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LA FONTAINE
D.VNS L OHDRE DE LA PUBLICATION
VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Académie française, secrétaire
perpétuel de lAcadéinie des scieaces morales et politiques.
MADAME DE SÉVIGNÉ, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de
l'Académie française.
MONTESQUIEU, par M. Albert Sorcl, de l'Académie française.
GEORGE S.\ND, par M. E. Caro, de l'Académie française.
TURGOT, par M. Léon Say, député, de l'Académie française.
THIERS, par M. P. de Rémusat, sénateur, de l'Institut.
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire
perpétuel de l'Académie des sciences.
VAUVENARGUES, par M. Maurice Palèologue.
MADAME DE STAËL, par M. Albert Sorel, de l'Académie française.
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvi:de Barine.
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte rf'//aH5so/ifj7/c, de l'Académie
française.
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française.
RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté.
STENDHAL, par M. Edouard Rod.
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Paléologue.
BOILEAU, par M. G. Lanson.
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure.
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut.
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie
française.
RABELAIS, par M. René Millet.
J.-J. ROUSSEAU, par M, Arthur Chnquet, professeur au Collège de France.
LES.\GE, par M. Eugène Lintilhac.
DESCARTES, par M. Alfred Fouillée, de l'Institut.
VICTOR HUGO, par M. Léopold Mabilleau, professeur de Faculté,
ALFRED DE MUSSET, par M. Arvkde Barine.
JOSEPH DE MAISTRE. par M. George Cogordan.
FROISS.\RT, par Mme Mary Darmesteter.
DIDEROT, par M. Joseph Reinach, député.
GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l'Institut.
MONT.\IGNE. par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté.
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau.
LACORDAIRE, par M. le comte d'JIaussonvillc, de l'Académie française.
ROYER-COLLARD, par M. E. Spuller.
Chaque volume, avec un portrait en héliogravure - Ir.
Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD. — 558-95.
.- yLef^roà^j^tcorv d un e /j uit l
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LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
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LA FONTAINE
GEORGES LAFENESTRE
DE L I N S T I T L T
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
19, DOULEVAUU SAINT-GEHM.VIN, 7'J
1895
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us?
LA FONTAINE
PREMIERE PARTIE
L HOMME
CHAPITRE I
LA JEUNESSE DE LA FONTAINE
(1021-1657)
Les amateurs de peinture connaissent tous une
délicieuse esquisse de Corot, Cliàieau-Thicvrij . Sur
la droite, une route qui monte, en tournant, vers un
château ruiné; à gauche, en contre-bas, les clo-
chers aigus, les toitures irréguHères, les cheminées
fumantes d'une petite ville; au fond, à travers des
liles esj)acécs de peupliers minces, un horizon pro-
chain de plaines légèrement ondulées. Souvenirs
confus du passé, familiarités d'une vie paisible dans
un milieu bourgeois, voisinage attrayant d'une, cam-
pagne propice aux lentes promenades, se groupent
doucement sur la toile, comme dans la réalité, ol s'v
C> LA FONTAINE.
laissent embrasser d'un coup d'oeil. C'est dans ce
modeste coin de terre champenoise que naquit notre
poète le plus populaire et sous l'action prolongée
de ce milieu provincial que se forma son génie. Le
paysage est finement pittoresque, sans surprises
d'ailleurs, ni grands accidents, suffisamment varié
pour n'êlre j)oint monotone, ni trop peuplé, ni trop
désert, un paysage aimable et accueillant, tout
français et de la vieille France, bien fait pour ravir,
à distance, les deux âmes fraternelles du bonhomme
La Fontaine et du bonhomme Corot. Tous deux
furent, en effet, des poètes naifs et profonds, des
rêveurs incorrigibles, des flâneurs infatigables, tous
deux, l'un sous sa perruque mal peignée, l'autre
sous son béret de travers, restèrent, jusqu'à la fin,
jiar la vigueur de leur complexion, la liberté de leurs
allures, la finesse de leurs observations, des demi-
campagnards et presque des paysans, alors même
qu'ils semblaient avoir ju'is, à la ville, dans le com-
merce du monde, tout ce que ce commerce peut
donner, à des esprils avisés, de culture variée,
d'expérience délicate, de tolérance bienveillante.
La noie humaine, vive et rapide, ne manque pas
j)lus dans la description du jieintre que dans celle
du poète, son prédécesseur. La vieille femme, ren-
contrée par Corot, qui s'arrête, succombant sous le
])oids d'un gios sac, sur la montée du château, par
une grise matinée d'automne, c'est la petite-fille du
« pauvre paysan, tout couvert de ramée » qui haleta,
lui aussi, il y a deux siècles, à cette place.
SA .IKUM-SSE. 7
Au pied nicme de la penle que La Fontaine
p;ravit si souvent pour aller chez les seigneurs du
lieu, le comte et la comtesse de Bouillon, se trouve
encore la maison où il naquit le 8 juillet 162i. Logis
bourgeois, modeste et commode, entre cour et jar-
din, construit au xvi° siècle, où, dans la sobre élé-
gance du décor, l'esprit de la Renaissance parlait
aux enfants de M. Charles de la Fontaine, con-
seiller du roi, maître des eaux et forêts, capitaine
des chasses au duché de Château-Thierry, et de
Mme Françoise Pidoux, son épouse. L'un descen-
dait d'une famille de marchands drapiers fixée depuis
longtemps dans le pays; l'autre, sœur d'un bailli de
Coulommiers, sortait d'une forte race, dont les
grands nez et la longévité étaient également célè-
bres. Aucun titre de noblesse, d'ailleurs, bien
qu'on s'y laissât parfois donner, par mégarde, de
« jNL lEcuyer », ce dont notre Jean eut à se repentir,
lorsqu'on lui infligea, en 1601, une amende de
2000 livres pour s'être attribué celte qualité dans
des actes qu'il n'avait pas lus. C'était le père de
Charles, Jean, qui avait acheté cette charge de
maître des e^iux et forêts, dont son petit-fils et
filleul devait hériter à son tour.
Parents forestiers et chasseurs, grands mangeurs,
francs buveurs, gais compagnons! On peut s'imagi-
ner que l'école fréquentée par le petit Jean, avec sa
demi-sœur, Anne de Jouy, et son frère puîné, Claude,
fut surtout l'école buissonnière et qu'une bonne
partie de leur enfance se passa en courses et promc-
s LA FONTAINE.
nades, avec père et grand -père, dans les bols royaux
qu'ils avaient charge d'aménager et dans les fermes
et métairies dont ils étaient propriétaires. Ce grand-
père, d'ailleurs, aimait fort les livres, et c'est dans
sa bibliothèque que le gamin, au retour des grandes
tournées en plein air, s'accoutumait à rêvasser. Il
nous reste assez, dans nos vieux manoirs provin-
ciaux, de librairies formées à la même époque, pour
deviner, presque à coup sûr, ce que celle-ci conte-
nait. Comme fonds, d'abord, nos poètes, conteurs,
traducteurs des xv^ et xvi*^ siècles, Alain Ghartier,
Marot, Pionsard, les Cent Nouvelles et l'Heptaméron.
Pvabelais et Bonavcnture des Périers, Amyot et
Montaigne, puis les contemporains, rimeurs et ro-
manciers, Malherbe, Racan, d'Urfé, La Calprenède,
Voiture, etc., entremêlés des plus célèbres auteurs
italiens. Boccace, Machiavel, Arioste, Tasse. On
retrouvera toujours dans lécrivain les traces de
ces premières admirations, comme dans l'homme le
regret de cette première liberté.
Le vieux collège de Château-Thierry, fondé au
xiir" siècle par la reine Blanche d'Artois, où Jean
fit quelques études, n'imposait pas non plus sans
doute à ses écoliers une discipline bien rigoureuse.
Si doucf quelle fût, l'adolescent, indolent et vaga-
bond, semble en avoir souffert, car il garda tou-
jours pour le pédantisme une horreur presque égale
à celle qu'il devait professer plus tard pour le
mariage. Là, d'ailleurs, comme partout où il pas-
sera, il se fit des amis. « La Fontaine. l)on garçon,
SA JEUNESSE. '.»
(ort sage et fort modeste », dit une note retrouvée
sur un livre de classe. Note d'un camarade? Note
d'un maître? Peu importe. Sauf pour la sagesse, qui
diminuera, le signalement est bon et servira tou-
jours. Bon garçon, en effet, et jusqu'à l'oubli de soi-
même, bon garçon jusqu'à l'extrême faiblesse, facile
à entraîner, facile à ramener. A dix-neuf ans, sous
quelque influence passagère, il se croit la vocation
ecclésiastique, il entre, comme novice, chez les
pères de l'Oratoire, à Juilly, puis à Paris, n'y lit
guère que des poètes, s'aperçoit qu'il s'est trom^Dé,
rentre dans la vie civile au bout de dix-huit mois.
Peu de temps après on le retrouve étudiant en droit,
puis avocat au Parlement, avec son ami Fl*ançois de
Maucroix, sans plus de goût, l'un que l'autre, pour
la chicane et les dossiers. Il ne passa au Palais que
.pour en épeler le jargon et pour apprendre à s'y
défier de la justice. Vers 1644 Maucroix retourne à
Reims, et La Fontaine à Château-Thierry.
Durant dix années, de vingt-trois à trente-trois
ans, à l'époque où l'esprit se forme et le caractère
se décide, le voici donc qui mène, dans sa petite
ville, sans soucis matériels, sans vocation appa-
rente, l'existence libre et facile d'un fds de famille,
insouciant et désœuvré. La vie, dans nos bonnes
provinces, n'était i)oint alors, comme aujourd'hui,
attristée et desséchée par le reflux de toutes les asj)i-
rations et de toutes les intelligences vers une capi-
tale unique et monstrueuse. Un fonctionnarisme et
un militarisme nomades n'y apportaient ])as, dans
10 LA FONTAINE.
les relations sociales, celle instabilité qui donne
aujourd'hui à nos chefs-lieux l'aspect ennuyé de
colonies lointaines. On s'y connaissait, on s'y fré-
quentait, on s'y amusait, on y commérait aussi, et
fortement. Les parties de chasse, les promenades en
forêt à pied ou à cheval (La Fontaine, à soixante-dix
ans, élait encore un solide cavalier), les visites
d'affaires ou de convenances, les longues causeries
sur les marchés, dans les huttes de gardes, au coin
des aires, prenaient au jeune homme une bonne part
de son temps, et lui donnaient la connaissance de
la vie champêtre. Il lui en restait beaucoup encore
pour la rêverie, la lecture et l'étude. Il y avait,
d'ailleurs, à Château-Thierry, plusieurs salons où
l'on tenait assises de littérature; le ballet des Rieurs
du Beau-Richard ne fut pas, sans doute, la première
pièce représentée par les amateurs du cru. Que cer-
taines de ces Saphos champenoises aient été pré-
tentieuses, et quelques-uns de ces amateurs gro-
tesques, cela va de soi; quelques années plus tard,
c'est à Chàlcau-Thierry que Hoileau trouvera les
types surannés de son Festin ridicule. Xen est-il pas
de même dans tous les milieux littéraires, grands
ou pelitsPOn en voyait bien d'autres en ce moment
même, en fait de prétention et de ridicule, au cœur
de Paris, dans le salon bleu de lllntel Rambouillet
et dans les cabarets bohèmes, à la Pomme de Pin ou
à la Croix de Lorraine!
Xotre jeune homme, d'ailleurs, avait d'autres dis-
tractions. De temps à autre, il tirait quelque bordée
SA .ii:r\r.ssi:. 11
sur Paris, où il achetait des livres, et suivait le
théâtre, surtout sur Reims, où il retrouvait l'aiDi
rran(j;ois Maucroix, devenu chanoine, mais resté
vert-galant, avec son frère aîné Louis, non moins
chanoine, non moins galant. Il y passait des hivers
entiers. Cette maison d'église était joyeuse. On a
retrouvé, dans les papiers de François, la chanson
par laquelle Jean célélira l'entrée dans les ordres
de son copain :
Tandis ([u'il était avocat,
Il ii"a pas fait gain d'un ducal;
Mais vive le canonicat !
.\lleluia !
Il lui rapporte iorce ccus.
Qu'il veut offrir au dieu Baccbus.
Ou bien en faire des c
Alléluia!
La Fontaine n'était pas en reste avec ses amis
pour la joie et les fredaines. De tempérament vigou-
reux, de complexion aimable, facile aux tendres
épanchements , prompt à s'enflammer, ])rompt à
s'éteindre, à Reims comme à Château-Thierry il
courut cjuekiues aventures; l'écho en retentit, çà et
là, dans ses œuvres, sans jamais trahir un nom de
femme. Faut-il penser que, dès lors, avec son indo-
lence incorrigible, n'apportant pas plus de volonté
à diriger sa vie qu'à tenir droit son grand corps
déhanché, aussi incapable d'obstination dans la j)our-
snite que de résistance à une tentation, il s'adressait
volontiers à des beautés faciles ? Rien, en tout ras.
12 LA rONTAINE.
dans ses confidences, ne donne l'idée soit d'une
passion violente, soit d'une liaison suivie, encore
moins d'un roman sentimental et douloureux comme
celui de Maucroix avec Mlle de Joyeuse. Là-dessus,
d'ailleurs, il n'essaiera jamais ni de se tromper,
ni de nous tromper; la modestie de ce brave garçon
égale sa discrétion; il n'adresse point de madrigaux
à des déesses invisibles, il ne s'enivre pas et ne nous
étourdit point de désespoirs imaginaires.
C'est dans les jouissances assez banales de cette
vie libre, fort débraillée, que le jeune Champenois
contracta ce goût d'indépendance, ces habitudes de
songerie, de franc penser et de franc parler, d'incurie
pour ses affaires et dans sa personne, qui devaient
détonner, plus tard, si étrangement, dans le monde
réglé et compassé où il fréquenterait. Dès lors il
se forme en Champagne et à Paris une légende
autour de cet original, « ce garçon de belles-lettres,
qui fait des vers et qui est un grand rêveur ». Ses
distractions singulières et ses histoires galantes
amusent les belles compagnies en attendant que ses
contes les enchantent. On se redisait, notamment,
sous cape, une certaine escapade avec Mme la lieu-
tenante générale de Château-Thierry, qui était des
plus salées et digne de la plume de Boccace ou de
Rabelais. Quant à ses étourderies, on ne les comp-
tait plus. Un jour son père le charge d'une com-
mission urgente et grave pour un procès. Jean sort,
rencontre un ami qui se rend à la Comédie et lui
demande où il va et s'il n'a rien à faire : « Rien du
SA JliUNKSSK 13
tout «, dit Jean. Il suit Taiiii au théâtre et oublie
Tafiaire. Une autre fois, il pari pour Paris, portant à
l'arçon de sa selle un gros sac de dossiers impor-
tants. Le sac, mal attaché, tombe en route; un pas-
sant le ramasse et court après le cavalier, qui bayait
aux rimes : « N'avez-vous rien perdu? — Rien. —
A qui donc ce gros sac? — Ah! c'est à moi, et il y
va de tout mon bien. » Une autre fois, cité à une
audience, il s'arrête chez un ami, lit des vers, oublie
riieure, trouve le tribunal fermé, et se console en
disant qu' « il était bien aise de n'avoir })lus ren-
contré personne, qu'aussi bien il n'aimait point à
parler ni à entendre parler d'affaires ». L'horreur
des affaires est en effet un des traits constants de son
caractère. Ce n'est point qu'il ne s'y entendît fort
bien, lorsqu'il voulait s'en donner la peine, pour
régler avec des parents ou obliger des amis, ainsi
que le prouve une innombrable quantité de pièces et
de dossiers conservés encore chez les notaires de
Ghàteau-Tliierry; mais, en général, lorsqu'il s'agis-
sait de lui-même, sa négligence était incorrigible.
Ce qu'il est facile de démêler, à travers tous ces
commérages, c'est que le jeune homme, dès lors,
redoutait et fuyait tout ce qui le pouvait détourner
de sa rêverie voluptueuse, et que la seule passion
dont il était possédé était la passion poétique. De là
à nous le représenter, ainsi qu'on l'a fait, comme un
grand balourd, incapal)le de se conduire, une sorte
de niais grossier, d'être instinctif et inconscient.
|)roduisant des chefs-d'œuvre sans travail et sans
]'k LA FONTAINE.
réflexion, il y a lort loin assurément. J^a j)énétration
psychologique des beaux esprits de Paris et de Ver-
sailles, accoutumés à analyser des âmes plus com-
pliquées, mais d'une c()mj)lication spéciale et factice,
dans un milieu connu, devait pourtant s'y tromper
plus d'une fois. « Un homme, disait La Bruyère,
paraît grossier, lourd, stupide; il ne sait pas parler,
ni raconter ce qu'il vient de voir : s'il se met à
écrire, c'est le modèle des bons contes, ce n'est
que légèreté, qu'élégance, que beau naturel et déli-
catesse dans ses ouvrages. » La peinture, évidem-
ment, est chargée, par goût des antithèses et par
besoin d'effet, comme celle du vieux Corneille qui la
suit. L'étonnement de l'auteur des Caractères, qui
les aime et les admire, n'a pourtant rien déjoué; il
ne peut comprendre que ces deux grands hommes
soient si mal habiles dans le grand art du temps,
lart de la conversation. Et. de fait, un étrange per-
sonnage comme La Fontaine, timide, gauche, hési-
tant, qui n'écoutait les causeries que lorsqu'elles
étaient sérieuses et intéressantes, taciturne, distrait,
somnolent, « ne bougeant non plus qu'une souche »
dès qu'elles l'ennuyaient, puis quand il se décidait
à y prendre part, ne lâchant i)lus, le morceau, et bat-
tant, de tous côtés, les alentours, s'animant, s'échauf-
fant, s'emportant au point d'oublier les heures et les
personnes, pouvait paraître fort inconvenant à i)re-
raière vue. Mais combien il était séduisant pour ceux
qui le fréquentaient, le savaient conq)rendre, tolé-
raient ses manies, l'aimaient! A cet égard, il n'y
SA .ii:lm:ssi: 15
a pas à s'y Ironipei'. i/uu de ses biographes les
moins clairvoyants, le pauvre abbé d'OIivet, par
exemple, qui l'appelle, en propres termes, à cause
de son incapacité pratique, un idiot « qui en sa vie
n'a fait à propos une démarche pour lui », est obligé
d'ajouter : « Cet idiot donnait les meilleurs conseils
(lu monde; autant il était sincère dans ses discours,
autant était-il facile à croire tout ce qu'on lui disait ».
Ce même d'OIivet, qu'on ne peut taxer d'indulgence,
nous apprendrait encore, si nous ne le savions
d'ailleurs, qu'entre amis, à table, dans le tète-à-tête,
c'était un causeur intarissable, charmant, du meil-
leur ton, qu'il ne laissait jamais échapper « rien de
libre ni d'équivoque », qu'il était « toujours plein de
respect pour les femmes », qu'il s'attendrissait lors-
qu'il rencontrait « des personnes dans l'affliction »,
que « non seulement il les écoutait avec grande
attention, mais cherchait des expédients et en trou-
vait ». Si tout cela peut nous donner l'idée d'un dis-
trait, tout cela nous représente surtout un homme
de sens et un homme de cœur, qui n'est point banal
et qui ne veut pas l'être.
Il faut n'avoir jamais vécu avec des provinciaux
de l'Est, Champenois, Lorrains ou Comtois, pour
ignorer ce qu'il se cache, d'ordinaire, de finesse et
de ténacité sous la bonhomie souriante de ces solides
gaillards aux allures distraites ou endormies. Pay-
sans et hobereaux, avocats et littérateurs, politi-
ciens et artistes, presque tous ceux qui viennent de
la région, sont coulés dans le même moule, se res-
16 LA iontaim:.
semblent et s'entendent. La Fontaine, bourgeois
de naissance, campagnard d'halntudes, homme du
monde par ses relations, fut, comme Racine plus
tard, une fleur de Champenois. 11 s abandonne, en
apparence, détaché et indifférent; au fond, c'est un
malin, qui ne perd complètement la tête quà bon
escient. Lorsqu il demande, d'un air dégagé, à des
gens d'église si saint Augustin avait autant d'esprit
que Rabelais, c'est qu'il a peut-être subi les lon-
gueurs d'une discussion fastidieuse. Son bas, à ce
moment, pouvait bien être à l'envers, comme le lui
fit remarquer avec aigreur rabl)é Boileau, mais non
pas la cervelle, et sa malignité se réjouissait d'avoir
pu couler, sous couleur d'étourderie, légèrement
impertinente, ce qui dans son for intérieur lui sem-
blait, à cet instant-là, une vérité. Personne, en réa-
lité, ne détesta plus l'ennui et les ennuyeux, la
morgue et les pédants, et chaque fois qu'il s'en put
venger doucement, à sa manière, en campagnard
patelin, il le fit. Comment prendre pour une pure
distraction sa réponse, au sortir d'un dîner de céré-
monie, chez un financier qui l'avait invité pour
l'exhiber à ses convives et où, naturellement, il
n'avait soufflé mot? « Pourquoi partir si vite? — Je
vais à l'Académie. — Mais la séance ne s'ouvre que
dans deux heures! — Je prendrai le plus long. » —
Quelle est, dans ce mot comme dans tant d autres,
la part de la naïveté et celle de la raillerie? Le ton
distrait et nonchalant dont il les décochait pouvait
faire ilhision à ceux qui acceptaient, oreilles closes,
SA .IFlM-SSi:. 17
sa rt'pulalidu : il est malaisé de croire qu'il ny eùl
que (le la naivclé.
Une autre légende, non moins absurde que celle
d'une étourderie constante, nous représente La Fon-
taine indifférent à la poésie jusqu'à l'âge de vingt-
deux ans. Pour éveiller en lui le démon qui dormait,
il aurait fallu, suivant d'Olivet, la lecture à haute
voix d'une ode de Malherbe faite dans un salon de
Château-Thierry par un jeune officier. Que cette
lecture, dans certaines circonstances, ait laissé une
trace vive dans la mémoire du poète, c'est possible,
mais il y avait liel âge que le jeune homme lisait et
rimait, puisqu'il avait quitté l'Oratoire pour ce motif.
Il n'aura pas besoin de nous le dire lui-même plus
d'une fois :
Que me sert-il de vivre imioceinment,
D être sans faste et nilliver les Muses?
II»'las! qu'un jour elles seront confuses.
Quand on viendra leur dire en soupirant :
« Le nourrisson que vous chérissiez tant,
Moins pour ses vers que pour ses mœurs faciles.
Qui préférait à la pompe des villes
Vos antres cois, vos chants simples et doux.
Qui, dès l'enfance, a s-cca parmi vous.... »
Vraiment, nous n'en saurions douter. Avec son
ami Maucroix, avec son parent Pintrel, il s'exerça,
de bonne heure, aux jeux de rimes, comme il étudia,
avec eux, les auteurs anciens. Qu'il l'ait fait à bâtons
rompus, en simple amateur, sans prétentions, sans
ambition, cela est probable; que ses compagnons
d'étude, moins l)ien doués (pic lui, mais j)lus slu-
2
18 LA fontaim:.
dieux, aient exercé sur lui une arlion utile en le
poussant à mettre plus de suite dans ses lectures et
dans ses efforts, cela est vraisemblable. En tout cas,
c'est durant ces dix grandes années de loisirs, con-
sciemment ou inconsciemment, qu'il prépare son
avenir. La traduction de V Eunuque, de Térence, sa
première publication en 1654, si pénible, si labo-
rieuse, montre quelles peines il prenait pour s'assi-
miler le génie antique et pour se former, à l'exemple
de son modèle, un style serré, précis, clair, naturel.
L'un de ses conseillers, à ce moment, comme il l'est
pour tous les jeunes gens, fut Ovide. Les Métamor-
phoses Tenchantèrent. Le vent était alors aux longs
poèmes; il rêva, lui aussi, de faire des épopées, mais
des épopées amoureuses, h' Adonis ^ les Filles de
Minée, P/iilcmon et Baucis datent, en grande partie,
de cette époque. Malgré le soin avec lequel il les
termina et corrigea, d'une main plus sûre, dans sa
maturité, il est facile d'y retrouver la première trame
sous les retouches postérieures; dans les Filles de
Minée, les sutures et ratures sautent aux yeux. Quel-
ques pièces dans les Fables et les Contes furent,
aussi, composées ou ébauchées à cette époque; ce
sont celles, comme Le meunier, son fils et l'dne (faite
pour Maucroix, lorsqu'il hésitait à prendre les
ordres), qui affectent un certain air de poème ou
celles qui trahissent une imitation timide et incer-
taine du vieux langage. En tout cas, il perdit moins
son temps, même alors, qu'il ne se plut toujours à
le (lire et le laisser dire, et lorsqu'il publia V Fu-
SA .ll-.UNKSSK. 111
lUKjiic^ il était déjà mieux armé que la plupart de ses
contemporains, par un commerce assidu, dans la
solitude, avec les grands écrivains de l'antiquité,
comme avec les maîtres conteurs, français et ita-
liens, du Moyen Age et de la Renaissance. Sa curio-
sité était très ouverte. Tous les romans daventure
et d'amour, anciens et modernes, le ravissaient, sur-
tout d'Urfé, avec son Astrcr, « œuvre exquise ».
|-^l;int pt'til garçon, je lisais son ronian
Et je le lis encore ayant la barbe grise.
Ses tiroirs étaient, en outre, bourrés de projets
et d'ébauches. Il était donc tout à fait en état de se
présenter dans le monde littéraire à Paris lorsque
l'occasion s'en présenterait, et il la désirait.
Chemin faisant, il sétait marié, ou plutôt on
l'avait marié. Son père, en bourgeois prudent, vou-
lant l'établir, lui avait transmis sa charge de maître
des eaux et forêts et choisi une femme, Marie Héri-
cart, fille du lieutenant criminel de la Ferté-Milon.
Jean avait pris la charge et accepté la femme « par
complaisance », sans trop regarder ni à l'une, ni à
l'autre. Une chanson qu'on a retrouvée dans les
papiers de Maucroix, faite à Reims « peu de jours
avant ses noces », montre avec quel sérieux il les
V(^yait venir :
Monsieur de La Fontaine,
Caressant un soir Mimi,
Disait : Vos fièvres qnartaines. ..
20 LA rOMAlNi:.
Et réditeiir n'a pas osé publier le reste, tant c'est
édifiant! Xi la fonction, ni la femme ne furent d'ail-
leurs pour lui causes de grands soucis ; il les négligea
autant l'une que l'autre, non de parti pris, mais par
nonchalance, puis finit, à la longue, par les aban-
donner l'une et l'autre, sans brusquerie, par lassi-
tude, presque sans s'en apercevoir. Il resta maître
des eaux et forêts jusqu'en i()72, non sans avoir
parfois reçu, de Colbert, quelques admonestations
sur sa gestion; il continua la vie commune avec sa
femme, d'une façon intermittente, jusqu'aux abords
de la vieillesse, puis, résidant à Paris, l'oublia com-
plètement.
En tout cas, on ne saurait se faire illusion sur la
façon singulière dont il comprit jusque-là ou observa
ses devoirs de mari. Les aveux qu'il laisse, de temps
à autre, échapper lui-même, ne permettent pas de
s'y tromper. Les deux familles, en bâclant ce ma-
riage, n'y avaient vu, comme d'ordinaire, que leurs
convenances, ne tenant compte ni des caractères ni
des âges. A ce grand diable échappé qui amusait la
Champagne de ses fredaines, impatient de toute
règle, incapable de se conduire, on confiait une jolie
fillette, qui n'avait pas encore quinze ans, et qui
apportait, en dot, plus d'illusions encore que de
rentes. Pour achever l'éducation de cette enfant, il
eût fallu une maturité que, malgré ses vingt- sept ans.
notre poète n'avait pas. !Mlle Héricart, à coup sur,
n'était pas sans défauts; nous ne sommes guère en
situation, à une telle distance, d'analyser dans quelle
■">1
SA .IKLNKSSE.
„,csu.o les iuipcrfections de son caraclè.-e purenl
justifier rindifférence de son mari. Si l'on s'en ,ap-
porte à d'Olivcl, •. elle ne manquait m d'espnt, m
de beauté, mais, pour rhun.cur, tenait fort de
Madame Honesta » ^la prude rcvèche du conte de Bcl-
pUé-roA Si l'on écoule la famille, elle était « du carac-
tère" le plus doux, le plus complaisant et le plus
liant », Si Ton prête l'oreille à cette mauvaise langue
de Tallemant, « c'estune coquette qui s'est asse^ mal
couvernée depuis quelque temps » et que l'mdillc-
rence de son mari fait « sécher de chagrin ». En rea-
lité, tous les témoignages contemporains sont plutôt
favorables à Mme de La Fontaine, et, s'ils d.lferent
sur l'appréciation de ses qualités, ils s'accordent,
au moins, sur deux points : c'est que son mari la
néo-li<^ea très vite et très ouvertement (« il est amou-
reux où il peut »K c'est qu'il mena avec une incurie
inconcevable les affaires financières de la commu-
nauté, se contentant, pour toute administration, de
vendre de temps i autre quelque lopin de terre,
« mangeant son fonds avec son revenu ». La sépara-
lion de biens fut prononcée en i05i). Il n y en eul
point d'autre. Les choses se trainèrent cahin-calia
durant une quaranlaine d'années, jusqu'à ce que la
vieillesse isohU tout à fait les époux mal assortis,
l'un à Paris, l'aulrc à CliàleauThierry. « U s eloi-
o-nait de sa femme le plus souvent et pour le plus
Tonglemps qu'il pouvait, mais sans aigreur et sans
bi'uit. »
Nous u-avons, sur Ic^ prcuiiers temps de celte
22 LA FONTAINE.
étrange union , d'autres renseignements qu'une
phrase de Tallemant : « Sa femme dit qu'il rêve telle-
ment qu'il est quelquefois trois semaines sans croire
d'être marié », mais La Fontaine lui-même s'est
chargé de nous en donner, çà et là, de plus circon-
stanciés sur ceux qui suivirent. Les seules lettres à
sa femme qui nous aient été conservées, celles qu'il
lui écrivit durant son voyage à Limoges, en 1663,
après quinze ans de mariage, jettent des jours sin-
guliers sur ses façons de penser et d'agir en ménage.
On y constate que l'incompatibilité d'humeur entre
les deux époux provenait comme il arrive fréquem-
ment, bien plus d'une similitude dans les goûts que
d'une hostilité dans les caractères et que celte dan-
gereuse similitude était développée parle mari même
avec une étourderie et une inconscience dont il
devait porter la peine. Chose bien curieuse, en effet,
mais si naturelle! Savez-vous ce que lui, le dépen-
sier, le rêveur, le distrait, le rimeur reproche surtout
à sa femme? Son indifférence pour les soins domes-
tiques, sa passion pour la lecture. Son égoïsme de
grand enfant qui, ayant toujours besoin d'être gou-
verné, dut s'en remettre toujours, pour la vie quoti-
dienne, à la tutelle la plus proche et la moins pesante,
l)erce là avec une terrible naïveté. Il est désolé, tout
comme Chrysale, que Mlle de La Fontaine ne soit
pas une excellente ménagère : « Vous ne jouez, ni ne
travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et, hors le
temps que vos bonnes amies vous donnent par cha-
rité, il n'y a que les romans qui vous divertissent.
SA .lEUM-bSi:. 23
C'est un fond bien épuisé. Vous avez lu tant de fois
les vieux que vous les savez; il s'en fait peu de nou-
veaux et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons; aussi
vous demeurerez souvent à sec. » Il est donc bien
résolu à faire de sa femme une personne sérieuse,
et, lui-même, commence à prêcher d'exemple; il
dompte, non sans effort, sa propre paresse, il lui
rédige de longues relations, à chaque étape : « Con-
sidérez l'utilité que ce vous serait si, en badinant, je
vous avais accoutumée à l'histoire, soit des livres,
soit des personnes; vous auriez de quoi vous désen-
nuyer toute votre vie » Quel excellent professeur!
Malheureusement, la leçon ne dure pas. Une minute
après, il s'épouvante lui-même des résultats qu'il
pourrait obtenir. Si son écolière allait trop apprendre
et devenir ennuyeuse ! « Pourvu, ajoute-t-il, que ce
soit sans intention de rien retenir, moins encore de
rien citer. Ce n'est pas une bonne qualité pour une
femme d'être savante; et c'en est une très mauvaise
d'affecler de paraître telle. » Il était un peu tard
pour changer, chez la jeune femme, une direction
de goûts qu'il avait sans doute encouragée le pre-
mier. Sa femme était-elle, vraiment, romanesque et
pédante? L'avait-elle impatienté en se mêlant de lui
donner des conseils littéraires? On serait tenté de
le croire en voyant, l'année précédente, le jeune
Racine, exilé à Uzès, [)rier son tolérant Mentor de
joindre, à ses propres avis sur le petit poème des
Bains Je J'cnus, les observations critiques de sa
savante moilié : « Je fais la même prière à votre
24 LA FONTAINE.
académie de Chàteau-Thierrv, surtout à Mlle de La
Fontaine. Je ne lui demande aucune grâce pour mes
ouvrages; qu'elle les traite rigoureusement. » La
dame avait donc une réputation de bas-l^leu auto-
risé et sévère, et l'académie se tenait dans son
salon. Or on sait ce que La Fontaine pensa tou-
jours de la critique; nous ne sommes point surj)ris
qu'au lieu de la trouver installée chez lui, il eût pré-
féré un dîner cuit à point.
Mme de La Fontaine était lettrée, peut-être trop
lettrée ou trop mal, au gré de son mari. En tout
cas, elle n'était point prude, si l'on en juge par la
nature des confidences que lui faisait son corres-
pondant. Si elle avait des dispositions à la jalousie,
elle trouvait, en vérité, de quoi les entretenir. Un
célibataire en voyage ne raconte pas plus gaîment à
un camarade de plaisirs ses bonnes fortunes ou ses
envies de bonnes fortunes. Cela commence à Bourg-
la-Reine et ne cesse pas, durant vingt jours, jusqu'à
Limoges. Dans le carrosse du départ, « point de
moines, mais en récompense trois femmes. Parmi
les trois femmes, une Poitevine c{ui se qualifiait
comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille
raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait
son nom, et venait de plaider en séparation contre
son mari : toutes qualités de bon augure, et j'y
eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s'y
fût rencontrée, mais sans elle rien ne me touche ;
c'est à mon avis le princij)al point : je vous défie
de mo fairr- trouver un grain de sel dans une j)er-
SA .IKUNKSSE.
sonne ù qui elle manque. » Pour ne point perdre
son teni[)s avec la Poitevine, il s'informe, auprès
d'elle, des belles personnes qu'il peut y avoir à Poi-
tiers; il y a notamment deux femmes galantes, la
Barigf/i/ et la Landra, dont les aventures lui mettent
l'eau à la bouche : « Poitiers, ville mal pavée, pleine
d'écoliers, abondante en palais et en moines. Il y
a en récompense nombre de belles, et l'on y fait
l'amour aussi volontiers qu'en lieu de la terre —
J'eus quelque regret de n'y point passer; vous en
pourriez aisément deviner la cause. » Sous les om-
brages de Bellac « il se plairait extrêmement à
avoir une aventure amoureuse ». Dans une auberge
de Bellac, il cajole la fille du logis qui porte une
jolie coiffure, « une espèce de cale à oreilles, des
plus mignonnes, et bordée d'un galon d'or large de
trois doigts. La pauvre fille, croyant bien faire, alla
quérir sa cale de cérémonie pour me la montrer.
Passé Ghavignac, l'on ne parle quasi plus français;
ce[)endant cette personne m'entendit sans beaucoup
de peine. Les fleurettes s'entendent partout et ont
cela de commode qu'elles portent avec elles leur
trucheman. Tout méchant qu'était notre gîte, je ne
laissai pas d'y avoir une nuit fort douce. IMon som-
meil ne fut nullement bigarré de songes comme il a
coutume de l'être; si pourtant Mor|)hée m'eût amené
la fille de l'hôte, je pense l)ien que je ne l'aurais pas
renvoyée; il ne le fit point, et je m'en passai. » Et
c'est sur ce ton vif et enjoué de galant badinage que
continue, jusqu'au bout, celte cori'espondance ori-
26 LA FONTAINE.
ginale et amusante qui s'annonçait, au début, comme
un cours d'histoire.
Non, à coup sûr, Mme de La Fontaine n'était pas
une bégueule. Il semble même que son mari l'avait
aguerrie depuis longtemps à toutes sortes de li-
bertés en fait de livres et d'œuvres d'art. Parmi les
statues antiques du château de Richelieu, qu'il lui
énumère complaisamment, il signale « une dame
grecque, une autre dame romaine, avec une autre
sortant du bain. Avouons le vrai; cette dame sortant
du bain n'est pas celle que vous verriez le moins
volontiers. Je ne saurais vous dire comme elle est
faite, ne l'ayant considérée que fort peu de temps. »
La vue des Esclaves de Michel-Ange, qu'il admire et
comprend d'ailleurs avec une intelligence d'artiste,
lui inspire une allusion, assez inattendue dans la
bouche d'un mari, à la puissance séductrice de sa
femme : « 11 m'est impossible de tomber sur ce mot
d'esclave, sans m'arrêter : que voulez-vous? chacun
aime à parler de son métier, ceci soit dit sans vous
faire tort. Pour revenir à nos deux captifs, je pense
bien qu'il y a eu autrefois des esclaves de votre
façon qu'on a estimés; mais ils auraient de la peine
à valoir autant que ceux-ci. » Est-ce un souvenir
personnel, un aveu fugitif d'une séduction subie,
dont il aurait souffert et qui n'a pas duré? Serait-ce
une allusion à des coquetteries vis-à-vis d'étran-
gers? Si débonnaire, si étranger à la jalousie, ajou-
tons même, si indifférent et si tolérant, que fût cet
époux vaga])ond,.on a quelque peine à croire à une
SA JKUNKSSK. 21
seiiil)Ial)lc impei'linence dans une lettre qui devait
j)rol)al)lement passer sous les yeux de tout le petit
cercle de Chateau-Thierrv. Un peu plus loin, il
semble encore, par allusion, se plaindre de la froi-
deur de leur union. Il est à Châtellerault, chez un
parent octogénaire, mais de verte allure, « qui de-
meure encore onze heures à cheval sans s'incom-
moder », un de ces Pidoux « qui ont du nez, et
"abondamment ». Ce beau vieillard, « qui s'est marié
plus d'une fois », fait l'admiration de son petit-neveu.
« La femme qu'il a maintenant est bien faite et a
certainement du mérite. Je lui sais bon gré d'une
chose, c'est qu'elle cajole son mari, et vit avec
lui comme si c'était son galant. Il y a ainsi d'heu-
reuses vieillesses, à qui les plaisirs, l'amour et les
grâces tiennent compagnie jusqu'au bout; il n'y en
a guère, mais il y en a. » Il voit beaucoup d'enfants
dans la maison, mais dédaigne de les compter, « son
humeur n'étant nullement de s'arrêter à ce petit peu-
ple ». Une seule des grandes filles l'intéresse, parce
qu'elle est encore charmante , quoique défigurée
par la petite vérole, et il regrette, en psychologue
curieux, do ne point séjourner à Châtellerault, car il
aurait été « l)ien résolu de la tourner de tant de
côtés, que j'aurais découvert ce qu'elle a dans l'âme,
et si elle est capable de passion secrète ». Pour un
bonhomme qui va se faire prendre, à Paris, pour
un naif et un gobe-mouches, voilà qui n'est pas mal.
Quel malheur que presque tout le reste de la cor-
respondance inlime de La Fontaine, soil avec Mau-
28 LA lO-XTAINE.
croix, soit avec Racine, ait disparu, probalilenient
anéantie par des scrupules dévots; comme elle nous
en dirait long sur la mobilité de ses impressions,
leur vivacité et leur originalité!
On voit de reste, par tous ces traits, combien
notre homme avait peu des qualités nécessaires à
un mari. Il n'avait pas de vocation plus déterminée
pour la paternité, et, comme son sentiment du devoir,
sur ces deux points, ne paraît jamais avoir dépassé
le sentiment des convenances, il fut un père mé-
diocre autant qu'un médiocre époux. Xous avons
vu avec quel mépris il parle du petit peuple qu'il
trouve chez son parent de Châtellerault et il ne ces-
sera jamais d'avoir pour les enfants l'indifférence
égoïste du célibataire qui déteste le bruit. A cette
époque, il a un fils de dix ans, et il n'}' pense qu'une
fois, dans sa première lettre, en quittant Paris, à
Clamart. « Faites bien mes recommandations à votre
uiarmot, et dites-lui que j'amènerai de ce pays-là
quelque beau petit chaperon pour le faire jouer et
pour lui tenir compagnie. « L'enfant ne sera qu'un
prétexte pour em])aucher une jolie servante. Si l'on
en croyait les anecdotiers contemporains (mais nous
savons combien il s'en faut défier!), le père aurait
poussé l'inconscience jusqu'à ne plus reconnaître
son fils, plus tard, lorsqu'il le rencontrait par hasard.
Il s'en rapporta à ses amis, à jNIaucroix, au prési-
dent du llarlay, pour l'élever et })our le caser.
Charles de la Fontaine semble avoir subi les con-
séquences de cette éducation de hasard; ce fut un
SA JRUNKSSE. 2'»
Iidinme médiocre auquel on procura, dans son âge
inùr, à Troyes, un emploi dans les aides, « f[ui fui
(Mitre ses mains précisément ce cju'il aurait été entre
les mains du père ». En tout cas, nous ne les trou-
vons ni lui, ni sa mère, auprès de La Fontaine
durant ses dernières maladies, pas même à son lit
de mort.
La Fontaine n'eut-il jamais conscience de ses
torts envers sa femme? Ne se repentit-il jamais de
ses légèretés? Il était, au fond, trop bon pour n'en
pas souffrir et trop sincère pour ne pas le dire. Les
aveux lui échappent frécjuemment. Celui qui a écrit
Philémon et Baucis n'avait pas un cœur sec; une
larme coule dans plus d'un vers !
Pour peu que dos ôpoux séjournent sous leur ombre,
Ils s'aiment jusqu'au bout malgré TefFort des ans.
Ah! si.... Mais autre part j'ai porté mes présents.
Dans les Contes même, il y pense plus d'une fois :
Le nœud d"hynien doit être respecté,
Veut de la foi, veut de l'honnêteté....
Je donne ici de beaux conseils sans doute :
Les ai-jo pris pour moi-même? Hélas! non.
Mais combien ces apparences de remords étaient
fugitives, combien ces soupirs étaient passagers!
L'extrême besoin d'indépendance et d'impressions
changeantes qui était le fond de l'homme, lui faisait
bien vite repousser juscju'au souvenir d'une chaîne
qui lui avait tant pesé. Il touchait à ses soixante-
dix ans, qu'il conservait encore sur le mariage les
;iO LA lONTATNi:.
idées partinilières qu'il avait appliquées aver tant
(le succès :
Je soutiens et dis hautement
Que l'hymen esibon seulement
Poui* les gens de certaines classes;
Je le souffre à ceux du haut rang-.
Lorsque la noblesse du sang.
L'esprit, la douceur, et les grâces.
Sont joints au bien; et lit à part.
Il me faut plus à mon égard.
Eh quoi ? De l'argent sans affaire.
Xe me voir autre chose à faire,
Depuis le matin jusqu'au soir.
Que de suivre en tout mon vouloir.
Femme, de plus, assez prudente
Pour me seruir de confidente ;
Et, quand j'aurais tout à mon choix,
J'y songerais encor deux fois.
La publication de l'Eunuque en 1654 dut entrer
pour quelque chose dans le relâchement des liens
fragiles qui unissaient depuis sept ans déjà ces deux
époux, encore si jeunes, mais si fatigués l'un de
l'autre. Toute médiocre qu'elle fût, l'œuvre attira
l'attention sur l'auteur; on parla de lui à Paris, ses
amis s'employèrent pour qu'il y vînt prendre sa
place au milieu des jeunes hommes qui commen-
çaient à se pressentir et à se grouper vis-à-vis de
l'Hôtel Rambouillet. Justement, à ce moment, La
Fontaine était non moins harcelé par les embarras
d'argent que fatigué par son intérieur. Son frère
aîné qui lui avait donné tous ses biens, sous la
seule réserve d'une rente viagère, effrayé par ses
dilapidations, était revenu sur sa générosité. Il allait
SA .IK T:\r.ssK. ;il
inrossamment être obligé, en 105(3, de vendre à son
Ijcau-frère une de ses meilleures fermes; la famille
sollicitait sa séparation de biens avec sa femme; son
j)ère qui allait bientôt mourir, en 1658, s'apprêtait
à lui laisser des affaires fort compliquées et embar-
rassées. Le meilleur de son temps se passait chez
les notaires, les avocats, les huissiers, le reste dans
un intérieur où on lui faisait la moue, sinon des
scènes et des remontrances. S'échapper vers Paris,
y rester le plus longtemps et le plus souvent pos-
sible, se dérober en sourdine à tous ces tracas, ne
serait-ce pas le bonheur? Un homme de lettres sans
situation et sans fortune n'avait alors d'autre res-
source que d'accepter la protection d'un grand sei-
gneur. Le plus haut personnage du moment, après
le jeune roi, presque autant que le jeune roi, c'était
le magnifique surintendant Fouquet : on présenta
La Fontaine à Fouquet.
CHAPITRE II
LA FONTAINE ET FOUQUET
(lG57-lGn3)
Avec le carartère que nous lui connaissons, rien
d'étonnant que La Fontaine se soit laissé faire,
lorsque l'oncle de sa femme, Jannart, homme excel-
lent et serviable, qui l'avait déjà obligé de ses con-
seils et de sa bourbe en mainte occasion, lui proposa
de le recommander à son patron, procureur général
on même temps que surintendant, auprès duquel il
remplissait les fonctions de substitut. La générosité
de Fouquet était proverbiale, la grâce dont il accom-
jiagnait ses libéralités ne l'était pas moins. Cor-
neille, Brébeuf, Benserade, Bois-Robert, Gombaut,
Charles Perrault, les plus illustres de l'Académie,
s'honoraient d'être ses clients. « Il m'a donné une
pension sans que je la lui aie demandée! » s'écrie,
reconnaissant, le pauvre cul-de-jatte Scarron sur son
lit de douleur. Le surintendant se connaissait en
LA fontaim: i;t fouquet, 33
hommes; il flaira, du premier coup, la valeur du
Champenois sous ses allures empruntées. Aussi
avisés l'un que l'autre, de même humeur gaie et
libre, le protecteur et le protégé s'entendirent vite,
à demi-mots, en souriant. Le poète présenta son
Adonis, le financier promit une pension.
En api^ortant dans la petite cour de Saint-Mandé
et de ^'aux, comme spécimen de son savoir-faire,
une façon de poème épique, le nouveau venu se con-
formait au goût régnant, qui allait bientôt faire place
à de nouvelles modes. Presque tous les tenants de
l'ancienne école poétique, celle de Louis XIII et de
la Piégence, plus ou moins malherbisés, mais se rat-
tachant encore, par l'habitude ou le regret, au mou-
vement antérieur du xvi^ siècle, venaient de livrer
à la désillusion publique leurs essais malheureux de
vastes épopées. Le Moïse de Saint-Amant en 1651,
le Saint-Louis du P. Lemoyne en 1653, VAlaj\'c de
G. de Scudéry en 1654, la Pucelle de Chapelain
en 1656, le Clovis de Desmarets en 1657, avaient,
coup sur coup, accablé la patience des plus vigou-
reux lecteurs. Vu' Adonis, de proportions moins am-
bitieuses, d'un style moins enflé, dut paraître un
soulagement inattendu. Si ce petit ouvrage, inégal
et incertain, n'a pas de quoi nous faire regretter
que La Fontaine n'ait pas été encouragé, paj' les
événements, à suivre la voie périlleuse dans laquelle
ses prédécesseurs venaient de s'embourber, on doiti
pourtant y remarquer une aisance et une rapidité!
dans le récit, une élégance pittoresque dans la des-i
3
34 LA FONTAINE.
< ription, un sentiment de proportion, d'harmonie,
d'unité qui révélaient mieux qu'un docile élève de
Malherbe, qui annonçaient un successeur sage et
réfléchi de la Renaissance, un interprète ému et
libre de l'antiquité. h\4dojus est un des morceaux
qu'André Chénier devait lire plus tard avec le plus
de profit. On y retrouve déjà, non seulement des
vers descriptifs, d'une couleur douce et fine, à la
façon des Grecs, mais aussi leur enthousiasme tendre
et profond pour la nature et pour la beauté que
personne ne devait plus, dans l'intervalle, exprimer
d'un langage si suave et si harmonieux :
Je nai jamais chanté que lombrage des bois.
Flore, Écho, les Zéphirs et leurs molles haleines,
Le vert tapis des prés et l'argent des fontaines.
Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses,
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Ni le charme secret dont lœil est enchanté,
Ni la grâce, plus belle encor que la beauté.
Quoi.' vous quittez les cieux et les quittez pour moi!
Il me serait permis d'aimer une immortelle!
— Amour rend ses sujets tous égaux, lui dit-elle ;
La beauté^ dont les traits, même aux dieux^ sont si doux,
Est quelque chose encor de plus diuin que nous.
Xi Pétrarque, ni Ronsard, n'eussent mieux dit,
et le froid Malherbe ne connaît pas ces extases déli-
cates. Si l'on pense, d'autre part, que le jeune
Racine, âgé de dix-huit ans, terminait alors à peine
ses études, on doit reconnaître, sur ce point comme
sur d'autres, à La Fontaine des mérites de précur-
seur et d'initiateur que sa personnalité modeste et
LA FONTAINK KT FOUQUKT. 35
effacée a trop fait oul)lier. X'est-ce pas dans V Adonis
que se trouvent aussi ces vers sur la volupté, d'une
mélancolie si anxieuse, qu'on croit entendre le plus
sincère et le plus délicat des poètes contemporains?
0 vous, tristes plaisirs où leur ànic se noie,
l'aiiis et derniers efforts d'une imparfaite joie,
Délicieux moments, vous ne reviendrez plus !
Ces beaux vers ne pourraient-ils servir d'épigraphe
aux Vaines Tendresses'^ Et, lorsque La Fontaine, un
peu plus tard, relisait, avec attendrissement, cette
œuvre de jeunesse, n'avait-il pas quelque raison de
regretter le noble enthousiasme qui l'animait alors?
« Quand j'en conçus le dessein, dit-il, j'avais plus
d'imagination que je n'en ai aujourd'hui. Je m'étais
toute ma vie exercé en ce genre de poésie que nous
nommons héroïque; c'est assurément le plus beau
de tous, le plus fleuri, le plus susceptible d'orne-
ment, et de ces figures nobles et hardies qui fontune
langue à part, une langue assez charmante pour
mériter qu'on l'appelle la langue des Dieux. » La
déclaration est intéressante, mais nous n'en avions
pas besoin pour savoir qu'à ce moment La Fontaine,
nourri de Virgile, d'Ovide, de Platon, était sorti de
sa petite ville avec des ambitions plus hautes que
celles d'un conteur de grivoiseries pour les désd'u-
vrés ou de moralités pour les enfants. La plupart
des ouvrages qu'il entreprit alors, dont beaucoup
sont restés inachevés, ont un souffle de gravité et de
grandeur qui suffit à les dater. Par malheur, il arri-
3(j LA FOXTAINF.
vait trop tard. Après cette avalanche d'épopées arti-
ficielles, après les querelles puériles de Job et à'Ura-
nie, on était las des pédants, et l'on commençait à
se défier de toute littérature solennelle et grave.
C'était un comédien errant, un certain Molière,
dont les farces avaient amusé le Languedoc, qui
attirait, pour l'instant, l'attention : les Précieuses
ridicules 1059; allaient bientôt sonner le glas de
l'Hôtel Rambouillet. On parlait aussi d'un jeune
robin qui colportait, par la ville, des fragments de
satires mordantes dans lesquelles le grand Chapelain
lui-même était impitoyablement conspué. Il y avait,
de toutes parts, un retour vers la réalité, la sim-
plicité, la gaieté, qui n'était guère favorable à une
rénovation du poème élégiaque ou pastoral. La Fon-.
taine, essentiellement malléable et sensible, comme
pas un, à toutes les variations d'atmosphères, tâta'
les cordes de sa l^^re; il sentit que la note poétique
ne trouvait plus d'écho, il fit tinter la note plaisante.
L'un de ses premiers succès dans le Salon de Fou-
quet fut une épître,plus que risquée, en style maro-
tique, à une « fort honneste dame » de religieuse,
celle-là même , dit-on , avec laquelle il avait été
surpris, en étrange posture, dans le logis conjugal :
Très révérende mère en Dieu
Qui révérende n'êtes guère,
Et qui moins encore êtes mère,
On vous adore en certain lieu....
C'est là qu'on trouve ces vers cités dans tous les
traités de versification comme exemples d'un rythme
LA iontaim: i:t louQLtr. M
leste et pétulant et qui s'adressent aux appas de la
nonne :
Que les oliamps libres un leur laisse
Un peu.
Je gag^e
Qu'on verra, s'ils sortent de cage,
Beau jeu.
Ce badinage indécent lit oublier Adonis. Mme de
Sévigné le colporta partout avec enthousiasme,
plaçant l'auteur « entre les Dieux «. La Fontaine,
pour remercier la marquise, lui adressa un dizain
dans un style plus raarotique encore. Le sort en étaiti
jeté. Des deux génies qui sommeillaient dans l'àmel
encore incertaine du poète docile et mobile, le
génie allique et le génie gaulois, c'était le dernier,
le génie gaulois, charmant mais léger, libre mais
sans scrupules, qu'allait d'abord éveiller et toujours
encouraoer le g-oût fatio-ué de la société vaniteuse
o o f?
et distraite dans laquelle il allait vivre.
Il est possible que, personnellement, Fouquet,
amateur d'esprit curieux et ouvert, fût disposé à
encourager, chez son protégé, des tentatives d'un
ordre plus élevé, mais le cercle de ses clients et
adulateurs n'en cherchait pas si long. C'était, pour
des oisifs, une bonne fortune de mettre la main sur
unrimeur si adroit, tournant la pièce de circonstance
avec une désinvolture si piquante et une pointe de
grivoiserie si finement aiguisée . 11 fallut que le
poète prît, en vers, l'engagement de payer réguliè-
rement, tous les trois mois, la rente poétique que le
38 LA FONTAINE.
surintendant réclamait « pour le soin qu'il prenait
de faire valoir ses vers y>. C'étaient les quittances
des termes de sa pension. A la Saint-Jean, ce seront
des madrigaux,
Courts et troussés, et de taille mignonne.
Long-ue lecture en été n'est pas bonne.
A l'automne, pendant les vendanges, quelques menus
vers :
Ne dites point que c'est menu présent :
Ces menus cers sont en vogue à présent.
Au 1' 'janvier, une ballade. A Pâques, le jour saint,
ce jour-là seulement, une poésie sérieuse :
Pour achever toute la pension.
Quelque sonnet plein de dévotion.
Ce terme-là pourroit être le pire :
On me voit peu sur tels sujets écrire.
Et le surintendant tenait sa comptabilité avec un
soin rigoureux ! Quand son débiteur le faisait
attendre, il le relançait; quand il ne lui donnait
pas bonne mesure, il se plaignait. En 1660, il lui
sembla que trois madrigaux, c'était trop peu. A
quoi Jean lui répondit, de ce ton goguenard et
l)atelin qu'il excellait déjà à prendre pour faire
avaler aux gens d'étonnantes impertinences et de
dures vérités, que, si ce n'était pas le compte de
son créancier, c'était son compte à lui; qu'en ces
sortes de marchandises, c'est la qualité et non le
LA FONTAIXE ET FOUQUET. 39
volume qui importe, et que, lorsque les vers sont
lions, tout homme intelligent, « tout prud'homme »
Les prend au poids au lieu do les compter.
Toutes ces fournitures trimestrielles nous ont été
conservées. Si minces qu'elles fussent, notre apprenti
courtisan, l'âme trop pleine encore de plus hauts
rêves longtemps suivis dans les sentiers silencieux
des prairies et des bois, ne les fabriquait qu'à con-
tre-cœur et ne les livrait qu'à la dernière extrémité.
Presque toutes , péniblement martelées , exhalent
l'ennui et l'effort. Comme il se bat les flancs pour
trouver des sujets ! C'est une Ode à Madame la
S HP intendante sur ce quelle est accouchée avant terme,
dans le carrosse, en revenant de Toulouse, une autre
sur la Paix des Pyrénées, une troisième sur le Ma-
riage de Madame. Quand il ne trouve rien, il fait
une ballade qu'il intitule carrément Pour le premier
terme ou Pour le second terme. A ce second terme,
il n'y tient plus, il déclare qu'il sue, qu'il est en
eau, qu'il est à bout, et prend pour refrain :
Promettre est un, et tenir est un autre.
Il gâche sa besogne avec tant d'étourderie qu'en
complimentant la surintendante sur son dernier
accouchement il lui arrive d'oublier le nombre de
ses enfants. Il la félicite d'être a mère de deux
Amours », lorsqu'il \ en avait déjà trois. La légèreté
était un peu forte et l'on en rit beaucoup; mais qiie
LA FOMAl-NE.
de fantaisies et de hardiesses ne passe-t-on point
à un distrait de ce calibre?
Par le ton qui règne dans toutes ces poésies de
commande, aussi bien que dans les épîtres ou
lettres adressées à Fouquet, nous pouvons juger de
la nature des rapports qui s'étaient établis entre le
protégé et le protecteur. Dans létat de nos mœurs
littéraires qui ne sont pas meilleures peut-être, mais
qui sont différentes, nous avons cjuclque peine à
nous imaginer une semblable situation sans un
avilissement honteux de l'obligé. Il est bien certain
que dès cette époque il se trouvait, parmi les écri-
vains, certaines âmes plus fières auxquelles répu-
gnaient ces apparences de servitude, et qui s'effor-
cèrent de vivre indépendants, mais ce furent de
rares exceptions . La faiblesse de caractère qui
n'avait permis à La Fontaine de diriger convena-
blement ni son ménage ni ses affaires, le livrait
plus que tout autre, sans défense, à un genre de
séduction, qui, dans les idées du temps, était un
honneur pour l'écrivain qui en était l'objet. Il n'y
a guère de poète, à ce moment, qui ne soit pen-
sionné par quelqu'un, roi, prince ou grand sei-
gneur, et celui-là seul en reste avili qui s'est abaissé
lui-même par l'humilité de son allure ou l'excès de
ses flatteries. Alors, comme aujourd'hui, tant valait
l'homme, tant valait l'usage, et la mendicité litté-
raire n'était ni plus ni moins ignoble pour s'exercer
vis-à-vis de hauts personnages, que pour être pra-
tiquée dans les antichambres officielles, les officines
LA iONTAlNE ET FOUQUET.
41
de librairies, les coupe-gorge du journalisme. La
Fontaine, sous ce rapport, ne fut meilleur ni pire
que la plupart de ses contemporains. Il flatta Fou-
quet, il le flatta démesurément, comme il devait
flatter plus tard, successivement, et plus démesuré-
ment encore, Mme de Montespan et Mme de Fon-
langes, le roi et Golbert, le dauphin et les bâtards.
Hélas! qui n'en faisait pas autant, et, en fin de
.compte, qui cela trompait-il? Ce qu'il y a de remar-
quable dans ces flatteries obligatoires que La Fon-
taine adressait aux grands, c'est qu'elles sont le plus
souvent d'une maladresse qui accuse sur-le-champ
son embarras. Lui si délicat et si fin lorsqu'il dit
ce qu'il pense, il perd toute grâce et tout charme
lorsqu'il se force et s'affecte; sa gaucherie à exécuter
toute besogne imposée fait encore, en quelque sorte,
l'éloge de sa sincérité.
Avec le surintendant, il se mit vite à l'aise, car
il l'aima réellement, comme il aima tous ceux qui lui
passaient ses manières distraites et ses inégalités
d'humeur et qui le laissaient vivre à sa guise. 11
retrouvait sans doute, dans le magnifique et libéral
surintendant, cette bienveillance familière qui, chez
François 1", déliait la langue de son aieul Marot, et
il en profitait, comme lui, avec la même désinvolture,
pour traiter d'égal à égal, pour reprendre son rang,
et, au besoin, lancer de droite et de gauche, tout en
montrant patte de velours, tout en somnolant et en
ronronnant, quelques coups de griffé, en souvenir
des humiliations reçues et des sottises mal digérées.
42 LA FONTAINE.
L'épître dans laquelle il se plaint d'avoir fait le pied
de grue, en attendant Fouquet, dans sa galerie
d'antiquités à Saint-Maiidé, est un modèle de persi-
flage qui suppose autant d'esprit chez le patron pour
l'entendre que chez le protégé pour se le permettre :
J'eus le cœur gros, sans vous mentir,
Un demi-jour, pas davantag-e.
Car enfin ce serait dommage
Que, prenant trop mon intérêt,
Vous en crussiez plus qu'il n'en est....
Et il lui demande un autre rendez-vous.
Je ne serai pas importun,
Je prendrai votre heure et la viienue;
Si je vois qu'on vous entretienne,
Jattendrai fort paisiblement.
L'amitié de Fouquet eut heureusement, pour le
poète provincial, des résultats plus sérieux que
celui de lui faire rimer des pièces de circonstance,
j)lus ou moins spirituelles. Elle l'introduisit dans
le monde des courtisans et des gens d'affaires et
compléta ainsi son expérience de la vie. Elle le mit
en rapport avec ce que Paris comptait alors de
|)lus distingué en fait d'hommes et de femmes.
C'est chez Fouquet, nous l'avons vu, qu'il conquit
d'emblée l'amitié sûre de Mme de Sévigné; c'est
chez Fouquet, sans doute, qu'il connut Chapelain,
Mlle de Scudéry , Desmarets, Conrart, tout le
groupe des poètes et des romanciers de la généra-
tion vieillissante, pour lesquels il devait, dans leur
chute, conserver toujours des égards affectueux;
LA FONTAlNi: KT FOUQUET. 4:5
c'est chez Fouquel, enfin, qu'il se lia, d'une aiiection
rapide et vive, avec le chef le plus en vue de la
nouvelle école, avec celui qui était le mieux fait
pour le comprendre et pour le soutenir, avec
Molière. Et de quel ton heureux et triomphant il
entre avec lui en campagne !
C'est un ouvrag:e de Molière !
Cet écrivain par sa manière
Charme à présent toute la cour.
De la façon que son nom court
Il doit être par delà Rome :
Ten suis rm'i, car c'est vion homme!
Nou< avons changé de méthode,
Judelet uest plus à la mode.
El maintenant // ne faut pas
Quitter la nature d'un pas !
Oui, en effet, c'est son homme, et ils s'entendirent
de suite. Et lui aussi, dès ce moment, il va s'efforcer
(le ne plus quitter la nature d'un pas, mais sans
renoncer, plus que son grand ami, à toutes les
libertés acquises. Tous deux vont, avant peu, être
escortés par deux jeunes cadets, Boileau et Racine,
mais, à ce moment, le satirique n'a que vingt-qua-
tre ans, il montre à peine ses premières dents,
et le futur tragique, plus jeune encore, en est à
ses timides essais. Si Molière et La Fontaine les
connurent, dès lors il est naturel de penser que la
dilférence d'âge maintint d'abord entre eux une
certaine réserve, sinon celle d'élèves envers leurs
maîtres, au moins celle de fdleuls envers leurs par-
rains. Les jeunes gens devaient s'enhardir vite à
44 LA lONTAI.NE.
taj)er sur le ventre du bonhomme, si affable et si
longanime, mais, à ce moment, c'est le bonhomme,
avec le comédien, qui leur montre la voie, la leur
ouvrant plus large qu'ils ne pourront ou voudront
la suivre.
Malheureusement, tandis que le directeur actif et
fécond de l'Illustre Théâtre donnait de plus en plus
un libre essor à son génie, le pensionné de Fou-
quet, somnolent et peu pressé, continue à travailler
sur commande. De 1660 à 1663, tous ses efforts sem-
blent mollement concentrés sur un vaste ouvrage en
l'honneur du patron et de sa magnificence. Le Songe
de Vau.v ne devait jamais être achevé. Lorsque le
poêle le publia, tel quel, plus tard, il l'accompagna
d'une préface mélancolique : « J'y consumai près de
trois années.... Je reprendrais ce dessein si j'avaisi
quelque espérance qu'il réussît, et qu'un tel ouvrage!
pût plaire aux gens d'aujourd'hui; car la poésie»
lyrique et riiéroique qui doivent y régner, ne sont
plus en vogue comme elles étaient alors. « Sentez-
vous l'amertume du temps inutilement perdu et aussi
cette ])ointe de regret, ce coup d'œil chagrin rejeté
en arriére vers certaines hautes cimes de la j)oésie
auxquelles il croyait pouvoir aspirer? Mais La Fon-
taine n'était pas homme à lutter contre un courant
quelconque. C'est seulement un peu plus tard, lors-
qu'il sera en pleine force et en |)leine renommée,
qu'il osera, quelquefois, timidement, comme par
hasard, avec toutes sortes de précautions, s'aban-
donner, dans ses belles fables, à des élans lyriques
LA 1-OMAIM-: KT lOL \^U1:T. 45
OU des éclats éj)iques. faiblement accueillis désor-
mais par les beaux esprits. Bientôt il n'y aura plus,
en France, que deux sortes de poésies, la poésie
dramatique, de plus en plus réglée, compassée,
desséchée, et la poésie didactique, pénible et froide,
ou, pour mieux dire, la prose rimée.
Les trois fragments dont se compose- le Songe
(le Vaux, « échantillons, dit-il lui-même, de l'un et
l'autre style » . nous font assister, d'une façon curieuse, 1
à l'évolution rapide qui se fait, dans ce talent impres-
sionnable, sous l'influence de la mode et des événe-
ments. Le cadre est banal. C'est un rêve, comme le
Roman çlc la Rose, le Songe de Poli/p/ule, le Songe
rie Sclpion, modèles vénérables, autant qu'ennuyeux,
dont l'auteur se recommande, pour s'excuser. Il s'est
endormi et son rêve lui montre le château de Vaux,
non pas tel qu'il est, car on y travaille encore, mais
tel qu'il sera dans l'avenir. L'ouvrage devait être
mêlé de vers et de prose; les vers y sont presque
toujours très supérieurs à la prose. Il est assez dif-
ficile, malgré toutes les explications que donne l'au-
teur, de rétablir le plan de cette grosse machine, si
tant est que son indolence eût réussi à le constituer.
De ce pêle-mêle incohérent de tirades didactiques,
de madrigaux quinlessenciés, de descriptions plas-
tiques et pittoresques, d'allégories mythologiques,
de chansons et de fables, serait-il jamais sorti rien
d'harmonieux? Il est heureux peut-être que le monu-
ment soit resté à l'état de construction inachevée.
Quelques beaux fragments, gisant sur le sol. suffisent
iti LA FONTAINE.
à nous donner l'idée des agréments que l'artiste eût
mis dans le décor et les accessoires, mais la peine
qu'il éprouve déjà à relier ces débris par quelques
supports laborieux, laisse à penser que l'ensemble
eût été d'un aspect fort lourd et péniblement com-
pliqué.
Le plus gros morceau, le morceau de résistance,
dans la première partie, est un entretien entre ÏAr-
cliitecturr, la Peinture, V Horticulture et la Poésie.
Ces quatre Dames, appelées par le maître de ^ aux
j)Our embellir sa résidence, entament une discussion
théorique sur leurs mérites respectifs. Palatiane,
l'Architecture, explique, en termes précis et élégants,
qu'elle est l'art fondamental et indispensable, .4y:)e/-
lanire, la Peinture, remet à sa place cette sœur un
peu fière, en lui disant « qu'elle n'est qu'utile » et
que, le plus souvent, ce n'est point pour elle-même
qu'on l'aime et qu'on l'admire, car sans le décoi"
on penserait })eu à la maison. Son art, à elle, d'ail-
leurs, n'est pas limité, comme celui de sa rivale. Il
s'étend sur tout, sur le passé, le présent, l'avenir.
Palatiane ne se tient pas pour Ijattue, réplique,
rappelle les illustres monuments dont elle a couvert
la terre, « tous ces ouvrages hardis dont l'imagination
se trouve effrayée, ces amas de pierre qui font croire
que l'EgN'pte a été peuplée de géants, et qui ont
épuisé les forces de plusieurs millions d'hommes,
aussi bien que les trésors d'une longue suite de rois ».
l/intervention (ï Ilortésie ., la déesse des jardins,
charmante plaideuse, mais '( d'une beauté trop frêle
LA FONTAIM-: HT FOUQUKT. ' '
et trop journalic-re » pour qu'on pense à lui accorder
le prix, n'apaise pas la querelle entre Palatiane et
\pellanire. Pour les faire taire, il ne faut rien moins
,,ue l'apparition etl'éloquence de Calliopée, laPoesie,
qui réclame, pour ses oeuvres seules, l'eternite
refusée aux ouvrages fragiles du ciseau et du pinceau,
et qui leur dit, à toutes trois, nettement leur lait :
d'abord à l'Architecture :
• Elle loge les Dieux, ot moi je les ai faits;
puis à la Peinture :
La peinture après tout n'a droit que sur les corps :
Il n'appartient qu'à moi de montrer les ressorts
Qui font mouvoir une âme et la rendent visible^:
Seule j expose aux sens ce qui n'est pas sensible.
Et des mêmes couleurs qu'on peint la vente,
Je leur expose encor ce qui n'a point ete.
Je peins,* quand il me plaît,' la peinture elle-même;
puis à l'Horticulture :
Les charmes qu'Hortésie épand sous ses «^^^^^^^^^^
Sont plus beaux dans mes vers qu'en ses propres ouvi .^^.^.
Elle embellit les fleurs de traits moins éclatants .
C'est chez moi qu'il faut voir les trésors du printcn.p^.
A quoi Apellanire répond, avec à-propos, que
tout cela est fort bien, mais demande « en quoi tout
cela peut-il regarder la mafson de Vaux. « — « L^i
dernière main n'y sera que quand mes louanges 1 y
auront mise », réplique Calliopée :
Sans moi tant d'œuvres fameux,
Ignorés de nos neveux,
48 LA FONTAINE.
Périraient sous la poussière :
Au Parnasse seulement
On compose une matière
Qui dure éternellement.
Les juges, embarrassés, ajournent leur jugement,
et invitent les concurrentes à apporter chacune un
échantillon de leur savoir-faire, ce qui serait « une
nouvelle occasion de plaisir ». Les plaideuses ne sont
jamais revenues, et l'on peut le regretter, car la
poésie didactique et descriptive, si longtemps à la
mode, a rarement parlé chez nous un langage plus
jusle et plus aimable à la fois.
La deuxième partie du Songe n'a aucun rapport
avec la première, qu'on avait trouvée trop grave. La
mode a décidément tourné : il faut badiner et rire.
La Fontaine, là-dessus, ne se fait pas d'illusions :
« C'est assez de ces échantillons pour consulter
le public sur ce qu'il y a de sérieux. Dans mon
songe, il faut maintenant que je le consulte sur ce
qu'il y a de galant; et, selon le jugement qu'il fera
de l'un et de l'autre, je me réglerai si je continue. »
(Jn sait ce qu'il résulta de la consultation. Le Songe
en resta là. mais c'est dans le galant que le poète
travaillera désormais, en homme toujours docile à
l'opinion courante. Le ton soumis qu'on remarque
dans les préfaces du Songe se retrouvera, à peu près,
dans celles qui accompagneront plus tard les œuvres
décisives. « On ne considère en France que ce qui
plaît; c'est la grande règle, et, pour ainsi dire, la
seule », dit-il en tête des Fables. « Je m'accommo-
LA FOMAINE ET FOUQUET. 49
(lerai, s'il m'est possible, au goût de mon siècle,
instruit que je suis par ma propre expérience qu'il
n'y a rien de plus nécessaire », écrit-il en tête des
Contes. Et cette inquiétude, cette docilité, cette
modestie, poussées jusqu'à une humilité déplorable
qui abaissera plus d'une fois le vol de son génie,
n'ont, par malheur, rien de forcé ni d'exagéré. C'est
])ien sincèrement que La Fontaine se considère long-
temps encore comme un poète amateur et sans portée.
11 faudra toutes sortes de pressions amicales pour lui
tirer, peu à peu, sans ordre, comme au hasard, de
son portefeuille depuis longtemps rempli, de petits
chefs-d'œuvre, déjà passés par les épreuves de la
lecture et des salons, mais qui restent, pour lui,
inférieurs à sa conception. « Il n'appartient qu'aux
ouvrages vraiment solides, et d'une souveraine
beauté, d'être bien reçus de tous les esprits et de
tous les siècles, sans avoir d'autre passeport que le
seul mérite dont ils sont pleins. Comme les miens
sont fort éloignés d'un si haut degré de perfection,
la prudence veut que je les garde en mon cabinet, à
moins que de bien prendre mon temps pour les en
tirer. »
Les « échantillons », comme il dit, de style badin
qu'il donna dans cette seconde partie du Songe,
échantillons très variés, allant depuis l'apologue jus-
qu'au ballet, avaient été sans doute mieux accueillis.
Ce n'est pas qu'il faille voir dans les Aventures d'un
Saumon et d'un Esturgeon ou dans les Amours de
Mars et de Venus ses premiers essais en fait d'apo-
4
50 LA lOXTAlXE.
logaes ou de contes. Bon nombre de ces petites
pièces étaient déjà dans son cabinet, soit terminées,
soit ébauchées. En tout cas, ces divers essais nous
le montrent se livrant à un exercice préparatoire
des plus uliles, celui du vers libre. Il s'en faut qu'il
apporte, à toucher les cordes inégales de cet instru-
ment délicat, la dextérité et la sûreté qu'il y déploiera
plus tard, mais l'insistance et la patience qu'il met
à éprouver sa valeur, au point de vue du r3'thrae
et des sonorités, à y tenter des eliets nouveaux,
comme un pianiste essayant des accords sur un cla-
vier, révèlent déjà un artiste supérieur. Néanmoins,
comme jusqu'alors il avait plus volontiers cultivé
l'alexandrin, c'est encore dans quelques grands vers
qu'il jette sa note la j)lus poétique, et la plus déli-
cieusement voluptueuse. Comment ne i)as se rap-
peler Ronsard consolant sur le bord de la Loire les
Muses délogées, lorsque nous entendons La Fon-
taine s'écrier, en les rencontrant, à son tour, dans
les jardins, ratisses et peuplés, de Vaux :
a Quoi! je vous trouve ici, mes divines maîtresses!
De vos monts écartés vous cessez d"élre hôtesses!
Pourquoi vous vétez-vous de robes éclatantes?
Muses, qu"avez-vous lait de ces jupes volantes
Avec quoi dans les bois, sans jamais vous lasser,
Parmi la cour de Faune, on vous voyait danser?
Un si grand cbaiig-ement a de quoi me confondre. »
Pas une des neuf Sœurs ne daigne me répondre.
Les Muses se taisaient comme le poète lui-même
lorsqu'il se reprochait, par moments, d'avoir sacrifié
l.A FONTAlNi; 1;T KOliQtET. SI
-, uno servitude bnllanlc la liberté de sa vie et de
'.on rêve. Chaque fois, remarquons-le, qu'il pensera
à la campagne, il aura cet accent, sincère et com-
,„„nicatif, de regret douloureux. Comment encore
„e pas sentir, dans un autre chapitre, sous 1 alfecta-
,ion d'une ironie badine, une amertume profonde
..t mal dissimulée? 11 s'agit d'Apollon, « vrai trésor
ae doctrine », berger, devin, architecte, chanteur,
médecin, mais qui, malgré tant de métiers, ou parce
qu'il a trop de métiers, « a peine à gagner sa v,e ».
Le dieu, savant et misérable, se résout, comme les
autres, à s'humilier devant Oronte (Fouquet). 11 sol-
licite « le même emploi qu'il eut autrefois chez
Admète ». •
11 est las des vains travaux,
Il se rit des beaux ouvrages,
11 veut par monts et par vaux,
Dans nos prés, sur nos rivages.
Garder les moutons de ^ aux,
Car ou y gagne gros gages....
V quelles conditions, hélas! Pauvre Apollon! « Il
a juré de ne plus faire de vers, que quand Oronte
^.luque, ;et Sylvie ,lada.e Foncée e^^^^
:;r;:gou;e;nera leurs troupeaux; il sera contr^^^^
leur de leurs bâtiments; U conduira la --^^^^^
pei
■intres, des statuaires, des sculpteurs ; il t .nsp.rera
,oi-mème, si ,„ <rn. pou,- plaire au i^^ros et a l l,cro,ne,
U Fontaine, et.je priai Lvcidas de ,ne -ener n de
lieux où je pusse voir encore d'autres merve.Ues.
5"J LA FONÏAIMi.
Sourire triste, à coup sûr, si doux et résigné qu'il
soit, et qui jette une lueur attendrissante sur l'âme
du poète, bien plus profonde qu'on ne le croit, qui
souffrit tant nous en donnerons d'autres preuves
de sa propre faiblesse, de cette faiblesse qu'il sentait
incurable et irrésistible et qui le condamnait, lui
aussi, à garder « les moutons de Vaux «.
De la même époque date ce joli poème dialogué
de Cbjmène, qui est resté, dans notre pays, avant
Alfred de Musset, la tentative la plus heureuse dei
fantaisie dramatique en dehors des règles classiques,!
tentative non comprise et qui ne fut pas suivie. La
scène est sur le Parnasse, un Parnasse français et
très moderne. Apollon s'y plaint de ne voir « presque
plus de bons vers sur l'amour ». C'est, d'ailleurs, un
dieu clairvoyant et sceptique qui ne se fait aucune
illusion sur la durée de sa puissance :
Kous vieillissons enfin, tout autant que nous sommes.
De dieux nés de la Fable, et forgés par les hommes.
Je prévois par mon art un temps où l'univers
Ke se souciera plus ni d'auteurs, ni de vers.
Où vos divinités périront, et la mienne.
Jouons de notre reste avant que ce temps vienne!
lît, pour jouer de ce reste, il prie les Muses de lui
dire ce qu'elles savent d'un certain Acante (La Fon-
tainej et d'une certaine Clymène i Madame X***),
beauté de province, mais fort agréable, un couple
d'amoureux qu'il a aperçu sur les bords de l'Hip-
pocrène. Quelques Muses chantent d'abord, en leur
honneur, chacune dans le ton qui lui sied. Melpo-
LA 1-0NTA1.M-: i:t FOLQUKT. 53
mène et Thalie font mieux : elles mettent les deux
personnages en scène, l'une jouant le rôle d'Acante,
l'autre celui de Clymène. Apollon, en homme du
métier, ne cesse pas de mêler, à tous ces exercices
littéraires, des observations critiques. C'est un pêle-
mêle de confidences personnelles, de théories poé-
liques, de fragments d'élégies, de narrations gail-
lardes, de digressions galantes qui devait sembler
s.ans queue ni tête aux d'Aubignac et à leur séquelle^
Pour nous, nous ne saurions nous empêcher de
penser à Shakespeare, en admirant, dans cette
hluette, une désinvolture et une vivacité de langage,
une fraîcheur d'images printanières, une souplesse
et une variété de tons qui devaient disparaître de
notre poésie pour longtemps, à ce Shakespeare, que
i.a Fontaine ne connut pas, mais qu'il alla rejoindre,
<e jour-là, dans un amour commun pour la fantaisie,
la vie et la nature. Au moment où le pédantisme de
lîoileau va succéder au pédantisme de Chapelain,
avec plus de talent et d'autorité, par malheur, pour
écraser l'imagination poétique, n'est-ce pas une sur-
prise et un ravissement d'entendre cet étourdi sans
importance, ce rimeur de billevesées, railler gaî-
ment, d'une voix fine et juste, tous ces maîtres d'école
et réclamer pour le poète toute sa liberté?
Il faut qno jo nio sois sans cloute expliqué mal;
(]ar vouloir qu'on imite aucun original
NVst mon but. ni ne doit non plus être le votre,
Hors ce qu'on fait passer d'une langue en une autre.
C'est un bélail servile et sot, à mon avis,
Que les imitateurs; on dirait les brebis
o'i I -V FOMAINE.
Qui n'osent s'avancer qu'en suivant la première
Et s'iraient sur ses pas jeter dans la rivière.
Il faudra deux siècles pour reti'ouver ce ton dans la
Dédicace de la Coupe et les Lèi'res, et dans la Lciirc
à Margot.Xin dehors de sa valeur poétique, Clymcne
est une note des plus curieuses pour la biographie
du poêle. Il s'y découvre, à plusieurs reprises, avec
une franchise amusante et il \ raconte quelques
aventures risquées dont la réalité ne saurait être
mise en doute, car on en retrouve le souvenir en
d'autres ouvrages. Sous le nom de Clymène a-t-il
groupé plusieurs dames honorées de ses galanteries ?
Faul-il y voir l'unique objet d'une passion assez
vive, la même i)ersonne à laquelle, sous le même
nom. il adressait, vers la même époque, des élégies
d'une profonde tendresse? On ne le saura jamais,
sans doute, car c'est justice a rendre, nous l'avons
vu, à ce galant homme; il fut aussi discret que chan-
geant :
Inégal à tel point
Que d'un moment à l'autre on ne le connaît point ;
Inégal en amour, en plaisir, en affaire :
Tantôt gai, tantôt ti'iste; un jour il désespère,
Un autre jour il croit que la chose ira bien ;
Pour vous en parler franc, nous n'y connaissons rien.
Le terme de « beauté de province » donne lieu de
penser qu'il s'agit d'une dame de Châleau-Thieny,
d'une veuve difficile à consoler, si l'on s'en rapporte
aux Élégies :
Hélas I je ne connais que l'amour d aujourd'hui ;
La jalousie y joint à présent son ennui.
LA iontaim: i:t FOIQUKT. 55
l'ii mal qui in'csl nouveau s'est ylissé dans mon âme
Clymène. un autre amani.
Même après son trépas, vit dans votre mémoire.
II y vivra long-temps ; vos pleurs me le font croire :
Un mort a dans la tombe emporté votre joie!
P«'ut-élre que le mort sut mieux aimer que moi?
J'envie un rival mort! M'ajoutera-t-oii foi,
Quand je dirai qu"ui\ mort est plus heureux que moi?
Quelquefois je vous dis : « C'est trop parler d'un mort ».
A peine on s'en est tu qu'on en reparle encor.
Je porte, dites-vous, malheur à ceux que j'aime....
Si nous ne nous trompons, il y a, dans ces élégies,
des accents simples et vrais d'une affection plus
grave que d'habitude et d'une souffrance qui n'est
point jouée.
On ne saurait donc voir dans Clymène la fameuse
Claudine, femme de Guillaume Colletet, que La Fon-
taine courtisait, vers ce temps, au vu et au su de tout
le monde, en buvant le vin du vieux mari, dans Fan-
cien jardin de Ronsard, au faubourg Saint-Marcel,
sur la table même, la table de pierre, autour de
laquelle avait festoyé la Pléiade. Presque tous les
jeunes poètes, convives de Colletet, en faisaient
autant. Claudine, ancienne servante, était non seule-
ment d'une beauté vive et provocante, elle passait
alors pour une dixième muse; on applaudissait ses
vers avec enthousiasme, La Fontaine surtout. Mais,
(Colletet étant mort en 1659, la muse se tut tout à
coup, et obstinément. On s'aperçut que ses vers
étaient faits par son mari. Le brave défunt avait
même poussé l'allention jusqu'à préparer une der-
56 LA FOMAlNi:.
nière poésie, à dire après sa mort, par laquelle sa
moitié inconsolable déclarait renoncer à la poésie.
Les yeux de La Fontaine, dessillés, ne trouvèrent
plus en Claudine qu'une ignorante et qu'une sotte.
Il en fut très dépité, s'en vengea par une épigramme
un peu méchante pour lui et qui laisse supposer
quelque autre rancune, avouant, de la meilleure
grâce, à ses amis, pourquoi il avait été dupe! « Cela
vous est-il nouveau? Et d'où venez-vous de vous
étonner ainsi? Savez-vous pas bien que pour peu
que j'aime, je ne vois dans les défauts d'une personne
non plus qu'une taupe qui aurait cent pieds de terre
sur elle. Si vous ne vous en êtes pas aperçu, vous
êtes cent fois plus taupe que moi. Dès que j'ai un
grain d'amour, je ne manque pas d'y mêler tout ce
qu'il y a d'encens dans mon magasin; cela fait le
meilleur effet du monde; je dis des sottises en vers
et en prose, et serais fâché d'en avoir dit une qui ne
fût pas solennelle. Ce qu'il y a, c'est que l'incon-
stance remet les choses en leur ordre. »
Tandis que le poète rimait, à loisir, CI y mène eA
le Songe^ l'orage s'amoncelait rapidement au-dessus
de cette superbe résidence de Vaux où il se croyait
abrité. Le surintendant, depuis quelque temps déjà
signalé à la méfiance du jeune Louis XIV jDar ses
audacieuses entreprises auprès de Mlle de la Val-
lière autant que par ses irrégularités financières, fut
arrêté à Nantes, le 5 septembre 1661. Il venait de
quitter Vaux, où il avait reçu le roi, quelques jours
auparavant, avec une magnificence insolente qui
%
LA FONT.VINi: KT FOLQUET. :.7
avait hùté sa disgrâce. La Fontaine venait d'envoyer
à son ami Maucroix, en mission à Rome, une des-
cription enthousiaste de ces fêtes, lorsqu'il dut
joindre, en post-scriptum à sa longue lettre, ce
billet laconique et troublé : « Je ne puis te rien dire
de ce que tu m'as écrit sur mes affaires, mon cher
ami; elles ne me touchent pas tant que le malheur
qui vient d'arriver au surintendant. Il est arrêté, et
le roi est violent contre lui au point qu'il dit avoir
entre les mains des pièces qui le feront pendre....
Ah! s'il le fait, il sera autrement cruel que ses enne-
mis, d'autant qu'il n'a pas, comme eux, intérêt d'être
injuste.... Adieu, mon cher ami; t'en dirais beaucoup
davantage si j'avais l'esprit tranquille présente-
ment » Le désordre de l'écriture, l'omission d'un
mot attestent la hâte avec laquelle le billet fut écrit.
La douleur n'y est ni jouée ni surfaite. Cette cata-
strophe, en frappant le poète en plein cœur, lui révéla
à lui-même ce qu'il y avait en lui, au milieu de toutes
ses faiblesses, de force affective, de générosité fon-
ci^'e et d'énergie possible.
Tandis que, sous le coup de cette tempête im-
])révue, devant celte affirmation violente d'une auto-
rité absolue, tous les anciens protégés de Fouquet,
comme tous les courtisans, se taisaient, en baissant
la tête, pour échapper au sort de Pellisson jeté à la
Bastille, La Fontaine, à peine connu, sans -fortune
et sans avenir, n'hésita pas à jeter un appel retentis-
sant de clémence vers ce jeune roi impérieux et
redoutable :
53 LA FONTAINE.
Remplissez l'air de cris dans vos grottes profondes.
Pleurez, rs'vmphes de Vaux, faites croître vos ondes.
Si le long de vos bords Louis porte ses pas.
Tâchez de l'adoucir, fléchissez son courage :
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage :
Du titre de clément rendez-le ambitieux :
C'est par là que les rois sont semblables aux dieux.
Du magnanime Henri, qu'il contemple la vie;
Dès qu'il put se venger, il en perdit l'envie.
Oronte (Fouquet) est, à présent, un objet de clémence;
S'il a cru les conseils d'une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux,
Et c'est être innocent que d'être inalhenreux.
Ce dernier vers, un des plus noblement humains
qui aient jamais jailli du cœur d'un grand poète,
résonna bientôt sur toutes les bouches. La pièce eut
un retentissement considérable. Un an après, l'in-
terminable procès du surintendant touchant à son
terme, le poète revint à la charge; il s'adressa, celle
fois, directement au roi :
Va-t'en punir l'Drgueil du Tibre;
Qu'il te souvienne que ses lois
K'ont jamais rien laissé de libre
Que le courage des Gaulois ;
Mais parmi nous sois débonnaire :
A cet empire si sévère
Tu ne te peux accoutumer.
Et ce serait trop te contraindre.
Les étrangers te doivent craindre,
Tes sujets te veulent aimer.
Si respectueuse qu'en fut la forme, celte fermelé
de langage n'était pas pour plaire à Louis XIV et à
Colbert, qui s'en souvinrent toujours ; mais elle ren-
contra un écho puissant dans l'opinion [)ublique, et
L.V lOMAlNi: in FOIQUKT. 5Î>
plus tard Tauteur put, sans vanité, se rendre justice
à lui-niême :
J'acrouluinai chacun à plaindre ses niallieurs....
Fouquet, condamné à mort, vit sa peine commuée
on une détention j)erpétuelle. Plusieurs de ses amis
'lurent fraj)|)és avec lui, entre autres son substitut,
.lannart, l'oncle de La Fontaine, qui fut exilé à
Limoges. La Fontaine suivit Jannart et })artagea son
sort. Fut-ce uniquement par reconnaissance et par
affection? Ou bien l'ordre royal s'adressait-il aux
deux à la fois? Toujours est-il que le voyage se fit
entre deux exempts et qu'il fut l'occasion de ce&
délicieuses lettres à Mme de La Fontaine, dont nous
avons déjà parlé. C'est là qu'il se montre spirituel
et vif autant que pas un de ses contemporains, bien
plus original que Chajielle et Bachaumont dans leur
trop célèbre lettre, bien plus sensible surtout et plus
ouvert à toutes les clioses de la nature, de la vie, de
1 arl, avec une franchise, une diversité, une couleur
de langage particulières et uniques. Et quelle aver-
sion, sincère et simple, pour les jérémiades égoïstes,
les sensibleries inutiles, quelle exquise et douce laçon
de prendre les choses les plus fâcheuses sans as-
sourdir les gens de ses plaintes! Oh! les âmes char-
mantes que ces nobles âmes ! On dirait qu'ils s'em-
barquent pour un voyage d'agrément :
« Nous partîmes de Paris le 2.) du courant, après
que ^L Jannart eut reçu les condoléances de quan-
tité de personnes de condition et de ses amis —
♦50 LA FONTAINE.
Enfin, ce n'était chez nous que processions de gens
abattus et tombés des nues. Avec tout cela, je ne
pleurai point, ce qui me fait croire que j'acquerrai
une grande réputation de constance dans cette affaire.
La fantaisie de voyager m'était entrée auparavant
dans l'esprit, comme si j'eusse eu des pressentiments
de l'ordre du roi. Il y avait plus de quinze jours que
je ne parlais d'autre chose que d'aller tantôt à Saint-
Cloud, tantôt à Charonne, et j'étais honteux d'avoir
tant vécu, sans rien voir. Cela ne me sera plus re-
proché, grâce à Dieu! »
Et c'est sur ce ton dégagé, parfois d'une ironie
alerte et fine, j)arfois d'une naïveté attendrie, que
continue toute cette relation entremêlée de réflexions
sur les gens et sur les choses d'un accent presque
moderne. Il y a là toute une série d'impressions de
nature et d'art, comme on dit aujourd'hui, qui témoi-
gnent d'une liberté de jugement, alors assez rare,
chez ce casanier dont ce fut la seule sortie hors de
Paris, Ciiâteau-Thierry, Reims et leur banlieue. Son
ardent amour pour la nature, sa simplicité et sa
sincérité suffisent, sur tous les ])oints, à l'éclairer
beaucoup mieux que toutes les cultures scolaires ou
techniques. Dès Meudon, il ]>rend parti pour les
jardins libres contre les jardins réguliers, à dessins
géométriques, avec des arbres taillés et façonnés en
pièces d'échecs, il se déclare pour les bois sauvages
contre le ])arc de Vaux :
Vive la magnificence
Qui ne coûte qu'à planter!
LA iomaim: i:t iouqukt. Gl
A Montlhéry, il se moque des savantasses qui se
ehamaillent sur l'origine du mot : « C'est Montleliérv
(|uand le vers est trop court, et Montlhéry quand il
est trop long «. Au château de Blois déjà mutilé par
Gaston d'Orléans, qui a cru l'embellir, il ne s'ex-
tasie que devant les parties anciennes : « Ces trois
pièces ailes) ne font, Dieu merci, nulle symétrie et
n'ont rapport ni convenance l'une avec l'autre ».
Nulle symétrie! Entendez-vous, messieurs Levau et
Le Brun, vous qu'il vient de quitter et qui l'avez
si fort endoctriné, à Vaux, lorsqu'il y préparait le
^ialogue du Songe? Nulle symétrie! Quel hérétique!
Et ce qu'il admire le plus, c'est l'aile de François I*^'",
« parce qu'il y a force petites galeries, petits bal-
cons, petits ornements sans régularité et sans
ordre; cela fait quelque chose de grand qui ])laît ».
\ oilà bien, n est-ce pas ? le Gaulois obstiné qui dévore
en sourdine Rabelais et Marot, La Sale et Jean de
Meung. tandis que tout son entourage ne remonte
guère au delà de Malherbe, le Français de vieille
roche, à qui l'on n'en fait point accroire.
Dans le château d'Amboise, ce qu'il demande à
voir, avant tout, c'est le cachot où Fouquct a été
enfermé; mais le soldat qui lui servait de guide
n'avait pas la clef : « Je fus longtemps à considérer
la porte et me fis conter la manière dont le prison-
nier était gardé.... Sans la nuit, on n'eût jamais pu
m'arracher de cet endroit. » A Port-de-Piles, il
veut visiter le château de Piiclielieu : « Je n'avais
garde de manquer de l'aller voir : les Allemands se
ii2 LA FUNTAINK.
Uétournent bien pour cela de [)lusieurs journées. »
Il paraît que si les visiteurs allemands de nos monu-
ments étaient déjà nombreux, en revancbe, au dire
du concierge, ils n'étaient pas généreux. Les deux
statues de Michel-Ange, les Captifs (aujourd'hui au
Musée du Louvre le surprennent et l'arrêtent : « Il
Y a un endroit qui n'est quasi qu'ébauché, soit que
la mort, ne pouvant souifrir l'accomplissement d'un
ouvrage qui devait être immortel, ait arrêté Michel-
Ange en cet endroit-là, soit que ce grand person-
nage l'ait fait à dessein, et afin que la postérité
reconnût que personne n'est capable de toucher une
figure après lui. De quelque façon que cela soit, je
n'en estime que davantage ces deux captifs, et je
liens que l'ouvrier lire autant de gloire de ce qui
leur manque que de ce qu'il leur a donné de plus
accompli. » Voilà, on l'avouera, une façon de sentir
*tl de juger qui est bien particulière et bien person-
nelle, et fort en avance sur les idées reçues. La
réflexion par laquelle il termine sa visite dans les
appartements n'est pas celle non plus d'un homme
à qui les splendeurs de Vaux auraient tourné la tête.
(c II y a tant d'or qu'à la fin je m'en ennuyais ! » Et
il se hâte de revenir au grand air, et de gagner « une
fort longue pelouse, et ensuite quelques allées pro-
fondes, couvertes, agréables », où, à midi même, on
entrevoit seulement les choses.
Cuniine nu soir, quitiid la nuit arrive en un séjour
Où lorsqu il n'est plus nuit il nest pas encor jour.
CHAPITRE III
L'AGE MLK
(1003-1(387)
La chute de Fouquct, qui troubla si violemment
sa quiétude, ne fut pas, en définitive, pour le poète,
un événement fâcheux. Qui sait combien de temps
encore sa timidité ou sa nonchalance l'eussent laisse
attaché à des besognes de commande, longues et
obscures, sans qu'il se résolût à affronter la publi-
cité? Sans doute, avec ses nouvelles habitudes prises
de bien-être et de repos, de galanteries et de dis-
tractions mondaines, il était, nu)ins que jamais,
homme à chercher l'indépendance dans un effort
personnel. 11 devait rester toujours mineur, mais sa
tutelle passa de suite en meilleures mains. Désormais
«e sont les femmes les plus distinguées et les plus
aimables de la société qui vont le prendre sous leur
protection, comme un grand enfant à qui il en faut
LA FONTAINE.
beaucou[) passer, jusqu'à ce que la plus intelligente
et la plus délicate d'entre elles, Mme de la Sablière,
vers 1672, lorsqu'il eut plus d'âge et plus de gloire
et qu'il fut moins compromettant, lui assura, chez
elle, jusqu'à son extrême vieillesse, le vivre et le
couvert. La Providence, représentée par des femmes,
s'exerce d'une façon plus délicate et moins pesante.
Qu'il allât chercher des encouragements affectueux,
de bienveillants conseils, d'aimables réprimandes
aussi, dont il tenait peu de compte, bien qu'il les
reçût de bon cœur, chez la duchesse de Bouillon, chez
la duchesse douairière d'Orléans, ou chez madame
de la Sablière, il n'en restait pas moins libre de ses
actions et de ses rêves, et pouvait donner à ses amis
et à ses confrères plus de temps qu'autrefois. La
période de vingt années qui s'écoule entre la perte
du surintendant et l'entrée à l'Académie fut pour le
poêle expert et mûri celle d'un labeur incessant et
glorieux, malgré des apparences de paresse qu'il
se plut toujours à garder, comme des garanties de
sa liberté. Le monde, facile à tromper, s'y pouvait
d'autant plus méprendre qu'avec ses habitudes pro-
vinciales, ayant l'horreur du renfermé, allant et
venant sans cesse, soit à pied, soit à cheval, le pro-
meneur infatigable composait surtout en plein air,
travaillant sur nature, et prenant, comme l'ami
Mathurin, ses vers à la pipée.
L'exil de Limoges n'avait pas été de longue durée.
Dès 1664, nous retrouvons La Fontaine partageant
son temps entre Paris et Château-Thierry, où l'at-
I
L agi: m lu. G5
liie, i)lus que sa femme, la dame du château, Marie-
Anne Mancini, duchesse de Bouillon,
La iiKTo des Amours et la reine des Grâces.
Celte dernière venue des nièces de Mazarin, non
moins séduisante, non moins délurée que ses sœurs,
n'était pas encore la folle et dévergondée qu'elle
devint, quinze ou vingt ans après, lorsqu'on la dut
clôturer de temps à autre, à Montreuil ou à Poissy,
ou la reléguer à Xérac. La petite Italienne élait alors
toute jeunette (quinze ans à peine) et toute fraîche-
ment mariée. Son mari venait de partir en guerre et
lui avait assigné Chàteau-Thierrv comme une rési-
dence moins dangereuse que la cour. Il est probable
({ue La Fontaine l'avait déjà rencontrée chez Fou-
quet avant son mariage, mais c'est alors qu'il la put
voir plus fréquemment et c{u'il eut l'occasion de
goûter son intelligence et d'éprouver sa bienveil-
lance.
11 goûta aussi sa beauté, et ne manqua pas d'en
être éjiris, non seulement en vers, comme c'était de
règle, mais quelque peu en prose, et il contracta dès
lors pour elle une ferveur d'admiration vive et tendre
qui ne se démentit jamais :
Vous excellez en mille choses ;
Vous perlez eu tous lieux la joie et les plaisirs :
Allez eu des climats iueomms aux Zéphirs,
Les champs se vêtiront de roses, r
C'est ainsi qu'il lui parlera encore dans vingt-cinq
ans, lorsqu'elle ira rejoindre sa sœur en Angleterre,
♦ib LA FOMAINE.
et, d'ici là, le ton restera toujours le même, familiè-
rement respectueux et affectueusement admiratif.
làrange et heureux contraste avec le ton grossier
que prendra bientôt avec elle, ce polisson de Ghau-
lieu, dans une correspondance singulièrement libre,
où Ton saisit bien la différence des esprits et des
cœurs entre les deux épicuriens. Rien n'autorise
d'ailleurs à supposer qu'entre la petite mariée, grande
dame, et le quadragénaire, humble bourgeois, il }' ait
eu d'autres rapports que ceux d'une très vive sym-
pathie, et qui devint profonde, par suite d'un goût
commun ])our les mêmes plaisirs intellectuels, d'une
même horreur pour l'ennui, d'une même indulgence
pour les entraînements de la passion et les faiblesses
de la galanterie. La Fontaine nous fait honnêtement
sa déclaration; nous n'avons aucune raison de sus-
pecter sa franchise :
Peut-on s'ennuyer en des lieux
Honorés par les pas, éclairés par les yeux
D'une aimable et vive princesse,
A pied blanc et mignon, à brune et longue tresse?
Nez troussé, c'est un charme encor selon mon sens ,
C'en est même un des plus puissants.
Pour moi le temps d'aimer est passé, je lavoue;
Je mérite qu'on me loue
De ce libre et sincère aveu,
Dont pourtant le public se souciera très peu.
Que j'aime ou n'aime pas, c'est pour lui même chose;
Mais s'il arrive que mon cœur
Retourne à l'avenir dans sa première erreur,
Nez aquilins et longs n'en seront pas la cause.
Le dernier vers était pour Mme de La Fontaine,
dont le nez ressemblait à celui de son mari.
1
l'aC.K Ml^Il- **'
Ouoi qu'il en soit, d.s lors La Fontaine devint un
des^amiliers de la maison de Bouillon, tant à Pans
qu'à Château-Thierry, et cette fréquentation d'un
rercle assez libre où l'on ne se gênait point pour
Ironder Louis XIV et Versailles ne put que l'entre-
tenir dans ses goûts d'observation indépendante. Le
salon des Bouillons resta l'un de ceux aussi où l'on
.e piqua, durant toute la fm du siècle, d'indépendance
littéraire autant que d'indépendance morale, vis-a-vis
du classicisme officiel et de la dévotion officielle.
L'onposition n'v fut pas toujours heureuse, car c est
la qu'on soutînt Pradon contre Racine, et il y régnait
même un certain goût arriéré pour les prolixités filan-
dreuses des romans sentimentaux, qui encouragea
La Fontaine à entreprendre bientôt l'interminable
paraphrase de Psyché^ C'est dans ce même salon
qu'il dut plus tard accorder péniblement sa lyre pour
célébrer en deux chants la guérison de l'aimable
princesse par le Quinquina. C'étaient là les menues
charges d'une enviable intimité dans une maison
aimable où il se plaisait, et il ne songeait pas a s en
plaindre. L'effort lui coûtait peu lorsqu'il fallait faire
plaisir à ceux qu'il aimait; il s'astreignait facile-
ment, alors, aux besognes les plus contraires à son
tempérament. C'est ainsi que nous le verrons toute
sa vie, pour la plus grande joie de Pierre et de Paul,
pour ses parents, pour ses patrons, pour ses amis,
gaspiller son temps et émietter son génie, avec une
mansuétude et une générosité incomparables. Ce
sera, pour Loménie de Brienne, Arnauld et les soi.-
08 LA foniaim:.
talres Je Port-lloyal, d'abord le Recueil de poésies
chrétiennes, puis le Poème de Saint-Malc; pour Pin-
trel, une traduction des vers cités par Sénèque;
pour Maucroix, une pul>licalion collective de leurs
poésies. Chaque fois qu'un ami demande son nom
pour faire passer sa marchandise, il le donne, tant
il y tient peu, tant il fait |)elit compte de sa person-
nalité !
L'autre protectrice , Marguerite de Lorraine ,
duchesse douairière d'Orléans, avait plus d'âge et
plus de tenue. Après la mort de Gaston, son mari,
elle continuait d'habiter le palais du Luxembourg,
qu'elle partageait, ainsi que le jardin, non sans tirail-
lements et querelles, avec son impérieuse belle-fiUe,
Mlle de Montpensier. La maison était égayée par ses
trois filles, Mlles d'Orléans, d'Alençon, de Valois,
et l'on y voyait aimable compagnie. C'est dans ce
salon qu'apparut un jour une certaine Mlle Pous-
say, dont la beauté provocante avait fait une telle
sensation à Versailles, que Mme de Montespan l'avait
fait éloigner de suite. La Fontaine, en extase, ne man-
qua pas de lui faire un brin de cour. Mme d'Orléans
donna au poète le titre officiel de « son gentilhomme
servant », qu'il tint à honneur de conserver même
après la mort de sa protectrice.
Ces milieux mondains, bons pour l'observation,
mais favorables à la paresse, n'eussent peut-être
réussi à faire de La Fontaine qu'un admirable poète
de salon, un Voiture ou un Chaulieu supérieurs, si,
à la même éj)oque, il ne s'était trouvé, par le fait
L agi: Mun. l\>
iiiùme de sa liberté, plus étroitement mêlé à la vie
active de ses amis littéraires, plus résolus et plus
* ambitieux. C'est de 1661 à 1664 que se réunit le plus
régulièrement, soit au cabaret, soit dans la chambre
de Boileau, rue du Colombier, ce joyeux cénacle
composé de Molière, La Fontaine, Chapelle, Fure-
tière, les vétérans, Boileau et Fvacine, les nouveaux,
(pii, sans titre et sans programme, prit sur notre
littérature une inlluence rapide et décisive.
La rupture entre Molière et Racine, en 1664, à
propos d'Alexandre, devait interrompre la régularité
de ces réunions, mais, dès lors, cette mise en com-
mun de leurs idées, dans l'ardeur et la franchise de
la jeunesse, avait porté ses meilleurs fruits et assuré
la direction resjiective de leurs talents. La Fontaine,
d'ailleurs, voulut rester neutre dans une querelle dont
les deux champions lui tenaient également au cœur ;
il demeura l'ami de Molière et de Racine, et, si ses
rapports avec Boileau se relâchèrent et se refroi-
dirent peu à peu, sans d'ailleurs se rompre, on en
trouve une raison naturelle et suffisante en des dif-
férences déjà sensibles de tempérament, d'humeurs,
d'habitudes, de relations, qui ne firent que s'accen-
tuer avec l'âge. D'a})rès les échos qui nous en sont
arrivés, il est facile de voir que dans ces réunions
bruyantes, par sa modestie et ses distractions, La Fon-
taine, timide et débonnaire, prêtait volontiers à rire
au jeune satirique, alors fort gai, taquin, mordant,
et déjà dogmatisant, régentant, légiférant. Après
s'être moqué de ral)sent qu'on abhorrait, Cha|)elain.
/O LA FONTAINE.
on se moquait du présent, qu'on aimait, ce bon vieux
provincial étourdi et galantin. C'est à l'un des sou-
pers où la bande s'en donnait à cœur joie et où l'on
avait poussé auprès du Champenois la plaisanterie
un peu loin que Molière, agacé, se tourna vers Des-
coteaux, le joueur de iiùte, et lui dit tout bas : « Xos
beaux esprits ont beau se trémousser, ils ne par-
viendront pas à effacer le bonhomme ».
Le bonhomme, en efi'et, aussi indifférent que Cha-
pelle aux joies de la publicité, semblait devoir toujours
rester le bonhomme. Il avait quarante-trois ans, et il
en était encore à sa publication d'amateur, cette tra-
duction de V Eunuque, oubliée depuis dix ans dans la
boutique de rimj)rimeur, tandis que ses compagnons
s'élançaient rapidement à l'assaut de la renommée.
Molière produisait chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre,
Y Ecole des Femmes en 1662, la Critique de l'Ecole et
V Impromptu de Versailles en 1663, l'année d'après,
le Mariage Forcé, la Princesse d'Élide^ Don Juan,
qu'allaient bientôt suivre V Amour médecin et le Misan-
thrope. Racine avait, en 1664, débuté parla Thébaïdv,
préparait Alexandre et \n^(^\\d\\. Andromaque . Boileau
s'était déjà fait connaître par les Embarras de Paris,
Y Adieu à la Satire, les Satires adressées à Molière et
à La Mothe-Levayer dont tous les lettrés savaient par
cœur les vers les plus méchants. Nul doute qu'on
ne fit honte, souvent, dans le tète-à-tète, à l'aîné, au
retardataire, de sa nonchalance et de son indiffé-
rence, et Boileau, probablement, le premier, lui qui,
avant tout, songeait à l'avenir des lettres et ne vou-
L agi: mur. 71
Jiiit pas de force perdue. C'est, en effet, le nom de
Boileau qui s'attache à la pi'emière puldication de
La Fontaine, la Joconde, en 1(564; ce fut lui, on doit
le croire, qui eut le mérite d'en hâter l'impression,
puisque ce fut lui qui s'en lit le défenseur.
Il fallut toutefois une circonstance extérieure
pour déterminer La Fontaine à cet effort. En 1668,
parmi les œuvres posthumes d'un sieur Bouillon,
ancien secrétaire de Gaston, on avait publié une
traduction en vers de l'épisode de Joconde dans le
Roland furieux. Ce travail fut naturellement passé
au crible et dans le salon du Luxembourg que
Bouillon avait fréquenté, et dans le cénacle de la rue
du Colombier, où toute nouveauté poétique était
soigneusement épluchée. La Fontaine ne cacha pas
qu'il trouvait le conte « fort mal bâti », et, se mettant
à la besogne, il montra comment il fallait s'y pren-
dre. La pièce courut en manuscrit. Bouillon eut ses
partisans, La Fontaine les siens. Ce fut la querelle
du Conte de Joconde après la querelle du Sonnet
d'TJranie. Des paris s'engagèrent, quelques-uns im-
portants; le chevalier de Saint-Gilles, champion de
Bouillon, paria 500 pistoles contre La Mothe-Levayer,
tenant de La Fontaine. C'est à Molière, comme à la
plus haute autorité, qu'on demanda la sentence. Le
juge, ami des deux adversaires, se récusa. Est-ce à
Boileau qu'on s'en rapporta? Xous l'ignorons. En
tout cas, mis en cause ou non, Boileau n'hésita j)as
à s'engagera fond; il j)rit résolument |)arli pour J-^a
Fontaine dans une lettre à Le Vayer, qui ne fut
72 LA lONTAl.NL.
publiée que plus tard, mais qui, dès lors, dans le
inonde lettré, termina le débat.
Nous avons aujourd'hui quelque peine à com-
prendre, en lisant le misérable rapetassage de
Bouillon, que la querelle ait pu s'élever; cela prouve
combien, en tout temps, le goût des salons est
incertain et conventionnel, s'il n'est dirigé par
quelque esprit compétent et indépendant. La disser-
tation de Boileau reste, d'ailleurs, pour l'analyse de
son goût, autant que pour l'appréciation de son rôle
dans notre littérature, un document intéressant. Si
Despréaux y déploie déjà cette perspicacité de juge-
ment et cette netteté de critique qui devaient donner
à ses décisions une si redoutable autorité dans les
questions de style et de grammaire, il y trahit aussi
celte petitesse de vues et cette froideur de sentiment
qui l'emprisonneront dans l'admiration étroite de
quelques modèles antiques et lui interdiront l'intel-
ligence des littératures étrangères, lorsqu'il n'y
retrouvera ni les idées, ni le goût de son temps et
de son monde. Rien de plus juste que la défense des
libertés dont usait La Fontaine : « Il a pris, à la
vérité, son sujet d'Arioste; mais en même temps il
s'est rendu maître de sa matière : ce n'est point une
copie qu'il ait tirée un trait après l'autre sur l'ori-
ginal, c'est un original qu'il a formé sur l'idée que
l'Ariostelui a fournie. C'est ainsi que Virgile a imité
Homère, Térence Ménandre, et le Tasse Virgile. Au
contraire, on peut dire de M. Bouillon que c'est un
valet timide qui n'oserait faire un pas sans le congé
L A(;i. ML r.
de i^on maître. » Mais, ensuite, il va trop loin. Vou-
lant prouver que la nouvelle est « plus agréablement
contée que celle d'Arioste », il croit le faire, d'après
les règles, en taxant de grossièretés ou de mala-
dresses tous les traits italiens, tout ce qui donne à
la poésie de l'Arioste sa couleur et son caractère. Ne
pouvait-il se contenter de dire que La Fontaine avait
conté' à la française, délicieusement, au goût du jour?
c'eût été plus vrai. Le poète ne prétendait pas à
mieux et n'aimait pas qu'on le comparât avec des
modèles dont il sentait, mieux que personne, les dif-
férences et la supériorité. Peut-être, dès ce jour-là,
raurmura-t-il à l'oreille de son trop chaud défenseur
ce qu'il écrira plus tard en tête de Psyché : « Il
serait long, et même inutile, d'examiner les endroits
où j'ai quitté mon original, et pourquoi je l'ai quitté.
Ce n'est pas à force de raisonnement qu'on fait
entrer le plaisir dans l'àrae de ceux qui lisent — Pour
l)icn faire, il faut considérer mon ouvrage sans rela-
tion avec ce qu'a fait Apulée, et ce qu'a fait Apulée
sans relation à mon livre, et là-dessus s'abandonner^
à son goût. » Le bruit soulevé par la querelle appe-
lait la publicité. La Fontaine se décida à donner le
manuscrit à Barbin et, pour faire un petit volume,
UJtJf joignit à Jocnndr huit autres'contes tirés de Boccace,
d'Athénée, quelques fabliaux, une ballade des Arrét.^
d'Amour, un fragment du Sow^c de Vaux, les Amours
de Mars et Venus. Il vidait son portefeuille, mais
avec quelles appréhensions! L'ouvrage parut sous
le titre de Nou^'e/les en vers tirées de l'Arioste et de
74 LA FONTAINE.
Boccace^ sans signature, avec ses seules initiales et
une préface craintive : « Les nouvelles en vers dont
ce livre fait part au public, quoique d'un style bien
différent, sont toutefois d'une même main. L'auteur
a voulu éprouver lequel caractère est le plus propre
pour rimer des contes : il a cru que les vers irrégu-
liers ayant un air qui tient beaucoup de la prose, cette
manière pourrait sembler la plus iiaturelle et par
conséquent la meilleure. D'autre part, aussi, le vieux
langage, pour les choses de cette nature, a des grâces
que celui de notre siècle n'a pas L'auteur a donc
tenté ces deux voies, sans être certain laquelle est
la bonne. C'est au lecteur à se déterminer là-des-
sus— En cela, comme en d'autres choses, Térence
lui doit servir de modèle. Ce poète n'écrivait pas
pour se satisfaire seulement, ou pour satisfaire un
l)etit nombre de gens choisis , il avait pour but
populo ut placèrent quas fecisset fabulas. » S'en tenir,
en toute chose, pour la composition et pour le style,
à la nature et à la vérité, prendre ses moyens
d'expressions partout où on les peut trouver, dans
le vieux langage comme dans le parler populaire,
vouloir être intelligible et agréable non seulement
aux lettrés, mais encore aux illettrés, aux femmes,
aux enfants, au peuple : telle se formule naïvement,
mais nettement, l'esthétique spontanée de La Fon-
taine. On sent combien, dans sa simplicité, cette
théoi'ie est supérieure à celle des grands esprits
dogmatiques qui l'entouraient, puisque, tout en pre-
nant, comme eux, l'antiquité pour conseillère, il
L ACE MUK. /5
refuse iiéaiiiuoins d'en faire sa maîtresse unique,
<-t qu'en marchant sur le terrain solide de la réalité,
Il reprend pour son compte, non seulement la tra-
<lition nationale de laPienaissance, mais encore celle
<hi Moyen Age. ^^ />/»•«/ //if.
L'opuscule eut un succès énorme. Il fallut, presque^
immédiatement, faire un nouveau tirage. Le poète
était mis en goût, il mordait au fruit savoureux de
Ja renommée. 11 signa la s conde édition et, dès
Tannée suivante, lança une autre poignée de seize
contes le second livre), presque tous tirés de Boc-
cace et de style divers, en général fort libres, surtout
les derniers, V Ermite et Mazct de Lampovccchio.
S'il y eut nombre de lecteurs pour applaudir, il y
en eut beaucoup aussi pour crier au scandale ! Dans
l'entourage même du poète, il s'était trouvé déjà
plus d'un ami scrupuleux et sévère pour lui faire
quelques remontrances. Le conteur avait été forcé
de se défendre : il l'avait fait dans les réimpressions
de 16(35 et de 1606, avec cette mine étonnée et con-
trite qui lui réussissait si bien dans la vie courante
et qui devait lui servir cette fois à couler en douceur
au public affriandé, mais désireux de rassurer sa
conscience, d'assez jolis paradoxes. Ce sont ceux par
lesquels, de tout temps, se sont prétendu couvrir les
éditeurs de grivoiseries et d'obscénités : on ne les a
jamais présentés d'une manière si mielleuse et, en
fait, si effrontée : « On me peut faire deux princi-
])ales objections : l'une que ce livre est licencieux;
l'autre qu'il n'épargne pas assez le beau sexe, (^uant
7G LA FOMAINL.
à la première, je dis hardiment que la nature du
conte le voulait ainsi, étant une loi indispensable,
selon Horace, ou plutôt selon la raison et le sens
commun, de se conformer aux choses dont on
écrit Oui voudrait réduire Boccace à la même
pudeur que Virgile ne ferait assurément rien qui
vaille, et pécherait contre les lois de la bienséance,
en prenant à tâche de les observer.... » Cette défini-
tion inattendue de la bienséance est vraiment réjouis-
sante : il est probable que le ])on apôtre en riait
sous cape le premier. « S'il y a quelque chose dans
nos écrits qui puisse faire impression sur les âmes,
ce n'est nullement la gaieté de ses contes : elle passe
légèrement; je craindrais plutôt une douce mélan-
colie, où les romans les plus chastes et les plus
modestes sont très capables de nous plonger, et qui
est une grande préparation à l'amour «. Pour un
peu, il nous ferait entendre que la lecture des Corde-
licrs de Catalogue et du Calendrier des J'ieillards est
une préparation à la vertu !f tViltkiuwA A^î )
La subtile candeur de ces ingénieux raisonne-
ments n'avait pas, ce semble, absolument converti
ceux d'entre ses amis qui désiraient lui voir faire un
plus noble emploi de l'admirable talent qu'il venait
de révéler. Pour coui)er court à des observations
qui l'irritaient, il déclara, en pul)liant la seconde
série, que c'était la fin : « Voici les derniers ou-
vrages de cette nature qui partiront des mains de
l'auteur, et par conséquent la dernière occasion de
justifier ses hardiesses ». Serment d'ivrogne, demi-
L A G 15 M un. //
sincère, demi-hypocrite, et qu'il renouvellera com-
bien de lois! Qui a bu, boira; qui a rimé, rimera;
({ui a conté, contera. Le besoin de se redire à nou-
veau, de dire aux autres, à sa façon, toutes les
joveusetés qui l'avaient tant amusé, depuis son ado-
lescence, dans le DrcanicroJi, VlIeptamcro?i, les Cent
Nouvelles nouvelles^ etc., faisait dès lors partie de
son existence. Et, s'il se trouvait, autour de lui,
quelques censeurs moroses pour l'en détourner,
combien d'applaudisseurs, en plus grand nombre,
pour l'y encourager, ne fussent que ses belles
amies, Mme de Bouillon, qui avait appris à lire dans
Boccace, Mme de Sévigné, et tant d'autres, et tout
!e demi-monde, Xinon de Lenclos, la Champmeslé,
moins bégueules encore!
En tout cas, le succès des contes n'était pas pour
assurer à l'auteur la bienveillance du monde officiel,
ni pour lui aplanir le chemin de la cour, dont
ses relations llagrantes avec tous les anciens amis
de Fouquet et avec la maison de Bouillon l'avaient
jusqu'alors éloigné. Colbert, qui avait toujours sur
le cœur ÏJ^/rgic aux NynipJtes de Vaux, lui adressa,
le 7 août 1GG(), une verte semonce, par voie admi-
nistrative, sur sa façon de régir les biens domaniaux,
comme maître des eaux et forets. On ne sait ce que
répondit le fonctionnaire, mais le poète ne perdit
pas de tehips; il travailla avec une activité surpre-
nante pour remettre au point des œuvres d'un autre
genre, commencées sans doute aussi depuis quelques
années, et qui allaient montrer à ses détracteurs
7» LA l-ONTAlNi:.
OU à ses envieux une face imprévue de son talent-
Le 31 mars 1668, il parait donc le coup qui jiouvait,
à tout moment, lui tomber d'en haut, en publiant
les six premiers livres des Fables avec dédicace à
Mgr le Dauphin. Gomme d'habitude, le poète annon-
çait sa nouvelle œuvre d'un ton modeste, d'autant
plus modeste que Patru, aristarque infaillible, avait
désapprouvé son dessein. « On n'est jamais entré
dans la gloire moins ambitieusement », observe jus-
tement ]\I. Paul Mesnard, Le dernier, savant et judi-
cieux biographe de La Fontaine, qui a si bien com-
plété les recherches de Walckenaer. Patru voulait
qu on s'en tînt, pour les apologues, à la formule
sèche et courte de la tradition ésopique; il pensait
que « la contrainte de la poésie jointe à la sévérité
de notre langue embarrasserait l'auteur en beaucoup
d'endroits et bannirait de ces récits la brièveté,
quon peut fort bien appeler l'âme du conte » .
La Fontaine allait brillamment démontrer le con-
traire, mais, avant de le faire, il croit devoir donner
ses raisons, qu'il trouve à la fois dans l'histoire, dans
la nature même de l'apologue, dans son utilité, dans
les circonstances présentes. L'allure dégagée et
familière d'une prose courante et simple qui ne pré-
pare point ses effets et évite tous les longs dévelop-
pements fait le plus souvent lire d'un œil négligent
les avant-propos de La Fontaine. C'est un grand
tort : j)resque tous sont des modèles de critique.
Avec un esprit si délié et si complexe, si plein de
sous-entendus, de réticences et d'insinuations, il faut
I. M.E ML 15. 7«»
toujours s'attendre à l'imprévu, lire avec attention,
lire en dessous, lire à côté. De fait, dans cette pré-
face des Fables, il détermine déjà avec hardiesse et
netteté la portée de l'œuvre qu'il entreprend, œuvre
morale et expérimentale, destinée à la fois aux enfants
et aux hommes. « Ces fables sont un tableau où
chacun de nous se trouve dépeint. Ce qu'elles nous
représentent confirme les personnes d'âge avancé
dans les connaissances que l'usage leur a données,
et apprend aux enfants ce qu'il faut qu'ils sachent. )>
Quant à la façon plus développée et plus enjouée
dont il présente, après Ésope et Phèdre, ses apo-
logues, c'est parce qu'il n'a pas « les perfections du
langage, comme il les ont eues ». Il est heureux
d'admirer « la simplicité magnifique chez ses grands
hommes », mais comme il se sent, avant tout, fran-
çais et vivant, il se guide sur les halntudes de son
pays et les exigences de son temps. « On ne consi-
dère en France que ce qui plaît : c'est la grande
règle et, pour ainsi dire, la seule. » Il s'efforcera
donc, avant tout, de plaire. « On veut de la nouveauté
et de la gaîté. » Il sera donc nouveau et gai, mais
d'une gaîté à lui, délicate, bienveillante, consola-
trice : a Je n'appelle pas gaîté ce qui excite le rire:
mais un certain c/iarmc, un air agréable qu'on peut
donner ii toutes sortes de sujets, même les plus sérieux » .
Peut-on se définir avec une plus fine conscience de
sa valeur?
Le poète avait frappé trop juste ; il avait, du pre-
mier coup, trop bien trouvé la proportion dans
l.\ lONTAlMi.
laquelle peuvent être accueillies, par la majorité des
esprits, la fiction unie à l'observation, la pensée
à la vérité, l'agrément a la morale, pour que les
Fables ne fissent pas un chemin rapide. Barbin dut
les rééditer presque immédiatement; on en fit des
contrefaçons. Dans l'une des réimpressions, La Fon-
taine glissa, pour faire patienter son monde et le
tenir en haleine, des fragments du Songe de Vaiu\
V Adonis, V Élégie aux Xi/nipJics et quelques autres
|)ièces déjà célèbres, mais inédites. Pour se donner
le temps d'assembler, avec le soin qu'exigeaient ses
lentes méthodes de travail et son souci croissant
de perfection, un second bouquet de fables, aussi
délicieux que le premier, il avait, prudemment, pris
ses précautions, en annonçant, dans l'épilogue, un
ouvrage prochain et d'un genre différent :
Bornons ici cette cari'iore :
Les longs ouvrages nie (ont peur.
Loin d'épuiser une matière,
On n'en doit prendre que la fleur.
Il s'en va temps que je reprenne
Un peu de forces et dhuleine
Pour fournir à d'autres projets.
Amour, ce tyran de ma vie,
Veut que je change de sujets;
Il faut contenter son envie :
Retournons à Psyché.
Le roman des Amours de Psyché et de Cupidon
parut, en effet, l'année suivante avec une dédicace
chaleureuse à Mme de Bouillon et une préface dans
laquelle l'auteur expose sa façon de comprendre
L AGE MUR. SI
liinilation des anciens et avoue les difficullés quil
éprouve à écrire en prose.
L'intérêt qu'oflre ce long récit serait pour nous
assez médiocre, malgré certains passages d'un style
élégant, si l'auteur n'y avait mêlé, à sa prose poétique,
des morceaux en vers, descriptifs ou lyriques, dont
quelques-uns sont délicieux, et s'il n'avait encadré sa
narration dans une scène vivante et contemporaine
dont les acteurs nous touchent de près. Ces acteurs
sont, en effet, avec La Fontaine lui-même, sous le
nom de Polyphile, ses amis du cénacle. Racine,
sous le nom d'Acante, Boileau, sous celui d'Ariste,
et enfin Molière, sous celui de Gélaste. On a cru
devoir, il est vrai, contester cette dernière assimila-
tion, parce qu'en 1G69 Molière était brouillé avec
Racine, et l'on a pensé que Gélaste n'était que Cha-
pelle. 11 est bien possible que tout le monde ait
raison, et qu'avec ses habiles façons d'esquiver les
difficultés en même temps que ses habitudes d'égards
pour ses amis de toute nuance, La Fontaine ait
accouplé, dans un seul type, les deux plus joyeux
compagnons de la bande. Si, çà et là, dans les rai-
sonnements de Gélaste, on peut reconnaître la vive
et ingénieuse légèreté de Chapelle, on y admire plus
d'une fois une ])rofondeur de bon sens et une largeur
de vues qui sont bien de Molière. Quoi qu'il en soit,
cet entretien entre les quatre poètes, au milieu des
splendeurs inachevées des jardins et du château de
Versailles, est un morceau d'un intérêt exceptionnel,
qui nous révèle, avec une sincérité évidente, l'état
6
s-j. LA iontaim:.
de leurs esj^rits au moment même de leur pleine
lloraison. La Fontaine décrit les lieux, pose les per-
sonnages, les fait parler, avec une verve abondante
et précise qui nous garantit son exactitude. Quelle
exquise tendresse pour ses amis, quel souvenir ému
de tant d'heures, tant de jours, tant d'années déjà
passées ensemble à « voltiger de proi)OS en autres,
comme des abeilles qui rencontreraient en leurs che-
mins diverses sortes de fleurs » î La connaissance a
bien commencé sur le Parnasse, mais on y a formé
société « moins pour les Muses que pour le plaisir ».
C'est à l'occasion seulement qu' « on s'y donne des
avis sincères lorsque quelqu'un d'eux tombait dans
a maladie du siècle et faisait un livre, ce qui arri-
vait rarement » ; car « la première chose qu'ils firent
fut de bannir d'entre eux les conversations réglées,
et tout ce qui sent sa conférence académique ». Si
la conversation n'est pas réglée, elle est cependant
assez suivie et assez sérieuse pour nous donner une
idée de ce que devaient être, entre ces grands esprits,
leurs entretiens habituels, et nous assistons là à une
scène charmante de leur jeunesse !
La Fontaine vient de terminer Psyché; il en pro-
pose la lecture à ses amis. Racine, qui, comme lui,
" aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les
ombrages » (« ces passions, qui leur remplissaient
le cœur d'une certaine tendresse, se ré])andaient
jusqu'en leurs écrits »j, demande que la lecture se
fasse à la campagne. Boileau, moins rustique, accepte,
mais à condition d'aller voir « les nouveaux embel-
L A(.C MU II.
8:»»
lissenients de Versailles ». Le lendemain, on pari
au petit jour, on arrive de fort bonne heure à ^ er-
sailles, on passe la matinée à visiter la ménagerie,
et à louer « l'artifice et les diverses imaginations
de la nature, qui se joue dans les animaux comme
elle fait dans les fleurs ». La Fontaine s'enthou-
siasme, avec une passion de naturaliste et d'ar-
tiste, pour « les demoiselles de Numidie et certains
oiseaux pécheurs qui ont un bec extrêmement long,
avec une peau au-dessous qui leur sert de poche.
... Leur plumage est blanc, mais d'un blanc plus
clair que celui des cygnes; même de près il paraît
carné, et tire sur la couleur du rose vers la racine.
On ne peut rien voir de plus beau. » Ce sont les
orangers qui enchantent Racine et lui rappellent
le Midi :
Sommes-nous, dit-il, en Provence?
Quel amas d'arbres toujours verts
Triomphe ici de l'inclémence
Des aquilons et des hivers?
Jasmins dont un air doux s'exhale.
Fleurs que les vents n'ont pu ternir,
Aminte en blancheur vous égale
Et vous m'en faites souvenir.
On dîne, on rit, puis l'on s'assied dans la grotte
de Thétis. La Fontaine, « ayant toussé pour se
nettoyer la voix, commence sa lecture ». C'est à la
fin du premier livre, lorsque le lecteur se repose,
<pie s'engage une discussion sur le pathétique et le
comique. Chacun des quatre amis y joue son rôle à
8i LA FONTAINE.
merveille, l'un tenant pour le touchant et le tendre,
lautre pour le gai et le divertissant, le troisième se
rangeant du coté de Racine par des raisons théo-
riques. Polyphile, enfin, son manuscrit à la main,
« qui écoute avec beaucoup de silence et d'attention » ,
ne trouve qu'un mot à dire, mais un mot, comnie
toujours, personnel et naturel : « J'ai déjà mêlé
malgré moi de la gaîté parmi les endroits les plus
sérieux de cette histoire: je ne vous assure pas que
tantôt je n'en mêle aussi parmi les plus tristes.
C'est un défaut dont je ne saurais me corriger,
quelque peine que j'y apporte, » Pour lire le second
livre, on s'assied, dans les jardins, sur un gazon,
près d'un ruisseau, sous « des feuillages déjà secs
et rompus en beaucoup d'endroits, qui laissaient
entrer assez de lumière jiour qu'on |)ût lire aisé-
ment )). La tristesse un peu prolongée, même avec
des intermittences, n'est décidément pas le fait de
Polyphile. Ce second livre, malgré quelques lueurs,
est terne et languissant. Le lecteur le sentait bien,
et c'est avec un soupir de soulagement qu'il lance
à la fin son Hymne à la Volupté « dont le dessin ne
déplut pas tout à fait à ses trois amis ». C'est qu'en
effet, dans cette invocation ])ersonnelle, le poète se
retrouve tout entier, c'est bien tout ce Polyphile
'( qui aime toutes choses » avec sa franche joie de
vivre, sa curiosité infinie et ravie, son oj)timisme
aimable, tendre, expansif, communicatif. L'élan est
admirable :
L A(;i: Ml I!. 85
\'(tliipl('. Volupté, qui fut jadis maîtresse
Du plus bel esprit de la Grèce,
Ne me dédaig-ue pas, viens-t'en log-er clie/ nii«i ;
Tu n'y seras pas sans emploi :
J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique,
La ville et la campagne, enfin tout : il a est rien
Qui ne me soit souverain bien
Jusqu'aux sombres plaisirs d'un cœur mclancolir/uc.
Viens donc; et de ce bien, ô douce Volupté,
Veux-tu savoir au vrai la mesure certaine?
II nien faut tout au moins un siècle bien conipté;
Car trente ans ce n'est pas la peine.
N'est-ce pas là le beau, le vrai (lileltantisme des
âmes saines et actives, le dilettantisme, lortiPiant et
heureux, des esprits larges et généreux, celui des
grands hommes de l'Antiquité et de la Renaissance,
des grands poètes modernes, Gœthe et Victor Hugo ?
Quelle joie de le retrouver, en pleine période clas-
sique, chez le moins pédant et le plus sensible de
nos poètes nationaux!
Cil et là, à travers la trame ondoyante et légère
(le Psyché, on voit le poète lancer, sous le premier
|)rétexte venu, des coups d'encensoir inattendus à
Louis XIV et même à Colbert. C'était dans l'ordre;
nul écrivain ne se dérobait à cette règle, et il se
li'ouvait, autour de La Fontaine, i)lus d'un ami
sérieux pour la lui rappeler. J.a maladresse avec
laquelle notre pauvre romancier, volontiers docile
aux conseils qu'il croyait sages, mais toujours inca-
pable de soutenir longtemps un rôle contraire à sa
nature, s'efforce de donner satisfaction aux uns et
aux autres, devient presque touchante, à force de
naïveté. Dans Psvché même, il avait laissé traîner,
^•j LA FONTAINE.
à propos des deux rois, beaux-frères de rhéroïne,
des phrases singulières que la malignité des cour-
tisans ne manqua pas de relever. On crut recon-
naître Jupiter lui-même dans ce roi « qui a toujours
une douzaine de médecins à Tentourde sa personne »
et dans celui « qui a deux fois autant de maîtresses,
qui toutes, grâce àLucine, ont le don de fécondité » ;
en sorte que « la famille royale est tantôt si ample
qu'il y aurait de quoi faire une colonie considé-
rable «. Des âmes charitables en firent la remarque
au poète. Celui-ci prétendit n'y avoir pas vu malice,
mais il trembla de tous ses membres, jusqu'à ce que
le duc de Saint-Aignan l'eût rassuré et jirésenté au
roi, qui fut bon prince et qui sourit.
Quelque bonne grâce qu'il mît, d'autre part, à
complaire tantôt à ses pieux et savants amis de Port-
Royal qui tournaient, avec anxiété, autour de son
âme égarée comme autour de celle de Racine, tantôt
à ses amis légers et inconséquents de l'Hôtel de
Bouillon, s'efforçant de tenir entre eux la balance
égale, il sacquittait difficilement, jusqu'au bout, et
sans y trahir son ennui, des besognes fastidieuses
que sa bonté se laissait imposer. En 1671, il laissa
paraître, sous le couvert de son nom, un Recueil de
poésies chrétiennes, patronné par Port-Royal, et dont
les préfaces sont attribuées à Lancelot et à Nicole.
La seule pièce qu'il y donna, uiîe traduction du
|)saume Diligam te. Domine, est d'une faiblesse excep-
tionnelle, et, lorsqu'il fut tout à fait maître de la
l)ublication, il se hâta d'y introduire, dans le troi-
\. \C.\: ML H. 87
sième volume, des fables et des fragments de Psydicj,^
En même temps, d'ailleurs, il publiait, afin qu'on ne
s'y trompât i)oint et qu'on le prît pour ce qu'il était,
quelques Fables nouvelles et la troisième partie des
Contes. Deux ans après, môme jeu : tandis que s'étale,
à la devanture de Barbin, un })oème édifiant sur la
chasteté, le Saint-Malc, dont la matière a été fournie
par Arnauld d'Andilly, et qui paraît sans nul doute
un gage de l'amendement du pécheur, on y vend,
derrière le comptoir, un nouveau recueil de contes,
cette fois interdit par la police et imprimé clandes-
tinement soit à Rouen, soit dans les Pays-Bas.
Sainte-Beuve a finement apprécié le chaste poème de
Saint-Malc, en le qualifiant de pensum. Les contes,
en revanche, sont ce qu'il y a de plus vif et de plus
effronté dans toute la série, ceux qui touchent à
l'obscénité, les Troynis^ le Psaniirr, le Diable en
/infer, la Jument du Compère Pieri-c, les Lunclles,
le Tableau ! On comprend, de reste, avec les usages
du temps, que le livre ait été interdit. Le plus
piquant de l'affaire, c'est que le poème sacré, celui
qui devait donner à son auteur la réputation d'un
homme grave, le Saint-Malc, fut également interdit, à
cause d'une nouvelle distraction. Dans son enthou-
siasme de reconnaissance pour le cardinal de Bouil-
lon, auquel le livre était dédié, son poète lui avait
donné de V Altesse Sérénissime , titre réservé aux
membres de la famille royale. C'était une inconve-
nance criminelle. Les deux livres se rejoignirent
sous le pilon.
as LA FONTAINE.
Durant ces années d'activité littéraire, si soutenues
et si fécondes, des chagrins et des ennuis plus
graves n'avaientpas manqué, d'ailleurs, à notre insou-
ciant rimeur. En 1672, il avait perdu la douairière
d'Orléans, et, avec elle, la douce hospitalité du
Luxembourg et les générosités qui l'accompa-
gnaient. En 1673 il perdait Molière, et, avec lui,
son plus ferme et plus sincère soutien intellectuel.
Il semJDle qu'à ce moment il se trouva fort désem-
paré, matériellement et moralement. Nous avons la
preuve de ses embarras financiers dans la vente qu'il
dut bientôt faire de sa maison natale à Ghâteau-
Thierr}', le dernier débris sans doute de son patri-
moine lentement émietté. Quant à sa solitude, elle
ne dura pas longtemps. Comme toujours, la Provi-
dence se présenta sous les traits d'une aimable
femme, l'une des plus intelligentes et des plus cul-
tivées de la société parisienne, « la Tourterelle «
Sablière. Marguerite Hessein, fille et sœur de finan-
ciers connus par leur dilettantisme, épouse du mar-
quis de la Sablière, fermier général, habitait, dans
le faubourg Saint-Antoine, une des plus belles rési-
dences de ce quartier alors aristocratique, la Folie-
Rambouillet. Son salon était un des plus recherchés
de Paris, autant pour la gaîté et la liberté qui y
régnaient, que pour le grand nombre d'écrivains et
de savants qu'on y rencontrait. Mme de la Sablière,
lettrée et tendre, érudite et modeste, semble avoir
été, dans le siècle, avec Mme de Sévigné, le type le
plus accompli de la femme suj^érieure. Dune nature
L ACE MU H. «1>
|)liis ardente que la marquise immaculée , elle ne
résista pas, il est vrai, comme elle à tous les entraî-
nements de son cœur, s'attacha imprudemment et
absolument au marquis de la Fare; mais, lorsqu'elle
en fut trahie, lorsqu'elle connut l'indignitc de ce
triste amant, que ses amis appelaient déjà M. de la
Cochonnière, elle en fut inconsolablement brisée,
renonça à tout, s'agenouilla en Dieu, se laissa mourir.
Il n'y a, pour elle, dans toutes les correspondances
et chroniques du temps, qu'admiration et indulgence,
reconnaissance et tendresse. On n'y relève que deux
insultes : l'une part d'une vieille fille méprisante et
jalouse, Mlle de Montpensier, qui ne i)ut voir, sans
liaine, le salon des La Sablière s'emplir aux dépens
du sien et qui l'appelle « petite bourgeoise savante
et précieuse » ; l'autre est due à un vieil homme de
lettres, célibataire hargneux, notre Boileau, qui ne
lui pardonna jamais de justes remarques sur son
ignorance scientifique et qui attendit sa mort pour
se venger, sans héroïsme, de
Cette savante
Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente
Roberval et Sauveur, de l'Académie des sciences,
étaient en effet de ses meilleurs amis et elle s'occu-
pait avec eux, sans pédantisme et sans i)rétention,
(le questions de science et de philosophie. Elle avait
Micmc déjà offert, sous son toit hospitalier, une
demeure à Bernier avant de lui donner l^a Fontaine
|)our compagnon.
t 1 LA FONTAINE.
Les sept ou huit années que le poète passa
à la Folie-R.ambouillet, sous la tutelle de cette pro-
tectrice délicate et désintéressée qui lui épargnait
les moindres heurts de la vie matérielle, furent
proljablement ses plus heureuses. Au rebours de ses
j)atrons et patronnes antérieurs, Mme de la Sablière
n'exigeait de lui qu'une chose, c'est qu'il s'abstînt de
lui adresser aucune flatterie, ni galanterie. Ayant
toute liberté d'écrire à son gré et de vivre à sa guise,
le poète en profita pour ruminer ses meilleures
fables et pour fréquenter le théâtre. L'Hôtel de Bour-
gogne, où la Champmeslé mettait toute son âme et
son cœur au service de Racine, dans Mitliriclatc\
Iplùgéiiie et Phèdre, le Palais-Royal, où la troupe
de l'Opéra avait remplacé la troupe de ^lolière, après
la mort de son chef, l'attiraient également. Le monde,
vivant et libre, des comédiens et des musiciens ne
lamusait pas moins. Tout le temps qu'il ne passe
j)as à l'Hôtel de la Sablière où à l'Hôtel de Bouillon,
il le donne à la grande actrice, la Champmeslé, dont
il est un des adorateurs discrets, ou à M. de Xiert.
valet de chambre du roi, chargé de la direction de
l'opéra, musicien et collectionneur émérite, protec-
teur septuagénaire de Mlle Gertin, déjà célèbre, à
quinze ans, comme claveciniste. Avec l'enthousiasme
qu'il apporte en tous ses plaisirs, il ne pouvait long-
temps fréquenter, en simple amateur, les loges et les
coulisses. Tandis qu'il se laisse aller insensiblement
à devenir le collaborateur du mari de la Champmeslé
pour quelques comédies, il commet une plus grande
L AC.i: ML II. \)l
imprudence encore en promettant un livret d'opéra
à Lulii.
Pour un artiste tel que La Fontaine, ne travail-
lant qu'à son tem[)s et à son caprice, incapable de
soumettre l'indépendance de sa fantaisie à une disci-
pline rigoureuse ou à une longue soumission, d'une
conscience extrême et méticuleuse en fait de style,
de langage, de technique, pouvait-il être de pire
supplice que celui de subir les exigences incessantes
d'un collaborateur égoïste pour lequel la matière lit-
téraire n'était qu'une matière indifférente, maniable
et taillable à merci ? Lulli avait, à cet égard, une répu-
tation établie; quand il avait demandé à Thomas Cor-
neille un Bellérop/ioii, il lui avait fait faire et refaire
deux mille vers et n'en avait pris que six cents;
sa fatuité, son impertinence, son mauvais caractère
étaient connus, mais il avait tant détalent et La Fon-
taine aimait tant la musique ! La Daphné ne fut jamais
terminée et les fragments en sont fort incolores.
Cette déconvenue du Ijonhomme nous a valu, en
revanche, une des pages les i)lus vives et les plus
ressenties cpi'une blessure personnelle lui ait pu in-
spirer, la pétulante et amusante satire du Florentin.
Il ne savait pas, d'ailleurs, être vindicatif; après avoir
fustigé si vertement le musicien, il se laissa raccom-
moder avec lui et ne cessa, inalgré cette leçon, tou-
jours attiré })ar les planches, de rimer quelque opéra.
Sa réputation, cependant, s'établissait rapidement,
par la diffusion des fables et des contes, malgré
l'insuccès de ses tentatives dramatiques. La victoire
92 LA lO-NTAINt.
de lécole nouvelle, de l'école de la vérité, avait été
assurée par Molière, avant sa mort, et ])ar les der-
nières œuvres de Racine. Boileau triomphait et il
affirmait son triomphe en élevant un monument défi-
nitif, l Art poétique, qui devait consacrer définitive-
ment la gloire des bons poètes et l'humiliation des
mauvais. Désormais, la littérature française avait ses
tal)les de la loi écrites sur le Parnasse par un pro-
phète inflexible, dans un long entretien avec un
Phébus à perruque. La conviction majestueuse, l'iné-
branlable assurance avec laquelle le législateur for-
mulait ses règles et appliquait ses jugements, faisait
croire à beaucoup que ces règles étaient divines
et que ses jugements seraient éternels. Cependant,
iiors de Versailles, à Versailles même, tout le monde
ne se prosterna pas. Les admirateurs de La Fontaine,
déjà nom])reux, s'étonnèrent que son nom, celui d'un
compagnon de lutte, d'un ami de jeunesse, d'un col-
laborateur qui n'avait pas été étranger à la confection
des badinages sortis de la Pomme de Pin et de la
Croix de Lorraine, le Chapelain décoiffé et les Plai-
deurs, n'y fut même pas rappelé. On s'étonna plus
encore que l'apologue, ce modèle antique et véné-
rable de la poésie morale, dans lequel s'étaient
illustrés Esope, Phèdre, Babrius, et tant d'autres,
n'v fût pas admis parmi les genres de littérature que
l)Oiivaient pratiquer les honnêtes gens.
i'^tail-ce ignorance de la valeur des Fables? Ktait-
re indifférence j^our des productions d'un ordre
populaire? Ktait-ce anti|)at]iie personnelle pour l'au-
L A(;i: M LIS. '.i3
teur? Il se [)oiiri-ail l)ien, en exaniinanl les choses
de près, qu'il y eût chins le silence de Ijoileau un
peu de tout cela, (^u'il n'ait point goûté entièi-ement
le charme délicat et familier de celte poésie sans
apprêt, qu'il l'ait piise j)our une poésie inférieure
et pédestre parce qu'elle ne déj)lo yait j)as tout d aboi'd
ses ailes, qu'il ait regardé comme une négligence
blâmable sa merveilleuse indépendance d'allures,
qu'il ait été i)eu sensible à toutes ces qualités d'ar-
tiste, d'observateur, de paysagiste, par lesquelles
le poète rajeunissait tous ces contes de nourrices et
de paysans, c'est ce que prouve surabondamment
sa façon de refaire uu chef-d'œuvre qu'il trouvait
« languissant » et « écrit dans la langue de Marot »,
la Mort et le Bnclieron. La Fontaine, quelque temps
après, lui rendait, d'ailleurs, avec usure, la monnaie
de sa pièce; il accentuait encore l'inégalité des talents
en reprenant, pour son compte, V Huître et les Plai-
deurs. Que Boileau, d'autre part, ait considéré la
fable, avec des animaux et des plébéiens pour acteurs,
comme un genre inférieur qu'on devait repousser
du Parnasse avec le même dédain que le roi excluait
de ses collections les magots de Teniers, c'est ce
que nous peut faire supposer son système de clas-
sification nobiliaire.
Quant aux motifs, grands ou petits, d'antipathie
personnelle, depuis le relâchement des liens de jeu-
nesse, on n'est pas à les compter. Sans parler du
peu de resj)ect que devait inspirer, au fond, à un
homme de tenue sévère, d'une dignité un |)eu
•ji LA iomaim:.
farouche, de convictions arrêtées et inébranlables.
ce barbon, de mise négligée et de mœurs dissolues,
qui n'avait su garder ni son patrimoine, ni son foyer
domestique, ni son indépendance, qui répandait ses
rimes aux pieds des dames ou des filles, n'était-il
pas avéré que La Fontaine, familier des Bouillon et
des La Sablière, vivait dans un monde où les vic-
times de Boileau navaient point toutes perdu leur
prestige et trouvaient encore des admirateurs? Quel-
que effort d'impartialité qu'il fît pour comprendre
un talent qui ne l'attirait pas, comme contraire à ses
principes, Boileau y pouvait d'autant moins parvenir
fjue l'apparence extérieure de l'homme, son laisser-
aller de conduite, ses imprudences de langage vis-à-
vis des grands et de la cour, Tétonnaient. l'inquié-
taient, lui répugnaient peut-être. Il a donc pu croire,
en pleine conscience, que ses contemporains s'exa-
géraient la valeur du fabuliste, et que la postérité
en reviendrait. Dans la lettre qu'il écrivit à Maucroix
après la mort de leur commun ami, il parle de lui
avec une sécheresse brève, qui n'indique pas un
chagrin bien profond; c'est par ouï-dire et d'après
Racine qu'il connaît les détails de sa conversion; il
avait cessé de le fréquenter.
Quoi qu'il en soit, les admirateurs que le fabuliste
avait en cour ne se tinrent pas pour battus, et leur
protection prit la forme d'un joujou que Mme de
Thianges, sœur de la Montespan, offrit au duc du
Maine le 1" janvier 1675, quelques mois après la
publication de V Art poétique. C'était un petit théâtre,
L A ci: MV\l. î»5
la Chanilrr du Sublime, meublé de figures de cire.
Sur le seuil, on voyait Despréaux, armé d'une four-
che, écartant quelques mauvais poètes. Il n'avait que
Racine auprès de lui, mais Racine faisait signe à
La F'ontaine d'aj>procher. L'allusion était claire et
fine et l'on avait sans doute attribué à Racine le rôle
qu'il dut remplir entre ses deux amis. On ne sail si
la plaisanterie fut du goût du roi et contribua à le
mettre en de meilleures dispositions. L'incorrigible
rimeur, avec son à-propos accoutumé, ne lui laissa
pas le temps de les manifester. C'est trois mois
après qu'il se faisait saisir par le lieutenant de police
son nouveau recueil de contes. Il ne seconda, en
réalité, les bonnes intentions de ses amis, ne cher-
cha sérieusement à se mettre bien en cour qu'en 1678,
lorsqu'il eut achevé cinq autres volumes de Fables,
qu'il dédia solennellement à Mme de Montespan. Il
faisait suivre, d'ailleurs, celte dédicace d'une de ses
plus vives satires de l'injustice des grands, les Ani-
tnaux malades de la peste. Il fut, néanmoins, grâce
à la favorite, admis à présenter ses hommages, avec
son volume, au seigneur Lion, c|ui le gratifia d'une
bourse d'or. La légende raconte qu'il avait oublié,
en arrivant, le volume qu'il voulait offrir, et, en s'en
allant, la bourse qu'on venait de lui donner. Quoi
qu'il en soit, Louis XIV, ni à ce moment, ni plus
lard, ne lui attribua une grande importance et ne
pensa surtout à le mettre en balance avec Boileau ;
on le vit bien, quelques années après, quand tous
deux se j^résentèrent à l'Académie.
CHAPITRE IV
L'ACADÉMIE — LA CONVERSION
(1683-1695)
11 est possible que les amis de La Fontaine aient
songé plus tôt pour lui à l'Académie, mais c'est
seulement en 1683, après la mort de Colbert, qu'il
manifesta le désir d'y entrer. L'immense succès des
Fables^ surtout des dernières, les « divines «, lui
avait donné, dans le public, une situation au moins
égale à celle de Boileau, malgré V Art poétique et le
Lutrin. Le législateur du Parnasse pouvait, il est
vrai, compter, plus que jamais, sur la faveur du roi,
depuis que Mme de JNIontespan avait reçu son
congé, que Mlle de Fontanges avait été oubliée, et
que la cour, sous la tutelle invisible et présente de
Mme de Maintenon, allait tourner à des apparences,
de plus en plus solennelles, de gravité et de dévo-
tion. L'incorrigible rimeur de contes licencieux et
clandestins, qu'on n'y avait jamais accueilli qu'en
L ACADKMIi:. L.V CON\ ICUSION. *♦/
passant, ne devait, au contraire, s'attendre qu'à une
bienveillance médiocre de la ])art de la veuve Scarron
qu'il avait connue autrefois, chez le surintendant,
moins rigide et moins puissante, en des temps d'hu-
miliations dont elle n'aimait pas à se souvenir. Au
lieu d'améliorer sa situation vis-à-vis du roi et vis-
à-vis d'elle, il semblait encore, par ses étourderies
et ses imprévoyances, tout faire depuis quelques
Années pour la compliquer et l'empirer. Avec sa
maladresse habituelle, il avait flatté trop tard Mme de
Monlespan, au moment où son pouvoir allait décli-
ner, il avait encensé trop vite Mlle de Fontanges,
dont la faveur fut éphémère, et il vivait de plus en
plus dans un monde de libertins mal vus de la cour,
depuis que la conversion et la retraite de Mme de
la Sablière l'y avaient laissé retombei\ Néanmoins
il s'était fait, par l'aménitc' de son caractère et par
la sûreté de ses relations, par sa modestie et par
sa bienveillance, autant d'amis que le satirique
s'était fait d'ennemis par son caractère entier et par
son esprit mordant. On pouvait donc s'attendre à
une lutte très vive dans l'Académie, malgré l'opi-
nion connue du protecteur royal, dont l'approba-
tion était indispensable, et malgré la présence, dans
la compagnie même, d'un certain nombre d'ecclé-
siastiques ou de commis dont le vote n'était pas
libre.
Le jour de la discussion des titres, l'un des ser-
viteurs du roi, le président Rose, eut le mauvais goût
de jeter sur la table de l'Académie le volume des
7
08 LA lONTAIMÎ.
Contes. Comme chacun savait qu'en penser et qu'on
ne ])arut nullement se scandaliser : « Allons, mes-
sieurs, fit-il, piqué et dépité, je vois bien qu'il vous
faut un Marot ! « « Et à vous, une marotte ! » répliqua
Benserade. On passa au scrutin. La Fontaine obtint
seize voix, Boileau n'en eut que sept. Le directeur,
Jean Donjat, alla, suivant la règle, demander à Ver-
sailles l'approbation royale, mais Louis XIV le reçut
plus que sèchement : « Je sais qu'il y a eu du bruit et
de la cabale à l'Académie » ; puis, le congédiant : « Je
ne suis pas encore déterminé, je ferai savoir mes
intentions à l'Académie ». Il se détermina au silence.
Les choses en restèrent là jusqu'à la mort de Bezons,
le 12 mars 1084. L'Académie comprit ce qu'elle
avait à taire. Le 15 avril, elle nomma Boileau à l'una-
nimité; le 20 avril, le roi déclara que « ce choix lui
était très agréable ». Il ajouta qu'on pouvait recevoir
incessamment La Fontaine, « qui avait promis d'être
sage ». Quelques jours après, l'élection de La Fon-
taine était ratifiée aussi à l'unanimité, et le fabuliste
était reçu dès le 2 mai suivant.
Cette séance fut certainement des plus curieuses
pour la galerie. Le bonhomme débuta, suivant ses
habitudes, par un exorde narquois, d'une naïveté
de circonstance qui semble friser l'impertinence :
« Vous voyez, messieurs, par mon ingénuité et par
le peu d'art dont j'accompagne ce que je dis, que
c'est le cœur qui vous remercie, et non pas l'esprit ».
L'exagération des protestations qui suivent et des
flagorneries à l'adresse des protecteurs, non moins
LACADKMIi:. I.A CONN F.HSION. <.«9
([lie l'effort pénible des développements, à coups de
lieux communs et de citations classiques, témoignent
qu'il a mis, en elfet, peu d'art dans cette courte
harangue, et que l'éloquence officielle n'était pas son
fait. Benserade, Saint-Amant, et d'autres durent
sourire lorsque leur nouveau confrère les compli-
menta de savoir parler, aussi bien que les vers,
langue des dieux, et la prose, langue des hommes,
.« le langage de la piété » qui les surpasse. « Je
devrais l'avoir apprise en vos compositions, où elle
éclate avec tant de majesté et de grâce. Vous me
l'enseignerez beaucoup mieux lorsque vous joindrez
la conversation aux préceptes. » Dans l'éloge de
Louis le Grand, qui termine le discours, à travers
lamas des amplifications pompeuses et banales ,
le fabuliste glisse une allusion à ses propres dis-
grâces, avec cette ironie de sainte nitouche dans
laquelle il est passé maître : « rsotre j)rince ne fait
rien c{ui ne soit orné de grâces, soit qu'il donne, soit
qu'il refuse; car, outre qu'il ne refuse que quand il
le doit, c'est d'une manière qui adoucit le chagrin de
n'avoir pas obtenu ce qu'on lui demande. S'il m'est
permis de descendre jusqu'à moi, contre les pré-
ceptes de la rhétorique, qui veulent que l'oraison
aille toujours en croissant, un simple clin d'œil m'a
renvoyé, je ne dirai pas satisfait, mais plus que
comblé ».
La docilité avec laquelle le récij)iendaire fai
son acte de contrition ne désarma pas l'austé^*
directeur, l'abbé de la ÇlwHwkte. Ce vertt
100 LA FONTAINE.
siastique ne dissimula point l'ignorance dans laquelle
il était et il entendait rester toujours des ouvrages du
poète, dont il aurait fait l'éloge « si sa profession ne
l'avait point sevré de bonne heure des douceurs delà
poésie », et s'il était « plus versé dans la lecture de
ses Fables ». L'auteur, lui-même, ayant maintenant
l'honneur d'être académicien, c'est-à-dire de pouvoir
« travailler pour la gloire du Prince, consacrer uni-
quement toutes ses veilles à son honneur, ne se pro-
poser d'autre but que l'éternité de son nom », aura
])Our devoir de les oublier. « Ne comptez pour rien,
Monsieur, tout ce que vous avez fait par le passe —
Songez jour et nuit que vous allez doréna"\ant tra-
vailler sous les yeux d'un Prince qui s'informera du
progrès que vous ferez dans le cliemin de la vertu et
qui ne vous considérera qu'autant que vous y aspi-
rerez de la bonne sorte. » La pluj^art des académi-
ciens trouvèrent que c'était abuser du droit de ser-
mon, mais ils prenaient patience; ils savaient que
le récipiendaire aurait le dernier mot, car on l'avait
autorisé à clore la séance, en parlant sa vraie langue,
par un discours en vers.
Ce discours est celui qui porte la dédicace : « A
Madame de la Sablière ». Par un sentiment délicat
de reconnaissance pour celle qui, depuis plus de
dix ans, avait été sa tutrice, La Fontaine voulait
que ce nom respecté et bien-aimé fût publiquement
associé à son triomphe. Puisqu'il fallait faire une
confession publique, un aveu de ses fautes passées et
des promesses d'amendement, c'est à elle qu'il les
i/aCADKMIK. — LA CONVI-nSION. K'I
voulait faire: il le pouvait d'autant mieux que la
charmante pécheresse était la première entrée dans
la voie du repentir et que, depuis la trahison de son
amant et la mort dramatique de son mari qui n'avail
pu survivre à sa dernière maîtresse), survenues
presque en même temps, elle donnait rexenq)le de
la charité sans étalage et de la dévotion sans affec-
tation. Cette épître n'est, en elfct, qu'une confession
personnelle, dont la sincérité, lémotion, la chaleur
contrastent heureusement avec la solennité labo-
rieuse du discours en prose. Jamais le poète, qui a
si souvent parlé de lui, ne s'ouvrira d'une façon plus
franche et plus ingénue, dans un langage plus har-
monieux et plus attendri, et mieux fait pour lui attirer
tous les pardons comme toutes les indulgences.
On ne saurait s'analyser avec plus de clairvoyance,
de tact et de mesure. Le début est d'une mélan-
colie et d'une noblesse qui auraient dû attendrir
Lamartine :
Désonnais que ma uiuso. aussi bien que mes jours.
Touche de son déclin l'inévitable cours,
Kt que de ma raison le llainbeau va s éteintlre.
Irai-je consacrer les restes à me plaindre.
Et, prodigue d'un temps par la Parque attendu.
Lo perdre àreccretter celui que jai perdu?
Kt, après avoir longuement déploré la façon insou-
ciante'dont il a dépensé sa vie, en '< pensées amu-
santes, vagues entretiens, romans et jeux, et cent
autres passions, des sages condamnées », il avoue
que, s'il était sage, il suivrait les exemples que lui
102 LA FONTAINE
donne sa bienfaitrice, mais il a si peu de confiance
en lui-même î
J entends que l'on me dit : « Quand donc veux-tu cesser?
Douze lustres et plus ont roulé sur ta vie :
De soixante soleils la course entresuivie
!Ne t'a pas vu goûter un moment de repos :
Quelque part que tu sois, on voit à tout propos
L'inconstance dune âme en ses plaisirs légère,
Inquiète, et partout hôtesse passagère;
Ta conduite et tes vers, chez toi tout s'en ressent ;
On te veut là-dessus dire un mot en passant :
Tu changes tous les jours de manière et de style ;
Tu cours en un moment de Térence à Virgile :
Aussi rien de parfait nest sorti de tes mains.
Eh bien! prends, si tu veux, encor d'autres chemins :
Invoque des neuf Soeurs la troupe tout entière;
Tente tout, au hasard de gâter la matière :
On le souffre, excepté tes contes d'autrefois. »
C'était bien, en effet, ce que lui avait demandé l'abbé
de la Chambre, et il lui répond avec une parfaite
franchise :
J'ai presque eni'ie, Iris, de suivre cette coix ;
J'en trouAc l'éloquence aussi sage que forte.
Vous ne parleriez pas ni mieux, ni d'autre sorte :
Serait-ce point de vous qu'elle viendrait aussi.'
Je m'avoue, il est vrai, s'il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le beau Platon compare nos merveilles;
Je suis chose légère et vole à tout sujet :
Jp vais de fleur en fleur, et d'objet en objet :
A beaucoup de plaisir je mêle un peu de gloire.
J'irais plus haut, peut-être, au temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j'avais usé mes jours;
Mais quoi ! je suis volage en vers comme en amours!
En somme, il ne s'engage à rien. Il réserve toute sa
l'ACADKMIK. — LA CONM-nSION.
1U3
liberté, avec une connaissance de soi-même qui doit
éclairer ses confrères, et, s'il énumère, assez péni-
blement, à la lin, par acquit de conscience, la série
des devoirs qu'il lui faudrait remplir pour qu'Iris
soit satisfaite, il se garde bien de faire aucune pro-
messe formelle, il ne laisse d'illusions sur son
compte qu'à ceux qui en veulent avoir :
T.'l (|uc fui mon printemps je crains que l'on no voie
Les plus (hors do mes jours aux vains désirs en proie.
En ce moment, en effet, malgré ses soixante-trois
ans, le vieux Champenois, toujours robuste et alerte,
ne prenait guère le chemin de la sagesse. Depuis
trois ans, Mme de la Sablière avait quitté le vaste
h(,tel du faubourg Saint-Antoine pour une demeure
plus modeste dans le faubourg Saint-Honoré, con-
crédiant ses hôtes et le plus grand nombre de ses
"ens, n'emmenant avec elle que « son chien, son chai
et La Fontaine ». Mais ni le chien, ni le chat, m
surtout le vieux poète n'avaient retrouvé les mêmes
douceurs dans le nouveau logis où la marquise,
adonnée désormais aux bonnes œuvres et aux prati-
ques dévotes, ne séjournait plus qu'en passant, et
qu'elle finit même par abandonner tout à fait pour
habiter le couvent des Incurables. La Fontaine,
il est vrai, s'était installé, fort agréablement, dans
l'appartement qui lui était laissé, il y recevait joyeuse
compagnie dans un cabinet orné de bustes des philo-
sophes; il avait même acheté un clavecin pour es
dames de l'Opéra qui l'y visitaient, mais, n'ayant plus
lui LA ION'] AI m:.
le salon de Mme de la Sablière pour s'y livrer à ses
causeries familières, il vivait plus que jamais au
dehors. Par la société assez libre de lllôtel de
Bouillon, il avait été introduit dans la société plus
libre encore des Vendôme et des Gonti, il devint
vite le commensal habituel et indispensable des sou-
pers du Temple et des parties de l'Isle-Adam. Ce
n'était point là, dans la compagnie de La Fare et de
Chaulieu, qu'il pouvait recevoir de sérieux encou-
ragements à persévérer dans le repentir, comme l'y
engageait l'Académie. Xous le voyons, au contraire,
dans ce milieu cynique, perdre ce qui lui pouvait
rester de dignité en des distractions séniles de plus
en plus dégradantes. Son épître au duc de Vendôme,
pour le remercier de ses libéralités, ne laisse aucun
doute sur l'emploi qu'il en fera :
Le reste ira, ne vous déplaise,
En bas-reliefs, et csetcra.
Ce mot-ci s'interprétera
Des Jeannetons, car les Clymèiics
Alix vieille^; g'ens sont inhumaines.
Cependant, au milieu de ce troupeau de Jeannetons
anonymes, apparaît une sorte de demi-Clymène qui,
dans ses dernières années, empauma le vieillard
jusqu'à devenir sa confidente littéraire et obtenir de
lui le dépôt de manuscrits qu'elle publia après sa
mort. Xous sommes édifiés aujourd'hui sur la valeur
morale de Mme Ulrich. Fille d'un violon de l'Opéra,
"débauchée par Dancourt, épousée par un maître
d'hôtel du comte d'Auvergne, elle tenait une espèce
I, Ac.\ni;Mii: . — i.v conviiiision. 1(».%
(le tripot où des petits-maîtres et des officiers
venaient jouer et boire. A l'époque même où elle
s'amusait de La Fontaine en lui faisant une j)eur
atroce de son mari, elle entretenait des intrigues
en partie double avec le marquis de Sablé et son
frère. Plus tard, en vieillissant, elle s'afficha d'une
façon si scandaleuse que la police s'en dut mêler,
la loger d'abord aux Madeionnettes, et enfin à l'Hô-
pital (iénéral.
Cette dernière et triste liaison paraît avoir duré
jusqu'à la fin de 1()02, époque à laquelle une grave
maladie terrassa tout d'un coup le robuste vieillard
([ui, jusque-là, avait résisté à toutes les atteintes du
temps. En effet, durant ces huit années qui s'écou-
lèrent entre son entrée à l'Académie et sa conversion,
nous le voyons, avec un entrain merveilleux, mêler
à tous les plaisirs mondains dont il prend une large
part les travaux de toute espèce. Il restera jusqu'au
bout le Polyphile curieux et insatiable. En 1084.
il écrit, pour ses nobles amis de Chantilly, une dis-
sertation historique, la Comparaison d'Alexandre et
de César a^'cc M. de Condé ; en 1(385, il fait jouer la
comédie du Florentin et publie, avec Maucroix, un
recueil collectif de poésies ; en 1687, lorsque éclate à
l'Académie et dans le monde lettré la querelle des
Anciens et des Modernes, il entre franchement dans
la lice, et, dans sa belle Kpitre a Huet^ salue la supé-
riorité des Anciens avec la hauteur et la liberté
d'esprit qu'y devait apporter plus tard André Ch(''-
nior; la même année, il est en correspondance active
lOG LA fomaim:.
avec ses amis cV Angleterre, Saiiit-Evremond, la
duchesse de Mazarin, qui semblent vouloir l'attirer
auprès d'eux; les années suivantes, il prodigue les
vers et la prose pour tous les amis qui le reçoivent,
à la ville ou à la campagne; en 161)1, il fait repré-
senter son opéra d\istrc'e; au mois d'août 1092, il
envoie une épître au chevalier de Sillery sur la vic-
toire de Steinkerque; et, dans l'innombrable quan-
tité de vers et de prose qu'il sème ainsi de tous
cotés, on ne saisit-qu'à peine, et dans les derniers
temps, un certain affaiblissement de la sensibilité et
du talent.
C'est dans les derniers jours de 1G92 que le mal le
surprit. Quelques amis veillèrent à son chevet, et,
parmi eux. son fidèle Racine, le Racine repenti et
dévot, ayant tout sacrifié à Dieu, même l'amour de
la gloire. On ])eut penser qu'entre ces vieux amis,
les entretiens, à cette heure grave, roulèrent sou-
vent sur des sujels graves. D autre j)art, Mme de
la Sablière, retirée en son couvent, ne se faisait pas
faute d'envoyer de bons conseils. Il n'y a donc pas
lieu de s'étonner que le bonhomme, dont l'indiffé-
rence religieuse n'avait jamais rien eu de l'incrédu-
lité doguiatique, qui s'était toute sa vie dérobé à
ses devoirs de chrétien comme à ses devoirs d'homme
par amour de ses aises, mais non de parti pris, ail
un jour consenti à recevoir la visite du vicaire de
Saint-R.och, l'althé Pouget, son voisin, fils d'un ami.
Ce tout jeune ecclésiastique, dont c'était la première
mission, tremblait d'ailleurs singulièrement à l'idée
L ACADKMIIi:. LA CQNVIinSION. I(l7
d'aborder un pécheur si fameux; il se lit accom-
pagner ))ar un intime, Racine probablement, ou
Maucroix.
Le P. Pouget eut, plus tard, à deux reprises,
l'occasion de donner quelques détails sur cet entre-
tien avec La Fontaine et sur ceux qui suivirent,
jusqu'à ce que le malade, devenu tout à fait « docile »,
consentît à se confesser et à recevoir le saint viatique
devant des députés de l'Académie française, après
avoir fait publiquement amende honorable pour « le
livre infâme de ses contes ». Ce n'est pas sans
difficulté que le bonhomme en arriva à celte sou-
mission. Il avait accueilli très poliment, dès la
première fois, l'abbé Pouget, et celui-ci l'avait
trouvé « un homme fort ingénu et fort simple,
avec beaucoup d'esprit ». L'ingénuité et la simpli-
cité avaient été de répéter qu'il s'était mis depuis
quelque temps à lire l'J^^vangile, et que « c'était un
fort bon livre, oui, par ma foi, un bon livre ».
L'esprit s'était montré dans l'objection dont il no
voulut jamais démordre : « Il y a un article sur lequel
je ne me suis pas rendu, c'est celui de l'éternité des
peines. Je ne comprends pas comment cette éternité
peut s'accorder avec la bonté de Dieu. » On avait
inutilement discuté sur ce point; le bon vieillard,
tolérant et affable, ne pouvait concevoir un Dieu qui
ne fût pas à son image. L'abbé ne se rebuta j)as ;
il fit durant dix ou douze jours deux visites quoti-
diennement. Ce zèle parut excessif même à la bonne
femme qui le gardait et qui accueillit une fois l'abbé
108 LA FONTAINE.
(c'est ]ai qui nous le raconte) par cette boutade
significative : « Hé! ne le tourmentez pas tant, il
est plus bête que méchant ! »
A quel point en était la conversion lorsque mourut
Mme de la Sablière le 6 janvier 1693? La perte de
sa fidèle protectrice qui le laissait sans domicile et
sans ressources à soixante-douze ans, après vingt
ans de délicieuse tranquillité, dut être i)Our lui un
coup décisif. Un mois après, le 12 février, il con-
sentait à faire l'amende honorable qu'on exigeait de
lui en des termes réglés d'avance. 11 demandait par-
don à Dieu, à r?2glise, à l'Académie, à tous, d'avoir
écrit et pulflié les Contes, il renonçait à ses droits
d'auleur sur la nouvelle édition qui allait paraître
en Hollande, et s'engageait <-< à passer le reste de
ses jours dans la pénitence et à n'employer le talent
de la jioésie qu'à composer des ouvrages de piété ».
Cette fois, l'homme accablé ne rusait plus avec lui-
même. 11 fut aussi sincère et naïf dans sa piété tar-
dive qu'il lavait été dans sa longue indifférence. H
tint, au delà des attentes, sa promesse de faire péni-
tence, puisque ses amis, sur son lit de mort, le
trouvèrent, à leur grande surprise, couvert d'un
cilice; il tint fidèlement aussi celle ne plus employer
son talent qu'en œuvres pies. Lapuljlication, six mois
après, du dernier livre des Fables était déjà pré-
parée avant sa maladie. 11 n'y ajouta que la dernière,
le Ju<^e arbitre, l'Hospitalier et le Solitaire, dans
laquelle l'expression répétée d'une grande lassitude
du monde, d'un désir ardent de solitude, de la néces-
I. ACADK.MIi:. I.A t:0NVi:ilS10N. 109
site de se connaître soi-même, semble l'écho des
dernières r(''flexions du malade
Cli;!-::!'!!). impalifMil. et se plai^'-nant sans cesse.
La conclusion d'ailleurs était toujours la même,
indulgente et résio^née :
Puisqu'on plaide ot rpiVin meurt, et qu'on devient malade,
II faut des niédeeins, il faut des avocats :
Ces secours, grâce à Dieu, ne nous manqueront pas.
Mais il voudrait que les hommes d'affaires et les
médecins (l'avaient-ils tourmenté durant sa mala-
die?) fussent plus consciencieux et il les engage à
aller trouver le troisième saint, le solitaire, l'homme
d'église, qui leur dira :
Apprendre à se connaître est le premier des soins.
La pièce se termine i)ar un adieu au lecteur, bien
modeste et bien discret, si l'on songe qu'il vient après
trente ans de succès et de gloire :
Celte leçon sera la fin de mes ouvrages :
Puisse-t-elle être utile aux siècles à venir!
Je la présente aux rois, je la propose aux sages :
Par où saurais-je mieux finir?
Il semble que La Fontaine ait eu, en elfet, la i)ensée
de se retirer en province, à Reims, auprès du fidèle
Maucroix; mais dès qu'il fut rétabli, il dut d'aboi'd se
mettre en quête d'un logement. Quant à ses besoins
lu LA FOMAIMi.
matériels, le jeune duc de Bourgogne, sur les con-
seils de son précepteur Fénelon, avait pris soin d'y
pourvoir. C'est en descendant de son appartement,
de cette chambre des philosophes où il avait vécu si
heureux, qu'il rencontra, dans la rue Saint-Honoré,
M. d'Hervart, maître des requêtes au conseil du roi.
M. d'Hervart, chez lequel il fréquentait depuis long-
temps, venait lui offrir l'hospitalité dans son magni-
fique hôtel de la rue de la Platrière : « J'y allais! »
répondit le jioète. Le mot est trop naturel et trop
conforme à la façon dont il comprenait l'amitié pour
n'être pas vrai.
A l'Hôtel d'Hervart, sous la bienveillante tutelle
de la maîtresse du logis, « l'une des plus belles
femmes qu'on ait jamais vues », l'une des plus
sages aussi, La Fontaine retrouvait la société élé-
gante et lettrée dans laquelle il se plaisait à vivre.
Société toujours libre, d'ailleurs, puisque le com-
mensal ordinaire en était l'ex-abbé Vergier, ancien
précepteur de M. d'Hervart. Mais, cette fois, le
vieux diable était, tout de bon, devenu ermite, et
madame d'Hervart n'avait plus à le sermonner, comme
autrefois, pour lui faire « régler se ■; mœurs et sa
dépense ». H ne put devenir cependant paresseux,
bien qu'il fît toujours en public profession de l'être,
ni morose, ni attristé. Toutes ses dernières lettres
montrent la môme bonne humeur devant la mort
qui approche que derrière la vie qui s'éloigne, avec
une confiance persistante dans la bonté de Dieu.
<( J'espère, écrit-il allègrement à Maucroix, le
l'acadkmik. — i.v COWr.lîSlON. 111
21) octobre 1G94, que nous attraperons tous deux les
quatre-vingts ans et que j'aurai le temps d'achever
mes Ih/nines. Je mourrais d'ennui, si je ne compo-
sais pas. Donne-moi ton avis sur le Dies ir,T, clies
illa que je t'ai envoyé. J'ai encore un grand dessein
où tu pourras maider. Je ne dirai pas ce que c'est,
(jae je ne laie avancé un peu davantage. » Mais,
(pielques mois après, il sentait la fin approcher. En
allant à l'Académie, il avait été pris d'une nouvelle
syncope : « Je t'assure, écrit-il au même, que le
meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze
jours de vie.... O mon cher, mourir n'est rien, mais
songes-tu que je vais comparaître devant Dieu?
Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce
billet, les portes de l'Éternité seront peut-être
ouvertes devant moi. » ]Maucroix eut le temps de
recevoir le billet et mêmedy répondre par quelques
mots pleins d'angoisse : « Adieu, mon bon, mon
ancien, mon véritable ami. Que Dieu, par sa très
grande bonté, prenne soin de la santé de ton
corps et de celle de ton âme! » Néanmoins, les
l)ressentiments du vieux poète ne l'avaient guère
trompé. Le 13 avril 1G95, il mourut, en pleine con-
naissance, au milieu de ses amis, « avec une con-
stance admirable et toute chrétienne ». Parmi ceux
qui regardaient s'éteindre, doux et résigné, ce grand
enfant qui s'était toujours laissé bercer, sans résis-
tance, sur les flots heureux de la vie et qui avait
répandu, au hasard, les trésors de son rare génie
comme il avait gaspillé les débris de son maigre
112 LA FONTAINE.
patrimoine, plus d'un, sans doute, entendit mur-
murer dans sa mémoire les beaux vers dans lesquels
il s'est peint :
Il lit au front de ceux qu'un vain luxe ciivii'dnne
Que la Fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne.
Approche-t-il du but, quitte-t-il ce séjour :
Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d un beau jour.
DEUXIÈME PARTIE
L'ÉGRI VAIN
CHAPITRE I
L'ŒUVRE
Tel fut l'homme : aucune ambition, pas de volonlé,
pas de caractère. Dans ce poète, craintif et modéré,
rien des violentes passions, personnelles ou sociales,
qui échauffent les grands créateurs d'images et les
agitateurs de l'àme, Dante, Shakespeare, Victor
Huo-o, Lamartine ; rien non plus des fortes convic-
tions, morales ou intellectuelles, qui soutiennent les
lettrés éloquents, Ronsard, Malherbe, Corneille,
André Chénier.^2"cune de ces grandes inquiétudes
auxquels les poètes sont d'ordinaire en proie, ne
fût-ce que dans les chaleurs de la jeunesse, la soif
de la renommée, l'orgueil de la pensée originale ou
de l'apostolat littéraire, la préoccupation anxieuse
de la beauté ou de la vérité, ne semble avoir tour-
menté ce viveur paisible. Sous ces rapports, comme
8
114 _ LA iontaim:.
pour la dignité de la vie, La Fontaine fait donc
|)etite figure, même à côté de ses amis, Molière,
Racine, Boileau. Ceux-ci ne sont point, tant s'en
laut, des types héroïques; ils se plièrent, toutefois,
en apparence, avec moins de facilité, aux humilia-
tions qu'imposaient alors les usages aux gens de
lettres et surent mieux défendre leur indépendance.
La conception de la vie. chez La Fontaine, resta
toujours étroite et médiocre, très inférieure, en
somme, à la qualité de son génie qui s'en trouva
limité et rapetissé. Son idéal, accessible à tous, est
peu compliqué ; c'est l'idéal positif, terre à terre,
qui suffit encore aujourd'hui à un trop grand nombre
de braves gens : prendre les choses comme elles
viennent, accej)ter les hommes comme ils sont, ne
travailler que par force, s'amuser le plus possible :
Je le verrai ce pays où l'on dort;
On n'y fait plus, on n'y fait nulle chose :
C'est un emploi que je recherche encor.
Ajoutez-y quelque petite dose
D'ainour honnête, et puis nie voilà fort.
Honnête, c'est-à-dire sans scandale ni fracas. On
sait ce que parler veut dire. Il faut, en amour
comme dans le reste, éviter tout ce qui est grave et
pesant, tout ce qui pourrait retarder la marche légère
d'un égoïsme aimable et bien élevé à travers une
société polie. Quant aux devoirs de famille, obliga-
tions sociales et morales, curiosités intellectuelles,
ambitions de métier, il n'en faut prendre aussi que
ce qui ne gène point et ce qui amuse, c'est-à-dire
L'iKLVnii;. llô
assez peu; c'est ainsi qu'on vit à Taise et qu'on vit
longtemps. L'essentiel est moins de faire le bien
que de ne point faire le mal. L'oisiveté étant consi-
dérée comme le plus grand bonheur auquel l'homme
civilisé puisse aspirer, le malheur le plus redou-
table qu'il doive craindre, c'est l'ennui. Aussi quelle
haine, profonde et convaincue, chez La Fontaine,
pour tout ce qui peut l'engendrer, ce morlel ennui,
pour la gravité et la longueur en toutes choses, dans
les conversations, dans les livres, dans les occupa-
lions, dans les sentiments, dans les plaisirs mêmes!
Aucun de nos écrivains n'a exprimé avec plus de
sincérité et de séduction ce besoin d'instabilité, ce
o-oût du changement, celte mobilité joyeuse et impru-
dente d'humeur, qu'on appelle la légèreté française,
et qui est, en effet, un des défauts ou une des qua-
lités de la race survivant à toutes ses expériences,
pour la consoler de tous ses malheurs :
11 me faut du nouveau, n'en fût-il plus au monde....
Cette légèreté, c'est sa vie; il y revient sans cesse
et s'en applaudit, comme de sa paresse, non sans
quelque pointe d'affectation, avec une petite fanfa-
ronnade de vice, qui est bien nationale aussi.
Gardons-nous donc, cela va sans dire, de le prendre
trop au pied de la lettre. H est incapable, en effet,
.l'une passion durable et sérieuse ; il le reconnaît lui-
même, le déclare, un peu haut peut-ét.c, à qui veut
Tentendre. Lt pourtant, dans ses amitiés, même ses
lie LA FONTAINE.
amitiés féminines, celles qui côtoient ou celles qui
suivent l'amour, il montre une fidélité à toute épreuve,
il abonde en tendresses délicieuses, il apporte des
délicatesses exquises. Comme son amie Ninon de
Lenclos, qui demandait, dans ses prières, d'avoir
toutes les verlus de l'honnête homme et aucune de
l'honnèle femme, il se pique d'être un parfait ami
autant qu'il se soucie peu d'être un mari exemplaire
ou un amant fidèle. C'est, d'après ses aveux répétés,
l'esprit le plus inconsistant et le plus fragile, le plus
dépourvu d'ordre et de méthode, le plus insoumis et
le plus irrégulier, mais il se laisse si franchement
aller à ses instincts naturels, qu'il trouve, dans cet
abandon même, l'équivalent dune volonté réfléchie,
et qu'il poursuit doucement son rêve, à travers tous
les incidents secondaires de la vie, avec une persis-
tance d'autant plus opiniâtre qu'elle est plus incon-
sciente ! La bonne grâce avec laquelle il reconnaît
n'avoir en lui ni l'étoffe d'un héros, ni celle d'un
homme d'affaires, ni celle d'un père de famille, et
constate, le premier, ses infériorités au point de
vue social, s'associe, en lai. à la profonde recon-
naissance qu'il éprouve pour tous ceux qui ne lui en
tiennent pas rancune, qui sont indulgents pour ses
faiblesses et protègent son insouciance. Il fait bon
marché de lui-même, mais il s'exagère volontiers la
valeur de ceux qu'il aime, et dès qu'il les faut
défendre ou leur prouver sa gratitude, il se départ,
sans hésiter, de sa timidité accoutumée, de cette pru-
dence campagnarde et bourgeoise, dans laquelle il
L ŒUVRi:. 117
aime tant à sommeiller. II se compromet alors avec
autant de naturel et de sincérité, qu'il en mettait, la
veille, à suivre la mode et se mettre en frais de com-
pliments et de flatteries.
Naturel et sincérité, ce furent les deux rares
vertus qui firent aimer l'homme, malgré ses faibles-
ses, qui font admirer l'œuvre, malgré ses lacunes.
La bonne foi que ce grand original, aux manières
empruntées, aux boutades imprévues, apportait, dans
ses fautes et dans ses repentirs, dans ses maladresses
de conduite et dans toutes ses productions litté-
raires, sembla d'autant plus singulière et estimable
à ses contemporains, que, dans le monde raffiné où
il vécut, la denrée était plus rare. C'est, à ce sujet,
un concert d'étonnements et d'admirations : « Quel-
que difficile qu'il paraisse de croire cela d'un homme
d'esprit et qui connaissait le monde, M. de La Fon-
taine était un homme vrai et simple qui, sur mille
choses, pensait autrement que le reste des hommes,
et qui était aussi simple dans le mal que dans le
bien. » Ainsi parle son confesseur, le père Pouget.
Nous savons l'opinion de sa garde-malade : <( Il est
simple comme un enfant! » Et quel plus émouvant
témoignage que cette note de Maucroix, pleine de
larmes : u Le L3 mourut à Paris mon très cher et
très fidèle ami, M. de La Fontaine; nous avons été
amis plus de cinquante ans, et je remercie Dieu
d'avoir conduit l'amitié extrême que je lui portais
jusqu'à une si grande vieillesse, sans aucune inter-
ruption ni aucun ralentissement, ])0uvant dire que
118 LA iontaim:.
je l'ai tendrement aimé, et autant le dernier jour
que le premier. Dieu, par sa miséricorde, le veuille
mettre dans son saint repos! C'était l'àme la plus
sincère et la plus candide que j'aie jamais connue :
jamais de déguisement, je ne sais s'il a menti en sa
vie; c'était au reste un très bel esprit, capable de
tout ce qu'il voulait entreprendre. «
Cette incapacité de se mentir à lui-même non plus
qu'aux autres, de s'imposer une direction de travail
non plus qu'une règle de mœurs, sauvegarda, en
réalité, la personnalité du i)oète. La légèreté d'hu-
meur, l'absence de volonté, la souplesse de caractère
qui le livraient, comme sans défense, aux mésaven-
tures de la fortune et aux quolibets des sages, furent,
pour lui, la source de jouissances intimes etpresque
ignorées du monde qui l'entourait. S'abandonnanl,
sans résistance, avec volupté, à cette mobilité d'im-
pressions qui resta, jusqu'à la fin, le fond de sa
nature, il garda, au milieu d'une société de plus en
plus disciplinée et formaliste, une hardiesse de rêve-
ries, une vivacité d'admirations, une ouverture de
curiosités incessantes et lines vis-à-vis de toutes les
choses de la nature et de l'esprit, qui en firent, en
effet, au milieu des autres littérateurs, un type par-
ticulier. Pour la plupart, c'était un retardataire, un
traînard du passé, et, malgré ses belles relations,
une sorte de bohème, comme Théophile, Saint-
Amant. Faret. Pour quelques-uns, pour ceux qui
savaient comprendre, pour Molière, La Rochefou-
cauld, Racine, Fénelon, c'était, au contraire, un
génie précurseur, un homme de l'avenir. Et tous
avaient raison! Dans cette inlelligence facile et libre,
c'était, en effet, l'esprit de la vieille France qui
survivait, }>ar la multiplicité des aspirations, l'amour
(le la clarté et de la simj)licité, la belle humeur,
l'équilibre intellectuel; c'était, déjà aussi, l'esprit de
l.i nouvelle qui s'annonçait par la variété d'une cul-
ture étendue, j)ar une intelligence sympathique de
kl vie à tous ses degr<''S et dans tous les êtres, par
une certaine pointe de mélancolie rêveuse qu'on ne
retrouvera guère avant les premiers romantiques.
Jusqu'en ses derniers jours, alors même qu'il ne
cesse de dire : « ^Nlon esprit diminue », et qu'il écrit à
Maucroix : « Je t'assure que le meilleur de tes amis
n"a })lus à compter sur quinze jours de vie », il
s'intéresse à tout, il est curieux de tout, il fait « de
grands desseins », il « mourrait d'ennui, s'il ne com-
posait plus ». Quand il ne sort plus, il va encore à
l'Académie « parce que cela l'amuse ». Par cette
persistance d'activité, d'affabilité, de sérénité, même
après une conversion chrétienne, honnête et sin-
cère, qui ne parvient pas à l'attrister, n'est-ce pas
un homme du xvi^ siècle, bien plus que du xvii*'?
Joignez à cet enjouement constant, à ce sourire inal-
térable, une bienveillance extrême, une indulgence
convaincue, une compassion tendre pour tous les
humbles et les sacrifiés, vous concevrez la séduc-
tion qu'exerçait l'homme sur ses amis, celle que
l'œuvre devait exercer sur ses lecteurs. L'amour
naïf de la vie, l'admiration de la nature, la sympathie
liid LA j ontaim;.
pour toutes les joies et les souffrances, grandes et
petites, les petites surtout, celles de tous les jours,
l)ar lesquelles vit la commune humanité, n'avaient
jamais rencontré un interprète si familier et si uni-
versel. Ce n'est point par forfanterie littéraire c|ue
La Fontaine s'est donné le surnom de Polyphile.
Sur ce point, comme sur tant d'autres, il se connaît
bien, et c'est en pleine conscience qu'il jouit fran-
chement de cette voluptueuse aptitude à tout com-
prendre qui fut celle de Rabelais, de Du Bellay, de
Ronsard, de Montaigne, de cette universalité de
goûts qui fut l'une des grandes vertus de la Renais-
sance française, vertu saine et féconde, toute d'en-
thousiasme et toute d'amour, qu'il faudra gâter par
beaucoup d'ironie, de lassitude, d'impuissance, de
fatuité, pour la changer en cet ennui incurable et
prétentieux qu'on décore aujourd'hui du nom usurpé
de dilettantisme.
L'homme de lettres, d'ailleurs, chez La Fontaine,
est aussi discret et peu encombrant que l'homme de
société. C'est l'un des charmes de son o^énie et
l'une des raisons qui cachèrent ce génie à plusieurs.
Comme il ne développe pas de théorie littéraire,
comme il se montre indifférent aux principes et i^eu
soumis aux règles, comme en fait, n'ayant ni sys-
tème, ni j)arti pris, il ne consulte, en toute occasion,
que son instinct personnel et son goût du moment,
les littérateurs de métier et les pédants de profession
le prenaient volontiers pour un amateur, pour une
espèce de rêveur inconscient et innocent, à peine
L Œi vni: . 12f
i'esponsa])le de ses écrits non plus que de ses aetes^
pour « un fablier ». Le bonhomme, au fond, tenait
à ne pas s'enrégimenter, ne se sentant fait pour
aucun mariage, surtout un mariage de convenance
avec la muse revêche et prude de Boileau. Il ne
blesse personne, mais il ne se soumet à personne.
Il continue, sans fracas, dans son for intérieur, à
admirer les vieux poètes qu'on oublie et les poètes
démodés qu'on méprise; peu lui importe que la
mode ait changé; d'Urfé et La Cal|)renède lui sem-
blent toujours, en quelques parties, d'agréables-
romanciers; il n'a point pour les hardiesses pitto-
resques de Saint-Amant, ni même de Desmarets, le
dédain qu'affectent ceux qui ne les ont point lus.
11 aime les auteurs vivants comme il aime les morts,
s'ils l'amusent et s'ils l'instruisent, tous en bloc,
chacun pour ce qu'il lui apporte, poètes, auteurs
dramatiques, romanciers, philosophes, et, sans s'as-
treindre à rien, il est au courant de tout. Ses
lectures, décousues, de hasard, sont multiples et
énormes; on en trouve des traces à chaque pas, et,
à chaque pas aussi, des élans de reconnaissance
pour les écrivains qui lui donnent tant de joies.
Qualité bien notable encore et qui le distingue de
presque tous ses confrères, c'est quavec un esprit
critique des plus fins, il ne dénigre jamais personne^
prenant des livres, comme des choses et des gens,
ce qui lui en est bon et doux, ne s'attardant pas à
constater ce qui manque, encore moins à le déplorer.
La ])roduction, comme la lecture, n est encore
Il' 2 LA iontatm:.
pour lui qu'une autre forme du plaisir; lorsqu'elle
devient une peine, on s en aperçoit vite. Pour être
lui-même, il faut qu il soit sincère, qu'il raconte ce
qui lui plaît, à l'heure où cela lui plaît, autant que
cela lui plaît. Aussi nulle œuvre poétique, malgré
des a})parences objectives, n'est-elle, au fond, plus
personnelle que la sienne. S'il avait vécu en un temps
de commérages et d'espionnages, comme le nôtre,
vingt commentateurs pourraient nous raconter sans
doute dans quelle circonstance tel conte est né, à
propos de quelle lecture ou de quelle conversation
telle fable a été conçue, comment une impression du
somnolent et perspicace observateur s'est traduite
en une saynète grivoise ou une pantomime morale.
La réalisation objective, plus vive et plas complète
chez lui que chez aucun de ses contemporains, n'y
est presque toujours que le contre-coup des impres-
sions subjectives. N'aurions-nous pas, de ce phéno-
mène, mille preuves documentaires, nous pourrions
nous en apercevoir, à chaque instant, d'après les
confidences et aveux qui lui échappent, car le bon-
homme parle volontiers de lui. Gest en cjuoi il se
distingue encore de ses amis, les grands classiques
à belle tenue; il ne peut, comme eux, dissimuler
son moi bien longtemps, mais ce moi s'impose si
peu, c'est un moi si affable et si discret que jamais
moi ne parut si peu haïssable. On sait le conseil que
donnait Gœthe à un jeune })oète, comme une recette
certaine pour ne point faire d'inutilités; celui de ne
jamais rien composer, tragédie même, poème ou
l'œUVRK. 123
roman, qui ne fut le dével()i)peuient de quelque émo-
tion personnelle. L'Allemand pensait à lui, comme
toujours, en ce moment : il aurait pu penser à La
Fontaine, il ne se serait pas trompé. L'œuvre et la
vie du Champenois ne font qu'un. A quelque endroit
qu'on s'arrête, dans cette œuvre, on l'y retrouve, tel
que nous l'avons vu. naïvement imprégné des milieux
qu'il traverse, sans jamais s'y transformer complète-
ment. Son mérite fut précisément de ne rien oublier
de ses bourgeoises et provinciales origines, de ne
point devenir un lettré de salon ou de cour, suivant
la formule adoptée, de s'adresser à la fois à toutes
les espèces de gens qu'il avait fréquentés, dans leui'
langue ordinaire, et de savoir s'en faire conqDrendre.
Il voulut plaire en France à tous et à toutes, et il
leur plut. C'est par là qu'il fut égal à Molière et
qu'il s'éleva au-dessus de tous les autres.
Une bonne partie des petits poèmes que lui inspi-
raient ses lectures assaisonnées par ses souvenirs et
ses réflexions personnelles, a formé peu à peu les
deux groupes des Contes et des Fables. Si divers que
semblent ces deux recueils, dont l'un enseigne le
libertinage à la jeunesse et l'autre lui doit apprendre
la morale, ils procèdent de la même inspiration,
tantôt portée aux distractions voluptueuses, tantôt
inclinée aux songeries plus graves , suivant les
entraînements du milieu. Les récits qui les com-
posent furent rêvés et écrits, dans les mêmes temps,
bien souvent sans destination précise, et, plus d'une
fois, les éditeurs comme l'auteur, ont hésité à les
rJk LA FONTAINE.
(lasser. Dans ces deux livres, les seuls qu'on lise
en général, les seuls que le poète ail présentés
comme des ensembles, en réalité, presque toutes
les pièces restent des morceaux de circonstance. Il
n'est donc point surprenant que le même caractère
se retrouve plus encore dans l'innombrable quantité
<le comédies, poèmes, élégies, odes, épîtres, bal-
lades, rondeaux, sonnets, chansons, épigrammes,
poésies diverses de tous formats et dans tous les
Ions qui entourent les Contes et les Fables d'une
végétation fourmillante et confuse, et forment la
moitié et plus des œuvres complètes. C'est là, à vrai
dire, qu'on apprend le mieux à connaître l'homme
et le poète, qu'on mesure l'étendue et la variété in-
stinctives de son génie, qu'on en saisit les lacunes
et les intermittences; c'est là qu'on admire, dans les
exercices les plus disparates, une souplesse d'artiste
et une habileté d'écrivain telles, que l'histoire litté-
raire en offre peu de supérieures.
Dans ces pièces, comme partout, il y a lieu de
distinguer celles qui furent des productions spon-
tanées de celles qui furent des travaux forcés. 11 y a
du talent partout, il n'y a du talent continu et du
charme que dans les premières. Nous avons dit ce
qu'il en fut du Songe de Vaux commandé par Fou-
quet. Un peu plus tard, ses amis dévots et ses pro-
tecteurs mondains le mirent à de plus rudes épreu-
ves. Ce furent, d'abord, les solitaires de Port-Roval
qui lui proposèrent ou imposèrent le sujet de la
Captivité de saint Malc. On sait de quoi il retourne.
i/(i:uvni:. 125
Malc est un prince chrétien qui, pour échapper aux
corruptions du monde, s'enfuit vers les solitudes.
Kn traversant le désert, il est pris par des Sarra-
sins qui le condamnent à garder leurs troupeaux,
en lui donnant pour compagne une jeune femme,
surprise comme lui dans une razzia, mais dont le
mari a pu s'échapper. Cette captive est, comme lui,
chrétienne, asjMrant, comme lui, à la sainteté. Ce
qu'il faut décrire, c'est la lutte édifiante soutenue
contre eux-mêmes par les deux solitaires pour con-
server leur pureté, lutte d'autant plus méritoire que
l'Arabe, désireux de voir fructifier ses esclaves
comme ses champs, les a condamnés au mariage et
à la cohabitation. 11 y a un moment de crise, le soir
des noces, où le malheureux Malc, désespérant de
lui-même, va jusqu'à penser au suicide. Plus maî-
tresse d'elle-même, la « chaste bergère », formée aux
beaux discours non moins qu'aux beaux sentiments
par la lecture de délie, ne craint point « les dan-
gers qu'à sa suite entraîne l'hyménée ». On ne saurait
défendre une virginité, d'ailleurs peu menacée, avec
plus de hauteur et plus d'expérience, car la dame
n'en est point à sa première affaire :
Votre soupçon m'outrage; et vous ave/ dû voir
Que je sais sur mes sens «^-arder quelque pouvoir....
Vous vous alarmez trop pour un vain hyménée.
Je vous rends cette main que vous m'avez donnée.
Dissimulez pourtant, feignez, eomportez-vous
Gomme père en secret, en public comme «>poux.
Ainsi vécut toujours mon mari véritable;
Et si la qualité de vierge est souhaitable,
126 LA fontaim:.
Je la suis : j'en fis vœu toute petite encor.
Malgré les lois d'hymen, j'ai gardé mon trésor.
Après l'avoir sauvé d'un amour légitime
Voudrais-jc maintenant le perdre par un crime?
C'est avec un grand sérieux que l'auteur des
Contes, on le voit, développe la matière. L'homme
des Fables reparaît dans la description d'une four-
milière dont l'activité inspire au saint, ennuyé et
désœuvré, des réflexions humanitaires :
Vous m'enseignez, dit-il, le chemin qu'il faut suivre,
Ce n'est pas pour soi seul qu'ici bas on doit vivre.
A son tour, il fait un sermon à sa vertueuse com-
pagne et la persuade qu'ils s'acquitteront mieux de
leurs devoirs envers Dieu en fuyant ce désert. Le
couple s'évade, et, poursuivi par ses maîtres, se
réfugie dans l'antre d'une lionne qui les protège et
met en pièces leurs persécuteurs. Tous deux s'in-
stallent en deux ermitages voisins, où ils terminent
une longue vie dans la prière et la pénitence. Çà et
là, quelque vers heureux, quelquejoli trait descriptif,
décèlent bien l'écrivain habile, mais le style reste
incohérent et sans unité, tout cliargé de chevilles,
d'expressions démodées, de péri|)hrases grotesques,
de banalités piteuses. Notre homme ne cherche
même pas à dissimuler l'ennui profond avec lequel
il acheva cette fastidieuse besogne, tantôt martelée
avec une obstination navrante, le plus souvent bâclée
avec un dégoût visible.
Il se mit plus ardemment, ])ar la suite, à ce
poème du Quinquina dont le sujet bizarre lui avait
l'œuvrk. l'i'
été imposé, à la suite de sa guérison, par la duchesse
de Bouillon. Le quinquina, d'introduction récente,
api)orté, en 1G79, à la cour par un Anglais, le che-
valier Talbot. Y faisait merveille. C'était donc à la
(ois, en 1()82, une œuvre d'actualité et un acte de
reconnaissance que la princesse demandait à son
fournisseur ordinaire. Les difficultés à vaincre exci-
tèrent le virtuose, qui étudia consciencieusement le
traité du médecin Monginot, De la guérison des fiè-
i'res par le qui/iqui/ui, dont ses deux chants devaient
être l'interprétation poétique. Dans le i)remier, nous
avons la pathologie de la lièvre, d'après les anciens
auteurs, avec l'histoire de la vieille thérapeutique, la
thérapeutique démodée, celle des saignées et des
purgatifs :
On n'exterminait pas la fièvre, on la lassait,
|)uis la pathologie nouvelle. La description minu-
tieuse des mouvements du cœur et de la circulation
du sang dut donner un peu de mal à notre rimeur,
qui semble cependant y avoir pris plaisir. Comme
tour de force, c'est assez réussi. Il n'apporte pas
moins d'ingéniosité à se tirer d'affaire dans le
deuxième chant, consacré à l'éloge du quinquina et
de ses applications; mais quelle pitié de voir une
telle plume s'escrimer en ces sottes besognes, et
l'éduite à rimer des formules pharmaceutiques! Ce
qui est curieux, c'est de rencontrer, çà et là, à travers
ce fatras didactique, des idées candides sur la vie
128 LA FONTAINE.
^Di'imitive de l'humanité, des rêveries sur l'innocence
des sauvages d'Amérique, ces peuples « sans lois,
sans arls et sans sciences », qui font pressentir
Jean-Jacques R.ousseau, Bernardin de Saint-Pierre,
Chateaubriand.
Les pièces dramatiques mises sous le nom de la
La Fontaine forment presque un quart de ses œuvres ;
il eut de bonne heure, nous lavons vu, et il garda
jusqu'à ses derniers jours le goût, sinon la passion,
•du théâtre; il ne cessa d'y rêver des succès qui ne
lui vinrent point. Sa première publication est la
traduction de V Eunuque deTérence, l'une de ses der-
nières la tragédie 13'rique à' Astrce^ mise en musique
par Colasse, représentée à l'Opéra, en 1691. Le
sacrifice le plus douloureux qu'obtint de lui, à
grand'peine, aj)rès sa conversion, son confesseur,
fut celui de jeter au feu une comédie qu'il venait
d'écrii-e. On trouva encore, après sa mort, dans ses
papiers, les fragments inachevés d'une tragédie,
AchllLc. Ce sont là, avec Clyniène et Daplnié^ les
seuls ouvrages, dans ce genre, sûrement authenti-
ques et personnels. Toutes les comédies, Ragotin,
le Florentin^ la Coupe enchantée, Je vous prends sans
vert, furent faites en collaboration avec le mari de la
Champmeslé, et la part qu'y put prendre La Fontaine
n'y est pas toujours bien considérable, si l'on en juge
par la fréquente pauvreté du style.
La charmante fantaisie de Clymèiie, dont nous
avons déjà parlé, est le seul de tous ces morceaux
qui, en réalité, soit digne de lui, parce que c'est le
LŒUVRi: 121»
seul où, n'ayant point à compter avec les exigences
de la scène, il ait joui de cette liberté complète
sans laquelle sa verve tombe à plat. « L'inconstance
et l'inquiétude qui me sont naturelles, dit-il en
publiant les fragments de sa Galalée, m'ont cmpèclié
d'acbever les trois actes à quoi je voulais réduire ce
sujet. » Cette inconstance et cette inquiétude le ren-
daient particulièrement impropre à combiner et à
suivre le plan d'une action un peu sérieuse ou un
peu compliquée, à poser et à développer des carac-
tères fermes et soutenus, encore plus à animer ses
personnages d'une passion un peu chaude ou d'une
jovialité puissante. On trouve encore, à la lecture, çà
et là, de jolis traits, ingénieux et fins, des couplets
lestement troussés dans les Opéras, mais ni la sono-
rité du vers, ni la vibration du mot n y remplissent
même les conditions nécessaires de la littérature
musicale. Décidément, il n'a pas plus l'élan lyrique
que le souffle tragique; l'impétuosité, même dans
une seule strophe, la gravité, même dans une seule
tirade, le fatigueraient et l'épuiseraient; il s'y
efforce à peine. Les meilleurs vers, dans ces livrets,
sont des vers galants ou badins, qui seraient mieux
à leur place dans des vaudevilles. Le cadre de ces
pastorales est trop factice pour qu'il puisse même
y placer une note campagnarde juste et simple,
comme il en sème ailleurs à chaque pas. Dans les
comédies en vers, dont il laissait l'honneur à son
compère, dans Ragotin et surtout le Florentin^ on
pourrait distinguer, avec un peu d'attention, les
130 LA FONTAINE.
endroits où il a mis la main; ctî sont ceux où le lan-
gage, sans être encore un parfait langage de théâtre,
court et sanime dans le récit ou la description, avec
une rapidité dans les allures et une vivacité d'expres-
sions qui ne sont pas le fait du médiocre Champ-
meslé. Dans ces passages, La Fontaine se souvient
de Racine et de Molière, de Furetière aussi, au
temps où Ion collaborait, dans la jeunesse, aux
dépens de Chapelain. Le tour de style est celui
des Plaideurs^ avec plus de négligence, mais aussi
une certaine bonhomie familière qui n'est point sans
agrément.
Quant aux poésies diverses, vraiment diverses, car
on y trouve de tout, depuis le pastiche marotique et
la chanson salée jusqu'à la gazette rimée et l'épître
didactique, c'est un fouillis des i)lus récréatifs.
Comme ce sont, presque toutes, sauf les flagorneries
officielles, des pièces spontanées et, pour le fond au
moins, improvisées, il est rare qu'il n'en sorte pas
quelque confidence ou quelque aveu bons à retenir.
Le style en est aussi variable que les circonstances
et les sujets et prend successivement tous les tons
avec une aisance vraiment unique. C'est dans ce
pêle-mêle qu'il faut chercher les opinions critiques
de La Fontaine autant que dans ses préfaces; c'est
là qu'on trouve aussi les traces les plus vives de ses
émotions, tendresses ou dépits, chagrins ou colères.
La Fontaine en colère ? Cela est-il possible? Il s'y
mit au moins une fois, contre Lulli :
L ŒUvnE. ]:U
m
Celui-ci me dit : « Veux-tu faire.
Presto, presto, quelque opéra,
Mais bon? Ta .Muse répondra
Du suceès par-devant notaire.
Voici comment il nous faudra
Partag-er le gain de l'affaire.
Xous en ferons deux lots: l'arj^enl et les chansons;
L'argent pour moi, pour toi les sons :
Tu lentendras chanter, je prendrai les lestons;
Volontiers je paie en gambades. .. »
La muse qui jase si gentiment, même lorsqu'elle
fait une scène, n'est sans doute qu'une muse pédestre,
mais de quel pied elle trotte, vif, alerte, pétulant,
faisant sonner le lono^ du chemin les o-relots de ce
vers libre que personne n'a depuis agité avec cet
entrain ! Un grand nonil)re de vers proverbes qui
flottent dans les mémoires, sans qu'on en sache bien
l'origine, se retrouvent dans ces poésies diverses,
auxquelles il faut joindre encore toutes les saillies
|)oétiques jetées à travers la correspondance. Rien
de plus instructif, pour un amateur de style ou pour
un homme du métier, que l'étude attentive de ces
fragments dans lesquels s'exerce ou s'affirme la vir-
tuosité du plus lin artiste c{ui mania le vers français. -
/ 7/ Les Contes, publiés en cinq fois, le premier livre
^ { en 1(365, cjuand l'auteur avait quarante-quatre ans,
le cinquième en 1()85, lorsqu'il en avait soixante-
quatre, furent, on n'en saurait douter, l'occupation
préférée, le jeu d'imagination auquel il revenait le
j)lus volontiers, le seul pour lequel il se trouvait un
peu plus d'haleine. Quand il dépasse ailleurs une
centaine de vers, il ne s'y soutient pas comme il fait
d'.r.un. il"!' ii^T. aV^-
132 LA lONTAINE.
dans Joconde, la Fiancée du roi de Garbe, la Coupe
enchantée^ le Petit cJiien qui secoue des pierreries^ W
est vrai qu'il s'appuie alors sur Boccace etl'Arioste,
mais dans les Filles de Minée ne s'appuyait-il pas sur
Ovide? On y voit bien pourtant que la narration
d'Ovide est encore trop sérieuse pour lui. Dans
Philémnn et Baucis, aussi imité d'Ovide, le chef-
d'œuvre, l'églogue exquise des vieux époux ne com-
prend pas cent cinquante vers. Le préambule, écrit
dans le premier feu, est délicieux, mais la péroraison,
avec toutes les flatteries à Vendôme, se traîne avec
peine, ennuyée et ennuyeuse; le poète en a assez.' On
constate bien sans doute des accès de fatigue dans
les Contes, surtout dans les débuts qui sont sou-
vent pénibles, prosaïques, filandreux, mais à mesure
que la scène se précise et que les acteurs prennent
corps, le narrateur se réveille, s'amuse, devient plus
vif et plus gai. Il semble qu'on entende le bon-
homme, lui-même, un peu lourd, demi-somnolent,
commençant son récit au milieu de la belle société
qui l'écoute, toussotant, hésitant, balbutiant, puis,
rassuré et excité par les yeux égrillards qui le fixent
et les sourires étouffés qui l'encouragent, s'aban-
donnant à sa verve libertine.
De fait, ces contes légers, grivois ou obscènes,
qu'on disait et redisait à huis clos longtemps avant
qu'ils fussent imprimés, restent bien dans la tradi-
tion du genre, tel qu'il avait été pratiqué, de temps
immémorial, chez nos aïeux et chez les Italiens. Ce
sont moins des morceaux à lire que des morceaux
l'œuvre. 133
à dire, el comme des sortes de transcri})tions des
récits qu'on })ouvait entendre, à celte époque, chez
les désœuvrés du beau monde. Les chroniques, mé-
moires, correspondances, poésies du temps ne nous
laissent aucun doute sur l'extrême liberté du lan-
ofage dont on usa lono^temi^is, môme à la cour, avant
que Louis XIV fût parvenu à y imposer l'apparence
d'une étiquette soutenue et d'une dignité impertur-
bable. Mais comme on se rattrapait, même alors,
dans le privé et dans les coins ! Il va sans dire qu'à
Paris, comme en province, tous les vieux gentils-
hommes, robins et bourgeois, accoutumés, eux et
leurs femmes, à cette verte langue, que l'exemple du
roi Henri avait si fort encouragée et qui avait repris
des forces au temps de la Fronde, n'en pouvaient ni
voulaient perdre l'habitude ; c'était le vieux fonds
national, ce fonds dit gaulois, si conforme au tempé-
rament de la race, qu'il devait persister et survivre
à travers toutes les révolutions de la société, des
mœurs et du langage. D'autre part, la gent lettrée
et raffinée, les diseurs subtils et les précieuses quin-
tessenciées de l'Hôtel de Rambouillet, en ouvrant
leurs portes à la littérature italienne, n'y avaient
pas introduit que des rhétoriciens amphigouriques
et des poètes platoniques. On y faisait profession
d'adorer Pétrarque; en réalité, on s'y délectait de
Ijoccace et de l'Arioste , plus amusants et jilus
vivants, plus clairs et plus familiers. Dans le cercle
des vrais Italiens, des filles de Mazarin, Boccace
ré^niait ouvertement, et c'est là que La Fontaine en
1;>4 LA FOMAIXE.
aurait appris le culte, s'il ne l'avait déjà pratiqué
auparavant.
Les deux premiers livres, publiés, l'un en 1G65.
l'autre en 1666, sont composés, en grande partie,
d'œuvres faites ou ébauchées depuis longtemps. On
s'en apercevrait à la diversité du style, à des tâton-
nements et à des coutures, si l'on ne connaissait
de reste la patience de l'écrivain à lécher et relé-
cher son œuvre. Dans le premier recueil, on saisit
clairement tous les hasards d'où sort l'inspiration :
Joconde vient de lArioste, RicJiard Alinutolo, le
Cocu battu et content sont empruntés à Boccace;
Antoine de la Sale a fourni le Mari confesseur.
Athénée les Deux Amis et le Glouton. Il n'y a que
le Savetier, le Juge de Mesle, Sœur Jeanne, petites
pièces déjà anciennes , qui soient des anecdotes
contemporaines. Le dernier récit, le plus sérieux, le
plus français d apparence, le Paysan qui a offense
son seigneur, semble aussi venir de l'italien ou de
l'espagnol. Même diversité dans la façon de pré-
senter les choses que dans les sources où elles
sont puisées. L'auteur, étonné dètre publié, mais
désireux de lêtre de nouveau, ne sait trop lui-même
ce qu'il doit faire. Faut-il continuer à imiter le
vieux lano;aore? Faut-il, au contraire, constituer un
langage nouveau, comme l'ont fait Molière pour la
Comédie et Boileau pour la Satire ? La réponse
du public fut ce quelle devait être : on l'encoura-
geait à prendre toutes ses libertés, à être lui-même.—
En conséquence, dans le second livre, dès l'année
L (i:l VllK, 135
suivante, railleur reprend les morceaux déjà ébau-
rliés en style iiuirotique, il les rafraîchit, les assou-
plit, les modernise; en plusieurs endroits, les retou-
ches sautent aux yeux; le Gascon puni et la Fiaiiccc
du roi de Garhe^ qui sont les narrations les plus
rapides, en vers irréguliers, sont évidemment les
dernières en dater'Cest dans les troisième et qua-
trième livres, parus l'un en 1071, l'autre en 1674,
quil atteint la perfection de sa manière; les Oies de
Frère Philippe^ la Coupe enchantée, le Petit Chien,
le Roi Candaule^ y sont ses chefs-dœuvre, en vers
libres, comme les Rémois, le Faucon^ la Courtisane
amoureuse, Nicaise, le Pdté d\ingui//e, ses chefs-
d'œuvre en vers réguliers. Le pastiche inarollquc
devient de plus en plus rare, et, dans la plupart de
ces récits galants, la grâce enjouée du conteur n"a
d égale que son habileté à envelop[)er de mots
décents les ])lus énormes indécences. C'était là un
des mérites auxquels la belle société, dont ces contes
faisaient les délices, était le plus sensible. S'il s'y
trouvait d'honnêtes femmes d'humeur joyeuse et
franche, comme la belle Marquise de Sévigné, pour
avouer ouvertement le plaisir qu'elles trouvaient à
écouter et lire ces libres fantaisies, il n'y manquait
point non plus de prudes Arsinoés qui, tout en
aimant les réalités, ne voulaient point rougir du
mot, ou de perverses Ninons, franchement débri-
dées, pour lesquelles les sous-entendus les plus
hardis étaient aussi les plus agréa])les. Ce fut une
des dernières sans doute qui l'engagea « à conter
136 LA FONTAINE.
dune manière honnête >> sa plus grossière obscénité,
le Tableau :
Tout y sera voilé, mais de gaze, et si bien
Que je crois qu'on n'en perdra rien.
Qui! y a loin de cette manière, doucereuse et
élégante, de faire passer le libertinage à la manière
naïve et jo3^euse , naïve jusqu'à la grossièreté ,
joyeuse jusqu'au burlesque, franchement sensuelle,
quelquefois tragique, qui avait été celle des anciens
, conteurs î Ce serait faire le plus souvent tort à
! La Fontaine que de le comparer, point par point,
1 avec ses devanciers, lorsqu'il les imite, surtout ses
devanciers d'Italie;^ L'enthousiasme parfois lyrique,
j parfois brutal, la gravité constante, le sensualisme
exalté, allant des délicatesses les plus subtiles aux
violences les plus monstrueuses, que les Italiens
I apportent d'ordinaire dans les choses de l'amour,
échappaient alors, de plus en plus, à la société
française qui ne voulait voir dans l'amour, lorsqu'il
'était sérieux, qu'une passion intellectuelle et, lors-
j qu'il était léger, qu'une distraction galante.
' Si le sérieux de l'Arioste, chanteur scej)tique de
galanteries imaginaires, étonnait déjà Boileau, que
devait-il penser de Boccace, artiste ])lus simple et
plus puissant, qui fait agir et fait parler tous ses
personnages, même dans les occasions les plus
scandaleuses et les plus comiques, avec une gravité
étrange ? Il ne voyait sans doute, dans \e Décaméron,
ce mélange hardi de prédications morales, de subti-
l'œvviii;. *3'
liiés sentimentales, de brutalités sensuelles, de pas-
sions tragiques, qu'un amas de récits scandaleux ou
des lib.Ttins, tels que La Fontaine, pouvaient seuls
se complaire à rechercher des gaillardises agréables
à conter en belle compagnie pourvu qu'on leur don-
nât un tour plus badin. N'était-ce pas, du reste, de
cette façon qu'on jugeait alors notre Rabelais ne le
répudiant ou ne le défendant qu'à cause de ses
obscénités? — ■ ,, ,.
■ Ne pensons donc point aux prédécesseurs qui 1 ont
inspiré et ne lui jetons pas leurs noms à la tète.
Lui-même qui, tant de fois, manifeste son admiration
pour eux en même temps que sa crainte de les gâter,
ne l'eût certainement pas voulu. 11 évite, d'ai leurs,
tout ce qui peut faire croire qu'il se pique de f.deli e
en les imitant, et qu'il est un traducteur. 11 embrouille
ses réminiscences, il mêle deux ou trois contes, prend
de-ci de-là ce qui lui convient, laissant le reste. 11
sufÛt que son indolence trouve quelque part un cane-
vas tout prêt, dont il enlève la vieille broderie, pour
la remplacer par des ornements de son cru. Bien
souvent il ne reste, du thème original, qu'une appa-
rence, un titre, presque rien. M. Kmile Montégut,
avec sa pénétration ingénieuse et son exquise sensi-
bilité, a montré autrefois ce qu'il y avait de poéti-
quement tragique dans les aventures de la Fiancée
,la roi de Gurbe, telles que Boccace les a presen-
tce- C'est l'épopée, douloureuse et sanglante, de la
Beauté fatale, malgré soi troublante et corruptrice,
qui sème autour d'elle le désespoir, la discorde, le
138 LA FONTAINE.
meurtre, présent terrible des Dieux pour celle qui
la porte en pleurant, ainsi qu'une couronne san-
glante de martyre. On sait ce qu'il reste de cette
conception passionnée et grandiose de la Renais-
sance dans le récit adouci et desséché de La Fon-
taine : une suite d'épisodes égrillards et de vulgaires
polissonneries. C'est ainsi que, presque toujours,
l'amour, sensuel ou tendre, la passion, brutale ou
raffinée, qu'il a pu rencontrer chez ses modèles, se
dénaturent, pour être acceptés de son auditoire, en
galanteries faciles, et que la peinture des mœurs,
des caractères, des sentiments, souvent si vive dans
les Xovelle et dans les Fabliaux, s'efface presque
complètement chez lui, j)our ne laisser place qu'à
une action rapide et finement dialoguée.f /^/4i**»f/ «^^^ )
Tandis que, dans les Fables, prenant de tous côtés
des apologues secs et informes, il déroulera avec
complaisance, autour de ces pauvres matières, toute
la richesse d'une observation délicate et d'une sen-
sibiFité infatigable, en poète et en penseur^ dans la
})luparl des Contes il s'efforce au contraire de mettre
à la portée de ses auditeurs, en les réduisant et en
les polissant, les gaillardises énormes ou les comé-
dies vivantes des anciens nouvellistes; on dirait des
éditions de Boccace, Machiavel, Rabelais, non expur-
gées, mais abrégées et mitigées à l'usage du beau
monde. Pourvu qu'il conte avec agrément, d'un ton
leste et dégagé, sans s'arrêter sur une description
trop minutieuse, sur un dialogue trop prolongé, sur
une action trop brutale, en n'évoquant au passage.
L ŒUVRE. 131>
^ur un fond vague, que des silhouettes gaies el
légères, et qu'il marche vite au dénouement prévu,
il est satisfait et on l'est aussi^Boccace, notamment^
son plus cher ami, se trouve ainsi allégé de toutes
ces richesses encombrantes et de ces développements
parasites, qui répugnent foncièrement à la sobriété
autant qu'à la vivacité du génie gaulois. Ici, plus de
ces cadres apprêtés el factices, dans lesquels presque
tous les conteurs, à l'imitation du Toscan, avaient
cru, jusqu'alors, devoir présenter l'ensemble de leurs
récits sous des rubriques plus ou moins édifiantes;
aucun accompagnement de ces réflexions morales,
de ces analyses psychologiques, de ces problèmes
sentimentaux, qui justifiaient ou innocentaient, pour
eux, la liberté de leurs récits, mais qui, pour nous,
en obstruent seulement les abords avec un pédan-
tisme insu|)portable et une hypocrisie inconvenante.
Dans les récits mêmes, presque ])lus de mise en
scène, de décors, ni de tj-pes individuels et accen-
tués (voir, par exemple, le BclpJicgor dans Machia-
vel . Toute cette rhétorique, subtile et verbeuse, des
monologues psychologiques et des dialogues sco-
lastiques qui, parfois, dans le Dccaméron, suspend
si péniblement l'action, la hardiesse aussi des gestes
obscènes et la brutalité lourde des gros mots ont
disparu. 11 conte, il conte, il conte, pour conter, i
pour s'amuser, pour amuser les gens, à la façon des
ancêtres gaulois, des diseurs de fabliaux, sans autre
pensée, sans nulle prétention. La légèreté de ce
badinage en excuse, à ses yeux, comme à celui des i
140 LA FONTAINE.
-autres, les thèmes inconvenants et les sous-entendus
polissons. Gela passe aussi vite que cela a été
«ntendu. Cela chatouille légèrement les imaginations,
sans les échauffer, ni les troubler; cela ne reste pas
•dans la pensée, n'entre surtout jamais dans le cœur.
C'est au moins ainsi que pensait La Fontaine. En
tout cas, il est heureux pour sa gloire qu'il ait trouvé
une matière plus haute où développer toute la grâce
et toute l'étendue de son génie. — •
La Fontaine, pour la postérité comme pour ses
contemporains, est resté, avant tout, presque uni-
quement, Fauteur des^J^hblcsj c'est justice morale et//-
c'est justice littéraire. Quel que soit le charme de cer-
tains contes, il est rare qu'il y donne toute sa mesure
comme écrivain; ce n'est même pas là qu'il excelle,
dans son talent le plus personnel, comme conteur.
■C'est pour les Fables qu'il a réservé à la fois toutes ses
qualités de metteur en scène, de narrateur incompa-
rable, de dialogueur vif et fin, en même temps que
celles d'observateur satirique et universel, de philo-
sophe sensible et humain, de poète délicat et pro-
fond; c'est dans les Fables, non dans les Contes,
qu'il dépasse de loin tous ses devanciers, qu'il est
-excellent, supérieur, unique, et qu'il a défié d'avance
toutes les imitations, ainsi que l'expérience en est
faite depuis deux siècles.
Est-ce à dire que, dans les Fables, sa modestie ait
prétendu, cette fois, faire œuvre originale? Non, sans
<loute. Le terrain où il s'avançait, d'un pied timide,
^semblait plus battu encore que celui du conte. Où n'en
L ŒUVRE. ^"
, trouvait-on pas, <le ces apologues, résumant, en deux
ou trois lignes, une observation d'expérience ou un
conseil de morale? N'était-ce pas l'expression de
pensée habituelle aux peuples primitifs, aux peup es
.niants' Et comme les chansons de nourrices, ne les
.■etrouvait-on pas, ces apologues, toujours les mêmes,
variant peu dans la forme, chez les Orientaux, les
Grecs les Latins, les Français et les Italiens, aussi
bien ceux du Moyen Age que ceux de la Renaissance ?
Dans ces derniers temps, ces historiettes récréatives
et édifiantes, la vieille sagesse du monde, avaient
justement été remises à la mode par pl»«'«";;« "■»;
lluctions d-Ésope (1633, de Bornât; 1646, P. M.Uot;
1059, J. Baudouin) et par la traduction d'un recueil
hindou, le Lk're des Lumières (1644).
En choisissant quelques-unes de ces historiettes
pour les ,»cm-ec« m-., dans l'intention de plaire a
des amis et d'amuser des enfants, La Fontaine, sui-
vant sa coutume, obéissait donc à la mode, et ne
croyail pas faire une entreprise extraordinaire. U
amusait les autres, mais il s'amusait surtout lui-même,
prenant « un plaisir extrême » à dénicher, dans tous
. les bouquins qui lui tombaient sous la main, toutes
ces in-énieuses paraboles, moins longues que Peau
d'Anc^Il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur l'énorme
quantité de "sources d'où son dernier et savant com-
mentateur' voit sortir chaque fable pour être con-
1. CEu.,es c-ompléles de La roniaine dans la Colleclio^
des Grands É.ri/ains de la Framc; notes de M. Henri Re
Knior. préface de M. Paul Mosnard.
142 LA lONTAINE.
vaincu de l'érudition spéciale de La Fontaine en cette
matière. Érudition de poète, cela va sans dire, de
poète qui jouit des choses, s'en pénètre et s'en in-
spire, les rejette et les oublie, au gré de sa fantaisie,
et qui n'a rien à faire avec l'érudition méthodique
et critique du traducteur ou du philologue. S'il n'a
])as tout lu, il a beaucoup lu, presque tous les livres
imprimés, et ])eut-être quelques manuscrits; ce ne
sont pas seulement des détails caractéristiques ,
dans les t3'pes des personnages, leurs actes et leurs
paroles, qui lui en reviennent et qui nous l'attestent,
ce sont aussi de ces rencontres d'expressions vivantes
et familières, parfois de vers entiers, qu'il est bien
difficile d'attribuer au hasard. Il ne cache pas plus
ses réminiscences qu'il ne fait étalage de ses lec-
tures, et il puise à pleines mains, dans le fonds
commun, sans dissimulation comme sans gêne.
Ce fut un bonheur pour lui qu'aucun de ses
devanciers neût imprimé, sur un recueil de fables,
la marque d'un génie littéraire, puissant et riche,
comme cela s'était produit pour les contes. Les
poètes qui avaient trouvé, par aventure, dans un
a[)ologue, l'occasion d'un chef-d'œuvre, n'étaient
pas des fal^ulistes de profession; c'était Horace avec
le Rat de Ville et le Rat des Champs, c'était Marot
avec le Lion et le Rat; aussi, quand notre malin
bonhomme, par tradition ou par obligation, reprendra
les mêmes sujets, il se gardera d'entrer en lutte avec
de tels rivaux : il leur tirera sa révérence, et, très
humblement, se contentera de les résumer en quel-
L (El viir. I'i3
([ues mots, ternes et ennuyés, comme un compte
rendu de feuilletoniste. En général, il n'a poinl à
s'humilier de la sorte. Ni Esope, ni Phèdre, ni Cor-
rozet, ni Verdizotti, malgré leurs mérites réels, ne
[)ouvaient lui en imposer comme Boccace, l'Arioste,
Machiavel, Rabelais. Le sujet traditionnel, entre
leurs mains, n'a pas subi de transformation assez
personnelle et caractérisée pour qu'elle s'impose,
par l'originalité des images, par la force et la couleur
des détails, à son rêve, encore flottant. Gela reste,
toujours pour lui, simple matière à développements,
une matière souple et commode, qui lui fournit seu-
lement les noms des acteurs avec un scénario très
sommaire, mais qui lui laisse toute liberté pour
choisir son décor, habiller ses personnages, leur
donner des comparses, les faire agir et parler, et
jeter, au besoin, à la cantonade, ses propres réflexions .
Quelbonheur,pourun voluptueux songeur, de n'avoir
pas de grosses charpentes à équarrir ni à dresser, de
trouver, devant lui, toute faite, une maçonnerie d'édi-
cule qu'il n'aura qu'à sculpter, peindre, meubler,
peupler d'habitants agiles et aimables, spirituels et
babillards ! Ce sont là toutes besognes ingénieuses et
délicates, auxquelles il s'entend à merveille, car il
possède, à part lui, une inépuisable provision de sou-
venirs pittoresques et d'observations curieuses, et il
jouit de relations très anciennes et très étendues dans
la société humaine et dans la société animale, deux
mondes fraternels qui, })our lui, coureur de bois et de
campagnes, s'avoisinent, se mêlent, se confondent.
LA FONTAINE,
Ce n'est pas, du premier coup, néanmoins, même
sur ce champ restreint, qu'il prendra ses coudées
franches. Que ne possédons-nous, pour les fables,
une chronologie exacte de leur genèse! On y sui-
vrait, à la piste, tous les tâtonnements et tous
les détours d'une marche irrésolue et embarrassée.
En mêlant, à dessein, dans la première édition des
six premiers livres, en 1668, une quantité d'œuvres
assez inégales, d'âge très divers, les unes anciennes,
les autres récentes, presque toutes passées déjà à
l'épreuve de la lecture publique, le fabuliste a rendu
ce classement difficile. Néanmoins, on peut l'opérer
par une lecture attentive. Le metteur en vers se
montre d'abord tremblant et hésitant. Ne connaît-il
pas l'opinion rigide de Patru? La dignité des fables,
c'est d'être courtes et sèches, comme des préceptes
de magisters. On sait que, depuis, Lessing et d'au-
tres savants ont professé la même opinion, en l'ac-
compagnant d'exemples faisant penser au Renard
qui a la queue coupée. L'autorité de ces « maîtres
de notre éloquence » inquiète, il l'avoue dans sa
préface, notre Champenois qui n'éprouve aucun goût
pour les beautés particulières de ce laconisme solen-
nel, pour ce qu'il appelle, avec une douce ironie,
« les grâces lacédéraoniennes ». Il s'en tient donc
quelque temps à l'abréviation rapide, un peu sèche,
des apologues les plus classiques, la Cigale et la
Fourmi, le Coq et la Perle, le Renard et les Rai-
sins, etc., il travaille en écolier, pour des écoliers,
sous l'œil sévère du professeur.
L ŒUVRi:. 145
Une telle contrainte ne pouvait durer. Même
lorsqu'il s'enfermait encore dans la formule brève
7a Grenouille et le Btruf, le Loup et le Chien ^ etc.),
il y apportait un tel accent, il y ajoutait une telle
couleur, qu'avec moins de mots, la fable, animée
et pleine, en disait dix fois plus que dans les anti-
ques rédactions. Il y avait, d'ailleurs, d'autres con-
seillers que Palru. On ne sait lequel l'engagea à
refaire le Bàcheron et la Mort, mais c'était un cri-
tique plus ouvert et plus avisé et qui dut se réjouir
lorsqu'il vit le poète rompre décidément le cadre
étroit de la vieille fable et, sous ce litre, donner
hardiment toutes sortes de fantaisies sans noms et
sans précédents, des idylles champêtres [IHirondelle
et les petits Oiseaux], des comédies bourgeoises
[i Homme entre deux âges et les deux Maîtresses), des
saynètes antiques [Simonide préservé par les Dieux,
Testament expliqué par Esope), des morceaux philo-
sophiques [V Astrologue qui se laisse tomber dans un
puits). Si Patru faisait la mine, et Boileau avec lui,
en revanche, on n'entend qu'applaudissements du
coté de Molière, Piacine, Furetière, Chapelle, et du
fidèle Maucroix, à qui le poète reconnaissant dédie
un conte de paysans, en même temps qu'il place
ouvertement d'autres caprices sous la protection de
ses admirateurs déclarés, le duc de la Rochefou-
cauld, Mademoiselle de Sévigné, le Chevalier de
Bouillon. I.a dédicace an Dauphin est d'un ton
assuré et ferme, mais il est facile de voir, dans la
préface, combien toutes ces chicanes l'avaient in-
10
146 LA FONTAINE.
quiété, et, dans plus d'une fable, qu'il en avait
gardé un grain de rancune :
Je blâme ici plus de gens qu'on ne pense :
Tout babillard, tout censeur, tout pédant
Se peut connaître au discours que j'avance.
Chacun des trois fait un peuple fort grand.
Il y revient un peu plus loin dans la pièce Contre
ceux qui ont le goût difficile, mais celte fois en triom-
phateur. Le succès a dépassé son attente. C'est la
ville, autant et plus que la cour, qui a salué, dans le
rapetasseur de sornettes, un novateur inattendu,
amusant, instructif. Lui-même a pris peu à peu
conscience de sa valeur et de son habileté, et quand
il s'est exercé, dans la même page, à prendre suc-
cessivement le ton de l'épopée et celui de l'églogue,
donnant à bien entendre qu'il fait ce qu'il veut, il
peut lancer la fameuse apostrophe :
Maudit censeur, te tairas-tu?
?ie saurais-je achever mon conte?
C'est un dessein très dangereux
Que d'entreprendre de te plaire.
Les délicats sont malheureux :
Rien ne saurait les satisfaire.
Les « délicats » î Pour l'ironie, c'est le pendant des
<( grâces lacédémoniennes ». Le poète savait bien où
ils étaient, Jes vrais délicats, jNIolière, Racine, la
Sévignéî II savait bien aussi que ceux-là n'étaient
jamais mécontents que d'eux-mêmes, et, parce qu'ils
étaient, comme lui, vraiment délicats, apportaient
toujours, à juger les œuvres d'autrui, l'intelligence
l'œlvrk
l'i7
et l'indulgence dos grands esprits pour lesquels
l'admiration n'est qu'une des formes les plus douces
de leur propre joie de vivre, de sentir, d'imaginer,
de créer!
A partir de ce moment, La Fontaine se sent son
maître et s'en donne à cœur joie. 11 prend de toutes
parts, dans les livres, dans la réalité, à la ville, à la
cour, à la campagne. Son personnel animal se com-
plète, s'anime, jette le masque, prend de plus en\^
plus 1 air humain. Son personnel humain s'augmente
aussi et tient dignement sa place, quand il faut,
dans cette multitude infinie et grouillante. Ce ne sont
plus seulement les hêtes qui parlent, mais encore les
arhres, le vent, le soleil, les ustensiles. Court-on
grand risque d'errer en attribuant, à cette seconde
et libre poussée de son génie, des petites et gran-
dioses épopées telles que le Chcne et le Roseau, le
Lion elle Moucheron, des pastorales et des scènes de
genre, aussi exquises dans la gaîté que dans la gra-
vité, telles que le Jardinier et son Sei<;Jieur, l'Œil du
Maître, l'Alouette et ses Petits, la Vieille et les deux
Servantes, le Lièvre et la Tortue, le Villageois et le
Serpent, la Jeune Veuve, etc. ? Toutes ces pièces,
on le remarquera, sont en vers libres, dans ce
rythme souple et varié qui devient, depuis Joconde,
son instrument spécial; et ce sont des épisodes de
poèmes rustiques ou mondains tout autant que
des fables. La prestesse du récit est aussi sur-
prenante que dans les contes, mais avec combien de
charmes en plus! Que de descriptions nouvelles.
U8 LA fontaim:.
fines et vraies, que de figures vivement peintes, que
de traits originaux de bonne comédie, que d'impres-
sions vives et naturelles, que d'observations déli-
cates et profondes, que d'émotions rapides mais
sincères, et dans quel langage! Un_langage à la fois
si sobre et si riche, si clair et si coloré, si naturel
et si achevé, que Ton n'y saurait trouver un mot de
trop, et que chaque mot, juste, nécessaire, et pourtant
imj)révu, y donne une sensation exquise qui se fixe
du coup dans la mémoire, et qui n'y vieillira jamais !
C'était, à la fois, tout l'esprit de la province paysanne
et bourgeoise, tout l'esprit de la capitale policée
et savante, tout l'esprit gouailleur, gaulois, popu-
laire du Moyen Age, tout l'esprit rêveur, cosmopolite,
aristocratique de la Renaissance qui se trouvaient
par un miracle inattendu, réunis, d'un lien impercep-
tible et indissoluble, une fois par hasard, dans une
même œuvre ([ue tout le monde comprenait et où
tout le monde trouvait son compte. L'auteur n'avait
pas eu. nous le savons, de si hautes visées, et ses
lecteurs ne lui en demandaient pas si long. Tout se
passa bien naturellement et bien simplement : c'était,
pourtant, dans notre histoire littéraire, un événement
considérable : c'était le génie national, sous sa forme
la plus naturelle et la plus complète, qui se retrou-
vait, tout à coup, sans s être cherché, et qui res-
suscitait sans y penser.
Quand le poète, dix ans après, publia les cinq
livres suivants, il n'avait plus à se défendre. Sa
préface, brève et nette, est une simple et ferme
l'œuviik. IV.»
déclaration d'indépendance : « Jai jugé à propos de
donner à la plupart de celles-ci un air et un toui* un
peu différents de celui que j'ai donné aux premières,
tant à cause de la différence des sujets que pour
remplir de i)lus de variété mon ouvrage — Je n<'
tiens pas qu il soit nécessaire d'en étaler ici les rai-
sons ». A quoi bon, en effet, s'expliquer plus long-
temps lorsqu'on est certain de vaincre? Ces cinq
livres , l'expression la jUus complète d'un talent
viril et mûr, ne comprennent guère que des chefs-
d'œuvre ; c'est le fameux Panier de Cerises de
Madame de Sévigné, qui semble d'abord trop plein
et qu'on finit par épuiser à force de picoter en choi-
sissant toujours la meilleure. Pour commencer, les
Animaux malades de la peste, le Héron, la Fille,
le Coche et la Mouclic, la Laitière et le Pot au lait,
\)0\xv continuer le Savetier et le Financier, VOurs et
l'Amateur des Jardins, les Deux Amis, les Deux
Pigeons, l'Homme et la Couleuvre, pour terminer le
Paysan du Danube, le Vieillard et les Trois jeunes
houunes, la Souris et le Cliat-Huant. C'est là vrai-
ment que le génie spontané de La Fontaine s'épa-
nouit dans loute sa diversité et dans toute sa grâce,
allant du badinage enfantin à la majesté éi)ique.
passant de la satire à l'idylle, de la comédie à la
méditation, avec une vivacité naturelle et une iiobl(>
familiarité qui ont fait prononcer, à son sujet, tour
à tour, les grands noms d'Homère et de Shake-
speare. Un Homère en raccourci, cela va sans dire,
un Shakespeare en miniature, soit encore! Où
150 LA FONTAINE.
goûter ailleurs, pourtant, que dans le divin Grec,
un si doux enchantement de l'oreille et de l'esprit,
une association si naïve de l'âme avec tous les êtres
et toutes les choses, une affabilité si paternelle?
Où admirer ailleurs que dans le tumultueux Anglais,
une telle universalité d'observation, une telle géné-
rosité de sympathies, une telle abondance de figures
et de caractères, un tel art de les mettre en scène,
de les rendre visibles, tangibles, réels, vrais de
gestes, vrais de paroles, dans un décor sans cesse
renouvelé ?
C'est peut-être j)arce que La Fontaine se mon-
trait si vrai et si simple, si modeste et si aisé, que
la plupart des contemporains, tout ravis qu'ils en
furent, n'attribuèrent point à ces Fables la haute
portée que nous leur accordons. Molière n'était plus
là pour dire le mot décisif. La Bruyère, Fénelon et
quelques autres, qui voyaient clair, étaient des
exceptions. Pour le public, même admirateur, la
fable n'en restait pas moins un genre de poésie infé-
rieur et sans importance, un genre vague et bâtard,
qu'on ne savait où classer, puisque le grand Boileau.
lui-même, avait dédaigné de lui trouver des règles,
une littérature d'enfants, de vieillards, de gens du
commun. Il est curieux de constater que, jusqu'en
ces derniers temps, les commentateurs les plus
enthousiastes du fabuliste se sont presque toujours
donné des j^eines infinies pour le relever de celte
excommunication : on croyait devoir lui chercher
des excuses pour s'être voué à la glorification des
L ŒUVRlv. l.M
petites bêles et des petites gens. Tant cette malheu-
reuse idée, pédantesque et absurde, de la règle esthé-
tique appliquée d'avance aux productions futures de
l'esprit, tant ce sot besoin, ou plutôt ce besoin des
sots, de posséder une législation de l'intelligence
afflictive et préventive, a été longtemps dominante
chez nous!
C'est justement parce que la fable était un genre
déréglé, sans limites établies, sans passé glorieux,
sans titulaires imposants, un genre vague, aban-
donné au premier occupant, que La Fontaine put
s'en emparer en y prenant toutes ses aises. Trop
timide et prudent, trop pacifique aussi et trop ami
de sa quiétude pour rompre ouvertement en visière
avec aucune des conventions littéraires qu'il voyait
se resserrer autour de lui, non plus qu'avec aucune
des conventions sociales au milieu desquelles il se
laissait vivre, trop sensé et trop indépendant, d'autre
])art, pour s'y plier sans réserve, il avait trouvé,
dans ces apologues innocents, un ])rétexte commode
pour se livrer à la rêverie et à la causerie, ses deux
plus grands plaisirs après le sommeil et l'amour.
Quand il se sentit libre, sur ce terrain dédaigné, il
s'y installa, se livrant et s'ouvrant chaque jour
davantage, et il finit par y confier à ses roseaux
chantants tout ce qu'il avait sur le cœur, tout ce
qu'il pensait du roi Midas, de ses acolytes, de ses
sujets, de tous et de toutes.
N'était-ce pas, ainsi, de tous temps, en prenant
les bonnes bêtes pour truchements, que les esclaves
152 LA FONTAINE.
impuissants, les opprimés craintifs, les victimes
résignées, depuis les parias de Tlnde et les hilotes
de Grèce jusqu'aux serfs de la féodalité, avaient
parfois soulagé leurs misères et jeté leurs plaintes
vers l'avenir, sous la forme d'inoffensives moque-
ries? De là, l'inaltérable popularité de toutes ces
allégories familières qui, raillant des travers et des
vices éternels, forment aussi, pour les humbles, un
fonds de consolations éternelles. En leur prêtant, à
son tour, toutes les séductions que lui pouvait sug-
gérer son expérience de la vie, sa finesse d obser-
vations, son intelligence de la nature et la bonté
compatissante de son cœur, La Fontaine obéissait,
avec candeur, à ses premiers instincts de provincial,
de petit bourgeois, de paysan, de plébéien. Il fré-
quentait les grands seigneurs, mais il aimait les
roturiers, il habitait la ville, mais il regrettait la
campagne, il acceptait la dépendance, mais il savait
le prix de la liberté; cest ainsi qu'il déposa, dans
ses fables, confidentes conq^laisantes *et discrètes,
toutes sortes de pensées intimes qui eussent fort
étonné son monde s'il les avait formulées à haute
voix, et l'intarissable trésor des sentiments, des
émotions, des réflexions recueillies du haut en bas
de la société durant de longues années d'une flânerie
attentive. C'est donc bien dans les fables qu'il fut le
plus souvent et le plus complètement un vrai poète
et un grand poète.
w
CHAPITRE II
L'IMAGINATION
_ Imagination, sensibilité, pensée, style, ne sont-
ce i)as ces qualités qui, réunies, constituent le
grand j)oète? L'accord parlait en est extraordinaire-
nient rare. S'il n'est pas de vrai poète sans imagina-
tion ni sensibilité, il n'en est guère chez lequel
l'une de ces facultés ne domine, parfois tj^'annique-
ment. De même la faiblesse de la pensée et l'insuffi-
sance du style n'empêchent point toujours un tem-
pérament poétique de se manifester si vivement, par
la force de l'invention ou la franchise de l'émotion,
qu'il soit impossible de le méconnaître et qu'il faille
même l'admirer; pourtant, dans tous ces cas, l'on
n'a affaire qu'à des génies incomplets. La Fontaine
mérite-t-il d'être placé dans le petit groupe de ces
génies rares qui ont réuni toutes ces vertus et qui
se succèdent, à intervalles irréguliers, sur la roule
obscure de rimmanité, comme des flambeaux de
154 LA fontaim:.
hauteur inégale et de portée diverse, mais tous éga-
lement inextinguibles et répandant tous au loin la
douceur ou l'éclat de leur lumière consolatrice? S'il
y a, en un mot, quelque part, des Champs Elysées
où s'assemblent les poètes jiour l'éternité, est-il
croyable qu'Homère, Sophocle, Virgile. Horace.
Dante, Shakespeare lui ont ouvert déjà leurs bras
comme à l'un de leurs frères , en le priant de
s'asseoir à côté d'eux, malgré son air modeste et
ses respectueuses révérences, parce qu'il a, comme
eux, embrassé et compris, d'un œil avisé et d'un
cœur tendre, la vie humaine, dans toute son étendue ?
La France, depuis deux siècles, sans trop oser le
dire, n'avait cessé de le penser. La critique mo-
derne, par la voix hardie et sincère de Taine, n'a
mdIus hésité à le proclamer tout haut : « De tous les
/Français, c'est lui qui a été le plus véritablement
•poète ».
De_toutes les qualités du poète ci-dessus énumé-
rées, la plus haute et la plus précieuse, la moins
commune aussi dans notre pays, où l'on a toujours
' préféré l'éloquence au lyrisme et subordonné le rêve
au raisonnement, c'est l'imagination. Durant les
périodes classiques, en dehors du théâtre, peu
d'écrivains ont possédé ou désiré celte admirable
faculté de charmer ou d'exalter les esprits, par l'évo-
cation émue de créatures imaginaires, mais vraisem-
blables et vivantes, et offrant toutes les apparences
de la réalité. Au théâtre même, les évocations faites
par Corneille et Racine, si profondes et si définitives
l'imagination. '*=■
.Mi'elles soient au point de vue passionnel c. moral,,
.-estent le plus souvent incomplètes par labsence
systématique du earactère physiologique et div
détail environnant. C'est par là que leurs person-
nages, d'un art plus achevé, semblent, néanmoins.
anLés d'une vie moins eommunicative et moins,
intense que ceux de Molière, déjà plus colore et
plus réel, que ceux surtout de Shakespeare, impro-
visateur, inégal et désordonné, mais dont les créa-
tions saisissantes apparaissent |.resque aussi visi-
blement à l'esprit du lecteur qu'aux yeux et aux
oreilles du spectateur. Cinna et Pauline Néron
et Ilermione, nous ont bien déjà, dans le livre,
exposé leur âme tout entière; nous avons besom
de les revoir, sur le théâtre, incarnés par des comé-
diens, dans un décor approprié, pour en saisir la
forme sensible, pour les connaître en chair et en os.
Vous n'avez, au contraire, qu'à ouvrir Shakespeare :
au bout de quelques lignes, vous connaissez ses
acteurs, leurs tempéraments, leurs visages, leurs
infirmités, leurs conditions, leurs vêtements, le mi-
lieu matériel et sentimental dans lequel ils s agitent.
Prenez les Fahlcs et parfois les ConU-s. loutes
proportions gardées, vous éprouvez une impression
du même genre. Au lieu de héros tumultueux et vio-
lents, des bourgeois prudents et galants; au lieu
de héros plus grands que nature, de tout petits
animaux; au lieu de passions débridées, des vices
fusli-és. La lorgnette est retournée; mais regardez
bien" c'est la même vérité dans les types, dans les
Ilort LA lONTAIMi.
gestes, dans les paroles, avec une clarté, une sûreté,
une sobriété particulières qui accentuent encore la
netteté et la vivacité de ces figurines. La Fontaine,
avec toutes les différences qu'il peut y avoir entre
les deux tempéraments, n'imagine pas autrement
que Shakespeare. Tandis que ses confrères, plus
sérieux et plus savants, s'efforcent, par la réflexion,
par la logique, par l'étude, par la morale, de con-
struire, de toutes pièces, dans le roman ou sur la
scène, des types idéaux de vertus et de vices, lui
s'en tient aux visions fournies par le monde qui
l'entoure ou par les lectures qu'il a faites. Sur ce point,
nous ne saurions partager l'opinion de Taine qui
admire surtout en lui « la faculté d'oublier le réel ».
Sa grande faculté, au contraire, nous paraît être de
ne jamais oublier le réel. S'il rêve obstinément, s'il
rêve avec délices, son rêve est toujours déterminé
par un fait, et, dans la suite même de ce rêve, tout
ce qui l'anime et tout ce qui le prolonge, c'est encore
ne série de faits. X'est-cc pas justement l'exactitude
de tous ces menus faits, détails des êtres et détails
des choses, qui donne à son rêve cet air incompa-
rable de vraisemblance auquel nul ne résiste?
L'infériorité chez le poète français, c'est que son
imagination, extrêmement vive et précise, n'est ni
forte, ni haute. Au théâtre, il n'a jamais pu com-
biner une action compliquée ni mener jusqu'au bout
des personnages soutenus. Dans les Fables même,
comme dans les Contes, il est vite hors d'haleine;
il faut que la scène soit brève, et il est meilleur
L IMACMNAIION. 157
(ju'il n'y en ait qu'une. Il ne possède, en un mot,
nullement, l'imagination inventive et constructive, et
ne sen j)laint pas : il déteste tant l'effort et la fatigue ! .
Il regarde donc, sans jalousie, ses illustres amis\/
courir, dun élan laborieux, après les personnages
(jui rempliront leurs tragédies ou leurs comédies;
quant à lui, comme son homme qui courait après
la Fortune, il se contente de les attendre, étendu
sur son lit, ou sur l'herbe des bois. Ils lui viennent,
n ayez crainte, ils lui viennent en foule, soit du fond
des âges primitifs, amenés par Esope, Phèdre,
Bilpay, soit du fond de ses souvenirs, toujours
vivaces et toujours rafraîchis, de forestier nomade.
Pourquoi se rompre la cervelle à machiner des intri-
gues, lorsqu'il suffit d'ouvrir un bouquin pour trouver
des scénarios qui ont fait leurs preuves ? A quoi
bon se tuer ])Our créer des types incertains lorsque
la légende en offre une multitude d'immortels et
qu'il suffit de jeter un coup d'œil autour de soi pour
les retrouver, présents et vivants, parmi ses grands
frères, les hommes, parmi ses petits frères, les
animaux?
" Si l'imagination du flâneur n'est pas inventive,
combien, en revanche, elle est riche en souvenirs,
observatrice, animée, pleine d'agréments et d'orne-
ments ! Condjien prompte et savante à habiller,
mouvoir, polir les acteurs, souvent grossiers et
mal éduqués, sans tenue et sans conversation, qui
lui arrivent de tant de côtés, parfois de si loin! Rien
de changé en apparence, ni les noms, ni les carac-
158 LA FONTAINE.
tères, ni les gestes, et cependant tous sont si bien
renouvelés par cette vision perspicace qui analyse,
en ]jonne lumière, leurs expressions et leurs mou-
vements, par cette intuition subtile qui leur découvre
tant d'intelligence, de malignité, de grâce, qu'il nous
semble les connaître pour la première fois. 11 ne
■s'est point pressé pour les convoquer, il ne les a
ni commandés, ni brusqués, il les a patiemment
attendus; aussi chacun est-il venu à son heure, ni
effarouché, ni guindé, continuant à faire tranquille-
ment devant lui ses petites affaires. Taine en compa-
rant une fable, de même longueur, la Grenouille qui
veut se faire aussi grosse que le Bœuf, dans Phèdre
-et dans La Fontaine, a montré avec quel art mer-
veilleux, sans ajouter un mot, sans presque modifier
la mise en scène ni le dialogue, par la seule substi-
tution de termes plus expressifs et l'addition de
quelques détails réels, le poète français a donné sa
couleur et sa vie complète à un tableau de genre
déjà joliment ébauché par le fabuliste latin. Lexpé-
rience est plus concluante encore si on la répète sur
des pièces postérieures, dans lesquelles la matière
fournie par Phèdre ou par Esope disparaît com-
plètement sous l'abondance des développements
imprévus, le Chat et le vieux Rat^ par exemple, ou
l Homme et la Couleuvre .
C'est dans les Fables surtout, cette ample co-
médie aux cent actes divers, que les personnages, s'y
représentant, presque tous, plusieurs fois, revêtent
le plus nettement leur caractère physique et moral.
L IMAGINATION. 150
Ils le prennent avec tant de suite qu'ils ont donné à
Ralzac 1 idée de : la Comédie humaine. Mais n'est-
elle pas déjà là tout entière, la comédie humaine,
vue en raccourci, et jouée par des acteurs à poils ou
à plumes? Animaux ou hommes, qu'importe! C'est
tout un pour l'homme des champs. L'inslinct sagace
des bêtes, et leur honnête franchise de vices, lui
paraissent même souvent supérieurs à noire raison
déraisonnante et à notre corruption hypocrite. Du
moment quun animal, par son physique ou par son
moral, lui rappelle un t3'pe ou une classe d'hommes,
il n'y a plus de différence entre eux, ni pour l'exté-
rieur ni pour le langage. Il serait inutile et oiseux,
après l'admirable travail de Taine, de refaire une
classification de tous les caractères qu'on trouve
dans la ménagerie du Champenois, d'y montrer, sous
leurs traits indélébiles, le Roi, la Cour, la Noblesse,
le Clergé, la Bourgeoisie, l'Artisan, le Paysan, toute
la société française du xvii° siècle, toute la société
antérieure et postérieure aussi, car ces caractères y
sont frappés à la fois de la marque contemporaine
et de la marque éternelle. On n'a qu'à se reporter à
ce beau livre pour être édifié sur la logique avec
laquelle le poète a constitué ce monde, grouillant et
mêlé, d'animaux et d'hommes, nobles et tarés, ver-
tueux et vicieux, intelligents et sots, les uns autant que
les autres, et comme il leur a donné, par-dessus le
marché, une Providence spéciale, un gouvernement
de dieux bienveillants et doux, refaits à son image.
Une imagination naturelle, qui n'a pas. été gâtée
160 LA FONTAINE.
par une éducation conventionnelle, ou par des excès
de littérature, voit dabord, clairement et nettement,
se poser, devant elle, 1 acteur principal de son rêve,
et le voit se poser dans son milieu. Nous en avons
la preuve dans toutes les poésies populaires, chan-
sons et légendes, de tout temps et de tout pays; en
quelques vers. })arfois dans un seul, par deux ou
trois mots pittoresques et justes, le décor est étalili,
le personnage présenté. Faction commencée. iVinsi
procède l'imagination de La Fontaine; du j^remier
coup, les héros se dressent dans leur cadre, et nous
les connaissons au physique et au moral :
Lu jour, sur ses longs pieds, allait je ne sais où
Le héron au long- bec emmanché d'un long- cou :
Il côtoyait une rivière;
L'onde était transparente ainsi qu'aux plus beaux jours.
Quatre animaux divers, le chat grippe-fromage,
Triste oiseau le hibou, ronge-maille le rat,
Dame belette au long corsage,
Toutes gens d'esprit scélérat,
Hantaient le tronc pourri d'un pin vieux et sauvage.
(^uand le personnage est d'importance, plus intéres-
sant que d'ordinaire par sa valeur sociale ou morale,
la descriplion s'enrichit et s'étend, ou se condense,
en traits énergiques et puissants. Ce sont de vrais
héros de drames, de tragédies ou d'épopées, quels
qu'ils soient. Tantôt cest un homme, comme le
paysan du Danube :
Sous un sourcil épais il avait l'œil caché,
Le regard de travers, nez tordu, grosse lèvre.
Portait savon de poil de chèvre,
L IMACINATION. IHI
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi hàti fut drpnli' des villos
Que lave le Danube ;
tantôt un animal, comme le lion mourant :
Charg-é d'ans, et pleurant son antique prouesse;
tantôt un végétal, comme le chêne orgueilleux et
foudroyé :
Celui de qui la tète au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l'empire des morts.
S'il s'en était tenu à des visions si claires et si
exactes, mais immobiles, La Fontaine ne serait
encore c{u'un bon poète descriptif, et on lui pour-
rait trouver des rivaux dans notre poésie ancienne
ou contemporaine.Mais la description, pour lui,
comme pour tous les grands poètes, n'est f|u'une
indication nécessaire, sur laquelle il ne faut point
js'attarder. Une fois les acteurs posés, d'un tour
de main rapide et décidé, dans le décor, l'action
commence, quand elle n'est pas déjà engagée.
C'est ici que triomphe notre homme, si peu actif
pour son propre compte, mais si expert à contem-
pler et analyser l'activité d'autrui. Le mouvement,
le geste, la parole, tout ce qui est l'expression de la
vie et de la pensée dans la créature, se détermine,
se succède, s'associe avec une justesse, une vivacité,
une aisance qu'on ne retrouve chez nul autre.
Peintre, physiologiste, psychologue, narrateur, dra- /
maturge, satirique, moraliste, le poète développe *
11
162 LA FOMAIM::.
tous ses dons à la fois dans la mise en jeu de ses
acteurs, qui semblent tous ses compères et ses
amis. Regardez le hobereau qui s'installe chez le
petit propriétaire, son voisin :
Ça, déjeunons, dit-il : Vos poulets sont-ils tendres?
La fille du logis, qu'on vous voie! approchez! [gendres?
Quand la marierons -nous ? Quand aurons-nous des
Bonhomme, c'est le coup qu'il faut, vous m'entendez,
Qu'il faut fouiller à l'escarcelle!
Disant ces mots, il fait connaissance avec elle,
Auprès de lui la fait asseoir,
Prend une main, un bras, lève un coin du mouchoir....
C'est l'action familière. Voici l'action tragique,
et c'est le moucheron qui la mène :
Le quadrupède écume, et son œil étincelle!
Il rugit. Ou se cache, on tremble à l'environ.
Quant à l'action joyeuse, vive, comique, elle est
toujours conduite avec un entrain incomparable.
Qu'on se souvienne seulement du début de la Lai-
tière et le Pot au lait, du Vieillard et l'Ane, des Deux
Mulets, de cent autres. On ne trouve rien de sem-
blable en aucune langue.
Il excelle dans la description, il excelle dans l'ac-
tion, il excelle encore dans le dialogue. 11 entend,
en effet, ses personnages, en même temps qu'il les
voit, et il les écoute d'une oreille merveilleusement
attentive et fine. Nous retrouvons ici, avec quel
plaisir, l'homme du xvii° siècle, l'écouteur intelli-
gent et avisé, le causeur souple et subtil, le contem-
porain du Cardinal de Retz, de La Rochefoucauld,
L IMAGINATION. 103
lie La Bruyère, le prédécesseur de Saint-Simon. Rien
ne prouve mieux combien il a mis à profit ses séjours
dans tous les mondes, que ces dialogues des Fables,
où il ada|)te les tours du langage et les termes du
vocabulaire à la condition et à la situation des per-
sonnages avec une souplesse et un tact incompara-
7- blés. Il n'y a que Molière pour sortir ainsi de sa peau
et se fourrer si allègrement dans celle des autres,
mais le personnel de Molière est moins varié, et le
grand éclat du théâtre ne lui permettait pas d'y
prendre toutes les libertés dont le malin bonhomme
pouvait user avec une humilité audacieuse dans ses
apologues considérés comme inoffensifs. Corneille
et Racine avaient bien le droit de faire parler des
rois, mais ils ne pouvaient mettre dans leurs bou-
ches que des tirades héroïques et nobles. La Fon-
taine, lui, qui connaît son Lion à fond, ne se gène
point pour le montrer tel qu'il est. Chaque fois que
la bète royale prendra la parole, ce sera donc d'un
ton solennel et digne, comme il sied à une Majesté;
tous les termes de ses discours seront mesurés et
choisis, empreints d'une bienveillance hautaine et
méprisante, savamment dosés, suivant les rangs,
pour ses courtisans et pour ses sujets. Il faudra un
cas monstrueux où son orgueil est profondément
humilié pour qu'il s'oublie et qu'il s'emporte à
insulter un misérab^e moucheron, mais, sous cet
appareil oratoire, comme il laissera percer sans
cesse les calculs égoïstes de sa cupidité insatiable et
de son orgueilleuse férocité! Les courtisans, d'ail-
1/
164 LA FONTAINE.
leurs, sont aussi bien démasqués par le fabuliste qui
connaît tous les tours et détours de leurs âmes bril-
lantes et avilies, les complications de leurs vanités
et de leurs jalousies; il les fait discourir avec la
même exactitude. On a justement comparé, pour la
justesse de ranal3^se, pourTâpreté de la satire, pour
le rendu puissant de la réalité, les Animaux malades
de la peste, le Lion malade, les Obsèques de la
Lionne, avec les pages les plus mordantes de Saint-
Simon. Si l'on constate qu'autour du roi et de sa
noblesse, les bourgeois, les financiers, les paysans
parlent avec la même vérité, sans effort, le langage
de leurs passions et de leurs sentiments, on recon-
naîtra que limagination de La Fontaine était aussi
précise lorsqu'elle écoutait que lorsqu'elle regardait.
Cette imagination ne serait pas celle d'un poète,
si, en contemplant les choses à travers son rêve, elle
ne les voyait pas s'agrandir, se compléter, s'embellir,
au point d'en être transportée hors du monde immé-
diat et palpable. De ce que celte exaltation, chez
La Fontaine, ne se produit pas, dès l'abord, avec
éclat ou fracas, comme c'est l'usage dans le lyrisme
moderne, on a quelquefois conclu à l'absence d'ha-
bitudes idéales. Qu'est-ce pourtant que cette exal-
tation, admirablement soutenue, qui anime de senti-
ments humains cette multitude d'apparitions ani-
males et végétales ? Il en est une autre, une exaltation
de lettré, qui ne lui est pas moins ordinaire : c'est
celle qui consiste à retrouver, dans les douleurs ou
les joies de ces êtres minuscules, les douleurs et
L IMACMNAllON
k;-
les joies des grands héros mythologiques rt his-
toriques. Cette transposition en majeur est chez lui
constante et s'opère si naturellement qu'on n'en
éprouve aucune surprise, mais avec quelle rapidité
toutes choses s'en trouvent agrandies! C'est l'hiron-
delle prophétique et méconnue par les oisillons qui
devient « la pauvre Cassandre » au milieu des
Troyens, c'est le chêne qui dresse son front « au
Caucase pareil », c'est le vieux chat qui devient
«l'Alexandre des chats, TAttila, le Fléau des Rats ».
Quand la mère lionne a perdu son fils, sa douleur
éclate avec tant de force qu'elle en retentit jusqu'au
fond de nos cœurs, d'un hout à l'autre de l'histoire!
Quiconque, en pareil cas, se croit haï des cieux.
Qu'il considère Hécube, il rendra grâce aux Dieux!
Ces élans ne sont point rares dans la première
partie des Fables ; ils sont fréquents dans la seconde.
Xc les suit-on pas d'autant mieux, ne s'y abandonne-
t-on pas avec d'autant plus de confiance et de bon-
heur, qu'ils ne viennent qu'à leur temps, nous pren-
nent quand il faut, nous soulèvent de terre sans
brusquerie, pour nous enlever dans le ciel, à travers
une trouée d'azur? Nous ne resterons pas en haut
fort longtemps, cela est vrai, nous redescendrons
vite sur le sol, mais, en reprenant terre, nous repren-
drons haleine, tout prêts à refaire une nouvelle et
courte ascension. Les imaginations de ce genre ne
surprennent point, elles séduisent toujours et ne
fatiguent jamais.
CHAPITRE III
LA SENSIBILITE
Toute imagination vive suppose une vive sensibi-
lité, physique ou morale, et dans les gens bien équi-
librés, physique et morale à la fois. Sous son déta-
chement apparent des choses, qui ne trompait
d'ailleurs que les indifférents ou les passants, La
Fontaine était doué d'une sensibilité extraordinaire-
ment étendue qui allait de la sensation la plus
humble et la plus commune, à l'émotion la plus déli-
cate et la plus subtile. Sensibilité vis-à-vis de la
nature et vis-à-vis des hommes, vis-à-vis de tous
les êtres et de toutes les choses, sensibilité affec-
Itive, sensibilité morale, sensibilité artiste et litté-
raire, il les posséda toutes, il sut jouir de toutes et
nous en faire jouir. Sans doute, chez lui, rien n'est
jamais emporté, ni extrême, ni dans le sentiment ni
dans l'expression, et c'est pourquoi celte merveil-
leuse sensibilité paraît insuffisante à ceux qui ,
LA SIINSIIUIMI K. KiT
empoisonnés par les liltrratiires violentes ou (piin-
tessenciées, ne savent plus rien goûter qui ne sen-
veloppe d'une phraséologie compliquée ou d'un
vocabulaire retentissant. Bien qu'il fasse pressentir
et qu'il prépare, en mille occasions, par la sponta-
néité généreuse de ses impressions, la philanthropie
du xviii° et du xix'^ siècle, il n affecte rien et
n'éprouve rien de la sensiblerie larmoyante des écri-
vains philosophes, ni de la sentimentalité maladive
des poètes romantiques. C'est avec sa modestie et
sa sincérité ordinaires qu'il leur a ouvert les voies,
se contentant de déposer fidèlement ses impres-
sions, alors étrangères à la plupart des écrivains,
dans ses vers ou dans sa prose, sans aucune pré-
tention d'ailleurs à posséder une organisation excep-
tionnelle, et sans se croire, sous ce rapport, supé-
rieur à son voisin Jacques ou à son ami Pierre,
simple paysan ou sim[)le bourgeois, dont la sensi-
bilité, pour n'être j^oint exprimée, n'en est pas, peut-
être, ni moins vive, ni moins fine.
Nous savons déjà combien il aime la campagne,
avec quelle volupté délicate et consciente il en per-
çoit tous les aspects et tous les bruits, il en goûte ^
toutes les séductions et tous les enseignements. On
ferait un volume rien qu'à citer les traits par lesquels
il prouve la vivacité et la finesse de ses sensations.
Du Bellay, avant lui, avait bien vu le vent « rider la
face de l'eau » et Ton trouverait déjà dans Ronsard,
Belleau, Du Bartas, Théophile, Saint-Amant, plus
d'une impression qu'il ne dédaigne pas de reprendre
168 LA lONTAlNE.
OU qu'il renouvelle simplement parce qu'il a regardé
et senti comme eux. Toutefois personne, parmi eux,
n'a été son maître pour la mise en œuvre, nette et
facile, de ces observations d'après nature et pour
leur habile placement dans le récit poétique. Ses
petits tableaux champêtres sont aussi justes par la
couleur que par le dessin, et le plus souvent ses pay-
sages sont bien supérieurs à des taldeaux, car il en
sort, de toutes parts, des murmures et des voix !
C'est l'arbre lui-même qui fait son propre éloge,
comme l'ont fait la bonne vache et le vieux bœuf,
toutes ces victimes de l'ingratitude humaine. Tous
les végétaux, tous les animaux participent de la sen-
sibilité de celui qui les fait agir, prennent quelque
chose de son esprit ou de son coeur. Il n'est pas
jusqu'à Messire loup qui ne s'émeuve à la seule idée
des bons repas que lui décrit le chien et ne « se
forge une félicité cfui le fait pleurer de tendresse ».
Le lièvre, en son gîte songeant, rappelait sans doute
au fds des forestiers quelqu'une de ses peurs d'en-
fant dans ce silence inquiétant et doux des grands
bois qui lui manquait si souvent à Paris :
Solitude, où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais!
Oh! qui m'arrêtera sous vos sombres asiles! [ville?,
Quand pourront les neuf sœurs, loin des cours et des
M'occuper tout entier, et m'apprendre des cieux
Les divers mouvements inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes
Par qui sont nos destins et nos mœurs diflércntes ?
LA SENSllULiri:. 1<>">
De la même âme dont il aimait les forets, les
prairies, les plantes, le ciel, tous les êtres qui les
peuplent, il aimait les hommes, il aimait surtout les
femmes. Vis-à-vis d'elles, non plus, il n'avait pas
besoin de mentir et ne songea jamais à le faire, il
mentait assez naturellement, sans s'en douter, par
le fait seul du ravissement dans lequel le jeta tou-
jours leur beauté. Il avait soixante-dix ans quand il
tomba, un soir, en extase devant la princesse de
Gonti, en costume décolleté, partant pour un bal, et
son enthousiasme éclate en accents juvéniles, avec
l'émotion d'un Grec :
Telle aux noces des Dieux ne va point Cylhéréc.
Conli me parut lors mille fois plus légère
Que ne dansent au bois la nymphe et la bergère :
L'herbe l'aurait portée; une fleur n'aurait pas
Reçu Tcmpreinte de ses pas :
Elle semblait raser les airs à la manière
Que les Dieux marchent dans Homère.
G'est vers la même époque qu'il perdit la tête, un
soir d'été, chez M. d'Hervart, à Bois-le-Vicomte,
parce qu'on l'avait placé à dîner près d'une trop jolie
personne. Il la perdit si bien que, rentrant seul, à
cheval, à Paris, il se trompa de route : « J'eus beau
dire loraison de Saint Julien, Mlle de Beaulieu fut
cause que je couchai dans un malheureux hameau.
Elle m'a fait consumer trois ou quatre jours en dis-
tractions et en rêveries, dont on fait des contes par
tout Paris.... Que M. dlicrvart ne m'avertissait-il?
Je lui aurais représenté la faiblesse du personnage,
et lui aurais dit que son très humble était incaj)able
17(1 LA lONlAINK.
de résister à une fille de quinze ans. qui a les yeux
bleus, la peau délicate et blanche, les traits de visage
d'un agrément infini, une bouche, et des regards î... »
Cet enthousiasme du septuagénaire nous laisse à
penser ce qu'avaient pu être les enthousiasmes du
jeune homme. Un si vif amour de la beauté le pré-
serva, sans doute, dans ses innombrables amours, et
des chutes trop basses et des contacts trop vils.
C'était un vert galant, ce n'était pas un débauché,
et, chaque fois qu'il parle de l'amour, il le fait en
termes émus et tendres, dont rien n'autorise à con-
tester la sincérité. Tout le monde sait par cœur le
couplet délicieux qui termine les Deux Pigeons :
Amans, heureux amans, roulez-vous voyager.'
Que ce soit aux rives prochaines....
Mais les Deux Pigeons sont une œuvre de l'âge
mûr, presque de la vieillesse; l'on pourrait sup-
poser que le regret du passé donnait ce jour-là à la
voix du poète un accent de tendresse mélancolique
qu'elle n'avait pas dans la joie égoïste du présent.
Il n'y a pourtant qu'à parcourir les a^uvres de jeu-
nesse pour y rencontrer déjà nombre de traits sur
l'amour, délicats et touchants, d'une grâce délicieuse.
Ecoutez Psyché, errant dans la campagne à la
recherche de son invisible amant :
Ruisseaux, enseignez-moi l'objet de mon amour;
Guidez vers lui mes pas, vous dont l'onde est si pure....
Il s'envole avec Tombrc, et me laisse appeler.
Hélas ! j'use au hasard de ce mot denvoler,
Car je ne sais pas même encor s'il a des ailes.
LA si'.NSiiiii.i rr . 1"!
Moins innoct-nt que Psyché, La Fonlaine, de honne
heure, sut que l'amour avait des ailes. Madame de
La Fontaine le sut aussi, mais nous avons vu que le
mari ne fut point toujours aussi indifférent, même
pour sa femme, qu'il le devint à la longue, et il a
trop de fois témoigné, dans ses œuvres, du regret de
ses légèretés passées pour qu'on le puisse taxer
d'insensibilité, même sous ce rapport. On doit aussi
constater que, s'il paraît avoir été un père négligent,
il exprime, chaque fois qu'il en trouve l'occasion,
l'affection ou la douleur paternelles avec une émotion
simple et profonde qui semble bien partir d'un cœur
sincère. Quant au sentiment de l'amitié, qu'il témoi-
gna, d'une façon si touchante, durant toute sa vie,
pour un nombre assez grand de personnes, on sait,
par les contemporains, qu'il le goûtait et le mani-
festait avec une rare délicatesse. C'est l'amitié qui
lui inspira les plus nobles actions de sa vie, la
défense de Fouquet, l'hommage public à Mme de la
Sablière, qui lui dicta aussi ses plus l)eaux vers,
ceux de V Elégie aux Nymphes de Vaux, de Vh'pitre à
l'Académie, des Deux Pigeons, des Deux Amis :
Qu'un ami véritable est une douce chose
Le fond de La Fonlaine, en somme, était une
extrême bonté, qui se manifestait par une sympa-
thie, affable et compatissante, pour tous les êtres
animés, à quelque degré de l'échelle sociale ou de
l'échelle aniuiale qu'ils fussent placés. Il ne par-
tage, à ce point de vue, ni les préjugés de son temps
172 LA lOTAINE.
qui divisent riiumanité en castes rigoureuses, indif-
férentes ou hostiles, ni ses idées philosophiques qui
refusent à l'animal, et plus encore à la plante, une
part d'intelligence et de sensibilité. Gomme tous les
épicuriens, La Fontaine n'aimait pas à voir souffrir,
mais, à la différence des épicuriens égoïstes, il ne
se détournait pas de la souffrance, il la comprenait,
il essayait de la faire comprendre à une société trop
orgueilleuse ou trop légère pour s'y arrêter long-
temps. ?s 'oublions pas que l'un de ses premiers contes
fut cette scène poignante du paysan battu et torturé
pour avoir offensé son seigneur! Le poète n'y a pas
ajouté de conclusion morale, parce qu'il n'osait et
ne pouvait le faire, mais son indignation ressort
assez du ton général pour qu'on ne s'y puisse
méprendre; c'est son système accoutumé de fran-
chise prudente et de hardiesse voilée, le seul pos-
sible à cette époque :
Je tâche de tourner le vice en ridicule,
rse pouvant l'attaquer avec des bras d'Hercule.
Dans les Fables, c'est presque à chaque page qu'é-
clate^ sa pitié ])our les petits et les misérables, son
mépris pour les grands et les oppresseurs, sa haine
de l'injustice. On n'a jamais dit tant de vérités, sans
en avoir l'air, à ceux qui aimaient le moins à les
entendre. Où trouver un drame humain plus com-
plet, plus ému, plus ressenti, ])lus réel, plus vécu,
comme on dit, que la Mort et le Bûcltcron'i
CHAPITRE lY
LA PENSEE
Les Fables ne sont pas, depuis deux siècles, deve-
nues le bréviaire des Français, petits et grands,
enfants et vieillards, parce qu'elles sont des narra-
lions exquises, d'un art inimitable et d'une perfeclion
unique. Nous ne sommes pas, en masse, assez
artistes pour nous laisser, sans autre profit, ravir
à ces séductions littt'raires . Pour le ])lus grand
nombre, c'est la morale qui ressort de ces petits
contes, morale formulée ou sous-entendue, qui en fait
le plus haut prix. Les hommes mûrs, éprouvés par la
vie, y retrouvent, sous une forme satirique ou rési-
gnée, les conclusions attristées qu'ils tirent de leur
proj)re expérience, et les conseils de prudence et
de modération quils prodiguent eux-mêmes à ceux
\ai\\ les suivent; les enfants y apprennent, comme
en un catt'chisme la'iqiie, tout en s'amusant avec les
petites bétes, des axiomes de bon sens qui s'implan-
174 LA FONTAINE.
lent, pour la vie, dans leur tendre cervelle. Tous y
cherchent et y trouvent ce que notre race, active
et loyale, a toujours demandé à ses poètes, avant
toute exaltation lyrique, un enseignement moral et
des maximes pratiques. De temps immémorial, nous
avons eu la passion des proverbes, des pensées
expérimentales condensées en une phrase courte et
bien sonnante, en un vers franchement rythmé, vif
et preste, suivant le cas, ou très plein et très solide.
Les interminables allégories qui enthousiasmaient
les lettrés du xiv^ et du xv^ siècle, le Roman de la
Rose, les Ballades d'Eustache Descharaps, les Dia-
logues d'Alain Chartier, durent leurs succès à la
multitude d'axiomes qu'on en pouvait détacher. 11
est encore aujourd'hui beaucoup d'honnêtes gens
pour lesquels les œuvres de Corneille et de Boileau
sont, avant tout, des recueils de vers bien frappés,
où l'on trouve un assortiment complet de formules
héroïques et de recettes littéraires suffisant à tous les
besoins d'un Français cultivé.
Il y a donc une morale des Fables. Si notre poète,
insouciant et léger, a résumé, en ses heures
sérieuses, ce qu'il pensait de la nature, de la société,
de la politique, de la vie et de la mort, c'est là qu'il
l'a pu faire. Nous pouvons ajouter, c'est là qu'il l'a
fait. L'intention ne lui en est peut-être pas venue du
premier coup, mais, peu à peu, le désir s'en est pré-
cisé. On en peut suivre la progression dans les pré-
faces et dans les fables-préfaces où cette idée se forme
et prend corps. En 1668, en présentant ses premiers
LA PKNsi: r: , ~^ 175
livres au Dauphin : « L'apparence en est puérile,
dit-il, je le confesse, mais les puérilités servent
d'enveloppe à des vérités importantes ». Lorsque
l'œuvre est terminée, c'est d'un autre ton quil l'offre
au duc de Bourgogne : « Les fables embrassent
toutes sortes d'événements et de caractères. Ces
mensonges sont proprement une iminière d'histoire
oii on ne /latte personne. Ce ne sont pas choses de
. peu d'importance que ces sujets : les animaux sont
les précepteurs des hommes dans mon ouvrage. »
Le poète a donc pleine conscience du double rôle
qu'il assume et qu'il veut remplir; c'est un observa-
teur sincère et un moraliste réfléchi. II croit, sans
doute, qu'il faut plaire avant tout, et que les hommes
sont de grands enfants auxquels il faut sucrer laV/
ç-^'érité pour la leur faire avaler par petites gorgées.
Ml ne cherchera donc jamais à i)résenter systéma-
tiquement cette morale , non plus qu'à l'exposer
méthodiquement, pour en constituer un ensemble de
doctrines. Comme son ami Montaigne, auquel il res-
semble tant, il pense probablement que les idées
nouvelles et hardies font d'autant mieux leur chemin
qu'elles n'ojiposent pas une masse compacte aux
préjugés hostiles, mais qu'elles agissent plus isolé-
ment armées à la légère, en tirailleuses. S'il ne le
pense pas, il agit tout comme, par tempérament et
par habitude. \in tout cas, comme Montaigne, il ne
dit rien qui n'ait une intention philosophique, il ne
tire pas une flèche qui n'ait son but.
Jean-Jacques Rousseau et Lamartine nous sem-
170 LA FONTAINE.
blent. à vrai dire, aussi injustes qu'aveugles lors-
qu'ils s'indignent de ne point trouver dans le fabu-
liste, leur prédécesseur et leur précurseur, un cours
complet et raisonné de morale dogmatique et lors-
qu'ils l'accusent d'être un panégyriste convaincu et
cynique de l'égoïsme et de la servilité. Ils oublient,
en premier lieu, l'époque et les circonstances dans
lesquelles parurent les fables ; ils ont négligé, ensuite,
de relire avec attention les pages qu'ils incriminent,
ou, s'ils les ont relues, il ne les ont point comprises.
Les sonorités éloquentes des vastes phrases puis-
samment déclamées ou des longues tirades volup-
tueusement déroulées retentissaient encore trop sans
doute en leurs oreilles pour quils pussent, ces
jours-là, entendre la voix timide et fine d'un vieil
ami, non moins sensible qu'eux pourtant aux joies
champêtres et aux douceurs de la rêverie amoureuse.
Quoi qu'il en soit, disons-le franchement, ne faut-il
pas être bien distrait ou bien prévenu pour prendre
au pied de la lettre le texte de la Cigale et la Fourmi,
du Loup et l'Agneau, de cent autres récits dont la
morale n'est pas moins visible pour n'être pas affichée
sur un écriteau ? Xe faut-il pas être bien peu français
ou bien peu gaulois pour ne pas saisir la constante
ironie, douce ou pathétique, qui donne à ces petites
comédies ou petits drames leur vraie signification?
Gomment se fait-il que ces grands penseurs, troublés
par leurs haliitudes romanesques et pompeuses, se
soient montrés ici moins perspicaces que le dernier
des écoliers ? Lisez à un enfant la Cigale et la Fourmi,
LA PKNSKK. 177
le IjHip cl iAi^ncan; à moins (|u un sot niagister ne
lui ait davance gâté le jugement, pour qui éprou-
vera-t-il une vive et rapide pitié, ])our qui son petit
cœur baltra-t-il ? Pour la pauvre cigale contre la
vilaine fourmi, pour l'innocent agneau contre le
méchant loup. C'est par l'impression, non par
l'explication, en poète et en artiste, que le fabuliste
touche et instruit. Que la formule, 1"0 MjOg; orjXot
ôrt, soit plus ou moins bien rattachée au récit (elle
lest souvent fort mal), peu importe. C'est dans le
récit même que réside l'enseignement. Or, neuf fois
sur dix, ce récit est si nettement suggestif, il dégage
si clairement une sympathie bienveillante pour les
humbles et les opprimés, un mépris raisonné et îj
grandissant pour les vaniteux, les trompeurs, les
oppresseurs; il exhale, d'un bout à l'autre, un senti-
ment si sincère de justice, d'indulgence, de tendresse,
qu'on éprouve, en le suivant, comme devant un spec-
tacle instructif de la vie même, une émotion moi*ale,
pénétrante et durable, très supérieure à celle que
peut donner aucun aphorisme abstrait, si magnifi-
quement formulé qu'il puisse être. Le Meunier, son
/Ils et l'aiic n'ont-ils pas affermi plus de gens contre
la médisance et les commérages que tous les traités y
techniques sur la volonté? Lorsque la morale poli-
tique du monde contemporain a été de nouveau trou-
blée par l'audacieuse affirmation d'un monstrueux
axiome, « la force prime le droit ». toute la France
a répondu, d'une voix unanime, qu'elle connaissait
déjà cette constatation odieuse de la brutalité' du fait.
12
178 LA FONTAINE.
et que son poète favori, son éducateur, son conseiller,
avait déjà protesté, par le drame pathétique du Loup
et l'Agneau, contre 1 infamie de cette maxime ironi-
quement inscrite dans le prologue :
La raison du plus fort est toujours la meilleure.
Personne, chez nous, n'avait donc pris pour un pré-
cepte la constatation attristée d'une réalité odieuse.
Si la pensée de La Fontaine se dégage ainsi, le
plus souvent, de l'émotion directement communi-
quée par le récit, il lui arrive quelquefois aussi de
la développer, en hors-d'œnvre, dans les adages,
commentaires, digressions dont il l'accompagne. 11
ne serait pas latin, il ne serait pas français (Dieu
sait s'il le fut. et à quel degré! si, de temps à autre,
il ne s'abandonnait au plaisir de la condenser en
formules proverbiales ou de la répandre en tirades
éloquentes. On a tenté souvent, Saint-Marc Girar-
din, Taine et bien d'autres, de résumer par des
classifications délicates, des anah'ses rigoureuses,
des synthèses hasardées, cette pensée instable et
multiple qui, passant d'un objet à l'autre avec une
extraordinaire rapidité, ne s'y arrête jamais qu'un
moment. Certains penseurs, lourds et graves, se
refusent à croire qu avec cette désinvolture aimable
et cet inaltérable enjouement un homme puisse
rien dire de sérieux ni d'original. Par esprit de
réaction, en revanche, des admirateurs enthousiastes
et excessifs ont voulu retrouver dans le bonhomme
LA im:nsi:i:. 17<j
un [)liilosoi)lie armé de toutes pièces, un savant
encyclopédique, un révolutionnaire, un socialiste!
L'étrange Nicolardot a i)oussé plus loin encore : il a
reconnu en lui le successeur incontestable des pro-
phètes bibliques, le dépositaire de la pensée divine!
Nous ne voudrions pas, imiirudent ami, écraser
avec de si gros pavés un brave écrivain qui ne fut,
en réalité, qu'un amateur d'idées, comme l'autre
était un amateur de jardins. Néanmoins, si l'on se
reporte aux circonstances et à l'entourage, si l'on se
rappelle quel savant et formidable échafauda^-e de
conventions sociales et intellectuelles entourait alors
et emprisonnait les esprits, on lui rendra justice.
Les esprits imparliaux s'étonneront qu'en plein '
triomphe de l'absolutisme politique sous Louis XIV,
de l'absolutisme littéraire sous Nicolas Boileau, de 1
l'absolutisme philosophique et religieux après Des-
cartes et sous Bossuet, un petit faiseur de vers,\/
échappant, comme le moucheron, à toutes les griffes
puissantes , par l'humilité de sa situation et la
modestie de ses écrits, ait conservé vis-à-vis de
toutes gens et de toutes choses une pareille liberté
de jugement; ils admireront surtout comment il a
su, sans en avoir l'air, jeter en circulation une
quantité d'idées justes ou hardies, avec une habileté
si insinuante et si bien calculée, que, s'échappant
vite du milieu où elles avaient été jetées, elles allaient
se répandre dans toutes les classes de la nation,
tandis que les œuvres des plus grands contempo-
rains étaient condamnées, par leur gravité même et
v/
180 LA lOMAlNK.
par leur periection soutenue, à ne pas sortir du cercle
étroit de la noblesse et de la bourgeoisie.
La majesté royale, cette majesté devant laquelle
tous tremblent et s'agenouillent, lui le premier,
qu'en pense-t-il, dans son for intérieur, que mur-
raure-t-il entre ses dents, lorsquil s'est relevé et
qu'il s'éloigne? Rien d'irrégulier, tout d'abord. Dans
les premiers livres, dédiés au dauphin, les allusions
sont rares et plutôt flatteuses. On y voit déjà sans
doute Sire Lion s'adjugeant, avec une hypocrisie
brutale, les parts de tous ses associés, soutenant
contre le moucheron une lutte ridicule, obligé de
recourir à l'humiliante assistance d'un rat, et se lais-
sant couper les griffes par une maîtresse; mais, en
général, dans le Lion abattu par Vliomme^ dans le Lion
s'en allant en guerre, dans VAne vêtu de la peau du
lion, dans le Pâtre et le Lion, le Lion et le C/iasseur,
il se présente sous ses beaux côtés, dans sa force
hautaine, et c'est avec la résignation fière d'un héros
antique qu'il agonise, « languissant, triste et morne »,
sous le coup de pied de l'àne. Jupiter, aussi, cette
autre image du roi, se montre douce et conciliante,
sauf le jour où il envoie aux grenouilles, lasses de
démocratie, « un roi qui se remue ». La seconde
partie est dédiée à Mme de Montespan; le fabuliste
se croit suffisamment couvert par cette protection :
il débute celte fois, audacieusement, par la satire la
])lus mordante de l'absolutisme, les Animaux malades
de la peste, et. comme il est en train, il continue pai
la Cour du Lion, le Lion, le L<>up et le Renard, les
LA PENSKE. ISl
Obsèques de la Lionne (que Taine a mis en parallèle
avec les pages de Saint-Simon sur la mort de
Madame), les Deux Perroquets^ le Roi et son fils. Ces
leçons, en ap])arence, vigpnj^ ]^^ rnnr|i^;^ns mais
elles atteignent plus haut. Quant aux gens même de
la cour, c'est pain bénit, pour le rusé compère, de
les dauber, en toute occasion, à leurs propres
applaudissements, car chacun suit avec joie le trait
qui va frapper son voisin, mais ne sent pas celui
qui l'atteint. L'esprit frondeur de Jean de Meung,
de Rabelais, de Du Bellay, de Mathurin Régnier,
ressuscite enfin pour railler les vices et les ridicules
de Versailles. Il n"a plus le gros rire sur les lèvres,
il n a })as de fouet cinglant à la main, mais la finesse
est telle de son persiflage et de sa raillerie, quelle
ne laisse, même aux plus sots, aucun prétexte à
s'indigner. La flèche est si aiguë qu'elle pénètre
])artout, si délicate qu on n en souffre point, si bar-
belée qu'elle ne sort plus. Dès lors, tous les Français
lettrés, et bienlol presque tous les Français vont
posséder, dès l'enfance, au sujet de la noblesse, des
idées fort nettes et très peu bienveillantes :
... Les grands se font honnoiir des lors qu'ils nous l'ont
[grâce.
... Tous les mangeurs de gens ne sont pas grands sei-
[gneurs.
Où la mouche a passé, le moucheron demeure.
Hélas! on voit que de tout temps
Les petits ont pâti des souffrances des grands.
... Les grands, pour la plupart, sont masques de
[théâtre, etc., etc.
1S2 LA FONTAINE.
Les historiens de la Révolution ne comi)tent point,
que je sache, d'ordinaire La Fontaine parmi ses
précurseurs. Peut-être ont-ils tort. De tels axiomes,
fixés depuis un siècle, dans les cerveaux populaires,
ont contribué aussi efficacement que les arguments
des philosophes à renverser l'édifice social.
Le clergé et la magistrature ne sont guère plus
épargnés que la rour, ni dans les fables, ni dans les
contes. Ici, suivant la tradition gauloise, les curés et
les moines, hypocrites, gourmands, paillards, jouent
les mêmes rôles que dans les fabliaux, et le juge
Anselme « sanguinaire et grave » vend lestement
son honneur à un INIore « très lippu, très hideux,
très vilain » dont il devient le Ganymède. Là, ce
sont les Frelons et les mouches à miel, le Loup plai-
dant contre le Renard, l'Ane portant des reliques,
l'Huitre et les Plaideurs, toutes comédies du Palais
dans lesquelles nous n'apprenons guère ni l'admira-
tion de l'organisation judiciaire, ni le respect de la
chose jugée; en revanche, nous y sentons l'amour
sincère de la justice et la naïve passion de l'équité.
Le clergé séculier est représenté par messire Jean
Chouart qui s'en va gaîment au cimetière, « couvant
des yeux son mort >>, fondant, sur lui, « l'achat d'une
feuillette de bon vin et de cotillons neufs pour sa
nièce et sa chambrière ». Le clero^é réo^ulier reçoit
son compte dans le Rat qui s'est retiré du monde.
La bourgeoisie, avare et mesquine, comme de raison,
y passe à son tour, et le populaire, inconstant,
ignorant, ingrat, n'y est pas épargné non plus.
Le fabulislc constate donc dans la société, à tous
les degrés, comme un satirique et comme un pré-
dicateur, des ridicules et des vices, des fautes et des
crimes, toutes sortes de vilenies qui attristent les
honnêtes gens, le succès des fripons et les misères
des lunnbles; ce n'est point, cependant, un satirique,
puisqu'il ne s'indigne point, c'est encore moins un
prédicateur, puisqu'il n'a pas de solutions dogma^-
liques ni de consolations supérieures à présent(^. Ce
n'est qu'un philosophe pratique, instruit par l'expé- y
rience. Il accepte, comme les neuf dixièmes des
hommes, les choses telles qu'elles sont parce qu'il
ne peut faire autrement; mais il ne les accepte pas
sans réflexion et sans protestation. Il se résigne à
ce qu'il ne peut empêcher, mais après avoir dit son
mot, justement et franchement. Il jouit d'ailleurs
dune trop bonne santé, physique et intellectuelle, il
est trop bien équilibré, trop sensible et trop bon,
pour que cette résignation ironique le mène à l'indif-
férence ou au pessimisme. Le monde est ce qu'il est,
nous ne j)Ouvons le changer, mais puisque nous y
devons vivre, tachons d'y vivre le mieux possible, \
et pour nous et pour les autres. Sa doctrine, sur ce
point, ne diffère pas de celle de tous les grands écri-
vains français de la Renaissance et du xvii° siècle.
Il croit, avant tout, à la responsabilité de l'homme I
et à sa libre volonté ; il ne voit le remède à ses misères
fatales que dans le travail, la fraternité, le dévoue-
ment : « Aide-toi^ le ciel t'aidcvd. — Travaillez,
prenez de la peine, c'est le fonds qui manque le
184 LA FONTAINE.
moins. — La faute vient de nous aussi bien que du
sort. — // se faut entr'aidei\ c'est la loi de nature. —
// ne se faut jamais moquer des misérables, etc., etc.
— Que de dictons semblables, actifs et fortifiants,
font, dès la petite enfance, partie de notre bagage
moral !
Sa conception des rap[)orts de l'homme avec la
divinité, simple et pratique, est également conforme
à la tradition nationale. C'est celle qu'on retrouve,
toujours vivante et féconde, à toutes les époques de
notre histoire, au fond de nos croyances religieuses
ou philosophiques, celle que n'ont pu réduire ni
transformer aucun dogme ni aucune doctrine :
l'homme, libre et responsaljle, vis-à-vis d'une loi
égale pour tous. Comme Rabelais et Voltaire, comme
tous les écrivains d'action, La Fontaine est spiritua-
liste et déiste, sans chercher })lus qu'eux par des
raisonnements en forme et des combinaisons ver-
bales, à établir Taccord théorique entre deux termes,
dont chacun lui paraît en soi évident et irréfutable.
Quant à cette loi éternelle, il la croit bonne, et,
quelque nom qu'on donne à la puissance qui l'ap-
plique. Nature, Dieu, Providence, il est certain de
son équité bienveillante. Ses prétentions et ses
espérances de connaître ne vont pas au delà :
Dieu sait bien ce qu'il fit, et je n'en sais pas plus.
11 est même si convaincu qu'il n'en peut rien savoir,
qu'il n'est pas éloigné, comme les positivistes, de
LA Pl'NSKi:
ranger toutes les formes historiques de la divinit(
dans la catéo;oric de l'idéal :
o'
L'hoinine ig'iiorait les Dieux qu'il n'apprend ([u'au besijin.
Ce n'est j)as sur ce point seulement qu'il pressent
déjà les idées de certaines philosophies modernes.
Son instinct, naif et populaire, lui donne le senti-
ment constant de la solidarité de l'homme avec les
autres êtres, et lui révèle, par la sympathie, tous les
liens qui nous rattachent à la vie universelle.
On ne saurait un instant, sans blasphème, mettre en
parallèle les âmes graves et fortes de Descartes et de
Pascal avec l'àme légère de La Fontaine. N'est-il
pas singulier, néanmoins, que, parmi les rares
esprits indépendants qui protestèrent, avec réflexion,
contre les austérités étroites du système carté-
sien et de la doctrine janséniste, le plus simple-
ment hardi, le plus sincèrement éloquent ait été
le fabuliste? Il avait trop vécu de la vie réelle, il
avait trop participé à celle des êtres incultes, enfants
et paysans, à celle des êtres inférieurs, si voisins
des incultes, les animaux, il avait trop senti com-
bien les choses de la nature agissent sur l'àme, pour
ne pas sourire de toutes ces séparations factices
que la parole impuissante de l'école ou de la chaire
s'efforce de dresser entre le corps et l'âme, entre
les hommes et le reste des créatures. En niant l'àme
des bêtes, en les traitant de machines, Dcscarles
l'avait blessé à vif dans ses convictions les pins
ISO LA lOXTAINE.
chères; aussi ne perd-il pas une occasion de revenir
sur ce sujet, obstinément, longuement, avec une
vivacité de polémique et une abondance de dévelop-
pements qui ne sont point dans ses habitudes. Tout
ce qu'il a de verve, d'observation, de lecture, de
science, de logique, il l'emploie à défendre ses petits
amis contre le grand philosophe,
Descartes, ce mortel dont on eût fait un Dieu
Chez les païens, et qui tient le milieu [l'homme
Entre l'homme et l'esprit, comme entre l'huître et
Le tient tel de nos gens, franche hêtc de somme.
Il cherchera donc à établir, avant les savants
modernes, l'échelle ininterrompue des êtres animés
et inanimés dans la création, à prouver l'intelli-
gence des quadrupèdes et des volatiles, celle du cerf
qui se défend, par cent stratagèmes « dignes des
plus grands chefs «, celle de l'hirondelle, de la per-
drix, du castor, de la fourmi, de. Ses conclusions,
d'ailleurs, sur cette question couime sur les autres,
restent toujours les mêmes, des conclusions scien-
tifiques et positivistes : l'impossibilité, pour l'es-
pi'it humain, d'aller au delà de certaines limites, la
nécessité de s'en tenir à la constatation et à l'élude
des faits qu'il peut atteindre sans prétendre à les
concilier, la renonciation aux solutions métaphy-
siques. Quant au grand secret.
On ne l'apprend qu'au sein de la Divinité,
Et, s'il faut en parler avec sincérité.
Descaries l'iynorait encore.
Nous et lui là-dessus nous sommes tous étraux.
LA im:nsi;i.. kst
:no-
C est plus dune fois qu'il avoue ainsi son igr
rance touciiant la nature de la Divinité; mais, quelle
qu'elle soit, il porte, naïvement et obstinément, en
lui, cette foi rassurante qu'elle ne saurait être qu'in-
telligente et indulgente; il ne la redoute, ni avant
ni après sa conversion, il accepte l'idée de la mort
avec la tranquillité du sage antique!
La Mort avait raison, je voudrais qu'à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d'un banquet,
Remerciant son hùtc. et f[u'on fit son paquet.
On pourrait retrouver là l'influence de Lucrèce.
Il serait intéressant de rechercher, à ce propos,
jusqu'à quel point l'admiration de l'antiquité a pu
contribuer à la formation de ses idées et de ses sen-
timents sur la littérature et sur les arts. Sur ces
sujets qui le touchaient de si près, La Fontaine, en
plus d'une occasion, a développé ses opinions, avec
une indc'pendance et une largeur de vues qui le
mettent aussi hors de pair. Sa sensibilité et sa sin-
cérité ont suffi à lui donner des lumières plus vives
que toutes les théories contemporaines, l-^n tout et
partout, le bonhomme raisonne et raisonne bien;
il a j)leine conscience de ce qu'il fait, de ce qu'il
veut, de ce qu'il dit, de ce qu'il vaut, et ses idées,
pour se répandre en fines parcelles, à travers toute
son œuvre, au lieu de se condenser en une seule
masse, n'en sont pas moins nettes et transmis-
sibles. Il n'est pas besoin de crier si fort pour se
faire entendre.
CHAPIPRE V
LE STYLE
Imagination riche et active, sensibilité vive et
étendue, pensée claire et libre, est-ce assez pour
faire un grand poète? Non, il y faut encore la mise
en œuvre, l'expression par le langage, le style. Sous
ce rapport, la supériorité de La Fontaine n'a jamais
été contestée. Si la perfection de l'œuvre littéraii ,
comme celle de l'œuvre d'art, consiste jansjlappro^
priatjon exacte de la forme au fond,j[]ans l'irrépro-
chable adaptation du moyen d'expression à la chose
exprimée, La Fontaine est, de tous les poètes fran-
çais, celui qui l'a le plus fréquemment atteinte. Les
Fables, « ce ramas de chefs-d'œuvre », comme disait
Voltaire, un peu dépité de n'y pouvoir mordre, con-
tiennent, à elles seules, peut-être, un i)lus grand
nombre de morceaux complets qu'il ne serait pos-
sible d'en recueillir chez tous les autres ensemble.
Par morceau comj)let, nous entendons une œuvre
Li: SIYLK. IS*»
tlans la<{uelle la mise en scène, les caractères, l'action,
le dialogue, le langage, le rythme, présentent, à la
lois, clans une irréductible et harmonieuse unité, la
même justesse expressive, ne laissant place ni à une
incertitude, ni à un regret. C'est dire que, dans notre
littérature, personne n'a mieux connu, ni mieux pra-
tiqué son métier d'écrivain, le connaissant d'une
science si intime, le pratiquant d'une si merveilleuse
habileté, que cette science devient naïve et cette habi-
leté spontanée, i Quand on voit le style naturel, on
est tout étonné et ravi; car on s'attendait de voir
un auteur et on trouve un homme^», disait Pascal.
C'est la joie qu'on éprouve en sentant si peu, dans
ces insignes chefs-d'œuvre, les procédés littéraires.
Aucun effort dans l'arrangement, aucune affectation
daijs les termes, nulle recherche d'antithèses ingé-
nieuses ni d'effets imprévus, pas de rhétorique inu-
tile, ni d'amplifications pédantes, ni d'éloquence
intempestive; c'est le comble de l'art qui, n'emprun-
tant rien qu'à la vérité, semble la nature même. Ce
stvle est, en effet, si savamment simple, que, i)ar une
exception rare, dans notre littérature aristocratique,
c'est presque le seul qui soit également compris de
" tous les Français, qui charme également leur oreille
et leur esprit, ravissant les lettrés sans surprendre
les ignorants, accueilli du peuple comme de la bour-
geoisie, intelligible aux enfants comme aux vieillards.
Ce n'est pas du premier coup, nous l'avons déjà
indiqué, que La Fontaine entra en possession de cet
instrument incomparable, si soujde et si compliqué.
l'.M» LA lONTAl.NE.
empruntant, d'une part, par une étude plus libre, au
fonds national, injustement délaissé, et au fonds
antique, étroitement exploré, des matériaux extra-
ordinairement variés, et, d'autre part, opérant les
fusions de ces matériaux disparates avec une sûreté
et un tact inattendus. Il hésita plus d'une fois, il
tâtonna longtemps. Sainte-Beuve dit qu'il y a un La
Fontaine avant Boileau et un autre après Boileau.
11 v a surtout un La Fontaine avant Fouquet, et un
La Fontaine après Fouquet, c'est-à-dire, à partir du
jour où il se trouva en contact assidu avec les let-
trés parisiens, notamment avec Molière. Toutefois,
en arrivant chez Fouquet, en 1657, c'était déjà un
écrivain expérimenté et personnel, alors que le futur
auteur des Satires, âgé de vingt-un ans, n'en était
pas encore à ses débuts. L'alexandrin d'Adonis et de
Cil/mène, on(lo3'ant et souple, d'une allure aimable
et familière, d'une coupe libre et variée, qui sera,
plus tard, l'alexandrin d'Andi'é Chénier et d'Alfred
de Musset, ne ressemble en rien à l'alexandrin,
monotone et dur, tel que l'établira Boileau, et toutes
les excommunications de son jeune Mentor ne for-
ceront jamais La Fontaine à s'en priver; c'est le
vers qu'on retrouvera, en tirade continue, dans le
Discours à M<idamc de la Sablière et dans V Épitre à
Haelt ou mêlé à de petits vers, dans les Fables et
dans les Contes. 11 est singulier que Taine, emporté
par son violent ressentiment contre le grand vers
classique, ait méconnu la valeur de l'alexandrin de
La Fontaine. Sainte-Beuve, homme du métier, a été
Li: STVLK. IKI
plus clairvoyant el plus juste. C'est sur un autre
l)oint que. l)ientùt après, Ijoileau fut sans doute
utile à son vieil arai. 11 ne dut pas. en effet, être
des derniers à rencoura<^er dans son admiration
encore indécise, pour les écrivains sobres et précis,
pour Térence et pour Horace, à lui apprendre à se
contenir dans la composition et dans le développe-
ment, à peser les mots plus qu'à les multiplier.
La Fontaine put profiter, à cet égard, de ses con-
seils; pour le reste, il n'en fît qu'à sa tête, et fit
bien.
Il avait compris, après son premier succès, que
l'imitation littérale de Marot ('tait une impasse; il
sortit donc de l'archaïsme et n'y revint que par
hasard; mais, en se délivrant de rarchaïsme, il ne
rompit pas. comme ses amis, avec la tradition. Sans
fracas, sans protestations ni gémissements, sans
[)rendre, vis-à-vis des puristes forcenés, les attitudes
tragiques des survivants du xyi"^ siècle, Scij)ion
Dupleix ou Mlle de Gournay, ou des descriptifs
attardés, tels que Saint-Amant et Desmarets, il n'en
demeure pas moins, autant qu'eux, avec plus dégoût
et de tact, attaché à la vieille langue. Il sourit aux
puristes, il discute avec eux, il profite de leurs ana-
lyses, il ne les suit j^as. Marot, Rabelais. Bonaven-
ture, Amyot, Montaigne, n'en restent pas moins ses
conseillers habituels : ce ne sont pas seulement des
sujets qu'il leur emprunte, ce sont surtout des termes
populaires et vivants, des épithètes colorées, des
expressions vives, des proverbes, des tournures de
l'.ti: LA iumaim:.
phrases, des alliances de mots. Il s'incline humble-
ment devant les orateurs solennels aux vastes
périodes . devant les philosophes austères aux
froides abstractions, il n'essaie point d'entrer en
lutte avec de si graves personnages, mais il continue,
comme avaient fait nos pères, à faire marcher, d'un
pas lent et sûr, sa phrase nette et claire, le plus sou-
vent courte, toujours bien articulée, et à puiser ses
mots, non dans les dictionnaires, mais sur la bouche
même de tous les personnages qu'il fait agir, cour-
tisans, chicaniers, savants et rustres. C'est presque
lui seul, en somme, lorsque Molière a disparu et
quand le Racine des Plaideurs a transigé, qui garde
utilement, vis-à-vis de l'aristocratie littéraire et du
pédantisrae classique dont le triomphe est assuré, le
respect et le culte des libertés de langage pratiquées
par le Mo3^en Age et par la Renaissance. Il reprend,
avec moins de précipitation et d'ambition, avec plus
d'expérience et plus de tact, l'œuvre interrompue de
la Pléiade, il n'hésite pas davantage à reprendreles
mots anciens, à emplo3^er les mots familiers, plé-
0 béiens, techniques, à en forger de composés, à en
fabriquer de nouveaux au besoin. « Tu n'oublieras
les noms ])ropres des outils de tous métiers et pren-
dras plaisir à t'en enquérir le ])lus que tu pourras,
et principalement de la chasse — C'est un crime de
lèse-majesté d'abandonner le langage de son pays,
vivant et florissant, pour vouloir déterrer je ne sais
quelle cendre des anciens.... » Il semble, à chaque
instant, qu'on entende, derrière lui, la voix encoura-
Li: STVLi:. If,;.
geanle du grand Ronsard, la voix qui lui avait,
d'avance, dirtr la formule de son style, si noldenieiit
simple, si discrètement poétique :
Ni trop haiil, ni trop bas, c'est le souverain stylo,
Ce fut cfldi d'Homcrc et celui rlc Yirg-ile.
On peut voir dans le beau travail de M. Marty-
Laveaux sur la Langue de La Fontaine, avec quelle
liberté le poète a puisé de tous cotés pour enrichir
son vocabulaire. Il est si plein des vieux poètes qu'il
connaît, si fortement pénétré de leur langage, que,
par eux, il remonte plus loin qu'eux. On est stupé-
fait de retrouver dans Marie de France, dans les
Ysopet, dans d'autres qu'il ne put connaître, sur les
mêmes sujets, des tournures presque similaires, des
traits presque semblables, des expressions presque
identiques, tant la façon de sentir et de dire est la
même. Comme la plupart des locutions proverbiales
et^ des termes vieillis qu'il a repris ainsi et glissés
subrepticement dans la trame facile de ses phrases
^^'^^J'^^^tï'^s ^^ns la langue courante, on ne se rend
pas toujours compte, aujourd'hui, des services inap-
préciables qu'il nous a rendus. Mais que l'on com-
pare, seulement, la richesse de son vocabulaire, et la
variété de ses tours de phrases, avec l'étonnante pau-
vreté de termes et la monotonie d'allures auxquelles se
condamnait le purisme environnant, on reconnaîtra
vite qu'après Ronsard et avant Victor Hugo, c'est
b^ seul de nos i)oèles qui ait travaillé efficacement
19i LA FONT AI Mi.
au développement normal de la langue nationale.
C'est donc sur un fonds tout français, restant
français, que se développa, chez lui, la culture clas-
sique. Il aima les Latins, les Italiens, les Grecs
surtout (à travers des traductions?), avec la ten-
dresse de Racine et de Fénelon, comme il aimait ses
chers Gaulois. On s'en aperçoit sans peine, aux
j^ balancements harmoniques de sa phrase en prpse^
t'H . ''lux élégances judicieuses de ses épithèteSj._aiix
^ allures à la fois familières et nobles de ses vers,
dans lesquels se succèdent et s'entremêlent, avec
une facilité unique, la belle simplicité homérique, la
grâce virgiliennc. les molles douceurs d'Ovide, la
^vivacité nette et colorée d'Horace. Sa supériorité fut
/^ ' i,'de s'inspirer partout, sans s'emprisonner nulle part.
C'est de mille éléments ramassés, sans parti pris, de
tous côtés, lentement et naturellement amalgamés
dans la gestation d'une longue rêverie, que s'est
formé, à la fin. ce style incomparable, d'une ductilité
insaisissable, d'une clarté presque diaphane, d'une /
sonorité fine et douce, le style des Fables. L'effort
inutile qu'ont fait tant d'ingénieux écrivains pour
l'imiter et pour se l'approprier suffirait à prouver
sa complexité et son originalité. Cependant, en
apparence, quoi de plus simple, quoi de plus cou-
lant que cette phrase, tantôt resserrée, tantôt large,
qui, tour à tour, sautille et s'arrête, bondit et s'étale
avec d'exquis murmures ou d'amples bruissements,
poursuivant son libre cours à travers les apartés,
les digressions, les rêveries, les sous-entendus, sans
Li: STYI.K. h<5
se perdre ni s'égarer, vers un l)iit hien défini? On
dirait la parole même, la parole infiniment nuancée
d'un causeur exquis qui se déroule avec toutes les
inflexions et les caresses de la voix. La qualité la
2 plus frappante de ce style (qualité de conversation),
\> il c'est son mouvement, un mouvement aisé et joyeux,
qui prend, sans effort, toutes les allures, emboîte
toujours le pas, agile ou pesant, des personnages,
accompagne ou précède le mouvement même de
l'imagination et de la pensée avec une sùrelé et un
tact impeccables.
Le poète n'était [)as arrivé sans peine à cette per-
fection : il ne s'y maintenait pas toujours. Il lui fal-
lait, pour cela, le loisir et l'envie. Un de ses brouil-
lons, celui du Renard et du Hérisson, ne contient
que deux vers de la rédaction postérieure. Il se con-
tentait difficilement, et ne se contentait probablement
jamais. Dès qu'il écrivait vite ou sur commande, il
accumulait les incorrections et les banalités avec un
laisser-aller inimaginable. Il faut d'ailleurs se garder
de confondre les négligences auxquelles il s'aban-
donnait en pareil cas, avec les libertés volontaires
dont il usa de tout temps, vis-à-vis de la prosodie, du
dictionnaire, de la grammaire. Il professait, à l'égard
des règles promulguées, les mêmes sentiments que
son arrière-pelit-fils Alfred de Musset, un respect
ironique et peu de soumission, croyant que la seule
règle est de charmer. Rimes insuffisantes, rimes
pour l'oreille ou pour l'œil, simples assonances, éli-
sions oubliées, contractions arbitraires, mots forégs
\\H\ LA FONT AI M-:.
et composés, fautes de syntaxe et d'orthographe, on
pourrait faire un gros recueil de tous les exemples
scandaleux que donne La Fontaine aux apprentis
rimeurs. Il va sans dire qu'il use de l'enjambement
autant que le cœur lui en dit, et qu'il promène par-
tout la césure avec une désinvolture sans remords.
Mais personne n'a jamais songé à lui en vouloir, tant
il exécute avec art tous ses tours de passe-passe!
Quel artiste, en effet I Artiste de rythme, artiste
de mots. Ses rythmes, il est vrai, sont peu variés.
Les strophes régulières, quelles qu'elles soient,
l'épouvantent comme des carcans où il serait vite à
la gêne. Il ne possède point, d'ailleui's, les vertus
musicales qui ont inspiré à nos grands virtuoses
lyriques. Ronsard et Victor Hugo, tant de combinai-
sons nouvelles et puissantes; il n'a aucun besoin
des sonorités retentissantes, ni dans la rime, ni dans
le mot, ni dans la cadence. C'est seulement dans le
rythme indépendant, dans le déroulement infini des
grands ou des petits vers égaux à rimes plates ou
croisées, dans le mélange surtout, dans le mélange
capricieux et arbitraire, des vers de taille diverse,
surtout de l'alexandrin et de l'octosyllabe, qu'il se
sent lui-même et qu'il excelle, parce qu'il n'a là, pour
surveillants, que sa rêverie et que son goût. Le vers
iibre, voilà vraiment son instrument spécial, son
instrument réservé, qu'on avait mal manié avant lui,
qu'on n'a pu toucher après lui, sans devenir, du
coup, son plagiaire ; il en tire les effets les plus divers
et les plus imprévus, tantôt par l'accumulation des
Li: STYLK. t'.l7
rinjes, laiit('tt par leur dispersion, tantôt par renchaî-
nement prolongé des tirades, tantôt par les brisures
successives et précipitées des vers, tantôt par la
monotonie majestueuse des mesures égales, tanlùt
par les brusques sursauts du rythme interrompu.
C'est toute la liberté de la prose, avec le charme
insinuant d'une harmonie continue, et d'une cadence
f j doucement changeante, suffisamment marquée par
W des accords discrets de rimes légères, avec des
temps de pose sur les vers graves et expressifs.
/ Quant à son vers lui-même, alexandrin ou octo-
syllabe, c'est la souplesse môme, et ce serait une
besogne interminable et puérile d'énumérer les
mille manières dont il le coupe et l'accentue, suivant
les cas. A la différence de presque tous les poètes,
même les plus grands, qui professent, quand ils ne
l'affectent pas, une prédilection décidée, souvent
exclusive, pour une certaine cadence à laquelle une
oreille exercée les reconnaît toujours, sa particula-
*— ' rite c'est de n'avoir pas de cadence uniforme et de
prendre successivement, on pourrait dire à la fois
(tant le passage est rapide), les tons les plus difle-
^rents. Parcourez deux pages quelconques, et vous les
entendrez, tour à tour, ces vers agiles et changeants,
donner toutes leurs voix. Us s'étendent et se j)ro-
longent en retentissant comme la trompette é|Hque :
Le nit^lheuroux lion se déchiro lui-iiiônu'.
l'ait résoiitii'v sa f[ucue à reiilour d«! ses flancs
I/inseele du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charg-o, il sonne la victoire.
l'JS LA lOMAINli.
Ils sautillent et chantonnent, avec une allégresse
comique!
Un ùnier, son sceptre à la main,
Menoit, en empereur romain,
Deux coursiers à longues oreilles.
Ils coulent et murmurent , avec une douceur
d'églogue :
Le long- d'un clair ruisseau buvait une colombe.
Ils s'élancent et déploient leur vol avec l'ampleur
de l'ode :
Quant aux volontés souveraines
De celui qui fait tout et rien qu'avec dessein,
Qui le sait que lui seul? Comment lire en sou sein?
Aurait-il imprimé sur le front des étoiles
Ce que la nuit des temps enferme dans ses voiles .'
Ils rêvent et se plaignent avec la résignation élé-
giaque :
Sur les ailes du temps la tristesse s envole.
Et c'est ainsi partout! Ne croirait-on pas entendre
tour à tour Marot, Régnier, Molière, Chénier, Ron-
sard, Hugo, Lamartine, Musset, tant le merveilleux
virtuose s'est ingénieusement assimilé tout l'art de
ses prédécesseurs, tant il a hardiment pressenti et
préparé celui de ses successeurs?
CHAPITRK YI
L'INFLUENCE
Quand un génie, aussi conforme que celui de La
Fontaine à toutes les traditions de la race et du ter-
roir, se révèle et apparaît dans une nation, il est
impossible qu'il n'y exerce pas une action puissante
et continue. Peu importe que ce génie soit méconnu
ou peu compris par les préjugés courants et la cri-
tique du jour, il pénétrera d'autant plus profondément
l'àme commune, qu'il l'envahit par le charme cl non
par le raisonnement. Comme il n'est pas de Français
qui ne retrouve en La Fontaine quelques-unes des
qualités qu'il estime et croit siennes, quelques-uns
aussi des défauts dont il se sait atteint et souvent se
fait gloire, l'esprit sociable et le désintéressement,
l'attendrissement facile et l'inaltérable bonne humeur,
le goût des galanteries sans trouble et des plaisirs
sans excès, la raillerie sans méchanceté, la satire
sans venin, de l'indulgence et de la diversité, avec
liOU LA lONTAlNIi.
du bon sens pratique et un sincère amour de la vérité
et de la justice, il n'est pas de Français qui ne le
comprenne et qui ne l'aime. Sympathie instinctive,
chez la plupart, mais qui peut être raisonnée; car, si
le conteur ne nous représente pas toujours par les
plus nobles côtés de notre tempérament ou de notre
caractère, comme l'ont pu faire avant et après des
poêles de plus haut vol, il nous représente par nos
traits les plus généraux, les plus aimables, les moins
discutables, et il ne donne prise, en aucune façon, à
ces reproches que les étrangers adressent, le plus
souvent par habitude, quelquefois avec raison, à la
littérature et à la nation. Certains vices intermittents
de notre esprit et de notre littérature, la vanité
babillarde, les fanfaronnades tapageuses, les précio-
sités fades, l'érudition pédantesque, la rhétorique
scolaire, la banalité sonore, l'ironie malveillante,
l'affectation sceptique, lui sont absolument inconnus.
Il est si absolument et si foncièrement français,
par ses tournures de pensée et ses formes de lan-
gage, qu'il ne peut guère sortir de chez nous. Beau-
coup d'étrangers, sans doute, dès le xviii^ siècle,
l'ont traduit comme ils traduisaient tous les écrivains
du grand siècle, mais il ne semble pas qu'en dehors
de ses séductions de narrateur, ils aient, la plupart,
saisi ce charme subtil et nuancé qui lient, chez lui,
plus que chez tout autre, à la qualité et à l'enchâs-
sement du mot. Sa gaîté surtout, cette gaîté latente et
intime, dont le fin sourire n'éclate jamais en gros
rire, qui se prête, sans effort, à toutes les émotions
L INFLUKNCi:. -Jol
modérées des sentiments tendres et des observations
sagaces, mais qui glisse et murmure toujours, comme
une source alerte et intarissable, sous la frondaison
légère de ses caprices poétiques, échappe à beau-
couj) d'entre eux; elle inquiète et scandalise les
moralistes rogues et les graves sermonnaires. « Les
Français, dit Lessing, estimant trop la gaîté, l'ont
applaudi, sur la parole de Quintilien, qui recom-
mande la grâce et l'agrément, vencrc et gralia, ce
qui ne signifie pas la gaîté. Aussi La Fontaine a fait
de la fable un jouet d'enfant, qui n'a plus cette pré-
cision ingénieuse des anciens. » X'en déplaise au
trop savant allemand, ce n'est point par respect pour
Quintilien, dont ils ignorent, })resque tous, le nom
autant que les œuvres, que, depuis plus de deux
siècles, tous les Français, instituteurs et écoliers,
parents et enfants, savent par cœur et redisent les
fables. Xe lui en déplaise encore, et s'il tient à
Quintilien, dont le bonhomme se couvrait, par mala-
dresse ou ironie, vis-à-vis des Lessing contempo-
rains, où trouve-t-il un poète ayant mieux usé vencre
et <;Tatia, de la beauté et de la grâce, un poète plus
attique? N'appelons pas gaîté, si l'on veut, cette
beauté et cette grâce, que posséda au plus haut
point le fabuliste, mais constatons qu'il s'y ajoute
quelque chose encore, une continuité d'amabilité
bienveillante et affable qui ne laisse regretter ni
la précision, ni l'ingéniosité des Anciens, puisque
ces deux qualités sont encore les siennes, et qui
enlève au vieil apologue ce qui lui pouvait rester
202 LA FONTAIMi.
de sécheresse démonstrative pour l'envelopper
d'une séduction autrement pénétrante et suggestive.
Si l'influence de La Fontaine n'est guère visible
en dehors de nos frontières, en revanche, chez nous,
dans le domaine moral comme dans le domaine litté-
raire, c'est une des influences les plus persistantes
et les plus profondes qu'ait jamais exercée un litté-
rateur, bien que ce soit une de celles dont on parle le
moins. Comme nous la subissons presque en nais-
sant, en apprenant à lire, quelquefois même avant,
nous n'y attachons point d'importance, n'en ayant
point constaté, en âge de raison, l'arrivée et les déve-
loppements, ainsi que nous faisons pour d'autres.
C'est presque dans le berceau que ses adages répétés
par nos grands-parents et ses récits répétés par nos
mères viennent concourir à la formation de nos con-
sciences et de nos âmes. On j)eut donc regretter que
la morale des Fables, notre vrai, notre unique caté-
chisme laïque, jusqu'à présent, ne s'élève pas plus
souvent et avec de plus de décision au-dessus d'un
enseignement pratique et de bon sens fondé sur une
expérience courante, et ne s'adresse que si peu aux
grandes énergies et aux nobles aspirations de l'âme.
On doit reconnaître, néanmoins, que, pour la
moyenne des intelligences, ces récits amusants et
instructifs leur offrent, sous une forme attrayante,
une somme énorme d'impressions délicates, de senti-
ments justes, d'observations exactes, de réflexions
utiles, d'émotions poétiques, qu'elles acceptent sans
résistance, dont elles restent pénétrées, et qui n'en-
LiMLi i:nce. 2o:{
treraienl point chez elles par 1 inleniiédiaire tle créa-
lions littéraires plus hautes et plus nobles, mais
d'un abord plus austère et qu'on lit rarement.
L'influence des Fables n'est donc ni mauvaise, ni
pernicieuse, comme l'ont déclaré, avec quelque hau-
teur méprisante, Jean-Jacques et Lamartine, qui,
d'ailleurs, s'en étaient nourris, non sans profit, mais
n'aimaient point à s'en souvenir. Nous avons vu, par
l'analyse de la morale qu'elles contiennent, que la
lecture et l'étude en sont utiles à ceux qui ne savent
point, consolantes pour ceux qui savent, agréables
et fructueuses pour tous. Sans doute, il est fâcheux
qu'il n'ait point passé, quelquefois, dans l'àme vaga-
bonde et distraite du fabuliste, le grand souffle de
poésie noble et vigoureuse qui soulevait l'àme de
Corneille ! C'est ailleurs, c'est surtout dans les pro-
sateurs, qu'il faut chercher, autour de lui, le senti-
ment des hautes vertus de notre race, la générosité
chevaleresque, le dévouement au devoir, la convic-
tion morale, l'amour patriotique, et une excitation
sérieuse à les pratiquer. Néanmoins, il serait injuste
de méconnaître que, par les maximes populaires
qu'il a répandues sur l'égalité des hommes, sur l'in-
justice des grands, sur la vanité des grandeurs, sur
la puissance des humbles, sur les joies de l'indépen-
dance, sur la solidarité des misérables, sur les plai-
sirs de la nature, il a exercé, sur le mouvement des
esprits au xviif siècle, une action latente et peu
bruyante, mais continue et profonde. Fénelon est le
premier qui relève de lui. ^'()ltaire lui tient par
204 LA rO.NTAlNL.
bien des liens. Diderot. Jean-Jacques, Bernardin
de Saint-Pierre en procèdent plus qu'ils ne s'en
doutent. Si son influence a été vraiment fâcheuse,
par quelque côté, c'est parce qu'il fut, en môme
temps que l'auteur des Fables, l'auteur des Contes.
Xon pas que les Contes, d'un accès moins facile,
d'une langue incomplète, moins géniale et moins
naturelle, compromettent beaucoup, dans la grande
masse qui ne les lit guère, l'action soutenue et pro-
fonde des Fables, mais parce que l'exemple, donné
de si haut, d'une virtuosité qui se prête, sans scru-
pules, à toutes les besognes, n'a cessé d'encourager,
dans notre monde littéraire, souvent chez les mieux
doués, la pratique simultanée de la poésie pure et
de la poésie ordurière.
Quant aux bienfaits littéraires dont nous sommes
redevables à La Fontaine, depuis deux siècles, nous
j)Ouvons à peine les compter. Il va sans dire que les
imitations de ses Fables ou de ses Con/cs, si habile-
ment qu'on les ait pu faire, ne comptent pour rien
dans notre admiration; personne ne fut et ne resta
aussi inimitable. Les services qu'il nous a rendus
sont d'un ordre supérieur et valent mieux que l'in-
vention ou le perfectionnement d'un genre. Le pre-
mier fut celui de s'en tenir obstinément et naïvement
à la tradition nationale, pour la liberté de penser et
la liberté de langage, de reprendre, sans affectation
et sans fracas, l'œuvre du Moyen Age et celle de la
Renaissance, si brutalement interrompue par Mal-
herbe, avec la culture savante et le goût affiné d'un
I i.M lui:nce. 205
liomièle lioinmo du xvii^ sirrle; le second, celui de
prouver, par une série de courts chefs-d'œuvre, en
dehors des règles établies, que la vraie poésie ne
tenait ni à l'importance, ni à la nature des sujets
choisis, mais à la qualité même de l'interprétation
personnelle; le troisième, celui de montrer, vis-à-vis
de la littérature rhétoricienne et éloquente, la valeur
supérieure de la composition condensée et restreinte,
du langage nettement imagé, sobre, discret, s'en
tenant au n<''cessaire, du mot juste et précis, quelle
que fût son origine, plébéienne ou noble, pourvu
qu'il fut vivant, du mot propre, déjà menacé et
bientôt banni, pour un siècle, par la triste péri-
phrase; le quatrième et le plus grand, celui de faire
rentrer, dans notre poésie, d'une façon définitive,
comme Molière l'avait rendu au théâtre, le goût du
naturel et le sens de la simplicité.
C'est grâce à toutes ces qualités que le nom de
La Fontaine, presque seul, a toujours été respecté,
dans nos crises littéraires ou sociales, même par les
plus ardents novateurs. Les écrivains du xviii^ siè-
cle y trouvèrent, avec certains pressentiments
humanitaires, un modèle toujours utile de clarté,
de vivacité, de sincérité; ils n'eurent qu'à emman-
cher plus fortement et qu'à décocher plus rudement
beaucoup des traits trop finement aiguisés, dont ils
s'approvisionnaient chez lui. Lorsque commencèrent
à s'accumuler les symptômes qui annonçaient une
véritable révolution littéraire, on n'oublia point que
c'était par La Fontaine, par lui presque seul, fjiic
l'or; LA FONTAINE.
l'amoui- de la nature extérieure, le goût de la des-
cription pittoresque, le charme de la création
objective, l'observation libre et générale de la
réalité, le sentiment de la vie, à tous ses degrés,
chez tous les êtres, ne s'étaient point perdus, au
xv!!*^ siècle, sous le majestueux étouffement de la
littérature officielle et savante. Pour les premiers
romantiques, ce fut le pont, jeté à travers la séche-
resse académique, qui les mettait en communica-
tion avec la poésie trouble et désordonnée, mais
abondante et généreuse du temps de Louis XIII,
Henri IV et des Valois, et aussi avec la poésie, plus
inégale encore, mais franche, hardie, loyale, savou-
reuse, de la vieille France et de la vieille Gaule. Pour
d'autres, comme pour André Ghénier, par exemple,
ce fut, surtout, le sentier charmant qui les ramena,
tout doucement, en passant par Ronsard, vers l'im-
mortelle Antiquité :
Je puiserai pour vous chez les vieux écrivains.
Ecoutez seulement leurs préceptes divins!
Soyez-leur attentifs, même aux choses légères;
Rien chez eux n'est léger.
Ce serait une curieuse étude de constater ce que
(Ghénier doit à La Fontaine. En poussant, de tous
côtés, l'analyse, on verrait aussi qu'un bien petit
nombre, parmi les poètes romantiques, ne sont pas de
temps à autre ses obligés, Lamartine d'abord, Victor
Hugo lui-même, mais surtout Alfred de Musset.
Quant à ce dernier, avec sa sincérité accoutumée,
il ne dissimule pas sa gratitude, et l'influence du
I. IM LLIINCK. 207
conteur et du fabuliste, déjà visible dans ses œuvres
de jeunesse, devient unique et presque oppressive
dans ses dernières. Béranger lui doit ce qu'il peut
avoir de naturel et de vif. De notre temps on trouve-
rait sa marque constante et visible dans tous ceux
des poètes qui demeurent dans la tradition nationale,
dans ceux qui conservent le goût de la composition
expressive et concentrée, du sentiment naturel et
sain, l'amour de la pensée nette, de l'expression
claire, du langage simple, pittoresque, vivant. Ce
n'est point faire injure, sans doute, à Sully Prud-
homme, Alphonse Daudet, André Theuriet, François
Goppée, André Lemoyne, Paul Arèno, et bien
d'autres, de leur dire qu'ils sont, eux aussi, les
petits-fils de La Fontaine, tant ils sont imprégnés
de son esprit de sincérité, de clarté, de bienveil-
lance, de grâce ou d'enjouement, tant ils sont, comme
lui, franchement et simplement français. Le temps
n'est pas éloigné peut-être où par lassitude des
sonorités creuses, des tensions emphatiques, des
galimatias subtils, de plus jeunes poètes demande-
ront de nouveau quelques conseils de bon sens ou
de génie au bonhomme. 11 ne les leur refusera pas,
toujours souriant et toujours accueillant, et sans
rancune pour ses détracteurs. N'est-ce pas, hélas!
Lamartine qui a dit que La Fontaine était un « pré-
jugé français »? 11 v a des chances |)our que le pré-
jugé dure autant que la nation.
FIN
TABLE DES MATIERES
PREMIERE PARTIE
LHOMME
Chapitre I. — La jeunesse de La Fontaine (1621-1657). .")
— II. — La Fontaine et Fouquet (1657-1663) 32
— III. — L'âge mûr (1663-1687) 63
— IV. — L'Académie. — La conversion (1683-1695). ÎI6
DEUXIÈME PARTIE
L'ÉCRIVAIN
CiiAi'iTKE I. — L'œuvre 113
— ■ II. — L'imagination 153
— m. — La sensibilité 166
— ^ IV. — La pensée 173
-^ V. — Le style 188
— VI. - L'influence 19^.»
Couloniniicrs. — Imp. I'ai i. HROUAm). — 058-95.
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Echéance
The Library
Univers! ty of Ottawa
Date Due
ïïrm
MAR30
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!|ll||{l||||!l|||ll III II
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CE PQ 1812
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ACC/;^ 1388723
LA FONTAIN