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Full text of "La jolie ferme, ou La vertu rompensée"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lajoliefermeoulaOOgu 


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LA 


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LA  VERTU  Récompensée: 


Î.A  ^lOi.lE  FERME 


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LA 


JOLIE  FERME 


OU 


par 

MV""  ©ucnarîr,  15""  k  MUxét. 

SUIVIE  DES 

HISTORIETTES  DTN  ERMITE, 

PAR  LE  GH?«  A**\ 

2''   ÉDITION, 

Ornée  de   six  Gravures. 


PARIS, 

CADEAU  ,  libraire ,  quai  des  Aujjustins  ,  25. 
LOGARD-DAYI,  libraire,  rue  de  la  Huchette,  29,  au  premier, 

1837. 


DÉDIÉE 


A    MON    ARRIÈRE-PETITE-FILLE5 


MADEMOISELLE 


LOUISE  DE  M 


♦  *# 


Tu  ne  fais,  ma  chère  petîte-fille, 
que  d'entrer  dans  la  carrière  de  la 
•vie  5  et  moî  je  touche  à  sa  fin  ^  que 
je  vois  approcher  avec  calme^  comme 
le  soir  d^mi  beau  jour.  Cependant 
j'éprouve  une  grande  satisfaction  à 
te  dédier  ce  petit  livre  ^  doux  fruit 
de  mes  veilles  ^  dans  une  langue 
que^  quoique  bien  jeune^  tu  parles 
avec  autant  de  facilité  que  celle  de 


6  DÉDICACE. 

ton  père.  Vos  livres  sont  utiles  à 
nos  enfans  :  ils  y  puisent  ces  excel- 
lens  préceptes  de  morale^  mis  à  la 
portée  de  leur  âge^  et  rendus  plus 
ëvîdens  par  les  exemples  qui  ser- 
vent à  les  développer.  Puisse  ce- 
Ini-ci^  en  paraissant  avec  ton  nom, 
Tétre  aux  enfans  Anglais!  c^est  le 
vœu  le  plus  ardent  de  mon  cœur; 
et  qu^après  pin  sieurs  ^  générations , 
on  dise  :  Une  Française  écrivit  ces 
pages  intéressantes  pour  Tinstruc- 
tion  et  Tamusement  de  miss  M"^"^^^ 
qui  5  avant  six  ans^  était  en  état  de 
les  lire;  et  ton- exemple  encoura- 
gera tes  jeunes  compatriotes  à  ap- 
prendre le  français,  comme  vos  jo- 


DÉDICACE.  7 

lis  ouvrages,  pour  réducatîon,  font 
désirer  à  nos  enfans  de  savoir  l'an- 
glais. C'est  donc  à  toi  que  je  re- 
commande le  succès  de  cette  faible 
production^  qui  n'a  d'autre  mérite 
que  d'être  un  témoignage  sincère 
de  ma  tendresse  pour  toi. 

Mais  cette  recommandation  me 
j:)araît  inutile^  si  je  juge  ton  cœur 
d'après  le  mien  ;  d'ailleurs^  tu  m'as 
donné  des  preuves  non  écjuivoques 
de  tes  sentimens  :  c'est  une  conso- 
lation^ dans  mes  derniers  jours /de 
pouvoir  encore  exciter  l'intérêt  de 
ceux  que  l'on  aime! 

J'aurais  pu  faire  ma  dédicace  un 
peu   plus  longue  ;   je   ne    l'ai    pas 


8 


DEDICACE. 

voulu  j  parce  que  je  sais  qu'une 
éloquence  verbeuse  est  rarement 
FeKpression  du  sentiment. 


^%v%^  vw^<%wv 


ou 


I.A  VERTU   RÉCOMPENSIÊE 


^ 


Il  est  pour  les  Etats ,  comme  pour  les 
individus  ^  des  époques  mémorables,  soit 
en  bien,  soit  en  mal,  qui  changent  la 
constitution  des  uns  et  des  autres  :  tel  fut 
en  France  le  temps  dont  on  garde  la  mé- 
moire sous  le  nom   du  système   (i).   Ce 


(i)  Opération  de  banque  qui  donna  une  va- 
leur fictive  à  un  papier  qui  s'éleva  tellement  au- 
dessus  de  sa  valeur  réelle,  qu'avec  fort  peu 
d'argent  qu'il  avait  coûté,  on  achetait  des  mai- 
sons, des  terres,  des  bijoux,  des  diamans.  On 
remboursa  des  sommes  considérables ,  et  îl  se 
trouva  que  ceux  qui  avaient,  n'eurent  plus  rien, 
et  ceux  qui  n'avaient  pas,  accumulèrent  des  ri- 
chesses immenses. 


10  I^A    JOLIE    FERME. 

temps  suivit  immédiatement  celui  du  grand 
siècle.  Louis  XV  monta  sur  le  trône  a  Tàge 
de  cinq  ans  :  ce  fut  sous  la  régence  de 
M,  le  duc  d'Orléans,  neveu  de  Louis  XIV, 
que  Ton  vit  s'élever  tout-à-*coup  ,  par  le 
système,  des  fortunes  colossales ,  et  s'a- 
néantir une  grande  partie  de  celles  qui 
avaient  brillé  jusqu'à  cette. époque. 

M.  le  comte  de  Régeville,  maréchal- 
de-camp,  cordon  rouge,  possédait  la  beltel 
terre  de-  Saint-Lô  ,  entre  Rouen  et  le 
Havre.  Il  avait  quitté  le  service,  et  s'était 
relire,  ainsi  que  sa  femme,  belle  et  ver- 
tueuse, dans  son  château,  avec  la  ferme 
résolution  d'y  fixer  leur  séjour,  et  d'y  éle- 
ver les  enfans  que  le  Ciel  leur  avait  don- 
nés ,  pour  les  préserver  ainsi  de  la  corrup- 
tion du  siècle,  qui  alors  était  grande.  Ma- 
dame de  Régeville  avait  donné  à  son  époux 
quatre  enfans,  deux  fils  et  deux  filles.  Mé- 
lanie  était  l'aînée;  elle  venait  d'avoir  treize 
ans  quand  M.  et  madame  de  Régeville 
quittèrent  Paris  pour  se  retirer  à  Saint-Lô: 


LA    JOLIE    FERME.  1  1 

son  frère  Edouard  en  avait  douze;  Charles, 
leur  second  fils  ,  onze;  etSophre,  la  der- 
nière de  tous  5  n'en  avait  pas  encore  sept 
accomplis. 

Avant  de  quitter  la  capitale ,  M.  de  Ré- 
geville  obtint  d'un  digne  ecclésiastique , 
noixinié  M.  Raîet,  savant  modeste,  et  dont 
les  mœurs  étalent  aussi  pures  que  douces, 
de  ne  point  abandonner  ses  élèves  ,  dont , 
conjointement  avec  leur  père  ,  il  avait 
commencé  l'éducation  ;  ce  dijjne  institu- 
teur y  consentit  avec  joie,  ayant  le  plus 
grand  attachement  pour  toute  la  famille. 
Madame  de  Régeville  ne  voulut  être  se-^ 
condée  auprès  de  ses  filles  que  dans  des 
soins  subalternes;  elle  connaissait  le  dan- 
ger de  s'en  rapporter  à  une  autre  pour 
former  le  cœur  et  l'esprit  de  jeunes  per- 
sonnes 5  qui  ne  doivent  rien  aimer  à  l'égal 
de  leur  mère^  et  surtout  n'accorder  leur 
confiance  qu'à  celle  qui  a  un  si  grand  in- 
térêt à  leur  bonheur  et  à  leur  bonne  con- 
duite. Elle  se  contenta  donc  d'amener 


12  tA    JOLIE    FERME. 

avec  elle  des  femmes  de  chambre,  ver- 
tueuses et  intelligenles. 

Lie  comle  avait  eu  le  bon  esprit  de  ne 
donner  dans  aucunes  spéculations ,  et  le 
bonheur  qu'on  ne  lui  fitpoiiit  de  rembour- 
sement en  papier  ;  de  sorte  que  sa  fortune 
était  restée  intacte  :  il  n'avait  pas  même, 
comme  tous  les  habitans  de  Paris  ,  perdu 
son  argent  comptant  (i).  Ayant  depuié 
plusieurs  années  le  projet  de  se  retirer  à 
Saint-Lô ,  il  y  avait  fait  successivement 
passer  ses  économies ,  avec  ordre  de  s'en 
servir  pour  acheter  '  des  jumens  et  un 
superbe  cheval  arabe ,  afin  de  former  un 
karas  (^^).  Ainsi,  lorsqu'il  partit  le  pre- 


(i)  Au  moment  du  système j  il  fut  défendu 
d^avoir  plus  de  3oo  livres  en  espèces  chez  soi, 
sous  peine  de  confiscation.  On  était  obligé  de 
porter  son  or  ou  son  argent  à  la  banque,  qui 
vous  donnait  des  papiers  que  l'on  discrédilait 
ensuile, 

(a)  Lieu  où  l'on  élève  des  chevaux  :  ceux  de 
Normandie  sont  les  plus  estimés. 


LA  JOLIE  ferme;  i3 

inier  mai  1721  ,  il  avait  quatre-vingt-dix 
mille  livres  de  rentes,  et  pour  plus  de  troîs 
cent  mille  francs  de  bestiaux,  de  grains, 
cVéquipages  ,  d'argenterie,  de  meubles, 
de  linge,  de  dentelles,  de  diamans,  de 
bijoux,  qui  alors  passaient  d'une  géné- 
ration à  l'autre  ;  de  sorte,  qu'à  l'exception 
de  la  table ,  Us  auraient  pu  être  plusieurs 
années  sans  rien  dépenser. 

Saint-Lô  rapportait  cinquante  mille  li- 
vres, et  devait  revenir  en  entier  à  Edouard, 
suivant  la  coutume  de  Normandie  (1).;  les 
autres  quarante  mille  livres  étaient  eu 
biens,  que  l'on  nommait  alors  entigLure: 
tels  que  maisons  de  ville,  rentes  et  terres 
non  seigneuriales ,  qui  pouvaient  être  par- 
tagées également  entre  les  enfans;  tandis 
que  les  fiefs  (2)  n'étaient  pas  susceptibles 


(1)  Loi  qui  gouvernait  spécialement  cetteprb- 
Tince. 

(2)  Terre  qui  ne  payait  point  la  taille  ,  donnaîî 
exclusireuient  le  droit  de  chasse  sur  loules  les 


l4  l'A    JOLIE    FERME. 

detre  parlagés,  et  appartenaient  à  l'aînée 
Je  n'entrerai  point  ici  dans  la  question  des. 
avantages  et  des  inconvëniens  de  la  con- 
servationdes  grandes  propriétés  qui  n'inté- 
resseraient guère  nos  jeunes  lecteurs;  mais 
si  alors  des  intérêts  politiques  voulaient 
que  les  aînés  fussent  seuls  grands  proprié- 
taires, la  justice  et  la  tendresse  paternelle 
devaient  désirer  procurer  aux  cadets  un 
dédommagement.  C'est  ce  dont  s'étaient 
déjà  occupés  M.  et  madame  de  Régeville, 
ayant  borné  leur  dépense  au  seul  revenu 
de  Saint-Lô  ,  et  placé ,  depuis  la  naissance 
d'Edouard,  tout  l'excédant  de  leur  revenu 
pour  en  faire  un  patrimoine  à  sa  sœur  ,  et 
à  ceux  des  autres  enfans  qui  pouvaient 
naître  par  la  suite.  Ainsi  les  filles  de  ce 
vertueux  couple  ne  seraient  pas  forcées 
d'ensevelir  leurs  vertus  et  leurs  charmes 
dans  un  cloître ,  ou  de  languir  dans  une 


terres  qui  en  relcTaîent,  er  qui  allouait  au  pos- 
sesseur du  fief  des  redevances. 


LA    JOLIE    FERME.  l5 

» 

triste  médiocrité.  Leurs  dois  de  Soo^ooo 
écus  seront  comptées  d'avance;  Charles  ne 
sera  ni  tonsuré  ,  ni  chevalier  de  Malte  , 
si  tel  n'est  pas  son  goût  :  il  prendra  le  parti 
des  armes  ou  de  la  robe  ;  et  sûr  d'avoir 
vingt- cinq  mille  livres  de  rentes ,  il  vivra 
honorablement  5  et  pourra  même  épouser 

une  héritière.  Ce  n'était  pas  le  seul  avan- 

» 

tage  que  M.  et  madame  de  Régeville  trou- 
vaient dans  ce  système;  avec  5o,ooo  liv., 
surtout  dans  ce  temps,  et  vivant  dans  ses 
terres  ;,  un  seigneur  pouvait  avoir  une  mai- 
son très  opulenle:  tout  ce  qu'on  dépense 
au-dessus  n'est  qu'un  excessif  superflu  qui, 
n'ayant  plus  d'autres  bornes  que  la  fan- 
taisie,   finit   par  ruiner  les  fortunes    les 
mieux  établies ,  accoutume  les  enfans  a 
ne  pas  connaître  le  prix  de  l'argent  qu^ils 
voient  dissiper  sans  mesure  3  et  lorsqu'ils 
sont  appelés  même  au  partage  égal  de^  la 
succession ,  s'ils  sont  nombreux ,  la  portion 
qui  leur  revient,  en  sùpjjosant  même  que 
leurs  parens  ne  se  soient  pas  dérangés ,  lia 


l6  liA    JOLIE    FERMÉ. 

leur  offre  qu'une  fortune  médiocre  ^  en 
comparaison  de  celle  dont  ils  jouissaient 
chez  leurs  père  et  mère. 

M.  et  madame  de  Régcville  n'avaient 
point  cet  inconvénient  à  redouter^  et  en  se 
conformant  à  la  loi  de  ces  temps,  qui  desti-- 
nait  Edouard  à  être  comte  de  Saint-Lô,ils: 
pouvaient  se  dire  :  Nos  autres  enfans  au- 
ront aussi  une  existeiice  indépendante  et 
heureuse ,  et  prenant  modèle  sur  l'ordre  ï 
qui  régnait  dans  leurs  maisons,  ils  ne  se 
regarderont  que  comme  les  économes  de 
leurs  biens,  qu'ils  sauront,  sans  avarice^ 
améliorer  et  augmenter  :  ce  que  l'on  ne 
connaît  plus  de  nos  jours,  où  l'on  voit  ra- 
rement des  fortunes  énormes  passer  à  la 
troisième  génération. 

Telle  était  la  famille  dont  j'ai  connu , 
dans  ma  jeunesse  ,  d'anciens  amis.  Un 
d'eux  s'était  plu  à  recueillir  les  traits  les 
plus  intéressans  de  ceux  qui  la  compo- 
saient ;  sa  mémoire  lui  retraçant  jusqu'aux 
expressions  naïves  des  enfans  qu'il  avait 


LA    jrOLlE    FERME.  I7 

VU  élever  sous  ses  yeux  ^  il  en  avait  fait  de 
petites  scènes  dramatiques,  qu'il  me  com- 
muniqua. Je  lui  demandai  la  permission 
.d'en  copier  quelques-unes,  celle  de  Tarri- 
vée  des  enfans  au  château  de  Saint-Lô  , 
puis  une  autre  qu'il  avait  intilulée  ta  Jolie 
Ferme.  De  longues  années  me  firent  ou- 
blier ce  petit  manuscrit.  Cherchant,  il  y 
a  quelque  temps  ,  à  ôter  de  mes  papiers 
'Çe  grand  nombre  de  feuilles  sans  intérêt, 
qui  se  glissent  presque  malgré  nous  au 
Hiilieu  des  choses  qui  nous  sont  précieuses, 
j'allais  en  condanmer  un  grand  nombre 
au  feu,  quand  je  remarquai  ces  pages  dont 
le  papier  jauni  par  le  temps,  et  l'encre  a 
demi  effacée,  me  frappèrent,  parce  qu'ils 
paraissaient  contenir  des  dialogues  que  les 
enfans  aiment  assez.  J'y  jetai  un  coup 
d'œil^  et  je  me  rappelai  qu'ils  m'avaient 
intéressé  autrefois.  Je  les  relus,  et  je  vis 
<|u'avec  quelques  corrections ,  je  pouvais 
les  offrir  à  celle  portion  de  la  société,  qui 
en  est  l'espérance ,  quand  elle  est  élevée 


l8  I.A    JOLIE   FERME. 

dans  Tamour  de  la  vertu.  Je  crois  que  ces 
pages  doivent  en  inspirer  le  goûi  a  mes 
jeunes  lecteurs.  Puissé-je  en  même  temps 
les  amuser  î  ce  qui  devient  de  jour  en  jour 
plus  difficile. 

PREMIER  ENTRETIEN. 

Mélanie.  —  Enfin,  nous  voilà  à  Sàirit- 

Lô;  il  y  a  long-temps  que  je  le  souhai- 

,    tais.  Je  n'entendais  jamais  parler  de  c^të 

habitation,  sans  avoir  le  plus  vif  désir  d'y 

ifësider. 

Edouard.  -—  On  a  beau  dire  :  ces  allées- 
èi  sont  plus  belles  que  les  Tuileries;  vois 
donc,  îiià^  sœur,  on  ne  petit  distin|fber1|tfî 
vient  au  bout  ;  et  puis  ces  jolis  arbris- 
seaux qui  sont  au  pied  des  grands  ai^ 
res  :  .     ^    ^ 

Mélanie.  — •  Je  les  admirais  :  on  dirait 
nne  jeu^e  famille  croissant  sous  la  protec- 
tion  de  leurs  patens. 

Edouard.  —  Oui,  en  voilà  qui,  comme 


LA.    JOLIE    FEUME.'  I9 

loijs'élancentdéjaau-dessusck  leurs  frères. 
Me  voilà,  moi,  croissant  près  de  toi,  n'ayant 
pas  encore  égalé  ta  taille,  mais  destiné  un 
jour  à  te  surpasser;  car  celui  qui  te  ressem- 
ble n'est  qu'un  jeune  charme  ,  et  mon 
image  est  un  chêne. 

Mêlante. — Tiens,  mon  frère,  marquons- 
les  tous  deux,  et  demandons  à  papa  que  le 
jardinier  les  environne  avec  des  piquets,  et 
•dans  huit  ou  dix  ans  nous  verrons  ce  qu'ils 
.Reviendront. 

Edouard.  —  Tu  as  raison  ;  mais  il  faut 
di  choisir  deux  aussi ,  un  pour  Charles, 
^t  l'autre  pour  ma  petite  Sophie. 

&y^lM^\ïfT  I^i^"  ^^  ^ip??-  Tiens,  ce- 
îui-ci  e^t,  je  crois,  un  filleul;  ce  sera  l'ar- 
bre  de  notre  Sophie  :  son  feuillage  estbeau> 
Sj^  fleurs  salutaires,  et  ji  vit  long-temp$^ 
j'ai  lu  tout  cela  dans  les  Jeunes  Vàyé^ 
geurs  (i). 


iiiV' y  ^^,1 


(i)  Les  Jeunes  Voyageurs^  o\\  les  Petits  Bota- 
nUlesyàw  même  âîïteur.      '     ■ 


20  LA    JOLIE    ferme; 

Edouard.  —  Ce  jeune  ormeau  sera  Tar- 
Lre  de  Charles.  La  beauté  de  son  port  , 
Futililé  de  son  bois  ,  qui  s^emploie  au 
charronage^  doit,  ainsi  que  me  l'a  dit 
papa,  le  faire  regarder  ,  après  le  chêne , 
comme  le  plus  précieux  des  arbres  des 
forets. 

Ce  choix  fait  par  les  aînés,  ils  les  firent 
voir  à  Sophie  et  à  Charles ,  qui  en  furent 
très  contens.  Les  enfans  allèrent  chercher 
leur  père,  pour  qu'il  donnât  ordre  au  jar- 
dinier d'entourer  les  quatre  jeune|  jivbres 
d'une  palissade.  . 

M.  de  Régeville,  réveillé  de  bonne  heure- 
par  l'empressement  qu'U,%y^itdi3  parcou- 
rir ses  belles  possessions,  était  au  moment 
de  sortir  du  parc,  lorsque. ^jçs  quatre  en- 
fans  qui  s'étaient  réunis  depuis  six  heures 
du  malin,  coururent  après  leur  père  pour 
lui  montrer  les  arbres  qu'ils  avaient  clioi- 
sis. 

Mêlante.  —  Tenez,  papa,  voilà  nos 
arbres.  Voulez- vous   nous  permettre  de 


LA    JOLIE    FERME.  21 

les  faire  enlourer,  pour  qu'on  ne  les  arrâ- 
che  pas?  ^ 

Le  Comte.  —  Je  vous  les  donne  avec 
plaisir;  mais  pour  que  vous  puissiez  eu 
jouir,  il  ne  faut  pas  les  laisser  où  ils  sont; 
ils  n'auraient  pas  assez  d'air;  le  voisinage 
des  grands  est  quelquefois  nuisible  :  ces 
arbres  à  liaule  lige  protègent,  il  est  vrai,' 
des  intempéries  ces  rejetons,  mais  aussi  ils 
les  empêchent  de  croître;  l'asservissement 
nuit  toujours  au  développement  des  qua- 
lités éminentes  ;  mais  on  remédiera  à  cet 
inconvénient.  Pour  les  arbres  que  vous 
prenez  sous  votre  protection,  on  les  trans- 
plantera ;  mais  voyons  un  peu  ce  qui,  a  di- 
rigé votre  choix. 

Jjes  enfans  répétèrent  a  leur  père  les 
raisons  qu'ils  avaient  eues  d'adopter  ceux* 
là  plutôt  que  d'autres.  M.  de  Régeville  les   | 
approuva  :  mais,  Edouard,  n'y  a-t-il  pas^^ 
un  peu  d'orgueil  dans  le  choix  du  chêne? 
c'est  le  roi  delà  forêt,  celui  qui  e^t  4esUné« 
auxusagesles  plus  honorables;  c'eslavecle 


S2  3fe|i  JOLIE    FEÏIME^ 

chêne  que  l'on  constmitlAS  vaisseaux,  ainsi 
que  toutes  nos  charpentes,  les  boiseries  les 
plus  solides;  les  meubles  qui  durent  le 
plus,  sont  en  chêne.  Avec  quelle  majesté 
il  s'élève  dans  les  terrains  qui  lui  sont  pro- 
pres! c'est-à-dire  qui  ont  beaucoup  de  pro- 
fondeur en  terre  végétale  (  i  )  ;  car  le  chêne 
perce  perpendiculairement  la  terre  :  c'est 
pourquoi  on  ne  peut  le  transplanter  quft 
fort  jeune.  Quand  il  atteint  le  tuf^  il  lan- 
guit et  devient  rabougri. 

Edouard.  ^-^^  Le  mien  ne  le  sera  pas , 
^l-^oil  lié  transplante.  J'aurai  grand  soin 
de  lui  choisir  une  excellente  tëfrc?.  Ne 
puis-je  pas  le  dire  tout  de  suite  au  jardi- 
nier ?  . 

Le  Comt€]^^^-^T^\i  ferais  mourir  ce  jeune 


ÙJ  Celle  formée  par  la  dissolution  des  re'gé- 
tàiix  qui  cVoîssént,  meurent  et  restent  sur  lé  sqI, 
s'élève  successivement,  elle  seule  est  produc- 
tive; la  terre  franche,  autrement  dit  le  tuf,  est 
C^nlièrement  stérile. 


LA    JOLIE    FERME.  -S3 

arbre  si  la  le  transplantais  dans  ce  moment; 
il  faut  attendre  l'automne. 

Mélanie.  —  Pourquoi  donc  ^  papa  ? 
J'aurais  cru  ,  au  contraire,  que  le  prin- 
temps était  bien  meilleur  ;  la  nature  a  plus 
de  force. 

Le  Comte.  —  Cela  est  vrai  ;  mais  elle 
n'aime  pas  à  êlre  contrariée  dans  cet  ins- 
tant ;  elle  fait  porter  la  sève  aux  rameaux, 
pbti'r  qu*ils  puissent  se  charger  de  fleurs, 
de  feuilles  et  de  fruits. 

Qu'est-ce  que  la  sève  ?  dit  Sophie. 

Le  Comte.  — La  sève  est  aux  arbres  ce 
que  la  lymphe  est  au  corps  humain.  Vouç^, 
30^;  ijLemandece:^  ce  que  ej^t^  qiî8  ^  Ij ^"i 
phe?  c^estla  partie  aqueuse  du  sang,  cellci 
d^p^  le  laijt  do^^t  ogt  fait  le  petJitnUit,,  car 
vous  savez  aussi  que  le  sang  et  le  lait  ont 
la  même  composition,  c'est-à-dire  la  par- 
tic  aqueuse,  la  partie  caséeuse  dont  onf^it 
îe  fromage,  et  la  partie bitureuse  qui  donuQ^ 
Iç  beurre.  jQa^Jes  plantes  ^  il  paraît  quo 
la  sève  ou  partie  aqueuse,  est  le  seul  li-^ 


^4  l'A    JOLIE    FERME. 

<juide  ;  elle  monte  et  descend  comme  no- 
tre sang.  Je  ne  vous  expliquerai  poiut  le 
jîîécanisme  de  cette  belle  opération  de  la 
nature  ;  je  n'en  aurais  pas  le  temps  :  je  me 
bornerai  à  vous  dire  que  la  sève^  au  prin- 
temps, ne  paraît  employée  qu^à  orner  les 
plantes,  et  qu'elle  pénètre  peu  alors  dans 
les  racines  :  c'est  ce  qu'on  exprime  en  di- 
sant la  sève  monte.  Si  à  cet  instant  vous 
enlevez  la  plante,  vous  contrariez  l'opéra- 
tion de  la  nature,  et  la  plante  meurt  faute 
de  suc  dans  les  racines  qui  leur  donne  la 
force  de  pousser  de  nouveaux  chevelus  qui 
servent  à  la  fixer  dans  la  terre  ;  tandis  qu'à 
l'automne  on  a  la  sève  du  priptemps  :  toute 
l'action  végétative  se  porte  vers  l'extrémité 
inférieure  de  l'arbre,  et  lui  donne  tous  les 
moyens  de  supporter-lt^  transplantation. 
Je  voue  le  répète  :  elle  est  toujours  dan- 
gereuse pour  le  chêne,  quand  il  n'est  plus 
très  jeune.  Mais  revenons  au  choix  de 
vos  arbres  :  il  vous  impose  des  devoirs 
auxquels  vous  n'avez  peut-être  pas  réfléchi. 


LA    JOLIE    FERME.  sS 

Le  charme  doit  rinstruîre,  ma  chère 
Mélanie,  à  le* prêter  à  prendre  les  formes^ 
qui  conviennent  à  ceux  qui  dirigent  ton 
éducation.  Vois  ces  jeunes  charmilles;  elles^ 
soujQTrent  sans  se  plaindre  que  Ton  relran^ 
che   le  luxe  inutile   de  leurs  rameaux  5 
qu'on  les  redresse,  qu'on  les  ploie,  suivant 
la  volonté  du  jardinier  :.de  même  une 
jeune  personne  doit  avoir  pour  sa  mère 
une  parfaite  docihté.  Toi^   mon  fils,  ta 
peux  être,  comme  le  chêne^  le  premier  de 
ta  famille  ;  mais,  je  te  l'ai  dit,  cet  arbre 
précieux  a  moins  reçu  cet  honneur,  à  cause 
de  la  majesté  de  son  port,  la  grande  élé- 
vation où  il  parvient ,  la  beauté  de  feuil- 
lage, que  parce  que  son  bois  résiste  aux 
intempéries  de  l'air  et  au  temps  ;  qu'il  peut 
acquérir  un  beau  poli  sans  perdre  de  sa 
solidité  :  ainsi  l'homme  appelé  par  son 
rang  dans  la  société ,  pour  avoir  des  dis- 
tinctions,  doit  les  mériter  par  la  solidité 
de  son  jugement,  sa  force  contre  les  évé- 
nemens  de  la  vie  et  sOn  urbanité,  qui  n'ôte 


2t6  1^  SmAE    FERME. 

rien  à  la  fermeté  de  son  caractère.  A  ce 
prix,  mon  ami,  le  chêne  sera  un  emblème 
qui  te  conviendra  ;  et  toi ,  ma  petite  So-^ 
phie,  toi  qui  ne  peux  encore  bien  com-r 
prendre  ce  que  ces  allégories  ont  d'intéres- 
sant pour  tes  aînés,  vois  seulement  comme 
le  tilleul   est  beau  ;  mais  prends  garde 
de  ii'êtfe,  comme  lui,  qu'un  ornement 
presque  frivole,  caria  longue  vie  n'est  pas 
à  désirer,  si  elle  n'est  pas  remplie  par  des 
actions  utiles.  Et  toi,  Charles,  tu  dois  re-- 
mercier  ton  frère  etia  sœur  du  choix  qu'ils 
ont  fait  pour  toi.  L'orme  croît  sans  or- 
gueii  et  sans  jalousie  près  du  chêne.  S'il 
n'est  pas  destiné,  comme  celui-ci,  à  cons-^ 
truire  ces  villes  flottantes  qui  traversent 
les  mers,  ou  à  éiévfer  des  édifices  duràBles^ 
il  a  reçu  des  premiers  hommes  une  desti-^' 
nation  bien  utile.  C'est  ï'orme  qui  sert  aux 
roues  des  charrues,  à  celles  des  chars  qui 
transportent  les  moissons,  à  celles  de  ces 
énormes  voitures  qui  conduisent ^ïinbrd 
au  midi  de  l'Europe  les  productions  de 


LA    XOLIB    FERME»  ^ 

rindustrie;  c'est  encore  de  son  Ironc  que 
se  tirent  cessantes  (i),  maintenant  si  lé- 
gères, et  en  même  temps  si  solides,  de  nos 
brillans  équipages  ;  et  lorsque  ses  bran- 
ches ne  peuvent  servir  au  charronnage , 
elles  alimentent  nos  foyers,  et  y  donnent 
une  chaleur  plus  vive  qu'aucun  aulre  bois. 
Sois  donc  utile  à  tes  semblables,  dans  des 
fonctions  moins  brillantes  que  celle  des 
armes,  mais  plus  chères  à  l'humanité  ;  èt^ 
réchauffe-les  par  ton  éloquence,  si,  comme 
je  le  présume ,  tu  es  appelé  aux  nobles 
fondions  de  la  magistrature.  Les  enfans 
promirent  de  se  conformer  aux  instruc^fl 
fein^aade  Ifiurpère,  €td:'attendre  Pautomnc^i; 
pfour  répîaPnter  leurs  modèles.  M.  de  Ré^S 
geville  emmena  ses  fils  dans  la  campagne^ 
leurs  sœurs  revinrent  au  château  attendre?! 
k  réveil  de  leur  mère,  que  la  fatigue  dm 


T-îri 


ù)  Pièces  cintrées  qui  forment  le  cercle  de^* 
roues. 


28  LA    JOLIE    FERMÉ. 

voyage  avait  fait  rester  plus  tard  quê'de 
coutume  dans  son  lit. 


DEUXIEME   ENTRETIEN. 

La  famille  était  réujiie  dans  la  salle  à 
manger.   M.   et  madame  de   Régeville, 
Tabbé  Ralet,  les  quatre  enfanSi  et  le  curé 
qui  s'était  empressé  de  venir  rendre  ses 
hommages,  particulièrement  au  comte  et 
à  la  comtesse  qu'il  avait  complimentés  la 
veille,  au  nom  de  ses  paroissiens  ;  ces  deux 
ecclésiastiques  étaient  faits  pour  se  conve- 
nir, parce  qu'ils  avaient  tous  deux  de  la 
piété,  de  l'instruction  et  une  bienfaisance 
très  active.  Ils  eurent  donc  bientôt  fait 
connaissance ,  et  ils  devinrent  par  la  suite 
des  amis  sincères.  M.  de  Régeville  inter- 
rogea le  curé  sur  les  personnes  qui  habi- 
taient le  village,  s'il  y  avait  beaucoup  de 
pauvres,  et  ce  qu'il  fallait  faire  pour  les 
soulager? 


LA    JOLIE    FERME.  29 

Le  Curé.  —  Votre  seule  présence,  mon- 
^ieur  le  comte,  écartera  l'indigence  de 
vos  vassaux  (i)  :  sî  les  grands  seigneurs 
savaient  tout  ce  qu'ils  ont  à  gagner  en 
habitant  leurs  châteaux,  on  en  verrait 
moins  consommer  inutilement  leur  for- 
tune à  la  cour  pour  y  obtenir  une  faveur 
trop  souvent  sujette  aux  ehangemens  ; 
tandis  qu'en  versant  sur  les  habit,ans  des 
campagnes  \qs  sommes  inutiles  qu'ils  dé- 
.pensqiit  pouf  gblenir  un  coup  d'oeil  du 
maître,  ils  se  feraient  des  amis  de  leurs 
pauvres  voisins,   qui  attireraieiit  sur  eux 

les  bénédictic^n^  c^l^H^^*  4^^^^  donc  fai- 
tes travailler  nos  paroissiens  ;  donnez  des 
prix  à  ceux  qui  sergent  juge's  ^  par  des  vieil- 
lards,  les  plus  vertueux  ;  vous  verrez  bien- 
tôt disparaître  l'oisivelé,  et  avec  elle  les 
vices  qu'^lQçxil'^nte,  et  surtout  la  misère. 
Si  cependant  vous  avez  le  projet  de  faire 

(1)  On  appelait  ainsi  les  babitans  des  terres 
eeigueuriales. 


3o  til'  JOL lE    FERME . 

encore  plus  de  bien  à  Saint- Lô,  relevez^ 
le  bâtiment  qui  était  destiné  aux  écoles, 
et  qui  consiste  en  deux  corps  de  logis 
avec  chacun  une  grande  cour  et  un  jar- 
din ^  et  rendez-les  5  comme  autrefois,  aux 
ehfans  de  saint  Vincent-de-Paul. 

Il  y  a  aussi  un  Hôlel-Dieu;  mais  la 
dame  hospitalière,  qui  en  fait  le  service 
à  présent ,  est  vieille  et  infirme;  il  faudrait 
lui  en  adjoindre  deux  plus  en  état  de  soi- 
gner les  malades  ;  mais  il  faut  pour  cela 
ajouter  au  revenu ,  qui  est  à  pre'sent  beau- 
coup trop  faible,  ce  qui  arrive  toujours 
laux  rentes  payables  en  argent  :  la  mon-^ 
ïiâie  baisse  de  valeur;  les  denrées^ .aiig*- 
mentent,  et  alqrs  le  revenu  se  trouve  in- 
suffisant. 

Le  Comte.  —  Je  fonderai  une  rente  en 
blé;  celle-là  augmente  au  lieu  de  dimi- 
nuer. Quant  aux  écoles ;,  nous  pourrons, 
après  déjeuner,  aller  voir  l'ancien  empla- 
cernent. 

Les  enfans  demandèrent  à  accompa- 


LA    JOLIE    FERI>Ï^.  3ï 

gner  leurs  parens  ;  on  le  leur  ^ççQg^a 
d'autant  plus  volontiers  qu'ils  n'avaient 
point  encore  repris  leurs  leçons ,  et  qu'on 
Jeur  avait  donné  toute  la  semaine  pour  se 
reposer  du  voyage ,  et  pour  jouir  des 
plaisirs  de  la  douce  liberté  de  la  canipar 
^ne. 

En  sortant  de  la  grille ,  la  comtesse  vit 
une  jeune  personne  d'environ    quatorze 
ans^  dont  la  figure  modeste  et  la  démar- 
che pleine  de  grâces,  qui  ne  paraissaieiit 
pas  être  les  seules   que  donne    quelque- 
fois la  nature,  l'étonnèrçnt.  Elle  était  mise 
comme  l'est  à  Paris  la  classe  au-dessus  du 
peuple,  mais  avec  une  simplicité  voisine 
-de  la  pénurie.  Tout  ce  qu'elle  avait  sur 
-elle  était  propre,  rien  de  décousu  ni  de 
îS,roué;  mais  on  voyait  que  ce  n'était  qu'a- 
vec un  soin  continuel  que  cette  jolie  per- 
sonne se  préservait  des  livrées  honteuses 
de  la  misère.  Cette  jeune  fille ,  d'une  com- 
plexion  délicate,  portait  avec  une  extrême 
;^fetigue,  une  cruche  assez  lourde  qu'elle 


3^  LA    JOLIE    FERME. 

Tenait  de  puiser  à  la  fontaine.  Sa  sœur, 
beaucoup  plus  jeune  qu'elle  ,  voulait  l'ai- 
der a  la  porter;  snais  l'aînée  l'assurait  que 
c'était  impossible^  et  ne  servirait  peut-être 
qu'à  faire  casser  cette  cruche^  qu'on  au- 
rait, tu  le  sais,  ajouta-t-elle  en  baissant 
îa  voix,  de  la  peine  à  remplacer. 

La  Comtesse. —  Quels  sont  ces  enfans? 

Le  Curé.  —  Je  les  connais  peuj  il  n'y  a 
que  quelques  mois  qu'ils  habitent  ce  vil*- 
îage.  Ils  viennent  exactement  aux  oiEces  : 
<lu  l'esîe,  personne  n'entre  chez  eux,  et  le 
îiiari,  qui  est  venu  me  faire  une  visite,  m'a 
prié  de  ne  pas  la  lui  rendre. 

La  Comtesse.— Mais  de  quoi  vivent-*ils? 
ont-ils  des  revenus  ? 

Le  Curé. —  Ldi  maison  qu'ils  occupent  a 
mi  assez  grand  jardin  qu'ils  cultivent.  Du 
reste,  on  ne  leur  connaît  pas  de  biens  ni 
<le  revenus;  ils  n'achètent  rien  à  crédit, 
€t  payent  exactement  leur  loyer.  Gomme 
ils  ne  reçoivent  point  de  lettres,  on  ne 
«ait  pas  quel  peut  être  leur  pays  :  je  les 


LA    JOLIE    FERMÉ.  ^  3S 

t:roirais  Parisiens,  parce  qu'ils  ne  me  p^ 
raissent  avoir  aucun  accent.  A  ce  moment, 
la  jeune  fille  et  sa  sœur  passèrent  devant 
la  comtesse  et  sa  famille  ;  elles  saluèrent 
avec  g^râce;  et  suivirent  le  chemin  qui  con- 
duisait à  leur  maison. 

Mêlante.. — Ah!  maman,  qu'elles  sont 
jolies!  comme  elles  ont  l'air  délicates  et  po- 
lies. — Maman,  lâche  donc  que  nous  puis- 
sions les  voir  ;  je  parie  qu'elles  sont  aima^ 
blés: — Elles  viendraient  jouer  avec  nous^ 
dit  Sophie. 

La  Comtesse. — Vous  avez  entendu,  mei"- 
amies,  qu'il  paraît  que  leurs  père  et  mère 
ne  veulent  voir  personne  :  il  ne  faut  jamais 
€lre  indiscret,  même  en  voulant  rèndrô» 
service.  Laissons  au  temps,  aux  circons- 
tances,  à  l'estime  que  nous  leur  inspire-» 
rons,  de  mériter  la  confiance  de  gensqui^^ 
paraissent  intéresser;  mais  cependant/ W 
mystère  dont  ils  s'enveloppent  doit  noust-> 
rendre  plus  circonspects,  pour  faire  des^ 
avances  dont  nous  pourrions  nous  repei^-*» 


34  XA    JOLIE    FERME. 

tir  :  la  prudence  est  une  des  vertus  les  plus 
essentielles  dans  la  société. 

Tout  cela  ne  satisfaisait  pas  l'impa- 
tiente curiosité  de  Mélanie,  à  quilesjeu- 
aies  filles  de  M.  et  madame  Sauvigné  (car 
on  savait  leurs  noms)  avaient  inspiré  l)eau- 
coup  d'intérêt.  Elle  trouvait  que,  n'ayant 
point  été  élevées  à  faire  de  gros  ouvrages , 
il  était  bien  fatiguant  pour  elles  d'être 
obligées  d'aller  chercher  fort  loin  une 
cruche  d'eau  si  pesante ,  et  elle  pria  ses 
parens  de  trouver  le  moyen  de  savoir  qui 
était  M.  Sauvigné. 

En  continuant  la  promenade ,  Ton  ar- 
riva sur  la  place  où  était  l'ancien  bâti- 
âment  des  écoles;  il  était  entièrement 
abandonné.  Les  fenêtres ,  les  pertes  ne 
fermaient  plus;  il  ne  restait  pas  une  vi- 
tre aux  croisées;  les  cours  étaient  pleines 
d'herbes  et  d'épines ,  qui  en  coiivraient  le 
sol;  les  jardins  en  friche;  mais  cependant 
la  maison  était  bâtie  solidement,  et  les 
réparations  ne  pouvaient  être  fort  chères  : 


LA    JOLIE    FERME.  f55 

il  n'était  question  que  de  faire  un  fonds 
pour  l'entretien  des  sœurs  de  la  charité 
et  des  frères  des  écoles,  et  comme  l'avait 
dit  le  comte  5  il  voulait  en  établir  la  rente 
en  blé.  Pour  cela,  il  fallait  la  placer  sur 
une  ferme  :  il  y  en  avait  une  à  vendre 
dans  le  village,  ou  plutôt  la  place;  car 
pour  celle-là  elle  était  entièrement  en 
ruine  j  et  les  terres  qui  en  dépendaient 
étaient  cultivées  par  un  des  fermiers  du 
comte,  qui  avait  encore  deux  ans  de  bail. 
M.  de  Régeville  vit  bien  à  peu  près  qu'il 
lui  serait  facile  d'acquérir  ce  bien  :  il  eut 
même  sur  cela  quelques  idées  vagues,  dont 
il  s'entretint  avec  la  comtesse,  mais  qui 
Testèrent  secrètes  entre  eux  :  seulement 
on  décida  la  réparation  des  bâtimens  des 
écoles;  et  M.  Ralet,  qui  était  fils  d'archi- 
tecte^ se  chargea  de  suivre  les  ouvriers 
qui  devaient  y  être  employés ,  au  grand 
contentement  d'Edouard ,  qui  devait 
venir  avec  son  bon  ami  inspecter  ces  ou- 
vrages p  et  prendre  connaissance  de  ces 


36  X^> JOLIE    FERME. 

utiles  travaux^  dont  le  but  devait  être  très 
^avantageux  aux  habita ns  de  Saint-Lô. 
w^La  comtesse  se  chargea  des  détails  de 
l'Hôtel-  Dieu  ;  elle  s'y  fit  accompagner  par 
ses  filles.  La  vieille  religieuse  ne  pouvait 
presque  pas  quitter  son  grand  fauteuil. 
De  huit  lits  qui  étaient  fondés  ^  deux  ou 
trois   étaient  à  peine  remplis  ^   et  encore 
n'était-ce  que  par  les  plus  indigens  de  la 
paroisse,  tant  les  malades  étaient  négli- 
gés 5  non  par  mauvaise  volonté  de  la  re- 
Jigieuse,   mais   parce  qu'elle  ne  pouvait 
plus  rendre  aux  autres  les  soins  dont  elle 
savait  besoin  elle-même.  Les  lits ;i^e§tai^nt 
^ans  êlre  faits;  le  linge,  que  l'on h'eillre- 
4enait  plua,  était  mangé  des  rats.  11  n'y 
avait  ni  sirop  nijulep  dans  l'apothicaire- 
^^ie;  enfin,  tout  était  sale  et  mal  tenu.  La 
'^comtesse  n'en  fit  aucune  plaintgii  la  auère 
;>Mariannej  lui  demanda  seulement  si  elle 
;serait  bien  aise  d'avoir  quelques  unes  des 
religieuses  de  son  ordre  pour  la  seconder. 
* — Bien  certainement,  dit-elle,    mais  il 


LA    JbLIE    FERME.  3 7 

îi^y  a  pas  ici  de  quoi  les  nourrir. —  M.  de 
Régeville  le  sait,  il  va  prendre  des  moyens 
pour  augmenter  les  revenus  et  vous  pro- 
curer,  ma  sainte  mère,  ceux  de  vivre  tran- 
quillement, et  n'ayant  plus  qu  a  prier  Dieu 
pour  vos  malades.  —  Que  Dieu,  reprit  la 
mère  Marianne ,  bénisse  vos  bonnes  in-- 
tentions,  et  puissé-je  les  voir  se  réaliser! 
—  Je  Tespère. 

La  comtesse  cpmmença  à  charger  sa 
fille  de  la  réparation  du  linge,  sous  l'ins- 
pection de  Victoire,  femme  de  charge  de 
madame  de  Régeville  ;  on  l'apporta  tout 
au  château ,  et  on  prit  dans  le  village  de 
Saint-Lô  et  des  paroisses  qui  en  dépen?- 
dâiënt  ^  douzîé  ouvrières  parmi  les  jeunes 
filles  les  plus  sages  elles  plus  laborieuses, 
(^ùT furent  emplovées  à  la  journée;  ainsi 
on  répara  et  mit  à  neuf  tout  ce  qui  étaife 
usé.  Mélanie  était  chargée  de  rendre 
coûîplè  tbùS'lëfs  soirs,  à  sa  mère,  de  ce 
qui  avait  été  fait  dans  la  journée.  Sophie 
allait  aussi  dans  l'atelier  avec  sa  sœur ,  et 


38  xAr  jôME  ferme; 

toutes  les  jeunes  filles  étaient  enchantées 
de  mesdemoiselles  de  Régevillé.  li^aînéè' 
joignait  à  une  grande  douceur  j  une  exac- 
titude parfaite  ;  de  sorte  que  ce  travail  fut 
fait  beaucoup  trop  tôt  au  gré  de  celle  qui 
en  avait  été  chargée.  Mélanie  obtint  de 
sai  mère  une  gratification  au-dessus  du 
prix  des  journées  ,  pour  celles  qui  s'étaient 
distinguées  par  leur  activité  et  leur  inteU 
ligence.    Madame   de  Régeville  dit  à  sa 
fille  qu'il  ne  suffisait  pas  de  récompenser 
les  ouvrières;   que  celle   qui   avait  suivi 
avec  zèle  leur  travaux,  méritait  aussi  une 
récQinpense,  et  que. le  soir  son  père  lui 
en  donnerait  nne  qui  serait  sûrement  sui^ 
vant  son  cœur,  Mélanie  chercha  ce  que 
cela  pouvait  ^re ,  sans  le  devi»i§r^  On  m 
rendit  dans  un  petit  pavillon  qui  était  aii 
milieu  du  pam,  où  Ton  ne  craignait  painti 
d'être  intérrbmpu  par  les  importuns;  car 
les  domestiques  avaient  ordre,  quand  il 
venait  quelqu'un^  de  ne  jamais  les  amener 
dans  cette  retraite,  où  se  trouvèrent  réu- 


LAi  JOLIE    FEHME*  5g 

nis  le  curé ,  le  précepteur ,  M,  et  madame 
de  Régeville,  et  leurs  quatre  enfans. 


TROISIEME  ENTRETIEN. 

Le  comte  prit  un  cahier  qui  était  posé  -: 
sur  une  table ,  au  milieu  du  pavillon  ;  et 
lorsque  les  enfans  furent  assis,  il  leur  dit: 
Je  veux ,   mes  enfans ,  vous  faire  part  de  i 
la  relatioù  que  mon  homme  d'affaires  m'av  i 
dresse  sur  la  famille  Sauvignéf  1 

A  ce  nom ,  tous  les  enfans  sautèrent  de 
Joie,  car  ils  avaient  vu  plusieurs  fois  les  i 
personnes  qui  composaient  cette  famille^  3 
soit  dans  le  village V' où  ils  venaient  chei'- 
cher  ce  dont  ils  avaient  besoin  pour  leuir 
subsistancevsoit  à  réglise:  et  ik  avaient 
conçtî  d'eux  la  meilleure  opinion.  Ils  éfcdU^  ? 
tèrent  donc  avec  un  gr^nd  intérêt  la  re-^ 
làtïoii  deâ  malheurs  et  desHièt*ttls?  de  M.  et 
de  madame  Sauvigné.  M.  de  Régeville 
lut  d'abord  quelques  lignes  de  la  main 


4o  LA    JOLIE    FERME. 

de  M.  le  Roux  5  agent  de  cliange,  que  je 
transcris. 

<i  J'ai  rempli  5  monsieur  1^  comte  ,  avec 
autant  de  soins  qu'il  m'a  été  possible ,  la 
commission  que  vous  m'avez  donnée;  et 
vij'ai  obtenu  d'une  personne  qui  mérite 
toute  confiance,  la  relation  que  je  vous 
envoie  sur  l'existence  ancienne  et  nou- 
velle de  vos  pauvres  voisins  ,  à  qui  sûre- 
Xjient  vous  ne  refuser^^pp^^volre  çstime^ 
quand  vous  saurez  avec  quelle  noble  déli- 
catesse ils  se  sont  conduits^  » 


f?^*^(s?" 


HISTOIRE  DE  LA  FAMILLE  S  AU  VIGNE. 


.  #  .-■-.  -  ' 


l^,^  l^y  Sauvigné  descend  d'une  famill^ .^e 
riches  fermiers  de  la  Normandie^  jqui 
jouissaient  de  ?e^ticf3e  de  leurs. voisin|,^ 
Leur  habitation  était  auprès  de  Lisieux* 
Le  grand-père  de  celui  dont  il  vous  in- 
téresse de  sawir  l'histoire,  fit  ses  études 
à  Rouen ,  et  ne  voulant  pas  prendre  la 
charrue,  après  avoir  acquis  des  connais- 


ïiA    JOLIE    FERMIÊ.  4l 

sances  en  littérature,  vint  à  Paris,  où  il 
se  lia  avec  Corneille  (i).  Ce  grand  homme 
lui  trOtiivant  de  Pesprit,  le  présenta  à  M. 
de  Colbert  {2) ,  qui  le  fit  entrer  dans  la 
finance.  Son  fils  suivit  la  même  carrière, 
^t  ils  avaierft  acquis ,  sans  manquer  a  la 
probité,  une  fortune  considérable:  niais 
le  père  de  M.  Sauvigné  actuel,  fit  un  de 
ces  mariages  qui  réussissent  rarement.  Il 
épousa  une  fille  de  qualité  ,  n'ayant  pour 
dot  qu'une  rare  beauté ,  un  ôrgaèil  insup- 
portable et  un  goût  effréné  pour  les  plai- 
sirs. 

Elle  eut,  dès  la  première  année  de  son 
mariage ,  un  fils  qu'elle  nomma  Auguste: 
jc'est  le  malheureux  père  dô  famille  qui 
languit  depuis  peti  de  mois  à  Saint-Lô. 
Sa  mère  fut  enchantée  d'avoir  un  fils ,  et 


(1)  Notre  pi-emier  poêle  tragique,  qui  était 
fioriHaad. 

(2)  Ministre- des  finances  sous  Louis  XIV,  et 
dont  la  réputation  égala  celle  de  son  siècle. 

2. 


se  promit  bien  d'en  faire  un  marquis ;, 
qpelque  argent  que  cela  pût  coùleyç  ;  en 
conséquence,  elle  l'éleva  dans  les  prin- 
cipes les  plus  opposé^  4  son  étî4t^,^\y|iil^t 
qu'il  rougît  de  son  origine  ^  et  lui  pardon- 
nant à  peine  de  nommer  M.  Sauvigné 
son  père.  Heureusement  pour  Auguste, 
que  le  ciel  lui  avait  donné  les  vertus  de 
;s^es  pères,  et  rien  des  ridicules  de  sa  mère; 
aussi  refusa-t-il  d'épouser  une  parente  de 
madame  Sauvigné,  et  préféra  s'unir  à  la 
jfille  d'un  gros  négociant,  q^i j(,'gs8j0t^ia 4 
son  commerce.  Sa  mère  j  eta  feu  et  flamme, 
^t  s'empara  tellement  de  resopt  <Jç  ^oix 
iéjpoux  ,  qu'elle  fit  défendre  sa  porté  à  son 
fils.  Auguste,  toujours  respectueux  et 
sfujsij^le,  soujfïrit,  m^s^e»  $j^eçii,,^|^ 
mauvais  procédés  de  sa  mère  ;  se  passa 
de  la  fortune  de  son  père,  en  faisant  fruc- 

tiîîer  celle  de  sa  femme  et  de  son  beau-- 

■  '  ■  * 

père  par  son  intelligence  et  son  activité^ 
et  il  porta  leur  maison  au  premier  rang: 
de  celles  du  commerce  de  Paris. 


iii^JteLIE    FERME.  4^ 

K\x  conlraire ,  madame  Saùvigné  la 
ibère  ne  mit  plus  de  bornes  à  ses  dé- 
penses ;  elle  consomma  en  peu  d'années', 
non-seulement  toute  la  fortune  de  son 
iriàri,' niais  fit  pour  cent  mille  francs  de 
dettes  au-delà.  Cependant  rien  n'éclata 
^qu'à  la  mort  de  M.  Saùvigné.  Son  fils, 
instruit  de  ce  désastre,  loin  de  suivre  les 
conseils  de  ses  amis  de  renoncer  à  la  sûçf^ 
cession  de  son  père,  fit  aussitôt  assem- 
bler les  créanciers,  obtint  d'eux  de  ven- 
dre sans  frais  tous  les  biens;  mais  comme 
ils  ne  suffisaient  pas  pour  payer  la  tota- 
lité des  dettes ,  il  fit  offrir  à  sa  mère  dç 
S^noncer  asés  reprises,  moyennant  unç 
pension  de  4^000  francs  sa  vie  dUrant;  ce 
qu'elle  accepta  sans  vouloir  voir  son  fils. 
Celui-ci  se  chargea ,  moyennant  le  cour 
«enîieniènl  de  sa  femme  et  de  son  beau- 
père,  de  tout  ce  qui  restait  du,  ne  df- 
mandarit  que  cinq  ans  pour  s'acquitter  I 
bien  sûr  que  les  affaires  de  sa  maison,  qui 
étaient  très  florissantes ,  le  mettraient  à 


44  ^-^  JOLIE  ferme; 

même  de j^^lir.  ^  çnga^  ^içCjjue 

ses  nombreux  enfans ,  car  il  en  avait  six 
à.cette  époque,  n'en  seraient  pas  appau- 
vris, redoublant  de  travail  et  d'économie 
pour  tout  acquitter,  en  disant  :  D'aiIIeurs> 
j'arme  mieux  qucfmes  enfans  soient  moins 
riches,  que  de  rougir  en  entendant  nomr 
mer  leur  aïeul.  Mais,  au  moment  où  il 
S!^  croyait  assuré  de  terminer  honorable- 
ment cette  liquidation,  le  système  vint 
ruiner ^presqu'entièrement  son  beau-père, 
qui  en  mourut  de  chagrin.  Auguste  Saiï^ 
vigne  ,^  d'accord  avec  sa  ver lueuse  com- 
pagne, a  tout  sacrifié  à  l'honneur;  il  est 
parvenu  à  liquider  la  succession  du  père 
de  sa  fieiome  :  il  a  payé  en  lenli^r  le| 
dettes  du  sien,  laissé  un  fonds  pour  ser#r 
vir  le  douaire^|de  sa  mère,  et  est  yenu 
:s'ensevelir  à  Saint-Lô,  où  il  vit^^ii  prc^?;^ 
duit  du  jardin  qu'il  cultive  avec  ses  trois 
fils.  Ses  deux  jnies,  car  il  en  a  perdu,  un^ 
aident  leur  mère  au  service  de  leur  mé- 
aiage  et  d'une  petite  basse^cour  :   c'est 


LA    JOLlM    FERMÏ.  4^ 

ainsi  qu'ils  se  sont  décidés  à  vivre  jusqu'à 
Ja  mort  de  leur  mère.  Alors  ils  poiirrorit 
disposer  de  80,000  francs  ,  qui  servent 
de  fond  pour  la  rente  qu'ils  font  à  leur 
mère;  avec  cet  argent  ils  comptent  ache- 
ter une  ferme  en  Normandie,  et  rentrer 
dans  le  premier  état  de  leurs  pères.  Voilà, 
monsieur  le  comte ,  ce  dont  vous  pouvez 
être  certain ,  parce  que  c'est  moi  qui  ai 
liquidé  les  deux  successions,   et  qui  âî' 
placé  les  80,000  francs.  Rien  n'a  pu  fié*' 
chir  Pinconcevable  orgueil  de  madame 
Sauvigné  la  mère,  qui  n'a  jamais  voulu 
voir  ni  sa  bru  ni  ses  petits- enfans  ;  jél 
n'ai  pu  vaincrer  là  noble  fierté  dé  son  fils  ^ 
qui  n'a  pas  voulu  accepter,  quelques  priè- 
res ^Uê   je  lui  aie    faites,   un   prêt  dë^ 
20,000  francs ,    qui  Teussent  mis   dans' 
une  siliiation  moins  pénible;  il  m^a  ré-^^" 
pondu  qu'il  aimait  mieux  souffrir  que!^^ 
que  temps ,  et  pouvoir,  lorsque  lé  ciel  1^^ 
permettrait,  acheter  avec  les  80,000  fràncfà^^ 
qu'il  n'aurait  pas  morcelés,   une  ferme^ 


46  X.A    JOLIE   FERME. 

plus  considérable 5  qui,  en  la  ïâîëlànt  va- 
loir, le  ferait  vivre  commodément  avec  sa 
nombreuse  famille;  que  20,000  francs 
qu'ils  mangeraient  à  cet  instant,  rie  les 
rendraient  pas  heureux,  et  diminueraient 
d'un  quart  leur  existence  à  venir.  Je  dé- 
sire ,  M.  le  comte,  que  vous  sfoyez  sur 
cela  plus  heureux  que  moi,  et  je  jouirai 
tellement  de  savoir  cette  respectable  fa- 
mille hors  d'une  position  si  fâcheuse,  que 
je  ne  serai  point  jaloux  de  voir  que  vôtië 
ayez  mieux  réussi  que  celui  qui  vous  prie 
d'agréer,  M.  le  comte,  les  senliméns,  etc. 

Massolier^  ^^^ 

îivïues  enfans  étaient  ravis  d'adiriîl^âtiôn 
des  vertus  de  M.  Sauvigné.  Je  parle  des 
trois  aînés,  car  Sophie  n'était?  pas  encoÉ^é 
en  état  d'apprécier  toute  la  délicatesse  de 
la  conduite  de  ce  respectable  père  de  fa- 
mille :  ils  voyaient  seulement  qu'Augùétè 

avait  été  bien  riche,  qu'il  était  devenu 

I  ■    ■  ■  ■ 

pauvre,   et  par  un  retour  naturel  à  tout 


fiaàv  JOLIE    FERME. 


âge ,  et  plus  encore  au  leur,  ils  deman- 
daieut  :; JEst-ee  qu'il  serait  possible,  papaV 
que  vous  pussiez  être  ruiné  ?  n 

Le  Comte.  —  Oui,  mes  enfans,  per- 
sonne n^està  l'abri  de  ce  malheur;  cepen- 
dant les  propriétaires  de  biens  fonciers, 
surtout  en  terre,  y  sont  moins  exposés 
que  d'autres,  s'ils  ont  de  l'ordre,  de  l'é- 
conomie, s'ils  conservent  toujours  a  leur 
disposition  une  somme  pour  parer  aux 
événemens  imprévus;  car,  même  dans  la 
supposition  bien  douloureuse  d'une  inva- 
sion étrangère ,  le  sol  reste  :  au  lieu  que 
^an§  J^e  (ÇQfljmerce  et  la  banque,  on  peut 
^fre  ruiné  par  la  faute  des  autres. 

Charles..^  J'aurais  bien  du  chagrin 
tqxie  Mélanie  fût  aussi  pauvremeat  vêt^e 
^ue  mademoiselle  Sauvigné,  et  qu'elle 
€&suj^t  aulant  de  fatigues. 

Le  ConUe.  —  Tu  peux  être  tranquille , 
je  ne  crois  pas  que  cela  arrive  ;  mais  ce 
n'e^t  pas  de  nous  qu'il  s'agit.  Je  vous  ai 
assemblés  ici  avec  ces  estimables  amis. 


"C.'  -^  ar    ifT  P 


^:8  LÀ   JOLIE    FERME. 

pour  mettre  sous  vos  yeux  un  plan  pour 
lequel,  tout  jeune  que  vous  êtes,  je  veux 
avoir  votre  assentiment ,  parce  qu'il  inté- 
resse votre  fortune  à  veiiîr.     ■     '  *      ^ 

Mêlante.  —  Eh!  mon  père,  n'êtes-vous 
pas  bien  plus  en  élat  que  nous-mêmes  de 
juger  ce  qui  convient  à  nos  intérêts?  Tout 
ce  que  vous  ferez  sera  toujours  bien  fait^ 

Le  Comte.  —  Oui;  maïs  comme  il  est 
question  de  s'exposer  a  perdre  80,000  fr., 
jé  véiix  savoir  si  vous  y  consentez. 

Edouard.  —  A  tout,  mon  père,  surtout 
éi  c'est  pour  venir  au  secours  de  nos 
voisins  ,  qui  sont  si  respectables. 

Le  Comte. — Oui,  tu  Tas  deviné.  Voici 
^^'^ué^ùiadame  de  Régevillef '^  moi  nous 
avons  projeté,  et  qui  remplira  trois  objets 
bienimportans.  Vous  savez,  M.  le  curé, 
que  nous  sommes  convenus  d'ajouter  aux 
dotations  de  rHôtel-Dieu,  pour  chaque 
établissement ,  cinquante  louis  de  rente 
€n  blé.  Il  faut  pour  cela  un  fond  parfai- 
teraent'libre ,  sur  lequel  cette  rente  sera 


LA  JOLIE  ferme;  49 

hypothéquée.  Je  vais  donc  acheter,  au 
nom  de  M.  Sauvigné,  la  ferme  de  Failli, 
qui  me  coûtera  120,000  liv-.f  je  serai 
censé  placer  dessus  5o^ooo  fr.  par  privi- 
lège, dont  l'intérêt  payé  en  nature,  sui- 
vant le  cours  ,  sera  partagé  entre  l'éçoIe 
et  l'hospice.  Les  80^000  fr.  restant,  je  les 
prêle  sans  intérêt  à  M.  Sauvigné,  qui  me 
les  remboursera  quand  sa  mère  mourra, 
mais  sur  une  simple  reconnaissance,  afîa 
que  je  sois  autorisé  à  ne  point  recevoir 
d'intérêts  (1);  de  sorte  que  si  M.  et  ma- 
dame Sauvigné  venaient  à  mourir  avant 
le  remboursement,  il  serait  possible  que 
le  tuteur  des  enfans  disputât  les  80,000  fr*^ 
'fflu^e^Xsemble.—Ws  ne  mourront  pas, 
et  s'ils  meurent ,  nous  serons  encore  assez^ 


1^    >i    -j^t'xv      v^y .-' 


(1)  A  celle  époque  il  n'étaîl  pas  permis  de  ti- 
rer d'intérêt,  même  aux  taiïx  du  roi,  c'est-à-dire^ 
quatre  à  cinq  pour  cent  pour  tout  argent  non 
aliéné;  et  les  lois  ecclésiastiques  étaient  très  sé- 


vères à  cet  égard. 


5o  lA    JOLIE    FERME. 

riches,  même  en  ayant  cbsKîim  20,000  fn 
de  moins. 

La  comtesse  les  embrassant,  leur  té- 
moigna  combien  elle  était  satisfaite  de 
les  voir  partager  les  nobles  sentimens  de 
leur  père.  |Le  comte  reprit  ;  —  Ce  n'est 
pas,  mes  bons  amis  ,  le  seul  sacrifice  que 
vous  ayez  à  faire.  Nous  avons  réglé,  votre 
mère  et  moi  j  car  ne  perdez  jamais  de  vue, 
mes  enfans,  que  quoique  ma  femme  veuille 
me  renvoyer  tout  le  mérite  de  ces  arran- 
gemens,   qu'ils  sont  dus  au  moins  autant 
a  sa  générosité  qu'à  mon  désir  d'obliger 
mes  voisins;  et   que,    quoique  je  sois  le 
maître,  aux  yeux  de  la  loi,  de  disposer 
de  ses  revenus,  je  ne  me  permettrai  ja-- 
mais    d'employer   des    sommes  considé- 
rables sans  son  aveu, 

La  Comtesse.  —  Que  vous  êtes  toujours 
sûr  d'obtenir,  parce  que  nous  ne  pouvons 
avoir  aucune  différence  d'opinions,  et  que 
nos  volontés,  comme  nos  cœurs,  sont  par- 
faitem.ent  unis.  Mais  continuez,  mon  cher 


I 


LA    JOLIE    FERME»  5lf 

ami,  à  expliquer  à  nos  enfans  ce  que 
nous  avons  cru  nécessaire  pour  parvenir 
au  but  que  nous  nous  proposons. 

Le  Comte.  — La  ferme  de  Failli  con- 
siste  en  terres  labourables,  prés,  trente- 
six  arpens  de  bois,  dont  la  coupe,  tous 
les  dix-huit  ans ,  suffit  pour  le  chauffage 
du  propriétaire. 

Sophie,  — Qu'est-ce  que  cela  veut  dire, 
une  coupe  tous  les  dix-huit  ans  ?  Il  faut 
donc  être  dix-huit  ans  sans  se  chauffer? 

Le  Comte,  —  Les  bois  taillis,  Sophie, 
ne  sont  susceptibles  d'être  coupés  pour 
bois  de  çUauffage  qu'au  bout  de  dix-feuit 
ans.  Celui  qui  a  trente-six  arpens  de  bois, 
ei?  coupe  deux  tous  les  ans  :  ce  qui* lui 
va^lj^  prix  moyen,  7  "sf  8o(i  francs,  tàfrif 
gros  bois,  fagot  et  bourrée.  Sur  ces  deux 
arpens ,  il  est  ordonné  par  le  conservateur 
de3,forêts,  de  laisser  des  baliveaux. 
;,  Sophie. — Ah!  le  drôle  de  nom! 
Le   Comte.  —  C'est  ainsi    que   Ton 
nomme  un  jeune  arbre  de  dix-huit  ou 


52  LA    JOLIE    FERME. 

vingt  ans  9  qui  ri^ést^pias^iA  rejet  d'an- 
cienne souche  (i).  On  en  laisse  plus 
oti  moins/  suivant  les  coutumes  :  oix 
ne  peut  pas  couper  les  modernes  qui 
ont  trente  ou  quarante  ans ,  et  parmi 
ceux  de  soixfante,  le  gouvernement  fait 
encore  marquer  les  arbres  dont  la  beauté 
et  l'élévation  peuvent  être  utiles  aux  coa- 
structions  des  vaisseaux,  et  qu'il  paie  alors 
aux  propriétaires  quand  il  les  fait  abattrej. 
Ces  lois  ont  pour  but  de  conserver  les  bois. 


(i)  Pour  entendre  ce  que  le  comte  dit  ici,  il 
faut  savoir  que,  lorsqu'on  abat  un  arbre,  et 
qu'on  n'ôte  pas  la  souche  ou  racine,  l'annéDr 
d?ensuîle,  cette  souche  pousse  un  nombre  de 
rejetons  qui  forment  ces  toufifes  d'arbres  qui  s'é*- 
lèvent  sur  une  même  racine  :  c'est  là  ce  qui  de- 
vient un  taillis. 

Ce  sont  les  jeunes  arbres  qui  sortent  de  terre 
sur  leur  propre  racine,  et  qui  sont  venus  de  se- 
mences que  l'on  nomme  baliveaux  ;  car  les  bois 
se  resèment  d'eux-mêmes;  chaque  arbre  produit 
une  graine  qui  tombe  et  germe. 


LA,  JOLIE,  FERME.  53 

^ui  sont  une  source  de  richesses  toujours 
renaissantes.  Mais  nous  voilà  bien  loin  de 
ce  que  nous  disions.  Te  souviens-tu, 
Edouard,  où  j'en  étais? 

Edouard.  — Vous  nous  parliez  delà 
valeur  de  la  ferme  de  Failli.  Oui,  je  m'en 
souviens;  mais  ce  qui  est  fâcheux,  c'est 
qu'elle  est  en  ruine,  et  que  l'on  a  été  forcé 
de  l'affermer  a  un  fermier  voisin,  dont  le 
bail  a  encore  deux  années  à  courir.  Il  faut 
:auj:npjns  20^000  f  pour  relever  ces  bâ- 
timens  (i),  et  autant  pour  y  ïtieûré  des 
ineubles,  des  bestiaux,  et  racheter  sur 
jiiedja^^eiyjiigre  récolte  ;  car,  sans  cela , 
le  propriétaire  n'aurait  point  de  fourrage 
pour  les  chevaux  dont  il  a  besoin  pour 
i:tiltivér  s^  terres ,  et  d'autres  l>estiaux: 
tjui  lui  donnent  des  engrais  pour  préparer 
sa  première  récolte. 


'  L?l  11    I    Ij  'il 


(i)  Ces  sommes  4oiYent  être  au  moins  dou- 
sHies  dans  cette  annee-c^ 


54  I^A^    JOLIE    FERME. 

Charles.  —  Engrais ,  c'est  ce  que  ro;a 
nomme  fumier. 

Le  Comte*  —  Oui,  en  général;  mais  ce- 
pendant il  y  a  différentes  choses  qui  ser- 
vent d'engrais,  et  qui  ne  sont  point  du 
fupaier,  tels  sont,  par  exemple,  la  cendre, 
la  marne,  terre  blanchâtre  qui  contient 
beaucoup  de  sel;  les  coquillages;  enfin 
tout  ce  qui  modifie  la  terre  à  laquelle  on 
mêle  ces  engrais,  soit  pour  l'engraisser  ou 
la  rendre  plus  légère,  réchauffer  celle 
qui  est  dans  les  bas-fonds ,  et  rendre  moîiïs 
brûlante  celle  des  collines  :  c'est  ce  choix 
dés  engrais  en  quoi  consiste ,  en  grande 
partie ,  la  science  du  cultivateur.  Mais,  si 
iiouâ  interrompons  toujours,  nous  aurons 
delà  peine  à  arriver  à' la  fin  du  projet.  Je 
vous^  disais  donc  qu'il  fallait  40,000  francs 
pour  que  IM.  et  madame  Sauvigné  pusséiit 
exploiter  la  ferme  de  Failli.  Votre  mère 
m'a  offert  ses  diarnans ,  mais  je  n'ai  pas 
cru  devoir  les  accepter  :  je  la  priverais  du 
plaisir  de  les  partager  entre  ses  filles.  J'ai 


LA   JOLIE    FERME.  55 

4o,ooo  fr.  de  rescriptions  des  fermes , 
que  je  ferai  vendre  ;  elles  me  rappor- 
taient 2,000  fr.  par  an,  que  j'avais  desti- 
nés, mesenfans,  pour  vos  menus  plai- 
sirs. Voulez-vous  y  renoncer  jusqu'à  ce 
que  vos  voisins  puissent  vous  rembourser? 
Ce  qui  ne  sera  pas  avant  dix  ans ,  car  il 
leur  faudra  au  moins  ce  temps  pour  en- 
trer en  paiement. 

Tous. — Oui,  oui;  et  qu'avons-nous 
besoin  d'autres  jouissances  que  celles  que 
nous  trouvons  près  de^vous? 

Le  Comte. —Eli  bien!  mes  e^fa^s, 
c'est  une  chose  faite  :  demain  j'écris  à  mon 
homme  d'affaires,  et  dans  quinze  jours  au 
plus,  j'aurai  l'argent  nécessaire,  et  je 
vous  charge^  mes  fils,  coHJointement 
avec  votre  bon  ami,  de  suivre  les  tra- 
vaux  :  plutôt  ils  seront  terminés,  plutôt 
nos  voisins  seront  sortis  du  triste  étal  où 
ils  sont. 

Uabbé  Ralet.  —  Vous  pouvez  compter 
^ur  mon  zèle  et  sur  celui  de  m^§  4lèves. 


56  LA    JOLIE    FERME,  . 

Le  Comte. — Pour  vous,  mou  cher 
pasteur,  vou^ii'aurezpasîa  nipins  pénible 
tâche  :  c'est  cie  faire  consentir  vos  parois- 
siens à  accepter  cie  que  je  leur  offre ,  qui 
ne  me  dérangera  en  rien  5  et  qui  nous 
causera  une  bien  vive  satisfaction. 

Le  Curé. — Je  conviens  que  cela  ne 
sera  peut-être  pas  très  facile;  mais  je  leur 
ferai  comprendre ,  à  ce  que  j'espère,  que 
ce  serait  s'opposer  aux  desseins  de  la  Pro- 
vidence, qui  veut  par  eux  assurer  des  se- 
cours importans  à  cette  paroisse  j  qu'eu 
s'y  opposant,  ils  se  priveraient  de  la  par- 
ticipation à  ces  bonnes  œuvres;  que  la 
charité  leur  fait  une  loi  d'y  consentirai  .fjt 
que  l'orgueil  seul  pourrait  les  aveugler  sur 
les  intérêts  de  leurs  enfans,  qu'ils  ne.^ejLi? 
vent,  sans  dureté,  condamner  à  languir, 
peut-être  quinze  à  vingt  ans  dans  la  pau- 
vreté ,  car  leur  mère  n'en  a  pas  plus  de 
cinquante,  lorsqu'ils  sont  à  même,  par  un 
travail  honorable ,  d'assurer  leur  exis- 
tence; j'espère  que  ces  raisons  vaincront 


:  hiaoi  s.:  ^ 

LA    JOLIE    FERME.  O7 

leur  opiniâtreté,  et  que,  surtout  le  cœur 
de  la  tà^ère  sera  touché  quand  elle  verra 
qu^l  ne  tient  qu'à  elle  et  à  son  mari  de 
replacer  leurs  enfans  dans  l'état  où  leur 
famille  avait,  pendant  plusieurs  siècles, 
mérité  l'amour  et  restinie  de  leurs  conci- 
toyens. 

La  comtesse  assura  le  curé  que  M.  et 
madame  Sauvigné  ne  résisteraient  pas  à 
sa  doiice  éloquence,  et  lui  demanda  de 
ne  pas  perdre  de  temps  pour  les  détermi- 
ner à  accepter  ce  qui  leur  était  offert  de 
si  bon  cœur.  Il  promit  qu'il  tenterait, 
dès  le  lendemain,  de  voir  M.  Sauvigné. 
L'abbé  ïlal^ï^dit  qu'il  irait,  avec  ses  élè- 
ves,  lever  le  plan  de  la  ferme  de  Failli; 
voir-si  on  pouvait  conserver  quelque  cons- 
truction; si,  au  moins,  les  fondations 
pouvaient  servir.  Edouard  et  Charles  fu- 
rent enchan^^^.  Mélanie  dit  :  Moi,  je  n'au- 
rai donc  rien  à  faire? 

La  Comtesse.  — Pas  grand'chpse,  celte 
année  ;  mais  quand  il  s'agira  de  meubler 


^::> 


58  14    3Ô1AE    FERME. 

la  ferme,  remplir  les  cojffres  d§  linge  ,  et 
faire  l|e  trousseau  de  la  mère  et  de  ses 
filles,  vous  aurez,  mes  chères  amies,  assez 
d'ouvrage.  Employez  donc  cette  a^née-ci, 
toi,  Mélanie,  à  perfectionner  tes  talens; 
et  toi,  Sophie,  à  commencer  à  en  acqué- 
rir; celle  qui  suivra  vous  donnera  des  con- 
naissances différentes,  mais  fort  utiles. 
Ainsi,  je  bénis  le  ciel,  qui  a  inspiré  à  votre 
père  un  projet  qui  remplît  tout  ce  que  je 
désire  depuis  que  je  suis  ici.  On  revint  au 
château  très  content  les  uns  des  autres. 
On  trouva  le  couvert  mis;  on  soupa  en 
famille ,  et  après  avoir  offert  eia  copimun 
à  Dieu  une  journée  consacrée  à  la  bien- 
faisance, on  se  livra  à  un  doux  sommeil, 
que  les  songes  les  plus  gracieux  rendirent 
sussi  calme  qu'heureux. 

QUATRIÈME  ENTRETIEN. 

Edouard  et  Charles  se  levèrent  de  bonne 
heure;  le  bon  abbé  Ralet,  qui  était  tou- 


fA    JOLIE    FERME.  69 

jours,  hiver  comme  été,  levé  à  cinq  heures 
du  matin,  ayant  toutes  •les  peines  du 
monde ,  dans  les  grands  jours,  à  faire  le- 
ver ses  élèves  à  six  heures,  fut  tout  étonné, 
en  entrant  dans  leur  chambre,  de  les  voir 
tous  habillés  et  prêts  à  se  rendre  à  la 
ferme.  L'abbé  les  en  félicita ,  et  leur 
proposa ,  puisqu'ils  étaient  si  diligens  , 
d'entrer  dans  l'église  où  le  pasteur  disait 
la  messe  tous  les  jours  à  celte  même  heure, 
pour  attirer  les  grâces  du  ciel  sur  une 
entreprise  que  lui  seul  pouvait  faire  réus- 
sir. 

Malgré  l'empressement  d'Edouard  et 
de  Chârleis  d'être  siir  le  terrain,  et  de  voir 
employer  pour  la  pratique  la  théorie  qu'ils 
avaient  étudiée  sous  leur  précepteur,  ils 
modérèrent  leur  ardeur  pour  plaire  à  leur 
cher  instituteur,  et  prièrent  en  effet  avec 
lui,  pour  que  M.  Sauvigné  ne  mît  aucun 
obstacle  à  la  bonne  volonté  du  comte  à 
son  égard  ;  puis  ils  se  i^endirent,  avec  un 
grand  empressement,  sur  ce  terrain  qui 


t)0  LA    JOLIE    FERME. 

n'était  couvert  que  de  décombres.  Cepen- 
ilant  M.  l'abbé  Ralet  s'était  muni  des  ins- 
trumens  nécessaires  pour  lever  le  plan. 

Un  jeune  domestique  qui  s'était  atta- 
ché à  M.  de  Régeville ,  portait  la  chaîne 
€t  les  piquets;  mais  c'était  Edouard  à  qui 
son  instituteur  faisait  tracer  sur  le  papier 
les  lignes  qui  donnèrent  les  dimensions 
exactes  de  ce  vaste  terrain.  Cette  opéra- 
tion dura  jusqu'à  près  de  midi.  L'abbé 
avait  fait  apporter  dans  une  corbeille  le 
déjeuner.  On  avait  interrompu  un  mo- 
ment le  travail  pour  manger,  et  on  l'avait 
repris  avec  la  plus  grande  activité.  Charles^, 
copiait  ce  que  son  frère  faisait j>  et  ral^]p;é 
rectifiait  les  fautes  que  l'un  Qij  l'autre  pou- 
vait avoir  faites. 

On  revint  au  château,  tQUtâElaiûeiix 
<d'avoir  commencé  une  chose  qui  devait 
faire  le  bonheur  de  tant  de  personnes; 
mais  à  dîner  il  y  avait  des  étrangers  ;  ce 
qui  contraria  Edouard ,  car  il  n'était  ja- 
mais permis  de  parler  des  bonnes  œu- 


LA    JOLIE    FERME»  6l 

vres  que  Ton  avait  le  bonheur  de  faire , 
ou  même  de  projeter.  Cependant  l'occa- 
sion se  présenta  de  parler  de  M.  de  Sau- 
vigne.  Quelqu'un  de  ces  hommes  qui 
aiment  toujours  mieux  croire  le  mal  que 
le  bien,  prétendit  qu'il  savait  de  bonne 
source  que  ces  personnages  mystérieux 
étaient  des  banqueroutiers  qui  se  ca- 
chaient dans  ce  village  sous  un  nom  sup- 
posé. —  Vous  vous  trompez  étrangement^^ 
dit  le  comte,  et  je  peux  à  l'instant  vous 
prouver  qu'il  n'est  point  d'homme  d'une 
probité  et  d'une  délicatesse  au-dessus  de 
celle  de  M.  Sauvigné.  —  Quoi  !  vous  le 
cfônnaissez?  —  Non,  mais  j'en  crois  sur 
eux  le  témoignage  d'un  agent  de  change 
et  d'un  riblaire  de  Paris,  qui  tous  deux 
connaissent  parfaitement  cette  famille,  et 
ont  pour  elle  la  plus  grande  estime^ 
L'homme,  fottfetohnè  de  ce  quele  comte 
disait,  voulait  encore  insister  :  alors  M.  de 
Régeville  leur  lut  la  lettre  que  nous  avons 
rapportée* 


62  I- A^  JOIÎE    FEUMEV 

L'homme  aux  faux  rapports  fut  hon- 
teux, et  dit  que  sûrement  il  s'était  trompé 
de  nom  ;  qu'il  était  fort  aise  de  voir  qu'il 
y  avait  encore  tant  de  délicatesse  et  de 
loyauté  en  France  ;  qu'il  était  bien  fâché 
de  ne  pouvoir  rester  plus  long-temps, 
mais  qu'une  affaire  importante  l'appelait 
au  Havre ,  et  il  donna  ordre  à  sou  domes- 
tique de  seller  son  cheval.  On  pense  bien 
que  M.  de  Régeville  ne  le  retint  pas. 


CINQUIEME  ENTRETÏEHT. 

x4près  que  le  curé  eut  rempli  les  de- 
voirs de  son  ministère,  il  s'occupa  de  ce 
dont  M.  de  Régeville  l'avait  chargé.  En 
sortant  de  l'église,  il  se  rendit  à  la  maison 
que  M.  Sauvigné  occupait.  Elle  était  si- 
tuée dans  une  ruelle  fort  étroite  qui  d^$-: 
cendait  à  la  rivière ,  et  au  milieu  de  la- 
quelle coulait  un  ruisseau  d'eau  vive,  qui 
dégradait  toujours  Tespèce  de  pavé  que 


LA    JOLIE   FERMER  65 

Von  y  avait  fait.  L'été^  on  s^en  tirait  asse2; 
bien  ;  mais  i'hiver,  c'était  le  plus  m  au- 
vais  chemin  possible.  La  maison  se  trou- 
vait presque  au  bout  de  la  ruelle;  une 
grande  porte  cochère,  en  assez  mauvais 
état  5  menait  à  une  cour.  A  gauche  étaient 
une  étable  et  un  poulailler  couvert  en 
chaume  ;  à  droite ,  un  bâtiment  où  il  n?y 
avait  qu'un  seul  étage,  composé  de  quatre 
pièces,   une  cuisine,  un  fournil   et  deux 
chambres  ;  au-dessus  un  grenier;  les  fe- 
nêtres donnaient  sur  la  cour;  et  le  jardin, 
qui  avait  environ  trois  arpens ,  était  entiè- 
rement cultivé,  et  ne  produisait  que  des 
plantée  utiles  en  légumes  et  des  graines  ;, 
de  pliis ,  un  fort  beau  verger  :  il  n'y  avait 
pas  un  pouce  de  terre   qui  ne  rapportât^ 
et  pas  un  employé  en  agrément.  Malgré 
cela*  l'aspect  de  cet  enclos  était  agréable, 
parce''  qu'il   était  ^à'  cet   instant  couvert 
d'arbres  fruitiers   qui  promettaient   une 
abondante  récolte, 

Ge   ruisseau,    si  incommode    dans  le 


64  X.A    JOLIE    TERME. 

chemin,  M.  Sauvigné  l'gyait  Cait  entrer 
dans  son  jardin,  et  en  recueillait  les  eaux 
dans  un  lit  étroit  et  bordé  d'herbes,  ou  il 
faisait  un  très  bon  effet;  lorsqu^il  avait 
serpenté  dans  le  verger,  il  allait  former 
au  milieu  du  potager  un  assez  grand  bas- 
sin, dont  le  trop  plein  s'échappait  par  une 
rigole  qui  portait  celte  même  eau  dans  un 
lavoir,  d'où  elle  était  conduite  par  un 
tuyau  qui  traversait  le  mur,  et  reprenait 
son  cours  au  milieu  de  la  ruelle ,  et  allait 
tomber  dans  la  Seine. 

C'était  dans  cette  agreste  demeure  que 
M.  Sauvigné  avait  fixé  sa  résidence^ qjt  celle 
de  sa  famille.  Là,  le  travail  le  plus  assidu 
faisait  produire  à  ce  terrain,  fort  bon  par 
lui-même ,  la  subsistance  de  sept  per- 
sonnes. Une  vache,  des  poules  et  un  porc, 
la  rendaient  abondante,  et  Vexçé^^i^t  du 
produit  de  l'enclos  et  de  la  basse-cour , 
payait  le  blé  que  madame  Sauvigné  faisait 
moudre,  pour  en  faire  elle-même  leur 
pain,  et  avoir  du  son  pour  leurs  animaux. 


LA    JOLIE    FERME.  65 

C^elle  vie  est  dure,  mais  indépendante  et 
tranquille.  Cependant,  il  faut  en  conve- 
mr,  il  est  très  rare  que  surtout  les  femmes, 
^ui  n'y  ont  pas  été  élevées ,  y  résistent  : 
c'est  unreve  de  tous  les  gens  pauvres,  mais 
qu'il  ne  faut  pas  essayer  a  réaliser,  quand 
on  n'a  pas  la  ferme  résolution  de  renoncer 
à  toutes  les  jouissances  de  la  vie  molle  de 
nos  citadins.  II  faut  se  lever  avec  le  jour, 
s'exposera  toutes  les  intempéries,  renon- 
xiev  à  un  beau  teint,  à  une  jolie  main  , 
même  à  un  pied  mignon  :  il  faut  porter 
^es  fardeaux  pesans  qui  déforment  la 
taille,  avoir  une  manière  de  se  mettre  com- 
mode pour  ces  travaux,  mais  qui  n'a  nulle 
élégance  ;  je  ferai  observer  que  c^était 
ainsi  qu'élâierit  vêtues  madame  Sâùvigné 
et  ses  filles,  dans  l'intérieur  de  la  maison  ; 
car  on  ne  mettait  les  babits  de  ville,  que 
lorsque  l'on  sortait  pour  une  chose  ou  pour 
une  autre,  et  c'était  ce  qui  avait  fait  pren- 
dre à  cette  respectable  famille  la  résolu- 
tion de  ne  point  laisser  entrer  chez  eux 

3. 


€^  JLA    JOLIE    FERME. 

personne,  pas  même  le  curé.  Cependant 
il  fallait  qu'il  parlât  à  M.  Sauvigné.  Il 
cherche  comment  il  le  déterminera  à  ou- 
vrir sa  povte,  et  il  lève  le  marteau  sans  sa^ 
voir  s'il  sera  admis.  Auguste  vient ,  ou- 
vre un  petit  guichet  ^  et  voyant  le  curé , 
est  fort  emba^^rassé  :  il  faut  pourtant  lui  de- 
mander ce  qu'il  veut. —  Que  vous  me  ren- 
diiez  un  important  service.  -^  Je  vais  aller 
chez  vous ,  M.  le  curé.  —  Non ,  c'est  très 
pressé.  —  Ne  pourriez-vous  me  dire  au 
travers  de  la  petite  grille  ?  —  Je  vous  de- 
mande pardon  ;  c'est  que  je  suis  dans  ce 
moment-ci  fort  occupé,  et  je  ne  pourrais. .. 
—  Ah  !  M.  Sauvigné,  c'est  au  nom  de  bien 
des  infortunés  que  je  vous  demande  de 
m^'entendre,  et  il  faut  que  je  sois  tête-à-tête 
•avec  vous.  —  Avec  moi?  —  Oui^  avec 
vous ,  et  dans  ce  moment.  —  Mais ,  mou 
Ûîèu!  attendez  donc,  je  vous  prie;  je  ne  serai 
pas  long-temps.  En  effet,  au  bout  d'un 
quart  d'heure,  M.  Sauvigné  vii|t  pavrir- 
Il  avait  un  habit  fort  propre  ,  élait  bien 


LÀ    JOLIE    FE1\ME»  07 

cîiaussé,  sa  perruque  bien  peignée  (1). — 
Je  vous  demande  pardon  ,  monsieur  ,  de 
vous  avoir  fait  attendre;  mais  cela  ne 
se  pouvait  autrement;  —  et  au  lieu  de 
conduire  le  curé  dans  la  maison  dont  tous 
les  volets  étaient  fermés,  et  pas  un  enfant 
dans  l'enclos  que  défendait^  par  ses  aboie- 
anens,  un  chien  superbe  et  fort  méchant, 
dont  une  chaîne  répondait;  il  le  mène 
dans  le  seul  endroit  qui  ne  rapportait  rien^ 
ainsi  j'avais  exagéré  en  disant  qu'il  n'y  ava'it 
pas  un  pouce  de  terre  qui  ne  fut  utilisé; 
mais  qui  ne  sait  que 

Qui  raconte  exagère. 

jCe  petit  coin  d'où ,  au  travers  des  bran- 
ches de  rosiers  et  de  jasmins,  on  aperce- 
vait la  Seine,  qui,  en  s'approchant  du  bas 
de  sa  coursie,  est  deux  fois  plus  large  qu'à 
Paris,  rend  le  paysage  magnifique.  Qudr 

(i)  A  celle  époque,  presque  toqs  les  hommes 
porlaîent  des  perruqueg  frisées  et  poudrées  à 
blanc. 


6S  LA  JOUE  ferme;  I 

ques  côtes  peu  élevées,  couvertes  de  pom- 
miers et  de  jolies  maisons  de  campagne, 
présentent  un  tableau  charmant  que  les 
nombreux  bestiaux  qui  paissent  dans  la 
prairie,  animent  et  embellisent  tout  à  la 
fois.  Là  5  est  un  banc  de  mousse  que  l'aî- 
xié.  des  fils  de  madame  Sauvigné  a  disposé 
pour  elle  et  ses  sœurs.  C'est  là  qu'elles 
viennent,  dans  les  longues  soirées  d'été, 
se  reposer  des  fatigues  du  jour,  et  essayer 
si  leurs  doigts  roidis  par  les  rudes  travaux 
du  jardinage ,  peuvent  encore  pincer  la 
corde  du  luth,  et  accompagner  une  bal- 
lade dont  elles  se  rappellent ,  comme  dans 
un  temps  déjà  très  éloigné,  parce  qu'il  est 
sans  espoir  de  retour. 

Ce  bosquet  qui  n'est  pas  sans  préten- 
tion, donna  l'espérance  au  curé,  qu'il 
pourrait  ramener  notre  philosophe  à  sen- 
tir qu'il  s'était  miposé,  ainsi  qu'à  sa  fa- 
mille, de  trop  dures  occupations,  et  que  le 
plan  qu'on  lui  proposait ,  sans  rendre  ses 
enfans  oisifs,    leur  procurerait   une  vie 


LA   J^OLÎi:    Fi:UJI  E 


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'îl 


ii 

■^1 


>4>W  r^^/i/ui/<ise%  7/iû/i^uu/^  M^ssol^e^--/ 


LA    XOLIE    FERME,  69 

douce  et  active,  étant  en  état  de  faire  faire 
les  gros  ouvrages  par  des  domestiques  qui, 
Lien  payés ,  bien  nourris  ,  se  trouveraient 
îieureux  de  faire  chez  eux  des  travaux  dont 
ils  ont  l'habitude. 

Le  Curé ^  — Vous  avez,  monsieur,  une 
habitation  agréable,  et  dont  vous  avez  tiré 
un  grand  parti. 

M.  Sauvigné.  —  Elle  est  assez  bien; 
mais  que  voulez-vous,  mon  cher  pasteur  ? 

Le  Curé:  —  Je  vous  l'ai  dit  :  un  ser- 
vice important  ;  mais  avant  de  vous  en  en- 
tretenir, j'ai  besoin  de  me  reposer.  La  vue^ 
est  charmante  ici.  Comment  se  portent 
madame  Sauvigné  et  vos  aimables  en- 
fans  ? 

M.  Sauvigné.  —  Fort  bien}  ils  sont 
sortis. 

Le  Curé.  —  J'en  suis  fâché  ;  j'aurais  dé- 
siré les  voir,  parce  qu'ils  m'eussent  aidé  a 
obtenir  de  vous  le  service  que  j'ai  à  vous 
demander. 

M.  Sauvigné.  -—  Si  c*èsf  une  chose  qui 


no  hà  jm-m  j^EVMK. 

dépende  de  ma  volonté,  vous  ivavez  be- 
soin, monsieur,  de  personne  auprès  de 
moi;  il  suffit  que  vous  désiriez  une  chose 
ijui  ne  peut  être  que  juste,  puisque  c'est 
vous  qui  la  demandez,  pour  que  je  fasse 
tout  mon  possible  pour  y  réussir  ;  mais  je 
vous  ferai  observer  que  je  ne  conçois  pas 
comment  je  puis  rendre  service  à  qui  que 
ce  soit;  je  suis  pauvre,  inconnu  dans  ce 
pays ,  et  n'ayant  point  de  relations  avec 
aucun  homme  en  place. 
^:^e  Curé.  — -  Eh  bien  !  monsieur ,  il 
n^en  est  pas  moins  vrai  que  vous  pouvez 
procurer  à  cette  paroisse  une  rente  en  blé 
de  èy^ooivsLncs. 

M.  Sauvigné.  —  Si  je  ne  connaissais 
pas  la  gravité  de  votre  ministère,  et  si  je 
n'avais  pas,  monsieur,  très  bonne  opinion 
de  vous,  je  croirais  que  vous  voulez  faire 
une  plaisanterie  qui ,  vu  le  peu  de  liaisons 
<jue  j'ai  avec  vous,  me  paraîtrait  assez  sin- 
gulière. 

Le  Curé.  —  Si  je  vd us  disais,  monsieur. 


LA    JOLIE    FERME.  'ff 

que  moi  j'en  ai  avec  M.  Massolier^  no- 
taire à  Paris. 

M.  Saiivig?îé. —Vous  connaissez  M.  Mas- 
solierî  elqu'a-l-il  pu  vous  dire?  Je  croyais 
que  la  discrétion.... 

Le  Curé.  —  Elle  ne  peut  enchaîner  la 
la  langue,  lorsqu'il  est  question  de  rendre 
hommage  à  la  vertu;  et  M.  Massolier  a 
pu  dire  et  écrire  que  vous  êtes,  monsieur, 
un  exemple  rare  de  délicatesçe  et  de  pro- 
bité. 

A/.  Sauvigné.  —  J'ai  fait  mon  devoir; 
reste  à  savoir  si  M.  Massolier  a  fait  le  sien, 
en  trahissant  des  secrets  de  famille.  Mais 
revenons  au  service  que  je  pourrais  vôiîs 
rendre^^  serait-ce  d'hypothéquer  quel- 
qi^es  dons^  qu'on  doit  vous  faire  sur  morf; 
bien? 

Le  Curé.  --^  A  quelque  chose  près. 

M.  Sauvigné.  —  Mais,  monsieur,  j'ai 
une  nombreuse  famille  ,  et  puisque  vous 
savez  que  j'ai  un  fonds  de  80,000  francs, 
car  je  vois  que  le  cher  homme  a  tout  dit. 


^2  3LA    JOLIE    FERME. 

il  a  dû  VOUS  apprendre  aussi  que  c'est  le 
bien  de  ma  femme  qui  lui  appartient  et  à 
mes  enfans. 

Le  Curé.  —  Et  qui  vous  dit  que  Ton 
veut  l'exposer?  au  contraire,  on  ne  cher- 
che qu'à  l'assurer.  Vous  connaissez  la  fer- 
me de  Failli  ;  on  veut,  et  c'est  M.  Masso- 
lier  qui  le  désire ,  que  vous  achetiez  ce 
bien. 

31.  Saavigné,  ^-^  Il  est  trop  cher. 

Le  Curé.  —  Un  être  bienfaisant  qui 
^^eut,  comme  je  vous  ai  dit,  donner  cent 
louis  de  rente  pour  augmenter  le  revenu 
de  l'Ecole  etdel'Hôtel-Dieu,  vous  deman- 
derait la  permission  de  placer  sur  ce  bien 
40,000  fr.  par  privilège  (1). 

M.  Sàuvigné.  —  Ehbienl  les4o,ooofr. 
restans  ?  car  cette  ferme  sera  vendue 
120,000  fr. 

Le  Curé.  —  M.  Massolier  vous  les  fait 

(i)  C'est-à-dire,  payables  ayant  toutes  autres 
créances. 


LA    JOLIE    ferme:  jS 

trouver  sans  intérêts  ^  à  la  mort  de  madame 
votre  mère  5  vous  les  rembourserez. 

M.  Sauvigné, —  M.  Massolier,  dans  le 
zèle  de  son  amitié  pour  moi,  se  forge  des 
chimères.  Qui  irait  prêter  une  somme  aussi 
forte  sur  un  bien  grevé  du  tiers  de  sa  va- 
leur, et  sans  inlérêl? 

Le  Cu7^é.  —  Le  prêteur  est  trouvé,  ac- 
ceptez y  et  je  vous  le  nomme. 

M.  Sauvigné.  —  Non,  monsieur;  je 
n'accepterai  pas,  parce  qu'il  ne  suffit  pas 
de  payer  une  ferme,  il  faut  encore  tout 
l'équipage;  et  je  vous  l'ai  dit,  monsieur,, 
je  n'ai  pas  un  sou  au-delà  de  la  somme  qui 
assure  le  douaire  de  ma  mère.  Ainsi,  c'est 
impossible;  remerciez  l'être  bienfaisant, 
et  que  je  crois  deviner,  de  ses  généreuses 
intentions  à  mon  égard  ;  mais  il  estimpos- 
siDle  que  je  puisse  en  profiter. 

Le  Curé.--  Quoi  !  monsieur ,  vous  refu- 
sëz  un  aussi  grand  avantage  pour  votre 
famille? 
r^>M.  Sauvigné. —  Oui,  monsieur,  parce 


74  LA    JOLIE    FERME. 

que  je  le  dois,  et  que  d'ailleurs ,  j'aime 
mieux  trouver,  dans  mon  travail  et  celui 
de  mes  enfans ,  mon  existence ,  que  de  la 
devoir  à  un  grand  seigneur. 

Le  Curé.— Ainsi,  mes  pauvres  perdront 
un  aussi  grand  avantage  ,  que  celui  qu'ils 
trouveraient  par  ces  arrangemens. 

M.  Sauvigné.  —  M.  de  Régeville  trou- 
vera aisément  quelqu'un  qui  acceptera 
ces  offres. 

Le  Curé. ---Il  ne  paraît  pas;  il  faut,  dit-il, 
qu'il  ait  confiance  en  la  personne  avec  qui 
il  traitera. 

M.  Sauvigné.  —  Qui  lui  en  donne  en 

moi  ? 

LeCuré.-'WA.  Le  Roux  etMassolier, 

qui  ont  e'crit  les  choses  les  plus  avantageu-^ 

ses  devons  et  de  votre  famille. 

M.  Sauvigné.  —  Je  les  en  remercie  ^ 

mais  ils  auraient  mieux  fait  de  garder  mon 

secreti 

Le  Care^'.  — Eh!  monsieur,  soyez  certain 

que  le  mystère  qui  n'a  comme  le  vôtre 


LA    JOLIE    ferme;  «j5 

d'autre  cause  qu'une  extrême  délicatesse, 
n'en  est  pas  moins  exposé  à  la  calomnie  : 
l'homme  de  bien  se  doit  à  l'exemple  de 
ses  semblables.  Ne  mettez  point  la  lampe 
sous  le  boisseau  :  laissez-vous  connaître , 
monsieur^  de  vos  concitoyens  ;  ils  ne  pour- 
ront qu'y  gagner,  parce  qu'ils  appren- 
dront de  vous  tout  ce  que  la  délicatesse 
et  l'honneur  inspirent. 

M.  Sauvigné. — Heureux  qui  vit  ignoré! 
si  la  calomnie  s'exerce  contre  lui,  il  ne  la 
sent  pas,  et  n'ayant  rien  à  demander  aux 
hommes,  il  ne  les  craint  pas.  (i!/.  8(111-- 
vigne  se  levant.)  Pardon  ,  mon  cher  pas- 
teur, si  je  ne  vous  entretiens  pas  plus 
long-temps  :  mais  j'ai  un  carré  de  terre  à 
ensemencer;  il  faut  profiter  du  temps,, 
peut-être  pleuvra-t-il  demain. 

Le  Curé.  —  Vous  ne  me  donnez  pas  de 
réponse. 

M.  Sauvigné.  —  Il  me  semble  que  j'ai 
eu  l'honneur  de  vous  la  faire.  Elle  est  né- 
gative, et  ne  peut  être  autre.  Je  vous  de- 


-yÔ  LA    JOLIE    FERME. 

mande  seulement  une  grâce ,  et  j'espère 
que  je  Tobliendrai. 

Le  Curé. — Quelle  est-elle? 

M.  Sauvigné.  — Votre  ministère  vous 
oblige  au  secret,  j'espère,  plus  sévèrement 
qu'un  notaire  qui  cependant  devrait  aussi 
le  garder. 

Le  Curé. — Tout  honnête  homme,  s'il 
a  promis  de  se  taire,  doit  êlre  exact  à  sa 
parole. 

M.  Sauvigné. —  Eh  bien!  donnez- moi 
la  vôtre  de  ne  pas  ouvrir  la  bouche  à  ma 
femme  de  toutes  ces  belles  propositions. 
Je  la  connais,  elle  est  mère,  ses  filles 
souffrent  quelquefois  :  elle  en  est  au  dé- 
sespoir. Ce  serait  des  persécutions  à  ne 
point  finir. 

L^e  Curé.  —  Je  suis  Normand,  et  vous^ 
savez  que  dans  notre  pays  on  ne  s'engage 
pas  aisément  :  tout  ce  que  je  puis  vou^ 
dire,  mon  cher  paroissien,  c'est  que  je 
n'en  chercherai  pas  l'occasion. 

M.  Sauvigné.-- Si  on  en  parle,  si  on  me 


LA    JOLIE    FERMEi  77 

tourmenle  ,  je  quitterai  le  pays  :  cela  me 
contrariera ,  me  dérangera  beaucoup  j 
mais  c'est  une  chose  certaine. 

Le  Curé.  —  Eh  bien  !  ne  vous  fâchez 
pas,  on  se  taira  :  mais  enfin,  si  vous  fai- 
tes des  réflexions,  vous  me  le  ferez  dire..* 
M.  Sauvigné  ,  tout  en  sortant  du  bosquet, 
conduisait  le  curé  dans  la  cour,  ouvrait 
la  porte,  en  disant  :  Adieu  M.  le  cure, 
votre  très  humble  serviteur.  Le  curé,  tout 
étourdi  de  l'opiniâtreté  de  son  paroissien, 
réfléchissait  que  nos  vertus  sont  toujours 
ternies  par  quelque  défaut  qui  en  dérive. 
La  fermeté  de  M.  Sauvigné,  dans  ses  mal- 
heurs, a  été  admirable  ;  son  entêtement, 
son  orgueil  en  diminuent  le  prix;  mais, 
n'importe,  nous  le  servirons  malgré  lui, 
^t  surtout  nous  servirons  sa  famille. 


SIXIEME  ENTRETIEN. 

On  attendait  au  château  ,  avec  une  ex- 
trême impatience ,  le  détail  de  la  confé 


J^  LA    JOLIE    FERME. 

rence  du  curé  et  de  son  sauvage  parois- 
sien. Madame  de  Régèville  était  persuadée 
qu'il  refuserait.  Cet  homme^  disait-elle, 
s'est  fait  un  système  ,  et  vous  ne  Pen  ferez 
pas  sortir,  pas  plus  que  la  mère  ne  re- 
viendra aux  sentimens  de  la  nature  :  ce 
sont  des  caractères  qui ,  faute  d'avoir  été 
ployés  dans  la  jeunesse  5  conservent  une 
yaideur  que  rîen  ne  fait  fléchir.  Mélanie 
croyait,  au  contraire^  qu'il  consentirait. 
M.  de  Régèville  s'en  flattait  par  le  désir 
qu'il  en  avait.  M.  Ralet  disait  que  peut- 
être  à  sa  place  il  refuserait,  parce  que  c'é- 
tait prendre  des  engagemens  fort  longs. 
Comme  on  discutait  l'une  et  l'autre  opi- 
nion 5  on  vit  arriver  le  curé  qui^n^  parais- 
sait  pas  content. 

Le  Comte.  —  Eh  bien,  mon  pasteur? 

Le  Curé.  —  Ne  me   parlez   pas  d'un 
homme  comme  cela ,  il  est  insupportable. 

Le  Comte.  —  Il  refuse  ? 

Le  Curé'  —  Entièrement.  Et  alors  il 
rendit  un  compte  exact  de  tout  ce  qui 


LA    JOLIE    FERME.  79 

Vêtait  passé  chez  M.  Sauvigné;  comment 
il  avait  fait  disparaître  sa  famille ,  pour 
qu'on  ne  la  vît  pas ,  prétendant  qu'elle 
était  sortie.  Le  curé  parla  du  secret  qu'il 
avait  demandé  ,  et  que  je  ne  lui  ai  pas 
promis,  ajouta  le  curé;  enfin,  dit-il, 
c'est  un  original.  Eh  bien  !  dit  le  comte, 
il  faut  y  renoncer  :  0  mon  Dieul  s'écriè- 
rent tous  les  enfans  à  la  fois  :  vous  aban- 
donnez ces  pauvres  jeunes  personnes,  qui 
sont  si  jolies 5  qui  ont  l'air  si  doux,  si 
îBodeste.  Mélanie  ajouta  :  Leur  père  con- 
A^ient  qu'elles  souffrent,  que  le  genre  de 
•vie  qu'il  les  a  forcées  d'embrasser  est 
trop  pénible  pour  elles,  que  sa  femme  en 
<est  au  désespoir,  et  il  ïi'en  x^efuse  pas 
moins  les  moyens  de  les  en  faire  changeir* 
J[e  ne  l'aime  plus  ;  mais  je  n'en  ai  que 
plus  de  désir  de  voir  tirer  sa  femme  et 
«es  enians  d'une  situation  qui  leur  est  si 
pénible. 

Le   Comte.  —  Que  veux-tu  que  nous 
fassions  ?  il  ne  le  veut  pas ,  il  est  le  mai- 


^O  r.A    JOLIE    FERME. 

tre,  rautorité  paternelle  est  la  plus  res- 
pectable de  toutes  :  elle  a  fondé  les  sociétés. 
Charles. — Oui,  c'est  bien  vrai.       ^ 

Le  premier  qui  fut  roi  fut  un  père  adoré. 

Edouard.  —  C'est  le  mieux  du  monde  ; 
mais  avec  tout  cela ,  voilà  notre  travail 
perdu. 

Le  Comte.  —  Qui  te  dit  cela?  n'y  a-t-il 
absolument  que  M.  Sauvigné  qui  puisse 
être  fermier  de  Failli  ?  Je  l'achèterai  de 
même  et  j'y  hypothéquerai  la  rente  des 
pauvres.  Vous  la  ferez  bâtir  :  Mélanie  la 
meublera;  et  puis  nous  verrons. 

Mélanie.  —  Je  sens  que  j'y  ti^availlerai 
avec  bien  moins  d'intérêt  que  si  c'était 
pour  Pauline  et  Adélaïde. 

La  Comtesse.  —  Comme  certainement 
votre  père  destine  le  revenu  de  cette  fer- 
me à  une  bonne  œuvre,  vous  devez,  mes 
enfans ,  y  mettre  le  même  zèle ,  parce  que 
c'est  pour  Dieu  que  nous  devons  soulager 
nos  semblables ,  quels  qu'ils  soient. 


LA    JOLIE    FERME*  8l 

Sophie.  — Oh  !  moi ,  j'aime  bien  mieux 
donner  à  de  jolis  petits  enfans  ^  qu'à  des 
hommes  tout  vieux  et  tout  estropiés. 

La  Comtesse.  — ^n  cela  ,  ma  chère  pe- 
tite, tu  ne  suis  que  l'impulsion  naturelle, 
et  tu  ne  raisonnes  pas  assez  pour  compren- 
dre, qu'au  contraire  il  est  peut-être  mal 
vu  de  donner  aux  enfans,  parce  que  cela 
les  accoutume  à  mendier,  au  lieu  de  tra- 
vailler. Mais  le  vieillard  estropié,  infirme, 
comment  pourrait-il  se  procurer  l'exis- 
tence ?  celui-là  a  vraiment  des  droits  à 
la  bienfaisance  publique,  car  il  faut  qu'il 
meure,  si  on  ne  vient  pas  à  son  secours. 

Mélanie.  —  Mais  l'enfant  n'est  pas  plus 
en  état  de  gagner  sa  vie. 

La  Comtesse. —  Gela  est  vrai;  aussi 
faudrait-il  multiplier  les  établissemens  , 
pour  élever  tous  ceux  dont  les  parens  sont 
dans  la  misère,  pour  qu'ils  apprissent  à 
travailler,  et  en  fort  peu  de  temps  ils  ga- 
gneraient leur  nourriture  ;  mais ,  en  at- 
tendant que  Pon  réalise  ce  projet,  occu-! 


8a  liA    JOLIE    FERME. 

pons-nousdelaferme.  Quand  elle  sera  bâ- 
tie et  meublée 5  nous  trouverons  des  ama- 
teurs 5  tout  le  monde  n'est  pas  comme 
M.  Sauvigné. 


SEPTIEME  ENTRETIEN. 

Je  ne  peux  concevoir^  disait  madame 
de  Régeville  à  son  mari ,  comment  ma- 
dame Sauvigné  mange  tranquillement 
4^000  fi\  de  rentes  à  elle  toute  seule,  pen- 
dant que  son  fils  gagne  sa  vie  à  la  sueur 
de  son  front  ? 

Le  Comte.  — L'orgueil  est  de  tous  les 

vices  celui  qui  endurcit  le  plus  le  cœur. 

Cependant  3  je  voudrais  bien  la  ramener  à 

des  sentimens  plus  humains^  et  me  servir 

d'elle  pour  forcer  son  fils  à  accepter  ce  que 
je  lui  propose. 

La  Comtesse.  — Cette  entreprise  me  pa- 
raît bien  hasardeuse;  si  vous  y  réussissez, 
mon  cher  ami ,   cela  m'étonnera. 

I^e  Comte. — J  aime  les  choses  difficiles^ 


LA    JOLIE    FERME.  83 

je  le  tenterai  toujours  ;  il  n'est  pas  encore 
temps ,  nos  bâtiraens  ne  seront  couverts 
qu'à  la  fin  de  la  saison.  Edouard  a  mis 
beaucoup  d^  zèle  à  suivre  les  ouvriers  : 
pourtant  il  estbien  fâché  que  sa  jolie  ferme 
ne  soit  pas  pour  la  famille  Sauvigné  , 
mais  il  n'ose  plus  le  dire.  Si  je  réussis  à 
faire  accepter  à  notre  voisin  mes  arran- 
gemens ,  ce  sera  pour  mon  fils  une  grande 
surprise,,  car  il  croit  bien  que  j'y  ai  re- 
noncé. 

En  effet,  le  bâtiment  avait  pris  un  as- 
pect fort  agréable  :  trois  corps  de  logis 
entouraient  la  cour,  et  étaient  séparés 
par  de  petites  cours  intérieures  ,  pour  les 
éducations  particulières  de  la  volaille  ^ 
des  porçg,  des  lapins.  Au  milieu  de  la 
grande  cour  se  trouvait  un  abreuvoir  ali- 
menté par  une  fontaine ,  dont  Teau  est 
excellente,  et  qui  est  adossé  au  bâtiment 
où  sera  la  laiterie.  Quatre  arbres  ont  été 
plantés  auprès  pour  la  garantir  de  Tar- 
deur  du  soleil,  et  ce  sont  les  mêmes  dont 


84  I^A    JOLIE    FERME. 

il  est  parlé  au  commencement  de  ces 
Entretiens.  Pouvait-on  les  placer  avec 
plus  de  sûreté  que  sous  la  garde  de  la 
reconnaissance?  une  forte  palissade  les 
garantira  des  bestiaux  qui  pourraient, 
tantqu'ilssont  jeunes  5  les  ébranler.  Leur 
transplantation  a  fait  une  fêle  ,  à  laquelle 
tout  le  village  prit  part*  Les  quatre  arbres 
enlevés  du  parc  furent  portés  en  triomphe 
par  quatre  jeunes  garçons ,  que  madame 
de  Régeville  a  fait  habiller  à  neuf.  Les 
arbres  étaient  entourés  de  rubans  aux  cou- 
leurs de  la  livrée  de  Saint- Lô,  et  quatre 
des  plus  jolies  filles  et  des  plus  sages  du 
village,  vêtues  de  blanc,  en  tenaient  les 
bouts  de  rubans  qui  flottaient,  et  la  mu- 
sique d'un  régiment  en  garnison  au  Hâ-i 
vre,  donnait  une  teinte  militaire  à  cette 
fête  champêtre;  ce  qui  n'y  nuit  jamais. 
Après  qu'on  eut  planté  les  arbres  symbo- 
liques, on  passa  dans  le  verger  dont  je 
parlerai  bientôt.  On  y  avait  dressé  de 
longues  tables  où  tous  les  habitans  pri- 


LA    JOLIE    FERME.  8!3 

reiit  place,  ainsi  que  les  musiciens.  Le 
repas  fîni^  on  dansa  jusqu'à  la  fin  du  jour; 
la  famille  Régeville,  qui  avait  paru  plu- 
sieurs fois  à  la  fêle,  reçut  Taccueil  le  plus 
flatteur  ;  parce  que  c'était  du  cœur  que 
partaient  les  vœux  pour  leur  prospérité 5, 
qui  faisait  celle  de  tous  leurs  vassaux. 

La  famille  Sauvigné  entendit  de  leur 
enclos  la  joie  naïve  qui  animait  les  con- 
vives de  la  jolie  ferme,  c'était  ainsi  qu'on 
la  nommait,  et  les  enfans  disaient:  Qu'ils 
sont  heureux  ! 

Je  me  suis  interrompu  dans  ma  des- 
cription; je  la  reprends.  La  maison  du 
cultivateur  est  parfaitement  distribuée, 
et  exposée  au  levant.  Elle  est  composée 
d'un  rez-de-chaussée  et  de  deux  étages. 
On  se  hâtait  de  poser  les  charpentes,  pour 
que  l'on  pût  couvrir  avant  le  mois  de  no- 
vembre. C'est  Edouard  qui  a  fait  tous  les 
marchés  des  pierres,  des  bois,  de  la  tuile, 
des  briques,  du  plâtre.  Il  payait  toutes 
les  semaines  les  ouvriers,  et  en  rendait 


86  LA    JOLIE    FERME, 

compte  à  M-^Ralet^  qui  tenait  un  état 
général  de  la  dépense. 

M.  Sauvigné  aj^ant  été  à  Rouen  pour 
quelques  emplettes  ,  traversait  le  village  : 
il  était  avec  son  fils  aîné,  qui  pouvait 
avoir  vingt-deux  ans  (i).  Il  engagea  son 
père  à  s'arrêter  un  moment  pour  voir  la 
jolie  ferme.  Edouard,  qui  y  était  dans  ce 
moment  5  pria  ces  messieurs  de  lui  dire 
leur  avis ,  et  s'ils  croyaient  que  rien  n'a- 
vait été  oublié  pour  rendre  cette  ferme 
commode.  Auguste  entra  avec  son  fils  : 
il  ne  put  disconvenir  que,  dans  toute  la 
province,  il  n'y  avait  pas  un  bâtiment 
aussi  bien  distribué,  et  aussi  commode 
pour  l'exploitation.  Quel  malheur,  disait 
Frédéric ,  que  nous  ne  soyons  pas  en  po- 
sition de  la  louer  !  car  ma  mère,  ma  sœur, 
s'y  plairaient,  j'en  suis  sûr,  beaucoup.  Ce 
qui  faisait  l'agrément  de  cette  habitation. 


(i)  A  celle  époque,  on  ivélaît  majeur  qu'à 
vingl-cinq  ans. 


LA    JOLIE    FERME.  87 

c'est  qu'elle  avait  une  vue  superbe,  étant 
placée  à  mi-côte ,  et  entourée  de  vergers 
immenses,  dans  le  plus  grand  rapport. 
Je  conçois ,  répondit  Auguste ,  qu'elle 
nous  conviendrait  bien  ;  mais  elle  est  trop 
chère  :  comment  monter  une  ferme  aussi 
considérable  quand  on  n'a  pas  de  fonds? 
—  Monsieur,  dit  Edouard ,  si  vous  la  dé- 
sirez à  bail,  je  suis  bien  sûr  que  papa  vous 
préférerait  à  tout  autre.  —  Je  désire  ache- 
ter  dans  quelque  temps  un  bien  pour  le 
faire  valoir.  —  Papa  vous  cédera  celui- 
ci;  il  y  laisse  un  fonds  de  2j4ûo  francs 
de  rente  ,  ainsi  vous  pourriez  bien  facile- 
ment trouver  le  reste. 

M.  Saavigné.  —  Quand  il  faut  payer 
la  rente  d'un  bien,  vous  n'en  jouissez  qu'en: 
tremblant.  Tant  d'accidens  arrivent  ;  une 
^sécheresse,  qui  fait  périr  le  blé;  des  pluies, 
qui  causent  des  inondations  ;  la  grêle,  en- 
fin; que  sais-je?  on  ne  peut  jamais  être 
sûr  de  payer. 

Edouard.  —  Si  vous  achetiez  de  M.  Ré- 


88  liA    JOLIE    FERME; 

geville,  vous  seriez  bien  certain  que,  s'il 
vous  arrivait  des  accidens ,  il  partagerait 
ïa  perte  avec  vous  :  c'est  ce  qu'il  a  tou- 
jours fait  avec  ses  fermiers,...  Ah!  si  vous 
saviez ,  monsieur  ,  comme  mon  père  est 
juste,  généreux  et  facile  en  aflaires,  vous 
aimeriez  à  traiter  avec  lui. 

Frédéric.  —  Mais,  vraiment,  papa,  vous 
pourriez  peut-être.... 

M.  Sauvigné.  —  Non,  mon  fils;  cela 
ne  se  peut  pas.  Je  vous  ai  dit  que  cela  ne  se 
pouvait  pas  ,  ne  m'en  parlez  pas  davan- 
tage ;  surtout  n'allez  pas  mettre  ces  belles 
chimères  dans  la  tête  de  vos  sœurs. 

Edouard.  —  Je  suis  fâché,  monsieur, 
de  vous  en  avoir  parlé,  si  cela  vous  fait  de 
la  peine  ;  je  croyais  au  contraire.... 

M.  Sauvigné.  —  Je  vous  remercie  , 
monsieur,  et  vous  sais  gré  de  vos  bonnes  in- 
tentions k  mon  égard  ;  mais  jen'aime)point 
que  mes  enfans  insistent,  quand  j'ai  dit  que 
ie  ne  voulais  pas  telle  ou  telle  chose  :  et 
prenant  le  bras  de  son  fils,  il  l'emmena* 


ILA    JOLIE    FERMÉ.'  89 

'Edouard. -Se  plains  Frédéric  ;  son  père 
paraît  bien  sévère.  Quelle  différence  avec 
papa  ! 

M.  Raie  t.  —  Il  n'en  est  peut-être  pas 
moins  bon  père.  Il  faut  connaître  le  ca- 
ractère des  enfans,  pour  juger  la  conduite 
du  père  :  tel  demande  beaucoup  de  dou- 
ceur, tel  autre  beaucoup  de  fermeté.  Ainsi, 
M.  Sauvigné  a  peut-être  raison  d'en  impo- 
ser à  son  fils  par  des  manières  graves. 

Edouard, —  Je  parierais  que  c'est  le  père 
^i  a  tort;  Frédéric  a  l'air  si  bon ,  si  rai- 
sonnable. 

M.  Ralet.  — 

JVe  jugeons  pas  les  gens  sur  Tapparence , 

^a  dit  La  Fontaine,  et  surtout  ne  nous  pres- 
sons jamais  de  juger;  car  c'est  là  ce  qui 
fait  les  jugemens  téméraires,  faute  plus 
grave  qu'on  ne  pense  ;  car  si  on  se  con- 
tentait intérieurement  d  avoir  une  opinion 
sur  telle  ou  telle  personne,  l'avoir  mau- 
vaise serait  blesser  la  charité  ,  mais  au 

4^ 


go  LA    JOLIE    FERME. 

moins  elle  ne  se  communiquerait  pas  : 
mais  nous  en  parlerons  ,  nous  voulons 
même  la  faire  adopter,  et  ainsi  vous  seriez 
bien  aise  que  je  crusse  M.  Sauvigné  un  père 
dur  el  sévère,  quoique  vous  n'^en  ayez 
vous-même  aucune  cerliludeisi  je  me  lais- 
sais persuader  par  vous,  je  voudrais  aussi 
en  persuader  d'autres,  et  ainsi,  avant  huit 
jours,  ce  pauvre  M,  Sauvigné  aurait  la  ré- 
putation d'un  homme  intraitable;  car, 
remarquez  bien  que  le  mal  va  toujours 
croissant ,  et  je  ne  serais  pas  surpris  qu'au 
bout  de  six  mois  ou  assurât  que  c'est  un 
méchant  homme,  et  qui  fait  mourir  de 
chagrin  sa  femme  et  ses  enfans. 

Edouard.  — Oh  !  mon  bon  ami,  quelle 
peinture  vous  nous  faites  de  la  précipita- 
tion dans  les  jugemens  j  je  vous  assure  que 
dorénavant  j'y  prendrai  bien  garde  :  et, 
en  effet,  depuis  ce  jour-là,  Edouard  fut 
prudent  dans  ses  discours,  et  donnait  ainsi 
à  ses  parens  et  à  son  digne  instituteur,  la 
satisfaction  de  le  voir  croître ,  de  même 


LA    JOLIEÏ   FERMÉ.  ^l' 

que  son  frère,  en  vertus  et  en  connaissances 
utiles.  Mélanie  ne  donnait  pas  moins  de 
consolations  à  sa  mère;  en  s'appliquant  a 
imiter  le  modèle  que  la  comtesse  lui  oP-* 
frait ,  on  devait  avoir  la  certitude  qu'elle: 
l'égalerait  un  jour.  Elle  avait  surtout  son 
activité,  quand  il  s'agissait  de  rendre  ser- 
vice; elle  en  donna  une  preuve  dans  une 
occasion  qui  se  présenta  quelques  jours 
après  la  conversation  de  M.  Sau vigne  avec 
JEdouard. 

Il  y  avait ,  au  bord  de  la  rivière^  la  veuve 
d'un  pauvre  pêcheur  qui  était  malade  de^ 
puis  plusieurs  mois,  et  à  qui  madame  dé 
Régeville  envoyait  des  secours,  parce  que 
cette  femme  qui  avait  plusieurs  enfans  , 
ne  pouvait  se  résoudre  à  les  quitter,  pou# 
se  rendre  a  PHÔtel-Dieu  de  Saint-Lô,  qui 
«tait  alors  très  bien  administré.  La  oinû- 
îesse  qui,  non-seulement  était  bonne  ^ 
maïs  même  sensible,  ce  qui  n'est  pas  Wû- 
jours  la  même  chose,  ne  voulait  pas  cha- 
griner cette  veuve,  et  elle  lui  envoyait  son 


92  LA   JOLIE    FERME. 

médecin^  se  chargeant  de  faire  elle-même 
les  drogues  ;  les  tisanes  dont  elle  pouvait 
avoir  besoin ,  et  la  laissant  ainsi  soigner 
par  ses  filles  ;,  dont  celte  pauvre  mère  ne 
pouvait  pas  se  séparer. 

La  comtesse  allait  presque  tous  les 
jours  savoir  des  nouvelles  de  la  veuve  du 
pêcheur,  mais  à  cet  instant  elle  avait  beau- 
coup de  monde  chez  elle,  et  qu'elle  ne 
pouvait  quitter  sans  manquer  à  la  poli- 
tesse; elle  chargea  Mélanie  d'aller  avec 
Victoire  s'informer  de  l'état  de  sa  malade, 
lui  porter  du  bouillon  et  une  potion  que 
le  médecin  avait  ordonnée.  Il  fallait  pour 
s'y  rendre,  passer  par  la  ruelle  où  demeu- 
rait la  famille  Sauvigné.  On  était  à  la  fin 
de  novembre,  et  le  temps  était  mauvais. 

Mélanie  et  Victoire  descendaient  avec 
peine  la  côte;  étant  en  face  de  la  porte, 
on  l'ouvrit  avec  précipitation.  Pauline  en 
sortit,  et  s'adressant  à  Mélanie  avec  la 
plus  vive  émotion  :  Pardon,  mademoiselle, 
si  je  vous  arrête;  mais  ma  mère  se  meurt^ 


LA    JOLIE   FERME.  gS 

mon  père  et  mon  frère  sont  absens;  ne 
sachant  à  qui  m'adrfesser^  je  vous  ai  aper- 
çue par  la  fenêtre  de  ma  chambre,  et  j'ai 
pensé...  —  Oui!  oui,  mademoiselle,  vous 
me  rendez  justice.  Victoire,  portez  à  la 
femme  Jacques  ce  que  maman  lui  envoie  ; 
moi,  je  cours  au  château.  —Toute  seule, 
dit  Victoire?  —  Oui,  toute  seule  ;  maman 
ne  me  grondera  pas.  Soyez  sûre^  made- 
moiselle ,  que  vous  aurez  de  prompts  se- 
cours ;  et  déjà  elle  était  à  moitié  de  la 
montagne,  et  en  un  instant  on  ne  la  vit 
plus. 

Pauline  ,  par  un  mouvement  aussi 
prompt,  rentra  dans  la  maison  pour  revo- 
ler auprès  de  sa  mère.  Victoire,  restée 
seule,  disait  :  Madame  me  grondera; 
mais  aurais-je  pu  la  suivre,  et  encore 
moins  l'arrêter  ;  elle  aurait  eu  des  ailes  , 
qu'elle  n'aurait  pas  été  plus  vite.  Quel 
cœur,  que  celui  de  cet  enfant-là!  Mais  al- 
lons chez  la  mère  Jacques  aussi  vite  que 
je  pourrai,  car  le  chemin  devient  bien 


g4  I^  JOLIE    FERME. 

mauvaisj  et  puis  je  retournerai  au  château 
pour  rester  avec  ces  demoiselles ,  car  ma- 
dame la  comtesse  va  sûrement  venir  ici. 
Et  cette  bonne  fille  descendit  la  ruelle. 
Mélanie  était  déjà  arrivée  sur  la  grande 
place  du  village,  sur  laquelle  se  trolive  la 
grille  de  la  première  cour  du  château; 
elle  la  franchit  avec  une  telle  rapidité, 
qu'elle  ne  voit  rien  de  ce  qu'elle  rencontre, 
€t  qu'à  peine  on  l'aperçoit.  Enfin,  ellq 
traverse  la  seconde  cour  et  est  au  péris- 
tile,  n>onte  les  marches  avec  la  même  vi- 
vacité, se  trouve  dans  le  salon  où  elle  ne 
voit  que  sa  mère,  et  vient  tomber  presque 
sans  haleine  dans  ses  bras,  en  lui  disant  : 
Madame  Sauvigné  se  meurt;  sa  fille,  que 
j'ai  vue,  demande  du  secours.  Elle  n'en 
put  dire  davantage  ,  tant  la  rapidité  de 
sa  course  l'avait  suffoquée  ;  la  sueur  cou- 
lait de  son  front.  La  comlesse  voit  tout  à 
la  fois  le  danger  de  madame  Sauvigné  et 
l'extrême  fatigue  de  sa  fille  ;  elle  confie 
celle-ci  à  une  de  ses  parentes,  qui  était 


LA    JOLIE    FERME.  96 

avec  beaucoup  d'autres  femmes  dans  le 
salon  :  lui  demande  d'exiger  de  sa  fille  de 
changer  de  linge ,  de  boire  un  verre  de 
sirop  de  capillaire  dans  de  l'eau  chaude, 
et  surtout  de  ne  la  laisser  sortir  du  châ- 
teau qu'après  une  demi-heure.  Quelque 
chose  que  Mëlanie  pût  dire  pour  suivre 
sa  mère ,  celle-ci  n'y  consentit  pas.  So- 
phie voulait  aussi  suivre  sa  mère  ;  car 
déjà  elle  aimait  aussi  à  être  utile  ;  mais  la 
comtesse  le  veut  encore  moins. 

Madame  de  Régeville  fait  avertir  le 
médecin  de  riicspice,  prend  des  eaux 
spiritueuses,  et,  avec  presque  autant  de 
vivacité  que  sa  fille ,  sotft  de  chez  elle, 
en  s'excusant  vis-à-vis  les  étrangers  qui 
s'y  trouvaient ,  et ,  suivie  d'un  domes- 
tique de  confiance,  elle  se  rend  chez;  ma- 
dame Sauvigné,  où  elle  craint  d'arriver 
trop  tard  :  c'était  une  des  raisons  qui 
ravaient  engagée  à  donner  l'ordre  d'em- 
pêcher sf:s  filles  de  se  rendre  chez  la  ma- 
lade.  Elle  craignait  qu'elles  ne  fussent 


LA    JOLIE    FEKMÈ. 

témoins  d^une  de  ces  scènes  déchirantes 
qui 5  dans  la  grande  jeunesse ,  frappent 
trop  vivement  l'imagination ,  et  peuvent 
avoir  le  danger ,  ou  de  familiariser  trop 
tôt  avec  les  grandes  calamités  et  y  rendre 
insensible  ,  ou  à  émouvoir  si  vivement 
l'esprit  d'une  jeune  personne,  qu'elle  en 
reste  frappée  pour  le  reste  de  sa  vie  :  je 
l'ai  dit  dans  d'autres  ouvrages  ;  mais  je  ne 
me  lasserai  jamais  de  le  répéter  :  on  ne 
saurait  trop  ménager  des  organes  si  ten- 
dres,  que  le  moindre  choc  peut  déranger 
pour  toujours.  Mais  revenons  à  madamq 
lâè  Régeville. 

Elle  prit  des  mains  de  Lafrance  ce  qu'il 
avait  apporté,  lui  recommanda  de  rester 
dans  la  cour  jusqu'à  ce  qu'elle  l'appelât. 
Elle  sonna  à  la  porte  ;  et  Adélaïde,  le  visage 
baigné  de  larmes,  vint  lui  OjUvrir. — Ah!  ma- 
dame, que  vous  êtes  bonne  !  ma  mère.... 
O  mon  Dieu!  nous  ne  savons  si  elle  vitj 
elle  est  depuis  deux  heures  sans  mouve- 
ment, sans  connaissance!  —  Ayez  con- 


LA    JOLIE    FERME.  97 

fiance  en  Dieu ,   mademoiselle  ;   il  vous 
rendra  votre   respectable  mère.   Et  elle 
suivit  la  jeune  personne  qui  lui  dit;,  en 
l'arrêlant  un  moment  dans  la  cuisine  qui 
précédait  la  chambre  de  madame  Sauvi- 
gné  :  Vous  allez  voir,  madame,  que  nous 
sommes  bien  mal  logés;  mais  vous  ne  di- 
rez pas  à  papa   que  vous  êtes  venue.  — 
Non,  mademoiselle,  soyez  tranquille  •  et 
madame  de  Régeville  se  dit  intérieure- 
ment: Pauline  aime  mieux  sa  mère,  que 
ne  l'aime  Adélaïde;  l'amour-propre  cède 
à  une  vive  tendresse  :  et  ouvrant  la  porte, 
eUe  aperçut  Pauline  les  chevaux  épars,  à 
genoux  près  du  lit  de  sa  mère,  la  soute- 
nant d'une  main ,    et  semblant  épier  de~ 
l'autre  le  premier  battement  de  son  cœur. 
Elle  a  les  yeux  fixés  sur  l'objet  qui  ab- 
sorbe toutes  les  puissances  de  son  âme- 
il  en  tombe  quelques  larmes  rares  et  Hru« 
lantes;  sa  bouche  est  entr'ouverte,  elle 
voudrait  de  son  souffle  la  réchauffer,  elle 
lui  parle,   lui  donne  tous   les  noms  les 

5 


plus  tendres,  ou  prie  à  voix  basse  celui 
qui  frappe  et  qui  guérit,  qui  donne  la  vie 
et  rôle  à  son  gré,  dé  lui  rendre  sa  mère  : 
il  est  des  instans  même  où  elle  croit  que 
son  malheur  est  à  son  comble.  Elle  n'a 
point  vu  entrer  la  comtesse  ;  elle  se  sou- 
vient à  peine  qu'elle  a  prié  Mélanie  que  sa 
mère  vînt  à  son  secours,  quand  tout-à- 
coup  elle  l'aperçoit.  —  Ah  !  dit-elle,  sans 
changer  de  position,  madame,  dites-moi 
s'il  faut  que  je  meure  ?  Elle  n'a  point  osé 
articuler  la  cause  qui  la  ferait  mourir, 
elle  peut  dire  qu'elle  mourra;'  mais  ja- 
mais, jamais. elle  ne  pourrait  prononcer 
ce  mot  terrible!...  a-t-elle  cessé  d'être? 
—  Vivez,  mademoiselle  (i),   pourvoira 


(i)  On  fera  observer  dans  tous  ces  dialogues^ 
que  M.  et  madame  de  llégeville  appellent  tout 
ce  qui  compose  la  famille  Sauvîgné,  monsieur^ 
madame  et  mademoiselle  ;  non  qu^ils  ne  sen- 
tissent pour  eux  une  grande  affection,  mais  parce 
qu'ils  craignaient  qu'un  ton  amical,  dans  la  posi- 


LA    JOLIE    FERME.  99 

iintëressanle  malade ,  qui  n'est  qu'éva- 
nouie. —  En  êtes- vous  sûre,  madame?  4:^ 
Tout  me  le  fait  croire  ;  il  y  a  encore  de  la 
chaleur.  Les  traits  ne  sont  point  chan- 
gés ;  mais,  enfin,  M.  Talmont  nous  ins- 
truira mieux  qu'un  autre.  —  Vous  l'a- 
vez fait   avertir  ,    madame  ? II 

est  sûrement  tout  près  d'ici.  Et  Pauline 
prenait  les  mains  de  la  comtesse,  les  ser- 
rait contre  son  cœur,  voulait  les  baiser? 
mais  madame  de  Régeville  ne  le  souffrit 
pas  :  elle  s'occupait  à  faire  respirer  de 
l'eau  de  la  reine  de  Hongrie  (i)  à  la  ma- 
lade ,  qui  restait  toujours  dans  la  même 
insensibilité. 


■îTiii  i1       ■ 


tîon  où  ils  se  trouvaient  avec  eux,  ne  parût  celui 
4'une  fanailiarité  méprisante;  ce  que  l'on  doit 
éviter  soigneusement^  lorsqu'on  oblige  des  geas 
au-dessus  de  la  classe  commune. 

(i)  Eau  fort  à  la  mode  alors ,  qui  a  pour  base 
le  romarin  distillé;  l'eau  de  Cologne  l'a  rem- 
placée. 


100  liA    JOLIE    FERME. 

Enfin  5  MV  Talmont  arrive  ;  Agathe  lui 
ijjdiqiie  la  porte  (lu  corps-de-logis^^j  if 
trouve  facilement îacîiàmbre  oùl^oris^ëffih 
pressait,  sans  succès,  à  rappeler  madatriè 
Sauvierné  à  la  vie. 

Le  médecin  est  frappé  de  l'extrême 
maigreur  de  la  malade,  qui  ne  lui  paraît 
point  âgée.  La  pauvreté  derameubleméiït 
lui  indique  la  cause  de  ce  marasme,  ex- 
cès dp  travail  et  une  mauvaise  iiôWrîtufe^ 
Il  avait  apporté  des  cordiaux  :  il  lui  des- 
serre les  dents  avec  beaucoup  de  peine,  et 
tait  couler  quelques  gouttes  de  cet  élixir 
dans  la  bouche  de  madame  Sauvigné;  mais^ 
elle  n'avalait  pomt  :  il  crygriartlâ^lt^-^ 
lysie  du  gosier.  Madame  de  Régeville  li- 
rait dans  Içs  yeux  du  docteur,  qu'il  la  trou- 
vait  très  mal  ;  et  la  comtesse  en  ressentait 
une  profonde  douleur.  Il  écrivit  une  or- 
donnance, que  madame  de  Régeville  perla 
à  Lafrance,  en  lui  disant  de  prendre  le 
cheval  du  fermier,  dont  la  ferme  était  au 
bord  de  la  rivière,  pour  ne  pas  perdre  de 


]JL| JOLIE    F^RAIE.  1 0  1 

temps  en  remontant  au  château.  Elle  con- 
naissait sqç\  zèle;    elle  savait  qu'il  irait 
ventre  à  terre.  A  cet  instant,  Victoire  re- 
aaionlait  la  ruelle  ;  elle  vit  la  comtesse,  lui 
demanda  ses  ordres.  Retournez  prompte- 
.ment  au  château ,  lui  dit-elle,  pour  tran^- 
<juilliser  mes  filles  ;  puis  elle  ne  s'occupa 
qu'à  seconder  les  soins  du  médecin.  Lés 
jeunes  personnes  n'osaient  l'interroger; 
mais  leurs  alarmçs  croissaient  à  chaque 
instant.  Adélaïde  y  joignait  celles  dli  rè^- 
tîour  de  son  père  ;  mon  Dieu  !  que  dira- 
.t-ij  en  voyant  des  étrangers  dans  sa  niài- 
.son?  Pour  Pauline,  elle  ne  pensait  qu'à  sa 
ji^Jiçe^  ,(ji^'à  l'horrible  idée  de  la  voir  s'é- 
.  leindre  :  elle  lui  réchauffait  les  pieds  et 
les  mains  qui  étaient  glacés.  Adélaïde,  non 
.||^oin^  aLçjive,  quoique  plus  orgueilleuse, 
-faisait  chauffer  des  linges  pour  mettre  sur 
^^^  jstomac  de  $a  mère  ;  et  celle-ci  ne  revenait 
ç  ^pas.  Enfin,  Lafrance  apporta  le  spécifique 
,  xlemandé;  la  malade  n'avait  pas  encore 
<donné  le  moindre  signe  de  connaissance. 


1 O^  LA    JOLIE    FERME. ' 

Uâ  camféssét  W  qui  te'di^dëciiî  àVâît  d 
enanglais,  qu'elle  seule  entendait-,  que  si 
lef ^temède  5  qu'il'  avait  envoyé  chercher  k 
Rouen  5  ne  réussissait  pas,  il  n'y  avait  plu^ 
d'espoir,  se  hâla^  dès  qu'elle  entendit  en- 
trer dans  la  cour,  de  venir  prendre  la  bou- 
teille des  mains  de  son  domestique,  pour 
la'  {)orter  au  médecin  ,  ne  négligeant  pas 
toutefois  les  soins  pour  ce  zélé  serviteur, 
qu'elle  fit  entrer  dans -la  cuisine  où  il  y 
â^Sît  du  feu.  11  tombait  une  pluie  froide 
qui  l'avait  trempé,  et  elle  lui  dit  de  se  sé- 
cher et  d'attendre. 

M.  Talmont  eut  bien  de  la  peine  à  faire 
pénétrer  une  cuillerée  de  cette  potion  dans 
îa  bouché' de  la  malade,  qui  en  éprcruva 
un  effet  si  prompt ,  qu'elle  put  avaler  j 
elle  ouvrit  aussitôt  les  yeux  ;  mais  elle  fut 
si  inquiète  en  voyant  la  comtesse  et  le  mé- 
decin, qu'elle  les  referma  aussitôt,  et  fît 
un  profond  soupir.  —  Ne  craignez  rien , 
lui  dit  alors  la  comtesse,  avec  l'accent  en- 
chanteur qu'elle  avait  reçu  de  la  nature^ 


I,A    JOLIE    FERMS.  io5 

VOUS  êtes  avec  des  amis,  qui  se  retireront 
dès  aue  leurs  soins  ne  vou§  serQjxt  plq$ 
utiles  5  et  sûrement  avant  le  retour  de 
M.  Sauvigné,  Alors,  la  physionomie  de  la 
malade  prit  un  caractère  si  touchant,  q^e 
jamais  la  reconnaissance  ne  s'était  moxi- 
tvée  sous  des  traits  plus  sublimes.  Sou  re- 
gard dévoila  dans  ce  moment  à  la  com- 
tesse toute  son  âme,  que  celle-ci  était  di- 
gne d'entendre.  Le  médecin  trouva  de 
la  fièvre ,  et  ordonna  beaucoup  de  repos, 
ide  l'excellent  bouillon ,  de  la  crème  de 
riz,  des  gelées  de  viande,  et  pour  boish-, 
son  du  vin  de  Bordeaux,  coupé  avec  de 
-l'eau  de  squine.  Madame  Sauvigné  dit  en 
secouant  la  tête  :  —  Toute  cette  recette 
€st  excellente;  mais  je.  nq  pourrai  la  fair#, 
parce  qu'il  faudrait  dire  qui  me  Ta  donnée. 
Au  nom  de  Dieu  !  madame  la  comtesse^ 
«tvous,  M.  Talmont,  je  vous  oonjurer, 
^u'on  ne  sache  pas  que  vous  êtes  ven^-s 
ici!  Mon  mari  et  m  es  fils  sont  absens,il&  ne 
jreviendronlque  sur  les  huit  heures  du  soir> 


1^4  ^^    JOLIE    FERME. 

-r- Eh  bien!  dît  madame  de  Régeville^ 
îîoas  avons  le  temps  de  vous  procurer  tout 
cela,  que  vous  prendrez  sans  que  seule^ 
ment  ils  s'en  doutent.  Retournez  au  châ- 
teau 5  mon  cher  docteur  ;  faites- en  appor- 
tej:!toutce  que  vous  avez  ordonne,  et  dites 
à  ma  fille  qu'elle  vienne  ,  mais  sans  So- 
phie, i 

M.  Talmont  ne  perdit  pas  un  instant^ 
Mélanie  et  Victoire  arrivèrent  un  moment 
après.  Victoire  resta  dans  la  cuisine  ;  Me- 
îanie  entra  seule,  et  elle  était  si  joyeuse 
de  trouver  madame  Sauvigné  rendue  à  la 
vie,  qu'elle  le  témoigna  à  la  mère  et  aux 
filles  avec  une  vive  aflfection.  • 

Victoire  apportait  tout  ce  qui  avait 
été  demandé.  Pauline  s'en  empara  et  le 
serra  dans  un  grand  coffre  que  son  père 
et  ses  frères  n'ouvraient  jamais.  Il  fut  con- 
venu que  l'on  se  trouverait  a  la  fontaine 
pour  avoir  des  nouvelles,  les  donner  au 
médecin  qui  suivrait  la  maladie,  qu'il  avait 
assuré  n'avoir  d'autres  causes  que  la  fati- 


LA    JOLIE    FERME.  îoS 

gue  et  une  nourriture  trop  lourde  et  pas 
a$sez  substantielle.  On  resta  jusqu'à  huit 
heures  du  soir.  La  malade  avait  fait  usage 
de  ce  qu'elle  devait  aux  soins  et  à  la  gé- 
nérosité de  madame  de  Régeville,  et  lé 
mieux  était  sensible.  Elle  ne  quitta  cette 
intéressante  famille  ,  qu'en  assurant  la 
mère  et  ses  deux  filles  que  leur  sort  chan- 
gerait, et  sous  peu  de  temps.  —  Je  ne  le 
crois  pas,  dit  madame  Sauvigné;  mais  je 
n'en  conserverai  pas  moins  une  vive  re- 
connaissance de  ce  que  vous  faites  pour 
moi  :  et  on  se  promit  un  attachemeht  sin- 
cère et  réciproque. 


«^^Kr^^^s» 


it§ÎTIÈ9IE  ENTRETIEN. 

Ces  dames  revinrent  au  château,  et  ra- 
contèrent à  M.  de  Régeville  et  au  bon. 
abbé  Ralet,  tout  ce  dont  elles  avaient  été 
témoins;  mais,  ajouta  madame  de  Rége- 
ville, il  n'y  a  pas  un  moment  à  perdre, 


lo6  LA  JOLIE  ferme; 

si  l'on  veut  sauver  madame  Sauvîgnë,  ou 
elle  mourra  de  consomption. 

Le  Comte.  —  Que  faut-il  Mt'e?  YaM 
voyez  comme  sa  femme  et  ses  filles  crai- 
gnent M.  Sauvigné  ;  il  sera  impossible  de 
le  fléchir. 

La  Comtesse.  —  J'ai  une  idée  que  je 
Tais  vous  communiquer,  et  qui ,  j'espère^ 
réussira  au  moins  pour  remédier  aux  plus 
pressans  besoins.  Faites  partir  demain  La- 
france;  qu'il  aille  en  poste  à  Paris  avec 
une  lettre  de  vous  à  M.  Roux  :  il  faut  qu'il 
écrive  à  madame  Sauvigné,  que  sa  belle- 
înèrê  a  appris  qu'elle  était  malade  de  fa- 
tigues 5  qu'elle  en  était  très  touchée  :  sî 
cela  n'est  pas,  cela  doit  être  ;  qu'en  consé- 
quence elle  renonce  à  600  liv.  de  son  re- 
venu pour  que  sa  bru  ait  une  servante  ? 
alors  je  placerai  chez  elle  la  fille  de  la  veuve 
Jacques,  qui  nous  servira  à  faire  entrer 
chez  madame  Sauvigné  tout  ce  qui  lui  sera 
nécessaire, 
b  G        idée  parut  excellente  ,  et  dès  la 


LA    JOLIE    FERME*  107 

pointe  du  jour  Lafrance  partit  avec  la  lettre 
du  comte.  Trois  jours  après,  xnadame  Saun 
vigne  reçut  la  lellre  de  M.  Roux.  Elle  était 
encore  bien  faible;  et  son  mari,  qui  avait 
ëlé  bien  affligé  quand  il  avait  su  qu'elle 
avait  été  si  mal ,  consentit  à  ce  qu'il  croyait 
que  sa  mère  désirait,  et  il  lui  fit  une  ré- 
ponse fort  touchante  et  pleine  des  senti-*' 
mens  de  la  plus  sincère  reconnaissance;  il 
la  terminait  ainsi  :  a  Je  n'avais  calculQ 
que  la  moindre  portion  de  douleur  que  la 
privation  totale  de  la  fortune  peut  faire 
éprouver;  car  je  n'avais  pas  pensé  ce  que 
l'on  soujffre  en  voyant  les  jours  de  ce  qu'on 
aiilie  menacés,  sans  moyen  de  pouvoir  .y 
porter  remède;  mais  grâceà  vous,  ma  mère, 
disait-il  5  ma  respectable  compagne  sera 
exempte  de  travaux  au-dessus  de  ses  forices^* 
C'e^t  avoir  fait  ptyixr  moi  bien  plus  qu'eue 
me  donnant  la  vie.  Que  ne  me  permettez'*^ 
v^T^  de  vous  en  témoigner  ma  reconnais-^ 
sance,  en  vous  serrant  dans  mes  bras  !  Beïm 
dez,  rendez  à  votre  fils  la  tendresse  que 


(i08  LÀ    JOLIE    FERMEi? 

vouè^avîfez  atifï'efbîs  pour  lui  ^  èl"éoïî'î?es- 
pect  égalera  5  etc,^.*  » 
^^^  Celte  missive  arriva^ à  imadame  Sauvi^ 
gné  la  mère,  el  je  laisse  à  penser  Tétonne- 
nient  qu'elle  causa  à  cette  dame  qui  ne 
savait  ce  que  voulait  dire  une  telle  lettre 
de  son  fils,  qu'elle  prit  pour  une  dérision  ; 
ce  qui  Tirrilaplus  encore  contre  lui.  Celui- 
ci  ne  recevant  pas  de  réponse,  vit  bien  que 
c'était  en  vain  qu'il  s'était  flatté  de  voir 
revènît  sa  mère  à  des  sentimens  d'amour 
taaternel ,  et  qu'il  fallait  y  renoncer. 

Cependant  la  fille  de  la  mère  Jacques 
était  établie  chez  madame  Sauvigné,  et 
elle  la  servait  avec  d'autant  plus  de  zèle, 
que  madanié  de  Régeville  pàysiîï  a  sa 
mère  une  petite  pension,  pour  la  dédom- 
•tnager  de  ce  que  sa  fille  eût  fait  d'ou- 
vrage pour  elle.  Marie  venait,  en  cou- 
rant, chercher  au  château,  quand  elle 
sortait  pour  aller  à  la  fontaine,,  ce  que  le 
médecin  ordonnait.  La  santé  de  ma- 
dame Sauvigné  se  rétablit  entièrement. 


LA    JOLIE    FERMJE:.  I09 

et  mesdemoiselles  de  Régeville  eurent  la 
satisfaction  de  la  voir  à  l'église  ^  et  de  lui 
dire  quelques  mots  en  sortant,  qui  lui 
prouvaient  le  tendre  intérêt  qu'elles  pr^r 
naient  à  elle  et  à  sa  famille. 

La  ferme  était  construite  ;  il  ne  fallait 
plus  que  s'occuper  de  Tintérieur,  et  d'y 
mettre  des  bestiaux.  Déjà  M.  de  Rége- 
ville  avait  acheté  la  récolte  de  la  derjpîièrç 
année  du  bail  (i).  Déjà  les  chevaux^  les 
vaches,  les  moutons  étaient  dans  les  bâtir 
mens.  On  avait  établi  la  mère  Jacques  et 
ses  enfàns  pour  les  soigner,  et  commen- 
cer les  labours  ;  car  Taîné  de  «es  fils  avait 
dix-huit  aiijs,  et  était  déiu  bon  chai:retier> 

Quelque  temps  après  ces  opérations^ 
J^.  4^^  Régeville  fit  un  voyage  |  P^ari^  où 
il  passa  près  d'un  moisj  ce  qui  ennuyait 


(1)  On  paie  au  cultivateur  les  frais  de  labour 
et  d'enseiDencement ,  on  le  décharge  de  la  reJe- 
yance,  et  on  fait  la  moisson  comme  si  on  avait 
culiivé. 


110  li^   IfGLIE    FERME* 

beâticbtip  s^s%n#rl$;  Ed<Màrd  n'avait  plus 
rien  à  faire  à  la  ferme  ,  et  on  ne  s^occupait 
pas  de  meubler  la  maison  du  fermier.  A 
rexceptiôn  de  la  cviisinc ,  de  la  laiterie  et 
de  la  chambre  de  la  mère  Jacques  ^  tout 
était  vide.  On  n'avait  fait  que  d^  gros 
linge  5  et  il  n'était  plus  question  du  trous- 
seau de  la  famille  Sauvigné  ,  dont  on 
semblait  ne  plus  s'occuper ;,  ne  faisant  au- 
tre chose  pour  elle  que  de  faire  payer  par 
M.  Roux  lés  6oo  fr.  avec  une  grande  exac- 
titude ,  et  d'envoyer  par  Marie  des  choses 
saines  et  délicates  à  madame  Sauvigné  : 
du  reste ^  on  ne  parlait  plus  de  les  établir 
dans  la  jolie  ferme.  M.  Ralet  mêmje  disait 
qu'il  croyail  que  le  comte  était  allé  à  Paris 
pour  la  vendre ,  et  cela  chagrinait  beau- 
coup les  enfans,  qui  déjà  disaient:  Si  papa 
vend  la  jolie  ferme  3  nous  ferons  enlever 
nos  arbres  ;  certainement  nous  ne  les  con- 
fierons pas  à  des  étrangers. 

Edouard. —  Bien  sûrement  :  si  j'avais  su 
de  quelle  manière  tout  cela  tournerait  Je  ne 


I/A    JOLIE    FERME.  111' 

* 

xoe  serais  pas  levé  tout  l'été  dernier  à  trois 
heures  du  malin^  poursuivre  les  ouvriers; 
je  ne  me  serais  pas  privé  de  la  chasse ,  de 
la  pêche,  enfin  dt^,  tous  les  plaisirs  que 
j'aurais  pu  goûter  avec  papa  ;  je  n'aurais 
point  négligé  mes  études ,  pour  faire  avan* 
ccr  les  travaux,  et  tenir  en  ordre  la.d,ér 
pense  qu'ils  occasionaient.  Ah  !  j'y  ai  bieu 
du  regret. 

.^.Labbé  Ralet.  —  Vous  avez  tort,  mon 
ami  ;  on  ne  doit  jamais  se  repentir  d'avoir 
fait  une  chose  utile,  et  y  a-t-il  rien  qui 
le  soit  davantage  qu'un  bâtiment  propre 
à  une  exploitation  rurale  j  les  connaissan- 
ces que  vous  avez  acquises, jeu  pç^  genre, 
ne  sont-elles  rien  pour  celui  qui  est  ap-- 
pelé  a  être  un  jourj^ropriétaire  de  grands 
domaines?  connaissances  qui  vous  met- 
tront à  même  de  n'être  pas  trompé  ^dans; 
les  réparations  que  vous  aurez  sans  cesse 
à  faire,  et  sur  lesquelles  vous  gagnerez > 
^ant  pour  le  prix  que  pour  la  solidité ,  et 
qu'en  arrivera-t-il  ?  qu'en  faisant  sur  cet 


1i;2  LA    JOLIE    ferme; 

objet  de  véritables  économies  ,  il  vous  res- 
tera plus  de  moyens  de  soulager  les  mal- 
heureux. Croyez-vous  que  quelques  heu- 
res de  sommeil  de  moins ,  et  quelques 
plaisirs  qui  auraient  passé  aussi  rapidemen^t 
que  le  temps,  ne  sont  pas  bien  payés  par 
.ces  avantages? 

Charles.  — Je  ne  sais  comment  cela  se 
fait  5  mais  mon  bon  ami  a  toujours  raison; 
car ,  en  dernier  résultat ,  que  celte  ferme 
soit  à  Pierre  ou  à  Paul ,  cela  doit  nous 
être  bien  indifférent ,  pourvu  qu'elle  soit 
bienbâtie,  bien  commode,  comme  celle-ci  : 
pour  moi ,  je  ne  regrette  pas  les  soins  que 
je  me  suis  donnés. 

Edouard.  —  Ils  n'étaient  pas  considé- 
rables 5  car  tu  aimais  mieux  dénicher  les 
oiseaux  dans  le  verger ,  et  faire  des  bou- 
quets pour  Méîanie  ,  que  de  voi4:  compter 
les  tuiles,  les  paquets  de  lattes,  peser  le 
fer ,  le  plomb  ,  mesurer  les  pièces  de  bois 
et  les  pierres  ,  etc. 

Charles.  —  Vous    suffisiez  ,  monsieur 


ï.jt    JOLIE    FERlMtE.  -Il3 

anoil  frère  aîné,  à  ces  soins  ,  et  je  n'aurais 
pas  voulu  vous  en  ôter  le  mérite.  Moi ,  je 
montais  sur  les  arbres  pour  mieux  voir  si 
les  ouvriers  travaillaient  bien,  et  ne  per- 
daient pas  de  temps. 

"^    Edouard. — Voilà  une  plaisante  manière 
de  surveiller  des  ouvriers. 

Mélanie  ,  accourant  avec  Sophie.  —  O 
mes  amis  !  voilà  une  bien  triste  nouvelle; 
la  ferme  est  vendue. 

Edouard.  —  Et  à  qui  ? 

Mélanie.  —  A  une  vieille  dame  de  Paris, 
tjui  n'est  point  une  fermière,  à  une  femme 
riche  ;  mais  ce  qui  me  désole,  c'est  qu'elle 
apporte  tout  ce  qui  est  nécessaire,  meu-- 
bles,  linge,  argenterie  j  et  moi  je  n^aurai 
plus  rien  à  faire,  et  mes  pauvres  petites 
amies  ne  viendront  pas  habiter  cette  de- 
meure que  j'ai  vu  bâtir  avec  tant  de  plaisiri 

Uabbè  Kaki.  —  Mais  cette  dame  a 
peut-être  des  enfans? 

Mélanie.  —  Non,  maman,  m'a  dit 
qu'elle  est  toute  seule  ;  point  de  mari, 

5, 


^l^  JuA   JOLIE    FERME. 

point  d'enfans,  riche,  voilà  tout.  Je* suis 
tçûrç  qu'elle  est  on  ne  peut  pas  plus  desar 
gréable  ;  elle  va  s'établir  auchâleau  tout 
le  temps  que  Ton  meublera  la  ferme; 
mais  elle  ne  s'en  occupera  pas.  Maman 
a  déjà  dit  que  ce  serait  moi  qu'elle  en 
chargerait.  En  vérité ,  je  ne  m'en  soucie 
guère.  La  famille  Sauvigné  m'intéres- 
sait :  je  me  serais  volontiers  donné  de  la 
peine  pour  elle;  mais  pour  cette  vieille 
femme  :  oh  !  si  maman  ne  l'exige  pas,  je 
n'en  ferai  rien.  , 

.^L'abbé  Ratet.  —  Vous  ferez  toujours, 
dit-il  en  rentrant  dans  le  château  pour 
VQÎi:  |a  lettï^e.du  comte  .ce  qui,  sera  bi^ni 
car  vous  êtes  raisonnable  et  complaisante* 

Sophie.  —  Tu  as  raison,  ma  sœur;  à  ta 
plax^Cj  je  ne  ferais  rien  du  tout.  Cette' 
vieille  dame  ne  trouverait  rien  à  son  gré: 
le  suis  sûre  qu'elle  est  tracassièrcj,  jaaaus- 
sade. 

La  Comtesse  arrivant  dans  le  bosquet. 
—  De  qui  parles- tu  donc? 


LA    JOLIE    FEKl!îIE.  t  iS 

Sophie.  —  Je  disais  que  lorsque  l'on  se 
mêle  des  affaires  des  autres ,  souvent  on 
s'attire  des  tracasseries  maussades, 

La  Comtesse. — Vraiment.  Eh  bien!  je 
croyais  que  c'était  de  madame  de  Pon- 
ttîieu  que  tu  parlais,  et  tu  aurais  bien 
tort  5  car  ton  papa  m'écrit  que  c'est  une 
femme  charmante  :  elle  a  été  d'une  grande 
beauté,  et  conserve  encore  une  physio- 
nomie noble  et  gracieuse;  elle  a  beau- 
^eoup  d'esptît,  detalens,  a  toujours  vectl 
dans  le  plus  grand  monde  :  ce  sera  pour 
moi  une  société  .très  agréable ,  et  qui'  ne 
pourra  que  vous  être  utile  ^  elle  vient  ici 
finir  ses  jours  dans  la  solitudç^  poiîr^si'y 
ociéil]ièrdeDieu  èt^  lSï>wiMlr  dfe  ses  sem- 
l>lables;  elle  gardera  la  famille  Jacques. 

Charlesi^^Ah  !  tant  mieux  ;  ce  sont  de 
^î  honnêtes  gens  ! 

Mêlante. -^^^'^t  vous  n'éprouvez  pas, 
ma  mère,  du  regret,  en  voyant  que  là 
famille  Sauvigné  n'habitera  pas  la  jolie 
ferme? 


Il6  LA, JOLIE    FERMJÇ. 

La  Comtesse.  —  Apparemment  ce  n'é- 
tait  pas  dans  les  desseins  de  la  Provi- 
dence, qui  fait  toujoijçs^^ tout  pour Jbe 
mieux.  Mais  rentrons  pour  déjeûner,  et 
nous  nous  occuperons  tout  de  suite  de 
faire  préparer  l'appartement  de  madame 
de  Ponthieu.  Je  crois  qu'elle  arrivera  ce 
soir  avec  mon  mari.  Toi ,  mon  cher 
Edouard,  dis  à  Jacques  qu'il  nettoie  par- 
faitement la  maison  de  la  ferme,  le  pre- 
miei?  j^  Je  second ,  pour  que  le  frotteur 
puisse,  dès  ce  matin,  mettre  en  couleur 
et  cirer  les  parquets.  Ces  ordres  donnés, 
on  rentra. 


NEUVIÈME  ENTRETIEN. 

Toute  la  journée  Mélanie  fut  triste,  et 
Edouard  eut  de  l'humeur  :  cependant  ils 
se  faisaient  un  sensible  plaisir  de  revoir 
leur  père,  car  il  n'avait  jamais  fait,  de- 
puis qu'il  avait  quitté  le  service ,  d'aussi 
longue  absence.  Après  dîner,  on  alla  at- 


LA    JOLIE    FERME.  I  I7 

tendre  dans  l'avenue  ?|ui  dbncïtïîsait  à  la 
grande  route  madame  dePonlhieu.  Sur  les 
sept  heures  du  soir,  on  entendit  les  coups 
de  fouet  ;  et  Lafrance  ,  qui  courait  devant 
son  maître  ^  passa  en  disant  que  la  voi- 
ture était  à  une  portée  de  fusil.  Madame 
de  Régéville,  ses  enfans  et  l'abbé  Ralei: 
se  levant,  allèrent  au  devant  du  comte  et 
de  sa  compagne  de  voyage. 

Dès  que  le  comte  aperçut  sa  famille, 
il  fit  arrêter,  et  descendit.  Madame  de  Pott- 
thieu  voulut  aussi  descendre.  C'était  une 
femme  qui  paraissait  avoir  soixante  ans, 
mais  parfaitement  conservée  :  elle  étaîi  éli 
habit  de  voyage  très  recherché ,  et  au  pre- 
inier  abord,  on  pouvait  .^'apercevoir 
qu'elle  avait  le  meilleur  ton  ;  elle  parlait 
en  très  bons  termes.  Les  enfans  qui  s'é- 
taient fait  d'elle  ùtiêldée  fort  désagréaBle, 
furent  tout  étonnés  de  la  voir  si  différente 
de  ce  qu'ils  la  croyaient.  Elle  avait  avec 
elle  une  femme  de  chambre  d'environ 
trente  ans,  très  élégante,  et  une  superbe 


Ïl8  I^A    JOLIE    FERME. 

levrette  5  que  Von  aurait  prise  ptfut*  un 
chien  d'albâtre,  tant  elle  avait  la  peau  blan- 
che et  Iransparenle!  Du  reste ,  la  voiture 
ctait  remplie  de  cartons  ,  de  paquets,  de 
«acs  de  taffetas  de  toute  grandeur  et  de 
toute  couleur;  mais  rien  à  qui  madame  de 
Ponlhieu  prit  autant  d'intérêt  qu'a  une 
petite  cassette  qui  paraissait  assez  lourde: 
elle  la  recommanda  bien  à  Camille;  c'é- 
tait le  nom  de  sa  femme  de  chambre.  On 
porta  tout  dans  l'appartement  de  itiadame 
de  Ponthieu,  et  on  Pinvita  à  se  mettre  à 
table  ;  car  on  n'avait  fait  à  Sainl-Lô  qu'un 
déjeûner-dîner  5  afin  de  pouvoir  souper 
ide  bonne  heure ,  et  que  madame  de  Pon- 
lhieu pût  se  reposer.  Elle  fut  très  aimable 
pendant  le  repas,  parlant  de  toùÈ  avec 
facilité,  et  témoignant  à  madame  de  Ré- 
gevillele  plus  vifdésir  de  lui  plaire.  L'abbé 
lui  demanda  à  quelle  heure  le  lendemain 
elle  irait  voir  la  jolie  ferme  ? 

Madame  de  Ponlhieu.  —  Je  n'y  mettrai 
pas  le  pied  que  tout  ne  soit  prêt  pour  que 


LA    JOLIE    FEilME.  l  I9 

je  puisse  y  loger;  je  m'en  rapporte  entiè- 
rement à  tout  ce  que  feront  M.  et  madame 
de  Régeville.  J*ai  acheté  sans  voir,  j'irai 
y  demeurer  sans  en  savoir  davantage.  D'ici 
là  je  vous  demande  la  permission  de  ne 
pas  sortir  du  château ,  je  déteste  la  pro- 
menade et  je  crains  les  intempéries. 

ha  Comtesse. — -Vous  ferez  .  madame^, 
tout  ce  qui  vous  conviendra:  soyez  sûre 
que  vous  serez  ici^comme  dans  votre  pro^ 
pre  famille. 

Madarne  de  Ponlliieu.  — J'y  compte, 
madame  ,  et  j^ai  trop  d'obligations  à 
M.  de  Régeville  pour  ne  pas  être  cer laine 
que  vous  me  voyez  avec  plaisir.  On  est 
si  bien  avec  ceux  dont  on  fait  le  bon- 
heur î  On  n'en  dit  pas  davantage ,  et  on 
conduisit  madame  de  Ponthieu  dans  son 
appartement,  où  Camille  l'attendait  pour 
la  déshabiller. 

Les  domestiques ,  qui  sont  les  mêmes 
partout  5  c'est-à-dire  curieux  ,  deman- 
dèrent à  cette  demoiselle  Camille  qui  était 


120  Ï*A    JOLIE    FERME. 

sa  maîtresse?  — Je  n'en  sais  rien,  dit^elle; 
c'est  M.  le  comte  qui  m'a  placée  auprès 
d'elle  ^  et  je  n'ai  vu  ma  maîtresse  qu'aux 
Champs-Elysées  5  où  M.  le  comte  m'avait 
donné  rendez-vous.  La  voiture  s'est  arrê- 
tée ;  j'ai  monté  dedans  ,  et  me  voilà.  On 
m'a  dit  que  madame  se  nomme  de  Pon- 
tliieu,  mais  je  n'en  "Ssais  pas  davantage. 
J'igliore  ce  qu'elle  a  dans  ses  malles  et 
dans  tous  ses  paquets  ;  ce  n'est  pas  moi 
qui  les  ai  faits  :  du  reste ,  elle  paraît  bonne 
maîtresse;  et  puis  ce  n'est  pas  un  ma- 
riage. Si  je  m'ennuie  dans  sa  ferme  ,  je 
retournerai  à  Paris.  Ce  récit  ne  satisfît  pas 
nos  curieux  ,  mais  fît  prendre  de  madame 
de  Ponlhieu  une  idée  extraordinaire .  Nous 
verrons  par  la  suite  si  on  avait  raison  de 
la  croire  une  femme  bizarre. 

Le  lendemain ,  de  grand  malin.  ^  M.  et 
madame  de  Régeville  entrèrent  chez  ma- 
dame de  Ponthieu  ,  et  y  restèrent  enfer- 
més trois  heures,  pendant  que  leurs  enfans 
prenaient  leur  leçon   avec   l'abbé  Ralet. 


LA    JOLIE    FERlMtE>  131 

Ils  auraient  bien  voulu  lui  demander  ce 
qu'il  pensait  de  celle  qui  avait  acheté  la  jo- 
lie ferme;  mais  ils  savaient  qu'iln'^imait  pas 
les  questions,  et  que  de  tous  les  défauts ^ 
celui  qu'il  détestait  le  plus ,  était  la  curio- 
sité. Ils  se  turent;  mais  ils  pensaient  tou- 
jours à  la  famille  Sauvigné  ,  en  regrettant 
qu'elle  n'eût  pas  l'agréable  habitation  qui 
lui  avait  été  destinée.  Le  comte  vint  en  sor-» 
tant  de  chez  madame  de  Ponthieu,  pour 
chercher  ses  fils,  afin  d'aller  voir  si  tout 
était  prêt  a  recevoir  les  meubles ,  qui  ne 
tarderaient  pas  à  arriver. 

Cependant  Qti  fut. deux  jours  sans  que 
rien  ne  vînt;  dans  cet  intervalle,  madame 
de  Régeville  rencontra  Pauline  et  sa  sœur 
sur  la  place.  Elle  les  aborda  et  leur  dit  : 
qu'il  y  aurait  incessamment  unefor,tJ:)elle 
fête  à  la  jolie  ferme,  dont  la  propriétaire 
se  mettrait  en  possession  dans  quelques 
jours.  Il  est  essentiel  que  vous  y  veniez. 
—  Mon  père  ne  le  voudra  pas.  —  Nous 
le  lui  ferons  vouloir. 

6 


Î2È  XA    JOLIE    FERME* 

Madame  de  Ponlliîeu  est  une  veuve  ri- 
che,  sans  enfans;  elle  peut  letre  utile  k. 
votre  famille  ;  il  ne  faut  pas  repousser  lea 
ressources  que  la  Providence  nous  envoie^ 

Pauline,  —  Cela  ne  sera  pas  possible  j 
M.  Sauvigné  ne  le  voudra  pas,  et  elles  se 
séparèrent.  Un  soir  Marie  vint  au  châ- 
teau ^  et  remit  à  la  comtesse  une  lettre  de 
madame  Sauvigné ,  qui  en  contenait  une 
autre  de  sa  belle-mère.  Je  vais  les  rap- 
porter l'une  et  Pautre. 

Lettre  de  madame  Sauvigné  à  la  comtesse 

de  Régeville^ 

Saint-Lô,  le  6  niai  182tl^^ 

'<c  Vous  serez  sûrement,  madame  la 
Comtesse,  aussi  surprise  que  moi,  en  li- 
'^sant  la  lettre  de  ma  belle-mère.  Voilà  la 
première  fois  qu'elle  m'honore  du  nom  de 
fille  ;  j'en  suis  bien  satisfaite.  M.  Sauvigné 
permet  que  nous  soyons  à  la  fête.  La  caisse 
indiquée  par  la  lettre  est  arrivée  ;  tout  est 


LA    JOLIE    FERME»  123 

du  meilleur  goût  et  d'une  simplicité  char- 
piante.  Ce  qui  est  fort  extraordinaire, 
c'est  que  tous  les  habits  et  les  robes  sont 
faits  à  la  taille  de  ceux  à  qui  ils  sont  des- 
tinés  :  enfin  nous  irons  a  la  fête,  et  nous 
y  paraîtrons  très  décemment.  Excusez- 
moi  auprès  de  madame  de  Ponthieu,  si 
je  n'ai  pas  l'honneur  de  la  voir  avant  le 
jour  de  cette  agréable  réunion;  mais  je 
craindrais  de  la  déranger  :  on  dîf  qu'elle 
ne  reçoit  personne. 

y>  Recevez 5  madame,  les  assurances, 
etc.,  etc. 

y>  LuciLE  DE  Sauvigné.  » 

Lellre.de  madame  de  Sauvigné  à  sa  bru. 

Paris,  le  2  mai  1821. 

<(  Le  temps  qui  rompt  quelquefois  les 
unions  les  plus  tendres,  amortit  aussi  les 
ressenti  mens  les  plus  justes  et  les  plus 
vifs.  J'approche  dé  ma  fin,  et  je  veux 
vous  donner  une  marque  que  j'ai  cessé. 


Ij24  X.A    JOLIE    FERME. 

ma  fille  ^  de  vous  haïr.  Vous  recevrez ,  en 
même  temps  que  celle-ci ,  une  caisse  où 
vous  trouverez  tout  ce  qui  peut  voiis  faire 
paraître  5  vous  5  votre  mari  et  vos  enfans, 
d'une  manière ,  sinon  riche ,  au  moins 
décente.  Vous  m'obligerez  de  vous  en 
servir  pour  aller  à  la  fête  que  doit  don- 
ner madame  de  Ponthieu.  lorsqu'elle  s'é^ 
tablira  dans  cette  jolie  ferme  que  votre 
mari  n'a  pas  voulu  acquérir,  je  ne  sais 
trop  pourquoi,  si  ce  n'est,  parce  que  c'est 
un  original  5  qui  Fa  toujours  été,  et  le 
sera  tant  qu'il  vivra.  Je  désire  que  vpu$ 
cherchiez  à  vous  lier  avec  madame  de 
Ponthieu  :  c*est  ma  meilleure  amie;  noua 
ne  nous  sommes  jamais  perdues  (Je  ^y^i 
elle  n'a  point  d'enfans  :  si  les  vôtres  lui 
plaisent,  elle  les  adoptera,  et  réparera 
les  folies  de  leur  grand- père.  Dites  à  moii 
fils  que  j'ai  reçu  dans  le  temps  sa  lettre^ 
que  je  n'y  ai  rien  compris  :  c'est  lui  ou 
moi  qui  ne  savons  ce  que  nous  disons  : 
comme  la  mère,  je  réclame  la  priorité^ 


JOLIE    FERME.  1^5 

surtout  à  VOUS  assurer,  mes  filles ,  ainsi 
qu'Auguste  et  ses  fils,  des  sentimens  que 
la  nature  vous  donne  sur  mon  cœur. 

»  Votre  mère, 

»  Eléonore  Montbrun  de  Sauvigné.  » 

Madame  de  Régeville  appela  ses  filles, 
«t  leur  lut  les  deux  lettres  ;  elles  en  éprou- 
vèrent une  joie  extrême.  Nous  les  ver- 
a^ons,  ces  aimables  jeunes  personnes,  à  la 
fête.  C'est  alors  que  nous  y  trouverons 
"vraiment  du  plaisir,  et  puis  nous  pouvons 
nous  dire  :  Il  est  bien  possible  que  ma- 
dame de  Ponthieu  laisse  sa  jolie  ferme 
aux  enfans  de  son  amie,  puisqu'elle  est 
riche  et  n'a  point  d'enfans.  Ah  !  quel  plai- 
sir si  cel)ien  pouvait  être  un  jour  celui  de 
nos  bons  amis  ! 

La  Comtesse.  —  Ainsi  vous  voyez  cette 
Î3onne  et  aimable  femme  déjà  morte  , 
pour  que  vos  jolies  voisines  soient  en  pos- 
session du  bien  qu'elle  ne  leur  laissera 
peut-être  pas.  O  jeunesse,  jeunesse!  avec 


126  I.A    JOLIE    FERME. 

qttèille  légèreté  vous  parlez  des  événement 
les  plus  graves  de  la  vie  !  mais  il  faut  vous 
laisser  cette  innoGenlç  étourderie.  Voa§ 
rendre  par  trop  circonspecte,  se  serait 
oter  au  papillon  ses  ailes  parées  de  vives 
couleurs  qui  le  portent  de  fleurs  en  fleurs. 
La  jeunesse  et  le  printemps  se  rassem- 
blent ;  tout  y  parle  à  l'imagination,  et 
embellit  les  sujets  les  plus  tristes,  comme 
la  fleur  nouvelle  croît  sur  les  rochers  les 
plus  escarpés,  quand  le  zéphyr  ranime  la 
nature 

Le  Comte.  —  Fort  bien  !  ceci  est  poé- 
tique (i),  ma  chère  :  vous  partagez  un  peu 
le  délire  de  nos  enfans. 

La  Cùmtesse. —  J'en  conviens;  îe  me 
sens  heureuse  du  bonheur  de  la  digne  ma- 
dame Sauvigné.  Celte  bonne  mère,  quelle 
joie  elle  éprouvera  en  s'occupant  de  la 
toilette  de  ses  filles  !  comme  elles  seront 


(i)  A  ceUe  époque,  on  ne  se  servait  pas,  dans 
le  style,  du  mot  romantique. 


LA    JOLIE    FERME.  127 

jolies,  étant  bien  mises!  C'est  beaucoup 
que  le  sauvage  n'ait  pas  tout  renvoyé.  Je 
vais  écrire  à  Lucile,  pour  lui  faire  mon 
compliment,  et  lui  dire  tout  le  plaisir 
que  nous  nous  faisons  d'être  à  la  fête, 
puisque  nous  aurons  celui  de  l'y  voir  ainsi 
que  sa  belle  famille  ;  et  elle  rentra  pour 
^écrire  et  renvoyer  Marie.  Ses  filles  la  sui- 
virent. Mélanie  eût  bien  voulu  aller  voir 
la  parure  de  ses  voisines  ;  Sophie  le  dési- 
rait aussi  :  mais  on  craignait  que  cela  ne 
contrariât  le  philosophe.  Cependant  ma- 
dame de  Régeville ,  qui  aimait  aller  au- 
devant  des  désirs  de  ses  filles,  ajouta, 
par  post'Scripturn^  à  sa  létftè  : 

<c  S'il  n'y  avait  pas  d'indiscrétion  ,  Mé- 
lanie et  Sophie  auraient  un  grand  plaisir 
a  aller  passer  quelques  instans  avec  leurs 
aimables  voisines,  les  voir,  et  les  parures 
que  leur  aïeule  leui3nvoie.  »  Marie  partit 
et  revint  aussitôt  dire  que  ces  demoiselles 
feraient  beaucoup  d'honneur  à  mesdemoi- 
selles Sauvigné,  si  elles  voulaient  venir 


1:28  LA    JOLIE    FERME. 

chez  elles;  qu'elles  leur  eii  éviteraient  la 
peine 5  en  leur  faisant  porter  ce  qui  leur 
est  arrivé  de  Paris,  mais  que  ce  serait* 
bien  embarrassant.  On  se  mit  aussitôt  en 
cliemin  avec  Vicloir^  qui  était  la  seule 
de  ses  femmes  à  qui  la  comtesse  confiât  ses 
filles.  Marie  courait  devant  pour  qu'elles 
n'attendissent  pas  à  la  porte ,  qu'elle  leur, 
ouvrit  aussitôt  qu'elles  se  pre'sentèrent. 


DIXIEME  ENTRETIEN. 

Pauline.  —  Ah  !  mesdemoiselles  y  que 
j'ai  de  plaisir  à  vous  voir!  Venez  dans  la 
chambre  de  maman ,  où  nous  avons  étalé 
tout  ce  que  raa  bonne  maman  nous  en- 
voie 5  et  qui  est  charmant. 

Mêlante.  —  Nous  nous  faisons  un  grand 
plaisir  de  partager  ^ffi^e  satisfaction. 

Jdélqïde.  —  On  ne  passe  plus  par  la 
cuisine.  Papa  a  fait  ouvrir  une  porte-fe- 
nêtre sur  le  jardin.  En  effet,  on  tournait 


LA    JOLIE    FERME.  129 

l'angle  de  la  maison ,  et  oîi  se  trouvait  sur 
un  petit  parterre  sur  lequel  donnait  cette 
porte.  La  chambre  était  tendue  en  toile 
bleue  et  blanclie;  avec  les  rideaux  pareils; 
les  chaises  de  canne  avaient  remplacé 
celles  de  grosse  paille  ,  qui  étaient  les 
seules  qui  y  fussent ,  quand  madame  de 
Régeville  et  sa  fille  vinrent  au  secours  de 
Lucile  :  enfin  tout  avail  pris  un  aspeét 
moins  âpre,  et  on  voyait  que  M.  Sauvi- 
gné  se  laissait  peu  a  peu  gagner  par  le  dé- 
sir de  rendre  sa  femme  et  ses  filles  plus 
heureuses. 

Madame  Sauvigné  reçut  les  filles  de  sa 
bienfaitrice  avec  l'expression  d'une  sin- 
cère afFeclion ,  et  cependant  elle  était  loin 
de  savoir  tout  ce  qu'elle  devait  à  leur 
joaère.  On  fut  enchanté  des  ajustemens 
qui  étaient  destinés  pour  la  fête.  Si  j'en 
faisais  la  description,  on  aurait  peut-être 
peine  à  comprendre  comment  cela  pou- 
vait être  joli;  car  ces  mêmes  parures,  si 
agréables  alors,  seraient  aujourd'hui  bien 


l3o  I^A    JOLIE    FERME, 

ridicules  ;  des  mousselines  des  Indes  dou- 
blées de  taffetas  couleur  de  rose  pour  les 
filles,  de  taffetas  jaune  pour  la  mère;  des 
Perses   d'une    extrême    finesse ,    mais  à 
grands  ramages  ;  des  robes  à  plis ,  ratta- 
chées   par  une   ceinture   à  boucles  ;   un 
manteau  à  grande  queue  ;  des  manchettes 
de  dentelles  ou  de  blondes  à  trois  rangs  5 
des  écharpes  de  dentelles  noires ,  d'autres 
de   taffetas   blanc ,   garnies  de  blondes  ; 
des  bonnets  montés  avec  des  rubans  de 
couleur,  des  échelles  pareilles  ;  des  nœuds 
démanches,  des  aigrettes  pour  les  jeunes 
personnes,  des  bouquets  de  fleurs  d'Ita- 
lie ;  enfin  des  paniers  ,   qui ,   parce  que 
c'était  pour  la  campagne ,  n'avaient  pas 
plus  de  deux  aunes  de  tour.  Joignez  à 
cela  des  esclavages  de  perles,  des  colliers 
de  grenat,  des  boucles  d'oreille  de  dia- 
mans  pour  la  mère ,  de  perles  pour  les 
jeunes  personnes,  des  boîtes  à  mouches, 
des  flacons,  des  ciseaux ,  des  dés  d'or  ou 
le  métal  n'était  pas  épargné^  mais  dont 


LA    JOLIE    FERME.  iSl 

là  forme  n'avait  rien  de  Télégance  dés 
bijoux  que  Ton  suit  à  présent.  Que  Ton 
juge  du  plaisir  que  ces  aimables  enfans 
éprouvèrent,  en  retrouvant,  ainsi  que  leur 
mère,  une  partie  de  ce  qu'elles  avaient 
sacrifié  à  Tarrangement  des  affaires  des 
deux  successions,  dans  lesquelles,  loin 
d'avoir  hérité,  leur  père  s'était  chargé 
des  dettes  qui  excédaient  les  fonds.  Méla- 
nie  voulut  que  Pauline  essayât  une  des 
robes  ;  elle  lui  allait  à  ravir.  C'est  une 
chosç  extraordinaire,  disait  madame  Sau- 
vigné ,  que  ma  belle-mère  ait  pu  avoir 
nos  mesures  pour  faire  nios  robes  '  âùssi 
bien  à  nos  tailles  !  Les  habits  de  mon  mari 
et  de  mes  fils  vont  de  même  parfaitement 
bien;  et  ce  qui  est  singulier,  c'est  qu'elle 
ne  m'a  jamais  vue  ni  aucun  de  mes  en- 
fans.  — C'est  fort  surprenant,  disËif  Me- 
lanie.  On  offrit  à  ces  demoiselles  de  se 
rafraîchir  :  elles  acceptèrent  une  tasse  de 
lait ,  qu'elles  trouvèrent  meilleur  que  ce- 
lui du  château  5  et  cela  pouvait  être.  Un 


j[32  I^A    JOLIE    FERMÉV 

troupeau  considérable  ne  peut  jamais  être 
soigné ,  et  surlout  nourri ,  comme  une 
ou  deux  vaches.  Mesdemoiselles  aéRége- 
ville  ne  virent  point  MM.  Sauvigné  ;  ils 
étaient  sortis  dès  le  matin  pour  vendre 
des  luzernes  qui  leur  restaient  de  la  der- 
îiière  récolle.  Mélanie  n'en  fut  pas  fâchée; 
elle  n'aimait  pas  le  père,  et  s'erabarras- 
^ait  peu  des  fils.  Victoire  avertit  ces  de- 
moiselles que  l'heure  du  dîner  appro- 
chait :  elles  quittèrent  avec  regret  la  mère 
et  les  filles  ,  désirant  vivement  que  le  jour 
de  la  fête  ne  fût  pas  retardé.  On  revint 
au  château  rendre  compte  a  la  comtesse 
de  tout  ce  que  l'on  avait  vu. 

Sophie.  —-  Oh  î  maman ,  comme  tout  ce 
que  madame  Sauvigné  a  envoyé  à  ses  filles 
est  beau  et  du  meilleur  goût  ! 

Mélanie.  —  11  n'y  a  pas  que  des  pa- 
rures 5  il  y  a  aussi  une  grande  malle  pleine 
du  plus  beau  linge.  C'est  bien  singulier 
qu'elle  leur  ait  donné  tout  cela  après  avoir 
été  vingt-cinq  ans  sans  vouloir  voir  ses 


LA    JOLIE    FERME.  1 33 

enfans ,  qui  depuis  deux  ans  étaient  ré-^ 
duits  à  la  pauvreté,  pour  qu'elle  pût  rester 
dans  Taisance. 

Madame  de  Pontlûeu.  —  Je  me  suis 
intimement  liée  avec  madame  Sauvigné  ; 
je_ne  disconviens  pas  qu'elle  a  eu  de 
grands  torts  :  cependant  elle  n'a  point  eu 
celui  qu'on  lui  attribue ,  de  la  dureté  en- 
vers sa  famille:  son  fils  lui  a  toujours  laissé 
ignorer  de  quelle  manière  il  avait  liquidé 
les  successions;  elle  croyait  qu'il  avait  con- 
servé assez  de  bien  de  sa  ferme  pour  vivre 
dans  une  situation  tranquille  et  douce, 
et  il  n'y  a*que  fort  peu  de  temps  qu'elle 
sait  qu'il  a  condamné  sa  femme  et  ses  en- 
fans  aux  travaux  les  plus  pénibles,  pour 
assurer  à  sa  mère  une  position  agréabl^i.; 
elle  en  a  été  fort  touchée,  çt  au  moment 
où  elle  a  su  que  j'avais  acheté  la  jolie 
ferme  dans  le  voisinage  de  la  maison  qu'ha- 
bitaient ses  enfans,  elle  m'a  bien  priée  de 
veiller  à  ce  que  ses  petites-filles  et  leur 
mère  ne  manquassent  de  rien;  elle  s'e&t 


1^4  ^-^    JOLIE    FERME. 

plu  à  leur  faire  retrouver  une  partie  de 
ce  qu'elles  ont  perdu  pour  elle  :  ainsi,  ma*? 
demoiselle,  vous  voyez  qu'à  présent  elle 
tâche  de  réparer,  autant  qu'elle  le  peut , 
le  mal  qu'elle  a  causé  sans  le  savoir. 

Mêlante.  —  Pourquoi  ne  veut-elle  pas 
voir  son  fils?  Comment  une  mère  peut-elle 
se  résoudre  à  vivre  séparée  de  ses  enfans  ? 

La  Comtesse.  — Je  suis  ^  ma  phère  Mé- 
lanie,  fort  étonnée  que  vous  vous  permet- 
tiez déjuger  la  conduite  de  madame  Sau- 
vigne  5  et  plus  encore  que  vous  vous  en 
expliquiez  si  légèrement  avec  madame  ^ 
que  vous  savez  être  sOtU  amie.* 

Madame  de  Ponthleu.  •—  Laissez  , 
laissez-la  parler  librementî  on  n^apprend, 
hélas  !  que  trop  tôt  à  déguiser  la  vérité» 

Mèlanie.  —  Madame  m'excusera,  mais 
c'est  que  j'aime  beaucoup  Pauline.  Oh! 
je  n'oublierai  jamais  l'instant  ou  elle  m'a 
arrêtée  dans  la  ruelle,  pour  me  dire  que 
sa  mère  se  mourait.  Si  vous  aviez  vu  , 
madame,  quel  profond  désespoir  se  pei- 


LA    JOLIE    FERME.  1 35 

gnait  dans  ses  traits.  Pauline  est  belle  ; 
mais  il  y  a  surtout  dans  sa  physionomie 
quelque  chose  de  si  touchant,  qu'on  ne 
peut  la  regarder  sans  mêler  ses  larmes  aux 
siennes  ;  et  puis,  si  vous  aviez  été  là  quand 
elle  soignait  sa  mère.  Quelle  tendresse! 
quel  dévouement!  On  voyait  dans  ses  re- 
gards qu'elle  ne  comptait  la  vie  qu'autant 
qu'elle  pouvait  être  utile  à  sa  mère.  Oui, 
je  suis  sûre  qu'elle  serait  morte  ,  si  ma'- 
dame  Sauvigné  eût  succombé  à  sa  maladie. 
En  voyant  ces  deux  intéressantes  créa- 
tures souffrir  autant,  je  vous  avoue  que 
j'en  voulais  au  mari  de  les  condamner  à 
autâtit  de  peines;  mais  puisque  vous  as- 
*surez  ,  madame  ,  que  madame  Sauvigna 
changera  de  conduite  avec  ses  enfans  >  je 
tiié'  raccommoderai  avec  elle.    Quant  à 
M.  Sauvigné ,  Marie  dit  qu'il  est  bien  plus 
aimable  depuis  que  sa  femme  a  été  ma- 
lade. 

La  Comtesst}^—  Comment  le  sait-elle? 
Elle  n'entrait  pas  avant  dans  la  maison* 


l36  I^A    JOLIE    FERME. 

Mêlante —  C'est  Adélaïde  qui  le  lui 
a  dit. 

La  Comtesse. — Ainsi  vous  avez  eu  avec 
elle  une  longue  conversation  ? 

Mélanie.  — Non,  maman  ;  j'ai  entendu 
qu'elle  le  disait  à  Victoire. 

La  Comtesse.  —Je  suis  fâcliéej  ma  fille^, 
que  vous  donniez  à  madame  une  aussi  mau- 
vaise opinion  de  votre  éducation.  A  quoi 
a-t-il  servi  que  je  ne  vous  aie  pas  abandon- 
née un  instant  aux  soins  de  mes  femmes 
depuis  votre  naissance,  si  vous  profilez 
d'un  peu  plus  de  liberté  que  la  campagne 
vous  donne,  pour  entrer  en  relation  avec 
des  personnes  qui  peuvent  être  estima- 
bles ,  avoir  même  des  vertus  supérieures 
à  celles  de  notre  classe,  mais  auxquelles 
le  défaut  d'instruction  donne  un  bavardage 
que  malheureusement  trop  de  femmes  ont 
acquis  dans  leur  jeunesse ,  par  l'exemple 
de  leurs  fifouvernantes. 

Mélanie.  —  Maman ,  j'ai  eu  tort  ;  je  ne 
l'aurai  plus  ;  mais  je  vous  assure  que  je 


XA    JOLIE    FEr.ME.  iSy 

n'ai  été  entraînée  que  par  le  vif  intérêt  que 
mesdemoiselles  Sauvigné  m'inspirent. 

Madame  de  Ponthieu.  —  Et  que  j'es- 
père que  les  petites-filles  de  mon  amie 
mériteront  toujours.  Venez  ,  ma  chère 
Mélanie,  que  je  vous  remercie,  au  nom 
de  mon  amie  ,  de  vous  être  réconciliée 
avec  elle;  peut-être  un  jour  aura-t-elle 
l'honneur  de  vous  connaître,  et  alors  vous 
verrez  qu'elle  n'est  point  dure,  et  encore 
moins  méchante  :  elle  adorait  son  fils ,  et 
avait  mis  en  lui  ses  plus  chères  espérances; 
mais  elle  était  vaine  et  légère  ;  défaut  que 
l'adulation  des  hommes  et  une  grande  for- 
tune portèrent  au  plus  haut  degré.  Elle 
en  a  été  punie;  elle  veut  en  réparer  les 
suites  funestes.  A  ces  titres,  j'espère  qu'elle 
méritera  l'estime  d'une  famille  comme  la 
vôtre ,  si  jamais  elle  vient  dans  ce  pays. 

Mêlante.  —  Oh  !  maman,  vous  devriez 
bien  lui  écrire  que  nous  aurions  tous  un 
grand  plaisir  à  la  voir;  elle  trouverait  sa 
bru  et  ses  petites-filles  si  aimables  ! 

6. 


x38  liA    JOLIE    FERME. 

La  Comtesse.  —  Ga  que  madame,  qui 
est  l'amie  intime  de  madame  Sauvigné , 
n'a  pu  encore  obtenir,  je  n'aurais  pas  la 
|)rétention  qu'on  me  l'accordât.  Laissons 
faire  au  temps,  qui  peu  à  peu  cicalrise 
les  plaies.  L'orgueil  maternel  a  peine  à 
faire  des  démarches  qui  le  blesseraient. 
En  général,  mes  enfans,  je  le  dis  devant 
madame ,  parce  qu.^elle  pense  sur  cela 
comme  moi  :  rien  de  si  fâcheux  que  d'a- 
voir eu  tort  :  c'est  pourquoi  il  faut  tâcher 
de  ne  l'avoir  que  le  moins  possible  ;  car 
on  se  trouve  entre  deux  extrémités  péni- 
bles, ou  de  persister  dans  sa  faute,  ou 
d'éprouver  l'humiliation  d'en  convenir. 
Cependant  pour  une  âme  Jionnête^  ibn'y 
a  pas  à  balancer  :  aussi  je  suis  bien  sûre 
que  madame  Sauvigné  cédera  un  jour  au 
besoin  d'êlre  mère  ;  c'"est  à  madame  seule 
que  nous  devrons  ce  miracle. 

Pendant  que  ces  dames  s'entretenaient 
ainsi,  MM.  de  Régeville  revinrent.  Les 
chariots  qui  portaient  les  meubles  et  les 


LA    JOLIE    FERME.  X^Of 

malles  de  madame  de  Ponlhieu,  étaient 
arrivés ^  et  l'abbé  Ralel  était  resté  à  les 
faire  décharger.  —  Il  demande  ,  madame  , 
dit  le  comte,  en  s'adressant  à  l'amie  de 
la  mère  de  la  famille  Sauvigné,  que  vous 
vouliez  bien  lui  dire  de  quelle  manière 
vous  désirez  que  l'on  place  les  meubles, 
tant  au  premier  qu'au  second.  Si  vous 
aviez  voulu  aller  jusqu'à  la  ferme ,  il  fait 
beau. 

Madame  de  Ponihieu.  —  Je  ne  suis 
pas  habillée  ;  je  crains  de  rencontrer  du 
monde. 

Le  Comte.  —  Vous  ne  rencontrerez  per- 
sonne en  passant  par  le  parc  ;  vous  y  serez 
tout  de  suite. 

Madame  de  Pontkieu.  —  Il  faut  faire  ce 
que  vous  voulez.  Attendez-moi,  je  vais 
remonter  dans  mon  appartement  pour 
changer  de  robe  ;  je  suis  à  vous. 

Le  Comte.  —  Le  goût  de  la  parure  est 
le  dernier  que  perdent  les  femmes,  long- 
temps après  qu'elles  n'ont  plus  la  possi- 


I/^O  lUX    JOLIE    FERME^ 

bilité  de  plaire:  elles  en  cherchent  les 
moyens,  qui  souvenj  Içiir  nuisent  plus 
qu'elles  ne  se  l'imaginent. 

La  Comtesse.  —  C'e$t. votre  faute,  mes- 
sieurs  ;  vous  faites  trop  de  cas  des  agré- 
mens  extérieurs  pour  que  nous  ne  cher- 
chions pas  à  les  acquérir,  même  aux  dé- 
pens de  ceux  que  le  temps  n'enlève  pas. 

Le  Comte.  —  Je  connais  une  femnie 
qui  a  su  les  réunir,  et  celles  qui  lui  res- 
semblent sont  seules  des  compagnes  dé-  i 

siraibles. 

Madame  de  Ponthieu  revient,  la  robe 
attachée  avec  la  ceinture  et  le  mantgau 
relevé,  une  calèche  de  tafiet;^,|r^j>;  avec 
un  petit  parftsol  pareil,  monté  sur  une 
canne^fi^ès  haut^^^pl,  tojji  c|k^ï|oar  ^tra- 
verser un  chemin  de  quelques  toises ,  et 
^e  rendre  dans  une  ferme ,  au  milieu  djS^ 
tous  les  embarras  d'un  emménagement.  ■ 
Camille  suivait  sa  maîtresse,  l'air  aussi 
bégueule  qu'il  le  fallait  pour  lui^ippi^yenir. 
Le  comte  donne  le  bras  à  sa  voisine.  Ma- 


li^fbtif^^ERMiÈ:.  141 

dame  de  Regeville  le  suit  avec  ses  filles , 
qui  étaient  fort  aïses^'dêviiir  tout  ce  que 
madame  de  Ponlhieu  avait  fait  venir  dé 
Paris.  Camille  portait  les  clés  de  tous  les 
coffres  et  de  toutes  les  malles,  qui  étaient 
fort  considérables,  et  contcnaientles  choses 
les  plus  curieuses.  Madame  de  Ponthieu, 
qui  n'avait  pas  vu  son  acquisition,  ?e  fî^ju- 
rait  qu'elle  ressemblait  à  tous  les  bâtimens 
de  ferme  qui,  ordinairement,  constrùiis* 
pièce  à  pièce  et  à  mesure  que  l'on  a  be- 
soin d'agrandir  le  local,  n'offrent  presque 
ïjamais  rien  de  régulier;  elle  fut  frappée 
d'étonnement,  en  entrant  dans  la  cour, 
de  la  symétrie  qui  y  régnait. 

Un  pavé  fort  large  bordait  les  bâli- 
meîis ,  éf 'pai"  sa  disposition  en  pente  ^  et 
le  soin  de  le  tenir  toujours  propre ,  on 
péwaît,  s^iis  se  mouiller  les  pieds,  faire 
le  t56ur  âè  Ik  cour.  Le  fumier  se  trouvait 
autour  de  l'abreuvoir,  où  se  jouaient  les 
oies,  les  èàiiiai'dr  et  niême  une  fort lielle 
paire  de  cygnes  qui  avaient  au  bord  leur 


1^2  I^A    JOLIE    FERME. 

niaison;  le  colombier,  bâti  en  tourelle, 
se  trouvait  au  midi  ;  la  fontaine  au  nord; 
l'entrée  de  la  ferme ,  au  couchant ,  et  la 
maison,  au  levant.  C'était  un  corps  de 
logis  double ,  ayant  neuf  croisées  de  face, 
et  donnant,  comme  nous  l'avons  dit,  sur 
la  cour  et  sur  les  vergers.  Tout  ce  qui 
était  Nécessaire  à  l'exploitation,  était  au 
rez-de-chaussée  ;  et  contre  l'usage  des 
fermes,  on  trouvait  l'escalier  à  une  extré- 
mité de  la  maison ,  rendant  dans  un  petit 
vestibule,  où  l'on  avait  placé  au  fond  une 
statue  de  Cérès. 

Les  deux  appartemens  du  premier  et 
du  second,  étaient  distribués  avec  beau- 
coup  de  goût,  et  étaient  extrêmement  com- 
modes. Au  premier,  était  un  antichambre, 
un  fort  beau  salon,  une  très  belle  cham- 
bre à  coucher,  un  cabinet  de  toilette,  une 
chambre  de  femme  de  chambre  et  même 
un  boudoir.  Madame  de  Ponthieu  fut  en* 
chantée  de  son  logement,  et  ne  suppo- 
sait pas  qu'à  cinquante  lieuqs  de  Paris, 


LA    JOLIE    FERME.  l43 

dans  une  campagne  isolée,  on  put  être 
aussi  bien. 

Le  second  était  composé  de  moins 
grandes  pièces ,  mais  pouvait  contenir 
beaucoup  plus  de  personnes.  On  choisit, 
comme  de  raison ,  les  meubles  les  plus 
riches  pour  le  premier,  que  madame  de 
Ponthieu  devait  occuper;  mais  il  en  res- 
tait encore  de  très  agréables  pour  le  se- 
cond. Au  premier,  des  tapisseries  d'Aù- 
busson  ,  un  lit ,  des  rideaux  de  damas 
cramoisi,  les  commodes,  les  secrétaires 
du  fameux  Boule  (i)  et  de  la  Chine.  Au 
second^  tout  sera  meublé  en  perses  et  de 
meubles  de  palissandre. 

On  descendit  dans  ce  qui  était  réelle- 
ment la  ferme.  Madame  de  Ponthieu  en 
fut  très  contente  ;  tout  y  plaisait  par  Tor- 
dre et  l'extrême  propreté  qui  y  régnaient. 
La  mère  Jacques  et  sa  famille  furent  pré- 

(i)  Un  des  plus  fameux  et  des  plus  habiles 
ébénistes  de  ce  temps. 


!^4  I^:^.    JOLIE    FERME. 

sentées  par  la  comtesse  à  leur  nouvelle 
maîtresse  j  qui  les  accueillit  avec  bonté. 
Marie  se  trouvait  chez  sa  mère,  et  elle 
ouvrait  de  grands  yeux  en  voyant  toutes 
les  belles  choses  que  madame  de  Pon- 
thieu  avait  fait  venir  de  Paris.  Mélanie 
dit  à  la  nouvelle  propriétaire  ,  que  cette 
bonne  fille  servait  madame  Sauvigne'  : 
alors  madame  de  Ponthieu  demanda  des 
nouvelles  de  la  famille.  Marie  assura 
qu'elle  se  portait  bien,  surtout  les  demoi- 
selles, depuis  que  leur  bonne  maman 
leur  avait  envoyé  tout  plein  de  parures. 
JSIIe  chargea  Marie  de  faire  ses  compïi- 
mens  à  M.  et  à  madame  Sauvigne,  et  de 
leur  dire  qu'elle  les  attendait  ainsi  que 
leui^  enfans  dimanche  prochain,  jour  où 
elle  viendrait  habiter  îa  ferme. 


ONZIEME   ENTRETIEN. 

Le  jour  de  la  fête  approchait,   et  ma 
dame  Sauvigne  ne  pensait  pas  sans  or 


LA    JOLIE    FERME.  l45- 

0ueil  que  ses  jolies,  dont  rainée  avait  dix- 
huit  ans  et  la  cadette  seize,  seraient  les* 
plus  jolies  personnes  de  toutes  celles  qui 
s'y  trouveraient  :  c'est  un  frêle  avantage 
que  la  beauté,  et  elle  attire  souvent  plus 
de  chagrins  que  de  plaisirs  ;  cependant  il 
est  difficile  qu'une  mère  ne  soit  pas  flattée 
d'entendre  dire  que  sa  fille  est  belle,  sur- 
tout si  elle  unit  cet  avantage  à  tout  ce  qui 
est  fait  pour  intéresser;  un  esprit  cultivé, 
un  cœur  excellent  et  des  vertus  que  le 
malheur  a  éprouvées 5  et  dont  mademoi- 
selle Sauvigné  était  sortie  victorieuse.  La 
patience,  la  résignation,  son  amour  cons- 
tant du  travail,  quel  qu'il  pût  être,  pourvu 
qu'il  fut  utile  à  ses  parens;  voilà  ce  qui 
distinguait  Pauline.  Adélaïde  avait  aussi 
de  fort  belles  qualités  :  on  la  trouvait  plus 
orgueilleuse  que  sa  sœur;  ayant  souffert 
avec  moins  de  courage  qu'elle  ^  souvent 
elle  ajoutait  aux  maux  réels,  tous  ceux 
d'imagination;  elle  était  plus  jeune  que 

7 


l46  lu,  jpiljE   FERME, 

Paplinç,  et  Texemple  parfait  de  sa  sœur 
pouvait  men  suliire  pour  faire  disparaîtra 
ces  légères  taches. 

Quant  au  fils  aîné,  il  avait  toutes  les 
vertus  de  son  père;  son  courage ^  son  ac-- 
tiyité  5  son  intacte  probité  ;  il  j  joignait 
rarné^ilé  (k  sa  mère  :  enfin,  Frédéric: 
était  un  très  aimable  jeune  homme,  et 
SQO  père  ne  lui  reprochait  gua  de  cpnser- 
ver  un  peu  trop  les  manières  de  la  ville*: 
i~„,Mpj!i  fils,  lui  disait-il,  il  faut  oublier 
que  iious  avons  eu  trente  mille  livres  de 
rentes  ;  nous  ne  sommes  plus  que  de  pau-- 
vres  cultivateurs.  11  ne  pouvait  quitter  le^ 
habits  à  la  française,  ses  cheveux  étaient 
fti$^s  et  poudrés  1  tandis  que  ses  frères,, 
beaucoup  plus  jeunes  que  lui,  trouvaierife 
Iça  yetemens  des  gens  de  la  campagne 
Iréâ  côiùmodes ,  et  les  travaux  agresl^es 
plus  agréables ,  que  de  passer  leur  vie  à 
traduire  Horace  et  Ciçéfon,  dont  ils  ne 
sentaient  pas  encore  les  beautés  :  aussi 


LA    JOLIE    FERME.  X 

s'(3taient-ils  bientôt  ployés  à  leur  nouveait 
genre  de  vie;  ils  étaient  déjà  fort  bons 
jardiniers  j  ce  que  madame  Sauvigné 
voyait  avec  chagfin,  car  elle  leur  troiï»- 
vait  de  Tesprit  naturel.  Ils  avaient  une 
mémoire  heureuse;  il  était  fâcheux  d'em* 
ployer  ces  dons  de  la  nature  à  bêcher, 
fouiller 5  planter  du  matin  au  soir.  Au 
moins,  le  jour  de  la  fête,  elle  aura  le 
plaisir  de  les  voir  mis  en  citadins;  mais 
elle  craint  déjà  qu'ils  n'aient  l'air  gauche 
dans  des  habits  dont  ils  ont  presque  perda 
l'usage,  parce  qu'ils  étaient  encore  fort 
jejunes,  quand  leurs  parens  furent  rui-^ 
né§. 

II  ne  restait  qu'un  embarras  peu  ira^ 
^portant  5  c'était  d'avoir  quelqu'un  pôifr 
friser  et  coiffer  ces  dames  le  jour  de  la 
fête  :  Agathe  vint  s'offrir,  après  en  avoir 
.demande  la  permission  à  sa  maîtresse;  et 
eÏÏe  fut  acceptée  avec  un  grand  plaisir. 
Victoire  voulait  aussi  venir  parer  la  mère 
et  les  filles  ;  mais  la  première  la  remercia. 


l48  LA    JOLIE    FEUME. 

en  disant  qu'elles  se  rendraient  mutuelle- 
ment le  service  de  s'habiller.  Le  samedi 
fut  employé  en  préparatifs  chez  madame 
de  Ponlhieu  et  chez  madame  Sauvigné;, 
mais  ceux  de  la  jolie  ferme  étaient  bien 
plus  considérables.  On  n'avait  point  placé 
lé  lit  dans  la  chambre  à  coucher,  afin  que 
cette  pièce  pût  servir  de  salon,  et  que  Ton 
mît  la  table  dans  celle  qui  la  précédait  y 
x;ar  il  est  à  remarquer  que  toutes  les  fêles, 
à  la  cour  comme  au  village,  supposent 
toujours  un  grand  repas.  Le  dîner  était 
pour  vingt-cinq  personnes ,  et  les  cuisi- 
niers du  château  avaient  été  employés  de- 
éÏÏî^  trois  jours  à  le  préparer  :  tout  ùù 
qu'on  avait  pu  trouver  de  plus  recherché 
"dans  la  province,  y  devait  être  servi.  On 
avait  fait  dresser  dans  le  verger  une  tentée 
sous  laquelle  on  plaça  une  table  de  cent 
couverts  pour  les  paysans,  dont  la  mère 
Jacques  devait  faire  les  honneurs. 

Dans  quelle  inquiétude  on  passa  la  nuit 
du  samedi  au  dimanche!  Le  jour  était 


LA    JOLIE    FERME,  ^49 

sombre  5  et  on  craignait  la  pluie.  Dès  le 
matin,  Mélanie  ,  réveillée  par  les  cloches 
qui  annoncent  la  fêle,  enlr'ouvre  le  ri- 
deau de  sa  croisée;  car  l'impatience  ne 
Jui  permet  pas  de  rester  dans  son  lit.  Le 
disque  du  soleil  n'est  point  encore  au- 
dessus  de  l'horizon  ,  et  le  ciel  ne  fait  pas 
«dater  sa  splendeur.  Mélanie  se  persuade 
qu'il  va  pleuvoir^  et  que  le  peu  de  clarté 
du  soleil  annonce  une  journée  orageuse; 
elle  réveille  Sophie  pour  le  lui  dire  :  celle- 
^i,  ouvrant  à  peine  les  yeux,  voit  ou  croit 
voir  un  ciel  nébuleux.  Mesdemoiselles  de 
iHégeville  se  désolent  :  comment  feront 
nos  jolies  voisines  ?  Il  faut  que  maman 
leur  envoie  sa  voiture  pour  les  amener  à 
la  ferme  ;  et  l'aînée  allait  passer  chez  la 
comtesse,  quand  elle  entendit  l'horloge 
;du  château  sonner  cinq  heures  :  —  Je  suis 
folle,  se  dit-elle,  il  est  loin  d'être  Theure 
de  partir;  et  ouvrant  sa  croisée,  elle  vit 
le  soleil  dardant  ses  premiers  rayons,  et 
.le  ciel  d'un  bleu  d'azur  annonçant  aucon- 


14 


^î5o  XA    JOLIE    FERME. 

•^''  ■*.-'...  .  /.;■.■     .'_  ^     ;,        .;      ■         ï  t  .'^ 

.traire  que  la  journée  serait  Belle;  elle  alla 
pour  le  dire  à  Sophie ,  mais  elle  était  déjà 
yqndormie,  Mélanie  prit  le  parti  de  se 
^recoucher;  et  comme  il  arrive  tVujOurs 
que  quand  mie  grande  agitation  a  em- 
pêché de  dormir  une  partie  de  la  rihît, 
,1a  nature  reprend  ses  droits,  on  s'endort 
a  lapointe  du  jour,  et  puis  on  se  réveille 
tard,  bien  tard  ;  et  c'est  ce  qui  serait  arrivé 
à  Pauline,  si  Victoire  n'était  venue  lui 
dire  qu'il  était  sept   heures. 

Est-il  possible  !  et  elle  se  hâta  de  se 
levier  et  de  s'habiller;  car  madame  de 
Ponthieu  avait  dit  qu'elle  vouîàtt 'aller  âe 
bonne  heure  a  la  ferme,  et  y  ^donner  à 
déieûner  à  M.  et  à  rriâdame  tle  Rëgeyîîte ^ 
avant  que  personne  ne  lut  arrivé  ;  eft  quoi- 
qïîi  ce  fut  dès  neu 

dame  de  Ponthieu  avait  décidé  que  l'on 
serait  tout  habillé  pour  ce  moment-là, 
afin  de  n'être  pas  obligé  de  revenir  au 
château. 

Quand  Mélanie  vit  madame  de  Pon- 


LA    JOLIE    FER]\fte.  l5l 

thieu,  elle  lui  trouya  quelque  chose  dans 
la  physionomie  de  plus  doux  ef  de  plus 
^nsible  qu'elle  ne  Pavait  eu  jusque-là. 
Elle  serrait  les  mains  de  madaMe  de  Ré- 
^eville  avec  une  vive  émotion;  elle  lui 
disait  :  <^  Ce  jour  sera  le  plus  beau  de  ma 
vie  !  et  c'est  à  vous ,  c'est  au  cher  conùfe 
que  je  le  dois.  »  Les  enfans  ne  pouvaient 
concevoir  qu'elle  dût  tant  de  reconnais- 
:sance  à  leur  famille ,  pour  lui  avoir  vendu 
un  bien  à  sa  valeur.  On"  se 'i^éiid  à  la 
ferme  ;  la  femme  Jacques  avait  eu  ordre 
^ie  préparer  le  déjeûner;  du  beurre  battu 
4ÎÛ  malin,  fait  avec  de  la  crème  frâicné'(i), 
des  œufs  nouvellement  pondus,  dès  fraises, 
des  galettes  de  fleur  de  ïarine,  et  tout 
cela,  excepté  le  café,  venant  du  produit 


'^'j  te' beurre  battu  du  jour  peut  être  fort, 
's'il  est  fait  avec  de  la  vieille  crème  :?c^]f«|,  ar- 
rive quand  on  n'a  qu'une  vache  ,  parce  qu'il  faut 
quelquefois  attendre  quinze  jours  pour  avoir  as- 

■■■'■•■      ■    •       :lj      , 

4$ez  de  crêmé  ^ur  mettre  dans  la  baratte. 


l52  liA    JOLIE    FERME. 

de  la  ferme.  Madame  de  Ponthieu  trouva 
le  déjeuner  excellent  :  lorsque  le  cœur  est 
content,  on  n'est  difficile  sur  rien  y  tout  est 
à  Tunisson  du  bonheur  que  l'on  éprouve^ 
Mais  qu'a-t-elle  donc  ,  me  direz-vous, 
pour  être  si  heureuse?  Je  pense  comme 
Melanie  et  Edouard  :  il  n'y  a  rien  de  bien 
merveilleux  à  acheter  un  bien  à  votre  con- 
venance, quand  vous  avez  de  quoi  le 
>payer;  et  cependant  elle  paraît  ravie  :  on 
dirait  qu'elle  a  dix  ans  de  moins^  Il  n'en 
-est  pas  tout-à-fait  de  même  chez  M,  Sau- 


vigne. 


On  était  inquiet  ,  tourmenté  d'une 
crainte  peut-être  ridicule,  mais  dont  les 
infortunés  ne  se  garantissent  que  difficile- 
ment. Ceux  dont  de  longues  infortunes 
ont  désenchanté  la  vie,  même  à  l'âge  où 
tout  doit  paraître  sous  un  aspect  riant, 
ressemblent  à  ces  malades  que  de  longues 
infirmités  retiennent  couchés  sur  le  dos; 
ils  souffrent  et  de  leurs  maux  et  de  l'effet 
qu'ils  produisent ,  en  leur  ôtant  la  possi- 


LA    JOLIE    FERME.  l53 

Lilité  de  sortir  de  leur  lit;  bientôt  ils  sont 
couverts  de  plaies,  qui  leur  causent  de 
vives  douleurs;  on  ne  peut  plus  les  tou- 
cher, les  remuer,  sans  leur  faire  endurer 
des  angoisses  insupportables  ;  de  même 
l'homme  que  la  fortune  persécute  depuis 
long-temps,  ne  voit  qu'avec  effroi  tous 
les  moyens  qu'on  lui  prépare  pour  sortir 
de  l'abîme  où  la  pauvreté  l'a  plongé  : 
tout  le  blesse ,  son  amour-propre  est  irri^*- 
table,  sa  sensibilité  excessive,  et  ce  qu'il 
désire  ,  c'est  qu'on  l'oublie  et  qu'on  ne  le 
force  pas  à  rentrer  en  lice  avec  la  destinée 
qil'il  ne  croit  pas  lui  devoir  être  favorable  : 
voilà  ce  qu'étaient  M.  et  madame  Sauvigné 
et  Ies;.aînés  de  leurs  enfans.  Ea  vain  leur 
^rand'mère  leur  avait  envoyé  les  choses 
indispensables  pour  paraître  décemment  : 
cela  change-t-il  leur  sort?  n'en  sont-ils  pas 
moins  condamnés  à  l'oubli,  à  un  travail 
:sans  gloire?  Ses  filles  n'ont  point  d'ave- 
nir, et  ses  fils  ne  pouvaient  en  avoir  qu'en 
s'éloignant  de  la  maison  paternelle.  Sera- 


^54  Ï^A    JOLIE    FERME. 

ce  parce  que  ces  aimables  jeunes  gens 
auraient  assisté' t'"une  fêle  champêtre, 
qu'ils  seraient  plus  riches,  plus  heureux? 
et  ne  rapporteront-ils  pas  dans  leur  pau- 
vre habitation  le  regret  de  n'avoir  pu  être 
propriétaires  de  la  jolie  ferme  5  et  celui 
de  n'avoir  plus  les  jouissances  du  luxe  , 
qu'ils  commençaient  à  oublier,  et  que  Ton 
dit  que  madame  de  Ponlhieu  a  rapportées 
dans  cette  charmante  retraite?  Marie  en 
avait  fait  une  peinture  qui  paraissait  exa- 
gérée ,  mais  qui  enfin  avait  une  appa- 
rence de  vérité.  Ainsi,  c'était  avec  une 
sorte  d'inquiétude  que  M.  et  madarâe  Sau- 
5!igné  avaient  vu  naître  le  jour  tant  désiré 
par  leurs  plus  jeunes  enfahs,  mais  dont 
la  tristesse  des  parens  troublait  la  joie,  et 
on  n'osait  les  faire  souvenir  qu'il  était  près 
de  midi  ;  enfin  on  se  décida  à  partir. 


LA   JOLIE    FERME.  l55 

DOUZIEME  ENTRETIEN. 

On  s'ennuyait  à  îa  ferme  de  ne  pas  les 

•^oir  venir*  et  le  comte  et  son  fils,  pour 
seconder  l'impatience  de  madame  de  Pon- 

^»thieu ,  vinrent  au  devant  d'eux  ;  ils  les 
trouvèrent  au  moment  où  ils  étaient  près 
de  sortir.  Le  comte  offrit  son  bras  à  ma- 
dame Sauvigné,  et  toute  la  famille  sui- 
vait :  on  avait  peine  à  la  reconnaître,  tant 
<!lle  était  embellie  par  la  parure.         â^/i^ 

Le  Comte.  —  Vous   allez,    madame, 
causer  une  grande  satisfaction  a  madame 

'>^e  Ponthieu  :  celle  de  voir  réunis  autour 
d'elle  les   enfans  de  madame  Sauvigné; 

-c'est  pour  elle,  je  vous  jure ,  une  joie  ex- 
trême. 

^  Madame  Sauvigné.  -^^  Elle  est  beau- 
coup trop  bonne  de  prendre  tant  d'inlé- 
rêt  à  des  êtres  qui  ne  peuvent  lui  être 
bons  à  rien. 

Le  Comte.  — Et  croyez-vous,  madame, 
qu'on  ait  besoin  d'autre  raison  pour  être 


l56  3LA    JOLIE    FERME. 

utile  à  ses  semblables,  que  le  plaisir  réel 
qu'on  en  reçoit  ?  vous  ne  le  pensez  pas , 
madame  ;  vous  qui  en  trouvez  tant  à  sou- 
lager les  malheureux  ,  à  les  consoler  dans 
leurs  peines.  Pourquoi  madame  de  Pon- 
ibieu  n'aurait-elle  pas  le  même  plaisir  à 
voir  réunie  une  famille  aussi  respectable, 
qui  a  tant  souffert? 

Madame  Sauvigné.  —  Je  ne  veux  point 

m'occuper  de  ces  tristes  souvenirs;  cela 

« 

m'empêcherait  de  me  prêter  aux  amuse- 
mens  de  cette  journée ,  où  je  ne  vous  ca- 
che point  que  je  ne  mets  d'intérêt  que  pour 
jnes  enfans ,  qui  peuvent  trouver  dans 
madame  de  Ponthieti  un  appui  auprès  de, 
leur  aïeule. 

Le  Comte.  —  Elle  en  sera  un  plu$  puis- 
sant que  vous  ne  ponvez  l'ima-o^iner.  Elle 
me  parlait  de  vous,  madame,  avec  une 
admiration  extrême;  et  elle  ne  prononce 
pas  votre  nom,  sans  que  ses  yeux  ne  se 
remplissent  de  larmes. 

Madame  Sauvigné.  —  Voilà,  dussiez- 


LA    JOLIE    FERME.  167 

». 

VOUS  me  regarder  comme  au  moins  aussi 
originale  que  mon  mari,  ce  que  je  ne 
peux  comprendre  !  Qui  peut  donner  à 
madame  de  Ponlhieu  tant  de  sensibilité 
pour  nous?  je  l'en  remercie  de  tout  mon 
cœur;  mais  je  suis  forcée  de  vous  dire 
que  je  serais  faGhée  qu'elle  nous  aimât 
trop  ;  car  nous  avons  tellement  concen-- 
tré  nos  sentiraens  entre  nous,  qu'il  est 
impossible  quenous  aimions  vivement  une 
étrangère. 

Le  Comte.  —  Vous  aimerez  madame  dé 
Ponthieu  tout  autant  qu'elle  vous  chérira  r 
ne  vous  défiez  pas  sur  cela  de  la  sensibi-^ 
lité  de  vos  cœurs,  ils  ne  peuvent  être  in- 
grats. ^ 

Cette  conversation  se  passait  en  avan-- 
çant  vers  la  jolie  ferme;  Edouard  et  Fré- 
déric  causaient  affectueusement;  raùlîrie 
et  Adélaïde  étaient  à  côté  de  leur  mère,  et 
entendant  ce  qu'elle  disait  à  M.  de  Rége- 
ville,  elles  l'approuvaient  et  trouvaient 
qu'elle  avait  raison^,  et  que  leurs  senti- 


rnens étaient  d'accord  avec  ceux  de  Lucilc^,, 
quand  ib  furent  arrêtes  dans  leur  m^çhe. 
piiricelle  des  habilans  de  S^int-Lp,>  gui 
tous,  en  habits  de  fête  et  chamarrés  d%^ 
rubans,  portaient  des  guirlandes  ,<|ç.jpeui:^^l 
dont  ils  couvrirent  la  famille  Sauvigné. . 
Une.musique  champêtre  des  plus  agréa^r 
blesse  fit  entendre;  elle  était  interrompu^ 
par    des    décharges    de    mousqueterie  r, 
—  Qu'est-cje  ,  dit  M-  Sauvigné ,  ^u^.^pqs; 
veulent  ces  braves  gens?  ils  se  trompent^, 
la  fête  est  pour  madame  de  Ponthieu ,  et 
nullement  pour  nous^^.  ^ 

Le  Comte.— Ils  exécutent  ses  ordres; 
et  il  fallait  bien  qu!il|,§y^fs%s^i^  p^ég^ 
der  par  les  paysans ,  qui  paraissaient  en-^ 
chantés  de  les  voir  si  braire^.       ..^^^^^^^ 

On  arriva  enfin  dans  la  cour,  où  ma-- 
dame   de   Rége ville  ,   Mélanie  çt    douze 

datoes  des  environs ,  tout^,\^[^s  ^4AA^f^ 
fêtas  blanc,  avec  de  rubans  roses,  bleus, 
jaunes,  suivant  leur  âge,  présentèrent 
des  bouquets  à  mesdames  Sauvigné,  et  les 


LA    JOLIE    FERME^-  1  Sg 

conipTiméiitêrent  en  très  jolis  vers  dont 
la  pensée  était  :  que  le  Ciel  éprouvait  ceux 
qu'il  voulait  récompenser  de  leur  patience 
dans  les  tribulations  qu'ils  avaient  souffer- 
tes. Tout  cela  était  autant  d'énigmes 
pour  lëé  enfans  de  l'amie  de  madame  de 
Ponlhieu.  Ils  ne  pouvaient  se  livrer  avec 
une  certaine  confiance  à  ces  pronostics  , 
qu'ils  regardaient  comme  des  chimères. 
Cependant  on  les  invite  à  monter  chez 
madame  de  Ponthieu,  qui  ne  paraissait 
pas. 

La  Comtesse  s' approchant  de  madame 
Sativighé.  —  C'est  ici,  madame,  que  vous 
allez  donner  la  mesure  de  la  fermeté  de 
vStre  caractêîê^  îliie  suffit  pas  ae  savoir 
supporter  le  malheur ,  il  faut  encore  être 
disposé  à  soutenir  avec  égalité  d'âme 
toutes  les  chances  de  la  vie. 

"Madame  S auv igné.  —  Il  me  paraît,  d'au- 
près ce  qui  nous  est  annoncé  ,  qu'elles  ne 
seront  pas  fâcheuses  :  en  vérité  ,  tout  est 
ici  énigmatique  ;   mais,  sous  votre  égide. 


l60  I^A    JOLIE   JFERME. 

le  mot  ne  peut  être  qu'avantageux  pour 
ma  famille. 

Ou  monte  les  degrés ,  on  traverse  l'an- 
licliambre,  la  perle  du  salon  s'ouvre;  ma- 
dame de   Ponthieu  est  assise  en  face  le 
curé  ;  l'abbé  Ralet ,  M.  Roux,  et  M.  Mas-- 
solier  sont  auprès  d'elle;  mais  Auguste  ne 
les  voit  pas,  un  seul  objet  Fa   frappé,   il 
s'élance  vers  lui ,  tombe  à  genoux  ,  et  s'é- 
crie :  O  ma  mère ,   ma  mère  !  et  il  presse 
les  genoux  de  celle  que  nous  avons  jus- 
qu'à présent  appelée  madame  de  Ponthieu, 
et  qui  n'est  autre  que  madame  Sauvigné 
la  mère  ;  sa  bru   et  ses  enfans  ont  imité 
M.   Sauvigné;  ils  sont  tous  aux  pieds  de 
celle  qui  lui  a  donné  le  jour.  Elle  ne  sait 
à  qui  adresser  ses  premières  caresses  -^  elle 
les  relève  tous,  les  serre  contre  son  cœurj 
elle  retrouve  avec  transport  les  premières 
émotions  qu'elle  a  ressenties  pour  ce  fils, 
que  son  orgueil  lui  avait  fait  clroire  si  long- 
temps coupable,   pour   s'être  uni  à  une 
femme  belle  et  vertueuse.   C'est  surtout 


auprès  d'elle  qu'elle  veut  réparer  ses  torts. 
Elle  rappelle  sa  fille,  sa  chère  et  esti- 
mable fille.  Elle  sait  que  c'est  faire  plus 
pour  son  fils  que  ce  qu'elle  pourrait  lui 
lui  dire  à  lui-même;  car,  qu'est-ce  qui 
peut  faire  plus  de  plaisir  que  de  voir  hono- 
rer, chérir  ce  que  l'on  aime?  elle  donne 
:â  chacun  de  ses  petits -enfans  un  témoi- 
gnage d'affection  ,  mais  surtout  elle  dis- 
tingue Pauline  et  Frédéric. 

Lorsque  les  tendres  et  vives  émotions 
xîommencèrent  à  se  calmer,  M.  et  madame 
«de  Régeville,  leurs  aimables  enfans  et 
leurs  amis  ,  qui  avaient  pris  part  à  cette 
précieuse  réunion  ,  eurent  d'Eléonore  , 
chacun  en  particulier ,  un  mot  plein  de 
grâce,  d^esprit  et  de  sensibilité  ;  car  per- 
sonne ne  savait  comme  elle  saisir  l'à-pro- 
pôs  :  chacun  était  curieux  d'apprendre 
comment  tout~à*coup  madame  Sauvignê 
était  devenue  si  tendre^  si  affectueuse 
pour  un  fils  dont  elle  ne  voulait  pas  même 
entendre  parler;  mais  elle  leur  dit  :  Je 

7- 


<^3r 


6ati§ferai  votre  curiosité  :  j'ai  trop  désiré 
de  rendre  liommage  à  tQutce  qup  je;dois 
k  M.  et  à  madame  deRégeville,  pour  a'en 
jfjas. ^isir  rocQafiqn,,avi?G,çmprQs§Q|]|ii3pt  ; 
mais  comme  ce  récit  est  en  quelque  sorte 
l'histoire  entière  de  ma  vie,  il  me  pren- 
j^sâx^  aujourd'hui  trop  de  temps.  Cette 
journée- ci  est  tout  entière  consacrée  au 
bojxlieur  :  n'y  mêlons  point  4e,  douloureux 
souvenirs;  car  il  n'y  en  a  pas  de  plus  tris- 
tes que  ceux  de  nos  fautes ,  et  j'en  ai  de 
grandes  à  me  reprocher. 

Auguste^  avec  vivacité.  — -  Ma  mère, 
ne  parlons  que  de  vosJbif^fejJa^.^p,  j*ç- 
tour  de  votre  tendresse  pour  vos  enfanë, 
qui  consacreront  toute  leur  vie  *yy^#s 
chérir,  à  vous  respecter. 

Madame  Saavigné  la  mère.  —  Mon  fils  , 
il  est  utile  que  l'on  conwfiiss||4e.s  motifs 
de  ma  conduite;  cette  révélation  appren- 
dra à  ceux  qui  l'entendront ,  à  quel  point 
ïa  passion  aveugle  sur  les  plus  importans^ 
des  devoirs,  eu  écartant  l'être  né  poui? 


^'la  vertu  hors  du  sentier  de  la  justice; 
mais,  je  vous  le  répète,  nous  remettrons 
ces  détails  dans  deux  jours.  Aujourd'hui, 
après  avoir  rendu  à  Dieu  de  solennelles 
actions  de  grâces  pout  lés  bierïfàits  dont 
il  m'a   comblée ,    nous    reviendrons   ici 

^prendre  part,  au  moins  par  notre  pré- 
^sence,  à  la  joie  naïve  de  nos  enfans,  qui, 
^^près  le  dîner,  se  mêleront  aux  danses  et 

-laux  jeux  des  bons  habilans  de  Saîfil-Ij8^ 

On  approuva  ce  plan,  et  on  se  rendit  à 
l'église,  ou  le  cure  avait  devance  pour 
faire  parer  l'autel  où  il  devait  chanter 
rhyhine  d'actions  de  grâces,  et  prier  pour 

des  deux  familles  qui  comblaient  ses  pa- 
roÎBsienë  de  bonté. 

Madame  Eléonore  Sauvigné  marchait, 
entourée  de  ses  nombreux  enfans ,  aux^ 
quels  se  mêlaient  ceux  de  madame  de  Re- 
geville,  qui  semblaient  ne  former  qu'une 
famille,  brillans  les  uns  et  les  autres  de 
Téclat  de  la  jeunesse  et  des  grâces,  sur- 
tout  par  Texpressioii  touchante  de  vertus 


l6A  I.A    JOLIE    FERME. 

v  ^'  ■  ~  -    .  -  -      - 

et  de  l.a  sensibilité.  Les  douze  dames  sui- 
vaient ce  groupe  5  et  accompagnaient  la 
comtesse ,  qui  donnait  le  bras  à  M.  Mas- 
solier,  ce  digne  fonctionnaire  public,  dont 
le  zèle  et  l'attachement  pour  la  famille 
Sauvigné^  avaient  paru,  dans  toutes  les 
circonstances,  mériter  bien  cet  honneur. 
M.  Le  Roux  marchait  près  du  comte ,  à 
qui  il  n'avait  cessé  de  donner  des  marques 
constantes  de  son  dévouement.  Ainsi,  ces 
respectables  plébéiens  trouvaient  à  Saint- 
Lô  des  amis  sincères,  qui,  malgré  les  dis- 
tinctions qui  existaient  alors,  n'en  témoi- 
gnaient pas  moins  d'égards  à  ceux  dont 
ils  honoraient  les  vertus. 

Le  digne  M.  Ralet  semblait  dire ,  par 
la  pieuse  hilarité  peinte  sur  sa  physiono- 
mie, que  les  vertus  mondaines  suffisent 
rarement  pour  changer  les  cœurs ,  et  que 
cg  miracle  n'appartient  qu'à  la  religion. 

Ce  cortège  arriva  à  l'église,  et  y  fut 
suivi  de  tous  les  habitans  de  Saint-Lô, 
qui  prirent  tous  une  part  sincère  au  bon- 


LA    JOLIE    FERMBï^  l65 

heur  de  M.  Sauvigné  et  de  sa  famille , 
dont  ils  avaient  plaint  les  malheurs. 

On  revint  dans  le  même  ordre  à  la 
ferme ,  que  l'on  visita  dans  tous  ses  dé- 
tails qui  faisaient  honneur  à  l'intelligence, 
à  Tactivité  et  à  la  propreté  de  la  famille 
Jacques.  On  monta  de  là  dans  l'apparte- 
ment de  la  bru  et  du  fils,  où  leur  mère 
s'était  plue  à  réunir  tout  ce  qui  pouvait 
leur  être  commode  et  agréable.  Ils  ne 
cessaient  l'un  eL  l'autre  de  témoigner  leur 
reconnaissance  à  madame  Sauvigné  et  à 
madame  de  Régeville,  à  qui  ils  devaient 
tant  de  bonheur.  On  vint  avertir  que  le 
dîner  était  servi;  il  fut  excellent,  et  la 
plus  douce  cordialité  y  présida  :  le  reste 
de  la  journée  se  passa  comme  Eléonore 
l'avait  dit,  à  danser  et  a  des  jeux  pour 
tous  les  âges.  Chacun  y  prit  part^  prin- 
cipalement Sophie  et  les  jeunes  fils  de 
M.  Sauvigné,  qui  sautèrent ,  coururent 
tout  le  soir,  mais  a  qui,  cependant,  on 
ne  permit  pas  de  veiller.  Les  habilans  de 


:t66  'mmjM'^EmE. 

Saint-Lô  avaient  un  fort  beau  dîner;  ce 
fut  la  mijaurée  i\gathë  qui  fitieis  honneurs 
du  repas  aux  paysans  et  aux  femmes  de 
madame  de  Régeville,  qui  ne  dédaignè- 
rent pas  de  s'y  asseoir.  La  fête  finie,  la 
mère  et  les  enfans  se  trouvèrent  seuls  sous 
le  même  toit;  et  au  réveil,  le  lendemain 
matin ,  ils  furent  heureux  de  leur  bon- 
hetir Teciproque.  On  déjeûna  en  famille, 
et  on  se  rendit  à  midi  au  château,  où  une 
fête  était  préparée  ;  elle  fut  brillante ,  et 
^e  termina  par  un  fort  beau  feu  d'artifice, 
et  l'illumination  du  parc  ;  on  dansa  jùs- 
^^'au  jèîtîr.  il  fallait  donc  donner  tout  le 
lendemain  au  repos;  et  enfin,  le  jour  sui- 
vant, on  se  réunit  dans  un  bosc|;ùet  d'ar- 
Bres  odoriferâhs^  que  la  saison  embellis- 
sait alors  de  fleurs  nouvelles;  madame 
Sau vigne  la  mère  commença  ainsi  le  récit 
que  ses  enfans  et  leurs  amîs  désiraient 
vivement  d'enléndre  : 


Uistaire  d'Eléoiîore  de  Mantbrun^  veuve 
de  M.  Sauvigné  ^  receveur-général  des 
finances. 

C'est  un  don  funeste  qu'une  grande 
beauté ,  parce  que  l'on  se  persuade  faci- 
lement qu'avec  elle  on  peut  se  passer  de 
tous  les  autres.  D'ailleurs  elle  n'a  point , 
comme  différentes  qualités,  besoin  4,6 
temps  ni  de  circonstances  pour  se  faire 
connaître.  Elle  plaît  à  tou^  lçs,ji^ux  ^  e^le 
reçoit  les  hommages  de  tous  les  hommes, 
de  toutes  les  classes,  de  tous  les  âges;  c'est 
un  murmure  aussi  flatteur  que  continuel, 
^ue  l'on  entend  autour  de  soi.  Enfin ,  la 
vanité  n*a  pas  un  instant  de  repos  ;  san^ 
cesse  de  nouvelles  attaques  provoquent 
l'amour-propre;  et  remarquez  qu'elle  s'an- 
nonce à  l'âge  où  la  raison  est  à  peine  déve- 
loppée, où  toutes  les  impressions  sont  les 
plus  profondes.  Une  belle  et  jeune  per- 
sonne, enivrée  du  funeste  encens  qu'on  lui 


l68  ïiÀ    JOLIE    FERME. 

prodigue  5  si  un  guide  éclairé  ne  vient  pas 
à  son  secours,  perd  son  jugement  :  il  est 
faussé  pour  le  reste  de  ses  jours  ;  car  elle 
se  persuadera  qu^êlre  belle  est  tout. 

On  n'accusera  pas  une  femme  de 
soixante  ans  d'avoir  la  sotte  vanité  de  se 
plaire  à  direy  'ai  été  belle^  quand  il  n'en  reste 
plus  aucune  trace ,  comme  si  le  passé  pou- 
vait vous  toucher  encore.  Je  le  dis  donc 
avec  franchise  ,  j'ai  été  une  des  plus  belles 
femmes  de  Paris,  et  la  plus  adulée  qu'on 
puisse  imaginer.  Aussi  ce  frivole  avantage 
m'a  été  plus  nuisible  qu'aucun  autre. 

Ma  mère,  qui  n'avait  point  été  jolie, 
trouvait  que  les  hommages  qu'on  me  ren- 
dait, la  dédommageaient  de  n^en  avoir 
jamais  reçu,  et  qu'ayant  donné  le  jour  à 
mie  créature  si  parfaite,  c'était  pour  elle 
un  mérite  personnel ,  dont  elle  savourait 
toute  la  douceur  ;  elle  ne  s'occupait  donc 
que  de  me  faire  valoir  ;  la  recherche  de 
ma  parure,  à  l'âge  où,  même  sans  beauté, 
on  n'en  a  pas  besoin,  faisait  l'objet  de  ses 


LA    JOLIE    FERME.  1 69 

complaisances  ;  autant  elle  était  simple 
et  négligée  dans  la  manière  de  se  aietire, 
autant  elle  voulait  que  je  fusse  magnifique, 
quoique  sa  situation  ne  le  1  ui  permît  guère  ;, 
car  le  ciel  qui,  disait-on  5  m'avait  dotée 
par  les  agrémens  de  la  figure  (i),  n'avait 
pas  cru  nécessaire  de  m'accorder  ceux  de 
la  fortune.  N'importe,  ma  mère  me  me- 
nait sans  cesse  à  toutes  les  fêtes ,  au  spec- 
tacle ^  me  faisait  remarquer  de  ceux  qui^ 
selon  elle,  ne  s'en  occupaient  pas  assez; 
et  elle  m'aurait  plutôt  confiée  à  un  in- 
connu pour  me  faire  placer  au  premier 
rang,  que  de  souffrir  que  je  ne  fusse 
pas  en  évidence  ;  et  quelquefois  cela  me^ 
faisait  juger  très  défavorablement.  Enfîa 
elle  fit  tant,  que  M.  Sauvigné,  receveur- 
général  des  finances ,  et  alors  en  grande 


(1)  On  voit  que  malgré  ce  que  disait  madame 
Sauvigné,  elle  répète,  avec  affectation  et  la  plu5> 
grande  complaisance,  qu'elle  avait  été  belie^ 

Vanité  des  vanités ,  tout  n'est  que  vanité. 

8 


170  LA    JOLIE    FERME. 

faveur  auprès  du  ministre,  devint  éper-^ 
duement  amoureux  de  moi,  et  me  de- 
manda en  mariage.  H  avait  hérite  de  son 
père,  outre  sa  charge,  de  3o,ooo  fr.  de 
rentes.  Il  avait  du  mérite  et  un  extérieur 
qui  ne  repoussait  pas  :  pour  un  bourgeois^ 
on  pouvait  dire  qu'il  était  bien;  mais  ce 
n'élait  pas  une  chose  faite.  Si  ma  mère 
était  fîère   de  mes  charmes,   mon   père 
rétait  bien  plus  de  ses  parchemins,  et  il 
ne  pouvait  supporter  que  mademoiselle 
de  Montbrun  épousât  le  petit- fils  d'un  la- 
boureur j  et  moi,  je  l'avouerai,  prendre 
un  nom  où  il  ny  aurait  pas  un  de^  me 
paraissait  la  chose  la  plus  fâcheuse;  mais^ 
enfin ,  ma  mère  avait  fait  tant  de  dépenses 
pour  me  faire  paraître  dans  le  monde  avec 
éclat,  qu'elle  fut  obligée  d'avouer  à  mon 
père  qu'elle  avait  contracté  des  dettes, 
qu'elle  ne  savait  comment  les  payer,  et 
dont  M,  Sauvigné  se  chargeait,  si  on  lui 
accordait  ma  main.  Mon  père,  après  avoir 
jeté  feu  et  flammes,  consentît  à  notre 


LA    JOLIE    FERME.  I7I 

union ,  qui  ne  fut  jamais  heureuse.  Vaine, 
coquette,  orgueilleuse,  je  cherchais,  en 
me  laissant  entraîner  au  tourbillon,  à 
remplir  le  vide  de  mon  cœur.  Ma  len-- 
dresse  pour  mon  fils  vint  l'occuper,  lors- 
que je  ne  le  fus  plus  par  le  désir  de  plaire; 
mais  alors  l'ambition  obscurcit  encore 
mes  lumières  naturelles.  Je  ne  rêvai  plus 
qu'au  moyen  de  faire  quitter  a  mon  fils  le 
nom  de  son  père,  et  de  lui  obtenir  le 
droit  de  porter  le  titre  d'un  marquisat, 
que  je  voulais  que  M.  Sauvi{jné  achetât, 
à  quelque  prix  que  ce  fut,  pour  cet  en- 
fant que  je  regardais  comme  ma  plus 
chère  espérance.  Vous  savez  que,  loin  de 
seconder  mes  vues,  il  épousa  la  compa- 
gne  vertueuse ,  qui  seule  l'a  aidé  à  sup- 
porter les  maux  dont  je  fus  cause.  Vous^ 
n'ignorez  pas  l'issue  de  cet  événement, 
4ont  je  ne  crus  pouvoir  me  venger,  qu'en 
cessant  de  m'occuper  de  lui,  et  en  me; 
conduisant  comme  ayant  cessé  d'êlre  mère: 
Je  voulais  jouir  de  tous  les  plaisirs  que 


l'jZ  I^A    JOLIE    FERME. 

pouvait  offrir  la  société.  Je  n'étais  plus 
jeune;  je  me  liai  avec  des  gens  de  lettres, 
je  devins  bel  esprit  ;  et  comme  les  philo- 
sophes, en  prêchant  la  sobriété,  sont  en 
p*énéral  assez  gourmands  ,  je  voulus  avoir 
une  table  très  recherchée  ;  on  sait  à  quelles 
dépenses  elle  entraîne.  En  perdant  les 
agrémens  de  la  première  jeunesse,  j'eus 
besoin  d'une  toilette  plus  magnifique,  et 
par  conséquent  plus  dispendieuse.  Le 
caissier  de  M.  Sauvigné,  qui  me  devait  sa 
place,  me  donnait  tout  l'argent  dont  j'a- 
vais besoin ,  et  le  remplaçait  par  des  bil-- 
lets  dont,  à  l'échéance,  il  payait  un  gros 
intérêt.  Cependant  il  m'avertit  qu'il  fal-^ 
lait  apprendre  à  mon  époux  le  désordre 
de  sa  caisse,  dont  j'étais  la  seule  cause.  Je 
ne  le  voulus  point,  et  je  crus  pouvoir  ré- 
parer ce  désastre  en  tentant  la  fortune. 
Je  jouai ,  et  je  perdis  des  sommes  assez; 
considérables.  Le  caissier  me  fournissait 
toujours  de  l'argent  ;  mais  enfin,  il  me 
déclara  un  jour  que  le  lendemain,  si  je 


LA    JOLIE    FERME.  170 

ne  parlais  pas,  il  parlerait.  Cette  menace 
me  fît  trembler,  mais  il  ne  put  refFec- 
tuer.  M.  Sauvigné  tomba  malade  dans  la 
nuit  même  ;  il  ne  fut  plus  /possible  de  lui 
parler  d'affaires,  il  avait  une  fièvre  mali- 
gne et  un  délire  continuel;  il  succomba 
le  quarantième  jour,  sans  avoir  repris  un 
inslant  la  connaissance.  A  sa  mort ,  je  me 
serais  trouvée  réduite  à  la  misère,  sans 
mon  fils,  qui  n'a  fait  que  son  devoir,  dit 
Auguste.  —  Avais'je  fait  le  mien?  Mais 
poursuivons  :  Plusieurs  années  se  passè- 
rent. Je  me  consolais  difficilement  de  la 
perte  de  ma  fortune,  car  celle  que  mon 
fils  m'avait  assurée,  quoiqu'elle  fût  en- 
tièrement due  à  sa  générosité  ,  n'était  pas 
suffisante  pour  vivre  dans  le  monde.  Je 
me  retirai  à  Tabbaye  de  Panthemont,  où 
je  me  faisais  appeler  madame  de  Mont- 
ùrurty  et -où  je  vivais  en  société  avec  des 
femmes  de  la  cour;  on  me  crojait  veuve 
d'un  homme  de  qualité,  et^  pour  rien  au 
monde,   malgré  le  désir  que  j'en  avais 


Î74  '^^    JÔtiE    FERME. 

quelquefois  au  fond  du  cœur,  je  n'aurais 
voulu  revoir  ce  fils  qui  n'était  pas  même 
gentilhomme,  et  qui,  s'il  l'avait  été,  au- 
rait dérogé  (i),  ayant  pris  Télat  de  son 
beau-père  :  comment  convenir  que  j'étais 
sa  mère  ? 

M.  Leroux  venait  exactement  m'ap-- 
porter  le  quartier  de  ma  pension;  il  me 
parlait  de  mon  fils  ;  je  signais  ma  quit- 
tance et  ne  répondais  pas;  enfin  je  restai 
dans  celle  éiat  d'insensibilité  jusqu'au 
moment  où  je  reçus  la  lettre  de  mon  fils; 
elle  m'irriîa,  ne  la  prenant  que  pour  une 
ironie.  La  colère  qu'elle  me  donna  ,  al- 
luma mon  sang  ,  et  je  tombai  dangereu- 


(h)  On  perdait  la  noblesse  lorsqu'on  était  mar- 
chand détaillant  ,  et  par  une  bizarrerie  de  nos 
anciennes  coutumes,  le  roi  la  donnait  tous  les 
ans  aux  deux  plus  habiles  négocians  en  gros  : 
comme  s'il  ne  fallait  pas  vendre  par  partie  ce 
qui  est  en  magasin.  Pourquoi  punissait-on  dans 
i'ua  ce  que  l'on  récompensait  dans  Taùtre  ? 


LA    JOLIE    FERME,  176 

sèment  malade.  Je  passe  sous  silence  les 
sollicilalions  qui  m'avaient  ëtë  faites  de 
me  réconcilier  avec  Auguste ,  et  aux- 
quelles je  n'avais  fait  aucune  attention  ; 
mais  les  approches  de  la  mort  m'ou- 
A^rirent  les  yeux.  Je  jugeai  ma  conduite 
comme  je  devais  craindre  qu'elle  le  fût 
parle  juge  suprême ,  et  je  promis  à  celui 
qui  tient  dans  ses  mains  le  fil  denosjours, 
que  si  je  revenais  à  la  vie,  je  réparerais, 
autant  qu'il  serait  en  moi,  le  mal  que  j'a- 
vais fait  à  mon  fils.  Dieu  daigna  recevoir 
ce  vœu  ,  et  me  donner  le  moyen  de  le 
remplir  plus  exactement  que  jamais  je  ne 
pouvais  l'espérer. 

J'étais  à  peine  en  convalescence  ,  que 
M-  le  comte  deRégeville  me  fit  l'honneur 
devenir  chez  moi  avec  M.  Massolier,  et 
il  me  proposa  l'acquisition  de  la  jolie 
ferme.  J'étais  déterminée  à  y  consentir, 
malgré  les  sacrifices  qu'il  me  fallait  faire 
pour  me  réunira  ma  famille,  qui  eût  été 
assez  mal  à  l'aise,  et  obligée  à  un  travail 


l'^G  LA.    JOLIE    FERME. 

encore  ^fort  pénible  ;  mais  j'avais  appris 
avec  un  grand  chagrin,  que  ma  bru  avait 
€té  très  mal ,  et  que  c'était  en  mon  nom' 
que  M,  le  comte  de  Régeville ,  car  il  faut 
bien  que  vous  îe  sachiez ,  avait  trouvé  le 
moyen  de  lui  ôter  une  partie  delà  fatigue 
qu'elle  éprouvait  depuis  qu'elle  habitait 
Saint-Lô. 

M.  Sciuvjgné.  ' — Quoi!  M.  le  comte  ^ 
c'était  vous  qui  me  faisiez  payer  cette 
rente  de  600  fr.  ? 

Le  Comte. — J'avais  espéré  que  madame 
votre  mèfe  ne  parlerait  pas  de  cette  mi- 
:sère,  dont  au  surplus  j'ai  été  entièrement 
remboursé  par  elle  :  ainsi  que  votre  amour- 
propre  5  monsieur,  qui  est  aussi  un  peu 
chatouilleux,  ne  s'alarme  point  ! 

M.  Sauvigné.  —Non  ,  ce  sentiment  ne 
peut  tenir  contre  une  si  touchante  géné- 
rosité. Puis-je  donc  oublier  que  c'est  à 
cette  ruse  que  je  dois  la  santé  ,  peut-être 
la  vie  de  ma  chère  Lucile  ! 

Le  Comte. — Qui  n'aurait  pris  à  elle  un 


LA    JOLIE    FERMEV  ^  I77 

vif  intérêt?  mais  laissons  continuer  ma- 
dame Sauvigné. 

Le  jour  que  ces  détails  me  furent  don- 
nés par  MM.  Massolier  et  Leroux,  je  reçus 
une  lettre  de  Brest,  qui  m'apprenait  que 
le  vaisseau  marchand  le  Prudent  y  était 
entré  dans  le  port  avec  une  riche  car- 
gaison 5  dont  une  grande  partie  m'appar- 
tenait. En  effet ,  un  frère  de  ma  mère 
avait  passé  avec  un  de  ses  neveux  dans 
rinde,  où  il  avait  fait  une  grande  fortune* 
Il  y  est  mort  ,  et  a  institué  mon  cousin 
son  légataire  universel,  et  m'a  laissé  cepen- 
dant 30O5O00  fr.  en  argent  de  France,  qui- 
devaient  être  prélevés  d'abord  sur  tout  le 
bien ,  chargeant  son  neveu  ,  dont  il  con- 
naissait toute  la  loj^auté ,  de  l'exécution 
de  son  testament. 

En  effet ,  les  intentions  de  mon  oncle 
ont  été  exécutées  avec  la  plus  parfaite  exac- 
titude ,  et  ce  legs  que  je  n'attendais  pas^ 
est  arrivé  sans  le  moindre  retard  ;  alors 
j'ai  dit  à  M.  le  comte,  qui  me  demandait 


^ 


1-^8  I^A    JOLIE    FERME* 

à  quoi  je  me  décidais  ,  que  je  ne  chan- 
gerais rien  à  mes  premiers  plans  ;  seule- 
ment je  priai  M.  de  Régeville  de  me  per- 
mettre de  rembourser  en  entier  tout  ce 
que  la  jolie  ferme  lui  avait  coûté  ,  et  je  la 
donne  à  ma  bru  pour  la  dédommager  des 
sacrifices  qu'elle  a  faits  sur  la  succession 
de  son  père,  pour  liquider  celle  de  mon 
mari.  J'ai  conservé  mon  mobilier,  ma  vais- 
selle ,  mes  diamans  ,  que  j'aurais  vendus 
pour  payer  en  entier  ce  bien.  Le  reste  de 
ma  fortune  sera  à  mon  fils.  Je  ne  lui  de- 
mande que  de  prélever  50,000  fr.  pour  la 
dot  de  Pauline  ^  lorsqu'elle  rencontrera 
un  homme  digne  d'elle  ,  et  que  ses  plus 
jeunes  frères  soient  envoyés  à  Rouen  pour 
reprendre  leurs  études.  Quant  à  Frédéric, 
en  le  laissant  s'occuper  de  l'agriculture , 
je  crois  lui  assurer  des  jouissances  plus 
tranquilles,  et  conserver  à  son  père  un  ami 
précieux.  Pour  moi ,  je  renonce  à  jamais 
à  Paris  ,  et  veux  finir  mes  jours  dans  cette 
douce  retraite,  où   je   verrai  arriver  les 


LA    JOLIE    FERME.  l'Jg 

infirmités  de  la  vieillesse  sans  les  redouter; 
puisque  les  soins  de  mes  enfans  les  adou- 
ciront,  et  qu'en  mourant  je  pourrai  me 
dire  :  Mes  derniers  jours  ont  été  les  plus 
beaux  de  ma  vie,  puisque  ce  sont  les 
seuls  où  j'ai  rempli  les  devoirs  impor- 
tans  de  mère  ,  et  goûté  la  douceur  de 
l'être. 

Tous  ses  enfans  rassurèrent  qu'ils  se 
flattaient  que  le  ciel  leur  accorderait  le 
bonheur  de  la  poséder  encore  de  longues 
années ,  pour  lui  prouver  leur  amour  et 
leur  respect. 

Sophie,  qui  avait  fort  à  cœur  de  savoir 
comment  les  robes  et  les  habits  s'étaient 
trouvés  si  bien  pour  chacun  de  ceux  pour 
qui  ils  étaient,  ne  put  s'empêcher  de  le 
demander  à  Eléonore,  qui  convint  que  la 
comtesse  ,  qui  était  dans  la  confidence , 
avait  eu  par  Marie  les  modèles  des  robes 
et  des  habits  qu'elle  prenait  chez  madame 
Sauvigné,  dont  Victoire  se  servit  pour 
faire  des   patrons  que  l'on  envoya  à  un 


l8o  XA    JOLIE    FERME. 

tailleur  el  à  une  ouvrière ,  qui  les  ont 
faits  ainsi.  Vous  vojez^  ma  chère  petite, 
que  tout  cela  n'est  nullement  diaboli- 
que. 

La  famille  Régeville  ,  le  curé ,  l'abbé 
E.alet  et  leurs  amis  de  Paris,  félicitèrent 
îa  mère  et  les  en  fans  d'être  rendus  les 
uns  aux  autres.  Depuis  ce  jour,  les  deux 
familles  furent  constamment  unies,  et 
étaient  presque  toujours  ensemble,  soit 
au  château,  soit  à  la  jolie  ferme.  Il  existait 
une  grande  émulation  entre  les  enfans, 
tant  pour  exquérir  des  connaissances 
utiles,  que  pour  croître  en  sagesse.  So- 
phie remercia  madame  Sauvigné  de  la 
complaisance  qu'elle  avait  eue  de  lui  ex- 
pliquer ce  mystère. 

Madame  Sauvigné  la  mère  vécut  fort 
vieille ,  et  renonça  de  bonne  foi  à  l'am- 
bition et  à  l'orgueil.  Comme  les  années 
l'avaient  forcée  à  renoncer  au  vain  désir 
de  plaire ,  son  fils  et  sa  bru  lui  rendirent 
les  soins  les  plus  toucbans,  Leurs  enfans 


LÀ    JOUE    FERME.  l8 

suivirent  leurs  exemples,  et  Lucile  et  son 
époux  trouvèrent  dans  leur  tendresse  la 
récompense  de  ce  qu'ils  avaient  fait  pour 
leur  mère.  Il  en  fut  de  même  de  ceux  de 
M.  de  Régeville,  qui,  élevés  dans  les  sen- 
limens  les  plus  vertueux ,  après  avoir  été 
formés  loin  des  dangers  du  monde ,  y 
brillèrent  ensuite  moins  par  leurs  rangs 
que  par  leurs  qualités  personnelles. 

Ainsi  Dieu  bénit  ces  deux  maisons.  Le 
château  de  Saint-Lô,  qui  était  regardé 
comme  protége&nt  tous  les  malheureux 
de  la  contrée,  conserva  long-temps  le- 
clat  qu'il  avait  reçu  de  ses  anciens  pro- 
priétaires. La  jolie  ferme  rappelait  avb 
vieillard,  qui  le  redisait  à  ses  enfans^ 
par  combien  d^épreuves  la  famille  Sau- 
vigné  avait  passé  pour  parvenir  à  une  si- 
tuation douce  et  heureuse  ;  et  en  parlant 
de  Pauline,  de  sa  mère,  que  la  plus  vive 
tendresse  unit  jusqu'au  dernier  jour,  car 
mademoiselle  Sauvigné  survécut  de  peu 
d'années  à  celle  qui  lui  avait  donné  la 


l82  I^A   JOLIE    FERME. 

vie,  il  disait  :  Si  après  leur  réconcilialion 
avec  madame  Sauvigné,  elles  ont  été 
riches  et  heureuses,  on  peut  bien  dire 
que  c'était  la  Vertu  récompensée^      ^ 


stii^Dsiisas 


D'UN  ERMITE. 


IIIS  ronflllES  lYî  \    KR^lITE 


.^ 


i 


/^^%'t^^^Sf  t2^>^<^;^  yi/zr  o  c^^i^Z^^^iLJ^ 


L'ORGUEIL  VAINCU  PAR  L'ADVERSITÉ 


PI 


LA  VERTU   ENSEIGNÉE    PAR   L* EXEMPLE. 


Madame  Clevelan  allait  un  dimanche 
malin,  visiter,  suivant  sa  coutume.  Té- 
cole  établie  depuis  peu  pour  les  pauvres 
de  la  paroisse ,  lorsque  d'un  élégant  équi- 
page qui  passait  rapidement  près  d'elle, 
elle  entendit  une  femme  s'écrier:  C'est 
ma  tante  !  c'est  elle  \  j'en  suis  certaine. 
Xe  carrosse  aussitôt  s'arrête  ;  un  domes- 
tique qui  était  à  cheval  mit  pied  à  terre, 
et  ayant  ouvert  la  portière ,  deux  jeunes 
personnes,  dont  la  plus  âgée  paraissait 
avoir  quinze  ans  et  l'autre  une  année  de 
moins ,  sautent  précipitamment  de  la 
Toiture,  et,  courant  après  madame  Cle- 
velan, lui  disent  en  l'embrassant:  Sûre- 
ment, madame,  vous  ne  pouvez  avoir  ou- 
blié Emma  et  Elise, 

8. 


l86  HISTORIETTES 

Mes  chers  enfans,  mes  bonnes  nièces , 
dit  cette  aimable  femme  en  les  pressant 
tendrement  contre  son  cœur ,  que  de 
plaisir  me  procure  cette  rencontre  impré- 
vue !  Je  ne  vous  remets  encore  vraiment 
pas  ;  vous  êtes  tellement  changées  depuis 
quatre  ans  que  je  ne  vous  ai  vues,  que  je 
serais 5  je  vous  jure,  passée  devant  vous 
sans  me  douter  que  vous  fussiez  mes 
nièces.  Mais  où  est  M.  Fitz-Henry  ?  pour- 
quoi voyagez- vous  sans  lui? 

Cette  lettre,  ma  chère  tante,  répliqua 
Emma  Fitz-Henry,  en  tirant  un  grand 
paquet  de  sa  poche  ,  va  vous  instruire  de 
tout,  et  mettre  à  répreuve  cette  tendresse 
que  vous  avez  pour  nous  et  que  vous 
tenez  de  notre  chère  maman  comme 
vous  Tavez  souvent  dit  à  notre  père.  Si 
quelque  chose  était  nécessaire  pour  ré- 
veiller en  moi  cette  tendresse  ,  ce  serait 
la  ressemblance  frappante  que  vous 
avez  avec  votre  respectable  mère.  Mais 
M.  Fitz-Henri  ne  pouvait  me  donner  une 


t>'UN    ERMITE.  187 

plus  forte  preuve  de  son  estime  et  de  son 
artiitié  ,  ni  me  faire  un  plus  grand  cadeau, 
qu'en  vous  confiant  à  mes  soins ,  et  si  les 
circonstances  répondent  à  mon  attente , 
nous  ne  nous  séparerons  pas  de  sitôt. 
Mais  retournons  au  château;  vous  devez, 
mesenfans,  après  un  aussi  pénible  voyage, 
avoir  besoin  de  vous  rafraîchir. 

Madame  Clevelan  fit  servira  ses  nièces 
^U  café  ,  des  fruits  et  des  gâteaux,  et  se 
retira  ensuite  dans  son  appartement  pour 
j-  lire  la  lettre  que  lui  avait  remise  sa 
nièce.  Mais  quel  fut  son  étonnement 
loi*squ'ellé  vit  que  M.  Fitz-Henry  avait 
accepté  le  gouvernement  d'une  île  dans 
les  Indes  Orientales ,  et  que  ne  sachant 
pas  si  ce  séjour  pouvait  convenir  A  de 
jeunes  personnes,  il  avait  pris  le  parti  de 
confier  ses  filles  à  madame  Clevelan, 
jusqu'à  ce  qu'il  ait  pu  s'en  assurer  lui- 
même. 

Celte  nouvelle  la^surprit  et  l'affligea  ; 
elle  commença  à  craindre  que  ce  qu'on 


^SS  HISTORIETTES 

lui  avait  appris  des  extravagances  de  son 
beau-frère  depuis  la  mort  de  son  aimable 
femme,  ne  fût  que  trop  vrai,  et  pensa 
qu'il  n'entreprenait  ce  voyage  que  pour 
réparer  les  brèches  considérables  que  le 
jeu  avait  fait  à  sa  fortune. 

A  la  mort  de  madame  Fitz-Henry,  ma- 
dame Clevelan  avait  témoigné  un  grand 
désir  d'avoir  ses  nièces  ;  mais  leur  père 
n'avait  pu  y  consentir,  parce  que,  disait- 
il,  il  ne  pouvait  vivre  sans  elles.  Il  les 
mit  d'abord  en  pension  à  Queen-Square, 
€t  il  les  faisait  venir  chez  lui  tous  les 
samedis  ;  mais  il  y  avait  à  peine  six  mois 
qu'elles  y  étaient,  qu'il  prit  pour  elles 
une  gouvernante  française^  et  dès  ce  mo- 
ment elles  ne  le  quittèrent  plus. 

Depuis  la  mort  de  madame  Fitz-Henry, 
sa  femme-de-chambre  avait  tenu  la  mai- 
son; c'était  par  madame  Langlane  que 
madame  Clevelan  avait  été  instruite  du 
train  brillant  que  menait  son  frère.  Ses 
iiièces   lui  écrivaient    bien   quelquefois. 


d'un  ermite.  189 

mais  comme  leurs  leUres  étaient  évidem- 
ment de  la  façon  de  leur  gouvernante,' 
elles  ne  lui  avaient  jamais  fait  un  bien 
grand  plaisir. 

Madame  Clevelan  ne  pouvait  revenir 
de  l'étonnement  où  Pavait  jetée  ce  qu'elle 
venait  d'apprendre,  et  tout  en  cherchant 
à  en  deviner  la  cause,  elle  resta  fort  long- 
temps dans  son  cabinet  de  toilette  sans 
s'en  apercevoir,  et  elle  y  fut  restée  encore 
davantage  si  le  bruit  que  firent  ses  nièces 
en  frappant  à  la  porte  ne  l'eût  tirée  de 


sa  rêverie. 


Eh  bien,  ma  tante!  lui  dit  Élise,  que 
pensez-vous  du  projet  qu'a  formé  mon 
père  de  passer  aux  Grandes-Indes? — Je 
pense,  ma  bonne  amie,  reprit  madame 
Clevelan,  que  j'y  gagnerai  beaucoup,  et 
j'espère  que  vous  n'y  perdrez  pas.  Cepen- 
dant, je  ne  puis  vous  dissimuler  ma  sur- 
prise devoir  une  personne  jouissant  d'une 
fortune  aussi  considérable  que  votre  père, 
renoncer  à  son  pays  et  à  ses  plus  chères 


Ï^O  HISTORIETTES 

affections ,   dans  la  seule  vue  de  ràûg- 
menter  encore. 

Sa  fortune  est  sans  contredit  considé- 
rable,  dit  Elise,  mais  je  suis  portée  à 
croire  qu'il  en  a  dissipé  une  partie  :  c'était 
du  moins  l'opinion  de  madame  Lemoine, 
qui  en  savait  là-dessus  plus  que  moi.  Au 
moment  même>  le  carrosse  de  ladj  Luton 
s'arrêta  devant  la  porte ,  et  madame  Gle- 
velah  se  dispose  à  la  recevoir  et  à  lui  présen- 
ter ses  nièces*  Aussitôt  après  le  dîner,  ma- 
dame Clevelan  invita  Emma  et  Elise  à  l'ac- 
compagner à  l'école  du  dimanche  en  leur 
disant  que  leur  arrivée  Tavait  empêchée  de 
sy  rendre,  car  elle  était  en  chemin  au  mo- 
ment où  elle  eut  le  plaisir  de  les  rencon- 
trer. A  l'école  un  dimanche!  dit  Emma,  ah 
madame!  je  pensais  qu'à  une  aussi  grande 
distance  de  la  capitale,  on  avait  trop  de 
dévotion  pour  s'occuper  un  dimanche  ;  au 
surplus,  celte  méthode  est  excellente,  et 
je  suis  presque  sûre  que  ce  sont  les  parties 
de  cartes  qui  se  font  à  Londres  qui  ont 


D  UN    ERMITE.  IQl 

fait  naître  aux  paysans  la  pensée  de  s'oc- 
cuper un  jour  que  leurs  aïeux  passaient 
entièrement  à  chanter  des  psaumes  et  à 
prier. 

J'espère  5  Emma,  dit  madame  Cleve- 
lan  en  îa  regardant  d'un  air  sévère,  j'es- 
père que  voire  père  n'a  pas  voulu ,  dans 
un  âge  aussi  tendre ,  vous  plonger  dans 
un  vice  destructeur  de  tout  sentiment  de 
piété  et  de  vertu. 

Comment,  madame!  dit  Emma,  avez- 
vous  donc  oublié  mon  âge?  je  puis  vous 
certifier  que  j'ai  pendant  quinze  mois  au 
moins  présidé  à  une  table  de  jeu. 

L'étonnement  où  cette  réponse  avait 
jeté  madame  Clevelan  éclata  dans  ses  re- 
gards ;  elle  expliqua  à  ses  nièces  ce  qu'on 
faisait  le  dimanche  à  l'école ,  et  leur  de- 
manda une  seconde  fois  si  elles  voulaient 
l'accompagner. 

Nous  sommes,  madame,  bien  sensibles 
à  votre  politesse,  dit  Emma  d'un  air  em- 
barrassé ;  mais  comme  je  ne  vois  pas  quel 


igoi  HISTORIETTES 

plaisir  nous  aurons  à  entendre  une  poi- 
gnée d'cnfans  mal-propres  lire  et  réciter 
leur  catéchisme^  permettez-nous  de  dif- 
férer notre  visite  jusqu'au  temps  ou  Pair 
de  la  campagne,  les  occupations  champê- 
tres et  votre  exemple,  pourront  nous  don^ 
ner  du  goût  pour  ces  sortes  d'amusemens. 

Madame  Clevelan  ne  répondit  rien  à 
ce  sarcasme ,  elle  se  contenta  d'ordonner 
à  un  laquais  de  tenir  le  thé  prêt  pour  son 
retour.  Elle  mit  son  mantelet,  et  se  ren- 
<3it  à  l'école.  Ce  qu'elle  venait  de  voir  du 
caractère  de  ses  nièces,  n'était  pas  propre 
à  lui  inspirer  d'elles  une  idée  avanta- 
geuse j  mais  ayant  réfléchi  que  leur  mère 
était  la  femme  du  monde  la  plus  aimable, 
elle  n'attribua  leurs  défauts  qu'à  la  mau- 
vaise éducation  qu'elles  avaient  reçue  ,  et 
forma  mille  projets  pour  en  détruire  les 
funestes  effets. 

Madame  Clevelan  ne  resta  à  l'école  que 
le  moins  de  temps  possible ,  elle  passa  le 
reste  de  la  soirée  à  questionner  ses  nièces 


D  UN    ERMITE.  1^^ 

sur  la  manière  dont  elles  s'occupaient  ha- 
bituellement à  Grosvenor- Square,  Sans 
paraître  chercher  à  connaître  leurs  incli- 
nations^ elle  parvint,  à  force  de  peines  ,  à 
découvrir  que  la  grandeur,  le  faste  et  l'é- 
clat,  étaient  le  goût  dominant  d'Emma; 
qu'Elise,  au  contraire,  paraissait:  préférer 
l'utile  au  brillant  5  sans  avoir  cependant 
d'éloignement  pour  ce  qui  faisait  les  dé- 
lices de  sa  sœur. 

M.  Fitz-Henry,  en  se  séparant  de  ses 
filles  ,  leur  avait  donné  à  chacune  5oo  liv,. 
sterlings  pour  leur  enî  retien  et  leur  menus 
plaisirs,  avec  la  promesse  de  leur  faire 
tenir  une  somme  considérable  ,  si  elles  ne 
venaient  pas  le  retrouver  aux  Indes.    * 

Madame  Clevelan  jouissait  d'une  for- 
tune très  considérable,  et  quoique  jus- 
qu'alors elle  s'en  fut  toujours  fait  hon- 
neur, elle  résolut ,  à  l'arrivée  de  ses  nièces^ 
d'augmenter  sa  maison.  Elle  prit  alors  un 
laquais  de  plus,  commanda  un  nouvel 
équipage,  et  fît  venir  la  fille  d'un  fermier^ 


194  HISTORIETTES 

pour  servir  de  femme-de-chambre  à  mes- 
demoiselles Fitz-Henry. 

Madame    Clevelan    aimait   passionné- 
ment la  musique,  et  jouait  avec  beaucoup 
de  goût  et  de  facilité  de  la  harpe  et  du 
piano.  Elle  fut  d'autant  plus  mécontente 
du   peu  d'habileté  de  ses  nièces   qu'elle 
savait  qu'elles   avaient  eu  les   meilleurs 
maîtres.   Tantôt  les  demoiselles  ne  vou- 
laient pas  jouer  du  tout,  tantôt  elles  ne 
voulaient  jouer  qu'un  quart-d'heure.  Leur 
tante  toléra  d'abord  cette  nonchalance  ;- 
mais  s'apercevant  ensuite  que  loin  de  di- 
minuer, elle  ne  faisait  que  croître,  elle  leur 
signifia  que  son  intention  était  qu'elles^ 
consacrassent  leurs  matinées   à  l'élude*^ 
Comme  elle  était  assez  familière  avec  l'his-- 
toire,  la  géographie,  l'italien  et  le  français^ 
elle  se  faisait  un  plaisir  de  leur  donner 
elle-même  des  leçons,  et  de  leur  faire  lire 
les  auteurs  qu'elle  croyait  les  plus  propres 
à  leur  former  l'esprit. 

Madame,  reprit  Emma  avec  vivacité > 


D*l]N    ERMITE.  1  qS 

je  suis  sûre  que  rintention  de  mon  père 
n'a  jamais  été  de  faire  de  vous  notre  insti- 
tut rice.  Au  reste,  je  puis  vous  assurer  que 
madame  Lemoine  a  pris  tant  de  soin  de 
noire  éducation,  qu'il  ne  nous  reste  plus 
que  peu  de  choses  à  apprendre. 

Ce  que  vous  venez  de  me  dire  m'en- 
chante, répondit  madame  Glevelan  ;  mais 
comme  vous  avez  beaucoup  à  perdre,  et 
qu'il  serait  terrible,  après  vous  être  donné 
tant  de  peine,  d'éprouver  un  si  grand 
malheur ,  faites-moi  le  plaisir,  ma  bonne 
amie,  d'aller  dans  ma  bibliothèque  y 
prendre  le  premier  volume  de  Métastase: 
c'est  mon  auteur  favori ,  je  serai  bien  aise 
de  vous  l'entendre  lire.  Emma  lui  répon- 
dit qu'elle  détestait  l'italien  ,  que  sa  sœur 
le  lisait  beaucoup  mieux  qu'elle.  Elise, 
dit-elle  en  même  temps  à  sa  sœur,  allez; 
chercher  ce hvre. 

Si  vous  le  lisez  mal ,  reprit  madame 
Clevelan  d'un  ton  sérieux,  c'est  une  rai- 
son de  plus  pour  lire  souvent;  d'ailleurs, 


ig6  HISTORIETTES 

ma  chère  5  îe  suis  habiluée  à  être  obéie  de 
tout  le  monde,  et  je  ne  pense  pas  qu'une 
jeune  personne  de  quinze  ans  veuille  me 
contester  ce  droit. 

Emma  se  rendit  à  la  bibliothèque,  eix 
rapporta  le  livre  et  se  mit  à  lire  ,  mais  dur 
ton  le  plus  monotone;  son  accent  et  sa 
prononciation  parurent  si  détestables  à  sa 
tante,  qu'ennuyée  deFentendre,  elle  lui 
ôla  le  livre  des  mains  en  lui  disant  qu'elle 
lui  était  très  obligée  de  rattenlion  qu'elle 
avait  eue  de  faire  ce  qui  pouvait  lui  être 
agréable;  mais  qu'elle  était  fâchée  d'être 
oblip*ée  de  lui  dire  quelque  chose  qui 
pourrait  ne  pas  lui  faire  de  plaisir,  c'est 
aue  bien  sûrement  madame  Lemoine  ne 
connaissait  pas  du  tout  Titalien.  Je  suis^ 
ma  chère,  ajouta-t-elle,  folle  de  cette 
lanp*ue,  et  j'ai  eu  le  bonheur  d'avoir  un 
des  meilleurs  maîtres.  Si  vous  voulez 
prendre  la  peine  dem'entendrehre,  vous 
jugerez  à  ma  prononciation  combien  la 
vôtre  est  éloignée  d'être  bonne. 


b'un  er^ïite.  197 

Je  vous  suis,  madame,  dit  Emma,  fort 
oLligée  de  la  peine  que  vous  voulez  bien 
prendre,  mais  je  n'ai  aucun  goût  pour 
les  lectures  5  et  comme  j'ai  le  bonheur  de 
posséder  une  fortune  assez  considérable 
pour  me  passer  de  ces  talens,  que  Ton  a 
coutume  de  faire  envisager  comme  indis- 
pensables aux  filles  d'une  naissance  moins 
élevée  que  la  mienne,  je  ne  veux  pas 
prendre  la  peine  d^  m'y  livrer;  souffrez 
donc  que  je  n'accepte  point  l'offre  que 
vous  voulez  bien  me  faire. 

Madame  Clevelan  doutait  si  elle  veil- 
lait en  entendant  la  réponse  déplacée  que 
lui  fît  sa  nièce  ;  elle  se  disposait  à  lui  té- 
moigner son  mécontentement,  lorsqu'un 
laquais  entra  et  lui  remit  la  lettre  sui- 
vante : 

Ma  chère  sœur, 

Tourmenté  par  mes  remords  et  réduit 
au  désespoir,  comment  m'y  prendrai-je 
pour  vous  faire  part  d'une  nouvelle  affreuse 


ig8  HISTORIETTES 

que  VOUS  ne  manqueriez  pas  de  savoir  tôt 
ou  lard  ! 

Je  ne  veux  point,  par  de  longs  discours, 
vous  préparer  à  apprendre  mon  malheur;^ 
je  Vous  dirai  donc  en  deux  mots  que  je 
suis  ruiné.  Oh  !  mes  eiifans  !  comment 
pourrez-vous  entendre  celle  horrible  vé- 
rité !  Elevées  dans  le  luxe ,  encouragées  à 
la  dépense ,  comment  pourrez-vous  sup- 
porter le  coup  fatal  qui  vous  plonge  dans 
l'infortune  et  vous  réduit  à  la  mendi- 
cité ! 

STe  vis  Pabîme  où  j'étais  sur  le  point  de 
tomber,  et  je  n'eus  pas  assez  de  courage? 
pour- ra'ètlif  éloigner.  La  connaissance 
que  j'aide  la  situation  critique  de  mes 
affaires,  a  pu  seule  me  déterminer  à  ac- 
cepter un  emploi  aux  Grandes-Indes.  J'ai 
vendu  mes  biensfonds  pour  en  placer  le 
produit  sur  la  banque ,  voulant  que  dans 
fe  cas  où  je  viendrais  à  mourir,  mes  filles 
pussent  sans  peine  et  sans  embarras  re- 
lîllir  leur  fortune.  Ce  matin  même  je 


d'un    ERMITE^^  199 

me  croyais  le  maître  de  ôoo^ooo  livres 
sterliiigs,  somme  qui  eût  paru  immense 
à  beaucoup  de  personnes  ,  mais  que  je  con- 
sidérais comme  fort  peu  de  chose,  en 
ayant  dissipé  trois  fois  autant  au  jeu.  Dans 
un  moment  malheureux  je  retournai  au 
tripot  où  j'avais  commencé  ma  ruine,  et 
j'eus  le  malheur  de  l'achever. 

Je  me  résigne  à  partir  pour  les  Indes , 
je  veux  cacher  dans  quelque  Heu  ma  tête 
coupable  ,  et  finir  mes  jours  dans  le  re- 
pentir* et  la  pauvreté.  Gardez-vous  bien 
^dem'écrire,  car  votre  pitié  et  vos  re- 
proches me  seraient  également  a  charge. 
Ayez  soin  de  mes  enfans,  je  vous  le  de- 
mande au  nom  de  leur  mère ,  et  lâchez 
de  leur  inspirer  de  l'horreur  pour  une  pas* 
sion  qui  a  pour  jamais  troublé  le  repos 
de  leur  infortuné  père. 

Adolphe  FiTz -Henry. 

Ijcs  larmes  de  M.  Fitz-Henry  avaient 
îitliré  l'attention  d'Elîse  ^  et  le  changement 


^00  HISTORIETTES 

qu'elle  aperçut  dans  la  conlenance  de  ma- 
dame Clevelan  pendant  qu'elle  lisait  celle 
lettre ,  lui  avait  fait  concevoir  des  craintes. 

Mon  père  est-il  malade,  madame ,  s'é- 
cria^-t-elle,  ou  bien  que  peut-il  vous  avoir 
mandé  qui  vous  ait  si  fort  agile?  Madame 
Clevelan  lui  répondit  que  son  père  se 
portait  bien;  au  même  instant  elle  se  mit 
à  dire  d'un  ton  de  voix  étouffée  par  les 
larmes  et  les  sanglots:  Pauvres  enfans  ! 
pauvres  enfans! 

Emma  et  Elise  entendant  ces  paroles 
regardèrent  leur  tante  avec  une  curiosité 
mêlée  d'étonnement,  et  semblaient  crain- 
dre  de  lui  demander  lesujet  de  sa  douleur* 

La  façon  de  penser  qu'Emma  venait  de 
manifester  immédiatement  avan^ 'aryixég 
de  cette  lettre  fatale,  convainquit  madame 
Clevelan  qu'elle  regarderait  la  perte  de 
sa  forlune  comme  le  plus  grand  de  tous 
les  malheurs.  D'un  autre  côté,  le  peu  de 
plaisir  qu'elle  et  sa  sœur  avaient  pariç  trou- 
ver dans  une  vie  tranquille  et  raisonnable. 


d'un    ermite*  201 


lui  prouvail;  assez  clairement  qu'elles 
avaient  un  goûl  décidé  pour  la  dissipation, 
le  plaisir  et  la  dépense. 

S'il  y  avait  eu  la  moindre  probabililé 
qu'elles  pussentse  trouver  heureuses  d'avoir 
changé  de  genre  de  vie,  madame  ClevelanV 
loin  de  s'affliger  du  malheur  de  leur  père, 
^  ^'enfùt  réjouie,  car  elleytrouvaitune occa- 
sion de  leur  témoigner  sa  tendresse  et  son 
amitié  ;  mais  comme  elle  les  entendait 
journellement  faire  éclater  leur  méconten- 
tement et  regretter  leurs  plaisirs  passés,  elFe 
conçut  pour  l'avenir  de  vives  alarmes  sur 
leur  compte,  et  adopta  le  plan  qui  lui  parut 
le  plus  propre  à  leur  faire  trouver  de  l'agré- 
ment dans  leur  nouvelle  manière  de  vivre; 


Elise   eut  à  la  fin  le  courage  de 
mander  à  sa  tante  le  sujet  de  son  cha- 
grin. Si  sa  sœur  et  elle  ,  lui  dit-elle ,  nè^' 
pouvaient  le  dissiper  lout-a-fait,  elles  vou- 
laient au,  moins  le  partager. 

Le  partager,  ma   chère  enfant!  reprit 
madame   Clevelan,   le  partager!  Plût  à 


202  HISTORIETTES 

Dieu  que  la  chose  ne  vous  regardât  pasî 
car  quelque  malheureuse  qu'elle  soit  pour 
moi  5  elle  Test  encore  bien  plus  pour  vous. 
Juste  ciel  !  s'écria  Emma  ,  qu'est-il 
donc  arrivé  ?  Je  vous  en  supplie,  ma  tanle, 
ne  me  laissez-pas  plus  long-temps  dans 
cette  cruelle  incertitude.  Puis  d'un  ton  de 
voix  mal  articule:  Mon  père  aurait-il  perdu 
sa  fortune  au  jeu?  Madame  Clevelan  ne 
lui  répondit  que  par  un  signe  de  tête. 
Mais  5  madame,  continua  Emma,  les  biens- 
fonds,  ils  sont  à  Elise  et  à  moi;  un  autre 
signe  de  tête  de  madame  Clevelan  lui  fit 
voir  que  tout  espoir  était  perdu.  Elle  ne 
put  tenir  à  ce  dernier  coup;  la  douleur 
lui  fit  jeter  des  cris  affreux  et  la  fit  tom- 
ber dans  de  violentes  convulsions.  On  la 
transporta  alors  dans  sa  chambre  ;  ma- 
dame Clevelan  s'y  rendit  ;  et  lorsqu'elle 
fut  revenue  à  elle ,  elle  employa  vaine- 
ment tout  ce  que  la  religion  et  la  raison 
purent  lui  suggérer  pour  la  convaincre 
qu'il  n'y  avait  que  les  méchans  qui  fussent 


d'un  ermite;  2o3 

tout-à-fait  malheureux.  Mais  lorsqu'elle 
vit  que  tous  ses  discours  ïie  produisaient 
aucun  effet,  elle  se  retira  dans  son  appar- 
tement pour  réfléchir  au  projet  qu'elle 
avait  conçu. 

Lorsque  l'heure  du  dîner  fut  arrivée, 
Emma  et  Elise,  s'excusèrent  de  se  pré- 
senter à  table.  On  leur  envoya  un  poulet 
dans  leur  chambre.  Madame  Clevelan  fît 
servir  le  thé  chez  elles ,  et  elle  eut  l'agré^ 
ment  d'observer  qu'elles  paraissaient  plus 
tranquilles  et  plus  résignées  à  leur  sort 
qu'elle  n'avait  eu  lieu  de  Fespérer.  Pour  les 
amener  peu  à  peu  vers  le  but  qu'elle  s'é- 
tait proposé  ,  elle  commença  par  parler! 
de  l'incertitude  des  plaisirs  de  ce  monde 
€t  de  la  folie  qu'il  y  avait  à  faire  consister 
son  bonheur  dans  leur  jouissance.  Quant 
à  moi,  dit-elle,  je  m'étais  bercée  de  l'es- 
poir de  passer  ma  vie  dans  cette  paisible 
retraite  et  de  m'assurer  une  existence  heu- 
reîise  en  contribuant  de  tout  mon  pouvoir^ 
à  soulager  les  besoins  d'aulrui;  mais  à 


!2o4  HISTORIETTES 

présent  tout  est  changé,  et  ma  foi^une 
actuelle  exige  d'autres  arrangemens.  L'im- 
prudence de  votre  père  me  jette  dans  des 
embarras  qui  me  forcent  à  choisir  pour 
rna  retraite  un  pays  où  l'on  vive  a  bon 
marché,  et  où  je  puisse,  malgré  la  mé- 
diocrité de  mon  revenu,  faire  encore  du 
hien  à  mon  prochain. 

Madame  Clevelan  aurait  pu  continuer 
plusieurs  heures  de  suite  sur  le  même 
Ion,  sans  craindre  d'être  interrompue  par 
«es  nièces,  tant  elles  étaient  consternées 
devoir  que  leur  père  avait,  par  son  im- 
prudence, endommagé  la  fortune  de  la 
seule  personne  sur  ramitiç^  de  laquelle 
elles  avaient  droit  de  compter.  Elle  finit 
par  leur  dire  qu'elle  avait  depuis  long- 
temps dessein  de  faire  un  voyage  dans  le 
pays  de  Galles,  et  qu^ellc  n'avait  différé 
jusqu'à  ce  jour,  que  parce  qu  elle  n'avait 
trouvé  personne  qui  voulût  l'accompa- 
gner :  mais  que  dans  ce  moment  elle  vou- 
lait faire  par  prudence  ce  qu'avant  elle 


D  UN    ERMITE.  2o5 

n'eût  fait  que  par  goût  ;  qu'elle  était  en 
un  mot  dans  l'intention  de  se  fixer  dans 
le  pays  où  l'on  vit  à  meilleur  compte  que 
partout  ailleurs.  Elle  ajouta  qu'elle  enga- 
gerait lady  Luton  à  habiter  son  château 
pendant  qu'elle  ferait  faire  au  sien  les  ré-- 
parations  considérables  qu'elle  avait  pro- 
jetées depuis  long-temps,  et  qu'elle  n'a- 
vait retardées  que  faute  de  trouver  dans 
les  environs  un  local  qui  lui  convînt.  Elle 
les  exhorta  ensuite  à  supporter  leur  mal- 
heur avec  courage  et  résignation,  en  les 
assurant  que  le  bonheur  n'est  que  dans  le 
cœur,  et  dépend  moins  des  événemens  que 
le  vulgaire  ne  se  l'imagine. 

En  moîiis  de  quinM  Jours  tout  fut  prêt 
pour  leur  voyage.  Madame  Clevelan,  à  la 
demande  de  ses  nièces,  prit  le  nom  de 
madame  Ow^ne,  pour  empêcher  qui  que 
ce  fût  de  découvrir  la  triste  situation  de 
leurs  affaires. 

Au  moment  où  madame  Clevelan  se 
disposait  â  quitter  son  château,  tous  les 


^J9 


206  HISTORIETTES 

domestiques  de  lady  Luton  furent  atta- 
qués de  la  fièvre  putride.  Deux  en  mou- 
rurent, et  les  autres  allèrent,  après  leur 
guérison,  passer  quelque  temps  chez  eux 
pour  changer  d'air.  Madame  Clevelan 
saisit  celte  occasion  d'offrir  ses  gens  à 
son  amie.  Comme  il  devait  naturelle- 
ment paraître  fort  étrange  aux  voisins 
et  aux  domestiques  de  madame  Cleve- 
lan de  la  voir  ainsi  voyager  en  chaise 
de  poste,  sans  aucune  suite,  pour  pré- 
venir toutes  les  conséquences  qu'ils  au- 
raient pu  en  tirer,  elle  répandit  le  bruit 
qu'elle  allait  passer  six  mois  à  une  mai- 
son de  campagne  de  M.  Fiiz-Heni'j,  et 
qu'ainsi  elle  n'avait  besoin  ni  d'équipage^ 
ni  de  domestiques. 

Il  ne  se  passa  i-ien  de  remarquable 
pendant  leur  voyage  ;  le  quatrième  jour 
elles  arrivèrent  à  Barmouth  en  fort  bonne 
santé,  avec  l'esprit  très  tranquille. 

C'était  sur  la  description  que  fait 
M.  Prutt  de  la  beauté  de  ce  pays  et  de 


D  UN    ERMITE.  207 

la  simplicité  des  mœurs  de  ses  habitans, 
que  madame  Owne  (car  nous  la  nomme- 
rons ainsi  à  l'avenir)  s'était  décidée  à  s'y 
fixer.  Elle  trouva  en  y  arrivant  une  pe- 
tite maison  située  sur  le  bord  de  la  mer 
qu'elle  loua  sur-le-champ.  Voilà  donc 
mesdemoiselles  Filz-Henry,  accoutumées 
jusqu'alors  à  habiter  une  maison  aussi 
vaste  qu'un  palais,  confinées  dans  une 
simple  chaumière  avec  une  servante  et 
un  valet  pour  tout  domestique. 

La  pauvreté  des  paysans  qui  habitent 
les  environs  de  Barmouth,  fournit  à 
madame  Clevelan  mille  occasions  d'exer- 
cer sa  bienfaisance  j  et  la  reconnaissance 
que  témoignaient,  pour  les  secours  les 
plus  modiques,  les  infortunés  à  qui  elle 
les  donnait,  prouvait  assez  le  besoin 
qu'ils  en  avaient  et  quel  prix  ils  y  atta- 
chaient. 

Emma  et  Elise,  privées  de  toute  so* 
ciété  qui  pût  les  distraire,  eurent  re- 
cours, pour  passer  leur  temps,  aux  oc- 


208  HISTORIETTES  ' 

cupations  qu'elles  avaient  autrefois  dé- 
daignées. La  lecture  et  la  promenade 
devinrent  leurs  amusemens  favoris.  Eu 
parcourant  les  rochex^s  et  en  gravissant 
les  montagnes  dont  les  environs  de  Bar-  | 
moulli  sont  couverts ,  elles  oublièrent 
les  jardins  de  Kingston.  Lorsque  l'hiver 
approcha,  Emma  témoigna  à  sa  tante 
le  désir  d'avoir  un  piano:  c'était,  disait- 
elle,  un  moj^en  de  distraire  et  de  chasser 
l'ennui  qu'eussent  pu  lui  causer  les  longues 
soirées. 

Eh  bien,  dit  madame  Owne,  je  con- 
sulterai mes  moyens,  et  s'ils  nie  per- 
mettent de  vous  satisfaire  sur  ce  point, 
soyez  sûre  que  je  le  ferai  ;  maïs  j'ai  pro- 
mis  ce  matin  de  prendre  avec  nous  la 
petite  Sally  Burfond,  fille  du  pêcheur, 
que  votre  sœur  et  vous  paraissez  aimer 
beaucoup;  cela  vous  procurera  quelque 
amusement. — Oh!  le  cher  petit  ange! 
dit  Emma;  avez-vous  de  votre  vie  ren- 
contré   une  beauté   aussi  accomplie?  — 


I 


ï)  UN    ERMITE.  209 

Il  est  vrai,  reprit  madame  Owne,  qu'elle 
est  charmante;  mais  ce  ne  sont  pas  ses 
charmes  qui  m'ont  intéressée  en  sa  fa- 
veur :  le  pauvre  Burfond  a  sept  enfans, 
^l  ce  n'est  qu'avec  une  peine  incroyable 
qu'il  peut  pourvoir  à  leurs  besoins,  quoi- 
K]ue  quelques-uns  d'entre  eux  soient  déjà 
^n  âge  de  gagner  quelque  chose.  Eh  bien, 
malgré  tant  de  peine,  ces  pauvres  gens 
sont  si  conlens  de  leur  sort  et  si  rési- 
gnés  à  la  volonté  de  la  providence,  que 
je  regarde  comme  un  devoir  pour  vous  de 
4es  soulager,  et  comme  je  me  suis  aperçue 
que  vous  aviez  une  prédilection  marquée 
pour  îa  petite  Sally,  je  mç  suis  décidée 
&  la  prendre  de  préférence,  quoiqu'elle  soit 
dans  un  âge  si  tendre  que  vous  serez  en 
quelque  façon  obligées  de  lui  seryir  de 
nourrices.  Eh  bien,  soit,  ma  chère  tante, 
dit  Elisa ,  nous  lui  servirons  de  nourrices 
€t  même  de  servantes;  pourvu  que  nous 
ayons  ce  petit  ange  avec  nous,  je  serai 
-contenté.    Nous   pouvons  dès   à   présent 

9- 


;2I0  HISTOHIEOTTES 

conimencer  nos  fbnçlions  en  lui  faisant 
des  habillemens  neufs.  no^ 

On  fît  venir  Sally  sur-le-champ ,  Qt 
nos  deux  nouvelles  nourrices,  avec  Taide 
de  madame  Owne,  completlèrent  son 
petit  trousseau  avant  qu'il  ne  fût  l'heure 
de  la  coucher.  Le  lendemain  rnat^pEaima 
se  leva  une  heure  plus  tôt  que  de  côut utile, 
pour  avoir  le  plaisir  de  l'habiller. 

Dans  les  premiers  jours  de  ijiQvembre, 
Emma  vit  un  matin  deux  hommes  por- 
tant une  grande  caisse^  qui  s'acheminaient 
vers  leur  chaumière.  Quels  fujijejij  sa  joie 
et  son  étonnement  lorsqu'ils  furent  en- 
trés, et  que  la  caisse  fut  ouverte,  de  voir 
qu'elle  renfermait  un  superbe  piano  neuf! 
Elle  fut  charmée  de  trouver  un  inslru- 
ment  dont  elle  s'était  peu.  soi;ci4çf  P^J^^- 
trée  de  reconnaissance  pour  la  complai- 
sance de  sa  tante^  e^Q  cj:^i|j*Ut  Jl  jq^ 
partement  pour  lui  en  faire  ses  remercî- 
mens;  elle  défit  en  même  temps  un  grand 
paquet  de  musique  que  Ton  avait  apporté 


D^UN    ERMITE.  211 


avec  le  piano;  elle  sejmit]a  jouer  des 
sonnâtes  de  démenti,  et  lorsque  sa  tante 
arriva,  elle  la  supplia  de  vouloir  bien 
oublier  sa  conduite  passée  et  de  prendre 
la  peine  de  lui  donner  des  leçons.  Ma* 
dame  Owne  l'embrassa  tendrement  et  lui 
fil  compliment  du  changement  qui  s'était 
opéré  dans  toute  sa  conduite.  Elle  exé- 
•cula  à  l'instant  même  un  moi^ceau  que  sa 
aiièce  joua  ensuiXe  d'une  manière  qui  an- 
nonçait un  talent  supérieur. 

La  lecture,  la  musique,  la  promenade 
«t  la  géographie ,  occupaient  alternati- 
vement leurs  heures  de  loisir.  Le  babil 
-agréable  de  la  petite  Sally,  était  à  la  fois 
pour  elles  une  source  de  plaisir  et  un  re- 
joaède  contre  la  mélancolie. 

La  bonté  de  madame  Owne  ne  $'éten- 
dait  pas  seulement  sur  la  famille  de  Bur- 
fond,  beaucoup  d'autres  y  avaient  part , 
et  l'exemple  qu'elle  donnait  à  ses  nièces 
les  rendit  charitables. 

A  la  première  nouvelle  de  la  ruine  de 


212  HISTORI)ETTE| 

M.  Fitz-Henry,  elles  remirent  à  leur  tanle 
5oo  livres  sterlings  qu'elles  possédaient, 
en  la  priant  de  les  placer  sur  la  banque; 
elle  leur  promit  de  leur  donner  tpu^  4es 
ans  trente  guinées  pour  leurs  menus  plair 
sirs.  Quelque  modique  que  paraisse  cette 
somme,  ellç  était  plus  que  suffisante  peur 
leurs  besoins,  et  les  mettait  en  état  de 
donner  des  secours  non- seulement  aux 
parens  de  Saîly,  mais  encore  à  beaucoup 
d'autres  pauvres  famillesT 

Il  y  avait  déjà  près  d'un  an  qu'elles  vi- 
vaient dans  cette  retraite,  lorsque  ma- 
dame Owne  commença  à  sentir  quel- 
qu'envie  de  retourner  dans  un  lieu  qu'elle 
chérissait  sous  plusieurs  rapports  ;  et 
comme  elle  était  persuadée  que  ses  nièces 
avaient  perdu  le  goût  des  plaisirs  et  de 
la  dissipation,  elle  commençait  à  se i*^iç§ 
des  reproches  de  les  priver  si  long-temps 
des  amusemens  qu'il  était  si  naturel  de 
chérir  à  leur  âge.  Elle  prit  aussitôt  la  ré- 
solution de  leur  faire  connaître  au  vrai 


d'un    iERMITE.  21  3 

1  J 

la  situation  de  ses  affaires,  et  de  leui^ 
expliquer  les  motifs  qui  l'avaient  enga- 
gée à  feindre  avec  elles. 

Au  moment  même  ses  deux  nièces  en- 
trèrent dans  sa  chambre  ;  la  douleur  et 
la  pitié  étaient  peintes  sur  leurs  figures  : 
elles  venaient  annoncer  à  leur  tante  que 
le  pauvre  Burfond,  en  sautant  de  son 
canot  à  terre,  s'était  heurté  le  pied  con- 
tre une  pierre  ,  et  qu'en  faisant  des  ef- 
forts pour  ne  pas  tomber,  il  s'était  foulé 
la  jambe  et  démis  la  rotule.  A  présent, 
<lit  Elise,  ses  pauvres  enfans  vont  mourir 
de  faim,  car  quelque  peine  que  se  donne 
leur  mère ,  elle  ne  gagnera  jamais  assez 
pour  les  soutenir. 

Sans  doute,  mon  amie,  reprit  madame 
Owne,  nous  dëvt)hs  tout  employer  pour 


prévenir  un  malheur  aussi  affreux  que 
celui  que  vous  paraissez  redouter;  mais 
tout  en  plaignant  le  sort  de  ce  pauvre  Bur- 
fond,  je  dois  me  féliciter  de  voir  que  vous 
avez  le  cœur  sensible  et  bon ,  et  que  vous 


ai4  HISTORIETTES 

n'avez  pour  les  malheurs  d'aulrui ,  ni  in- 
clifFérence>  ni  insensibilité.  Il  m'est  im- 
possible,  continua  cette  aimable  femme, 
de  vous  exprimer  la  satisfaction  qdè  j'é- 
prouve en  considérant  l'heureux  chan- 
gement qui  s'est  opéré  dans  votre  façon 
de  penser  et  d'agir.  Si  votre  respectable 
mère  vivait  encore,  elle  ne  serait  pas  plus 
contente  et  plus  fîère  en  vous  avouant  pour 
ses  filles,  que  je  ne  le  suis  en  vous  décla- 
rant que,  quoique  je  n'aie  pas  le  nom  de 
votre  mère,  j^en  ai  au  moins  le  cœur  et  la 
tendresse.  Je  me  fais  d'avance  une  fête  de 
vous  présenter  à  la  société  comme  mes 
filles  adoptives  et  les  héritières  de  80,000 1. 
sterlings.  Héritières  !  s'écria  Elise.  — 
80,000  liv.  sterlings  !  dit  Emma,  quel 
grand  changement,  ma  chère  tanle^  nous 
a  rendues  si  riches! 

Il  n'y  a  rien,  ma  chère^  de  nouveau  dans 
tout  ceci,  reprit  madame  Clevelan  (car 
nous  ne  voulons  plus  à  l'avenir  la  nommer 
madame  Owne):  lorsque  vous   eûtes  le 


d'un    ermite.  21  5 

malheur  de  perdre  voire  aimable  mère , 
je  fis  mon  testament ,  et  à  l'exception  de 
quelques  legs  de  peu  de  conséquence  ,  j'a* 
bamdonnai  tous  mes  biens  à  votre  sœur  et 
à  vous.  Elle  leur  expliqua  ensuite  les  rai- 
sons qui  l'avait  engagée  à  dissimuler  avec 
elles  ;  puis  les  ayant  tendrement  embras- 
sées ,  elle  leur  tint  le  discours  suivant  : 

Après  avoir  passé  une  année  à  Bar- 
moutli,  dans  la  solitude  et  dans  la  retraite, 
je  n'ai  plus  lieu  de  craindre  que  vous  vous 
plaigniez  de  la  monotonie  du  château  de 
Clevelan  ;  mais  si  en  sortant  de  Grosvenor- 
Square  ,  vous  y  eussiez  été  tout-à-coup 
reléguées,  je  suis  sûre  que  ce  change- 
ment vous  aurait  donné  du  dégoût  et  du 
mécontentement.  Au  lieu  d'éprouver  la 
satisfaclioii  de  vous  voir  heureuses,  étant 
seules  avec  moi ,  j'aurais  eu  le  plaisir  de 
vous  entendre  vous  plaindre  et  murmurer. 
Votre  façon  de  penser  et  d'agir  est,  par 
bonheur,  totalement  changée;  vous  avez 
éprouvé  le  malheur  et  vous  avez  appris  à 


21 6  HISTORIETTES 

le  plaindre;  VOUS  avez  conlracté  rhabi- 
lude  de  vous  amuser  toutes  seules  sans  le 
secours  des  plaisirs  bruyans.  Maintenant 
V.OUS  allez  retourner  dans  le  monde  avec 
un  caractère  propre  à  en  goûler  les  plai- 
sirs avec  modération,  et  à  en  essuyer  les 
disgrâces  avec  résignation. 

O  madame!  reprit  Emma,  comment 
pourrons-nous  jamais  nous  rendre  dignes 
de  votre  bonté  et  de  votre  indulgence? 
Mais  combien  notre  conduite  a  dû  vous 
déplaire  !  que  nous  avons  dû  vous  paraître 
méprisables!  Vous  ne  vous  êtes  pas  con- 
tent(^e^de  nous  appr^iidre  a  devenir  aim||- 
blés,  votre  exemple  nous  a  forcées  à  Têfre. 
Je  vais  retourner  dans  la  société,  et  sij  y 
ressens  jamais  le  moindre  penchant  a  ToPr 
gueil  et  à  la  vanité,  je  penserai  à  Bar- 
mouth  et  ie  redeviendrai  humble* 

Vous  êtes,  en  vérité  ,  une  bien  aimable 
fille,  répartit  madame  Clevelan,  j'ai  le 
plaisir  de  découvrir  chaque  jour  en  vous 
quelque  nouvelle  qualité  qui  me  force   à 


¥:■ 


D  UN    ERMITE»  2I7 

\^ous  aimer  et  à  vous  admirer  davantage. 
Les  défauts  que  j'ai  autrefois  remarqués 
en  vous  ,  n'étaient  que  les  effets  des  mau- 
vais exemples  et  ^des  mauvais  conseils. 
Votre  gouvernante  ,  de  qui  vous  aviez, 
conçu  une  si  liante  opinion,  ne  s'appli- 
quait qu'aux  qualités  superficielles,  sans 
chercher  à  former  votre  cœur.  Mais  allons^,- 
mes  enfans^  chez  ce  pauvre  Burfond  ,  et 
nous  verrons  ce  que  nous  pourrons  faire 
pour  hii. 

En  arrivant  elles  trouvèrent  le  mal- 
heureux en  proie  à  de  si  vives  douleurs,, 
que  madame  Cleveîan  craignit  qu'il  n'eût 
la  jambe  cassée.  Toutefois  elle  eut  la  sa- 
tisfaction devoir  que  la  compresse  qu'elle 
avait  fait  mettre  sur  sa  blessure,  lui  avait 
procuré  beaucoup  de  soulagement;  qu'elle 
avait  fait  disparaître  l'enflure,  et  Burfond* 
était  convaincu  que  sa  jambe  n'était   pas.^ 
fracturée.   Ce  pauvre  diable  apprit  avec 
beaucoup  de  regret  le  départ  de  madame 
Cleveîan.  La  promesse  qu'elle  lui  fît  de  lui 

10 


Il  8  HiSTOHlETTES 

donner  tous  les  ans  dix  liv.  sterlîngs,  ne 
put  le  consoler. 

Il  y  avait  déjà  un  mois  que  le  châteaa 
de  lady  Lûtbn  était  entièrement^  Wj[)aré  ^ 
lorsqu'elle  reçut  la  nouvelle  du  retour  de 
son  amie.  Tous  les  domestiques  furent 
transportés  de  joie  en  songeant  (p'iîs  at-- 
laient  revoir  une  maîtresse  pour  laquelle 
ils  avaient  tant  de  respect  et  d'attache- 
ment. 

Quoique  madame  Clevelan  eût  chargé 
lady  Luton  de  distribuer  pendant  son  ab* 
sence  les  aumônes  qu'elle  avait  coutume 
de  faire,  la  manière  dont  celle-ci  donnait^ 
faisait  regretter  madame  Clevelan.  Elle 
n'avait  pas  comme  elle  le  talent  de  ren- 
dre ses  largesses  plus  précieuses  par  Ta 
manière  de  les  distribuer. 

Le  jour  où  elle  devait  arriver  fut  pour 
tous  un  jour  de  fête.  Les  cloches  commen- 
<îèrent  à  sonner  avant  le  lever  du  soleil  ^ 
les  enfans  de  l'école  de  charité  mirent 
leurs  habits  du  dimanche.  Tous  les  villa- 


d'un    ERMlXEv  91^ 

^eoh  :assemblés  sur  la  place ,  attendaient 
avec  ampalience  le  retour  de  leur  bien- 
faitriiôe.  Jis  lui  témaignèrent,  à  son  arri^ 
Tée,  î<3ur  fidélité,  leur  attachement  et 
la  joie  qu'ils  avaient  de  la  revoir,  d'une 
manière  si  naïve  et  si  respectueuse ,  qu'elle 
ne  put  retenir  ;ses  larmes  tanl  elle  en  e'faiÈ 
attendrie. 


4èo  HISTORIETTES 


L'INNOCENCE  JUSTIFIEE 


ET 


L'APiTIFICE  DECOUVERT. 


PREMlîiRE    PARTIE. 

Madame  Gavendish ,  se  promenant  avec 
sa  fille  Malhilde,  pendant  une  soirée  d'été, 
sur  les  bords  de  la  Tamise^  dans  le$  en- 
virons  de  Kingston ,  aperçut  une  femme 
habillée  à  la  chinoise  ,^  assisse  sur  l'herbe, 
et  ne  détachant  pas  ses  yeux  4'"^  panier 
d'osier  qui  flottait  sur  l'eau ,  et  que  la  ma- 
rée en  descendant  faisait  vogupir.J|u|e- 
ment.  La  curiosité  l'engagea  à  s'appro- 
cher du  bord  delà  rivière  et  à  examiner 
le  panier  qui  semblait  disposé  de  manière 
à  fixer  l'attention  des  étrangers.  Un  coup 
de  vent  qui  se  leva  tout-à-coup,    l'éloi- 


insiouiFTTrs  î)  in  ER.xn»'. 


ïl 


gna  du  rivage  et  trompa  ses  vœux  et  son 
attente. 

La  curiosité  de  madame  Cavendish,  ex- 
citée d'abord  par  la  singularité  de  cet  ob- 
jet, fut  de  suite  augmentée  par  l'im- 
possibilité de  la  satisfaire.  Pendant  qu'elle 
réfléchissait  sur  ce  qu'elle  venait  devoir, 
la  femme  dont  nous  venons  de  parler  s'ap- 
proche d'elle  avec  précipitation:  elle  sui- 
vait le  panier ,  et  tout  annonçait  eu  elle 
l'impatience  et  l'embarras. 

Dans  ce  moment  arriva  un  pêcheur  qui 
se  mit  à  détacher  un  petit  canot  amarré 
à  un  poteau. 

Bbhhoiïimè,  lui  dit  madame  Caven- 
tlish,  je  suis  fort  inquiète  de  voir  ce  que 
renferme  ce  petit  panier  d'osier;  il  vous 
sera  facile  de  l'atteindre  en  menant  votre 
<SLnoi  à  la  rame.,  et  si  vous  me  l'apportez , 
soyez  sûr  que  |é  vous  récompenserai  de 
vos  peines. 

Cet  homme  saute  aussitôt  dans  son 
<:anot ,  ôte  son  habit ,  et  en  moins  de  cinq 


mmuîés^ktièïnt  le  panier,  le  prèhiî'dms 
5on  canot,  et  se  met  en  devoir  de  retour- 
fier  promptenaent  vers  maaâihie  Càféîi- 
dîsh.  Dès  que  la  Chinoise  s'aperçut  de  ce 
inéiiPvement^  elle  quitta  le  bord  de  M  H- 
yière  et  prit  tranquillement  le  chemin  de 
Londres. 

Quand  le  pécheur  fut  de  retour  à  l'en- 
droit d'où  il  était  parti ,  il  rattacha  soxk 
kîanôt,  puis  i^aluant  madame  CavendiA, 
lui  dit:  Je  suis  sûr.  Madame,  que  ce  joli 
^upon  appartient  à  cette  coquine  qui 
vient  de  décamper  dès  qu'elle  m'a  vacher^ 
cher  à  le  rattraper. 

Un  enfant  !  s'écria  madame  Gavendish, 
«n  considérant  le  panier  que  4é  batelier 
tenait  encore;  comiçie  l'^nnocenee  est 
peinte  dahs  tous  séfs  tMts  f  iqfiï^l:  a  l'air 
suppliant!  comme  son  sourire  est  char- 
tnantl  mon  cœur  compatit  déjà  à  i^a  %itto 
tion  malheureuse.  Mon  ami,  continua-t- 
*elle  en  parlant  au  batelier,  mettez-la  cet 
^sifanl  et  tâchez  de  m'àmener  cette  mal-^ 


Heureuse  qui  a  poussé  rinhunianité  au 
point  de  chercher  à  faire  périr  c^tte  aiaia- 
ble  créature. 

Cet  homme  exécuta  sur-le-champ  Tor- 
dra de  madame  Cavendish  ; ,  eu  iiioins 
^'un  quart- d'heure  il  fut  de  retour  avec 
<cetle  femme  qu'il  amenait  de  force.  Sitôt 
qu'elle  s'aperçut  que  madame  Caveiadish 
tenait  son  enfant  entre  ses  bras ,  elle  tomba 
à  ses  genoux,  et,  sans  répondra  au:^:  dti- 
verses  questions  qu'on  lui  fit ,  elle  gai*4*^ît 
<;e.lVe  gUitude  humiliante*  Ce  ne  fut  que 
lorsque  madame  Cavendish  la  tira  par 
$on  vêtement,  en  lui  demandant  si  cet  en- 
fant était  à  elle,  qu'elle  répondit:  Mon 
^enfant  î  mon  enfant  !  Oui ,  ee  pauvre  en- 
i5int.ç.at  à  moi. 

En  ce  cas ,  répliqua  madanx<3  Cavendish, 

comment  avez^-vouus  pu  pousser  la  cruauté 

_^  rinhumawité  assez  loin  pour  abandpn- 

jaer  cette  innocente  c>réature  à  la  m^rci 

j^>d|s  flots?  il  f^Ut  qu^e^ous  sojez  une  bieu 

méchante  femme,  et  vous  méritez  bien 


!224  HISTORIETTES 

d'êlre  punie  ,  suivant  la  rigueur  des  lois. 

Moi  pas  méchante ,  moi  bien  aimer 
mon  enfant;  mais  moi  n'avoir  ni  pain  ni 
riz,  ni  rien  à  lui  donner,  et  moi  vouloir 
pas  voir  lui  mourir  de  faim;  pour  cela, 
moi  exposer  lui  comme  on  fait  en  Chine, 
parce  que  moi  espérer  quelque  âme  cha- 
ritable prendre  lui  et  lui  donner  ce  dont 
il  a  besoin;  alors  pauvre  Ousanque  se  cou- 
cher et  mourir,  et  ne  plus  crier  après  soa 
cruel  mari. 

Madame  Cavendish  fut  vivement  tou- 
chée du  récit  ingénu  de  celte  malheu- 
reuse femme.  Elle  se  rappela  aussitôt  que 
c'était  efFectivement  la  coutume  en  Chine 
d'exposer  ainsi  les  filles  lorsqu'on  n'avait 
pas  le  moyen  de  les  nourrir.  L'horreur 
'que  lui  avait  inspirée  cette  action  se  chan- 
gea en  compassion  poiir  la  malheureuse 
qui  l'avait  commise.  Elle  se  mit  à  la  ques- 
tionner ,  et  apprit  d'elle  que  sa  beauté 
avait  séduit  un  matelot  de  la  suite  de  lord 
Mâcartney,  que  ce  malheureux  avait  ac- 


d'un  ermite.  2^5 

qiiis  une  assez  grande  connaissance  de  la 
langue  de  ce  pays  pour  la  tromper  par 
l'énergie  de  ses  discours  5  qu'il  l'avait  en- 
gagée à  s'habiller  en  homme  et  à  deman- 
der au  capitaine  de  la  passer  en  Angle-^ 
terre.  Cette  inforlunée  n'eut  pas  de  peine 
à  obtenir  cette  grâce  ;  elle  abandonna  son 
pays,  ses  parens  et  ses  amis  pour  un  in- 
fâme séducteur  qui  l'abandonna  dès  que 
l'équipage  fut  payé,  et  monta  sur  un  au*<f: 
tre  bâtiment  destiné  pour  les  Indes,  la 
laissant  en  pays  étranger,  sans  amis,  sans 
argent ,  en  nn  mot  sans  le  moindre  se- 
cours. 

La  maîtresse  de  l'auberge  où  elle  logea 
à  Portsmouth,  touchée  de  son  malheur, 
luL-donna  quinze  scheliings,  quoiqu'elle- 
lui  en  dut  environ  vingt-cinq  pour  sa  dé- 
pense ,  et  lui  remit  une  lettre  pour  lord 
Macartney,  à  qui  elîè  faisait  part  de  là  si- 
tuation affreuse  de  cette  infortunée,  et  le^ 
suppliait  de  venir  a  son  secours.  Elle  serfiit 
en  route  pour  Londres  avec  la  lettre  dans 


p26  HISTOUlEq^TES 

sa  poche  et  son  enfant  altaclié  derrière  son 
dos  :  elle  était  déjà  arrivée  près  deRings- 
ton^  lorsqu'elle  fut  attaquée  et  assommée 
par  des  voleurs  ,  qui  lui  prirent  son  ar- 
gent,  ses  hardes  et  la  lettre  qu'elle  avait 
pour  lord  Macartney. 

Elle  eut,  selon  toute  apparence ,  ter- 
miné alors  sa  vie  et  sa  misère,  si  le  ciel 
iu'eût  fait  passer  par  là  le  cocher  d'une  voi- 
lure publique,  :Ce  brave  homme  la  voyant 
étendue  par  terre,  sauta  aussitôt  de  son 
siège  5  et  touché  de  sa  malheureuse  situa- 
tion, la  prit  et  la  mit  dans  son  carrosse, 
qui,  par  hasard,  se  trouvait  alors  vide;  il 
la  conduisit  à  la  première  auberge,  pria 
la  maîtresse  du  logis  d'en  avair  soîfï,  et 
lui  promit  de  lui  payer  le  lendemain ,  en 
îàepassant ,  la  dépense  qu'elle  pourrait 
faire.  Ce  dessein  généreux  ne  put  être  mis 
^^xécution,  car  à  peine  notre  cocher 
^tait-il  à  dix  lieues  de  Kingston ,  que  ses 
chevaux  effrayés  prirent  le  mors  aux  dents 
pt  entraînèrent  la  voiture  contre  une  bar«^ 


d'un  EUMKTC.  2^7 

rière,  avec  tant  de  violence,  que  le  pau- 
vre diable  fut  renversé  de  son  siège  et  se 
cassa  la  jambe. 

La  pauvre  Ousanque   ainsi  abandon- 
née,   réduite  à  la  dernière  misère ,  se  mit 
k  errer  dans  les  environs  de  Kingsto^. 
Li'état  dans  lequel  elle  se  trouvait  appro- 
^chait  de  la  folie.   Il  était  encore  aggravé 
par  les  cris  que  la  faim  faisait  jeler  à  son 
enfant,   et  la  douleur   qu'elle  ressentait 
de  n'avoir  rien  à  lui  donner,  car  tout  le 
jflLjOflde,  insensible  à  son  malheur,  re£usait 
de  le  soulager.  C'était  alors  qu'elle  s'était 
déterminée  a  exposer  son  enfant,  et  les 
suites  de  cette  action  furent  aussi  heu- 
reuses poui:  elle  que  pour  lui.   Pendant 
;QHe  jQixs4^.o  Çavendish  écoutai t  attenti^- 
veraent  le  récit  de  celte  pauvre  femme  ^ 
Malhilde  s'amusait  à  admirer  la  beauté  de 
^on  enfant.  Sitôt  qu'elle  entendit  sa  rpère 
dire  qu'elle  voulait  prendre  avec  elle  la 
mère  ,etjr,ejp^^t,  &a  jqie  çxjjiata  dgas  jLpvt 
son  extérieur  j  elle  lui  assura  qu'elle  vou- 


#28  HlSTORIEttES 

lait  elle-mêaie  élever  renfant  et  qu'elle 
ne  voulait  plus  jouer  avec  des  pou- 
pees. 

Le  costume  singulier  de  cette  femme 
et  de  son  enfant  av^tît'  ëkcité  son  atten- 
tion et  son  étonnement;  mais  quand  elle 
%^it  que  cette  pauvre  petite  était  si  fort 
àérrée  dans  son  maillot ,  qu'elle  ne  pou- 
vait se  remuer,  elle  fit  éclater  son  mé- 
litoMentement  en  disant  qu^il  efil'^élé 
moins  cruel  de  la  noyer  que  de  Par- 
î*ângfer  de  la  sorte,  car  au  moins  elle 
^ferait  délivrée  de  tous  tés  iMûx/àii^H^^ 
qu'elle  était  ainsi  dans  des  souffrances 
perpétuelle^^. 

'  Madame  Cavendish  représenta  à  sa  fille 
que  c'était  la  coutume  en  Chine  de  serrer 
ainsi  lèis  ènîans  dé  peur  qu'en  îës  laissant 
librement  agir  dans  les  maillots,  leurs 
*inembres  ne  vinssent  à  préfiBre  une 
mauvaise  forme  en  grandissant,  et  qu'on 
leur  serrait  surtout  les  pieds  d'une  ma- 
nière  toute   particulière,   parce  qu'à  la 


pUN    ERMITE.  22g 

Chine  on  faisait  plus  de  cas  d'un  petit 
pied  que  d'une  jolie  figure» 

La  pauvre  Ousanque  ne  savait  con>- 
ment  exprimer  sa  joie  et  sa  reconnais- 
sance enyers  madame  Cavendish,  lors- 
qu'elle lui  promit  de  la  recevoir  chez  elle^ 
et  de  faire  connaître  sa  déplorable  situa- 
tion à  lord  Macartney.  Elle  tomba  aux 
pieds  de  sa  bienfaitrice ,  baisa  le  bas  de 
sa  robe.  Elle  semblait  la  prendre  pour 
mie  divinité. 

^.1,  Mathilde  pria  sa  mère  de  faire  habil^Çf 
l'enfant  à  l'européenne,  et  de  lui  laisser 
le  plaisir  de  faire  sa  layette.  Madame  Ca- 
\endish  en  fut  d'autant  plus  étonnée,  que 
;j&a. fille  n'avait  jusqu'alors  m  on  l  ré  aucua 
^oût  pour  le  travail. 

Madame  Cavindish  tint  la  parole  qu'elle 
avait  donnée  à  Ousanque  d'écrire  à  lord 
Jlacartney  pour  l'engager  à  veuir  ,à  son 
jecours.  Elle  n'avait  pas  encore  reçu  de  ré- 
ponse^ lorsque  cette  infortuixée/ut  toij|- 
à-çoup  attaquée  d'une    maladie    grave. 


â6b  histcMetté^ 

On  fit  veiiir  aussitôt  un  médecin  qui, 
d'après  les  sjiïip|ônies  de  la  maladie  > 
déclara  que  c'était  la  pelite-v^foîë^.  t5n 
s'aperçut  le  lendemain  qu'il  ne  s'était 
pôiiit  trompé.  Au  bout  de  quelques  jou'rè 
le  mal  éclata  avec  tant  de  violence,  que 
Foli  commença  à  craindre  pour  les  jours 
de  la  Malade,  On  lui  prodiguia  tduà  léfe 
sbiils  que  riiumanité  prescrivait;  elle  en 
était  si  pénétrée,  que,  dans  les  momens 
de  relâche  que  lui  donnait  la  fièvre,  elle 
ai*  témoignait  a  ^^bienfaitrice  toute  sa 
i^ôrinaissance  en  des  teifînes  ii  iii^tttis 
el  si  expressifs,  que  celle-ci  se  trouVarit 
^îivéfit  obligée  de  quitter  sa  ehambre 
pour  cacher  soil^  émotion  oêÉ  répandre 
des  larmes  sur  l'état  malheureux  de  cette 

^àuvi^îeïï^é^. 

Le  dbcteur  Longford  avait,  au  eomf^ 
iti^nceto^t  de  cette  maladie,  jugé  qtee 
les  suites  en  seraient  funestes,  et  qii'il 
n'y  avait  aucun  moyen  de  sauwr  la 
malade.    Il    fît   part   de  son    opinion   à 


.^4. 


I>^UN    ERMltî2.  25  ï 

madame  Cavpndish,  et  révénemeht  prou- 
va qu'elle  avait  été  fort  juste. 

L'enfant  tomba  malade  le  jour  de  la 
mort  de  sa  mère.  Madame  Cavendish^  qui 
dès-lors  regarda  comme  un  devoir  sa-n 
cré  pour  elle  de  l'élever  et  d'en  avoir 
soin,  résolut,  s'il  en  réchappait^  .de 
lui  donner  une  éducation  qui  lui  prÔ% 
curât  une  existence  à  la  fois  honnête  et 
douce. 

Le  premier  soin   de  cette  respectable 

femme,  après  la  mort  de  la  mère,  fufde 

faire   baptiser  l'enfant .   Elle  pria  M.   et 

madame  Fowler,  ses  amis  intimes ,  d'en 

être  Itî  parrain  et  la  marraine.  Malhtlde 

voulait  qu'on  lui  donnât  son  nom;  mais 

sa  mère  lui  ayant  démontré   ks  incon- 

véniens  qui  en  résulteraient,   il  fut  à  la 

fin  décidé  qu'on  rappellerait  Pékin,  pour 

rappelei?  lé, -souvenir  de  la^  patfie  de  sa 

malheureuse  mère. 

Quoique  la  maladie  de  la  petite  PéKin 
fût   très  gravfe  et  très  dangereuse,    elle 


252  HISTORIETTES 

eut  pourtant  les  suites  les  plus  heureuses, 
car  au  bout  de  six  semaines  elle  n'avait 
plus  la  moindre  marque  de  petile* vé- 
role. 

La  tendresse  que  Malhilde  avait  pour 
cette  enfant  augmentait  tous  les  jours  ,  et 
la  pauvre  petite  lui  en  témoignait  sa  re- 
connaissance.. Dès  qu'elle  put  parler  y 
Malhilde  entreprit  de  lui  montrer  l'alpha- 
bet,  et  à  peine  avait-elle  quatre  ans  ^ 
qu'elle  était  déjà  en  état  de  lire  quelques 
historiettes  de  madame  Trimmer,  aussi 
bien  que  son  instilutrice^^ui^^nti^^^^ 
dans  sa  dixième  année. 

Le  plj^s  jeune  frère  de  madame  Caven- 
dish  avait  5  au  grand  mécontentement  de 
toute  sa  famille  ,  épousé  la  fille  d'un  mar- 
chand Se  village  dont  la  beauté  l'avait  sé- 
duit et  qui  avait  sa  se  contrefaire  au  point 
4e  lui  en  ipiposer  sur  son  peu* d'intelli- 
gence. Il  était  alors  enseigne  au  42®  régi- 
ment, et  quoiqu'il  fût  d'une^bonne  famille, 
il  jouissait  d'une  fortune  fort  mpdique ,  ce 


d'un  ermite.  2 35 

qui  rendait  sa  démarche  d'autant  plus  im- 
j)olitique  et  imprudente. 

Aucun  de  ses  parens,  excepté  ma- 
-dame  Gavendish  ne  voulait  avoir  de  cor- 
respondance avec  lui  ni  avec  sa  femme  , 
€t  quoique  dans  le  fond,  elle  ne  fût  pas 
moins  mécontente  que  les  autres  de  son 
mariage ,  elle  l'invita  cependant  à  venir 
avec  sa  femme  passer  l'été  près  d'elle  à 
Kingston. 

Les  manières  communes  de  madame 
Hoper,  la  bassesse  de  son  esprit,  Taffec-r 
tation  et  la  dissimulation  qui  perçaient 
dans  toutes  ses  actions,  avaient  tellement 
frappé  madame  Gavendish,  qu'elle  ne  pou- 
vait concevoir  qu'un  jeune  homme  de  dix- 
neuf  ans  même  pût  devenir  sa  dupe.  Son 
malheureux  frère  n'eut  pas  le  temps  de 
^e  repentir  de  sa  sottise  ;  cinq  mois  après 
50n  mariage  il  fut  attaqué  d'un  rhume 
violent  qui  affecta  sa  poitrine  et  le  con-, 
cluisit  au  tombeau  en  peu  de  jours.  11  mou- 
rut pendant  qu'il  était  chez  son  aimable 

10, 


y^ 


234  HISTORIETTES 

sœur;  il  lui  recommanda  sa  veuve  elTen- 
iSint  qu'elle  portait. 

Madame  Gavendish  était  alors  en  deuil 
de  son  mari  qu'elle  avait  tendrement  aime. 
Si  sa  belle-sœur  eût  été  une  tout  autre 
femme,  c'eût  été  pour  elle  un  grand  avau- 
tage  que  sa  société  ,  car  Mathilde  n'avait 
alors  que  sept  mois  ;  mais  il  y  avait  entre 
leurs  caractères  et  leurs  manières  une  dif- 
férence trop  frappante  pour  que  madame 
Cavendish  pût  se  résoudre  à  la  prendre 
iphez  elle  :  elle  préféra  lui  proposer  une 
pension  de  loo  liv.  sterling,  dont  elle 
|)Ourrait  jouir  à  sa  volonté  ,  espérant  par 
là  rengager  à  retourriéï  dans  sa  famille. 

Mais  madame  Rdpéf  entendait  t^^ 
:sès  intérêts  pour  s'éloigner  ainsi  de  sa  belle- 
^œur.  Sous  prétexte  d'un  violent  altache- 
fuent  pour  elle ,  elle  lui  fit  seiilir  qu'elle 
iie  pouvait  avoir  de  bonheur  qu'en  reïrpu- 
vaut  les  traits  de  son  cHer  Edmond  dans 
<:eux  de  son  aimable  sœur. 

Elle,  loua,  en  coiiséiijueiîcFe  ,  ijin  petit 


appartement  au  premier  étage,  à  Kings- 
ton  ,  et,  à  Taide  de  divers  prétextes,  elle 
parvint  à  doubler  presque  son  reveiiu. 

L'enfant  dont  elle  accoucha  était  une 
Hlle  qui  ressemblait  singulièrement  à  son 
|)ère.  Madame  Cavendish  l'aimait  presque 
aussi  tendrement  que  si   elle  eût  été  sa 
iîlle  ,  et  comînd  il  n'y   avait  qu^un  an  de 
diîFérence  entre  Charlotte  (  cal*  c'est  ainài 
qu'elle  se  nommait)  et  sa  cousine  Ma- 
thîlde ,  elles  passaient  ensemble  la  plus 
^ande  partie  du  temps,  quoique  la  difFé- 
jl^ence  de  leurs  caractères  occasionnât  en^ 
i£rè  elles  de  fréquentes  querelles. 

Du  montent  que  madame  Cavèàdish 
adopta  la  petite  Pékin,  madame  Roper 
perdit  sa  joie  et  son  repos  ;  ce  n'était  qu'a* 
tec  une  peine  infinie  qu'elle  pouvait  pren- 
ne sur  elle  de Jrl^  point  faire  éclater  son 
liiécontentement  en  présence  de  sa  belle- 
sœur;  mais  au  reste  elle  se  dédommap'eait 
bien  de  cette  contrainlç  pendant  son  ab- 
^«ce,  ^ar  elle  ne  cessait  de  répéter  à  sa 


îîlle  que  Pékin  était  un  obstacle  invincible 
à  sa  fortune  et  à  son  bonheur.  Elle  ne  par- 
lait à  ses  connaissances  que  de  son  propre 
malheur  et  des  injustices  dont  elle  pré- 
tendait avoir  à  se  plaindre  de  la  part  de 
înadame  Cavendish ,   qui  prodiguait  un 
hi^xi  qui  n'appartenait  qu'à  elle  et  à  Char- 
lotte,  à  une  vaurienne  5  à  une  petite  va- 
gabonde,  qui  ne  saurait  reconnaître  toutes 
ses  bontés  que  par]  le  mépris  et  l'ingrati- 
tude. Tout  le  monde  sait,  disait-elle,  quelle 
race  affreuse  sont  ces  Chinoises ,   qui  ne 
^e  plaisent  qu^à  piller ,   voler  et  tromper 
tout  le  monde,  et   Dieu  sait  si  jusqu'ici, 
cette   petite  coquine  a  démenti   les  qua- 
lités de  ses  compatriotes.  ^^mp^^ 
Tels  étaient  les  discours  de  madame  |iQ- 
per  en  l'absence  de  sa  belle-sœur  :  en  sa 
présence,  c'était  tout  autre  chç^gg ,  Jg^j^kygi,, 
^lait  la  plus  jolie  créature  du  monde,  et> 
madame  Cavendish,  la  plus  aimable  de. 
toutes  les  femmes.  Charlotte-,  qui  n'était 
|)as  encore  d'âge  a  cacher  sou  mauvais 


T.  A   •lOJ.IE    I  ER3IE 


leneA^  T^a/^n^  i^^^^la^  n^s  arân^s. 


d'un    ermite.  2 


naturel  sous  le  voile  de  Thypocrisie,  jouait 
à  celte  pauvre  petite  Pékin  les  tours  les 
plus  perfides.  Celle-ci  supportait  tout  sans 
en  rien  dire;  jamais  il  ne  lui  échappait  la 
moindre  plainte,  ni  le  moindre  murmure  ; 
car,  quoi  qu*en  pût  dire  madame  Roper, 
c'était  l'enfant  le  plus  accompli  que  l'on 
eût  pu  jamais  rencontrer. 


SECONDÉ    PARTIE. 

A  mesure  que  l'aimable  et  rintéressaîll^ 
Pékin  avançait  en  âge,  madame  Caven- 
dish  s'attachait  davantage  à  elle,  et  ma- 
dame Roper  en  était  d'autant  plus  mor- 
tifiée, qu'elle  vo^^ait  sa  fille  perdre  tous 
les  jours  de  Famitié'de  sa  tante.  Le  fait 
est  que  madame  Cavendish  avait  cru  re- 
connaître dans  le  caractère  de  sa  nièce- 
un  fond  de  jalousie  insupportable,  une 
petitesse  d'esprit  susceptible  de  toutes  sor- 
tés  de  bassesses,  et  cela  avait  beaifèôup 


diminué  reslime  et  la  tendresse  qu'elle 
avait  pour  elle. 

Madame  Cavendish  voulait  élever  sa 
petite  protégée  de  itilliïiIrS  à  ce  qu'jeïlé 
pût  un  jour  être  à  même  de  faire  réduca- 
tion  de  jeunes  demoiselles  ;  et  pour  la 
rendre  à  la  fois  utile  et  respectable ,  elle 
voulut  qu\*lle  n'eût  point  d'autres  maîtres 
que  ceux  de  Charlotte  et  de  Matliïlde,  et 
qu'ils  eussent  pour  elle  les  mêmes  soins 
qu'ils  avaient  pour  sa  fille  feîfi^â  nièce. 

Tant  d'attention  de  la  part  de  madame 
Cavendish,  causait  autant  de  joie  à  Ma- 
thilde  que  de  peine  à  Charlotfôl  fâfe  avait 
conçu  pour  Pékin  une  haine  invétérée 
qu'augmentaient  encore  les  élogjèè  qu'on 
lui  prodiguait.  Aussi  résbîut-èîle  de  la 
perdre  dans  l'esprit  de  sa  tante,  et  comme 
^le  ne  pouvait  y  parvenir  par  déll<}ls€Ours^ 
malins  et  des  suggestions  perfides ,  elle 
r4,a<)luj:  d'aMoiri^ecours  à  des  manœuvres 
tramées  avec  autant  de  réflexion  cjuë  de 
noirceur. 


Madame  Cavendish  çivait  derrière  sa 
maison  un  fort  beau  jardin  :  \\  était 
planté  d'arbres  en  espaliers  de  toute  es-^ 
pèçe.  Elle  en  avait  fait  un  choix  parti- 
culier, car  son  plus  grand  plaisir  était 
d'en  donner  les  fruits  à  ceq;sc  de  ses  ami^ 
qui  ne  pouvaient  avoir  d'espaliers. 

Charlotte  s'étant  aperçue  que  sa  tante 
avait  fort  à  cœur  de  conserver  ces  fruits  ^ 
forma  le  projet  de  les  cueillir.  Elle  cher- 
chait avec  tant  d'empressement  l'occa- 
sion d'entrer  seule,  au  jardin,  que  chaque 
fois  qu'elle  la  trouvait,  elle  cueillait  trois 
^u  quatre  pêches,  et  avait  grand  soin  d'eii 
mettre  les  noyaux  au  fond  d'une  petite 
boîte  que  Pékin  avait  da^ns  s^  cha;inbpe^ 

Quelques  jours  après  madame  Caven- 
dish cru|:  s'apercevoir  qft'Ma^ arquait  diea^ 
fruits  à,  sesi  arbr^ ,  s^ns  pourtant  avoît 
d§  certitude  U-desssus;  ^nfin  elle  s'avisa 
de  les  compter  sans  faire  part  de  ser 
soupçons  à  qui  que  ce  fût. 

Le  lendemain  matin  elle  alla  dans  son 


24o  HISTORIETTES 

jardin,  et  vit  clairement  qu'il  lui  man- 
quait onze  des  plus  belles  pêches.  Elle 
revint  dans  son  salon,  où  madame  Roper, 
Mathilde,  Pékin  et  Charlotte  étaient  à 
travailler;  elle  leur  témoigna  combien  ce 
dont  elle  venait  de  s'apercevoir  la  mé- 
contentait; qu'elle  voudrait  bien  connaître 
i'auteur  d'une  action  aussi  basse. 

J'étais  bien  sûre,  Pékin,  dit  Char- 
lotte, que  vous  ne  pourriez  manger 
toutes  les  pêches  que  je  vous  ai  vue  prien- 
dre,  sans  être  découverte;  et  si  je  n'eus 
pas  craint  que  ma  cousine  me  taxât  de 
bavardage,  j'aurais  bien  recommandé  à 
ma  tante  de  prendre  garde  à  vous,  la 
première  fois  que  je  vous  ai  surprise. 

Vous  m'avez  surprise  à  prendre  des 
pèches,  mademoiselle  Roper,  répondit 
Pékin,  étonnée  d'une  pareille  accusation! 
Je  proteste  sur  mon  honneur  que  je  n'ai 
touché  de  l'année  d'autres  pêches  que 
celles  que  madame  Cavendish  a  eu  la 
bonté  de  me  donner. 


d'un  ermite.  ^4^ 


Oui,  reprit  Charlotte,  je  vous  ai  vu^ 
prendre  des  pêches  ;  c'est  vous  parler 
français,  ie  crois:  ie  vous  ai  même  vue 
les  porter  dans  votre  chambre;  pcuvezrrt 
vous  le  nier^  mademoiselle,  qui  vous 
targuez  tant  de  votre  honnêteté. 

Oui,  je  puis  le  nier,  dit  Pékin  fon- 
dant en  lai^mes;  je  suis  surprise  que 
vous  soyez  assez  méchante  pour  inventer 
de  pareils  mensonges. 

Vous  êtes  bien  hardie  et  bien  effrontée, 
petite  vagabonde,  s'écria  madame Ropei?^^ 
de  prétendre  que  ma  fille  a  dit  un  men- 
songe. Je  me  doutais  bien  que  ce  seraijb; 
de  cette  manière  que  vous  reconnaîtriez 
les  bontés  de  flia  sœur,  car.  tou,s  les  gens 
de  votre  pays  sont  un  tas  de  coquins  et 
de  fripons. 

Madaine  Roper,  reprit  madame^Xîsi'4 
vendish ,  cette  petite  fille  est  ici  sous  ma 
protection,  et  je  ne  souffrirai  jamaisiquQ 
qui  que  ce  soit  l'insulte  et  l'opprime.  Si 
elle  a  pris  les  pêches,  elle  a  commis  uae^^ 

II 


^42  HISTORIETTES 

grande  faute ,  mais  il  n'y  a  que  moi  qui 
aie  le  droit  de  l'en  punir.  Au  reste,  je 
suis  fort  disposée  à  croire  que  ma  nièce 
s'est  méprise. 

Oh  !  point  du  tout,  ma  tante,  reprit 
Charlotte,  je  l'ai  vue  en  manger  une  en 
haut;  ses  doigts  étaient  même  encore 
remplis  de  jus. 

—  Eh  bien  ^  ma  sœur,  s'écria  madame 
Roper,  vous  n'avez  qu'à  monter  dans 
sa  chambre;  les  noyaux  seront  sûrement 
restés  dans  quelque  boîte  ou  dans  quel- 
que tiroir. 

Madame  Cavendish  suivit  l'avis  de  sa 
sœur,  et  revint  un  moment  après  avec 
environ  quarante  noyaux  de  pêches. 

Pékin  devint  aussi  rouge  que  le  feu ,  et 
dit  en  tremblant  à  madame  Cavendish  : 
Ce  n'est  pas  sûrement  dans  ma  chambre 
que  vous  les  avez  trouvés  ? 

Pardonnez-moi,  reprit  madame  Caven- 
dish, c'est  justement  dans  la  vôtre  que 
je  les  ai  trouvés.  Je  vous  avouerai  même 


d'un  ermite.  545 

que  j'étais  loin  de  m'y  attendre.  En  vé- 
rité ,  Pékin  ^  votre  conduite  a  troublé 
mon  repos ,  en  détruisant  mes  espé- 
rances et  l'amitié  que  j'avais  pour  vous. 
J'aurais  bien  pu  vous  passer  le  vol  du 
fruit ,  mais  l'assurance  avec  laquelle 
vous  le  niez ,  c'est  à  quoi  je  ne  devais 
pas  m'attendre,  et  c'est  ce  que  je  n'ou- 
blierai de  ma  vie.  Rendez-vous  sur-le- 
champ  dans  voire  chambre ,  et  ne  pa- 
raissez devant  moi  que  lorsque  ma  colère 
et  mon  chagrin  seront  apaisés. 

La  pauvre  Pékin  n'osa  chercher  à  émou- 
voir la  pitié  de  sa  bienfaitrice  dans  la 
crainte  de  l'ofTenserj  ^.e  se  retira  dans 
5a  chambre,  toute  troublée  et  réduite  au 
désespoir.  On  ne  voulut  pas  souffrir  que 
Mathilde  allât  la  voir.  Il  y  avait  déjà  trois 
jours  qu'elle  était  ainsi  captive,  lorsque 
les  domestiques  qui  lui  portaient  sa  nour- 
riture, rendirent  compte  à  madame  Ca- 
vendish  que  la  douleur  l'accablait  et  l'em- 
pêchait même  de  manger.  Alors  elle  se 


^44  HISTORIETTES 

détermina  à  lui  pardonner  dans  la  crainte 
de  la  rendre  malade,  quoique  son  inten- 
lion  fut  d'abord  de  faire  durer  plus  long- 
temps sa  détention. 

Charlotte  eut  alors  la  douleur  de  voir 
Pékin  rentrer  dans  les  bonnes  grâces  de 
sa  tante  ;  madame  Roper  qui  avait  eu  part 
aux  projets  de  sa  fillcj,  fut  horriblement 
vexée  de  voir  qu'il  avait  eu  un  si  mau- 
vais succès  ;  elles  en  conçurent  un  autre 
où  il  y  avait  beaucoup  pkis  à  risquer,' 
mais  dont  les  suites  devaient  nécessaire-- 
ment  être  beaucoup  plus  décisives. 

Madame  Cavendish  était  singulière- 
ment attachée  à  une  petite  miniature 
qu'elle  portait  à  un  bracelet  et  qui  repré- 
sentait le  portrait  de  son  époux.  Elle 
avait  coutume  de  Tenfermer  dans  une 
boîte  qui  s'ouvrait  par  un  ressort,  et 
qu'elle  laissait  ordinairement  sur  sa  toi- 
lette. Elle  s'était  fait  une  loi  de  ne  jamais 
l'ouvrir  en  présence  des  domestiques, 
mais  tous  les  enfans  en  connaissaient  le 


d'un  ermite.  245 

secret.  Cbarlotte  forma  la  résolution  de 
s'emparer  de  ce  bijou,  et  le  remit  à  une 
pauvre  fille  fort  bornée  qui  avait  autre- 
fois servi  madame  Roper,  et  qui  se  ren- 
dait alors  à  Londres.  Elle  sut  endoctri- 
ner cette  malheureuse,  au  point  qu'elle 
se  chargea  de  le  vendre.  Charlotte  lui 
recommanda  bien  que  si  on  venait  à  lui 
demander  de  qui  elle  la  tenait,  elle  eût 
à  répondre  que  c'était  de  la  petite  fille 
gui  demeurait  chez  madame  Cavendish, 
qui  l'avait  trouvée  en  se  promenant  sur 
le  bord  de  la  rivière. 

Comme  madame  Cavendish  n'avait  ja- 
mais demeuré  à  Londres,  et  que  cette 
servante  était  connue  pour  avoir  demeuré 
chez  madame  Roper,  le  bijoutier  n'eut 
pas  de  peine  à  croire  ce  qu'elle  lui  dit. 
II  prit  sa  miniature,  lui  donna  une  gui- 
née  à  compte,  et  lui  en  promit  une 
autre  si  au  bout  d'un  mois  on  ne  la  ré- 
clamait pas  :  ce  qui  pouvait,  à  son  avis, 
fort  bien  arriver,  car  elle  ne  pouvait  ap- 


2^6  HISTORIETTES 

parfenîr  qu'à  quelqu'un  du  voisinage^ 
qui  ne  manquerait  pas  de  faire  dea  recher- 
ches. 

Comme  madame  Cavendish  ne  portait 
ce  bracelet  que  lorsqu'elle  vse  mettait  en 
grande  parure,  quinze  jours  s'écoulèrent 
.sans  qu'elle  pût  découvrir  le  vol.  La  pa- 
tience de  Charlotte  était  à  bout^  quand 
enfin  arriva  le  jour  tant  souhaité  qui  de- 
vait perdre  sans  ressource  ceMe  à  qui  elle 
avait  voué  une  haine  implacable,  et  lui 
donner  en  même  temps  le  plaisir  2ne:xpri* 
niable  d'être  témoin  de  sa  ruine- 

Madame  Cavendish  fut  singulièrement 
étonnée  en  ouvrant  la  boîte  de  ne  plus 
trouver  son  bracelet.  Elle  ne  le  crut  pour- 
tant pas  perdu  ;  elle  s'imagina  qu'elle 
pourrait  fort  bien  l'avoir  serré  ailleurs 
avec  quelqu'autre  de  ses  bijoux.  Dans 
cette  idée  elle  fouilla,  mais  en  vain^  dana 
tous  les  tiroirs,  dans  toutes  les  boîtes  et 
les  armoires  ;  ce  fut  alors  que  son  déplai- 
sir fut  porté  jusqu'à  l'inquiétude.   Elle 


d'un  ermite.  547 

se  souvenait  d'avoir  ôlé  son  bracelet  la 
dernière  fois  qu'elle  avait  fait  des  visites, 
et  plus  elle  réfléchissait,  et  plus  elle  était 
tourmentée  par  ses  soupçons,  moins  elle 
savait  sur  qui  les  faire  tomber. 

Tons  ses  domestiques  étaient  avec  elle 
depuis  treize  à  quatorze  ans,  d'ailleurs 
leur  fidélité  avait  souvent  été  mise  a  l'é- 
preuve. Pékin  ne  l'avait  Irompée  qu'une 
seule  fois,  et  encore  que  pouvait-elle 
faire  du  bracelet  dans  un  âge  aussi  tendre? 
Elle  croyait  bien  Charlotte  capable  des 
tours  les  plus  noirs,  mais  seulement  lors- 
qu'elle y  était  intéressée. 

Désolée  de  la  perte  d'un  bijou  auquel 
elle  attachait  tant  de  prix,  et  ne  sachant 
que  faire  pour  le  retrouver,  elle  prit  le 
parti  de  le  faire  crier.  Elle  s'imagina 
qu'elle  pouvait  s'être  trompée,  et  que 
peut-être  elle  l'avait  perdu  en  revenant 
de  chez  monsieur  Fowler. 

Le  bijoutier  qui  l'avait  acheté,  était 
justement  devant  sa  porte  lorsque  le  crieur 


248  HISTORIETTES 

en  annonça  la  perte  et  en  fît  la  descrip- 
tion. Il  rentra  dans  sa  boutique,  et  après 
avoir  examiné  celui  qu'il  avait  acheté,  il 
vit  que  c'était  précisément  le  même  que 
l'on  réclamait.  Il  appela  le  crieur,  lui 
rendit  compte  de  la  manière  dont  il  en 
avait  fait  l'acquisition.  Tous  deux  alors 
soupçonnent  Pékin  de  friponnerie,  car 
il  était  impossible  qu'étant  chez  madame 
Cavendish  depuis  dix  ans,  elle  pût  igno- 
rer que  le  bijou  fût  à  elle. 

Le  bijoutier  résolut^  de  se  rendre  avec 
le  crieur  chez  madame  Cavendish,  pour 
lui  rendre  compte  de  la  manière  dont  le 
bijou  était  tombé  dans  ses  mains,  et  pour 
lui  demander,  l'un  le  remboursement  de 
la  guinée  qu'il  avait  avancée,  et  l'autre 
son  salaire. 

Madame  Cavendish  et  Mathilde  étaient 
allées  faire  des  visites,  lorsque  les  deux 
hommes  arrivèrent  chez  elles  ;  madame 
Roper  était  avec  sa  fille  dans  la  salle;  de 
la  croisée  elle  les  vit  passer,  et  elle  s'écria: 


D  UN    ERMITE.  249 

Voilà  le  crieur  et  monsieur  Martin  qui 
sonnent;  ma  foi,  du  coup,  nous  aurons 
des  nouvelles  du  bracelet. 

Je  l'espère,  dit  Pékin,  et  je  suis  sûre 
que  ma  marraine  en  sera  bien  contente. 
Elle  se  disposait  en  même  temps  à  sortir 
pour  s'assurer  si  son  attente  n'était  pas 
déçue. 

Doucement ,  petite  morveuse  ;  vous 
êtes  bien  pressée,  dit  madame  Roper  en 
la  saisissant  par  les  épaules  et  la  poussant 
avec  violence  à  l'autre  bout  de  la  cham- 
bre. Je  prends,  je  crois,  autant  d'intérêt 
que  vous  au  bien  de  votre  cbère  mar- 
raine, et  je  suis  bien  plus  propre  que 
vous  à  le  recouvrer. 

Elle  sortit  à  ces  mots,  et  laissa  la  pau- 
vre Pékin  toute  stupéfaite  et  fondant  en 
larmes.  Charlotte,  avec  un  sourire  malin, 
semblait  s'applaudir  de  son  adresse  et  de 
l'heureux  succès  de  son  projet. 

Un  instant  après  ^  madame  Roper  ren- 
tra avec  le  bijoutier  et  le  crieur;  elle  s'é- 


sSo  HISTORIETTES 

cria  d'un  Ion  de  voix  étouffée  par  la  co- 
lère :  Vous  voilà  donc,  vile  créature, 
monstre  d'ingratitude  !  c'est  donc  ainsi 
que  vous  reconnaissez  les  bontés  de  ma 
pauvre  sœur,  c'est  en  lui  volant  la  chose 
du  monde  a  laquelle  elle  attache  le  pius 
de  prix  ;  vous  prétendez  après  cela,  avec 
reffronlerie  d'une  coquine  consommée, 
aller  prendre  connaissance  d'un  objet  que 
Yous  avez  volé  et  vendu;  mais  je  ne  suis 
pas  la  dupe  de  vos  tours,  coquine  que 
vous  êtes,  vous  aviez  peur  que  votre  trou- 
hle  ne  vous  décelât ,  et  vous  ne  vouliez 
sortir  que  pour  le  cacher.  Mais  où  est  la 
Ruinée  que  vous  avez  reçue  de  M.  Martin? 
donnez-la  moi  sur-le-champ,  petite  bâ- 
tarde, mauvais  sujet. 

Pendant  que  madame  Roper  la  traitait 
ainsi  de  la  manière  la  plus  atroce,  cette 
pauvre  malheureuse  était  involontaire- 
ment tombée  à  ses  genoux ,  et  protestait 
de  son  innocence  en  des  termes  qu'une 
conscience  pure  est  seule  capable  de  dicter. 


d'un  ebmite.  25r 

Venez ,  mon  enfant  ,  venez  ,  disait 
M.  Martin,  n'augmentez  pas  votre  faute 
€n  la  niant  ;  mais  avouez  ce  que  vous  avez 
fait  de  l'argent  et  ce  qui  a  pu  vous  porler 
à  commettre  un  crime  si  énorme. 

Venez,  Pékin,  venez  donc,  lui  dit  le 
crieur,  car  je  pense  bien  qu^il  m'est  per- 
mis de  la  traiter  ainsi,  et  que  le  mot  de- 
moiselle est  trop  beau  pour  vous  ;  soyez 
bonne  fille  avant  tout,  cela  engagera  à 
parler  pour  vous  à  madame,  car  vous  êtes 
encore  jeune,  et  cela  fait  que  l'on  est  dis- 
posé à  vous  pardonner  ;  mais  si  vous  vous 
obstinez  et  si  vous  persistez  à  nier,  vous 
ne  trouverez  personne  qui  veuille  se  char- 
ger de  prendre  votre  défense. 

Je  vous  jure ,  répliqua  la  pauvre  Pékin, 
que  la  douleur  avait  presque  suffoquée, 
que  je  ne  connais  pas  plus,  le  porlrait  que 
vous;  quant  à  la  guinée,  je  n'en  ai  pos- 
sédé de  ma  vie.  Je  vous  en  supplie ,  mou 
cher  monsieur,  continua-t-elle ,  je  vous 
en  supplie ,  ne  donnez  pas  mie  aussi  mau- 


^52  HISTORIETTES 

vaiseidée  de  moi  à  ma  marraine,  je  mour- 
rais s'il  fallait  qu'elle  vînt  à  penser  que  je 
^uis  capable  d'un  pareil  crime  ! 

Le  penser  !  s'écria  madame  Roper^  le 
penser!  je  vous  jure  qu'elle  fera  plus  que 
le  penser^  car  elle  le  saura  au  moment 
même  5  non-seulement  elle ,  mais  encore 
votre  amie  madame  Fowler  et  toute  la 
ville.  Elle  se  disposait  à  sortir  au  même 
moment  pour  mettre  sa  menace  à  exé- 
cution. 

La  pauvre  Pékin ,  dont  la  crainte  et  l'é- 
pouvante avait  troublé  la  raison  et  les 
.sens  5  arrêta  madame  Roper  par  sa  robe^ 
€t  chercha  par  ses  accens  plaintifs  à  émou- 
voir sa  pitié.  Ce  fut  avec  bien  de  la  peine 
que  celle-ci  parvint  à  la  lui  faire  lâcher^ 
et  sitôt  qu'elle  se  sentit  libre^  elle  s'élança 
hors  de  l'appartement,  et  donna  au  crieur 
la  commission  de  garder  cette  petite  mal- 
heureuse. 

Madame  Cavendish  était  en  train  de  ra- 
conter à  madame  Fowler  un  trait  qui  dé- 


d'un  ermite.  2i55 

montrait  le  bon  caractère  de  sa  filleule , 
lorsque  madame  Roper  entrant ,  se  mit  à 
dire  d'un  ton  qui  annonçait  le  plaisir 
qu'elle  ressentait  :  Eh  bien  !  ma  soeur^^ 
j'espère  que  vous  ajouterez  foi  à  mes  pré- 
dictions, j'ai  de  belles  choses  à  vous  ap- 
prendre; ce  n'est 5  au  reste ,  je  vous  jure, 
que  ce  que  je  prévoyais  depuis  long- 
temps. Puis,  adressant  la  parole  à  ma- 
dame Fowler,  elle  lui  raconta  ce  qui  ve- 
nait de  se  passer,  ayant  soin  d'exagérer 
tout  ce  qu'elle  crut  propre  à  exciter  l'in- 
dignation de  sa  sœur. 

Madanme  Cavendish  écoutait  son  récit 
avec  un  chagrin  mêlé  de  surprise  ;  Ma- 
ihilde  fondait  en  larmes ,  et  priait  sa 
maman  de  ne  pas  condamner  la  pauvre 
Pékin  avant  de  lui  avoir  donné  le  temps 
et  les  moyens  de  se  justifier. 

Elle  ne  pourra  jamais  y  parvenir,  ma 
bonne  amie,  reprit  madame  Cavendish, 
les  faits  déposent  contre  elle.  Je  voudrais 
m'épargner  le  chagrin  d'être  témoin  de 


^54  HISTORIETTES 

ses  prétendus  regrets  :  une  action  de  celte 
nature  annonce  qu'elle  n^en  restera  pas 
là.  C'est  un  enfant  perdu  5  continua-t-elle^ 
et  je  vous  avouerai  que  je  ressens  plus 
de  peine  en  songeant  à  la  fin  jhorri- 
Lle  qu'elle  se  prépare  qu'aux  désagré- 
mens  qu'elle  me  fait  éprouver.  Que  faire 
d'elle  ?  je  n'en  sais  rien ,  je  veux  y  réflé- 
chir quelque  temps.  Je  ne  veux  pas 
toutefois  qu'elle  attende  chez  moi  que 
j'aie  pris  un  parti  à  son  égard. 

En  ce  cas,  dit  madame  Roper,  envoyez- 
la  chez  moi  :  quoiqu'il  ne  soit  pas  fort 
agréable  de  recueillir  chez  soi  une  voleuse 
avérée  5  je  passerai  par-dessus  quelques» 
inconvéniens  pour  vous  être  utile.  Vous 
avez  bien  de  la  bonté ,  reprit  madame 
Cavendish  ;  mais  comme  je  connais  l'a- 
version de  Charlotte  pour  cette  pauvre 
fi.lle  5  je  ne  veux  pas  lui  donner  occasion 
de  l'insulter.  Si  elle  a  fait  un  faux  pas,  ce 
n'est  pas  une  raison  pour  l'écraser  tout- 
à-fait. 


d'un  ermite.  255 

Je  la  prendrai,  moi,  dit  madame  Fowler^ 
Clark  va  l'aller  chercher  ;  et  pour  épar- 
gner à  madame  Cavendish  l'entretien 
qu'elle  semble  appréhender,  il  prendra 
par  les  derrières. 

Lorsque  Clark  arriva  chez  madame  Ca^ 
vendish,  il  ne  pouvait  revenir  de  son  élon- 
nemenl  en  apprenant  ce  qui  venait  de  se 
passer.  Il  se  doutait,  ainsi  que  les  autres 
domestiques,  qu'il  y  avait  dans  le  fond 
quelqu'artifice  ,  et  que  la  pauvre  Pékin 
finirait  par  se  justifier.  Tous  l'embras- 
sèrent tendrement,  et  comme  ils  lui  re- 
présentèrent que  sa  marraine  ne  la  faisait 
venir  chez  madame  Fowler  que  dans  l'in-^ 
lention  de  l'entendre,  ils  n'eurent  pas^ 
de  peine  à  la  déterminer  à  suivre  Clark; 
si  elle  avait  pu  se  douter  qu'elle  quittait 
pour  toujours  la  maison  de  sa  protectrice, 
rien  au  monde  n'aurait  pu  la  déterminer 
à  en  sortir. 

Lorsque  madame  Fowler  lui  eut  appris 
qu'elle  resterait  chez  elle  jusqu'à  ce  que 


^56  HISTORIETTES 

sa  bienfaitrice  eût  pu  réfléchir  au  parti 
qu'elle  devait  prendre  à  son  égard  ^  elle 
parut  si  affligée ,  et  protesta  de  son  in- 
nocence en  termes  si  énergiques ,  que 
madame  Fowler  commença  à  concevoir 
des  soupçons  sur  la  vérité  des  faits  qu'on 
lui  imputait,  et  que  son  époux  résolut  de 
se  rendre  chez  le  joaillier  pour  prendre 
de  lui  des  renseignemens  certains. 

Le  rapport  du  bijoutier  augmenta  ses 
doutes  5  et  il  voulut  à  tout  hasard  voir 
la  servante  qui  avait  porté  le  bracelet  chez 
lui.  Ce  ne  fut  pas  sans  [peine  qu'il  dé- 
couvrit sa  demeure  à  Londres  ;  à  force  de 
promesses  et  de  menaces ,  il  vint  à  bout 
d'en  tirer  les  éclaircissemens  dont  il  avait 
besoin.  Il  envoya  alors  son  domestique 
chercher  une  chaise  de  poste ,  et  exigea 
de  cette  fille  qu'elle  l'accompagnât  à 
Kingston.  Il  se  fit  conduire  directement 
chez  madame  Roper  ;  mais  comme  il  ne  la 
trouva  pas  chez  elle,  il  se  rendit  chez  ma- 
dame Cavendish  dans  l'espoir  de  l'y  trou-- 


b'un  ermite.  1^57 

v-er.  En  descendant  de  voiture ,  il  prit  sa 
compagne  par  le  bras ,  et  sans  se  faire 
annoncer,  il  entra  brusquement  dans  le 
salon. 

Il  est  un  peu  lard ,  madame ,  dit-il  à 
madame  Cavendish,  pour  vous  annoncer 
\jne  visite  de  Londres  ;  mais  quand  il 
s'agit  de  détruire)  un  soupçon  injuste  et  de 
découvrir  un  crime,  je  pense  qu'il  est  inu- 
tile de  s'arrêter  au  cérémonial;  quant  à 
vous,  madame,  dit-il  à  madame  Roper, 
en  lui  lançant  un  regard  plein  d'indigna- 
tion ,  comme  cette  fille  est  une  de  vos  an- 
ciennes connaissances ,  elle  n'avait  pas 
besoin  de  se  faire  annoncer. 

Madame  Roper  jugeant  qu'elle  ne  se 
retirerait  pas  avantageusement  d'une  ex- 
plication ,  jugea  à  propos  de  l'éviter.  Elle 
se  leva  ,  et  prenant  Charlotte  par  la 
main:  Viens,  mon  enfant,  lui  dit-elle , 
sortons  d'une  maison  où  nous  n'avons 
jamais  essuyé  que  des  injures  et  du  mé- 
pris. A  ces  mots  elle  quitla  l'appartemenv, 

II. 


^58  HISTORIETTES 

laissant  madame  Cavendish  dans  un  ëlon- 
nement  dont  elle  ne  pouvait  revenir. 

M.  Fowler  la  mit  en  peu  de  mots  au 
fait  de  ce  qu'on  lui  avait  raconté  j  tout 
s'accordait  parfaitement  avec  le  témoi- 
gnage de  cette  fille^  qui  n'aurait  pas  voulu^ 
disait-elle,  pour  vingt  écus,  se  charger 
du  bracelet,  si  elle  eût  pu  se  douter  qu'il 
j  eût  là-dessous  la  moindre  méchanceté. 

M,  Fowler  eut  toute  les  peines  du 
monde  à  empêcher  madame  Cavendish 
d'aller  le  soir  même  rechercher  sa  chère 
filleule  et  la  rétablir  dans  sa  maison.  Le 
lendemain  avant  huit  heures ,  elle  était 
déjà  auprès  d'elle  ;  elle  la  pressait  contre 
son  sein ,  et  lui  témoignait  combien  elle 
était  fâchée  de  l'avoir  traitée  si  injuste- 
ment. Elle  lui  promit  bien  de  ne  plus  prê- 
ter Toreille  aux  suggestions  perfides  que 
pourraient  faire  contre  elle  des  gens  inté» 
ressés  à  lui  nuire. 

La  pauvre  petite  Pékin  ressentît  alors 
un  plaisir  aussi  vif  que  l'avait  été  sa  dou- 


d'un    EKMITE.  ^5g 

leur.  Le  bonîieur  de  rentrer  dans  les 
bonnes  grâces  de  sa  marraine,  lui  fit  verser 
autant  de  larmes  que  sa  disgrâce  lui  en 
-avait  fait  répandre.  Malliilde  fut  aussi 
transportée  de  joie^  et  ce  qui  mit  le  comble 
à  leur  félicité,  c'est  que  madame  Caven- 
dish  reçut  de  madame  Roper  une  lettre 
dans  laquelle  elle  lui  mandait  qu'elle 
quittait  définitivement  Kingston  ,  et  que 
son  inlention  étant  de  se  fixer  cliez  son 
frère  aîné ,  elle  la  priait  de  lui  faire  tou- 
cher sa  pension. 


26o  HISTORIETTES 


LES  SUITES 

DE  LA  DÉSOBÉISSANCE, 

ou 


L'ENFANT  ENLEVÉ. 


Dans' une  belle  maison  de  campagne^ 
sur  les  bords  de  la  Medway,  demeurait 
un  gentilhomme  nommé  Darnley.  Il 
avait,  pendant  sa  jeunesse,  occupé  un 
poste  important  à  la  cour,  et,  dans  un 
âge  avancé,  il  conservait  encore  ces  ma- 
nières distinguées  qui  caractérisent  un 
homme  accompli. 

La  perte  d'une  épouse  adorée  avait  don- 
né à  son  extérieur  et  à  ses  démarches 
quelque  chose  de  sombre  et  de  sérieux  y 
que  beaucoup  de  gens  prenaient  pour  de 
la  hauteur,  quoique  dans  le  fond,  rien  ne 


ï.  A    .lOI/IK     h  K  l{  >J  |. 


y?   âomj/e  a  jr^'/t{7u.:z:^  eâ  s'dj/y^i^.- p 


/^ici   //icr^^ 


///  f<i    7J^  ey^e 


I 


d'un  ermite.  ^6i 

fût  plus  éloigné  du  caractère  de  M.  Darn- 
ley,  car  il  était  affable,  doux,  humain  et 
bienfaisant. 

Toute  sa  famille  consistait  en  une  sœur 
unique,  qui,  ayant  perdu  comme  lui  l'ob- 
jet de  sa  tendresse,  cherchait  à  se  conso- 
ler de  ses  malheurs,  en  partageant  ses 
soins  entre  son  frère  et  ses  aimables  enfans. 
La  fortune  de  M.  Darnley  le  mettait  a 
portée  de  les  placer  dans  la  première  école 
de  Londres ,  mais  il  aima  mieux  se  char- 
ger lui-même  de  leur  éducation.  De  plus, 
madame  Collier,  sa  sœur,  lui  ayant  offert 
de  le  seconder ,   il  résolut  de  ne  point 
prendre  d'institutrice  encore  de  quelques 
années,  et  de  s'en  tenir  à  la  bonne  Chap- 
mann,  leur  gouvernante,  qui  était  une 
digne  femme,  a  qui  il  pouvait  confier  ses 
filles  en  toute  sûreté. 

Un  ancien  ami  de  M.  Darnley,  venait 
d'acheter  une  maison  à  Rochester,  et  Fa- 
'vait  invité  à  y  venir  passer  quelques  jours 
avec  sa  sœur.  Ils  emmenèrent  avec  eux 


a62  HISTORIETTES 

Emilie  ,  que  madame  Collier  regarda 
comme  trop  grande  pour  être  confiée  à 
une  gouvernante,  et  ils  laissèrent  à  la 
tonne  Chapmann ,  Sophie ,  Amanda  et 
Elise. 

L'intention  de  M.  Darnley  était  que  ses 
filles  se  levassent  tous  les  jours  de  bonne 
lieure,  et  allassent  faire  une  longue  pro- 
menade avant  le  déjeuner;  mais  il  leur 
avait  en  même  temps  strictement  ordonné 
de  ne  jamais  sorlir  de  ses  terres,  à  moins 
-qu^elles  ne  fussent  avec  lui  ou  avec  leur 
tante.  Elles  avaient  souvent  fait  tous  leurs 
efforts  pour  engager  leur  gouvernante  à 
enfreindre  l'ordre  de  leur  père  ;  mais  cette 
digne  femme  n'avait  jamais  voulu  abuser 
de  la  confiance  qu'on  lui  avait  accordée, 
et  avait  toujours  résisté  aux  instances  qui 
^m  avaient  été  faites. 

Le  jour  qui  suivit  le  départ  de  M.  Darn- 
ley, madame  Chapmann  se  trouva  indis- 
posée, au  point  de  ne  pouvoir  accompa- 
gner les  demoiselles  à  la  promenade.  Elle 


d'un  ermite.  263 

les  fît  pourtant  habiller  et  les  envoya  avec 
une  jeune  femme-de-chambre  à  qui  elle 
recommanda  de  ne  pas  aller  au-delà  du 
petit  bois.  Elles  partirent  toutes  ensuite 
de  fort  bonne  heure. 

A  présent^  Susanne,  dit  Sophie  en  en-- 
trant  dans  le  jardin,  vous  ne  sauriez  trou- 
ver une  plus  belle  occasion  de  nous  obli- 
ger :  conduisez-nous  au  village ,  vous 
pourrez  vous-même  y  voir  vos  parens. 

Ah!  mademoiselle,  reprit  cette  fille, 
vous  savez  que  c'en  est  fait  de  ma  place, 
si  madame  Ghapmann  vient  à  le  décou- 
vrir. 

Xie  découvrir!  vraiment,  dit  Amanda, 
comment  voulez-vous  qu'elle  le  découvre? 
Menez-^nous  au  village,  vous  serez  une 
bonne  fille;  oui,  ma  bonne,  ma  chère 
Susanne,  menez-nous  y,  dit  Élise,  en 
sautant  devant  ses  sœurs,  je  vous  mon- 
trerai  le  chemin,  car  j'y  fus  l'été  dernier 
avec  papa. 

Soit  envie  d'obliger  ses  jeunes  maî- 


204  HISTORIETTES 

tresses,  soit  désir  de  voir  ses  parens,  Su- 
zanne eut  le  malheur  de  céder,  et  notre 
bande  joyeuse  fut  bientôt  arrivée  au  vil- 
lage. 

La  mère  de  Susanne  fut  ravie  d'avoir 
à  la  fois  le  plaisir  de  voir  sa  fille,  et  l'hon- 
neur de  recevoir  mesdemoiselles  Darnley. 
O  mes  chères,  mes  aimables  demoiselles  ! 
leur  dit-elle,  il  faut  que  je  vous  apprête 
quelque  chose  à  manger,  vous  devez  avoir 
besoin  après  une  si  longue  route  :  mon 
four  est  tout  chaud,  il  ne  me  faudrait  pas 
plus  d*un  quart  d'heure  pour  vous  faire 
un  gâteau,  et  pour  traire  Jenny.  Un  gâ- 
teau frais  et  du  lait  chaud  étaient  trop 
^éduisans  pour  que  Ton  pût  résister  à  la 
tentation.  Susanne  prit  quelques  lasses  de 
porcelaine  qui  étaient  arrangées  suivie 
manteau  de  la  cheminée,  et  se  mit  à  les 
bien  essuyer  pour  ses  jeufiësïtfàîtr esses. 

Elise  suivit  la  mère  de  Susanne  à  l'é- 
table  ;  elle  l'accablait  de  mille  questionis, 
lorsque  toute  son  attention  fut  portée  vers 


d'un  ermite.  265 

un  jeune  agneau  qui  s'avançait  en  bêlant 
vers  sa  maîtresse,  et  semblait  lui  deman- 
der son  déjeûner. 

Il  vous  faut  attendre  un  peu  Billy,  et 
laisser  servir  avant  vous  ceux  qui  valent 
mieux;  ne  voyez-vous  donc  pas  que  nous 
avons  aujourd'hui  du.  monde  comme  il 
faut  à  déjeûner. 

Elisp  était  tellement  charmée  de  la 
beauté  de  ce  petit,  agneau,  qu'elle  eut 
envie  de  l'embrasser.  Dans  cette  vue  elle 
se  disposa  à  le  saisir,  mais  Pingrat  Billy 
se  mit  à  faire  un  bond  et  s'échappa.  Elise 
le  suivit  dans  l'espérance  ^de  l'attraper, 
mais  il  courut  en  bêlant  jusque  sur  la 
grande  route. 

Il  vint  à  passer  au  même  moment  une 
femme  dont  les  habillemens  annonçaient 
la  pauvreté;  mais  dont  l'air  riant  sem- 
blait annoncer  un  bon  caractère.  Elle  ac- 
costa famihèrement  Elise,  en  lui  disant  :: 
x^et  agneau-là,  mademoiselle,  n'est  pas,  à 
beaucoup  près,    ni   aussi  beau,   ni  aussi 

12 


•206  HISTORIETTES 

âoux  que  celui  que  j'ai  chez  moi^  car*  on 
ii'a  qu'a  l'appeler  Bob,  et  il  va  vous  sui- 
vre d'un  bout  de  la  ville  à  l'autre;  il  rap- 
porte comme  un  chien;  il  se  dresse  suc 
ses  pieds  de  derrière,  dès  que  mon  mari 
dit  :  debout!  en  un  mot,  il  fait  plus  de 
tours  qu'une  jeune  chatte. 
V  ^^O  le  joli  animal!  reprit  Élise,  j'aurais^ 
bien  envie  de  le  voir  !  Eh  bien,  venez 
avec  iilbi,  dit  cette  femme,  car  je  de- 
meure au  bout  de  ce  champ  ;  mais  il  faut 
courir  de  toutes  vos  forces,  car  mon  mari 
va  à  l'ouvrage,  et  il  emmène  ordinaire- 
ment Bob  avec  lui. 

En  ce  cas,  dépêchons-nous,  dit  Elisée/ 
car  je  ne  puis  m'anêter  une  demi-minute. 
Donnez-moi  la  main,  dit  la  femme,  car 
nous  courrons  plus  fort  ensemble,  fttâts, 
voilà  mon  mari  avec  Bob,  qui  selon  sa 
coutume,  va  bondissant  devant  lui^^^^' 

Où* donc?  ou  donc?  s^écria  Elise  en 
levant  la  tête  tant  qu'elle  pouvait,  afin  de 
voir  l'agneau. 


Vous  n'êtes  pas  assez  grande,  lui  dit 
celle  artificieuse  créature  ;  ruais  je  vais 
vous  lever,  je  suis  sûre  qu'alors  vous  les 
verrez.  Elle  la  js^i,ût  aussitôt,  en  lui  di- 
sant :  Regardez  du  côté  du  clocher;  je 
m'en  vais  courir  avec  vous,  et  je  gage 
que  nous  les  attraperons  bientôt,  j^  ^ 

Elise  se  tua  de  regarder,  mais  en  vain; 
ei  is'apereevaat  qu'elle  avait  déjà  peçd^ 
le  village  de  vue,  elle  pria  la  femme  de 
la  mettre  à  terre,  en  lui  disant  qu'elle  na 
voulait  pas  aller  plus  loin. 

vCette   malheureuse  était  tellement  es- 
soufflée par  la  rapidité  de  l^,ço,urs.e  qu'elle 
venait  de  faire,  qu'elle   était  hors  d'étal 
de  luirépaqdre.  Éhsè  continuait  à  la  sup- 
plier de  s'arrêter^^e|. s'agitait  pour  se  dé- 
barrasser de  sesbras*  Enfin,  au  bout  d  ui4 
quartnâ^fi^e^  $eti:o^>^ant  excédée,  elle 
s  arrêta  et  s'assît  sur  un  banc,  en  tenant 
fortemeiiit  Elise  par  le  bras.  Geite  pauvre 
enfant  jetait  des  (cris  horribles,  et  la  sup- 
pliait de  la  laisser  aller. 


2ÔO  HISTORIETTES 

Vous  laisser  aller,  après  toute  la  peine 
qtte  ^'ai  eu  à  vous  attraper!  Non^  iîoit| 
vous  ne  m  y  prendrez  pas,  je  vous  en  ré- 
ponds ;  mais  soyez  bonne  fille,  ne  criez 
plus,  et  vous  verrez  Bob  tout  de  suite 
peut-être. 

O  mes  sœurs!  mes  sœurs!  criait  cette 
pauvre  enfant,  laissez-moi  aller  vers  elles. 

JL 

Vos  sœurs  !  ob  !  je  vous  en  trouverai  un 
bon  nombre  d'ici   à  peu  de  jours;  mais 
comme   elles  ne  vous  connaîtraient  pas 
avec  ces  beaux  habits,  il  faut  les  ôter  sur- 
le-champ,    et  ensuite  nous  courrons   de 
nouveau  après  Bôb.  A  ces  mots,  elle  lui 
enleva    son   ajustement,    et  la  força    de 
mettre  des  haillons  qu'elle  tira  d'un  sac 
qu'elle  avait  sous  son  jupon.  Elle  en  tira 
en  même  temps  une  bouteille  d'une  cer- 
Yaîne  liqueur,  dont  elle  lui  barbouilla  le 
visage,  et  malgré  toutes  ses  remontrances 
lui  coupa  ses  beaux  cheveux  ras  de   la 
tête.  Elle  était  alors  tellement  déguisée, 
qu'il  eût  été  impossible  à  monsieur  Darn- 


D  UN    ERMITE. 

ley  lui-même  de  la  reconnaître.  Elle  la 
fil  marcher,  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  excé- 
dée de  fatigue. 

Elles  joignirent  au  moment  même  le 
chariot  de  Canlorbery,  et  pour  une  baga- 
telle que  la  femme  donna  au  conducteur^ 
il  consentit  à  les  conduire  à  Londres.  Élise 
ne  cessait  de  pleurer,  mais  elle  n'osait  se 
plaindre,  car  sa  barbare  compagne  l'avait 
menacée  de  lui  briser  les  os  5  si  elle  avait 
le  malheur  de  faire  le  moindre  bruit. 

Quand  elles  furent  arrivées  à  la  ville  ^ 
elle  la  traîna,  car  il  lui  était  impossible 
de  la  faire  marcher ,  dans  un  misérable 
isoulerrain,  plus  bas  que  le  sol  de  plusieurs 
•marches  ;% elle  lui  donna  alors,4u^^ajî,a 
néu  beurre  et  la  fit  coucher.  Son  lit , 
s'il  est  permis  de  l'appeler  ainsi,  n'était 
autre  cliQse  qu'un  amas  de  chiffons  jetés 
jdans  un  coiur^  sur  le  quel  on  avait  mis 
tme  çQiivej^rg  jale.^Elle  la  laissa  alors 
seule,  pleurer  son  malheur  et  regretter  de 
ii'avoir  pas  suivi  les  ox^dres  de  aon  père. 


2^0  HISTORIETTES 

Le  lendemain  matin,  elle  parlit  au 
point  du  jour,  et  la  fît  marcher  tant  que 
ses  pauvres  petites  jambes  voulurent  la  por- 
ter ,  sans  lui  faire  prendre  la  moindre 
chose.  Elle  passa  la  seconde  nuit  dans  une 
grange  5  et  le  troisième  jour ,  vers  les  cinq 
heures  après  midi ,  elles  arrivèrent  à  une 
petite  maison  qui  avait  une  apparence  de 
propreté.  Sa  conductrice  frappa  à  la  porte, 
et  elle  vit  en  entrant  neuf  ou  dix  enfans 
occupés  à  faire  de  la  dentelle. 

Gomment,  Peggy  ,  dit  la  femme  qui 
vint  leur  ouvrir ,  je  croj^ais  que  vous  ne 
vdùliezplus  revenir?  Cependant  vous  m'a- 
^éïféz  iciliëlqu^iin,  dieu  Mit  %l  j'eiTM  Be- 
soin, car  deux  de  mes  morveuses  se  sont 
avisées  de  tomber  malades ,  et'|e  ii^i  dé 
ma  vie  eu  autant  à  faire. 

Le  lendemain  Elise  fut  débarrassée  de 
ses  guenilles.  On  lui  fît  endosser  lïûe  Tôfee 
d'étoffe  brune,  on  lui  mit  un  bonnet  rond 
fort  propre,  et  un  petit  tablier  de  couleur^ 
lia  maîtresse  de  la  maison  lui  donna  ordre 


de  répondre  à  ceux  qui  lui  demandéraiient 
son  nom  5  qu'elle  s'appelait  Biddy-!Bu|ii^^ 
et  qu'elle  était  sa  mère.  La  sévérité  que 
mettait  celle  méchante  femme  à  faire  ejcé,- 
cuter  ses  ordres  ,  empêchait  les  victimes 
inforlunées,  qui  étaient  sous  sa  férule  de 
lui  désobéir.  La  plupart  d'en tr'elles  lui 
avaient  été  amenées  par  la  malheureuse 
c[ui  avait  trompé  Elise,  et  toutes  avai^jxt 
Teçu  l'ordre  de  débiter  de  pareils  raen- 
^sonj^es.  ^    .  ,  ^^ 

Mais  il  est  temps,  je  pense,  de  rame- 
ner mes  jeunes  lecteurs  à  ce  qui  se  passe 
.au  village,  où  nous  avons  laissé  Suzanne 
préparant  le  déjeûner,  et  Sophie  et  sa 
tsœur  attendant  avec  imp^tJLcnce  que^,^^ 
gâteau  fût  prêt. 


m 


La  mère  de  Suzanne  revint  bientôt  avec 
«on  pot  au  lait.  Sa  fille  lui  demande  avec 
t^ivacité  :  Où  est  mademoiselle  Elise?  O 
l'aimable  enfant  !  reprit-elle ,  elle  ya  j^r 
venir  dans  le  moment.  Elle  est  allée  cou- 
rir après  Billy  :  ce  sont  deux  innocens  en- 


*â7^  HISTORIETTES 

semble.  Ensuite  elle  se  hâta  de  retirer  le 
gâteau  du  four,  et  d'y  mettre  du  beurre. 
Sophie,  pendant  ce  temps,  courut  promp- 
tement  à  la  porte  de  l'étable,  et  appela 
Elise  de  toutes  ses  forces.  Voyant  qu'elle 
ne  lui  répondait  pas ,  elle  retourna  à  la 
maison.  Suzanne  alors  commença  à  être 
alarmée  ;  mais  ses  jeunes  maîtresses  la 
rassurèrent ,  en  lui  disant  que  ce  n'était  là 
qu'un  tour  d'Elise.  Mais  hélas  !  elles  £«•? 
rent  trop  tôt  désabusées ,  et  virent  que  ce 
n'était  pas  une  plaisanterie,  mais  qu'il  lui 
était  arrivé  quelque  malheur. 

Tout  le  village  retentit  des  cris  de  ma- 
demoiselle Elise  !  mademoisieUeElkeJ  Sfir 
zanne,  sa  mère,  leurs  voisins  qui  avaient 
entendu  parler  de  ce  malheur,  se  tuaienrt 
de  l'appeler;  ses  soeurs,  que  la  douleur 
avaient  presque  égarées,  couraient  de  tous 
côtés  en  criant  :  Ma  chère  Elise,  ma  bonçys 
Elise!  si  vous  êtes  cachée,  répondez- nous 

par  charité.  .    ,:,,.,..-..    m-- 

Il  était  neuf  heures  et  demie  passées 


lorsque  madame  Chapmann  se  leva^  et 
-comme  on  lui  dit  que  les  jeunes  demoi- 
selles n'étaient  pas  encore  revenues  de  la 
promenade,  elle  envoya  une  servante  au- 
devant  d'elles. 

Betty,  c'était  ainsi  qu'elle  se  nommait, 
parcourut  sans  succès  le  jardin,  et  le  petit 
bois  :  elle  retournait  prévenir  madame 
Chapmann  qu'elle  ne  les  avait  pas  trou- 
vées, quand  elle  aperçut  Suzanne  et  le$ 
deux  enfans  entrant  par  une  petite  bar- 
rière qui  était  au  bout  du  bois. 

Oii  est  mademoiselle  Elise  ?  s'écria^' 
t-elle  de  toutes  ses  forces.  Dieu  seul  le 
sait,  répliqua  la  négligente  Suzanne,  que 
ses  sanglots  empêchaient  de  parler.  Com- 
ment? qu'est-ce?  répliqua  Betty,  notre 
pauvre  gouvernante  en  va  devenir  folle. 
AH'ïriènrïïènt  même,  cette  digne  femtûe' 
venait  de  quitter  sa  chambre,  et  était  des- 
cendue dans  le  jardin  pour  voirclé  qu'é- 
taient devenues  ses  jeunes  élèves.  Elles 
«'approchaient  déjà  de  la  maison  :  Vene?^, 


s  74  HISTORIETTES 

mes  enfans ,  leur  dit-elle ,  ne  voyant  pas 
qu'Elise  manquait;  venez  vite,  je  croyais 
que  vous  n'aviez  pas  envie  (Je  revenir* 
Mais  s'apercevant  tout-à-coup  qu'elle  man- 
quait :  Eh  bien ,  Suzanne  ,  dit-elle ,  qu'a- 
vez-vous  donc  fait  de  mon  petit  ange ,  de 
mon  aima^ble  Elise? 

O  ma  bonne]  ma  bonne  !  dit  Sophie, 
ma  sœur  est  perdue  !  vraiment  perdue  ! 
Perdue  I  s'écria  la  pauvre  gouvernante  ; 
que  dites-vous  là  !  que  viens-je  d'enten- 
dre !  Ah  !  mon  maître  !  mon  cher  njaitre  ! 
je  n'oserai  plus  paraître  devant  vous. 

Suzanne  répéta  alors  à  madame  Chap- 
mann  tout  ce  que  nous  venons  de  rappor- 
ter. Elle  déplorait  la  faute  qu'elle  avait 
faite  en  cédant  au  désir  de  ses  jeunes  maî- 
tresses 5  qui  déclarèrent  qu'elle  ne  voulait 
pas  enfreindre  l'ordre  de  leur  père. 

On  fit  aussitôt  monter  à  cheval  les  do- 
mestiques, et  on  leur  fit  prendre  des  routes 
différentes.  On  ne  pouvait  plus  douter 
qu'Elise  n'eût  été  enlevée  ,  car  il  n'y  avait 


pas  d'eau  dans  le  voisinage  de  la  maison  |, 
^t  s'il  lui  fût  arrivé  quelque  malheur,  oii 
n'eût  pas  manqué  de  la  trouver,  puisque 
sa  bonne  et  ëeâ  soeurs  avaient  fouillé  tout 
le  village  avanj:  de  revenir  à  la  maison. 

Un  des  domestiques  fut  envoyé  a  Ro- 
cliester,  un  autre  vers  Londres ,  le  troi- 
sième et  le  quatrième  devaient  les  croiser 
par  des  chemins  de  traverse  ;  mais  ils  ne 
purent  en  avoir  la  moindre  nouvelle,  pas 
même  le  plus  léger  indice  qui  pût  les  ai-* 
der  à  la  trouver  ou  à  découvrir  les  traces 
de  l'infâme  qui  Pavait  enlevée. 

Le  troublé  et  la  douleur  de  M.  Darnley, 
lorsqu'il  apprit  cette  fâcheuse  nouvelle^ 
peuvent  bi^én  se  concevoir,  mais  tiàd  pas 
se  rendre.  Il  envoya  des  circulaires  de  tous 
côtés  ;  il  y  donnait  le  signalement  de  sa 
fille,  et  promettait  une  récompense  de 
5oo  guinées  à  qui  la  lui  ramènerait. 

Sophie  et  Amanda  étaient  inconsola- 
bles. On  renvoya  Suzanne  avant  le  retour 
de  M.  Darnley,  qui  tarda  plus  d'un  mois 


Q'jG  HISTORIETTES 

à  revenir  chez  lui.  Comme  les  personnes 
qu'il  avait  envoyées  à  la  recherche  de  sa 
fille  ne  iiii  rapportèrent  pas  de  nouvelles 
satisfaisantes ,  il  se  rendit  lui  -  même  à 
XiOndres,  et  y  visita  tous  le,s  lieux  qui  ser- 
vent d'asile  au  vice  et  à  la  misère.  A  la  fin 
il  cessa  toutes  recherches ,  s'apercevant 
que  sa  santé  s'ajtérait  et  ne  lui  permettait 
pas  de  les  continuer. 

Neuf  mois  se  passèrent  ainsi  tristement, 
sans  qu'on  eût  la  moindre  nouvelle  d'E- 
lise.  Le  temps ,  qui  guérit  ordinairement 
tous  les  maux,  n'avait  encore  pu  adou- 
cir le  chagrin  cuisant  qu'avait  causé  cette 
perle.  Elle  avait  tellement  affecté  leHno- 
rai  de  M.  Darnley,  que  le  physique  s'en 
ressentait.  Son  état  exigeait  des  attentions 
et  des  soins  non  interrompus  ;  madame 
Collier,  afin  de  pouvoir  les  lui  prodiguer, 
prit  une  gouvernante  pour  ses  nièces. 

Quoiqu'Emilie  aimât  tendrement  Elise, 
son  chagrin  était  pourtant  moins  cuisant 
que  celui  de  ses  sœurs,  car  elle  n'avait  pa§ 


D  UN    ERMITE.  577 

à  se  reprocher  d'avoir  contribué  à  sou 
malheur.  Je  ne  me  pardonnerai  jamais, 
disait  souvent  Sophie  5  d'avoir  enfreint  les 
ordres  de  mon  père,  et  nous  sommes  d'au- 
tant phis  coupables  de  ne  pas  faire  ce 
qu'il  veut,  qu'il  a  plus  de  bonté  pour 
nous.  J'étais  l'aînée  et  je  devais  avoir  plus 
de  raison  que  les  autres  ;  c'est  la  pauvre 
Elise  qui  est  la  victime  de  ma  faute.  C'é- 
tait ainsi  qu'elle  déplorait  son  imprudence: 
souvent,  abîmée  dans  ses  réflexions,  elle 
tombait  évanouie  et  ne  revenait  à  elle  que 
pour  verser  un  torrent  de  larmes. 

Pendant  que  toute  cette  famille  se  dé- 
sespérait ainsi  vivement  à  Darnlej^-Hall, 
la  jeune  Elise  commençait  a  trouver  son 
sort  moins  rigoureux;  elle  se  pliait  avec 
patience  et  résignation  au  nouveau  genre 
de  vie  qu'elle  était  obligée  de  mener, 

La  femme  chez  laquelle  elle  demeurait 
fabriquait  de  la  dentelle,  et  Elise  avait 
acquis  assez  d^adresse  dans  ce  penre  de 
travail,  pour  se  trouver  en  état  de  faire 


578  mSTOEïETTES 

tous  les  ouvrages  qu'on  lui  donnait.  Si  ^ 
par  hasard  3  elle  ne  pouvait  en  venir  à 
bout^  Salîy  Buttchell,  une  de  ses  co,mir^ 
pagnes  5  qui  avait  environ  deux  ans  plus 
qu'elle,  et  avec  laquelle  elle  3'ét*)it  U^e^ 
avart  toujours  la  complaisance  de  les  lui 
achever. 

La  maison  de  madame  BuUen  n'était 
qu'à  un  quart  de  mille  de  High-Nycombe. 
Chaque  fois  qu'elle  y  allait ,  soit  pour  y 
faire  des  emplettes,  soit  pour  se  défaire 
de  ses  marchandises  ,  ce  n'était  jamais^ 
qu'avant  le  lever  ou  après  le  coucher  de 
ses   petites    ouvrières ,    encore  avait-elle 
grand  soin  de  fermer  la  porte  ^prèseUa^ 
et  de  prendre  la]  clé  dans  sa  poche ,  de 
sorte  que   ces   pauvres   enfans   ne  trou- 
Yaient  jamais  l'occasion  de  se  plaindre  à 
qui  que  ce  fut. 

Pendant  une  après-dînée  du  mois  d'août 
qu'il  faisait  une  chaleur  excessive ,  et  que 
tous  les  enfans  étaient  à  l'ouvrage,  nia- 
dame  Bullen  avait  laissé  la  porte  ouverte 


d'un  ermite.  279 

pour  donner  de  l'air  ;  une  dame  d'un  cer- 
tain âge  vint  à  passer  par-là  avec  un  mon- 
sieur; ils  entrèrent  et  demandèrent  à  ma- 
dame Bullen  la  permission  de  se  reposer, 
en  lui  disant  que  leur  voiture  venait  de 
se  casser  à  un  mille  de  là  5  et  qu'ils  avaient 
été  contraints  de  marcher  à  pied  à  l'ar- 
deur du  soleil. 

Madame  Montagne  qui  avait  l'âme  gé- 
néreuse, ne  put  voir  sans  intérêt  tant 
d'enfans  occupés  tous  à  un  travail  qui 
exige  beaucoup  d'adresse.  Elle  fît  à  ma- 
dame Bullen  plusieurs  questions  sur  leur 
compte;  mais  la  confusion  et  l'embarras; 
de  ses  réponses ,  excitèrent  la  surprise  et 
la  curiosité  de  madame  Montagne. 

Mon  ami,  dit-elle  en  se  retournant 
vers  son  mari,  qui  se  tenait  à  la  porte 
pour  voir  si  leur  voiture  approchait,  voilà 
de  bien  jolis  enfans|:  cette  petite  surtout  > 
qui  a  un  signe  sous  l'œil  gauche,  est  une 
beauté  accomplie.  M.  Montagne  se  re-* 
tourna  alors ,  et  considéra  Elise  de  ma- 


aSo  HISTORIETTES 

iiière  à  prouver  qu'il  était, de  l'avis  de  sa 
ieaime. 

Comment  vous  appelez- vous  ^  mOiii 
amie?  lui  dit-il  avec  un  ton  de  douceur 
auquel  elle  était  peu  habituée  depui^ong- 
temps.  Elle  devint  aussitôt  rouge  comme 
du  feu  5  et  jeta  un  coup-dœil  sur  sa  bar- 
bare maîtresse.  Celle-ci^  craignant  d'être 
trabie,  prit  la  parole  et  répondit:  Elle  se 
nomme  BiddyBullen,  monsieur; 'elle  est 
ma  nièce,  mais  c'est  une  petite  imbécile 
qui  est  d'une  timidité  excessive  fgllejst 
toute  interdite  lorsqu'elle  parle  à  des  gens 
comme  il  faut.  Allez ,  Biddy ,  continua-Jt- 
elle  5  allez  dans  ma  chambi^^^^à^^Çi^olierj 
et  vous  déviderez  le  fil  qui  est  ^ur  Ii^  xdié* 
^idoir.  '.^  'm  -t«^  -^^    ,    ..i:^.-. 

Vous  devriez,  lui  dit  M.  MojQlagiae , 
^cbercher  à  vaincre  cette  tiniidité-i^  en  la 
forçant  de  répondre  aux  personnes  ;  qui 
lui  font  des  questions;  mais  en  parlant 
„pour  elle ,  vous  ne  faites  qu'çncourâger 
un  défaut  dont  vous  vous  plaignez.  Venez 


I 


d'un  ermite.  281 

ici,  mon  enfant,  conlinua-l-il ,  envoyant 
qu'elle    gagnait    déjà   l'escalier,    venez, 
n'ayez  point  peur,   et  dites -moi   voire 
îiom. 

La  bonté  de  monsieur  Montagne  enhar- 
dit la  pauvre  Elise  ;  elle  fut  à  lui,  quoique 
madame  Bullen  s'efforçât,  par  ses  regards 
Âe  l'en  empêcher.  Eh  bien  !  lui  dit-il  en 
la  caressant,  où  avez-vous  attrapé  ce  joli 
signe  ? 

C'est  maman  qui  me  l'a  donné,  répon- 
dit Elise  en  rougissant  ;  mais  je  ne  l'ai 
jamais  vue,  ma  bonne  Chapmann  m'a  dit 
qu'elle  mourut  lorsque  je  vins  au  monde. 

Votre  maman!  reprit-il,  et  comment 
s'appelait-elle?  Darnlej,  monsieur,  re- 
prit-elle; et,  se  rappelant  tout-à-coup  la 
kçon  qu'on  lui  avait  donnée,  mais  moi 
je  m'appelle  Biddy  Bullen,  et  voici  ma 
tante. 

Darnley  !  s'écria  monsieur  Montagne, 
mais  c'est  l'enfant  que  l'on  a  réclamé,  il 
y  a  un  an  passé,  dans  les  papiers  publics. 

12. 


282  HISTORIETTES 

Alors  la  regardant  pour  s'en  assurer  plus 
positivement  :  Ce  signe  ne  permet  plus 
d'en  douter^  îfimi  i 

Monsieur  Montagne  fît  aussitôt  ses 
€î|ïorts  pour  s'emparer  de  madame  Bullen; 
mais  elle  fut  assez  adroite  pour  s'échap- 
per, et  sortit  par  une  porte  de  derrière;  011 
la  perdit  de  vue  presqu'aussitot^^iii  u 

Est-elle  enfin  partie?  se  demandèrent 
aussitôt  toutes  ces  jeunes  filles  :  et  lors- 
que monsieur  Montagne  leur  assura  qu'elle 
Tétait  en  effet,  elles  firent  éclater  leur 
joie  de  mille  manières  différentes.  Les 
unes  criaient,  les  autres  riaient,  d'autres 
:$autaient;  enfin  jamais,JAjic^;f^  passa  de 
scène  plus  propre  à  émouvoir  un  cœur 
sensible. 

Ee  carrosse  de  monsieur  Montagne  ar-- 
riva  dans  ce  moment;  il  envoya  son  la- 
quais chercher  le  magistrat  de  JXycombe; 
il  voulut  rester  à  la  maison  jusqu'à  son 
arrivée,  et  pendant  ce  temps  questionner 
les  enfans.  Deux  d'entre  eux  avaient  été 


d'un    ERMlîrâ  283 

enlevés  si  jeunes  qu'ils  n'avaient  aucune 
connaissance  de  leurs  noms  ni  de  leurs 
famille.  Quant  aux  aulres,  ils  lui  donnè- 
rent des  détails  si  clairs,  qu'il  ne  douta 
plus  de  la  possibilité  de  les  rendre  à  lëtirs 
parens,  et  de  mettre  un  terme  à  leur  dou- 
bleur. 1 

Le  magistrat  ne  larda  pas  à  arriver,  il 
était  accompagné  du  pasteur,  qui,  ayant 
entendu  dire  au  domestique  de  mônsîiétir 
Montagne  qu'il  y  avait  eu  un  enfant  en- 
levé/venait  offrir  sesservices.  Il  prit  sBlissa 
protection  toutes  les  jeunes  filles,  à  l'excep- 
tion d'Élise,  car  madame  Montagne  avait 
tant  d'impatience  de  la  rendre  à  ses  pa- 
rens,  que  son  premier  soin  fut  d'engager 
5on  mari  à  prendre  une  chaise  de  pilste 
et  à  se  rendre  directement  à  Darnley- 
Hall,  ôûe  ils  arrivèrent  le  jour  sui'liantWns 
les  trois  heures  de  l'après-raidir^^' ^    11^1-1 

Madame  Collier  était  à  la  fenêtre  lors- 
que la  vditure  arrêta.  Ses  yeux  se  portè- 
rent rapidement  sur  sa  nièce,  et  elle  s'é- 


284  HISTORIETTES, 

cria  avec  transport  :  Ma  pauvre  enfant  ! 
ma  chère  Elise!  .r^i*  i         e  3>ll 

Monsieur  Darnley,  qui  était^à  lîy§^^^, 
lança  de  son  siège,  et  vola  à  la  porte  trans- 
porté de  ioieu  Au  bout  .d'im  moment  il  ' 
revint  avec  son  LIise  qu'il  pressait  contre 
son  cœur  palpitant.  Cette  heureuse  nou- 
velle fut  bientôt  répandue  dans  la  maisonj 
les  autres  enfaiis  accoururent  pleins  d'im- 
patience pour  partager  la  joie  de  leur  père. 
Il  faudrait,  pour  exprimer  leurs  transports, 
et  donner  une  idée  de  leur  bonheur,  une 
phime  plus  habile  que  la  mienne;  encore 
pourrait-elle  ne  les  peindre  que  faible- 
ment, c'est  pourquoi  j'aime  mieux  les 
laisser  deviner  à  mes  lecteurs. 

De  ce  moment,  les  enfans  de  monsieur 
Darnley  prirent  d'un  commun  accord  la 
résolution  d'exécuter  strictement  ses  or- 
dres, et  de  ne  jamais  y  contrevenir  en  la 
moindre  des  choses. 

Monsieur  Darnley  accabla  de  caresses 
monsieur  et  madame   Montagne,   et  les 


d'un  ermite  5  280 

pressa  de  passer  quelque  temps  chez  lui.  ' 
Ils  eussent  accepté  ses  offres  avec  recon- 
naissance, s'ils  n'eussent  pensé  aux  pau- 
vres enfans  qu'ils  avaient  laissés  à  JVjcom-^^ 
be,  et  qui  semblaient  réclamer  leur  appui; 
car  telle  était  la  philantropie  de  monsieur 
Montagne,  qu'il  croyait  n'avoir  rien  fait 
tant  qu'il  lui  restait  du  bien  à  faire. 


ai  bioaa^  au  a 


'  .^It^ISC?  ®^s  1 


TABLE 


28' 


La  jolie  Ferme.  9 

Historiettes  d'un  Ermite.             *  i85 

L'Orgueil  vaincu  par  l'Adversité.  i85 

L'Innoceuce  justifiée  et  TArtifice  découvert. 

(i^®  partie.)  220 

—  (2®  partie.)  aSj 

Les  Suites  de  la  Désobéissance.  260 


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