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in 2010 with funding from
University of Ottawa
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CAMILLE LEMONNIER
LA
Fin des Bourgeois
PARIS
E. DENTL. EDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3, PLACE DE VALOIS, PALAIS-ROYAL
1892
Tous droits réservés
LA FIN DES BOURGEOIS
ROMANS DE CAMILLE LEMONNIER
Un Coin de Village.
Un MâLE.
Le Mort.
Thérèse Monique.
NoëLS Flamands.
Happe-Chair.
L'Hystérique.
Ceux de la Glèbe.
Madame Lupar.
Le Possédé.
Dames de Volupté.
CHEZ E. DENTU
Pour paraître prochainement
Claudine Lamour.
CAMILLE LEMONNIER
Li m DES mmm
PARIS
E. DENTU, ÉDITEUR
LIBRAIRE DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES
3 ET 0, PLACE DE VALOIS, FALAI8-R0TAL
1892
Tous droits réservés
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Oftaviensts
LA FIN DES BOURGEOIS
Jean-Eloi, eu débarquant à cette heure matinale,
rencontra au détour d'une rue un vieux prêtre qui,
tête nue sous la fine brouée, portait le Viatique à un
moribond. Il se découvrit sans s'arrêter, puis, la son-
nette passée, haussa l'épaule par dédain pour la
vieille foi. Le père et la mère se seraient agenouillés
au bord du trottoir, pensa-t-il. Nous n'avons plus les
mêmes idées. On peut être honnête homme sans
croire à ces momeries.
Huit heures tintèrent anx horloges En abrégeant
sa visite, il pourrait reprendre l'express de dix heures.
La réunion du syndicat de banquiers pour l'émission
du surlendemain n'avait lieu que l'après-midi.
L'église, un peu plus loin, avec le battement lent
d'une dernière cloche, se vidait d'une file de pauvre
monde qui descendait se ranger derrière les lanter-
nes allumées d'un corbillard.
Tout le monde mourait donc dans la ville ! Mau-
vais présage ! Mais ceci encore est une superstition
des vieux âges! se dit-il. Maman ferait un signe de
croix. C'est une femme d'un autre temps. Pourvu
qu'elle n'aille pas mcltrc des bâtons dans nos roues î
Autrefois, je serais entré dans la nef; j'aurais inter-
â LA FIN DES BOURGEOIS
cédé auprès des Miséricordes pour me prêter assis-
tance. Tout cela est bien fini. Il ne laut compter
aujourd'hui que sur soi-même.
D'ailleurs ce mariage pressait.
— Va, lui avait dit la veille sa femme, et si la
mère te refuse son consentement, nous passerons
outre. Tu sais bien qu'il n'est plus possible de sur-
seoir.
Un reste de mauvais éveil dispersait ses énergies.
Cet homme de soixante ans, à la pensée d'afiFronter
l'aïeule, l'àme et le conseil de la famille, se sentait
redevenir le craintif enfant qu'elle régissait d'un
geste. Il agença les paroles annonciatrices. « Maman,
nous avons pensé qu'il était temps de marier notre
Ghislaine. Quelqu'un s*est présenté, un homme très
bien, un nom... »
La préparation lui parut maladroite. Il chercha un
biais. « Maman, que diriez-vous pour Ghislaine d'un
mariage d'inclination? Un parti d'ailleurs excellent...
Mais non, ce n'est pas vrai, s'avoua-t-il. Ce Lavan-
d'homme m'est odieux. » Et tout à coup la grande
affaire du surlendemain enrayant son souci, il diver-
gea à s'égayer de la déconfiture des deux Steve qui
n'avaient pas osé risquer seuls l'émission, et, main-
tenant, intriguaient pour s'engager dans le syn-
dicat.
— Au bas mot, pour Rabattu, Akar et moi, trois
millions à nous partager.
11 reprit confiance en son étoile. Depuis quarante
ans, tout lui réussissait : sa banque s'ancrait comme
un roc dans la considération du pays. Il voyait s'éle-
ver toujours plus haut sa fortune. Ce n'était pas sa
faute, après tout, si cette folle graine de Ghislaine
avait mal germé.
— Et puis, les jeunes filles de maintenant... Allez
donc leur parler de vertu... Voilà encore une chose
qui s'en va. Il faudrait régénérer la société de haut
en bas... Maman dira ce qu'elle voudra.
LA FIN DES BOURGEOIS 6
II déboucha sur une place, souleva son chapeau
pour des gens humbles qui le saluaient avec respect,
sonna à la porte d'une grande maison, six fenêtres
à l'étage, quatre au rez-de-chaussée, tous les volets
clos. Un glissement de pas, au bout d'un instant,
s'émit du vestibule sonore. Dans le béement du van-
tail s'encadra une vieille figure maussade sous un
petit bonnet noir, plat comme une calotte.
— Bonjour, Beth. Maman est là ?
— Tiens, M. Jean-Eloi ! Mais non, madame est à la
messe, vous savez bien, comme tous les matins. Oh !
elle ne sera pas long à rentrer. Vous prendrez bien
une tasse de café ?
— Merci, ma bonne Beth. J'irai l'attendre au salon.
— C'est que, voyez-vous, les volets sont fermés.
Nous ne les ouvrons que les jours de fête.
— Ah! oui, les jours de fête, c'est vrai. Eh bien,
je monterai à la chambre de maman.
— A votre aise. Vous savez bien que vous êtes ici
chez vous.
Là-haut, il trouva le lit fait et les meubles déjà
rangés. La mère se levait, l'été comme l'hiver, à
cinq heures, descendait prendre son café à la cuisine,
puis, avant de shabiller pour la messe, retournait
elle-même ses matelas, n'admettant pas que per-
sonne mît la main à ses draps. .lean-Eloi pensa au
valet de chambre qui chaque matin brassait son lit,
à la femme de chambre qui tapotait les coussins à
dentelles du lit de madame Rassenfosse.
— Ah 1 quelle femme, cette maman ! Et voilà
qu'elle touche à ses quatre-vingt-sept !
Un respect, toutes les fois qu'il franchissait ce
seuil, une émotion religieuse de jeune diacre péné-
trant dans un lieu sacrr, lui montait des lointains de
l'enfance pour la grande vie sévère qui s'était écoulée
là. Il se découvrit devant le portrait de son père,
respira l'odeur de réséda qui émanait des armoires,
se mit à chiffrer sur un feuillet de carnet.
4 LA FIN DES BOURGEOIS
Mais elle tardait ; il regarda à sa montre. Huit
heures trente-cinq. Alors il se leva, arpenta la cham-
bre, de nouveau contempla l'image paternelle.
Une tète sanguine et carrée, le regard droit, noir
comme le charbon d'où venait leur fortune^ les che-
veux plantés bas et ras, un air de ténacité et de réso-
lution. Sous le cadre, un chronomètre, — un oignon
presque sphérique, la montre de ce père vaillant —
pendait à un clou, sans heures, arrêtant le temps
sur une ère finie. Elle avait battu, celle-là, sur un
vrai cœur d'homme. Un héros du devoir et de la vie,
ce Jean-Chrétien Y continuant la lignée des obscurs
parias de la mine qui, tout à coup, avec l'aïeul, Jean-
Chrétien I", surgissaient des ténèbres après d'immé-
moriales humiliations et faisaient souche de l'actuelle
dynastie des Rassenfosse. Un jour, les cables du
ciifTat se rompaient : une chute de trois cents mètres,
cinq cadavres en bouillie, les os et le sang de ce
père admirable rassemblés dans une bière ; et quel-
qu'un arrivait les prendre à la pension, son frère
Jean-Honoré et lui; ils voyaient la mère debout, en
robe noire, dans la lumière des cierges, près du
cercueil et qui, sans une parole, les yeux effrayants,
leur faisait signe de s'agenouiller.
Une sensation perdura, lui resta pour la vie, celle
d'un grand trou à travers leur race, avec ce mort
tout au fond, dont les morceaux, comme pour per-
pétuer la communauté de peines et d'origines,
s'étaient confondus aux liquides débris des quatre
autres, de simples mineurs.
— xNous sortons de ce trou et de ce sang, se dit
Jean-Eloi, repris par l'idée, en croyant réellement se
pencher sur cette lamentable fosse de Misère où l'un
après l'autre avaient crevé les Rassenfosse primor-
diaux et qui, séculairement regoulée de leur chair,
enfin dégorgeait cet immense martyre en tonnes
d'or. Il y a des éclats de cervelle aux mains avec
lesquelles nous remuons nos millions, il y a de la boue
LA FIN DES BOURGEOIS 5
rouge sous le grand train de nos maisons. (Puis,
concluant par un apophtegme :) Les fils vivent de la
mort des p«>res ; c'est dans Tordre. Seulement... nos
pères valaient mieux f|ne nous, et selon toute appa-
rence (une faiblesse lui tourna le cœur) nos enfants
vaudront moins que nous. Ah ! ma pauvre maman !
vous ne savez rien, vous !
Cette Ghislaine, surprise un matin de l'autre mois
avec leur valet de chambre dans ses draps de vierge
impure, àcrement saignait en sa paternité avilie. Les
criantes débauches de Régnier, le cadet de ses fils,
en outre menaçaient leur honorabilité déjà entamée
par la faute de la fille. Quant à Arnold, l'aîné, massif,
obtus, farouche, un type des vieilles faunes, nulle
prise sur ce cerveau balourd. Leur grand amour
apitoyé se confia en Simone qu'un mal obscur tra-
vaillait et leur rendait plus chère.
Une voix cria d'en bas :
— JeanEloi, où ètes-vous ?
Il se composa un visage et marcha vers le palier.
Mais très vite la haute taille de Barbe Rassenfosse
grandissait dans l'escalier, il la voyait monter d'un
pas diligent dans son invariable robe noire, son
cabriolet noir en auvent sur ses bandeaux à peine
givrés, tenant en ses mitaines noires la pochette
de soie où elle fourrait son livre d'heures et son mou-
choir.
— Bénédiction, maman, fit-il en tirant son cha-
peau et se courbant.
La mère gravement leva la main :
— Bénédiction, mon garçon.
Jamais ses fils ne l'abordaient autrement : elle
haussait deux doigts ; et ce geste dont par moments
elle avait Tair de leur jeter sa bénédiction, leur dé-
nonçait son humeur.
— Maman s'est bien levée ce matin, pensa Jean-
Eloi en reprenant courage. 11 faudra moins de mé-
nagements.
6^ LA FIN DES BOURGEOIS
Maman, dit-il. je suis venu. Voilà deux mois
qu'on lie vous a vue. Vous nous laissez vraiment
trop longtemps saiis nouvelles.
La vieille dénoua les brides de son chapeau, tira
ses mitaines, replia son chàle de laine. Enfm, ajus-
tant sur lui ses grands yeux durs qui, pendant trois
quarts de siècle, avaient regardé la mort et la vie,
elle répondit tranquillement :
— Ceux qui veulent avoir de mes nouvelles, n'ont
qu'à venir, mon fils.
— Bon, maman ! Comme vous le prenez ! Eh bien,
c'est ce que je fais. Les Steve, vous savez, voudraient
à présent happer leur bouchée dans l'affaire... Trop
tard.
— Cela vous regarde, garçon. Si l'affaire est
bonne devant Dieu, vous avez raison de la garder
pour vous... Voyons, ce n'est pas pourtant pour me
parler des Stève'que vous avez pris le train du matin.
Et après ?
Du fond de leurs cernures, dans le brun visage
corroyé, les raides prunelles, comme des pics fouis-
sant les schistes, foraient les dessous de sa visible
dissimulation. Il le faut, pensa-t-il, il me reste à
peine cinquante minutes pour gagner l'express. Au
fond, ne suis-je pas le maître den décider selon ma
volonté ?
Il débuta d'une voix nette, un peu précipitée,
comme on se démet d'un faix.
— Maman, nous ne faisons rien sans vous. Eh
bien 1 c'est de Ghislaine qu'il s'agit. Nous la ma-
rions.
— (ihislaine a vingt-deux ans, je crois. C'est l'âge.
— Oui. Et puis vous la connaissez. Ghislaine n'est
pas comme les autres. Elle a de l'ambition. L'homme
qu'elle s'est choisi... Mais je mens, songea-t-il,
chaque parole est un mensonge. Il ravala sa salive
et ajouta... répond à ses goûts.
Barbe l'interrompit sévèrement.
LA FIX DES BOURGEOIS 7
— Il y a quelque chose que je ne dois pas savoir,
mon fils. De mou temps, une jeune fille n'avait que
les goùls de ses parents. C'était aux parents, et non
à elle, à se choisir son mari. D'ailleurs les enfants
n'ont que les goûts qu'on leur donne. Je n'aurais pas
élevé les miens comme vous élevez les vôtres. Riche,
cet homme?
— Penh ! Mais les Rassenfosse peuvent bien se
payer un gendre sans fortune. Pas vrai ?
— Jean-Eloi, voilà une parole qu'aurait dite votre
père. Il aurait eu le droit de la dire. J'étais pauvre
quand il m'a prise, la fille d'un honnête homme.
Oui, sans remords il eût donné à ses filles un pauvre
homme de cœur et n'eût pas regardé à l'argent.
Seulement le sang de Jean-Chrétien a tourné en vous
à d'autres idées. Vous êtes notre fils devant les
hommes, vous n'êtes plus son fils devant Dieu. Jean-
Eloi Rassenfosse, vous avez fait de l'argent le lit de
votre vie. 11 n'est pas naturel que Ghislaine épouse
un jeune homme pauvre. Son nom ?
— Lavand'homme.
Il se reprit, mâchonna :
— Le vicomte de Lavand'homme.
— Ahl
La grande figure se redressa sur cette brève inter-
jection. Jean-Eloi se sentit pris comme en un lacet.
Un silence régna. Puis la voix rude interrogea :
— Pas d'état, naturellement?
Il dévia vers une apologie vague.
— Oh ! vous verrez, maman, un homme charmant.
Un vrai gentilhomme. Grande mine.
Elle se tourna vers le portrait de l'époux plébéien,
de l'ouvrier probe et constant qui, pour leur trans-
mettre le patriciat, avait versé sa vie.
— Jean-Chrétien, vous l'entendez? Ils ont fait un
pacte avec les ennemis de notre race. Les gentils-
hommes vont coucher dans les lits où nous avons
fait nos enfants. Mais, malheureux, les gentilshom-
8 LA FIN DES BOURGEOIS
mes, c'étaient nous autres ! Le sang ruisselé de nous
dans les fosses est aussi rouge que n'importe quel
sang. Ecoutez, mou fils, vous êtes le père, vous
faites ce que vous croyez devoir faire. Je n'ai rien à
dire, mais nous n'aurions pas fait cela, nous. Ces
gens-là resteront toujours ce qu'ils sont, des loups
pour nous qui avons été les chiens faisant un métier
de chiens. Nous avons encore les pointes du collier
dans le cou. Mariez votre fille, Jean-Eloi, c'est votre
affaire. Mais je vous dis, moi, que je n'entends rien
à vos façons d'agir. L'argent qui sert à faire des
marchés comme celui-là sent mauvais. Et pourtant
c'est l'argent des liassenfosse : il a fallu, pour se
payer le joli monsieur que vous allez faire entrer
dans notre famille, peiner et misérer par tas comme
des bètes, comme de la viande à grisou. Ils sont là
en ce moment huit cents dans le trou à taper à la
veine pour que votre vicomte ait des gants neufs le
jour de son mariage et qu'il dise après : ma femme?
une fille dont les grands-parents abattaient du
charbon !
Jean-Eloi. distrait, pensait :
— Un million pour moi si l'émission réussit. Nous
sommes les viandis où viennent se refaire les grands
cerfs arrogants. L'argent est donc bon à quelque
chose.
De vieilles rancunes de plèbe opprimée montèrent
dans le rire dont un autre homme, surgi en lui du
recul de sa race, tout à coup sembla donner raison à
la mère.
— Sur ce chapitre-là comme sur tous les autres,
vous savez, maman, que vous avez toujours raison.
Ils viennent à l'odeur de nos écus. (iràce à nous, à
nous seulement, ils peuvent encore faire figure.
Allez, je les méprise bien au fond. Tenez, c'est
comme ceci qu'il convient d'envisager l'affaire. Il
fallait que Ghislaine se mariât, il le fallait. Eh bien,
je lui achète son vicomte. Une Rassenfosse se paie
LÀ FIN DES BOURGEOIS \i
la lignée de ces Lavancrhomme. La honte n'est pas
pour nous.
Barbe hocha la tète.
— Tout cela n'est pas clair. Je ne veux plus rien
savoir, mon fils. A mou âge, on a bien le droit de
garder les idées qu'on a. Et je vous dis, moi, que
nous avons notre blason, tout comme les... c'est
Lavand'homme que vous l'appelez? Vous les mariez
ensemble ! Allez, faites : la mésalliance sera pour
nous si la honte est ailleurs.
— Plus qu'un quart d'heure ! s'écria Jean-Eloi en
regardant à sa montre. Adieu, maman, ou je manque
mon train. Quand peut-on vous l'amener?
— Ici, ce particulier-là? Garçon, vous oubliez que
votre père vit toujours dans cette maison. Il n'est
mort que pour ceux qui l'oublient. Dites à Ghislaine
qu'elle en fasse à sa tète. Je ne veux ni vicomtesse
ni vicomte chez moi. Mais j'irai à la noce si on y
tient. Je ferai mon devoir de grand 'mère. En le re-
gardant manger, votre gentilhomme, je saurai ce
qu'il peut tenir de l'argent des Rassenfosse dans
une de ses bouchées.
Dehors, Jean-Eloi respira.
— Le fils des Croisés endossera la signature du
valet de chambre. Maintenant que cette affaire-là est
terminée, pensons à l'autre pour être jusqu'au bout
l'homme que je suis. Mais tout de même, lui ai-je
assez menti à cette pauvre maman ?
Dans le fiacre qu'il hélait et qui le cahotait vers la
gare, les dures paroles ouïes s'interposèrent. La
fosse, les huit cents mineurs, Jean-Chrétien leur
livrant sa vie. Encore une fois, la sensation du trou
sanglant à travers leur race revenait, pénible et loin-
taine comme le mal et la fatalité de leur fortune,
comme une douleur et un avertissement qui s'atta-
chaient à ce patrimoine toujours accru des Rassen-
fosse. Il se secoua.
' — Je rêve. Il y a du sang au fond de tous les em-
1.
10 LA FIN DES BOURGEOIS
pires. Notre règne a grandi par moi et après moi
grandira à travers le temps. Avec mon émission je
dépasse les Steve.
Le train stoppait : il sauta dans un coupé.
— L'homme que je suis... Et de là-haut voir
grouiller Thumanité misérable...
Est-ce que l'humanité n'est pas l'aveugle branle
des lourds wagons que par les inflexibles rails, à
travers les tunnels et les horizons, précipite la ma-
nœuvre du sur et vigilant mécanicien I
II
En 1801, huit hommes s'obstinaient à fouir le
grand puits vide de Misère. .Jusqu'au bout les d'Huc-
corgne, une famille de gentilshommes charbonniers,
ancrés à leur bure comme d'autres à leur donjon,
s'étaient saignés aux quatre veines pour exploiter
l'héritage. Mais la fosse, après les avoir nourris pen-
dant près d'un siècle, tout à coup se stérilisait ; les
noires matrices, toujours fécondées par la sève hu-
maine, s'obturaient brehaignes ; on toucha à l'os
même de la terre dans la mort d'un désert affreuse-
ment pétré.
Les restes d'une fortune alors s'engloutirent dans
le gésier vorateur ; pendant des ans, le pic fouilla
les arides catacombes inutilement ; des monts de
schistes obstruaient les bouvreaux et n'étaient plus
déblayés. A la fin l'argent manqua. Les d'Huccorgne
LA FL\ DES BOURGEOIS H
réunirent leurs ouvriers. Misère leur avait tout
mangé ; la guigne les dénudait jusqu'au poil. Ils
offraient les trois quarts de leur chevance à ceux de
leurs mineurs que la famine ne rebuterait pas et qui,
pour leur compte, continueraient à batailler à la
grâce de Dieu.
Un homme dit :
— Je descendrai.
C'était leur porion, un père de famille, une nature
des âges du silex, ce Jean-Chrétien Rassenfosse qui
perpétuait un millénaire prolétariat de troglodytes
peinant et mourant dans les fosses. L'épargne,
à la longue, lui avait procuré une aisance ; il pos-
sédait un champ et sa maison. L'unique des co-
rons, il avait gardé foi dans Misère ; il vendit son
bien, raccola trois charbonniers et, avec ses quatre
fils, recommença l'œuvre des ténèbres. Un coup de
grisou, dès le sixième mois, emportait Jean II et
Jean III, les aînés. Jean lY ensuite périssait sous un
éboulement.
A leur tour, ils fondaient dans le creuset où avaient
sombré les d'Huccorgne. L'estomac glouton de Mi-
sère les absorbait vie par vie comme écu par écu il
avait dévoré la fortune des maîtres; Misère, revèche,
toujours plus vide, se repaissait de viandes humaines
qu'elle ne digérait pas et qui s'engouffraient là toutes
vives, sans fruit. Violé en ses dérélictions, le monstre
se vengeait et devenait le charnier des races.
Des huit hommes, il ne subsista plus que Jean
Chrétien I, Jean Chrétien Y, les trois mineurs et la
mère qui, pour remplacer ses fils morts, maintenant
aussi descendait. Exténués, faméliques, maigres
comme des loups, ils remontaient au jour le matin
du dimanche, s'enterraient ensuite la semaine entière
dans réternité noire du puits, râlant leurs rauques
ahans sous la creuse horreur des voûtes, tellement
courbatus quand jusqu'au lundi ils sortaient du
gouffre, qu'ils ne pouvaient plus se déroidir et gar-
12 LA FIN DES BOURGEOIS
daient dehors sur leurs échines arquées le poids des
trois cents mètres de. roc qui les séparait de la vie.
Jean-Chrétien le père disait :
— Le charhon est là, nous le trouverons.
L'argent du champ y avait passé, puis celui delà
maison : il fallut vendre les meubles. Un jour ils se
trouvèrent trois, le père, la mère et le fils ; les hom-
mes, qu'ils ne pouvaient plus payer, s'en étaient
allés. Sans toit, sans lit, se sustentant deau et de
pommes de terre, ils s'enfermèrent dans leur nuit,
ne virent plus le soleil pendant un mois. Puis le fils
et la mère, un matin, grimpèrent aux échelles, leurs
vivres étant épuisés, tandis que tout seul, dans la
rancune du puits, le père continuait à taper du pic.
Leurs yeux, comme des caïeux pourris, manquèrent
leur tomber des orbites quand le soleil les pinça entre
ses rouges t^iailles. Ils demeurèrent un long temps
sans regards et sans voix, assommés à rez terre par
le vent chaud, bétes nocturnes désaccoutumées des
morsures du jour et pour qui le jour se muait en une
torture de blanches et brûlantes ténèbres.
Enfin ils pouvaient se lever. Un crédit aux bouti-
ques leur fournissait un peu de subsistance ; ils ren-
traient par les échelles s'enfermer aux forêts lapidi-
fiées des temps de la Genèse.
La bataille reprit, plus acharnée ; leurs ventres
aboyaient de faim ; ils laissaient des lambeaux de
leur chair aux grès avec lesquels ils se prenaient
corps à corps. Leurs mains, raidies par l'outil, ne
savaient plus porter la nourriture h leurs dents ; ils
mouraient chaque nuit dans un sommeil qui semblait
Je dernier. Là-haut les charbonniers, un doigt vers
le sol, q lehjuefois se parlaient de cette famille per-
due aux oubliettes de la terre, puis cessaient d'y
penser.
Lu jour de la fin de la deuxième année, un fan-
tome remonta du trou, un effrayant visage de résur-
rection pileux et squalide. Le fils et la mère, demi-
LA l-IX DES BOURGEOIS 13
nus SOUS leurs haillons, apparurent ensuite. Et tous
trois, leurs mains devant les yeux, avec des cris
inarticulés, déments, se mettaient à courir vers la
maison des d'IIuccorgne.
Le vieux gentilhomme, en sabots, bêchait un
champ qui, dans la ruine du reste, l'aidait encore à
nourrir les siens. Comme des primates sortis du
hallier des temps, ils évoquaient l'effroi des créations
primordiales, hâves, courbés, terribles, battant l'air
de leurs bras, trébuchant sur d'obliques moignons ;
parfois ils tombaient, obligés d'appuyer leurs paumes
en terre pour se relever.
D'Huccorgne de loin cria :
— Qu'y a-t-il ? Qu'avez-vous vu ?
Jean-Chrétien demeurait un moment sans parler,
puis levant la main, d'une voix qui parut monter des
tumulaires cavernes de Misère :
— Dieu :
Ce cœur simple et religieux qui, pendant un es-
pace de temps suffisant à désespérer les plus coriaces
héros, avait, toujours plus dénué, sans nulle aide
que sa foi en les iMiséricordes, affronté, dans les
homicides arcanes, les terrifiants mutins du monde,
n'émit d'abord que cette vertigineuse parole. Ouvrier
sanctifié par une incorruptible foi, il était descendu
aux cryptes de la terre, aux muettes et insondables
chapelles du Dien delà (ienèse comme un prêtre qui,
avec des prières propitiatoires, requerrait le miracle
de l'évidence de la grâce divine.
Dieu à la fin s'était révélé ; ils remontaient, se-
coués d'une épouvante sacrée, tout pâles de l'avoir
vu apparaître ; et ce .lean-Chrétien qui, à travers
le suspens des cataclysmes, n'avait pas connu la
peur, à présent tremblait de tous ses membres pour
ce visage de l'Eternel heurté dans la bure.
Il parla.
Une tranchée, tout à conp, en s'approfondissant,
leur avait dénoncé une veine immense, des gise-
14 LA FIX DES BOURGEOIS
ments fabuleux. A tâtons, les cheveux droits, se sen-
tant mourir dans l'éperdùnient de leur joie, ils avaient
palpé et griffé de leurs ongles la houille grasse. Ils
pleuraient, ils s'embrassaient, ils n'avaient plus
conscience qu'ils vivaient. Ils étaient tombés ensuite
à genoux et avaient prié. La mère, entrée avec les
cheveux vivides et noirs dans la fosse, en ressortait
grise, dans le coup de folie de la découverte. Elle les
tirait à poignées et les ouvrait devant elle, sans pou-
voir parler, les yeux égarés, restés là-bas aux parois
rigides. La croyance mystique que leur pic, en met-
tant à jour le charbon, avait fait surgir un Dieu vi-
sible, subsistait chez tous trois etplus tard devint une
tradition de famille.
Jacques d'Huccorgne voulut descendre lui-même
avec les premières équipes, dans cette tragique fosse
de Misère qui enfin se désenguignonnait et lui payait
ses déveines. Les Rassenfosse avaient vaincu la des-
tinée ; l'ogre, repu d'holocaustes, s'apitoyait pour
leur martyre. Du fumier des vies englouties ger-
mait, aux souterraines futaies, le prodige des végé-
tations cbarbounlères. Comme l'excrément des car-
nassières hécatombes, comme la fiente des humanités
dévorées par le gésier de la terre, la houille, sécrétée
des sangs bus et des chairs consumées, par tas in-
nombrables repeuplaitl'ossuaire. Jean-Chrétien, selon
le traité, fut légalement investi, pour les trois quarts,
de la propriété du puits.
C'était là l'ère héroïque de la famille. En elle, par
le miracle d'un grand cœur, se reconstituait l'histoire
des âges du moude. A l'origine, la cohue des sans-
nom, le fourmillement anonyme de ces i^ats de fosse
fouissant les glèbes intérieures, pullulant aux ma-
drépores du roc, et qui, pour se distinguer de leurs
frères, les parias des labours et des bois, ne possé-
daient qu'un sobriqufit tiré de leur salariat ravalé.
Puis les ténèbres se rompaient; les faces de nuit,
éternisant un deuil de postérités noires, tout à coup
LA FIN DES BOURGEOIS 15
s'éclairaient, prenaient dessin dans le premier
homme Iiistorique de leurs hordes amorphes. La
tribn sans-nom, poussée au hasard des parturitions,
mise bas sur des litières, roulée par les torrents et
les «'.avernes, et qu'au imalisait l'injurieux baptême
originel, finissait par s'octroyer comme une hoirie
glorieuse, comme un blason mérité par d'illustres
lignées, leur dérisoire patronymie. Les Rassenfosse,
en ce Jean-Cbrétien qui les tirait des cimetières
de l'oubli, enfin sortaient des profonds sillons où, de
sa large main de semeur d'humanité, il avait jeté la
graine de vie et, après des périodes sans histoire,
rigides comme les schistes des fosses, leur immuable
bagne, naissaient à la société, prêts à marquer à leur
tour sur la poudre des chemins leurs orteils puis-
sants.
Leur hégire data de l'ancêtre. Jean-Chrétien I" fut
vénéré comme le chef de la dynastie qu'ils allaient
perpétuer à travers le temps. Cette grande figure
d'ouvrier fabuleux, apprise aux enfants par les pa-
rents, demeura la religion de la maison jusqu'au
moment où l'élévation de leur fortune leur persuada
le silence pour les plèbes initiales. L'âge de la lutte
pour l'être, après les périodes barbares et brutes,
s'incarnait en ce roi chenu de leur race comme en
l'épopée d'un titan révolté, guerroyant contre les
fatalités. C'était pareillement, dans l'humanité, au
sortir des faunes, le temps des héros, des hautes
essences, des forces maîtrisant la nature furieuse.
Ensuite les certitudes dimiiiuaienf la capacité des
âmes. L'ère vénale allait succéder, pour les Rassen-
fosse, aux solennels matins de leur race et vérifier
dans ces annales d'une famille la loi des grands
groupes historiques.
Jean-Chrétien P', dans sa nouvelle fortune, per-
sista le porion des ans de famine. Mais lui qui
ignorait lire et écrire et de qui les noueuses mains
de tape-à-la-veine avaient suffi à fonder l'empire des
IG LA FIN I»ES BOURGEOIS
Rassenfosse, il ambitionna pour le dernier de sa se-
mence l'ascension vers les prééminences. Jean-
Chrétien Y touchait à ses vingt ans quand Misère,
muré dans sa nuit, se rouvrit aux plongées des cages
et aux roulements des berlaines. il reçut l'enseigne-
ment-des maîtres, mais surtout d'instinct apprit la
science comme il avait appris la vie. Bientôt il assu-
mait la gérance, installait des outillages puissants,
rachetait aux d'Huccorgne leur quart restant, totali-
sant ainsi pour la famille la possession du puits.
C'était l'homme primitif et simple de l'ascendance,
passant une partie du jour au fond, ingénieur et comp-
table à son bureau, l'égal des mineurs dans la
bure.
Le vieux, vers la trentaine, lui donna une femme
probe et instruite, plébéienne comme eux, la fille du
maître d'école de ce village de dures têtes et de sol
grièche, Barbe lïuret qui plus tard, après l'englou-
tissement de Jean-Chrétien V, devait continuer avec
l'autorité dune reine-mère l'œuvre des fondateurs de
la famille. Cette union, en mêlant des sangs purs,
consacrait entre les époux une vieille amitié d'en-
fance ; elle témoignait du bon- sens foncier de ces
Rassenfosse sortis du peuple et qui, dédaigneux des
croisements patriciens, entendaient faire souche de
fils du peuple.
Jean-Chrétien I"" perdit à quelque temps de là Marie-
Joséphine, la sainte compagnonne de sa foi et de
ses peines. Perclus, les membres noués, traînant en
ses os le mal de Misère, chaque jour il se faisait
porter aux abords du puits, écoutait souffler l'ha-
leine et raiiquer les poumons du monstre qui, après
lui avoir mangé ses aînés, inépuisablement dégor-
geait l'or noir. Sa petite pipe brune vissée entre ses
chicots, il restait là perdu dans les fracas comme le
témoin d'un autre âge, comme le contemporain des
silex et des anthracites, regardant du fond des temps
s'ériger les postérités.
LA FIN DES BOURGEOIS 17
Un soir de cette grande vie qui déjà n'était plus
qne le soir d'un grand passé, la pipe lui tomba des
lèvres, il pencha le sévère visage devant qui avait
surgi Dieu. Les chaînes à la fin s'étaient rompues ;
ce cœur, comme un cufat brisé, seulement roula dans
un peu plus d'éternité, après les éternités où il avait
battu.
Misère alors déjà s'appariait aux plus riches cra-
tères, anx fonds les plus généreux. L'ogre, gorgé de
sacrifices, sans apparence de rancune, se tenait coi.
Inopinément sa colère se réveillait, le guet patient
des ténèbres fut délié. Encore une fois, 'a race des
violateurs était frappée, la terre, blessée aux entrail-
les par leurs tenaces forceps, se vengeait. Le char-
nier tout à coup se rouvrit pour Jean-Chrétien V
comme il s'était ouvert pour les autres Jean. Et,
avec ce Rassenfosse qui, d'une hauteur de vertige,
roulait par les spirales, éclaboussant de san< le
précipice, prenait fin la filiation des hommes de la
bure.
Jamais Barbe ne voulut consentir à ce qu'un de
ses enfants se risquât sur l'abîme ; elle garda jalou-
sement cette chair sauvée des désastres de la famille.
Cinq couches lui avaient laissé deux garçons et une
fille. Son sens de la vie lui suggéra d'orienter l'aîné,
Jean-Eloi, vers les affaires afin qu'il devînt comme le
patrimoine vivant et le fructificateur des biens des
Rassenfosse. C'était le chef de la solide banque qui,
à peu prè«; seule, ne s'était pas ressentie des cata-
strophes financières dont le pays entier, depuis dix
ans, était ravagé. Du puîné, Jean-Honoré, elle avait
fait un homme de loi, pour qu'il fût le conseil et la
conscience de ses congénères. Celui-là justifiait le
renom de lumière et de probité qui au barreau lui
valait une maîtrise éminente. Enfin elle mariait
Marie-Barbe-Chrétienne à l'une des grosses fortunes
terricoles de la Hesbaye, Pierre-Jérôme Quadrant, de
telle sorte qu'un homme de la glèbe complétât le
18 LA FIX DES BOURGEOIS
triumvirat par lequel, étant la Loi, la Banque, la
Terre, ils enfonçaient leurs racines à travers iagglo-
mérat social.
III
Encore une fois la chance magnifiait les Rassen-
fosse. L'émission, d'abord complotée par Rabattu,
Akar et Jean-Eloi, patronnée par un syndicat de ban-
quiers, définitivement lancée par Jean-Eloi, dès le
début s'annonça comme une des plus brillantes opé-
rations du temps.
C'était une grosse affaire, ce défrichement d'un pays
jusqu'alors réputé infertilisable. 11 s'agissait de récu-
pérer à la culture les solitudes de sables et de brosses
qui, à travers la léthargique Campine, limitent les
latitudes arables. De grands capitaux, en multipliant
les bras, en attaquant partout à la fois cette glèbe
revéche, pouvaient seuls venir à bout des vastes
landes mortes qui immémorialement rebutaient le ru-
ral Un exemple signalait pour un tel labeur la
vertu des collectivités. Les Trappistes, établis dans
ce désert, en avaient, sur une zone restreinte, foui
les friables sablons, asséché les garrigues, écobué la
croûte fongueuse.
Justement on avait à craindre que la Colonisation,
abandonnée à ces hommes de travail et de prière,
enforçît dans les districts l'influence religieuse au
détriment des efforts du Gouvernement pour éman-
LA FIN DES BOURGEOIS 19
ciper le pays fanatisé. Au contraire, placée sous les
auspices du parli rt'giiaiit, déférée à la participa-
tion laïque, l'œuvre, tout en dénonçant une combi-
naison fructueuse, promettait de gagner à la cause
libérale des populations jusque-là soumises à la do-
mination cléricale. L'obscurantisme dès lors reculait,
combattu dans les consciences par les mêmes forces
qui annulaient les résistances de cette terre bre-
haigne. Un système de primes, de droits graduels
de propriété, avantageaient les premiers colons.
L'entreprise, en effet, reposait sur l'essartage pro-
gressif de la contrée, ensuite dévolue aux labours et
aux semailles, et consécutivement sur une extension
rapide de la propriété aux mains des terricoles dont
ainsi on espérait faire des censitaires propices au
régime.
Les journaux ralliés, en outre, annonçaient la fon-
dation de villages agricoles rattachés par un réseau
de vicinalités et nantis de fermes modèles, de haras,
d'asiles, d'écoles. L'école était le grand tremplin de
la politique du parti. Il fallait élucider et aérer les
esprits, assainir la conscience publique, etc., etc. Plus
tard, les villages épars, en se rejoignant, formeraient
des centres compactes, peut-être les banlieues d'une
ville. L'œuvre, à travers cette publicité des boniments,
s'attestait viable et patriotique.
Jean-Eloi d'abord n'avait entrevu que les profits
d'une émission à peu près certaine. Défiant, adroit,
rusé, d'une probité indémentie, il ne se décidait qu'a-
près de patients délais et de minutieuses controver-
ses. Le large coup de vent qui enfle les voiles des
financiers à tempérament et les expose à de merveil-
leux naufrages, n'allait pas k sa nature tatillonne, un
peu menue, éparpillée au détail. Les affaires, il les
gréait nœud à nœud, corde à corde, comme les ap-
paraux d'un navire ; et celui-ci lancé aux pleines
eaux de l'aventure, il continuait à ne considérer dans
le branle prodigieux des mats, que le jeu souple des
20 LA FIN DES BOURGEOIS
maillures où jouait la fortune. Livré à ses seules
impulsions, peut-être n"eù1-il pas dépassé sa concep-
tion preniière. Il fallut l'aide de son frère Jean-
Honoré, l'avocat, préoccupé d'assurer la députalion
à son fils Eudoxe, pour lui faire entrevoir la portée
politique de l'opération. Eudoxe, de son côté, en
possession de hautes influences par suite de son ma-
riage avec la baronne Orlander, la veuve du vieux
banquier juif, s'entremit auprès du ministre Sixt.
L'hérédité des premiers Rassenfosse, jouant à
Misic/'c leur vie sur an aléatoire espoir, alors se véri-
fia dans la décision avec laquelle Jean-Eloi, à la tête
d'un Conseil d'administration décoratif, pomponné
de hauts financiers, d'industriels notables, d'ingé-
nieurs réputés, mûrit et finalement lança l'afTaire. Cette
glèbe hargneuse qui dépeçait jusqu'à l'os ses misé-
rables terriens, cette terre de famine et de désola-
tion sembla avoir, par poussées réflexes, ressus-
cité chez lui l'opiniâtreté combattive du farouche an-
cêtre au fond de la fosse calamiteuse. Des deux côtés,
une rancune de nature à vaincre, les représailles du
sol à braver, la volonté de déjouer les hostilités
d'une force passive.
Mais, avec le temps, la foi avait changé. A la foi
brute du barbare héroïque, à la croyance au miracle, à
l'indestructible espoir en les Miséricordes se substi-
tuaient les froids et sûrs calculs, les postulations véhé-
mentes du lucre, les vertigineuses incitations de l'or-
gueil. Tandis que les premiers Rassenfosse, sur la
ruine et le massacre des leurs, bâtissaient une race,
leur descendance se bornait à accroître le patrimoine
issu du sang de ces créateurs d'humanité. Dieu qui,
parmi l'horreur des ténèbres, avait jailli des étin-
celles de l'acier et s'était révélé à des âmes chré-
tiennes, ne devait plus apparaître à des cœurs qui
avaient désappris l'ignorance.
Politique et libéràtre, altérée d'alliages fraudu-
leux, la Colonisation tomba^ à travers la spécula-
Là fin des bourgeois 21
tien et l'intérêt de parti, à des dessous louches et
ténébreux. Une curée souviait là pour les aigre-
fins de la clique doctrinaire, pour les ruffians in-
vestis de la confiance publique, pour l'immense
tourbe allouvie qui, avec le parti de l'immobilisme,
s'était rué à l'assaut des emplois et des prébendes.
Jean-Eloi, fils de croyants, devenu sceptique et vol-
tairien par indolence d'esprit, tout à coup se dénon-
çait l'homme du Gouvernement.
Après des périodes réactionnaires, l'avènement du
ministère Sixt, bourgeois, capitaliste, teinté de ra-
tionalisme rassis, lui avait paru conforme à son
idéal politique. Mais surtout le nouveau régime le
conquit par un mépris foncier de la plèbe doù ces
bourgeois sortaient, par un efTroi panique des marées
du socialisme et un obtus entêtement à refouler l'em-
piétement du prolétariat. C'était, pour ce surgeon des
sans-visage et des sans nom, pour cette graine illustre
des, poudreuses racailles de la mine, des garanties
supérieures. Ce phénomène à la longue se produisait
chez les Rassenfosse : la mémoire des origines,
intacte et révérée dans la première génération, dans
celle qu'éternisait le grand âge religieux de Barbe,
fille et femme de peuple, se débilitait parmi les au-
tres. Un silence relégua le vieux roi de la famille,
l'ancêtre fossile qui avait été la religion de Jean-Chré-
tien V. Seule, l'aïeule en parlait comme d'un Barbe-
rousse vivant à travers la mort et trônant sur sa
chaise de marbre aux gloires du sépulcre. Ne devait-
il pas ressusciter éternellement en chacun des en-
fants de la race ? N'était-il pas l'arbre dont par les
temps ils perpétueraient les rameaux? Le culte des
fils ne dépassa plus Jean-Chrétien Y, déjà affranchi
des héréditaires vassalités, patron d'un grand char-
bonnage, évoluant vers l'ascension des hauts som-
mets.
Jean-Eloi, maitre de la Banque avec son coup d'au-
dace, désormais en faveur auprès du pouvoir, deve-
22 LA FIN DES BOURGEOIS
nait le chef incontesté delà famille. Jean-IIonoré et
Quadrant s'intéressèrent à l'affaire, prirent une part
des titres. Mais Barbe, sitôt qu'elle connut les mo-
biles politiques de cette colonisation des consciences,
lui écrivit :
— Dieu n'est pas avec vous comme je l'espérais.
îl était avec votre père et votre grand'père dans
toutes les actions de leur vie. Vous oubliez, mon fils,
en vous tournant contre lui, que l'argent des Rassen-
fosse provient de sa munificence. (Maman radote, se
dit-il). C'est l'argent de Dieu gagné chrétiennement.
Je ne prendrai pas de vos actions.
Jean-Eloi sortit des fatigues de la mise en train
avec l'orgueil d'avoir assuré le règne des Rassen-
fosse. Depuis quinze jours, il s'astreignait à un tra-
vail consécutif, le premier dans les bureaux, télégra-
phiant en tous lieux, minutant la correspondance,
ouvrant lui-même les dépèches, surveillant l'im-
mense comptabilité qui accablait les employés. Une
joie nerveuse qu'il maîtrisait devant sou personnel
ne se décomprimait un peu qu'à l'heure où il mon-
tait prendre du repos et où il se retrouvait avec sa
femme .
Il s'était marié deux fois, et ces deux mariages,
accomplis à bref intervalle, avaient signalé les puis-
sances du calcul dans ce cerveau, doué pour les affai-
res. En épousant successivement les deux sœurs, filles
du gros amidonnier Pierson, il concentra entre ses
mains l'héritage de cette maison copieuse.
LA FIN DES BOURGEOIS 23
IV
Dans leur lourd et fastueux hôtel de la rue de la
Loi, les appartements du second étage étaient ré-
servés aux fils, Arnold et Régnier, et anx filles,
Ghislaine et Simone. Les noms des Rassenfosse
changeaient avec leur condition sociale ; aux patrons
rudes du peuple, aux anniversaires éternisant la
mémoire des lointains baptêmes, l'hagiographie
substitua des noms de saints aimables, d'une mu-
sique moins barbare.
Arnold, après des échecs qui sans rémission lui
fermèrent la carrière diplomatique, s'était mis à
mener une vie oisive, amusée de chasses, de dres-
sages de chevaux et de travaux de menuiserie. Grand,
râblé, épais, la tête et les mains des primates à face
noire peinant aux forets souterraines, celui-là évo-
quait par sa force rude, sa structure, sa passion des
besognes musculaires, l'ancêtre Jean Chrétien, le
puissant ouvrier qui, aux veines de Misère, abattait la
besogne de trois mineurs.
Gêné dans le monde, s'endormant à l'Opéra, mal à
l'aise dans son habit qui craquait sur sa large carrure,
il partait passer des mois entiers dans leur domaine
d'Empoigny, seul avec les jardiniers, les deux garde-
chasse et le domestique qui soignait ses chevaux,
vivant là sauvagement de gibier et de pommes de
terre cuites sous la cendre, rabotant ses planches,
2-4 LA FIX DES BOURGEOIS
galopant journellement ses huit lieues de pays.
Ce rural, morose à la ville, ne se détendait vérita-
blement qu'avec les gars des fermes, ses compa-
gnons de dilection. Il avait accepté la présidence
d'honneur des fanfares du village, se mêlait à leurs
parties de quilles, les arrosait de pleines cuvées de
bière les jours de ducasses. Mais l'orgueil des Ras-
senfosse tout à coup lui remontant, il devenait ter-
rible à travers les fermentations de la ribote. Il fon-
çait alors sur le paysan, lui lâchait à coups de poings
son mépris de seigneur d'un autre temps pour une
canaille, taillable et corvéable à merci.
Régnier, compliqué, acide, savamment perverti,
avec sa finesse frêle de bossu vicieux et joli, très
élégant, une ironie de bouche mince entre les cro-
chets d'une petite moustache blonde qu'il lissait de
ses longs doigts aux ongles bleutés, niait toute atta-
che avec le reste de la famille. Simone, seule, à côté
de la grande et brune Ghislaine et du rude Arnold,
la pâle et nostalgique Simone, avec sa nubilité gra-
cile et mièvre, ses cernures d'yeux gris songeurs et
rusés, raffinement de ses pauvres nerfs malades qui,
toute petite, lui donnait l'air d'un ouistiti souffrant,
se réclamait de lui par une parenté subtile de sens
et de misère. C'était, à eux deux, la déviation vers
une humanité déjà alanguie et raréfiée, après la
grosse dépense de phosphores et d'activités de cette
maison qui, à force d'énergie, s'érigeait en moins
d'un demi-siècle parmi les plus hautes. La race
sanguine des californies noires finissait par décanter
aux alambics congénitaux cette substance appauvrie,
ce filet tari des grandes sèves primitives. L'un et
l'autre, conçus en des alcôves soucieuses, prélevés
sur les économies et les fonds de réserve de la na-
ture, au rebours des plèbes drues de l'ascendance,
sorties des chocs impétueux de la charnalité, sem-
blèrent révéler le vice et la déchéance des conditions
nouvelles de la famille.
LA FIN DES BOURGEOIS 28
Régnier, toutefois, offrait le pliénomène d'une vi-
goureuse hérédité physique tournée à l'intellectualité,
résorbée aux lobes du cerveau. Une énergie corrosive
fermentait en ce jeune et bilieux carnassier.
— Moi, disait-il, je suis le verjus des anciennes
cuvées.
Une démence d'hystérie ça et là le poussait à des
bordées qui auraient tué des porte-faix. Il s'était
acoquiné à une bande de joyeux drôles, fils de famille
éventrant le sac aux écus paternel, écornant leur
patrimoine en des trafics d'usure. Ensemble ils bat-
taient les restaurants de nuit, raccolaient des filles,
rossaient les bourgeois attardés. C'était Régnier qui,
après un bal masqué, avait l'idée d'emmener dans
une de leurs petites-maisons dix femmes, dix pau-
vres créatures de plaisir, venues là mi-grises en
leurs loques bariolées. On les gorgeait, on les en-
tonnait, on les déshabillait, ces tristes poupées,
dévolues à leurs luxures de bourgeois surnourris.
Finalement on les jetait, nues tout à fait, à la rue où,
dans les mouillures de l'aube, la police les ramas-
sait. C'était encore lui qui, en une nuit d'orgie, pro-
fessait la sottise de Malthus et instituait un club pour
l'engrossement des filles. Il faut que les hommes, à
force de proliférer, en soient réduits à se manger
entre eux. Faisons des enfants, multiplions la graine
de crime et d'infamie, afin qu'il en surgisse des
tigres et des loups, afin que le monde crève à l'étroit
sous les races. Alors les temps seront révolus, les
frères, las de se disputer une herbe qui ne pourra
plus les nourrir, affamés, changés en bêtes homi-
cides, s'extermineront. Puisque le parfait bonheur
réside dans le non-ètre, ce jour-là l'humanité con-
naîtra la fin de ses maux.
Et cette philosophie de chacals, ils la mettaient
en pratique. Chacun d'eux se vantait d'avoir en-
gendré a plusieurs reprises ; leurs lies misérables
perpétuaient par les routes la honte des stupres ori-
2
26 LA FIN DES BOURGEOIS
ginels. Des travestis, d'adroits et laborieux avatars,
pour cousommer limpunité de leur anonymat, en
outre déroutaient les mères sur la provenance des
postérités.
Toute sa haine calculée des hommes jùta en cette ima-
gination perverse du féroce petit dandy. Il raisonnait
sa méchanceté, la condimentait d'humanitarisme dou-
ceâtre, avec un esprit retors et lucide, une âme évan-
gélique et vénéneuse. Le pis, c'est qu'à travers ses
folies, il demeurait l'être énigmatique, le problème
d'une humanité contradictoire et obscure. Sa vraie
âme ne s'apercevait plus sous l'amas touffu des
contrastes, sombrait dans la multiplicité des greffes,
s'adultérait des âmes parasites qui, comme une forêt,
avaient poussé en ses ronces et ses cailloux. On lui
connaissait des crises de sensibilité effrayantes et
qui tout à coup finissaient par un rire dont il se
bafouait, dont il avait l'air de tuer en lui toute pitié.
Il aimait la solitude et les cohues, le silence et les
fracas, étalait un égoisme sordide démenti par des
passades de bon secours, suivies de revirements
odieux, d'étranges et frénétiques barbaries.
Ce composite avorton rêvant la désorganisation
sociale en vue de la consumation finale, mûrissait
comme le mauvais génie de la famille, comme en sa
gousse le poison qui. mixture à de redoutables breu-
vages, concerte les philtres dont s'en vont les généra-
tions. Jean-Eloi, dans sa paternité faible, fermait les
yeux et, en cachette de sa femme, payait ses dettes.
Celles-ci, en trois ans, se montèrent à un peu plus
de 250,000 francs.
La maison, avec le désintérêt des parents, l'oisiveté
dépravée des fils, l'humeur solitaire des filles, récu-
sait l'harmonie familiale. La faute de Ghislaine les
étrangea plus profondément. Maintenant elle ne des-
cendait plus qu'à l'heure des repas, s'enfermait le
reste du temps. Un froid régna tenace, mortel. Ils
durent refouler leur honte en eux : celle-ci les obligeait
LA FIN DES BOURGEOIS
27
à surveiller leurs gestes ; madame Rassenfosse pré-
maturément avait vieilli. Tandis que Rassenfosse,
pris par les affaires, après l'accablement et la colère de
la première semaine, finissait par ne plus ressentir
qu'une sourde cuisson d'orgueil vulnéré, elle de-
meurait frappée aux sources de la vie, dans sa ma-
ternité trahie.
Elle s'avoua ses torts. Elevée à l'américaine, sous
la garde d'une institutrice, menant l'existence d'une
jeune fille du monde riche et libre, Ghislaine à dix-
neuf ans avait sa femme de chambre, sortait seule
à cheval, vivait dans un appartement distinct des au-
tres, de Tillusion d'une vie détachée du reste de la
maison. Un larron, sans éveiller nuls soupçons, avait
pu aisément se glisser dans l'alcôve. Il avait fallu un
hasard, l'absence du tour de clef à l'intérieur et la
soudaine entrée de la mère un matin dans la chambre
profanée pour que la faute s'attestât indubitable.
Une enquête cruelle, la plus horrible, révéla bientôt
à madame Rassenfosse l'étendue du mal. Selon les
indices, Ghislaine était mère. Mais avec un entête-
ment sauvage, murée dans son secret, elle se refusa
aux aveux, s'opiniàtra à garder le mystère jaloux de
sa déchéance. L'honnêteté étroite et symétrique de
madame Rassenfosse ne pouvait soupçonner qu'en cé-
dant à un homme très beau, disqualifié seulement
par sa condition, elle avait obéi à sa race. L'éducation
ne rompait pas les profondes racines de cette plé-
béienne au cœur plébéien, restée fille du peuple à tra-
vers la fortune. Ardente et brune, la chauffe d'un
sang écarlate. en fomentant aux papilles de sa chair
une chaleur de désir, la prépara au joug du premier
homme assez hardi pour se l'assujettir.
Sa hauteur toujours avait rebuté les jujubes et les
caramels des jeunes pommadins. Sans nul dévergon-
dage de pensée, l'instinct et le goût de la force la
portaient à préférer les cirques au théâtre. Elle s'éna-
mourait des voltiges d'un équilibriste à travers les
28 LA FIN DES BOURGEOIS
trapèzes, des nihmes d'un torse dans l'enlèvement
des poids, des soufflures du maillot aux cuisses d'un
écuyer faisant la haute-école. Un vertige, monté des
âcretés du tempérament, la jeta aux bras de Firmin,
le bel homme musclé, le fils robuste des plèbes
en qui, pour cette jeune femme sensuelle, orientée à
l'espoir du fort, se renouait la tradition des hymens
originels.
L'àme probe des Rassenfosse tout à coup reparut ;
elle rejeta avec violence la combinaison d'un mariage
qui pour le monde devait r^^parer la faute. Quand sa
mère lui parla du vicomte de Lavaud'homme, elle
répondit :
— Ma mère, c'est une infamie que vous me pro-
posez-là. Je ne veux pas servir d'enjeu dans un pa-
reil marché. Faites de moi ce que vous voudrez.
Chassez-moi. reléguez-moi dans un couvent. Mais je
ne me marierai pas, je ne veux pas épouser un
homme que je ne pourrais aimer et que je trompe-
rais. Cet homme-là surtout, puisque vous me dites
qu'il sait tout et qu'en m'épousant, il accepte un
pacte honteux.
Ce fut madame Rassenfosse qui, peu scrupuleuse,
indifférente, en vrai fille de commerçants, à Faloi des
moyens s'ils réussissaient, conclut presque entière-
ment le mariage.
Ce Lavand'homme s'était offert dans des conditions
mystérieuses. Personne ne le présentait ; sans inter-
médiaires il arrivait une après-midi leur demander
la main de Ghislaine. 11 revenait quelques jours après,
madame Rassenfosse l'agréait. Ils n'avaient pas parlé
d'argent, mais une lettre de l'homme d'affaires qu'il
chargeait de ses intérêts et qui, en son nom, stipulait
un onéreux contrat, tout à coup leur avérait son
indéniable coquinerie. Ils apprirent que le vicomte
en était réduit à vivre des chances de la roulette.
Une maîtresse surtout avait précipité sa déconfiture
finale. Comme il payait à peu près ses dettes de jeu.
LA FIN DES BOURGEOIS 29
on continuait toutefois à l'estimer gentilhomme. Une
dernière entrevue les mettait d'accord : les Rasseu-
fosse dotaient leur fille de quinze cent mille francs
dont la moitié, en pleine propriété, était attribuée à
Lavand'liomme. Jean-Eloi, en outre, leur abandon-
nait La Rasepelote, un bien qu'il avait dans les
Ardennes, du côté de Mézières, et où ils s'enga-
geaient à passer les premières années de leur ma-
riage.
Ghislaine enfin consentait, souscrivait à ces arran-
gements ; Rassenfosse partait demander le consente-
ment de Rarbe ; on annonçait la nouvelle à la famille.
Comme le mariage pressait, il fut décidé que les
Rassenfosse iraient s'installer dès l'avril à Empoi-
gny où la noce serait célébrée tout de suite après
avec pompe. Madame Rassenfosse, alarmée d'un
immodeste éclat autour de cette union malheureuse,
eût voulu un simple repas de famille. Mais la volonté
orgueilleuse de Jean-Eloi prévalut, il ne fallait pas
qu'une Rassenfosse se mariât clandestinement. Puis-
qu'aussi bien la faute se résorbait dans la réhabili-
tation légale, un cérémonial public serait un défi à
la médisance, si elle se levait contre eux. Leur règne
social d'ailleurs ne les mettait-il pas au dessus d'une
prudence timorée ?
Rodolphe-Puissant-Adhémar de Lavand'homme,
afin que le mariage dénonçât un air de mutuelle in-
clination, arriva deux fois la semaine jouer auprès
de Ghislaine la comédie pénible d'une cour démentie
par le mépris qu'ils ressentaient l'un pour l'autre.
Raide, figée, froide jusqu'à l'injure, elle l'écoutait
sans intérêt narrer ses chasses et ses chevauchées.
Son dur regard de fille vendue se vengeait en toisant
ses avaries comme pour infirmer la validité de ses
récits. Le vicomte, correct, poli, très à l'aise dans sa
haute taille de quadragénaire vanné, l'œil éteint, un
peu chauve, des soufflures dans la voix, haussait
imperceptiblement les épaules et poursuivait. 11 res-
2.
30 LA FIN DES BOURGEOIS
tait une demi-heure, saluait, et tous deux déployaient
une rare tactique à éviter de se toucher la main.
Puis Ghislaine remontait chez elle, agacée, reprise
d'une colère contre ses parents, et les yeux secs, des
mots de haine dans la gorge, se mettait à bousculer
de ses belles mains rageuses les meubles de l'appar-
tement.
La veille du mariage, dans une des chambres de
cet Empoigny où avec leurs gens et leurs voitures
ils emménageaient hâtivement, une scène entre
la mère et la fille détendit la rèche atmosphère de la
maison.
Madame Adélaïde Rassenfosse, aux approches du
mauvais jour, s'était sentie redevenir la mère aux
inépuisables pardons, la mère indulgente aux fai-
blesses de la chair dans l'enfant sortie des souffrances
de la chair. Sa muette affliction, les larmes silen-
cieuses que, depuis l'affreuse découverte, elle lui
cachait comme aux autres, jaillirent si impétneuse-
ment, pour ce martyre de l'expiation auquel on la
vouait, qu'elle cessa de vivre des peines de son
propre cœur pour ne plus vivre qu'en l'éternité de
regrets de celle qu'ils chassaient de leur maison et
qui le lendemain partirait pour un solitaire et définitif
exil.
LA FIN DES BOURGEOIS 31
Elle monta à la chambre de Ghislaine et la trouva
occupée à vider des coffrets emplis de pauvres reli-
ques d'enfance, des chiffons, des rubans, des fleurs,
des poupées qu'elle dispersait ensuite autour d'elle
sur les tapis. La maison de son cœur, la maison aux
chères mémoires fragiles, — comme à la veille d'un
départ sans espoir de retour, on brûle les lointaines
images d'amour, — elle la déblayait, afin que rien ne
subsistât de son âge d'enfant et de jeune fille, afin
qu'elle fût morte jusqu'en la pitié des souvenirs dans
la mort prochaine de son être.
— Ghislaine ! dit madame Rassenfosse, droite sur
le seuil, le cœur soudain si comprimé que toute autre
parole d'abord défaillit à ses lèvres.
Ghislaine, sans répondre, balaya du bout de sa
bottine les débris de sa vie vers l'âtre.
— Ghislaine, que fais-tu là? reprit la mère en ra-
massant un petit corps de poupée usé par ses baisers
de douze ans. Elle l'avait aimée à la folie, celle-là,
maternelle et tendre déjà à cette illusion d'une chair
d'enfant.
La fille des Rassenfosse enfin leva la tète, regarda
les tremblante» mains qui disputaient à la ruine cet
humble déchet, et brève, la voix nette :
— Vous le voyez, je fais ma dernière toilette.
Ce mot de la condamnée fut, pour madame Ras-
senfosse, la pointe d'acier qui crève fampoule où s'est
amassé le pus des longues douleurs. La poche des
larmes ouverte au coup de lancette de cette ironie
froide qui la perçait comme un reproche, laissa
crever les eaux salées où son cœur se rongeait. Des
pleurs mouillèrent sa robe, elle ouvrit les bras pour
l'y appeler et, dans un spasme de désolation qui lui
tordait la bouche, elle cria :
— Ahl Ghislaine! Ghislaine! pourquoi as-tu fait
cela?
Les révoltes de cette àme rude devaient se boucler
dans une bien impénétrable cuirasse pour que la vue
32 LA FIX D*fes BOURGEOIS
de la mère implorante aux bras en croix n'en fît pas
sauter la fermeture.
— Ma mère, dit-elle avec emportement, puisque
j'accepte d'être punie et que ce mariage doit être ma
mort, vous n'avez plus le droit de me reparler de
cela. Je ne suis plus votre fille, je suis la femme de
quelqu'un qui me prend pour l'argent que vous me
payez.
Alors saigna dans toute son àcreté l'épreuve de la
pauvre femme qui, en cette attitude implacable, se
sentit jugée et peut être, éveillée à un sens plus
subtil par les lancures du mal, soupçonna l'horreur
du marché judaïque. Elle joignit les mains.
— Ghislaine, ce n'est pas ce que je voulais te
dire... Ghislaine, tu m'as mal comprise. Je te jure
que je ne te reproche rien. Tout cela est ma faute
phis que la tienne. Oui, ma faute à moi, ta mère qui
ne faimais pas assez, puisqu'en t'aimant mieux je
t'aurais sauvée de toi-même. Ma Ghislaine, je t'en
prie à deux mains, ne t'en vas pas avec de la colère
au cœur. Ah ! nous avons bien souffert, situ savais !
Je traîne à jamais ma croix, (ihislaine, faut-il que ce
soit moi qui te demande pardon !
L'humiliation maternelle enfin décortiquait ce
ferme cœur que la colère et le blâme n'avaient pu
déraidir. Elle ramassa une boucle de ses cheveux
que, toute petite, elle s'était coupée pour en coiffer
la poupée restée au geste suppliant de madame Ras-
senfosse.
— Eh bien, dit-elle tristement, nous ferons, vous
et moi, notre devoir. Tenez, prenez encore ceci en
mémoire du temps où, où...
Tout à coup sa gorge s'étranglait, elle ne pouvait
achever dans rétonffemcnt des larmes qui, du fond
de l'évocation de sa pure enfance, de la virginité de
sens et de propos qui en faisait l'âge de lait de son
cœur, tumull liaient. Toute sa force vaincue échouait
aux bras de madame Rassenfosse, sur le calvaire
LA FIN DES BOURGEOIS 33
d'amour trahi où s'érigeait pour la recevoir l'ouver-
ture de ces bras eu croix. Elle s'y jeta avec passion,
n'ayant plus qu'un mot à la bouche, ne trouvant,
elle aussi, à dire que cette parole : Maman, où se
fondait le givre de sa rancune, où dégelait l'orgueil
de son sang de Rassenfosse.
— Maman ! répétait-elle en roulant sa tète noire
et busquée au corsage qui avait été l'alcôve de ses
petits sommeils de gamine. Ah ! maman !
Leurs bouches chaudes, leurs souffles de bonne
effusion revenue, se cherchaient à travers les larmes;
comme une cire brûlante, elles scellaient ensemble
leurs joues.
Mais, fière jusqu'au bout, Ghislaine n'émit pas,
pour une faute qu'elle allait racheter, la demande du
pardon attendue par la mère. Ses pleurs seulement
l'exprimèrent à travers les muets refus de sa bouche.
Cette fille d'un si viril caractère, victime expiatoire
du haut rang de la famille, tombée fatalement au
péché parles contacts de la vie égoïste et fausse qui
l'entourait, holocauste sacrifié sur l'autel du million
pour conjurer l'inévitable déchéance des souches,
cette fille courageuse la première releva la tête.
Avec une caresse des mains infiniment tendre pour
sécher les paupières de la « maman » retrouvée, elle
lui dit :
— S'il me restait encore une hésitation, mainte-
nant je n'hésiterais plus. Vous verrez, ma mère,
comme je serai forte.
Elle ajouta d'une voix plus basse :
— D'ailleurs, le malheur n'a qu'un temps.
Madame Rassenfosse, après cette grande crise qui
décidait de leur ^ie, ne trouvait pas la force de se
retrouver avec ses pensées. Malgré l'affairement de
la maison, elle voulut rester auprès de Ghislaine une
partie du jour.
— Maman, lui dit sa fille en la renvoyant le
soir sur un mot amer et touchant, allez prendre du
34 LA nX DES BOURGEOIS
repos, je vous en prie, je l'exige. N'avez-voiis pas
fait pour moi tout ce qu'il était encore possible de
faire? Xous avons veillé ensemble sur une morte.
Rassenfosse donnait les derniers ordres à son valet
de chambre quand Adélaïde monta se coucher.
— At-on porté les orangers à l'église? Les a-t-on
échelonnés de l'entrée jusqu'au chœur? Dites aussi
au cocher que les premières voitures partiront à
huit heures pour la gare. Ah 1 dit-il à sa femme, toutes
ces corvées sont donc finies ! Et, demanda-t-il, tou-
jours le même mauvais gré? Toujours la même
mauvaise tète là haut?
— Oh! répondit-elle, tout a bien changé. On
aurait dit que j'étais la plus coupable.
Un silence. Puis Jean Eloi, après avoir arpenté la
chambre, s'arrêta inquiet, pensif :
— Avoue que tu lui as pardonné, cœur faible?
Elle inclina le front.
Une pitié amollit le visage soucieux du père. Il
prit les mains de sa femme dans les siennes et, sans
énoncer sa pensée entière :
— Tu as bienfait. Les enfants, on ne sait jamais...
Il y a la race... Maman, qui croit à Dieu, a peut-être
raison en parlant d'expiation. Nous ignorons ce qui
se passe en dehors de nous. Et puis, et puis, est-ce
que nous savons encore les aimer, nos enfants?
Au fond il pensait, lucide, ouvert à une subite et
miraculeuse clairvoyance :
— Nous sommes montés trop vite et trop haut.
Noire ancêtre et mon père, feu Jean Chrétien, avaient
mérité leur fortune. J'ai reçu la mienne toute faite.
Je n'ai plus eu qu'à être heureux. Le bonheur se
paie.
LA FIN DES BOURGEOIS 35
yi
Empoigny était le nom d'une terre que les Four-
qnehan de Pravache avaient ajouté à leur nom patro-
nymique ; un mariage, au temps des Fourquehan
d'avant 89, adjoignit aux biens de la famille ce
reste d'une baronie morcelée par les licitations. On
continua à les appeler les barons d'Empoigny, bien
que l'extinction des mâles eut laissé tomber le titre
en déshérence.
Ces Fourquehan de Pravache, parmi leurs champs
et leurs marmenteaux, menaient un train de sei-
gneurs et furent, en effet, de vrais grands seigneurs,
d'une magnificence et d'une largesse admirables.
Toute la contrée qui s'étend de Purnode à Evrehailles
et de Houx à Yvoire, avec ses labours, ses bois, ses
ravines, ses rocs le long de la Meuse, leur apparte-
nait. Dans une sauvagerie forestière, sur les cyclo-
pénnes assises d'un coupeau cimant les perspectives
profondes du fleuve, quatre poivrières et un donjon
central, modernisé par l'ajourement d'une véranda
et les balustrades d'une terrasse, perpétuaient les
vestiges de la vieille bastille guerrière des maîtres
primitifs. Une métairie, avec son porche armorié, du
côté de la route qui, par des lacets, gagnait, à l'op-
posé de la Meuse, le bas pays, avait été bâtie au
xvii* siècle et jouxtait les derrières du château. Mais
surtout les ruines d'une tour encore nantie de son
36 LA F IX DES BOURGEOIS
échauguette attestaient, parmi les charmilles et les
exèdres étages aux pentes vers l'intérieur des terres,
les âges lointains de la féodale demeure.
C'est parmi ces souvenirs, en cette aire d'aiglons,
que les Fourquehan avaient fait souche. Pendant un
demi-siècle ils régnèrent sur leur domaine de bois et
de rocs comme des rois, étendant leur juridiction à
tout le territoire circumvoisin, reconnus pour les
maîtres des villages et des hameaux. Leurs chasses
à courre, avec l'aboi des meutes et le galop des cin-
quante chevaux de leurs écuries, traquaient à travers
landes et taillis la faune que des syndicats d'agents
de change n'avaient point encore décimée. Comme
les louvetiers et les grands veneurs, leurs ancêtres,
ils avaient à gré et merci le poil et la plume de tout
le pays.
Une coutume, exploitée par la rapacité des rustres,
mémorisait autour de leur seigneuralité la tradition
des séculaires vassalités. Quand la fille ou le fils d'un
de leurs censiers se mariait, les parents, avec le
gendre ou la bru, montaient à Empoigny et s'en
venaient requérir l'agrément des Fourquehan. Ceux-ci
dotaient les époux d'un lot d'arpents, leur baillaient
une ferme ou leur départaient les frais d'une instal-
lation. En se généralisant, cette obédience du paysan,
assumant les profits d'une volontaire servitude, finit
par emporter les meilleurs morceaux de cette grande
terre des barons. Nulles épousailles ne se consom-
mèrent plus, à cinq ou six lieues de pays, sans la
visite au château. Les Fourquehan à pleines mains
donnaient, dédaigneux des entailles dont leur iné-
puisable munificence écornait le patrimoine. En vingt
ans, le terricole, le serf frauduleux, de ses crocs
voraces, happa la moitié du domaine. Installé à son
tour en maître au cœur de cette féodalité dont il se
gorgeait, le charançon rural verge par verge man-
geait le tènement puissant de fermes, de labours et de
rocs où décroissait la hauteur des tours d'Empoigny.
LX FIN DES BOURGEOIS 37
Les Fourquelian, en outre, négligeant de percevoir
leurs baux, la désuétude du terme à la longue invé-
téré, comme en un acquêt légal, les sournois loca-
taires. Une race de petits propriétaires, ancrés dans
leurs lopins, se leva de l'investiture innombrable de
la seigneurerie, de linfini morcellement de ce re-
liquat de la polentaire baronnie. Plus lard, quand
les hommes de loi, mandés par les créanciers,
surgirent et réclamèrent la restitution, une ère de
procès s'ouvrit qui ne reconstitua pas l'héritage
et le laissa, pantelant, en miettes, aux dents des
rats rongeurs de ce copieux butiu. La ruine entra
par les porches superbes, toujours encombrés de bas
et implorants visages. Mais les Fourquehan, dans
le coup de folie vertigineuse de leur grandeur, sur
leur mont ouraganesque d'où ils pouvaient se
croire au-dessus des hommes et de la fortune, conti-
nuaient leurs fêtes et leurs chasses, payant la dette
avec ,des morceaux de leur chair, regoulant leurs
préteurs avec des bouchées d'Empoigny, hypothé-
quant, tolérant qu'on éventràt pour des exploita-
tions de carrières leurs roches immémorialement
vierges.
Ils disparurent à travers le maelslrom de leur
orgueil, ils s'engloutirent dans le vortex de leur
démence, laissant leurs postérités s'éteindre en des
misères obscures. On sait que le dernier de ces Four-
quehan mourut, il n'y a pas longtemps, homme de
peine et frotteur à Paris.
Ce fut la revanche du temps sur les siècles, des
plèbes sur les aristocraties, de la glèbe sur les ma-
noirs. Une meute, gorgée d'eux, échappa à ses auges
et se rua à la curée. Les bétes puantes des sillons,
les pouacres engeances des labours, rançonnées par
les durs aïeux, maintenant, moite à motte et pierre
à pierre, dévoraient la terre et le château. Jamais ne
s'avéra plus irrémissiblement la fin des âges.
Quand Rassenfosse, ce nouvel anobli de la fortune,
3
38 I.A FIN I>ES nOLUGEOtS
ce prince de la féodalité bourgeoise, en quête d'un
territoire où régner matériellement sans nul écu par
les érus, vint à Empoigny, il trouva les tourelles
dévastées, les escaliers veufs de marches et ce qu'il
subsistait des portes dénué de ferrures. La gloire des
Fourquehan déchéait à abriter des couchées de
pitauds, à faire mijoter la pot-bouille des marmiteux.
Un fermier louait a un marchand de rubans, acqué-
reur des ruines, M. Jean-Benoît Panisol, le droit
d'utiliser les bâtiments de la métairie, saccagés
comme le reste. La beauté romantique du site, le
large déroulement de ciel et d'eau qui se fenestrait
à travers les verrières plurent à ce banquier assez
riche pour se payer des sensations de poète. 11 eut
un mot qui le peignit en pied :
— Ces Fourquehan étaient de bien pitoyables gens
d'affaires.
En examinant de là-haut limmense pays que com-
mandait aux époques barbares le donjon, il subit à
son tour un peu du vertige qui avait tumultué aux
tempes des anciens possesseurs. Peut-être aussi
céda-t-il h l'humaine joie d'établir sa demeure de
haut baron d'argent sur l'emplacement de l'antre
où les siens, s'ils avaient vécu là, auraient été dé-
pecés par les harpes et les crocs des durs barons de
fer. Il huit par acquérir Empoigny. En rachetant une
centaine d'hectares à l'entour, en plaidant contre une
douzaine d'accapareurs qui rendirent gorge, il eut
en bois, en champeaux, en roches, un domaine
qui comporta les trois quarts de l'ancien. Les Four-
quehan, selon la coutume qui rapprochait le seigneur
du paysan et par ce voisinage impliquait les origines
et la force des grandes fortunes terriennes, avaient
maintenu la métairie près du château Jean-Eloi la
fit raser et, à une distance d'où les pestilences du pail-
11 er et le cornement des vaches ne pourraient plus
les incommoder, bâtit une ferme modèle. En même
temps les puivrières et le donjon se désévérisaient
\A 1-L\ DES BOURGEOIS o\)
sotis le caprice fleuri des ferronneries et les givres
miroités des hautes glaces. Mais coiitradictoirement,
afin de renforcer la configuralion moyennageuse, un
ignare arcliitecte, primé pour d'aléatoires casemates
ogivales dont il déshonorait les banlieues, dentela de
créneaux les façades que coiffaient, an temps des
Fourquehan, les puissants rampants d'un toit d'ar-
doises.
Empoigny vêtit un air fastueux et requinqué de
gentilhommière, eut son mail, ses serres, ses oran-
geries, des hox d'acajou pour les chevaux, se peupla
de kiosques et de belvédères dans la montagne. Jean-
Eloi fit draper de glycines la tour à l'échauguette,
vertèbre du squelette' fossile, installa dans les soubas-
sements une utile glacière, décréta à l'intérieur le co-
limaconnement d'un escalier aboutissant à une plate-
forme. De là, en scrutant avec une longue-vue l'en-
tonnoir des monts, ce descendant des chairs à grisou
de MJsàrc put se ressusciter l'égal et le contemporain
des d'Empoigny primordiaux.
Aussitôt installés, les Rassenfosse avaient inau-
guré un train modéré qui trancha avec la dépense
furieuse des derniers Fourquehan. Le bourdonnant
château des temps héraldiques ne s'anima pins, sous
le règne des bourgeois, qu'à l'époque de Touverture
de la chasse. Arnold et son piqueur, postés sur la
tour à l'échauguette, sonnaient dans les soirs des
hallalis auxquels, du fond des gorges, répondait
la trompe des garde-chasses. On faisait des battues,
les meutes étaient déhardées. Dans la nuit, les ver-
rières de la vieille salle à manger flambaient.
Jean-Eloi tout de suite s'était montré résolu à
faire respecter le droit de la propriété, dans un pays
où la faibler-se des Fourquehan avait laissé libre
carrière au banditisme. Il retira au paysan la tolé-
rance qui, en lui octroyant les fanes et le chablis,
l'aidait à vivre, protégea de pièges à loups les acculs
de ses bois, encercla jalousement une partie du
40 I.A riN DES BOURGEOIS
domaine de pâlis. Mais un braconnage opiniâtre,
malgré tout, ravageait ses terriers et par moments
le versait en des idées de massacre.
YIl
A l'église, tendue de tapis, meublée des fauteuils
d'Empoigny, verdoyée de files d'orangers dans leurs
caisses, toute illuminée de floraisons et d'orfèvre-
ries, tout à coup, après la bénédiction du prêtre,
monta la belle voix religieuse du ténor Maudry
chantant le Pie Jcsn.
Barbe Rassenfosse, dans sa robe de soie noire des
jours de fête, sa haute figure Jaune penchée par
dessus son livre d'heures, priait, rigide, venue à
cette apothéose de fleurs, de lumières et de toilettes
avec sa foi simple de femme du devoir et son air
rude de grande dame du peuple. Elle avait refusé les
fauteuils, avait pris une des humbles chaises aux-
quelles, pendant les offices, se soude la piété du pay-
san. Les genoux durement imprimés aux feurres de ce
siège rural, elle sembla un visage sorti des temps,
un siècle de bonne àme fervente, au milieu des
légers esprits de Tassistance.
Auprès d'elle Adélaïde, les yeux vers sa fdle, par
moments appuyait, du bout de ses gants, un mou-
choir à ses paupières rouges où saignait le regret
de l'enfant coupable et immolée, raidie là-bas dans
LA FIX DES BOURGEOIS 41
le mensonge des salins et des fleurs d'oranger.
C'étaient ensuite mesdames Jean Honoré. Quadrant,
Eudoxe, tout un flot de dames, le bataillon blauc des
jeunes filles, en un fouillis de nuances miraillées,
en des gaités de robes et de chapeaux comme le
tulipage d'une corbeille de parc, rendant pensif le
Dieu de l'humble sanctuaire, le Dieu des laboureurs
et des carriers. Derrière, parmi les hommes, Jean-
Eloi, agité, sec, tracassé de pressentiments vagues
depuis le matin, surveillait sa main droite qui par-
fois tirait nerveusement ses favoris. Vraisemblable-
ment, parmi cette assemblée indifférente ou amusée,
débarquée à la noce avec ses futilités, ses cal-
culs d'affaires et une secrète envie pour le grand
train des Rassenfosse, deux cœurs seulement l'estè-
rent unis, la mère et la fille redevenues à travers les
larmes le battement d'un même cœur souffrant,
mariées, en les supercheries de l'autre hymen, parle
sang mystique des plaies. Au fond, jusqu'au porche
refermé, s'entassait le village, les coriaces et ter-
reuses mines des paysans accourus à ce faste nuptial
sans prières sincères pour ces maîtres du pays qu'ils
n'aimaient pas.
Le chant propitiatoire expira, les portes se rouvri-
rent, on monta dans les voitures qui, par les rampes
du roc, des bouffettes blanches aux têtières des che-
vaux, des nœuds blancs au fouet des cochers, ga-
gnèrent sous le soleil de Tavrillée les cours d'Em-
poigny. Une nuée de marmitons, sous les ordres d'un
chef célèbre, dès le premier train s'était abattue aux
fourneaux. Madame Rassenfosse, née Pierson, en vraie
fille de bourgeois enrichis, avait voulu les installer
elle-même, toute prise de menus scrupules, courant par
l'office et les escaliers, en son usure de vieilles
robes.
Enfin on s'attablait. L'ancienne salle à manger des
Fourquehan, avec son hémicycle d'entrée peuplé
de trophées de chasse et bruissant du grésillement
42 L\ FIN liES BOURGEOIS
(l'une girande en une vasque de marbre, avec ses
larges verrières eloisonnant des pans immenses de
ciel et de montagnes, s'était muée, sous les lianes
et les touffes d'un prodigieux décor floral, en les
liernes et les portiques du ne forêt des premiers
édens.. Toutes les argenteries des Rassenfosse, connus
pour la splendeur royale de leur vaisselle plate, allu-
maient sur les damas de la nappe, aux clartés ruisse-
lées des hautes glaces, parmi les Venises fdigranés
et les bergerades émaillées des surlouts en Saxe, le
feu de leurs bossages et de leurs facettes, prismatisés
par les reflets en tous sens des corbeilles de lilas
blancs, de roses et d'orchidées.
Tout de suite, au fumet des extraordinaires nour-
ritures suggérant des faunes dévalisées à coup de
bank-notes, aux bouquets des crus nourris et subtils,
se détendit la contrainte des habituels débuts d'un
déjeuner. D'ailleurs, à peu près tous se connaissaient
pour s'être tatés dans les affaires ou éprouvés dans
la vie. Il y avait là Akar aîné, le chef de la tribu des
Akar, un grand vieillard poilu aux mâchoires et aux
membres de gorille, Akar junior, que les hommes
de bourse, pour son àpreté aux curées et son énorme
râtelier en saillie, surnommaient le Requin, un des
fils de Akar junior qui dirigeait les succursales de
leur banque en province, tète de loup-cervier aux
canines saillantes et aux sclérotiques fibrillées de
sang, les deux filles de Akar aîné, très noires, le
nez corbin et les lèvres chamelues.
Jean-Eloi, peu timoré pourtant, redoutait ces Akar
ramiculés à travers tous les remuements d'atfaires
du pays et qui, de leurs tentacules innombrables,
travaillant sous-main les marchés, fomentant les
coups de bourse, tripotiers sans scrupules sous des
dehors d'honnêteté rébarbative, vrillaiefit universel-
lement la banque. Quand Akar aine lui avait offert
sa participation dans l'œuvre de la Colonisation, il
n'avait pas osé refuser.
LA FIN DES BOURGEOIS 43
Cette dynastie de chacals, ces ravageurs de la
finance, pullulant en des postérités rapaces que, dès
l'enfance, on dressait à happer et dépecer la proie,
dérivaient des vermineuses et puantes sentines du
vieux Judengasse de Prague où un Akar, le chef de
la maison, précairement avait commencé la fortune
de la famille.
A la mort du pince-mailles, ses six fils s'étaient
partagé les marchés de l'Europe. Zacharie s'établis-
sait à Hambourg, Josué exploita Francfort, Moïse
s'attribua Londres, tous trois orfèvres. Vn. autre,
Esaû, se cantonnait à Paris, opérait sur les diamants.
Akar aîné et Akar junior, en Delgique, débutaient
par un obscur trafic de chiffons et de ferrailles, cou-
rant les villages avec leur àne, raclant les mises-bas
des fermes qu'ils revendaient à gros profits, gagnant
h ce métier les premiers enjeux d'une agence de
préts,qui draina le petit bourgeois et l'ouvrier. Leur
banque data de ces années de peine ; avec leur
grisou darfreux et courbatu, ils allaient d'un pas
sur au million. Leur flair de bétes de proie s'était
aimanté à ce petit pays vierge, fraîchement sorti des
tourmentes politiques et qui pour les batteurs d'es-
trade, pour les pirates fortement dentés, allait deve-
nir une Californie. Ils y firent bientôt souche déjeunes
carnassiers qui propagèrent leurs nez proboscidiens,
leurs gros sourcils chevelus, leurs groins lippus, et
qui à leur tour, par les brèches que de leurs terribles
abattis les pères avaient taillées au cœur de l'huma-
nité, entrèrent dans les affaires.
Les Akar de Londres, de Paris, de Hambourg, de
Francfort et de Bruxelles ramifiaient les bras d'un
même corps ayant un commun intestin où s'agglomé-
rait le résidu des digestions de toute la tribu. Ce qui
distinguait ces sémites astucieux, ces princes de
l'agiotage et de l'usure, c'est que, tout en cimentant
de leurs intérêts combinés l'une des fortes banques
du temps, cette banque demeurait clandestine et se
4 4 LA FIN DES BOURGEOIS
dérobait sous des professions et des industries dont
ils faisaient un fronton à leurs antres de mangeurs
de chair humaine. Akar aîné seul tenait une banque
ouverte, avec des succursales régies par son neveu,
le fils de Akar junior. Mais ce Akar junior Jui-mème
paraissait sans attache avec la banque du frère.
Après un séjour assez mystérieux à Buenos-Ayres,
il rentrait fonder une maison de commission qui, en
peu de temps, prééminait sur toutes les autres.
Akar aîné, lui, comme un grand arbre accroché au
large par ses nervures et pumpant l'air des suçoirs
d'une foret de branches, tenait au siècle par d'infinis
cumuls, monopolisait la régence de plusieurs sociétés,
assumait les intérêts de diverses industries, présidait
à de multiples exploitations, était maire d'une com-
mune où il possédai! une maison de campagne. A
lui seul il représentait une futaie d'affaires, demplois
€t de dignités, vert sous ses soixante-dix ans comme
un jeune aigrin, nourrissant à son ombre la faune
carnicide des pires instincts. Akar junior, de son
cùté, fourmillait dans les jurys et les commissions,
carrait, partout où une vacance s'offrait, son gros
appétit d'ogre. Leur force cohobée, la puissance de
leurs venins en avaient fait des ouvriers bien vus du
pouvoir. Eux aussi, stimulés d'une haine juteuse
contre le prêtre d'une religion ennemie, professaient
l'émancipation des consciences et la vertu de rensei-
gnement laïque.
Rabattu, le dmuillard entrepreneur, ancien maçon
parvenu à la force des poignets, devenu l'un des
hommes-liges du nouveau régime pour lequel il sac-
cageait les carrières et en extrayait les moellons de
ses édifications d'écoles, Rabattu, le troisième des
commanditaires de la grande œuvre de Rassenfosse,
s'opposait aux têtes féroces de la ménagerie Akar
par un air de visage bonasse et poupin, toujours
souriant, l'œil noyé dans les bourrelets d'une graisse
rose. Celui-là encore, sous le leurre de sa bonhomie
LA FIN DES BOUUGEOIS 4o
candide, à travers son ronron de petit rentier négli
geable, était une force d'agglutination avec laquelle
il fallait compter. Habatlii, derrière un tic laborieuse-
ment calculé qui imprimait à sa petite face de carlin
surnourri un mouvement d'acquiescement perpétuel,
cachait une énergie do dissimulation redoutable. II
ne paraissait jamais comprendre, atermoyait toute
décision derrière la feinte d'une surdité aux oreilles
sonores de jeune faune.
C'était, avec les Akar, en cette aire des féodalités
abolies, dévolue au féodalisme de l'argent, parmi
les fleurs et les vins de la noce, la meute de limiers
et de molosses qu'on voyait surgir à tous les hallalis.
Ensemble ces plénipotentiaires de la spéculation
constituaient un pouvoir destructif et rapinier auquel,
de peur d'être dévoré, s'était ralliée l'honnêteté indo-
lente de Rassenfosse. Il les méprisait et s'en servait
avec l'espoir de les écraser un jour.
Un même esprit travaillait contre lui les Akar et
Rabattu. Ils complotaient l'afraiblissement de cette
grande firme afin d'en absorber les chyles et le sang,
résolus à l'utiliser jusqu'au moment où ils seraient
les maîtres sans partage. Ainsi, par ces sourdes
intrigues couvant sous le bon accord, la salle à
manger d'Empoigny s'appariait à un hallier où, en
attendant de mordre et de s'entremanger, la rauque
dent des bardes ennemies mâche à vide.
Le régime, d'ailleurs était mauvais. La pourriture
montait, gagnait les essences pures. Sixt là-haut,
comme un ménétrier, menait le branle, présidait à
la grande débâcle. L'honnêteté elle-même n'était plus
qu'une circonscription sar:s limites, graduellement
empiétée par les lâchetés d'une société régie par l'in-
térêt. Les Akar et Rabattu, ces honorables ruffians pour
qui, en un autre temps, on eût serré la vaisselle,
ces larrons nés pour bassement dévaliser des dili-
gences au coin d'un bois et qui, à travers la considé-
ration de l'Etat, ouvertement détroussaient le trésor
3.
46 J^A VIS DES BOURGEOIS
public, recevaient la poignée de main de l'intègre
Jean Honoré. Sans amhiiion personnelle, resté net
parmi les traques et les battues d'un parti rué à
toutes les proies, il pensait à actionner leurs influen-
ces pour le mandat législatif brigué par son fils
Eudoxe.
Tout en activant ses indestructibles molaires, Akar
aine, merveilleux comédien, tout à coup s'attendrit
jusqu'aux larmes pour un mot de Jean-Èloi lui rap-
pelant leur vieille amitié. La saillie des mâchoires
jouant sous la peau, comme des tenailles à broyer,
et la grimace bouffonnement sentimentale qui en
même temps lui tiraillait les paupières, le rendirent
subitement si horrible que Régnier, assis près de
mademoiselle Judith Akar, lui coula perfidement à
l'oreille :
— Voyez donc votre père. Xe croyez-vous pas qu'il
va s'étrangler dans ses pleurs ?
Akar, à cette table bienveillante, se défiait toute-
fois d'un des convives, l'avocat Pierre Réty, un vieil
ami des Rassenfosse, malgré la divergence des idées.
Son instinct lui certifiait l'adversaire en cet homme
vraiment supérieur, peu loquace, très maître de soi
et qui par moments l'arrêtait en ses hâbleries, du
froid de son petit œil gris et coupant. Réty, orateur
bref, polémiste redouté, sis par sa fortune au-dessus
des calculs personnels, irréductible de caractère et
de principes, éiait une des rares forces que redoutait
le grand Sixt lui-même. A lui tout seul, il avait fait,
à la tribune et dans les journaux, une opposition
implacable à ce parti de pleutres et de regoulés, à
cet arrière-faix des parturitions du guizolisme. Il
professait l'accession de tous les groupes sociaux à
la représentation nationale, la réglementation du
travail de l'ouvrier, l'égalité des droits et des devoirs,
le service militaire obligatoire pour le riche comme
pour le pauvre, sans nul rachat. Son fils justement
venait de s'immatriculer.
1, \ 1 IN lti:S BOLIIGEUIS \é
— Oui, disait-il à Jean Honoré qui l'interrogeait,
c'est vrai. Mon fils estime comme moi que le premier
devoir du citoyen est de servir son pays. Le second,
étant au service, c'est de savoir comment il doit le
servir. Le pays est l'ensemble des citoyens. On cesse
de le servir en marchant contre eux.
Jean Eloi leva la tète. Il avait appris de Barbe le
malin même le chômage de plusieurs grands char-
bonnages de la région où Misère à peu près seul con-
tinuait le travail.
— Et les grèves ?
— Et l'ordre social ? cria Akar aîné.
— Ah ! ah ! l'ordre social ! nous y sommes ! sif-
fla le flutét acide de Régnier, qu'en faites-vous de
l'ordre social ?
Réty, froidement, se passa la serviette aux lè-
vres :
— Mais l'ordre social, c'est de pouvoir faire la
grève si on veut... L'armée, en bonne logique, ne
devrait servir qu'à proléger l'exercice de ce droit.
Toute la haine de Akar aîné pour l'ouvrier éclata.
— De façon, alors, qu'une tourbe de gredins et de
bandits pourrait inopinément enrayer le travail d'un
pays, arrêter les affaires, mettre en question l'exis-
tence même de ce pays ? Sans houille, plus de ma-
chines, plus de travail, plus de transactions I
— Oui, oui, c'est cela, plus de transactions I inter-
jeta l'ironie rageuse de Régnier.
Celte fois, sous le coup de boutoir de Akar^ Réty
haussa d'un cran la voix :
— Monsieur, dit-il en appuyant son regard, les
gredins ne sont pas du côté où vous les mettez. L'ou-
vrier, sachez-le, ne peut enrayer le travail, puisqu'il
est lui-même le travail. C'est le patron qui lui casse
l'outil aux mains.
— Des actionnaires alors ! s'écria en riant Jean-
Eloi. Et leur donner des dividendes I
— Des actionnaires, parfaitement. La terre en
48 LA IIN r>ES BOURGEOIS
droit n'est pas à ceux qui en vivent, mais à ceux qui
en meurent.
— Des mots !
Une fronde souffla. Des fourchettes, au bout du
geste des l)ras. menaçaient Réty. Un mot de Akar
aîné ronflait par dessus les poulfements et les cris.
— Anarchisle !
Rabattu, loreille en cornet dans la main, essayait
de ne rien comprendre. Lavandhomme en riant dit à
Ghislaine :
— Ma parole, c'est la première fois que j'entends
parler de cehi.
Visiblement les théories de Réty, comme une boule
en un quillier, bousculaient la quiétude des hommes
et la futilité des femmes. Jean-Honoré, prestant,
obèse, l'encolure et les épaules des premiers hom-
mes de sa race, la pomme d'un menton conciliateur
entre la frisure des côtelettes, tendit deux mains et,
la voix grasse, spéciale, timbrée peur résonner au
fond des prétoires, émit :
— Messieurs, il faut respecter toutes les idées. Je
suis convaincu que j'exprimerai la pensée de tout le
monde en affirmant que s'il dépendait de nous d'amé-
liorer le sort de l'ouvrier
Arnold, qui achevait de vider sa troisième bou-
teille de Champagne, en apparence indifférent à la
controverse, brusquement gronda, d'nne fureur de
dogue dérangé en sa niche par un passage de sabots :
— De la canaille ! De la chair k tirer dessus !
— Malheureux ! dit sévèrement la grande aïeule,
il eût donc fallu tirer sur Jean-Chrétien U"" et sur vo-
tre père ! Se tournant vers Jean-Eloi :i Mon fils, nous
sortons de là. Nous avons le sang du travail à nos
mains. Apprenez-le mieux à vos enfants.
La parole tomba comme d'un siècle. Barbe très
droite, les regardait fixement de ses dures cornées
aux cernures noires où sembla monter un regard de
par delà la vie. i'ersonne ne répliqua. Jean-Eloi
I.A FIN ItKS DOUIUIEOIS 49
fronça le sourcil, agacé par cette plèbe des fosses
qu'on lui jetait à la tète. Eudoxe réprima un hausse-
ment d'épaules, s'humilia dans la contemplation de
son assiette. Mais (ihislaine, réveillée anx révoltes de
sa race, tout à coup tourna la tète vers Lavandhomme
en un mouvement de défi et de fierté. Le vicomte
écrasait une mie de pain sous son index, en bor-
noyant vers le marquis de Charmolin et le chevalier
de Durhailles, ses deux témoins.
Ce marquis de Charmolin, oncle de Lavand'homme,
ruiné comme lui par les femmes et le jeu, avait été
l'un des plus beaux hommes de sa génération. A
soixante-douze ans, sanglé dans un corset, ma-
quillé de peinture rose, la moustache en brochette, une
teinture noire aux mèches qui lui virgulaient les
tempes, il s'opiniAtrait dans un air de jeunesse péni-
ble, les articulations rouilb^es, mouvant un méca-
nisme'sec d'automate mal huilé. Les Charmolin lui
octroyaient un viager moyennant lequel il gardait
un cheval dans sa terre de Rassart et faisait encore
figure dans le monde. Durhailles, lui, également
parent de Lavand'homme, une barbe blanche de
burgrave épanchée jusqu'à l'ombilic, allégeait sa
débine en se partageant entre six cousinages chez
lesquels il alternait ses repas, et qu'il dédommageait
à la fin de l'an avec l'offre de méchantes oléagines,
son industrie.
Charmolin ajusta son monocle, pour cette figure
de bonne femme qui sembla surgie du recul des
âges et leur torchait le nez avec leur urdure origi-
nelle. Durhailles, toujours discret, engraissé à tra-
vers les querelles des ménages qu'il feignait ignorer,
s'annihilait dans la contemplation dos nappes de
poils qui lui ruisselaient du menton.
Uu froid d'hiver était tombé sur le printemps des
corbeilles et ne se dégela qu'aux chaleurs du vin
que Jean-Eloi s'avisa de faire circuler tout à coup
activement.
50 LA FIN 1»KS BOURGEOIS
— Avec maniiin, on ne sait jamais, pensait-il.
I)'ailleiirs Iheure avançait, la voiture des mariés
devait les embarquer au train de cinq heunis. La-
vand'homme, correct et maître de lui pendant toute
la durée de sa cour auprès de (Ihislaine, s'était
montré distrait et préoccupé dès l'église. Le Champa-
gne, largement absorbé comme pour y noyer un
penser tenace, ensuite lui mettait un tremblement
aux mains et redoublait les pincements d'un tic qui
par moments lui ravageait la face. Les yeux diffus
et mornes, il cessa de se surveiller et tomba à une
atonie lourde de laquelle le tirait brusquement la
sortie de Barbe. Puis encore une fois l'accablement
l'affaissa ; il eut l'air de s'absorber dans le sentiment
d'une destinée, s'abandonna comme à travers un nau-
frage de volonté. La vieillesse de l'arbre familial,
l'épuisement des sèves en la cuve des races s'attesta
si notoirement sous la soudaine décrépitude de ce
rejet des vieux gentilsbomm.es que madame Rassen-
fosse eut un espoir et se persuada que (ihislaine ne
serait pas malheureuse trop longtemps. Réty, obser-
vateur concentré, fut seul à s'apercevoir de la sou-
daineté de la joie qui sur son visage hermétique
s'éclaira à cette pensée homicide.
In bourdonnement s'éleva. C'étaient les villages
montés à Empoigny et qui, selon la coutume du
temps des Fourquehan , venaient congratuler les
époux.
Jean-Eloi joua la surprise, bien que la surveille,
SCS garde-chasses, d'après ses ordres, fussent partis
stimuler les gens de la montagne et du val.
Par bandes, les vieux et les jeunes, en robes et
vestes de dimanche, ils arrivaient de leurs breuils et
de leurs labours, avec leurs ans las, leurs faces
corroyées par les guilées et les soleils, leurs torves
échines restées ployées vers la terre. La noce, mise en
joie par ra[!parilion des rustres, aiflua à ]a terrasse
qui dominait le mail. In très vieux homme, contem-
LA l'IN I»ES BOIRGEOIS o l
porain des serfs crEmpoigny, s'avança, soutenu aux
aisselles par ses fils, gars râblés. Il représentait,
celui-là, une humanité perdue, le fossile des glèbes
d'avant la révolution, le gibier des traques de sei-
gneurs relancé par la meute des estafiers et des in-
tendants. Douze ménages marchaient à sa suite, issus
de sa graine et qui, déjà chenus, remorquaient leurs
provins à leur tour.
— Onel âge as-tu, brave homme ? fit Jean-Eloi.
— Cent trois ans, pour vous servir, mossieu le
baron.
Un lointain servage, au fond du grelottement de ce
petit souffle de voix, maintenait pour le maître ac-
tuel d'Empoignyl'armoriale investiture. La moquerie
des demoiselles"^ Akar, — (il va casser, c'est fragile, à
cet âge !) — tomba sur les lins exténués de cette
pauvre caboche de longévité. Charmolin, en se dan-
dinant dans sa busquière, énonça que le rural, depuis
qu'on en avait fait un censitaire, dégénérait. Mais
Akar aîné, retombé à la platitude de sa souche dans
un coude à coude avec Réty, releva le propos :
un homme après tout était un homme.
La gaité se débrida quand, à une question de Jean-
Eloi, le vieux lâcha qu'ils étaient, avec les petits-fils
et les arrière-petits-fils, soixante-huit de sa tribu que
leurs femmes avaient allaités. Et, du bout du trem-
blement gourd de ses mains, il montrait avec un
chevrotement de risette, en étirant sa mince bouche
en fistule, deux affreux chicots noirs pour exprimer
qu'il savait encore manger.
Rassenfosse lui coula cinq louis, fit éventrer une
futaille de bière pour les autres, agréa une loure que
la jeunesse demandait à danser sur la pelouse. Les
rires des jolis visages blancs de la terrasse grêlèrent
alors sur les torses épais des fils de la terre, sur
cette ducasse de balourds et de rougeauds qui s'ar-
rêtaient de rigodonner pour les regarder béats, riant
de les voir rire.
52 LA FIN ]>ES r.ULIlGEOIS
Subitement des coups de feu partirent d'une ravine
boisée écorchant à l'est rénorme roc. Jean-Eloi
tendit le poing.
— Les entendez-vous? C'est eux encore une fois,
ce sont ces sacrés braconniers. Et sans doute, ajouta-
t-il en se tournant vers Réty, il faudrait les laisser
massacrer en paix mon gibier, hein, voyons?
Le gros Quadrant, très rouge, gorgé de vins et de
nourritures, cria qu'on n'en avait raison qu'en leur
envoyant du plomb. Chez lui, les gardes avaient
l'ordre d'être sans quartiers. Akar aîné, au contraire,
dans son petit bois, se contentait de multiplier les
pièges. Et en malaxant de ses larges meules lillusion
dune filandre restée aux dents, un tic commun à
plusieurs des Akar et qui leur donnait l'air de remâ-
cher entre leurs crocs de la viande humaine, il ajouta
avec une tranquillité féroce :
— Vous savez, ils ne recommencent pas. J'en
connais dix-huit qui sont boiteux pour le restant de
leurs jours.
Un des valets de chambre arrivait glisser un mot
à Jean-Eloi. lient un mouvement, s'assombrit, cher-
cha une phrase :
— Messieurs, fit-il, la propriété est vengée. Mes
gardes viennent de tirer sur un de ces gueux... Après
tout, ce n'est pas nous qui avons commencé.
Un tumulte de robes et d'habits, dans le saisissement
de la nouvelle, reflua vers la salle à manger. Barbe n'é-
tait piîis là ; elle se faisait excuser par madame Jean-
Horioré ; elle était montée prendre un peu de repos,
liaiis le pillage de la table, on aperçut l'énorme
Antonin, le fils de Quadrant, qui, guèdé, les joues
apoplectiques, continuait à engloutir des quartiers
de pâtisseries, qu'il immergeait sous les liquides. Il
avait râflé les plats à la portée de ses mains, et après
s'être entonné tout le temps du repas, se regoulait
sans connaître la satiété.
Cette goinfrerie qui le rivait à table pendant des
LA FIN DES BOrRGEOlS 53
heures et ensuite le lâchait à l'offioe, raclant les
dessertes, autrefois avait amusé les Quadrant, vivant
en de grosses aises matérielles, éjouis par les cui-
sines copieuses, A douze aus, fessu comme une jeune
tille, les bajoues débordées dans la cascade des men-
tons, il évoquait la viande soufflée et rose d'un nour-
rain à l'engrais. Mais, avec l'âge, sa voracité de gou-
liafreles désespéra; il sembla travaillé d'une boulimie
que nul appàtement ne comblait ; après d'infructueux
régimes, la machine à broyer, comme les dents et les
roues d'un moulin, se reprenait à fonctionner sur l'axe
de ce grand corps épais et fermenté. En ce ménage de
gras, alimentés par une puissante fortune terrienne,
restés proches des étables et des labours qui les enri-
chissaient, il apparaissait le ventre de la famille. Une
immuable quiétude de bien-être, le ronron béat d'une
prospérité indementie aboutissaient par une fatalité
mystérieuse à cette gloutonnerie porcine, se couron-
nait en ce règne d'un intestin capable de drainer tout
l'héritage.
L'émotion d'une tuerie à coups de fusil s'atténua
dans l'admiration pour cette repue d'Antonin. On
regarda disparaître dans les succions continues de
son vorlex intérieur, entre ses lippes humides et
lentes de vaste ruminant, les fruits et les gâteaux
qui s'empilaient sur son assiette et que, du bout de
ses mains boudinées, cerclées d'anneaux de chair,
souriant, heureux, perdu dans le travail de ses chyles,
indifférent à tout ce qui n'était pas les jus et les sucs
des nourritures, sans répit, par un va-et-vient de
mécanique il portait à sa bouche. Tourné vers îui,
le menton dans le poing, avec des sursauts joyeux
de sa bosse, Régnier, très excité, trépignant comme
devant un miracle de la nature, le contemplait
manger.
— Tu es beau, tu es prodigieux, mon vieux ! Il
n'y a pas à dire, ta faim est un don des providences.
Un coup de Champagne, hein ?
54 LA IIX DES BOURGEOIS
— Oui, verse-moi. Je croyais avoir fini, mais vrai,
l'appétit me reN^ent. Je mangerais à présent jusqu'à
demain matin.
— Va, va ! Tu as entendu les pétarades du bois?
Eh bien, il paraît que c'est un braconnier que les
gardes ont persillé. Ça nous est bien égal, pas vrai?
Il en restera toujours assez pour tirer plus tard sur
nous. Pourvu que tu manges, toi, la terre n'existe
plus. 11 n'y a plus de pauvres diables qu'on abat
comme des bétes, pour un peu de poil qu'ils nous
robent, il n'y a plus de riches se lavant les mains de
ce sang de prolos bon assez pour mariner nos civets ;
il n'y a plus que sa majesté ton Estomac. Encore un
verre? Mais voui, mais voui, qu'ils s'exterminent,
c'est la loi, c'est la fin de tout. Manger ou être mangé !
Ah ! mon pauvre Antonin, quand je pense à ce que
tu serais devenu si tu n'avais pas eu un petit million
à te mettre sous la dent! Tu aurais mangé de la chair
vive, tu aurais fricassé de la venaison humaine, dé-
pecée au coin d'un bois, tu aurais mis bouillir en ta mar-
mite des moelles de nourrisson. Quel dommage qu'il
n'y en ait pas un millier comme toi ! C'est ça qui
avancerait les affaires de la terre 1 — lié, Julien, deux
Mumm! — Yois-tu, la vieille a beau nous parler de
Misère et de ce que ça leur a mangé d'hommes !
Ton œsophage vaut bieii Misère. Les troupeaux et
les champs y passeraient sans te regouler. Eh bien,
puisque ça t'amuse, mange, bois, bâfre, briffe, fais
ton petit (Jargantua. Entre nous, je te le dis, nous
n'en n'avons plus pour longtemps. A vingt-cinq ans
ou à trente, un peu plus tôt, un peu plus tard, fini
de nous ! Nos grand'papas allaient leur plein siècle ;
nos papas arrivent fourbus à la soixantaine ; et
quant à nous, nous sommes à la trentaine les rosses
(|ui traînons notre propre corbillard. Tu vois bien
ï>udoxe, hein? il aura la députation, il ànonnera des
discours aux Chambres, il faillira être quelqu'un. Puis,
quelque part, à bout de salive, s'étant tirejuté ce qu'il
LA FIN I)ES DOLKGEOIS OO
a4'ait en lui, il crèvera dans la peau d'un fonctionnaire
régional. Celui-là pourtant, c'est le grand homme
de la famille. On nous le flanque à la tète, il fait caca
sur son perchoir de fientes révérées comme des reli-
ques, nous ne sommes que des buses à coté. Je ne
dis pas cela pour toi qui mets ta gloire à être une
tinette. Eh bien, vieux, il en sera de lui comme je te
dis, il s'éboulera dans un fromage chanci, il blètira
sans mûrir. Moi, j'ai cent ans, trois cents ans, mille
ans de Rassenfosse aux épaules. Je me pue comme
une charogne qu'on aura't déterrée des vieux cime-
tières ; ma bosse, c'est Misère que je traîne à mon
dos, Misère qui a mangé la force aux veines des
grand'pères et qui ne laisse aux veines des autres
que tout juste de quoi faire un bossu. Comprends
l'ironie de la vie ! Nous crèverons tous de Misère,
Misère se vengera en nous tuant un a un et toi
comme les autres... Mais d'ici-là, tant que tu as des
dents et qu'il y a à bâfrer, va, piffre-toi, entonne-
toi à pleins bords, gorge-toi jusqu'à la culasse, gros
cochon !
Jean-Eloi regarda par la salle : la place d'Arnold
restait vide. Un pressentiment mauvais l'agita. D'un
signe il requit le valet de chambre qu'il avait com-
mis à sa garde.
— Mon' fils !
Le domestique verdil, avoua. Arnold était parti de-
puis près d'une demi-heure ; il avait fait seller un
cheval; on ne savait vers où il s'était dirigé. Cette
force aveugle, inconsciente de ses impulsions, même
au repos effrayait Jean-Eloi comme un suspens tra-
gique. Mais, décadenée par livresse, recrue aux
bouillons du vin et du sang, elte se faisait dévasta-
trice, se ruait au rêve des massacres, comme si les
énergies d'une humanité barbare, le muscle et la
sève des grandes faunes se décuplaient en lui.
— Informez-vous, ordonna Jean-Eloi qui, dès ce
moment, parmi les voix hautes et les fumées ardentes
36 LA IIX DES BOURGEOIS
de cette fin de repas, restâmes yeux tournés vers les
portes.
La table, avec ses clartés de fleurs et de toilettes,
avec ses ronges visages enflammés sur qui, par les
verrières, une fine poussière d'or rose descendait
des horizons déclinants, maintenant aussi s'obscur-
cissait pour lui d'autres vides, (ihislaine et son
mari, à un signe de madame liassenfosse, avaient
disparu dans l'émoi de la fusillade. Madame Rassen-
fosse elle-même, quelques instants après, quittait la
salle. Il entendit le roulement sourd d'une voiture
qui s'avançait, le cliquetis des gourmettes, un ébroue-
ment de chevaux dans la cour, devant la porte où il
lui parut qu'un petit claquement de talons s'attardait.
Son oreille, tout à coup très aiguë, percevait de
subtiles résonnances. Un froutement d'étolFes, des
chuchotis lents, un sanglot, puis plus rien que le
gravier grinçant sous le départ des roues. Et, subite-
ment, un discret remous agita les dames, les jeunes
filles s'aperçurent frémissantes, un rien jalousant
cet exil vers les lampes et les baisers.
Une faiblesse l'humilia. C'était leur enfant après tout
des ans d'enfance ; ils n'auraient pas dû agir aussi
durement. Et reflexement il la revit à travers un autre
jour blanc, si loin, tout près, dans ses mousselines
et ses dentelles de neuve communiante. Ils la livraient
maintenant à l'homme comme ils l'avaient offerte à
Dieu. Mais si intacte alors, un ange en blanc, une
chair parfumée de candeur et de piété, cette pauvre
même chair dep'iis oublieuse des saints devoirs...
— Bah ! la faute n'en est pas à nous, se dit Jean-
Eloi. Il se tourna en riant vers Akar aine :
— Vous savez, Steve est furieux... Je l'ai rencon-
tré l'antre jour. Il ne nous pardonne pas sa sottise.
Il pensa :
— D'ailleurs je la hais, je les hais tous les deux.
Madame Uassenfosse reparut. Il lui vit aux yeux la
fuite de lu voiture par les routes, le petit nuage de
LA FIN DF.S BOURGEOIS o7
poussière où se recnlail le trol des chevaux, l'amer-
tiime de tout, cela qui la leur enlevait pour jamais.
Une autre voiture, drapée de noir, deux ans après le
mariage, leur avait ainsi emporté un enfant, ainsi
avait roulé par la poudre des chemins un peu de leur
vie qui n'était plus revenu. La blanche mariée et son
péché (mais il ne savait plus rien, hormis qu'elle était
sa fille) là bas s'en allait à l'avenir dans le funèbre
carrosse. 11 cessa de regarder sa femme.
Son valet de chambre se pencha :
— Le garde-chasse m'a chargé de dire à monsieur
que l'homme était mort.
Il tressaillit. Ce cadavre, pour le rachat d'un mas-
sacre de bète, dépassait sa rancune. Surtout en un
tel moment, parmi ses autres ennuis, la brutalité de
ses gens, avec ce trépassé sanglant qu'on lui jetait
en travers de la table, lui parut trop ponctuelle. — Que
va dire maman si elle apprend ? — Mais le mauvais
orgueirencore une fois s'endurcit. L'argent, qui
achetait la vie de lun, paierait la mort de l'autre.
— C'est bien, dit-il très bas. Qu'on avertisse les
gendarmes !
Un second valet se montra.
— Monsieur, c'est un homme du village d'en-
dessous. Il dit que M. Arnold, en traversant à fond de
train, a renversé quatre personnes. On a voulu
arrêter son cheval. Alors il s'est mis à taper, il s'est
lancé dans les jardins et les maisons en cassant tout.
Je dis à monsieur ce que cet homme a dit.
— C'est la fin, pensa Rassenfosse. Une semblable
journée devait ainsi s'achever. Et rien à faire ! Avant
qu'on arrive, cette brute aura tont saccagé. L'homme
qui est là ne se doute pas que je changerais volon-
tiers en ce moment ma vie contre la sienne. Hé
bien! dit-il à haute voix avec autorité, ils n'ont qu'à
se défendre. Je n'y puis rien. Qu'on paie cet homme
et qu'il s'en aille !
Il se tourna vers ses voisins en riant :
38 LA r\S hES BOURGEOIS
— Figiirez-voiis, mon fils s'est rué sur les paysans.
Un vrai Cosamie quand il s'en mêle... Mais je le con-
nais. (Juand il les aura bien rossés, il leur videra ses
poches dans les mains.
On entendit Akar aine qui se démenait :
— Nous avons un gouvernement de gens bien
élevés. L'unique garantie pour l'ordre, c'est qu'il y
ait à la tète des affaires des hommes propres.
Mais dans le roulement des voix, sa basse-taille
s'émoussait, n'éructait plus ensuite que des mots en
déroute.
— Calolins... liberté de conscience... Honnêtes
gens... A bas les collectivistes...
Réty, à l'autre bout de la table, très calme, ré-
pondait r
— C'est vous, la banque et l'industrie, qui êtes
les collectivistes ; vous êtes la coalition des capitaux
contre la démocratie sans qui vous ne seriez pas...
Ne parlez pas du pays : vous en avez fait une
Byzance. Pas un homme, pas une idée, rien que la
lutte des intérêts.
— Mon cher ami, dit Jean-Honoré qui pensait à son
fils, ce sont les circonstances qui font les hommes.
Vous vous pressez trop de juger.
Des protestations de femmes s'élevèrent.
— Mais laissez donc là votre politique.... C'est
assommant.
Charmolin, l'air tendre, se penchait vers madame
Quadrant :
— Oui, Madame, tous les matins un bain de ri-
vière, puis une heure de cheval. Et, vous savez, tou-
jours comme à vingt ans...
Eudoxe, enfené par un argument de Réty, se dé-
gageait d'un mot qui exprimait toute la platitude du
régime.
— Laissez-donc... nous vivons... toute la politi-
que est là.
Régnier depuis un peu de temps regardait Simone ;
LA Hx r»KS nornc.Eois oO
il la visa avec un raisin. >[ais elle ne bougeait pas,
toute blanche et raidie comme une pelile morte sous
les cierges, les yeux cornés et fixes. Il connaissait
ces crises qui tout à coup la pétraient et d'où elle
sortait battue, affreusement triste, avec le mal en ses
membres d'une résurrection après un séjour aux
ombres. Son pouvoir sur cette enfant malade, aux
nerfs de viole trop vibrante, là-haut dans les cham-
bres l'exilait à volonté de la vie, d'un mot l'y réinté-
grait. Un cri effrayé d'une des demoiselles Akar de-
vant l'évanouissement de la rigide figure propagea
une panique. Madame Jean-Honoré essaya de la pren-
dre dans ses bras. Adélaïde, avec des mots d'appel,
lui caressait les cheveux.
— Mais non, dit Régnier rageur, laissez-la, ce
n'est rien. Elle va se reprendre.
Et sans violence, doucement il l'évoqua :
— Mouette !... Mouette !
Son œil s'élucida. Un cillement rapide, comme pour
une blessure des prunelles sous une vive et trop sou-
daine clarté, dénonça le retour au sens. Elle se mit
à sourire, un peu en songe encore, et se lissant les
paupières de ses longues mains frêles, elle eut un
murmure vague :
— Ma petite âme a froid... oh 1 elle a si froid, ma
petite âme.
Mais de nouveau l'œil se lapidifiait, son visage
sembla figé dans l'effroi d'une vision ; un mot épou-
vanté monta de ses ténèbres :
— L'homme !
— Simonette ! enjoignit Régnier.
Cette fois ce fut fini. Elle le regarda, ne regarda
que lui avec l'insistance et l'obscur vouloir d'un es-
prit en léthargie et qui du fond de la nuit s'éveille à
une voix.
— Quoi ! Qu'est-il arrivé ?
Puis ses larmes partaient, elle ne savait rien dire
à sa mère qui l'interrogeait ; on l'entraînait à travers
60 LA FIN DES BOURGEOIS
ses sanglots. Et ce mystère de Thomme suscité par
sa soufrrancc.. cette obsession d'un clandesliu penser
qui la faisait crier comme pour une déchirure de sa
chair, continua à régner autour de la place qu'elle
quittait.
— Mais de quel homme parlait-elle ? se demanda
Jean-Eloi avec l'accablement de la mauvaise journée
qui l'assaillait par tous les côtés à la fuis. Un paccant
des bois, un frère des bétes terrées gisait là-bas,
expiré. Vraiment oui, se persuada-t-il, ce doit-étre de
cet homme qu'elle a parlé. Son arrogance tomba ;
peut-être le mort laissait derrière lui une femme et
des enfants. Mais le mauvais riche tout de suite
reperçait; en s'entendant avec la veuve préalable-
ment à rintervention de la jusiice, il conjurerait les
ennuis de cet homicide, même légal. Alors il calcula,
évalua le taux auquel, en traitant à forfait, il était
possible d'équivaloir cette dépouille humaine. Après
tout, conclut-il, je suis dans mon droit. Je verrai à
terminer cela avec Jean-Ilonoré.
La table maintenant se déblayait. Dans une tiédeur
de crépuscule, les jeunes filles, sur le mail évacué
par les pitauds, s'entraînaient àuneparlie de crocket.
Eudoxe s'offrit à montrer aux dames la métairie et
les jardins, ces fameuses charmilles qui avaient fait la
joie des Fourquehan. Il ne resta plus que les Akar,
Rabattu et Jean-Eloi. Repris à la vie sérieuse, ils
allèrent, en fumant des cigares, reparler de la grande
affaire sur la terrasse. La base des monts déjà plon-
geait dans la nuit : de la violette coulée de la Meuse
s'efl'nmait une brume grise qui, en spiralant vers le
haut, se rosissait d'une dernière chaleur de couchant.
Et une paix énorme régnait, le souffle large de cette
grande nature nocturne d'eaux, de grès et de bois
qui, monté des caves espaces à travers la houle
des ombres, apportait aux cimes d'Empoigny, écla-
boussées encore d'écarlates et jaunes fulgurations,
la respiration de la vallée, ils dominaient la fuite
r.A FIN DES BOURGEOIS 61
illimitée des plateaux ; au-dessus d'eux, dans les dor-
mants du ciel, des archipels de béryls et d'améthys-
tes flottaient à la dérive ; et une solennelle roche,
un entassement déchiqueté de pylônes et de dalles,
avec ses ouvertures comme des rosacés, dressait sur
la mort rouge du soleil le prestige d'une bas-ilique
aux verrières flamboyantes.
Nulle de leurs paroles, du fond de leur cuisine à
millions, ne monta vers ce miracle des soirs. Akar
aîné, avec son éternel mâchonnement, proposait un
de ses neveux pour la direction générale de la Colo-
nisation. Rabattu, de sa nutation de tète, sembla ac-
quiescer, les yeux comme des sondes et des pics
fixés sur les espérables carrières enfouies au giron de
la montagne. Jean-Kloi pensait :
— Ces Akar sont insatiables ; ils nous mange-
raient jusqu'à l'os si on les laissait faire.
Et tout à coup la voix d'une des demoiselles Akar,
pendiée par-dessus les parapets qui clôturaient le
mail, s'entendit :
— Tiens, M. Réty là-bas sur la roule !
Ils regardèrent. Réty, alpiniste enragé, était des-
cendu d'Empoigny par une des sentes raides qui
griffent les abruptes parois et gagnait à pied la gare.
— Casse-cou en tout, celui-là, fit Akar aîné en
haussant les épaules.
Mais ce départ de l'ennemi à son tour le rappelait
à ses brassées d'affaires, à ses véreuses manipula-
tions laissées à la ville.
— Ne nous faites pas manquer le train, au moins,
Rassenfosse.
On avait encore près d'une heure. D'ailleurs les
cochers avaient reçu des ordres. Et comme les lampes
s'allumaient dans la salle à manger, tous rentrèrent
enfouie, chassés parle froid de la soirée. Régnier,
réquisitionné parles dames, apporta des châles.
Elles passèrent dans un salon, une chambre d'été,
toute en nattes et en bambous, des bronzes sur des
4
(j'2 LA 1L\ DES BOURGEOIS
trépieds, partout des étagères et des paravents, des
clartés tendres de lanternes japonaises aux treillis
d'un plafond fibrille d'une chevelure de lianes natu-
relles et, pour rideaux, aux quatre fenêtres, un froissis
de merveilleuses soies azuline et jonquille, huit éten-
dards sacrés écroulés en plis de lumière, en élucences
d'étoiles et de hine, et qui avaient palpité aux vents
religieux du Nippon. On rapprocha les fauteuils ;
l'ironique et gentil bossu s'assit sur une pile de cous-
sins dans le cercle ; et en riant, en lui jetant les fleurs
de leurs corsages, elles lui demandaient une his-
toire.
— Je veux bien, dit Régnier, mais, vous savez,
mes histoires à moi...
Tout de suite, la paillardise du récit les épouvanta.
Elles se bouchaient les oreilles, le battaient de la
colère amusée de leurs grasses mains caresseuses.
Imperturbable, bousculé par leurs fâcheries comme
un joli jouet de plaisir, baisant les belles mains qui
le pelaudaient trop tendrement, il continuait à leur
infuser de sa petite voix aigre de galoubet, des
corrosifs qui ne leur déplaisaient pas.
Une des portes de la salle de billard s'ouvrit, et
dans le bruit des carambolages, dans la grande lu-
mière rabattue des quinquels sous lesquels Durhailles,
la barbe ramassée dans son gilet, et Eudoxe s'aper-
çurent courant le long des bandes, le groin mafflu
et congestionné d'Antonin saillit, salué d'un petit cri
effarouché des femmes.
— lié ! Falstaff ! couenne d'amour ! sac à vin !
cria Régnier. Viens donc offrira ces dames ta graisse
heureuse et goguelue.
Mais un hoquet lui remontait de son regoulement;
il bredouilla une excuse, ferma précipitamment le
battant.
— Au bout du couloir de l'aile gauche, la dernière
porte, glapit le petit Rassenfosse.
Et ta cheval sur les coussins, avec un balancement
LA FIX DES BOURGEOIS 63
de sa bosse qui lui donnait Tair d'un petit singe de
fantasia de cirque :
— Donc la comtesse, ayant enfilé les caleçons du
chevalier....
Cette fois, ce fut Eudoxe qui se montra à la porte :
— Mesdames, les voitures sont prêtes. On n'attend
plus que vous.
Régnier sauta lestement sur ses talons.
— Eh bien, dit-il, vous avez de la chance. Car
vraiment je ne sais comment vous auriez pris la fm
de mon histoire.
— Mais comme le commencement, sans l'écouter,
répliqua madame Eudoxe, la veuve d'Ûrlander, en
montrant par là qu'elle n'avait fermé qu'une oreille.
Toutes se levaient ; le froufrou des robes glissa
sur les nattes et s'éparpilla vers les sorties. Dans le
hall où débouchait le large escalier de chêne, les do-
mestiques aidaient les hommes à passer les pardes-
sus. Adélaïde et la femme de Jean-iïonoré, qui s'é-
taient attardés auprès de Simone, descendirent em-
brasser les clames. Mais les deux demoiselles Akar
ne se retrouvaient pas.
— Judith! Elle 1 appelait Akar aine. Enfin elles se
montraient au haut de l'escalier. Elles s'étaient attar-
dées auprès de Simone qui leur avait montré les
bijoux de sa mère.
— Oh ! papa, des brillants, figure-toi, pour plus
d'un demi million.
Mais Akar ne les écoutait plus. 11 avait pris Jean
Eloi dans un coin et le tirant par le revers de son ha-
bit, lui disait avec rondeur :
— C'est entendu, n'est-ce pas? Mon neveu à la di-
rection générale ?
— Si Rabattu consent...
Eudoxe, du haut du break, appela :
— Mais arrivez donc, toutes les voitures sont par-
ties.
Les Akar, Charmolin et Durhailles se hissèrent.
64 LA riX DES BOURGEOIS
Les Quadrant seuls restèrent ; ils avaient accepté de
finir la semaine au château.
Ensemble, avec Jean Eloi, ils s'avancèrent jusqu'à
une terrasse d'où, par les rampes en lacet, ils aper-
çurent graduellement s'enfoncer les voitures dans la
vallée.
— Fini! songeait Rassenfosse avec un réel senti-
ment de délivrance, en écoutant s'assourdir dans la re-
culée le bruit des rones. Celles-ci à présent lui sem-
blaient emporter dans leur roulement toujours plus
loin la journée mauvaise.
Mais comme il rentrait, il vit se dresser au pied de
l'escalier sa mère Barbe enroulée dans son chàle et
tenant sa valise à la main.
— Mon fils, je pars... Je ne resterai pas une
seconde de plus dans une maison où le meurtre
est entré. Je sais tout : vos gardes ont tué un homme.
Soyez du reste sans crainte : vos invités ne me ver-
ront plus. Je prendrai le train remontant et coucherai
à Dinant chez une parente de Beth qu'elle m'a priée
d'aller voir. Jean Eloi, faites atteler.
Mais les dix voitures étaient parties : il avait fallu
même utiliser les chevaux de la ferme.
— Voyons, maman, attendez à demain. Allez, j'en
ai plus d'ennuis que vous, de cette triste histoire.
— Pas une seconde de plus, vous dis-je. Qu'on en-
voie à la ferme et qu'on dise au fermier de mettre
l'àne à la carriole, s'il n'y a plus de chevaux.
— Il ne manquait plus que cela, pensait Rassen-
fosse.
Afin de la dissuader, il invoqua le ridicule de cet
équipage.
— Maman, vous n'y pensez pas... Un âne pour
vous ramener au train ! Que diront nos gens ?
— Ils diront ce qu'ils voudront, mon fils. Voire
mère est au-dessus des propos de vos gens. Est-ce
que vous leur avez demandé ce qu'ils pensent du
meurtre de ce pauvre homme ? Allez, il y avait du sang
L\ ri.\ DES DOlRr.KOIS 05
an nom de Rassenfosse, mais pas un sang comme
celui-là, un sang qu'ils avaient le droit de verser, puis-
que ce sang était à eux. Je vous le dis, c'est fini, je ne
remettrai plus les pieds dans cette maison homicide.
— Qu'il en soit donc fait selon votre volonté, gémit
Jean-Eloi en se dirigeant par les jardins vers la
ferme. Mais elle l'arrêtait :
— Ecoutez, rentrez rejoindre votre monde. Je ne
veux pas être un trouble-féte. Vous direz demain
matin à vos belles dames que je suis partie par le
premier train sans vouloir les déranger. Dieu nous
pardonnera ce petit mensonge. Et maintenant bon-
soir, Jean-Eloi I Que la nuit, avec cette mort sur la
conscience, ne vous soit pas trop lourde ! J'irai moi-
même parler k Bourdet.
Jean-Eloi, seul sons les arbres, eut un geste. Eh
bien, qu'elle en fasse à sa tète. Aussi bien, quand
maman a une idée...
Cependant il ne se pressait pas de rentrer ; il en-
tendit carillonner les sonnailles au licou de l'àne que
Bourdet attelait. Un bruit de petites roues concas-
sant les cailloux ensuite s'étouffa peu de temps
derrière les bâtiments le long desquels la charrière
de la ferme s'étendait avant de s'embrancher aux
rampes du château. De nouveau le drelin des son-
nailles tintait, il perçut le hiement d'un des essieux,
plus rapide à mesure qu'à la descente le bourriquet
accélérait son trot. Sa mère, la souche atîguste des
Rassenfosse, celle qu'ils révéraient comme la reine-
mère de la dynastie, s'en allait là, secouée aux cahots
sur une planchette de bois, dans cette grande nuit
de la montagne où maintenant il ne distinguait plus
ni l'àne ni la carriole.
Elle quittait Empoigny comme une vassale du
temps des barons qu'ils auraienl chassée du château,
elle de qui dérivait la grandeur de la famille et qui,
en frappant ses vieilles mamelles, aurait eu le droit
de leur dire :
4.
G6 LA 1I.\ DES BOURGEOIS
— Sans ce lait, vous n'étiez rien. Ce n'est pas as-
sez de toutes vos voitures pour me faire cortège.
Du bas de la montagne, dans l'air sonore du val, le
petit grelottement des cuivres lui arrivait lointain,
très doux. Par ce même chemin aussi était partie sa
fille ;- le triste mariage deux fois avait passé par là. II
demeura jusqu'à ce qu'il entendit le roulement égal
du cabriolet sur la grand'route. Alors une colère le
prit contre le mort, cause de tous ces ennuis ; il ten-
dit lo poing vers le bois :
— Canaille !
La confiance de l'aïeule se déplaça.
Tne révolte de son vieux sang de plèbe, en l'api-
toyant sur la misère des sans-sou-ni-mailles, traqués
comme des bétes dans leurs bois nourriciers, {'in-
surgeait contre les accapareurs de la terre, les om-
nipotents et rapaces délenteurs des faunes issues de
son giron. Une large zone autour de Misère lui ap-
partenait, des corons, des prairies, des bois, deux
lieues d'herbages, d'arbres et de maisons. Ses fils au-
trefois y avaient voulu placer des gardes., A quoi
bon ? leur disait-elle. Le bien se gardera tout seul.
J'aurai peut élre un peu moins de lapins, mais je ne
serai pas volée par mes gardes.
Et c'était la vérité ; sans fusils ni baudriers, ce
LA FIN DES BOURGEOIS 67
territoire des Rassenfosse virtuellement se défendait
contre la rapine et les déprédations. La herse et
l'araire, en fouillant honnêtement le fond, partout
avaient exterminé la graine gourmande. Chacun
s'étant taillé son champ dans la grande friche pri-
mitive, y veillait comme à un héritage, à une part
de possession personnelle.
Barhe avait mis la contrée en culture et bail-
lait à l'an, moyennant des marchés modiques à
l'abri de la banqueroute, l'infini morcellement de la
bonne glèbe, jamais lasse d'être fécondée. Quant
aux futaies, elle en avait réglementé le recépage
et l'affouage, déléguant à leur sauvegarde le ter-
ricole qui se chauffait de leurs ramures. Une fois
l'an, les villages avaient droit de battue; ils se parta-
geaient une quotité convenue de gibier ; le reste re-
venait à la propriété. Chaque ménage prélevant sa
part du poil et de la bûche, une solidarité d'intérêt les
soustrayait à la tentation du rapt et du braconnage. En
quinze ans, le juge n'avait été requis qu'une fois : en-
core les délinquants, gros marchands de bois, s'étaient
attiré la colère de Barbe en s'adjugeant frauduleu-
sement, à l'occasion d'une vente d'abattage, des lots
en défens. Rude aux riches, elle restait miséricor-
dieuse aux dénués. Ce grand bon sens d'un simple
esprit, en amendant à sa manière, d'après son per-
sonnel évangile, les droits rigides de la propriété,
avait trouvé le moyen de la soustraire aux rancunes
et aux spoliations.
Jean-Eloi toujours avait été son fils de dilection.
L'aîné de son flanc, il lui paraissait plus près de la
souche que les autres, plus près de l'amour de
l'homme qui, en l'engendrant, avait pour la première
fois fait saigner sa maternité. Cette aînesse imphin-
tée à l'égal d'un droit en son cœur instinctif de peu-
ple, elle y avait rallié l'acceptation des cadets, leur
parlant du grand frère, malgré le peu de différence
des âges, comme d'un suppôt de l'autorité paternelle,
68 LA IIX HES 150i:U(lE0IS
comme de la colonne sur qui à sou tour allait s'ap-
puyer la famille. Barbe éleva Tinfant de son choix
comme si vraiment, en devenant le chef des Rassen-
fosse, il dût régner au sommet d'une dyjiastie. C'était
à lui qu'en fermant les yeux, elle remettrait le gou-
vernement de la maison et déléguerait son autorité
sur les races sorties d'elle. Mais ses robustes ans dif-
férant la finale abdication, elle vivait assez pour voir
ce fds qu'elle avait rêvé selon son esprit, grandir
dans l'estime publique et diminuer dans son espoir
d'un autre Jean Chrétien Y. Elle s'était fait une con-
ception particulière de la fortune et la réalisait pour
son compte. C'était à son sens un prêt des providen-
ces, une investiture temporaire et sacrée que Dieu,
après l'avoir octroyée, reprenait si l'on en mésusait.
Impersonnelle, attribuée à un groupe d'humanité
plutôt qu'à l'individu, elle assignait aux pères la fonc-
tion et les devoirs d'un chef de tribu bâtissant les
maisons futures de la race, pourvoyant à ses desti-
nées, labourant les sillons d'où devait résulter sa
grandeur prédestinée.
Mais rhomme, si vastes que soient ses puissances
d'absorption, en a encore trop pour l'exacte somme
de ses besoins. Il faut que le surplus dérive aux ver-
tigineux abîmes du dénuement et des afflictions. On
n'est maître de sa fortune que pour une part, répé-
tait-elle, l'autre appartient à Dieu et à ceux qui, ne
possédant que Lui, vivant de ses uniques charités,
mourant quand 11 les abandonne, ont pour unique
recours les privilégiés e:i qui 11 se délègue et aux-
quels 11 confère la force et la puissance.
Il fallut la mésalliance de (Ihislaiue et les coups
de fusil d'Empoigny pour lui avérer les vicissitudes
survenues en sa descendance. Vu mystère toujours
lui sembla confiner à ce déraisonnable mariage; elle
se demandait quelle cause d'bumilier l'orgueil de
leur sang ouvrier en le mêlant aux débiles sèves des
séculairement hostiles gcntilhommerics. Barbe sentit
LA FIN DliS DOURGKOIS 69
dévier vers la calme maison du cadet l'aveugle
afTection gardée jusqu'alors à l'aîné.
Inopinément les Jean-Eloi apprirent qu'elle s'en
venait passer une semaine chez les Jean-Honoré (elle
qui ne quittait pas volontiers son coin de province).
Elle retrouva là, dans un milieu cordial et distingué,
un peu de la la simplicité bourgeoise qui la ratta-
chait aux vertus primitives. Wilhelmine. cette blonde
sentimentale et fine, élevée par une mère chré-
tienne, sut la captiver par un zèle tendre et adroit,
la modestie de sa vie et un fond de piété que le
libéralisme politique de son mari ne cherchait pas à
dévoyer.
Leur hôtel de l'avenue des Arts, riche sans somp-
tuosité, digne du rang des Rassenfosse, s'attestait la
demeure de l'homme d'étude et de travail, avec la
nuance de confort sévère dont se dénonce, chez
les gens de loi, la gravité de la profession. Le rez-
de-chaussée, réservé à Jean-Eloi et à ses stagiaires,
trois grandes pièces tout en bibliothèques aux reliu-
res de maroquin noir, d'un meuble raide qui encadrait
propicement la belle tête décorative du maître, les
salons de l'étage cossus et lourds, soustraits à la
mièvre fantaisie du bibelot d'art, dans un volontaire
effacement de toute prééminence féminine, s'oppo-
saient au faste de marbres, de tableaux et de ten-
tures, aux ostentatoires magnificences de la maison
de Jean-Eloi. Les Jean-Honoré menaient un train mo-
déré, se privaient de voiture, recevaient trois ou
quatre fois l'hiver, et l'été, villégiaturaient en un
canton du littoral, presque en paysans.
Le coup de sang de l'argent qui congestionnait
l'aîné, ne bouillonnait pas en ce cerveau studieux
d'orateur et de légiste, ami des livres, vain de sa glo-
rieuse faconde et des prérogatives de sa haute car-
rière, sans goût pour la parade et la piaffe. Leur for-
tune, sagement canalisée, ignorait le vertige des
millions qui battait aux temj)es de Jean Eloi. Le ca-
70 LA FIN I»ES BOURGEOIS
binet de Jean Honoré lui valait environ 30.000 francs
par an qui, joints à la dot de sa femme et à sa part
de fortune personnelle, leur assuraient un revenu
dont ils ne dépensaient pas la moitié.
Depuis dix ans, Jean Honoré était le conseil de la
première Société financière du pays, le Crédit Na-
tional, stable comme une banque d'état, et qu'avait
fondé ce roi delà Bourse, Isaac Orlander, créé baron,
moyennant d'intéressées et considérables participa-
tions à des œuvres philanthropiques. A la mort du
potentat, la baronne, restée veuve avec une fille, re-
courait à ses lumières pour un litige qu'elle gagnait
et qui lui assurait la plénière royauté du domaine de
Marquise, contestée par le comte de Bréant, son voi-
sin. Une bonne amitié en résultait, qu'exploita ce
père habile pour faire agréer dans la maison son fils
Eudoxe et que finalement celui-ci, en s'astreignant à
une cour dévotieuse, fit tourner à son profit. Un coup
de maitre, ce mariage avec celle qu'on continuait à
nommer encore la belle Orlander, bien qu'elle eut
dépassé la quarantaine et qu'elle touchât à 1 après-
midi de son insolente beauté. Exdoxe, lui, avait trente-
deux ans. \vocat comme son père, après avoir bril-
lamment débuté en un procès retentissant, il était
arrivé à pratiquer le barreau par intermittences.
Très beau, d'un dandysme viveur et méprisant, la pa-
role abondante et vive, tout en surface, il montait à
cheval, fréquentait aux salles d'armes, s'illustrait par
ses conquêtes. 11 eut le spirituel courage de lâcher
madame de Robuart qui lui appartenait depuis cinq
ans et ne lui donnait que le plus exalté des amours,
pour la riche baronne qui, en résignant le veuvage,
lui mettait dans les mains sa fortune. Cette grosse
affaire, qu'envia Jean Eloi, fut menée rondement et
démontra une fois de plus la puissance du calcul chez
les Kassenfosse.
La rude aïeule, dans cette demeure admirablement
ordonnée, où elle venait peu et qu'elle crut connaître
LA 1I\ DES DOlKGEOlS 7 l
pour la première fois, s'amollit d'être révérée comme
la religion vivante de la famille. Un culte respec-
tueux monta de la maison pour son grand âge et les
souvenirs qu'elle évoquai!, celte tradition héroïque
des fabuleux ouvriers de leur lignée qui semblait se
lever derrière son geste et marcher à son ombre. En
se voyant obéie jusqu'en ses manies, écoutée comme
la Bible et l'Evangile de leur race, elle ne songea
pas que peut-élre la finesse de Wilhelmine exagérait,
pour de profitables conjectures, la déférence. Cette
mère intelligente se rappela qu'elle avait été la plus
disciplinée des filles et mit sa diplomatie à la choyer
comme l'image ressuscitée de sa propre mère. Cy-
rille, personnelle et variable, la bonne Laurence,
Eudoxe, les jours où il arrivait la voir, s'entendirent
de leur côté pour la consoler de la tiède affection des
enfants de Jean-FJoi et lui persuader le reverdisse-
ment chez eux de la forte souche originelle. C'était,
avec Jrène, encore en pensiou, la descendance des
Jean-Itonoré.
Wilhelmine avait gardé de son âge de jeune fille
des yeux bleus très doux dans une clarlé de peau
merveilleusement sertie par ses blondes et comme
nuageuses frisures, a Ma Will, disait Jean-Eloi, est
blonde en tout, de caractère autant que de visage ;
elle a l'àme blonde comme la voix et les cheveux ».
Longue, un peu fluette, des mains de satin, diligente
sous un air de nonchalance, très ferme sous l'indécis
des apparences, celle femme qui, en s'effaçant de-
vant le prestige d'un mari sincèrement aimé, lui
laissait croire à sa toute puissance, régentait sou-
verainement sa maison et n'était blonde que par le
charme délicat de sa distinction. Sensible, très pure
d'esprit et néanmoins capable de ruse, un égoïsme
féroce pour ses enfants l'égalait à la passion brune.
On l'avait bien vu lors du complot qui fit entrer dans
la famille cette baronne Orlander disqualifiée à ses
yeux par son origine à la fois populaire et juive. Ses
"î'j lA FIN DES BOUtiGEOïâ
scrupules de chrétienne, ses préventions de fille des
bourgeoisies, elle sut les résigner avec une volonté
rigide, ou les ignorer de toule la force de sa dissi-
mulation deux fois féminine, puisqu'elle était mère
et femme, afin de s'absorber uniquement dans la
supputation des grands biens que le mariage allait
apporter à son fils.
Jean Honoré, très timide à vingt-cinq ans auprès
des femmes, d'ailleurs concentré aux sévères études
du droit, passionné pour cette science qui à son gré
codifiait les mouvements de la conscience humaine
et lui apparaissait le legs sacré d'immémoriales gé-
nérations de moralistes et de sociologues, n'aurait
peut-être point assumé les libertés d'une cour respec-
tueuse dans cette maison des « dames Desuoirman-
teau », si sa mère, qui lui avait choisi ce parti, n'était
venue à son aide.
Mme Desnoirmanteau, veuve d'un ancien président
au Tribunal, habitait avec ses deux filles un spacieux
logis au pied des tours de la cathédrale, sur cette
butte solitaire qui domine tout Mous et où expire,
comme en une désuétude de béguinage, la rumeur de
la circulation. Elles vivaient là d'une vie un peu re-
cluse, partagées entre les offices, la promenade aux
glacis le dimanche, les travaux à l'aiguille derrière
un coin relevé des rideaux et les visites à quelques
familles amies qu'elles invitaient au thé deux fois le
mois. Wilhelmine, timide comme lui, d'une virgi-
nité rougissante et vite effarouchée, plut à ce grand
gorcon gauche, demeuré incurieux de la femme. Un
éveil de poétique amour, pour la blonde musicienne
qui, en fnMant de ses doigts pales les cordes d'une
guitare, chantait les soirs de vieilles et tendres ro-
mances, d'une voix berceuse où renaissait l'àme des
aïeules, se leva de sa littérature nourrie aux proso-
popées de Chateaubriand et de Lamartine.
Elle peignait sur la soie de mièvres et candides
paysages, aimait les oiseaux, s'entourait de cueil-
LA riN DES ?,OURGEOIS i3
lettes (îc fleurs, comme une petite madone des
tableaux gothiques. Dans cette ombre religieuse des
pinacles, en le délaissement du parvis verdi de moi-
sissure, grandie aux odeurs de l'encens sous les por-
ches, aux alléluias des orgues h travers les verrières,
aux voix tristes des cloches s'éplorant par les abat-
sons, elle avait le cœur d'une jeune fille des âges
d'innocence et de piété. Le mariage ensuite ne la
changeait pas. Chrétienne et vonée à ses devoirs,
contente de régner dans la maison en paraissant s'at-
ténuer devant l'autorité de l'époux, elle devenait la
touchante figure qui, les soirs, en s'accompagnaLit
de la guitare, berçait ses enfants des vieux airs ouïs
de sa propre enfance.
Barbe Uassenfosse crut trouver là la vraie famille
et se repentit de l'avoir cherchée inutilement chez
les Jean Eloi. Ceax-ci, aux jaidins de la vie, avaient
semé la graine folle ; elle s'était levée en ces pauvres
hommes, Régnier et Arnold, oisifs, impénitents,
méprisants du saint commandement filial. Les Jean-
Honoré, au contraire, récoltaient un froment géné-
reux. Leurs filles pins lard provigneraient vertueu-
sement, Eudoxe à son tour travaillerait pour la race.
Elle se repentit.
— J'ai péché, se dit-elle, par aveuglement pour
le fruit aine de mes entrailles. J'ai méconnu la loi
qui enjoint d'aimer pareillement tous les enfants
conçus de nous. Dieu me punit en me faisant sentir
mon erreur. De ceux que j'anrais dû chérir mème-
ment, le meilleur est le fils pour qui j'ai mesuré ma
tendresse. Toute faute engendre misère. C'est pour-
quoi le fils envers qui je me suis montrée prodigue
m'a mal payée.
Jean-Eloi, absorbé par ses affaires, ressentit moins
vivement qu'Adélaïde le brusque éloignement de
l'aïeule. Encline à la défiance et à la cupidité, elle s'en
dépita par calcul comme d'un bien légalement acquis et
qu'on leur aliénait. Son acrimonie éclata sur Jean-Eloi.
74 LA FIN DES BOURGEOIS
— Eli bien, elle ne se gène pas, ta mère, lui dit-
elle. Après toutes les concessions que nous lui avons
faites constamment, voilà qu'elle s'en va vers les
Jean Honoré. C'est du joli. Nous qui n'avons jamais
eu pour elle que les attentions les plus tendres î Jl
ne lui suffisait pas de nous planter là comme elle Ta
fait le soir de la noce. Un vrai scandale ! Elle passe
à présent à l'ennemi. Va, va, hausse les épaules, je
dis ce que je dis. As-tu pu croire vraiment à l'amitié
de Wilhelmine? Voyons, y as-tu cru! Tu aurais bien
tort. Elle ne pense qu'à ses enfants, c'est un cœur
parfaitement égoïste. Ah 1 je vois clair dans leur jeu.
En cultivant la maman, ils espèrent la garder avec
eux. C'est toujonrs quelques billets de mille au bout
de l'an, en attendant mieux.
11 s'empatienta.
— Ah I ca, qu'est-ce qu'il te passe ! .Maman est
bien libre d'agir à sa guise.
— Mais, malheureux, tu ne saisis donc pas ? Ta
mère est libre aussi de faire ce qu'elle veut de son
argent, n'est-ce pas ? De façon que si, en donations,
elle leur abandonne le plus clair de ce qui devrait
revenir à nos enfants, nous n'avons, nous, qu'à nous
incliner.
Cette fois, il se mettait à rire franchement. Ses
craintes étaient par trop ridicules aussi .. Il n'y avait
pas d'apparence que Jean Honoré, cet honnête homme,
s'avisât jamais de pareilles turpitudes... Et puis, la
mère était la droiture même. Mais Adélaïde s'opiniàtrait.
— Veux-tu que je te le dise ! Tu t'es toujours
montré trop soumis. C'était comme un fanatisme
de ton enfance qui te remontait quand elle nous arri-
vait. Mon Dieu ! moi aussi j'ai bien aimé manière,
mais je n'aurais pas plié ! Sois sur qu'ils sauront
profiter de ta faiblesse.
— Mais non, je t'assure que tu ne les connais pas.
Quand maman voudra revenir, elle sera toujours la
bienvenue. Mais je ne ferai pas un pas.
LA FI>- DES BOURGEOIS lo
Un peu (le Thumeur de sa femme à son insu froi-
dit sa vieille amitié pour le cadet sans reproches. En
débarquant chaque matin d'Empoigny, il hélait un
fiacre, se faisait conduire à sa banque. Après un bref
déjeuner il régnait un moment à la Bourse, trouvait
entre deux millions, le temps de visiler les Jean-
Honoré, puis l'express de l'après-midi le remportait à
son rocher. Ce sur calculateur, cet homme d'une
unique et absorbante passion n'avait tout juste le
loisir de goûter la nature, qu'il croyait aimer et où
il s'était acquis un coûteux domaine, qu'aux heures
minoritives du commencement et de la fin du jour.
Levé à pointe d'aube, il allait réveiller ses jardi-
niers, parcourait les jardins en donnant des ordres,
inspectait lécurie et la métairie, merveilleusement
actif, l'esprit à la fois aux affaires et à la maison. Il
rentrait au soir pour dîner, mangeait d'un appétit de
maçon, buvait peu, puis à petits pas de reflexion,
en brûlant un havane, marchait à travers la nuit de
la montagne.
Il les évita pendant deux semaines. Mais un matin,
comme il montait au Crédit Xational, il se rencontra
avec l'avocat qui justement quittait les bureaux.
— Tiens, Jean-Eloi ! On ne te voit plus. Es-tu fâ-
ché contre nous ?
— Mais non. Les affaires...
Et brusquant l'entretien, Jean-Eloi se mettait à lai
parler de leur mère.
— Ah ça 1 sur quelle herbe a donc marché ma-
man? Elle va chez toi où elle n'a pas mis en tout
vingt fois les pieds et ne nous donne plus signe de vie.
De quoi se plaint-elle ? Qu'a-t-elle à nous reprocher?
L'avocat le regarda, étonné. Mais elle ne se plai-
gnait pas ; elle était venue passer quelques jours
chez eux ; ils avaient eu grande joie à la posséder.
Ensuite elle était repartie là-bas.
— Ah! vois-tu, je ne la connaissais pas encore,
cette maman. Quel grand cœur simple I Comme elle
70 LA II.N DES BOLT.GEOIS
nous domine, nous, les petits, de tout son siècle!
C'est un testament vivant, oui, le testament d'une
humanité meilleure que la nôtre.
Jeai:-Eloi eut un élan filial.
— Oui, c'est vrai, tu as raison. Nous ne la va-
lons pas.
Subitement Jean-IIonoré, de Tair de quelqu'un qui
se rappelle :
— A propos, et Ghislaine? Tu ne me dis rien,
(îhislaine? Oh ! celle-là n'était pas écriveuse. Elle
ne leur avait écrit que deux fois depuis un mois, la
dernière fois de Mézières qu'ils réintégraient. Jean-
Eloi ajouta négligemment :
— Jimagine qu'elle va bien.
Les deux frères se regardèrent.
■ — Soupçonnerait-il quelque chose ? pensa le ban-
quier, craignant une trahison, leur secret vendu.
— N'aurait-elle rien dit? se demandait Jean-iïo-
noré. Il reprit d'un ton dégagé :
— Et Lavand'homme? Quelqu'un nous a dit l'avoir
vu à Paris, il n'y a pas longtemps.
— On a mal vu : c'est impossible...
Ils se serrèrent la main, se quittèrent.
— Le malheureux ! songea Jean-Honoré, il ne se
doute de rien.
11 se rappelait le soir où devant Barbe, le fils de
leurs amis Provignan, ce jeune et charmant Léon
Provignan qui, sans se déclarer encore, semblait
commencer sa cour auprès de Cyrille, avait transmis
la nouvelle. Il la tenait d'Antonin Quadrant qui ren-
trait de Paris et en plein midi s'était heurté h Lavan-
d'homme, au moment où celui-ci, à la porte de la
Maison dorée, descendait de voiture avec une femme.
Le vicomte s'était détourné pour ne pas le saluer ;
mais sans doute il Pavait désigné tout bas à la dame,
car celle-ci, d'un regard lancé par dessus l'épaule,
le dévisageait.
— Tiens, Lavand'homme! s'était écrié l'ami qui
LA FIN DES BOUUGEOIS 77
accompagnait Antonin, José Akar, le fils des Akar de
Paris. .Mais au fait, tu le connais mieux que moi,
puisqu'il a épousé ta cousine. Ahî mon cher, quelle
fripouille î Tu as bien vu cette femme... C'est sa maî-
tresse ; tout le monde la eue, cette Yolande de Ver-
neuil, de son vrai nom Joséphine Rachon, la fille d'un
épicier h la C/napelle. Il l'avait avant son mariage,
il l'a reprise après. Comment! tu ne savais pas?
Barbe avait interrompu Léon Provignan :
— Assez, monsieur. Ce secret doit s'enterrer à ja-
mais en vous, si vous aimez notre famille. 11 ne faut
pas qu'une voix amie nous reparle de notre honte.
A présent, sans doute, une pauvre femme désabusée
pleure d'amères larmes. Ayons pitié d'elle.
Provignan était resté saisi, un silence était tombé.
Puis pour la première fois, elle lui avait parlé, à lui
Jean-Honoré, de ce jeune homme assidu à leurs réu-
nions du soir.
-^ Mon fils, votre mère a de bons yeux. Cet aima-
ble garçon vient ici pour quelqu'un que vous savez
bien et qui n'est pas nous. Plus tard, vous viendrez
m'en reparler. lié bien, il ne me déplait pas et Cy-
rille est d'âge à se marier. Je ne voulais pas vous
dire autre chose.
Jean-IIonoré avait souri.
— Peut-être bien...
JX
La nouvelle, malgré tout, s'ébruita dans la famille
78 I>A FIX I>ES BOURGEOIS
en même temps qu'on apprenait la délivrance de
Sybille, la fille ainée des Quadrant, mariée à un des
deux Piébœuf. Piébœuf aine et Piébœuf cadet, à la
mort de leur père, le vieux maçon millionnaire,
s'étaient partagé les dix grands immeubles de l'héri-
tage. Ils touchaient en outre les revenus de huit rues
s'étendant en pleine ville sur un espace de près de
dix hectares.
L'effrayant grisou, avec des déchets de démoli-
tions, de.s matériaux achetés à l'encan, avait bâti là
des ténements de petits cubes uniformes, mal aérés,
souffreteux, suant l'humidité, puant le marécage.
Une plèbe anémiée et misérable, une basse humanité
de vice et de misère fermentait à travers les sentines
de ce vaste quartier érigé sur l'emplacement d'un an-
cien cimetière déblayé et où, au temps des épidémies,
la fétidité du ruisseau semblait exhaler un relent de
vieilles pourritures mortuaires.
Le maçon Piébœuf, gorgé aux rendements des fu-
miers humains dont il engraissait ses amas de bri-
ques, crevait à soixante dix ans d'un mal purulent
qui le liquéfiait vif et le vida, sur son lit d'agonie,
comme un purot éclaté, surnourri de vidanges. Après
un demi-siècle de rapines, ponctuellement dévolu
au soutirage de la détresse publique, la pestilence des
cloaques où il avait fini par aller toucher lui-même
ses loyers, intraitable quant au terme, lui remontait
au cœur, il s'en allait de sa gangreneuse fortune,
de l'or vénéneux sécrété des boues de la mort. Un
convoi pompeux achemina cet homme de bien aux
marbres tumulaires. Plus tard, pour commémorer sa
philanthropie, sa tombe s'illustra d'une statue en
pied, une bourse symbolique au bout des doigts dont
il avait l'air de semer l'aumône et qui avaient raclé
le denier du pauvre.
Il y avait cinq ans que Sybille, cette enfant bou-
lotte et soufflée des Quadrant, était devenue madame
Amable Piébœuf aîné. Trois couches malheureuses
LA FIN DES BOURGEOIS i9
s'étaient dissoutes sons les tertres du cimetière : elle
semblait vouée à n'engendrer que pour la terre.
Enfin cette grossesse nouvelle aboutissait, on espé-
rait dans le fruit de ses flancs toujours humiliés.
Piébœuf, très gras lui-même, d'une chair sébacée
et incolore où le sang de paysan du père se di-
luait en lymphes et en sérosités, prit le poupon dans
ses bras, sit<U venu au monde, et le portant à la
clarté des lampes, le considéra avec un attendrisse-
ment de tigre :
— Tu seras le fils à papa, petiot ! Va, tu en pour-
ras manger de l'argent ! 11 y en a assez pour trois
comme toi I
.Madame nuadrant, bonne femme simple et mater-
nelle, d'un cœur de Uassenfosse sous sa copieuse santé
bourgeoise, demeura huit jours auprès de sa fille sans
vonloirla quitter. Toute la famille processionnait en
visites; les Jean-Eloi avaient accepté le parrainage ;
le médecin déclarait l'enfant viable. Une ère de bonheur
mijota chez les Piébœnf et les nuadrant. Cette fois,
on tenait l'héritier si longtemps différé ; le petit
Eloi-Chrétien s'entonnait à pleines mamelles. Et
Sybille regardait en riant l'immense Antonin, disait :
— Jl te ressemblera !
Ce flatueux et lurgide géant, enflé comme une
bonbonne, incarnait pour les Quadrant l'apogée de la
famille. Leurs effusions de rejetons de mineurs et
d'estivandiers, dosées et combinées en ce volumineux
produit, se magnifiaient parmi l'ampleur glorieuse
de ses viandes comme dans l'essence supérieure
élaborée par des siècles de sélections. Il apparaissait
la coupole cimant des assises ramifiées à travers le
temps, la colonne superbe de leurs pharaonats,
surgie des profondeurs de la race. Pour rendre viable
ce colosse adipeux, engloutissant en son gésier la
subsistance de dix ménages, n'avait-il pas fallu les
servages accumulés d'innumérables générations fa-
méliques, les stratifications d'engrais de millénaires
80 LA FL\ DES BOURGEOIS
et croupissantes humanités ! Leurs aises de juteux
ruminants, enfoncés jusqu'aux fanons dans la ri-
chesse, pâturant un lourd bien-être matériel, s'exta-
siaient devant le bétail vorace sorti de leur beuverie.
Les Quadrant, qui habitaient porte à porte avec les
Piébœuf, voulurent fêter dans leur hôtel à la ville les
relevailles de Sybille. Ils organisèrent un repas auquel
fut conviée une large assistance. Les Jean-Eloi et les
Jean-Honoré à cette occasion firent leur paix définitive.
Prosper Piébœuf cadet et diverses familles amies, tous
beurrés, luisants, onctueux, lardés de rentes solides,
y étalèrent en outre la béatitude du capital incorporé,
devenu la pulpe et le sang même de la vie. Un ins-
tinct de l'analogie, d'ailleurs, avait déterminé autour
des Quadrant des groupements similaires d'organis-
mes et de fortunes, ils recrutaient leurs relations
dans les mûrs terreaux du million, parmi la haute
bourgeoisie couenneuse et prébendaire, les gros ren-
tiers, les négociants en huiles, en malteries et en
grains, avec lesquels leur trafic les apparentait.
Quadrant, grandi dans les fermes, fils et petits-fils
de speudo-hobereaux enrichis par l'élevage et les la-
bours, ne cachait pas son mépris pour tout ce qui
n'était pas la terre. Presque tout l'an, ils vivaient à
la campagne, dans leur domaine de la Hesbaye, deux
cents hectares de champs et de prairies dont les mois-
sons et le bétail alimentaient leur fortune et où Qua-
drant, un des principaux adjudicataires des remon-
tes de l'armée, entretenait ses haras. Il estimait Jean-
Eloi, liomme d'argent ; il estimait moins Jean-Ho-
noré, homme de droit, qu'il affectait d'appeler « l'avo-
cat. » Celui-ci, par représailles, les englobait dans cette
ironie : les Œsophagiens.
La frairie bombança jusqu'à la nuit. Régnier, très
en verve, sa malice de méchant bossu bandée comme
une catapulte, voulut baptiser au Champagne la pos-
térité des Piébœuf. On requit la nourrice : Sybille
se prêta à la plaisanterie.
LA l'i.N i>i:s noLIlGEOlS SI
— Enfant des Gras, pontifia-t-il, au nom de la
pièce de cent sons qui sera ton unique foi et par qui
tu régneras, je t'asperge de ce Champagne lustral,
blond comme l'or que tu es appelé à palper, fermenté
comme les gadoues humaines, les latrines fétides
qui ont fait la gloire des Piébœuf, tes père, oncle et
grand' père î
Il advint un moment où la totalité des hommes,
guédés de vins et de nourritures, roula à une ébriété
écarlate. Grand soiffeur, séchant journellement ses
trois flacons de bourgogne, Quadrant père, réputé
pour ses crûs, se faisait un point d'honneur de
saouler ses amis jusqu'à la régurgitation. Sa cruauté
de biberon invulnérable, après les avoir gavés de
sec et de liquide, s'amusait de les voir s'ébouler
comme de la brioche humide, la glotte gluante, le
masque blet et talé. Les Jean-Eloi et les .lean-
llonoré se refusant à rester, il les accabla de ses
brocards ; mais ils s'entêtaient, prétextaient des af-
faires. Alors il se dédommagea sur les autres, fit
monter de la cave les vins les plus pétulants, présida
à des rasades torrentielles.
Madame Onadrant, accoutumée h ces gogailles,
très calme parmi les faces congestionnées des convi-
ves, encourageait ses voisins. Sybilie, assonpie,
heureuse, un machinal sourire à ses grosses lèvres
de tulipe en fleur, ne luttait plus contre Tenvie de
dormir qui la prenait dès la flambée du gaz. C'était
le même sang épais et somnial que son frère
Antonin. Jeune fille, déjà elle préférait aux fêtes les
aises étendues des coussins, la veulerie des siestes
sans penser, toute lasse de sa chair lourde de fraîche
génisse, une mollesse de vie paresseuse et quiète en
ses lents yeux humides. Au théâtre, la voix des ac-
teurs et la chaleur des girandoles la plongeaient en
des torpeurs accablées. Elle semblait venue à la vie
mal éveillée, sortie à regret de la mer de lait de
l'incubation ; et longuement nourrie aux mamelles
5.
8:2 LA Fl.\ DES UOLRGiiÙlS
maternelles, car madame Quadrant avait vo.ulii allai-
ter elle-même ses- enfants, à. douze ans elle gardait
encore h la bouche le puéril mouvement de têter.
Celte grosse paix animale clu sens variait peu avec
le mariage, auprès du flatueux Piébœuf, tout de
suite rassis, d'une maturité précoce et malsaine.
La joie et la peine également s'émoussaient sur
sa pâteuse indolence. Les trois petites bières où
s'étaient consumées ses inutiles gésines, à peine,
les larmes taries, laissèrent un sillon en ses indolores
regrets. Et quand lui venait ce final espoir, cet Eloi-
Chrélien, fêté en naissant comme un infant, c'était
surtout Germaine, sa jeune sœur de dix-huit ans,
qui, en le poupon dorloté comme une poupée,
sentait s'émouvoir l'orgueil de la race enfin as-
surée.
Cette Germaine, brune et rostrée en mémoralion du
grand visage noir de l'aïeule, était l'àme sérieuse
et tendre de la maison, le bon épi du champ où
ne germaient que les péchés capitaux Elle avait
quitté la table dès le dessert et, rentrée chez les
Piébœuf avec la nounou, s'amusait à bercer l'en-
fant en une comédie attendrie de jeune maternité.
Régnier, à mesure que montait l'ivresse, s'allu-
mait plus rageusement. Ce bout d'homme, ce couvet
de perversité et de malice, aux braises toujours atti-
sées par sa haine des hommes, ce joli bossu terrible
qui savait regarder les femmes avec des yeux de
candeur, devint vraiment frénétique dans son mépris
pour les plates bourgeoisies dont il était entouré et
auxquelles il se sentait supérieur. Il prit à part Pié-
bœuf et lui dit :
— Ta paternité, mon cher, te dicte ton devoir. A
présent que ton rejeton se dénonce évident, au lieu
des illusions dont jusqu'à ce jour tu nous as leurrés,
il t'est enjoint de le dresser pour le combat. Comme
il est ton fils, il sera denté comme toi. Eais que ses
quenottes deviennent des canines et des molaires
i.\ ii\ itr:s MdiHc.i-ois S3
capables de déchirer et de broyer. Apprends-lui, si
loulefois il n'en possède pas le don naturel, à se
gaver de la vie, à s'en fourrer jusque là, dût-il en
crever ! ôuil mange du pauvre, le pauvre est bon à
la faim du riche. As-tu déjà pensé à ce qu'il y a de
la misère des petites gens dans le coup de fourchette
d'un gaillard comme toi ! Eh bien, enseigne-lui à
manger les bouchées doubles. C'est notre mission
sociale, à nous qui ne sommes pas bons à autre
chose, de nous pitfrer. Nous sommes des machines
à engloutir. Et tant mieux, plus nous avalerons,
moins il restera pour les autres. Ça sera la grève fi-
nale alors, le grand chômage de la vie ! toute la
terre sera pelée comme un désert ; les hommes en
seront réduits à paître leurs excréments.
— Hé, Régnier ! cria ce muits venteux d'Antonin
en mouvant péniblement sa langue, tu sais si je me
suis fichu une ventrée ce soir. Eh bien, je te parie
dix louis que je nettoie en trois minutes, sans boire,
les trois assiettes de gâteaux qui sont là.
— Ça va.
Le gouliafre attira les piles, enfourna six gâteaux
coup sur coup, puis respira. Il en restait douze ; une
minute s'était écoulée. Les yeux en bulbes, les joues
comme des ballons, il recommença. Mais les mor-
ceaux à mesure s'alentissaient, gluaient en l)0uillies ;
il resta un instant la bouche bée, étouffant, très
rouge. Et tout à coup l'avaloir se refermait ; d'une
déglutition continue, sans hâte, il achevait latroisième
assiette.
— J'ai perdu 1 exclama le petit Ilassenfosse. Mais
tout de même ca vaut bien mes dix louis.
Comme minuit sonnait, il émit une proposition.
Une maison de filles venait de s'ouvrir quelque part,
une cargaison de viandes exotiques et neuves, tout
à fait recommandables.
— Si nous allions leur tanner les bifteaks, hein !
Des luxures d'hommes mariés, de pères de familles
84 LA FIN DLS BOURGEOIS
honorables, crépitt-rent à cette évocation d'une bou-
cherie rose et d'nn joyeux massacre d'alcôves. La
cuisine et les vins, attisés par lespoir du stupre,
flambèrent aux vieux chaudrons de leur salauderie.
Chacun sentit gronder l'éveil du carnassier, de labète
aux ruts comme des meurtres, aux faims réprouvées
pour de rouges curées. La femme se leva dans leur
regoulas comme une venaison liède et faisandée dont
ils reniflaient à l'avance le diligent fumet.
Quadrant, qui leur offrait un surcroît de cuite,
échoua contre leur porcellaire entêtement. Il eut un
regret qu'il coula à l'oreille de Piébœuf cadet, son
copain de bordées les jours de grands marchés.
— Ah ! si c'était entre nous ! Mais je ne peux pas,
à cause d'Antoniu et de Régnier. 11 faut donner le
bon exemple.
Eu s'arc-boutant des poings, en se raidissant sur
le flageolement des tibias, on se mit debout. Il fallut
soutenir aux aisselles, jusqu'à une station de voitu-
res voisine, Antonin enflé par ses bâfres et qni
s'écroulait, comme une courge avariée.
Toute la bande s'entassa dans les fiacres dont le
roulement se perdit à travers la ville taciturne.
Cette mort d'un braconnier multipliait les ennuis
à Empoigny. Ils étaient là, dans le huron désor-
mais veuf, une femme et cinq petits à faces et à dents
LA FIN L>LS BOURGEOIS 85
de loups, qui maintenant mendiaient sur les chaus-
sées. Mais aussi, pensait Jean-Eloi, pourquoi ces
gens font ils des enfants ! Piébœuf aurait le droit d'en
remplir sa maison et à grand'peine en sauve un de
la mort. C'est monstrueux.
Du haut de son roc d'Empoigny, si loin de la vallée
d'opprobres et d'afflictions, son optique de burgrave
gras n'embrassait qu'une humanité élémentaire et
négligeable, sans analogie avec l'humanité supérieure
à laquelle il appartenait. Une vie de gueux, trouée
par les balles, n'importait pas plus à la quotité so-
ciale qu'un abattage de gibier dans un taillis. Il évi-
tait cette conclusion logique : un gibier se prouvait
plus précieux puisque l'homme, en crevant sous les
fusils, expiait un attentat à la prolilication du le-
vraut. Les rôles changeaient : c'était la bêle qui avait
droit à la vie ; le braconnier n'était plus qu'un gibier
puant voué à périr.
Une enquête avait nécessité la comparution des
gardes, ses salariés ; lui-même avait été requis par
le juge. On essaya d'enrayer la poursuite avec le no-
toire banditisme du mort, un récidiviste trois fois
condamné. Mais les journaux de l'opposition, trou-
vant là sujet à déblatérer contre le parti des banquiers
et des athées, lappaient voluptueusement ce sang
et protestaient contre les lenteurs de l'instruction.
La veuve, montée par des partisans, réclamait vingt-
cinq mille francs. Rassenfosse en offrait six mille.
Jean-Monoré, consulté, inclinait vers cette transac-
tion. Celle-ci, tout en sauvegardant les droits de la
propriété, se dénonçait un mouvement spontané de
bonne charité secourable.
Quadrant, qu'ils dépéchaient d'abord auprès de la
femme, avait compromis la négociation par sa brus-
querie intolérante. Eudoxe à son tour s'employa à
parlementer. Il descendit un matin d'Empoigny et alla
frapper à la porte de cette maison sans homme. La
sombre veuve cria, pleura, s'arracha les cheveux. Elle
80 L\ ri-x UEs iioir.GLOis
exigeait ses vingt-cinq mille francs, tenace aprrs
cette proie, vivant de son mari mort comme dune
aubaine qui allait les enrichir.
On se réunit chez Jean-Honoré pour une dernière
délibération. Réty, ce jour-là, avait déjeuné avec
Eudoxe ; celui-ci l'amena.
Autoritaire et sec, Jean-Eloi tout de suite s'irrita
de cette obstination d'une vassale. C'était la revanche
de la chaumière contre le château, la vieille hargne
de la huche vide contre la huche pleine, la ruée de la
canaille à l'assaut du gain mauvais. Eh bien, on ver-
rait. Il recourrait à ses influences, il irait trouver le
ministre, elle n'aurait pas un sou.
La conscience de l'indestructibilité de la propriété
endurcissait également Jean-Honoré. C'était le callus
moral de ces Rassenfosse qui, sortis des plus noires
débines, échappés à la imit des plèbes, auraient armé
des prétoriens pour la garde de leurs biens. La vieille
blessure de leurs misères à la longue s'était obtu-
rée ; un durillon maintenant leur raidissait les fibres
et bouchait de ses peaux mortes le vif de leur sensi-
bilité. Us s'ossifiaient en leur conservatisme féroce
au point que, même chez Jean-Honoré, chez l'homme
du bon conseil, le Droit n'était plus que l'aveugle
force en sentinelle devant leur fortune, le bras terrible
des vengeances de la Propriété. Sa casuistique juri-
dique, nouée et torsée de textes, invigourait un Droit
immiséricordieux et justicier et récusait le Droit
pitoyable aux pauvres, le Droit de manger et de
vivre, d'où découlent tous les autres.
— D'ailleurs nous sommes en état de légitime
défense, déclara Ouadrant. Les braconniers nous
pillent, nous tirons. On se défond comme on peut !
Akar, lui, n'a qu'un petit bois. 11 met des pièges qui
cassent les jambes à tout le village. Si Akar avait
deux cents hectares de bois comme nous, il dirait à
ses gardes ds tirer et il aurait raison.
Kéty, silencieux jusqu'alors et qui, selon son habi-
LA FIX IH:S BOURGEOIS 87
tilde, sa tète aux yeux clos renversée au dossier de
sa chaise, les mains croisées sur Testomac, agilait de
petites secousses machinales sa jambe droite passée
sur sa jainbe gauche, tout à coup toussa et, ouvrant
une paupière, comme s'il se réveillait :
— Oh ! Akar, c'est autre chose. Il ne vous dit pas
tout, Akar ! Quand ses pièges ont démoli un pau-
vre diable, il va le voir, le panse lui-même, lui fait
porter du château des bouillons qu'il met tirer sur
les bas morceaux réservés à ses chiens. Il lui parle
doux : « Eh bien, mon pauvre homme, il parait qu'il
nous est arrivé un petit accident. Voilà vos jambes per-
dues ! Bah ! quand on est courageux, ce n'est qu'un
demi-malheur. Il vous reste les bras, pas vrai ? »
Naturellement l'homme n'a garde d'avouer qu'il s'est
estropié aux pièges du bois et, quels pièges ! Je les
connais, énormes, aiguisés, ferrés de clous, comme
des crocs, des machines qui vous happent comme
des tenailles et vous broient comme des étaux, un
système vraiment perfectionné et qu'il était digne de
cet Akar d'inventer. Ah ! celui-là sait se venger de
ses crasses originelles. Mais comme il a peur des
forts, après tous les coups de pied au cul qu'il en a
reçus et qui lui ont tanné le fondement, il travaille
sur les petits, sur les faibles, sur ceux qui meurent
sans paroles. Oui, et il arrive ceci : c'est que les mu-
tilés qu'il secourt avec sa juiverie de fausse sœur de
charité, sont obligés, vous m'entendez bien, obligés,
avec leur jambe qu'il faut quelquefois leur couper,
de lui dire merci, de se montrer reconnaissants. Car
il tient à leur reconnaissance, il veut qu'on le prenne
pour un brave homme, un ami du pauvre peuple.
Une fois n'a-t-il pas été jusqu'à payer le transport
d'un vieux, que ses pièges avaient pris au-dessus du
genou, à l'hôpital où ce vieux, après l'amputation,
crevait ?
Quadrant se mit à rire.
— Un malin, cet Akar !
88 LA ri.X DES IJOLKGEUIS
— Un malia en effet, dit Réty en refermant la
paupière. Il a jnvenlé cette chose monstrueuse, le
supplice de la gratitude. Ce roi des drôles ajoute
une variété à la famille des serpents connus : il est
le constrictor qui lèche ceux qu'il tue. Il a des lar-
mes pour les jambes qu'il prend à ses pièges. Il salo
de su pitié les maupiteux, après les avoir charcutés
comme des porcs.
Exdoxe, d'un doigt nerveux, lissait les pointes de
sa moustache.
— Voyons, il conviendrait pourtant d'en terminer.
J'admets les rancunes, mon oncle. Elles me parais-
sent naturelles. Mais prenons garde, il y a d'autres
intérêts en jeu. Je me porte à la Députation. Or les
élections sont prochaines Si vous laissez aller l'ac-
tion civile, l'affaire tombera en plein dans la période
électorale. Du coup ma candidature est fichue.
— C'est .une considération, évidemment, observa
Jean-Honoré. Jusqu'ici je me suis tenu sur le terrain
strict du Droit. Je ne pouvais faire autrement, puis-
que c'était à l'avocat que mon frère s'adressait. Jo
crois d'ailleurs que le Droit toujours doit prévaloir
sur les autres intérêts. Mais, ajouta ce père prudent
en versant dans une subtile hypocrisie, il est telles
circonstances, en effet...
— Ce sera une arme aux mains de nos ennemis,
insista Eudoxe. La calomnie s'en mêlera. On nous
appellera les mauvais riches, les tueurs de peuple.
Jean-Eloi, interrompu, dit avec raideur :
— Bah! Xous sommes au-dessus de cela.
— Vous, oui, mon oncle ; mais moi qui brigue un
mandat! Un homme, devant la conscience publique,
est toujours solidaire des actes de la famille.
Uéty, visiblement agacé, roulait sa nuque au dos-
sier de sa chaise. Il se leva, arpenta deux fois la
longueur du cabinet, puis arrivant se planter devant
eux, les bras croisés :
— Est-il possible que vous vous attardiez à tant
LA 1-lN DES BOURGEOIS 89
raisonner quand le Devoir est là qui vous parle? De
(juni s'agit-il? D'un homme tué par vos gardes et qui
laisse une veuve et des enfants. On vous réclame
1^.), 000 francs, et vous marchandez 1 Ah ça! il faudra
(!miic désormais qu'on ait le droit de tuer au rabais.
Mais nue vie d'homme, quand ce serait le dernier
(lis va-nu-pieds, n'a pas de prix puisque tous les
millions ne pourraient la racheter, une fois perdue.
L argent peut tout, excepté cela, qui appartient à
l»ieu, la \ie.
Quadrant protesta. C'était une prime donnée au
braconnage, un marché de dupe pour Jean-Eloi. Il
était pour une enquête éclatante ; il aurait voulu
que l'affaire suivît son cours. Mais le banquier à pré-
sent réfléchissait, entamé moins par les arguments
de Réty que par la supputation des avantages qui
résulteraient du mandai d'Eudoxe.
— Adieu ! fit Réty. Un article à faire pour ce soir...
Allez ! Je lui dirai son fait, à votre Sixt 1
11 prit son chapeau, leur serra la main.
Jean-Eloi à la fin se décidait : il payerait les 25.000
francs. On exigerait seulement de la femme qu'elle
quittât Empoigny.
Dès le lendemain Eudoxe commença les démar-
ches. 11 vit les ministres auprès desquels l'appuya
Akar aine, tout-puissant dans les antichambres et
qui, jugeant Jean-Eloi encore indispensable à ses
entreprises, mit son orgueil à lui faire sentir le prix
du service qu'il lui rendait. Comme au ministère ou
fondait un espoir sur le mari de la riche Orlander, sur
cet Eudoxe qui allait apporter au parti l'autorité de
sa fortune et de son nom, le parquet fut invité à
abandonner l'instruction. Ne fallait il pas sauver le
crédit moral d'un des grands feudataires du régime !
Le rigide Barvaud, l'ancien chef du Parquet, ce
type du magistrat incorruptible, avait été mis à la
retraite. Le nouveau, une créature du pouvoir, un
aimable viveur sceptique qui semblait devoir surtout
00 LA riX DES BOURGEOIS
à ses succès d'homme du monde sa récente investi-
ture, une fois .de plus, en cédant aux ordres partis
d'en haut, compromit le vieux renom d'honnêteté de
la magistrature. D'ailleurs la vénalité régnait là
comme partout. Un hersage profond des antérieurs
terreaux judiciaires avait préparé fructueusement
aux semailles dune rapace et sûre clientèle. Prodi-
gue de décorations, de faveurs et de prébendes, le
ministère Sixt se dépêcha de départir, comme don
de joyeux avènement, la totalité des vacatures et plus,
au point de doubler les sièges, aux ramiculaires et
pullulantes parantèles de ses partisans. Les bouches
et les tentacules de la confuse cohue des séides se mu-
rent pour harper et s'arroger leur part de ce scan-
daleux népotisme qui, com.mencé avec les proches,
les familiers, les camériers secrets, s'étendait à toute
la filière des cousinages. Sixt, ce guizolin pétré, la-
melle d'orgueil routinier et têtu, incrusté dans sa foi
à l'infaillibilité de la Doctrine, et qui, rongé de toutes
les frénésies du pouvoir, entendait s'y accrocher avec
la force d'une ventouse, Sixt savait qu'en s'asservis-
sant la magistrature, c'était la conscience même de
la nation dont il se rendait maitre. Il en avait fait la
garde prétorienne de son règne : elle emboitait le
pas à sa volonté et marchait au geste de ses com-
mandements. Une gangrène diligente, un pus actif
et malfaisant, par cette blessure de la Justice, ainsi
s'épandit et devait corroder le pays presque irrépara-
blement.
LA 1-Iv DES BOURGEOIS 91
Xï
Ce tracas déblayé, Jean-Eloi eût connu un réel
rafraîchissement d'esprit si, dans sa famille même,
d'autres ennuis n'avaient surgi.
Une vieille femme, renversée sous le galop furieux
du cheval d'A^ruold, le jour de la noce, après avoir
langui tout un temps, mourait de la misère de son
pauvre corps martyrisé. Adélaïde, pour conjurer la
réprobation du village, jusqu'à la fm lui' avait
servi des secours qui l'aidèrent à trépasser décem-
ment. Mais cette mort, ajoutée à l'autre, cet écrase-
ment barbare d'une aïeule, après les chevrotines qui
fracassaient le père de famille, en leur mettant des
cercueils sous les pas, faisaient entrer un peu du
froid des cryptes dans leur vie.
•Une fatalité s'attachait à celte journée d'humi-
liation et de mensonge, au remords du mauvais
hymen et du pharisaïque festin où la haine avait
passé les anneaux aux doigts, où les cœurs au fond
des verres avaient vu se lever d'innombrables jours
d'afflictions. Quelqu'un ce jour-là, ce triste jour irré-
parable, était entré par les portes ouvertes, s'était
glissé parmi l'assemblée bruyante, et n'était plus
reparti — quelqu'un que Jean-Eloi soupçonnait rodant
autour d'eux pour d'autres expiatoires tristesses. Le
tronc pourri de la famille, avec le pacte d'ignominie
qui scellait par de frauduleuses épousailles la faute
92 LA FIX DES BOURGEOIS
de leur fille, se bifurquait désormais en une branche
morte à laquelle pendaient ces deux cadavres.
D'obscures prédestinations les vouaient donc à per-
pétuer la lace aveugle de Gain, pourvoyeuse des
charniers? La mort, qui ensanglantait leurs ori-
gines, était l'indispensable fumier où devait monter
leur fortune? Jean-Eloi de nouveau vit s'ouvrir les
gouffres gorgés de Misère ; il subit la nette percep-
tion d'un grand trou noir à travers leur race, avec
des bouillies humaines tout au fond, avec les résidus
des vies cuglouties au gésier de la terre. Elles s'ac-
cumulaient comme ur.e montagne, s'entassaient tou-
jours plus haut. L'énorme roc d'Empoigny sur lequel
il avait bàli sa maison, semblait édifié avec les assises
de leurs ossements.
— ^lais alors, songea-t-il. repris à l'anxiété des
problèmes, il faudrait admettre que la force et la
grandeur ne nous sont attribuées que moyennant
d'exécrables rachats? L'état normal de l'homme étant
la souffrance et l'humilité, un ne pourrait s'échapper
des bagnes de la vie et s'élever par dessus les fronts
opprimés du reste de l'humanité qu'à la condition de
traîner à ses pieds le boulet des plus noires dé-
tresses ?
Mais non, conclut cet esprit raisonnable, fermé au
sens des responsabilités, il n'y a là qu'une loi de
relations ; le mal s'engendre du mal. J'ai tourné
mon moulin au.x vents mauvais ; je récolte la mou-
ture du grain que j'ai semé.
Ils pourvurent aux obsèques de la vieille, com-
mandèrent une croix de bois pour le tertre sous le-
quel on la descendit. Malgré tout, une colère travaillait
le village. Ils apprenaient par les domestiques que
les petits-fils de la morte cherchaient à se venger
d'Arnold. Celui-ci, averti, haussâtes épaules, menaça
de leur casser la tète à tous si quelqu'un seulement
bougeait. Il poussa la bravade jusqu'à descendre
d'Empoigny avec ses six danois, les relança de ses
LA FIX DES BOURGEOIS 03
cris pour les faire gambader et aboyer, galopa par
les chaussées à travers un vacarme de mente. Toute
sensibilité durable s'émoussait en son gourd et passif
cerveau, dans le bouillonnement sanguin de sa force.
Jean-E'oi jugea prudent de Téloigner un petit
temps d'Empoigny. Une mission partait pour le Ma-
roc ; il obtint de l'y enrôler. Sans doute celte vie de
caravanes limerait ses fougues de sauvage étalon.
le village se pacifierait pendant son absence. Mais
deux jorrs après son départ, un coup de fusil, tiré
dans la nuit de la montagne, brisait les vitres de la
chambre à coucher du banqjiier ; on retrouvait la
balle dans le lambris, un peu au-dessus du lit où il
usait sa veille à lire, dans les vives clartés d'un can-
délabre. Madame Rassenfosse, effrayée, insista pour
leur rentrée immédiate à la ville. 11 s'y refusa avec
hauteur.
— Je ne les crains pas. Ah ! ces manants, ces
bouviers osent s'attaquer à nous ? Je leur montrerai
qui je suis. On leur rognera les ongles, on leur li-
mera les dents. Les Fourquehon auraient lancé des-
sus leurs limiers ; moi, je les affamerai, je les tra-
querai dans leurs fermages, il faudra bien qu'ils
m'arrivent à merci.
Le million encore une fois lui montait à la tète en
fumées rouges, en vertiges dun sang fervescent et
gorgé. 11 cessa d'entendre les glas. Son roc d'Em-
poigny, il le sentit s'incorporer en lui, si haut qu'il
n'apercevait plus le bossèlement des tertres mor-
tuaires sur les deux infimes cercueils et leurs pour-
ritures de basse humanité.
Il fit enjoindre à ses gardes une vigilance sévère,
leur promit une prime par délit constaté, mais pru-
demment leur défendit l'usage du fusil. Un vieil
homme fut surpris ramassant du chablis, après
une nuit de grand vent : les gardes verbalisèrent.
Trois petits fermiers malchanceux, en retard pour le
terme, recurent des commandements d'huissier.
91 LA FIN DES BOURGEOIS
Adélaïde ne descendait plus visiter les indigents et
les grabataires. Toute pitié seml)la morte derrière
les tours d'Eaipoigny où la rancune des maîtres
montait une garde inflexible.
Alors les révoltes grandirent; un maugré sournois
fermenta dans les tètes dures de ce peuple de car-
riers, faisant sauter les rocs à coups de pioche
et de mine. Un soir, comme une des voitures rame-
nait au train les Quadrant, les chevaux s'abattirent
sur des cordes nouées en travers des rampes. Une
des bétes pantelait, le poitrail fendu par un épieu.
Rassenfosse, excédé, ordonna une enquête. Mais
elle n'aboutit pas. Les maisons se resserraient et
faisaient le cercle autour des coupables. Il fut avéré
que la complicité du village les défendait contre la
répression.
Jean-Eloi se sentit joué par cette plèbe pouilleuse
qu'il avait cru abattre d'un signe de la main. Son har-
gneux satrapisme échouait contre lacohésion taciturne
de ces postérités des anciens serfs. Le paysan, maître
dans son arpent, s'avouait-il, navré, à présent s'égale
dans sa résistance et sa rancune aux dominations du
château. 11 soupçonna équitables les ruses scélérates do
Akar aîné. Ce tortionnaire secourable savait concilier
avec la mansuétude d'une ère de pitié à outrance
sa haine saturnienne du pauvre, a Mais ce serait
là la pire des lâchetés ! Toute ma vie contredit
cette pleutrerie et cette hypocrisie, se dit- il ensuite,
honteux de ce détestable mouvement. » Une licence
autorisait le parcours en des laies sillonnant ses
bois et accourcissant le trajet vers des hameaux voi-
sins. Il les entrava de barrières, fit clouer sur des
poteaux l'interdiction de ces voiries. Vn pré longeait
la chaussée, où, suivant la coutume d'Empoigny,
il tolérait le pâturage. Défense sous peine a'amende
d'y mener les herbivores.
C'était maintenant une tyrannie rageuse et dili-
gente pour s'attester omnipotent en l'héraldique do-
LA inx DES BÛUftr.EOlîi 0,1
maine. Son caractère absolu et vétilleux se bandait
en des vexations sans trêve qui mesquinisaient leur
existence et firent éclater la petitesse foncière de ce
bourgeois féodal et tracassier, chaussant la botte
éperonnée du gentilhomme. Jean-Eloi ne décolérait
plus. Ses quintes d'humeur, butées à l'hostilité des
gens d'en dessous, se lâchaient sur les siens, bous-
culaient la domesticité, turbuhaient en coup de vent
à travers le claquement des portes.
XII
Une grotte que ses jardiniers, en s'y coulant par
une fissure, mettaient à découvert, lui donna l'espoir
de fabuleuses cavernes. Mais des blocs énormes obs-
truaient les accès. Vingt carriers d'abord déblayè-
rent sans résultat ; il fallut installer des machines
qui au bout d'un mois, forr;rent un passage et déli-
vrèrent une courte galerie, sans doute reliée à des
cavités plus profondes.
Jean-Eloi escompta la fortune d'un palais souter-
rain, d'une sépulcrale enfilade de voûtes : cette pos-
session le sacrait définitivement roi de son roclier,
jusqu'aux tréfonds. Les jours de gala, ils y menaient
leurs invités comme à une nouvelle caverne des Mille
et une .\uits, on allumait des résines, les feux roses
du magnésium éclaboussaient d'une factice aurore
les séculaires ténèbres. Ce mathématique cerveau
eut dès lors sa fêlure : il rêva de cryptes et d'abîmes
9G I-A FIN DES BOUnGEOI.>;
toujours plus loin, de secrètes et miraculeuses cha-
pelles pour ses messes d'orgueil. A son insu la fatalité
des anciens (r rats de fosses », des troglodytes de la
famille, eu déviant vers les ostentations, tont à coup
le récupérait à ses origines. Un aveugle instinct ino-
pinément sembla réveiller dans le riche bourgeois
vaniteux làge des cavernes et l'immémorial labeur
des ancêtres. Il subit le vertige du trou où les siens
avaient laissé leurs os, du trou élargi à travei's la
race, où les primordiaux, les grands cœurs opprimés,
les hommes du devoir et de la foi avaient mérité de
voir se lever le visage du noir Dieu des genèses.
Adélaïde avait d'abord réprouvé ces coûteuses fo-
lies ; il la prit par l'intérêt, lui persuada une source
de lucratifs bénéfices. D'autres grottes avaient enri-
chi leurs détenteurs ; ils imposeraient un tarif, per-
cevraient des entrées à leur tour.
Pour faire face à la dépense, elle rogna sur la
table, décommanda leur annuelle villégiature à Os-
tende où ils possédaient un pavillon, sinterdit leurs
réceptions de chasse à Empoigny. Le dimanche, après
la grand'messe, le capelan, un très pauvre vieil
homme de bon secours, montait diner au château;
parfois ils retenaient quelque rural notable, le
maire, le juge de paix du canton. Quadrant en
tournée d'affaires, leur arrivait aussi un jour tous
les mois. On se dédommageait alors, sans fracas, de
la cuisine congrue qui, le reste de la semaine, les assi-
milait au train d'un ménage provincial . Un ennui lourd,
avec ce régime, bientôt engourdit la maison qu'Ar-
nold, déporté vers le Maroc, ne rabotait plus de ses
bourrades et où seulement, tout lointain, effrayé,
perdu dans les escaliers profonds, s'entendait le pas
de souris de la mystérieuse Simone se coulant der-
rière les portes quand quelqu'un survenait. Jean-Eloi,
découragé, tomba à la morosité ; leur tête-à-tète, à
mesure que mûrissait l'été, se mélancolisa de la lon-
gueur des soirs.
LA i-'IX DES BOUilGEOIS 97
■— Comment, toi, Régnier !
Il rentrait de Paris par le rapide, une nuit. Une
dette de jeu, sa parole engagée ne souffraient nul re-
tard. Il monta chez son p»*re, lui demanda les cinq
mille francs qui lui manquaient. Ce jour là, une grosse
déception froidissait Jean-EIoi. Tant de peines et
d'efforts n'avaient pas apitoyé la fortune ; le miracle
des labyrinthes espérés s'obturait eu d'hermétiques
parois que la machine concassait vainement. 11 fut
sur le point de renoncer, soupçonna le défi des normes
farouches.
Tout de suite, traqué dans son précieux argent, il
se rebiffa, le feu aux pommettes.
— Cin(j mille francs ! tu es fou ! Je ne suis pour-
tant pas un père difficile. Je comprends la jeunesse.
Mais la votre, monsieur, dure vraiment trop long-
temps. Ah ça ! croyez-vous que c'est pour vous per-
mettre de vivre comme un prince que votre grand'père
Jean-Chrétien a laissé ses os dans Misère et que moi,
son fils, je me livre, pour accroître votre patrimoine,
à un labeur de galérien ? Votre mère aussi fait des
prodiges pour restreindre l'énorme dépense qui se
fait dans la maison. Cinq mille francs I Mais il n'en
faudrait pas plus pour assurer l'existence de toute
une famille !
Régnier attira une chaise et s'y carra, tout petit
derrière la table haute, surchargée de plans et de
fardes, la montagne d'affaires, la carrière de spé-
culations et d'entreprises qui centralisaient cette vie
de grand travailleur. Il n'était pas habitué à la lo-
quacité paternelle : Jean-Eloi généralement répu-
gnait aux discours.
— Vous permettez, papa? Je vous trouve par
hasard en veine de causer. Ça n'arrive pas tous les
jours. Eh! bien, causons. J'ai joué, c'est vrai, et j'ai
perdu. C'est cinq mille francs qu'il me faut. Ce n'est
pas encore cela qui vous ruinera. Maman rattrapera
facilement cette petite somme. Vous m'accusez de
G
08 LA 1-IX DES BOURCxEOlé
vivre comme un prince ! A qui la faute, mon père?
J'ai été élevé comme ça, j'ai grandi comme ça. Je ne
suis pas absolument un imbécile, j'aurais pu travail-
ler comme un autre. Mais personne ne m'a appris le
travail, personne jamais ne m'a dit que j'aurais un
jour à gagner ma vie. Alors, vous comprenez, moi,
j'ai fait comme les cancres de notre monde. Je me
suis amusé, j'ai taché de tuer en moi le pauvre petit
esprit qui se révoltait de ne servir à rien.
Jeaii-Eloi frappa du plat de la main sur la table.
— Assez ! Il n'appartient pas aux enfants de juger
leur père. Vous n'aurez pas les cinq mille francs.
— Pardon, mon père, je les aurai... Mon crime,
après tout, n'est pas grand et je vous parle en fils
respectueux. Faut-il qu'on pense que les Rassenfosse
paient d'un million le déshonneur des filles et ne
gardent leurs rigueurs que pour les seuls péchés
des garçons ?
Les papiers volèrent sur le tapis. Une chaleur
bouilla au visage de Rassenfosse. 11 cria :
— Tais-toi. Tu mens !
— Si je mentais, vous m'auriez déjà jeté dehors,
mon père, répondit tranquillement Régnier. Ghislaine
et moi ne nous sommes jamais aimés. Cela encore
est une conséquence de notre éducation. La famille
n'a été pour nous qu'une habitude de nous trouver
réunis autour d'une table et un besoin de nous gifler
derrière les portes, pendant que nos précepteurs et
nos gouvernantes ébauchaient des salauderies. Ghis-
laine me pinçait entre les épaules là où je porte ce
que vous savez ; moi j'osais quelquefois lui relever
les jupes et mordre dans ses pantalons. Eh bien, ne
me croyez pas si vous voulez, mais son malheur m'a
paru moins sa faute à elle que celle du milieu où elle
a vécu. Mon père, me donnerez-vous les cinq mille
francs ?
— Non.
Jean-Eloi repoussa son fauteuil avec force. Les
LA FIX DES BOURGEOIS 99
mains dans les poches, le front bas, altéré devant
re tils hardi qui lui reprochait les hontes de sa mai-
son, un instant il arpenta la chambre.
— Mais, misérable enfant, s'écria-t-il tout à coup
en se plantant, qu'est-ce que je vous ai donc fait pour
que vous me parliez ainsi !
Régnier se leva, vira sur ses talons. L'ironie de sa
longue main ensuite, pardessus le haussement de son
épaule, allait palper la boursouflure de son échine :
— Ça !
Rassenfosse sentit sa paternité bafouée. Il riposta
brutalement :
— Eh bien quoi ? C'est une bosse. On nait comme
on peut.
— Oui, mais je ne vous avais pas demandé de
naître. Après vingt-cinq ans, je traîne encore le re-
mords d'être né. Je suis, avec cette bosse dont vous
parlez si librement, mon père, le polichinelle de la
famille. Les Rassenfosse ont leur bossu comme les
rois avaient leur nain. Seulement ce bossu est leur
sang, aux Rassenfosse. Le hasard ou le bon Dieu,
si vous préférez, m'a fait un nœud à l'échiné pour
vous rappeler que tout l'or du monde n'empêche pas
un père de mettre au monde un monstre. Et voilà
pourquoi j'ai fait de la vie un carnaval où je roule
ma bosse pour n'avoir pas à rouler dessous, où je
ris de ma bosse afin de devancer ceux qui pourraient
en rire. Papa, aurai-je les cinq mille francs ?
— Eh bien oui, les voilà. Prends-les, prends dans
ce tiroir tout ce que tu voudras. Mais va-t-en, laisse-
moi, fils sans pitié pour qui j'ai été un trop faible
père. Ah ! pourquoi ne me les demandais- tu pas
autrement ?
Régnier se paya, rentra chez lui. Et tout à coup
sa douleur éclatait ; il se jetait avec des cris et des
sanglots sur son lit, mordant les draps, disant :
— Je les hais, tous ces Rassenfosse. Ils n'ont pas
même su faire de moi un homme. Ah! n'être qii^m
100 LA FIN DES BOURGEOIS
pauvre ! Cesser de toujours rire et de traîner en mes
os rhorril)le magot que je suis !
Il s'aperçut dans la glace et s'étudia :
— Ahl comédien! Yil et plat cabot! Voilà que tu
oublies ton rôle. Tu n"as pas même le droit de
pleurer... Et pourtant, se dit-il en approchant un
candélabre, ce sont bien là mes yeux, ce sont bien là
des yeux dhomme. Je suis un homme par la haine
de tout ce qui m'a manqué pour le devenir.
Madame Kassenfosse, de sa chambre, avait entendu
leurs voix querelleuses. Elle se leva, et, pénétrant
dans le cabinet, surprit Jean-Eloi la tète entre les
poings, si absorbé qu'il tressaillit devant cette figure
apparue en peignoir de nnit, un bougeoir à la main.
— Iju'y a-t-il? Ou'est-il arrivé? Vous étiez là tous
deux à parler si haut que je ne pouvais dormir. Je
suis sûre que Régnier encore une fois te demandait
de l'argent. Tu ne lui en as pas donné, j'espère?
Jean-Eloi eut un mouvement des épaules.
— Je t'en prie. Il s'est dit ici des choses, des
choses... Je souffre. Sois bonne, laisse-moi.
— Voyons, réponds-moi, Régnier te demandait de
l'argent, n'est-ce pas? Lui en as-tu donné ?
Le courage lui manqua pour affronter de nouvelles
récriminations. 11 mentit.
— Rien. Sois tranquille.
— Ah 1 bien, alors, je te quitte. Et puis, vois-tu,
je voulais te dire, tu veilles trop tard. Est-ce que
deux bougies ne te suffiraient pas au lieu des six qui
tous les soirs brûlent à ce candélabre? Je me passe,
moi, de monter à cheval pour ne pas remplacer mon
amazone déchirée.
— Tu as raison. Je n'allumerai plus que deux
bougies. Mais ne reste donc pas là à prendre froid.
Bonsoir, ma chère.
Elle s'en allait. 11 ouvrit la fenêtre, se pencha long-
temps sur les lacs bleus de la nuit.
-— Le trou î le trou des Rassenfosse 1
l.A IIN bïùS DULUGEUIS 101
XllI
Une letlre de Ghislaine, après un persistant silence,
ne leur apprenait que vaguement la vie qu'elle menait
à La Rasepelote. Nulle allusion à Lavaud'homme ;
mais le pays ne lui déplaisait pas ; son cocher lui
dressait un cheval tout nerfs et sang. Elle courait la
campagne en poney-chaise, ne voyait personne, se
couchait à huit heures. C'était l'écriture d'une femme
résignée et forte qui s'étend sur le détail d'une exis-
tence au fond sans intérêt pour elle.
Le cœur de la mère ne s'y méprit pas. Elle devina
un mystère et la volonté de n'en rien révéler.
— Bah! tu t'imagines! fit Jean-Eloi.
Soigneusement, depuis son départ^ ils évitaient
tout retour au passé. Le nom filial, ce nom de Ghis-
laine sembla mort dans la maison où il avait vécu et
grandi comme l'émanation spirituelle de sa vie. Il ne
ressuscitait ca et là qu'à travers la curiosité et l'envie
de la famille. (Juadrant, en débarquant au château,
mettait une nuance de malice à s'informer de la vi-
comtesse. 11 avait constaté qu'aussitôt madame Uas-
senfosse regardait son mari d'un air embarrassé ; Jean-
Eloi détournait la tète, en apparence inditrérent ; c'é-
tait toujours Adélaïde qui finissait par répondre, mais
en paroles évasives qui n'apprenaient rien. Puis un
silence tombait, la gène ne s'en allait pas tout de suite.
Oiiadraiit se convainquit de leur entente pour taire
6.
i02 LA FIN DES BOURGEOIS
un secret qu'ils feignaient seuls ignorer. Ce gros
homme narquois et lourd, ce rural endimanché,
traînant toujours après lui les sahots dont il foulait les
purins de ses étahles, s'amusait au retour avec les
siens de la pitoyable issue de ce mariage tramé par
les Jean-Eloi comme un complot et qui aboutissait à
la fugue du mari allant promener sa maîtresse dans
les grands restaurants de Paris. Celait évident, ils
servaient simplement de mangeoire aux appétits de
ce gentilhomme décavé qui là-bas boulottait la dot
et reniait la main qui la lui avait conférée.
La ténébreuse r.mcune des familles pour la supré-
matie nobiliaire qui avantageait Ghislaine, dès lors
se donna carrière. Jean-Honoré, après en avoir douté,
maintenant se persuadait que son aîné était renseigné
non moins que lui.
Un sincère attachement unissait les deux frères,
et pourtant cet honnête homme, fourgonné par les
rivalités paternelles, n'échappait pas à un mouve-
ment qu'il eût repris chez autrui et qui lui rendait
ce mauvais ménage savoureux. Jean-Eloi, s'avoua-t-il,
a renié sa vieille bourgeoisie en s'alliant aux Lavan-
d'homme. Lui, Jean-Honoré, n'entendait marier ses
filles qu'à des bourgeois, afin de ne pas démentir la
souche. Certes, oui, il y avait bien le mariage d'Eu-
doxe, cette baronne Orlander entrée dans leur mai-
son, mais c'était là un mariage d'affaires ; le titre de
la femme, gagné à coups de millions et qui, après
tout, n'était que la dorure d'une firme de banque,
d'ailleurs se résorbait dans le nom des Rassenfosse.
Les Jean-Eloi furent les seuls à ignorer la nouvelle
(]ui, à tiavers l'hypocrisie des spécieuses indigna-
tions, délectait les férocités de la famille. Le secret
qui peut-être n'eût pas été gardé si on les avait
supposés ignorants, se garda par le regret de ne
pouvoir leur occasionner une douleur en leur révé-
lant une humiliation que sans nul doute ils connais-
saient.
LA FIN DES BOURGEOIS 103
Adélaïde relut la lettre, une prière lui montait aux
lèvres ; elle so sentit toute froide, n'osa pas. Jean-
Eloi prit ses gants, ferma sa serviette, se collfa. Le
cliquetis clés gourmettes, l'ébrouement des clievaux
s'j'bruitèrent par Tescalier. 11 arrivait l'embrasser et
tout à coup elle se décidait, son cœur se délia.
— Ecoute, encore un mot... ne t'en vas pas, je
voudrais... Ah ! je comprends tout ce qu'elle ne veut
pas nous dire, je lis à travers sa lettre d'affreuses
choses. Moi, je pleure, mes larmes me guérissent de
souffrir, mais elle, c'est de ne pouvoir pleurer qu'elle
souffre et se ronge. Ce n'est pas pour rien qu'elle est
ta fille, elle tient des Rassenfosse plus que des
miens. Eh bien, je ne puis pas, ce terrible mal m^e
brise tout le corps. Je resterais en chemin. Depuis
une semaine, une atteinte de zona lai mettait au
flanc un cruel et lancinant ciliceV Va lui porter pour
nous deux la bonne parole.
Jean-Eloi, saisi, ouvrit la bouche, regarda sa
fi.'mme, finit par lui serrer les mains avec force.
— C'est l'heure du train, ma chère. Nous reparle-
rons de cela plus tard.
Elle se pendit à son bras.
— Non, maintenant, aujourd'hui. Ecoute ton
cœur. Ne laisse pas passer le temps sur la bonne
inspiration. 11 n'y a que cela, vois-tu, aimer ses en-
fants... Quand tout les abandonne, nous devons leur
rester. Et puis, souviens-toi, elle a eu dix ans comme
les autres, nous la portions toute petite dans nos
bras. C'est dans le passé que nous revivons le meil-
leur de nos enfants.
Il souleva une farde de papiers sur la table, les re-
jeta en écrasant dessus ses poings nerveux, soufflant
dans ses joues. t«»urmenté d'un besoin de bruit. En-
suite les mots éclataient.
— ïu n'y penses pas. J'ai juré de ne jamais
mettre les pieds chez cet homme. Yois-tu, cette
comédie de sentiment me laisse insensible. Est-ce
loi LA FIN JjES BOrUGEOIS
qu'elle pensait à nous le jour où... Ah 1 tenez, assez,
assez! Ne me forcez pas à reparler de cette chose
monstrueuse.
— Mais malheureux, cria madame Rassenfosse,
c'est ta fille, après tout I
Il fendit l'air d'un geste violent.
— . Ce n'est pas vrai. Ma fille! Non, elle n'est plus
ma fille. Ma fille n'aurait pas fait cela. Est-ce qu'on
sait ce qu'il y a dans le sang des familles?
Adélaïde, vulnérable en ses médiocres origines,
se raidit.
— Mon pauvre ami, vraiment tu déraisonnes.
Vas-tu te mettre à suspecter mes parents par hasard?
Sache-le, ma famille vaut bien la tienne. Ma mère
était une sainte femme. .Je ne te permettrai pas d'en
médire.
11 s'excusa : ce n'était pas sa pensée. Mais une
rencontre avec Lavandhomme lui semblait intolé-
rable : il préférait ne jamais revoir sa fille.
— Du reste, il n'y a pas péril en la demeure. Quand
le mal t'aura quittée, tu partiras, tu iras passer là-
bas quelques jours. Toi, tu es Ja mère, tu n'es pas
tenue a la rigueur d'un père, d'un chef de famille.
C'est bien autre chose.
Et puis, conclut-il, ce mariage est ton œuvre. Il
est naturel qu'après avoir la première agréé Lavan-
d'homme, tu gardes avec lui des rapports qui sau-
vent au moins les apparences.
Ce mot malheureux ensuite ricocha de l'un à l'autre.
Elle n'aurait pas agi sans son assentiment ; c'était lui
qui avait précipité la conclusion de l'atfaire. Mais
Jean-Eloi ne démordait pas, reprenait avec aigreur :
— Eh oui, sans doute, après que toi-même tu
m'eus lancé ton vicomte dans les jambes !
Tous deux se regardaient, irrités, la bouche fré-
missante, répudiant le bon ménage habituel, s'ou-
bliant à p(.'rdre la décence dans cette dispute qui
soudain poivrait leur plaie. Madame llassenfosse
LA FIN DES BOURGEOIS 105
qui, plutôt que d'avérer ses torts, eût récusé les plus
palpables évidences, s'emballa dans un élan de mau-
vaise foi.
— Ah! tu voudrais me faire avouer. . Mais tu me
le reprocherais toute ma vie... (l'est vous, avouez-le
donc, qui avez exigé ce mariage. Je n'aurais pas sa-
crifié cette pauvre enfant, moi.
— Oh! fit-il, découragé, si tu le prends ainsi! Eh
bien, allez retrouver votre fille, puisqu'aussi bien
vous voilà liguée avec elle contre moi. Ensemble
vous vous lamenterez sur ma tyrannie de mauvais
père. Le pire, ajouta-t il en tirant sa montre, c'est
que j'ai manqué mon train. Et justement j'avais un
rendez-vous important avec Rabattu et cette canaille
d'Akar. Ah ! non, la sottise des femmes !
— Je ne manquerai pas le mien, dit Adélaïde en
marchant péniblement vers la porte, les deux mains
à sa taille, torturée d'un subit élancement. Dussè-je
y périr, j'irai aujourd'hui même. On verra ce que
peut le courage d'une mère.
Il sonna le valet de chambre.
— Je ne partirai pas maintenant. Dites au cocher
qu'il reste attelé. En promenant les chevaux, il ira
porter des télégrammes à la gare. C'est de la folie,
pensait-il, le médecin lui a ordonné le plus absolu
repos, et elle veut encourir les fatigues d'un pareil
voyage! Mais jamais elle n'arrivera !
Devant les formules qu'il noircissait de son écriture
nette etappuyée, toutressentiment l'abandonna. Il re-
couvrait une merveilleuse lucidité pour communiquer
à Akar et Rabattu les idées que sans ce rendez-
vous manqué, il leur aurait développées verbale-
ment. 11 transmit des instructions chiffrées à son
caissier, avisa le chef de bureau de la solution
de divers litiges, décommanda des ordres de Bourse,
ratifia une participation de cinquante mille francs à
une émission lancée par une banque de Francfort.
LjC valet de chambre ensuite revenait, emportait les
lOG LA FL\ DES BOURGEOIS
dépèches. Mais tout à coup une agitation nerveuse
le relançait par la chambre ; il se disséminait en
des résolutions contradictoires, il fmit par rappeler
Julien.
— J'ai changé d'avis. Dites au cocher qu'il attende.
Madame ou moi aurons peut-être besoin de la voi-
ture. John sellera Trompette et ira lui-même au télé-
graphe. Mais qu'on ne perde pas un instant, vous
m'entendez.
Il s'avança sur le palier, écouta bruire des voix à
travers le claquement des portes.
— Mais c'est qu'elle s'apprête vraiment, se dit-il
en l'entendant réclamer une valise. Je ne croyais pas
qu'elle y mettrait tant d'obstination. Eh bien, qu'elle
aille. Moi, j'utiliserai la journée à surveiller les tra-
vaux des grottes.
Il passa dans son cabinet de toilette, endossa un
complet de voyage, et seulement après s'être coiffé
du chapeau qui complétait ce costume, s'aperçut
qu'il conformait, sans l'avoir voulu, ses actes à l'éven-
tualité d'un imminent départ.
— Mais je n'ai nulle intention de partir à sa place.
Pourquoi ai-je mis ces habits? A présent il serait
par trop ridicule d'en changer encore une fois. Qu'elle
aille, qu'elle en fasse à sa têteî J'ai bien le droit
d'avoir ma volonté aussi.
Hein? qu'est-ce que c'est? fit-il en sapercevant de
l'entrée d'une des femmes de chambre. Elle arrivait
l'avertir d'une syncope qui à l'instant avait pris ma-
dame Ilassenfosse. Celle-ci le faisait prier de passer
chez elle.
Il la trouva languissante sur sa chaise-longne, des
coussins dans le dos. le corsage dégrafé, Simone,
penchée sur elle, la réconfortait d'inhalations d'alcalis.
— Tu le vois, mon ami, lui dit-elle en lui mon-
trant la valise à demi remplie, j'avais commencé mes
apprêts. Simone m'aurait accompagnée. Mais décidé-
ment, je ne peux pas. Je suis horriblement brisée, il
La t'IX DE:^ BOUÎIGEOTS 407
faut bien que je remette ce voyage. Pardonne-moi
mes paroles un peu vives de tout à l'heure. Tu avais
raison, j'irai quand je pourrai.
11 attira une chaise, s'assit.
— Pourquoi aussi ne m'écoutes-tu pas? Si au lieu
de te monter, tu m'avais consulté... Mais sans doute!
Peut-on concevoir qu'arrangée comme tu l'es, tu
puisses songer à partir?
Il repoussa du pied les bottines que madame Has-
senfosse, surprise par la crise, n'avait pas eu le
temps de chausser, et sans la regarder, la voix brus-
que, se reprenant à un ton d'autorité maintenant
qu'il avait l'air de n'obéir qu'à sa seule volonté :
— Eh bien, voilà î J'ai réfléchi : il vaut mieux que
j'y aille moi-même. Ghislaine n'entend rien à la con-
duite d'une maison : j'aurai p3ut-ètre l'occasion de lui
donner quelques conseils.
— Ah! que tu es boni Combien je te sais gré de
ce sacrifice 1 s'écria Adélaïde.
Dans sa joie, elle oublia son mal et vivement lui
prit les mains.
— Mais non, ne me remercie pas. Une fois que j'ai
décidé une chose, tu le sais bien, il faut qu'elle se
fasse.
— C'est vrai, tu sais vouloir, toi, répondit-elle avec
un sourire, en dissimulant sous cette feinte humilité
l'orgueil de se sentir au fond la plus forte.
Un train passait vers midi. Jean-Eloi embrassa sa
femme. Mais elle se traînait jusqu'au palier et courbée
sur la rampe, jusqu'au bout lui transférait, comme
un viatique, ses charités maternelles.
— Sois bon, parle-lui doucement. Dis-toi bien que
j'entendrai d'ici ce que vous direz ensemble.
108 LA ri-V DES BOURGEOIS
XIV
En débarquant à Mézières, Rassenfosse loua uue
voiture qui, au bout d'une heure, le descendait de-
vant la grande allée des Châtaigniers. La dernière
fois qu'il touchait terre à La Rasepelote, c'était une
semaine avant le mariage de Ghislaine, pour surveil-
ler lui-même lappropriation du château. Cette mai-
son, aux hauts toits coniques , aux chaînons de
pierre blanche jouant dans le rose de la brique, aux
deux ailes en saillie sur de spacieuses terrasses à
balustrades, cette épave d'une fortune engloutie et
qu'il rachetait avec le meuble pour la moitié de sa
valeur au marquis de Landerolles, après lui avoir
avancé dessus, par l'entremise de Akar aîné, toujours
à l'affût des naufrages, un peu plus de cent cin-
quante mille francs, ce coquet castel de la Rasepe-
lote, ainsi baptisé du nom du fmancier qui l'avait fait
bâtir au milieu de jardins coupés de pièces d'eau,
décorés de charmilles et de bosquets, il y jetait une
nuée de peintres et de tapissiers, faisait renouveler
l'ameublement des chambres à coucher, rajeunir les
grands fauteuils damassés des salons et le caprice
fané des rideaux delampas, gratter les Ans trumeaux
de la salle à manger empouacrés par les huiles et
les vernis, remonter les cuisines où, du temps de Lan-
derolles, on se servait encore de landiers pour la
cuisson des viandes.
h\ FIN DES BOURGEOIS 409
Ghislaine, en entrant, trouva l'hahitation rafraî-
chie des comjjles aux souterrains, deux chevaux à
l'écurie, un mail et un landau dans la remise, et
déjà à rofficc un premier personnel embauché, le
cocher, deux filles de service, un des jardiniers
d'Empoigny qui tout de suite, avec trois aides, avait
culbuté les jardins tombés en friche et acceptait de
résider au château.
Jean-Eloi, sous la petite pluie fme qui brouait de-
puis l'après-midi, s'engagea dans l'allée. Elle débou-
chait sur une pelouse déclive, ceinte latéralement de
rampes à balnstres ventrus qui montaient aux ter-
rasses du rez-de chaussée. Au bas, tournait la voie
carrossable : les voitures arrivaient se ranger devant
une marquise, entre l'avancée des deux ailes. Tout à
coup, comme il franchissait, maussade, ennuyé, les
derniers châtaigniers, la jolie mine seigneuriale du
château, avec ses girouettes de ferronnerie à la crête
des rampants, ses caisses de lauriers et d'orangers
à la file sur les terrasses, le symétrique découpage de
ses profils sar les massifs de tulipiers, de cèdres et de
platanes, le litiila agréablement. L'évidence des su-
prématies de la fortune dénoncées par le décor des
façades et des jardins, en variant à présent son optique
intérieure, en chatouillant sa vanité de gros bourgeois
détenteur d'un héraldique domaine, lui causèrent un
bien-être tonique. Ils finiraient par crever tous entre
ses mains, comme des ampoules mûres, ces aristos
vendeurs de patrimoines saignes aux quatre veines.
C'était la guerre entre le capital et les anciens pri-
vilèges, la revanche du tiers sur la noblesse ; les
coffres-forts étaient les batistes avec lesquelles à pré-
sent on enfonçait leurs donjons, à ces rois fainéants
devenus les rebuts d'une société qui a déplacé ses
axes.
A mesure qu'il approchait, sa pensée bifur-
qua. Les Rassenfosse, se persuada-t-il dans une
enflure d'orgueil qui grandissait jusqu'à la faute,
110 LA FIN DES BOURGEOIS
élèvent leurs bâtards dans les châteaux où les mar-
quis procréèrent leurs lignées légitimes. Et, qui plus
est, ce sont bs fleurs de lys qui reconnaissent nos
bâtards. Son arrogance de banquier fastueux sonnait
devant lui la fanfare. Avec ces bravades pour pages,
il se sentit maître de la place et toisa les hauts toits
où il avait permis qu'un Lavand'homme couchât
dans le lit de sa fille.
.lean-Eloi, pour rencontrer plus vite un des domes-
tiques, longea le pignon nord, tourna Tangle de la
façade du côté des dépendances. Des chiens aboyè-
rent.
Frantz, le cocher, en train de graisser dans la re-
mise les roues du landau, leva le nez et tout de suite
accourut.
— Madame est là?
Elle était sortie en panier, dès le déjeuner ; tous
les Jours il attelait pour deux heures ; madame me-
nait elle-même ses poneys et quelquefois ne rentrait
qu'à la tombée du soir. Avec la nuance de compati-
bilité par laquelle la confrérie s'ingère dans le senti-
ment des maîtres, ce gros flamand joufflu et cordial
ajouta :
— Madame sera bien triste quand elle saura...
— Bien, interrompit Jean-Eloi. Comment vont les
chevaux ?
Il évita toute allusion au vicomte, comme s'il Teùt
tenu pour une quantité négligeable dans cette maison
où seuls les Rassenfosse avaient droit à régner.
Frantz, les manches troussées jusqu'au biceps, le
béret au poing, le menait voir ensuite les deux ale-
zans et le bai fleur-de-pécher, le nouveau cheval de
Ghislaine.
— Si monsieur désire que je le fasse trotter...
— Non, merci, pas maintenant. Mais où diable
serait Lavand'homme ? se demanda-t-il en bornoyant
vers le château. Il faudra bien pourtant qu'il se dé-
cide à descendre.
LA FIN DES BOURGEOIS ill
Comme ils quittaient réciirie, un grincement de
roues silla les gravieis, an bas de la pelouse. Uassen-
fossc s'avança.
— C'est moi, (ibislaine !
Une fébrile pesée de la main sur les brides fit ca-
brer les poneys. Mais tout de suite elle les fouettait
rageusement. L'attelage arrivait stopper devant la
remise. Elle sauta à bas du panier, un peu pâle, les
lèvres serrées :
— Maman ?
— Non, dit-il, ce n'est pas cela. Tout va bien.
Mais cette lettre nous a inquiétés. Votre mère, ta
mère, a cru y lire... Enfin, ce n'est pas le lieu de
parler de cela.
Ghislaine retirait nerveusement ses gants.
— Cette lettre... Ah, c'est à cause de cette lettre
que vous venez? Eh bien, que voulez-vous de plus?
Je n'ai rien autre chose à dire.
Il s'était rapproché des poneys et leur tapotait le
garot, sous la moiteur des crinières.
— Diable! ils ont travaillé... Gentilles, ces petites
bètes ! . . . Tu les as payées ?
— Oh! répondit-elle en riant, presque rien...
Seize cents la paire. Mais pourquoi ne pas m'aver-
tir? J'aurais envoyé une voiture.
— Pas la peine. Ça s'est décidé tout à conp. Oui, ce
matin. J'ai vu ta mère en larmes, elle voulait venir
elle-même. Elle n'a pas pu, à cause de son zona. Et
comme ça, j'ai pris le train.
Frantz s'occupait à dételer. Elle lui donna des or-
dres, puis rejoignit Jean-Eloi qui, dans le hall, une
vaste salle dallée où débouchait le grand escalier,
toutelambrissée des panoplies de chasse du marqnis de
Landerolles, considérait eu sifflotant un des trophées.
— Ce pauvre marquis! tit-il avec une moue de dé-
dain en pensant à Lavand'homme. Il en était réduit
à quelques mille livres de rente quand je lui rachetai
la Rasepelote.
112 LA FIN DES BOURGEOIS
— Mon père...
En se retournant, il la vit qui de la main, cérémo-
nieuse et un peu tendue, l'invitait à passer dans le
salon jaune. Sans délais, sa manie fureteuse,
son goût de la surveillance et du contrôle s'amusa
des transformations qui, d'après ses ordres, avaient
rajeuni cette pièce, la plus riche du château, avariée
de moississure, tombée à la décrépitude par l'incurie
de Landerolles. H palpait les rideaux, examinait les
fauteuils, promenait la main sur les adroites reprises
des tapisseries. Une porte communiquait avec le sa-
lon rose ; il y entra, recommença à scruter en tous
sens.
— Tu sais, je suis curieux, j'aime à me rendre
compte. Et puis, pour l'argent que j'y ai mis...
Nul bruit ne montait de la maison. Il pensait :
— Lavand'homme serait-il absent? J'aurais vrai-
ment de la chance.
— Ne vous gênez pas, dit Ghislaine. Aussi bien
j'imagine que vous êtes venu un peu pour cela. Je
n'oublie pas que vous avez pris la peine de remonter
cette vieille maison.
Elle ouvrit d'autres portes et tout à coup, devant
le geste dont elle tâchait de pousser les vantaux trop
adhérents de la salle à manger, il resta interdit, dé-
tourna les yeux. Il venait d'apercevoir le gonflement
déjà puissant de sa maternité.
— Non, laissez donc. Ce n'est pas la peine.
Enfin son effort aboutissait : ils tournaient quelques
instants dans le demi-jour terne de celte vaste cham-
bre, estompée par la descente des rideaux lourds.
— C'est parfait, parfait, répétait Jean-Eloi avec
ennui en s'arrétant devant les meubles et feignant
do les considérer d'un air d'intérêt. Je vois qu'on a
tenu compte de mes ordres.
— Oui, tout est pour le mieux. Seulement c'est
bien grand pour moi. Je dine dans la petite pièce qui
est de l'autre côté du hall. Je m'y sens mieux chez moi.
LA FIN DES BOURGEOIS 113
Une question expira à ses lèvres :
— Tu dînes donc seule? Et Lavand'homme?
Il toussa, dit sèchement :
— Ma foi, tu as raison.
Une marche pesante et brusque, comme ils s'at-
tardaient, las tous deux de paroles dilatoires, foula
les tapis derrière eux précipitamment. Il se raidit.
C'était Lavand'homme, cette fois. Mais, avec une
nuance d'ironie :
— Non, déclara cette fille impénétrable, ce n'est
pas ce que vous croyez.
Elle appela :
— Tommy !
Un terre-neuve alors se rua, câlin, lui râpant les
mains de lèches épaisses, poussant contre ses genoux
sa haute échine chevelue.
— Mon Tommy ! Mon beau Tommy !
Elle lui plongeait les doigts dans le poil et ta-
potait ses babines, amusée de sa joie de bonne
béte.
— Voilà mon meilleur ami, dit-elle en riant fran-
chement celte fois. Nous nous parlons de cœur à
cœur. Par hasard, je ne l'avais pas pris avec moi
aujourd'hui ; il s'est levé malade. Et vous voyez, il
m'a entendue rentrer, il accourt.
— Maudite enfant, pensa Jean-Eloi, elle se joue
de moi ! Elle sera donc toujours la même?
Mais cette discrétion du vicomte caché sans doute
dans un coin du château et qui semblait résolu à ne
point l'encombrer de sa présence, l'allégeait d'un
souci pénible. Il se souvint de l'exhortation de sa
femme : Sois bon... Ecoute ton cœur... Et sentant
la nécessité de rompre enfin l'énervement rechigné
de leur tète-à-téte, il se détendit à des avances,
s'essaya à un peu de rondeur paterne.
— Tu es vraiment très bien ici... Une vie tran-
quille, pas les tracas de la ville... Un pays admira-
ble... Mais qu'est-ce qu'elle a donc à me chanter, ta
114 LA FIN DES BOURGEOIS
mère?... Yovoiis, es-tu vraiment si maltieiireuse
qu'elle le croil ?
— Ah! ma mère pense cela... Mais il n'y a rien
d'étonnant, puisque c'est ma mère.
Un court silence et elle reprit :
— Du moins, vous, n'est-ce pas? vous ne pensez
pas comme elle? La Rasepelote pour vous n'a pas
1 air d'un exil? Eh bien, mon père, vous savez à
présent que lui répondre.
Elle le regardait dans les yeux avec fermeté.
— Sans doute, saus doute... Yois-tu, c'est la faute
à tes lettres. Et quand je dis tes lettres, je compte
bien, il y en a eu tout juste trois depuis que tu es
mariée. Sac à papier, c'était vraiment comme si tu
avais à nous cacher quelque chose.
— Alors, mou père, c'est pour savoir ce qui se
passe à la Rasepelote que vous êtes venu? Dites,
c'est pour savoir des autres ou de moi si je vous
cachais quelque chose? Je ne pensais pas que vous
en seriez arrivé à cette inquisition. Car enfin, si je
vous la cachais, cette chose que vous soupçonnez,
c'est sans doute que je ne voulais pas vous la dire.
Et puisque vous saviez bien que je ne vous la dirais
pas, c'est que vous espériez l'apprendre de quelqu'un,
d'un de mes domestiques peut-être ? Allez, de nos
deux fiertés, mon père, de la vôtre qui m'a sacrifiée,
de la mienne qui se résigne, c'est encore la mienne
qui vaut le mieux, car je me défends à travers cette
fierté -là.
— Des mots ! des mots ! cria Rassenfosse soudai-
nement empourpré, la bouche sèche. Il vaudrait
mieux me dire tout de suite où est votre mari. Car,
puisque vous reconnaissez qu'il y a quelque chose à
nous taire, ce ne peut être que cela. Voyons, parlez ;
qu'est-il arrivé ?
Elle haussa les épaules.
— Rien, presque rien, en vérité. Le mieux pour
tous deux, après tout. Est-ce que d'ailleurs vous avez
LA FIN DES BOURGEOIS il5
cru sincèrement que cet homme pouvait compter
dans ma vie ? Nous avons marié nos mépris, voilà
tout. Eh bien, mon père, écoutez : votre fille n'a pas
cessé un instant d'être la veuve qu'elle était en en-
trant dans cette maison. iMais maintenant elle Test
doublement, elle l'est tellement qu'il vaut mieux ne
plus parler de ce qu'elle aurait pu être si cela n'était
pas arrivé. Ou plutôt, ah ! je n'en rougis pas, allez, il
n'y a plus ici qu'une mère !
Jean-Eloi eut un geste d'accablement.
— Ah ! oui, ce malheureux enfant i Mais taisez-
vous donc, ignorez-vous que c'est votre père qui
vous entend? 11 n'est pas de notre sang, l'enfant
conçu du péché. Elevez-le dans les ténèbres pour que
nul ne voie son visage.
Il se promenait avec agitation, bousculait les fau-
teuils, frappant l'air de son poing. Mais elle se re-
dressa sous sa colère, hautaine, les sourcils barrés,
hachant les mots :
— Yous m'avez pris la vie et vous voudriez me
prendre mon enfant! Ah! tenez, si je ne respectais
encore en vous ce qu'il faut que mon enfant respecte
en moi plus tard !... Mais, sachez-le donc, mon père :
il n'y a pas de mère honteuse. Vos remords, je ne les
connais pas. Et qui sait? Ce sera peut-être un jour
cet enfant renié par tous qui régénérera notre fa-
mille pourrie jusqu'aux moelles. Si vous ne voulez
pas qu'il soit de votre sang, il sera du mien... Ça
nous suffira à tous deux.
— Je n'entendrai pas une parole de plus, dit dure-
ment Jean-Eloi... Entre nous, tout est fini. Adieu.
Il marcha vers la porte.. Mais brusquement l'homme
d'affaires, l'incoercible comptable reperçait à travers
cette crise aiguë de son orgneil.
— Et la dot, voyons?
— Pas un mot là-dessus, mon père. Il Ta gagnée,
elle est à lui, je veux rester en dehors de ce marché.
— La dot ! la dot ! Car enfin il y a des intérêts à
116 LA FIN DES BOURGEOIS
sauvegarder. Je lui ai reconnu 730.000 francs dont il
est le maître. Mais le reste, le reste, votre dot à vous?
Ghislaine haussa les épaules.
— Est-ce que je connais quelque chose à vos
chiffres, moi? Et puis, d'ailleurs, la dot toute entière,
serait-ce trop pour me rendre la liberté, pour refaire
de moi, la fille livrée, la mariée d'une comédie du
mariage, pour refaire de moi la femme libre que je
veux rester pour cet homme détesté ? Vous ne me
connaissez pas, mon père. 11 y a en moi une force
que rien ne pourra briser. J'irai vivre pauvre en un
coin s'il le faut, mais consentir à débattre des ques-
tions d'argent, jamais ! J'aime mieuxtout, oui, même
la pauvreté, même n'être plus que cela, une mère
qui élèverait son enfant en travaillant !
Un saisissement congestionnait Jean-Eloi. Il ou-
blia sa colère, l'humiliation de son autorité pater-
nelle ravalée pour ce mal pire, l'argent des Rassen-
fosse abandonné aux mains du gendre-larron. Toute
ràcreté de son sang, barattée par le dépit du véreux
calcul qui les livrait k ce partenaire dangereux,
bouillonna dans une révolte douloureuse. Il n'avait
rien prévu. Dans sa hâte de bâcler l'affaire, il avait
accepté sans restrictions le contrat qui les dupait et
laissai! la fortune de Ghislaine à la discrétion du
mari. Un afflux de paroles s'étrangla dans sa gorge, à
la fm déborda en ce cri d'amertume rageuse :
— C'est donc un goujat, votre gentilhomme ! Il
est encore plus dégoûtant que je ne croyais!
— Je ne vous l'aurais pas dit, mon père, répondit
froidement Ghislaine d'un air qui le jugeait.
Jean-Eloi se jeta dans un fauteuil, et la tête entre
ses poings, resta tout un temps sans parler.
Ce prodigue qui dépensait ses millions avec autant
d'entrain qu'il les gagnait, en arrivait à subir comme
un dédoublement de son être où une partie de lui se
muait véritablement en ce pauvre argent de ses
grands drainages ûnanciers saccagé par un aigrefin
LA riN DES lîOlRGKOlS 117
rapace, où dans reflacement de toute autre sensi-
bilité, le capital, devenu la fibre vulnérable de sa
chair, grésillait sur le gril de la pins lancinante dou-
leur pour cette tranche qne quelqu'un y dépeçait. La
colique hépatique de ce capital grugé par le gros ap-
pétit de Lavand'homme lui ravagea les entrailles ; il
ressentit tout au fond le mal écarlate d'une blessure
vive par où ses écus coulaient comme ses propres
viscères. Et le malheur de sa fille qui ne l'avait pas
touché tant que son endurcissement n'y avait vu
qu'une nécessaire expiation, maintenant le remuait
à travers l'appréhension d'un peu de leur fortune
compromise.
Il fit un effort, gémit :
— Mais, malheureuse, il le ruinera... C'est de la
démence... On n'est pas faible à ce point. Eh bien, je
ne veux pas moi,... je m'y oppose.
L'attendrissement pour la misère de leur or risqué
dans une spéculation sans issue, pour celte religion
de sa vie à laquelle il avait sacrifié tous les cultes de
l'humanité et dans laquelle un aventurier plantait
les dents, maintenant l'amollissait jusqu'à la lâcheté.
11 tendit les mains :
— Voyons, sois raisonnable. Ne suis-je pas tou-
jours ton père? Oublions le mal que nous nous
sommes fait l'un à l'autre. Il faut que nous nous
liguions contre l'ennemi. Vois, je te pardonne.
Et peut-être, en effet, dans sa peur panique de
l'argent menacé, lui eùt-il pardonné si seulement
elle s'était déliée à un entraînement : l'intérêt alors
eût fait ce que n'avait pu faire la pauvreté des cœurs.
Mais cette fille virile ne fléchit pas. Elle secoua la
tète :
— Gardons nos scTiliments, mon père. Aussi bien
nous retomberions bientôt à nos récriminations.
Il se releva, furieux.
— Eh bien, cria-t-il, je vous abandonne, exécrable
créature ! Je ne resterai pas une seconde de plus
7,
118 LA FL\ DES BOURGEOIS
dans cette maison où j'aurai en vain fait appel à la
conciliation et où j'ai été traité comme un étranger.
Vous n'êtes plus rien pour moi. Faites atteler pour
qu'on me ramène à la gare et croyez qu'il m'en coûte
de vous demander même cela seulement.
— Comme vous voudrez, mon père. Je redeviens,
pour vous obéir, votre fille très humble.
Une demi-heure après Jean-Eloi quittait la Rase-
pelote. Elle était montée chez elle, ils ne s'étaient
pas" revns.
Mais, au moment où la Victoria, après les graviers
du chemin de ronde, s'engageait sous l'allée des
châtaigniers, il ne pouvait se défendre de regarder
une dernière fois ce château d'orgueil et d'opprobre
que sans doute il ne reverrait plus. Une grosse nuée
de pluie tout à coup le noyait de tristesse, brouillait
ses fines arêtes, un air de maison morte, reléguée
dans une désuétude d'anciens paysages.
11 n'avait pins l'idée bien nette de l'événement qui
motivait son départ précipité ; des sentiments confus
giroyaient dans sa cervelle, sans phis de précision
que, sur ses diffuses prunelles, mouillées de douleur
et de colère, la vision matérielle des objets. Sa fille
l'avait laissé partir ; il s'en allait, sous ses soixante
ans de paternité humiliée, avec l'affront lourd de la
main qui s'était refusée à l'élan des siennes, avec la
saignure de son amour-propre pour ce pardon offert
et qu'elle avait dédaigné.
Puis les hauts toits s'enfoncèrent sous les liernes
et les arcs des ramures ; il ne resta plus un instant
que les courbes lignes des terrasses ; et à leur tour
celles-ci disparurent dans les estompes grises.
Alors la sensation lui revint, poignante et soudaine,
du trou des Hassenfosse. Surtout elle ressuscitait aux
heures de défaillance ; il la portait en lui comme la
fatalité même de Misère, comme la rancune de la
fosse violée par les ascendants et qui sous eux
restait ouverte pour de renaissants désastres.
LA FIN lŒS BOURGEOIS 419
Leur race, vouée à linir dans les coups de sang de
l'imbriaqne Arnold et les froides perversités de Ré-
gnier, périssait en outre dans le cœur pétré de Ghis-
laine, morte à la famille, au devoir, à leur honneur
de grands bourgeois sans tache. La vie intermittente
de Simone, ce reste d'un peu de bon sang dans un
pouls malade et fébrile, au milieu des autres effon-
drements semblait non moins aléatoire. Et tout à coup
il se rappela que, lui aussi, en ce soir de vin et de sang,
il avait permis que sa mère, leur souche auguste,
s'en allât d'Empoigny, seule, clandestine, délaissée
par ses respects comme il quittait, en ce moment la
hasepelote.
Ah! elle avait eu raison, l'aïeule aux yeux lu-
cides, aux larges prunelles ouvertes sur le noir
des futuritions. Il se rappelait cette parole à présent
justifiée : « J'irai voir ce qu'il entre de l'argent des
hassenfosse dans la bouchée d'un gentilhomme. » Ah
oui ! C'étaient les grands pauvres de la société mo-
derne ; l'un après l'autre, ils désertaient les féoda-
les bâtisses, la besace au dos et le bâton du coureur
de routes aux poings. Mais quelquefois le hasard les
faisait rentrer à l'heure des festins dans les salles
chaudes encore de la cendre des ancêtres. Alors ils
se jetaient sur les plats, leurs dents d'ogres leur re-
poussaient aux mâchoires ; après les immenses fa-
mines, ils s'en venaient ronger jusqu'à l'os les riches
stupides qui, sans défiance, leur ouvraient la porte.
Dans la Rasepelote, évacué de ses marquis, un iro-
nique retour de fortune instaurait la gueiiserie re-
dorée du déclin des Lavand'homme. La chevance des
seigneurs faisait retour aux gritfes du gerfaut, du
bandit titré qui, entré l'estomac vide, s'y regoulait
de copieux carnages, absorbait les moelles et le
sang des patrimoines. La gloutonnerie de Landerolles
se dévorant lui même, mangeant ses fermes et ses
terres, se continuait dans les ventrées de Lavan-
d'homme leur raflant la dot des filles, nettovant les
120 LA FIX DES BOURGEOIS
plats d'or de leur épargne, rué comme im loup à
travers leurs grasses bergeries. C'étaient à leur tour
les représailles du noble contre le bourgeois gorgé
de ses dépouilles ; la fortune encore une fois tour-
nait ; ils revomissaient les domaines acquis pour un
fraudulenx denier, les châteaux usurairement préemp-
tés, les armoriales proies conquises sur la dèche et
la ruine.
— Les événements de la vie, se suggéra-t-il en
faisant un pas plus décisif vers la Vérité, ne sont
que la projection de nos idées et de nos actes en
dehors de nous. Toute chose qui arrive est l'abou-
tissement de nos bonnes et de nos mauvaises pen-
sées et déjà réside an fond de nous, latente, en sa
résultante finale, avant même d'être accomplie. Nous
marchons en aveugles sous des forets dont les raci-
nes s'enfoncent dans le terreau de nos actes.
L'esprit aveuli, n'éprouvant plus qu'un lourd bri-
sement, la stagnation d'un profond et régulier ma-
rasme, il regarda de dessous la capote de la voiture,
batlue du grèlcment des guilées, défiler les liquides
et atones campagnes sous les plombagines d'un ciel
hâtivement vespéral. Un effroi lourd pour des maux
en suspens, uniquement à la fin surnagea aux re-
mous de cette après-midi tumultuense.
— Il y a une main sur les Rassenfosse, se répéta-
t-il longuement en finissant par trouver dans la fata-
lité de ces mois un délice amer d'anéantissement.
Elle sortait delà nuée. Elle surgissait parmi leurs
festins, écrivait sur les murs le signe de colère. Et
tout à coup les colonnes oscillaient, un grand vent
soufflait, leur maison s'enfonçait aux ténèbres.
La nuit bruinait quand il entra dans Mézières. Au
guichet, l'employé le consterna en lui déclarant que le
dernier train vers Givet était passé : une voiture de là
en trois heures l'eût ramené à Empoigny. Alors la
perspective d'une nuitée à l'hôtel s'ajouta a ses autres
tracas. 11 envia un vieil ouvrier qui, ses outils sous
LA FIN DES BOURGEOIS 121
le bras, son pénible labeur fini, le précédait sur le
trottoir. Sans doute il regagnait un logis misérable ;
mais cet bomme ne portait pas dans sa cbair les vers
qui le mangeaient vivant, lui, le roi Hasseufosse,
échoué sur ce pavé départemental, traînant sous les
réverbères les maux de sa grandeur.
XV
Madame Rassenfosse ne se rendit pas bien compte
de ses sentiments quand, en rentrant à Empoigny,
son mari lui apprit les torts de Lavandliomme.
Ceux-ci semblaient d'un ordre tout matériel. Un
mystère d'ailleurs entourait le fond même de leur
vie : rien ne prouvait que le vicomte eût quitté La Ra-
sepelote. Adélaïde s'imagina qu'ils continuaient à y
vivre ensemble, séparés et présents, dans une condi-
tion d'époux ennemis. Elle se sentit h la fois très mal-
heureuse et se réjouit de limpossibililé de toute
entente finale. Elle s'était faite à l'idée de savoir (ibis-
laine coupable et méprisée, pardonnée seulement par
ses tendresses moternelles. Elle l'aimait pour la dou-
leur de cette union mauvaise, pour une peur inquiète
des- outrages et des humiliations que peut-étie elle
avait à subir de la part de l'homme détesté par toutes
deux. C'était chez elle une haine tenace, toujours
neuve, pour ce Lavnnd'homme qui lui avait volé sa
fille et qu'ils avaient dû payer si cher. Elle l'eût voulu
plus abject encore, capable de se porter à des sévices
sur Ghislaine, afin de s'arroger des raisons plus fortes
\22 LA FIN DES BOURGEOIS
de le haïr. Son égoïsme de mère la poussait à une
perversion de sa vieille affection : jamais elle no se fût
consolée dun effacement de leurs mutuelles rancunes.
Tant qu'elles subsistaient, personne du moins ne lui
dérobait le cœur de son enfant ; ce cœur lui demeurait
tout entier avec ses afflictions, le besoin d'être dor-
lotée et secourue par elle, l'inutilité d'espérer nul
autre refuge.
Dès lors madame Rassenfosse nourrit un espoir
qui, en faisant rentrer Ghislaine sous leur toit, ré-
parerait tant d'injures et de maux. En même temps
grandissait le ressentiment du pacte qui l'avait li-
vrée à Lavand'homme. Elle sentit le besoin de s'ab-
soudre, oublia sa propre connivence pour ne plus
penser qu'à la part qu'y avait prise son mari. En
ferment d'aigreur, pour ce malheur de Ghislaine
qu'ils devaient se rejeter l'un sur l'autre, ne cessa
plus de les travailler tous les deux. Adélaïde, qui
croyait aimer sa fille d'une passion sincère, se révéla
ainsi un monstre d'hypocrisie m-aternelle. Elle eût
tout donné pour la savoir heureuse, mais elle l'eût
vouée aux exécrations si le bonheur lui fût venu
par Lavand'homme. Elle continua à porter dans ses
regrets la mort du triste cœur absent ; elle alluma
les cierges de sa pilié et les laissa pleurer sur des
douleurs qu'au fond elle désirait inconsolables.
Jean-Eloi lui avait confessé la maternité prochaine.
Tout en plaignant sa fille, elle se mit à suivre les
jours avec angoisse, ayant peur d'écouter ses secrets
désirs, éprouvant le besoin d'y mêler l'intervention
des Miséricordes. La confiance en un divin recours
bientôt l'inclina, par un espoir d'être ouïe en son cou-
pable vo^u, vers une piété qu'elle se mit à pratiquer
avec ferveur. Une haine aussi, chez Rassenfosse,
vouait à la mort dès les entrailles celte chair réprou-
vée, la honte de ce sang impur qui aux rameaux de
la famille anoblie d'ancienne bourgeoisie, allait faire
remonter des plèbes inconnues.
LA FIN DES BOURGEOIS 123
Il avait trouvé une déception à Empoigny. Arnold,
de Tanger, lui annonçait qu'il avait laissé partir le
reste de la mission. Une incuriosité pour les pays
traversés, Tennui de cet exotisme qui émerveillait
ses compagnons et auquel il préférait le dressage de
ses chevaux, lui rendait impérieux le désir du re-
tour. Mais des aventures avaient allégé son viatique :
il priait son père de lui faire adresser à Marseille un
chèque de six mille francs avec lesquels il comptait
séjourner quelques semaines à Paris.
Rassenfosse en ressentit un dépit violent. Jusqu'au
bout, cette calcaire cervelle demeurerait imper-
méable à toute infiltration salutaire ? Même le général
intérêt pour la vie nomade à travers d'antiques et
fabuleux territoires échouait sur son obtuse intelli-
gence de valet de chenil? Et toujours cet argent ! Ses
enfants le saignaient par toutes les veines. Après
cette dot de Ghislaine qui l'amputait de près de deux
millions et gorgeait la gloutonnerie de Lavan-
d'homme, après les pétitions réitérées de Régnier,
c'était ce balourd qui à son tour Técorchait 1 11 était
la tonne où les exigences de ses fils constamment
mettaient la chante-pleure et qui se vidait dans leurs
folies. Jean-Eloi eut peur d'un coup de tète et finale-
ment envoya le chèque. C'était l'habituelle issue :
il redoutait le discrédit de son nom, ravilissement
de cette grande firme des Rassenfosse, devenu l'esclave
de la probité de sa signature, sensibilisé jusqu'à l'éré-
thisme en son honneur de haut financier ponctuel.
— Ah! se disait-il, j'ai mis au monde des re-
quins... Ils me mangent vivant... Et le malheur
c'est que je ne suis pas encore assez riche pour me
dispenser d'être un honnête homme.
Il payait. Il eût volontiers consenti à payer double,
cette fois, si seulement ce numéraire, en tenant Arnold
éloigné de la famille, avait pu un peu de temps re-
fréner la bêle toujours prêle à se déchaîner. Mais
avec cette force ingouvernable et brute qu'une
124 ' LA FIN DES BOURGEOIS
poussée du sang faisait partir comme par un brusque
déclic, on n'était jamais sur de rien.
Une crise de Simone encore acérait leurs ennuis,
une crise où pendant toute une henre, elle s'était
débattue aux mains de sa mère et des femmes avec
de grands battements de sa tète k travers les oreillers
et des cris qui appelaient Ghislaine comme du fond
de la mort, d'horribles cris pour des détresses qu'à
travers le déchirement de son esprit, elle semblait
entrevoir. D'autres crises suivirent. Elle avait des
visions d'hommes noirs portant des cercueils, tou-
jours elle apercevait des cierges brûlant en des ténè-
bres de chapelles. Le malheur et la mort autour d'elle
s'obstinaient comme un vol d'oiseaux funèbres, comme
de prophétiques corneilles annonciatrices des ruines
de la famille. Elle devint la petite Cassandre qui,
avec de ranques gémissements, des abois d'effroi,
prédisait la fin des Rassenfosse.
Toute enfant, elle avait senti les premières atteintes
du mal. Enfin la nubilité, longtemps contrariée, se
déclarait ; les accès cessaient un peu de temps,
reprenaient ensuite plus violents : leur médecin pré-
conisa le mariage. La maternité surtout, en régula-
risant l'organisme, en pacifiant et canalisant les
humeurs, s'attestait souveraine pour les névroses de
jeune fille. Mais cette thérapeutique, quand on lui en
parla, lui fit horreur. Elle se jeta dans les bras mater-
nels avec une véhémence de honte et de douleur,
implora qu'on l'enfermât plutôt dans un couvent.
A dix-huit ans, sa peur de l'homme allait jusqu'à
l'emprisonner dans ses chambres, sitôt qu'un étranger
était reçu dans la maison. Elle refusait de descendre,
ou paraissait à table gauche et agitée, tellement irri-
table qu'une fois, à un dîner où le fils Provignan,
qui pour la première fois venait chez les Jean-Eloi,
l'entourait de prévenances un peu pressantes, elle se
mettait à casser les verres en proie à une vio'ente
crise de nerfs.
LA FIN DES BOUUGEOIS 12o
Douce et quinteuse, très sensible, mais en même
temps secrète et rusée, menteuse par besoin de tout
compliquer autour crdle, la taciturne Simone de-
meurait un mystère, même pour ses parents. Cette
nature contradictoire, cette âme irresponsable et
fuyante les effrayait. Ils se souvenaient qu'un jour,
ayant enlevé aux écrins de sa mère un collier de perles
fines, elle avait laiss»'» soupçonner une des femmes
de chambre de la maison. Elle-même prétendit avoir
vu le collier aux mains de la domestique. Madame
Rassenfosse monta à la chambre de celte fille, fouilla
ses coffres, ne trouva rien et la mit à la porte. Mais
sitôt qu'elle fut partie, Simone, tourmentée par les
remords à un âge où tout péché semble véniel, ne
cessa plus de pleurer et de prier, surprise quelque-
fois devant la petite Vierge de son alcôve à genoux
et sanglotante. Madame Rassenfosse pressentit la
vérité et multiplia les instances. Alors elle se roula
à ses pieds, finit par avouer qu'elle avait dérobé
le collier et l'avait caché sous un oranger dans leur
jardin d'hiver. On vida la caisse inutilement. Elle
indiqua une autre cachette, mais rien encore cette
fois. Et enfin, après s'être toujours contredite, elle
allait un matin déposer le collier sur la cheminée de
la chambre à courber de sa mère sans avoir voulu
révéler l'endroit d'où elle l'avait retiré. Toute sa
duplicité et son inconscience percèrent dans cette
restitution cauteleusement différée après un rapt
dont elle s'était reconnue coupable et qui l'avait sup-
pliciée de la peur des châtiments étemels.
A Empoigny, elle restait la même enfant sournoise
et clandestine, cloitrée des jours entiers dans la tou-
relle où elle avait sa chambre, n'en sortant que pour
errer par les jardins ou descendre cueillir aux prai-
ries des fleurs dont elle se torsait des guirlandes et
qu'elle entremêlait a ses tresses dénouées, toute pâle
et fatale sous ses rustiques couronnes avec lesquelles
elle remontait s'admirer dans la glace comme une
126 LA riN DES BOURGEOIS
petite reine de féerie. Et c/étaient, en ces vols de ses
robes de mousseline à travers les sentiers étoiles
de flores sauvages, en ces battements d'ailes de ses
guimpes qui lui donnaient Tair d'un joli papillon
butinant parmi les corbeilles, des chansons de sa
petite enfance qu'elle se chantait comme en songe et
qui montaient vers les fenêtres du château, un peu
de son àme demeurée enfant flottant autour d'elle
dans les arômes et le soleil.
Les Jean-Eloi évitaient de la contrarier, appelaient
cela ses petites folies. C'était la fleur maladive du
sang des Rassenfosse, la triste rose de Noël de l'hiver
de leur race épuisée par le sang des héros et qui,
en cette ponsse débile, en ce mal profond des nerfs
qu'une sève pauvre ne savait plus régler, se mou-
rait de langueur.
Effrayés de son dernier accès, ils mandèrent à
Empoigny deux illustrations de la science, deux
spécialistes de la névrose, le grand Marchandieu et
le docteur Bachot qu'on appelait irrévérencieuse-
ment le « vétérinaire de ces dames » ponr la rudesse
bourrue dont il entrait dans leurs chambres de ma-
lades comme dans une clinique de chevaux et rem-
barrait leurs effrois mièvies de fine humanité ado-
nisée.
Il fallut les promener toute une heure avant de
découvrir Simone qui s'était refusée à la consultation.
Enfin, avec laide des femmes de chambre envoyées
en limiers, ils la dépistaient au fond d'une des char-
milles.
— Yous savez, mademoiselle, je n'ai pas le temps,
moi, de me prêter à vos simagrées, cria Buchot
aussitôt que de loin ils l'eurent aperçue, prenant
dans une gerbe des marguerites qu'elle se piquait
dans les cheveux.
Cette voix dure la saisit. Elle s'arracha vivement
du front les pâles astérioles, resta interdite à les
regarder s'approcher.
LA FI\ DES liOlRGHOIS 127
— Mais arrive doue, dit Jean Eloi. N'aie pas peur.
Ces messieurs viennent te poser nne ou deux ques-
tions, simplement.
Marchandieu, dans sa cravate blanche, très haut,
le nez en faucille, surtout lintimidait. Il l'interrogea.
N'éprouvait-elle pas par moments des fourmillements
entre les épaules ? N'avait-elle pas une partie du
corps plus sensible que l'autre ? Elle secouait la tète
sans répondre, d'un geste bref et rechigné qui niait.
— Et les mois ? demanda brutalement Buchot.
Cette fois une vraie rage la prit pour cet homme
qui l'interrogeait sur ses intimités. Avec une gami-
nerie de révolte elle lui tira la langue, s'élança hors
de la charmille, en soufflant du bout de ses lèvres
colères :
— Je n'ai rien î je n'ai rien !
Marchandieu se tourna vers madame Rassenfosse :
— Nerfs irritables, variations constantes d'hu-
meur, hein? Et sans doute tendance aux dépravations
de l'appétit ? Mon Dieu, madame, elles en sont toutes
là aujourd'hui.
— Moi, dit Buchot, je les mets à la terre, je les
fais bêcher... Oui, en surmenant le corps, quelquefois
on arrive à des résultats.
— Et, reprit Marchandieu, n'existe-t-il pas une
certaine répulsion à l'égard des hommes ?
Madame Rassenfosse baissa les yeux.
— Mon Dieu, oui, peut-être.
Les médecins se regardèrent.
— C'est bien ça, fit Buchot.
Des fenêtres de la salle à manger, Adélaïde les vit
ensuite marcher par les allées, à petits pas de dis-
cussion, quelquefois s'arrétant et se parlant nez à
nez les bras croisés, puis reprenant leur promenade,
les mains derrière le dos, avec le battement de leurs
cannes contre leurs talons. Au bout de dix minutes,
ils remontèrent vers la terrasse. Ils étaient d'accord
pour un traitement métalloscopique, prescrivirent le
128 LA FIN DES BOURGEOIS
cheval, la gymnastique, les grandes marches. Inter-
diction de tente surexcitation cérébrale. Q faut revir-
giniser l'esprit en l'abêtissant, insista Bnchot.
Régnier depuis quelques jours était rentré à Em-
poigny. Simone monta à sa chambre. Elle pleurait,
s'arrachait les cheveux.
— Pourquoi n'es-lu pas descendu me défendre?
Tu aurais pris la grande épée qui est dans la pano-
plie d'Arnold. Ah! Ah! Nous aurions bien ri s'ils
s'étaient tout à coup mis à genoux en criant grâce.
Elle s'assit, puis très sérieusement lui parla de se
jeter du haut de sa tourelle plutôt que de se sou-
mettre au régime barbare qu'ils ordonnaient.
— Vois-tu, c'est horrible. Ils veulent me faire
manger des choses, des métaux... Et puis, le cheval!
Moi qui ne peux pas même rester trois minutes sur
une chaise !
Son air de résignation comique amusa Régnier.
— Mais envoie-les donc promener, maman comme
les autres. Est-ce qu'ils comprennent quelque chose
à ton mal ? Est-ce que c'est seulement une maladie?
— N'est-ce pas? N'est-ce pas ? s'écria-t-elle à tra-
vers l'étrange regard dont elle semblait voir passer
les idées dans l'air. Tu sais bien, toi, grand Ré, que
ce n'est pas vrai, que je suis comme cela sans être
pour cela malade !
— Et figure-toi, vint-elle lui dire à l'oreille d'un
air de mystère, ils m'ont défendu... Devine un peu.
— Non, je ne peux pas, ma bosse ne me dit rien.
— Méchant singe, je te hais. Et le caressant : — Je
ne veux pas que tu parles méchamment de ta gentille
bosse. Au moins, toi, tu n'es pas fait comme les autres
hommes. Et maman qui aurait voulu me marier,
autrefois ! Mais c'est toi qui seras toujours mon petit
mari, je n'en veux pas d'autre que toi. Eh bien, tu
ne rlcvines pas?
Elle fronçait le sourcil, comme pour un secret pé-
nible :
LA FIN DES BOURGEOIS 129
— Allons, fit Régnier en souriant, je vois que c est
une très grosse chose, une chose ténébreuse et diffi-
cile à révéler, comme toujours. Toi, vois-tu, tu es
hi cachette à mystère, il faut toujours une clef pour
l'ouvrir.
— Xon, mais j'ai peur que tu ne trouves pas cela
assez exorbitant.
Et très bas, en donnant à ses mots un sens caché
et qu'elle seule y discernait :
— Ils m'ont défendu de lire... N'est-ce pas hor-
rible?
— Ah !
Régnier alla prendre dans sa bibliothèque une
poignée de livres et les jetant à ses pieds :
— Tiens, voilà le cas qu'il faut faire de leurs dé-
fenses... 11 y en a là dedans de raides... Lis tout,
fifiUe, bois-en le vin et la lie. Hein ! eu avons-nous
déjà mangé, de ces charognes d'auteurs? Ils sont
tous putrides aujourd'hui, ils puent t'étable et la
vidange. Ah ! ma chère, ce sont les poux qui sont
en train de manger ce qui reste encore de cervelle à
l'humanité. Eh bien, il faut leur venir en aide en les
lisant. Ah! Ah 1 Nous n'en avons plus pour long-
temps. La grande débâcle approche. A force d'en-
graisser des porcs comme Antonin, on verra saillir
bientôt l'os de la terre. Fini la noce alors ! Finis les
Rassenfosse ! Le dernier homme nous aura fendu le
ventre et mangé l'intestin. Va, laisse-les dire et
nourris ta petite àme vicieuse, nourris-la fortement
de toute la perversih^ humaine. Prends exemple sur
ton frérot. Je méprise tous les hommes, mais il n'y
a personne que je méprise autant que moi-même,
c'est là ma force. I.a bosse à petit Ré contient assez
de haine pour faire sauter le monde. Vois tu, Zizi,
nous sommes les deux monstres de la famille. Si
seulement ces pleutres et ces bétas pouvaient voir
au fond de nous, ils reculeraient épouvantés I
Simone lui mit un doigt sur la bouche, et tendant
i30 LA 1-IX DES BOURGEOIS
le COU avec la frayeur aux yeux d'un pas ouï dans
l'escalier :
— Chut, tais-toi... Il y avait tout b. l'heure un
homme dans larmoire du carré... Il s'est teiui caché
pendant que je passais. Tu sais bien, l'homme !
Elle resta un instant attentive, toute apeurée sur
cette petite poitrine de bossu où elle se blottissait,
la tète tournée vers la porte, comme si vraiment
quelqu'un allait entrer. Puis ses lèvres s'ouvrirent
à un étrange sourire :
— Il vient pour m'épouser, lui aussi. C'est un
homme tout noir ; il portait l'autre jour un petit cer-
cueil d'enfant. Ah î je sais bien qu'on dit que je suis
folle...
Régnier très doucement lui appuya la caresse de
ses longues mains sur les yeux.
— Dodo, la petite tète... L'homme noir repassera.
Je le connais aussi bien que toi, va... Il était dans
la chambre le jour où ma bosse a mis le nez à l'air
pour la première fois.
Maintenant elle tirait mulinement les poils de sa
moustache, redevenue rieuse, comme amusée d'un
tour qu'elle lui jouait :
— Ce n'est pas vrai... Il ne vient pas pour moi.
Mais je t'assure, j'ai bien cru l'apercevoir tout à
l'heure dans l'escalier. Et puis, tu criais trop haut,
aussi : on aurait pu t'entendre. 11 ne faut pas qu'on
sache que je suis ici avec toi. On me le défendrait,
comme la lecture. Et comme ça, d'être seuls à deux
quand personne ne s'en doute, c'est bien plus amu-
sant.
Elle baissa les yeux :
— C'est comme du péché.
Régnier l'avait prise par les poignets et l'attirait
sous ses yeux, si près que leurs visages se tou-
chaient :
— Ah ! ce qu'il y a là! Ce qu'il y a là, murmura-t-il
d'une voix dont il paraissait se parler à lui-même.
LA FIN DES BOURGEOIS 131
Va, tu leur échapperas toujours, petite àme de fumée,
petit cœur de fleur au soleil de la laude, sombre fleur
des miuuils ! Il u'y a que moi qui vois clair eu toi ;
j'ai compris ta destinée... Pour toi comme pour moi,
lieu à faire : un vent nous emporte. Ah ! ils sont bien
pourris, les Rassenfosse ; ils sont mûrs pour les
vers, puisque dans tout ce fumier de la famille, il
n'y a plus que le viscère de ce gros Antonin et nos
deux pauvres âmes infirmes, [/anémie et la phlétore,
ce sera la crevaison finale. T'es-tu déjà demandé ce
qu'il pouvait y avoir de cœur chez ces pachydermes
de Quadrant? et chez ce perroquet bavard d'Eudoxe?
En les raclant jusqu'aux moelles, eu déblayant toute
leur salauderie et leur sottise, on ne trouverait ni
un sentiment ni une idée. C'est la ménagerie de tous
les bas instincts et de tous les égoismes... Je ne veux
rien dire de papa, un coffre-fort, une liasse de
bank'notes, un sac de pièces de cent sous, le prince
des comptables, mais qui laissera protester sa signa-
ture en nous. Toute sa vie a été une suite d'échéances
ponctuellement payées, en attendant la dernière,
qu'il ne paiera plus et qui fera sauter toute la
maison. Mais les Jean-Honoré ! Cette vieille toque
sur un code ! Un crâne mécanique à articulations !
Un cacatois déplumé sur son perchoir du barreau!
Cette ganache-là laisserait s'exterminer le mondeplutôt
que de renoncer à ses fameuses bases sociales. Et tu
ne sais pas, c'est lui qui a machiné ce dégoûtant
mariage fl'Eudoxe avec la juive, la poule aux œufs
d'or, qu'il aurait bien fricassée pour son compte s'il
avait pu... Maintenant nous roulons à l'aristocratie,
. nous avons des baronues et des vicomtes dans nos
papiers! Et cette canaille de Piébœuf! Cette dégoû-
tante vomissure! Cet exploiteur de charniers! Tous
comptent sans l'encaisseur qui viendra demain tou-
cher ses arriérés etleur fera rendre gorge, à tous ces
repus pour qui la vie n'aura été qu'une bamboche.
Ce sera le tour du grand huissier et de la banque-
132 LA FIN DES BOrUGEOfS
route. Grand'mère Barbe l'appelle Dieu. Mais Dieu ou
le Destin, ça m'est égal. Je crois seulement à un
grand livre où nous figurons à la colonne Doit et
Avoir. Et qu'est-ce que tu veux que ces gens com-
prennent à une àme comme la tienne, à des âmes
comme les nôtres?
Un rire aigre lui chevrota aux dents. Il lança un
coup de pied aux livres épars devant Simone.
— Après tout, ils ont peut-être raison. Sois une
grue comme toutes les autres.. . Mais que tu lises ou
que tu ne lises pas, ce n'est pas cela qui empêchera
ce qui doit arriver. Le mal est en nous. La bosse que
j'ai sur le dos, tu la portes en dedans, toi.
Elle s'écarta, et ses jupes en tampons dans les
mains, tout à coup esquissa un rythme de danse.
— Yeux-tu valser, dis, mon petit singe? C'est plus
gai... Tu ne veux pas? Oh 1 bien, alors je danserai
toute seule. Moi, tu sais, je danse quelquefois ainsi
pendant des heures, dans ma chambre. Ça me fait
mal. C'est bon.
En des cercles lents de blancheurs, tournait la
diaphane figure, le nuage léger de sa robe. Elle pivo-
tait sur ses orteils, les mains à son front, les yeux
évanouis et vertigineux, en susurrant un lointain
refrain, une musique infiniment blessée et douce, et
par moment, de l'extrémité de ses doigts fluets,
comme une cueillette à des espaliers de rêve, lui
jetait des pétales de marguerites qu'à mesure elle
détachait de ses cheveux pâles.
— Tiens, à toi .. Je n'en donnerai jamais d'autres
à personne... A toi... Ils n'aurojil pas mes margue-
rites !
Un court vertige la fit chanceler tandis que brus-
quement, dans le flottement autour d'elle de l'étofTe
nébuleuse, elle s'arrêtait, les paupières éteintes, ses
deux mains à son cœur.
— Dis, la mort, c'est peut-être cela! On tourne, on
tourne, on cesse de voir, on ne sait plus.
LA FIN DES BOIRGEOIS 133
Et tout de suite après, elle lui tapotait les joues,
disait, moqueuse, d'un air de malice et de mystère :
— Adi^u, grand Ré, petit Ré. J'ai donné rendez-
vous h quelqu'un dans la charmille. N'y viens pas,
c'est un secret.
La robe d'aurore et de songe, à travers un batte-
ment d'escarpins sur les degrés de l'escalier, s'en-
vola.
Régnier continuait à regarder la porte par où la
petite ombre avait disparu, par où avait fui le joli
oiseau malade.
Il frappa un coup sec des doigts à son front.
— C'est là, se dit-il, c'est là la fêlure.
XVI
Une nouvelle pressentie s'ébruila. On apprît que
le jeune Provignan avait demandé la main de Cyrille ;
les Jean-Honoré agréaient le mariage. Un matin,
comme autrefois Jean-Eloi, le père était parti con-
sulter l'aïeule.
— Je m'en doutais, dit Barbe aussitôt. Votre mère
n'a pas ses yeux dans sa poclie. Eh bien, mais je n'y
vois pas de mal. Le garçon est aimable, un peu fem-
melin par exemple. Mais quand je vois quelle espèce
de gens votre frère impose à la famille, je n'ai plus
envie de me montrer trop difficile. Ce n'est pas un
héros comme l'étaient votre père et votre aïeul
Jean-Chrétien l'\ Dieu n'en fait comme cela que pour
134 LA FIN DES BOURGEOIS
commencer les règnes. 11 ouvre la main, lance la
graine, et elle tombe là où elle doit tomber. Ensuite
c'est aux familles à se continuer elles-mêmes.
— De quoi parlions-nous ? reprit-elle en paraissant
sortir des ombres. Ah I d(î votre petit Léon. C'est,
après tout, un fils de bourgeois comme nous, avec
du sang probe aux veines 11 y a dans la lignée des
Provignan des bateliers comm'3 chez nous il y a des
mineurs. Si Cyrille n'est pas trop sotte, elle aura là
un bon mari.
Les Provignan, en effet, gens de fleuves et d'écluses,
avaient commencé leur fortune par Tachât d'une
gabarre. C'étaient de petits mariniers besogneux vi-
vant sur leur bateau et qui, frétés parles marchands,
descendaient oa remontaient les rivières avec des
chargements de bois, de briques, de froment ou de
charbon. Après quarante ans de battelage et d'épar-
gnes, ils équipaient une barge, montaient un ser-
vice de messageries. La barge, hàlée par une paire
de chevaux au galop, filait entre les rives plates dans
le silence des paysages, relayant brèvement aux
villes et aux grosses bourgades. Emmanuel Provi-
gnan, leur fils, le père des Provignan actuels et
le chef de la dynastie, recueillait l'héritage et en
étendant les primitifs services, devenait un des gros
maîtres-bateliers du pays. Mais les rapides bateaux à
aubes bientôt détrônaient la vieille navigation lente
des barges, il réorganisait ces transports qui désor-
mais marchèrent à la vapeur, comme les grandes
concurrences. En même temps il restaurait la pre-
mière industrie de la famille, gréait toute une flot-
tille de péniches, de sloops et de' otters, les louant
à des sous-traitants ou chargeant pour son compte,
acqnérait une part dans la maison Cook and C^, dont
la prospérité commençait. Ses deux fils à sa mort se
partageaient les quinze cent mille francs qui repré-
sentaient cette petite royauté batelière. Le cadet,
Jonathan, continuait la firme paternelle; l'aîné, Pierre-
LA FIN DES BOURGEOIS 13o
Jacques, devenait le principal associé des Cook, et à
la mort du vieux Cook, le fondateur de la maison
dont il épousait la fille, désormais signa Cook, Pro-
vi.s-nan et C'^
C'étaient, avec les Davidson, les Cahn et les Van
Laer, mais à un rang- an-dessous, les grands
armateurs de la métropole. Ils possédaient six
steamers et cincf voiliers, un service régulier entre
Anvers et Liverpool, deux grandes lignes, Melbourne
et San-Francisco. La primitive gabarre de Tancètre,
le lourd sabot cheminant avec sa spirale fumeuse
au fil des canaux, devenait, à travers les temps, le
galion qui par les Atlantiques- roulait la fortune des
Provignan. Une armada sortait des flancs de la petite
arche de Noé où, près d'un demi-siècle, parmi le chien,
le chat elles poules, avait trimé le ménage des grands-
parents. La féodale maison des armateurs^eut pour
légende l'humble cambuse prolétaire, avec la bonne
figure saurée de la mère faisant mijoter la soupe aux
poissons, la haute silhouette rigide du père pous-
sant sur le gouvernail.
Léon était le dernier des quatre fils de Pierre-Jac-
ques. Mais, tandis que ses frères, dans le mouve-
ment du port et l'affairement des bureaux, restaient
fidèles à leur sang de mariniers et de spéculateurs,
ce joli garçon aux airs de fille, indolent et nostal-
gique, mollement élevé dans un bicn-étre ignoré des
aînés, tout de àuite se trahit sans vocation pour la
rude bataille de l'argent. On le mit aux études, on
espéra qu'il deviendrait le conseil de la famille. La-
borieusement il décrocha ses licences d'avocat, prati-
qua un an de stage chez Jean-Honoré, s'en vint
plaider de chanceux procès à Anvers. Mais inapte
aux labeurs ponctuels, bientôt il se fatiguait du
barreau, versait en une vie désœuvrée, entrecoupée
de voyages, amusée de manies.
L'intelligence artiste et déliée, s'assimilant aisé-
ment les routines, Léon s'éprenait avec feu d'abord
136 LA FIX DES BOURGEOIS
de variables objectifs, et tôt après excédé, s'avouait
sans force pour y atteindre. Toute énergie, en ce
mobile esprit dénué de foncière activité, en cet esprit
frôîeur qui s'usait à la volupté des attouchements,
expirait avec le songe, défaillait dès la réalisation.
Par accès il peignait, tentait des proses aimables,
esquissait des musiques. Sur des paroles qu'il écri-
vait lui-même, il commença un drame d'une con-
ception ingénieuse et qui, au fond des tiroirs, alla
rejoindre d'autres infructueux essais. Rien ne se
fixait sur cette plaque mal sensibilisée de son cer-
veau ; h peine mordue, elle se brouillait parmi de
nébuleuses et contradictoires optiques. La vie se
brusquait pour lui en passades, tournait bride sous
le coup de fouet des humeurs comme si, en se
cherchant partout sans se trouver, un sort l'eût
contraint à infiniment se fuir. C'était, dans cette tête
journalière et bourdonnante, aux idées en vols d'oi-
seaux battant de l'aile à tous les horizons, comme
le retour au rêve vers des patries inconnues, tandis
que, par les eaux stagnantes, entre la tristesse des
rives, s'enfonce le lourd flottement d'une gabarre.
La race ainsi bifurqua dans la descendance des
Provignan, incitant à la songerie solitaire le cadet
avec la force atavique qui vers l'action poussait ses
aînés. A part la musique, nébuleuse et suggestive,
le charmant d'un inconscient rappel des aériennes
voix des traversées ouïes par les ancêtres, à part une
joie de migration qui quelquefois le relançait vers
les fjords et les mers comme si derrière le claquement
d'une voile tout à coup le doigt du Provignan pri-
mordial s'était levé et lui signifiait le départ, nulle
griffe n'entaillait cette inquiète humanité fragile.
Léon sembla prédestiné à traverser la vie en
amateur, à jouer sur le fond de la scène le rôle
d'une brillante inutilité sociale. En ce rejet dégénéré
des souches, s'accusa, comme chez les Kassenfosse,
le déclin des Provignan, l'advnamie intellectuelle au-
LA FIN DES BOURGEOIS 137
iionciatrice des fins prochaines, après la grosse dé-
pense d'énergies et de muscles nécessaire pour
percer la croûte obscure des ascendances. L'arbre,
sain au pied, en ses larges et profondes racines,
subitement se rabougrissait à la cime, laissant aller
sa sève en la blessure des derniers rameaux. Et un
ver, commis à finalement dévorer le vaisseau-amiral
(le leur fortune et tout à la fois Tentière escadre flot-
tant sous le pavillon des Provignan et Cook, com-
mença de vriller cette grande firme.
Pierre-Jacques, vieil ami des Ilassenfosse, espéra
i]ue le mariage changerait ce fils gâté par une mère
faible, d'autant plus encline à l'indulgence qu'elle
l'tait malbeureuse, sous la main d'un homme despo-
ti(jue et brutal, il consentit à lui départir annuellement
une rente de vingt-cinq mille francs. Mais, homme
d'affaires jusqu'au bout, il exigea que Léon, en com-
pensation, assumât le contentieux de la maison, de
cette maison considérable coiijme un service public
et que ses énormes transactions exposaient à des
litiges fréquents. Le petit Provignan, très doux, indo-
lent, l'œil et le visage de son caractère, avait plu,
dès son stage, aux Jean-Ilonoré. On l'invita aux soirs
de musique ; il improvisait sur le piano des accom-
pagnements à madame Rassenfosse qui chantait
ses vieilles cantilènes ou faisait la partie de violon
dans les sonates brassées par Cyrille. Il savait
conduire un cotillon, valsait avec grâce, zézayait
d'aimables riens aux femmes en qui sa virilité mièvre,
puérilement dorlotée par la passion maternelle, l'ef-
fémiiiement de son esprit et sa nervosité mobile se
reconnaissaient. Il lui restait de ses vains tcàlonne-
menls en tous sens un sentiment de sa fragilité et
de l'inutilité de tout effort qui, en se reflétant dans
un mélancoli(|ne regard, lui donnait devant les
dames le cbarme de langueur d'un llamlet minutif.
Il devait agréer à cette tète à l'envers de Cyrille,
raffolant de danse et de musique, et qui n'avait dii
8.
138 LA FIN DES BOURGEOIS
qu'au milieu sévère où elle avait grandi, la conser-
vation d'un cqgur facilement corruptible. La rêverie
de la mère, sa sentimentalité, provinciale, son goût
de la musique s'étaient, à travers une nuance de
pose à lartiste, transfusés en se dénaturant en cette
petite personne agitée, romanesque, d'humeur chan-
geante, idolâtre de soi, aux crises de larmes sans
cause suivies de rires frétillants, au camuson chif-
fonné, aux pétulances de prunelles savantes.
Elle s'amouracha du jeune Provignan comme elle
s'était amourachée des beaux officiers, des ténors
d'opéra et des baladins de cirque. Jl l'avait conquise
par ses yeux pâles de fille et son dilettantisme affligé.
(( Mon futur mari, dit-elle un jour à sa cousine Pié-
bœuf, oh! c'est un poète qui joue du violon. J'étais
prédestinée à n'aimer qu'un artiste. Quand je serai
triste, il me dira des vers ou me fera de la mu-
sique ».
A la mi-novembre, le mariage fut célébré et s'en-
toura d'éclat. On vit réunis au repas des noces tous
les P»assenfosse; il ne manqua que Simone, tou-
jours rancunière à Léon, Ghislaine murée dans son
Rasepelote et Arnold là-bas ravageant les halliers
d'Empoigny, imperméable aux solidarités de la fa-
mille. Les Provignan, de leur côté, figurèrent à
cette solennité qui cimenta la coalition de l'argent
et des hégémonies sociales. Dans sa grandeur et sa
faiblesse apparut la ligue de deux familles puis-
santes, regoulées d'orgueil et de richesses, toutes
deux en possession des prééminences qui ciment la
royauté des races, et pourtant l'une et l'autre déjà
rongées par ces maux exterminateurs, l'altération
des sangs, la vénalité des consciences, le déliement
du pacte familial. La juivcrie, entrée chez les Ras-
senfosse à la faveur des spéculations de Jean-Eloi et
du mariage d'Eudoxe, afflua, massa ses tètes de'
requins et ses rostres d'autours à cette table de
Jean-fïonoré où seulement l'antique foi de la maison,
LA FIN" DES BOURGEOIS i 39
l'espoir en la Providence, demeura avec la grand'-
mcre Harhe et Wilhelmine.
Chez les Jean-Eloi un dépit s'envenima, l'envie de
ces noces heureuses, l'amertume des autres, par-
jures et détestées. Adélaïde, surtout, en se rappelant
leurs hontes personnelles, sentit la pointe des flam-
berges. Elle compara à l'accord des cœurs ici, aux
situations appariées, les distances, l'éteinisation des
haines, les sacrements avilis. Sa maternité saigna
sous la trop cuisante ironie des contrastes. Elle eût
voué le nouveau ménage aux exécrations.
Les Jean-Honoré avaient convié Lavandhomme et
(ihislaine ; ils ne reçurent d'elle qu'un href regret,
des excuses dilatoires. Adélaïde, pour conjurer un
froid inévitable, révéla alors la grossesse de sa fille,
en justifiant par cet état physique son involontaire
éloignement. Ce fut pour la famille une grosse sur-
prise.
Mais ce jour nuptial principalement devait se
commémorer par le pacte qui, à la suite d'une parole
de Piébœuf cadet, le mari de Sybille, intervint entre
les deux frères et Rabattu. Après les vins, Amable
Piébœuf, fermenté comme les fumiers humains qu'ils
géraient, s'écriait :
— Quand nos locataires crèveraient par centaines,
eh bien, tant mieux, il faudra bien que la Ville expro-
prie tout le quartier. C'est une question d'intérêt
général. Nous sommes des honnêtes gens, nous
voulons le bien de nos concitoyens. La grande coupa-
ble, c'est la municipalité. Concevez-vous, voyons,
(ju'elle tolère un pareil foyer d'infection, notoirement
dangereux pour ses administrés? C'est uue infamie.
Sou malsain et blafard visage suait l'indignation
pour ces terrains morbiferes, pour ce charnier fan-
geux que, par la plus dégoûtante et la plus sereine
des spéculalions, ils s'obstinaient à laisser croupir
en ses pestilences, génératrices de manx universels.
Le cri de Piébœuf ne souleva nulle réprobation.
140 LA FIN Hi:S BOURGEOIS
Les Hassenfosse, Quadrant, la clique aux tignasses
d'astrakan esMnièrent qu'après tout ces Piébœuf s'en-
tendaient à exprimer de leur bien, pour un large
rendement, les sucs et les jus jusqu'à épuisement.
L'argent à tous leur semblait l'aboutissement légal
de la propriété ; leurs consciences d'écumeurs d'af-
faires et de négriers des races pâles, en exagérant
les pires féodalités, spontanément adhéraient à l'idée
d'une humanité taillable à merci, commuée en bétail
de rapport, d'autant plus fructueux qu'à la différence
du bétail des herbages, il se consumait et se nécrosait,
rongé par des plaies toujours plus exterminatrices.
Rabattu, avec son petit dodelinement de tète rose,
qui semblait battre la mesure d'une danse de
chiffres, avait écouté sans rien dire. Mais à l'heure
des cigares, quand les hommes refluèrent vers le
cabinet des stagiaires, il se rapprocha de Piébœuf
cadet et, avec le sourire bon enfant derrière lequel
se dissimulait sa madrerie, lui coula :
— Dites donc, il m'est venu une idée tout à
l'heure. Oui, si seulement une épidémie un peu
sérieuse frappait votre quartier, la Ville du coup
serait bien obligée de vous exproprier. Dès lors il y
aurait là une alfaire... .\hl oui, une grosse affaire...
A compte à demi, si ca vous va. Xous rachèterions
les matériaux de la <lémolition, nous bâtirions un
quartier nouveau... Mais il faudrait l'épidémie, y
aider au besoin en laissant tout pourrir... liein, vous
comprenez ?
Sa férocité s'enveloppait de bouace : le sourire à
présent lui remontait aux yeux, dans la roseur plus
vive de la face, un sourire heureux de toriiuunaire
regardant griller de la chair réprouvée...
— Des millions, mon cher, à gagner là-dessus,
sans compter le chiffre de Texpropriation... Et là, vrai,
c'est en ami que je vous odVe l'affaire. Si seulement
j'en parlais à \kar, il prendrait tout pour lui. Mais,
en toute équité, ça vous revient bien un peu.
LA ri.\ DES ROUPiGEOlS I '( l
Piébajaf se sentit titillé des vieux prurits de la
race. Sur le champ il récupéra la coquinerie
industrieuse du père, du maçon bâtissant sur des
cimelières mul déblayés. S'il avait vécu, celui-ln. nul
doute qu'il eût abouti à cette intégrale conception
qui, par le sacrifice des familles rigoureusement
combiné, par la mort utilisée comme un sur inter-
médiaire pour l'expropriation finale, centuplait le
gain. Le plan qu'il n'avait pu réaliser et qui préma-
turément s'était dissous en ses pourritures, à la fm
éclatait, s'avérait dans sa grandeur et sa beauté.
L'engrais des vies, parmi ces terreaux d'humanité
hersés parles maladies, labourés par la misère, fer-
mentait en cette spéculation définitive, en cette inten-
sive et supérieure culture du million.
Piébœuf cadet appela son frère qui tout de suite se
montra touché jusqu'aux larmes. L'espoir d'un gain
énorme ravivant la mémoire paternelle, il eut un
élan :
— Ah: quel grand homme, ce papa Piébœuf:... On
ne saura jamais quelle haute intelligence c'était... 11
aurait tout prévu. Cette idée-là, il a dû l'avoir.
Akar, les voyant causer à l'écart et relancé par
son flair de financier, s'avançait :
— Eh bien, il paraît qu'on complote?
— Oh! une petite atfaire, fit Rabattu avec une
simplicité de bonne àme. Oui, un petit conseil que
je donne à ces messieurs.
Un clin d'oeil qu'il lui jetait par dessus l'épaule
rassura Akar sur la probabilité d'une participation.
Il se mit à rire et pirouettant sur ses talons :
— Oh ! du moment que je vous gène î
Alors Ilabaltu et les Piébœuf se reculèrent dans
l'embrasure d'une fenêtre et échangèrent la parole
qui les liait. Mais, par surcroît de garantie, Rabattu,
se défiant de la volatilité des stipulations verbales,
exigea un acte authentique. Celui-ci fut passé le len-
demain.
142 LA FL\ DES BOURGEOIS
Le jeune ménage Provignan s'était décida pour
le classique voyage d'Italie. A leur retour, après uu
mois d'absence, ils allèrent habiter un petit hôtel
près du bois. Déjà des froissements, une irritabi-
lité de Cyrillo pour les perpétuelles indécisions de
son mari avaient dénoncé le foncier désaccord do
ces deux natures dont l'une, furtive et rêveuse, sans
ressort pour la vie, cette inquiète nature de grand
garçon chimérique, contredisait la petite volonté
capricante et fantasque de la femme. Cyrille, à travers
ses coups de vent d'humeur, voulait tenacement ce
qu'elle voulait. Mais ses caprices toujours se butaienj
contre la passivité de Léon, incapable de vouloir
avec elle et qui, au dernier moment, par paresse
d'esprit, lui échappait et la laissait maîtresse d'agir
à son gré.
L'antinomie des caractères encore une fois déjouait
toute certitude en ce mariage mal assorti et prédes-
tiné à verser de l'indifférence dans l'aversion. Légère,
bruyante, évaporée de gestes et de cervelle, les idées
en l'air comme la pointe de son petit nez mutin, cette
très féminine fille des Jean-Honoré, ce froutement et
ce babil de joli oiseau volage que sa mère avait cru
couver pour le marais domestique, dès la lune de
miel s'aheurta au goiït de silence et d'effacement, à
la nervosité repliée et chagrine d'un jeune mari pré-
maturément rassis, détestant les aventures qu'elle re-
cherchait, rétif à ce claquement de porles d'une vie
un peu bohème où elle eût aimé se ilédommager de
l'ennui vertueux de la maison de son enfance. Au
retour, elle étonna la famille par un bouquet capi-
teux qui tout à coup, en la jeune mariée du départ,
faisait se lever l'odeur dune autre femme, les
fleurs poivrées d'une féminéité gamine et délurée.
Réty, qui avait ses idées sur le mariage, formula
à son sujet un jugement qui devait se réaliser.
— Cette petite Cyrille n'a pas trouvé le terrain
conjugal qu'il lui fallait. Au fond c'est une jolie vi-
LA FIN bES UOIT.GEOIS 143
cieiise, et tout est possible quand le mari, comme
ce n»hniphar de Léon, n'a pas rautorité suffisante.
Les femu'îes comme elle ont besoin d'un maître, d'un
mâle qui les mène, brides en main, et au besoin avec
le fouet. Le mariage, au fond, n'est que l'anormal
rapprocbement de deux êtres tellement incompati-
bles, tellement opposés par les bumeurs, l'éduca-
tion, les concepts, les particularités de Tégotisme
que par moments on est pris de stupeur devant la
possibilité d'une loi scellant d'aussi absurdes con-
jonctions. Quand la baine ne se dénonce pas bilaté-
rale au bout de quelques années de boulet, dans ce
bagne d'une vie où l'on a le nez collé l'un sur l'autre
et où tous deux voudraient se le manger, c'est qu'il
y a un des époux plus faible. Celui-là abdique l'im-
prescriptible fatalité de la haine, qui est la loi du
mariage, et la seule.
' 11 faut de toute nécessité qu'un des deux assume
la suprématie. Et soyez sur, celui qui a le dessus
finit toujours, en infligeant à l'autre toute la somme
des tortures humaines, par se venger de l'épouvan-
table aberration qui a fait se fondre ensemble deux
forces contradictoires et hostiles, toujours tendant à
s'annuler l'une l'autre.
» Ah ! il y a le divorce, je sais bien, celte soupape !
Mais que d'ennuis! La plupart se résignent, canton-
nés dans leur haine, plutôt que de l'affronter. Et
puis, le divorce, qu'il a fallu quand même instituer,
ne prouve-t-il pas que la haine est si proche de
l'amour qu'en rtvrant réciproquement a bail un
homme et une femme, on doit leur ménager la
faculté de résiliation ? Je ne sais pas ce qui arrivera
du ménage Provignan ; mais, avant dtiix ans, il y
aura là comme partout deux malheureux dont l'un,
(et je ne crois pas que ce sera le mari; portera des
coups terribles à l'autre.
LA 1L\ DES BOURGEOIS
XYIF
Cette année mouvementée dérangea les habitudes
de la famille. Les Jean-Honoré ne s'attardaient qu'une
quinzaine de jours à la mer, dans leur chalet de la
plage. Adélaïde, elle, pour obéir aux médecins qui,
déroutés par Topiniàtreté de Simone, enjoignaient
un régime salubre, les bromes du grand air, les
saturations toniques de la montagne, se résigna à
résider jusqu'à la fin de Tan à Empoigny. Jean-Eloi,
rappelé par les affaires, avait quitté le château dès
novembre.
Une vie dispersée en résulta, la maison coupée en
deux, avec ce tronçon qui à la ville barattait ses
millions et cet autre qui, là-bas, perdu dans de
froides altitudes, derrière les verrières étamées par
les givres, regardait neiger la mort des ciels sur les
silences blancs des plateaux. La grande demeure,
vidée de son train, ouatée des sourdines de l'hiver,
grelottante en ses immenses couloirs où s'effarait le
petit pas d'oiseau de Simone, n'eut plus pour rumeur
que la piaffe des chevaux qu'Arnold dressait dans la
cour et le ronflement de sa varlope, le grincement
de son rabot, le cognement de ses coups de marteau
aux heures où, au fond de son atelier dans les
combles, il se reprenait à sa menuiserie. Son régu-
lier dégoût des civilisations depuis un mois le
rejetait à cette existence musculaire et rude, séda-
LA FIN DES BOURGEOIS [Ào
live à la forre sans emploi qui barbarement s'agitait
en Ini. D'autres fois, il menait sa meute en chasse,
dévastait les bois jusqu'à la nuit, ne rentrait que
pour se mettre à table entre sa mère et Simone, dans
l'une des chambres du rez-de-chaussée, aménagée
pour cette hibernation inusnelle.
Sous la lampe, dans la flambée des bûches, avec
la précaire animation du service durant les repas,
les discrets glissements de deux femmes de chambre
et d'un valet sur les parquets, ils subissaient
des veillées dolentes, las d'écouter la plainte des
futaies au loin, le grésillement des neiges contre
les vitres, la huée des hiboux dans les tourelles.
Arnold ponctuellement s'endormait après sa dernière
cigarette ; elles étaient obligées de le réveiller, aga-
cées par ses ronflements ; il filait alors piper avec les
domestiques à la cuisine. Et seules, vaguement som-
nolentes, secouées de frayeurs subites qui leur fai-
saient remuer toute la maison par leurs gens, elles
reculaient en lisant ou brodant l'heure de la couchée.
Leur petite vie frileuse, emmitouflée, maintenant se
resserrait dans trois ou quatre pièces abritées par des
paravents, obturées de tentures, parmi la mort du
reste des chambres.
Les jardiniers, d'après les ordres de Jean-Eloi,
d'abord les avaient décorées des plus rares floraisons
de la serre. Ce fut, sous l'aigre reflet des neiges aux
plafonds, la grâce d'un rappel afTaibli des arômes et
des nuances de l'été. Mais les tièdes et languides
expirations énervèrent Simone, amoureuse d'essences
qu'elle inhalait, les narines frémissantes, avec la pas-
sion de s'en sentir mourir. Des vertiges, des suffo-
cations, à cette griserie de sa petite àme sensuelle,
se renouvelèrent : il fallut proscrire le joli décor floral
qui leur allégeait l'ennui des yeux.
Par les jardins et la montagne, une aise de déli-
vrance, dans le balsamique et lénitif automne, tout
un temps avait paru délier le mal. Mais avec les
9
ilG LA FL\ DES BOURGEOIS
intempéries, lui échut un retour de ses sensitivités
mortelles. Elle eut des larmes, des irritations sans
cause, des étirements où subitement sa forme se
raidissait, où il lui semblait qu'en s'allongeant, elle
s'échappait d'elle-même. Ses nuits se brisaient en des
sursauts brusques, après des visions qui la harce-
laient. Des effrois en plein jour la jetaient debout,
l'oreille aux portes, écoutant marcher toujours le
leurre d'un pas par les corridors. Elle s'endormait
dans le plissement coquet des draps autour d'elle,
avec des rubans qu'elle se nouait aux cheveux et
des grâces d'attitude de petite malade qui rêve
mourir joliment, comme si vraiment au matin on
dût la trouver morte dans le funèbre charme d'une
suprême toilette. Il lui survenait, en outre, des aver-
sions inexplicables. Un carlin, très attaché à madame
Rassenfosse et qu'elle avait toujours caressé, brus-
quement lui devint intolérable. Pendant toute une
semaine ensuite elle prenait Arnold en horreur et
refusait de descendre, afin de ne pas se rencontrer
avec lui.
— Mais que t'a donc fait ce pauvre garçon ? se
désolait Adélaïde. Est-ce que tu vas te liguer contre
lui avec ton père ?
Elle secouait la tète d'un air de colère méchante :
— Je ne veux pas... je ne veux pas. Son àme sent
mauvais. C'est comme une odeur qui vient de lui et
qui m'empoisonne, une odeur... je ne sais pas...
Madame Pvassenfosse écrivit à son mari qu'elles
allaient rentrer. Aussi bien la campagne se notifiait
sans vertus, avec ce casernement maussade, en des
airs gelés qui pinçaient jusqu'à la douleur les nerfs
de l'enfant. Elle redoutait le recommencement des
crises. Jean-Eloi, retenu par une affaire, envoya Ré-
gnier pour les aider.
En débarquant un matin, il trouvait sa mère acca-
blée, en larmes, au chevet de Simone endormie. Elle
ne put d'abord s'arracher que des paroles sans suite
LA FIN DES ROURGEOIS 147
pour lui apprendre l'événement qui, depuis la veille,
la mettait à l'agonie.
— Ce qui s'est passé, je ne sais pas... Elle n'a
rien voulu me dire... Toute celte nuit, c'est affreux...
Elle est rentrée mourante... Mais elle le le dira
peut-être, h toi... Une enfant, une jeune fille, peut-on
jamais savoir ?
La veille au soir, après le dîner, elle avait déserté
subitement la table. Madame lUisscnfosse, effrayée
d'un peu d'égarement en son regard, la crut re-
montée à sa chambre et y monta à son tour. Vide, la
chambre. Elle avait interrogé ses gens. Le cocher
affirma l'avoir vue détacher un des danois et se diri-
ger vers les jardins. Elle courut à la ferme, pendant
qu'Arnold et les domestiques battaient la montagne.
Le fermier ne savait rien ; le chien de garde était
resté coi. Alors elle-même s'était lancée par les
rampes, appelant Simone dans cette nuit de clair de
lune, regardant si nulle forme au loin ne se levait de
la blancheur des chemins.
— Depuis ce moment, vois-tu, j'ai été vraiment
ment folle, je me suis sentie mourir... Non, tu ne
peux te figurer tout ce qui m'est passé parla tête...
Le bassin était gelé, elle ne pouvait y être tombée.
Eh bien, j'ai fait allumer des torches de paille,
j'ai fait casser la glace. J'ai voulu qu'on allât voir
aux grottes, au bois, partout. J'ai eu un instant
la pensée de mettre le feu à l'un des bâtiments pour
l'obliger à rentrer en voyant l'incendie. J'aurais
incendié le château afin qu'à la lueur des flammes on
put la découvrir ! Arnold a détaché les chiens, il est
descendu au village. Et pas une voix, pas un
cri dans les monts ne nous répondait ! Je suis ren-
trée brisée, enfin, vers minuit. Etait-ce minuit? Il
n'y avait plus d'heure pour moi, il n'y avait plus que
la nuit, une éternité de temps et de nuit. Où était-
elle allée? Que s'était-il passé? Je ne sais pas. Elle
était partie, elle ne revenait pas. Je suis restée toute
148 LA riX DES BOURGEOIS
la nuit à l'attendre, sortant, rentrant, morte de froid
et de peur, de peur surtout, car je ne sentais plus
mon corps ; j'étais à ce point absente de moi-même
que je courais en pantoufles sur ce sol de pierre et
ne m'apercevais pas de mes pieds gelés. Arnold,
le pauvre enfant, avait voulu veiller avec moi ; mais
le sommeil l'accablait, il retombait sur la table. Je
lui aurais fait mal dans ma colère. Toute la nuit,
les portes sont restées ouvertes, toute la nuit les
gens sont demeurés sur pied. Puis, plus tard, le
danois est rentré. Comprends cela, rentré sans elle !
Alors il paraît que je suis tombée. Léonie m'a portée
au lit. Je ne sais plus rien que ceci, c'est qu'au petit
jour j'ai rouvert les yeux. Léonie était toujours
auprès de moi. Elle m'a dit que Simone venait de
monter se coucher. Et c'était vrai : elle dormait
quand je suis entrée, tiens, comme maintenant...
Yoilà six heures qu'elle dort sans avoir fait un
mouvement.
Régnier hocha la tête.
— Pauvre maman! Oui, va, je comprends.
Il pensait :
— Y aurait-il encore un peu du fils en moi? C'est
lisible.
Il s'approcha de Simone, se pencha sur son souffle
léger, contempla ses gentilles mains frêles, rayées
d'égratignures.
— Un mystère! se parlait-il à lui-même. Tout est
possible.
Une des femmes de chambre avait trouvé ses
robes au pied du lit, mouillées, encore raides des
cristaux du givre. Elle les avait mises sécher sur
un fauteuil, dans la chaleur du feu. Du doigt, ma-
dame Rassenfosse les lui désigna.
— Oui, dit-il, je vois. Eh bien, laisse-nous seuls
ensemble. Si elle t'aperçoit là à son réveil, elle
prendra peur, il ne faut pas qu'elle se souvienne
trop brusquement. Et puis pour toi-même..» Tu
LA FIN DES r.OURGKOIS 149
as besoin de repos. Je veillerai, je tâcherai de savoir.
Va, crois-moi.
Adélaïde, a fTreu sèment sonfTrante, un claquement
de fièvre aux dents, enfm se retirait. Régnier resta
seul, étendu sur une chaise-longue, continuant à
regarder le joli sommeil candide de Simone, la
palpitation régulière de son corps d'enfant sous les
draps. Et la question de sa mère lui revint :
— Que s'est-il passé ?
Une ironie monta de ses humiliations d'infirme,
de ses disgrâces de rejeton mal venu et qui l'asso-
ciaient à la détresse dti faible esprit expiré devant
lui.
— Voilà ! voilà ! C'est le détraquement, c'est la
grande misère qui commence. Les Rassenfosse s'en
vont les uns par la téta et les autres par le ventre. Il
y a eu trop d'orgueil dans la famille. Nous sommes
punis par où nous avons péché, par l'intestin et par
la caboche. C'est du vertige des Rassenfosse qu'elle
est folle, la petite ! la pauvre petite âme de folle !
la gentille petite âme d'oiseau folle de ne pouvoir
s'envoler ! Ah ! qui pourra lire dans sa folie ? Pas
même moi ! Elle porte le vertige et les fumées du
trou des Rassenfosse. Sa petite tête est à présent
comme la fosse de Misère, obscure et vide... Voilà
le malheur ! Et pourtant elle vaut mieux que nous
tous, elle est la fleur sur le fumier de la famille. Ah !
Ah ! papa a beau entasser ses millions, il arrivera
un jour où personne ne sera plus là pour les croquer.
Dans l'après-midi. Simone eut sur les draps un
geste vague. Elle ne s'éveilla pas tout de suite, resta
les yeux évanouis, dans un enlisement de sommeil.
Puis, apercevant Régnier, elle roula la tète au bord
de l'oreiller, d'un air voluptueux et câlin.
— Ronjour, grand Ré.
— Ronjour, sœurette. Ça ne t'étonne pas plus que
ça de me voir auprès de toi '?
— Mais non... Pourquoi ?
150 LA riX DES BOURGEOIS
Elle se lissa le front du bout des doigts.
— Attends voir... Ah ! c'est vrai, tu n'étais pas ici
hier... H s'est passé quelque chose, quelque chose...
Il lui caressa les cheveux.
— Je crois bien, voilà tout un jour que tu dors,
car il paraît que c'est à présent les nuits que tu ne
dors pas... Je suis bien sur que tu auras fait un beau
rêve.
Elle cherchait dans sa mémoire, toute tendue par
l'effort, les yeux rétractés comme dans le regard en
dedans dont elle scrutait ses ombres. A la fm, un
dépit pour cette indolence de son esprit lui fit cla-
quer la langue et frapper l'air d'un battement de ses
mains.
— Il y a là un nuage...
Régnier, en imprimant légèrement les doigts, lui
ferma les paupières.
— Bon, bon, ne te tourmente pas. Tu me diras
ça tout à l'heure.
Elle s'assoupit sous la pression qui appuyait l'ou-
bli sur l'éveil tardif des souvenirs. 11 l'entendit mur-
murer, à travers une douceur d'anéantissement :
— Ja suis bien... C'est comme si je ne vivais plus.
Et ensuite, les yeux fermés, ce fut le dessin et la
confiance du sourire, d'un sourire frôlé par de lentes
paroles comme en songe et où s'élucida un surnaturel
rêve ressuscité :
— Des jardins de marbre et de givre... Un pays
de sommeil... 11 y avait des musiques, oui, des
musiques de cristal qu'on n'entendait pas... Alors,
j'ai marché, j'étais en satin blanc, j'avais aux pieds
des souliers de satin blanc... On avait semé de
la lune sur le chemin... Et je ne m'entendais pas
marcher, je tenais mon cœur dans mes mains...
Mon cœur était une lumière, une lumière très pâle
et sans chaleur... Personne ne devait savoir qu'il
m'attendait... Le prêtre aussi attendait dans la cha-
pelle... Je suis partie sans rien dire à maman, je ne
LA FIN DES BOURGEOIS loi
marchais pas, je glissais, j'étais la petite mariée du
clair de lune, j'étais toute habillée de clair de lune.
Puis, je ne sais plus... Ah! oui, le palais, un palais
de marbre et de givre ; mon prince est venu ; il m'a
prise par la main; nous avons monté des escaliers...
Mon prince avait des habits de satin d'argent. Il m'a
pris mon cœur des mains, mon cœur éclairait devant
nous des salles, des salles. Il m'a mis des diamants
dans les cheveux, un anneau de diamants au doigt.
Il m'a dit : voici minuit. Viens nous marier, tu seras
ma petite fée... Alors nous sommes entrés dans la
chapelle, le prêtre nous a bénis... Et puis, et puis...
c'est mon secret, personne ne saura rien.
Régnier relira sa main. Elle ouvrit les yeux, re-
garda la chambre, et tout de suite après s'enfoncant
la tète sous les draps, se blottissant au fond du lit :
— Qu'il fait laid ici! Qu'il fait nuit dans cette
chambre! gémit la pauvre voix cachée, toute loin-
taine.
— Oui, dit-il en riant. C'est pour te punir, mé-
chante Simone. Tu es sortie hier soir. Tu as mis
maman dans un bel état. On t'a cherchée toute la
nuit.
La petite tète pâle sortit des draps. Il lui montra
ses robes séchant près du feu. Elle les considéra
tout un temps sans rien dire, puis ses sourcils se
froncèrent, des larmes de colère jaillirent :
— Ce n'est pas vrai... Tout le monde m'en veut.
Je te hais.
Mais, toujours riant, il lui cajolait les cheveux
et le front.
— Voyons, tu sais bien qu'à moi tu peux tout dire.
A son tour elle se prenait à. rire à travers ses pleurs,
l'attirait par le bras jusqu'à ses lèvres :
— Eh bien, c'est vrai. Mais ne va pas le dire ;
c'est un secret comme tous les autres. Personne ne
doit savoir où je suis allée.
— Pas même moi ?
152 LA FIX DES BOURGEOIS
— Ni toi ni personne.
Et s'entêtant dans son idée, elle lui tapotait la joue,
malicieuse, égayée, en répétant
— Tu ne sauras rien... Simone ne dira rien.
Régnier haussa les épaules :
— Ce sera comme tu veux. Mais ma bosse m'a
tout dit. Tu es allée trouver ton Prince Charmant.
Toute sa chair visible au-dessus des draps aussitôt
se teinta : une moue dépitée liû renfrogna le vi-
sage ; elle se rejeta sous les couvertures.
— Méchant bossu ! tu as menti !
De nouveau, au bout d'un inslant, le mouHn de
douce folie tournait son aile à un autre vent. Elle se
remettait à lui sourire càlinement, disait :
— Si tn savais comme il est beau! Et majestueux!
Oh 1 Je suis une très petite fille à côté. Mais décidé-
ment je ne veux pas, j'aime mieux rester avec toi.
Il l'interrogea encore, espéra savoir où elle avait
passé cette nuit de gel et d'hiver. Mais elle le défia,
maintenant revéche, les yeux boudeurs, en lui mon-
trant sa bouche aux dents serrées.
Madame Rassenfosse, à plusieurs reprises venue
prendre des nouvelles, poussa tout à coup la porte.
Elle vit Simone réveillée, se jeta sur le lit en
criant :
— Ma pauvre enfant ! Ma pauvre enfant 1
Simone la regarda, l'œil en dessous, avec un peu de
l'apeurement et de la sournoiserie d'un gentil animal
pris en faute. Adélaïde alors levait un œil interroga-
teur vers Régnier, il secouait négativement la tète.
Devant ce mystère, sa grande douleur de la nuit
la reprit ; elle baisa longtemps les paupières de sa
fille.
— Si tu savais quel mal lu m'as fait ! Mais tn es
là, je t'ai retrouvée, après tavoir crue perdue! Vois,
je n'ai même plus la force de te gronder.
La peine maternelle enfin ébranla ce cœur muet.
Comme un levier, elle pénétrait sous les joints et
LA 1"L\ DES BOURGKOIS 153
faisait sauter les gonds de l'obscur et hermétique
vouloir. En une crise de larmes Simone se suspendait
par ses bras en lianes au cou de madame Rassen-
fosse, tonte secouée de sang-lois parmi lesquels elle
appelait la mort et implorait le pardon.
— Qu'on me délivre de la vie... Appelez le prêtre...
Ah ! maman, maman ! Pourvu que ce soit cette fois...
L'absolution !
— Mais non, tais-toi, s'affolait Adélaïde en la cou-
vrant passionnément de baisers, tais-toi! Est-ce que
je te reproche quelque chose? Est-ce que tu n'es pas
mon enfant? Je t'en supplie, ne me regarde pas ainsi,
tes yeux me font mourir.
— La mort ! la mort ! suppliait la voix défaillante
de Simone.
— Ma fdle ! Ma petite Simone! Reviens à toi...
C'est moi, ta maman ! Tu ne me reconnais plus?
— Trop tard, dit Régnier.
Il s'emporta :
— Vous ne voyez donc pas que vous la tuez avec
ces cris ? Maintenant il n'y a plus rien à faire, elle
est partie, cest fini, je n'y puis plus rien.
Dans ses sclérotiques rigides un effrayant regard
dilaté parut se îapidifier, une clarté morte de gemme
qui, au fond des orbes, par delà la vie, lointaine et
dure comme une étoile en un firmament d'hiver, se
fixa. Les affres froidirent les joues, le front ploya
comme vers les tertres funèbres. Madame Rassen-
fosse soudain, sous le souffle de sa bouche, sous
le grand cri dont elle la rappelait des ténèbres de
l'inconscience, la sentit se raidir. Cédant à l'atti-
rement de ce corps frêle qui par les bras lui restait
rivé, elle roula enlacée dans les oreillers. Puis, l'af-
freuse, Thabituelle agonie de la chair suppliciée
commença. Lentement, aux givreuses vitres de l'œil,
une vision d'effroi s'élargit ; hors des orbites se pro-
jeta le regard, comme un marteau vers un clou dans
l'espace. La mère épouvantée subissait l'injonction
9.
lo4 LA FL\ DES BOURGEOIS
des glaciaires prunelles, suivait leur trajectoire à
travers le vide, comme si au bout dût s'évoquer, des
lucides ondes de l'air, l'évidence d'un terrifiant phan-
tasme. Mais n'apercevant que la vacuité des diurnes
pénombres hivernales, elle se rejetait ensuite vers
ces disques immobiles et diffus pour en sonder les
térébrantes hallucinations.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! murmura-t-elle du
fond de sou affliction, si j'ai fait le mal, ne punis-
sez que moi seule. Epargnez l'enfant innocente, épar-
gnez la victime de votre colère. Mon Dieu ! ne frap-
pez que la misérable pécheresse, votre servante.
Le resserrement des bras se détendit ; ils se murent
dans le geste de repousser l'obsession d'une image ;
et des spasmes, une oppression de la gorge creusée
de profonds labours, le reflux des marées intérieures
perceptible au battement des petits seins presque
insexuels, en dénonçant l'intégration défmitive de
l'Esprit, seuls dans la tétanique passivité des membres
perdurèrent, encore vulnérables et non expirés.
Une voix ensuite monta aux lèvres violettes, res-
suscitant parmi des effrois, des pauses, des écoutes,
et disant les mystères.
Les futuritions encore une fois furent révélées.
— Là... là, l'homme noir... Des cierges, des clo-
ches... On monte un cercueil, il y a des cris dans
la maison... Il est mort, l'enfant... Des cloches... On
monte un cercueil. Attendez, c'est un cercueil plus
grand, cette fois. Il y a quelqu'nn qu'on couche dans
ce cercueil... La maison est pleine de cierges et de
cris... On a drape une robe blanche sur la petite
Irène... Attendez, il vient un autre cercueil derrière...
Non, non, pas celui-là... Ah î toujours des cercueils,
toujours des cierges et des cloches... Il y a des cer-
cueils dans tous les coins, la maison est pleine de
cercueils et de cierges... Je ne vois plus personne.
Il n'y a plus personne dans la miison, il n'y a plus»
nue des cercueils.
LA VIS DliS lîOUKGEOlS 155
Madame Rassenfosse tomba sur les genoux, ses
mains jointes.
— Seigneur, mon Dieu 1 que dit-elle? Elle est folle !
— Elle voit, fit Régnier.
— Non ! non ! Tais-toi, malheureux 1 Ce n'est pas
vrai î
Une électrisation des nerfs, le grand frisson du
sens délié enfin silla à travers Simone. Ses rigides
membres fléchirent ; d'un frôlement des mains elle
parut caresser de mystiques formes éparses. Ce geste
ensuite glissait vers madame Rassenfosse, très dou-
cement elle lissait ses cheveux.
Régnier lui souffla sur les yeux.
— Simone !
Le gel des paupières se fondit, elle s'étonna de les
voir, ne se souvint de rien d'abord. Sa mère la ser-
rait dans ses bras et avec un effort atroce lui sou-
riait. Puis le réel la récupéra, elle retomba parmi les
oreillers en proie à d'horribles certitudes en sanglo-
tant :
— Encore une fois ! Encore une fois 1
Et après c'était le repos, rentrée aux fraîcheurs
somniales, les profonds léthés de l'oubli. Une nuit
de bonne paix, à travers un enfantile et léger dor-
mir, silenciait ses esprits. Elle se rappelait à peine,
en s'é veillant le lendemain, un lourd brisement. Les
images avaient fui,
Uuand Jean-Eloi arriva, Adélaïde lui apprit la
fuite, le retour, la crise. Sa peine, pour celte douleur
suprême, éclata en une révolte contre l'ordre obscur,
ils n'en auraient jamais fini d'expier leur gran-
deur; toujours des portes fatales battraient dans les
coups de vent de leur vie; à force d'ennuis et d'an-
goisses il leur faudrait sans trêve combler ce puits
de Misère, ce trou ouvert dans leur race et d'où était
sortie leur fortune.
— C'est horrible 1 II ne nous restait qu'une fdle I
Voilà que nous sommes frappés dans sa raison!
156 LA FIX DES BOURGEOIS
Toujours cette main sur les Rassenfosse ! Cette main
qui fai^ partout des mines et sous lesquelles nous ne
sommes, comme les plus infimes, que des créatures
de hasard, de la poussière dispersée aux rafales.
Avec Ghislaine et mes fils, je me croyais au bout de
nos tristesses ! Je croyais avoir vidé les afflictions î
Il y avait encore cette lie au fond !
Cet homme énergique se sentit perdre pied dans
la tourmente. Elle surgissait au moment où la for-
tune encore une fois le secondait dans une de ses
plus merveilleuses spéculations. Une opération de
Bourse patiemment mûrie, une hausse qu'avec les
Akar de Francfort, il préparait de longue main sur
des valeurs en décours et qui tout à coup fructifiait.
C'était l'ironie de sa destinée, ces veines indémenties
aux roulettes des affaires, ces chances d'heureux
joueur raflant les grosses paris quand en ses fibres
familiales, en sa chair spirituelle, il subissait la
morsure des corbeaux, éprouvait la présence d'actifs
helminthes hâtant les dissolutions.
Un abattement lourd suivit. Il serra sa femme
contre lui et dit la parole de tous les éprouvés, de
tous ceux qui souffrent pour des maux dont ils vou-
draient rejeter la faute sur d'occultes contingences :
— Ma pauvre Adélaïde, c'est fini pour nous le
bonheur. Nous ne méritions pourtant pas cela. Un
sort inique nous harcelle.
L'affairement du départ ensuite enraya leur tris-
tesse. Les valets emplissaient les chambres, bat-
taient les escaliers, tous pressés d'évacuer Empoigny,
solitaire parmi les frimas. Avec une hâte joyeuse on
vidait les armoires, on bourrait les malles, on char-
geait le camion qui sans discontinuité roulait du châ-
teau à la gare. Régnier, son marteau au poing, talonné
d'une fièvre de clouer, aidait les gens à fermer les
caisses. Ils partirent une après-midi. Les voitures
avaient pris les devants et par petites étapes s'ache-
minaient vers la ville. Il ne resta à Empoigny, avec
LA FIX DES BOURGEOIS 157
les jardiniers et deux domestiques, qu'Arnold, décidé
à passer la saison des neiges dans la montagne.
Comme ils rentraient, une lettre de Ghislaine leur
apprit la naissance d'un fils.
XVIII
L'événement confondit la famille. 11 fallut déclarer
que l'enfant naissait avant terme. Encore celte immé-
diate grossesse, suivie d'une délivrance prématurée,
déroutait les calculs. On rapprochait les dates, il
semblait extraordinaire que Lavand'homme, averti
de sa paternité, eût récusé les élémentaires de-
voirs. A peu près vers le temps où (jhislaine ac-
couchait, un anii des Quadrant l'apercevait dans une
loge aux Bouffes, avec une femme à grand chapeau.
Il la dépeignit, on reconnut la compagne avec laquelle
Antonin l'avait vu pénétrer cà la Maison Dorée. D'ail-
leurs, il ne se cachait pas : on savait qu'ils habitaient
un petit hôtel au Parc Monceau. Son coupé journel-
lement était rencontré au Bois. Cette chance de Cihis-
laine, tout de suite prise, au rebours des couches
ingrates et tardives de Sybille, surtout dépita les Pié-
bœuf : ils lui pardonnaient d'autant moins son inso-
lent bonheur que leurs inquiétudes pour leur propre
enfant recommençaient.
Cette pauvre chair soufflée, rongée d'écrouelles,
ce caillot vicié évacué de leurs graisses malsaines à
présent déjouait les médecins par un dépérissement
158 LA 1-L\ DES BOURGEOIS
que nul régime ne pouvait conjurer. Madame Qua-
drant, restée chrétienne, avait essayé sans succès des
messes et des pèlerinages ; Piébœuf ]ui-mé?je, quoi-
que ostensiblement libéral, aimant déblatérer contre
les momeries, intolérant jusqu'à exiger de ses loca-
taires, les jours d'élections, des votes servîtes, s'était
sournoisement décidé à tàter d'un recours auprès des
Providences qu'il reniait. Sans en rien dire à per-
sonne, ce tartufe dun voltairianisme qu'il accom-
modait à ses intérêts, mit une ténébreuse hypocrisie
à filouter le ciel en louant les pieux services d'un
vieux cabotin de la dévotion faisant métier de pèleri-
ner. Celui-ci, grassement payé, accepta de visiter,
pieds déchaux, en égrenant son chapelet, les bonnes
Dames propitiatoires des chapelles miraculeuses.
Piébœuf pensait : « Au petit bonheur! Si ça ne fait
pas de bien, ça ne peut faire de mal... » L'éternel
mot des duplicités humaines et du tâtonnement hasar-
deux des consciences.
Cette expérimentation n'aboutit pas plus que la
sincère ferveur de madame Quadrant. Une colère
frappait la race pourrie du vieux Piébœuf; le germe
infectieux, issu de ses gangrènes et transmis à sa
lignée, encore une fois mûrissait pour les charniers
leur rejeton avarié, cette boule de graisse macérée
dans les poisons du sang originel.
Un carême de larmes et d'inquiétudes alors mortifia
leur carnaval de frairies et de gogailles. La maison
des Piébœuf, après une ère orgueilleuse pour l'avè-
nement de l'infant, retomba a la peur de la mort
qu'ils croyaient toujours entendre monter les escaliers.
Chez les Jean-Eloi une douleur aigre régnait. Ce fils
qui naissait h Ghislaine, ce bâtard qui tout à coup
arrivait écarteler le blason d'honneur de la famille
les consternait. Adélaïde avait espéré un miracle, un
secours d'en haut qui dès le ventre étoufferait la pos-
térité honteuse. Quant au banquier, sa haine, en une
autre condition sociale, eût voué celle-ci aux pour-
LA VIS DES BOLllGEOIS 159
ceaiix. La vieille droiture rigide des Rasseiifosse ainsi
se réveilla violente. Mais coiitradictoirement l'orgueil
de.lean-Eloi, pour cette force hostile qu'il sentait peser
sur eux, se plonilja. Je mettrai si haut notre nom,
pensait-il, que rien ne pourra plus nous atteindre.
Il se rappela d'autres bravades pareilles, jaillies brû-
lantes de ses antérieures rancunes et qui n'avaient
rien déjoué. Une fois la vie entamée, la désagréga-
tion suit son cours sans que nulle puissance humaine
élude le désastre final.
— A quoi bon lutter? se dit-il. Ma force est partie.
Les ténèbres reparurent, il sentit la main mysté-
rieuse, il en vint à confondre dans une mémo
aversion l'enfant, sa fille et Lavand'homme. Le
frauduleux mariage maintenant, avec cette graine
semée par un passant et qui germait en terre légi-
time, avec cette ramification d'une créature de péché
k l'arbre des générations, s'avérait en sa plénière
infamie.
La vieille querelle ressuscita plus âpre entre les
Jean-Eloi. C'était sa faute à lui, tous leurs mal-
heurs : il n'avait jamais aimé ses enfants ; sa
paternité négligente les avait délaissés ; l'argent
uniquement avait requis sa vie. 11 se défendit. La
mère est la gardienne initiale des petites âmes. En
aliénant la tutelle, en les livrant à des soins merce-
naires, elle avait ouvert les voies au mal. Et ensuite,
de nouveau, ils se rejetaient l'un sur l'autre les
hontes et les peines nées du mauvais hymen. Elle
l'accusait d'avoir tout concerté, retorsait de vieux
arguments pour l'attester seul coupable.
— Quelle mauvaise foi, protestait-il. Moi qui me
larguais de ma bourgeoisie solide comme un roc !
Vous m'avez obligé à renier ma souche, toute notre
foi en accueillant ce drôle, ^'ous avons cessé d'être
les grands bourgeois pour nous mâtiner de gentil-
hommerie.
Les origines de la famille, en effet, semblaient à
160 LA FIN DES BOURGEOIS
jamais aliénées et frappées de déchéance. C'étaient
]nsqn>nx Jean-Chrétien l"' les strates accumulées,
les profondes couches superposées d'une invariable
hérédité de plèbes, et cette tradition était pieusement
vénérée par la grande aïeule en qui se dénonçait la
forme la plus parfaite de cette obscure et reculée
ascendance. Les certitudes, ensuite, le crédit, l'ascen-
sion de la caste faisaient dévier vers les bourgeoisies
le courant de la race. Avec les fils commençait la
lignée des burgraves puissants, devenus des forces
sociales, régnant sur des territoires, exerçant au
large leurs primaties. Jean-Eloi et Jean-Honoré tou-
jours avaient mis leur orgueil dans cette condition
bourgeoise qui, sans les confondre avec les déten-
teurs des quartiers de noblesse, leur créait une
aristocratie minoritive, équivalente aux privilèges
abolis. L'avocat particulièrement se délectait au ron-
flement des allusions, à la mémoration de séculaires pa-
rentés glorieuses. « Xous sommes les fils des grands
bourgeois du XX" siècle, disait-il avec fierté en mé-
connaissant la progénie immédiate qui le rattachait
aux sans-visage de la fosse. Les communiers, nos
ancêtres, c'est nous qui les continuons. » Maintenant,
des alliances les croisaient avec les damoiseaux;
Jean-Eloi n'osait plus se prévaloir de leur roture.
C'était leur savonnette à vilain ces mariages qui,
sous un frottis danoblissement, décrassaient leur
compacte manantise. Et une dernière morphose était
réservée à leur descendance, graduellement plus
décortiquée, allégée des plèbes de la souche, tout à
fait moulée à l'assomption des optimes, dans un état
mixte, ni noble ni bourgeois, mais constituant une
suprématie spéciale, un patriciat de l'argent. Corol-
lairement mûrissait pour les consomptions finales,
en l'inutilité de tout antagonisme, le vice gras, l'adi-
posité oisive d'une caste de rois fainéants en qui
s'achèverait le cycle.
Eudoxe, qui venait de se porter candidat à la dépu-
LA l'IX DES BOURGEOIS i6l
lation, n'avait eu garde, en ses professions de foi, de
se prévaloir des pnh'ogatives bourgeoises que son
père, s'il se fût présenté à sa place, n'eût pas manqué
d'escompter. Un journal qui l'appuyait lui ayant sou-
mis un article exaltant le ^ récent » archontat des Ras-
^enfosse, il bitta le mot, y substitua deux lignes d'où
>inférait lidée d'une antérieure et constante hégé-
monie sociale.
Eudoxe, chaudement agréé par le ministère et
proposé d'abord avec faveur à un groupe politique,
semblait réunir toutes les chances. Les influences
de la famille commençaient à travailler autour de
cette candidature quand brusquement se suscita un
compétiteur, l'iugénieur Jean Dubuisson. Celui-ci,
dans une élection antérieure, consentait à s'effacer
devant un candidat d'une nuance juge-e plus op-
portune. On lui promettait en compensation le pa-
tronage de l'Association aux prochains comices. Au
moment où surgit la candidature d'Eudoxe, Du-
buisson, occupé dune ligne de chemin de fer en
Turquie, n'avait pas encore fait savoir sa décision.
Tout à coup il annonçait son retour et se mettait à
la disposition de son parti. Ses droits primèrent ; il
avait donné des garanties de dévouement ; il comp-
tait parmi les grands actionnaires des compagnies.
Eudoxe se désista, espérant être élu aux élections
générales de l'an suivant. L'ingénieur sans lutte
passa à une forte majorité.
Mais le ministère Sixt, qui tenait à l'alliance des
Rassenfosse, maîtres de la banque et des grandes
affaires, n'abandonnait pas le futur candidat. Pour
assurer le terrain de l'élection, il le mit en lumière,
le délégua aux débats d'une conférence monétaire à
Vienne. Eudoxe s'y révéla médiocre économiste,
mais parla nombreusement, séduisit par sa belle
mine, décrocha la décoration autrichienne. A peine
rentré, il était nommé secrétaire d'une commission,
s'aida d'un scribe adroit pour résumer clairement
]6-2 LA FIN DES BOURGEOIS
des enquêtes relatives au développement des hautes
études dans le pays. En même temps son père, avec
l'appui de Jean-Eloi, détenteur d'un tiers des titres,
lui faisait octroyer un poste d'administrateur dans
une des grandes sociétés métallurgiques du Centre.
Il participait aussi aux travaux de la colonisation de
la Campine, comme membre du conseil de surveil-
lance. Enfin son nom, à quelque temps de là. figura
dans le comité institué parle gouvernement pour la
représentation des intérêts nationaux à une exposi-
tion nniverselle.
Ainsi subitement se dissipa l'obscurité de cet
Eudoxe Rassenfosse, réputé surtout viveur élégant.
11 entra dans la notoriété par la petite porte des
artistes de la politique, en débutant dans le rôle
des demi-utilités brillantes et affairées. La multi-
plicité des cumuls, en lui déférant des clientèles de
solliciteurs et en encombrant son antichambre, lui
créa une personnalité remuante de petite émi-
nence secondaire, parmi les cardinalats de l'Etat.
On le savait par la fortune au-dessus des postulations
à plat ventre de la meute allouvie qui sans trêve
harcelait le ministère de ses pétitions et de ses fa-
mines. Il comptait parmi ceux qui, au besoin, auraient
pu prêter à l'Etat et n'avaient pas besoin d'en vivre.
Son crédit s'accrut si rapidement qu'au bout de six
mois il obtenait pour son père et son oncle le ruban
qu'il refusa pour lui-même. La famille, grandie ainsi
d'un empan, sentit dès ce moment tout le parti
qu'elle pourrait tirer un jour de cet habile homme,
traité déjà comme un plénipotentiaire.
Eudoxe cependant n'apportait à la vie publique que
les ambitions inférieures d'un bellâtre venteux, épris
de faire grande figure. La carrure de tête d'un Sixt,
cette cubique capacité crânienne où se mouvait à l'aise
l'Etat, ce dictatorial orgueil de l'éponyme rigide et
obtus, se jugeant le régulateur des destinées, macéré
aux panacées éventées de la Doctrine, était sans rap-
LA FIN I»ES BOURGEOIS 163
•
port avec la notion bornée, le sens étroit des res-
ponsabilités sociales anqnel se limitait cette pré-
caire cervelle de politicien marron. A son gré, le pou-
voir c'était le bruit et la piaffe des règnes matériels,
le ronflement d'un arcbidécanat roulant en des caros-
ses pavoises d'or, le brassage des influences, l'adu-
lation des hommes, le regard extasié des femmes
ponr le maître (jui d'un geste de la main est obéi.
Souple et hautain, sans conscience ni idées, né pour
être un plastron chamarré et conduire les cotillons
des politiques de salon, il convoita une satrapie dé-
corative et facile, grasse en variables rapports d'hon-
neurs, de bénéfices et de considération.
Sixt, expérimenté flairenrde gibier, ne s'était point
abusé sur sa valeur et l'aanait à sa mesure. Homme
de plaisir avant tout, détenteur par son mariage et sa
naissance d'une fortune qui, dans ce pays du cens,
en faisait une force, très répandu dans le monde de
l'aristocratie de l'argent où son don juanisme exer-
çait des ravages, il pensa le raccoler comme un bril-
lant heiduque pour son état-major, comme un des
garde-nobles de la Doctrine. Il espérait, en ontre,
en son prestige sur les femmes.
.Justement Eudoxe passait alors pour être lamant
de madame Fléchet, la femme de ce riche architecte
Fléchet qu'un dissentiment refoulait dans le camp
ennemi et qui, n'écoutant que sa rancune, s'était
soustrait à toute conciliation. C'était une des amies
les plus assidues de madame Eudoxe Rassenfosse :
très jalouse de son entourage, celle-ci n'avait pris dé-
fiance de cette beauté un peu puritaine, attachée au
devoir maternel et qui professait le dédain des hom-
mes. Il s'ébruita qu'elle avait succédé à madame
Rabattu qui elle-même avait pris, dans le cœur incons-
tant d'Eudoxe, la place de madame de Robuart.
Ce qui s'avérait indubitable, c'est que ce mari
d'une femme déjà mure s'était vite lassé de la fidélité
conjugale. Traqueur de proies délicates, grand chas-
164 LA FIX DES BOURGEOIS
seur aux forêts de l'amour et du caprice, le mariage
n'interposa qu'une accalmie dans les turbulences de
sa vie passionnelle. La belle Sarah, qu'il trompait
effrontément jusque même avec ses femmes de
chambre, ne se doutait de rien et croyait parer suffi-
samment à tout danger en triant ses amies. Il arriva
que celle sur qui elle comptait le plus fut précisé-
ment la pire ennemie de son bonheur.
Une fille lui était née de son premier mariage. Dès
la seizième année elle l'envoyait aux Oiseaux. Danièle
n'en sortit qu'une fois tous les ans, cà l'époque des
vacances. Celles-ci finies, la baronne se dépêchait de
l'y renfermer, envieuse de sa grande beauté, effrayée
de paraître vieillie auprès d'une fille si merveilleu-
sement nubile. Sa maternité indolente se refroidit
encore après son mariage avec Eudoxe. Sarah crut
remarquer chez son mari une trop vive admiration
pour cette jeune fille ardente et noire, en qui revivait
son printemps magnifique. Elle s'en débarrassa en
l'envoyant désormais, avec une gouvernante, passer
ses vacances à Marquise, cette terre qu'elle possédait
dans l'Entre Sambre-et-Meuse, et où Danièle, en arri-
vant, trouvait l'écurie montée et les appartements
aménagés. Mais avec le temps ses inquiétudes gran-
dirent. Danièle venait de doubler sa dernière année
de pension ; encore quelques mois et il serait impos-
sible dé retarder le moment douloureux ; définitive-
ment les vingt ans de cette riche fleur épanouie lui
retomberaient sur les bras.
C'était, en outre, pour ses jalousies de femme
rêvant de s'isoler avec Eudoxe, l'ennui des récep-
tions, l'inévitable corvée des fêtes pour assurer le
succès de la prochaine élection. Madame Rassenfosse,
que les intimes continuaient à appeler la baronne,
se débattait éperdument contre le danger des compa-
raisons avec les autres femmes. Toujours très belle
de corps, à travers le léger empâtement de la taille
et de la gorge, les épaules opulentes et inaltérées^
LA ILN liES UULRGEUl^ lOo
d lin grain de marbre chauffé de soleil, les bras ohar-
iioyeiix et fuselés, seul le jaune et le gras de sa peau
de juive autour des flammes noires de l'œil, cette
inconjurable remontée du sang acre de la race au
visage prématurément ranci, attestait la blétissure
des quarante ans sonnés. Elle lutta, épaissit le talc
à ses joues, recourut aux jouvences, aux secrets des
calisthénies. Chaque matin elle subissait les lances
glacées, les jets lourds des séances d'hydrothérapie,
se prétait aux massages, recevait les actifs courants
dynamodermiques. Sûre de sa poitrine et de ses bras,
elle se dénuda jusqu'à l'impudeur dans leur intacte
beauté dont elle défiait les femmes et par laquelle
elle se sentait supérieure à elles. Aux lumières,
sous le million de ses diamants, avec son majes-
tueux rythme de statue, elle continua à paraître la
plus belle.
XIX
Tout Fhiver, Thôtel bourdonna d'un bruit de dansées'
et de musiques, ils eurent leurs grandes et leurs
petites réceptions ; par catégories, la haute et la
moyenne société, le monde politique, la magistra-
ture, le barreau, la finance, défilèrent. Toute la série
des influences fut utilisée pour la conquête du man-
dat. La juive, d'une avarice qui, à travers leur grand
train, lui faisait retourner la livrée défraîchie de ses
domestiques, cette fois n'écouta que sa passion pour
166 LA FIX DES BOURGEOIS
riiomme qu'elle eût voulu élever aux suprêmes
apogées et dépensa des sommes royales.
•Une dernière fêle qu'ils donnaient à la mi-avril,
un gala où, sur un vrai théâtre monté à grands frais,
on joua l'opéreite, une œuvre de maestrino amateur,
le chevalier José de Marchauvelais, avec des artistes
de l'Opéra, clôtura cet ère turbnlenie. Sixt y daigna
exhiber son front haut et atrabilaire, les mépris gelés
de son œil et de sa bouche, sa sultanerie de vieux
coq politique. Ce fut ce soir-là aussi que la petite
madame Provignan, déjà désabusée du mariage, lasse
des vacillations de Léon, connut le beau baryton
Despujol qui, dans le claquement de sa vie roma-
nesque, sur le théâtre de ce cœur de flonflons et de
travestis, allait jouer un r(Me. Ce méridional porten-
tueux, espéré de toutes les femmes, vain de ses col-
lants copieux et de sa voix de Sax, avait retrouvé,
auprès de ce public de sélection, pour l'incarnation
du principal rôle de Topéretle, l'habituel triomphe de
ses soirs de première. Cyrille se le fit présenter par
Eudoxe et tout de suite, avec son gentil frétillement
de nerfs et l'emballement de ses anciennes passion-
nettes, elle lui disait, allumée, les yeux battus d'un
cillement :
— Ah I monsieur, quel artiste vous êtes! Ce que
vous m'avez secouée ! Je ne me suis jamais sentie
plus heureuse 1
Il gondolait le dos. démentait de la main la viva-
cité du compliment. Elle insistait :
— Ohî je suis sincère ! Je dis tout ce que je pense.
Vous avez un sentiment... un sentiment...
Tou^e sa sottise barytonnante éclata alors :
— Mon Dieu, madame, c'est de nature. J'étudie
mon rôle, je me laisse aller.
Elle fermait un peu les yeux, s'écoutant, s'exaltant:
— Oui, avoir une àme, sentir, vivre de cette vie
supérieure qui est l'art... Ah! vous devez connaître
des joies !
LA UN DES BOURGEOIS 1G7
Despujol mimait un effet vainqueur, la bouche
amère, l'œil scénique et résorbé :
— Oui, des joies, sans cloute... Mais allez, elles
nous sont bien dues, elles paient bien des peines et
des épreuves. On ne sait pas ce que nous souffrons
pour notre art... les doutes, les défaillances. Et se
dire qu'une fois la voix finie, tout sera fini... Tenez,
le meilleur pour nous, ce ne sont pas les acclama-
tions dune salle, c'est d'être compris p;;r une âme
d'élite, une âme qui sent ce que nous sentons nous-
mêmes.
Il appuya un regard sur la gaminerie câline de ce
petit visage spirituel qui, de dessous son jaune bou-
quet de frisures, lui souriait intrépidement. Elle
comprit, minauda avec une subite moue de modestie :
— Oh î moi, j^ ne suis qu'une pauvre petite mu-
sicienne... Je tapote un peu, je ne sais qu'admirer.
Despujol s'ébrasa ; son rire manifesta un râtelier
puissant, les cubiques ivoires d'une denture de
cheval.
— Laissez donc, vous vous calomniez... Il n'y a
qu'une artiste pour parler d'art avec cette chaleur.
Sa vanité de poupée mélomane se tendit. Elle
hocha la tète et, l'œil nostalgique, perdue en du
rêve :
— Je vous assure... Et cependant il y a des fois,
oui, il me semble que j'aurais pu faire quelque chose...
C'est un gros regret pour moi de n'avoir pas tra-
vaillé... Mais dans notre monde, voyez-vous, on est
trop prise par sa vie... On n'a pas le temps de
s'écouter... Et maintenant c'est trop tard, je fais de
la musique comme je peux.
Sarah, livide sous ses bandeaux noirs et qui, dans
l'éblouissement de ses épaules nues et de ses diamants,
passait au bras de Akar aîné, tout à coup referma
nerveusement son éventail de plumes d'eider et co-
gnant du bout des palettes le bras du chanteur :
— Vous savez, ne la croyez pas. Elle a un fort
168 LA FL\ DES BOURGEOIS
joli talent, fit elle avec renjoiiement d'un sourire
démenti par ]a vertigineuse sombreur des yeux.
• Elle venait de surprendre entre madame Fléchet
et Eudoxe un étrange regard mystérieux, un regard
qui, par dessus le damier des habits noirs et des
corsages fleuris, silla soudain, de l'un à l'autre éten-
dit la trajectoire d'une obscure complicité.
La belle gorge impériale s'éloigna, rayonna plus
loin. De^^pujol redevint le cabot des petits théâtres
de ses débuts.
— Vous voyez bien, je vous y prends î ronfla-t-il
d'une grosse voix familière.
— Ob : si tout le monde se met contre moi!
Elle s'éventait à petits coups pressés, colère et
rieuse, dans une défaite d'humilité, comme pour un
secret mal gardé. Léon à son tour s'approcha, elle
les présenta, finit par lui dire :
— Invite donc monsieur à venir faire un peu de
musique avec nous.
L'artiste saluait :
— Comment donc !...
— Vous savez, tous les samedis.
Un petit temps encore ils restaient à se parler,
les bouches rapides, les yeux magnétiques, subis-
sant le louche proxénétisme de l'art, comme dans
un commencement de possession. Puis elle lui
tendait la main, il la serrait entre ses gros doigts de
bel homme. Tous deux ensuite se retrouvaient en-
core une fois au buffet, ils échangeaient un regard et
un sourire. — Quel drôle de petit pistolet de femme!
pensa le baryton. — Cyrille, distraite, songea à la
griserie d'aimer un grand artiste acclamé.
Les Quadrant et les Piébœuf, invités comme le
reste de la famille, s'étaient fait excuser. L'enfant
des Piébœuf, ce frêle et dernier espoir d'une lignée,
se consumait ; une consultation de médecins leur
avait notifié l'imminence du dénouement. Adélaïde
et ^Yilhelmine veillaient avec les parents ; leurs ma-
LA FIN DES BOURGEOIS 1G9
ris seuls s'étaient montrés chez Endoxe. Et tout à coup,
comme vers une heure du matin, les invités com-
mençaient à détller au vestiaire, utie nouvelle, dans
le roulement des voitnres sous le porche, circula.
Un domestique, dépêché par les Piébœuf, venait d'ap-
porter un mot de Qnadrant annonçant la mort du
petit. Aussitôt Jean Eloi fit avancer son coupé. Jean
Honoré y monta avec lui. Un ennui pour cette fin de
soirée tournant à une corvée pénible les assoupissait
dans les capitons. C'était fatal, d'ailleurs; le sang des
Piébœuf n'était pas voué à germer ; ils avaient tort
de s'obstiner en se préparant chaque fois un mal-
heur certaiti. Ensuite ce deuil des Piébœuf s'effaçant,
ils se reparlèri'nt de la fête, du grand Sixt peu mon-
dain et qui avait tenu à fignrer parmi les invités, de
ses paroles aimables pour les Rassenfosse. La famille
grandissait à travers ces témoignages de considéra-
tion. Il paraissait certain qu'Endoxe serait élu.
Dès lors, tout paraissait possible, même le porte-
feuille... L'évolution des Rassenfosse assumait les
souverainetés définitives ; ils devenaient un des bras
de l'Exécutif. Le Cycle serait accompli. Et Jean-Eloi
cessa d'apercevoir le trou noir au fond dtî leur race,
ne pensa plus qn'à cette poussée vertigineuse (]ni
les faisait monter toujours plus haut veis Irs Domi-
nations. \Liis, ensuite, un regret s'éleva, la supré-
matie de la branche cadette sur la branche ainée, ce
bonhenr des Jean-Honoré magnifiés en leur descen-
dance, monopolisant les ascensions sociales, alors
que ses fils à lui misérablement se désintéressaient
des destinées de leur maison. 11 s'écria :
— Yois-tu, tu as le bon lot, toi. C'est moi qui ai
commencé notre édifice, c'est toi qui l'achèves.
Enfin la voiture s'arrêtait à la porte des Piébœnf ;
ils pénétraient dans la désolation de la maison. Les
Quadrant venaient leur serrer les mains , ma-
dame Quadrant, toute éplorée, des sanglots dans la
gorge pour ce lamentable écroulement de leur for-
10
170 LÀ FIN DES BOURGEOIS
tune. Et une porte s'ouvrait, ils voyaient Piébœuf
hébété, les bras pendants, près du berceau, dans le
tremblement rouge des bougies. On avait entraîné
Sybille ; Adélaïde et Wilbelmine la veillaient dans sa
chambre.
Cette stupide face blême de Piébœuf, immobile,
regardant le pauvre résidu humain au fond des den-
telles, n'était plus qu'une bouillie, la décomposition
liquide d'un visage sans traits aux soufflures de
chair prêtes à crever. Il leur montra la petite tète
verte de l'enfant, toute fondue et talée, avec ses
prunelles de gélatines figées dans le cavement bis-
treux des cerniires.
— J'aurais donné cent mille, deux cent mille
francs pour qu'il vive. A qui voulez-vous que ça re-
vienne à présent, mon argent 1 Et le pis, c'est de
penser que pendant que mon fils est là mort, il y a
des centaines de sales moutards qui grouillent dans
mon quartier.
Une colère aussi lui montait en allusions à cet enfant
de Ghislaine qui n'attendait pas même les nécessaires
délais pour germer à la vie, quand Sybille et lui, comme
des manouvriers, depuis des ans trimaient dans la
vigne charnelle, toujours déçus en leur attente des
vendanges. Il finit par prendre sa tète à deux mains,
sanglota comme une femme. Les deux Rassenfosse
tout à coup sentirent une pestilence : elle sortait du
pauvre berceau, fade, lourde, tenace, comme l'odeur
à travers les cires, le rappel des sanies où s'était
consumé le grand-père, cette vivante charogne du
maçon Piébœuf.
Ils s'enquirent. L'enfant depuis un mois ne man-
geait presque plus ; son estomac rétréci, annulé,
déjà mort dans la petite vie de ses membres, dégor-
geait tout. Il s'en allait de ce viscère qui, chez les
Quadrant, était la grosse machine de la vie, capable
de drainer des fortunes. Une ironie de la destinée
faisait périr de famine, en pleine graisse de millions,
LA FIN DES BOURGEOIS 171
ce rejeton des regoulés, ce petit être dont les que-
nottes, si elles avaient eu le temps de pousser,
auraient mangé l'Iinmanité et qui mourait de l'ina-
nition des pauvres. L'énorme empâtement de la fa-
mille, le fleuve des chyles d'un Antonin aboutissait à
cette misère d'un débile intestin qui ne gardait rien.
Et c'était surtout cela, la grande douleur et la colère
de Piébœuf : il aurait pu le piffrer de nourritures
princièrcs ; sa fortune lui eût permis de le gaver
comme un ogre ; il aurait eu des terres, des maisons,
tout un bétail humain h croquer; et l'enfant juste-
ment trépassait pour une pauvre goutte de lait qui
même ne pouvait passer. Maintenant c'était fini : ils
n'espéraient pins rien de l'avenir.
En redescendant, Jean-Eloi trouva sa femme emmi-
toufflée, prête à remonter en voilure. Un domestique
hélait un fiacre pour les Jean-Ilonoré. Ds se sépa-
rèrent, la porte se referma sur le roulement du coupé
dans la nuit. Le banquier pensait au fils de Ghislaine.
Si la mort, au lieu de frapper chez les Piébœuf, avait
fait un détour jusqu'à la Piasepelote, ce n'était pas lui
qui l'eût regretté. Elle frappait, au contraire, taillait
dans les postérités légitimes et laissait vivre le bâtard
ignominieux.
— Dis ! fit Adélaïde.
— Quoi?
— Cette prédiction de notre pauvre Simone. Eh
bien, la voilà réalisée, n'est-ce pas effrayant?
Il haussa les épaules.
— Tu crois donc à cela ?
— Si j'y crois ! Mais c'est de l'évidence. Elle a des
sens que nous n'avons pas. Ah ! il y aura d'autres
douleurs encore. Des cierges, des cercueils... Toute
la maison s'en ira dans des cercueils !
Jean Eloi s'emporta.
— Eh bien, gardez vos idées. Moi je ne crois qu'en
ma force. S'il fallait écouter les pressentiments des
femmes, on se croiseraitles bras et entendrait le cou.
172 LA FIX DES BOURGEOIS
— Malheureux ! Il y a quelqu'un qui est plus fort
que toi et qui nous frappe !
Il ne se rendait pas. Les Piébœuf, c'était autre
chose. On savait bien que leur fortune n'était pas
propre ; ils étaient punis dans leur sang pour ce char-
nier qu'ils exploitaient et dont les pourritures leur
remontaient au cœur. Il y avait un cimetière dans
leurs destinées, ce cimetière sur les ossements dé-
blayés duquel ils bâtissaient leurs quartiers de pau*
vres et qui, vidé de ses cadavres, se recomblait avec
leurs propres morts.
— Laisse donc, tu me fais horreur, s'écria ma-
dame Rassenfosse.
Elle ne pouvait bannir ces effrayants cierges allu-
més qui traversaient les visions de Simone. A cette
heure des prestiges, dans le vent du matinal cré-
puscule, le trèfle rouge des lanternes aussi vacil-
lait comme des clartés de cierges. Par les vitres
du coupé, éclaboussées de jets brusques de gaz qui
ensuite laissaient retomber des pans d'ombres bla-
fardes, elle voyait s'éloigner leurs files interminables
comme la procession des luminaires vers un cata-
falque. Adélaïde ferma les yeux pour ne plus les
apercevoir et dans un commencement de sommeil,
fout au fond de sa pensée assoupie, un petit berceau
lui apparut, une paix de bel enfant qui avait la res-
semblance de Ghislaine. Déjà, tout à l'heure, auprès
du pauvre visage décomposé, devant cette mort du
fils des Piébœuf, l'image avait passé, cette fleur de
jol-e humanité épanouie à leur espalier.
— Si c'était lui pourtant qui était là !
Elle vit là-bas les langes se plisser en linceuil,
Ghislaine se tordant les poings, les maudissant. L'or-
gueil s'en alla ; elle se sentit une grande pitié. Après
tout, n'éiait-<*e pas aussi la leur, cette petite chair, a
travers le mystère des races ?
— Mon Dieu, pardounez-moi. J'étais folle. N'exau-
cez pas le vœu coupable... Qu'il vive, luil
LA FIN DES BOURGEOIS l"'3
Et maintenant, c'était encore cette douceur de la
bonne enfance qui, à travers l'engourdissement de
la veille tardive, lui revenait, avec le battement des
petites mains au bout des petits bras, avec le trem-
blement des fossettes aux joues roses ou exquisement
semble frissonner la cbatouille d'un baiser.
— Le pauvre enfant 1 pensa-t-elle en se réveillant
au brusque arrêt de la voiture. Sa seule faute, c'est
d'être né ! .
Les vantaux de la porte cochère battaient . Us
rentraient.
XX
Un soir, avec des filles, après une partie de bois
où, ensemble, ils avaient arrosé largement de Cham-
pagne une dinette sur Therbe, Régnier, Antonin et
le fils de Rabattu rentraient en mail à la ville.
Le cocher, pour couper au court et gagner la
chaussée, avait pris une traverse entre les hauts fûts
lisses d'une hètraie, une charriére juste assez large
pour le passage des roues et où. aux tanguages de la
lourde voiture dans les ornières qui par places ravi-
naient la cavée, tout à coup s'apeuraient les cris ai-
gres des femmes. Antonin, vautré dans le déborde-
ment des jupes, tassé sous l'empilement de leurs
chairs chaudes, la nuque cerclée de leurs colliers de
bras, dormassait, savourait une joie de gros rumi-
nant flàtré. Là-bas, dans laprès-midi des fourrés,
10.
174 LA FIX DES BOURGEOIS
allumées par le vin, salaciées comme des segipanes,
I^urs taquineries l'avaient relancé, curieuses de sa
chair adipeuse et laitée qui, avec la soufflure des
tétins et les peaussailles des hanches, l'assimilait à
une vaste idole mafflue, à un redondant phénomène
de foire. Mais maintenant, une cuvée d'ivresse les
alourdissait ; les mains de caresses et de péché res-
taient mortes ; elles s'étaient couchées sur lui comme
dans l'ampleur d'un édredou, dans la tiédeur d'une
lar^e couette humaine. Avec ses flots de linons
ébouriffés jusqu'aux essieux, ses tressants de corps
en grappes, la voilure, en ce clair silence d'un soir
d'été en foret, parmi les lignées d'arbres pâles, tout à
coup évoqua une ribambelle de masques ivres, char-
royée vers les alcôves.
Paul Rabattu, à vingt-cinq ans, éreinté par les no-
ces, arrêté tout jeune dans une pousse nouée et ché-
tive, se sénilisait d'un air de vieille humanité avariée.
11 avait chu entre les banquettes et gisait, la tète
dans des genoux. Régnier, lui, s'était hissé jusqu'au
siège du cocher. Raide et trépide dans cette soûlerie
qui mûrissait les autres, jouissant de leur pleutrerie
tout de suite vannée, il se sentait les nerfs fourgon-
nés, subissait de confus prurits, orienté à des son-
ges délicats et malfaisants. Mais qu'inventer? se
demandait il. Ces filles et leurs venaisons ont perdu
leur ragoût pour moi. Il faudrait trouver un plaisir
poivré, des capsiques stimulateurs de fines et arden-
tes sensations, répudier surtout les fades gingem-
bres habituels. Décidément je crois que je me blase.
Au bout du chemin, dans la paix obscure des feuil-
lages, le cheminement d'une haute taille d'homme se
détacha, se rapprochant à mesure, finissant par
grandir comme un dos arbres de la forêt, comme un
des fils de cette forêt de grands arbres. Et le trot des
chevaux s'étant brusquement accéléré sous le pico-
tement du fouet, la distance encore s'abrégeait, la fi-
gure du Pauvre des vieux âges de la terre, de l'éter-
LA FIN DES BOURGEOIS 175
nel Pauvre coureur de rues et de bois, apparut en ce
passant des soirs. Appuyé sur un scion, il marchait
droit, d'un large pas égal, du pas rythmii;ue d'un fau-
cheur d'espace et de temps fauchant sous ses andains
les champs roses du malin et les rouges champs
des vesprées.
La nocturne vision entra aux claires prunelles
aiguës de Régnier, anormale, curieuse, éveillant
subitement la suggestion d'une béte humaine surgie
de sa tanière et randonnaiit à l'heure où commen-
cent à rôder les hétes sylvaines. Oui, pensait-il, c'est
bien, en efTet, la bète des traques de misère, la hète
dès l'aube relancée par les fatalités d'un pèlerine-
ment sans m.erci, après des nuits terrées au creux
deslabûurs, dormies contre les meules, gilées en des
litières fétides. Le gibier puant pourchassé par les
limiers de justice, en butte aux effrois de la pro-
priété, excitant les abois des chiens quand il passe
sur le chemin, sans patrie que les étoiles, dans l'ou-
bli des ténèbres où chaque nuit il s'évade et rede-
vient un homme.
Ce gueux de la forêt, surgissant des fumées trou-
bles d'une fin d'orgie, avec sa grande marche de loup
talonné par les famines, avec son air de marcheur
des temps parti à l'aurore des jours et depuis des
siècles cassant du plat des orteils les pavés des
routes, amusa son subtil esprit.
— Halle, commanda-t-il.
Sous larrét subit, les chevaux se bandèrent aux
cnlières. A l'intérieur du véhicule, un violent remous
de chairs et de robes tumultua. Le canapsa s'était
rangé contre le talus, les pieds sous les roues, son
petase à la main, avançant le geste humble de l'au-
mône.
— Tu lombes bien, lu airives à l'heure des cha-
rités, fit Régnier. Qui es-tu?
— Jean.
— Ton nom de famille?
176 LA FL\ DES BOURGEOIS
Il haussait les épaules.
— Je ne sais pas.
— Tu es pourtant le fils de quelqu'un, voyons.
— Je ne sais pas.
— Et où vas-tu ?
Un geste de la main dont vers un problématique
relais il pointait son bâton, s'accompagna de Tunique
parole où semblait se résumer toute sa vie, le mot
de sa destinée obscure et balayée aux horizons :
— Là-bas... Je ne sais pas.
Les femmes, après avoir injurié le cocher, main-
tenant s'égayaient du hère et de son refrain stupide :
— Pis donc, hé, Thomme? Si tu ne sais pas, fiche-
nous la paix et passe ton chemin.
Une, plus sensible, battait Antonin péniblement
réveillé et lui réclamait un louis.
— De quoi ? Un louis ! Ah oui, dans ma poche,
prends !
— Au diable les femmes I Silence, là-dedans !
glapit Régnier. Mais oui, pensait-il, c'est vraiment
là une idée merveilleuse et diabolique.
Et penché sur la givreuse caboche, sur cette ossa-
ture de squelette aux vertèbres en saillie, cortiquées
de lamelles durcies, d'un reste de cuir :
— Ecoute, Je-ne-saispas. Nous avons, nous, de la
famille à revendre. Tu vois bien ce gros cochon
parmi ces demoiselles? Eh bien ! salue. Il a bu et
mangé de quoi nourrir pendant un mois trois crève-
la-faim comme toi. Son excrément serait encore un
mets délicat pour tes pareils. Mais viens avec nous,
grimpe dans le tas. Ce sont de bonnes filles, tu
verras. Ensemble nous filerons à la ville ; je te mè-
nerai manger des choses que, même en rêve, tn n'as
pu soupçonner, c'est moi qui te le dis. Ah ! ça, veux-
tu monter, sale bougre ?
Le vieux le regardait, ahuri, sans joie, sans co-
lère, tendant toujours la main.
— Tu te méfies ? Tu as bien tort, je te donne ma
LA FIN DES BOURGEOIS 177
parole que je ne suis pas ivre. Est-ce que jai l'air
(!•' quelqu'un qui voudrait se moquer de toi ? Allons,
littup ! Monte. Tu pourras taper sur ma bosse.
Les femmes à leur tour s'en mêlaient, par goût de
la rigolade.
— Hé, l'homme, monte donc. On te tera manger
du pàlé de foie gras... Tu coucheras ce soir dans un
vrai lit.
Un grand rire honteux hii écarquait la bouche,
une gène de pauvre devant une table dressée où sou
couvert est mis. A la fui il frappa sou bâton en terre,
de l'air d'un homme subitement décidé, d'un homme
de longue date accoutumé à s'en rapporter au ha-
sard. S'extrayant les pieds de ses lourds sabots qu'il
ramassait dans une main, lentement d'abord il se dé-
tergea les plantaires au long de ses braies. Puis il se
hissa à l'essieu, lourdement escalada le caisson.
— Hue 1 cria Régnier.
Le Cochet rendit la bride. Bientôt on débouchait
sur la chaussée, dans les clartés plus larges d'une
échancrure. La face du grand pauvre saillit, une
peau chinée et coriace de famélique, une écorce ger-
cée et sèche de vieux rouvre, au fond des halliers
les mastoides énormes et le crâne bridé de l'homme
des sylves et des cavernes. H s'incrustait sur sa ban-
quette, raide comme un fossile, les jambes repliées
à angle droit, ses énormes sabots sur ses genoux.
Les femmes, par dégoût de cette chair de crasses et
de calus, d'abord avaient ramassé leurs jupes en reni-
flant l'odeur qui perçait de ses bardes. Mais La Sou-
ris tout à coup s'écria :
— Tiens, il ne pue pas, le vieux !
En effet, une senteur de douvain séveux montait
de sa peau ligneuse qui avait fini par prendre Lt cou-
leur de la terre et s'élail assimilé l'arôme des champs
et des bois. Maintenant elles imaginaient une parenté
d'aïeul, une transmission de race qui les reliait, elles,
les filles de plaisir et d'aventure, les esclaves de la
178 LA FIX DES BOURGEOIS
charnalité des mâles, engendrées de paternités dou-
teuses, sorties d'une hérédité de luxures, à ce no-
made anonyme et calamiteux, mis bas dans un fourré
et qui, sans lignée, le dernier d'une race obscure,
inconnu pour lui-même, continuait à vivre de la
vie des animalités éparses.
— Hé. grand'père, qu'est-ce que tu fiches l'hiver
quand les routes sont prises par les neiges?
Il avait son éternel mouvement d'épaules, le geste
de ses soumissions envers les destins, un geste can-
dide et las dont il avait l'air de soulever à son dos
l'oppression d'un mont de mystère et de nuit.
— Je vas !
C'était toujours le même laconisme, des paroles
brèves et évasives. Elles suffisaient à son indigence
intellectuelle ; il ne lui fallait pas davantage pour
conjurer la mort toujours marchant à ses talons, es-
sayant de le faire'chopper aux pierres de son cal-
vaire.
Le mail, après des avenues de feuillages sous
le bleuissement d'une jeune lune, enfilait des rues,
coupait des flânes de citadins rentrant des champs,
désceuvrés par l'ennui dominical. Des tètes se retour-
naient sur cette gaité d'un retour de campagne, sur
le battement des rires autour de la grande figure
énigmatique appuyant des sabots h ses genoux. Ils
descendirent devant un restaurant à la mode. Le
chasseur dut épauler la volumineuse dégringolade
d'Antonin. Et les traînes claires, le froissis des jupes,
le claquement des petits souliers enfin montaient
l'escalier, parmi la bousculade des garçons se pres-
sant sur le passage de l'homme. II grimpait à la
suite, ses sabots à la main.
— Place à sa Sainteté le Pauvre, criait Régnier.
On savait ses extravagances ; la maison souvent
avait retenti de l'enragement de ses folies. Mais
celle-ci semblait plus raide que toutes les autres. On
flaira comme un danger, dans sa montée à pieds
LA FIN DES BOURGEOIS 171)
DUS le long des tapis^ le lype des fauLes insolites,
i-r gorille à face d'homme emmené des forêts, traî-
ii.int après lui une menace de dévastation. Cependant
>>>ii grand visage ténébreux ne laissait sourdre nulle
i(i"e ; il acceptait les girandoles flambant aux paliers,
It's cupidons et les venus blanchoyant parmi les cor-
liL'illes comme il acceptait la lune et le compagnon-
jiage des bardes sauvages en ses couchées sur les
IV iiilles sèches des taillis. Le maître d'I.otel les ins-
talla lui-même dans un des salons de Tétage, haussa
11' jet des gaz, s'offrit à leur composer le menu.
Régnier désigna l'homme.
— Yoilà le maître 1 Qu'il commande !
Et se tournant vers lui :
— Hé ! Je — ne — sais pas, que veux-tu manger?
Parle, on t'obéira.
Le Pauvre, en un rire muet, déchaussa son râtelier
de broyeur de cailloux, ses grandes palettes jaunes
de vieux cheval de retour. Il cherchait, s'efforçait à
trouver une pâture succulente.
— Une soupe au pain et au lard, dit-il.
La gaîté des femmes creva. Comment! le drille, en
pareil endroit, dans l'odeur de fms ragoûts volatilisés
des fourneaux, ne savait inventer que cette garbure
barbare! Régnier seul ne riait pas. 11 regarda sévè-
rement le maître d'hùtel, méprisant de l'humble désir
et qui proposait une cuisine relevée.
— Non, non ! Une soupe au pain et au lard, vous
avez bien entendu ! Quant à nous, tout ce que vous
voudrez. Et du Champagne, hein? Des flots de Cham-
pagne. Ah ! attendez, une bassine entière de Cham-
pagne. Une bassine, vous m'avez compris ? Et pleine
jusqu'au bord !
11 attira près des rideaux de la fenêtre la Souris,
une grande fille blonde, docile, rapace, sa maîtresse
depuis huit jours.
— Dis donc, Souris... Je te ferai un joli cadeau,
mais tu vas m'obéir ponctueUement... Défais tes
180 LA FIN ItES BOURGEOIS
cheveux. Mais va donc, grande bète, puisque
promets un cadeau.
— Dis? les dormeuses?
— Oui, oui. va toujours... Yois-lu, c'est une idée à
moi... Oui, le lavement des pieds avant la Cène...
Je te jure que c'est moins risible que tu crois.
Un garçon déposait une bassine profonde. Régnier
y fit verser trois bouteilles de Champagne ; elles ne
suffirent pas à l'emplir; il en commanda trois autres.
Le chasseur ensuite rapportait de chez un parfumeur
voisin des flacons d'essences. Antonin et Rabattu
s'ébrasaient sans comprendre.
Il s'expliqua, goguenard, sérieux :
— Vous ne devinez pas? Attendez, vous allez voir.
En vérité, je vous l'annonce : les temps sont arrivés.
Les riches fils de bourgeois, les grandes canailles
sociales que nous sommes ondoieront les pieds fé-
tides du Peuple, par expiation des siècles d'humilia-
tions où nos pères, nos arrière-grands-pères et nous-
mêmes lavonslaissé croupir. C'est lareligion nouvelle,
mes frères. L'avenir est au Pauvre, au grand Pauvre
biblique, délégué par les colères d'en haut pour se
regouler de nos restes. Quand il n'y auia plus de
cités et que des ruines seules snrgireront à la place
où s'élevaient les grandes villes du monde, on le
verra sortir des bauges et des lanières, fangeux et
velu, en aboyant commentes loups, et se ruer parmi
les décombres des palais, en quête des reliefs tombés
des tables princières. C'est pourquoi je vous dis : les
temps sont venus. Arrosons de Champagne les pieds
fétides du Peuple, afin qu'ils puissent nous piler
sous leurs orteils sans trop nous salir.
Il se mit à rire :
— Hein ! ça y est ? C'est bien le ion?... Sans ma
bosse, j'aurais pu comme les autres prêcher en chaire.
Ma rhétorique, en tous cas, vaut un petit mieux que
celle d'Eudoxe, cette vieille pie borgne, ce perroquet
indolent et gavé.
LA FIN DES BOURGEOIS 181
Il reprit, presque grave :
— Toi, Pauvre, approche... Le bain que tu vois
là, eh bien ! treinpes-y tes pauvres vieilles plantes
meurtries par les caravanes ; mais sache avant tout
qu'il est empli des plus glorieuses marques, de mar-
ques si coûteuses que nous, qui cependant jetons à
poignées nos louis comme tu ne jetterais pas un
décime après l'avoir patiemment mendié pendant des
heures, nous nous contentons de le boire avec nos
bouches. Toi, bois-le par les pieds î
Le Pauvre, sans un mot, obéit, docilement im-
mergea ses poudreuses chevilles au frissement mous-
seux des écumes, au pétillement liquide des ors.
Régnier ensuite pieusement les séchait avec des
serviettes. Et, tout à coup, vidant les essences en
travers des cheveux dénoués de La Souris :
— Sois la Madeleine pour celui qui traîne aussi sa
croix. Mets-toi à genoux. Oui, comme cela. Et main-
tenant, éploie ta chevelure, et avec un beau geste de
caresse (tu sais, j'y mettrai le prix!) baignes-y les
pieds parfumés du Pauvre.
Elle hésitait un instant. Puis, son rire de fille de
proie aux dents, vénale et soumise, elle se ployait,
épandait sur les nodosités et les durillons de ces
tarses de macropode les lumineuses moires de ses
tresses. Le vieux la laissait faire, impassible, rigide,
sans une trace d'émoi ou de pensée sur son taciturne
visage, sur cette peau corroyée de son visage qui
lui faisait l'imperméabilité d'un masque.
Enfin le potage arrivait, une pleine soupière où,
parmi les choux et le pain, des quartiers de lard
marinaient. Aussitôt la morne face se dégourdit, les
yeux s'aiguisèrent comme des silex ; il se précipita
vers la cuiller à pot. Mais soudain une peur le pa-
ralysait, il regarda Régnier d'un œil suppliant et
canin, comme s'il redoutait une fraude.
— Sois tranquille, on n'y touchera pas, répondit
Régnier à ce regard de détresse.
11
182 LA FIN DES BOURGEOIS
Et Tavant assis à la table, il le servit lui-même.
,Le Pauvre élargit le signe crucial, et d'une voracité
d'affamé, commença à lapper goulûment son assiette.
Coup sur coup on la remplissait, sans qu'il s'arrêtât
d'engloutir, avalant le liquide et le solide à pleine
bouche, le nez dans les fumées du potage, indifférent
à tout, tenace seulement à la volupté de cette man-
du€ation furieuse.
La soupière entière y passa ; il coula un sourire
implorant vers Régnier. Celui-ci faisait signe au
garçon qui bientôt rentrait avec une terrine fumante.
Jl la vida avec la même voracité, se jetant les cuil-
lerées dans l'estomac, écurant la faïence, la nettoyant
comme un miroir. Une mollesse à présent amoitissait
ses dures cornées, un bien-être lui jutait de la peau.
— La faim, dit le petit Rassenfosse à Antonin,
vois-tu, c'est l'état normal de l'humanité. Si j'avais
connu la faim, j'aurais peut-être été quelque chose.
Mais voilà, les Rassenfosse sont nés rassasiés. Dans
le ventre de nos mères, nous mangions déjà des
parts de millions. Je ne dis pas cela pour toi, bien
entendu, car toi, tu es un phénomène. Tu es la
famine du riche, ce qui est bien plus merveilleux, tu
mangerais la nourriture de dix pauvres comme celui-
ci, et par surcroit, pour ton dessert, tu mangerais
les dix pauvres eux-mêmes.
— Ah ! soupira l'énorme Quadrant en se palpant
l'épigastre, vont-ils enfin servir !
Un garçon arrivait déblayer la nappe devant le
Pauvre. Un autre tout de suite après servait les en-
tremets. Le maître d'hôtel ensuite circula, le bras
gauche replié derrière le dos, offrant, dans la paume
de sa main droite large ouverte, un ruolz où des
rognons en tranches brunissaient parmi des œufs
brouillés aux pointes d'asperges. Sa gravité, en
présentant le mels au Pauvre, ne s'altéra pas ; il se
courba, souffla seulement dans ses bajoues par dé-
goût. Et une gaîté s'éleva chez les femmes quand
LA FIX DES BOURGEOIS 183
elles virent l'embarras du vieux devant le geste
majestueux du serveur. Il riait aussi, gêné par la
solennité du gros homme en cravate blanche. Et
à la fin il se décidait, drainait d'une laige ralle le
reste du plat. Les deux terrines de potage semblaient
avoir lubrifié le passage pour des nourritures plus
substantielles. Ses actives molaires fonctionnaient
comme des meules. A peine prenait-il le temps de
malaxer les bouchées; elles sombraient lourdes,
carrées, bruyantes, dans les cavernes de son œso-
])hage. Une rondelle de pain de ménage, une vra:e
roue de charrette que lui fit octroyer Régnier, sur-
tout le délecta. ï'endant les pauses, il ingurgitait un
grand coup de vin, une canette qu'on lui remplissait
à mesure et dont il se collait le bec entre les lèvres.
Antonin Ini-méme admirait cette bâfre sans défail-
lance.
Cette faim du Pauvre le dépitait ; il aurait voulu
manger comme lui ; la sienne n'était pas calmée,
mais la capacité tout à coup le trahissait ; il se sen-
tait gorgé comme un mortier jusqu'à la culasse. Le
pacant, au contraire, semblait irrassasiable. Les cou-
des sur la nappe rouge de vin, il ne cessait d'en-
gloutir, sa grande figure famélique agitée par le
branle des mâchoires, bandé dans sa maigreur
comme dans une armure.
— Voyez-vous, mes enfants, disait Régnier, ça,
c'est la vraie faim, la faim que le bon Dieu a donnée
à la béte, la faim du premier homme, de l'homme
néolithique abattant des proies qu'il dévorait toutes
vives. Ah ! et c'est aussi la faim de lliomme de de-
main quand il se ruera sur ce que notre faim dégoû-
tée de petits mangeurs à longues dents aura laissé
subsister par les chemins du monde. Même toi, mon
petit Antonin, engrais coûteux et parfumé, tu n'es
qu'un raton grignoteur, comparé à ce boa dévora-
teur, à cet annonciateur des razzias finales. Allez, si
seulement tous ensemble vous déteutiez une cervelle
184 LA FIN DES BOURGEOIS
grande comme celle d'un oiseau, vous soupçonneriez
ce qu'il y a d'admirable dans le spectacle auquel
vous assistez.
11 leva son verre :
— Je bois à toi, sainte crapule, qui nous mange-
ras tous jusqu'au dernier.
Le Pauvre, en dodelinant de la tète, trinqua. D'au-
tres verres s'avancèrent.
Régnier reprit :
— Et maintenant écoute. Tout ceci n'est qu'un
apéritif. Il fallait bien t'émoustiller un peu. Nous
allons à présent te mener voir des houris, oh ! des
femmes tellement nues qu'on ne sait pas où leur
nudité commence. Sois tranquille, tu pourras te les
payer toutes. Tu connaîtras ainsi le parfait bonheur.
Les filles protestèrent. On les congédiait au bon
moment. Elles ne s'en iraient pas. Rassenfosse alors
fit monter du Champagne et les grisa au point qu'on
n'eut plus qu'à les empiler dans des voitures. En-
suite ils hélèrent un fiacre ; le Pauvre se hissa près
du cocher; ils débarquèrent au seuil d'une maison.
La curiosité des femmes tout de suite s'ameuta
autour de cette carne de voirie qu'on leur jetait ; elles
arrivaient dans le froissement de leurs soies et de
leurs sequins, avec la saignure d'un rire à leurs faces
tatouées de fards, crépies de talc, blagueuses pour
cette farce de jeunes gens riches qui se payaient
l'amusement dun guenilleux introduit dans leur mé-
nagerie.
Le petit Rabattu conta le lavage des pieds. Vrai,
on lui avait ondoyé les ripatons dans du Champagne !
Et le salaud s'était laissé faire! Elles pouffaient, tor-
dues dans des hilarités qui leur remontaient les seins
des corsages, bousculant l'homme sous les bour-
rades de leurs poings gras, le noyant des flots de
leurs jupes qu'elles lui jetaient par-dessus la tète,
avec le vent de leur chair musquée et acre. Lui, raide
sur un sofa, riait de son rire aux grandes dents,
LA FIN 1»ES BOURGEOIS 185
(le ce rire qu'il avait eu devant les girandoles et la
belle nappe du restaurant. Elles lui demandèrent son
Alto : mais c'était toujours la même réponse, il ne
-avait [)as ; personne ne lui avait appris à compter.
I"t dans la maison d'amour, entouré d'impudiques
\ landes en torsades, la peau frôlée par les chatouillis
dont elles l'agaçaient, il ne paraissait pas plus étonné
([ue de la chevelure de La Souris détordue autourde
ses plantaires, acceptant cet imprévu nouveau comme
tuusles autres, subissant l'ironie de ce sérail comme
un relais dans Tune des innombrables hôtelleries que,
depuis d'immémoriaux périodes, lui suscitait le
liasard.
Cependant le briscart resta un moment béant quand
le cornac qui le pilotait en cette aventure extraordi-
naire, ce satanique bossu de Rassenfosse lui proposa
de se choisir une femme. 11 hésita, les regarda toutes
l'une après l'autre, redevenu honteux, les mains se-
couées d'un fort tremblement. Et enfin, une ruse
s'allumait en ses prunelles, le regard de l'homme de
proie dont il avuait le gibier filant sous bois ; il en
désignait une, mafflue, imposante comme une idole.
Mais elle se mettait à l'invectiver, rauque de colère
et de dégoût. Tout ce qu'on voulait, mais coucher
avec ce sale bougre, jamais ! Les autres lui don-
naient raison : on déshonorait la maison, elles
n'étaient pas des filles à voyous; aucune ne monte-
rait. Les yeuxcomme des couteaux au clair, avec des
remous de leurs jupes autour du trépignement de
leurs brodequins sur le tapis, des battements de bras
qui leur découvraient le creux pileux des aiselles,
elles él)rasaient en vociférant des bouches élastiques
et vénéneuses.
Alors Régnier parla de tout casser ; une bagarre
refoula Antonin et Rabattu en dehors du salon. Mais
une grande brune, ravagée d'un commencement
de phtisie, toussant par accès dans son mouchoir,
tout à coup se prenait de pitié pour le gueux. Elle
186 LA FL\ DES BOURGEOIS
vint s'asseoir sur ses genoux, le baisa an front.
— Yeux-tu être mon chéri? Moi, vois-tu, ça m'est
égal, ce que tu es. T'es un homme, un vieux, pas
vrai? Ben alors, c'est comme si je faisais la charité à
mon propre père que j'ai pas connu.
— Peut-on être vache comme ça ! T'es pas dégoû-
tée de te coller à ce fumier! crièrent les femmes.
Elle haussa les épaules.
— Laisse-les dire, mon petit homme. Chacun son
idée. Moi, j'suis patraque, je sens que j'vas crever.
J'aime autant toi qu'un autre.
Sous la bouche qu'elle lui appuyait dans la nnqne,
le pétras crissa des dents, les yeux soudain nébu-
leux, battu d'un grand frisson qui entrechoquait ses
rotules. Très vite elle fit tomber son corsage. Il y roula
ses joues tannées, avec un cri bref debéte, un halète-
ment remonté de son célibat pitoyable, de ses vieux ans
solitaires. La matrone ayant fait évacuer le salon, ils
restaient là seuls avec Régnier et le petit Rabattu.
Antonin, entraîné par la fuite des femmes, balayé
par leurs volants, s'était chambré, cuvait: ses repues
en un lit. Mais Rabattu, exténué, paraissait
comme absent de l'événement. Au contraire l^égnier,
pris d'une tenace et presque surnaturel intérêt, re-
gardait s'accomplir les miséricordes. D'effrayants ac-
cès à tout irjstant raclaient les poumons de la fille ;
elle se redressait avec de» abois comme une chienne
qui sent la mort, d'un coup de mouchoir ramassait à
ses lèvres les crachats verts qui toujours à chaque
toux revenaient, annonciateurs des i)Ourrituros. Puis
de nouveau, à la bouche humide des lies de la décom-
position reparaissaient les baisers, comme si, sou-
mise à l'inexorable devoir, elle acceptait de trépas-
ser en versant jusqu'au bout les délires du péché.
Elle mignotait l'humble pâtira, le caressait de la ten-
dresse errante de ses maigres mains, lui prodiguait
un inépuisable amour, filiale et féminine à cette dé-
tresse qu'on lui jetait dans son giron, devenue
LA 1I.\ J.ES UuLRGEOIS 187
i^ommo la pitié d'une àmc pour ce semblable en
abjection qui, par des cliemins différents, s'en allait
a la même mort ignominieuse.
— Si tu savais, mon petit papa, lui ràlait-elle, ce
ifirils sont tous pendus à ma peau! Les hommes
aiment ça, une femme qui a ce que j'ai. Ah! ce
(jiiils sont dégoùtiuits, ceux qui montent avec moi!
Ils me flairent comme une charogne. Ils me sentent
ilans le nez et dans la bouche. J'aurais voulu déca-
iiiller d'ici pour aller à l'hôpital. Eh bien, crois-tu,
jiiadame ne veut pas. Ils tiennent à me garder et
' '«mme je leur dois, comprends, j'peux pas. Je
laquerai avec quelqu'un dans mes draprsl Attends
mon chéri, v'Ia que ça me prend. Ilou I Han! Nom de
Dieu, vois-tu, c'est comme des braises. Heu! Hou!
des braises qui me brûleraient là... Fais pas atten-
tion... il me semble que le bon Dieu aura pitié de
moi quand j'serai crevée.
La blague s'éveilla plus rageusement en Régnier.
Cette agonie faisant l'aumône surexcitait ses nerfs
jusqu'à les briser; il alla secouer Rabattu définitive-
ment endormi.
— Réveille-toi donc, imbécile ! ça vaut bien la
peine d'être regardé, je t'assure... Crois-moi, tu ne
verras pas beaucoup de choses comme ça dans ta
vie... Est-ce assez beau, hein? Non là, mais beau,
beau... Papa trouverait ça ignoble!... Moi, je suis
remué jusqu'aux os. Ah ! mon cher, voilà qui vaut
un peu mieux que nous : nous ne sommes, à côté
de cette fille, que d'infectes crapules... Des baisers
comme elle lui en colle sur la peau, à ce vieux, mais
il n'y a qu'une sœur de charité du Diable pour un
tel courage et un tel amour. L'humanité, vois-tu, ce
u'est pas notre argent à nous, les riches. C'est là,
dans les sentincs, dans les bas-fonds, oui, les bas-
fonds d'une àme de putain... Pourquoi me regardes-
tu avec ces yeux stupides? C'est pourtant comme je
te dis... A deux, ils sont les deux grandes plaies du
188 LA FIN DES BOURGEOIS
monde, les fléaux éternels sortis des vieilles Bibles, la
Faim et la Prostitution, cousins-germains par le
Ventre,... Ce que tu vois Là devant toi, c'est le Pau-
vre et la Prostituée des âges éternels de la terre.
Le Pauvre a rencontré la Prostituée ; la Prostituée
s'est montrée secoiirable au Pauvre... C'est le ma-
riage sacré, celui-là. S'il y avait une justice, il fau-
drait le célébrer avec toutes les orgues du respect et
de la reconnaissance publics.
— Dis donc, joli garçon, interrogea la fille, je
l'emmène. C'est toi qui paies, pas?
— Je crois bien !
11 mit la main à sa poche.
— Tiens, voilà cinq louis pour toi. Et quant au
reste, t'occupe pas.
Sous le trépidement des gaz la face du Pauvre tout
à coup surgit, blême sous les affres d'un épouvanta-
ble désir, crispée d'une telle grimace que la douleur
des pals et des chevalets n'en aurait pu susciter de
plus convulsée.
11 regarda la femme, il regarda Régnier de l'œil
suppliant d'un chien qui suit un passant secourable,
la nuit.
— Boni je comprends, vieux. Mais rassure-toi :
on ne te le prendra pas, ton os ; tu pourras ronger à
l'aise ce qu'il y a de chair dessus.
La porte s'ouvrit : ils le virent, ses sabots à la
main, grimper l'escalier dans le sillage de la traîne,
sur la pointe des orteils, prudent comme pour un
rapt. Ce sécheron de fille «*-onsumée, ce manche à
balai rôti au feu des sabbats, avec ses joues caves
où toussait la phtisie, allait devant, se dégrafant
à mesure. Mais une voix, la voix spéciale de la bonne,
les relançait, rouillée de sommeil :
— Hé ! là-bas ! individu !
Régnier régla.
— Et maintenant, mon petit, dit-il à Rabattu, filons.
J'en ai assez. Ces choses-là vous rendraient béte.
LA FIX lŒS BOlTJiKOIS 189
Dehors, dans le petit jour qui blanchissait les toits,
il se remit à rire.
— Tu me crois fou, pas vrai ? Eh bien non. je suis
très sage. Sais-tu ce que j'ai fait? J'ai semé la haine
dans cet esprit de simple. Attends qu'il soit dégrisé
et que demain à son réveil on le vide à la rue comme
un baquet d'ordures. La bonne graine alors lèvera.
II rentrera dans les bois, il redeviendra la bète rô-
deuse des solitudes, mais :ine béte qui a essuyé le
coup de feu du chasseur, une béte qui a du plomb
dans la patte. Admire quel trésor de rancunes et de
révoltes va centupler en ce rebut d'humanité. Il
maudira les riches qui l'ont fait manger à sa faim et
lui ont permis de goûter à la chair de la femme. Si
stupide qu'il soit, il se faisandera pour la vengeance,
l'ne nuit, quelqu'un mettra le feu à une étable, ou
bien une femme sera violée dans un taillis ; ou l'on
parlera d'un passant suriné et dévalisé. Tu com-
prends, tout est possible, une fois la bète lâchée. Ah !
mon cher, voilà de l'humanitarisme, ou je ne m'y
connais pas. Ce n'est pas ce cacatois bavard d'Eudoxe
qui aurait trouvé celle-là, hein? Faire le bien, hé,
sans doute î Mais à la condition qu'il en résulte le
mal final et irrémissible. Ce n'est pas pour rien que
j'ai une bosse en travers des épaules.
XXI
Comme les poneys débouchaient de l'allée des hé
11.
190 LA FL\ DES BOURGEOIS
très, elle aperçut sa fille qui arrivait par la pelouse.
tMadame Rasscrifosse àTavauce avait réglé la rencon-
(re ; après cette longue séparation les larmes sem-
blaient prescrites ; sans nulle brouille, c'était comme
la fm d'une ancienne animosité. Elle parlerait, elle
viderait son cœur, une scène tendre, un mariage des
âmes, la fraîcheur de toute la bonne affection reve-
nue. Elle se sentit démontée parla tranquillité de
Ghislaine. Lear embrassement se froidit. Elle lui dit,
presque gênée :
— Ah 1 mon Dieu I Y a-t-il du temps que je ne
t'ai vue î
— Du temps, oui... Je ne vous en ferai pas de re-
proches, maman.
La mère pensa :
— Toujours la même, son père a raison. Le mal-
heur n'a pas changé son caractère.
La voiture gagnait les cours par le tournant ; elles
marcbèrent un instant sans parler dans le crépite-
ment du gra-vier. Adélaïde refoula des paroles bana-
les à propos du temps, des massifs fleuris qui déco-
raient la pelouse. Tout encore une fois se transposait ;
son petit roman maternel échouait : elle se vit
sans force, prête à pleurer. Elles montèrent la rampe,
le long des balustrades. Pourtant il neùt fallu qu'un
petit mouvement, un mot de l'àme à l'àme dans ce
lourd silence qui les étrangeait, les reculait vers des
retours mauvais. Elle s'effraya, lui prit la main :
— (ihislaine, ma chère Ghislaine, gronde-moi, si
tu veux, mais ne reste pas sans rien dire... Nous
avons tant besoin de nous aimer, de nous parler...
I)e loin, va, j'étais avec toi, tu n'as jamais été
seule.
Elle espéra un élan, elles se seraient jetées dans
les bras l'une de l'autre. Une parole brève tomba.
— Sans doute, puisque j'avais mon fils.
Elle l'avait oublié, en effet, soupçonna une ran-
cune.
LA ll-\ J»i:S BOLIUiEOIS l'Jl
— C'est vrai... Ton fils! Nous étions donc deux
avec toi, toujours !
— Ah ! vous n'étiez pas bien pressée de le con-
nailre, dit Ghislaine sèchement.
Elle avait retiré sa main. Madame Rassenfosse la
reg^ardait, très pâle ; des distances plus grandes s'in-
terposaient ; c'était la fin de tout espoir. Elle se sen-
tit en même temps de la colère, de la pitié, une peur
terrible de la perdre. Sa bouche trembla. Des mots
s'étranglèrent, comme sanglotes :
— C'est mal... Tu es injuste, tu me gâtes mon
bonheur.
Elles demeuraient un instant immobiles, les yeux
vagues vers le paysage, ne sachant plus que dire ; et
tout à coup madame Rassenfosse, faisant un effort :
— Ton fils, après tout, n'ost-il pas le mien aussi?
Ne sommes-nous pas une même mère pour lui ? En
pourrait-il être autrement?
Elle sentit qu'elle mentait. Sa voix lui fit horreur.
Et une idée subitement l'occupa :
— Il doit être laid... C'est lui la cause de tout le
mal. Pourquoi n'est-il pas mort I
Ghislaine iiaussa les épaules :
— Mon père ne pense pas comme vous.
— Oh! ton père ! 11 a ses idées, c'est un homme!
Mais nous, c'est bien autre chose. Il n'y a ici que
deux femmes, il n'y a ici qu'une mère et une grand'-
mère.
Ce mot l'allégea. Elle le répéta pour la musique
tendre qu'elle y trouvait et qui l'attendrissait, lui
donnait l'illusion hypo(Tiie d'un peu de pitié pour le
petit réprouvé. Elle pensa :
— Je l'aimais là-bas. J'aurais le droit de le dé-
tester si ce Lavand'hommc était son père.
Tout de suite sa haine pour le vicomte monta.
— Je ne sais vraiment pas ce que je viens faire
ici entre cet homme et cet enfant.
Elle eût voulu fuir, être loin.
102 LA FL\ DES BOURGEOIS
Elles pénétraient dans la salle anx trophées, Ghis-
laine Taida à se débarrasser de son manteau. Et dou-
cement, par les escaliers, un léger cri soudain, le
vagissement joli d'un réveil bruissa. Aussitôt tout
changea, le visage de Ghislaine se détendit, elle
parut se délivrer dans un sourire, mystérieusement,
comme pour une petite idole autour de qui se tai-
sait le silence de la maison :
— C'est lui... Vous allez le voir, ma mère.
— Si vraiment c'était un monstre, pensa madame
Rassenfosse avec un atroce battement de cœur.
Elles montèrent. Dans les molles pénombres des
rideaux tirés, une ondée de jour venue par l'entre-
bâillement de la porte s'épandit aux dentelles d'un
berceau où, balancée au chantonnement de la nour-
rice, les poings dans les yeux, s'agitait une petite
tète brune.
— Ne l'obligez pas à se rendormir s'il ne veut
pas, dit Ghislaine. Et puis, vous savez, c'est déjà la
première dent qui le tourmente.
Avec un grand rire heureux elle se pencha sur ses
menottes charnues.
— Bonjour, mon Pierre... On a assez de son dodo,
dis?... Eh bien, fais à ta guise, mon chéri... Voilà une
seconde maman que je t'amène.
Un pli joyeux, le tremblement d'une fossette
comme une goutte de rosée, pour ce visage aux
clairs yeux ravis et ce murmure sur son réveil,
joua aux lèvres de l'enfant. La chemise, dans le
geste des bras qu'il tendait, s'ouvrit, dénudant le
bombement de la poitrine, un coin de chair reposée
et rose, d'une fraîcheur de belle fleur matinale. Ghis-
laine glissa une main sous les reins, l'autre sous les
épaules, et le levant de la fine toison étendue sur les
matelas, le porta à madame Rassenfosse. Puis ou-
vrant tout larges les rideaux, faisant entrer à flots la
lumière de cette matinée de soleil :
— Est-il beau, mon flls I
LA FIN DES BOURGEOIS 193
— Comme il te ressemble ! dit Adélaïde.
Toute rancune s'en allait. Elle se sentit subitement
rafraîchie, ondoyée de paix et de bonté, comme glissée
au vertige profond et délicieux d'une eau qui l'en-
traînait. Les larmes jaillirent, elle se jeta sur (Ghis-
laine en sanglotant très doucement.
— Ah î mon enfant, ma pauvre enfant
I^uis elle se courba, se mit à manger de longs
baisers les tièdes soies emmêlées des cheveux. Et en
riant et pleurant, elle disait :
— Comme il est toi !... Je le tiens et c'est toi qu'il
me semble encore tenir ! Ah 1 toute peine est passée!
Mon cœur s'allège, je redeviens la jeune mère que
j'étais. Ah I oui, c'est bien une seconde maman qui
lui vient !
Un reverdissement des maternités antérieures
maintenant lui montait en chuchotis amoureux, en
souffles alizés dont la chatouille ridait d'un frisson
rieur les petites joues puériles.
Le rire amusé de Pierre, l'air de bonne camara-
derie dont sa petite sauvagerie accueillait la figure
inconnue, opérèrent alors le miracle de ramener
Ghislaine. Elle sentit se fondre l'hiver intérieur, sa
rigueur subitement céda à un élan de nature. D'un
grand mouvement de passion, elle se serra contre
madame Rassenfosse par-dessus l'enfant qui un
instant se trouva blotti entre leurs deux poitri-
nes.
— Ah 1 maman, vous êtes venue... C'est fini,
allez... Voilà qu'il me donne l'exemple.
— Oui, tu verras, tu verras, balbutia Adélaïde.
L'avenir... ne plus nous quitter.
Tout cà coup la petite bouche et les petites mains
allaient à son corsage, les roses lèvres décloses cher-
chèrent le lait, se dépitèrent avec une gentille moue
d'impatience. Elles s'émerveillèrent.
— Oh ! c'est un petit monsieur qui a déjà sa vo-
lonté I fit Ghislaine.
194 LA ri.X DES BOURGEOIS
Et elle rappela Justine, la nounou. Presque aus-
sitôt la cloche du déjeuner tintait, elles descendirent.
Mais une troisième chaise, devant un couvert, de-
meurait vide. Madame Rassenfosse se troubla : sans
doute le vicomte était rentré ; il allait apparaître.
Toute l'affreuse comédie, le mensonge de cette ma-
ternité, sa propre duperie se représentèrent ; elle eût
voulu être à Empoigny ; elle ne pensa plus à l'enfant
ni à Ghislaine ; toute froide, sans mouvement, elle
restait à écouter les bruits du vestibule. Ghislaine lui
toucha la main :
— Soyez tranquille, personne ne nous dérangera...
C'est la place de Justine quand nous sommes seules,
c'est-à-dire tous les jours. ?sous prenons nos repas
ensemble, avec Pierre.
— Mais appelle-la donc, s'écria Adélaïde allégée,
en revivant. Je ne veux pas que rien soit changé
aux habitudes de la maison.
Mais la nourrice tardait, elle voulut monter voir
elle-même. L'enfant, couché au giron, les jambes
ouvertes, avec le tortillement joueur de ses orteils
en l'air, ne finissait pas de téter, les doigts éployés
sur la rondeur du sein. Un creux, à chaque succion,
mettait le tremblement d'une ombre dans la joue ;
celle-ci se gonflait quand le lait jaillissait ; et par
filets, une goutte azurine quelquefois coulait du
menton, se perdait dans Téchancrure de l:i chemise.
Madame Rassenfosse regardait battre le ventre à
petits coups dans k continuité de cette lappéo. Et un
infini délice noyait les yeux mi-fermés, aux r.oires
prunelles un peu bleuissantes dans l'ombre.
Un coin de la chambre à coucher de lihishùne
s'apercevait. Sa passion de curiosité tatillonne se
réveilla : elle espéra connaître le secret de la Rase-
pelote. Mais la présence de la nourrice la gênait,
elle s'attarda une minute seulement sur le seuil,
jeta un coup d'œil rapide sur le tranquille aspect de
la pièce. Nulle trace n'y révélait I3 passage d'un
LA ri.N DES IJOIRGEOIS 195
mari : une vieille soie brocliée, un dessin de bou-
quets éleints sur les pâleurs bleu-de-lune des trames,
une soie autrefois donnée par elle à (Ghislaine, parait
le lit et modelait la forme d'un unique oreiller.
— C'est donc fini, pensa-t-elle. Ce Lavand'homme
décidément l'aurait quittée !
Toute peur se dissipa ; elle revint à l'enfant qui,
à bout, amolli de ses longues gorgées, à présent
lutinait du tâtonnement d'une lèvre lasse les pointes
fanées du sein. Sa petite tète noire, en l'entendant
approcher, quitta la poitrine nourricière et se tourna
vers elle. Aux bras qu'il tendait ensuite, un atten-
drissement la remua, une secousse de vraie affection
pour celle pauvre chair anonyme, un regret amer,
des caresses d'un père. La nounou voulait l'habiller,
mais elle le prit dans un large baiser dont elle lui
couvrait toute sa poupine nudité rose et le descendit
à Ghislaine.
— Tu sais, quand les grand'mères s'y mettent 1
— Oh bien! oh bien ! Mais je vous avertis, n'allez
pas le gâter trop. Mon Pierre est un véritable
tyran.
Enfin, la femme de chambre servait le déjeuner.
Madame Rassenfosse, reprise par sa manie d'inquisi-
tion, s'enquit du personnel, des chevaux, du train de
la maison. Tout paraissait bien simplifié depuis la
visite de Jean-Eloi : Ghislaine n'avait gardé que le co-
cher, le jardinier, deux filles de service. Il lui restait à
l'écurie ses deux poneys. C'était la dépense d'une
moyenne fortune bourgeoise. Madame Rassenfosse
la félicita.
— Tu es comme moi. Je reconnais mon sang...
Yois-tu, sans une sage économie...
— Oh ! de l'économie!
Elle secoua la tète, parut tourmentée d'un penser
humiliant.
— Non, ce n'est pas ce que vous croyez.
Des mots affluaient, elle ferma les yeux pour se
190 LA Fl\ DES BOURGEOIS
reprendre. Un court silence suivit, puis avec un rire
nerveux :
— Aufait, oui, des économies, si vous voulez. Après
tout, je mène une vie très retirée, je ne vois per-
sonne. A quoi meut servi ce surcroît de dépense? Il
m'avait pris la fantaisie de dresser moi-même une
béte très belle et très fine, vous savez, ma jument
fleur de pècber. Mais elle demeurait rétive malgré
tout : je m'en suis défaite. Quant aux alezans de
mon père, ils ne quittaient pas l'écurie, Franz ne les
attelait qu'au breack, les jours où il allait s'approvi-
sionner à la ville. 11 me reste mes deux poneys, cela
me suffit.
— Je t'admire. Te voilà devenue une femme pra-
tique, oh! tout à fait. Et cependant Dieu sait si tu
avais la passion des chevaux !
— C'est vrai, mais Pierre m'est venu, et alors
tout a changé. Il est le vrai maître de la maison ;
c'est lui qui commande. Il ma paru qu'il me disait :
Mais prends garde à cette vilaine béte qui ne veut
pas t'obeir, elle me fait peur. Et voilà, une lâcheté
m'a prise. Avec mes poneys, du moins, rien à crain-
dre : c'est comme deux gros chiens. Pierre leur ta-
pote le poil de ses petites mains. Ah! l'ancienne
Ghislaine est bien finie, il n'y a plus ici qu'une
maman !
Madame Rassenfosse , soudainement attristée ,
pensa :
— Elle ne me dit qu'une partie de la vérité.
Le cocher ensuite arrivait prendre les ordres. Tous
les jours pendant deux heures on promenait l'enfant
en voiture ; le grand air l'endormait ; on rentrait le
coucher pour le reste de l'après-midi.
— Eh bien, mais, fais atteler, fit Adélaïde. Nous
le promènerons ensemble.
Elles roulèrent dans une chaleur d'après-midi
ventillée mollement, la nourrice sur la banquette
d'avant, madame Rassenfosse et sa fille assises à
LA FIN DES rOLRGEOIS 197
1 arrière. C'était le paysage des plaines verdoyées à
1 infini, de grandes lignes courbes ou planes reculant
1rs horizons, uniformisées par l'égale altitude des
Mes, et quelquefois, dans le quadrillage des en-
. laves, parmi les damiers des cultures, la pointe
avancée d'un hameau. Une glèbe de rapport, une
aire maraîchère et vénale, toujours cavée par les
labours, rayée par les hersages, terreautée de race
.11 race en tous sens, récusait l'agrément. Même
l.astellée de verts frais, légers, la terre y restait grave,
évoquant les servages, dénonçant les labeurs sans
nombre, fatiguant l'œil par sa monotonie saus ra-
goût. Madame Rassenfosse se suggéra l'hiver, la
mort des ciels sur la nudité rebutante des sillons,
l'ennui de cet exil rural, tolérable seulement pour
d'anciens terricoles.
— Ma pauvre amie ! ce que tu as dû souffrir ici
toute seule !
Elle lui prit la main qu'elle gardait tout un temps.
— Mais non. je montais Diane, je chassais...
Quelquefois le curé venait, je le retenais à déjeuner.
Madame Rassenfosse suivait son idée.
— Oui, mais seule, toujours seule, car enfin...
Elle soupira, une interrogation vague au bout de la
phrase qu'elle ne finissait pas.
— Ah 1 par exemple oui. Parfaitement seule, ma
mère.
Madame Rassenfosse n'osa brusquer les aveux ;
elle sentait un mystère, un haut mur rigide, une her-
métique clôture autour de la Rasepelote et chez
Ghislaine une force de résistance. D'ailleurs le secret,
bien mûri, tomberait tout seul.
— Enfin, si c'est ton goût, dit-elle.
Les ombres s'allongèrent, une fraîcheur coula,
glaça les teintes vives, fit fermenter les arômes. Elles
rentraient au château, s'amusaient d'un lourde parc,
pendant que .lustiiie couchait Pierre. Dans l'allée, le
garde-ehampétre vint à leur rencontre ; il apportait
198 LA FIN LES BOURGEOIS
un papier. C'était le maire qui le déléguait pour une
signature. Il demanda le vicomte. Enfin î pensa
Adélaïde avec une légère angoisse.
— M. le vicomte est absent, répondit Ghislaine.
.Je ne sais quand il rentrera.
Elle était très calme, les veux droits, sans honte. Le
brave homme s'en alla en offrant de laisser le papier.
— Comme vous voudrez, mon ami. Remeticz-le
à r office.
Madame Rassenfosse émit négligemment :
— A propos, c'est vrai... Que devient-il, Lavan-
d'homme ?
Ghislaine tressaillit ; une courte rougeur lui monta
aux joues. De la pointe de sa bottine ensuite, elle
faisait voler un caillou.
— Tenez, non, laissons cela.
— Tu as tort, fit madame Rassenfosse, qui sentait
la minute décisive. Ne suis-je pas ta mère, n'ai-je
pas droit?
— Un droit, ah oui !
Elle traînait sur ce mot, amère, ironique. Un peu
de fébrilité lui passait dans les mains qu'elle joignait
à sa ceinture. Et tout à coup elle parut se parler à
elle-même :
— Après tout, c'est vrai, pourquoi pas? Je n'aurais
rien dit autrefois... mais à présent, à présent... Ah
non, vous ne devineriez jamais !
Etles s'assirent sur un des bancs de l'allée.
— Sachez-le donc, M, de Lavand'homme avait une
maîtresse. Le patrimoine dissipé, à bout d'expédients,
il fallut aviser à se refaire une fortune. Mon Dieu, il
advint ce que vous savez... Mais ce que vous ne
savez pas, c'est que ce fut cette maîtresse qui pré-
sida à toute l'affaire. Ici l'histoire devient vraiment
intéressante. Oui, cette femme d'une intelligence
évidemment supérieure à M. de Lavand'homme fit
elle-même les prix, d'^battit le marché... L'homme
d'affaires, ce fut elle.
LA 1L\ IJES BOURGEOIS 199
— Tu as raison, laissons cela, interrompit ma-
dame Rassenfosse.
— Mais non, c'est très curieux, vous allez voir.
Kntni ce jour-là arriva... Oh! .j'en parle très à Taise.
Nous descentlîmes au relais fixé, la maiiresse y des-
vL'udit aussi... 11 n'est même pas bien sur que M. de
Lavand'liomme ne passa pas la nuit avec elle. Du
moins, il eut la discrétion de me laisser seule.
— Et, ajouta-t-elle après une pause, je crois qu'il
fit bien, car s'il avait insisté, je l'aurais tué.
Sa voix s'égalisait, sans vibration ; elle énonça
ridée du meurtre comme un acte négligeable de la
vie. Madame llassenfosse, 'épouvantée, tout à coup
Iri's pâle, comprit qu'elle n'exagérait pas et qu'elle
fût fait comme elle disait.
— Mais passons, reprit en souriant cette fille de
haute trempe, piiisque cela n'eut pas lieu. Aussi bien
mon récit touche à sa fin. M. de Lavand'liomme fit
liiie courte apparition ici... Je constate qu'il n'abusa
pas de ma patience... Cette femme, d'ailleurs, lui
dictait son devoir. Elle avait pris un appartement à
Mézières; ils se voyaient à peu près tous les jours.
Un matin, M. de Lavand'homme partit pour Paris. Ils
y vivent ensemble quelque part, un petit hôtel, des
chevaux, un train de maison...
Après tout, conclut-elle en plissant ironiquement
les yeux, n'est-ce pas dans la logique ? Le vrai ma-
riage était de leur côté : ils n'ont fait que re-
prendre et continuer une vieille habitude. Oh 1 je
suis devenue une philosophe, j'ai appris à raisonner
la vie.
— Celle ci, songea madame Rassenfosse, a bien
l'esprit positif de son père. Dès lors comment se
fait-il qu'ils s'entendent si peu ?
Elles se taisaient. Le secret révélé maintenant
mettait entre elles des espaces froids, les reculait
vers des pôles opposés, presque hostiles. Adélaïde,
toute lâche, eût voulu trouver un mouvement, em-
200 I^A FIN DES BOURGEOIS
brasser avec un peu de bonne passion sa fille. Sa
maternité lui échappa. C'était la vieille honte, le
pacte infamant, qui encore une fois s'interposait. A
la fm elle s'efforça :
— Tu es foi'te, tu envisages froidementles choses ..
C'est après tout le seul moyen.
Mais tout à coup sa haine contre Lavand'homme
remontait.
— Eh bien, non, tu as tort... Cet homme est un
monstre. Ecoute, il faudra rompre... La conduite de
M. de Lavand'homme nous fournit à présent des
armes. Tu es trop jeune, pour te résigner à vivre
cloîtrée.
Ghislaine haussa les épaules.
— Mais du tout, M. de Lavand'homme a agi comme
seulement il pouvait agir. Je ne lui reproche rien.
D'ailleurs à quoi bon ? Ma vie est refaite, elle a un
axe. J'ai mis mon bonheur dans mon enfant. Com-
prenez donc cela, ma mère. Et Pierre, je vous le jure,
deviendra un homme. On verra bien de quel côté
sera l'honneur... l'honneur...
Ce mot qu'elle répétait tisonnant en elle des brai-
ses mal éteintes, elle se montait contre l'éducation
de la famille, conseillère d'indolence et de lâcheté.
Quand on a appris aux filles à monter à cheval, à
danser, à laver une aquarelle, à minauder derrière
un éventail, on s'imagine leur avoir enseigné la vie.
De tout le reste, il n'est pas question, et cela, ce
reste, justement, c'est la vie, les surprises du cœur,
le mal de la chair, le devoir, puis au bout l'enfant
qu'il faut élever en prenant exemple sur les devan-
ciers.
— Et je ne parle pas des garçons. Allez, ils sont jolis,
mes frères. Si les Rassenfosse n'ont qu'eux pour sou-
tiens, c'en sera bientôt fait de nous. Notre race est finie,
je vous le dis, ma mère, s'il ne vient pas un homme, si
un cœur fort n'arrive à temps pour la sauver. Moi, du
moins, j'ai mon orgueil. Je ne consens pas à l'honneur
LA I-IN DES BOURGEOIS 30 1
tel que reutend mon père, l'honneur pour le monde,
(juanrl au fond c'est l'abjection irrémédiable. Ah ! je
sais, vous n'êtes pas habituée à un pareil langage.
Mais votre fille a bien changé ; on m'a crevé les yeux
ivec un fer rouge, et à présent je vois. Kh bien, si
juelqu'un doit sauver la famille, ce sera Pierre, ce
ra mon hls. Vous lui avez imposé le mensonge
1 un nom auquel il n'avait pas droit, il eût pu s'ap-
eler Kassenfosse comme moi, puisqu'en lui donnant
mon sang, il était naturel que je lui donne mon
nom. Vous en avez fait un bâtard deux fois bâtard,
^ans nom de père et sans nom de mère. Ahî si j'avais
pensé alors comme je pense maintenant, comme la
vie m'a appris à penser depuis ! Mais plus tard il
connaîtra le cœur de sa mère, je le laverai à ses pro-
pres yeux de l'injure d'une paternité imméritée ! On
verra alors de quel coté est la nature et la vérité...
D'ailleurs, qui sait? il arrivera peut-être un temps où
ce qu'on appelle encore la faute ne sera plus consi-
déré que comme la loi naturelle, où on n'aura plus
besoin de pardonner à la vie parce qu'elle est la vie.
— Tais-toi I gémit madame Rassenfosse, effrayée
de son exaltation. Pourquoi réveiller de vieilles
peines ?
— Et puis, et puis, ajouta-t-elle en se contraignant
à sourire, tu es bien dure pour tes frères. Ils sont
jeunes, ils jettent leurs gourmes, comme dit ton père;
ils ne sont pas autrement que la plupart des jeunes
gens. Ce serait injuste de trop leur en vouloir.
— Il fallait alors étendre la même indulgence à
vos fdles, répondit sévèrement Ghislaine. Elles aussi
ont connu l'exécrable éducation des jeunes filles de
notre monde.
— Ma chère enfant, lu me semblés avoir sur tout
cela des idées bien singulières... La femme sera tou-
jours la femme, une créature de résignation et de
pardon. La loi pèse sur elle plus durement que sur
les hommes, c'est possible. Elle a d'autant plus de
202 LA FIX DEâ BOURGEOIS
mérite à ne pas s'insurger. Et puis, vois-tu, un fils
n'est qu'un homme, mais une fille, c'est toute la
famille. Ah, je sais, tu vas me dire que les temps
sont changés, que je suis une vieille femme. Mais le
devoir, lui, ne change pas : jamais il ne fera que la'
femme ait le droit de vivre et de penser comme les
hommes. Toute notre nature proteste contre une
pareille folie.
Sa tradition plébéienne et bourgeoise s'agita. Elle
reprit en s'animant :
— Tu entends, de la folie, rien que de la folie !
En quel temps vivons nous pour que des choses tou-
jours respectées soient à ce point méconnues. Nos
mères, ma fille, étaient de saintes femmes qu'il ferait
bon écouter sur le chapitre des vertus domestiques
et de toutes les vertus. A t'entendre, on s'imagine-
rait que le monde jusqu'ici a fait fausse route et qu'il
va surgir un nouvel évangile qui vaudra mieux que
l'ancien. Eh bien, non, je n'en veux pas de ton évan-
gile. A mon âge, il est bien juste que je garde le
mien : c'est le vrai. Brisons là puisque aussi bien
nous ne pourrions nous comprendre.
— Vous parlez comme une femme qui n'a pas
souffert, ma mère, fit Ghislaine en se levant.
Elles se rapprochèrent du château ; la nourrice,
d'un geste de la main, avec le rire jascur de sa grande
bouche de paysanne, de loin les désiguait à l'enfant.
Ghislaine eut un élan.
— Mon chéri, cria-t-elle, subitement détendue, les
bras ouverts aux menottes comme das coquillages
dont il battait l'air, viens donc réconcilier les deux
mamans.
Madame Rassenfosse, travaillée d'un besoin d'af-
fairement, se conféra dès le lendemain de multiples
et oiseuses occupations. La manie de surveillance
dont à Empoigny elle bousculait l'office se raviva
dans sa rage à fouiller les armoires, à inventorier la
casse, à déplorer l'inutilité de certaines dépenses.
LA liv DES BOURGEOIS ^03
— Vois-tu, ma chère, il y a chez toi un coulage
évident. Le livre de la cuisini»>re est à n'y pas voir
clair. Tu devrais faire comme moi, descendre à la cui
sine, leur tomber sur le dos, exiger des comptes
tous les soirs. Comme disait ma maman à moi, il n'y
a pas d'économies de bonis de chandelles. Ah! si je
n'avais pas été regardante. Dieu sait où nous en se-
rions, avec ton père !
Ce matin là, un ennui rendait Gliislaino distraite et
nerveuse. En parcourant son courrier, elle avait mis
la main sur une lettre, se bornait à lire l'écriture de
l'adresse, la décbirait ensuite eu petits morceaux
sans l'ouvrir.
Madame Rassenfosse s'était étonnée.
— Bah ! j'en ai assez ouvert pour me douter de
ce que celle-ci doit contenir.
Un silence, puis Adélaïde interro;. cai! d'un mot:
— M. de Lavandhomme ?
Ghislaine ne retenait plus sa colère.
— Tenez, en me restreignant jusqu'au dernier de-
nier, c'est à peine s'il me serait possible de combler
la voracité de cet homme. Savez-vous ce qu'il y avait
dans la lettre? Une demande d'argent comme dans
toutes les autres. C'est de ma dot que j'entretiens à
présent sa maîtresse.
— Mais c'est une infamie 1 se désola madame Ras-
senfosse. Ah ! je comprends tout mainteuant, la mai-
son réduite, les chevaux vendus, le sacrifice de tes
goiïts. Vraiment il ne nous manquait plus que cela !
>i"étais-je pas assez punie déjÀ par ta vie reléguée en
ce pays sauvage ?
— Eh bien oui, c'est vrai, je ne voulais pas vous
dire, je voulais garder cet ennui pour moi, comme
les autres. Mais à la fin mon cœur éclate. Quand mon
père est venu, il a essayé de me mettre en garde, je
lui ai répondu qu'après tout cet homme était le maî-
tre de manger à sa faim, que j'entendais jusqu'au
bout lui laisser le droit de se payer sur ma fortune...
204 LA fl>' DES BOURGEOIS
Mais alors, c'était bien différent, mon Pierre n'était
pas venu... A présent, oh ! à présent, je veux rester
sourde, j'aurai bec et ongles pour me défendre.
— Tu vois bien, fit madame Rassenfosse en sor-
tant après un assez long temps de ses réflexions, tu
vois bien qu'il faut rompre. Laisse-nous faire, tu
as bien assez souffert comme cela.
Ghislaine eut un geste vague de la main.
XXII
Le grand événement se réalisait. Toute la famille
l'attendait, mais l'accueillit diversement. Ce mandat
de député octroyé à Eudoxe, en haussant la branche
des Jean-Honoré, diminuait les Jean-Eloi. Incurable-
ment se vérifiait, pour leur amour-propre ulcéré,
l'infériorité des fils. Ghislaine aurait-elle raison?
se demandait Adélaïde, et faudra-t-il enfin renoncer
à tout espoir d'une vie sérieuse? Ses blessures
maternelles, depuis son départ de la Rasepelote,
s'étant encore envenimées. Elle se fortifia dans ses
dépits, attribua désormais à son mari l'intégrale res-
ponsabilité de tout ce qui leur arrivait. Dans la rue,
des vendeurs criaient le résultat de l'élection; cons-
tamment des télégrammes arrivaient, des cartes, des
congratulations. A table, en dînant, elle éclata :
— Eh bien, ça y est. Votre frère, cette fois, prend
la tète des Rassenfosse. Nous allons nous traîner,
nous, à la remorque. C'est votre faute aussi si vos
LA FIX DF.S BOURGEOIS 205
fils n'arrivent à rien. Il fallait mieux les diriger.
11 haussa les épaules : les femmes, avec leur vue
courte, n'envisagent que les conséquences immé-
diates. Celte élection d'Eudoxe qui, pour elle, impli-
quait une idée d'antagonisme resserrait, au contraire,
la famille dans l'accomplissement de son rôle social.
Une famille est un groupe dont la cohésion fructifie
au profit des intérêts communs. Et justement leur
force, aux Kasseufosse, résidait dans la discipline
avec laquelle toujours ils avaient marché à la conquête
des prééminences. A présent qu'un des leurs siégeait
à la Chambre, l'affaire de la Colonisation allait enfin
aboutir aux réussites pléniéres. Après un lancement
fructueux, après l'initial et universel engouement
pour une entreprise patronée par le ministère lui-
même, les journaux de l'opposition avaient insinué
la plausibilité d'une savante flibusterie. Le conseil
d'administration ne s'était que péniblement tiré d'un
procès nécessité par un libelle diffamateur. L'opinion
publique, de son côté, commençait à s'inquiéter du
peu de solidité d'une spéculation, au début entourée de
garanties et qui tout à coup suscitait d'universels
mécomptes. Des étendues de terres friables, affouil-
lées par le défrichement, défoncées par d'innombra-
bles équipes, demeuraient brehaigues malgré les
guanos et les poudrettes, importés par pleines cara-
velles. Ces sables déplorablement altérés filtraient
les engrais sans en retenir les sucs. En vain on les
gorgeait, leurs arides matrices, nourries à grands
frais, attestaient la vacuité d'un désert. Une centaine
d'hectares, dans le moins ingrat terrain, seuls
avaient maigrement levé en seigles et en tubercules ;
et c'était ton) , le reste continuait à poudroyer en des
aspects de lande morte. En attendant que la noue
revéche, à force d'irrigations, de jus et de sels chi-
miques, se décidât à germer, Rabattu, agréé adjudi-
cataire des travaux, jetait là son armée de maçons.
Des rues, bordées d'installations agricoles, de petites
12
â06 LA FI>- DES BOURGEOIS
fermes, de villas, rayèrent les arènes, découpèrent
au travers leurs perspectives de cubes et d'équerres.
Malgré tout, la location languissait : c'était comme
une défiance hostile du terrien pour ces bâtisses
d'un type qui puait les banlieues urbaines et lui
changeait ses traditions rurales, pour ce boulever-
sement d'un pays sur lequel le labeur des ancêtres
n'avait pas mordu et qui, loin des routes, en ces
territoires aux agglomérations distantes, semblait,
en dépit des boniments, voués à l'irrémédiable soli-
tude. Le crédit dEudoxe, légiférateur, bien en cuur
auprès du ministère, inévitablement influerait sur
l'entreprise. L'Etat créerait des voies de grande com-
munication qui relieraient aux anciens les nouveaux
villages ; ceux-ci, légalement reconnus, cesseraient
d'être une fiction.
— Eh d'ailleurs, ajouta Jean-EIoi après avoir
énuméré les avantages qui résulteraient de la haute
situation d'Eudoxe, si je n'ai pas su diriger mes fils,
vous n'avez pas su mieux que moi conduire vos
filles.
Toujours, dans leurs querelles, ils rebuvaient ce
vinaigre. C'était la misère de la maison, cette fin
inconjurable d'une race à travers leurs enfants, cette
forte sève des Rassenfosse tournée à d'aigres lies
dans leur maladive et vicieuse descendance. Jls se
ratatinaient dans leurs rancunes, se séchaient du
dépit de leurs torts, avec des arguments dont ils se
blessaient. Un exploit d'Arnold, surpris avec la femme
d'un de leurs fermiers d'Empoigny, envenimait leurs
ennuis. Le mari, mal en ses affaires, maintenant les
menaçait d'un scandale si on ne le dédommageait
fructueusement. Malgré Arnold qui eût préféré un mas-
sacre, Jean-Eloi se décida à payer. Leur haute fortune
constamment leur valait de ces avanies; il semblait
qu'une conspiration sans trêve s'ourdît autour d'eux
pour les saigner dans cet argent qui était leur gloire.
Le cocuage prémédité du ruffian n'était qu'une des
LA FIN DES BOUKGEOIS 207
formes de l'exploitation qui les assimilait à un gros
gibier happ»'^ par des meutes allouvies.
L'éventualité du divorce de Ghislaine, en leur sus-
citant un nouveau tracas, accusait irrémédiablement
les syphilis morales qui rongeaient la famille. Ils
avaient cru obvier à un désastre et conjurer l'avenir
par de frauduleuses machinations. Celles-ci, au lieu
de les délivrer, se retournaient contre eux. Voilà
qu'il fallait défaire la sacrilège et laborieuse union,
délier des nœuds industrieusement torses. Ils se
sentaient pris à leurs propres glus. Jean-Eloi, aux
pressantes pétitions de sa femme qui réclamait de
diligentes enquêtes, une immédiate procédure, op-
posa des temporisations. On avait tout à craindre de
Lavand'homme : il était capable de leur lâcher en
plein tribunal leur ordure. D'ailleurs (et l'argument
cette fois toucha Adélaidej un temps viendrait où,
traqué par les dèches, il se livrerait lui-même.
Le mandat d'Eudoxe surtout fut savouré des Pié-
bœuf. Ils y virent une garantie poiir la réussite et
l'impunité de leur grand projet, cette expropriation
forcée de leur charnier et l'édification sur ses aires
déblayées d'un quartier neuf. La Ville enfin s'était
émue de la continue mortalité qui dépeuplait ces voi-
ries infectieuses ; des rapports de médecins avaient
dénoncé l'urgence d'une vaste saignée ; mais l'incurie
des gros bourgeois de l'édilité toujours atermoyant
une solution, les homicides Piébœuf mûrissaient leur
espoir d'une prochaine épidémie. Leur conjonction
avec Akar et Rabattu, depuis le pacte intervenu à
la noce de Cyrille, se notifiait décisive ; elle opérait
maintenant en d'efficaces trafics, en de basses et
véreuses spéculations, en des soutirages d'argent
variés qu'ils complotaient ensemble. Ces deux inté-
grales crapules, ces irréductibles larrons dont on
retrouvait la main au fond do toutes les razzias
n'avaient pas répudié Jean-Eloi ; mais sa probité
ne condescendant pas à leurs petites filouteries
208 LA FIX DES BOURGEOIS
sournoises, ils l'utilisaient pour les grandes extor-
sions. Au contraire, les Piébœuf, rapaces et tentaculai-
res, toujours reniflant le gain, si dégoûtant qu'il fût,
brassaient frénétiquement les tripotages quelconques
pour lesquels leur connivence était requise.
L'élection d'Eudoxe devint poureuxtous un tremplin.
Comme une grosse araignée balancée en ses hamacs,
les innombrables fils des intrigues de la famille al-
lèrent se rattacher à ce brillant jeune premier de la
politique qui n'avait dii son avènement qu'à de per-
sévérants marivaudages avec le pouvoir. Encore une
fois tontes les influences des Rassenfosse et de leurs
alliés avaient été mises en œuvre pour sa candida-
ture. Un avantage demeura à Eudoxe : c'est qu'il
luttait avec les intarissables ressources d'une for-
tune personnelle, avec les atouts prépondérants de
la banque des Rassenfosse, renforcée de l'appoint de
toute la juiverie fmancière, tandis que son concur-
rent, aux limites d'un patrimoine écorné, en était
réduit aux aléas de l'assistance des clubs politiques.
En circulaires, en placards, en marchandages de
votes, en polémiques, en largesses chez les four-
nisseurs, ils se fendirent de près de cent mille francs.
La vénalité, depuis les brigues doctrinaires, en met-
tant à l'encan les consciences, pourrissait le pays jus-
qu'au rachis. Même la domesticité dolafamille,les gras
valets à trogne vineuse furent délégués pour d'obs-
curs et ignominieux marchés, des raccolages de pe-
tits électeurs qu'ils s'en venaient relancer dans leurs
débits. On obtint ainsi une notable clientèle de gou-
jats, un lot copieux de cabaretiers et de vénéneux
distillateurs. L'abjection du régime censitaire, quijus-
tifiait de pareilles turpitudes, ne s'avéra jamais plus
ineffablement.
Une intrigue à la fois politique et amoureuse
coïncida avec l'élection de l'adonis de la Doctrine :
ce furent les arrhes de son dévoùment à la cause des
Grosses tètes flatueuses, un premier remboursement
LA 1-IX IiKS lîOLUGEOlS 209
•les avances que lui faisait le Pouvoir. Eudoxe, dé-
cidé à rompre avec madame Fléchet, fatigué d'une
liaison qui menaçait de s'éterniser et à laquelle cette
ft>mme très éprise s'opiniàtrait avec l'ardeur de ses
(Quarante ans, eut l'idée de spéculer sur ce tenace
attachement pour réintégrer le riche Fléchet dans ce
parti qu'il boudait depuis sa rupture avec Sixt. Pen-
dant quinze jours, madame Fléchet épuisa les implo-
rations pour le joindre dans l'appartement qu'Eudoxe
avait loué au faubourg et où la pauvre passionnée ne
se doutait pas qu'il en amenait d'autres qu'elle. Tous
les matins elle lui écrivait, transportée de regrets,
lavant de ses pleurs l'encre en laquelle elle délayait
ses longues douleurs, ses remords, son humiliation
de subir les dédains de l'homme pour qui elle avait
résigné une probité jusqu'alors sans défaillances et
peut-être encouru les divines pénalités réservées aux
adultères. Madame Fléchet était très dévote, et même
dans ses plus grands bonheurs, aux délires et aux
défaites de cet amour qui avait été la crise de sa vie,
n'avait «^essé d'être terrifiée en sa chair coupable des
conséquences du péché.
Quand enfm Eudoxe jugea sa souffrance mûre
pour la suprême victoire qu'il en voulait tirer, il lui
transmit en deux mots le rendez-vous dont l'espoir
toujours déçu la faisait mourir. Elle y accourut mou-
rante, en effet, suffoquée par les refoulements de
tous les sentiments qu'elle était obligée de dissimuler
chez elle devant son mari et ses enfants, tellement
accablée de la joie de le récupérer qu'elle se laissa
tomber de ses bras et s'abattit dans un fauteuil.
— Quinze jours, non pas même sans me retrouver
près de toi, mais sans une parole de toi ! dit-elle en
sanglotant. C'est trop rude aussi. Je ne puis retenir
mes larmes pour tout cet abandon dont il me semble
que je doive souffrir jusqu'à la fin de mes jours.
Dans la faute, elle était demeurée la femme simple
et droite des impulsions intérieures. Moins spontanée,
12.
210 LA FIX DES BOURGEOIS
elle se fût rendu compte qu'une rouerie sèche et ré-
ticente pouvait seule venir à bout de retenir le fa-
cile vainqueur à qui ne résistaient pas les femmes.
Eudoxe, en remuant ses pouces derrière le dos, se
promenait par la chambre. 11 pensait avec ennui :
— Qu'elles sont donc lassantes à se montrer ainsi
spongieuses ! Si elles se doutaient comme je me sens
peu fait pour essuyer leurs lessives 1
Il vint lui prendre la main et s'assevant près
d'elle :
— Voyons, vous n'êtes plus une enfant... Soyez
donc raisonnable. En tous cas, il conviendrait de
s'expliquer. Nous ne sommes plus d'âge à jouer les
ingénus.
Mais, avec la ténacité éplorée d'une femme trop
longtemps éprouvée et qui reboit ses douleurs, elle
se remettait à gémir sans relever l'ironie cruelle de
ces mots qu'elle ne paraissait pas avoir entendus.
— Pourquoi m'as-tu délaissée?
— Non, fit-il avec un claquement de langue
ennuyé, pas de scène. C'est bien inutile. Et puis, tu
t'exagères tout. Je te délaisse si peu, pour parler
comme toi, que je suis venu et que nous voilà en-
semble. 11 faudrait cependant bien admettre que ma
vie nouvelle n'est pas faite pour me laisser beaucoup
de loisirs. Je suis encombré, je ne sais où donner de
la tète.
Elle tamponna rapidement ses yeux avec son mou-
choir et la lui mettant sur la bouche, cette batiste
toute mouillée de sa peine, elle eut la force de lui
dire en souriant :
— Tais-toi. Tu aurais trop de raisons à me donner.
Et à quoi bon ? Est-ce que mon cœur ne t'absout pas
à l'avance? Mets-toi près de moi, prends-moi dans
tes bras, défends-moi contre les faiblesses de mon
amour. Tu sais, ce n'est pas vivre, tout le temps
que nous passons loin l'un de l'autre.
— A la bonne heure. Moi aussi d'ailleurs — (il eut
LA FIN DES BOURGEOIS 211
vniilu trouver un élan, s'emballer dans un mensonge
sincère) — eh bien, oui, c'est vrai, est-ce que tu
.rois que nos longues séparations ne me pèsent pas?
Ali! les bonnes heures d'autrefois, hein? En ont-ils
\ii. ces murs? Va, plutôt que de m'accuser, tu de-
vrais me plaindre. Des séances en sections, des rap-
ports à écrire, des courreries chez les ministres,
une meute de gens pendus à ma porte, je n'ai plus
une minute. Comment veux-tu qu'avec une pareille
ihienne de vie, je puisse encore trouver le temps de
faimer?
— Cette fois, tu l'as bien dit, fit-elle tristement.
— Mais non, comprends donc, ce n'est pas mon
s. iitiment pour toi qui peut être mis en cause. Je
{ irle de nos entrevues, des joies à nous rencontrer
il i dans \è secret de cette chère petite solitude. Ah !
si tu m'aimais aussi profondément que tu veux bien
e dire...
— En douterais-tu ?
Il la baisa dans les cheveux et se remit à arpenter
ia pièce avec des coups de tète dans le vide dont il
avait l'air d(î ponctuer ses phrases.
— Non, je ne doute pas de ta bonne afreclion.
Mais là, je voudrais qu'elle se montrât un peu plus
active pour moi. Il lui manque, à ce cœur charmant,
non pas la faculté du sacrifice Dieu merci ! je serais
le dernier des hommes en la niant), mais la faculté
du dévouement efficace, du dévouement militant, si
tu veux. Oui, te voir entrer dans mes intérêts, m'ai-
der de toutes tes puissances de femme, être mon auxi-
iaire dans mes luttes... Car enfin, ma chère,
ajouta-t-il en s'amusant de l'importance qu'il se don-
nait, je suis devenu un des lutteurs les plus en vue
du ministère. Le mot n'est pas de moi, il court les
journaux.
Les pâles yeux violets de madame Fléchet, d'entre
leurs moites cernures, se projetèrent vers lui comme
si, dans l'ardeur dont elle le regardait, c'était l'olfro
212 LA FL\ DES BOURGEOIS
de toutes les soumissions de sa vie que, pour affermir
des liens détendus, elle mettait à ses pieds.
— Que faut -il que je fasse ? Je le ferai.
Il la prit sur ses genoux, lui noua la ceinture de
ses bras.
— Oli ! Ce que j'ai à te demander pour l'instant
n'est pas bien terrible. Bref, il s'agirait de décider
ton mari à faire sa paix avec le ministre.
Une déconvenue plissa le visage de madame
Fléchet. Elle répondit un peu nerveusement :
— Tu n'y penses pas. M. Fléchet a ses idées ; il
n'est pas facile de l'en faire sortir.
— C'est précisément pour cela. Il n'}' a véritable-
ment qu'une femme de qui l'on puisse attendre
l'adresse nécessaire pour amener un homme à rési-
gner d'anciennes rancunes. Et, dit-il en lui souriant
avec un regard froid, j'ai compté que tu serais celle
femme.
Elle se débattait en de visibles angoisses.
— Pourquoi mêler mon mari à nos affaires de
cœur? 11 est le dernier dont le nom devrait être pro-
noncé ici. Mais réfléchis-y donc : tu reconnaîtras toi-
même que c'est impossible. .N'est-ce pas assez pour
moi de le tromper, cet homme, sans en faire un ins-
trument aux mains de mon amant ? Demande-moi
tout, hormis cela, car cela, vraiment non, je ne le
peux pas.
Eudoxe haussa les épaules.
— J'ai des raisons, de fortes raisons pour sou-
haiter cette réconciliation. Où serait ton mérite à
m'aimer si tu ne trouvais dans ton amour le conrage
de vaincre un scrupule, après tout bien peu sérieux?
Ah ! ma chère, ne nous payons pas de mots. Les
mots, dans la vie, ne comptent que pour autant qu'ils
sont démentis par les actes.
— Et puis, dit-elle au bout d'un instant de ré-
flexion, comme se laissant aller à continuer tout
haut une délibération intérieure, jamais, avec M. Fié»
LA FL\ Lits BOURGEOIS :> l o
chef, nous n'abordons cet ordre d'idées. M. Fléchet
et moi sommes séparés par tant de choses, celle-là
et bien d'autres que tn ne peux savoir. Ah ! ceci sur-
tout, mais c'est bien difticile à dire. Depuis que je
suis à toi, entends-moi bien, c'est toute à toi que
j'ai voulu être. Et alors... alors... (Cette femme qui,
chaque fois qu'elle se donnait, s'abandonnait avec la
plus naïve et la plus audacieuse impudeur, tout à
coup, à propos de cetle chair d'un autre friMée à
peine du bout de sa pensée, était reprise d'une si
invincible pudeur qu'elle rougissait et cachait son
visage dans l'épaule de celui qu'elle avait fini, en
son absolue honnêteté de passion, par considérer
comme le seul mari légitime.;
— Bon, pensa-t-il prosaïquement, elle voudrait
me persuader qu'elle ne couche plus avec Fléchet.
C'esi invariablement cela qu'elles disent toutes.
Eh bien, ma bonne amie, fit-il, que veux-tu que je
te dise? C'est un tort. Une femme ne doit jamais rési-
gner le devoir conjugal. On ne sait pas ce qui peut
arriver. Si tu m'avais consulté...
Elle l'interrompit doucement :
— Vous croyiez donc que j'en eusse été capable?
Mais il n'était pas homme à comprendre le discret
reproche qui, en cette interrogation, trahissait un
cœur blessé, encore moins à se laisser attendrir par
l'effarouchement du plus délicat des sentiments de la
femme.
— Après tout, ton mari est ton mari. Je n'aurais
vu là rien que de très naturel.
Elle tordit ses mains, s'écria avec un réel désespoir :
— Il ne comprend donc pas que c'est lui alors que
j'aurais été contrainte de tromper!
— Finissons-en, dit Eudoxe en l'écartant de ses
genoux. Aussi bien les casuisti<{ues féminines nous
échappent, à nous autres hommes. Ton mari pouvait
devenir entre nous un trait d'union. En l'associant
sans qu'il s'en doutât à mes projets et à mon avenir,
21 i LA FIX DES BOURGEOIS
je VOUS en gardais à tous deux de la reconnaissance.
Sixt eût appris ma participation à cette œuvre de
rabibochemeut qui lui tient à cœur : il me l'eût payée
de surabondants équivalents. Mais ton pusillanime
amour s'effare d'une entremise que toute autre femme
accepterait sans nulle hésitation. Kn outre, tu me
confesses la désorganisation de ton ménage je ne
veux pas être une gène pour ta vie. Un homme peut
ne pas se reprocher de tromper un autre homme :
ça, c'est encore une des formes de la concurrence.
Mais un galant homme ne consentira jamais à rendre
une femme malheureuse par sa faute. Eh bien, con-
clut-il avec un ton d'aimable persiflage en pirouet-
tant sur ses talons, je serai plus généreux que toi.
Je te rends à ton mari, puisque tu te refuses à me
l'octroyer.
Madame Fléchet, à l'idée de perdre encore une fois
et pour jamais l'homme envers qui chaque minute
de son douloureux amour avait été l'immolation
d'un attachement et d'une religion, se sentit sombrer
dans une immense et soudaine lâcheté. Sa belle tête
grave penchée sur sa poitrine comme pour mieux
écouter ce cceur dont elle n'entendait que trop bien
les humiliants conseils, elle demeurait, les yeux vides,
sans pensées, encore térébrée des paroles qui venaient
de sonner le glas de leur amour. Machinalement,
par une ironie qu'elle ne remarquait pas, elle faisait
tourner à ses doigts, parmi ses autres bagues, l'an-
neau qui, devant l'autel, avait scellé sa foi. Eu-
doxe s'était jeté dans un fauteuil, et en pestant de ne
pouvoir griller une cigarette, — des filles, du moins,
ne craignent pas d'emporter une senteur de tabac
dans leurs robes), parcourait des journaux. Elle se
secoua tout à coup, avec le geste de quelqu'un qui
a peur de perdre pied dans un trou. C'était sa vie
qui se jouait en cet instant, le précaire bonheur ga-
gné par six mois de mensonges et de tromperies,
tout au moins les fragiles et intermittentes éclosions
LA l'IN DES BOURGEOIS 213
(les heures que, dans son grand avcuglument volon-
taire, elle se persuadait être encore les bonnes et les
heureuses.
— Alors, lellc s'en était venue à pas lents, réflé-
chis, comme en songe, appuyer ses mains à Tépaule
d'Eudoxe, et lui parlait dune voix éteinte, sortie des
crépuscules de l'àme , alors les soumissions de
M. Fléchet sont donc l'enjeu de ce pauvre reste d'a-
mour? C'est lui qui décidera entre nous de la rup-
ture ou de la continuation de ce qu'il peut encore te
rester au cœur d'attachement pour moi?
11 releva la tète sans lâcher ses journaux.
— La question, ainsi posée, ne me plaît pas, ma
chère. Je ne vous mets pas à l'épreuve, remarquez-le
bien.
Elle se pencha et le baisa avec emportement.
— Mais est-ce que je ne t'appartiens pas corps et
àme? Est-ce que tu n'es pas le maître qui commande
souverainement? Est-ce qu'il m'est possible de me
résigner à te perdre? Je ne puis vivre sans toi, tu
m'es d'autant plus cher que ce n'est qu'à travers toi
que je me pardonne l'infamie de ma vie. Tu es mon
pardon vivant. Eh bien, ajouta-t-elle en se laissant
glisser jusqu'à ses genoux, tu as ma parole. J'es-
saierai.
— Ah ! répondit-il légèrement, sans paraître tou-
ché de la beauté douloureuse qui subitement la trans-
figurait et l'égalait à la beauté de son sacrifice, on y
vient donc, ma terrible amie?
Il pensait :
— La vertu n'y fait rien. Le tout est de savoir les
prendre.
Madame Fléchet put croire que les douceurs du
péché allaient recommencer pour elle. La violence de
sa passion, en l'illusionnant sur le libertinage indo-
lent de son amant, lui restitua pendant une heure les
affres pâmées et les perforantes délices qui, toute
neuve, au sortir des lénitives satiétés conjugales, l'a-
216 LA FIN DES BOURGEOIS
1
vaient amorcée au sens des voluptés réprouvées. Eile
était de ces femmes qui, assez riches d'amour pour
suppléer aux défaillances et aux pauvretés de coeur
chez l'homme aimé, s'obstinent à éluder toute clair-
voyance et, abusées par la duperie d'un sentiment
inépuisable en charités, se leurrent d'apparences où
elles s'estiment encore payées.
— Tu m'aimes bien? disait-elle. N'est-ce pas que
j'étais folle de penser que quelque chose pourrait
nous désunir?
— Oui, folle, en effet.
— El dis, cette fois, nous n'allons plus rester de
longs quinze jours sans nous revoir? Oh! moi, je
ne sortirais plus d'ici, si je m'écoutais ; je voudrais
t'avoir toujours près de moi. Promets-moi.
— Tout ce que tu veux. Seulement...
Il justifia par un imminent surcroit d'ennuis, la
nécessité de nouveaux délais. Il lui en coûtait bien;
c'était la détente, le repos, le meilleur de sa vie, ces
courts moments qu'ils passaient à deux. Mais des
commissions à présider, un congrès de législation
qui le requérait, cette affaire de la Colonisation aussi
tardive à prospérer...
— Ya, tu peux le lui dire, à Fléchet. Son nom. eiit
enrayé bien des résistances. En nous le refusant
pour le conseil d'administration, il nous a joliment
manqué.
— Oh! se désola-t-elle, ne m'as-tu pas fait souffrir
assez? Encore l'absence ! Ah! si du moins je pouvais
dormir, mourir ces jours-là ? Je rêve au fond d'une
chambre très noire un lit d ébène où j'irais m'étendre,
où mes yeux se fermeraient, où mon cœur cesserait
de battre. Puis une voix en moi m'avertirait : c'est
aujourd'hui. Et je me lèverais souriante, je dirais à
mon cœur : parais sur mes lèvres, parais dans mes
yeux, mon cœur ressuscité : je vais revoir mon bel
amant. Ah I l'ingrat qui ne veut pas savoir combien
tout me manque quand il n'est plus là !
LA FIN DES BOURGEOIS 217
L'imbécillité froide de l'homme de plaisir, (on le
cruel dessein d'arrêter net cette folie d'amour), lui
fit répondre :
— De quoi te plains-tu? Ne te reste-t-il pas tou-
jours tes enfants?
Elle porta la main à son cœur.
— C'est juste, mes pauvres enfants ! Et c'est toi
pour qui je les oubliais qui les rappelles à ma pensée !
Ah! mon ami, voilà le pire ; je ne croyais pas que tu
m'eusses jamais fait ce reproche.
— Cinq heures, s'écria Eudoxe en tirant sa montre.
Et j'avais un rendez-vous pour quatre et demi! Dis
encore que je ne te sacrifie pas les affaires. D'ailleurs,
je ne récrimine pas, puisque tu t'en vas heureuse.
— Heureuse, oh oui ! dit-elle avec un singulier
sourire.
Elle insistait une dernière fois pour leurs rendez-
vous. Mais il ne promettait rien, il la priait de pa-
tienter quelques jours, le temps d'expédier le plus
gros de la besogne.
— Et puis, tu m'écriras, tu me tiendras au cou-
rant de ce qu'aura dit Flechet. Montre-lui bien les
avantages de cette réconciliation. C'est à propos de
la croix qu'il s'est brouillé avec Sixt. Il l'espérait, il
ne l'a pas eue. Sixt avait tort certainement ; ton
mari la méritait plus que d'autres. Je t'affirme, moi,
qu'il l'aura, sa croix, s'il consent. Dis-le lui de ma
part, si tu veux. Enfin, fais pour le mieux. Tu sais,
toujours au nom de mon secrétaire, tes lettres. Les
miennes, poste restante.
Puis, à travers des baisers négligents dont il lui
frôlait la nuque :
— Il dépend de toi que nous nous voyions bientôt,
ajouta-t-il avec un si délibéré cynisme que madame
Fléchet comprit cette fois dans sa plénitude le phari-
saïque marché auquel elle consentait. Mais, amou-
reuse et faible jusqu'aux suprêmes renoncements,
elle renfonça cette douleur qui scellait tant d'autres,
13
218 LA FL\ DES BOURGEOIS
acceptant l'ontrage avec un courage qu'elle n'eût pas
eu pour s'y soustraire et qui, chez les souffrants, per-
siste l'unique héroïsme de la résignation. Nulle in-
jure ne restait plus, nuls stigmates, du moment
qu'elle pouvait s'enivrer encore des tristes fleurs de
son amour. Cette tendre victime des mauvais conseils
de la chair trouva la force de mentir à son mépris
d'elle-même pour se reprendre à un air de fanfaronade
où elle parut le braver et se braver à la fois. Un ins-
tant elle redevint la femme qui accepte d'être dupe,
mais à la condition qu'on sache qu'elle y consent.
— C'est bien ce que je pense, n'est-ce pas ? Tu
me signifies que tu me paieras à l'échéance ?
Elle pesa sur le mot. Ce fut sa seule vengeance.
Ensuite, après l'ironie de la nuance de voix entre le
badin et le sérieux dont elle lui insinua le trait, elle
se pendait à lui dans un grand baiser et disait :
— Dussé-je y perdre mon âme, je t'obéirai, je se-
rai jusqu'au bout ta docile esclave. Reçois-en pour
gage ce triste mouchoir trempé de mes larmes. Tu
seras le maître de le brûler après. Mais du moins tu
sauras qu'elles ne sont, ces larmes, que la millième
partie de toutes celles que j'ai déjà versées pour toi.
Elle appuya à ses lèvres la batiste humide et très
vite la glissa dans le gilet d'Eudoxe.
— Quel ridicule enfantillage ! pensa-t-il. Une
pensionnaire n'agirait pas avec une sensiblerie plus
romanesque.
Ils se quittèrent. Rassenfosse se félicitait d'avoir
habilement manœuvré. En atermoyant leur prochaine
rencontre, il pouvait espérer qu'elle apporterait plus
d'ardeur à soumettre Fléchet. Au contraire, s'il
avait accepté de la revoir, elle eût trainé l'affaire en
longueur. « Je l'ai menée au bord du fossé : Fléchet
sera la perche au moyen de laquelle elle sautera. »
Il était bien résolu à ne pas bouger jusqu'au moment
où elle lui arriverait avec l'acceptation du mari.
Le mouchoir malheureusement fut découvert le
LA UN DES BOURGEOIS :2lî)
lendemain par madame Rassenfosse. Endoxe, des-
( t'udu à la rue, l'avait tiré de son gilet, mais n'osant
> en débarrasser devant les passants, il l'avait relégué
dans une poche de sa redingote, en se promettant de
le jeter au feu, rentré chez lui. Cette pitoyable reli-
(lue d'amour ensuite lui sortait de la mémoire ; il
l'oubliait dans ce vêtement qu'au matin son valet do
( hambre remisait en y substituant la jaquette avec
laquelle son maitre partait abattre à cheval ses deux
heures de bois. Sarali, fourgonnée par ses jalousies,
devenue soupçonneuse au point de prolonger, pen-
dant ses absences, de minutieuses enquêtes dans
l'appartement de son mari, montait ce matin là
chez lui, et en fouillant ses poches, mettait la main
sur le mouchoir révélateur. Un grand M brodé pa-
rallélisait ses jambages dans un des coins du fin
tissu roulé en tampon, fripé en menus recroquevil-
lements, comme gommés parla décantation salée des
larmes.
Elle restait tout un temps, cette batiste encore
détrempée entre les doigts, la tournant et la flairant
avec d'effrayants battements de cœur, la portant au
jour pour en scruter les embus, se suggérant des évi-
dences contradictoires quilabourrelaient. Rebroussée,
jaune comme un coing, vieillie subitement de dix ans,
la face ratatinée et convulsée, un tremblement aux mâ-
choires qu'elle ne savait plus fermer et qui happaient
le vide, elle se sentait vrillée vive par le rongement
de myriadaires helminthes, dévastée par des miserere
de rage et de douleur qui ensuite la roulaient à terre,
mordant ses poings, cognant de la tète les tapis. Et
tout à coup cette grosse fureur animale s'usait, il lui
venait à la place l'ironie du plus déroutant des sen-
timents dont puisse s'exaspérer chez une femme la
passion outragée. Une volupté corrosive de souffrir
cette fois pour un mal certain, après la torture des
jalousies sans cause précise, une acre et studieuse
jouissance à s'avérer les certitudes de la trahison,
220 LA FL\ riES BOURGEOIS
au sortir des doutes où elle s'était toujours débattue,
lui instillèrent des poix enflammées, diligentèrent eu
elle des braises. pilées dont la cnison, par une per-
version du sens de la douleur, finissait par la sup-
plicier délicieusement comme Ihyperesthésie d'un
spasme. Elle savait maintenant qu'Eudoxe la trom-
pait ; IM du mouchoir lui révéla la complice de leur
double adultère, cette Alathilde Fléchet qui, mettant à
profit ses grandes entrées dans la maison pour lui
dérober son mari, la dupait par ses austérités de
femme d'église. Pas d'hésitation possible, c'était bien
elle, c'était là le chiffre brodé sur son livre dhenres,
imprimé sur ses lettres. Et elle se remémora le frau-
duleux regard surpris un soir de fête, le regard qui
déjà en ce temps les dénonçait amants. Sans nulles
preuves, n'ayant pour corroborer le furtif indice que
la persuasive et subite aversion qui dès ce moment
l'aliéna de son ancienne amie, elle avait continué à
la recevoir avec la perfidie d'un merveilleusement
aimable sourire, la voix et la main comédiennes,
gardant jalousement le secret de l'outrage, se bor-
nant à n'avoir pas l'air de les surveiller quand
ils se rencontraient chez elle Mais ils se surveil-
laient encore bien mieux, car jamais une fêlure à
l'indifférence polie dont ils se gardaient ni un oubli
des visages à symphoniser une œillade, ni telle autre
défection de leur vouloir ne les trahirent. Madame
Fléchet, seule, en évitant d'en rien dire à Eudoxe,
avait deviné l'ennemie et, de toute sa retorse duplicité
de femme et de dévole, s'était mise en garde, de peur
de lui abandonner grand comme ça de leur secret où
ensuite le secret tout entier eût passé. Quant à Eu-
doxe, roué, clandestin, d'une sournoiserie de maqui-
gnon près des femmes quil possédait, perdant a force
d'en avoir eues jusqu'à l'air de les désirer, c'était
sans peine que devant les deux amies, qu'il trompait
lune pour l'autre et qu'il trompait avec d'autres en-
core, sa dissimulation prenait des allures de bonne
LA 1-IX l)i:S BOURGEOIS 221
franchise. Sarah et madame Fléchet lui gardant, le
silence, toutes deux murées dans ce qu'elles savaient,
;) reboutées dans la défensive et le qui-vive,il demeura
! unique des trois, bien qu'il fût Tenjeu de leurs téné-
lireuses rivalités, à ignorer les transes et les colères
(le ces deux femmes également passionnées pour lui.
Madame Rassenfosse, après le supplice épouvan-
i.i])le d'avoir cru tenir l'indubitable preuve de leur
• Ifbauche, se convainquait enfui qu'une douleur de
li'iume avait répandu sur cette batiste la sève vive
(les larmes. Ce fut alors, an milieu de ses jaloux en-
ragements, une délivrance des images qui l'avaient
persécutée, une détente de sa chair retournée sur des
claies, tenaillée par des étaux, flambée sur des grils.
Elle ne cessa pas de croire qu'ils la trompaient, mais
aulrement que, dans les verliges et les mensonges
de sa foi martyrisée, elle l'avait cru d'abord. Un cœur
blessé avait saigné là ses épreuves ; ces pleurs dé-
nonçaient des orages, des déiresses, la peine du
mauvais amour humilié et contrit. Elle se la per-
suada mLdbeureuse, ulcérée de plaies inguérissables,
traînant son mal comme une lèpre attachée à ses os.
Qu'elle l'aimât jusqu'à en mourir, cet homme léger
dont peut-être elle avait seulement amusé le pas-
sager caprice, qu'elle se tordît à l'espalier de sa pas-
sion comme une liane crépitante de tous les feux du
désir méprisé, si ce n'était pas un assouvissement
pour la haine qu'elle lui vouait, c'était déjà la saveur
d'une première gorgée de miel à sa faim acide, en
attendant de lui manger le cœur à pleines dents.
Quand, au dîner, elle se rencontra avec Eudoxe,
aucun signe extérieur ne manifesta la crise tumul-
tueuse d'où elle sortait. Cette âme effrénée s'adjugea
la force de s'exhiber, étale et limpide, de la joie aux
yeux. Et par un prodige de constance dans la fraude,
elle recommençait à lui sourire le lendemain et les
autres jours, comme si vraiment rien ne s'était passé
qui put altérer sa quiétude. Jamais Eudoxe ne se
222 LA FL\ DES BOURGEOIS
douta des amas de laves inceadiées qui pendant une
semaine bouillonnèrent sous la symétrie un peu
froide de cette beauté d'automne aux gestes lents,
aux habituels airs de visage négligents et placides.
En apprenant plus tard par madame Fléchet leur
liaison surprise, il put espérer qu'elle s'était résignée
à lui allonger la bride, puisqu'elle eût été en droit de
l'accabler et qu'elle s'était tue.
Madame Rassenfosse ne cessa pas un jour de por-
ter sur elle, dans la chaleur de sa peau, le mouchoir
accusateur, comme le talisman même de sa détesta-
tion, comme un impie et réconfortant scapulaire qui,
si elle avait été capable d'une défaillance, eût ravivé
immédiatement la tiédeur de sa haine. Mais cette
haine adhérait à sa vie aussi étroitement que cette
frêle trame à sa chair. Elle eût pu marcher nue sous i
ses robes que le petit mouchoir lui eût tenu lieu de
chemise et qu'elle eût encore trouvé le moyen d'en
recouvrir toutes les parties de son corps où elle por- ■■
tait sa haine, c'est-à-dire dans son corps entier. Ce :
fut là le secret de sa force : tandis qu'auprès de son
mari elle récusait jusqu'au soupçon de linjure, elle
savait qu'elle n'aurait eu qu'à la retirer de son cor-
sage, cette batiste trempée, mouillée d'anciennes
douleurs dont il était la cause, pour le confondre par
un irrécusable témoignage. Mais, en eût-elle eu l'en-
vie, elle eût résisté à ce mouvement dangereux, car
ne s'en fût-il pas déduit la préséance de cette femme
sur elle, car ne se fût-elle pas ainsi reconnue outra-
gée par l'offense d'une créature que surplombait son
orgueil ? Ce calcul et la certitude que par le mou-
choir et le chiffre d'infamie brodé dessus, elle les te-
nait à sa merci, scellèrent ses silences.
Madame Fléchet ne manquait jamais de lui faire
visite le jeudi, qui était son jour. Mais ce jeudi-là
madame Fléchet ne se montra pas, pour une raison
que madame Rassenfosse ne pouvait pas savoir et
quEudoxe savait déjà. C'est que Mathilde et son
LA FL\ DES BOURGEOIS 223
mari, comme en un retour delà lune de miel, étaient
partis pour Rome où cette maîtresse trop servile,
revenue à ses soumissions d'épouse, comptait bien,
en échange du devoir obéi, obtenir l'abjuration des
anciennes rancunes de Fléchet. Sarah, qui ignorait
cotte histoire de ménage, eut le courage de se tour-
ner vers Eudoxe et de lui demander devant les autres
dames :
— Cette pauvre Mathilde serait-elle malade ? Elle
nous manque bien.
Il répondit très à Taise, aussi à Taise que si, à la
Chambre, il eût, avec son cubique aplomb d'orateur
toujours retombant sur ses pieds, riposté à une in-
terpellation des bancs.
— Ah! madame Fléchet, c'est vrai... J'ai entendu
dire que Fléchet Tavait enlevée... Oui, mesdames,
reprit-il en s'amusant de leur étonnement, sans re-
marquer que, sous la fébrilité de ses doigts, la mince
tasse de Sèvres que sa femme tenait à la main battait
d'un cliquetis trembloté la soucoupe, oui, mesdames,
enlevée... C'est pour Rome qu'ils sont partis. Ma-
dame Fléchet pourra concilier avec les joies légales
de cette fugue ses sentiments de piété.
31adame llassenfosse pensa exactement ceci :
— Et c'est vous qui parlez ainsi? Vous vous croyez
donc bien fort pour qu'on ne vous soupçonne pas
d'avoir une part dans cette ridicule comédie? Si ma-
dame Fléchet est partie, c'est pour quelque chose qui
vous concerne.
Toute préméditation s'en alla dans le sourire cà
peine ironique dont elle le dévisagea.
— Oh! vous paraissez bien informé, mon ami.
Il se mit à rire.
— J'ai une police secrète qui me dit tout.
224 LA FIX DES BOURGEOIS
XXIII
Dix jours se passèrent. Madame Fléchet utilisait
nombreusement les courriers. Chacune de ses lettres,
à travers les effusions d'un amour qui la montrait
uniquement occupée à lui obéir, heureuse des sacri-
fices par lesquels elle se l'attachait plus étroitement,
faisait pressentir un acheminement vers les finales
abdications de Fléchet. Ces sacrifices, d'ailleurs, elle
n'y touchait que du bout de la plume, avec une pu-
deur qui amusait ce cœur en l'air d'Eudoxe, comme
pour le défendre lui-même de la peur qu'elle n'allât
trop loin dans ses acceptations conjugales. Les hon-
nêtes femmes, se disait-il, ont des scrupules bien
lisibles. Elles éprouvent le besoin de lessiver leur
conscience avec des savons de petite vertu. La ma-
raude, pour elles, n'est plus dans le champ du voisin,
où elles chapardent le fruit défendu, mais dans le
champ du mari avec qui elles ont l'air de grapiller
le péché. En sorte que les rôles sont renversés et
que c'est le mari qui prend les allures clandestines
de l'amant.
Une seule fois elle se déparlait de sa grande ré-
serve, et avec un élan qu'il mit sur le compte d'un
sacrifice peut-être plus complet que les autres,
s'abandonna à lui demander pardon, comme pour
une faute où elle lui eût manqué. « Ah! mon pau-
vre ami, lui écrivait-elle, que je te plains! que tu
LA FIN DES BOURGEOIS 225
dois souffrir ! Il me semble que de nous deux, c'est
encore toi qui es le plus malheureux puisque je te
laisse en proie à toutes les persuasions mauvaises
de Tabsence et que je ne suis pas là pour te dire
que jamais, à aucune minute de ma vie, je ne cesse
de penser à toi, d'être à toi seul. Pardon, mon
Eudoxe, et que les baisers que je t'envoie inter-
cèdent pour moi. Sache que si je te parais coupable,
ce n'est qu'envers mon mari que je le suis réelle-
ment )).
— Mais c'est de la démence, se dit-il. Ou me
prendrait-elle pour un béjaurie?
Erjfm elle lui annonça leur retour. Fléchet se sou-
mettait. 11 éprouva la seule joie réelle qu'il eût con-
nue avec elle et tout de suite commei:ça ses démar-
ches auprès de Sixtqui, très satisfait, promit le ruban.
Quant à Sarah, elle attendait sans impatience, sûre
que riietire de la vengeance sonnerait, salant sa
haine avec les pauvres larmes cristallisées de l'enne-
mie et que sa chair continuait à boire comme si, en
les absorbant, c'était de son sang qu'elle eût bu.
Pas un jour, elle ne l'avait senli faiblir, cette haine
descendue avec les pleurs méprisés de ce mouchoir
de souffrance jusqu'au fond de ses moelles et où
avaient fini par se transfuser, en même temps que
le ressentiment de l'injure, toutes les lies accumu-
lées de ses rancunes de race pour la chrétienne, pour
la fille doublement exécrée des anciens tortionnaires
d'Israël.
Une après-midi, le valet de pied vint lui passer la
carte de madame Fléchet.
— Comment ! C'est donc vous, ma chère, dit-elle
aussitôt que celle-ci entra. Mon mari m'en a conté
de belles sur vous 1
Madame Fléchet, qni avançait la main, éprouva
une subite gène ta cette voix un peu haute, très mu-
sicale, où personne n'eût pu remarquer la moindre
altération et qui était bien la voix dont madame Ras-
13.
226 LA FL\ DES r.OUUGEOïS
senfosse l'avait toujours accueillie. C'était, en effet, le
timbre habituel de sa voix, mais avec une nuance
indéfinissable, la différence du tintement d'un cristal
étanche avec un cristal mouillé, la légère matité du
ton d'un bronze frappé sur sa fêlure. Une extrême
surexcitation nerveuse, à l'idée que peut-être elle
allait se rencontrer avec son amant, sensibilisait
madame Fléchet, et, en développant jusqu'à l'aigu
la vibratilité de ses perceptions, l'assimilait elle-
même à un métal acoustique où retentissaient les
plus tenues menuités du son. Dans son trouble, elle
ne s'aperçut pas si madame Rassenfosse avait serré
la main qu'elle avançait, mais toutes deux manœu-
vrèrent comme si cette formalité préliminaire avait
été accomplie, comme si ni l'un ni l'autre n'avait plus
à s'inquiéter de l'empressement ou de l'ennui de leurs
mains à se joindre.
— Et peut-on savoir? demanda madame Fléchet ^
en souriant.
— Mais il paraîtrait que M. Fléchet vous a tout
simplement enlevée comme on enlève une jeune fille :
qu'on ne pourrait pas avoir autrement, une jeune
fille avec qui Ton aurait quelque empêchement, et...
Enfin, c'est très dr(jle, je vous assure que j'ai beau-
coup ri.
— Eh bien, c'est la vérité pure, ma chère. A cela
près que j'avais depuis longtemps envie de revoir
Rome et que j'ai choisi le moment où M. Fléchet en
avait envie aussi.
— Tenez, fit Sarah, très sérieuse, vous allez bien
vous moquer de moi, mais j'ai cru que c'était surtout
vous... (3ui, ce départ précipité, sans en rien dire à
personne, pas même à vos meilleurs amis, et j'en
suis une, n'est-il pas vrai? Ce départ comme on fuit
un ennui, une peine de cœur...
Elle insista sur le mot. Madame Fléchet cessa une
seconde de s'observer. Elle partit d'un éclat de rire un
peu précipité, et sans regarder madame Rassenfosse;
LA FIN DES BOURGEOIS 227
— Comment ! vous avez réellement pu croire que
je me dérobais à une peine de ce genre ?
— Oh ! une minute seulement, le temps de réflé-
chir que ma bonne Mathilde est bien la dernière per-
sonne à qui on puisse prêter une aventure où le
cœur serait en jeu.
— A la bonne heure ! Vous me connaîtriez bien
peu.
— Aussi, vous voyez, je me rends à l'évidence.
Mais le cœur par moments se comporte si singu-
lièrement ! Tenez, il s'est passé une histoire bien
amusante. Vous allez voir qu'on ne peut pas tou-
jours se fier aux apparences, même quand il s'agit
d'une femme tout à fait au-dessus du soupçon. Une
de nos amies, je ne veux pas dire son nom pour vous
laisser le plaisir de le deviner, une de nos amies avait
une liaison, une liaison très cachée... Apparemment
elle se persuade encore qu'elle seule et l'homme
avec qui elle s'oubliait, sont au courant de cette petite
intrigue. Eh bien, figurez-vous, elle eut un jour avec
son amant une scène, une scène qui se termina par
des larmes. Cela peut arriver à toutes les femmes...
Mais voici où le récit devient piquant, elle donna à
son amant le mouchoir où elle avait pleuré, la pauvre
petite. L'amant, bien oublieux, ou peut-être indiffé-
rent cà ce gage touchant... Mais qu'avez-vous, ma
chère ? Vous êtes toute paie, voulez-vous que j'ap-
pelle?
— Non, continuez, je vous prie. C'est bien inté-
ressant.
— L'amant donc laissa tomber le mouchoir de sa
poche. Et savez-vous qui le ramassa ? Vous ne soup-
çonneriez jamais. Ce fut sa femme, oui, sa propre
femme. Or, le mouchoir, écoutez-moi bien, avait une
initiale. Ah, ma chère, cela soit dit pour vous comme
pour nous toutes, ne laissons jamais s'égarer des
mouchoirs à notre chiffre. Ce mouchoir était marqué
d'un...
228 LA FL\ DES BOURGEOIS
Madame Fléchet fit mentalement le signe de la
croix, pensa :
— Mon Dieu î prenez en pitié la pauvre pécheresse.
— Mais dites donc vous-même que vous savez
que c'est un M, cria tout à coup madame Rassen-
fosse hors d'elle-même, ravagée par cette colère
amassée pendant deux semaines et dont, avec des
hoquets rauques dans la voix et un geste de main
qui battait l'air autour d'elle, elle lui soufflait le vent
au visage. Et tenez, les voilà, vos larmes, le voilà,
cet odieux chiffon ! reprit-elle en tirant de son cor-
sage le mouchoir et en le lui jetant entravers des
joues. Je l'ai gardé là, il ne m'a pas quittée. Ah !
vous êtes la voleuse des maris de vos amies, ma-
dame la prude et la mangeuse d'hosties... Eh bien,
le Dieu que vous mêlez à vos saletés cette fois n'a
pas voulu être votre complice, il a permis que ce fut
moi qui vous mis le nez dans votre abjection. Prenez-
le donc, reniflez-le, ce mouchoir : c'est l'odeur de
ma haine que vous y sentirez.
Madame Fléchet se courba profondément.
— Adieu, madame. C'est Dieu ici que je crains le
plus, dit-elle.
— Oui, sortez, mais pas avant que je vous aie
vidé mon cœur.
La fille des plèbes aux tignasses gluantes subitement
reparut dans le vomissement de ses injures. Tendre
et faible, Mathilde, en s'effaçant devant la biurrèle
qui, pas à pas, dans ce calvaire de la profondeur
d'une pièce à franchir, la fustigeait d'épines et de
lanières trempées aux plus acres fiels, fut indénia-
blement la seule des deux qui, malgré et peut-être à
cause de la faute, resta la femme dans cette scène
cruelle où l'autre jusqu'au bout se déchaîna en toutes
les furies réunies. Elle s'humilia, n'émit nulle parole,
pâle et froide comme un corps de qui, pour un sa-
crifice, le cœur a roulé. Courbée, figure de péni-
tente traînant la coule et le capuce, elle crut subir
LA li.\ DES BOURGEOIS 229
la main visible dont le suprême pnnisseur la pous-
sait hors de la maison outragée. Elle continua à
marcher jusqu'à la poignée d'argent sculpté figu-
rant aux panneaux de la porte le caprice joli d'une
iicreide, s'y appuya plutôt qu'elle ne la faisait jouer.
Madame Rassenfosse alors poussa le bouton d'une
sdunerie, un valet parut.
— Chassez cette femme 1
Madame Fléchet s'était élancée. Mais sous l'insulle
qui publiquement l'assimilait à une larronne et le
(luigt rigide qui l'expulsait, elle sentit toute force
! abandonner. L'agonie silla, les affres montèrent, la
liaignèi'cnt. Elle se pendit à la rampe de l'escalier,
gtmissante :
— Madame, j'ai deux enfants.
— Et moi un mari.
Elle se raidit, essaya de descendre droite, manqua
trébucher dans sa robe. Sarah, penchée de toute sa
taille, rafraîchie, détendue, la regardait s'enfoncer
entre les bronzes et les émaux des paliers.
Madame Fléchet trouva î\ la porte son coupé, s'y
jeta, vaincue, toute morte. Le bruit des roues en-
suite décroissait ; son roulement au loin, pour la
juive aux écoutes, tout à coup avait l'air, en le
broyant, de passer sur le cœur qu'il emportait. Subi-
tement, derrière les portes et les tentures, le fait se
représenta ; elle perçut la vision des coi'ps noués,
les mépris froids de l'adultère, le double parjure.
Que tout désormais les aliéncàt, cela n'en avait pas
moins été. Ce fut comme si la faute tonte fraiche se
révélait pour la première fois. Elle s'abattit dans un
fauteuil, des cris aux dents, la lie d'une ivresse mal
cuvée. Oh! la misérable I elle n'a rien dit, elle ne
s'est pas même défendue! Alors c'était bien la vérité
toute entière! Et je ne l'ai pas prise à la gorge!
Elle se leva, alla dépendre un miroir; mais la
jaune image aux yeux en clous, aux lèvres rèches
et bleues, l'effraya ; la glace s'effrita contre le mur.
230 LA FIN DES BOURGEOIS
— Assez ! assez 1 je suis trop laide... C'est encore
elle que je revois à travers moi... Et je ne veux pas,
je ne veux pas... il faut chasser cela comme je lai
chassée, cette femme odieuse... Et qu'il ne sache
rien, qu'il me retrouve souriante, heureuse ! Oui,
voilà le problème !
Toute sa volonté, elle la concentra à ne plus pen-
s-er, à chercher l'oubli dans les coussins, sans mou-
vement, sans regards. Malgré tout, les ferments s<
réveillèrent, elle fut prise d'une crise de déses-
poir.
— Je ne peux pas... Ah! ce cœur rouge sous nos
peaux brunes... Leur cœur, à elles, les filles du Dieu
pâle, est laite.
A bout, elle.sonna sa femme de chambre et se mit
au lit. Une migraine, un mal de toute sa vie, d'af-
freux pincements électriques lui durèrent deux jours ;
elle se cloîtra, éteinte, lointaine, se refusant à voir
le médecin, se condamnant surtout pour son mari.
Madame Fléchet, elle, après un trajet dont elle
n'eut pas même le soupçon, tassée dans un coin du
coupé, des hoquets dans la gorge, de rauques san-
glots qui, avec des saccades et des gémissements de
poulie remontant des seaux du fond duu puits, avaient
l'air aussi de s'exténuer à tirer les larmes des citernes
de sa donleur, — Madame Fléchet s'était retrouvée à
la porte des Ouadrant. Le stoppement de la voiture
brusquement, en arrêtant net ce tourbillon de pous-
sière et de bruit où elle roulait, lui restitua le sens.
Elle s'aperçut, arrachant à la pointe des dents la peau
de son gant, dans une totale inconscience d'abord de
la maison où on la descendait. La silhouette du valet
de pied se dessina sur la vitre, la portière s'ouvrit,
elle reconnut l'hôtel des Quadrant. Alors elle se sou-
vint. Son cocher, en démarrant de chez les Rassen-
fosse, avait suivi l'itinéraire qu'elle-même lui avait
lixé pour les visites de cette après-midi. Elle s'épou-
vanta à l'idée d'affronter un visaore humain. Comme
LA FIN DKS BOURGEOIS -31
le domestique continuait à maintenir la portière ou-
verte, elle lui dit rapidement :
— J'ai changé d'idée. Menez-moi à réalise des
Carmes.
Ensuite la pensée que Dieu lui-même, en lui
suggérant de se réfugier en sa miséricorde, enten-
dait délivrer son àme captive des frénésies et de la
mauvaise douleur, l'effleura, l'imprégna, finit par
s'incorporer aux entrailles vives de sa foi chrétienne.
Elle pénétra sous la nef avec une ardeur de péni-
tence et de mortification ; elle cessa d'être la femme
qu'une autre venait de chasser ignominieusement
et qui saigne par ses plaies d'orgueil, pour ressusci-
ter l'humble pécheresse, fléchie sous la montagne de
ses opprobres, s'en venant aux piscines de la divine
Charité implorer l'ondoiement et les grâces baptis-
males du pardon. Madame Fléchet s'agenouilla k
l'ombre d'un pilier. Elle vit le Christ souffrant pour
l'abomination du péché, elle vit les épines et les
clous, elle soupçonna que chaque turpitude des
hommes ravivait les blessures de la Croix. Sa propre
iniquité lui semblait sans limites ; elle avait péché
de toutes les manières, par l'acte et par la pensée ;
elle avait épuisé le mensonge et la ruse ; elle avait
été traître envers Dieu et la créature de tout l'éper-
dùment de son être, de toute l'exaspération de
son vouloir. Avec des délectations immenses, avec
de vertigineuses blandices, supérieures elle se
l'avouait) à la douceur de son état de pureté antérieur,
elle avait assumé les souillures de l'adultère et
plongé aux bourbes de la perdition. Elle s'accabla,
resta là prostrée, les épaules cassées, comme le
marbre écorné des statues sépultuaires, toute ramas-
sée dans le geste dont elle parut refouler au fond de
sa chair mal repentante le regret des voluptés exécra-
bles. Mais, à présent qu elle les avait évoqués, les
effrénements des soifs de la caresse et du baiser, ils
ne s'en allaient plus, persistaient en images lascives,
232 LA FIN DES BOURGEOIS
couraient en frissons aux papilles de sa peau, l'enla-
çaient, comme une tentation diabolique, de torves
lianes frétillantes où, encore une fois, défaillait la
pauvreté de son remords.
Elle eut recours à la confession, fit demander un
des Pères ; elle n'osa réclamer celui de qui déjà, dans
une autre crise de son triste amour, elle avait reçu
les conseils spirituels. La honte pour ces aveux de la
mauvaise conscience endurcie, retombée au mal,
replongée aux dégoûtantes sentines une première
fois détergées par l'absolution, l'eût jugulée, lui eût
scellé les lèvres, devant cette oreille tendue où le
torrent de ses fautes, en se déversant, eût remué
les cailloux de ses perversités antérieures. Au
contraire, avec un directeur nouveau, elle s'oc-
troyait les immunités d'une sorte de noviciat dans le
mal, évitait les justes blâmes pour de commodes réci-
dives. Elle parla avec la sincérité du repentir, de^-
manda au Père des forces pour réintégrer l'honnête
devoir. 11 suspecta l'aloi d'un repentir trop exalté
pour être durable.
— Votre douleur, je le crains, ma sœur, n'a point sa
source en Dieu. J'y discerne la présence des ferments
humains. C'est votre propre souffrance, la peine de
votre orgueil châtié que vous pleurez à travers vos
offenses envers le Seigneur. Je ne puis vous accorder
la rémission. Revenez me voir après la pénitence
que je vais vous imposer.
— Dieu se retire de moi, pensa-t-elle, puisqu'il me
refuse le pardon, puisque je ne puis séparer ma dou-
leur personnelle de la seule que je devrais ressentir.
Elle resta près d'une demi-heure encore en priè-
res. La nuit tombait quand elle sortit. Elle aperçut
un bureau de télégraphe, tout repentir la quitta, elle
roula de nouveau au péché, expédia cette dépèche à
l'adresse du secrétaire d'Eudoxe : « M. Fléchet prie
instamment M. Rassen fosse de lui consacrer un ins-
tant ce soir. »
LA FIN DES BOURGEOIS 233
— Tant pis, pensa-t-elle, c'est plus fort que moi ;
je ne puis le rejeter hors de moi. Est-ce qu'il n'est
jias moi encore, cet homme pour qui j'ai joué mon
i'iine, pour qui en ce moment même, au sortir du
Salut Tribunal, je me remets à pécher en intention?
VA puis, ne faut-il pas qu'il sache que désormais nous
serons surveillés pas à pas, que la vengeance de celte
femme est embusquée à tous les tournants de notre
amour? Mon Dieu' prenez en considération mes
tourments, soyez secourable à mon faible cœur.
Madame Fléchet passa à l'espérer une soirée tor-
turée d'angoisses. Aurait-il pris peur? se demandait-
elle en écoutant une à une tomber les heures dans
Its exaspérants sursis de l'attente. Lui aurait-elle tout
(lit et renoncerait-il à me revoir? Ah ! le pauvre ami,
quand je me plains, j'oublie qu'il est bien plus à
plaindre que moi, puisque du moins mon mari ne
sait rien, lui, et que ma maison n'est pas, comme la
sienne, ravagée par d'horribles certitudes. Mais non,
c'est impossible, songea-t-elle ensuite avec un sens
féminin des ruses de la femme. Jamais elle ne con-
sentira à paraître redouter en moi la rivale ; et lui
révéler ce qui s'est passé entre nous, ne serait-ce pas
reconnaître l'ennemie dangereuse qu'elle sait que je
suis pour elle ? Mais alors, pourquoi ne cède-t-il pas
à mon instante prière, pourquoi n'accourt-il pas h
l'appel de ce télégramme ?
LA riN DES BOURGEOIS
(
XXIY
Eudoxe ne vint pas, parce qu'il fut, ce soir-là,
retenu par la visite de son beau-frère, Léon Provi-
gnan. Celui-ci arrivait le trouver à l'heure même où
il débattait avec lui-même s'il se rendrait chez ma-
dame P^léchet qu'il n'avait pas vue depuis son retour.
Quelle idée aussi de me relancer par un télégramme?
pensait-il. Maintenant que cet imbécile de f^léchet se
remet avec nous, il serait grand temps de couper
court à une liaison qui désormais ne peut avoir que
des ennuis pour moi.
Léon entrait en ce moment et lui serrait les mains,
agité, nerveux.
— Tiens, toi ? Ma foi, mon cher, tu arrives à point.
J'allais peut-être faire une sottise. Et tu me restes?
Va bien, Cyrille ?
— Cyrille? Ah! voilà! Elle a ses nerfs.
Provignan s'abattit dans un fauteuil.
— Alors, je comprends. C'est pour me raconter
vos petits démêlés que tu m'arrives.
— Mais pas dn tout... Tu es un homme de
sens, toi, tu n'es pas comme moi une pauvre cer-
velle en l'air... Ah! mon ami, ajouta Léon en se
levant et lui mettant ses mains aux épaules, je suis
encore une fois dans mes périodes. Pas de goût à
rien, l'ennui de moi et de tout le monde, un ma-
rasme lourd, marécageux, torpide où je me débats
LA FIN DES BOURGEOIS 235
sans avancer. C'est horrible. Et je suis venu te de-
mander des forces, reprendre un peu coura-ge auprès
(le toi.
Ils grillèrent une cigarette. Eudoxe, en lançant des
spirales de tabac devant lui, arpentait les tapis, satis-
fait, heureux du prétexte qui le débarrassait d'une
corvée.
— Yois-tu, mon pauvre Léon, tu t'écoutes trop.
Tu n'as pas pris la vie par le bon bout. Si tu t'étais
lancé comme moi dans la politique, les affaires, tu
iien serais pas où tn es. Moi, j'ai bien mes petits
onnuis aussi, mais le temps me manque pour y
penser. Je vis dans un tourbillon.
— Dis toute ta pensée, fit Léon doucement en le
regardant de ses clairs yeux sans reproche ; je ne
suis pour toi qu'an rêveur inutile, pas vrai? Eh bien,
tu as raison. Si tu savais comme il me faut constam-
ment lutter avec ces défaillances de ma pauvre na-
ture ! Je ne me sens bon à rien, je me pèse, je
suis pris de nostalgies... Je voudrais m'évader
là-bas, je ne sais où. Et puis, une sensation bizarre,
torturante, qui persiste. Je me sens vieux, vieux. Je
commence des choses que je n'achève pas, que je
sens que je n'achèverai jamais. C'est plus fort que
moi. J'ai entamé il y a deux mois une grande ma-
chine, un oratorio... Ça n'allait pas trop mal, les
idées m'arrivaient à flots, et tout ta conp plus rien, le
cerveau barré, un dégoût jusqu'à la nausée. Accable-
moi, dis-moi des injures, je te remercierai. Car,
cette fois, je croyais bien que j'aurais pu faire quel-
que chose. Mais ceci, ajouta-t-il en riant, est encore
une de mes toquades : je m'imagine toujours que je
vais accoucher d'un chef-d'œuvre.
Eudoxe haussa les épaules.
— Le fait est que tu me confonds. Tu es intelli-
gent, tu as une femme charmante, personne ne
semble mieux fait que toi pour le bonheur, et tu...
— Et je suis malheureux. C'est la vérité. Ah 1
236 LA FL\ DES BOURGEOIS
mon cher, quand j'y pense, comme j'aurais voulu
vivre au temps des grands-pères, naviguer sur leur
gabarre, n'être que le pauvre homme qui prend la
vie comme elle lui vient. Au lieu de cela, je t raine
une fm de race, je porte en moi le remords des âges
de la famille, je suis un dégénéré.
— Bah! demain ça te passera.
— Non, demain, je serai plus las et plus vide
encore. Demain, ce sera une pauvre musique à la-
quelle je me mettrai avec ardeur et que je lâcherai,
des vers qui me donneront lillusion d'être poète et
que je nachèverai pas, parce que, vois-lii, il est
dans ma destinée de ne rien achever, parce que la
famille, dans le passé, a épuisé toute la somme des
énergies dont nous, les rejetons poussifs, nous aurions
eu besoin pour vivre et qu'elle ne m'a laissé à moi
qu'un bout de souffle dont je meurs. Aussi pourquoi
a-t-on une famille? Il n'y a de forts et d'heureux que
ceux qui commencent une race.
Léon .j-eta sa cigarette, puis d'une voix dolente et
résignée :
— A quoi bon d'ailleurs t'ennuyer de tout cela?
A quoi bon travailler à des choses qu'on sait bien
qu'on ne unira jamais? A quoi bon vivre? Oui, à
quoi bon ?
Eudoxe s'interrompit de feuilleter une farde qu'il
venait de ramasser sur son bureau.
— Vrai, tu m'affliges, tu me parais décidément
plus malade que je ne croyais... Il faudrait te dis-
traire, demeurer moins seul avec tes idées. Ecoute,
je vais te ramener chez toi, je persuaderai à Cyrille
qu'elle t'emmène voyager. Tu es un nomade, au
fond.
Provignan s'agita, le regarda avec consternation.
— Chez moi? Non, je ne veux pas. Ah ! mon ami,
tu ne sais pas tout...
Et tout à coup se levant, marchant par la pièce
avec des gestes :
LA FIN I»ES nOlRGEOlS 237
— Non, tu ne peux pas savoir... Eh bien, de ce
côté-là anssi, tout se détraque. Cyrille et moi, nous
nous adorons et nous ne pouvons pas nous souffrir.
Je l'en prie, n'insiste pas.
— Bon ! encore une affaire de femme ! pensa Eu-
doxe, ces màtines-là se liguent contre notre repos.
Vraiment, dit-il en riant, lu as le don de tout exagé-
rer. Voilà cinq fois déjà que je vous rapatrie. Serait-
il de nouveau arrivé quelque chose ?
— Non, à quoi bon? s'écria Provignan avec un
profond navrenient. Ce serait à recommencer demain.
Toujours recommencer et jamais nulle certitude ! Il
vaut mieux prendre son mal en patience.
— Comme tu voudras... tu permets ?
Tranquillemeut Eudoxe se mit à dépouiller le cour-
rier que son valet de chambre lui apportait. Mais su-
bissant un de ces brusques revirements qui cons-
tamment tracassaient sa nervosité maladive, Provignan
se jetait sur lui, le serrait dans ses bras en disant :
— N'es-tu pas mon frère après tout 1 Je n'ai
vraiment que toi à qui je puisse confier mes ennuis.
Eh bien, partons, mon cher Eudoxe, oui, allons en-
semble la trouver. Ce n'est presque rien après tout,
un mot avant-hier à propos de ce Despujol toujours
fourré chez nous. Là-dessus elle s'est enfermée dans
sa chambre. Voilà deux jours qu'elle se refuse à des-
cendre.
— Ah! fit gravement Eudoxe, très sévère sur le
chapitre des mœurs du moment qu'il n'était plus
question de lui. Et, je suppose, tu n'as pas autre
chose à lui reprocher?
— A qui? A Cyrille? Oh! rien. Seulement n'est-
ce pas assez qu'elle me l'impose et qu'elle me vante
sa voix à tout propos? Or, cette voix, comprends
cela, n'est pas une voix : c'est un instrument, une
trompette à souffler dedans. Et justement elle s'est
mise en tète de jouer avec lui une machinette où le
bellâtre l'embrasse à pleine bouche.
238 LA FIN DES BOURGEOIS
— Alors tout va bien, dit Eudoxe en l'entraînanL
à travers l'escalier. Tu es jaloux, mou cher.
— Mais non. tu te trompes : c'est cette voix, pas
autre chose que cette voix. Elle me casse ce que j'ai
de musique dans les oreilles.
Ils trouvaient à la porte un fiacre qui les débar-
quait avenue Louise. Léon, dans son cabinet de
travail, ouvrit son piano, plaqua des accords pendant
qu'Eudoxe montait à la chambre de Cyrille.
— Ouvre donc, c'est moi.
— Ah ! elle apparaissait sur le seuil en costume
d'odalisque, des culottes cerise boutfantes à ses
jambes cerclées d'or, une calotte soutachée sur la
tète,j et c'est lui qui t'envoie, n'est-ce pas? Joli, hein!
mon costume? Eh bien, je ne veux entendre à
rien, c'est inutile, je ne descendrai pas. Dis, un peu
large dans le dos, ma veste, tu ne trouves pas ?
— Sapristi î mais tu es très chic 1 Seulement,
voyons, c'est bète de se bouder comme ça. J'entends
que vous fassiez la paix.
— Ah I tu ne sais pas, toi... Non, c'est impossible,
je suis trop malheureuse.
— Bon ! comme lui alors? Mais quavez-vous donc
tous deux à toujours vous manger le nez ?
— Je le déteste, je ne veux plus le voir. Je retour-
nerai chez maman.
— Naturellement. Mais enfin causons. Tu es une
fille raisonnable, toi. Qu'as-tu à lui reprocher ?
C'était au tour de Cyrille à se jeter dans ses bras.
— Je suis malheureuse, je n'ai pas autre chose à
te dire. Ah ! si j'avais pu me douter que c'était ça, le
mariage! Vois-tu, on devrait se connaître avant. Moi,
je ne savais pas, j'ai cru que je Faimais... Mais je ne
l'aime pas, je ne l'aimerai jamais. Au fond, c'est un
bourgeois, un esprit tracassier, timoré, inquiet, avec
des passades d'art, je ne dis pas... Mais ça ne dé-
passe pas le cerveau, nous avons la vie la plus bète
du monde. Moi, tu me connais, je voudrais vivre en
LA FIN DES BOURGEOIS :230
l'oiip de vent, je suis une sensationnelle, j'avais rêvé
la vie d'artiste, la vraie, toujours en l'air, un peu
liolième, c'est ça qui m'eut été égal. Fignre-toi, il
exige que je tienne des comptes, il me chicane à
propos de mes chapeaux, de mes robes, (ja lui paraît
li(»|) artiste, trop en dehors. Ya, nous sommes aux
antipodes, lui et moi.
— Et c'est papa si gourmé, si méthodique, qui a
pondu cet œuf-là! pensa Eudoxe. Avec une autre que
maman, ce serait à croire qu'il y a eu substitution.
VA, dis-moi, fit-il, ceDespujol?
— Ah ! il t'a parlé de M. Despujol ?
Elle délia les bras dont, à travers son bavardage
rageur, elle lui avait noué le cou, et, en tapotant de
petites tapes sa calotte de travers, alla se planter
(levant la psyché.
— Celui-là est un artiste pour de bon. Quelle àme !
([iiel jeu ! Eh bien, crois-tu qu'il m'en veut de le
recevoir r
Eudoxe remua gravement l'index.
— Tu sais, ma sœurette, pas de bêtises... Tuas
toujours eu la tète un peu chaude.
— • Oh ! dit-elle avec un rire qui tout à coup finis-
sait sur un trille dont elle semblait le braver, si tu te
mets, toi aussi, à me gronder ! Mais, grande béte, ça
ne te va pas du tout, cet air de prêcheur. Et tiens,
comment trouves-tu cette rossignolade ? (Elle re-
commençait à battre le trille, un filet de voix ténu
et frêle qu'elle enflait subitement et qui partait en
roulades I. iJespujol a chanté tout un hiver avec la
Patti. C'est lui qui m'a appris la recette.
Eiuloxe, à cette gaîté de la petite femme féline et
souple qui, dans le frissemcnt de ses soies et le clique-
lis de ses sequins, en esquissant un rythme de danse,
les bras en guirlande autour de sa tête, ses grêles
bras nus de jolie poupée de salon aux éclairs de
bracelets sous le retroussis des manches jonquille,
lui jetait l'amusement de son rire et de ses caracou-
240 LA FIX DES BOURGEOIS
lements, oublia complètement le pauvre Provignan
se morfondant en bas à chaudronner son piano.
— Ma parole, tu es drôlichonne.
— Oui. vois-tu, le théâtre, les battements de mains
d'une salle, créer des rôles où Ton vit d'une vie
double, où l'on change de peau, c'est ça qui m'au-
rait été. J'ai manqué ma vocation... Mais écoute-moi
donc. Est-ce que je file la note, hein ?
Et de nouveau c'était le grésillonnement du trille
s'envolant et battant le plafond, comme d'une petite
cigale dans les foins secs de l'été, après quoi elle
se posait les poings sur les hanches et lui disait,
d'un mouvement de tète campée sur le côté :
— Tu ne sais pas, c'est mon air du troisième. Une
opérette que je joue avec Despujol, de la musique
pour rire, si tu veux, mais enfin on ne peut pas tou-
jours chanter du ^\^agner, pas ? Ce n'est pas ma faute,
après tout, si mon cher mari n'aime pas cette musi-
que-là. De la musiquette, comme il dit. Et la sienne ?
Puis, variant encore une fois, déviée par son éter-
nelle mobilité d'idées :
— Ah 1 mon pauvre ami, que c'est bète de naître
comme nous! gémit-elle en s'abandonnant à un
geste de regret comique. Sans la famille, je serais
montée sur les planches, j'aurais un nom d'étoile...
Mais on fait de nous des buses, des petites vertus
niaises et qui sentent le chou. Il y a des fois que
j'enrage contre maman.
Eudoxe ralluma à la bougie sa cigarette.
— Je la connais celle-là, dit-il. Ah ça î vous êtes
donc tous les mêmes ! Personne n'est plus content
de son lot. Autrefois les hommes reprenaient la car-
rière des pères, les femmes élevaient tranquillement
leurs enfants et faisaient de la coulure au coin du
feu. Maintenant c'est bien changé. On rêve des folies,
on arrive à la vie le cœur épuisé, les sens malades,
pervertis, avec le besoin d'aiguillons pour se stimu-
ler... A moins, ajouta-t-il en regardant monter la
LA FIN DES IlOURGEOIS 2 41
fumée du tabac dans la lumière rose du candélabre,
que ce ne soit vraiment bà, comme dit ton mari, le
mal des fins de race... La société est à bout, la fa-
mille se meurt, il n'y a plus de principes.
— Yoilcà qu'il se croit à la Gbambre, se moqua
Cyrille. ' ^
— Bail ! après tout, c'est vrai, il vaut mieux
prendre la vie en gaîté. Rien ne sert d'ergoter!
Après nous, la fin du monde... Mais tout de même,
tu m'as l'air d'une affreuse petite détraquée.
Les martèlements furieux de Provignan leur arri-
vèrent à travers l'escalier.
— Sommes-nous bétes... Et ce pauvre Léon à qui
j'avais promis
Ils se regardèrent, se mirent à rire en même temps.
— Tiens, dit Eudoxe, les mains autour de son
corset, sois bien gentille, fais ta paix.
Elle le rabrouait d'une petite saccade de tête im-
patientée.
— Non, non, non, tu m'entends... je ne veux pas.
Mais presque aussitôt se ravisant.
— Y tiens-tu vraiment?... Eh bien, amène-le moi
pieds et poings liés. . Aussi bien, depuis que la cou-
turière m'a apporté ce costume, je suis en humeur
de pardon... Il n'y a que ces culottes, décidément un
peu trop larges... J'ai l'air d'un mamelouck... Seule-
ment, semonce-le, qu'il ne soit plus question de...
Il attendait le nom.
— De?
— Mais oui, de M. Despujol, répondit-elle gènoe
et agacée.
^ — Celle-là, pensa Eudoxe tandis qu'il descendait
l'escalier, est légèrement plus compliquée que la
plupart des femmes que j'ai connues. Je ne parle pas
de cette pauvre gnangnan de Mathilde, un cœur
limpide comme une vitre Quand à Sarah, tout ceci
me sert à mieux l'apprécier... Jalousie à part, elle a
bien des mérites.
14
242 LA FI\ DES BOURGEOIS
Il cogna répaiile de Proviguan absorbé sur son
clavier.
— Ça y est... On te pardonne, grand nigaud !
Mais il tapait snr les touches, les sourcils barrés
par l'efTort, l'oreille tendue aux sonorités quil bras-
sait à la force des poignets et d'où se levaient les
lignes encore confuses du thème.
— Cette fois, je crois que je la tiens, celte fin,
dit-il. Le tout est de faire passer dans les basses la
phrase initiale et qui revient ensuite, tu sais, le leit-
motiv... Une phrase très simple, très sereine, m^aes-
toso... Tiens, écoute.
Et raidissant les bras, les deux mains frappant à
l'unisson, avec le battement nerveux de son pied sur
la pédale, il l'évoquait du branle caverneux de la
caisse, écrasant sous le crispement de ses doigts les
larges et lentes mesures d'une sorte de chant grégo-
rien.
— Le voilà repris à sa marotte, se dit Eudoxeavec
un mépris sincère pour sa folie d'artiste. Jl en oublie
jusqu'à sa q'ierelle avec Cyrille... Mais viens donc,
fit-il impatienté. Situ crois que j'y comprends quel-
que chose, à tes machines !
Enfin Provignan se décidait. Ils remontaient en-
semble l'escalier et trouvaient Cyrille en train de ré-
duire, avec des épingles qu'elle se tirait de la bou-
che, l'excédant de ses volumineuses culottes cerise.
— Comme ça ?
Elle se redressait, faisait quelques pas, la tète
tournée vers eux elles regardant du coin de l'œil.
— C'est mieux, c'est moins paquet, opina Eudoxe.
On te voit les hanches cette fois.
Et tout à coup, elle revenait vers Provignan.
— Tu ne dis rien, toi ? Tu ne me trouves pas
bien?
Parfaitement... Seulement, à son gré, les hanches
s'accusaient d'un dessin trop net. Celte remarque
faillit tout compromettre.
1
LA ll.\ iiES BOURGEOIS
243
— Alors, c'est que je suis mal faite? Tu n'as
jamais que de sots compliments.
— Voyons, finissons-en, dit Eudoxe ennuyé en les
poussant Tun vers l'autre. Toi, monsieur mon beau-
frère, embrasse-la, et toi, madame ma sœur, laisse-
toi faire. J'en ai assez de me mêler de vos chamail-
leries.
Alors, dans l'air de carnaval de la «'hambre, avec
le joli mensonge et le bruissement chatoyé de ce cos-
tume de théâtre où frétillait la mutinerie de la petite
femme, s'opéra la drôlerie de la réconciliation. Elle
prit dans la boîte d'argent une large houppe à poudre
de riz et lui saupoudra les yeux d'un nuage blanc où,
avec sa figure fluette et dolente, il ressembla tout à
à coup an masque enfariné d'un Pierrot en habit de
ville.
— Voilà pour toi, vilain î
Puis, dans la fine poussière se volatilisant des joues,
elle plaqua la première, à travers un rire sans ran-
cune, un gros baiser qu'il lui rendait et qui terminait
la bouderie.
XXV
Eudoxe, malgré deux lettres de Mathilde, n'alla
voir Fléchet que le surlendemain. Ce malin-là, la
baronne s'était levée, allégée de sa migraine, reprise
au goût de la vie, après deux mortels jours de renon-
cement et de souffrances. Elle s'endoyait longuement
244 LA Fl>- DES BOURGEOIS
dans des eaux aromatisées, restait une demi-heure
aux mains de son coiffeur, puis faisait appeler Eu-
doxe.
— A propos, et Fléchet, lui dit-elle négligemment,
en le regardant dans la glace. Est-ce entendu? L'aura-
t-il, son ruban ?
Leurs yeux se rencontrèrent dans la transparence
du cristal. Il répondit avec indifférence :
— Dame I Sixt a promis... Je compte aller lui rap-
peler sa promesse aujourd'hui.
— Il ne Ta pas revue, pensa madame Rassenfosse.
— Mais baise-moi donc, mon chéri... Tu ne me
dis pas si tu me trouves bien ce matin... Et en sou-
riant, elle avançait sa nuque qu'un instant il frôlait
du chatouillement de sa moustache.
— Charmante... La plus belle toujours...
Au ministère, Sixt, très occupé avec ses secrétaires
d'un projet de tarifs douaniers, ne recevait pas. Il
insista, fit passer sa carte. Tout de suite l'huissier
l'introduisait. Sixt, toujours altier et grincheux, arri-
vait au devant de lui, bon enfant, les mains tendues.
— Pour vous, pour vous seul, mon cher député.
En adroit comédien, il s'entendait à laisser soup-
çonner à travers une parole aimable l'illusion d'une
exceptionnelle faveur.
Eudoxe s'inclina, lui annonça le retour de Fléchet.
— Il ne dépend plus que de vous, monsieur le
ministre, que je vous le ramène repentant, jugulé,
prêt à proclamer la supériorité de votre politique.
— Ah oui, le ruban, dit Sixt de sa voix coupante,
un diamant rayant une vitre. Eh bien, vous pouvez
lui certifier que c'est fait.
Et avec une nuance de fine ironie, sans rire, les
yeux droits :
— Ça vous est bien dû !
Une poignée de main ensuite congédiait Eudoxe.
11 se 'jetait dans son coupé et se faisait descendre
devant l'hôtel de Fléchet. Ce fut Mathilde qui le reçut.
LA l'I.X UKS bOI.KGEOlS 245
— Es-tu content, lui dit-elle aussitôt en se pen-
dant à sa poitrine sans penser, dans sa joie, à lui
reprocher sa venue tardive, ai-je bien mérité de ton
amour? Âhî mon pauvre ami, ces dernières semai-
nes loin de toi m'ont brisée... C'est à peine si je me
sens vivre encore.
11 l'aperçut toute pâle sous son sourire, d'une
blancheur de malade, les yeux fiévreux et mourants.
— Mais puisque me voilà !
Et tout de suite après, pour conjurer les larmes
chez cette femme trop sensible, il affectait une peur :
— Prenez donc garde, on pourrait nous surpren-
dre.
— Non, non, il ne se doute pas, il travaille dans
son cabinet. Et puis, qu'est-ce que ça ferait?... J'en
ai assez do tous ces mensonges... Je voudrais crier
mon amour par-dessus les toits... Va, je suis perdue,
bien perdue. . . Baise-moi, baise-moi donc, mon adoré. . .
Si tu savais comme j'ai besoin de m'oublier à travers
tes baisers !
11 se souvint de l'appel caressant de sa femme lui
disant, elle aussi : — Baise-moi, mon chéri. Il se mit
à rire :
— Ah î Oui I Ah oui 1 Toutes les mêmes !... Eh
bien, écoute, je veux bien... Mais pas ici... Plus tard,
là bas, chez nous.
Elle eût voulu le jour même. Il objecta des af-
faires pressantes, toujours les mêmes, des démar-
ches, des visites.
— Tiens, après-demain, veux-tu?
— J'avais donc raison, pensa-t-elle, tandis que
le domestique, accouru à son coup de timbre, guidait
Rassenfosse vers le cabinet de Fléchet. Elle ne lui a
rien dit, il ne sait rien... Dieu a eu pitié de moi.
L'entrevue avec ce gros homme de Fléchet fut
cordiale. Ils se serrèrent la main à plusieurs repri-
ses, tout à fait amis.
— Oui, cela vaut mieux ainsi, dit le grand bàtis-
14.
246 LA FIX DES BOURGEOIS
seiir. Après tout, ce sont les principes de toute ma
vie. Je suis un libéral de vieille date. Ceux qui me
connaissent savent bien que je n'aurais pas varié
pour un bout de ruban... Mais les principes, voilà !
Il faut tout sacrifier, même ses rancunes, à ses prin-
cipes. Et, ajouta ce personnage vaniteux avec un air \
de rondeur, c'est ce que j'ai fait.
En le reconduisant, Fléchet l'accrochait par un
bouton de sa redingote.
— Vous savez, jai suivi votre affaire là-bas avec
intérêt... Cette Colonisation est une œuvre grandiose.
Entre honnêtes gens, il faut s'aider. Eh bien, c'est
entendu ; je vais donner l'ordre de m'acheter trois
cents actions.
— Je lui prends sa femme et il nous prend trois
cents actions, se dit Eudoxe en remontant en voi-
ture. Cette pauvre Mathilde décidément m'aura été
plus utile que je ne croyais.
Ce fut le premier acte politique de ce politicien
marron qui, à défaut d'adresses supérieures, excel-
lait à faire entrer l'amour dans la politique. 11 trouva
le moyen de reculer le rendez- vous qu'il avait donné
à madame Fléchet et ne se résigna à la voir que huit
jours après. Peut-être espérait-il user, à force de
•délais, ce cœur dont il ignorait la profondeur et la
sincérité. Elle lui arriva, déjà blessée à mort par le
supplice de toujours l'espérer, finissant par com-
prendre qu'elle n'avait été pour lui qu'un plaisir et
qu'une affaire. Toute une heure, il dut la veiller sans
qu'elle reprît connaissance. 11 lui envoya ses lettres,
la pria de lui renvoyer ses billets.
— Après tout, se dit-il pour se justifier, n'ai-je
pas agi en galant homme ? J'ai fait décorer son mari,
je ne lui dois rien.
LA l-I.V DKS BOURGEOIS
XXVI
Barbe Rasseiifosse n'avait pas voulu quitter cette
année-là son coin de province. A mesure que le siè-
cle s'achevait pour elle, un besoin de s'enfermer dans
ses souvenirs l'écartait davantage de la vie de la
famille.
— Ceux-là vont à leurs destinées bonnes ou mau-
vaises, Dieu les mène, disait-elle. Mais les morts
n'ont plus que moi, en attendaut que je les rejoigne...
Je suis la chapelle aux reliques, je tiens en main les
clefs du passé de notre maison. Moi partie, il n'y aura
plus personne pour honorer les grandes mémoires ;
la vie passera sur nos os comme un torrent.
On savait qu'une autre raison encore la rete-
nait là-bas. Depuis trois ans, elle restreignait son
train de maison, déjà si diminué, se limitant au
strict nécessaire, épargnant sur le précaire budget
qu'elle s'adjugeait.
— Comme ça, confessa-t-elle un jour à Jean Ho-
noré qui était venu la voir, je ne fais de tort à aucun
de vous et vos droits demeurent saufs... Voyez- vous,
mon fils, les grandes fortunes comme les nôtres doi-
vent s'expier par de bonnes œuvres... Dieu nous pres-
crit, à nous qui avons tout, de travailler pour le bien
de ceux qui n'ont rien.,. Les pauvres, c'est encore le
bon Dieu, ce sont les aînés de ses dilections, ils sont
:248 LA FIN DES BOURGEOIS
plus près de lui qne les autres, et Dieu lui-même
n'est-il pas le Pauvre suprême, puisque nous ne rap-
portons à lui que Texcédant des biens et des jouis-
sances qu'il nous départit?... C'est pourquoi j'ai
résolu, pendant que j'en ai le temps encore, de cons-
truire en cette ville où vécut votre père, où votre
graiid-père bâtit la maison des Jlassenfosse, en cette
ville proche des grands deuils de la fosse, des mai- -;
sons hospitalières, secourables à toutes les détresses
de ce pays douloureux.
Et c'était cette œuvre de charité et de pitié qui ^
maintenant s'accomplissait. Elle avait acheté de vastes
terrains par delà les faubourgs, dans une zone aérée
et salubre, distante des suies et des fumées qui, sur
le reste de cette contrée d'usines et de charbonna-
ges, épaisissaient les nuages d'une canonnade ton- j
nant à tous les horizons. Dès le dernier été on avait ■
commencé les fondations ; trois bâtiments, séparés
par des cours et des jardins, s'érigèrent ensuite,
profonds, spacieux, coupés de dortoirs et d'infirme-
ries, aux plafonds hauts, aux larges verrières répan-
dant à flots la lumière et l'air. Un immense mur de
clôture enclavait la petite cité.
Barbe ne quittait presque plus les travaux. Sa messe
matinale entendue, elle s'en allait par les rues encore
endormies, dans sa petite robe noire, toujours la
même, jusqu'au soir arpentait les soles encombrées
de monts de briques, piétinait en travers des chaux
et des gravats, conférant avec les entrepreneurs et 1rs
médecins qu'elle leur avait adjoint^, infatigable, quel-
quefois s'octroyant un court repos eu un fauteuil
d'osier qu'un manœuvre installait sous les hangars.
C'était devenu sa vie, ces. charpentes qui se dres-
saient, ces poutrelles qui se boulonnaient, ces éta-
ges qui se haussaient, toute cette grosse rumeur
ronflafite de la ruche en travail d'où déjà en jjensce
elle voyait se lever les blanches salles et leurs ran-
gées de lits frais, sous les grandes nappes dormantes
I
LX FIN DES BOURGEOIS 2 49
de la lumière ruisselée des fenêtres et baignant les
vieilles douleurs pacifiées des âmes.
Cette admirable vieille femme, en assumant la
corvée rebutante d'une surveillance sans trêve, en
activant par une présence diligente les progrès de la
main d'œuvre, s'était constituée l'ame des travaux.
Cela sortait d'elle comme les mansuétudes de son
cœur, cela croissait pierre à pierre comme de la
bonté vivante, comme la grande pitié de sa vie
vouée aux miséricordes. C'était le testament de l'hu-
manité compatissante qui toujours lavait associée,
cette antique sœur des charités infinies, cette mère
des œuvres du bon secours, aux afflictions du pau-
vre. Et elle s'appauvrissait elle-même, se résignait,
dans la désuétude de sa providentielle fortune, à
n'être qu'une simple et exemplaire pauvre, se dé-
pouillant jusqu'à la corde, raclant sur ses lésines les
millions de ses largesses envers le prochain, vivant
dans sa grande maison indigente comme au fond des
mies austérités d'un cloître.
Par le contraste, une fois de plus saltesta la dé-
générescence de la race. Tandis que Jean-Eloi, à l'aide
de boniments carlbaginois, sous le frauduleux prétexte
d'une œuvre colonisatrice et humanilairo. essayait de
consolider ses spéculations en Campine, l'aïeule, elle,
de ses deniers bâtissait la cité de repos et de bonne
mort, le relais après d'immémoriales traverses, la
grande maison à l'ombre du rachat de la Croix où les
naufragés de l'âge et du travail, où les postérités am-
putées de père et de mère allaient être recueillies. Une
école gardienne, des classes d'adultes, des ouvroirs
annexés aux asiles seraient des dérivatifs à l'oisiveté
des vieux, défricheraient les intelligences adolescen-
tes, materniseraient le réveil des berceaux. C'était la
colonisation des âmes selon l'évangile chrétien, la
parabole des semailles et des labours, la loi de fra-
ternité obéie par un graud cœur aux écoutes de la
détresse humaine.
2o0 LA riX DES BOURGEOIS
On jugea diversement l'œuvre daus la famille.
Jean-Eloi supputait les intérêts des sommes perdues,
haussait les épaules pour ce qu'eu homme d'afî'aires
il appelait ses manies de honue femme, (juadrant ue
décolérait pas ; après tout, si elle trouvait boa d'éco-
nomiser, ce surcroit leur revenait à eux, les héritiers.
Jean-Honoré, sans dire le fond de sa pensée, la dé-
clarait maîtresse de son bien. Régnier, à peu pris
seul, s'emballa, proclama merveilleuse sa pauvreté
volontaire.
— Ça, vois-tu, mon cher, dit-il à Eudoxe, c'est de
la vraie religion. Bàtu^ des couvents et des églises,
faire l'aumône au bon Dieu, habiller d'or les saintes ';
Vierges, on sait bien que c'est pour s'acheter une ^
perpétuité en paradis qu'elles le font... Mais manger
du pain sec et réserver la confiture à ceux qui n'ont
même pas connu le goût du pain, j'appelle ça de la
folie sublime. La vieille est une Saint Vincent de
Paul!
Seulement, ajouta-t-il avec le bruit de lime do son
petit rire grêle dont il avait l'air de tout mordre
autour de lui, seulement, voilà, c'est de la folie, c'est
bète. Ça ne sert à rien... Après les pauvres qu'elle
secoureia, il en viendra d'autres, par nuées, par
cataractes, par déluges, toujours plus de pauvres...
Moi, je dis : il faut affamer le pauvre. Oui, l'afTa-
mer, et qu'il mange les pierres du chemin et
qu'il paisse l'herbe des champs, afin qu'un jour, à
bout de famines, il s'aperçoive que nous sommes,
nous, les bêtes grasses, les viandes copieuses en
chyles, les troupeaux promis h ses irréparables
dèches et qu'il nous les plante, ses dents de vieux
loup coriace, dans les jus dont nous crevons.
— Tu as raison, c'est bête, fit Eudoxe en haussant
les épaules.
La question du paupérisme se rattachait étroite-
ment à la question du prolétariat. Pour résoudre
celle-là, il faudrait commencer par résoudre celle-
LA n.N DES r.OURGEOlS 2o l
ci. Les hôpitaux, les asiles, les créations de la cha-
rité ne sont qu'un palliatif.
Régnier se mit à rire.
— Mais on ne les résoudra que par Texlinction des
hommes !... Yenx-tu savoir ? Eh hieu. de nous deux,
avec tes blagues d'économiste, avec tes rallonges
et tes ravaudages de politicien, c'est encore toi le
plus carnassier. Tu as, devant l'épouvantable mi-
sère du monde, la férocité tranquille d'un tigre
gorgé... Ça t'est bien égal au fond qu'ils crèvent par
tas à légout, derrière la haie, dans les cloaques et
les charniers d'un Piébœuf 1 Ahî oui, des phrases, de
la monnaie de singe !... Moi, du moins, je suis.cràne,
je reste du côté de la justice et de la pitié en sou-
haitant un prodigieux carnage où, après avoir été
les mangeurs, nous serons les mangés... Et après,
après... ce sera à recommencer, jusqu'à ce qu'il n'y
ait plus rien à manger du tout.
Laurence aussi, cette sensible et bonne Laurence,
la seconde fille des Jean-Honoré, avec une vraie piété
pour l'aïeule, la défendait de toute sa charité pitoyable
aux malbeureux. C'était, celle-là, parmi les grès
d'égoïsme de la famille, à travers ses sédiments d'or-
gueil pétré, une pousse des premiers âges, restée
fraîche et vivace, un rappel des vertus de la souche
où se rajeunissait la ressemblance du grand visage de
la génitrice en qui se personnifiait la race. Elles étaient
deux à l'évoquer ; mais le portrait, en l'ardente
et farouche (Ghislaine, s'altérait, brûlé de feux inté-
rieurs, tourné à l'aigre, avec un sang révolté et
brouillon, comme si d'antérieurs ferments, montés
d'un passé sauvage, d'une hérédité de luttes et de
rancunes, eussent ressuscité au fond de sa nature
acide. Laurence, au contraire, expansive. très franche,
toute en clartés de bonne âme, d'une beauté brune
et gaie, était plus près de la droiture brusque, de la
simplicité d'esprit rude de Barbe. Elle étonnait par
la netteté de ses idées, ne s'égarait pas aux casuis-
2o2 LA FL\ DES BOURGEOIS
tiques, spontanée, infiniment honnête et sérieuse.
— Moi, disait-elle, je ne suis pas faite comme les
autres. J'aurais voulu être sœur de charité ou mai-
tresse d'école... Oui, soigner des malades, élever de
petits enfants, jouer à la maman avec des êtres qu'il
faudrait aimer et qui vous regarderaient avec des
yeux de bons chiens reconnaissants... Et qui sait,
ajoutait-elle en riant, je finirai peut-être par là... Je
n'aime pas le monde, je ne le déteste pas non plus :
il m'est indifTérent. Et quant au mariage, si je ne
peux faire autrement, eh bien, j'ai bien le temps.
Elle avait, à l'égard des hommes, la fraîcheur
d'imagination d'une jeune religieuse. C'était, au mi-
lieu du faisandage de la famille, dans la graduelle
liquéfaction des sels de la race, dans les jus de dé-
composition où celle-ci marinait maintenant, le mi-
racle d'un petit caractère en cristal de roche, très
pur, très frais, éclairé de bonté et de joie et dont ses
jolis yeux marron, lumineux et vifs, semblaient les
facettes extérieures.
— Celle-là, disait d'elle un soir Réty à Jean-
Ilonoré en un de ces moments de franchise un peu
bourrue qui le faisaient redouter même de ses amis,
c'est votre bon ange à tous. Un printemps de clarté
et de gaité dans l'automne des Rassenfosse, car vous
y êtes, mon cher, en attendant l'hiver qui ne tardera
pas... Une âme comme la sienne serait seule capable
de vous rafraîchir, de retarder l'inévitable déclin. Mais
prenez garde : au fond, sous la charité de son rire, oh!
j'y vois clair, moi, il y a déjà un peu de désenchante-
ment... Voyez-vous, mon pauvre Honoré, Lombroso a
raison : au bout de trois ou quatre générations, la fa-
mille aujourd'hui n'existe plus : la mère abdique tout
de suite la direction de ses filles, le père n'a qu'une
idée, lancer ses fils dans la carrière, comme on dit,
leur faire gagner de l'argent, canaliser leur âge' de
jeune homme dans des positions sûres et fructueuses. ..
Puis l'usure de la vie est bien plus rapide : à vingt-
LA FIX DES BOURGEOIS 253
ciuq ans on est blasé, à quarante c'est le délabre-
ment total. L'ambition, la fortune gagnée en coups
de bourse, en tripotages véreux, en compromissions
louches, les nerfs tiraillés par tous les bouts, fouillés
par une perpétuelle danse de Saint-Guy, comment
diable voulez-vous qu'on résiste atout ça? Autrefois,
on restait vert jusqu'à des âges légendaires (tenez,
votre mère par exemple) on sentait que la vie est
un devoir, on apprenait à vivre aux enfants comme
avaient vécu les pères... Une petite aisance alors
suffisait, on n'y arrivait que laborieusement en prati-
quant la vertu des privations, en économisant ses
forces, en pensant toujours au ruban de chemin qui
restait à faire... Et cela, c'est la vraie vie, il faut
acheter par beaucoup de patience, de soumission, de
bonne volonté, son droit à la vie... Aujourd'hui ! ah !
aujourd'hui ! Premièrement la virilité qui engendre
les mâles s'en va : on fait souche de crétins, d'êtres
flatueux et rabougris qui, tout de suite gorgés, ne
connaissent pas cette grande chose : se faire chacun
sa vie. Ensuite, c'est la misère de ce temps qui ne
permet plus de vivre, qui, avec tous les mors qu'il
nous met dans la bouche, nous casse la vie aux
dents et qui est en train de casser ce qu'il reste en-
core de la famille... On en est là, et vrai, moi qui suis
pour les idées d'avant, je ne vois pas très bien par
quoi on la remplacera, la famille. Allez, mon cher,
croyez-moi, ajouta Réty en se renversant dans un
fauteuil, les yeux fermés et les mains croisées sur la
poitrine, vous avez en votre fille un trésor qui vaut
mieux que tous les millions des Rassenfosse. Le tout
est que ce petit trésor ne reste pas improductif.
— Pessimiste ! fit Jean-IIonoré avec un gros rire
de brave homme peu enclin à s'alarmer.
15
254 LA FIN DES BOURGEOIS
XXYÏI
Laurence, dès les premiers jours de novembre,
s'en allait passer un mois auprès de sa grand-mère.
Barbe, en s'attardant un soir de pluie sur les travaux,
avait pris un froid. La bonne fdle tout de suite s'était
offerte, mais Faieule faisait écrire par un voisin, le
vieil avocat Rachet, qu'elle n'avait besoin de per-
sonne et qu'elle la remerciait. Elle partait cependant,
en un élan d'affection, et la trouvait alitée, plus gra-
vement atteinte qu'elle ne voulait le dire. Aussitôt
elle se mettait à son chevet, la veillait avec une pas-
sion de dévouement, déclarait nettement qu'elle s'ins-
tallait jusqu'à la guérison définitive. Et Barbe, ga-
gnée par cette simple et cordiale amitié, finissait par
l'accepter comme une petite sœur de charité dont la
gaîté lui rendait son internement moins pénible.
En lui prenant les mains et la tutoyant, elle qui
jamais ne tutoyait ses enfants, elle lui disait :
— Yois-tu, petite, ce n'est rien, un petit rhume
seulement... Le bon Dieu ne voudrait pas mïnfliger
l'affliction d'être sérieusement prise. Il sait bien que
mes pauvres m'attendent, qu'ils ont besoin de moi
pour l'achèvement de leur maison. Et tout de
même, reprenait-elle en s'agitant dans son lit, si tu
savais ce que ça m'enrage de rester couchée pendant
qu'elle pousse toute seule lè-bas sans moi, la maison !
Vois -tu, on a tort de trop s'écouter. Tant que va
LA FIN DES BOURGEOIS 2oo
rame, va le corps... Et justement, c'est elle qu'on
oublie de soigner... Il y a toujours des médecins
pour vous mettre le corps à la diète, vous purger,
vous prescrire des tisanes et des potions, quand c'est
l'âme qu'il faudrait nettoyer en lui imposant l'absti-
nence et la contrition, qui sont une bien autre rhu-
barbe pour le bon état de toute la machine.
Laurence, en la grondant doucement, en se plai-
gnant du froid pour elle-même, avait obtenu qu'une
bûche brùlàt dans Tàtre. Mais au bout d'une demi-
heure, Barbe, sous prétexte qu'elle suffoquait, ou-
vrait les portes, marchait par la chambre en s'éven-
tant de son mouchoir. On était bien obligé de laisser
mourir le feu. C'était en elle une chaleur de vie
comme au cœur des vieux chênes et qui, même pen-
dant les plus dures intempéries, lui gardait la peau
tiède, invuluérable.
Enfm le médecin autorisait une sortie ; une voiture
les débarquait parmi les chantiers. Des pluies mal-
heureusement retardaient la fin de la maçonnerie ;
seuls les charpentiers continuaient à travailler dans
les bâtiments. Pendant deux heures elles pataugèrent
en des glaises spongieuses, en des lacs de chaux
liquide, délayée parles lavasses. Le lendemain la grêle
crépita avec pétulance : les neiges ensuite tombèrent.
Dans les raffales blanches, l'CEiivre momentanément
expira, en la mort de toute activité vaine. Barbe toute-
fois, ne cessait d'en parler, le portait en elle, l'aper-
cevant grandir idéalement. Laurence suivait le geste
de la main dont elle a>'ait Tair de faire monter les
murs devant ses yeux.
Elle avait repris ses habitudes de dévotion mati-
nale ; des chaussons de lisière par-dessus ses sou-
liers, les pans de sa mante ouatée battant en coup
•de vent, elle partait entendre la messe des pauvres,
au tintement des premières campanes. Laurence lui
portait son couvet où Lisbeth mettait brûler de la
braise. Et ensemble elles entraient dans l'église
2o6 LA 1L\ DES BOURGEOIS
froide, encore nocturne, aux cierges crépitants en
l'air humide, aux agenouillements d'humbles fem-
mes à peine distinctes dans la ténèbre des piliers,
blanchis d'un larmement de jour. Darbe soufflait
sur les charbons, glissait le couvet entre ses pieds,
sous ses jupes.
Comme elle gérait elle-même ses affaires, deux fois
la semaine, le mardi et le jeudi, le petit bureau du rez-
de-chaussée de sa maison s'emplissait, une pauvre
chambre meublée de chaises en feurre, un casier de
fardes et de registres contre le mur, près de la fenêtre
un vieux secrétaire en noyer dont elle abaissait le cou-
vercle pour écrire ses quittances ou consulter ses
livres, de pesantes lunettes à branches de cuivre sur
le nez. C'était l'unique vie de la grande habitation
vide, ces coups de cloche à la porte de la rue, ces
heurts de bottes lourdes sur les pavés du corridor, ces
passages d'employés, de locataires, d'entrepreneurs,
de bonnes âmes arrivant intercéder auprès de ses
charités pour les malheureux. L'hôtel, toute la
semaine ressemblant à un cloître, ces jour-là pre-
nait un air d'agence d'affaires.
La nuit tombée, Lisbeth allumait un feu do bois
dans la salle à manger, posait le carcel sur la table ;
puis Barbe frappait avec les pincettes trois coups sur
la plaque de l'àtre. C'était le signal : les Rachet, de
l'autre coté du mur, l'entendaient. Au bout d'un quart
d'heure, ils arrivaient, l'avocat en petite calotte de
velours noir collée à son immense front chauve et
qu'il gardait après avoir déposé son chapeau, grêle,
effilé comme un salsifis, un teint d'oing ranci, per-
pétuellement inquiet, mal à l'aise, des pantalons
écourtés qui lui jarretaient les mollets, une redin-
gote trop large aux pans ballant jusqu'aux genoux ;
madame Rachet, une nabote à profil de rasoir, jaune
comme un coing, mielleuse, et qui, pour passer le
trottoir, endossait un paletot de son mari, ajoure
d'usure. Ces Rachet, très riches, vivaient en ladres,
LA FIN DES BOURGEOIS iiO i
sans domestiques, dans leur hôtel. Une affaire, plai-
dée pour Jean Eloi, il y avait près d'un deini-siècle,
les avait rapprochés de Barbe. Tous le soirs, pen-
dant des heures, ils barattaient à trois un loto à deux
centimes la partie. Les Uachet ainsi économisaient le
quinquet et la houille. A la demie après neuf, ils
rentraient se coucher, fouillaient la maison de la
cave au grenier, de crainte des voleurs. C'était là le
mal de leur vie : sans trêve sur le qui-vive, même
le jour ils se verrouillaient, regardant par un judas
grillé avant d'ouvrir, et la nuit, pour un trottine-
ment de souris, se levaient en sursaut, relancés de
paniques atroces à travers les escaliers.
Barbe, malgré son infinie indulgence, ne s'épar-
gnait pas la malice à l'égard de leur lésine. Celle-ci
avec le temps s'était encore outrée : tous les matins,
à pointe d'aube, l'avocat entr'ouvrait sournoisement
la porte de la rue et, pour économiser le salaire
d'une ménagère, balayait lui-même le trottoir en
toute sa largeur.
— Hé ! l'avocat, disait la grande Rassenfosse qui
avait le trait comique et ne se gênait pas pour mêler
un peu familièrement à ses propos, sans nul irres-
pect, les choses saintes, si j'étais le bon Dieu, je vous
nommerais suppléant à snint Pierre pour la garde du
paradis... U n'y a pas de danger qu'avec votre habi-
tude d'emporter toutes les clefs de votre maison,
vous laissiez jamais pénétrer quelqu'un en fraude...
Vous êtes tous deux les geôliers de votre propre
sécurité.
Le mois s'écoulait et Laurence ne se pressait pas
de partir.
— Ne te gêne pas, petite, lui dit la grand'mère un
matin, quitte-moi quand tu en auras assez. La mai-
son d'une vieille femme n'est pas une volière pour
un oiseau comme toi.
— Non, répondit Laurence en riant, j'ai ma petite
idée... je reste.
258 LA FI\ DES BOURGEOIS
— Sûrement cette idée-là a dû se loger plutôt
dans ton cœur que dans ton cerveau, ma fanfan.
Il n'en serait pas de même avec les autres de la
famille... Ah ! je n'ai pas besoin de mes lunettes pour
y voir clair... Il eût mieux valu pour les Rassenfosse
que Dieu les laissât pauvres... Ils n'en seraient pas
où ils sont. Retiens ceci : Targent, c'est souvent la
colère de Lieu... Comme une chaux vive, il brûle en
terre les bonnes semences.
Les Jean-Honoré, au fond, étaient un peu déçus.
Ils avaient compté sur Laurence pour faire le guet
autour de cette grande fortune de Taïeule qu'ils
supposaient mal gardée, livrée à de probables rapi-
nes, comme une cbasse sans clôtures où braconnaient
les prêtres. Mais Laurence ne les renseignait pas, sa
droiture se refusait à la surveillance clandestine qu'ils
espéraient. Elle semblait prise imiquement par son
idée, la célébration du nonantièrne anniversaire de
Barbe. Et cet anniversaire coïncidant avec sa fête
patronale, elle avait rêvé un jubilé de famille, une
grande fête des cœurs où, pour commémorer cette
longue vie vénérable, toute la postérité de Jean-
Chrétien L comme en de plénières assises, s'assem-
blerait.
Les Jean-Eloi, les Quadrant, les Piébœuf acceptè-
rent; mais au dernier moment, Piébœuf cadet, retenu
par une épidémie qui tout à coup ravageait ses char-
niers, à Taffùt d'une sûre expropriation cette fois,
s'excusait en annonçant que sa femme irait seule. Ce
couard fesse-mathieu d'ailleurs se sentit s'efTondrer
à la pensée d'affronter en un tel moment la rigide
honnêteté clairvoyante de celle qui, sans faillir,
portait sur ses épaules tout un siècle d'honneur. On
ne vit donc apparaître que les tronçons de la famille:
encore ceux-ci avaient-ils été péniblement rassem-
blés. Les Rassenfosse, divisés par des causes pro-
fondes qui aliénaient la primitive harmonie, ne surent
pas conjurer, pour l'exceptionnelle splendeur de l'anni-
LA FIN DES BOURGEOIS 259
versaireJesefTets de la consomption qui les minait et
rendait inévitable la dissolution finale. Le mauvais or
mal gagné et mal dépensé, un sec égoïsme exaltant
l'esprit personnel au détriment des solidarités,
comme des acarus petit à petit avaient rongé la
puissante organisation des commencements de la
famille. (Ihislaine se borna à envoyer une corbeille
(le fleurs ; Eiidoxe, excipant d'une indisposition de
Sarah, délégua un domestique chargé de présents
coûteux. Arnold, lui, enragé de chasse, cantonné
quelque part dans un district giboyeux, ne put être
rallié. Enfui Simone, tourmentée par ses crises, re-
tombée à une passion d'isolement, se déroba quand
elle apprit que Léon Trovignan accompagnait sa
femme. Au dernier moment celui-ci se désistait et
laissait partir Cyrille sans lui.
XXYill
Un train du matin les débarquait le jour de la
Sainte Barbe. Jean Eloi et Quadrant avaient emmené
leurs valets de chambre pour porter les gerbes
et les corbeilles. Mais en franchissant la porte, ils
trouvaient la maison encombrée. Une grosse voix
rude de porion, dans le salon, lisait une adresse que
Barbe, debout, très droite en sa robe des grands
jours, écoutait, appuyée d'une main au dossier d'un
fauteuil. C'étaient les compagnons délégués parles
260 LA F[.\ DES BOURGEOIS
charbonniers de Misère. Tous se tenaient découverts,
les visages secoués d'émotion, en silence.
Ils furent obligés d'attendre dans la salle à manger.
Maman aurait bien pu nous épargner ce coup de
théâtre ridicule, pensait Jean-Eloi. Jean-Honoré ne
savait pas retenir un mouvement d'humeur et disait
à Laurence, accourue au devant d'eux :
— Tu aurais dû nous avertir, nous serions arrivés
par le train suivant.
Elle se défendait ; personne n'avait rien su ; les
charbonniers avaient agi spontanément. Et très émue
elle-même, elle allait regarder par la porte, revenait
leur dire :
— Oh 1 les braves cœurs... Tenez, il y en a là qui
ont des larmes dans les yeux.
Subitement des cris partaient, une explosion de
vieil attachement qui couvrait les remerciements de
madame Rassenfosse. Elle serrait leurs mains co-
riaces ; ils se pressaient pour toucher les siennes.
— Allez maintenant, les enfants ; vous avez pensé
à moi... C'est bien.
Les lourdes semelles cloutées de caboches, les
vareuses aux draps pileux se bousculèrent vers la
sortie. L-=iurence ouvrit la porte du salon ; ils l'aper-
çurent qui, toujours droite, toute seule parmi les
vieilles tentures et les meubles démodés de cette
vaste pièce bourgeoise, considérait, les lèvres serrées
et blanches, le pauvre luxe des dentelles de papier
autour d'un bouquet qu'elle tenait aux doigts.
— Bénédiction, maman, fit Jean-Eloi en s'avan-
çant. Nous sommes venus pour... Oui, la famille...
Vos enfants...
Il avait préparé une harangue ; mais tout à
coup sa mémoire chavirait : un hoquet l'étrangla.
Les yeux en larmes, presque sanglotant, il se jeta
sur le sein qui les avait tous allaités.
— Ah! maman! Cent ans bientôt !... Et nous
seuls avons l'air d'avoir vieilli 1
LA ILN UliS BOURGEOIS ^t)l
Jean-Honoré à son tour s'approchait, réclamait la
bénédiction maternelle, la voix mal affermie. Puis
madame Quadrant, née Rassenfosse, à travers une
vraie crise de pleurs, se lançait. Leurs embrassements
à tons trois, comme des lierres autour de la vieillesse
d'un tronc, parèrent la maternité de l'aïeule.
Un instant, des lointains du temps, à travers cette
fraîcheur des âmes, resurgit la bonne enfance de la
famille. Toute pensée aliénée pour le culte dont
leurs vieux ans la magnifiaient, ils se retrouvèrent
les frères et les fils des premiers âges, dans la sainteté
du giron qui les avait couvés. Barbe, du fond d'une
grande lumière, nimbée d'une gloire légendaire, ap-
parut le règne vivant des Rassenfosse et la figure
éternisée de leur fortune. Ils montaient avec elle du
puits sanglant de Misère en l'assomption de ses qua-
tre-vingt-dix années de foi et de vaillance qui déjà
par un bout se perdaient dans le songe. Elle assumait
l'ère héroïque cle Jean-Chrétien, le rachat des ascen-
dants innombrables agonissant au fond des fosses,
l'avènement au jour d'une millénaire hérédité téné-
breuse, toujours plus avant plongée aux âges de la
Terre. Elle était le svmbole incarné de la perduree
des humanités, la matrice en qui s'était transvase,
pour proliférer et se délivrer, le sang des antiques
parias captifs de la bure, la glèbe fructifiée des fiers
froments, après les hersages sans trêve, les inféconds
labours qui d'abord n'avaient fait lever qu'une graine
mort-née. . , .
— Et cependant, pensa Jean-Eloi en regardant
s'avancer vers Barbe la minauderie sautillante de
Cyrille, il faudra bien un jour qu'elle s'en aille aussi,
cette pauvre maman... Alors, à Vborizon nu des
Rassenfosse, là où se dressait, drn comme une foret,
l'arbre de sa vie, il ne s'élèvera plus que des bali-
veaux chétifs, comme si par ses racines elle avait
pour de longs périodes épuisé toute sève.
Celle-ci visiblement tarissait dans leur lignée;
15.
262 LA FIN DES BOLRGEOIS
l'émouvant anniversaire, qui avait opéré le miracle
de rajeunir des cœurs durcis par l'âge, ne remua
chez les petits enfants que des sentiments négligents ;
ils s'acquittèrent sans entrain de la formalité des
embrassades, frôlèrent du bout des lèvres cette chair
sacrée qui les laissait froids.
— Ouf, fit Régnier en revenant trouver dans un
coin Antonin, ça me rappelle ma première commu-
nion... On nous ofTre la vieille à baiser comme une
patène... Et vrai, elle sent la relique, bonne-maman...
X'empèche, vois-tu, que papa tout à l'heure a été
superbe ; il y a été de sa petite larme. Les bois du
temps de papa étaient plus juteux qu'aujourd'hui.
— Affreux railleur ! dit Laurence qui, en s'occu-
pant de ranger les corbeilles apportées par la famille,
surprit le propos.
Tout le salon en fut bientôt rempli. Elle arrivait les
poser sur les tables, la cheminée, les fauteuils,
comme les clartés et les parfnms d'un printemps de
reposoir, comme, au temps du mois de Marie, les
jonchées fraîches parmi le luminaire des chapelles.
Et Barbe, avec ses gestes un peu hiératiques et ses
yeux de passé revivant les vieilles images chères,
sembla vraiment, au milieu de l'air d'adulie dont se
parait la chambre, une très ancienne Sainte Mémoire
devant qui les cœurs se grappent en offrandes fleu-
ries.
Tout à coup ses prunelles mollirent. Laurence était
allée décrocher le portrait de Jean-Chrétien et l'ins-
tallait sur un des fauteuils. Sa voix trembla :
— Je l'attendais de toi, c'est une bonne pensée,
petite fille... Mets auprès les fleurs de ces pauvres
gens, cela lui eût fait plaisir.
Ensuite elle leur disait la grande parole religieuse
du souvenir.
— Voilà celui qu'il ne faut jamais oublier et dont
le nom n'a pas encore été prononcé... Une simple
enfant vous donne l'exemple.
LA FIi\ DES BOURGEOIS 263
Elle s'était rapprochée du portrait et en évoquait
l'âme virile, silenciée par la mort.
— Jean-Chrétien! Jean-Chrétien! victime choisie
par Dieu pour expier les faveurs dont 11 nous a com-
blés î Votre sang n'a pas cessé d'arroser la fortune
des Rassenfosse, il jaillit vers eux du fond de l'abîme,
tout rouge et fumant... Et pourtant, voyez, la famille
est plus morcelée que ne le furent vos os en tombant
dans Misère... Il n'en est venu ici que la moitié...
Allez, je vous le dis, à vous, mes fils, et répétez-le
aux autres, notre maison craque de partout. Elle sent
la mort, il y a une odeur de décomposition autour
des Rassenfosse... Mes vieilles mains ont maintenu
debout, le plus longtemps qu'elles ont pu, le legs de
Jean-Chrétien ^^.. C'était aux vôtres h le recueillir
intègrement... Mais elles étaient occupées ailleurs,
vos mains... Quand celles de votre aïeul sentirent
s'effriter le charbon sous le pic, elles tremblaient
comme si elles touchaient Dieu... Ce n'était qu'un
pauvre homme de bien. Vos mains, à vous, vos mains
de mauvais riches enfoncent journellement des clous
dans la chair du Seigneur.
— Voyons, maman, insinua Jean-Honoré. Ne nous
gâtez pas cette bonne journée.
— Taisez-vous, cadet. Moi seule ai le droit de
parler ici... Je vois une longue suite de malheurs
pour tous... Dieu s'est retiré de nous. La famille
n'est plus qu'une force aveugle qui roule sur une
pente et qui ira se briser au bas... Laissez-moi parler,
je n'en ai plus pour longtemps.
Jean-Honoré se retourna vers Laurence :
— C'est ta faute aussi... Pourquoi ne laissais-tu
pas là-haut le portrait ?
— Papa a raison, appuya Cyrille. C'est niais, tes
sentimentalités.
— Ah ! bonne maman! s'écria Laurence, voilà que
tout retombe sur moi... Est-ce que vous avez juré
de me faire pleurer?
26 i LA FI>- DES BOURGEOIS
Barbe, à cette voix qui, en riant, parlait de larmes,
se passa la main sur les yeux.
— C'est toi, petite? J'étais un peu partie... Vois-tu,
les vieilles femmes comme moi ont le tort de trop
regarder en arrière... Donne-moi tes yeux à baiser...
Toi, du moins, es restée une vraie Rassenfosse.
On luncha dans ]a salle à manger en attendant le
dîner fixé pour deux heures. Un coup de Champagne
détendit les esprits. Barbe elle-même, qui ne prenait
jamais de vin, consentit à mouiller ses lèvres au
verre que Laurence lui mettait dans les mains.
XXIX
— Dis donc, Antonin?...
Régnier en déglutiuant une sandwiche, attirait
dans le vestibule son immense cousin.
— il m'est poussé une idée... Moi, tu sais, je suis
comme Cyrille, il me faut des sensations... Que dirais-
tu si je te proposais d'aller tailler une bâfre à trois
cents mètres sous terre avec des femmes ?
Antonin s'ébrasa.
— Hein?
— Des femmes I Dame I Ce qu'on pourra trou-
ver, des rebuts de province, la desserte des ta-
bles d'hôtes de l'endroit... Avec des louis, cette ca-
naille de Charles, le valet de chambre de papa, nous
fournira ça... Tu n'es jamais descendu à Misère. Moi
non plus... Alors, tu comprends, c'est une occasion...
LA FIi\ DES BOURGEOIS 263
Je commande le mcmi en passant... On nous met
la table chez les ombres, nous dînons chez IHuton.
Et justement, tu sais, la Ste-Barbe, c'est leur
jour, aux hommes noirs, aux gens des fosses... On
pratique des momeries anciennes. Et puis, tu verras
des filles avec de gros derrières dans leurs culottes
d'homme... Vrai, ça ne sera pas banal.
Ils frétèrent une berline. En entrant au charbon-
nage, Régnier se nommait au gérant, un vieil ingé-
nieur dévot aux Kassenfosse et qui tout de suite
offrait sa maison, souriant, empressé, heureux de
recevoir le fils des maitres de Misère.
Régnier dit en riant :
— 11 viendra tout à l'heure des dames... Carte
blanche, n'est-ce pas?
— Vous êtes chez vous, répondit le gérant.
Dans l'après-midi, quatre femmes débarquaient,
avariées, très grosses, la chair soufflée et malsaine.
Le cufat leur fit horreur ; il fallut les pousser ; et
enfin la cage s'engloutit, avec leurs effrois et leurs
clameurs tout à coup cassés au ras des lèvres par la
plongée vertigineuse. Misère, déblayée de leurs
masques blêmes, maintenant était repris par les
branles et les tonnerres de l'accrochage, le fracas
des wagonnets bondissant sur les tôles, le déclic
des machines précipitant ou remontant les berlai-
nes, le rauque halètement continu du puits, comme
un ouragan monté des cryptes, comme la respiration
des siècles enterrés au creux des monts. L'ancieri
charbonnage, aux bouvreaux en ruine, aux irres-
pirables atmosphères, aux galeries combugées, la
tragique fosse enguignonnée, repue d'holocaustes,
gorgée de fumiers humains, devenue l'ossuaire des
races, avait fait peau neuve dans un décor de grand
palais noir, percé d'avenues profondes, foré de
conduits d'aérage où la ventilalion s'activait au
moyen de turbines puissantes.
Au fond de la dernière galerie, un passage s'ou-
266 LA FL\ DES BOURGEOIS
vrit ; ils eurent la surprise d'une salle protégée par
des portes en tambour. Jean-Eloi l'avait fait lambris-
ser et parqueter de chêne, entourer d'un large divan,
meubler d'un luxe lourd de fauteuils, de tables et de
bahuts. Des lampes électriques Téclairaient. C'était,
dans le grondement étouffé de la fosse, parmi les
chocs lointains des chariots cahotant sur les rails et
le ronflement des volants soufflant en tempête, le
silence et la sécurité d'un abri confortable ménagé
en plein volcan, gagné sur les barbaries de la ge-
nèse primordiale.
Tout de suite les femmes, devant les cristaux et
les argenteries de la table, furent rassurées et, flai-
rant un pâturage généreux, récupérèrent leur pas-
sivité de bétail indolent et gras. Mais l'effrayante
concurrence d'Antonin bientôt les déconcerta : sans
répit, avec son large broiement animal, les màchoi- s
res remuées d'un va et vient cyclique de faux, il dé- |
vastait les plats. L'immense poltron, après avoir ca- -
ponné à la descente, les yeux éclatés, tout liquéfié
d'effroi sous ses couennes blêmes comme devant
l'imminence de la mort, éprouvait à présent le be-
soin de se remonter le cœur, de l'étayer de nourritu-
res massives. Il chercha Régnier des yenx : celui-ci
avait disparu. Il prit peur, se lança dans la galerie
en l'appelant. A la fin il l'aperçut furtif, indéchiffra-
ble, écoutant sourdre les bruits mystérieux de la
fosse, regardant filer au loin, comme des langues de
feu, comme des passages d'àmes mortes en des
avernes, le petit balancement clair des lampes aux
poings des mineurs. A table, avec un rire grêle
Régnier disait à Antonin :
— Tel que tu me vois, je viens de sentir passer en
moi l'âme d'un Néron. Il paraît qu'une des veines
contient du grisou. Eh bien, j'ai ou très furieusement
la pensée de m'y faire conduire J'aurais allumé une
cigarette... Fouit! Tu vois ça d'ici... Au claquement
de l'allumette tout sautait... C'est ça qui aurait été
LA FIN l»tS BOLUGEOIS '2i)1
une digne fin pour les Rassenfosse... Oui, mon cher,
une simple allumette...
— Voyons, pas de bêtise! fit Tépais Ouadrant,
>ubitement vert et s'arrètant de malaxer une tranche
de gigot.
— Je te jure que je ne plaisante pas. C'était déli-
vrer du même coup un tas de pauvres bougres pour
qui la vie n'est qu'une monstrueuse duperie... Nous
éclations tous dans un prodigieux feu d'artifice... Le
bûcher de Sardanapale, dis, mais bien plus crâne, une
vraie mort moderne, une mort sous des millions.
— 11 est fou! oria une des femmes, soudainement
debout, en agitant les bras par dessus la table. Moi,
d'abord, je ne reste plus, je veux m'en aller.
La panique se mettait parmi les autres. Excitées
par le vin, enragées de peur et de colère, elles se je-
taient sur Antonin et Régnier qu'à l'aveuglette elles
griffaient et caressaient avec des mains d'amour et de
fureur. Le petit Rassenfosse glapissait :
— Ah ça! c'est donc que vous y tenez bien, à
votre sacrée chienne de vie !
Des ondées de Cliquot noyèrent l'algarade. Régnier,
pour les mûrir, leur versait à boire dans de grands
verres qu'elles lampaient, les prunelles déjà mortes,
en chantonnant des refrains obscènes. Ils résistèrent
à leurs appels. Alors, fermentées d'un besoin trouble
de volupté, elles s'enlacèrent dans un rythme de
danse en se mangeant de baisers les épaules.
— Hein I faut-il que nous soyons rosses, ma
vieille bète d'Antonin! disait Régnier. Tout à l'heure
un brave homme de porion me montrait la place...
La cage, en s'effondrant, avait fait un trou grand
comme un homme... Dans ce trou, parmi les débris
de la cage, on retrouvailles os de Jean-Chrétien. Et si
ce n'était encore que ça I Mais Misère tout entier est
plein de notre sang... Les Rassenfosse y ont fondu
comme dans un creuset... C'est le minotaure de la
famille, le monstre auquel ils jetaient les générations
268 LA FL\ DES BOURGEOIS
pour l'apitoyer à force delegorger...Si nous n'étions
pas les épouvantables drôles que nous sommes,
nos cheveux se raidiraient sur notre tète à la pensée
des hécatomlies englouties par l'ogre... En tous sens
rodent les spectres des nôtres... Et pourtant, nous
les petits-fils, nous voilà nous vautrant parmi tous
ces souvenirs funèbres, faisant la noce en ce cime-
tière avec d'ignobles gaupes à troupiers, raclées
jusqu'à la corde comme de vieux tapis où toute une
ville se serait frotté les pieds... Il n'y a peut-être pas
en ce moment dans toute l'humanité deux canailles
plus absolues que nous.
— Eh bien, ajouta-t-il, je veux bien te le dire, à
toi, car personne ne s'avisera jamais de lire en moi
toute l'immensité du mépris que j'ai pour moi-même,
je me vomis actuellement, je cuve ma propre vomis-
sure. Ces guenuches immondes, cette lie humaine,
mais, mon cher, c'est encore de la sainteté comparée
à notre infamie à nous ! Elles n'auraient pas fait ce
que nous faisons, nous, depuis que nous sommes
descendus ici.
11 s'interrompit pour leur jeter à la gribouillette
une poignée de louis qu'aussitôt, en se lacérant avec
les ongles, ces furies se disputèrent, puis reprit :
— Comprenne qui voudra, ce n'est pas toi assuré-
ment, il me seml)le que ce n'est qu'à force de me ravaler
que je puis échapper à l'horreur d'être né. Je voudrais
m'évader de moi par de telles ignominies que la
mort, pour m'en punir, serait encore un trop grand
bienfait... C'est un vertige, oui, un vertige que je ne
m'explique pas et que je subis, le vertige de la des-
truction et de l'écroulement. Tout à l'heure, en nous
enfonçant dans la nuit de la bure, j'ai éprouvé une
sensation délicieuse, divine à force d'être infernale...
Au fond, c'était encore cette chose que je sens se
remuer là, ce besoin d'en finir avec moi et cette du-
perie monstrueuse, la famille... Il me paraissait que
tous les Rassenfosse allaient s'effondrer avec nous
LA FIN DES BOIRGEOIS 269
dans ces ténèbres à pic, dans cette mort des basses-
fosses d'où notre nom est sorti et où irrémissible-
ment il replongeait... Yois-tn, cronler du liant d'une
tour, crouler dans l'ordure et l'ignominie anonymes,
devenir un excrément confondu aux sécrétions des
foules, n'être plus que la charogne d'un Pharaon
compissée par les chiens errants, c'est peut-être ça
la justice de Dieu, l'expiation dont cette vieille rado-
teuse de grand'maman nous rabat les oreilles. Com-
prends-tu maintenant le symbole de ce repas cata-
combal avec ces dégoûtantes fdles publiques choisies
exprès dans les vidanges de la plus liasse prostitu-
tion... Mais regarde-les donc. Elles s'accolaient il y
a un instant dans un leurre d'amour, et voilà qu'elles
s'entretuent pour quelques louis...
— Ceci encore, mon cher, dit Régnier sur le
ton du plus amer persifflage, est un spectacle
plein d'enseignement. L'argent dont nous avons fait
notre religion, a d'autres fins que les temporaires
jouissances qu'il nous procure. Sa loi providentielle,
c'est l'extermination des hommes entre eux. Il est le
ministre des suprêmes carnages, l'ange noir des
autels où se dépècera et se mangera la chair hu-
maine, le maître-queux des festins inévitablement
cannibalesques par lesquels se clôturera l'ère des
fils anthropophages de Cain... Nous avons le devoir
de nous alléger de notre numéraire au bénéfice d'une
querelle que sanctifie la prédestination secrète de
l'or, afin qu'au moins une de ces harpies demeure
sur le carreau.
Mi-nues, les jupes volant en morceaux sous l'acè-
rement des griffes, elles se ruèrent plus frénétique-
ment : Antonin à son tour venait de puiser dans ses
poches. Et après un combat acharné où toutes les
quatre, grappées, tordues convulsivement, ramant à
plat ventre sur le sol, s'entredéchirèrent, une, plus
diligente, enfin parvenait à racler un certain nom-
bre de louis épars qu'aussitôt elle enfournait dans
270 LA FIN DES BOURGEOIS
sa bouche, avec une épouvantable grimace de cupi-
dité triomphante. Il leur fallut ensuite subir les tenta-
tives d'extorsion des autres, conjurer la rapacité des
mains dont elles violentaient leurs goussets.
— En voilà assez, fit Régnier. Aussi bien on se
blase sur les plus délicats plaisirs.
Ils consentirent à les indemniser si elles voulaient
partir sans bruit. Un mineur ensuite se chargea de
les reconduire à l'accrochage.
— Non vrai, mon pauvre vieux, dit mélancolique-
ment Régnier qnand ils se retrouvèrent seuls devant
la table maculée de vin, encombrée de débris, le
plaisir n'a qu'un temps. Me voilà désabusé sur celui-
ci comme sur les autres. Il y a toutefois cette com-
pensation, c'est qu'avec des filles avouables, nous en
aurions été pour nos cent louis. La moitié, avec ces
gouapes, aura suffi à nous procurer des sensations
après tout nullement négligeables.
— Heureusement, gémit Antonin en nettoyant
une terrine de perdreaux, elles n'ont pas tout mangé.
J'ai besoin de me refaire des forces pour cette ascen-
sion qui davance me recroqueville les boyaux.
Des coups discrets à la porte les requirent. Le
porion parut.
— C'est rapport à la fête, leur dit cet homme, v'Ia
que ça va commencer.
Régnier expliqua.
Tous les ans, le soir de l'anniversaire, on extrait
d'un petit tabernacle confié à la garde des hier-
cheuses l'image de la S'^ Barbe. Un culte de dulie
entoure le simulacre auquel se rattache une idée tuté-
laire et propitiatoire.
Contre la paroi nitide, exhaussée par des blocs
superposés de charbon, ils aperçurent un diminutif
autel renfermant une ancienne et fruste poupée, vêtue
de satin blanc et décorée de paillons. De pauvres
chandelles, figées dans leurs suifs, larmaient jusqu'à
la naïve effigie un grelottcux rougeoiement. Piqués
LA 1 L\ I>i:S BÛUKGKOIS 271
dans les quartiers de houille, des bouquets de fleurs
artificielles simulaient. parmi ce luminaire misi-rable,
un jardin de raides découpures enluminées imitant
des cœurs de roses et de lis. Autour, dans les pé-
nombres rigides, s'éclairait, au brasillement des mè-
ches, une assemblée de sombres visages muets aux
sclérotiques livides dans les strates filigineuses des
joues. Les filles et les hommes, du fond des éter-
nelles ténèbres, dardaient des prunelles dévotes sur
le débonnaire symbole. Tassés en grand silence
flanc contre flanc, comme un troupeau qui, par les
claires-voies d'une porte d'étable, regarderait s'éclairer
au ciel la venue du jour, ils contemplaient l'air de
noël des lumignons piquetant l'énorme nuit mali'ai-
sante. Et c'étaient, ces trembloyantes lumières fai-
sant passer un émoi de vie sur la mystérieuse idole,
l'allumement on eût dit d'une souterraine aurore
par-dessus de millénaires chaos, d'une aurore adorée
par des Fois filiales et simples, comme une promesse
de mansuétude et de pitié.
— Mais c'est une stupidité sans nom, s'effara Antonin
en roulant des yeux bovins vers les issues... Ils vont
faire sauter la mine avec leurs chandelles !
Sa couardise n'enraya que devant les assurances
du porion lui certifiant l'absence du grisou en cette
partie du charbonnage.
— Du moment que c'est ainsi, soupira-t-il, allégé...
Le sexe massif des filles, débordant sous les toiles
souillées, d'ailleurs l'intéressait plus que la barbarie
puérile et touchante des rites. Dis donc, souffla-t-il
à l'oreille de Régnier, mais ce sont de vraies courges,
leurs derrières, sans compter qu'elles ressemblent
toutes à des guenons !
— Alors, ça ne te dit rien à toi, triple mammouth
que tu es, éléphant repu, usine à tripes, s'exclama
Régnier quand ils se furent un peu écartés. Tu es
bien heureux, puisque tu subsistes à travers tout
l'intestin invulnérable... Moi, yois-tu, je suis remué.
272 LA FL\ DES BOURGEOIS
Ça t'étonne, mais écoute-moi bien, tu n'as pas en-
core uni de fétonner avec moi. Oui, je sais, il y aura
toujours des bavards comme Eudoxe et des imbéci-
les comme tui pour crier au fétichisme. Demain j'é-
mettrai moi-même un sententieux réquisitoire contre
Tadliérence tenace des plèbes a des idolâtries suran-
nées... Qu'est-ce que ça prouve, si ce n'est notre ob-
tus et féroce égoïsme, puisque le recours à une aide
surnaturelle que nous répudions pour nous, nous ne
pouvons croire qu'elle soit nécessaire à ceux qui,
après tout, n'ont que leur foi pour unique chevance!
Intolérance, stupidité aveugle et carnassière, tout
l'homme est là... Eh bien, je te jure que je n'ai pas
regardé, moi, ces gros postérieurs de femme qui
peut-être t'ont éveillé à des idées de fornications tur-
bulentes. Je n'ai pensé qu'à ces âmes de pauvres gens
ployées en extase devant la ridicule petite image, ré-
confortées par un espoir tenace en sou efficacité... Il
m'a paru assister à un culte des premiers croyants, à
un office de ténèbres des hommes des vieux âges, à
des liturgies abolies en des cryptes secrètes, en de
mortuaires et caverneuses églises de martyrs.
Et pourtant, ajouta Régnier en riant, concilie cela,
si tu peux. Moi qui en ce moment ai les nerfs tendus
par une pitié que papa et les autres hommes ver-
tueux de la famille n'auront jamais connue, je les
enverrais très allègrement faire le plongeon dans
l'éternité en allumant une cigarette près d'une poche
à grisou! Tu crois que je blague? Après tout, c'est
peut-être vrai; mais alors il faudrait admettre qu'il
n'y a de vrai en moi que la blague. Mon cœur m'est
remonté entre les épaules, je le porte dans ma bosse.
Un être trapu et voûté, une face de bête farouche
sur une carrure de vieil homme encore valide s'était
arrêté près d'eux et les coutemplait. Ils n'y prirent
point d'abord attention, mais le porion tout à coup
leur dénonçait cette particularité. L'homme s'appelait
Hassenfosse et se prétendait issu d'un cousinage
LA FIN DES BOURGEOIS ^73
avec Jean-Chrétien I. C'était Barbe qui, voilà trois
ans, l'avait fait entrer à Misère.
— Comment! s'écria Régnier en allant vers lui,
tu appartiens, toi aussi, à cette grande famille des
Rassenfosse, devenus des rois sur la terre, et tu
acceptes de croupir dans celte nuit épouvantable !
Regarde-moi, je suis le fils de Jean-Eloi V et le
petit-fils de Jean-Eloi IV. Nous sommes du même
sang, et pourtant il y a entre nous la différence qu'il
y a entre un crapaud et un bœuf... Cent de tes jour-
nées de travail ne pourraient payer la somme qu'il
me faut pour satisfaire nn caprice de cinq minntes.
Eh bien, écoute, j'envie tes ans robustes, je voudrais
être un homme comme toi, car moi, je suis voué à
n'être jamais que le crapaud... Vois ce qu'ils ont fait
de moi.
— J'croyais point, dit le vieux, que ce fût Dieu
possible quand à t'a l'heure les compagnons i m'ont
dit que vous étiez le petit aux Rassenfosse... J'vous
croyais tous ed' beaux hommes. Mais sûrement
ajouta-t-il en bornoyant vers Antonin, c'en doit être un
aussi, celui-là, tant il a dessus lui de la belle graisse
de richard !
Régnier maintenant se prenait à considérer curieu-
sement ce survivant des anciens troglodytes des
fosses, ce' gorille oreillard et velu au petit crâne
oblique renflé de mâchoires violentes, aux mains
ballant en dehors et cordées de muscles démesurés,
au thorax concassé comme par des pilons, et qui,
bonasse, avec de petits rires amusés, crevant les
peaux corroyées de son mufle, repétait :
— Ah ben ! ah bon ! c'est eune histoire !
— Voilà bien l'homme primitif de notre lignée, se
parla-t-il, voilà bien l'ancêtre de la race... Jean-
Chrétien I devait lui ressembler.
Il se tournait vers Antonin :
— Une fois de plus, s'atteste ici notre canaillerie à
tous, puisque nous tolérons qu'un des nôtres pâtisse
274 LA FIN DES BOURGEOIS
dans cette géhenne quand nous nous bornons à en
soutirer sans fatigue de For à emplir des galions.
Il toucha le bras du charbonnier :
— Eh bien, quoique probablement tu me prennes,
à cause de ma bosse, pour un Rassenfosse sans
importance, je vais le dire une parole qu'aucun au-
tre Rassenfosse ne te dira. Je te vénère, tu es pour
moi le Patriarche... Maintenant je vais l'offrir une
occasion inespérée de te dédommager de tes haines
bien légitimes contre une famille qui, pour un tra-
vail tellement rebutant que toi et tes pareils vous
ressemblez plus à des animaux qu'à des hommes,
te paie un salaire sans douîe insuffisant à te nourrir. . .
Tiens, flanque-moi de toute la largeur de ta main un
soufflet, je ne l'aurai pas volé. Et encore bien je la
serrerai dans les miennes, avec humilité, cette main
qui m" aura frappé.
L'homme fut pris d'un grand tremblement.
— J'ai rien fait de mal à personne pour me
condamner à ça.
— Ah ! pauvre homme sans rancune et sans pé-
ché ! dit Régnier. Est-ce que décidément toute la
bonté et tout le pardon seraient en bas ? Comment 1
je t'ofTre de nous rendre mépris pour mépris et tu re-
fuses ! Tu n'as pas l'air de te douter qu'en témoi-
gnant une telle indifférence des humiliations où tu vé-
gètes par notre faute, tu nous écrases de toute la
supériorité de ton grand cœur .. Eh bien, jette-
toi dans mes bras, sublime bète de somme, je veux
t'embrasser, tout poudreux et noir comme tu es...
Et tu sais, ne te ghie pas, frappe sur ma bosse si tu
as envie.
L'humble mineur, d'abord ijiterloqué, subite-
ment manifesta une grosse émotion. Son rude men-
ton hérissé de picots gris s'agita dans un claquement
de mâchoires, il ne pouvait ni rire ni pleurer. Et enfin
il se décidait, se lançait avec un cri rauque sur Ré-
gnier, lui raclait la joue de sa face râpeuse. PuiSy
LA FIN DES BOURGEOIS 275
tout heureux, humide, reniflant, il restait à le consi-
dérer.
— De ce coup ci, j'suis content, hen content, ah !
iicn content... C'est ben vrai, to d'mème, qu'on est
lie la même famille.
— Et maintenant va, papa, va, vieux...
Il se tourna vers Antonin :
— Pour pousser la farce jusqu'au bout, il convien-
I Irait de lui faire l'aumône d'une pièce de cent sous.
L'ironie alors serait comble.
Il fouilla ses poches.
— Tiens, voilà de quoi boire à la santé de ces
Rassenfosse qui t'oppriment et te cloîtrent dans ton
servage.
Le pataud hésita une seconde, regarda l'argent,
finalement repoussa la main qui l'offrait.
— Non, j'suisben assez payé comme ça.
Ils le virent s'enfoncer avec son dandinement lourd
de primate, avec le pendiculement de ses énormes
battoirs au bout des bras, dans les obscures spirales
de la fosse, rentrer dans celte nuit des siècles où
indéfiniment plongeait leur hérédité et d'où il ne sem-
bla sorti un instant que pour leur susciter le grand
visage ténébreux du premier générateur, de l'homme
des cavernes qui, à l'origine des temps, avait projeté
sa semence dans une matrice de femme, afin qu'elle
s'épandît plus tard en torrent et devînt le large fleuve
de vie des Rassenfosse actuels.
— Tàte mes yeux, fangeux pourceau, fit Régnier
quand le pâtira cessa d'être visible, et s'il te reste
aux doigts" quelque sensibilité, tu constateras cette
€hose bouffonne : un pleur. Cet homme m'a donné le
grand frisson, j'ai senti passer en moi Ihorreur sa-
crée, l'horreur des arcanes antiques. Rappelle-toi
notre rencontre avec le Pauvre de la forêt. C'était
déjà pathétique, mais ceci l'est bien plus. Le cycle
biblique, en nous y comprenant, s'achève, grâce à ce
Rassenfosse vomi jusqu'à nous du fond des géhennes.
276 LA FIN DES BOURGEOIS
Avec le Pauvre nous avions la Faim, l'éternel nomade
sans famille et sans patrie qu'on voit entrer par une
porte de ville et en sortir par l'autre, le ventre plus
creux que les os qu'il ronge, lappant au ruisseau,
mangeant les résidus de l'égoùt. Avec le forçat de la
mine se lève la loi inexorable, la fatalité du Travail
qui fait de l'homme le serf de l'homme, — du Travail, î
cousin germain de la Faim. Et nous sommes, nous,
réunis en un seul, la réplétion du mauvais riche,
tous les autres fléaux ensemble : la gourmandise, la \
luxure, l'oisiveté, l'avarice, la férocité, l'égoïsme.
Mais, ajouta-t il, tout cela indubitablement de-
meure non avenu pour ton imperméable cervelle... ,
Bon poiir moi, le détraqué, le fou Rassenfosse, comme
ils disent I Accomplis donc ta mission, va paître,
pifTre-toi en attendant la fm qui ne tardera guère.
ÎS'es-tu pas l'estomac pour qui s'exténuent autour de
nous des milliers de pauvres diables faméliques?
N'es-tu pas, dans ce charnier de Misère qui dévore
nos aînés, un charnier vivant et non moins insa-
tiable I
Ils se croisaient, en remontant, avec les équipes de
nuit qui arrivaient relayer les travailleurs du jour.
Mais Anfonin, au moment d'évacuer le cufat, était
pris d'une .syncope : les jambes floches, l'estomac
chaviré, il fallut deux hommes pour le soutenir sons
les aisselles et la traîner ainsi jusqu'à la gare.
Enfin un train les emmenait. A un relais, dans la
nuit d'une gare de petite ville, Régnier, en jetant sa
cigarette par la portière, tout à coup voyait des-
cendre une petite femme voilée, aux allures furtives.
11 reconnut Lespnjol dans le gros monsieur qui rapi-
dement s'avançait au devant d'elle. Puis la machine
siffla : le train repartait. Il secoua Antonin vautré
dans les coussins.
— Dis donc, sais-tu qui je viens d'apercevoir filant
avec son chanteur? Cyrille, notre petite cousine...
Eh bien, vrai, il ne manquait plus que cela, c'est
LA FIX DES BOURGEOIS 27 1
complet comme pourriture... Et sans doute ils vont
ensemble roucouler dans d'humides draps d'hôtel,
pendant que ce pauvre Provignan croit son honneur
en sûreté chez la vieille grand'maman !
XXX
Enfin Danièle quittait la pension.
La baronne tout à coup vit se dresser les exigen-
ces douloureuses de sa maternité. Devant ces dix-
neuf ans glorieux comme un jardin de roses,
elle se sentit se faner et vieillir d'une fois de
tout l'éclat de ce printemps de la chair en fleur.
Toutes les braises de ses antérieures jalousies se
rallumèrent; Eudoxe comprit qu'il était surveillé;
Danièle, de son côté, affinée parla haine qu'elle vouait
à la mauvaise mère, sa rigide geôlière, s'aperçut
soupçonnée, soupçonna des défiances vigilantes au-
tour de ses pas dans la maison. Elle leur revenait
avec la détente de toute une jeunesse comprimée
par les silences de la captivité, le sang mousseux et
pétillant, joyeuse pour cet exil fini pendant lequel
ses ailes avaient poussé et qui allait leur permettre, à
ces ailes, de se déployer, mûrie aussi par les songes
d'une nubilité inquiète et ardente, travaillée de sug-
gestions troubles, de curiosités tenaces et légère-
ment perverses.
Madame Eudoxe Rassenfosse fut outrée de son
air d'indépendance. Elles eurent ensemble, dès les
16
278 LA 1 IX DES BOURGEOIS
premières semaines, des scènes d'où la mère ne
sortit pas sans défaite et où Danièle, en mots brefs,
froidement aiguisés, trouva l'occasion de lui repro-
cher la vacuité de son affection. C'était, dans ses durs
yeux de pierreries, dans le faste impérieux et glacé
de sa personne, c'était, en de tels moments, l'image
ressuscitée de la beauté et du caractère qu'elle avait
eus elle-même et qu'avait connus son premier mari,
Orlander, le grand baron des coups de Bourse. Elle
se persuada que le salut, pour son automne humilié
du contraste avec cette belle fille où elle semblait se
survivre, était un prompt mariage qui l'écarterait de
son chemin. L'holel tumultua du bruit des garden-
party, de la musique et du flirt des soirées et des
sauteries. Une cour d'amies, un vol de jeunes filles
gentiment évaporées entoura cette petite reine de
l'argent qui, sans délais, se dénonçait prèle pour les
dominations du monde.
Danièle, au sortir de la pension, connut ainsi tout
de suite la grande vie à laquelle la prédestinait la
fortune de leur maison. Sans transition elle se
trouva jetée dans les plaisirs, les relations, les fiè-
vres dont, petite élève maussade, elle avait caressé
l'espoir. Elle eut son cheval et son écuyer, son
coupé, un appartement, ses femmes de chambre. J)es
partis se présentèrent; elle ne se décidait pas; il
fallut (jue Sarah encourageât elle-même la cour du
petit Mosenheim, le fils du banquier de Francfort, qui
semblait le soupirant le plus sérieux. A la fin, d'un
haussement de ses merveilleuses épaules qui s'im-
patientaient pour les instances de sa mère, elle con-
sentait nonchalemment.
Madame Eudoxe Rassenfosse reprit dès ce moment
un peu d'assurance. Danièle, d'ailleurs, à plusieurs
reprises n'nvait pas caché son indifférence pour
l'homme qui succédait à son père. Elle répondait
à son bonjour par un court salut, l'appelait mon-
sieur, évitait la main qu'il lui tendait. Eudoxe, qui
LA riX DES BOURGEOIS 279
avait commencé par rire de ce qu'il nommait son
humeur de petite fille, tâcha d'humilier son orgueil
en la traitant avec une familiarité négligente. Celle-ci
demeura sans prise sur sa froiJenr hautaine. Alors il
se piqua ; son amour-propre blessé d'homme à bon-
nes fortunes l'inclina à des ruses; il essaya d'une
comédie de dédain pour se faire regretter.
Ce jeune beau-père ainsi méprisé avait beaucoup
occupé autrefois la rêverie de la morose petite pen-
sionnaire. Elle ne l'avait aperçu qu'en de rares échap-
pées, assez pour s'énamourer de sa belle mine et de
ses grands airs. C'avait été sous les rideaux blancs
de son lit, dans le sommeil du dortoir, la passion-
nette puérile par laquelle lui était venue la tentation
du péché. Elle ne pouvait se faire à l'idée que ce joli
mari fût à sa mère : elle qui n'aimait sa mère que par
convenances, en arriva à la délester pour celte pos-
session d'un homme admiré et qu'elle adorait secrè-
temeîit. Si, au contraire, elle l'eût aimée, ce fut lui
qu'elle eût détesté pour ce cœur maternel qu'un intrus
lui dérobait.
Puis l'image s'atténuait, d'autres, au hasard des
jours, y succédèrent ; elle s'éprenait de son maître de
musique, de son professeur de sciences, du cousin
d'une de ses amies venu en visite à la pension,
toute une série de frêles et passagères empreintes sur
la plaque sensibilisée de son cerveau. Seule, la dé-
testation de la mère subsista. Danièle ne l'abdiquait
pas en rentrant, mais après le clandestin de ses
amoureux songes, une curiosité tout à conp la pre-
nait pour celui qui en avait étr! l'objet. Maintenant
que la vie les rapprochait, il lui parut dépossédé du
prestige dont à distance et à travers les défenses il
l'avait conquise. Elle eut la moue de qui se déçoit à
contempler l'inanité d'une ancienne et vaine idole,
désauréolée de mystère.
Eudoxe bientôt s'aperçut de l'inutilité de ses stra-
tagèmes ; sa froideur aussi bien que ses anciennes
280 LA FL\ DES BOURGEOIS
moqueries n'entamaient ce cœur hermétique. Il se
sentit l'étranger qui ne comptait pas dans sa vie, le
passant terne duquel se désintéressaient ses yeux.
Un dépit, une rage de la supposer invulnérable eut
raison de ses derniers et faibles scrupules. Il l'es-
péra d'un événement fortuit qui la briserait entre ses
mains, guetta patiemment le moment où, par la
violence, à défaut du libre consentement, il la con-
traindrait, en la possédant, à le reconnaître pour
maître. Rapidement, en cette conscience oblique,
l'ennui des dédains infligés avait tourné au désir.
Le viveur, allouvi de proies neuves, s'alluma pour
cette chair vierge à toute heure frôlée, autrement
délectable que les ragoûts d'adultère éventés dont il
faisait ses menus.
Madame Rassenfosse. accoisée, émoussée à la lon-
gue en ses défiances, à présent exigeait de leur part
une réciproque attitude familiale devant le monde. Il
assuma le rôle d'un beau-père ponctuel, la chape-
ronna pendant les migraines de Sarah, montait avec
elle ou la menait en phaéton, le matin, au bois. Elle
finit par se déraidir un peu en cette vie plus libre qui,
à deux, dans le coude à coude des parties de cheval,
l'amusait de l'illusion d'une nuance de camaraderie.
Eudoxe, lui, rompu aux manœuvres du hbertinage,
ne se pressait pas, attendait l'inévitable circonstance.
Au fond, une inquiétude le paralysait. Avec son court
front têtu, ses yeux impérieux et clairs, les vouloirs
irréductibles dont à tout moment elle tyrannisait son
entourage, elle s'attestait indéchiffrable, secrète, tou-
jours sur la défensive. Quelquefois, en pleine fête,
elle lui disait : Ramenez-moi ; et c'était comme un
ordre enjoint du haut de sa tète et qui n'admettait
pas qu'on l'éludât. Un jour, en un élan sauvage, tout
à coup elle cravachait son alezane et la lançait à fond
de train. Il était obligé de donner de l'éperon et après
une course furieuse, la rattrapait dans un taillis,
toute calme, un peu moqueuse. Il l'avait sermonnée.
LA 1"L\ DliS JiOLKGi:01S 2^i
Elle s'était mise à rire en le regardant bien en face :
il n'avait pins recommencé.
XXXI
Vers la mi-février, un Cercle d'art novateur ouvrit.
C'étaient de déterminés contempteurs des méthodes
courantes, des adeptes d'un impressionisme savou-
reux et oulrancier, presque tous des jeunes, affichant
audacieusement la foi nouvelle. Dans l'absolue dé-
composition de l'école, dans l'universel goujatisme
des âmes, ils opposaient aux manouvriers, aux bas
industriels trafiquant de l'idéal une personnalité sur-
abondante qui leur donnait l'air d'émeutiers déchaus-
sant les pavés pour en édifier une barricade. Ils
s'étaient dénommés les XY. Chacun de leurs salons
motivait de larges affluences ironiques et hostiles,
pétardant en quolibets devant l'imprévu et l'insou-
mission de leur art.
Eudoxe y mena Danièle. Ils y allaient seuls, sans
la baronne, très occupée d'une fancy-fair et qui,
d'ailleurs, évitait de se montrer trop publiquement
avec sa fille. Après un tour de salle, ils se rencon-
traient avec Jean-Eloi et PiéboMif cadet. Leur juge-
ment à tous ne variait pas quant à la valeur des
œuvres. Piébœuf surtout, crassement ignare, d'une
obturation telle que récemment, moyennant une
somme royale il s'était approprié le plus frauduleux
des Uembrandl, s'exaspérait.
16.
282 LA FI\ DES BOURGEOIS
— C'est un scandale î Ces gens-là se fichent de
nous avec leurs paysages oranges et bleus... Un
arbre est vert. vert... Et puis pas de dessin, pas de
perspective... Voyez-vous, c'est la mort de l'art.
Jean-Eloi, de son côté, professait que, depuis les
anciens, on ne faisait plus de bonne peinture. 11
aimait les aspects lisses et miroités, les beurres
frais, les jus de teintures, une exécution capillaire
et miniaturée. Son hôtel, pour se conformer au goût
régnant de la toile peinte et du bibelot, abondait en
Mieris, en Yan der WerfT, en Mignon voisinant avec
des modernités mastiquées et poncées, d'une appli-
cation de vitriers. Ces XY ? Un ramassis de ratés qu'il
eut fallu renvoyer aux écoles ! En art comme dans la
société il n'y avait plus de règles ni de lois : chacun
tirait de son côté, on affichait le plus déplorable ir-
respect pour les maitres et les honnêtes gens.Yrai, il
finissait bien, le siècle !
— Mon cher, conclut-il, vous qui êtes à la Cham-
bre, vous devriez vous élever contre de telles exhibi-
tions... C'est honteux... On ne devrait pas tolérer des
spectacles qui pervertissent le goût public. Sans
compter qu'ils exposent des salauderies... 11 y a là-
bas des femme nues d'une indécence... Alors, qu'on
nous ramène aux barbares !
Sa routine de vieux burgrave se lâchait en invec-
tives pour cet art qui dérangeait ses certitudes. Il
finit par égaler Piébœuf dans les injures dont il
épiçait ses réprobations. Un des exposants, cor-
rect, en veston de bonne coupe, passa, sans sour-
ciller, à travers les gogues et les mépris de l'as-
sistance. Quelqu'un près d'eux le désigna par son
nom à trois dames qui, en s'éventant, demi-renversées
sur leurs hanches, riaient très haut. Alors ils se le
montrèrent en pouffant à leur tour. Ce calme jeune
homme les irritait comme un défi. De la haine leur
allongeait les dents. Piébœuf, du bout de son index,
l'indiqua à un monsieur qu'il ne connaissait pas, avec
LA FIN DES BOURGEOIS 283
le geste de le dénoncer à d'espérables représailles.
Ils l'auraient joyeusement mis en pièces. Mais tout
à coup Réty s'apercevait dans un groupe voisin.
Eudoxe avança le bras pour lui toucher l'épaule.
— Eh bien, vandale, vous devez être satisfait...
C'est l'anarchie !
Réty, sans le regarder, décrivait de la main un
cercle qui embrassait toute cette peinture abonnie.
— Oui, c'est le flot, c'est l'àme nouvelle... Et cela
monte, demain cela balaiera l'art caduc qui vous fait
pâmer, tas de gérontes et de pbilistins que vous
êtes... Ah! je vous connais, vous êtes les mêmes
qui aboyez en politique, en littérature, à tout ce qui
est jeune et viril, à toute audace généreuse, à tout
effort pour nous sortir des ornières... Doctrinaires!
Doctrinaires ! Ramasseurs de vieux crottins ! Mais
laissez donc, demain vous n'existerez plus... Ce sera
le tour de ceux qui apportent la bonne parole et que
vous n'aurez pas voulu entendre.
Une poussée les sépara. Jean-Eloi, très rouge, se
toucha le front du doigt.
— Mais non, du tout, s'écria Eudoxe eu riant. Le
pire, c'est que chez lui, c'est un système parfaite-
ment raisonné.
Ils s'étaient rapprochés des tableaux, comme attirés
par un charme d'horreur. La sortie de Réty n'avait
servi qu'à brasser leur férocité. Il longèrent des
paysages adéquats à la nature, d'une sensation indu-
bitable de grand air, tout frais de diffuses et humides
clartés. Mais justement cette inhabituelle sincérité
d'optique les offensa, ils les taxèrent de caricatures
infâmes. Danièle, à quelques pas d'eux, maintenant
se plantait devant une allégorie caustique, une grande
fdle nue, seulement chaussée de bas noirs, et qui
menait en laisse un porc. L'ésotérisme de l'œuvre, à
travers ce beau corps véridique jusqu'à la toison, à
travers le rire cruel dont se blessait la bouche, im-
pliquait l'arrogante suprématie féminine dans un
284 LA riN DES BOURGEOIS
temps où l'homme abdiquait au point de justifier l'i-
gnominie de symbole porcin. Des messieurs, très at-
tentifs au sexe de la femme, blâmaient néanmoins les
incitations voluptueuses, dissimulées sous la satire.
De loin, des dames, en feignant le désintérêt, tâ-
chaient de regarder par-dessus les dos bombés le
lobe pileux du ventre.
— Mais entrainez-la donc, dit tout à coup Jean-
Eloi à Eudoxe en lui montrant Danièle. Il n'est pas
convenable qu'une jeune fille s'arrête devant de pa-
reilles saletés.
Eudoxe hocha la tète, fit un pas vers Danièle, et,
se penchant à son oreille :
— Ça vous dit donc quelque chose?
Elle l'aperçut tendu, les sourcils résolus, le regard
lourd et noir, un petit frémissement aux narines.
A son tour elle appuya ses larges prunelles tranquil-
les sur les siennes, très décidée, sans rien dire. Leurs
yeux un court moment s'emboitèrent incrustés, échan-
geant une volonté muette, regardant en chacun l'é-
veil profond d'une (îhose dont aucun ne se parlai4. Et
soudain elle se mit à rire, jeta du bout de sa lèvre :
— Shocking !
Il passa son bras sous le sien et lentement, d'une
voix qui détachait les mots, en la scrutant de son
regard devenu aigu, le regard d'un faune avuant une
chair rose sous bois :
— Miss, will vou ride with me to morrow?
— 1 will.
Elle lui frappa, du plat du livret qu elle tenait à la
main, le bout des doigts ; ils se regardèrent une der-
nière fois ; puis elle tourna les lalons. En voyant
s'arrêter Jean-Eloi, Eudoxe lui dit avec une ironie
dont le banquier ne perçut pas le sens :
— Danièle pense comme nous absolument.
Elle était arrêtée tout à coup par les filles de Akar
aîné. Akar lui-même arrivait échanger des poignées
de main avec Piébœuf et Jean-Eloi. Celui-là non plus
LA FIN DES BOURGEOIS 28o
ne cacliait son indignation et tout haut, en remuant
son énorme nez, regrettait d'avoir amené ses filles.
Eudoxe, par blague, eût voulu recommencer avec
eux tous un tour de salle ; mais c'était Theure de la
Chambre, il s'excusa.
— Ne vous gênez pas, dit Akar. Mais laissez-nous
mademoiselle... J'ai en bas mon landau... Nous la
ramènerons.
Danièle accepta, bien qu'elle détestât les petites
Akar, les trouvant communes, mal habillées. Eudoxe
alors se dirigea vers la sortie. Mais sur le palier, il
fut rattrapé par Piébœuf qui lui coulait à travers un
sourire :
— Eh bien, ça y est... Vous savez, l'épidémie.
Maintenant je suis sur de l'expropriation... Il en
meurt une dizaine par jour.
— Ah I
— Oui. Une affaire magnifique, mon cher. Et,
dites-moi, je puis toujours compter sur vous au cas
où on nous chercherait misère ?
Eudoxe promit. Il ne mettait qu'une condition,
c'est que les deux Piébœuf doubleraient le nombre de
leurs actions dans l'affaire du défrichement.
— C'est dit, fit Piébœuf. J'en prends cinq cents
d'un coup pour ma part.
XXXII
L'épidémie, toujours retardée, enfin comblait les
286 LA riX DES BOURGEOIS Jl
vœux des Piébœuf. Embusqués comme des larrons
dcms leur charnier, ils voyaient se réaliser leurs
patients calculs. L'infâme sentine, gorgée de pourri-
tures, bâtie sur les viscères mal résorbés du vieux
cimetière, sembla suer les venins de la morguo à
laquelle elle s'était substituée. Un été nébuleux et
moite, bouillant d'humides soleils, dégorgeait les
pestilences souterraines, ressuscitait les trépassés
enfouis sous les maisons. Le typhus, dans tout le
quartier, éclata foudroyant, sans miséricorde, taillant!
des conpes sombres dans cette forêt serrée de la vie/
dans les misérables halliers humains surgis des
humus vénéneux. Chaque matin des files de brancar-
diers charriaient aux lazarets d'horribles visages
noirs ; des corbillards emportaient des bières clouées
à la lîàle vers les fosses obscures. Le municipe,
sortant de son apathie, décréta, pour cause de salu-
brité publique, l'expropriation urgente du cloaque.
Le vote acquis, il y eut une grande joie chez les Pié-
bœuf. — Notre bonheur serait complet si nous pou-
vions avoir un enfant qui put jouir de cette fortune,
dit Piébœuf cadet à sa femme. Et dans un excès
d'attendrissement, repris aux entrailles par un regret
de paternité, il scella par un monstrueux baiser cette
promesse :
— Dussé-je y crever, tu en auras un, je te le jure.
Jusqu'alors leur hypocrisie s'était stylée à une
correcte pitié. Piébœuf aine, dès le début de l'épi-
démie, flairant une inévitable hécatombe, avait fait
marché avec un entrepreneur de pompes funèbres
pour un lot de cercueils que celui-ci s'engagea à lui
fournir par grosses, moyennant réduction. Ils béné-
ficièrent ainsi de l'importance de la commande et
obtinrent pour un prix minime les voliges de rebut
où allèrent se décomposer leurs morts. Piébœuf aîné
poussa même le calcul jusqu'à exiger de l'industriel
que l'excédant lui demeurât pour compte.
Ces pensers charitables toutefois s'annulèrent dès
LA FIN DES BOURGEOIS :Î87
le moment où il leur fut permis de traiter la question
(le rindemnité. Alors toute leur arrogance de pro-
piiéiaires lésés débonda. Ils discutèrent le chiffre,
invoquèrent àpremeut les droits de la propriété, tini-
rent à force d'intrigues par obtenir un maximum qui
était un coup de fortune. Les Akar et Rabattu, de
leur côté, s'étaient entremis. L'édilité cette fois en-
core fut jouée par ces incomparables coquins. Mais
tout à coup une secrète justice sévit, la loi humaine
violée parut prendre sa revanche ; Rabattu, qui le
premier avait combiné la macabre filouterie, perdit
son fils. Le petit Rabattu mourut de ce typhus qui
devait grossir les millions paternels. Rabattu père,
sous ses habits de deuil, n'en continua pas moins à
être l'àme du triumvirat. Cette canaille coriace n'eut
pas même l'air de soupçonner la mystérieuse coïnci-
dence qui frappait sa postérité du mal qu'il avait
fomenté. Jl fut récompensé de sa rigoureuse gredi-
nerie par un gain qui peut-être à ses yeux compen-
sait la perte de son fils.
Les Rassenfosse et les Chi^^i'^^ii^ enrichis dans
l'aubaine d'un des leurs, montrèrent le même aveu-
glement. Toute notion morale sembla effacée chez ces
honnêtes gens, d'une probité d'ailleurs indiscutable.
Madame Quadrant la mère se borna à faire dire des
messes pour les victimes de la rapacité de son gendre.
Sybille, la femme de Piébœuf cadet, d'autre part, crut
se mettre en règle avec Dieu, en prélevant sur le
million de l'expropriation des secours qu'elle pas-
sait aux familles. L'inconsciente scélératesse du ca-
pital, l'iniquité suprême des castes se manifesta ainsi
une fois de plus en ces âmes banalement secou râbles,
mais obturées par une plénitude de bien-être, en
ces lourds esprits bourgeois soustraits au sens des res-
ponsabilités.
Inopinément la mystérieuse justice qui avait
frappé chez les Piébœuf se réveilla du côté des Qua-
drant. Un coup d'apoplexie abattait, dans un souper
288 LA FL\ DES BOURGEOIS
de filles, l'énorme Antonin. Son entonnement pro*
digieux encore une fois dénonça la fonction so-
ciale qu'il assumait, cette gloutonnerie porcine qui
en faisait la machine à broyer, comme les dents et
les roues d'un moulin, et couronnait, en cet intestin
capable de drainer tout l'héritage de la famille, en ce
ventre de gouliafre, le règne des Quadrant. Repu ;
comme un bétail, tout à coup il s'était renversé sur
Régnier en battant l'air de ses bras cerclés d'anneaux
de chair. Au bout d'une heure seulement, on avait
pu le faire vomir, ce muits vivant s'était débondé
dans un flux de liquides et d'aliments. Depuis, les
attaques avaient récidivé, plus faibles. Les médecins
diagnostiquaient la dégénérescence graisseuse du
cœur. La cervelle en bouillie, les membres blets et
cotonneux, un domestique poussait au soleil, dans le
jardin de l'hôtel des Quadrant, ce grand corps lar-
veux et vené.
C'était chez eux la fin des mâles. Une fatalité, en
vidant les berceaux des Piébœuf, en leur prenant ce
rejeton gras qui tout à coup crevait de leur phlétore
à tous, ne leur laissait plus que des filles. Le père
Quadrant sentit durement le coup, mais sans se tour-
menter de quelles providences vengeresses il pou-
vait provenir. Quant à madame Quadrant, elle essaya
de son habituel recours auprès de l'église, promit
un autel en bois sculpté à la Vierge si sa vaste géni-
ture revenait à la vie. Régnier, lui, n'eut qu'un mot,
féroce comme la bosse d'où lui venait sa malice.
— Et d'un ! dit-il à Eudoxe qu'il croisait à cheval
un matin au Bois. Celui-là tourne à la gélatine, s'en
va des millions de Misère après avoir mangé pour
tous nos arrière-grands-parents qui n'avaient rien à
se mettre sous la dent... Puis ce sera le tour d'un
autre, le tien ou le mien, jusqu'à ce que des Rassen-
fosse il ne reste qu'un peu de fumier où ne pous-
sera pas même la rose que vous portez à votre cor-
sage, gentille cousinette 1
LA FIN DES BOURGEOIS 289
Banièle, en effet, montait ce matin -là avec son
bean-père. Elle prit sa rose et la jeta avec un sourire
à Régnier. Quand un temps de trot les eut éloignés,
il se retourna sur sa selle, et voyant monter et
s'abaisser leurs reius au rythme des chevaux, il se
prit à rire tout haut dans le silence de l'avenue :
— Je parie cent louis contre les millions de papa
que ce gredin-là est en train de planter de la graine
d'adultère dans cette chair d'inceste... Il trouvera le
terrain défoncé, le bon Mosenheim.
Jean-Ilonoré à peu près seul avait réprouvé ouver-
tement la criminelle industrie des Piébœuf. L'esprit
de la famille, l'àme loyale de l'aïeule apparurent en
cette circonstance chez l'honnête homme resté pur
parmi les trafics où se perdaient les autres. Il alla
jusqu'à blâmer son frère aîné de s'allier à de pareils
bandits. Jean-Eloi se déroba légèrement : après tout,
les affaires étaient les affaires... Les Piébœuf béné-
ficiaient d'une situation qui, en tout état de cause,
ne pouvait se résoudre que par un désastre. Celui-ci
ne leur était pas imputable, mais seulement à la Ville
qui avait retardé Texpropriation.
L'inévitable banqueroute du défrichement, en
usant petit à petit sa probité, le rendait tolérant pour
les moyens par lesquels se réparent les brèches
d'une fortune. Il en arrivait à s'avouer l'incertitude
de l'entreprise, la faiblesse des calculs sur lesquels
elle avait été tablée. Jean-Chrétien P', dans sa foi
aux Miséricordes, se fut endurci contre les résis-
tances de la terre, sa descendance dégénérée s'aban-
donna au doute. Le gouvernement avait eu beau
multiplier la somptuosité des bâtiments d'écoles :
ils demeuraient vides en des latitudes impeuplées.
Rabattu et ses traitants en sous-ordre seuls y trou-
vèrent leur compte. Des villages entiers, avec leurs
maisons-modèles sans occupants, se délabraient,
tombaient en ruines. Et plus que jamais, la con-
trée s'attestait brehaigne, rebelle à toute large
17
290 LA FL\ DES BOURGEOIS
culture. C'était, après les précaires réussites du
débutj la défaite inconjurable, des millions inutile-
ment engloutis en ces sables qui ne retenaient
rien, la porte ouverte à d'infinis procès et, au bout
de tout^ le renom d'une colossale flibusterie où
l'honneur des Rassenfosse sombrerait. Jean-Eloi vit
se lever, dans la déroute de tous ses plans, son
AVaterloo final. Son humeur s'aigrit ; il se replia,
remangea le fiel de cette grande aff^aire ratée. Un
égoïsme froid l'étrangea davantage des misères qui
accablaient riiumanité ; il se désintéressa du malheur
des Quadrant... Une main les poussait tous, les fai-
sait rentrer dans le trou vertigineux de Misère d'où
ils étaient sortis. Son rêve des suprématies tou-
jours plus hautes, son espoir des assomptions de
leur règne dans les temps ainsi misérablement péris-
sait de son vivant. Il avait crû bâtir durablement :
rédifice, friable comme le sable où il l'avait dressé,
menaçait de s'ébouler avant même qu'il eût fermé
les yeux.
Adélaïde, depuis l'avril, était repartie pour Em-
poigny. Elle l'avait enfin décidé à interrompre les
ruineux travaux des grottes. Après les avoir délaissés
pendant près de quatre ans, sa folie l'avait repris ; il
s'était attaché un ingénieur ; on n'avait découvert
que des excavations sans continuité. C'était leur des-
tinée aux Rassenfosse, de tourmenter cette terre où
d'immémoriales générations des leurs avaient peiné.
Les noirs enfants des matrices souterraines une der-
nière fois ressuscitèrent dans l'avatisme de Jean-
Eloi. Puis, devant l'inutilité de tout effort, il regretta
l'argent vainement prodigué, promit à sa femme de
ne plus recommencer.
Leur souci, d'ailleurs, avec cette Simone qui ne
voulait pas guérir, avait grandi. Nul remède n'opé-
rait ; elle se dérobait à toute distraction, s'enfermait
avec plus d'opiniâtreté dans sa tourelle. Ils ne se
sentaient plus le courage de violenter son horreur
LA FIN DES BOURGEOIS :>l)l
des médecins. Une scène effrayante, un jour que le
grand Marchandieu avait essayé de l'endormir, leur
enleva tout espoir dans les recours de la thérapeu-
tique. Le pis, c'est que Marchandieu, nettement cette
fois, conclut à la vésanie ; il prévoyait un obscurcis-
sement graduel de sa petite àme déjà nébuleuse.
Maintenant personne ne l'approchait plus ; elle se
refusait à ouvrir à sa mère, demeurait des jours
entiers livrée à ses démons familiers. On ne la voyait
sortir qu'aux heures indécises de l'aube et du soir ;
elle partait moissonner les prés, remontait avec des
gerbes qu'elle tressait pour s'en enlacer les tempes.
Le reste du temps elle se cloitrait en des occupations
mystérieuses, toute seule, perdue dans sa tour,
chantant ses petites chansons d'enfance.
Son grand amour de Régnier avait subi d'étranges
altérations. Il venait peu à Empoigny, relancé par
les désordres et les folies de sa vie de féteur endurci,
et quand il y venait, ne savait pas toujours trouver
le chemin de ce pauvre esprit en fuite qu'il régissait
autrefois. Simone par moments se pendait à lui avec
des baisers, l'appelant des mots les plus tendres, le
carressant de l'aberration d'une triste et trouble pas-
sion, puis, se reprenant, l'accablait d'invectives et le
fuyait avec horreur. Elle était, dans la vieille demeure
des Fourquehan, le petit fantôme prophétique sorti
des temps et qui rôde derrière les créneaux, l'ombre
et le songe d'une Dame blanche à l'écoute des
voix, trottant d'un pas menu de souris qu'évitait la
peur superstitieuse du paysan. Ses crises, chaque
fois qu'elles éclataient, évoquaient les mêmes désas-
tres, des deuils sans nombre, un départ de cercueils
vers les glas. La mort, à travers ses cris, semblait
entrer dans la maison, d'une marche errante et
sourde qu'Adélaïde finissait par entendre réellement.
Sans relâche elle frappait sur les Rassenfosse, déci-
mant la race, coupant les rameaux de leur arbre de
"vie. Simone partout voyait sa main traçant des croix
292 LA FLV DES BOURGEOIS
sur les murs et les seuils. C'étaient des agonies
lentes et silencieuses de jeunes filles, des coups tra-
giques qui emportaient les hommes, un lourd cor-
billard où une bière énorme avait peine à entrer, et
tout à coup un spectre passait, elle croyait voir son
frère Arnold. La mère tremblait, sentait monter les
ténèbres, penchée vers ces longs défilés funèbres,
moitié morte elle-même en ces visions de la mort.
Elle partait deux ou trois fois le mois pour la
Rasepelote : mais, martyrisée de perpétuelles inquié-
tudes pour Simone, tracassée aussi de la peur d'être
volée par ses domestiques, tombée à une humeur
chagrine et tatillonne, elle reprenait presque aus-
sitôt le train. Ghislaine à présent lui était devenue
une habitude ; elle lui disait ses peines, chargeait
son mari de torts imaginaires, parfois lui emprun-
tait quelques louis pour en grossir ses économies.
Une lettre du drôle qui avait été l'instigateur obscur
du mariage de Ghislaine exaltait encore sa mater-
nité. C'était un de leurs sujets renvoyé peu de temps
après le départ du valet de chambre suborneur. Ce
Miron leur disait tout et offrait, moyennant une prime
de cinq mille francs, de les seconder dans une action
en divorce contre Lavand'homme s'ils s'y décidaient.
Madame Rassenfosse apprit ainsi que le secret de la
grossesse de (ihislaine avait été livré au vicomte,
chez qui Miron avait repris du service. Lui-même
tenait le secret du beau Firmin qui, furieux d'être
chassé, avait révélé ses relations avec la jeune fille.
C'était la maîtresse de Lavand'homme qui, la pre-
mière, avait eu lidée du mariage. Son amant, tota-
lement ruiné, consentait et s'abouchait avec un agent
d'affaires qui aussitôt commençait les démarches. Le
mariage conclu, le vicomte se remettait avec sa maî-
tresse. Il quittait la Rasepelote et tous deux allaient
habiter Paris.
Adélaïde fut altérée. Ils avaient été tous trois les
victimes du plus ténébreux des complots et d'un
J.A FIN DES BOURGEOIS 293
complot ourdi par un misérable valet congédié ! Elle
excusa la faute de (ihislaine pour ne plus songer
qu'à la leur, plus grande, et qu'ils expiaient en cette
basse connivence de deux coquins. Elle n'en dit rien
à sa fille, mais montra la lettre à Jean-Eloi. Il se
sentit à la merci du misérable, prit peur, lui envoya
la somme qu'il réclamait ponr se taire devant le
monde ou parler devant les juges. Tous les malheurs
leur arrivaient ; ils croyaient s'être mis en régie
avec celte coupable folie de leur enfant et voici
qu'elle renaissait, qu'elle sortait de l'ombre où ils la
croyaient enterrée. Au fond, c'étaient eux les plus
punis : ils se sentaient frappés dans une faute dont
les conséqnences n'avaient pas l'air d'émouvoir
Ghislaine.
Elle vivait là-bas dans son grand amour maternel,
élevant fièrement son enfant comme si nulle injure
ne s'attachait à sa naissance, comme s'il eût été
le fruit avouable d'un meilleur mariage. Depuis
six ans elle n'avait pas quitté un seul joni la
Rasepelote, n'éprouvait le besoin Ce voir personne,
cloitrée dans sa passion jalouse, oubliant qu'il lui
restait une famille, ayant fini par être, à elle seule
avec son enfant toute la famille, si inexprima-
blement heureuse, à présent que son cher Jean
grandissait et devenait un petit homme, que ma-
dame Uassenfosse quelquefois se demandait si le
rachat de la faute n'était pas pour elle une source
de bonheurs plus certains que chez d'autres l'absence
d'aucune tare. Aurait-elle raison? pensait-elle, et la
faute n'existerait-elle pas dans le sens qu'y attache
le monde ?
Ce grand calme de sa vie ne semblait pas moins
extraordinaire à Jean-Eloi, dérangé dans son idée des
rtîsponsabilités humaines. Elle avait été leur remords
vivant et ne ronnaissait pas le remords. Elle qui avait
conçu du péché en tirait gloire et honneur comme si
la maternité était la justification du péché lui-même.
294 LA FIN DES BOURGEOIS
C'était pour lui le renversement de toute loi morale ;
il s'interrogeait, ne savait plus de quel côté était la
vérité, en arrivait à conjecturer des mystères dans la
vie. Et tout à coup cette parole de Ghislaine lui
revenait :
— Il n'y a pas de mère honteuse... Et qui sait?
ce sera peut-être un jour cet enfant renié qui régé-
nérera notre race.
XXXIII
Vers la mi- septembre une partie de la famille se
trouva rassemblée pour rinaugnratioii des asiles de
Barbe. L'aïeule avait tenu à avoir près d'elle ses
enfants et ses petits-enfants. Mais encore une fois,
la désunion qui sévissait chez les Rassenfosse clair-
sema l'assistance. Laurence échoua dans ses instances
auprès de Cyrille et des Piébœuf. On ne put savoir
où avaient passé Régnier et Arnold. Eudoxe et sa
femme s'excusèrent. La grande œuvre de charité
sembla non avenue pour la postérité sortie des deux
Jean-Chrétien.
Ce fut la fête des bonnes âmes. Le clergé d'abord
processionna autour des bâtiments et les bénit;
puis Barbe, à la tète de la famille, pénétra dans
l'asile réservé aux hommes. Ils étaient là une cen-
taine, vieux débris de la fosse, tous chenus, cou-
turés de blessures, cassés par un long servage. Une
émotion secouait leurs visages corroyés, faisait
LA FIN r»ES BOURGEOIS 20o
trembler leurs doigts gourds dans les grandes mains
jaunes qu en passant l'ouvrière des Miséricordes
tendait à chacun.
Ils entrèrent ensuite dans l'asile des femmes;
celles-ci l'entouraient en pleurant, touchaient sa robe
avec la vénération pour une idole. Elles étaient cent
comme les hommes; leurs lits s'alignaient, tout
blancs sous les courtines, dans la profondeur des
dortoirs. Et c'étaient les mêmes misères qu'ils avaient
vues en traversant les salles des hommes, le mal des
vies travailleuses et exténuées, la suprême douceur
de pouvoir s'en aller avec sécurité vers une bonne
mort. Tous, en arrivant, avaient reçu un trousseau
qui était leur dot en ce mariage de leurs ans de vieil-
lesse avec un renouveau de la vie. Une odeur de
linge frais, sur leurs pauvres corps pétris, tannes
par le soleil et le feu, sentait bon le pré et le lavoir.
Ils pénétrèrent enfin dans l'école; celle-ci comptait
deux divisions, l'une pour les adultes, l'autre pour
les petits en bas-âge. A un signe de Laurence, dix
fillettes, qu'elle avait laborieusement stylées, s'avan-
cèrent et débitèrent un compliment ; elles portaient
à deux mains des bouquets, toutes disparues dans
leur ampleur. Chaque adulte, en finissant ses classes,
recevait un livret de caisse d'épargne de 500 francs,
et les plus petits étaient habillés et nourris aux frais
de la maison. L'aïeule, haute, droite, dépassant de
la tète ceux qui lentouraient, allait devant, grave,
disant ci et là un mot bref, caressant une tête d'en-
fant ouvrant par-dessus des fronts qui s inclinaient
sa grande main avec le geste de la bénédiction
qu'elle avait chez elle pour les siens.
Son caractère des vieux âges perça tout entier dans
la force dont elle sut renfoncer son attendrissement.
Au milieu des larmes des bonnes gens qui lui fai-
saient cortège, ses veux restaient étanches et la-bas,
de leurs orbes profonds qui avaient regardé passer
tout un siècle de deuils, semblaient à présent regar-
296 LA FL\ DES BOURGEOIS
der se lever ravenir. Par moments seulement, dans
son long visage couleur de cire, un frémissement
courait, une ride qui remuait le coin de ses lèvres.
Elle avait voulu, d'ailleurs, l'inauguration simple et
nue, sans harangue, sans intervention officielle. Le
prêtre avait béni l'œuvre, il avait baptisé les deux
asiles et baptisé l'école. La maison des hommes reçut
le nom de Jean-Chrétien 1, celle des femmes le nom
de Marie-Joséphine. Le nom de Jean-Chrétien Y resta
attaché à l'école. C'était comme un peu de leur vie
et de leur cœur courageux qui ressuscitait sous la
pierre, une mansuétude sortie des tertres sous les-
quels ils reposaient et devenue le toit et l'àtre de la
grande famille sauvée des naufrages. Cette paix* fraî-
che des dortoirs, cette gaîté des hautes fenêtres qui
ajouraient les classes, elle les mettait sous l'évoca
tion de leurs mémoires, s'effaçant elle-même pour
ne laisser survivre que les créateurs de sa race.
Le miracle de charité qui faisait surgir de terre une
cité et sauvait toute une détresse d'humanité se con-
somma à peu près vers le même temps où commença
la démolition du charnier des Piébœuf. De compte à
demi, Rabattu s'était fait adjuger les travaux du
déblaiement. Ce fut le dernier denier prélevé sur
la mort en attendant le rachat des terrains qu'ils
opéièrent ensemble et la reconstruction du quartier
qui allait quintupler leur fortune. Tandis que le bon
or, l'or évangélique issu de la sueur des générations,
épargné sur la pauvreté volontaire de l'aïeule, aidait
à réparer les universelles misères, l'or du mauvais
riche sécrété des ruines et de la dévastation, l'or
homicide, noir comme le typhus d'où il sortait, ne
devait servir qu'à alimenter jusqu'au jour des liqui-
dations les pourritures bourgeoises. Ainsi la souche
continuait à fructifier pour de durables moissons ;
l'arbre de vie aux racines enfoncées dans le grand
cœur secourable de l'aïeule tendait ses rameaux pour
en abriter les dénués et les humbles. De ce côté, l'ar-
LA FIN DKS ROLUGEOIS ^297
geiit ries Rassenfossc s'apparia à un fleuve puissant
dont les eaux fertilisantes s'épandent au large. Du
côté de la descendance, ce n'était plus que de stériles
et croupissantes garigues, un marais figé en de mor-
nes latitudes, en d'arides sal)les comme ceux de celte
Campine où échouait la colonisation de Jean-Eloi.
XXXI Y
La baronne une nuit se sentit prise de suffocations
si violentes qu'elle eut peur de mourir et, toute moite
d'affres, le cœur chavire en une grande détresse,
passa dans l'appartement de son mari pour le ré-
veiller. Elle était sans lumière ; Eiidoxe halntuelle-
ment gardait allumé jusqu'au matin un petit crasset
de bronze, un bijou japonais qu'il avait fait monter
en veilleuse. Celle-ci sans doute s'était éteinte ; elle
marcha en tâtonnant jusqu'au lit et appela. Le si-
lence continua. Elle étendit les mains, les draps
n'étaient pas défaits. Cependant Eudoxe était venu
l'embrasser, elle lavait entendu rentrer chez lui. Son
sang s'arrêta, elle eut, sans s'expliquer comment,
térébrante et nette, l'idée qu'il était monté chez
Danièle. Elle voulut reculer vers la porte ; mais tout
se brouillait, elle se buta contre des meubles, erra
perdue dans la ténèbre tout un temps. Enfin un vide
s'ouvrit devant elle, une faible clarté filtra de l'esca-
lier monté du hall du rez-de-chaussée où une tor-
chère brùlaitla nui». En s'accrochant à la rampe, elle
17.
298 LA FL\ DES BOUIÎGEOIS
put atteindre le palier du second élage. La porte de
lantichambre béait, entr'ouverte ; elle quitta ses
mules et pieds nus glissa le long du tapis.
Quelqu'un indubitablement était entré chez sa fille,
quelqu'un qui, pour sortir plus facilement, n'avait
pas refermé la porte de l'antichambre. Elle ne pen-
sait plus, ne savait lier ses pensées ; c'était, à la
place de tout raisonnement, des évidences brusques,
irréfléchies, instinctives. Elle appuya l'oreille à l'au-
tre porte, celle qui, dans ranlichambre, ouvrait
sur les pièces de l'appartement. Mais un syrigme, un
bourdonnement lointain de marée déferlant, des chu-
tes d'eaux croulant sur des graviers l'étourdissaient.
Elle regagna le palier, attendit la fin du tumulte de
ses artères.
De nouveau elle rentrait écouter, mais la mer inté-
rieure encore une fois mugissait ; les vagues lourdes
du sang lui refluaient du cœur et l'assourdissaient.
Elle se sentait toute froide, des glaçons sur sa chair
nue, les entrailles algides, comme prises par la mort.
Il était là pourtant, il avait quitté sa chambre pour
aller coucher dans les draps de sa fille ! Et elle ré-
péta sans penser : Ma fille ! ma fille ! ma fille !
Soudain rhorreur d'un tel soupçon l'emplit, l'es-
prit se révolta. « Non. c'est infâme. J'aurai mal vu.
Il doit être dans son lit, » Elle descendit, prit un
flambeau dans sa chambre, pénétra chez Eudoxe :
le lit était vide, sans foulures. Elle tourna sur elle-
même et tout à conp aperçut sur une chaise un dé-
sordre d'habits, la cravate, le gilet, le veston hâtive-
ment jetés. Immédiate, alors, absolue, une idée la
posséda, la rendit très calme, — comment elle les
tuerait tous les deux.
— Non, pas d'armes, se dit-elle, après avoir cher-
ché sur les tables, aux murs. La force me manque-
rait. Il faut autre chose.
Elle regarda le lit, un plan aussitôt se leva : —
tous deux surpris par les flammes, leurs chairs gré-
LA riX DES BOURGEOIS 200
sillant sur le bûcher d'amour, nul secours possible,
car elle emporterait la clef.
Un rire lui crissa aux dents. — C'est ça, oui, le feu
au lit, au lit, au litl... Son flambeau devant elle, sans
bruit elle remonta, traversa l'antichambre, douce-
ment mit la main à la poignée de la porte, puis s'ar-
rêta, croyant qu'ils parlaient. Ensuite ce fut comme
le souffle profond de deux respirations, le rire des
voix à travers des baisers, des raies qui expiraient.
Elle reconnut son erreur, aucun bruit ne sortait des
chambres et elle recommença de mouvoir la poignée,
essaya de pousser la porte à petits coups de son genou.
Une clef la fermait en dedans. Tout d'une fois la fu-
reur l'afTola. Elle se pendit des deux mains à la
porte, l'ébranla à la force des poignets. A présent un
réveil en sursaut se percevait, des chuchotements
effrayés, le heurt d'un meuble. Elle cria :
— Ouvrez... ou j'ameute les gens, je fais enfoncer
la porte.
Les coups dans le plein du bois retentissaient ;
elle tapa avec les poings, tâcha de faire sauter la
serrure en appuyant de tout son poids, l'épaule en
avant. Sa clameur à chaque bourrade montait; elle
les invectivait, appelait les domestiques, tout cà coup
alla prendre sur le guéridon un vase de Chine qu'elle
projeta contre le panneau et qui s'émietta.
La porte enfui s'ouvrait : elle aperçut Danièle en
robe de nuit, les cheveux dénoués, un bout de la
gorge hors des dentelles, droite, résolue :
— Oh! vous ! vous !
Et elle la bousculait, courait au lit. Très vite une
forme cachée derrière la porte se jeta dans l'anti-
chambre, se perdit dans l'escalier. Elle continuait à
palper les draps, l'édredon, brassait des odeurs
tièdes, remuait le libertinage des plis. Danièle s'était
avancée et la regardait sans rien dire. Madame Ras-
senfosse d'un grand mouvement se redressa, marcha
vers sa fille et lui serrant le bras :
300 LA FIN DES BOURGEOIS
— Voyons, il est ici, je le sais. Où l'avez-vous
caché ?
Danièle eut un rire, haussa les épaules.
— Où l'avez-vous caché? Voyons ? Où? Où?
Elle vit la porte ouverte, soupçonna la fuite.
— Ah! cria-t-elle, ils m'ont jouée.
Elle fit un pas vers l'escalier, resta un instant
penchée sur la rampe, écoutant le silence de la
maison, haletante, sans force. Elle aurait voulu
mourir là, sur le coup, le cœur éclaté, et leur revenir
la imit dans de tenaces remords. Brusquement elle
revit le péché, leur lit d'amants criminels, les cham-
bres partout souillées de leur ordure.
Toute sa colère la reprit; elle s'élança vers Da-
nièle, lui saisit les cheveux qu elle tordait comme
des haillons :
— Eh bien, à nous deux !
— Faites, je vous hais ! répondit Danièle sans se
défendre. Mais je vous avertis que sitôt que vous
m'aurez lâchée, je sonnerai les gens et je leur dirai
que vous m'avez battue parce que vous avez cru que
votre mari était dans mon lit... Mais faites donc,
allez ! Vous savez bien que je ne vous reconnais pas
pour ma mère !
— Dis-moi au moins que ce n'est pas vrai, qu'il
n'est pas ton amant... Voyons, dis-le.
— Vous n'êtes pas ma mère, je vous hais.
— Danièle ! Danièle ! Un père ! Serait-ce possible ?
Vois, je t'en prie, dis-moi que ce n'est pas vrai...
Tu es ma fille, ma fille... Un mot, je te jure que je
te croirai.
Elle l'avait lâchée et l'implorait les mains jointes.
Danièle ramassa ses cheveux, les noua en chignon,
puis la regardant bien en face, un regard de rancune
et de défi :
— Je n'ai pas eu d'enfance... Je n'ai jamais été
votre fille... Toute ma vie, je l'ai passée enfermée...
Un jour, je suis rentrée, vous ne pouviez pas me fer-
LA FIN DES BOURGEOIS 301
mer voire porte pins longtemps... Et j'ai tronvé ici
un homme, oni, un mari qui avait pris ma place, qui
m'avait volé ma mère... Je me suis vengée. Et main-
tenant, laissez-moi, allez-vous-en, ou je sonne.
— Ah ! fiUe horrible, c'est comme ça ! Eh bien,
vous allez voir qui commande ici... C'est moi qui
sonnerai.
La baronne appuyait sur l'appareil, la sonnerie
partait saccadée, furieuse, continue, sous le martè-
lement de son doigt. Des pas lourds ensuite se hâtè-
rent vers le palier: la femme de chambre de Danièle
apparut, s'agrafant à travers un reste de sommeil.
— Allez réveiller le cocher et dites-lui qu'il monte
à l'instant, fit madame Rassenfosse. Allez !
Elle la rappela :
— Vous irez vous recoucher ensuite... Vous ne
reviendrez que si je sonne... Mais allez donc !
Un souffle précipité bientôt tumultua dans l'anti-
chambre. Le cocher, un gros Anglais rubescent et
automatique, se planta sur le seuil.
— Dick, comment traite- t-on chez vous, en Angle-
terre, les enfants qui ont manque à leurs parents ?
On leur donne la fessée, hein ? Eh bien I je vous ai
fait monter pour donner la fessée à mademoiselle...
A nu, à nu, vous savez.
Danièle poussa un cri.
— Xon I non... C'est une indignité... Vous oubliez
que j'ai vingt ans.
- Dick, j'ai dit. Donne la fessée à mademoiselle.
Les énormes bras du cocher s'abattirent ; mais
mademoiselle Orlander lui écliappait, courait un ins-
tant par la chambre, et tout à coup elle se jetait dans
un fauteuil, s'accrochait aux accoudoirs. Le valet hé-
sita, regarda madame Rassenfosse qui frappait du
pied, impatientée.
— Voyons, faites donc.
Une courte mêlée. Danièle, les dents serrées, lui
lacérait le visage ; mais il la maîtrisait, forcené et
302 LA FL\ DES BOURGEOIS
prudent. Sous le nuage envolé tles batistes, jaillit la
nudité blonde, le beau fruit secret de la chair cou-
pable. Elle se sentit à bout de résistance, s'abandonna
aux mains abjectes, cria dans sa honte et sa défaite : ,
— II est mon amant, il est mon amant... Je vous {l
hais tous les deux. '
La mère, rigide, comptaitles coups.
— Plus fort, Dick... Plus fort... i
L'àme révollée partit soudain dans une crise. I)a-i
nièle se raidit, échappa à l'odieux tourmenteur et
s'en alla rouler sur le tapis. Madame Rassenfosse
alors congédia le goujat et sonna la femme de cham-
bre.
— Vous coucherez mademoiselle et vous la veil-
lerez.
Elle descendait ensuite. Eudoxe s'était' en-
fermé. Elle frappa à la porte ; il ne répondit pas.
Elle passa dans son appartement, se jeta à terre, la
tète dans les poings, secouée d'horribles hoquets
sans pouvoir pleurer. C'était la mort encore une fois,
la fin de *oute certitude, son pauvre amour traîné
sur les claies. Elle se rappela son agonie pour une
autre tromperie, le mouchoir de madame Fléchet qui
lui avait avéré Tàme légère et fausse de l'homme
adoré jusque dans la faute. Mais ceci dépassait tout ;
à deux ils avaient sombré dans le crime ; elle se
ressentit mère par sa maternité outragée dans la
femme, par la double injure de l'adultère et d'un
soupçon d'inceste. La chair sortie d'elle se liguait
contre sa chair, lui volait la chair de l'époux ; l'époux
à son tour s'appropriait la chair filiale à jamais sa-
crée... C'était l'abomination des grandes impuretés
pour lesquelles la main de l'Eternel avait frappé des
villes entières, les avait dissoutes sous les soufres
et les foudres.
De nouveau se présenta l'idée du sacrifice, elle
s'immolerait ; au matin il la trouverait morte devant
sa porte. Mais des lâchetés survinrent ; elle pensa aux
LA riN DES BOURGEOIS 303
nuits, aux baisers, au miracle de ses caresses qui
l'avaient refaite jeune fille, neuve à l'amour, elle la
veuve cVnn mariage sans amour !
— Et puis, ce serait trop bute '. Elle l'aurait tout
entier ! Ah, pauvre tète folle 1
Sa passion espéra des revanches, la joie acide des
représailles. Elle l'avait repris à cette Clotilde détes-
tée, elle la reprendrait à la vierge impudique. C'était
celle-ci qu'il fallait effacer de leur vie, Mosenheim se
montrait pressant. Eh bien ! il n'avait qu'à l'emme-
ner... Lui, d'ailleurs, ou un autre, le premier qui la
prendrait, pourvu quelle s'en allât tout de suite...
Elle l'eût livrée aux passants, pour que la souillure
la rendît plus dégoûtante. Toutes ses colères se fon-
daient en celle-là, en l'immensité de l'aversion dont
elle la souhaitait malheureuse, la vouait aux pires
abjections. Qu'Eudoxe.lui restât, le reste n'était pour
elle que haine et fureur. Elle rêva son vieux rêve,
l'entraîner aux solitaires futaies, dans un exil amou-
reux où personne ne le lui disputerait plus.
— Oui? lui? Cet homme fourbe et lâche? Si du
moins je pouvais cette fois me montrer implacable !
Elle s'enfonçait les ongles dans les seins, elle
aurait voulu exterminer son cœur servile. Oh! le
détester, l'accabler du mépris froid de toute une vie !
Elle s'avoua l'inévitable dénouement, sa chair re-
prise au grand désir, l'inutilité de tout débat. Alors
elle s'accabla, se méprisa jusqu'au vomissement. Et
tout à coup le cri de sa fille lui revenait, la haine
où elle les confondait tous les deux. Elle le haïssait
donc! C'était vrai que leur épouvantable amour abou-
tissait à cela, à de la haine ! Ses idées se brouillèrent,
elle devina un mystère, des ténèbres irréductibles.
Au petit jour elle se mit à écrire. Elle lui écrivait
quatre pages de fureur et de passion... Tout serait
fini, elle l'abandonnait à son infamie. Puis ses larmes
diluèrent l'écriture, elle déchira les feuillets. Que
n'avait-il un fils comme elle une fille 1 Elle le lui eût
sir de l'on- ;-
Qsa à pren- j
l'hôtel, les "
304 i-^ l-'IN UKS BOURGEOIS
pris, le lui eût perverti! Des folies, le désir de l'ou-
trager publiquement la hautèreut. Elle pensa
dre un amant, à se livrer sans amour.
Des voix montèrent. C'était le réveil de
allées et venues des domestiques, des bruits de
portes discrets, lointains, derrière les épaisses ten-
tures. Sa femme de chambre entra. Elle régla froide-
ment, sans un pli au visage, le départ de Danièle.
Toute la netteté de son esprit lui revenait, elle donna
des ordres précis, indiqua le cocher qui la conduirait,
la voiture, les chevaux. Mademoiselle Orlander s'en
irait vers dix heures. Elle emmènerait deux filles,
garderait le cocher et l'attelage pendant la durée de
son séjour à Yaudret. C'était une de leurs maisons
d'été, un petit château à cinq heures de la ville et
qu'un de leurs régisseurs habitait pendant leur
absence.
— Vous monterez chez mademoiselle... Vous la
prierez de se préparer sans perdre un instant... Je ne
la verrai pas... Allez.
Elle entendit la voix de son mari. Le valet de
chambre lui répondait ; tous deux causaient avec
mystère. Elle prêta l'oreilie : ils parlaient d'un voyage.
Eudoxe désignait les valises, les objets qu'elles de-
vaient contenir.
— Le train de dix heures, n'oubliez pas.
— Parfaitement, monsieur.
Elle resta frappée de la correspondance des heures
entre son départ et celui de sa fille. Elle attendit que
le valet de chambre se fût éloigné, trouva la porte
de l'appartement ouverte, entra. 11 se retourna, fei-
gnit la surprise.
— Comment, déjà levée, ma chère !
11 était très maître de lui, mais, de peur de se
trahir, lui dérobait ses yeux.
Il fit un pas en souriant. Elle s'arrêta tout à coup,
il s'arrêta aussi, leurs regards se rencontrèrent, ni
l'un ni l'autre ne parlaient plus. Eudoxe, un pea
h\ IIN DLS r.OLUGKUlS 3U5
jiAle, se mordit la lèvre ; il s'était promis de serrer
><>n jeu et voilà que tout de suite il se découvrait.
Jamais il ne manquait à l'embrasser quand ils se
voyaient au matin. La minute passa, il n'osa ache-
ver le trajet qui l'eût rapproché d'elle, s'excusa
pour l'affairement où elle le surprenait et lui tourna
le dos.
— Vu mot, dit-elle en lui touchant le bras.
Ceci encore dérangeait ses calculs. 11 avait compté
sur un éclat, des cris ou des larmes ; un homme qui
se sent dans son tort arrive plus facilement à bout
d'une scène véhémente que d'un stratégique téle-à-
téte où les partenaires se surveillent et étudient leurs
coups. Il réprima mal un geste d'ennui et de gène.
— Eh bien ?
Le jour delà fenêtre l'éclairait en plein ; il craignit
une défaillance de son visage, fit un détour qui le
recula dans la pénombre, puis, pour motiver ce dé-
placement, se jeta dans un fauteuil de tout son poids.
Ses mouvements, quil tachait de mesurer, démen-
taient tout naturel ; il le constata, et, pour reprendre
contenance, bravement illa regarda en face, presque
d'un air de défi.
— Mon ami, dit Sarah, c'est une chose pénible
que j'ai à vous confesser.
Les paupières d'Eudoxe battirent. Ce début le dé-
routait. Il la savait fine merveilleusement, double
avec sincérité, féminine jusqu'à paraître franche en
rusant, et craignit une manœuvre. Encore une fois,
ses yeux se détournèrent ; il ne se sentit pas la force
de subir la vue de son visage mortuaire et froid aux
prunelles sèches, aux lignes de la bouche figées
comme si elles se raidissaient sur un secret.
— Oui, continua madame Rasscnfosse, il est arrivé
quelque chose cette nuit qui va changer notre vie.
11 avait pris des papiers sur la lable et les parcou-
rait en s'efforçant à l'indifTérence. La gravité de
l'exorde l'obligea à une autre attitude. Il haussa les
306 LA FLX DES BOLKGEOIS
sourcils, sursauta, mais sentant son regard se fixer
sur lui, il évitait toujours de la regarder à son tour.
— Bah ! qu'y a-t-il, ma chère?
— riuelqu'iin est entré cette nuit dans la chambre
de Danièle... J'ai frappé, j'ai menacé d'appeler nos
gens... On a fini par ouvrir... La personne qui était
là est sorlie tandis que je me précipitais vers le lit.
Elle parlait sans hâte, d'une voix un peu haute,
mais égale.
Eudoxe se raidit. Il pensait : Voyons comment elle
en arrivera à me dire que cet homme était moi... il
chercha des mots, joua la stupeur, au bout d'un ins-
tant haussa les épaules.
— C'est impossible, vous avez rêvé.
— Je l'ai cru un instant, tant cette chose me pa-
raissait monstrueuse. Mais Danièle s'est chargée de
m'éveiller à la réalité. Non, mon ami, je ne révais
pas. Et la preuve, c'est qu'elle m'a tout dit.
Cette fois, il se dressait très pâle, les mains trem-
blantes, puis retombait consterné, perdant subitement
tout sang-froid :
— Se peut-il ? Quoi, Danièle î
— Le lâche 1 il n'ose plus même me mentir ! pensa
la baronne dans une telle révolte de mépris qu'elle
craignit ne pouvoir se contenir. Elle comprit la
nécessité d'une diversion pour le sauver de l'accable-
ment qui le trahissait et se sauver elle-même, si elle
voulait garder la force de jouer sa comédie jusqu'au
bout.
— Mais, dit-elle, cela vous intéresse au fond assez
peu... L'injure n'est que pour moi, sa mère... Et, je
crois, vous vous disposiez à partir ? J'ai bien en-
tendu en venant, n'est-ce pas ? que vous vous entre-
teniez avec Germain d'un départ ?
— Oui, fit-il avec effort, une absence de quelques
jours... Les traités de commerce... Le ministre m'a
prié...
— Eh bien, mon ami, ces quelques jours, il fau-
LA FIN IiES BOURGEOIS 307
dra me les donner. J'ai besoin de vous avoir auprès
de moi.
Il risqua un mot.
— Ah oa, cria Sarah avec emportement en cam-
pant ses poings sur ses hanches, vous ne comprenez
donc pas que vous ne pouvez pas partir en même
temps qu'elle !
Elle s'aperçut dans le grand miroir vénitien, toute
défigurée par la colère, l'air d'une furie, la bouche
en coups de dents. — S'il avait levé les yeux, il
m'eût trouvé hideuse, songea-t-elle. Justement dans
son saisissement, il s'oubliait, haussait son regard
jusqu'à ce visage bouleversé. Elle détourna vive-
ment la tète, se donna le temps de revenir au calme.
Et après un petit silence, elle lui disait, de la voix
qu'elle avait en entrant chez lui :
— Je voulais vous dire ceci : Danièle a un amant ;
elle me l'a avoué. J'ai fait monter Dick... Ah ! tenez,
c'est peut-être un peu vif, je l'ai fait fesser... Cet
homme lui a relevé la chemise et l'a... J'ai honte à
vous avouer cela à vous... Enfin, il faut qu'elle parte;
j'ai donné des ordres ; sa présence ici n'est plus
possible... Et comme elle s'en va à dix heures et que
vous avez fixé cette heure aussi pour partir... vous
comprenez, j'ai perdu un peu patience quand j'ai vu
que vous insistiez.
— Tout cela est bien extraordinaire, fit Eudoxe
sans donner un sens précis à ses paroles, bien que
leur sens intime s'adaptât à une pensée qui le torturait.
— Elle a l'air de parler d'un autre, songeait-il, et
pourtant, au fond, tout ce qu'elle dit se rapporte à
moi... Ignorerait-elle que je suis l'homme qu'elle a
failli surprendre dans la chambre de Danièle? Dans
ce cas, il me resterait à nier.
Un léger espoir lui naissait, il reprit de l'assurance
et, mettant toute sa volonté à la regarder dans les
yeux :
— Si vraiment Danièle a fait ce que vous dites...
308 LA ïiy DES BOURGEOIS
— Oh ! s'écria madame Rassenfosse en se redres-
sant de toute sa taille et le foudroyant de ses effrayan-
tes prunelles subitement fulgurantes, en douteriez -
vous ?
Cet homme qui ne manquait pas d'un certain cou-
rage banal et s'^^tait battu cinq fois correctement,
éprouva tout à coup la peur. Il baissa la tète et ne
trouva pUis une parole.
— Elle sait tout, pensa-t-il, transpercé par cette
certitude.
La baronne marcha lentement vers la sonnerie,
appuya sur le bouton. Germain, le valet de chambre,
entra.
— Monsieur ne part pas.
Elle tendit le front à son mari et, en souriant :
— Voilà bien de l'ennui que je vous cause, mon
ami... Mais vous reconnaîtrez que je ne pouvais pas
faire autrement.
Elle se dirigea vers la porle.
— Ah! un mot encore... Il est possible que ma
flUe — elle pesait sur le mot — cherche à vous voir...
J'espère que vous ne me ferez pas l'injure de la re-
cevoir quand moi je la chasse.
Rentrée chez elle, madame Rassenfosse se jeta
sur son lit, mordit ses draps, cria :
— C'est fmi... m.on calvaire est accompli... Main-
tenant je pourrai me retrouver avec lui comme
avant.
Eurloxe à la même minute rassemblait ses esprits,
s'essayait à résumer la situation.
— Voilà bien des complications... Et celte petite
sotte de Danièle qui avoue!... C'est égal, Sarah est
bien étonnante... Elle a eu une tactique merveil-
leuse... Elle a joué comme personne la femme qui
ne sait pas, qui ne veut pas savoir .. Voilà qui va
peut-être nous rendre la vie possible encore.
Pour la première fois il pensa à l'humiliation du
châtiment, vit mademoiselle Orlander frappée par le
LA FL\ DES BOURGEOIS 309
cocher ; et une indignation, un élan singnlier rriiy-
pocrisie et d'honnêteté hii rendit Sri femme soudai-
nement odieuse : — Une mère ! Quelle infamie !
(iermain doucement poussa la porte. 11 regarda si
madame Kassen fosse était partie, puis déposa sur la
table un patjuet de journaux, airectant des gestes
'prudents, discrets. Enfin il dit en baissant la voix :
— Ce sont des journaux que mademoiselle fait
remettre à monsieur... Il y a là aussi une lettre de
mademoiselle pour monsieur.
Eudoxe ouvrit le paquet, trouva la lettre.
— Bien, dit-il. Et il congédia le valet de chambre.
— Sans doute, pensa-t-il, le cocher aura parlé ;
toute la maison sait à présent l'histoire. Voilà l'ex-
plication du ton mystérieux de (iermain. Le départ
de la pauvre enfant, dans ces conditions, était tout
indiqué.
Il lut :
« Je vous plains. Vous m'avez laissé traiter
comme on ne traiterait pas la dernière des filles. Le
mépris que vous devez à cette heure ressentir contre
vous-même pour cette lâcheté n'a d"égal que la
haine que je ne cesserai pas un instant d'avoir pour
vous. C'est égal, me voilà vengée d'elle et de vous :
elle sait tout ».
— Eh bien, mais, réfléchit Eudoxe après avoir
relu la lettre, j'ai fait une sottise. Cette petite pen-
sionnaire décidément était plus forte que je ne
croyais; elle m'a joué. A mon âge, c'est impardon-
nable !
310 LA FIN DES BOURGEOIS
XXXV
On maria mademoiselle Orlander à deux mois de
là. Le petit Mosenheim fut l'heureux époux qui cueillit
cette rose capiteuse dont un autre avait eu le pre-
mier arôme. Eudoxe, qui, de longue main, à l'occa-
sion de ce mariage, avait préparé un voyage en
Orient, eût voulu avancer son départ pour ne point
assister à la cérémonie. Mais sa femme l'empêcha de
se soustraire aux formalités que lui imposait son
titre de beau-père. Elle exigea qu'il remplaçât auprès
de Danièle son père défunt et la donnât de sa main à
son mari.
Ce fut l'ironie de cette union punique où tout le
monde resta convaincu des vertus et de la parfaite
virginité de l'épouse, où la fraude ne demeura avérée
que pour l'épouse elle-même, la mère et le triste
amant contraint à faire parade de sa paternité simo-
niaque. Ce fut aussi la dernière vengeance de ma-
dame Rassenfosse ; elle mille plus âpre acharnement
à déjouer les plans d'Eudoxe en enrayant son voyage
de tels obstacles qu'il ne put partir à temps pour
échapper au ridicule et à l'infamie de la corvée. Elle
avait eu la force de retrouver à chaque instant de
leur vie commune l'héroïsme qu'il lui avait failli
pour paraître la dupe de leur liaison coupable. Et
cet héroïsme, après les troubles et les fureurs de la
nuit révélatrice, elle s'en était sentie pénétrée jus-
LA 11\ DES BOURGEOIS 311
qu'aux profondeurs de son être presque sans calcul,
par la violence même de sa passion qui, trahie,
s'adjugea la plus miraculeuse duplicité pour s'attester
confiante comme par le passé.
Sitôt après l'exil de Danièle, l'hôtel s'était repris à
son train uniforme; il sembla qu'elle n'y eût jamais
séjourné ; le vide se combla par leur tacite entente
à ne plus évoquer la présence de celle qui laissait
derrière elle les pires ruines. Il n'avait phis été ques-
tion de Danièle que pour régler le contrat de ma-
riage ; la baronne, pour la mettre hors de sa vie, lui
abandonnait une large part de sa fortune ; les Mo-
senheim du reste s'étaient montrés exigeants. Et
mademoiselle Orlander ensuite était rentrée pour un
jour, Eudoxe l'avait menée au temple, leurs bras
qui s'étaient enlacés dans le péché s'unirent une
dernière fois dans la supercherie des préliminaires
nuptiaux. Nulle défaillance ne révéla le secret impu-
dique qu'ils dérobaient sous leur air de bonne cons-
cience ; Eudoxe seulement, en frôlant le corps qui lui
avait appartenu, dut maîtriser un léger tremble-
ment ; mais Danièle n'eut pas même ce tremblement,
elle apparut éblouissante de grâce et de triomphe,
dans une splendeur d'innocence qui épouvanta son
ancien amant.
— Mais c'est un monstre, se dit-il. Elle ne semble
plus même se douter qu'elle fut la première à me
montrer le chemin du bonheur, de ce même bonheur
qu'elle va donner à cet imbécile de Mosenheim.
La vie ancienne lecommença. Il consentit à l'hu-
miliation d'entendre à toute heure du jour le silence
de madame Rassenfosse lui reprocher son crime
et de mériter par la platitude de sa soumission un
pardon dont on lui faisait sentir le prix.
Ce fut chez lui la crise qui lima son indépendance
et irrémissiblemenl l'assujettit à celle qui avait eu l'art
de faire tourner à sonprofit le malheur d'être trompée.
Eudoxe se vit maté, il se prit à craindre réellement
312 LA FIN DES BOURGEOIS
sa femme, subit rascendant de son caractère qu*i
jugea supérieur au sien. L'heure critique, le retoui
dàge du libertin longtemps impénitent sonna pour a
viveur dont les écarts avaient défrayé la chronique
et qui. rebelle au joug jusqu'à ses quarante-cinq ans,?)
tout à coup se sentit jugulé. »
Il se trouva que le secret qui continua d'exister
entre eux devint une sécurité pour le ménage
qii'il avait manqué détruire ; leur mutuelle dissimu-
lation fut un lien qui les unit pins solidement que lî
confiance antérieure. Eudoxe toujours redouta qu'ei
un moment de rancune, Sarah ne lui rejetât la grandi
faute dont elle ne cessa jamais de souffrir. Une mi-
nute eût suffi à renverser les étais laborieux du men-
songe qui consolida leur vie nouvelle. Mais cetti
minute n'arriva pas ; madame Rassenfosse eut h
force de garder hautainement pour elle sa pein<
inconsolable. Eudoxe, de son côté, se surveilla : il
évita de compromettre par l'éclat d'une liaison h
bonne entente restaurée, s'astreignit à des fredaines
clandestines, pratiqua un vice sournois et banal. Ce
fut vers ce temps qu'il devint le client assidu de ma-
dame Roy, cette célèbre corsetière qui fournissait
des hommes respectables de petites filles à peine
nubiles et chez qui une rafle de police un jour
devait surprendre, avec un lot de magistrats ava-
j'iés, un des plus diligents ministres du régime et
Eudoxe lui-même.
Les activités du début de sa carrière politique
d'ailleurs s'étaient relâchées ; inconstant d'esprit non
moins que de cœur, il s'était vite lassé de ses petits
succès parlementaires comme antérieurement il s'é-
tait lassé du barreau. Vn débat de tarifs douaniers
qu'il avait du aborder, au lendemain de son incar-
tade avec mademoiselle Orlander, fut pour lui une
défaite dont il ne se remit pas. Le ministère avait
compté pour la défense de ses idées sur cet auxiliaire
qui tout à coup se dérobait, piteusement se laissait
LA FIN DES BOURGEOIS 3l3
enferrer par le parti de ropposition. Il fallut toute
l'habileté de Sixt pour empêcher que le gouverne-
ment lui-même ne fût entraîné dans la déconfitnre
de son député.
Jean-Honoré, te grave esprit, ressentit douloureu-
sement le coup ; c'était la fin de cette vie d'honneurs
et de dignités qu"il avait rêvée pour son fils ; elle
sombrait lamentablement dans un désastre ridicule.
Jean-Eloi aussi se sentit frappé ; il avait espéré le
portefeuille pour Eudoxe ; la colonisation de la Cam-
pine, cette grande atfaire boiteuse et toujours plus
périclitante, dès lors peut-être eut été sauvée. Sixt,
en effet, avec son flair éveillé, n'avait pas tardé à se
désintéresser d'une entreprise devenue gênante pour
le gouvernement. On lui reprochait les crédits attri-
bués à l'œuvre, les écoles bâties à grands frais et qui
n'avaient servi qu'à enrichir les Rabattu et consorts,
la création de postes d'instituteurs demeurés sans
élèves. Il avait nettement déclaré qu'il n'intervien-
drait plus.
Le crédit de la famille tout à coup se trouva
ébranlé : la réélection d'Eudoxe, sans l'appui moral
de Sixt, apparut douteuse ; il se propagea que, pour
reconnaître les services rendus, le grand homme des
Rassenfosse, dépossédé de son siège, serait intégré
dans un gouvernement de province. C'était la ruine
définitive des espérances de Jean-Eloi. La main sur-
git : il vit sur le mur l'écriture de feu, le signe an-
nonciateur et linal. Au bout de tout, parmi leurs folies
et leurs millions, elle apparaissait, le Mane Thecel
Phares flamboyait. La misère de leurs destinées s'at-
testa irrémédiable ; la famille du haut en bas cra-
quait ; les meilleurs appuis, ceux sur lesquels ils
avaient tablé leur rêve d'une ascension toujours plus
haute, pourrissaient sans délais. Et indéfiniment
s'ouvrait le trou, les grandes ténèbres desquelles
leur race était sortie et où elle allait replonger.
Régnier, le mauvais génie des Rassenfosse, fut le
18
314 LA fIX DES BOURGEOIS
seul à se réjouir de l'échec d'Eudoxe. La médiocrité
surabondante qui l'arrêtait net après un faux départ
confirmait ses prévisions. C'en était fait de leur glo-
rieux cacatois ; on ne vénérerait plus ses crottes ; on
ne s'ameuterait plus devant son perchoir.
— r,a y est, dit-il à Réty qu'il rencontrait au
théâtre. Voilà les Rassenfosse amputés de leur tète.
Et leur ventre qui s'en va avec ce gros cochon d'An-
tonin î 11 ne leur restera bientôt plus que ma bosse ;
mais celle-là, mon cher, est indestructible, je suis le
bouffon qu'on entendra rire sur les ruines de tout le
reste. Ah ! les Rassenfosse sont bien malades ! ils
s'en vont l'un après l'autre, ils crèvent de Misère.
Voyez-vous, nous sommes venus au monde gorgés ;
à présent nous débondons. C'est peut-être ça la jus-
tice î
Réty s'intéressait en philosophe à ce gamin per-
verti et raisonneur, à ce fin de race frénétique dont
la folie s'exaspérait destructive, tourmentée de car-
nages et de dévastations.
— Ah, vous, je sais, fit-il rêveur, vous êtes l'ef-
frayant ouvrier préposé à lœuvre de l'extinction...
Vous êtes l'artison logé dans le plein de la carène et
qui ronge le navire des Rassenfosse... Oui, ajouta-t-
il en secouant la tête, une force aveugle, une pré-
destination inouïe... Rien ne servirait d'enrayer...
Les temps sont prochains où les Rassenfosse ne se-
ront plus même un nom, plus même une mémoire...
11 ne sera plus nécessaire alors qu'un vent passe,
l'arbre tom.beratout seul... Ah ! mon cher petit bon-
homme, les familles comme les races n'ont qu'une
heure dans la durée du monde. Elles s'élèvent et se
développent pour un but mystérieux; puis leur des-
tinée accomplie, la même loi obscure qui les a tirées
du néant les y replonge. Naissance, croissance, matu-
rité, disparition, les quatre stades, les quatre termes
delà vie I... Et toujours, sous l'amas des existences
qui montent pour disparaître ensuite, le fumier des
LA FIN DES BOURGEOIS 315
plèbes, le puissant hnmiis populaire aux germina-
tions inépuisables... Le peuple ! le grand alambic !
On sort de In, on grimpe aux hégémonies, on finit
eupatride, et tout est à recommencer. 11 naîtra peut-
être quelque part un jour, d'un sauvageon inconnu
des Rassenfosse, perdu dans un terreau méprisé, une
force qui reconstituera la race... Oui, qui sait? C'est
l'éternel miracle, cela, on renaît à la condition de
faire retour au peuple... Qu'une petite graine y
germe, et l'arbre reverdit. Et quoi d'étonnant ? Est-ce
que le peuple n'est pas le fond même et la source de
toute humanité ?
Mais la vie n'aura-t-elle donc jamais une fin?
s'écria Régnier avec colère. A quoi bon vivre pour
subir toujours les mêmes leurres et n'être que la
dupe du mystère ironique qui nous entoure? Non,
non, le n^ant plutôt que de continuer à végéter sur
cette monade roulant désorbitée par l'espace, toupie
stupide qu'un coup de fouet a mise en branle et qui
pivote sur elle-même depuis des éternités sans savoir
pour quelle mystérieuse aventure elle tourne.
11 se mit à rire :
— Hein ! jolie la phrase ! Si je n'avais pas été le
fils à papa, je serais peut-être devenu pion, j'aurais
fait des vers entre mes classes — ou les discours
de ce grand dadais d'Eudoxe.
Ses désordres ravagaient la caisse de Jean-Eloi : il
était le crible où menaçait de passer la banque toute
entière. Des nuées de créanciers journellement har-
celaient l'hôtel : en moins d'un an Régnier souscri-
vait chez des usuriers pour plus de cent cinquante
mille francs de billets. Jean-Eloi pensa sérieusement
à l'interdire, mais un scrupule le retenait encore, il
craignit le discrédit pour son nom.
D'étranges histoires s'ébruitèrent : on raconta qu'il
s'était loué un petit hôtel près du bois. Il en avait
fait un harem, vivait là avec des filles qu'il habillait
en bayadères et qui lui dansaient la danse du ventre.
316 LA FIN DES BOURGEOIS
C'étaient le décor et les folies d'un prince asiatique ;
des nègres à tuniques pourpres le servaient ; il ap-
paraissait vètn d'étoffes somptueuses, les jambes et
les bras nus connue une femme.
Despujol, qu'il invitait à une de ses fêtes, en exa-
géra avec son babituelle faconde la magnificence. Il
en parla à Cyrille dont la dépravation tout de suite
s'alluma. Elle rêva de figurer dans les rites de ses
priapées et fit transmettre à Régnier son désir. Elle
assista ainsi à ce fameux souper de femmes nues que
le joli bossu, très amusé du vice de sa cousine, ima-
gina de donner en son honneur et qui fit dire à la
fille de Jean-Honoré, restée la seule habillée dans ce
déballage de chairs : — J'aurais très bien retiré
ma chemise comme les autres, si mon cousin m'en
avait prié.
Sa liaison avec Despujol était à présent sans mys-
tère. Elle s'était affichée avec lui toute une saison à
Spa, pendant un voyage de Provignan en Norwège.
Tous deux y avaient chanté dans un concert de charité.
C'avait été subitement le scandale de la famille. Les
Jean-Honoré, indignés, frappés dans leurs vieilles
mœurs probes, cessèrent de les voir. Les Quadrant,
un jour qu'elle leur faisait visite, à leur tour condam-
nèrent leur porte. Il ne lui resta plus de la maison de
son enfance que sa sœur Laurence, la bonne et par-
donnante Laurence, encline anx charités et qui s'éver-
tuait à ramener au devoir cette pauvre tète légère.
— Yoilà mon frère, cet honnête Jean-Honoré, logé
à la même enseigne que moi, pensait Jean-Eloi. Sa
fille s'est perdue comme la nôtre. Eudoxe au fond ne
vaut guère mieux que nos garçons. Mais quelle
fatalité pousse donc les Rassenfosse? Un vent de
démence et de luxure souffle à travers toute la
famille. Ah! que dirait maman si elle savait que le
sang de Jean-Chrétien tourne à ces coupables folies?
Ce faux ménage, promené en des villégiatures et
qu'au retour ils installaient dans un petit apparte-
LA H.\ DKS IJULHGKUIS 317
ment de la banlieue, bientôt fut ravagé par des
crises. Le péché, en perdant son secret, perdit sa
saveur pour la volage Cyrille. Despujol déjà, pendant
leur séjour à Spa, s'était aperçu d'un flirt où elle
essaya de renouveler les sensations de l'adultère,
défraîchies par la trop constante habitude d'un même
attachement. Un soir, comme elle rentrait d'un
rendez-vous, il lui pocha les yeux d'un coup de
poing; elle jura qu'elle le quitterait le lendemain,
mais, après une nuit de baisers et de fureurs, se
reprit soudain de goût pour l'homme qui savait la
châtier.
— Toi, au moins, tu me bats, tu m'aimes, lui di-
sait-elle. Ce n'est pas comme mon pauvre imbécile
de mari; il pleure quand il a de la peine.
Ce doux Léon, perdu dans ses rêves, sans autorité
sur une femme qui avait besoin d'être battue, l'éner-
vait, l'écœurait d'une fadeur de malvacée. Leur vie,
quand elle sortait des bras de son chanteur et ren-
trait chez elle, n'avait plus même, pour la rattacher
à une illusion d'amour, le stimulant du contraste.
Dans les premiers temps, elle lavait trompé avec
passion, avec toute la volupté que les natures vi-
cieuses goûtent dans le mensonge et qui poivre le
ragoût de l'infidélité. Elle lui revenait alors, brûlante,
énamourée, toute montée du plaisir de lui frauder
cette chair qu'il partageait avec un autre, et ce plai-
sir, en retrouvant son amant, se doublait de la joie
de les tromper tous les deux. La petite secousse
mauvaise à la longue s'en allait, le charme de la faute
s'usa, elle ne subit plus que l'ennui lourd de toujours
mentir avec impunité. Au contraire Despujol, avec
ses brutalités dhomme sanguin, lui variait la mono-
tonie d'une liaison qui, sans lappoint de ce condi-
ment, l'eût promptement désenchantée.
Cette névrosée et inquiète Cyrille ne vivait que
d'émotions rapides et réitérées, passait du rire aux
larmes par saccades brusques, s'agitait dans le papil-
18.
318 LA FIN DES BOURGEOIS
loniiement d'nae humeur perpétuellement envolée.
— « Celle-là, (lisait Réty, c'est la danse de saint Guy
de la frasque. >^ Et, en efîet, elle se détachait un jour
du baryton, blasée sur ses bourrades, désabusée de
cet amour à la fin trop identique, et s'amourachait
d'un jeune attaché d'ambassade qu'elle échangeait
au bout de trois mois contre un lieutenant de lan-
ciers.
Dès lors ce fut, dans Thôtellerie de ce cœur fêlé, un
défilé de tendresses et de béguins, des récidives de
flirtage, le choc bref des ruptures après un bref cha-
touillement de passionnettes. A chaque passade, elle
espérait aimer pour la première fois, folle de senti-
mentalité, la tète chaude, les sens indolents, titillée
d'un espoir de roman, se plaisant à la jolie comédie
de l'amour plutôt qu'à l'amour même. Sa pauvre ma-
chine nerveuse vibrait en ces allumements au moyen
desquels elle se dupait et qui amusaient sa fièvre
d'agitation, son besoin d'un frisson à fleur de peau
et aussi son illusion d'être subitement très malheu-
reuse après l'illusion d'avoir épuisé le bonheur. Tout
cela coupé dorages de larmes, de crises de nerfs, de
scèoes où elle menaçait de se tuer, à travers des em-
ballements et des montages de cou, avec un goût de
fracas et de parade qui la faisait se compromettre ou-
vertement et lui donnait un peu de l'air d'une petite
bourgeoise pervertie jouant à la fille.
— Toi, tu étais née pour être cocotte, lui dit un
jour Régnier dans un souper en cabinet où elle s'était
fait mener par lui. Avec de l'application et de l'étude,
tu aurais joliment fait ton chemin. Mais, vois-tu, il
te reste encore trop de ta vieille éducation, on sent
que tu as eu autrefois, il y a longtemps, des prix de
sagesse. Au fond, je sais bien, tu es une faisandée...
Tu as l'amour du vice. Seulement tu te gobes trop,
tu crois encore à l'amour. Quelle blague 1 Sais-tu où
l'on en arrive avec cette toquade? On finit par avoir
des amants qu'on entretient et, quand ou n'a plus le
LA II.X DES BOURGEOIS .j l 'J
SOU, on fait le trottoir pour leur donner de la galette.
Ça, par exemple, c'est immoral.
Provignan, averti par ses frères, se mit à la sur-
veiller. 11 la surprit, un soir qu'elle montait en voi-
ture à la porte d'un hôtel ; son amant, un bel homme
brun, le cigare à la bouche, l'aida à s'installer, puis
jeta l'adresse de leur maison au cocher. Il se sentit
accablé par l'évidence. C'était bien là sa femme , il y
avait deux heures qu'il la guettait. Il marcha vers le
quidam, lui toucha l'épaule, tout à coup reconnut
un ami d'Eudoxe qu'il recevait.
— Nous nous battrons, monsieur.
— A vos ordres.
Il rentra chez lui. monta à sa chambre, écrivit
quelques pages. C'était l'histoire de sa vie, un triste
retour vers les ans d'enfance, vers son âge de jeune
homme, l'inutilité de toute tentative pour se trouver,
l'ennui de se sentir vieux sans avoir eu de jeunesse,
le mal des races finies et qui se refusent à revivre. Il
l'avait commencée, cette histoire, il y avait trois
mois. « Ceci, disait-il aux premières lignes, est le tes-
tament de mon pauvre esprit malade, de mes nostal-
gies, de mes incurables faiblesses. Me sera-t il donné
de l'achever? Et si je l'achève, sera-ce la définitive
mort qui m'en dictera la fin ou bien cette autre mort
temporaire et non moins rigoureuse, la mort des
énergies de l'homme qui m'a frappé chaque fois que
j'ai voulu tenter ui]e œuvre, le regret de toute acti-
vité après avoir essayé de récupérer la vie et finale-
ment l'épuisement du cerveau au lendemain des
rêves qu'on a espéré pouvoir exprimer, c'est-à-dire
encore une des formes de la mort ? »
Il écrivit jusqu'au matin, devant sa fenêtre ouverte,
dans les arômes verts montés du bois voisin. Un
petit vent inclinait les flammes des bougies, il vit
verdir son papier sous les pâleurs de l'aube qui
entrait.
<( Dans une heure j'aurais eu trente et un an;
320 LA FL\ DES BOURGEOIS
mais mes trente ans me pèsent bien assez, je ne
puis me résigner à y ajouter une année nouvelle. Il
me semble que je marche depuis des siècles ; j'arrive
des lointains du temps ; je n'ai fait ce trajet que pour
aboutir à la minute qui va venir et où je ne serai
plus. Je n'avais pas mérité la vie, puisque je ne me
sentais pas fait pour vivre. Je la quitte avec le regret
qu'elle m'ait été attribuée erronément, avec l'espoir
au^si de me dissoudre tout entier dans le néant qui
seul peut me consoler d'avoir vécu ».
Il pensa à Cyrille, ajouta une phrase qu'ensuite il
biffa ; puis il ferma le cahier, alla arrêter la pendule
et se trancha l'artère d'un coup de rasoir. Ce fut la
seule grande énergie dont il se sentît jamais capable;
il ne fit acte de vie que pour mourir.
Cyrille eut une douleur inexprimable. Elle veilla
le corps jusqu'au bout, toute pâle entre les cierges,
les nerfs pinces d'affreux tiraillements qui, pour son
besoin d'émotions, étaient encore de la jouissance. Les
Jean-Honoré, dans la grande secousse de l'événe-
ment, oublièrent leurs griefs. Madame Rassenfosse
se jeta sur la bière et la tint longtemps embrassée.
Elle ouvrit ensuite ses bras à sa fille, celle-ci s'y
précipita avec des sanglots violents, défaillante,
sincère dans le brisement de son être comme elle
l'était dans sa piété pour son pauvre mort. Elle ne
l'avait pas suffisamment comprise, cette àme d'élec-
tion, ce cher grand enfant dont il eût fallu caresser,
avec des mains de sœur de charité, la douce folie.
Elle parla d'expiation, jura d'entrer au couvent,
mais Léon porté en terre, ne pensa plus qu'à ses
toilettes de deuil. Toute la maison se voila de crêpes,
elle fil recouvrir de drap noir ses portraits, le cahier
qu'il appelait son testament la jetait dans des trans-
ports. Elle s'était mise à le lire, rêvait de longues
heures sur ses funèbres écritures. Puis elle sauta
des pages, le manuscrit sallongeait, elle arriva à
l'oubli avant de toucher à la hii. La volupté des nerfs
LA FIN DES BOURGEOIS 321
qu'elle avait cherché dans la douleur encore une fois
s'épuisait. C'était, comme en tout le reste, l'impossi-
bilité des durables sentiments; elle subit l'inconstance
des larmes après tant d'autres qui ne l'avaient pas
découragée.
Ce cœur fragile un jour se trouva désabusé de la
mort qui tout un temps l'avait fait vivre. Elle se
déprit du souvenir, devenu sans excitation pour ses
indolents regrets ; son deuil ne fut plus qu'une co-
quetterie dont elle amusa la fin de sa comédie des
pleurs et qui, dans son miroir, la rendait plus dési-
rable à ses yeux.
Laurence avait assumé le bon conseil et le zèle
secourable d'un ange gardien dans la maison de son
veuvage ; elle fut le génie vivant de la piété pour la
mémoire de Léon qu'elle s'etforçait de rafraîchir
dans le léger esprit de Cyrille. Celle-ci visitait régu-
lièrement ses parents: les Jean-Honoré s'essayaient
à la distraire discrètement. Entourée de ces vieilles
amitiés, elle trouva la force de garder au mort une
fidélité qu'elle n'avait pas su garder au vivant. Mais
au bout de quelques mois, l'ennui de ce culte mono-
tone la dissipa ; elle se vit laide sous ses crêpes flot-
tants ; un automme qu'elle passait à la campagne chez
les Mosenheim lui faisait agréer la cour d'un jeune
ingénieur logé au château, joli sous ses flanelles
blanches de lawn-tennis.
3:22 LA FIN DES BOURGEOIS
XXXYI
Chez les Quadrant, c'était à la longue riiabitiide de
ce gros garçon baveux, les yeux atones, éboulé dans
ses graisses et que les valets promenaient en une
voiture à bras, aux heures chaudes du jour. Madame
Quadrant avait épuisé les pèlerinages ; ses neuvaines
étaient restées infructueuses ; elle finissait par se
résigner à cette grande aflliclion de sa vie. Ou Favait
transporté à petites journées, d'étape en étape, à la
campagne, dans leur domaine de La Hesbaye. Elle y
était partie avec lui, douloureusement maternelle,
reprise d'un goût de dorlotement pour ce fils retombé
à l'enfance, pour cette bouillie humaine de laquelle
sortaient de petits vagissements puérils. Le soir, un
domestique le portait au lit, deux sœurs noires le
veillaient, il fallait renouveler coup sur coup son
linge toujours souillé. C'était la mort de leurs espé-
rances, ce colosse liquéfié, cette chair magnifique qui
s'en allait en lambeaux, ce puissant bétail de leurs
étables qu'ils avaient mis au vert dans leurs millions
et qui crevait de réplétion.
Quadrant, sanguin, violent, s'était emporté contre
les médecins quand ils avaient déclaré le mal incu-
rable. Mais tout cà coup l'hôtel était assailli, les
créanciers d'Antonin, attirés par l'odeur de la cha-
rogne prochaine, affluèrent. Quadrant eut à débattre
des comptes pour près de trois cent mille francs. Une
LA FIN DES BOURGEOIS 823
maison pour sa part en réclama trente mille. Alors,
devant la salanderie de ce compagnonnage avec des
tenanciers et des prostituées, devant le pniot de vice
qui inopinément dél)ordait, la douleur du père dériva.
Il dit à IMéboMif aine :
— Nous, quand nous allons voiries femmes, nous
y mettons dix louis, et dix louis de plaisir, c'est tout
ce qu'un homme peut se payer. Mais ce nom de Dieu
là s'en fichait des tranches de cinquante louis d'une
fois î C'est l'homme de la maison qui me Ta dit. Et
il avait là, mon cher, un compte, oui, un compte
ouvert chez ce marchand de plaisir, comme chez son
tailleur ou son sellier... A présent il fait sous lui,
quelle misère I... Ah ! tiens, il est bien heureux, ton
frère, de n'avoir pas de garçon... Yoilà à quoi ça
tourne, nos fils !
Piébœuf aîné était son confident ; ensemble ils
couraient des bordées ; mais l'iébœuf, adipeux et
mou, tout de suite soufflait. Quadrant, au contraire,
le torse d'un alcide, râblé comme un bœuf, passait
les nuits, et, au matin, la tète fraîche, parlait traiter
ses affaires. Il gérait lui-même ses biens, dirigeait
son haras, surveillait ses cinq cents hectares de cul-
ture, exploitait en outre deux moulins, une malterie
et une distillerie, toujours à cheval ou sur le rail,
courant les foires et les marchés, battant les ports,
jouant à la bourse, térébré par moments d'accès de
goutte et faisant alors, sa jambe raide sur la ban-
quette, trente lieues de voiture dun trait.
Quadrant paya les dettes de son fils, oublia les
blessures de sa paternité et se reprit au ronflement
de sa grosse activité intarissable. Quand, là-bas, dans
leur parc, sa jument croisait la chaise roulante où
ses domestiques poussaient Antonin, il haussait à
présent les épaules, plein de mépris pour ce fumier
fermenté, toisant du haut de ses robustes soixante-
cinq ans ce déchet de sa race en qui se niait sa res-
semblance.
324 LA FIN DES BOURGEOIS
Quadrant, un jour, en rentrant d'une tournée d'af-
faires, apporta au château la nouvelle du prochain
mariage de Cyrille avec son jeune ingénieur. Il la
tenait de Jean-Eloi rencontré sur le quai dans une
gare. Romain Mazaire n'avait pas de fortune; les
Jean-Honoré consentaient à donner à leur fille sa
part de l'héritage. Au moins elle ne perdait pas de
temps, celle-là ; il y avait un peu plus d'un an que le
paTivre Provignan s'était tué.
Jean-Eloi en même temps lui apprenait la rentrée
d'Irène, cette petite de dix-huit ans que les Jean-
Honoré avaient mise en pension et qui en sortait,
minée d'un mal sourd, si changée qu'Adélaïde avait
eu peine à la reconnaître. Madame Quadrant affec-
tionnait sa filleule, elle partit la voir. Irène, toute
brisée, ce jour-là s'était mise au lit. Elle aperçut dans
les draps, sous le nuage blond des cheveux, un pau-
vre visage aux joues tirées, aux yeux pâles et cer-
nés. Très sensible, pensant à ses propres peines,
tout de suite elle se mit à pleurer. L'enfant lui prit
la main et, l'attirant jusqu'à sa bouche :
— Marraine, n'en parlez pas... Mais je sens que
c'est fini, je vais mourir... Ah! j'ai si mal à mes os !
Madame Quadraut lui mit un doigt sur les lèvres,
la baisa au front.
— Petite folle !
— Oh nonl... C'est comme des bêtes que j'aurais
en moi et qui me rongeraient les os.
Sa mère l'entendit et fit un geste d'accablement.
— Oui, elle dit cela... Les médecins ne savent
pas... Ils parlent d'une cure à Salies de Bearn.
.Mais Laurence, avec sa belle force vaillante, se prit
à rire, passa son bras au cou d'Irène, et la berçant
contre sa gorge :
— Tu ne vois donc pas que ce sont tes os qui
grandissent î
— Non, non, il n'y a que moi qui sais... Tiens,
voilà qu'elles me mordent... Ah! mon Dieu, elles me
LA FIN DES BOURGEOIS 3:^5
mordent, elles me mordent... J'ai mal, je souffre.
Grêlaient toujours les mêmes plaintes, des dents
qui entraient dans ses moelles, des tiraillements
tout au fond de son être, l'évidence de bêtes mys-
térieuses la harcelant en sa chair. La nuit, des cau-
chemars l'épouvantaient; elle se voyait traquée
par des loups, un long ver à tête de chien s'in-
sinuait entre ses côtes et lui mangeait le foie. Puis
une grande paix, des engourdissements, la sen-
sation que ses bêtes s'étaient endormies. Des heures
entières elle restait sans mouvement, n'osant bouger
de peur de les réveiller, suspendue dans l'attente
d'un recommencement de leurs morsures... Et tout
d'une fois la petite piqûre au creux des os, le sup-
plice d'un tas de forets et de scies, toute la meute
montant à l'assaut et s'acharnant. Elle finissait par
en parler tranquillement, comme d'un mal naturel,
avec de légers cris quand les lancinements deve-
naient plus aigus. Un regret seulement la tourmen-
tait, l'ennui de ne pouvoir regarder au dedans d'elle,
sous sa peau... Et, en souriant, ses yeux bleus mi-
évanouis, elle recommandait qu'on ne la mît pas trop
vite au cercueil, pour laisser aux bêtes le temps de
mourir et ne point les avoir avec elle vivantes dans
la mort.
Puis ses larmes sourdaient, elle se pleurait elle-
même avec des mots gentils, des zézaiements de
petite fille dorlotant le bobo d'une poupée... Va, va,
on te mettra une belle robe blanche avec de la den-
telle, on te fera un joli petit lit de satin... Les petites
de la pension enverront une jolie petite couronne...
Ah î on sera bien étonné à la pension ! Ah oui,
étonné, ah oui, bien étonné... Elle finissait par battre
l'air de petits coups de tête, criant :
— N'est-ce pas que je ne mourrai pas?... Je ne
veux pas mourir avant d'avoir fait mon entrée dans
le monde 1... Ah ! dites, n'est-ce pas ?
Elle était restée longtemps enfant, sans goût pour
19
320 LA FIN DES BOURGEOIS
l'étude. L'institutrice qu'on lui donnait à douze ans
n'arrivait pas à stimuler ce pauvre esprit indolent
et futile. Les Jean-Honoré alors se décidaient à la
mettre en pension, mais là encore, le nuage qui lui
brouillait les idées ne s'en allait pas, elle gardait ses
puérilités de grande fille tardive. On avait espéré
dans la nubilité : celle-ci résistait, paresseuse comme
le cerveau; et petit à petit l'anémie monta. Ses os
mollirent sous sa chair laiteuse, elle eut la peur d'un
fourmillement de bêles. Jean-Honoré fit appeler les
médecins ; ils dirent le grand mot, diagnostiquèrent
la tuberculose osseuse; et atterré, ployant sous la
peine, il se contraignit à murer en lui l'aveu. Mais
un jour, AYilhelmine surprit une consultation ; elle
s'évanouit ; ils n'osèrent plus se parler de leur en-
fant. Chacun garda sa douleur et son secret, tous
deux mettant leur force à se mutuellement tromper.
C'était là, comme dans le reste de la famille, le signe
imminent de la dissolution, le tarissement des sources
après les sèves pétulantes, le froid des fins de race
après les tumultes et les orgueils du sang. Ils s'étei-
gnaient, les Rassenfosse, en cette vie précaire d'une
enfant comme ailleurs dans la folie de Simone, la
misère de cœur d'Eudoxe, l'abrutissement de ce tau-
reau furieux d'Arnold et cette ampoule mûre d'An-
tonin. L'innocente Irène, minée en son corps frêle,
avec ses bétes qui la dévoraient, devenait, par une
ironie de leur destinée, le symbole vivant des caries
de la famille, rongée elle aussi jusqu'à l'os, en proie
aux bétes furieuses de ses perversions et de ses dé-
mences. Et rien n'y faisait, nul recours pour surseoir
aux consomptions finales, la grande main toujours ap-
paraissait, les balayant aux ténèbres; leur règne s'en
allait d'épuisement et de plénitude, roulait aux cryp-
tes d'où il était sorti.
Jean-Honoré connut l'amertume de douter de la
vie après y avoir eu foi. Cette longue existence plane,
cette vieillesse de probe travailleur finissait dans les
LA FIX DES BOURGEOIS 327
désastres comme si, lui aussi, dût expier les fautes
du passé. — Et pourtant, songeait Jean-Eloi, mon
frère a toujours été l'homme du devoir et du droit
chemin... 11 méritait de mourir tranquille, avec l'il-
lusion de se croire heureux jusqu'au bout. C'est doue
qu'il n'y a pas de justice pour les hommes, puisque
les bons sont punis comme les mauvais ! A moins que
ce ne soit cela la justice, cette loi qui rend solidaires
les familles et répartit sur la totalité de ses membres
la responsabilité des erreurs commises par quelques-
uns seulement. Mais alors il faudrait admettre que
la justice d'en haut est plus aveugle encore que celle
d'en bas.
Ce père, éprouvé dans un fils qui faisait banque-
route à ses ambitions, outragé dans l'inconduite de
sa fille, frappé enfin dans le mal qui consumait Irène,
voulut au moins raisonner les causes de son mal-
heur. Il n'en trouva pas d'abord, conclut comme
autrefois Jean-Eloi :
— Un trop constant bonheur viole la prédestina-
lion à la souffrance qui pèse sur les hommes... J'ai
été trop durablement heureux, je purge mon bonheur.
Mais le vague de cette métaphysique bientôt ré-
pugna à son esprit réfléchi, habitué aux puissants
syllogismes. >son, se dit-il, ce n'est là qu'un
mensonge dont nous nous leurrons, l'ennui de re-
chercher en nous-mêmes le principe de nos peines.
Celles-ci sont la résultante de nos propres défaillan-
ces, mais il est bien plus commode de rapporter à
une force en dehors de nous la source des maux qui
nous accablent.
Ainsi tous deux, l'homme de l'argent et l'homme
du droit, à travers des soucis différents, aboutis-
saient aux mêmes conjectures ; mais elles ne tran-
chaient rien, laissaient debout le problème des desti-
nées. Jean-Honoré se sonda : il n'avait pas fait le
mal ; toujours il avait marché dans les voies de la
conscience. Celle-ci sortait légère du tribunal où il
328 LA FL\ DES BOURGEOIS
assumait la mission du juge. Il se sentit absous dans
sa propre vie, suspecta des causes lointaines, obs-
cures, enfouies dans le tréfond des races, sans pou-
voir les déflnir. Les nouvelles sciences, les mystères
de 1 individu élucidés par des penseurs hardis rebu-
taient son mysonéisme endurci de vieux bourgeois
cristallisé dans les philosophies séniles. Encore une
fois l'orgueil des Rassenfosse s'interposa, obtura
toute clairvoyance. Du moment que les causes ne
sont pas immédiates, celles-ci n'existent pas. Il fau-
drait donc en revenir à l'idée que nulle loi précise ne
régit l'être humain et qu'il est le jouet des circons-
tances.
Réty apprit que madame Rassenfosse était partie
avec Irène pour Salies de Réarn ; c'était un suprême
atout qu'ils jouaient. Il vint voir Jean Honoré.
— Ah ! mon pauvre Réty, s'écria le vieil avocat en
lui pressant les mains, vous êtes un ami, vous...
on peut tout vous dire. . . Eh bien, je suis dans la situa-
tion d'un homme qui voit tout croulerautour deiui...
11 ne me reste plus que ma chère Laurence... Si vous
saviez comme alors on incline facilement à l'idée
d'abdiquer, de s'en rapporter à la fatalité !
Réty s'était jeté dans un fauteuil et balançait sa
jambe.
— Ah oui, la fatalité, le grand mot de ceux qui
vont à la mort les yeux fermés... Mais, mon ami,
c'est nous-mêmes qui sommes pour nous la fatalilé...
La fatalité n'est pas autre chose que cela, la totalisa-
tion de nos sottises et de nos erreurs, une équation,
si vous préférez. Nous portons en nous-mêmes nos
vers... Ils naissent a travers la race, grandissent dans
l'individu, jusqu'au moment où ils nous dévorent.
— Je sais, oui... Vous avez là-dessus des idées...
Mais enfm prenez un cas... Oui, un cas, le mien, par
exeiiiple. Dans le malheur, tout devient personnel, on
se fait le centre et l'axe de tout raisonnement.
Jean-Honoré s'était levé et à grands pas, les bras
LA FIN DES IJoLRGEOIS 320
croisés, eu regardant le tapis, marchait dans son ca-
binet. Il s'arrêta tout à coup devant Réty et presque
suppliant :
— \oyons, moi... j'avais un fils, des fdles... Tout
n'est plus que ruines.
— Adieu, dit Réty en prenant son chapeau, ^ous
êtes un brave homme. Je vous aime et respecte
votre peine. A quoi bon l'irriter avec mes cautères?
Mais Jean-Honoré allait lui prendre le chapeau des
mains.
— Non, je vous en prie...
11 ajouta en souriant :
— Ne sommes-nous pas un peu les confesseurs
des misères de la vie, nous autres avocats? Et après
en avoir écouté les aveux chez les autres, n'est-il pas
juste que nous sachions à notre tour les regarder
s'agiter en nous-mêmes?
— Eh bien, dit Réty en se rasseyant, je suis pour
les responsabilités immédiates, mais je crois aussi
que la race explique bien des choses. C'est un orga-
nisme au même litre que l'individu, et qui, comme
liuiiividu qui le résume et le personnalise, charrie
des principes de vie et des ferments de mort. Il arrive
généralement que l'individu s'étiole et s'en va quand
ces germes morbifiques parviennent à leur matu-
rité... Voyez ce qui se passe chez les Rassenfosse.
Pendant d'immémoriales périodes, ils cherchent à
casser du front la croûte sociale qui les opprime.
Donc ils travaillent, ils peinent, il font œuvre de vie.
La vie s'offre à eux, dans leurs cavernes, comme un
mur de. ténèbres qu'ils ont h percer, comme des
monts de schistes sous lesquels ils pantèlent et dont
il leur faut déblayer leurs épaules. C'est l'ère active,
le struggle for Hve dans toute son intensité. C'est
aussi leur période de constitution : les Rassenfosse
sont Icà en germes, toute la famille sortira de l'im-
mense effort de ces parias pour échapper à la mort
et devenir un organisme. Enfui ils conquièrent le
19.
b30 LA FL\ DES BOURGEOIS
droit à l'existence, ils se développent, ils émergent
dans les deux grands hommes que vous vénérez
comme les fondateurs de votre dynastie. La vie
longtemps précaire se noue en ces deux forces, en
ces deux êtres d'exception... Yoilà le temps des
hégémonies arrivé, le vôtre, celui de toute la famille...
La lutte pour la vie, aveugle et brutale chez les
ancêtres, se continue à travers votre travail et vos
énergies, plus fine, toute intellectuelle... C'est en-
core la forte sève du peuple qui, dans votre condi-
tion de haute bourgeoisie, bouillonne... Mais alors
se produit l'habituel phénomène, les enfants se dé-
tachent de la souche, s'aristocratisent dans la mol-
lesse, l'oisiveté... La lutte pour la vie est finie, la
déchéance arrive...
— Mon Dieu ! fit Réty en apercevant un mouve-
ment chez Jean-Honoré, c'est l'histoire de toutes les
familles. Voyez-vous, nous manquons de la pre-
mière des sciences, qui est la science de la vie... Il
faudrait imposer à chaque génération le recommen-
cement du travail des antérieurs, en supprimant
cette iniquité sociale, l'héritage, qui rend nos pos-
térités lâches et débiles. Et puis encore et toujours
nous retremper dans le peuple, aux origines... C'est
la grande hygiène. Hors cela, point de salut pour
nos sociétés malades, anémiques, arrivées à terme.
A la race comme à l'individu, il faut la gymnastique
morale, partir d'en bas pour arriver en haut, re-
commencer le séculaire labeur, redevenir l'enfant
qu'est le peuple et mériter la vie... Celle-ci aujour-
d'hui est trop facile ; plus de guerres, trop de socia-
bilité et de bien-être, la sensualité, le goût de la
jouissance à tous les degrés... Il en adviendra de
nos civilisations gorgées ce qu'il advient des familles
et des individus : elles crèveront de réplétion.
— Vous avez un fils pourtant? hasarda Jean-
Honoré.
— Eh bien ! j'espère qu'il me saura gré d'en avoir
LA FI\ DES BOURGEOIS 331
fait un homme. Et meilleur que je ne suis, ajouta
Kély après un silence. Il sait que j'entends disposer
de ma fortune pour le bien de riiumanité... des œu-
vres de saint... Ali ! il y a tant à faire ! C'est un ser-
vice que je lui rends de ne Ini laisser à sa majorité
qne mille francs de rente... Avec cela, s'il n'esî pas
manchot, il fera son chemin tout seul... Il eût pu
aspirer à ce qu'on appelle un brillant mariage : je lui
ai persuadé de chercher sa femme dans le peuple
pour en avoir des enfants robustes et sains et recom-
mencer la lignée.
Jean-llonoré réfléchissait. Une lumière se fit en
dedans de sa pensée, des images fluctuèrent, des
espaces de temps, tout un remous de passé... Il re-
vit sa grave enfance, la jeunesse dissipée d'Eudoxe,
les faiblesses de la mère pour ses filles.
— Oui, dit il, vous avez peut-être raison... Oui
sait? la régénération par lenfant, le retour aux
grands âges de la terre par le retour au peuple... Et
peut-être bien qu'en effet le temps des bourgeoisies
est fini et qu'il va venir autre chose.
Il fit un pas et prit les mains de Kéty.
— Ali ! il est dur, à mon âge, de reconnaître qu'on
a pu se tromper toute une partie de sa vie !
— Oui, mais quel testament d'honnête homme
qu'un mot comme celui-là ! dit Réty en prenant congé.
Réty parti, .Tean-ilonoré resta longtemps à consi-
dérer les bibliothèques qui recouvraient les murs.
C'était là toute sa vie, à lui, l'orientation constante
de sa pensée, sa foi indémentie. Il eut un hausse-
ment d'épaules, s'écria :
— Mais alors il faudrait tout démolir... Tout se-
rait à recommencer sur de nouvelles bases... Le pacte
social, avec la propriété pour fondement, ne serait
qu'une erreur !... Eh bien non, c'est faux. Chimères î
Sophismes ! Voici la vérité, la certitude î Tout le
reste n'est que hasard et folie 1
19.,
332 LA FIN DES BOURGEOIS
XXXYII
Un jour de la mi-juin, Quadrant, parti pour une
vente de chevaux, fut rappelé par un télégramme.
Antonin était mort au matin, étouffé dans sa graisse.
H fallut précipiter l'inhumation : l'énorme viande
tout de suite s'était décomposée ; pendant une se-
maine une féteur empesta les chambres, que les aro-
mates et le phénol ne purent combattre. Madame
Quadrant se sentait mourir chaque fois qu'elle mon-
tait l'escalier.
Eudoxe représenta les Jean-Honoré aux obsèques,
ils ne quittaient plus le lit de leur fille ramenée mou-
rante des eaux et que les médecins abandonnaient.
L'hôtel une nuit s'emplit de lamentations : [rêne avait
rendu sa petite âme d'enfant. Et ce fut tout à coup,
dans la famille, à un m.ois de là, un autre désastre :
des paysans rapportaient à Empoigny le cadavre
d'Arnold. Il était parti dans l'après-midi pour une
frairie de village ; une rixe avait éclaté ; il broyait le
crâne d'un jeune homme sur le pavé. Mais, comme
au soir, il traversait à cheval un bois, un coup de feu
partait... Celui-là s'en allait dans sa fureur et sa
force aveugle, rouge d'homicides, comme un prince
barbare. Il tombait sous la revanche des petits, dans
le coup de sang du million, de toute la hauteur de ce
roc des Fourquehan où les Rassenfosse avaient assis
leur orgueil.
LA FIN DES BOURGEOIS 333
Jean-Eloi se tourmenta de ne point trouver de lar-
mes. Adélaïde, qui se roulait sur le corps, tout à
coup se redressa, lui cria qu'il n'aimait pas ses en-
fants.
^ Elle a peut-être raison, pensa-t-il. Il se peut que
je ne les aime plus... Mais comment en suis-je ar-
rivé-là?
Il battit de l'air de ses bras, tomba près de la mère :
— Mon fds ! mon pauvre fils !
Puis une pensée le hanta :
— Le braconnier !
La balle de ses gardes, à travers le temps, faisait
ricochet et les transperçait dans cette chair tragique
de leur fils. Encore une fois la grande main mysté-
rieuse sortait de la nue et les frappait.
— Voilà la punition... Voilà la punition...
Jean-Honoré arriva au château la veille de l'enter-
rement, (juand Jean-Eloi l'aperçut tout blanc, courbé,
traînant dans le soir le deuil d'Irène, ses paupières
qui n'avaient pas su pleurer subitement éclatèrent.
Il se jeta dans ses bras en criant :
— Les Rassenfosse sont finis I
— Oui, c'est le calvaire, gémit Jean-Honoré.
Des sanglots secouaient, à travers leur martyre
paternel, leur vieille fraternité douleureuse.
Ils s'arrachaient enfin à leur étreinte. Jean-Eloi, de-
vant les hautes fenêtres, regardait la nuit, le gouffre
où avait sombré la vallée.
— Les ténèbres ! murmura-t-il.
— Le sommeil, le bonhear de n'être plus ! dit
Jean-Honoré.
Leur pensée allait à la mort ; sans s'en apercevoir
ils se parlaient à eux-mêmes. Dans le grand silence
des chambres, un cri alors les fit tressaillir : Jean-
Eloi se lança vers l'escalier.
— Enfermez la donc, gronda-t-il.
Jean-Honoré le regarda, se toucha le front, ne dit
pas une parole.
33i LA FIN DES BOURGEOIS
Jean Eloi leva la main, désigna vaguement un en-
droit dans les tours, sans répondre. Et ils s'assirent
ensuite l'un devant l'autre accablés, les mains trem-
blantes.
Mais le cri reprenait grêle, sauvage, animal,
comme le miaulement dune bète blessée au fond
d'un hallier. 11 traînait à travers la maison, courait
sur leurs tètes, s'assoupit ensuite en un vagissement
lointain. Et tout à coup il recommençait, se rappro-
chait, ils entendirent que quelqu'un étrangement
évoquait la mort.
C'était la voix sortie de leurs ruines, la voix qui
prophétisait les deuils et les douleurs de la maison,
une voix qui elle-même semblait s'évader du fond de
la mort pour annoncer la fin de leur race. Chaque
fois qu'un malheur se levait, la clameur avait retenti,
elle allait devant les cercueils, elle était le glas qui
montait pour les agonies. Toujours une fosse s'était
ouverte au bout de ses gémissements, Provignan,
Antonin, Cyrille, Arnold... C'était la petite orfraie
perchée dans les ramures de leur arbre et infiniment
criant à la mort.
— Mon pauvre ami ! fit .lean-Honoré dans un élan
de grande pitié.
— Cette croix-là après les autres 1 II n'y aura bien-
tôt plus autour de nous qu'un vaste cimetère !
Maintenant il fallait veiller constamment Simone ;
elle était prise quelquefois de frénésies, se déchi-
rait de ses mains, avec l'horreur et l'amour de sa
chair. Deux religieuses l'assistaient, ne la quittaient
ni le jour ni la nuit. Ils perçurent des pas en fuite
d'autres accouraient, une porte battit, le cri s'étei-
gnit.
Tout croulait autour d'eux, la famille, les choses,
la fortune. Ils se retrouvaient nus, solitaires, desti-
tués, comme aux âges humiliés, comme au temps
ingrat des ancêtres. Leur régne, qu'ils avaient cru
éterniser en l'illimité des assomptions croulait daAS
LA Fh\ DES BOURGEOIS 335
le sang et les folies, s'égoutlait par la plaie des cer-
veaux et la blessure des flancs. Une tourmente sans
relâche les décimait, les remportait aux primordiales
ténèbres. Celles-ci remontaient du puits de Misère et
les engloutissaient. Ils périssaient par grands pans
comme des tours, avec tout ce qui s'était accroché de
rêves et d'idées à leur vieille humanité séculaire,
avec les ceps et les ramures de leurs espoirs vrillés
à la pierre de leur vie. C'étaient les morceaux d'une
société, d'anciens agrégats d'orgueil et de domina-
tion qui tombaient avec eux dans l'œuvre de décom-
position sociale activée par des ouvriers nouveaux.
Rien ne subsistait plus. Là-bas, dans le désert des
sables, la Colonisation se mourait, toute vide, en
ruines, sur son fumier de millions. L'abject doctri-
narisme, lui aussi, avait, en bâtissant sur la pous-
sière, tenté de coloniser le pays : le vol, la piraterie,
le goujatisme à la fin faisaient banqueroute. On se
trouva sans forces pour liquider. La corruption ayant
tout gangrené, à tous les degrés la pourriture ger-
mait. La mauvaise foi, la pauvreté des consciences,
un égoïsme sordide laissaient les problèmes en sus-
pens. Toute question vitale écartée, le vide seul du
régime exista, l'inanité et l'incurie de ce règne qui
n'avait rien prévu et crevait d'inanition, après s'être
puissamment regoulé à toutes les auges, après avoir
été le règne des ventres... Des grèves à présent en
tous sens éclataient; l'ouvrier, par milices innom-
brables, quittait les bures, les usines, les fabriques,
gagnait les bois, réclamait du pain et ses droits. Dans
la nuée apparut la face outragée et triste de Christ
sur la croix. Alors ou requit la force, les fusils par-
tirent, il y eut de grands massacres. La croix là-
haut oscilla, le flanc fut repercé, les ténèbres s'épan-
dirent.
Le ministère sombra dans cette nuit et ce sang.
Il fiuissait comme avaient fini les Rassenfosse, ses
plus fermes soutiens. « — Réty aurait donc raison?
336 LA FL\ LES BOURGEOIS
pensait Jean-Eloi, sans courage devant tout cet écrou-:
lement. Les bourgeois s'en vont ! ». D'autres races
montaient; l'homme famélique se leva; on sentit
venir d'en bas une force vierge, profonde, un grand
souffle, l'haleine des siècles. Du sang répandu allaient
germer les semailles.
XXXVIII
Ils avaient entin obtenu le divorce de Ghislaine.
Le calcul du banquier s'était vérifié : Lavand'homme,
à bout de dettes et de famines, lui-même un jour
mettait à prix la liberlé qu'il ^ olliiiii a lui rendre.
Le vieil orgueil des Rassenfosse alors se détendit.
Jean-Eloi quelquefois s'en allait oublier à la Rasepe-:
lote les fureurs qui ravageaient Empoigny. Une jeu-
nesse d'humanité, une paix de nature et d'amour
régnait dans cette solitude; Jean croissait ; Ghislaine;
relevait pour le Devoir et le Sacrifice, pour l'œuvre -
de la Vie à travers le temps.
— Celle-là est encore la meilleure, songeait-il. Elle''
a gardé t'àme des Rassenfosse. Et qui sait? Peut-être
elle a raison, peut-être ce sera le bâtard qui régé-
nérera la famille... Toute faute contiendrait donc un
rachat?... 11 y aurait plus de force dans une faute
expiée que dans les vertus inutiles?
Ainsi il lui fallait renier ses croyances. Ses erreurs,
qu'il avait crues des certitudes, s'effeuillaient, jon-
chaient le bref chemin de sa vieillesse. Il sentit virer
LA FliN DES BOURGEOIS 337
son axe moral, son àme s'ouvrit aux rosées tardives.
Elles lénifièrent sou soir, mais sans humilier le
caillou de son égoïsme. Sa foi politique brisée
l'exaspéra contre la société, il prêchait la croisade
contre le peuple, les représailles, le retour aux an-
ciens][servages.
En même temps des portions de son intellectualité
se prenaient; les racines d'orgueil, rompues sur un
point, cassées chez le père, se torsèrent, l'enlisèrent
plus profondément en sa lutte contre la terre revèche.
Toute son obstination de vieux joueur se pétra ; dé-
laissé des Rabattu et des Akar, il la défia, voulut pour-
suivre seul ses stériles conquêtes. Des étendues furent
rachetées pour ses dominations ; il y commença
la plantation d'un vaste parc, s'y bâtit un château et
une métairie sur des plans démesurés, rêva dune
châtellenie comme le noyau d'une ville. Ils déserte-
raient Empoigny, emporteraient là leurs lares profa-
nés et sanglants. Sa fortune fondit; il engagea l'hé-
ritage de l'aïeule. Misère tout entier menaçait de se
vider dans ce gouffre de sa folie sénile, dans ce ver-
tige du trou qui les attirait comme une destinée.
Sans doute alors le cycle serait accompli ; l'ère des
satrapies serait close ; ils retourneraient aux limbes
originels, retomberaient aux races obscures d'où
ils étaient partis.
Jean-Eloi, un jour, en arrivant, vit de loin se dres-
ser ses tours. Des flèches d'or pointaient ; les en-
ceintes comblaient la plaine. C'était là le Kremlin de
leur puissance ; les Rassenfosse ne mourraient pas
tant que l'énorme bâtisse se dresserait sous le ciel ;
leur règne s'éterniserait dans la pierre jusqu'à la fin
des temps. Tout son orgueil soudain remonta dans
un coup de sang qui le foudroya devant son rêve
enfin réalisé, au seuil de la bastille où il entra mort.
Régnier maintenant menait par les villes un cortège
de basses prostituées ; il s'entourait des plus miséra-
bles et leur prodiguait l'ironie et la charité de sou
338
LA FL\ DES BOURGEOIS
évangile, comme un Christ vénéneux et doux, infini-
ment homicide et tendre, leur disant la sainteté du]
stupre et les gloires du péché, les avertissant d'être
les ouvrières de la désagrégation, les sangsues dej
la pléthore des races. C'était, derrière l'horriblo
bosse comme un legs du vieux monde à ses épaules,
la frénésie du rire dont il prophétisait le monde nou-l
veau, dps exterminations, des fleuves pourpres, les'
cités mortes, l'effacement des sociétés pour une autre
qui se levait. 'Du pas des vengeances, la torche
aux mains, une multitude de bêtes à faces d'hommes
se ruait, rasant jusqu'aux cimetières, déblayant;
la pourriture des civilisations.
Des ans coururent ; les ténèbres grandirent. Il n'y
eut plus, sur les ruines des Rassenfosse, en attendant
les rédemptions, que le trépignement du gamin
vieilli, de la mouche funeste, et, droite, ses mains
de morne idole sur l'os des genoux. Barbe la cente-
naire reléguée dans son culte des mémoires mépri-
sées et regardant, du fond de ses caves orbites, les
postérités s'éteindre k ses pieds où le froid de la
mort tardait à monter.
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