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Full text of "La Fontaine"

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in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lafontainelafeOOIafe 


LA    FONTAINE 


D.VNS     L  OHDRE     DE    LA     PUBLICATION 


VICTOR  COUSIN,   par   M.  Jules  Simon,    de    l'Académie   française,  secrétaire 

perpétuel  de  lAcadéinie  des  scieaces  morales  et  politiques. 
MADAME   DE    SÉVIGNÉ,   par   M.  Gaston  Boissier,   secrétaire   perpétuel    de 

l'Académie  française. 
MONTESQUIEU,  par  M.  Albert  Sorcl,  de  l'Académie  française. 
GEORGE  S.\ND,  par  M.  E.  Caro,  de  l'Académie  française. 
TURGOT,  par  M.  Léon  Say,  député,   de  l'Académie   française. 
THIERS,  par  M.   P.  de  Rémusat,  sénateur,  de  l'Institut. 
D'ALEMBERT,  par  M.    Joseph  Bertrand,   de  l'Académie    française,    secrétaire 

perpétuel  de  l'Académie  des  sciences. 
VAUVENARGUES,   par  M.  Maurice  Palèologue. 

MADAME  DE  STAËL,  par  M.  Albert  Sorel,  de  l'Académie  française. 
THÉOPHILE  GAUTIER,   par    M.  Maxime  Du  Camp,  de  l'Académie  française. 
BERNARDIN  DE    SAINT-PIERRE,  par  M.  Arvi:de  Barine. 
MADAME  DE  LA  FAYETTE,  par  M.  le  comte  rf'//aH5so/ifj7/c,  de  l'Académie 

française. 
MIRABEAU,  par  M.  Edmond  Rousse,  de  l'Académie  française. 
RUTEBEUF,  par  M.  Clédat,  professeur  de  Faculté. 
STENDHAL,  par  M.  Edouard  Rod. 
ALFRED  DE  VIGNY,  par  M.  Maurice   Paléologue. 
BOILEAU,  par  M.  G.  Lanson. 
CHATEAUBRIAND,  par  M.  de  Lescure. 
FÉNELON,  par  M.  Paul  Janet,  de  l'Institut. 
SAINT-SIMON,   par    M.    Gaston  Boissier,  secrétaire    perpétuel    de   l'Académie 

française. 
RABELAIS,  par  M.  René  Millet. 

J.-J.  ROUSSEAU,  par  M,  Arthur  Chnquet,  professeur  au  Collège  de  France. 
LES.\GE,  par  M.    Eugène  Lintilhac. 
DESCARTES,  par  M.  Alfred  Fouillée,  de  l'Institut. 
VICTOR  HUGO,  par  M.  Léopold  Mabilleau,  professeur  de  Faculté, 
ALFRED  DE  MUSSET,  par  M.  Arvkde  Barine. 
JOSEPH  DE  MAISTRE.  par  M.  George  Cogordan. 
FROISS.\RT,  par  Mme  Mary    Darmesteter. 
DIDEROT,  par  M.  Joseph  Reinach,  député. 
GUIZOT,  par  M.  A.  Bardoux,  de  l'Institut. 
MONT.\IGNE.  par  M.  Paul  Stapfer,  professeur  de  Faculté. 
LA  ROCHEFOUCAULD,  par  M.  J.  Bourdeau. 

LACORDAIRE,  par  M.  le  comte  d'JIaussonvillc,  de  l'Académie  française. 
ROYER-COLLARD,  par  M.  E.  Spuller. 

Chaque  volume,  avec  un  portrait  en  héliogravure -  Ir. 


Coulommiers.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  558-95. 


.- yLef^roà^j^tcorv  d  un    e /j uit l 


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LES  GRANDS  ÉCRIVAINS  FRANÇAIS 


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LA  FONTAINE 


GEORGES    LAFENESTRE 


DE      L    I  N  S  T  I  T  L  T 


PARIS 

LIBRAIRIE    HACHETTE   ET  C 

19,    DOULEVAUU    SAINT-GEHM.VIN,     7'J 
1895 


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LA   FONTAINE 


PREMIERE  PARTIE 

L  HOMME 


CHAPITRE  I 

LA  JEUNESSE  DE  LA  FONTAINE 

(1021-1657) 

Les  amateurs  de  peinture  connaissent  tous  une 
délicieuse  esquisse  de  Corot,  Cliàieau-Thicvrij .  Sur 
la  droite,  une  route  qui  monte,  en  tournant,  vers  un 
château  ruiné;  à  gauche,  en  contre-bas,  les  clo- 
chers aigus,  les  toitures  irréguHères,  les  cheminées 
fumantes  d'une  petite  ville;  au  fond,  à  travers  des 
liles  esj)acécs  de  peupliers  minces,  un  horizon  pro- 
chain de  plaines  légèrement  ondulées.  Souvenirs 
confus  du  passé,  familiarités  d'une  vie  paisible  dans 
un  milieu  bourgeois,  voisinage  attrayant  d'une,  cam- 
pagne propice  aux  lentes  promenades,  se  groupent 
doucement  sur  la  toile,  comme  dans  la  réalité,  ol  s'v 


C>  LA    FONTAINE. 

laissent  embrasser  d'un  coup  d'oeil.  C'est  dans  ce 
modeste  coin  de  terre  champenoise  que  naquit  notre 
poète  le  plus  populaire  et  sous  l'action  prolongée 
de  ce  milieu  provincial  que  se  forma  son  génie.  Le 
paysage  est  finement  pittoresque,  sans  surprises 
d'ailleurs,  ni  grands  accidents,  suffisamment  varié 
pour  n'êlre  j)oint  monotone,  ni  trop  peuplé,  ni  trop 
désert,  un  paysage  aimable  et  accueillant,  tout 
français  et  de  la  vieille  France,  bien  fait  pour  ravir, 
à  distance,  les  deux  âmes  fraternelles  du  bonhomme 
La  Fontaine  et  du  bonhomme  Corot.  Tous  deux 
furent,  en  effet,  des  poètes  naifs  et  profonds,  des 
rêveurs  incorrigibles,  des  flâneurs  infatigables,  tous 
deux,  l'un  sous  sa  perruque  mal  peignée,  l'autre 
sous  son  béret  de  travers,  restèrent,  jusqu'à  la  fin, 
jiar  la  vigueur  de  leur  complexion,  la  liberté  de  leurs 
allures,  la  finesse  de  leurs  observations,  des  demi- 
campagnards  et  presque  des  paysans,  alors  même 
qu'ils  semblaient  avoir  ju'is,  à  la  ville,  dans  le  com- 
merce du  monde,  tout  ce  que  ce  commerce  peut 
donner,  à  des  esprils  avisés,  de  culture  variée, 
d'expérience  délicate,  de  tolérance  bienveillante. 
La  noie  humaine,  vive  et  rapide,  ne  manque  pas 
j)lus  dans  la  description  du  jieintre  que  dans  celle 
du  poète,  son  prédécesseur.  La  vieille  femme,  ren- 
contrée par  Corot,  qui  s'arrête,  succombant  sous  le 
])oids  d'un  gios  sac,  sur  la  montée  du  château,  par 
une  grise  matinée  d'automne,  c'est  la  petite-fille  du 
«  pauvre  paysan,  tout  couvert  de  ramée  »  qui  haleta, 
lui  aussi,  il  y  a  deux  siècles,  à  cette  place. 


SA    .IKUM-SSE.  7 

Au  pied  nicme  de  la  penle  que  La  Fontaine 
p;ravit  si  souvent  pour  aller  chez  les  seigneurs  du 
lieu,  le  comte  et  la  comtesse  de  Bouillon,  se  trouve 
encore  la  maison  où  il  naquit  le  8  juillet  162i.  Logis 
bourgeois,  modeste  et  commode,  entre  cour  et  jar- 


din, construit  au  xvi°  siècle,  où,  dans  la  sobre  élé- 
gance du  décor,  l'esprit  de  la  Renaissance  parlait 
aux  enfants  de  M.  Charles  de  la  Fontaine,  con- 
seiller du  roi,  maître  des  eaux  et  forêts,  capitaine 
des  chasses  au  duché  de  Château-Thierry,  et  de 
Mme  Françoise  Pidoux,  son  épouse.  L'un  descen- 
dait d'une  famille  de  marchands  drapiers  fixée  depuis 
longtemps  dans  le  pays;  l'autre,  sœur  d'un  bailli  de 
Coulommiers,  sortait  d'une  forte  race,  dont  les 
grands  nez  et  la  longévité  étaient  également  célè- 
bres. Aucun  titre  de  noblesse,  d'ailleurs,  bien 
qu'on  s'y  laissât  parfois  donner,  par  mégarde,  de 
«  jNL  lEcuyer  »,  ce  dont  notre  Jean  eut  à  se  repentir, 
lorsqu'on  lui  infligea,  en  1601,  une  amende  de 
2000  livres  pour  s'être  attribué  celte  qualité  dans 
des  actes  qu'il  n'avait  pas  lus.  C'était  le  père  de 
Charles,  Jean,  qui  avait  acheté  cette  charge  de 
maître  des  e^iux  et  forêts,  dont  son  petit-fils  et 
filleul  devait  hériter  à  son  tour. 

Parents  forestiers  et  chasseurs,  grands  mangeurs, 
francs  buveurs,  gais  compagnons!  On  peut  s'imagi- 
ner que  l'école  fréquentée  par  le  petit  Jean,  avec  sa 
demi-sœur,  Anne  de  Jouy,  et  son  frère  puîné,  Claude, 
fut  surtout  l'école  buissonnière  et  qu'une  bonne 
partie  de  leur  enfance  se  passa  en  courses  et  promc- 


s  LA    FONTAINE. 

nades,  avec  père  et  grand -père,  dans  les  bols  royaux 
qu'ils  avaient  charge  d'aménager  et  dans  les  fermes 
et  métairies  dont  ils  étaient  propriétaires.  Ce  grand- 
père,  d'ailleurs,  aimait  fort  les  livres,  et  c'est  dans 
sa  bibliothèque  que  le  gamin,  au  retour  des  grandes 
tournées  en  plein  air,  s'accoutumait  à  rêvasser.  Il 
nous  reste  assez,  dans  nos  vieux  manoirs  provin- 
ciaux, de  librairies  formées  à  la  même  époque,  pour 
deviner,  presque  à  coup  sûr,  ce  que  celle-ci  conte- 
nait. Comme  fonds,  d'abord,  nos  poètes,  conteurs, 
traducteurs  des  xv^  et  xvi*^  siècles,  Alain  Ghartier, 
Marot,  Pionsard,  les  Cent  Nouvelles  et  l'Heptaméron. 
Pvabelais  et  Bonavcnture  des  Périers,  Amyot  et 
Montaigne,  puis  les  contemporains,  rimeurs  et  ro- 
manciers, Malherbe,  Racan,  d'Urfé,  La  Calprenède, 
Voiture,  etc.,  entremêlés  des  plus  célèbres  auteurs 
italiens.  Boccace,  Machiavel,  Arioste,  Tasse.  On 
retrouvera  toujours  dans  lécrivain  les  traces  de 
ces  premières  admirations,  comme  dans  l'homme  le 
regret  de  cette  première  liberté. 

Le  vieux  collège  de  Château-Thierry,  fondé  au 
xiir"  siècle  par  la  reine  Blanche  d'Artois,  où  Jean 
fit  quelques  études,  n'imposait  pas  non  plus  sans 
doute  à  ses  écoliers  une  discipline  bien  rigoureuse. 
Si  doucf  quelle  fût,  l'adolescent,  indolent  et  vaga- 
bond, semble  en  avoir  souffert,  car  il  garda  tou- 
jours pour  le  pédantisme  une  horreur  presque  égale 
à  celle  qu'il  devait  professer  plus  tard  pour  le 
mariage.  Là,  d'ailleurs,  comme  partout  où  il  pas- 
sera, il  se  fit  des  amis.  «  La  Fontaine.  l)on  garçon, 


SA    JEUNESSE.  '.» 

(ort  sage  et  fort  modeste  »,  dit  une  note  retrouvée 
sur  un  livre  de  classe.  Note  d'un  camarade?  Note 
d'un  maître?  Peu  importe.  Sauf  pour  la  sagesse,  qui 
diminuera,  le  signalement  est  bon  et  servira  tou- 
jours. Bon  garçon,  en  effet,  et  jusqu'à  l'oubli  de  soi- 
même,  bon  garçon  jusqu'à  l'extrême  faiblesse,  facile 
à  entraîner,  facile  à  ramener.  A  dix-neuf  ans,  sous 
quelque  influence  passagère,  il  se  croit  la  vocation 
ecclésiastique,  il  entre,  comme  novice,  chez  les 
pères  de  l'Oratoire,  à  Juilly,  puis  à  Paris,  n'y  lit 
guère  que  des  poètes,  s'aperçoit  qu'il  s'est  trom^Dé, 
rentre  dans  la  vie  civile  au  bout  de  dix-huit  mois. 
Peu  de  temps  après  on  le  retrouve  étudiant  en  droit, 
puis  avocat  au  Parlement,  avec  son  ami  Fl*ançois  de 
Maucroix,  sans  plus  de  goût,  l'un  que  l'autre,  pour 
la  chicane  et  les  dossiers.  Il  ne  passa  au  Palais  que 
.pour  en  épeler  le  jargon  et  pour  apprendre  à  s'y 
défier  de  la  justice.  Vers  1644  Maucroix  retourne  à 
Reims,  et  La  Fontaine  à  Château-Thierry. 

Durant  dix  années,  de  vingt-trois  à  trente-trois 
ans,  à  l'époque  où  l'esprit  se  forme  et  le  caractère 
se  décide,  le  voici  donc  qui  mène,  dans  sa  petite 
ville,  sans  soucis  matériels,  sans  vocation  appa- 
rente, l'existence  libre  et  facile  d'un  fds  de  famille, 
insouciant  et  désœuvré.  La  vie,  dans  nos  bonnes 
provinces,  n'était  i)oint  alors,  comme  aujourd'hui, 
attristée  et  desséchée  par  le  reflux  de  toutes  les  asj)i- 
rations  et  de  toutes  les  intelligences  vers  une  capi- 
tale unique  et  monstrueuse.  Un  fonctionnarisme  et 
un  militarisme  nomades    n'y  apportaient  ])as,  dans 


10  LA    FONTAINE. 

les  relations  sociales,  celle  instabilité  qui  donne 
aujourd'hui  à  nos  chefs-lieux  l'aspect  ennuyé  de 
colonies  lointaines.  On  s'y  connaissait,  on  s'y  fré- 
quentait, on  s'y  amusait,  on  y  commérait  aussi,  et 
fortement.  Les  parties  de  chasse,  les  promenades  en 
forêt  à  pied  ou  à  cheval  (La  Fontaine,  à  soixante-dix 
ans,  élait  encore  un  solide  cavalier),  les  visites 
d'affaires  ou  de  convenances,  les  longues  causeries 
sur  les  marchés,  dans  les  huttes  de  gardes,  au  coin 
des  aires,  prenaient  au  jeune  homme  une  bonne  part 
de  son  temps,  et  lui  donnaient  la  connaissance  de 
la  vie  champêtre.  Il  lui  en  restait  beaucoup  encore 
pour  la  rêverie,  la  lecture  et  l'étude.  Il  y  avait, 
d'ailleurs,  à  Château-Thierry,  plusieurs  salons  où 
l'on  tenait  assises  de  littérature;  le  ballet  des  Rieurs 
du  Beau-Richard  ne  fut  pas,  sans  doute,  la  première 
pièce  représentée  par  les  amateurs  du  cru.  Que  cer- 
taines de  ces  Saphos  champenoises  aient  été  pré- 
tentieuses, et  quelques-uns  de  ces  amateurs  gro- 
tesques, cela  va  de  soi;  quelques  années  plus  tard, 
c'est  à  Chàlcau-Thierry  que  Hoileau  trouvera  les 
types  surannés  de  son  Festin  ridicule.  Xen  est-il  pas 
de  même  dans  tous  les  milieux  littéraires,  grands 
ou  pelitsPOn  en  voyait  bien  d'autres  en  ce  moment 
même,  en  fait  de  prétention  et  de  ridicule,  au  cœur 
de  Paris,  dans  le  salon  bleu  de  lllntel  Rambouillet 
et  dans  les  cabarets  bohèmes,  à  la  Pomme  de  Pin  ou 
à  la  Croix  de  Lorraine! 

Xotre  jeune  homme,  d'ailleurs,  avait  d'autres  dis- 
tractions. De  temps  à  autre,  il  tirait  quelque  bordée 


SA  .ii:r\r.ssi:.  11 

sur  Paris,  où  il  achetait  des  livres,  et  suivait  le 
théâtre,  surtout  sur  Reims,  où  il  retrouvait  l'aiDi 
rran(j;ois  Maucroix,  devenu  chanoine,  mais  resté 
vert-galant,  avec  son  frère  aîné  Louis,  non  moins 
chanoine,  non  moins  galant.  Il  y  passait  des  hivers 
entiers.  Cette  maison  d'église  était  joyeuse.  On  a 
retrouvé,  dans  les  papiers  de  François,  la  chanson 
par  laquelle  Jean  célélira  l'entrée  dans  les  ordres 
de  son  copain  : 


Tandis  ([u'il  était  avocat, 

Il  ii"a  pas  fait  gain  d'un  ducal; 

Mais  vive  le  canonicat  ! 

.\lleluia  ! 
Il  lui  rapporte  iorce  ccus. 
Qu'il  veut  offrir  au  dieu  Baccbus. 
Ou  bien  en  faire  des  c 

Alléluia! 


La  Fontaine  n'était  pas  en  reste  avec  ses  amis 
pour  la  joie  et  les  fredaines.  De  tempérament  vigou- 
reux, de  complexion  aimable,  facile  aux  tendres 
épanchements ,  prompt  à  s'enflammer,  ])rompt  à 
s'éteindre,  à  Reims  comme  à  Château-Thierry  il 
courut  cjuekiues  aventures;  l'écho  en  retentit,  çà  et 
là,  dans  ses  œuvres,  sans  jamais  trahir  un  nom  de 
femme.  Faut-il  penser  que,  dès  lors,  avec  son  indo- 
lence incorrigible,  n'apportant  pas  plus  de  volonté 
à  diriger  sa  vie  qu'à  tenir  droit  son  grand  corps 
déhanché,  aussi  incapable  d'obstination  dans  la  j)our- 
snite  que  de  résistance  à  une  tentation,  il  s'adressait 
volontiers  à  des  beautés  faciles  ?  Rien,  en   tout  ras. 


12  LA    rONTAINE. 

dans  ses  confidences,  ne  donne  l'idée  soit  d'une 
passion  violente,  soit  d'une  liaison  suivie,  encore 
moins  d'un  roman  sentimental  et  douloureux  comme 
celui  de  Maucroix  avec  Mlle  de  Joyeuse.  Là-dessus, 
d'ailleurs,  il  n'essaiera  jamais  ni  de  se  tromper, 
ni  de  nous  tromper;  la  modestie  de  ce  brave  garçon 
égale  sa  discrétion;  il  n'adresse  point  de  madrigaux 
à  des  déesses  invisibles,  il  ne  s'enivre  pas  et  ne  nous 
étourdit  point  de  désespoirs  imaginaires. 

C'est  dans  les  jouissances  assez  banales  de  cette 
vie  libre,  fort  débraillée,  que  le  jeune  Champenois 
contracta  ce  goût  d'indépendance,  ces  habitudes  de 
songerie,  de  franc  penser  et  de  franc  parler,  d'incurie 
pour  ses  affaires  et  dans  sa  personne,  qui  devaient 
détonner,  plus  tard,  si  étrangement,  dans  le  monde 
réglé  et  compassé  où  il  fréquenterait.  Dès  lors  il 
se  forme  en  Champagne  et  à  Paris  une  légende 
autour  de  cet  original,  «  ce  garçon  de  belles-lettres, 
qui  fait  des  vers  et  qui  est  un  grand  rêveur  ».  Ses 
distractions  singulières  et  ses  histoires  galantes 
amusent  les  belles  compagnies  en  attendant  que  ses 
contes  les  enchantent.  On  se  redisait,  notamment, 
sous  cape,  une  certaine  escapade  avec  Mme  la  lieu- 
tenante  générale  de  Château-Thierry,  qui  était  des 
plus  salées  et  digne  de  la  plume  de  Boccace  ou  de 
Rabelais.  Quant  à  ses  étourderies,  on  ne  les  comp- 
tait plus.  Un  jour  son  père  le  charge  d'une  com- 
mission urgente  et  grave  pour  un  procès.  Jean  sort, 
rencontre  un  ami  qui  se  rend  à  la  Comédie  et  lui 
demande  où  il  va  et  s'il  n'a  rien  à  faire  :  «  Rien  du 


SA    JliUNKSSK  13 

tout  «,  dit  Jean.  Il  suit  Taiiii  au  théâtre  et  oublie 
Tafiaire.  Une  autre  fois,  il  pari  pour  Paris,  portant  à 
l'arçon  de  sa  selle  un  gros  sac  de  dossiers  impor- 
tants. Le  sac,  mal  attaché,  tombe  en  route;  un  pas- 
sant le  ramasse  et  court  après  le  cavalier,  qui  bayait 
aux  rimes  :  «  N'avez-vous  rien  perdu?  —  Rien.  — 
A  qui  donc  ce  gros  sac?  —  Ah!  c'est  à  moi,  et  il  y 
va  de  tout  mon  bien.  »  Une  autre  fois,  cité  à  une 
audience,  il  s'arrête  chez  un  ami,  lit  des  vers,  oublie 
riieure,  trouve  le  tribunal  fermé,  et  se  console  en 
disant  qu'  «  il  était  bien  aise  de  n'avoir  })lus  ren- 
contré personne,  qu'aussi  bien  il  n'aimait  point  à 
parler  ni  à  entendre  parler  d'affaires  ».  L'horreur 
des  affaires  est  en  effet  un  des  traits  constants  de  son 
caractère.  Ce  n'est  point  qu'il  ne  s'y  entendît  fort 
bien,  lorsqu'il  voulait  s'en  donner  la  peine,  pour 
régler  avec  des  parents  ou  obliger  des  amis,  ainsi 
que  le  prouve  une  innombrable  quantité  de  pièces  et 
de  dossiers  conservés  encore  chez  les  notaires  de 
Ghàteau-Tliierry;  mais,  en  général,  lorsqu'il  s'agis- 
sait de  lui-même,  sa  négligence  était  incorrigible. 

Ce  qu'il  est  facile  de  démêler,  à  travers  tous  ces 
commérages,  c'est  que  le  jeune  homme,  dès  lors, 
redoutait  et  fuyait  tout  ce  qui  le  pouvait  détourner 
de  sa  rêverie  voluptueuse,  et  que  la  seule  passion 
dont  il  était  possédé  était  la  passion  poétique.  De  là 
à  nous  le  représenter,  ainsi  qu'on  l'a  fait,  comme  un 
grand  balourd,  incapal)le  de  se  conduire,  une  sorte 
de  niais  grossier,  d'être  instinctif  et  inconscient. 
|)roduisant   des  chefs-d'œuvre    sans  travail  et  sans 


]'k  LA    FONTAINE. 

réflexion,  il  y  a  lort  loin  assurément.  J^a  j)énétration 
psychologique  des  beaux  esprits  de  Paris  et  de  Ver- 
sailles, accoutumés  à  analyser  des  âmes  plus  com- 
pliquées, mais  d'une  c()mj)lication  spéciale  et  factice, 
dans  un  milieu  connu,  devait  pourtant  s'y  tromper 
plus  d'une  fois.  «  Un  homme,  disait  La  Bruyère, 
paraît  grossier,  lourd,  stupide;  il  ne  sait  pas  parler, 
ni  raconter  ce  qu'il  vient  de  voir  :  s'il  se  met  à 
écrire,  c'est  le  modèle  des  bons  contes,  ce  n'est 
que  légèreté,  qu'élégance,  que  beau  naturel  et  déli- 
catesse dans  ses  ouvrages.  »  La  peinture,  évidem- 
ment, est  chargée,  par  goût  des  antithèses  et  par 
besoin  d'effet,  comme  celle  du  vieux  Corneille  qui  la 
suit.  L'étonnement  de  l'auteur  des  Caractères,  qui 
les  aime  et  les  admire,  n'a  pourtant  rien  déjoué;  il 
ne  peut  comprendre  que  ces  deux  grands  hommes 
soient  si  mal  habiles  dans  le  grand  art  du  temps, 
lart  de  la  conversation.  Et.  de  fait,  un  étrange  per- 
sonnage comme  La  Fontaine,  timide,  gauche,  hési- 
tant, qui  n'écoutait  les  causeries  que  lorsqu'elles 
étaient  sérieuses  et  intéressantes,  taciturne,  distrait, 
somnolent,  «  ne  bougeant  non  plus  qu'une  souche  » 
dès  qu'elles  l'ennuyaient,  puis  quand  il  se  décidait 
à  y  prendre  part,  ne  lâchant  i)lus,  le  morceau,  et  bat- 
tant, de  tous  côtés,  les  alentours,  s'animant,  s'échauf- 
fant,  s'emportant  au  point  d'oublier  les  heures  et  les 
personnes,  pouvait  paraître  fort  inconvenant  à  i)re- 
raière  vue.  Mais  combien  il  était  séduisant  pour  ceux 
qui  le  fréquentaient,  le  savaient  conq)rendre,  tolé- 
raient ses  manies,   l'aimaient!   A   cet  égard,    il    n'y 


SA  .ii:lm:ssi:  15 

a  pas   à   s'y    Ironipei'.    i/uu  de  ses  biographes   les 
moins    clairvoyants,  le   pauvre    abbé   d'OIivet,   par 
exemple,  qui  l'appelle,  en  propres  termes,  à  cause 
de  son  incapacité  pratique,  un  idiot  «  qui  en  sa  vie 
n'a  fait  à  propos  une  démarche  pour  lui  »,  est  obligé 
d'ajouter  :  «  Cet  idiot  donnait  les  meilleurs  conseils 
(lu  monde;  autant  il  était  sincère  dans  ses  discours, 
autant  était-il  facile  à  croire  tout  ce  qu'on  lui  disait  ». 
Ce  même  d'OIivet,  qu'on  ne  peut  taxer  d'indulgence, 
nous    apprendrait    encore,    si    nous   ne    le    savions 
d'ailleurs,  qu'entre  amis,  à  table,  dans  le  tète-à-tête, 
c'était  un   causeur  intarissable,  charmant,  du  meil- 
leur ton,  qu'il  ne  laissait  jamais  échapper  «  rien  de 
libre  ni  d'équivoque  »,  qu'il  était  «  toujours  plein  de 
respect  pour  les  femmes  »,  qu'il  s'attendrissait  lors- 
qu'il rencontrait  «  des  personnes  dans  l'affliction  », 
que  «   non    seulement   il    les   écoutait   avec    grande 
attention,  mais  cherchait  des  expédients  et  en  trou- 
vait ».  Si  tout  cela  peut  nous  donner  l'idée  d'un  dis- 
trait, tout   cela  nous  représente  surtout  un  homme 
de  sens  et  un  homme  de  cœur,  qui  n'est  point  banal 
et  qui  ne  veut  pas  l'être. 

Il  faut  n'avoir  jamais  vécu  avec  des  provinciaux 
de  l'Est,  Champenois,  Lorrains  ou  Comtois,  pour 
ignorer  ce  qu'il  se  cache,  d'ordinaire,  de  finesse  et 
de  ténacité  sous  la  bonhomie  souriante  de  ces  solides 
gaillards  aux  allures  distraites  ou  endormies.  Pay- 
sans et  hobereaux,  avocats  et  littérateurs,  politi- 
ciens et  artistes,  presque  tous  ceux  qui  viennent  de 
la  région,  sont  coulés  dans  le  même  moule,  se  res- 


16  LA  iontaim:. 

semblent  et  s'entendent.  La  Fontaine,  bourgeois 
de  naissance,  campagnard  d'halntudes,  homme  du 
monde  par  ses  relations,  fut,  comme  Racine  plus 
tard,  une  fleur  de  Champenois.  11  s  abandonne,  en 
apparence,  détaché  et  indifférent;  au  fond,  c'est  un 
malin,  qui  ne  perd  complètement  la  tête  quà  bon 
escient.  Lorsqu  il  demande,  d'un  air  dégagé,  à  des 
gens  d'église  si  saint  Augustin  avait  autant  d'esprit 
que  Rabelais,  c'est  qu'il  a  peut-être  subi  les  lon- 
gueurs d'une  discussion  fastidieuse.  Son  bas,  à  ce 
moment,  pouvait  bien  être  à  l'envers,  comme  le  lui 
fit  remarquer  avec  aigreur  rabl)é  Boileau,  mais  non 
pas  la  cervelle,  et  sa  malignité  se  réjouissait  d'avoir 
pu  couler,  sous  couleur  d'étourderie,  légèrement 
impertinente,  ce  qui  dans  son  for  intérieur  lui  sem- 
blait, à  cet  instant-là,  une  vérité.  Personne,  en  réa- 
lité, ne  détesta  plus  l'ennui  et  les  ennuyeux,  la 
morgue  et  les  pédants,  et  chaque  fois  qu'il  s'en  put 
venger  doucement,  à  sa  manière,  en  campagnard 
patelin,  il  le  fit.  Comment  prendre  pour  une  pure 
distraction  sa  réponse,  au  sortir  d'un  dîner  de  céré- 
monie, chez  un  financier  qui  l'avait  invité  pour 
l'exhiber  à  ses  convives  et  où,  naturellement,  il 
n'avait  soufflé  mot?  «  Pourquoi  partir  si  vite?  —  Je 
vais  à  l'Académie.  —  Mais  la  séance  ne  s'ouvre  que 
dans  deux  heures!  —  Je  prendrai  le  plus  long.  »  — 
Quelle  est,  dans  ce  mot  comme  dans  tant  d  autres, 
la  part  de  la  naïveté  et  celle  de  la  raillerie?  Le  ton 
distrait  et  nonchalant  dont  il  les  décochait  pouvait 
faire  ilhision  à  ceux  qui  acceptaient,  oreilles  closes, 


SA    .IFlM-SSi:.  17 

sa  rt'pulalidu  :  il  est  malaisé  de  croire  qu'il  ny  eùl 
que  (le  la  naivclé. 

Une  autre  légende,  non  moins  absurde  que  celle 
d'une  étourderie  constante,  nous  représente  La  Fon- 
taine indifférent  à  la  poésie  jusqu'à  l'âge  de  vingt- 
deux  ans.  Pour  éveiller  en  lui  le  démon  qui  dormait, 
il  aurait  fallu,  suivant  d'Olivet,  la  lecture  à  haute 
voix  d'une  ode  de  Malherbe  faite  dans  un  salon  de 
Château-Thierry  par  un  jeune  officier.  Que  cette 
lecture,  dans  certaines  circonstances,  ait  laissé  une 
trace  vive  dans  la  mémoire  du  poète,  c'est  possible, 
mais  il  y  avait  liel  âge  que  le  jeune  homme  lisait  et 
rimait,  puisqu'il  avait  quitté  l'Oratoire  pour  ce  motif. 
Il  n'aura  pas  besoin  de  nous  le  dire  lui-même  plus 
d'une  fois  : 

Que  me  sert-il  de  vivre  imioceinment, 

D  être  sans  faste  et  nilliver  les  Muses? 

II»'las!  qu'un  jour  elles  seront  confuses. 

Quand  on  viendra  leur  dire  en  soupirant  : 

«  Le  nourrisson  que  vous  chérissiez  tant, 

Moins  pour  ses  vers  que  pour  ses  mœurs  faciles. 

Qui  préférait  à  la  pompe  des  villes 

Vos  antres  cois,  vos  chants  simples  et  doux. 

Qui,  dès  l'enfance,  a  s-cca  parmi  vous....  » 

Vraiment,  nous  n'en  saurions  douter.  Avec  son 
ami  Maucroix,  avec  son  parent  Pintrel,  il  s'exerça, 
de  bonne  heure,  aux  jeux  de  rimes,  comme  il  étudia, 
avec  eux,  les  auteurs  anciens.  Qu'il  l'ait  fait  à  bâtons 
rompus,  en  simple  amateur,  sans  prétentions,  sans 
ambition,  cela  est  probable;  que  ses  compagnons 
d'étude,   moins  l)ien  doués  (pic  lui,  mais  j)lus  slu- 

2 


18  LA  fontaim:. 

dieux,  aient  exercé  sur  lui  une  arlion  utile  en  le 
poussant  à  mettre  plus  de  suite  dans  ses  lectures  et 
dans  ses  efforts,  cela  est  vraisemblable.  En  tout  cas, 
c'est  durant  ces  dix  grandes  années  de  loisirs,  con- 
sciemment ou  inconsciemment,  qu'il  prépare  son 
avenir.  La  traduction  de  V Eunuque,  de  Térence,  sa 
première  publication  en  1654,  si  pénible,  si  labo- 
rieuse, montre  quelles  peines  il  prenait  pour  s'assi- 
miler le  génie  antique  et  pour  se  former,  à  l'exemple 
de  son  modèle,  un  style  serré,  précis,  clair,  naturel. 
L'un  de  ses  conseillers,  à  ce  moment,  comme  il  l'est 
pour  tous  les  jeunes  gens,  fut  Ovide.  Les  Métamor- 
phoses Tenchantèrent.  Le  vent  était  alors  aux  longs 
poèmes;  il  rêva,  lui  aussi,  de  faire  des  épopées,  mais 
des  épopées  amoureuses,  h' Adonis ^  les  Filles  de 
Minée,  P/iilcmon  et  Baucis  datent,  en  grande  partie, 
de  cette  époque.  Malgré  le  soin  avec  lequel  il  les 
termina  et  corrigea,  d'une  main  plus  sûre,  dans  sa 
maturité,  il  est  facile  d'y  retrouver  la  première  trame 
sous  les  retouches  postérieures;  dans  les  Filles  de 
Minée,  les  sutures  et  ratures  sautent  aux  yeux.  Quel- 
ques pièces  dans  les  Fables  et  les  Contes  furent, 
aussi,  composées  ou  ébauchées  à  cette  époque;  ce 
sont  celles,  comme  Le  meunier,  son  fils  et  l'dne  (faite 
pour  Maucroix,  lorsqu'il  hésitait  à  prendre  les 
ordres),  qui  affectent  un  certain  air  de  poème  ou 
celles  qui  trahissent  une  imitation  timide  et  incer- 
taine du  vieux  langage.  En  tout  cas,  il  perdit  moins 
son  temps,  même  alors,  qu'il  ne  se  plut  toujours  à 
le  (lire  et   le  laisser  dire,  et  lorsqu'il  publia  V Fu- 


SA    .ll-.UNKSSK.  111 

lUKjiic^  il  était  déjà  mieux  armé  que  la  plupart  de  ses 
contemporains,  par  un  commerce  assidu,  dans  la 
solitude,  avec  les  grands  écrivains  de  l'antiquité, 
comme  avec  les  maîtres  conteurs,  français  et  ita- 
liens, du  Moyen  Age  et  de  la  Renaissance.  Sa  curio- 
sité était  très  ouverte.  Tous  les  romans  daventure 
et  d'amour,  anciens  et  modernes,  le  ravissaient,  sur- 
tout d'Urfé,  avec  son  Astrcr,  «  œuvre  exquise  ». 


|-^l;int  pt'til  garçon,  je  lisais  son  ronian 
Et  je  le  lis  encore  ayant  la  barbe  grise. 


Ses  tiroirs  étaient,  en  outre,  bourrés  de  projets 
et  d'ébauches.  Il  était  donc  tout  à  fait  en  état  de  se 
présenter  dans  le  monde  littéraire  à  Paris  lorsque 
l'occasion  s'en  présenterait,  et  il  la  désirait. 

Chemin  faisant,  il  sétait  marié,  ou  plutôt  on 
l'avait  marié.  Son  père,  en  bourgeois  prudent,  vou- 
lant l'établir,  lui  avait  transmis  sa  charge  de  maître 
des  eaux  et  forêts  et  choisi  une  femme,  Marie  Héri- 
cart,  fille  du  lieutenant  criminel  de  la  Ferté-Milon. 
Jean  avait  pris  la  charge  et  accepté  la  femme  «  par 
complaisance  »,  sans  trop  regarder  ni  à  l'une,  ni  à 
l'autre.  Une  chanson  qu'on  a  retrouvée  dans  les 
papiers  de  Maucroix,  faite  à  Reims  «  peu  de  jours 
avant  ses  noces  »,  montre  avec  quel  sérieux  il  les 
V(^yait  venir  : 

Monsieur  de  La  Fontaine, 

Caressant  un  soir  Mimi, 

Disait  :   Vos  fièvres  qnartaines.  .. 


20  LA    rOMAlNi:. 

Et  réditeiir  n'a  pas  osé  publier  le  reste,  tant  c'est 
édifiant!  Xi  la  fonction,  ni  la  femme  ne  furent  d'ail- 
leurs pour  lui  causes  de  grands  soucis  ;  il  les  négligea 
autant  l'une  que  l'autre,  non  de  parti  pris,  mais  par 
nonchalance,  puis  finit,  à  la  longue,  par  les  aban- 
donner l'une  et  l'autre,  sans  brusquerie,  par  lassi- 
tude, presque  sans  s'en  apercevoir.  Il  resta  maître 
des  eaux  et  forêts  jusqu'en  i()72,  non  sans  avoir 
parfois  reçu,  de  Colbert,  quelques  admonestations 
sur  sa  gestion;  il  continua  la  vie  commune  avec  sa 
femme,  d'une  façon  intermittente,  jusqu'aux  abords 
de  la  vieillesse,  puis,  résidant  à  Paris,  l'oublia  com- 
plètement. 

En  tout  cas,  on  ne  saurait  se  faire  illusion  sur  la 
façon  singulière  dont  il  comprit  jusque-là  ou  observa 
ses  devoirs  de  mari.  Les  aveux  qu'il  laisse,  de  temps 
à  autre,  échapper  lui-même,  ne  permettent  pas  de 
s'y  tromper.  Les  deux  familles,  en  bâclant  ce  ma- 
riage, n'y  avaient  vu,  comme  d'ordinaire,  que  leurs 
convenances,  ne  tenant  compte  ni  des  caractères  ni 
des  âges.  A  ce  grand  diable  échappé  qui  amusait  la 
Champagne  de  ses  fredaines,  impatient  de  toute 
règle,  incapable  de  se  conduire,  on  confiait  une  jolie 
fillette,  qui  n'avait  pas  encore  quinze  ans,  et  qui 
apportait,  en  dot,  plus  d'illusions  encore  que  de 
rentes.  Pour  achever  l'éducation  de  cette  enfant,  il 
eût  fallu  une  maturité  que,  malgré  ses  vingt- sept  ans. 
notre  poète  n'avait  pas.  !Mlle  Héricart,  à  coup  sur, 
n'était  pas  sans  défauts;  nous  ne  sommes  guère  en 
situation,  à  une  telle  distance,  d'analyser  dans  quelle 


■">1 
SA    .IKLNKSSE. 


„,csu.o  les  iuipcrfections  de  son  caraclè.-e   purenl 
justifier  rindifférence  de  son  mari.  Si  l'on  s'en  ,ap- 
porte  à  d'Olivcl,  •.  elle  ne  manquait  m  d'espnt,  m 
de   beauté,    mais,    pour    rhun.cur,    tenait    fort    de 
Madame  Honesta  »  ^la  prude  rcvèche  du  conte  de  Bcl- 
pUé-roA  Si  l'on  écoule  la  famille,  elle  était  «  du  carac- 
tère" le  plus  doux,    le   plus  complaisant  et  le   plus 
liant  »,  Si  Ton  prête  l'oreille  à  cette  mauvaise  langue 
de  Tallemant,  «  c'estune  coquette  qui  s'est  asse^  mal 
couvernée  depuis  quelque  temps  »  et  que  l'mdillc- 
rence  de  son  mari  fait  «  sécher  de  chagrin  ».  En  rea- 
lité, tous  les  témoignages  contemporains  sont  plutôt 
favorables  à  Mme  de  La  Fontaine,  et,  s'ils  d.lferent 
sur  l'appréciation  de   ses  qualités,  ils   s'accordent, 
au  moins,  sur  deux  points  :  c'est  que  son  mari   la 
néo-li<^ea  très  vite  et  très  ouvertement  («  il  est  amou- 
reux où  il  peut  »K  c'est  qu'il  mena  avec  une  incurie 
inconcevable  les  affaires  financières  de  la  commu- 
nauté, se  contentant,  pour  toute  administration,  de 
vendre   de  temps  i  autre  quelque   lopin  de   terre, 
«  mangeant  son  fonds  avec  son  revenu  ».  La  sépara- 
lion  de  biens  fut  prononcée  en  i05i).  Il  n  y  en  eul 
point  d'autre.  Les  choses  se  trainèrent  cahin-calia 
durant  une  quaranlaine  d'années,  jusqu'à  ce  que  la 
vieillesse  isohU  tout  à  fait  les  époux  mal  assortis, 
l'un  à  Paris,  l'aulrc  à  CliàleauThierry.  «  U  s  eloi- 
o-nait  de  sa  femme  le  plus  souvent  et  pour  le  plus 
Tonglemps  qu'il  pouvait,  mais  sans  aigreur  et  sans 

bi'uit.  » 

Nous   u-avons,   sur  Ic^  prcuiiers  temps    de   celte 


22  LA    FONTAINE. 

étrange  union ,  d'autres  renseignements  qu'une 
phrase  de  Tallemant  :  «  Sa  femme  dit  qu'il  rêve  telle- 
ment qu'il  est  quelquefois  trois  semaines  sans  croire 
d'être  marié  »,  mais  La  Fontaine  lui-même  s'est 
chargé  de  nous  en  donner,  çà  et  là,  de  plus  circon- 
stanciés sur  ceux  qui  suivirent.  Les  seules  lettres  à 
sa  femme  qui  nous  aient  été  conservées,  celles  qu'il 
lui  écrivit  durant  son  voyage  à  Limoges,  en  1663, 
après  quinze  ans  de  mariage,  jettent  des  jours  sin- 
guliers sur  ses  façons  de  penser  et  d'agir  en  ménage. 
On  y  constate  que  l'incompatibilité  d'humeur  entre 
les  deux  époux  provenait  comme  il  arrive  fréquem- 
ment, bien  plus  d'une  similitude  dans  les  goûts  que 
d'une  hostilité  dans  les  caractères  et  que  celte  dan- 
gereuse similitude  était  développée  parle  mari  même 
avec  une  étourderie  et  une  inconscience  dont  il 
devait  porter  la  peine.  Chose  bien  curieuse,  en  effet, 
mais  si  naturelle!  Savez-vous  ce  que  lui,  le  dépen- 
sier, le  rêveur,  le  distrait,  le  rimeur  reproche  surtout 
à  sa  femme?  Son  indifférence  pour  les  soins  domes- 
tiques, sa  passion  pour  la  lecture.  Son  égoïsme  de 
grand  enfant  qui,  ayant  toujours  besoin  d'être  gou- 
verné, dut  s'en  remettre  toujours,  pour  la  vie  quoti- 
dienne, à  la  tutelle  la  plus  proche  et  la  moins  pesante, 
l)erce  là  avec  une  terrible  naïveté.  Il  est  désolé,  tout 
comme  Chrysale,  que  Mlle  de  La  Fontaine  ne  soit 
pas  une  excellente  ménagère  :  «  Vous  ne  jouez,  ni  ne 
travaillez,  ni  ne  vous  souciez  du  ménage,  et,  hors  le 
temps  que  vos  bonnes  amies  vous  donnent  par  cha- 
rité, il  n'y  a  que  les  romans  qui  vous  divertissent. 


SA    .lEUM-bSi:.  23 

C'est  un  fond  bien  épuisé.  Vous  avez  lu  tant  de  fois 
les  vieux  que  vous  les  savez;  il  s'en  fait  peu  de  nou- 
veaux et,  parmi  ce  peu,  tous  ne  sont  pas  bons;  aussi 
vous  demeurerez  souvent  à  sec.  »  Il  est  donc  bien 
résolu  à  faire  de  sa  femme  une  personne  sérieuse, 
et,  lui-même,  commence  à  prêcher  d'exemple;  il 
dompte,  non  sans  effort,  sa  propre  paresse,  il  lui 
rédige  de  longues  relations,  à  chaque  étape  :  «  Con- 
sidérez l'utilité  que  ce  vous  serait  si,  en  badinant,  je 
vous  avais  accoutumée  à  l'histoire,  soit  des  livres, 
soit  des  personnes;  vous  auriez  de  quoi  vous  désen- 
nuyer toute  votre  vie »  Quel  excellent  professeur! 

Malheureusement,  la  leçon  ne  dure  pas.  Une  minute 
après,  il  s'épouvante  lui-même  des  résultats  qu'il 
pourrait  obtenir.  Si  son  écolière  allait  trop  apprendre 
et  devenir  ennuyeuse  !  «  Pourvu,  ajoute-t-il,  que  ce 
soit  sans  intention  de  rien  retenir,  moins  encore  de 
rien  citer.  Ce  n'est  pas  une  bonne  qualité  pour  une 
femme  d'être  savante;  et  c'en  est  une  très  mauvaise 
d'affecler  de  paraître  telle.  »  Il  était  un  peu  tard 
pour  changer,  chez  la  jeune  femme,  une  direction 
de  goûts  qu'il  avait  sans  doute  encouragée  le  pre- 
mier. Sa  femme  était-elle,  vraiment,  romanesque  et 
pédante?  L'avait-elle  impatienté  en  se  mêlant  de  lui 
donner  des  conseils  littéraires?  On  serait  tenté  de 
le  croire  en  voyant,  l'année  précédente,  le  jeune 
Racine,  exilé  à  Uzès,  [)rier  son  tolérant  Mentor  de 
joindre,  à  ses  propres  avis  sur  le  petit  poème  des 
Bains  Je  J'cnus,  les  observations  critiques  de  sa 
savante    moilié   :   «   Je    fais  la  même  prière   à  votre 


24  LA    FONTAINE. 

académie  de  Chàteau-Thierrv,  surtout  à  Mlle  de  La 
Fontaine.  Je  ne  lui  demande  aucune  grâce  pour  mes 
ouvrages;  qu'elle  les  traite  rigoureusement.  »  La 
dame  avait  donc  une  réputation  de  bas-l^leu  auto- 
risé et  sévère,  et  l'académie  se  tenait  dans  son 
salon.  Or  on  sait  ce  que  La  Fontaine  pensa  tou- 
jours de  la  critique;  nous  ne  sommes  point  surj)ris 
qu'au  lieu  de  la  trouver  installée  chez  lui,  il  eût  pré- 
féré un  dîner  cuit  à  point. 

Mme  de  La  Fontaine  était  lettrée,  peut-être  trop 
lettrée  ou  trop  mal,  au  gré  de  son  mari.  En  tout 
cas,  elle  n'était  point  prude,  si  l'on  en  juge  par  la 
nature  des  confidences  que  lui  faisait  son  corres- 
pondant. Si  elle  avait  des  dispositions  à  la  jalousie, 
elle  trouvait,  en  vérité,  de  quoi  les  entretenir.  Un 
célibataire  en  voyage  ne  raconte  pas  plus  gaîment  à 
un  camarade  de  plaisirs  ses  bonnes  fortunes  ou  ses 
envies  de  bonnes  fortunes.  Cela  commence  à  Bourg- 
la-Reine  et  ne  cesse  pas,  durant  vingt  jours,  jusqu'à 
Limoges.  Dans  le  carrosse  du  départ,  «  point  de 
moines,  mais  en  récompense  trois  femmes.  Parmi 
les  trois  femmes,  une  Poitevine  c{ui  se  qualifiait 
comtesse;  elle  paraissait  assez  jeune  et  de  taille 
raisonnable,  témoignait  avoir  de  l'esprit,  déguisait 
son  nom,  et  venait  de  plaider  en  séparation  contre 
son  mari  :  toutes  qualités  de  bon  augure,  et  j'y 
eusse  trouvé  matière  de  cajolerie,  si  la  beauté  s'y 
fût  rencontrée,  mais  sans  elle  rien  ne  me  touche  ; 
c'est  à  mon  avis  le  princij)al  point  :  je  vous  défie 
de  mo  fairr-  trouver  un  grain  de  sel  dans  une  j)er- 


SA    .IKUNKSSE. 


sonne  ù  qui  elle  manque.  »  Pour  ne  point  perdre 
son  teni[)s  avec  la  Poitevine,  il  s'informe,  auprès 
d'elle,  des  belles  personnes  qu'il  peut  y  avoir  à  Poi- 
tiers; il  y  a  notamment  deux  femmes  galantes,  la 
Barigf/i/  et  la  Landra,  dont  les  aventures  lui  mettent 
l'eau  à  la  bouche  :  «  Poitiers,  ville  mal  pavée,  pleine 
d'écoliers,  abondante  en  palais  et  en  moines.  Il  y 
a  en  récompense  nombre  de  belles,  et  l'on  y  fait 
l'amour  aussi  volontiers  qu'en  lieu  de  la  terre  — 
J'eus  quelque  regret  de  n'y  point  passer;  vous  en 
pourriez  aisément  deviner  la  cause.  »  Sous  les  om- 
brages de  Bellac  «  il  se  plairait  extrêmement  à 
avoir  une  aventure  amoureuse  ».  Dans  une  auberge 
de  Bellac,  il  cajole  la  fille  du  logis  qui  porte  une 
jolie  coiffure,  «  une  espèce  de  cale  à  oreilles,  des 
plus  mignonnes,  et  bordée  d'un  galon  d'or  large  de 
trois  doigts.  La  pauvre  fille,  croyant  bien  faire,  alla 
quérir  sa  cale  de  cérémonie  pour  me  la  montrer. 
Passé  Ghavignac,  l'on  ne  parle  quasi  plus  français; 
ce[)endant  cette  personne  m'entendit  sans  beaucoup 
de  peine.  Les  fleurettes  s'entendent  partout  et  ont 
cela  de  commode  qu'elles  portent  avec  elles  leur 
trucheman.  Tout  méchant  qu'était  notre  gîte,  je  ne 
laissai  pas  d'y  avoir  une  nuit  fort  douce.  IMon  som- 
meil ne  fut  nullement  bigarré  de  songes  comme  il  a 
coutume  de  l'être;  si  pourtant  Mor|)hée  m'eût  amené 
la  fille  de  l'hôte,  je  pense  l)ien  que  je  ne  l'aurais  pas 
renvoyée;  il  ne  le  fit  point,  et  je  m'en  passai.  »  Et 
c'est  sur  ce  ton  vif  et  enjoué  de  galant  badinage  que 
continue,  jusqu'au  bout,  celte  cori'espondance  ori- 


26  LA    FONTAINE. 

ginale  et  amusante  qui  s'annonçait,  au  début,  comme 
un  cours  d'histoire. 

Non,  à  coup  sûr,  Mme  de  La  Fontaine  n'était  pas 
une  bégueule.  Il  semble  même  que  son  mari  l'avait 
aguerrie  depuis  longtemps  à  toutes  sortes  de  li- 
bertés en  fait  de  livres  et  d'œuvres  d'art.  Parmi  les 
statues  antiques  du  château  de  Richelieu,  qu'il  lui 
énumère  complaisamment,  il  signale  «  une  dame 
grecque,  une  autre  dame  romaine,  avec  une  autre 
sortant  du  bain.  Avouons  le  vrai;  cette  dame  sortant 
du  bain  n'est  pas  celle  que  vous  verriez  le  moins 
volontiers.  Je  ne  saurais  vous  dire  comme  elle  est 
faite,  ne  l'ayant  considérée  que  fort  peu  de  temps.  » 
La  vue  des  Esclaves  de  Michel-Ange,  qu'il  admire  et 
comprend  d'ailleurs  avec  une  intelligence  d'artiste, 
lui  inspire  une  allusion,  assez  inattendue  dans  la 
bouche  d'un  mari,  à  la  puissance  séductrice  de  sa 
femme  :  «  11  m'est  impossible  de  tomber  sur  ce  mot 
d'esclave,  sans  m'arrêter  :  que  voulez-vous?  chacun 
aime  à  parler  de  son  métier,  ceci  soit  dit  sans  vous 
faire  tort.  Pour  revenir  à  nos  deux  captifs,  je  pense 
bien  qu'il  y  a  eu  autrefois  des  esclaves  de  votre 
façon  qu'on  a  estimés;  mais  ils  auraient  de  la  peine 
à  valoir  autant  que  ceux-ci.  »  Est-ce  un  souvenir 
personnel,  un  aveu  fugitif  d'une  séduction  subie, 
dont  il  aurait  souffert  et  qui  n'a  pas  duré?  Serait-ce 
une  allusion  à  des  coquetteries  vis-à-vis  d'étran- 
gers? Si  débonnaire,  si  étranger  à  la  jalousie,  ajou- 
tons même,  si  indifférent  et  si  tolérant,  que  fût  cet 
époux  vaga])ond,.on  a  quelque  peine  à  croire  à  une 


SA    JKUNKSSK.  21 

seiiil)Ial)lc  impei'linence   dans  une   lettre  qui  devait 
j)rol)al)lement  passer  sous  les  yeux  de  tout  le  petit 
cercle    de    Chateau-Thierrv.   Un   peu  plus   loin,    il 
semble  encore,  par  allusion,  se  plaindre  de  la  froi- 
deur de  leur  union.  Il  est  à  Châtellerault,  chez  un 
parent  octogénaire,  mais  de  verte  allure,  «  qui  de- 
meure encore   onze  heures  à  cheval  sans  s'incom- 
moder »,  un  de   ces   Pidoux   «   qui  ont  du  nez,  et 
"abondamment  ».  Ce  beau  vieillard,  «  qui  s'est  marié 
plus  d'une  fois  »,  fait  l'admiration  de  son  petit-neveu. 
«  La  femme  qu'il  a  maintenant  est  bien  faite  et  a 
certainement  du  mérite.   Je  lui  sais  bon  gré  d'une 
chose,   c'est    qu'elle   cajole   son   mari,  et   vit    avec 
lui   comme  si  c'était  son  galant.  Il  y  a  ainsi  d'heu- 
reuses vieillesses,  à  qui  les  plaisirs,  l'amour  et  les 
grâces  tiennent  compagnie  jusqu'au  bout;  il  n'y  en 
a  guère,  mais  il  y  en  a.  »  Il  voit  beaucoup  d'enfants 
dans  la  maison,  mais  dédaigne  de  les  compter,  «  son 
humeur  n'étant  nullement  de  s'arrêter  à  ce  petit  peu- 
ple ».  Une  seule  des  grandes  filles  l'intéresse,  parce 
qu'elle    est    encore    charmante ,    quoique    défigurée 
par  la  petite  vérole,  et  il  regrette,  en  psychologue 
curieux,  do  ne  point  séjourner  à  Châtellerault,  car  il 
aurait  été   «   l)ien  résolu  de   la  tourner  de  tant  de 
côtés,  que  j'aurais  découvert  ce  qu'elle  a  dans  l'âme, 
et  si  elle  est  capable  de  passion  secrète  ».  Pour  un 
bonhomme   qui  va  se   faire  prendre,  à  Paris,  pour 
un  naif  et  un  gobe-mouches,  voilà  qui  n'est  pas  mal. 
Quel  malheur  que  presque  tout  le  reste  de  la  cor- 
respondance inlime  de  La  Fontaine,  soil  avec  Mau- 


28  LA    lO-XTAINE. 

croix,  soit  avec  Racine,  ait  disparu,  probalilenient 
anéantie  par  des  scrupules  dévots;  comme  elle  nous 
en  dirait  long  sur  la  mobilité  de  ses  impressions, 
leur  vivacité  et  leur  originalité! 

On  voit  de  reste,  par  tous  ces  traits,  combien 
notre  homme  avait  peu  des  qualités  nécessaires  à 
un  mari.  Il  n'avait  pas  de  vocation  plus  déterminée 
pour  la  paternité,  et,  comme  son  sentiment  du  devoir, 
sur  ces  deux  points,  ne  paraît  jamais  avoir  dépassé 
le  sentiment  des  convenances,  il  fut  un  père  mé- 
diocre autant  qu'un  médiocre  époux.  Xous  avons 
vu  avec  quel  mépris  il  parle  du  petit  peuple  qu'il 
trouve  chez  son  parent  de  Châtellerault  et  il  ne  ces- 
sera jamais  d'avoir  pour  les  enfants  l'indifférence 
égoïste  du  célibataire  qui  déteste  le  bruit.  A  cette 
époque,  il  a  un  fils  de  dix  ans,  et  il  n'}' pense  qu'une 
fois,  dans  sa  première  lettre,  en  quittant  Paris,  à 
Clamart.  «  Faites  bien  mes  recommandations  à  votre 
uiarmot,  et  dites-lui  que  j'amènerai  de  ce  pays-là 
quelque  beau  petit  chaperon  pour  le  faire  jouer  et 
pour  lui  tenir  compagnie.  «  L'enfant  ne  sera  qu'un 
prétexte  pour  em])aucher  une  jolie  servante.  Si  l'on 
en  croyait  les  anecdotiers  contemporains  (mais  nous 
savons  combien  il  s'en  faut  défier!),  le  père  aurait 
poussé  l'inconscience  jusqu'à  ne  plus  reconnaître 
son  fils,  plus  tard,  lorsqu'il  le  rencontrait  par  hasard. 
Il  s'en  rapporta  à  ses  amis,  à  jNIaucroix,  au  prési- 
dent du  llarlay,  pour  l'élever  et  })our  le  caser. 
Charles  de  la  Fontaine  semble  avoir  subi  les  con- 
séquences de  cette  éducation  de  hasard;  ce  fut  un 


SA    JRUNKSSE.  2'» 

Iidinme  médiocre  auquel  on  procura,  dans  son  âge 
inùr,  à  Troyes,  un  emploi  dans  les  aides,  «  f[ui  fui 
(Mitre  ses  mains  précisément  ce  cju'il  aurait  été  entre 
les  mains  du  père  ».  En  tout  cas,  nous  ne  les  trou- 
vons ni  lui,  ni  sa  mère,  auprès  de  La  Fontaine 
durant  ses  dernières  maladies,  pas  même  à  son  lit 
de  mort. 

La  Fontaine  n'eut-il  jamais  conscience  de  ses 
torts  envers  sa  femme?  Ne  se  repentit-il  jamais  de 
ses  légèretés?  Il  était,  au  fond,  trop  bon  pour  n'en 
pas  souffrir  et  trop  sincère  pour  ne  pas  le  dire.  Les 
aveux  lui  échappent  frécjuemment.  Celui  qui  a  écrit 
Philémon  et  Baucis  n'avait  pas  un  cœur  sec;  une 
larme  coule  dans  plus  d'un  vers  ! 

Pour  peu  que  dos  ôpoux  séjournent  sous  leur  ombre, 
Ils  s'aiment  jusqu'au  bout  malgré  TefFort  des  ans. 
Ah!    si....  Mais  autre  part  j'ai  porté  mes  présents. 

Dans  les   Contes  même,  il  y  pense  plus  d'une  fois  : 

Le  nœud  d"hynien  doit  être  respecté, 
Veut  de  la  foi,  veut  de  l'honnêteté.... 
Je  donne  ici  de  beaux  conseils  sans  doute  : 
Les  ai-jo  pris  pour  moi-même?  Hélas!  non. 

Mais  combien  ces  apparences  de  remords  étaient 
fugitives,  combien  ces  soupirs  étaient  passagers! 
L'extrême  besoin  d'indépendance  et  d'impressions 
changeantes  qui  était  le  fond  de  l'homme,  lui  faisait 
bien  vite  repousser  juscju'au  souvenir  d'une  chaîne 
qui  lui  avait  tant  pesé.  Il  touchait  à  ses  soixante- 
dix  ans,  qu'il  conservait  encore  sur  le  mariage  les 


;iO  LA    lONTATNi:. 

idées  partinilières  qu'il  avait  appliquées   aver  tant 
(le  succès  : 

Je  soutiens  et  dis  hautement 
Que  l'hymen  esibon  seulement 
Poui*  les  gens  de  certaines  classes; 
Je  le  souffre  à  ceux  du  haut  rang-. 
Lorsque  la  noblesse  du  sang. 
L'esprit,   la  douceur,  et  les  grâces. 
Sont  joints  au  bien;  et    lit  à  part. 
Il  me  faut  plus  à  mon  égard. 
Eh  quoi  ?  De  l'argent  sans  affaire. 
Xe  me  voir  autre  chose  à  faire, 
Depuis  le  matin  jusqu'au  soir. 
Que  de  suivre  en  tout  mon  vouloir. 
Femme,  de  plus,  assez  prudente 
Pour  me  seruir  de  confidente  ; 
Et,  quand  j'aurais  tout  à  mon  choix, 
J'y  songerais  encor  deux  fois. 

La  publication  de  l'Eunuque  en  1654  dut  entrer 
pour  quelque  chose  dans  le  relâchement  des  liens 
fragiles  qui  unissaient  depuis  sept  ans  déjà  ces  deux 
époux,  encore  si  jeunes,  mais  si  fatigués  l'un  de 
l'autre.  Toute  médiocre  qu'elle  fût,  l'œuvre  attira 
l'attention  sur  l'auteur;  on  parla  de  lui  à  Paris,  ses 
amis  s'employèrent  pour  qu'il  y  vînt  prendre  sa 
place  au  milieu  des  jeunes  hommes  qui  commen- 
çaient à  se  pressentir  et  à  se  grouper  vis-à-vis  de 
l'Hôtel  Rambouillet.  Justement,  à  ce  moment,  La 
Fontaine  était  non  moins  harcelé  par  les  embarras 
d'argent  que  fatigué  par  son  intérieur.  Son  frère 
aîné  qui  lui  avait  donné  tous  ses  biens,  sous  la 
seule  réserve  d'une  rente  viagère,  effrayé  par  ses 
dilapidations,  était  revenu  sur  sa  générosité.  Il  allait 


SA    .IK  T:\r.ssK.  ;il 

inrossamment  être  obligé,  en  105(3,  de  vendre  à  son 
Ijcau-frère  une  de  ses  meilleures  fermes;  la  famille 
sollicitait  sa  séparation  de  biens  avec  sa  femme;  son 
j)ère  qui  allait  bientôt  mourir,  en  1658,  s'apprêtait 
à  lui  laisser  des  affaires  fort  compliquées  et  embar- 
rassées. Le  meilleur  de  son  temps  se  passait  chez 
les  notaires,  les  avocats,  les  huissiers,  le  reste  dans 
un  intérieur  où  on  lui  faisait  la  moue,  sinon  des 
scènes  et  des  remontrances.  S'échapper  vers  Paris, 
y  rester  le  plus  longtemps  et  le  plus  souvent  pos- 
sible, se  dérober  en  sourdine  à  tous  ces  tracas,  ne 
serait-ce  pas  le  bonheur?  Un  homme  de  lettres  sans 
situation  et  sans  fortune  n'avait  alors  d'autre  res- 
source que  d'accepter  la  protection  d'un  grand  sei- 
gneur. Le  plus  haut  personnage  du  moment,  après 
le  jeune  roi,  presque  autant  que  le  jeune  roi,  c'était 
le  magnifique  surintendant  Fouquet  :  on  présenta 
La  Fontaine  à  Fouquet. 


CHAPITRE  II 

LA  FONTAINE  ET  FOUQUET 

(lG57-lGn3) 


Avec  le  carartère  que  nous  lui  connaissons,  rien 
d'étonnant  que  La  Fontaine  se  soit  laissé  faire, 
lorsque  l'oncle  de  sa  femme,  Jannart,  homme  excel- 
lent et  serviable,  qui  l'avait  déjà  obligé  de  ses  con- 
seils et  de  sa  bourbe  en  mainte  occasion,  lui  proposa 
de  le  recommander  à  son  patron,  procureur  général 
on  même  temps  que  surintendant,  auprès  duquel  il 
remplissait  les  fonctions  de  substitut.  La  générosité 
de  Fouquet  était  proverbiale,  la  grâce  dont  il  accom- 
jiagnait  ses  libéralités  ne  l'était  pas  moins.  Cor- 
neille, Brébeuf,  Benserade,  Bois-Robert,  Gombaut, 
Charles  Perrault,  les  plus  illustres  de  l'Académie, 
s'honoraient  d'être  ses  clients.  «  Il  m'a  donné  une 
pension  sans  que  je  la  lui  aie  demandée!  »  s'écrie, 
reconnaissant,  le  pauvre  cul-de-jatte  Scarron  sur  son 
lit  de   douleur.  Le  surintendant  se   connaissait  en 


LA  fontaim:  i;t  fouquet,  33 

hommes;  il  flaira,  du  premier  coup,  la  valeur  du 
Champenois  sous  ses  allures  empruntées.  Aussi 
avisés  l'un  que  l'autre,  de  même  humeur  gaie  et 
libre,  le  protecteur  et  le  protégé  s'entendirent  vite, 
à  demi-mots,  en  souriant.  Le  poète  présenta  son 
Adonis,  le  financier  promit  une  pension. 

En  api^ortant  dans  la  petite  cour  de  Saint-Mandé 
et  de  ^'aux,  comme  spécimen  de  son  savoir-faire, 
une  façon  de  poème  épique,  le  nouveau  venu  se  con- 
formait au  goût  régnant,  qui  allait  bientôt  faire  place 
à  de  nouvelles  modes.  Presque  tous  les  tenants  de 
l'ancienne  école  poétique,  celle  de  Louis  XIII  et  de 
la  Piégence,  plus  ou  moins  malherbisés,  mais  se  rat- 
tachant encore,  par  l'habitude  ou  le  regret,  au  mou- 
vement antérieur  du  xvi^  siècle,  venaient  de  livrer 
à  la  désillusion  publique  leurs  essais  malheureux  de 
vastes  épopées.  Le  Moïse  de  Saint-Amant  en  1651, 
le  Saint-Louis  du  P.  Lemoyne  en  1653,  VAlaj\'c  de 
G.  de  Scudéry  en  1654,  la  Pucelle  de  Chapelain 
en  1656,  le  Clovis  de  Desmarets  en  1657,  avaient, 
coup  sur  coup,  accablé  la  patience  des  plus  vigou- 
reux lecteurs.  Vu' Adonis,  de  proportions  moins  am- 
bitieuses, d'un  style  moins  enflé,  dut  paraître  un 
soulagement  inattendu.  Si  ce  petit  ouvrage,  inégal 
et  incertain,  n'a  pas  de  quoi  nous  faire  regretter 
que  La  Fontaine  n'ait  pas  été  encouragé,  paj'  les 
événements,  à  suivre  la  voie  périlleuse  dans  laquelle 
ses  prédécesseurs  venaient  de  s'embourber,  on  doiti 
pourtant  y  remarquer  une  aisance  et  une  rapidité! 
dans  le  récit,  une  élégance  pittoresque  dans  la  des-i 

3 


34  LA    FONTAINE. 

<  ription,  un  sentiment  de  proportion,  d'harmonie, 
d'unité  qui  révélaient  mieux  qu'un  docile  élève  de 
Malherbe,  qui  annonçaient  un  successeur  sage  et 
réfléchi  de  la  Renaissance,  un  interprète  ému  et 
libre  de  l'antiquité.  h\4dojus  est  un  des  morceaux 
qu'André  Chénier  devait  lire  plus  tard  avec  le  plus 
de  profit.  On  y  retrouve  déjà,  non  seulement  des 
vers  descriptifs,  d'une  couleur  douce  et  fine,  à  la 
façon  des  Grecs,  mais  aussi  leur  enthousiasme  tendre 
et  profond  pour  la  nature  et  pour  la  beauté  que 
personne  ne  devait  plus,  dans  l'intervalle,  exprimer 
d'un  langage  si  suave  et  si  harmonieux  : 

Je  nai jamais  chanté  que  lombrage  des  bois. 
Flore,  Écho,  les  Zéphirs  et  leurs  molles  haleines, 
Le  vert  tapis  des  prés  et  l'argent  des  fontaines. 

Rien  ne  manque  à  Vénus,  ni  les  lis,  ni  les  roses, 
Ni  le  mélange  exquis  des  plus  aimables  choses, 
Ni  le  charme  secret  dont  lœil  est  enchanté, 
Ni  la  grâce,  plus  belle  encor  que  la  beauté. 

Quoi.'  vous  quittez  les  cieux  et  les  quittez  pour  moi! 

Il  me  serait  permis  d'aimer  une  immortelle! 

—  Amour  rend  ses  sujets  tous  égaux,  lui  dit-elle  ; 

La  beauté^  dont  les  traits,  même  aux  dieux^  sont  si  doux, 

Est  quelque  chose  encor  de  plus  diuin  que  nous. 

Xi  Pétrarque,  ni  Ronsard,  n'eussent  mieux  dit, 
et  le  froid  Malherbe  ne  connaît  pas  ces  extases  déli- 
cates. Si  l'on  pense,  d'autre  part,  que  le  jeune 
Racine,  âgé  de  dix-huit  ans,  terminait  alors  à  peine 
ses  études,  on  doit  reconnaître,  sur  ce  point  comme 
sur  d'autres,  à  La  Fontaine  des  mérites  de  précur- 
seur et  d'initiateur  que  sa  personnalité  modeste  et 


LA  FONTAINK  KT  FOUQUKT.  35 


effacée  a  trop  fait  oul)lier.  X'est-ce  pas  dans  V Adonis 
que  se  trouvent  aussi  ces  vers  sur  la  volupté,  d'une 
mélancolie  si  anxieuse,  qu'on  croit  entendre  le  plus 
sincère  et  le  plus  délicat  des  poètes  contemporains? 

0  vous,  tristes  plaisirs  où  leur  ànic  se  noie, 
l'aiiis  et  derniers  efforts  d'une  imparfaite  joie, 
Délicieux  moments,  vous  ne  reviendrez  plus  ! 

Ces  beaux  vers  ne  pourraient-ils  servir  d'épigraphe 
aux  Vaines  Tendresses'^  Et,  lorsque  La  Fontaine,  un 
peu  plus  tard,  relisait,  avec  attendrissement,  cette 
œuvre  de  jeunesse,  n'avait-il  pas  quelque  raison  de 
regretter  le  noble  enthousiasme  qui  l'animait  alors? 
«  Quand  j'en  conçus  le  dessein,  dit-il,  j'avais  plus 
d'imagination  que  je  n'en  ai  aujourd'hui.  Je  m'étais 
toute  ma  vie  exercé  en  ce  genre  de  poésie  que  nous 
nommons  héroïque;  c'est  assurément  le  plus  beau 
de  tous,  le  plus  fleuri,  le  plus  susceptible  d'orne- 
ment, et  de  ces  figures  nobles  et  hardies  qui  fontune 
langue  à  part,  une  langue  assez  charmante  pour 
mériter  qu'on  l'appelle  la  langue  des  Dieux.  »  La 
déclaration  est  intéressante,  mais  nous  n'en  avions 
pas  besoin  pour  savoir  qu'à  ce  moment  La  Fontaine, 
nourri  de  Virgile,  d'Ovide,  de  Platon,  était  sorti  de 
sa  petite  ville  avec  des  ambitions  plus  hautes  que 
celles  d'un  conteur  de  grivoiseries  pour  les  désd'u- 
vrés  ou  de  moralités  pour  les  enfants.  La  plupart 
des  ouvrages  qu'il  entreprit  alors,  dont  beaucoup 
sont  restés  inachevés,  ont  un  souffle  de  gravité  et  de 
grandeur  qui  suffit  à  les  dater.  Par  malheur,  il  arri- 


3(j  LA    FOXTAINF. 

vait  trop  tard.  Après  cette  avalanche  d'épopées  arti- 
ficielles, après  les  querelles  puériles  de  Job  et  à'Ura- 
nie,  on  était  las  des  pédants,  et  l'on  commençait  à 
se  défier  de  toute  littérature  solennelle   et  grave. 

C'était  un  comédien  errant,  un  certain  Molière, 
dont  les  farces  avaient  amusé  le  Languedoc,  qui 
attirait,  pour  l'instant,  l'attention  :  les  Précieuses 
ridicules  1059;  allaient  bientôt  sonner  le  glas  de 
l'Hôtel  Rambouillet.  On  parlait  aussi  d'un  jeune 
robin  qui  colportait,  par  la  ville,  des  fragments  de 
satires  mordantes  dans  lesquelles  le  grand  Chapelain 
lui-même  était  impitoyablement  conspué.  Il  y  avait, 
de  toutes  parts,  un  retour  vers  la  réalité,  la  sim- 
plicité, la  gaieté,  qui  n'était  guère  favorable  à  une 
rénovation  du  poème  élégiaque  ou  pastoral.  La  Fon-. 
taine,  essentiellement  malléable  et  sensible,  comme 
pas  un,  à  toutes  les  variations  d'atmosphères,  tâta' 
les  cordes  de  sa  l^^re;  il  sentit  que  la  note  poétique 
ne  trouvait  plus  d'écho,  il  fit  tinter  la  note  plaisante. 
L'un  de  ses  premiers  succès  dans  le  Salon  de  Fou- 
quet  fut  une  épître,plus  que  risquée,  en  style  maro- 
tique,  à  une  «  fort  honneste  dame  »  de  religieuse, 
celle-là  même ,  dit-on ,  avec  laquelle  il  avait  été 
surpris,  en  étrange  posture,  dans  le  logis  conjugal  : 

Très  révérende  mère  en  Dieu 
Qui  révérende  n'êtes  guère, 
Et  qui  moins  encore  êtes  mère, 
On  vous  adore  en  certain  lieu.... 

C'est  là  qu'on  trouve  ces  vers  cités  dans  tous  les 
traités  de  versification  comme  exemples  d'un  rythme 


LA  iontaim:  i:t  louQLtr.  M 

leste  et  pétulant  et  qui  s'adressent  aux  appas  de  la 
nonne  : 

Que  les  oliamps  libres  un  leur  laisse 

Un  peu. 

Je  gag^e 
Qu'on  verra,  s'ils  sortent  de  cage, 

Beau  jeu. 

Ce  badinage  indécent  lit  oublier  Adonis.  Mme  de 
Sévigné  le  colporta  partout  avec  enthousiasme, 
plaçant  l'auteur  «  entre  les  Dieux  «.  La  Fontaine, 
pour  remercier  la  marquise,  lui  adressa  un  dizain 
dans  un  style  plus  raarotique  encore.  Le  sort  en  étaiti 
jeté.  Des  deux  génies  qui  sommeillaient  dans  l'àmel 
encore  incertaine  du  poète  docile  et  mobile,  le 
génie  allique  et  le  génie  gaulois,  c'était  le  dernier, 
le  génie  gaulois,  charmant  mais  léger,  libre  mais 
sans  scrupules,  qu'allait  d'abord  éveiller  et  toujours 
encouraoer  le  g-oût  fatio-ué  de  la  société  vaniteuse 

o  o  f? 

et  distraite  dans  laquelle  il  allait  vivre. 

Il  est  possible  que,  personnellement,  Fouquet, 
amateur  d'esprit  curieux  et  ouvert,  fût  disposé  à 
encourager,  chez  son  protégé,  des  tentatives  d'un 
ordre  plus  élevé,  mais  le  cercle  de  ses  clients  et 
adulateurs  n'en  cherchait  pas  si  long.  C'était,  pour 
des  oisifs,  une  bonne  fortune  de  mettre  la  main  sur 
unrimeur  si  adroit,  tournant  la  pièce  de  circonstance 
avec  une  désinvolture  si  piquante  et  une  pointe  de 
grivoiserie  si  finement  aiguisée .  11  fallut  que  le 
poète  prît,  en  vers,  l'engagement  de  payer  réguliè- 
rement, tous  les  trois  mois,  la  rente  poétique  que  le 


38  LA    FONTAINE. 

surintendant  réclamait  «  pour  le  soin  qu'il  prenait 
de  faire  valoir  ses  vers  y>.  C'étaient  les  quittances 
des  termes  de  sa  pension.  A  la  Saint-Jean,  ce  seront 
des  madrigaux, 

Courts  et  troussés,  et  de  taille  mignonne. 
Long-ue  lecture  en  été  n'est  pas  bonne. 

A  l'automne,  pendant  les  vendanges,  quelques  menus 


vers  : 


Ne  dites  point  que  c'est  menu  présent  : 
Ces  menus  cers  sont  en  vogue  à  présent. 

Au  1'  'janvier,  une  ballade.  A  Pâques,  le  jour  saint, 
ce  jour-là  seulement,  une  poésie  sérieuse  : 

Pour  achever  toute  la  pension. 
Quelque  sonnet  plein  de  dévotion. 
Ce  terme-là  pourroit  être  le  pire  : 
On  me  voit  peu  sur  tels  sujets  écrire. 

Et  le  surintendant  tenait  sa  comptabilité  avec  un 
soin  rigoureux  !  Quand  son  débiteur  le  faisait 
attendre,  il  le  relançait;  quand  il  ne  lui  donnait 
pas  bonne  mesure,  il  se  plaignait.  En  1660,  il  lui 
sembla  que  trois  madrigaux,  c'était  trop  peu.  A 
quoi  Jean  lui  répondit,  de  ce  ton  goguenard  et 
l)atelin  qu'il  excellait  déjà  à  prendre  pour  faire 
avaler  aux  gens  d'étonnantes  impertinences  et  de 
dures  vérités,  que,  si  ce  n'était  pas  le  compte  de 
son  créancier,  c'était  son  compte  à  lui;  qu'en  ces 
sortes   de   marchandises,  c'est  la  qualité  et  non  le 


LA  FONTAIXE  ET  FOUQUET.  39 

volume  qui  importe,  et  que,  lorsque  les  vers  sont 
lions,  tout  homme  intelligent,  «  tout  prud'homme  » 

Les  prend  au  poids   au  lieu  do  les  compter. 

Toutes  ces  fournitures  trimestrielles  nous  ont  été 
conservées.  Si  minces  qu'elles  fussent,  notre  apprenti 
courtisan,  l'âme  trop  pleine  encore  de  plus  hauts 
rêves  longtemps  suivis  dans  les  sentiers  silencieux 
des  prairies  et  des  bois,  ne  les  fabriquait  qu'à  con- 
tre-cœur et  ne  les  livrait  qu'à  la  dernière  extrémité. 
Presque  toutes ,  péniblement  martelées ,  exhalent 
l'ennui  et  l'effort.  Comme  il  se  bat  les  flancs  pour 
trouver  des  sujets  !  C'est  une  Ode  à  Madame  la 
S  HP  intendante  sur  ce  quelle  est  accouchée  avant  terme, 
dans  le  carrosse,  en  revenant  de  Toulouse,  une  autre 
sur  la  Paix  des  Pyrénées,  une  troisième  sur  le  Ma- 
riage de  Madame.  Quand  il  ne  trouve  rien,  il  fait 
une  ballade  qu'il  intitule  carrément  Pour  le  premier 
terme  ou  Pour  le  second  terme.  A  ce  second  terme, 
il  n'y  tient  plus,  il  déclare  qu'il  sue,  qu'il  est  en 
eau,  qu'il  est  à  bout,  et  prend  pour  refrain  : 

Promettre  est  un,  et  tenir  est  un  autre. 

Il  gâche  sa  besogne  avec  tant  d'étourderie  qu'en 
complimentant  la  surintendante  sur  son  dernier 
accouchement  il  lui  arrive  d'oublier  le  nombre  de 
ses  enfants.  Il  la  félicite  d'être  a  mère  de  deux 
Amours  »,  lorsqu'il  \  en  avait  déjà  trois.  La  légèreté 
était  un  peu  forte  et  l'on  en  rit  beaucoup;  mais  qiie 


LA    FOMAl-NE. 


de  fantaisies  et  de  hardiesses  ne  passe-t-on  point 
à  un  distrait  de  ce  calibre? 

Par  le  ton  qui  règne  dans  toutes  ces  poésies  de 
commande,  aussi  bien  que  dans  les  épîtres  ou 
lettres  adressées  à  Fouquet,  nous  pouvons  juger  de 
la  nature  des  rapports  qui  s'étaient  établis  entre  le 
protégé  et  le  protecteur.  Dans  létat  de  nos  mœurs 
littéraires  qui  ne  sont  pas  meilleures  peut-être,  mais 
qui  sont  différentes,  nous  avons  cjuclque  peine  à 
nous  imaginer  une  semblable  situation  sans  un 
avilissement  honteux  de  l'obligé.  Il  est  bien  certain 
que  dès  cette  époque  il  se  trouvait,  parmi  les  écri- 
vains, certaines  âmes  plus  fières  auxquelles  répu- 
gnaient ces  apparences  de  servitude,  et  qui  s'effor- 
cèrent de  vivre  indépendants,  mais  ce  furent  de 
rares  exceptions .  La  faiblesse  de  caractère  qui 
n'avait  permis  à  La  Fontaine  de  diriger  convena- 
blement ni  son  ménage  ni  ses  affaires,  le  livrait 
plus  que  tout  autre,  sans  défense,  à  un  genre  de 
séduction,  qui,  dans  les  idées  du  temps,  était  un 
honneur  pour  l'écrivain  qui  en  était  l'objet.  Il  n'y 
a  guère  de  poète,  à  ce  moment,  qui  ne  soit  pen- 
sionné par  quelqu'un,  roi,  prince  ou  grand  sei- 
gneur, et  celui-là  seul  en  reste  avili  qui  s'est  abaissé 
lui-même  par  l'humilité  de  son  allure  ou  l'excès  de 
ses  flatteries.  Alors,  comme  aujourd'hui,  tant  valait 
l'homme,  tant  valait  l'usage,  et  la  mendicité  litté- 
raire n'était  ni  plus  ni  moins  ignoble  pour  s'exercer 
vis-à-vis  de  hauts  personnages,  que  pour  être  pra- 
tiquée dans  les  antichambres  officielles,  les  officines 


LA    iONTAlNE    ET    FOUQUET. 


41 


de  librairies,  les  coupe-gorge  du  journalisme.  La 
Fontaine,  sous  ce  rapport,  ne  fut  meilleur  ni  pire 
que  la  plupart  de  ses  contemporains.  Il  flatta  Fou- 
quet,  il  le  flatta  démesurément,  comme  il  devait 
flatter  plus  tard,  successivement,  et  plus  démesuré- 
ment encore,  Mme  de  Montespan  et  Mme  de  Fon- 
langes,  le  roi  et  Golbert,  le  dauphin  et  les  bâtards. 
Hélas!  qui  n'en  faisait  pas  autant,  et,  en  fin  de 
.compte,  qui  cela  trompait-il?  Ce  qu'il  y  a  de  remar- 
quable dans  ces  flatteries  obligatoires  que  La  Fon- 
taine adressait  aux  grands,  c'est  qu'elles  sont  le  plus 
souvent  d'une  maladresse  qui  accuse  sur-le-champ 
son  embarras.  Lui  si  délicat  et  si  fin  lorsqu'il  dit 
ce  qu'il  pense,  il  perd  toute  grâce  et  tout  charme 
lorsqu'il  se  force  et  s'affecte;  sa  gaucherie  à  exécuter 
toute  besogne  imposée  fait  encore,  en  quelque  sorte, 
l'éloge  de  sa  sincérité. 

Avec  le  surintendant,  il  se  mit  vite  à  l'aise,  car 
il  l'aima  réellement,  comme  il  aima  tous  ceux  qui  lui 
passaient  ses  manières  distraites  et  ses  inégalités 
d'humeur  et  qui  le  laissaient  vivre  à  sa  guise.  11 
retrouvait  sans  doute,  dans  le  magnifique  et  libéral 
surintendant,  cette  bienveillance  familière  qui,  chez 
François  1",  déliait  la  langue  de  son  aieul  Marot,  et 
il  en  profitait,  comme  lui,  avec  la  même  désinvolture, 
pour  traiter  d'égal  à  égal,  pour  reprendre  son  rang, 
et,  au  besoin,  lancer  de  droite  et  de  gauche,  tout  en 
montrant  patte  de  velours,  tout  en  somnolant  et  en 
ronronnant,  quelques  coups  de  griffé,  en  souvenir 
des  humiliations  reçues  et  des  sottises  mal  digérées. 


42  LA    FONTAINE. 

L'épître  dans  laquelle  il  se  plaint  d'avoir  fait  le  pied 
de  grue,  en  attendant  Fouquet,  dans  sa  galerie 
d'antiquités  à  Saint-Maiidé,  est  un  modèle  de  persi- 
flage qui  suppose  autant  d'esprit  chez  le  patron  pour 
l'entendre  que  chez  le  protégé  pour  se  le  permettre  : 

J'eus  le  cœur  gros,  sans  vous  mentir, 

Un  demi-jour,  pas  davantag-e. 

Car  enfin  ce  serait  dommage 

Que,  prenant  trop  mon  intérêt, 

Vous  en  crussiez  plus  qu'il  n'en  est.... 

Et  il  lui  demande  un  autre  rendez-vous. 

Je  ne  serai  pas  importun, 
Je  prendrai  votre  heure  et  la  viienue; 
Si  je  vois  qu'on  vous  entretienne, 
Jattendrai  fort  paisiblement. 

L'amitié  de  Fouquet  eut  heureusement,  pour  le 
poète  provincial,  des  résultats  plus  sérieux  que 
celui  de  lui  faire  rimer  des  pièces  de  circonstance, 
j)lus  ou  moins  spirituelles.  Elle  l'introduisit  dans 
le  monde  des  courtisans  et  des  gens  d'affaires  et 
compléta  ainsi  son  expérience  de  la  vie.  Elle  le  mit 
en  rapport  avec  ce  que  Paris  comptait  alors  de 
|)lus  distingué  en  fait  d'hommes  et  de  femmes. 
C'est  chez  Fouquet,  nous  l'avons  vu,  qu'il  conquit 
d'emblée  l'amitié  sûre  de  Mme  de  Sévigné;  c'est 
chez  Fouquet,  sans  doute,  qu'il  connut  Chapelain, 
Mlle  de  Scudéry ,  Desmarets,  Conrart,  tout  le 
groupe  des  poètes  et  des  romanciers  de  la  généra- 
tion vieillissante,  pour  lesquels  il  devait,  dans  leur 
chute,    conserver    toujours    des   égards  affectueux; 


LA    FONTAlNi:    KT    FOUQUET.  4:5 

c'est  chez  Fouquel,  enfin,  qu'il  se  lia,  d'une  aiiection 
rapide  et  vive,  avec  le  chef  le  plus  en  vue  de  la 
nouvelle  école,  avec  celui  qui  était  le  mieux  fait 
pour  le  comprendre  et  pour  le  soutenir,  avec 
Molière.  Et  de  quel  ton  heureux  et  triomphant  il 
entre  avec  lui  en  campagne  ! 

C'est  un  ouvrag:e  de  Molière  ! 

Cet  écrivain  par  sa  manière 

Charme  à  présent  toute  la  cour. 

De  la  façon  que  son  nom  court 

Il  doit  être  par  delà  Rome  : 

Ten  suis  rm'i,  car  c'est  vion  homme! 


Nou<  avons  changé  de  méthode, 
Judelet  uest  plus  à  la  mode. 
El  maintenant  //  ne  faut  pas 
Quitter  la  nature  d'un  pas  ! 


Oui,  en  effet,  c'est  son  homme,  et  ils  s'entendirent 
de  suite.  Et  lui  aussi,  dès  ce  moment,  il  va  s'efforcer 
(le  ne  plus  quitter  la  nature  d'un  pas,  mais  sans 
renoncer,  plus  que  son  grand  ami,  à  toutes  les 
libertés  acquises.  Tous  deux  vont,  avant  peu,  être 
escortés  par  deux  jeunes  cadets,  Boileau  et  Racine, 
mais,  à  ce  moment,  le  satirique  n'a  que  vingt-qua- 
tre ans,  il  montre  à  peine  ses  premières  dents, 
et  le  futur  tragique,  plus  jeune  encore,  en  est  à 
ses  timides  essais.  Si  Molière  et  La  Fontaine  les 
connurent,  dès  lors  il  est  naturel  de  penser  que  la 
dilférence  d'âge  maintint  d'abord  entre  eux  une 
certaine  réserve,  sinon  celle  d'élèves  envers  leurs 
maîtres,  au  moins  celle  de  fdleuls  envers  leurs  par- 
rains. Les  jeunes  gens   devaient   s'enhardir   vite   à 


44  LA    lONTAI.NE. 

taj)er  sur  le  ventre  du  bonhomme,  si  affable  et  si 
longanime,  mais,  à  ce  moment,  c'est  le  bonhomme, 
avec  le  comédien,  qui  leur  montre  la  voie,  la  leur 
ouvrant  plus  large  qu'ils  ne  pourront  ou  voudront 
la  suivre. 

Malheureusement,  tandis  que  le  directeur  actif  et 
fécond  de  l'Illustre  Théâtre  donnait  de  plus  en  plus 
un  libre  essor  à  son  génie,  le  pensionné  de  Fou- 
quet,  somnolent  et  peu  pressé,  continue  à  travailler 
sur  commande.  De  1660  à  1663,  tous  ses  efforts  sem- 
blent mollement  concentrés  sur  un  vaste  ouvrage  en 
l'honneur  du  patron  et  de  sa  magnificence.  Le  Songe 
de  Vau.v  ne  devait  jamais  être  achevé.  Lorsque  le 
poêle  le  publia,  tel  quel,  plus  tard,  il  l'accompagna 
d'une  préface  mélancolique  :  «  J'y  consumai  près  de 
trois  années....  Je  reprendrais  ce  dessein  si  j'avaisi 
quelque  espérance  qu'il  réussît,  et  qu'un  tel  ouvrage! 
pût  plaire  aux  gens  d'aujourd'hui;  car  la  poésie» 
lyrique  et  riiéroique  qui  doivent  y  régner,  ne  sont 
plus  en  vogue  comme  elles  étaient  alors.  «  Sentez- 
vous  l'amertume  du  temps  inutilement  perdu  et  aussi 
cette  ])ointe  de  regret,  ce  coup  d'œil  chagrin  rejeté 
en  arriére  vers  certaines  hautes  cimes  de  la  j)oésie 
auxquelles  il  croyait  pouvoir  aspirer?  Mais  La  Fon- 
taine n'était  pas  homme  à  lutter  contre  un  courant 
quelconque.  C'est  seulement  un  peu  plus  tard,  lors- 
qu'il sera  en  pleine  force  et  en  |)leine  renommée, 
qu'il  osera,  quelquefois,  timidement,  comme  par 
hasard,  avec  toutes  sortes  de  précautions,  s'aban- 
donner, dans  ses  belles  fables,  à  des  élans  lyriques 


LA    1-OMAIM-:    KT    lOL \^U1:T.  45 

OU  des  éclats  éj)iques.  faiblement  accueillis  désor- 
mais par  les  beaux  esprits.  Bientôt  il  n'y  aura  plus, 
en  France,  que  deux  sortes  de  poésies,  la  poésie 
dramatique,  de  plus  en  plus  réglée,  compassée, 
desséchée,  et  la  poésie  didactique,  pénible  et  froide, 
ou,  pour  mieux  dire,  la  prose  rimée. 

Les  trois  fragments  dont  se  compose-  le  Songe 
(le  Vaux,  «  échantillons,  dit-il  lui-même,  de  l'un  et 
l'autre  style  » .  nous  font  assister,  d'une  façon  curieuse, 1 
à  l'évolution  rapide  qui  se  fait,  dans  ce  talent  impres- 
sionnable, sous  l'influence  de  la  mode  et  des  événe- 
ments. Le  cadre  est  banal.  C'est  un  rêve,  comme  le 
Roman  çlc  la  Rose,  le  Songe  de  Poli/p/ule,  le  Songe 
rie  Sclpion,  modèles  vénérables,  autant  qu'ennuyeux, 
dont  l'auteur  se  recommande,  pour  s'excuser.  Il  s'est 
endormi  et  son  rêve  lui  montre  le  château  de  Vaux, 
non  pas  tel  qu'il  est,  car  on  y  travaille  encore,  mais 
tel  qu'il  sera  dans  l'avenir.  L'ouvrage  devait  être 
mêlé  de  vers  et  de  prose;  les  vers  y  sont  presque 
toujours  très  supérieurs  à  la  prose.  Il  est  assez  dif- 
ficile, malgré  toutes  les  explications  que  donne  l'au- 
teur, de  rétablir  le  plan  de  cette  grosse  machine,  si 
tant  est  que  son  indolence  eût  réussi  à  le  constituer. 
De  ce  pêle-mêle  incohérent  de  tirades  didactiques, 
de  madrigaux  quinlessenciés,  de  descriptions  plas- 
tiques et  pittoresques,  d'allégories  mythologiques, 
de  chansons  et  de  fables,  serait-il  jamais  sorti  rien 
d'harmonieux?  Il  est  heureux  peut-être  que  le  monu- 
ment soit  resté  à  l'état  de  construction  inachevée. 
Quelques  beaux  fragments,  gisant  sur  le  sol.  suffisent 


iti  LA    FONTAINE. 

à  nous  donner  l'idée  des  agréments  que  l'artiste  eût 
mis  dans  le  décor  et  les  accessoires,  mais  la  peine 
qu'il  éprouve  déjà  à  relier  ces  débris  par  quelques 
supports  laborieux,  laisse  à  penser  que  l'ensemble 
eût  été  d'un  aspect  fort  lourd  et  péniblement  com- 
pliqué. 

Le  plus  gros  morceau,  le  morceau  de  résistance, 
dans  la  première  partie,  est  un  entretien  entre  ÏAr- 
cliitecturr,  la  Peinture,  V Horticulture  et  la  Poésie. 
Ces  quatre  Dames,  appelées  par  le  maître  de  ^  aux 
j)Our  embellir  sa  résidence,  entament  une  discussion 
théorique  sur  leurs  mérites  respectifs.  Palatiane, 
l'Architecture,  explique,  en  termes  précis  et  élégants, 
qu'elle  est  l'art  fondamental  et  indispensable,  .4y:)e/- 
lanire,  la  Peinture,  remet  à  sa  place  cette  sœur  un 
peu  fière,  en  lui  disant  «  qu'elle  n'est  qu'utile  »  et 
que,  le  plus  souvent,  ce  n'est  point  pour  elle-même 
qu'on  l'aime  et  qu'on  l'admire,  car  sans  le  décoi" 
on  penserait  })eu  à  la  maison.  Son  art,  à  elle,  d'ail- 
leurs, n'est  pas  limité,  comme  celui  de  sa  rivale.  Il 
s'étend  sur  tout,  sur  le  passé,  le  présent,  l'avenir. 
Palatiane  ne  se  tient  pas  pour  Ijattue,  réplique, 
rappelle  les  illustres  monuments  dont  elle  a  couvert 
la  terre,  «  tous  ces  ouvrages  hardis  dont  l'imagination 
se  trouve  effrayée,  ces  amas  de  pierre  qui  font  croire 
que  l'EgN'pte  a  été  peuplée  de  géants,  et  qui  ont 
épuisé  les  forces  de  plusieurs  millions  d'hommes, 
aussi  bien  que  les  trésors  d'une  longue  suite  de  rois  ». 
l/intervention  (ï Ilortésie .,  la  déesse  des  jardins, 
charmante  plaideuse,  mais  '(  d'une  beauté  trop  frêle 


LA    FONTAIM-:    HT    FOUQUKT.  '  ' 

et  trop  journalic-re  »  pour  qu'on  pense  à  lui  accorder 
le  prix,  n'apaise  pas  la  querelle  entre  Palatiane  et 
\pellanire.  Pour  les  faire  taire,  il  ne  faut  rien  moins 
,,ue  l'apparition  etl'éloquence  de  Calliopée,  laPoesie, 
qui  réclame,  pour  ses  oeuvres  seules,  l'eternite 
refusée  aux  ouvrages  fragiles  du  ciseau  et  du  pinceau, 
et  qui  leur  dit,  à  toutes  trois,  nettement  leur  lait  : 
d'abord  à  l'Architecture  : 

•      Elle  loge  les  Dieux,  ot  moi  je  les  ai  faits; 

puis  à  la  Peinture  : 

La  peinture  après  tout  n'a  droit  que  sur  les  corps  : 
Il  n'appartient  qu'à  moi  de  montrer  les  ressorts 
Qui  font  mouvoir  une  âme  et  la  rendent  visible^: 
Seule  j  expose  aux  sens  ce  qui  n'est  pas  sensible. 
Et  des  mêmes  couleurs  qu'on  peint  la  vente, 
Je  leur  expose  encor  ce  qui  n'a  point  ete. 

Je  peins,*  quand  il  me  plaît,'  la  peinture  elle-même; 

puis  à  l'Horticulture  : 

Les  charmes  qu'Hortésie  épand  sous  ses  «^^^^^^^^^^ 
Sont  plus  beaux  dans  mes  vers  qu'en  ses  propres  ouvi  .^^.^. 
Elle  embellit  les  fleurs  de  traits  moins  éclatants  . 
C'est  chez  moi  qu'il    faut  voir  les  trésors  du  printcn.p^. 

A  quoi  Apellanire  répond,  avec  à-propos,  que 
tout  cela  est  fort  bien,  mais  demande  «  en  quoi  tout 
cela  peut-il  regarder  la  mafson  de  Vaux.  «  —  «  L^i 
dernière  main  n'y  sera  que  quand  mes  louanges  1  y 
auront  mise  »,  réplique  Calliopée  : 

Sans  moi  tant  d'œuvres  fameux, 
Ignorés  de  nos  neveux, 


48  LA    FONTAINE. 

Périraient  sous  la  poussière  : 
Au  Parnasse  seulement 
On  compose  une  matière 
Qui  dure  éternellement. 

Les  juges,  embarrassés,  ajournent  leur  jugement, 
et  invitent  les  concurrentes  à  apporter  chacune  un 
échantillon  de  leur  savoir-faire,  ce  qui  serait  «  une 
nouvelle  occasion  de  plaisir  ».  Les  plaideuses  ne  sont 
jamais  revenues,  et  l'on  peut  le  regretter,  car  la 
poésie  didactique  et  descriptive,  si  longtemps  à  la 
mode,  a  rarement  parlé  chez  nous  un  langage  plus 
jusle  et  plus  aimable  à  la  fois. 

La  deuxième  partie  du  Songe  n'a  aucun  rapport 
avec  la  première,  qu'on  avait  trouvée  trop  grave.  La 
mode  a  décidément  tourné  :  il  faut  badiner  et  rire. 
La  Fontaine,  là-dessus,  ne  se  fait  pas  d'illusions  : 
«  C'est  assez  de  ces  échantillons  pour  consulter 
le  public  sur  ce  qu'il  y  a  de  sérieux.  Dans  mon 
songe,  il  faut  maintenant  que  je  le  consulte  sur  ce 
qu'il  y  a  de  galant;  et,  selon  le  jugement  qu'il  fera 
de  l'un  et  de  l'autre,  je  me  réglerai  si  je  continue.  » 
(Jn  sait  ce  qu'il  résulta  de  la  consultation.  Le  Songe 
en  resta  là.  mais  c'est  dans  le  galant  que  le  poète 
travaillera  désormais,  en  homme  toujours  docile  à 
l'opinion  courante.  Le  ton  soumis  qu'on  remarque 
dans  les  préfaces  du  Songe  se  retrouvera,  à  peu  près, 
dans  celles  qui  accompagneront  plus  tard  les  œuvres 
décisives.  «  On  ne  considère  en  France  que  ce  qui 
plaît;  c'est  la  grande  règle,  et,  pour  ainsi  dire,  la 
seule  »,  dit-il  en  tête  des  Fables.  «  Je  m'accommo- 


LA    FOMAINE    ET    FOUQUET.  49 

(lerai,  s'il  m'est  possible,  au  goût  de  mon  siècle, 
instruit  que  je  suis  par  ma  propre  expérience  qu'il 
n'y  a  rien  de  plus  nécessaire  »,  écrit-il  en  tête  des 
Contes.  Et  cette  inquiétude,  cette  docilité,  cette 
modestie,  poussées  jusqu'à  une  humilité  déplorable 
qui  abaissera  plus  d'une  fois  le  vol  de  son  génie, 
n'ont,  par  malheur,  rien  de  forcé  ni  d'exagéré.  C'est 
])ien  sincèrement  que  La  Fontaine  se  considère  long- 
temps encore  comme  un  poète  amateur  et  sans  portée. 
11  faudra  toutes  sortes  de  pressions  amicales  pour  lui 
tirer,  peu  à  peu,  sans  ordre,  comme  au  hasard,  de 
son  portefeuille  depuis  longtemps  rempli,  de  petits 
chefs-d'œuvre,  déjà  passés  par  les  épreuves  de  la 
lecture  et  des  salons,  mais  qui  restent,  pour  lui, 
inférieurs  à  sa  conception.  «  Il  n'appartient  qu'aux 
ouvrages  vraiment  solides,  et  d'une  souveraine 
beauté,  d'être  bien  reçus  de  tous  les  esprits  et  de 
tous  les  siècles,  sans  avoir  d'autre  passeport  que  le 
seul  mérite  dont  ils  sont  pleins.  Comme  les  miens 
sont  fort  éloignés  d'un  si  haut  degré  de  perfection, 
la  prudence  veut  que  je  les  garde  en  mon  cabinet,  à 
moins  que  de  bien  prendre  mon  temps  pour  les  en 
tirer.  » 

Les  «  échantillons  »,  comme  il  dit,  de  style  badin 
qu'il  donna  dans  cette  seconde  partie  du  Songe, 
échantillons  très  variés,  allant  depuis  l'apologue  jus- 
qu'au ballet,  avaient  été  sans  doute  mieux  accueillis. 
Ce  n'est  pas  qu'il  faille  voir  dans  les  Aventures  d'un 
Saumon  et  d'un  Esturgeon  ou  dans  les  Amours  de 
Mars  et  de  Venus  ses  premiers  essais  en  fait  d'apo- 

4 


50  LA    lOXTAlXE. 

logaes  ou  de  contes.  Bon  nombre  de  ces  petites 
pièces  étaient  déjà  dans  son  cabinet,  soit  terminées, 
soit  ébauchées.  En  tout  cas,  ces  divers  essais  nous 
le  montrent  se  livrant  à  un  exercice  préparatoire 
des  plus  uliles,  celui  du  vers  libre.  Il  s'en  faut  qu'il 
apporte,  à  toucher  les  cordes  inégales  de  cet  instru- 
ment délicat,  la  dextérité  et  la  sûreté  qu'il  y  déploiera 
plus  tard,  mais  l'insistance  et  la  patience  qu'il  met 
à  éprouver  sa  valeur,  au  point  de  vue  du  r3'thrae 
et  des  sonorités,  à  y  tenter  des  eliets  nouveaux, 
comme  un  pianiste  essayant  des  accords  sur  un  cla- 
vier, révèlent  déjà  un  artiste  supérieur.  Néanmoins, 
comme  jusqu'alors  il  avait  plus  volontiers  cultivé 
l'alexandrin,  c'est  encore  dans  quelques  grands  vers 
qu'il  jette  sa  note  la  j)lus  poétique,  et  la  plus  déli- 
cieusement voluptueuse.  Comment  ne  i)as  se  rap- 
peler Ronsard  consolant  sur  le  bord  de  la  Loire  les 
Muses  délogées,  lorsque  nous  entendons  La  Fon- 
taine s'écrier,  en  les  rencontrant,  à  son  tour,  dans 
les  jardins,  ratisses  et  peuplés,  de  Vaux  : 

a  Quoi!  je  vous  trouve  ici,  mes  divines  maîtresses! 
De  vos  monts  écartés  vous  cessez  d"élre  hôtesses! 

Pourquoi  vous  vétez-vous  de  robes  éclatantes? 
Muses,  qu"avez-vous  lait  de  ces  jupes  volantes 
Avec  quoi  dans  les  bois,  sans  jamais  vous  lasser, 
Parmi  la  cour  de  Faune,  on  vous  voyait  danser? 
Un  si  grand  cbaiig-ement  a  de  quoi  me  confondre.  » 
Pas  une  des  neuf  Sœurs  ne  daigne  me  répondre. 

Les  Muses  se  taisaient  comme  le  poète  lui-même 
lorsqu'il  se  reprochait,  par  moments,  d'avoir  sacrifié 


l.A    FONTAlNi;    1;T    KOliQtET.  SI 

-,  uno   servitude  bnllanlc  la  liberté  de  sa  vie  et  de 
'.on  rêve.  Chaque  fois,  remarquons-le,  qu'il  pensera 
à  la  campagne,  il  aura  cet  accent,  sincère  et  com- 
,„„nicatif,  de  regret  douloureux.  Comment  encore 
„e  pas  sentir,  dans  un  autre  chapitre,  sous  1  alfecta- 
,ion    d'une  ironie    badine,  une  amertume  profonde 
..t  mal  dissimulée?  11  s'agit  d'Apollon,  «  vrai  trésor 
ae  doctrine   »,  berger,  devin,  architecte,  chanteur, 
médecin,  mais  qui,  malgré  tant  de  métiers,  ou  parce 
qu'il  a  trop  de  métiers,  «  a  peine  à  gagner  sa  v,e  ». 
Le  dieu,  savant  et  misérable,  se  résout,  comme  les 
autres,  à  s'humilier  devant  Oronte  (Fouquet).  11  sol- 
licite   «  le   même   emploi   qu'il    eut    autrefois    chez 
Admète  ».  • 

11  est  las  des  vains  travaux, 
Il  se  rit  des  beaux  ouvrages, 
11  veut  par  monts   et  par  vaux, 
Dans  nos  prés,  sur  nos  rivages. 
Garder  les  moutons  de  ^  aux, 
Car  ou  y  gagne  gros  gages.... 

V  quelles  conditions,  hélas!  Pauvre  Apollon!  «  Il 
a  juré  de  ne  plus  faire  de  vers,  que  quand  Oronte 
^.luque,  ;et  Sylvie  ,lada.e  Foncée      e^^^^ 


:;r;:gou;e;nera  leurs  troupeaux;  il  sera  contr^^^^ 
leur  de  leurs  bâtiments;  U  conduira  la  --^^^^^ 
pei 


■intres,  des  statuaires,  des  sculpteurs  ;  il  t  .nsp.rera 
,oi-mème,  si  ,„  <rn. pou,-  plaire  au  i^^ros  et  a  l  l,cro,ne, 

U  Fontaine,  et.je  priai  Lvcidas  de  ,ne  -ener    n  de 
lieux  où  je  pusse  voir  encore  d'autres  merve.Ues. 


5"J  LA    FONÏAIMi. 

Sourire  triste,  à  coup  sûr,  si  doux  et  résigné  qu'il 
soit,  et  qui  jette  une  lueur  attendrissante  sur  l'âme 
du  poète,  bien  plus  profonde  qu'on  ne  le  croit,  qui 
souffrit  tant  nous  en  donnerons  d'autres  preuves 
de  sa  propre  faiblesse,  de  cette  faiblesse  qu'il  sentait 
incurable  et  irrésistible  et  qui  le  condamnait,  lui 
aussi,  à  garder  «  les  moutons  de  Vaux  «. 

De  la  même  époque  date  ce  joli  poème  dialogué 
de  Cbjmène,  qui  est  resté,  dans  notre  pays,  avant 
Alfred  de  Musset,  la  tentative  la  plus  heureuse  dei 
fantaisie  dramatique  en  dehors  des  règles  classiques,! 
tentative  non  comprise  et  qui  ne  fut  pas  suivie.  La 
scène  est  sur  le  Parnasse,  un  Parnasse  français  et 
très  moderne.  Apollon  s'y  plaint  de  ne  voir  «  presque 
plus  de  bons  vers  sur  l'amour  ».  C'est,  d'ailleurs,  un 
dieu  clairvoyant  et  sceptique  qui  ne  se  fait  aucune 
illusion  sur  la  durée  de  sa  puissance  : 

Kous  vieillissons  enfin,  tout  autant  que  nous  sommes. 

De  dieux  nés  de  la  Fable,  et  forgés  par  les  hommes. 

Je  prévois  par  mon  art  un  temps  où  l'univers 

Ke  se  souciera  plus  ni  d'auteurs,  ni  de  vers. 

Où  vos  divinités  périront,  et  la  mienne. 

Jouons  de  notre  reste  avant  que  ce  temps  vienne! 

lît,  pour  jouer  de  ce  reste,  il  prie  les  Muses  de  lui 
dire  ce  qu'elles  savent  d'un  certain  Acante  (La  Fon- 
tainej  et  d'une  certaine  Clymène  i  Madame  X***), 
beauté  de  province,  mais  fort  agréable,  un  couple 
d'amoureux  qu'il  a  aperçu  sur  les  bords  de  l'Hip- 
pocrène.  Quelques  Muses  chantent  d'abord,  en  leur 
honneur,  chacune  dans  le  ton  qui  lui  sied.  Melpo- 


LA   1-0NTA1.M-:   i:t  FOLQUKT.  53 

mène  et  Thalie  font  mieux  :  elles  mettent  les  deux 
personnages  en  scène,  l'une  jouant  le  rôle  d'Acante, 
l'autre  celui  de  Clymène.  Apollon,  en  homme  du 
métier,  ne  cesse  pas  de  mêler,  à  tous  ces  exercices 
littéraires,  des  observations  critiques.  C'est  un  pêle- 
mêle  de  confidences  personnelles,  de  théories  poé- 
liques,  de  fragments  d'élégies,  de  narrations  gail- 
lardes, de  digressions  galantes  qui  devait  sembler 
s.ans  queue  ni  tête  aux  d'Aubignac  et  à  leur  séquelle^ 
Pour  nous,  nous  ne  saurions  nous  empêcher  de 
penser  à  Shakespeare,  en  admirant,  dans  cette 
hluette,  une  désinvolture  et  une  vivacité  de  langage, 
une  fraîcheur  d'images  printanières,  une  souplesse 
et  une  variété  de  tons  qui  devaient  disparaître  de 
notre  poésie  pour  longtemps,  à  ce  Shakespeare,  que 
i.a  Fontaine  ne  connut  pas,  mais  qu'il  alla  rejoindre, 
<e  jour-là,  dans  un  amour  commun  pour  la  fantaisie, 
la  vie  et  la  nature.  Au  moment  où  le  pédantisme  de 
lîoileau  va  succéder  au  pédantisme  de  Chapelain, 
avec  plus  de  talent  et  d'autorité,  par  malheur,  pour 
écraser  l'imagination  poétique,  n'est-ce  pas  une  sur- 
prise et  un  ravissement  d'entendre  cet  étourdi  sans 
importance,  ce  rimeur  de  billevesées,  railler  gaî- 
ment,  d'une  voix  fine  et  juste,  tous  ces  maîtres  d'école 
et  réclamer  pour  le  poète  toute  sa  liberté? 

Il  faut  qno  jo  nio  sois  sans  cloute  expliqué  mal; 

(]ar  vouloir  qu'on  imite  aucun  original 

NVst  mon  but.  ni  ne  doit  non  plus  être  le  votre, 

Hors  ce  qu'on  fait  passer  d'une  langue  en  une  autre. 

C'est  un  bélail  servile  et  sot,  à  mon  avis, 

Que  les  imitateurs;  on  dirait  les  brebis 


o'i  I -V    FOMAINE. 

Qui  n'osent  s'avancer  qu'en  suivant  la  première 
Et  s'iraient  sur  ses  pas  jeter  dans  la  rivière. 

Il  faudra  deux  siècles  pour  reti'ouver  ce  ton  dans  la 
Dédicace  de  la  Coupe  et  les  Lèi'res,  et  dans  la  Lciirc 
à  Margot.Xin  dehors  de  sa  valeur  poétique,  Clymcne 
est  une  note  des  plus  curieuses  pour  la  biographie 
du  poêle.  Il  s'y  découvre,  à  plusieurs  reprises,  avec 
une  franchise  amusante  et  il  \  raconte  quelques 
aventures  risquées  dont  la  réalité  ne  saurait  être 
mise  en  doute,  car  on  en  retrouve  le  souvenir  en 
d'autres  ouvrages.  Sous  le  nom  de  Clymène  a-t-il 
groupé  plusieurs  dames  honorées  de  ses  galanteries  ? 
Faul-il  y  voir  l'unique  objet  d'une  passion  assez 
vive,  la  même  i)ersonne  à  laquelle,  sous  le  même 
nom.  il  adressait,  vers  la  même  époque,  des  élégies 
d'une  profonde  tendresse?  On  ne  le  saura  jamais, 
sans  doute,  car  c'est  justice  a  rendre,  nous  l'avons 
vu,  à  ce  galant  homme;  il  fut  aussi  discret  que  chan- 
geant : 

Inégal  à  tel  point 
Que  d'un  moment  à   l'autre  on  ne  le  connaît  point  ; 
Inégal  en  amour,  en  plaisir,  en  affaire  : 
Tantôt  gai,  tantôt  ti'iste;  un  jour  il  désespère, 
Un  autre  jour  il  croit  que  la  chose  ira  bien  ; 
Pour  vous  en  parler  franc,  nous  n'y  connaissons  rien. 

Le  terme  de  «  beauté  de  province  »  donne  lieu  de 
penser  qu'il  s'agit  d'une  dame  de  Châleau-Thieny, 
d'une  veuve  difficile  à  consoler,  si  l'on  s'en  rapporte 
aux  Élégies  : 

Hélas  I  je  ne  connais  que  l'amour  d  aujourd'hui  ; 
La  jalousie  y  joint  à  présent  son  ennui. 


LA   iontaim:   i:t  FOIQUKT.  55 

l'ii   mal  qui   in'csl   nouveau   s'est   ylissé   dans   mon  âme 

Clymène.  un  autre  amani. 

Même  après  son  trépas,  vit  dans  votre  mémoire. 
II  y  vivra  long-temps  ;  vos  pleurs  me  le  font  croire  : 
Un  mort  a  dans  la  tombe  emporté  votre  joie! 
P«'ut-élre  que  le  mort  sut  mieux  aimer  que  moi? 

J'envie  un  rival  mort!  M'ajoutera-t-oii  foi, 

Quand  je  dirai  qu"ui\  mort  est   plus  heureux  que  moi? 

Quelquefois  je  vous  dis  :  «  C'est  trop  parler  d'un  mort  ». 

A  peine  on  s'en  est  tu  qu'on  en  reparle  encor. 

Je  porte,  dites-vous,  malheur  à  ceux  que  j'aime.... 

Si  nous  ne  nous  trompons,  il  y  a,  dans  ces  élégies, 
des  accents  simples  et  vrais  d'une  affection  plus 
grave  que  d'habitude  et  d'une  souffrance  qui  n'est 
point  jouée. 

On  ne  saurait  donc  voir  dans  Clymène  la  fameuse 
Claudine,  femme  de  Guillaume  Colletet,  que  La  Fon- 
taine courtisait,  vers  ce  temps,  au  vu  et  au  su  de  tout 
le  monde,  en  buvant  le  vin  du  vieux  mari,  dans  Fan- 
cien  jardin  de  Ronsard,  au  faubourg  Saint-Marcel, 
sur  la  table  même,  la  table  de  pierre,  autour  de 
laquelle  avait  festoyé  la  Pléiade.  Presque  tous  les 
jeunes  poètes,  convives  de  Colletet,  en  faisaient 
autant.  Claudine,  ancienne  servante,  était  non  seule- 
ment d'une  beauté  vive  et  provocante,  elle  passait 
alors  pour  une  dixième  muse;  on  applaudissait  ses 
vers  avec  enthousiasme,  La  Fontaine  surtout.  Mais, 
(Colletet  étant  mort  en  1659,  la  muse  se  tut  tout  à 
coup,  et  obstinément.  On  s'aperçut  que  ses  vers 
étaient  faits  par  son  mari.  Le  brave  défunt  avait 
même  poussé  l'allention  jusqu'à  préparer  une  der- 


56  LA    FOMAlNi:. 

nière  poésie,  à  dire  après  sa  mort,  par  laquelle  sa 
moitié  inconsolable  déclarait  renoncer  à  la  poésie. 
Les  yeux  de  La  Fontaine,  dessillés,  ne  trouvèrent 
plus  en  Claudine  qu'une  ignorante  et  qu'une  sotte. 
Il  en  fut  très  dépité,  s'en  vengea  par  une  épigramme 
un  peu  méchante  pour  lui  et  qui  laisse  supposer 
quelque  autre  rancune,  avouant,  de  la  meilleure 
grâce,  à  ses  amis,  pourquoi  il  avait  été  dupe!  «  Cela 
vous  est-il  nouveau?  Et  d'où  venez-vous  de  vous 
étonner  ainsi?  Savez-vous  pas  bien  que  pour  peu 
que  j'aime,  je  ne  vois  dans  les  défauts  d'une  personne 
non  plus  qu'une  taupe  qui  aurait  cent  pieds  de  terre 
sur  elle.  Si  vous  ne  vous  en  êtes  pas  aperçu,  vous 
êtes  cent  fois  plus  taupe  que  moi.  Dès  que  j'ai  un 
grain  d'amour,  je  ne  manque  pas  d'y  mêler  tout  ce 
qu'il  y  a  d'encens  dans  mon  magasin;  cela  fait  le 
meilleur  effet  du  monde;  je  dis  des  sottises  en  vers 
et  en  prose,  et  serais  fâché  d'en  avoir  dit  une  qui  ne 
fût  pas  solennelle.  Ce  qu'il  y  a,  c'est  que  l'incon- 
stance remet  les  choses  en  leur  ordre.  » 

Tandis  que  le  poète  rimait,  à  loisir,  CI  y  mène  eA 
le  Songe^  l'orage  s'amoncelait  rapidement  au-dessus 
de  cette  superbe  résidence  de  Vaux  où  il  se  croyait 
abrité.  Le  surintendant,  depuis  quelque  temps  déjà 
signalé  à  la  méfiance  du  jeune  Louis  XIV  jDar  ses 
audacieuses  entreprises  auprès  de  Mlle  de  la  Val- 
lière  autant  que  par  ses  irrégularités  financières,  fut 
arrêté  à  Nantes,  le  5  septembre  1661.  Il  venait  de 
quitter  Vaux,  où  il  avait  reçu  le  roi,  quelques  jours 
auparavant,    avec    une    magnificence    insolente    qui 


% 


LA    FONT.VINi:    KT    FOLQUET.  :.7 

avait  hùté  sa  disgrâce.  La  Fontaine  venait  d'envoyer 
à  son  ami  Maucroix,  en  mission  à  Rome,  une  des- 
cription enthousiaste  de  ces  fêtes,  lorsqu'il  dut 
joindre,  en  post-scriptum  à  sa  longue  lettre,  ce 
billet  laconique  et  troublé  :  «  Je  ne  puis  te  rien  dire 
de  ce  que  tu  m'as  écrit  sur  mes  affaires,  mon  cher 
ami;  elles  ne  me  touchent  pas  tant  que  le  malheur 
qui  vient  d'arriver  au  surintendant.  Il  est  arrêté,  et 
le  roi  est  violent  contre  lui  au  point  qu'il  dit  avoir 
entre  les  mains  des  pièces  qui  le  feront  pendre.... 
Ah!  s'il  le  fait,  il  sera  autrement  cruel  que  ses  enne- 
mis, d'autant  qu'il  n'a  pas,  comme  eux,  intérêt  d'être 
injuste....  Adieu,  mon  cher  ami;  t'en  dirais  beaucoup 
davantage  si  j'avais  l'esprit  tranquille  présente- 
ment  »  Le  désordre  de  l'écriture,  l'omission  d'un 

mot  attestent  la  hâte  avec  laquelle  le  billet  fut  écrit. 
La  douleur  n'y  est  ni  jouée  ni  surfaite.  Cette  cata- 
strophe, en  frappant  le  poète  en  plein  cœur,  lui  révéla 
à  lui-même  ce  qu'il  y  avait  en  lui,  au  milieu  de  toutes 
ses  faiblesses,  de  force  affective,  de  générosité  fon- 
ci^'e  et  d'énergie  possible. 

Tandis  que,  sous  le  coup  de  cette  tempête  im- 
])révue,  devant  celte  affirmation  violente  d'une  auto- 
rité absolue,  tous  les  anciens  protégés  de  Fouquet, 
comme  tous  les  courtisans,  se  taisaient,  en  baissant 
la  tête,  pour  échapper  au  sort  de  Pellisson  jeté  à  la 
Bastille,  La  Fontaine,  à  peine  connu,  sans  -fortune 
et  sans  avenir,  n'hésita  pas  à  jeter  un  appel  retentis- 
sant de  clémence  vers  ce  jeune  roi  impérieux  et 
redoutable  : 


53  LA    FONTAINE. 

Remplissez  l'air  de  cris  dans  vos  grottes  profondes. 
Pleurez,  rs'vmphes  de  Vaux,  faites  croître  vos  ondes. 

Si  le  long  de  vos  bords  Louis  porte  ses  pas. 

Tâchez  de  l'adoucir,   fléchissez  son  courage   : 

Il  aime  ses  sujets,  il  est  juste,  il  est  sage  : 

Du  titre  de  clément  rendez-le  ambitieux  : 

C'est  par  là  que  les  rois  sont  semblables  aux  dieux. 

Du  magnanime  Henri,  qu'il  contemple  la  vie; 

Dès  qu'il  put  se  venger,  il  en  perdit  l'envie. 

Oronte  (Fouquet)  est,  à  présent,  un  objet  de  clémence; 
S'il  a  cru  les  conseils  d'une  aveugle  puissance, 
Il  est  assez  puni  par  son  sort  rigoureux, 
Et  c'est  être  innocent  que  d'être  inalhenreux. 

Ce  dernier  vers,  un  des  plus  noblement  humains 
qui  aient  jamais  jailli  du  cœur  d'un  grand  poète, 
résonna  bientôt  sur  toutes  les  bouches.  La  pièce  eut 
un  retentissement  considérable.  Un  an  après,  l'in- 
terminable procès  du  surintendant  touchant  à  son 
terme,  le  poète  revint  à  la  charge;  il  s'adressa,  celle 
fois,  directement  au  roi  : 

Va-t'en  punir  l'Drgueil  du  Tibre; 
Qu'il  te  souvienne  que  ses  lois 
K'ont  jamais  rien  laissé  de  libre 
Que  le  courage  des  Gaulois  ; 
Mais  parmi  nous  sois  débonnaire  : 
A  cet  empire  si  sévère 
Tu  ne  te  peux  accoutumer. 
Et  ce  serait  trop  te  contraindre. 
Les  étrangers  te  doivent  craindre, 
Tes  sujets  te  veulent  aimer. 

Si  respectueuse  qu'en  fut  la  forme,  celte  fermelé 
de  langage  n'était  pas  pour  plaire  à  Louis  XIV  et  à 
Colbert,  qui  s'en  souvinrent  toujours  ;  mais  elle  ren- 
contra un  écho  puissant  dans  l'opinion  [)ublique,  et 


L.V    lOMAlNi:    in     FOIQUKT.  5Î> 

plus  tard  Tauteur  put,  sans  vanité,  se  rendre  justice 
à  lui-niême  : 

J'acrouluinai  chacun  à  plaindre  ses  niallieurs.... 

Fouquet,  condamné  à  mort,  vit  sa  peine  commuée 
on  une  détention  j)erpétuelle.  Plusieurs  de  ses  amis 
'lurent  fraj)|)és  avec  lui,  entre  autres  son  substitut, 
.lannart,  l'oncle  de  La  Fontaine,  qui  fut  exilé  à 
Limoges.  La  Fontaine  suivit  Jannart  et  })artagea  son 
sort.  Fut-ce  uniquement  par  reconnaissance  et  par 
affection?  Ou  bien  l'ordre  royal  s'adressait-il  aux 
deux  à  la  fois?  Toujours  est-il  que  le  voyage  se  fit 
entre  deux  exempts  et  qu'il  fut  l'occasion  de  ce& 
délicieuses  lettres  à  Mme  de  La  Fontaine,  dont  nous 
avons  déjà  parlé.  C'est  là  qu'il  se  montre  spirituel 
et  vif  autant  que  pas  un  de  ses  contemporains,  bien 
plus  original  que  Chajielle  et  Bachaumont  dans  leur 
trop  célèbre  lettre,  bien  plus  sensible  surtout  et  plus 
ouvert  à  toutes  les  clioses  de  la  nature,  de  la  vie,  de 
1  arl,  avec  une  franchise,  une  diversité,  une  couleur 
de  langage  particulières  et  uniques.  Et  quelle  aver- 
sion, sincère  et  simple,  pour  les  jérémiades  égoïstes, 
les  sensibleries  inutiles,  quelle  exquise  et  douce  laçon 
de  prendre  les  choses  les  plus  fâcheuses  sans  as- 
sourdir les  gens  de  ses  plaintes!  Oh!  les  âmes  char- 
mantes que  ces  nobles  âmes  !  On  dirait  qu'ils  s'em- 
barquent pour  un  voyage  d'agrément  : 

«  Nous  partîmes  de  Paris  le  2.)  du  courant,  après 
que  ^L  Jannart  eut  reçu  les  condoléances  de  quan- 
tité  de   personnes  de   condition   et    de   ses  amis  — 


♦50  LA    FONTAINE. 

Enfin,  ce  n'était  chez  nous  que  processions  de  gens 
abattus  et  tombés  des  nues.  Avec  tout  cela,  je  ne 
pleurai  point,  ce  qui  me  fait  croire  que  j'acquerrai 
une  grande  réputation  de  constance  dans  cette  affaire. 
La  fantaisie  de  voyager  m'était  entrée  auparavant 
dans  l'esprit,  comme  si  j'eusse  eu  des  pressentiments 
de  l'ordre  du  roi.  Il  y  avait  plus  de  quinze  jours  que 
je  ne  parlais  d'autre  chose  que  d'aller  tantôt  à  Saint- 
Cloud,  tantôt  à  Charonne,  et  j'étais  honteux  d'avoir 
tant  vécu,  sans  rien  voir.  Cela  ne  me  sera  plus  re- 
proché, grâce  à  Dieu!  » 

Et  c'est  sur  ce  ton  dégagé,  parfois  d'une  ironie 
alerte  et  fine,  j)arfois  d'une  naïveté  attendrie,  que 
continue  toute  cette  relation  entremêlée  de  réflexions 
sur  les  gens  et  sur  les  choses  d'un  accent  presque 
moderne.  Il  y  a  là  toute  une  série  d'impressions  de 
nature  et  d'art,  comme  on  dit  aujourd'hui,  qui  témoi- 
gnent d'une  liberté  de  jugement,  alors  assez  rare, 
chez  ce  casanier  dont  ce  fut  la  seule  sortie  hors  de 
Paris,  Ciiâteau-Thierry,  Reims  et  leur  banlieue.  Son 
ardent  amour  pour  la  nature,  sa  simplicité  et  sa 
sincérité  suffisent,  sur  tous  les  ])oints,  à  l'éclairer 
beaucoup  mieux  que  toutes  les  cultures  scolaires  ou 
techniques.  Dès  Meudon,  il  ]>rend  parti  pour  les 
jardins  libres  contre  les  jardins  réguliers,  à  dessins 
géométriques,  avec  des  arbres  taillés  et  façonnés  en 
pièces  d'échecs,  il  se  déclare  pour  les  bois  sauvages 
contre  le  ])arc  de  Vaux  : 

Vive  la  magnificence 

Qui  ne  coûte  qu'à  planter! 


LA  iomaim:  i:t  iouqukt.  Gl 

A  Montlhéry,  il  se  moque  des  savantasses  qui  se 
ehamaillent  sur  l'origine  du  mot  :  «  C'est  Montleliérv 
(|uand  le  vers  est  trop  court,  et  Montlhéry  quand  il 
est  trop  long  «.  Au  château  de  Blois  déjà  mutilé  par 
Gaston  d'Orléans,  qui  a  cru  l'embellir,  il  ne  s'ex- 
tasie que  devant  les  parties  anciennes  :  «  Ces  trois 
pièces  ailes)  ne  font,  Dieu  merci,  nulle  symétrie  et 
n'ont  rapport  ni  convenance  l'une  avec  l'autre  ». 
Nulle  symétrie!  Entendez-vous,  messieurs  Levau  et 
Le  Brun,  vous  qu'il  vient  de  quitter  et  qui  l'avez 
si  fort  endoctriné,  à  Vaux,  lorsqu'il  y  préparait  le 
^ialogue  du  Songe?  Nulle  symétrie!  Quel  hérétique! 
Et  ce  qu'il  admire  le  plus,  c'est  l'aile  de  François  I*^'", 
«  parce  qu'il  y  a  force  petites  galeries,  petits  bal- 
cons, petits  ornements  sans  régularité  et  sans 
ordre;  cela  fait  quelque  chose  de  grand  qui  ])laît  ». 
\  oilà  bien,  n  est-ce  pas  ?  le  Gaulois  obstiné  qui  dévore 
en  sourdine  Rabelais  et  Marot,  La  Sale  et  Jean  de 
Meung.  tandis  que  tout  son  entourage  ne  remonte 
guère  au  delà  de  Malherbe,  le  Français  de  vieille 
roche,  à  qui  l'on  n'en  fait  point  accroire. 

Dans  le  château  d'Amboise,  ce  qu'il  demande  à 
voir,  avant  tout,  c'est  le  cachot  où  Fouquct  a  été 
enfermé;  mais  le  soldat  qui  lui  servait  de  guide 
n'avait  pas  la  clef  :  «  Je  fus  longtemps  à  considérer 
la  porte  et  me  fis  conter  la  manière  dont  le  prison- 
nier était  gardé....  Sans  la  nuit,  on  n'eût  jamais  pu 
m'arracher  de  cet  endroit.  »  A  Port-de-Piles,  il 
veut  visiter  le  château  de  Piiclielieu  :  «  Je  n'avais 
garde  de  manquer  de  l'aller  voir  :  les  Allemands  se 


ii2  LA    FUNTAINK. 

Uétournent  bien  pour  cela  de  [)lusieurs  journées.  » 
Il  paraît  que  si  les  visiteurs  allemands  de  nos  monu- 
ments étaient  déjà  nombreux,  en  revancbe,  au  dire 
du  concierge,  ils  n'étaient  pas  généreux.  Les  deux 
statues  de  Michel-Ange,  les  Captifs  (aujourd'hui  au 
Musée  du  Louvre  le  surprennent  et  l'arrêtent  :  «  Il 
Y  a  un  endroit  qui  n'est  quasi  qu'ébauché,  soit  que 
la  mort,  ne  pouvant  souifrir  l'accomplissement  d'un 
ouvrage  qui  devait  être  immortel,  ait  arrêté  Michel- 
Ange  en  cet  endroit-là,  soit  que  ce  grand  person- 
nage l'ait  fait  à  dessein,  et  afin  que  la  postérité 
reconnût  que  personne  n'est  capable  de  toucher  une 
figure  après  lui.  De  quelque  façon  que  cela  soit,  je 
n'en  estime  que  davantage  ces  deux  captifs,  et  je 
liens  que  l'ouvrier  lire  autant  de  gloire  de  ce  qui 
leur  manque  que  de  ce  qu'il  leur  a  donné  de  plus 
accompli.  »  Voilà,  on  l'avouera,  une  façon  de  sentir 
*tl  de  juger  qui  est  bien  particulière  et  bien  person- 
nelle, et  fort  en  avance  sur  les  idées  reçues.  La 
réflexion  par  laquelle  il  termine  sa  visite  dans  les 
appartements  n'est  pas  celle  non  plus  d'un  homme 
à  qui  les  splendeurs  de  Vaux  auraient  tourné  la  tête. 
(c  II  y  a  tant  d'or  qu'à  la  fin  je  m'en  ennuyais  !  »  Et 
il  se  hâte  de  revenir  au  grand  air,  et  de  gagner  «  une 
fort  longue  pelouse,  et  ensuite  quelques  allées  pro- 
fondes, couvertes,  agréables  »,  où,  à  midi  même,  on 
entrevoit  seulement  les  choses. 


Cuniine  nu   soir,   quitiid  la  nuit  arrive  en   un   séjour 
Où  lorsqu  il  n'est  plus  nuit  il  nest  pas  encor  jour. 


CHAPITRE  III 

L'AGE  MLK 

(1003-1(387) 


La  chute  de  Fouquct,  qui  troubla  si  violemment 
sa  quiétude,  ne  fut  pas,  en  définitive,  pour  le  poète, 
un  événement  fâcheux.  Qui  sait  combien  de  temps 
encore  sa  timidité  ou  sa  nonchalance  l'eussent  laisse 
attaché  à  des  besognes  de  commande,  longues  et 
obscures,  sans  qu'il  se  résolût  à  affronter  la  publi- 
cité? Sans  doute,  avec  ses  nouvelles  habitudes  prises 
de  bien-être  et  de  repos,  de  galanteries  et  de  dis- 
tractions mondaines,  il  était,  nu)ins  que  jamais, 
homme  à  chercher  l'indépendance  dans  un  effort 
personnel.  11  devait  rester  toujours  mineur,  mais  sa 
tutelle  passa  de  suite  en  meilleures  mains.  Désormais 
«e  sont  les  femmes  les  plus  distinguées  et  les  plus 
aimables  de  la  société  qui  vont  le  prendre  sous  leur 
protection,  comme  un  grand  enfant  à  qui  il  en  faut 


LA    FONTAINE. 


beaucou[)  passer,  jusqu'à  ce  que  la  plus  intelligente 
et  la  plus  délicate  d'entre  elles,  Mme  de  la  Sablière, 
vers  1672,  lorsqu'il  eut  plus  d'âge  et  plus  de  gloire 
et  qu'il  fut  moins  compromettant,  lui  assura,  chez 
elle,  jusqu'à  son  extrême  vieillesse,  le  vivre  et  le 
couvert.  La  Providence,  représentée  par  des  femmes, 
s'exerce  d'une  façon  plus  délicate  et  moins  pesante. 
Qu'il  allât  chercher  des  encouragements  affectueux, 
de  bienveillants  conseils,  d'aimables  réprimandes 
aussi,  dont  il  tenait  peu  de  compte,  bien  qu'il  les 
reçût  de  bon  cœur,  chez  la  duchesse  de  Bouillon,  chez 
la  duchesse  douairière  d'Orléans,  ou  chez  madame 
de  la  Sablière,  il  n'en  restait  pas  moins  libre  de  ses 
actions  et  de  ses  rêves,  et  pouvait  donner  à  ses  amis 
et  à  ses  confrères  plus  de  temps  qu'autrefois.  La 
période  de  vingt  années  qui  s'écoule  entre  la  perte 
du  surintendant  et  l'entrée  à  l'Académie  fut  pour  le 
poêle  expert  et  mûri  celle  d'un  labeur  incessant  et 
glorieux,  malgré  des  apparences  de  paresse  qu'il 
se  plut  toujours  à  garder,  comme  des  garanties  de 
sa  liberté.  Le  monde,  facile  à  tromper,  s'y  pouvait 
d'autant  plus  méprendre  qu'avec  ses  habitudes  pro- 
vinciales, ayant  l'horreur  du  renfermé,  allant  et 
venant  sans  cesse,  soit  à  pied,  soit  à  cheval,  le  pro- 
meneur infatigable  composait  surtout  en  plein  air, 
travaillant  sur  nature,  et  prenant,  comme  l'ami 
Mathurin,  ses  vers  à  la  pipée. 

L'exil  de  Limoges  n'avait  pas  été  de  longue  durée. 
Dès  1664,  nous  retrouvons  La  Fontaine  partageant 
son  temps  entre   Paris  et  Château-Thierry,  où  l'at- 


I 


L  agi:  m  lu.  G5 

liie,  i)lus  que  sa  femme,  la  dame  du  château,  Marie- 
Anne  Mancini,  duchesse  de  Bouillon, 

La  iiKTo  des   Amours  et  la  reine  des  Grâces. 

Celte  dernière  venue  des  nièces  de  Mazarin,  non 
moins  séduisante,  non  moins  délurée  que  ses  sœurs, 
n'était  pas  encore  la  folle  et  dévergondée  qu'elle 
devint,  quinze  ou  vingt  ans  après,  lorsqu'on  la  dut 
clôturer  de  temps  à  autre,  à  Montreuil  ou  à  Poissy, 
ou  la  reléguer  à  Xérac.  La  petite  Italienne  élait  alors 
toute  jeunette  (quinze  ans  à  peine)  et  toute  fraîche- 
ment mariée.  Son  mari  venait  de  partir  en  guerre  et 
lui  avait  assigné  Chàteau-Thierrv  comme  une  rési- 
dence moins  dangereuse  que  la  cour.  Il  est  probable 
({ue  La  Fontaine  l'avait  déjà  rencontrée  chez  Fou- 
quet  avant  son  mariage,  mais  c'est  alors  qu'il  la  put 
voir  plus  fréquemment  et  c{u'il  eut  l'occasion  de 
goûter  son  intelligence  et  d'éprouver  sa  bienveil- 
lance. 

11  goûta  aussi  sa  beauté,  et  ne  manqua  pas  d'en 
être  éjiris,  non  seulement  en  vers,  comme  c'était  de 
règle,  mais  quelque  peu  en  prose,  et  il  contracta  dès 
lors  pour  elle  une  ferveur  d'admiration  vive  et  tendre 
qui  ne  se  démentit  jamais  : 

Vous  excellez  en  mille  choses  ; 
Vous  perlez  eu  tous  lieux  la  joie  et  les  plaisirs  : 
Allez  eu  des  climats  iueomms  aux  Zéphirs, 

Les  champs  se  vêtiront  de  roses,     r 

C'est  ainsi  qu'il  lui  parlera  encore  dans  vingt-cinq 
ans,  lorsqu'elle  ira  rejoindre  sa  sœur  en  Angleterre, 


♦ib  LA    FOMAINE. 

et,  d'ici  là,  le  ton  restera  toujours  le  même,  familiè- 
rement respectueux  et  affectueusement  admiratif. 
làrange  et  heureux  contraste  avec  le  ton  grossier 
que  prendra  bientôt  avec  elle,  ce  polisson  de  Ghau- 
lieu,  dans  une  correspondance  singulièrement  libre, 
où  Ton  saisit  bien  la  différence  des  esprits  et  des 
cœurs  entre  les  deux  épicuriens.  Rien  n'autorise 
d'ailleurs  à  supposer  qu'entre  la  petite  mariée,  grande 
dame,  et  le  quadragénaire,  humble  bourgeois,  il  }'  ait 
eu  d'autres  rapports  que  ceux  d'une  très  vive  sym- 
pathie, et  qui  devint  profonde,  par  suite  d'un  goût 
commun  ])our  les  mêmes  plaisirs  intellectuels,  d'une 
même  horreur  pour  l'ennui,  d'une  même  indulgence 
pour  les  entraînements  de  la  passion  et  les  faiblesses 
de  la  galanterie.  La  Fontaine  nous  fait  honnêtement 
sa  déclaration;  nous  n'avons  aucune  raison  de  sus- 
pecter sa  franchise  : 

Peut-on  s'ennuyer  en  des  lieux 
Honorés  par  les  pas,  éclairés  par  les  yeux 

D'une  aimable  et  vive  princesse, 
A  pied  blanc  et  mignon,  à  brune  et  longue  tresse? 
Nez  troussé,  c'est  un  charme  encor  selon  mon  sens , 

C'en  est  même  un  des  plus  puissants. 
Pour  moi  le  temps  d'aimer   est  passé,  je  lavoue; 

Je  mérite  qu'on  me  loue 

De  ce  libre  et  sincère  aveu, 
Dont  pourtant  le  public  se  souciera  très  peu. 
Que  j'aime  ou  n'aime  pas,  c'est  pour  lui  même  chose; 

Mais  s'il  arrive  que  mon  cœur 
Retourne  à  l'avenir  dans  sa  première  erreur, 
Nez  aquilins  et  longs  n'en  seront  pas  la  cause. 

Le  dernier  vers  était  pour  Mme  de  La  Fontaine, 
dont  le  nez  ressemblait  à  celui  de  son  mari. 


1 


l'aC.K    Ml^Il-  **' 


Ouoi  qu'il  en  soit,  d.s  lors  La  Fontaine  devint  un 
des^amiliers  de  la  maison  de  Bouillon,  tant  à  Pans 
qu'à    Château-Thierry,    et  cette   fréquentation  d'un 
rercle  assez   libre   où  l'on  ne  se  gênait  point  pour 
Ironder  Louis  XIV  et  Versailles  ne  put  que  l'entre- 
tenir dans  ses  goûts  d'observation  indépendante.  Le 
salon  des  Bouillons  resta  l'un  de  ceux  aussi  où  l'on 
.e  piqua,  durant  toute  la  fm  du  siècle,  d'indépendance 
littéraire  autant  que  d'indépendance  morale,  vis-a-vis 
du   classicisme    officiel  et  de  la  dévotion    officielle. 
L'onposition  n'v  fut  pas  toujours  heureuse,  car  c  est 
la  qu'on  soutînt  Pradon  contre  Racine,  et  il  y  régnait 
même  un  certain  goût  arriéré  pour  les  prolixités  filan- 
dreuses des  romans   sentimentaux,  qui  encouragea 
La  Fontaine   à  entreprendre  bientôt  l'interminable 
paraphrase  de  Psyché^   C'est  dans    ce  même   salon 
qu'il  dut  plus  tard  accorder  péniblement  sa  lyre  pour 
célébrer  en  deux  chants   la  guérison   de  l'aimable 
princesse  par  le  Quinquina.  C'étaient  là  les  menues 
charges    d'une   enviable   intimité  dans    une    maison 
aimable  où  il  se  plaisait,  et  il  ne  songeait  pas  a  s  en 
plaindre.  L'effort  lui  coûtait  peu  lorsqu'il  fallait  faire 
plaisir  à  ceux  qu'il  aimait;   il   s'astreignait    facile- 
ment, alors,  aux  besognes  les  plus  contraires  à  son 
tempérament.  C'est  ainsi  que  nous  le  verrons  toute 
sa  vie,  pour  la  plus  grande  joie  de  Pierre  et  de  Paul, 
pour  ses  parents,  pour  ses  patrons,  pour  ses  amis, 
gaspiller  son  temps  et  émietter  son  génie,  avec  une 
mansuétude  et   une    générosité   incomparables.   Ce 
sera,  pour  Loménie  de  Brienne,  Arnauld  et  les  soi.- 


08  LA  foniaim:. 

talres  Je  Port-lloyal,  d'abord  le  Recueil  de  poésies 
chrétiennes,  puis  le  Poème  de  Saint-Malc;  pour  Pin- 
trel,  une  traduction  des  vers  cités  par  Sénèque; 
pour  Maucroix,  une  pul>licalion  collective  de  leurs 
poésies.  Chaque  fois  qu'un  ami  demande  son  nom 
pour  faire  passer  sa  marchandise,  il  le  donne,  tant 
il  y  tient  peu,  tant  il  fait  |)elit  compte  de  sa  person- 
nalité ! 

L'autre  protectrice ,  Marguerite  de  Lorraine , 
duchesse  douairière  d'Orléans,  avait  plus  d'âge  et 
plus  de  tenue.  Après  la  mort  de  Gaston,  son  mari, 
elle  continuait  d'habiter  le  palais  du  Luxembourg, 
qu'elle  partageait,  ainsi  que  le  jardin,  non  sans  tirail- 
lements et  querelles,  avec  son  impérieuse  belle-fiUe, 
Mlle  de  Montpensier.  La  maison  était  égayée  par  ses 
trois  filles,  Mlles  d'Orléans,  d'Alençon,  de  Valois, 
et  l'on  y  voyait  aimable  compagnie.  C'est  dans  ce 
salon  qu'apparut  un  jour  une  certaine  Mlle  Pous- 
say,  dont  la  beauté  provocante  avait  fait  une  telle 
sensation  à  Versailles,  que  Mme  de  Montespan  l'avait 
fait  éloigner  de  suite.  La  Fontaine,  en  extase,  ne  man- 
qua pas  de  lui  faire  un  brin  de  cour.  Mme  d'Orléans 
donna  au  poète  le  titre  officiel  de  «  son  gentilhomme 
servant  »,  qu'il  tint  à  honneur  de  conserver  même 
après  la  mort  de  sa  protectrice. 

Ces  milieux  mondains,  bons  pour  l'observation, 
mais  favorables  à  la  paresse,  n'eussent  peut-être 
réussi  à  faire  de  La  Fontaine  qu'un  admirable  poète 
de  salon,  un  Voiture  ou  un  Chaulieu  supérieurs,  si, 
à  la  même  éj)oque,  il   ne  s'était  trouvé,  par  le  fait 


L  agi:  Mun.  l\> 

iiiùme  de  sa  liberté,  plus  étroitement  mêlé  à  la  vie 
active  de  ses  amis  littéraires,  plus  résolus  et  plus 
*  ambitieux.  C'est  de  1661  à  1664  que  se  réunit  le  plus 
régulièrement,  soit  au  cabaret,  soit  dans  la  chambre 
de  Boileau,  rue  du  Colombier,  ce  joyeux  cénacle 
composé  de  Molière,  La  Fontaine,  Chapelle,  Fure- 
tière,  les  vétérans,  Boileau  et  Fvacine,  les  nouveaux, 
(pii,  sans  titre  et  sans  programme,  prit  sur  notre 
littérature  une  inlluence  rapide  et  décisive. 

La  rupture  entre  Molière  et  Racine,  en  1664,  à 
propos  d'Alexandre,  devait  interrompre  la  régularité 
de  ces  réunions,  mais,  dès  lors,  cette  mise  en  com- 
mun de  leurs  idées,  dans  l'ardeur  et  la  franchise  de 
la  jeunesse,  avait  porté  ses  meilleurs  fruits  et  assuré 
la  direction  resjiective  de  leurs  talents.  La  Fontaine, 
d'ailleurs,  voulut  rester  neutre  dans  une  querelle  dont 
les  deux  champions  lui  tenaient  également  au  cœur  ; 
il  demeura  l'ami  de  Molière  et  de  Racine,  et,  si  ses 
rapports  avec  Boileau  se  relâchèrent  et  se  refroi- 
dirent peu  à  peu,  sans  d'ailleurs  se  rompre,  on  en 
trouve  une  raison  naturelle  et  suffisante  en  des  dif- 
férences déjà  sensibles  de  tempérament,  d'humeurs, 
d'habitudes,  de  relations,  qui  ne  firent  que  s'accen- 
tuer avec  l'âge.  D'a})rès  les  échos  qui  nous  en  sont 
arrivés,  il  est  facile  de  voir  que  dans  ces  réunions 
bruyantes,  par  sa  modestie  et  ses  distractions,  La  Fon- 
taine, timide  et  débonnaire,  prêtait  volontiers  à  rire 
au  jeune  satirique,  alors  fort  gai,  taquin,  mordant, 
et  déjà  dogmatisant,  régentant,  légiférant.  Après 
s'être  moqué  de  ral)sent  qu'on  abhorrait,  Cha|)elain. 


/O  LA    FONTAINE. 

on  se  moquait  du  présent,  qu'on  aimait,  ce  bon  vieux 
provincial  étourdi  et  galantin.  C'est  à  l'un  des  sou- 
pers où  la  bande  s'en  donnait  à  cœur  joie  et  où  l'on 
avait  poussé  auprès  du  Champenois  la  plaisanterie 
un  peu  loin  que  Molière,  agacé,  se  tourna  vers  Des- 
coteaux, le  joueur  de  iiùte,  et  lui  dit  tout  bas  :  «  Xos 
beaux  esprits  ont  beau  se  trémousser,  ils  ne  par- 
viendront pas  à  effacer  le  bonhomme  ». 

Le  bonhomme,  en  efi'et,  aussi  indifférent  que  Cha- 
pelle aux  joies  de  la  publicité,  semblait  devoir  toujours 
rester  le  bonhomme.  Il  avait  quarante-trois  ans,  et  il 
en  était  encore  à  sa  publication  d'amateur,  cette  tra- 
duction de  V Eunuque,  oubliée  depuis  dix  ans  dans  la 
boutique  de  rimj)rimeur,  tandis  que  ses  compagnons 
s'élançaient  rapidement  à  l'assaut  de  la  renommée. 
Molière  produisait  chef-d'œuvre  sur  chef-d'œuvre, 

Y  Ecole  des  Femmes  en  1662,  la  Critique  de  l'Ecole  et 
V Impromptu  de  Versailles  en  1663,  l'année  d'après, 
le  Mariage  Forcé,  la  Princesse  d'Élide^  Don  Juan, 
qu'allaient  bientôt  suivre  V  Amour  médecin  et  le  Misan- 
thrope. Racine  avait,  en  1664,  débuté  parla  Thébaïdv, 
préparait  Alexandre  et  \n^(^\\d\\.  Andromaque .  Boileau 
s'était  déjà  fait  connaître  par  les  Embarras  de  Paris, 

Y  Adieu  à  la  Satire,  les  Satires  adressées  à  Molière  et 
à  La  Mothe-Levayer  dont  tous  les  lettrés  savaient  par 
cœur  les  vers  les  plus  méchants.  Nul  doute  qu'on 
ne  fit  honte,  souvent,  dans  le  tète-à-tète,  à  l'aîné,  au 
retardataire,  de  sa  nonchalance  et  de  son  indiffé- 
rence, et  Boileau,  probablement,  le  premier,  lui  qui, 
avant  tout,  songeait  à  l'avenir  des  lettres  et  ne  vou- 


L  agi:  mur.  71 

Jiiit  pas  de  force  perdue.  C'est,  en  effet,  le  nom  de 
Boileau  qui  s'attache  à  la  pi'emière  puldication  de 
La  Fontaine,  la  Joconde,  en  1(564;  ce  fut  lui,  on  doit 
le  croire,  qui  eut  le  mérite  d'en  hâter  l'impression, 
puisque  ce  fut  lui  qui  s'en  lit  le  défenseur. 

Il  fallut  toutefois  une  circonstance  extérieure 
pour  déterminer  La  Fontaine  à  cet  effort.  En  1668, 
parmi  les  œuvres  posthumes  d'un  sieur  Bouillon, 
ancien  secrétaire  de  Gaston,  on  avait  publié  une 
traduction  en  vers  de  l'épisode  de  Joconde  dans  le 
Roland  furieux.  Ce  travail  fut  naturellement  passé 
au  crible  et  dans  le  salon  du  Luxembourg  que 
Bouillon  avait  fréquenté,  et  dans  le  cénacle  de  la  rue 
du  Colombier,  où  toute  nouveauté  poétique  était 
soigneusement  épluchée.  La  Fontaine  ne  cacha  pas 
qu'il  trouvait  le  conte  «  fort  mal  bâti  »,  et,  se  mettant 
à  la  besogne,  il  montra  comment  il  fallait  s'y  pren- 
dre. La  pièce  courut  en  manuscrit.  Bouillon  eut  ses 
partisans,  La  Fontaine  les  siens.  Ce  fut  la  querelle 
du  Conte  de  Joconde  après  la  querelle  du  Sonnet 
d'TJranie.  Des  paris  s'engagèrent,  quelques-uns  im- 
portants; le  chevalier  de  Saint-Gilles,  champion  de 
Bouillon,  paria  500  pistoles  contre  La  Mothe-Levayer, 
tenant  de  La  Fontaine.  C'est  à  Molière,  comme  à  la 
plus  haute  autorité,  qu'on  demanda  la  sentence.  Le 
juge,  ami  des  deux  adversaires,  se  récusa.  Est-ce  à 
Boileau  qu'on  s'en  rapporta?  Xous  l'ignorons.  En 
tout  cas,  mis  en  cause  ou  non,  Boileau  n'hésita  j)as 
à  s'engagera  fond;  il  j)rit  résolument  |)arli  pour  J-^a 
Fontaine    dans    une   lettre   à   Le  Vayer,  qui  ne    fut 


72  LA    lONTAl.NL. 

publiée   que  plus  tard,  mais  qui,  dès  lors,  dans  le 
inonde  lettré,  termina  le  débat. 

Nous  avons  aujourd'hui  quelque  peine  à  com- 
prendre, en  lisant  le  misérable  rapetassage  de 
Bouillon,  que  la  querelle  ait  pu  s'élever;  cela  prouve 
combien,  en  tout  temps,  le  goût  des  salons  est 
incertain  et  conventionnel,  s'il  n'est  dirigé  par 
quelque  esprit  compétent  et  indépendant.  La  disser- 
tation de  Boileau  reste,  d'ailleurs,  pour  l'analyse  de 
son  goût,  autant  que  pour  l'appréciation  de  son  rôle 
dans  notre  littérature,  un  document  intéressant.  Si 
Despréaux  y  déploie  déjà  cette  perspicacité  de  juge- 
ment et  cette  netteté  de  critique  qui  devaient  donner 
à  ses  décisions  une  si  redoutable  autorité  dans  les 
questions  de  style  et  de  grammaire,  il  y  trahit  aussi 
celte  petitesse  de  vues  et  cette  froideur  de  sentiment 
qui  l'emprisonneront  dans  l'admiration  étroite  de 
quelques  modèles  antiques  et  lui  interdiront  l'intel- 
ligence des  littératures  étrangères,  lorsqu'il  n'y 
retrouvera  ni  les  idées,  ni  le  goût  de  son  temps  et 
de  son  monde.  Rien  de  plus  juste  que  la  défense  des 
libertés  dont  usait  La  Fontaine  :  «  Il  a  pris,  à  la 
vérité,  son  sujet  d'Arioste;  mais  en  même  temps  il 
s'est  rendu  maître  de  sa  matière  :  ce  n'est  point  une 
copie  qu'il  ait  tirée  un  trait  après  l'autre  sur  l'ori- 
ginal, c'est  un  original  qu'il  a  formé  sur  l'idée  que 
l'Ariostelui  a  fournie.  C'est  ainsi  que  Virgile  a  imité 
Homère,  Térence  Ménandre,  et  le  Tasse  Virgile.  Au 
contraire,  on  peut  dire  de  M.  Bouillon  que  c'est  un 
valet  timide  qui  n'oserait  faire  un  pas  sans  le  congé 


L  A(;i.  ML  r. 


de  i^on  maître.  »  Mais,  ensuite,  il  va  trop  loin.  Vou- 
lant prouver  que  la  nouvelle  est  «  plus  agréablement 
contée  que  celle  d'Arioste  »,  il  croit  le  faire,  d'après 
les  règles,  en  taxant  de  grossièretés  ou  de  mala- 
dresses tous  les  traits  italiens,  tout  ce  qui  donne  à 
la  poésie  de  l'Arioste  sa  couleur  et  son  caractère.  Ne 
pouvait-il  se  contenter  de  dire  que  La  Fontaine  avait 
conté' à  la  française,  délicieusement,  au  goût  du  jour? 
c'eût  été  plus  vrai.  Le  poète  ne  prétendait  pas  à 
mieux  et  n'aimait  pas  qu'on  le  comparât  avec  des 
modèles  dont  il  sentait,  mieux  que  personne,  les  dif- 
férences et  la  supériorité.  Peut-être,  dès  ce  jour-là, 
raurmura-t-il  à  l'oreille  de  son  trop  chaud  défenseur 
ce  qu'il  écrira  plus  tard  en  tête  de  Psyché  :  «  Il 
serait  long,  et  même  inutile,  d'examiner  les  endroits 
où  j'ai  quitté  mon  original,  et  pourquoi  je  l'ai  quitté. 
Ce  n'est  pas  à  force  de  raisonnement  qu'on  fait 
entrer  le  plaisir  dans  l'àrae  de  ceux  qui  lisent —  Pour 
l)icn  faire,  il  faut  considérer  mon  ouvrage  sans  rela- 
tion avec  ce  qu'a  fait  Apulée,  et  ce  qu'a  fait  Apulée 
sans  relation  à  mon  livre,  et  là-dessus  s'abandonner^ 
à  son  goût.  »  Le  bruit  soulevé  par  la  querelle  appe- 
lait la  publicité.  La  Fontaine  se  décida  à  donner  le 
manuscrit  à  Barbin  et,  pour  faire  un  petit  volume, 
UJtJf joignit  à  Jocnndr  huit  autres'contes  tirés  de  Boccace, 
d'Athénée,  quelques  fabliaux,  une  ballade  des  Arrét.^ 
d'Amour,  un  fragment  du  Sow^c  de  Vaux,  les  Amours 
de  Mars  et  Venus.  Il  vidait  son  portefeuille,  mais 
avec  quelles  appréhensions!  L'ouvrage  parut  sous 
le   titre   de  Nou^'e/les  en  vers  tirées  de  l'Arioste  et  de 


74  LA    FONTAINE. 

Boccace^  sans  signature,  avec  ses  seules  initiales  et 
une  préface  craintive  :  «  Les  nouvelles  en  vers  dont 
ce  livre  fait  part  au  public,  quoique  d'un  style  bien 
différent,  sont  toutefois  d'une  même  main.  L'auteur 
a  voulu  éprouver  lequel  caractère  est  le  plus  propre 
pour  rimer  des  contes  :  il  a  cru  que  les  vers  irrégu- 
liers ayant  un  air  qui  tient  beaucoup  de  la  prose,  cette 
manière  pourrait  sembler  la  plus  iiaturelle  et  par 
conséquent  la  meilleure.  D'autre  part,  aussi,  le  vieux 
langage,  pour  les  choses  de  cette  nature,  a  des  grâces 

que  celui  de  notre  siècle  n'a  pas L'auteur  a  donc 

tenté  ces  deux  voies,  sans  être  certain  laquelle  est 
la  bonne.  C'est  au  lecteur  à  se  déterminer  là-des- 
sus—  En  cela,  comme  en  d'autres  choses,  Térence 
lui  doit  servir  de  modèle.  Ce  poète  n'écrivait  pas 
pour  se  satisfaire  seulement,  ou  pour  satisfaire  un 
l)etit  nombre  de  gens  choisis ,  il  avait  pour  but 
populo  ut  placèrent  quas  fecisset  fabulas.  »  S'en  tenir, 
en  toute  chose,  pour  la  composition  et  pour  le  style, 
à  la  nature  et  à  la  vérité,  prendre  ses  moyens 
d'expressions  partout  où  on  les  peut  trouver,  dans 
le  vieux  langage  comme  dans  le  parler  populaire, 
vouloir  être  intelligible  et  agréable  non  seulement 
aux  lettrés,  mais  encore  aux  illettrés,  aux  femmes, 
aux  enfants,  au  peuple  :  telle  se  formule  naïvement, 
mais  nettement,  l'esthétique  spontanée  de  La  Fon- 
taine. On  sent  combien,  dans  sa  simplicité,  cette 
théoi'ie  est  supérieure  à  celle  des  grands  esprits 
dogmatiques  qui  l'entouraient,  puisque,  tout  en  pre- 
nant, comme    eux,  l'antiquité    pour    conseillère,    il 


L  ACE    MUK.  /5 

refuse  iiéaiiiuoins  d'en  faire  sa  maîtresse  unique, 
<-t  qu'en  marchant  sur  le  terrain  solide  de  la  réalité, 
Il  reprend  pour  son  compte,  non  seulement  la  tra- 
<lition  nationale  de  laPienaissance,  mais  encore  celle 
<hi  Moyen  Age.  ^^ />/»•«/  //if. 

L'opuscule  eut  un  succès  énorme.  Il  fallut,  presque^ 
immédiatement,  faire  un  nouveau  tirage.  Le  poète 
était  mis  en  goût,  il  mordait  au  fruit  savoureux  de 
Ja  renommée.  11  signa  la  s  conde  édition  et,  dès 
Tannée  suivante,  lança  une  autre  poignée  de  seize 
contes  le  second  livre),  presque  tous  tirés  de  Boc- 
cace  et  de  style  divers,  en  général  fort  libres,  surtout 
les  derniers,  V Ermite  et  Mazct  de  Lampovccchio. 
S'il  y  eut  nombre  de  lecteurs  pour  applaudir,  il  y 
en  eut  beaucoup  aussi  pour  crier  au  scandale  !  Dans 
l'entourage  même  du  poète,  il  s'était  trouvé  déjà 
plus  d'un  ami  scrupuleux  et  sévère  pour  lui  faire 
quelques  remontrances.  Le  conteur  avait  été  forcé 
de  se  défendre  :  il  l'avait  fait  dans  les  réimpressions 
de  16(35  et  de  1606,  avec  cette  mine  étonnée  et  con- 
trite qui  lui  réussissait  si  bien  dans  la  vie  courante 
et  qui  devait  lui  servir  cette  fois  à  couler  en  douceur 
au  public  affriandé,  mais  désireux  de  rassurer  sa 
conscience,  d'assez  jolis  paradoxes.  Ce  sont  ceux  par 
lesquels,  de  tout  temps,  se  sont  prétendu  couvrir  les 
éditeurs  de  grivoiseries  et  d'obscénités  :  on  ne  les  a 
jamais  présentés  d'une  manière  si  mielleuse  et,  en 
fait,  si  effrontée  :  «  On  me  peut  faire  deux  princi- 
])ales  objections  :  l'une  que  ce  livre  est  licencieux; 
l'autre  qu'il  n'épargne  pas  assez  le  beau  sexe,  (^uant 


7G  LA    FOMAINL. 

à  la  première,  je  dis  hardiment  que  la  nature  du 
conte  le  voulait  ainsi,  étant  une  loi  indispensable, 
selon  Horace,  ou  plutôt  selon  la  raison  et  le  sens 
commun,    de    se    conformer    aux    choses    dont    on 

écrit Oui  voudrait    réduire    Boccace    à  la   même 

pudeur  que  Virgile  ne  ferait  assurément  rien  qui 
vaille,  et  pécherait  contre  les  lois  de  la  bienséance, 
en  prenant  à  tâche  de  les  observer....  »  Cette  défini- 
tion inattendue  de  la  bienséance  est  vraiment  réjouis- 
sante :  il  est  probable  que  le  ])on  apôtre  en  riait 
sous  cape  le  premier.  «  S'il  y  a  quelque  chose  dans 
nos  écrits  qui  puisse  faire  impression  sur  les  âmes, 
ce  n'est  nullement  la  gaieté  de  ses  contes  :  elle  passe 
légèrement;  je  craindrais  plutôt  une  douce  mélan- 
colie, où  les  romans  les  plus  chastes  et  les  plus 
modestes  sont  très  capables  de  nous  plonger,  et  qui 
est  une  grande  préparation  à  l'amour  «.  Pour  un 
peu,  il  nous  ferait  entendre  que  la  lecture  des  Corde- 
licrs  de  Catalogue  et  du  Calendrier  des  J'ieillards  est 
une  préparation  à  la  vertu  !f  tViltkiuwA  A^î  ) 

La  subtile  candeur  de  ces  ingénieux  raisonne- 
ments n'avait  pas,  ce  semble,  absolument  converti 
ceux  d'entre  ses  amis  qui  désiraient  lui  voir  faire  un 
plus  noble  emploi  de  l'admirable  talent  qu'il  venait 
de  révéler.  Pour  coui)er  court  à  des  observations 
qui  l'irritaient,  il  déclara,  en  pul)liant  la  seconde 
série,  que  c'était  la  fin  :  «  Voici  les  derniers  ou- 
vrages de  cette  nature  qui  partiront  des  mains  de 
l'auteur,  et  par  conséquent  la  dernière  occasion  de 
justifier  ses  hardiesses  ».  Serment  d'ivrogne,  demi- 


L  A  G 15    M  un.  // 

sincère,  demi-hypocrite,  et  qu'il  renouvellera  com- 
bien de  lois!  Qui  a  bu,  boira;  qui  a  rimé,  rimera; 
({ui  a  conté,  contera.  Le  besoin  de  se  redire  à  nou- 
veau, de  dire  aux  autres,  à  sa  façon,  toutes  les 
joveusetés  qui  l'avaient  tant  amusé,  depuis  son  ado- 
lescence, dans  le  DrcanicroJi,  VlIeptamcro?i,  les  Cent 
Nouvelles  nouvelles^  etc.,  faisait  dès  lors  partie  de 
son  existence.  Et,  s'il  se  trouvait,  autour  de  lui, 
quelques  censeurs  moroses  pour  l'en  détourner, 
combien  d'applaudisseurs,  en  plus  grand  nombre, 
pour  l'y  encourager,  ne  fussent  que  ses  belles 
amies,  Mme  de  Bouillon,  qui  avait  appris  à  lire  dans 
Boccace,  Mme  de  Sévigné,  et  tant  d'autres,  et  tout 
!e  demi-monde,  Xinon  de  Lenclos,  la  Champmeslé, 
moins  bégueules  encore! 

En  tout  cas,  le  succès  des  contes  n'était  pas  pour 
assurer  à  l'auteur  la  bienveillance  du  monde  officiel, 
ni  pour  lui  aplanir  le  chemin  de  la  cour,  dont 
ses  relations  llagrantes  avec  tous  les  anciens  amis 
de  Fouquet  et  avec  la  maison  de  Bouillon  l'avaient 
jusqu'alors  éloigné.  Colbert,  qui  avait  toujours  sur 
le  cœur  ÏJ^/rgic  aux  NynipJtes  de  Vaux,  lui  adressa, 
le  7  août  1GG(),  une  verte  semonce,  par  voie  admi- 
nistrative, sur  sa  façon  de  régir  les  biens  domaniaux, 
comme  maître  des  eaux  et  forets.  On  ne  sait  ce  que 
répondit  le  fonctionnaire,  mais  le  poète  ne  perdit 
pas  de  tehips;  il  travailla  avec  une  activité  surpre- 
nante pour  remettre  au  point  des  œuvres  d'un  autre 
genre,  commencées  sans  doute  aussi  depuis  quelques 
années,  et   qui  allaient    montrer  à   ses  détracteurs 


7»  LA    l-ONTAlNi:. 

OU  à  ses  envieux  une  face  imprévue  de  son  talent- 
Le  31  mars  1668,  il  parait  donc  le  coup  qui  jiouvait, 
à  tout  moment,  lui  tomber  d'en  haut,  en  publiant 
les  six  premiers  livres  des  Fables  avec  dédicace  à 
Mgr  le  Dauphin.  Gomme  d'habitude,  le  poète  annon- 
çait sa  nouvelle  œuvre  d'un  ton  modeste,  d'autant 
plus  modeste  que  Patru,  aristarque  infaillible,  avait 
désapprouvé  son  dessein.  «  On  n'est  jamais  entré 
dans  la  gloire  moins  ambitieusement  »,  observe  jus- 
tement ]\I.  Paul  Mesnard,  Le  dernier,  savant  et  judi- 
cieux biographe  de  La  Fontaine,  qui  a  si  bien  com- 
plété les  recherches  de  Walckenaer.  Patru  voulait 
qu  on  s'en  tînt,  pour  les  apologues,  à  la  formule 
sèche  et  courte  de  la  tradition  ésopique;  il  pensait 
que  «  la  contrainte  de  la  poésie  jointe  à  la  sévérité 
de  notre  langue  embarrasserait  l'auteur  en  beaucoup 
d'endroits  et  bannirait  de  ces  récits  la  brièveté, 
quon  peut  fort  bien  appeler  l'âme  du  conte  » . 
La  Fontaine  allait  brillamment  démontrer  le  con- 
traire, mais,  avant  de  le  faire,  il  croit  devoir  donner 
ses  raisons,  qu'il  trouve  à  la  fois  dans  l'histoire,  dans 
la  nature  même  de  l'apologue,  dans  son  utilité,  dans 
les  circonstances  présentes.  L'allure  dégagée  et 
familière  d'une  prose  courante  et  simple  qui  ne  pré- 
pare point  ses  effets  et  évite  tous  les  longs  dévelop- 
pements fait  le  plus  souvent  lire  d'un  œil  négligent 
les  avant-propos  de  La  Fontaine.  C'est  un  grand 
tort  :  j)resque  tous  sont  des  modèles  de  critique. 
Avec  un  esprit  si  délié  et  si  complexe,  si  plein  de 
sous-entendus,  de  réticences  et  d'insinuations,  il  faut 


I.  M.E    ML  15.  7«» 

toujours  s'attendre  à  l'imprévu,  lire  avec  attention, 
lire  en  dessous,  lire  à  côté.  De  fait,  dans  cette  pré- 
face des  Fables,  il  détermine  déjà  avec  hardiesse  et 
netteté  la  portée  de  l'œuvre  qu'il  entreprend,  œuvre 
morale  et  expérimentale,  destinée  à  la  fois  aux  enfants 
et  aux  hommes.  «  Ces  fables  sont  un  tableau  où 
chacun  de  nous  se  trouve  dépeint.  Ce  qu'elles  nous 
représentent  confirme  les  personnes  d'âge  avancé 
dans  les  connaissances  que  l'usage  leur  a  données, 
et  apprend  aux  enfants  ce  qu'il  faut  qu'ils  sachent.  )> 
Quant  à  la  façon  plus  développée  et  plus  enjouée 
dont  il  présente,  après  Ésope  et  Phèdre,  ses  apo- 
logues, c'est  parce  qu'il  n'a  pas  «  les  perfections  du 
langage,  comme  il  les  ont  eues  ».  Il  est  heureux 
d'admirer  «  la  simplicité  magnifique  chez  ses  grands 
hommes  »,  mais  comme  il  se  sent,  avant  tout,  fran- 
çais et  vivant,  il  se  guide  sur  les  halntudes  de  son 
pays  et  les  exigences  de  son  temps.  «  On  ne  consi- 
dère en  France  que  ce  qui  plaît  :  c'est  la  grande 
règle  et,  pour  ainsi  dire,  la  seule.  »  Il  s'efforcera 
donc,  avant  tout,  de  plaire.  «  On  veut  de  la  nouveauté 
et  de  la  gaîté.  »  Il  sera  donc  nouveau  et  gai,  mais 
d'une  gaîté  à  lui,  délicate,  bienveillante,  consola- 
trice :  a  Je  n'appelle  pas  gaîté  ce  qui  excite  le  rire: 
mais  un  certain  c/iarmc,  un  air  agréable  qu'on  peut 
donner  ii  toutes  sortes  de  sujets,  même  les  plus  sérieux  » . 
Peut-on  se  définir  avec  une  plus  fine  conscience  de 
sa  valeur? 

Le  poète  avait  frappé  trop  juste  ;  il  avait,  du  pre- 
mier  coup,  trop   bien  trouvé    la    proportion    dans 


l.\    lONTAlMi. 


laquelle  peuvent  être  accueillies,  par  la  majorité  des 
esprits,  la  fiction  unie  à  l'observation,  la  pensée 
à  la  vérité,  l'agrément  a  la  morale,  pour  que  les 
Fables  ne  fissent  pas  un  chemin  rapide.  Barbin  dut 
les  rééditer  presque  immédiatement;  on  en  fit  des 
contrefaçons.  Dans  l'une  des  réimpressions,  La  Fon- 
taine glissa,  pour  faire  patienter  son  monde  et  le 
tenir  en  haleine,  des  fragments  du  Songe  de  Vaiu\ 
V Adonis,  V Élégie  aux  Xi/nipJics  et  quelques  autres 
|)ièces  déjà  célèbres,  mais  inédites.  Pour  se  donner 
le  temps  d'assembler,  avec  le  soin  qu'exigeaient  ses 
lentes  méthodes  de  travail  et  son  souci  croissant 
de  perfection,  un  second  bouquet  de  fables,  aussi 
délicieux  que  le  premier,  il  avait,  prudemment,  pris 
ses  précautions,  en  annonçant,  dans  l'épilogue,  un 
ouvrage  prochain  et  d'un  genre  différent  : 


Bornons  ici  cette  cari'iore  : 
Les  longs  ouvrages  nie  (ont  peur. 
Loin  d'épuiser  une  matière, 
On  n'en  doit  prendre  que  la  fleur. 
Il  s'en  va  temps  que  je  reprenne 
Un  peu  de  forces  et  dhuleine 
Pour  fournir  à  d'autres  projets. 
Amour,  ce  tyran  de  ma  vie, 
Veut  que  je  change  de  sujets; 
Il  faut  contenter  son  envie  : 
Retournons  à  Psyché. 


Le  roman  des  Amours  de  Psyché  et  de  Cupidon 
parut,  en  effet,  l'année  suivante  avec  une  dédicace 
chaleureuse  à  Mme  de  Bouillon  et  une  préface  dans 
laquelle   l'auteur    expose    sa    façon  de   comprendre 


L  AGE    MUR.  SI 

liinilation  des  anciens  et  avoue  les  difficullés  quil 
éprouve  à  écrire  en  prose. 

L'intérêt  qu'oflre  ce  long  récit  serait  pour  nous 
assez  médiocre,  malgré  certains  passages  d'un  style 
élégant,  si  l'auteur  n'y  avait  mêlé,  à  sa  prose  poétique, 
des  morceaux  en  vers,  descriptifs  ou  lyriques,  dont 
quelques-uns  sont  délicieux,  et  s'il  n'avait  encadré  sa 
narration  dans  une  scène  vivante  et  contemporaine 
dont  les  acteurs  nous  touchent  de  près.  Ces  acteurs 
sont,  en  effet,  avec  La  Fontaine  lui-même,  sous  le 
nom  de  Polyphile,  ses  amis  du  cénacle.  Racine, 
sous  le  nom  d'Acante,  Boileau,  sous  celui  d'Ariste, 
et  enfin  Molière,  sous  celui  de  Gélaste.  On  a  cru 
devoir,  il  est  vrai,  contester  cette  dernière  assimila- 
tion, parce  qu'en  1G69  Molière  était  brouillé  avec 
Racine,  et  l'on  a  pensé  que  Gélaste  n'était  que  Cha- 
pelle. 11  est  bien  possible  que  tout  le  monde  ait 
raison,  et  qu'avec  ses  habiles  façons  d'esquiver  les 
difficultés  en  même  temps  que  ses  habitudes  d'égards 
pour  ses  amis  de  toute  nuance,  La  Fontaine  ait 
accouplé,  dans  un  seul  type,  les  deux  plus  joyeux 
compagnons  de  la  bande.  Si,  çà  et  là,  dans  les  rai- 
sonnements de  Gélaste,  on  peut  reconnaître  la  vive 
et  ingénieuse  légèreté  de  Chapelle,  on  y  admire  plus 
d'une  fois  une  ])rofondeur  de  bon  sens  et  une  largeur 
de  vues  qui  sont  bien  de  Molière.  Quoi  qu'il  en  soit, 
cet  entretien  entre  les  quatre  poètes,  au  milieu  des 
splendeurs  inachevées  des  jardins  et  du  château  de 
Versailles,  est  un  morceau  d'un  intérêt  exceptionnel, 
qui  nous  révèle,  avec  une  sincérité  évidente,  l'état 

6 


s-j.  LA  iontaim:. 

de  leurs  esj^rits  au  moment  même  de  leur  pleine 
lloraison.  La  Fontaine  décrit  les  lieux,  pose  les  per- 
sonnages, les  fait  parler,  avec  une  verve  abondante 
et  précise  qui  nous  garantit  son  exactitude.  Quelle 
exquise  tendresse  pour  ses  amis,  quel  souvenir  ému 
de  tant  d'heures,  tant  de  jours,  tant  d'années  déjà 
passées  ensemble  à  «  voltiger  de  proi)OS  en  autres, 
comme  des  abeilles  qui  rencontreraient  en  leurs  che- 
mins diverses  sortes  de  fleurs  »  î  La  connaissance  a 
bien  commencé  sur  le  Parnasse,  mais  on  y  a  formé 
société  «  moins  pour  les  Muses  que  pour  le  plaisir  ». 
C'est  à  l'occasion  seulement  qu'  «  on  s'y  donne  des 
avis  sincères  lorsque  quelqu'un  d'eux  tombait  dans 
a  maladie  du  siècle  et  faisait  un  livre,  ce  qui  arri- 
vait rarement  »  ;  car  «  la  première  chose  qu'ils  firent 
fut  de  bannir  d'entre  eux  les  conversations  réglées, 
et  tout  ce  qui  sent  sa  conférence  académique  ».  Si 
la  conversation  n'est  pas  réglée,  elle  est  cependant 
assez  suivie  et  assez  sérieuse  pour  nous  donner  une 
idée  de  ce  que  devaient  être,  entre  ces  grands  esprits, 
leurs  entretiens  habituels,  et  nous  assistons  là  à  une 
scène  charmante  de  leur  jeunesse  ! 

La  Fontaine  vient  de  terminer  Psyché;  il  en  pro- 
pose la  lecture  à  ses  amis.  Racine,  qui,  comme  lui, 
"  aimait  extrêmement  les  jardins,  les  fleurs,  les 
ombrages  »  («  ces  passions,  qui  leur  remplissaient 
le  cœur  d'une  certaine  tendresse,  se  ré])andaient 
jusqu'en  leurs  écrits  »j,  demande  que  la  lecture  se 
fasse  à  la  campagne.  Boileau,  moins  rustique,  accepte, 
mais  à  condition  d'aller  voir  «  les  nouveaux  embel- 


L  A(.C    MU  II. 


8:»» 


lissenients   de  Versailles  ».   Le   lendemain,  on  pari 
au  petit  jour,  on  arrive  de  fort  bonne  heure  à  ^  er- 
sailles,  on  passe  la  matinée  à  visiter  la  ménagerie, 
et  à  louer  «   l'artifice  et  les   diverses  imaginations 
de  la  nature,  qui  se  joue  dans  les  animaux  comme 
elle  fait  dans  les   fleurs  ».   La   Fontaine   s'enthou- 
siasme,   avec   une   passion    de   naturaliste   et   d'ar- 
tiste, pour  «  les  demoiselles  de  Numidie  et  certains 
oiseaux  pécheurs  qui  ont  un  bec  extrêmement  long, 
avec  une  peau  au-dessous   qui  leur  sert  de  poche. 
...  Leur  plumage   est    blanc,  mais    d'un  blanc  plus 
clair  que  celui  des  cygnes;  même  de  près  il  paraît 
carné,  et  tire  sur  la  couleur  du  rose  vers  la  racine. 
On   ne  peut  rien  voir  de  plus  beau.   »  Ce  sont  les 
orangers  qui  enchantent   Racine    et   lui   rappellent 
le  Midi  : 

Sommes-nous,  dit-il,  en  Provence? 
Quel  amas  d'arbres  toujours  verts 
Triomphe  ici  de  l'inclémence 
Des  aquilons  et  des  hivers? 

Jasmins  dont  un  air  doux  s'exhale. 
Fleurs  que  les  vents  n'ont  pu  ternir, 
Aminte  en  blancheur  vous  égale 
Et  vous  m'en  faites  souvenir. 

On  dîne,  on  rit,  puis  l'on  s'assied  dans  la  grotte 
de  Thétis.  La  Fontaine,  «  ayant  toussé  pour  se 
nettoyer  la  voix,  commence  sa  lecture  ».  C'est  à  la 
fin  du  premier  livre,  lorsque  le  lecteur  se  repose, 
<pie  s'engage  une  discussion  sur  le  pathétique  et  le 
comique.  Chacun  des  quatre  amis  y  joue  son  rôle  à 


8i  LA    FONTAINE. 

merveille,  l'un  tenant  pour  le  touchant  et  le  tendre, 
lautre  pour  le  gai  et  le  divertissant,  le  troisième  se 
rangeant  du  coté  de  Racine  par  des  raisons  théo- 
riques. Polyphile,  enfin,  son  manuscrit  à  la  main, 
«  qui  écoute  avec  beaucoup  de  silence  et  d'attention  » , 
ne  trouve  qu'un  mot  à  dire,  mais  un  mot,  comnie 
toujours,  personnel  et  naturel  :  «  J'ai  déjà  mêlé 
malgré  moi  de  la  gaîté  parmi  les  endroits  les  plus 
sérieux  de  cette  histoire:  je  ne  vous  assure  pas  que 
tantôt  je  n'en  mêle  aussi  parmi  les  plus  tristes. 
C'est  un  défaut  dont  je  ne  saurais  me  corriger, 
quelque  peine  que  j'y  apporte,  »  Pour  lire  le  second 
livre,  on  s'assied,  dans  les  jardins,  sur  un  gazon, 
près  d'un  ruisseau,  sous  «  des  feuillages  déjà  secs 
et  rompus  en  beaucoup  d'endroits,  qui  laissaient 
entrer  assez  de  lumière  jiour  qu'on  |)ût  lire  aisé- 
ment )).  La  tristesse  un  peu  prolongée,  même  avec 
des  intermittences,  n'est  décidément  pas  le  fait  de 
Polyphile.  Ce  second  livre,  malgré  quelques  lueurs, 
est  terne  et  languissant.  Le  lecteur  le  sentait  bien, 
et  c'est  avec  un  soupir  de  soulagement  qu'il  lance 
à  la  fin  son  Hymne  à  la  Volupté  «  dont  le  dessin  ne 
déplut  pas  tout  à  fait  à  ses  trois  amis  ».  C'est  qu'en 
effet,  dans  cette  invocation  ])ersonnelle,  le  poète  se 
retrouve  tout  entier,  c'est  bien  tout  ce  Polyphile 
'(  qui  aime  toutes  choses  »  avec  sa  franche  joie  de 
vivre,  sa  curiosité  infinie  et  ravie,  son  oj)timisme 
aimable,  tendre,  expansif,  communicatif.  L'élan  est 
admirable  : 


L  A(;i:  Ml  I!.  85 

\'(tliipl('.  Volupté,  qui  fut  jadis  maîtresse 

Du  plus  bel  esprit  de  la  Grèce, 
Ne  me  dédaig-ue  pas,  viens-t'en  log-er  clie/  nii«i  ; 

Tu  n'y  seras  pas  sans  emploi  : 
J'aime  le  jeu,  l'amour,  les   livres,  la  musique, 
La  ville  et  la  campagne,  enfin  tout  :   il  a  est  rien 

Qui  ne  me  soit  souverain  bien 
Jusqu'aux  sombres  plaisirs  d'un  cœur  mclancolir/uc. 
Viens  donc;   et  de  ce  bien,  ô  douce  Volupté, 
Veux-tu  savoir  au  vrai  la  mesure  certaine? 
II  nien  faut  tout  au  moins  un  siècle  bien  conipté; 

Car  trente  ans  ce  n'est  pas  la  peine. 

N'est-ce  pas  là  le  beau,  le  vrai  (lileltantisme  des 
âmes  saines  et  actives,  le  dilettantisme,  lortiPiant  et 
heureux,  des  esprits  larges  et  généreux,  celui  des 
grands  hommes  de  l'Antiquité  et  de  la  Renaissance, 
des  grands  poètes  modernes,  Gœthe  et  Victor  Hugo  ? 
Quelle  joie  de  le  retrouver,  en  pleine  période  clas- 
sique, chez  le  moins  pédant  et  le  plus  sensible  de 
nos  poètes  nationaux! 

Cil  et  là,  à  travers  la  trame  ondoyante  et  légère 
(le  Psyché,  on  voit  le  poète  lancer,  sous  le  premier 
|)rétexte  venu,  des  coups  d'encensoir  inattendus  à 
Louis  XIV  et  même  à  Colbert.  C'était  dans  l'ordre; 
nul  écrivain  ne  se  dérobait  à  cette  règle,  et  il  se 
li'ouvait,  autour  de  La  Fontaine,  i)lus  d'un  ami 
sérieux  pour  la  lui  rappeler.  J.a  maladresse  avec 
laquelle  notre  pauvre  romancier,  volontiers  docile 
aux  conseils  qu'il  croyait  sages,  mais  toujours  inca- 
pable de  soutenir  longtemps  un  rôle  contraire  à  sa 
nature,  s'efforce  de  donner  satisfaction  aux  uns  et 
aux  autres,  devient  presque  touchante,  à  force  de 
naïveté.  Dans  Psvché  même,  il  avait  laissé  traîner, 


^•j  LA    FONTAINE. 

à  propos  des  deux  rois,  beaux-frères  de  rhéroïne, 
des  phrases  singulières  que  la  malignité  des  cour- 
tisans ne  manqua  pas  de  relever.  On  crut  recon- 
naître Jupiter  lui-même  dans  ce  roi  «  qui  a  toujours 
une  douzaine  de  médecins  à  Tentourde  sa  personne  » 
et  dans  celui  «  qui  a  deux  fois  autant  de  maîtresses, 
qui  toutes,  grâce  àLucine,  ont  le  don  de  fécondité  »  ; 
en  sorte  que  «  la  famille  royale  est  tantôt  si  ample 
qu'il  y  aurait  de  quoi  faire  une  colonie  considé- 
rable «.  Des  âmes  charitables  en  firent  la  remarque 
au  poète.  Celui-ci  prétendit  n'y  avoir  pas  vu  malice, 
mais  il  trembla  de  tous  ses  membres,  jusqu'à  ce  que 
le  duc  de  Saint-Aignan  l'eût  rassuré  et  jirésenté  au 
roi,  qui  fut  bon  prince  et  qui  sourit. 

Quelque  bonne  grâce  qu'il  mît,  d'autre  part,  à 
complaire  tantôt  à  ses  pieux  et  savants  amis  de  Port- 
Royal  qui  tournaient,  avec  anxiété,  autour  de  son 
âme  égarée  comme  autour  de  celle  de  Racine,  tantôt 
à  ses  amis  légers  et  inconséquents  de  l'Hôtel  de 
Bouillon,  s'efforçant  de  tenir  entre  eux  la  balance 
égale,  il  sacquittait  difficilement,  jusqu'au  bout,  et 
sans  y  trahir  son  ennui,  des  besognes  fastidieuses 
que  sa  bonté  se  laissait  imposer.  En  1671,  il  laissa 
paraître,  sous  le  couvert  de  son  nom,  un  Recueil  de 
poésies  chrétiennes,  patronné  par  Port-Royal,  et  dont 
les  préfaces  sont  attribuées  à  Lancelot  et  à  Nicole. 
La  seule  pièce  qu'il  y  donna,  uiîe  traduction  du 
|)saume  Diligam  te.  Domine,  est  d'une  faiblesse  excep- 
tionnelle, et,  lorsqu'il  fut  tout  à  fait  maître  de  la 
l)ublication,  il  se  hâta  d'y  introduire,  dans  le  troi- 


\.  \C.\:    ML  H.  87 

sième  volume,  des  fables  et  des  fragments  de  Psydicj,^ 
En  même  temps,  d'ailleurs,  il  publiait,  afin  qu'on  ne 
s'y  trompât  i)oint  et  qu'on  le  prît  pour  ce  qu'il  était, 
quelques  Fables  nouvelles  et  la  troisième  partie  des 
Contes.  Deux  ans  après,  môme  jeu  :  tandis  que  s'étale, 
à  la  devanture  de  Barbin,  un  })oème  édifiant  sur  la 
chasteté,  le  Saint-Malc,  dont  la  matière  a  été  fournie 
par  Arnauld  d'Andilly,  et  qui  paraît  sans  nul  doute 
un  gage  de  l'amendement  du  pécheur,  on  y  vend, 
derrière  le  comptoir,  un  nouveau  recueil  de  contes, 
cette  fois  interdit  par  la  police  et  imprimé  clandes- 
tinement soit  à  Rouen,  soit  dans  les  Pays-Bas. 
Sainte-Beuve  a  finement  apprécié  le  chaste  poème  de 
Saint-Malc,  en  le  qualifiant  de  pensum.  Les  contes, 
en  revanche,  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  vif  et  de  plus 
effronté  dans  toute  la  série,  ceux  qui  touchent  à 
l'obscénité,  les  Troynis^  le  Psaniirr,  le  Diable  en 
/infer,  la  Jument  du  Compère  Pieri-c,  les  Lunclles, 
le  Tableau  !  On  comprend,  de  reste,  avec  les  usages 
du  temps,  que  le  livre  ait  été  interdit.  Le  plus 
piquant  de  l'affaire,  c'est  que  le  poème  sacré,  celui 
qui  devait  donner  à  son  auteur  la  réputation  d'un 
homme  grave,  le  Saint-Malc,  fut  également  interdit,  à 
cause  d'une  nouvelle  distraction.  Dans  son  enthou- 
siasme de  reconnaissance  pour  le  cardinal  de  Bouil- 
lon, auquel  le  livre  était  dédié,  son  poète  lui  avait 
donné  de  V Altesse  Sérénissime ,  titre  réservé  aux 
membres  de  la  famille  royale.  C'était  une  inconve- 
nance criminelle.  Les  deux  livres  se  rejoignirent 
sous  le  pilon. 


as  LA    FONTAINE. 

Durant  ces  années  d'activité  littéraire,  si  soutenues 
et  si  fécondes,  des  chagrins  et  des  ennuis  plus 
graves  n'avaientpas  manqué,  d'ailleurs,  à  notre  insou- 
ciant rimeur.  En  1672,  il  avait  perdu  la  douairière 
d'Orléans,  et,  avec  elle,  la  douce  hospitalité  du 
Luxembourg  et  les  générosités  qui  l'accompa- 
gnaient. En  1673  il  perdait  Molière,  et,  avec  lui, 
son  plus  ferme  et  plus  sincère  soutien  intellectuel. 
Il  semJDle  qu'à  ce  moment  il  se  trouva  fort  désem- 
paré, matériellement  et  moralement.  Nous  avons  la 
preuve  de  ses  embarras  financiers  dans  la  vente  qu'il 
dut  bientôt  faire  de  sa  maison  natale  à  Ghâteau- 
Thierr}',  le  dernier  débris  sans  doute  de  son  patri- 
moine lentement  émietté.  Quant  à  sa  solitude,  elle 
ne  dura  pas  longtemps.  Comme  toujours,  la  Provi- 
dence se  présenta  sous  les  traits  d'une  aimable 
femme,  l'une  des  plus  intelligentes  et  des  plus  cul- 
tivées de  la  société  parisienne,  «  la  Tourterelle  « 
Sablière.  Marguerite  Hessein,  fille  et  sœur  de  finan- 
ciers connus  par  leur  dilettantisme,  épouse  du  mar- 
quis de  la  Sablière,  fermier  général,  habitait,  dans 
le  faubourg  Saint-Antoine,  une  des  plus  belles  rési- 
dences de  ce  quartier  alors  aristocratique,  la  Folie- 
Rambouillet.  Son  salon  était  un  des  plus  recherchés 
de  Paris,  autant  pour  la  gaîté  et  la  liberté  qui  y 
régnaient,  que  pour  le  grand  nombre  d'écrivains  et 
de  savants  qu'on  y  rencontrait.  Mme  de  la  Sablière, 
lettrée  et  tendre,  érudite  et  modeste,  semble  avoir 
été,  dans  le  siècle,  avec  Mme  de  Sévigné,  le  type  le 
plus  accompli  de  la  femme  suj^érieure.  Dune  nature 


L  ACE    MU  H.  «1> 

|)liis  ardente  que  la  marquise  immaculée ,  elle  ne 
résista  pas,  il  est  vrai,  comme  elle  à  tous  les  entraî- 
nements de  son  cœur,  s'attacha  imprudemment  et 
absolument  au  marquis  de  la  Fare;  mais,  lorsqu'elle 
en  fut  trahie,  lorsqu'elle  connut  l'indignitc  de  ce 
triste  amant,  que  ses  amis  appelaient  déjà  M.  de  la 
Cochonnière,  elle  en  fut  inconsolablement  brisée, 
renonça  à  tout,  s'agenouilla  en  Dieu,  se  laissa  mourir. 
Il  n'y  a,  pour  elle,  dans  toutes  les  correspondances 
et  chroniques  du  temps,  qu'admiration  et  indulgence, 
reconnaissance  et  tendresse.  On  n'y  relève  que  deux 
insultes  :  l'une  part  d'une  vieille  fille  méprisante  et 
jalouse,  Mlle  de  Montpensier,  qui  ne  i)ut  voir,  sans 
liaine,  le  salon  des  La  Sablière  s'emplir  aux  dépens 
du  sien  et  qui  l'appelle  «  petite  bourgeoise  savante 
et  précieuse  »  ;  l'autre  est  due  à  un  vieil  homme  de 
lettres,  célibataire  hargneux,  notre  Boileau,  qui  ne 
lui  pardonna  jamais  de  justes  remarques  sur  son 
ignorance  scientifique  et  qui  attendit  sa  mort  pour 
se  venger,  sans  héroïsme,  de 

Cette  savante 
Qu'estime  Roberval  et  que  Sauveur  fréquente 

Roberval  et  Sauveur,  de  l'Académie  des  sciences, 
étaient  en  effet  de  ses  meilleurs  amis  et  elle  s'occu- 
pait avec  eux,  sans  pédantisme  et  sans  i)rétention, 
(le  questions  de  science  et  de  philosophie.  Elle  avait 
Micmc  déjà  offert,  sous  son  toit  hospitalier,  une 
demeure  à  Bernier  avant  de  lui  donner  l^a  Fontaine 
|)our  compagnon. 


t  1  LA    FONTAINE. 

Les  sept  ou  huit  années  que  le  poète  passa 
à  la  Folie-R.ambouillet,  sous  la  tutelle  de  cette  pro- 
tectrice délicate  et  désintéressée  qui  lui  épargnait 
les  moindres  heurts  de  la  vie  matérielle,  furent 
proljablement  ses  plus  heureuses.  Au  rebours  de  ses 
j)atrons  et  patronnes  antérieurs,  Mme  de  la  Sablière 
n'exigeait  de  lui  qu'une  chose,  c'est  qu'il  s'abstînt  de 
lui  adresser  aucune  flatterie,  ni  galanterie.  Ayant 
toute  liberté  d'écrire  à  son  gré  et  de  vivre  à  sa  guise, 
le  poète  en  profita  pour  ruminer  ses  meilleures 
fables  et  pour  fréquenter  le  théâtre.  L'Hôtel  de  Bour- 
gogne, où  la  Champmeslé  mettait  toute  son  âme  et 
son  cœur  au  service  de  Racine,  dans  Mitliriclatc\ 
Iplùgéiiie  et  Phèdre,  le  Palais-Royal,  où  la  troupe 
de  l'Opéra  avait  remplacé  la  troupe  de  ^lolière,  après 
la  mort  de  son  chef,  l'attiraient  également.  Le  monde, 
vivant  et  libre,  des  comédiens  et  des  musiciens  ne 
lamusait  pas  moins.  Tout  le  temps  qu'il  ne  passe 
j)as  à  l'Hôtel  de  la  Sablière  où  à  l'Hôtel  de  Bouillon, 
il  le  donne  à  la  grande  actrice,  la  Champmeslé,  dont 
il  est  un  des  adorateurs  discrets,  ou  à  M.  de  Xiert. 
valet  de  chambre  du  roi,  chargé  de  la  direction  de 
l'opéra,  musicien  et  collectionneur  émérite,  protec- 
teur septuagénaire  de  Mlle  Gertin,  déjà  célèbre,  à 
quinze  ans,  comme  claveciniste.  Avec  l'enthousiasme 
qu'il  apporte  en  tous  ses  plaisirs,  il  ne  pouvait  long- 
temps fréquenter,  en  simple  amateur,  les  loges  et  les 
coulisses.  Tandis  qu'il  se  laisse  aller  insensiblement 
à  devenir  le  collaborateur  du  mari  de  la  Champmeslé 
pour  quelques  comédies,  il  commet  une  plus  grande 


L  AC.i:    ML  II.  \)l 

imprudence  encore  en  promettant  un  livret  d'opéra 
à  Lulii. 

Pour  un  artiste  tel  que  La  Fontaine,  ne  travail- 
lant qu'à  son  tem[)s  et  à  son  caprice,  incapable  de 
soumettre  l'indépendance  de  sa  fantaisie  à  une  disci- 
pline rigoureuse  ou  à  une  longue  soumission,  d'une 
conscience  extrême  et  méticuleuse  en  fait  de  style, 
de   langage,  de   technique,  pouvait-il    être  de  pire 
supplice  que  celui  de  subir  les  exigences  incessantes 
d'un  collaborateur  égoïste  pour  lequel  la  matière  lit- 
téraire n'était  qu'une  matière  indifférente,  maniable 
et  taillable  à  merci  ?  Lulli  avait,  à  cet  égard,  une  répu- 
tation établie;  quand  il  avait  demandé  à  Thomas  Cor- 
neille un  Bellérop/ioii,  il  lui  avait  fait  faire  et  refaire 
deux  mille  vers  et  n'en  avait  pris   que  six   cents; 
sa  fatuité,  son  impertinence,  son  mauvais  caractère 
étaient  connus,  mais  il  avait  tant  détalent  et  La  Fon- 
taine aimait  tant  la  musique  !  La  Daphné  ne  fut  jamais 
terminée    et    les   fragments  en  sont   fort  incolores. 
Cette  déconvenue   du    Ijonhomme    nous  a  valu,  en 
revanche,  une  des   pages  les  i)lus  vives  et  les  plus 
ressenties  cpi'une  blessure  personnelle  lui  ait  pu  in- 
spirer, la  pétulante  et  amusante  satire  du  Florentin. 
Il  ne  savait  pas,  d'ailleurs,  être  vindicatif;  après  avoir 
fustigé  si  vertement  le  musicien,  il  se  laissa  raccom- 
moder avec  lui  et  ne  cessa,  inalgré  cette  leçon,  tou- 
jours attiré  })ar  les  planches,  de  rimer  quelque  opéra. 
Sa  réputation,  cependant,  s'établissait  rapidement, 
par  la  diffusion    des   fables   et  des   contes,   malgré 
l'insuccès  de  ses  tentatives  dramatiques.  La  victoire 


92  LA    lO-NTAINt. 

de  lécole  nouvelle,  de  l'école  de  la  vérité,  avait  été 
assurée  par  Molière,  avant  sa  mort,  et  ])ar  les  der- 
nières œuvres  de  Racine.  Boileau  triomphait  et  il 
affirmait  son  triomphe  en  élevant  un  monument  défi- 
nitif, l  Art  poétique,  qui  devait  consacrer  définitive- 
ment la  gloire  des  bons  poètes  et  l'humiliation  des 
mauvais.  Désormais,  la  littérature  française  avait  ses 
tal)les  de  la  loi  écrites  sur  le  Parnasse  par  un  pro- 
phète inflexible,  dans  un  long  entretien  avec  un 
Phébus  à  perruque.  La  conviction  majestueuse,  l'iné- 
branlable assurance  avec  laquelle  le  législateur  for- 
mulait ses  règles  et  appliquait  ses  jugements,  faisait 
croire  à  beaucoup  que  ces  règles  étaient  divines 
et  que  ses  jugements  seraient  éternels.  Cependant, 
iiors  de  Versailles,  à  Versailles  même,  tout  le  monde 
ne  se  prosterna  pas.  Les  admirateurs  de  La  Fontaine, 
déjà  nom])reux,  s'étonnèrent  que  son  nom,  celui  d'un 
compagnon  de  lutte,  d'un  ami  de  jeunesse,  d'un  col- 
laborateur qui  n'avait  pas  été  étranger  à  la  confection 
des  badinages  sortis  de  la  Pomme  de  Pin  et  de  la 
Croix  de  Lorraine,  le  Chapelain  décoiffé  et  les  Plai- 
deurs, n'y  fut  même  pas  rappelé.  On  s'étonna  plus 
encore  que  l'apologue,  ce  modèle  antique  et  véné- 
rable de  la  poésie  morale,  dans  lequel  s'étaient 
illustrés  Esope,  Phèdre,  Babrius,  et  tant  d'autres, 
n'v  fût  pas  admis  parmi  les  genres  de  littérature  que 
l)Oiivaient  pratiquer  les  honnêtes  gens. 

i'^tail-ce  ignorance  de  la  valeur  des  Fables?  Ktait- 
re  indifférence  j^our  des  productions  d'un  ordre 
populaire?  Ktait-ce  anti|)at]iie  personnelle  pour  l'au- 


L  A(;i:  M  LIS.  '.i3 

teur?  Il  se  [)oiiri-ail  l)ien,  en  exaniinanl  les  choses 
de  près,  qu'il  y  eût  chins  le  silence  de  Ijoileau  un 
peu  de  tout  cela,  (^u'il  n'ait  point  goûté  entièi-ement 
le  charme  délicat  et  familier  de  celte  poésie  sans 
apprêt,  qu'il  l'ait  piise  j)our  une  poésie  inférieure 
et  pédestre  parce  qu'elle  ne  déj)lo yait  j)as  tout  d  aboi'd 
ses  ailes,  qu'il  ait  regardé  comme  une  négligence 
blâmable  sa  merveilleuse  indépendance  d'allures, 
qu'il  ait  été  i)eu  sensible  à  toutes  ces  qualités  d'ar- 
tiste, d'observateur,  de  paysagiste,  par  lesquelles 
le  poète  rajeunissait  tous  ces  contes  de  nourrices  et 
de  paysans,  c'est  ce  que  prouve  surabondamment 
sa  façon  de  refaire  uu  chef-d'œuvre  qu'il  trouvait 
«  languissant  »  et  «  écrit  dans  la  langue  de  Marot  », 
la  Mort  et  le  Bnclieron.  La  Fontaine,  quelque  temps 
après,  lui  rendait,  d'ailleurs,  avec  usure,  la  monnaie 
de  sa  pièce;  il  accentuait  encore  l'inégalité  des  talents 
en  reprenant,  pour  son  compte,  V Huître  et  les  Plai- 
deurs. Que  Boileau,  d'autre  part,  ait  considéré  la 
fable,  avec  des  animaux  et  des  plébéiens  pour  acteurs, 
comme  un  genre  inférieur  qu'on  devait  repousser 
du  Parnasse  avec  le  même  dédain  que  le  roi  excluait 
de  ses  collections  les  magots  de  Teniers,  c'est  ce 
que  nous  peut  faire  supposer  son  système  de  clas- 
sification nobiliaire. 

Quant  aux  motifs,  grands  ou  petits,  d'antipathie 
personnelle,  depuis  le  relâchement  des  liens  de  jeu- 
nesse, on  n'est  pas  à  les  compter.  Sans  parler  du 
peu  de  resj)ect  que  devait  inspirer,  au  fond,  à  un 
homme    de    tenue   sévère,     d'une    dignité    un    |)eu 


•ji  LA  iomaim:. 

farouche,  de  convictions  arrêtées  et  inébranlables. 
ce  barbon,  de  mise  négligée  et  de  mœurs  dissolues, 
qui  n'avait  su  garder  ni  son  patrimoine,  ni  son  foyer 
domestique,  ni  son  indépendance,  qui  répandait  ses 
rimes  aux  pieds  des  dames  ou  des  filles,  n'était-il 
pas  avéré  que  La  Fontaine,  familier  des  Bouillon  et 
des  La  Sablière,  vivait  dans  un  monde  où  les  vic- 
times de  Boileau  navaient  point  toutes  perdu  leur 
prestige  et  trouvaient  encore  des  admirateurs?  Quel- 
que effort  d'impartialité  qu'il  fît  pour  comprendre 
un  talent  qui  ne  l'attirait  pas,  comme  contraire  à  ses 
principes,  Boileau  y  pouvait  d'autant  moins  parvenir 
fjue  l'apparence  extérieure  de  l'homme,  son  laisser- 
aller  de  conduite,  ses  imprudences  de  langage  vis-à- 
vis  des  grands  et  de  la  cour,  Tétonnaient.  l'inquié- 
taient, lui  répugnaient  peut-être.  Il  a  donc  pu  croire, 
en  pleine  conscience,  que  ses  contemporains  s'exa- 
géraient la  valeur  du  fabuliste,  et  que  la  postérité 
en  reviendrait.  Dans  la  lettre  qu'il  écrivit  à  Maucroix 
après  la  mort  de  leur  commun  ami,  il  parle  de  lui 
avec  une  sécheresse  brève,  qui  n'indique  pas  un 
chagrin  bien  profond;  c'est  par  ouï-dire  et  d'après 
Racine  qu'il  connaît  les  détails  de  sa  conversion;  il 
avait  cessé  de  le  fréquenter. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  admirateurs  que  le  fabuliste 
avait  en  cour  ne  se  tinrent  pas  pour  battus,  et  leur 
protection  prit  la  forme  d'un  joujou  que  Mme  de 
Thianges,  sœur  de  la  Montespan,  offrit  au  duc  du 
Maine  le  1"  janvier  1675,  quelques  mois  après  la 
publication  de  V Art  poétique.  C'était  un  petit  théâtre, 


L  A  ci:    MV\l.  î»5 

la  Chanilrr  du  Sublime,  meublé  de  figures  de  cire. 
Sur  le  seuil,  on  voyait  Despréaux,  armé  d'une  four- 
che, écartant  quelques  mauvais  poètes.  Il  n'avait  que 
Racine  auprès  de  lui,  mais  Racine  faisait  signe  à 
La  F'ontaine  d'aj>procher.  L'allusion  était  claire  et 
fine  et  l'on  avait  sans  doute  attribué  à  Racine  le  rôle 
qu'il  dut  remplir  entre  ses  deux  amis.  On  ne  sail  si 
la  plaisanterie  fut  du  goût  du  roi  et  contribua  à  le 
mettre  en  de  meilleures  dispositions.  L'incorrigible 
rimeur,  avec  son  à-propos  accoutumé,  ne  lui  laissa 
pas  le  temps  de  les  manifester.  C'est  trois  mois 
après  qu'il  se  faisait  saisir  par  le  lieutenant  de  police 
son  nouveau  recueil  de  contes.  Il  ne  seconda,  en 
réalité,  les  bonnes  intentions  de  ses  amis,  ne  cher- 
cha sérieusement  à  se  mettre  bien  en  cour  qu'en  1678, 
lorsqu'il  eut  achevé  cinq  autres  volumes  de  Fables, 
qu'il  dédia  solennellement  à  Mme  de  Montespan.  Il 
faisait  suivre,  d'ailleurs,  celte  dédicace  d'une  de  ses 
plus  vives  satires  de  l'injustice  des  grands,  les  Ani- 
tnaux  malades  de  la  peste.  Il  fut,  néanmoins,  grâce 
à  la  favorite,  admis  à  présenter  ses  hommages,  avec 
son  volume,  au  seigneur  Lion,  c|ui  le  gratifia  d'une 
bourse  d'or.  La  légende  raconte  qu'il  avait  oublié, 
en  arrivant,  le  volume  qu'il  voulait  offrir,  et,  en  s'en 
allant,  la  bourse  qu'on  venait  de  lui  donner.  Quoi 
qu'il  en  soit,  Louis  XIV,  ni  à  ce  moment,  ni  plus 
lard,  ne  lui  attribua  une  grande  importance  et  ne 
pensa  surtout  à  le  mettre  en  balance  avec  Boileau  ; 
on  le  vit  bien,  quelques  années  après,  quand  tous 
deux  se  j^résentèrent  à  l'Académie. 


CHAPITRE  IV 

L'ACADÉMIE  —  LA  CONVERSION 

(1683-1695) 


11  est  possible  que  les  amis  de  La  Fontaine  aient 
songé  plus  tôt  pour  lui  à  l'Académie,  mais  c'est 
seulement  en  1683,  après  la  mort  de  Colbert,  qu'il 
manifesta  le  désir  d'y  entrer.  L'immense  succès  des 
Fables^  surtout  des  dernières,  les  «  divines  «,  lui 
avait  donné,  dans  le  public,  une  situation  au  moins 
égale  à  celle  de  Boileau,  malgré  V Art  poétique  et  le 
Lutrin.  Le  législateur  du  Parnasse  pouvait,  il  est 
vrai,  compter,  plus  que  jamais,  sur  la  faveur  du  roi, 
depuis  que  Mme  de  JNIontespan  avait  reçu  son 
congé,  que  Mlle  de  Fontanges  avait  été  oubliée,  et 
que  la  cour,  sous  la  tutelle  invisible  et  présente  de 
Mme  de  Maintenon,  allait  tourner  à  des  apparences, 
de  plus  en  plus  solennelles,  de  gravité  et  de  dévo- 
tion. L'incorrigible  rimeur  de  contes  licencieux  et 
clandestins,   qu'on   n'y  avait  jamais  accueilli   qu'en 


L  ACADKMIi:.     L.V    CON\  ICUSION.  *♦/ 

passant,  ne  devait,  au  contraire,  s'attendre  qu'à  une 
bienveillance  médiocre  de  la  ])art  de  la  veuve  Scarron 
qu'il   avait  connue   autrefois,  chez  le  surintendant, 
moins  rigide  et  moins  puissante,  en  des  temps  d'hu- 
miliations dont  elle  n'aimait  pas  à  se  souvenir.  Au 
lieu  d'améliorer  sa  situation  vis-à-vis  du  roi  et  vis- 
à-vis  d'elle,  il  semblait  encore,  par  ses  étourderies 
et    ses   imprévoyances,   tout    faire  depuis   quelques 
Années  pour  la  compliquer  et   l'empirer.   Avec   sa 
maladresse  habituelle,  il  avait  flatté  trop  tard  Mme  de 
Monlespan,  au  moment  où  son  pouvoir  allait  décli- 
ner, il   avait  encensé  trop  vite  Mlle  de  Fontanges, 
dont  la  faveur  fut  éphémère,  et  il  vivait  de  plus  en 
plus  dans  un  monde  de  libertins  mal  vus  de  la  cour, 
depuis  que  la  conversion  et  la  retraite  de  Mme  de 
la  Sablière  l'y  avaient  laissé  retombei\  Néanmoins 
il  s'était  fait,  par  l'aménitc'  de  son  caractère  et  par 
la  sûreté   de  ses  relations,  par   sa  modestie   et  par 
sa   bienveillance,    autant   d'amis    que    le    satirique 
s'était  fait  d'ennemis  par  son  caractère  entier  et  par 
son  esprit  mordant.  On  pouvait  donc  s'attendre  à 
une  lutte  très  vive   dans   l'Académie,  malgré  l'opi- 
nion connue  du   protecteur   royal,  dont  l'approba- 
tion était  indispensable,  et  malgré  la  présence,  dans 
la  compagnie  même,  d'un   certain  nombre  d'ecclé- 
siastiques  ou   de   commis    dont   le  vote   n'était   pas 
libre. 

Le  jour  de  la  discussion  des  titres,  l'un  des  ser- 
viteurs du  roi,  le  président  Rose,  eut  le  mauvais  goût 
de  jeter  sur  la  table  de  l'Académie   le  volume   des 

7 


08  LA    lONTAIMÎ. 

Contes.  Comme  chacun  savait  qu'en  penser  et  qu'on 
ne  ])arut  nullement  se  scandaliser  :  «  Allons,  mes- 
sieurs, fit-il,  piqué  et  dépité,  je  vois  bien  qu'il  vous 
faut  un  Marot  !  «  «  Et  à  vous,  une  marotte  !  »  répliqua 
Benserade.  On  passa  au  scrutin.  La  Fontaine  obtint 
seize  voix,  Boileau  n'en  eut  que  sept.  Le  directeur, 
Jean  Donjat,  alla,  suivant  la  règle,  demander  à  Ver- 
sailles l'approbation  royale,  mais  Louis  XIV  le  reçut 
plus  que  sèchement  :  «  Je  sais  qu'il  y  a  eu  du  bruit  et 
de  la  cabale  à  l'Académie  »  ;  puis,  le  congédiant  :  «  Je 
ne  suis  pas  encore  déterminé,  je  ferai  savoir  mes 
intentions  à  l'Académie  ».  Il  se  détermina  au  silence. 
Les  choses  en  restèrent  là  jusqu'à  la  mort  de  Bezons, 
le  12  mars  1084.  L'Académie  comprit  ce  qu'elle 
avait  à  taire.  Le  15  avril,  elle  nomma  Boileau  à  l'una- 
nimité; le  20  avril,  le  roi  déclara  que  «  ce  choix  lui 
était  très  agréable  ».  Il  ajouta  qu'on  pouvait  recevoir 
incessamment  La  Fontaine,  «  qui  avait  promis  d'être 
sage  ».  Quelques  jours  après,  l'élection  de  La  Fon- 
taine était  ratifiée  aussi  à  l'unanimité,  et  le  fabuliste 
était  reçu  dès  le  2  mai  suivant. 

Cette  séance  fut  certainement  des  plus  curieuses 
pour  la  galerie.  Le  bonhomme  débuta,  suivant  ses 
habitudes,  par  un  exorde  narquois,  d'une  naïveté 
de  circonstance  qui  semble  friser  l'impertinence  : 
«  Vous  voyez,  messieurs,  par  mon  ingénuité  et  par 
le  peu  d'art  dont  j'accompagne  ce  que  je  dis,  que 
c'est  le  cœur  qui  vous  remercie,  et  non  pas  l'esprit  ». 
L'exagération  des  protestations  qui  suivent  et  des 
flagorneries  à  l'adresse  des  protecteurs,  non  moins 


LACADKMIi:.     I.A    CONN  F.HSION.  <.«9 

([lie  l'effort  pénible  des  développements,  à  coups  de 
lieux  communs  et  de  citations  classiques,  témoignent 
qu'il  a  mis,  en  elfet,  peu  d'art  dans  cette  courte 
harangue,  et  que  l'éloquence  officielle  n'était  pas  son 
fait.  Benserade,  Saint-Amant,  et  d'autres  durent 
sourire  lorsque  leur  nouveau  confrère  les  compli- 
menta de  savoir  parler,  aussi  bien  que  les  vers, 
langue  des  dieux,  et  la  prose,  langue  des  hommes, 
.«  le  langage  de  la  piété  »  qui  les  surpasse.  «  Je 
devrais  l'avoir  apprise  en  vos  compositions,  où  elle 
éclate  avec  tant  de  majesté  et  de  grâce.  Vous  me 
l'enseignerez  beaucoup  mieux  lorsque  vous  joindrez 
la  conversation  aux  préceptes.  »  Dans  l'éloge  de 
Louis  le  Grand,  qui  termine  le  discours,  à  travers 
lamas  des  amplifications  pompeuses  et  banales , 
le  fabuliste  glisse  une  allusion  à  ses  propres  dis- 
grâces, avec  cette  ironie  de  sainte  nitouche  dans 
laquelle  il  est  passé  maître  :  «  rsotre  j)rince  ne  fait 
rien  c{ui  ne  soit  orné  de  grâces,  soit  qu'il  donne,  soit 
qu'il  refuse;  car,  outre  qu'il  ne  refuse  que  quand  il 
le  doit,  c'est  d'une  manière  qui  adoucit  le  chagrin  de 
n'avoir  pas  obtenu  ce  qu'on  lui  demande.  S'il  m'est 
permis  de  descendre  jusqu'à  moi,  contre  les  pré- 
ceptes de  la  rhétorique,  qui  veulent  que  l'oraison 
aille  toujours  en  croissant,  un  simple  clin  d'œil  m'a 
renvoyé,  je  ne  dirai  pas  satisfait,  mais  plus  que 
comblé  ». 

La  docilité  avec  laquelle  le  récij)iendaire   fai 
son  acte  de  contrition  ne  désarma  pas  l'austé^* 
directeur,  l'abbé  de  la  ÇlwHwkte.  Ce  vertt 


100  LA    FONTAINE. 

siastique  ne  dissimula  point  l'ignorance  dans  laquelle 
il  était  et  il  entendait  rester  toujours  des  ouvrages  du 
poète,  dont  il  aurait  fait  l'éloge  «  si  sa  profession  ne 
l'avait  point  sevré  de  bonne  heure  des  douceurs  delà 
poésie  »,  et  s'il  était  «  plus  versé  dans  la  lecture  de 
ses  Fables  ».  L'auteur,  lui-même,  ayant  maintenant 
l'honneur  d'être  académicien,  c'est-à-dire  de  pouvoir 
«  travailler  pour  la  gloire  du  Prince,  consacrer  uni- 
quement toutes  ses  veilles  à  son  honneur,  ne  se  pro- 
poser d'autre  but  que  l'éternité  de  son  nom  »,  aura 
])Our  devoir  de  les  oublier.  «  Ne  comptez  pour  rien, 
Monsieur,  tout  ce  que  vous  avez  fait  par  le  passe — 
Songez  jour  et  nuit  que  vous  allez  doréna"\ant  tra- 
vailler sous  les  yeux  d'un  Prince  qui  s'informera  du 
progrès  que  vous  ferez  dans  le  cliemin  de  la  vertu  et 
qui  ne  vous  considérera  qu'autant  que  vous  y  aspi- 
rerez de  la  bonne  sorte.  »  La  pluj^art  des  académi- 
ciens trouvèrent  que  c'était  abuser  du  droit  de  ser- 
mon, mais  ils  prenaient  patience;  ils  savaient  que 
le  récipiendaire  aurait  le  dernier  mot,  car  on  l'avait 
autorisé  à  clore  la  séance,  en  parlant  sa  vraie  langue, 
par  un  discours  en  vers. 

Ce  discours  est  celui  qui  porte  la  dédicace  :  «  A 
Madame  de  la  Sablière  ».  Par  un  sentiment  délicat 
de  reconnaissance  pour  celle  qui,  depuis  plus  de 
dix  ans,  avait  été  sa  tutrice,  La  Fontaine  voulait 
que  ce  nom  respecté  et  bien-aimé  fût  publiquement 
associé  à  son  triomphe.  Puisqu'il  fallait  faire  une 
confession  publique,  un  aveu  de  ses  fautes  passées  et 
des  promesses  d'amendement,  c'est  à  elle  qu'il  les 


i/aCADKMIK.    —    LA    CONVI-nSION.  K'I 

voulait  faire:  il  le  pouvait  d'autant  mieux  que  la 
charmante  pécheresse  était  la  première  entrée  dans 
la  voie  du  repentir  et  que,  depuis  la  trahison  de  son 
amant  et  la  mort  dramatique  de  son  mari  qui  n'avail 
pu  survivre  à  sa  dernière  maîtresse),  survenues 
presque  en  même  temps,  elle  donnait  rexenq)le  de 
la  charité  sans  étalage  et  de  la  dévotion  sans  affec- 
tation. Cette  épître  n'est,  en  elfct,  qu'une  confession 
personnelle,  dont  la  sincérité,  lémotion,  la  chaleur 
contrastent  heureusement  avec  la  solennité  labo- 
rieuse du  discours  en  prose.  Jamais  le  poète,  qui  a 
si  souvent  parlé  de  lui,  ne  s'ouvrira  d'une  façon  plus 
franche  et  plus  ingénue,  dans  un  langage  plus  har- 
monieux et  plus  attendri,  et  mieux  fait  pour  lui  attirer 
tous  les  pardons  comme  toutes  les  indulgences. 
On  ne  saurait  s'analyser  avec  plus  de  clairvoyance, 
de  tact  et  de  mesure.  Le  début  est  d'une  mélan- 
colie et  d'une  noblesse  qui  auraient  dû  attendrir 
Lamartine  : 

Désonnais  que  ma  uiuso.  aussi  bien  que  mes  jours. 

Touche  de  son  déclin  l'inévitable  cours, 

Kt  que  de  ma  raison  le  llainbeau  va  s  éteintlre. 

Irai-je  consacrer  les  restes  à  me  plaindre. 

Et,  prodigue  d'un  temps  par  la  Parque  attendu. 

Lo  perdre  àreccretter  celui  que  jai  perdu? 

Kt,  après  avoir  longuement  déploré  la  façon  insou- 
ciante'dont  il  a  dépensé  sa  vie,  en  '<  pensées  amu- 
santes, vagues  entretiens,  romans  et  jeux,  et  cent 
autres  passions,  des  sages  condamnées  »,  il  avoue 
que,  s'il  était  sage,  il  suivrait  les  exemples  que  lui 


102  LA    FONTAINE 

donne  sa  bienfaitrice,  mais  il  a  si  peu  de  confiance 
en  lui-même  î 

J  entends  que  l'on  me  dit  :  «  Quand  donc  veux-tu  cesser? 

Douze  lustres  et  plus  ont  roulé  sur  ta  vie  : 

De  soixante  soleils  la  course  entresuivie 

!Ne  t'a  pas  vu  goûter  un  moment  de  repos  : 

Quelque  part  que  tu  sois,  on  voit  à  tout  propos 

L'inconstance  dune  âme  en  ses  plaisirs  légère, 

Inquiète,  et   partout  hôtesse  passagère; 

Ta  conduite  et  tes  vers,  chez  toi  tout  s'en  ressent  ; 

On  te  veut  là-dessus  dire  un  mot  en  passant  : 

Tu  changes  tous  les  jours  de  manière  et  de  style  ; 

Tu  cours  en  un  moment  de  Térence  à  Virgile  : 

Aussi  rien  de  parfait  nest  sorti  de  tes  mains. 

Eh  bien!  prends,  si  tu  veux,  encor  d'autres  chemins  : 

Invoque  des  neuf  Soeurs  la  troupe  tout  entière; 

Tente  tout,  au  hasard  de  gâter  la  matière  : 

On  le  souffre,  excepté  tes  contes  d'autrefois.    » 

C'était  bien,  en  effet,  ce  que  lui  avait  demandé  l'abbé 
de  la  Chambre,  et  il  lui  répond  avec  une  parfaite 
franchise  : 

J'ai  presque  eni'ie,  Iris,  de  suivre  cette  coix  ; 

J'en  trouAc  l'éloquence  aussi  sage  que  forte. 

Vous  ne  parleriez  pas  ni  mieux,  ni  d'autre  sorte  : 

Serait-ce  point  de  vous  qu'elle  viendrait  aussi.' 

Je  m'avoue,  il  est  vrai,  s'il  faut  parler  ainsi, 

Papillon  du  Parnasse,  et  semblable  aux  abeilles 

A  qui  le  beau  Platon  compare  nos  merveilles; 

Je  suis  chose  légère  et  vole  à  tout  sujet  : 

Jp  vais  de  fleur  en  fleur,  et  d'objet  en  objet  : 

A  beaucoup  de  plaisir  je  mêle  un  peu  de  gloire. 

J'irais  plus  haut,  peut-être,  au  temple  de  Mémoire, 

Si  dans  un  genre  seul  j'avais  usé  mes  jours; 

Mais  quoi  !  je  suis  volage  en  vers  comme  en  amours! 

En  somme,  il  ne  s'engage  à  rien.  Il  réserve  toute  sa 


l'ACADKMIK.    —    LA    CONM-nSION. 


1U3 


liberté,  avec  une  connaissance  de  soi-même  qui  doit 
éclairer  ses  confrères,  et,  s'il  énumère,  assez  péni- 
blement, à  la  lin,  par  acquit  de  conscience,  la  série 
des  devoirs  qu'il  lui  faudrait  remplir  pour  qu'Iris 
soit  satisfaite,  il  se  garde  bien  de  faire  aucune  pro- 
messe formelle,  il  ne  laisse  d'illusions  sur  son 
compte  qu'à  ceux  qui  en  veulent  avoir  : 

T.'l  (|uc  fui  mon  printemps  je  crains  que  l'on  no  voie 
Les  plus  (hors  do  mes  jours  aux  vains  désirs  en  proie. 

En  ce  moment,  en  effet,  malgré  ses   soixante-trois 
ans,  le  vieux  Champenois,  toujours  robuste  et  alerte, 
ne  prenait  guère  le  chemin  de  la  sagesse.  Depuis 
trois  ans,  Mme  de  la  Sablière  avait  quitté  le  vaste 
h(,tel  du  faubourg  Saint-Antoine  pour  une  demeure 
plus  modeste  dans  le  faubourg  Saint-Honoré,  con- 
crédiant  ses  hôtes   et  le  plus  grand  nombre  de   ses 
"ens,  n'emmenant  avec  elle  que  «  son  chien,  son  chai 
et  La  Fontaine  ».  Mais  ni  le  chien,  ni  le   chat,  m 
surtout  le  vieux  poète  n'avaient  retrouvé  les  mêmes 
douceurs   dans  le    nouveau    logis   où    la   marquise, 
adonnée  désormais  aux  bonnes  œuvres  et  aux  prati- 
ques  dévotes,  ne  séjournait  plus  qu'en  passant,  et 
qu'elle  finit  même  par  abandonner  tout  à  fait  pour 
habiter   le   couvent    des    Incurables.    La    Fontaine, 
il  est  vrai,  s'était  installé,  fort  agréablement,  dans 
l'appartement  qui  lui  était  laissé,  il  y  recevait  joyeuse 
compagnie  dans  un  cabinet  orné  de  bustes  des  philo- 
sophes; il  avait  même  acheté  un  clavecin  pour    es 
dames  de  l'Opéra  qui  l'y  visitaient,  mais,  n'ayant  plus 


lui  LA    ION']  AI  m:. 

le  salon  de  Mme  de  la  Sablière  pour  s'y  livrer  à  ses 
causeries  familières,  il  vivait  plus  que  jamais  au 
dehors.  Par  la  société  assez  libre  de  lllôtel  de 
Bouillon,  il  avait  été  introduit  dans  la  société  plus 
libre  encore  des  Vendôme  et  des  Gonti,  il  devint 
vite  le  commensal  habituel  et  indispensable  des  sou- 
pers du  Temple  et  des  parties  de  l'Isle-Adam.  Ce 
n'était  point  là,  dans  la  compagnie  de  La  Fare  et  de 
Chaulieu,  qu'il  pouvait  recevoir  de  sérieux  encou- 
ragements à  persévérer  dans  le  repentir,  comme  l'y 
engageait  l'Académie.  Xous  le  voyons,  au  contraire, 
dans  ce  milieu  cynique,  perdre  ce  qui  lui  pouvait 
rester  de  dignité  en  des  distractions  séniles  de  plus 
en  plus  dégradantes.  Son  épître  au  duc  de  Vendôme, 
pour  le  remercier  de  ses  libéralités,  ne  laisse  aucun 
doute  sur  l'emploi  qu'il  en  fera  : 

Le  reste  ira,  ne  vous  déplaise, 

En  bas-reliefs,  et  csetcra. 

Ce  mot-ci  s'interprétera 

Des  Jeannetons,  car  les  Clymèiics 

Alix  vieille^;  g'ens  sont  inhumaines. 

Cependant,  au  milieu  de  ce  troupeau  de  Jeannetons 
anonymes,  apparaît  une  sorte  de  demi-Clymène  qui, 
dans  ses  dernières  années,  empauma  le  vieillard 
jusqu'à  devenir  sa  confidente  littéraire  et  obtenir  de 
lui  le  dépôt  de  manuscrits  qu'elle  publia  après  sa 
mort.  Xous  sommes  édifiés  aujourd'hui  sur  la  valeur 
morale  de  Mme  Ulrich.  Fille  d'un  violon  de  l'Opéra, 
"débauchée  par  Dancourt,  épousée  par  un  maître 
d'hôtel  du  comte  d'Auvergne,  elle  tenait  une  espèce 


I,  Ac.\ni;Mii: .   —  i.v  conviiiision.  1(».% 

(le  tripot  où  des  petits-maîtres  et  des  officiers 
venaient  jouer  et  boire.  A  l'époque  même  où  elle 
s'amusait  de  La  Fontaine  en  lui  faisant  une  j)eur 
atroce  de  son  mari,  elle  entretenait  des  intrigues 
en  partie  double  avec  le  marquis  de  Sablé  et  son 
frère.  Plus  tard,  en  vieillissant,  elle  s'afficha  d'une 
façon  si  scandaleuse  que  la  police  s'en  dut  mêler, 
la  loger  d'abord  aux  Madeionnettes,  et  enfin  à  l'Hô- 
pital (iénéral. 

Cette  dernière  et  triste  liaison  paraît  avoir  duré 
jusqu'à  la  fin  de  1()02,  époque  à  laquelle  une  grave 
maladie  terrassa  tout  d'un  coup  le  robuste  vieillard 
([ui,  jusque-là,  avait  résisté  à  toutes  les  atteintes  du 
temps.  En  effet,  durant  ces  huit  années  qui  s'écou- 
lèrent entre  son  entrée  à  l'Académie  et  sa  conversion, 
nous  le  voyons,  avec  un  entrain  merveilleux,  mêler 
à  tous  les  plaisirs  mondains  dont  il  prend  une  large 
part  les  travaux  de  toute  espèce.  Il  restera  jusqu'au 
bout  le  Polyphile  curieux  et  insatiable.  En  1084. 
il  écrit,  pour  ses  nobles  amis  de  Chantilly,  une  dis- 
sertation historique,  la  Comparaison  d'Alexandre  et 
de  César  a^'cc  M.  de  Condé  ;  en  1(385,  il  fait  jouer  la 
comédie  du  Florentin  et  publie,  avec  Maucroix,  un 
recueil  collectif  de  poésies  ;  en  1687,  lorsque  éclate  à 
l'Académie  et  dans  le  monde  lettré  la  querelle  des 
Anciens  et  des  Modernes,  il  entre  franchement  dans 
la  lice,  et,  dans  sa  belle  Kpitre  a  Huet^  salue  la  supé- 
riorité des  Anciens  avec  la  hauteur  et  la  liberté 
d'esprit  qu'y  devait  apporter  plus  tard  André  Ch(''- 
nior;  la  même  année,  il  est  en  correspondance  active 


lOG  LA  fomaim:. 

avec  ses  amis  cV Angleterre,  Saiiit-Evremond,  la 
duchesse  de  Mazarin,  qui  semblent  vouloir  l'attirer 
auprès  d'eux;  les  années  suivantes,  il  prodigue  les 
vers  et  la  prose  pour  tous  les  amis  qui  le  reçoivent, 
à  la  ville  ou  à  la  campagne;  en  161)1,  il  fait  repré- 
senter son  opéra  d\istrc'e;  au  mois  d'août  1092,  il 
envoie  une  épître  au  chevalier  de  Sillery  sur  la  vic- 
toire de  Steinkerque;  et,  dans  l'innombrable  quan- 
tité de  vers  et  de  prose  qu'il  sème  ainsi  de  tous 
cotés,  on  ne  saisit-qu'à  peine,  et  dans  les  derniers 
temps,  un  certain  affaiblissement  de  la  sensibilité  et 
du  talent. 

C'est  dans  les  derniers  jours  de  1G92  que  le  mal  le 
surprit.  Quelques  amis  veillèrent  à  son  chevet,  et, 
parmi  eux.  son  fidèle  Racine,  le  Racine  repenti  et 
dévot,  ayant  tout  sacrifié  à  Dieu,  même  l'amour  de 
la  gloire.  On  ])eut  penser  qu'entre  ces  vieux  amis, 
les  entretiens,  à  cette  heure  grave,  roulèrent  sou- 
vent sur  des  sujels  graves.  D  autre  j)art,  Mme  de 
la  Sablière,  retirée  en  son  couvent,  ne  se  faisait  pas 
faute  d'envoyer  de  bons  conseils.  Il  n'y  a  donc  pas 
lieu  de  s'étonner  que  le  bonhomme,  dont  l'indiffé- 
rence religieuse  n'avait  jamais  rien  eu  de  l'incrédu- 
lité doguiatique,  qui  s'était  toute  sa  vie  dérobé  à 
ses  devoirs  de  chrétien  comme  à  ses  devoirs  d'homme 
par  amour  de  ses  aises,  mais  non  de  parti  pris,  ail 
un  jour  consenti  à  recevoir  la  visite  du  vicaire  de 
Saint-R.och,  l'althé  Pouget,  son  voisin,  fils  d'un  ami. 
Ce  tout  jeune  ecclésiastique,  dont  c'était  la  première 
mission,  tremblait  d'ailleurs  singulièrement  à  l'idée 


L  ACADKMIIi:.    LA    CQNVIinSION.  I(l7 

d'aborder  un  pécheur  si  fameux;  il  se  lit  accom- 
pagner ))ar  un  intime,  Racine  probablement,  ou 
Maucroix. 

Le  P.  Pouget  eut,  plus  tard,  à  deux  reprises, 
l'occasion  de  donner  quelques  détails  sur  cet  entre- 
tien avec  La  Fontaine  et  sur  ceux  qui  suivirent, 
jusqu'à  ce  que  le  malade,  devenu  tout  à  fait  «  docile  », 
consentît  à  se  confesser  et  à  recevoir  le  saint  viatique 
devant  des  députés  de  l'Académie  française,  après 
avoir  fait  publiquement  amende  honorable  pour  «  le 
livre  infâme  de  ses  contes  ».  Ce  n'est  pas  sans 
difficulté  que  le  bonhomme  en  arriva  à  celte  sou- 
mission. Il  avait  accueilli  très  poliment,  dès  la 
première  fois,  l'abbé  Pouget,  et  celui-ci  l'avait 
trouvé  «  un  homme  fort  ingénu  et  fort  simple, 
avec  beaucoup  d'esprit  ».  L'ingénuité  et  la  simpli- 
cité avaient  été  de  répéter  qu'il  s'était  mis  depuis 
quelque  temps  à  lire  l'J^^vangile,  et  que  «  c'était  un 
fort  bon  livre,  oui,  par  ma  foi,  un  bon  livre  ». 
L'esprit  s'était  montré  dans  l'objection  dont  il  no 
voulut  jamais  démordre  :  «  Il  y  a  un  article  sur  lequel 
je  ne  me  suis  pas  rendu,  c'est  celui  de  l'éternité  des 
peines.  Je  ne  comprends  pas  comment  cette  éternité 
peut  s'accorder  avec  la  bonté  de  Dieu.  »  On  avait 
inutilement  discuté  sur  ce  point;  le  bon  vieillard, 
tolérant  et  affable,  ne  pouvait  concevoir  un  Dieu  qui 
ne  fût  pas  à  son  image.  L'abbé  ne  se  rebuta  j)as  ; 
il  fit  durant  dix  ou  douze  jours  deux  visites  quoti- 
diennement. Ce  zèle  parut  excessif  même  à  la  bonne 
femme  qui  le  gardait  et  qui  accueillit  une  fois  l'abbé 


108  LA    FONTAINE. 

(c'est  ]ai  qui  nous  le  raconte)  par  cette  boutade 
significative  :  «  Hé!  ne  le  tourmentez  pas  tant,  il 
est  plus  bête  que  méchant  !  » 

A  quel  point  en  était  la  conversion  lorsque  mourut 
Mme  de  la  Sablière  le  6  janvier  1693?  La  perte  de 
sa  fidèle  protectrice  qui  le  laissait  sans  domicile  et 
sans  ressources  à  soixante-douze  ans,  après  vingt 
ans  de  délicieuse  tranquillité,  dut  être  i)Our  lui  un 
coup  décisif.  Un  mois  après,  le  12  février,  il  con- 
sentait à  faire  l'amende  honorable  qu'on  exigeait  de 
lui  en  des  termes  réglés  d'avance.  11  demandait  par- 
don à  Dieu,  à  r?2glise,  à  l'Académie,  à  tous,  d'avoir 
écrit  et  pulflié  les  Contes,  il  renonçait  à  ses  droits 
d'auleur  sur  la  nouvelle  édition  qui  allait  paraître 
en  Hollande,  et  s'engageait  <-<  à  passer  le  reste  de 
ses  jours  dans  la  pénitence  et  à  n'employer  le  talent 
de  la  jioésie  qu'à  composer  des  ouvrages  de  piété  ». 
Cette  fois,  l'homme  accablé  ne  rusait  plus  avec  lui- 
même.  11  fut  aussi  sincère  et  naïf  dans  sa  piété  tar- 
dive qu'il  lavait  été  dans  sa  longue  indifférence.  H 
tint,  au  delà  des  attentes,  sa  promesse  de  faire  péni- 
tence, puisque  ses  amis,  sur  son  lit  de  mort,  le 
trouvèrent,  à  leur  grande  surprise,  couvert  d'un 
cilice;  il  tint  fidèlement  aussi  celle  ne  plus  employer 
son  talent  qu'en  œuvres  pies.  Lapuljlication,  six  mois 
après,  du  dernier  livre  des  Fables  était  déjà  pré- 
parée avant  sa  maladie.  11  n'y  ajouta  que  la  dernière, 
le  Ju<^e  arbitre,  l'Hospitalier  et  le  Solitaire,  dans 
laquelle  l'expression  répétée  d'une  grande  lassitude 
du  monde,  d'un  désir  ardent  de  solitude,  de  la  néces- 


I.  ACADK.MIi:.     I.A    t:0NVi:ilS10N.  109 

site  de  se  connaître  soi-même,  semble  l'écho  des 
dernières  r(''flexions  du  malade 

Cli;!-::!'!!).  impalifMil.  et  se  plai^'-nant    sans  cesse. 

La  conclusion  d'ailleurs   était  toujours   la  même, 
indulgente  et  résio^née  : 

Puisqu'on  plaide  ot  rpiVin  meurt,  et  qu'on  devient  malade, 

II  faut  des  niédeeins,  il  faut  des  avocats  : 

Ces  secours,  grâce  à  Dieu,  ne  nous  manqueront  pas. 

Mais  il  voudrait  que  les  hommes  d'affaires  et  les 
médecins  (l'avaient-ils  tourmenté  durant  sa  mala- 
die?) fussent  plus  consciencieux  et  il  les  engage  à 
aller  trouver  le  troisième  saint,  le  solitaire,  l'homme 
d'église,  qui  leur  dira  : 

Apprendre  à  se  connaître  est  le  premier  des  soins. 

La  pièce  se  termine  i)ar  un  adieu  au  lecteur,  bien 
modeste  et  bien  discret,  si  l'on  songe  qu'il  vient  après 
trente  ans  de  succès  et  de  gloire  : 

Celte  leçon  sera  la  fin  de  mes  ouvrages  : 
Puisse-t-elle  être  utile  aux  siècles   à  venir! 
Je  la  présente  aux  rois,  je  la  propose   aux  sages  : 
Par  où  saurais-je  mieux  finir? 

Il  semble  que  La  Fontaine  ait  eu,  en  elfet,  la  i)ensée 
de  se  retirer  en  province,  à  Reims,  auprès  du  fidèle 
Maucroix;  mais  dès  qu'il  fut  rétabli,  il  dut  d'aboi'd  se 
mettre  en  quête  d'un  logement.  Quant  à  ses  besoins 


lu  LA    FOMAIMi. 


matériels,  le  jeune  duc  de  Bourgogne,  sur  les  con- 
seils de  son  précepteur  Fénelon,  avait  pris  soin  d'y 
pourvoir.  C'est  en  descendant  de  son  appartement, 
de  cette  chambre  des  philosophes  où  il  avait  vécu  si 
heureux,  qu'il  rencontra,  dans  la  rue  Saint-Honoré, 
M.  d'Hervart,  maître  des  requêtes  au  conseil  du  roi. 
M.  d'Hervart,  chez  lequel  il  fréquentait  depuis  long- 
temps, venait  lui  offrir  l'hospitalité  dans  son  magni- 
fique hôtel  de  la  rue  de  la  Platrière  :  «  J'y  allais!  » 
répondit  le  jioète.  Le  mot  est  trop  naturel  et  trop 
conforme  à  la  façon  dont  il  comprenait  l'amitié  pour 
n'être  pas  vrai. 

A  l'Hôtel  d'Hervart,  sous  la  bienveillante  tutelle 
de  la  maîtresse  du  logis,  «  l'une  des  plus  belles 
femmes  qu'on  ait  jamais  vues  »,  l'une  des  plus 
sages  aussi,  La  Fontaine  retrouvait  la  société  élé- 
gante et  lettrée  dans  laquelle  il  se  plaisait  à  vivre. 
Société  toujours  libre,  d'ailleurs,  puisque  le  com- 
mensal ordinaire  en  était  l'ex-abbé  Vergier,  ancien 
précepteur  de  M.  d'Hervart.  Mais,  cette  fois,  le 
vieux  diable  était,  tout  de  bon,  devenu  ermite,  et 
madame  d'Hervart  n'avait  plus  à  le  sermonner,  comme 
autrefois,  pour  lui  faire  «  régler  se  ■;  mœurs  et  sa 
dépense  ».  H  ne  put  devenir  cependant  paresseux, 
bien  qu'il  fît  toujours  en  public  profession  de  l'être, 
ni  morose,  ni  attristé.  Toutes  ses  dernières  lettres 
montrent  la  môme  bonne  humeur  devant  la  mort 
qui  approche  que  derrière  la  vie  qui  s'éloigne,  avec 
une  confiance  persistante  dans  la  bonté  de  Dieu. 
<(    J'espère,    écrit-il    allègrement    à    Maucroix,    le 


l'acadkmik.    —    i.v   COWr.lîSlON.  111 

21)  octobre  1G94,  que  nous  attraperons  tous  deux  les 
quatre-vingts  ans  et  que  j'aurai  le  temps  d'achever 
mes  Ih/nines.  Je  mourrais  d'ennui,  si  je  ne  compo- 
sais pas.  Donne-moi  ton  avis  sur  le  Dies  ir,T,  clies 
illa  que  je  t'ai  envoyé.  J'ai  encore  un  grand  dessein 
où  tu  pourras  maider.  Je  ne  dirai  pas  ce  que  c'est, 
(jae  je   ne  laie  avancé   un  peu  davantage.  »   Mais, 
(pielques  mois  après,  il  sentait  la  fin  approcher.  En 
allant  à  l'Académie,  il  avait  été  pris  d'une  nouvelle 
syncope   :   «  Je  t'assure,   écrit-il   au  même,   que   le 
meilleur  de  tes  amis  n'a  plus  à  compter  sur  quinze 
jours  de  vie....  O  mon  cher,  mourir  n'est  rien,  mais 
songes-tu    que   je   vais    comparaître    devant    Dieu? 
Tu  sais   comme  j'ai  vécu.  Avant  que  tu  reçoives  ce 
billet,    les    portes   de    l'Éternité    seront    peut-être 
ouvertes  devant  moi.  »   ]Maucroix   eut  le  temps  de 
recevoir  le  billet  et  mêmedy  répondre  par  quelques 
mots    pleins   d'angoisse  :   «  Adieu,  mon   bon,    mon 
ancien,  mon  véritable  ami.   Que  Dieu,  par  sa  très 
grande    bonté,    prenne    soin    de    la    santé    de    ton 
corps  et  de  celle   de  ton   âme!   »    Néanmoins,    les 
l)ressentiments    du  vieux  poète    ne  l'avaient    guère 
trompé.  Le  13  avril  1G95,  il  mourut,  en  pleine  con- 
naissance, au  milieu  de  ses  amis,  «  avec  une  con- 
stance admirable  et  toute  chrétienne  ».  Parmi  ceux 
qui  regardaient  s'éteindre,  doux  et  résigné,  ce  grand 
enfant  qui  s'était  toujours  laissé  bercer,  sans  résis- 
tance, sur  les  flots  heureux  de   la   vie  et   qui   avait 
répandu,  au  hasard,  les   trésors  de  son  rare  génie 
comme  il  avait   gaspillé  les    débris  de   son  maigre 


112  LA    FONTAINE. 

patrimoine,  plus  d'un,  sans  doute,  entendit  mur- 
murer dans  sa  mémoire  les  beaux  vers  dans  lesquels 
il  s'est  peint  : 

Il  lit  au  front  de    ceux  qu'un  vain  luxe  ciivii'dnne 
Que  la  Fortune  vend  ce  qu'on  croit  qu'elle  donne. 
Approche-t-il  du  but,  quitte-t-il  ce  séjour  : 
Rien  ne  trouble  sa  fin,   c'est  le  soir  d  un  beau  jour. 


DEUXIÈME    PARTIE 

L'ÉGRI  VAIN 


CHAPITRE  I 

L'ŒUVRE 

Tel  fut  l'homme  :  aucune  ambition,  pas  de  volonlé, 
pas  de  caractère.  Dans  ce  poète,  craintif  et  modéré, 
rien  des  violentes  passions,  personnelles  ou  sociales, 
qui  échauffent  les  grands  créateurs  d'images  et  les 
agitateurs  de  l'àme,  Dante,  Shakespeare,  Victor 
Huo-o,  Lamartine  ;  rien  non  plus  des  fortes  convic- 
tions, morales  ou  intellectuelles,  qui  soutiennent  les 
lettrés  éloquents,  Ronsard,  Malherbe,  Corneille, 
André  Chénier.^2"cune  de  ces  grandes  inquiétudes 
auxquels  les  poètes  sont  d'ordinaire  en  proie,  ne 
fût-ce  que  dans  les  chaleurs  de  la  jeunesse,  la  soif 
de  la  renommée,  l'orgueil  de  la  pensée  originale  ou 
de  l'apostolat  littéraire,  la  préoccupation  anxieuse 
de  la  beauté  ou  de  la  vérité,  ne  semble  avoir  tour- 
menté ce  viveur  paisible.  Sous  ces  rapports,  comme 

8 


114     _  LA  iontaim:. 

pour  la  dignité  de  la  vie,  La  Fontaine  fait  donc 
|)etite  figure,  même  à  côté  de  ses  amis,  Molière, 
Racine,  Boileau.  Ceux-ci  ne  sont  point,  tant  s'en 
laut,  des  types  héroïques;  ils  se  plièrent,  toutefois, 
en  apparence,  avec  moins  de  facilité,  aux  humilia- 
tions qu'imposaient  alors  les  usages  aux  gens  de 
lettres  et  surent  mieux  défendre  leur  indépendance. 
La  conception  de  la  vie.  chez  La  Fontaine,  resta 
toujours  étroite  et  médiocre,  très  inférieure,  en 
somme,  à  la  qualité  de  son  génie  qui  s'en  trouva 
limité  et  rapetissé.  Son  idéal,  accessible  à  tous,  est 
peu  compliqué  ;  c'est  l'idéal  positif,  terre  à  terre, 
qui  suffit  encore  aujourd'hui  à  un  trop  grand  nombre 
de  braves  gens  :  prendre  les  choses  comme  elles 
viennent,  accej)ter  les  hommes  comme  ils  sont,  ne 
travailler  que  par  force,  s'amuser  le  plus  possible  : 

Je  le  verrai  ce  pays  où  l'on  dort; 

On  n'y  fait  plus,  on  n'y  fait  nulle  chose  : 

C'est  un  emploi  que  je  recherche  encor. 

Ajoutez-y  quelque  petite  dose 

D'ainour  honnête,  et  puis  nie  voilà  fort. 

Honnête,  c'est-à-dire  sans  scandale  ni  fracas.  On 
sait  ce  que  parler  veut  dire.  Il  faut,  en  amour 
comme  dans  le  reste,  éviter  tout  ce  qui  est  grave  et 
pesant,  tout  ce  qui  pourrait  retarder  la  marche  légère 
d'un  égoïsme  aimable  et  bien  élevé  à  travers  une 
société  polie.  Quant  aux  devoirs  de  famille,  obliga- 
tions sociales  et  morales,  curiosités  intellectuelles, 
ambitions  de  métier,  il  n'en  faut  prendre  aussi  que 
ce  qui  ne  gène  point  et  ce  qui  amuse,  c'est-à-dire 


L'iKLVnii;.  llô 

assez  peu;  c'est  ainsi  qu'on  vit  à  Taise  et  qu'on  vit 
longtemps.  L'essentiel  est  moins  de  faire  le  bien 
que  de  ne  point  faire  le  mal.  L'oisiveté  étant  consi- 
dérée comme  le  plus  grand  bonheur  auquel  l'homme 
civilisé  puisse  aspirer,  le  malheur  le  plus  redou- 
table qu'il  doive  craindre,  c'est  l'ennui.  Aussi  quelle 
haine,  profonde  et  convaincue,  chez  La  Fontaine, 
pour  tout  ce  qui  peut  l'engendrer,  ce  morlel  ennui, 
pour  la  gravité  et  la  longueur  en  toutes  choses,  dans 
les  conversations,  dans  les  livres,  dans  les  occupa- 
lions,  dans  les  sentiments,  dans  les  plaisirs  mêmes! 
Aucun  de  nos  écrivains  n'a  exprimé  avec  plus  de 
sincérité  et  de  séduction  ce  besoin  d'instabilité,  ce 
o-oût  du  changement,  celte  mobilité  joyeuse  et  impru- 
dente d'humeur,  qu'on  appelle  la  légèreté  française, 
et  qui  est,  en  effet,  un  des  défauts  ou  une  des  qua- 
lités de  la  race  survivant  à  toutes  ses  expériences, 
pour  la  consoler  de  tous  ses  malheurs  : 

11  me  faut  du  nouveau,  n'en  fût-il  plus  au  monde.... 

Cette  légèreté,  c'est  sa  vie;  il  y  revient  sans  cesse 
et  s'en  applaudit,  comme  de  sa  paresse,  non  sans 
quelque  pointe  d'affectation,  avec  une  petite  fanfa- 
ronnade de  vice,  qui  est  bien  nationale  aussi. 

Gardons-nous  donc,  cela  va  sans  dire,  de  le  prendre 
trop  au  pied  de  la  lettre.  H  est  incapable,  en  effet, 
.l'une  passion  durable  et  sérieuse  ;  il  le  reconnaît  lui- 
même,  le  déclare,  un  peu  haut  peut-ét.c,  à  qui  veut 
Tentendre.  Lt  pourtant,  dans  ses  amitiés,  même  ses 


lie  LA    FONTAINE. 

amitiés  féminines,  celles  qui  côtoient  ou  celles  qui 
suivent  l'amour,  il  montre  une  fidélité  à  toute  épreuve, 
il  abonde  en  tendresses  délicieuses,  il  apporte  des 
délicatesses  exquises.  Comme  son  amie  Ninon  de 
Lenclos,  qui  demandait,  dans  ses  prières,  d'avoir 
toutes  les  verlus  de  l'honnête  homme  et  aucune  de 
l'honnèle  femme,  il  se  pique  d'être  un  parfait  ami 
autant  qu'il  se  soucie  peu  d'être  un  mari  exemplaire 
ou  un  amant  fidèle.  C'est,  d'après  ses  aveux  répétés, 
l'esprit  le  plus  inconsistant  et  le  plus  fragile,  le  plus 
dépourvu  d'ordre  et  de  méthode,  le  plus  insoumis  et 
le  plus  irrégulier,  mais  il  se  laisse  si  franchement 
aller  à  ses  instincts  naturels,  qu'il  trouve,  dans  cet 
abandon  même,  l'équivalent  dune  volonté  réfléchie, 
et  qu'il  poursuit  doucement  son  rêve,  à  travers  tous 
les  incidents  secondaires  de  la  vie,  avec  une  persis- 
tance d'autant  plus  opiniâtre  qu'elle  est  plus  incon- 
sciente !  La  bonne  grâce  avec  laquelle  il  reconnaît 
n'avoir  en  lui  ni  l'étoffe  d'un  héros,  ni  celle  d'un 
homme  d'affaires,  ni  celle  d'un  père  de  famille,  et 
constate,  le  premier,  ses  infériorités  au  point  de 
vue  social,  s'associe,  en  lai.  à  la  profonde  recon- 
naissance qu'il  éprouve  pour  tous  ceux  qui  ne  lui  en 
tiennent  pas  rancune,  qui  sont  indulgents  pour  ses 
faiblesses  et  protègent  son  insouciance.  Il  fait  bon 
marché  de  lui-même,  mais  il  s'exagère  volontiers  la 
valeur  de  ceux  qu'il  aime,  et  dès  qu'il  les  faut 
défendre  ou  leur  prouver  sa  gratitude,  il  se  départ, 
sans  hésiter,  de  sa  timidité  accoutumée,  de  cette  pru- 
dence campagnarde  et  bourgeoise,   dans  laquelle  il 


L  ŒUVRi:.  117 

aime  tant  à  sommeiller.  II  se  compromet  alors  avec 
autant  de  naturel  et  de  sincérité,  qu'il  en  mettait,  la 
veille,  à  suivre  la  mode  et  se  mettre  en  frais  de  com- 
pliments et  de  flatteries. 

Naturel  et  sincérité,  ce  furent  les  deux  rares 
vertus  qui  firent  aimer  l'homme,  malgré  ses  faibles- 
ses, qui  font  admirer  l'œuvre,  malgré  ses  lacunes. 
La  bonne  foi  que  ce  grand  original,  aux  manières 
empruntées,  aux  boutades  imprévues,  apportait,  dans 
ses  fautes  et  dans  ses  repentirs,  dans  ses  maladresses 
de  conduite  et  dans  toutes  ses  productions  litté- 
raires, sembla  d'autant  plus  singulière  et  estimable 
à  ses  contemporains,  que,  dans  le  monde  raffiné  où 
il  vécut,  la  denrée  était  plus  rare.  C'est,  à  ce  sujet, 
un  concert  d'étonnements  et  d'admirations  :  «  Quel- 
que difficile  qu'il  paraisse  de  croire  cela  d'un  homme 
d'esprit  et  qui  connaissait  le  monde,  M.  de  La  Fon- 
taine était  un  homme  vrai  et  simple  qui,  sur  mille 
choses,  pensait  autrement  que  le  reste  des  hommes, 
et  qui  était  aussi  simple  dans  le  mal  que  dans  le 
bien.  »  Ainsi  parle  son  confesseur,  le  père  Pouget. 
Nous  savons  l'opinion  de  sa  garde-malade  :  <(  Il  est 
simple  comme  un  enfant!  »  Et  quel  plus  émouvant 
témoignage  que  cette  note  de  Maucroix,  pleine  de 
larmes  :  u  Le  L3  mourut  à  Paris  mon  très  cher  et 
très  fidèle  ami,  M.  de  La  Fontaine;  nous  avons  été 
amis  plus  de  cinquante  ans,  et  je  remercie  Dieu 
d'avoir  conduit  l'amitié  extrême  que  je  lui  portais 
jusqu'à  une  si  grande  vieillesse,  sans  aucune  inter- 
ruption ni   aucun  ralentissement,  ])0uvant  dire  que 


118  LA  iontaim:. 

je  l'ai  tendrement  aimé,  et  autant  le  dernier  jour 
que  le  premier.  Dieu,  par  sa  miséricorde,  le  veuille 
mettre  dans  son  saint  repos!  C'était  l'àme  la  plus 
sincère  et  la  plus  candide  que  j'aie  jamais  connue  : 
jamais  de  déguisement,  je  ne  sais  s'il  a  menti  en  sa 
vie;  c'était  au  reste  un  très  bel  esprit,  capable  de 
tout  ce  qu'il  voulait  entreprendre.  « 

Cette  incapacité  de  se  mentir  à  lui-même  non  plus 
qu'aux  autres,  de  s'imposer  une  direction  de  travail 
non  plus  qu'une  règle  de  mœurs,  sauvegarda,  en 
réalité,  la  personnalité  du  i)oète.  La  légèreté  d'hu- 
meur, l'absence  de  volonté,  la  souplesse  de  caractère 
qui  le  livraient,  comme  sans  défense,  aux  mésaven- 
tures de  la  fortune  et  aux  quolibets  des  sages,  furent, 
pour  lui,  la  source  de  jouissances  intimes  etpresque 
ignorées  du  monde  qui  l'entourait.  S'abandonnanl, 
sans  résistance,  avec  volupté,  à  cette  mobilité  d'im- 
pressions qui  resta,  jusqu'à  la  fin,  le  fond  de  sa 
nature,  il  garda,  au  milieu  d'une  société  de  plus  en 
plus  disciplinée  et  formaliste,  une  hardiesse  de  rêve- 
ries, une  vivacité  d'admirations,  une  ouverture  de 
curiosités  incessantes  et  lines  vis-à-vis  de  toutes  les 
choses  de  la  nature  et  de  l'esprit,  qui  en  firent,  en 
effet,  au  milieu  des  autres  littérateurs,  un  type  par- 
ticulier. Pour  la  plupart,  c'était  un  retardataire,  un 
traînard  du  passé,  et,  malgré  ses  belles  relations, 
une  sorte  de  bohème,  comme  Théophile,  Saint- 
Amant.  Faret.  Pour  quelques-uns,  pour  ceux  qui 
savaient  comprendre,  pour  Molière,  La  Rochefou- 
cauld,  Racine,  Fénelon,    c'était,    au    contraire,    un 


génie  précurseur,  un  homme  de  l'avenir.  Et  tous 
avaient  raison!  Dans  cette  inlelligence  facile  et  libre, 
c'était,  en  effet,  l'esprit  de  la  vieille  France  qui 
survivait,  }>ar  la  multiplicité  des  aspirations,  l'amour 
(le  la  clarté  et  de  la  simj)licité,  la  belle  humeur, 
l'équilibre  intellectuel;  c'était,  déjà  aussi,  l'esprit  de 
l.i  nouvelle  qui  s'annonçait  par  la  variété  d'une  cul- 
ture étendue,  j)ar  une  intelligence  sympathique  de 
kl  vie  à  tous  ses  degr<''S  et  dans  tous  les  êtres,  par 
une  certaine  pointe  de  mélancolie  rêveuse  qu'on  ne 
retrouvera  guère  avant  les  premiers  romantiques. 

Jusqu'en  ses  derniers  jours,  alors  même  qu'il  ne 
cesse  de  dire  :  «  ^Nlon  esprit  diminue  »,  et  qu'il  écrit  à 
Maucroix  :  «  Je  t'assure  que  le  meilleur  de  tes  amis 
n"a  })lus  à  compter  sur  quinze  jours  de  vie  »,  il 
s'intéresse  à  tout,  il  est  curieux  de  tout,  il  fait  «  de 
grands  desseins  »,  il  «  mourrait  d'ennui,  s'il  ne  com- 
posait plus  ».  Quand  il  ne  sort  plus,  il  va  encore  à 
l'Académie  «  parce  que  cela  l'amuse  ».  Par  cette 
persistance  d'activité,  d'affabilité,  de  sérénité,  même 
après  une  conversion  chrétienne,  honnête  et  sin- 
cère, qui  ne  parvient  pas  à  l'attrister,  n'est-ce  pas 
un  homme  du  xvi^  siècle,  bien  plus  que  du  xvii*'? 
Joignez  à  cet  enjouement  constant,  à  ce  sourire  inal- 
térable, une  bienveillance  extrême,  une  indulgence 
convaincue,  une  compassion  tendre  pour  tous  les 
humbles  et  les  sacrifiés,  vous  concevrez  la  séduc- 
tion qu'exerçait  l'homme  sur  ses  amis,  celle  que 
l'œuvre  devait  exercer  sur  ses  lecteurs.  L'amour 
naïf  de  la  vie,  l'admiration  de  la  nature,  la  sympathie 


liid  LA  j  ontaim;. 

pour  toutes  les  joies  et  les  souffrances,  grandes  et 
petites,  les  petites  surtout,  celles  de  tous  les  jours, 
l)ar  lesquelles  vit  la  commune  humanité,  n'avaient 
jamais  rencontré  un  interprète  si  familier  et  si  uni- 
versel. Ce  n'est  point  par  forfanterie  littéraire  c|ue 
La  Fontaine  s'est  donné  le  surnom  de  Polyphile. 
Sur  ce  point,  comme  sur  tant  d'autres,  il  se  connaît 
bien,  et  c'est  en  pleine  conscience  qu'il  jouit  fran- 
chement de  cette  voluptueuse  aptitude  à  tout  com- 
prendre qui  fut  celle  de  Rabelais,  de  Du  Bellay,  de 
Ronsard,  de  Montaigne,  de  cette  universalité  de 
goûts  qui  fut  l'une  des  grandes  vertus  de  la  Renais- 
sance française,  vertu  saine  et  féconde,  toute  d'en- 
thousiasme et  toute  d'amour,  qu'il  faudra  gâter  par 
beaucoup  d'ironie,  de  lassitude,  d'impuissance,  de 
fatuité,  pour  la  changer  en  cet  ennui  incurable  et 
prétentieux  qu'on  décore  aujourd'hui  du  nom  usurpé 
de  dilettantisme. 

L'homme  de  lettres,  d'ailleurs,  chez  La  Fontaine, 
est  aussi  discret  et  peu  encombrant  que  l'homme  de 
société.  C'est  l'un  des  charmes  de  son  o^énie  et 
l'une  des  raisons  qui  cachèrent  ce  génie  à  plusieurs. 
Comme  il  ne  développe  pas  de  théorie  littéraire, 
comme  il  se  montre  indifférent  aux  principes  et  i^eu 
soumis  aux  règles,  comme  en  fait,  n'ayant  ni  sys- 
tème, ni  j)arti  pris,  il  ne  consulte,  en  toute  occasion, 
que  son  instinct  personnel  et  son  goût  du  moment, 
les  littérateurs  de  métier  et  les  pédants  de  profession 
le  prenaient  volontiers  pour  un  amateur,  pour  une 
espèce  de  rêveur  inconscient  et  innocent,  à  peine 


L  Œi  vni: .  12f 

i'esponsa])le  de  ses  écrits  non  plus  que  de  ses  aetes^ 
pour  «  un  fablier  ».  Le  bonhomme,  au  fond,  tenait 
à  ne  pas  s'enrégimenter,  ne  se  sentant  fait  pour 
aucun  mariage,  surtout  un  mariage  de  convenance 
avec  la  muse  revêche  et  prude  de  Boileau.  Il  ne 
blesse  personne,  mais  il  ne  se  soumet  à  personne. 
Il  continue,  sans  fracas,  dans  son  for  intérieur,  à 
admirer  les  vieux  poètes  qu'on  oublie  et  les  poètes 
démodés  qu'on  méprise;  peu  lui  importe  que  la 
mode  ait  changé;  d'Urfé  et  La  Cal|)renède  lui  sem- 
blent toujours,  en  quelques  parties,  d'agréables- 
romanciers;  il  n'a  point  pour  les  hardiesses  pitto- 
resques de  Saint-Amant,  ni  même  de  Desmarets,  le 
dédain  qu'affectent  ceux  qui  ne  les  ont  point  lus. 
11  aime  les  auteurs  vivants  comme  il  aime  les  morts, 
s'ils  l'amusent  et  s'ils  l'instruisent,  tous  en  bloc, 
chacun  pour  ce  qu'il  lui  apporte,  poètes,  auteurs 
dramatiques,  romanciers,  philosophes,  et,  sans  s'as- 
treindre à  rien,  il  est  au  courant  de  tout.  Ses 
lectures,  décousues,  de  hasard,  sont  multiples  et 
énormes;  on  en  trouve  des  traces  à  chaque  pas,  et, 
à  chaque  pas  aussi,  des  élans  de  reconnaissance 
pour  les  écrivains  qui  lui  donnent  tant  de  joies. 
Qualité  bien  notable  encore  et  qui  le  distingue  de 
presque  tous  ses  confrères,  c'est  quavec  un  esprit 
critique  des  plus  fins,  il  ne  dénigre  jamais  personne^ 
prenant  des  livres,  comme  des  choses  et  des  gens, 
ce  qui  lui  en  est  bon  et  doux,  ne  s'attardant  pas  à 
constater  ce  qui  manque,  encore  moins  à  le  déplorer. 
La    ])roduction,  comme   la  lecture,    n  est   encore 


Il' 2  LA  iontatm:. 

pour  lui  qu'une  autre  forme  du  plaisir;  lorsqu'elle 
devient  une  peine,  on  s  en  aperçoit  vite.  Pour  être 
lui-même,  il  faut  qu  il  soit  sincère,  qu'il  raconte  ce 
qui  lui  plaît,  à  l'heure  où  cela  lui  plaît,  autant  que 
cela  lui  plaît.  Aussi  nulle  œuvre  poétique,  malgré 
des  a})parences  objectives,  n'est-elle,  au  fond,  plus 
personnelle  que  la  sienne.  S'il  avait  vécu  en  un  temps 
de  commérages  et  d'espionnages,  comme  le  nôtre, 
vingt  commentateurs  pourraient  nous  raconter  sans 
doute  dans  quelle  circonstance  tel  conte  est  né,  à 
propos  de  quelle  lecture  ou  de  quelle  conversation 
telle  fable  a  été  conçue,  comment  une  impression  du 
somnolent  et  perspicace  observateur  s'est  traduite 
en  une  saynète  grivoise  ou  une  pantomime  morale. 
La  réalisation  objective,  plus  vive  et  plas  complète 
chez  lui  que  chez  aucun  de  ses  contemporains,  n'y 
est  presque  toujours  que  le  contre-coup  des  impres- 
sions subjectives.  N'aurions-nous  pas,  de  ce  phéno- 
mène, mille  preuves  documentaires,  nous  pourrions 
nous  en  apercevoir,  à  chaque  instant,  d'après  les 
confidences  et  aveux  qui  lui  échappent,  car  le  bon- 
homme parle  volontiers  de  lui.  Gest  en  cjuoi  il  se 
distingue  encore  de  ses  amis,  les  grands  classiques 
à  belle  tenue;  il  ne  peut,  comme  eux,  dissimuler 
son  moi  bien  longtemps,  mais  ce  moi  s'impose  si 
peu,  c'est  un  moi  si  affable  et  si  discret  que  jamais 
moi  ne  parut  si  peu  haïssable.  On  sait  le  conseil  que 
donnait  Gœthe  à  un  jeune  })oète,  comme  une  recette 
certaine  pour  ne  point  faire  d'inutilités;  celui  de  ne 
jamais   rien   composer,   tragédie    même,  poème   ou 


l'œUVRK.  123 

roman,  qui  ne  fut  le  dével()i)peuient  de  quelque  émo- 
tion personnelle.  L'Allemand  pensait  à  lui,  comme 
toujours,  en  ce  moment  :  il  aurait  pu  penser  à  La 
Fontaine,  il  ne  se  serait  pas  trompé.  L'œuvre  et  la 
vie  du  Champenois  ne  font  qu'un.  A  quelque  endroit 
qu'on  s'arrête,  dans  cette  œuvre,  on  l'y  retrouve,  tel 
que  nous  l'avons  vu.  naïvement  imprégné  des  milieux 
qu'il  traverse,  sans  jamais  s'y  transformer  complète- 
ment. Son  mérite  fut  précisément  de  ne  rien  oublier 
de  ses  bourgeoises  et  provinciales  origines,  de  ne 
point  devenir  un  lettré  de  salon  ou  de  cour,  suivant 
la  formule  adoptée,  de  s'adresser  à  la  fois  à  toutes 
les  espèces  de  gens  qu'il  avait  fréquentés,  dans  leui' 
langue  ordinaire,  et  de  savoir  s'en  faire  conqDrendre. 
Il  voulut  plaire  en  France  à  tous  et  à  toutes,  et  il 
leur  plut.  C'est  par  là  qu'il  fut  égal  à  Molière  et 
qu'il  s'éleva  au-dessus  de  tous  les  autres. 

Une  bonne  partie  des  petits  poèmes  que  lui  inspi- 
raient ses  lectures  assaisonnées  par  ses  souvenirs  et 
ses  réflexions  personnelles,  a  formé  peu  à  peu  les 
deux  groupes  des  Contes  et  des  Fables.  Si  divers  que 
semblent  ces  deux  recueils,  dont  l'un  enseigne  le 
libertinage  à  la  jeunesse  et  l'autre  lui  doit  apprendre 
la  morale,  ils  procèdent  de  la  même  inspiration, 
tantôt  portée  aux  distractions  voluptueuses,  tantôt 
inclinée  aux  songeries  plus  graves  ,  suivant  les 
entraînements  du  milieu.  Les  récits  qui  les  com- 
posent furent  rêvés  et  écrits,  dans  les  mêmes  temps, 
bien  souvent  sans  destination  précise,  et,  plus  d'une 
fois,  les  éditeurs   comme   l'auteur,  ont  hésité   à  les 


rJk  LA    FONTAINE. 

(lasser.  Dans  ces  deux  livres,  les  seuls  qu'on  lise 
en  général,  les  seuls  que  le  poète  ail  présentés 
comme  des  ensembles,  en  réalité,  presque  toutes 
les  pièces  restent  des  morceaux  de  circonstance.  Il 
n'est  donc  point  surprenant  que  le  même  caractère 
se  retrouve  plus  encore  dans  l'innombrable  quantité 
<le  comédies,  poèmes,  élégies,  odes,  épîtres,  bal- 
lades, rondeaux,  sonnets,  chansons,  épigrammes, 
poésies  diverses  de  tous  formats  et  dans  tous  les 
Ions  qui  entourent  les  Contes  et  les  Fables  d'une 
végétation  fourmillante  et  confuse,  et  forment  la 
moitié  et  plus  des  œuvres  complètes.  C'est  là,  à  vrai 
dire,  qu'on  apprend  le  mieux  à  connaître  l'homme 
et  le  poète,  qu'on  mesure  l'étendue  et  la  variété  in- 
stinctives de  son  génie,  qu'on  en  saisit  les  lacunes 
et  les  intermittences;  c'est  là  qu'on  admire,  dans  les 
exercices  les  plus  disparates,  une  souplesse  d'artiste 
et  une  habileté  d'écrivain  telles,  que  l'histoire  litté- 
raire en  offre  peu  de  supérieures. 

Dans  ces  pièces,  comme  partout,  il  y  a  lieu  de 
distinguer  celles  qui  furent  des  productions  spon- 
tanées de  celles  qui  furent  des  travaux  forcés.  11  y  a 
du  talent  partout,  il  n'y  a  du  talent  continu  et  du 
charme  que  dans  les  premières.  Nous  avons  dit  ce 
qu'il  en  fut  du  Songe  de  Vaux  commandé  par  Fou- 
quet.  Un  peu  plus  tard,  ses  amis  dévots  et  ses  pro- 
tecteurs mondains  le  mirent  à  de  plus  rudes  épreu- 
ves. Ce  furent,  d'abord,  les  solitaires  de  Port-Roval 
qui  lui  proposèrent  ou  imposèrent  le  sujet  de  la 
Captivité  de  saint  Malc.  On  sait  de  quoi  il  retourne. 


i/(i:uvni:.  125 

Malc  est  un  prince  chrétien  qui,  pour  échapper  aux 
corruptions  du  monde,  s'enfuit  vers  les  solitudes. 
Kn  traversant  le  désert,  il  est  pris  par  des  Sarra- 
sins qui  le  condamnent  à  garder  leurs  troupeaux, 
en  lui  donnant  pour  compagne  une  jeune  femme, 
surprise  comme  lui  dans  une  razzia,  mais  dont  le 
mari  a  pu  s'échapper.  Cette  captive  est,  comme  lui, 
chrétienne,  asjMrant,  comme  lui,  à  la  sainteté.  Ce 
qu'il  faut  décrire,  c'est  la  lutte  édifiante  soutenue 
contre  eux-mêmes  par  les  deux  solitaires  pour  con- 
server leur  pureté,  lutte  d'autant  plus  méritoire  que 
l'Arabe,  désireux  de  voir  fructifier  ses  esclaves 
comme  ses  champs,  les  a  condamnés  au  mariage  et 
à  la  cohabitation.  11  y  a  un  moment  de  crise,  le  soir 
des  noces,  où  le  malheureux  Malc,  désespérant  de 
lui-même,  va  jusqu'à  penser  au  suicide.  Plus  maî- 
tresse d'elle-même,  la  «  chaste  bergère  »,  formée  aux 
beaux  discours  non  moins  qu'aux  beaux  sentiments 
par  la  lecture  de  délie,  ne  craint  point  «  les  dan- 
gers qu'à  sa  suite  entraîne  l'hyménée  ».  On  ne  saurait 
défendre  une  virginité,  d'ailleurs  peu  menacée,  avec 
plus  de  hauteur  et  plus  d'expérience,  car  la  dame 
n'en  est  point  à  sa  première  affaire  : 


Votre  soupçon  m'outrage;  et  vous  ave/  dû  voir 
Que  je  sais  sur  mes  sens  «^-arder  quelque  pouvoir.... 
Vous  vous  alarmez  trop  pour  un  vain  hyménée. 
Je  vous  rends  cette  main  que  vous  m'avez  donnée. 
Dissimulez  pourtant,   feignez,  eomportez-vous 
Gomme  père  en  secret,  en  public  comme  «>poux. 
Ainsi  vécut  toujours  mon  mari  véritable; 
Et  si  la  qualité  de  vierge  est  souhaitable, 


126  LA  fontaim:. 

Je  la  suis  :  j'en  fis  vœu  toute  petite  encor. 
Malgré  les  lois  d'hymen,  j'ai  gardé  mon  trésor. 
Après  l'avoir  sauvé  d'un  amour  légitime 
Voudrais-jc  maintenant  le  perdre  par  un  crime? 

C'est  avec  un  grand  sérieux  que  l'auteur  des 
Contes,  on  le  voit,  développe  la  matière.  L'homme 
des  Fables  reparaît  dans  la  description  d'une  four- 
milière dont  l'activité  inspire  au  saint,  ennuyé  et 
désœuvré,  des  réflexions  humanitaires  : 

Vous  m'enseignez,  dit-il,  le  chemin  qu'il  faut  suivre, 
Ce  n'est  pas  pour  soi  seul  qu'ici  bas  on  doit  vivre. 

A  son  tour,  il  fait  un  sermon  à  sa  vertueuse  com- 
pagne et  la  persuade  qu'ils  s'acquitteront  mieux  de 
leurs  devoirs  envers  Dieu  en  fuyant  ce  désert.  Le 
couple  s'évade,  et,  poursuivi  par  ses  maîtres,  se 
réfugie  dans  l'antre  d'une  lionne  qui  les  protège  et 
met  en  pièces  leurs  persécuteurs.  Tous  deux  s'in- 
stallent en  deux  ermitages  voisins,  où  ils  terminent 
une  longue  vie  dans  la  prière  et  la  pénitence.  Çà  et 
là,  quelque  vers  heureux,  quelquejoli  trait  descriptif, 
décèlent  bien  l'écrivain  habile,  mais  le  style  reste 
incohérent  et  sans  unité,  tout  cliargé  de  chevilles, 
d'expressions  démodées,  de  péri|)hrases  grotesques, 
de  banalités  piteuses.  Notre  homme  ne  cherche 
même  pas  à  dissimuler  l'ennui  profond  avec  lequel 
il  acheva  cette  fastidieuse  besogne,  tantôt  martelée 
avec  une  obstination  navrante,  le  plus  souvent  bâclée 
avec  un  dégoût  visible. 

Il   se    mit   plus    ardemment,   ])ar    la   suite,   à  ce 
poème  du  Quinquina  dont  le  sujet  bizarre  lui  avait 


l'œuvrk.  l'i' 

été  imposé,  à  la  suite  de  sa  guérison,  par  la  duchesse 
de  Bouillon.  Le  quinquina,  d'introduction  récente, 
api)orté,  en  1G79,  à  la  cour  par  un  Anglais,  le  che- 
valier Talbot.  Y  faisait  merveille.  C'était  donc  à  la 
(ois,  en  1()82,  une  œuvre  d'actualité  et  un  acte  de 
reconnaissance  que  la  princesse  demandait  à  son 
fournisseur  ordinaire.  Les  difficultés  à  vaincre  exci- 
tèrent le  virtuose,  qui  étudia  consciencieusement  le 
traité  du  médecin  Monginot,  De  la  guérison  des  fiè- 
i'res  par  le  qui/iqui/ui,  dont  ses  deux  chants  devaient 
être  l'interprétation  poétique.  Dans  le  i)remier,  nous 
avons  la  pathologie  de  la  lièvre,  d'après  les  anciens 
auteurs,  avec  l'histoire  de  la  vieille  thérapeutique,  la 
thérapeutique  démodée,  celle  des  saignées  et  des 
purgatifs  : 

On  n'exterminait  pas  la  fièvre,  on  la  lassait, 

|)uis  la  pathologie  nouvelle.  La  description  minu- 
tieuse des  mouvements  du  cœur  et  de  la  circulation 
du  sang  dut  donner  un  peu  de  mal  à  notre  rimeur, 
qui  semble  cependant  y  avoir  pris  plaisir.  Comme 
tour  de  force,  c'est  assez  réussi.  Il  n'apporte  pas 
moins  d'ingéniosité  à  se  tirer  d'affaire  dans  le 
deuxième  chant,  consacré  à  l'éloge  du  quinquina  et 
de  ses  applications;  mais  quelle  pitié  de  voir  une 
telle  plume  s'escrimer  en  ces  sottes  besognes,  et 
l'éduite  à  rimer  des  formules  pharmaceutiques!  Ce 
qui  est  curieux,  c'est  de  rencontrer,  çà  et  là,  à  travers 
ce   fatras  didactique,  des  idées  candides  sur  la  vie 


128  LA    FONTAINE. 

^Di'imitive  de  l'humanité,  des  rêveries  sur  l'innocence 
des  sauvages  d'Amérique,  ces  peuples  «  sans  lois, 
sans  arls  et  sans  sciences  »,  qui  font  pressentir 
Jean-Jacques  R.ousseau,  Bernardin  de  Saint-Pierre, 
Chateaubriand. 

Les  pièces  dramatiques  mises  sous  le  nom  de  la 
La  Fontaine  forment  presque  un  quart  de  ses  œuvres  ; 
il  eut  de  bonne  heure,  nous  lavons  vu,  et  il  garda 
jusqu'à  ses  derniers  jours  le  goût,  sinon  la  passion, 
•du  théâtre;  il  ne  cessa  d'y  rêver  des  succès  qui  ne 
lui  vinrent  point.  Sa  première  publication  est  la 
traduction  de  V Eunuque  deTérence,  l'une  de  ses  der- 
nières la  tragédie  13'rique  à' Astrce^  mise  en  musique 
par  Colasse,  représentée  à  l'Opéra,  en  1691.  Le 
sacrifice  le  plus  douloureux  qu'obtint  de  lui,  à 
grand'peine,  aj)rès  sa  conversion,  son  confesseur, 
fut  celui  de  jeter  au  feu  une  comédie  qu'il  venait 
d'écrii-e.  On  trouva  encore,  après  sa  mort,  dans  ses 
papiers,  les  fragments  inachevés  d'une  tragédie, 
AchllLc.  Ce  sont  là,  avec  Clyniène  et  Daplnié^  les 
seuls  ouvrages,  dans  ce  genre,  sûrement  authenti- 
ques et  personnels.  Toutes  les  comédies,  Ragotin, 
le  Florentin^  la  Coupe  enchantée,  Je  vous  prends  sans 
vert,  furent  faites  en  collaboration  avec  le  mari  de  la 
Champmeslé,  et  la  part  qu'y  put  prendre  La  Fontaine 
n'y  est  pas  toujours  bien  considérable,  si  l'on  en  juge 
par  la  fréquente  pauvreté  du  style. 

La  charmante  fantaisie  de  Clymèiie,  dont  nous 
avons  déjà  parlé,  est  le  seul  de  tous  ces  morceaux 
qui,  en  réalité,  soit  digne  de  lui,  parce  que  c'est  le 


LŒUVRi:  121» 

seul  où,  n'ayant  point  à  compter  avec  les  exigences 
de  la  scène,  il  ait  joui  de  cette  liberté  complète 
sans  laquelle  sa  verve  tombe  à  plat.  «  L'inconstance 
et  l'inquiétude  qui  me  sont  naturelles,  dit-il  en 
publiant  les  fragments  de  sa  Galalée,  m'ont  cmpèclié 
d'acbever  les  trois  actes  à  quoi  je  voulais  réduire  ce 
sujet.  »  Cette  inconstance  et  cette  inquiétude  le  ren- 
daient particulièrement  impropre  à  combiner  et  à 
suivre  le  plan  d'une  action  un  peu  sérieuse  ou  un 
peu  compliquée,  à  poser  et  à  développer  des  carac- 
tères fermes  et  soutenus,  encore  plus  à  animer  ses 
personnages  d'une  passion  un  peu  chaude  ou  d'une 
jovialité  puissante.  On  trouve  encore,  à  la  lecture,  çà 
et  là,  de  jolis  traits,  ingénieux  et  fins,  des  couplets 
lestement  troussés  dans  les  Opéras,  mais  ni  la  sono- 
rité du  vers,  ni  la  vibration  du  mot  n  y  remplissent 
même  les  conditions  nécessaires  de  la  littérature 
musicale.  Décidément,  il  n'a  pas  plus  l'élan  lyrique 
que  le  souffle  tragique;  l'impétuosité,  même  dans 
une  seule  strophe,  la  gravité,  même  dans  une  seule 
tirade,  le  fatigueraient  et  l'épuiseraient;  il  s'y 
efforce  à  peine.  Les  meilleurs  vers,  dans  ces  livrets, 
sont  des  vers  galants  ou  badins,  qui  seraient  mieux 
à  leur  place  dans  des  vaudevilles.  Le  cadre  de  ces 
pastorales  est  trop  factice  pour  qu'il  puisse  même 
y  placer  une  note  campagnarde  juste  et  simple, 
comme  il  en  sème  ailleurs  à  chaque  pas.  Dans  les 
comédies  en  vers,  dont  il  laissait  l'honneur  à  son 
compère,  dans  Ragotin  et  surtout  le  Florentin^  on 
pourrait    distinguer,   avec   un    peu    d'attention,   les 


130  LA    FONTAINE. 

endroits  où  il  a  mis  la  main;  ctî  sont  ceux  où  le  lan- 
gage, sans  être  encore  un  parfait  langage  de  théâtre, 
court  et  sanime  dans  le  récit  ou  la  description,  avec 
une  rapidité  dans  les  allures  et  une  vivacité  d'expres- 
sions qui  ne  sont  pas  le  fait  du  médiocre  Champ- 
meslé.  Dans  ces  passages,  La  Fontaine  se  souvient 
de  Racine  et  de  Molière,  de  Furetière  aussi,  au 
temps  où  Ion  collaborait,  dans  la  jeunesse,  aux 
dépens  de  Chapelain.  Le  tour  de  style  est  celui 
des  Plaideurs^  avec  plus  de  négligence,  mais  aussi 
une  certaine  bonhomie  familière  qui  n'est  point  sans 
agrément. 

Quant  aux  poésies  diverses,  vraiment  diverses,  car 
on  y  trouve  de  tout,  depuis  le  pastiche  marotique  et 
la  chanson  salée  jusqu'à  la  gazette  rimée  et  l'épître 
didactique,  c'est  un  fouillis  des  i)lus  récréatifs. 
Comme  ce  sont,  presque  toutes,  sauf  les  flagorneries 
officielles,  des  pièces  spontanées  et,  pour  le  fond  au 
moins,  improvisées,  il  est  rare  qu'il  n'en  sorte  pas 
quelque  confidence  ou  quelque  aveu  bons  à  retenir. 
Le  style  en  est  aussi  variable  que  les  circonstances 
et  les  sujets  et  prend  successivement  tous  les  tons 
avec  une  aisance  vraiment  unique.  C'est  dans  ce 
pêle-mêle  qu'il  faut  chercher  les  opinions  critiques 
de  La  Fontaine  autant  que  dans  ses  préfaces;  c'est 
là  qu'on  trouve  aussi  les  traces  les  plus  vives  de  ses 
émotions,  tendresses  ou  dépits,  chagrins  ou  colères. 
La  Fontaine  en  colère  ?  Cela  est-il  possible?  Il  s'y 
mit  au  moins  une  fois,  contre  Lulli  : 


L  ŒUvnE.  ]:U 

m 

Celui-ci  me  dit  :  «  Veux-tu  faire. 

Presto,  presto,   quelque  opéra, 

Mais  bon?  Ta  .Muse  répondra 

Du  suceès  par-devant  notaire. 

Voici  comment  il  nous  faudra 

Partag-er  le  gain  de  l'affaire. 
Xous  en  ferons  deux  lots:  l'arj^enl  et  les  chansons; 

L'argent  pour  moi,  pour  toi  les  sons  : 
Tu  lentendras  chanter,  je  prendrai  les  lestons; 

Volontiers  je  paie  en  gambades. ..  » 


La  muse  qui  jase  si  gentiment,  même  lorsqu'elle 
fait  une  scène,  n'est  sans  doute  qu'une  muse  pédestre, 
mais  de  quel  pied  elle  trotte,  vif,  alerte,  pétulant, 
faisant  sonner  le  lono^  du  chemin  les  o-relots  de  ce 
vers  libre  que  personne  n'a  depuis  agité  avec  cet 
entrain  !  Un  grand  nonil)re  de  vers  proverbes  qui 
flottent  dans  les  mémoires,  sans  qu'on  en  sache  bien 
l'origine,  se  retrouvent  dans  ces  poésies  diverses, 
auxquelles  il  faut  joindre  encore  toutes  les  saillies 
|)oétiques  jetées  à  travers  la  correspondance.  Rien 
de  plus  instructif,  pour  un  amateur  de  style  ou  pour 
un  homme  du  métier,  que  l'étude  attentive  de  ces 
fragments  dans  lesquels  s'exerce  ou  s'affirme  la  vir- 
tuosité du  plus  lin  artiste  c{ui  mania  le  vers  français. - 
/  7/  Les  Contes,  publiés  en  cinq  fois,  le  premier  livre 
^  {  en  1(365,  cjuand  l'auteur  avait  quarante-quatre  ans, 
le  cinquième  en  1()85,  lorsqu'il  en  avait  soixante- 
quatre,  furent,  on  n'en  saurait  douter,  l'occupation 
préférée,  le  jeu  d'imagination  auquel  il  revenait  le 
j)lus  volontiers,  le  seul  pour  lequel  il  se  trouvait  un 
peu  plus  d'haleine.  Quand  il  dépasse  ailleurs  une 
centaine  de  vers,  il  ne  s'y  soutient  pas  comme  il  fait 

d'.r.un.  il"!'  ii^T.  aV^- 


132  LA    lONTAINE. 

dans  Joconde,  la  Fiancée  du  roi  de  Garbe,  la  Coupe 
enchantée^  le  Petit  cJiien  qui  secoue  des  pierreries^  W 
est  vrai  qu'il  s'appuie  alors  sur  Boccace  etl'Arioste, 
mais  dans  les  Filles  de  Minée  ne  s'appuyait-il  pas  sur 
Ovide?  On  y  voit  bien  pourtant  que  la  narration 
d'Ovide  est  encore  trop  sérieuse  pour  lui.  Dans 
Philémnn  et  Baucis,  aussi  imité  d'Ovide,  le  chef- 
d'œuvre,  l'églogue  exquise  des  vieux  époux  ne  com- 
prend pas  cent  cinquante  vers.  Le  préambule,  écrit 
dans  le  premier  feu,  est  délicieux,  mais  la  péroraison, 
avec  toutes  les  flatteries  à  Vendôme,  se  traîne  avec 
peine,  ennuyée  et  ennuyeuse;  le  poète  en  a  assez.'  On 
constate  bien  sans  doute  des  accès  de  fatigue  dans 
les  Contes,  surtout  dans  les  débuts  qui  sont  sou- 
vent pénibles,  prosaïques,  filandreux,  mais  à  mesure 
que  la  scène  se  précise  et  que  les  acteurs  prennent 
corps,  le  narrateur  se  réveille,  s'amuse,  devient  plus 
vif  et  plus  gai.  Il  semble  qu'on  entende  le  bon- 
homme, lui-même,  un  peu  lourd,  demi-somnolent, 
commençant  son  récit  au  milieu  de  la  belle  société 
qui  l'écoute,  toussotant,  hésitant,  balbutiant,  puis, 
rassuré  et  excité  par  les  yeux  égrillards  qui  le  fixent 
et  les  sourires  étouffés  qui  l'encouragent,  s'aban- 
donnant  à  sa  verve  libertine. 

De  fait,  ces  contes  légers,  grivois  ou  obscènes, 
qu'on  disait  et  redisait  à  huis  clos  longtemps  avant 
qu'ils  fussent  imprimés,  restent  bien  dans  la  tradi- 
tion du  genre,  tel  qu'il  avait  été  pratiqué,  de  temps 
immémorial,  chez  nos  aïeux  et  chez  les  Italiens.  Ce 
sont  moins  des  morceaux  à  lire  que  des  morceaux 


l'œuvre.  133 

à  dire,  el  comme  des  sortes  de  transcri})tions  des 
récits  qu'on  })ouvait  entendre,  à  celte  époque,  chez 
les  désœuvrés  du  beau  monde.  Les  chroniques,  mé- 
moires, correspondances,  poésies  du  temps  ne  nous 
laissent  aucun  doute  sur  l'extrême  liberté  du  lan- 
ofage  dont  on  usa  lono^temi^is,  môme  à  la  cour,  avant 
que  Louis  XIV  fût  parvenu  à  y  imposer  l'apparence 
d'une  étiquette  soutenue  et  d'une  dignité  impertur- 
bable. Mais  comme  on  se  rattrapait,  même  alors, 
dans  le  privé  et  dans  les  coins  !  Il  va  sans  dire  qu'à 
Paris,  comme  en  province,  tous  les  vieux  gentils- 
hommes, robins  et  bourgeois,  accoutumés,  eux  et 
leurs  femmes,  à  cette  verte  langue,  que  l'exemple  du 
roi  Henri  avait  si  fort  encouragée  et  qui  avait  repris 
des  forces  au  temps  de  la  Fronde,  n'en  pouvaient  ni 
voulaient  perdre  l'habitude  ;  c'était  le  vieux  fonds 
national,  ce  fonds  dit  gaulois,  si  conforme  au  tempé- 
rament de  la  race,  qu'il  devait  persister  et  survivre 
à  travers  toutes  les  révolutions  de  la  société,  des 
mœurs  et  du  langage.  D'autre  part,  la  gent  lettrée 
et  raffinée,  les  diseurs  subtils  et  les  précieuses  quin- 
tessenciées  de  l'Hôtel  de  Rambouillet,  en  ouvrant 
leurs  portes  à  la  littérature  italienne,  n'y  avaient 
pas  introduit  que  des  rhétoriciens  amphigouriques 
et  des  poètes  platoniques.  On  y  faisait  profession 
d'adorer  Pétrarque;  en  réalité,  on  s'y  délectait  de 
Ijoccace  et  de  l'Arioste  ,  plus  amusants  et  jilus 
vivants,  plus  clairs  et  plus  familiers.  Dans  le  cercle 
des  vrais  Italiens,  des  filles  de  Mazarin,  Boccace 
ré^niait  ouvertement,  et  c'est  là  que  La  Fontaine  en 


1;>4  LA    FOMAIXE. 

aurait  appris  le  culte,   s'il   ne  l'avait  déjà  pratiqué 
auparavant. 

Les  deux  premiers  livres,  publiés,  l'un  en  1G65. 
l'autre  en  1666,  sont   composés,  en  grande  partie, 
d'œuvres  faites  ou  ébauchées  depuis  longtemps.  On 
s'en  apercevrait  à  la  diversité  du  style,  à  des  tâton- 
nements  et  à  des  coutures,   si  l'on  ne   connaissait 
de  reste  la  patience  de  l'écrivain  à  lécher  et  relé- 
cher son  œuvre.  Dans  le  premier  recueil,  on  saisit 
clairement  tous  les  hasards  d'où  sort  l'inspiration  : 
Joconde    vient   de    lArioste,    RicJiard   Alinutolo,    le 
Cocu   battu  et  content    sont   empruntés    à    Boccace; 
Antoine    de    la    Sale    a    fourni  le   Mari   confesseur. 
Athénée  les  Deux  Amis  et  le  Glouton.  Il  n'y  a  que 
le  Savetier,  le  Juge  de  Mesle,  Sœur  Jeanne,  petites 
pièces    déjà    anciennes ,    qui    soient    des    anecdotes 
contemporaines.  Le  dernier  récit,  le  plus  sérieux,  le 
plus   français  d  apparence,  le  Paysan  qui  a   offense 
son  seigneur,  semble  aussi  venir  de   l'italien  ou  de 
l'espagnol.  Même  diversité   dans   la   façon   de  pré- 
senter  les    choses   que   dans    les   sources   où    elles 
sont  puisées.  L'auteur,  étonné   dètre   publié,   mais 
désireux  de  lêtre  de  nouveau,  ne  sait  trop  lui-même 
ce   qu'il    doit  faire.    Faut-il   continuer    à    imiter   le 
vieux  lano;aore?  Faut-il,   au  contraire,  constituer  un 
langage  nouveau,  comme  l'ont  fait  Molière  pour  la 
Comédie    et  Boileau   pour  la   Satire  ?   La   réponse 
du  public  fut  ce  quelle  devait  être  :  on  l'encoura- 
geait à  prendre  toutes  ses  libertés,  à  être  lui-même.— 
En  conséquence,  dans  le  second  livre,  dès  l'année 


L  (i:l  VllK,  135 

suivante,  railleur  reprend  les  morceaux  déjà  ébau- 
rliés  en  style  iiuirotique,  il  les  rafraîchit,  les  assou- 
plit, les  modernise;  en  plusieurs  endroits,  les  retou- 
ches sautent  aux  yeux;  le  Gascon  puni  et  la  Fiaiiccc 
du  roi  de  Garhe^  qui  sont  les  narrations  les  plus 
rapides,  en  vers  irréguliers,  sont  évidemment  les 
dernières  en  dater'Cest  dans  les  troisième  et  qua- 
trième livres,  parus  l'un  en  1071,  l'autre  en  1674, 
quil  atteint  la  perfection  de  sa  manière;  les  Oies  de 
Frère  Philippe^  la  Coupe  enchantée,  le  Petit  Chien, 
le  Roi  Candaule^  y  sont  ses  chefs-dœuvre,  en  vers 
libres,  comme  les  Rémois,  le  Faucon^  la  Courtisane 
amoureuse,  Nicaise,  le  Pdté  d\ingui//e,  ses  chefs- 
d'œuvre  en  vers  réguliers.  Le  pastiche  inarollquc 
devient  de  plus  en  plus  rare,  et,  dans  la  plupart  de 
ces  récits  galants,  la  grâce  enjouée  du  conteur  n"a 
d  égale  que  son  habileté  à  envelop[)er  de  mots 
décents  les  ])lus  énormes  indécences.  C'était  là  un 
des  mérites  auxquels  la  belle  société,  dont  ces  contes 
faisaient  les  délices,  était  le  plus  sensible.  S'il  s'y 
trouvait  d'honnêtes  femmes  d'humeur  joyeuse  et 
franche,  comme  la  belle  Marquise  de  Sévigné,  pour 
avouer  ouvertement  le  plaisir  qu'elles  trouvaient  à 
écouter  et  lire  ces  libres  fantaisies,  il  n'y  manquait 
point  non  plus  de  prudes  Arsinoés  qui,  tout  en 
aimant  les  réalités,  ne  voulaient  point  rougir  du 
mot,  ou  de  perverses  Ninons,  franchement  débri- 
dées, pour  lesquelles  les  sous-entendus  les  plus 
hardis  étaient  aussi  les  plus  agréa])les.  Ce  fut  une 
des   dernières   sans  doute  qui  l'engagea  «  à  conter 


136  LA    FONTAINE. 

dune  manière  honnête  >>  sa  plus  grossière  obscénité, 
le  Tableau  : 

Tout  y  sera  voilé,  mais  de  gaze,  et  si  bien 
Que  je  crois  qu'on  n'en  perdra  rien. 

Qui!   y   a  loin    de   cette   manière,  doucereuse   et 

élégante,  de  faire  passer  le  libertinage  à  la  manière 

naïve    et   jo3^euse ,    naïve    jusqu'à    la    grossièreté  , 

joyeuse  jusqu'au  burlesque,  franchement  sensuelle, 

quelquefois  tragique,  qui  avait  été  celle  des  anciens 

,  conteurs  î    Ce   serait  faire    le  plus    souvent   tort   à 

!  La  Fontaine  que  de   le  comparer,  point  par  point, 

1  avec  ses  devanciers,  lorsqu'il  les  imite,  surtout  ses 

devanciers  d'Italie;^ L'enthousiasme  parfois  lyrique, 

j  parfois  brutal,  la  gravité  constante,  le  sensualisme 

exalté,  allant  des  délicatesses  les  plus  subtiles  aux 

violences    les   plus    monstrueuses,  que  les   Italiens 

I  apportent  d'ordinaire  dans   les  choses   de  l'amour, 

échappaient   alors,   de   plus   en   plus,  à  la    société 

française  qui  ne  voulait  voir  dans  l'amour,  lorsqu'il 

'était  sérieux,  qu'une  passion  intellectuelle  et,  lors- 

j qu'il  était  léger,  qu'une  distraction  galante. 

'      Si  le  sérieux  de  l'Arioste,  chanteur  scej)tique  de 

galanteries  imaginaires,   étonnait  déjà  Boileau,  que 

devait-il  penser  de  Boccace,  artiste  ])lus  simple  et 

plus  puissant,    qui  fait  agir  et   fait  parler  tous   ses 

personnages,    même    dans    les   occasions    les   plus 

scandaleuses  et  les  plus  comiques,  avec  une  gravité 

étrange  ?  Il  ne  voyait  sans  doute,  dans  \e  Décaméron, 

ce  mélange  hardi  de  prédications  morales,  de  subti- 


l'œvviii;.  *3' 


liiés  sentimentales,  de  brutalités  sensuelles,  de  pas- 
sions tragiques,  qu'un  amas  de  récits  scandaleux  ou 
des  lib.Ttins,  tels  que  La  Fontaine,  pouvaient  seuls 
se  complaire  à  rechercher  des  gaillardises  agréables 
à  conter  en  belle  compagnie  pourvu  qu'on  leur  don- 
nât un  tour  plus  badin.  N'était-ce  pas,  du  reste,  de 
cette  façon  qu'on  jugeait  alors  notre  Rabelais  ne  le 
répudiant   ou   ne    le    défendant   qu'à   cause  de  ses 

obscénités?  —  ■  ,,      ,. 

■      Ne  pensons  donc  point  aux  prédécesseurs  qui  1  ont 
inspiré  et  ne  lui  jetons  pas  leurs  noms  à  la  tète. 
Lui-même  qui,  tant  de  fois,  manifeste  son  admiration 
pour  eux  en  même  temps  que  sa  crainte  de  les  gâter, 
ne  l'eût  certainement  pas  voulu.  11  évite,  d'ai  leurs, 
tout  ce  qui  peut  faire  croire  qu'il  se  pique  de  f.deli  e 
en  les  imitant,  et  qu'il  est  un  traducteur.  11  embrouille 
ses  réminiscences,  il  mêle  deux  ou  trois  contes,  prend 
de-ci  de-là  ce  qui  lui  convient,  laissant  le  reste.  11 
sufÛt  que  son  indolence  trouve  quelque  part  un  cane- 
vas tout  prêt,  dont  il  enlève  la  vieille  broderie,  pour 
la  remplacer  par  des  ornements  de  son  cru.  Bien 
souvent  il  ne  reste,  du  thème  original,  qu'une  appa- 
rence, un  titre,  presque  rien.  M.  Kmile  Montégut, 
avec  sa  pénétration  ingénieuse  et  son  exquise  sensi- 
bilité, a  montré  autrefois  ce  qu'il  y  avait  de  poéti- 
quement tragique  dans  les  aventures  de  la  Fiancée 
,la  roi  de  Gurbe,  telles  que  Boccace  les  a  presen- 
tce-    C'est  l'épopée,  douloureuse  et  sanglante,  de  la 
Beauté  fatale,  malgré  soi  troublante  et  corruptrice, 
qui  sème  autour  d'elle  le  désespoir,  la  discorde,  le 


138  LA    FONTAINE. 

meurtre,  présent  terrible  des  Dieux  pour  celle  qui 
la  porte  en  pleurant,  ainsi  qu'une  couronne  san- 
glante de  martyre.  On  sait  ce  qu'il  reste  de  cette 
conception  passionnée  et  grandiose  de  la  Renais- 
sance dans  le  récit  adouci  et  desséché  de  La  Fon- 
taine :  une  suite  d'épisodes  égrillards  et  de  vulgaires 
polissonneries.  C'est  ainsi  que,  presque  toujours, 
l'amour,  sensuel  ou  tendre,  la  passion,  brutale  ou 
raffinée,  qu'il  a  pu  rencontrer  chez  ses  modèles,  se 
dénaturent,  pour  être  acceptés  de  son  auditoire,  en 
galanteries  faciles,  et  que  la  peinture  des  mœurs, 
des  caractères,  des  sentiments,  souvent  si  vive  dans 
les  Xovelle  et  dans  les  Fabliaux,  s'efface  presque 
complètement  chez  lui,  j)our  ne  laisser  place  qu'à 
une  action  rapide  et  finement  dialoguée.f /^/4i**»f/ «^^^  ) 

Tandis  que,  dans  les  Fables,  prenant  de  tous  côtés 
des  apologues  secs  et  informes,  il  déroulera  avec 
complaisance,  autour  de  ces  pauvres  matières,  toute 
la  richesse  d'une  observation  délicate  et  d'une  sen- 
sibiFité  infatigable,  en  poète  et  en  penseur^  dans  la 
})luparl  des  Contes  il  s'efforce  au  contraire  de  mettre 
à  la  portée  de  ses  auditeurs,  en  les  réduisant  et  en 
les  polissant,  les  gaillardises  énormes  ou  les  comé- 
dies vivantes  des  anciens  nouvellistes;  on  dirait  des 
éditions  de  Boccace,  Machiavel,  Rabelais,  non  expur- 
gées, mais  abrégées  et  mitigées  à  l'usage  du  beau 
monde.  Pourvu  qu'il  conte  avec  agrément,  d'un  ton 
leste  et  dégagé,  sans  s'arrêter  sur  une  description 
trop  minutieuse,  sur  un  dialogue  trop  prolongé,  sur 
une  action  trop  brutale,  en  n'évoquant  au  passage. 


L  ŒUVRE.  131> 

^ur  un  fond  vague,  que  des  silhouettes  gaies  el 
légères,  et  qu'il  marche  vite  au  dénouement  prévu, 
il  est  satisfait  et  on  l'est  aussi^Boccace,  notamment^ 
son  plus  cher  ami,  se  trouve  ainsi  allégé  de  toutes 
ces  richesses  encombrantes  et  de  ces  développements 
parasites,  qui  répugnent  foncièrement  à  la  sobriété 
autant  qu'à  la  vivacité  du  génie  gaulois.  Ici,  plus  de 
ces  cadres  apprêtés  el  factices,  dans  lesquels  presque 
tous  les  conteurs,  à  l'imitation  du  Toscan,  avaient 
cru,  jusqu'alors,  devoir  présenter  l'ensemble  de  leurs 
récits  sous  des  rubriques  plus  ou  moins  édifiantes; 
aucun  accompagnement  de  ces  réflexions  morales, 
de  ces  analyses  psychologiques,  de  ces  problèmes 
sentimentaux,  qui  justifiaient  ou  innocentaient,  pour 
eux,  la  liberté  de  leurs  récits,  mais  qui,  pour  nous, 
en  obstruent  seulement  les  abords  avec  un  pédan- 
tisme  insu|)portable  et  une  hypocrisie  inconvenante. 
Dans  les  récits  mêmes,  presque  ])lus  de  mise  en 
scène,  de  décors,  ni  de  tj-pes  individuels  et  accen- 
tués (voir,  par  exemple,  le  BclpJicgor  dans  Machia- 
vel .  Toute  cette  rhétorique,  subtile  et  verbeuse,  des 
monologues  psychologiques  et  des  dialogues  sco- 
lastiques  qui,  parfois,  dans  le  Dccaméron,  suspend 
si  péniblement  l'action,  la  hardiesse  aussi  des  gestes 
obscènes  et  la  brutalité  lourde  des  gros  mots  ont 
disparu.  11  conte,  il  conte,  il  conte,  pour  conter,  i 
pour  s'amuser,  pour  amuser  les  gens,  à  la  façon  des 
ancêtres  gaulois,  des  diseurs  de  fabliaux,  sans  autre 
pensée,  sans  nulle  prétention.  La  légèreté  de  ce 
badinage  en  excuse,  à  ses  yeux,  comme  à  celui  des  i 


140  LA    FONTAINE. 

-autres,  les  thèmes  inconvenants  et  les  sous-entendus 
polissons.  Gela  passe  aussi  vite  que  cela  a  été 
«ntendu.  Cela  chatouille  légèrement  les  imaginations, 
sans  les  échauffer,  ni  les  troubler;  cela  ne  reste  pas 
•dans  la  pensée,  n'entre  surtout  jamais  dans  le  cœur. 
C'est  au  moins  ainsi  que  pensait  La  Fontaine.  En 
tout  cas,  il  est  heureux  pour  sa  gloire  qu'il  ait  trouvé 
une  matière  plus  haute  où  développer  toute  la  grâce 
et  toute  l'étendue  de  son  génie.  — • 

La  Fontaine,  pour  la  postérité  comme  pour  ses 
contemporains,  est  resté,  avant  tout,  presque  uni- 
quement, Fauteur  des^J^hblcsj  c'est  justice  morale  et//- 
c'est  justice  littéraire.  Quel  que  soit  le  charme  de  cer- 
tains contes,  il  est  rare  qu'il  y  donne  toute  sa  mesure 
comme  écrivain;  ce  n'est  même  pas  là  qu'il  excelle, 
dans  son  talent  le  plus  personnel,  comme  conteur. 
■C'est  pour  les  Fables  qu'il  a  réservé  à  la  fois  toutes  ses 
qualités  de  metteur  en  scène,  de  narrateur  incompa- 
rable, de  dialogueur  vif  et  fin,  en  même  temps  que 
celles  d'observateur  satirique  et  universel,  de  philo- 
sophe sensible  et  humain,  de  poète  délicat  et  pro- 
fond; c'est  dans  les  Fables,  non  dans  les  Contes, 
qu'il  dépasse  de  loin  tous  ses  devanciers,  qu'il  est 
-excellent,  supérieur,  unique,  et  qu'il  a  défié  d'avance 
toutes  les  imitations,  ainsi  que  l'expérience  en  est 
faite  depuis  deux  siècles. 

Est-ce  à  dire  que,  dans  les  Fables,  sa  modestie  ait 
prétendu,  cette  fois,  faire  œuvre  originale?  Non,  sans 
<loute.  Le  terrain  où  il  s'avançait,  d'un  pied  timide, 
^semblait  plus  battu  encore  que  celui  du  conte.  Où  n'en 


L  ŒUVRE.  ^" 


,    trouvait-on  pas,  <le  ces  apologues,  résumant,  en  deux 
ou  trois  lignes,  une  observation  d'expérience  ou  un 
conseil  de   morale?  N'était-ce  pas    l'expression  de 
pensée  habituelle  aux  peuples  primitifs,  aux  peup  es 
.niants' Et  comme  les  chansons  de  nourrices,  ne  les 
.■etrouvait-on  pas,  ces  apologues,  toujours  les  mêmes, 
variant  peu  dans  la  forme,  chez  les  Orientaux,  les 
Grecs    les  Latins,  les  Français  et  les  Italiens,  aussi 
bien  ceux  du  Moyen  Age  que  ceux  de  la  Renaissance  ? 
Dans  ces  derniers  temps,  ces  historiettes  récréatives 
et   édifiantes,  la  vieille  sagesse  du  monde,  avaient 
justement  été  remises  à  la  mode  par  pl»«'«";;«  "■»; 
lluctions  d-Ésope  (1633,  de  Bornât;  1646,  P.  M.Uot; 
1059,  J.  Baudouin)  et  par  la  traduction  d'un  recueil 
hindou,  le  Lk're  des  Lumières  (1644). 

En  choisissant  quelques-unes  de  ces  historiettes 
pour  les  ,»cm-ec«  m-.,  dans  l'intention  de  plaire  a 
des  amis  et  d'amuser  des  enfants,  La  Fontaine,  sui- 
vant sa  coutume,  obéissait  donc  à  la  mode,  et  ne 
croyail  pas   faire   une  entreprise  extraordinaire.  U 
amusait  les  autres,  mais  il  s'amusait  surtout  lui-même, 
prenant  «  un  plaisir  extrême  »  à  dénicher,  dans  tous 
.        les  bouquins  qui  lui  tombaient  sous  la  main,  toutes 
ces  in-énieuses  paraboles,  moins  longues  que  Peau 
d'Anc^Il  n'y  a  qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'énorme 
quantité  de  "sources  d'où  son  dernier  et  savant  com- 
mentateur' voit  sortir  chaque  fable  pour  être  con- 

1.  CEu.,es  c-ompléles  de  La  roniaine  dans  la  Colleclio^ 
des  Grands  É.ri/ains  de  la  Framc;  notes  de  M.  Henri  Re 
Knior.  préface  de  M.  Paul  Mosnard. 


142  LA    lONTAINE. 

vaincu  de  l'érudition  spéciale  de  La  Fontaine  en  cette 
matière.  Érudition  de  poète,  cela  va  sans  dire,  de 
poète  qui  jouit  des  choses,  s'en  pénètre  et  s'en  in- 
spire, les  rejette  et  les  oublie,  au  gré  de  sa  fantaisie, 
et  qui  n'a  rien  à  faire  avec  l'érudition  méthodique 
et  critique  du  traducteur  ou  du  philologue.  S'il  n'a 
])as  tout  lu,  il  a  beaucoup  lu,  presque  tous  les  livres 
imprimés,  et  ])eut-être  quelques  manuscrits;  ce  ne 
sont  pas  seulement  des  détails  caractéristiques  , 
dans  les  t3'pes  des  personnages,  leurs  actes  et  leurs 
paroles,  qui  lui  en  reviennent  et  qui  nous  l'attestent, 
ce  sont  aussi  de  ces  rencontres  d'expressions  vivantes 
et  familières,  parfois  de  vers  entiers,  qu'il  est  bien 
difficile  d'attribuer  au  hasard.  Il  ne  cache  pas  plus 
ses  réminiscences  qu'il  ne  fait  étalage  de  ses  lec- 
tures, et  il  puise  à  pleines  mains,  dans  le  fonds 
commun,  sans  dissimulation  comme  sans  gêne. 

Ce  fut  un  bonheur  pour  lui  qu'aucun  de  ses 
devanciers  neût  imprimé,  sur  un  recueil  de  fables, 
la  marque  d'un  génie  littéraire,  puissant  et  riche, 
comme  cela  s'était  produit  pour  les  contes.  Les 
poètes  qui  avaient  trouvé,  par  aventure,  dans  un 
a[)ologue,  l'occasion  d'un  chef-d'œuvre,  n'étaient 
pas  des  fal^ulistes  de  profession;  c'était  Horace  avec 
le  Rat  de  Ville  et  le  Rat  des  Champs,  c'était  Marot 
avec  le  Lion  et  le  Rat;  aussi,  quand  notre  malin 
bonhomme,  par  tradition  ou  par  obligation,  reprendra 
les  mêmes  sujets,  il  se  gardera  d'entrer  en  lutte  avec 
de  tels  rivaux  :  il  leur  tirera  sa  révérence,  et,  très 
humblement,  se  contentera  de  les  résumer  en  quel- 


L  (El  viir.  I'i3 

([ues  mots,  ternes  et  ennuyés,  comme  un  compte 
rendu  de  feuilletoniste.  En  général,  il  n'a  poinl  à 
s'humilier  de  la  sorte.  Ni  Esope,  ni  Phèdre,  ni  Cor- 
rozet,  ni  Verdizotti,  malgré  leurs  mérites  réels,  ne 
[)ouvaient  lui  en  imposer  comme  Boccace,  l'Arioste, 
Machiavel,  Rabelais.  Le  sujet  traditionnel,  entre 
leurs  mains,  n'a  pas  subi  de  transformation  assez 
personnelle  et  caractérisée  pour  qu'elle  s'impose, 
par  l'originalité  des  images,  par  la  force  et  la  couleur 
des  détails,  à  son  rêve,  encore  flottant.  Gela  reste, 
toujours  pour  lui,  simple  matière  à  développements, 
une  matière  souple  et  commode,  qui  lui  fournit  seu- 
lement les  noms  des  acteurs  avec  un  scénario  très 
sommaire,  mais  qui  lui  laisse  toute  liberté  pour 
choisir  son  décor,  habiller  ses  personnages,  leur 
donner  des  comparses,  les  faire  agir  et  parler,  et 
jeter,  au  besoin,  à  la  cantonade,  ses  propres  réflexions . 
Quelbonheur,pourun  voluptueux  songeur,  de  n'avoir 
pas  de  grosses  charpentes  à  équarrir  ni  à  dresser,  de 
trouver,  devant  lui,  toute  faite,  une  maçonnerie  d'édi- 
cule  qu'il  n'aura  qu'à  sculpter,  peindre,  meubler, 
peupler  d'habitants  agiles  et  aimables,  spirituels  et 
babillards  !  Ce  sont  là  toutes  besognes  ingénieuses  et 
délicates,  auxquelles  il  s'entend  à  merveille,  car  il 
possède,  à  part  lui,  une  inépuisable  provision  de  sou- 
venirs pittoresques  et  d'observations  curieuses,  et  il 
jouit  de  relations  très  anciennes  et  très  étendues  dans 
la  société  humaine  et  dans  la  société  animale,  deux 
mondes  fraternels  qui,  })our  lui,  coureur  de  bois  et  de 
campagnes,  s'avoisinent,  se  mêlent,  se  confondent. 


LA    FONTAINE, 


Ce  n'est  pas,  du  premier  coup,  néanmoins,  même 
sur  ce  champ  restreint,  qu'il  prendra  ses  coudées 
franches.  Que  ne  possédons-nous,  pour  les  fables, 
une  chronologie  exacte  de  leur  genèse!  On  y  sui- 
vrait, à  la  piste,  tous  les  tâtonnements  et  tous 
les  détours  d'une  marche  irrésolue  et  embarrassée. 
En  mêlant,  à  dessein,  dans  la  première  édition  des 
six  premiers  livres,  en  1668,  une  quantité  d'œuvres 
assez  inégales,  d'âge  très  divers,  les  unes  anciennes, 
les  autres  récentes,  presque  toutes  passées  déjà  à 
l'épreuve  de  la  lecture  publique,  le  fabuliste  a  rendu 
ce  classement  difficile.  Néanmoins,  on  peut  l'opérer 
par  une  lecture  attentive.  Le  metteur  en  vers  se 
montre  d'abord  tremblant  et  hésitant.  Ne  connaît-il 
pas  l'opinion  rigide  de  Patru?  La  dignité  des  fables, 
c'est  d'être  courtes  et  sèches,  comme  des  préceptes 
de  magisters.  On  sait  que,  depuis,  Lessing  et  d'au- 
tres savants  ont  professé  la  même  opinion,  en  l'ac- 
compagnant d'exemples  faisant  penser  au  Renard 
qui  a  la  queue  coupée.  L'autorité  de  ces  «  maîtres 
de  notre  éloquence  »  inquiète,  il  l'avoue  dans  sa 
préface,  notre  Champenois  qui  n'éprouve  aucun  goût 
pour  les  beautés  particulières  de  ce  laconisme  solen- 
nel, pour  ce  qu'il  appelle,  avec  une  douce  ironie, 
«  les  grâces  lacédéraoniennes  ».  Il  s'en  tient  donc 
quelque  temps  à  l'abréviation  rapide,  un  peu  sèche, 
des  apologues  les  plus  classiques,  la  Cigale  et  la 
Fourmi,  le  Coq  et  la  Perle,  le  Renard  et  les  Rai- 
sins,  etc.,  il  travaille  en  écolier,  pour  des  écoliers, 
sous  l'œil  sévère  du  professeur. 


L  ŒUVRi:.  145 

Une  telle  contrainte  ne  pouvait  durer.  Même 
lorsqu'il  s'enfermait  encore  dans  la  formule  brève 
7a  Grenouille  et  le  Btruf,  le  Loup  et  le  Chien ^  etc.), 
il  y  apportait  un  tel  accent,  il  y  ajoutait  une  telle 
couleur,  qu'avec  moins  de  mots,  la  fable,  animée 
et  pleine,  en  disait  dix  fois  plus  que  dans  les  anti- 
ques rédactions.  Il  y  avait,  d'ailleurs,  d'autres  con- 
seillers que  Palru.  On  ne  sait  lequel  l'engagea  à 
refaire  le  Bàcheron  et  la  Mort,  mais  c'était  un  cri- 
tique plus  ouvert  et  plus  avisé  et  qui  dut  se  réjouir 
lorsqu'il  vit  le  poète  rompre  décidément  le  cadre 
étroit  de  la  vieille  fable  et,  sous  ce  litre,  donner 
hardiment  toutes  sortes  de  fantaisies  sans  noms  et 
sans  précédents,  des  idylles  champêtres  [IHirondelle 
et  les  petits  Oiseaux],  des  comédies  bourgeoises 
[i Homme  entre  deux  âges  et  les  deux  Maîtresses),  des 
saynètes  antiques  [Simonide  préservé  par  les  Dieux, 
Testament  expliqué  par  Esope),  des  morceaux  philo- 
sophiques [V Astrologue  qui  se  laisse  tomber  dans  un 
puits).  Si  Patru  faisait  la  mine,  et  Boileau  avec  lui, 
en  revanche,  on  n'entend  qu'applaudissements  du 
coté  de  Molière,  Piacine,  Furetière,  Chapelle,  et  du 
fidèle  Maucroix,  à  qui  le  poète  reconnaissant  dédie 
un  conte  de  paysans,  en  même  temps  qu'il  place 
ouvertement  d'autres  caprices  sous  la  protection  de 
ses  admirateurs  déclarés,  le  duc  de  la  Rochefou- 
cauld, Mademoiselle  de  Sévigné,  le  Chevalier  de 
Bouillon.  I.a  dédicace  an  Dauphin  est  d'un  ton 
assuré  et  ferme,  mais  il  est  facile  de  voir,  dans  la 
préface,   combien   toutes   ces   chicanes  l'avaient  in- 

10 


146  LA    FONTAINE. 

quiété,    et,    dans  plus   d'une   fable,    qu'il    en    avait 
gardé  un  grain  de  rancune  : 

Je  blâme  ici  plus  de  gens  qu'on  ne  pense  : 
Tout  babillard,  tout  censeur,  tout  pédant 
Se  peut  connaître  au  discours  que  j'avance. 
Chacun  des  trois  fait  un  peuple  fort  grand. 

Il  y  revient  un  peu  plus  loin  dans  la  pièce  Contre 
ceux  qui  ont  le  goût  difficile,  mais  celte  fois  en  triom- 
phateur. Le  succès  a  dépassé  son  attente.  C'est  la 
ville,  autant  et  plus  que  la  cour,  qui  a  salué,  dans  le 
rapetasseur  de  sornettes,  un  novateur  inattendu, 
amusant,  instructif.  Lui-même  a  pris  peu  à  peu 
conscience  de  sa  valeur  et  de  son  habileté,  et  quand 
il  s'est  exercé,  dans  la  même  page,  à  prendre  suc- 
cessivement le  ton  de  l'épopée  et  celui  de  l'églogue, 
donnant  à  bien  entendre  qu'il  fait  ce  qu'il  veut,  il 
peut  lancer  la  fameuse  apostrophe  : 

Maudit  censeur,  te  tairas-tu? 
?ie  saurais-je  achever  mon  conte? 
C'est  un  dessein  très  dangereux 
Que  d'entreprendre  de  te  plaire. 
Les  délicats  sont  malheureux  : 
Rien  ne  saurait  les  satisfaire. 

Les  «  délicats  »  î  Pour  l'ironie,  c'est  le  pendant  des 
<(  grâces  lacédémoniennes  ».  Le  poète  savait  bien  où 
ils  étaient,  Jes  vrais  délicats,  jNIolière,  Racine,  la 
Sévignéî  II  savait  bien  aussi  que  ceux-là  n'étaient 
jamais  mécontents  que  d'eux-mêmes,  et,  parce  qu'ils 
étaient,  comme  lui,  vraiment  délicats,  apportaient 
toujours,  à  juger  les  œuvres  d'autrui,  l'intelligence 


l'œlvrk 


l'i7 


et  l'indulgence  dos  grands  esprits  pour  lesquels 
l'admiration  n'est  qu'une  des  formes  les  plus  douces 
de  leur  propre  joie  de  vivre,  de  sentir,  d'imaginer, 

de  créer! 

A  partir  de  ce  moment,  La  Fontaine  se  sent  son 
maître  et  s'en  donne  à  cœur  joie.  11  prend  de  toutes 
parts,  dans  les  livres,  dans  la  réalité,  à  la  ville,  à  la 
cour,  à  la  campagne.  Son  personnel  animal  se  com- 
plète, s'anime,  jette  le  masque,  prend  de  plus  en\^ 
plus  1  air  humain.  Son  personnel  humain  s'augmente 
aussi  et  tient  dignement  sa  place,  quand  il  faut, 
dans  cette  multitude  infinie  et  grouillante.  Ce  ne  sont 
plus  seulement  les  hêtes  qui  parlent,  mais  encore  les 
arhres,  le  vent,  le  soleil,  les  ustensiles.  Court-on 
grand  risque  d'errer  en  attribuant,  à  cette  seconde 
et  libre  poussée  de  son  génie,  des  petites  et  gran- 
dioses épopées  telles  que  le  Chcne  et  le  Roseau,  le 
Lion  elle  Moucheron,  des  pastorales  et  des  scènes  de 
genre,  aussi  exquises  dans  la  gaîté  que  dans  la  gra- 
vité, telles  que  le  Jardinier  et  son  Sei<;Jieur,  l'Œil  du 
Maître,  l'Alouette  et  ses  Petits,  la  Vieille  et  les  deux 
Servantes,  le  Lièvre  et  la  Tortue,  le  Villageois  et  le 
Serpent,  la  Jeune  Veuve,  etc.  ?  Toutes  ces  pièces, 
on  le  remarquera,  sont  en  vers  libres,  dans  ce 
rythme  souple  et  varié  qui  devient,  depuis  Joconde, 
son  instrument  spécial;  et  ce  sont  des  épisodes  de 
poèmes  rustiques  ou  mondains  tout  autant  que 
des  fables.  La  prestesse  du  récit  est  aussi  sur- 
prenante que  dans  les  contes,  mais  avec  combien  de 
charmes  en   plus!    Que   de   descriptions  nouvelles. 


U8  LA  fontaim:. 

fines  et  vraies,  que  de  figures  vivement  peintes,  que 
de  traits  originaux  de  bonne  comédie,  que  d'impres- 
sions vives  et  naturelles,  que  d'observations  déli- 
cates et  profondes,  que  d'émotions  rapides  mais 
sincères,  et  dans  quel  langage!  Un_langage  à  la  fois 
si  sobre  et  si  riche,  si  clair  et  si  coloré,  si  naturel 
et  si  achevé,  que  Ton  n'y  saurait  trouver  un  mot  de 
trop,  et  que  chaque  mot,  juste,  nécessaire,  et  pourtant 
imj)révu,  y  donne  une  sensation  exquise  qui  se  fixe 
du  coup  dans  la  mémoire,  et  qui  n'y  vieillira  jamais  ! 
C'était,  à  la  fois,  tout  l'esprit  de  la  province  paysanne 
et  bourgeoise,  tout  l'esprit  de  la  capitale  policée 
et  savante,  tout  l'esprit  gouailleur,  gaulois,  popu- 
laire du  Moyen  Age,  tout  l'esprit  rêveur,  cosmopolite, 
aristocratique  de  la  Renaissance  qui  se  trouvaient 
par  un  miracle  inattendu,  réunis,  d'un  lien  impercep- 
tible et  indissoluble,  une  fois  par  hasard,  dans  une 
même  œuvre  ([ue  tout  le  monde  comprenait  et  où 
tout  le  monde  trouvait  son  compte.  L'auteur  n'avait 
pas  eu.  nous  le  savons,  de  si  hautes  visées,  et  ses 
lecteurs  ne  lui  en  demandaient  pas  si  long.  Tout  se 
passa  bien  naturellement  et  bien  simplement  :  c'était, 
pourtant,  dans  notre  histoire  littéraire,  un  événement 
considérable  :  c'était  le  génie  national,  sous  sa  forme 
la  plus  naturelle  et  la  plus  complète,  qui  se  retrou- 
vait, tout  à  coup,  sans  s  être  cherché,  et  qui  res- 
suscitait sans  y  penser. 

Quand  le  poète,  dix  ans  après,  publia  les  cinq 
livres  suivants,  il  n'avait  plus  à  se  défendre.  Sa 
préface,   brève    et   nette,   est   une   simple   et   ferme 


l'œuviik.  IV.» 

déclaration  d'indépendance  :  «  Jai  jugé  à  propos  de 
donner  à  la  plupart  de  celles-ci  un  air  et  un  toui*  un 
peu  différents  de  celui  que  j'ai  donné  aux  premières, 
tant  à  cause  de  la  différence  des  sujets  que  pour 
remplir  de  i)lus  de  variété  mon  ouvrage —  Je  n<' 
tiens  pas  qu  il  soit  nécessaire  d'en  étaler  ici  les  rai- 
sons ».  A  quoi  bon,  en  effet,  s'expliquer  plus  long- 
temps lorsqu'on  est  certain  de  vaincre?  Ces  cinq 
livres  ,  l'expression  la  jUus  complète  d'un  talent 
viril  et  mûr,  ne  comprennent  guère  que  des  chefs- 
d'œuvre  ;  c'est  le  fameux  Panier  de  Cerises  de 
Madame  de  Sévigné,  qui  semble  d'abord  trop  plein 
et  qu'on  finit  par  épuiser  à  force  de  picoter  en  choi- 
sissant toujours  la  meilleure.  Pour  commencer,  les 
Animaux  malades  de  la  peste,  le  Héron,  la  Fille, 
le  Coche  et  la  Mouclic,  la  Laitière  et  le  Pot  au  lait, 
\)0\xv  continuer  le  Savetier  et  le  Financier,  VOurs  et 
l'Amateur  des  Jardins,  les  Deux  Amis,  les  Deux 
Pigeons,  l'Homme  et  la  Couleuvre,  pour  terminer  le 
Paysan  du  Danube,  le  Vieillard  et  les  Trois  jeunes 
houunes,  la  Souris  et  le  Cliat-Huant.  C'est  là  vrai- 
ment que  le  génie  spontané  de  La  Fontaine  s'épa- 
nouit dans  loute  sa  diversité  et  dans  toute  sa  grâce, 
allant  du  badinage  enfantin  à  la  majesté  éi)ique. 
passant  de  la  satire  à  l'idylle,  de  la  comédie  à  la 
méditation,  avec  une  vivacité  naturelle  et  une  iiobl(> 
familiarité  qui  ont  fait  prononcer,  à  son  sujet,  tour 
à  tour,  les  grands  noms  d'Homère  et  de  Shake- 
speare. Un  Homère  en  raccourci,  cela  va  sans  dire, 
un    Shakespeare    en    miniature,    soit    encore!     Où 


150  LA    FONTAINE. 

goûter  ailleurs,  pourtant,  que  dans  le  divin  Grec, 
un  si  doux  enchantement  de  l'oreille  et  de  l'esprit, 
une  association  si  naïve  de  l'âme  avec  tous  les  êtres 
et  toutes  les  choses,  une  affabilité  si  paternelle? 
Où  admirer  ailleurs  que  dans  le  tumultueux  Anglais, 
une  telle  universalité  d'observation,  une  telle  géné- 
rosité de  sympathies,  une  telle  abondance  de  figures 
et  de  caractères,  un  tel  art  de  les  mettre  en  scène, 
de  les  rendre  visibles,  tangibles,  réels,  vrais  de 
gestes,  vrais  de  paroles,  dans  un  décor  sans  cesse 
renouvelé  ? 

C'est  peut-être  j)arce  que  La  Fontaine  se  mon- 
trait si  vrai  et  si  simple,  si  modeste  et  si  aisé,  que 
la  plupart  des  contemporains,  tout  ravis  qu'ils  en 
furent,  n'attribuèrent  point  à  ces  Fables  la  haute 
portée  que  nous  leur  accordons.  Molière  n'était  plus 
là  pour  dire  le  mot  décisif.  La  Bruyère,  Fénelon  et 
quelques  autres,  qui  voyaient  clair,  étaient  des 
exceptions.  Pour  le  public,  même  admirateur,  la 
fable  n'en  restait  pas  moins  un  genre  de  poésie  infé- 
rieur et  sans  importance,  un  genre  vague  et  bâtard, 
qu'on  ne  savait  où  classer,  puisque  le  grand  Boileau. 
lui-même,  avait  dédaigné  de  lui  trouver  des  règles, 
une  littérature  d'enfants,  de  vieillards,  de  gens  du 
commun.  Il  est  curieux  de  constater  que,  jusqu'en 
ces  derniers  temps,  les  commentateurs  les  plus 
enthousiastes  du  fabuliste  se  sont  presque  toujours 
donné  des  j^eines  infinies  pour  le  relever  de  celte 
excommunication  :  on  croyait  devoir  lui  chercher 
des  excuses  pour  s'être  voué  à  la  glorification  des 


L  ŒUVRlv.  l.M 

petites  bêles  et  des  petites  gens.  Tant  cette  malheu- 
reuse idée,  pédantesque  et  absurde,  de  la  règle  esthé- 
tique appliquée  d'avance  aux  productions  futures  de 
l'esprit,  tant  ce  sot  besoin,  ou  plutôt  ce  besoin  des 
sots,  de  posséder  une  législation  de  l'intelligence 
afflictive  et  préventive,  a  été  longtemps  dominante 
chez  nous! 

C'est  justement  parce  que  la  fable  était  un  genre 
déréglé,  sans  limites  établies,  sans  passé  glorieux, 
sans  titulaires  imposants,  un  genre  vague,  aban- 
donné au  premier  occupant,  que  La  Fontaine  put 
s'en  emparer  en  y  prenant  toutes  ses  aises.  Trop 
timide  et  prudent,  trop  pacifique  aussi  et  trop  ami 
de  sa  quiétude  pour  rompre  ouvertement  en  visière 
avec  aucune  des  conventions  littéraires  qu'il  voyait 
se  resserrer  autour  de  lui,  non  plus  qu'avec  aucune 
des  conventions  sociales  au  milieu  desquelles  il  se 
laissait  vivre,  trop  sensé  et  trop  indépendant,  d'autre 
])art,  pour  s'y  plier  sans  réserve,  il  avait  trouvé, 
dans  ces  apologues  innocents,  un  ])rétexte  commode 
pour  se  livrer  à  la  rêverie  et  à  la  causerie,  ses  deux 
plus  grands  plaisirs  après  le  sommeil  et  l'amour. 
Quand  il  se  sentit  libre,  sur  ce  terrain  dédaigné,  il 
s'y  installa,  se  livrant  et  s'ouvrant  chaque  jour 
davantage,  et  il  finit  par  y  confier  à  ses  roseaux 
chantants  tout  ce  qu'il  avait  sur  le  cœur,  tout  ce 
qu'il  pensait  du  roi  Midas,  de  ses  acolytes,  de  ses 
sujets,  de  tous  et  de  toutes. 

N'était-ce  pas,  ainsi,  de  tous  temps,  en  prenant 
les  bonnes  bêtes  pour  truchements,  que  les  esclaves 


152  LA    FONTAINE. 

impuissants,  les  opprimés  craintifs,  les  victimes 
résignées,  depuis  les  parias  de  Tlnde  et  les  hilotes 
de  Grèce  jusqu'aux  serfs  de  la  féodalité,  avaient 
parfois  soulagé  leurs  misères  et  jeté  leurs  plaintes 
vers  l'avenir,  sous  la  forme  d'inoffensives  moque- 
ries? De  là,  l'inaltérable  popularité  de  toutes  ces 
allégories  familières  qui,  raillant  des  travers  et  des 
vices  éternels,  forment  aussi,  pour  les  humbles,  un 
fonds  de  consolations  éternelles.  En  leur  prêtant,  à 
son  tour,  toutes  les  séductions  que  lui  pouvait  sug- 
gérer son  expérience  de  la  vie,  sa  finesse  d  obser- 
vations, son  intelligence  de  la  nature  et  la  bonté 
compatissante  de  son  cœur,  La  Fontaine  obéissait, 
avec  candeur,  à  ses  premiers  instincts  de  provincial, 
de  petit  bourgeois,  de  paysan,  de  plébéien.  Il  fré- 
quentait les  grands  seigneurs,  mais  il  aimait  les 
roturiers,  il  habitait  la  ville,  mais  il  regrettait  la 
campagne,  il  acceptait  la  dépendance,  mais  il  savait 
le  prix  de  la  liberté;  cest  ainsi  qu'il  déposa,  dans 
ses  fables,  confidentes  conq^laisantes  *et  discrètes, 
toutes  sortes  de  pensées  intimes  qui  eussent  fort 
étonné  son  monde  s'il  les  avait  formulées  à  haute 
voix,  et  l'intarissable  trésor  des  sentiments,  des 
émotions,  des  réflexions  recueillies  du  haut  en  bas 
de  la  société  durant  de  longues  années  d'une  flânerie 
attentive.  C'est  donc  bien  dans  les  fables  qu'il  fut  le 
plus  souvent  et  le  plus  complètement  un  vrai  poète 
et  un  grand  poète. 


w 


CHAPITRE   II 


L'IMAGINATION 


_  Imagination,  sensibilité,  pensée,  style,  ne  sont- 
ce  i)as  ces  qualités  qui,  réunies,  constituent  le 
grand  j)oète?  L'accord  parlait  en  est  extraordinaire- 
nient  rare.  S'il  n'est  pas  de  vrai  poète  sans  imagina- 
tion ni  sensibilité,  il  n'en  est  guère  chez  lequel 
l'une  de  ces  facultés  ne  domine,  parfois  tj^'annique- 
ment.  De  même  la  faiblesse  de  la  pensée  et  l'insuffi- 
sance du  style  n'empêchent  point  toujours  un  tem- 
pérament poétique  de  se  manifester  si  vivement,  par 
la  force  de  l'invention  ou  la  franchise  de  l'émotion, 
qu'il  soit  impossible  de  le  méconnaître  et  qu'il  faille 
même  l'admirer;  pourtant,  dans  tous  ces  cas,  l'on 
n'a  affaire  qu'à  des  génies  incomplets.  La  Fontaine 
mérite-t-il  d'être  placé  dans  le  petit  groupe  de  ces 
génies  rares  qui  ont  réuni  toutes  ces  vertus  et  qui 
se  succèdent,  à  intervalles  irréguliers,  sur  la  roule 
obscure    de   rimmanité,    comme    des    flambeaux    de 


154  LA  fontaim:. 

hauteur  inégale  et  de  portée  diverse,  mais  tous  éga- 
lement inextinguibles  et  répandant  tous  au  loin  la 
douceur  ou  l'éclat  de  leur  lumière  consolatrice?  S'il 
y  a,  en  un  mot,  quelque  part,  des  Champs  Elysées 
où  s'assemblent  les  poètes  jiour  l'éternité,  est-il 
croyable  qu'Homère,  Sophocle,  Virgile.  Horace. 
Dante,  Shakespeare  lui  ont  ouvert  déjà  leurs  bras 
comme  à  l'un  de  leurs  frères ,  en  le  priant  de 
s'asseoir  à  côté  d'eux,  malgré  son  air  modeste  et 
ses  respectueuses  révérences,  parce  qu'il  a,  comme 
eux,  embrassé  et  compris,  d'un  œil  avisé  et  d'un 
cœur  tendre,  la  vie  humaine,  dans  toute  son  étendue  ? 
La  France,  depuis  deux  siècles,  sans  trop  oser  le 
dire,  n'avait  cessé  de  le  penser.  La  critique  mo- 
derne, par  la  voix  hardie  et  sincère  de  Taine,  n'a 
mdIus  hésité  à  le  proclamer  tout  haut  :  «  De  tous  les 
/Français,  c'est  lui  qui  a  été  le  plus  véritablement 
•poète  ». 

De_toutes  les  qualités  du  poète  ci-dessus  énumé- 
rées,  la  plus  haute  et  la  plus  précieuse,  la  moins 
commune  aussi  dans  notre  pays,  où  l'on  a  toujours 
'  préféré  l'éloquence  au  lyrisme  et  subordonné  le  rêve 
au  raisonnement,  c'est  l'imagination.  Durant  les 
périodes  classiques,  en  dehors  du  théâtre,  peu 
d'écrivains  ont  possédé  ou  désiré  celte  admirable 
faculté  de  charmer  ou  d'exalter  les  esprits,  par  l'évo- 
cation émue  de  créatures  imaginaires,  mais  vraisem- 
blables et  vivantes,  et  offrant  toutes  les  apparences 
de  la  réalité.  Au  théâtre  même,  les  évocations  faites 
par  Corneille  et  Racine,  si  profondes  et  si  définitives 


l'imagination.  '*=■ 


.Mi'elles  soient  au  point  de  vue  passionnel  c.  moral,, 
.-estent  le  plus   souvent    incomplètes  par  labsence 
systématique    du    earactère    physiologique    et    div 
détail  environnant.  C'est  par  là  que  leurs  person- 
nages,  d'un  art  plus  achevé,  semblent,  néanmoins. 
anLés    d'une   vie    moins   eommunicative    et  moins, 
intense   que   ceux  de  Molière,  déjà  plus   colore   et 
plus  réel,  que  ceux  surtout  de  Shakespeare,  impro- 
visateur, inégal   et  désordonné,  mais  dont  les  créa- 
tions saisissantes  apparaissent  |.resque  aussi  visi- 
blement à  l'esprit  du   lecteur  qu'aux   yeux   et  aux 
oreilles    du    spectateur.   Cinna   et   Pauline     Néron 
et  Ilermione,  nous   ont  bien    déjà,    dans   le    livre, 
exposé   leur  âme  tout  entière;   nous  avons   besom 
de  les  revoir,  sur  le  théâtre,  incarnés  par  des  comé- 
diens, dans  un  décor  approprié,  pour  en  saisir  la 
forme  sensible,  pour  les  connaître  en  chair  et  en  os. 
Vous  n'avez,  au  contraire,  qu'à  ouvrir  Shakespeare  : 
au    bout  de   quelques  lignes,  vous   connaissez   ses 
acteurs,   leurs    tempéraments,   leurs   visages,  leurs 
infirmités,  leurs  conditions,  leurs  vêtements,  le  mi- 
lieu matériel  et  sentimental  dans  lequel  ils  s  agitent. 
Prenez  les  Fahlcs  et  parfois  les   ConU-s.    loutes 
proportions  gardées,  vous  éprouvez  une  impression 
du  même  genre.  Au  lieu  de  héros  tumultueux  et  vio- 
lents, des   bourgeois   prudents   et  galants;   au   lieu 
de    héros  plus  grands  que    nature,   de  tout   petits 
animaux;  au  lieu  de  passions  débridées,  des  vices 
fusli-és.  La  lorgnette  est  retournée;  mais  regardez 
bien"  c'est  la  même  vérité  dans  les  types,  dans  les 


Ilort  LA    lONTAIMi. 

gestes,  dans  les  paroles,  avec  une  clarté,  une  sûreté, 
une  sobriété  particulières  qui  accentuent  encore  la 
netteté  et  la  vivacité  de  ces  figurines.  La  Fontaine, 
avec  toutes  les  différences  qu'il  peut  y  avoir  entre 
les  deux  tempéraments,  n'imagine  pas  autrement 
que  Shakespeare.  Tandis  que  ses  confrères,  plus 
sérieux  et  plus  savants,  s'efforcent,  par  la  réflexion, 
par  la  logique,  par  l'étude,  par  la  morale,  de  con- 
struire, de  toutes  pièces,  dans  le  roman  ou  sur  la 
scène,  des  types  idéaux  de  vertus  et  de  vices,  lui 
s'en  tient  aux  visions  fournies  par  le  monde  qui 
l'entoure  ou  par  les  lectures  qu'il  a  faites.  Sur  ce  point, 
nous  ne  saurions  partager  l'opinion  de  Taine  qui 
admire  surtout  en  lui  «  la  faculté  d'oublier  le  réel  ». 
Sa  grande  faculté,  au  contraire,  nous  paraît  être  de 
ne  jamais  oublier  le  réel.  S'il  rêve  obstinément,  s'il 
rêve  avec  délices,  son  rêve  est  toujours  déterminé 
par  un  fait,  et,  dans  la  suite  même  de  ce  rêve,  tout 
ce  qui  l'anime  et  tout  ce  qui  le  prolonge,  c'est  encore 
ne  série  de  faits.  X'est-cc  pas  justement  l'exactitude 
de  tous  ces  menus  faits,  détails  des  êtres  et  détails 
des  choses,  qui  donne  à  son  rêve  cet  air  incompa- 
rable de  vraisemblance  auquel  nul  ne  résiste? 

L'infériorité  chez  le  poète  français,  c'est  que  son 
imagination,  extrêmement  vive  et  précise,  n'est  ni 
forte,  ni  haute.  Au  théâtre,  il  n'a  jamais  pu  com- 
biner une  action  compliquée  ni  mener  jusqu'au  bout 
des  personnages  soutenus.  Dans  les  Fables  même, 
comme  dans  les  Contes,  il  est  vite  hors  d'haleine; 
il   faut   que  la  scène  soit  brève,  et  il    est  meilleur 


L  IMACMNAIION.  157 

(ju'il  n'y  en  ait  qu'une.  Il  ne  possède,  en  un  mot, 
nullement,  l'imagination  inventive  et  constructive,  et 
ne  sen  j)laint  pas  :  il  déteste  tant  l'effort  et  la  fatigue  !  . 
Il  regarde  donc,  sans  jalousie,  ses  illustres  amis\/ 
courir,  dun  élan  laborieux,  après  les  personnages 
(jui  rempliront  leurs  tragédies  ou  leurs  comédies; 
quant  à  lui,  comme  son  homme  qui  courait  après 
la  Fortune,  il  se  contente  de  les  attendre,  étendu 
sur  son  lit,  ou  sur  l'herbe  des  bois.  Ils  lui  viennent, 
n  ayez  crainte,  ils  lui  viennent  en  foule,  soit  du  fond 
des  âges  primitifs,  amenés  par  Esope,  Phèdre, 
Bilpay,  soit  du  fond  de  ses  souvenirs,  toujours 
vivaces  et  toujours  rafraîchis,  de  forestier  nomade. 
Pourquoi  se  rompre  la  cervelle  à  machiner  des  intri- 
gues, lorsqu'il  suffit  d'ouvrir  un  bouquin  pour  trouver 
des  scénarios  qui  ont  fait  leurs  preuves  ?  A  quoi 
bon  se  tuer  ])Our  créer  des  types  incertains  lorsque 
la  légende  en  offre  une  multitude  d'immortels  et 
qu'il  suffit  de  jeter  un  coup  d'œil  autour  de  soi  pour 
les  retrouver,  présents  et  vivants,  parmi  ses  grands 
frères,  les  hommes,  parmi  ses  petits  frères,  les 
animaux? 

"  Si  l'imagination  du  flâneur  n'est  pas  inventive, 
combien,  en  revanche,  elle  est  riche  en  souvenirs, 
observatrice,  animée,  pleine  d'agréments  et  d'orne- 
ments !  Condjien  prompte  et  savante  à  habiller, 
mouvoir,  polir  les  acteurs,  souvent  grossiers  et 
mal  éduqués,  sans  tenue  et  sans  conversation,  qui 
lui  arrivent  de  tant  de  côtés,  parfois  de  si  loin!  Rien 
de  changé  en  apparence,  ni  les  noms,  ni  les  carac- 


158  LA    FONTAINE. 

tères,  ni  les  gestes,  et  cependant  tous  sont  si  bien 
renouvelés  par  cette  vision  perspicace  qui  analyse, 
en  ]jonne  lumière,  leurs  expressions  et  leurs  mou- 
vements, par  cette  intuition  subtile  qui  leur  découvre 
tant  d'intelligence,  de  malignité,  de  grâce,  qu'il  nous 
semble  les  connaître  pour  la  première  fois.  11  ne 
■s'est  point  pressé  pour  les  convoquer,  il  ne  les  a 
ni  commandés,  ni  brusqués,  il  les  a  patiemment 
attendus;  aussi  chacun  est-il  venu  à  son  heure,  ni 
effarouché,  ni  guindé,  continuant  à  faire  tranquille- 
ment devant  lui  ses  petites  affaires.  Taine  en  compa- 
rant une  fable,  de  même  longueur,  la  Grenouille  qui 
veut  se  faire  aussi  grosse  que  le  Bœuf,  dans  Phèdre 
-et  dans  La  Fontaine,  a  montré  avec  quel  art  mer- 
veilleux, sans  ajouter  un  mot,  sans  presque  modifier 
la  mise  en  scène  ni  le  dialogue,  par  la  seule  substi- 
tution de  termes  plus  expressifs  et  l'addition  de 
quelques  détails  réels,  le  poète  français  a  donné  sa 
couleur  et  sa  vie  complète  à  un  tableau  de  genre 
déjà  joliment  ébauché  par  le  fabuliste  latin.  Lexpé- 
rience  est  plus  concluante  encore  si  on  la  répète  sur 
des  pièces  postérieures,  dans  lesquelles  la  matière 
fournie  par  Phèdre  ou  par  Esope  disparaît  com- 
plètement sous  l'abondance  des  développements 
imprévus,  le  Chat  et  le  vieux  Rat^  par  exemple,  ou 
l  Homme  et  la  Couleuvre . 

C'est  dans  les  Fables  surtout,  cette  ample  co- 
médie aux  cent  actes  divers,  que  les  personnages,  s'y 
représentant,  presque  tous,  plusieurs  fois,  revêtent 
le  plus  nettement  leur  caractère  physique  et  moral. 


L  IMAGINATION.  150 

Ils  le  prennent  avec  tant  de  suite  qu'ils  ont  donné  à 
Ralzac  1  idée  de  :  la  Comédie  humaine.  Mais  n'est- 
elle   pas   déjà  là  tout  entière,  la  comédie  humaine, 
vue  en  raccourci,  et  jouée  par  des  acteurs  à  poils  ou 
à  plumes?  Animaux  ou  hommes,  qu'importe!  C'est 
tout  un  pour  l'homme  des  champs.  L'inslinct  sagace 
des  bêtes,  et  leur   honnête   franchise  de   vices,  lui 
paraissent  même  souvent  supérieurs  à  noire  raison 
déraisonnante  et  à  notre  corruption  hypocrite.  Du 
moment  quun  animal,  par  son  physique  ou  par  son 
moral,  lui  rappelle  un  t3'pe  ou  une  classe  d'hommes, 
il  n'y  a  plus  de  différence  entre  eux,  ni  pour  l'exté- 
rieur ni  pour  le  langage.  Il  serait  inutile  et  oiseux, 
après   l'admirable  travail   de   Taine,  de   refaire  une 
classification    de  tous    les   caractères    qu'on  trouve 
dans  la  ménagerie  du  Champenois,  d'y  montrer,  sous 
leurs  traits  indélébiles,  le  Roi,  la  Cour,  la  Noblesse, 
le  Clergé,  la  Bourgeoisie,  l'Artisan,  le  Paysan,  toute 
la  société  française  du  xvii°  siècle,  toute  la  société 
antérieure  et  postérieure  aussi,  car  ces  caractères  y 
sont  frappés  à  la  fois  de  la  marque  contemporaine 
et  de  la  marque  éternelle.  On  n'a  qu'à  se  reporter  à 
ce  beau  livre  pour  être   édifié  sur   la   logique  avec 
laquelle  le  poète  a  constitué  ce  monde,  grouillant  et 
mêlé,  d'animaux  et  d'hommes,  nobles  et  tarés,  ver- 
tueux et  vicieux,  intelligents  et  sots,  les  uns  autant  que 
les  autres,  et  comme  il  leur  a  donné,  par-dessus  le 
marché,  une  Providence  spéciale,  un  gouvernement 
de  dieux  bienveillants  et  doux,  refaits  à  son  image. 
Une  imagination  naturelle,  qui  n'a  pas.  été  gâtée 


160  LA    FONTAINE. 

par  une  éducation  conventionnelle,  ou  par  des  excès 
de  littérature,  voit  dabord,  clairement  et  nettement, 
se  poser,  devant  elle,  1  acteur  principal  de  son  rêve, 
et  le  voit  se  poser  dans  son  milieu.  Nous  en  avons 
la  preuve  dans  toutes  les  poésies  populaires,  chan- 
sons et  légendes,  de  tout  temps  et  de  tout  pays;  en 
quelques  vers.  })arfois  dans  un  seul,  par  deux  ou 
trois  mots  pittoresques  et  justes,  le  décor  est  étalili, 
le  personnage  présenté.  Faction  commencée.  iVinsi 
procède  l'imagination  de  La  Fontaine;  du  j^remier 
coup,  les  héros  se  dressent  dans  leur  cadre,  et  nous 
les  connaissons  au  physique  et  au  moral  : 

Lu  jour,  sur  ses  longs  pieds,  allait  je  ne  sais  où 
Le  héron  au  long-  bec  emmanché  d'un  long-  cou  : 

Il  côtoyait  une  rivière; 
L'onde  était  transparente  ainsi  qu'aux  plus  beaux  jours. 

Quatre  animaux  divers,  le  chat  grippe-fromage, 
Triste  oiseau  le  hibou,  ronge-maille  le  rat, 

Dame  belette  au  long  corsage, 

Toutes  gens   d'esprit   scélérat, 
Hantaient  le  tronc  pourri  d'un  pin  vieux  et  sauvage. 

(^uand  le  personnage  est  d'importance,  plus  intéres- 
sant que  d'ordinaire  par  sa  valeur  sociale  ou  morale, 
la  descriplion  s'enrichit  et  s'étend,  ou  se  condense, 
en  traits  énergiques  et  puissants.  Ce  sont  de  vrais 
héros  de  drames,  de  tragédies  ou  d'épopées,  quels 
qu'ils  soient.  Tantôt  cest  un  homme,  comme  le 
paysan  du  Danube  : 

Sous  un  sourcil  épais  il  avait  l'œil  caché, 
Le  regard  de  travers,  nez  tordu,  grosse  lèvre. 
Portait  savon  de  poil  de  chèvre, 


L  IMACINATION.  IHI 

Et  ceinture  de  joncs  marins. 
Cet  homme  ainsi  hàti  fut  drpnli'  des  villos 
Que  lave  le  Danube ; 

tantôt  un  animal,  comme  le  lion  mourant  : 
Charg-é  d'ans,  et  pleurant  son  antique  prouesse; 

tantôt  un  végétal,   comme    le   chêne   orgueilleux   et 
foudroyé  : 

Celui  de  qui  la  tète  au  ciel  était  voisine, 

Et  dont  les  pieds  touchaient  à  l'empire  des  morts. 

S'il  s'en  était  tenu  à  des  visions  si  claires  et  si 
exactes,  mais  immobiles,  La  Fontaine  ne  serait 
encore  c{u'un  bon  poète  descriptif,  et  on  lui  pour- 
rait trouver  des  rivaux  dans  notre  poésie  ancienne 
ou  contemporaine.Mais  la  description,  pour  lui, 
comme  pour  tous  les  grands  poètes,  n'est  f|u'une 
indication  nécessaire,  sur  laquelle  il  ne  faut  point 
js'attarder.  Une  fois  les  acteurs  posés,  d'un  tour 
de  main  rapide  et  décidé,  dans  le  décor,  l'action 
commence,  quand  elle  n'est  pas  déjà  engagée. 
C'est  ici  que  triomphe  notre  homme,  si  peu  actif 
pour  son  propre  compte,  mais  si  expert  à  contem- 
pler et  analyser  l'activité  d'autrui.  Le  mouvement, 
le  geste,  la  parole,  tout  ce  qui  est  l'expression  de  la 
vie  et  de  la  pensée  dans  la  créature,  se  détermine, 
se  succède,  s'associe  avec  une  justesse,  une  vivacité, 
une  aisance  qu'on  ne  retrouve  chez  nul  autre. 
Peintre,  physiologiste,  psychologue,  narrateur,  dra-  / 
maturge,    satirique,    moraliste,   le  poète  développe   * 

11 


162  LA    FOMAIM::. 

tous  ses  dons  à  la  fois  dans  la  mise  en  jeu  de  ses 
acteurs,  qui  semblent  tous  ses  compères  et  ses 
amis.  Regardez  le  hobereau  qui  s'installe  chez  le 
petit  propriétaire,  son  voisin  : 

Ça,  déjeunons,  dit-il  :  Vos  poulets  sont-ils  tendres? 
La  fille  du  logis,  qu'on  vous  voie!  approchez!  [gendres? 
Quand     la     marierons -nous  ?   Quand    aurons-nous    des 
Bonhomme,  c'est  le  coup  qu'il    faut,  vous  m'entendez, 

Qu'il  faut  fouiller  à  l'escarcelle! 
Disant  ces  mots,  il  fait  connaissance  avec  elle, 

Auprès  de  lui  la  fait  asseoir, 
Prend  une  main,  un  bras,  lève  un  coin  du  mouchoir.... 

C'est  l'action  familière.  Voici  l'action  tragique, 
et  c'est  le  moucheron  qui  la  mène  : 

Le  quadrupède  écume,  et  son  œil  étincelle! 
Il  rugit.  Ou  se  cache,  on  tremble  à  l'environ. 

Quant  à  l'action  joyeuse,  vive,  comique,  elle  est 
toujours  conduite  avec  un  entrain  incomparable. 
Qu'on  se  souvienne  seulement  du  début  de  la  Lai- 
tière et  le  Pot  au  lait,  du  Vieillard  et  l'Ane,  des  Deux 
Mulets,  de  cent  autres.  On  ne  trouve  rien  de  sem- 
blable en  aucune  langue. 

Il  excelle  dans  la  description,  il  excelle  dans  l'ac- 
tion, il  excelle  encore  dans  le  dialogue.  11  entend, 
en  effet,  ses  personnages,  en  même  temps  qu'il  les 
voit,  et  il  les  écoute  d'une  oreille  merveilleusement 
attentive  et  fine.  Nous  retrouvons  ici,  avec  quel 
plaisir,  l'homme  du  xvii°  siècle,  l'écouteur  intelli- 
gent et  avisé,  le  causeur  souple  et  subtil,  le  contem- 
porain du  Cardinal  de  Retz,  de  La  Rochefoucauld, 


L  IMAGINATION.  103 

lie  La  Bruyère,  le  prédécesseur  de  Saint-Simon.  Rien 
ne  prouve  mieux  combien  il  a  mis  à  profit  ses  séjours 
dans  tous  les  mondes,  que  ces  dialogues  des  Fables, 
où  il  ada|)te  les  tours  du  langage  et  les  termes  du 
vocabulaire  à  la  condition  et  à  la  situation   des  per- 
sonnages avec  une  souplesse  et  un  tact  incompara- 
7- blés.  Il  n'y  a  que  Molière  pour  sortir  ainsi  de  sa  peau 
et  se   fourrer  si  allègrement  dans  celle  des  autres, 
mais  le  personnel  de  Molière  est  moins  varié,  et  le 
grand  éclat  du   théâtre  ne    lui  permettait   pas    d'y 
prendre  toutes  les  libertés  dont  le  malin  bonhomme 
pouvait  user  avec  une  humilité  audacieuse  dans  ses 
apologues  considérés  comme  inoffensifs.   Corneille 
et  Racine  avaient  bien  le  droit  de  faire  parler  des 
rois,  mais  ils  ne  pouvaient  mettre  dans  leurs  bou- 
ches que  des  tirades  héroïques  et  nobles.  La  Fon- 
taine, lui,  qui  connaît  son  Lion  à  fond,  ne  se  gène 
point  pour  le  montrer  tel  qu'il  est.  Chaque  fois  que 
la  bète  royale  prendra  la  parole,  ce  sera  donc  d'un 
ton  solennel  et  digne,  comme  il  sied  à  une  Majesté; 
tous  les  termes   de  ses  discours  seront  mesurés  et 
choisis,    empreints   d'une   bienveillance  hautaine  et 
méprisante,   savamment    dosés,   suivant  les    rangs, 
pour  ses  courtisans  et  pour  ses  sujets.  Il  faudra  un 
cas    monstrueux   où   son   orgueil  est  profondément 
humilié    pour    qu'il    s'oublie    et    qu'il    s'emporte    à 
insulter   un    misérab^e    moucheron,   mais,   sous  cet 
appareil    oratoire,    comme    il    laissera   percer    sans 
cesse  les  calculs  égoïstes  de  sa  cupidité  insatiable  et 
de  son  orgueilleuse  férocité!   Les  courtisans,  d'ail- 


1/ 


164  LA    FONTAINE. 

leurs,  sont  aussi  bien  démasqués  par  le  fabuliste  qui 
connaît  tous  les  tours  et  détours  de  leurs  âmes  bril- 
lantes et  avilies,  les  complications  de  leurs  vanités 
et   de  leurs  jalousies;   il  les   fait  discourir  avec  la 
même  exactitude.  On  a  justement  comparé,  pour  la 
justesse  de  ranal3^se,  pourTâpreté  de  la  satire,  pour 
le  rendu  puissant  de  la  réalité,  les  Animaux  malades 
de  la  peste,    le    Lion    malade,    les    Obsèques    de  la 
Lionne,  avec  les  pages  les  plus  mordantes  de  Saint- 
Simon.    Si  l'on  constate   qu'autour  du  roi  et  de  sa 
noblesse,  les  bourgeois,  les  financiers,  les  paysans 
parlent  avec  la  même  vérité,  sans  effort,  le  langage 
de  leurs  passions  et  de  leurs  sentiments,  on  recon- 
naîtra que  limagination  de  La  Fontaine  était  aussi 
précise  lorsqu'elle  écoutait  que  lorsqu'elle  regardait. 
Cette  imagination  ne  serait  pas  celle  d'un   poète, 
si,  en  contemplant  les  choses  à  travers  son  rêve,  elle 
ne  les  voyait  pas  s'agrandir,  se  compléter,  s'embellir, 
au  point  d'en  être  transportée  hors  du  monde  immé- 
diat et  palpable.  De  ce   que  celte  exaltation,  chez 
La  Fontaine,  ne  se  produit  pas,  dès   l'abord,   avec 
éclat  ou  fracas,  comme  c'est  l'usage  dans  le  lyrisme 
moderne,  on  a  quelquefois  conclu  à  l'absence  d'ha- 
bitudes idéales.  Qu'est-ce  pourtant  que  cette  exal- 
tation, admirablement  soutenue,  qui  anime  de  senti- 
ments humains  cette    multitude    d'apparitions    ani- 
males et  végétales  ?  Il  en  est  une  autre,  une  exaltation 
de  lettré,  qui  ne  lui  est  pas  moins  ordinaire  :  c'est 
celle  qui  consiste  à  retrouver,  dans  les  douleurs  ou 
les  joies  de  ces   êtres   minuscules,  les  douleurs  et 


L  IMACMNAllON 


k;- 


les  joies  des  grands  héros  mythologiques  rt  his- 
toriques. Cette  transposition  en  majeur  est  chez  lui 
constante  et  s'opère  si  naturellement  qu'on  n'en 
éprouve  aucune  surprise,  mais  avec  quelle  rapidité 
toutes  choses  s'en  trouvent  agrandies!  C'est  l'hiron- 
delle prophétique  et  méconnue  par  les  oisillons  qui 
devient  «  la  pauvre  Cassandre  »  au  milieu  des 
Troyens,  c'est  le  chêne  qui  dresse  son  front  «  au 
Caucase  pareil  »,  c'est  le  vieux  chat  qui  devient 
«l'Alexandre  des  chats,  TAttila,  le  Fléau  des  Rats  ». 
Quand  la  mère  lionne  a  perdu  son  fils,  sa  douleur 
éclate  avec  tant  de  force  qu'elle  en  retentit  jusqu'au 
fond  de  nos  cœurs,  d'un  hout  à  l'autre  de  l'histoire! 

Quiconque,  en  pareil  cas,  se  croit  haï  des  cieux. 
Qu'il  considère  Hécube,  il  rendra  grâce  aux  Dieux! 

Ces  élans  ne  sont  point  rares  dans  la  première 
partie  des  Fables  ;  ils  sont  fréquents  dans  la  seconde. 
Xc  les  suit-on  pas  d'autant  mieux,  ne  s'y  abandonne- 
t-on  pas  avec  d'autant  plus  de  confiance  et  de  bon- 
heur, qu'ils  ne  viennent  qu'à  leur  temps,  nous  pren- 
nent quand  il  faut,  nous  soulèvent  de  terre  sans 
brusquerie,  pour  nous  enlever  dans  le  ciel,  à  travers 
une  trouée  d'azur?  Nous  ne  resterons  pas  en  haut 
fort  longtemps,  cela  est  vrai,  nous  redescendrons 
vite  sur  le  sol,  mais,  en  reprenant  terre,  nous  repren- 
drons haleine,  tout  prêts  à  refaire  une  nouvelle  et 
courte  ascension.  Les  imaginations  de  ce  genre  ne 
surprennent  point,  elles  séduisent  toujours  et  ne 
fatiguent  jamais. 


CHAPITRE    III 


LA    SENSIBILITE 


Toute  imagination  vive  suppose  une  vive  sensibi- 
lité, physique  ou  morale,  et  dans  les  gens  bien  équi- 
librés, physique  et  morale  à  la  fois.  Sous  son  déta- 
chement apparent  des  choses,  qui  ne  trompait 
d'ailleurs  que  les  indifférents  ou  les  passants,  La 
Fontaine  était  doué  d'une  sensibilité  extraordinaire- 
ment  étendue  qui  allait  de  la  sensation  la  plus 
humble  et  la  plus  commune,  à  l'émotion  la  plus  déli- 
cate et  la  plus  subtile.  Sensibilité  vis-à-vis  de  la 
nature  et  vis-à-vis  des  hommes,  vis-à-vis  de  tous 
les  êtres  et  de  toutes  les  choses,  sensibilité  affec- 
Itive,  sensibilité  morale,  sensibilité  artiste  et  litté- 
raire, il  les  posséda  toutes,  il  sut  jouir  de  toutes  et 
nous  en  faire  jouir.  Sans  doute,  chez  lui,  rien  n'est 
jamais  emporté,  ni  extrême,  ni  dans  le  sentiment  ni 
dans  l'expression,  et  c'est  pourquoi  celte  merveil- 
leuse   sensibilité    paraît    insuffisante    à    ceux   qui , 


LA    SIINSIIUIMI  K.  KiT 

empoisonnés  par  les  liltrratiires  violentes  ou  (piin- 
tessenciées,  ne  savent  plus  rien  goûter  qui  ne  sen- 
veloppe  d'une  phraséologie  compliquée  ou  d'un 
vocabulaire  retentissant.  Bien  qu'il  fasse  pressentir 
et  qu'il  prépare,  en  mille  occasions,  par  la  sponta- 
néité généreuse  de  ses  impressions,  la  philanthropie 
du  xviii°  et  du  xix'^  siècle,  il  n  affecte  rien  et 
n'éprouve  rien  de  la  sensiblerie  larmoyante  des  écri- 
vains philosophes,  ni  de  la  sentimentalité  maladive 
des  poètes  romantiques.  C'est  avec  sa  modestie  et 
sa  sincérité  ordinaires  qu'il  leur  a  ouvert  les  voies, 
se  contentant  de  déposer  fidèlement  ses  impres- 
sions, alors  étrangères  à  la  plupart  des  écrivains, 
dans  ses  vers  ou  dans  sa  prose,  sans  aucune  pré- 
tention d'ailleurs  à  posséder  une  organisation  excep- 
tionnelle, et  sans  se  croire,  sous  ce  rapport,  supé- 
rieur à  son  voisin  Jacques  ou  à  son  ami  Pierre, 
simple  paysan  ou  sim[)le  bourgeois,  dont  la  sensi- 
bilité, pour  n'être  j^oint  exprimée,  n'en  est  pas,  peut- 
être,  ni  moins  vive,  ni  moins  fine. 

Nous  savons  déjà  combien  il  aime  la  campagne, 
avec  quelle  volupté  délicate  et  consciente  il  en  per- 
çoit tous  les  aspects  et  tous  les  bruits,  il  en  goûte  ^ 
toutes  les  séductions  et  tous  les  enseignements.  On 
ferait  un  volume  rien  qu'à  citer  les  traits  par  lesquels 
il  prouve  la  vivacité  et  la  finesse  de  ses  sensations. 
Du  Bellay,  avant  lui,  avait  bien  vu  le  vent  «  rider  la 
face  de  l'eau  »  et  Ton  trouverait  déjà  dans  Ronsard, 
Belleau,  Du  Bartas,  Théophile,  Saint-Amant,  plus 
d'une  impression  qu'il  ne  dédaigne  pas  de  reprendre 


168  LA    lONTAlNE. 

OU  qu'il  renouvelle  simplement  parce  qu'il  a  regardé 
et  senti  comme  eux.  Toutefois  personne,  parmi  eux, 
n'a  été  son  maître  pour  la  mise  en  œuvre,  nette  et 
facile,  de  ces  observations  d'après  nature  et  pour 
leur  habile  placement  dans  le  récit  poétique.  Ses 
petits  tableaux  champêtres  sont  aussi  justes  par  la 
couleur  que  par  le  dessin,  et  le  plus  souvent  ses  pay- 
sages sont  bien  supérieurs  à  des  taldeaux,  car  il  en 
sort,  de  toutes  parts,  des  murmures  et  des  voix  ! 
C'est  l'arbre  lui-même  qui  fait  son  propre  éloge, 
comme  l'ont  fait  la  bonne  vache  et  le  vieux  bœuf, 
toutes  ces  victimes  de  l'ingratitude  humaine.  Tous 
les  végétaux,  tous  les  animaux  participent  de  la  sen- 
sibilité de  celui  qui  les  fait  agir,  prennent  quelque 
chose  de  son  esprit  ou  de  son  coeur.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  Messire  loup  qui  ne  s'émeuve  à  la  seule  idée 
des  bons  repas  que  lui  décrit  le  chien  et  ne  «  se 
forge  une  félicité  cfui  le  fait  pleurer  de  tendresse  ». 
Le  lièvre,  en  son  gîte  songeant,  rappelait  sans  doute 
au  fds  des  forestiers  quelqu'une  de  ses  peurs  d'en- 
fant dans  ce  silence  inquiétant  et  doux  des  grands 
bois  qui  lui  manquait  si  souvent  à  Paris  : 

Solitude,  où  je  trouve  une  douceur  secrète, 
Lieux  que  j'aimai  toujours,  ne  pourrai-je  jamais, 
Loin  du  monde  et  du  bruit,  goûter  l'ombre  et  le  frais! 
Oh!  qui  m'arrêtera  sous  vos  sombres  asiles!  [ville?, 

Quand   pourront   les  neuf  sœurs,  loin    des   cours   et  des 
M'occuper  tout  entier,  et  m'apprendre  des  cieux 
Les  divers  mouvements  inconnus  à  nos  yeux, 
Les  noms  et  les  vertus  de  ces  clartés  errantes 
Par  qui  sont  nos  destins  et  nos  mœurs  diflércntes  ? 


LA    SENSllULiri:.  1<>"> 

De  la  même  âme  dont  il  aimait  les  forets,  les 
prairies,  les  plantes,  le  ciel,  tous  les  êtres  qui  les 
peuplent,  il  aimait  les  hommes,  il  aimait  surtout  les 
femmes.  Vis-à-vis  d'elles,  non  plus,  il  n'avait  pas 
besoin  de  mentir  et  ne  songea  jamais  à  le  faire,  il 
mentait  assez  naturellement,  sans  s'en  douter,  par 
le  fait  seul  du  ravissement  dans  lequel  le  jeta  tou- 
jours leur  beauté.  Il  avait  soixante-dix  ans  quand  il 
tomba,  un  soir,  en  extase  devant  la  princesse  de 
Gonti,  en  costume  décolleté,  partant  pour  un  bal,  et 
son  enthousiasme  éclate  en  accents  juvéniles,  avec 
l'émotion  d'un  Grec  : 

Telle  aux  noces  des  Dieux  ne  va  point  Cylhéréc. 
Conli  me  parut  lors  mille  fois  plus  légère 
Que  ne  dansent  au  bois  la  nymphe  et  la  bergère  : 
L'herbe  l'aurait  portée;  une  fleur  n'aurait  pas 

Reçu  Tcmpreinte  de  ses  pas  : 
Elle  semblait  raser  les  airs  à  la  manière 

Que  les  Dieux  marchent  dans  Homère. 

G'est  vers  la  même  époque  qu'il  perdit  la  tête,  un 
soir  d'été,  chez  M.  d'Hervart,  à  Bois-le-Vicomte, 
parce  qu'on  l'avait  placé  à  dîner  près  d'une  trop  jolie 
personne.  Il  la  perdit  si  bien  que,  rentrant  seul,  à 
cheval,  à  Paris,  il  se  trompa  de  route  :  «  J'eus  beau 
dire  loraison  de  Saint  Julien,  Mlle  de  Beaulieu  fut 
cause  que  je  couchai  dans  un  malheureux  hameau. 
Elle  m'a  fait  consumer  trois  ou  quatre  jours  en  dis- 
tractions et  en  rêveries,  dont  on  fait  des  contes  par 
tout  Paris....  Que  M.  dlicrvart  ne  m'avertissait-il? 
Je  lui  aurais  représenté  la  faiblesse  du  personnage, 
et  lui  aurais  dit  que  son  très  humble  était  incaj)able 


17(1  LA     lONlAINK. 

de  résister  à  une  fille  de  quinze  ans.  qui  a  les  yeux 
bleus,  la  peau  délicate  et  blanche,  les  traits  de  visage 
d'un  agrément  infini,  une  bouche,  et  des  regards  î...  » 
Cet  enthousiasme  du  septuagénaire  nous  laisse  à 
penser  ce  qu'avaient  pu  être  les  enthousiasmes  du 
jeune  homme.  Un  si  vif  amour  de  la  beauté  le  pré- 
serva, sans  doute,  dans  ses  innombrables  amours,  et 
des  chutes  trop  basses  et  des  contacts  trop  vils. 
C'était  un  vert  galant,  ce  n'était  pas  un  débauché, 
et,  chaque  fois  qu'il  parle  de  l'amour,  il  le  fait  en 
termes  émus  et  tendres,  dont  rien  n'autorise  à  con- 
tester la  sincérité.  Tout  le  monde  sait  par  cœur  le 
couplet  délicieux  qui  termine  les  Deux  Pigeons  : 

Amans,  heureux  amans,  roulez-vous  voyager.' 
Que  ce  soit  aux  rives  prochaines.... 

Mais  les  Deux  Pigeons  sont  une  œuvre  de  l'âge 
mûr,  presque  de  la  vieillesse;  l'on  pourrait  sup- 
poser que  le  regret  du  passé  donnait  ce  jour-là  à  la 
voix  du  poète  un  accent  de  tendresse  mélancolique 
qu'elle  n'avait  pas  dans  la  joie  égoïste  du  présent. 
Il  n'y  a  pourtant  qu'à  parcourir  les  a^uvres  de  jeu- 
nesse pour  y  rencontrer  déjà  nombre  de  traits  sur 
l'amour,  délicats  et  touchants,  d'une  grâce  délicieuse. 
Ecoutez  Psyché,  errant  dans  la  campagne  à  la 
recherche  de  son  invisible  amant  : 

Ruisseaux,  enseignez-moi  l'objet  de  mon  amour; 
Guidez  vers  lui  mes  pas,  vous  dont  l'onde  est  si  pure.... 
Il  s'envole  avec  Tombrc,  et  me  laisse  appeler. 
Hélas  !  j'use  au  hasard  de  ce  mot  denvoler, 
Car  je  ne  sais  pas  même  encor  s'il  a  des  ailes. 


LA   si'.NSiiiii.i  rr  .  1"! 


Moins  innoct-nt  que  Psyché,  La  Fonlaine,  de  honne 
heure,  sut  que  l'amour  avait  des  ailes.  Madame  de 
La  Fontaine  le  sut  aussi,  mais  nous  avons  vu  que  le 
mari  ne  fut  point  toujours  aussi  indifférent,  même 
pour  sa  femme,  qu'il  le  devint  à  la  longue,  et  il  a 
trop  de  fois  témoigné,  dans  ses  œuvres,  du  regret  de 
ses  légèretés  passées  pour  qu'on  le  puisse  taxer 
d'insensibilité,  même  sous  ce  rapport.  On  doit  aussi 
constater  que,  s'il  paraît  avoir  été  un  père  négligent, 
il  exprime,  chaque  fois  qu'il  en  trouve  l'occasion, 
l'affection  ou  la  douleur  paternelles  avec  une  émotion 
simple  et  profonde  qui  semble  bien  partir  d'un  cœur 
sincère.  Quant  au  sentiment  de  l'amitié,  qu'il  témoi- 
gna, d'une  façon  si  touchante,  durant  toute  sa  vie, 
pour  un  nombre  assez  grand  de  personnes,  on  sait, 
par  les  contemporains,  qu'il  le  goûtait  et  le  mani- 
festait avec  une  rare  délicatesse.  C'est  l'amitié  qui 
lui  inspira  les  plus  nobles  actions  de  sa  vie,  la 
défense  de  Fouquet,  l'hommage  public  à  Mme  de  la 
Sablière,  qui  lui  dicta  aussi  ses  plus  l)eaux  vers, 
ceux  de  V Elégie  aux  Nymphes  de  Vaux,  de  Vh'pitre  à 
l'Académie,  des  Deux  Pigeons,  des  Deux  Amis  : 


Qu'un  ami  véritable  est  une  douce  chose 


Le  fond  de  La  Fonlaine,  en  somme,  était  une 
extrême  bonté,  qui  se  manifestait  par  une  sympa- 
thie, affable  et  compatissante,  pour  tous  les  êtres 
animés,  à  quelque  degré  de  l'échelle  sociale  ou  de 
l'échelle  aniuiale  qu'ils  fussent  placés.  Il  ne  par- 
tage, à  ce  point  de  vue,  ni  les  préjugés  de  son  temps 


172  LA    lOTAINE. 

qui  divisent  riiumanité  en  castes  rigoureuses,  indif- 
férentes ou  hostiles,  ni  ses  idées  philosophiques  qui 
refusent  à  l'animal,  et  plus  encore  à  la  plante,  une 
part  d'intelligence  et  de  sensibilité.  Gomme  tous  les 
épicuriens,  La  Fontaine  n'aimait  pas  à  voir  souffrir, 
mais,  à  la  différence  des  épicuriens  égoïstes,  il  ne 
se  détournait  pas  de  la  souffrance,  il  la  comprenait, 
il  essayait  de  la  faire  comprendre  à  une  société  trop 
orgueilleuse  ou  trop  légère  pour  s'y  arrêter  long- 
temps. ?s 'oublions  pas  que  l'un  de  ses  premiers  contes 
fut  cette  scène  poignante  du  paysan  battu  et  torturé 
pour  avoir  offensé  son  seigneur!  Le  poète  n'y  a  pas 
ajouté  de  conclusion  morale,  parce  qu'il  n'osait  et 
ne  pouvait  le  faire,  mais  son  indignation  ressort 
assez  du  ton  général  pour  qu'on  ne  s'y  puisse 
méprendre;  c'est  son  système  accoutumé  de  fran- 
chise prudente  et  de  hardiesse  voilée,  le  seul  pos- 
sible à  cette  époque  : 

Je  tâche  de  tourner  le  vice  en  ridicule, 

rse  pouvant  l'attaquer  avec  des  bras  d'Hercule. 

Dans  les  Fables,  c'est  presque  à  chaque  page  qu'é- 
clate^  sa  pitié  ])our  les  petits  et  les  misérables,  son 
mépris  pour  les  grands  et  les  oppresseurs,  sa  haine 
de  l'injustice.  On  n'a  jamais  dit  tant  de  vérités,  sans 
en  avoir  l'air,  à  ceux  qui  aimaient  le  moins  à  les 
entendre.  Où  trouver  un  drame  humain  plus  com- 
plet, plus  ému,  plus  ressenti,  ])lus  réel,  plus  vécu, 
comme  on  dit,  que  la  Mort  et  le  Bûcltcron'i 


CHAPITRE  lY 


LA  PENSEE 


Les  Fables  ne  sont  pas,  depuis  deux  siècles,  deve- 
nues le  bréviaire  des  Français,  petits  et  grands, 
enfants  et  vieillards,  parce  qu'elles  sont  des  narra- 
lions  exquises,  d'un  art  inimitable  et  d'une  perfeclion 
unique.  Nous  ne  sommes  pas,  en  masse,  assez 
artistes  pour  nous  laisser,  sans  autre  profit,  ravir 
à  ces  séductions  littt'raires .  Pour  le  ])lus  grand 
nombre,  c'est  la  morale  qui  ressort  de  ces  petits 
contes,  morale  formulée  ou  sous-entendue,  qui  en  fait 
le  plus  haut  prix.  Les  hommes  mûrs,  éprouvés  par  la 
vie,  y  retrouvent,  sous  une  forme  satirique  ou  rési- 
gnée, les  conclusions  attristées  qu'ils  tirent  de  leur 
proj)re  expérience,  et  les  conseils  de  prudence  et 
de  modération  quils  prodiguent  eux-mêmes  à  ceux 
\ai\\  les  suivent;  les  enfants  y  apprennent,  comme 
en  un  catt'chisme  la'iqiie,  tout  en  s'amusant  avec  les 
petites  bétes,  des  axiomes  de  bon  sens  qui  s'implan- 


174  LA    FONTAINE. 

lent,  pour  la  vie,  dans  leur  tendre  cervelle.  Tous  y 
cherchent  et  y  trouvent  ce  que  notre  race,  active 
et  loyale,  a  toujours  demandé  à  ses  poètes,  avant 
toute  exaltation  lyrique,  un  enseignement  moral  et 
des  maximes  pratiques.  De  temps  immémorial,  nous 
avons  eu  la  passion  des  proverbes,  des  pensées 
expérimentales  condensées  en  une  phrase  courte  et 
bien  sonnante,  en  un  vers  franchement  rythmé,  vif 
et  preste,  suivant  le  cas,  ou  très  plein  et  très  solide. 
Les  interminables  allégories  qui  enthousiasmaient 
les  lettrés  du  xiv^  et  du  xv^  siècle,  le  Roman  de  la 
Rose,  les  Ballades  d'Eustache  Descharaps,  les  Dia- 
logues d'Alain  Chartier,  durent  leurs  succès  à  la 
multitude  d'axiomes  qu'on  en  pouvait  détacher.  11 
est  encore  aujourd'hui  beaucoup  d'honnêtes  gens 
pour  lesquels  les  œuvres  de  Corneille  et  de  Boileau 
sont,  avant  tout,  des  recueils  de  vers  bien  frappés, 
où  l'on  trouve  un  assortiment  complet  de  formules 
héroïques  et  de  recettes  littéraires  suffisant  à  tous  les 
besoins  d'un  Français  cultivé. 

Il  y  a  donc  une  morale  des  Fables.  Si  notre  poète, 
insouciant  et  léger,  a  résumé,  en  ses  heures 
sérieuses,  ce  qu'il  pensait  de  la  nature,  de  la  société, 
de  la  politique,  de  la  vie  et  de  la  mort,  c'est  là  qu'il 
l'a  pu  faire.  Nous  pouvons  ajouter,  c'est  là  qu'il  l'a 
fait.  L'intention  ne  lui  en  est  peut-être  pas  venue  du 
premier  coup,  mais,  peu  à  peu,  le  désir  s'en  est  pré- 
cisé. On  en  peut  suivre  la  progression  dans  les  pré- 
faces et  dans  les  fables-préfaces  où  cette  idée  se  forme 
et  prend  corps.  En  1668,  en  présentant  ses  premiers 


LA  PKNsi: r: ,  ~^  175 

livres  au  Dauphin  :  «  L'apparence  en  est  puérile, 
dit-il,  je  le  confesse,  mais  les  puérilités  servent 
d'enveloppe  à  des  vérités  importantes  ».  Lorsque 
l'œuvre  est  terminée,  c'est  d'un  autre  ton  quil  l'offre 
au  duc  de  Bourgogne  :  «  Les  fables  embrassent 
toutes  sortes  d'événements  et  de  caractères.  Ces 
mensonges  sont  proprement  une  iminière  d'histoire 
oii  on  ne  /latte  personne.  Ce  ne   sont  pas  choses  de 

.  peu  d'importance  que  ces  sujets  :  les  animaux  sont 
les  précepteurs  des  hommes  dans  mon  ouvrage.  » 
Le  poète  a  donc  pleine  conscience  du  double  rôle 
qu'il  assume  et  qu'il  veut  remplir;  c'est  un  observa- 
teur sincère  et  un  moraliste  réfléchi.  II  croit,  sans 
doute,  qu'il  faut  plaire  avant  tout,  et  que  les  hommes 
sont  de  grands   enfants  auxquels  il   faut   sucrer  laV/ 

ç-^'érité  pour  la  leur  faire  avaler  par  petites  gorgées. 

Ml  ne  cherchera  donc  jamais  à  i)résenter  systéma- 
tiquement cette  morale ,  non  plus  qu'à  l'exposer 
méthodiquement,  pour  en  constituer  un  ensemble  de 
doctrines.  Comme  son  ami  Montaigne,  auquel  il  res- 
semble tant,  il  pense  probablement  que  les  idées 
nouvelles  et  hardies  font  d'autant  mieux  leur  chemin 
qu'elles  n'ojiposent  pas  une  masse  compacte  aux 
préjugés  hostiles,  mais  qu'elles  agissent  plus  isolé- 
ment armées  à  la  légère,  en  tirailleuses.  S'il  ne  le 
pense  pas,  il  agit  tout  comme,  par  tempérament  et 
par  habitude.  \in  tout  cas,  comme  Montaigne,  il  ne 
dit  rien  qui  n'ait  une  intention  philosophique,  il  ne 
tire  pas  une  flèche  qui  n'ait  son  but. 

Jean-Jacques   Rousseau  et   Lamartine   nous  sem- 


170  LA    FONTAINE. 

blent.  à  vrai  dire,  aussi  injustes  qu'aveugles  lors- 
qu'ils s'indignent  de  ne  point  trouver  dans  le  fabu- 
liste, leur  prédécesseur  et  leur  précurseur,  un  cours 
complet  et  raisonné  de  morale  dogmatique  et  lors- 
qu'ils l'accusent  d'être  un  panégyriste  convaincu  et 
cynique  de  l'égoïsme  et  de  la  servilité.  Ils  oublient, 
en  premier  lieu,  l'époque  et  les  circonstances  dans 
lesquelles  parurent  les  fables  ;  ils  ont  négligé,  ensuite, 
de  relire  avec  attention  les  pages  qu'ils  incriminent, 
ou,  s'ils  les  ont  relues,  il  ne  les  ont  point  comprises. 
Les  sonorités  éloquentes  des  vastes  phrases  puis- 
samment déclamées  ou  des  longues  tirades  volup- 
tueusement déroulées  retentissaient  encore  trop  sans 
doute  en  leurs  oreilles  pour  quils  pussent,  ces 
jours-là,  entendre  la  voix  timide  et  fine  d'un  vieil 
ami,  non  moins  sensible  qu'eux  pourtant  aux  joies 
champêtres  et  aux  douceurs  de  la  rêverie  amoureuse. 
Quoi  qu'il  en  soit,  disons-le  franchement,  ne  faut-il 
pas  être  bien  distrait  ou  bien  prévenu  pour  prendre 
au  pied  de  la  lettre  le  texte  de  la  Cigale  et  la  Fourmi, 
du  Loup  et  l'Agneau,  de  cent  autres  récits  dont  la 
morale  n'est  pas  moins  visible  pour  n'être  pas  affichée 
sur  un  écriteau  ?  Xe  faut-il  pas  être  bien  peu  français 
ou  bien  peu  gaulois  pour  ne  pas  saisir  la  constante 
ironie,  douce  ou  pathétique,  qui  donne  à  ces  petites 
comédies  ou  petits  drames  leur  vraie  signification? 
Gomment  se  fait-il  que  ces  grands  penseurs,  troublés 
par  leurs  haliitudes  romanesques  et  pompeuses,  se 
soient  montrés  ici  moins  perspicaces  que  le  dernier 
des  écoliers  ?  Lisez  à  un  enfant  la  Cigale  et  la  Fourmi, 


LA     PKNSKK.  177 

le  IjHip  cl  iAi^ncan;  à  moins  (|u  un  sot  niagister  ne 
lui  ait  davance  gâté  le  jugement,  pour  qui  éprou- 
vera-t-il  une  vive  et  rapide  pitié,  ])our  qui  son  petit 
cœur  baltra-t-il  ?  Pour  la  pauvre  cigale  contre  la 
vilaine  fourmi,  pour  l'innocent  agneau  contre  le 
méchant  loup.  C'est  par  l'impression,  non  par 
l'explication,  en  poète  et  en  artiste,  que  le  fabuliste 
touche  et  instruit.  Que  la  formule,  1"0  MjOg;  orjXot 
ôrt,  soit  plus  ou  moins  bien  rattachée  au  récit  (elle 
lest  souvent  fort  mal),  peu  importe.  C'est  dans  le 
récit  même  que  réside  l'enseignement.  Or,  neuf  fois 
sur  dix,  ce  récit  est  si  nettement  suggestif,  il  dégage 
si  clairement  une  sympathie  bienveillante  pour  les 
humbles  et  les  opprimés,  un  mépris  raisonné  et  îj 
grandissant  pour  les  vaniteux,  les  trompeurs,  les 
oppresseurs;  il  exhale,  d'un  bout  à  l'autre,  un  senti- 
ment si  sincère  de  justice,  d'indulgence,  de  tendresse, 
qu'on  éprouve,  en  le  suivant,  comme  devant  un  spec- 
tacle instructif  de  la  vie  même,  une  émotion  moi*ale, 
pénétrante  et  durable,  très  supérieure  à  celle  que 
peut  donner  aucun  aphorisme  abstrait,  si  magnifi- 
quement formulé  qu'il  puisse  être.  Le  Meunier,  son 
/Ils  et  l'aiic  n'ont-ils  pas  affermi  plus  de  gens  contre 
la  médisance  et  les  commérages  que  tous  les  traités  y 
techniques  sur  la  volonté?  Lorsque  la  morale  poli- 
tique du  monde  contemporain  a  été  de  nouveau  trou- 
blée par  l'audacieuse  affirmation  d'un  monstrueux 
axiome,  «  la  force  prime  le  droit  ».  toute  la  France 
a  répondu,  d'une  voix  unanime,  qu'elle  connaissait 
déjà  cette  constatation  odieuse  de  la  brutalité'  du  fait. 

12 


178  LA    FONTAINE. 

et  que  son  poète  favori,  son  éducateur,  son  conseiller, 
avait  déjà  protesté,  par  le  drame  pathétique  du  Loup 
et  l'Agneau,  contre  1  infamie  de  cette  maxime  ironi- 
quement inscrite  dans  le  prologue  : 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours   la  meilleure. 

Personne,  chez  nous,  n'avait  donc  pris  pour  un  pré- 
cepte la  constatation  attristée  d'une  réalité  odieuse. 
Si  la  pensée  de  La  Fontaine  se  dégage  ainsi,  le 
plus  souvent,  de  l'émotion  directement  communi- 
quée par  le  récit,  il  lui  arrive  quelquefois  aussi  de 
la  développer,  en  hors-d'œnvre,  dans  les  adages, 
commentaires,  digressions  dont  il  l'accompagne.  11 
ne  serait  pas  latin,  il  ne  serait  pas  français  (Dieu 
sait  s'il  le  fut.  et  à  quel  degré!  si,  de  temps  à  autre, 
il  ne  s'abandonnait  au  plaisir  de  la  condenser  en 
formules  proverbiales  ou  de  la  répandre  en  tirades 
éloquentes.  On  a  tenté  souvent,  Saint-Marc  Girar- 
din,  Taine  et  bien  d'autres,  de  résumer  par  des 
classifications  délicates,  des  anah'ses  rigoureuses, 
des  synthèses  hasardées,  cette  pensée  instable  et 
multiple  qui,  passant  d'un  objet  à  l'autre  avec  une 
extraordinaire  rapidité,  ne  s'y  arrête  jamais  qu'un 
moment.  Certains  penseurs,  lourds  et  graves,  se 
refusent  à  croire  qu  avec  cette  désinvolture  aimable 
et  cet  inaltérable  enjouement  un  homme  puisse 
rien  dire  de  sérieux  ni  d'original.  Par  esprit  de 
réaction,  en  revanche,  des  admirateurs  enthousiastes 
et  excessifs  ont  voulu  retrouver  dans  le  bonhomme 


LA  im:nsi:i:.  17<j 

un  [)liilosoi)lie  armé  de  toutes  pièces,  un  savant 
encyclopédique,  un  révolutionnaire,  un  socialiste! 
L'étrange  Nicolardot  a  i)oussé  plus  loin  encore  :  il  a 
reconnu  en  lui  le  successeur  incontestable  des  pro- 
phètes bibliques,  le  dépositaire  de  la  pensée  divine! 
Nous  ne  voudrions  pas,  imiirudent  ami,  écraser 
avec  de  si  gros  pavés  un  brave  écrivain  qui  ne  fut, 
en  réalité,  qu'un  amateur  d'idées,  comme  l'autre 
était  un  amateur  de  jardins.  Néanmoins,  si  l'on  se 
reporte  aux  circonstances  et  à  l'entourage,  si  l'on  se 
rappelle  quel  savant  et  formidable  échafauda^-e  de 
conventions  sociales  et  intellectuelles  entourait  alors 
et  emprisonnait  les  esprits,  on  lui  rendra  justice. 
Les  esprits  imparliaux  s'étonneront  qu'en  plein  ' 
triomphe  de  l'absolutisme  politique  sous  Louis  XIV, 
de  l'absolutisme  littéraire  sous  Nicolas  Boileau,  de  1 
l'absolutisme  philosophique  et  religieux  après  Des- 
cartes et  sous  Bossuet,  un  petit  faiseur  de  vers,\/ 
échappant,  comme  le  moucheron,  à  toutes  les  griffes 
puissantes  ,  par  l'humilité  de  sa  situation  et  la 
modestie  de  ses  écrits,  ait  conservé  vis-à-vis  de 
toutes  gens  et  de  toutes  choses  une  pareille  liberté 
de  jugement;  ils  admireront  surtout  comment  il  a 
su,  sans  en  avoir  l'air,  jeter  en  circulation  une 
quantité  d'idées  justes  ou  hardies,  avec  une  habileté 
si  insinuante  et  si  bien  calculée,  que,  s'échappant 
vite  du  milieu  où  elles  avaient  été  jetées,  elles  allaient 
se  répandre  dans  toutes  les  classes  de  la  nation, 
tandis  que  les  œuvres  des  plus  grands  contempo- 
rains étaient  condamnées,  par  leur  gravité  même  et 


v/ 


180  LA    lOMAlNK. 

par  leur  periection  soutenue,  à  ne  pas  sortir  du  cercle 
étroit  de  la  noblesse  et  de  la  bourgeoisie. 

La  majesté  royale,  cette  majesté  devant  laquelle 
tous  tremblent  et  s'agenouillent,  lui  le  premier, 
qu'en  pense-t-il,  dans  son  for  intérieur,  que  mur- 
raure-t-il  entre  ses  dents,  lorsquil  s'est  relevé  et 
qu'il  s'éloigne?  Rien  d'irrégulier,  tout  d'abord.  Dans 
les  premiers  livres,  dédiés  au  dauphin,  les  allusions 
sont  rares  et  plutôt  flatteuses.  On  y  voit  déjà  sans 
doute  Sire  Lion  s'adjugeant,  avec  une  hypocrisie 
brutale,  les  parts  de  tous  ses  associés,  soutenant 
contre  le  moucheron  une  lutte  ridicule,  obligé  de 
recourir  à  l'humiliante  assistance  d'un  rat,  et  se  lais- 
sant couper  les  griffes  par  une  maîtresse;  mais,  en 
général,  dans  le  Lion  abattu  par  Vliomme^  dans  le  Lion 
s'en  allant  en  guerre,  dans  VAne  vêtu  de  la  peau  du 
lion,  dans  le  Pâtre  et  le  Lion,  le  Lion  et  le  C/iasseur, 
il  se  présente  sous  ses  beaux  côtés,  dans  sa  force 
hautaine,  et  c'est  avec  la  résignation  fière  d'un  héros 
antique  qu'il  agonise,  «  languissant,  triste  et  morne  », 
sous  le  coup  de  pied  de  l'àne.  Jupiter,  aussi,  cette 
autre  image  du  roi,  se  montre  douce  et  conciliante, 
sauf  le  jour  où  il  envoie  aux  grenouilles,  lasses  de 
démocratie,  «  un  roi  qui  se  remue  ».  La  seconde 
partie  est  dédiée  à  Mme  de  Montespan;  le  fabuliste 
se  croit  suffisamment  couvert  par  cette  protection  : 
il  débute  celte  fois,  audacieusement,  par  la  satire  la 
])lus  mordante  de  l'absolutisme,  les  Animaux  malades 
de  la  peste,  et.  comme  il  est  en  train,  il  continue  pai 
la   Cour  du  Lion,  le  Lion,  le  L<>up  et  le  Renard,  les 


LA    PENSKE.  ISl 

Obsèques  de  la  Lionne  (que  Taine  a  mis  en  parallèle 
avec  les  pages  de  Saint-Simon  sur  la  mort  de 
Madame),  les  Deux  Perroquets^  le  Roi  et  son  fils.  Ces 
leçons,  en  ap])arence,  vigpnj^  ]^^  rnnr|i^;^ns  mais 
elles  atteignent  plus  haut.  Quant  aux  gens  même  de 
la  cour,  c'est  pain  bénit,  pour  le  rusé  compère,  de 
les  dauber,  en  toute  occasion,  à  leurs  propres 
applaudissements,  car  chacun  suit  avec  joie  le  trait 
qui  va  frapper  son  voisin,  mais  ne  sent  pas  celui 
qui  l'atteint.  L'esprit  frondeur  de  Jean  de  Meung, 
de  Rabelais,  de  Du  Bellay,  de  Mathurin  Régnier, 
ressuscite  enfin  pour  railler  les  vices  et  les  ridicules 
de  Versailles.  Il  n"a  plus  le  gros  rire  sur  les  lèvres, 
il  n  a  })as  de  fouet  cinglant  à  la  main,  mais  la  finesse 
est  telle  de  son  persiflage  et  de  sa  raillerie,  quelle 
ne  laisse,  même  aux  plus  sots,  aucun  prétexte  à 
s'indigner.  La  flèche  est  si  aiguë  qu'elle  pénètre 
])artout,  si  délicate  qu  on  n  en  souffre  point,  si  bar- 
belée qu'elle  ne  sort  plus.  Dès  lors,  tous  les  Français 
lettrés,  et  bienlol  presque  tous  les  Français  vont 
posséder,  dès  l'enfance,  au  sujet  de  la  noblesse,  des 
idées  fort  nettes  et  très  peu  bienveillantes  : 

...  Les  grands  se  font   honnoiir  des   lors  qu'ils  nous  l'ont 

[grâce. 

...  Tous  les   mangeurs  de  gens  ne   sont   pas  grands  sei- 

[gneurs. 
Où  la  mouche  a  passé,  le  moucheron  demeure. 

Hélas!  on  voit  que  de  tout  temps 

Les  petits  ont  pâti  des  souffrances  des  grands. 

...    Les     grands,    pour     la    plupart,    sont    masques     de 

[théâtre,  etc.,  etc. 


1S2  LA    FONTAINE. 

Les  historiens  de  la  Révolution  ne  comi)tent  point, 
que  je  sache,  d'ordinaire  La  Fontaine  parmi  ses 
précurseurs.  Peut-être  ont-ils  tort.  De  tels  axiomes, 
fixés  depuis  un  siècle,  dans  les  cerveaux  populaires, 
ont  contribué  aussi  efficacement  que  les  arguments 
des  philosophes  à  renverser  l'édifice  social. 

Le  clergé  et  la  magistrature  ne  sont  guère  plus 
épargnés  que  la  rour,  ni  dans  les  fables,  ni  dans  les 
contes.  Ici,  suivant  la  tradition  gauloise,  les  curés  et 
les  moines,  hypocrites,  gourmands,  paillards,  jouent 
les  mêmes  rôles  que  dans  les  fabliaux,  et  le  juge 
Anselme  «  sanguinaire  et  grave  »  vend  lestement 
son  honneur  à  un  INIore  «  très  lippu,  très  hideux, 
très  vilain  »  dont  il  devient  le  Ganymède.  Là,  ce 
sont  les  Frelons  et  les  mouches  à  miel,  le  Loup  plai- 
dant contre  le  Renard,  l'Ane  portant  des  reliques, 
l'Huitre  et  les  Plaideurs,  toutes  comédies  du  Palais 
dans  lesquelles  nous  n'apprenons  guère  ni  l'admira- 
tion de  l'organisation  judiciaire,  ni  le  respect  de  la 
chose  jugée;  en  revanche,  nous  y  sentons  l'amour 
sincère  de  la  justice  et  la  naïve  passion  de  l'équité. 
Le  clergé  séculier  est  représenté  par  messire  Jean 
Chouart  qui  s'en  va  gaîment  au  cimetière,  «  couvant 
des  yeux  son  mort  >>,  fondant,  sur  lui,  «  l'achat  d'une 
feuillette  de  bon  vin  et  de  cotillons  neufs  pour  sa 
nièce  et  sa  chambrière  ».  Le  clero^é  réo^ulier  reçoit 
son  compte  dans  le  Rat  qui  s'est  retiré  du  monde. 
La  bourgeoisie,  avare  et  mesquine,  comme  de  raison, 
y  passe  à  son  tour,  et  le  populaire,  inconstant, 
ignorant,  ingrat,  n'y  est  pas  épargné  non  plus. 


Le  fabulislc  constate  donc  dans  la  société,  à  tous 
les  degrés,  comme  un  satirique  et  comme  un  pré- 
dicateur, des  ridicules  et  des  vices,  des  fautes  et  des 
crimes,  toutes  sortes  de  vilenies  qui  attristent  les 
honnêtes  gens,  le  succès  des  fripons  et  les  misères 
des  lunnbles;  ce  n'est  point,  cependant,  un  satirique, 
puisqu'il  ne  s'indigne  point,  c'est  encore  moins  un 
prédicateur,  puisqu'il  n'a  pas  de  solutions  dogma^- 
liques  ni  de  consolations  supérieures  à  présent(^.  Ce 
n'est  qu'un  philosophe  pratique,  instruit  par  l'expé-  y 
rience.  Il  accepte,  comme  les  neuf  dixièmes  des 
hommes,  les  choses  telles  qu'elles  sont  parce  qu'il 
ne  peut  faire  autrement;  mais  il  ne  les  accepte  pas 
sans  réflexion  et  sans  protestation.  Il  se  résigne  à 
ce  qu'il  ne  peut  empêcher,  mais  après  avoir  dit  son 
mot,  justement  et  franchement.  Il  jouit  d'ailleurs 
dune  trop  bonne  santé,  physique  et  intellectuelle,  il 
est  trop  bien  équilibré,  trop  sensible  et  trop  bon, 
pour  que  cette  résignation  ironique  le  mène  à  l'indif- 
férence ou  au  pessimisme.  Le  monde  est  ce  qu'il  est, 
nous  ne  j)Ouvons  le  changer,  mais  puisque  nous  y 
devons  vivre,  tachons  d'y  vivre  le  mieux  possible,  \ 
et  pour  nous  et  pour  les  autres.  Sa  doctrine,  sur  ce 
point,  ne  diffère  pas  de  celle  de  tous  les  grands  écri- 
vains français  de  la  Renaissance  et  du  xvii°  siècle. 
Il  croit,  avant  tout,  à  la  responsabilité  de  l'homme  I 
et  à  sa  libre  volonté  ;  il  ne  voit  le  remède  à  ses  misères 
fatales  que  dans  le  travail,  la  fraternité,  le  dévoue- 
ment :  «  Aide-toi^  le  ciel  t'aidcvd.  —  Travaillez, 
prenez    de  la    peine,    c'est   le    fonds    qui   manque    le 


184  LA    FONTAINE. 

moins.  —  La  faute  vient  de  nous  aussi  bien  que  du 
sort.  —  //  se  faut  entr'aidei\  c'est  la  loi  de  nature.  — 
//  ne  se  faut  jamais  moquer  des  misérables,  etc.,  etc. 
—  Que  de  dictons  semblables,  actifs  et  fortifiants, 
font,  dès  la  petite  enfance,  partie  de  notre  bagage 
moral  ! 

Sa  conception  des  rap[)orts  de  l'homme  avec  la 
divinité,  simple  et  pratique,  est  également  conforme 
à  la  tradition  nationale.  C'est  celle  qu'on  retrouve, 
toujours  vivante  et  féconde,  à  toutes  les  époques  de 
notre  histoire,  au  fond  de  nos  croyances  religieuses 
ou  philosophiques,  celle  que  n'ont  pu  réduire  ni 
transformer  aucun  dogme  ni  aucune  doctrine  : 
l'homme,  libre  et  responsaljle,  vis-à-vis  d'une  loi 
égale  pour  tous.  Comme  Rabelais  et  Voltaire,  comme 
tous  les  écrivains  d'action,  La  Fontaine  est  spiritua- 
liste  et  déiste,  sans  chercher  })lus  qu'eux  par  des 
raisonnements  en  forme  et  des  combinaisons  ver- 
bales, à  établir  Taccord  théorique  entre  deux  termes, 
dont  chacun  lui  paraît  en  soi  évident  et  irréfutable. 
Quant  à  cette  loi  éternelle,  il  la  croit  bonne,  et, 
quelque  nom  qu'on  donne  à  la  puissance  qui  l'ap- 
plique. Nature,  Dieu,  Providence,  il  est  certain  de 
son  équité  bienveillante.  Ses  prétentions  et  ses 
espérances  de  connaître  ne  vont  pas  au  delà  : 

Dieu  sait  bien  ce  qu'il  fit,  et  je  n'en  sais  pas  plus. 

11  est  même  si  convaincu  qu'il  n'en  peut  rien  savoir, 
qu'il  n'est  pas  éloigné,  comme   les  positivistes,  de 


LA     Pl'NSKi: 


ranger  toutes   les  formes  historiques  de  la  divinit( 
dans  la  catéo;oric  de  l'idéal  : 


o' 


L'hoinine  ig'iiorait  les  Dieux  qu'il   n'apprend  ([u'au  besijin. 

Ce  n'est  j)as  sur  ce  point  seulement  qu'il  pressent 
déjà  les  idées  de  certaines  philosophies  modernes. 
Son  instinct,  naif  et  populaire,  lui  donne  le  senti- 
ment constant  de  la  solidarité  de  l'homme  avec  les 
autres  êtres,  et  lui  révèle,  par  la  sympathie,  tous  les 
liens  qui  nous  rattachent  à  la  vie  universelle. 

On  ne  saurait  un  instant,  sans  blasphème,  mettre  en 
parallèle  les  âmes  graves  et  fortes  de  Descartes  et  de 
Pascal  avec  l'àme  légère  de  La  Fontaine.  N'est-il 
pas  singulier,  néanmoins,  que,  parmi  les  rares 
esprits  indépendants  qui  protestèrent,  avec  réflexion, 
contre  les  austérités  étroites  du  système  carté- 
sien et  de  la  doctrine  janséniste,  le  plus  simple- 
ment hardi,  le  plus  sincèrement  éloquent  ait  été 
le  fabuliste?  Il  avait  trop  vécu  de  la  vie  réelle,  il 
avait  trop  participé  à  celle  des  êtres  incultes,  enfants 
et  paysans,  à  celle  des  êtres  inférieurs,  si  voisins 
des  incultes,  les  animaux,  il  avait  trop  senti  com- 
bien les  choses  de  la  nature  agissent  sur  l'àme,  pour 
ne  pas  sourire  de  toutes  ces  séparations  factices 
que  la  parole  impuissante  de  l'école  ou  de  la  chaire 
s'efforce  de  dresser  entre  le  corps  et  l'âme,  entre 
les  hommes  et  le  reste  des  créatures.  En  niant  l'àme 
des  bêtes,  en  les  traitant  de  machines,  Dcscarles 
l'avait   blessé   à   vif   dans    ses    convictions   les   pins 


ISO  LA    lOXTAINE. 

chères;  aussi  ne  perd-il  pas  une  occasion  de  revenir 
sur  ce  sujet,  obstinément,  longuement,  avec  une 
vivacité  de  polémique  et  une  abondance  de  dévelop- 
pements qui  ne  sont  point  dans  ses  habitudes.  Tout 
ce  qu'il  a  de  verve,  d'observation,  de  lecture,  de 
science,  de  logique,  il  l'emploie  à  défendre  ses  petits 
amis  contre  le  grand  philosophe, 

Descartes,  ce  mortel  dont  on  eût  fait  un  Dieu 

Chez  les  païens,  et  qui  tient  le  milieu  [l'homme 
Entre  l'homme  et  l'esprit,  comme  entre  l'huître  et 
Le  tient  tel  de  nos  gens,  franche  hêtc  de  somme. 

Il  cherchera  donc  à  établir,  avant  les  savants 
modernes,  l'échelle  ininterrompue  des  êtres  animés 
et  inanimés  dans  la  création,  à  prouver  l'intelli- 
gence des  quadrupèdes  et  des  volatiles,  celle  du  cerf 
qui  se  défend,  par  cent  stratagèmes  «  dignes  des 
plus  grands  chefs  «,  celle  de  l'hirondelle,  de  la  per- 
drix, du  castor,  de  la  fourmi,  de.  Ses  conclusions, 
d'ailleurs,  sur  cette  question  couime  sur  les  autres, 
restent  toujours  les  mêmes,  des  conclusions  scien- 
tifiques et  positivistes  :  l'impossibilité,  pour  l'es- 
pi'it  humain,  d'aller  au  delà  de  certaines  limites,  la 
nécessité  de  s'en  tenir  à  la  constatation  et  à  l'élude 
des  faits  qu'il  peut  atteindre  sans  prétendre  à  les 
concilier,  la  renonciation  aux  solutions  métaphy- 
siques. Quant  au  grand  secret. 

On  ne  l'apprend  qu'au  sein  de  la  Divinité, 
Et,  s'il  faut  en  parler  avec  sincérité. 

Descaries  l'iynorait  encore. 
Nous  et  lui  là-dessus  nous  sommes  tous  étraux. 


LA   im:nsi;i..  kst 


:no- 


C  est  plus  dune  fois  qu'il  avoue  ainsi  son  igr 
rance  touciiant  la  nature  de  la  Divinité;  mais,  quelle 
qu'elle  soit,  il  porte,  naïvement  et  obstinément,  en 
lui,  cette  foi  rassurante  qu'elle  ne  saurait  être  qu'in- 
telligente et  indulgente;  il  ne  la  redoute,  ni  avant 
ni  après  sa  conversion,  il  accepte  l'idée  de  la  mort 
avec  la  tranquillité  du  sage  antique! 

La  Mort   avait  raison,  je  voudrais  qu'à  cet  âge 

On  sortît  de  la  vie  ainsi  que  d'un  banquet, 
Remerciant  son  hùtc.   et  f[u'on  fit  son  paquet. 

On  pourrait  retrouver  là  l'influence  de  Lucrèce. 
Il  serait  intéressant  de  rechercher,  à  ce  propos, 
jusqu'à  quel  point  l'admiration  de  l'antiquité  a  pu 
contribuer  à  la  formation  de  ses  idées  et  de  ses  sen- 
timents sur  la  littérature  et  sur  les  arts.  Sur  ces 
sujets  qui  le  touchaient  de  si  près,  La  Fontaine,  en 
plus  d'une  occasion,  a  développé  ses  opinions,  avec 
une  indc'pendance  et  une  largeur  de  vues  qui  le 
mettent  aussi  hors  de  pair.  Sa  sensibilité  et  sa  sin- 
cérité ont  suffi  à  lui  donner  des  lumières  plus  vives 
que  toutes  les  théories  contemporaines,  l-^n  tout  et 
partout,  le  bonhomme  raisonne  et  raisonne  bien; 
il  a  j)leine  conscience  de  ce  qu'il  fait,  de  ce  qu'il 
veut,  de  ce  qu'il  dit,  de  ce  qu'il  vaut,  et  ses  idées, 
pour  se  répandre  en  fines  parcelles,  à  travers  toute 
son  œuvre,  au  lieu  de  se  condenser  en  une  seule 
masse,  n'en  sont  pas  moins  nettes  et  transmis- 
sibles.  Il  n'est  pas  besoin  de  crier  si  fort  pour  se 
faire  entendre. 


CHAPIPRE  V 


LE  STYLE 


Imagination  riche  et  active,  sensibilité  vive  et 
étendue,  pensée  claire  et  libre,  est-ce  assez  pour 
faire  un  grand  poète?  Non,  il  y  faut  encore  la  mise 
en  œuvre,  l'expression  par  le  langage,  le  style.  Sous 
ce  rapport,  la  supériorité  de  La  Fontaine  n'a  jamais 
été  contestée.  Si  la  perfection  de  l'œuvre  littéraii  , 
comme  celle  de  l'œuvre  d'art,  consiste  jansjlappro^ 
priatjon  exacte  de  la  forme  au  fond,j[]ans  l'irrépro- 
chable adaptation  du  moyen  d'expression  à  la  chose 
exprimée,  La  Fontaine  est,  de  tous  les  poètes  fran- 
çais, celui  qui  l'a  le  plus  fréquemment  atteinte.  Les 
Fables,  «  ce  ramas  de  chefs-d'œuvre  »,  comme  disait 
Voltaire,  un  peu  dépité  de  n'y  pouvoir  mordre,  con- 
tiennent, à  elles  seules,  peut-être,  un  i)lus  grand 
nombre  de  morceaux  complets  qu'il  ne  serait  pos- 
sible d'en  recueillir  chez  tous  les  autres  ensemble. 
Par  morceau   comj)let,   nous  entendons   une  œuvre 


Li:    SIYLK.  IS*» 

tlans  la<{uelle  la  mise  en  scène,  les  caractères,  l'action, 
le  dialogue,  le  langage,  le  rythme,  présentent,  à  la 
lois,  clans  une  irréductible  et  harmonieuse  unité,  la 
même  justesse  expressive,  ne  laissant  place  ni  à  une 
incertitude,  ni  à  un  regret.  C'est  dire  que,  dans  notre 
littérature,  personne  n'a  mieux  connu,  ni  mieux  pra- 
tiqué   son    métier  d'écrivain,   le   connaissant  d'une 
science  si  intime,  le  pratiquant  d'une  si  merveilleuse 
habileté,  que  cette  science  devient  naïve  et  cette  habi- 
leté spontanée,  i  Quand  on  voit  le  style  naturel,  on 
est  tout  étonné  et  ravi;    car  on  s'attendait  de  voir 
un  auteur  et  on  trouve  un  homme^»,  disait  Pascal. 
C'est  la  joie  qu'on  éprouve  en  sentant  si  peu,  dans 
ces  insignes  chefs-d'œuvre,  les  procédés  littéraires. 
Aucun  effort  dans  l'arrangement,  aucune  affectation 
daijs  les  termes,  nulle  recherche  d'antithèses  ingé- 
nieuses ni  d'effets  imprévus,  pas  de  rhétorique  inu- 
tile,   ni    d'amplifications    pédantes,    ni   d'éloquence 
intempestive;  c'est  le  comble  de  l'art  qui,  n'emprun- 
tant rien  qu'à  la  vérité,  semble  la  nature  même.  Ce 
stvle  est,  en  effet,  si  savamment  simple,  que,  i)ar  une 
exception  rare,  dans  notre  littérature  aristocratique, 
c'est  presque  le  seul  qui  soit  également  compris  de 
"  tous  les  Français,  qui  charme  également  leur  oreille 
et  leur  esprit,  ravissant  les  lettrés  sans  surprendre 
les  ignorants,  accueilli  du  peuple  comme  de  la  bour- 
geoisie, intelligible  aux  enfants  comme  aux  vieillards. 
Ce  n'est  pas  du  premier  coup,  nous  l'avons  déjà 
indiqué,  que  La  Fontaine  entra  en  possession  de  cet 
instrument  incomparable,  si  soujde  et  si  compliqué. 


l'.M»  LA    lONTAl.NE. 

empruntant,  d'une  part,  par  une  étude  plus  libre,  au 
fonds  national,  injustement  délaissé,  et  au  fonds 
antique,  étroitement  exploré,  des  matériaux  extra- 
ordinairement  variés,  et,  d'autre  part,  opérant  les 
fusions  de  ces  matériaux  disparates  avec  une  sûreté 
et  un  tact  inattendus.  Il  hésita  plus  d'une  fois,  il 
tâtonna  longtemps.  Sainte-Beuve  dit  qu'il  y  a  un  La 
Fontaine  avant  Boileau  et  un  autre  après  Boileau. 
11  v  a  surtout  un  La  Fontaine  avant  Fouquet,  et  un 
La  Fontaine  après  Fouquet,  c'est-à-dire,  à  partir  du 
jour  où  il  se  trouva  en  contact  assidu  avec  les  let- 
trés parisiens,  notamment  avec  Molière.  Toutefois, 
en  arrivant  chez  Fouquet,  en  1657,  c'était  déjà  un 
écrivain  expérimenté  et  personnel,  alors  que  le  futur 
auteur  des  Satires,  âgé  de  vingt-un  ans,  n'en  était 
pas  encore  à  ses  débuts.  L'alexandrin  d'Adonis  et  de 
Cil/mène,  on(lo3'ant  et  souple,  d'une  allure  aimable 
et  familière,  d'une  coupe  libre  et  variée,  qui  sera, 
plus  tard,  l'alexandrin  d'Andi'é  Chénier  et  d'Alfred 
de  Musset,  ne  ressemble  en  rien  à  l'alexandrin, 
monotone  et  dur,  tel  que  l'établira  Boileau,  et  toutes 
les  excommunications  de  son  jeune  Mentor  ne  for- 
ceront jamais  La  Fontaine  à  s'en  priver;  c'est  le 
vers  qu'on  retrouvera,  en  tirade  continue,  dans  le 
Discours  à  M<idamc  de  la  Sablière  et  dans  V Épitre  à 
Haelt  ou  mêlé  à  de  petits  vers,  dans  les  Fables  et 
dans  les  Contes.  11  est  singulier  que  Taine,  emporté 
par  son  violent  ressentiment  contre  le  grand  vers 
classique,  ait  méconnu  la  valeur  de  l'alexandrin  de 
La  Fontaine.  Sainte-Beuve,  homme  du  métier,  a  été 


Li:    STVLK.  IKI 

plus  clairvoyant  el  plus  juste.  C'est  sur  un  autre 
l)oint  que.  l)ientùt  après,  Ijoileau  fut  sans  doute 
utile  à  son  vieil  arai.  11  ne  dut  pas.  en  effet,  être 
des  derniers  à  rencoura<^er  dans  son  admiration 
encore  indécise,  pour  les  écrivains  sobres  et  précis, 
pour  Térence  et  pour  Horace,  à  lui  apprendre  à  se 
contenir  dans  la  composition  et  dans  le  développe- 
ment, à  peser  les  mots  plus  qu'à  les  multiplier. 
La  Fontaine  put  profiter,  à  cet  égard,  de  ses  con- 
seils; pour  le  reste,  il  n'en  fît  qu'à  sa  tête,  et  fit 
bien. 

Il  avait  compris,  après  son  premier  succès,  que 
l'imitation  littérale  de  Marot  ('tait  une  impasse;  il 
sortit  donc  de  l'archaïsme  et  n'y  revint  que  par 
hasard;  mais,  en  se  délivrant  de  rarchaïsme,  il  ne 
rompit  pas.  comme  ses  amis,  avec  la  tradition.  Sans 
fracas,  sans  protestations  ni  gémissements,  sans 
[)rendre,  vis-à-vis  des  puristes  forcenés,  les  attitudes 
tragiques  des  survivants  du  xyi"^  siècle,  Scij)ion 
Dupleix  ou  Mlle  de  Gournay,  ou  des  descriptifs 
attardés,  tels  que  Saint-Amant  et  Desmarets,  il  n'en 
demeure  pas  moins,  autant  qu'eux,  avec  plus  dégoût 
et  de  tact,  attaché  à  la  vieille  langue.  Il  sourit  aux 
puristes,  il  discute  avec  eux,  il  profite  de  leurs  ana- 
lyses, il  ne  les  suit  j^as.  Marot,  Rabelais.  Bonaven- 
ture,  Amyot,  Montaigne,  n'en  restent  pas  moins  ses 
conseillers  habituels  :  ce  ne  sont  pas  seulement  des 
sujets  qu'il  leur  emprunte,  ce  sont  surtout  des  termes 
populaires  et  vivants,  des  épithètes  colorées,  des 
expressions  vives,  des  proverbes,  des  tournures  de 


l'.ti:  LA   iumaim:. 

phrases,  des  alliances  de  mots.  Il  s'incline  humble- 
ment devant  les  orateurs  solennels  aux  vastes 
périodes  .  devant  les  philosophes  austères  aux 
froides  abstractions,  il  n'essaie  point  d'entrer  en 
lutte  avec  de  si  graves  personnages,  mais  il  continue, 
comme  avaient  fait  nos  pères,  à  faire  marcher,  d'un 
pas  lent  et  sûr,  sa  phrase  nette  et  claire,  le  plus  sou- 
vent courte,  toujours  bien  articulée,  et  à  puiser  ses 
mots,  non  dans  les  dictionnaires,  mais  sur  la  bouche 
même  de  tous  les  personnages  qu'il  fait  agir,  cour- 
tisans, chicaniers,  savants  et  rustres.  C'est  presque 
lui  seul,  en  somme,  lorsque  Molière  a  disparu  et 
quand  le  Racine  des  Plaideurs  a  transigé,  qui  garde 
utilement,  vis-à-vis  de  l'aristocratie  littéraire  et  du 
pédantisrae  classique  dont  le  triomphe  est  assuré,  le 
respect  et  le  culte  des  libertés  de  langage  pratiquées 
par  le  Mo3^en  Age  et  par  la  Renaissance.  Il  reprend, 
avec  moins  de  précipitation  et  d'ambition,  avec  plus 
d'expérience  et  plus  de  tact,  l'œuvre  interrompue  de 
la  Pléiade,  il  n'hésite  pas  davantage  à  reprendreles 
mots  anciens,  à  emplo3^er  les  mots  familiers,  plé- 
0  béiens,  techniques,  à  en  forger  de  composés,  à  en 
fabriquer  de  nouveaux  au  besoin.  «  Tu  n'oublieras 
les  noms  ])ropres  des  outils  de  tous  métiers  et  pren- 
dras plaisir  à  t'en  enquérir  le  ])lus  que  tu  pourras, 
et  principalement  de  la  chasse —  C'est  un  crime  de 
lèse-majesté  d'abandonner  le  langage  de  son  pays, 
vivant  et  florissant,  pour  vouloir  déterrer  je  ne  sais 
quelle  cendre  des  anciens....  »  Il  semble,  à  chaque 
instant,  qu'on  entende,  derrière  lui,  la  voix  encoura- 


Li:    STVLi:.  If,;. 

geanle  du  grand  Ronsard,  la  voix  qui  lui  avait, 
d'avance,  dirtr  la  formule  de  son  style,  si  noldenieiit 
simple,  si  discrètement  poétique  : 

Ni  trop  haiil,  ni  trop  bas,  c'est  le  souverain  stylo, 
Ce  fut  cfldi  d'Homcrc  et  celui  rlc  Yirg-ile. 

On  peut  voir  dans  le  beau  travail  de  M.  Marty- 
Laveaux  sur  la  Langue  de  La  Fontaine,  avec  quelle 
liberté  le  poète  a  puisé  de  tous  cotés  pour  enrichir 
son  vocabulaire.  Il  est  si  plein  des  vieux  poètes  qu'il 
connaît,  si  fortement  pénétré  de  leur  langage,  que, 
par  eux,  il  remonte  plus  loin  qu'eux.  On  est  stupé- 
fait de  retrouver  dans  Marie  de  France,  dans  les 
Ysopet,  dans  d'autres  qu'il  ne  put  connaître,  sur  les 
mêmes  sujets,  des  tournures  presque  similaires,  des 
traits  presque  semblables,  des  expressions  presque 
identiques,  tant  la  façon  de  sentir  et  de  dire  est  la 
même.  Comme  la  plupart  des  locutions  proverbiales 
et^  des  termes  vieillis  qu'il  a  repris  ainsi  et  glissés 
subrepticement  dans  la  trame  facile  de  ses  phrases 
^^'^^J'^^^tï'^s  ^^ns  la  langue  courante,  on  ne  se  rend 
pas  toujours  compte,  aujourd'hui,  des  services  inap- 
préciables qu'il  nous  a  rendus.  Mais  que  l'on  com- 
pare, seulement,  la  richesse  de  son  vocabulaire,  et  la 
variété  de  ses  tours  de  phrases,  avec  l'étonnante  pau- 
vreté de  termes  et  la  monotonie  d'allures  auxquelles  se 
condamnait  le  purisme  environnant,  on  reconnaîtra 
vite  qu'après  Ronsard  et  avant  Victor  Hugo,  c'est 
b^  seul  de  nos  i)oèles  qui  ait  travaillé  efficacement 


19i  LA    FONT  AI  Mi. 

au  développement   normal   de  la  langue  nationale. 
C'est   donc    sur   un   fonds    tout  français,  restant 
français,  que  se  développa,  chez  lui,  la  culture  clas- 
sique.  Il  aima  les   Latins,  les   Italiens,    les    Grecs 
surtout  (à  travers   des  traductions?),    avec  la   ten- 
dresse de  Racine  et  de  Fénelon,  comme  il  aimait  ses 
chers  Gaulois.    On    s'en    aperçoit  sans  peine,    aux 
j^         balancements  harmoniques  de  sa  phrase  en  prpse^ 
t'H  .       ''lux    élégances    judicieuses    de    ses    épithèteSj._aiix 
^  allures   à   la  fois   familières  et  nobles  de  ses  vers, 

dans  lesquels  se  succèdent  et  s'entremêlent,  avec 
une  facilité  unique,  la  belle  simplicité  homérique,  la 
grâce  virgiliennc.  les  molles  douceurs  d'Ovide,  la 
^vivacité  nette  et  colorée  d'Horace.  Sa  supériorité  fut 
/^  '  i,'de  s'inspirer  partout,  sans  s'emprisonner  nulle  part. 
C'est  de  mille  éléments  ramassés,  sans  parti  pris,  de 
tous  côtés,  lentement  et  naturellement  amalgamés 
dans  la  gestation  d'une  longue  rêverie,  que  s'est 
formé,  à  la  fin.  ce  style  incomparable,  d'une  ductilité 
insaisissable,  d'une  clarté  presque  diaphane,  d'une  / 
sonorité  fine  et  douce,  le  style  des  Fables.  L'effort 
inutile  qu'ont  fait  tant  d'ingénieux  écrivains  pour 
l'imiter  et  pour  se  l'approprier  suffirait  à  prouver 
sa  complexité  et  son  originalité.  Cependant,  en 
apparence,  quoi  de  plus  simple,  quoi  de  plus  cou- 
lant que  cette  phrase,  tantôt  resserrée,  tantôt  large, 
qui,  tour  à  tour,  sautille  et  s'arrête,  bondit  et  s'étale 
avec  d'exquis  murmures  ou  d'amples  bruissements, 
poursuivant  son  libre  cours  à  travers  les  apartés, 
les  digressions,  les  rêveries,  les  sous-entendus,  sans 


Li:    STYI.K.  h<5 


se  perdre  ni  s'égarer,  vers  un  l)iit  hien  défini?  On 
dirait  la  parole  même,  la  parole  infiniment  nuancée 
d'un  causeur  exquis  qui  se  déroule  avec  toutes  les 
inflexions  et  les  caresses  de  la  voix.  La  qualité  la 
2  plus  frappante  de  ce  style  (qualité  de  conversation), 
\>  il  c'est  son  mouvement,  un  mouvement  aisé  et  joyeux, 
qui  prend,  sans  effort,  toutes  les  allures,  emboîte 
toujours  le  pas,  agile  ou  pesant,  des  personnages, 
accompagne  ou  précède  le  mouvement  même  de 
l'imagination  et  de  la  pensée  avec  une  sùrelé  et  un 
tact  impeccables. 

Le  poète  n'était  [)as  arrivé  sans  peine  à  cette  per- 
fection :  il  ne  s'y  maintenait  pas  toujours.  Il  lui  fal- 
lait, pour  cela,  le  loisir  et  l'envie.  Un  de  ses  brouil- 
lons, celui  du  Renard  et  du  Hérisson,  ne  contient 
que  deux  vers  de  la  rédaction  postérieure.  Il  se  con- 
tentait difficilement,  et  ne  se  contentait  probablement 
jamais.  Dès  qu'il  écrivait  vite  ou  sur  commande,  il 
accumulait  les  incorrections  et  les  banalités  avec  un 
laisser-aller  inimaginable.  Il  faut  d'ailleurs  se  garder 
de  confondre  les  négligences  auxquelles  il  s'aban- 
donnait en  pareil  cas,  avec  les  libertés  volontaires 
dont  il  usa  de  tout  temps,  vis-à-vis  de  la  prosodie,  du 
dictionnaire,  de  la  grammaire.  Il  professait,  à  l'égard 
des  règles  promulguées,  les  mêmes  sentiments  que 
son  arrière-pelit-fils  Alfred  de  Musset,  un  respect 
ironique  et  peu  de  soumission,  croyant  que  la  seule 
règle  est  de  charmer.  Rimes  insuffisantes,  rimes 
pour  l'oreille  ou  pour  l'œil,  simples  assonances,  éli- 
sions oubliées,  contractions  arbitraires,  mots  forégs 


\\H\  LA    FONT  AI  M-:. 

et  composés,  fautes  de  syntaxe  et  d'orthographe,  on 
pourrait  faire  un  gros  recueil  de  tous  les  exemples 
scandaleux  que  donne  La  Fontaine  aux  apprentis 
rimeurs.  Il  va  sans  dire  qu'il  use  de  l'enjambement 
autant  que  le  cœur  lui  en  dit,  et  qu'il  promène  par- 
tout la  césure  avec  une  désinvolture  sans  remords. 
Mais  personne  n'a  jamais  songé  à  lui  en  vouloir,  tant 
il  exécute  avec  art  tous  ses  tours  de  passe-passe! 

Quel  artiste,  en  effet  I  Artiste  de  rythme,  artiste 
de  mots.  Ses  rythmes,  il  est  vrai,  sont  peu  variés. 
Les  strophes  régulières,  quelles  qu'elles  soient, 
l'épouvantent  comme  des  carcans  où  il  serait  vite  à 
la  gêne.  Il  ne  possède  point,  d'ailleui's,  les  vertus 
musicales  qui  ont  inspiré  à  nos  grands  virtuoses 
lyriques.  Ronsard  et  Victor  Hugo,  tant  de  combinai- 
sons nouvelles  et  puissantes;  il  n'a  aucun  besoin 
des  sonorités  retentissantes,  ni  dans  la  rime,  ni  dans 
le  mot,  ni  dans  la  cadence.  C'est  seulement  dans  le 
rythme  indépendant,  dans  le  déroulement  infini  des 
grands  ou  des  petits  vers  égaux  à  rimes  plates  ou 
croisées,  dans  le  mélange  surtout,  dans  le  mélange 
capricieux  et  arbitraire,  des  vers  de  taille  diverse, 
surtout  de  l'alexandrin  et  de  l'octosyllabe,  qu'il  se 
sent  lui-même  et  qu'il  excelle,  parce  qu'il  n'a  là,  pour 
surveillants,  que  sa  rêverie  et  que  son  goût.  Le  vers 
iibre,  voilà  vraiment  son  instrument  spécial,  son 
instrument  réservé,  qu'on  avait  mal  manié  avant  lui, 
qu'on  n'a  pu  toucher  après  lui,  sans  devenir,  du 
coup,  son  plagiaire  ;  il  en  tire  les  effets  les  plus  divers 
et  les  plus  imprévus,  tantôt  par  l'accumulation  des 


Li:    STYLK.  t'.l7 

rinjes,  laiit('tt  par  leur  dispersion,  tantôt  par  renchaî- 
nement  prolongé  des  tirades,  tantôt  par  les  brisures 
successives  et  précipitées  des  vers,  tantôt  par  la 
monotonie  majestueuse  des  mesures  égales,  tanlùt 
par  les  brusques  sursauts  du  rythme  interrompu. 
C'est  toute  la  liberté  de  la  prose,  avec  le  charme 
insinuant  d'une  harmonie  continue,  et  d'une  cadence 
f  j  doucement  changeante,  suffisamment  marquée  par 
W  des  accords  discrets  de  rimes  légères,  avec  des 
temps  de  pose  sur  les  vers  graves  et  expressifs. 
/  Quant  à  son  vers  lui-même,  alexandrin  ou  octo- 
syllabe, c'est  la  souplesse  môme,  et  ce  serait  une 
besogne  interminable  et  puérile  d'énumérer  les 
mille  manières  dont  il  le  coupe  et  l'accentue,  suivant 
les  cas.  A  la  différence  de  presque  tous  les  poètes, 
même  les  plus  grands,  qui  professent,  quand  ils  ne 
l'affectent  pas,  une  prédilection  décidée,  souvent 
exclusive,  pour  une  certaine  cadence  à  laquelle  une 
oreille  exercée  les  reconnaît  toujours,  sa  particula- 
*— '  rite  c'est  de  n'avoir  pas  de  cadence  uniforme  et  de 
prendre  successivement,  on  pourrait  dire  à  la  fois 
(tant  le  passage  est  rapide),  les  tons  les  plus  difle- 
^rents.  Parcourez  deux  pages  quelconques,  et  vous  les 
entendrez,  tour  à  tour,  ces  vers  agiles  et  changeants, 
donner  toutes  leurs  voix.  Us  s'étendent  et  se  j)ro- 
longent  en  retentissant  comme  la  trompette  é|Hque  : 


Le  nit^lheuroux  lion  se  déchiro  lui-iiiônu'. 
l'ait  résoiitii'v  sa  f[ucue  à  reiilour  d«!  ses  flancs 
I/inseele  du  combat  se  retire  avec  gloire  : 
Comme  il  sonna  la  charg-o,  il  sonne  la  victoire. 


l'JS  LA    lOMAINli. 


Ils  sautillent  et  chantonnent,  avec  une  allégresse 
comique! 

Un  ùnier,  son  sceptre  à  la  main, 
Menoit,  en  empereur  romain, 
Deux  coursiers  à  longues  oreilles. 

Ils  coulent  et  murmurent  ,  avec  une  douceur 
d'églogue  : 

Le  long-  d'un  clair  ruisseau  buvait  une  colombe. 

Ils  s'élancent  et  déploient  leur  vol  avec  l'ampleur 
de  l'ode  : 

Quant  aux  volontés  souveraines 
De  celui  qui  fait  tout  et  rien  qu'avec  dessein, 
Qui  le  sait  que  lui  seul?  Comment  lire  en  sou  sein? 
Aurait-il  imprimé  sur  le  front  des  étoiles 
Ce  que  la  nuit  des  temps  enferme  dans  ses  voiles  .' 

Ils  rêvent  et  se  plaignent  avec  la  résignation  élé- 
giaque  : 

Sur  les  ailes  du  temps  la  tristesse  s  envole. 

Et  c'est  ainsi  partout!  Ne  croirait-on  pas  entendre 
tour  à  tour  Marot,  Régnier,  Molière,  Chénier,  Ron- 
sard, Hugo,  Lamartine,  Musset,  tant  le  merveilleux 
virtuose  s'est  ingénieusement  assimilé  tout  l'art  de 
ses  prédécesseurs,  tant  il  a  hardiment  pressenti  et 
préparé  celui  de  ses  successeurs? 


CHAPITRK    YI 


L'INFLUENCE 


Quand  un  génie,  aussi  conforme  que  celui  de  La 
Fontaine  à  toutes  les  traditions  de  la  race  et  du  ter- 
roir, se  révèle  et  apparaît  dans  une  nation,  il  est 
impossible  qu'il  n'y  exerce  pas  une  action  puissante 
et  continue.  Peu  importe  que  ce  génie  soit  méconnu 
ou  peu  compris  par  les  préjugés  courants  et  la  cri- 
tique du  jour,  il  pénétrera  d'autant  plus  profondément 
l'àme  commune,  qu'il  l'envahit  par  le  charme  cl  non 
par  le  raisonnement.  Comme  il  n'est  pas  de  Français 
qui  ne  retrouve  en  La  Fontaine  quelques-unes  des 
qualités  qu'il  estime  et  croit  siennes,  quelques-uns 
aussi  des  défauts  dont  il  se  sait  atteint  et  souvent  se 
fait  gloire,  l'esprit  sociable  et  le  désintéressement, 
l'attendrissement  facile  et  l'inaltérable  bonne  humeur, 
le  goût  des  galanteries  sans  trouble  et  des  plaisirs 
sans  excès,  la  raillerie  sans  méchanceté,  la  satire 
sans  venin,  de  l'indulgence  et  de  la  diversité,  avec 


liOU  LA    lONTAlNIi. 

du  bon  sens  pratique  et  un  sincère  amour  de  la  vérité 
et  de  la  justice,  il  n'est  pas  de  Français  qui  ne  le 
comprenne  et  qui  ne  l'aime.  Sympathie  instinctive, 
chez  la  plupart,  mais  qui  peut  être  raisonnée;  car,  si 
le  conteur  ne  nous  représente  pas  toujours  par  les 
plus  nobles  côtés  de  notre  tempérament  ou  de  notre 
caractère,  comme  l'ont  pu  faire  avant  et  après  des 
poêles  de  plus  haut  vol,  il  nous  représente  par  nos 
traits  les  plus  généraux,  les  plus  aimables,  les  moins 
discutables,  et  il  ne  donne  prise,  en  aucune  façon,  à 
ces  reproches  que  les  étrangers  adressent,  le  plus 
souvent  par  habitude,  quelquefois  avec  raison,  à  la 
littérature  et  à  la  nation.  Certains  vices  intermittents 
de  notre  esprit  et  de  notre  littérature,  la  vanité 
babillarde,  les  fanfaronnades  tapageuses,  les  précio- 
sités fades,  l'érudition  pédantesque,  la  rhétorique 
scolaire,  la  banalité  sonore,  l'ironie  malveillante, 
l'affectation  sceptique,  lui  sont  absolument  inconnus. 
Il  est  si  absolument  et  si  foncièrement  français, 
par  ses  tournures  de  pensée  et  ses  formes  de  lan- 
gage, qu'il  ne  peut  guère  sortir  de  chez  nous.  Beau- 
coup d'étrangers,  sans  doute,  dès  le  xviii^  siècle, 
l'ont  traduit  comme  ils  traduisaient  tous  les  écrivains 
du  grand  siècle,  mais  il  ne  semble  pas  qu'en  dehors 
de  ses  séductions  de  narrateur,  ils  aient,  la  plupart, 
saisi  ce  charme  subtil  et  nuancé  qui  lient,  chez  lui, 
plus  que  chez  tout  autre,  à  la  qualité  et  à  l'enchâs- 
sement du  mot.  Sa  gaîté  surtout,  cette  gaîté  latente  et 
intime,  dont  le  fin  sourire  n'éclate  jamais  en  gros 
rire,  qui  se  prête,  sans  effort,  à  toutes  les  émotions 


L  INFLUKNCi:.  -Jol 

modérées  des  sentiments  tendres  et  des  observations 
sagaces,  mais  qui  glisse  et  murmure  toujours,  comme 
une  source  alerte  et  intarissable,  sous  la  frondaison 
légère  de  ses  caprices  poétiques,  échappe  à  beau- 
couj)  d'entre  eux;  elle  inquiète  et  scandalise  les 
moralistes  rogues  et  les  graves  sermonnaires.  «  Les 
Français,  dit  Lessing,  estimant  trop  la  gaîté,  l'ont 
applaudi,  sur  la  parole  de  Quintilien,  qui  recom- 
mande la  grâce  et  l'agrément,  vencrc  et  gralia,  ce 
qui  ne  signifie  pas  la  gaîté.  Aussi  La  Fontaine  a  fait 
de  la  fable  un  jouet  d'enfant,  qui  n'a  plus  cette  pré- 
cision ingénieuse  des  anciens.  »  X'en  déplaise  au 
trop  savant  allemand,  ce  n'est  point  par  respect  pour 
Quintilien,  dont  ils  ignorent,  })resque  tous,  le  nom 
autant  que  les  œuvres,  que,  depuis  plus  de  deux 
siècles,  tous  les  Français,  instituteurs  et  écoliers, 
parents  et  enfants,  savent  par  cœur  et  redisent  les 
fables.  Xe  lui  en  déplaise  encore,  et  s'il  tient  à 
Quintilien,  dont  le  bonhomme  se  couvrait,  par  mala- 
dresse ou  ironie,  vis-à-vis  des  Lessing  contempo- 
rains, où  trouve-t-il  un  poète  ayant  mieux  usé  vencre 
et  <;Tatia,  de  la  beauté  et  de  la  grâce,  un  poète  plus 
attique?  N'appelons  pas  gaîté,  si  l'on  veut,  cette 
beauté  et  cette  grâce,  que  posséda  au  plus  haut 
point  le  fabuliste,  mais  constatons  qu'il  s'y  ajoute 
quelque  chose  encore,  une  continuité  d'amabilité 
bienveillante  et  affable  qui  ne  laisse  regretter  ni 
la  précision,  ni  l'ingéniosité  des  Anciens,  puisque 
ces  deux  qualités  sont  encore  les  siennes,  et  qui 
enlève  au  vieil  apologue  ce   qui  lui  pouvait  rester 


202  LA    FONTAIMi. 

de  sécheresse  démonstrative  pour  l'envelopper 
d'une  séduction  autrement  pénétrante  et  suggestive. 
Si  l'influence  de  La  Fontaine  n'est  guère  visible 
en  dehors  de  nos  frontières,  en  revanche,  chez  nous, 
dans  le  domaine  moral  comme  dans  le  domaine  litté- 
raire, c'est  une  des  influences  les  plus  persistantes 
et  les  plus  profondes  qu'ait  jamais  exercée  un  litté- 
rateur, bien  que  ce  soit  une  de  celles  dont  on  parle  le 
moins.  Comme  nous  la  subissons  presque  en  nais- 
sant, en  apprenant  à  lire,  quelquefois  même  avant, 
nous  n'y  attachons  point  d'importance,  n'en  ayant 
point  constaté,  en  âge  de  raison,  l'arrivée  et  les  déve- 
loppements, ainsi  que  nous  faisons  pour  d'autres. 
C'est  presque  dans  le  berceau  que  ses  adages  répétés 
par  nos  grands-parents  et  ses  récits  répétés  par  nos 
mères  viennent  concourir  à  la  formation  de  nos  con- 
sciences et  de  nos  âmes.  On  j)eut  donc  regretter  que 
la  morale  des  Fables,  notre  vrai,  notre  unique  caté- 
chisme laïque,  jusqu'à  présent,  ne  s'élève  pas  plus 
souvent  et  avec  de  plus  de  décision  au-dessus  d'un 
enseignement  pratique  et  de  bon  sens  fondé  sur  une 
expérience  courante,  et  ne  s'adresse  que  si  peu  aux 
grandes  énergies  et  aux  nobles  aspirations  de  l'âme. 
On  doit  reconnaître,  néanmoins,  que,  pour  la 
moyenne  des  intelligences,  ces  récits  amusants  et 
instructifs  leur  offrent,  sous  une  forme  attrayante, 
une  somme  énorme  d'impressions  délicates,  de  senti- 
ments justes,  d'observations  exactes,  de  réflexions 
utiles,  d'émotions  poétiques,  qu'elles  acceptent  sans 
résistance,  dont  elles  restent  pénétrées,  et  qui  n'en- 


LiMLi  i:nce.  2o:{ 

treraienl  point  chez  elles  par  1  inleniiédiaire  tle  créa- 
lions  littéraires  plus  hautes  et  plus  nobles,  mais 
d'un  abord  plus  austère  et  qu'on  lit  rarement. 

L'influence  des  Fables  n'est  donc  ni  mauvaise,  ni 
pernicieuse,  comme  l'ont  déclaré,  avec  quelque  hau- 
teur méprisante,  Jean-Jacques  et  Lamartine,  qui, 
d'ailleurs,  s'en  étaient  nourris,  non  sans  profit,  mais 
n'aimaient  point  à  s'en  souvenir.  Nous  avons  vu,  par 
l'analyse  de  la  morale  qu'elles  contiennent,  que  la 
lecture  et  l'étude  en  sont  utiles  à  ceux  qui  ne  savent 
point,  consolantes  pour  ceux  qui  savent,  agréables 
et  fructueuses  pour  tous.  Sans  doute,  il  est  fâcheux 
qu'il  n'ait  point  passé,  quelquefois,  dans  l'àme  vaga- 
bonde et  distraite  du  fabuliste,  le  grand  souffle  de 
poésie  noble  et  vigoureuse  qui  soulevait  l'àme  de 
Corneille  !  C'est  ailleurs,  c'est  surtout  dans  les  pro- 
sateurs, qu'il  faut  chercher,  autour  de  lui,  le  senti- 
ment des  hautes  vertus  de  notre  race,  la  générosité 
chevaleresque,  le  dévouement  au  devoir,  la  convic- 
tion morale,  l'amour  patriotique,  et  une  excitation 
sérieuse  à  les  pratiquer.  Néanmoins,  il  serait  injuste 
de  méconnaître  que,  par  les  maximes  populaires 
qu'il  a  répandues  sur  l'égalité  des  hommes,  sur  l'in- 
justice des  grands,  sur  la  vanité  des  grandeurs,  sur 
la  puissance  des  humbles,  sur  les  joies  de  l'indépen- 
dance, sur  la  solidarité  des  misérables,  sur  les  plai- 
sirs de  la  nature,  il  a  exercé,  sur  le  mouvement  des 
esprits  au  xviif  siècle,  une  action  latente  et  peu 
bruyante,  mais  continue  et  profonde.  Fénelon  est  le 
premier   qui    relève  de    lui.    ^'()ltaire    lui    tient    par 


204  LA    rO.NTAlNL. 

bien  des  liens.  Diderot.  Jean-Jacques,  Bernardin 
de  Saint-Pierre  en  procèdent  plus  qu'ils  ne  s'en 
doutent.  Si  son  influence  a  été  vraiment  fâcheuse, 
par  quelque  côté,  c'est  parce  qu'il  fut,  en  môme 
temps  que  l'auteur  des  Fables,  l'auteur  des  Contes. 
Xon  pas  que  les  Contes,  d'un  accès  moins  facile, 
d'une  langue  incomplète,  moins  géniale  et  moins 
naturelle,  compromettent  beaucoup,  dans  la  grande 
masse  qui  ne  les  lit  guère,  l'action  soutenue  et  pro- 
fonde des  Fables,  mais  parce  que  l'exemple,  donné 
de  si  haut,  d'une  virtuosité  qui  se  prête,  sans  scru- 
pules, à  toutes  les  besognes,  n'a  cessé  d'encourager, 
dans  notre  monde  littéraire,  souvent  chez  les  mieux 
doués,  la  pratique  simultanée  de  la  poésie  pure  et 
de  la  poésie  ordurière. 

Quant  aux  bienfaits  littéraires  dont  nous  sommes 
redevables  à  La  Fontaine,  depuis  deux  siècles,  nous 
j)Ouvons  à  peine  les  compter.  Il  va  sans  dire  que  les 
imitations  de  ses  Fables  ou  de  ses  Con/cs,  si  habile- 
ment qu'on  les  ait  pu  faire,  ne  comptent  pour  rien 
dans  notre  admiration;  personne  ne  fut  et  ne  resta 
aussi  inimitable.  Les  services  qu'il  nous  a  rendus 
sont  d'un  ordre  supérieur  et  valent  mieux  que  l'in- 
vention ou  le  perfectionnement  d'un  genre.  Le  pre- 
mier fut  celui  de  s'en  tenir  obstinément  et  naïvement 
à  la  tradition  nationale,  pour  la  liberté  de  penser  et 
la  liberté  de  langage,  de  reprendre,  sans  affectation 
et  sans  fracas,  l'œuvre  du  Moyen  Age  et  celle  de  la 
Renaissance,  si  brutalement  interrompue  par  Mal- 
herbe, avec  la  culture  savante  et  le  goût  affiné  d'un 


I    i.M  lui:nce.  205 

liomièle  lioinmo  du  xvii^  sirrle;  le  second,  celui  de 
prouver,  par  une  série  de  courts  chefs-d'œuvre,  en 
dehors  des  règles  établies,  que  la  vraie  poésie  ne 
tenait  ni  à  l'importance,  ni  à  la  nature  des  sujets 
choisis,  mais  à  la  qualité  même  de  l'interprétation 
personnelle;  le  troisième,  celui  de  montrer,  vis-à-vis 
de  la  littérature  rhétoricienne  et  éloquente,  la  valeur 
supérieure  de  la  composition  condensée  et  restreinte, 
du  langage  nettement  imagé,  sobre,  discret,  s'en 
tenant  au  n<''cessaire,  du  mot  juste  et  précis,  quelle 
que  fût  son  origine,  plébéienne  ou  noble,  pourvu 
qu'il  fut  vivant,  du  mot  propre,  déjà  menacé  et 
bientôt  banni,  pour  un  siècle,  par  la  triste  péri- 
phrase; le  quatrième  et  le  plus  grand,  celui  de  faire 
rentrer,  dans  notre  poésie,  d'une  façon  définitive, 
comme  Molière  l'avait  rendu  au  théâtre,  le  goût  du 
naturel  et  le  sens  de  la  simplicité. 

C'est  grâce  à  toutes  ces  qualités  que  le  nom  de 
La  Fontaine,  presque  seul,  a  toujours  été  respecté, 
dans  nos  crises  littéraires  ou  sociales,  même  par  les 
plus  ardents  novateurs.  Les  écrivains  du  xviii^  siè- 
cle y  trouvèrent,  avec  certains  pressentiments 
humanitaires,  un  modèle  toujours  utile  de  clarté, 
de  vivacité,  de  sincérité;  ils  n'eurent  qu'à  emman- 
cher plus  fortement  et  qu'à  décocher  plus  rudement 
beaucoup  des  traits  trop  finement  aiguisés,  dont  ils 
s'approvisionnaient  chez  lui.  Lorsque  commencèrent 
à  s'accumuler  les  symptômes  qui  annonçaient  une 
véritable  révolution  littéraire,  on  n'oublia  point  que 
c'était  par  La  Fontaine,   par  lui  presque  seul,  fjiic 


l'or;  LA    FONTAINE. 

l'amoui-  de  la  nature  extérieure,  le  goût  de  la  des- 
cription pittoresque,  le  charme  de  la  création 
objective,  l'observation  libre  et  générale  de  la 
réalité,  le  sentiment  de  la  vie,  à  tous  ses  degrés, 
chez  tous  les  êtres,  ne  s'étaient  point  perdus,  au 
xv!!*^  siècle,  sous  le  majestueux  étouffement  de  la 
littérature  officielle  et  savante.  Pour  les  premiers 
romantiques,  ce  fut  le  pont,  jeté  à  travers  la  séche- 
resse académique,  qui  les  mettait  en  communica- 
tion avec  la  poésie  trouble  et  désordonnée,  mais 
abondante  et  généreuse  du  temps  de  Louis  XIII, 
Henri  IV  et  des  Valois,  et  aussi  avec  la  poésie,  plus 
inégale  encore,  mais  franche,  hardie,  loyale,  savou- 
reuse, de  la  vieille  France  et  de  la  vieille  Gaule.  Pour 
d'autres,  comme  pour  André  Ghénier,  par  exemple, 
ce  fut,  surtout,  le  sentier  charmant  qui  les  ramena, 
tout  doucement,  en  passant  par  Ronsard,  vers  l'im- 
mortelle Antiquité  : 

Je  puiserai  pour  vous  chez  les  vieux  écrivains. 
Ecoutez  seulement  leurs  préceptes  divins! 
Soyez-leur  attentifs,  même  aux  choses  légères; 
Rien  chez  eux  n'est  léger. 

Ce  serait  une  curieuse  étude  de  constater  ce  que 
(Ghénier  doit  à  La  Fontaine.  En  poussant,  de  tous 
côtés,  l'analyse,  on  verrait  aussi  qu'un  bien  petit 
nombre,  parmi  les  poètes  romantiques,  ne  sont  pas  de 
temps  à  autre  ses  obligés,  Lamartine  d'abord,  Victor 
Hugo  lui-même,  mais  surtout  Alfred  de  Musset. 
Quant  à  ce  dernier,  avec  sa  sincérité  accoutumée, 
il  ne  dissimule  pas   sa  gratitude,  et  l'influence   du 


I.  IM  LLIINCK.  207 

conteur  et  du  fabuliste,  déjà  visible  dans  ses  œuvres 
de  jeunesse,  devient  unique  et  presque  oppressive 
dans  ses  dernières.  Béranger  lui  doit  ce  qu'il  peut 
avoir  de  naturel  et  de  vif.  De  notre  temps  on  trouve- 
rait sa  marque  constante  et  visible  dans  tous  ceux 
des  poètes  qui  demeurent  dans  la  tradition  nationale, 
dans  ceux  qui  conservent  le  goût  de  la  composition 
expressive  et  concentrée,  du  sentiment  naturel  et 
sain,  l'amour  de  la  pensée  nette,  de  l'expression 
claire,  du  langage  simple,  pittoresque,  vivant.  Ce 
n'est  point  faire  injure,  sans  doute,  à  Sully  Prud- 
homme,  Alphonse  Daudet,  André  Theuriet,  François 
Goppée,  André  Lemoyne,  Paul  Arèno,  et  bien 
d'autres,  de  leur  dire  qu'ils  sont,  eux  aussi,  les 
petits-fils  de  La  Fontaine,  tant  ils  sont  imprégnés 
de  son  esprit  de  sincérité,  de  clarté,  de  bienveil- 
lance, de  grâce  ou  d'enjouement,  tant  ils  sont,  comme 
lui,  franchement  et  simplement  français.  Le  temps 
n'est  pas  éloigné  peut-être  où  par  lassitude  des 
sonorités  creuses,  des  tensions  emphatiques,  des 
galimatias  subtils,  de  plus  jeunes  poètes  demande- 
ront de  nouveau  quelques  conseils  de  bon  sens  ou 
de  génie  au  bonhomme.  11  ne  les  leur  refusera  pas, 
toujours  souriant  et  toujours  accueillant,  et  sans 
rancune  pour  ses  détracteurs.  N'est-ce  pas,  hélas! 
Lamartine  qui  a  dit  que  La  Fontaine  était  un  «  pré- 
jugé français  »?  11  v  a  des  chances  |)our  que  le  pré- 
jugé dure  autant  que  la  nation. 


FIN 


TABLE  DES  MATIERES 


PREMIERE  PARTIE 
LHOMME 

Chapitre    I.  —  La  jeunesse  de  La  Fontaine  (1621-1657).  .") 

—  II.  —  La  Fontaine  et  Fouquet  (1657-1663) 32 

—  III.  —  L'âge  mûr  (1663-1687) 63 

—  IV.  —  L'Académie.  — La  conversion  (1683-1695).  ÎI6 

DEUXIÈME  PARTIE 

L'ÉCRIVAIN 

CiiAi'iTKE    I.  —  L'œuvre 113 

— ■        II.  —  L'imagination 153 

—  m.  —  La  sensibilité 166 

— ^       IV.  —  La  pensée 173 

-^        V.  —  Le  style 188 

—  VI.  -   L'influence 19^.» 


Couloniniicrs.  —  Imp.  I'ai  i.  HROUAm).  —  058-95. 


La  Bibliothèque 
Université  d'Ottawa 
Echéance 


The  Library 
Univers! ty  of  Ottawa 
Date  Due 


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MAR30 


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CE  PQ   1812 
.L3  1895 

COO   LAFENESTRE, 
ACC/;^  1388723 


LA  FONTAIN