Skip to main content

Full text of "La fin des bourgeois"

See other formats


'.      1». 


^•'■*%. 


.■<c^. 


ô^'^. 


.^rr^ 


Ji^yu^ 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lafindesbourgeoOOIemo 


CAMILLE    LEMONNIER 


LA 


Fin  des  Bourgeois 


PARIS 

E.    DENTL.    EDITEUR 

LIBRAIRE     DE     LA    SOCIÉTÉ     DES    GENS    DE     LETTRES 
3,      PLACE     DE     VALOIS,      PALAIS-ROYAL 

1892 
Tous  droits  réservés 


LA  FIN  DES  BOURGEOIS 


ROMANS  DE  CAMILLE  LEMONNIER 


Un  Coin  de  Village. 
Un  MâLE. 
Le  Mort. 
Thérèse  Monique. 
NoëLS  Flamands. 
Happe-Chair. 
L'Hystérique. 
Ceux  de  la  Glèbe. 
Madame  Lupar. 
Le  Possédé. 
Dames  de  Volupté. 


CHEZ     E.     DENTU 

Pour  paraître  prochainement 
Claudine  Lamour. 


CAMILLE  LEMONNIER 


Li  m  DES  mmm 


PARIS 
E.     DENTU,    ÉDITEUR 

LIBRAIRE   DE    LA    SOCIÉTÉ    DES    GENS   DE    LETTRES 

3    ET    0,    PLACE    DE   VALOIS,    FALAI8-R0TAL 

1892 

Tous  droits  réservés 

yniversittg 
BIBLIOTHECA 

Oftaviensts 


LA  FIN  DES  BOURGEOIS 


Jean-Eloi,  eu  débarquant  à  cette  heure  matinale, 
rencontra  au  détour  d'une  rue  un  vieux  prêtre  qui, 
tête  nue  sous  la  fine  brouée,  portait  le  Viatique  à  un 
moribond.  Il  se  découvrit  sans  s'arrêter,  puis,  la  son- 
nette passée,  haussa  l'épaule  par  dédain  pour  la 
vieille  foi.  Le  père  et  la  mère  se  seraient  agenouillés 
au  bord  du  trottoir,  pensa-t-il.  Nous  n'avons  plus  les 
mêmes  idées.  On  peut  être  honnête  homme  sans 
croire  à  ces  momeries. 

Huit  heures  tintèrent  anx  horloges  En  abrégeant 
sa  visite,  il  pourrait  reprendre  l'express  de  dix  heures. 
La  réunion  du  syndicat  de  banquiers  pour  l'émission 
du  surlendemain  n'avait  lieu  que  l'après-midi. 

L'église,  un  peu  plus  loin,  avec  le  battement  lent 
d'une  dernière  cloche,  se  vidait  d'une  file  de  pauvre 
monde  qui  descendait  se  ranger  derrière  les  lanter- 
nes allumées  d'un  corbillard. 

Tout  le  monde  mourait  donc  dans  la  ville  !  Mau- 
vais présage  !  Mais  ceci  encore  est  une  superstition 
des  vieux  âges!  se  dit-il.  Maman  ferait  un  signe  de 
croix.  C'est  une  femme  d'un  autre  temps.  Pourvu 
qu'elle  n'aille  pas  mcltrc  des  bâtons  dans  nos  roues  î 
Autrefois,  je  serais  entré  dans  la  nef;  j'aurais  inter- 


â  LA   FIN    DES  BOURGEOIS 

cédé  auprès  des  Miséricordes  pour  me  prêter  assis- 
tance.   Tout  cela  est  bien  fini.   Il  ne   laut  compter 
aujourd'hui  que  sur  soi-même. 
D'ailleurs  ce  mariage  pressait. 

—  Va,  lui  avait  dit  la  veille  sa  femme,  et  si  la 
mère  te  refuse  son  consentement,  nous  passerons 
outre.  Tu  sais  bien  qu'il  n'est  plus  possible  de  sur- 
seoir. 

Un  reste  de  mauvais  éveil  dispersait  ses  énergies. 
Cet  homme  de  soixante  ans,  à  la  pensée  d'afiFronter 
l'aïeule,  l'àme  et  le  conseil  de  la  famille,  se  sentait 
redevenir  le  craintif  enfant  qu'elle  régissait  d'un 
geste.  Il  agença  les  paroles  annonciatrices.  «  Maman, 
nous  avons  pensé  qu'il  était  temps  de  marier  notre 
Ghislaine.  Quelqu'un  s*est  présenté,  un  homme  très 
bien,  un  nom...  » 

La  préparation  lui  parut  maladroite.  Il  chercha  un 
biais.  «  Maman,  que  diriez-vous  pour  Ghislaine  d'un 
mariage  d'inclination?  Un  parti  d'ailleurs  excellent... 
Mais  non,  ce  n'est  pas  vrai,  s'avoua-t-il.  Ce  Lavan- 
d'homme  m'est  odieux.  »  Et  tout  à  coup  la  grande 
affaire  du  surlendemain  enrayant  son  souci,  il  diver- 
gea à  s'égayer  de  la  déconfiture  des  deux  Steve  qui 
n'avaient  pas  osé  risquer  seuls  l'émission,  et,  main- 
tenant, intriguaient  pour  s'engager  dans  le  syn- 
dicat. 

—  Au  bas  mot,  pour  Rabattu,  Akar  et  moi,  trois 
millions  à  nous  partager. 

11  reprit  confiance  en  son  étoile.  Depuis  quarante 
ans,  tout  lui  réussissait  :  sa  banque  s'ancrait  comme 
un  roc  dans  la  considération  du  pays.  Il  voyait  s'éle- 
ver toujours  plus  haut  sa  fortune.  Ce  n'était  pas  sa 
faute,  après  tout,  si  cette  folle  graine  de  Ghislaine 
avait  mal  germé. 

—  Et  puis,  les  jeunes  filles  de  maintenant...  Allez 
donc  leur  parler  de  vertu...  Voilà  encore  une  chose 
qui  s'en  va.  Il  faudrait  régénérer  la  société  de  haut 
en  bas...  Maman  dira  ce  qu'elle  voudra. 


LA    FIN    DES  BOURGEOIS  6 

II  déboucha  sur  une  place,  souleva  son  chapeau 
pour  des  gens  humbles  qui  le  saluaient  avec  respect, 
sonna  à  la  porte  d'une  grande  maison,  six  fenêtres 
à  l'étage,  quatre  au  rez-de-chaussée,  tous  les  volets 
clos.  Un  glissement  de  pas,  au  bout  d'un  instant, 
s'émit  du  vestibule  sonore.  Dans  le  béement  du  van- 
tail s'encadra  une  vieille  figure  maussade  sous  un 
petit  bonnet  noir,  plat  comme  une  calotte. 

—  Bonjour,  Beth.  Maman  est  là  ? 

—  Tiens,  M.  Jean-Eloi  !  Mais  non,  madame  est  à  la 
messe,  vous  savez  bien,  comme  tous  les  matins.  Oh  ! 
elle  ne  sera  pas  long  à  rentrer.  Vous  prendrez  bien 
une  tasse  de  café  ? 

—  Merci,  ma  bonne  Beth.  J'irai  l'attendre  au  salon. 

—  C'est  que,  voyez-vous,  les  volets  sont  fermés. 
Nous  ne  les  ouvrons  que  les  jours  de  fête. 

—  Ah!  oui,  les  jours  de  fête,  c'est  vrai.  Eh  bien, 
je  monterai  à  la  chambre  de  maman. 

—  A  votre  aise.  Vous  savez  bien  que  vous  êtes  ici 
chez  vous. 

Là-haut,  il  trouva  le  lit  fait  et  les  meubles  déjà 
rangés.  La  mère  se  levait,  l'été  comme  l'hiver,  à 
cinq  heures,  descendait  prendre  son  café  à  la  cuisine, 
puis,  avant  de  shabiller  pour  la  messe,  retournait 
elle-même  ses  matelas,  n'admettant  pas  que  per- 
sonne mît  la  main  à  ses  draps.  .lean-Eloi  pensa  au 
valet  de  chambre  qui  chaque  matin  brassait  son  lit, 
à  la  femme  de  chambre  qui  tapotait  les  coussins  à 
dentelles  du  lit  de  madame  Rassenfosse. 

—  Ah  1  quelle  femme,  cette  maman  !  Et  voilà 
qu'elle  touche  à  ses  quatre-vingt-sept  ! 

Un  respect,  toutes  les  fois  qu'il  franchissait  ce 
seuil,  une  émotion  religieuse  de  jeune  diacre  péné- 
trant dans  un  lieu  sacrr,  lui  montait  des  lointains  de 
l'enfance  pour  la  grande  vie  sévère  qui  s'était  écoulée 
là.  Il  se  découvrit  devant  le  portrait  de  son  père, 
respira  l'odeur  de  réséda  qui  émanait  des  armoires, 
se  mit  à  chiffrer  sur  un  feuillet  de  carnet. 


4  LA    FIN    DES   BOURGEOIS 

Mais  elle  tardait  ;  il  regarda  à  sa  montre.  Huit 
heures  trente-cinq.  Alors  il  se  leva,  arpenta  la  cham- 
bre, de  nouveau  contempla  l'image  paternelle. 
Une  tète  sanguine  et  carrée,  le  regard  droit,  noir 
comme  le  charbon  d'où  venait  leur  fortune^  les  che- 
veux plantés  bas  et  ras,  un  air  de  ténacité  et  de  réso- 
lution. Sous  le  cadre,  un  chronomètre,  —  un  oignon 
presque  sphérique,  la  montre  de  ce  père  vaillant  — 
pendait  à  un  clou,  sans  heures,  arrêtant  le  temps 
sur  une  ère  finie.  Elle  avait  battu,  celle-là,  sur  un 
vrai  cœur  d'homme.  Un  héros  du  devoir  et  de  la  vie, 
ce  Jean-Chrétien  Y  continuant  la  lignée  des  obscurs 
parias  de  la  mine  qui,  tout  à  coup,  avec  l'aïeul,  Jean- 
Chrétien  I",  surgissaient  des  ténèbres  après  d'immé- 
moriales humiliations  et  faisaient  souche  de  l'actuelle 
dynastie  des  Rassenfosse.  Un  jour,  les  cables  du 
ciifTat  se  rompaient  :  une  chute  de  trois  cents  mètres, 
cinq  cadavres  en  bouillie,  les  os  et  le  sang  de  ce 
père  admirable  rassemblés  dans  une  bière  ;  et  quel- 
qu'un arrivait  les  prendre  à  la  pension,  son  frère 
Jean-Honoré  et  lui;  ils  voyaient  la  mère  debout,  en 
robe  noire,  dans  la  lumière  des  cierges,  près  du 
cercueil  et  qui,  sans  une  parole,  les  yeux  effrayants, 
leur  faisait  signe  de  s'agenouiller. 

Une  sensation  perdura,  lui  resta  pour  la  vie,  celle 
d'un  grand  trou  à  travers  leur  race,  avec  ce  mort 
tout  au  fond,  dont  les  morceaux,  comme  pour  per- 
pétuer la  communauté  de  peines  et  d'origines, 
s'étaient  confondus  aux  liquides  débris  des  quatre 
autres,  de  simples  mineurs. 

—  xNous  sortons  de  ce  trou  et  de  ce  sang,  se  dit 
Jean-Eloi,  repris  par  l'idée,  en  croyant  réellement  se 
pencher  sur  cette  lamentable  fosse  de  Misère  où  l'un 
après  l'autre  avaient  crevé  les  Rassenfosse  primor- 
diaux et  qui,  séculairement  regoulée  de  leur  chair, 
enfin  dégorgeait  cet  immense  martyre  en  tonnes 
d'or.  Il  y  a  des  éclats  de  cervelle  aux  mains  avec 
lesquelles  nous  remuons  nos  millions,  il  y  a  de  la  boue 


LA    FIN    DES   BOURGEOIS  5 

rouge  sous  le  grand  train  de  nos  maisons.  (Puis, 
concluant  par  un  apophtegme  :)  Les  fils  vivent  de  la 
mort  des  p«>res  ;  c'est  dans  Tordre.  Seulement...  nos 
pères  valaient  mieux  f|ne  nous,  et  selon  toute  appa- 
rence (une  faiblesse  lui  tourna  le  cœur)  nos  enfants 
vaudront  moins  que  nous.  Ah  !  ma  pauvre  maman  ! 
vous  ne  savez  rien,  vous  ! 

Cette  Ghislaine,  surprise  un  matin  de  l'autre  mois 
avec  leur  valet  de  chambre  dans  ses  draps  de  vierge 
impure,  àcrement  saignait  en  sa  paternité  avilie.  Les 
criantes  débauches  de  Régnier,  le  cadet  de  ses  fils, 
en  outre  menaçaient  leur  honorabilité  déjà  entamée 
par  la  faute  de  la  fille.  Quant  à  Arnold,  l'aîné,  massif, 
obtus,  farouche,  un  type  des  vieilles  faunes,  nulle 
prise  sur  ce  cerveau  balourd.  Leur  grand  amour 
apitoyé  se  confia  en  Simone  qu'un  mal  obscur  tra- 
vaillait et  leur  rendait  plus  chère. 

Une  voix  cria  d'en  bas  : 

—  JeanEloi,  où  ètes-vous  ? 

Il  se  composa  un  visage  et  marcha  vers  le  palier. 
Mais  très  vite  la  haute  taille  de  Barbe  Rassenfosse 
grandissait  dans  l'escalier,  il  la  voyait  monter  d'un 
pas  diligent  dans  son  invariable  robe  noire,  son 
cabriolet  noir  en  auvent  sur  ses  bandeaux  à  peine 
givrés,  tenant  en  ses  mitaines  noires  la  pochette 
de  soie  où  elle  fourrait  son  livre  d'heures  et  son  mou- 
choir. 

—  Bénédiction,  maman,  fit-il  en  tirant  son  cha- 
peau et  se  courbant. 

La  mère  gravement  leva  la  main  : 

—  Bénédiction,  mon  garçon. 

Jamais  ses  fils  ne  l'abordaient  autrement  :  elle 
haussait  deux  doigts  ;  et  ce  geste  dont  par  moments 
elle  avait  Tair  de  leur  jeter  sa  bénédiction,  leur  dé- 
nonçait son  humeur. 

—  Maman  s'est  bien  levée  ce  matin,  pensa  Jean- 
Eloi en  reprenant  courage.  11  faudra  moins  de  mé- 
nagements. 


6^  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

Maman,  dit-il.  je  suis  venu.   Voilà  deux  mois 

qu'on  lie  vous  a  vue.  Vous  nous  laissez  vraiment 
trop  longtemps  saiis  nouvelles. 

La  vieille  dénoua  les  brides  de  son  chapeau,  tira 
ses  mitaines,  replia  son  chàle  de  laine.  Enfm,  ajus- 
tant sur  lui  ses  grands  yeux  durs  qui,  pendant  trois 
quarts  de  siècle,  avaient  regardé  la  mort  et  la  vie, 
elle  répondit  tranquillement  : 

—  Ceux  qui  veulent  avoir  de  mes  nouvelles,  n'ont 
qu'à  venir,  mon  fils. 

—  Bon,  maman  !  Comme  vous  le  prenez  !  Eh  bien, 
c'est  ce  que  je  fais.  Les  Steve,  vous  savez,  voudraient 
à  présent  happer  leur  bouchée  dans  l'affaire...  Trop 
tard. 

—  Cela  vous  regarde,  garçon.  Si  l'affaire  est 
bonne  devant  Dieu,  vous  avez  raison  de  la  garder 
pour  vous...  Voyons,  ce  n'est  pas  pourtant  pour  me 
parler  des  Stève'que  vous  avez  pris  le  train  du  matin. 
Et  après  ? 

Du  fond  de  leurs  cernures,  dans  le  brun  visage 
corroyé,  les  raides  prunelles,  comme  des  pics  fouis- 
sant les  schistes,  foraient  les  dessous  de  sa  visible 
dissimulation.  Il  le  faut,  pensa-t-il,  il  me  reste  à 
peine  cinquante  minutes  pour  gagner  l'express.  Au 
fond,  ne  suis-je  pas  le  maître  den  décider  selon  ma 
volonté  ? 

Il  débuta  d'une  voix  nette,  un  peu  précipitée, 
comme  on  se  démet  d'un  faix. 

—  Maman,  nous  ne  faisons  rien  sans  vous.  Eh 
bien  1  c'est  de  Ghislaine  qu'il  s'agit.  Nous  la  ma- 
rions. 

—  (ihislaine  a  vingt-deux  ans,  je  crois.  C'est  l'âge. 

—  Oui.  Et  puis  vous  la  connaissez.  Ghislaine  n'est 
pas  comme  les  autres.  Elle  a  de  l'ambition.  L'homme 
qu'elle  s'est  choisi...  Mais  je  mens,  songea-t-il, 
chaque  parole  est  un  mensonge.  Il  ravala  sa  salive 
et  ajouta...    répond  à  ses  goûts. 

Barbe  l'interrompit  sévèrement. 


LA    FIX   DES    BOURGEOIS  7 

—  Il  y  a  quelque  chose  que  je  ne  dois  pas  savoir, 
mon  fils.  De  mou  temps,  une  jeune  fille  n'avait  que 
les  goùls  de  ses  parents.  C'était  aux  parents,  et  non 
à  elle,  à  se  choisir  son  mari.  D'ailleurs  les  enfants 
n'ont  que  les  goûts  qu'on  leur  donne.  Je  n'aurais  pas 
élevé  les  miens  comme  vous  élevez  les  vôtres.  Riche, 
cet  homme? 

—  Penh  !  Mais  les  Rassenfosse  peuvent  bien  se 
payer  un  gendre  sans  fortune.  Pas  vrai  ? 

—  Jean-Eloi,  voilà  une  parole  qu'aurait  dite  votre 
père.  Il  aurait  eu  le  droit  de  la  dire.  J'étais  pauvre 
quand  il  m'a  prise,  la  fille  d'un  honnête  homme. 
Oui,  sans  remords  il  eût  donné  à  ses  filles  un  pauvre 
homme  de  cœur  et  n'eût  pas  regardé  à  l'argent. 
Seulement  le  sang  de  Jean-Chrétien  a  tourné  en  vous 
à  d'autres  idées.  Vous  êtes  notre  fils  devant  les 
hommes,  vous  n'êtes  plus  son  fils  devant  Dieu.  Jean- 
Eloi  Rassenfosse,  vous  avez  fait  de  l'argent  le  lit  de 
votre  vie.  11  n'est  pas  naturel  que  Ghislaine  épouse 
un  jeune  homme  pauvre.  Son  nom  ? 

—  Lavand'homme. 

Il  se  reprit,  mâchonna  : 

—  Le  vicomte  de  Lavand'homme. 

—  Ahl 

La  grande  figure  se  redressa  sur  cette  brève  inter- 
jection. Jean-Eloi  se  sentit  pris  comme  en  un  lacet. 
Un  silence  régna.  Puis  la  voix  rude  interrogea  : 

—  Pas  d'état,  naturellement? 

Il  dévia  vers  une  apologie  vague. 

—  Oh  !  vous  verrez,  maman,  un  homme  charmant. 
Un  vrai  gentilhomme.  Grande  mine. 

Elle  se  tourna  vers  le  portrait  de  l'époux  plébéien, 
de  l'ouvrier  probe  et  constant  qui,  pour  leur  trans- 
mettre le  patriciat,  avait  versé  sa  vie. 

—  Jean-Chrétien,  vous  l'entendez?  Ils  ont  fait  un 
pacte  avec  les  ennemis  de  notre  race.  Les  gentils- 
hommes vont  coucher  dans  les  lits  où  nous  avons 
fait  nos  enfants.  Mais,  malheureux,  les  gentilshom- 


8  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

mes,  c'étaient  nous  autres  !  Le  sang  ruisselé  de  nous 
dans  les  fosses  est  aussi  rouge  que  n'importe  quel 
sang.  Ecoutez,  mou  fils,  vous  êtes  le  père,  vous 
faites  ce  que  vous  croyez  devoir  faire.  Je  n'ai  rien  à 
dire,  mais  nous  n'aurions  pas  fait  cela,  nous.  Ces 
gens-là  resteront  toujours  ce  qu'ils  sont,  des  loups 
pour  nous  qui  avons  été  les  chiens  faisant  un  métier 
de  chiens.  Nous  avons  encore  les  pointes  du  collier 
dans  le  cou.  Mariez  votre  fille,  Jean-Eloi,  c'est  votre 
affaire.  Mais  je  vous  dis,  moi,  que  je  n'entends  rien 
à  vos  façons  d'agir.  L'argent  qui  sert  à  faire  des 
marchés  comme  celui-là  sent  mauvais.  Et  pourtant 
c'est  l'argent  des  liassenfosse  :  il  a  fallu,  pour  se 
payer  le  joli  monsieur  que  vous  allez  faire  entrer 
dans  notre  famille,  peiner  et  misérer  par  tas  comme 
des  bètes,  comme  de  la  viande  à  grisou.  Ils  sont  là 
en  ce  moment  huit  cents  dans  le  trou  à  taper  à  la 
veine  pour  que  votre  vicomte  ait  des  gants  neufs  le 
jour  de  son  mariage  et  qu'il  dise  après  :  ma  femme? 
une  fille  dont  les  grands-parents  abattaient  du 
charbon  ! 

Jean-Eloi.  distrait,  pensait  : 

—  Un  million  pour  moi  si  l'émission  réussit.  Nous 
sommes  les  viandis  où  viennent  se  refaire  les  grands 
cerfs  arrogants.  L'argent  est  donc  bon  à  quelque 
chose. 

De  vieilles  rancunes  de  plèbe  opprimée  montèrent 
dans  le  rire  dont  un  autre  homme,  surgi  en  lui  du 
recul  de  sa  race,  tout  à  coup  sembla  donner  raison  à 
la  mère. 

—  Sur  ce  chapitre-là  comme  sur  tous  les  autres, 
vous  savez,  maman,  que  vous  avez  toujours  raison. 
Ils  viennent  à  l'odeur  de  nos  écus.  (iràce  à  nous,  à 
nous  seulement,  ils  peuvent  encore  faire  figure. 
Allez,  je  les  méprise  bien  au  fond.  Tenez,  c'est 
comme  ceci  qu'il  convient  d'envisager  l'affaire.  Il 
fallait  que  Ghislaine  se  mariât,  il  le  fallait.  Eh  bien, 
je  lui  achète  son  vicomte.  Une  Rassenfosse  se  paie 


LÀ    FIN    DES    BOURGEOIS  \i 

la  lignée  de  ces  Lavancrhomme.  La  honte  n'est  pas 
pour  nous. 

Barbe  hocha  la  tète. 

—  Tout  cela  n'est  pas  clair.  Je  ne  veux  plus  rien 
savoir,  mon  fils.  A  mou  âge,  on  a  bien  le  droit  de 
garder  les  idées  qu'on  a.  Et  je  vous  dis,  moi,  que 
nous  avons  notre  blason,  tout  comme  les...  c'est 
Lavand'homme  que  vous  l'appelez?  Vous  les  mariez 
ensemble  !  Allez,  faites  :  la  mésalliance  sera  pour 
nous  si  la  honte  est  ailleurs. 

—  Plus  qu'un  quart  d'heure  !  s'écria  Jean-Eloi  en 
regardant  à  sa  montre.  Adieu,  maman,  ou  je  manque 
mon  train.  Quand  peut-on  vous  l'amener? 

—  Ici,  ce  particulier-là?  Garçon,  vous  oubliez  que 
votre  père  vit  toujours  dans  cette  maison.  Il  n'est 
mort  que  pour  ceux  qui  l'oublient.  Dites  à  Ghislaine 
qu'elle  en  fasse  à  sa  tète.  Je  ne  veux  ni  vicomtesse 
ni  vicomte  chez  moi.  Mais  j'irai  à  la  noce  si  on  y 
tient.  Je  ferai  mon  devoir  de  grand 'mère.  En  le  re- 
gardant manger,  votre  gentilhomme,  je  saurai  ce 
qu'il  peut  tenir  de  l'argent  des  Rassenfosse  dans 
une  de  ses  bouchées. 

Dehors,  Jean-Eloi  respira. 

—  Le  fils  des  Croisés  endossera  la  signature  du 
valet  de  chambre.  Maintenant  que  cette  affaire-là  est 
terminée,  pensons  à  l'autre  pour  être  jusqu'au  bout 
l'homme  que  je  suis.  Mais  tout  de  même,  lui  ai-je 
assez  menti  à  cette  pauvre  maman  ? 

Dans  le  fiacre  qu'il  hélait  et  qui  le  cahotait  vers  la 
gare,  les  dures  paroles  ouïes  s'interposèrent.  La 
fosse,  les  huit  cents  mineurs,  Jean-Chrétien  leur 
livrant  sa  vie.  Encore  une  fois,  la  sensation  du  trou 
sanglant  à  travers  leur  race  revenait,  pénible  et  loin- 
taine comme  le  mal  et  la  fatalité  de  leur  fortune, 
comme  une  douleur  et  un  avertissement  qui  s'atta- 
chaient à  ce  patrimoine  toujours  accru  des  Rassen- 
fosse. Il  se  secoua. 

' —  Je  rêve.  Il  y  a  du  sang  au  fond  de  tous  les  em- 

1. 


10  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

pires.  Notre  règne  a  grandi  par  moi  et  après  moi 
grandira  à  travers  le  temps.  Avec  mon  émission  je 
dépasse  les  Steve. 

Le  train  stoppait  :  il  sauta  dans  un  coupé. 

—  L'homme  que  je  suis...  Et  de  là-haut  voir 
grouiller  Thumanité  misérable... 

Est-ce  que  l'humanité  n'est  pas  l'aveugle  branle 
des  lourds  wagons  que  par  les  inflexibles  rails,  à 
travers  les  tunnels  et  les  horizons,  précipite  la  ma- 
nœuvre du  sur  et  vigilant  mécanicien  I 


II 


En  1801,  huit  hommes  s'obstinaient  à  fouir  le 
grand  puits  vide  de  Misère.  .Jusqu'au  bout  les  d'Huc- 
corgne,  une  famille  de  gentilshommes  charbonniers, 
ancrés  à  leur  bure  comme  d'autres  à  leur  donjon, 
s'étaient  saignés  aux  quatre  veines  pour  exploiter 
l'héritage.  Mais  la  fosse,  après  les  avoir  nourris  pen- 
dant près  d'un  siècle,  tout  à  coup  se  stérilisait  ;  les 
noires  matrices,  toujours  fécondées  par  la  sève  hu- 
maine, s'obturaient  brehaignes  ;  on  toucha  à  l'os 
même  de  la  terre  dans  la  mort  d'un  désert  affreuse- 
ment pétré. 

Les  restes  d'une  fortune  alors  s'engloutirent  dans 
le  gésier  vorateur  ;  pendant  des  ans,  le  pic  fouilla 
les  arides  catacombes  inutilement  ;  des  monts  de 
schistes  obstruaient  les  bouvreaux  et  n'étaient  plus 
déblayés.  A  la  fin  l'argent  manqua.  Les  d'Huccorgne 


LA    FL\    DES    BOURGEOIS  H 

réunirent  leurs  ouvriers.  Misère  leur  avait  tout 
mangé  ;  la  guigne  les  dénudait  jusqu'au  poil.  Ils 
offraient  les  trois  quarts  de  leur  chevance  à  ceux  de 
leurs  mineurs  que  la  famine  ne  rebuterait  pas  et  qui, 
pour  leur  compte,  continueraient  à  batailler  à  la 
grâce  de  Dieu. 

Un  homme  dit  : 

—  Je  descendrai. 

C'était  leur  porion,  un  père  de  famille,  une  nature 
des  âges  du  silex,  ce  Jean-Chrétien  Rassenfosse  qui 
perpétuait  un  millénaire  prolétariat  de  troglodytes 
peinant  et  mourant  dans  les  fosses.  L'épargne, 
à  la  longue,  lui  avait  procuré  une  aisance  ;  il  pos- 
sédait un  champ  et  sa  maison.  L'unique  des  co- 
rons, il  avait  gardé  foi  dans  Misère  ;  il  vendit  son 
bien,  raccola  trois  charbonniers  et,  avec  ses  quatre 
fils,  recommença  l'œuvre  des  ténèbres.  Un  coup  de 
grisou,  dès  le  sixième  mois,  emportait  Jean  II  et 
Jean  III,  les  aînés.  Jean  lY  ensuite  périssait  sous  un 
éboulement. 

A  leur  tour,  ils  fondaient  dans  le  creuset  où  avaient 
sombré  les  d'Huccorgne.  L'estomac  glouton  de  Mi- 
sère les  absorbait  vie  par  vie  comme  écu  par  écu  il 
avait  dévoré  la  fortune  des  maîtres;  Misère,  revèche, 
toujours  plus  vide,  se  repaissait  de  viandes  humaines 
qu'elle  ne  digérait  pas  et  qui  s'engouffraient  là  toutes 
vives,  sans  fruit.  Violé  en  ses  dérélictions,  le  monstre 
se  vengeait  et  devenait  le  charnier  des  races. 

Des  huit  hommes,  il  ne  subsista  plus  que  Jean 
Chrétien  I,  Jean  Chrétien  Y,  les  trois  mineurs  et  la 
mère  qui,  pour  remplacer  ses  fils  morts,  maintenant 
aussi  descendait.  Exténués,  faméliques,  maigres 
comme  des  loups,  ils  remontaient  au  jour  le  matin 
du  dimanche,  s'enterraient  ensuite  la  semaine  entière 
dans  réternité  noire  du  puits,  râlant  leurs  rauques 
ahans  sous  la  creuse  horreur  des  voûtes,  tellement 
courbatus  quand  jusqu'au  lundi  ils  sortaient  du 
gouffre,   qu'ils  ne  pouvaient  plus  se  déroidir  et  gar- 


12  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

daient  dehors  sur  leurs  échines  arquées  le  poids  des 
trois  cents  mètres  de. roc  qui  les  séparait  de  la  vie. 

Jean-Chrétien  le  père  disait  : 

—  Le  charhon  est  là,  nous  le  trouverons. 

L'argent  du  champ  y  avait  passé,  puis  celui  delà 
maison  :  il  fallut  vendre  les  meubles.  Un  jour  ils  se 
trouvèrent  trois,  le  père,  la  mère  et  le  fils  ;  les  hom- 
mes, qu'ils  ne  pouvaient  plus  payer,  s'en  étaient 
allés.  Sans  toit,  sans  lit,  se  sustentant  deau  et  de 
pommes  de  terre,  ils  s'enfermèrent  dans  leur  nuit, 
ne  virent  plus  le  soleil  pendant  un  mois.  Puis  le  fils 
et  la  mère,  un  matin,  grimpèrent  aux  échelles,  leurs 
vivres  étant  épuisés,  tandis  que  tout  seul,  dans  la 
rancune  du  puits,  le  père  continuait  à  taper  du  pic. 
Leurs  yeux,  comme  des  caïeux  pourris,  manquèrent 
leur  tomber  des  orbites  quand  le  soleil  les  pinça  entre 
ses  rouges  t^iailles.  Ils  demeurèrent  un  long  temps 
sans  regards  et  sans  voix,  assommés  à  rez  terre  par 
le  vent  chaud,  bétes  nocturnes  désaccoutumées  des 
morsures  du  jour  et  pour  qui  le  jour  se  muait  en  une 
torture  de  blanches  et  brûlantes  ténèbres. 

Enfin  ils  pouvaient  se  lever.  Un  crédit  aux  bouti- 
ques leur  fournissait  un  peu  de  subsistance  ;  ils  ren- 
traient par  les  échelles  s'enfermer  aux  forêts  lapidi- 
fiées  des  temps  de  la  Genèse. 

La  bataille  reprit,  plus  acharnée  ;  leurs  ventres 
aboyaient  de  faim  ;  ils  laissaient  des  lambeaux  de 
leur  chair  aux  grès  avec  lesquels  ils  se  prenaient 
corps  à  corps.  Leurs  mains,  raidies  par  l'outil,  ne 
savaient  plus  porter  la  nourriture  h  leurs  dents  ;  ils 
mouraient  chaque  nuit  dans  un  sommeil  qui  semblait 
Je  dernier.  Là-haut  les  charbonniers,  un  doigt  vers 
le  sol,  q  lehjuefois  se  parlaient  de  cette  famille  per- 
due aux  oubliettes  de  la  terre,  puis  cessaient  d'y 
penser. 

Lu  jour  de  la  fin  de  la  deuxième  année,  un  fan- 
tome  remonta  du  trou,  un  effrayant  visage  de  résur- 
rection pileux   et  squalide.  Le  fils  et  la  mère,  demi- 


LA    l-IX    DES    BOURGEOIS  13 

nus  SOUS  leurs  haillons,  apparurent  ensuite.  Et  tous 
trois,  leurs  mains  devant  les  yeux,  avec  des  cris 
inarticulés,  déments,  se  mettaient  à  courir  vers  la 
maison  des  d'IIuccorgne. 

Le  vieux  gentilhomme,  en  sabots,  bêchait  un 
champ  qui,  dans  la  ruine  du  reste,  l'aidait  encore  à 
nourrir  les  siens.  Comme  des  primates  sortis  du 
hallier  des  temps,  ils  évoquaient  l'effroi  des  créations 
primordiales,  hâves,  courbés,  terribles,  battant  l'air 
de  leurs  bras,  trébuchant  sur  d'obliques  moignons  ; 
parfois  ils  tombaient,  obligés  d'appuyer  leurs  paumes 
en  terre  pour  se  relever. 

D'Huccorgne  de  loin  cria  : 

—  Qu'y  a-t-il  ?  Qu'avez-vous  vu  ? 
Jean-Chrétien  demeurait  un   moment  sans  parler, 

puis  levant  la  main,  d'une  voix  qui  parut  monter  des 
tumulaires  cavernes  de  Misère  : 

—  Dieu  : 

Ce  cœur  simple  et  religieux  qui,  pendant  un  es- 
pace de  temps  suffisant  à  désespérer  les  plus  coriaces 
héros,  avait,  toujours  plus  dénué,  sans  nulle  aide 
que  sa  foi  en  les  iMiséricordes,  affronté,  dans  les 
homicides  arcanes,  les  terrifiants  mutins  du  monde, 
n'émit  d'abord  que  cette  vertigineuse  parole.  Ouvrier 
sanctifié  par  une  incorruptible  foi,  il  était  descendu 
aux  cryptes  de  la  terre,  aux  muettes  et  insondables 
chapelles  du  Dien  delà  (ienèse  comme  un  prêtre  qui, 
avec  des  prières  propitiatoires,  requerrait  le  miracle 
de  l'évidence  de  la  grâce  divine. 

Dieu  à  la  fin  s'était  révélé  ;  ils  remontaient,  se- 
coués d'une  épouvante  sacrée,  tout  pâles  de  l'avoir 
vu  apparaître  ;  et  ce  .lean-Chrétien  qui,  à  travers 
le  suspens  des  cataclysmes,  n'avait  pas  connu  la 
peur,  à  présent  tremblait  de  tous  ses  membres  pour 
ce  visage  de  l'Eternel  heurté  dans  la  bure. 

Il  parla. 

Une  tranchée,  tout  à  conp,  en  s'approfondissant, 
leur  avait  dénoncé  une  veine  immense,    des  gise- 


14  LA   FIX    DES    BOURGEOIS 

ments  fabuleux.  A  tâtons,  les  cheveux  droits,  se  sen- 
tant mourir  dans  l'éperdùnient  de  leur  joie, ils  avaient 
palpé  et  griffé  de  leurs  ongles  la  houille  grasse.  Ils 
pleuraient,  ils  s'embrassaient,  ils  n'avaient  plus 
conscience  qu'ils  vivaient.  Ils  étaient  tombés  ensuite 
à  genoux  et  avaient  prié.  La  mère,  entrée  avec  les 
cheveux  vivides  et  noirs  dans  la  fosse,  en  ressortait 
grise,  dans  le  coup  de  folie  de  la  découverte.  Elle  les 
tirait  à  poignées  et  les  ouvrait  devant  elle,  sans  pou- 
voir parler,  les  yeux  égarés,  restés  là-bas  aux  parois 
rigides.  La  croyance  mystique  que  leur  pic,  en  met- 
tant à  jour  le  charbon,  avait  fait  surgir  un  Dieu  vi- 
sible, subsistait  chez  tous  trois  etplus  tard  devint  une 
tradition  de  famille. 

Jacques  d'Huccorgne  voulut  descendre  lui-même 
avec  les  premières  équipes,  dans  cette  tragique  fosse 
de  Misère  qui  enfin  se  désenguignonnait  et  lui  payait 
ses  déveines.  Les  Rassenfosse  avaient  vaincu  la  des- 
tinée ;  l'ogre,  repu  d'holocaustes,  s'apitoyait  pour 
leur  martyre.  Du  fumier  des  vies  englouties  ger- 
mait, aux  souterraines  futaies,  le  prodige  des  végé- 
tations cbarbounlères.  Comme  l'excrément  des  car- 
nassières hécatombes,  comme  la  fiente  des  humanités 
dévorées  par  le  gésier  de  la  terre,  la  houille,  sécrétée 
des  sangs  bus  et  des  chairs  consumées,  par  tas  in- 
nombrables repeuplaitl'ossuaire.  Jean-Chrétien,  selon 
le  traité,  fut  légalement  investi,  pour  les  trois  quarts, 
de  la  propriété  du  puits. 

C'était  là  l'ère  héroïque  de  la  famille.  En  elle,  par 
le  miracle  d'un  grand  cœur,  se  reconstituait  l'histoire 
des  âges  du  moude.  A  l'origine,  la  cohue  des  sans- 
nom,  le  fourmillement  anonyme  de  ces  i^ats  de  fosse 
fouissant  les  glèbes  intérieures,  pullulant  aux  ma- 
drépores du  roc,  et  qui,  pour  se  distinguer  de  leurs 
frères,  les  parias  des  labours  et  des  bois,  ne  possé- 
daient qu'un  sobriqufit  tiré  de  leur  salariat  ravalé. 
Puis  les  ténèbres  se  rompaient;  les  faces  de  nuit, 
éternisant  un  deuil  de  postérités  noires,  tout  à  coup 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  15 

s'éclairaient,  prenaient  dessin  dans  le  premier 
homme  Iiistorique  de  leurs  hordes  amorphes.  La 
tribn  sans-nom,  poussée  au  hasard  des  parturitions, 
mise  bas  sur  des  litières,  roulée  par  les  torrents  et 
les  «'.avernes,  et  qu'au imalisait  l'injurieux  baptême 
originel,  finissait  par  s'octroyer  comme  une  hoirie 
glorieuse,  comme  un  blason  mérité  par  d'illustres 
lignées,  leur  dérisoire  patronymie.  Les  Rassenfosse, 
en  ce  Jean-Cbrétien  qui  les  tirait  des  cimetières 
de  l'oubli,  enfin  sortaient  des  profonds  sillons  où,  de 
sa  large  main  de  semeur  d'humanité,  il  avait  jeté  la 
graine  de  vie  et,  après  des  périodes  sans  histoire, 
rigides  comme  les  schistes  des  fosses,  leur  immuable 
bagne,  naissaient  à  la  société,  prêts  à  marquer  à  leur 
tour  sur  la  poudre  des  chemins  leurs  orteils  puis- 
sants. 

Leur  hégire  data  de  l'ancêtre.  Jean-Chrétien  I"  fut 
vénéré  comme  le  chef  de  la  dynastie  qu'ils  allaient 
perpétuer  à  travers  le  temps.  Cette  grande  figure 
d'ouvrier  fabuleux,  apprise  aux  enfants  par  les  pa- 
rents, demeura  la  religion  de  la  maison  jusqu'au 
moment  où  l'élévation  de  leur  fortune  leur  persuada 
le  silence  pour  les  plèbes  initiales.  L'âge  de  la  lutte 
pour  l'être,  après  les  périodes  barbares  et  brutes, 
s'incarnait  en  ce  roi  chenu  de  leur  race  comme  en 
l'épopée  d'un  titan  révolté,  guerroyant  contre  les 
fatalités.  C'était  pareillement,  dans  l'humanité,  au 
sortir  des  faunes,  le  temps  des  héros,  des  hautes 
essences,  des  forces  maîtrisant  la  nature  furieuse. 
Ensuite  les  certitudes  dimiiiuaienf  la  capacité  des 
âmes.  L'ère  vénale  allait  succéder,  pour  les  Rassen- 
fosse, aux  solennels  matins  de  leur  race  et  vérifier 
dans  ces  annales  d'une  famille  la  loi  des  grands 
groupes  historiques. 

Jean-Chrétien  P',  dans  sa  nouvelle  fortune,  per- 
sista le  porion  des  ans  de  famine.  Mais  lui  qui 
ignorait  lire  et  écrire  et  de  qui  les  noueuses  mains 
de  tape-à-la-veine  avaient  suffi  à  fonder  l'empire  des 


IG  LA    FIN    I»ES    BOURGEOIS 

Rassenfosse,  il  ambitionna  pour  le  dernier  de  sa  se- 
mence l'ascension  vers  les  prééminences.  Jean- 
Chrétien  Y  touchait  à  ses  vingt  ans  quand  Misère, 
muré  dans  sa  nuit,  se  rouvrit  aux  plongées  des  cages 
et  aux  roulements  des  berlaines.  il  reçut  l'enseigne- 
ment-des  maîtres,  mais  surtout  d'instinct  apprit  la 
science  comme  il  avait  appris  la  vie.  Bientôt  il  assu- 
mait la  gérance,  installait  des  outillages  puissants, 
rachetait  aux  d'Huccorgne  leur  quart  restant,  totali- 
sant ainsi  pour  la  famille  la  possession  du  puits. 
C'était  l'homme  primitif  et  simple  de  l'ascendance, 
passant  une  partie  du  jour  au  fond,  ingénieur  et  comp- 
table à  son  bureau,  l'égal  des  mineurs  dans  la 
bure. 

Le  vieux,  vers  la  trentaine,  lui  donna  une  femme 
probe  et  instruite,  plébéienne  comme  eux,  la  fille  du 
maître  d'école  de  ce  village  de  dures  têtes  et  de  sol 
grièche,  Barbe  lïuret  qui  plus  tard,  après  l'englou- 
tissement de  Jean-Chrétien  V,  devait  continuer  avec 
l'autorité  dune  reine-mère  l'œuvre  des  fondateurs  de 
la  famille.  Cette  union,  en  mêlant  des  sangs  purs, 
consacrait  entre  les  époux  une  vieille  amitié  d'en- 
fance ;  elle  témoignait  du  bon- sens  foncier  de  ces 
Rassenfosse  sortis  du  peuple  et  qui,  dédaigneux  des 
croisements  patriciens,  entendaient  faire  souche  de 
fils  du  peuple. 

Jean-Chrétien  I""  perdit  à  quelque  temps  de  là  Marie- 
Joséphine,  la  sainte  compagnonne  de  sa  foi  et  de 
ses  peines.  Perclus,  les  membres  noués,  traînant  en 
ses  os  le  mal  de  Misère,  chaque  jour  il  se  faisait 
porter  aux  abords  du  puits,  écoutait  souffler  l'ha- 
leine et  raiiquer  les  poumons  du  monstre  qui,  après 
lui  avoir  mangé  ses  aînés,  inépuisablement  dégor- 
geait l'or  noir.  Sa  petite  pipe  brune  vissée  entre  ses 
chicots,  il  restait  là  perdu  dans  les  fracas  comme  le 
témoin  d'un  autre  âge,  comme  le  contemporain  des 
silex  et  des  anthracites,  regardant  du  fond  des  temps 
s'ériger  les  postérités. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  17 

Un  soir  de  cette  grande  vie  qui  déjà  n'était  plus 
qne  le  soir  d'un  grand  passé,  la  pipe  lui  tomba  des 
lèvres,  il  pencha  le  sévère  visage  devant  qui  avait 
surgi  Dieu.  Les  chaînes  à  la  fin  s'étaient  rompues  ; 
ce  cœur,  comme  un  cufat  brisé,  seulement  roula  dans 
un  peu  plus  d'éternité,  après  les  éternités  où  il  avait 
battu. 

Misère  alors  déjà  s'appariait  aux  plus  riches  cra- 
tères, anx  fonds  les  plus  généreux.  L'ogre,  gorgé  de 
sacrifices,  sans  apparence  de  rancune,  se  tenait  coi. 
Inopinément  sa  colère  se  réveillait,  le  guet  patient 
des  ténèbres  fut  délié.  Encore  une  fois,  'a  race  des 
violateurs  était  frappée,  la  terre,  blessée  aux  entrail- 
les par  leurs  tenaces  forceps,  se  vengeait.  Le  char- 
nier tout  à  coup  se  rouvrit  pour  Jean-Chrétien  V 
comme  il  s'était  ouvert  pour  les  autres  Jean.  Et, 
avec  ce  Rassenfosse  qui,  d'une  hauteur  de  vertige, 
roulait  par  les  spirales,  éclaboussant  de  san<  le 
précipice,  prenait  fin  la  filiation  des  hommes  de  la 
bure. 

Jamais  Barbe  ne  voulut  consentir  à  ce  qu'un  de 
ses  enfants  se  risquât  sur  l'abîme  ;  elle  garda  jalou- 
sement cette  chair  sauvée  des  désastres  de  la  famille. 
Cinq  couches  lui  avaient  laissé  deux  garçons  et  une 
fille.  Son  sens  de  la  vie  lui  suggéra  d'orienter  l'aîné, 
Jean-Eloi,  vers  les  affaires  afin  qu'il  devînt  comme  le 
patrimoine  vivant  et  le  fructificateur  des  biens  des 
Rassenfosse.  C'était  le  chef  de  la  solide  banque  qui, 
à  peu  prè«;  seule,  ne  s'était  pas  ressentie  des  cata- 
strophes financières  dont  le  pays  entier,  depuis  dix 
ans,  était  ravagé.  Du  puîné,  Jean-Honoré,  elle  avait 
fait  un  homme  de  loi,  pour  qu'il  fût  le  conseil  et  la 
conscience  de  ses  congénères.  Celui-là  justifiait  le 
renom  de  lumière  et  de  probité  qui  au  barreau  lui 
valait  une  maîtrise  éminente.  Enfin  elle  mariait 
Marie-Barbe-Chrétienne  à  l'une  des  grosses  fortunes 
terricoles  de  la  Hesbaye,  Pierre-Jérôme  Quadrant,  de 
telle  sorte  qu'un  homme   de  la  glèbe    complétât  le 


18  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

triumvirat  par  lequel,  étant  la  Loi,  la  Banque,  la 
Terre,  ils  enfonçaient  leurs  racines  à  travers  iagglo- 
mérat  social. 


III 


Encore  une  fois  la  chance  magnifiait  les  Rassen- 
fosse.  L'émission,  d'abord  complotée  par  Rabattu, 
Akar  et  Jean-Eloi,  patronnée  par  un  syndicat  de  ban- 
quiers, définitivement  lancée  par  Jean-Eloi,  dès  le 
début  s'annonça  comme  une  des  plus  brillantes  opé- 
rations du  temps. 

C'était  une  grosse  affaire,  ce  défrichement  d'un  pays 
jusqu'alors  réputé  infertilisable.  11  s'agissait  de  récu- 
pérer à  la  culture  les  solitudes  de  sables  et  de  brosses 
qui,  à  travers  la  léthargique  Campine,  limitent  les 
latitudes  arables.  De  grands  capitaux,  en  multipliant 
les  bras,  en  attaquant  partout  à  la  fois  cette  glèbe 
revéche,  pouvaient  seuls  venir  à  bout  des  vastes 
landes  mortes  qui  immémorialement  rebutaient  le  ru- 
ral Un  exemple  signalait  pour  un  tel  labeur  la 
vertu  des  collectivités.  Les  Trappistes,  établis  dans 
ce  désert,  en  avaient,  sur  une  zone  restreinte,  foui 
les  friables  sablons,  asséché  les  garrigues,  écobué  la 
croûte  fongueuse. 

Justement  on  avait  à  craindre  que  la  Colonisation, 
abandonnée  à  ces  hommes  de  travail  et  de  prière, 
enforçît  dans  les  districts  l'influence  religieuse  au 
détriment  des  efforts  du  Gouvernement  pour  éman- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  19 

ciper  le  pays  fanatisé.  Au  contraire,  placée  sous  les 
auspices  du  parli  rt'giiaiit,  déférée  à  la  participa- 
tion laïque,  l'œuvre,  tout  en  dénonçant  une  combi- 
naison fructueuse,  promettait  de  gagner  à  la  cause 
libérale  des  populations  jusque-là  soumises  à  la  do- 
mination cléricale.  L'obscurantisme  dès  lors  reculait, 
combattu  dans  les  consciences  par  les  mêmes  forces 
qui  annulaient  les  résistances  de  cette  terre  bre- 
haigne.  Un  système  de  primes,  de  droits  graduels 
de  propriété,  avantageaient  les  premiers  colons. 
L'entreprise,  en  effet,  reposait  sur  l'essartage  pro- 
gressif de  la  contrée,  ensuite  dévolue  aux  labours  et 
aux  semailles,  et  consécutivement  sur  une  extension 
rapide  de  la  propriété  aux  mains  des  terricoles  dont 
ainsi  on  espérait  faire  des  censitaires  propices  au 
régime. 

Les  journaux  ralliés,  en  outre,  annonçaient  la  fon- 
dation de  villages  agricoles  rattachés  par  un  réseau 
de  vicinalités  et  nantis  de  fermes  modèles,  de  haras, 
d'asiles,  d'écoles.  L'école  était  le  grand  tremplin  de 
la  politique  du  parti.  Il  fallait  élucider  et  aérer  les 
esprits,  assainir  la  conscience  publique,  etc.,  etc.  Plus 
tard,  les  villages  épars,  en  se  rejoignant,  formeraient 
des  centres  compactes,  peut-être  les  banlieues  d'une 
ville.  L'œuvre,  à  travers  cette  publicité  des  boniments, 
s'attestait  viable  et  patriotique. 

Jean-Eloi  d'abord  n'avait  entrevu  que  les  profits 
d'une  émission  à  peu  près  certaine.  Défiant,  adroit, 
rusé,  d'une  probité  indémentie,  il  ne  se  décidait  qu'a- 
près de  patients  délais  et  de  minutieuses  controver- 
ses. Le  large  coup  de  vent  qui  enfle  les  voiles  des 
financiers  à  tempérament  et  les  expose  à  de  merveil- 
leux naufrages,  n'allait  pas  k  sa  nature  tatillonne,  un 
peu  menue,  éparpillée  au  détail.  Les  affaires,  il  les 
gréait  nœud  à  nœud,  corde  à  corde,  comme  les  ap- 
paraux d'un  navire  ;  et  celui-ci  lancé  aux  pleines 
eaux  de  l'aventure,  il  continuait  à  ne  considérer  dans 
le  branle  prodigieux  des  mats,  que  le  jeu  souple  des 


20  LA    FIN   DES    BOURGEOIS 

maillures  où  jouait  la  fortune.  Livré  à  ses  seules 
impulsions,  peut-être  n"eù1-il  pas  dépassé  sa  concep- 
tion preniière.  Il  fallut  l'aide  de  son  frère  Jean- 
Honoré,  l'avocat,  préoccupé  d'assurer  la  députalion 
à  son  fils  Eudoxe,  pour  lui  faire  entrevoir  la  portée 
politique  de  l'opération.  Eudoxe,  de  son  côté,  en 
possession  de  hautes  influences  par  suite  de  son  ma- 
riage avec  la  baronne  Orlander,  la  veuve  du  vieux 
banquier  juif,    s'entremit   auprès  du  ministre  Sixt. 

L'hérédité  des  premiers  Rassenfosse,  jouant  à 
Misic/'c  leur  vie  sur  an  aléatoire  espoir,  alors  se  véri- 
fia dans  la  décision  avec  laquelle  Jean-Eloi,  à  la  tête 
d'un  Conseil  d'administration  décoratif,  pomponné 
de  hauts  financiers,  d'industriels  notables,  d'ingé- 
nieurs réputés,  mûrit  et  finalement  lança  l'afTaire.  Cette 
glèbe  hargneuse  qui  dépeçait  jusqu'à  l'os  ses  misé- 
rables terriens,  cette  terre  de  famine  et  de  désola- 
tion sembla  avoir,  par  poussées  réflexes,  ressus- 
cité chez  lui  l'opiniâtreté  combattive  du  farouche  an- 
cêtre au  fond  de  la  fosse  calamiteuse.  Des  deux  côtés, 
une  rancune  de  nature  à  vaincre,  les  représailles  du 
sol  à  braver,  la  volonté  de  déjouer  les  hostilités 
d'une  force  passive. 

Mais,  avec  le  temps,  la  foi  avait  changé.  A  la  foi 
brute  du  barbare  héroïque,  à  la  croyance  au  miracle,  à 
l'indestructible  espoir  en  les  Miséricordes  se  substi- 
tuaient les  froids  et  sûrs  calculs,  les  postulations  véhé- 
mentes du  lucre,  les  vertigineuses  incitations  de  l'or- 
gueil. Tandis  que  les  premiers  Rassenfosse,  sur  la 
ruine  et  le  massacre  des  leurs,  bâtissaient  une  race, 
leur  descendance  se  bornait  à  accroître  le  patrimoine 
issu  du  sang  de  ces  créateurs  d'humanité.  Dieu  qui, 
parmi  l'horreur  des  ténèbres,  avait  jailli  des  étin- 
celles de  l'acier  et  s'était  révélé  à  des  âmes  chré- 
tiennes, ne  devait  plus  apparaître  à  des  cœurs  qui 
avaient  désappris  l'ignorance. 

Politique  et  libéràtre,  altérée  d'alliages  fraudu- 
leux,   la  Colonisation  tomba^  à  travers  la  spécula- 


Là  fin  des  bourgeois  21 

tien  et  l'intérêt  de  parti,  à  des  dessous  louches  et 
ténébreux.  Une  curée  souviait  là  pour  les  aigre- 
fins de  la  clique  doctrinaire,  pour  les  ruffians  in- 
vestis de  la  confiance  publique,  pour  l'immense 
tourbe  allouvie  qui,  avec  le  parti  de  l'immobilisme, 
s'était  rué  à  l'assaut  des  emplois  et  des  prébendes. 
Jean-Eloi,  fils  de  croyants,  devenu  sceptique  et  vol- 
tairien  par  indolence  d'esprit,  tout  à  coup  se  dénon- 
çait l'homme  du  Gouvernement. 

Après  des  périodes  réactionnaires,  l'avènement  du 
ministère  Sixt,  bourgeois,  capitaliste,  teinté  de  ra- 
tionalisme rassis,  lui  avait  paru  conforme  à  son 
idéal  politique.  Mais  surtout  le  nouveau  régime  le 
conquit  par  un  mépris  foncier  de  la  plèbe  doù  ces 
bourgeois  sortaient,  par  un  efTroi  panique  des  marées 
du  socialisme  et  un  obtus  entêtement  à  refouler  l'em- 
piétement du  prolétariat.  C'était,  pour  ce  surgeon  des 
sans-visage  et  des  sans  nom,  pour  cette  graine  illustre 
des,  poudreuses  racailles  de  la  mine,  des  garanties 
supérieures.  Ce  phénomène  à  la  longue  se  produisait 
chez  les  Rassenfosse  :  la  mémoire  des  origines, 
intacte  et  révérée  dans  la  première  génération,  dans 
celle  qu'éternisait  le  grand  âge  religieux  de  Barbe, 
fille  et  femme  de  peuple,  se  débilitait  parmi  les  au- 
tres. Un  silence  relégua  le  vieux  roi  de  la  famille, 
l'ancêtre  fossile  qui  avait  été  la  religion  de  Jean-Chré- 
tien V.  Seule,  l'aïeule  en  parlait  comme  d'un  Barbe- 
rousse  vivant  à  travers  la  mort  et  trônant  sur  sa 
chaise  de  marbre  aux  gloires  du  sépulcre.  Ne  devait- 
il  pas  ressusciter  éternellement  en  chacun  des  en- 
fants de  la  race  ?  N'était-il  pas  l'arbre  dont  par  les 
temps  ils  perpétueraient  les  rameaux?  Le  culte  des 
fils  ne  dépassa  plus  Jean-Chrétien  Y,  déjà  affranchi 
des  héréditaires  vassalités,  patron  d'un  grand  char- 
bonnage, évoluant  vers  l'ascension  des  hauts  som- 
mets. 

Jean-Eloi,  maitre  de  la  Banque  avec  son  coup  d'au- 
dace, désormais  en  faveur  auprès  du  pouvoir,  deve- 


22  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

nait  le  chef  incontesté  delà  famille.  Jean-IIonoré  et 
Quadrant  s'intéressèrent  à  l'affaire,  prirent  une  part 
des  titres.  Mais  Barbe,  sitôt  qu'elle  connut  les  mo- 
biles politiques  de  cette  colonisation  des  consciences, 
lui  écrivit  : 

—  Dieu  n'est  pas  avec  vous  comme  je  l'espérais. 
îl  était  avec  votre  père  et  votre  grand'père  dans 
toutes  les  actions  de  leur  vie.  Vous  oubliez,  mon  fils, 
en  vous  tournant  contre  lui,  que  l'argent  des  Rassen- 
fosse  provient  de  sa  munificence.  (Maman  radote,  se 
dit-il).  C'est  l'argent  de  Dieu  gagné  chrétiennement. 
Je  ne  prendrai  pas  de  vos  actions. 

Jean-Eloi  sortit  des  fatigues  de  la  mise  en  train 
avec  l'orgueil  d'avoir  assuré  le  règne  des  Rassen- 
fosse.  Depuis  quinze  jours,  il  s'astreignait  à  un  tra- 
vail consécutif,  le  premier  dans  les  bureaux,  télégra- 
phiant en  tous  lieux,  minutant  la  correspondance, 
ouvrant  lui-même  les  dépèches,  surveillant  l'im- 
mense comptabilité  qui  accablait  les  employés.  Une 
joie  nerveuse  qu'il  maîtrisait  devant  sou  personnel 
ne  se  décomprimait  un  peu  qu'à  l'heure  où  il  mon- 
tait prendre  du  repos  et  où  il  se  retrouvait  avec  sa 
femme . 

Il  s'était  marié  deux  fois,  et  ces  deux  mariages, 
accomplis  à  bref  intervalle,  avaient  signalé  les  puis- 
sances du  calcul  dans  ce  cerveau,  doué  pour  les  affai- 
res. En  épousant  successivement  les  deux  sœurs,  filles 
du  gros  amidonnier  Pierson,  il  concentra  entre  ses 
mains  l'héritage  de  cette  maison  copieuse. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  23 


IV 


Dans  leur  lourd  et  fastueux  hôtel  de  la  rue  de  la 
Loi,  les  appartements  du  second  étage  étaient  ré- 
servés aux  fils,  Arnold  et  Régnier,  et  anx  filles, 
Ghislaine  et  Simone.  Les  noms  des  Rassenfosse 
changeaient  avec  leur  condition  sociale  ;  aux  patrons 
rudes  du  peuple,  aux  anniversaires  éternisant  la 
mémoire  des  lointains  baptêmes,  l'hagiographie 
substitua  des  noms  de  saints  aimables,  d'une  mu- 
sique moins  barbare. 

Arnold,  après  des  échecs  qui  sans  rémission  lui 
fermèrent  la  carrière  diplomatique,  s'était  mis  à 
mener  une  vie  oisive,  amusée  de  chasses,  de  dres- 
sages de  chevaux  et  de  travaux  de  menuiserie.  Grand, 
râblé,  épais,  la  tête  et  les  mains  des  primates  à  face 
noire  peinant  aux  forets  souterraines,  celui-là  évo- 
quait par  sa  force  rude,  sa  structure,  sa  passion  des 
besognes  musculaires,  l'ancêtre  Jean  Chrétien,  le 
puissant  ouvrier  qui,  aux  veines  de  Misère,  abattait  la 
besogne  de  trois  mineurs. 

Gêné  dans  le  monde,  s'endormant  à  l'Opéra,  mal  à 
l'aise  dans  son  habit  qui  craquait  sur  sa  large  carrure, 
il  partait  passer  des  mois  entiers  dans  leur  domaine 
d'Empoigny,  seul  avec  les  jardiniers,  les  deux  garde- 
chasse  et  le  domestique  qui  soignait  ses  chevaux, 
vivant  là  sauvagement  de  gibier  et  de  pommes  de 
terre   cuites  sous  la  cendre,  rabotant  ses  planches, 


2-4  LA    FIX   DES    BOURGEOIS 

galopant    journellement  ses    huit    lieues    de    pays. 

Ce  rural,  morose  à  la  ville,  ne  se  détendait  vérita- 
blement qu'avec  les  gars  des  fermes,  ses  compa- 
gnons de  dilection.  Il  avait  accepté  la  présidence 
d'honneur  des  fanfares  du  village,  se  mêlait  à  leurs 
parties  de  quilles,  les  arrosait  de  pleines  cuvées  de 
bière  les  jours  de  ducasses.  Mais  l'orgueil  des  Ras- 
senfosse  tout  à  coup  lui  remontant,  il  devenait  ter- 
rible à  travers  les  fermentations  de  la  ribote.  Il  fon- 
çait alors  sur  le  paysan,  lui  lâchait  à  coups  de  poings 
son  mépris  de  seigneur  d'un  autre  temps  pour  une 
canaille,  taillable  et  corvéable  à  merci. 

Régnier,  compliqué,  acide,  savamment  perverti, 
avec  sa  finesse  frêle  de  bossu  vicieux  et  joli,  très 
élégant,  une  ironie  de  bouche  mince  entre  les  cro- 
chets d'une  petite  moustache  blonde  qu'il  lissait  de 
ses  longs  doigts  aux  ongles  bleutés,  niait  toute  atta- 
che avec  le  reste  de  la  famille.  Simone,  seule,  à  côté 
de  la  grande  et  brune  Ghislaine  et  du  rude  Arnold, 
la  pâle  et  nostalgique  Simone,  avec  sa  nubilité  gra- 
cile et  mièvre,  ses  cernures  d'yeux  gris  songeurs  et 
rusés,  raffinement  de  ses  pauvres  nerfs  malades  qui, 
toute  petite,  lui  donnait  l'air  d'un  ouistiti  souffrant, 
se  réclamait  de  lui  par  une  parenté  subtile  de  sens 
et  de  misère.  C'était,  à  eux  deux,  la  déviation  vers 
une  humanité  déjà  alanguie  et  raréfiée,  après  la 
grosse  dépense  de  phosphores  et  d'activités  de  cette 
maison  qui,  à  force  d'énergie,  s'érigeait  en  moins 
d'un  demi-siècle  parmi  les  plus  hautes.  La  race 
sanguine  des  californies  noires  finissait  par  décanter 
aux  alambics  congénitaux  cette  substance  appauvrie, 
ce  filet  tari  des  grandes  sèves  primitives.  L'un  et 
l'autre,  conçus  en  des  alcôves  soucieuses,  prélevés 
sur  les  économies  et  les  fonds  de  réserve  de  la  na- 
ture, au  rebours  des  plèbes  drues  de  l'ascendance, 
sorties  des  chocs  impétueux  de  la  charnalité,  sem- 
blèrent révéler  le  vice  et  la  déchéance  des  conditions 
nouvelles  de  la  famille. 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  28 

Régnier,  toutefois,  offrait  le  pliénomène  d'une  vi- 
goureuse hérédité  physique  tournée  à  l'intellectualité, 
résorbée  aux  lobes  du  cerveau.  Une  énergie  corrosive 
fermentait  en  ce  jeune  et  bilieux  carnassier. 

—  Moi,  disait-il,  je  suis  le  verjus  des  anciennes 
cuvées. 

Une  démence  d'hystérie  ça  et  là  le  poussait  à  des 
bordées   qui    auraient  tué   des    porte-faix.  Il  s'était 
acoquiné  à  une  bande  de  joyeux  drôles,  fils  de  famille 
éventrant   le   sac  aux  écus  paternel,   écornant  leur 
patrimoine  en  des  trafics  d'usure.  Ensemble  ils  bat- 
taient les  restaurants  de  nuit,  raccolaient  des  filles, 
rossaient  les  bourgeois  attardés.  C'était  Régnier  qui, 
après  un  bal  masqué,  avait  l'idée  d'emmener  dans 
une  de  leurs  petites-maisons  dix  femmes,  dix  pau- 
vres créatures  de  plaisir,    venues  là   mi-grises  en 
leurs  loques  bariolées.  On  les  gorgeait,  on  les  en- 
tonnait,  on   les    déshabillait,    ces    tristes    poupées, 
dévolues  à  leurs  luxures  de    bourgeois   surnourris. 
Finalement  on  les  jetait,  nues  tout  à  fait,  à  la  rue  où, 
dans  les  mouillures  de  l'aube,   la  police  les  ramas- 
sait. C'était  encore  lui  qui,  en  une  nuit  d'orgie,  pro- 
fessait la  sottise  de  Malthus  et  instituait  un  club  pour 
l'engrossement  des  filles.  Il  faut  que  les  hommes,  à 
force  de  proliférer,  en  soient  réduits  à  se  manger 
entre  eux.  Faisons  des  enfants,  multiplions  la  graine 
de    crime  et   d'infamie,    afin   qu'il  en   surgisse  des 
tigres  et  des  loups,  afin  que  le  monde  crève  à  l'étroit 
sous  les   races.   Alors  les  temps  seront  révolus,  les 
frères,  las  de  se  disputer  une  herbe  qui  ne  pourra 
plus  les   nourrir,  affamés,  changés  en  bêtes  homi- 
cides, s'extermineront.   Puisque   le  parfait  bonheur 
réside  dans  le  non-ètre,  ce  jour-là  l'humanité  con- 
naîtra la  fin  de  ses  maux. 

Et  cette  philosophie  de  chacals,  ils  la  mettaient 
en  pratique.  Chacun  d'eux  se  vantait  d'avoir  en- 
gendré a  plusieurs  reprises  ;  leurs  lies  misérables 
perpétuaient  par  les  routes  la  honte  des  stupres  ori- 

2 


26  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

ginels.  Des  travestis,  d'adroits  et  laborieux  avatars, 
pour  cousommer  limpunité  de  leur  anonymat,  en 
outre  déroutaient  les  mères  sur  la  provenance  des 
postérités. 

Toute  sa  haine  calculée  des  hommes  jùta  en  cette  ima- 
gination perverse  du  féroce  petit  dandy.  Il  raisonnait 
sa  méchanceté,  la  condimentait  d'humanitarisme  dou- 
ceâtre, avec  un  esprit  retors  et  lucide,  une  âme  évan- 
gélique  et  vénéneuse.  Le  pis,  c'est  qu'à  travers  ses 
folies,  il  demeurait  l'être  énigmatique,  le  problème 
d'une  humanité  contradictoire  et  obscure.  Sa  vraie 
âme  ne  s'apercevait  plus  sous  l'amas  touffu  des 
contrastes,  sombrait  dans  la  multiplicité  des  greffes, 
s'adultérait  des  âmes  parasites  qui,  comme  une  forêt, 
avaient  poussé  en  ses  ronces  et  ses  cailloux.  On  lui 
connaissait  des  crises  de  sensibilité  effrayantes  et 
qui  tout  à  coup  finissaient  par  un  rire  dont  il  se 
bafouait,  dont  il  avait  l'air  de  tuer  en  lui  toute  pitié. 
Il  aimait  la  solitude  et  les  cohues,  le  silence  et  les 
fracas,  étalait  un  égoisme  sordide  démenti  par  des 
passades  de  bon  secours,  suivies  de  revirements 
odieux,  d'étranges  et  frénétiques  barbaries. 

Ce  composite  avorton  rêvant  la  désorganisation 
sociale  en  vue  de  la  consumation  finale,  mûrissait 
comme  le  mauvais  génie  de  la  famille,  comme  en  sa 
gousse  le  poison  qui.  mixture  à  de  redoutables  breu- 
vages, concerte  les  philtres  dont  s'en  vont  les  généra- 
tions. Jean-Eloi,  dans  sa  paternité  faible,  fermait  les 
yeux  et,  en  cachette  de  sa  femme,  payait  ses  dettes. 
Celles-ci,  en  trois  ans,  se  montèrent  à  un  peu  plus 
de  250,000  francs. 

La  maison,  avec  le  désintérêt  des  parents,  l'oisiveté 
dépravée  des  fils,  l'humeur  solitaire  des  filles,  récu- 
sait l'harmonie  familiale.  La  faute  de  Ghislaine  les 
étrangea  plus  profondément.  Maintenant  elle  ne  des- 
cendait plus  qu'à  l'heure  des  repas,  s'enfermait  le 
reste  du  temps.  Un  froid  régna  tenace,  mortel.  Ils 
durent  refouler  leur  honte  en  eux  :  celle-ci  les  obligeait 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS 


27 


à  surveiller  leurs  gestes  ;  madame  Rassenfosse  pré- 
maturément avait  vieilli.  Tandis  que  Rassenfosse, 
pris  par  les  affaires,  après  l'accablement  et  la  colère  de 
la  première  semaine,  finissait  par  ne  plus  ressentir 
qu'une  sourde  cuisson  d'orgueil  vulnéré,  elle  de- 
meurait frappée  aux  sources  de  la  vie,  dans  sa  ma- 
ternité trahie. 

Elle  s'avoua  ses  torts.  Elevée  à  l'américaine,  sous 
la  garde  d'une  institutrice,  menant  l'existence  d'une 
jeune  fille  du  monde  riche  et  libre,  Ghislaine  à  dix- 
neuf  ans  avait  sa  femme  de  chambre,  sortait  seule 
à  cheval,  vivait  dans  un  appartement  distinct  des  au- 
tres, de  Tillusion  d'une  vie  détachée  du  reste  de  la 
maison.  Un  larron,  sans  éveiller  nuls  soupçons,  avait 
pu  aisément  se  glisser  dans  l'alcôve.  Il  avait  fallu  un 
hasard,  l'absence  du  tour  de  clef  à  l'intérieur  et  la 
soudaine  entrée  de  la  mère  un  matin  dans  la  chambre 
profanée  pour  que  la  faute  s'attestât  indubitable. 

Une  enquête  cruelle,  la  plus  horrible,  révéla  bientôt 
à  madame  Rassenfosse  l'étendue  du  mal.  Selon  les 
indices,  Ghislaine  était  mère.  Mais  avec  un  entête- 
ment sauvage,  murée  dans  son  secret,  elle  se  refusa 
aux  aveux,  s'opiniàtra  à  garder  le  mystère  jaloux  de 
sa  déchéance.  L'honnêteté  étroite  et  symétrique  de 
madame  Rassenfosse  ne  pouvait  soupçonner  qu'en  cé- 
dant à  un  homme  très  beau,  disqualifié  seulement 
par  sa  condition,  elle  avait  obéi  à  sa  race.  L'éducation 
ne  rompait  pas  les  profondes  racines  de  cette  plé- 
béienne au  cœur  plébéien,  restée  fille  du  peuple  à  tra- 
vers la  fortune.  Ardente  et  brune,  la  chauffe  d'un 
sang  écarlate.  en  fomentant  aux  papilles  de  sa  chair 
une  chaleur  de  désir,  la  prépara  au  joug  du  premier 
homme  assez  hardi  pour  se  l'assujettir. 

Sa  hauteur  toujours  avait  rebuté  les  jujubes  et  les 
caramels  des  jeunes  pommadins.  Sans  nul  dévergon- 
dage de  pensée,  l'instinct  et  le  goût  de  la  force  la 
portaient  à  préférer  les  cirques  au  théâtre.  Elle  s'éna- 
mourait des  voltiges  d'un  équilibriste  à  travers  les 


28  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

trapèzes,  des  nihmes  d'un  torse  dans  l'enlèvement 
des  poids,  des  soufflures  du  maillot  aux  cuisses  d'un 
écuyer  faisant  la  haute-école.  Un  vertige,  monté  des 
âcretés  du  tempérament,  la  jeta  aux  bras  de  Firmin, 
le  bel  homme  musclé,  le  fils  robuste  des  plèbes 
en  qui,  pour  cette  jeune  femme  sensuelle,  orientée  à 
l'espoir  du  fort,  se  renouait  la  tradition  des  hymens 
originels. 

L'àme  probe  des  Rassenfosse  tout  à  coup  reparut  ; 
elle  rejeta  avec  violence  la  combinaison  d'un  mariage 
qui  pour  le  monde  devait  r^^parer  la  faute.  Quand  sa 
mère  lui  parla  du  vicomte  de  Lavaud'homme,  elle 
répondit  : 

—  Ma  mère,  c'est  une  infamie  que  vous  me  pro- 
posez-là.  Je  ne  veux  pas  servir  d'enjeu  dans  un  pa- 
reil marché.  Faites  de  moi  ce  que  vous  voudrez. 
Chassez-moi.  reléguez-moi  dans  un  couvent.  Mais  je 
ne  me  marierai  pas,  je  ne  veux  pas  épouser  un 
homme  que  je  ne  pourrais  aimer  et  que  je  trompe- 
rais. Cet  homme-là  surtout,  puisque  vous  me  dites 
qu'il  sait  tout  et  qu'en  m'épousant,  il  accepte  un 
pacte  honteux. 

Ce  fut  madame  Rassenfosse  qui,  peu  scrupuleuse, 
indifférente,  en  vrai  fille  de  commerçants,  à  Faloi  des 
moyens  s'ils  réussissaient,  conclut  presque  entière- 
ment le  mariage. 

Ce  Lavand'homme  s'était  offert  dans  des  conditions 
mystérieuses.  Personne  ne  le  présentait  ;  sans  inter- 
médiaires il  arrivait  une  après-midi  leur  demander 
la  main  de  Ghislaine.  11  revenait  quelques  jours  après, 
madame  Rassenfosse  l'agréait.  Ils  n'avaient  pas  parlé 
d'argent,  mais  une  lettre  de  l'homme  d'affaires  qu'il 
chargeait  de  ses  intérêts  et  qui,  en  son  nom,  stipulait 
un  onéreux  contrat,  tout  à  coup  leur  avérait  son 
indéniable  coquinerie.  Ils  apprirent  que  le  vicomte 
en  était  réduit  à  vivre  des  chances  de  la  roulette. 
Une  maîtresse  surtout  avait  précipité  sa  déconfiture 
finale.  Comme  il  payait  à  peu  près  ses  dettes  de  jeu. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  29 

on  continuait  toutefois  à  l'estimer  gentilhomme.  Une 
dernière  entrevue  les  mettait  d'accord  :  les  Rasseu- 
fosse  dotaient  leur  fille  de  quinze  cent  mille  francs 
dont  la  moitié,  en  pleine  propriété,  était  attribuée  à 
Lavand'liomme.  Jean-Eloi,  en  outre,  leur  abandon- 
nait La  Rasepelote,  un  bien  qu'il  avait  dans  les 
Ardennes,  du  côté  de  Mézières,  et  où  ils  s'enga- 
geaient à  passer  les  premières  années  de  leur  ma- 
riage. 

Ghislaine  enfin  consentait,  souscrivait  à  ces  arran- 
gements ;  Rassenfosse  partait  demander  le  consente- 
ment de  Rarbe  ;  on  annonçait  la  nouvelle  à  la  famille. 

Comme  le  mariage  pressait,  il  fut  décidé  que  les 
Rassenfosse  iraient  s'installer  dès  l'avril  à  Empoi- 
gny  où  la  noce  serait  célébrée  tout  de  suite  après 
avec  pompe.  Madame  Rassenfosse,  alarmée  d'un 
immodeste  éclat  autour  de  cette  union  malheureuse, 
eût  voulu  un  simple  repas  de  famille.  Mais  la  volonté 
orgueilleuse  de  Jean-Eloi  prévalut,  il  ne  fallait  pas 
qu'une  Rassenfosse  se  mariât  clandestinement.  Puis- 
qu'aussi  bien  la  faute  se  résorbait  dans  la  réhabili- 
tation légale,  un  cérémonial  public  serait  un  défi  à 
la  médisance,  si  elle  se  levait  contre  eux.  Leur  règne 
social  d'ailleurs  ne  les  mettait-il  pas  au  dessus  d'une 
prudence  timorée  ? 

Rodolphe-Puissant-Adhémar  de  Lavand'homme, 
afin  que  le  mariage  dénonçât  un  air  de  mutuelle  in- 
clination, arriva  deux  fois  la  semaine  jouer  auprès 
de  Ghislaine  la  comédie  pénible  d'une  cour  démentie 
par  le  mépris  qu'ils  ressentaient  l'un  pour  l'autre. 
Raide,  figée,  froide  jusqu'à  l'injure,  elle  l'écoutait 
sans  intérêt  narrer  ses  chasses  et  ses  chevauchées. 
Son  dur  regard  de  fille  vendue  se  vengeait  en  toisant 
ses  avaries  comme  pour  infirmer  la  validité  de  ses 
récits.  Le  vicomte,  correct,  poli,  très  à  l'aise  dans  sa 
haute  taille  de  quadragénaire  vanné,  l'œil  éteint,  un 
peu  chauve,  des  soufflures  dans  la  voix,  haussait 
imperceptiblement  les  épaules  et  poursuivait.  11  res- 

2. 


30  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

tait  une  demi-heure,  saluait,  et  tous  deux  déployaient 
une  rare  tactique  à  éviter  de  se  toucher  la  main. 

Puis  Ghislaine  remontait  chez  elle,  agacée,  reprise 
d'une  colère  contre  ses  parents,  et  les  yeux  secs,  des 
mots  de  haine  dans  la  gorge,  se  mettait  à  bousculer 
de  ses  belles  mains  rageuses  les  meubles  de  l'appar- 
tement. 


La  veille  du  mariage,  dans  une  des  chambres  de 
cet  Empoigny  où  avec  leurs  gens  et  leurs  voitures 
ils  emménageaient  hâtivement,  une  scène  entre 
la  mère  et  la  fille  détendit  la  rèche  atmosphère  de  la 
maison. 

Madame  Adélaïde  Rassenfosse,  aux  approches  du 
mauvais  jour,  s'était  sentie  redevenir  la  mère  aux 
inépuisables  pardons,  la  mère  indulgente  aux  fai- 
blesses de  la  chair  dans  l'enfant  sortie  des  souffrances 
de  la  chair.  Sa  muette  affliction,  les  larmes  silen- 
cieuses que,  depuis  l'affreuse  découverte,  elle  lui 
cachait  comme  aux  autres,  jaillirent  si  impétneuse- 
ment,  pour  ce  martyre  de  l'expiation  auquel  on  la 
vouait,  qu'elle  cessa  de  vivre  des  peines  de  son 
propre  cœur  pour  ne  plus  vivre  qu'en  l'éternité  de 
regrets  de  celle  qu'ils  chassaient  de  leur  maison  et 
qui  le  lendemain  partirait  pour  un  solitaire  et  définitif 
exil. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  31 

Elle  monta  à  la  chambre  de  Ghislaine  et  la  trouva 
occupée  à  vider  des  coffrets  emplis  de  pauvres  reli- 
ques d'enfance,  des  chiffons,  des  rubans,  des  fleurs, 
des  poupées  qu'elle  dispersait  ensuite  autour  d'elle 
sur  les  tapis.  La  maison  de  son  cœur,  la  maison  aux 
chères  mémoires  fragiles,  —  comme  à  la  veille  d'un 
départ  sans  espoir  de  retour,  on  brûle  les  lointaines 
images  d'amour,  —  elle  la  déblayait,  afin  que  rien  ne 
subsistât  de  son  âge  d'enfant  et  de  jeune  fille,  afin 
qu'elle  fût  morte  jusqu'en  la  pitié  des  souvenirs  dans 
la  mort  prochaine  de  son  être. 

—  Ghislaine  !  dit  madame  Rassenfosse,  droite  sur 
le  seuil,  le  cœur  soudain  si  comprimé  que  toute  autre 
parole  d'abord  défaillit  à  ses  lèvres. 

Ghislaine,  sans  répondre,  balaya  du  bout  de  sa 
bottine  les  débris  de  sa  vie  vers  l'âtre. 

—  Ghislaine,  que  fais-tu  là?  reprit  la  mère  en  ra- 
massant un  petit  corps  de  poupée  usé  par  ses  baisers 
de  douze  ans.  Elle  l'avait  aimée  à  la  folie,  celle-là, 
maternelle  et  tendre  déjà  à  cette  illusion  d'une  chair 
d'enfant. 

La  fille  des  Rassenfosse  enfin  leva  la  tète,  regarda 
les  tremblante»  mains  qui  disputaient  à  la  ruine  cet 
humble  déchet,  et  brève,  la  voix  nette  : 

—  Vous  le  voyez,  je  fais  ma  dernière  toilette. 

Ce  mot  de  la  condamnée  fut,  pour  madame  Ras- 
senfosse, la  pointe  d'acier  qui  crève  fampoule  où  s'est 
amassé  le  pus  des  longues  douleurs.  La  poche  des 
larmes  ouverte  au  coup  de  lancette  de  cette  ironie 
froide  qui  la  perçait  comme  un  reproche,  laissa 
crever  les  eaux  salées  où  son  cœur  se  rongeait.  Des 
pleurs  mouillèrent  sa  robe,  elle  ouvrit  les  bras  pour 
l'y  appeler  et,  dans  un  spasme  de  désolation  qui  lui 
tordait  la  bouche,  elle  cria  : 

—  Ahl  Ghislaine!  Ghislaine!  pourquoi  as-tu  fait 
cela? 

Les  révoltes  de  cette  àme  rude  devaient  se  boucler 
dans  une  bien  impénétrable  cuirasse  pour  que  la  vue 


32  LA    FIX    D*fes    BOURGEOIS 

de  la  mère  implorante  aux  bras  en  croix  n'en  fît  pas 
sauter  la  fermeture. 

—  Ma  mère,  dit-elle  avec  emportement,  puisque 
j'accepte  d'être  punie  et  que  ce  mariage  doit  être  ma 
mort,  vous  n'avez  plus  le  droit  de  me  reparler  de 
cela.  Je  ne  suis  plus  votre  fille,  je  suis  la  femme  de 
quelqu'un  qui  me  prend  pour  l'argent  que  vous  me 
payez. 

Alors  saigna  dans  toute  son  àcreté  l'épreuve  de  la 
pauvre  femme  qui,  en  cette  attitude  implacable,  se 
sentit  jugée  et  peut  être,  éveillée  à  un  sens  plus 
subtil  par  les  lancures  du  mal,  soupçonna  l'horreur 
du  marché  judaïque.  Elle  joignit  les  mains. 

—  Ghislaine,  ce  n'est  pas  ce  que  je  voulais  te 
dire...  Ghislaine,  tu  m'as  mal  comprise.  Je  te  jure 
que  je  ne  te  reproche  rien.  Tout  cela  est  ma  faute 
phis  que  la  tienne.  Oui,  ma  faute  à  moi,  ta  mère  qui 
ne  faimais  pas  assez,  puisqu'en  t'aimant  mieux  je 
t'aurais  sauvée  de  toi-même.  Ma  Ghislaine,  je  t'en 
prie  à  deux  mains,  ne  t'en  vas  pas  avec  de  la  colère 
au  cœur.  Ah  !  nous  avons  bien  souffert,  situ  savais  ! 
Je  traîne  à  jamais  ma  croix,  (ihislaine,  faut-il  que  ce 
soit  moi  qui  te  demande  pardon  ! 

L'humiliation  maternelle  enfin  décortiquait  ce 
ferme  cœur  que  la  colère  et  le  blâme  n'avaient  pu 
déraidir.  Elle  ramassa  une  boucle  de  ses  cheveux 
que,  toute  petite,  elle  s'était  coupée  pour  en  coiffer 
la  poupée  restée  au  geste  suppliant  de  madame  Ras- 
senfosse. 

—  Eh  bien,  dit-elle  tristement,  nous  ferons,  vous 
et  moi,  notre  devoir.  Tenez,  prenez  encore  ceci  en 
mémoire  du  temps  où,  où... 

Tout  à  coup  sa  gorge  s'étranglait,  elle  ne  pouvait 
achever  dans  rétonffemcnt  des  larmes  qui,  du  fond 
de  l'évocation  de  sa  pure  enfance,  de  la  virginité  de 
sens  et  de  propos  qui  en  faisait  l'âge  de  lait  de  son 
cœur,  tumull liaient.  Toute  sa  force  vaincue  échouait 
aux  bras  de  madame   Rassenfosse,   sur  le  calvaire 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  33 

d'amour  trahi  où  s'érigeait  pour  la  recevoir  l'ouver- 
ture de  ces  bras  eu  croix.  Elle  s'y  jeta  avec  passion, 
n'ayant  plus  qu'un  mot  à  la  bouche,  ne  trouvant, 
elle  aussi,  à  dire  que  cette  parole  :  Maman,  où  se 
fondait  le  givre  de  sa  rancune,  où  dégelait  l'orgueil 
de  son  sang  de  Rassenfosse. 

—  Maman  !  répétait-elle  en  roulant  sa  tète  noire 
et  busquée  au  corsage  qui  avait  été  l'alcôve  de  ses 
petits  sommeils  de  gamine.  Ah  !  maman  ! 

Leurs  bouches  chaudes,  leurs  souffles  de  bonne 
effusion  revenue,  se  cherchaient  à  travers  les  larmes; 
comme  une  cire  brûlante,  elles  scellaient  ensemble 
leurs  joues. 

Mais,  fière  jusqu'au  bout,  Ghislaine  n'émit  pas, 
pour  une  faute  qu'elle  allait  racheter,  la  demande  du 
pardon  attendue  par  la  mère.  Ses  pleurs  seulement 
l'exprimèrent  à  travers  les  muets  refus  de  sa  bouche. 
Cette  fille  d'un  si  viril  caractère,  victime  expiatoire 
du  haut  rang  de  la  famille,  tombée  fatalement  au 
péché  parles  contacts  de  la  vie  égoïste  et  fausse  qui 
l'entourait,  holocauste  sacrifié  sur  l'autel  du  million 
pour  conjurer  l'inévitable  déchéance  des  souches, 
cette  fille  courageuse  la  première  releva  la  tête. 
Avec  une  caresse  des  mains  infiniment  tendre  pour 
sécher  les  paupières  de  la  «  maman  »  retrouvée,  elle 
lui  dit  : 

—  S'il  me  restait  encore  une  hésitation,  mainte- 
nant je  n'hésiterais  plus.  Vous  verrez,  ma  mère, 
comme  je  serai  forte. 

Elle  ajouta  d'une  voix  plus  basse  : 

—  D'ailleurs,  le  malheur  n'a  qu'un  temps. 
Madame  Rassenfosse,  après  cette  grande  crise  qui 

décidait  de  leur  ^ie,  ne  trouvait  pas  la  force  de  se 
retrouver  avec  ses  pensées.  Malgré  l'affairement  de 
la  maison,  elle  voulut  rester  auprès  de  Ghislaine  une 
partie  du  jour. 

—  Maman,  lui  dit  sa  fille  en  la  renvoyant  le 
soir  sur  un  mot  amer  et  touchant,  allez  prendre  du 


34  LA   nX    DES    BOURGEOIS 

repos,  je  vous  en  prie,  je  l'exige.  N'avez-voiis  pas 
fait  pour  moi  tout  ce  qu'il  était  encore  possible  de 
faire?  Xous  avons  veillé  ensemble  sur  une  morte. 

Rassenfosse  donnait  les  derniers  ordres  à  son  valet 
de  chambre  quand  Adélaïde  monta  se  coucher. 

—  At-on  porté  les  orangers  à  l'église?  Les  a-t-on 
échelonnés  de  l'entrée  jusqu'au  chœur?  Dites  aussi 
au  cocher  que  les  premières  voitures  partiront  à 
huit  heures  pour  la  gare.  Ah  1  dit-il  à  sa  femme,  toutes 
ces  corvées  sont  donc  finies  !  Et,  demanda-t-il,  tou- 
jours le  même  mauvais  gré?  Toujours  la  même 
mauvaise  tète  là  haut? 

—  Oh!  répondit-elle,  tout  a  bien  changé.  On 
aurait  dit  que  j'étais  la  plus  coupable. 

Un  silence.  Puis  Jean  Eloi,  après  avoir  arpenté  la 
chambre,  s'arrêta  inquiet,  pensif  : 

—  Avoue  que  tu  lui  as  pardonné,  cœur  faible? 
Elle  inclina  le  front. 

Une  pitié  amollit  le  visage  soucieux  du  père.  Il 
prit  les  mains  de  sa  femme  dans  les  siennes  et,  sans 
énoncer  sa  pensée  entière  : 

—  Tu  as  bienfait.  Les  enfants,  on  ne  sait  jamais... 
Il  y  a  la  race...  Maman,  qui  croit  à  Dieu,  a  peut-être 
raison  en  parlant  d'expiation.  Nous  ignorons  ce  qui 
se  passe  en  dehors  de  nous.  Et  puis,  et  puis,  est-ce 
que  nous  savons  encore  les  aimer,  nos  enfants? 

Au  fond  il  pensait,  lucide,  ouvert  à  une  subite  et 
miraculeuse  clairvoyance  : 

—  Nous  sommes  montés  trop  vite  et  trop  haut. 
Noire  ancêtre  et  mon  père,  feu  Jean  Chrétien,  avaient 
mérité  leur  fortune.  J'ai  reçu  la  mienne  toute  faite. 
Je  n'ai  plus  eu  qu'à  être  heureux.  Le  bonheur  se 
paie. 


LA   FIN    DES   BOURGEOIS  35 


yi 


Empoigny  était  le  nom  d'une  terre  que  les  Four- 
qnehan  de  Pravache  avaient  ajouté  à  leur  nom  patro- 
nymique ;  un  mariage,  au  temps  des  Fourquehan 
d'avant  89,  adjoignit  aux  biens  de  la  famille  ce 
reste  d'une  baronie  morcelée  par  les  licitations.  On 
continua  à  les  appeler  les  barons  d'Empoigny,  bien 
que  l'extinction  des  mâles  eut  laissé  tomber  le  titre 
en  déshérence. 

Ces  Fourquehan  de  Pravache,  parmi  leurs  champs 
et  leurs  marmenteaux,  menaient  un  train  de  sei- 
gneurs et  furent,  en  effet,  de  vrais  grands  seigneurs, 
d'une  magnificence  et  d'une  largesse  admirables. 
Toute  la  contrée  qui  s'étend  de  Purnode  à  Evrehailles 
et  de  Houx  à  Yvoire,  avec  ses  labours,  ses  bois,  ses 
ravines,  ses  rocs  le  long  de  la  Meuse,  leur  apparte- 
nait. Dans  une  sauvagerie  forestière,  sur  les  cyclo- 
pénnes  assises  d'un  coupeau  cimant  les  perspectives 
profondes  du  fleuve,  quatre  poivrières  et  un  donjon 
central,  modernisé  par  l'ajourement  d'une  véranda 
et  les  balustrades  d'une  terrasse,  perpétuaient  les 
vestiges  de  la  vieille  bastille  guerrière  des  maîtres 
primitifs.  Une  métairie,  avec  son  porche  armorié,  du 
côté  de  la  route  qui,  par  des  lacets,  gagnait,  à  l'op- 
posé de  la  Meuse,  le  bas  pays,  avait  été  bâtie  au 
xvii*  siècle  et  jouxtait  les  derrières  du  château.  Mais 
surtout  les   ruines  d'une  tour  encore  nantie  de  son 


36  LA    F IX    DES    BOURGEOIS 

échauguette  attestaient,  parmi  les  charmilles  et  les 
exèdres  étages  aux  pentes  vers  l'intérieur  des  terres, 
les  âges  lointains  de  la  féodale  demeure. 

C'est  parmi  ces  souvenirs,  en  cette  aire  d'aiglons, 
que  les  Fourquehan  avaient  fait  souche.  Pendant  un 
demi-siècle  ils  régnèrent  sur  leur  domaine  de  bois  et 
de  rocs  comme  des  rois,  étendant  leur  juridiction  à 
tout  le  territoire  circumvoisin,  reconnus  pour  les 
maîtres  des  villages  et  des  hameaux.  Leurs  chasses 
à  courre,  avec  l'aboi  des  meutes  et  le  galop  des  cin- 
quante chevaux  de  leurs  écuries,  traquaient  à  travers 
landes  et  taillis  la  faune  que  des  syndicats  d'agents 
de  change  n'avaient  point  encore  décimée.  Comme 
les  louvetiers  et  les  grands  veneurs,  leurs  ancêtres, 
ils  avaient  à  gré  et  merci  le  poil  et  la  plume  de  tout 
le  pays. 

Une  coutume,  exploitée  par  la  rapacité  des  rustres, 
mémorisait  autour  de  leur  seigneuralité  la  tradition 
des  séculaires  vassalités.  Quand  la  fille  ou  le  fils  d'un 
de  leurs  censiers  se  mariait,  les  parents,  avec  le 
gendre  ou  la  bru,  montaient  à  Empoigny  et  s'en 
venaient  requérir  l'agrément  des  Fourquehan. Ceux-ci 
dotaient  les  époux  d'un  lot  d'arpents,  leur  baillaient 
une  ferme  ou  leur  départaient  les  frais  d'une  instal- 
lation. En  se  généralisant,  cette  obédience  du  paysan, 
assumant  les  profits  d'une  volontaire  servitude,  finit 
par  emporter  les  meilleurs  morceaux  de  cette  grande 
terre  des  barons.  Nulles  épousailles  ne  se  consom- 
mèrent plus,  à  cinq  ou  six  lieues  de  pays,  sans  la 
visite  au  château.  Les  Fourquehan  à  pleines  mains 
donnaient,  dédaigneux  des  entailles  dont  leur  iné- 
puisable munificence  écornait  le  patrimoine.  En  vingt 
ans,  le  terricole,  le  serf  frauduleux,  de  ses  crocs 
voraces,  happa  la  moitié  du  domaine.  Installé  à  son 
tour  en  maître  au  cœur  de  cette  féodalité  dont  il  se 
gorgeait,  le  charançon  rural  verge  par  verge  man- 
geait le  tènement  puissant  de  fermes,  de  labours  et  de 
rocs  où  décroissait  la  hauteur  des  tours  d'Empoigny. 


LX   FIN    DES    BOURGEOIS  37 

Les  Fourquelian,  en  outre,  négligeant  de  percevoir 
leurs  baux,  la  désuétude  du  terme  à  la  longue  invé- 
téré, comme  en  un  acquêt  légal,  les  sournois  loca- 
taires. Une  race  de  petits  propriétaires,  ancrés  dans 
leurs  lopins,  se  leva  de  l'investiture  innombrable  de 
la  seigneurerie,  de  linfini  morcellement  de  ce  re- 
liquat de  la  polentaire  baronnie.  Plus  lard,  quand 
les  hommes  de  loi,  mandés  par  les  créanciers, 
surgirent  et  réclamèrent  la  restitution,  une  ère  de 
procès  s'ouvrit  qui  ne  reconstitua  pas  l'héritage 
et  le  laissa,  pantelant,  en  miettes,  aux  dents  des 
rats  rongeurs  de  ce  copieux  butiu.  La  ruine  entra 
par  les  porches  superbes,  toujours  encombrés  de  bas 
et  implorants  visages.  Mais  les  Fourquehan,  dans 
le  coup  de  folie  vertigineuse  de  leur  grandeur,  sur 
leur  mont  ouraganesque  d'où  ils  pouvaient  se 
croire  au-dessus  des  hommes  et  de  la  fortune,  conti- 
nuaient leurs  fêtes  et  leurs  chasses,  payant  la  dette 
avec  ,des  morceaux  de  leur  chair,  regoulant  leurs 
préteurs  avec  des  bouchées  d'Empoigny,  hypothé- 
quant, tolérant  qu'on  éventràt  pour  des  exploita- 
tions de  carrières  leurs  roches  immémorialement 
vierges. 

Ils  disparurent  à  travers  le  maelslrom  de  leur 
orgueil,  ils  s'engloutirent  dans  le  vortex  de  leur 
démence,  laissant  leurs  postérités  s'éteindre  en  des 
misères  obscures.  On  sait  que  le  dernier  de  ces  Four- 
quehan mourut,  il  n'y  a  pas  longtemps,  homme  de 
peine  et  frotteur  à  Paris. 

Ce  fut  la  revanche  du  temps  sur  les  siècles,  des 
plèbes  sur  les  aristocraties,  de  la  glèbe  sur  les  ma- 
noirs. Une  meute,  gorgée  d'eux,  échappa  à  ses  auges 
et  se  rua  à  la  curée.  Les  bétes  puantes  des  sillons, 
les  pouacres  engeances  des  labours,  rançonnées  par 
les  durs  aïeux,  maintenant,  moite  à  motte  et  pierre 
à  pierre,  dévoraient  la  terre  et  le  château.  Jamais  ne 
s'avéra  plus  irrémissiblement  la   fin   des   âges. 

Quand  Rassenfosse,  ce  nouvel  anobli  de  la  fortune, 

3 


38  I.A    FIN    I>ES    nOLUGEOtS 

ce  prince  de  la  féodalité  bourgeoise,  en  quête  d'un 
territoire  où  régner  matériellement  sans  nul  écu  par 
les  érus,  vint  à  Empoigny,  il  trouva  les  tourelles 
dévastées,  les  escaliers  veufs  de  marches  et  ce  qu'il 
subsistait  des  portes  dénué  de  ferrures.  La  gloire  des 
Fourquehan  déchéait  à  abriter  des  couchées  de 
pitauds,  à  faire  mijoter  la  pot-bouille  des  marmiteux. 
Un  fermier  louait  a  un  marchand  de  rubans,  acqué- 
reur des  ruines,  M.  Jean-Benoît  Panisol,  le  droit 
d'utiliser  les  bâtiments  de  la  métairie,  saccagés 
comme  le  reste.  La  beauté  romantique  du  site,  le 
large  déroulement  de  ciel  et  d'eau  qui  se  fenestrait 
à  travers  les  verrières  plurent  à  ce  banquier  assez 
riche  pour  se  payer  des  sensations  de  poète.  11  eut 
un  mot  qui  le  peignit  en  pied  : 

—  Ces  Fourquehan  étaient  de  bien  pitoyables  gens 
d'affaires. 

En  examinant  de  là-haut  limmense  pays  que  com- 
mandait aux  époques  barbares  le  donjon,  il  subit  à 
son  tour  un  peu  du  vertige  qui  avait  tumultué  aux 
tempes  des  anciens  possesseurs.  Peut-être  aussi 
céda-t-il  h  l'humaine  joie  d'établir  sa  demeure  de 
haut  baron  d'argent  sur  l'emplacement  de  l'antre 
où  les  siens,  s'ils  avaient  vécu  là,  auraient  été  dé- 
pecés par  les  harpes  et  les  crocs  des  durs  barons  de 
fer.  Il  huit  par  acquérir  Empoigny.  En  rachetant  une 
centaine  d'hectares  à  l'entour,  en  plaidant  contre  une 
douzaine  d'accapareurs  qui  rendirent  gorge,  il  eut 
en  bois,  en  champeaux,  en  roches,  un  domaine 
qui  comporta  les  trois  quarts  de  l'ancien.  Les  Four- 
quehan, selon  la  coutume  qui  rapprochait  le  seigneur 
du  paysan  et  par  ce  voisinage  impliquait  les  origines 
et  la  force  des  grandes  fortunes  terriennes,  avaient 
maintenu  la  métairie  près  du  château  Jean-Eloi  la 
fit  raser  et,  à  une  distance  d'où  les  pestilences  du  pail- 
11  er  et  le  cornement  des  vaches  ne  pourraient  plus 
les  incommoder,  bâtit  une  ferme  modèle.  En  même 
temps  les  puivrières  et  le  donjon   se  désévérisaient 


\A   1-L\   DES    BOURGEOIS  o\) 

sotis  le  caprice  fleuri  des  ferronneries  et  les  givres 
miroités  des  hautes  glaces.  Mais  coiitradictoirement, 
afin  de  renforcer  la  configuralion  moyennageuse,  un 
ignare  arcliitecte,  primé  pour  d'aléatoires  casemates 
ogivales  dont  il  déshonorait  les  banlieues,  dentela  de 
créneaux  les  façades  que  coiffaient,  an  temps  des 
Fourquehan,  les  puissants  rampants  d'un  toit  d'ar- 
doises. 

Empoigny  vêtit  un  air  fastueux  et  requinqué  de 
gentilhommière,  eut  son  mail,  ses  serres,  ses  oran- 
geries, des  hox  d'acajou  pour  les  chevaux,  se  peupla 
de  kiosques  et  de  belvédères  dans  la  montagne.  Jean- 
Eloi  fit  draper  de  glycines  la  tour  à  l'échauguette, 
vertèbre  du  squelette' fossile,  installa  dans  les  soubas- 
sements une  utile  glacière,  décréta  à  l'intérieur  le  co- 
limaconnement  d'un  escalier  aboutissant  à  une  plate- 
forme. De  là,  en  scrutant  avec  une  longue-vue  l'en- 
tonnoir des  monts,  ce  descendant  des  chairs  à  grisou 
de  MJsàrc  put  se  ressusciter  l'égal  et  le  contemporain 
des  d'Empoigny  primordiaux. 

Aussitôt  installés,  les  Rassenfosse  avaient  inau- 
guré un  train  modéré  qui  trancha  avec  la  dépense 
furieuse  des  derniers  Fourquehan.  Le  bourdonnant 
château  des  temps  héraldiques  ne  s'anima  pins,  sous 
le  règne  des  bourgeois,  qu'à  l'époque  de  Touverture 
de  la  chasse.  Arnold  et  son  piqueur,  postés  sur  la 
tour  à  l'échauguette,  sonnaient  dans  les  soirs  des 
hallalis  auxquels,  du  fond  des  gorges,  répondait 
la  trompe  des  garde-chasses.  On  faisait  des  battues, 
les  meutes  étaient  déhardées.  Dans  la  nuit,  les  ver- 
rières de  la  vieille  salle  à  manger  flambaient. 

Jean-Eloi  tout  de  suite  s'était  montré  résolu  à 
faire  respecter  le  droit  de  la  propriété,  dans  un  pays 
où  la  faibler-se  des  Fourquehan  avait  laissé  libre 
carrière  au  banditisme.  Il  retira  au  paysan  la  tolé- 
rance qui,  en  lui  octroyant  les  fanes  et  le  chablis, 
l'aidait  à  vivre,  protégea  de  pièges  à  loups  les  acculs 
de   ses    bois,    encercla   jalousement  une    partie   du 


40  I.A    riN   DES    BOURGEOIS 

domaine  de  pâlis.  Mais  un  braconnage  opiniâtre, 
malgré  tout,  ravageait  ses  terriers  et  par  moments 
le  versait  en  des  idées  de  massacre. 


YIl 


A  l'église,  tendue  de  tapis,  meublée  des  fauteuils 
d'Empoigny,  verdoyée  de  files  d'orangers  dans  leurs 
caisses,  toute  illuminée  de  floraisons  et  d'orfèvre- 
ries, tout  à  coup,  après  la  bénédiction  du  prêtre, 
monta  la  belle  voix  religieuse  du  ténor  Maudry 
chantant  le  Pie  Jcsn. 

Barbe  Rassenfosse,  dans  sa  robe  de  soie  noire  des 
jours  de  fête,  sa  haute  figure  Jaune  penchée  par 
dessus  son  livre  d'heures,  priait,  rigide,  venue  à 
cette  apothéose  de  fleurs,  de  lumières  et  de  toilettes 
avec  sa  foi  simple  de  femme  du  devoir  et  son  air 
rude  de  grande  dame  du  peuple.  Elle  avait  refusé  les 
fauteuils,  avait  pris  une  des  humbles  chaises  aux- 
quelles, pendant  les  offices,  se  soude  la  piété  du  pay- 
san. Les  genoux  durement  imprimés  aux  feurres  de  ce 
siège  rural,  elle  sembla  un  visage  sorti  des  temps, 
un  siècle  de  bonne  àme  fervente,  au  milieu  des 
légers  esprits  de  Tassistance. 

Auprès  d'elle  Adélaïde,  les  yeux  vers  sa  fdle,  par 
moments  appuyait,  du  bout  de  ses  gants,  un  mou- 
choir à  ses  paupières  rouges  où  saignait  le  regret 
de  l'enfant  coupable  et  immolée,   raidie   là-bas  dans 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  41 

le  mensonge  des  salins  et  des  fleurs  d'oranger. 
C'étaient  ensuite  mesdames  Jean  Honoré.  Quadrant, 
Eudoxe,  tout  un  flot  de  dames,  le  bataillon  blauc  des 
jeunes  filles,  en  un  fouillis  de  nuances  miraillées, 
en  des  gaités  de  robes  et  de  chapeaux  comme  le 
tulipage  d'une  corbeille  de  parc,  rendant  pensif  le 
Dieu  de  l'humble  sanctuaire,  le  Dieu  des  laboureurs 
et  des  carriers.  Derrière,  parmi  les  hommes,  Jean- 
Eloi,  agité,  sec,  tracassé  de  pressentiments  vagues 
depuis  le  matin,  surveillait  sa  main  droite  qui  par- 
fois tirait  nerveusement  ses  favoris.  Vraisemblable- 
ment, parmi  cette  assemblée  indifférente  ou  amusée, 
débarquée  à  la  noce  avec  ses  futilités,  ses  cal- 
culs d'affaires  et  une  secrète  envie  pour  le  grand 
train  des  Rassenfosse,  deux  cœurs  seulement  l'estè- 
rent  unis,  la  mère  et  la  fille  redevenues  à  travers  les 
larmes  le  battement  d'un  même  cœur  souffrant, 
mariées,  en  les  supercheries  de  l'autre  hymen,  parle 
sang  mystique  des  plaies.  Au  fond,  jusqu'au  porche 
refermé,  s'entassait  le  village,  les  coriaces  et  ter- 
reuses mines  des  paysans  accourus  à  ce  faste  nuptial 
sans  prières  sincères  pour  ces  maîtres  du  pays  qu'ils 
n'aimaient  pas. 

Le  chant  propitiatoire  expira,  les  portes  se  rouvri- 
rent, on  monta  dans  les  voitures  qui,  par  les  rampes 
du  roc,  des  bouffettes  blanches  aux  têtières  des  che- 
vaux, des  nœuds  blancs  au  fouet  des  cochers,  ga- 
gnèrent sous  le  soleil  de  Tavrillée  les  cours  d'Em- 
poigny.  Une  nuée  de  marmitons,  sous  les  ordres  d'un 
chef  célèbre,  dès  le  premier  train  s'était  abattue  aux 
fourneaux.  Madame  Rassenfosse,  née  Pierson,  en  vraie 
fille  de  bourgeois  enrichis,  avait  voulu  les  installer 
elle-même,  toute  prise  de  menus  scrupules,  courant  par 
l'office  et  les  escaliers,  en  son  usure  de  vieilles 
robes. 

Enfin  on  s'attablait.  L'ancienne  salle  à  manger  des 
Fourquehan,  avec  son  hémicycle  d'entrée  peuplé 
de  trophées  de  chasse  et  bruissant  du   grésillement 


42  L\    FIN    liES    BOURGEOIS 

(l'une  girande  en  une  vasque  de  marbre,  avec  ses 
larges  verrières  eloisonnant  des  pans  immenses  de 
ciel  et  de  montagnes,  s'était  muée,  sous  les  lianes 
et  les  touffes  d'un  prodigieux  décor  floral,  en  les 
liernes  et  les  portiques  du  ne  forêt  des  premiers 
édens..  Toutes  les  argenteries  des  Rassenfosse,  connus 
pour  la  splendeur  royale  de  leur  vaisselle  plate,  allu- 
maient sur  les  damas  de  la  nappe,  aux  clartés  ruisse- 
lées  des  hautes  glaces,  parmi  les  Venises  fdigranés 
et  les  bergerades  émaillées  des  surlouts  en  Saxe,  le 
feu  de  leurs  bossages  et  de  leurs  facettes,  prismatisés 
par  les  reflets  en  tous  sens  des  corbeilles  de  lilas 
blancs,  de  roses  et  d'orchidées. 

Tout  de  suite,  au  fumet  des  extraordinaires  nour- 
ritures suggérant  des  faunes  dévalisées  à  coup  de 
bank-notes,  aux  bouquets  des  crus  nourris  et  subtils, 
se  détendit  la  contrainte  des  habituels  débuts  d'un 
déjeuner.  D'ailleurs,  à  peu  près  tous  se  connaissaient 
pour  s'être  tatés  dans  les  affaires  ou  éprouvés  dans 
la  vie.  Il  y  avait  là  Akar  aîné,  le  chef  de  la  tribu  des 
Akar,  un  grand  vieillard  poilu  aux  mâchoires  et  aux 
membres  de  gorille,  Akar  junior,  que  les  hommes 
de  bourse,  pour  son  àpreté  aux  curées  et  son  énorme 
râtelier  en  saillie,  surnommaient  le  Requin,  un  des 
fils  de  Akar  junior  qui  dirigeait  les  succursales  de 
leur  banque  en  province,  tète  de  loup-cervier  aux 
canines  saillantes  et  aux  sclérotiques  fibrillées  de 
sang,  les  deux  filles  de  Akar  aîné,  très  noires,  le 
nez  corbin  et  les  lèvres  chamelues. 

Jean-Eloi,  peu  timoré  pourtant,  redoutait  ces  Akar 
ramiculés  à  travers  tous  les  remuements  d'atfaires 
du  pays  et  qui,  de  leurs  tentacules  innombrables, 
travaillant  sous-main  les  marchés,  fomentant  les 
coups  de  bourse,  tripotiers  sans  scrupules  sous  des 
dehors  d'honnêteté  rébarbative,  vrillaiefit  universel- 
lement la  banque.  Quand  Akar  aine  lui  avait  offert 
sa  participation  dans  l'œuvre  de  la  Colonisation,  il 
n'avait  pas  osé  refuser. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  43 

Cette  dynastie  de  chacals,  ces  ravageurs  de  la 
finance,  pullulant  en  des  postérités  rapaces  que,  dès 
l'enfance,  on  dressait  à  happer  et  dépecer  la  proie, 
dérivaient  des  vermineuses  et  puantes  sentines  du 
vieux  Judengasse  de  Prague  où  un  Akar,  le  chef  de 
la  maison,  précairement  avait  commencé  la  fortune 
de  la  famille. 

A  la  mort  du  pince-mailles,  ses  six  fils  s'étaient 
partagé  les  marchés  de  l'Europe.  Zacharie  s'établis- 
sait à  Hambourg,  Josué  exploita  Francfort,  Moïse 
s'attribua  Londres,  tous  trois  orfèvres.  Vn.  autre, 
Esaû,  se  cantonnait  à  Paris,  opérait  sur  les  diamants. 
Akar  aîné  et  Akar  junior,  en  Delgique,  débutaient 
par  un  obscur  trafic  de  chiffons  et  de  ferrailles,  cou- 
rant les  villages  avec  leur  àne,  raclant  les  mises-bas 
des  fermes  qu'ils  revendaient  à  gros  profits,  gagnant 
h  ce  métier  les  premiers  enjeux  d'une  agence  de 
préts,qui  draina  le  petit  bourgeois  et  l'ouvrier.  Leur 
banque  data  de  ces  années  de  peine  ;  avec  leur 
grisou  darfreux  et  courbatu,  ils  allaient  d'un  pas 
sur  au  million.  Leur  flair  de  bétes  de  proie  s'était 
aimanté  à  ce  petit  pays  vierge,  fraîchement  sorti  des 
tourmentes  politiques  et  qui  pour  les  batteurs  d'es- 
trade, pour  les  pirates  fortement  dentés,  allait  deve- 
nir une  Californie.  Ils  y  firent  bientôt  souche  déjeunes 
carnassiers  qui  propagèrent  leurs  nez  proboscidiens, 
leurs  gros  sourcils  chevelus,  leurs  groins  lippus,  et 
qui  à  leur  tour,  par  les  brèches  que  de  leurs  terribles 
abattis  les  pères  avaient  taillées  au  cœur  de  l'huma- 
nité, entrèrent  dans  les  affaires. 

Les  Akar  de  Londres,  de  Paris,  de  Hambourg,  de 
Francfort  et  de  Bruxelles  ramifiaient  les  bras  d'un 
même  corps  ayant  un  commun  intestin  où  s'agglomé- 
rait le  résidu  des  digestions  de  toute  la  tribu.  Ce  qui 
distinguait  ces  sémites  astucieux,  ces  princes  de 
l'agiotage  et  de  l'usure,  c'est  que,  tout  en  cimentant 
de  leurs  intérêts  combinés  l'une  des  fortes  banques 
du  temps,  cette  banque  demeurait  clandestine  et  se 


4  4  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

dérobait  sous  des  professions  et  des  industries  dont 
ils  faisaient  un  fronton  à  leurs  antres  de  mangeurs 
de  chair  humaine.  Akar  aîné  seul  tenait  une  banque 
ouverte,  avec  des  succursales  régies  par  son  neveu, 
le  fils  de  Akar  junior.  Mais  ce  Akar  junior  Jui-mème 
paraissait  sans  attache  avec  la  banque  du  frère. 
Après  un  séjour  assez  mystérieux  à  Buenos-Ayres, 
il  rentrait  fonder  une  maison  de  commission  qui,  en 
peu  de  temps,  prééminait  sur  toutes  les  autres. 

Akar  aîné,  lui,  comme  un  grand  arbre  accroché  au 
large  par  ses  nervures  et  pumpant  l'air  des  suçoirs 
d'une  foret  de  branches,  tenait  au  siècle  par  d'infinis 
cumuls,  monopolisait  la  régence  de  plusieurs  sociétés, 
assumait  les  intérêts  de  diverses  industries,  présidait 
à  de  multiples  exploitations,  était  maire  d'une  com- 
mune où  il  possédai!  une  maison  de  campagne.  A 
lui  seul  il  représentait  une  futaie  d'affaires,  demplois 
€t  de  dignités,  vert  sous  ses  soixante-dix  ans  comme 
un  jeune  aigrin,  nourrissant  à  son  ombre  la  faune 
carnicide  des  pires  instincts.  Akar  junior,  de  son 
cùté,  fourmillait  dans  les  jurys  et  les  commissions, 
carrait,  partout  où  une  vacance  s'offrait,  son  gros 
appétit  d'ogre.  Leur  force  cohobée,  la  puissance  de 
leurs  venins  en  avaient  fait  des  ouvriers  bien  vus  du 
pouvoir.  Eux  aussi,  stimulés  d'une  haine  juteuse 
contre  le  prêtre  d'une  religion  ennemie,  professaient 
l'émancipation  des  consciences  et  la  vertu  de  rensei- 
gnement laïque. 

Rabattu,  le  dmuillard  entrepreneur,  ancien  maçon 
parvenu  à  la  force  des  poignets,  devenu  l'un  des 
hommes-liges  du  nouveau  régime  pour  lequel  il  sac- 
cageait les  carrières  et  en  extrayait  les  moellons  de 
ses  édifications  d'écoles,  Rabattu,  le  troisième  des 
commanditaires  de  la  grande  œuvre  de  Rassenfosse, 
s'opposait  aux  têtes  féroces  de  la  ménagerie  Akar 
par  un  air  de  visage  bonasse  et  poupin,  toujours 
souriant,  l'œil  noyé  dans  les  bourrelets  d'une  graisse 
rose.  Celui-là  encore,  sous  le  leurre  de  sa  bonhomie 


LA    FIN    DES    BOUUGEOIS  4o 

candide,  à  travers  son  ronron  de  petit  rentier  négli 
geable,  était  une  force  d'agglutination  avec  laquelle 
il  fallait  compter.  Habatlii,  derrière  un  tic  laborieuse- 
ment calculé  qui  imprimait  à  sa  petite  face  de  carlin 
surnourri  un  mouvement  d'acquiescement  perpétuel, 
cachait  une  énergie  do  dissimulation  redoutable.  II 
ne  paraissait  jamais  comprendre,  atermoyait  toute 
décision  derrière  la  feinte  d'une  surdité  aux  oreilles 
sonores  de  jeune  faune. 

C'était,  avec  les  Akar,  en  cette  aire  des  féodalités 
abolies,  dévolue  au  féodalisme  de  l'argent,  parmi 
les  fleurs  et  les  vins  de  la  noce,  la  meute  de  limiers 
et  de  molosses  qu'on  voyait  surgir  à  tous  les  hallalis. 
Ensemble  ces  plénipotentiaires  de  la  spéculation 
constituaient  un  pouvoir  destructif  et  rapinier  auquel, 
de  peur  d'être  dévoré,  s'était  ralliée  l'honnêteté  indo- 
lente de  Rassenfosse.  Il  les  méprisait  et  s'en  servait 
avec  l'espoir  de  les  écraser  un  jour. 

Un  même  esprit  travaillait  contre  lui  les  Akar  et 
Rabattu.  Ils  complotaient  l'afraiblissement  de  cette 
grande  firme  afin  d'en  absorber  les  chyles  et  le  sang, 
résolus  à  l'utiliser  jusqu'au  moment  où  ils  seraient 
les  maîtres  sans  partage.  Ainsi,  par  ces  sourdes 
intrigues  couvant  sous  le  bon  accord,  la  salle  à 
manger  d'Empoigny  s'appariait  à  un  hallier  où,  en 
attendant  de  mordre  et  de  s'entremanger,  la  rauque 
dent  des  bardes  ennemies  mâche  à  vide. 

Le  régime,  d'ailleurs  était  mauvais.  La  pourriture 
montait,  gagnait  les  essences  pures.  Sixt  là-haut, 
comme  un  ménétrier,  menait  le  branle,  présidait  à 
la  grande  débâcle.  L'honnêteté  elle-même  n'était  plus 
qu'une  circonscription  sar:s  limites,  graduellement 
empiétée  par  les  lâchetés  d'une  société  régie  par  l'in- 
térêt. Les  Akar  et  Rabattu,  ces  honorables  ruffians  pour 
qui,  en  un  autre  temps,  on  eût  serré  la  vaisselle, 
ces  larrons  nés  pour  bassement  dévaliser  des  dili- 
gences au  coin  d'un  bois  et  qui,  à  travers  la  considé- 
ration de  l'Etat,  ouvertement  détroussaient  le  trésor 

3. 


46  J^A    VIS    DES    BOURGEOIS 

public,  recevaient  la  poignée  de  main  de  l'intègre 
Jean  Honoré.  Sans  amhiiion  personnelle,  resté  net 
parmi  les  traques  et  les  battues  d'un  parti  rué  à 
toutes  les  proies,  il  pensait  à  actionner  leurs  influen- 
ces pour  le  mandat  législatif  brigué  par  son  fils 
Eudoxe. 

Tout  en  activant  ses  indestructibles  molaires,  Akar 
aine,  merveilleux  comédien,  tout  à  coup  s'attendrit 
jusqu'aux  larmes  pour  un  mot  de  Jean-Èloi  lui  rap- 
pelant leur  vieille  amitié.  La  saillie  des  mâchoires 
jouant  sous  la  peau,  comme  des  tenailles  à  broyer, 
et  la  grimace  bouffonnement  sentimentale  qui  en 
même  temps  lui  tiraillait  les  paupières,  le  rendirent 
subitement  si  horrible  que  Régnier,  assis  près  de 
mademoiselle  Judith  Akar,  lui  coula  perfidement  à 
l'oreille  : 

—  Voyez  donc  votre  père.  Xe  croyez-vous  pas  qu'il 
va  s'étrangler  dans  ses  pleurs  ? 

Akar,  à  cette  table  bienveillante,  se  défiait  toute- 
fois d'un  des  convives,  l'avocat  Pierre  Réty,  un  vieil 
ami  des  Rassenfosse,  malgré  la  divergence  des  idées. 
Son  instinct  lui  certifiait  l'adversaire  en  cet  homme 
vraiment  supérieur,  peu  loquace,  très  maître  de  soi 
et  qui  par  moments  l'arrêtait  en  ses  hâbleries,  du 
froid  de  son  petit  œil  gris  et  coupant.  Réty,  orateur 
bref,  polémiste  redouté,  sis  par  sa  fortune  au-dessus 
des  calculs  personnels,  irréductible  de  caractère  et 
de  principes,  éiait  une  des  rares  forces  que  redoutait 
le  grand  Sixt  lui-même.  A  lui  tout  seul,  il  avait  fait, 
à  la  tribune  et  dans  les  journaux,  une  opposition 
implacable  à  ce  parti  de  pleutres  et  de  regoulés,  à 
cet  arrière-faix  des  parturitions  du  guizolisme.  Il 
professait  l'accession  de  tous  les  groupes  sociaux  à 
la  représentation  nationale,  la  réglementation  du 
travail  de  l'ouvrier,  l'égalité  des  droits  et  des  devoirs, 
le  service  militaire  obligatoire  pour  le  riche  comme 
pour  le  pauvre,  sans  nul  rachat.  Son  fils  justement 
venait  de  s'immatriculer. 


1,  \    1  IN     lti:S    BOLIIGEUIS  \é 

—  Oui,  disait-il  à  Jean  Honoré  qui  l'interrogeait, 
c'est  vrai.  Mon  fils  estime  comme  moi  que  le  premier 
devoir  du  citoyen  est  de  servir  son  pays.  Le  second, 
étant  au  service,  c'est  de  savoir  comment  il  doit  le 
servir.  Le  pays  est  l'ensemble  des  citoyens.  On  cesse 
de  le  servir  en  marchant  contre  eux. 

Jean  Eloi  leva  la  tète.  Il  avait  appris  de  Barbe  le 
malin  même  le  chômage  de  plusieurs  grands  char- 
bonnages de  la  région  où  Misère  à  peu  près  seul  con- 
tinuait le  travail. 

—  Et  les  grèves  ? 

—  Et  l'ordre  social  ?  cria  Akar  aîné. 

—  Ah  !  ah  !  l'ordre  social  !  nous  y  sommes  !  sif- 
fla le  flutét  acide  de  Régnier,  qu'en  faites-vous  de 
l'ordre  social  ? 

Réty,  froidement,  se  passa  la  serviette  aux  lè- 
vres : 

—  Mais  l'ordre  social,  c'est  de  pouvoir  faire  la 
grève  si  on  veut...  L'armée,  en  bonne  logique,  ne 
devrait  servir  qu'à  proléger  l'exercice  de  ce  droit. 

Toute  la  haine  de  Akar  aîné  pour  l'ouvrier  éclata. 

—  De  façon,  alors,  qu'une  tourbe  de  gredins  et  de 
bandits  pourrait  inopinément  enrayer  le  travail  d'un 
pays,  arrêter  les  affaires,  mettre  en  question  l'exis- 
tence même  de  ce  pays  ?  Sans  houille,  plus  de  ma- 
chines, plus  de  travail,  plus  de  transactions  I 

—  Oui,  oui,  c'est  cela,  plus  de  transactions  I  inter- 
jeta l'ironie  rageuse  de  Régnier. 

Celte  fois,  sous  le  coup  de  boutoir  de  Akar^  Réty 
haussa  d'un  cran  la  voix  : 

—  Monsieur,  dit-il  en  appuyant  son  regard,  les 
gredins  ne  sont  pas  du  côté  où  vous  les  mettez.  L'ou- 
vrier, sachez-le,  ne  peut  enrayer  le  travail,  puisqu'il 
est  lui-même  le  travail.  C'est  le  patron  qui  lui  casse 
l'outil  aux  mains. 

—  Des  actionnaires  alors  !  s'écria  en  riant  Jean- 
Eloi.  Et  leur  donner  des  dividendes  I 

—  Des    actionnaires,    parfaitement.    La   terre  en 


48  LA    IIN    r>ES    BOURGEOIS 

droit  n'est  pas  à  ceux  qui  en  vivent,  mais  à  ceux  qui 
en  meurent. 

—  Des  mots  ! 

Une  fronde  souffla.  Des  fourchettes,  au  bout  du 
geste  des  l)ras.  menaçaient  Réty.  Un  mot  de  Akar 
aîné  ronflait  par  dessus  les  poulfements  et  les  cris. 

—  Anarchisle  ! 

Rabattu,  loreille  en  cornet  dans  la  main,  essayait 
de  ne  rien  comprendre.  Lavandhomme  en  riant  dit  à 
Ghislaine  : 

—  Ma  parole,  c'est  la  première  fois  que  j'entends 
parler  de  cehi. 

Visiblement  les  théories  de  Réty,  comme  une  boule 
en  un  quillier,  bousculaient  la  quiétude  des  hommes 
et  la  futilité  des  femmes.  Jean-Honoré,  prestant, 
obèse,  l'encolure  et  les  épaules  des  premiers  hom- 
mes de  sa  race,  la  pomme  d'un  menton  conciliateur 
entre  la  frisure  des  côtelettes,  tendit  deux  mains  et, 
la  voix  grasse,  spéciale,  timbrée  peur  résonner  au 
fond  des  prétoires,  émit  : 

—  Messieurs,  il  faut  respecter  toutes  les  idées.  Je 
suis  convaincu  que  j'exprimerai  la  pensée  de  tout  le 
monde  en  affirmant  que  s'il  dépendait  de  nous  d'amé- 
liorer le  sort  de  l'ouvrier 

Arnold,  qui  achevait  de  vider  sa  troisième  bou- 
teille de  Champagne,  en  apparence  indifférent  à  la 
controverse,  brusquement  gronda,  d'nne  fureur  de 
dogue  dérangé  en  sa  niche  par  un  passage  de  sabots  : 

—  De  la  canaille  !   De  la  chair  k  tirer  dessus  ! 

—  Malheureux  !  dit  sévèrement  la  grande  aïeule, 
il  eût  donc  fallu  tirer  sur  Jean-Chrétien  U""  et  sur  vo- 
tre père  !  Se  tournant  vers  Jean-Eloi  :i  Mon  fils,  nous 
sortons  de  là.  Nous  avons  le  sang  du  travail  à  nos 
mains.   Apprenez-le  mieux  à  vos  enfants. 

La  parole  tomba  comme  d'un  siècle.  Barbe  très 
droite,  les  regardait  fixement  de  ses  dures  cornées 
aux  cernures  noires  où  sembla  monter  un  regard  de 
par    delà  la    vie.    i'ersonne    ne  répliqua.  Jean-Eloi 


I.A    FIN    ItKS    DOUIUIEOIS  49 

fronça  le  sourcil,  agacé  par  cette  plèbe  des  fosses 
qu'on  lui  jetait  à  la  tète.  Eudoxe  réprima  un  hausse- 
ment d'épaules,  s'humilia  dans  la  contemplation  de 
son  assiette.  Mais  (ihislaine,  réveillée  anx  révoltes  de 
sa  race,  tout  à  coup  tourna  la  tète  vers  Lavandhomme 
en  un  mouvement  de  défi  et  de  fierté.  Le  vicomte 
écrasait  une  mie  de  pain  sous  son  index,  en  bor- 
noyant  vers  le  marquis  de  Charmolin  et  le  chevalier 
de  Durhailles,  ses  deux  témoins. 

Ce  marquis  de  Charmolin,  oncle  de  Lavand'homme, 
ruiné  comme  lui  par  les  femmes  et  le  jeu,  avait  été 
l'un  des  plus  beaux  hommes  de  sa  génération.  A 
soixante-douze  ans,  sanglé  dans  un  corset,  ma- 
quillé de  peinture  rose,  la  moustache  en  brochette,  une 
teinture  noire  aux  mèches  qui  lui  virgulaient  les 
tempes,  il  s'opiniAtrait  dans  un  air  de  jeunesse  péni- 
ble, les  articulations  rouilb^es,  mouvant  un  méca- 
nisme'sec  d'automate  mal  huilé.  Les  Charmolin  lui 
octroyaient  un  viager  moyennant  lequel  il  gardait 
un  cheval  dans  sa  terre  de  Rassart  et  faisait  encore 
figure  dans  le  monde.  Durhailles,  lui,  également 
parent  de  Lavand'homme,  une  barbe  blanche  de 
burgrave  épanchée  jusqu'à  l'ombilic,  allégeait  sa 
débine  en  se  partageant  entre  six  cousinages  chez 
lesquels  il  alternait  ses  repas,  et  qu'il  dédommageait 
à  la  fin  de  l'an  avec  l'offre  de  méchantes  oléagines, 
son  industrie. 

Charmolin  ajusta  son  monocle,  pour  cette  figure 
de  bonne  femme  qui  sembla  surgie  du  recul  des 
âges  et  leur  torchait  le  nez  avec  leur  urdure  origi- 
nelle. Durhailles,  toujours  discret,  engraissé  à  tra- 
vers les  querelles  des  ménages  qu'il  feignait  ignorer, 
s'annihilait  dans  la  contemplation  dos  nappes  de 
poils  qui  lui  ruisselaient  du  menton. 

Uu  froid  d'hiver  était  tombé  sur  le  printemps  des 
corbeilles  et  ne  se  dégela  qu'aux  chaleurs  du  vin 
que  Jean-Eloi  s'avisa  de  faire  circuler  tout  à  coup 
activement. 


50  LA    FIN    1»KS    BOURGEOIS 

—  Avec  maniiin,  on  ne  sait  jamais,  pensait-il. 

I)'ailleiirs  Iheure  avançait,  la  voiture  des  mariés 
devait  les  embarquer  au  train  de  cinq  heunis.  La- 
vand'homme,  correct  et  maître  de  lui  pendant  toute 
la  durée  de  sa  cour  auprès  de  (Ihislaine,  s'était 
montré  distrait  et  préoccupé  dès  l'église.  Le  Champa- 
gne, largement  absorbé  comme  pour  y  noyer  un 
penser  tenace,  ensuite  lui  mettait  un  tremblement 
aux  mains  et  redoublait  les  pincements  d'un  tic  qui 
par  moments  lui  ravageait  la  face.  Les  yeux  diffus 
et  mornes,  il  cessa  de  se  surveiller  et  tomba  à  une 
atonie  lourde  de  laquelle  le  tirait  brusquement  la 
sortie  de  Barbe.  Puis  encore  une  fois  l'accablement 
l'affaissa  ;  il  eut  l'air  de  s'absorber  dans  le  sentiment 
d'une  destinée,  s'abandonna  comme  à  travers  un  nau- 
frage de  volonté.  La  vieillesse  de  l'arbre  familial, 
l'épuisement  des  sèves  en  la  cuve  des  races  s'attesta 
si  notoirement  sous  la  soudaine  décrépitude  de  ce 
rejet  des  vieux  gentilsbomm.es  que  madame  Rassen- 
fosse  eut  un  espoir  et  se  persuada  que  (ihislaine  ne 
serait  pas  malheureuse  trop  longtemps.  Réty,  obser- 
vateur concentré,  fut  seul  à  s'apercevoir  de  la  sou- 
daineté de  la  joie  qui  sur  son  visage  hermétique 
s'éclaira  à  cette  pensée  homicide. 

In  bourdonnement  s'éleva.  C'étaient  les  villages 
montés  à  Empoigny  et  qui,  selon  la  coutume  du 
temps  des  Fourquehan ,  venaient  congratuler  les 
époux. 

Jean-Eloi  joua  la  surprise,  bien  que  la  surveille, 
SCS  garde-chasses,  d'après  ses  ordres,  fussent  partis 
stimuler  les  gens  de  la  montagne  et  du  val. 

Par  bandes,  les  vieux  et  les  jeunes,  en  robes  et 
vestes  de  dimanche,  ils  arrivaient  de  leurs  breuils  et 
de  leurs  labours,  avec  leurs  ans  las,  leurs  faces 
corroyées  par  les  guilées  et  les  soleils,  leurs  torves 
échines  restées  ployées  vers  la  terre.  La  noce,  mise  en 
joie  par  ra[!parilion  des  rustres,  aiflua  à  ]a  terrasse 
qui  dominait  le  mail.  In  très  vieux  homme,  contem- 


LA    l'IN    I»ES    BOIRGEOIS  o  l 

porain  des  serfs  crEmpoigny,  s'avança,  soutenu  aux 
aisselles  par  ses  fils,  gars  râblés.  Il  représentait, 
celui-là,  une  humanité  perdue,  le  fossile  des  glèbes 
d'avant  la  révolution,  le  gibier  des  traques  de  sei- 
gneurs relancé  par  la  meute  des  estafiers  et  des  in- 
tendants. Douze  ménages  marchaient  à  sa  suite,  issus 
de  sa  graine  et  qui,  déjà  chenus,  remorquaient  leurs 
provins  à  leur  tour. 

—  Onel  âge  as-tu,  brave  homme  ?  fit  Jean-Eloi. 

—  Cent  trois  ans,  pour  vous  servir,  mossieu  le 
baron. 

Un  lointain  servage,  au  fond  du  grelottement  de  ce 
petit  souffle  de  voix,  maintenait  pour  le  maître  ac- 
tuel d'Empoignyl'armoriale  investiture.  La  moquerie 
des  demoiselles"^  Akar,  —  (il  va  casser,  c'est  fragile,  à 
cet  âge  !)  —  tomba  sur  les  lins  exténués  de  cette 
pauvre  caboche  de  longévité.  Charmolin,  en  se  dan- 
dinant dans  sa  busquière,  énonça  que  le  rural,  depuis 
qu'on  en  avait  fait  un  censitaire,  dégénérait.  Mais 
Akar  aîné,  retombé  à  la  platitude  de  sa  souche  dans 
un  coude  à  coude  avec  Réty,  releva  le  propos  : 
un  homme  après  tout  était  un  homme. 

La  gaité  se  débrida  quand,  à  une  question  de  Jean- 
Eloi,  le  vieux  lâcha  qu'ils  étaient,  avec  les  petits-fils 
et  les  arrière-petits-fils,  soixante-huit  de  sa  tribu  que 
leurs  femmes  avaient  allaités.  Et,  du  bout  du  trem- 
blement gourd  de  ses  mains,  il  montrait  avec  un 
chevrotement  de  risette,  en  étirant  sa  mince  bouche 
en  fistule,  deux  affreux  chicots  noirs  pour  exprimer 
qu'il  savait  encore  manger. 

Rassenfosse  lui  coula  cinq  louis,  fit  éventrer  une 
futaille  de  bière  pour  les  autres,  agréa  une  loure  que 
la  jeunesse  demandait  à  danser  sur  la  pelouse.  Les 
rires  des  jolis  visages  blancs  de  la  terrasse  grêlèrent 
alors  sur  les  torses  épais  des  fils  de  la  terre,  sur 
cette  ducasse  de  balourds  et  de  rougeauds  qui  s'ar- 
rêtaient de  rigodonner  pour  les  regarder  béats,  riant 
de  les  voir  rire. 


52  LA    FIN    ]>ES    r.ULIlGEOIS 

Subitement  des  coups  de  feu  partirent  d'une  ravine 
boisée  écorchant  à  l'est  rénorme  roc.  Jean-Eloi 
tendit  le  poing. 

—  Les  entendez-vous?  C'est  eux  encore  une  fois, 
ce  sont  ces  sacrés  braconniers.  Et  sans  doute,  ajouta- 
t-il  en  se  tournant  vers  Réty,  il  faudrait  les  laisser 
massacrer  en  paix  mon  gibier,  hein,  voyons? 

Le  gros  Quadrant,  très  rouge,  gorgé  de  vins  et  de 
nourritures,  cria  qu'on  n'en  avait  raison  qu'en  leur 
envoyant  du  plomb.  Chez  lui,  les  gardes  avaient 
l'ordre  d'être  sans  quartiers.  Akar  aîné,  au  contraire, 
dans  son  petit  bois,  se  contentait  de  multiplier  les 
pièges.  Et  en  malaxant  de  ses  larges  meules  lillusion 
dune  filandre  restée  aux  dents,  un  tic  commun  à 
plusieurs  des  Akar  et  qui  leur  donnait  l'air  de  remâ- 
cher entre  leurs  crocs  de  la  viande  humaine,  il  ajouta 
avec  une  tranquillité  féroce  : 

—  Vous  savez,  ils  ne  recommencent  pas.  J'en 
connais  dix-huit  qui  sont  boiteux  pour  le  restant  de 
leurs  jours. 

Un  des  valets  de  chambre  arrivait  glisser  un  mot 
à  Jean-Eloi.  lient  un  mouvement,  s'assombrit,  cher- 
cha une  phrase  : 

—  Messieurs,  fit-il,  la  propriété  est  vengée.  Mes 
gardes  viennent  de  tirer  sur  un  de  ces  gueux...  Après 
tout,  ce  n'est  pas  nous  qui  avons  commencé. 

Un  tumulte  de  robes  et  d'habits,  dans  le  saisissement 
de  la  nouvelle,  reflua  vers  la  salle  à  manger.  Barbe  n'é- 
tait piîis  là  ;  elle  se  faisait  excuser  par  madame  Jean- 
Horioré  ;  elle  était  montée  prendre  un  peu  de  repos, 
liaiis  le  pillage  de  la  table,  on  aperçut  l'énorme 
Antonin,  le  fils  de  Quadrant,  qui,  guèdé,  les  joues 
apoplectiques,  continuait  à  engloutir  des  quartiers 
de  pâtisseries,  qu'il  immergeait  sous  les  liquides.  Il 
avait  râflé  les  plats  à  la  portée  de  ses  mains,  et  après 
s'être  entonné  tout  le  temps  du  repas,  se  regoulait 
sans  connaître  la  satiété. 

Cette  goinfrerie  qui  le  rivait  à  table  pendant   des 


LA    FIN    DES    BOrRGEOlS  53 

heures  et  ensuite  le  lâchait  à  l'offioe,  raclant  les 
dessertes,  autrefois  avait  amusé  les  Quadrant,  vivant 
en  de  grosses  aises  matérielles,  éjouis  par  les  cui- 
sines copieuses,  A  douze  aus,  fessu  comme  une  jeune 
tille,  les  bajoues  débordées  dans  la  cascade  des  men- 
tons, il  évoquait  la  viande  soufflée  et  rose  d'un  nour- 
rain  à  l'engrais.  Mais,  avec  l'âge,  sa  voracité  de  gou- 
liafreles  désespéra;  il  sembla  travaillé  d'une  boulimie 
que  nul  appàtement  ne  comblait  ;  après  d'infructueux 
régimes,  la  machine  à  broyer,  comme  les  dents  et  les 
roues  d'un  moulin,  se  reprenait  à  fonctionner  sur  l'axe 
de  ce  grand  corps  épais  et  fermenté.  En  ce  ménage  de 
gras,  alimentés  par  une  puissante  fortune  terrienne, 
restés  proches  des  étables  et  des  labours  qui  les  enri- 
chissaient, il  apparaissait  le  ventre  de  la  famille.  Une 
immuable  quiétude  de  bien-être,  le  ronron  béat  d'une 
prospérité  indementie  aboutissaient  par  une  fatalité 
mystérieuse  à  cette  gloutonnerie  porcine,  se  couron- 
nait en  ce  règne  d'un  intestin  capable  de  drainer  tout 
l'héritage. 

L'émotion  d'une  tuerie  à  coups  de  fusil  s'atténua 
dans  l'admiration  pour  cette  repue  d'Antonin.  On 
regarda  disparaître  dans  les  succions  continues  de 
son  vorlex  intérieur,  entre  ses  lippes  humides  et 
lentes  de  vaste  ruminant,  les  fruits  et  les  gâteaux 
qui  s'empilaient  sur  son  assiette  et  que,  du  bout  de 
ses  mains  boudinées,  cerclées  d'anneaux  de  chair, 
souriant,  heureux,  perdu  dans  le  travail  de  ses  chyles, 
indifférent  à  tout  ce  qui  n'était  pas  les  jus  et  les  sucs 
des  nourritures,  sans  répit,  par  un  va-et-vient  de 
mécanique  il  portait  à  sa  bouche.  Tourné  vers  îui, 
le  menton  dans  le  poing,  avec  des  sursauts  joyeux 
de  sa  bosse,  Régnier,  très  excité,  trépignant  comme 
devant  un  miracle  de  la  nature,  le  contemplait 
manger. 

—  Tu  es  beau,  tu  es  prodigieux,  mon  vieux  !  Il 
n'y  a  pas  à  dire,  ta  faim  est  un  don  des  providences. 
Un  coup  de  Champagne,  hein  ? 


54  LA    IIX    DES    BOURGEOIS 

—  Oui,  verse-moi.  Je  croyais  avoir  fini,  mais  vrai, 
l'appétit  me  reN^ent.  Je  mangerais  à  présent  jusqu'à 
demain  matin. 

—  Va,  va  !  Tu  as  entendu  les  pétarades  du  bois? 
Eh  bien,  il  paraît  que  c'est  un  braconnier  que  les 
gardes  ont  persillé.  Ça  nous  est  bien  égal,  pas  vrai? 
Il  en  restera  toujours  assez  pour  tirer  plus  tard  sur 
nous.  Pourvu  que  tu  manges,  toi,  la  terre  n'existe 
plus.  11  n'y  a  plus  de  pauvres  diables  qu'on  abat 
comme  des  bétes,  pour  un  peu  de  poil  qu'ils  nous 
robent,  il  n'y  a  plus  de  riches  se  lavant  les  mains  de 
ce  sang  de  prolos  bon  assez  pour  mariner  nos  civets  ; 
il  n'y  a  plus  que  sa  majesté  ton  Estomac.  Encore  un 
verre?  Mais  voui,  mais  voui,  qu'ils  s'exterminent, 
c'est  la  loi,  c'est  la  fin  de  tout.  Manger  ou  être  mangé  ! 
Ah  !  mon  pauvre  Antonin,  quand  je  pense  à  ce  que 
tu  serais  devenu  si  tu  n'avais  pas  eu  un  petit  million 
à  te  mettre  sous  la  dent!  Tu  aurais  mangé  de  la  chair 
vive,  tu  aurais  fricassé  de  la  venaison  humaine,  dé- 
pecée au  coin  d'un  bois,  tu  aurais  mis  bouillir  en  ta  mar- 
mite des  moelles  de  nourrisson.  Quel  dommage  qu'il 
n'y  en  ait  pas  un  millier  comme  toi  !  C'est  ça  qui 
avancerait  les  affaires  de  la  terre  1  — lié,  Julien,  deux 
Mumm!  —  Yois-tu,  la  vieille  a  beau  nous  parler  de 
Misère  et  de  ce  que  ça  leur  a  mangé  d'hommes  ! 
Ton  œsophage  vaut  bieii  Misère.  Les  troupeaux  et 
les  champs  y  passeraient  sans  te  regouler.  Eh  bien, 
puisque  ça  t'amuse,  mange,  bois,  bâfre,  briffe,  fais 
ton  petit  (Jargantua.  Entre  nous,  je  te  le  dis,  nous 
n'en  n'avons  plus  pour  longtemps.  A  vingt-cinq  ans 
ou  à  trente,  un  peu  plus  tôt,  un  peu  plus  tard,  fini 
de  nous  !  Nos  grand'papas  allaient  leur  plein  siècle  ; 
nos  papas  arrivent  fourbus  à  la  soixantaine  ;  et 
quant  à  nous,  nous  sommes  à  la  trentaine  les  rosses 
(|ui  traînons  notre  propre  corbillard.  Tu  vois  bien 
ï>udoxe,  hein?  il  aura  la  députation,  il  ànonnera  des 
discours  aux  Chambres,  il  faillira  être  quelqu'un.  Puis, 
quelque  part,  à  bout  de  salive,  s'étant  tirejuté  ce  qu'il 


LA    FIN    I)ES    DOLKGEOIS  OO 

a4'ait  en  lui,  il  crèvera  dans  la  peau  d'un  fonctionnaire 
régional.  Celui-là  pourtant,  c'est  le  grand  homme 
de  la  famille.  On  nous  le  flanque  à  la  tète,  il  fait  caca 
sur  son  perchoir  de  fientes  révérées  comme  des  reli- 
ques, nous  ne  sommes  que  des  buses  à  coté.  Je  ne 
dis  pas  cela  pour  toi  qui  mets  ta  gloire  à  être  une 
tinette.  Eh  bien,  vieux,  il  en  sera  de  lui  comme  je  te 
dis,  il  s'éboulera  dans  un  fromage  chanci,  il  blètira 
sans  mûrir.  Moi,  j'ai  cent  ans,  trois  cents  ans,  mille 
ans  de  Rassenfosse  aux  épaules.  Je  me  pue  comme 
une  charogne  qu'on  aura't  déterrée  des  vieux  cime- 
tières ;  ma  bosse,  c'est  Misère  que  je  traîne  à  mon 
dos,  Misère  qui  a  mangé  la  force  aux  veines  des 
grand'pères  et  qui  ne  laisse  aux  veines  des  autres 
que  tout  juste  de  quoi  faire  un  bossu.  Comprends 
l'ironie  de  la  vie  !  Nous  crèverons  tous  de  Misère, 
Misère  se  vengera  en  nous  tuant  un  a  un  et  toi 
comme  les  autres...  Mais  d'ici-là,  tant  que  tu  as  des 
dents  et  qu'il  y  a  à  bâfrer,  va,  piffre-toi,  entonne- 
toi  à  pleins  bords,  gorge-toi  jusqu'à  la  culasse,  gros 
cochon  ! 

Jean-Eloi  regarda  par  la  salle  :  la  place  d'Arnold 
restait  vide.  Un  pressentiment  mauvais  l'agita.  D'un 
signe  il  requit  le  valet  de  chambre  qu'il  avait  com- 
mis à  sa  garde. 

—  Mon'  fils  ! 

Le  domestique  verdil,  avoua.  Arnold  était  parti  de- 
puis près  d'une  demi-heure  ;  il  avait  fait  seller  un 
cheval;  on  ne  savait  vers  où  il  s'était  dirigé.  Cette 
force  aveugle,  inconsciente  de  ses  impulsions,  même 
au  repos  effrayait  Jean-Eloi  comme  un  suspens  tra- 
gique. Mais,  décadenée  par  livresse,  recrue  aux 
bouillons  du  vin  et  du  sang,  elte  se  faisait  dévasta- 
trice, se  ruait  au  rêve  des  massacres,  comme  si  les 
énergies  d'une  humanité  barbare,  le  muscle  et  la 
sève  des  grandes  faunes  se  décuplaient  en  lui. 

—  Informez-vous,  ordonna  Jean-Eloi  qui,  dès  ce 
moment,  parmi  les  voix  hautes  et  les  fumées  ardentes 


36  LA    IIX    DES    BOURGEOIS 

de  cette  fin  de  repas,  restâmes  yeux  tournés  vers  les 
portes. 

La  table,  avec  ses  clartés  de  fleurs  et  de  toilettes, 
avec  ses  ronges  visages  enflammés  sur  qui,  par  les 
verrières,  une  fine  poussière  d'or  rose  descendait 
des  horizons  déclinants,  maintenant  aussi  s'obscur- 
cissait pour  lui  d'autres  vides,  (ihislaine  et  son 
mari,  à  un  signe  de  madame  liassenfosse,  avaient 
disparu  dans  l'émoi  de  la  fusillade.  Madame  Rassen- 
fosse  elle-même,  quelques  instants  après,  quittait  la 
salle.  Il  entendit  le  roulement  sourd  d'une  voiture 
qui  s'avançait,  le  cliquetis  des  gourmettes,  un  ébroue- 
ment  de  chevaux  dans  la  cour,  devant  la  porte  où  il 
lui  parut  qu'un  petit  claquement  de  talons  s'attardait. 
Son  oreille,  tout  à  coup  très  aiguë,  percevait  de 
subtiles  résonnances.  Un  froutement  d'étolFes,  des 
chuchotis  lents,  un  sanglot,  puis  plus  rien  que  le 
gravier  grinçant  sous  le  départ  des  roues.  Et,  subite- 
ment, un  discret  remous  agita  les  dames,  les  jeunes 
filles  s'aperçurent  frémissantes,  un  rien  jalousant 
cet  exil  vers  les  lampes  et  les  baisers. 

Une  faiblesse  l'humilia.  C'était  leur  enfant  après  tout 
des  ans  d'enfance  ;  ils  n'auraient  pas  dû  agir  aussi 
durement.  Et  reflexement  il  la  revit  à  travers  un  autre 
jour  blanc,  si  loin,  tout  près,  dans  ses  mousselines 
et  ses  dentelles  de  neuve  communiante.  Ils  la  livraient 
maintenant  à  l'homme  comme  ils  l'avaient  offerte  à 
Dieu.  Mais  si  intacte  alors,  un  ange  en  blanc,  une 
chair  parfumée  de  candeur  et  de  piété,  cette  pauvre 
même  chair  dep'iis  oublieuse  des  saints  devoirs... 

—  Bah  !  la  faute  n'en  est  pas  à  nous,  se  dit  Jean- 
Eloi.  Il  se  tourna  en  riant  vers  Akar  aine  : 

—  Vous  savez,  Steve  est  furieux...  Je  l'ai  rencon- 
tré l'antre  jour.  Il  ne  nous  pardonne  pas  sa   sottise. 

Il  pensa  : 

—  D'ailleurs  je  la  hais,  je  les  hais  tous  les  deux. 
Madame  Uassenfosse  reparut.  Il  lui  vit  aux  yeux  la 

fuite  de  lu  voiture  par  les  routes,  le  petit  nuage  de 


LA   FIN    DF.S   BOURGEOIS  o7 

poussière  où  se  recnlail  le  trol  des  chevaux,  l'amer- 
tiime  de  tout,  cela  qui  la  leur  enlevait  pour  jamais. 
Une  autre  voiture,  drapée  de  noir,  deux  ans  après  le 
mariage,  leur  avait  ainsi  emporté  un  enfant,  ainsi 
avait  roulé  par  la  poudre  des  chemins  un  peu  de  leur 
vie  qui  n'était  plus  revenu.  La  blanche  mariée  et  son 
péché  (mais  il  ne  savait  plus  rien,  hormis  qu'elle  était 
sa  fille)  là  bas  s'en  allait  à  l'avenir  dans  le  funèbre 
carrosse.  11  cessa  de  regarder  sa  femme. 
Son  valet  de  chambre  se  pencha  : 

—  Le  garde-chasse  m'a  chargé  de  dire  à  monsieur 
que  l'homme  était  mort. 

Il  tressaillit.  Ce  cadavre,  pour  le  rachat  d'un  mas- 
sacre de  bète,  dépassait  sa  rancune.  Surtout  en  un 
tel  moment,  parmi  ses  autres  ennuis,  la  brutalité  de 
ses  gens,  avec  ce  trépassé  sanglant  qu'on  lui  jetait 
en  travers  de  la  table,  lui  parut  trop  ponctuelle.  —  Que 
va  dire  maman  si  elle  apprend  ?  —  Mais  le  mauvais 
orgueirencore  une  fois  s'endurcit.  L'argent,  qui 
achetait  la  vie  de  lun,  paierait  la  mort  de  l'autre. 

—  C'est  bien,  dit-il  très  bas.  Qu'on  avertisse  les 
gendarmes  ! 

Un  second  valet  se  montra. 

—  Monsieur,  c'est  un  homme  du  village  d'en- 
dessous.  Il  dit  que  M.  Arnold,  en  traversant  à  fond  de 
train,  a  renversé  quatre  personnes.  On  a  voulu 
arrêter  son  cheval.  Alors  il  s'est  mis  à  taper,  il  s'est 
lancé  dans  les  jardins  et  les  maisons  en  cassant  tout. 
Je  dis  à  monsieur  ce  que  cet  homme  a  dit. 

—  C'est  la  fin,  pensa  Rassenfosse.  Une  semblable 
journée  devait  ainsi  s'achever.  Et  rien  à  faire  !  Avant 
qu'on  arrive,  cette  brute  aura  tont  saccagé.  L'homme 
qui  est  là  ne  se  doute  pas  que  je  changerais  volon- 
tiers en  ce  moment  ma  vie  contre  la  sienne.  Hé 
bien!  dit-il  à  haute  voix  avec  autorité,  ils  n'ont  qu'à 
se  défendre.  Je  n'y  puis  rien.  Qu'on  paie  cet  homme 
et  qu'il  s'en  aille  ! 

Il  se  tourna  vers  ses  voisins  en  riant  : 


38  LA    r\S    hES    BOURGEOIS 

—  Figiirez-voiis,  mon  fils  s'est  rué  sur  les  paysans. 
Un  vrai  Cosamie  quand  il  s'en  mêle...  Mais  je  le  con- 
nais. (Juand  il  les  aura  bien  rossés,  il  leur  videra  ses 
poches  dans  les  mains. 

On  entendit  Akar  aine  qui  se  démenait  : 

—  Nous  avons  un  gouvernement  de  gens  bien 
élevés.  L'unique  garantie  pour  l'ordre,  c'est  qu'il  y 
ait  à  la  tète  des  affaires  des  hommes  propres. 

Mais  dans  le  roulement  des  voix,  sa  basse-taille 
s'émoussait,  n'éructait  plus  ensuite  que  des  mots  en 
déroute. 

—  Calolins...  liberté  de  conscience...  Honnêtes 
gens...  A  bas  les  collectivistes... 

Réty,  à  l'autre  bout  de  la  table,  très  calme,  ré- 
pondait r 

—  C'est  vous,  la  banque  et  l'industrie,  qui  êtes 
les  collectivistes  ;  vous  êtes  la  coalition  des  capitaux 
contre  la  démocratie  sans  qui  vous  ne  seriez  pas... 
Ne  parlez  pas  du  pays  :  vous  en  avez  fait  une 
Byzance.  Pas  un  homme,  pas  une  idée,  rien  que  la 
lutte  des  intérêts. 

—  Mon  cher  ami,  dit  Jean-Honoré  qui  pensait  à  son 
fils,  ce  sont  les  circonstances  qui  font  les  hommes. 
Vous  vous  pressez  trop  de  juger. 

Des  protestations  de  femmes  s'élevèrent. 

—  Mais  laissez  donc  là  votre  politique....  C'est 
assommant. 

Charmolin,  l'air  tendre,  se  penchait  vers  madame 
Quadrant  : 

—  Oui,  Madame,  tous  les  matins  un  bain  de  ri- 
vière, puis  une  heure  de  cheval.  Et,  vous  savez,  tou- 
jours comme  à  vingt  ans... 

Eudoxe,  enfené  par  un  argument  de  Réty,  se  dé- 
gageait d'un  mot  qui  exprimait  toute  la  platitude  du 
régime. 

—  Laissez-donc...  nous  vivons...  toute  la  politi- 
que est  là. 

Régnier  depuis  un  peu  de  temps  regardait  Simone  ; 


LA  Hx  r»KS  nornc.Eois  oO 

il  la  visa  avec  un  raisin.  >[ais  elle  ne  bougeait  pas, 
toute  blanche  et  raidie  comme  une  pelile  morte  sous 
les  cierges,  les  yeux  cornés  et  fixes.  Il  connaissait 
ces  crises  qui  tout  à  coup  la  pétraient  et  d'où  elle 
sortait  battue,  affreusement  triste,  avec  le  mal  en  ses 
membres  d'une  résurrection  après  un  séjour  aux 
ombres.  Son  pouvoir  sur  cette  enfant  malade,  aux 
nerfs  de  viole  trop  vibrante,  là-haut  dans  les  cham- 
bres l'exilait  à  volonté  de  la  vie,  d'un  mot  l'y  réinté- 
grait. Un  cri  effrayé  d'une  des  demoiselles  Akar  de- 
vant l'évanouissement  de  la  rigide  figure  propagea 
une  panique.  Madame  Jean-Honoré  essaya  de  la  pren- 
dre dans  ses  bras.  Adélaïde,  avec  des  mots  d'appel, 
lui  caressait  les  cheveux. 

—  Mais  non,  dit  Régnier  rageur,  laissez-la,  ce 
n'est  rien.  Elle  va  se  reprendre. 

Et  sans  violence,  doucement  il  l'évoqua  : 

—  Mouette  !...  Mouette  ! 

Son  œil  s'élucida.  Un  cillement  rapide,  comme  pour 
une  blessure  des  prunelles  sous  une  vive  et  trop  sou- 
daine clarté,  dénonça  le  retour  au  sens.  Elle  se  mit 
à  sourire,  un  peu  en  songe  encore,  et  se  lissant  les 
paupières  de  ses  longues  mains  frêles,  elle  eut  un 
murmure  vague  : 

—  Ma  petite  âme  a  froid...  oh  1  elle  a  si  froid,  ma 
petite  âme. 

Mais  de  nouveau  l'œil  se  lapidifiait,  son  visage 
sembla  figé  dans  l'effroi  d'une  vision  ;  un  mot  épou- 
vanté monta  de  ses  ténèbres  : 

—  L'homme  ! 

—  Simonette  !  enjoignit  Régnier. 

Cette  fois  ce  fut  fini.  Elle  le  regarda,  ne  regarda 
que  lui  avec  l'insistance  et  l'obscur  vouloir  d'un  es- 
prit en  léthargie  et  qui  du  fond  de  la  nuit  s'éveille  à 
une  voix. 

—  Quoi  !  Qu'est-il  arrivé  ? 

Puis  ses  larmes  partaient,  elle  ne  savait  rien  dire 
à  sa  mère  qui  l'interrogeait  ;  on  l'entraînait  à  travers 


60  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

ses  sanglots.  Et  ce  mystère  de  Thomme  suscité  par 
sa  soufrrancc..  cette  obsession  d'un  clandesliu  penser 
qui  la  faisait  crier  comme  pour  une  déchirure  de  sa 
chair,  continua  à  régner  autour  de  la  place  qu'elle 
quittait. 

—  Mais  de  quel  homme  parlait-elle  ?  se  demanda 
Jean-Eloi  avec  l'accablement  de  la  mauvaise  journée 
qui  l'assaillait  par  tous  les  côtés  à  la  fuis.  Un  paccant 
des  bois,  un  frère  des  bétes  terrées  gisait  là-bas, 
expiré.  Vraiment  oui,  se  persuada-t-il,  ce  doit-étre  de 
cet  homme  qu'elle  a  parlé.  Son  arrogance  tomba  ; 
peut-être  le  mort  laissait  derrière  lui  une  femme  et 
des  enfants.  Mais  le  mauvais  riche  tout  de  suite 
reperçait;  en  s'entendant  avec  la  veuve  préalable- 
ment à  rintervention  de  la  jusiice,  il  conjurerait  les 
ennuis  de  cet  homicide,  même  légal.  Alors  il  calcula, 
évalua  le  taux  auquel,  en  traitant  à  forfait,  il  était 
possible  d'équivaloir  cette  dépouille  humaine.  Après 
tout,  conclut-il,  je  suis  dans  mon  droit.  Je  verrai  à 
terminer  cela  avec  Jean-Ilonoré. 

La  table  maintenant  se  déblayait.  Dans  une  tiédeur 
de  crépuscule,  les  jeunes  filles,  sur  le  mail  évacué 
par  les  pitauds,  s'entraînaient  àuneparlie  de  crocket. 
Eudoxe  s'offrit  à  montrer  aux  dames  la  métairie  et 
les  jardins,  ces  fameuses  charmilles  qui  avaient  fait  la 
joie  des  Fourquehan.  Il  ne  resta  plus  que  les  Akar, 
Rabattu  et  Jean-Eloi.  Repris  à  la  vie  sérieuse,  ils 
allèrent,  en  fumant  des  cigares,  reparler  de  la  grande 
affaire  sur  la  terrasse.  La  base  des  monts  déjà  plon- 
geait dans  la  nuit  :  de  la  violette  coulée  de  la  Meuse 
s'efl'nmait  une  brume  grise  qui,  en  spiralant  vers  le 
haut,  se  rosissait  d'une  dernière  chaleur  de  couchant. 
Et  une  paix  énorme  régnait,  le  souffle  large  de  cette 
grande  nature  nocturne  d'eaux,  de  grès  et  de  bois 
qui,  monté  des  caves  espaces  à  travers  la  houle 
des  ombres,  apportait  aux  cimes  d'Empoigny,  écla- 
boussées encore  d'écarlates  et  jaunes  fulgurations, 
la   respiration  de    la  vallée,    ils  dominaient  la   fuite 


r.A    FIN    DES    BOURGEOIS  61 

illimitée  des  plateaux  ;  au-dessus  d'eux,  dans  les  dor- 
mants du  ciel,  des  archipels  de  béryls  et  d'améthys- 
tes flottaient  à  la  dérive  ;  et  une  solennelle  roche, 
un  entassement  déchiqueté  de  pylônes  et  de  dalles, 
avec  ses  ouvertures  comme  des  rosacés,  dressait  sur 
la  mort  rouge  du  soleil  le  prestige  d'une  bas-ilique 
aux  verrières  flamboyantes. 

Nulle  de  leurs  paroles,  du  fond  de  leur  cuisine  à 
millions,  ne  monta  vers  ce  miracle  des  soirs.  Akar 
aîné,  avec  son  éternel  mâchonnement,  proposait  un 
de  ses  neveux  pour  la  direction  générale  de  la  Colo- 
nisation. Rabattu,  de  sa  nutation  de  tète,  sembla  ac- 
quiescer, les  yeux  comme  des  sondes  et  des  pics 
fixés  sur  les  espérables  carrières  enfouies  au  giron  de 
la  montagne.  Jean-Kloi  pensait  : 

—  Ces  Akar  sont  insatiables  ;  ils  nous  mange- 
raient jusqu'à  l'os  si  on  les  laissait  faire. 

Et  tout  à  coup  la  voix  d'une  des  demoiselles  Akar, 
pendiée  par-dessus  les  parapets  qui  clôturaient  le 
mail,  s'entendit  : 

—  Tiens,  M.  Réty  là-bas  sur  la  roule  ! 

Ils  regardèrent.  Réty,  alpiniste  enragé,  était  des- 
cendu d'Empoigny  par  une  des  sentes  raides  qui 
griffent  les  abruptes  parois  et  gagnait  à  pied  la  gare. 

—  Casse-cou  en  tout,  celui-là,  fit  Akar  aîné  en 
haussant  les  épaules. 

Mais  ce  départ  de  l'ennemi  à  son  tour  le  rappelait 
à  ses  brassées  d'affaires,  à  ses  véreuses  manipula- 
tions laissées  à  la  ville. 

—  Ne  nous  faites  pas  manquer  le  train,  au  moins, 
Rassenfosse. 

On  avait  encore  près  d'une  heure.  D'ailleurs  les 
cochers  avaient  reçu  des  ordres.  Et  comme  les  lampes 
s'allumaient  dans  la  salle  à  manger,  tous  rentrèrent 
enfouie,  chassés  parle  froid  de  la  soirée.  Régnier, 
réquisitionné  parles  dames,  apporta  des  châles. 

Elles  passèrent  dans  un  salon,  une  chambre  d'été, 
toute  en  nattes  et  en  bambous,  des  bronzes  sur  des 

4 


(j'2  LA    1L\    DES    BOURGEOIS 

trépieds,  partout  des  étagères  et  des  paravents,  des 
clartés  tendres  de  lanternes  japonaises  aux  treillis 
d'un  plafond  fibrille  d'une  chevelure  de  lianes  natu- 
relles et,  pour  rideaux,  aux  quatre  fenêtres,  un  froissis 
de  merveilleuses  soies  azuline  et  jonquille,  huit  éten- 
dards sacrés  écroulés  en  plis  de  lumière,  en  élucences 
d'étoiles  et  de  hine,  et  qui  avaient  palpité  aux  vents 
religieux  du  Nippon.  On  rapprocha  les  fauteuils  ; 
l'ironique  et  gentil  bossu  s'assit  sur  une  pile  de  cous- 
sins dans  le  cercle  ;  et  en  riant,  en  lui  jetant  les  fleurs 
de  leurs  corsages,  elles  lui  demandaient  une  his- 
toire. 

—  Je  veux  bien,  dit  Régnier,  mais,  vous  savez, 
mes  histoires  à  moi... 

Tout  de  suite,  la  paillardise  du  récit  les  épouvanta. 
Elles  se  bouchaient  les  oreilles,  le  battaient  de  la 
colère  amusée  de  leurs  grasses  mains  caresseuses. 
Imperturbable,  bousculé  par  leurs  fâcheries  comme 
un  joli  jouet  de  plaisir,  baisant  les  belles  mains  qui 
le  pelaudaient  trop  tendrement,  il  continuait  à  leur 
infuser  de  sa  petite  voix  aigre  de  galoubet,  des 
corrosifs  qui  ne  leur  déplaisaient  pas. 

Une  des  portes  de  la  salle  de  billard  s'ouvrit,  et 
dans  le  bruit  des  carambolages,  dans  la  grande  lu- 
mière rabattue  des  quinquels  sous  lesquels  Durhailles, 
la  barbe  ramassée  dans  son  gilet,  et  Eudoxe  s'aper- 
çurent courant  le  long  des  bandes,  le  groin  mafflu 
et  congestionné  d'Antonin  saillit,  salué  d'un  petit  cri 
effarouché  des  femmes. 

—  lié  !  Falstaff  !  couenne  d'amour  !  sac  à  vin  ! 
cria  Régnier.  Viens  donc  offrira  ces  dames  ta  graisse 
heureuse  et  goguelue. 

Mais  un  hoquet  lui  remontait  de  son  regoulement; 
il  bredouilla  une  excuse,  ferma  précipitamment  le 
battant. 

—  Au  bout  du  couloir  de  l'aile  gauche,  la  dernière 
porte,  glapit  le  petit  Rassenfosse. 

Et  ta  cheval  sur  les  coussins,  avec  un  balancement 


LA   FIX    DES    BOURGEOIS  63 

de  sa  bosse  qui  lui  donnait  Tair  d'un  petit  singe  de 
fantasia  de  cirque  : 

—  Donc  la  comtesse,  ayant  enfilé  les  caleçons  du 
chevalier.... 

Cette  fois,  ce  fut  Eudoxe  qui  se  montra  à  la  porte  : 

—  Mesdames,  les  voitures  sont  prêtes.  On  n'attend 
plus  que  vous. 

Régnier  sauta  lestement  sur  ses  talons. 

—  Eh  bien,  dit-il,  vous  avez  de  la  chance.  Car 
vraiment  je  ne  sais  comment  vous  auriez  pris  la  fm 
de  mon  histoire. 

—  Mais  comme  le  commencement,  sans  l'écouter, 
répliqua  madame  Eudoxe,  la  veuve  d'Ûrlander,  en 
montrant  par  là  qu'elle  n'avait  fermé  qu'une  oreille. 

Toutes  se  levaient  ;  le  froufrou  des  robes  glissa 
sur  les  nattes  et  s'éparpilla  vers  les  sorties.  Dans  le 
hall  où  débouchait  le  large  escalier  de  chêne,  les  do- 
mestiques aidaient  les  hommes  à  passer  les  pardes- 
sus. Adélaïde  et  la  femme  de  Jean-iïonoré,  qui  s'é- 
taient attardés  auprès  de  Simone,  descendirent  em- 
brasser les  clames.  Mais  les  deux  demoiselles  Akar 
ne  se  retrouvaient  pas. 

—  Judith!  Elle  1  appelait  Akar  aine.  Enfin  elles  se 
montraient  au  haut  de  l'escalier.  Elles  s'étaient  attar- 
dées auprès  de  Simone  qui  leur  avait  montré  les 
bijoux  de  sa  mère. 

—  Oh  !  papa,  des  brillants,  figure-toi,  pour  plus 
d'un  demi  million. 

Mais  Akar  ne  les  écoutait  plus.  11  avait  pris  Jean 
Eloi  dans  un  coin  et  le  tirant  par  le  revers  de  son  ha- 
bit, lui  disait  avec  rondeur  : 

—  C'est  entendu,  n'est-ce  pas?  Mon  neveu  à  la  di- 
rection générale  ? 

—  Si  Rabattu  consent... 
Eudoxe,  du  haut  du  break,  appela  : 

—  Mais  arrivez  donc,  toutes  les  voitures  sont  par- 
ties. 

Les  Akar,   Charmolin  et  Durhailles  se   hissèrent. 


64  LA    riX    DES    BOURGEOIS 

Les  Quadrant  seuls  restèrent  ;  ils  avaient  accepté  de 
finir  la  semaine  au  château. 

Ensemble,  avec  Jean  Eloi,  ils  s'avancèrent  jusqu'à 
une  terrasse  d'où,  par  les  rampes  en  lacet,  ils  aper- 
çurent graduellement  s'enfoncer  les  voitures  dans  la 
vallée. 

—  Fini!  songeait  Rassenfosse  avec  un  réel  senti- 
ment de  délivrance,  en  écoutant  s'assourdir  dans  la  re- 
culée le  bruit  des  rones.  Celles-ci  à  présent  lui  sem- 
blaient emporter  dans  leur  roulement  toujours  plus 
loin  la  journée  mauvaise. 

Mais  comme  il  rentrait,  il  vit  se  dresser  au  pied  de 
l'escalier  sa  mère  Barbe  enroulée  dans  son  chàle  et 
tenant  sa  valise  à  la  main. 

—  Mon  fils,  je  pars...  Je  ne  resterai  pas  une 
seconde  de  plus  dans  une  maison  où  le  meurtre 
est  entré.  Je  sais  tout  :  vos  gardes  ont  tué  un  homme. 
Soyez  du  reste  sans  crainte  :  vos  invités  ne  me  ver- 
ront plus.  Je  prendrai  le  train  remontant  et  coucherai 
à  Dinant  chez  une  parente  de  Beth  qu'elle  m'a  priée 
d'aller  voir.  Jean  Eloi,  faites  atteler. 

Mais  les  dix  voitures  étaient  parties  :  il  avait  fallu 
même  utiliser  les  chevaux  de  la  ferme. 

—  Voyons,  maman,  attendez  à  demain.  Allez,  j'en 
ai  plus  d'ennuis  que  vous,  de  cette  triste  histoire. 

—  Pas  une  seconde  de  plus,  vous  dis-je.  Qu'on  en- 
voie à  la  ferme  et  qu'on  dise  au  fermier  de  mettre 
l'àne  à  la  carriole,  s'il  n'y  a  plus  de  chevaux. 

—  Il  ne  manquait  plus  que  cela,  pensait  Rassen- 
fosse. 

Afin  de  la  dissuader,  il  invoqua  le  ridicule  de  cet 
équipage. 

—  Maman,  vous  n'y  pensez  pas...  Un  âne  pour 
vous  ramener  au  train  !  Que  diront  nos  gens  ? 

—  Ils  diront  ce  qu'ils  voudront,  mon  fils.  Voire 
mère  est  au-dessus  des  propos  de  vos  gens.  Est-ce 
que  vous  leur  avez  demandé  ce  qu'ils  pensent  du 
meurtre  de  ce  pauvre  homme  ?  Allez,  il  y  avait  du  sang 


L\    ri.\    DES    DOlRr.KOIS  05 

an  nom  de  Rassenfosse,  mais  pas  un  sang  comme 
celui-là,  un  sang  qu'ils  avaient  le  droit  de  verser,  puis- 
que ce  sang  était  à  eux.  Je  vous  le  dis,  c'est  fini,  je  ne 
remettrai  plus  les  pieds  dans  cette  maison  homicide. 

—  Qu'il  en  soit  donc  fait  selon  votre  volonté, gémit 
Jean-Eloi  en  se  dirigeant  par  les  jardins  vers  la 
ferme.  Mais  elle  l'arrêtait  : 

—  Ecoutez,  rentrez  rejoindre  votre  monde.  Je  ne 
veux  pas  être  un  trouble-féte.  Vous  direz  demain 
matin  à  vos  belles  dames  que  je  suis  partie  par  le 
premier  train  sans  vouloir  les  déranger.  Dieu  nous 
pardonnera  ce  petit  mensonge.  Et  maintenant  bon- 
soir, Jean-Eloi  I  Que  la  nuit,  avec  cette  mort  sur  la 
conscience,  ne  vous  soit  pas  trop  lourde  !  J'irai  moi- 
même  parler  k  Bourdet. 

Jean-Eloi,  seul  sons  les  arbres,  eut  un  geste.  Eh 
bien,  qu'elle  en  fasse  à  sa  tète.  Aussi  bien,  quand 
maman  a  une  idée... 

Cependant  il  ne  se  pressait  pas  de  rentrer  ;  il  en- 
tendit carillonner  les  sonnailles  au  licou  de  l'àne  que 
Bourdet  attelait.  Un  bruit  de  petites  roues  concas- 
sant les  cailloux  ensuite  s'étouffa  peu  de  temps 
derrière  les  bâtiments  le  long  desquels  la  charrière 
de  la  ferme  s'étendait  avant  de  s'embrancher  aux 
rampes  du  château.  De  nouveau  le  drelin  des  son- 
nailles tintait,  il  perçut  le  hiement  d'un  des  essieux, 
plus  rapide  à  mesure  qu'à  la  descente  le  bourriquet 
accélérait  son  trot.  Sa  mère,  la  souche  atîguste  des 
Rassenfosse,  celle  qu'ils  révéraient  comme  la  reine- 
mère  de  la  dynastie,  s'en  allait  là,  secouée  aux  cahots 
sur  une  planchette  de  bois,  dans  cette  grande  nuit 
de  la  montagne  où  maintenant  il  ne  distinguait  plus 
ni  l'àne  ni  la  carriole. 

Elle  quittait  Empoigny  comme  une  vassale  du 
temps  des  barons  qu'ils  auraienl  chassée  du  château, 
elle  de  qui  dérivait  la  grandeur  de  la  famille  et  qui, 
en  frappant  ses  vieilles  mamelles,  aurait  eu  le  droit 
de  leur  dire  : 

4. 


G6  LA    1I.\    DES    BOURGEOIS 

—  Sans  ce  lait,  vous  n'étiez  rien.  Ce  n'est  pas  as- 
sez de  toutes  vos  voitures  pour  me  faire  cortège. 

Du  bas  de  la  montagne,  dans  l'air  sonore  du  val,  le 
petit  grelottement  des  cuivres  lui  arrivait  lointain, 
très  doux.  Par  ce  même  chemin  aussi  était  partie  sa 
fille  ;-  le  triste  mariage  deux  fois  avait  passé  par  là.  II 
demeura  jusqu'à  ce  qu'il  entendit  le  roulement  égal 
du  cabriolet  sur  la  grand'route.  Alors  une  colère  le 
prit  contre  le  mort,  cause  de  tous  ces  ennuis  ;  il  ten- 
dit lo  poing  vers  le  bois  : 

—  Canaille  ! 


La  confiance  de  l'aïeule  se  déplaça. 

Tne  révolte  de  son  vieux  sang  de  plèbe,  en  l'api- 
toyant sur  la  misère  des  sans-sou-ni-mailles,  traqués 
comme  des  bétes  dans  leurs  bois  nourriciers,  {'in- 
surgeait contre  les  accapareurs  de  la  terre,  les  om- 
nipotents et  rapaces  délenteurs  des  faunes  issues  de 
son  giron.  Une  large  zone  autour  de  Misère  lui  ap- 
partenait, des  corons,  des  prairies,  des  bois,  deux 
lieues  d'herbages,  d'arbres  et  de  maisons.  Ses  fils  au- 
trefois y  avaient  voulu  placer  des  gardes.,  A  quoi 
bon  ?  leur  disait-elle.  Le  bien  se  gardera  tout  seul. 
J'aurai  peut  élre  un  peu  moins  de  lapins,  mais  je  ne 
serai  pas  volée  par  mes  gardes. 

Et  c'était  la  vérité  ;   sans   fusils  ni  baudriers,   ce 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  67 

territoire  des  Rassenfosse  virtuellement  se  défendait 
contre  la  rapine  et  les  déprédations.  La  herse  et 
l'araire,  en  fouillant  honnêtement  le  fond,  partout 
avaient  exterminé  la  graine  gourmande.  Chacun 
s'étant  taillé  son  champ  dans  la  grande  friche  pri- 
mitive, y  veillait  comme  à  un  héritage,  à  une  part 
de  possession  personnelle. 

Barhe  avait  mis  la  contrée  en  culture  et  bail- 
lait à  l'an,  moyennant  des  marchés  modiques  à 
l'abri  de  la  banqueroute,  l'infini  morcellement  de  la 
bonne  glèbe,  jamais  lasse  d'être  fécondée.  Quant 
aux  futaies,  elle  en  avait  réglementé  le  recépage 
et  l'affouage,  déléguant  à  leur  sauvegarde  le  ter- 
ricole  qui  se  chauffait  de  leurs  ramures.  Une  fois 
l'an,  les  villages  avaient  droit  de  battue;  ils  se  parta- 
geaient une  quotité  convenue  de  gibier  ;  le  reste  re- 
venait à  la  propriété.  Chaque  ménage  prélevant  sa 
part  du  poil  et  de  la  bûche,  une  solidarité  d'intérêt  les 
soustrayait  à  la  tentation  du  rapt  et  du  braconnage.  En 
quinze  ans,  le  juge  n'avait  été  requis  qu'une  fois  :  en- 
core les  délinquants,  gros  marchands  de  bois,  s'étaient 
attiré  la  colère  de  Barbe  en  s'adjugeant  frauduleu- 
sement, à  l'occasion  d'une  vente  d'abattage,  des  lots 
en  défens.  Rude  aux  riches,  elle  restait  miséricor- 
dieuse aux  dénués.  Ce  grand  bon  sens  d'un  simple 
esprit,  en  amendant  à  sa  manière,  d'après  son  per- 
sonnel évangile,  les  droits  rigides  de  la  propriété, 
avait  trouvé  le  moyen  de  la  soustraire  aux  rancunes 
et  aux  spoliations. 

Jean-Eloi  toujours  avait  été  son  fils  de  dilection. 
L'aîné  de  son  flanc,  il  lui  paraissait  plus  près  de  la 
souche  que  les  autres,  plus  près  de  l'amour  de 
l'homme  qui,  en  l'engendrant,  avait  pour  la  première 
fois  fait  saigner  sa  maternité.  Cette  aînesse  imphin- 
tée  à  l'égal  d'un  droit  en  son  cœur  instinctif  de  peu- 
ple, elle  y  avait  rallié  l'acceptation  des  cadets,  leur 
parlant  du  grand  frère,  malgré  le  peu  de  différence 
des  âges,  comme  d'un  suppôt  de  l'autorité  paternelle, 


68  LA    IIX    HES    150i:U(lE0IS 

comme  de  la  colonne  sur  qui  à  sou  tour  allait  s'ap- 
puyer la  famille.  Barbe  éleva  Tinfant  de  son  choix 
comme  si  vraiment,  en  devenant  le  chef  des  Rassen- 
fosse,  il  dût  régner  au  sommet  d'une  dyjiastie.  C'était 
à  lui  qu'en  fermant  les  yeux,  elle  remettrait  le  gou- 
vernement de  la  maison  et  déléguerait  son  autorité 
sur  les  races  sorties  d'elle.  Mais  ses  robustes  ans  dif- 
férant la  finale  abdication,  elle  vivait  assez  pour  voir 
ce  fds  qu'elle  avait  rêvé  selon  son  esprit,  grandir 
dans  l'estime  publique  et  diminuer  dans  son  espoir 
d'un  autre  Jean  Chrétien  Y.  Elle  s'était  fait  une  con- 
ception particulière  de  la  fortune  et  la  réalisait  pour 
son  compte.  C'était  à  son  sens  un  prêt  des  providen- 
ces, une  investiture  temporaire  et  sacrée  que  Dieu, 
après  l'avoir  octroyée,  reprenait  si  l'on  en  mésusait. 
Impersonnelle,  attribuée  à  un  groupe  d'humanité 
plutôt  qu'à  l'individu,  elle  assignait  aux  pères  la  fonc- 
tion et  les  devoirs  d'un  chef  de  tribu  bâtissant  les 
maisons  futures  de  la  race,  pourvoyant  à  ses  desti- 
nées, labourant  les  sillons  d'où  devait  résulter  sa 
grandeur  prédestinée. 

Mais  rhomme,  si  vastes  que  soient  ses  puissances 
d'absorption,  en  a  encore  trop  pour  l'exacte  somme 
de  ses  besoins.  Il  faut  que  le  surplus  dérive  aux  ver- 
tigineux abîmes  du  dénuement  et  des  afflictions.  On 
n'est  maître  de  sa  fortune  que  pour  une  part,  répé- 
tait-elle, l'autre  appartient  à  Dieu  et  à  ceux  qui,  ne 
possédant  que  Lui,  vivant  de  ses  uniques  charités, 
mourant  quand  11  les  abandonne,  ont  pour  unique 
recours  les  privilégiés  e:i  qui  11  se  délègue  et  aux- 
quels 11  confère  la  force  et  la  puissance. 

Il  fallut  la  mésalliance  de  (Ihislaiue  et  les  coups 
de  fusil  d'Empoigny  pour  lui  avérer  les  vicissitudes 
survenues  en  sa  descendance.  Vu  mystère  toujours 
lui  sembla  confiner  à  ce  déraisonnable  mariage;  elle 
se  demandait  quelle  cause  d'bumilier  l'orgueil  de 
leur  sang  ouvrier  en  le  mêlant  aux  débiles  sèves  des 
séculairement  hostiles  gcntilhommerics.  Barbe  sentit 


LA    FIN    DliS    DOURGKOIS  69 

dévier   vers    la  calme   maison   du   cadet    l'aveugle 
afTection  gardée  jusqu'alors  à  l'aîné. 

Inopinément  les  Jean-Eloi  apprirent  qu'elle  s'en 
venait  passer  une  semaine  chez  les  Jean-Honoré  (elle 
qui  ne  quittait  pas  volontiers  son  coin  de  province). 
Elle  retrouva  là,  dans  un  milieu  cordial  et  distingué, 
un  peu  de  la  la  simplicité  bourgeoise  qui  la  ratta- 
chait aux  vertus  primitives.  Wilhelmine.  cette  blonde 
sentimentale  et  fine,  élevée  par  une  mère  chré- 
tienne, sut  la  captiver  par  un  zèle  tendre  et  adroit, 
la  modestie  de  sa  vie  et  un  fond  de  piété  que  le 
libéralisme  politique  de  son  mari  ne  cherchait  pas  à 
dévoyer. 

Leur  hôtel  de  l'avenue  des  Arts,  riche  sans  somp- 
tuosité, digne  du  rang  des  Rassenfosse,  s'attestait  la 
demeure  de  l'homme  d'étude  et  de  travail,  avec  la 
nuance  de  confort  sévère  dont  se  dénonce,  chez 
les  gens  de  loi,  la  gravité  de  la  profession.  Le  rez- 
de-chaussée,  réservé  à  Jean-Eloi  et  à  ses  stagiaires, 
trois  grandes  pièces  tout  en  bibliothèques  aux  reliu- 
res de  maroquin  noir,  d'un  meuble  raide  qui  encadrait 
propicement  la  belle  tête  décorative  du  maître,  les 
salons  de  l'étage  cossus  et  lourds,  soustraits  à  la 
mièvre  fantaisie  du  bibelot  d'art,  dans  un  volontaire 
effacement  de  toute  prééminence  féminine,  s'oppo- 
saient au  faste  de  marbres,  de  tableaux  et  de  ten- 
tures, aux  ostentatoires  magnificences  de  la  maison 
de  Jean-Eloi.  Les  Jean-Honoré  menaient  un  train  mo- 
déré, se  privaient  de  voiture,  recevaient  trois  ou 
quatre  fois  l'hiver,  et  l'été,  villégiaturaient  en  un 
canton  du  littoral,  presque  en  paysans. 

Le  coup  de  sang  de  l'argent  qui  congestionnait 
l'aîné,  ne  bouillonnait  pas  en  ce  cerveau  studieux 
d'orateur  et  de  légiste,  ami  des  livres,  vain  de  sa  glo- 
rieuse faconde  et  des  prérogatives  de  sa  haute  car- 
rière, sans  goût  pour  la  parade  et  la  piaffe.  Leur  for- 
tune, sagement  canalisée,  ignorait  le  vertige  des 
millions  qui  battait  aux  temj)es  de  Jean  Eloi.  Le  ca- 


70  LA    FIN    I»ES    BOURGEOIS 

binet  de  Jean  Honoré  lui  valait  environ  30.000  francs 
par  an  qui,  joints  à  la  dot  de  sa  femme  et  à  sa  part 
de  fortune  personnelle,  leur  assuraient  un  revenu 
dont  ils  ne  dépensaient  pas  la  moitié. 

Depuis  dix  ans,  Jean  Honoré  était  le  conseil  de  la 
première  Société  financière  du  pays,  le  Crédit  Na- 
tional, stable  comme  une  banque  d'état,  et  qu'avait 
fondé  ce  roi  delà  Bourse,  Isaac  Orlander,  créé  baron, 
moyennant  d'intéressées  et  considérables  participa- 
tions à  des  œuvres  philanthropiques.  A  la  mort  du 
potentat,  la  baronne,  restée  veuve  avec  une  fille,  re- 
courait à  ses  lumières  pour  un  litige  qu'elle  gagnait 
et  qui  lui  assurait  la  plénière  royauté  du  domaine  de 
Marquise,  contestée  par  le  comte  de  Bréant,  son  voi- 
sin. Une  bonne  amitié  en  résultait,  qu'exploita  ce 
père  habile  pour  faire  agréer  dans  la  maison  son  fils 
Eudoxe  et  que  finalement  celui-ci,  en  s'astreignant  à 
une  cour  dévotieuse,  fit  tourner  à  son  profit.  Un  coup 
de  maitre,  ce  mariage  avec  celle  qu'on  continuait  à 
nommer  encore  la  belle  Orlander,  bien  qu'elle  eut 
dépassé  la  quarantaine  et  qu'elle  touchât  à  1  après- 
midi  de  son  insolente  beauté.  Exdoxe,  lui,  avait  trente- 
deux  ans.  \vocat  comme  son  père,  après  avoir  bril- 
lamment débuté  en  un  procès  retentissant,  il  était 
arrivé  à  pratiquer  le  barreau  par  intermittences. 
Très  beau,  d'un  dandysme  viveur  et  méprisant,  la  pa- 
role abondante  et  vive,  tout  en  surface,  il  montait  à 
cheval,  fréquentait  aux  salles  d'armes,  s'illustrait  par 
ses  conquêtes.  11  eut  le  spirituel  courage  de  lâcher 
madame  de  Robuart  qui  lui  appartenait  depuis  cinq 
ans  et  ne  lui  donnait  que  le  plus  exalté  des  amours, 
pour  la  riche  baronne  qui,  en  résignant  le  veuvage, 
lui  mettait  dans  les  mains  sa  fortune.  Cette  grosse 
affaire,  qu'envia  Jean  Eloi,  fut  menée  rondement  et 
démontra  une  fois  de  plus  la  puissance  du  calcul  chez 
les  Kassenfosse. 

La  rude  aïeule,  dans  cette  demeure  admirablement 
ordonnée,  où  elle  venait  peu  et  qu'elle  crut  connaître 


LA    1I\    DES    DOlKGEOlS  7  l 

pour  la  première  fois,  s'amollit  d'être  révérée  comme 
la  religion  vivante  de  la  famille.  Un  culte  respec- 
tueux monta  de  la  maison  pour  son  grand  âge  et  les 
souvenirs  qu'elle  évoquai!,  celte  tradition  héroïque 
des  fabuleux  ouvriers  de  leur  lignée  qui  semblait  se 
lever  derrière  son  geste  et  marcher  à  son  ombre.  En 
se  voyant  obéie  jusqu'en  ses  manies,  écoutée  comme 
la  Bible  et  l'Evangile  de  leur  race,  elle  ne  songea 
pas  que  peut-élre  la  finesse  de  Wilhelmine  exagérait, 
pour  de  profitables  conjectures,  la  déférence.  Cette 
mère  intelligente  se  rappela  qu'elle  avait  été  la  plus 
disciplinée  des  filles  et  mit  sa  diplomatie  à  la  choyer 
comme  l'image  ressuscitée  de  sa  propre  mère.  Cy- 
rille, personnelle  et  variable,  la  bonne  Laurence, 
Eudoxe,  les  jours  où  il  arrivait  la  voir,  s'entendirent 
de  leur  côté  pour  la  consoler  de  la  tiède  affection  des 
enfants  de  Jean-FJoi  et  lui  persuader  le  reverdisse- 
ment chez  eux  de  la  forte  souche  originelle.  C'était, 
avec  Jrène,  encore  en  pensiou,  la  descendance  des 
Jean-Itonoré. 

Wilhelmine  avait  gardé  de  son  âge  de  jeune  fille 
des  yeux  bleus  très  doux  dans  une  clarlé  de  peau 
merveilleusement  sertie  par  ses  blondes  et  comme 
nuageuses  frisures,  a  Ma  Will,  disait  Jean-Eloi,  est 
blonde  en  tout,  de  caractère  autant  que  de  visage  ; 
elle  a  l'àme  blonde  comme  la  voix  et  les  cheveux  ». 
Longue,  un  peu  fluette,  des  mains  de  satin,  diligente 
sous  un  air  de  nonchalance,  très  ferme  sous  l'indécis 
des  apparences,  celle  femme  qui,  en  s'effaçant  de- 
vant le  prestige  d'un  mari  sincèrement  aimé,  lui 
laissait  croire  à  sa  toute  puissance,  régentait  sou- 
verainement sa  maison  et  n'était  blonde  que  par  le 
charme  délicat  de  sa  distinction.  Sensible,  très  pure 
d'esprit  et  néanmoins  capable  de  ruse,  un  égoïsme 
féroce  pour  ses  enfants  l'égalait  à  la  passion  brune. 
On  l'avait  bien  vu  lors  du  complot  qui  fit  entrer  dans 
la  famille  cette  baronne  Orlander  disqualifiée  à  ses 
yeux  par  son  origine  à  la  fois  populaire  et  juive.  Ses 


"î'j  lA    FIN    DES    BOUtiGEOïâ 

scrupules  de  chrétienne,  ses  préventions  de  fille  des 
bourgeoisies,  elle  sut  les  résigner  avec  une  volonté 
rigide,  ou  les  ignorer  de  toule  la  force  de  sa  dissi- 
mulation deux  fois  féminine,  puisqu'elle  était  mère 
et  femme,  afin  de  s'absorber  uniquement  dans  la 
supputation  des  grands  biens  que  le  mariage  allait 
apporter  à  son  fils. 

Jean  Honoré,  très  timide  à  vingt-cinq  ans  auprès 
des  femmes,  d'ailleurs  concentré  aux  sévères  études 
du  droit,  passionné  pour  cette  science  qui  à  son  gré 
codifiait  les  mouvements  de  la  conscience  humaine 
et  lui  apparaissait  le  legs  sacré  d'immémoriales  gé- 
nérations de  moralistes  et  de  sociologues,  n'aurait 
peut-être  point  assumé  les  libertés  d'une  cour  respec- 
tueuse dans  cette  maison  des  «  dames  Desuoirman- 
teau  »,  si  sa  mère,  qui  lui  avait  choisi  ce  parti,  n'était 
venue  à  son  aide. 

Mme  Desnoirmanteau,  veuve  d'un  ancien  président 
au  Tribunal,  habitait  avec  ses  deux  filles  un  spacieux 
logis  au  pied  des  tours  de  la  cathédrale,  sur  cette 
butte  solitaire  qui  domine  tout  Mous  et  où  expire, 
comme  en  une  désuétude  de  béguinage,  la  rumeur  de 
la  circulation.  Elles  vivaient  là  d'une  vie  un  peu  re- 
cluse, partagées  entre  les  offices,  la  promenade  aux 
glacis  le  dimanche,  les  travaux  à  l'aiguille  derrière 
un  coin  relevé  des  rideaux  et  les  visites  à  quelques 
familles  amies  qu'elles  invitaient  au  thé  deux  fois  le 
mois.  Wilhelmine,  timide  comme  lui,  d'une  virgi- 
nité rougissante  et  vite  effarouchée,  plut  à  ce  grand 
gorcon  gauche,  demeuré  incurieux  de  la  femme.  Un 
éveil  de  poétique  amour,  pour  la  blonde  musicienne 
qui,  en  fnMant  de  ses  doigts  pales  les  cordes  d'une 
guitare,  chantait  les  soirs  de  vieilles  et  tendres  ro- 
mances, d'une  voix  berceuse  où  renaissait  l'àme  des 
aïeules,  se  leva  de  sa  littérature  nourrie  aux  proso- 
popées  de  Chateaubriand  et  de  Lamartine. 

Elle  peignait  sur  la   soie  de   mièvres  et  candides 
paysages,   aimait   les  oiseaux,  s'entourait  de  cueil- 


LA    riN    DES    ?,OURGEOIS  i3 

lettes  (îc  fleurs,  comme  une  petite  madone  des 
tableaux  gothiques.  Dans  cette  ombre  religieuse  des 
pinacles,  en  le  délaissement  du  parvis  verdi  de  moi- 
sissure, grandie  aux  odeurs  de  l'encens  sous  les  por- 
ches, aux  alléluias  des  orgues  h  travers  les  verrières, 
aux  voix  tristes  des  cloches  s'éplorant  par  les  abat- 
sons,  elle  avait  le  cœur  d'une  jeune  fille  des  âges 
d'innocence  et  de  piété.  Le  mariage  ensuite  ne  la 
changeait  pas.  Chrétienne  et  vonée  à  ses  devoirs, 
contente  de  régner  dans  la  maison  en  paraissant  s'at- 
ténuer devant  l'autorité  de  l'époux,  elle  devenait  la 
touchante  figure  qui,  les  soirs,  en  s'accompagnaLit 
de  la  guitare,  berçait  ses  enfants  des  vieux  airs  ouïs 
de  sa  propre  enfance. 

Barbe  Uassenfosse  crut  trouver  là  la  vraie  famille 
et  se  repentit  de  l'avoir  cherchée  inutilement  chez 
les  Jean  Eloi.  Ceax-ci,  aux  jaidins  de  la  vie,  avaient 
semé  la  graine  folle  ;  elle  s'était  levée  en  ces  pauvres 
hommes,  Régnier  et  Arnold,  oisifs,  impénitents, 
méprisants  du  saint  commandement  filial.  Les  Jean- 
Honoré,  au  contraire,  récoltaient  un  froment  géné- 
reux. Leurs  filles  pins  lard  provigneraient  vertueu- 
sement, Eudoxe  à  son  tour  travaillerait  pour  la  race. 
Elle  se  repentit. 

—  J'ai  péché,  se  dit-elle,  par  aveuglement  pour 
le  fruit  aine  de  mes  entrailles.  J'ai  méconnu  la  loi 
qui  enjoint  d'aimer  pareillement  tous  les  enfants 
conçus  de  nous.  Dieu  me  punit  en  me  faisant  sentir 
mon  erreur.  De  ceux  que  j'anrais  dû  chérir  mème- 
ment,  le  meilleur  est  le  fils  pour  qui  j'ai  mesuré  ma 
tendresse.  Toute  faute  engendre  misère.  C'est  pour- 
quoi le  fils  envers  qui  je  me  suis  montrée  prodigue 
m'a  mal  payée. 

Jean-Eloi,  absorbé  par  ses  affaires,  ressentit  moins 
vivement  qu'Adélaïde  le  brusque  éloignement  de 
l'aïeule.  Encline  à  la  défiance  et  à  la  cupidité,  elle  s'en 
dépita  par  calcul  comme  d'un  bien  légalement  acquis  et 
qu'on  leur  aliénait.  Son  acrimonie  éclata  sur  Jean-Eloi. 


74  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

—  Eli  bien,  elle  ne  se  gène  pas,  ta  mère,  lui  dit- 
elle.  Après  toutes  les  concessions  que  nous  lui  avons 
faites  constamment,  voilà  qu'elle  s'en  va  vers  les 
Jean  Honoré.  C'est  du  joli.  Nous  qui  n'avons  jamais 
eu  pour  elle  que  les  attentions  les  plus  tendres  î  Jl 
ne  lui  suffisait  pas  de  nous  planter  là  comme  elle  Ta 
fait  le  soir  de  la  noce.  Un  vrai  scandale  !  Elle  passe 
à  présent  à  l'ennemi.  Va,  va,  hausse  les  épaules,  je 
dis  ce  que  je  dis.  As-tu  pu  croire  vraiment  à  l'amitié 
de  Wilhelmine?  Voyons,  y  as-tu  cru!  Tu  aurais  bien 
tort.  Elle  ne  pense  qu'à  ses  enfants,  c'est  un  cœur 
parfaitement  égoïste.  Ah  1  je  vois  clair  dans  leur  jeu. 
En  cultivant  la  maman,  ils  espèrent  la  garder  avec 
eux.  C'est  toujonrs  quelques  billets  de  mille  au  bout 
de  l'an,  en  attendant  mieux. 

11  s'empatienta. 

—  Ah  I  ca,  qu'est-ce  qu'il  te  passe  !  .Maman  est 
bien  libre  d'agir  à  sa  guise. 

—  Mais,  malheureux,  tu  ne  saisis  donc  pas  ?  Ta 
mère  est  libre  aussi  de  faire  ce  qu'elle  veut  de  son 
argent,  n'est-ce  pas  ?  De  façon  que  si,  en  donations, 
elle  leur  abandonne  le  plus  clair  de  ce  qui  devrait 
revenir  à  nos  enfants,  nous  n'avons,  nous,  qu'à  nous 
incliner. 

Cette  fois,  il  se  mettait  à  rire  franchement.  Ses 
craintes  étaient  par  trop  ridicules  aussi  ..  Il  n'y  avait 
pas  d'apparence  que  Jean  Honoré,  cet  honnête  homme, 
s'avisât  jamais  de  pareilles  turpitudes...  Et  puis,  la 
mère  était  la  droiture  même. Mais  Adélaïde  s'opiniàtrait. 

—  Veux-tu  que  je  te  le  dise  !  Tu  t'es  toujours 
montré  trop  soumis.  C'était  comme  un  fanatisme 
de  ton  enfance  qui  te  remontait  quand  elle  nous  arri- 
vait. Mon  Dieu  !  moi  aussi  j'ai  bien  aimé  manière, 
mais  je  n'aurais  pas  plié  !  Sois  sur  qu'ils  sauront 
profiter  de  ta  faiblesse. 

—  Mais  non,  je  t'assure  que  tu  ne  les  connais  pas. 
Quand  maman  voudra  revenir,  elle  sera  toujours  la 
bienvenue.  Mais  je  ne  ferai  pas  un  pas. 


LA    FI>-    DES    BOURGEOIS  lo 

Un  peu  (le  Thumeur  de  sa  femme  à  son  insu  froi- 
dit  sa  vieille  amitié  pour  le  cadet  sans  reproches.  En 
débarquant  chaque  matin  d'Empoigny,  il  hélait  un 
fiacre,  se  faisait  conduire  à  sa  banque.  Après  un  bref 
déjeuner  il  régnait  un  moment  à  la  Bourse,  trouvait 
entre  deux  millions,  le  temps  de  visiler  les  Jean- 
Honoré,  puis  l'express  de  l'après-midi  le  remportait  à 
son  rocher.  Ce  sur  calculateur,  cet  homme  d'une 
unique  et  absorbante  passion  n'avait  tout  juste  le 
loisir  de  goûter  la  nature,  qu'il  croyait  aimer  et  où 
il  s'était  acquis  un  coûteux  domaine,  qu'aux  heures 
minoritives  du  commencement  et  de  la  fin  du  jour. 
Levé  à  pointe  d'aube,  il  allait  réveiller  ses  jardi- 
niers, parcourait  les  jardins  en  donnant  des  ordres, 
inspectait  lécurie  et  la  métairie,  merveilleusement 
actif,  l'esprit  à  la  fois  aux  affaires  et  à  la  maison.  Il 
rentrait  au  soir  pour  dîner,  mangeait  d'un  appétit  de 
maçon,  buvait  peu,  puis  à  petits  pas  de  reflexion, 
en  brûlant  un  havane,  marchait  à  travers  la  nuit  de 
la  montagne. 

Il  les  évita  pendant  deux  semaines.  Mais  un  matin, 
comme  il  montait  au  Crédit  Xational,  il  se  rencontra 
avec  l'avocat  qui  justement  quittait  les  bureaux. 

—  Tiens,  Jean-Eloi  !  On  ne  te  voit  plus.  Es-tu  fâ- 
ché contre  nous  ? 

—  Mais  non.  Les  affaires... 

Et  brusquant  l'entretien,  Jean-Eloi  se  mettait  à  lai 
parler  de  leur  mère. 

—  Ah  ça  1  sur  quelle  herbe  a  donc  marché  ma- 
man? Elle  va  chez  toi  où  elle  n'a  pas  mis  en  tout 
vingt  fois  les  pieds  et  ne  nous  donne  plus  signe  de  vie. 
De  quoi  se  plaint-elle  ?  Qu'a-t-elle  à  nous  reprocher? 

L'avocat  le  regarda,  étonné.  Mais  elle  ne  se  plai- 
gnait pas  ;  elle  était  venue  passer  quelques  jours 
chez  eux  ;  ils  avaient  eu  grande  joie  à  la  posséder. 
Ensuite  elle  était  repartie  là-bas. 

—  Ah!  vois-tu,  je  ne  la  connaissais  pas  encore, 
cette  maman.  Quel  grand  cœur  simple  I  Comme  elle 


70  LA    II.N    DES    BOLT.GEOIS 

nous  domine,  nous,  les  petits,   de  tout  son  siècle! 
C'est  un  testament  vivant,  oui,  le  testament  d'une 
humanité  meilleure  que  la  nôtre. 
Jeai:-Eloi  eut  un  élan  filial. 

—  Oui,  c'est  vrai,  tu  as  raison.  Nous  ne  la  va- 
lons pas. 

Subitement  Jean-IIonoré,  de  Tair  de  quelqu'un  qui 
se  rappelle  : 

—  A  propos,  et  Ghislaine?  Tu  ne  me  dis  rien, 
(îhislaine?  Oh  !  celle-là  n'était  pas  écriveuse.  Elle 

ne  leur  avait  écrit  que  deux  fois  depuis  un  mois,  la 
dernière  fois  de  Mézières  qu'ils  réintégraient.  Jean- 
Eloi  ajouta  négligemment  : 

—  Jimagine  qu'elle  va  bien. 
Les  deux  frères  se  regardèrent. 

■ —  Soupçonnerait-il  quelque  chose  ?  pensa  le  ban- 
quier, craignant  une  trahison,  leur  secret  vendu. 

—  N'aurait-elle  rien  dit?  se  demandait  Jean-iïo- 
noré.  Il  reprit  d'un  ton  dégagé  : 

—  Et  Lavand'homme?  Quelqu'un  nous  a  dit  l'avoir 
vu  à  Paris,  il  n'y  a  pas  longtemps. 

—  On  a  mal  vu  :  c'est  impossible... 
Ils  se  serrèrent  la  main,  se  quittèrent. 

—  Le  malheureux  !  songea  Jean-Honoré,  il  ne  se 
doute  de  rien. 

11  se  rappelait  le  soir  où  devant  Barbe,  le  fils  de 
leurs  amis  Provignan,  ce  jeune  et  charmant  Léon 
Provignan  qui,  sans  se  déclarer  encore,  semblait 
commencer  sa  cour  auprès  de  Cyrille,  avait  transmis 
la  nouvelle.  Il  la  tenait  d'Antonin  Quadrant  qui  ren- 
trait de  Paris  et  en  plein  midi  s'était  heurté  h  Lavan- 
d'homme, au  moment  où  celui-ci,  à  la  porte  de  la 
Maison  dorée,  descendait  de  voiture  avec  une  femme. 
Le  vicomte  s'était  détourné  pour  ne  pas  le  saluer  ; 
mais  sans  doute  il  Pavait  désigné  tout  bas  à  la  dame, 
car  celle-ci,  d'un  regard  lancé  par  dessus  l'épaule, 
le  dévisageait. 

—  Tiens,  Lavand'homme!   s'était  écrié  l'ami  qui 


LA    FIN    DES    BOUUGEOIS  77 

accompagnait  Antonin,  José  Akar,  le  fils  des  Akar  de 
Paris.  .Mais  au  fait,  tu  le  connais  mieux  que  moi, 
puisqu'il  a  épousé  ta  cousine.  Ahî  mon  cher,  quelle 
fripouille  î  Tu  as  bien  vu  cette  femme...  C'est  sa  maî- 
tresse ;  tout  le  monde  la  eue,  cette  Yolande  de  Ver- 
neuil,  de  son  vrai  nom  Joséphine  Rachon,  la  fille  d'un 
épicier  h  la  C/napelle.  Il  l'avait  avant  son  mariage, 
il  l'a  reprise  après.  Comment!  tu  ne  savais  pas? 
Barbe  avait  interrompu  Léon  Provignan  : 

—  Assez,  monsieur.  Ce  secret  doit  s'enterrer  à  ja- 
mais en  vous,  si  vous  aimez  notre  famille.  11  ne  faut 
pas  qu'une  voix  amie  nous  reparle  de  notre  honte. 
A  présent,  sans  doute,  une  pauvre  femme  désabusée 
pleure  d'amères  larmes.  Ayons  pitié  d'elle. 

Provignan  était  resté  saisi,  un  silence  était  tombé. 
Puis  pour  la  première  fois,  elle  lui  avait  parlé,  à  lui 
Jean-Honoré,  de  ce  jeune  homme  assidu  à  leurs  réu- 
nions du  soir. 

-^  Mon  fils,  votre  mère  a  de  bons  yeux.  Cet  aima- 
ble garçon  vient  ici  pour  quelqu'un  que  vous  savez 
bien  et  qui  n'est  pas  nous.  Plus  tard,  vous  viendrez 
m'en  reparler.  lié  bien,  il  ne  me  déplait  pas  et  Cy- 
rille est  d'âge  à  se  marier.  Je  ne  voulais  pas  vous 
dire  autre  chose. 

Jean-IIonoré  avait  souri. 

—  Peut-être  bien... 


JX 


La  nouvelle,  malgré  tout,  s'ébruita  dans  la  famille 


78  I>A    FIX    I>ES    BOURGEOIS 

en  même  temps  qu'on  apprenait  la  délivrance  de 
Sybille,  la  fille  ainée  des  Quadrant,  mariée  à  un  des 
deux  Piébœuf.  Piébœuf  aine  et  Piébœuf  cadet,  à  la 
mort  de  leur  père,  le  vieux  maçon  millionnaire, 
s'étaient  partagé  les  dix  grands  immeubles  de  l'héri- 
tage. Ils  touchaient  en  outre  les  revenus  de  huit  rues 
s'étendant  en  pleine  ville  sur  un  espace  de  près  de 
dix  hectares. 

L'effrayant  grisou,  avec  des  déchets  de  démoli- 
tions, de.s  matériaux  achetés  à  l'encan,  avait  bâti  là 
des  ténements  de  petits  cubes  uniformes,  mal  aérés, 
souffreteux,  suant  l'humidité,  puant  le  marécage. 
Une  plèbe  anémiée  et  misérable,  une  basse  humanité 
de  vice  et  de  misère  fermentait  à  travers  les  sentines 
de  ce  vaste  quartier  érigé  sur  l'emplacement  d'un  an- 
cien cimetière  déblayé  et  où,  au  temps  des  épidémies, 
la  fétidité  du  ruisseau  semblait  exhaler  un  relent  de 
vieilles  pourritures  mortuaires. 

Le  maçon  Piébœuf,  gorgé  aux  rendements  des  fu- 
miers humains  dont  il  engraissait  ses  amas  de  bri- 
ques, crevait  à  soixante  dix  ans  d'un  mal  purulent 
qui  le  liquéfiait  vif  et  le  vida,  sur  son  lit  d'agonie, 
comme  un  purot  éclaté,  surnourri  de  vidanges.  Après 
un  demi-siècle  de  rapines,  ponctuellement  dévolu 
au  soutirage  de  la  détresse  publique,  la  pestilence  des 
cloaques  où  il  avait  fini  par  aller  toucher  lui-même 
ses  loyers,  intraitable  quant  au  terme,  lui  remontait 
au  cœur,  il  s'en  allait  de  sa  gangreneuse  fortune, 
de  l'or  vénéneux  sécrété  des  boues  de  la  mort.  Un 
convoi  pompeux  achemina  cet  homme  de  bien  aux 
marbres  tumulaires.  Plus  tard,  pour  commémorer  sa 
philanthropie,  sa  tombe  s'illustra  d'une  statue  en 
pied,  une  bourse  symbolique  au  bout  des  doigts  dont 
il  avait  l'air  de  semer  l'aumône  et  qui  avaient  raclé 
le  denier  du  pauvre. 

Il  y  avait  cinq  ans  que  Sybille,  cette  enfant  bou- 
lotte et  soufflée  des  Quadrant,  était  devenue  madame 
Amable   Piébœuf  aîné.  Trois  couches   malheureuses 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  i9 

s'étaient  dissoutes  sons  les  tertres  du  cimetière  :  elle 
semblait  vouée  à  n'engendrer  que  pour  la  terre. 
Enfin  cette  grossesse  nouvelle  aboutissait,  on  espé- 
rait dans  le  fruit  de  ses  flancs  toujours  humiliés. 
Piébœuf,  très  gras  lui-même,  d'une  chair  sébacée 
et  incolore  où  le  sang  de  paysan  du  père  se  di- 
luait en  lymphes  et  en  sérosités,  prit  le  poupon  dans 
ses  bras,  sit<U  venu  au  monde,  et  le  portant  à  la 
clarté  des  lampes,  le  considéra  avec  un  attendrisse- 
ment de  tigre  : 

—  Tu  seras  le  fils  à  papa,  petiot  !  Va,  tu  en  pour- 
ras manger  de  l'argent  !  11  y  en  a  assez  pour  trois 
comme  toi  I 

.Madame  nuadrant,  bonne  femme  simple  et  mater- 
nelle, d'un  cœur  de  Uassenfosse  sous  sa  copieuse  santé 
bourgeoise,  demeura  huit  jours  auprès  de  sa  fille  sans 
vonloirla  quitter.  Toute  la  famille  processionnait  en 
visites;  les  Jean-Eloi  avaient  accepté  le  parrainage  ; 
le  médecin  déclarait  l'enfant  viable.  Une  ère  de  bonheur 
mijota  chez  les  Piébœnf  et  les  nuadrant.  Cette  fois, 
on  tenait  l'héritier  si  longtemps  différé  ;  le  petit 
Eloi-Chrétien  s'entonnait  à  pleines  mamelles.  Et 
Sybille  regardait  en  riant  l'immense  Antonin,  disait  : 

—  Jl  te  ressemblera  ! 

Ce  flatueux  et  lurgide  géant,  enflé  comme  une 
bonbonne,  incarnait  pour  les  Quadrant  l'apogée  de  la 
famille.  Leurs  effusions  de  rejetons  de  mineurs  et 
d'estivandiers,  dosées  et  combinées  en  ce  volumineux 
produit,  se  magnifiaient  parmi  l'ampleur  glorieuse 
de  ses  viandes  comme  dans  l'essence  supérieure 
élaborée  par  des  siècles  de  sélections.  Il  apparaissait 
la  coupole  cimant  des  assises  ramifiées  à  travers  le 
temps,  la  colonne  superbe  de  leurs  pharaonats, 
surgie  des  profondeurs  de  la  race.  Pour  rendre  viable 
ce  colosse  adipeux,  engloutissant  en  son  gésier  la 
subsistance  de  dix  ménages,  n'avait-il  pas  fallu  les 
servages  accumulés  d'innumérables  générations  fa- 
méliques, les  stratifications  d'engrais  de  millénaires 


80  LA    FL\   DES    BOURGEOIS 

et  croupissantes  humanités  !  Leurs  aises  de  juteux 
ruminants,  enfoncés  jusqu'aux  fanons  dans  la  ri- 
chesse, pâturant  un  lourd  bien-être  matériel,  s'exta- 
siaient devant  le  bétail  vorace  sorti  de  leur  beuverie. 

Les  Quadrant,  qui  habitaient  porte  à  porte  avec  les 
Piébœuf,  voulurent  fêter  dans  leur  hôtel  à  la  ville  les 
relevailles  de  Sybille.  Ils  organisèrent  un  repas  auquel 
fut  conviée  une  large  assistance.  Les  Jean-Eloi  et  les 
Jean-Honoré  à  cette  occasion  firent  leur  paix  définitive. 
Prosper  Piébœuf  cadet  et  diverses  familles  amies,  tous 
beurrés,  luisants,  onctueux,  lardés  de  rentes  solides, 
y  étalèrent  en  outre  la  béatitude  du  capital  incorporé, 
devenu  la  pulpe  et  le  sang  même  de  la  vie.  Un  ins- 
tinct de  l'analogie,  d'ailleurs,  avait  déterminé  autour 
des  Quadrant  des  groupements  similaires  d'organis- 
mes et  de  fortunes,  ils  recrutaient  leurs  relations 
dans  les  mûrs  terreaux  du  million,  parmi  la  haute 
bourgeoisie  couenneuse  et  prébendaire,  les  gros  ren- 
tiers, les  négociants  en  huiles,  en  malteries  et  en 
grains,  avec  lesquels  leur  trafic  les  apparentait. 

Quadrant,  grandi  dans  les  fermes,  fils  et  petits-fils 
de  speudo-hobereaux  enrichis  par  l'élevage  et  les  la- 
bours, ne  cachait  pas  son  mépris  pour  tout  ce  qui 
n'était  pas  la  terre.  Presque  tout  l'an,  ils  vivaient  à 
la  campagne,  dans  leur  domaine  de  la  Hesbaye,  deux 
cents  hectares  de  champs  et  de  prairies  dont  les  mois- 
sons et  le  bétail  alimentaient  leur  fortune  et  où  Qua- 
drant, un  des  principaux  adjudicataires  des  remon- 
tes de  l'armée,  entretenait  ses  haras.  Il  estimait  Jean- 
Eloi,  liomme  d'argent  ;  il  estimait  moins  Jean-Ho- 
noré, homme  de  droit,  qu'il  affectait  d'appeler  «  l'avo- 
cat. »  Celui-ci,  par  représailles,  les  englobait  dans  cette 
ironie  :  les  Œsophagiens. 

La  frairie  bombança  jusqu'à  la  nuit.  Régnier,  très 
en  verve,  sa  malice  de  méchant  bossu  bandée  comme 
une  catapulte,  voulut  baptiser  au  Champagne  la  pos- 
térité des  Piébœuf.  On  requit  la  nourrice  :  Sybille 
se  prêta  à  la  plaisanterie. 


LA   l'i.N   i>i:s    noLIlGEOlS  SI 

—  Enfant  des  Gras,  pontifia-t-il,  au  nom  de  la 
pièce  de  cent  sons  qui  sera  ton  unique  foi  et  par  qui 
tu  régneras,  je  t'asperge  de  ce  Champagne  lustral, 
blond  comme  l'or  que  tu  es  appelé  à  palper,  fermenté 
comme  les  gadoues  humaines,  les  latrines  fétides 
qui  ont  fait  la  gloire  des  Piébœuf,  tes  père,  oncle  et 
grand' père  î 

Il  advint  un  moment  où  la  totalité  des  hommes, 
guédés  de  vins  et  de  nourritures,  roula  à  une  ébriété 
écarlate.  Grand  soiffeur,  séchant  journellement  ses 
trois  flacons  de  bourgogne,  Quadrant  père,  réputé 
pour  ses  crûs,  se  faisait  un  point  d'honneur  de 
saouler  ses  amis  jusqu'à  la  régurgitation.  Sa  cruauté 
de  biberon  invulnérable,  après  les  avoir  gavés  de 
sec  et  de  liquide,  s'amusait  de  les  voir  s'ébouler 
comme  de  la  brioche  humide,  la  glotte  gluante,  le 
masque  blet  et  talé.  Les  Jean-Eloi  et  les  .lean- 
llonoré  se  refusant  à  rester,  il  les  accabla  de  ses 
brocards  ;  mais  ils  s'entêtaient,  prétextaient  des  af- 
faires. Alors  il  se  dédommagea  sur  les  autres,  fit 
monter  de  la  cave  les  vins  les  plus  pétulants,  présida 
à  des  rasades  torrentielles. 

Madame  Onadrant,  accoutumée  h  ces  gogailles, 
très  calme  parmi  les  faces  congestionnées  des  convi- 
ves, encourageait  ses  voisins.  Sybilie,  assonpie, 
heureuse,  un  machinal  sourire  à  ses  grosses  lèvres 
de  tulipe  en  fleur,  ne  luttait  plus  contre  Tenvie  de 
dormir  qui  la  prenait  dès  la  flambée  du  gaz.  C'était 
le  même  sang  épais  et  somnial  que  son  frère 
Antonin.  Jeune  fille,  déjà  elle  préférait  aux  fêtes  les 
aises  étendues  des  coussins,  la  veulerie  des  siestes 
sans  penser,  toute  lasse  de  sa  chair  lourde  de  fraîche 
génisse,  une  mollesse  de  vie  paresseuse  et  quiète  en 
ses  lents  yeux  humides.  Au  théâtre,  la  voix  des  ac- 
teurs et  la  chaleur  des  girandoles  la  plongeaient  en 
des  torpeurs  accablées.  Elle  semblait  venue  à  la  vie 
mal  éveillée,  sortie  à  regret  de  la  mer  de  lait  de 
l'incubation  ;    et  longuement  nourrie  aux  mamelles 

5. 


8:2  LA    Fl.\    DES    UOLRGiiÙlS 

maternelles,  car  madame  Quadrant  avait  vo.ulii  allai- 
ter elle-même  ses- enfants,  à.  douze  ans  elle  gardait 
encore  h  la  bouche  le  puéril  mouvement  de  têter. 
Celte  grosse  paix  animale  clu  sens  variait  peu  avec 
le  mariage,  auprès  du  flatueux  Piébœuf,  tout  de 
suite  rassis,  d'une  maturité  précoce  et  malsaine. 
La  joie  et  la  peine  également  s'émoussaient  sur 
sa  pâteuse  indolence.  Les  trois  petites  bières  où 
s'étaient  consumées  ses  inutiles  gésines,  à  peine, 
les  larmes  taries,  laissèrent  un  sillon  en  ses  indolores 
regrets.  Et  quand  lui  venait  ce  final  espoir,  cet  Eloi- 
Chrélien,  fêté  en  naissant  comme  un  infant,  c'était 
surtout  Germaine,  sa  jeune  sœur  de  dix-huit  ans, 
qui,  en  le  poupon  dorloté  comme  une  poupée, 
sentait  s'émouvoir  l'orgueil  de  la  race  enfin  as- 
surée. 

Cette  Germaine,  brune  et  rostrée  en  mémoralion  du 
grand  visage  noir  de  l'aïeule,  était  l'àme  sérieuse 
et  tendre  de  la  maison,  le  bon  épi  du  champ  où 
ne  germaient  que  les  péchés  capitaux  Elle  avait 
quitté  la  table  dès  le  dessert  et,  rentrée  chez  les 
Piébœuf  avec  la  nounou,  s'amusait  à  bercer  l'en- 
fant en  une  comédie  attendrie  de  jeune  maternité. 

Régnier,  à  mesure  que  montait  l'ivresse,  s'allu- 
mait plus  rageusement.  Ce  bout  d'homme,  ce  couvet 
de  perversité  et  de  malice,  aux  braises  toujours  atti- 
sées par  sa  haine  des  hommes,  ce  joli  bossu  terrible 
qui  savait  regarder  les  femmes  avec  des  yeux  de 
candeur,  devint  vraiment  frénétique  dans  son  mépris 
pour  les  plates  bourgeoisies  dont  il  était  entouré  et 
auxquelles  il  se  sentait  supérieur.  Il  prit  à  part  Pié- 
bœuf et  lui  dit  : 

—  Ta  paternité,  mon  cher,  te  dicte  ton  devoir.  A 
présent  que  ton  rejeton  se  dénonce  évident,  au  lieu 
des  illusions  dont  jusqu'à  ce  jour  tu  nous  as  leurrés, 
il  t'est  enjoint  de  le  dresser  pour  le  combat.  Comme 
il  est  ton  fils,  il  sera  denté  comme  toi.  Eais  que  ses 
quenottes  deviennent   des  canines    et  des    molaires 


i.\   ii\  itr:s   MdiHc.i-ois  S3 

capables  de  déchirer  et  de  broyer.  Apprends-lui,  si 
loulefois  il  n'en  possède  pas  le  don  naturel,  à  se 
gaver  de  la  vie,  à  s'en  fourrer  jusque  là,  dût-il  en 
crever  !  ôuil  mange  du  pauvre,  le  pauvre  est  bon  à 
la  faim  du  riche.  As-tu  déjà  pensé  à  ce  qu'il  y  a  de 
la  misère  des  petites  gens  dans  le  coup  de  fourchette 
d'un  gaillard  comme  toi  !  Eh  bien,  enseigne-lui  à 
manger  les  bouchées  doubles.  C'est  notre  mission 
sociale,  à  nous  qui  ne  sommes  pas  bons  à  autre 
chose,  de  nous  pitfrer.  Nous  sommes  des  machines 
à  engloutir.  Et  tant  mieux,  plus  nous  avalerons, 
moins  il  restera  pour  les  autres.  Ça  sera  la  grève  fi- 
nale alors,  le  grand  chômage  de  la  vie  !  toute  la 
terre  sera  pelée  comme  un  désert  ;  les  hommes  en 
seront  réduits  à  paître  leurs  excréments. 

—  Hé,  Régnier  !  cria  ce  muits  venteux  d'Antonin 
en  mouvant  péniblement  sa  langue,  tu  sais  si  je  me 
suis  fichu  une  ventrée  ce  soir.  Eh  bien,  je  te  parie 
dix  louis  que  je  nettoie  en  trois  minutes,  sans  boire, 
les  trois  assiettes  de  gâteaux  qui  sont  là. 

—  Ça  va. 

Le  gouliafre  attira  les  piles,  enfourna  six  gâteaux 
coup  sur  coup,  puis  respira.  Il  en  restait  douze  ;  une 
minute  s'était  écoulée.  Les  yeux  en  bulbes,  les  joues 
comme  des  ballons,  il  recommença.  Mais  les  mor- 
ceaux à  mesure  s'alentissaient,  gluaient  en  l)0uillies  ; 
il  resta  un  instant  la  bouche  bée,  étouffant,  très 
rouge.  Et  tout  à  coup  l'avaloir  se  refermait  ;  d'une 
déglutition  continue,  sans  hâte,  il  achevait  latroisième 
assiette. 

—  J'ai  perdu  1  exclama  le  petit  Ilassenfosse.  Mais 
tout  de  même  ca  vaut  bien  mes  dix  louis. 

Comme  minuit  sonnait,  il  émit  une  proposition. 
Une  maison  de  filles  venait  de  s'ouvrir  quelque  part, 
une  cargaison  de  viandes  exotiques  et  neuves,  tout 
à  fait  recommandables. 

—  Si  nous  allions  leur  tanner  les  bifteaks,  hein  ! 
Des  luxures  d'hommes  mariés,  de  pères  de  familles 


84  LA    FIN    DLS    BOURGEOIS 

honorables,  crépitt-rent  à  cette  évocation  d'une  bou- 
cherie rose  et  d'nn  joyeux  massacre  d'alcôves.  La 
cuisine  et  les  vins,  attisés  par  lespoir  du  stupre, 
flambèrent  aux  vieux  chaudrons  de  leur  salauderie. 
Chacun  sentit  gronder  l'éveil  du  carnassier,  de  labète 
aux  ruts  comme  des  meurtres,  aux  faims  réprouvées 
pour  de  rouges  curées.  La  femme  se  leva  dans  leur 
regoulas  comme  une  venaison  liède  et  faisandée  dont 
ils  reniflaient  à  l'avance  le  diligent  fumet. 

Quadrant,  qui  leur  offrait  un  surcroît  de  cuite, 
échoua  contre  leur  porcellaire  entêtement.  Il  eut  un 
regret  qu'il  coula  à  l'oreille  de  Piébœuf  cadet,  son 
copain  de  bordées  les  jours  de  grands   marchés. 

—  Ah  !  si  c'était  entre  nous  !  Mais  je  ne  peux  pas, 
à  cause  d'Antoniu  et  de  Régnier.  11  faut  donner  le 
bon  exemple. 

Eu  s'arc-boutant  des  poings,  en  se  raidissant  sur 
le  flageolement  des  tibias,  on  se  mit  debout.  Il  fallut 
soutenir  aux  aisselles,  jusqu'à  une  station  de  voitu- 
res voisine,  Antonin  enflé  par  ses  bâfres  et  qni 
s'écroulait,  comme  une  courge  avariée. 

Toute  la  bande  s'entassa  dans  les  fiacres  dont  le 
roulement  se  perdit  à  travers  la  ville  taciturne. 


Cette  mort  d'un  braconnier  multipliait  les  ennuis 
à  Empoigny.  Ils  étaient  là,  dans  le  huron  désor- 
mais veuf,  une  femme  et  cinq  petits  à  faces  et  à  dents 


LA    FIN    L>LS    BOURGEOIS  85 

de  loups,  qui  maintenant  mendiaient  sur  les  chaus- 
sées. Mais  aussi,  pensait  Jean-Eloi,  pourquoi  ces 
gens  font  ils  des  enfants  !  Piébœuf  aurait  le  droit  d'en 
remplir  sa  maison  et  à  grand'peine  en  sauve  un  de 
la  mort.  C'est  monstrueux. 

Du  haut  de  son  roc  d'Empoigny,  si  loin  de  la  vallée 
d'opprobres  et  d'afflictions,  son  optique  de  burgrave 
gras  n'embrassait  qu'une  humanité  élémentaire  et 
négligeable,  sans  analogie  avec  l'humanité  supérieure 
à  laquelle  il  appartenait.  Une  vie  de  gueux,  trouée 
par  les  balles,  n'importait  pas  plus  à  la  quotité  so- 
ciale qu'un  abattage  de  gibier  dans  un  taillis.  Il  évi- 
tait cette  conclusion  logique  :  un  gibier  se  prouvait 
plus  précieux  puisque  l'homme,  en  crevant  sous  les 
fusils,  expiait  un  attentat  à  la  prolilication  du  le- 
vraut. Les  rôles  changeaient  :  c'était  la  bêle  qui  avait 
droit  à  la  vie  ;  le  braconnier  n'était  plus  qu'un  gibier 
puant  voué  à  périr. 

Une  enquête  avait  nécessité  la  comparution  des 
gardes,  ses  salariés  ;  lui-même  avait  été  requis  par 
le  juge.  On  essaya  d'enrayer  la  poursuite  avec  le  no- 
toire banditisme  du  mort,  un  récidiviste  trois  fois 
condamné.  Mais  les  journaux  de  l'opposition,  trou- 
vant là  sujet  à  déblatérer  contre  le  parti  des  banquiers 
et  des  athées,  lappaient  voluptueusement  ce  sang 
et  protestaient  contre  les  lenteurs  de  l'instruction. 
La  veuve,  montée  par  des  partisans,  réclamait  vingt- 
cinq  mille  francs.  Rassenfosse  en  offrait  six  mille. 
Jean-Monoré,  consulté,  inclinait  vers  cette  transac- 
tion. Celle-ci,  tout  en  sauvegardant  les  droits  de  la 
propriété,  se  dénonçait  un  mouvement  spontané  de 
bonne  charité  secourable. 

Quadrant,  qu'ils  dépéchaient  d'abord  auprès  de  la 
femme,  avait  compromis  la  négociation  par  sa  brus- 
querie intolérante.  Eudoxe  à  son  tour  s'employa  à 
parlementer.  Il  descendit  un  matin  d'Empoigny  et  alla 
frapper  à  la  porte  de  cette  maison  sans  homme.  La 
sombre  veuve  cria,  pleura,  s'arracha  les  cheveux.  Elle 


80  L\  ri-x   UEs  iioir.GLOis 

exigeait  ses  vingt-cinq  mille  francs,  tenace  aprrs 
cette  proie,  vivant  de  son  mari  mort  comme  dune 
aubaine  qui  allait  les  enrichir. 

On  se  réunit  chez  Jean-Honoré  pour  une  dernière 
délibération.  Réty,  ce  jour-là,  avait  déjeuné  avec 
Eudoxe  ;  celui-ci  l'amena. 

Autoritaire  et  sec,  Jean-Eloi  tout  de  suite  s'irrita 
de  cette  obstination  d'une  vassale.  C'était  la  revanche 
de  la  chaumière  contre  le  château,  la  vieille  hargne 
de  la  huche  vide  contre  la  huche  pleine,  la  ruée  de  la 
canaille  à  l'assaut  du  gain  mauvais.  Eh  bien,  on  ver- 
rait. Il  recourrait  à  ses  influences,  il  irait  trouver  le 
ministre,  elle  n'aurait  pas  un  sou. 

La  conscience  de  l'indestructibilité  de  la  propriété 
endurcissait  également  Jean-Honoré.  C'était  le  callus 
moral  de  ces  Rassenfosse  qui,  sortis  des  plus  noires 
débines,  échappés  à  la  imit  des  plèbes,  auraient  armé 
des  prétoriens  pour  la  garde  de  leurs  biens.  La  vieille 
blessure  de  leurs  misères  à  la  longue  s'était  obtu- 
rée ;  un  durillon  maintenant  leur  raidissait  les  fibres 
et  bouchait  de  ses  peaux  mortes  le  vif  de  leur  sensi- 
bilité. Us  s'ossifiaient  en  leur  conservatisme  féroce 
au  point  que,  même  chez  Jean-Honoré,  chez  l'homme 
du  bon  conseil,  le  Droit  n'était  plus  que  l'aveugle 
force  en  sentinelle  devant  leur  fortune,  le  bras  terrible 
des  vengeances  de  la  Propriété.  Sa  casuistique  juri- 
dique, nouée  et  torsée  de  textes,  invigourait  un  Droit 
immiséricordieux  et  justicier  et  récusait  le  Droit 
pitoyable  aux  pauvres,  le  Droit  de  manger  et  de 
vivre,  d'où  découlent  tous  les  autres. 

—  D'ailleurs  nous  sommes  en  état  de  légitime 
défense,  déclara  Ouadrant.  Les  braconniers  nous 
pillent,  nous  tirons.  On  se  défond  comme  on  peut  ! 
Akar,  lui,  n'a  qu'un  petit  bois.  11  met  des  pièges  qui 
cassent  les  jambes  à  tout  le  village.  Si  Akar  avait 
deux  cents  hectares  de  bois  comme  nous,  il  dirait  à 
ses  gardes  ds  tirer  et  il  aurait  raison. 

Kéty,  silencieux  jusqu'alors  et  qui,  selon  son  habi- 


LA    FIX    IH:S    BOURGEOIS  87 

tilde,  sa  tète  aux  yeux  clos  renversée  au  dossier  de 
sa  chaise,  les  mains  croisées  sur  Testomac,  agilait  de 
petites  secousses  machinales  sa  jambe  droite  passée 
sur  sa  jainbe  gauche,  tout  à  coup  toussa  et,  ouvrant 
une  paupière,  comme  s'il  se  réveillait  : 

—  Oh  !  Akar,  c'est  autre  chose.  Il  ne  vous  dit  pas 
tout,  Akar  !  Quand  ses  pièges  ont  démoli  un  pau- 
vre diable,  il  va  le  voir,  le  panse  lui-même,  lui  fait 
porter  du  château  des  bouillons  qu'il  met  tirer  sur 
les  bas  morceaux  réservés  à  ses  chiens.  Il  lui  parle 
doux  :  «  Eh  bien,  mon  pauvre  homme,  il  parait  qu'il 
nous  est  arrivé  un  petit  accident.  Voilà  vos  jambes  per- 
dues !  Bah  !  quand  on  est  courageux,  ce  n'est  qu'un 
demi-malheur.  Il  vous  reste  les  bras,  pas  vrai  ?  » 
Naturellement  l'homme  n'a  garde  d'avouer  qu'il  s'est 
estropié  aux  pièges  du  bois  et,  quels  pièges  !  Je  les 
connais,  énormes,  aiguisés,  ferrés  de  clous,  comme 
des  crocs,  des  machines  qui  vous  happent  comme 
des  tenailles  et  vous  broient  comme  des  étaux,  un 
système  vraiment  perfectionné  et  qu'il  était  digne  de 
cet  Akar  d'inventer.  Ah  !  celui-là  sait  se  venger  de 
ses  crasses  originelles.  Mais  comme  il  a  peur  des 
forts,  après  tous  les  coups  de  pied  au  cul  qu'il  en  a 
reçus  et  qui  lui  ont  tanné  le  fondement,  il  travaille 
sur  les  petits,  sur  les  faibles,  sur  ceux  qui  meurent 
sans  paroles.  Oui,  et  il  arrive  ceci  :  c'est  que  les  mu- 
tilés qu'il  secourt  avec  sa  juiverie  de  fausse  sœur  de 
charité,  sont  obligés,  vous  m'entendez  bien,  obligés, 
avec  leur  jambe  qu'il  faut  quelquefois  leur  couper, 
de  lui  dire  merci,  de  se  montrer  reconnaissants.  Car 
il  tient  à  leur  reconnaissance,  il  veut  qu'on  le  prenne 
pour  un  brave  homme,  un  ami  du  pauvre  peuple. 
Une  fois  n'a-t-il  pas  été  jusqu'à  payer  le  transport 
d'un  vieux,  que  ses  pièges  avaient  pris  au-dessus  du 
genou,  à  l'hôpital  où  ce  vieux,  après  l'amputation, 
crevait  ? 

Quadrant  se  mit  à  rire. 

—  Un  malin,  cet  Akar  ! 


88  LA    ri.X    DES    IJOLKGEUIS 

—  Un  malia  en  effet,  dit  Réty  en  refermant  la 
paupière.  Il  a  jnvenlé  cette  chose  monstrueuse,  le 
supplice  de  la  gratitude.  Ce  roi  des  drôles  ajoute 
une  variété  à  la  famille  des  serpents  connus  :  il  est 
le  constrictor  qui  lèche  ceux  qu'il  tue.  Il  a  des  lar- 
mes pour  les  jambes  qu'il  prend  à  ses  pièges.  Il  salo 
de  su  pitié  les  maupiteux,  après  les  avoir  charcutés 
comme  des  porcs. 

Exdoxe,  d'un  doigt  nerveux,  lissait  les  pointes  de 
sa  moustache. 

—  Voyons,  il  conviendrait  pourtant  d'en  terminer. 
J'admets  les  rancunes,  mon  oncle.  Elles  me  parais- 
sent naturelles.  Mais  prenons  garde,  il  y  a  d'autres 
intérêts  en  jeu.  Je  me  porte  à  la  Députation.  Or  les 
élections  sont  prochaines  Si  vous  laissez  aller  l'ac- 
tion civile,  l'affaire  tombera  en  plein  dans  la  période 
électorale.  Du  coup  ma  candidature  est  fichue. 

—  C'est  .une  considération,  évidemment,  observa 
Jean-Honoré.  Jusqu'ici  je  me  suis  tenu  sur  le  terrain 
strict  du  Droit.  Je  ne  pouvais  faire  autrement,  puis- 
que c'était  à  l'avocat  que  mon  frère  s'adressait.  Jo 
crois  d'ailleurs  que  le  Droit  toujours  doit  prévaloir 
sur  les  autres  intérêts.  Mais,  ajouta  ce  père  prudent 
en  versant  dans  une  subtile  hypocrisie,  il  est  telles 
circonstances,  en  effet... 

—  Ce  sera  une  arme  aux  mains  de  nos  ennemis, 
insista  Eudoxe.  La  calomnie  s'en  mêlera.  On  nous 
appellera  les  mauvais  riches,  les  tueurs  de  peuple. 

Jean-Eloi,  interrompu,  dit  avec  raideur  : 

—  Bah!  Xous  sommes  au-dessus  de  cela. 

—  Vous,  oui,  mon  oncle  ;  mais  moi  qui  brigue  un 
mandat!  Un  homme,  devant  la  conscience  publique, 
est  toujours  solidaire  des  actes  de  la  famille. 

Uéty,  visiblement  agacé,  roulait  sa  nuque  au  dos- 
sier de  sa  chaise.  Il  se  leva,  arpenta  deux  fois  la 
longueur  du  cabinet,  puis  arrivant  se  planter  devant 
eux,  les  bras  croisés  : 

—  Est-il  possible  que  vous  vous  attardiez  à  tant 


LA    1-lN    DES    BOURGEOIS  89 

raisonner  quand  le  Devoir  est  là  qui  vous  parle?  De 
(juni  s'agit-il?  D'un  homme  tué  par  vos  gardes  et  qui 
laisse  une  veuve  et  des  enfants.  On  vous  réclame 
1^.), 000  francs,  et  vous  marchandez  1  Ah  ça!  il  faudra 
(!miic  désormais  qu'on  ait  le  droit  de  tuer  au  rabais. 
Mais  nue  vie  d'homme,  quand  ce  serait  le  dernier 
(lis  va-nu-pieds,  n'a  pas  de  prix  puisque  tous  les 
millions  ne  pourraient  la  racheter,  une  fois  perdue. 
L  argent  peut  tout,  excepté  cela,  qui  appartient  à 
l»ieu,  la  \ie. 

Quadrant  protesta.  C'était  une  prime  donnée  au 
braconnage,  un  marché  de  dupe  pour  Jean-Eloi.  Il 
était  pour  une  enquête  éclatante  ;  il  aurait  voulu 
que  l'affaire  suivît  son  cours.  Mais  le  banquier  à  pré- 
sent réfléchissait,  entamé  moins  par  les  arguments 
de  Réty  que  par  la  supputation  des  avantages  qui 
résulteraient  du  mandai  d'Eudoxe. 

—  Adieu  !  fit  Réty.  Un  article  à  faire  pour  ce  soir... 
Allez  !  Je  lui  dirai  son  fait,  à  votre  Sixt  1 

11  prit  son  chapeau,  leur  serra  la  main. 

Jean-Eloi  à  la  fin  se  décidait  :  il  payerait  les  25.000 
francs.  On  exigerait  seulement  de  la  femme  qu'elle 
quittât  Empoigny. 

Dès  le  lendemain  Eudoxe  commença  les  démar- 
ches. 11  vit  les  ministres  auprès  desquels  l'appuya 
Akar  aine,  tout-puissant  dans  les  antichambres  et 
qui,  jugeant  Jean-Eloi  encore  indispensable  à  ses 
entreprises,  mit  son  orgueil  à  lui  faire  sentir  le  prix 
du  service  qu'il  lui  rendait.  Comme  au  ministère  ou 
fondait  un  espoir  sur  le  mari  de  la  riche  Orlander,  sur 
cet  Eudoxe  qui  allait  apporter  au  parti  l'autorité  de 
sa  fortune  et  de  son  nom,  le  parquet  fut  invité  à 
abandonner  l'instruction.  Ne  fallait  il  pas  sauver  le 
crédit  moral  d'un  des  grands  feudataires  du  régime  ! 

Le  rigide  Barvaud,  l'ancien  chef  du  Parquet,  ce 
type  du  magistrat  incorruptible,  avait  été  mis  à  la 
retraite.  Le  nouveau,  une  créature  du  pouvoir,  un 
aimable  viveur  sceptique  qui  semblait  devoir  surtout 


00  LA    riX    DES    BOURGEOIS 

à  ses  succès  d'homme  du  monde  sa  récente  investi- 
ture, une  fois  .de  plus,  en  cédant  aux  ordres  partis 
d'en  haut,  compromit  le  vieux  renom  d'honnêteté  de 
la  magistrature.  D'ailleurs  la  vénalité  régnait  là 
comme  partout.  Un  hersage  profond  des  antérieurs 
terreaux  judiciaires  avait  préparé  fructueusement 
aux  semailles  dune  rapace  et  sûre  clientèle.  Prodi- 
gue de  décorations,  de  faveurs  et  de  prébendes,  le 
ministère  Sixt  se  dépêcha  de  départir,  comme  don 
de  joyeux  avènement,  la  totalité  des  vacatures  et  plus, 
au  point  de  doubler  les  sièges,  aux  ramiculaires  et 
pullulantes  parantèles  de  ses  partisans.  Les  bouches 
et  les  tentacules  de  la  confuse  cohue  des  séides  se  mu- 
rent pour  harper  et  s'arroger  leur  part  de  ce  scan- 
daleux népotisme  qui,  com.mencé  avec  les  proches, 
les  familiers,  les  camériers  secrets,  s'étendait  à  toute 
la  filière  des  cousinages.  Sixt,  ce  guizolin  pétré,  la- 
melle d'orgueil  routinier  et  têtu,  incrusté  dans  sa  foi 
à  l'infaillibilité  de  la  Doctrine,  et  qui,  rongé  de  toutes 
les  frénésies  du  pouvoir,  entendait  s'y  accrocher  avec 
la  force  d'une  ventouse,  Sixt  savait  qu'en  s'asservis- 
sant  la  magistrature,  c'était  la  conscience  même  de 
la  nation  dont  il  se  rendait  maitre.  Il  en  avait  fait  la 
garde  prétorienne  de  son  règne  :  elle  emboitait  le 
pas  à  sa  volonté  et  marchait  au  geste  de  ses  com- 
mandements. Une  gangrène  diligente,  un  pus  actif 
et  malfaisant,  par  cette  blessure  de  la  Justice,  ainsi 
s'épandit  et  devait  corroder  le  pays  presque  irrépara- 
blement. 


LA    1-Iv    DES    BOURGEOIS  91 


Xï 


Ce  tracas  déblayé,  Jean-Eloi  eût  connu  un  réel 
rafraîchissement  d'esprit  si,  dans  sa  famille  même, 
d'autres  ennuis  n'avaient  surgi. 

Une  vieille  femme,  renversée  sous  le  galop  furieux 
du  cheval  d'A^ruold,  le  jour  de  la  noce,  après  avoir 
langui  tout  un  temps,  mourait  de  la  misère  de  son 
pauvre  corps  martyrisé.  Adélaïde,  pour  conjurer  la 
réprobation  du  village,  jusqu'à  la  fm  lui'  avait 
servi  des  secours  qui  l'aidèrent  à  trépasser  décem- 
ment. Mais  cette  mort,  ajoutée  à  l'autre,  cet  écrase- 
ment barbare  d'une  aïeule,  après  les  chevrotines  qui 
fracassaient  le  père  de  famille,  en  leur  mettant  des 
cercueils  sous  les  pas,  faisaient  entrer  un  peu  du 
froid  des  cryptes  dans  leur  vie. 

•Une  fatalité  s'attachait  à  celte  journée  d'humi- 
liation et  de  mensonge,  au  remords  du  mauvais 
hymen  et  du  pharisaïque  festin  où  la  haine  avait 
passé  les  anneaux  aux  doigts,  où  les  cœurs  au  fond 
des  verres  avaient  vu  se  lever  d'innombrables  jours 
d'afflictions.  Quelqu'un  ce  jour-là,  ce  triste  jour  irré- 
parable, était  entré  par  les  portes  ouvertes,  s'était 
glissé  parmi  l'assemblée  bruyante,  et  n'était  plus 
reparti  —  quelqu'un  que  Jean-Eloi  soupçonnait  rodant 
autour  d'eux  pour  d'autres  expiatoires  tristesses.  Le 
tronc  pourri  de  la  famille,  avec  le  pacte  d'ignominie 
qui  scellait  par  de  frauduleuses  épousailles  la  faute 


92  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

de  leur  fille,  se  bifurquait  désormais  en  une  branche 
morte  à  laquelle  pendaient  ces  deux  cadavres. 

D'obscures  prédestinations  les  vouaient  donc  à  per- 
pétuer la  lace  aveugle  de  Gain,  pourvoyeuse  des 
charniers?  La  mort,  qui  ensanglantait  leurs  ori- 
gines, était  l'indispensable  fumier  où  devait  monter 
leur  fortune?  Jean-Eloi  de  nouveau  vit  s'ouvrir  les 
gouffres  gorgés  de  Misère  ;  il  subit  la  nette  percep- 
tion d'un  grand  trou  noir  à  travers  leur  race,  avec 
des  bouillies  humaines  tout  au  fond,  avec  les  résidus 
des  vies  cuglouties  au  gésier  de  la  terre.  Elles  s'ac- 
cumulaient comme  ur.e  montagne,  s'entassaient  tou- 
jours plus  haut.  L'énorme  roc  d'Empoigny  sur  lequel 
il  avait  bàli  sa  maison,  semblait  édifié  avec  les  assises 
de  leurs  ossements. 

—  ^lais  alors,  songea-t-il.  repris  à  l'anxiété  des 
problèmes,  il  faudrait  admettre  que  la  force  et  la 
grandeur  ne  nous  sont  attribuées  que  moyennant 
d'exécrables  rachats?  L'état  normal  de  l'homme  étant 
la  souffrance  et  l'humilité,  un  ne  pourrait  s'échapper 
des  bagnes  de  la  vie  et  s'élever  par  dessus  les  fronts 
opprimés  du  reste  de  l'humanité  qu'à  la  condition  de 
traîner  à  ses  pieds  le  boulet  des  plus  noires  dé- 
tresses ? 

Mais  non,  conclut  cet  esprit  raisonnable,  fermé  au 
sens  des  responsabilités,  il  n'y  a  là  qu'une  loi  de 
relations  ;  le  mal  s'engendre  du  mal.  J'ai  tourné 
mon  moulin  au.x  vents  mauvais  ;  je  récolte  la  mou- 
ture du  grain  que  j'ai  semé. 

Ils  pourvurent  aux  obsèques  de  la  vieille,  com- 
mandèrent une  croix  de  bois  pour  le  tertre  sous  le- 
quel on  la  descendit.  Malgré  tout,  une  colère  travaillait 
le  village.  Ils  apprenaient  par  les  domestiques  que 
les  petits-fils  de  la  morte  cherchaient  à  se  venger 
d'Arnold.  Celui-ci,  averti,  haussâtes  épaules,  menaça 
de  leur  casser  la  tète  à  tous  si  quelqu'un  seulement 
bougeait.  Il  poussa  la  bravade  jusqu'à  descendre 
d'Empoigny  avec   ses   six  danois,  les  relança  de  ses 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  03 

cris  pour  les  faire  gambader  et  aboyer,  galopa  par 
les  chaussées  à  travers  un  vacarme  de  mente.  Toute 
sensibilité  durable  s'émoussait  en  son  gourd  et  passif 
cerveau,  dans  le  bouillonnement  sanguin  de  sa  force. 

Jean-E'oi  jugea  prudent  de  Téloigner  un  petit 
temps  d'Empoigny.  Une  mission  partait  pour  le  Ma- 
roc ;  il  obtint  de  l'y  enrôler.  Sans  doute  celte  vie  de 
caravanes  limerait  ses  fougues  de  sauvage  étalon. 
le  village  se  pacifierait  pendant  son  absence.  Mais 
deux  jorrs  après  son  départ,  un  coup  de  fusil,  tiré 
dans  la  nuit  de  la  montagne,  brisait  les  vitres  de  la 
chambre  à  coucher  du  banqjiier  ;  on  retrouvait  la 
balle  dans  le  lambris,  un  peu  au-dessus  du  lit  où  il 
usait  sa  veille  à  lire,  dans  les  vives  clartés  d'un  can- 
délabre. Madame  Rassenfosse,  effrayée,  insista  pour 
leur  rentrée  immédiate  à  la  ville.  11  s'y  refusa  avec 
hauteur. 

—  Je  ne  les  crains  pas.  Ah  !  ces  manants,  ces 
bouviers  osent  s'attaquer  à  nous  ?  Je  leur  montrerai 
qui  je  suis.  On  leur  rognera  les  ongles,  on  leur  li- 
mera les  dents.  Les  Fourquehon  auraient  lancé  des- 
sus leurs  limiers  ;  moi,  je  les  affamerai,  je  les  tra- 
querai dans  leurs  fermages,  il  faudra  bien  qu'ils 
m'arrivent  à  merci. 

Le  million  encore  une  fois  lui  montait  à  la  tète  en 
fumées  rouges,  en  vertiges  dun  sang  fervescent  et 
gorgé.  11  cessa  d'entendre  les  glas.  Son  roc  d'Em- 
poigny, il  le  sentit  s'incorporer  en  lui,  si  haut  qu'il 
n'apercevait  plus  le  bossèlement  des  tertres  mor- 
tuaires sur  les  deux  infimes  cercueils  et  leurs  pour- 
ritures de  basse  humanité. 

Il  fit  enjoindre  à  ses  gardes  une  vigilance  sévère, 
leur  promit  une  prime  par  délit  constaté,  mais  pru- 
demment leur  défendit  l'usage  du  fusil.  Un  vieil 
homme  fut  surpris  ramassant  du  chablis,  après 
une  nuit  de  grand  vent  :  les  gardes  verbalisèrent. 
Trois  petits  fermiers  malchanceux,  en  retard  pour  le 
terme,    recurent    des    commandements    d'huissier. 


91  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

Adélaïde  ne  descendait  plus  visiter  les  indigents  et 
les  grabataires.  Toute  pitié  seml)la  morte  derrière 
les  tours  d'Eaipoigny  où  la  rancune  des  maîtres 
montait  une  garde  inflexible. 

Alors  les  révoltes  grandirent;  un  maugré  sournois 
fermenta  dans  les  tètes  dures  de  ce  peuple  de  car- 
riers, faisant  sauter  les  rocs  à  coups  de  pioche 
et  de  mine.  Un  soir,  comme  une  des  voitures  rame- 
nait au  train  les  Quadrant,  les  chevaux  s'abattirent 
sur  des  cordes  nouées  en  travers  des  rampes.  Une 
des  bétes  pantelait,  le  poitrail  fendu  par  un  épieu. 
Rassenfosse,  excédé,  ordonna  une  enquête.  Mais 
elle  n'aboutit  pas.  Les  maisons  se  resserraient  et 
faisaient  le  cercle  autour  des  coupables.  Il  fut  avéré 
que  la  complicité  du  village  les  défendait  contre  la 
répression. 

Jean-Eloi  se  sentit  joué  par  cette  plèbe  pouilleuse 
qu'il  avait  cru  abattre  d'un  signe  de  la  main.  Son  har- 
gneux satrapisme  échouait  contre  lacohésion taciturne 
de  ces  postérités  des  anciens  serfs.  Le  paysan,  maître 
dans  son  arpent,  s'avouait-il,  navré,  à  présent  s'égale 
dans  sa  résistance  et  sa  rancune  aux  dominations  du 
château.  11  soupçonna  équitables  les  ruses  scélérates  do 
Akar  aîné.  Ce  tortionnaire  secourable  savait  concilier 
avec  la  mansuétude  d'une  ère  de  pitié  à  outrance 
sa  haine  saturnienne  du  pauvre,  a  Mais  ce  serait 
là  la  pire  des  lâchetés  !  Toute  ma  vie  contredit 
cette  pleutrerie  et  cette  hypocrisie,  se  dit- il  ensuite, 
honteux  de  ce  détestable  mouvement.  »  Une  licence 
autorisait  le  parcours  en  des  laies  sillonnant  ses 
bois  et  accourcissant  le  trajet  vers  des  hameaux  voi- 
sins. Il  les  entrava  de  barrières,  fit  clouer  sur  des 
poteaux  l'interdiction  de  ces  voiries.  Vn  pré  longeait 
la  chaussée,  où,  suivant  la  coutume  d'Empoigny, 
il  tolérait  le  pâturage.  Défense  sous  peine  a'amende 
d'y  mener  les  herbivores. 

C'était  maintenant  une  tyrannie  rageuse  et  dili- 
gente pour  s'attester  omnipotent  en  l'héraldique  do- 


LA    inx   DES   BÛUftr.EOlîi  0,1 

maine.  Son  caractère  absolu  et  vétilleux  se  bandait 
en  des  vexations  sans  trêve  qui  mesquinisaient  leur 
existence  et  firent  éclater  la  petitesse  foncière  de  ce 
bourgeois  féodal  et  tracassier,  chaussant  la  botte 
éperonnée  du  gentilhomme.  Jean-Eloi  ne  décolérait 
plus.  Ses  quintes  d'humeur,  butées  à  l'hostilité  des 
gens  d'en  dessous,  se  lâchaient  sur  les  siens,  bous- 
culaient la  domesticité,  turbuhaient  en  coup  de  vent 
à  travers  le   claquement  des  portes. 


XII 


Une  grotte  que  ses  jardiniers,  en  s'y  coulant  par 
une  fissure,  mettaient  à  découvert,  lui  donna  l'espoir 
de  fabuleuses  cavernes.  Mais  des  blocs  énormes  obs- 
truaient les  accès.  Vingt  carriers  d'abord  déblayè- 
rent sans  résultat  ;  il  fallut  installer  des  machines 
qui  au  bout  d'un  mois,  forr;rent  un  passage  et  déli- 
vrèrent une  courte  galerie,  sans  doute  reliée  à  des 
cavités  plus  profondes. 

Jean-Eloi  escompta  la  fortune  d'un  palais  souter- 
rain, d'une  sépulcrale  enfilade  de  voûtes  :  cette  pos- 
session le  sacrait  définitivement  roi  de  son  roclier, 
jusqu'aux  tréfonds.  Les  jours  de  gala,  ils  y  menaient 
leurs  invités  comme  à  une  nouvelle  caverne  des  Mille 
et  une  .\uits,  on  allumait  des  résines,  les  feux  roses 
du  magnésium  éclaboussaient  d'une  factice  aurore 
les  séculaires  ténèbres.  Ce  mathématique  cerveau 
eut  dès  lors  sa  fêlure  :  il  rêva  de  cryptes  et  d'abîmes 


9G  I-A    FIN    DES    BOUnGEOI.>; 

toujours  plus  loin,  de  secrètes  et  miraculeuses  cha- 
pelles pour  ses  messes  d'orgueil.  A  son  insu  la  fatalité 
des  anciens  (r  rats  de  fosses  »,  des  troglodytes  de  la 
famille,  eu  déviant  vers  les  ostentations,  tont  à  coup 
le  récupérait  à  ses  origines.  Un  aveugle  instinct  ino- 
pinément sembla  réveiller  dans  le  riche  bourgeois 
vaniteux  làge  des  cavernes  et  l'immémorial  labeur 
des  ancêtres.  Il  subit  le  vertige  du  trou  où  les  siens 
avaient  laissé  leurs  os,  du  trou  élargi  à  travei's  la 
race,  où  les  primordiaux,  les  grands  cœurs  opprimés, 
les  hommes  du  devoir  et  de  la  foi  avaient  mérité  de 
voir  se  lever  le  visage  du  noir  Dieu  des  genèses. 

Adélaïde  avait  d'abord  réprouvé  ces  coûteuses  fo- 
lies ;  il  la  prit  par  l'intérêt,  lui  persuada  une  source 
de  lucratifs  bénéfices.  D'autres  grottes  avaient  enri- 
chi leurs  détenteurs  ;  ils  imposeraient  un  tarif,  per- 
cevraient des  entrées  à  leur  tour. 

Pour  faire  face  à  la  dépense,  elle  rogna  sur  la 
table,  décommanda  leur  annuelle  villégiature  à  Os- 
tende  où  ils  possédaient  un  pavillon,  sinterdit  leurs 
réceptions  de  chasse  à  Empoigny.  Le  dimanche,  après 
la  grand'messe,  le  capelan,  un  très  pauvre  vieil 
homme  de  bon  secours,  montait  diner  au  château; 
parfois  ils  retenaient  quelque  rural  notable,  le 
maire,  le  juge  de  paix  du  canton.  Quadrant  en 
tournée  d'affaires,  leur  arrivait  aussi  un  jour  tous 
les  mois.  On  se  dédommageait  alors,  sans  fracas,  de 
la  cuisine  congrue  qui,  le  reste  de  la  semaine,  les  assi- 
milait au  train  d'un  ménage  provincial .  Un  ennui  lourd, 
avec  ce  régime,  bientôt  engourdit  la  maison  qu'Ar- 
nold, déporté  vers  le  Maroc,  ne  rabotait  plus  de  ses 
bourrades  et  où  seulement,  tout  lointain,  effrayé, 
perdu  dans  les  escaliers  profonds,  s'entendait  le  pas 
de  souris  de  la  mystérieuse  Simone  se  coulant  der- 
rière les  portes  quand  quelqu'un  survenait.  Jean-Eloi, 
découragé,  tomba  à  la  morosité  ;  leur  tête-à-tète,  à 
mesure  que  mûrissait  l'été,  se  mélancolisa  de  la  lon- 
gueur des  soirs. 


LA    i-'IX    DES    BOUilGEOIS  97 

■—  Comment,  toi,  Régnier  ! 

Il  rentrait  de  Paris  par  le  rapide,  une  nuit.  Une 
dette  de  jeu,  sa  parole  engagée  ne  souffraient  nul  re- 
tard. Il  monta  chez  son  p»*re,  lui  demanda  les  cinq 
mille  francs  qui  lui  manquaient.  Ce  jour  là,  une  grosse 
déception  froidissait  Jean-EIoi.  Tant  de  peines  et 
d'efforts  n'avaient  pas  apitoyé  la  fortune  ;  le  miracle 
des  labyrinthes  espérés  s'obturait  eu  d'hermétiques 
parois  que  la  machine  concassait  vainement.  11  fut 
sur  le  point  de  renoncer,  soupçonna  le  défi  des  normes 
farouches. 

Tout  de  suite,  traqué  dans  son  précieux  argent,  il 
se  rebiffa,  le  feu  aux  pommettes. 

—  Cin(j  mille  francs  !  tu  es  fou  !  Je  ne  suis  pour- 
tant pas  un  père  difficile.  Je  comprends  la  jeunesse. 
Mais  la  votre,  monsieur,  dure  vraiment  trop  long- 
temps. Ah  ça  !  croyez-vous  que  c'est  pour  vous  per- 
mettre de  vivre  comme  un  prince  que  votre  grand'père 
Jean-Chrétien  a  laissé  ses  os  dans  Misère  et  que  moi, 
son  fils,  je  me  livre,  pour  accroître  votre  patrimoine, 
à  un  labeur  de  galérien  ?  Votre  mère  aussi  fait  des 
prodiges  pour  restreindre  l'énorme  dépense  qui  se 
fait  dans  la  maison.  Cinq  mille  francs  I  Mais  il  n'en 
faudrait  pas  plus  pour  assurer  l'existence  de  toute 
une  famille  ! 

Régnier  attira  une  chaise  et  s'y  carra,  tout  petit 
derrière  la  table  haute,  surchargée  de  plans  et  de 
fardes,  la  montagne  d'affaires,  la  carrière  de  spé- 
culations et  d'entreprises  qui  centralisaient  cette  vie 
de  grand  travailleur.  Il  n'était  pas  habitué  à  la  lo- 
quacité paternelle  :  Jean-Eloi  généralement  répu- 
gnait aux  discours. 

—  Vous  permettez,  papa?  Je  vous  trouve  par 
hasard  en  veine  de  causer.  Ça  n'arrive  pas  tous  les 
jours.  Eh!  bien,  causons.  J'ai  joué,  c'est  vrai,  et  j'ai 
perdu.  C'est  cinq  mille  francs  qu'il  me  faut.  Ce  n'est 
pas  encore  cela  qui  vous  ruinera.  Maman  rattrapera 
facilement  cette  petite   somme.  Vous  m'accusez  de 

G 


08  LA   1-IX    DES    BOURCxEOlé 

vivre  comme  un  prince  !  A  qui  la  faute,  mon  père? 
J'ai  été  élevé  comme  ça,  j'ai  grandi  comme  ça.  Je  ne 
suis  pas  absolument  un  imbécile,  j'aurais  pu  travail- 
ler comme  un  autre.  Mais  personne  ne  m'a  appris  le 
travail,  personne  jamais  ne  m'a  dit  que  j'aurais  un 
jour  à  gagner  ma  vie.  Alors,  vous  comprenez,  moi, 
j'ai  fait  comme  les  cancres  de  notre  monde.  Je  me 
suis  amusé,  j'ai  taché  de  tuer  en  moi  le  pauvre  petit 
esprit  qui  se  révoltait  de  ne  servir  à  rien. 

Jeaii-Eloi  frappa  du  plat  de  la  main  sur  la  table. 

—  Assez  !  Il  n'appartient  pas  aux  enfants  de  juger 
leur  père.  Vous  n'aurez  pas  les  cinq  mille  francs. 

—  Pardon,  mon  père,  je  les  aurai...  Mon  crime, 
après  tout,  n'est  pas  grand  et  je  vous  parle  en  fils 
respectueux.  Faut-il  qu'on  pense  que  les  Rassenfosse 
paient  d'un  million  le  déshonneur  des  filles  et  ne 
gardent  leurs  rigueurs  que  pour  les  seuls  péchés 
des  garçons  ? 

Les  papiers  volèrent  sur  le  tapis.  Une  chaleur 
bouilla  au  visage  de  Rassenfosse.  11  cria  : 

—  Tais-toi.  Tu  mens  ! 

—  Si  je  mentais,  vous  m'auriez  déjà  jeté  dehors, 
mon  père,  répondit  tranquillement  Régnier.  Ghislaine 
et  moi  ne  nous  sommes  jamais  aimés.  Cela  encore 
est  une  conséquence  de  notre  éducation.  La  famille 
n'a  été  pour  nous  qu'une  habitude  de  nous  trouver 
réunis  autour  d'une  table  et  un  besoin  de  nous  gifler 
derrière  les  portes,  pendant  que  nos  précepteurs  et 
nos  gouvernantes  ébauchaient  des  salauderies.  Ghis- 
laine me  pinçait  entre  les  épaules  là  où  je  porte  ce 
que  vous  savez  ;  moi  j'osais  quelquefois  lui  relever 
les  jupes  et  mordre  dans  ses  pantalons.  Eh  bien,  ne 
me  croyez  pas  si  vous  voulez,  mais  son  malheur  m'a 
paru  moins  sa  faute  à  elle  que  celle  du  milieu  où  elle 
a  vécu.  Mon  père,  me  donnerez-vous  les  cinq  mille 
francs  ? 

—  Non. 

Jean-Eloi  repoussa  son  fauteuil  avec  force.   Les 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  99 

mains  dans  les  poches,  le  front  bas,  altéré  devant 
re  tils  hardi  qui  lui  reprochait  les  hontes  de  sa  mai- 
son, un  instant  il  arpenta  la  chambre. 

—  Mais,  misérable  enfant,  s'écria-t-il  tout  à  coup 
en  se  plantant,  qu'est-ce  que  je  vous  ai  donc  fait  pour 
que  vous  me  parliez  ainsi  ! 

Régnier  se  leva,  vira  sur  ses  talons.  L'ironie  de  sa 
longue  main  ensuite,  pardessus  le  haussement  de  son 
épaule,  allait  palper  la  boursouflure  de  son  échine  : 

—  Ça  ! 

Rassenfosse  sentit  sa  paternité  bafouée.  Il  riposta 
brutalement  : 

—  Eh  bien  quoi  ?  C'est  une  bosse.  On  nait  comme 
on  peut. 

—  Oui,  mais  je  ne  vous  avais  pas  demandé  de 
naître.  Après  vingt-cinq  ans,  je  traîne  encore  le  re- 
mords d'être  né.  Je  suis,  avec  cette  bosse  dont  vous 
parlez  si  librement,  mon  père,  le  polichinelle  de  la 
famille.  Les  Rassenfosse  ont  leur  bossu  comme  les 
rois  avaient  leur  nain.  Seulement  ce  bossu  est  leur 
sang,  aux  Rassenfosse.  Le  hasard  ou  le  bon  Dieu, 
si  vous  préférez,  m'a  fait  un  nœud  à  l'échiné  pour 
vous  rappeler  que  tout  l'or  du  monde  n'empêche  pas 
un  père  de  mettre  au  monde  un  monstre.  Et  voilà 
pourquoi  j'ai  fait  de  la  vie  un  carnaval  où  je  roule 
ma  bosse  pour  n'avoir  pas  à  rouler  dessous,  où  je 
ris  de  ma  bosse  afin  de  devancer  ceux  qui  pourraient 
en  rire.  Papa,  aurai-je  les  cinq  mille  francs  ? 

—  Eh  bien  oui,  les  voilà.  Prends-les,  prends  dans 
ce  tiroir  tout  ce  que  tu  voudras.  Mais  va-t-en,  laisse- 
moi,  fils  sans  pitié  pour  qui  j'ai  été  un  trop  faible 
père.  Ah  !  pourquoi  ne  me  les  demandais- tu  pas 
autrement  ? 

Régnier  se  paya,  rentra  chez  lui.  Et  tout  à  coup 
sa  douleur  éclatait  ;  il  se  jetait  avec  des  cris  et  des 
sanglots  sur  son  lit,  mordant  les  draps,  disant  : 

—  Je  les  hais,  tous  ces  Rassenfosse.  Ils  n'ont  pas 
même  su  faire  de  moi  un  homme.  Ah!  n'être  qii^m 


100  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

pauvre  !  Cesser  de  toujours  rire  et  de  traîner  en  mes 
os  rhorril)le  magot  que  je  suis  ! 

Il  s'aperçut  dans  la  glace  et  s'étudia  : 

—  Ahl  comédien!  Yil  et  plat  cabot!  Voilà  que  tu 
oublies  ton  rôle.  Tu  n"as  pas  même  le  droit  de 
pleurer...  Et  pourtant,  se  dit-il  en  approchant  un 
candélabre,  ce  sont  bien  là  mes  yeux,  ce  sont  bien  là 
des  yeux  dhomme.  Je  suis  un  homme  par  la  haine 
de  tout  ce  qui  m'a  manqué  pour  le  devenir. 

Madame  Kassenfosse,  de  sa  chambre,  avait  entendu 
leurs  voix  querelleuses.  Elle  se  leva,  et,  pénétrant 
dans  le  cabinet,  surprit  Jean-Eloi  la  tète  entre  les 
poings,  si  absorbé  qu'il  tressaillit  devant  cette  figure 
apparue  en  peignoir  de  nnit,  un  bougeoir  à  la  main. 

—  Iju'y  a-t-il?  Ou'est-il  arrivé?  Vous  étiez  là  tous 
deux  à  parler  si  haut  que  je  ne  pouvais  dormir.  Je 
suis  sûre  que  Régnier  encore  une  fois  te  demandait 
de  l'argent.  Tu  ne  lui  en  as  pas  donné,  j'espère? 

Jean-Eloi  eut  un  mouvement  des  épaules. 

—  Je  t'en  prie.  Il  s'est  dit  ici  des  choses,  des 
choses...  Je  souffre.  Sois  bonne,  laisse-moi. 

—  Voyons,  réponds-moi,  Régnier  te  demandait  de 
l'argent,  n'est-ce  pas?  Lui  en  as-tu  donné  ? 

Le  courage  lui  manqua  pour  affronter  de  nouvelles 
récriminations.  11  mentit. 

—  Rien.  Sois  tranquille. 

—  Ah  1  bien,  alors,  je  te  quitte.  Et  puis,  vois-tu, 
je  voulais  te  dire,  tu  veilles  trop  tard.  Est-ce  que 
deux  bougies  ne  te  suffiraient  pas  au  lieu  des  six  qui 
tous  les  soirs  brûlent  à  ce  candélabre?  Je  me  passe, 
moi,  de  monter  à  cheval  pour  ne  pas  remplacer  mon 
amazone  déchirée. 

—  Tu  as  raison.  Je  n'allumerai  plus  que  deux 
bougies.  Mais  ne  reste  donc  pas  là  à  prendre  froid. 
Bonsoir,  ma  chère. 

Elle  s'en  allait.  11  ouvrit  la  fenêtre,  se  pencha  long- 
temps sur  les  lacs  bleus  de  la  nuit. 
-—  Le  trou  î  le  trou  des  Rassenfosse  1 


l.A    IIN    bïùS    DULUGEUIS  101 


XllI 


Une  letlre  de  Ghislaine,  après  un  persistant  silence, 
ne  leur  apprenait  que  vaguement  la  vie  qu'elle  menait 
à  La  Rasepelote.  Nulle  allusion  à  Lavaud'homme  ; 
mais  le  pays  ne  lui  déplaisait  pas  ;  son  cocher  lui 
dressait  un  cheval  tout  nerfs  et  sang.  Elle  courait  la 
campagne  en  poney-chaise,  ne  voyait  personne,  se 
couchait  à  huit  heures.  C'était  l'écriture  d'une  femme 
résignée  et  forte  qui  s'étend  sur  le  détail  d'une  exis- 
tence au  fond  sans  intérêt  pour  elle. 

Le  cœur  de  la  mère  ne  s'y  méprit  pas.  Elle  devina 
un  mystère  et  la  volonté  de  n'en  rien  révéler. 

—  Bah!  tu  t'imagines!  fit  Jean-Eloi. 

Soigneusement,  depuis  son  départ^  ils  évitaient 
tout  retour  au  passé.  Le  nom  filial,  ce  nom  de  Ghis- 
laine sembla  mort  dans  la  maison  où  il  avait  vécu  et 
grandi  comme  l'émanation  spirituelle  de  sa  vie.  Il  ne 
ressuscitait  ca  et  là  qu'à  travers  la  curiosité  et  l'envie 
de  la  famille.  (Juadrant,  en  débarquant  au  château, 
mettait  une  nuance  de  malice  à  s'informer  de  la  vi- 
comtesse. 11  avait  constaté  qu'aussitôt  madame  Uas- 
senfosse  regardait  son  mari  d'un  air  embarrassé  ;  Jean- 
Eloi  détournait  la  tète,  en  apparence  inditrérent  ;  c'é- 
tait toujours  Adélaïde  qui  finissait  par  répondre,  mais 
en  paroles  évasives  qui  n'apprenaient  rien.  Puis  un 
silence  tombait,  la  gène  ne  s'en  allait  pas  tout  de  suite. 
Oiiadraiit  se  convainquit  de  leur  entente  pour  taire 

6. 


i02  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

un  secret  qu'ils  feignaient  seuls  ignorer.  Ce  gros 
homme  narquois  et  lourd,  ce  rural  endimanché, 
traînant  toujours  après  lui  les  sahots  dont  il  foulait  les 
purins  de  ses  étahles,  s'amusait  au  retour  avec  les 
siens  de  la  pitoyable  issue  de  ce  mariage  tramé  par 
les  Jean-Eloi  comme  un  complot  et  qui  aboutissait  à 
la  fugue  du  mari  allant  promener  sa  maîtresse  dans 
les  grands  restaurants  de  Paris.  Celait  évident,  ils 
servaient  simplement  de  mangeoire  aux  appétits  de 
ce  gentilhomme  décavé  qui  là-bas  boulottait  la  dot 
et  reniait  la  main  qui  la  lui  avait  conférée. 

La  ténébreuse  r.mcune  des  familles  pour  la  supré- 
matie nobiliaire  qui  avantageait  Ghislaine,  dès  lors 
se  donna  carrière.  Jean-Honoré,  après  en  avoir  douté, 
maintenant  se  persuadait  que  son  aîné  était  renseigné 
non  moins  que  lui. 

Un  sincère  attachement  unissait  les  deux  frères, 
et  pourtant  cet  honnête  homme,  fourgonné  par  les 
rivalités  paternelles,  n'échappait  pas  à  un  mouve- 
ment qu'il  eût  repris  chez  autrui  et  qui  lui  rendait 
ce  mauvais  ménage  savoureux.  Jean-Eloi,  s'avoua-t-il, 
a  renié  sa  vieille  bourgeoisie  en  s'alliant  aux  Lavan- 
d'homme.  Lui,  Jean-Honoré,  n'entendait  marier  ses 
filles  qu'à  des  bourgeois,  afin  de  ne  pas  démentir  la 
souche.  Certes,  oui,  il  y  avait  bien  le  mariage  d'Eu- 
doxe,  cette  baronne  Orlander  entrée  dans  leur  mai- 
son, mais  c'était  là  un  mariage  d'affaires  ;  le  titre  de 
la  femme,  gagné  à  coups  de  millions  et  qui,  après 
tout,  n'était  que  la  dorure  d'une  firme  de  banque, 
d'ailleurs  se  résorbait  dans  le  nom  des  Rassenfosse. 

Les  Jean-Eloi  furent  les  seuls  à  ignorer  la  nouvelle 
(]ui,  à  tiavers  l'hypocrisie  des  spécieuses  indigna- 
tions, délectait  les  férocités  de  la  famille.  Le  secret 
qui  peut-être  n'eût  pas  été  gardé  si  on  les  avait 
supposés  ignorants,  se  garda  par  le  regret  de  ne 
pouvoir  leur  occasionner  une  douleur  en  leur  révé- 
lant une  humiliation  que  sans  nul  doute  ils  connais- 
saient. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  103 

Adélaïde  relut  la  lettre,  une  prière  lui  montait  aux 
lèvres  ;  elle  so  sentit  toute  froide,  n'osa  pas.  Jean- 
Eloi  prit  ses  gants,  ferma  sa  serviette,  se  collfa.  Le 
cliquetis  clés  gourmettes,  l'ébrouement  des  clievaux 
s'j'bruitèrent  par  Tescalier.  11  arrivait  l'embrasser  et 
tout  à  coup  elle  se  décidait,  son  cœur  se  délia. 

—  Ecoute,  encore  un  mot...  ne  t'en  vas  pas,  je 
voudrais...  Ah  !  je  comprends  tout  ce  qu'elle  ne  veut 
pas  nous  dire,  je  lis  à  travers  sa  lettre  d'affreuses 
choses.  Moi,  je  pleure,  mes  larmes  me  guérissent  de 
souffrir,  mais  elle,  c'est  de  ne  pouvoir  pleurer  qu'elle 
souffre  et  se  ronge.  Ce  n'est  pas  pour  rien  qu'elle  est 
ta  fille,  elle  tient  des  Rassenfosse  plus  que  des 
miens.  Eh  bien,  je  ne  puis  pas,  ce  terrible  mal  m^e 
brise  tout  le  corps.  Je  resterais  en  chemin.  Depuis 
une  semaine,  une  atteinte  de  zona  lai  mettait  au 
flanc  un  cruel  et  lancinant  ciliceV  Va  lui  porter  pour 
nous  deux  la  bonne  parole. 

Jean-Eloi,  saisi,  ouvrit  la  bouche,  regarda  sa 
fi.'mme,  finit  par  lui  serrer  les  mains  avec  force. 

—  C'est  l'heure  du  train,  ma  chère.  Nous  reparle- 
rons de  cela  plus  tard. 

Elle  se  pendit  à  son  bras. 

—  Non,  maintenant,  aujourd'hui.  Ecoute  ton 
cœur.  Ne  laisse  pas  passer  le  temps  sur  la  bonne 
inspiration.  11  n'y  a  que  cela,  vois-tu,  aimer  ses  en- 
fants... Quand  tout  les  abandonne,  nous  devons  leur 
rester.  Et  puis,  souviens-toi,  elle  a  eu  dix  ans  comme 
les  autres,  nous  la  portions  toute  petite  dans  nos 
bras.  C'est  dans  le  passé  que  nous  revivons  le  meil- 
leur de  nos  enfants. 

Il  souleva  une  farde  de  papiers  sur  la  table,  les  re- 
jeta en  écrasant  dessus  ses  poings  nerveux,  soufflant 
dans  ses  joues.  t«»urmenté  d'un  besoin  de  bruit.  En- 
suite les  mots  éclataient. 

—  ïu  n'y  penses  pas.  J'ai  juré  de  ne  jamais 
mettre  les  pieds  chez  cet  homme.  Yois-tu,  cette 
comédie    de   sentiment   me  laisse  insensible.  Est-ce 


loi  LA    FIN    JjES    BOrUGEOIS 

qu'elle  pensait  à  nous  le  jour  où...  Ah  1  tenez,  assez, 
assez!  Ne  me  forcez  pas  à  reparler  de  cette  chose 
monstrueuse. 

—  Mais  malheureux,  cria  madame  Rassenfosse, 
c'est  ta  fille,  après  tout  I 

Il  fendit  l'air  d'un  geste  violent. 

— .  Ce  n'est  pas  vrai.  Ma  fille!  Non,  elle  n'est  plus 
ma  fille.  Ma  fille  n'aurait  pas  fait  cela.  Est-ce  qu'on 
sait  ce  qu'il  y  a  dans  le  sang  des  familles? 

Adélaïde,  vulnérable  en  ses  médiocres  origines, 
se  raidit. 

—  Mon  pauvre  ami,  vraiment  tu  déraisonnes. 
Vas-tu  te  mettre  à  suspecter  mes  parents  par  hasard? 
Sache-le,  ma  famille  vaut  bien  la  tienne.  Ma  mère 
était  une  sainte  femme.  .Je  ne  te  permettrai  pas  d'en 
médire. 

11  s'excusa  :  ce  n'était  pas  sa  pensée.  Mais  une 
rencontre  avec  Lavandhomme  lui  semblait  intolé- 
rable :  il  préférait  ne  jamais  revoir  sa  fille. 

—  Du  reste,  il  n'y  a  pas  péril  en  la  demeure.  Quand 
le  mal  t'aura  quittée,  tu  partiras,  tu  iras  passer  là- 
bas  quelques  jours.  Toi,  tu  es  Ja  mère,  tu  n'es  pas 
tenue  a  la  rigueur  d'un  père,  d'un  chef  de  famille. 
C'est  bien  autre  chose. 

Et  puis,  conclut-il,  ce  mariage  est  ton  œuvre.  Il 
est  naturel  qu'après  avoir  la  première  agréé  Lavan- 
d'homme,  tu  gardes  avec  lui  des  rapports  qui  sau- 
vent au  moins  les  apparences. 

Ce  mot  malheureux  ensuite  ricocha  de  l'un  à  l'autre. 
Elle  n'aurait  pas  agi  sans  son  assentiment  ;  c'était  lui 
qui  avait  précipité  la  conclusion  de  l'atfaire.  Mais 
Jean-Eloi  ne   démordait  pas,  reprenait  avec  aigreur  : 

—  Eh  oui,  sans  doute,  après  que  toi-même  tu 
m'eus  lancé  ton  vicomte  dans  les  jambes  ! 

Tous  deux  se  regardaient,  irrités,  la  bouche  fré- 
missante, répudiant  le  bon  ménage  habituel,  s'ou- 
bliant  à  p(.'rdre  la  décence  dans  cette  dispute  qui 
soudain    poivrait   leur   plaie.   Madame    llassenfosse 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  105 

qui,  plutôt  que  d'avérer  ses  torts,  eût  récusé  les  plus 
palpables  évidences,  s'emballa  dans  un  élan  de  mau- 
vaise foi. 

—  Ah!  tu  voudrais  me  faire  avouer.  .  Mais  tu  me 
le  reprocherais  toute  ma  vie...  (l'est  vous,  avouez-le 
donc,  qui  avez  exigé  ce  mariage.  Je  n'aurais  pas  sa- 
crifié cette  pauvre  enfant,  moi. 

—  Oh!  fit-il,  découragé,  si  tu  le  prends  ainsi!  Eh 
bien,  allez  retrouver  votre  fille,  puisqu'aussi  bien 
vous  voilà  liguée  avec  elle  contre  moi.  Ensemble 
vous  vous  lamenterez  sur  ma  tyrannie  de  mauvais 
père.  Le  pire,  ajouta-t  il  en  tirant  sa  montre,  c'est 
que  j'ai  manqué  mon  train.  Et  justement  j'avais  un 
rendez-vous  important  avec  Rabattu  et  cette  canaille 
d'Akar.  Ah  !  non,  la  sottise  des  femmes  ! 

—  Je  ne  manquerai  pas  le  mien,  dit  Adélaïde  en 
marchant  péniblement  vers  la  porte,  les  deux  mains 
à  sa  taille,  torturée  d'un  subit  élancement.  Dussè-je 
y  périr,  j'irai  aujourd'hui  même.  On  verra  ce  que 
peut  le  courage  d'une  mère. 

Il  sonna  le  valet  de  chambre. 

—  Je  ne  partirai  pas  maintenant.  Dites  au  cocher 
qu'il  reste  attelé.  En  promenant  les  chevaux,  il  ira 
porter  des  télégrammes  à  la  gare.  C'est  de  la  folie, 
pensait-il,  le  médecin  lui  a  ordonné  le  plus  absolu 
repos,  et  elle  veut  encourir  les  fatigues  d'un  pareil 
voyage!  Mais  jamais  elle  n'arrivera  ! 

Devant  les  formules  qu'il  noircissait  de  son  écriture 
nette  etappuyée,  toutressentiment  l'abandonna.  Il  re- 
couvrait une  merveilleuse  lucidité  pour  communiquer 
à  Akar  et  Rabattu  les  idées  que  sans  ce  rendez- 
vous  manqué,  il  leur  aurait  développées  verbale- 
ment. 11  transmit  des  instructions  chiffrées  à  son 
caissier,  avisa  le  chef  de  bureau  de  la  solution 
de  divers  litiges,  décommanda  des  ordres  de  Bourse, 
ratifia  une  participation  de  cinquante  mille  francs  à 
une  émission  lancée  par  une  banque  de  Francfort. 
LjC  valet  de  chambre  ensuite  revenait,  emportait  les 


lOG  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

dépèches.  Mais  tout  à  coup  une  agitation  nerveuse 
le  relançait  par  la  chambre  ;  il  se  disséminait  en 
des  résolutions  contradictoires,  il  fmit  par  rappeler 
Julien. 

—  J'ai  changé  d'avis.  Dites  au  cocher  qu'il  attende. 
Madame  ou  moi  aurons  peut-être  besoin  de  la  voi- 
ture. John  sellera  Trompette  et  ira  lui-même  au  télé- 
graphe. Mais  qu'on  ne  perde  pas  un  instant,  vous 
m'entendez. 

Il  s'avança  sur  le  palier,  écouta  bruire  des  voix  à 
travers  le  claquement  des  portes. 

—  Mais  c'est  qu'elle  s'apprête  vraiment,  se  dit-il 
en  l'entendant  réclamer  une  valise.  Je  ne  croyais  pas 
qu'elle  y  mettrait  tant  d'obstination.  Eh  bien,  qu'elle 
aille.  Moi,  j'utiliserai  la  journée  à  surveiller  les  tra- 
vaux des  grottes. 

Il  passa  dans  son  cabinet  de  toilette,  endossa  un 
complet  de  voyage,  et  seulement  après  s'être  coiffé 
du  chapeau  qui  complétait  ce  costume,  s'aperçut 
qu'il  conformait,  sans  l'avoir  voulu,  ses  actes  à  l'éven- 
tualité d'un  imminent  départ. 

—  Mais  je  n'ai  nulle  intention  de  partir  à  sa  place. 
Pourquoi  ai-je  mis  ces  habits?  A  présent  il  serait 
par  trop  ridicule  d'en  changer  encore  une  fois.  Qu'elle 
aille,  qu'elle  en  fasse  à  sa  têteî  J'ai  bien  le  droit 
d'avoir  ma  volonté  aussi. 

Hein?  qu'est-ce  que  c'est?  fit-il  en  sapercevant  de 
l'entrée  d'une  des  femmes  de  chambre.  Elle  arrivait 
l'avertir  d'une  syncope  qui  à  l'instant  avait  pris  ma- 
dame Ilassenfosse.  Celle-ci  le  faisait  prier  de  passer 
chez  elle. 

Il  la  trouva  languissante  sur  sa  chaise-longne,  des 
coussins  dans  le  dos.  le  corsage  dégrafé,  Simone, 
penchée  sur  elle,  la  réconfortait  d'inhalations  d'alcalis. 

—  Tu  le  vois,  mon  ami,  lui  dit-elle  en  lui  mon- 
trant la  valise  à  demi  remplie,  j'avais  commencé  mes 
apprêts.  Simone  m'aurait  accompagnée.  Mais  décidé- 
ment, je  ne  peux  pas.  Je  suis  horriblement  brisée,  il 


La    t'IX    DE:^    BOUÎIGEOTS  407 

faut  bien  que  je   remette  ce  voyage.   Pardonne-moi 
mes  paroles  un  peu  vives  de  tout  à  l'heure.  Tu  avais 
raison,  j'irai  quand  je  pourrai. 
11  attira  une  chaise,  s'assit. 

—  Pourquoi  aussi  ne  m'écoutes-tu  pas?  Si  au  lieu 
de  te  monter,  tu  m'avais  consulté...  Mais  sans  doute! 
Peut-on  concevoir  qu'arrangée  comme  tu  l'es,  tu 
puisses  songer  à  partir? 

Il  repoussa  du  pied  les  bottines  que  madame  Has- 
senfosse,  surprise  par  la  crise,  n'avait  pas  eu  le 
temps  de  chausser,  et  sans  la  regarder,  la  voix  brus- 
que, se  reprenant  à  un  ton  d'autorité  maintenant 
qu'il  avait  l'air  de  n'obéir  qu'à  sa  seule  volonté  : 

—  Eh  bien,  voilà  î  J'ai  réfléchi  :  il  vaut  mieux  que 
j'y  aille  moi-même.  Ghislaine  n'entend  rien  à  la  con- 
duite d'une  maison  :  j'aurai  p3ut-ètre  l'occasion  de  lui 
donner  quelques  conseils. 

—  Ah!  que  tu  es  boni  Combien  je  te  sais  gré  de 
ce  sacrifice  1   s'écria  Adélaïde. 

Dans  sa  joie,  elle  oublia  son  mal  et  vivement  lui 
prit  les  mains. 

—  Mais  non,  ne  me  remercie  pas.  Une  fois  que  j'ai 
décidé  une  chose,  tu  le  sais  bien,  il  faut  qu'elle  se 
fasse. 

—  C'est  vrai,  tu  sais  vouloir,  toi,  répondit-elle  avec 
un  sourire,  en  dissimulant  sous  cette  feinte  humilité 
l'orgueil  de  se  sentir  au  fond  la  plus  forte. 

Un  train  passait  vers  midi.  Jean-Eloi  embrassa  sa 
femme.  Mais  elle  se  traînait  jusqu'au  palier  et  courbée 
sur  la  rampe,  jusqu'au  bout  lui  transférait,  comme 
un  viatique,  ses  charités  maternelles. 

—  Sois  bon,  parle-lui  doucement.  Dis-toi  bien  que 
j'entendrai  d'ici  ce  que  vous  direz  ensemble. 


108  LA  ri-V    DES    BOURGEOIS 


XIV 


En  débarquant  à  Mézières,  Rassenfosse  loua  uue 
voiture  qui,  au  bout  d'une  heure,  le  descendait  de- 
vant la  grande  allée  des  Châtaigniers.  La  dernière 
fois  qu'il  touchait  terre  à  La  Rasepelote,  c'était  une 
semaine  avant  le  mariage  de  Ghislaine,  pour  surveil- 
ler lui-même  lappropriation  du  château.  Cette  mai- 
son, aux  hauts  toits  coniques ,  aux  chaînons  de 
pierre  blanche  jouant  dans  le  rose  de  la  brique,  aux 
deux  ailes  en  saillie  sur  de  spacieuses  terrasses  à 
balustrades,  cette  épave  d'une  fortune  engloutie  et 
qu'il  rachetait  avec  le  meuble  pour  la  moitié  de  sa 
valeur  au  marquis  de  Landerolles,  après  lui  avoir 
avancé  dessus,  par  l'entremise  de  Akar  aîné,  toujours 
à  l'affût  des  naufrages,  un  peu  plus  de  cent  cin- 
quante mille  francs,  ce  coquet  castel  de  la  Rasepe- 
lote, ainsi  baptisé  du  nom  du  fmancier  qui  l'avait  fait 
bâtir  au  milieu  de  jardins  coupés  de  pièces  d'eau, 
décorés  de  charmilles  et  de  bosquets,  il  y  jetait  une 
nuée  de  peintres  et  de  tapissiers,  faisait  renouveler 
l'ameublement  des  chambres  à  coucher,  rajeunir  les 
grands  fauteuils  damassés  des  salons  et  le  caprice 
fané  des  rideaux  delampas,  gratter  les  Ans  trumeaux 
de  la  salle  à  manger  empouacrés  par  les  huiles  et 
les  vernis,  remonter  les  cuisines  où,  du  temps  de  Lan- 
derolles, on  se  servait  encore  de  landiers  pour  la 
cuisson  des  viandes. 


h\    FIN    DES    BOURGEOIS  409 

Ghislaine,  en  entrant,  trouva  l'hahitation  rafraî- 
chie des  comjjles  aux  souterrains,  deux  chevaux  à 
l'écurie,  un  mail  et  un  landau  dans  la  remise,  et 
déjà  à  rofficc  un  premier  personnel  embauché,  le 
cocher,  deux  filles  de  service,  un  des  jardiniers 
d'Empoigny  qui  tout  de  suite,  avec  trois  aides,  avait 
culbuté  les  jardins  tombés  en  friche  et  acceptait  de 
résider  au  château. 

Jean-Eloi,  sous  la  petite  pluie  fme  qui  brouait  de- 
puis l'après-midi,  s'engagea  dans  l'allée.  Elle  débou- 
chait sur  une  pelouse  déclive,  ceinte  latéralement  de 
rampes  à  balnstres  ventrus  qui  montaient  aux  ter- 
rasses du  rez-de  chaussée.  Au  bas,  tournait  la  voie 
carrossable  :  les  voitures  arrivaient  se  ranger  devant 
une  marquise,  entre  l'avancée  des  deux  ailes.  Tout  à 
coup,  comme  il  franchissait,  maussade,  ennuyé,  les 
derniers  châtaigniers,  la  jolie  mine  seigneuriale  du 
château,  avec  ses  girouettes  de  ferronnerie  à  la  crête 
des  rampants,  ses  caisses  de  lauriers  et  d'orangers 
à  la  file  sur  les  terrasses,  le  symétrique  découpage  de 
ses  profils  sar  les  massifs  de  tulipiers,  de  cèdres  et  de 
platanes,  le  litiila  agréablement.  L'évidence  des  su- 
prématies de  la  fortune  dénoncées  par  le  décor  des 
façades  et  des  jardins,  en  variant  à  présent  son  optique 
intérieure,  en  chatouillant  sa  vanité  de  gros  bourgeois 
détenteur  d'un  héraldique  domaine,  lui  causèrent  un 
bien-être  tonique.  Ils  finiraient  par  crever  tous  entre 
ses  mains,  comme  des  ampoules  mûres,  ces  aristos 
vendeurs  de  patrimoines  saignes  aux  quatre  veines. 
C'était  la  guerre  entre  le  capital  et  les  anciens  pri- 
vilèges, la  revanche  du  tiers  sur  la  noblesse  ;  les 
coffres-forts  étaient  les  batistes  avec  lesquelles  à  pré- 
sent on  enfonçait  leurs  donjons,  à  ces  rois  fainéants 
devenus  les  rebuts  d'une  société  qui  a  déplacé  ses 
axes. 

A  mesure  qu'il  approchait,  sa  pensée  bifur- 
qua. Les  Rassenfosse,  se  persuada-t-il  dans  une 
enflure   d'orgueil  qui    grandissait  jusqu'à   la  faute, 


110  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

élèvent  leurs  bâtards  dans  les  châteaux  où  les  mar- 
quis procréèrent  leurs  lignées  légitimes.  Et,  qui  plus 
est,  ce  sont  bs  fleurs  de  lys  qui  reconnaissent  nos 
bâtards.  Son  arrogance  de  banquier  fastueux  sonnait 
devant  lui  la  fanfare.  Avec  ces  bravades  pour  pages, 
il  se  sentit  maître  de  la  place  et  toisa  les  hauts  toits 
où  il  avait  permis  qu'un  Lavand'homme  couchât 
dans  le  lit  de  sa  fille. 

.lean-Eloi,  pour  rencontrer  plus  vite  un  des  domes- 
tiques, longea  le  pignon  nord,  tourna  Tangle  de  la 
façade  du  côté  des  dépendances.  Des  chiens  aboyè- 
rent. 

Frantz,  le  cocher,  en  train  de  graisser  dans  la  re- 
mise les  roues  du  landau,  leva  le  nez  et  tout  de  suite 
accourut. 

—  Madame  est  là? 

Elle  était  sortie  en  panier,  dès  le  déjeuner  ;  tous 
les  Jours  il  attelait  pour  deux  heures  ;  madame  me- 
nait elle-même  ses  poneys  et  quelquefois  ne  rentrait 
qu'à  la  tombée  du  soir.  Avec  la  nuance  de  compati- 
bilité par  laquelle  la  confrérie  s'ingère  dans  le  senti- 
ment des  maîtres,  ce  gros  flamand  joufflu  et  cordial 
ajouta  : 

—  Madame  sera  bien  triste  quand  elle  saura... 

—  Bien,  interrompit  Jean-Eloi.  Comment  vont  les 
chevaux  ? 

Il  évita  toute  allusion  au  vicomte,  comme  s'il  Teùt 
tenu  pour  une  quantité  négligeable  dans  cette  maison 
où  seuls  les  Rassenfosse  avaient  droit  à  régner. 
Frantz,  les  manches  troussées  jusqu'au  biceps,  le 
béret  au  poing,  le  menait  voir  ensuite  les  deux  ale- 
zans et  le  bai  fleur-de-pécher,  le  nouveau  cheval  de 
Ghislaine. 

—  Si  monsieur  désire  que  je  le  fasse  trotter... 

—  Non,  merci,  pas  maintenant.  Mais  où  diable 
serait  Lavand'homme  ?  se  demanda-t-il  en  bornoyant 
vers  le  château.  Il  faudra  bien  pourtant  qu'il  se  dé- 
cide à  descendre. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  ill 

Comme  ils  quittaient  réciirie,  un  grincement  de 
roues  silla  les  gravieis,  an  bas  de  la  pelouse.  Uassen- 
fossc  s'avança. 

—  C'est  moi,  (ibislaine  ! 

Une  fébrile  pesée  de  la  main  sur  les  brides  fit  ca- 
brer les  poneys.  Mais  tout  de  suite  elle  les  fouettait 
rageusement.  L'attelage  arrivait  stopper  devant  la 
remise.  Elle  sauta  à  bas  du  panier,  un  peu  pâle,  les 
lèvres  serrées  : 

—  Maman  ? 

—  Non,  dit-il,  ce  n'est  pas  cela.  Tout  va  bien. 
Mais  cette  lettre  nous  a  inquiétés.  Votre  mère,  ta 
mère,  a  cru  y  lire...  Enfin,  ce  n'est  pas  le  lieu  de 
parler  de  cela. 

Ghislaine  retirait  nerveusement  ses  gants. 

—  Cette  lettre...  Ah,  c'est  à  cause  de  cette  lettre 
que  vous  venez?  Eh  bien,  que  voulez-vous  de  plus? 
Je  n'ai  rien  autre  chose  à  dire. 

Il  s'était  rapproché  des  poneys  et  leur  tapotait  le 
garot,  sous  la  moiteur  des  crinières. 

—  Diable!  ils  ont  travaillé...  Gentilles,  ces  petites 
bètes  ! . . .  Tu  les  as  payées  ? 

—  Oh!  répondit-elle  en  riant,  presque  rien... 
Seize  cents  la  paire.  Mais  pourquoi  ne  pas  m'aver- 
tir?  J'aurais  envoyé  une  voiture. 

—  Pas  la  peine.  Ça  s'est  décidé  tout  à  conp.  Oui,  ce 
matin.  J'ai  vu  ta  mère  en  larmes,  elle  voulait  venir 
elle-même.  Elle  n'a  pas  pu,  à  cause  de  son  zona.  Et 
comme  ça,  j'ai  pris  le  train. 

Frantz  s'occupait  à  dételer.  Elle  lui  donna  des  or- 
dres, puis  rejoignit  Jean-Eloi  qui,  dans  le  hall,  une 
vaste  salle  dallée  où  débouchait  le  grand  escalier, 
toutelambrissée  des  panoplies  de  chasse  du  marqnis  de 
Landerolles,  considérait  eu  sifflotant  un  des  trophées. 

—  Ce  pauvre  marquis!  tit-il  avec  une  moue  de  dé- 
dain en  pensant  à  Lavand'homme.  Il  en  était  réduit 
à  quelques  mille  livres  de  rente  quand  je  lui  rachetai 
la  Rasepelote. 


112  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

—  Mon  père... 

En  se  retournant,  il  la  vit  qui  de  la  main,  cérémo- 
nieuse et  un  peu  tendue,  l'invitait  à  passer  dans  le 
salon  jaune.  Sans  délais,  sa  manie  fureteuse, 
son  goût  de  la  surveillance  et  du  contrôle  s'amusa 
des  transformations  qui,  d'après  ses  ordres,  avaient 
rajeuni  cette  pièce,  la  plus  riche  du  château,  avariée 
de  moississure,  tombée  à  la  décrépitude  par  l'incurie 
de  Landerolles.  H  palpait  les  rideaux,  examinait  les 
fauteuils,  promenait  la  main  sur  les  adroites  reprises 
des  tapisseries.  Une  porte  communiquait  avec  le  sa- 
lon rose  ;  il  y  entra,  recommença  à  scruter  en  tous 
sens. 

—  Tu  sais,  je  suis  curieux,  j'aime  à  me  rendre 
compte.  Et  puis,  pour  l'argent  que  j'y  ai  mis... 

Nul  bruit  ne  montait  de  la  maison.  Il  pensait  : 

—  Lavand'homme  serait-il  absent?  J'aurais  vrai- 
ment de  la  chance. 

—  Ne  vous  gênez  pas,  dit  Ghislaine.  Aussi  bien 
j'imagine  que  vous  êtes  venu  un  peu  pour  cela.  Je 
n'oublie  pas  que  vous  avez  pris  la  peine  de  remonter 
cette  vieille  maison. 

Elle  ouvrit  d'autres  portes  et  tout  à  coup,  devant 
le  geste  dont  elle  tâchait  de  pousser  les  vantaux  trop 
adhérents  de  la  salle  à  manger,  il  resta  interdit,  dé- 
tourna les  yeux.  Il  venait  d'apercevoir  le  gonflement 
déjà  puissant  de  sa  maternité. 

—  Non,  laissez  donc.  Ce  n'est  pas  la  peine. 
Enfin  son  effort  aboutissait  :  ils  tournaient  quelques 

instants  dans  le  demi-jour  terne  de  celte   vaste  cham- 
bre, estompée  par  la  descente  des  rideaux  lourds. 

—  C'est  parfait,  parfait,  répétait  Jean-Eloi  avec 
ennui  en  s'arrétant  devant  les  meubles  et  feignant 
do  les  considérer  d'un  air  d'intérêt.  Je  vois  qu'on  a 
tenu  compte  de  mes  ordres. 

—  Oui,  tout  est  pour  le  mieux.  Seulement  c'est 
bien  grand  pour  moi.  Je  dine  dans  la  petite  pièce  qui 
est  de  l'autre  côté  du  hall.  Je  m'y  sens  mieux  chez  moi. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  113 

Une  question  expira  à  ses  lèvres  : 

—  Tu  dînes  donc  seule?  Et  Lavand'homme? 
Il  toussa,  dit  sèchement  : 

—  Ma  foi,  tu  as  raison. 

Une  marche  pesante  et  brusque,  comme  ils  s'at- 
tardaient, las  tous  deux  de  paroles  dilatoires,  foula 
les  tapis  derrière  eux  précipitamment.  Il  se  raidit. 
C'était  Lavand'homme,  cette  fois.  Mais,  avec  une 
nuance  d'ironie  : 

—  Non,  déclara  cette  fille  impénétrable,  ce  n'est 
pas  ce  que  vous  croyez. 

Elle  appela  : 

—  Tommy  ! 

Un  terre-neuve  alors  se  rua,  câlin,  lui  râpant  les 
mains  de  lèches  épaisses,  poussant  contre  ses  genoux 
sa  haute  échine  chevelue. 

—  Mon  Tommy  !  Mon  beau  Tommy  ! 

Elle  lui  plongeait  les  doigts  dans  le  poil  et  ta- 
potait ses  babines,  amusée  de  sa  joie  de  bonne 
béte. 

—  Voilà  mon  meilleur  ami,  dit-elle  en  riant  fran- 
chement celte  fois.  Nous  nous  parlons  de  cœur  à 
cœur.  Par  hasard,  je  ne  l'avais  pas  pris  avec  moi 
aujourd'hui  ;  il  s'est  levé  malade.  Et  vous  voyez,  il 
m'a  entendue  rentrer,  il  accourt. 

—  Maudite  enfant,  pensa  Jean-Eloi,  elle  se  joue 
de  moi  !  Elle  sera  donc  toujours  la  même? 

Mais  cette  discrétion  du  vicomte  caché  sans  doute 
dans  un  coin  du  château  et  qui  semblait  résolu  à  ne 
point  l'encombrer  de  sa  présence,  l'allégeait  d'un 
souci  pénible.  Il  se  souvint  de  l'exhortation  de  sa 
femme  :  Sois  bon...  Ecoute  ton  cœur...  Et  sentant 
la  nécessité  de  rompre  enfin  l'énervement  rechigné 
de  leur  tète-à-téte,  il  se  détendit  à  des  avances, 
s'essaya  à  un  peu  de  rondeur  paterne. 

—  Tu  es  vraiment  très  bien  ici...  Une  vie  tran- 
quille, pas  les  tracas  de  la  ville...  Un  pays  admira- 
ble... Mais  qu'est-ce  qu'elle  a  donc  à  me  chanter,  ta 


114  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

mère?...    Yovoiis,    es-tu   vraiment    si   maltieiireuse 
qu'elle  le  croil  ? 

—  Ah!  ma  mère  pense  cela...  Mais  il  n'y  a  rien 
d'étonnant,  puisque  c'est  ma  mère. 

Un  court  silence  et  elle  reprit  : 

—  Du  moins,  vous,  n'est-ce  pas?  vous  ne  pensez 
pas  comme  elle?  La  Rasepelote  pour  vous  n'a  pas 
1  air  d'un  exil?  Eh  bien,  mon  père,  vous  savez  à 
présent  que  lui  répondre. 

Elle  le  regardait  dans  les  yeux  avec  fermeté. 

—  Sans  doute,  saus  doute...  Yois-tu,  c'est  la  faute 
à  tes  lettres.  Et  quand  je  dis  tes  lettres,  je  compte 
bien,  il  y  en  a  eu  tout  juste  trois  depuis  que  tu  es 
mariée.  Sac  à  papier,  c'était  vraiment  comme  si  tu 
avais  à  nous  cacher  quelque  chose. 

—  Alors,  mou  père,  c'est  pour  savoir  ce  qui  se 
passe  à  la  Rasepelote  que  vous  êtes  venu?  Dites, 
c'est  pour  savoir  des  autres  ou  de  moi  si  je  vous 
cachais  quelque  chose?  Je  ne  pensais  pas  que  vous 
en  seriez  arrivé  à  cette  inquisition.  Car  enfin,  si  je 
vous  la  cachais,  cette  chose  que  vous  soupçonnez, 
c'est  sans  doute  que  je  ne  voulais  pas  vous  la  dire. 
Et  puisque  vous  saviez  bien  que  je  ne  vous  la  dirais 
pas,  c'est  que  vous  espériez  l'apprendre  de  quelqu'un, 
d'un  de  mes  domestiques  peut-être  ?  Allez,  de  nos 
deux  fiertés,  mon  père,  de  la  vôtre  qui  m'a  sacrifiée, 
de  la  mienne  qui  se  résigne,  c'est  encore  la  mienne 
qui  vaut  le  mieux,  car  je  me  défends  à  travers  cette 
fierté -là. 

—  Des  mots  !  des  mots  !  cria  Rassenfosse  soudai- 
nement empourpré,  la  bouche  sèche.  Il  vaudrait 
mieux  me  dire  tout  de  suite  où  est  votre  mari.  Car, 
puisque  vous  reconnaissez  qu'il  y  a  quelque  chose  à 
nous  taire,  ce  ne  peut  être  que  cela.  Voyons,  parlez  ; 
qu'est-il  arrivé  ? 

Elle  haussa  les  épaules. 

—  Rien,  presque  rien,  en  vérité.  Le  mieux  pour 
tous  deux,  après  tout.  Est-ce  que  d'ailleurs  vous  avez 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  il5 

cru  sincèrement  que  cet  homme  pouvait  compter 
dans  ma  vie  ?  Nous  avons  marié  nos  mépris,  voilà 
tout.  Eh  bien,  mon  père,  écoutez  :  votre  fille  n'a  pas 
cessé  un  instant  d'être  la  veuve  qu'elle  était  en  en- 
trant dans  cette  maison.  iMais  maintenant  elle  Test 
doublement,  elle  l'est  tellement  qu'il  vaut  mieux  ne 
plus  parler  de  ce  qu'elle  aurait  pu  être  si  cela  n'était 
pas  arrivé.  Ou  plutôt,  ah  !  je  n'en  rougis  pas,  allez,  il 
n'y  a  plus  ici  qu'une  mère  ! 

Jean-Eloi  eut  un  geste  d'accablement. 

—  Ah  !  oui,  ce  malheureux  enfant  i  Mais  taisez- 
vous  donc,  ignorez-vous  que  c'est  votre  père  qui 
vous  entend?  11  n'est  pas  de  notre  sang,  l'enfant 
conçu  du  péché.  Elevez-le  dans  les  ténèbres  pour  que 
nul  ne  voie  son  visage. 

Il  se  promenait  avec  agitation,  bousculait  les  fau- 
teuils, frappant  l'air  de  son  poing.  Mais  elle  se  re- 
dressa sous  sa  colère,  hautaine,  les  sourcils  barrés, 
hachant  les  mots  : 

—  Yous  m'avez  pris  la  vie  et  vous  voudriez  me 
prendre  mon  enfant!  Ah!  tenez,  si  je  ne  respectais 
encore  en  vous  ce  qu'il  faut  que  mon  enfant  respecte 
en  moi  plus  tard  !...  Mais,  sachez-le  donc,  mon  père  : 
il  n'y  a  pas  de  mère  honteuse.  Vos  remords,  je  ne  les 
connais  pas.  Et  qui  sait?  Ce  sera  peut-être  un  jour 
cet  enfant  renié  par  tous  qui  régénérera  notre  fa- 
mille pourrie  jusqu'aux  moelles.  Si  vous  ne  voulez 
pas  qu'il  soit  de  votre  sang,  il  sera  du  mien...  Ça 
nous  suffira  à  tous  deux. 

—  Je  n'entendrai  pas  une  parole  de  plus,  dit  dure- 
ment Jean-Eloi...  Entre  nous,  tout  est  fini.  Adieu. 

Il  marcha  vers  la  porte.. Mais  brusquement  l'homme 
d'affaires,  l'incoercible  comptable  reperçait  à  travers 
cette  crise  aiguë  de  son  orgneil. 

—  Et  la  dot,   voyons? 

—  Pas  un  mot  là-dessus,  mon  père.  Il  Ta  gagnée, 
elle  est  à  lui,  je  veux  rester  en  dehors  de  ce  marché. 

—  La  dot  !  la  dot  !  Car  enfin  il  y  a  des  intérêts  à 


116  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

sauvegarder.  Je  lui  ai  reconnu  730.000  francs  dont  il 
est  le  maître.  Mais  le  reste,  le  reste,  votre  dot  à  vous? 
Ghislaine  haussa  les  épaules. 

—  Est-ce  que  je  connais  quelque  chose  à  vos 
chiffres,  moi?  Et  puis,  d'ailleurs,  la  dot  toute  entière, 
serait-ce  trop  pour  me  rendre  la  liberté,  pour  refaire 
de  moi,  la  fille  livrée,  la  mariée  d'une  comédie  du 
mariage,  pour  refaire  de  moi  la  femme  libre  que  je 
veux  rester  pour  cet  homme  détesté  ?  Vous  ne  me 
connaissez  pas,  mon  père.  11  y  a  en  moi  une  force 
que  rien  ne  pourra  briser.  J'irai  vivre  pauvre  en  un 
coin  s'il  le  faut,  mais  consentir  à  débattre  des  ques- 
tions d'argent,  jamais  !  J'aime  mieuxtout,  oui,  même 
la  pauvreté,  même  n'être  plus  que  cela,  une  mère 
qui  élèverait  son  enfant  en  travaillant  ! 

Un  saisissement  congestionnait  Jean-Eloi.  Il  ou- 
blia sa  colère,  l'humiliation  de  son  autorité  pater- 
nelle ravalée  pour  ce  mal  pire,  l'argent  des  Rassen- 
fosse  abandonné  aux  mains  du  gendre-larron.  Toute 
ràcreté  de  son  sang,  barattée  par  le  dépit  du  véreux 
calcul  qui  les  livrait  k  ce  partenaire  dangereux, 
bouillonna  dans  une  révolte  douloureuse.  Il  n'avait 
rien  prévu.  Dans  sa  hâte  de  bâcler  l'affaire,  il  avait 
accepté  sans  restrictions  le  contrat  qui  les  dupait  et 
laissai!  la  fortune  de  Ghislaine  à  la  discrétion  du 
mari.  Un  afflux  de  paroles  s'étrangla  dans  sa  gorge,  à 
la  fm  déborda  en  ce  cri  d'amertume  rageuse   : 

—  C'est  donc  un  goujat,  votre  gentilhomme  !  Il 
est  encore  plus  dégoûtant  que  je  ne  croyais! 

—  Je  ne  vous  l'aurais  pas  dit,  mon  père,  répondit 
froidement  Ghislaine  d'un  air  qui  le  jugeait. 

Jean-Eloi  se  jeta  dans  un  fauteuil,  et  la  tête  entre 
ses  poings,  resta  tout  un  temps  sans  parler. 

Ce  prodigue  qui  dépensait  ses  millions  avec  autant 
d'entrain  qu'il  les  gagnait,  en  arrivait  à  subir  comme 
un  dédoublement  de  son  être  où  une  partie  de  lui  se 
muait  véritablement  en  ce  pauvre  argent  de  ses 
grands  drainages  ûnanciers  saccagé  par  un  aigrefin 


LA    riN    DES    lîOlRGKOlS  117 

rapace,  où  dans  reflacement  de  toute  autre  sensi- 
bilité, le  capital,  devenu  la  fibre  vulnérable  de  sa 
chair,  grésillait  sur  le  gril  de  la  pins  lancinante  dou- 
leur pour  cette  tranche  qne  quelqu'un  y  dépeçait.  La 
colique  hépatique  de  ce  capital  grugé  par  le  gros  ap- 
pétit de  Lavand'homme  lui  ravagea  les  entrailles  ;  il 
ressentit  tout  au  fond  le  mal  écarlate  d'une  blessure 
vive  par  où  ses  écus  coulaient  comme  ses  propres 
viscères.  Et  le  malheur  de  sa  fille  qui  ne  l'avait  pas 
touché  tant  que  son  endurcissement  n'y  avait  vu 
qu'une  nécessaire  expiation,  maintenant  le  remuait 
à  travers  l'appréhension  d'un  peu  de  leur  fortune 
compromise. 

Il  fit  un  effort,  gémit  : 

—  Mais,  malheureuse,  il  le  ruinera...  C'est  de  la 
démence...  On  n'est  pas  faible  à  ce  point.  Eh  bien,  je 
ne  veux  pas  moi,...  je  m'y  oppose. 

L'attendrissement  pour  la  misère  de  leur  or  risqué 
dans  une  spéculation  sans  issue,  pour  celte  religion 
de  sa  vie  à  laquelle  il  avait  sacrifié  tous  les  cultes  de 
l'humanité  et  dans  laquelle  un  aventurier  plantait 
les  dents,  maintenant  l'amollissait  jusqu'à  la  lâcheté. 
11  tendit  les  mains  : 

—  Voyons,  sois  raisonnable.  Ne  suis-je  pas  tou- 
jours ton  père?  Oublions  le  mal  que  nous  nous 
sommes  fait  l'un  à  l'autre.  Il  faut  que  nous  nous 
liguions  contre  l'ennemi.  Vois,  je  te  pardonne. 

Et  peut-être,  en  effet,  dans  sa  peur  panique  de 
l'argent  menacé,  lui  eùt-il  pardonné  si  seulement 
elle  s'était  déliée  à  un  entraînement  :  l'intérêt  alors 
eût  fait  ce  que  n'avait  pu  faire  la  pauvreté  des  cœurs. 
Mais  cette  fille  virile  ne  fléchit  pas.  Elle  secoua  la 
tète  : 

—  Gardons  nos  scTiliments,  mon  père.  Aussi  bien 
nous  retomberions  bientôt  à  nos  récriminations. 

Il  se  releva,  furieux. 

—  Eh  bien,  cria-t-il,  je  vous  abandonne,  exécrable 
créature  !   Je   ne  resterai  pas  une   seconde  de  plus 

7, 


118  LA    FL\    DES   BOURGEOIS 

dans  cette  maison  où  j'aurai  en  vain  fait  appel  à  la 
conciliation  et  où  j'ai  été  traité  comme  un  étranger. 
Vous  n'êtes  plus  rien  pour  moi.  Faites  atteler  pour 
qu'on  me  ramène  à  la  gare  et  croyez  qu'il  m'en  coûte 
de  vous  demander  même  cela  seulement. 

—  Comme  vous  voudrez,  mon  père.  Je  redeviens, 
pour  vous  obéir,  votre  fille  très  humble. 

Une  demi-heure  après  Jean-Eloi  quittait  la  Rase- 
pelote.  Elle  était  montée  chez  elle,  ils  ne  s'étaient 
pas"  revns. 

Mais,  au  moment  où  la  Victoria,  après  les  graviers 
du  chemin  de  ronde,  s'engageait  sous  l'allée  des 
châtaigniers,  il  ne  pouvait  se  défendre  de  regarder 
une  dernière  fois  ce  château  d'orgueil  et  d'opprobre 
que  sans  doute  il  ne  reverrait  plus.  Une  grosse  nuée 
de  pluie  tout  à  coup  le  noyait  de  tristesse,  brouillait 
ses  fines  arêtes,  un  air  de  maison  morte,  reléguée 
dans  une  désuétude  d'anciens  paysages. 

11  n'avait  pins  l'idée  bien  nette  de  l'événement  qui 
motivait  son  départ  précipité  ;  des  sentiments  confus 
giroyaient  dans  sa  cervelle,  sans  phis  de  précision 
que,  sur  ses  diffuses  prunelles,  mouillées  de  douleur 
et  de  colère,  la  vision  matérielle  des  objets.  Sa  fille 
l'avait  laissé  partir  ;  il  s'en  allait,  sous  ses  soixante 
ans  de  paternité  humiliée,  avec  l'affront  lourd  de  la 
main  qui  s'était  refusée  à  l'élan  des  siennes,  avec  la 
saignure  de  son  amour-propre  pour  ce  pardon  offert 
et  qu'elle  avait  dédaigné. 

Puis  les  hauts  toits  s'enfoncèrent  sous  les  liernes 
et  les  arcs  des  ramures  ;  il  ne  resta  plus  un  instant 
que  les  courbes  lignes  des  terrasses  ;  et  à  leur  tour 
celles-ci  disparurent  dans  les  estompes  grises. 

Alors  la  sensation  lui  revint,  poignante  et  soudaine, 
du  trou  des  Hassenfosse.  Surtout  elle  ressuscitait  aux 
heures  de  défaillance  ;  il  la  portait  en  lui  comme  la 
fatalité  même  de  Misère,  comme  la  rancune  de  la 
fosse  violée  par  les  ascendants  et  qui  sous  eux 
restait     ouverte    pour     de    renaissants     désastres. 


LA    FIN    lŒS    BOURGEOIS  419 

Leur  race,  vouée  à  linir  dans  les  coups  de  sang  de 
l'imbriaqne  Arnold  et  les  froides  perversités  de  Ré- 
gnier, périssait  en  outre  dans  le  cœur  pétré  de  Ghis- 
laine, morte  à  la  famille,  au  devoir,  à  leur  honneur 
de  grands  bourgeois  sans  tache.  La  vie  intermittente 
de  Simone,  ce  reste  d'un  peu  de  bon  sang  dans  un 
pouls  malade  et  fébrile,  au  milieu  des  autres  effon- 
drements semblait  non  moins  aléatoire.  Et  tout  à  coup 
il  se  rappela  que,  lui  aussi,  en  ce  soir  de  vin  et  de  sang, 
il  avait  permis  que  sa  mère,  leur  souche  auguste, 
s'en  allât  d'Empoigny,  seule,  clandestine,  délaissée 
par  ses  respects  comme  il  quittait,  en  ce  moment  la 
hasepelote. 

Ah!  elle  avait  eu  raison,  l'aïeule  aux  yeux  lu- 
cides, aux  larges  prunelles  ouvertes  sur  le  noir 
des  futuritions.  Il  se  rappelait  cette  parole  à  présent 
justifiée  :  «  J'irai  voir  ce  qu'il  entre  de  l'argent  des 
hassenfosse  dans  la  bouchée  d'un  gentilhomme.  »  Ah 
oui  !  C'étaient  les  grands  pauvres  de  la  société  mo- 
derne ;  l'un  après  l'autre,  ils  désertaient  les  féoda- 
les bâtisses,  la  besace  au  dos  et  le  bâton  du  coureur 
de  routes  aux  poings.  Mais  quelquefois  le  hasard  les 
faisait  rentrer  à  l'heure  des  festins  dans  les  salles 
chaudes  encore  de  la  cendre  des  ancêtres.  Alors  ils 
se  jetaient  sur  les  plats,  leurs  dents  d'ogres  leur  re- 
poussaient aux  mâchoires  ;  après  les  immenses  fa- 
mines, ils  s'en  venaient  ronger  jusqu'à  l'os  les  riches 
stupides  qui,  sans  défiance,  leur  ouvraient  la  porte. 
Dans  la  Rasepelote,  évacué  de  ses  marquis,  un  iro- 
nique retour  de  fortune  instaurait  la  gueiiserie  re- 
dorée du  déclin  des  Lavand'homme.  La  chevance  des 
seigneurs  faisait  retour  aux  gritfes  du  gerfaut,  du 
bandit  titré  qui,  entré  l'estomac  vide,  s'y  regoulait 
de  copieux  carnages,  absorbait  les  moelles  et  le 
sang  des  patrimoines.  La  gloutonnerie  de  Landerolles 
se  dévorant  lui  même,  mangeant  ses  fermes  et  ses 
terres,  se  continuait  dans  les  ventrées  de  Lavan- 
d'homme leur  raflant  la  dot  des  filles,  nettovant  les 


120  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

plats  d'or  de  leur  épargne,  rué  comme  im  loup  à 
travers  leurs  grasses  bergeries.  C'étaient  à  leur  tour 
les  représailles  du  noble  contre  le  bourgeois  gorgé 
de  ses  dépouilles  ;  la  fortune  encore  une  fois  tour- 
nait ;  ils  revomissaient  les  domaines  acquis  pour  un 
fraudulenx  denier,  les  châteaux  usurairement  préemp- 
tés,  les  armoriales  proies  conquises  sur  la  dèche  et 
la  ruine. 

—  Les  événements  de  la  vie,  se  suggéra-t-il  en 
faisant  un  pas  plus  décisif  vers  la  Vérité,  ne  sont 
que  la  projection  de  nos  idées  et  de  nos  actes  en 
dehors  de  nous.  Toute  chose  qui  arrive  est  l'abou- 
tissement de  nos  bonnes  et  de  nos  mauvaises  pen- 
sées et  déjà  réside  an  fond  de  nous,  latente,  en  sa 
résultante  finale,  avant  même  d'être  accomplie.  Nous 
marchons  en  aveugles  sous  des  forets  dont  les  raci- 
nes s'enfoncent  dans  le  terreau  de  nos  actes. 

L'esprit  aveuli,  n'éprouvant  plus  qu'un  lourd  bri- 
sement, la  stagnation  d'un  profond  et  régulier  ma- 
rasme, il  regarda  de  dessous  la  capote  de  la  voiture, 
batlue  du  grèlcment  des  guilées,  défiler  les  liquides 
et  atones  campagnes  sous  les  plombagines  d'un  ciel 
hâtivement  vespéral.  Un  effroi  lourd  pour  des  maux 
en  suspens,  uniquement  à  la  fin  surnagea  aux  re- 
mous de  cette  après-midi  tumultuense. 

—  Il  y  a  une  main  sur  les  Rassenfosse,  se  répéta- 
t-il  longuement  en  finissant  par  trouver  dans  la  fata- 
lité de  ces  mois  un  délice  amer  d'anéantissement. 

Elle  sortait  delà  nuée.  Elle  surgissait  parmi  leurs 
festins,  écrivait  sur  les  murs  le  signe  de  colère.  Et 
tout  à  coup  les  colonnes  oscillaient,  un  grand  vent 
soufflait,  leur  maison  s'enfonçait  aux  ténèbres. 

La  nuit  bruinait  quand  il  entra  dans  Mézières.  Au 
guichet,  l'employé  le  consterna  en  lui  déclarant  que  le 
dernier  train  vers  Givet  était  passé  :  une  voiture  de  là 
en  trois  heures  l'eût  ramené  à  Empoigny.  Alors  la 
perspective  d'une  nuitée  à  l'hôtel  s'ajouta  a  ses  autres 
tracas.  11  envia  un  vieil  ouvrier  qui,  ses  outils  sous 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  121 

le  bras,  son  pénible  labeur  fini,  le  précédait  sur  le 
trottoir.  Sans  doute  il  regagnait  un  logis  misérable  ; 
mais  cet  bomme  ne  portait  pas  dans  sa  cbair  les  vers 
qui  le  mangeaient  vivant,  lui,  le  roi  Hasseufosse, 
échoué  sur  ce  pavé  départemental,  traînant  sous  les 
réverbères  les  maux  de  sa  grandeur. 


XV 


Madame  Rassenfosse  ne  se  rendit  pas  bien  compte 
de  ses  sentiments  quand,  en  rentrant  à  Empoigny, 
son  mari  lui  apprit  les  torts  de  Lavandliomme. 
Ceux-ci  semblaient  d'un  ordre  tout  matériel.  Un 
mystère  d'ailleurs  entourait  le  fond  même  de  leur 
vie  :  rien  ne  prouvait  que  le  vicomte  eût  quitté  La  Ra- 
sepelote.  Adélaïde  s'imagina  qu'ils  continuaient  à  y 
vivre  ensemble,  séparés  et  présents,  dans  une  condi- 
tion d'époux  ennemis.  Elle  se  sentit  h  la  fois  très  mal- 
heureuse et  se  réjouit  de  limpossibililé  de  toute 
entente  finale.  Elle  s'était  faite  à  l'idée  de  savoir  (ibis- 
laine  coupable  et  méprisée,  pardonnée  seulement  par 
ses  tendresses  moternelles.  Elle  l'aimait  pour  la  dou- 
leur de  cette  union  mauvaise,  pour  une  peur  inquiète 
des-  outrages  et  des  humiliations  que  peut-étie  elle 
avait  à  subir  de  la  part  de  l'homme  détesté  par  toutes 
deux.  C'était  chez  elle  une  haine  tenace,  toujours 
neuve,  pour  ce  Lavnnd'homme  qui  lui  avait  volé  sa 
fille  et  qu'ils  avaient  dû  payer  si  cher.  Elle  l'eût  voulu 
plus  abject  encore,  capable  de  se  porter  à  des  sévices 
sur  Ghislaine,  afin  de  s'arroger  des  raisons  plus  fortes 


\22  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

de  le  haïr.  Son  égoïsme  de  mère  la  poussait  à  une 
perversion  de  sa  vieille  affection  :  jamais  elle  no  se  fût 
consolée  dun  effacement  de  leurs  mutuelles  rancunes. 
Tant  qu'elles  subsistaient,  personne  du  moins  ne  lui 
dérobait  le  cœur  de  son  enfant  ;  ce  cœur  lui  demeurait 
tout  entier  avec  ses  afflictions,  le  besoin  d'être  dor- 
lotée et  secourue  par  elle,  l'inutilité  d'espérer  nul 
autre  refuge. 

Dès  lors  madame  Rassenfosse  nourrit  un  espoir 
qui,  en  faisant  rentrer  Ghislaine  sous  leur  toit,  ré- 
parerait tant  d'injures  et  de  maux.  En  même  temps 
grandissait  le  ressentiment  du  pacte  qui  l'avait  li- 
vrée à  Lavand'homme.  Elle  sentit  le  besoin  de  s'ab- 
soudre, oublia  sa  propre  connivence  pour  ne  plus 
penser  qu'à  la  part  qu'y  avait  prise  son  mari.  En 
ferment  d'aigreur,  pour  ce  malheur  de  Ghislaine 
qu'ils  devaient  se  rejeter  l'un  sur  l'autre,  ne  cessa 
plus  de  les  travailler  tous  les  deux.  Adélaïde,  qui 
croyait  aimer  sa  fille  d'une  passion  sincère,  se  révéla 
ainsi  un  monstre  d'hypocrisie  m-aternelle.  Elle  eût 
tout  donné  pour  la  savoir  heureuse,  mais  elle  l'eût 
vouée  aux  exécrations  si  le  bonheur  lui  fût  venu 
par  Lavand'homme.  Elle  continua  à  porter  dans  ses 
regrets  la  mort  du  triste  cœur  absent  ;  elle  alluma 
les  cierges  de  sa  pilié  et  les  laissa  pleurer  sur  des 
douleurs  qu'au  fond  elle  désirait  inconsolables. 

Jean-Eloi  lui  avait  confessé  la  maternité  prochaine. 
Tout  en  plaignant  sa  fille,  elle  se  mit  à  suivre  les 
jours  avec  angoisse,  ayant  peur  d'écouter  ses  secrets 
désirs,  éprouvant  le  besoin  d'y  mêler  l'intervention 
des  Miséricordes.  La  confiance  en  un  divin  recours 
bientôt  l'inclina,  par  un  espoir  d'être  ouïe  en  son  cou- 
pable vo^u,  vers  une  piété  qu'elle  se  mit  à  pratiquer 
avec  ferveur.  Une  haine  aussi,  chez  Rassenfosse, 
vouait  à  la  mort  dès  les  entrailles  celte  chair  réprou- 
vée, la  honte  de  ce  sang  impur  qui  aux  rameaux  de 
la  famille  anoblie  d'ancienne  bourgeoisie,  allait  faire 
remonter  des  plèbes  inconnues. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  123 

Il  avait  trouvé  une  déception  à  Empoigny.  Arnold, 
de  Tanger,  lui  annonçait  qu'il  avait  laissé  partir  le 
reste  de  la  mission.  Une  incuriosité  pour  les  pays 
traversés,  Tennui  de  cet  exotisme  qui  émerveillait 
ses  compagnons  et  auquel  il  préférait  le  dressage  de 
ses  chevaux,  lui  rendait  impérieux  le  désir  du  re- 
tour. Mais  des  aventures  avaient  allégé  son  viatique  : 
il  priait  son  père  de  lui  faire  adresser  à  Marseille  un 
chèque  de  six  mille  francs  avec  lesquels  il  comptait 
séjourner  quelques  semaines  à  Paris. 

Rassenfosse  en  ressentit  un  dépit  violent.  Jusqu'au 
bout,  cette  calcaire  cervelle  demeurerait  imper- 
méable à  toute  infiltration  salutaire  ?  Même  le  général 
intérêt  pour  la  vie  nomade  à  travers  d'antiques  et 
fabuleux  territoires  échouait  sur  son  obtuse  intelli- 
gence de  valet  de  chenil?  Et  toujours  cet  argent  !  Ses 
enfants  le  saignaient  par  toutes  les  veines.  Après 
cette  dot  de  Ghislaine  qui  l'amputait  de  près  de  deux 
millions  et  gorgeait  la  gloutonnerie  de  Lavan- 
d'homme,  après  les  pétitions  réitérées  de  Régnier, 
c'était  ce  balourd  qui  à  son  tour  Técorchait  1  11  était 
la  tonne  où  les  exigences  de  ses  fils  constamment 
mettaient  la  chante-pleure  et  qui  se  vidait  dans  leurs 
folies.  Jean-Eloi  eut  peur  d'un  coup  de  tète  et  finale- 
ment envoya  le  chèque.  C'était  l'habituelle  issue  : 
il  redoutait  le  discrédit  de  son  nom,  ravilissement 
de  cette  grande  firme  des  Rassenfosse,  devenu  l'esclave 
de  la  probité  de  sa  signature,  sensibilisé  jusqu'à  l'éré- 
thisme  en   son  honneur   de  haut  financier  ponctuel. 

—  Ah!  se  disait-il,  j'ai  mis  au  monde  des  re- 
quins... Ils  me  mangent  vivant...  Et  le  malheur 
c'est  que  je  ne  suis  pas  encore  assez  riche  pour  me 
dispenser  d'être  un  honnête  homme. 

Il  payait.  Il  eût  volontiers  consenti  à  payer  double, 
cette  fois,  si  seulement  ce  numéraire,  en  tenant  Arnold 
éloigné  de  la  famille,  avait  pu  un  peu  de  temps  re- 
fréner la  bêle  toujours  prêle  à  se  déchaîner.  Mais 
avec  cette    force    ingouvernable    et    brute    qu'une 


124    '  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

poussée  du  sang  faisait  partir  comme  par  un  brusque 
déclic,  on  n'était  jamais  sur  de  rien. 

Une  crise  de  Simone  encore  acérait  leurs  ennuis, 
une  crise  où  pendant  toute  une  henre,  elle  s'était 
débattue  aux  mains  de  sa  mère  et  des  femmes  avec 
de  grands  battements  de  sa  tète  k  travers  les  oreillers 
et  des  cris  qui  appelaient  Ghislaine  comme  du  fond 
de  la  mort,  d'horribles  cris  pour  des  détresses  qu'à 
travers  le  déchirement  de  son  esprit,  elle  semblait 
entrevoir.  D'autres  crises  suivirent.  Elle  avait  des 
visions  d'hommes  noirs  portant  des  cercueils,  tou- 
jours elle  apercevait  des  cierges  brûlant  en  des  ténè- 
bres de  chapelles.  Le  malheur  et  la  mort  autour  d'elle 
s'obstinaient  comme  un  vol  d'oiseaux  funèbres,  comme 
de  prophétiques  corneilles  annonciatrices  des  ruines 
de  la  famille.  Elle  devint  la  petite  Cassandre  qui, 
avec  de  ranques  gémissements,  des  abois  d'effroi, 
prédisait  la  fin  des  Rassenfosse. 

Toute  enfant,  elle  avait  senti  les  premières  atteintes 
du  mal.  Enfin  la  nubilité,  longtemps  contrariée,  se 
déclarait  ;  les  accès  cessaient  un  peu  de  temps, 
reprenaient  ensuite  plus  violents  :  leur  médecin  pré- 
conisa le  mariage.  La  maternité  surtout,  en  régula- 
risant l'organisme,  en  pacifiant  et  canalisant  les 
humeurs,  s'attestait  souveraine  pour  les  névroses  de 
jeune  fille.  Mais  cette  thérapeutique,  quand  on  lui  en 
parla,  lui  fit  horreur.  Elle  se  jeta  dans  les  bras  mater- 
nels avec  une  véhémence  de  honte  et  de  douleur, 
implora  qu'on  l'enfermât  plutôt  dans  un  couvent. 

A  dix-huit  ans,  sa  peur  de  l'homme  allait  jusqu'à 
l'emprisonner  dans  ses  chambres,  sitôt  qu'un  étranger 
était  reçu  dans  la  maison.  Elle  refusait  de  descendre, 
ou  paraissait  à  table  gauche  et  agitée,  tellement  irri- 
table qu'une  fois,  à  un  dîner  où  le  fils  Provignan, 
qui  pour  la  première  fois  venait  chez  les  Jean-Eloi, 
l'entourait  de  prévenances  un  peu  pressantes,  elle  se 
mettait  à  casser  les  verres  en  proie  à  une  vio'ente 
crise  de  nerfs. 


LA    FIN    DES    BOUUGEOIS  12o 

Douce  et  quinteuse,  très  sensible,  mais  en  même 
temps  secrète  et  rusée,  menteuse  par  besoin  de  tout 
compliquer  autour  crdle,  la  taciturne  Simone  de- 
meurait un  mystère,  même  pour  ses  parents.  Cette 
nature  contradictoire,  cette  âme  irresponsable  et 
fuyante  les  effrayait.  Ils  se  souvenaient  qu'un  jour, 
ayant  enlevé  aux  écrins  de  sa  mère  un  collier  de  perles 
fines,  elle  avait  laiss»'»  soupçonner  une  des  femmes 
de  chambre  de  la  maison.  Elle-même  prétendit  avoir 
vu  le  collier  aux  mains  de  la  domestique.  Madame 
Rassenfosse  monta  à  la  chambre  de  celte  fille,  fouilla 
ses  coffres,  ne  trouva  rien  et  la  mit  à  la  porte.  Mais 
sitôt  qu'elle  fut  partie,  Simone,  tourmentée  par  les 
remords  à  un  âge  où  tout  péché  semble  véniel,  ne 
cessa  plus  de  pleurer  et  de  prier,  surprise  quelque- 
fois devant  la  petite  Vierge  de  son  alcôve  à  genoux 
et  sanglotante.  Madame  Rassenfosse  pressentit  la 
vérité  et  multiplia  les  instances.  Alors  elle  se  roula 
à  ses  pieds,  finit  par  avouer  qu'elle  avait  dérobé 
le  collier  et  l'avait  caché  sous  un  oranger  dans  leur 
jardin  d'hiver.  On  vida  la  caisse  inutilement.  Elle 
indiqua  une  autre  cachette,  mais  rien  encore  cette 
fois.  Et  enfin,  après  s'être  toujours  contredite,  elle 
allait  un  matin  déposer  le  collier  sur  la  cheminée  de 
la  chambre  à  courber  de  sa  mère  sans  avoir  voulu 
révéler  l'endroit  d'où  elle  l'avait  retiré.  Toute  sa 
duplicité  et  son  inconscience  percèrent  dans  cette 
restitution  cauteleusement  différée  après  un  rapt 
dont  elle  s'était  reconnue  coupable  et  qui  l'avait  sup- 
pliciée de  la  peur  des  châtiments  étemels. 

A  Empoigny,  elle  restait  la  même  enfant  sournoise 
et  clandestine,  cloitrée  des  jours  entiers  dans  la  tou- 
relle où  elle  avait  sa  chambre,  n'en  sortant  que  pour 
errer  par  les  jardins  ou  descendre  cueillir  aux  prai- 
ries des  fleurs  dont  elle  se  torsait  des  guirlandes  et 
qu'elle  entremêlait  a  ses  tresses  dénouées,  toute  pâle 
et  fatale  sous  ses  rustiques  couronnes  avec  lesquelles 
elle  remontait   s'admirer  dans  la  glace  comme  une 


126  LA    riN   DES    BOURGEOIS 

petite  reine  de  féerie.  Et  c/étaient,  en  ces  vols  de  ses 
robes  de  mousseline  à  travers  les  sentiers  étoiles 
de  flores  sauvages,  en  ces  battements  d'ailes  de  ses 
guimpes  qui  lui  donnaient  Tair  d'un  joli  papillon 
butinant  parmi  les  corbeilles,  des  chansons  de  sa 
petite  enfance  qu'elle  se  chantait  comme  en  songe  et 
qui  montaient  vers  les  fenêtres  du  château,  un  peu 
de  son  àme  demeurée  enfant  flottant  autour  d'elle 
dans  les  arômes  et  le  soleil. 

Les  Jean-Eloi  évitaient  de  la  contrarier,  appelaient 
cela  ses  petites  folies.  C'était  la  fleur  maladive  du 
sang  des  Rassenfosse,  la  triste  rose  de  Noël  de  l'hiver 
de  leur  race  épuisée  par  le  sang  des  héros  et  qui, 
en  cette  ponsse  débile,  en  ce  mal  profond  des  nerfs 
qu'une  sève  pauvre  ne  savait  plus  régler,  se  mou- 
rait de  langueur. 

Effrayés  de  son  dernier  accès,  ils  mandèrent  à 
Empoigny  deux  illustrations  de  la  science,  deux 
spécialistes  de  la  névrose,  le  grand  Marchandieu  et 
le  docteur  Bachot  qu'on  appelait  irrévérencieuse- 
ment le  «  vétérinaire  de  ces  dames  »  ponr  la  rudesse 
bourrue  dont  il  entrait  dans  leurs  chambres  de  ma- 
lades comme  dans  une  clinique  de  chevaux  et  rem- 
barrait leurs  effrois  mièvies  de  fine  humanité  ado- 
nisée. 

Il  fallut  les  promener  toute  une  heure  avant  de 
découvrir  Simone  qui  s'était  refusée  à  la  consultation. 
Enfin,  avec  laide  des  femmes  de  chambre  envoyées 
en  limiers,  ils  la  dépistaient  au  fond  d'une  des  char- 
milles. 

—  Yous  savez,  mademoiselle,  je  n'ai  pas  le  temps, 
moi,  de  me  prêter  à  vos  simagrées,  cria  Buchot 
aussitôt  que  de  loin  ils  l'eurent  aperçue,  prenant 
dans  une  gerbe  des  marguerites  qu'elle  se  piquait 
dans  les  cheveux. 

Cette  voix  dure  la  saisit.  Elle  s'arracha  vivement 
du  front  les  pâles  astérioles,  resta  interdite  à  les 
regarder  s'approcher. 


LA    FI\    DES    liOlRGHOIS  127 

—  Mais  arrive  doue,  dit  Jean  Eloi.  N'aie  pas  peur. 
Ces  messieurs  viennent  te  poser  nne  ou  deux  ques- 
tions, simplement. 

Marchandieu,  dans  sa  cravate  blanche,  très  haut, 
le  nez  en  faucille,  surtout  lintimidait.  Il  l'interrogea. 
N'éprouvait-elle  pas  par  moments  des  fourmillements 
entre  les  épaules  ?  N'avait-elle  pas  une  partie  du 
corps  plus  sensible  que  l'autre  ?  Elle  secouait  la  tète 
sans  répondre,  d'un  geste  bref  et  rechigné  qui  niait. 

—  Et  les  mois  ?  demanda  brutalement  Buchot. 
Cette  fois  une  vraie  rage  la  prit  pour  cet  homme 

qui  l'interrogeait  sur  ses  intimités.  Avec  une  gami- 
nerie de  révolte  elle  lui  tira  la  langue,  s'élança  hors 
de  la  charmille,  en  soufflant  du  bout  de  ses  lèvres 
colères  : 

—  Je  n'ai  rien  î  je  n'ai  rien  ! 

Marchandieu  se  tourna  vers  madame  Rassenfosse  : 

—  Nerfs  irritables,  variations  constantes  d'hu- 
meur, hein?  Et  sans  doute  tendance  aux  dépravations 
de  l'appétit  ?  Mon  Dieu,  madame,  elles  en  sont  toutes 
là  aujourd'hui. 

—  Moi,  dit  Buchot,  je  les  mets  à  la  terre,  je  les 
fais  bêcher...  Oui,  en  surmenant  le  corps,  quelquefois 
on  arrive  à  des  résultats. 

—  Et,  reprit  Marchandieu,  n'existe-t-il  pas  une 
certaine  répulsion  à  l'égard  des  hommes  ? 

Madame  Rassenfosse  baissa  les  yeux. 

—  Mon  Dieu,  oui,  peut-être. 
Les  médecins  se  regardèrent. 

—  C'est  bien  ça,  fit  Buchot. 

Des  fenêtres  de  la  salle  à  manger,  Adélaïde  les  vit 
ensuite  marcher  par  les  allées,  à  petits  pas  de  dis- 
cussion, quelquefois  s'arrétant  et  se  parlant  nez  à 
nez  les  bras  croisés,  puis  reprenant  leur  promenade, 
les  mains  derrière  le  dos,  avec  le  battement  de  leurs 
cannes  contre  leurs  talons.  Au  bout  de  dix  minutes, 
ils  remontèrent  vers  la  terrasse.  Ils  étaient  d'accord 
pour  un  traitement  métalloscopique,  prescrivirent  le 


128  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

cheval,  la  gymnastique,  les  grandes  marches.  Inter- 
diction de  tente  surexcitation  cérébrale.  Q  faut  revir- 
giniser  l'esprit  en  l'abêtissant,  insista  Bnchot. 

Régnier  depuis  quelques  jours  était  rentré  à  Em- 
poigny.  Simone  monta  à  sa  chambre.  Elle  pleurait, 
s'arrachait  les  cheveux. 

—  Pourquoi  n'es-lu  pas  descendu  me  défendre? 
Tu  aurais  pris  la  grande  épée  qui  est  dans  la  pano- 
plie d'Arnold.  Ah!  Ah!  Nous  aurions  bien  ri  s'ils 
s'étaient  tout  à  coup  mis  à  genoux  en  criant  grâce. 

Elle  s'assit,  puis  très  sérieusement  lui  parla  de  se 
jeter  du  haut  de  sa  tourelle  plutôt  que  de  se  sou- 
mettre au  régime  barbare  qu'ils  ordonnaient. 

—  Vois-tu,  c'est  horrible.  Ils  veulent  me  faire 
manger  des  choses,  des  métaux...  Et  puis,  le  cheval! 
Moi  qui  ne  peux  pas  même  rester  trois  minutes  sur 
une  chaise  ! 

Son  air   de   résignation  comique  amusa  Régnier. 

—  Mais  envoie-les  donc  promener,  maman  comme 
les  autres.  Est-ce  qu'ils  comprennent  quelque  chose 
à  ton  mal  ?  Est-ce  que  c'est  seulement  une  maladie? 

—  N'est-ce  pas?  N'est-ce  pas  ?  s'écria-t-elle  à  tra- 
vers l'étrange  regard  dont  elle  semblait  voir  passer 
les  idées  dans  l'air.  Tu  sais  bien,  toi,  grand  Ré,  que 
ce  n'est  pas  vrai,  que  je  suis  comme  cela  sans  être 
pour  cela  malade  ! 

—  Et  figure-toi,  vint-elle  lui  dire  à  l'oreille  d'un 
air  de  mystère,  ils  m'ont  défendu...  Devine  un  peu. 

—  Non,  je  ne  peux  pas,  ma  bosse  ne  me  dit  rien. 

—  Méchant  singe,  je  te  hais.  Et  le  caressant  :  —  Je 
ne  veux  pas  que  tu  parles  méchamment  de  ta  gentille 
bosse.  Au  moins,  toi,  tu  n'es  pas  fait  comme  les  autres 
hommes.  Et  maman  qui  aurait  voulu  me  marier, 
autrefois  !  Mais  c'est  toi  qui  seras  toujours  mon  petit 
mari,  je  n'en  veux  pas  d'autre  que  toi.  Eh  bien,  tu 
ne  rlcvines  pas? 

Elle  fronçait  le  sourcil,  comme  pour  un  secret  pé- 
nible : 


LA    FIN    DES  BOURGEOIS  129 

—  Allons,  fit  Régnier  en  souriant,  je  vois  que  c  est 
une  très  grosse  chose,  une  chose  ténébreuse  et  diffi- 
cile  à  révéler,  comme  toujours.  Toi,  vois-tu,  tu  es 
hi  cachette  à  mystère,  il  faut  toujours  une  clef  pour 
l'ouvrir. 

—  Xon,  mais  j'ai  peur  que  tu  ne  trouves  pas  cela 
assez  exorbitant. 

Et  très  bas,  en  donnant  à  ses  mots  un  sens  caché 
et  qu'elle  seule  y  discernait  : 

—  Ils  m'ont  défendu  de  lire...  N'est-ce  pas  hor- 
rible? 

—  Ah  ! 

Régnier  alla  prendre  dans  sa  bibliothèque  une 
poignée  de  livres  et  les  jetant  à  ses  pieds  : 

—  Tiens,  voilà  le  cas  qu'il  faut  faire  de  leurs  dé- 
fenses... 11  y  en  a  là  dedans  de  raides...  Lis  tout, 
fifiUe,  bois-en  le  vin  et  la  lie.  Hein  !  eu  avons-nous 
déjà  mangé,  de  ces  charognes  d'auteurs?  Ils  sont 
tous  putrides  aujourd'hui,  ils  puent  t'étable  et  la 
vidange.  Ah  !  ma  chère,  ce  sont  les  poux  qui  sont 
en  train  de  manger  ce  qui  reste  encore  de  cervelle  à 
l'humanité.  Eh  bien,  il  faut  leur  venir  en  aide  en  les 
lisant.  Ah!  Ah  1  Nous  n'en  avons  plus  pour  long- 
temps. La  grande  débâcle  approche.  A  force  d'en- 
graisser des  porcs  comme  Antonin,  on  verra  saillir 
bientôt  l'os  de  la  terre.  Fini  la  noce  alors  !  Finis  les 
Rassenfosse  !  Le  dernier  homme  nous  aura  fendu  le 
ventre  et  mangé  l'intestin.  Va,  laisse-les  dire  et 
nourris  ta  petite  àme  vicieuse,  nourris-la  fortement 
de  toute  la  perversih^  humaine.  Prends  exemple  sur 
ton  frérot.  Je  méprise  tous  les  hommes,  mais  il  n'y 
a  personne  que  je  méprise  autant  que  moi-même, 
c'est  là  ma  force.  I.a  bosse  à  petit  Ré  contient  assez 
de  haine  pour  faire  sauter  le  monde.  Vois  tu,  Zizi, 
nous  sommes  les  deux  monstres  de  la  famille.  Si 
seulement  ces  pleutres  et  ces  bétas  pouvaient  voir 
au  fond  de  nous,  ils  reculeraient  épouvantés  I 

Simone  lui  mit  un  doigt  sur  la  bouche,  et  tendant 


i30  LA    1-IX    DES    BOURGEOIS 

le  COU  avec  la  frayeur  aux  yeux   d'un   pas  ouï  dans 
l'escalier  : 

—  Chut,  tais-toi...  Il  y  avait  tout  b.  l'heure  un 
homme  dans  larmoire  du  carré...  Il  s'est  teiui  caché 
pendant  que  je  passais.  Tu  sais  bien,  l'homme  ! 

Elle  resta  un  instant  attentive,  toute  apeurée  sur 
cette  petite  poitrine  de  bossu  où  elle  se  blottissait, 
la  tète  tournée  vers  la  porte,  comme  si  vraiment 
quelqu'un  allait  entrer.  Puis  ses  lèvres  s'ouvrirent 
à  un  étrange  sourire  : 

—  Il  vient  pour  m'épouser,  lui  aussi.  C'est  un 
homme  tout  noir  ;  il  portait  l'autre  jour  un  petit  cer- 
cueil d'enfant.  Ah  î  je  sais  bien  qu'on  dit  que  je  suis 
folle... 

Régnier  très  doucement  lui  appuya  la  caresse  de 
ses  longues  mains  sur  les  yeux. 

—  Dodo,  la  petite  tète...  L'homme  noir  repassera. 
Je  le  connais  aussi  bien  que  toi,  va...  Il  était  dans 
la  chambre  le  jour  où  ma  bosse  a  mis  le  nez  à  l'air 
pour  la  première  fois. 

Maintenant  elle  tirait  mulinement  les  poils  de  sa 
moustache,  redevenue  rieuse,  comme  amusée  d'un 
tour  qu'elle  lui  jouait  : 

—  Ce  n'est  pas  vrai...  Il  ne  vient  pas  pour  moi. 
Mais  je  t'assure,  j'ai  bien  cru  l'apercevoir  tout  à 
l'heure  dans  l'escalier.  Et  puis,  tu  criais  trop  haut, 
aussi  :  on  aurait  pu  t'entendre.  11  ne  faut  pas  qu'on 
sache  que  je  suis  ici  avec  toi.  On  me  le  défendrait, 
comme  la  lecture.  Et  comme  ça,  d'être  seuls  à  deux 
quand  personne  ne  s'en  doute,  c'est  bien  plus  amu- 
sant. 

Elle  baissa  les  yeux  : 

—  C'est  comme  du  péché. 

Régnier  l'avait  prise  par  les  poignets  et  l'attirait 
sous  ses  yeux,  si  près  que  leurs  visages  se  tou- 
chaient : 

—  Ah  !  ce  qu'il  y  a  là!  Ce  qu'il  y  a  là,  murmura-t-il 
d'une  voix  dont  il  paraissait  se  parler  à  lui-même. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  131 

Va,  tu  leur  échapperas  toujours,  petite  àme  de  fumée, 
petit  cœur  de  fleur  au  soleil  de  la  laude,  sombre  fleur 
des  miuuils  !  Il  u'y  a  que  moi  qui  vois  clair  eu  toi  ; 
j'ai  compris  ta  destinée...  Pour  toi  comme  pour  moi, 
lieu  à  faire  :  un  vent  nous  emporte.  Ah  !  ils  sont  bien 
pourris,   les   Rassenfosse  ;   ils    sont  mûrs    pour  les 
vers,  puisque  dans  tout  ce  fumier   de  la  famille,   il 
n'y  a  plus  que  le  viscère  de  ce  gros  Antonin  et  nos 
deux  pauvres  âmes  infirmes,  [/anémie  et  la  phlétore, 
ce  sera  la  crevaison  finale.  T'es-tu  déjà  demandé  ce 
qu'il  pouvait  y  avoir  de  cœur  chez  ces  pachydermes 
de  Quadrant?  et  chez  ce  perroquet  bavard  d'Eudoxe? 
En  les  raclant  jusqu'aux  moelles,  eu  déblayant  toute 
leur  salauderie  et  leur   sottise,  on   ne  trouverait  ni 
un  sentiment  ni  une  idée.  C'est  la  ménagerie  de  tous 
les  bas  instincts  et  de  tous  les  égoismes...  Je  ne  veux 
rien  dire   de    papa,    un   coffre-fort,    une    liasse    de 
bank'notes,  un  sac  de  pièces  de  cent  sous,  le  prince 
des  comptables,  mais  qui  laissera  protester  sa  signa- 
ture en  nous.  Toute  sa  vie  a  été  une  suite  d'échéances 
ponctuellement   payées,    en   attendant   la  dernière, 
qu'il    ne    paiera    plus   et   qui   fera   sauter  toute   la 
maison.   Mais    les   Jean-Honoré  !  Cette  vieille  toque 
sur   un  code  !  Un  crâne  mécanique  à  articulations  ! 
Un  cacatois  déplumé  sur  son  perchoir   du  barreau! 
Cette  ganache-là  laisserait  s'exterminer  le  mondeplutôt 
que  de  renoncer  à  ses  fameuses  bases  sociales.  Et  tu 
ne   sais   pas,  c'est  lui   qui  a  machiné   ce  dégoûtant 
mariage  fl'Eudoxe  avec  la  juive,   la  poule  aux  œufs 
d'or,  qu'il  aurait  bien  fricassée  pour  son  compte  s'il 
avait  pu...  Maintenant  nous  roulons  à  l'aristocratie, 
.  nous  avons  des   baronues  et  des  vicomtes  dans  nos 
papiers!  Et  cette  canaille  de  Piébœuf!  Cette  dégoû- 
tante vomissure!  Cet  exploiteur  de  charniers!  Tous 
comptent  sans  l'encaisseur   qui  viendra  demain  tou- 
cher ses  arriérés  etleur  fera  rendre  gorge,  à  tous  ces 
repus  pour  qui  la  vie  n'aura  été  qu'une  bamboche. 
Ce  sera  le  tour  du  grand  huissier  et  de  la  banque- 


132  LA    FIN    DES    BOrUGEOfS 

route.  Grand'mère  Barbe  l'appelle  Dieu.  Mais  Dieu  ou 
le  Destin,  ça  m'est  égal.  Je  crois  seulement  à  un 
grand  livre  où  nous  figurons  à  la  colonne  Doit  et 
Avoir.  Et  qu'est-ce  que  tu  veux  que  ces  gens  com- 
prennent à  une  àme  comme  la  tienne,  à  des  âmes 
comme  les  nôtres? 

Un  rire  aigre  lui  chevrota  aux  dents.  Il  lança  un 
coup  de  pied  aux  livres  épars  devant  Simone. 

—  Après  tout,  ils  ont  peut-être  raison.  Sois  une 
grue  comme  toutes  les  autres.. .  Mais  que  tu  lises  ou 
que  tu  ne  lises  pas,  ce  n'est  pas  cela  qui  empêchera 
ce  qui  doit  arriver.  Le  mal  est  en  nous.  La  bosse  que 
j'ai  sur  le  dos,  tu  la  portes  en  dedans,  toi. 

Elle  s'écarta,  et  ses  jupes  en  tampons  dans  les 
mains,  tout  à  coup  esquissa  un  rythme  de  danse. 

—  Yeux-tu  valser,  dis,  mon  petit  singe?  C'est  plus 
gai...  Tu  ne  veux  pas?  Oh  1  bien,  alors  je  danserai 
toute  seule.  Moi,  tu  sais,  je  danse  quelquefois  ainsi 
pendant  des  heures,  dans  ma  chambre.  Ça  me  fait 
mal.  C'est  bon. 

En  des  cercles  lents  de  blancheurs,  tournait  la 
diaphane  figure,  le  nuage  léger  de  sa  robe.  Elle  pivo- 
tait sur  ses  orteils,  les  mains  à  son  front,  les  yeux 
évanouis  et  vertigineux,  en  susurrant  un  lointain 
refrain,  une  musique  infiniment  blessée  et  douce,  et 
par  moment,  de  l'extrémité  de  ses  doigts  fluets, 
comme  une  cueillette  à  des  espaliers  de  rêve,  lui 
jetait  des  pétales  de  marguerites  qu'à  mesure  elle 
détachait  de  ses  cheveux  pâles. 

—  Tiens,  à  toi  ..  Je  n'en  donnerai  jamais  d'autres 
à  personne...  A  toi...  Ils  n'aurojil  pas  mes  margue- 
rites ! 

Un  court  vertige  la  fit  chanceler  tandis  que  brus- 
quement, dans  le  flottement  autour  d'elle  de  l'étofTe 
nébuleuse,  elle  s'arrêtait,  les  paupières  éteintes,  ses 
deux  mains  à  son  cœur. 

—  Dis,  la  mort,  c'est  peut-être  cela!  On  tourne,  on 
tourne,  on  cesse  de  voir,  on  ne  sait  plus. 


LA    FIN    DES    BOIRGEOIS  133 

Et  tout  de  suite  après,  elle  lui  tapotait  les  joues, 
disait,  moqueuse,  d'un  air  de  malice  et  de  mystère  : 

—  Adi^u,  grand  Ré,  petit  Ré.  J'ai  donné  rendez- 
vous  h  quelqu'un  dans  la  charmille.  N'y  viens  pas, 
c'est  un  secret. 

La  robe  d'aurore  et  de  songe,  à  travers  un  batte- 
ment d'escarpins  sur  les  degrés  de  l'escalier,  s'en- 
vola. 

Régnier  continuait  à  regarder  la  porte  par  où  la 
petite  ombre  avait  disparu,  par  où  avait  fui  le  joli 
oiseau  malade. 

Il  frappa  un  coup  sec  des  doigts  à  son  front. 

—  C'est  là,  se  dit-il,  c'est  là  la  fêlure. 


XVI 


Une  nouvelle  pressentie  s'ébruila.  On  apprît  que 
le  jeune  Provignan  avait  demandé  la  main  de  Cyrille  ; 
les  Jean-Honoré  agréaient  le  mariage.  Un  matin, 
comme  autrefois  Jean-Eloi,  le  père  était  parti  con- 
sulter l'aïeule. 

—  Je  m'en  doutais,  dit  Barbe  aussitôt.  Votre  mère 
n'a  pas  ses  yeux  dans  sa  poclie.  Eh  bien,  mais  je  n'y 
vois  pas  de  mal.  Le  garçon  est  aimable,  un  peu  fem- 
melin  par  exemple.  Mais  quand  je  vois  quelle  espèce 
de  gens  votre  frère  impose  à  la  famille,  je  n'ai  plus 
envie  de  me  montrer  trop  difficile.  Ce  n'est  pas  un 
héros  comme  l'étaient  votre  père  et  votre  aïeul 
Jean-Chrétien  l'\  Dieu  n'en  fait  comme  cela  que  pour 


134  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

commencer  les  règnes.  11  ouvre  la  main,  lance  la 
graine,  et  elle  tombe  là  où  elle  doit  tomber.  Ensuite 
c'est  aux  familles  à  se  continuer  elles-mêmes. 

—  De  quoi  parlions-nous  ?  reprit-elle  en  paraissant 
sortir  des  ombres.  Ah  I  d(î  votre  petit  Léon.  C'est, 
après  tout,  un  fils  de  bourgeois  comme  nous,  avec 
du  sang  probe  aux  veines  11  y  a  dans  la  lignée  des 
Provignan  des  bateliers  comm'3  chez  nous  il  y  a  des 
mineurs.  Si  Cyrille  n'est  pas  trop  sotte,  elle  aura  là 
un  bon  mari. 

Les  Provignan,  en  effet,  gens  de  fleuves  et  d'écluses, 
avaient  commencé  leur  fortune  par  Tachât  d'une 
gabarre.  C'étaient  de  petits  mariniers  besogneux  vi- 
vant sur  leur  bateau  et  qui,  frétés  parles  marchands, 
descendaient  oa  remontaient  les  rivières  avec  des 
chargements  de  bois,  de  briques,  de  froment  ou  de 
charbon.  Après  quarante  ans  de  battelage  et  d'épar- 
gnes, ils  équipaient  une  barge,  montaient  un  ser- 
vice de  messageries.  La  barge,  hàlée  par  une  paire 
de  chevaux  au  galop,  filait  entre  les  rives  plates  dans 
le  silence  des  paysages,  relayant  brèvement  aux 
villes  et  aux  grosses  bourgades.  Emmanuel  Provi- 
gnan, leur  fils,  le  père  des  Provignan  actuels  et 
le  chef  de  la  dynastie,  recueillait  l'héritage  et  en 
étendant  les  primitifs  services,  devenait  un  des  gros 
maîtres-bateliers  du  pays.  Mais  les  rapides  bateaux  à 
aubes  bientôt  détrônaient  la  vieille  navigation  lente 
des  barges,  il  réorganisait  ces  transports  qui  désor- 
mais marchèrent  à  la  vapeur,  comme  les  grandes 
concurrences.  En  même  temps  il  restaurait  la  pre- 
mière industrie  de  la  famille,  gréait  toute  une  flot- 
tille de  péniches,  de  sloops  et  de'  otters,  les  louant 
à  des  sous-traitants  ou  chargeant  pour  son  compte, 
acqnérait  une  part  dans  la  maison  Cook  and  C^,  dont 
la  prospérité  commençait.  Ses  deux  fils  à  sa  mort  se 
partageaient  les  quinze  cent  mille  francs  qui  repré- 
sentaient cette  petite  royauté  batelière.  Le  cadet, 
Jonathan,  continuait  la  firme  paternelle;  l'aîné,  Pierre- 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  13o 

Jacques,  devenait  le  principal  associé  des  Cook,  et  à 
la  mort  du  vieux  Cook,  le  fondateur  de  la  maison 
dont  il  épousait  la  fille,  désormais  signa  Cook,  Pro- 
vi.s-nan  et  C'^ 

C'étaient,  avec  les  Davidson,  les  Cahn  et  les  Van 
Laer,  mais  à  un  rang-  an-dessous,  les  grands 
armateurs  de  la  métropole.  Ils  possédaient  six 
steamers  et  cincf  voiliers,  un  service  régulier  entre 
Anvers  et  Liverpool,  deux  grandes  lignes,  Melbourne 
et  San-Francisco.  La  primitive  gabarre  de  Tancètre, 
le  lourd  sabot  cheminant  avec  sa  spirale  fumeuse 
au  fil  des  canaux,  devenait,  à  travers  les  temps,  le 
galion  qui  par  les  Atlantiques-  roulait  la  fortune  des 
Provignan.  Une  armada  sortait  des  flancs  de  la  petite 
arche  de  Noé  où,  près  d'un  demi-siècle,  parmi  le  chien, 
le  chat  elles  poules,  avait  trimé  le  ménage  des  grands- 
parents.  La  féodale  maison  des  armateurs^eut  pour 
légende  l'humble  cambuse  prolétaire,  avec  la  bonne 
figure  saurée  de  la  mère  faisant  mijoter  la  soupe  aux 
poissons,  la  haute  silhouette  rigide  du  père  pous- 
sant sur  le  gouvernail. 

Léon  était  le  dernier  des  quatre  fils  de  Pierre-Jac- 
ques. Mais,  tandis  que  ses  frères,  dans  le  mouve- 
ment du  port  et  l'affairement  des  bureaux,  restaient 
fidèles  à  leur  sang  de  mariniers  et  de  spéculateurs, 
ce  joli  garçon  aux  airs  de  fille,  indolent  et  nostal- 
gique, mollement  élevé  dans  un  bicn-étre  ignoré  des 
aînés,  tout  de  àuite  se  trahit  sans  vocation  pour  la 
rude  bataille  de  l'argent.  On  le  mit  aux  études,  on 
espéra  qu'il  deviendrait  le  conseil  de  la  famille.  La- 
borieusement il  décrocha  ses  licences  d'avocat,  prati- 
qua un  an  de  stage  chez  Jean-Honoré,  s'en  vint 
plaider  de  chanceux  procès  à  Anvers.  Mais  inapte 
aux  labeurs  ponctuels,  bientôt  il  se  fatiguait  du 
barreau,  versait  en  une  vie  désœuvrée,  entrecoupée 
de  voyages,  amusée  de  manies. 

L'intelligence  artiste  et  déliée,  s'assimilant  aisé- 
ment les  routines,  Léon  s'éprenait  avec  feu  d'abord 


136  LA    FIX   DES    BOURGEOIS 

de  variables  objectifs,  et  tôt  après  excédé,  s'avouait 
sans  force  pour  y  atteindre.  Toute  énergie,  en  ce 
mobile  esprit  dénué  de  foncière  activité,  en  cet  esprit 
frôîeur  qui  s'usait  à  la  volupté  des  attouchements, 
expirait  avec  le  songe,  défaillait  dès  la  réalisation. 
Par  accès  il  peignait,  tentait  des  proses  aimables, 
esquissait  des  musiques.  Sur  des  paroles  qu'il  écri- 
vait lui-même,  il  commença  un  drame  d'une  con- 
ception ingénieuse  et  qui,  au  fond  des  tiroirs,  alla 
rejoindre  d'autres  infructueux  essais.  Rien  ne  se 
fixait  sur  cette  plaque  mal  sensibilisée  de  son  cer- 
veau ;  h  peine  mordue,  elle  se  brouillait  parmi  de 
nébuleuses  et  contradictoires  optiques.  La  vie  se 
brusquait  pour  lui  en  passades,  tournait  bride  sous 
le  coup  de  fouet  des  humeurs  comme  si,  en  se 
cherchant  partout  sans  se  trouver,  un  sort  l'eût 
contraint  à  infiniment  se  fuir.  C'était,  dans  cette  tête 
journalière  et  bourdonnante,  aux  idées  en  vols  d'oi- 
seaux battant  de  l'aile  à  tous  les  horizons,  comme 
le  retour  au  rêve  vers  des  patries  inconnues,  tandis 
que,  par  les  eaux  stagnantes,  entre  la  tristesse  des 
rives,  s'enfonce  le  lourd  flottement  d'une  gabarre. 

La  race  ainsi  bifurqua  dans  la  descendance  des 
Provignan,  incitant  à  la  songerie  solitaire  le  cadet 
avec  la  force  atavique  qui  vers  l'action  poussait  ses 
aînés.  A  part  la  musique,  nébuleuse  et  suggestive, 
le  charmant  d'un  inconscient  rappel  des  aériennes 
voix  des  traversées  ouïes  par  les  ancêtres,  à  part  une 
joie  de  migration  qui  quelquefois  le  relançait  vers 
les  fjords  et  les  mers  comme  si  derrière  le  claquement 
d'une  voile  tout  à  coup  le  doigt  du  Provignan  pri- 
mordial s'était  levé  et  lui  signifiait  le  départ,  nulle 
griffe  n'entaillait  cette  inquiète  humanité  fragile. 

Léon  sembla  prédestiné  à  traverser  la  vie  en 
amateur,  à  jouer  sur  le  fond  de  la  scène  le  rôle 
d'une  brillante  inutilité  sociale.  En  ce  rejet  dégénéré 
des  souches,  s'accusa,  comme  chez  les  Kassenfosse, 
le  déclin  des  Provignan,  l'advnamie  intellectuelle  au- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  137 

iionciatrice  des  fins  prochaines,  après  la  grosse  dé- 
pense d'énergies  et  de  muscles  nécessaire  pour 
percer  la  croûte  obscure  des  ascendances.  L'arbre, 
sain  au  pied,  en  ses  larges  et  profondes  racines, 
subitement  se  rabougrissait  à  la  cime,  laissant  aller 
sa  sève  en  la  blessure  des  derniers  rameaux.  Et  un 
ver,  commis  à  finalement  dévorer  le  vaisseau-amiral 
(le  leur  fortune  et  tout  à  la  fois  Tentière  escadre  flot- 
tant sous  le  pavillon  des  Provignan  et  Cook,  com- 
mença de  vriller  cette  grande  firme. 

Pierre-Jacques,  vieil  ami  des  Ilassenfosse,  espéra 
i]ue  le  mariage  changerait  ce  fils  gâté  par  une  mère 
faible,  d'autant  plus  encline  à  l'indulgence  qu'elle 
l'tait  malbeureuse,  sous  la  main  d'un  homme  despo- 
ti(jue  et  brutal,  il  consentit  à  lui  départir  annuellement 
une  rente  de  vingt-cinq  mille  francs.  Mais,  homme 
d'affaires  jusqu'au  bout,  il  exigea  que  Léon,  en  com- 
pensation, assumât  le  contentieux  de  la  maison,  de 
cette  maison  considérable  coiijme  un  service  public 
et  que  ses  énormes  transactions  exposaient  à  des 
litiges  fréquents.  Le  petit  Provignan,  très  doux,  indo- 
lent, l'œil  et  le  visage  de  son  caractère,  avait  plu, 
dès  son  stage,  aux  Jean-Ilonoré.  On  l'invita  aux  soirs 
de  musique  ;  il  improvisait  sur  le  piano  des  accom- 
pagnements à  madame  Rassenfosse  qui  chantait 
ses  vieilles  cantilènes  ou  faisait  la  partie  de  violon 
dans  les  sonates  brassées  par  Cyrille.  Il  savait 
conduire  un  cotillon,  valsait  avec  grâce,  zézayait 
d'aimables  riens  aux  femmes  en  qui  sa  virilité  mièvre, 
puérilement  dorlotée  par  la  passion  maternelle,  l'ef- 
fémiiiement  de  son  esprit  et  sa  nervosité  mobile  se 
reconnaissaient.  Il  lui  restait  de  ses  vains  tcàlonne- 
menls  en  tous  sens  un  sentiment  de  sa  fragilité  et 
de  l'inutilité  de  tout  effort  qui,  en  se  reflétant  dans 
un  mélancoli(|ne  regard,  lui  donnait  devant  les 
dames  le  cbarme  de   langueur  d'un   llamlet  minutif. 

Il  devait  agréer  à  cette  tète  à  l'envers  de  Cyrille, 
raffolant  de  danse    et   de  musique,   et  qui  n'avait  dii 

8. 


138  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

qu'au  milieu  sévère  où  elle  avait  grandi,  la  conser- 
vation d'un  cqgur  facilement  corruptible.  La  rêverie 
de  la  mère,  sa  sentimentalité,  provinciale,  son  goût 
de  la  musique  s'étaient,  à  travers  une  nuance  de 
pose  à  lartiste,  transfusés  en  se  dénaturant  en  cette 
petite  personne  agitée,  romanesque,  d'humeur  chan- 
geante, idolâtre  de  soi,  aux  crises  de  larmes  sans 
cause  suivies  de  rires  frétillants,  au  camuson  chif- 
fonné, aux  pétulances  de  prunelles  savantes. 

Elle  s'amouracha  du  jeune  Provignan  comme  elle 
s'était  amourachée  des  beaux  officiers,  des  ténors 
d'opéra  et  des  baladins  de  cirque.  Jl  l'avait  conquise 
par  ses  yeux  pâles  de  fille  et  son  dilettantisme  affligé. 
((  Mon  futur  mari,  dit-elle  un  jour  à  sa  cousine  Pié- 
bœuf,  oh!  c'est  un  poète  qui  joue  du  violon.  J'étais 
prédestinée  à  n'aimer  qu'un  artiste.  Quand  je  serai 
triste,  il  me  dira  des  vers  ou  me  fera  de  la  mu- 
sique ». 

A  la  mi-novembre,  le  mariage  fut  célébré  et  s'en- 
toura d'éclat.  On  vit  réunis  au  repas  des  noces  tous 
les  P»assenfosse;  il  ne  manqua  que  Simone,  tou- 
jours rancunière  à  Léon,  Ghislaine  murée  dans  son 
Rasepelote  et  Arnold  là-bas  ravageant  les  halliers 
d'Empoigny,  imperméable  aux  solidarités  de  la  fa- 
mille. Les  Provignan,  de  leur  côté,  figurèrent  à 
cette  solennité  qui  cimenta  la  coalition  de  l'argent 
et  des  hégémonies  sociales.  Dans  sa  grandeur  et  sa 
faiblesse  apparut  la  ligue  de  deux  familles  puis- 
santes, regoulées  d'orgueil  et  de  richesses,  toutes 
deux  en  possession  des  prééminences  qui  ciment  la 
royauté  des  races,  et  pourtant  l'une  et  l'autre  déjà 
rongées  par  ces  maux  exterminateurs,  l'altération 
des  sangs,  la  vénalité  des  consciences,  le  déliement 
du  pacte  familial.  La  juivcrie,  entrée  chez  les  Ras- 
senfosse  à  la  faveur  des  spéculations  de  Jean-Eloi  et 
du  mariage  d'Eudoxe,  afflua,  massa  ses  tètes  de' 
requins  et  ses  rostres  d'autours  à  cette  table  de 
Jean-fïonoré  où  seulement  l'antique  foi  de  la  maison, 


LA    FIN"    DES    BOURGEOIS  i  39 

l'espoir  en  la  Providence,  demeura  avec  la  grand'- 
mcre  Harhe  et  Wilhelmine. 

Chez  les  Jean-Eloi  un  dépit  s'envenima,  l'envie  de 
ces  noces  heureuses,  l'amertume  des  autres,  par- 
jures et  détestées.  Adélaïde,  surtout,  en  se  rappelant 
leurs  hontes  personnelles,  sentit  la  pointe  des  flam- 
berges.  Elle  compara  à  l'accord  des  cœurs  ici,  aux 
situations  appariées,  les  distances,  l'éteinisation  des 
haines,  les  sacrements  avilis.  Sa  maternité  saigna 
sous  la  trop  cuisante  ironie  des  contrastes.  Elle  eût 
voué  le  nouveau  ménage  aux  exécrations. 

Les  Jean-Honoré  avaient  convié  Lavandhomme  et 
(ihislaine  ;  ils  ne  reçurent  d'elle  qu'un  href  regret, 
des  excuses  dilatoires.  Adélaïde,  pour  conjurer  un 
froid  inévitable,  révéla  alors  la  grossesse  de  sa  fille, 
en  justifiant  par  cet  état  physique  son  involontaire 
éloignement.  Ce  fut  pour  la  famille  une  grosse  sur- 
prise. 

Mais  ce  jour  nuptial  principalement  devait  se 
commémorer  par  le  pacte  qui,  à  la  suite  d'une  parole 
de  Piébœuf  cadet,  le  mari  de  Sybille,  intervint  entre 
les  deux  frères  et  Rabattu.  Après  les  vins,  Amable 
Piébœuf,  fermenté  comme  les  fumiers  humains  qu'ils 
géraient,  s'écriait  : 

—  Quand  nos  locataires  crèveraient  par  centaines, 
eh  bien,  tant  mieux,  il  faudra  bien  que  la  Ville  expro- 
prie tout  le  quartier.  C'est  une  question  d'intérêt 
général.  Nous  sommes  des  honnêtes  gens,  nous 
voulons  le  bien  de  nos  concitoyens.  La  grande  coupa- 
ble, c'est  la  municipalité.  Concevez-vous,  voyons, 
(ju'elle  tolère  un  pareil  foyer  d'infection,  notoirement 
dangereux  pour  ses  administrés?  C'est  uue  infamie. 

Sou  malsain  et  blafard  visage  suait  l'indignation 
pour  ces  terrains  morbiferes,  pour  ce  charnier  fan- 
geux que,  par  la  plus  dégoûtante  et  la  plus  sereine 
des  spéculalions,  ils  s'obstinaient  à  laisser  croupir 
en  ses  pestilences,  génératrices  de  manx  universels. 

Le   cri  de   Piébœuf  ne  souleva   nulle   réprobation. 


140  LA    FIN    Hi:S    BOURGEOIS 

Les  Hassenfosse,  Quadrant,  la  clique  aux  tignasses 
d'astrakan  esMnièrent  qu'après  tout  ces  Piébœuf  s'en- 
tendaient à  exprimer  de  leur  bien,  pour  un  large 
rendement,  les  sucs  et  les  jus  jusqu'à  épuisement. 
L'argent  à  tous  leur  semblait  l'aboutissement  légal 
de  la  propriété  ;  leurs  consciences  d'écumeurs  d'af- 
faires et  de  négriers  des  races  pâles,  en  exagérant 
les  pires  féodalités,  spontanément  adhéraient  à  l'idée 
d'une  humanité  taillable  à  merci,  commuée  en  bétail 
de  rapport,  d'autant  plus  fructueux  qu'à  la  différence 
du  bétail  des  herbages,  il  se  consumait  et  se  nécrosait, 
rongé  par  des  plaies  toujours  plus  exterminatrices. 
Rabattu,  avec  son  petit  dodelinement  de  tète  rose, 
qui  semblait  battre  la  mesure  d'une  danse  de 
chiffres,  avait  écouté  sans  rien  dire.  Mais  à  l'heure 
des  cigares,  quand  les  hommes  refluèrent  vers  le 
cabinet  des  stagiaires,  il  se  rapprocha  de  Piébœuf 
cadet  et,  avec  le  sourire  bon  enfant  derrière  lequel 
se  dissimulait  sa  madrerie,  lui  coula  : 

—  Dites  donc,  il  m'est  venu  une  idée  tout  à 
l'heure.  Oui,  si  seulement  une  épidémie  un  peu 
sérieuse  frappait  votre  quartier,  la  Ville  du  coup 
serait  bien  obligée  de  vous  exproprier.  Dès  lors  il  y 
aurait  là  une  alfaire...  .\hl  oui,  une  grosse  affaire... 
A  compte  à  demi,  si  ca  vous  va.  Xous  rachèterions 
les  matériaux  de  la  <lémolition,  nous  bâtirions  un 
quartier  nouveau...  Mais  il  faudrait  l'épidémie,  y 
aider  au  besoin  en  laissant  tout  pourrir...  liein,  vous 
comprenez  ? 

Sa  férocité  s'enveloppait  de  bouace  :  le  sourire  à 
présent  lui  remontait  aux  yeux,  dans  la  roseur  plus 
vive  de  la  face,  un  sourire  heureux  de  toriiuunaire 
regardant  griller  de  la  chair  réprouvée... 

—  Des  millions,  mon  cher,  à  gagner  là-dessus, 
sans  compter  le  chiffre  de  Texpropriation...  Et  là,  vrai, 
c'est  en  ami  que  je  vous  odVe  l'affaire.  Si  seulement 
j'en  parlais  à  \kar,  il  prendrait  tout  pour  lui.  Mais, 
en  toute  équité,  ça  vous  revient  bien  un  peu. 


LA    ri.\    DES   ROUPiGEOlS  I  '(  l 

Piébajaf  se  sentit  titillé  des  vieux  prurits  de  la 
race.  Sur  le  champ  il  récupéra  la  coquinerie 
industrieuse  du  père,  du  maçon  bâtissant  sur  des 
cimelières  mul  déblayés.  S'il  avait  vécu,  celui-ln.  nul 
doute  qu'il  eût  abouti  à  cette  intégrale  conception 
qui,  par  le  sacrifice  des  familles  rigoureusement 
combiné,  par  la  mort  utilisée  comme  un  sur  inter- 
médiaire pour  l'expropriation  finale,  centuplait  le 
gain.  Le  plan  qu'il  n'avait  pu  réaliser  et  qui  préma- 
turément s'était  dissous  en  ses  pourritures,  à  la  fm 
éclatait,  s'avérait  dans  sa  grandeur  et  sa  beauté. 
L'engrais  des  vies,  parmi  ces  terreaux  d'humanité 
hersés  parles  maladies,  labourés  par  la  misère,  fer- 
mentait en  cette  spéculation  définitive,  en  cette  inten- 
sive et  supérieure  culture  du  million. 

Piébœuf  cadet  appela  son  frère  qui  tout  de  suite  se 
montra  touché  jusqu'aux  larmes.  L'espoir  d'un  gain 
énorme  ravivant  la  mémoire  paternelle,  il  eut  un 
élan  : 

—  Ah:  quel  grand  homme,  ce  papa  Piébœuf:...  On 
ne  saura  jamais  quelle  haute  intelligence  c'était...  11 
aurait  tout  prévu.  Cette  idée-là,  il  a  dû  l'avoir. 

Akar,  les  voyant  causer  à  l'écart  et  relancé  par 
son  flair  de  financier,  s'avançait  : 

—  Eh  bien,  il  paraît  qu'on  complote? 

—  Oh!  une  petite  atfaire,  fit  Rabattu  avec  une 
simplicité  de  bonne  àme.  Oui,  un  petit  conseil  que 
je  donne  à  ces  messieurs. 

Un  clin  d'oeil  qu'il  lui  jetait  par  dessus  l'épaule 
rassura  Akar  sur  la  probabilité  d'une  participation. 
Il  se  mit  à  rire  et  pirouettant  sur  ses  talons  : 

—  Oh  !  du  moment  que  je  vous  gène  î 

Alors  Ilabaltu  et  les  Piébœuf  se  reculèrent  dans 
l'embrasure  d'une  fenêtre  et  échangèrent  la  parole 
qui  les  liait.  Mais,  par  surcroît  de  garantie,  Rabattu, 
se  défiant  de  la  volatilité  des  stipulations  verbales, 
exigea  un  acte  authentique.  Celui-ci  fut  passé  le  len- 
demain. 


142  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

Le  jeune  ménage  Provignan  s'était  décida  pour 
le  classique  voyage  d'Italie.  A  leur  retour,  après  uu 
mois  d'absence,  ils  allèrent  habiter  un  petit  hôtel 
près  du  bois.  Déjà  des  froissements,  une  irritabi- 
lité de  Cyrillo  pour  les  perpétuelles  indécisions  de 
son  mari  avaient  dénoncé  le  foncier  désaccord  do 
ces  deux  natures  dont  l'une,  furtive  et  rêveuse,  sans 
ressort  pour  la  vie,  cette  inquiète  nature  de  grand 
garçon  chimérique,  contredisait  la  petite  volonté 
capricante  et  fantasque  de  la  femme.  Cyrille,  à  travers 
ses  coups  de  vent  d'humeur,  voulait  tenacement  ce 
qu'elle  voulait.  Mais  ses  caprices  toujours  se  butaienj 
contre  la  passivité  de  Léon,  incapable  de  vouloir 
avec  elle  et  qui,  au  dernier  moment,  par  paresse 
d'esprit,  lui  échappait  et  la  laissait  maîtresse  d'agir 
à  son  gré. 

L'antinomie  des  caractères  encore  une  fois  déjouait 
toute  certitude  en  ce  mariage  mal  assorti  et  prédes- 
tiné à  verser  de  l'indifférence  dans  l'aversion.  Légère, 
bruyante,  évaporée  de  gestes  et  de  cervelle,  les  idées 
en  l'air  comme  la  pointe  de  son  petit  nez  mutin,  cette 
très  féminine  fille  des  Jean-Honoré,  ce  froutement  et 
ce  babil  de  joli  oiseau  volage  que  sa  mère  avait  cru 
couver  pour  le  marais  domestique,  dès  la  lune  de 
miel  s'aheurta  au  goiït  de  silence  et  d'effacement,  à 
la  nervosité  repliée  et  chagrine  d'un  jeune  mari  pré- 
maturément rassis,  détestant  les  aventures  qu'elle  re- 
cherchait, rétif  à  ce  claquement  de  porles  d'une  vie 
un  peu  bohème  où  elle  eût  aimé  se  ilédommager  de 
l'ennui  vertueux  de  la  maison  de  son  enfance.  Au 
retour,  elle  étonna  la  famille  par  un  bouquet  capi- 
teux qui  tout  à  coup,  en  la  jeune  mariée  du  départ, 
faisait  se  lever  l'odeur  dune  autre  femme,  les 
fleurs  poivrées  d'une  féminéité  gamine  et  délurée. 
Réty,  qui  avait  ses  idées  sur  le  mariage,  formula 
à  son  sujet  un  jugement  qui  devait  se  réaliser. 

—  Cette  petite  Cyrille  n'a  pas  trouvé  le  terrain 
conjugal  qu'il   lui  fallait.  Au  fond  c'est  une  jolie  vi- 


LA    FIN    bES    UOIT.GEOIS  143 

cieiise,  et  tout  est  possible  quand  le  mari,  comme 
ce  n»hniphar  de  Léon,  n'a  pas  rautorité  suffisante. 
Les  femu'îes  comme  elle  ont  besoin  d'un  maître,  d'un 
mâle  qui  les  mène,  brides  en  main,  et  au  besoin  avec 
le  fouet.  Le  mariage,  au  fond,  n'est  que  l'anormal 
rapprocbement  de  deux  êtres  tellement  incompati- 
bles, tellement  opposés  par  les  bumeurs,  l'éduca- 
tion, les  concepts,  les  particularités  de  Tégotisme 
que  par  moments  on  est  pris  de  stupeur  devant  la 
possibilité  d'une  loi  scellant  d'aussi  absurdes  con- 
jonctions. Quand  la  baine  ne  se  dénonce  pas  bilaté- 
rale au  bout  de  quelques  années  de  boulet,  dans  ce 
bagne  d'une  vie  où  l'on  a  le  nez  collé  l'un  sur  l'autre 
et  où  tous  deux  voudraient  se  le  manger,  c'est  qu'il 
y  a  un  des  époux  plus  faible.  Celui-là  abdique  l'im- 
prescriptible fatalité  de  la  haine,  qui  est  la  loi  du 
mariage,  et  la  seule. 

'  11  faut  de  toute  nécessité  qu'un  des  deux  assume 
la  suprématie.  Et  soyez  sur,  celui  qui  a  le  dessus 
finit  toujours,  en  infligeant  à  l'autre  toute  la  somme 
des  tortures  humaines,  par  se  venger  de  l'épouvan- 
table aberration  qui  a  fait  se  fondre  ensemble  deux 
forces  contradictoires  et  hostiles,  toujours  tendant  à 
s'annuler  l'une  l'autre. 

»  Ah  !  il  y  a  le  divorce,  je  sais  bien,  celte  soupape  ! 
Mais  que  d'ennuis!  La  plupart  se  résignent,  canton- 
nés dans  leur  haine,  plutôt  que  de  l'affronter.  Et 
puis,  le  divorce,  qu'il  a  fallu  quand  même  instituer, 
ne  prouve-t-il  pas  que  la  haine  est  si  proche  de 
l'amour  qu'en  rtvrant  réciproquement  a  bail  un 
homme  et  une  femme,  on  doit  leur  ménager  la 
faculté  de  résiliation  ?  Je  ne  sais  pas  ce  qui  arrivera 
du  ménage  Provignan  ;  mais,  avant  dtiix  ans,  il  y 
aura  là  comme  partout  deux  malheureux  dont  l'un, 
(et  je  ne  crois  pas  que  ce  sera  le  mari;  portera  des 
coups  terribles  à  l'autre. 


LA    1L\    DES   BOURGEOIS 


XYIF 


Cette  année  mouvementée  dérangea  les  habitudes 
de  la  famille.  Les  Jean-Honoré  ne  s'attardaient  qu'une 
quinzaine  de  jours  à  la  mer,  dans  leur  chalet  de  la 
plage.  Adélaïde,  elle,  pour  obéir  aux  médecins  qui, 
déroutés  par  Topiniàtreté  de  Simone,  enjoignaient 
un  régime  salubre,  les  bromes  du  grand  air,  les 
saturations  toniques  de  la  montagne,  se  résigna  à 
résider  jusqu'à  la  fin  de  Tan  à  Empoigny.  Jean-Eloi, 
rappelé  par  les  affaires,  avait  quitté  le  château  dès 
novembre. 

Une  vie  dispersée  en  résulta,  la  maison  coupée  en 
deux,  avec  ce  tronçon  qui  à  la  ville  barattait  ses 
millions  et  cet  autre  qui,  là-bas,  perdu  dans  de 
froides  altitudes,  derrière  les  verrières  étamées  par 
les  givres,  regardait  neiger  la  mort  des  ciels  sur  les 
silences  blancs  des  plateaux.  La  grande  demeure, 
vidée  de  son  train,  ouatée  des  sourdines  de  l'hiver, 
grelottante  en  ses  immenses  couloirs  où  s'effarait  le 
petit  pas  d'oiseau  de  Simone,  n'eut  plus  pour  rumeur 
que  la  piaffe  des  chevaux  qu'Arnold  dressait  dans  la 
cour  et  le  ronflement  de  sa  varlope,  le  grincement 
de  son  rabot,  le  cognement  de  ses  coups  de  marteau 
aux  heures  où,  au  fond  de  son  atelier  dans  les 
combles,  il  se  reprenait  à  sa  menuiserie.  Son  régu- 
lier dégoût  des  civilisations  depuis  un  mois  le 
rejetait  à  cette  existence  musculaire  et  rude,  séda- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  [Ào 

live  à  la  forre  sans  emploi  qui  barbarement  s'agitait 
en  Ini.  D'autres  fois,  il  menait  sa  meute  en  chasse, 
dévastait  les  bois  jusqu'à  la  nuit,  ne  rentrait  que 
pour  se  mettre  à  table  entre  sa  mère  et  Simone,  dans 
l'une  des  chambres  du  rez-de-chaussée,  aménagée 
pour  cette  hibernation  inusnelle. 

Sous  la  lampe,  dans  la  flambée  des  bûches,  avec 
la  précaire  animation  du  service  durant  les  repas, 
les  discrets  glissements  de  deux  femmes  de  chambre 
et  d'un  valet  sur  les  parquets,  ils  subissaient 
des  veillées  dolentes,  las  d'écouter  la  plainte  des 
futaies  au  loin,  le  grésillement  des  neiges  contre 
les  vitres,  la  huée  des  hiboux  dans  les  tourelles. 
Arnold  ponctuellement  s'endormait  après  sa  dernière 
cigarette  ;  elles  étaient  obligées  de  le  réveiller,  aga- 
cées par  ses  ronflements  ;  il  filait  alors  piper  avec  les 
domestiques  à  la  cuisine.  Et  seules,  vaguement  som- 
nolentes, secouées  de  frayeurs  subites  qui  leur  fai- 
saient remuer  toute  la  maison  par  leurs  gens,  elles 
reculaient  en  lisant  ou  brodant  l'heure  de  la  couchée. 
Leur  petite  vie  frileuse,  emmitouflée,  maintenant  se 
resserrait  dans  trois  ou  quatre  pièces  abritées  par  des 
paravents,  obturées  de  tentures,  parmi  la  mort  du 
reste  des  chambres. 

Les  jardiniers,  d'après  les  ordres  de  Jean-Eloi, 
d'abord  les  avaient  décorées  des  plus  rares  floraisons 
de  la  serre.  Ce  fut,  sous  l'aigre  reflet  des  neiges  aux 
plafonds,  la  grâce  d'un  rappel  afTaibli  des  arômes  et 
des  nuances  de  l'été.  Mais  les  tièdes  et  languides 
expirations  énervèrent  Simone,  amoureuse  d'essences 
qu'elle  inhalait,  les  narines  frémissantes,  avec  la  pas- 
sion de  s'en  sentir  mourir.  Des  vertiges,  des  suffo- 
cations, à  cette  griserie  de  sa  petite  àme  sensuelle, 
se  renouvelèrent  :  il  fallut  proscrire  le  joli  décor  floral 
qui  leur  allégeait  l'ennui  des  yeux. 

Par  les  jardins  et  la  montagne,  une  aise  de  déli- 
vrance, dans  le  balsamique  et  lénitif  automne,  tout 
un  temps  avait  paru  délier   le   mal.    Mais   avec  les 

9 


ilG  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

intempéries,  lui  échut  un  retour  de  ses  sensitivités 
mortelles.  Elle  eut  des  larmes,  des  irritations  sans 
cause,  des  étirements  où  subitement  sa  forme  se 
raidissait,  où  il  lui  semblait  qu'en  s'allongeant,  elle 
s'échappait  d'elle-même.  Ses  nuits  se  brisaient  en  des 
sursauts  brusques,  après  des  visions  qui  la  harce- 
laient. Des  effrois  en  plein  jour  la  jetaient  debout, 
l'oreille  aux  portes,  écoutant  marcher  toujours  le 
leurre  d'un  pas  par  les  corridors.  Elle  s'endormait 
dans  le  plissement  coquet  des  draps  autour  d'elle, 
avec  des  rubans  qu'elle  se  nouait  aux  cheveux  et 
des  grâces  d'attitude  de  petite  malade  qui  rêve 
mourir  joliment,  comme  si  vraiment  au  matin  on 
dût  la  trouver  morte  dans  le  funèbre  charme  d'une 
suprême  toilette.  Il  lui  survenait,  en  outre,  des  aver- 
sions inexplicables.  Un  carlin,  très  attaché  à  madame 
Rassenfosse  et  qu'elle  avait  toujours  caressé,  brus- 
quement lui  devint  intolérable.  Pendant  toute  une 
semaine  ensuite  elle  prenait  Arnold  en  horreur  et 
refusait  de  descendre,  afin  de  ne  pas  se  rencontrer 
avec  lui. 

—  Mais  que  t'a  donc  fait  ce  pauvre  garçon  ?  se 
désolait  Adélaïde.  Est-ce  que  tu  vas  te  liguer  contre 
lui  avec  ton  père  ? 

Elle  secouait  la  tète  d'un  air  de  colère  méchante  : 

—  Je  ne  veux  pas...  je  ne  veux  pas.  Son  àme  sent 
mauvais.  C'est  comme  une  odeur  qui  vient  de  lui  et 
qui  m'empoisonne,  une  odeur...  je  ne  sais  pas... 

Madame  Pvassenfosse  écrivit  à  son  mari  qu'elles 
allaient  rentrer.  Aussi  bien  la  campagne  se  notifiait 
sans  vertus,  avec  ce  casernement  maussade,  en  des 
airs  gelés  qui  pinçaient  jusqu'à  la  douleur  les  nerfs 
de  l'enfant.  Elle  redoutait  le  recommencement  des 
crises.  Jean-Eloi,  retenu  par  une  affaire,  envoya  Ré- 
gnier pour  les  aider. 

En  débarquant  un  matin,  il  trouvait  sa  mère  acca- 
blée, en  larmes,  au  chevet  de  Simone  endormie.  Elle 
ne  put  d'abord  s'arracher  que  des  paroles  sans  suite 


LA    FIN    DES    ROURGEOIS  147 

pour  lui  apprendre  l'événement  qui,  depuis  la  veille, 
la  mettait  à  l'agonie. 

—  Ce  qui  s'est  passé,  je  ne  sais  pas...  Elle  n'a 
rien  voulu  me  dire...  Toute  celte  nuit,  c'est  affreux... 
Elle  est  rentrée  mourante...  Mais  elle  le  le  dira 
peut-être,  h  toi...  Une  enfant,  une  jeune  fille,  peut-on 
jamais  savoir  ? 

La  veille  au  soir,  après  le  dîner,  elle  avait  déserté 
subitement  la  table.  Madame  lUisscnfosse,  effrayée 
d'un  peu  d'égarement  en  son  regard,  la  crut  re- 
montée à  sa  chambre  et  y  monta  à  son  tour.  Vide,  la 
chambre.  Elle  avait  interrogé  ses  gens.  Le  cocher 
affirma  l'avoir  vue  détacher  un  des  danois  et  se  diri- 
ger vers  les  jardins.  Elle  courut  à  la  ferme,  pendant 
qu'Arnold  et  les  domestiques  battaient  la  montagne. 
Le  fermier  ne  savait  rien  ;  le  chien  de  garde  était 
resté  coi.  Alors  elle-même  s'était  lancée  par  les 
rampes,  appelant  Simone  dans  cette  nuit  de  clair  de 
lune,  regardant  si  nulle  forme  au  loin  ne  se  levait  de 
la  blancheur  des  chemins. 

—  Depuis  ce  moment,  vois-tu,  j'ai  été  vraiment 
ment  folle,  je  me  suis  sentie  mourir...  Non,  tu  ne 
peux  te  figurer  tout  ce  qui  m'est  passé  parla  tête... 
Le  bassin  était  gelé,  elle  ne  pouvait  y  être  tombée. 
Eh  bien,  j'ai  fait  allumer  des  torches  de  paille, 
j'ai  fait  casser  la  glace.  J'ai  voulu  qu'on  allât  voir 
aux  grottes,  au  bois,  partout.  J'ai  eu  un  instant 
la  pensée  de  mettre  le  feu  à  l'un  des  bâtiments  pour 
l'obliger  à  rentrer  en  voyant  l'incendie.  J'aurais 
incendié  le  château  afin  qu'à  la  lueur  des  flammes  on 
put  la  découvrir  !  Arnold  a  détaché  les  chiens,  il  est 
descendu  au  village.  Et  pas  une  voix,  pas  un 
cri  dans  les  monts  ne  nous  répondait  !  Je  suis  ren- 
trée brisée,  enfin,  vers  minuit.  Etait-ce  minuit?  Il 
n'y  avait  plus  d'heure  pour  moi,  il  n'y  avait  plus  que 
la  nuit,  une  éternité  de  temps  et  de  nuit.  Où  était- 
elle  allée?  Que  s'était-il  passé?  Je  ne  sais  pas.  Elle 
était  partie,  elle  ne  revenait  pas.  Je  suis  restée  toute 


148  LA    riX    DES    BOURGEOIS 

la  nuit  à  l'attendre,  sortant,  rentrant,  morte  de  froid 
et  de  peur,  de  peur  surtout,  car  je  ne  sentais  plus 
mon  corps  ;  j'étais  à  ce  point  absente  de  moi-même 
que  je  courais  en  pantoufles  sur  ce  sol  de  pierre  et 
ne  m'apercevais  pas  de  mes  pieds  gelés.  Arnold, 
le  pauvre  enfant,  avait  voulu  veiller  avec  moi  ;  mais 
le  sommeil  l'accablait,  il  retombait  sur  la  table.  Je 
lui  aurais  fait  mal  dans  ma  colère.  Toute  la  nuit, 
les  portes  sont  restées  ouvertes,  toute  la  nuit  les 
gens  sont  demeurés  sur  pied.  Puis,  plus  tard,  le 
danois  est  rentré.  Comprends  cela,  rentré  sans  elle  ! 
Alors  il  paraît  que  je  suis  tombée.  Léonie  m'a  portée 
au  lit.  Je  ne  sais  plus  rien  que  ceci,  c'est  qu'au  petit 
jour  j'ai  rouvert  les  yeux.  Léonie  était  toujours 
auprès  de  moi.  Elle  m'a  dit  que  Simone  venait  de 
monter  se  coucher.  Et  c'était  vrai  :  elle  dormait 
quand  je  suis  entrée,  tiens,  comme  maintenant... 
Yoilà  six  heures  qu'elle  dort  sans  avoir  fait  un 
mouvement. 

Régnier  hocha  la  tête. 

—  Pauvre  maman!  Oui,  va,  je  comprends. 
Il  pensait  : 

—  Y  aurait-il  encore  un  peu  du  fils  en  moi?  C'est 
lisible. 

Il  s'approcha  de  Simone,  se  pencha  sur  son  souffle 
léger,  contempla  ses  gentilles  mains  frêles,  rayées 
d'égratignures. 

—  Un  mystère!  se  parlait-il  à  lui-même.  Tout  est 
possible. 

Une  des  femmes  de  chambre  avait  trouvé  ses 
robes  au  pied  du  lit,  mouillées,  encore  raides  des 
cristaux  du  givre.  Elle  les  avait  mises  sécher  sur 
un  fauteuil,  dans  la  chaleur  du  feu.  Du  doigt,  ma- 
dame Rassenfosse  les  lui  désigna. 

—  Oui,  dit-il,  je  vois.  Eh  bien,  laisse-nous  seuls 
ensemble.  Si  elle  t'aperçoit  là  à  son  réveil,  elle 
prendra  peur,  il  ne  faut  pas  qu'elle  se  souvienne 
trop    brusquement.    Et  puis   pour  toi-même..»   Tu 


LA    FIN    DES    r.OURGKOIS  149 

as  besoin  de  repos.  Je  veillerai,  je  tâcherai  de  savoir. 
Va,  crois-moi. 

Adélaïde,  a fTreu sèment  sonfTrante,  un  claquement 
de  fièvre  aux  dents,  enfm  se  retirait.  Régnier  resta 
seul,  étendu  sur  une  chaise-longue,  continuant  à 
regarder  le  joli  sommeil  candide  de  Simone,  la 
palpitation  régulière  de  son  corps  d'enfant  sous  les 
draps.  Et  la  question  de  sa  mère  lui  revint  : 

—  Que  s'est-il  passé  ? 

Une  ironie  monta  de  ses  humiliations  d'infirme, 
de  ses  disgrâces  de  rejeton  mal  venu  et  qui  l'asso- 
ciaient à  la  détresse  dti  faible  esprit  expiré  devant 
lui. 

—  Voilà  !  voilà  !  C'est  le  détraquement,  c'est  la 
grande  misère  qui  commence.  Les  Rassenfosse  s'en 
vont  les  uns  par  la  téta  et  les  autres  par  le  ventre.  Il 
y  a  eu  trop  d'orgueil  dans  la  famille.  Nous  sommes 
punis  par  où  nous  avons  péché,  par  l'intestin  et  par 
la  caboche.  C'est  du  vertige  des  Rassenfosse  qu'elle 
est  folle,  la  petite  !  la  pauvre  petite  âme  de  folle  ! 
la  gentille  petite  âme  d'oiseau  folle  de  ne  pouvoir 
s'envoler  !  Ah  !  qui  pourra  lire  dans  sa  folie  ?  Pas 
même  moi  !  Elle  porte  le  vertige  et  les  fumées  du 
trou  des  Rassenfosse.  Sa  petite  tête  est  à  présent 
comme  la  fosse  de  Misère,  obscure  et  vide...  Voilà 
le  malheur  !  Et  pourtant  elle  vaut  mieux  que  nous 
tous,  elle  est  la  fleur  sur  le  fumier  de  la  famille.  Ah  ! 
Ah  !  papa  a  beau  entasser  ses  millions,  il  arrivera 
un  jour  où  personne  ne  sera  plus  là  pour  les  croquer. 

Dans  l'après-midi.  Simone  eut  sur  les  draps  un 
geste  vague.  Elle  ne  s'éveilla  pas  tout  de  suite,  resta 
les  yeux  évanouis,  dans  un  enlisement  de  sommeil. 
Puis,  apercevant  Régnier,  elle  roula  la  tète  au  bord 
de  l'oreiller,  d'un  air  voluptueux  et  câlin. 

—  Ronjour,  grand  Ré. 

—  Ronjour,  sœurette.  Ça  ne  t'étonne  pas  plus  que 
ça  de  me  voir  auprès  de  toi  '? 

—  Mais  non...  Pourquoi  ? 


150  LA    riX    DES    BOURGEOIS 

Elle  se  lissa  le  front  du  bout  des  doigts. 

—  Attends  voir...  Ah  !  c'est  vrai,  tu  n'étais  pas  ici 
hier...  H  s'est  passé  quelque  chose,  quelque  chose... 

Il  lui  caressa  les  cheveux. 

—  Je  crois  bien,  voilà  tout  un  jour  que  tu  dors, 
car  il  paraît  que  c'est  à  présent  les  nuits  que  tu  ne 
dors  pas...  Je  suis  bien  sur  que  tu  auras  fait  un  beau 
rêve. 

Elle  cherchait  dans  sa  mémoire,  toute  tendue  par 
l'effort,  les  yeux  rétractés  comme  dans  le  regard  en 
dedans  dont  elle  scrutait  ses  ombres.  A  la  fm,  un 
dépit  pour  cette  indolence  de  son  esprit  lui  fit  cla- 
quer la  langue  et  frapper  l'air  d'un  battement  de  ses 
mains. 

—  Il  y  a  là  un  nuage... 

Régnier,  en  imprimant  légèrement  les  doigts,  lui 
ferma  les  paupières. 

—  Bon,  bon,  ne  te  tourmente  pas.  Tu  me  diras 
ça  tout  à  l'heure. 

Elle  s'assoupit  sous  la  pression  qui  appuyait  l'ou- 
bli sur  l'éveil  tardif  des  souvenirs.  11  l'entendit  mur- 
murer, à  travers  une  douceur  d'anéantissement  : 

—  Ja  suis  bien...  C'est  comme  si  je  ne  vivais  plus. 
Et  ensuite,  les  yeux  fermés,  ce  fut  le  dessin  et  la 

confiance  du  sourire,  d'un  sourire  frôlé  par  de  lentes 
paroles  comme  en  songe  et  où  s'élucida  un  surnaturel 
rêve  ressuscité  : 

—  Des  jardins  de  marbre  et  de  givre...  Un  pays 
de  sommeil...  11  y  avait  des  musiques,  oui,  des 
musiques  de  cristal  qu'on  n'entendait  pas...  Alors, 
j'ai  marché,  j'étais  en  satin  blanc,  j'avais  aux  pieds 
des  souliers  de  satin  blanc...  On  avait  semé  de 
la  lune  sur  le  chemin...  Et  je  ne  m'entendais  pas 
marcher,  je  tenais  mon  cœur  dans  mes  mains... 
Mon  cœur  était  une  lumière,  une  lumière  très  pâle 
et  sans  chaleur...  Personne  ne  devait  savoir  qu'il 
m'attendait...  Le  prêtre  aussi  attendait  dans  la  cha- 
pelle... Je  suis  partie  sans  rien  dire  à  maman,  je  ne 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  loi 

marchais  pas,  je  glissais,  j'étais  la  petite  mariée  du 
clair  de  lune,  j'étais  toute  habillée  de  clair  de  lune. 
Puis,  je  ne  sais  plus...  Ah!  oui,  le  palais,  un  palais 
de  marbre  et  de  givre  ;  mon  prince  est  venu  ;  il  m'a 
prise  par  la  main;  nous  avons  monté  des  escaliers... 
Mon  prince  avait  des  habits  de  satin  d'argent.  Il  m'a 
pris  mon  cœur  des  mains,  mon  cœur  éclairait  devant 
nous  des  salles,  des  salles.  Il  m'a  mis  des  diamants 
dans  les  cheveux,  un  anneau  de  diamants  au  doigt. 
Il  m'a  dit  :  voici  minuit.  Viens  nous  marier,  tu  seras 
ma  petite  fée...  Alors  nous  sommes  entrés  dans  la 
chapelle,  le  prêtre  nous  a  bénis...  Et  puis,  et  puis... 
c'est  mon  secret,  personne  ne  saura  rien. 

Régnier  relira  sa  main.  Elle  ouvrit  les  yeux,  re- 
garda la  chambre,  et  tout  de  suite  après  s'enfoncant 
la  tète  sous  les  draps,  se  blottissant  au  fond   du  lit  : 

—  Qu'il  fait  laid  ici!  Qu'il  fait  nuit  dans  cette 
chambre!  gémit  la  pauvre  voix  cachée,  toute  loin- 
taine. 

—  Oui,  dit-il  en  riant.  C'est  pour  te  punir,  mé- 
chante Simone.  Tu  es  sortie  hier  soir.  Tu  as  mis 
maman  dans  un  bel  état.  On  t'a  cherchée  toute  la 
nuit. 

La  petite  tète  pâle  sortit  des  draps.  Il  lui  montra 
ses  robes  séchant  près  du  feu.  Elle  les  considéra 
tout  un  temps  sans  rien  dire,  puis  ses  sourcils  se 
froncèrent,  des  larmes  de  colère  jaillirent  : 

—  Ce  n'est  pas  vrai...  Tout  le  monde  m'en  veut. 
Je  te  hais. 

Mais,  toujours  riant,  il  lui  cajolait  les  cheveux 
et  le  front. 

—  Voyons,  tu  sais  bien  qu'à  moi  tu  peux  tout  dire. 
A  son  tour  elle  se  prenait  à.  rire  à  travers  ses  pleurs, 

l'attirait  par  le  bras  jusqu'à  ses  lèvres  : 

—  Eh  bien,  c'est  vrai.  Mais  ne  va  pas  le  dire  ; 
c'est  un  secret  comme  tous  les  autres.  Personne  ne 
doit  savoir  où  je  suis  allée. 

—  Pas  même  moi  ? 


152  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

—  Ni  toi  ni  personne. 

Et  s'entêtant  dans  son  idée,  elle  lui  tapotait  la  joue, 
malicieuse,  égayée,  en  répétant 

—  Tu  ne  sauras  rien...  Simone  ne  dira  rien. 
Régnier  haussa  les  épaules  : 

—  Ce  sera  comme  tu  veux.  Mais  ma  bosse  m'a 
tout  dit.  Tu  es  allée  trouver  ton  Prince  Charmant. 

Toute  sa  chair  visible  au-dessus  des  draps  aussitôt 
se  teinta  :  une  moue  dépitée  liû  renfrogna  le  vi- 
sage ;  elle  se  rejeta  sous  les  couvertures. 

—  Méchant  bossu  !  tu  as  menti  ! 

De  nouveau,  au  bout  d'un  inslant,  le  mouHn  de 
douce  folie  tournait  son  aile  à  un  autre  vent.  Elle  se 
remettait  à  lui  sourire  càlinement,  disait  : 

—  Si  tn  savais  comme  il  est  beau!  Et  majestueux! 
Oh  1  Je  suis  une  très  petite  fille  à  côté.  Mais  décidé- 
ment je  ne  veux  pas,  j'aime  mieux  rester  avec  toi. 

Il  l'interrogea  encore,  espéra  savoir  où  elle  avait 
passé  cette  nuit  de  gel  et  d'hiver.  Mais  elle  le  défia, 
maintenant  revéche,  les  yeux  boudeurs,  en  lui  mon- 
trant sa  bouche  aux  dents  serrées. 

Madame  Rassenfosse,  à  plusieurs  reprises  venue 
prendre  des  nouvelles,  poussa  tout  à  coup  la  porte. 
Elle  vit  Simone  réveillée,  se  jeta  sur  le  lit  en 
criant  : 

—  Ma  pauvre  enfant  !  Ma  pauvre  enfant  1 
Simone  la  regarda,  l'œil  en  dessous,  avec  un  peu  de 

l'apeurement  et  de  la  sournoiserie  d'un  gentil  animal 
pris  en  faute.  Adélaïde  alors  levait  un  œil  interroga- 
teur vers  Régnier,  il  secouait  négativement  la  tète. 
Devant  ce  mystère,  sa  grande  douleur  de  la  nuit 
la  reprit  ;  elle  baisa  longtemps  les  paupières  de  sa 
fille. 

—  Si  tu  savais  quel  mal  lu  m'as  fait  !  Mais  tn  es 
là,  je  t'ai  retrouvée,  après  tavoir  crue  perdue!  Vois, 
je  n'ai  même  plus  la  force  de  te  gronder. 

La  peine  maternelle  enfin  ébranla  ce  cœur  muet. 
Comme  un  levier,  elle  pénétrait  sous  les  joints  et 


LA    1"L\    DES    BOURGKOIS  153 

faisait  sauter  les  gonds  de  l'obscur  et  hermétique 
vouloir.  En  une  crise  de  larmes  Simone  se  suspendait 
par  ses  bras  en  lianes  au  cou  de  madame  Rassen- 
fosse,  tonte  secouée  de  sang-lois  parmi  lesquels  elle 
appelait  la  mort  et  implorait  le  pardon. 

—  Qu'on  me  délivre  de  la  vie...  Appelez  le  prêtre... 
Ah  !  maman,  maman  !  Pourvu  que  ce  soit  cette  fois... 
L'absolution  ! 

—  Mais  non,  tais-toi,  s'affolait  Adélaïde  en  la  cou- 
vrant passionnément  de  baisers,  tais-toi!  Est-ce  que 
je  te  reproche  quelque  chose?  Est-ce  que  tu  n'es  pas 
mon  enfant?  Je  t'en  supplie,  ne  me  regarde  pas  ainsi, 
tes  yeux  me  font  mourir. 

—  La  mort  !  la  mort  !  suppliait  la  voix  défaillante 
de  Simone. 

—  Ma  fdle  !  Ma  petite  Simone!  Reviens  à  toi... 
C'est  moi,  ta  maman  !  Tu  ne  me  reconnais  plus? 

—  Trop  tard,  dit  Régnier. 
Il  s'emporta  : 

—  Vous  ne  voyez  donc  pas  que  vous  la  tuez  avec 
ces  cris  ?  Maintenant  il  n'y  a  plus  rien  à  faire,  elle 
est  partie,  cest  fini,  je  n'y  puis  plus  rien. 

Dans  ses  sclérotiques  rigides  un  effrayant  regard 
dilaté  parut  se  îapidifier,  une  clarté  morte  de  gemme 
qui,  au  fond  des  orbes,  par  delà  la  vie,  lointaine  et 
dure  comme  une  étoile  en  un  firmament  d'hiver,  se 
fixa.  Les  affres  froidirent  les  joues,  le  front  ploya 
comme  vers  les  tertres  funèbres.  Madame  Rassen- 
fosse  soudain,  sous  le  souffle  de  sa  bouche,  sous 
le  grand  cri  dont  elle  la  rappelait  des  ténèbres  de 
l'inconscience,  la  sentit  se  raidir.  Cédant  à  l'atti- 
rement  de  ce  corps  frêle  qui  par  les  bras  lui  restait 
rivé,  elle  roula  enlacée  dans  les  oreillers.  Puis,  l'af- 
freuse, Thabituelle  agonie  de  la  chair  suppliciée 
commença.  Lentement,  aux  givreuses  vitres  de  l'œil, 
une  vision  d'effroi  s'élargit  ;  hors  des  orbites  se  pro- 
jeta le  regard,  comme  un  marteau  vers  un  clou  dans 
l'espace.   La  mère   épouvantée  subissait  l'injonction 

9. 


lo4  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

des  glaciaires  prunelles,  suivait  leur  trajectoire  à 
travers  le  vide,  comme  si  au  bout  dût  s'évoquer,  des 
lucides  ondes  de  l'air,  l'évidence  d'un  terrifiant  phan- 
tasme. Mais  n'apercevant  que  la  vacuité  des  diurnes 
pénombres  hivernales,  elle  se  rejetait  ensuite  vers 
ces  disques  immobiles  et  diffus  pour  en  sonder  les 
térébrantes  hallucinations. 

—  Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  murmura-t-elle  du 
fond  de  sou  affliction,  si  j'ai  fait  le  mal,  ne  punis- 
sez que  moi  seule.  Epargnez  l'enfant  innocente,  épar- 
gnez la  victime  de  votre  colère.  Mon  Dieu  !  ne  frap- 
pez que  la  misérable  pécheresse,  votre  servante. 

Le  resserrement  des  bras  se  détendit  ;  ils  se  murent 
dans  le  geste  de  repousser  l'obsession  d'une  image  ; 
et  des  spasmes,  une  oppression  de  la  gorge  creusée 
de  profonds  labours,  le  reflux  des  marées  intérieures 
perceptible  au  battement  des  petits  seins  presque 
insexuels,  en  dénonçant  l'intégration  défmitive  de 
l'Esprit,  seuls  dans  la  tétanique  passivité  des  membres 
perdurèrent,  encore  vulnérables  et  non  expirés. 

Une  voix  ensuite  monta  aux  lèvres  violettes,  res- 
suscitant parmi  des  effrois,  des  pauses,  des  écoutes, 
et  disant  les  mystères. 

Les  futuritions  encore  une  fois  furent  révélées. 

—  Là...  là,  l'homme  noir...  Des  cierges,  des  clo- 
ches... On  monte  un  cercueil,  il  y  a  des  cris  dans 
la  maison...  Il  est  mort,  l'enfant...  Des  cloches...  On 
monte  un  cercueil.  Attendez,  c'est  un  cercueil  plus 
grand,  cette  fois.  Il  y  a  quelqu'nn  qu'on  couche  dans 
ce  cercueil...  La  maison  est  pleine  de  cierges  et  de 
cris...  On  a  drape  une  robe  blanche  sur  la  petite 
Irène...  Attendez,  il  vient  un  autre  cercueil  derrière... 
Non,  non,  pas  celui-là...  Ah  î  toujours  des  cercueils, 
toujours  des  cierges  et  des  cloches...  Il  y  a  des  cer- 
cueils dans  tous  les  coins,  la  maison  est  pleine  de 
cercueils  et  de  cierges...  Je  ne  vois  plus  personne. 
Il  n'y  a  plus  personne  dans  la  miison,  il  n'y  a  plus» 
nue  des  cercueils. 


LA    VIS    DliS    lîOUKGEOlS  155 

Madame  Rassenfosse  tomba  sur  les  genoux,  ses 
mains  jointes. 

—  Seigneur,  mon  Dieu  1  que  dit-elle?  Elle  est  folle  ! 

—  Elle  voit,  fit  Régnier. 

—  Non  !  non  !  Tais-toi,  malheureux  1  Ce  n'est  pas 
vrai  î 

Une  électrisation  des  nerfs,  le  grand  frisson  du 
sens  délié  enfin  silla  à  travers  Simone.  Ses  rigides 
membres  fléchirent  ;  d'un  frôlement  des  mains  elle 
parut  caresser  de  mystiques  formes  éparses.  Ce  geste 
ensuite  glissait  vers  madame  Rassenfosse,  très  dou- 
cement elle  lissait  ses  cheveux. 

Régnier  lui  souffla  sur  les  yeux. 

—  Simone  ! 

Le  gel  des  paupières  se  fondit,  elle  s'étonna  de  les 
voir,  ne  se  souvint  de  rien  d'abord.  Sa  mère  la  ser- 
rait dans  ses  bras  et  avec  un  effort  atroce  lui  sou- 
riait. Puis  le  réel  la  récupéra,  elle  retomba  parmi  les 
oreillers  en  proie  à  d'horribles  certitudes  en  sanglo- 
tant : 

—  Encore  une  fois  !  Encore  une  fois  1 

Et  après  c'était  le  repos,  rentrée  aux  fraîcheurs 
somniales,  les  profonds  léthés  de  l'oubli.  Une  nuit 
de  bonne  paix,  à  travers  un  enfantile  et  léger  dor- 
mir, silenciait  ses  esprits.  Elle  se  rappelait  à  peine, 
en  s'é veillant  le  lendemain,  un  lourd  brisement.  Les 
images  avaient  fui, 

Uuand  Jean-Eloi  arriva,  Adélaïde  lui  apprit  la 
fuite,  le  retour,  la  crise.  Sa  peine,  pour  celte  douleur 
suprême,  éclata  en  une  révolte  contre  l'ordre  obscur, 
ils  n'en  auraient  jamais  fini  d'expier  leur  gran- 
deur; toujours  des  portes  fatales  battraient  dans  les 
coups  de  vent  de  leur  vie;  à  force  d'ennuis  et  d'an- 
goisses il  leur  faudrait  sans  trêve  combler  ce  puits 
de  Misère,  ce  trou  ouvert  dans  leur  race  et  d'où  était 
sortie  leur  fortune. 

—  C'est  horrible  1  II  ne  nous  restait  qu'une  fdle  I 
Voilà  que   nous    sommes   frappés   dans   sa  raison! 


156  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

Toujours  cette  main  sur  les  Rassenfosse  !  Cette  main 
qui  fai^  partout  des  mines  et  sous  lesquelles  nous  ne 
sommes,  comme  les  plus  infimes,  que  des  créatures 
de  hasard,  de  la  poussière  dispersée  aux  rafales. 
Avec  Ghislaine  et  mes  fils,  je  me  croyais  au  bout  de 
nos  tristesses  !  Je  croyais  avoir  vidé  les  afflictions  î 
Il  y  avait  encore  cette  lie  au  fond  ! 

Cet  homme  énergique  se  sentit  perdre  pied  dans 
la  tourmente.  Elle  surgissait  au  moment  où  la  for- 
tune encore  une  fois  le  secondait  dans  une  de  ses 
plus  merveilleuses  spéculations.  Une  opération  de 
Bourse  patiemment  mûrie,  une  hausse  qu'avec  les 
Akar  de  Francfort,  il  préparait  de  longue  main  sur 
des  valeurs  en  décours  et  qui  tout  à  coup  fructifiait. 
C'était  l'ironie  de  sa  destinée,  ces  veines  indémenties 
aux  roulettes  des  affaires,  ces  chances  d'heureux 
joueur  raflant  les  grosses  paris  quand  en  ses  fibres 
familiales,  en  sa  chair  spirituelle,  il  subissait  la 
morsure  des  corbeaux,  éprouvait  la  présence  d'actifs 
helminthes  hâtant  les  dissolutions. 

Un  abattement  lourd  suivit.  Il  serra  sa  femme 
contre  lui  et  dit  la  parole  de  tous  les  éprouvés,  de 
tous  ceux  qui  souffrent  pour  des  maux  dont  ils  vou- 
draient rejeter  la  faute  sur  d'occultes  contingences  : 

—  Ma  pauvre  Adélaïde,  c'est  fini  pour  nous  le 
bonheur.  Nous  ne  méritions  pourtant  pas  cela.  Un 
sort  inique  nous  harcelle. 

L'affairement  du  départ  ensuite  enraya  leur  tris- 
tesse. Les  valets  emplissaient  les  chambres,  bat- 
taient les  escaliers,  tous  pressés  d'évacuer  Empoigny, 
solitaire  parmi  les  frimas.  Avec  une  hâte  joyeuse  on 
vidait  les  armoires,  on  bourrait  les  malles,  on  char- 
geait le  camion  qui  sans  discontinuité  roulait  du  châ- 
teau à  la  gare.  Régnier,  son  marteau  au  poing,  talonné 
d'une  fièvre  de  clouer,  aidait  les  gens  à  fermer  les 
caisses.  Ils  partirent  une  après-midi.  Les  voitures 
avaient  pris  les  devants  et  par  petites  étapes  s'ache- 
minaient vers  la  ville.  Il  ne  resta  à  Empoigny,  avec 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  157 

les  jardiniers  et  deux  domestiques,  qu'Arnold,  décidé 
à  passer  la  saison  des  neiges  dans  la  montagne. 

Comme  ils  rentraient,  une  lettre  de  Ghislaine   leur 
apprit  la  naissance  d'un  fils. 


XVIII 


L'événement  confondit  la  famille.  11  fallut  déclarer 
que  l'enfant  naissait  avant  terme.  Encore  celte  immé- 
diate grossesse,  suivie  d'une  délivrance  prématurée, 
déroutait  les  calculs.  On  rapprochait  les  dates,  il 
semblait  extraordinaire  que  Lavand'homme,  averti 
de  sa  paternité,  eût  récusé  les  élémentaires  de- 
voirs. A  peu  près  vers  le  temps  où  (jhislaine  ac- 
couchait, un  anii  des  Quadrant  l'apercevait  dans  une 
loge  aux  Bouffes,  avec  une  femme  à  grand  chapeau. 
Il  la  dépeignit,  on  reconnut  la  compagne  avec  laquelle 
Antonin  l'avait  vu  pénétrer  cà  la  Maison  Dorée.  D'ail- 
leurs, il  ne  se  cachait  pas  :  on  savait  qu'ils  habitaient 
un  petit  hôtel  au  Parc  Monceau.  Son  coupé  journel- 
lement était  rencontré  au  Bois.  Cette  chance  de  Cihis- 
laine,  tout  de  suite  prise,  au  rebours  des  couches 
ingrates  et  tardives  de  Sybille,  surtout  dépita  les  Pié- 
bœuf  :  ils  lui  pardonnaient  d'autant  moins  son  inso- 
lent bonheur  que  leurs  inquiétudes  pour  leur  propre 
enfant  recommençaient. 

Cette  pauvre  chair  soufflée,  rongée  d'écrouelles, 
ce  caillot  vicié  évacué  de  leurs  graisses  malsaines  à 
présent  déjouait  les  médecins  par  un  dépérissement 


158  LA    1-L\    DES    BOURGEOIS 

que  nul  régime  ne  pouvait  conjurer.  Madame  Qua- 
drant, restée  chrétienne,  avait  essayé  sans  succès  des 
messes  et  des  pèlerinages  ;  Piébœuf  ]ui-mé?je,  quoi- 
que ostensiblement  libéral,  aimant  déblatérer  contre 
les  momeries,  intolérant  jusqu'à  exiger  de  ses  loca- 
taires, les  jours  d'élections,  des  votes  servîtes,  s'était 
sournoisement  décidé  à  tàter  d'un  recours  auprès  des 
Providences  qu'il  reniait.  Sans  en  rien  dire  à  per- 
sonne, ce  tartufe  dun  voltairianisme  qu'il  accom- 
modait à  ses  intérêts,  mit  une  ténébreuse  hypocrisie 
à  filouter  le  ciel  en  louant  les  pieux  services  d'un 
vieux  cabotin  de  la  dévotion  faisant  métier  de  pèleri- 
ner.  Celui-ci,  grassement  payé,  accepta  de  visiter, 
pieds  déchaux,  en  égrenant  son  chapelet,  les  bonnes 
Dames  propitiatoires  des  chapelles  miraculeuses. 
Piébœuf  pensait  :  «  Au  petit  bonheur!  Si  ça  ne  fait 
pas  de  bien,  ça  ne  peut  faire  de  mal...  »  L'éternel 
mot  des  duplicités  humaines  et  du  tâtonnement  hasar- 
deux des  consciences. 

Cette  expérimentation  n'aboutit  pas  plus  que  la 
sincère  ferveur  de  madame  Quadrant.  Une  colère 
frappait  la  race  pourrie  du  vieux  Piébœuf;  le  germe 
infectieux,  issu  de  ses  gangrènes  et  transmis  à  sa 
lignée,  encore  une  fois  mûrissait  pour  les  charniers 
leur  rejeton  avarié,  cette  boule  de  graisse  macérée 
dans  les  poisons  du  sang  originel. 

Un  carême  de  larmes  et  d'inquiétudes  alors  mortifia 
leur  carnaval  de  frairies  et  de  gogailles.  La  maison 
des  Piébœuf,  après  une  ère  orgueilleuse  pour  l'avè- 
nement de  l'infant,  retomba  a  la  peur  de  la  mort 
qu'ils  croyaient  toujours  entendre  monter  les  escaliers. 

Chez  les  Jean-Eloi  une  douleur  aigre  régnait. Ce  fils 
qui  naissait  h  Ghislaine,  ce  bâtard  qui  tout  à  coup 
arrivait  écarteler  le  blason  d'honneur  de  la  famille 
les  consternait.  Adélaïde  avait  espéré  un  miracle,  un 
secours  d'en  haut  qui  dès  le  ventre  étoufferait  la  pos- 
térité honteuse.  Quant  au  banquier,  sa  haine,  en  une 
autre  condition  sociale,  eût  voué  celle-ci  aux  pour- 


LA    VIS    DES    BOLllGEOIS  159 

ceaiix.  La  vieille  droiture  rigide  des  Rasseiifosse  ainsi 
se  réveilla  violente.  Mais  coiitradictoirement  l'orgueil 
de.lean-Eloi,  pour  cette  force  hostile  qu'il  sentait  peser 
sur  eux,  se  plonilja.  Je  mettrai  si  haut  notre  nom, 
pensait-il,  que  rien  ne  pourra  plus  nous  atteindre. 
Il  se  rappela  d'autres  bravades  pareilles,  jaillies  brû- 
lantes de  ses  antérieures  rancunes  et  qui  n'avaient 
rien  déjoué.  Une  fois  la  vie  entamée,  la  désagréga- 
tion suit  son  cours  sans  que  nulle  puissance  humaine 
élude  le  désastre  final. 

—  A  quoi  bon  lutter?  se  dit-il.  Ma  force  est  partie. 

Les  ténèbres  reparurent,  il  sentit  la  main  mysté- 
rieuse, il  en  vint  à  confondre  dans  une  mémo 
aversion  l'enfant,  sa  fille  et  Lavand'homme.  Le 
frauduleux  mariage  maintenant,  avec  cette  graine 
semée  par  un  passant  et  qui  germait  en  terre  légi- 
time, avec  cette  ramification  d'une  créature  de  péché 
k  l'arbre  des  générations,  s'avérait  en  sa  plénière 
infamie. 

La  vieille  querelle  ressuscita  plus  âpre  entre  les 
Jean-Eloi.  C'était  sa  faute  à  lui,  tous  leurs  mal- 
heurs :  il  n'avait  jamais  aimé  ses  enfants  ;  sa 
paternité  négligente  les  avait  délaissés  ;  l'argent 
uniquement  avait  requis  sa  vie.  11  se  défendit.  La 
mère  est  la  gardienne  initiale  des  petites  âmes.  En 
aliénant  la  tutelle,  en  les  livrant  à  des  soins  merce- 
naires, elle  avait  ouvert  les  voies  au  mal.  Et  ensuite, 
de  nouveau,  ils  se  rejetaient  l'un  sur  l'autre  les 
hontes  et  les  peines  nées  du  mauvais  hymen.  Elle 
l'accusait  d'avoir  tout  concerté,  retorsait  de  vieux 
arguments  pour  l'attester  seul  coupable. 

—  Quelle  mauvaise  foi,  protestait-il.  Moi  qui  me 
larguais  de  ma  bourgeoisie  solide  comme  un  roc  ! 
Vous  m'avez  obligé  à  renier  ma  souche,  toute  notre 
foi  en  accueillant  ce  drôle,  ^'ous  avons  cessé  d'être 
les  grands  bourgeois  pour  nous  mâtiner  de  gentil- 
hommerie. 

Les  origines   de  la  famille,  en  effet,  semblaient  à 


160  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

jamais  aliénées  et  frappées  de  déchéance.  C'étaient 
]nsqn>nx  Jean-Chrétien  l"'  les  strates  accumulées, 
les  profondes  couches  superposées  d'une  invariable 
hérédité  de  plèbes,  et  cette  tradition  était  pieusement 
vénérée  par  la  grande  aïeule  en  qui  se  dénonçait  la 
forme  la  plus  parfaite  de  cette  obscure  et  reculée 
ascendance.  Les  certitudes,  ensuite,  le  crédit,  l'ascen- 
sion de  la  caste  faisaient  dévier  vers  les  bourgeoisies 
le  courant  de  la  race.  Avec  les  fils  commençait  la 
lignée  des  burgraves  puissants,  devenus  des  forces 
sociales,  régnant  sur  des  territoires,  exerçant  au 
large  leurs  primaties.  Jean-Eloi  et  Jean-Honoré  tou- 
jours avaient  mis  leur  orgueil  dans  cette  condition 
bourgeoise  qui,  sans  les  confondre  avec  les  déten- 
teurs des  quartiers  de  noblesse,  leur  créait  une 
aristocratie  minoritive,  équivalente  aux  privilèges 
abolis.  L'avocat  particulièrement  se  délectait  au  ron- 
flement des  allusions,  à  la  mémoration  de  séculaires  pa- 
rentés glorieuses.  «  Xous  sommes  les  fils  des  grands 
bourgeois  du  XX"  siècle,  disait-il  avec  fierté  en  mé- 
connaissant la  progénie  immédiate  qui  le  rattachait 
aux  sans-visage  de  la  fosse.  Les  communiers,  nos 
ancêtres,  c'est  nous  qui  les  continuons.  »  Maintenant, 
des  alliances  les  croisaient  avec  les  damoiseaux; 
Jean-Eloi  n'osait  plus  se  prévaloir  de  leur  roture. 
C'était  leur  savonnette  à  vilain  ces  mariages  qui, 
sous  un  frottis  danoblissement,  décrassaient  leur 
compacte  manantise.  Et  une  dernière  morphose  était 
réservée  à  leur  descendance,  graduellement  plus 
décortiquée,  allégée  des  plèbes  de  la  souche,  tout  à 
fait  moulée  à  l'assomption  des  optimes,  dans  un  état 
mixte,  ni  noble  ni  bourgeois,  mais  constituant  une 
suprématie  spéciale,  un  patriciat  de  l'argent.  Corol- 
lairement  mûrissait  pour  les  consomptions  finales, 
en  l'inutilité  de  tout  antagonisme,  le  vice  gras,  l'adi- 
posité oisive  d'une  caste  de  rois  fainéants  en  qui 
s'achèverait  le  cycle. 

Eudoxe,  qui  venait  de  se  porter  candidat  à  la  dépu- 


LA    l'IX    DES    BOURGEOIS  i6l 

lation,  n'avait  eu  garde,  en  ses  professions  de  foi,  de 
se  prévaloir  des  pnh'ogatives  bourgeoises  que  son 
père,  s'il  se  fût  présenté  à  sa  place,  n'eût  pas  manqué 
d'escompter.  Un  journal  qui  l'appuyait  lui  ayant  sou- 
mis un  article  exaltant  le  ^  récent  »  archontat  des  Ras- 
^enfosse,  il  bitta  le  mot,  y  substitua  deux  lignes  d'où 
>inférait  lidée  d'une  antérieure  et  constante  hégé- 
monie sociale. 

Eudoxe,  chaudement  agréé  par  le  ministère  et 
proposé  d'abord  avec  faveur  à  un  groupe  politique, 
semblait  réunir  toutes  les  chances.  Les  influences 
de  la  famille  commençaient  à  travailler  autour  de 
cette  candidature  quand  brusquement  se  suscita  un 
compétiteur,  l'iugénieur  Jean  Dubuisson.  Celui-ci, 
dans  une  élection  antérieure,  consentait  à  s'effacer 
devant  un  candidat  d'une  nuance  juge-e  plus  op- 
portune. On  lui  promettait  en  compensation  le  pa- 
tronage de  l'Association  aux  prochains  comices.  Au 
moment  où  surgit  la  candidature  d'Eudoxe,  Du- 
buisson, occupé  dune  ligne  de  chemin  de  fer  en 
Turquie,  n'avait  pas  encore  fait  savoir  sa  décision. 
Tout  à  coup  il  annonçait  son  retour  et  se  mettait  à 
la  disposition  de  son  parti.  Ses  droits  primèrent  ;  il 
avait  donné  des  garanties  de  dévouement  ;  il  comp- 
tait parmi  les  grands  actionnaires  des  compagnies. 
Eudoxe  se  désista,  espérant  être  élu  aux  élections 
générales  de  l'an  suivant.  L'ingénieur  sans  lutte 
passa  à  une  forte  majorité. 

Mais  le  ministère  Sixt,  qui  tenait  à  l'alliance  des 
Rassenfosse,  maîtres  de  la  banque  et  des  grandes 
affaires,  n'abandonnait  pas  le  futur  candidat.  Pour 
assurer  le  terrain  de  l'élection,  il  le  mit  en  lumière, 
le  délégua  aux  débats  d'une  conférence  monétaire  à 
Vienne.  Eudoxe  s'y  révéla  médiocre  économiste, 
mais  parla  nombreusement,  séduisit  par  sa  belle 
mine,  décrocha  la  décoration  autrichienne.  A  peine 
rentré,  il  était  nommé  secrétaire  d'une  commission, 
s'aida  d'un  scribe  adroit  pour   résumer  clairement 


]6-2  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

des  enquêtes  relatives  au  développement  des  hautes 
études  dans  le  pays.  En  même  temps  son  père,  avec 
l'appui  de  Jean-Eloi,  détenteur  d'un  tiers  des  titres, 
lui  faisait  octroyer  un  poste  d'administrateur  dans 
une  des  grandes  sociétés  métallurgiques  du  Centre. 
Il  participait  aussi  aux  travaux  de  la  colonisation  de 
la  Campine,  comme  membre  du  conseil  de  surveil- 
lance. Enfin  son  nom,  à  quelque  temps  de  là.  figura 
dans  le  comité  institué  parle  gouvernement  pour  la 
représentation  des  intérêts  nationaux  à  une  exposi- 
tion nniverselle. 

Ainsi  subitement  se  dissipa  l'obscurité  de  cet 
Eudoxe  Rassenfosse,  réputé  surtout  viveur  élégant. 
11  entra  dans  la  notoriété  par  la  petite  porte  des 
artistes  de  la  politique,  en  débutant  dans  le  rôle 
des  demi-utilités  brillantes  et  affairées.  La  multi- 
plicité des  cumuls,  en  lui  déférant  des  clientèles  de 
solliciteurs  et  en  encombrant  son  antichambre,  lui 
créa  une  personnalité  remuante  de  petite  émi- 
nence  secondaire,  parmi  les  cardinalats  de  l'Etat. 
On  le  savait  par  la  fortune  au-dessus  des  postulations 
à  plat  ventre  de  la  meute  allouvie  qui  sans  trêve 
harcelait  le  ministère  de  ses  pétitions  et  de  ses  fa- 
mines. Il  comptait  parmi  ceux  qui,  au  besoin,  auraient 
pu  prêter  à  l'Etat  et  n'avaient  pas  besoin  d'en  vivre. 
Son  crédit  s'accrut  si  rapidement  qu'au  bout  de  six 
mois  il  obtenait  pour  son  père  et  son  oncle  le  ruban 
qu'il  refusa  pour  lui-même.  La  famille,  grandie  ainsi 
d'un  empan,  sentit  dès  ce  moment  tout  le  parti 
qu'elle  pourrait  tirer  un  jour  de  cet  habile  homme, 
traité  déjà  comme  un  plénipotentiaire. 

Eudoxe  cependant  n'apportait  à  la  vie  publique  que 
les  ambitions  inférieures  d'un  bellâtre  venteux,  épris 
de  faire  grande  figure.  La  carrure  de  tête  d'un  Sixt, 
cette  cubique  capacité  crânienne  où  se  mouvait  à  l'aise 
l'Etat,  ce  dictatorial  orgueil  de  l'éponyme  rigide  et 
obtus,  se  jugeant  le  régulateur  des  destinées,  macéré 
aux  panacées  éventées  de  la  Doctrine,  était  sans  rap- 


LA    FIN    I»ES    BOURGEOIS  163 

• 

port  avec  la  notion  bornée,  le  sens  étroit  des  res- 
ponsabilités sociales  anqnel  se  limitait  cette  pré- 
caire cervelle  de  politicien  marron.  A  son  gré,  le  pou- 
voir c'était  le  bruit  et  la  piaffe  des  règnes  matériels, 
le  ronflement  d'un  arcbidécanat  roulant  en  des  caros- 
ses  pavoises  d'or,  le  brassage  des  influences,  l'adu- 
lation des  hommes,  le  regard  extasié  des  femmes 
ponr  le  maître  (jui  d'un  geste  de  la  main  est  obéi. 
Souple  et  hautain,  sans  conscience  ni  idées,  né  pour 
être  un  plastron  chamarré  et  conduire  les  cotillons 
des  politiques  de  salon,  il  convoita  une  satrapie  dé- 
corative et  facile,  grasse  en  variables  rapports  d'hon- 
neurs, de  bénéfices  et  de  considération. 

Sixt,  expérimenté  flairenrde  gibier,  ne  s'était  point 
abusé  sur  sa  valeur  et  l'aanait  à  sa  mesure.  Homme 
de  plaisir  avant  tout,  détenteur  par  son  mariage  et  sa 
naissance  d'une  fortune  qui,  dans  ce  pays  du  cens, 
en  faisait  une  force,  très  répandu  dans  le  monde  de 
l'aristocratie  de  l'argent  où  son  don  juanisme  exer- 
çait des  ravages,  il  pensa  le  raccoler  comme  un  bril- 
lant heiduque  pour  son  état-major,  comme  un  des 
garde-nobles  de  la  Doctrine.  Il  espérait,  en  ontre, 
en  son  prestige  sur  les  femmes. 

.Justement  Eudoxe  passait  alors  pour  être  lamant 
de  madame  Fléchet,  la  femme  de  ce  riche  architecte 
Fléchet  qu'un  dissentiment  refoulait  dans  le  camp 
ennemi  et  qui,  n'écoutant  que  sa  rancune,  s'était 
soustrait  à  toute  conciliation.  C'était  une  des  amies 
les  plus  assidues  de  madame  Eudoxe  Rassenfosse  : 
très  jalouse  de  son  entourage,  celle-ci  n'avait  pris  dé- 
fiance de  cette  beauté  un  peu  puritaine,  attachée  au 
devoir  maternel  et  qui  professait  le  dédain  des  hom- 
mes. Il  s'ébruita  qu'elle  avait  succédé  à  madame 
Rabattu  qui  elle-même  avait  pris,  dans  le  cœur  incons- 
tant d'Eudoxe,  la  place  de  madame  de  Robuart. 

Ce  qui  s'avérait  indubitable,  c'est  que  ce  mari 
d'une  femme  déjà  mure  s'était  vite  lassé  de  la  fidélité 
conjugale.  Traqueur  de  proies  délicates,  grand  chas- 


164  LA   FIX    DES    BOURGEOIS 

seur  aux  forêts  de  l'amour  et  du  caprice,  le  mariage 
n'interposa  qu'une  accalmie  dans  les  turbulences  de 
sa  vie  passionnelle.  La  belle  Sarah,  qu'il  trompait 
effrontément  jusque  même  avec  ses  femmes  de 
chambre,  ne  se  doutait  de  rien  et  croyait  parer  suffi- 
samment à  tout  danger  en  triant  ses  amies.  Il  arriva 
que  celle  sur  qui  elle  comptait  le  plus  fut  précisé- 
ment la  pire  ennemie  de  son  bonheur. 

Une  fille  lui  était  née  de  son  premier  mariage.  Dès 
la  seizième  année  elle  l'envoyait  aux  Oiseaux.  Danièle 
n'en  sortit  qu'une  fois  tous  les  ans,  cà  l'époque  des 
vacances.  Celles-ci  finies,  la  baronne  se  dépêchait  de 
l'y  renfermer,  envieuse  de  sa  grande  beauté,  effrayée 
de  paraître  vieillie  auprès  d'une  fille  si  merveilleu- 
sement nubile.  Sa  maternité  indolente  se  refroidit 
encore  après  son  mariage  avec  Eudoxe.  Sarah  crut 
remarquer  chez  son  mari  une  trop  vive  admiration 
pour  cette  jeune  fille  ardente  et  noire,  en  qui  revivait 
son  printemps  magnifique.  Elle  s'en  débarrassa  en 
l'envoyant  désormais,  avec  une  gouvernante,  passer 
ses  vacances  à  Marquise,  cette  terre  qu'elle  possédait 
dans  l'Entre  Sambre-et-Meuse,  et  où  Danièle,  en  arri- 
vant, trouvait  l'écurie  montée  et  les  appartements 
aménagés.  Mais  avec  le  temps  ses  inquiétudes  gran- 
dirent. Danièle  venait  de  doubler  sa  dernière  année 
de  pension  ;  encore  quelques  mois  et  il  serait  impos- 
sible dé  retarder  le  moment  douloureux  ;  définitive- 
ment les  vingt  ans  de  cette  riche  fleur  épanouie  lui 
retomberaient  sur  les  bras. 

C'était,  en  outre,  pour  ses  jalousies  de  femme 
rêvant  de  s'isoler  avec  Eudoxe,  l'ennui  des  récep- 
tions, l'inévitable  corvée  des  fêtes  pour  assurer  le 
succès  de  la  prochaine  élection.  Madame  Rassenfosse, 
que  les  intimes  continuaient  à  appeler  la  baronne, 
se  débattait  éperdument  contre  le  danger  des  compa- 
raisons avec  les  autres  femmes.  Toujours  très  belle 
de  corps,  à  travers  le  léger  empâtement  de  la  taille 
et  de  la  gorge,  les  épaules  opulentes  et  inaltérées^ 


LA    ILN    liES    UULRGEUl^  lOo 

d  lin  grain  de  marbre  chauffé  de  soleil,  les  bras  ohar- 
iioyeiix  et  fuselés,  seul  le  jaune  et  le  gras  de  sa  peau 
de  juive  autour  des  flammes  noires  de  l'œil,  cette 
inconjurable  remontée  du  sang  acre  de  la  race  au 
visage  prématurément  ranci,  attestait  la  blétissure 
des  quarante  ans  sonnés.  Elle  lutta,  épaissit  le  talc 
à  ses  joues,  recourut  aux  jouvences,  aux  secrets  des 
calisthénies.  Chaque  matin  elle  subissait  les  lances 
glacées,  les  jets  lourds  des  séances  d'hydrothérapie, 
se  prétait  aux  massages,  recevait  les  actifs  courants 
dynamodermiques.  Sûre  de  sa  poitrine  et  de  ses  bras, 
elle  se  dénuda  jusqu'à  l'impudeur  dans  leur  intacte 
beauté  dont  elle  défiait  les  femmes  et  par  laquelle 
elle  se  sentait  supérieure  à  elles.  Aux  lumières, 
sous  le  million  de  ses  diamants,  avec  son  majes- 
tueux rythme  de  statue,  elle  continua  à  paraître  la 
plus  belle. 


XIX 


Tout  Fhiver,  Thôtel  bourdonna  d'un  bruit  de  dansées' 
et  de  musiques,  ils  eurent  leurs  grandes  et  leurs 
petites  réceptions  ;  par  catégories,  la  haute  et  la 
moyenne  société,  le  monde  politique,  la  magistra- 
ture, le  barreau,  la  finance,  défilèrent.  Toute  la  série 
des  influences  fut  utilisée  pour  la  conquête  du  man- 
dat. La  juive,  d'une  avarice  qui,  à  travers  leur  grand 
train,  lui  faisait  retourner  la  livrée  défraîchie  de  ses 
domestiques,  cette  fois  n'écouta  que  sa  passion  pour 


166  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

riiomme    qu'elle    eût   voulu    élever   aux    suprêmes 
apogées  et  dépensa  des  sommes  royales. 

•Une  dernière  fêle  qu'ils  donnaient  à  la  mi-avril, 
un  gala  où,  sur  un  vrai  théâtre  monté  à  grands  frais, 
on  joua  l'opéreite,  une  œuvre  de  maestrino  amateur, 
le  chevalier  José  de  Marchauvelais,  avec  des  artistes 
de  l'Opéra,  clôtura  cet  ère  turbnlenie.  Sixt  y  daigna 
exhiber  son  front  haut  et  atrabilaire,  les  mépris  gelés 
de  son  œil  et  de  sa  bouche,  sa  sultanerie  de  vieux 
coq  politique.  Ce  fut  ce  soir-là  aussi  que  la  petite 
madame  Provignan,  déjà  désabusée  du  mariage,  lasse 
des  vacillations  de  Léon,  connut  le  beau  baryton 
Despujol  qui,  dans  le  claquement  de  sa  vie  roma- 
nesque, sur  le  théâtre  de  ce  cœur  de  flonflons  et  de 
travestis,  allait  jouer  un  r(Me.  Ce  méridional  porten- 
tueux,  espéré  de  toutes  les  femmes,  vain  de  ses  col- 
lants copieux  et  de  sa  voix  de  Sax,  avait  retrouvé, 
auprès  de  ce  public  de  sélection,  pour  l'incarnation 
du  principal  rôle  de  Topéretle,  l'habituel  triomphe  de 
ses  soirs  de  première.  Cyrille  se  le  fit  présenter  par 
Eudoxe  et  tout  de  suite,  avec  son  gentil  frétillement 
de  nerfs  et  l'emballement  de  ses  anciennes  passion- 
nettes,  elle  lui  disait,  allumée,  les  yeux  battus  d'un 
cillement  : 

—  Ah  I  monsieur,  quel  artiste  vous  êtes!  Ce  que 
vous  m'avez  secouée  !  Je  ne  me  suis  jamais  sentie 
plus  heureuse  1 

Il  gondolait  le  dos.  démentait  de  la  main  la  viva- 
cité du  compliment.  Elle  insistait  : 

—  Ohî  je  suis  sincère  !  Je  dis  tout  ce  que  je  pense. 
Vous  avez  un  sentiment...  un  sentiment... 

Tou^e  sa  sottise  barytonnante  éclata  alors  : 

—  Mon  Dieu,  madame,  c'est  de  nature.  J'étudie 
mon  rôle,  je  me  laisse  aller. 

Elle  fermait  un  peu  les  yeux,  s'écoutant,  s'exaltant: 

—  Oui,  avoir  une  àme,  sentir,  vivre  de  cette  vie 
supérieure  qui  est  l'art...  Ah!  vous  devez  connaître 
des  joies  ! 


LA    UN    DES    BOURGEOIS  1G7 

Despujol  mimait  un  effet  vainqueur,  la  bouche 
amère,  l'œil  scénique  et  résorbé  : 

—  Oui,  des  joies,  sans  cloute...  Mais  allez,  elles 
nous  sont  bien  dues,  elles  paient  bien  des  peines  et 
des  épreuves.  On  ne  sait  pas  ce  que  nous  souffrons 
pour  notre  art...  les  doutes,  les  défaillances.  Et  se 
dire  qu'une  fois  la  voix  finie,  tout  sera  fini...  Tenez, 
le  meilleur  pour  nous,  ce  ne  sont  pas  les  acclama- 
tions dune  salle,  c'est  d'être  compris  p;;r  une  âme 
d'élite,  une  âme  qui  sent  ce  que  nous  sentons  nous- 
mêmes. 

Il  appuya  un  regard  sur  la  gaminerie  câline  de  ce 
petit  visage  spirituel  qui,  de  dessous  son  jaune  bou- 
quet de  frisures,  lui  souriait  intrépidement.  Elle 
comprit,  minauda  avec  une  subite  moue  de  modestie  : 

—  Oh  î  moi,  j^  ne  suis  qu'une  pauvre  petite  mu- 
sicienne... Je  tapote  un  peu,  je  ne  sais  qu'admirer. 

Despujol  s'ébrasa  ;  son  rire  manifesta  un  râtelier 
puissant,  les  cubiques  ivoires  d'une  denture  de 
cheval. 

—  Laissez  donc,  vous  vous  calomniez...  Il  n'y  a 
qu'une  artiste  pour  parler  d'art  avec  cette  chaleur. 

Sa  vanité  de  poupée  mélomane  se  tendit.  Elle 
hocha  la  tète  et,  l'œil  nostalgique,  perdue  en  du 
rêve  : 

—  Je  vous  assure...  Et  cependant  il  y  a  des  fois, 
oui,  il  me  semble  que  j'aurais  pu  faire  quelque  chose... 
C'est  un  gros  regret  pour  moi  de  n'avoir  pas  tra- 
vaillé... Mais  dans  notre  monde,  voyez-vous,  on  est 
trop  prise  par  sa  vie...  On  n'a  pas  le  temps  de 
s'écouter...  Et  maintenant  c'est  trop  tard,  je  fais  de 
la  musique  comme  je  peux. 

Sarah,  livide  sous  ses  bandeaux  noirs  et  qui,  dans 
l'éblouissement  de  ses  épaules  nues  et  de  ses  diamants, 
passait  au  bras  de  Akar  aîné,  tout  à  coup  referma 
nerveusement  son  éventail  de  plumes  d'eider  et  co- 
gnant du  bout  des  palettes  le  bras  du  chanteur  : 

—  Vous  savez,  ne  la   croyez  pas.    Elle  a  un  fort 


168  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

joli  talent,  fit  elle  avec  renjoiiement  d'un  sourire 
démenti  par  ]a  vertigineuse  sombreur  des  yeux. 
•  Elle  venait  de  surprendre  entre  madame  Fléchet 
et  Eudoxe  un  étrange  regard  mystérieux,  un  regard 
qui,  par  dessus  le  damier  des  habits  noirs  et  des 
corsages  fleuris,  silla  soudain,  de  l'un  à  l'autre  éten- 
dit la  trajectoire  d'une  obscure  complicité. 

La  belle  gorge  impériale  s'éloigna,  rayonna  plus 
loin.  De^^pujol  redevint  le  cabot  des  petits  théâtres 
de  ses  débuts. 

—  Vous  voyez  bien,  je  vous  y  prends  î  ronfla-t-il 
d'une  grosse  voix  familière. 

—  Ob  :  si  tout  le  monde  se  met  contre  moi! 
Elle  s'éventait   à   petits  coups   pressés,   colère   et 

rieuse,  dans  une  défaite  d'humilité,  comme  pour  un 
secret  mal  gardé.  Léon  à  son  tour  s'approcha,  elle 
les  présenta,  finit  par  lui  dire  : 

—  Invite  donc  monsieur  à  venir  faire  un  peu  de 
musique  avec  nous. 

L'artiste  saluait  : 

—  Comment  donc  !... 

—  Vous  savez,  tous  les  samedis. 

Un  petit  temps  encore  ils  restaient  à  se  parler, 
les  bouches  rapides,  les  yeux  magnétiques,  subis- 
sant le  louche  proxénétisme  de  l'art,  comme  dans 
un  commencement  de  possession.  Puis  elle  lui 
tendait  la  main,  il  la  serrait  entre  ses  gros  doigts  de 
bel  homme.  Tous  deux  ensuite  se  retrouvaient  en- 
core une  fois  au  buffet,  ils  échangeaient  un  regard  et 
un  sourire.  — Quel  drôle  de  petit  pistolet  de  femme! 
pensa  le  baryton.  —  Cyrille,  distraite,  songea  à  la 
griserie  d'aimer  un  grand  artiste  acclamé. 

Les  Quadrant  et  les  Piébœuf,  invités  comme  le 
reste  de  la  famille,  s'étaient  fait  excuser.  L'enfant 
des  Piébœuf,  ce  frêle  et  dernier  espoir  d'une  lignée, 
se  consumait  ;  une  consultation  de  médecins  leur 
avait  notifié  l'imminence  du  dénouement.  Adélaïde 
et  ^Yilhelmine  veillaient  avec  les  parents  ;  leurs  ma- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  1G9 

ris  seuls  s'étaient  montrés  chez  Endoxe.  Et  tout  à  coup, 
comme  vers  une  heure  du  matin,  les  invités  com- 
mençaient à  détller  au  vestiaire,  utie  nouvelle,  dans 
le  roulement  des  voitnres  sous  le  porche,  circula. 
Un  domestique,  dépêché  par  les  Piébœuf,  venait  d'ap- 
porter un  mot  de  Qnadrant  annonçant  la  mort  du 
petit.  Aussitôt  Jean  Eloi  fit  avancer  son  coupé.  Jean 
Honoré  y  monta  avec  lui.  Un  ennui  pour  cette  fin  de 
soirée  tournant  à  une  corvée  pénible  les  assoupissait 
dans  les  capitons.  C'était  fatal,  d'ailleurs;  le  sang  des 
Piébœuf  n'était  pas  voué  à  germer  ;  ils  avaient  tort 
de  s'obstiner  en  se  préparant  chaque  fois  un  mal- 
heur certaiti.  Ensuite  ce  deuil  des  Piébœuf  s'effaçant, 
ils  se  reparlèri'nt  de  la  fête,  du  grand  Sixt  peu  mon- 
dain et  qui  avait  tenu  à  fignrer  parmi  les  invités,  de 
ses  paroles  aimables  pour  les  Rassenfosse.  La  famille 
grandissait  à  travers  ces  témoignages  de  considéra- 
tion. Il  paraissait  certain  qu'Endoxe  serait  élu. 

Dès  lors,  tout  paraissait  possible,  même  le  porte- 
feuille... L'évolution  des  Rassenfosse  assumait  les 
souverainetés  définitives  ;  ils  devenaient  un  des  bras 
de  l'Exécutif.  Le  Cycle  serait  accompli.  Et  Jean-Eloi 
cessa  d'apercevoir  le  trou  noir  au  fond  dtî  leur  race, 
ne  pensa  plus  qn'à  cette  poussée  vertigineuse  (]ni 
les  faisait  monter  toujours  plus  haut  veis  Irs  Domi- 
nations. \Liis,  ensuite,  un  regret  s'éleva,  la  supré- 
matie de  la  branche  cadette  sur  la  branche  ainée,  ce 
bonhenr  des  Jean-Honoré  magnifiés  en  leur  descen- 
dance, monopolisant  les  ascensions  sociales,  alors 
que  ses  fils  à  lui  misérablement  se  désintéressaient 
des  destinées  de  leur  maison.  11  s'écria  : 

—  Yois-tu,  tu  as  le  bon  lot,  toi.  C'est  moi  qui  ai 
commencé  notre  édifice,  c'est  toi  qui  l'achèves. 

Enfin  la  voiture  s'arrêtait  à  la  porte  des  Piébœnf  ; 
ils  pénétraient  dans  la  désolation  de  la  maison.  Les 
Quadrant  venaient  leur  serrer  les  mains ,  ma- 
dame Quadrant,  toute  éplorée,  des  sanglots  dans  la 
gorge  pour  ce  lamentable  écroulement  de  leur  for- 

10 


170  LÀ    FIN    DES    BOURGEOIS 

tune.  Et  une  porte  s'ouvrait,  ils  voyaient  Piébœuf 
hébété,  les  bras  pendants,  près  du  berceau,  dans  le 
tremblement  rouge  des  bougies.  On  avait  entraîné 
Sybille  ;  Adélaïde  et  Wilbelmine  la  veillaient  dans  sa 
chambre. 

Cette  stupide  face  blême  de  Piébœuf,  immobile, 
regardant  le  pauvre  résidu  humain  au  fond  des  den- 
telles, n'était  plus  qu'une  bouillie,  la  décomposition 
liquide  d'un  visage  sans  traits  aux  soufflures  de 
chair  prêtes  à  crever.  Il  leur  montra  la  petite  tète 
verte  de  l'enfant,  toute  fondue  et  talée,  avec  ses 
prunelles  de  gélatines  figées  dans  le  cavement  bis- 
treux  des  cerniires. 

—  J'aurais  donné  cent  mille,  deux  cent  mille 
francs  pour  qu'il  vive.  A  qui  voulez-vous  que  ça  re- 
vienne à  présent,  mon  argent  1  Et  le  pis,  c'est  de 
penser  que  pendant  que  mon  fils  est  là  mort,  il  y  a 
des  centaines  de  sales  moutards  qui  grouillent  dans 
mon  quartier. 

Une  colère  aussi  lui  montait  en  allusions  à  cet  enfant 
de  Ghislaine  qui  n'attendait  pas  même  les  nécessaires 
délais  pour  germer  à  la  vie,  quand  Sybille  et  lui,  comme 
des  manouvriers,  depuis  des  ans  trimaient  dans  la 
vigne  charnelle,  toujours  déçus  en  leur  attente  des 
vendanges.  Il  finit  par  prendre  sa  tète  à  deux  mains, 
sanglota  comme  une  femme.  Les  deux  Rassenfosse 
tout  à  coup  sentirent  une  pestilence  :  elle  sortait  du 
pauvre  berceau,  fade,  lourde,  tenace,  comme  l'odeur 
à  travers  les  cires,  le  rappel  des  sanies  où  s'était 
consumé  le  grand-père,  cette  vivante  charogne  du 
maçon  Piébœuf. 

Ils  s'enquirent.  L'enfant  depuis  un  mois  ne  man- 
geait presque  plus  ;  son  estomac  rétréci,  annulé, 
déjà  mort  dans  la  petite  vie  de  ses  membres,  dégor- 
geait tout.  Il  s'en  allait  de  ce  viscère  qui,  chez  les 
Quadrant,  était  la  grosse  machine  de  la  vie,  capable 
de  drainer  des  fortunes.  Une  ironie  de  la  destinée 
faisait  périr  de  famine,  en  pleine  graisse  de  millions, 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  171 

ce  rejeton  des  regoulés,  ce  petit  être  dont  les  que- 
nottes, si  elles  avaient  eu  le  temps  de  pousser, 
auraient  mangé  l'Iinmanité  et  qui  mourait  de  l'ina- 
nition des  pauvres.  L'énorme  empâtement  de  la  fa- 
mille, le  fleuve  des  chyles  d'un  Antonin  aboutissait  à 
cette  misère  d'un  débile  intestin  qui  ne  gardait  rien. 
Et  c'était  surtout  cela,  la  grande  douleur  et  la  colère 
de  Piébœuf  :  il  aurait  pu  le  piffrer  de  nourritures 
princièrcs  ;  sa  fortune  lui  eût  permis  de  le  gaver 
comme  un  ogre  ;  il  aurait  eu  des  terres,  des  maisons, 
tout  un  bétail  humain  h  croquer;  et  l'enfant  juste- 
ment trépassait  pour  une  pauvre  goutte  de  lait  qui 
même  ne  pouvait  passer.  Maintenant  c'était  fini  :  ils 
n'espéraient  pins  rien  de  l'avenir. 

En  redescendant,  Jean-Eloi  trouva  sa  femme  emmi- 
toufflée,  prête  à  remonter  en  voilure.  Un  domestique 
hélait  un  fiacre  pour  les  Jean-Ilonoré.  Ds  se  sépa- 
rèrent, la  porte  se  referma  sur  le  roulement  du  coupé 
dans  la  nuit.  Le  banquier  pensait  au  fils  de  Ghislaine. 
Si  la  mort,  au  lieu  de  frapper  chez  les  Piébœuf,  avait 
fait  un  détour  jusqu'à  la  Piasepelote,  ce  n'était  pas  lui 
qui  l'eût  regretté.  Elle  frappait,  au  contraire,  taillait 
dans  les  postérités  légitimes  et  laissait  vivre  le  bâtard 
ignominieux. 

—  Dis  !  fit  Adélaïde. 

—  Quoi? 

—  Cette  prédiction  de  notre  pauvre  Simone.  Eh 
bien,  la  voilà  réalisée,  n'est-ce  pas  effrayant? 

Il  haussa  les  épaules. 

—  Tu  crois  donc  à  cela  ? 

—  Si  j'y  crois  !  Mais  c'est  de  l'évidence.  Elle  a  des 
sens  que  nous  n'avons  pas.  Ah  !  il  y  aura  d'autres 
douleurs  encore.  Des  cierges,  des  cercueils...  Toute 
la  maison  s'en  ira  dans  des  cercueils  ! 

Jean  Eloi  s'emporta. 

—  Eh  bien,  gardez  vos  idées.  Moi  je  ne  crois  qu'en 
ma  force.  S'il  fallait  écouter  les  pressentiments  des 
femmes,  on  se  croiseraitles  bras  et  entendrait  le  cou. 


172  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

—  Malheureux  !  Il  y  a  quelqu'un  qui  est  plus  fort 
que  toi  et  qui  nous  frappe  ! 

Il  ne  se  rendait  pas.  Les  Piébœuf,  c'était  autre 
chose.  On  savait  bien  que  leur  fortune  n'était  pas 
propre  ;  ils  étaient  punis  dans  leur  sang  pour  ce  char- 
nier qu'ils  exploitaient  et  dont  les  pourritures  leur 
remontaient  au  cœur.  Il  y  avait  un  cimetière  dans 
leurs  destinées,  ce  cimetière  sur  les  ossements  dé- 
blayés duquel  ils  bâtissaient  leurs  quartiers  de  pau* 
vres  et  qui,  vidé  de  ses  cadavres,  se  recomblait  avec 
leurs  propres  morts. 

—  Laisse  donc,  tu  me  fais  horreur,  s'écria  ma- 
dame Rassenfosse. 

Elle  ne  pouvait  bannir  ces  effrayants  cierges  allu- 
més qui  traversaient  les  visions  de  Simone.  A  cette 
heure  des  prestiges,  dans  le  vent  du  matinal  cré- 
puscule, le  trèfle  rouge  des  lanternes  aussi  vacil- 
lait comme  des  clartés  de  cierges.  Par  les  vitres 
du  coupé,  éclaboussées  de  jets  brusques  de  gaz  qui 
ensuite  laissaient  retomber  des  pans  d'ombres  bla- 
fardes, elle  voyait  s'éloigner  leurs  files  interminables 
comme  la  procession  des  luminaires  vers  un  cata- 
falque. Adélaïde  ferma  les  yeux  pour  ne  plus  les 
apercevoir  et  dans  un  commencement  de  sommeil, 
fout  au  fond  de  sa  pensée  assoupie,  un  petit  berceau 
lui  apparut,  une  paix  de  bel  enfant  qui  avait  la  res- 
semblance de  Ghislaine.  Déjà,  tout  à  l'heure,  auprès 
du  pauvre  visage  décomposé,  devant  cette  mort  du 
fils  des  Piébœuf,  l'image  avait  passé,  cette  fleur  de 
jol-e  humanité  épanouie  à  leur  espalier. 

—  Si  c'était  lui  pourtant  qui  était  là  ! 

Elle  vit  là-bas  les  langes  se  plisser  en  linceuil, 
Ghislaine  se  tordant  les  poings,  les  maudissant.  L'or- 
gueil s'en  alla  ;  elle  se  sentit  une  grande  pitié.  Après 
tout,  n'éiait-<*e  pas  aussi  la  leur,  cette  petite  chair,  a 
travers  le  mystère  des  races  ? 

—  Mon  Dieu,  pardounez-moi.  J'étais  folle.  N'exau- 
cez pas  le  vœu  coupable...  Qu'il  vive,  luil 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  l"'3 

Et  maintenant,  c'était  encore  cette  douceur  de  la 
bonne  enfance  qui,  à  travers  l'engourdissement  de 
la  veille  tardive,  lui  revenait,  avec  le  battement  des 
petites  mains  au  bout  des  petits  bras,  avec  le  trem- 
blement des  fossettes  aux  joues  roses  ou  exquisement 
semble  frissonner  la  cbatouille  d'un  baiser. 

—  Le  pauvre  enfant  1  pensa-t-elle  en  se  réveillant 
au  brusque  arrêt  de  la  voiture.  Sa  seule  faute,  c'est 
d'être  né  !  . 

Les    vantaux  de    la   porte  cochère    battaient .    Us 

rentraient. 


XX 


Un  soir,  avec  des  filles,  après  une  partie  de  bois 
où,  ensemble,  ils  avaient  arrosé  largement  de  Cham- 
pagne une  dinette  sur  Therbe,  Régnier,  Antonin  et 
le  fils  de  Rabattu  rentraient  en  mail  à  la  ville. 

Le  cocher,  pour  couper  au  court  et  gagner  la 
chaussée,  avait  pris  une  traverse  entre  les  hauts  fûts 
lisses  d'une  hètraie,  une  charriére  juste  assez  large 
pour  le  passage  des  roues  et  où.  aux  tanguages  de  la 
lourde  voiture  dans  les  ornières  qui  par  places  ravi- 
naient la  cavée,  tout  à  coup  s'apeuraient  les  cris  ai- 
gres des  femmes.  Antonin,  vautré  dans  le  déborde- 
ment des  jupes,  tassé  sous  l'empilement  de  leurs 
chairs  chaudes,  la  nuque  cerclée  de  leurs  colliers  de 
bras,  dormassait,  savourait  une  joie  de  gros  rumi- 
nant flàtré.  Là-bas,   dans   laprès-midi    des    fourrés, 

10. 


174  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

allumées  par  le  vin,  salaciées  comme  des  segipanes, 
I^urs  taquineries  l'avaient  relancé,  curieuses  de  sa 
chair  adipeuse  et  laitée  qui,  avec  la  soufflure  des 
tétins  et  les  peaussailles  des  hanches,  l'assimilait  à 
une  vaste  idole  mafflue,  à  un  redondant  phénomène 
de  foire.  Mais  maintenant,  une  cuvée  d'ivresse  les 
alourdissait  ;  les  mains  de  caresses  et  de  péché  res- 
taient mortes  ;  elles  s'étaient  couchées  sur  lui  comme 
dans  l'ampleur  d'un  édredou,  dans  la  tiédeur  d'une 
lar^e  couette  humaine.  Avec  ses  flots  de  linons 
ébouriffés  jusqu'aux  essieux,  ses  tressants  de  corps 
en  grappes,  la  voilure,  en  ce  clair  silence  d'un  soir 
d'été  en  foret,  parmi  les  lignées  d'arbres  pâles,  tout  à 
coup  évoqua  une  ribambelle  de  masques  ivres,  char- 
royée  vers  les  alcôves. 

Paul  Rabattu,  à  vingt-cinq  ans,  éreinté  par  les  no- 
ces, arrêté  tout  jeune  dans  une  pousse  nouée  et  ché- 
tive,  se  sénilisait  d'un  air  de  vieille  humanité  avariée. 
11  avait  chu  entre  les  banquettes  et  gisait,  la  tète 
dans  des  genoux.  Régnier,  lui,  s'était  hissé  jusqu'au 
siège  du  cocher.  Raide  et  trépide  dans  cette  soûlerie 
qui  mûrissait  les  autres,  jouissant  de  leur  pleutrerie 
tout  de  suite  vannée,  il  se  sentait  les  nerfs  fourgon- 
nés,  subissait  de  confus  prurits,  orienté  à  des  son- 
ges délicats  et  malfaisants.  Mais  qu'inventer?  se 
demandait  il.  Ces  filles  et  leurs  venaisons  ont  perdu 
leur  ragoût  pour  moi.  Il  faudrait  trouver  un  plaisir 
poivré,  des  capsiques  stimulateurs  de  fines  et  arden- 
tes sensations,  répudier  surtout  les  fades  gingem- 
bres habituels.  Décidément  je  crois  que  je  me  blase. 

Au  bout  du  chemin,  dans  la  paix  obscure  des  feuil- 
lages, le  cheminement  d'une  haute  taille  d'homme  se 
détacha,  se  rapprochant  à  mesure,  finissant  par 
grandir  comme  un  dos  arbres  de  la  forêt,  comme  un 
des  fils  de  cette  forêt  de  grands  arbres.  Et  le  trot  des 
chevaux  s'étant  brusquement  accéléré  sous  le  pico- 
tement du  fouet,  la  distance  encore  s'abrégeait,  la  fi- 
gure du  Pauvre  des  vieux  âges  de  la  terre,  de  l'éter- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  175 

nel  Pauvre  coureur  de  rues  et  de  bois,  apparut  en  ce 
passant  des  soirs.  Appuyé  sur  un  scion,  il  marchait 
droit,  d'un  large  pas  égal,  du  pas  rythmii;ue  d'un  fau- 
cheur d'espace  et  de  temps  fauchant  sous  ses  andains 
les  champs  roses  du  malin  et  les  rouges  champs 
des  vesprées. 

La  nocturne  vision  entra  aux  claires  prunelles 
aiguës  de  Régnier,  anormale,  curieuse,  éveillant 
subitement  la  suggestion  d'une  béte  humaine  surgie 
de  sa  tanière  et  randonnaiit  à  l'heure  où  commen- 
cent à  rôder  les  hétes  sylvaines.  Oui,  pensait-il,  c'est 
bien,  en  efTet,  la  bète  des  traques  de  misère,  la  hète 
dès  l'aube  relancée  par  les  fatalités  d'un  pèlerine- 
ment  sans  m.erci,  après  des  nuits  terrées  au  creux 
deslabûurs,  dormies  contre  les  meules,  gilées  en  des 
litières  fétides.  Le  gibier  puant  pourchassé  par  les 
limiers  de  justice,  en  butte  aux  effrois  de  la  pro- 
priété, excitant  les  abois  des  chiens  quand  il  passe 
sur  le  chemin,  sans  patrie  que  les  étoiles,  dans  l'ou- 
bli des  ténèbres  où  chaque  nuit  il  s'évade  et  rede- 
vient un  homme. 

Ce  gueux  de  la  forêt,  surgissant  des  fumées  trou- 
bles d'une  fin  d'orgie,  avec  sa  grande  marche  de  loup 
talonné  par  les  famines,  avec  son  air  de  marcheur 
des  temps  parti  à  l'aurore  des  jours  et  depuis  des 
siècles  cassant  du  plat  des  orteils  les  pavés  des 
routes,  amusa  son  subtil  esprit. 

—  Halle,  commanda-t-il. 

Sous  larrét  subit,  les  chevaux  se  bandèrent  aux 
cnlières.  A  l'intérieur  du  véhicule,  un  violent  remous 
de  chairs  et  de  robes  tumultua.  Le  canapsa  s'était 
rangé  contre  le  talus,  les  pieds  sous  les  roues,  son 
petase  à  la  main,  avançant  le  geste  humble  de  l'au- 
mône. 

—  Tu  lombes  bien,  lu  airives  à  l'heure  des  cha- 
rités, fit  Régnier.  Qui  es-tu? 

—  Jean. 

—  Ton  nom  de  famille? 


176  LA   FL\   DES    BOURGEOIS 

Il  haussait  les  épaules. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Tu  es  pourtant  le  fils  de  quelqu'un,  voyons. 

—  Je  ne  sais  pas. 

—  Et  où  vas-tu  ? 

Un  geste  de  la  main  dont  vers  un  problématique 
relais  il  pointait  son  bâton,  s'accompagna  de  Tunique 
parole  où  semblait  se  résumer  toute  sa  vie,  le  mot 
de  sa  destinée  obscure  et  balayée  aux  horizons  : 

—  Là-bas...  Je  ne  sais  pas. 

Les  femmes,  après  avoir  injurié  le  cocher,  main- 
tenant s'égayaient  du  hère  et  de  son  refrain  stupide  : 

—  Pis  donc,  hé,  Thomme?  Si  tu  ne  sais  pas,  fiche- 
nous  la  paix  et  passe  ton  chemin. 

Une,  plus  sensible,  battait  Antonin  péniblement 
réveillé  et  lui  réclamait  un  louis. 

—  De  quoi  ?  Un  louis  !  Ah  oui,  dans  ma  poche, 
prends  ! 

—  Au  diable  les  femmes  I  Silence,  là-dedans  ! 
glapit  Régnier.  Mais  oui,  pensait-il,  c'est  vraiment 
là  une  idée  merveilleuse  et  diabolique. 

Et  penché  sur  la  givreuse  caboche,  sur  cette  ossa- 
ture de  squelette  aux  vertèbres  en  saillie,  cortiquées 
de  lamelles  durcies,  d'un  reste  de  cuir  : 

—  Ecoute,  Je-ne-saispas.  Nous  avons,  nous,  de  la 
famille  à  revendre.  Tu  vois  bien  ce  gros  cochon 
parmi  ces  demoiselles?  Eh  bien  !  salue.  Il  a  bu  et 
mangé  de  quoi  nourrir  pendant  un  mois  trois  crève- 
la-faim  comme  toi.  Son  excrément  serait  encore  un 
mets  délicat  pour  tes  pareils.  Mais  viens  avec  nous, 
grimpe  dans  le  tas.  Ce  sont  de  bonnes  filles,  tu 
verras.  Ensemble  nous  filerons  à  la  ville  ;  je  te  mè- 
nerai manger  des  choses  que,  même  en  rêve,  tn  n'as 
pu  soupçonner,  c'est  moi  qui  te  le  dis.  Ah  !  ça,  veux- 
tu  monter,  sale  bougre  ? 

Le  vieux  le  regardait,  ahuri,  sans  joie,  sans  co- 
lère, tendant  toujours  la  main. 

—  Tu  te  méfies  ?  Tu  as  bien  tort,  je  te  donne  ma 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  177 

parole  que  je  ne  suis  pas  ivre.  Est-ce  que  jai  l'air 
(!•'  quelqu'un  qui  voudrait  se  moquer  de  toi  ?  Allons, 
littup  !  Monte.  Tu  pourras  taper  sur  ma  bosse. 

Les  femmes  à  leur  tour  s'en  mêlaient,  par  goût  de 
la  rigolade. 

—  Hé,  l'homme,  monte  donc.  On  te  tera  manger 
du  pàlé  de  foie  gras...  Tu  coucheras  ce  soir  dans  un 
vrai  lit. 

Un  grand  rire  honteux  hii  écarquait  la  bouche, 
une  gène  de  pauvre  devant  une  table  dressée  où  sou 
couvert  est  mis.  A  la  fui  il  frappa  sou  bâton  en  terre, 
de  l'air  d'un  homme  subitement  décidé,  d'un  homme 
de  longue  date  accoutumé  à  s'en  rapporter  au  ha- 
sard. S'extrayant  les  pieds  de  ses  lourds  sabots  qu'il 
ramassait  dans  une  main,  lentement  d'abord  il  se  dé- 
tergea  les  plantaires  au  long  de  ses  braies.  Puis  il  se 
hissa  à  l'essieu,  lourdement  escalada  le  caisson. 

—  Hue  1  cria  Régnier. 

Le  Cochet  rendit  la  bride.  Bientôt  on  débouchait 
sur  la  chaussée,  dans  les  clartés  plus  larges  d'une 
échancrure.  La  face  du  grand  pauvre  saillit,  une 
peau  chinée  et  coriace  de  famélique,  une  écorce  ger- 
cée et  sèche  de  vieux  rouvre,  au  fond  des  halliers 
les  mastoides  énormes  et  le  crâne  bridé  de  l'homme 
des  sylves  et  des  cavernes.  H  s'incrustait  sur  sa  ban- 
quette, raide  comme  un  fossile,  les  jambes  repliées 
à  angle  droit,  ses  énormes  sabots  sur  ses  genoux. 
Les  femmes,  par  dégoût  de  cette  chair  de  crasses  et 
de  calus,  d'abord  avaient  ramassé  leurs  jupes  en  reni- 
flant l'odeur  qui  perçait  de  ses  bardes.  Mais  La  Sou- 
ris tout  à  coup  s'écria  : 

—  Tiens,  il  ne  pue  pas,  le  vieux  ! 

En  effet,  une  senteur  de  douvain  séveux  montait 
de  sa  peau  ligneuse  qui  avait  fini  par  prendre  Lt  cou- 
leur de  la  terre  et  s'élail  assimilé  l'arôme  des  champs 
et  des  bois.  Maintenant  elles  imaginaient  une  parenté 
d'aïeul,  une  transmission  de  race  qui  les  reliait,  elles, 
les  filles  de  plaisir  et  d'aventure,   les   esclaves  de  la 


178  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

charnalité  des  mâles,  engendrées  de  paternités  dou- 
teuses, sorties  d'une  hérédité  de  luxures,  à  ce  no- 
made anonyme  et  calamiteux,  mis  bas  dans  un  fourré 
et  qui,  sans  lignée,  le  dernier  d'une  race  obscure, 
inconnu  pour  lui-même,  continuait  à  vivre  de  la 
vie  des  animalités  éparses. 

—  Hé.  grand'père,  qu'est-ce  que  tu  fiches  l'hiver 
quand  les  routes  sont  prises  par  les  neiges? 

Il  avait  son  éternel  mouvement  d'épaules,  le  geste 
de  ses  soumissions  envers  les  destins,  un  geste  can- 
dide et  las  dont  il  avait  l'air  de  soulever  à  son  dos 
l'oppression  d'un  mont  de  mystère  et  de  nuit. 

—  Je  vas  ! 

C'était  toujours  le  même  laconisme,  des  paroles 
brèves  et  évasives.  Elles  suffisaient  à  son  indigence 
intellectuelle  ;  il  ne  lui  fallait  pas  davantage  pour 
conjurer  la  mort  toujours  marchant  à  ses  talons,  es- 
sayant de  le  faire'chopper  aux  pierres  de  son  cal- 
vaire. 

Le  mail,  après  des  avenues  de  feuillages  sous 
le  bleuissement  d'une  jeune  lune,  enfilait  des  rues, 
coupait  des  flânes  de  citadins  rentrant  des  champs, 
désceuvrés  par  l'ennui  dominical.  Des  tètes  se  retour- 
naient sur  cette  gaité  d'un  retour  de  campagne,  sur 
le  battement  des  rires  autour  de  la  grande  figure 
énigmatique  appuyant  des  sabots  h  ses  genoux.  Ils 
descendirent  devant  un  restaurant  à  la  mode.  Le 
chasseur  dut  épauler  la  volumineuse  dégringolade 
d'Antonin.  Et  les  traînes  claires,  le  froissis  des  jupes, 
le  claquement  des  petits  souliers  enfin  montaient 
l'escalier,  parmi  la  bousculade  des  garçons  se  pres- 
sant sur  le  passage  de  l'homme.  II  grimpait  à  la 
suite,  ses  sabots  à  la  main. 

—  Place  à  sa  Sainteté  le  Pauvre,  criait  Régnier. 
On   savait  ses  extravagances  ;  la  maison  souvent 

avait  retenti  de  l'enragement  de  ses  folies.  Mais 
celle-ci  semblait  plus  raide  que  toutes  les  autres.  On 
flaira  comme  un  danger,    dans  sa   montée   à  pieds 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  171) 

DUS  le  long  des  tapis^  le  lype  des  fauLes  insolites, 
i-r  gorille  à  face  d'homme  emmené  des  forêts,  traî- 
ii.int  après  lui  une  menace  de  dévastation.  Cependant 
>>>ii  grand  visage  ténébreux  ne  laissait  sourdre  nulle 
i(i"e  ;  il  acceptait  les  girandoles  flambant  aux  paliers, 
It's  cupidons  et  les  venus  blanchoyant  parmi  les  cor- 
liL'illes  comme  il  acceptait  la  lune  et  le  compagnon- 
jiage  des  bardes  sauvages  en  ses  couchées  sur  les 
IV  iiilles  sèches  des  taillis.  Le  maître  d'I.otel  les  ins- 
talla lui-même  dans  un  des  salons  de  Tétage,  haussa 
11'  jet  des  gaz,  s'offrit  à  leur  composer  le  menu. 
Régnier  désigna  l'homme. 

—  Yoilà  le  maître  1  Qu'il  commande  ! 
Et  se  tournant  vers  lui  : 

—  Hé  !  Je  —  ne  —  sais  pas,  que  veux-tu  manger? 
Parle,  on  t'obéira. 

Le  Pauvre,  en  un  rire  muet,  déchaussa  son  râtelier 
de  broyeur  de  cailloux,  ses  grandes  palettes  jaunes 
de  vieux  cheval  de  retour.  Il  cherchait,  s'efforçait  à 
trouver  une  pâture  succulente. 

—  Une  soupe  au  pain  et  au  lard,  dit-il. 
La  gaîté  des  femmes  creva.  Comment!  le  drille,  en 

pareil  endroit,  dans  l'odeur  de  fms  ragoûts  volatilisés 
des  fourneaux,  ne  savait  inventer  que  cette  garbure 
barbare!  Régnier  seul  ne  riait  pas.  11  regarda  sévè- 
rement le  maître  d'hùtel,  méprisant  de  l'humble  désir 
et  qui  proposait  une  cuisine  relevée. 

—  Non,  non  !  Une  soupe  au  pain  et  au  lard,  vous 
avez  bien  entendu  !  Quant  à  nous,  tout  ce  que  vous 
voudrez.  Et  du  Champagne,  hein?  Des  flots  de  Cham- 
pagne. Ah  !  attendez,  une  bassine  entière  de  Cham- 
pagne. Une  bassine,  vous  m'avez  compris  ?  Et  pleine 
jusqu'au  bord  ! 

11  attira  près  des  rideaux  de  la  fenêtre  la  Souris, 
une  grande  fille  blonde,  docile,  rapace,  sa  maîtresse 
depuis  huit  jours. 

—  Dis  donc,  Souris...  Je  te  ferai  un  joli  cadeau, 
mais    tu   vas  m'obéir   ponctueUement...    Défais  tes 


180  LA    FIN    ItES    BOURGEOIS 

cheveux.  Mais  va  donc,    grande  bète,  puisque 
promets  un  cadeau. 

—  Dis?  les  dormeuses? 

—  Oui,  oui.  va  toujours...  Yois-lu,  c'est  une  idée  à 
moi...  Oui,  le  lavement  des  pieds  avant  la  Cène... 
Je  te  jure  que  c'est  moins  risible  que  tu  crois. 

Un  garçon  déposait  une  bassine  profonde.  Régnier 
y  fit  verser  trois  bouteilles  de  Champagne  ;  elles  ne 
suffirent  pas  à  l'emplir;  il  en  commanda  trois  autres. 
Le  chasseur  ensuite  rapportait  de  chez  un  parfumeur 
voisin  des  flacons  d'essences.  Antonin  et  Rabattu 
s'ébrasaient  sans  comprendre. 

Il  s'expliqua,  goguenard,  sérieux  : 

—  Vous  ne  devinez  pas?  Attendez,  vous  allez  voir. 
En  vérité,  je  vous  l'annonce  :  les  temps  sont  arrivés. 
Les  riches  fils  de  bourgeois,  les  grandes  canailles 
sociales  que  nous  sommes  ondoieront  les  pieds  fé- 
tides du  Peuple,  par  expiation  des  siècles  d'humilia- 
tions où  nos  pères,  nos  arrière-grands-pères  et  nous- 
mêmes  lavonslaissé  croupir.  C'est  lareligion  nouvelle, 
mes  frères.  L'avenir  est  au  Pauvre,  au  grand  Pauvre 
biblique,  délégué  par  les  colères  d'en  haut  pour  se 
regouler  de  nos  restes.  Quand  il  n'y  auia  plus  de 
cités  et  que  des  ruines  seules  snrgireront  à  la  place 
où  s'élevaient  les  grandes  villes  du  monde,  on  le 
verra  sortir  des  bauges  et  des  lanières,  fangeux  et 
velu,  en  aboyant  commentes  loups,  et  se  ruer  parmi 
les  décombres  des  palais,  en  quête  des  reliefs  tombés 
des  tables  princières.  C'est  pourquoi  je  vous  dis  :  les 
temps  sont  venus.  Arrosons  de  Champagne  les  pieds 
fétides  du  Peuple,  afin  qu'ils  puissent  nous  piler 
sous  leurs  orteils  sans  trop  nous  salir. 

Il  se  mit  à  rire  : 

—  Hein  !  ça  y  est  ?  C'est  bien  le  ion?...  Sans  ma 
bosse,  j'aurais  pu  comme  les  autres  prêcher  en  chaire. 
Ma  rhétorique,  en  tous  cas,  vaut  un  petit  mieux  que 
celle  d'Eudoxe,  cette  vieille  pie  borgne,  ce  perroquet 
indolent  et  gavé. 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  181 

Il  reprit,  presque  grave  : 

—  Toi,  Pauvre,  approche...  Le  bain  que  tu  vois 
là,  eh  bien  !  treinpes-y  tes  pauvres  vieilles  plantes 
meurtries  par  les  caravanes  ;  mais  sache  avant  tout 
qu'il  est  empli  des  plus  glorieuses  marques,  de  mar- 
ques si  coûteuses  que  nous,  qui  cependant  jetons  à 
poignées  nos  louis  comme  tu  ne  jetterais  pas  un 
décime  après  l'avoir  patiemment  mendié  pendant  des 
heures,  nous  nous  contentons  de  le  boire  avec  nos 
bouches.  Toi,  bois-le  par  les  pieds  î 

Le  Pauvre,  sans  un  mot,  obéit,  docilement  im- 
mergea ses  poudreuses  chevilles  au  frissement  mous- 
seux des  écumes,  au  pétillement  liquide  des  ors. 
Régnier  ensuite  pieusement  les  séchait  avec  des 
serviettes.  Et,  tout  à  coup,  vidant  les  essences  en 
travers  des  cheveux  dénoués  de  La  Souris  : 

—  Sois  la  Madeleine  pour  celui  qui  traîne  aussi  sa 
croix.  Mets-toi  à  genoux.  Oui,  comme  cela.  Et  main- 
tenant, éploie  ta  chevelure,  et  avec  un  beau  geste  de 
caresse  (tu  sais,  j'y  mettrai  le  prix!)  baignes-y  les 
pieds  parfumés  du  Pauvre. 

Elle  hésitait  un  instant.  Puis,  son  rire  de  fille  de 
proie  aux  dents,  vénale  et  soumise,  elle  se  ployait, 
épandait  sur  les  nodosités  et  les  durillons  de  ces 
tarses  de  macropode  les  lumineuses  moires  de  ses 
tresses.  Le  vieux  la  laissait  faire,  impassible,  rigide, 
sans  une  trace  d'émoi  ou  de  pensée  sur  son  taciturne 
visage,  sur  cette  peau  corroyée  de  son  visage  qui 
lui  faisait  l'imperméabilité  d'un  masque. 

Enfin  le  potage  arrivait,  une  pleine  soupière  où, 
parmi  les  choux  et  le  pain,  des  quartiers  de  lard 
marinaient.  Aussitôt  la  morne  face  se  dégourdit,  les 
yeux  s'aiguisèrent  comme  des  silex  ;  il  se  précipita 
vers  la  cuiller  à  pot.  Mais  soudain  une  peur  le  pa- 
ralysait, il  regarda  Régnier  d'un  œil  suppliant  et 
canin,  comme  s'il  redoutait  une  fraude. 

—  Sois  tranquille,  on  n'y  touchera  pas,  répondit 
Régnier  à  ce  regard  de  détresse. 

11 


182  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 

Et  Tavant  assis  à  la  table,  il  le  servit  lui-même. 
,Le  Pauvre  élargit  le  signe  crucial,  et  d'une  voracité 
d'affamé,  commença  à  lapper  goulûment  son  assiette. 
Coup  sur  coup  on  la  remplissait,  sans  qu'il  s'arrêtât 
d'engloutir,  avalant  le  liquide  et  le  solide  à  pleine 
bouche,  le  nez  dans  les  fumées  du  potage,  indifférent 
à  tout,  tenace  seulement  à  la  volupté  de  cette  man- 
du€ation  furieuse. 

La  soupière  entière  y  passa  ;  il  coula  un  sourire 
implorant  vers  Régnier.  Celui-ci  faisait  signe  au 
garçon  qui  bientôt  rentrait  avec  une  terrine  fumante. 
Jl  la  vida  avec  la  même  voracité,  se  jetant  les  cuil- 
lerées dans  l'estomac,  écurant  la  faïence,  la  nettoyant 
comme  un  miroir.  Une  mollesse  à  présent  amoitissait 
ses  dures  cornées,  un  bien-être  lui  jutait  de  la  peau. 

—  La  faim,  dit  le  petit  Rassenfosse  à  Antonin, 
vois-tu,  c'est  l'état  normal  de  l'humanité.  Si  j'avais 
connu  la  faim,  j'aurais  peut-être  été  quelque  chose. 
Mais  voilà,  les  Rassenfosse  sont  nés  rassasiés.  Dans 
le  ventre  de  nos  mères,  nous  mangions  déjà  des 
parts  de  millions.  Je  ne  dis  pas  cela  pour  toi,  bien 
entendu,  car  toi,  tu  es  un  phénomène.  Tu  es  la 
famine  du  riche,  ce  qui  est  bien  plus  merveilleux,  tu 
mangerais  la  nourriture  de  dix  pauvres  comme  celui- 
ci,  et  par  surcroit,  pour  ton  dessert,  tu  mangerais 
les  dix  pauvres  eux-mêmes. 

—  Ah  !  soupira  l'énorme  Quadrant  en  se  palpant 
l'épigastre,  vont-ils  enfin  servir  ! 

Un  garçon  arrivait  déblayer  la  nappe  devant  le 
Pauvre.  Un  autre  tout  de  suite  après  servait  les  en- 
tremets. Le  maître  d'hôtel  ensuite  circula,  le  bras 
gauche  replié  derrière  le  dos,  offrant,  dans  la  paume 
de  sa  main  droite  large  ouverte,  un  ruolz  où  des 
rognons  en  tranches  brunissaient  parmi  des  œufs 
brouillés  aux  pointes  d'asperges.  Sa  gravité,  en 
présentant  le  mels  au  Pauvre,  ne  s'altéra  pas  ;  il  se 
courba,  souffla  seulement  dans  ses  bajoues  par  dé- 
goût. Et  une  gaîté   s'éleva  chez   les  femmes  quand 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  183 

elles  virent  l'embarras  du  vieux  devant  le  geste 
majestueux  du  serveur.  Il  riait  aussi,  gêné  par  la 
solennité  du  gros  homme  en  cravate  blanche.  Et 
à  la  fin  il  se  décidait,  drainait  d'une  laige  ralle  le 
reste  du  plat.  Les  deux  terrines  de  potage  semblaient 
avoir  lubrifié  le  passage  pour  des  nourritures  plus 
substantielles.  Ses  actives  molaires  fonctionnaient 
comme  des  meules.  A  peine  prenait-il  le  temps  de 
malaxer  les  bouchées;  elles  sombraient  lourdes, 
carrées,  bruyantes,  dans  les  cavernes  de  son  œso- 
])hage.  Une  rondelle  de  pain  de  ménage,  une  vra:e 
roue  de  charrette  que  lui  fit  octroyer  Régnier,  sur- 
tout le  délecta.  ï'endant  les  pauses,  il  ingurgitait  un 
grand  coup  de  vin,  une  canette  qu'on  lui  remplissait 
à  mesure  et  dont  il  se  collait  le  bec  entre  les  lèvres. 
Antonin  Ini-méme  admirait  cette  bâfre  sans  défail- 
lance. 

Cette  faim  du  Pauvre  le  dépitait  ;  il  aurait  voulu 
manger  comme  lui  ;  la  sienne  n'était  pas  calmée, 
mais  la  capacité  tout  à  coup  le  trahissait  ;  il  se  sen- 
tait gorgé  comme  un  mortier  jusqu'à  la  culasse.  Le 
pacant,  au  contraire,  semblait  irrassasiable.  Les  cou- 
des sur  la  nappe  rouge  de  vin,  il  ne  cessait  d'en- 
gloutir, sa  grande  figure  famélique  agitée  par  le 
branle  des  mâchoires,  bandé  dans  sa  maigreur 
comme  dans  une  armure. 

—  Voyez-vous,  mes  enfants,  disait  Régnier,  ça, 
c'est  la  vraie  faim,  la  faim  que  le  bon  Dieu  a  donnée 
à  la  béte,  la  faim  du  premier  homme,  de  l'homme 
néolithique  abattant  des  proies  qu'il  dévorait  toutes 
vives.  Ah  !  et  c'est  aussi  la  faim  de  lliomme  de  de- 
main quand  il  se  ruera  sur  ce  que  notre  faim  dégoû- 
tée de  petits  mangeurs  à  longues  dents  aura  laissé 
subsister  par  les  chemins  du  monde.  Même  toi,  mon 
petit  Antonin,  engrais  coûteux  et  parfumé,  tu  n'es 
qu'un  raton  grignoteur,  comparé  à  ce  boa  dévora- 
teur,  à  cet  annonciateur  des  razzias  finales.  Allez,  si 
seulement  tous  ensemble  vous  déteutiez  une  cervelle 


184  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

grande  comme  celle  d'un  oiseau,  vous  soupçonneriez 
ce  qu'il  y  a  d'admirable  dans  le  spectacle  auquel 
vous  assistez. 

11  leva  son  verre  : 

—  Je  bois  à  toi,  sainte  crapule,  qui  nous  mange- 
ras tous  jusqu'au  dernier. 

Le  Pauvre,  en  dodelinant  de  la  tète,  trinqua.  D'au- 
tres verres  s'avancèrent. 
Régnier  reprit  : 

—  Et  maintenant  écoute.  Tout  ceci  n'est  qu'un 
apéritif.  Il  fallait  bien  t'émoustiller  un  peu.  Nous 
allons  à  présent  te  mener  voir  des  houris,  oh  !  des 
femmes  tellement  nues  qu'on  ne  sait  pas  où  leur 
nudité  commence.  Sois  tranquille,  tu  pourras  te  les 
payer  toutes.  Tu  connaîtras  ainsi  le  parfait  bonheur. 

Les  filles  protestèrent.  On  les  congédiait  au  bon 
moment.  Elles  ne  s'en  iraient  pas.  Rassenfosse  alors 
fit  monter  du  Champagne  et  les  grisa  au  point  qu'on 
n'eut  plus  qu'à  les  empiler  dans  des  voitures.  En- 
suite ils  hélèrent  un  fiacre  ;  le  Pauvre  se  hissa  près 
du  cocher;  ils  débarquèrent  au    seuil  d'une  maison. 

La  curiosité  des  femmes  tout  de  suite  s'ameuta 
autour  de  cette  carne  de  voirie  qu'on  leur  jetait  ;  elles 
arrivaient  dans  le  froissement  de  leurs  soies  et  de 
leurs  sequins,  avec  la  saignure  d'un  rire  à  leurs  faces 
tatouées  de  fards,  crépies  de  talc,  blagueuses  pour 
cette  farce  de  jeunes  gens  riches  qui  se  payaient 
l'amusement  dun  guenilleux  introduit  dans  leur  mé- 
nagerie. 

Le  petit  Rabattu  conta  le  lavage  des  pieds.  Vrai, 
on  lui  avait  ondoyé  les  ripatons  dans  du  Champagne  ! 
Et  le  salaud  s'était  laissé  faire!  Elles  pouffaient,  tor- 
dues dans  des  hilarités  qui  leur  remontaient  les  seins 
des  corsages,  bousculant  l'homme  sous  les  bour- 
rades de  leurs  poings  gras,  le  noyant  des  flots  de 
leurs  jupes  qu'elles  lui  jetaient  par-dessus  la  tète, 
avec  le  vent  de  leur  chair  musquée  et  acre.  Lui,  raide 
sur  un    sofa,   riait  de  son  rire  aux  grandes  dents, 


LA    FIN    1»ES    BOURGEOIS  185 

(le  ce  rire  qu'il  avait  eu  devant  les  girandoles  et  la 
belle  nappe  du  restaurant.  Elles  lui  demandèrent  son 
Alto  :  mais  c'était  toujours  la  même  réponse,  il  ne 
-avait  [)as  ;  personne  ne  lui  avait  appris  à  compter. 
I"t  dans  la  maison  d'amour,  entouré  d'impudiques 
\  landes  en  torsades,  la  peau  frôlée  par  les  chatouillis 
dont  elles  l'agaçaient,  il  ne  paraissait  pas  plus  étonné 
([ue  de  la  chevelure  de  La  Souris  détordue  autourde 
ses  plantaires,  acceptant  cet  imprévu  nouveau  comme 
tuusles  autres,  subissant  l'ironie  de  ce  sérail  comme 
un  relais  dans  Tune  des  innombrables  hôtelleries  que, 
depuis  d'immémoriaux  périodes,  lui  suscitait  le 
liasard. 

Cependant  le  briscart  resta  un  moment  béant  quand 
le  cornac  qui  le  pilotait  en  cette  aventure  extraordi- 
naire, ce  satanique  bossu  de  Rassenfosse  lui  proposa 
de  se  choisir  une  femme.  11  hésita,  les  regarda  toutes 
l'une  après  l'autre,  redevenu  honteux,  les  mains  se- 
couées d'un  fort  tremblement.  Et  enfin,  une  ruse 
s'allumait  en  ses  prunelles,  le  regard  de  l'homme  de 
proie  dont  il  avuait  le  gibier  filant  sous  bois  ;  il  en 
désignait  une,  mafflue,  imposante  comme  une  idole. 
Mais  elle  se  mettait  à  l'invectiver,  rauque  de  colère 
et  de  dégoût.  Tout  ce  qu'on  voulait,  mais  coucher 
avec  ce  sale  bougre,  jamais  !  Les  autres  lui  don- 
naient raison  :  on  déshonorait  la  maison,  elles 
n'étaient  pas  des  filles  à  voyous;  aucune  ne  monte- 
rait. Les  yeuxcomme  des  couteaux  au  clair,  avec  des 
remous  de  leurs  jupes  autour  du  trépignement  de 
leurs  brodequins  sur  le  tapis,  des  battements  de  bras 
qui  leur  découvraient  le  creux  pileux  des  aiselles, 
elles  él)rasaient  en  vociférant  des  bouches  élastiques 
et  vénéneuses. 

Alors  Régnier  parla  de  tout  casser  ;  une  bagarre 
refoula  Antonin  et  Rabattu  en  dehors  du  salon.  Mais 
une  grande  brune,  ravagée  d'un  commencement 
de  phtisie,  toussant  par  accès  dans  son  mouchoir, 
tout  à  coup  se   prenait  de  pitié  pour  le  gueux.  Elle 


186  LA   FL\    DES    BOURGEOIS 

vint  s'asseoir   sur   ses  genoux,   le    baisa    an   front. 

—  Yeux-tu  être  mon  chéri?  Moi,  vois-tu,  ça  m'est 
égal,  ce  que  tu  es.  T'es  un  homme,  un  vieux,  pas 
vrai?  Ben  alors,  c'est  comme  si  je  faisais  la  charité  à 
mon  propre  père  que  j'ai  pas  connu. 

—  Peut-on  être  vache  comme  ça  !  T'es  pas  dégoû- 
tée de  te  coller  à  ce  fumier!  crièrent  les  femmes. 

Elle  haussa  les  épaules. 

—  Laisse-les  dire,  mon  petit  homme.  Chacun  son 
idée.  Moi,  j'suis  patraque,  je  sens  que  j'vas  crever. 
J'aime  autant  toi  qu'un  autre. 

Sous  la  bouche  qu'elle  lui  appuyait  dans  la  nnqne, 
le  pétras  crissa  des  dents,  les  yeux  soudain  nébu- 
leux, battu  d'un  grand  frisson  qui  entrechoquait  ses 
rotules.  Très  vite  elle  fit  tomber  son  corsage.  Il  y  roula 
ses  joues  tannées,  avec  un  cri  bref  debéte,  un  halète- 
ment remonté  de  son  célibat  pitoyable,  de  ses  vieux  ans 
solitaires.  La  matrone  ayant  fait  évacuer  le  salon,  ils 
restaient  là  seuls  avec  Régnier  et  le  petit  Rabattu. 
Antonin,  entraîné  par  la  fuite  des  femmes,  balayé 
par  leurs  volants,  s'était  chambré,  cuvait:  ses  repues 
en  un  lit.  Mais  Rabattu,  exténué,  paraissait 
comme  absent  de  l'événement.  Au  contraire  l^égnier, 
pris  d'une  tenace  et  presque  surnaturel  intérêt,  re- 
gardait s'accomplir  les  miséricordes.  D'effrayants  ac- 
cès à  tout  irjstant  raclaient  les  poumons  de  la  fille  ; 
elle  se  redressait  avec  de»  abois  comme  une  chienne 
qui  sent  la  mort,  d'un  coup  de  mouchoir  ramassait  à 
ses  lèvres  les  crachats  verts  qui  toujours  à  chaque 
toux  revenaient,  annonciateurs  des  i)Ourrituros.  Puis 
de  nouveau,  à  la  bouche  humide  des  lies  de  la  décom- 
position reparaissaient  les  baisers,  comme  si,  sou- 
mise à  l'inexorable  devoir,  elle  acceptait  de  trépas- 
ser en  versant  jusqu'au  bout  les  délires  du  péché. 
Elle  mignotait  l'humble  pâtira,  le  caressait  de  la  ten- 
dresse errante  de  ses  maigres  mains,  lui  prodiguait 
un  inépuisable  amour,  filiale  et  féminine  à  cette  dé- 
tresse   qu'on   lui   jetait   dans   son    giron,    devenue 


LA    1I.\    J.ES    UuLRGEOIS  187 

i^ommo  la  pitié  d'une  àmc  pour  ce  semblable  en 
abjection  qui,  par  des  cliemins  différents,  s'en  allait 
a  la  même  mort  ignominieuse. 

—  Si  tu  savais,  mon  petit  papa,  lui  ràlait-elle,  ce 
ifirils  sont  tous  pendus  à  ma  peau!  Les  hommes 
aiment  ça,  une  femme  qui  a  ce  que  j'ai.  Ah!  ce 
(jiiils  sont  dégoùtiuits,  ceux  qui  montent  avec  moi! 
Ils  me  flairent  comme  une  charogne.  Ils  me  sentent 
ilans  le  nez  et  dans  la  bouche.  J'aurais  voulu  déca- 
iiiller  d'ici  pour  aller  à  l'hôpital.  Eh  bien,  crois-tu, 
jiiadame  ne  veut  pas.  Ils  tiennent  à  me  garder  et 
'  '«mme  je  leur    dois,    comprends,   j'peux    pas.     Je 

laquerai  avec  quelqu'un  dans  mes  draprsl  Attends 
mon  chéri,  v'Ia  que  ça  me  prend.  Ilou  I  Han!  Nom  de 
Dieu,  vois-tu,  c'est  comme  des  braises.  Heu!  Hou! 
des  braises  qui  me  brûleraient  là...  Fais  pas  atten- 
tion... il  me  semble  que  le  bon  Dieu  aura  pitié  de 
moi  quand  j'serai  crevée. 

La  blague  s'éveilla  plus  rageusement  en  Régnier. 
Cette  agonie  faisant  l'aumône  surexcitait  ses  nerfs 
jusqu'à  les  briser;  il  alla  secouer  Rabattu  définitive- 
ment endormi. 

—  Réveille-toi  donc,  imbécile  !  ça  vaut  bien  la 
peine  d'être  regardé,  je  t'assure...  Crois-moi,  tu  ne 
verras  pas  beaucoup  de  choses  comme  ça  dans  ta 
vie...  Est-ce  assez  beau,  hein?  Non  là,  mais  beau, 
beau...  Papa  trouverait  ça  ignoble!...  Moi,  je  suis 
remué  jusqu'aux  os.  Ah  !  mon  cher,  voilà  qui  vaut 
un  peu  mieux  que  nous  :  nous  ne  sommes,  à  côté 
de  cette  fille,  que  d'infectes  crapules...  Des  baisers 
comme  elle  lui  en  colle  sur  la  peau,  à  ce  vieux,  mais 
il  n'y  a  qu'une  sœur  de  charité  du  Diable  pour  un 
tel  courage  et  un  tel  amour.  L'humanité,  vois-tu,  ce 
u'est  pas  notre  argent  à  nous,  les  riches.  C'est  là, 
dans  les  sentincs,  dans  les  bas-fonds,  oui,  les  bas- 
fonds  d'une  àme  de  putain...  Pourquoi  me  regardes- 
tu  avec  ces  yeux  stupides?  C'est  pourtant  comme  je 
te  dis...  A  deux,  ils  sont  les   deux  grandes  plaies  du 


188  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

monde,  les  fléaux  éternels  sortis  des  vieilles  Bibles,  la 
Faim  et  la  Prostitution,  cousins-germains  par  le 
Ventre,...  Ce  que  tu  vois  Là  devant  toi,  c'est  le  Pau- 
vre et  la  Prostituée  des  âges  éternels  de  la  terre. 
Le  Pauvre  a  rencontré  la  Prostituée  ;  la  Prostituée 
s'est  montrée  secoiirable  au  Pauvre...  C'est  le  ma- 
riage sacré,  celui-là.  S'il  y  avait  une  justice,  il  fau- 
drait le  célébrer  avec  toutes  les  orgues  du  respect  et 
de  la  reconnaissance  publics. 

—  Dis  donc,  joli  garçon,  interrogea  la  fille,  je 
l'emmène.  C'est  toi  qui  paies,  pas? 

—  Je  crois  bien  ! 

11  mit  la  main  à  sa  poche. 

—  Tiens,  voilà  cinq  louis  pour  toi.  Et  quant  au 
reste,  t'occupe  pas. 

Sous  le  trépidement  des  gaz  la  face  du  Pauvre  tout 
à  coup  surgit,  blême  sous  les  affres  d'un  épouvanta- 
ble désir,  crispée  d'une  telle  grimace  que  la  douleur 
des  pals  et  des  chevalets  n'en  aurait  pu  susciter  de 
plus  convulsée. 

11  regarda  la  femme,  il  regarda  Régnier  de  l'œil 
suppliant  d'un  chien  qui  suit  un  passant  secourable, 
la  nuit. 

—  Boni  je  comprends,  vieux.  Mais  rassure-toi  : 
on  ne  te  le  prendra  pas,  ton  os  ;  tu  pourras  ronger  à 
l'aise  ce  qu'il  y  a  de  chair  dessus. 

La  porte  s'ouvrit  :  ils  le  virent,  ses  sabots  à  la 
main,  grimper  l'escalier  dans  le  sillage  de  la  traîne, 
sur  la  pointe  des  orteils,  prudent  comme  pour  un 
rapt.  Ce  sécheron  de  fille  «*-onsumée,  ce  manche  à 
balai  rôti  au  feu  des  sabbats,  avec  ses  joues  caves 
où  toussait  la  phtisie,  allait  devant,  se  dégrafant 
à  mesure.  Mais  une  voix,  la  voix  spéciale  de  la  bonne, 
les  relançait,  rouillée  de  sommeil  : 

—  Hé  !  là-bas  !  individu  ! 
Régnier  régla. 

—  Et  maintenant,  mon  petit,  dit-il  à  Rabattu, filons. 
J'en  ai  assez.  Ces  choses-là  vous  rendraient  béte. 


LA    FIX    lŒS    BOlTJiKOIS  189 

Dehors,  dans  le  petit  jour  qui  blanchissait  les  toits, 
il  se  remit  à  rire. 

—  Tu  me  crois  fou,  pas  vrai  ?  Eh  bien  non.  je  suis 
très  sage.  Sais-tu  ce  que  j'ai  fait?  J'ai  semé  la  haine 
dans  cet  esprit  de  simple.  Attends  qu'il  soit  dégrisé 
et  que  demain  à  son  réveil  on  le  vide  à  la  rue  comme 
un  baquet  d'ordures.  La  bonne  graine  alors  lèvera. 
II  rentrera  dans  les  bois,  il  redeviendra  la  bète  rô- 
deuse des  solitudes,  mais  :ine  béte  qui  a  essuyé  le 
coup  de  feu  du  chasseur,  une  béte  qui  a  du  plomb 
dans  la  patte.  Admire  quel  trésor  de  rancunes  et  de 
révoltes  va  centupler  en  ce  rebut  d'humanité.  Il 
maudira  les  riches  qui  l'ont  fait  manger  à  sa  faim  et 
lui  ont  permis  de  goûter  à  la  chair  de  la  femme.  Si 
stupide  qu'il  soit,  il  se  faisandera  pour  la  vengeance, 
l'ne  nuit,  quelqu'un  mettra  le  feu  à  une  étable,  ou 
bien  une  femme  sera  violée  dans  un  taillis  ;  ou  l'on 
parlera  d'un  passant  suriné  et  dévalisé.  Tu  com- 
prends, tout  est  possible,  une  fois  la  bète  lâchée.  Ah  ! 
mon  cher,  voilà  de  l'humanitarisme,  ou  je  ne  m'y 
connais  pas.  Ce  n'est  pas  ce  cacatois  bavard  d'Eudoxe 
qui  aurait  trouvé  celle-là,  hein?  Faire  le  bien,  hé, 
sans  doute  î  Mais  à  la  condition  qu'il  en  résulte  le 
mal  final  et  irrémissible.  Ce  n'est  pas  pour  rien  que 
j'ai  une  bosse  en  travers  des  épaules. 


XXI 


Comme  les  poneys  débouchaient  de  l'allée  des  hé 

11. 


190  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

très,  elle  aperçut  sa  fille  qui  arrivait  par  la  pelouse. 
tMadame  Rasscrifosse  àTavauce  avait  réglé  la  rencon- 
(re  ;  après  cette  longue  séparation  les  larmes  sem- 
blaient prescrites  ;  sans  nulle  brouille,  c'était  comme 
la  fm  d'une  ancienne  animosité.  Elle  parlerait,  elle 
viderait  son  cœur,  une  scène  tendre,  un  mariage  des 
âmes,  la  fraîcheur  de  toute  la  bonne  affection  reve- 
nue. Elle  se  sentit  démontée  parla  tranquillité  de 
Ghislaine.  Lear  embrassement  se  froidit.  Elle  lui  dit, 
presque  gênée  : 

—  Ah  1  mon  Dieu  I  Y  a-t-il  du  temps  que  je  ne 
t'ai  vue  î 

—  Du  temps,  oui...  Je  ne  vous  en  ferai  pas  de  re- 
proches, maman. 

La  mère  pensa  : 

—  Toujours  la  même,  son  père  a  raison.  Le  mal- 
heur n'a  pas  changé  son  caractère. 

La  voiture  gagnait  les  cours  par  le  tournant  ;  elles 
marcbèrent  un  instant  sans  parler  dans  le  crépite- 
ment du  gra-vier.  Adélaïde  refoula  des  paroles  bana- 
les à  propos  du  temps,  des  massifs  fleuris  qui  déco- 
raient la  pelouse.  Tout  encore  une  fois  se  transposait  ; 
son  petit  roman  maternel  échouait  :  elle  se  vit 
sans  force,  prête  à  pleurer.  Elles  montèrent  la  rampe, 
le  long  des  balustrades.  Pourtant  il  neùt  fallu  qu'un 
petit  mouvement,  un  mot  de  l'àme  à  l'àme  dans  ce 
lourd  silence  qui  les  étrangeait,  les  reculait  vers  des 
retours  mauvais.  Elle  s'effraya,  lui  prit  la  main  : 

—  (ihislaine,  ma  chère  Ghislaine,  gronde-moi,  si 
tu  veux,  mais  ne  reste  pas  sans  rien  dire...  Nous 
avons  tant  besoin  de  nous  aimer,  de  nous  parler... 
I)e  loin,  va,  j'étais  avec  toi,  tu  n'as  jamais  été 
seule. 

Elle  espéra  un  élan,  elles  se  seraient  jetées  dans 
les  bras  l'une  de  l'autre.  Une  parole  brève  tomba. 

—  Sans  doute,  puisque  j'avais  mon  fils. 

Elle  l'avait  oublié,  en  effet,  soupçonna  une  ran- 
cune. 


LA    ll-\    J»i:S    BOLIUiEOIS  l'Jl 

—  C'est  vrai...  Ton  fils!  Nous  étions  donc  deux 
avec  toi,  toujours  ! 

—  Ah  !  vous  n'étiez  pas  bien  pressée  de  le  con- 
nailre,  dit  Ghislaine  sèchement. 

Elle  avait  retiré  sa  main.  Madame  Rassenfosse  la 
reg^ardait,  très  pâle  ;  des  distances  plus  grandes  s'in- 
terposaient ;  c'était  la  fin  de  tout  espoir.  Elle  se  sen- 
tit en  même  temps  de  la  colère,  de  la  pitié,  une  peur 
terrible  de  la  perdre.  Sa  bouche  trembla.  Des  mots 
s'étranglèrent,  comme  sanglotes  : 

—  C'est  mal...  Tu  es  injuste,  tu  me  gâtes  mon 
bonheur. 

Elles  demeuraient  un  instant  immobiles,  les  yeux 
vagues  vers  le  paysage,  ne  sachant  plus  que  dire  ;  et 
tout  à  coup  madame  Rassenfosse,  faisant  un  effort  : 

—  Ton  fils,  après  tout,  n'ost-il  pas  le  mien  aussi? 
Ne  sommes-nous  pas  une  même  mère  pour  lui  ?  En 
pourrait-il  être  autrement? 

Elle  sentit  qu'elle  mentait.  Sa  voix  lui  fit  horreur. 
Et  une  idée  subitement  l'occupa  : 

—  Il  doit  être  laid...  C'est  lui  la  cause  de  tout  le 
mal.  Pourquoi  n'est-il  pas  mort  I 

Ghislaine  iiaussa  les  épaules  : 

—  Mon  père  ne  pense  pas  comme  vous. 

—  Oh!  ton  père  !  11  a  ses  idées,  c'est  un  homme! 
Mais  nous,  c'est  bien  autre  chose.  Il  n'y  a  ici  que 
deux  femmes,  il  n'y  a  ici  qu'une  mère  et  une  grand'- 
mère. 

Ce  mot  l'allégea.  Elle  le  répéta  pour  la  musique 
tendre  qu'elle  y  trouvait  et  qui  l'attendrissait,  lui 
donnait  l'illusion  hypo(Tiie  d'un  peu  de  pitié  pour  le 
petit  réprouvé.  Elle  pensa  : 

—  Je  l'aimais  là-bas.  J'aurais  le  droit  de  le  dé- 
tester si  ce  Lavand'hommc  était  son  père. 

Tout  de  suite  sa  haine  pour  le  vicomte  monta. 

—  Je  ne  sais  vraiment  pas  ce  que  je  viens  faire 
ici  entre  cet  homme  et  cet  enfant. 

Elle  eût  voulu  fuir,  être  loin. 


102  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

Elles  pénétraient  dans  la  salle  anx  trophées,  Ghis- 
laine Taida  à  se  débarrasser  de  son  manteau.  Et  dou- 
cement, par  les  escaliers,  un  léger  cri  soudain,  le 
vagissement  joli  d'un  réveil  bruissa.  Aussitôt  tout 
changea,  le  visage  de  Ghislaine  se  détendit,  elle 
parut  se  délivrer  dans  un  sourire,  mystérieusement, 
comme  pour  une  petite  idole  autour  de  qui  se  tai- 
sait le  silence  de  la  maison  : 

—  C'est  lui...  Vous  allez  le  voir,  ma  mère. 

—  Si  vraiment  c'était  un  monstre,  pensa  madame 
Rassenfosse  avec  un  atroce  battement  de  cœur. 

Elles  montèrent.  Dans  les  molles  pénombres  des 
rideaux  tirés,  une  ondée  de  jour  venue  par  l'entre- 
bâillement de  la  porte  s'épandit  aux  dentelles  d'un 
berceau  où,  balancée  au  chantonnement  de  la  nour- 
rice, les  poings  dans  les  yeux,  s'agitait  une  petite 
tète  brune. 

—  Ne  l'obligez  pas  à  se  rendormir  s'il  ne  veut 
pas,  dit  Ghislaine.  Et  puis,  vous  savez,  c'est  déjà  la 
première  dent  qui  le  tourmente. 

Avec  un  grand  rire  heureux  elle  se  pencha  sur  ses 
menottes  charnues. 

—  Bonjour,  mon  Pierre...  On  a  assez  de  son  dodo, 
dis?...  Eh  bien,  fais  à  ta  guise,  mon  chéri...  Voilà  une 
seconde  maman  que  je  t'amène. 

Un  pli  joyeux,  le  tremblement  d'une  fossette 
comme  une  goutte  de  rosée,  pour  ce  visage  aux 
clairs  yeux  ravis  et  ce  murmure  sur  son  réveil, 
joua  aux  lèvres  de  l'enfant.  La  chemise,  dans  le 
geste  des  bras  qu'il  tendait,  s'ouvrit,  dénudant  le 
bombement  de  la  poitrine,  un  coin  de  chair  reposée 
et  rose,  d'une  fraîcheur  de  belle  fleur  matinale.  Ghis- 
laine glissa  une  main  sous  les  reins,  l'autre  sous  les 
épaules,  et  le  levant  de  la  fine  toison  étendue  sur  les 
matelas,  le  porta  à  madame  Rassenfosse.  Puis  ou- 
vrant tout  larges  les  rideaux,  faisant  entrer  à  flots  la 
lumière  de  cette  matinée  de  soleil  : 

—  Est-il  beau,  mon  flls  I 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  193 

—  Comme  il  te  ressemble  !  dit  Adélaïde. 

Toute  rancune  s'en  allait.  Elle  se  sentit  subitement 
rafraîchie,  ondoyée  de  paix  et  de  bonté,  comme  glissée 
au  vertige  profond  et  délicieux  d'une  eau  qui  l'en- 
traînait. Les  larmes  jaillirent,  elle  se  jeta  sur  (Ghis- 
laine en  sanglotant  très  doucement. 

—  Ah  î  mon  enfant,  ma  pauvre  enfant 

I^uis  elle  se  courba,  se  mit  à  manger  de  longs 
baisers  les  tièdes  soies  emmêlées  des  cheveux.  Et  en 
riant  et  pleurant,  elle  disait  : 

—  Comme  il  est  toi  !...  Je  le  tiens  et  c'est  toi  qu'il 
me  semble  encore  tenir  !  Ah  1  toute  peine  est  passée! 
Mon  cœur  s'allège,  je  redeviens  la  jeune  mère  que 
j'étais.  Ah  I  oui,  c'est  bien  une  seconde  maman  qui 
lui  vient  ! 

Un  reverdissement  des  maternités  antérieures 
maintenant  lui  montait  en  chuchotis  amoureux,  en 
souffles  alizés  dont  la  chatouille  ridait  d'un  frisson 
rieur  les  petites  joues  puériles. 

Le  rire  amusé  de  Pierre,  l'air  de  bonne  camara- 
derie dont  sa  petite  sauvagerie  accueillait  la  figure 
inconnue,  opérèrent  alors  le  miracle  de  ramener 
Ghislaine.  Elle  sentit  se  fondre  l'hiver  intérieur,  sa 
rigueur  subitement  céda  à  un  élan  de  nature.  D'un 
grand  mouvement  de  passion,  elle  se  serra  contre 
madame  Rassenfosse  par-dessus  l'enfant  qui  un 
instant  se  trouva  blotti  entre  leurs  deux  poitri- 
nes. 

—  Ah  1  maman,  vous  êtes  venue...  C'est  fini, 
allez...  Voilà  qu'il  me  donne  l'exemple. 

—  Oui,  tu  verras,  tu  verras,  balbutia  Adélaïde. 
L'avenir...  ne  plus  nous  quitter. 

Tout  cà  coup  la  petite  bouche  et  les  petites  mains 
allaient  à  son  corsage,  les  roses  lèvres  décloses  cher- 
chèrent le  lait,  se  dépitèrent  avec  une  gentille  moue 
d'impatience.  Elles  s'émerveillèrent. 

—  Oh  !  c'est  un  petit  monsieur  qui  a  déjà  sa  vo- 
lonté I  fit  Ghislaine. 


194  LA    ri.X    DES    BOURGEOIS 

Et  elle  rappela  Justine,  la  nounou.  Presque  aus- 
sitôt la  cloche  du  déjeuner  tintait,  elles  descendirent. 
Mais  une  troisième  chaise,  devant  un  couvert,  de- 
meurait vide.  Madame  Rassenfosse  se  troubla  :  sans 
doute  le  vicomte  était  rentré  ;  il  allait  apparaître. 
Toute  l'affreuse  comédie,  le  mensonge  de  cette  ma- 
ternité, sa  propre  duperie  se  représentèrent  ;  elle  eût 
voulu  être  à  Empoigny  ;  elle  ne  pensa  plus  à  l'enfant 
ni  à  Ghislaine  ;  toute  froide,  sans  mouvement,  elle 
restait  à  écouter  les  bruits  du  vestibule.  Ghislaine  lui 
toucha  la  main  : 

—  Soyez  tranquille,  personne  ne  nous  dérangera... 
C'est  la  place  de  Justine  quand  nous  sommes  seules, 
c'est-à-dire  tous  les  jours.  ?sous  prenons  nos  repas 
ensemble,  avec  Pierre. 

—  Mais  appelle-la  donc,  s'écria  Adélaïde  allégée, 
en  revivant.  Je  ne  veux  pas  que  rien  soit  changé 
aux  habitudes  de  la  maison. 

Mais  la  nourrice  tardait,  elle  voulut  monter  voir 
elle-même.  L'enfant,  couché  au  giron,  les  jambes 
ouvertes,  avec  le  tortillement  joueur  de  ses  orteils 
en  l'air,  ne  finissait  pas  de  téter,  les  doigts  éployés 
sur  la  rondeur  du  sein.  Un  creux,  à  chaque  succion, 
mettait  le  tremblement  d'une  ombre  dans  la  joue  ; 
celle-ci  se  gonflait  quand  le  lait  jaillissait  ;  et  par 
filets,  une  goutte  azurine  quelquefois  coulait  du 
menton,  se  perdait  dans  Téchancrure  de  l:i  chemise. 
Madame  Rassenfosse  regardait  battre  le  ventre  à 
petits  coups  dans  k  continuité  de  cette  lappéo.  Et  un 
infini  délice  noyait  les  yeux  mi-fermés,  aux  r.oires 
prunelles  un  peu  bleuissantes  dans  l'ombre. 

Un  coin  de  la  chambre  à  coucher  de  lihishùne 
s'apercevait.  Sa  passion  de  curiosité  tatillonne  se 
réveilla  :  elle  espéra  connaître  le  secret  de  la  Rase- 
pelote.  Mais  la  présence  de  la  nourrice  la  gênait, 
elle  s'attarda  une  minute  seulement  sur  le  seuil, 
jeta  un  coup  d'œil  rapide  sur  le  tranquille  aspect  de 
la  pièce.    Nulle  trace    n'y  révélait  I3  passage   d'un 


LA    ri.N    DES    IJOIRGEOIS  195 

mari  :  une  vieille  soie  brocliée,  un  dessin  de  bou- 
quets éleints  sur  les  pâleurs  bleu-de-lune  des  trames, 
une  soie  autrefois  donnée  par  elle  à  (Ghislaine,  parait 
le  lit  et  modelait  la  forme  d'un  unique  oreiller. 

—  C'est  donc  fini,  pensa-t-elle.  Ce  Lavand'homme 
décidément  l'aurait  quittée  ! 

Toute  peur  se  dissipa  ;  elle  revint  à  l'enfant  qui, 
à  bout,  amolli  de  ses  longues  gorgées,  à  présent 
lutinait  du  tâtonnement  d'une  lèvre  lasse  les  pointes 
fanées  du  sein.  Sa  petite  tète  noire,  en  l'entendant 
approcher,  quitta  la  poitrine  nourricière  et  se  tourna 
vers  elle.  Aux  bras  qu'il  tendait  ensuite,  un  atten- 
drissement la  remua,  une  secousse  de  vraie  affection 
pour  celle  pauvre  chair  anonyme,  un  regret  amer, 
des  caresses  d'un  père.  La  nounou  voulait  l'habiller, 
mais  elle  le  prit  dans  un  large  baiser  dont  elle  lui 
couvrait  toute  sa  poupine  nudité  rose  et  le  descendit 
à  Ghislaine. 

—  Tu   sais,  quand  les   grand'mères  s'y  mettent  1 

—  Oh  bien!  oh  bien  !  Mais  je  vous  avertis,  n'allez 
pas  le  gâter  trop.  Mon  Pierre  est  un  véritable 
tyran. 

Enfin,  la  femme  de  chambre  servait  le  déjeuner. 
Madame  Rassenfosse,  reprise  par  sa  manie  d'inquisi- 
tion, s'enquit  du  personnel,  des  chevaux,  du  train  de 
la  maison.  Tout  paraissait  bien  simplifié  depuis  la 
visite  de  Jean-Eloi  :  Ghislaine  n'avait  gardé  que  le  co- 
cher, le  jardinier,  deux  filles  de  service.  Il  lui  restait  à 
l'écurie  ses  deux  poneys.  C'était  la  dépense  d'une 
moyenne  fortune  bourgeoise.  Madame  Rassenfosse 
la  félicita. 

—  Tu  es  comme  moi.  Je  reconnais  mon  sang... 
Yois-tu,  sans  une  sage  économie... 

—  Oh  !  de  l'économie! 

Elle  secoua  la  tète,  parut  tourmentée  d'un  penser 
humiliant. 

—  Non,  ce  n'est  pas  ce  que  vous  croyez. 

Des  mots  affluaient,   elle  ferma  les  yeux  pour  se 


190  LA    Fl\    DES    BOURGEOIS 

reprendre.  Un  court  silence  suivit,  puis  avec  un  rire 
nerveux  : 

—  Aufait,  oui,  des  économies,  si  vous  voulez.  Après 
tout,  je  mène  une  vie  très  retirée,  je  ne  vois  per- 
sonne. A  quoi  meut  servi  ce  surcroît  de  dépense?  Il 
m'avait  pris  la  fantaisie  de  dresser  moi-même  une 
béte  très  belle  et  très  fine,  vous  savez,  ma  jument 
fleur  de  pècber.  Mais  elle  demeurait  rétive  malgré 
tout  :  je  m'en  suis  défaite.  Quant  aux  alezans  de 
mon  père,  ils  ne  quittaient  pas  l'écurie,  Franz  ne  les 
attelait  qu'au  breack,  les  jours  où  il  allait  s'approvi- 
sionner à  la  ville.  11  me  reste  mes  deux  poneys,  cela 
me  suffit. 

—  Je  t'admire.  Te  voilà  devenue  une  femme  pra- 
tique, oh!  tout  à  fait.  Et  cependant  Dieu  sait  si  tu 
avais  la  passion  des  chevaux  ! 

—  C'est  vrai,  mais  Pierre  m'est  venu,  et  alors 
tout  a  changé.  Il  est  le  vrai  maître  de  la  maison  ; 
c'est  lui  qui  commande.  Il  ma  paru  qu'il  me  disait  : 
Mais  prends  garde  à  cette  vilaine  béte  qui  ne  veut 
pas  t'obeir,  elle  me  fait  peur.  Et  voilà,  une  lâcheté 
m'a  prise.  Avec  mes  poneys,  du  moins,  rien  à  crain- 
dre :  c'est  comme  deux  gros  chiens.  Pierre  leur  ta- 
pote le  poil  de  ses  petites  mains.  Ah!  l'ancienne 
Ghislaine  est  bien  finie,  il  n'y  a  plus  ici  qu'une 
maman  ! 

Madame  Rassenfosse  ,  soudainement  attristée , 
pensa  : 

—  Elle  ne  me  dit  qu'une  partie  de  la  vérité. 

Le  cocher  ensuite  arrivait  prendre  les  ordres.  Tous 
les  jours  pendant  deux  heures  on  promenait  l'enfant 
en  voiture  ;  le  grand  air  l'endormait  ;  on  rentrait  le 
coucher  pour  le  reste  de  l'après-midi. 

—  Eh  bien,  mais,  fais  atteler,  fit  Adélaïde.  Nous 
le  promènerons  ensemble. 

Elles  roulèrent  dans  une  chaleur  d'après-midi 
ventillée  mollement,  la  nourrice  sur  la  banquette 
d'avant,  madame  Rassenfosse  et  sa  fille   assises   à 


LA    FIN    DES    rOLRGEOIS  197 

1  arrière.  C'était  le  paysage  des  plaines  verdoyées  à 
1  infini,  de  grandes  lignes  courbes  ou  planes  reculant 
1rs  horizons,  uniformisées  par  l'égale  altitude  des 
Mes,  et  quelquefois,  dans  le  quadrillage  des  en- 
.  laves,  parmi  les  damiers  des  cultures,  la  pointe 
avancée  d'un  hameau.  Une  glèbe  de  rapport,  une 
aire  maraîchère  et  vénale,  toujours  cavée  par  les 
labours,  rayée  par  les  hersages,  terreautée  de  race 
.11  race  en  tous  sens,  récusait  l'agrément.  Même 
l.astellée  de  verts  frais,  légers,  la  terre  y  restait  grave, 
évoquant  les  servages,  dénonçant  les  labeurs  sans 
nombre,  fatiguant  l'œil  par  sa  monotonie  saus  ra- 
goût. Madame  Rassenfosse  se  suggéra  l'hiver,  la 
mort  des  ciels  sur  la  nudité  rebutante  des  sillons, 
l'ennui  de  cet  exil  rural,  tolérable  seulement  pour 
d'anciens  terricoles. 

—  Ma  pauvre  amie  !    ce  que  tu  as  dû   souffrir  ici 
toute  seule  ! 

Elle  lui  prit  la  main  qu'elle  gardait  tout  un  temps. 

—  Mais  non.  je  montais  Diane,  je  chassais... 
Quelquefois  le  curé  venait,  je  le  retenais  à  déjeuner. 

Madame  Rassenfosse  suivait  son  idée. 

—  Oui,  mais  seule,  toujours  seule,  car  enfin... 
Elle  soupira,  une  interrogation  vague  au  bout  de  la 

phrase  qu'elle  ne  finissait  pas. 

—  Ah  1  par  exemple  oui.  Parfaitement  seule,  ma 
mère. 

Madame  Rassenfosse  n'osa  brusquer  les  aveux  ; 
elle  sentait  un  mystère,  un  haut  mur  rigide,  une  her- 
métique clôture  autour  de  la  Rasepelote  et  chez 
Ghislaine  une  force  de  résistance.  D'ailleurs  le  secret, 
bien  mûri,  tomberait  tout  seul. 

—  Enfin,  si  c'est  ton  goût,  dit-elle. 

Les  ombres  s'allongèrent,  une  fraîcheur  coula, 
glaça  les  teintes  vives,  fit  fermenter  les  arômes.  Elles 
rentraient  au  château,  s'amusaient  d'un  lourde  parc, 
pendant  que  .lustiiie  couchait  Pierre.  Dans  l'allée,  le 
garde-ehampétre  vint  à  leur  rencontre  ;  il  apportait 


198  LA    FIN    LES    BOURGEOIS 

un  papier.  C'était  le  maire  qui  le  déléguait  pour  une 
signature.  Il  demanda  le  vicomte.  Enfin  î  pensa 
Adélaïde  avec  une  légère  angoisse. 

—  M.  le  vicomte  est  absent,  répondit  Ghislaine. 
.Je  ne  sais  quand  il  rentrera. 

Elle  était  très  calme,  les  veux  droits,  sans  honte.  Le 
brave  homme  s'en  alla  en  offrant  de  laisser  le  papier. 

—  Comme  vous  voudrez,  mon  ami.  Remeticz-le 
à  r office. 

Madame  Rassenfosse  émit  négligemment  : 

—  A  propos,  c'est  vrai...  Que  devient-il,  Lavan- 
d'homme  ? 

Ghislaine  tressaillit  ;  une  courte  rougeur  lui  monta 
aux  joues.  De  la  pointe  de  sa  bottine  ensuite,  elle 
faisait  voler  un  caillou. 

—  Tenez,  non,  laissons  cela. 

—  Tu  as  tort,  fit  madame  Rassenfosse,  qui  sentait 
la  minute  décisive.  Ne  suis-je  pas  ta  mère,  n'ai-je 
pas  droit? 

—  Un  droit,  ah  oui  ! 

Elle  traînait  sur  ce  mot,  amère,  ironique.  Un  peu 
de  fébrilité  lui  passait  dans  les  mains  qu'elle  joignait 
à  sa  ceinture.  Et  tout  à  coup  elle  parut  se  parler  à 
elle-même  : 

—  Après  tout,  c'est  vrai,  pourquoi  pas?  Je  n'aurais 
rien  dit  autrefois...  mais  à  présent,  à  présent...  Ah 
non,  vous  ne  devineriez  jamais  ! 

Etles  s'assirent  sur  un  des  bancs  de  l'allée. 

—  Sachez-le  donc,  M,  de  Lavand'homme  avait  une 
maîtresse.  Le  patrimoine  dissipé,  à  bout  d'expédients, 
il  fallut  aviser  à  se  refaire  une  fortune.  Mon  Dieu,  il 
advint  ce  que  vous  savez...  Mais  ce  que  vous  ne 
savez  pas,  c'est  que  ce  fut  cette  maîtresse  qui  pré- 
sida à  toute  l'affaire.  Ici  l'histoire  devient  vraiment 
intéressante.  Oui,  cette  femme  d'une  intelligence 
évidemment  supérieure  à  M.  de  Lavand'homme  fit 
elle-même  les  prix,  d'^battit  le  marché...  L'homme 
d'affaires,  ce  fut  elle. 


LA    1L\    IJES    BOURGEOIS  199 

—  Tu  as  raison,  laissons  cela,  interrompit  ma- 
dame Rassenfosse. 

—  Mais  non,  c'est  très  curieux,  vous  allez  voir. 
Kntni  ce  jour-là  arriva...  Oh!  .j'en  parle  très  à  Taise. 
Nous  descentlîmes  au  relais  fixé,  la  maiiresse  y  des- 
vL'udit  aussi...  11  n'est  même  pas  bien  sur  que  M.  de 
Lavand'liomme  ne  passa  pas  la  nuit  avec  elle.  Du 
moins,  il  eut  la  discrétion  de  me  laisser  seule. 

—  Et,  ajouta-t-elle  après  une  pause,  je  crois  qu'il 
fit  bien,  car  s'il  avait  insisté,  je  l'aurais  tué. 

Sa  voix  s'égalisait,  sans  vibration  ;  elle  énonça 
ridée  du  meurtre  comme  un  acte  négligeable  de  la 
vie.  Madame  llassenfosse,  'épouvantée,  tout  à  coup 
Iri's  pâle,  comprit  qu'elle  n'exagérait  pas  et  qu'elle 
fût  fait  comme  elle  disait. 

—  Mais  passons,  reprit  en  souriant  cette  fille  de 
haute  trempe,  piiisque  cela  n'eut  pas  lieu.  Aussi  bien 
mon  récit  touche  à  sa  fin.  M.  de  Lavand'liomme  fit 
liiie  courte  apparition  ici...  Je  constate  qu'il  n'abusa 
pas  de  ma  patience...  Cette  femme,  d'ailleurs,  lui 
dictait  son  devoir.  Elle  avait  pris  un  appartement  à 
Mézières;  ils  se  voyaient  à  peu  près  tous  les  jours. 
Un  matin,  M.  de  Lavand'homme  partit  pour  Paris.  Ils 
y  vivent  ensemble  quelque  part,  un  petit  hôtel,  des 
chevaux,  un  train  de  maison... 

Après  tout,  conclut-elle  en  plissant  ironiquement 
les  yeux,  n'est-ce  pas  dans  la  logique  ?  Le  vrai  ma- 
riage était  de  leur  côté  :  ils  n'ont  fait  que  re- 
prendre et  continuer  une  vieille  habitude.  Oh  1  je 
suis  devenue  une  philosophe,  j'ai  appris  à  raisonner 
la  vie. 

—  Celle  ci,  songea  madame  Rassenfosse,  a  bien 
l'esprit  positif  de  son  père.  Dès  lors  comment  se 
fait-il  qu'ils  s'entendent  si  peu  ? 

Elles  se  taisaient.  Le  secret  révélé  maintenant 
mettait  entre  elles  des  espaces  froids,  les  reculait 
vers  des  pôles  opposés,  presque  hostiles.  Adélaïde, 
toute  lâche,   eût  voulu  trouver  un  mouvement,  em- 


200  I^A    FIN    DES    BOURGEOIS 

brasser  avec  un  peu  de  bonne  passion  sa  fille.  Sa 
maternité  lui  échappa.  C'était  la  vieille  honte,  le 
pacte  infamant,  qui  encore  une  fois  s'interposait.  A 
la  fm  elle  s'efforça  : 

—  Tu  es foi'te,  tu  envisages  froidementles  choses  .. 
C'est  après  tout  le  seul  moyen. 

Mais  tout  à  coup  sa  haine  contre  Lavand'homme 
remontait. 

—  Eh  bien,  non,  tu  as  tort...  Cet  homme  est  un 
monstre.  Ecoute,  il  faudra  rompre...  La  conduite  de 
M.  de  Lavand'homme  nous  fournit  à  présent  des 
armes.  Tu  es  trop  jeune,  pour  te  résigner  à  vivre 
cloîtrée. 

Ghislaine  haussa  les  épaules. 

—  Mais  du  tout,  M.  de  Lavand'homme  a  agi  comme 
seulement  il  pouvait  agir.  Je  ne  lui  reproche  rien. 
D'ailleurs  à  quoi  bon  ?  Ma  vie  est  refaite,  elle  a  un 
axe.  J'ai  mis  mon  bonheur  dans  mon  enfant.  Com- 
prenez donc  cela,  ma  mère.  Et  Pierre,  je  vous  le  jure, 
deviendra  un  homme.  On  verra  bien  de  quel  côté 
sera  l'honneur...  l'honneur... 

Ce  mot  qu'elle  répétait  tisonnant  en  elle  des  brai- 
ses mal  éteintes,  elle  se  montait  contre  l'éducation 
de  la  famille,  conseillère  d'indolence  et  de  lâcheté. 
Quand  on  a  appris  aux  filles  à  monter  à  cheval,  à 
danser,  à  laver  une  aquarelle,  à  minauder  derrière 
un  éventail,  on  s'imagine  leur  avoir  enseigné  la  vie. 
De  tout  le  reste,  il  n'est  pas  question,  et  cela,  ce 
reste,  justement,  c'est  la  vie,  les  surprises  du  cœur, 
le  mal  de  la  chair,  le  devoir,  puis  au  bout  l'enfant 
qu'il  faut  élever  en  prenant  exemple  sur  les  devan- 
ciers. 

—  Et  je  ne  parle  pas  des  garçons.  Allez,  ils  sont  jolis, 
mes  frères.  Si  les  Rassenfosse  n'ont  qu'eux  pour  sou- 
tiens, c'en  sera  bientôt  fait  de  nous.  Notre  race  est  finie, 
je  vous  le  dis,  ma  mère,  s'il  ne  vient  pas  un  homme,  si 
un  cœur  fort  n'arrive  à  temps  pour  la  sauver.  Moi,  du 
moins,  j'ai  mon  orgueil.  Je  ne  consens  pas  à  l'honneur 


LA   I-IN    DES    BOURGEOIS  30 1 

tel  que  reutend  mon  père,  l'honneur  pour  le  monde, 
(juanrl  au  fond  c'est  l'abjection  irrémédiable.  Ah  !  je 
sais,  vous  n'êtes  pas  habituée  à  un  pareil  langage. 
Mais  votre  fille  a  bien  changé  ;  on  m'a  crevé  les  yeux 
ivec  un  fer  rouge,  et  à  présent  je  vois.  Kh  bien,  si 
juelqu'un  doit  sauver  la  famille,  ce  sera  Pierre,  ce 
ra  mon  hls.  Vous  lui  avez  imposé  le  mensonge 
1  un  nom  auquel  il  n'avait  pas  droit,  il  eût  pu  s'ap- 
eler  Kassenfosse  comme  moi,  puisqu'en  lui  donnant 
mon  sang,  il  était  naturel  que  je  lui  donne  mon 
nom.  Vous  en  avez  fait  un  bâtard  deux  fois  bâtard, 
^ans  nom  de  père  et  sans  nom  de  mère.  Ahî  si  j'avais 
pensé  alors  comme  je  pense  maintenant,  comme  la 
vie  m'a  appris  à  penser  depuis  !  Mais  plus  tard  il 
connaîtra  le  cœur  de  sa  mère,  je  le  laverai  à  ses  pro- 
pres yeux  de  l'injure  d'une  paternité  imméritée  !  On 
verra  alors  de  quel  coté  est  la  nature  et  la  vérité... 
D'ailleurs,  qui  sait? il  arrivera  peut-être  un  temps  où 
ce  qu'on  appelle  encore  la  faute  ne  sera  plus  consi- 
déré que  comme  la  loi  naturelle,  où  on  n'aura  plus 
besoin  de  pardonner  à  la  vie  parce  qu'elle  est  la  vie. 

—  Tais-toi  I  gémit  madame  Rassenfosse,  effrayée 
de  son  exaltation.  Pourquoi  réveiller  de  vieilles 
peines  ? 

—  Et  puis,  et  puis,  ajouta-t-elle  en  se  contraignant 
à  sourire,  tu  es  bien  dure  pour  tes  frères.  Ils  sont 
jeunes,  ils  jettent  leurs  gourmes,  comme  dit  ton  père; 
ils  ne  sont  pas  autrement  que  la  plupart  des  jeunes 
gens.  Ce  serait  injuste  de  trop  leur  en  vouloir. 

—  Il  fallait  alors  étendre  la  même  indulgence  à 
vos  fdles,  répondit  sévèrement  Ghislaine.  Elles  aussi 
ont  connu  l'exécrable  éducation  des  jeunes  filles  de 
notre  monde. 

—  Ma  chère  enfant,  lu  me  semblés  avoir  sur  tout 
cela  des  idées  bien  singulières...  La  femme  sera  tou- 
jours la  femme,  une  créature  de  résignation  et  de 
pardon.  La  loi  pèse  sur  elle  plus  durement  que  sur 
les  hommes,  c'est  possible.  Elle  a  d'autant  plus  de 


202  LA    FIX    DEâ    BOURGEOIS 

mérite  à  ne  pas  s'insurger.  Et  puis,  vois-tu,  un  fils 
n'est  qu'un  homme,  mais  une  fille,  c'est  toute  la 
famille.  Ah,  je  sais,  tu  vas  me  dire  que  les  temps 
sont  changés,  que  je  suis  une  vieille  femme.  Mais  le 
devoir,  lui,  ne  change  pas  :  jamais  il  ne  fera  que  la' 
femme  ait  le  droit  de  vivre  et  de  penser  comme  les 
hommes.  Toute  notre  nature  proteste  contre  une 
pareille  folie. 

Sa  tradition  plébéienne  et  bourgeoise  s'agita.  Elle 
reprit  en  s'animant  : 

—  Tu  entends,  de  la  folie,  rien  que  de  la  folie  ! 
En  quel  temps  vivons  nous  pour  que  des  choses  tou- 
jours respectées  soient  à  ce  point  méconnues.  Nos 
mères,  ma  fille,  étaient  de  saintes  femmes  qu'il  ferait 
bon  écouter  sur  le  chapitre  des  vertus  domestiques 
et  de  toutes  les  vertus.  A  t'entendre,  on  s'imagine- 
rait que  le  monde  jusqu'ici  a  fait  fausse  route  et  qu'il 
va  surgir  un  nouvel  évangile  qui  vaudra  mieux  que 
l'ancien.  Eh  bien,  non,  je  n'en  veux  pas  de  ton  évan- 
gile. A  mon  âge,  il  est  bien  juste  que  je  garde  le 
mien  :  c'est  le  vrai.  Brisons  là  puisque  aussi  bien 
nous  ne  pourrions  nous  comprendre. 

—  Vous  parlez  comme  une  femme  qui  n'a  pas 
souffert,  ma  mère,  fit  Ghislaine  en  se  levant. 

Elles  se  rapprochèrent  du  château  ;  la  nourrice, 
d'un  geste  de  la  main,  avec  le  rire  jascur  de  sa  grande 
bouche  de  paysanne,  de  loin  les  désiguait  à  l'enfant. 
Ghislaine  eut  un  élan. 

—  Mon  chéri,  cria-t-elle,  subitement  détendue,  les 
bras  ouverts  aux  menottes  comme  das  coquillages 
dont  il  battait  l'air,  viens  donc  réconcilier  les  deux 
mamans. 

Madame  Rassenfosse,  travaillée  d'un  besoin  d'af- 
fairement, se  conféra  dès  le  lendemain  de  multiples 
et  oiseuses  occupations.  La  manie  de  surveillance 
dont  à  Empoigny  elle  bousculait  l'office  se  raviva 
dans  sa  rage  à  fouiller  les  armoires,  à  inventorier  la 
casse,  à  déplorer  l'inutilité  de  certaines  dépenses. 


LA    liv    DES    BOURGEOIS  ^03 

—  Vois-tu,  ma  chère,  il  y  a  chez  toi  un  coulage 
évident.  Le  livre  de  la  cuisini»>re  est  à  n'y  pas  voir 
clair.  Tu  devrais  faire  comme  moi,  descendre  à  la  cui 
sine,  leur  tomber  sur  le  dos,  exiger  des  comptes 
tous  les  soirs.  Comme  disait  ma  maman  à  moi,  il  n'y 
a  pas  d'économies  de  bonis  de  chandelles.  Ah!  si  je 
n'avais  pas  été  regardante.  Dieu  sait  où  nous  en  se- 
rions, avec  ton  père  ! 

Ce  matin  là,  un  ennui  rendait  Gliislaino  distraite  et 
nerveuse.  En  parcourant  son  courrier,  elle  avait  mis 
la  main  sur  une  lettre,  se  bornait  à  lire  l'écriture  de 
l'adresse,  la  décbirait  ensuite  eu  petits  morceaux 
sans  l'ouvrir. 

Madame  Rassenfosse  s'était  étonnée. 

—  Bah  !  j'en  ai  assez  ouvert  pour  me  douter  de 
ce  que  celle-ci  doit  contenir. 

Un  silence,   puis  Adélaïde  interro;.  cai!  d'un  mot: 

—  M.  de  Lavandhomme  ? 
Ghislaine  ne  retenait  plus  sa  colère. 

—  Tenez,  en  me  restreignant  jusqu'au  dernier  de- 
nier, c'est  à  peine  s'il  me  serait  possible  de  combler 
la  voracité  de  cet  homme.  Savez-vous  ce  qu'il  y  avait 
dans  la  lettre?  Une  demande  d'argent  comme  dans 
toutes  les  autres.  C'est  de  ma  dot  que  j'entretiens  à 
présent  sa  maîtresse. 

—  Mais  c'est  une  infamie  1  se  désola  madame  Ras- 
senfosse. Ah  !  je  comprends  tout  mainteuant,  la  mai- 
son réduite,  les  chevaux  vendus,  le  sacrifice  de  tes 
goiïts.  Vraiment  il  ne  nous  manquait  plus  que  cela  ! 
>i"étais-je  pas  assez  punie  déjÀ  par  ta  vie  reléguée  en 
ce  pays  sauvage  ? 

—  Eh  bien  oui,  c'est  vrai,  je  ne  voulais  pas  vous 
dire,  je  voulais  garder  cet  ennui  pour  moi,  comme 
les  autres.  Mais  à  la  fin  mon  cœur  éclate.  Quand  mon 
père  est  venu,  il  a  essayé  de  me  mettre  en  garde,  je 
lui  ai  répondu  qu'après  tout  cet  homme  était  le  maî- 
tre de  manger  à  sa  faim,  que  j'entendais  jusqu'au 
bout  lui  laisser  le  droit  de  se  payer  sur  ma  fortune... 


204  LA    fl>'    DES    BOURGEOIS 

Mais  alors,  c'était  bien  différent,  mon  Pierre  n'était 
pas  venu...  A  présent,  oh  !  à  présent,  je  veux  rester 
sourde,  j'aurai  bec  et  ongles  pour  me  défendre. 

—  Tu  vois  bien,  fit  madame  Rassenfosse  en  sor- 
tant après  un  assez  long  temps  de  ses  réflexions,  tu 
vois  bien  qu'il  faut  rompre.  Laisse-nous  faire,  tu 
as  bien  assez  souffert  comme  cela. 

Ghislaine  eut  un  geste  vague  de  la  main. 


XXII 


Le  grand  événement  se  réalisait.  Toute  la  famille 
l'attendait,  mais  l'accueillit  diversement.  Ce  mandat 
de  député  octroyé  à  Eudoxe,  en  haussant  la  branche 
des  Jean-Honoré,  diminuait  les  Jean-Eloi.  Incurable- 
ment  se  vérifiait,  pour  leur  amour-propre  ulcéré, 
l'infériorité  des  fils.  Ghislaine  aurait-elle  raison? 
se  demandait  Adélaïde,  et  faudra-t-il  enfin  renoncer 
à  tout  espoir  d'une  vie  sérieuse?  Ses  blessures 
maternelles,  depuis  son  départ  de  la  Rasepelote, 
s'étant  encore  envenimées.  Elle  se  fortifia  dans  ses 
dépits,  attribua  désormais  à  son  mari  l'intégrale  res- 
ponsabilité de  tout  ce  qui  leur  arrivait.  Dans  la  rue, 
des  vendeurs  criaient  le  résultat  de  l'élection;  cons- 
tamment des  télégrammes  arrivaient,  des  cartes,  des 
congratulations.  A  table,  en  dînant,  elle  éclata  : 

—  Eh  bien,  ça  y  est.  Votre  frère,  cette  fois,  prend 
la  tète  des  Rassenfosse.  Nous  allons  nous  traîner, 
nous,   à  la  remorque.  C'est  votre  faute  aussi  si  vos 


LA    FIX    DF.S    BOURGEOIS  205 

fils  n'arrivent  à  rien.  Il  fallait  mieux  les  diriger. 
11  haussa  les  épaules  :  les  femmes,  avec  leur  vue 
courte,  n'envisagent  que  les  conséquences  immé- 
diates. Celte  élection  d'Eudoxe  qui,  pour  elle,  impli- 
quait une  idée  d'antagonisme  resserrait,  au  contraire, 
la  famille  dans  l'accomplissement  de  son  rôle  social. 
Une  famille  est  un  groupe  dont  la  cohésion  fructifie 
au  profit  des  intérêts  communs.  Et  justement  leur 
force,  aux  Kasseufosse,  résidait  dans  la  discipline 
avec  laquelle  toujours  ils  avaient  marché  à  la  conquête 
des  prééminences.  A  présent  qu'un  des  leurs  siégeait 
à  la  Chambre,  l'affaire  de  la  Colonisation  allait  enfin 
aboutir  aux  réussites  pléniéres.  Après  un  lancement 
fructueux,  après  l'initial  et  universel  engouement 
pour  une  entreprise  patronée  par  le  ministère  lui- 
même,  les  journaux  de  l'opposition  avaient  insinué 
la  plausibilité  d'une  savante  flibusterie.  Le  conseil 
d'administration  ne  s'était  que  péniblement  tiré  d'un 
procès  nécessité  par  un  libelle  diffamateur.  L'opinion 
publique,  de  son  côté,  commençait  à  s'inquiéter  du 
peu  de  solidité  d'une  spéculation,  au  début  entourée  de 
garanties  et  qui  tout  à  coup  suscitait  d'universels 
mécomptes.  Des  étendues  de  terres  friables,  affouil- 
lées  par  le  défrichement,  défoncées  par  d'innombra- 
bles équipes,  demeuraient  brehaigues  malgré  les 
guanos  et  les  poudrettes,  importés  par  pleines  cara- 
velles. Ces  sables  déplorablement  altérés  filtraient 
les  engrais  sans  en  retenir  les  sucs.  En  vain  on  les 
gorgeait,  leurs  arides  matrices,  nourries  à  grands 
frais,  attestaient  la  vacuité  d'un  désert.  Une  centaine 
d'hectares,  dans  le  moins  ingrat  terrain,  seuls 
avaient  maigrement  levé  en  seigles  et  en  tubercules  ; 
et  c'était  ton) ,  le  reste  continuait  à  poudroyer  en  des 
aspects  de  lande  morte.  En  attendant  que  la  noue 
revéche,  à  force  d'irrigations,  de  jus  et  de  sels  chi- 
miques, se  décidât  à  germer,  Rabattu,  agréé  adjudi- 
cataire des  travaux,  jetait  là  son  armée  de  maçons. 
Des  rues,  bordées  d'installations  agricoles,  de  petites 

12 


â06  LA   FI>-    DES    BOURGEOIS 

fermes,  de  villas,  rayèrent  les  arènes,  découpèrent 
au  travers  leurs  perspectives  de  cubes  et  d'équerres. 
Malgré  tout,  la  location  languissait  :  c'était  comme 
une  défiance  hostile  du  terrien  pour  ces  bâtisses 
d'un  type  qui  puait  les  banlieues  urbaines  et  lui 
changeait  ses  traditions  rurales,  pour  ce  boulever- 
sement d'un  pays  sur  lequel  le  labeur  des  ancêtres 
n'avait  pas  mordu  et  qui,  loin  des  routes,  en  ces 
territoires  aux  agglomérations  distantes,  semblait, 
en  dépit  des  boniments,  voués  à  l'irrémédiable  soli- 
tude. Le  crédit  dEudoxe,  légiférateur,  bien  en  cuur 
auprès  du  ministère,  inévitablement  influerait  sur 
l'entreprise.  L'Etat  créerait  des  voies  de  grande  com- 
munication qui  relieraient  aux  anciens  les  nouveaux 
villages  ;  ceux-ci,  légalement  reconnus,  cesseraient 
d'être  une  fiction. 

—  Eh  d'ailleurs,  ajouta  Jean-EIoi  après  avoir 
énuméré  les  avantages  qui  résulteraient  de  la  haute 
situation  d'Eudoxe,  si  je  n'ai  pas  su  diriger  mes  fils, 
vous  n'avez  pas  su  mieux  que  moi  conduire  vos 
filles. 

Toujours,  dans  leurs  querelles,  ils  rebuvaient  ce 
vinaigre.  C'était  la  misère  de  la  maison,  cette  fin 
inconjurable  d'une  race  à  travers  leurs  enfants,  cette 
forte  sève  des  Rassenfosse  tournée  à  d'aigres  lies 
dans  leur  maladive  et  vicieuse  descendance.  Jls  se 
ratatinaient  dans  leurs  rancunes,  se  séchaient  du 
dépit  de  leurs  torts,  avec  des  arguments  dont  ils  se 
blessaient.  Un  exploit  d'Arnold,  surpris  avec  la  femme 
d'un  de  leurs  fermiers  d'Empoigny,  envenimait  leurs 
ennuis.  Le  mari,  mal  en  ses  affaires,  maintenant  les 
menaçait  d'un  scandale  si  on  ne  le  dédommageait 
fructueusement.  Malgré  Arnold  qui  eût  préféré  un  mas- 
sacre, Jean-Eloi  se  décida  à  payer.  Leur  haute  fortune 
constamment  leur  valait  de  ces  avanies;  il  semblait 
qu'une  conspiration  sans  trêve  s'ourdît  autour  d'eux 
pour  les  saigner  dans  cet  argent  qui  était  leur  gloire. 
Le  cocuage  prémédité  du  ruffian  n'était  qu'une  des 


LA    FIN    DES    BOUKGEOIS  207 

formes  de  l'exploitation  qui  les  assimilait  à  un  gros 
gibier  happ»'^  par  des  meutes  allouvies. 

L'éventualité  du  divorce  de  Ghislaine,  en  leur  sus- 
citant un  nouveau  tracas,  accusait  irrémédiablement 
les  syphilis  morales  qui  rongeaient  la  famille.  Ils 
avaient  cru  obvier  à  un  désastre  et  conjurer  l'avenir 
par  de  frauduleuses  machinations.  Celles-ci,  au  lieu 
de  les  délivrer,  se  retournaient  contre  eux.  Voilà 
qu'il  fallait  défaire  la  sacrilège  et  laborieuse  union, 
délier  des  nœuds  industrieusement  torses.  Ils  se 
sentaient  pris  à  leurs  propres  glus.  Jean-Eloi,  aux 
pressantes  pétitions  de  sa  femme  qui  réclamait  de 
diligentes  enquêtes,  une  immédiate  procédure,  op- 
posa des  temporisations.  On  avait  tout  à  craindre  de 
Lavand'homme  :  il  était  capable  de  leur  lâcher  en 
plein  tribunal  leur  ordure.  D'ailleurs  (et  l'argument 
cette  fois  toucha  Adélaidej  un  temps  viendrait  où, 
traqué  par  les  dèches,  il  se  livrerait  lui-même. 

Le  mandat  d'Eudoxe  surtout  fut  savouré  des  Pié- 
bœuf.  Ils  y  virent  une  garantie  poiir  la  réussite  et 
l'impunité  de  leur  grand  projet,  cette  expropriation 
forcée  de  leur  charnier  et  l'édification  sur  ses  aires 
déblayées  d'un  quartier  neuf.  La  Ville  enfin  s'était 
émue  de  la  continue  mortalité  qui  dépeuplait  ces  voi- 
ries infectieuses  ;  des  rapports  de  médecins  avaient 
dénoncé  l'urgence  d'une  vaste  saignée  ;  mais  l'incurie 
des  gros  bourgeois  de  l'édilité  toujours  atermoyant 
une  solution,  les  homicides  Piébœuf  mûrissaient  leur 
espoir  d'une  prochaine  épidémie.  Leur  conjonction 
avec  Akar  et  Rabattu,  depuis  le  pacte  intervenu  à 
la  noce  de  Cyrille,  se  notifiait  décisive  ;  elle  opérait 
maintenant  en  d'efficaces  trafics,  en  de  basses  et 
véreuses  spéculations,  en  des  soutirages  d'argent 
variés  qu'ils  complotaient  ensemble.  Ces  deux  inté- 
grales crapules,  ces  irréductibles  larrons  dont  on 
retrouvait  la  main  au  fond  do  toutes  les  razzias 
n'avaient  pas  répudié  Jean-Eloi  ;  mais  sa  probité 
ne    condescendant  pas    à    leurs    petites    filouteries 


208  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

sournoises,  ils  l'utilisaient  pour  les  grandes  extor- 
sions. Au  contraire,  les  Piébœuf,  rapaces  et  tentaculai- 
res,  toujours  reniflant  le  gain,  si  dégoûtant  qu'il  fût, 
brassaient  frénétiquement  les  tripotages  quelconques 
pour  lesquels  leur  connivence  était  requise. 

L'élection  d'Eudoxe  devint  poureuxtous  un  tremplin. 
Comme  une  grosse  araignée  balancée  en  ses  hamacs, 
les  innombrables  fils  des  intrigues  de  la  famille  al- 
lèrent se  rattacher  à  ce  brillant  jeune  premier  de  la 
politique  qui  n'avait  dii  son  avènement  qu'à  de  per- 
sévérants marivaudages  avec  le  pouvoir.  Encore  une 
fois  tontes  les  influences  des  Rassenfosse  et  de  leurs 
alliés  avaient  été  mises  en  œuvre  pour  sa  candida- 
ture. Un  avantage  demeura  à  Eudoxe  :  c'est  qu'il 
luttait  avec  les  intarissables  ressources  d'une  for- 
tune personnelle,  avec  les  atouts  prépondérants  de 
la  banque  des  Rassenfosse,  renforcée  de  l'appoint  de 
toute  la  juiverie  fmancière,  tandis  que  son  concur- 
rent, aux  limites  d'un  patrimoine  écorné,  en  était 
réduit  aux  aléas  de  l'assistance  des  clubs  politiques. 
En  circulaires,  en  placards,  en  marchandages  de 
votes,  en  polémiques,  en  largesses  chez  les  four- 
nisseurs, ils  se  fendirent  de  près  de  cent  mille  francs. 
La  vénalité,  depuis  les  brigues  doctrinaires,  en  met- 
tant à  l'encan  les  consciences,  pourrissait  le  pays  jus- 
qu'au rachis.  Même  la  domesticité  dolafamille,les  gras 
valets  à  trogne  vineuse  furent  délégués  pour  d'obs- 
curs et  ignominieux  marchés,  des  raccolages  de  pe- 
tits électeurs  qu'ils  s'en  venaient  relancer  dans  leurs 
débits.  On  obtint  ainsi  une  notable  clientèle  de  gou- 
jats, un  lot  copieux  de  cabaretiers  et  de  vénéneux 
distillateurs.  L'abjection  du  régime  censitaire,  quijus- 
tifiait  de  pareilles  turpitudes,  ne  s'avéra  jamais  plus 
ineffablement. 

Une  intrigue  à  la  fois  politique  et  amoureuse 
coïncida  avec  l'élection  de  l'adonis  de  la  Doctrine  : 
ce  furent  les  arrhes  de  son  dévoùment  à  la  cause  des 
Grosses  tètes  flatueuses,  un  premier  remboursement 


LA    1-IX    IiKS    lîOLUGEOlS  209 

•les  avances  que  lui  faisait  le  Pouvoir.  Eudoxe,  dé- 
cidé à  rompre  avec  madame  Fléchet,  fatigué  d'une 
liaison  qui  menaçait  de  s'éterniser  et  à  laquelle  cette 
ft>mme  très  éprise  s'opiniàtrait  avec  l'ardeur  de  ses 
(Quarante  ans,  eut  l'idée  de  spéculer  sur  ce  tenace 
attachement  pour  réintégrer  le  riche  Fléchet  dans  ce 
parti  qu'il  boudait  depuis  sa  rupture  avec  Sixt.  Pen- 
dant quinze  jours,  madame  Fléchet  épuisa  les  implo- 
rations pour  le  joindre  dans  l'appartement  qu'Eudoxe 
avait  loué  au  faubourg  et  où  la  pauvre  passionnée  ne 
se  doutait  pas  qu'il  en  amenait  d'autres  qu'elle.  Tous 
les  matins  elle  lui  écrivait,  transportée  de  regrets, 
lavant  de  ses  pleurs  l'encre  en  laquelle  elle  délayait 
ses  longues  douleurs,  ses  remords,  son  humiliation 
de  subir  les  dédains  de  l'homme  pour  qui  elle  avait 
résigné  une  probité  jusqu'alors  sans  défaillances  et 
peut-être  encouru  les  divines  pénalités  réservées  aux 
adultères.  Madame  Fléchet  était  très  dévote,  et  même 
dans  ses  plus  grands  bonheurs,  aux  délires  et  aux 
défaites  de  cet  amour  qui  avait  été  la  crise  de  sa  vie, 
n'avait  «^essé  d'être  terrifiée  en  sa  chair  coupable  des 
conséquences  du  péché. 

Quand  enfm  Eudoxe  jugea  sa  souffrance  mûre 
pour  la  suprême  victoire  qu'il  en  voulait  tirer,  il  lui 
transmit  en  deux  mots  le  rendez-vous  dont  l'espoir 
toujours  déçu  la  faisait  mourir.  Elle  y  accourut  mou- 
rante, en  effet,  suffoquée  par  les  refoulements  de 
tous  les  sentiments  qu'elle  était  obligée  de  dissimuler 
chez  elle  devant  son  mari  et  ses  enfants,  tellement 
accablée  de  la  joie  de  le  récupérer  qu'elle  se  laissa 
tomber  de  ses  bras  et  s'abattit  dans  un  fauteuil. 

—  Quinze  jours,  non  pas  même  sans  me  retrouver 
près  de  toi,  mais  sans  une  parole  de  toi  !  dit-elle  en 
sanglotant.  C'est  trop  rude  aussi.  Je  ne  puis  retenir 
mes  larmes  pour  tout  cet  abandon  dont  il  me  semble 
que  je  doive  souffrir  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours. 

Dans  la  faute,  elle  était  demeurée  la  femme  simple 
et  droite  des  impulsions  intérieures.  Moins  spontanée, 

12. 


210  LA   FIX    DES    BOURGEOIS 

elle  se  fût  rendu  compte  qu'une  rouerie  sèche  et  ré- 
ticente pouvait  seule  venir  à  bout  de  retenir  le  fa- 
cile vainqueur  à  qui  ne  résistaient  pas  les  femmes. 
Eudoxe,  en  remuant  ses  pouces  derrière  le  dos,  se 
promenait  par  la  chambre.  11  pensait  avec  ennui  : 

—  Qu'elles  sont  donc  lassantes  à  se  montrer  ainsi 
spongieuses  !  Si  elles  se  doutaient  comme  je  me  sens 
peu  fait  pour  essuyer  leurs  lessives  1 

Il  vint  lui  prendre  la  main  et  s'assevant  près 
d'elle  : 

—  Voyons,  vous  n'êtes  plus  une  enfant...  Soyez 
donc  raisonnable.  En  tous  cas,  il  conviendrait  de 
s'expliquer.  Nous  ne  sommes  plus  d'âge  à  jouer  les 
ingénus. 

Mais,  avec  la  ténacité  éplorée  d'une  femme  trop 
longtemps  éprouvée  et  qui  reboit  ses  douleurs,  elle 
se  remettait  à  gémir  sans  relever  l'ironie  cruelle  de 
ces  mots  qu'elle  ne  paraissait  pas  avoir  entendus. 

—  Pourquoi  m'as-tu  délaissée? 

—  Non,  fit-il  avec  un  claquement  de  langue 
ennuyé,  pas  de  scène.  C'est  bien  inutile.  Et  puis,  tu 
t'exagères  tout.  Je  te  délaisse  si  peu,  pour  parler 
comme  toi,  que  je  suis  venu  et  que  nous  voilà  en- 
semble. 11  faudrait  cependant  bien  admettre  que  ma 
vie  nouvelle  n'est  pas  faite  pour  me  laisser  beaucoup 
de  loisirs.  Je  suis  encombré,  je  ne  sais  où  donner  de 
la  tète. 

Elle  tamponna  rapidement  ses  yeux  avec  son  mou- 
choir et  la  lui  mettant  sur  la  bouche,  cette  batiste 
toute  mouillée  de  sa  peine,  elle  eut  la  force  de  lui 
dire  en  souriant  : 

—  Tais-toi.  Tu  aurais  trop  de  raisons  à  me  donner. 
Et  à  quoi  bon  ?  Est-ce  que  mon  cœur  ne  t'absout  pas 
à  l'avance?  Mets-toi  près  de  moi,  prends-moi  dans 
tes  bras,  défends-moi  contre  les  faiblesses  de  mon 
amour.  Tu  sais,  ce  n'est  pas  vivre,  tout  le  temps 
que  nous  passons  loin  l'un  de  l'autre. 

—  A  la  bonne  heure.  Moi  aussi  d'ailleurs  —  (il  eut 


LA    FIN    DES   BOURGEOIS  211 

vniilu  trouver  un  élan,  s'emballer  dans  un  mensonge 
sincère)  —  eh  bien,  oui,  c'est  vrai,  est-ce  que  tu 
.rois  que  nos  longues  séparations  ne  me  pèsent  pas? 
Ali!  les  bonnes  heures  d'autrefois,  hein?  En  ont-ils 
\ii.  ces  murs?  Va,  plutôt  que  de  m'accuser,  tu  de- 
vrais me  plaindre.  Des  séances  en  sections,  des  rap- 
ports à  écrire,  des  courreries  chez  les  ministres, 
une  meute  de  gens  pendus  à  ma  porte,  je  n'ai  plus 
une  minute.  Comment  veux-tu  qu'avec  une  pareille 
ihienne  de  vie,  je  puisse  encore  trouver  le  temps  de 
faimer? 

—  Cette  fois,  tu  l'as  bien  dit,  fit-elle  tristement. 

—  Mais  non,  comprends  donc,  ce  n'est  pas  mon 
s.  iitiment  pour  toi  qui  peut  être  mis  en  cause.  Je 
{  irle  de  nos  entrevues,  des  joies  à  nous  rencontrer 
il  i  dans  \è  secret  de  cette  chère  petite  solitude.  Ah  ! 
si  tu  m'aimais  aussi  profondément  que  tu  veux  bien 

e  dire... 

—  En  douterais-tu  ? 

Il  la  baisa  dans  les  cheveux  et  se  remit  à  arpenter 
ia  pièce  avec  des  coups  de  tète  dans  le  vide  dont  il 
avait  l'air  d(î  ponctuer  ses  phrases. 

—  Non,  je  ne  doute  pas  de  ta  bonne  afreclion. 
Mais  là,  je  voudrais  qu'elle  se  montrât  un  peu  plus 
active  pour  moi.  Il  lui  manque,  à  ce  cœur  charmant, 
non  pas  la  faculté  du  sacrifice  Dieu  merci  !  je  serais 
le  dernier  des  hommes  en  la  niant),  mais  la  faculté 
du  dévouement  efficace,  du  dévouement  militant,  si 
tu  veux.  Oui,  te  voir  entrer  dans  mes  intérêts,  m'ai- 
der  de  toutes  tes  puissances  de  femme,  être  mon  auxi- 

iaire  dans  mes  luttes...  Car  enfin,  ma  chère, 
ajouta-t-il  en  s'amusant  de  l'importance  qu'il  se  don- 
nait, je  suis  devenu  un  des  lutteurs  les  plus  en  vue 
du  ministère.  Le  mot  n'est  pas  de  moi,  il  court  les 
journaux. 

Les  pâles  yeux  violets  de  madame  Fléchet,  d'entre 
leurs  moites  cernures,  se  projetèrent  vers  lui  comme 
si,  dans  l'ardeur  dont  elle  le  regardait,  c'était  l'olfro 


212  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

de  toutes  les  soumissions  de  sa  vie  que,  pour  affermir 
des  liens  détendus,  elle  mettait  à  ses  pieds. 

—  Que  faut -il  que  je  fasse  ?  Je  le  ferai. 

Il  la  prit  sur  ses  genoux,  lui  noua  la  ceinture  de 
ses  bras. 

—  Oli  !  Ce  que  j'ai  à  te  demander  pour  l'instant 
n'est  pas  bien  terrible.  Bref,  il  s'agirait  de  décider 
ton  mari  à  faire  sa  paix  avec  le  ministre. 

Une  déconvenue  plissa  le  visage  de  madame 
Fléchet.  Elle  répondit  un  peu  nerveusement  : 

—  Tu  n'y  penses  pas.  M.  Fléchet  a  ses  idées  ;  il 
n'est  pas  facile  de  l'en  faire  sortir. 

—  C'est  précisément  pour  cela.  Il  n'}'  a  véritable- 
ment qu'une  femme  de  qui  l'on  puisse  attendre 
l'adresse  nécessaire  pour  amener  un  homme  à  rési- 
gner d'anciennes  rancunes.  Et,  dit-il  en  lui  souriant 
avec  un  regard  froid,  j'ai  compté  que  tu  serais  celle 
femme. 

Elle  se  débattait  en  de  visibles  angoisses. 

—  Pourquoi  mêler  mon  mari  à  nos  affaires  de 
cœur?  11  est  le  dernier  dont  le  nom  devrait  être  pro- 
noncé ici.  Mais  réfléchis-y  donc  :  tu  reconnaîtras  toi- 
même  que  c'est  impossible.  .N'est-ce  pas  assez  pour 
moi  de  le  tromper,  cet  homme,  sans  en  faire  un  ins- 
trument aux  mains  de  mon  amant  ?  Demande-moi 
tout,  hormis  cela,  car  cela,  vraiment  non,  je  ne  le 
peux  pas. 

Eudoxe  haussa  les  épaules. 

—  J'ai  des  raisons,  de  fortes  raisons  pour  sou- 
haiter cette  réconciliation.  Où  serait  ton  mérite  à 
m'aimer  si  tu  ne  trouvais  dans  ton  amour  le  conrage 
de  vaincre  un  scrupule,  après  tout  bien  peu  sérieux? 
Ah  !  ma  chère,  ne  nous  payons  pas  de  mots.  Les 
mots,  dans  la  vie,  ne  comptent  que  pour  autant  qu'ils 
sont  démentis  par  les  actes. 

—  Et  puis,  dit-elle  au  bout  d'un  instant  de  ré- 
flexion, comme  se  laissant  aller  à  continuer  tout 
haut  une  délibération  intérieure,  jamais,  avec  M.  Fié» 


LA    FL\    Lits    BOURGEOIS  :>  l  o 

chef,  nous  n'abordons  cet  ordre  d'idées.  M.  Fléchet 
et  moi  sommes  séparés  par  tant  de  choses,  celle-là 
et  bien  d'autres  que  tn  ne  peux  savoir.  Ah  !  ceci  sur- 
tout, mais  c'est  bien  difticile  à  dire.  Depuis  que  je 
suis  à  toi,  entends-moi  bien,  c'est  toute  à  toi  que 
j'ai  voulu  être.  Et  alors...  alors...  (Cette  femme  qui, 
chaque  fois  qu'elle  se  donnait,  s'abandonnait  avec  la 
plus  naïve  et  la  plus  audacieuse  impudeur,  tout  à 
coup,  à  propos  de  cetle  chair  d'un  autre  friMée  à 
peine  du  bout  de  sa  pensée,  était  reprise  d'une  si 
invincible  pudeur  qu'elle  rougissait  et  cachait  son 
visage  dans  l'épaule  de  celui  qu'elle  avait  fini,  en 
son  absolue  honnêteté  de  passion,  par  considérer 
comme  le  seul  mari  légitime.; 

—  Bon,  pensa-t-il  prosaïquement,  elle  voudrait 
me  persuader  qu'elle  ne  couche  plus  avec  Fléchet. 
C'esi  invariablement  cela  qu'elles  disent  toutes. 
Eh  bien,  ma  bonne  amie,  fit-il,  que  veux-tu  que  je 
te  dise?  C'est  un  tort.  Une  femme  ne  doit  jamais  rési- 
gner le  devoir  conjugal.  On  ne  sait  pas  ce  qui  peut 
arriver.  Si  tu  m'avais  consulté... 

Elle  l'interrompit  doucement  : 

—  Vous  croyiez  donc   que  j'en  eusse  été  capable? 
Mais  il  n'était  pas  homme  à  comprendre  le  discret 

reproche  qui,  en  cette  interrogation,  trahissait  un 
cœur  blessé,  encore  moins  à  se  laisser  attendrir  par 
l'effarouchement  du  plus  délicat  des  sentiments  de  la 
femme. 

—  Après  tout,  ton  mari  est  ton  mari.  Je  n'aurais 
vu  là  rien  que  de  très  naturel. 

Elle  tordit  ses  mains,  s'écria  avec  un  réel  désespoir  : 

—  Il  ne  comprend  donc  pas  que  c'est  lui  alors  que 
j'aurais  été  contrainte  de  tromper! 

—  Finissons-en,  dit  Eudoxe  en  l'écartant  de  ses 
genoux.  Aussi  bien  les  casuisti<{ues  féminines  nous 
échappent,  à  nous  autres  hommes.  Ton  mari  pouvait 
devenir  entre  nous  un  trait  d'union.  En  l'associant 
sans  qu'il  s'en  doutât  à  mes  projets  et  à  mon  avenir, 


21  i  LA    FIX   DES    BOURGEOIS 

je  VOUS  en  gardais  à  tous  deux  de  la  reconnaissance. 
Sixt  eût  appris  ma  participation  à  cette  œuvre  de 
rabibochemeut  qui  lui  tient  à  cœur  :  il  me  l'eût  payée 
de  surabondants  équivalents.  Mais  ton  pusillanime 
amour  s'effare  d'une  entremise  que  toute  autre  femme 
accepterait  sans  nulle  hésitation.  Kn  outre,  tu  me 
confesses  la  désorganisation  de  ton  ménage  je  ne 
veux  pas  être  une  gène  pour  ta  vie.  Un  homme  peut 
ne  pas  se  reprocher  de  tromper  un  autre  homme  : 
ça,  c'est  encore  une  des  formes  de  la  concurrence. 
Mais  un  galant  homme  ne  consentira  jamais  à  rendre 
une  femme  malheureuse  par  sa  faute.  Eh  bien,  con- 
clut-il avec  un  ton  d'aimable  persiflage  en  pirouet- 
tant sur  ses  talons,  je  serai  plus  généreux  que  toi. 
Je  te  rends  à  ton  mari,  puisque  tu  te  refuses  à  me 
l'octroyer. 

Madame  Fléchet,  à  l'idée  de  perdre  encore  une  fois 
et  pour  jamais  l'homme  envers  qui  chaque  minute 
de  son  douloureux  amour  avait  été  l'immolation 
d'un  attachement  et  d'une  religion,  se  sentit  sombrer 
dans  une  immense  et  soudaine  lâcheté.  Sa  belle  tête 
grave  penchée  sur  sa  poitrine  comme  pour  mieux 
écouter  ce  cceur  dont  elle  n'entendait  que  trop  bien 
les  humiliants  conseils,  elle  demeurait,  les  yeux  vides, 
sans  pensées,  encore  térébrée  des  paroles  qui  venaient 
de  sonner  le  glas  de  leur  amour.  Machinalement, 
par  une  ironie  qu'elle  ne  remarquait  pas,  elle  faisait 
tourner  à  ses  doigts,  parmi  ses  autres  bagues,  l'an- 
neau qui,  devant  l'autel,  avait  scellé  sa  foi.  Eu- 
doxe  s'était  jeté  dans  un  fauteuil,  et  en  pestant  de  ne 
pouvoir  griller  une  cigarette,  —  des  filles,  du  moins, 
ne  craignent  pas  d'emporter  une  senteur  de  tabac 
dans  leurs  robes),  parcourait  des  journaux.  Elle  se 
secoua  tout  à  coup,  avec  le  geste  de  quelqu'un  qui 
a  peur  de  perdre  pied  dans  un  trou.  C'était  sa  vie 
qui  se  jouait  en  cet  instant,  le  précaire  bonheur  ga- 
gné par  six  mois  de  mensonges  et  de  tromperies, 
tout  au  moins  les  fragiles  et  intermittentes  éclosions 


LA    l'IN    DES    BOURGEOIS  213 

(les  heures  que,  dans  son  grand  avcuglument  volon- 
taire, elle  se  persuadait  être  encore  les  bonnes  et  les 
heureuses. 

—  Alors,  lellc  s'en  était  venue  à  pas  lents,  réflé- 
chis, comme  en  songe,  appuyer  ses  mains  à  Tépaule 
d'Eudoxe,  et  lui  parlait  dune  voix  éteinte,  sortie  des 
crépuscules  de  l'àme  ,  alors  les  soumissions  de 
M.  Fléchet  sont  donc  l'enjeu  de  ce  pauvre  reste  d'a- 
mour? C'est  lui  qui  décidera  entre  nous  de  la  rup- 
ture ou  de  la  continuation  de  ce  qu'il  peut  encore  te 
rester  au  cœur  d'attachement  pour  moi? 

11  releva  la  tète  sans  lâcher  ses  journaux. 

—  La  question,  ainsi  posée,  ne  me  plaît  pas,  ma 
chère.  Je  ne  vous  mets  pas  à  l'épreuve,  remarquez-le 
bien. 

Elle  se  pencha  et  le  baisa  avec  emportement. 

—  Mais  est-ce  que  je  ne  t'appartiens  pas  corps  et 
àme?  Est-ce  que  tu  n'es  pas  le  maître  qui  commande 
souverainement?  Est-ce  qu'il  m'est  possible  de  me 
résigner  à  te  perdre?  Je  ne  puis  vivre  sans  toi,  tu 
m'es  d'autant  plus  cher  que  ce  n'est  qu'à  travers  toi 
que  je  me  pardonne  l'infamie  de  ma  vie.  Tu  es  mon 
pardon  vivant.  Eh  bien,  ajouta-t-elle  en  se  laissant 
glisser  jusqu'à  ses  genoux,  tu  as  ma  parole.  J'es- 
saierai. 

—  Ah  !  répondit-il  légèrement,  sans  paraître  tou- 
ché de  la  beauté  douloureuse  qui  subitement  la  trans- 
figurait et  l'égalait  à  la  beauté  de  son  sacrifice,  on  y 
vient  donc,  ma  terrible  amie? 

Il  pensait  : 

—  La  vertu  n'y  fait  rien.  Le  tout  est  de  savoir  les 
prendre. 

Madame  Fléchet  put  croire  que  les  douceurs  du 
péché  allaient  recommencer  pour  elle.  La  violence  de 
sa  passion,  en  l'illusionnant  sur  le  libertinage  indo- 
lent de  son  amant,  lui  restitua  pendant  une  heure  les 
affres  pâmées  et  les  perforantes  délices  qui,  toute 
neuve,  au  sortir  des  lénitives  satiétés  conjugales,  l'a- 


216  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 


1 


vaient  amorcée  au  sens  des  voluptés  réprouvées.  Eile 
était  de  ces  femmes  qui,  assez  riches  d'amour  pour 
suppléer  aux  défaillances  et  aux  pauvretés  de  coeur 
chez  l'homme  aimé,  s'obstinent  à  éluder  toute  clair- 
voyance et,  abusées  par  la  duperie  d'un  sentiment 
inépuisable  en  charités,  se  leurrent  d'apparences  où 
elles  s'estiment  encore  payées. 

—  Tu  m'aimes  bien?  disait-elle.  N'est-ce  pas  que 
j'étais  folle  de  penser  que  quelque  chose  pourrait 
nous  désunir? 

—  Oui,  folle,  en  effet. 

—  El  dis,  cette  fois,  nous  n'allons  plus  rester  de 
longs  quinze  jours  sans  nous  revoir?  Oh!  moi,  je 
ne  sortirais  plus  d'ici,  si  je  m'écoutais  ;  je  voudrais 
t'avoir  toujours  près  de  moi.  Promets-moi. 

—  Tout  ce  que  tu  veux.  Seulement... 

Il  justifia  par  un  imminent  surcroit  d'ennuis,  la 
nécessité  de  nouveaux  délais.  Il  lui  en  coûtait  bien; 
c'était  la  détente,  le  repos,  le  meilleur  de  sa  vie,  ces 
courts  moments  qu'ils  passaient  à  deux.  Mais  des 
commissions  à  présider,  un  congrès  de  législation 
qui  le  requérait,  cette  affaire  de  la  Colonisation  aussi 
tardive  à  prospérer... 

—  Ya,  tu  peux  le  lui  dire,  à  Fléchet.  Son  nom.  eiit 
enrayé  bien  des  résistances.  En  nous  le  refusant 
pour  le  conseil  d'administration,  il  nous  a  joliment 
manqué. 

—  Oh!  se  désola-t-elle,  ne  m'as-tu  pas  fait  souffrir 
assez?  Encore  l'absence  !  Ah!  si  du  moins  je  pouvais 
dormir,  mourir  ces  jours-là  ?  Je  rêve  au  fond  d'une 
chambre  très  noire  un  lit  d  ébène  où  j'irais  m'étendre, 
où  mes  yeux  se  fermeraient,  où  mon  cœur  cesserait 
de  battre.  Puis  une  voix  en  moi  m'avertirait  :  c'est 
aujourd'hui.  Et  je  me  lèverais  souriante,  je  dirais  à 
mon  cœur  :  parais  sur  mes  lèvres,  parais  dans  mes 
yeux,  mon  cœur  ressuscité  :  je  vais  revoir  mon  bel 
amant.  Ah  I  l'ingrat  qui  ne  veut  pas  savoir  combien 
tout  me  manque  quand  il  n'est  plus  là  ! 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  217 

L'imbécillité  froide  de  l'homme  de  plaisir,  (on  le 
cruel  dessein  d'arrêter  net  cette  folie  d'amour),  lui 
fit  répondre  : 

—  De  quoi  te  plains-tu?  Ne  te  reste-t-il  pas  tou- 
jours tes  enfants? 

Elle  porta  la  main  à  son  cœur. 

—  C'est  juste,  mes  pauvres  enfants  !  Et  c'est  toi 
pour  qui  je  les  oubliais  qui  les  rappelles  à  ma  pensée  ! 
Ah!  mon  ami,  voilà  le  pire  ;  je  ne  croyais  pas  que  tu 
m'eusses  jamais  fait  ce  reproche. 

—  Cinq  heures,  s'écria  Eudoxe  en  tirant  sa  montre. 
Et  j'avais  un  rendez-vous  pour  quatre  et  demi!  Dis 
encore  que  je  ne  te  sacrifie  pas  les  affaires.  D'ailleurs, 
je  ne  récrimine  pas,  puisque  tu  t'en  vas  heureuse. 

—  Heureuse,  oh  oui  !  dit-elle  avec  un  singulier 
sourire. 

Elle  insistait  une  dernière  fois  pour  leurs  rendez- 
vous.  Mais  il  ne  promettait  rien,  il  la  priait  de  pa- 
tienter quelques  jours,  le  temps  d'expédier  le  plus 
gros  de  la  besogne. 

—  Et  puis,  tu  m'écriras,  tu  me  tiendras  au  cou- 
rant de  ce  qu'aura  dit  Flechet.  Montre-lui  bien  les 
avantages  de  cette  réconciliation.  C'est  à  propos  de 
la  croix  qu'il  s'est  brouillé  avec  Sixt.  Il  l'espérait,  il 
ne  l'a  pas  eue.  Sixt  avait  tort  certainement  ;  ton 
mari  la  méritait  plus  que  d'autres.  Je  t'affirme,  moi, 
qu'il  l'aura,  sa  croix,  s'il  consent.  Dis-le  lui  de  ma 
part,  si  tu  veux.  Enfin,  fais  pour  le  mieux.  Tu  sais, 
toujours  au  nom  de  mon  secrétaire,  tes  lettres.  Les 
miennes,  poste  restante. 

Puis,  à  travers  des  baisers  négligents  dont  il  lui 
frôlait  la  nuque  : 

—  Il  dépend  de  toi  que  nous  nous  voyions  bientôt, 
ajouta-t-il  avec  un  si  délibéré  cynisme  que  madame 
Fléchet  comprit  cette  fois  dans  sa  plénitude  le  phari- 
saïque  marché  auquel  elle  consentait.  Mais,  amou- 
reuse et  faible  jusqu'aux  suprêmes  renoncements, 
elle  renfonça  cette  douleur  qui  scellait  tant  d'autres, 

13 


218  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

acceptant  l'ontrage  avec  un  courage  qu'elle  n'eût  pas 
eu  pour  s'y  soustraire  et  qui,  chez  les  souffrants,  per- 
siste l'unique  héroïsme  de  la  résignation.  Nulle  in- 
jure ne  restait  plus,  nuls  stigmates,  du  moment 
qu'elle  pouvait  s'enivrer  encore  des  tristes  fleurs  de 
son  amour.  Cette  tendre  victime  des  mauvais  conseils 
de  la  chair  trouva  la  force  de  mentir  à  son  mépris 
d'elle-même  pour  se  reprendre  à  un  air  de  fanfaronade 
où  elle  parut  le  braver  et  se  braver  à  la  fois.  Un  ins- 
tant elle  redevint  la  femme  qui  accepte  d'être  dupe, 
mais  à  la  condition  qu'on  sache  qu'elle  y  consent. 

—  C'est  bien  ce  que  je  pense,  n'est-ce  pas  ?  Tu 
me  signifies  que  tu  me  paieras  à  l'échéance  ? 

Elle  pesa  sur  le  mot.  Ce  fut  sa  seule  vengeance. 
Ensuite,  après  l'ironie  de  la  nuance  de  voix  entre  le 
badin  et  le  sérieux  dont  elle  lui  insinua  le  trait,  elle 
se  pendait  à  lui  dans  un  grand  baiser  et  disait  : 

—  Dussé-je  y  perdre  mon  âme,  je  t'obéirai,  je  se- 
rai jusqu'au  bout  ta  docile  esclave.  Reçois-en  pour 
gage  ce  triste  mouchoir  trempé  de  mes  larmes.  Tu 
seras  le  maître  de  le  brûler  après.  Mais  du  moins  tu 
sauras  qu'elles  ne  sont,  ces  larmes,  que  la  millième 
partie  de  toutes  celles  que  j'ai  déjà  versées  pour  toi. 

Elle  appuya  à  ses  lèvres  la  batiste  humide  et  très 
vite  la  glissa  dans  le  gilet  d'Eudoxe. 

—  Quel  ridicule  enfantillage  !  pensa-t-il.  Une 
pensionnaire  n'agirait  pas  avec  une  sensiblerie  plus 
romanesque. 

Ils  se  quittèrent.  Rassenfosse  se  félicitait  d'avoir 
habilement  manœuvré.  En  atermoyant  leur  prochaine 
rencontre,  il  pouvait  espérer  qu'elle  apporterait  plus 
d'ardeur  à  soumettre  Fléchet.  Au  contraire,  s'il 
avait  accepté  de  la  revoir,  elle  eût  trainé  l'affaire  en 
longueur.  «  Je  l'ai  menée  au  bord  du  fossé  :  Fléchet 
sera  la  perche  au  moyen  de  laquelle  elle  sautera.  » 
Il  était  bien  résolu  à  ne  pas  bouger  jusqu'au  moment 
où  elle  lui  arriverait  avec  l'acceptation  du  mari. 

Le  mouchoir  malheureusement  fut  découvert   le 


LA   UN    DES    BOURGEOIS  :2lî) 

lendemain  par  madame  Rassenfosse.  Endoxe,  des- 
(  t'udu  à  la  rue,  l'avait  tiré  de  son  gilet,  mais  n'osant 
>  en  débarrasser  devant  les  passants,  il  l'avait  relégué 
dans  une  poche  de  sa  redingote,  en  se  promettant  de 
le  jeter  au  feu,  rentré  chez  lui.  Cette  pitoyable  reli- 
(lue  d'amour  ensuite  lui  sortait  de  la  mémoire  ;  il 
l'oubliait  dans  ce  vêtement  qu'au  matin  son  valet  do 
(  hambre  remisait  en  y  substituant  la  jaquette  avec 
laquelle  son  maitre  partait  abattre  à  cheval  ses  deux 
heures  de  bois.  Sarali,  fourgonnée  par  ses  jalousies, 
devenue  soupçonneuse  au  point  de  prolonger,  pen- 
dant ses  absences,  de  minutieuses  enquêtes  dans 
l'appartement  de  son  mari,  montait  ce  matin  là 
chez  lui,  et  en  fouillant  ses  poches,  mettait  la  main 
sur  le  mouchoir  révélateur.  Un  grand  M  brodé  pa- 
rallélisait  ses  jambages  dans  un  des  coins  du  fin 
tissu  roulé  en  tampon,  fripé  en  menus  recroquevil- 
lements,  comme  gommés  parla  décantation  salée  des 
larmes. 

Elle  restait  tout  un  temps,  cette  batiste  encore 
détrempée  entre  les  doigts,  la  tournant  et  la  flairant 
avec  d'effrayants  battements  de  cœur,  la  portant  au 
jour  pour  en  scruter  les  embus,  se  suggérant  des  évi- 
dences contradictoires  quilabourrelaient.  Rebroussée, 
jaune  comme  un  coing,  vieillie  subitement  de  dix  ans, 
la  face  ratatinée  et  convulsée,  un  tremblement  aux  mâ- 
choires qu'elle  ne  savait  plus  fermer  et  qui  happaient 
le  vide,  elle  se  sentait  vrillée  vive  par  le  rongement 
de  myriadaires  helminthes,  dévastée  par  des  miserere 
de  rage  et  de  douleur  qui  ensuite  la  roulaient  à  terre, 
mordant  ses  poings,  cognant  de  la  tète  les  tapis.  Et 
tout  à  coup  cette  grosse  fureur  animale  s'usait,  il  lui 
venait  à  la  place  l'ironie  du  plus  déroutant  des  sen- 
timents dont  puisse  s'exaspérer  chez  une  femme  la 
passion  outragée.  Une  volupté  corrosive  de  souffrir 
cette  fois  pour  un  mal  certain,  après  la  torture  des 
jalousies  sans  cause  précise,  une  acre  et  studieuse 
jouissance  à  s'avérer  les  certitudes  de    la   trahison, 


220  LA    FL\    riES    BOURGEOIS 

au  sortir  des  doutes  où  elle  s'était  toujours  débattue, 
lui  instillèrent  des  poix  enflammées,  diligentèrent  eu 
elle  des  braises. pilées  dont  la  cnison,  par  une  per- 
version du  sens  de  la  douleur,  finissait  par  la  sup- 
plicier délicieusement  comme  Ihyperesthésie  d'un 
spasme.  Elle  savait  maintenant  qu'Eudoxe  la  trom- 
pait ;  IM  du  mouchoir  lui  révéla  la  complice  de  leur 
double  adultère,  cette  Alathilde  Fléchet  qui,  mettant  à 
profit  ses  grandes  entrées  dans  la  maison  pour  lui 
dérober  son  mari,  la  dupait  par  ses  austérités  de 
femme  d'église.  Pas  d'hésitation  possible,  c'était  bien 
elle,  c'était  là  le  chiffre  brodé  sur  son  livre  dhenres, 
imprimé  sur  ses  lettres.  Et  elle  se  remémora  le  frau- 
duleux regard  surpris  un  soir  de  fête,  le  regard  qui 
déjà  en  ce  temps  les  dénonçait  amants.  Sans  nulles 
preuves,  n'ayant  pour  corroborer  le  furtif  indice  que 
la  persuasive  et  subite  aversion  qui  dès  ce  moment 
l'aliéna  de  son  ancienne  amie,  elle  avait  continué  à 
la  recevoir  avec  la  perfidie  d'un  merveilleusement 
aimable  sourire,  la  voix  et  la  main  comédiennes, 
gardant  jalousement  le  secret  de  l'outrage,  se  bor- 
nant à  n'avoir  pas  l'air  de  les  surveiller  quand 
ils  se  rencontraient  chez  elle  Mais  ils  se  surveil- 
laient encore  bien  mieux,  car  jamais  une  fêlure  à 
l'indifférence  polie  dont  ils  se  gardaient  ni  un  oubli 
des  visages  à  symphoniser  une  œillade,  ni  telle  autre 
défection  de  leur  vouloir  ne  les  trahirent.  Madame 
Fléchet,  seule,  en  évitant  d'en  rien  dire  à  Eudoxe, 
avait  deviné  l'ennemie  et,  de  toute  sa  retorse  duplicité 
de  femme  et  de  dévole,  s'était  mise  en  garde, de  peur 
de  lui  abandonner  grand  comme  ça  de  leur  secret  où 
ensuite  le  secret  tout  entier  eût  passé.  Quant  à  Eu- 
doxe, roué,  clandestin,  d'une  sournoiserie  de  maqui- 
gnon près  des  femmes  quil  possédait,  perdant  a  force 
d'en  avoir  eues  jusqu'à  l'air  de  les  désirer,  c'était 
sans  peine  que  devant  les  deux  amies,  qu'il  trompait 
lune  pour  l'autre  et  qu'il  trompait  avec  d'autres  en- 
core, sa  dissimulation  prenait  des  allures  de  bonne 


LA    1-IX    l)i:S    BOURGEOIS  221 

franchise.  Sarah  et  madame  Fléchet  lui  gardant,  le 
silence,  toutes  deux  murées  dans  ce  qu'elles  savaient, 
;)  reboutées  dans  la  défensive  et  le  qui-vive,il  demeura 
!  unique  des  trois,  bien  qu'il  fût  Tenjeu  de  leurs  téné- 
lireuses  rivalités,  à  ignorer  les  transes  et  les  colères 
(le  ces  deux  femmes  également  passionnées  pour  lui. 

Madame  Rassenfosse,  après  le  supplice  épouvan- 
i.i])le  d'avoir  cru  tenir  l'indubitable  preuve  de  leur 
•  Ifbauche,  se  convainquait  enfui  qu'une  douleur  de 
li'iume  avait  répandu  sur  cette  batiste  la  sève  vive 
(les  larmes.  Ce  fut  alors,  an  milieu  de  ses  jaloux  en- 
ragements,  une  délivrance  des  images  qui  l'avaient 
persécutée,  une  détente  de  sa  chair  retournée  sur  des 
claies,  tenaillée  par  des  étaux,  flambée  sur  des  grils. 
Elle  ne  cessa  pas  de  croire  qu'ils  la  trompaient,  mais 
aulrement  que,  dans  les  verliges  et  les  mensonges 
de  sa  foi  martyrisée,  elle  l'avait  cru  d'abord.  Un  cœur 
blessé  avait  saigné  là  ses  épreuves  ;  ces  pleurs  dé- 
nonçaient des  orages,  des  déiresses,  la  peine  du 
mauvais  amour  humilié  et  contrit.  Elle  se  la  per- 
suada mLdbeureuse,  ulcérée  de  plaies  inguérissables, 
traînant  son  mal  comme  une  lèpre  attachée  à  ses  os. 
Qu'elle  l'aimât  jusqu'à  en  mourir,  cet  homme  léger 
dont  peut-être  elle  avait  seulement  amusé  le  pas- 
sager caprice,  qu'elle  se  tordît  à  l'espalier  de  sa  pas- 
sion comme  une  liane  crépitante  de  tous  les  feux  du 
désir  méprisé,  si  ce  n'était  pas  un  assouvissement 
pour  la  haine  qu'elle  lui  vouait,  c'était  déjà  la  saveur 
d'une  première  gorgée  de  miel  à  sa  faim  acide,  en 
attendant  de  lui  manger  le  cœur  à  pleines  dents. 

Quand,  au  dîner,  elle  se  rencontra  avec  Eudoxe, 
aucun  signe  extérieur  ne  manifesta  la  crise  tumul- 
tueuse d'où  elle  sortait.  Cette  âme  effrénée  s'adjugea 
la  force  de  s'exhiber,  étale  et  limpide,  de  la  joie  aux 
yeux.  Et  par  un  prodige  de  constance  dans  la  fraude, 
elle  recommençait  à  lui  sourire  le  lendemain  et  les 
autres  jours,  comme  si  vraiment  rien  ne  s'était  passé 
qui  put  altérer   sa  quiétude.   Jamais  Eudoxe  ne  se 


222  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

douta  des  amas  de  laves  inceadiées  qui  pendant  une 
semaine  bouillonnèrent  sous  la  symétrie  un  peu 
froide  de  cette  beauté  d'automne  aux  gestes  lents, 
aux  habituels  airs  de  visage  négligents  et  placides. 
En  apprenant  plus  tard  par  madame  Fléchet  leur 
liaison  surprise,  il  put  espérer  qu'elle  s'était  résignée 
à  lui  allonger  la  bride,  puisqu'elle  eût  été  en  droit  de 
l'accabler  et  qu'elle  s'était  tue. 

Madame  Rassenfosse  ne  cessa  pas  un  jour  de  por- 
ter sur  elle,  dans  la  chaleur  de  sa  peau,  le  mouchoir 
accusateur,  comme  le  talisman  même  de  sa  détesta- 
tion,  comme  un  impie  et  réconfortant  scapulaire  qui, 
si  elle  avait  été  capable  d'une  défaillance,  eût  ravivé 
immédiatement  la  tiédeur  de  sa  haine.  Mais  cette 
haine  adhérait  à  sa  vie  aussi  étroitement  que  cette 
frêle  trame  à  sa  chair.  Elle  eût  pu  marcher  nue  sous  i 
ses  robes  que  le  petit  mouchoir  lui  eût  tenu  lieu  de 
chemise  et  qu'elle  eût  encore  trouvé  le  moyen  d'en 
recouvrir  toutes  les  parties  de  son  corps  où  elle  por-  ■■ 
tait  sa  haine,  c'est-à-dire  dans  son  corps  entier.  Ce  : 
fut  là  le  secret  de  sa  force  :  tandis  qu'auprès  de  son 
mari  elle  récusait  jusqu'au  soupçon  de  linjure,  elle 
savait  qu'elle  n'aurait  eu  qu'à  la  retirer  de  son  cor- 
sage, cette  batiste  trempée,  mouillée  d'anciennes 
douleurs  dont  il  était  la  cause,  pour  le  confondre  par 
un  irrécusable  témoignage.  Mais,  en  eût-elle  eu  l'en- 
vie, elle  eût  résisté  à  ce  mouvement  dangereux,  car 
ne  s'en  fût-il  pas  déduit  la  préséance  de  cette  femme 
sur  elle,  car  ne  se  fût-elle  pas  ainsi  reconnue  outra- 
gée par  l'offense  d'une  créature  que  surplombait  son 
orgueil  ?  Ce  calcul  et  la  certitude  que  par  le  mou- 
choir et  le  chiffre  d'infamie  brodé  dessus,  elle  les  te- 
nait à  sa  merci,  scellèrent  ses  silences. 

Madame  Fléchet  ne  manquait  jamais  de  lui  faire 
visite  le  jeudi,  qui  était  son  jour.  Mais  ce  jeudi-là 
madame  Fléchet  ne  se  montra  pas,  pour  une  raison 
que  madame  Rassenfosse  ne  pouvait  pas  savoir  et 
quEudoxe    savait  déjà.    C'est  que   Mathilde  et  son 


LA    FL\    DES    BOURGEOIS  223 

mari,  comme  en  un  retour  delà  lune  de  miel,  étaient 
partis  pour  Rome  où  cette  maîtresse  trop  servile, 
revenue  à  ses  soumissions  d'épouse,  comptait  bien, 
en  échange  du  devoir  obéi,  obtenir  l'abjuration  des 
anciennes  rancunes  de  Fléchet.  Sarah,  qui  ignorait 
cotte  histoire  de  ménage,  eut  le  courage  de  se  tour- 
ner vers  Eudoxe  et  de  lui  demander  devant  les  autres 
dames  : 

—  Cette  pauvre  Mathilde  serait-elle  malade  ?  Elle 
nous  manque  bien. 

Il  répondit  très  à  Taise,  aussi  à  Taise  que  si,  à  la 
Chambre,  il  eût,  avec  son  cubique  aplomb  d'orateur 
toujours  retombant  sur  ses  pieds,  riposté  à  une  in- 
terpellation des  bancs. 

—  Ah!  madame  Fléchet,  c'est  vrai...  J'ai  entendu 
dire  que  Fléchet  Tavait  enlevée...  Oui,  mesdames, 
reprit-il  en  s'amusant  de  leur  étonnement,  sans  re- 
marquer que,  sous  la  fébrilité  de  ses  doigts,  la  mince 
tasse  de  Sèvres  que  sa  femme  tenait  à  la  main  battait 
d'un  cliquetis  trembloté  la  soucoupe,  oui,  mesdames, 
enlevée...  C'est  pour  Rome  qu'ils  sont  partis.  Ma- 
dame Fléchet  pourra  concilier  avec  les  joies  légales 
de  cette  fugue  ses  sentiments  de  piété. 

31adame  llassenfosse  pensa  exactement  ceci  : 

—  Et  c'est  vous  qui  parlez  ainsi?  Vous  vous  croyez 
donc  bien  fort  pour  qu'on  ne  vous  soupçonne  pas 
d'avoir  une  part  dans  cette  ridicule  comédie?  Si  ma- 
dame Fléchet  est  partie,  c'est  pour  quelque  chose  qui 
vous  concerne. 

Toute  préméditation  s'en  alla  dans  le  sourire  cà 
peine  ironique  dont  elle  le  dévisagea. 

—  Oh!  vous  paraissez  bien  informé,  mon  ami. 
Il  se  mit  à  rire. 

—  J'ai  une  police  secrète  qui  me  dit  tout. 


224  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 


XXIII 


Dix  jours  se  passèrent.  Madame  Fléchet  utilisait 
nombreusement  les  courriers.  Chacune  de  ses  lettres, 
à  travers  les  effusions  d'un  amour  qui  la  montrait 
uniquement  occupée  à  lui  obéir,  heureuse  des  sacri- 
fices par  lesquels  elle  se  l'attachait  plus  étroitement, 
faisait  pressentir  un  acheminement  vers  les  finales 
abdications  de  Fléchet.  Ces  sacrifices,  d'ailleurs,  elle 
n'y  touchait  que  du  bout  de  la  plume,  avec  une  pu- 
deur qui  amusait  ce  cœur  en  l'air  d'Eudoxe,  comme 
pour  le  défendre  lui-même  de  la  peur  qu'elle  n'allât 
trop  loin  dans  ses  acceptations  conjugales.  Les  hon- 
nêtes femmes,  se  disait-il,  ont  des  scrupules  bien 
lisibles.  Elles  éprouvent  le  besoin  de  lessiver  leur 
conscience  avec  des  savons  de  petite  vertu.  La  ma- 
raude, pour  elles,  n'est  plus  dans  le  champ  du  voisin, 
où  elles  chapardent  le  fruit  défendu,  mais  dans  le 
champ  du  mari  avec  qui  elles  ont  l'air  de  grapiller 
le  péché.  En  sorte  que  les  rôles  sont  renversés  et 
que  c'est  le  mari  qui  prend  les  allures  clandestines 
de  l'amant. 

Une  seule  fois  elle  se  déparlait  de  sa  grande  ré- 
serve, et  avec  un  élan  qu'il  mit  sur  le  compte  d'un 
sacrifice  peut-être  plus  complet  que  les  autres, 
s'abandonna  à  lui  demander  pardon,  comme  pour 
une  faute  où  elle  lui  eût  manqué.  «  Ah!  mon  pau- 
vre ami,  lui   écrivait-elle,   que  je  te  plains!  que  tu 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  225 

dois  souffrir  !  Il  me  semble  que  de  nous  deux,  c'est 
encore  toi  qui  es  le  plus  malheureux  puisque  je  te 
laisse  en  proie  à  toutes  les  persuasions  mauvaises 
de  Tabsence  et  que  je  ne  suis  pas  là  pour  te  dire 
que  jamais,  à  aucune  minute  de  ma  vie,  je  ne  cesse 
de  penser  à  toi,  d'être  à  toi  seul.  Pardon,  mon 
Eudoxe,  et  que  les  baisers  que  je  t'envoie  inter- 
cèdent pour  moi.  Sache  que  si  je  te  parais  coupable, 
ce  n'est  qu'envers  mon  mari  que  je  le  suis  réelle- 
ment )). 

—  Mais  c'est  de  la  démence,  se  dit-il.  Ou  me 
prendrait-elle  pour  un  béjaurie? 

Erjfm  elle  lui  annonça  leur  retour.  Fléchet  se  sou- 
mettait. 11  éprouva  la  seule  joie  réelle  qu'il  eût  con- 
nue avec  elle  et  tout  de  suite  commei:ça  ses  démar- 
ches auprès  de  Sixtqui,  très  satisfait,  promit  le  ruban. 
Quant  à  Sarah,  elle  attendait  sans  impatience,  sûre 
que  riietire  de  la  vengeance  sonnerait,  salant  sa 
haine  avec  les  pauvres  larmes  cristallisées  de  l'enne- 
mie et  que  sa  chair  continuait  à  boire  comme  si,  en 
les  absorbant,  c'était  de  son  sang  qu'elle  eût  bu. 
Pas  un  jour,  elle  ne  l'avait  senli  faiblir,  cette  haine 
descendue  avec  les  pleurs  méprisés  de  ce  mouchoir 
de  souffrance  jusqu'au  fond  de  ses  moelles  et  où 
avaient  fini  par  se  transfuser,  en  même  temps  que 
le  ressentiment  de  l'injure,  toutes  les  lies  accumu- 
lées de  ses  rancunes  de  race  pour  la  chrétienne,  pour 
la  fille  doublement  exécrée  des  anciens  tortionnaires 
d'Israël. 

Une  après-midi,  le  valet  de  pied  vint  lui  passer  la 
carte  de  madame  Fléchet. 

—  Comment  !  C'est  donc  vous,  ma  chère,  dit-elle 
aussitôt  que  celle-ci  entra.  Mon  mari  m'en  a  conté 
de  belles  sur  vous  1 

Madame  Fléchet,  qni  avançait  la  main,  éprouva 
une  subite  gène  ta  cette  voix  un  peu  haute,  très  mu- 
sicale, où  personne  n'eût  pu  remarquer  la  moindre 
altération  et  qui  était  bien  la  voix  dont  madame  Ras- 

13. 


226  LA    FL\    DES    r.OUUGEOïS 

senfosse  l'avait  toujours  accueillie.  C'était,  en  effet,  le 
timbre  habituel  de  sa  voix,  mais  avec  une  nuance 
indéfinissable,  la  différence  du  tintement  d'un  cristal 
étanche  avec  un  cristal  mouillé,  la  légère  matité  du 
ton  d'un  bronze  frappé  sur  sa  fêlure.  Une  extrême 
surexcitation  nerveuse,  à  l'idée  que  peut-être  elle 
allait  se  rencontrer  avec  son  amant,  sensibilisait 
madame  Fléchet,  et,  en  développant  jusqu'à  l'aigu 
la  vibratilité  de  ses  perceptions,  l'assimilait  elle- 
même  à  un  métal  acoustique  où  retentissaient  les 
plus  tenues  menuités  du  son.  Dans  son  trouble,  elle 
ne  s'aperçut  pas  si  madame  Rassenfosse  avait  serré 
la  main  qu'elle  avançait,  mais  toutes  deux  manœu- 
vrèrent comme  si  cette  formalité  préliminaire  avait 
été  accomplie,  comme  si  ni  l'un  ni  l'autre  n'avait  plus 
à  s'inquiéter  de  l'empressement  ou  de  l'ennui  de  leurs 
mains  à  se  joindre. 

—  Et  peut-on  savoir?  demanda  madame   Fléchet ^ 
en  souriant. 

—  Mais  il  paraîtrait  que  M.  Fléchet  vous  a  tout 
simplement  enlevée  comme  on  enlève  une  jeune  fille  : 
qu'on  ne  pourrait  pas  avoir  autrement,  une  jeune 
fille  avec  qui  Ton  aurait  quelque  empêchement,  et... 
Enfin,  c'est  très  dr(jle,  je  vous  assure  que  j'ai  beau- 
coup ri. 

—  Eh  bien,  c'est  la  vérité  pure,  ma  chère.  A  cela 
près  que  j'avais  depuis  longtemps  envie  de  revoir 
Rome  et  que  j'ai  choisi  le  moment  où  M.  Fléchet  en 
avait  envie  aussi. 

—  Tenez,  fit  Sarah,  très  sérieuse,  vous  allez  bien 
vous  moquer  de  moi,  mais  j'ai  cru  que  c'était  surtout 
vous...  (3ui,  ce  départ  précipité,  sans  en  rien  dire  à 
personne,  pas  même  à  vos  meilleurs  amis,  et  j'en 
suis  une,  n'est-il  pas  vrai?  Ce  départ  comme  on  fuit 
un  ennui,  une  peine  de  cœur... 

Elle  insista  sur  le  mot.  Madame  Fléchet  cessa  une 
seconde  de  s'observer.  Elle  partit  d'un  éclat  de  rire  un 
peu  précipité,  et  sans  regarder  madame  Rassenfosse; 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  227 

—  Comment  !  vous  avez  réellement  pu  croire  que 
je  me  dérobais  à  une  peine  de  ce  genre  ? 

—  Oh  !  une  minute  seulement,  le  temps  de  réflé- 
chir que  ma  bonne  Mathilde  est  bien  la  dernière  per- 
sonne à  qui  on  puisse  prêter  une  aventure  où  le 
cœur  serait  en  jeu. 

—  A  la  bonne  heure  !  Vous  me  connaîtriez  bien 
peu. 

—  Aussi,  vous  voyez,  je  me  rends  à  l'évidence. 
Mais  le  cœur  par  moments  se  comporte  si  singu- 
lièrement !  Tenez,  il  s'est  passé  une  histoire  bien 
amusante.  Vous  allez  voir  qu'on  ne  peut  pas  tou- 
jours se  fier  aux  apparences,  même  quand  il  s'agit 
d'une  femme  tout  à  fait  au-dessus  du  soupçon.  Une 
de  nos  amies,  je  ne  veux  pas  dire  son  nom  pour  vous 
laisser  le  plaisir  de  le  deviner,  une  de  nos  amies  avait 
une  liaison,  une  liaison  très  cachée...  Apparemment 
elle  se  persuade  encore  qu'elle  seule  et  l'homme 
avec  qui  elle  s'oubliait,  sont  au  courant  de  cette  petite 
intrigue.  Eh  bien,  figurez-vous,  elle  eut  un  jour  avec 
son  amant  une  scène,  une  scène  qui  se  termina  par 
des  larmes.  Cela  peut  arriver  à  toutes  les  femmes... 
Mais  voici  où  le  récit  devient  piquant,  elle  donna  à 
son  amant  le  mouchoir  où  elle  avait  pleuré, la  pauvre 
petite.  L'amant,  bien  oublieux,  ou  peut-être  indiffé- 
rent cà  ce  gage  touchant...  Mais  qu'avez-vous,  ma 
chère  ?  Vous  êtes  toute  paie,  voulez-vous  que  j'ap- 
pelle? 

—  Non,  continuez,  je  vous  prie.  C'est  bien  inté- 
ressant. 

—  L'amant  donc  laissa  tomber  le  mouchoir  de  sa 
poche.  Et  savez-vous  qui  le  ramassa  ?  Vous  ne  soup- 
çonneriez jamais.  Ce  fut  sa  femme,  oui,  sa  propre 
femme.  Or,  le  mouchoir,  écoutez-moi  bien,  avait  une 
initiale.  Ah,  ma  chère,  cela  soit  dit  pour  vous  comme 
pour  nous  toutes,  ne  laissons  jamais  s'égarer  des 
mouchoirs  à  notre  chiffre.  Ce  mouchoir  était  marqué 
d'un... 


228  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

Madame  Fléchet  fit  mentalement  le  signe  de  la 
croix,  pensa  : 

—  Mon  Dieu  î  prenez  en  pitié  la  pauvre  pécheresse. 

—  Mais  dites  donc  vous-même  que  vous  savez 
que  c'est  un  M,  cria  tout  à  coup  madame  Rassen- 
fosse  hors  d'elle-même,  ravagée  par  cette  colère 
amassée  pendant  deux  semaines  et  dont,  avec  des 
hoquets  rauques  dans  la  voix  et  un  geste  de  main 
qui  battait  l'air  autour  d'elle,  elle  lui  soufflait  le  vent 
au  visage.  Et  tenez,  les  voilà,  vos  larmes,  le  voilà, 
cet  odieux  chiffon  !  reprit-elle  en  tirant  de  son  cor- 
sage le  mouchoir  et  en  le  lui  jetant  entravers  des 
joues.  Je  l'ai  gardé  là,  il  ne  m'a  pas  quittée.  Ah  ! 
vous  êtes  la  voleuse  des  maris  de  vos  amies,  ma- 
dame la  prude  et  la  mangeuse  d'hosties...  Eh  bien, 
le  Dieu  que  vous  mêlez  à  vos  saletés  cette  fois  n'a 
pas  voulu  être  votre  complice,  il  a  permis  que  ce  fut 
moi  qui  vous  mis  le  nez  dans  votre  abjection.  Prenez- 
le  donc,  reniflez-le,  ce  mouchoir  :  c'est  l'odeur  de 
ma  haine  que  vous  y  sentirez. 

Madame  Fléchet  se  courba  profondément. 

—  Adieu,  madame.  C'est  Dieu  ici  que  je  crains  le 
plus,  dit-elle. 

—  Oui,  sortez,  mais  pas  avant  que  je  vous  aie 
vidé  mon  cœur. 

La  fille  des  plèbes  aux  tignasses  gluantes  subitement 
reparut  dans  le  vomissement  de  ses  injures.  Tendre 
et  faible,  Mathilde,  en  s'effaçant  devant  la  biurrèle 
qui,  pas  à  pas,  dans  ce  calvaire  de  la  profondeur 
d'une  pièce  à  franchir,  la  fustigeait  d'épines  et  de 
lanières  trempées  aux  plus  acres  fiels,  fut  indénia- 
blement la  seule  des  deux  qui,  malgré  et  peut-être  à 
cause  de  la  faute,  resta  la  femme  dans  cette  scène 
cruelle  où  l'autre  jusqu'au  bout  se  déchaîna  en  toutes 
les  furies  réunies.  Elle  s'humilia,  n'émit  nulle  parole, 
pâle  et  froide  comme  un  corps  de  qui,  pour  un  sa- 
crifice, le  cœur  a  roulé.  Courbée,  figure  de  péni- 
tente traînant  la  coule  et  le  capuce,  elle   crut  subir 


LA    li.\    DES    BOURGEOIS  229 

la  main  visible  dont  le  suprême  pnnisseur  la  pous- 
sait hors  de  la  maison  outragée.  Elle  continua  à 
marcher  jusqu'à  la  poignée  d'argent  sculpté  figu- 
rant aux  panneaux  de  la  porte  le  caprice  joli  d'une 
iicreide,  s'y  appuya  plutôt  qu'elle  ne  la  faisait  jouer. 
Madame  Rassenfosse  alors  poussa  le  bouton  d'une 
sdunerie,  un  valet  parut. 

—  Chassez  cette  femme  1 

Madame  Fléchet  s'était  élancée.  Mais  sous  l'insulle 
qui  publiquement  l'assimilait  à  une  larronne  et  le 
(luigt  rigide  qui  l'expulsait,  elle  sentit  toute  force 
!  abandonner.  L'agonie  silla,  les  affres  montèrent,  la 
liaignèi'cnt.  Elle  se  pendit  à  la  rampe  de  l'escalier, 
gtmissante  : 

—  Madame,  j'ai  deux  enfants. 

—  Et  moi  un  mari. 

Elle  se  raidit,  essaya  de  descendre  droite,  manqua 
trébucher  dans  sa  robe.  Sarah,  penchée  de  toute  sa 
taille,  rafraîchie,  détendue,  la  regardait  s'enfoncer 
entre  les  bronzes  et  les  émaux  des  paliers. 

Madame  Fléchet  trouva  î\  la  porte  son  coupé,  s'y 
jeta,  vaincue,  toute  morte.  Le  bruit  des  roues  en- 
suite décroissait  ;  son  roulement  au  loin,  pour  la 
juive  aux  écoutes,  tout  à  coup  avait  l'air,  en  le 
broyant,  de  passer  sur  le  cœur  qu'il  emportait.  Subi- 
tement, derrière  les  portes  et  les  tentures,  le  fait  se 
représenta  ;  elle  perçut  la  vision  des  coi'ps  noués, 
les  mépris  froids  de  l'adultère,  le  double  parjure. 
Que  tout  désormais  les  aliéncàt,  cela  n'en  avait  pas 
moins  été.  Ce  fut  comme  si  la  faute  tonte  fraiche  se 
révélait  pour  la  première  fois.  Elle  s'abattit  dans  un 
fauteuil,  des  cris  aux  dents,  la  lie  d'une  ivresse  mal 
cuvée.  Oh!  la  misérable  I  elle  n'a  rien  dit,  elle  ne 
s'est  pas  même  défendue!  Alors  c'était  bien  la  vérité 
toute  entière!  Et  je  ne  l'ai  pas  prise  à  la  gorge! 

Elle  se  leva,  alla  dépendre  un  miroir;  mais  la 
jaune  image  aux  yeux  en  clous,  aux  lèvres  rèches 
et  bleues,  l'effraya  ;   la  glace  s'effrita  contre  le  mur. 


230  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

—  Assez  !  assez  1  je  suis  trop  laide...  C'est  encore 
elle  que  je  revois  à  travers  moi...  Et  je  ne  veux  pas, 
je  ne  veux  pas...  il  faut  chasser  cela  comme  je  lai 
chassée,  cette  femme  odieuse...  Et  qu'il  ne  sache 
rien,  qu'il  me  retrouve  souriante,  heureuse  !  Oui, 
voilà  le  problème  ! 

Toute  sa  volonté,  elle  la  concentra  à  ne  plus  pen- 
s-er,  à  chercher  l'oubli  dans  les  coussins,  sans  mou- 
vement, sans  regards.  Malgré  tout,  les  ferments  s< 
réveillèrent,  elle  fut  prise  d'une  crise  de  déses- 
poir. 

—  Je  ne  peux  pas...  Ah!  ce  cœur  rouge  sous  nos 
peaux  brunes...  Leur  cœur,  à  elles,  les  filles  du  Dieu 
pâle,  est  laite. 

A  bout,  elle.sonna  sa  femme  de  chambre  et  se  mit 
au  lit.  Une  migraine,  un  mal  de  toute  sa  vie,  d'af- 
freux pincements  électriques  lui  durèrent  deux  jours  ; 
elle  se  cloîtra,  éteinte,  lointaine,  se  refusant  à  voir 
le  médecin,  se  condamnant  surtout  pour  son  mari. 

Madame  Fléchet,  elle,  après  un  trajet  dont  elle 
n'eut  pas  même  le  soupçon,  tassée  dans  un  coin  du 
coupé,  des  hoquets  dans  la  gorge,  de  rauques  san- 
glots qui,  avec  des  saccades  et  des  gémissements  de 
poulie  remontant  des  seaux  du  fond  duu  puits,  avaient 
l'air  aussi  de  s'exténuer  à  tirer  les  larmes  des  citernes 
de  sa  donleur,  —  Madame  Fléchet  s'était  retrouvée  à 
la  porte  des  Ouadrant.  Le  stoppement  de  la  voiture 
brusquement,  en  arrêtant  net  ce  tourbillon  de  pous- 
sière et  de  bruit  où  elle  roulait,  lui  restitua  le  sens. 
Elle  s'aperçut,  arrachant  à  la  pointe  des  dents  la  peau 
de  son  gant,  dans  une  totale  inconscience  d'abord  de 
la  maison  où  on  la  descendait.  La  silhouette  du  valet 
de  pied  se  dessina  sur  la  vitre,  la  portière  s'ouvrit, 
elle  reconnut  l'hôtel  des  Quadrant.  Alors  elle  se  sou- 
vint. Son  cocher,  en  démarrant  de  chez  les  Rassen- 
fosse,  avait  suivi  l'itinéraire  qu'elle-même  lui  avait 
lixé  pour  les  visites  de  cette  après-midi.  Elle  s'épou- 
vanta à  l'idée  d'affronter  un  visaore  humain.   Comme 


LA    FIN    DKS    BOURGEOIS  -31 

le  domestique  continuait  à  maintenir  la  portière  ou- 
verte, elle  lui  dit  rapidement  : 

—  J'ai  changé    d'idée.   Menez-moi   à  réalise  des 
Carmes. 

Ensuite  la   pensée    que    Dieu    lui-même,     en   lui 
suggérant   de  se  réfugier  en  sa  miséricorde,  enten- 
dait délivrer  son  àme  captive  des  frénésies  et  de  la 
mauvaise  douleur,    l'effleura,   l'imprégna,   finit  par 
s'incorporer  aux  entrailles  vives  de  sa  foi  chrétienne. 
Elle  pénétra  sous  la  nef  avec  une   ardeur  de  péni- 
tence et  de  mortification  ;  elle  cessa  d'être  la  femme 
qu'une   autre   venait   de  chasser  ignominieusement 
et  qui  saigne  par  ses  plaies  d'orgueil,  pour  ressusci- 
ter l'humble  pécheresse,  fléchie  sous  la  montagne  de 
ses  opprobres,  s'en  venant  aux  piscines  de  la  divine 
Charité  implorer  l'ondoiement  et  les  grâces   baptis- 
males   du    pardon.    Madame    Fléchet   s'agenouilla  k 
l'ombre  d'un  pilier.  Elle  vit  le  Christ  souffrant  pour 
l'abomination    du    péché,  elle  vit  les   épines  et  les 
clous,    elle    soupçonna   que    chaque    turpitude    des 
hommes  ravivait  les  blessures  de  la  Croix.  Sa  propre 
iniquité   lui  semblait  sans  limites  ;    elle  avait  péché 
de  toutes  les  manières,  par  l'acte  et  par  la  pensée  ; 
elle  avait  épuisé   le  mensonge  et  la  ruse  ;  elle  avait 
été  traître  envers  Dieu  et  la  créature  de  tout  l'éper- 
dùment    de    son    être,   de    toute    l'exaspération    de 
son  vouloir.  Avec   des  délectations   immenses,  avec 
de   vertigineuses    blandices,     supérieures     elle     se 
l'avouait)  à  la  douceur  de  son  état  de  pureté  antérieur, 
elle   avait    assumé    les    souillures   de    l'adultère    et 
plongé    aux  bourbes  de  la  perdition.   Elle  s'accabla, 
resta  là   prostrée,   les    épaules   cassées,    comme  le 
marbre  écorné  des  statues  sépultuaires,  toute  ramas- 
sée dans  le  geste  dont  elle  parut  refouler  au  fond  de 
sa  chair  mal  repentante  le  regret  des  voluptés  exécra- 
bles. Mais,    à  présent  qu  elle   les  avait   évoqués,  les 
effrénements  des  soifs  de  la  caresse  et  du  baiser,   ils 
ne  s'en  allaient  plus,  persistaient  en  images  lascives, 


232  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

couraient  en  frissons  aux  papilles  de  sa  peau,  l'enla- 
çaient, comme  une  tentation  diabolique,  de  torves 
lianes  frétillantes  où,  encore  une  fois,  défaillait  la 
pauvreté  de  son  remords. 

Elle  eut  recours  à  la  confession,  fit  demander  un 
des  Pères  ;  elle  n'osa  réclamer  celui  de  qui  déjà,  dans 
une  autre  crise  de  son  triste  amour,  elle  avait  reçu 
les  conseils  spirituels.  La  honte  pour  ces  aveux  de  la 
mauvaise  conscience  endurcie,  retombée  au  mal, 
replongée  aux  dégoûtantes  sentines  une  première 
fois  détergées  par  l'absolution,  l'eût  jugulée,  lui  eût 
scellé  les  lèvres,  devant  cette  oreille  tendue  où  le 
torrent  de  ses  fautes,  en  se  déversant,  eût  remué 
les  cailloux  de  ses  perversités  antérieures.  Au 
contraire,  avec  un  directeur  nouveau,  elle  s'oc- 
troyait les  immunités  d'une  sorte  de  noviciat  dans  le 
mal,  évitait  les  justes  blâmes  pour  de  commodes  réci- 
dives. Elle  parla  avec  la  sincérité  du  repentir,  de^- 
manda  au  Père  des  forces  pour  réintégrer  l'honnête 
devoir.  11  suspecta  l'aloi  d'un  repentir  trop  exalté 
pour  être  durable. 

—  Votre  douleur,  je  le  crains,  ma  sœur,  n'a  point  sa 
source  en  Dieu.  J'y  discerne  la  présence  des  ferments 
humains.  C'est  votre  propre  souffrance,  la  peine  de 
votre  orgueil  châtié  que  vous  pleurez  à  travers  vos 
offenses  envers  le  Seigneur.  Je  ne  puis  vous  accorder 
la  rémission.  Revenez  me  voir  après  la  pénitence 
que  je  vais  vous  imposer. 

—  Dieu  se  retire  de  moi,  pensa-t-elle,  puisqu'il  me 
refuse  le  pardon,  puisque  je  ne  puis  séparer  ma  dou- 
leur personnelle  de  la  seule  que  je  devrais  ressentir. 

Elle  resta  près  d'une  demi-heure  encore  en  priè- 
res. La  nuit  tombait  quand  elle  sortit.  Elle  aperçut 
un  bureau  de  télégraphe,  tout  repentir  la  quitta,  elle 
roula  de  nouveau  au  péché,  expédia  cette  dépèche  à 
l'adresse  du  secrétaire  d'Eudoxe  :  «  M.  Fléchet  prie 
instamment  M.  Rassen fosse  de  lui  consacrer  un  ins- 
tant ce  soir.  » 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  233 

—  Tant  pis,  pensa-t-elle,  c'est  plus  fort  que  moi  ; 
je  ne  puis  le  rejeter  hors  de  moi.  Est-ce  qu'il  n'est 
jias  moi  encore,  cet  homme  pour  qui  j'ai  joué  mon 
i'iine,  pour  qui  en  ce  moment  même,  au  sortir  du 
Salut  Tribunal,  je  me  remets  à  pécher  en  intention? 
VA  puis,  ne  faut-il  pas  qu'il  sache  que  désormais  nous 
serons  surveillés  pas  à  pas,  que  la  vengeance  de  celte 
femme  est  embusquée  à  tous  les  tournants  de  notre 
amour?  Mon  Dieu'  prenez  en  considération  mes 
tourments,  soyez  secourable  à  mon  faible  cœur. 

Madame  Fléchet  passa  à  l'espérer  une  soirée  tor- 
turée d'angoisses.  Aurait-il  pris  peur?  se  demandait- 
elle  en  écoutant  une  à  une  tomber  les  heures  dans 
Its  exaspérants  sursis  de  l'attente.  Lui  aurait-elle  tout 
(lit  et  renoncerait-il  à  me  revoir?  Ah  !  le  pauvre  ami, 
quand  je  me  plains,  j'oublie  qu'il  est  bien  plus  à 
plaindre  que  moi,  puisque  du  moins  mon  mari  ne 
sait  rien,  lui,  et  que  ma  maison  n'est  pas,  comme  la 
sienne,  ravagée  par  d'horribles  certitudes.  Mais  non, 
c'est  impossible,  songea-t-elle  ensuite  avec  un  sens 
féminin  des  ruses  de  la  femme.  Jamais  elle  ne  con- 
sentira à  paraître  redouter  en  moi  la  rivale  ;  et  lui 
révéler  ce  qui  s'est  passé  entre  nous,  ne  serait-ce  pas 
reconnaître  l'ennemie  dangereuse  qu'elle  sait  que  je 
suis  pour  elle  ?  Mais  alors,  pourquoi  ne  cède-t-il  pas 
à  mon  instante  prière,  pourquoi  n'accourt-il  pas  h 
l'appel  de  ce  télégramme  ? 


LA    riN    DES    BOURGEOIS 


( 


XXIY 


Eudoxe  ne  vint  pas,  parce  qu'il  fut,  ce  soir-là, 
retenu  par  la  visite  de  son  beau-frère,  Léon  Provi- 
gnan.  Celui-ci  arrivait  le  trouver  à  l'heure  même  où 
il  débattait  avec  lui-même  s'il  se  rendrait  chez  ma- 
dame P^léchet  qu'il  n'avait  pas  vue  depuis  son  retour. 
Quelle  idée  aussi  de  me  relancer  par  un  télégramme? 
pensait-il.  Maintenant  que  cet  imbécile  de  f^léchet  se 
remet  avec  nous,  il  serait  grand  temps  de  couper 
court  à  une  liaison  qui  désormais  ne  peut  avoir  que 
des  ennuis  pour  moi. 

Léon  entrait  en  ce  moment  et  lui  serrait  les  mains, 
agité,  nerveux. 

—  Tiens,  toi  ?  Ma  foi,  mon  cher,  tu  arrives  à  point. 
J'allais  peut-être  faire  une  sottise.  Et  tu  me  restes? 
Va  bien,  Cyrille  ? 

—  Cyrille?  Ah!   voilà!  Elle  a  ses  nerfs. 
Provignan  s'abattit  dans  un  fauteuil. 

—  Alors,  je  comprends.  C'est  pour  me  raconter 
vos  petits  démêlés  que  tu  m'arrives. 

—  Mais  pas  dn  tout...  Tu  es  un  homme  de 
sens,  toi,  tu  n'es  pas  comme  moi  une  pauvre  cer- 
velle en  l'air...  Ah!  mon  ami,  ajouta  Léon  en  se 
levant  et  lui  mettant  ses  mains  aux  épaules,  je  suis 
encore  une  fois  dans  mes  périodes.  Pas  de  goût  à 
rien,  l'ennui  de  moi  et  de  tout  le  monde,  un  ma- 
rasme lourd,  marécageux,  torpide  où  je  me  débats 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  235 

sans  avancer.  C'est  horrible.  Et  je  suis  venu  te  de- 
mander des  forces,  reprendre  un  peu  coura-ge  auprès 
(le  toi. 

Ils  grillèrent  une  cigarette.  Eudoxe,  en  lançant  des 
spirales  de  tabac  devant  lui,  arpentait  les  tapis,  satis- 
fait, heureux  du  prétexte  qui  le  débarrassait  d'une 
corvée. 

—  Yois-tu,  mon  pauvre  Léon,  tu  t'écoutes  trop. 
Tu  n'as  pas  pris  la  vie  par  le  bon  bout.  Si  tu  t'étais 
lancé  comme  moi  dans  la  politique,  les  affaires,  tu 
iien  serais  pas  où  tn  es.  Moi,  j'ai  bien  mes  petits 
onnuis  aussi,  mais  le  temps  me  manque  pour  y 
penser.  Je  vis  dans  un  tourbillon. 

—  Dis  toute  ta  pensée,  fit  Léon  doucement  en  le 
regardant  de  ses  clairs  yeux  sans  reproche  ;  je  ne 
suis  pour  toi  qu'an  rêveur  inutile,  pas  vrai?  Eh  bien, 
tu  as  raison.  Si  tu  savais  comme  il  me  faut  constam- 
ment lutter  avec  ces  défaillances  de  ma  pauvre  na- 
ture !  Je  ne  me  sens  bon  à  rien,  je  me  pèse,  je 
suis  pris  de  nostalgies...  Je  voudrais  m'évader 
là-bas,  je  ne  sais  où.  Et  puis,  une  sensation  bizarre, 
torturante,  qui  persiste.  Je  me  sens  vieux,  vieux.  Je 
commence  des  choses  que  je  n'achève  pas,  que  je 
sens  que  je  n'achèverai  jamais.  C'est  plus  fort  que 
moi.  J'ai  entamé  il  y  a  deux  mois  une  grande  ma- 
chine, un  oratorio...  Ça  n'allait  pas  trop  mal,  les 
idées  m'arrivaient  à  flots,  et  tout  ta  conp  plus  rien,  le 
cerveau  barré,  un  dégoût  jusqu'à  la  nausée.  Accable- 
moi,  dis-moi  des  injures,  je  te  remercierai.  Car, 
cette  fois,  je  croyais  bien  que  j'aurais  pu  faire  quel- 
que chose.  Mais  ceci,  ajouta-t-il  en  riant,  est  encore 
une  de  mes  toquades  :  je  m'imagine  toujours  que  je 
vais  accoucher  d'un  chef-d'œuvre. 

Eudoxe  haussa  les  épaules. 

—  Le  fait  est  que  tu  me  confonds.  Tu  es  intelli- 
gent, tu  as  une  femme  charmante,  personne  ne 
semble  mieux  fait  que  toi  pour  le  bonheur,  et  tu... 

—  Et  je   suis  malheureux.   C'est  la  vérité.  Ah  1 


236  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

mon  cher,  quand  j'y  pense,  comme  j'aurais  voulu 
vivre  au  temps  des  grands-pères,  naviguer  sur  leur 
gabarre,  n'être  que  le  pauvre  homme  qui  prend  la 
vie  comme  elle  lui  vient.  Au  lieu  de  cela,  je  t raine 
une  fm  de  race,  je  porte  en  moi  le  remords  des  âges 
de  la  famille,  je  suis  un  dégénéré. 

—  Bah!  demain  ça  te  passera. 

—  Non,  demain,  je  serai  plus  las  et  plus  vide 
encore.  Demain,  ce  sera  une  pauvre  musique  à  la- 
quelle je  me  mettrai  avec  ardeur  et  que  je  lâcherai, 
des  vers  qui  me  donneront  lillusion  d'être  poète  et 
que  je  nachèverai  pas,  parce  que,  vois-lii,  il  est 
dans  ma  destinée  de  ne  rien  achever,  parce  que  la 
famille,  dans  le  passé,  a  épuisé  toute  la  somme  des 
énergies  dont  nous,  les  rejetons  poussifs,  nous  aurions 
eu  besoin  pour  vivre  et  qu'elle  ne  m'a  laissé  à  moi 
qu'un  bout  de  souffle  dont  je  meurs.  Aussi  pourquoi 
a-t-on  une  famille?  Il  n'y  a  de  forts  et  d'heureux  que 
ceux  qui  commencent  une  race. 

Léon  .j-eta  sa  cigarette,  puis  d'une  voix  dolente  et 
résignée  : 

—  A  quoi  bon  d'ailleurs  t'ennuyer  de  tout  cela? 
A  quoi  bon  travailler  à  des  choses  qu'on  sait  bien 
qu'on  ne  unira  jamais?  A  quoi  bon  vivre?  Oui,  à 
quoi  bon  ? 

Eudoxe  s'interrompit  de  feuilleter  une  farde  qu'il 
venait  de  ramasser  sur  son  bureau. 

—  Vrai,  tu  m'affliges,  tu  me  parais  décidément 
plus  malade  que  je  ne  croyais...  Il  faudrait  te  dis- 
traire, demeurer  moins  seul  avec  tes  idées.  Ecoute, 
je  vais  te  ramener  chez  toi,  je  persuaderai  à  Cyrille 
qu'elle  t'emmène  voyager.  Tu  es  un  nomade,  au 
fond. 

Provignan  s'agita,  le  regarda  avec  consternation. 

—  Chez  moi?  Non,  je  ne  veux  pas.  Ah  !  mon  ami, 
tu  ne  sais  pas  tout... 

Et  tout  à  coup  se  levant,  marchant  par  la  pièce 
avec  des  gestes  : 


LA    FIN    I»ES    nOlRGEOlS  237 

—  Non,  tu  ne  peux  pas  savoir...  Eh  bien,  de  ce 
côté-là  anssi,  tout  se  détraque.  Cyrille  et  moi,  nous 
nous  adorons  et  nous  ne  pouvons  pas  nous  souffrir. 
Je  l'en  prie,  n'insiste  pas. 

—  Bon  !  encore  une  affaire  de  femme  !  pensa  Eu- 
doxe,  ces  màtines-là  se  liguent  contre  notre  repos. 
Vraiment,  dit-il  en  riant,  lu  as  le  don  de  tout  exagé- 
rer. Voilà  cinq  fois  déjà  que  je  vous  rapatrie.  Serait- 
il  de  nouveau  arrivé  quelque  chose  ? 

—  Non,  à  quoi  bon?  s'écria  Provignan  avec  un 
profond  navrenient.  Ce  serait  à  recommencer  demain. 
Toujours  recommencer  et  jamais  nulle  certitude  !  Il 
vaut  mieux  prendre  son  mal  en  patience. 

—  Comme  tu  voudras...  tu  permets  ? 

Tranquillemeut  Eudoxe  se  mit  à  dépouiller  le  cour- 
rier que  son  valet  de  chambre  lui  apportait.  Mais  su- 
bissant un  de  ces  brusques  revirements  qui  cons- 
tamment tracassaient  sa  nervosité  maladive,  Provignan 
se  jetait  sur  lui,  le  serrait  dans  ses  bras  en  disant  : 

—  N'es-tu  pas  mon  frère  après  tout  1  Je  n'ai 
vraiment  que  toi  à  qui  je  puisse  confier  mes  ennuis. 
Eh  bien,  partons,  mon  cher  Eudoxe,  oui,  allons  en- 
semble la  trouver.  Ce  n'est  presque  rien  après  tout, 
un  mot  avant-hier  à  propos  de  ce  Despujol  toujours 
fourré  chez  nous.  Là-dessus  elle  s'est  enfermée  dans 
sa  chambre.  Voilà  deux  jours  qu'elle  se  refuse  à  des- 
cendre. 

—  Ah!  fit  gravement  Eudoxe,  très  sévère  sur  le 
chapitre  des  mœurs  du  moment  qu'il  n'était  plus 
question  de  lui.  Et,  je  suppose,  tu  n'as  pas  autre 
chose  à  lui  reprocher? 

—  A  qui?  A  Cyrille?  Oh!  rien.  Seulement  n'est- 
ce  pas  assez  qu'elle  me  l'impose  et  qu'elle  me  vante 
sa  voix  à  tout  propos?  Or,  cette  voix,  comprends 
cela,  n'est  pas  une  voix  :  c'est  un  instrument,  une 
trompette  à  souffler  dedans.  Et  justement  elle  s'est 
mise  en  tète  de  jouer  avec  lui  une  machinette  où  le 
bellâtre  l'embrasse  à  pleine  bouche. 


238  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

—  Alors  tout  va  bien,  dit  Eudoxe  en  l'entraînanL 
à  travers  l'escalier.  Tu  es  jaloux,  mou  cher. 

—  Mais  non.  tu  te  trompes  :  c'est  cette  voix,  pas 
autre  chose  que  cette  voix.  Elle  me  casse  ce  que  j'ai 
de  musique  dans  les  oreilles. 

Ils  trouvaient  à  la  porte  un  fiacre  qui  les  débar- 
quait avenue  Louise.  Léon,  dans  son  cabinet  de 
travail,  ouvrit  son  piano,  plaqua  des  accords  pendant 
qu'Eudoxe  montait  à  la  chambre  de  Cyrille. 

—  Ouvre  donc,  c'est  moi. 

—  Ah  !  elle  apparaissait  sur  le  seuil  en  costume 
d'odalisque,  des  culottes  cerise  boutfantes  à  ses 
jambes  cerclées  d'or,  une  calotte  soutachée  sur  la 
tète,j  et  c'est  lui  qui  t'envoie,  n'est-ce  pas?  Joli,  hein! 
mon  costume?  Eh  bien,  je  ne  veux  entendre  à 
rien,  c'est  inutile,  je  ne  descendrai  pas.  Dis,  un  peu 
large  dans  le  dos,  ma  veste,  tu  ne  trouves  pas  ? 

—  Sapristi  î  mais  tu  es  très  chic  1  Seulement, 
voyons,  c'est  bète  de  se  bouder  comme  ça.  J'entends 
que  vous  fassiez  la  paix. 

—  Ah  I  tu  ne  sais  pas,  toi...  Non,  c'est  impossible, 
je  suis  trop  malheureuse. 

—  Bon  !  comme  lui  alors?  Mais  quavez-vous  donc 
tous  deux  à  toujours  vous  manger  le  nez  ? 

—  Je  le  déteste,  je  ne  veux  plus  le  voir.  Je  retour- 
nerai chez  maman. 

—  Naturellement.  Mais  enfin  causons.  Tu  es  une 
fille  raisonnable,  toi.  Qu'as-tu  à  lui  reprocher  ? 

C'était  au  tour  de  Cyrille  à  se  jeter  dans  ses  bras. 

—  Je  suis  malheureuse,  je  n'ai  pas  autre  chose  à 
te  dire.  Ah  !  si  j'avais  pu  me  douter  que  c'était  ça,  le 
mariage!  Vois-tu,  on  devrait  se  connaître  avant.  Moi, 
je  ne  savais  pas,  j'ai  cru  que  je  Faimais...  Mais  je  ne 
l'aime  pas,  je  ne  l'aimerai  jamais.  Au  fond,  c'est  un 
bourgeois,  un  esprit  tracassier,  timoré,  inquiet,  avec 
des  passades  d'art,  je  ne  dis  pas...  Mais  ça  ne  dé- 
passe pas  le  cerveau,  nous  avons  la  vie  la  plus  bète 
du  monde.  Moi,  tu  me  connais,  je  voudrais  vivre  en 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  :230 

l'oiip  de  vent,  je  suis  une  sensationnelle,  j'avais  rêvé 
la  vie  d'artiste,  la  vraie,  toujours  en  l'air,  un  peu 
liolième,  c'est  ça  qui  m'eut  été  égal.  Fignre-toi,  il 
exige  que  je  tienne  des  comptes,  il  me  chicane  à 
propos  de  mes  chapeaux,  de  mes  robes,  (ja  lui  paraît 
li(»|)  artiste,  trop  en  dehors.  Ya,  nous  sommes  aux 
antipodes,  lui  et  moi. 

—  Et  c'est  papa  si  gourmé,  si  méthodique,  qui  a 
pondu  cet  œuf-là!  pensa  Eudoxe.  Avec  une  autre  que 
maman,  ce  serait  à  croire  qu'il  y  a  eu  substitution. 
VA,  dis-moi,  fit-il,  ceDespujol? 

—  Ah  !  il  t'a  parlé  de  M.  Despujol  ? 

Elle  délia  les  bras  dont,  à  travers  son  bavardage 
rageur,  elle  lui  avait  noué  le  cou,  et,  en  tapotant  de 
petites  tapes  sa  calotte  de  travers,  alla  se  planter 
(levant  la  psyché. 

—  Celui-là  est  un  artiste  pour  de  bon.  Quelle  àme  ! 
([iiel  jeu  !    Eh  bien,    crois-tu  qu'il  m'en  veut   de   le 


recevoir  r 

Eudoxe  remua  gravement  l'index. 

—  Tu  sais,  ma  sœurette,  pas  de  bêtises...  Tuas 
toujours  eu  la  tète  un  peu  chaude. 

— •  Oh  !  dit-elle  avec  un  rire  qui  tout  à  coup  finis- 
sait sur  un  trille  dont  elle  semblait  le  braver,  si  tu  te 
mets,  toi  aussi,  à  me  gronder  !  Mais,  grande  béte,  ça 
ne  te  va  pas  du  tout,  cet  air  de  prêcheur.  Et  tiens, 
comment  trouves-tu  cette  rossignolade  ?  (Elle  re- 
commençait à  battre  le  trille,  un  filet  de  voix  ténu 
et  frêle  qu'elle  enflait  subitement  et  qui  partait  en 
roulades I.  iJespujol  a  chanté  tout  un  hiver  avec  la 
Patti.  C'est  lui  qui  m'a  appris  la  recette. 

Eiuloxe,  à  cette  gaîté  de  la  petite  femme  féline  et 
souple  qui,  dans  le  frissemcnt  de  ses  soies  et  le  clique- 
lis  de  ses  sequins,  en  esquissant  un  rythme  de  danse, 
les  bras  en  guirlande  autour  de  sa  tête,  ses  grêles 
bras  nus  de  jolie  poupée  de  salon  aux  éclairs  de 
bracelets  sous  le  retroussis  des  manches  jonquille, 
lui  jetait  l'amusement  de  son  rire  et  de  ses  caracou- 


240  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

lements,  oublia  complètement  le   pauvre  Provignan 
se  morfondant  en  bas  à  chaudronner  son  piano. 

—  Ma  parole,  tu  es  drôlichonne. 

—  Oui.  vois-tu,  le  théâtre,  les  battements  de  mains 
d'une  salle,  créer  des  rôles  où  Ton  vit  d'une  vie 
double,  où  l'on  change  de  peau,  c'est  ça  qui  m'au- 
rait été.  J'ai  manqué  ma  vocation...  Mais  écoute-moi 
donc.  Est-ce  que  je  file  la  note,  hein  ? 

Et  de  nouveau  c'était  le  grésillonnement  du  trille 
s'envolant  et  battant  le  plafond,  comme  d'une  petite 
cigale  dans  les  foins  secs  de  l'été,  après  quoi  elle 
se  posait  les  poings  sur  les  hanches  et  lui  disait, 
d'un  mouvement  de  tète  campée  sur  le  côté  : 

—  Tu  ne  sais  pas,  c'est  mon  air  du  troisième.  Une 
opérette  que  je  joue  avec  Despujol,  de  la  musique 
pour  rire,  si  tu  veux,  mais  enfin  on  ne  peut  pas  tou- 
jours chanter  du  ^\^agner,  pas  ?  Ce  n'est  pas  ma  faute, 
après  tout,  si  mon  cher  mari  n'aime  pas  cette  musi- 
que-là. De  la  musiquette,  comme  il  dit.  Et  la  sienne  ? 

Puis,  variant  encore  une  fois,  déviée  par  son  éter- 
nelle mobilité  d'idées  : 

—  Ah  1  mon  pauvre  ami,  que  c'est  bète  de  naître 
comme  nous!  gémit-elle  en  s'abandonnant  à  un 
geste  de  regret  comique.  Sans  la  famille,  je  serais 
montée  sur  les  planches,  j'aurais  un  nom  d'étoile... 
Mais  on  fait  de  nous  des  buses,  des  petites  vertus 
niaises  et  qui  sentent  le  chou.  Il  y  a  des  fois  que 
j'enrage  contre  maman. 

Eudoxe  ralluma  à  la  bougie  sa  cigarette. 

—  Je  la  connais  celle-là,  dit-il.  Ah  ça  î  vous  êtes 
donc  tous  les  mêmes  !  Personne  n'est  plus  content 
de  son  lot.  Autrefois  les  hommes  reprenaient  la  car- 
rière des  pères,  les  femmes  élevaient  tranquillement 
leurs  enfants  et  faisaient  de  la  coulure  au  coin  du 
feu.  Maintenant  c'est  bien  changé.  On  rêve  des  folies, 
on  arrive  à  la  vie  le  cœur  épuisé,  les  sens  malades, 
pervertis,  avec  le  besoin  d'aiguillons  pour  se  stimu- 
ler... A  moins,    ajouta-t-il  en    regardant  monter  la 


LA    FIN    DES    IlOURGEOIS  2  41 

fumée  du  tabac  dans  la  lumière  rose  du  candélabre, 
que  ce  ne  soit  vraiment  bà,  comme  dit  ton  mari,  le 
mal  des  fins  de  race...  La  société  est  à  bout,  la  fa- 
mille se  meurt,  il  n'y  a  plus  de  principes. 

—  Yoilcà  qu'il  se  croit  à  la  Gbambre,  se  moqua 
Cyrille.  '  ^ 

—  Bail  !  après  tout,  c'est  vrai,  il  vaut  mieux 
prendre  la  vie  en  gaîté.  Rien  ne  sert  d'ergoter! 
Après  nous,  la  fin  du  monde...  Mais  tout  de  même, 
tu  m'as  l'air  d'une  affreuse  petite  détraquée. 

Les  martèlements  furieux  de  Provignan  leur  arri- 
vèrent à  travers  l'escalier. 

—  Sommes-nous  bétes...  Et  ce  pauvre  Léon  à  qui 
j'avais  promis 

Ils  se  regardèrent,  se  mirent  à  rire  en  même  temps. 

—  Tiens,  dit  Eudoxe,  les  mains  autour  de  son 
corset,  sois  bien  gentille,  fais  ta  paix. 

Elle  le  rabrouait  d'une  petite  saccade  de  tête  im- 
patientée. 

—  Non,  non,  non,  tu  m'entends...  je  ne  veux  pas. 
Mais  presque  aussitôt  se  ravisant. 

—  Y  tiens-tu  vraiment?...  Eh  bien,  amène-le  moi 
pieds  et  poings  liés.  .  Aussi  bien,  depuis  que  la  cou- 
turière m'a  apporté  ce  costume,  je  suis  en  humeur 
de  pardon...  Il  n'y  a  que  ces  culottes,  décidément  un 
peu  trop  larges...  J'ai  l'air  d'un  mamelouck...  Seule- 
ment, semonce-le,  qu'il  ne  soit  plus  question  de... 

Il  attendait  le  nom. 

—  De? 

—  Mais  oui,  de  M.  Despujol,  répondit-elle  gènoe 
et  agacée. 

^  —  Celle-là,  pensa  Eudoxe  tandis  qu'il  descendait 
l'escalier,  est  légèrement  plus  compliquée  que  la 
plupart  des  femmes  que  j'ai  connues.  Je  ne  parle  pas 
de  cette  pauvre  gnangnan  de  Mathilde,  un  cœur 
limpide  comme  une  vitre  Quand  à  Sarah,  tout  ceci 
me  sert  à  mieux  l'apprécier...  Jalousie  à  part,  elle  a 
bien  des  mérites. 

14 


242  LA    FI\    DES    BOURGEOIS 


Il  cogna  répaiile  de  Proviguan  absorbé  sur  son 
clavier. 

—  Ça  y  est...  On  te  pardonne,  grand  nigaud  ! 
Mais  il  tapait  snr  les  touches,  les   sourcils  barrés 

par  l'efTort,  l'oreille  tendue  aux  sonorités  quil  bras- 
sait à  la  force  des  poignets  et  d'où  se  levaient  les 
lignes  encore  confuses  du  thème. 

—  Cette  fois,  je  crois  que  je  la  tiens,  celte  fin, 
dit-il.  Le  tout  est  de  faire  passer  dans  les  basses  la 
phrase  initiale  et  qui  revient  ensuite,  tu  sais,  le  leit- 
motiv... Une  phrase  très  simple,  très  sereine,  m^aes- 
toso...  Tiens,  écoute. 

Et  raidissant  les  bras,  les  deux  mains  frappant  à 
l'unisson,  avec  le  battement  nerveux  de  son  pied  sur 
la  pédale,  il  l'évoquait  du  branle  caverneux  de  la 
caisse,  écrasant  sous  le  crispement  de  ses  doigts  les 
larges  et  lentes  mesures  d'une  sorte  de  chant  grégo- 
rien. 

—  Le  voilà  repris  à  sa  marotte,  se  dit  Eudoxeavec 
un  mépris  sincère  pour  sa  folie  d'artiste.  Jl  en  oublie 
jusqu'à  sa  q'ierelle  avec  Cyrille...  Mais  viens  donc, 
fit-il  impatienté.  Situ  crois  que  j'y  comprends  quel- 
que chose,  à  tes  machines  ! 

Enfin  Provignan  se  décidait.  Ils  remontaient  en- 
semble l'escalier  et  trouvaient  Cyrille  en  train  de  ré- 
duire, avec  des  épingles  qu'elle  se  tirait  de  la  bou- 
che, l'excédant  de  ses  volumineuses  culottes  cerise. 

—  Comme  ça  ? 

Elle  se  redressait,  faisait  quelques  pas,  la  tète 
tournée  vers  eux  elles  regardant  du  coin  de  l'œil. 

—  C'est  mieux,  c'est  moins  paquet,  opina  Eudoxe. 
On  te  voit  les  hanches  cette  fois. 

Et  tout  à  coup,  elle  revenait  vers  Provignan. 

—  Tu  ne  dis  rien,  toi  ?  Tu  ne  me  trouves  pas 
bien? 

Parfaitement...  Seulement,  à  son  gré,  les  hanches 
s'accusaient  d'un  dessin  trop  net.  Celte  remarque 
faillit  tout  compromettre. 


1 


LA    ll.\    iiES    BOURGEOIS 


243 


—  Alors,  c'est  que  je  suis  mal  faite?  Tu  n'as 
jamais  que  de  sots  compliments. 

—  Voyons,  finissons-en,  dit  Eudoxe  ennuyé  en  les 
poussant  Tun  vers  l'autre.  Toi,  monsieur  mon  beau- 
frère,  embrasse-la,  et  toi,  madame  ma  sœur,  laisse- 
toi  faire.  J'en  ai  assez  de  me  mêler  de  vos  chamail- 
leries. 

Alors,  dans  l'air  de  carnaval  de  la  «'hambre,  avec 
le  joli  mensonge  et  le  bruissement  chatoyé  de  ce  cos- 
tume de  théâtre  où  frétillait  la  mutinerie  de  la  petite 
femme,  s'opéra  la  drôlerie  de  la  réconciliation.  Elle 
prit  dans  la  boîte  d'argent  une  large  houppe  à  poudre 
de  riz  et  lui  saupoudra  les  yeux  d'un  nuage  blanc  où, 
avec  sa  figure  fluette  et  dolente,  il  ressembla  tout  à 
à  coup  an  masque  enfariné  d'un  Pierrot  en  habit  de 
ville. 

—  Voilà  pour  toi,  vilain  î 

Puis,  dans  la  fine  poussière  se  volatilisant  des  joues, 
elle  plaqua  la  première,  à  travers  un  rire  sans  ran- 
cune, un  gros  baiser  qu'il  lui  rendait  et  qui  terminait 
la  bouderie. 


XXV 


Eudoxe,  malgré  deux  lettres  de  Mathilde,  n'alla 
voir  Fléchet  que  le  surlendemain.  Ce  malin-là,  la 
baronne  s'était  levée,  allégée  de  sa  migraine,  reprise 
au  goût  de  la  vie,  après  deux  mortels  jours  de  renon- 
cement et  de  souffrances.  Elle  s'endoyait  longuement 


244  LA   Fl>-    DES    BOURGEOIS 

dans  des  eaux  aromatisées,  restait  une  demi-heure 
aux  mains  de  son  coiffeur,  puis  faisait  appeler  Eu- 
doxe. 

—  A  propos,  et  Fléchet,  lui  dit-elle  négligemment, 
en  le  regardant  dans  la  glace.  Est-ce  entendu?  L'aura- 
t-il,  son  ruban  ? 

Leurs  yeux  se  rencontrèrent  dans  la  transparence 
du  cristal.  Il  répondit  avec  indifférence  : 

—  Dame  I  Sixt  a  promis...  Je  compte  aller  lui  rap- 
peler sa  promesse  aujourd'hui. 

—  Il  ne  Ta  pas  revue,  pensa  madame  Rassenfosse. 

—  Mais  baise-moi  donc,  mon  chéri...  Tu  ne  me 
dis  pas  si  tu  me  trouves  bien  ce  matin...  Et  en  sou- 
riant, elle  avançait  sa  nuque  qu'un  instant  il  frôlait 
du  chatouillement  de  sa  moustache. 

—  Charmante...  La  plus  belle  toujours... 

Au  ministère,  Sixt,  très  occupé  avec  ses  secrétaires 
d'un  projet  de  tarifs  douaniers,  ne  recevait  pas.  Il 
insista,  fit  passer  sa  carte.  Tout  de  suite  l'huissier 
l'introduisait.  Sixt,  toujours  altier  et  grincheux,  arri- 
vait au  devant  de  lui,  bon  enfant,  les  mains  tendues. 

—  Pour  vous,  pour  vous  seul,   mon  cher  député. 

En  adroit  comédien,  il  s'entendait  à  laisser  soup- 
çonner à  travers  une  parole  aimable  l'illusion  d'une 
exceptionnelle  faveur. 

Eudoxe  s'inclina,  lui  annonça  le  retour  de  Fléchet. 

—  Il  ne  dépend  plus  que  de  vous,  monsieur  le 
ministre,  que  je  vous  le  ramène  repentant,  jugulé, 
prêt  à  proclamer  la  supériorité  de  votre  politique. 

—  Ah  oui,  le  ruban,  dit  Sixt  de  sa  voix  coupante, 
un  diamant  rayant  une  vitre.  Eh  bien,  vous  pouvez 
lui  certifier  que  c'est  fait. 

Et  avec  une  nuance  de  fine  ironie,  sans  rire,  les 
yeux  droits  : 

—  Ça  vous  est  bien  dû  ! 

Une  poignée  de  main  ensuite  congédiait  Eudoxe. 
11  se 'jetait  dans  son  coupé  et  se  faisait  descendre 
devant  l'hôtel  de  Fléchet.  Ce  fut  Mathilde  qui  le  reçut. 


LA    l'I.X    UKS    bOI.KGEOlS  245 

—  Es-tu  content,  lui  dit-elle  aussitôt  en  se  pen- 
dant à  sa  poitrine  sans  penser,  dans  sa  joie,  à  lui 
reprocher  sa  venue  tardive,  ai-je  bien  mérité  de  ton 
amour?  Âhî  mon  pauvre  ami,  ces  dernières  semai- 
nes loin  de  toi  m'ont  brisée...  C'est  à  peine  si  je  me 
sens  vivre  encore. 

11  l'aperçut  toute  pâle  sous  son  sourire,  d'une 
blancheur  de  malade,  les  yeux  fiévreux  et  mourants. 

—  Mais  puisque  me  voilà  ! 

Et  tout  de  suite  après,  pour  conjurer  les  larmes 
chez  cette  femme  trop  sensible,  il  affectait  une  peur  : 

—  Prenez  donc  garde,  on  pourrait  nous  surpren- 
dre. 

—  Non,  non,  il  ne  se  doute  pas,  il  travaille  dans 
son  cabinet.  Et  puis,  qu'est-ce  que  ça  ferait?...  J'en 
ai  assez  do  tous  ces  mensonges...  Je  voudrais  crier 
mon  amour  par-dessus  les  toits...  Va,  je  suis  perdue, 
bien  perdue. . .  Baise-moi,  baise-moi  donc,  mon  adoré. . . 
Si  tu  savais  comme  j'ai  besoin  de  m'oublier  à  travers 
tes  baisers  ! 

11  se  souvint  de  l'appel  caressant  de  sa  femme  lui 
disant,  elle  aussi  :  —  Baise-moi,  mon  chéri.  Il  se  mit 
à  rire  : 

—  Ah  î  Oui  I  Ah  oui  1  Toutes  les  mêmes  !...  Eh 
bien,  écoute,  je  veux  bien...  Mais  pas  ici...  Plus  tard, 
là  bas,  chez  nous. 

Elle  eût  voulu  le  jour  même.  Il  objecta  des  af- 
faires pressantes,  toujours  les  mêmes,  des  démar- 
ches, des  visites. 

—  Tiens,  après-demain,  veux-tu? 

—  J'avais  donc  raison,  pensa-t-elle,  tandis  que 
le  domestique,  accouru  à  son  coup  de  timbre,  guidait 
Rassenfosse  vers  le  cabinet  de  Fléchet.  Elle  ne  lui  a 
rien  dit,  il  ne  sait  rien...  Dieu  a  eu  pitié  de  moi. 

L'entrevue  avec  ce  gros  homme  de  Fléchet  fut 
cordiale.  Ils  se  serrèrent  la  main  à  plusieurs  repri- 
ses, tout  à  fait  amis. 

—  Oui,  cela  vaut  mieux  ainsi,  dit  le  grand  bàtis- 

14. 


246  LA    FIX    DES    BOURGEOIS 

seiir.  Après  tout,  ce  sont  les  principes  de  toute  ma 
vie.  Je  suis  un  libéral  de  vieille  date.  Ceux  qui  me 
connaissent  savent  bien  que  je  n'aurais  pas  varié 
pour  un  bout  de  ruban...  Mais  les  principes,  voilà  ! 
Il  faut  tout  sacrifier,  même  ses  rancunes,  à  ses  prin- 
cipes. Et,  ajouta  ce  personnage  vaniteux  avec  un  air  \ 
de  rondeur,  c'est  ce  que  j'ai  fait. 

En  le  reconduisant,  Fléchet  l'accrochait  par  un 
bouton  de  sa  redingote. 

—  Vous  savez,  jai  suivi  votre  affaire  là-bas  avec 
intérêt...  Cette  Colonisation  est  une  œuvre  grandiose. 
Entre  honnêtes  gens,  il  faut  s'aider.  Eh  bien,  c'est 
entendu  ;  je  vais  donner  l'ordre  de  m'acheter  trois 
cents  actions. 

—  Je  lui  prends  sa  femme  et  il  nous  prend  trois 
cents  actions,  se  dit  Eudoxe  en  remontant  en  voi- 
ture. Cette  pauvre  Mathilde  décidément  m'aura  été 
plus  utile  que  je  ne  croyais. 

Ce  fut  le  premier  acte  politique  de  ce  politicien 
marron  qui,  à  défaut  d'adresses  supérieures,  excel- 
lait à  faire  entrer  l'amour  dans  la  politique.  11  trouva 
le  moyen  de  reculer  le  rendez- vous  qu'il  avait  donné 
à  madame  Fléchet  et  ne  se  résigna  à  la  voir  que  huit 
jours  après.  Peut-être  espérait-il  user,  à  force  de 
•délais,  ce  cœur  dont  il  ignorait  la  profondeur  et  la 
sincérité.  Elle  lui  arriva,  déjà  blessée  à  mort  par  le 
supplice  de  toujours  l'espérer,  finissant  par  com- 
prendre qu'elle  n'avait  été  pour  lui  qu'un  plaisir  et 
qu'une  affaire.  Toute  une  heure,  il  dut  la  veiller  sans 
qu'elle  reprît  connaissance.  11  lui  envoya  ses  lettres, 
la  pria  de  lui  renvoyer  ses  billets. 

—  Après  tout,  se  dit-il  pour  se  justifier,  n'ai-je 
pas  agi  en  galant  homme  ?  J'ai  fait  décorer  son  mari, 
je  ne  lui  dois  rien. 


LA    l-I.V    DKS    BOURGEOIS 


XXVI 


Barbe  Rasseiifosse  n'avait  pas  voulu  quitter  cette 
année-là  son  coin  de  province.  A  mesure  que  le  siè- 
cle s'achevait  pour  elle,  un  besoin  de  s'enfermer  dans 
ses  souvenirs  l'écartait  davantage  de  la  vie  de  la 
famille. 

—  Ceux-là  vont  à  leurs  destinées  bonnes  ou  mau- 
vaises, Dieu  les  mène,  disait-elle.  Mais  les  morts 
n'ont  plus  que  moi,  en  attendaut  que  je  les  rejoigne... 
Je  suis  la  chapelle  aux  reliques,  je  tiens  en  main  les 
clefs  du  passé  de  notre  maison.  Moi  partie,  il  n'y  aura 
plus  personne  pour  honorer  les  grandes  mémoires  ; 
la  vie  passera  sur  nos  os  comme  un  torrent. 

On  savait  qu'une  autre  raison  encore  la  rete- 
nait là-bas.  Depuis  trois  ans,  elle  restreignait  son 
train  de  maison,  déjà  si  diminué,  se  limitant  au 
strict  nécessaire,  épargnant  sur  le  précaire  budget 
qu'elle  s'adjugeait. 

—  Comme  ça,  confessa-t-elle  un  jour  à  Jean  Ho- 
noré qui  était  venu  la  voir,  je  ne  fais  de  tort  à  aucun 
de  vous  et  vos  droits  demeurent  saufs...  Voyez- vous, 
mon  fils,  les  grandes  fortunes  comme  les  nôtres  doi- 
vent s'expier  par  de  bonnes  œuvres...  Dieu  nous  pres- 
crit, à  nous  qui  avons  tout,  de  travailler  pour  le  bien 
de  ceux  qui  n'ont  rien.,.  Les  pauvres,  c'est  encore  le 
bon  Dieu,  ce  sont  les  aînés  de  ses  dilections,  ils  sont 


:248  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

plus  près  de  lui  qne  les  autres,  et  Dieu  lui-même 
n'est-il  pas  le  Pauvre  suprême,  puisque  nous  ne  rap- 
portons à  lui  que  Texcédant  des  biens  et  des  jouis- 
sances qu'il  nous  départit?...  C'est  pourquoi  j'ai 
résolu,  pendant  que  j'en  ai  le  temps  encore,  de  cons- 
truire en  cette  ville  où  vécut  votre  père,  où  votre 
graiid-père  bâtit  la  maison  des  Jlassenfosse,  en  cette 
ville  proche  des  grands  deuils  de  la  fosse,  des  mai-  -; 
sons  hospitalières,  secourables  à  toutes  les  détresses 
de  ce  pays  douloureux. 

Et  c'était  cette  œuvre   de   charité   et  de  pitié  qui  ^ 
maintenant  s'accomplissait.  Elle  avait  acheté  de  vastes 
terrains  par  delà  les  faubourgs,  dans  une  zone  aérée 
et  salubre,  distante  des  suies  et  des  fumées  qui,  sur 
le  reste  de  cette  contrée   d'usines  et  de  charbonna- 
ges, épaisissaient  les  nuages  d'une  canonnade  ton-  j 
nant  à  tous  les  horizons.  Dès  le  dernier  été  on  avait  ■ 
commencé  les  fondations  ;  trois   bâtiments,  séparés 
par   des   cours    et  des   jardins,  s'érigèrent    ensuite, 
profonds,   spacieux,  coupés  de  dortoirs  et  d'infirme- 
ries, aux  plafonds  hauts,  aux  larges  verrières  répan- 
dant à  flots  la  lumière  et  l'air.  Un  immense  mur  de 
clôture  enclavait  la  petite  cité. 

Barbe  ne  quittait  presque  plus  les  travaux.  Sa  messe 
matinale  entendue,  elle  s'en  allait  par  les  rues  encore 
endormies,  dans  sa  petite  robe  noire,  toujours  la 
même,  jusqu'au  soir  arpentait  les  soles  encombrées 
de  monts  de  briques,  piétinait  en  travers  des  chaux 
et  des  gravats,  conférant  avec  les  entrepreneurs  et  1rs 
médecins  qu'elle  leur  avait  adjoint^,  infatigable,  quel- 
quefois s'octroyant  un  court  repos  eu  un  fauteuil 
d'osier  qu'un  manœuvre  installait  sous  les  hangars. 
C'était  devenu  sa  vie,  ces.  charpentes  qui  se  dres- 
saient, ces  poutrelles  qui  se  boulonnaient,  ces  éta- 
ges qui  se  haussaient,  toute  cette  grosse  rumeur 
ronflafite  de  la  ruche  en  travail  d'où  déjà  en  jjensce 
elle  voyait  se  lever  les  blanches  salles  et  leurs  ran- 
gées de  lits  frais,  sous  les  grandes  nappes  dormantes 


I 


LX    FIN    DES    BOURGEOIS  2  49 

de  la  lumière  ruisselée  des  fenêtres  et  baignant  les 
vieilles  douleurs  pacifiées  des  âmes. 

Cette  admirable  vieille  femme,  en  assumant  la 
corvée  rebutante  d'une  surveillance  sans  trêve,  en 
activant  par  une  présence  diligente  les  progrès  de  la 
main  d'œuvre,  s'était  constituée  l'ame  des  travaux. 
Cela  sortait  d'elle  comme  les  mansuétudes  de  son 
cœur,  cela  croissait  pierre  à  pierre  comme  de  la 
bonté  vivante,  comme  la  grande  pitié  de  sa  vie 
vouée  aux  miséricordes.  C'était  le  testament  de  l'hu- 
manité compatissante  qui  toujours  lavait  associée, 
cette  antique  sœur  des  charités  infinies,  cette  mère 
des  œuvres  du  bon  secours,  aux  afflictions  du  pau- 
vre. Et  elle  s'appauvrissait  elle-même,  se  résignait, 
dans  la  désuétude  de  sa  providentielle  fortune,  à 
n'être  qu'une  simple  et  exemplaire  pauvre,  se  dé- 
pouillant jusqu'à  la  corde,  raclant  sur  ses  lésines  les 
millions  de  ses  largesses  envers  le  prochain,  vivant 
dans  sa  grande  maison  indigente  comme  au  fond  des 
mies  austérités  d'un  cloître. 

Par  le  contraste,  une  fois  de  plus  saltesta  la  dé- 
générescence de  la  race.  Tandis  que  Jean-Eloi,  à  l'aide 
de  boniments  carlbaginois,  sous  le  frauduleux  prétexte 
d'une  œuvre  colonisatrice  et  humanilairo.  essayait  de 
consolider  ses  spéculations  en  Campine,  l'aïeule,  elle, 
de  ses  deniers  bâtissait  la  cité  de  repos  et  de  bonne 
mort,  le  relais  après  d'immémoriales  traverses,  la 
grande  maison  à  l'ombre  du  rachat  de  la  Croix  où  les 
naufragés  de  l'âge  et  du  travail,  où  les  postérités  am- 
putées de  père  et  de  mère  allaient  être  recueillies.  Une 
école  gardienne,  des  classes  d'adultes,  des  ouvroirs 
annexés  aux  asiles  seraient  des  dérivatifs  à  l'oisiveté 
des  vieux,  défricheraient  les  intelligences  adolescen- 
tes, materniseraient  le  réveil  des  berceaux.  C'était  la 
colonisation  des  âmes  selon  l'évangile  chrétien,  la 
parabole  des  semailles  et  des  labours,  la  loi  de  fra- 
ternité obéie  par  un  graud  cœur  aux  écoutes  de  la 
détresse  humaine. 


2o0  LA    riX    DES    BOURGEOIS 

On  jugea  diversement  l'œuvre  daus  la  famille. 
Jean-Eloi  supputait  les  intérêts  des  sommes  perdues, 
haussait  les  épaules  pour  ce  qu'eu  homme  d'afî'aires 
il  appelait  ses  manies  de  honue  femme,  (juadrant  ue 
décolérait  pas  ;  après  tout,  si  elle  trouvait  boa  d'éco- 
nomiser, ce  surcroit  leur  revenait  à  eux,  les  héritiers. 
Jean-Honoré,  sans  dire  le  fond  de  sa  pensée,  la  dé- 
clarait maîtresse  de  son  bien.  Régnier,  à  peu  pris 
seul,  s'emballa,  proclama  merveilleuse  sa  pauvreté 
volontaire. 

—  Ça,  vois-tu,  mon  cher,  dit-il  à  Eudoxe,  c'est  de 
la  vraie  religion.  Bàtu^  des  couvents  et  des  églises, 
faire  l'aumône  au  bon  Dieu,  habiller  d'or  les  saintes  '; 
Vierges,  on  sait  bien  que  c'est  pour  s'acheter  une  ^ 
perpétuité  en  paradis  qu'elles  le  font...  Mais  manger 
du  pain  sec  et  réserver  la  confiture  à  ceux  qui  n'ont 
même  pas  connu  le  goût  du  pain,  j'appelle  ça  de  la 
folie  sublime.  La  vieille  est  une  Saint  Vincent  de 
Paul! 

Seulement,  ajouta-t-il  avec  le  bruit  de  lime  do  son 
petit  rire  grêle  dont  il  avait  l'air  de  tout  mordre 
autour  de  lui,  seulement,  voilà,  c'est  de  la  folie,  c'est 
bète.  Ça  ne  sert  à  rien...  Après  les  pauvres  qu'elle 
secoureia,  il  en  viendra  d'autres,  par  nuées,  par 
cataractes,  par  déluges,  toujours  plus  de  pauvres... 
Moi,  je  dis  :  il  faut  affamer  le  pauvre.  Oui,  l'afTa- 
mer,  et  qu'il  mange  les  pierres  du  chemin  et 
qu'il  paisse  l'herbe  des  champs,  afin  qu'un  jour,  à 
bout  de  famines,  il  s'aperçoive  que  nous  sommes, 
nous,  les  bêtes  grasses,  les  viandes  copieuses  en 
chyles,  les  troupeaux  promis  h  ses  irréparables 
dèches  et  qu'il  nous  les  plante,  ses  dents  de  vieux 
loup  coriace,  dans  les  jus  dont  nous  crevons. 

—  Tu  as  raison,  c'est  bête,  fit  Eudoxe  en  haussant 
les  épaules. 

La  question  du  paupérisme  se  rattachait  étroite- 
ment à  la  question  du  prolétariat.  Pour  résoudre 
celle-là,  il  faudrait  commencer  par   résoudre  celle- 


LA    n.N    DES    r.OURGEOlS  2o  l 

ci.  Les  hôpitaux,  les  asiles,  les  créations  de  la  cha- 
rité ne  sont  qu'un  palliatif. 

Régnier  se  mit  à  rire. 

—  Mais  on  ne  les  résoudra  que  par  Texlinction  des 
hommes  !...  Yenx-tu  savoir  ?  Eh  hieu.  de  nous  deux, 
avec  tes  blagues  d'économiste,  avec  tes  rallonges 
et  tes  ravaudages  de  politicien,  c'est  encore  toi  le 
plus  carnassier.  Tu  as,  devant  l'épouvantable  mi- 
sère du  monde,  la  férocité  tranquille  d'un  tigre 
gorgé...  Ça  t'est  bien  égal  au  fond  qu'ils  crèvent  par 
tas  à  légout,  derrière  la  haie,  dans  les  cloaques  et 
les  charniers  d'un  Piébœuf  1  Ahî  oui,  des  phrases,  de 
la  monnaie  de  singe  !...  Moi,  du  moins,  je  suis.cràne, 
je  reste  du  côté  de  la  justice  et  de  la  pitié  en  sou- 
haitant un  prodigieux  carnage  où,  après  avoir  été 
les  mangeurs,  nous  serons  les  mangés...  Et  après, 
après...  ce  sera  à  recommencer,  jusqu'à  ce  qu'il  n'y 
ait  plus  rien  à  manger  du  tout. 

Laurence  aussi,  cette  sensible  et  bonne  Laurence, 
la  seconde  fille  des  Jean-Honoré,  avec  une  vraie  piété 
pour  l'aïeule,  la  défendait  de  toute  sa  charité  pitoyable 
aux  malbeureux.  C'était,  celle-là,  parmi  les  grès 
d'égoïsme  de  la  famille,  à  travers  ses  sédiments  d'or- 
gueil pétré,  une  pousse  des  premiers  âges,  restée 
fraîche  et  vivace,  un  rappel  des  vertus  de  la  souche 
où  se  rajeunissait  la  ressemblance  du  grand  visage  de 
la  génitrice  en  qui  se  personnifiait  la  race.  Elles  étaient 
deux  à  l'évoquer  ;  mais  le  portrait,  en  l'ardente 
et  farouche  (Ghislaine,  s'altérait,  brûlé  de  feux  inté- 
rieurs, tourné  à  l'aigre,  avec  un  sang  révolté  et 
brouillon,  comme  si  d'antérieurs  ferments,  montés 
d'un  passé  sauvage,  d'une  hérédité  de  luttes  et  de 
rancunes,  eussent  ressuscité  au  fond  de  sa  nature 
acide.  Laurence,  au  contraire,  expansive.  très  franche, 
toute  en  clartés  de  bonne  âme,  d'une  beauté  brune 
et  gaie,  était  plus  près  de  la  droiture  brusque,  de  la 
simplicité  d'esprit  rude  de  Barbe.  Elle  étonnait  par 
la  netteté  de  ses  idées,  ne  s'égarait  pas  aux  casuis- 


2o2  LA   FL\    DES    BOURGEOIS 

tiques,    spontanée,   infiniment  honnête  et  sérieuse. 

—  Moi,  disait-elle,  je  ne  suis  pas  faite  comme  les 
autres.  J'aurais  voulu  être  sœur  de  charité  ou  mai- 
tresse  d'école...  Oui,  soigner  des  malades,  élever  de 
petits  enfants,  jouer  à  la  maman  avec  des  êtres  qu'il 
faudrait  aimer  et  qui  vous  regarderaient  avec  des 
yeux  de  bons  chiens  reconnaissants...  Et  qui  sait, 
ajoutait-elle  en  riant,  je  finirai  peut-être  par  là...  Je 
n'aime  pas  le  monde,  je  ne  le  déteste  pas  non  plus  : 
il  m'est  indifTérent.  Et  quant  au  mariage,  si  je  ne 
peux  faire  autrement,  eh  bien,  j'ai  bien  le  temps. 

Elle  avait,  à  l'égard  des  hommes,  la  fraîcheur 
d'imagination  d'une  jeune  religieuse.  C'était,  au  mi- 
lieu du  faisandage  de  la  famille,  dans  la  graduelle 
liquéfaction  des  sels  de  la  race,  dans  les  jus  de  dé- 
composition où  celle-ci  marinait  maintenant,  le  mi- 
racle d'un  petit  caractère  en  cristal  de  roche,  très 
pur,  très  frais,  éclairé  de  bonté  et  de  joie  et  dont  ses 
jolis  yeux  marron,  lumineux  et  vifs,  semblaient  les 
facettes  extérieures. 

—  Celle-là,  disait  d'elle  un  soir  Réty  à  Jean- 
Ilonoré  en  un  de  ces  moments  de  franchise  un  peu 
bourrue  qui  le  faisaient  redouter  même  de  ses  amis, 
c'est  votre  bon  ange  à  tous.  Un  printemps  de  clarté 
et  de  gaité  dans  l'automne  des  Rassenfosse,  car  vous 
y  êtes,  mon  cher,  en  attendant  l'hiver  qui  ne  tardera 
pas...  Une  âme  comme  la  sienne  serait  seule  capable 
de  vous  rafraîchir,  de  retarder  l'inévitable  déclin.  Mais 
prenez  garde  :  au  fond,  sous  la  charité  de  son  rire,  oh! 
j'y  vois  clair,  moi,  il  y  a  déjà  un  peu  de  désenchante- 
ment... Voyez-vous,  mon  pauvre  Honoré,  Lombroso  a 
raison  :  au  bout  de  trois  ou  quatre  générations,  la  fa- 
mille aujourd'hui  n'existe  plus  :  la  mère  abdique  tout 
de  suite  la  direction  de  ses  filles,  le  père  n'a  qu'une 
idée,  lancer  ses  fils  dans  la  carrière,  comme  on  dit, 
leur  faire  gagner  de  l'argent,  canaliser  leur  âge' de 
jeune  homme  dans  des  positions  sûres  et  fructueuses. .. 
Puis  l'usure  de  la  vie  est  bien  plus  rapide  :  à  vingt- 


LA    FIX   DES  BOURGEOIS  253 

ciuq  ans  on  est  blasé,  à  quarante  c'est  le  délabre- 
ment total.  L'ambition,  la  fortune  gagnée  en  coups 
de  bourse,  en  tripotages  véreux,  en  compromissions 
louches,  les  nerfs  tiraillés  par  tous  les  bouts,  fouillés 
par  une  perpétuelle  danse  de  Saint-Guy,  comment 
diable  voulez-vous  qu'on  résiste  atout  ça?  Autrefois, 
on  restait  vert  jusqu'à  des  âges  légendaires  (tenez, 
votre  mère  par  exemple)  on  sentait  que  la  vie  est 
un  devoir,  on  apprenait  à  vivre  aux  enfants  comme 
avaient  vécu  les  pères...  Une  petite  aisance  alors 
suffisait,  on  n'y  arrivait  que  laborieusement  en  prati- 
quant la  vertu  des  privations,  en  économisant  ses 
forces,  en  pensant  toujours  au  ruban  de  chemin  qui 
restait  à  faire...  Et  cela,  c'est  la  vraie  vie,  il  faut 
acheter  par  beaucoup  de  patience,  de  soumission,  de 
bonne  volonté,  son  droit  à  la  vie...  Aujourd'hui  !  ah  ! 
aujourd'hui  !  Premièrement  la  virilité  qui  engendre 
les  mâles  s'en  va  :  on  fait  souche  de  crétins,  d'êtres 
flatueux  et  rabougris  qui,  tout  de  suite  gorgés,  ne 
connaissent  pas  cette  grande  chose  :  se  faire  chacun 
sa  vie.  Ensuite,  c'est  la  misère  de  ce  temps  qui  ne 
permet  plus  de  vivre,  qui,  avec  tous  les  mors  qu'il 
nous  met  dans  la  bouche,  nous  casse  la  vie  aux 
dents  et  qui  est  en  train  de  casser  ce  qu'il  reste  en- 
core de  la  famille...  On  en  est  là,  et  vrai,  moi  qui  suis 
pour  les  idées  d'avant,  je  ne  vois  pas  très  bien  par 
quoi  on  la  remplacera,  la  famille.  Allez,  mon  cher, 
croyez-moi,  ajouta  Réty  en  se  renversant  dans  un 
fauteuil,  les  yeux  fermés  et  les  mains  croisées  sur  la 
poitrine,  vous  avez  en  votre  fille  un  trésor  qui  vaut 
mieux  que  tous  les  millions  des  Rassenfosse.  Le  tout 
est  que  ce  petit  trésor  ne  reste  pas  improductif. 

—  Pessimiste  !  fit  Jean-IIonoré  avec  un  gros  rire 
de  brave  homme  peu  enclin  à  s'alarmer. 


15 


254  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 


XXYÏI 


Laurence,  dès  les  premiers  jours  de  novembre, 
s'en  allait  passer  un  mois  auprès  de  sa  grand-mère. 
Barbe,  en  s'attardant  un  soir  de  pluie  sur  les  travaux, 
avait  pris  un  froid.  La  bonne  fdle  tout  de  suite  s'était 
offerte,  mais  Faieule  faisait  écrire  par  un  voisin,  le 
vieil  avocat  Rachet,  qu'elle  n'avait  besoin  de  per- 
sonne et  qu'elle  la  remerciait.  Elle  partait  cependant, 
en  un  élan  d'affection,  et  la  trouvait  alitée,  plus  gra- 
vement atteinte  qu'elle  ne  voulait  le  dire.  Aussitôt 
elle  se  mettait  à  son  chevet,  la  veillait  avec  une  pas- 
sion de  dévouement,  déclarait  nettement  qu'elle  s'ins- 
tallait jusqu'à  la  guérison  définitive.  Et  Barbe,  ga- 
gnée par  cette  simple  et  cordiale  amitié,  finissait  par 
l'accepter  comme  une  petite  sœur  de  charité  dont  la 
gaîté  lui  rendait  son  internement  moins  pénible. 
En  lui  prenant  les  mains  et  la  tutoyant,  elle  qui 
jamais  ne  tutoyait  ses  enfants,  elle  lui  disait  : 

—  Yois-tu,  petite,  ce  n'est  rien,  un  petit  rhume 
seulement...  Le  bon  Dieu  ne  voudrait  pas  mïnfliger 
l'affliction  d'être  sérieusement  prise.  Il  sait  bien  que 
mes  pauvres  m'attendent,  qu'ils  ont  besoin  de  moi 
pour  l'achèvement  de  leur  maison.  Et  tout  de 
même,  reprenait-elle  en  s'agitant  dans  son  lit,  si  tu 
savais  ce  que  ça  m'enrage  de  rester  couchée  pendant 
qu'elle  pousse  toute  seule  lè-bas  sans  moi,  la  maison  ! 
Vois -tu,  on  a  tort  de   trop   s'écouter.   Tant  que  va 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  2oo 

rame,  va  le  corps...  Et  justement,  c'est  elle  qu'on 
oublie  de  soigner...  Il  y  a  toujours  des  médecins 
pour  vous  mettre  le  corps  à  la  diète,  vous  purger, 
vous  prescrire  des  tisanes  et  des  potions,  quand  c'est 
l'âme  qu'il  faudrait  nettoyer  en  lui  imposant  l'absti- 
nence et  la  contrition,  qui  sont  une  bien  autre  rhu- 
barbe pour  le  bon  état  de  toute  la  machine. 

Laurence,  en  la  grondant  doucement,  en  se  plai- 
gnant du  froid  pour  elle-même,  avait  obtenu  qu'une 
bûche  brùlàt  dans  Tàtre.  Mais  au  bout  d'une  demi- 
heure,  Barbe,  sous  prétexte  qu'elle  suffoquait,  ou- 
vrait les  portes,  marchait  par  la  chambre  en  s'éven- 
tant  de  son  mouchoir.  On  était  bien  obligé  de  laisser 
mourir  le  feu.  C'était  en  elle  une  chaleur  de  vie 
comme  au  cœur  des  vieux  chênes  et  qui,  même  pen- 
dant les  plus  dures  intempéries,  lui  gardait  la  peau 
tiède,  invuluérable. 

Enfm  le  médecin  autorisait  une  sortie  ;  une  voiture 
les  débarquait  parmi  les  chantiers.  Des  pluies  mal- 
heureusement retardaient  la  fin  de  la  maçonnerie  ; 
seuls  les  charpentiers  continuaient  à  travailler  dans 
les  bâtiments.  Pendant  deux  heures  elles  pataugèrent 
en  des  glaises  spongieuses,  en  des  lacs  de  chaux 
liquide,  délayée  parles  lavasses.  Le  lendemain  la  grêle 
crépita  avec  pétulance  :  les  neiges  ensuite  tombèrent. 
Dans  les  raffales  blanches,  l'CEiivre  momentanément 
expira,  en  la  mort  de  toute  activité  vaine.  Barbe  toute- 
fois, ne  cessait  d'en  parler,  le  portait  en  elle,  l'aper- 
cevant grandir  idéalement.  Laurence  suivait  le  geste 
de  la  main  dont  elle  a>'ait  Tair  de  faire  monter  les 
murs  devant  ses  yeux. 

Elle  avait  repris  ses  habitudes  de  dévotion  mati- 
nale ;  des  chaussons  de  lisière  par-dessus  ses  sou- 
liers, les  pans  de  sa  mante  ouatée  battant  en  coup 
•de  vent,  elle  partait  entendre  la  messe  des  pauvres, 
au  tintement  des  premières  campanes.  Laurence  lui 
portait  son  couvet  où  Lisbeth  mettait  brûler  de  la 
braise.   Et  ensemble   elles   entraient    dans    l'église 


2o6  LA    1L\    DES    BOURGEOIS 

froide,  encore  nocturne,  aux  cierges  crépitants  en 
l'air  humide,  aux  agenouillements  d'humbles  fem- 
mes à  peine  distinctes  dans  la  ténèbre  des  piliers, 
blanchis  d'un  larmement  de  jour.  Darbe  soufflait 
sur  les  charbons,  glissait  le  couvet  entre  ses  pieds, 
sous  ses  jupes. 

Comme  elle  gérait  elle-même  ses  affaires,  deux  fois 
la  semaine,  le  mardi  et  le  jeudi,  le  petit  bureau  du  rez- 
de-chaussée  de  sa  maison  s'emplissait,  une  pauvre 
chambre  meublée  de  chaises  en  feurre,  un  casier  de 
fardes  et  de  registres  contre  le  mur,  près  de  la  fenêtre 
un  vieux  secrétaire  en  noyer  dont  elle  abaissait  le  cou- 
vercle pour  écrire  ses  quittances  ou  consulter  ses 
livres,  de  pesantes  lunettes  à  branches  de  cuivre  sur 
le  nez.  C'était  l'unique  vie  de  la  grande  habitation 
vide,  ces  coups  de  cloche  à  la  porte  de  la  rue,  ces 
heurts  de  bottes  lourdes  sur  les  pavés  du  corridor,  ces 
passages  d'employés,  de  locataires,  d'entrepreneurs, 
de  bonnes  âmes  arrivant  intercéder  auprès  de  ses 
charités  pour  les  malheureux.  L'hôtel,  toute  la 
semaine  ressemblant  à  un  cloître,  ces  jour-là  pre- 
nait un  air  d'agence  d'affaires. 

La  nuit  tombée,  Lisbeth  allumait  un  feu  do  bois 
dans  la  salle  à  manger,  posait  le  carcel  sur  la  table  ; 
puis  Barbe  frappait  avec  les  pincettes  trois  coups  sur 
la  plaque  de  l'àtre.  C'était  le  signal  :  les  Rachet,  de 
l'autre  coté  du  mur,  l'entendaient.  Au  bout  d'un  quart 
d'heure,  ils  arrivaient,  l'avocat  en  petite  calotte  de 
velours  noir  collée  à  son  immense  front  chauve  et 
qu'il  gardait  après  avoir  déposé  son  chapeau,  grêle, 
effilé  comme  un  salsifis,  un  teint  d'oing  ranci,  per- 
pétuellement inquiet,  mal  à  l'aise,  des  pantalons 
écourtés  qui  lui  jarretaient  les  mollets,  une  redin- 
gote trop  large  aux  pans  ballant  jusqu'aux  genoux  ; 
madame  Rachet,  une  nabote  à  profil  de  rasoir,  jaune 
comme  un  coing,  mielleuse,  et  qui,  pour  passer  le 
trottoir,  endossait  un  paletot  de  son  mari,  ajoure 
d'usure.  Ces  Rachet,  très  riches,  vivaient  en  ladres, 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  iiO  i 

sans  domestiques,  dans  leur  hôtel.  Une  affaire,  plai- 
dée  pour  Jean  Eloi,  il  y  avait  près  d'un  deini-siècle, 
les  avait  rapprochés  de  Barbe.  Tous  le  soirs,  pen- 
dant des  heures,  ils  barattaient  à  trois  un  loto  à  deux 
centimes  la  partie.  Les  Uachet  ainsi  économisaient  le 
quinquet  et  la  houille.  A  la  demie  après  neuf,  ils 
rentraient  se  coucher,  fouillaient  la  maison  de  la 
cave  au  grenier,  de  crainte  des  voleurs.  C'était  là  le 
mal  de  leur  vie  :  sans  trêve  sur  le  qui-vive,  même 
le  jour  ils  se  verrouillaient,  regardant  par  un  judas 
grillé  avant  d'ouvrir,  et  la  nuit,  pour  un  trottine- 
ment  de  souris,  se  levaient  en  sursaut,  relancés  de 
paniques  atroces  à  travers  les  escaliers. 

Barbe,  malgré  son  infinie  indulgence,  ne  s'épar- 
gnait pas  la  malice  à  l'égard  de  leur  lésine.  Celle-ci 
avec  le  temps  s'était  encore  outrée  :  tous  les  matins, 
à  pointe  d'aube,  l'avocat  entr'ouvrait  sournoisement 
la  porte  de  la  rue  et,  pour  économiser  le  salaire 
d'une  ménagère,  balayait  lui-même  le  trottoir  en 
toute  sa  largeur. 

—  Hé  !  l'avocat,  disait  la  grande  Rassenfosse  qui 
avait  le  trait  comique  et  ne  se  gênait  pas  pour  mêler 
un  peu  familièrement  à  ses  propos,  sans  nul  irres- 
pect, les  choses  saintes,  si  j'étais  le  bon  Dieu,  je  vous 
nommerais  suppléant  à  snint  Pierre  pour  la  garde  du 
paradis...  U  n'y  a  pas  de  danger  qu'avec  votre  habi- 
tude d'emporter  toutes  les  clefs  de  votre  maison, 
vous  laissiez  jamais  pénétrer  quelqu'un  en  fraude... 
Vous  êtes  tous  deux  les  geôliers  de  votre  propre 
sécurité. 

Le  mois  s'écoulait  et  Laurence  ne  se  pressait  pas 
de  partir. 

—  Ne  te  gêne  pas,  petite,  lui  dit  la  grand'mère  un 
matin,  quitte-moi  quand  tu  en  auras  assez.  La  mai- 
son d'une  vieille  femme  n'est  pas  une  volière  pour 
un  oiseau  comme  toi. 

—  Non,  répondit  Laurence  en  riant,  j'ai  ma  petite 
idée...  je  reste. 


258  LA    FI\    DES    BOURGEOIS 

—  Sûrement  cette  idée-là  a  dû  se  loger  plutôt 
dans  ton  cœur  que  dans  ton  cerveau,  ma  fanfan. 
Il  n'en  serait  pas  de  même  avec  les  autres  de  la 
famille...  Ah  !  je  n'ai  pas  besoin  de  mes  lunettes  pour 
y  voir  clair...  Il  eût  mieux  valu  pour  les  Rassenfosse 
que  Dieu  les  laissât  pauvres...  Ils  n'en  seraient  pas 
où  ils  sont.  Retiens  ceci  :  Targent,  c'est  souvent  la 
colère  de  Lieu...  Comme  une  chaux  vive,  il  brûle  en 
terre  les  bonnes  semences. 

Les  Jean-Honoré,  au  fond,  étaient  un  peu  déçus. 
Ils  avaient  compté  sur  Laurence  pour  faire  le  guet 
autour  de  cette  grande  fortune  de  Taïeule  qu'ils 
supposaient  mal  gardée,  livrée  à  de  probables  rapi- 
nes, comme  une  cbasse  sans  clôtures  où  braconnaient 
les  prêtres.  Mais  Laurence  ne  les  renseignait  pas,  sa 
droiture  se  refusait  à  la  surveillance  clandestine  qu'ils 
espéraient.  Elle  semblait  prise  imiquement  par  son 
idée,  la  célébration  du  nonantièrne  anniversaire  de 
Barbe.  Et  cet  anniversaire  coïncidant  avec  sa  fête 
patronale,  elle  avait  rêvé  un  jubilé  de  famille,  une 
grande  fête  des  cœurs  où,  pour  commémorer  cette 
longue  vie  vénérable,  toute  la  postérité  de  Jean- 
Chrétien  L  comme  en  de  plénières  assises,  s'assem- 
blerait. 

Les  Jean-Eloi,  les  Quadrant,  les  Piébœuf  acceptè- 
rent; mais  au  dernier  moment,  Piébœuf  cadet,  retenu 
par  une  épidémie  qui  tout  à  coup  ravageait  ses  char- 
niers, à  Taffùt  d'une  sûre  expropriation  cette  fois, 
s'excusait  en  annonçant  que  sa  femme  irait  seule.  Ce 
couard  fesse-mathieu  d'ailleurs  se  sentit  s'efTondrer 
à  la  pensée  d'affronter  en  un  tel  moment  la  rigide 
honnêteté  clairvoyante  de  celle  qui,  sans  faillir, 
portait  sur  ses  épaules  tout  un  siècle  d'honneur.  On 
ne  vit  donc  apparaître  que  les  tronçons  de  la  famille: 
encore  ceux-ci  avaient-ils  été  péniblement  rassem- 
blés. Les  Rassenfosse,  divisés  par  des  causes  pro- 
fondes qui  aliénaient  la  primitive  harmonie,  ne  surent 
pas  conjurer,  pour  l'exceptionnelle  splendeur  de  l'anni- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  259 

versaireJesefTets  de  la  consomption  qui  les  minait  et 
rendait  inévitable  la  dissolution  finale.  Le  mauvais  or 
mal  gagné  et  mal  dépensé,  un  sec  égoïsme  exaltant 
l'esprit  personnel  au  détriment  des  solidarités, 
comme  des  acarus  petit  à  petit  avaient  rongé  la 
puissante  organisation  des  commencements  de  la 
famille.  (Ihislaine  se  borna  à  envoyer  une  corbeille 
(le  fleurs  ;  Eiidoxe,  excipant  d'une  indisposition  de 
Sarah,  délégua  un  domestique  chargé  de  présents 
coûteux.  Arnold,  lui,  enragé  de  chasse,  cantonné 
quelque  part  dans  un  district  giboyeux,  ne  put  être 
rallié.  Enfui  Simone,  tourmentée  par  ses  crises,  re- 
tombée à  une  passion  d'isolement,  se  déroba  quand 
elle  apprit  que  Léon  Trovignan  accompagnait  sa 
femme.  Au  dernier  moment  celui-ci  se  désistait  et 
laissait  partir  Cyrille  sans  lui. 


XXYill 


Un  train  du  matin  les  débarquait  le  jour  de  la 
Sainte  Barbe.  Jean  Eloi  et  Quadrant  avaient  emmené 
leurs  valets  de  chambre  pour  porter  les  gerbes 
et  les  corbeilles.  Mais  en  franchissant  la  porte,  ils 
trouvaient  la  maison  encombrée.  Une  grosse  voix 
rude  de  porion,  dans  le  salon,  lisait  une  adresse  que 
Barbe,  debout,  très  droite  en  sa  robe  des  grands 
jours,  écoutait,  appuyée  d'une  main  au  dossier  d'un 
fauteuil.  C'étaient  les  compagnons  délégués  parles 


260  LA    F[.\    DES    BOURGEOIS 

charbonniers  de  Misère.  Tous  se  tenaient  découverts, 
les  visages  secoués  d'émotion,  en  silence. 

Ils  furent  obligés  d'attendre  dans  la  salle  à  manger. 
Maman  aurait  bien  pu  nous  épargner  ce  coup  de 
théâtre  ridicule,  pensait  Jean-Eloi.  Jean-Honoré  ne 
savait  pas  retenir  un  mouvement  d'humeur  et  disait 
à  Laurence,  accourue  au  devant  d'eux  : 

—  Tu  aurais  dû  nous  avertir,  nous  serions  arrivés 
par  le  train  suivant. 

Elle  se  défendait  ;  personne  n'avait  rien  su  ;  les 
charbonniers  avaient  agi  spontanément.  Et  très  émue 
elle-même,  elle  allait  regarder  par  la  porte,  revenait 
leur  dire  : 

—  Oh  1  les  braves  cœurs...  Tenez,  il  y  en  a  là  qui 
ont  des  larmes  dans  les  yeux. 

Subitement  des  cris  partaient,  une  explosion  de 
vieil  attachement  qui  couvrait  les  remerciements  de 
madame  Rassenfosse.  Elle  serrait  leurs  mains  co- 
riaces ;  ils  se  pressaient  pour  toucher  les  siennes. 

—  Allez  maintenant,  les  enfants  ;  vous  avez  pensé 
à  moi...  C'est  bien. 

Les  lourdes  semelles  cloutées  de  caboches,  les 
vareuses  aux  draps  pileux  se  bousculèrent  vers  la 
sortie.  L-=iurence  ouvrit  la  porte  du  salon  ;  ils  l'aper- 
çurent qui,  toujours  droite,  toute  seule  parmi  les 
vieilles  tentures  et  les  meubles  démodés  de  cette 
vaste  pièce  bourgeoise,  considérait,  les  lèvres  serrées 
et  blanches,  le  pauvre  luxe  des  dentelles  de  papier 
autour  d'un  bouquet  qu'elle  tenait  aux  doigts. 

—  Bénédiction,  maman,  fit  Jean-Eloi  en  s'avan- 
çant.  Nous  sommes  venus  pour...  Oui,  la  famille... 
Vos  enfants... 

Il  avait  préparé  une  harangue  ;  mais  tout  à 
coup  sa  mémoire  chavirait  :  un  hoquet  l'étrangla. 
Les  yeux  en  larmes,  presque  sanglotant,  il  se  jeta 
sur  le  sein  qui  les  avait  tous  allaités. 

—  Ah!  maman!  Cent  ans  bientôt  !...  Et  nous 
seuls  avons  l'air  d'avoir  vieilli  1 


LA    ILN    UliS    BOURGEOIS  ^t)l 

Jean-Honoré  à  son  tour  s'approchait,  réclamait  la 
bénédiction  maternelle,  la  voix  mal  affermie.  Puis 
madame  Quadrant,  née  Rassenfosse,  à  travers  une 
vraie  crise  de  pleurs,  se  lançait. Leurs  embrassements 
à  tons  trois,  comme  des  lierres  autour  de  la  vieillesse 
d'un  tronc,  parèrent  la  maternité  de  l'aïeule. 

Un  instant,  des  lointains  du  temps,  à  travers  cette 
fraîcheur  des  âmes,  resurgit  la  bonne  enfance  de  la 
famille.   Toute    pensée    aliénée  pour   le    culte    dont 
leurs  vieux  ans  la  magnifiaient,    ils  se  retrouvèrent 
les  frères  et  les  fils  des  premiers  âges,  dans  la  sainteté 
du  giron  qui  les  avait  couvés.  Barbe,  du  fond  d'une 
grande  lumière,  nimbée  d'une  gloire  légendaire,  ap- 
parut le  règne  vivant  des  Rassenfosse  et  la  figure 
éternisée  de  leur  fortune.   Ils  montaient  avec  elle  du 
puits  sanglant  de  Misère  en  l'assomption  de  ses  qua- 
tre-vingt-dix années   de  foi  et  de  vaillance  qui  déjà 
par  un  bout  se  perdaient  dans  le  songe.  Elle  assumait 
l'ère  héroïque  cle  Jean-Chrétien,  le  rachat  des  ascen- 
dants innombrables  agonissant  au  fond  des  fosses, 
l'avènement  au  jour  d'une  millénaire  hérédité  téné- 
breuse, toujours  plus  avant  plongée  aux  âges  de  la 
Terre.  Elle  était  le  svmbole  incarné  de  la  perduree 
des  humanités,  la  matrice  en  qui  s'était   transvase, 
pour  proliférer  et  se  délivrer,   le  sang  des  antiques 
parias  captifs  de  la  bure,  la  glèbe  fructifiée  des  fiers 
froments,  après  les  hersages  sans  trêve,  les  inféconds 
labours  qui  d'abord  n'avaient  fait  lever  qu'une  graine 

mort-née.  .  ,      . 

—  Et  cependant,  pensa  Jean-Eloi  en  regardant 
s'avancer  vers  Barbe  la  minauderie  sautillante  de 
Cyrille,  il  faudra  bien  un  jour  qu'elle  s'en  aille  aussi, 
cette  pauvre  maman...  Alors,  à  Vborizon  nu  des 
Rassenfosse,  là  où  se  dressait,  drn  comme  une  foret, 
l'arbre  de  sa  vie,  il  ne  s'élèvera  plus  que  des  bali- 
veaux chétifs,  comme  si  par  ses  racines  elle  avait 
pour  de  longs  périodes  épuisé  toute  sève. 

Celle-ci   visiblement    tarissait    dans    leur   lignée; 

15. 


262  LA    FIN    DES    BOLRGEOIS 

l'émouvant  anniversaire,  qui  avait  opéré  le  miracle 
de  rajeunir  des  cœurs  durcis  par  l'âge,  ne  remua 
chez  les  petits  enfants  que  des  sentiments  négligents  ; 
ils  s'acquittèrent  sans  entrain  de  la  formalité  des 
embrassades,  frôlèrent  du  bout  des  lèvres  cette  chair 
sacrée  qui  les  laissait  froids. 

—  Ouf,  fit  Régnier  en  revenant  trouver  dans  un 
coin  Antonin,  ça  me  rappelle  ma  première  commu- 
nion... On  nous  ofTre  la  vieille  à  baiser  comme  une 
patène...  Et  vrai,  elle  sent  la  relique,  bonne-maman... 
X'empèche,  vois-tu,  que  papa  tout  à  l'heure  a  été 
superbe  ;  il  y  a  été  de  sa  petite  larme.  Les  bois  du 
temps  de  papa  étaient  plus  juteux  qu'aujourd'hui. 

—  Affreux  railleur  !  dit  Laurence  qui,  en  s'occu- 
pant  de  ranger  les  corbeilles  apportées  par  la  famille, 
surprit  le  propos. 

Tout  le  salon  en  fut  bientôt  rempli.  Elle  arrivait  les 
poser  sur  les  tables,  la  cheminée,  les  fauteuils, 
comme  les  clartés  et  les  parfnms  d'un  printemps  de 
reposoir,  comme,  au  temps  du  mois  de  Marie,  les 
jonchées  fraîches  parmi  le  luminaire  des  chapelles. 
Et  Barbe,  avec  ses  gestes  un  peu  hiératiques  et  ses 
yeux  de  passé  revivant  les  vieilles  images  chères, 
sembla  vraiment,  au  milieu  de  l'air  d'adulie  dont  se 
parait  la  chambre,  une  très  ancienne  Sainte  Mémoire 
devant  qui  les  cœurs  se  grappent  en  offrandes  fleu- 
ries. 

Tout  à  coup  ses  prunelles  mollirent.  Laurence  était 
allée  décrocher  le  portrait  de  Jean-Chrétien  et  l'ins- 
tallait sur  un  des  fauteuils.  Sa  voix  trembla  : 

—  Je  l'attendais  de  toi,  c'est  une  bonne  pensée, 
petite  fille...  Mets  auprès  les  fleurs  de  ces  pauvres 
gens,  cela  lui  eût  fait  plaisir. 

Ensuite  elle  leur  disait  la  grande  parole  religieuse 
du  souvenir. 

—  Voilà  celui  qu'il  ne  faut  jamais  oublier  et  dont 
le  nom  n'a  pas  encore  été  prononcé...  Une  simple 
enfant  vous  donne  l'exemple. 


LA   FIi\    DES    BOURGEOIS  263 

Elle  s'était  rapprochée  du  portrait  et  en  évoquait 
l'âme  virile,  silenciée  par  la  mort. 

—  Jean-Chrétien!  Jean-Chrétien!  victime  choisie 
par  Dieu  pour  expier  les  faveurs  dont  11  nous  a  com- 
blés î  Votre  sang  n'a  pas  cessé  d'arroser  la  fortune 
des  Rassenfosse,  il  jaillit  vers  eux  du  fond  de  l'abîme, 
tout  rouge  et  fumant...  Et  pourtant,  voyez,  la  famille 
est  plus  morcelée  que  ne  le  furent  vos  os  en  tombant 
dans  Misère...  Il  n'en  est  venu  ici  que  la  moitié... 
Allez,  je  vous  le  dis,  à  vous,  mes  fils,  et  répétez-le 
aux  autres,  notre  maison  craque  de  partout.  Elle  sent 
la  mort,  il  y  a  une  odeur  de  décomposition  autour 
des  Rassenfosse...  Mes  vieilles  mains  ont  maintenu 
debout,  le  plus  longtemps  qu'elles  ont  pu,  le  legs  de 
Jean-Chrétien  ^^..  C'était  aux  vôtres  h  le  recueillir 
intègrement...  Mais  elles  étaient  occupées  ailleurs, 
vos  mains...  Quand  celles  de  votre  aïeul  sentirent 
s'effriter  le  charbon  sous  le  pic,  elles  tremblaient 
comme  si  elles  touchaient  Dieu...  Ce  n'était  qu'un 
pauvre  homme  de  bien.  Vos  mains,  à  vous,  vos  mains 
de  mauvais  riches  enfoncent  journellement  des  clous 
dans  la  chair  du  Seigneur. 

—  Voyons,  maman,  insinua  Jean-Honoré.  Ne  nous 
gâtez  pas  cette  bonne  journée. 

—  Taisez-vous,  cadet.  Moi  seule  ai  le  droit  de 
parler  ici...  Je  vois  une  longue  suite  de  malheurs 
pour  tous...  Dieu  s'est  retiré  de  nous.  La  famille 
n'est  plus  qu'une  force  aveugle  qui  roule  sur  une 
pente  et  qui  ira  se  briser  au  bas...  Laissez-moi  parler, 
je  n'en  ai  plus  pour  longtemps. 

Jean-Honoré  se  retourna  vers  Laurence  : 

—  C'est  ta  faute  aussi...  Pourquoi  ne  laissais-tu 
pas  là-haut  le  portrait  ? 

—  Papa  a  raison,  appuya  Cyrille.  C'est  niais,  tes 
sentimentalités. 

—  Ah  !  bonne  maman!  s'écria  Laurence,  voilà  que 
tout  retombe  sur  moi...  Est-ce  que  vous  avez  juré 
de  me  faire  pleurer? 


26  i  LA    FI>-    DES    BOURGEOIS 

Barbe,  à  cette  voix  qui,  en  riant,  parlait  de  larmes, 
se  passa  la  main  sur  les  yeux. 

—  C'est  toi,  petite?  J'étais  un  peu  partie...  Vois-tu, 
les  vieilles  femmes  comme  moi  ont  le  tort  de  trop 
regarder  en  arrière...  Donne-moi  tes  yeux  à  baiser... 
Toi,  du  moins,  es  restée  une  vraie  Rassenfosse. 

On  luncha  dans  ]a  salle  à  manger  en  attendant  le 
dîner  fixé  pour  deux  heures.  Un  coup  de  Champagne 
détendit  les  esprits.  Barbe  elle-même,  qui  ne  prenait 
jamais  de  vin,  consentit  à  mouiller  ses  lèvres  au 
verre  que  Laurence  lui  mettait  dans  les  mains. 


XXIX 


—  Dis  donc,  Antonin?... 

Régnier  en  déglutiuant  une  sandwiche,  attirait 
dans  le  vestibule  son  immense  cousin. 

—  il  m'est  poussé  une  idée...  Moi,  tu  sais,  je  suis 
comme  Cyrille,  il  me  faut  des  sensations...  Que  dirais- 
tu  si  je  te  proposais  d'aller  tailler  une  bâfre  à  trois 
cents  mètres  sous  terre  avec  des  femmes  ? 

Antonin  s'ébrasa. 

—  Hein? 

—  Des  femmes  I  Dame  I  Ce  qu'on  pourra  trou- 
ver, des  rebuts  de  province,  la  desserte  des  ta- 
bles d'hôtes  de  l'endroit...  Avec  des  louis,  cette  ca- 
naille de  Charles,  le  valet  de  chambre  de  papa,  nous 
fournira  ça...  Tu  n'es  jamais  descendu  à  Misère.  Moi 
non  plus...  Alors,  tu  comprends,  c'est  une  occasion... 


LA    FIi\    DES    BOURGEOIS  263 

Je  commande  le  mcmi  en  passant...  On  nous  met 
la  table  chez  les  ombres,  nous  dînons  chez  IHuton. 
Et  justement,  tu  sais,  la  Ste-Barbe,  c'est  leur 
jour,  aux  hommes  noirs,  aux  gens  des  fosses...  On 
pratique  des  momeries  anciennes.  Et  puis,  tu  verras 
des  filles  avec  de  gros  derrières  dans  leurs  culottes 
d'homme...  Vrai,  ça  ne  sera  pas  banal. 

Ils  frétèrent  une  berline.  En  entrant  au  charbon- 
nage, Régnier  se  nommait  au  gérant,  un  vieil  ingé- 
nieur dévot  aux  Kassenfosse  et  qui  tout  de  suite 
offrait  sa  maison,  souriant,  empressé,  heureux  de 
recevoir  le  fils  des  maitres  de  Misère. 

Régnier  dit  en  riant  : 

—  11  viendra  tout  à  l'heure  des  dames...  Carte 
blanche,  n'est-ce  pas? 

—  Vous    êtes    chez    vous,    répondit    le     gérant. 
Dans   l'après-midi,    quatre  femmes   débarquaient, 

avariées,  très  grosses,  la  chair  soufflée  et  malsaine. 
Le  cufat  leur  fit  horreur  ;  il  fallut  les  pousser  ;  et 
enfin  la  cage  s'engloutit,  avec  leurs  effrois  et  leurs 
clameurs  tout  à  coup  cassés  au  ras  des  lèvres  par  la 
plongée  vertigineuse.  Misère,  déblayée  de  leurs 
masques  blêmes,  maintenant  était  repris  par  les 
branles  et  les  tonnerres  de  l'accrochage,  le  fracas 
des  wagonnets  bondissant  sur  les  tôles,  le  déclic 
des  machines  précipitant  ou  remontant  les  berlai- 
nes,  le  rauque  halètement  continu  du  puits,  comme 
un  ouragan  monté  des  cryptes,  comme  la  respiration 
des  siècles  enterrés  au  creux  des  monts.  L'ancieri 
charbonnage,  aux  bouvreaux  en  ruine,  aux  irres- 
pirables atmosphères,  aux  galeries  combugées,  la 
tragique  fosse  enguignonnée,  repue  d'holocaustes, 
gorgée  de  fumiers  humains,  devenue  l'ossuaire  des 
races,  avait  fait  peau  neuve  dans  un  décor  de  grand 
palais  noir,  percé  d'avenues  profondes,  foré  de 
conduits  d'aérage  où  la  ventilalion  s'activait  au 
moyen  de  turbines  puissantes. 

Au  fond  de  la  dernière  galerie,   un  passage  s'ou- 


266  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

vrit  ;  ils  eurent  la  surprise  d'une  salle  protégée  par 
des  portes  en  tambour.  Jean-Eloi  l'avait  fait  lambris- 
ser et  parqueter  de  chêne,  entourer  d'un  large  divan, 
meubler  d'un  luxe  lourd  de  fauteuils,  de  tables  et  de 
bahuts.  Des  lampes  électriques  Téclairaient.  C'était, 
dans  le  grondement  étouffé  de  la  fosse,  parmi  les 
chocs  lointains  des  chariots  cahotant  sur  les  rails  et 
le  ronflement  des  volants  soufflant  en  tempête,  le 
silence  et  la  sécurité  d'un  abri  confortable  ménagé 
en  plein  volcan,  gagné  sur  les  barbaries  de  la  ge- 
nèse primordiale. 

Tout  de  suite  les  femmes,  devant  les  cristaux  et 
les  argenteries  de  la  table,  furent  rassurées  et,  flai- 
rant un  pâturage  généreux,  récupérèrent  leur  pas- 
sivité de  bétail  indolent  et  gras.  Mais  l'effrayante 
concurrence  d'Antonin  bientôt  les  déconcerta  :  sans 
répit,  avec  son  large  broiement  animal,  les  màchoi-  s 
res  remuées  d'un  va  et  vient  cyclique  de  faux,  il  dé-  | 
vastait  les  plats.  L'immense  poltron,  après  avoir  ca-  - 
ponné  à  la  descente,  les  yeux  éclatés,  tout  liquéfié 
d'effroi  sous  ses  couennes  blêmes  comme  devant 
l'imminence  de  la  mort,  éprouvait  à  présent  le  be- 
soin de  se  remonter  le  cœur,  de  l'étayer  de  nourritu- 
res massives.  Il  chercha  Régnier  des  yenx  :  celui-ci 
avait  disparu.  Il  prit  peur,  se  lança  dans  la  galerie 
en  l'appelant.  A  la  fin  il  l'aperçut  furtif,  indéchiffra- 
ble, écoutant  sourdre  les  bruits  mystérieux  de  la 
fosse,  regardant  filer  au  loin,  comme  des  langues  de 
feu,  comme  des  passages  d'àmes  mortes  en  des 
avernes,  le  petit  balancement  clair  des  lampes  aux 
poings  des  mineurs.  A  table,  avec  un  rire  grêle 
Régnier  disait  à  Antonin  : 

—  Tel  que  tu  me  vois,  je  viens  de  sentir  passer  en 
moi  l'âme  d'un  Néron.  Il  paraît  qu'une  des  veines 
contient  du  grisou.  Eh  bien,  j'ai  ou  très  furieusement 
la  pensée  de  m'y  faire  conduire  J'aurais  allumé  une 
cigarette...  Fouit!  Tu  vois  ça  d'ici...  Au  claquement 
de  l'allumette  tout   sautait...   C'est  ça  qui  aurait  été 


LA    FIN    l»tS    BOLUGEOIS  '2i)1 

une  digne  fin  pour  les  Rassenfosse...  Oui,  mon  cher, 
une  simple  allumette... 

—  Voyons,  pas  de  bêtise!  fit  Tépais  Ouadrant, 
>ubitement  vert  et  s'arrètant  de  malaxer  une  tranche 
de  gigot. 

—  Je  te  jure  que  je  ne  plaisante  pas.  C'était  déli- 
vrer du  même  coup  un  tas  de  pauvres  bougres  pour 
qui  la  vie  n'est  qu'une  monstrueuse  duperie...  Nous 
éclations  tous  dans  un  prodigieux  feu  d'artifice...  Le 
bûcher  de  Sardanapale,  dis,  mais  bien  plus  crâne,  une 
vraie  mort  moderne,  une  mort  sous  des  millions. 

—  11  est  fou!  oria  une  des  femmes,  soudainement 
debout,  en  agitant  les  bras  par  dessus  la  table.  Moi, 
d'abord,  je  ne  reste  plus,  je  veux  m'en  aller. 

La  panique  se  mettait  parmi  les  autres.  Excitées 
par  le  vin,  enragées  de  peur  et  de  colère,  elles  se  je- 
taient sur  Antonin  et  Régnier  qu'à  l'aveuglette  elles 
griffaient  et  caressaient  avec  des  mains  d'amour  et  de 
fureur.  Le  petit  Rassenfosse  glapissait  : 

—  Ah  ça!  c'est  donc  que  vous  y  tenez  bien,  à 
votre  sacrée  chienne  de  vie  ! 

Des  ondées  de  Cliquot  noyèrent  l'algarade.  Régnier, 
pour  les  mûrir,  leur  versait  à  boire  dans  de  grands 
verres  qu'elles  lampaient,  les  prunelles  déjà  mortes, 
en  chantonnant  des  refrains  obscènes.  Ils  résistèrent 
à  leurs  appels.  Alors,  fermentées  d'un  besoin  trouble 
de  volupté,  elles  s'enlacèrent  dans  un  rythme  de 
danse  en  se  mangeant  de  baisers  les  épaules. 

—  Hein  I  faut-il  que  nous  soyons  rosses,  ma 
vieille  bète  d'Antonin!  disait  Régnier.  Tout  à  l'heure 
un  brave  homme  de  porion  me  montrait  la  place... 
La  cage,  en  s'effondrant,  avait  fait  un  trou  grand 
comme  un  homme...  Dans  ce  trou,  parmi  les  débris 
de  la  cage,  on  retrouvailles  os  de  Jean-Chrétien.  Et  si 
ce  n'était  encore  que  ça  I  Mais  Misère  tout  entier  est 
plein  de  notre  sang...  Les  Rassenfosse  y  ont  fondu 
comme  dans  un  creuset...  C'est  le  minotaure  de  la 
famille,  le  monstre  auquel  ils  jetaient  les  générations 


268  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

pour  l'apitoyer  à  force  delegorger...Si  nous  n'étions 
pas  les  épouvantables  drôles  que  nous  sommes, 
nos  cheveux  se  raidiraient  sur  notre  tète  à  la  pensée 
des  hécatomlies  englouties  par  l'ogre...  En  tous  sens 
rodent  les  spectres  des  nôtres...  Et  pourtant,  nous 
les  petits-fils,  nous  voilà  nous  vautrant  parmi  tous 
ces  souvenirs  funèbres,  faisant  la  noce  en  ce  cime- 
tière avec  d'ignobles  gaupes  à  troupiers,  raclées 
jusqu'à  la  corde  comme  de  vieux  tapis  où  toute  une 
ville  se  serait  frotté  les  pieds...  Il  n'y  a  peut-être  pas 
en  ce  moment  dans  toute  l'humanité  deux  canailles 
plus  absolues  que  nous. 

—  Eh  bien,  ajouta-t-il,  je  veux  bien  te  le  dire,  à 
toi,  car  personne  ne  s'avisera  jamais  de  lire  en  moi 
toute  l'immensité  du  mépris  que  j'ai  pour  moi-même, 
je  me  vomis  actuellement,  je  cuve  ma  propre  vomis- 
sure. Ces  guenuches  immondes,  cette  lie  humaine, 
mais,  mon  cher,  c'est  encore  de  la  sainteté  comparée 
à  notre  infamie  à  nous  !  Elles  n'auraient  pas  fait  ce 
que  nous  faisons,  nous,  depuis  que  nous  sommes 
descendus  ici. 

11  s'interrompit  pour  leur  jeter  à  la  gribouillette 
une  poignée  de  louis  qu'aussitôt,  en  se  lacérant  avec 
les  ongles,  ces  furies  se  disputèrent,  puis  reprit  : 

—  Comprenne  qui  voudra,  ce  n'est  pas  toi  assuré- 
ment, il  me  seml)le  que  ce  n'est  qu'à  force  de  me  ravaler 
que  je  puis  échapper  à  l'horreur  d'être  né.  Je  voudrais 
m'évader  de  moi  par  de  telles  ignominies  que  la 
mort,  pour  m'en  punir,  serait  encore  un  trop  grand 
bienfait...  C'est  un  vertige,  oui,  un  vertige  que  je  ne 
m'explique  pas  et  que  je  subis,  le  vertige  de  la  des- 
truction et  de  l'écroulement.  Tout  à  l'heure,  en  nous 
enfonçant  dans  la  nuit  de  la  bure,  j'ai  éprouvé  une 
sensation  délicieuse,  divine  à  force  d'être  infernale... 
Au  fond,  c'était  encore  cette  chose  que  je  sens  se 
remuer  là,  ce  besoin  d'en  finir  avec  moi  et  cette  du- 
perie monstrueuse,  la  famille...  Il  me  paraissait  que 
tous  les   Rassenfosse  allaient  s'effondrer  avec  nous 


LA    FIN    DES    BOIRGEOIS  269 

dans  ces  ténèbres  à  pic,  dans  cette  mort  des  basses- 
fosses  d'où  notre  nom  est  sorti  et  où  irrémissible- 
ment  il  replongeait...  Yois-tn,  cronler  du  liant  d'une 
tour,  crouler  dans  l'ordure  et  l'ignominie  anonymes, 
devenir  un  excrément  confondu  aux  sécrétions  des 
foules,  n'être  plus  que  la  charogne  d'un  Pharaon 
compissée  par  les  chiens  errants,  c'est  peut-être  ça 
la  justice  de  Dieu,  l'expiation  dont  cette  vieille  rado- 
teuse de  grand'maman  nous  rabat  les  oreilles.  Com- 
prends-tu maintenant  le  symbole  de  ce  repas  cata- 
combal  avec  ces  dégoûtantes  fdles  publiques  choisies 
exprès  dans  les  vidanges  de  la  plus  liasse  prostitu- 
tion... Mais  regarde-les  donc.  Elles  s'accolaient  il  y 
a  un  instant  dans  un  leurre  d'amour,  et  voilà  qu'elles 
s'entretuent  pour  quelques  louis... 

—  Ceci  encore,  mon  cher,  dit  Régnier  sur  le 
ton  du  plus  amer  persifflage,  est  un  spectacle 
plein  d'enseignement.  L'argent  dont  nous  avons  fait 
notre  religion,  a  d'autres  fins  que  les  temporaires 
jouissances  qu'il  nous  procure.  Sa  loi  providentielle, 
c'est  l'extermination  des  hommes  entre  eux.  Il  est  le 
ministre  des  suprêmes  carnages,  l'ange  noir  des 
autels  où  se  dépècera  et  se  mangera  la  chair  hu- 
maine, le  maître-queux  des  festins  inévitablement 
cannibalesques  par  lesquels  se  clôturera  l'ère  des 
fils  anthropophages  de  Cain...  Nous  avons  le  devoir 
de  nous  alléger  de  notre  numéraire  au  bénéfice  d'une 
querelle  que  sanctifie  la  prédestination  secrète  de 
l'or,  afin  qu'au  moins  une  de  ces  harpies  demeure 
sur  le  carreau. 

Mi-nues,  les  jupes  volant  en  morceaux  sous  l'acè- 
rement  des  griffes,  elles  se  ruèrent  plus  frénétique- 
ment :  Antonin  à  son  tour  venait  de  puiser  dans  ses 
poches.  Et  après  un  combat  acharné  où  toutes  les 
quatre,  grappées,  tordues  convulsivement,  ramant  à 
plat  ventre  sur  le  sol,  s'entredéchirèrent,  une,  plus 
diligente,  enfin  parvenait  à  racler  un  certain  nom- 
bre de  louis  épars  qu'aussitôt   elle  enfournait  dans 


270  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

sa  bouche,  avec  une  épouvantable  grimace  de  cupi- 
dité triomphante.  Il  leur  fallut  ensuite  subir  les  tenta- 
tives d'extorsion  des  autres,  conjurer  la  rapacité  des 
mains  dont  elles  violentaient  leurs  goussets. 

—  En  voilà  assez,  fit  Régnier.  Aussi  bien  on  se 
blase  sur  les  plus  délicats  plaisirs. 

Ils  consentirent  à  les  indemniser  si  elles  voulaient 
partir  sans  bruit.  Un  mineur  ensuite  se  chargea  de 
les  reconduire  à  l'accrochage. 

—  Non  vrai,  mon  pauvre  vieux,  dit  mélancolique- 
ment Régnier  qnand  ils  se  retrouvèrent  seuls  devant 
la  table  maculée  de  vin,  encombrée  de  débris,  le 
plaisir  n'a  qu'un  temps.  Me  voilà  désabusé  sur  celui- 
ci  comme  sur  les  autres.  Il  y  a  toutefois  cette  com- 
pensation, c'est  qu'avec  des  filles  avouables,  nous  en 
aurions  été  pour  nos  cent  louis.  La  moitié,  avec  ces 
gouapes,  aura  suffi  à  nous  procurer  des  sensations 
après  tout  nullement  négligeables. 

—  Heureusement,  gémit  Antonin  en  nettoyant 
une  terrine  de  perdreaux,  elles  n'ont  pas  tout  mangé. 
J'ai  besoin  de  me  refaire  des  forces  pour  cette  ascen- 
sion qui  davance  me  recroqueville  les  boyaux. 

Des  coups  discrets  à  la  porte  les  requirent.  Le 
porion  parut. 

—  C'est  rapport  à  la  fête,  leur  dit  cet  homme,  v'Ia 
que  ça  va  commencer. 

Régnier  expliqua. 

Tous  les  ans,  le  soir  de  l'anniversaire,  on  extrait 
d'un  petit  tabernacle  confié  à  la  garde  des  hier- 
cheuses  l'image  de  la  S'^  Barbe.  Un  culte  de  dulie 
entoure  le  simulacre  auquel  se  rattache  une  idée  tuté- 
laire  et  propitiatoire. 

Contre  la  paroi  nitide,  exhaussée  par  des  blocs 
superposés  de  charbon,  ils  aperçurent  un  diminutif 
autel  renfermant  une  ancienne  et  fruste  poupée,  vêtue 
de  satin  blanc  et  décorée  de  paillons.  De  pauvres 
chandelles,  figées  dans  leurs  suifs,  larmaient  jusqu'à 
la  naïve  effigie  un  grelottcux  rougeoiement.    Piqués 


LA    1  L\    I>i:S    BÛUKGKOIS  271 

dans  les  quartiers  de  houille,  des  bouquets  de  fleurs 
artificielles  simulaient. parmi  ce  luminaire  misi-rable, 
un  jardin  de  raides  découpures  enluminées  imitant 
des  cœurs  de  roses  et  de  lis.  Autour,  dans  les  pé- 
nombres rigides,  s'éclairait,  au  brasillement  des  mè- 
ches, une  assemblée  de  sombres  visages  muets  aux 
sclérotiques  livides  dans  les  strates  filigineuses  des 
joues.  Les  filles  et  les  hommes,  du  fond  des  éter- 
nelles ténèbres,  dardaient  des  prunelles  dévotes  sur 
le  débonnaire  symbole.  Tassés  en  grand  silence 
flanc  contre  flanc,  comme  un  troupeau  qui,  par  les 
claires-voies  d'une  porte  d'étable,  regarderait  s'éclairer 
au  ciel  la  venue  du  jour,  ils  contemplaient  l'air  de 
noël  des  lumignons  piquetant  l'énorme  nuit  mali'ai- 
sante.  Et  c'étaient,  ces  trembloyantes  lumières  fai- 
sant passer  un  émoi  de  vie  sur  la  mystérieuse  idole, 
l'allumement  on  eût  dit  d'une  souterraine  aurore 
par-dessus  de  millénaires  chaos,  d'une  aurore  adorée 
par  des  Fois  filiales  et  simples,  comme  une  promesse 
de  mansuétude  et  de  pitié. 

—  Mais  c'est  une  stupidité  sans  nom,  s'effara  Antonin 
en  roulant  des  yeux  bovins  vers  les  issues...  Ils  vont 
faire  sauter  la  mine  avec  leurs  chandelles  ! 

Sa  couardise  n'enraya  que  devant  les  assurances 
du  porion  lui  certifiant  l'absence  du  grisou  en  cette 
partie  du  charbonnage. 

—  Du  moment  que  c'est  ainsi,  soupira-t-il,  allégé... 
Le  sexe  massif  des  filles,  débordant  sous  les  toiles 

souillées,  d'ailleurs  l'intéressait  plus  que  la  barbarie 
puérile  et  touchante  des  rites.  Dis  donc,  souffla-t-il 
à  l'oreille  de  Régnier,  mais  ce  sont  de  vraies  courges, 
leurs  derrières,  sans  compter  qu'elles  ressemblent 
toutes  à  des  guenons  ! 

—  Alors,  ça  ne  te  dit  rien  à  toi,  triple  mammouth 
que  tu  es,  éléphant  repu,  usine  à  tripes,  s'exclama 
Régnier  quand  ils  se  furent  un  peu  écartés.  Tu  es 
bien  heureux,  puisque  tu  subsistes  à  travers  tout 
l'intestin  invulnérable...  Moi,  yois-tu,  je  suis  remué. 


272  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

Ça  t'étonne,  mais  écoute-moi  bien,  tu  n'as  pas  en- 
core uni  de  fétonner  avec  moi.  Oui,  je  sais,  il  y  aura 
toujours  des  bavards  comme  Eudoxe  et  des  imbéci- 
les comme  tui  pour  crier  au  fétichisme.  Demain  j'é- 
mettrai moi-même  un  sententieux  réquisitoire  contre 
Tadliérence  tenace  des  plèbes  a  des  idolâtries  suran- 
nées... Qu'est-ce  que  ça  prouve,  si  ce  n'est  notre  ob- 
tus et  féroce  égoïsme,  puisque  le  recours  à  une  aide 
surnaturelle  que  nous  répudions  pour  nous,  nous  ne 
pouvons  croire  qu'elle  soit  nécessaire  à  ceux  qui, 
après  tout,  n'ont  que  leur  foi  pour  unique  chevance! 
Intolérance,  stupidité  aveugle  et  carnassière,  tout 
l'homme  est  là...  Eh  bien,  je  te  jure  que  je  n'ai  pas 
regardé,  moi,  ces  gros  postérieurs  de  femme  qui 
peut-être  t'ont  éveillé  à  des  idées  de  fornications  tur- 
bulentes. Je  n'ai  pensé  qu'à  ces  âmes  de  pauvres  gens 
ployées  en  extase  devant  la  ridicule  petite  image,  ré- 
confortées par  un  espoir  tenace  en  sou  efficacité...  Il 
m'a  paru  assister  à  un  culte  des  premiers  croyants,  à 
un  office  de  ténèbres  des  hommes  des  vieux  âges,  à 
des  liturgies  abolies  en  des  cryptes  secrètes,  en  de 
mortuaires  et  caverneuses  églises  de  martyrs. 

Et  pourtant,  ajouta  Régnier  en  riant,  concilie  cela, 
si  tu  peux.  Moi  qui  en  ce  moment  ai  les  nerfs  tendus 
par  une  pitié  que  papa  et  les  autres  hommes  ver- 
tueux de  la  famille  n'auront  jamais  connue,  je  les 
enverrais  très  allègrement  faire  le  plongeon  dans 
l'éternité  en  allumant  une  cigarette  près  d'une  poche 
à  grisou!  Tu  crois  que  je  blague?  Après  tout,  c'est 
peut-être  vrai;  mais  alors  il  faudrait  admettre  qu'il 
n'y  a  de  vrai  en  moi  que  la  blague.  Mon  cœur  m'est 
remonté  entre  les  épaules,  je  le  porte  dans  ma  bosse. 

Un  être  trapu  et  voûté,  une  face  de  bête  farouche 
sur  une  carrure  de  vieil  homme  encore  valide  s'était 
arrêté  près  d'eux  et  les  coutemplait.  Ils  n'y  prirent 
point  d'abord  attention,  mais  le  porion  tout  à  coup 
leur  dénonçait  cette  particularité.  L'homme  s'appelait 
Hassenfosse    et  se  prétendait   issu   d'un   cousinage 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  ^73 

avec  Jean-Chrétien   I.   C'était  Barbe   qui,  voilà  trois 
ans,  l'avait  fait  entrer  à  Misère. 

—  Comment!  s'écria  Régnier  en  allant  vers  lui, 
tu  appartiens,  toi  aussi,  à  cette  grande  famille  des 
Rassenfosse,  devenus  des  rois  sur  la  terre,  et  tu 
acceptes  de  croupir  dans  celte  nuit  épouvantable  ! 
Regarde-moi,  je  suis  le  fils  de  Jean-Eloi  V  et  le 
petit-fils  de  Jean-Eloi  IV.  Nous  sommes  du  même 
sang,  et  pourtant  il  y  a  entre  nous  la  différence  qu'il 
y  a  entre  un  crapaud  et  un  bœuf...  Cent  de  tes  jour- 
nées de  travail  ne  pourraient  payer  la  somme  qu'il 
me  faut  pour  satisfaire  nn  caprice  de  cinq  minntes. 
Eh  bien,  écoute,  j'envie  tes  ans  robustes,  je  voudrais 
être  un  homme  comme  toi,  car  moi,  je  suis  voué  à 
n'être  jamais  que  le  crapaud...  Vois  ce  qu'ils  ont  fait 
de  moi. 

—  J'croyais  point,  dit  le  vieux,  que  ce  fût  Dieu 
possible  quand  à  t'a  l'heure  les  compagnons  i  m'ont 
dit  que  vous  étiez  le  petit  aux  Rassenfosse...  J'vous 
croyais  tous  ed'  beaux  hommes.  Mais  sûrement 
ajouta-t-il  en  bornoyant  vers  Antonin,  c'en  doit  être  un 
aussi,  celui-là,  tant  il  a  dessus  lui  de  la  belle  graisse 
de  richard  ! 

Régnier  maintenant  se  prenait  à  considérer  curieu- 
sement ce  survivant  des  anciens  troglodytes  des 
fosses,  ce'  gorille  oreillard  et  velu  au  petit  crâne 
oblique  renflé  de  mâchoires  violentes,  aux  mains 
ballant  en  dehors  et  cordées  de  muscles  démesurés, 
au  thorax  concassé  comme  par  des  pilons,  et  qui, 
bonasse,  avec  de  petits  rires  amusés,  crevant  les 
peaux  corroyées  de  son  mufle,  repétait  : 

—  Ah  ben  !  ah  bon  !  c'est  eune  histoire  ! 

—  Voilà  bien  l'homme  primitif  de  notre  lignée,  se 
parla-t-il,  voilà  bien  l'ancêtre  de  la  race...  Jean- 
Chrétien  I  devait  lui  ressembler. 

Il  se  tournait  vers  Antonin  : 

—  Une  fois  de  plus,  s'atteste  ici  notre  canaillerie  à 
tous,  puisque  nous  tolérons  qu'un  des  nôtres  pâtisse 


274  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

dans  cette  géhenne  quand  nous  nous  bornons  à  en 
soutirer  sans  fatigue  de  For  à  emplir  des  galions. 
Il  toucha  le  bras  du  charbonnier  : 

—  Eh  bien,  quoique  probablement  tu  me  prennes, 
à  cause  de  ma  bosse,  pour  un  Rassenfosse  sans 
importance,  je  vais  le  dire  une  parole  qu'aucun  au- 
tre Rassenfosse  ne  te  dira.  Je  te  vénère,  tu  es  pour 
moi  le  Patriarche...  Maintenant  je  vais  l'offrir  une 
occasion  inespérée  de  te  dédommager  de  tes  haines 
bien  légitimes  contre  une  famille  qui,  pour  un  tra- 
vail tellement  rebutant  que  toi  et  tes  pareils  vous 
ressemblez  plus  à  des  animaux  qu'à  des  hommes, 
te  paie  un  salaire  sans  douîe  insuffisant  à  te  nourrir. . . 
Tiens,  flanque-moi  de  toute  la  largeur  de  ta  main  un 
soufflet,  je  ne  l'aurai  pas  volé.  Et  encore  bien  je  la 
serrerai  dans  les  miennes,  avec  humilité,  cette  main 
qui  m" aura  frappé. 

L'homme  fut  pris  d'un  grand  tremblement. 

—  J'ai  rien  fait  de  mal  à  personne  pour  me 
condamner  à  ça. 

—  Ah  !  pauvre  homme  sans  rancune  et  sans  pé- 
ché !  dit  Régnier.  Est-ce  que  décidément  toute  la 
bonté  et  tout  le  pardon  seraient  en  bas  ?  Comment  1 
je  t'ofTre  de  nous  rendre  mépris  pour  mépris  et  tu  re- 
fuses !  Tu  n'as  pas  l'air  de  te  douter  qu'en  témoi- 
gnant une  telle  indifférence  des  humiliations  où  tu  vé- 
gètes par  notre  faute,  tu  nous  écrases  de  toute  la 
supériorité  de  ton  grand  cœur  ..  Eh  bien,  jette- 
toi  dans  mes  bras,  sublime  bète  de  somme,  je  veux 
t'embrasser,  tout  poudreux  et  noir  comme  tu  es... 
Et  tu  sais,  ne  te  ghie  pas,  frappe  sur  ma  bosse  si  tu 
as  envie. 

L'humble  mineur,  d'abord  ijiterloqué,  subite- 
ment manifesta  une  grosse  émotion.  Son  rude  men- 
ton hérissé  de  picots  gris  s'agita  dans  un  claquement 
de  mâchoires,  il  ne  pouvait  ni  rire  ni  pleurer.  Et  enfin 
il  se  décidait,  se  lançait  avec  un  cri  rauque  sur  Ré- 
gnier, lui  raclait  la  joue  de  sa  face  râpeuse.    PuiSy 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  275 

tout  heureux,  humide,  reniflant,  il  restait  à  le  consi- 
dérer. 

—  De  ce  coup  ci,  j'suis  content,  hen  content,  ah  ! 
iicn  content...  C'est  ben  vrai,  to  d'mème,  qu'on  est 
lie  la  même  famille. 

—  Et  maintenant  va,  papa,  va,  vieux... 
Il  se  tourna  vers  Antonin  : 

—  Pour  pousser  la  farce  jusqu'au  bout,  il  convien- 
I Irait  de  lui  faire  l'aumône  d'une  pièce  de  cent  sous. 
L'ironie  alors  serait  comble. 

Il  fouilla  ses  poches. 

—  Tiens,  voilà  de  quoi  boire  à  la  santé  de  ces 
Rassenfosse  qui  t'oppriment  et  te  cloîtrent  dans  ton 
servage. 

Le  pataud  hésita  une  seconde,  regarda  l'argent, 
finalement  repoussa  la  main  qui  l'offrait. 

—  Non,  j'suisben  assez  payé  comme  ça. 

Ils  le  virent  s'enfoncer  avec  son  dandinement  lourd 
de  primate,  avec  le  pendiculement  de  ses  énormes 
battoirs  au  bout  des  bras,  dans  les  obscures  spirales 
de  la  fosse,  rentrer  dans  celte  nuit  des  siècles  où 
indéfiniment  plongeait  leur  hérédité  et  d'où  il  ne  sem- 
bla sorti  un  instant  que  pour  leur  susciter  le  grand 
visage  ténébreux  du  premier  générateur,  de  l'homme 
des  cavernes  qui,  à  l'origine  des  temps,  avait  projeté 
sa  semence  dans  une  matrice  de  femme,  afin  qu'elle 
s'épandît  plus  tard  en  torrent  et  devînt  le  large  fleuve 
de  vie  des  Rassenfosse  actuels. 

—  Tàte  mes  yeux,  fangeux  pourceau,  fit  Régnier 
quand  le  pâtira  cessa  d'être  visible,  et  s'il  te  reste 
aux  doigts"  quelque  sensibilité,  tu  constateras  cette 
€hose  bouffonne  :  un  pleur.  Cet  homme  m'a  donné  le 
grand  frisson,  j'ai  senti  passer  en  moi  Ihorreur  sa- 
crée, l'horreur  des  arcanes  antiques.  Rappelle-toi 
notre  rencontre  avec  le  Pauvre  de  la  forêt.  C'était 
déjà  pathétique,  mais  ceci  l'est  bien  plus.  Le  cycle 
biblique,  en  nous  y  comprenant,  s'achève,  grâce  à  ce 
Rassenfosse  vomi  jusqu'à  nous  du  fond  des  géhennes. 


276  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

Avec  le  Pauvre  nous  avions  la  Faim,  l'éternel  nomade 
sans  famille  et  sans  patrie  qu'on  voit  entrer  par  une 
porte  de  ville  et  en  sortir  par  l'autre,  le  ventre  plus 
creux  que  les  os  qu'il  ronge,  lappant  au  ruisseau, 
mangeant  les  résidus  de  l'égoùt.  Avec  le  forçat  de  la 
mine  se  lève  la  loi  inexorable,  la  fatalité  du  Travail 
qui  fait  de  l'homme  le  serf  de  l'homme,  —  du  Travail,  î 
cousin  germain  de  la  Faim.  Et  nous  sommes,  nous, 
réunis  en  un  seul,  la  réplétion  du  mauvais  riche, 
tous  les  autres  fléaux  ensemble  :  la  gourmandise,  la  \ 
luxure,  l'oisiveté,  l'avarice,  la  férocité,  l'égoïsme. 

Mais,  ajouta-t  il,  tout  cela  indubitablement  de- 
meure non  avenu  pour  ton  imperméable  cervelle...  , 
Bon  poiir  moi,  le  détraqué,  le  fou  Rassenfosse,  comme 
ils  disent  I  Accomplis  donc  ta  mission,  va  paître, 
pifTre-toi  en  attendant  la  fm  qui  ne  tardera  guère. 
ÎS'es-tu  pas  l'estomac  pour  qui  s'exténuent  autour  de 
nous  des  milliers  de  pauvres  diables  faméliques? 
N'es-tu  pas,  dans  ce  charnier  de  Misère  qui  dévore 
nos  aînés,  un  charnier  vivant  et  non  moins  insa- 
tiable I 

Ils  se  croisaient,  en  remontant,  avec  les  équipes  de 
nuit  qui  arrivaient  relayer  les  travailleurs  du  jour. 
Mais  Anfonin,  au  moment  d'évacuer  le  cufat,  était 
pris  d'une  .syncope  :  les  jambes  floches,  l'estomac 
chaviré,  il  fallut  deux  hommes  pour  le  soutenir  sons 
les  aisselles  et  la  traîner  ainsi  jusqu'à  la  gare. 

Enfin  un  train  les  emmenait.  A  un  relais,  dans  la 
nuit  d'une  gare  de  petite  ville,  Régnier,  en  jetant  sa 
cigarette  par  la  portière,  tout  à  coup  voyait  des- 
cendre une  petite  femme  voilée,  aux  allures  furtives. 
11  reconnut  Lespnjol  dans  le  gros  monsieur  qui  rapi- 
dement s'avançait  au  devant  d'elle.  Puis  la  machine 
siffla  :  le  train  repartait.  Il  secoua  Antonin  vautré 
dans  les  coussins. 

—  Dis  donc,  sais-tu  qui  je  viens  d'apercevoir  filant 
avec  son  chanteur?  Cyrille,  notre  petite  cousine... 
Eh  bien,  vrai,  il  ne  manquait  plus  que  cela,    c'est 


LA    FIX    DES    BOURGEOIS  27 1 

complet  comme  pourriture...  Et  sans  doute  ils  vont 
ensemble  roucouler  dans  d'humides  draps  d'hôtel, 
pendant  que  ce  pauvre  Provignan  croit  son  honneur 
en  sûreté  chez  la  vieille  grand'maman  ! 


XXX 


Enfin  Danièle  quittait  la  pension. 

La  baronne  tout  à  coup  vit  se  dresser  les  exigen- 
ces douloureuses  de  sa  maternité.  Devant  ces  dix- 
neuf  ans  glorieux  comme  un  jardin  de  roses, 
elle  se  sentit  se  faner  et  vieillir  d'une  fois  de 
tout  l'éclat  de  ce  printemps  de  la  chair  en  fleur. 
Toutes  les  braises  de  ses  antérieures  jalousies  se 
rallumèrent;  Eudoxe  comprit  qu'il  était  surveillé; 
Danièle,  de  son  côté,  affinée  parla  haine  qu'elle  vouait 
à  la  mauvaise  mère,  sa  rigide  geôlière,  s'aperçut 
soupçonnée,  soupçonna  des  défiances  vigilantes  au- 
tour de  ses  pas  dans  la  maison.  Elle  leur  revenait 
avec  la  détente  de  toute  une  jeunesse  comprimée 
par  les  silences  de  la  captivité,  le  sang  mousseux  et 
pétillant,  joyeuse  pour  cet  exil  fini  pendant  lequel 
ses  ailes  avaient  poussé  et  qui  allait  leur  permettre,  à 
ces  ailes,  de  se  déployer,  mûrie  aussi  par  les  songes 
d'une  nubilité  inquiète  et  ardente,  travaillée  de  sug- 
gestions troubles,  de  curiosités  tenaces  et  légère- 
ment perverses. 

Madame  Eudoxe   Rassenfosse   fut   outrée  de   son 
air  d'indépendance.  Elles  eurent  ensemble,  dès  les 

16 


278  LA   1 IX    DES    BOURGEOIS 

premières  semaines,  des  scènes  d'où  la  mère  ne 
sortit  pas  sans  défaite  et  où  Danièle,  en  mots  brefs, 
froidement  aiguisés,  trouva  l'occasion  de  lui  repro- 
cher la  vacuité  de  son  affection.  C'était, dans  ses  durs 
yeux  de  pierreries,  dans  le  faste  impérieux  et  glacé 
de  sa  personne,  c'était,  en  de  tels  moments,  l'image 
ressuscitée  de  la  beauté  et  du  caractère  qu'elle  avait 
eus  elle-même  et  qu'avait  connus  son  premier  mari, 
Orlander,  le  grand  baron  des  coups  de  Bourse.  Elle 
se  persuada  que  le  salut,  pour  son  automne  humilié 
du  contraste  avec  cette  belle  fille  où  elle  semblait  se 
survivre,  était  un  prompt  mariage  qui  l'écarterait  de 
son  chemin.  L'holel  tumultua  du  bruit  des  garden- 
party,  de  la  musique  et  du  flirt  des  soirées  et  des 
sauteries.  Une  cour  d'amies,  un  vol  de  jeunes  filles 
gentiment  évaporées  entoura  cette  petite  reine  de 
l'argent  qui,  sans  délais,  se  dénonçait  prèle  pour  les 
dominations  du  monde. 

Danièle,  au  sortir  de  la  pension,  connut  ainsi  tout 
de  suite  la  grande  vie  à  laquelle  la  prédestinait  la 
fortune  de  leur  maison.  Sans  transition  elle  se 
trouva  jetée  dans  les  plaisirs,  les  relations,  les  fiè- 
vres dont,  petite  élève  maussade,  elle  avait  caressé 
l'espoir.  Elle  eut  son  cheval  et  son  écuyer,  son 
coupé,  un  appartement,  ses  femmes  de  chambre.  J)es 
partis  se  présentèrent;  elle  ne  se  décidait  pas;  il 
fallut  (jue  Sarah  encourageât  elle-même  la  cour  du 
petit  Mosenheim,  le  fils  du  banquier  de  Francfort,  qui 
semblait  le  soupirant  le  plus  sérieux.  A  la  fin,  d'un 
haussement  de  ses  merveilleuses  épaules  qui  s'im- 
patientaient pour  les  instances  de  sa  mère,  elle  con- 
sentait nonchalemment. 

Madame  Eudoxe  Rassenfosse  reprit  dès  ce  moment 
un  peu  d'assurance.  Danièle,  d'ailleurs,  à  plusieurs 
reprises  n'nvait  pas  caché  son  indifférence  pour 
l'homme  qui  succédait  à  son  père.  Elle  répondait 
à  son  bonjour  par  un  court  salut,  l'appelait  mon- 
sieur, évitait  la  main  qu'il  lui  tendait.   Eudoxe,  qui 


LA    riX    DES    BOURGEOIS  279 

avait  commencé  par  rire  de  ce  qu'il  nommait  son 
humeur  de  petite  fille,  tâcha  d'humilier  son  orgueil 
en  la  traitant  avec  une  familiarité  négligente.  Celle-ci 
demeura  sans  prise  sur  sa  froiJenr  hautaine.  Alors  il 
se  piqua  ;  son  amour-propre  blessé  d'homme  à  bon- 
nes fortunes  l'inclina  à  des  ruses;  il  essaya  d'une 
comédie  de  dédain  pour  se  faire  regretter. 

Ce  jeune  beau-père  ainsi  méprisé  avait  beaucoup 
occupé  autrefois  la  rêverie  de  la  morose  petite  pen- 
sionnaire. Elle  ne  l'avait  aperçu  qu'en  de  rares  échap- 
pées, assez  pour  s'énamourer  de  sa  belle  mine  et  de 
ses  grands  airs.  C'avait  été  sous  les  rideaux  blancs 
de  son  lit,  dans  le  sommeil  du  dortoir,  la  passion- 
nette  puérile  par  laquelle  lui  était  venue  la  tentation 
du  péché.  Elle  ne  pouvait  se  faire  à  l'idée  que  ce  joli 
mari  fût  à  sa  mère  :  elle  qui  n'aimait  sa  mère  que  par 
convenances,  en  arriva  à  la  délester  pour  celte  pos- 
session d'un  homme  admiré  et  qu'elle  adorait  secrè- 
temeîit.  Si,  au  contraire,  elle  l'eût  aimée,  ce  fut  lui 
qu'elle  eût  détesté  pour  ce  cœur  maternel  qu'un  intrus 
lui  dérobait. 

Puis  l'image  s'atténuait,  d'autres,  au  hasard  des 
jours,  y  succédèrent  ;  elle  s'éprenait  de  son  maître  de 
musique,  de  son  professeur  de  sciences,  du  cousin 
d'une  de  ses  amies  venu  en  visite  à  la  pension, 
toute  une  série  de  frêles  et  passagères  empreintes  sur 
la  plaque  sensibilisée  de  son  cerveau.  Seule,  la  dé- 
testation  de  la  mère  subsista.  Danièle  ne  l'abdiquait 
pas  en  rentrant,  mais  après  le  clandestin  de  ses 
amoureux  songes,  une  curiosité  tout  à  conp  la  pre- 
nait pour  celui  qui  en  avait  étr!  l'objet.  Maintenant 
que  la  vie  les  rapprochait,  il  lui  parut  dépossédé  du 
prestige  dont  à  distance  et  à  travers  les  défenses  il 
l'avait  conquise.  Elle  eut  la  moue  de  qui  se  déçoit  à 
contempler  l'inanité  d'une  ancienne  et  vaine  idole, 
désauréolée  de  mystère. 

Eudoxe  bientôt  s'aperçut  de  l'inutilité  de  ses  stra- 
tagèmes ;  sa  froideur  aussi  bien  que  ses  anciennes 


280  LA   FL\   DES   BOURGEOIS 

moqueries  n'entamaient  ce  cœur  hermétique.  Il  se 
sentit  l'étranger  qui  ne  comptait  pas  dans  sa  vie,  le 
passant  terne  duquel  se  désintéressaient  ses  yeux. 
Un  dépit,  une  rage  de  la  supposer  invulnérable  eut 
raison  de  ses  derniers  et  faibles  scrupules.  Il  l'es- 
péra  d'un  événement  fortuit  qui  la  briserait  entre  ses 
mains,  guetta  patiemment  le  moment  où,  par  la 
violence,  à  défaut  du  libre  consentement,  il  la  con- 
traindrait, en  la  possédant,  à  le  reconnaître  pour 
maître.  Rapidement,  en  cette  conscience  oblique, 
l'ennui  des  dédains  infligés  avait  tourné  au  désir. 
Le  viveur,  allouvi  de  proies  neuves,  s'alluma  pour 
cette  chair  vierge  à  toute  heure  frôlée,  autrement 
délectable  que  les  ragoûts  d'adultère  éventés  dont  il 
faisait  ses  menus. 

Madame  Rassenfosse.  accoisée,  émoussée  à  la  lon- 
gue en  ses  défiances,  à  présent  exigeait  de  leur  part 
une  réciproque  attitude  familiale  devant  le  monde.  Il 
assuma  le  rôle  d'un  beau-père  ponctuel,  la  chape- 
ronna pendant  les  migraines  de  Sarah,  montait  avec 
elle  ou  la  menait  en  phaéton,  le  matin,  au  bois.  Elle 
finit  par  se  déraidir  un  peu  en  cette  vie  plus  libre  qui, 
à  deux,  dans  le  coude  à  coude  des  parties  de  cheval, 
l'amusait  de  l'illusion  d'une  nuance  de  camaraderie. 
Eudoxe,  lui,  rompu  aux  manœuvres  du  hbertinage, 
ne  se  pressait  pas,  attendait  l'inévitable  circonstance. 
Au  fond,  une  inquiétude  le  paralysait.  Avec  son  court 
front  têtu,  ses  yeux  impérieux  et  clairs,  les  vouloirs 
irréductibles  dont  à  tout  moment  elle  tyrannisait  son 
entourage,  elle  s'attestait  indéchiffrable,  secrète,  tou- 
jours sur  la  défensive.  Quelquefois,  en  pleine  fête, 
elle  lui  disait  :  Ramenez-moi  ;  et  c'était  comme  un 
ordre  enjoint  du  haut  de  sa  tète  et  qui  n'admettait 
pas  qu'on  l'éludât.  Un  jour,  en  un  élan  sauvage,  tout 
à  coup  elle  cravachait  son  alezane  et  la  lançait  à  fond 
de  train.  Il  était  obligé  de  donner  de  l'éperon  et  après 
une  course  furieuse,  la  rattrapait  dans  un  taillis, 
toute  calme,  un  peu  moqueuse.  Il  l'avait  sermonnée. 


LA    1"L\    DliS    JiOLKGi:01S  2^i 

Elle  s'était  mise  à  rire  en  le  regardant  bien  en  face  : 
il  n'avait  pins  recommencé. 


XXXI 


Vers  la  mi-février,  un  Cercle  d'art  novateur  ouvrit. 
C'étaient  de  déterminés  contempteurs  des  méthodes 
courantes,  des  adeptes  d'un  impressionisme  savou- 
reux et  oulrancier,  presque  tous  des  jeunes,  affichant 
audacieusement  la  foi  nouvelle.  Dans  l'absolue  dé- 
composition de  l'école,  dans  l'universel  goujatisme 
des  âmes,  ils  opposaient  aux  manouvriers,  aux  bas 
industriels  trafiquant  de  l'idéal  une  personnalité  sur- 
abondante qui  leur  donnait  l'air  d'émeutiers  déchaus- 
sant les  pavés  pour  en  édifier  une  barricade.  Ils 
s'étaient  dénommés  les  XY.  Chacun  de  leurs  salons 
motivait  de  larges  affluences  ironiques  et  hostiles, 
pétardant  en  quolibets  devant  l'imprévu  et  l'insou- 
mission de  leur  art. 

Eudoxe  y  mena  Danièle.  Ils  y  allaient  seuls,  sans 
la  baronne,  très  occupée  d'une  fancy-fair  et  qui, 
d'ailleurs,  évitait  de  se  montrer  trop  publiquement 
avec  sa  fille.  Après  un  tour  de  salle,  ils  se  rencon- 
traient avec  Jean-Eloi  et  PiéboMif  cadet.  Leur  juge- 
ment à  tous  ne  variait  pas  quant  à  la  valeur  des 
œuvres.  Piébœuf  surtout,  crassement  ignare,  d'une 
obturation  telle  que  récemment,  moyennant  une 
somme  royale  il  s'était  approprié  le  plus  frauduleux 
des  Uembrandl,  s'exaspérait. 

16. 


282  LA    FI\    DES    BOURGEOIS 

—  C'est  un  scandale  î  Ces  gens-là  se  fichent  de 
nous  avec  leurs  paysages  oranges  et  bleus...  Un 
arbre  est  vert.  vert...  Et  puis  pas  de  dessin,  pas  de 
perspective...  Voyez-vous,  c'est  la  mort  de  l'art. 

Jean-Eloi,  de  son  côté,  professait  que,  depuis  les 
anciens,  on  ne  faisait  plus  de  bonne  peinture.  11 
aimait  les  aspects  lisses  et  miroités,  les  beurres 
frais,  les  jus  de  teintures,  une  exécution  capillaire 
et  miniaturée.  Son  hôtel,  pour  se  conformer  au  goût 
régnant  de  la  toile  peinte  et  du  bibelot,  abondait  en 
Mieris,  en  Yan  der  WerfT,  en  Mignon  voisinant  avec 
des  modernités  mastiquées  et  poncées,  d'une  appli- 
cation de  vitriers.  Ces  XY  ?  Un  ramassis  de  ratés  qu'il 
eut  fallu  renvoyer  aux  écoles  !  En  art  comme  dans  la 
société  il  n'y  avait  plus  de  règles  ni  de  lois  :  chacun 
tirait  de  son  côté,  on  affichait  le  plus  déplorable  ir- 
respect pour  les  maitres  et  les  honnêtes  gens.Yrai,  il 
finissait  bien,  le  siècle  ! 

—  Mon  cher,  conclut-il,  vous  qui  êtes  à  la  Cham- 
bre, vous  devriez  vous  élever  contre  de  telles  exhibi- 
tions... C'est  honteux...  On  ne  devrait  pas  tolérer  des 
spectacles  qui  pervertissent  le  goût  public.  Sans 
compter  qu'ils  exposent  des  salauderies...  11  y  a  là- 
bas  des  femme  nues  d'une  indécence...  Alors,  qu'on 
nous  ramène  aux  barbares  ! 

Sa  routine  de  vieux  burgrave  se  lâchait  en  invec- 
tives pour  cet  art  qui  dérangeait  ses  certitudes.  Il 
finit  par  égaler  Piébœuf  dans  les  injures  dont  il 
épiçait  ses  réprobations.  Un  des  exposants,  cor- 
rect, en  veston  de  bonne  coupe,  passa,  sans  sour- 
ciller, à  travers  les  gogues  et  les  mépris  de  l'as- 
sistance. Quelqu'un  près  d'eux  le  désigna  par  son 
nom  à  trois  dames  qui,  en  s'éventant,  demi-renversées 
sur  leurs  hanches,  riaient  très  haut.  Alors  ils  se  le 
montrèrent  en  pouffant  à  leur  tour.  Ce  calme  jeune 
homme  les  irritait  comme  un  défi.  De  la  haine  leur 
allongeait  les  dents.  Piébœuf,  du  bout  de  son  index, 
l'indiqua  à  un  monsieur  qu'il  ne  connaissait  pas,  avec 


LA    FIN    DES   BOURGEOIS  283 

le  geste  de  le  dénoncer  à  d'espérables  représailles. 
Ils  l'auraient  joyeusement  mis  en  pièces.  Mais  tout 
à  coup  Réty  s'apercevait  dans  un  groupe  voisin. 
Eudoxe  avança  le  bras  pour  lui  toucher  l'épaule. 

—  Eh  bien,  vandale,  vous  devez  être  satisfait... 
C'est  l'anarchie  ! 

Réty,  sans  le  regarder,  décrivait  de  la  main  un 
cercle  qui  embrassait   toute  cette  peinture  abonnie. 

—  Oui,  c'est  le  flot,  c'est  l'àme  nouvelle...  Et  cela 
monte,  demain  cela  balaiera  l'art  caduc  qui  vous  fait 
pâmer,  tas  de  gérontes  et  de  pbilistins  que  vous 
êtes...  Ah!  je  vous  connais,  vous  êtes  les  mêmes 
qui  aboyez  en  politique,  en  littérature,  à  tout  ce  qui 
est  jeune  et  viril,  à  toute  audace  généreuse,  à  tout 
effort  pour  nous  sortir  des  ornières...  Doctrinaires! 
Doctrinaires  !  Ramasseurs  de  vieux  crottins  !  Mais 
laissez  donc,  demain  vous  n'existerez  plus...  Ce  sera 
le  tour  de  ceux  qui  apportent  la  bonne  parole  et  que 
vous  n'aurez  pas  voulu  entendre. 

Une  poussée  les  sépara.  Jean-Eloi,  très  rouge,  se 
toucha  le  front  du  doigt. 

—  Mais  non,  du  tout,  s'écria  Eudoxe  eu  riant.  Le 
pire,  c'est  que  chez  lui,  c'est  un  système  parfaite- 
ment raisonné. 

Ils  s'étaient  rapprochés  des  tableaux,  comme  attirés 
par  un  charme  d'horreur.  La  sortie  de  Réty  n'avait 
servi  qu'à  brasser  leur  férocité.  Il  longèrent  des 
paysages  adéquats  à  la  nature,  d'une  sensation  indu- 
bitable de  grand  air,  tout  frais  de  diffuses  et  humides 
clartés.  Mais  justement  cette  inhabituelle  sincérité 
d'optique  les  offensa,  ils  les  taxèrent  de  caricatures 
infâmes.  Danièle,  à  quelques  pas  d'eux,  maintenant 
se  plantait  devant  une  allégorie  caustique,  une  grande 
fdle  nue,  seulement  chaussée  de  bas  noirs,  et  qui 
menait  en  laisse  un  porc.  L'ésotérisme  de  l'œuvre,  à 
travers  ce  beau  corps  véridique  jusqu'à  la  toison,  à 
travers  le  rire  cruel  dont  se  blessait  la  bouche,  im- 
pliquait  l'arrogante    suprématie   féminine  dans   un 


284  LA    riN    DES    BOURGEOIS 

temps  où  l'homme  abdiquait  au  point  de  justifier  l'i- 
gnominie de  symbole  porcin.  Des  messieurs,  très  at- 
tentifs au  sexe  de  la  femme,  blâmaient  néanmoins  les 
incitations  voluptueuses,  dissimulées  sous  la  satire. 
De  loin,  des  dames,  en  feignant  le  désintérêt,  tâ- 
chaient de  regarder  par-dessus  les  dos  bombés  le 
lobe  pileux  du  ventre. 

—  Mais  entrainez-la  donc,  dit  tout  à  coup  Jean- 
Eloi  à  Eudoxe  en  lui  montrant  Danièle.  Il  n'est  pas 
convenable  qu'une  jeune  fille  s'arrête  devant  de  pa- 
reilles saletés. 

Eudoxe  hocha  la  tète,  fit  un  pas  vers  Danièle,  et, 
se  penchant  à  son  oreille  : 

—  Ça  vous  dit  donc  quelque  chose? 

Elle  l'aperçut  tendu,  les  sourcils  résolus,  le  regard 
lourd  et  noir,  un  petit  frémissement  aux  narines. 
A  son  tour  elle  appuya  ses  larges  prunelles  tranquil- 
les sur  les  siennes,  très  décidée,  sans  rien  dire.  Leurs 
yeux  un  court  moment  s'emboitèrent  incrustés,  échan- 
geant une  volonté  muette,  regardant  en  chacun  l'é- 
veil profond  d'une  (îhose  dont  aucun  ne  se  parlai4.  Et 
soudain  elle  se  mit  à  rire,  jeta  du  bout  de  sa  lèvre  : 

—  Shocking  ! 

Il  passa  son  bras  sous  le  sien  et  lentement,  d'une 
voix  qui  détachait  les  mots,  en  la  scrutant  de  son 
regard  devenu  aigu,  le  regard  d'un  faune  avuant  une 
chair  rose  sous  bois  : 

—  Miss,  will  vou  ride  with  me  to  morrow? 

—  1  will. 

Elle  lui  frappa,  du  plat  du  livret  qu  elle  tenait  à  la 
main,  le  bout  des  doigts  ;  ils  se  regardèrent  une  der- 
nière fois  ;  puis  elle  tourna  les  lalons.  En  voyant 
s'arrêter  Jean-Eloi,  Eudoxe  lui  dit  avec  une  ironie 
dont  le  banquier  ne  perçut  pas  le  sens  : 

—  Danièle  pense  comme  nous  absolument. 

Elle  était  arrêtée  tout  à  coup  par  les  filles  de  Akar 
aîné.  Akar  lui-même  arrivait  échanger  des  poignées 
de  main  avec  Piébœuf  et  Jean-Eloi.  Celui-là  non  plus 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  28o 

ne  cacliait  son  indignation  et  tout  haut,  en  remuant 
son  énorme  nez,  regrettait  d'avoir  amené  ses  filles. 
Eudoxe,  par  blague,  eût  voulu  recommencer  avec 
eux  tous  un  tour  de  salle  ;  mais  c'était  Theure  de  la 
Chambre,  il  s'excusa. 

—  Ne  vous  gênez  pas,  dit  Akar.  Mais  laissez-nous 
mademoiselle...  J'ai  en  bas  mon  landau...  Nous  la 
ramènerons. 

Danièle  accepta,  bien  qu'elle  détestât  les  petites 
Akar,  les  trouvant  communes,  mal  habillées.  Eudoxe 
alors  se  dirigea  vers  la  sortie.  Mais  sur  le  palier,  il 
fut  rattrapé  par  Piébœuf  qui  lui  coulait  à  travers  un 
sourire  : 

—  Eh  bien,  ça  y  est...  Vous  savez,  l'épidémie. 
Maintenant  je  suis  sur  de  l'expropriation...  Il  en 
meurt  une  dizaine  par  jour. 

—  Ah  I 

—  Oui.  Une  affaire  magnifique,  mon  cher.  Et, 
dites-moi,  je  puis  toujours  compter  sur  vous  au  cas 
où  on  nous  chercherait  misère  ? 

Eudoxe  promit.  Il  ne  mettait  qu'une  condition, 
c'est  que  les  deux  Piébœuf  doubleraient  le  nombre  de 
leurs  actions  dans  l'affaire  du  défrichement. 

—  C'est  dit,  fit  Piébœuf.  J'en  prends  cinq  cents 
d'un  coup  pour  ma  part. 


XXXII 


L'épidémie,   toujours  retardée,  enfin  comblait    les 


286  LA   riX    DES    BOURGEOIS  Jl 

vœux  des  Piébœuf.  Embusqués  comme  des  larrons 
dcms  leur  charnier,  ils  voyaient  se  réaliser  leurs 
patients  calculs.  L'infâme  sentine,  gorgée  de  pourri- 
tures, bâtie  sur  les  viscères  mal  résorbés  du  vieux 
cimetière,  sembla  suer  les  venins  de  la  morguo  à 
laquelle  elle  s'était  substituée.  Un  été  nébuleux  et 
moite,  bouillant  d'humides  soleils,  dégorgeait  les 
pestilences  souterraines,  ressuscitait  les  trépassés 
enfouis  sous  les  maisons.  Le  typhus,  dans  tout  le 
quartier,  éclata  foudroyant,  sans  miséricorde,  taillant! 
des  conpes  sombres  dans  cette  forêt  serrée  de  la  vie/ 
dans  les  misérables  halliers  humains  surgis  des 
humus  vénéneux.  Chaque  matin  des  files  de  brancar- 
diers charriaient  aux  lazarets  d'horribles  visages 
noirs  ;  des  corbillards  emportaient  des  bières  clouées 
à  la  lîàle  vers  les  fosses  obscures.  Le  municipe, 
sortant  de  son  apathie,  décréta,  pour  cause  de  salu- 
brité publique,  l'expropriation  urgente  du  cloaque. 
Le  vote  acquis,  il  y  eut  une  grande  joie  chez  les  Pié- 
bœuf. —  Notre  bonheur  serait  complet  si  nous  pou- 
vions avoir  un  enfant  qui  put  jouir  de  cette  fortune, 
dit  Piébœuf  cadet  à  sa  femme.  Et  dans  un  excès 
d'attendrissement,  repris  aux  entrailles  par  un  regret 
de  paternité,  il  scella  par  un  monstrueux  baiser  cette 
promesse  : 

—  Dussé-je  y  crever,  tu  en  auras  un,  je  te  le  jure. 

Jusqu'alors  leur  hypocrisie  s'était  stylée  à  une 
correcte  pitié.  Piébœuf  aine,  dès  le  début  de  l'épi- 
démie, flairant  une  inévitable  hécatombe,  avait  fait 
marché  avec  un  entrepreneur  de  pompes  funèbres 
pour  un  lot  de  cercueils  que  celui-ci  s'engagea  à  lui 
fournir  par  grosses,  moyennant  réduction.  Ils  béné- 
ficièrent ainsi  de  l'importance  de  la  commande  et 
obtinrent  pour  un  prix  minime  les  voliges  de  rebut 
où  allèrent  se  décomposer  leurs  morts.  Piébœuf  aîné 
poussa  même  le  calcul  jusqu'à  exiger  de  l'industriel 
que  l'excédant  lui  demeurât  pour  compte. 

Ces  pensers  charitables  toutefois  s'annulèrent  dès 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  :Î87 

le  moment  où  il  leur  fut  permis  de  traiter  la  question 
(le  rindemnité.  Alors  toute  leur  arrogance  de  pro- 
piiéiaires  lésés  débonda.  Ils  discutèrent  le  chiffre, 
invoquèrent  àpremeut  les  droits  de  la  propriété,  tini- 
rent  à  force  d'intrigues  par  obtenir  un  maximum  qui 
était  un  coup  de  fortune.  Les  Akar  et  Rabattu,  de 
leur  côté,  s'étaient  entremis.  L'édilité  cette  fois  en- 
core fut  jouée  par  ces  incomparables  coquins.  Mais 
tout  à  coup  une  secrète  justice  sévit,  la  loi  humaine 
violée  parut  prendre  sa  revanche  ;  Rabattu,  qui  le 
premier  avait  combiné  la  macabre  filouterie,  perdit 
son  fils.  Le  petit  Rabattu  mourut  de  ce  typhus  qui 
devait  grossir  les  millions  paternels.  Rabattu  père, 
sous  ses  habits  de  deuil,  n'en  continua  pas  moins  à 
être  l'àme  du  triumvirat.  Cette  canaille  coriace  n'eut 
pas  même  l'air  de  soupçonner  la  mystérieuse  coïnci- 
dence qui  frappait  sa  postérité  du  mal  qu'il  avait 
fomenté.  Jl  fut  récompensé  de  sa  rigoureuse  gredi- 
nerie  par  un  gain  qui  peut-être  à  ses  yeux  compen- 
sait la  perte  de  son  fils. 

Les  Rassenfosse  et  les  Chi^^i'^^ii^  enrichis  dans 
l'aubaine  d'un  des  leurs,  montrèrent  le  même  aveu- 
glement. Toute  notion  morale  sembla  effacée  chez  ces 
honnêtes  gens,  d'une  probité  d'ailleurs  indiscutable. 
Madame  Quadrant  la  mère  se  borna  à  faire  dire  des 
messes  pour  les  victimes  de  la  rapacité  de  son  gendre. 
Sybille,  la  femme  de  Piébœuf  cadet,  d'autre  part,  crut 
se  mettre  en  règle  avec  Dieu,  en  prélevant  sur  le 
million  de  l'expropriation  des  secours  qu'elle  pas- 
sait aux  familles.  L'inconsciente  scélératesse  du  ca- 
pital, l'iniquité  suprême  des  castes  se  manifesta  ainsi 
une  fois  de  plus  en  ces  âmes  banalement  secou râbles, 
mais  obturées  par  une  plénitude  de  bien-être,  en 
ces  lourds  esprits  bourgeois  soustraits  au  sens  des  res- 
ponsabilités. 

Inopinément  la  mystérieuse  justice  qui  avait 
frappé  chez  les  Piébœuf  se  réveilla  du  côté  des  Qua- 
drant. Un  coup  d'apoplexie  abattait,  dans  un  souper 


288  LA    FL\   DES  BOURGEOIS 

de  filles,  l'énorme  Antonin.  Son  entonnement  pro* 
digieux  encore  une  fois  dénonça  la  fonction  so- 
ciale qu'il  assumait,  cette  gloutonnerie  porcine  qui 
en  faisait  la  machine  à  broyer,  comme  les  dents  et 
les  roues  d'un  moulin,  et  couronnait,  en  cet  intestin 
capable  de  drainer  tout  l'héritage  de  la  famille,  en  ce 
ventre  de  gouliafre,  le  règne  des  Quadrant.  Repu  ; 
comme  un  bétail,  tout  à  coup  il  s'était  renversé  sur 
Régnier  en  battant  l'air  de  ses  bras  cerclés  d'anneaux 
de  chair.  Au  bout  d'une  heure  seulement,  on  avait 
pu  le  faire  vomir,  ce  muits  vivant  s'était  débondé 
dans  un  flux  de  liquides  et  d'aliments.  Depuis,  les 
attaques  avaient  récidivé,  plus  faibles.  Les  médecins 
diagnostiquaient  la  dégénérescence  graisseuse  du 
cœur.  La  cervelle  en  bouillie,  les  membres  blets  et 
cotonneux,  un  domestique  poussait  au  soleil,  dans  le 
jardin  de  l'hôtel  des  Quadrant,  ce  grand  corps  lar- 
veux  et  vené. 

C'était  chez  eux  la  fin  des  mâles.  Une  fatalité,  en 
vidant  les  berceaux  des  Piébœuf,  en  leur  prenant  ce 
rejeton  gras  qui  tout  à  coup  crevait  de  leur  phlétore 
à  tous,  ne  leur  laissait  plus  que  des  filles.  Le  père 
Quadrant  sentit  durement  le  coup,  mais  sans  se  tour- 
menter de  quelles  providences  vengeresses  il  pou- 
vait provenir.  Quant  à  madame  Quadrant,  elle  essaya 
de  son  habituel  recours  auprès  de  l'église,  promit 
un  autel  en  bois  sculpté  à  la  Vierge  si  sa  vaste  géni- 
ture  revenait  à  la  vie.  Régnier,  lui,  n'eut  qu'un  mot, 
féroce  comme  la  bosse  d'où  lui  venait  sa  malice. 

—  Et  d'un  !  dit-il  à  Eudoxe  qu'il  croisait  à  cheval 
un  matin  au  Bois.  Celui-là  tourne  à  la  gélatine,  s'en 
va  des  millions  de  Misère  après  avoir  mangé  pour 
tous  nos  arrière-grands-parents  qui  n'avaient  rien  à 
se  mettre  sous  la  dent...  Puis  ce  sera  le  tour  d'un 
autre,  le  tien  ou  le  mien,  jusqu'à  ce  que  des  Rassen- 
fosse  il  ne  reste  qu'un  peu  de  fumier  où  ne  pous- 
sera pas  même  la  rose  que  vous  portez  à  votre  cor- 
sage, gentille  cousinette  1 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  289 

Banièle,  en  effet,  montait  ce  matin -là  avec  son 
bean-père.  Elle  prit  sa  rose  et  la  jeta  avec  un  sourire 
à  Régnier.  Quand  un  temps  de  trot  les  eut  éloignés, 
il  se  retourna  sur  sa  selle,  et  voyant  monter  et 
s'abaisser  leurs  reius  au  rythme  des  chevaux,  il  se 
prit  à  rire  tout  haut  dans  le  silence  de  l'avenue  : 

—  Je  parie  cent  louis  contre  les  millions  de  papa 
que  ce  gredin-là  est  en  train  de  planter  de  la  graine 
d'adultère  dans  cette  chair  d'inceste...  Il  trouvera  le 
terrain  défoncé,  le  bon  Mosenheim. 

Jean-Ilonoré  à  peu  près  seul  avait  réprouvé  ouver- 
tement la  criminelle  industrie  des  Piébœuf.  L'esprit 
de  la  famille,  l'àme  loyale  de  l'aïeule  apparurent  en 
cette  circonstance  chez  l'honnête  homme  resté  pur 
parmi  les  trafics  où  se  perdaient  les  autres.  Il  alla 
jusqu'à  blâmer  son  frère  aîné  de  s'allier  à  de  pareils 
bandits.  Jean-Eloi  se  déroba  légèrement  :  après  tout, 
les  affaires  étaient  les  affaires...  Les  Piébœuf  béné- 
ficiaient d'une  situation  qui,  en  tout  état  de  cause, 
ne  pouvait  se  résoudre  que  par  un  désastre.  Celui-ci 
ne  leur  était  pas  imputable,  mais  seulement  à  la  Ville 
qui  avait  retardé  Texpropriation. 

L'inévitable  banqueroute  du  défrichement,  en 
usant  petit  à  petit  sa  probité,  le  rendait  tolérant  pour 
les  moyens  par  lesquels  se  réparent  les  brèches 
d'une  fortune.  Il  en  arrivait  à  s'avouer  l'incertitude 
de  l'entreprise,  la  faiblesse  des  calculs  sur  lesquels 
elle  avait  été  tablée.  Jean-Chrétien  P',  dans  sa  foi 
aux  Miséricordes,  se  fut  endurci  contre  les  résis- 
tances de  la  terre,  sa  descendance  dégénérée  s'aban- 
donna au  doute.  Le  gouvernement  avait  eu  beau 
multiplier  la  somptuosité  des  bâtiments  d'écoles  : 
ils  demeuraient  vides  en  des  latitudes  impeuplées. 
Rabattu  et  ses  traitants  en  sous-ordre  seuls  y  trou- 
vèrent leur  compte.  Des  villages  entiers,  avec  leurs 
maisons-modèles  sans  occupants,  se  délabraient, 
tombaient  en  ruines.  Et  plus  que  jamais,  la  con- 
trée  s'attestait    brehaigne,    rebelle    à    toute    large 

17 


290  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

culture.  C'était,  après  les  précaires  réussites  du 
débutj  la  défaite  inconjurable,  des  millions  inutile- 
ment engloutis  en  ces  sables  qui  ne  retenaient 
rien,  la  porte  ouverte  à  d'infinis  procès  et,  au  bout 
de  tout^  le  renom  d'une  colossale  flibusterie  où 
l'honneur  des  Rassenfosse  sombrerait.  Jean-Eloi  vit 
se  lever,  dans  la  déroute  de  tous  ses  plans,  son 
AVaterloo  final.  Son  humeur  s'aigrit  ;  il  se  replia, 
remangea  le  fiel  de  cette  grande  aff^aire  ratée.  Un 
égoïsme  froid  l'étrangea  davantage  des  misères  qui 
accablaient  riiumanité  ;  il  se  désintéressa  du  malheur 
des  Quadrant...  Une  main  les  poussait  tous,  les  fai- 
sait rentrer  dans  le  trou  vertigineux  de  Misère  d'où 
ils  étaient  sortis.  Son  rêve  des  suprématies  tou- 
jours plus  hautes,  son  espoir  des  assomptions  de 
leur  règne  dans  les  temps  ainsi  misérablement  péris- 
sait de  son  vivant.  Il  avait  crû  bâtir  durablement  : 
rédifice,  friable  comme  le  sable  où  il  l'avait  dressé, 
menaçait  de  s'ébouler  avant  même  qu'il  eût  fermé 
les  yeux. 

Adélaïde,  depuis  l'avril,  était  repartie  pour  Em- 
poigny.  Elle  l'avait  enfin  décidé  à  interrompre  les 
ruineux  travaux  des  grottes.  Après  les  avoir  délaissés 
pendant  près  de  quatre  ans,  sa  folie  l'avait  repris  ;  il 
s'était  attaché  un  ingénieur  ;  on  n'avait  découvert 
que  des  excavations  sans  continuité.  C'était  leur  des- 
tinée aux  Rassenfosse,  de  tourmenter  cette  terre  où 
d'immémoriales  générations  des  leurs  avaient  peiné. 
Les  noirs  enfants  des  matrices  souterraines  une  der- 
nière fois  ressuscitèrent  dans  l'avatisme  de  Jean- 
Eloi.  Puis,  devant  l'inutilité  de  tout  effort,  il  regretta 
l'argent  vainement  prodigué,  promit  à  sa  femme  de 
ne  plus  recommencer. 

Leur  souci,  d'ailleurs,  avec  cette  Simone  qui  ne 
voulait  pas  guérir,  avait  grandi.  Nul  remède  n'opé- 
rait ;  elle  se  dérobait  à  toute  distraction,  s'enfermait 
avec  plus  d'opiniâtreté  dans  sa  tourelle.  Ils  ne  se 
sentaient  plus  le  courage  de  violenter  son  horreur 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  :>l)l 

des  médecins.  Une  scène  effrayante,  un  jour  que  le 
grand  Marchandieu  avait  essayé  de  l'endormir,  leur 
enleva  tout  espoir  dans  les  recours  de  la  thérapeu- 
tique. Le  pis,  c'est  que  Marchandieu,  nettement  cette 
fois,  conclut  à  la  vésanie  ;  il  prévoyait  un  obscurcis- 
sement graduel  de  sa  petite  àme  déjà  nébuleuse. 
Maintenant  personne  ne  l'approchait  plus  ;  elle  se 
refusait  à  ouvrir  à  sa  mère,  demeurait  des  jours 
entiers  livrée  à  ses  démons  familiers.  On  ne  la  voyait 
sortir  qu'aux  heures  indécises  de  l'aube  et  du  soir  ; 
elle  partait  moissonner  les  prés,  remontait  avec  des 
gerbes  qu'elle  tressait  pour  s'en  enlacer  les  tempes. 
Le  reste  du  temps  elle  se  cloitrait  en  des  occupations 
mystérieuses,  toute  seule,  perdue  dans  sa  tour, 
chantant  ses  petites  chansons  d'enfance. 

Son  grand  amour  de  Régnier  avait  subi  d'étranges 
altérations.  Il  venait  peu  à  Empoigny,  relancé  par 
les  désordres  et  les  folies  de  sa  vie  de  féteur  endurci, 
et  quand  il  y  venait,  ne  savait  pas  toujours  trouver 
le  chemin  de  ce  pauvre  esprit  en  fuite  qu'il  régissait 
autrefois.  Simone  par  moments  se  pendait  à  lui  avec 
des  baisers,  l'appelant  des  mots  les  plus  tendres,  le 
carressant  de  l'aberration  d'une  triste  et  trouble  pas- 
sion, puis,  se  reprenant,  l'accablait  d'invectives  et  le 
fuyait  avec  horreur.  Elle  était,  dans  la  vieille  demeure 
des  Fourquehan,  le  petit  fantôme  prophétique  sorti 
des  temps  et  qui  rôde  derrière  les  créneaux,  l'ombre 
et  le  songe  d'une  Dame  blanche  à  l'écoute  des 
voix,  trottant  d'un  pas  menu  de  souris  qu'évitait  la 
peur  superstitieuse  du  paysan.  Ses  crises,  chaque 
fois  qu'elles  éclataient,  évoquaient  les  mêmes  désas- 
tres, des  deuils  sans  nombre,  un  départ  de  cercueils 
vers  les  glas.  La  mort,  à  travers  ses  cris,  semblait 
entrer  dans  la  maison,  d'une  marche  errante  et 
sourde  qu'Adélaïde  finissait  par  entendre  réellement. 
Sans  relâche  elle  frappait  sur  les  Rassenfosse,  déci- 
mant la  race,  coupant  les  rameaux  de  leur  arbre  de 
"vie.  Simone  partout  voyait  sa  main  traçant  des  croix 


292  LA    FLV   DES    BOURGEOIS 

sur  les  murs  et  les  seuils.  C'étaient  des  agonies 
lentes  et  silencieuses  de  jeunes  filles,  des  coups  tra- 
giques qui  emportaient  les  hommes,  un  lourd  cor- 
billard où  une  bière  énorme  avait  peine  à  entrer,  et 
tout  à  coup  un  spectre  passait,  elle  croyait  voir  son 
frère  Arnold.  La  mère  tremblait,  sentait  monter  les 
ténèbres,  penchée  vers  ces  longs  défilés  funèbres, 
moitié  morte  elle-même  en  ces  visions  de  la  mort. 

Elle  partait  deux  ou  trois  fois  le  mois  pour  la 
Rasepelote  :  mais,  martyrisée  de  perpétuelles  inquié- 
tudes pour  Simone,  tracassée  aussi  de  la  peur  d'être 
volée  par  ses  domestiques,  tombée  à  une  humeur 
chagrine  et  tatillonne,  elle  reprenait  presque  aus- 
sitôt le  train.  Ghislaine  à  présent  lui  était  devenue 
une  habitude  ;  elle  lui  disait  ses  peines,  chargeait 
son  mari  de  torts  imaginaires,  parfois  lui  emprun- 
tait quelques  louis  pour  en  grossir  ses  économies. 
Une  lettre  du  drôle  qui  avait  été  l'instigateur  obscur 
du  mariage  de  Ghislaine  exaltait  encore  sa  mater- 
nité. C'était  un  de  leurs  sujets  renvoyé  peu  de  temps 
après  le  départ  du  valet  de  chambre  suborneur.  Ce 
Miron  leur  disait  tout  et  offrait,  moyennant  une  prime 
de  cinq  mille  francs,  de  les  seconder  dans  une  action 
en  divorce  contre  Lavand'homme  s'ils  s'y  décidaient. 
Madame  Rassenfosse  apprit  ainsi  que  le  secret  de  la 
grossesse  de  (ihislaine  avait  été  livré  au  vicomte, 
chez  qui  Miron  avait  repris  du  service.  Lui-même 
tenait  le  secret  du  beau  Firmin  qui,  furieux  d'être 
chassé,  avait  révélé  ses  relations  avec  la  jeune  fille. 
C'était  la  maîtresse  de  Lavand'homme  qui,  la  pre- 
mière, avait  eu  lidée  du  mariage.  Son  amant,  tota- 
lement ruiné,  consentait  et  s'abouchait  avec  un  agent 
d'affaires  qui  aussitôt  commençait  les  démarches.  Le 
mariage  conclu,  le  vicomte  se  remettait  avec  sa  maî- 
tresse. Il  quittait  la  Rasepelote  et  tous  deux  allaient 
habiter  Paris. 

Adélaïde  fut  altérée.  Ils  avaient  été  tous  trois  les 
victimes  du  plus   ténébreux    des   complots    et   d'un 


J.A    FIN    DES    BOURGEOIS  293 

complot  ourdi  par  un  misérable  valet  congédié  !  Elle 
excusa  la  faute  de  (ihislaine  pour  ne  plus  songer 
qu'à  la  leur,  plus  grande,  et  qu'ils  expiaient  en  cette 
basse  connivence  de  deux  coquins.  Elle  n'en  dit  rien 
à  sa  fille,  mais  montra  la  lettre  à  Jean-Eloi.  Il  se 
sentit  à  la  merci  du  misérable,  prit  peur,  lui  envoya 
la  somme  qu'il  réclamait  ponr  se  taire  devant  le 
monde  ou  parler  devant  les  juges.  Tous  les  malheurs 
leur  arrivaient  ;  ils  croyaient  s'être  mis  en  régie 
avec  celte  coupable  folie  de  leur  enfant  et  voici 
qu'elle  renaissait,  qu'elle  sortait  de  l'ombre  où  ils  la 
croyaient  enterrée.  Au  fond,  c'étaient  eux  les  plus 
punis  :  ils  se  sentaient  frappés  dans  une  faute  dont 
les  conséqnences  n'avaient  pas  l'air  d'émouvoir 
Ghislaine. 

Elle  vivait  là-bas  dans  son  grand  amour  maternel, 
élevant  fièrement  son  enfant  comme  si  nulle  injure 
ne  s'attachait  à  sa  naissance,  comme  s'il  eût  été 
le  fruit  avouable  d'un  meilleur  mariage.  Depuis 
six  ans  elle  n'avait  pas  quitté  un  seul  joni  la 
Rasepelote,  n'éprouvait  le  besoin  Ce  voir  personne, 
cloitrée  dans  sa  passion  jalouse,  oubliant  qu'il  lui 
restait  une  famille,  ayant  fini  par  être,  à  elle  seule 
avec  son  enfant  toute  la  famille,  si  inexprima- 
blement  heureuse,  à  présent  que  son  cher  Jean 
grandissait  et  devenait  un  petit  homme,  que  ma- 
dame Uassenfosse  quelquefois  se  demandait  si  le 
rachat  de  la  faute  n'était  pas  pour  elle  une  source 
de  bonheurs  plus  certains  que  chez  d'autres  l'absence 
d'aucune  tare.  Aurait-elle  raison?  pensait-elle,  et  la 
faute  n'existerait-elle  pas  dans  le  sens  qu'y  attache 
le  monde  ? 

Ce  grand  calme  de  sa  vie  ne  semblait  pas  moins 
extraordinaire  à  Jean-Eloi,  dérangé  dans  son  idée  des 
rtîsponsabilités  humaines.  Elle  avait  été  leur  remords 
vivant  et  ne  ronnaissait  pas  le  remords.  Elle  qui  avait 
conçu  du  péché  en  tirait  gloire  et  honneur  comme  si 
la  maternité  était  la  justification  du  péché  lui-même. 


294  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

C'était  pour  lui  le  renversement  de  toute  loi  morale  ; 
il  s'interrogeait,  ne  savait  plus  de  quel  côté  était  la 
vérité,  en  arrivait  à  conjecturer  des  mystères  dans  la 
vie.  Et  tout  à  coup  cette  parole  de  Ghislaine  lui 
revenait  : 

—  Il  n'y  a  pas  de  mère  honteuse...  Et  qui  sait? 
ce  sera  peut-être  un  jour  cet  enfant  renié  qui  régé- 
nérera notre  race. 


XXXIII 


Vers  la  mi- septembre  une  partie  de  la  famille  se 
trouva  rassemblée  pour  rinaugnratioii  des  asiles  de 
Barbe.  L'aïeule  avait  tenu  à  avoir  près  d'elle  ses 
enfants  et  ses  petits-enfants.  Mais  encore  une  fois, 
la  désunion  qui  sévissait  chez  les  Rassenfosse  clair- 
sema  l'assistance.  Laurence  échoua  dans  ses  instances 
auprès  de  Cyrille  et  des  Piébœuf.  On  ne  put  savoir 
où  avaient  passé  Régnier  et  Arnold.  Eudoxe  et  sa 
femme  s'excusèrent.  La  grande  œuvre  de  charité 
sembla  non  avenue  pour  la  postérité  sortie  des  deux 
Jean-Chrétien. 

Ce  fut  la  fête  des  bonnes  âmes.  Le  clergé  d'abord 
processionna  autour  des  bâtiments  et  les  bénit; 
puis  Barbe,  à  la  tète  de  la  famille,  pénétra  dans 
l'asile  réservé  aux  hommes.  Ils  étaient  là  une  cen- 
taine, vieux  débris  de  la  fosse,  tous  chenus,  cou- 
turés de  blessures,  cassés  par  un  long  servage.  Une 
émotion    secouait    leurs    visages    corroyés,    faisait 


LA   FIN    r»ES    BOURGEOIS  20o 

trembler  leurs  doigts  gourds  dans  les  grandes  mains 
jaunes  qu  en  passant  l'ouvrière  des  Miséricordes 
tendait  à  chacun. 

Ils   entrèrent   ensuite    dans    l'asile    des  femmes; 
celles-ci  l'entouraient  en  pleurant,  touchaient  sa  robe 
avec  la  vénération  pour  une  idole.  Elles  étaient  cent 
comme   les    hommes;   leurs  lits    s'alignaient,    tout 
blancs  sous   les   courtines,    dans  la  profondeur  des 
dortoirs.  Et  c'étaient  les  mêmes  misères  qu'ils  avaient 
vues  en  traversant  les  salles  des  hommes,  le  mal  des 
vies  travailleuses  et  exténuées,  la  suprême  douceur 
de  pouvoir  s'en  aller  avec   sécurité  vers  une  bonne 
mort.  Tous,  en  arrivant,  avaient  reçu  un  trousseau 
qui  était  leur  dot  en  ce  mariage  de  leurs  ans  de  vieil- 
lesse avec  un  renouveau  de  la  vie.    Une    odeur    de 
linge  frais,  sur  leurs  pauvres  corps    pétris,   tannes 
par  le  soleil  et  le  feu,  sentait  bon  le  pré  et  le  lavoir. 
Ils  pénétrèrent  enfin  dans  l'école;  celle-ci  comptait 
deux  divisions,   l'une  pour  les  adultes,  l'autre  pour 
les  petits  en  bas-âge.  A  un  signe  de   Laurence,  dix 
fillettes,  qu'elle  avait  laborieusement  stylées,  s'avan- 
cèrent et  débitèrent  un  compliment  ;  elles  portaient 
à  deux  mains  des  bouquets,   toutes  disparues  dans 
leur  ampleur.  Chaque  adulte,  en  finissant  ses  classes, 
recevait  un  livret  de  caisse  d'épargne  de  500  francs, 
et  les  plus  petits  étaient  habillés  et  nourris  aux  frais 
de  la  maison.   L'aïeule,  haute,  droite,  dépassant  de 
la  tète  ceux  qui  lentouraient,  allait  devant,  grave, 
disant  ci  et  là  un  mot  bref,  caressant  une  tête  d'en- 
fant   ouvrant  par-dessus  des  fronts  qui  s  inclinaient 
sa  grande  main    avec   le    geste   de    la    bénédiction 
qu'elle  avait  chez  elle  pour  les  siens. 

Son  caractère  des  vieux  âges  perça  tout  entier  dans 
la  force  dont  elle  sut  renfoncer  son  attendrissement. 
Au  milieu  des  larmes  des  bonnes  gens  qui  lui  fai- 
saient cortège,  ses  veux  restaient  étanches  et  la-bas, 
de  leurs  orbes  profonds  qui  avaient  regardé  passer 
tout  un  siècle  de  deuils,  semblaient  à  présent  regar- 


296  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

der  se  lever  ravenir.  Par  moments  seulement,  dans 
son  long  visage  couleur  de  cire,  un  frémissement 
courait,  une  ride  qui  remuait  le  coin  de  ses  lèvres. 
Elle  avait  voulu,  d'ailleurs,  l'inauguration  simple  et 
nue,  sans  harangue,  sans  intervention  officielle.  Le 
prêtre  avait  béni  l'œuvre,  il  avait  baptisé  les  deux 
asiles  et  baptisé  l'école.  La  maison  des  hommes  reçut 
le  nom  de  Jean-Chrétien  1,  celle  des  femmes  le  nom 
de  Marie-Joséphine.  Le  nom  de  Jean-Chrétien  Y  resta 
attaché  à  l'école.  C'était  comme  un  peu  de  leur  vie 
et  de  leur  cœur  courageux  qui  ressuscitait  sous  la 
pierre,  une  mansuétude  sortie  des  tertres  sous  les- 
quels ils  reposaient  et  devenue  le  toit  et  l'àtre  de  la 
grande  famille  sauvée  des  naufrages.  Cette  paix* fraî- 
che des  dortoirs,  cette  gaîté  des  hautes  fenêtres  qui 
ajouraient  les  classes,  elle  les  mettait  sous  l'évoca 
tion  de  leurs  mémoires,  s'effaçant  elle-même  pour 
ne  laisser  survivre  que  les  créateurs  de  sa  race. 

Le  miracle  de  charité  qui  faisait  surgir  de  terre  une 
cité  et  sauvait  toute  une  détresse  d'humanité  se  con- 
somma à  peu  près  vers  le  même  temps  où  commença 
la  démolition  du  charnier  des  Piébœuf.  De  compte  à 
demi,  Rabattu  s'était  fait  adjuger  les  travaux  du 
déblaiement.  Ce  fut  le  dernier  denier  prélevé  sur 
la  mort  en  attendant  le  rachat  des  terrains  qu'ils 
opéièrent  ensemble  et  la  reconstruction  du  quartier 
qui  allait  quintupler  leur  fortune.  Tandis  que  le  bon 
or,  l'or  évangélique  issu  de  la  sueur  des  générations, 
épargné  sur  la  pauvreté  volontaire  de  l'aïeule,  aidait 
à  réparer  les  universelles  misères,  l'or  du  mauvais 
riche  sécrété  des  ruines  et  de  la  dévastation,  l'or 
homicide,  noir  comme  le  typhus  d'où  il  sortait,  ne 
devait  servir  qu'à  alimenter  jusqu'au  jour  des  liqui- 
dations les  pourritures  bourgeoises.  Ainsi  la  souche 
continuait  à  fructifier  pour  de  durables  moissons  ; 
l'arbre  de  vie  aux  racines  enfoncées  dans  le  grand 
cœur  secourable  de  l'aïeule  tendait  ses  rameaux  pour 
en  abriter  les  dénués  et  les  humbles.  De  ce  côté,  l'ar- 


LA    FIN    DKS    ROLUGEOIS  ^297 

geiit  ries  Rassenfossc  s'apparia  à  un  fleuve  puissant 
dont  les  eaux  fertilisantes  s'épandent  au  large.  Du 
côté  de  la  descendance,  ce  n'était  plus  que  de  stériles 
et  croupissantes  garigues,  un  marais  figé  en  de  mor- 
nes latitudes,  en  d'arides  sal)les  comme  ceux  de  celte 
Campine  où  échouait  la  colonisation  de  Jean-Eloi. 


XXXI Y 


La  baronne  une  nuit  se  sentit  prise  de  suffocations 
si  violentes  qu'elle  eut  peur  de  mourir  et,  toute  moite 
d'affres,  le   cœur   chavire   en  une  grande  détresse, 
passa  dans  l'appartement  de   son  mari  pour   le   ré- 
veiller. Elle  était  sans  lumière  ;  Eiidoxe   halntuelle- 
ment  gardait  allumé  jusqu'au   matin  un  petit  crasset 
de  bronze,  un  bijou  japonais  qu'il  avait  fait  monter 
en  veilleuse.  Celle-ci  sans  doute  s'était  éteinte  ;    elle 
marcha  en  tâtonnant  jusqu'au  lit  et  appela.    Le   si- 
lence  continua.  Elle  étendit   les   mains,    les    draps 
n'étaient  pas    défaits.  Cependant  Eudoxe  était    venu 
l'embrasser,  elle  lavait  entendu  rentrer  chez  lui.  Son 
sang  s'arrêta,  elle   eut,  sans   s'expliquer  comment, 
térébrante    et  nette,    l'idée   qu'il  était    monté    chez 
Danièle.  Elle  voulut  reculer  vers  la  porte  ;  mais  tout 
se  brouillait,    elle  se  buta  contre   des  meubles,  erra 
perdue  dans  la  ténèbre  tout  un  temps.  Enfin  un  vide 
s'ouvrit  devant  elle,  une  faible  clarté  filtra  de  l'esca- 
lier monté  du  hall  du  rez-de-chaussée  où    une  tor- 
chère brùlaitla  nui».  En  s'accrochant  à  la  rampe,  elle 

17. 


298  LA    FL\    DES    BOUIÎGEOIS 

put  atteindre  le  palier  du  second  élage.  La  porte  de 
lantichambre  béait,  entr'ouverte  ;  elle  quitta  ses 
mules  et  pieds  nus   glissa  le  long  du  tapis. 

Quelqu'un  indubitablement  était  entré  chez  sa  fille, 
quelqu'un  qui,  pour  sortir  plus  facilement,  n'avait 
pas  refermé  la  porte  de  l'antichambre.  Elle  ne  pen- 
sait plus,  ne  savait  lier  ses  pensées  ;  c'était,  à  la 
place  de  tout  raisonnement,  des  évidences  brusques, 
irréfléchies,  instinctives.  Elle  appuya  l'oreille  à  l'au- 
tre porte,  celle  qui,  dans  ranlichambre,  ouvrait 
sur  les  pièces  de  l'appartement.  Mais  un  syrigme,  un 
bourdonnement  lointain  de  marée  déferlant,  des  chu- 
tes d'eaux  croulant  sur  des  graviers  l'étourdissaient. 
Elle  regagna  le  palier,  attendit  la  fin  du  tumulte  de 
ses  artères. 

De  nouveau  elle  rentrait  écouter,  mais  la  mer  inté- 
rieure encore  une  fois  mugissait  ;  les  vagues  lourdes 
du  sang  lui  refluaient  du  cœur  et  l'assourdissaient. 
Elle  se  sentait  toute  froide,  des  glaçons  sur  sa  chair 
nue,  les  entrailles  algides,  comme  prises  par  la  mort. 
Il  était  là  pourtant,  il  avait  quitté  sa  chambre  pour 
aller  coucher  dans  les  draps  de  sa  fille  !  Et  elle  ré- 
péta   sans   penser  :    Ma  fille  !    ma  fille  !   ma  fille    ! 

Soudain  rhorreur  d'un  tel  soupçon  l'emplit,  l'es- 
prit se  révolta.  «  Non.  c'est  infâme.  J'aurai  mal  vu. 
Il  doit  être  dans  son  lit,  »  Elle  descendit,  prit  un 
flambeau  dans  sa  chambre,  pénétra  chez  Eudoxe  : 
le  lit  était  vide,  sans  foulures.  Elle  tourna  sur  elle- 
même  et  tout  à  conp  aperçut  sur  une  chaise  un  dé- 
sordre d'habits,  la  cravate,  le  gilet,  le  veston  hâtive- 
ment jetés.  Immédiate,  alors,  absolue,  une  idée  la 
posséda,  la  rendit  très  calme,  —  comment  elle  les 
tuerait  tous  les  deux. 

—  Non,  pas  d'armes,  se  dit-elle,  après  avoir  cher- 
ché sur  les  tables,  aux  murs.  La  force  me  manque- 
rait. Il  faut  autre  chose. 

Elle  regarda  le  lit,  un  plan  aussitôt  se  leva  :  — 
tous  deux  surpris  par  les  flammes,  leurs  chairs  gré- 


LA    riX    DES    BOURGEOIS  200 

sillant  sur  le  bûcher  d'amour,  nul  secours  possible, 
car  elle  emporterait  la  clef. 

Un  rire  lui  crissa  aux  dents.  —  C'est  ça,  oui,  le  feu 
au  lit,  au  lit,  au  litl...  Son  flambeau  devant  elle,  sans 
bruit  elle  remonta,  traversa  l'antichambre,  douce- 
ment mit  la  main  à  la  poignée  de  la  porte,  puis  s'ar- 
rêta, croyant  qu'ils  parlaient.  Ensuite  ce  fut  comme 
le  souffle  profond  de  deux  respirations,  le  rire  des 
voix  à  travers  des  baisers,  des  raies  qui  expiraient. 
Elle  reconnut  son  erreur,  aucun  bruit  ne  sortait  des 
chambres  et  elle  recommença  de  mouvoir  la  poignée, 
essaya  de  pousser  la  porte  à  petits  coups  de  son  genou. 
Une  clef  la  fermait  en  dedans.  Tout  d'une  fois  la  fu- 
reur l'afTola.  Elle  se  pendit  des  deux  mains  à  la 
porte,  l'ébranla  à  la  force  des  poignets.  A  présent  un 
réveil  en  sursaut  se  percevait,  des  chuchotements 
effrayés,  le  heurt  d'un  meuble.  Elle  cria  : 

—  Ouvrez...  ou  j'ameute  les  gens,  je  fais  enfoncer 
la  porte. 

Les  coups  dans  le  plein  du  bois  retentissaient  ; 
elle  tapa  avec  les  poings,  tâcha  de  faire  sauter  la 
serrure  en  appuyant  de  tout  son  poids,  l'épaule  en 
avant.  Sa  clameur  à  chaque  bourrade  montait;  elle 
les  invectivait,  appelait  les  domestiques,  tout  cà  coup 
alla  prendre  sur  le  guéridon  un  vase  de  Chine  qu'elle 
projeta  contre  le  panneau  et  qui  s'émietta. 

La  porte  enfui  s'ouvrait  :  elle  aperçut  Danièle  en 
robe  de  nuit,  les  cheveux  dénoués,  un  bout  de  la 
gorge  hors  des  dentelles,  droite,  résolue  : 

—  Oh!  vous  !  vous  ! 

Et  elle  la  bousculait,  courait  au  lit.  Très  vite  une 
forme  cachée  derrière  la  porte  se  jeta  dans  l'anti- 
chambre, se  perdit  dans  l'escalier.  Elle  continuait  à 
palper  les  draps,  l'édredon,  brassait  des  odeurs 
tièdes,  remuait  le  libertinage  des  plis.  Danièle  s'était 
avancée  et  la  regardait  sans  rien  dire.  Madame  Ras- 
senfosse  d'un  grand  mouvement  se  redressa,  marcha 
vers  sa  fille  et  lui  serrant  le  bras  : 


300  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

—  Voyons,  il  est  ici,  je  le  sais.  Où  l'avez-vous 
caché  ? 

Danièle  eut  un  rire,  haussa  les  épaules. 

—  Où  l'avez-vous  caché?  Voyons  ?  Où?  Où? 
Elle  vit  la  porte  ouverte,  soupçonna  la  fuite. 

—  Ah!  cria-t-elle,  ils  m'ont  jouée. 

Elle  fit  un  pas  vers  l'escalier,  resta  un  instant 
penchée  sur  la  rampe,  écoutant  le  silence  de  la 
maison,  haletante,  sans  force.  Elle  aurait  voulu 
mourir  là,  sur  le  coup,  le  cœur  éclaté,  et  leur  revenir 
la  imit  dans  de  tenaces  remords.  Brusquement  elle 
revit  le  péché,  leur  lit  d'amants  criminels,  les  cham- 
bres partout  souillées  de  leur  ordure. 

Toute  sa  colère  la  reprit;  elle  s'élança  vers  Da- 
nièle, lui  saisit  les  cheveux  qu  elle  tordait  comme 
des  haillons  : 

—  Eh  bien,  à  nous  deux  ! 

—  Faites,  je  vous  hais  !  répondit  Danièle  sans  se 
défendre.  Mais  je  vous  avertis  que  sitôt  que  vous 
m'aurez  lâchée,  je  sonnerai  les  gens  et  je  leur  dirai 
que  vous  m'avez  battue  parce  que  vous  avez  cru  que 
votre  mari  était  dans  mon  lit...  Mais  faites  donc, 
allez  !  Vous  savez  bien  que  je  ne  vous  reconnais  pas 
pour  ma  mère  ! 

—  Dis-moi  au  moins  que  ce  n'est  pas  vrai,  qu'il 
n'est  pas  ton  amant...  Voyons,  dis-le. 

—  Vous  n'êtes  pas  ma  mère,  je  vous  hais. 

—  Danièle  !  Danièle  !  Un  père  !  Serait-ce  possible  ? 
Vois,  je  t'en  prie,  dis-moi  que  ce  n'est  pas  vrai... 
Tu  es  ma  fille,  ma  fille...  Un  mot,  je  te  jure  que  je 
te  croirai. 

Elle  l'avait  lâchée  et  l'implorait  les  mains  jointes. 
Danièle  ramassa  ses  cheveux,  les  noua  en  chignon, 
puis  la  regardant  bien  en  face,  un  regard  de  rancune 
et  de  défi  : 

—  Je  n'ai  pas  eu  d'enfance...  Je  n'ai  jamais  été 
votre  fille...  Toute  ma  vie,  je  l'ai  passée  enfermée... 
Un  jour,  je  suis  rentrée,  vous  ne  pouviez  pas  me  fer- 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  301 

mer  voire  porte  pins  longtemps...  Et  j'ai  tronvé  ici 
un  homme,  oni,  un  mari  qui  avait  pris  ma  place,  qui 
m'avait  volé  ma  mère...  Je  me  suis  vengée.  Et  main- 
tenant, laissez-moi,  allez-vous-en,  ou  je  sonne. 

—  Ah  !  fiUe  horrible,  c'est  comme  ça  !  Eh  bien, 
vous  allez  voir  qui  commande  ici...  C'est  moi  qui 
sonnerai. 

La  baronne  appuyait  sur  l'appareil,  la  sonnerie 
partait  saccadée,  furieuse,  continue,  sous  le  martè- 
lement de  son  doigt.  Des  pas  lourds  ensuite  se  hâtè- 
rent vers  le  palier:  la  femme  de  chambre  de  Danièle 
apparut,  s'agrafant  à  travers  un  reste  de  sommeil. 

—  Allez  réveiller  le  cocher  et  dites-lui  qu'il  monte 
à  l'instant,  fit  madame  Rassenfosse.  Allez  ! 

Elle  la  rappela  : 

—  Vous  irez  vous  recoucher  ensuite...  Vous  ne 
reviendrez  que  si  je  sonne...  Mais  allez  donc  ! 

Un  souffle  précipité  bientôt  tumultua  dans  l'anti- 
chambre. Le  cocher,  un  gros  Anglais  rubescent  et 
automatique,  se  planta  sur  le  seuil. 

—  Dick,  comment  traite- t-on  chez  vous,  en  Angle- 
terre, les  enfants  qui  ont  manque  à  leurs  parents  ? 
On  leur  donne  la  fessée,  hein  ?  Eh  bien  I  je  vous  ai 
fait  monter  pour  donner  la  fessée  à  mademoiselle... 
A  nu,  à  nu,  vous  savez. 

Danièle  poussa  un  cri. 

—  Xon  I  non...  C'est  une  indignité...  Vous  oubliez 
que  j'ai  vingt  ans. 

-  Dick,  j'ai  dit.  Donne  la  fessée  à  mademoiselle. 
Les  énormes  bras  du  cocher  s'abattirent  ;  mais 
mademoiselle  Orlander  lui  écliappait,  courait  un  ins- 
tant par  la  chambre,  et  tout  à  coup  elle  se  jetait  dans 
un  fauteuil,  s'accrochait  aux  accoudoirs.  Le  valet  hé- 
sita, regarda  madame  Rassenfosse  qui  frappait  du 
pied,  impatientée. 

—  Voyons,  faites  donc. 

Une  courte  mêlée.  Danièle,  les  dents  serrées,  lui 
lacérait  le  visage  ;  mais  il  la  maîtrisait,   forcené   et 


302  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

prudent.  Sous  le  nuage  envolé  tles  batistes,  jaillit  la 
nudité  blonde,  le  beau  fruit  secret  de  la  chair  cou- 
pable. Elle  se  sentit  à  bout  de  résistance,  s'abandonna 
aux  mains  abjectes,  cria  dans  sa  honte  et  sa  défaite  :   , 

—  II  est  mon  amant,  il  est  mon  amant...  Je  vous  {l 
hais  tous  les  deux.  ' 

La  mère,  rigide,  comptaitles  coups. 

—  Plus  fort,  Dick...  Plus  fort...  i 
L'àme  révollée  partit  soudain  dans  une  crise.   I)a-i 

nièle  se  raidit,  échappa  à  l'odieux  tourmenteur  et 
s'en  alla  rouler  sur  le  tapis.  Madame  Rassenfosse 
alors  congédia  le  goujat  et  sonna  la  femme  de  cham- 
bre. 

—  Vous  coucherez  mademoiselle  et  vous  la  veil- 
lerez. 

Elle  descendait  ensuite.  Eudoxe  s'était'  en- 
fermé. Elle  frappa  à  la  porte  ;  il  ne  répondit  pas. 
Elle  passa  dans  son  appartement,  se  jeta  à  terre,  la 
tète  dans  les  poings,  secouée  d'horribles  hoquets 
sans  pouvoir  pleurer.  C'était  la  mort  encore  une  fois, 
la  fin  de  *oute  certitude,  son  pauvre  amour  traîné 
sur  les  claies.  Elle  se  rappela  son  agonie  pour  une 
autre  tromperie,  le  mouchoir  de  madame  Fléchet  qui 
lui  avait  avéré  Tàme  légère  et  fausse  de  l'homme 
adoré  jusque  dans  la  faute.  Mais  ceci  dépassait  tout  ; 
à  deux  ils  avaient  sombré  dans  le  crime  ;  elle  se 
ressentit  mère  par  sa  maternité  outragée  dans  la 
femme,  par  la  double  injure  de  l'adultère  et  d'un 
soupçon  d'inceste.  La  chair  sortie  d'elle  se  liguait 
contre  sa  chair,  lui  volait  la  chair  de  l'époux  ;  l'époux 
à  son  tour  s'appropriait  la  chair  filiale  à  jamais  sa- 
crée... C'était  l'abomination  des  grandes  impuretés 
pour  lesquelles  la  main  de  l'Eternel  avait  frappé  des 
villes  entières,  les  avait  dissoutes  sous  les  soufres 
et  les  foudres. 

De  nouveau  se  présenta  l'idée  du  sacrifice,  elle 
s'immolerait  ;  au  matin  il  la  trouverait  morte  devant 
sa  porte.  Mais  des  lâchetés  survinrent  ;  elle  pensa  aux 


LA    riN    DES    BOURGEOIS  303 

nuits,  aux  baisers,  au  miracle  de  ses  caresses  qui 
l'avaient  refaite  jeune  fille,  neuve  à  l'amour,  elle  la 
veuve  cVnn  mariage  sans  amour  ! 

—  Et  puis,  ce  serait  trop  bute '.  Elle  l'aurait  tout 
entier  !  Ah,  pauvre  tète  folle  1 

Sa  passion  espéra  des  revanches,  la  joie  acide  des 
représailles.  Elle  l'avait  repris  à  cette  Clotilde  détes- 
tée, elle  la  reprendrait  à  la  vierge  impudique.  C'était 
celle-ci  qu'il  fallait  effacer  de  leur  vie,  Mosenheim  se 
montrait  pressant.  Eh  bien  !  il  n'avait  qu'à  l'emme- 
ner... Lui,  d'ailleurs,  ou  un  autre,  le  premier  qui  la 
prendrait,  pourvu  quelle  s'en  allât  tout  de  suite... 
Elle  l'eût  livrée  aux  passants,  pour  que  la  souillure 
la  rendît  plus  dégoûtante.  Toutes  ses  colères  se  fon- 
daient en  celle-là,  en  l'immensité  de  l'aversion  dont 
elle  la  souhaitait  malheureuse,  la  vouait  aux  pires 
abjections.  Qu'Eudoxe.lui  restât,  le  reste  n'était  pour 
elle  que  haine  et  fureur.  Elle  rêva  son  vieux  rêve, 
l'entraîner  aux  solitaires  futaies,  dans  un  exil  amou- 
reux où  personne  ne  le  lui  disputerait  plus. 

—  Oui?  lui?  Cet  homme  fourbe  et  lâche?  Si  du 
moins  je  pouvais  cette  fois  me  montrer  implacable  ! 

Elle  s'enfonçait  les  ongles  dans  les  seins,  elle 
aurait  voulu  exterminer  son  cœur  servile.  Oh!  le 
détester,  l'accabler  du  mépris  froid  de  toute  une  vie  ! 
Elle  s'avoua  l'inévitable  dénouement,  sa  chair  re- 
prise au  grand  désir,  l'inutilité  de  tout  débat.  Alors 
elle  s'accabla,  se  méprisa  jusqu'au  vomissement.  Et 
tout  à  coup  le  cri  de  sa  fille  lui  revenait,  la  haine 
où  elle  les  confondait  tous  les  deux.  Elle  le  haïssait 
donc!  C'était  vrai  que  leur  épouvantable  amour  abou- 
tissait à  cela,  à  de  la  haine  !  Ses  idées  se  brouillèrent, 
elle  devina  un  mystère,  des  ténèbres  irréductibles. 

Au  petit  jour  elle  se  mit  à  écrire.  Elle  lui  écrivait 
quatre  pages  de  fureur  et  de  passion...  Tout  serait 
fini,  elle  l'abandonnait  à  son  infamie.  Puis  ses  larmes 
diluèrent  l'écriture,  elle  déchira  les  feuillets.  Que 
n'avait-il  un  fils  comme  elle  une  fille  1  Elle  le  lui  eût 


sir  de  l'on-   ;- 
Qsa  à  pren-    j 

l'hôtel,  les   " 


304  i-^    l-'IN    UKS    BOURGEOIS 

pris,  le  lui  eût  perverti!  Des  folies,   le  désir  de  l'ou- 
trager publiquement  la  hautèreut.  Elle  pensa 
dre  un  amant,  à  se  livrer  sans  amour. 

Des  voix  montèrent.  C'était  le  réveil  de 
allées  et  venues  des  domestiques,  des  bruits  de 
portes  discrets,  lointains,  derrière  les  épaisses  ten- 
tures. Sa  femme  de  chambre  entra.  Elle  régla  froide- 
ment, sans  un  pli  au  visage,  le  départ  de  Danièle. 
Toute  la  netteté  de  son  esprit  lui  revenait,  elle  donna 
des  ordres  précis,  indiqua  le  cocher  qui  la  conduirait, 
la  voiture,  les  chevaux.  Mademoiselle  Orlander  s'en 
irait  vers  dix  heures.  Elle  emmènerait  deux  filles, 
garderait  le  cocher  et  l'attelage  pendant  la  durée  de 
son  séjour  à  Yaudret.  C'était  une  de  leurs  maisons 
d'été,  un  petit  château  à  cinq  heures  de  la  ville  et 
qu'un  de  leurs  régisseurs  habitait  pendant  leur 
absence. 

—  Vous  monterez  chez  mademoiselle...  Vous  la 
prierez  de  se  préparer  sans  perdre  un  instant...  Je  ne 
la  verrai  pas...  Allez. 

Elle  entendit  la  voix  de  son  mari.  Le  valet  de 
chambre  lui  répondait  ;  tous  deux  causaient  avec 
mystère.  Elle  prêta  l'oreilie  :  ils  parlaient  d'un  voyage. 
Eudoxe  désignait  les  valises,  les  objets  qu'elles  de- 
vaient contenir. 

—  Le  train  de  dix  heures,  n'oubliez  pas. 

—  Parfaitement,  monsieur. 

Elle  resta  frappée  de  la  correspondance  des  heures 
entre  son  départ  et  celui  de  sa  fille.  Elle  attendit  que 
le  valet  de  chambre  se  fût  éloigné,  trouva  la  porte 
de  l'appartement  ouverte,  entra.  11  se  retourna,  fei- 
gnit la  surprise. 

—  Comment,  déjà  levée,  ma  chère  ! 

11  était  très  maître  de  lui,  mais,  de  peur  de  se 
trahir,  lui  dérobait  ses  yeux. 

Il  fit  un  pas  en  souriant.  Elle  s'arrêta  tout  à  coup, 
il  s'arrêta  aussi,  leurs  regards  se  rencontrèrent,  ni 
l'un  ni    l'autre   ne   parlaient   plus.  Eudoxe,  un  pea 


h\    IIN    DLS    r.OLUGKUlS  3U5 

jiAle,  se  mordit  la  lèvre  ;  il  s'était  promis  de  serrer 
><>n  jeu  et  voilà  que  tout  de  suite  il  se  découvrait. 
Jamais  il  ne  manquait  à  l'embrasser  quand  ils  se 
voyaient  au  matin.  La  minute  passa,  il  n'osa  ache- 
ver le  trajet  qui  l'eût  rapproché  d'elle,  s'excusa 
pour  l'affairement  où  elle  le  surprenait  et  lui  tourna 
le  dos. 

—  Vu  mot,  dit-elle  en  lui  touchant  le  bras. 

Ceci  encore  dérangeait  ses  calculs.  11  avait  compté 
sur  un  éclat,  des  cris  ou  des  larmes  ;  un  homme  qui 
se  sent  dans  son  tort  arrive  plus  facilement  à  bout 
d'une  scène  véhémente  que  d'un  stratégique  téle-à- 
téte  où  les  partenaires  se  surveillent  et  étudient  leurs 
coups.   Il  réprima  mal  un  geste  d'ennui  et   de  gène. 

—  Eh  bien  ? 

Le  jour  delà  fenêtre  l'éclairait  en  plein  ;  il  craignit 
une  défaillance  de  son  visage,  fit  un  détour  qui  le 
recula  dans  la  pénombre,  puis,  pour  motiver  ce  dé- 
placement, se  jeta  dans  un  fauteuil  de  tout  son  poids. 
Ses  mouvements,  quil  tachait  de  mesurer,  démen- 
taient tout  naturel  ;  il  le  constata,  et,  pour  reprendre 
contenance,  bravement  illa  regarda  en  face,  presque 
d'un  air  de  défi. 

—  Mon  ami,  dit  Sarah,  c'est  une  chose  pénible 
que  j'ai  à  vous  confesser. 

Les  paupières  d'Eudoxe  battirent.  Ce  début  le  dé- 
routait. Il  la  savait  fine  merveilleusement,  double 
avec  sincérité,  féminine  jusqu'à  paraître  franche  en 
rusant,  et  craignit  une  manœuvre.  Encore  une  fois, 
ses  yeux  se  détournèrent  ;  il  ne  se  sentit  pas  la  force 
de  subir  la  vue  de  son  visage  mortuaire  et  froid  aux 
prunelles  sèches,  aux  lignes  de  la  bouche  figées 
comme  si  elles  se  raidissaient  sur  un  secret. 

—  Oui,  continua  madame  Rasscnfosse,  il  est  arrivé 
quelque  chose  cette  nuit  qui  va  changer  notre  vie. 

11  avait  pris  des  papiers  sur  la  lable  et  les  parcou- 
rait en  s'efforçant  à  l'indifTérence.  La  gravité  de 
l'exorde  l'obligea  à  une  autre  attitude.  Il  haussa  les 


306  LA    FLX    DES    BOLKGEOIS 

sourcils,  sursauta,  mais  sentant   son  regard  se  fixer 
sur  lui,  il  évitait  toujours  de  la  regarder  à  son  tour. 

—  Bah  !  qu'y  a-t-il,  ma  chère? 

—  riuelqu'iin  est  entré  cette  nuit  dans  la  chambre 
de  Danièle...  J'ai  frappé,  j'ai  menacé  d'appeler  nos 
gens...  On  a  fini  par  ouvrir...  La  personne  qui  était 
là  est  sorlie  tandis  que  je  me  précipitais  vers  le  lit. 

Elle  parlait  sans  hâte,  d'une  voix  un  peu  haute, 
mais  égale. 

Eudoxe  se  raidit.  Il  pensait  :  Voyons  comment  elle 
en  arrivera  à  me  dire  que  cet  homme  était  moi...  il 
chercha  des  mots,  joua  la  stupeur,  au  bout  d'un  ins- 
tant haussa  les  épaules. 

—  C'est  impossible,  vous  avez  rêvé. 

—  Je  l'ai  cru  un  instant,  tant  cette  chose  me  pa- 
raissait monstrueuse.  Mais  Danièle  s'est  chargée  de 
m'éveiller  à  la  réalité.  Non,  mon  ami,  je  ne  révais 
pas.  Et  la  preuve,  c'est  qu'elle  m'a  tout  dit. 

Cette  fois,  il  se  dressait  très  pâle,  les  mains  trem- 
blantes, puis  retombait  consterné,  perdant  subitement 
tout  sang-froid  : 

—  Se  peut-il  ?  Quoi,  Danièle  î 

—  Le  lâche  1  il  n'ose  plus  même  me  mentir  !  pensa 
la  baronne  dans  une  telle  révolte  de  mépris  qu'elle 
craignit  ne  pouvoir  se  contenir.  Elle  comprit  la 
nécessité  d'une  diversion  pour  le  sauver  de  l'accable- 
ment qui  le  trahissait  et  se  sauver  elle-même,  si  elle 
voulait  garder  la  force  de  jouer  sa  comédie  jusqu'au 
bout. 

—  Mais,  dit-elle,  cela  vous  intéresse  au  fond  assez 
peu...  L'injure  n'est  que  pour  moi,  sa  mère...  Et,  je 
crois,  vous  vous  disposiez  à  partir  ?  J'ai  bien  en- 
tendu en  venant,  n'est-ce  pas  ?  que  vous  vous  entre- 
teniez avec  Germain  d'un  départ  ? 

—  Oui,  fit-il  avec  effort,  une  absence  de  quelques 
jours...  Les  traités  de  commerce...  Le  ministre  m'a 
prié... 

—  Eh  bien,  mon  ami,  ces  quelques  jours,  il   fau- 


LA    FIN    IiES    BOURGEOIS  307 

dra  me  les  donner.  J'ai  besoin  de  vous  avoir   auprès 
de  moi. 

Il  risqua  un  mot. 

—  Ah  oa,  cria  Sarah  avec  emportement  en  cam- 
pant ses  poings  sur  ses  hanches,  vous  ne  comprenez 
donc  pas  que  vous  ne  pouvez  pas  partir  en  même 
temps  qu'elle  ! 

Elle  s'aperçut  dans  le  grand  miroir  vénitien,  toute 
défigurée  par  la  colère,  l'air  d'une  furie,  la  bouche 
en  coups  de  dents.  —  S'il  avait  levé  les  yeux,  il 
m'eût  trouvé  hideuse,  songea-t-elle.  Justement  dans 
son  saisissement,  il  s'oubliait,  haussait  son  regard 
jusqu'à  ce  visage  bouleversé.  Elle  détourna  vive- 
ment la  tète,  se  donna  le  temps  de  revenir  au  calme. 
Et  après  un  petit  silence,  elle  lui  disait,  de  la  voix 
qu'elle  avait  en  entrant  chez  lui  : 

—  Je  voulais  vous  dire  ceci  :  Danièle  a  un  amant  ; 
elle  me  l'a  avoué.  J'ai  fait  monter  Dick...  Ah  !  tenez, 
c'est  peut-être  un  peu  vif,  je  l'ai  fait  fesser...  Cet 
homme  lui  a  relevé  la  chemise  et  l'a...  J'ai  honte  à 
vous  avouer  cela  à  vous...  Enfin,  il  faut  qu'elle  parte; 
j'ai  donné  des  ordres  ;  sa  présence  ici  n'est  plus 
possible...  Et  comme  elle  s'en  va  à  dix  heures  et  que 
vous  avez  fixé  cette  heure  aussi  pour  partir...  vous 
comprenez,  j'ai  perdu  un  peu  patience  quand  j'ai  vu 
que  vous  insistiez. 

—  Tout  cela  est  bien  extraordinaire,  fit  Eudoxe 
sans  donner  un  sens  précis  à  ses  paroles,  bien  que 
leur  sens  intime  s'adaptât  à  une  pensée  qui  le  torturait. 

—  Elle  a  l'air  de  parler  d'un  autre,  songeait-il,  et 
pourtant,  au  fond,  tout  ce  qu'elle  dit  se  rapporte  à 
moi...  Ignorerait-elle  que  je  suis  l'homme  qu'elle  a 
failli  surprendre  dans  la  chambre  de  Danièle?  Dans 
ce  cas,  il  me  resterait  à  nier. 

Un  léger  espoir  lui  naissait,  il  reprit  de  l'assurance 
et,  mettant  toute  sa  volonté  à  la  regarder  dans  les 
yeux  : 

—  Si  vraiment  Danièle  a  fait  ce  que  vous  dites... 


308  LA    ïiy    DES    BOURGEOIS 

—  Oh  !  s'écria  madame  Rassenfosse  en  se  redres- 
sant de  toute  sa  taille  et  le  foudroyant  de  ses  effrayan- 
tes prunelles  subitement  fulgurantes,  en  douteriez - 
vous  ? 

Cet  homme  qui  ne  manquait  pas  d'un  certain  cou- 
rage banal  et  s'^^tait  battu  cinq  fois  correctement, 
éprouva  tout  à  coup  la  peur.  Il  baissa  la  tète  et  ne 
trouva  pUis  une  parole. 

—  Elle  sait  tout,  pensa-t-il,  transpercé  par  cette 
certitude. 

La  baronne  marcha  lentement  vers  la  sonnerie, 
appuya  sur  le  bouton.  Germain,  le  valet  de  chambre, 
entra. 

—  Monsieur  ne  part  pas. 

Elle  tendit  le  front  à  son  mari  et,  en  souriant  : 

—  Voilà  bien  de  l'ennui  que  je  vous  cause,  mon 
ami...  Mais  vous  reconnaîtrez  que  je  ne  pouvais  pas 
faire  autrement. 

Elle  se  dirigea  vers  la  porle. 

—  Ah!  un  mot  encore...  Il  est  possible  que  ma 
flUe  —  elle  pesait  sur  le  mot  —  cherche  à  vous  voir... 
J'espère  que  vous  ne  me  ferez  pas  l'injure  de  la  re- 
cevoir quand  moi  je  la  chasse. 

Rentrée  chez  elle,  madame  Rassenfosse  se  jeta 
sur  son  lit,  mordit  ses  draps,  cria  : 

—  C'est  fmi...  m.on  calvaire  est  accompli...  Main- 
tenant je  pourrai  me  retrouver  avec  lui  comme 
avant. 

Eurloxe  à  la  même  minute  rassemblait  ses  esprits, 
s'essayait  à  résumer  la  situation. 

—  Voilà  bien  des  complications...  Et  celte  petite 
sotte  de  Danièle  qui  avoue!...  C'est  égal,  Sarah  est 
bien  étonnante...  Elle  a  eu  une  tactique  merveil- 
leuse... Elle  a  joué  comme  personne  la  femme  qui 
ne  sait  pas,  qui  ne  veut  pas  savoir  ..  Voilà  qui  va 
peut-être  nous  rendre  la  vie  possible  encore. 

Pour  la  première  fois  il  pensa  à  l'humiliation  du 
châtiment,  vit  mademoiselle  Orlander  frappée  par  le 


LA    FL\    DES    BOURGEOIS  309 

cocher  ;  et  une  indignation,  un  élan  singnlier  rriiy- 
pocrisie  et  d'honnêteté  hii  rendit  Sri  femme  soudai- 
nement odieuse  :  —  Une  mère  !  Quelle  infamie  ! 

(iermain  doucement  poussa  la  porte.  11  regarda  si 
madame  Kassen fosse  était  partie,  puis  déposa  sur  la 
table  un  patjuet  de  journaux,  airectant  des  gestes 
'prudents,  discrets.  Enfin  il  dit  en  baissant  la  voix  : 

—  Ce  sont  des  journaux  que  mademoiselle  fait 
remettre  à  monsieur...  Il  y  a  là  aussi  une  lettre  de 
mademoiselle  pour  monsieur. 

Eudoxe  ouvrit  le  paquet,  trouva  la  lettre. 

—  Bien,  dit-il.  Et  il  congédia  le  valet  de  chambre. 

—  Sans  doute,  pensa-t-il,  le  cocher  aura  parlé  ; 
toute  la  maison  sait  à  présent  l'histoire.  Voilà  l'ex- 
plication du  ton  mystérieux  de  (iermain.  Le  départ 
de  la  pauvre  enfant,  dans  ces  conditions,  était  tout 
indiqué. 

Il  lut  : 

«  Je  vous  plains.  Vous  m'avez  laissé  traiter 
comme  on  ne  traiterait  pas  la  dernière  des  filles.  Le 
mépris  que  vous  devez  à  cette  heure  ressentir  contre 
vous-même  pour  cette  lâcheté  n'a  d"égal  que  la 
haine  que  je  ne  cesserai  pas  un  instant  d'avoir  pour 
vous.  C'est  égal,  me  voilà  vengée  d'elle  et  de  vous  : 
elle  sait  tout  ». 

—  Eh  bien,  mais,  réfléchit  Eudoxe  après  avoir 
relu  la  lettre,  j'ai  fait  une  sottise.  Cette  petite  pen- 
sionnaire décidément  était  plus  forte  que  je  ne 
croyais;  elle  m'a  joué.  A  mon  âge,  c'est  impardon- 
nable ! 


310  LA   FIN    DES    BOURGEOIS 


XXXV 


On  maria  mademoiselle  Orlander  à  deux  mois  de 
là.  Le  petit  Mosenheim  fut  l'heureux  époux  qui  cueillit 
cette  rose  capiteuse  dont  un  autre  avait  eu  le  pre- 
mier arôme.  Eudoxe,  qui,  de  longue  main,  à  l'occa- 
sion de  ce  mariage,  avait  préparé  un  voyage  en 
Orient,  eût  voulu  avancer  son  départ  pour  ne  point 
assister  à  la  cérémonie.  Mais  sa  femme  l'empêcha  de 
se  soustraire  aux  formalités  que  lui  imposait  son 
titre  de  beau-père.  Elle  exigea  qu'il  remplaçât  auprès 
de  Danièle  son  père  défunt  et  la  donnât  de  sa  main  à 
son  mari. 

Ce  fut  l'ironie  de  cette  union  punique  où  tout  le 
monde  resta  convaincu  des  vertus  et  de  la  parfaite 
virginité  de  l'épouse,  où  la  fraude  ne  demeura  avérée 
que  pour  l'épouse  elle-même,  la  mère  et  le  triste 
amant  contraint  à  faire  parade  de  sa  paternité  simo- 
niaque.  Ce  fut  aussi  la  dernière  vengeance  de  ma- 
dame Rassenfosse  ;  elle  mille  plus  âpre  acharnement 
à  déjouer  les  plans  d'Eudoxe  en  enrayant  son  voyage 
de  tels  obstacles  qu'il  ne  put  partir  à  temps  pour 
échapper  au  ridicule  et  à  l'infamie  de  la  corvée.  Elle 
avait  eu  la  force  de  retrouver  à  chaque  instant  de 
leur  vie  commune  l'héroïsme  qu'il  lui  avait  failli 
pour  paraître  la  dupe  de  leur  liaison  coupable.  Et 
cet  héroïsme,  après  les  troubles  et  les  fureurs  de  la 
nuit  révélatrice,  elle  s'en  était  sentie  pénétrée  jus- 


LA    11\    DES    BOURGEOIS  311 

qu'aux  profondeurs  de  son  être  presque  sans  calcul, 
par  la  violence  même  de  sa  passion  qui,  trahie, 
s'adjugea  la  plus  miraculeuse  duplicité  pour  s'attester 
confiante  comme  par  le  passé. 

Sitôt  après  l'exil  de  Danièle,  l'hôtel  s'était  repris  à 
son  train  uniforme;  il  sembla  qu'elle  n'y  eût  jamais 
séjourné  ;  le  vide  se  combla  par  leur  tacite  entente 
à  ne  plus  évoquer  la  présence  de  celle  qui  laissait 
derrière  elle  les  pires  ruines.  Il  n'avait  phis  été  ques- 
tion de  Danièle  que  pour  régler  le  contrat  de  ma- 
riage ;  la  baronne,  pour  la  mettre  hors  de  sa  vie,  lui 
abandonnait  une  large  part  de  sa  fortune  ;  les  Mo- 
senheim  du  reste  s'étaient  montrés  exigeants.  Et 
mademoiselle  Orlander  ensuite  était  rentrée  pour  un 
jour,  Eudoxe  l'avait  menée  au  temple,  leurs  bras 
qui  s'étaient  enlacés  dans  le  péché  s'unirent  une 
dernière  fois  dans  la  supercherie  des  préliminaires 
nuptiaux.  Nulle  défaillance  ne  révéla  le  secret  impu- 
dique qu'ils  dérobaient  sous  leur  air  de  bonne  cons- 
cience ;  Eudoxe  seulement,  en  frôlant  le  corps  qui  lui 
avait  appartenu,  dut  maîtriser  un  léger  tremble- 
ment ;  mais  Danièle  n'eut  pas  même  ce  tremblement, 
elle  apparut  éblouissante  de  grâce  et  de  triomphe, 
dans  une  splendeur  d'innocence  qui  épouvanta  son 
ancien  amant. 

—  Mais  c'est  un  monstre,  se  dit-il.  Elle  ne  semble 
plus  même  se  douter  qu'elle  fut  la  première  à  me 
montrer  le  chemin  du  bonheur,  de  ce  même  bonheur 
qu'elle  va  donner  à  cet  imbécile  de  Mosenheim. 

La  vie  ancienne  lecommença.  Il  consentit  à  l'hu- 
miliation d'entendre  à  toute  heure  du  jour  le  silence 
de  madame  Rassenfosse  lui  reprocher  son  crime 
et  de  mériter  par  la  platitude  de  sa  soumission  un 
pardon  dont  on  lui  faisait  sentir  le  prix. 

Ce  fut  chez  lui  la  crise  qui  lima  son  indépendance 
et  irrémissiblemenl  l'assujettit  à  celle  qui  avait  eu  l'art 
de  faire  tourner  à  sonprofit  le  malheur  d'être  trompée. 
Eudoxe  se  vit  maté,  il  se  prit    à  craindre  réellement 


312  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

sa  femme,  subit  rascendant  de  son  caractère  qu*i 
jugea  supérieur  au  sien.  L'heure  critique,  le  retoui 
dàge  du  libertin  longtemps  impénitent  sonna  pour  a 
viveur  dont  les  écarts  avaient  défrayé  la  chronique 
et  qui.  rebelle  au  joug  jusqu'à  ses  quarante-cinq  ans,?) 
tout  à  coup  se  sentit  jugulé.  » 

Il  se  trouva  que  le  secret  qui  continua  d'exister 
entre  eux  devint  une  sécurité  pour  le  ménage 
qii'il  avait  manqué  détruire  ;  leur  mutuelle  dissimu- 
lation fut  un  lien  qui  les  unit  pins  solidement  que  lî 
confiance  antérieure.  Eudoxe  toujours  redouta  qu'ei 
un  moment  de  rancune,  Sarah  ne  lui  rejetât  la  grandi 
faute  dont  elle  ne  cessa  jamais  de  souffrir.  Une  mi- 
nute eût  suffi  à  renverser  les  étais  laborieux  du  men- 
songe qui  consolida  leur  vie  nouvelle.  Mais  cetti 
minute  n'arriva  pas  ;  madame  Rassenfosse  eut  h 
force  de  garder  hautainement  pour  elle  sa  pein< 
inconsolable.  Eudoxe,  de  son  côté,  se  surveilla  :  il 
évita  de  compromettre  par  l'éclat  d'une  liaison  h 
bonne  entente  restaurée,  s'astreignit  à  des  fredaines 
clandestines,  pratiqua  un  vice  sournois  et  banal.  Ce 
fut  vers  ce  temps  qu'il  devint  le  client  assidu  de  ma- 
dame Roy,  cette  célèbre  corsetière  qui  fournissait 
des  hommes  respectables  de  petites  filles  à  peine 
nubiles  et  chez  qui  une  rafle  de  police  un  jour 
devait  surprendre,  avec  un  lot  de  magistrats  ava- 
j'iés,  un  des  plus  diligents  ministres  du  régime  et 
Eudoxe  lui-même. 

Les  activités  du  début  de  sa  carrière  politique 
d'ailleurs  s'étaient  relâchées  ;  inconstant  d'esprit  non 
moins  que  de  cœur,  il  s'était  vite  lassé  de  ses  petits 
succès  parlementaires  comme  antérieurement  il  s'é- 
tait lassé  du  barreau.  Vn  débat  de  tarifs  douaniers 
qu'il  avait  du  aborder,  au  lendemain  de  son  incar- 
tade avec  mademoiselle  Orlander,  fut  pour  lui  une 
défaite  dont  il  ne  se  remit  pas.  Le  ministère  avait 
compté  pour  la  défense  de  ses  idées  sur  cet  auxiliaire 
qui  tout  à  coup  se  dérobait,  piteusement  se  laissait 


LA   FIN    DES    BOURGEOIS  3l3 

enferrer  par  le  parti  de  ropposition.  Il  fallut  toute 
l'habileté  de  Sixt  pour  empêcher  que  le  gouverne- 
ment lui-même  ne  fût  entraîné  dans  la  déconfitnre 
de  son  député. 

Jean-Honoré,  te  grave  esprit,  ressentit  douloureu- 
sement le  coup  ;  c'était  la  fin  de  cette  vie  d'honneurs 
et  de  dignités  qu"il  avait  rêvée  pour  son  fils  ;  elle 
sombrait  lamentablement  dans  un  désastre  ridicule. 
Jean-Eloi  aussi  se  sentit  frappé  ;  il  avait  espéré  le 
portefeuille  pour  Eudoxe  ;  la  colonisation  de  la  Cam- 
pine,  cette  grande  atfaire  boiteuse  et  toujours  plus 
périclitante,  dès  lors  peut-être  eut  été  sauvée.  Sixt, 
en  effet,  avec  son  flair  éveillé,  n'avait  pas  tardé  à  se 
désintéresser  d'une  entreprise  devenue  gênante  pour 
le  gouvernement.  On  lui  reprochait  les  crédits  attri- 
bués à  l'œuvre,  les  écoles  bâties  à  grands  frais  et  qui 
n'avaient  servi  qu'à  enrichir  les  Rabattu  et  consorts, 
la  création  de  postes  d'instituteurs  demeurés  sans 
élèves.  Il  avait  nettement  déclaré  qu'il  n'intervien- 
drait plus. 

Le  crédit  de  la  famille  tout  à  coup  se  trouva 
ébranlé  :  la  réélection  d'Eudoxe,  sans  l'appui  moral 
de  Sixt,  apparut  douteuse  ;  il  se  propagea  que,  pour 
reconnaître  les  services  rendus,  le  grand  homme  des 
Rassenfosse,  dépossédé  de  son  siège,  serait  intégré 
dans  un  gouvernement  de  province.  C'était  la  ruine 
définitive  des  espérances  de  Jean-Eloi.  La  main  sur- 
git :  il  vit  sur  le  mur  l'écriture  de  feu,  le  signe  an- 
nonciateur et  linal.  Au  bout  de  tout,  parmi  leurs  folies 
et  leurs  millions,  elle  apparaissait,  le  Mane  Thecel 
Phares  flamboyait.  La  misère  de  leurs  destinées  s'at- 
testa irrémédiable  ;  la  famille  du  haut  en  bas  cra- 
quait ;  les  meilleurs  appuis,  ceux  sur  lesquels  ils 
avaient  tablé  leur  rêve  d'une  ascension  toujours  plus 
haute,  pourrissaient  sans  délais.  Et  indéfiniment 
s'ouvrait  le  trou,  les  grandes  ténèbres  desquelles 
leur  race  était  sortie  et  où  elle  allait  replonger. 

Régnier,  le  mauvais  génie  des  Rassenfosse,  fut  le 

18 


314  LA    fIX    DES    BOURGEOIS 

seul  à  se  réjouir  de  l'échec  d'Eudoxe.  La  médiocrité 
surabondante  qui  l'arrêtait  net  après  un  faux  départ 
confirmait  ses  prévisions.  C'en  était  fait  de  leur  glo- 
rieux cacatois  ;  on  ne  vénérerait  plus  ses  crottes  ;  on 
ne  s'ameuterait  plus  devant  son  perchoir. 

—  r,a  y  est,  dit-il  à  Réty  qu'il  rencontrait  au 
théâtre.  Voilà  les  Rassenfosse  amputés  de  leur  tète. 
Et  leur  ventre  qui  s'en  va  avec  ce  gros  cochon  d'An- 
tonin  î  11  ne  leur  restera  bientôt  plus  que  ma  bosse  ; 
mais  celle-là,  mon  cher,  est  indestructible,  je  suis  le 
bouffon  qu'on  entendra  rire  sur  les  ruines  de  tout  le 
reste.  Ah  !  les  Rassenfosse  sont  bien  malades  !  ils 
s'en  vont  l'un  après  l'autre,  ils  crèvent  de  Misère. 
Voyez-vous,  nous  sommes  venus  au  monde  gorgés  ; 
à  présent  nous  débondons.  C'est  peut-être  ça  la  jus- 
tice î 

Réty  s'intéressait  en  philosophe  à  ce  gamin  per- 
verti et  raisonneur,  à  ce  fin  de  race  frénétique  dont 
la  folie  s'exaspérait  destructive,  tourmentée  de  car- 
nages et  de  dévastations. 

—  Ah,  vous,  je  sais,  fit-il  rêveur,  vous  êtes  l'ef- 
frayant ouvrier  préposé  à  lœuvre  de  l'extinction... 
Vous  êtes  l'artison  logé  dans  le  plein  de  la  carène  et 
qui  ronge  le  navire  des  Rassenfosse...  Oui,  ajouta-t- 
il  en  secouant  la  tête,  une  force  aveugle,  une  pré- 
destination inouïe...  Rien  ne  servirait  d'enrayer... 
Les  temps  sont  prochains  où  les  Rassenfosse  ne  se- 
ront plus  même  un  nom,  plus  même  une  mémoire... 
11  ne  sera  plus  nécessaire  alors  qu'un  vent  passe, 
l'arbre  tom.beratout  seul...  Ah  !  mon  cher  petit  bon- 
homme, les  familles  comme  les  races  n'ont  qu'une 
heure  dans  la  durée  du  monde.  Elles  s'élèvent  et  se 
développent  pour  un  but  mystérieux;  puis  leur  des- 
tinée accomplie,  la  même  loi  obscure  qui  les  a  tirées 
du  néant  les  y  replonge.  Naissance,  croissance,  matu- 
rité, disparition,  les  quatre  stades,  les  quatre  termes 
delà  vie  I...  Et  toujours,  sous  l'amas  des  existences 
qui  montent  pour  disparaître  ensuite,   le  fumier  des 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  315 

plèbes,  le  puissant  hnmiis  populaire  aux  germina- 
tions inépuisables...  Le  peuple  !  le  grand  alambic  ! 
On  sort  de  In,  on  grimpe  aux  hégémonies,  on  finit 
eupatride,  et  tout  est  à  recommencer.  11  naîtra  peut- 
être  quelque  part  un  jour,  d'un  sauvageon  inconnu 
des  Rassenfosse,  perdu  dans  un  terreau  méprisé,  une 
force  qui  reconstituera  la  race...  Oui,  qui  sait?  C'est 
l'éternel  miracle,  cela,  on  renaît  à  la  condition  de 
faire  retour  au  peuple...  Qu'une  petite  graine  y 
germe,  et  l'arbre  reverdit.  Et  quoi  d'étonnant  ?  Est-ce 
que  le  peuple  n'est  pas  le  fond  même  et  la  source  de 
toute  humanité  ? 

Mais  la  vie  n'aura-t-elle  donc  jamais  une  fin? 

s'écria  Régnier  avec  colère.  A  quoi  bon  vivre  pour 
subir  toujours  les  mêmes  leurres  et  n'être  que  la 
dupe  du  mystère  ironique  qui  nous  entoure?  Non, 
non,  le  n^ant  plutôt  que  de  continuer  à  végéter  sur 
cette  monade  roulant  désorbitée  par  l'espace,  toupie 
stupide  qu'un  coup  de  fouet  a  mise  en  branle  et  qui 
pivote  sur  elle-même  depuis  des  éternités  sans  savoir 
pour  quelle  mystérieuse  aventure  elle  tourne. 

11  se  mit  à  rire  : 

—  Hein  !  jolie  la  phrase  !  Si  je  n'avais  pas  été  le 
fils  à  papa,  je  serais  peut-être  devenu  pion,  j'aurais 
fait  des  vers  entre  mes  classes  —  ou  les  discours 
de  ce  grand  dadais  d'Eudoxe. 

Ses  désordres  ravagaient  la  caisse  de  Jean-Eloi  :  il 
était  le  crible  où  menaçait  de  passer  la  banque  toute 
entière.  Des  nuées  de  créanciers  journellement  har- 
celaient l'hôtel  :  en  moins  d'un  an  Régnier  souscri- 
vait chez  des  usuriers  pour  plus  de  cent  cinquante 
mille  francs  de  billets.  Jean-Eloi  pensa  sérieusement 
à  l'interdire,  mais  un  scrupule  le  retenait  encore,  il 
craignit  le  discrédit  pour  son  nom. 

D'étranges  histoires  s'ébruitèrent  :  on  raconta  qu'il 
s'était  loué  un  petit  hôtel  près  du  bois.  Il  en  avait 
fait  un  harem,  vivait  là  avec  des  filles  qu'il  habillait 
en  bayadères  et  qui  lui  dansaient  la  danse  du  ventre. 


316  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

C'étaient  le  décor  et  les  folies  d'un  prince  asiatique  ; 
des  nègres  à  tuniques  pourpres  le  servaient  ;  il  ap- 
paraissait vètn  d'étoffes  somptueuses,  les  jambes  et 
les  bras  nus  connue  une  femme. 

Despujol,  qu'il  invitait  à  une  de  ses  fêtes,  en  exa- 
géra avec  son  babituelle  faconde  la  magnificence.  Il 
en  parla  à  Cyrille  dont  la  dépravation  tout  de  suite 
s'alluma.  Elle  rêva  de  figurer  dans  les  rites  de  ses 
priapées  et  fit  transmettre  à  Régnier  son  désir.  Elle 
assista  ainsi  à  ce  fameux  souper  de  femmes  nues  que 
le  joli  bossu,  très  amusé  du  vice  de  sa  cousine,  ima- 
gina de  donner  en  son  honneur  et  qui  fit  dire  à  la 
fille  de  Jean-Honoré,  restée  la  seule  habillée  dans  ce 
déballage  de  chairs  :  —  J'aurais  très  bien  retiré 
ma  chemise  comme  les  autres,  si  mon  cousin  m'en 
avait  prié. 

Sa  liaison  avec  Despujol  était  à  présent  sans  mys- 
tère. Elle  s'était  affichée  avec  lui  toute  une  saison  à 
Spa,  pendant  un  voyage  de  Provignan  en  Norwège. 
Tous  deux  y  avaient  chanté  dans  un  concert  de  charité. 
C'avait  été  subitement  le  scandale  de  la  famille.  Les 
Jean-Honoré,  indignés,  frappés  dans  leurs  vieilles 
mœurs  probes,  cessèrent  de  les  voir.  Les  Quadrant, 
un  jour  qu'elle  leur  faisait  visite,  à  leur  tour  condam- 
nèrent leur  porte.  Il  ne  lui  resta  plus  de  la  maison  de 
son  enfance  que  sa  sœur  Laurence,  la  bonne  et  par- 
donnante Laurence,  encline  anx  charités  et  qui  s'éver- 
tuait à  ramener  au  devoir  cette  pauvre   tète  légère. 

—  Yoilà  mon  frère,  cet  honnête  Jean-Honoré,  logé 
à  la  même  enseigne  que  moi,  pensait  Jean-Eloi.  Sa 
fille  s'est  perdue  comme  la  nôtre.  Eudoxe  au  fond  ne 
vaut  guère  mieux  que  nos  garçons.  Mais  quelle 
fatalité  pousse  donc  les  Rassenfosse?  Un  vent  de 
démence  et  de  luxure  souffle  à  travers  toute  la 
famille.  Ah!  que  dirait  maman  si  elle  savait  que  le 
sang  de  Jean-Chrétien  tourne  à  ces  coupables  folies? 

Ce  faux  ménage,  promené  en  des  villégiatures  et 
qu'au  retour  ils  installaient  dans  un  petit  apparte- 


LA    H.\    DKS    IJULHGKUIS  317 

ment  de  la  banlieue,  bientôt  fut  ravagé  par  des 
crises.  Le  péché,  en  perdant  son  secret,  perdit  sa 
saveur  pour  la  volage  Cyrille.  Despujol  déjà,  pendant 
leur  séjour  à  Spa,  s'était  aperçu  d'un  flirt  où  elle 
essaya  de  renouveler  les  sensations  de  l'adultère, 
défraîchies  par  la  trop  constante  habitude  d'un  même 
attachement.  Un  soir,  comme  elle  rentrait  d'un 
rendez-vous,  il  lui  pocha  les  yeux  d'un  coup  de 
poing;  elle  jura  qu'elle  le  quitterait  le  lendemain, 
mais,  après  une  nuit  de  baisers  et  de  fureurs,  se 
reprit  soudain  de  goût  pour  l'homme  qui  savait  la 
châtier. 

—  Toi,  au  moins,  tu  me  bats,  tu  m'aimes,  lui  di- 
sait-elle. Ce  n'est  pas  comme  mon  pauvre  imbécile 
de  mari;  il  pleure  quand  il  a  de  la  peine. 

Ce  doux  Léon,  perdu  dans  ses  rêves,  sans  autorité 
sur  une  femme  qui  avait  besoin  d'être  battue,  l'éner- 
vait,  l'écœurait  d'une  fadeur  de  malvacée.  Leur  vie, 
quand  elle  sortait  des  bras  de  son  chanteur  et  ren- 
trait chez  elle,  n'avait  plus  même,  pour  la  rattacher 
à  une  illusion  d'amour,  le  stimulant  du  contraste. 
Dans  les  premiers  temps,  elle  lavait  trompé  avec 
passion,  avec  toute  la  volupté  que  les  natures  vi- 
cieuses goûtent  dans  le  mensonge  et  qui  poivre  le 
ragoût  de  l'infidélité.  Elle  lui  revenait  alors,  brûlante, 
énamourée,  toute  montée  du  plaisir  de  lui  frauder 
cette  chair  qu'il  partageait  avec  un  autre,  et  ce  plai- 
sir, en  retrouvant  son  amant,  se  doublait  de  la  joie 
de  les  tromper  tous  les  deux.  La  petite  secousse 
mauvaise  à  la  longue  s'en  allait,  le  charme  de  la  faute 
s'usa,  elle  ne  subit  plus  que  l'ennui  lourd  de  toujours 
mentir  avec  impunité.  Au  contraire  Despujol,  avec 
ses  brutalités  dhomme  sanguin,  lui  variait  la  mono- 
tonie d'une  liaison  qui,  sans  lappoint  de  ce  condi- 
ment, l'eût  promptement  désenchantée. 

Cette  névrosée  et  inquiète  Cyrille  ne  vivait  que 
d'émotions  rapides  et  réitérées,  passait  du  rire  aux 
larmes  par  saccades  brusques,  s'agitait  dans  le  papil- 

18. 


318  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

loniiement  d'nae  humeur  perpétuellement  envolée. 
—  «  Celle-là,  (lisait  Réty,  c'est  la  danse  de  saint  Guy 
de  la  frasque.  >^  Et,  en  efîet,  elle  se  détachait  un  jour 
du  baryton,  blasée  sur  ses  bourrades,  désabusée  de 
cet  amour  à  la  fin  trop  identique,  et  s'amourachait 
d'un  jeune  attaché  d'ambassade  qu'elle  échangeait 
au  bout  de  trois  mois  contre  un  lieutenant  de  lan- 
ciers. 

Dès  lors  ce  fut,  dans  Thôtellerie  de  ce  cœur  fêlé,  un 
défilé  de  tendresses  et  de  béguins,  des  récidives  de 
flirtage,  le  choc  bref  des  ruptures  après  un  bref  cha- 
touillement de  passionnettes.  A  chaque  passade,  elle 
espérait  aimer  pour  la  première  fois,  folle  de  senti- 
mentalité, la  tète  chaude,  les  sens  indolents,  titillée 
d'un  espoir  de  roman,  se  plaisant  à  la  jolie  comédie 
de  l'amour  plutôt  qu'à  l'amour  même.  Sa  pauvre  ma- 
chine nerveuse  vibrait  en  ces  allumements  au  moyen 
desquels  elle  se  dupait  et  qui  amusaient  sa  fièvre 
d'agitation,  son  besoin  d'un  frisson  à  fleur  de  peau 
et  aussi  son  illusion  d'être  subitement  très  malheu- 
reuse après  l'illusion  d'avoir  épuisé  le  bonheur.  Tout 
cela  coupé  dorages  de  larmes,  de  crises  de  nerfs,  de 
scèoes  où  elle  menaçait  de  se  tuer,  à  travers  des  em- 
ballements et  des  montages  de  cou,  avec  un  goût  de 
fracas  et  de  parade  qui  la  faisait  se  compromettre  ou- 
vertement et  lui  donnait  un  peu  de  l'air  d'une  petite 
bourgeoise  pervertie  jouant  à  la  fille. 

—  Toi,  tu  étais  née  pour  être  cocotte,  lui  dit  un 
jour  Régnier  dans  un  souper  en  cabinet  où  elle  s'était 
fait  mener  par  lui.  Avec  de  l'application  et  de  l'étude, 
tu  aurais  joliment  fait  ton  chemin.  Mais,  vois-tu,  il 
te  reste  encore  trop  de  ta  vieille  éducation,  on  sent 
que  tu  as  eu  autrefois,  il  y  a  longtemps,  des  prix  de 
sagesse.  Au  fond,  je  sais  bien,  tu  es  une  faisandée... 
Tu  as  l'amour  du  vice.  Seulement  tu  te  gobes  trop, 
tu  crois  encore  à  l'amour.  Quelle  blague  1  Sais-tu  où 
l'on  en  arrive  avec  cette  toquade?  On  finit  par  avoir 
des  amants  qu'on  entretient  et,  quand  ou  n'a  plus  le 


LA    II.X    DES    BOURGEOIS  .j  l 'J 

SOU,  on  fait  le  trottoir  pour  leur  donner  de  la  galette. 
Ça,  par  exemple,  c'est  immoral. 

Provignan,  averti  par  ses  frères,  se  mit  à  la  sur- 
veiller. 11  la  surprit,  un  soir  qu'elle  montait  en  voi- 
ture à  la  porte  d'un  hôtel  ;  son  amant,  un  bel  homme 
brun,  le  cigare  à  la  bouche,  l'aida  à  s'installer,  puis 
jeta  l'adresse  de  leur  maison  au  cocher.  Il  se  sentit 
accablé  par  l'évidence.  C'était  bien  là  sa  femme  ,  il  y 
avait  deux  heures  qu'il  la  guettait.  Il  marcha  vers  le 
quidam,  lui  toucha  l'épaule,  tout  à  coup  reconnut 
un  ami  d'Eudoxe  qu'il  recevait. 

—  Nous  nous  battrons,  monsieur. 

—  A  vos  ordres. 

Il  rentra  chez  lui.  monta  à  sa  chambre,  écrivit 
quelques  pages.  C'était  l'histoire  de  sa  vie,  un  triste 
retour  vers  les  ans  d'enfance,  vers  son  âge  de  jeune 
homme,  l'inutilité  de  toute  tentative  pour  se  trouver, 
l'ennui  de  se  sentir  vieux  sans  avoir  eu  de  jeunesse, 
le  mal  des  races  finies  et  qui  se  refusent  à  revivre.  Il 
l'avait  commencée,  cette  histoire,  il  y  avait  trois 
mois.  «  Ceci,  disait-il  aux  premières  lignes,  est  le  tes- 
tament de  mon  pauvre  esprit  malade,  de  mes  nostal- 
gies, de  mes  incurables  faiblesses.  Me  sera-t  il  donné 
de  l'achever?  Et  si  je  l'achève,  sera-ce  la  définitive 
mort  qui  m'en  dictera  la  fin  ou  bien  cette  autre  mort 
temporaire  et  non  moins  rigoureuse,  la  mort  des 
énergies  de  l'homme  qui  m'a  frappé  chaque  fois  que 
j'ai  voulu  tenter  ui]e  œuvre,  le  regret  de  toute  acti- 
vité après  avoir  essayé  de  récupérer  la  vie  et  finale- 
ment l'épuisement  du  cerveau  au  lendemain  des 
rêves  qu'on  a  espéré  pouvoir  exprimer,  c'est-à-dire 
encore  une  des  formes  de  la  mort  ?  » 

Il  écrivit  jusqu'au  matin,  devant  sa  fenêtre  ouverte, 
dans  les  arômes  verts  montés  du  bois  voisin.  Un 
petit  vent  inclinait  les  flammes  des  bougies,  il  vit 
verdir  son  papier  sous  les  pâleurs  de  l'aube  qui 
entrait. 

<(  Dans   une  heure  j'aurais   eu   trente  et   un  an; 


320  LA   FL\    DES    BOURGEOIS 

mais  mes  trente  ans  me  pèsent  bien  assez,  je  ne 
puis  me  résigner  à  y  ajouter  une  année  nouvelle.  Il 
me  semble  que  je  marche  depuis  des  siècles  ;  j'arrive 
des  lointains  du  temps  ;  je  n'ai  fait  ce  trajet  que  pour 
aboutir  à  la  minute  qui  va  venir  et  où  je  ne  serai 
plus.  Je  n'avais  pas  mérité  la  vie,  puisque  je  ne  me 
sentais  pas  fait  pour  vivre.  Je  la  quitte  avec  le  regret 
qu'elle  m'ait  été  attribuée  erronément,  avec  l'espoir 
au^si  de  me  dissoudre  tout  entier  dans  le  néant  qui 
seul  peut  me  consoler  d'avoir  vécu  ». 

Il  pensa  à  Cyrille,  ajouta  une  phrase  qu'ensuite  il 
biffa  ;  puis  il  ferma  le  cahier,  alla  arrêter  la  pendule 
et  se  trancha  l'artère  d'un  coup  de  rasoir.  Ce  fut  la 
seule  grande  énergie  dont  il  se  sentît  jamais  capable; 
il  ne  fit  acte  de  vie  que  pour  mourir. 

Cyrille  eut  une  douleur  inexprimable.  Elle  veilla 
le  corps  jusqu'au  bout,  toute  pâle  entre  les  cierges, 
les  nerfs  pinces  d'affreux  tiraillements  qui,  pour  son 
besoin  d'émotions,  étaient  encore  de  la  jouissance.  Les 
Jean-Honoré,  dans  la  grande  secousse  de  l'événe- 
ment, oublièrent  leurs  griefs.  Madame  Rassenfosse 
se  jeta  sur  la  bière  et  la  tint  longtemps  embrassée. 
Elle  ouvrit  ensuite  ses  bras  à  sa  fille,  celle-ci  s'y 
précipita  avec  des  sanglots  violents,  défaillante, 
sincère  dans  le  brisement  de  son  être  comme  elle 
l'était  dans  sa  piété  pour  son  pauvre  mort.  Elle  ne 
l'avait  pas  suffisamment  comprise,  cette  àme  d'élec- 
tion, ce  cher  grand  enfant  dont  il  eût  fallu  caresser, 
avec  des  mains  de  sœur  de  charité,  la  douce  folie. 
Elle  parla  d'expiation,  jura  d'entrer  au  couvent, 
mais  Léon  porté  en  terre,  ne  pensa  plus  qu'à  ses 
toilettes  de  deuil.  Toute  la  maison  se  voila  de  crêpes, 
elle  fil  recouvrir  de  drap  noir  ses  portraits,  le  cahier 
qu'il  appelait  son  testament  la  jetait  dans  des  trans- 
ports. Elle  s'était  mise  à  le  lire,  rêvait  de  longues 
heures  sur  ses  funèbres  écritures.  Puis  elle  sauta 
des  pages,  le  manuscrit  sallongeait,  elle  arriva  à 
l'oubli  avant  de  toucher  à  la  hii.  La  volupté  des  nerfs 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  321 

qu'elle  avait  cherché  dans  la  douleur  encore  une  fois 
s'épuisait.  C'était,  comme  en  tout  le  reste,  l'impossi- 
bilité des  durables  sentiments;  elle  subit  l'inconstance 
des  larmes  après  tant  d'autres  qui  ne  l'avaient  pas 
découragée. 

Ce  cœur  fragile  un  jour  se  trouva  désabusé  de  la 
mort  qui  tout  un  temps  l'avait  fait  vivre.  Elle  se 
déprit  du  souvenir,  devenu  sans  excitation  pour  ses 
indolents  regrets  ;  son  deuil  ne  fut  plus  qu'une  co- 
quetterie dont  elle  amusa  la  fin  de  sa  comédie  des 
pleurs  et  qui,  dans  son  miroir,  la  rendait  plus  dési- 
rable à  ses  yeux. 

Laurence  avait  assumé  le  bon  conseil  et  le  zèle 
secourable  d'un  ange  gardien  dans  la  maison  de  son 
veuvage  ;  elle  fut  le  génie  vivant  de  la  piété  pour  la 
mémoire  de  Léon  qu'elle  s'etforçait  de  rafraîchir 
dans  le  léger  esprit  de  Cyrille.  Celle-ci  visitait  régu- 
lièrement ses  parents:  les  Jean-Honoré  s'essayaient 
à  la  distraire  discrètement.  Entourée  de  ces  vieilles 
amitiés,  elle  trouva  la  force  de  garder  au  mort  une 
fidélité  qu'elle  n'avait  pas  su  garder  au  vivant.  Mais 
au  bout  de  quelques  mois,  l'ennui  de  ce  culte  mono- 
tone la  dissipa  ;  elle  se  vit  laide  sous  ses  crêpes  flot- 
tants ;  un  automme  qu'elle  passait  à  la  campagne  chez 
les  Mosenheim  lui  faisait  agréer  la  cour  d'un  jeune 
ingénieur  logé  au  château,  joli  sous  ses  flanelles 
blanches  de  lawn-tennis. 


3:22  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 


XXXYI 


Chez  les  Quadrant,  c'était  à  la  longue  riiabitiide  de 
ce  gros  garçon  baveux,  les  yeux  atones,  éboulé  dans 
ses  graisses  et  que  les  valets  promenaient  en  une 
voiture  à  bras,  aux  heures  chaudes  du  jour.  Madame 
Quadrant  avait  épuisé  les  pèlerinages  ;  ses  neuvaines 
étaient  restées  infructueuses  ;  elle  finissait  par  se 
résigner  à  cette  grande  aflliclion  de  sa  vie.  Ou  Favait 
transporté  à  petites  journées,  d'étape  en  étape,  à  la 
campagne,  dans  leur  domaine  de  La  Hesbaye.  Elle  y 
était  partie  avec  lui,  douloureusement  maternelle, 
reprise  d'un  goût  de  dorlotement  pour  ce  fils  retombé 
à  l'enfance,  pour  cette  bouillie  humaine  de  laquelle 
sortaient  de  petits  vagissements  puérils.  Le  soir,  un 
domestique  le  portait  au  lit,  deux  sœurs  noires  le 
veillaient,  il  fallait  renouveler  coup  sur  coup  son 
linge  toujours  souillé.  C'était  la  mort  de  leurs  espé- 
rances, ce  colosse  liquéfié,  cette  chair  magnifique  qui 
s'en  allait  en  lambeaux,  ce  puissant  bétail  de  leurs 
étables  qu'ils  avaient  mis  au  vert  dans  leurs  millions 
et  qui  crevait  de  réplétion. 

Quadrant,  sanguin,  violent,  s'était  emporté  contre 
les  médecins  quand  ils  avaient  déclaré  le  mal  incu- 
rable. Mais  tout  cà  coup  l'hôtel  était  assailli,  les 
créanciers  d'Antonin,  attirés  par  l'odeur  de  la  cha- 
rogne prochaine,  affluèrent.  Quadrant  eut  à  débattre 
des  comptes  pour  près  de  trois  cent  mille  francs.  Une 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  823 

maison  pour  sa  part  en  réclama  trente  mille.  Alors, 
devant  la  salanderie  de  ce  compagnonnage  avec  des 
tenanciers  et  des  prostituées,  devant  le  pniot  de  vice 
qui  inopinément  dél)ordait,  la  douleur  du  père  dériva. 
Il  dit  à  IMéboMif  aine  : 

—  Nous,  quand  nous  allons  voiries  femmes,  nous 
y  mettons  dix  louis,  et  dix  louis  de  plaisir,  c'est  tout 
ce  qu'un  homme  peut  se  payer.  Mais  ce  nom  de  Dieu 
là  s'en  fichait  des  tranches  de  cinquante  louis  d'une 
fois  î  C'est  l'homme  de  la  maison  qui  me  Ta  dit.  Et 
il  avait  là,  mon  cher,  un  compte,  oui,  un  compte 
ouvert  chez  ce  marchand  de  plaisir,  comme  chez  son 
tailleur  ou  son  sellier...  A  présent  il  fait  sous  lui, 
quelle  misère  I...  Ah  !  tiens,  il  est  bien  heureux,  ton 
frère,  de  n'avoir  pas  de  garçon...  Yoilà  à  quoi  ça 
tourne,  nos  fils  ! 

Piébœuf  aîné  était  son  confident  ;  ensemble  ils 
couraient  des  bordées  ;  mais  l'iébœuf,  adipeux  et 
mou,  tout  de  suite  soufflait.  Quadrant,  au  contraire, 
le  torse  d'un  alcide,  râblé  comme  un  bœuf,  passait 
les  nuits,  et,  au  matin,  la  tète  fraîche,  parlait  traiter 
ses  affaires.  Il  gérait  lui-même  ses  biens,  dirigeait 
son  haras,  surveillait  ses  cinq  cents  hectares  de  cul- 
ture, exploitait  en  outre  deux  moulins,  une  malterie 
et  une  distillerie,  toujours  à  cheval  ou  sur  le  rail, 
courant  les  foires  et  les  marchés,  battant  les  ports, 
jouant  à  la  bourse,  térébré  par  moments  d'accès  de 
goutte  et  faisant  alors,  sa  jambe  raide  sur  la  ban- 
quette, trente  lieues  de  voiture  dun  trait. 

Quadrant  paya  les  dettes  de  son  fils,  oublia  les 
blessures  de  sa  paternité  et  se  reprit  au  ronflement 
de  sa  grosse  activité  intarissable.  Quand,  là-bas,  dans 
leur  parc,  sa  jument  croisait  la  chaise  roulante  où 
ses  domestiques  poussaient  Antonin,  il  haussait  à 
présent  les  épaules,  plein  de  mépris  pour  ce  fumier 
fermenté,  toisant  du  haut  de  ses  robustes  soixante- 
cinq  ans  ce  déchet  de  sa  race  en  qui  se  niait  sa  res- 
semblance. 


324  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

Quadrant,  un  jour,  en  rentrant  d'une  tournée  d'af- 
faires, apporta  au  château  la  nouvelle  du  prochain 
mariage  de  Cyrille  avec  son  jeune  ingénieur.  Il  la 
tenait  de  Jean-Eloi  rencontré  sur  le  quai  dans  une 
gare.  Romain  Mazaire  n'avait  pas  de  fortune;  les 
Jean-Honoré  consentaient  à  donner  à  leur  fille  sa 
part  de  l'héritage.  Au  moins  elle  ne  perdait  pas  de 
temps,  celle-là  ;  il  y  avait  un  peu  plus  d'un  an  que  le 
paTivre  Provignan  s'était  tué. 

Jean-Eloi  en  même  temps  lui  apprenait  la  rentrée 
d'Irène,  cette  petite  de  dix-huit  ans  que  les  Jean- 
Honoré  avaient  mise  en  pension  et  qui  en  sortait, 
minée  d'un  mal  sourd,  si  changée  qu'Adélaïde  avait 
eu  peine  à  la  reconnaître.  Madame  Quadrant  affec- 
tionnait sa  filleule,  elle  partit  la  voir.  Irène,  toute 
brisée,  ce  jour-là  s'était  mise  au  lit.  Elle  aperçut  dans 
les  draps,  sous  le  nuage  blond  des  cheveux,  un  pau- 
vre visage  aux  joues  tirées,  aux  yeux  pâles  et  cer- 
nés. Très  sensible,  pensant  à  ses  propres  peines, 
tout  de  suite  elle  se  mit  à  pleurer.  L'enfant  lui  prit 
la  main  et,  l'attirant  jusqu'à  sa  bouche  : 

—  Marraine,  n'en  parlez  pas...  Mais  je  sens  que 
c'est  fini,  je  vais  mourir...  Ah!  j'ai  si  mal  à  mes  os  ! 

Madame  Quadraut  lui  mit  un  doigt  sur  les  lèvres, 
la  baisa  au  front. 

—  Petite  folle  ! 

—  Oh  nonl...  C'est  comme  des  bêtes  que  j'aurais 
en  moi  et  qui  me  rongeraient  les  os. 

Sa  mère  l'entendit  et  fit  un   geste  d'accablement. 

—  Oui,  elle  dit  cela...  Les  médecins  ne  savent 
pas...  Ils  parlent  d'une  cure  à  Salies  de  Bearn. 

.Mais  Laurence,  avec  sa  belle  force  vaillante,  se  prit 
à  rire,  passa  son  bras  au  cou  d'Irène,  et  la  berçant 
contre  sa  gorge  : 

—  Tu  ne  vois  donc  pas  que  ce  sont  tes  os  qui 
grandissent  î 

—  Non,  non,  il  n'y  a  que  moi  qui  sais...  Tiens, 
voilà  qu'elles  me  mordent...  Ah!  mon  Dieu,  elles  me 


LA    FIN    DES    BOURGEOIS  3:^5 

mordent,  elles  me  mordent...  J'ai  mal,  je  souffre. 
Grêlaient  toujours  les  mêmes  plaintes,  des  dents 
qui  entraient  dans  ses  moelles,  des  tiraillements 
tout  au  fond  de  son  être,  l'évidence  de  bêtes  mys- 
térieuses la  harcelant  en  sa  chair.  La  nuit,  des  cau- 
chemars l'épouvantaient;  elle  se  voyait  traquée 
par  des  loups,  un  long  ver  à  tête  de  chien  s'in- 
sinuait entre  ses  côtes  et  lui  mangeait  le  foie.  Puis 
une  grande  paix,  des  engourdissements,  la  sen- 
sation que  ses  bêtes  s'étaient  endormies.  Des  heures 
entières  elle  restait  sans  mouvement,  n'osant  bouger 
de  peur  de  les  réveiller,  suspendue  dans  l'attente 
d'un  recommencement  de  leurs  morsures...  Et  tout 
d'une  fois  la  petite  piqûre  au  creux  des  os,  le  sup- 
plice d'un  tas  de  forets  et  de  scies,  toute  la  meute 
montant  à  l'assaut  et  s'acharnant.  Elle  finissait  par 
en  parler  tranquillement,  comme  d'un  mal  naturel, 
avec  de  légers  cris  quand  les  lancinements  deve- 
naient plus  aigus.  Un  regret  seulement  la  tourmen- 
tait, l'ennui  de  ne  pouvoir  regarder  au  dedans  d'elle, 
sous  sa  peau...  Et,  en  souriant,  ses  yeux  bleus  mi- 
évanouis,  elle  recommandait  qu'on  ne  la  mît  pas  trop 
vite  au  cercueil,  pour  laisser  aux  bêtes  le  temps  de 
mourir  et  ne  point  les  avoir  avec  elle  vivantes  dans 
la  mort. 

Puis  ses  larmes  sourdaient,  elle  se  pleurait  elle- 
même  avec  des  mots  gentils,  des  zézaiements  de 
petite  fille  dorlotant  le  bobo  d'une  poupée...  Va,  va, 
on  te  mettra  une  belle  robe  blanche  avec  de  la  den- 
telle, on  te  fera  un  joli  petit  lit  de  satin...  Les  petites 
de  la  pension  enverront  une  jolie  petite  couronne... 
Ah  î  on  sera  bien  étonné  à  la  pension  !  Ah  oui, 
étonné,  ah  oui,  bien  étonné...  Elle  finissait  par  battre 
l'air  de  petits  coups  de  tête,  criant  : 

—  N'est-ce  pas  que  je  ne  mourrai  pas?...  Je  ne 
veux  pas  mourir  avant  d'avoir  fait  mon  entrée  dans 
le  monde  1...  Ah  !  dites,  n'est-ce  pas  ? 

Elle  était  restée  longtemps  enfant,  sans  goût  pour 

19 


320  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

l'étude.  L'institutrice  qu'on  lui  donnait  à  douze  ans 
n'arrivait  pas  à  stimuler  ce  pauvre  esprit  indolent 
et  futile.  Les  Jean-Honoré  alors  se  décidaient  à  la 
mettre  en  pension,  mais  là  encore,  le  nuage  qui  lui 
brouillait  les  idées  ne  s'en  allait  pas,  elle  gardait  ses 
puérilités  de  grande  fille  tardive.  On  avait  espéré 
dans  la  nubilité  :  celle-ci  résistait,  paresseuse  comme 
le  cerveau;  et  petit  à  petit  l'anémie  monta.  Ses  os 
mollirent  sous  sa  chair  laiteuse,  elle  eut  la  peur  d'un 
fourmillement  de  bêles.  Jean-Honoré  fit  appeler  les 
médecins  ;  ils  dirent  le  grand  mot,  diagnostiquèrent 
la  tuberculose  osseuse;  et  atterré,  ployant  sous  la 
peine,  il  se  contraignit  à  murer  en  lui  l'aveu.  Mais 
un  jour,  AYilhelmine  surprit  une  consultation  ;  elle 
s'évanouit  ;  ils  n'osèrent  plus  se  parler  de  leur  en- 
fant. Chacun  garda  sa  douleur  et  son  secret,  tous 
deux  mettant  leur  force  à  se  mutuellement  tromper. 
C'était  là,  comme  dans  le  reste  de  la  famille,  le  signe 
imminent  de  la  dissolution,  le  tarissement  des  sources 
après  les  sèves  pétulantes,  le  froid  des  fins  de  race 
après  les  tumultes  et  les  orgueils  du  sang.  Ils  s'étei- 
gnaient, les  Rassenfosse,  en  cette  vie  précaire  d'une 
enfant  comme  ailleurs  dans  la  folie  de  Simone,  la 
misère  de  cœur  d'Eudoxe,  l'abrutissement  de  ce  tau- 
reau furieux  d'Arnold  et  cette  ampoule  mûre  d'An- 
tonin.  L'innocente  Irène,  minée  en  son  corps  frêle, 
avec  ses  bétes  qui  la  dévoraient,  devenait,  par  une 
ironie  de  leur  destinée,  le  symbole  vivant  des  caries 
de  la  famille,  rongée  elle  aussi  jusqu'à  l'os,  en  proie 
aux  bétes  furieuses  de  ses  perversions  et  de  ses  dé- 
mences. Et  rien  n'y  faisait,  nul  recours  pour  surseoir 
aux  consomptions  finales,  la  grande  main  toujours  ap- 
paraissait, les  balayant  aux  ténèbres;  leur  règne  s'en 
allait  d'épuisement  et  de  plénitude,  roulait  aux  cryp- 
tes d'où  il  était  sorti. 

Jean-Honoré  connut  l'amertume  de  douter  de  la 
vie  après  y  avoir  eu  foi.  Cette  longue  existence  plane, 
cette  vieillesse  de  probe  travailleur  finissait  dans   les 


LA   FIX    DES    BOURGEOIS  327 

désastres  comme  si,  lui  aussi,  dût  expier  les  fautes 
du  passé.  —  Et  pourtant,  songeait  Jean-Eloi,  mon 
frère  a  toujours  été  l'homme  du  devoir  et  du  droit 
chemin...  11  méritait  de  mourir  tranquille,  avec  l'il- 
lusion de  se  croire  heureux  jusqu'au  bout.  C'est  doue 
qu'il  n'y  a  pas  de  justice  pour  les  hommes,  puisque 
les  bons  sont  punis  comme  les  mauvais  !  A  moins  que 
ce  ne  soit  cela  la  justice,  cette  loi  qui  rend  solidaires 
les  familles  et  répartit  sur  la  totalité  de  ses  membres 
la  responsabilité  des  erreurs  commises  par  quelques- 
uns  seulement.  Mais  alors  il  faudrait  admettre  que 
la  justice  d'en  haut  est  plus  aveugle  encore  que  celle 
d'en  bas. 

Ce  père,  éprouvé  dans  un  fils  qui  faisait  banque- 
route à  ses  ambitions,  outragé  dans  l'inconduite  de 
sa  fille,  frappé  enfin  dans  le  mal  qui  consumait  Irène, 
voulut  au  moins  raisonner  les  causes  de  son  mal- 
heur. Il  n'en  trouva  pas  d'abord,  conclut  comme 
autrefois  Jean-Eloi  : 

—  Un  trop  constant  bonheur  viole  la  prédestina- 
lion  à  la  souffrance  qui  pèse  sur  les  hommes...  J'ai 
été  trop  durablement  heureux,  je  purge  mon  bonheur. 

Mais  le  vague  de  cette  métaphysique  bientôt  ré- 
pugna à  son  esprit  réfléchi,  habitué  aux  puissants 
syllogismes.  >son,  se  dit-il,  ce  n'est  là  qu'un 
mensonge  dont  nous  nous  leurrons,  l'ennui  de  re- 
chercher en  nous-mêmes  le  principe  de  nos  peines. 
Celles-ci  sont  la  résultante  de  nos  propres  défaillan- 
ces, mais  il  est  bien  plus  commode  de  rapporter  à 
une  force  en  dehors  de  nous  la  source  des  maux  qui 
nous  accablent. 

Ainsi  tous  deux,  l'homme  de  l'argent  et  l'homme 
du  droit,  à  travers  des  soucis  différents,  aboutis- 
saient aux  mêmes  conjectures  ;  mais  elles  ne  tran- 
chaient rien,  laissaient  debout  le  problème  des  desti- 
nées. Jean-Honoré  se  sonda  :  il  n'avait  pas  fait  le 
mal  ;  toujours  il  avait  marché  dans  les  voies  de  la 
conscience.  Celle-ci  sortait  légère  du  tribunal  où  il 


328  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

assumait  la  mission  du  juge.  Il  se  sentit  absous  dans 
sa  propre  vie,  suspecta  des  causes  lointaines,  obs- 
cures, enfouies  dans  le  tréfond  des  races,  sans  pou- 
voir les  déflnir.  Les  nouvelles  sciences,  les  mystères 
de  1  individu  élucidés  par  des  penseurs  hardis  rebu- 
taient son  mysonéisme  endurci  de  vieux  bourgeois 
cristallisé  dans  les  philosophies  séniles.  Encore  une 
fois  l'orgueil  des  Rassenfosse  s'interposa,  obtura 
toute  clairvoyance.  Du  moment  que  les  causes  ne 
sont  pas  immédiates,  celles-ci  n'existent  pas.  Il  fau- 
drait donc  en  revenir  à  l'idée  que  nulle  loi  précise  ne 
régit  l'être  humain  et  qu'il  est  le  jouet  des  circons- 
tances. 

Réty  apprit  que  madame  Rassenfosse  était  partie 
avec  Irène  pour  Salies  de  Réarn  ;  c'était  un  suprême 
atout  qu'ils  jouaient.  Il  vint  voir  Jean  Honoré. 

—  Ah  !  mon  pauvre  Réty,  s'écria  le  vieil  avocat  en 
lui  pressant  les  mains,  vous  êtes  un  ami,  vous... 
on  peut  tout  vous  dire. . .  Eh  bien,  je  suis  dans  la  situa- 
tion d'un  homme  qui  voit  tout  croulerautour  deiui... 
11  ne  me  reste  plus  que  ma  chère  Laurence...  Si  vous 
saviez  comme  alors  on  incline  facilement  à  l'idée 
d'abdiquer,  de  s'en  rapporter  à  la  fatalité  ! 

Réty  s'était  jeté  dans  un  fauteuil  et  balançait  sa 
jambe. 

—  Ah  oui,  la  fatalité,  le  grand  mot  de  ceux  qui 
vont  à  la  mort  les  yeux  fermés...  Mais,  mon  ami, 
c'est  nous-mêmes  qui  sommes  pour  nous  la  fatalilé... 
La  fatalité  n'est  pas  autre  chose  que  cela,  la  totalisa- 
tion de  nos  sottises  et  de  nos  erreurs,  une  équation, 
si  vous  préférez.  Nous  portons  en  nous-mêmes  nos 
vers...  Ils  naissent  a  travers  la  race,  grandissent  dans 
l'individu,  jusqu'au  moment  où  ils  nous  dévorent. 

—  Je  sais,  oui...  Vous  avez  là-dessus  des  idées... 
Mais  enfm  prenez  un  cas...  Oui,  un  cas,  le  mien,  par 
exeiiiple.  Dans  le  malheur,  tout  devient  personnel,  on 
se  fait  le  centre  et  l'axe  de  tout  raisonnement. 

Jean-Honoré  s'était  levé  et  à  grands  pas,  les  bras 


LA    FIN    DES    IJoLRGEOIS  320 

croisés,  eu  regardant  le  tapis,  marchait  dans  son  ca- 
binet. Il  s'arrêta  tout  à  coup  devant  Réty  et  presque 
suppliant  : 

—  \oyons,  moi...  j'avais  un  fils,  des  fdles...  Tout 
n'est  plus  que  ruines. 

—  Adieu,  dit  Réty  en  prenant  son  chapeau,  ^ous 
êtes  un  brave  homme.  Je  vous  aime  et  respecte 
votre  peine.   A  quoi  bon  l'irriter  avec  mes  cautères? 

Mais  Jean-Honoré  allait  lui  prendre  le  chapeau  des 
mains. 

—  Non,  je  vous  en  prie... 
11  ajouta  en  souriant  : 

—  Ne  sommes-nous  pas  un  peu  les  confesseurs 
des  misères  de  la  vie,  nous  autres  avocats?  Et  après 
en  avoir  écouté  les  aveux  chez  les  autres,  n'est-il  pas 
juste  que  nous  sachions  à  notre  tour  les  regarder 
s'agiter  en  nous-mêmes? 

—  Eh  bien,  dit  Réty  en  se  rasseyant,  je  suis  pour 
les  responsabilités  immédiates,  mais  je  crois  aussi 
que  la  race  explique  bien  des  choses.  C'est  un  orga- 
nisme au  même  litre   que  l'individu,  et  qui,  comme 
liuiiividu  qui  le   résume  et   le  personnalise,  charrie 
des  principes  de  vie  et  des  ferments  de  mort.  Il  arrive 
généralement  que  l'individu  s'étiole  et  s'en  va  quand 
ces   germes   morbifiques  parviennent  à  leur   matu- 
rité... Voyez   ce  qui  se  passe  chez  les  Rassenfosse. 
Pendant  d'immémoriales  périodes,    ils  cherchent   à 
casser  du  front  la  croûte    sociale   qui  les   opprime. 
Donc  ils  travaillent,  ils  peinent,  il  font  œuvre  de  vie. 
La  vie  s'offre  à  eux,  dans  leurs  cavernes,  comme  un 
mur    de.  ténèbres   qu'ils    ont   h  percer,  comme  des 
monts  de  schistes  sous  lesquels  ils  pantèlent  et  dont 
il  leur  faut  déblayer  leurs  épaules.  C'est  l'ère  active, 
le  struggle  for  Hve  dans  toute    son   intensité.  C'est 
aussi  leur  période  de  constitution  :  les  Rassenfosse 
sont  Icà  en  germes,   toute  la  famille  sortira  de  l'im- 
mense effort  de  ces  parias  pour  échapper  à  la  mort 
et  devenir  un  organisme.   Enfui  ils   conquièrent  le 

19. 


b30  LA    FL\    DES    BOURGEOIS 

droit  à  l'existence,  ils  se  développent,  ils  émergent 
dans  les  deux  grands  hommes  que  vous  vénérez 
comme  les  fondateurs  de  votre  dynastie.  La  vie 
longtemps  précaire  se  noue  en  ces  deux  forces,  en 
ces  deux  êtres  d'exception...  Yoilà  le  temps  des 
hégémonies  arrivé,  le  vôtre,  celui  de  toute  la  famille... 
La  lutte  pour  la  vie,  aveugle  et  brutale  chez  les 
ancêtres,  se  continue  à  travers  votre  travail  et  vos 
énergies,  plus  fine,  toute  intellectuelle...  C'est  en- 
core la  forte  sève  du  peuple  qui,  dans  votre  condi- 
tion de  haute  bourgeoisie,  bouillonne...  Mais  alors 
se  produit  l'habituel  phénomène,  les  enfants  se  dé- 
tachent de  la  souche,  s'aristocratisent  dans  la  mol- 
lesse, l'oisiveté...  La  lutte  pour  la  vie  est  finie,  la 
déchéance  arrive... 

—  Mon  Dieu  !  fit  Réty  en  apercevant  un  mouve- 
ment chez  Jean-Honoré,  c'est  l'histoire  de  toutes  les 
familles.  Voyez-vous,  nous  manquons  de  la  pre- 
mière des  sciences,  qui  est  la  science  de  la  vie...  Il 
faudrait  imposer  à  chaque  génération  le  recommen- 
cement du  travail  des  antérieurs,  en  supprimant 
cette  iniquité  sociale,  l'héritage,  qui  rend  nos  pos- 
térités lâches  et  débiles.  Et  puis  encore  et  toujours 
nous  retremper  dans  le  peuple,  aux  origines...  C'est 
la  grande  hygiène.  Hors  cela,  point  de  salut  pour 
nos  sociétés  malades,  anémiques,  arrivées  à  terme. 
A  la  race  comme  à  l'individu,  il  faut  la  gymnastique 
morale,  partir  d'en  bas  pour  arriver  en  haut,  re- 
commencer le  séculaire  labeur,  redevenir  l'enfant 
qu'est  le  peuple  et  mériter  la  vie...  Celle-ci  aujour- 
d'hui est  trop  facile  ;  plus  de  guerres,  trop  de  socia- 
bilité et  de  bien-être,  la  sensualité,  le  goût  de  la 
jouissance  à  tous  les  degrés...  Il  en  adviendra  de 
nos  civilisations  gorgées  ce  qu'il  advient  des  familles 
et  des  individus  :  elles  crèveront  de  réplétion. 

—  Vous  avez  un  fils  pourtant?  hasarda  Jean- 
Honoré. 

—  Eh  bien  !  j'espère  qu'il  me  saura  gré  d'en  avoir 


LA    FI\    DES    BOURGEOIS  331 

fait  un  homme.  Et  meilleur  que  je  ne  suis,  ajouta 
Kély  après  un  silence.  Il  sait  que  j'entends  disposer 
de  ma  fortune  pour  le  bien  de  riiumanité...  des  œu- 
vres de  saint...  Ali  !  il  y  a  tant  à  faire  !  C'est  un  ser- 
vice que  je  lui  rends  de  ne  Ini  laisser  à  sa  majorité 
qne  mille  francs  de  rente...  Avec  cela,  s'il  n'esî  pas 
manchot,  il  fera  son  chemin  tout  seul...  Il  eût  pu 
aspirer  à  ce  qu'on  appelle  un  brillant  mariage  :  je  lui 
ai  persuadé  de  chercher  sa  femme  dans  le  peuple 
pour  en  avoir  des  enfants  robustes  et  sains  et  recom- 
mencer la  lignée. 

Jean-llonoré  réfléchissait.  Une  lumière  se  fit  en 
dedans  de  sa  pensée,  des  images  fluctuèrent,  des 
espaces  de  temps,  tout  un  remous  de  passé...  Il  re- 
vit sa  grave  enfance,  la  jeunesse  dissipée  d'Eudoxe, 
les  faiblesses  de  la  mère  pour  ses  filles. 

—  Oui,  dit  il,  vous  avez  peut-être  raison...  Oui 
sait?  la  régénération  par  lenfant,  le  retour  aux 
grands  âges  de  la  terre  par  le  retour  au  peuple...  Et 
peut-être  bien  qu'en  effet  le  temps  des  bourgeoisies 
est  fini  et  qu'il  va  venir  autre  chose. 

Il  fit  un  pas  et  prit  les  mains  de  Kéty. 

—  Ali  !  il  est  dur,  à  mon  âge,  de  reconnaître  qu'on 
a  pu  se  tromper  toute  une  partie  de  sa  vie  ! 

—  Oui,  mais  quel  testament  d'honnête  homme 
qu'un  mot  comme  celui-là  !  dit  Réty  en  prenant  congé. 

Réty  parti,  .Tean-ilonoré  resta  longtemps  à  consi- 
dérer les  bibliothèques  qui  recouvraient  les  murs. 
C'était  là  toute  sa  vie,  à  lui,  l'orientation  constante 
de  sa  pensée,  sa  foi  indémentie.  Il  eut  un  hausse- 
ment d'épaules,  s'écria  : 

—  Mais  alors  il  faudrait  tout  démolir...  Tout  se- 
rait à  recommencer  sur  de  nouvelles  bases...  Le  pacte 
social,  avec  la  propriété  pour  fondement,  ne  serait 
qu'une  erreur  !...  Eh  bien  non,  c'est  faux.  Chimères  î 
Sophismes  !  Voici  la  vérité,  la  certitude  î  Tout  le 
reste  n'est  que  hasard  et  folie  1 


19., 


332  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 


XXXYII 


Un  jour  de  la  mi-juin,  Quadrant,  parti  pour  une 
vente  de  chevaux,  fut  rappelé  par  un  télégramme. 
Antonin  était  mort  au  matin,  étouffé  dans  sa  graisse. 
H  fallut  précipiter  l'inhumation  :  l'énorme  viande 
tout  de  suite  s'était  décomposée  ;  pendant  une  se- 
maine une  féteur  empesta  les  chambres,  que  les  aro- 
mates et  le  phénol  ne  purent  combattre.  Madame 
Quadrant  se  sentait  mourir  chaque  fois  qu'elle  mon- 
tait l'escalier. 

Eudoxe  représenta  les  Jean-Honoré  aux  obsèques, 
ils  ne  quittaient  plus  le  lit  de  leur  fille  ramenée  mou- 
rante des  eaux  et  que  les  médecins  abandonnaient. 
L'hôtel  une  nuit  s'emplit  de  lamentations  :  [rêne  avait 
rendu  sa  petite  âme  d'enfant.  Et  ce  fut  tout  à  coup, 
dans  la  famille,  à  un  m.ois  de  là,  un  autre  désastre  : 
des  paysans  rapportaient  à  Empoigny  le  cadavre 
d'Arnold.  Il  était  parti  dans  l'après-midi  pour  une 
frairie  de  village  ;  une  rixe  avait  éclaté  ;  il  broyait  le 
crâne  d'un  jeune  homme  sur  le  pavé.  Mais,  comme 
au  soir,  il  traversait  à  cheval  un  bois,  un  coup  de  feu 
partait...  Celui-là  s'en  allait  dans  sa  fureur  et  sa 
force  aveugle,  rouge  d'homicides,  comme  un  prince 
barbare.  Il  tombait  sous  la  revanche  des  petits,  dans 
le  coup  de  sang  du  million,  de  toute  la  hauteur  de  ce 
roc  des  Fourquehan  où  les  Rassenfosse  avaient  assis 
leur  orgueil. 


LA    FIN   DES   BOURGEOIS  333 

Jean-Eloi  se  tourmenta  de  ne  point  trouver  de  lar- 
mes. Adélaïde,  qui  se  roulait  sur  le  corps,  tout  à 
coup  se  redressa,  lui  cria  qu'il  n'aimait  pas  ses  en- 
fants. 

^  Elle  a  peut-être  raison,  pensa-t-il.  Il  se  peut  que 
je  ne  les  aime  plus...  Mais  comment  en  suis-je  ar- 
rivé-là? 

Il  battit  de  l'air  de  ses  bras,  tomba  près  de  la  mère  : 

—  Mon  fds  !  mon  pauvre  fils  ! 
Puis  une  pensée  le  hanta  : 

—  Le  braconnier  ! 

La  balle  de  ses  gardes,  à  travers  le  temps,  faisait 
ricochet  et  les  transperçait  dans  cette  chair  tragique 
de  leur  fils.  Encore  une  fois  la  grande  main  mysté- 
rieuse sortait  de  la  nue  et  les  frappait. 

—  Voilà  la  punition...  Voilà  la  punition... 

Jean-Honoré  arriva  au  château  la  veille  de  l'enter- 
rement, (juand  Jean-Eloi  l'aperçut  tout  blanc,  courbé, 
traînant  dans  le  soir  le  deuil  d'Irène,  ses  paupières 
qui  n'avaient  pas  su  pleurer  subitement  éclatèrent. 
Il  se  jeta  dans  ses  bras  en  criant  : 

—  Les  Rassenfosse  sont  finis  I 

—  Oui,  c'est  le  calvaire,  gémit  Jean-Honoré. 

Des  sanglots  secouaient,  à  travers  leur  martyre 
paternel,  leur  vieille  fraternité  douleureuse. 

Ils  s'arrachaient  enfin  à  leur  étreinte.  Jean-Eloi,  de- 
vant les  hautes  fenêtres,  regardait  la  nuit,  le  gouffre 
où  avait  sombré  la  vallée. 

—  Les  ténèbres  !  murmura-t-il. 

—  Le  sommeil,  le  bonhear  de  n'être  plus  !  dit 
Jean-Honoré. 

Leur  pensée  allait  à  la  mort  ;  sans  s'en  apercevoir 
ils  se  parlaient  à  eux-mêmes.  Dans  le  grand  silence 
des  chambres,  un  cri  alors  les  fit  tressaillir  :  Jean- 
Eloi  se  lança  vers  l'escalier. 

—  Enfermez  la  donc,  gronda-t-il. 
Jean-Honoré  le  regarda,  se  toucha  le  front,    ne  dit 

pas  une  parole. 


33i  LA    FIN    DES    BOURGEOIS 

Jean  Eloi  leva  la  main,  désigna  vaguement  un  en- 
droit dans  les  tours,  sans  répondre.  Et  ils  s'assirent 
ensuite  l'un  devant  l'autre  accablés,  les  mains  trem- 
blantes. 

Mais  le  cri  reprenait  grêle,  sauvage,  animal, 
comme  le  miaulement  dune  bète  blessée  au  fond 
d'un  hallier.  11  traînait  à  travers  la  maison,  courait 
sur  leurs  tètes,  s'assoupit  ensuite  en  un  vagissement 
lointain.  Et  tout  à  coup  il  recommençait,  se  rappro- 
chait, ils  entendirent  que  quelqu'un  étrangement 
évoquait  la  mort. 

C'était  la  voix  sortie  de  leurs  ruines,  la  voix  qui 
prophétisait  les  deuils  et  les  douleurs  de  la  maison, 
une  voix  qui  elle-même  semblait  s'évader  du  fond  de 
la  mort  pour  annoncer  la  fin  de  leur  race.  Chaque 
fois  qu'un  malheur  se  levait,  la  clameur  avait  retenti, 
elle  allait  devant  les  cercueils,  elle  était  le  glas  qui 
montait  pour  les  agonies.  Toujours  une  fosse  s'était 
ouverte  au  bout  de  ses  gémissements,  Provignan, 
Antonin,  Cyrille,  Arnold...  C'était  la  petite  orfraie 
perchée  dans  les  ramures  de  leur  arbre  et  infiniment 
criant  à  la  mort. 

—  Mon  pauvre  ami  !  fit  .lean-Honoré  dans  un  élan 
de  grande  pitié. 

—  Cette  croix-là  après  les  autres  1  II  n'y  aura  bien- 
tôt plus  autour  de  nous  qu'un  vaste  cimetère  ! 

Maintenant  il  fallait  veiller  constamment  Simone  ; 
elle  était  prise  quelquefois  de  frénésies,  se  déchi- 
rait de  ses  mains,  avec  l'horreur  et  l'amour  de  sa 
chair.  Deux  religieuses  l'assistaient,  ne  la  quittaient 
ni  le  jour  ni  la  nuit.  Ils  perçurent  des  pas  en  fuite 
d'autres  accouraient,  une  porte  battit,  le  cri  s'étei- 
gnit. 

Tout  croulait  autour  d'eux,  la  famille,  les  choses, 
la  fortune.  Ils  se  retrouvaient  nus,  solitaires,  desti- 
tués, comme  aux  âges  humiliés,  comme  au  temps 
ingrat  des  ancêtres.  Leur  régne,  qu'ils  avaient  cru 
éterniser  en  l'illimité  des  assomptions  croulait  daAS 


LA   Fh\    DES    BOURGEOIS  335 

le  sang  et  les  folies,  s'égoutlait  par  la  plaie  des  cer- 
veaux et  la  blessure  des  flancs.  Une  tourmente  sans 
relâche  les  décimait,  les  remportait  aux  primordiales 
ténèbres.  Celles-ci  remontaient  du  puits  de  Misère  et 
les  engloutissaient.  Ils  périssaient  par  grands  pans 
comme  des  tours,  avec  tout  ce  qui  s'était  accroché  de 
rêves  et  d'idées  à  leur  vieille  humanité  séculaire, 
avec  les  ceps  et  les  ramures  de  leurs  espoirs  vrillés 
à  la  pierre  de  leur  vie.  C'étaient  les  morceaux  d'une 
société,  d'anciens  agrégats  d'orgueil  et  de  domina- 
tion qui  tombaient  avec  eux  dans  l'œuvre  de  décom- 
position sociale   activée  par  des  ouvriers  nouveaux. 

Rien  ne  subsistait  plus.  Là-bas,  dans  le  désert  des 
sables,  la  Colonisation  se  mourait,  toute  vide,  en 
ruines,  sur  son  fumier  de  millions.  L'abject  doctri- 
narisme,  lui  aussi,  avait,  en  bâtissant  sur  la  pous- 
sière, tenté  de  coloniser  le  pays  :  le  vol,  la  piraterie, 
le  goujatisme  à  la  fin  faisaient  banqueroute.  On  se 
trouva  sans  forces  pour  liquider.  La  corruption  ayant 
tout  gangrené,  à  tous  les  degrés  la  pourriture  ger- 
mait. La  mauvaise  foi,  la  pauvreté  des  consciences, 
un  égoïsme  sordide  laissaient  les  problèmes  en  sus- 
pens. Toute  question  vitale  écartée,  le  vide  seul  du 
régime  exista,  l'inanité  et  l'incurie  de  ce  règne  qui 
n'avait  rien  prévu  et  crevait  d'inanition,  après  s'être 
puissamment  regoulé  à  toutes  les  auges,  après  avoir 
été  le  règne  des  ventres...  Des  grèves  à  présent  en 
tous  sens  éclataient;  l'ouvrier,  par  milices  innom- 
brables, quittait  les  bures,  les  usines,  les  fabriques, 
gagnait  les  bois,  réclamait  du  pain  et  ses  droits.  Dans 
la  nuée  apparut  la  face  outragée  et  triste  de  Christ 
sur  la  croix.  Alors  ou  requit  la  force,  les  fusils  par- 
tirent, il  y  eut  de  grands  massacres.  La  croix  là- 
haut  oscilla,  le  flanc  fut  repercé,  les  ténèbres  s'épan- 
dirent. 

Le  ministère  sombra  dans  cette  nuit  et  ce  sang. 
Il  fiuissait  comme  avaient  fini  les  Rassenfosse,  ses 
plus  fermes  soutiens.   «  —  Réty  aurait  donc  raison? 


336  LA    FL\    LES    BOURGEOIS 

pensait  Jean-Eloi,  sans  courage  devant  tout  cet  écrou-: 
lement.  Les  bourgeois  s'en  vont  !  ».  D'autres  races 
montaient;  l'homme  famélique  se  leva;  on  sentit 
venir  d'en  bas  une  force  vierge,  profonde,  un  grand 
souffle,  l'haleine  des  siècles.  Du  sang  répandu  allaient 
germer  les  semailles. 


XXXVIII 


Ils  avaient  entin  obtenu  le  divorce  de  Ghislaine. 
Le  calcul  du  banquier  s'était  vérifié  :  Lavand'homme, 
à  bout  de  dettes  et   de   famines,    lui-même  un  jour 
mettait  à  prix  la  liberlé  qu'il  ^  olliiiii   a    lui  rendre. 
Le  vieil  orgueil  des  Rassenfosse    alors  se  détendit. 
Jean-Eloi  quelquefois  s'en  allait  oublier  à  la  Rasepe-: 
lote  les  fureurs  qui  ravageaient  Empoigny.  Une  jeu- 
nesse d'humanité,   une  paix    de    nature  et   d'amour 
régnait  dans  cette  solitude;  Jean  croissait  ;  Ghislaine; 
relevait  pour  le  Devoir  et  le  Sacrifice,  pour  l'œuvre - 
de  la  Vie  à  travers  le  temps. 

—  Celle-là  est  encore  la  meilleure,  songeait-il.  Elle'' 
a  gardé  t'àme  des  Rassenfosse.  Et  qui  sait?  Peut-être 
elle  a  raison,  peut-être  ce  sera  le  bâtard  qui  régé- 
nérera la  famille...  Toute  faute  contiendrait  donc  un 
rachat?...  11  y  aurait  plus  de  force  dans  une  faute 
expiée  que  dans  les  vertus  inutiles? 

Ainsi  il  lui  fallait  renier  ses  croyances.  Ses  erreurs, 
qu'il  avait  crues  des  certitudes,  s'effeuillaient,  jon- 
chaient le  bref  chemin  de  sa  vieillesse.  Il  sentit  virer 


LA    FliN    DES    BOURGEOIS  337 

son  axe  moral,  son  àme  s'ouvrit  aux  rosées  tardives. 
Elles  lénifièrent  sou  soir,  mais  sans  humilier  le 
caillou  de  son  égoïsme.  Sa  foi  politique  brisée 
l'exaspéra  contre  la  société,  il  prêchait  la  croisade 
contre  le  peuple,  les  représailles,  le  retour  aux  an- 
ciens][servages. 

En  même  temps  des  portions  de  son  intellectualité 
se  prenaient;  les  racines  d'orgueil,  rompues  sur  un 
point,  cassées  chez  le  père,  se  torsèrent,  l'enlisèrent 
plus  profondément  en  sa  lutte  contre  la  terre  revèche. 
Toute  son  obstination  de  vieux  joueur  se  pétra  ;  dé- 
laissé des  Rabattu  et  des  Akar,  il  la  défia,  voulut  pour- 
suivre seul  ses  stériles  conquêtes.  Des  étendues  furent 
rachetées  pour  ses  dominations  ;  il  y  commença 
la  plantation  d'un  vaste  parc,  s'y  bâtit  un  château  et 
une  métairie  sur  des  plans  démesurés,  rêva  dune 
châtellenie  comme  le  noyau  d'une  ville.  Ils  déserte- 
raient Empoigny,  emporteraient  là  leurs  lares  profa- 
nés et  sanglants.  Sa  fortune  fondit;  il  engagea  l'hé- 
ritage de  l'aïeule.  Misère  tout  entier  menaçait  de  se 
vider  dans  ce  gouffre  de  sa  folie  sénile,  dans  ce  ver- 
tige du  trou  qui  les  attirait  comme  une  destinée. 
Sans  doute  alors  le  cycle  serait  accompli  ;  l'ère  des 
satrapies  serait  close  ;  ils  retourneraient  aux  limbes 
originels,  retomberaient  aux  races  obscures  d'où 
ils  étaient  partis. 

Jean-Eloi,  un  jour,  en  arrivant,  vit  de  loin  se  dres- 
ser ses  tours.  Des  flèches  d'or  pointaient  ;  les  en- 
ceintes comblaient  la  plaine.  C'était  là  le  Kremlin  de 
leur  puissance  ;  les  Rassenfosse  ne  mourraient  pas 
tant  que  l'énorme  bâtisse  se  dresserait  sous  le  ciel  ; 
leur  règne  s'éterniserait  dans  la  pierre  jusqu'à  la  fin 
des  temps.  Tout  son  orgueil  soudain  remonta  dans 
un  coup  de  sang  qui  le  foudroya  devant  son  rêve 
enfin  réalisé,  au  seuil  de  la  bastille  où  il  entra  mort. 

Régnier  maintenant  menait  par  les  villes  un  cortège 
de  basses  prostituées  ;  il  s'entourait  des  plus  miséra- 
bles et  leur  prodiguait  l'ironie  et  la  charité  de  sou 


338 


LA    FL\    DES    BOURGEOIS 


évangile,  comme  un  Christ  vénéneux  et  doux,  infini- 
ment homicide  et  tendre,  leur  disant  la  sainteté  du] 
stupre  et  les  gloires  du  péché,  les  avertissant  d'être 
les  ouvrières  de  la  désagrégation,  les   sangsues  dej 
la   pléthore    des   races.    C'était,    derrière    l'horriblo 
bosse  comme  un  legs  du  vieux  monde  à  ses  épaules, 
la  frénésie  du  rire  dont  il  prophétisait  le  monde  nou-l 
veau,  dps  exterminations,   des  fleuves  pourpres,  les' 
cités  mortes,  l'effacement  des  sociétés  pour  une  autre 
qui    se    levait. 'Du  pas    des   vengeances,   la   torche 
aux  mains,  une  multitude  de  bêtes  à  faces  d'hommes 
se    ruait,    rasant   jusqu'aux    cimetières,    déblayant; 
la  pourriture  des  civilisations. 

Des  ans  coururent  ;  les  ténèbres  grandirent.  Il  n'y 
eut  plus,  sur  les  ruines  des  Rassenfosse,  en  attendant 
les  rédemptions,  que  le  trépignement  du  gamin 
vieilli,  de  la  mouche  funeste,  et,  droite,  ses  mains 
de  morne  idole  sur  l'os  des  genoux.  Barbe  la  cente- 
naire reléguée  dans  son  culte  des  mémoires  mépri- 
sées et  regardant,  du  fond  de  ses  caves  orbites,  les 
postérités  s'éteindre  k  ses  pieds  où  le  froid  de  la 
mort  tardait  à  monter. 


VIS 


La  Ilulpe  —  Paris,   1890-1891 


BIBLIOTHECA 


/* 


9L_3 


PUBLICATIONS    DE    LA    LIBRAIRIE    E.  DENTU 


ALFRED  ASSOLANT 

Dé$..rée.  1  vol 3  50 

].éa.  1  vol 3  50 

Le  p!us  hardi  des  Gueux 

1  vol 3  50 

Nini.  1  vol 3  50 

Plantatrenet.  2  vol.  .  .  7  » 
L«  Puy^de  Moncha'.  Iv.  3  50 
La  tète  de  Champdebrac. 

2  vol 7     » 

L'Aventurière.  2  vol  .  .  7    » 

ALBERT  BATAILLE 

Causes  rriminelles  et 
mondaines. S  vol., cha- 
que vol 3  50 

FÉLICIEN  CHAIÏiPSAUR 
Le  Massacre.  1  vol  .  .  3  50 
Le  Cerveau  de  Paris. 

1  vol 3  dO 

L'Amant  des  danseuses 

1  vol 3  50 

Les  i:reintés  de  la  Via 

1  vol 3    » 

Les  Hohémiens. 1vol. ill.  5     » 

CH.  CHINCHOLLE 
Le  Catalogue    de  l'A- 
in'ur.  1  vol     ...      .  3     » 
Le Vi>-ux Général. Ivol.  3     » 

EDKOND  DESCHAUMES 
Joujou  brisé.  Lvol  .  .  .  3    ■ 
Le  Mal  du  Thedtre.lv.  3  50 

MAURICE  DRACK 
La  Goutte  de  Sang.l  v.  3     » 
Trinquebalie.  1  vol.  .  .  3     » 

AUfiUSTEuALOPiN 
Le  Parfum  de  la  Femme 

1  vol 3  50 

Les  Hystériques.  1  vol.  3  oO 

J.  DE  GASTYNE 
La  Femme  nue.  1  vol.  3  50 
Ravon  d'Or.  1  vol  ...  3  50 
LeSeoretdeDaniel.lv.  3  .-0 
Flagrant  délit.  1  vol.  .  3  50 

BOUNICEAU  GESMON 
Domestiques  etMaîtres 
1  vol 3  50 

GQURDON  DE  GENOUILLAC 

Roman  d'une  Bour- 
geoise. 1  vol 3  50 

Le  Roi  rouge.  1  vol.  .  3  50 
Lisa  Paiard.   1  vol.  .  .  3  50 


ALEXANDRE    HEFP 

L'Epuisé.  1  vol 3  50 

Anges  Parisiens.  1  vol.  3  50 
Paris  patraque.  1  vol.  3  50 
Paris  tour  nu.  1  vol.  .  3  50 

LOUIS  JiCOLLIOT 
Voyage    au    pays    des 
Bayadères.  etc. 12vol. 
se  vendant  séparém.  4     » 

ARMAND  LAPOIHTE 
L'Enjôleuse.  1  vol.    .  .  3     » 
Mémoires  de  Valentin. 
1  vol 3     » 

LZniERCiER  DE  NEUVILLE 
Arrive  par  les  î'eiiiuies 

1  vol 3    . 

HENRI  LERICHE 
La  Belle  Mathilde.  1  v.  3     » 
L'Honneur  de  Suzanne. 
1  vol 3     » 

PRINCE  LUBOMIRSKI 
Chaste  et  Intàuie.l  vol.  3     » 

fflJRION  CRAWFORD 
M.  Isaacs.  1  vol  ....  3  50 
Dr  Ciaudius.  1  vol.  ..  3  50 
Un    Chanteur   romain. 

1  vol 3  50 

Paroisse  isolée.  1  vol.  'à  50 
La    Marchesa    Caran- 

toni.    1  vol 3  50 

Le  Politicien  américain 

1  vol 3  50 

BERTIE  MARIOTT 
Un  Parisien  au  Mexique 

1  vol 3  50 

ADRIEN  MARX 
En  plein  air.  1  vol.  .  .  3  50 

LOUISE    MICHEL 
Les  Microbel  humains. 

l  vol 3  50 

Le  Mondenouveau.lv.  3  50 

MIE   D'AGHONNE 
Les  Amours  d'une  Fem- 
me honnête.  1  vol  .  .  3     » 
La  Courtisane    en    sa- 
bots. 1  vol 3     » 

JOSEPH  MONTET 
Le  Noir  e'Me  Blen.l  v.  3     » 

EUGÈNE   MORET 
La  petite  Kate.  1  vol.  .  3     » 
La  Révoltée.    1  vol  .  .  3     » 

ARNOLD  MORTIER 
Les     Soirées  de     l'Or- 
chestre.  9  vol.  à  ...  3  50 


^     ^  LOUIS  NICOIARDOT 
LaFoniaine  et  la  Comé- 
die humaine.  1  vol.  .  3  50 
Ménage  etPinancesde 
Voltaire.  2  vol ....  7    » 

PIERRE   NI.NOUS 
Le  Bâtard.  2  vol  ....  6     » 
Sacrifice  de  Micheline, 
1    vol 3  50 

RICHARD   O'MONROY 
Coups  d'Epingle,  lvol.  3     » 

AURÊLIENSCHOLL 
Les  Amours  de  cinq  mi- 
nutes. 1  vol 3     » 

Fleurs  d'Adultère.  1  v.  3  > 
Mémoires  du  Trottoir. 

■  1  vol 3     * 

L'Orgie  parisienne.  Iv.  3  > 
Les  Scandales  du  jour 

1  vol 3    . 

Fables  de  La  Fontaine 
flltrées'lllustréj  I  v.  10     » 

SOURBÉ 
Le  Tir  de  chasse    rai- 
sonné et  le  Dressage 
duchiend  arrêt,  lvol.  3  53 

PIERRE  VÉRON 
.■\llons-y  gaiement.  Iv.  3    » 
Les  Araignées  de  mon 

Plafond 3     » 

L'Art  de  vivre  Cent  ans  3  50 
La  Chaîne  des  Dames.  3  50 

Galop  général 3     » 

Paris  S^'icieux 3  50 

De  vous  à  moi.  1  vol.  .  3  » 
Le  Tir  aux  Oi.sonslvol.  3  50 
r/ Amour  de  Babel.  .  .  3  » 
Boutiquede Plâtres. I  v.  3  » 
Propos  d'un    boulevar- 

dier.  1  vol 3  50 

VIOLETTE  (CL.  VENTO) 

L'Art   de    la    Toilette. 

1  vol.  in-S. illustré.  .  6     » 
Les  grandes  Daraesd'au- 

jourd'hui.lvol.  gr.  in-8 

illustré 20  - 

Couronne  d'épines.l  v. 
Une  Vie  brisée. 1  vol.  1 
Les  Peintres  de  la 

Femme.  Ivol.illusiré. 


3  5J 


30  . 


Le    JDécsLméirorL 

10  jolis  volumes,    illustrés  <le  Contes  et  de  Nouvelles,    par    les  plus  célèbres  auteurs 
contemporains.  Chaque  volume.  6  fr. 

Bibliothèque  choisie  des  Romans  contemporains,  à  i  fr.  le  vol. 
BLbl. choisie  des  chefs-d^  œuvre  franc,  etétr./d  i  fr.  le  vol. 


PARIS.   —  TYr,    NOlZliTTB 


La  Bibliothèque 

Université  d'Ottawa 

Echéonce 


OCT   1  0  2CC2 


■*:.-_■   ^_ 

~-\ 

^^^ou^i^ 

^ 

^^-^A 

>v 

^r?     >^ 

-^ 

^^y^ 

x^âi. 


CE  PQ   2337 
•L4F5  1392 

CJÛ   LEMCNNIER,  C  LA  FIN  DES  6 
ACC#  1224775 


(s*^'  - 

te