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Digitized by the Internet Archive
in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/lajoliefermeoulaOOgu
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LA
ou
LA VERTU Récompensée:
Î.A ^lOi.lE FERME
m
LA
JOLIE FERME
OU
par
MV"" ©ucnarîr, 15"" k MUxét.
SUIVIE DES
HISTORIETTES DTN ERMITE,
PAR LE GH?« A**\
2'' ÉDITION,
Ornée de six Gravures.
PARIS,
CADEAU , libraire , quai des Aujjustins , 25.
LOGARD-DAYI, libraire, rue de la Huchette, 29, au premier,
1837.
DÉDIÉE
A MON ARRIÈRE-PETITE-FILLE5
MADEMOISELLE
LOUISE DE M
♦ *#
Tu ne fais, ma chère petîte-fille,
que d'entrer dans la carrière de la
•vie 5 et moî je touche à sa fin ^ que
je vois approcher avec calme^ comme
le soir d^mi beau jour. Cependant
j'éprouve une grande satisfaction à
te dédier ce petit livre ^ doux fruit
de mes veilles ^ dans une langue
que^ quoique bien jeune^ tu parles
avec autant de facilité que celle de
6 DÉDICACE.
ton père. Vos livres sont utiles à
nos enfans : ils y puisent ces excel-
lens préceptes de morale^ mis à la
portée de leur âge^ et rendus plus
ëvîdens par les exemples qui ser-
vent à les développer. Puisse ce-
Ini-ci^ en paraissant avec ton nom,
Tétre aux enfans Anglais! c^est le
vœu le plus ardent de mon cœur;
et qu^après pin sieurs ^ générations ,
on dise : Une Française écrivit ces
pages intéressantes pour Tinstruc-
tion et Tamusement de miss M"^"^^^
qui 5 avant six ans^ était en état de
les lire; et ton- exemple encoura-
gera tes jeunes compatriotes à ap-
prendre le français, comme vos jo-
DÉDICACE. 7
lis ouvrages, pour réducatîon, font
désirer à nos enfans de savoir l'an-
glais. C'est donc à toi que je re-
commande le succès de cette faible
production^ qui n'a d'autre mérite
que d'être un témoignage sincère
de ma tendresse pour toi.
Mais cette recommandation me
j:)araît inutile^ si je juge ton cœur
d'après le mien ; d'ailleurs^ tu m'as
donné des preuves non écjuivoques
de tes sentimens : c'est une conso-
lation^ dans mes derniers jours /de
pouvoir encore exciter l'intérêt de
ceux que l'on aime!
J'aurais pu faire ma dédicace un
peu plus longue ; je ne l'ai pas
8
DEDICACE.
voulu j parce que je sais qu'une
éloquence verbeuse est rarement
FeKpression du sentiment.
^%v%^ vw^<%wv
ou
I.A VERTU RÉCOMPENSIÊE
^
Il est pour les Etats , comme pour les
individus ^ des époques mémorables, soit
en bien, soit en mal, qui changent la
constitution des uns et des autres : tel fut
en France le temps dont on garde la mé-
moire sous le nom du système (i). Ce
(i) Opération de banque qui donna une va-
leur fictive à un papier qui s'éleva tellement au-
dessus de sa valeur réelle, qu'avec fort peu
d'argent qu'il avait coûté, on achetait des mai-
sons, des terres, des bijoux, des diamans. On
remboursa des sommes considérables , et îl se
trouva que ceux qui avaient, n'eurent plus rien,
et ceux qui n'avaient pas, accumulèrent des ri-
chesses immenses.
10 I^A JOLIE FERME.
temps suivit immédiatement celui du grand
siècle. Louis XV monta sur le trône a Tàge
de cinq ans : ce fut sous la régence de
M, le duc d'Orléans, neveu de Louis XIV,
que Ton vit s'élever tout-à-*coup , par le
système, des fortunes colossales , et s'a-
néantir une grande partie de celles qui
avaient brillé jusqu'à cette. époque.
M. le comte de Régeville, maréchal-
de-camp, cordon rouge, possédait la beltel
terre de- Saint-Lô , entre Rouen et le
Havre. Il avait quitté le service, et s'était
relire, ainsi que sa femme, belle et ver-
tueuse, dans son château, avec la ferme
résolution d'y fixer leur séjour, et d'y éle-
ver les enfans que le Ciel leur avait don-
nés , pour les préserver ainsi de la corrup-
tion du siècle, qui alors était grande. Ma-
dame de Régeville avait donné à son époux
quatre enfans, deux fils et deux filles. Mé-
lanie était l'aînée; elle venait d'avoir treize
ans quand M. et madame de Régeville
quittèrent Paris pour se retirer à Saint-Lô:
LA JOLIE FERME. 1 1
son frère Edouard en avait douze; Charles,
leur second fils , onze; etSophre, la der-
nière de tous 5 n'en avait pas encore sept
accomplis.
Avant de quitter la capitale , M. de Ré-
geville obtint d'un digne ecclésiastique ,
noixinié M. Raîet, savant modeste, et dont
les mœurs étalent aussi pures que douces,
de ne point abandonner ses élèves , dont ,
conjointement avec leur père , il avait
commencé l'éducation ; ce dijjne institu-
teur y consentit avec joie, ayant le plus
grand attachement pour toute la famille.
Madame de Régeville ne voulut être se-^
condée auprès de ses filles que dans des
soins subalternes; elle connaissait le dan-
ger de s'en rapporter à une autre pour
former le cœur et l'esprit de jeunes per-
sonnes 5 qui ne doivent rien aimer à l'égal
de leur mère^ et surtout n'accorder leur
confiance qu'à celle qui a un si grand in-
térêt à leur bonheur et à leur bonne con-
duite. Elle se contenta donc d'amener
12 tA JOLIE FERME.
avec elle des femmes de chambre, ver-
tueuses et intelligenles.
Lie comle avait eu le bon esprit de ne
donner dans aucunes spéculations , et le
bonheur qu'on ne lui fitpoiiit de rembour-
sement en papier ; de sorte que sa fortune
était restée intacte : il n'avait pas même,
comme tous les habitans de Paris , perdu
son argent comptant (i). Ayant depuié
plusieurs années le projet de se retirer à
Saint-Lô , il y avait fait successivement
passer ses économies , avec ordre de s'en
servir pour acheter ' des jumens et un
superbe cheval arabe , afin de former un
karas (^^). Ainsi, lorsqu'il partit le pre-
(i) Au moment du système j il fut défendu
d^avoir plus de 3oo livres en espèces chez soi,
sous peine de confiscation. On était obligé de
porter son or ou son argent à la banque, qui
vous donnait des papiers que l'on discrédilait
ensuile,
(a) Lieu où l'on élève des chevaux : ceux de
Normandie sont les plus estimés.
LA JOLIE ferme; i3
inier mai 1721 , il avait quatre-vingt-dix
mille livres de rentes, et pour plus de troîs
cent mille francs de bestiaux, de grains,
cVéquipages , d'argenterie, de meubles,
de linge, de dentelles, de diamans, de
bijoux, qui alors passaient d'une géné-
ration à l'autre ; de sorte, qu'à l'exception
de la table , Us auraient pu être plusieurs
années sans rien dépenser.
Saint-Lô rapportait cinquante mille li-
vres, et devait revenir en entier à Edouard,
suivant la coutume de Normandie (1).; les
autres quarante mille livres étaient eu
biens, que l'on nommait alors entigLure:
tels que maisons de ville, rentes et terres
non seigneuriales , qui pouvaient être par-
tagées également entre les enfans; tandis
que les fiefs (2) n'étaient pas susceptibles
(1) Loi qui gouvernait spécialement cetteprb-
Tince.
(2) Terre qui ne payait point la taille , donnaîî
exclusireuient le droit de chasse sur loules les
l4 l'A JOLIE FERME.
detre parlagés, et appartenaient à l'aînée
Je n'entrerai point ici dans la question des.
avantages et des inconvëniens de la con-
servationdes grandes propriétés qui n'inté-
resseraient guère nos jeunes lecteurs; mais
si alors des intérêts politiques voulaient
que les aînés fussent seuls grands proprié-
taires, la justice et la tendresse paternelle
devaient désirer procurer aux cadets un
dédommagement. C'est ce dont s'étaient
déjà occupés M. et madame de Régeville,
ayant borné leur dépense au seul revenu
de Saint-Lô , et placé , depuis la naissance
d'Edouard, tout l'excédant de leur revenu
pour en faire un patrimoine à sa sœur , et
à ceux des autres enfans qui pouvaient
naître par la suite. Ainsi les filles de ce
vertueux couple ne seraient pas forcées
d'ensevelir leurs vertus et leurs charmes
dans un cloître , ou de languir dans une
terres qui en relcTaîent, er qui allouait au pos-
sesseur du fief des redevances.
LA JOLIE FERME. l5
»
triste médiocrité. Leurs dois de Soo^ooo
écus seront comptées d'avance; Charles ne
sera ni tonsuré , ni chevalier de Malte ,
si tel n'est pas son goût : il prendra le parti
des armes ou de la robe ; et sûr d'avoir
vingt- cinq mille livres de rentes , il vivra
honorablement 5 et pourra même épouser
une héritière. Ce n'était pas le seul avan-
»
tage que M. et madame de Régeville trou-
vaient dans ce système; avec 5o,ooo liv.,
surtout dans ce temps, et vivant dans ses
terres ;, un seigneur pouvait avoir une mai-
son très opulenle: tout ce qu'on dépense
au-dessus n'est qu'un excessif superflu qui,
n'ayant plus d'autres bornes que la fan-
taisie, finit par ruiner les fortunes les
mieux établies , accoutume les enfans a
ne pas connaître le prix de l'argent qu^ils
voient dissiper sans mesure 3 et lorsqu'ils
sont appelés même au partage égal de^ la
succession , s'ils sont nombreux , la portion
qui leur revient, en sùpjjosant même que
leurs parens ne se soient pas dérangés , lia
l6 liA JOLIE FERMÉ.
leur offre qu'une fortune médiocre ^ en
comparaison de celle dont ils jouissaient
chez leurs père et mère.
M. et madame de Régcville n'avaient
point cet inconvénient à redouter^ et en se
conformant à la loi de ces temps, qui desti--
nait Edouard à être comte de Saint-Lô,ils:
pouvaient se dire : Nos autres enfans au-
ront aussi une existeiice indépendante et
heureuse , et prenant modèle sur l'ordre ï
qui régnait dans leurs maisons, ils ne se
regarderont que comme les économes de
leurs biens, qu'ils sauront, sans avarice^
améliorer et augmenter : ce que l'on ne
connaît plus de nos jours, où l'on voit ra-
rement des fortunes énormes passer à la
troisième génération.
Telle était la famille dont j'ai connu ,
dans ma jeunesse , d'anciens amis. Un
d'eux s'était plu à recueillir les traits les
plus intéressans de ceux qui la compo-
saient ; sa mémoire lui retraçant jusqu'aux
expressions naïves des enfans qu'il avait
LA jrOLlE FERME. I7
VU élever sous ses yeux ^ il en avait fait de
petites scènes dramatiques, qu'il me com-
muniqua. Je lui demandai la permission
.d'en copier quelques-unes, celle de Tarri-
vée des enfans au château de Saint-Lô ,
puis une autre qu'il avait intilulée ta Jolie
Ferme. De longues années me firent ou-
blier ce petit manuscrit. Cherchant, il y
a quelque temps , à ôter de mes papiers
'Çe grand nombre de feuilles sans intérêt,
qui se glissent presque malgré nous au
Hiilieu des choses qui nous sont précieuses,
j'allais en condanmer un grand nombre
au feu, quand je remarquai ces pages dont
le papier jauni par le temps, et l'encre a
demi effacée, me frappèrent, parce qu'ils
paraissaient contenir des dialogues que les
enfans aiment assez. J'y jetai un coup
d'œil^ et je me rappelai qu'ils m'avaient
intéressé autrefois. Je les relus, et je vis
<|u'avec quelques corrections , je pouvais
les offrir à celle portion de la société, qui
en est l'espérance , quand elle est élevée
l8 I.A JOLIE FERME.
dans Tamour de la vertu. Je crois que ces
pages doivent en inspirer le goûi a mes
jeunes lecteurs. Puissé-je en même temps
les amuser î ce qui devient de jour en jour
plus difficile.
PREMIER ENTRETIEN.
Mélanie. — Enfin, nous voilà à Sàirit-
Lô; il y a long-temps que je le souhai-
, tais. Je n'entendais jamais parler de c^të
habitation, sans avoir le plus vif désir d'y
ifësider.
Edouard. -— On a beau dire : ces allées-
èi sont plus belles que les Tuileries; vois
donc, îiià^ sœur, on ne petit distin|fber1|tfî
vient au bout ; et puis ces jolis arbris-
seaux qui sont au pied des grands ai^
res : . ^ ^
Mélanie. — • Je les admirais : on dirait
nne jeu^e famille croissant sous la protec-
tion de leurs patens.
Edouard. — Oui, en voilà qui, comme
LA. JOLIE FEUME.' I9
loijs'élancentdéjaau-dessusck leurs frères.
Me voilà, moi, croissant près de toi, n'ayant
pas encore égalé ta taille, mais destiné un
jour à te surpasser; car celui qui te ressem-
ble n'est qu'un jeune charme , et mon
image est un chêne.
Mêlante. — Tiens, mon frère, marquons-
les tous deux, et demandons à papa que le
jardinier les environne avec des piquets, et
•dans huit ou dix ans nous verrons ce qu'ils
.Reviendront.
Edouard. — Tu as raison ; mais il faut
di choisir deux aussi , un pour Charles,
^t l'autre pour ma petite Sophie.
&y^lM^\ïfT I^i^" ^^ ^ip??- Tiens, ce-
îui-ci e^t, je crois, un filleul; ce sera l'ar-
bre de notre Sophie : son feuillage estbeau>
Sj^ fleurs salutaires, et ji vit long-temp$^
j'ai lu tout cela dans les Jeunes Vàyé^
geurs (i).
iiiV' y ^^,1
(i) Les Jeunes Voyageurs^ o\\ les Petits Bota-
nUlesyàw même âîïteur. ' ■
20 LA JOLIE ferme;
Edouard. — Ce jeune ormeau sera Tar-
Lre de Charles. La beauté de son port ,
Futililé de son bois , qui s^emploie au
charronage^ doit, ainsi que me l'a dit
papa, le faire regarder , après le chêne ,
comme le plus précieux des arbres des
forets.
Ce choix fait par les aînés, ils les firent
voir à Sophie et à Charles , qui en furent
très contens. Les enfans allèrent chercher
leur père, pour qu'il donnât ordre au jar-
dinier d'entourer les quatre jeune| jivbres
d'une palissade. .
M. de Régeville, réveillé de bonne heure-
par l'empressement qu'U,%y^itdi3 parcou-
rir ses belles possessions, était au moment
de sortir du parc, lorsque. ^jçs quatre en-
fans qui s'étaient réunis depuis six heures
du malin, coururent après leur père pour
lui montrer les arbres qu'ils avaient clioi-
sis.
Mêlante. — Tenez, papa, voilà nos
arbres. Voulez- vous nous permettre de
LA JOLIE FERME. 21
les faire enlourer, pour qu'on ne les arrâ-
che pas? ^
Le Comte. — Je vous les donne avec
plaisir; mais pour que vous puissiez eu
jouir, il ne faut pas les laisser où ils sont;
ils n'auraient pas assez d'air; le voisinage
des grands est quelquefois nuisible : ces
arbres à liaule lige protègent, il est vrai,'
des intempéries ces rejetons, mais aussi ils
les empêchent de croître; l'asservissement
nuit toujours au développement des qua-
lités éminentes ; mais on remédiera à cet
inconvénient. Pour les arbres que vous
prenez sous votre protection, on les trans-
plantera ; mais voyons un peu ce qui, a di-
rigé votre choix.
Jjes enfans répétèrent a leur père les
raisons qu'ils avaient eues d'adopter ceux*
là plutôt que d'autres. M. de Régeville les |
approuva : mais, Edouard, n'y a-t-il pas^^
un peu d'orgueil dans le choix du chêne?
c'est le roi delà forêt, celui qui e^t 4esUné«
auxusagesles plus honorables; c'eslavecle
S2 3fe|i JOLIE FEÏIME^
chêne que l'on constmitlAS vaisseaux, ainsi
que toutes nos charpentes, les boiseries les
plus solides; les meubles qui durent le
plus, sont en chêne. Avec quelle majesté
il s'élève dans les terrains qui lui sont pro-
pres! c'est-à-dire qui ont beaucoup de pro-
fondeur en terre végétale ( i ) ; car le chêne
perce perpendiculairement la terre : c'est
pourquoi on ne peut le transplanter quft
fort jeune. Quand il atteint le tuf^ il lan-
guit et devient rabougri.
Edouard. ^-^^ Le mien ne le sera pas ,
^l-^oil lié transplante. J'aurai grand soin
de lui choisir une excellente tëfrc?. Ne
puis-je pas le dire tout de suite au jardi-
nier ? .
Le Comt€]^^^-^T^\i ferais mourir ce jeune
ÙJ Celle formée par la dissolution des re'gé-
tàiix qui cVoîssént, meurent et restent sur lé sqI,
s'élève successivement, elle seule est produc-
tive; la terre franche, autrement dit le tuf, est
C^nlièrement stérile.
LA JOLIE FERME. -S3
arbre si la le transplantais dans ce moment;
il faut attendre l'automne.
Mélanie. — Pourquoi donc ^ papa ?
J'aurais cru , au contraire, que le prin-
temps était bien meilleur ; la nature a plus
de force.
Le Comte. — Cela est vrai ; mais elle
n'aime pas à êlre contrariée dans cet ins-
tant ; elle fait porter la sève aux rameaux,
pbti'r qu*ils puissent se charger de fleurs,
de feuilles et de fruits.
Qu'est-ce que la sève ? dit Sophie.
Le Comte. — La sève est aux arbres ce
que la lymphe est au corps humain. Vouç^,
30^; ijLemandece:^ ce que ej^t^ qiî8 ^ Ij ^"i
phe? c^estla partie aqueuse du sang, cellci
d^p^ le laijt do^^t ogt fait le petJitnUit,, car
vous savez aussi que le sang et le lait ont
la même composition, c'est-à-dire la par-
tic aqueuse, la partie caséeuse dont onf^it
îe fromage, et la partie bitureuse qui donuQ^
Iç beurre. jQa^Jes plantes ^ il paraît quo
la sève ou partie aqueuse, est le seul li-^
^4 l'A JOLIE FERME.
<juide ; elle monte et descend comme no-
tre sang. Je ne vous expliquerai poiut le
jîîécanisme de cette belle opération de la
nature ; je n'en aurais pas le temps : je me
bornerai à vous dire que la sève^ au prin-
temps, ne paraît employée qu^à orner les
plantes, et qu'elle pénètre peu alors dans
les racines : c'est ce qu'on exprime en di-
sant la sève monte. Si à cet instant vous
enlevez la plante, vous contrariez l'opéra-
tion de la nature, et la plante meurt faute
de suc dans les racines qui leur donne la
force de pousser de nouveaux chevelus qui
servent à la fixer dans la terre ; tandis qu'à
l'automne on a la sève du priptemps : toute
l'action végétative se porte vers l'extrémité
inférieure de l'arbre, et lui donne tous les
moyens de supporter-lt^ transplantation.
Je voue le répète : elle est toujours dan-
gereuse pour le chêne, quand il n'est plus
très jeune. Mais revenons au choix de
vos arbres : il vous impose des devoirs
auxquels vous n'avez peut-être pas réfléchi.
LA JOLIE FERME. sS
Le charme doit rinstruîre, ma chère
Mélanie, à le* prêter à prendre les formes^
qui conviennent à ceux qui dirigent ton
éducation. Vois ces jeunes charmilles; elles^
soujQTrent sans se plaindre que Ton relran^
che le luxe inutile de leurs rameaux 5
qu'on les redresse, qu'on les ploie, suivant
la volonté du jardinier :.de même une
jeune personne doit avoir pour sa mère
une parfaite docihté. Toi^ mon fils, ta
peux être, comme le chêne^ le premier de
ta famille ; mais, je te l'ai dit, cet arbre
précieux a moins reçu cet honneur, à cause
de la majesté de son port, la grande élé-
vation où il parvient , la beauté de feuil-
lage, que parce que son bois résiste aux
intempéries de l'air et au temps ; qu'il peut
acquérir un beau poli sans perdre de sa
solidité : ainsi l'homme appelé par son
rang dans la société , pour avoir des dis-
tinctions, doit les mériter par la solidité
de son jugement, sa force contre les évé-
nemens de la vie et sOn urbanité, qui n'ôte
2t6 1^ SmAE FERME.
rien à la fermeté de son caractère. A ce
prix, mon ami, le chêne sera un emblème
qui te conviendra ; et toi , ma petite So-^
phie, toi qui ne peux encore bien com-r
prendre ce que ces allégories ont d'intéres-
sant pour tes aînés, vois seulement comme
le tilleul est beau ; mais prends garde
de ii'êtfe, comme lui, qu'un ornement
presque frivole, caria longue vie n'est pas
à désirer, si elle n'est pas remplie par des
actions utiles. Et toi, Charles, tu dois re--
mercier ton frère etia sœur du choix qu'ils
ont fait pour toi. L'orme croît sans or-
gueii et sans jalousie près du chêne. S'il
n'est pas destiné, comme celui-ci, à cons-^
truire ces villes flottantes qui traversent
les mers, ou à éiévfer des édifices duràBles^
il a reçu des premiers hommes une desti-^'
nation bien utile. C'est ï'orme qui sert aux
roues des charrues, à celles des chars qui
transportent les moissons, à celles de ces
énormes voitures qui conduisent ^ïinbrd
au midi de l'Europe les productions de
LA XOLIB FERME» ^
rindustrie; c'est encore de son Ironc que
se tirent cessantes (i), maintenant si lé-
gères, et en même temps si solides, de nos
brillans équipages ; et lorsque ses bran-
ches ne peuvent servir au charronnage ,
elles alimentent nos foyers, et y donnent
une chaleur plus vive qu'aucun aulre bois.
Sois donc utile à tes semblables, dans des
fonctions moins brillantes que celle des
armes, mais plus chères à l'humanité ; èt^
réchauffe-les par ton éloquence, si, comme
je le présume , tu es appelé aux nobles
fondions de la magistrature. Les enfans
promirent de se conformer aux instruc^fl
fein^aade Ifiurpère, €td:'attendre Pautomnc^i;
pfour répîaPnter leurs modèles. M. de Ré^S
geville emmena ses fils dans la campagne^
leurs sœurs revinrent au château attendre?!
k réveil de leur mère, que la fatigue dm
T-îri
ù) Pièces cintrées qui forment le cercle de^*
roues.
28 LA JOLIE FERMÉ.
voyage avait fait rester plus tard quê'de
coutume dans son lit.
DEUXIEME ENTRETIEN.
La famille était réujiie dans la salle à
manger. M. et madame de Régeville,
Tabbé Ralet, les quatre enfanSi et le curé
qui s'était empressé de venir rendre ses
hommages, particulièrement au comte et
à la comtesse qu'il avait complimentés la
veille, au nom de ses paroissiens ; ces deux
ecclésiastiques étaient faits pour se conve-
nir, parce qu'ils avaient tous deux de la
piété, de l'instruction et une bienfaisance
très active. Ils eurent donc bientôt fait
connaissance , et ils devinrent par la suite
des amis sincères. M. de Régeville inter-
rogea le curé sur les personnes qui habi-
taient le village, s'il y avait beaucoup de
pauvres, et ce qu'il fallait faire pour les
soulager?
LA JOLIE FERME. 29
Le Curé. — Votre seule présence, mon-
^ieur le comte, écartera l'indigence de
vos vassaux (i) : sî les grands seigneurs
savaient tout ce qu'ils ont à gagner en
habitant leurs châteaux, on en verrait
moins consommer inutilement leur for-
tune à la cour pour y obtenir une faveur
trop souvent sujette aux ehangemens ;
tandis qu'en versant sur les habit,ans des
campagnes \qs sommes inutiles qu'ils dé-
.pensqiit pouf gblenir un coup d'oeil du
maître, ils se feraient des amis de leurs
pauvres voisins, qui attireraieiit sur eux
les bénédictic^n^ c^l^H^^* 4^^^^ donc fai-
tes travailler nos paroissiens ; donnez des
prix à ceux qui sergent juge's ^ par des vieil-
lards, les plus vertueux ; vous verrez bien-
tôt disparaître l'oisivelé, et avec elle les
vices qu'^lQçxil'^nte, et surtout la misère.
Si cependant vous avez le projet de faire
(1) On appelait ainsi les babitans des terres
eeigueuriales.
3o til' JOL lE FERME .
encore plus de bien à Saint- Lô, relevez^
le bâtiment qui était destiné aux écoles,
et qui consiste en deux corps de logis
avec chacun une grande cour et un jar-
din ^ et rendez-les 5 comme autrefois, aux
ehfans de saint Vincent-de-Paul.
Il y a aussi un Hôlel-Dieu; mais la
dame hospitalière, qui en fait le service
à présent , est vieille et infirme; il faudrait
lui en adjoindre deux plus en état de soi-
gner les malades ; mais il faut pour cela
ajouter au revenu , qui est à pre'sent beau-
coup trop faible, ce qui arrive toujours
laux rentes payables en argent : la mon-^
ïiâie baisse de valeur; les denrées^ .aiig*-
mentent, et alqrs le revenu se trouve in-
suffisant.
Le Comte. — Je fonderai une rente en
blé; celle-là augmente au lieu de dimi-
nuer. Quant aux écoles ;, nous pourrons,
après déjeuner, aller voir l'ancien empla-
cernent.
Les enfans demandèrent à accompa-
LA JOLIE FERI>Ï^. 3ï
gner leurs parens ; on le leur ^ççQg^a
d'autant plus volontiers qu'ils n'avaient
point encore repris leurs leçons , et qu'on
Jeur avait donné toute la semaine pour se
reposer du voyage , et pour jouir des
plaisirs de la douce liberté de la canipar
^ne.
En sortant de la grille , la comtesse vit
une jeune personne d'environ quatorze
ans^ dont la figure modeste et la démar-
che pleine de grâces, qui ne paraissaieiit
pas être les seules que donne quelque-
fois la nature, l'étonnèrçnt. Elle était mise
comme l'est à Paris la classe au-dessus du
peuple, mais avec une simplicité voisine
-de la pénurie. Tout ce qu'elle avait sur
-elle était propre, rien de décousu ni de
îS,roué; mais on voyait que ce n'était qu'a-
vec un soin continuel que cette jolie per-
sonne se préservait des livrées honteuses
de la misère. Cette jeune fille , d'une com-
plexion délicate, portait avec une extrême
;^fetigue, une cruche assez lourde qu'elle
3^ LA JOLIE FERME.
Tenait de puiser à la fontaine. Sa sœur,
beaucoup plus jeune qu'elle , voulait l'ai-
der a la porter; snais l'aînée l'assurait que
c'était impossible^ et ne servirait peut-être
qu'à faire casser cette cruche^ qu'on au-
rait, tu le sais, ajouta-t-elle en baissant
îa voix, de la peine à remplacer.
La Comtesse. — Quels sont ces enfans?
Le Curé. — Je les connais peuj il n'y a
que quelques mois qu'ils habitent ce vil*-
îage. Ils viennent exactement aux oiEces :
<lu l'esîe, personne n'entre chez eux, et le
îiiari, qui est venu me faire une visite, m'a
prié de ne pas la lui rendre.
La Comtesse.— Mais de quoi vivent-*ils?
ont-ils des revenus ?
Le Curé. — Ldi maison qu'ils occupent a
mi assez grand jardin qu'ils cultivent. Du
reste, on ne leur connaît pas de biens ni
<le revenus; ils n'achètent rien à crédit,
€t payent exactement leur loyer. Gomme
ils ne reçoivent point de lettres, on ne
«ait pas quel peut être leur pays : je les
LA JOLIE FERMÉ. ^ 3S
t:roirais Parisiens, parce qu'ils ne me p^
raissent avoir aucun accent. A ce moment,
la jeune fille et sa sœur passèrent devant
la comtesse et sa famille ; elles saluèrent
avec g^râce; et suivirent le chemin qui con-
duisait à leur maison.
Mêlante.. — Ah! maman, qu'elles sont
jolies! comme elles ont l'air délicates et po-
lies. — Maman, lâche donc que nous puis-
sions les voir ; je parie qu'elles sont aima^
blés: — Elles viendraient jouer avec nous^
dit Sophie.
La Comtesse. — Vous avez entendu, mei"-
amies, qu'il paraît que leurs père et mère
ne veulent voir personne : il ne faut jamais
€lre indiscret, même en voulant rèndrô»
service. Laissons au temps, aux circons-
tances, à l'estime que nous leur inspire-»
rons, de mériter la confiance de gensqui^^
paraissent intéresser; mais cependant/ W
mystère dont ils s'enveloppent doit noust->
rendre plus circonspects, pour faire des^
avances dont nous pourrions nous repei^-*»
34 XA JOLIE FERME.
tir : la prudence est une des vertus les plus
essentielles dans la société.
Tout cela ne satisfaisait pas l'impa-
tiente curiosité de Mélanie, à quilesjeu-
aies filles de M. et madame Sauvigné (car
on savait leurs noms) avaient inspiré l)eau-
coup d'intérêt. Elle trouvait que, n'ayant
point été élevées à faire de gros ouvrages ,
il était bien fatiguant pour elles d'être
obligées d'aller chercher fort loin une
cruche d'eau si pesante , et elle pria ses
parens de trouver le moyen de savoir qui
était M. Sauvigné.
En continuant la promenade , Ton ar-
riva sur la place où était l'ancien bâti-
âment des écoles; il était entièrement
abandonné. Les fenêtres , les pertes ne
fermaient plus; il ne restait pas une vi-
tre aux croisées; les cours étaient pleines
d'herbes et d'épines , qui en coiivraient le
sol; les jardins en friche; mais cependant
la maison était bâtie solidement, et les
réparations ne pouvaient être fort chères :
LA JOLIE FERME. f55
il n'était question que de faire un fonds
pour l'entretien des sœurs de la charité
et des frères des écoles, et comme l'avait
dit le comte 5 il voulait en établir la rente
en blé. Pour cela, il fallait la placer sur
une ferme : il y en avait une à vendre
dans le village, ou plutôt la place; car
pour celle-là elle était entièrement en
ruine j et les terres qui en dépendaient
étaient cultivées par un des fermiers du
comte, qui avait encore deux ans de bail.
M. de Régeville vit bien à peu près qu'il
lui serait facile d'acquérir ce bien : il eut
même sur cela quelques idées vagues, dont
il s'entretint avec la comtesse, mais qui
Testèrent secrètes entre eux : seulement
on décida la réparation des bâtimens des
écoles; et M. Ralet, qui était fils d'archi-
tecte^ se chargea de suivre les ouvriers
qui devaient y être employés , au grand
contentement d'Edouard , qui devait
venir avec son bon ami inspecter ces ou-
vrages p et prendre connaissance de ces
36 X^> JOLIE FERME.
utiles travaux^ dont le but devait être très
^avantageux aux habita ns de Saint-Lô.
w^La comtesse se chargea des détails de
l'Hôtel- Dieu ; elle s'y fit accompagner par
ses filles. La vieille religieuse ne pouvait
presque pas quitter son grand fauteuil.
De huit lits qui étaient fondés ^ deux ou
trois étaient à peine remplis ^ et encore
n'était-ce que par les plus indigens de la
paroisse, tant les malades étaient négli-
gés 5 non par mauvaise volonté de la re-
Jigieuse, mais parce qu'elle ne pouvait
plus rendre aux autres les soins dont elle
savait besoin elle-même. Les lits ;i^e§tai^nt
^ans êlre faits; le linge, que l'on h'eillre-
4enait plua, était mangé des rats. 11 n'y
avait ni sirop nijulep dans l'apothicaire-
^^ie; enfin, tout était sale et mal tenu. La
'^comtesse n'en fit aucune plaintgii la auère
;>Mariannej lui demanda seulement si elle
;serait bien aise d'avoir quelques unes des
religieuses de son ordre pour la seconder.
* — Bien certainement, dit-elle, mais il
LA JbLIE FERME. 3 7
îi^y a pas ici de quoi les nourrir. — M. de
Régeville le sait, il va prendre des moyens
pour augmenter les revenus et vous pro-
curer, ma sainte mère, ceux de vivre tran-
quillement, et n'ayant plus qu a prier Dieu
pour vos malades. — Que Dieu, reprit la
mère Marianne , bénisse vos bonnes in--
tentions, et puissé-je les voir se réaliser!
— Je Tespère.
La comtesse cpmmença à charger sa
fille de la réparation du linge, sous l'ins-
pection de Victoire, femme de charge de
madame de Régeville ; on l'apporta tout
au château , et on prit dans le village de
Saint-Lô et des paroisses qui en dépen?-
dâiënt ^ douzîé ouvrières parmi les jeunes
filles les plus sages elles plus laborieuses,
(^ùT furent emplovées à la journée; ainsi
on répara et mit à neuf tout ce qui étaife
usé. Mélanie était chargée de rendre
coûîplè tbùS'lëfs soirs, à sa mère, de ce
qui avait été fait dans la journée. Sophie
allait aussi dans l'atelier avec sa sœur , et
38 xAr jôME ferme;
toutes les jeunes filles étaient enchantées
de mesdemoiselles de Régevillé. li^aînéè'
joignait à une grande douceur j une exac-
titude parfaite ; de sorte que ce travail fut
fait beaucoup trop tôt au gré de celle qui
en avait été chargée. Mélanie obtint de
sai mère une gratification au-dessus du
prix des journées , pour celles qui s'étaient
distinguées par leur activité et leur inteU
ligence. Madame de Régeville dit à sa
fille qu'il ne suffisait pas de récompenser
les ouvrières; que celle qui avait suivi
avec zèle leur travaux, méritait aussi une
récQinpense, et que. le soir son père lui
en donnerait nne qui serait sûrement sui^
vant son cœur, Mélanie chercha ce que
cela pouvait ^re , sans le devi»i§r^ On m
rendit dans un petit pavillon qui était aii
milieu du pam, où Ton ne craignait painti
d'être intérrbmpu par les importuns; car
les domestiques avaient ordre, quand il
venait quelqu'un^ de ne jamais les amener
dans cette retraite, où se trouvèrent réu-
LAi JOLIE FEHME* 5g
nis le curé , le précepteur , M, et madame
de Régeville, et leurs quatre enfans.
TROISIEME ENTRETIEN.
Le comte prit un cahier qui était posé -:
sur une table , au milieu du pavillon ; et
lorsque les enfans furent assis, il leur dit:
Je veux , mes enfans , vous faire part de i
la relatioù que mon homme d'affaires m'av i
dresse sur la famille Sauvignéf 1
A ce nom , tous les enfans sautèrent de
Joie, car ils avaient vu plusieurs fois les i
personnes qui composaient cette famille^ 3
soit dans le village V' où ils venaient chei'-
cher ce dont ils avaient besoin pour leuir
subsistancevsoit à réglise: et ik avaient
conçtî d'eux la meilleure opinion. Ils éfcdU^ ?
tèrent donc avec un gr^nd intérêt la re-^
làtïoii deâ malheurs et desHièt*ttls? de M. et
de madame Sauvigné. M. de Régeville
lut d'abord quelques lignes de la main
4o LA JOLIE FERME.
de M. le Roux 5 agent de cliange, que je
transcris.
<i J'ai rempli 5 monsieur 1^ comte , avec
autant de soins qu'il m'a été possible , la
commission que vous m'avez donnée; et
vij'ai obtenu d'une personne qui mérite
toute confiance, la relation que je vous
envoie sur l'existence ancienne et nou-
velle de vos pauvres voisins , à qui sûre-
Xjient vous ne refuser^^pp^^volre çstime^
quand vous saurez avec quelle noble déli-
catesse ils se sont conduits^ »
f?^*^(s?"
HISTOIRE DE LA FAMILLE S AU VIGNE.
. # .-■-. - '
l^,^ l^y Sauvigné descend d'une famill^ .^e
riches fermiers de la Normandie^ jqui
jouissaient de ?e^ticf3e de leurs. voisin|,^
Leur habitation était auprès de Lisieux*
Le grand-père de celui dont il vous in-
téresse de sawir l'histoire, fit ses études
à Rouen , et ne voulant pas prendre la
charrue, après avoir acquis des connais-
ïiA JOLIE FERMIÊ. 4l
sances en littérature, vint à Paris, où il
se lia avec Corneille (i). Ce grand homme
lui trOtiivant de Pesprit, le présenta à M.
de Colbert {2) , qui le fit entrer dans la
finance. Son fils suivit la même carrière,
^t ils avaierft acquis , sans manquer a la
probité, une fortune considérable: niais
le père de M. Sauvigné actuel, fit un de
ces mariages qui réussissent rarement. Il
épousa une fille de qualité , n'ayant pour
dot qu'une rare beauté , un ôrgaèil insup-
portable et un goût effréné pour les plai-
sirs.
Elle eut, dès la première année de son
mariage , un fils qu'elle nomma Auguste:
jc'est le malheureux père dô famille qui
languit depuis peti de mois à Saint-Lô.
Sa mère fut enchantée d'avoir un fils , et
(1) Notre pi-emier poêle tragique, qui était
fioriHaad.
(2) Ministre- des finances sous Louis XIV, et
dont la réputation égala celle de son siècle.
2.
se promit bien d'en faire un marquis ;,
qpelque argent que cela pût coùleyç ; en
conséquence, elle l'éleva dans les prin-
cipes les plus opposé^ 4 son étî4t^,^\y|iil^t
qu'il rougît de son origine ^ et lui pardon-
nant à peine de nommer M. Sauvigné
son père. Heureusement pour Auguste,
que le ciel lui avait donné les vertus de
;s^es pères, et rien des ridicules de sa mère;
aussi refusa-t-il d'épouser une parente de
madame Sauvigné, et préféra s'unir à la
jfille d'un gros négociant, q^i j(,'gs8j0t^ia 4
son commerce. Sa mère j eta feu et flamme,
^t s'empara tellement de resopt <Jç ^oix
iéjpoux , qu'elle fit défendre sa porté à son
fils. Auguste, toujours respectueux et
sfujsij^le, soujfïrit, m^s^e» $j^eçii,,^|^
mauvais procédés de sa mère ; se passa
de la fortune de son père, en faisant fruc-
tiîîer celle de sa femme et de son beau--
■ ' ■ *
père par son intelligence et son activité^
et il porta leur maison au premier rang:
de celles du commerce de Paris.
iii^JteLIE FERME. 4^
K\x conlraire , madame Saùvigné la
ibère ne mit plus de bornes à ses dé-
penses ; elle consomma en peu d'années',
non-seulement toute la fortune de son
iriàri,' niais fit pour cent mille francs de
dettes au-delà. Cependant rien n'éclata
^qu'à la mort de M. Saùvigné. Son fils,
instruit de ce désastre, loin de suivre les
conseils de ses amis de renoncer à la sûçf^
cession de son père, fit aussitôt assem-
bler les créanciers, obtint d'eux de ven-
dre sans frais tous les biens; mais comme
ils ne suffisaient pas pour payer la tota-
lité des dettes , il fit offrir à sa mère dç
S^noncer asés reprises, moyennant unç
pension de 4^000 francs sa vie dUrant; ce
qu'elle accepta sans vouloir voir son fils.
Celui-ci se chargea , moyennant le cour
«enîieniènl de sa femme et de son beau-
père, de tout ce qui restait du, ne df-
mandarit que cinq ans pour s'acquitter I
bien sûr que les affaires de sa maison, qui
étaient très florissantes , le mettraient à
44 ^-^ JOLIE ferme;
même de j^^lir. ^ çnga^ ^içCjjue
ses nombreux enfans , car il en avait six
à.cette époque, n'en seraient pas appau-
vris, redoublant de travail et d'économie
pour tout acquitter, en disant : D'aiIIeurs>
j'arme mieux qucfmes enfans soient moins
riches, que de rougir en entendant nomr
mer leur aïeul. Mais, au moment où il
S!^ croyait assuré de terminer honorable-
ment cette liquidation, le système vint
ruiner ^presqu'entièrement son beau-père,
qui en mourut de chagrin. Auguste Saiï^
vigne ,^ d'accord avec sa ver lueuse com-
pagne, a tout sacrifié à l'honneur; il est
parvenu à liquider la succession du père
de sa fieiome : il a payé en lenli^r le|
dettes du sien, laissé un fonds pour ser#r
vir le douaire^|de sa mère, et est yenu
:s'ensevelir à Saint-Lô, où il vit^^ii prc^?;^
duit du jardin qu'il cultive avec ses trois
fils. Ses deux jnies, car il en a perdu, un^
aident leur mère au service de leur mé-
aiage et d'une petite basse^cour : c'est
LA JOLlM FERMÏ. 4^
ainsi qu'ils se sont décidés à vivre jusqu'à
Ja mort de leur mère. Alors ils poiirrorit
disposer de 80,000 francs , qui servent
de fond pour la rente qu'ils font à leur
mère; avec cet argent ils comptent ache-
ter une ferme en Normandie, et rentrer
dans le premier état de leurs pères. Voilà,
monsieur le comte , ce dont vous pouvez
être certain , parce que c'est moi qui ai
liquidé les deux successions, et qui âî'
placé les 80,000 francs. Rien n'a pu fié*'
chir Pinconcevable orgueil de madame
Sauvigné la mère, qui n'a jamais voulu
voir ni sa bru ni ses petits- enfans ; jél
n'ai pu vaincrer là noble fierté dé son fils ^
qui n'a pas voulu accepter, quelques priè-
res ^Uê je lui aie faites, un prêt dë^
20,000 francs , qui Teussent mis dans'
une siliiation moins pénible; il m^a ré-^^"
pondu qu'il aimait mieux souffrir que!^^
que temps , et pouvoir, lorsque lé ciel 1^^
permettrait, acheter avec les 80,000 fràncfà^^
qu'il n'aurait pas morcelés, une ferme^
46 X.A JOLIE FERME.
plus considérable 5 qui, en la ïâîëlànt va-
loir, le ferait vivre commodément avec sa
nombreuse famille; que 20,000 francs
qu'ils mangeraient à cet instant, rie les
rendraient pas heureux, et diminueraient
d'un quart leur existence à venir. Je dé-
sire , M. le comte, que vous sfoyez sur
cela plus heureux que moi, et je jouirai
tellement de savoir cette respectable fa-
mille hors d'une position si fâcheuse, que
je ne serai point jaloux de voir que vôtië
ayez mieux réussi que celui qui vous prie
d'agréer, M. le comte, les senliméns, etc.
Massolier^ ^^^
îivïues enfans étaient ravis d'adiriîl^âtiôn
des vertus de M. Sauvigné. Je parle des
trois aînés, car Sophie n'était? pas encoÉ^é
en état d'apprécier toute la délicatesse de
la conduite de ce respectable père de fa-
mille : ils voyaient seulement qu'Augùétè
avait été bien riche, qu'il était devenu
I ■ ■ ■ ■
pauvre, et par un retour naturel à tout
fiaàv JOLIE FERME.
âge , et plus encore au leur, ils deman-
daieut :; JEst-ee qu'il serait possible, papaV
que vous pussiez être ruiné ? n
Le Comte. — Oui, mes enfans, per-
sonne n^està l'abri de ce malheur; cepen-
dant les propriétaires de biens fonciers,
surtout en terre, y sont moins exposés
que d'autres, s'ils ont de l'ordre, de l'é-
conomie, s'ils conservent toujours a leur
disposition une somme pour parer aux
événemens imprévus; car, même dans la
supposition bien douloureuse d'une inva-
sion étrangère , le sol reste : au lieu que
^an§ J^e (ÇQfljmerce et la banque, on peut
^fre ruiné par la faute des autres.
Charles..^ J'aurais bien du chagrin
tqxie Mélanie fût aussi pauvremeat vêt^e
^ue mademoiselle Sauvigné, et qu'elle
€&suj^t aulant de fatigues.
Le ConUe. — Tu peux être tranquille ,
je ne crois pas que cela arrive ; mais ce
n'e^t pas de nous qu'il s'agit. Je vous ai
assemblés ici avec ces estimables amis.
"C.' -^ ar ifT P
^:8 LÀ JOLIE FERME.
pour mettre sous vos yeux un plan pour
lequel, tout jeune que vous êtes, je veux
avoir votre assentiment , parce qu'il inté-
resse votre fortune à veiiîr. ■ ' * ^
Mêlante. — Eh! mon père, n'êtes-vous
pas bien plus en élat que nous-mêmes de
juger ce qui convient à nos intérêts? Tout
ce que vous ferez sera toujours bien fait^
Le Comte. — Oui; maïs comme il est
question de s'exposer a perdre 80,000 fr.,
jé véiix savoir si vous y consentez.
Edouard. — A tout, mon père, surtout
éi c'est pour venir au secours de nos
voisins , qui sont si respectables.
Le Comte. — Oui, tu Tas deviné. Voici
^^'^ué^ùiadame de Régevillef '^ moi nous
avons projeté, et qui remplira trois objets
bienimportans. Vous savez, M. le curé,
que nous sommes convenus d'ajouter aux
dotations de rHôtel-Dieu, pour chaque
établissement , cinquante louis de rente
€n blé. Il faut pour cela un fond parfai-
teraent'libre , sur lequel cette rente sera
LA JOLIE ferme; 49
hypothéquée. Je vais donc acheter, au
nom de M. Sauvigné, la ferme de Failli,
qui me coûtera 120,000 liv-.f je serai
censé placer dessus 5o^ooo fr. par privi-
lège, dont l'intérêt payé en nature, sui-
vant le cours , sera partagé entre l'éçoIe
et l'hospice. Les 80^000 fr. restant, je les
prêle sans intérêt à M. Sauvigné, qui me
les remboursera quand sa mère mourra,
mais sur une simple reconnaissance, afîa
que je sois autorisé à ne point recevoir
d'intérêts (1); de sorte que si M. et ma-
dame Sauvigné venaient à mourir avant
le remboursement, il serait possible que
le tuteur des enfans disputât les 80,000 fr*^
'fflu^e^Xsemble.—Ws ne mourront pas,
et s'ils meurent , nous serons encore assez^
1^ >i -j^t'xv v^y .-'
(1) A celle époque il n'étaîl pas permis de ti-
rer d'intérêt, même aux taiïx du roi, c'est-à-dire^
quatre à cinq pour cent pour tout argent non
aliéné; et les lois ecclésiastiques étaient très sé-
vères à cet égard.
5o lA JOLIE FERME.
riches, même en ayant cbsKîim 20,000 fn
de moins.
La comtesse les embrassant, leur té-
moigna combien elle était satisfaite de
les voir partager les nobles sentimens de
leur père. |Le comte reprit ; — Ce n'est
pas, mes bons amis , le seul sacrifice que
vous ayez à faire. Nous avons réglé, votre
mère et moi j car ne perdez jamais de vue,
mes enfans, que quoique ma femme veuille
me renvoyer tout le mérite de ces arran-
gemens, qu'ils sont dus au moins autant
a sa générosité qu'à mon désir d'obliger
mes voisins; et que, quoique je sois le
maître, aux yeux de la loi, de disposer
de ses revenus, je ne me permettrai ja--
mais d'employer des sommes considé-
rables sans son aveu,
La Comtesse. — Que vous êtes toujours
sûr d'obtenir, parce que nous ne pouvons
avoir aucune différence d'opinions, et que
nos volontés, comme nos cœurs, sont par-
faitem.ent unis. Mais continuez, mon cher
I
LA JOLIE FERME» 5lf
ami, à expliquer à nos enfans ce que
nous avons cru nécessaire pour parvenir
au but que nous nous proposons.
Le Comte. — La ferme de Failli con-
siste en terres labourables, prés, trente-
six arpens de bois, dont la coupe, tous
les dix-huit ans , suffit pour le chauffage
du propriétaire.
Sophie, — Qu'est-ce que cela veut dire,
une coupe tous les dix-huit ans ? Il faut
donc être dix-huit ans sans se chauffer?
Le Comte, — Les bois taillis, Sophie,
ne sont susceptibles d'être coupés pour
bois de çUauffage qu'au bout de dix-feuit
ans. Celui qui a trente-six arpens de bois,
ei? coupe deux tous les ans : ce qui* lui
va^lj^ prix moyen, 7 "sf 8o(i francs, tàfrif
gros bois, fagot et bourrée. Sur ces deux
arpens , il est ordonné par le conservateur
de3,forêts, de laisser des baliveaux.
;, Sophie. — Ah! le drôle de nom!
Le Comte. — C'est ainsi que Ton
nomme un jeune arbre de dix-huit ou
52 LA JOLIE FERME.
vingt ans 9 qui ri^ést^pias^iA rejet d'an-
cienne souche (i). On en laisse plus
oti moins/ suivant les coutumes : oix
ne peut pas couper les modernes qui
ont trente ou quarante ans , et parmi
ceux de soixfante, le gouvernement fait
encore marquer les arbres dont la beauté
et l'élévation peuvent être utiles aux coa-
structions des vaisseaux, et qu'il paie alors
aux propriétaires quand il les fait abattrej.
Ces lois ont pour but de conserver les bois.
(i) Pour entendre ce que le comte dit ici, il
faut savoir que, lorsqu'on abat un arbre, et
qu'on n'ôte pas la souche ou racine, l'annéDr
d?ensuîle, cette souche pousse un nombre de
rejetons qui forment ces toufifes d'arbres qui s'é*-
lèvent sur une même racine : c'est là ce qui de-
vient un taillis.
Ce sont les jeunes arbres qui sortent de terre
sur leur propre racine, et qui sont venus de se-
mences que l'on nomme baliveaux ; car les bois
se resèment d'eux-mêmes; chaque arbre produit
une graine qui tombe et germe.
LA, JOLIE, FERME. 53
^ui sont une source de richesses toujours
renaissantes. Mais nous voilà bien loin de
ce que nous disions. Te souviens-tu,
Edouard, où j'en étais?
Edouard. — Vous nous parliez delà
valeur de la ferme de Failli. Oui, je m'en
souviens; mais ce qui est fâcheux, c'est
qu'elle est en ruine, et que l'on a été forcé
de l'affermer a un fermier voisin, dont le
bail a encore deux années à courir. Il faut
:auj:npjns 20^000 f pour relever ces bâ-
timens (i), et autant pour y ïtieûré des
ineubles, des bestiaux, et racheter sur
jiiedja^^eiyjiigre récolte ; car, sans cela ,
le propriétaire n'aurait point de fourrage
pour les chevaux dont il a besoin pour
i:tiltivér s^ terres , et d'autres l>estiaux:
tjui lui donnent des engrais pour préparer
sa première récolte.
' L?l 11 I Ij 'il
(i) Ces sommes 4oiYent être au moins dou-
sHies dans cette annee-c^
54 I^A^ JOLIE FERME.
Charles. — Engrais , c'est ce que ro;a
nomme fumier.
Le Comte* — Oui, en général; mais ce-
pendant il y a différentes choses qui ser-
vent d'engrais, et qui ne sont point du
fupaier, tels sont, par exemple, la cendre,
la marne, terre blanchâtre qui contient
beaucoup de sel; les coquillages; enfin
tout ce qui modifie la terre à laquelle on
mêle ces engrais, soit pour l'engraisser ou
la rendre plus légère, réchauffer celle
qui est dans les bas-fonds , et rendre moîiïs
brûlante celle des collines : c'est ce choix
dés engrais en quoi consiste , en grande
partie , la science du cultivateur. Mais, si
iiouâ interrompons toujours, nous aurons
delà peine à arriver à' la fin du projet. Je
vous^ disais donc qu'il fallait 40,000 francs
pour que IM. et madame Sauvigné pusséiit
exploiter la ferme de Failli. Votre mère
m'a offert ses diarnans , mais je n'ai pas
cru devoir les accepter : je la priverais du
plaisir de les partager entre ses filles. J'ai
LA JOLIE FERME. 55
4o,ooo fr. de rescriptions des fermes ,
que je ferai vendre ; elles me rappor-
taient 2,000 fr. par an, que j'avais desti-
nés, mesenfans, pour vos menus plai-
sirs. Voulez-vous y renoncer jusqu'à ce
que vos voisins puissent vous rembourser?
Ce qui ne sera pas avant dix ans , car il
leur faudra au moins ce temps pour en-
trer en paiement.
Tous. — Oui, oui; et qu'avons-nous
besoin d'autres jouissances que celles que
nous trouvons près de^vous?
Le Comte. —Eli bien! mes e^fa^s,
c'est une chose faite : demain j'écris à mon
homme d'affaires, et dans quinze jours au
plus, j'aurai l'argent nécessaire, et je
vous charge^ mes fils, coHJointement
avec votre bon ami, de suivre les tra-
vaux : plutôt ils seront terminés, plutôt
nos voisins seront sortis du triste étal où
ils sont.
Uabbé Ralet. — Vous pouvez compter
^ur mon zèle et sur celui de m^§ 4lèves.
56 LA JOLIE FERME, .
Le Comte. — Pour vous, mou cher
pasteur, vou^ii'aurezpasîa nipins pénible
tâche : c'est cie faire consentir vos parois-
siens à accepter cie que je leur offre , qui
ne me dérangera en rien 5 et qui nous
causera une bien vive satisfaction.
Le Curé. — Je conviens que cela ne
sera peut-être pas très facile; mais je leur
ferai comprendre , à ce que j'espère, que
ce serait s'opposer aux desseins de la Pro-
vidence, qui veut par eux assurer des se-
cours importans à cette paroisse j qu'eu
s'y opposant, ils se priveraient de la par-
ticipation à ces bonnes œuvres; que la
charité leur fait une loi d'y consentirai .fjt
que l'orgueil seul pourrait les aveugler sur
les intérêts de leurs enfans, qu'ils ne.^ejLi?
vent, sans dureté, condamner à languir,
peut-être quinze à vingt ans dans la pau-
vreté , car leur mère n'en a pas plus de
cinquante, lorsqu'ils sont à même, par un
travail honorable , d'assurer leur exis-
tence; j'espère que ces raisons vaincront
: hiaoi s.: ^
LA JOLIE FERME. O7
leur opiniâtreté, et que, surtout le cœur
de la tà^ère sera touché quand elle verra
qu^l ne tient qu'à elle et à son mari de
replacer leurs enfans dans l'état où leur
famille avait, pendant plusieurs siècles,
mérité l'amour et restinie de leurs conci-
toyens.
La comtesse assura le curé que M. et
madame Sauvigné ne résisteraient pas à
sa doiice éloquence, et lui demanda de
ne pas perdre de temps pour les détermi-
ner à accepter ce qui leur était offert de
si bon cœur. Il promit qu'il tenterait,
dès le lendemain, de voir M. Sauvigné.
L'abbé ïlal^ï^dit qu'il irait, avec ses élè-
ves, lever le plan de la ferme de Failli;
voir-si on pouvait conserver quelque cons-
truction; si, au moins, les fondations
pouvaient servir. Edouard et Charles fu-
rent enchan^^^. Mélanie dit : Moi, je n'au-
rai donc rien à faire?
La Comtesse. — Pas grand'chpse, celte
année ; mais quand il s'agira de meubler
^::>
58 14 3Ô1AE FERME.
la ferme, remplir les cojffres d§ linge , et
faire l|e trousseau de la mère et de ses
filles, vous aurez, mes chères amies, assez
d'ouvrage. Employez donc cette a^née-ci,
toi, Mélanie, à perfectionner tes talens;
et toi, Sophie, à commencer à en acqué-
rir; celle qui suivra vous donnera des con-
naissances différentes, mais fort utiles.
Ainsi, je bénis le ciel, qui a inspiré à votre
père un projet qui remplît tout ce que je
désire depuis que je suis ici. On revint au
château très content les uns des autres.
On trouva le couvert mis; on soupa en
famille , et après avoir offert eia copimun
à Dieu une journée consacrée à la bien-
faisance, on se livra à un doux sommeil,
que les songes les plus gracieux rendirent
sussi calme qu'heureux.
QUATRIÈME ENTRETIEN.
Edouard et Charles se levèrent de bonne
heure; le bon abbé Ralet, qui était tou-
fA JOLIE FERME. 69
jours, hiver comme été, levé à cinq heures
du matin, ayant toutes •les peines du
monde , dans les grands jours, à faire le-
ver ses élèves à six heures, fut tout étonné,
en entrant dans leur chambre, de les voir
tous habillés et prêts à se rendre à la
ferme. L'abbé les en félicita , et leur
proposa , puisqu'ils étaient si diligens ,
d'entrer dans l'église où le pasteur disait
la messe tous les jours à celte même heure,
pour attirer les grâces du ciel sur une
entreprise que lui seul pouvait faire réus-
sir.
Malgré l'empressement d'Edouard et
de Chârleis d'être siir le terrain, et de voir
employer pour la pratique la théorie qu'ils
avaient étudiée sous leur précepteur, ils
modérèrent leur ardeur pour plaire à leur
cher instituteur, et prièrent en effet avec
lui, pour que M. Sauvigné ne mît aucun
obstacle à la bonne volonté du comte à
son égard ; puis ils se i^endirent, avec un
grand empressement, sur ce terrain qui
t)0 LA JOLIE FERME.
n'était couvert que de décombres. Cepen-
ilant M. l'abbé Ralet s'était muni des ins-
trumens nécessaires pour lever le plan.
Un jeune domestique qui s'était atta-
ché à M. de Régeville , portait la chaîne
€t les piquets; mais c'était Edouard à qui
son instituteur faisait tracer sur le papier
les lignes qui donnèrent les dimensions
exactes de ce vaste terrain. Cette opéra-
tion dura jusqu'à près de midi. L'abbé
avait fait apporter dans une corbeille le
déjeuner. On avait interrompu un mo-
ment le travail pour manger, et on l'avait
repris avec la plus grande activité. Charles^,
copiait ce que son frère faisait j> et ral^]p;é
rectifiait les fautes que l'un Qij l'autre pou-
vait avoir faites.
On revint au château, tQUtâElaiûeiix
<d'avoir commencé une chose qui devait
faire le bonheur de tant de personnes;
mais à dîner il y avait des étrangers ; ce
qui contraria Edouard , car il n'était ja-
mais permis de parler des bonnes œu-
LA JOLIE FERME» 6l
vres que Ton avait le bonheur de faire ,
ou même de projeter. Cependant l'occa-
sion se présenta de parler de M. de Sau-
vigne. Quelqu'un de ces hommes qui
aiment toujours mieux croire le mal que
le bien, prétendit qu'il savait de bonne
source que ces personnages mystérieux
étaient des banqueroutiers qui se ca-
chaient dans ce village sous un nom sup-
posé. — Vous vous trompez étrangement^^
dit le comte, et je peux à l'instant vous
prouver qu'il n'est point d'homme d'une
probité et d'une délicatesse au-dessus de
celle de M. Sauvigné. — Quoi ! vous le
cfônnaissez? — Non, mais j'en crois sur
eux le témoignage d'un agent de change
et d'un riblaire de Paris, qui tous deux
connaissent parfaitement cette famille, et
ont pour elle la plus grande estime^
L'homme, fottfetohnè de ce quele comte
disait, voulait encore insister : alors M. de
Régeville leur lut la lettre que nous avons
rapportée*
62 I- A^ JOIÎE FEUMEV
L'homme aux faux rapports fut hon-
teux, et dit que sûrement il s'était trompé
de nom ; qu'il était fort aise de voir qu'il
y avait encore tant de délicatesse et de
loyauté en France ; qu'il était bien fâché
de ne pouvoir rester plus long-temps,
mais qu'une affaire importante l'appelait
au Havre , et il donna ordre à sou domes-
tique de seller son cheval. On pense bien
que M. de Régeville ne le retint pas.
CINQUIEME ENTRETÏEHT.
x4près que le curé eut rempli les de-
voirs de son ministère, il s'occupa de ce
dont M. de Régeville l'avait chargé. En
sortant de l'église, il se rendit à la maison
que M. Sauvigné occupait. Elle était si-
tuée dans une ruelle fort étroite qui d^$-:
cendait à la rivière , et au milieu de la-
quelle coulait un ruisseau d'eau vive, qui
dégradait toujours Tespèce de pavé que
LA JOLIE FERMER 65
Von y avait fait. L'été^ on s^en tirait asse2;
bien ; mais i'hiver, c'était le plus m au-
vais chemin possible. La maison se trou-
vait presque au bout de la ruelle; une
grande porte cochère, en assez mauvais
état 5 menait à une cour. A gauche étaient
une étable et un poulailler couvert en
chaume ; à droite , un bâtiment où il n?y
avait qu'un seul étage, composé de quatre
pièces, une cuisine, un fournil et deux
chambres ; au-dessus un grenier; les fe-
nêtres donnaient sur la cour; et le jardin,
qui avait environ trois arpens , était entiè-
rement cultivé, et ne produisait que des
plantée utiles en légumes et des graines ;,
de pliis , un fort beau verger : il n'y avait
pas un pouce de terre qui ne rapportât^
et pas un employé en agrément. Malgré
cela* l'aspect de cet enclos était agréable,
parce'' qu'il était ^à' cet instant couvert
d'arbres fruitiers qui promettaient une
abondante récolte,
Ge ruisseau, si incommode dans le
64 X.A JOLIE TERME.
chemin, M. Sauvigné l'gyait Cait entrer
dans son jardin, et en recueillait les eaux
dans un lit étroit et bordé d'herbes, ou il
faisait un très bon effet; lorsqu^il avait
serpenté dans le verger, il allait former
au milieu du potager un assez grand bas-
sin, dont le trop plein s'échappait par une
rigole qui portait celte même eau dans un
lavoir, d'où elle était conduite par un
tuyau qui traversait le mur, et reprenait
son cours au milieu de la ruelle , et allait
tomber dans la Seine.
C'était dans cette agreste demeure que
M. Sauvigné avait fixé sa résidence^ qjt celle
de sa famille. Là, le travail le plus assidu
faisait produire à ce terrain, fort bon par
lui-même , la subsistance de sept per-
sonnes. Une vache, des poules et un porc,
la rendaient abondante, et Vexçé^^i^t du
produit de l'enclos et de la basse-cour ,
payait le blé que madame Sauvigné faisait
moudre, pour en faire elle-même leur
pain, et avoir du son pour leurs animaux.
LA JOLIE FERME. 65
C^elle vie est dure, mais indépendante et
tranquille. Cependant, il faut en conve-
mr, il est très rare que surtout les femmes,
^ui n'y ont pas été élevées , y résistent :
c'est unreve de tous les gens pauvres, mais
qu'il ne faut pas essayer a réaliser, quand
on n'a pas la ferme résolution de renoncer
à toutes les jouissances de la vie molle de
nos citadins. II faut se lever avec le jour,
s'exposera toutes les intempéries, renon-
xiev à un beau teint, à une jolie main ,
même à un pied mignon : il faut porter
^es fardeaux pesans qui déforment la
taille, avoir une manière de se mettre com-
mode pour ces travaux, mais qui n'a nulle
élégance ; je ferai observer que c^était
ainsi qu'élâierit vêtues madame Sâùvigné
et ses filles, dans l'intérieur de la maison ;
car on ne mettait les babits de ville, que
lorsque l'on sortait pour une chose ou pour
une autre, et c'était ce qui avait fait pren-
dre à cette respectable famille la résolu-
tion de ne point laisser entrer chez eux
3.
€^ JLA JOLIE FERME.
personne, pas même le curé. Cependant
il fallait qu'il parlât à M. Sauvigné. Il
cherche comment il le déterminera à ou-
vrir sa povte, et il lève le marteau sans sa^
voir s'il sera admis. Auguste vient , ou-
vre un petit guichet ^ et voyant le curé ,
est fort emba^^rassé : il faut pourtant lui de-
mander ce qu'il veut. — Que vous me ren-
diiez un important service. -^ Je vais aller
chez vous , M. le curé. — Non , c'est très
pressé. — Ne pourriez-vous me dire au
travers de la petite grille ? — Je vous de-
mande pardon ; c'est que je suis dans ce
moment-ci fort occupé, et je ne pourrais. ..
— Ah ! M. Sauvigné, c'est au nom de bien
des infortunés que je vous demande de
m^'entendre, et il faut que je sois tête-à-tête
•avec vous. — Avec moi? — Oui^ avec
vous , et dans ce moment. — Mais , mou
Ûîèu! attendez donc, je vous prie; je ne serai
pas long-temps. En effet, au bout d'un
quart d'heure, M. Sauvigné vii|t pavrir-
Il avait un habit fort propre , élait bien
LÀ JOLIE FE1\ME» 07
cîiaussé, sa perruque bien peignée (1). —
Je vous demande pardon , monsieur , de
vous avoir fait attendre; mais cela ne
se pouvait autrement; — et au lieu de
conduire le curé dans la maison dont tous
les volets étaient fermés, et pas un enfant
dans l'enclos que défendait^ par ses aboie-
anens, un chien superbe et fort méchant,
dont une chaîne répondait; il le mène
dans le seul endroit qui ne rapportait rien^
ainsi j'avais exagéré en disant qu'il n'y ava'it
pas un pouce de terre qui ne fut utilisé;
mais qui ne sait que
Qui raconte exagère.
jCe petit coin d'où , au travers des bran-
ches de rosiers et de jasmins, on aperce-
vait la Seine, qui, en s'approchant du bas
de sa coursie, est deux fois plus large qu'à
Paris, rend le paysage magnifique. Qudr
(i) A celle époque, presque toqs les hommes
porlaîent des perruqueg frisées et poudrées à
blanc.
6S LA JOUE ferme; I
ques côtes peu élevées, couvertes de pom-
miers et de jolies maisons de campagne,
présentent un tableau charmant que les
nombreux bestiaux qui paissent dans la
prairie, animent et embellisent tout à la
fois. Là 5 est un banc de mousse que l'aî-
xié. des fils de madame Sauvigné a disposé
pour elle et ses sœurs. C'est là qu'elles
viennent, dans les longues soirées d'été,
se reposer des fatigues du jour, et essayer
si leurs doigts roidis par les rudes travaux
du jardinage , peuvent encore pincer la
corde du luth, et accompagner une bal-
lade dont elles se rappellent , comme dans
un temps déjà très éloigné, parce qu'il est
sans espoir de retour.
Ce bosquet qui n'est pas sans préten-
tion, donna l'espérance au curé, qu'il
pourrait ramener notre philosophe à sen-
tir qu'il s'était miposé, ainsi qu'à sa fa-
mille, de trop dures occupations, et que le
plan qu'on lui proposait , sans rendre ses
enfans oisifs, leur procurerait une vie
LA J^OLÎi: Fi:UJI E
T
'îl
ii
■^1
>4>W r^^/i/ui/<ise% 7/iû/i^uu/^ M^ssol^e^--/
LA XOLIE FERME, 69
douce et active, étant en état de faire faire
les gros ouvrages par des domestiques qui,
Lien payés , bien nourris , se trouveraient
îieureux de faire chez eux des travaux dont
ils ont l'habitude.
Le Curé ^ — Vous avez, monsieur, une
habitation agréable, et dont vous avez tiré
un grand parti.
M. Sauvigné. — Elle est assez bien;
mais que voulez-vous, mon cher pasteur ?
Le Curé: — Je vous l'ai dit : un ser-
vice important ; mais avant de vous en en-
tretenir, j'ai besoin de me reposer. La vue^
est charmante ici. Comment se portent
madame Sauvigné et vos aimables en-
fans ?
M. Sauvigné. — Fort bien} ils sont
sortis.
Le Curé. — J'en suis fâché ; j'aurais dé-
siré les voir, parce qu'ils m'eussent aidé a
obtenir de vous le service que j'ai à vous
demander.
M. Sauvigné. -— Si c*èsf une chose qui
no hà jm-m j^EVMK.
dépende de ma volonté, vous ivavez be-
soin, monsieur, de personne auprès de
moi; il suffit que vous désiriez une chose
ijui ne peut être que juste, puisque c'est
vous qui la demandez, pour que je fasse
tout mon possible pour y réussir ; mais je
vous ferai observer que je ne conçois pas
comment je puis rendre service à qui que
ce soit; je suis pauvre, inconnu dans ce
pays , et n'ayant point de relations avec
aucun homme en place.
^:^e Curé. — - Eh bien ! monsieur , il
n^en est pas moins vrai que vous pouvez
procurer à cette paroisse une rente en blé
de èy^ooivsLncs.
M. Sauvigné. — Si je ne connaissais
pas la gravité de votre ministère, et si je
n'avais pas, monsieur, très bonne opinion
de vous, je croirais que vous voulez faire
une plaisanterie qui , vu le peu de liaisons
<jue j'ai avec vous, me paraîtrait assez sin-
gulière.
Le Curé. — Si je vd us disais, monsieur.
LA JOLIE FERME. 'ff
que moi j'en ai avec M. Massolier^ no-
taire à Paris.
M. Saiivig?îé. —Vous connaissez M. Mas-
solierî elqu'a-l-il pu vous dire? Je croyais
que la discrétion....
Le Curé. — Elle ne peut enchaîner la
la langue, lorsqu'il est question de rendre
hommage à la vertu; et M. Massolier a
pu dire et écrire que vous êtes, monsieur,
un exemple rare de délicatesçe et de pro-
bité.
A/. Sauvigné. — J'ai fait mon devoir;
reste à savoir si M. Massolier a fait le sien,
en trahissant des secrets de famille. Mais
revenons au service que je pourrais vôiîs
rendre^^ serait-ce d'hypothéquer quel-
qi^es dons^ qu'on doit vous faire sur morf;
bien?
Le Curé. --^ A quelque chose près.
M. Sauvigné. — Mais, monsieur, j'ai
une nombreuse famille , et puisque vous
savez que j'ai un fonds de 80,000 francs,
car je vois que le cher homme a tout dit.
^2 3LA JOLIE FERME.
il a dû VOUS apprendre aussi que c'est le
bien de ma femme qui lui appartient et à
mes enfans.
Le Curé. — Et qui vous dit que Ton
veut l'exposer? au contraire, on ne cher-
che qu'à l'assurer. Vous connaissez la fer-
me de Failli ; on veut, et c'est M. Masso-
lier qui le désire , que vous achetiez ce
bien.
31. Saavigné, ^-^ Il est trop cher.
Le Curé. — Un être bienfaisant qui
^^eut, comme je vous ai dit, donner cent
louis de rente pour augmenter le revenu
de l'Ecole etdel'Hôtel-Dieu, vous deman-
derait la permission de placer sur ce bien
40,000 fr. par privilège (1).
M. Sàuvigné. — Ehbienl les4o,ooofr.
restans ? car cette ferme sera vendue
120,000 fr.
Le Curé. — M. Massolier vous les fait
(i) C'est-à-dire, payables ayant toutes autres
créances.
LA JOLIE ferme: jS
trouver sans intérêts ^ à la mort de madame
votre mère 5 vous les rembourserez.
M. Sauvigné, — M. Massolier, dans le
zèle de son amitié pour moi, se forge des
chimères. Qui irait prêter une somme aussi
forte sur un bien grevé du tiers de sa va-
leur, et sans inlérêl?
Le Cu7^é. — Le prêteur est trouvé, ac-
ceptez y et je vous le nomme.
M. Sauvigné. — Non, monsieur; je
n'accepterai pas, parce qu'il ne suffit pas
de payer une ferme, il faut encore tout
l'équipage; et je vous l'ai dit, monsieur,,
je n'ai pas un sou au-delà de la somme qui
assure le douaire de ma mère. Ainsi, c'est
impossible; remerciez l'être bienfaisant,
et que je crois deviner, de ses généreuses
intentions à mon égard ; mais il estimpos-
siDle que je puisse en profiter.
Le Curé.-- Quoi ! monsieur , vous refu-
sëz un aussi grand avantage pour votre
famille?
r^>M. Sauvigné. — Oui, monsieur, parce
74 LA JOLIE FERME.
que je le dois, et que d'ailleurs , j'aime
mieux trouver, dans mon travail et celui
de mes enfans , mon existence , que de la
devoir à un grand seigneur.
Le Curé.— Ainsi, mes pauvres perdront
un aussi grand avantage , que celui qu'ils
trouveraient par ces arrangemens.
M. Sauvigné. — M. de Régeville trou-
vera aisément quelqu'un qui acceptera
ces offres.
Le Curé. ---Il ne paraît pas; il faut, dit-il,
qu'il ait confiance en la personne avec qui
il traitera.
M. Sauvigné. — Qui lui en donne en
moi ?
LeCuré.-'WA. Le Roux etMassolier,
qui ont e'crit les choses les plus avantageu-^
ses devons et de votre famille.
M. Sauvigné. — Je les en remercie ^
mais ils auraient mieux fait de garder mon
secreti
Le Care^'. — Eh! monsieur, soyez certain
que le mystère qui n'a comme le vôtre
LA JOLIE ferme; «j5
d'autre cause qu'une extrême délicatesse,
n'en est pas moins exposé à la calomnie :
l'homme de bien se doit à l'exemple de
ses semblables. Ne mettez point la lampe
sous le boisseau : laissez-vous connaître ,
monsieur^ de vos concitoyens ; ils ne pour-
ront qu'y gagner, parce qu'ils appren-
dront de vous tout ce que la délicatesse
et l'honneur inspirent.
M. Sauvigné. — Heureux qui vit ignoré!
si la calomnie s'exerce contre lui, il ne la
sent pas, et n'ayant rien à demander aux
hommes, il ne les craint pas. (i!/. 8(111--
vigne se levant.) Pardon , mon cher pas-
teur, si je ne vous entretiens pas plus
long-temps : mais j'ai un carré de terre à
ensemencer; il faut profiter du temps,,
peut-être pleuvra-t-il demain.
Le Curé. — Vous ne me donnez pas de
réponse.
M. Sauvigné. — Il me semble que j'ai
eu l'honneur de vous la faire. Elle est né-
gative, et ne peut être autre. Je vous de-
-yÔ LA JOLIE FERME.
mande seulement une grâce , et j'espère
que je Tobliendrai.
Le Curé. — Quelle est-elle?
M. Sauvigné. — Votre ministère vous
oblige au secret, j'espère, plus sévèrement
qu'un notaire qui cependant devrait aussi
le garder.
Le Curé. — Tout honnête homme, s'il
a promis de se taire, doit êlre exact à sa
parole.
M. Sauvigné. — Eh bien! donnez- moi
la vôtre de ne pas ouvrir la bouche à ma
femme de toutes ces belles propositions.
Je la connais, elle est mère, ses filles
souffrent quelquefois : elle en est au dé-
sespoir. Ce serait des persécutions à ne
point finir.
L^e Curé. — Je suis Normand, et vous^
savez que dans notre pays on ne s'engage
pas aisément : tout ce que je puis vou^
dire, mon cher paroissien, c'est que je
n'en chercherai pas l'occasion.
M. Sauvigné.-- Si on en parle, si on me
LA JOLIE FERMEi 77
tourmenle , je quitterai le pays : cela me
contrariera , me dérangera beaucoup j
mais c'est une chose certaine.
Le Curé. — Eh bien ! ne vous fâchez
pas, on se taira : mais enfin, si vous fai-
tes des réflexions, vous me le ferez dire..*
M. Sauvigné , tout en sortant du bosquet,
conduisait le curé dans la cour, ouvrait
la porte, en disant : Adieu M. le cure,
votre très humble serviteur. Le curé, tout
étourdi de l'opiniâtreté de son paroissien,
réfléchissait que nos vertus sont toujours
ternies par quelque défaut qui en dérive.
La fermeté de M. Sauvigné, dans ses mal-
heurs, a été admirable ; son entêtement,
son orgueil en diminuent le prix; mais,
n'importe, nous le servirons malgré lui,
^t surtout nous servirons sa famille.
SIXIEME ENTRETIEN.
On attendait au château , avec une ex-
trême impatience , le détail de la confé
J^ LA JOLIE FERME.
rence du curé et de son sauvage parois-
sien. Madame de Régèville était persuadée
qu'il refuserait. Cet homme^ disait-elle,
s'est fait un système , et vous ne Pen ferez
pas sortir, pas plus que la mère ne re-
viendra aux sentimens de la nature : ce
sont des caractères qui , faute d'avoir été
ployés dans la jeunesse 5 conservent une
yaideur que rîen ne fait fléchir. Mélanie
croyait, au contraire^ qu'il consentirait.
M. de Régèville s'en flattait par le désir
qu'il en avait. M. Ralet disait que peut-
être à sa place il refuserait, parce que c'é-
tait prendre des engagemens fort longs.
Comme on discutait l'une et l'autre opi-
nion 5 on vit arriver le curé qui^n^ parais-
sait pas content.
Le Comte. — Eh bien, mon pasteur?
Le Curé. — Ne me parlez pas d'un
homme comme cela , il est insupportable.
Le Comte. — Il refuse ?
Le Curé' — Entièrement. Et alors il
rendit un compte exact de tout ce qui
LA JOLIE FERME. 79
Vêtait passé chez M. Sauvigné; comment
il avait fait disparaître sa famille , pour
qu'on ne la vît pas , prétendant qu'elle
était sortie. Le curé parla du secret qu'il
avait demandé , et que je ne lui ai pas
promis, ajouta le curé; enfin, dit-il,
c'est un original. Eh bien ! dit le comte,
il faut y renoncer : 0 mon Dieul s'écriè-
rent tous les enfans à la fois : vous aban-
donnez ces pauvres jeunes personnes, qui
sont si jolies 5 qui ont l'air si doux, si
îBodeste. Mélanie ajouta : Leur père con-
A^ient qu'elles souffrent, que le genre de
•vie qu'il les a forcées d'embrasser est
trop pénible pour elles, que sa femme en
<est au désespoir, et il ïi'en x^efuse pas
moins les moyens de les en faire changeir*
J[e ne l'aime plus ; mais je n'en ai que
plus de désir de voir tirer sa femme et
«es enians d'une situation qui leur est si
pénible.
Le Comte. — Que veux-tu que nous
fassions ? il ne le veut pas , il est le mai-
^O r.A JOLIE FERME.
tre, rautorité paternelle est la plus res-
pectable de toutes : elle a fondé les sociétés.
Charles. — Oui, c'est bien vrai. ^
Le premier qui fut roi fut un père adoré.
Edouard. — C'est le mieux du monde ;
mais avec tout cela , voilà notre travail
perdu.
Le Comte. — Qui te dit cela? n'y a-t-il
absolument que M. Sauvigné qui puisse
être fermier de Failli ? Je l'achèterai de
même et j'y hypothéquerai la rente des
pauvres. Vous la ferez bâtir : Mélanie la
meublera; et puis nous verrons.
Mélanie. — Je sens que j'y ti^availlerai
avec bien moins d'intérêt que si c'était
pour Pauline et Adélaïde.
La Comtesse. — Comme certainement
votre père destine le revenu de cette fer-
me à une bonne œuvre, vous devez, mes
enfans , y mettre le même zèle , parce que
c'est pour Dieu que nous devons soulager
nos semblables , quels qu'ils soient.
LA JOLIE FERME* 8l
Sophie. — Oh ! moi , j'aime bien mieux
donner à de jolis petits enfans ^ qu'à des
hommes tout vieux et tout estropiés.
La Comtesse. — ^n cela , ma chère pe-
tite, tu ne suis que l'impulsion naturelle,
et tu ne raisonnes pas assez pour compren-
dre, qu'au contraire il est peut-être mal
vu de donner aux enfans, parce que cela
les accoutume à mendier, au lieu de tra-
vailler. Mais le vieillard estropié, infirme,
comment pourrait-il se procurer l'exis-
tence ? celui-là a vraiment des droits à
la bienfaisance publique, car il faut qu'il
meure, si on ne vient pas à son secours.
Mélanie. — Mais l'enfant n'est pas plus
en état de gagner sa vie.
La Comtesse. — Gela est vrai; aussi
faudrait-il multiplier les établissemens ,
pour élever tous ceux dont les parens sont
dans la misère, pour qu'ils apprissent à
travailler, et en fort peu de temps ils ga-
gneraient leur nourriture ; mais , en at-
tendant que Pon réalise ce projet, occu-!
8a liA JOLIE FERME.
pons-nousdelaferme. Quand elle sera bâ-
tie et meublée 5 nous trouverons des ama-
teurs 5 tout le monde n'est pas comme
M. Sauvigné.
SEPTIEME ENTRETIEN.
Je ne peux concevoir^ disait madame
de Régeville à son mari , comment ma-
dame Sauvigné mange tranquillement
4^000 fi\ de rentes à elle toute seule, pen-
dant que son fils gagne sa vie à la sueur
de son front ?
Le Comte. — L'orgueil est de tous les
vices celui qui endurcit le plus le cœur.
Cependant 3 je voudrais bien la ramener à
des sentimens plus humains^ et me servir
d'elle pour forcer son fils à accepter ce que
je lui propose.
La Comtesse. — Cette entreprise me pa-
raît bien hasardeuse; si vous y réussissez,
mon cher ami , cela m'étonnera.
I^e Comte. — J aime les choses difficiles^
LA JOLIE FERME. 83
je le tenterai toujours ; il n'est pas encore
temps , nos bâtiraens ne seront couverts
qu'à la fin de la saison. Edouard a mis
beaucoup d^ zèle à suivre les ouvriers :
pourtant il estbien fâché que sa jolie ferme
ne soit pas pour la famille Sauvigné ,
mais il n'ose plus le dire. Si je réussis à
faire accepter à notre voisin mes arran-
gemens , ce sera pour mon fils une grande
surprise,, car il croit bien que j'y ai re-
noncé.
En effet, le bâtiment avait pris un as-
pect fort agréable : trois corps de logis
entouraient la cour, et étaient séparés
par de petites cours intérieures , pour les
éducations particulières de la volaille ^
des porçg, des lapins. Au milieu de la
grande cour se trouvait un abreuvoir ali-
menté par une fontaine , dont Teau est
excellente, et qui est adossé au bâtiment
où sera la laiterie. Quatre arbres ont été
plantés auprès pour la garantir de Tar-
deur du soleil, et ce sont les mêmes dont
84 I^A JOLIE FERME.
il est parlé au commencement de ces
Entretiens. Pouvait-on les placer avec
plus de sûreté que sous la garde de la
reconnaissance? une forte palissade les
garantira des bestiaux qui pourraient,
tantqu'ilssont jeunes 5 les ébranler. Leur
transplantation a fait une fêle , à laquelle
tout le village prit part* Les quatre arbres
enlevés du parc furent portés en triomphe
par quatre jeunes garçons , que madame
de Régeville a fait habiller à neuf. Les
arbres étaient entourés de rubans aux cou-
leurs de la livrée de Saint- Lô, et quatre
des plus jolies filles et des plus sages du
village, vêtues de blanc, en tenaient les
bouts de rubans qui flottaient, et la mu-
sique d'un régiment en garnison au Hâ-i
vre, donnait une teinte militaire à cette
fête champêtre; ce qui n'y nuit jamais.
Après qu'on eut planté les arbres symbo-
liques, on passa dans le verger dont je
parlerai bientôt. On y avait dressé de
longues tables où tous les habitans pri-
LA JOLIE FERME. 8!3
reiit place, ainsi que les musiciens. Le
repas fîni^ on dansa jusqu'à la fin du jour;
la famille Régeville, qui avait paru plu-
sieurs fois à la fêle, reçut Taccueil le plus
flatteur ; parce que c'était du cœur que
partaient les vœux pour leur prospérité 5,
qui faisait celle de tous leurs vassaux.
La famille Sauvigné entendit de leur
enclos la joie naïve qui animait les con-
vives de la jolie ferme, c'était ainsi qu'on
la nommait, et les enfans disaient: Qu'ils
sont heureux !
Je me suis interrompu dans ma des-
cription; je la reprends. La maison du
cultivateur est parfaitement distribuée,
et exposée au levant. Elle est composée
d'un rez-de-chaussée et de deux étages.
On se hâtait de poser les charpentes, pour
que l'on pût couvrir avant le mois de no-
vembre. C'est Edouard qui a fait tous les
marchés des pierres, des bois, de la tuile,
des briques, du plâtre. Il payait toutes
les semaines les ouvriers, et en rendait
86 LA JOLIE FERME,
compte à M-^Ralet^ qui tenait un état
général de la dépense.
M. Sauvigné aj^ant été à Rouen pour
quelques emplettes , traversait le village :
il était avec son fils aîné, qui pouvait
avoir vingt-deux ans (i). Il engagea son
père à s'arrêter un moment pour voir la
jolie ferme. Edouard, qui y était dans ce
moment 5 pria ces messieurs de lui dire
leur avis , et s'ils croyaient que rien n'a-
vait été oublié pour rendre cette ferme
commode. Auguste entra avec son fils :
il ne put disconvenir que, dans toute la
province, il n'y avait pas un bâtiment
aussi bien distribué, et aussi commode
pour l'exploitation. Quel malheur, disait
Frédéric , que nous ne soyons pas en po-
sition de la louer ! car ma mère, ma sœur,
s'y plairaient, j'en suis sûr, beaucoup. Ce
qui faisait l'agrément de cette habitation.
(i) A celle époque, on ivélaît majeur qu'à
vingl-cinq ans.
LA JOLIE FERME. 87
c'est qu'elle avait une vue superbe, étant
placée à mi-côte , et entourée de vergers
immenses, dans le plus grand rapport.
Je conçois , répondit Auguste , qu'elle
nous conviendrait bien ; mais elle est trop
chère : comment monter une ferme aussi
considérable quand on n'a pas de fonds?
— Monsieur, dit Edouard , si vous la dé-
sirez à bail, je suis bien sûr que papa vous
préférerait à tout autre. — Je désire ache-
ter dans quelque temps un bien pour le
faire valoir. — Papa vous cédera celui-
ci; il y laisse un fonds de 2j4ûo francs
de rente , ainsi vous pourriez bien facile-
ment trouver le reste.
M. Saavigné. — Quand il faut payer
la rente d'un bien, vous n'en jouissez qu'en:
tremblant. Tant d'accidens arrivent ; une
^sécheresse, qui fait périr le blé; des pluies,
qui causent des inondations ; la grêle, en-
fin; que sais-je? on ne peut jamais être
sûr de payer.
Edouard. — Si vous achetiez de M. Ré-
88 liA JOLIE FERME;
geville, vous seriez bien certain que, s'il
vous arrivait des accidens , il partagerait
ïa perte avec vous : c'est ce qu'il a tou-
jours fait avec ses fermiers,... Ah! si vous
saviez , monsieur , comme mon père est
juste, généreux et facile en aflaires, vous
aimeriez à traiter avec lui.
Frédéric. — Mais, vraiment, papa, vous
pourriez peut-être....
M. Sauvigné. — Non, mon fils; cela
ne se peut pas. Je vous ai dit que cela ne se
pouvait pas , ne m'en parlez pas davan-
tage ; surtout n'allez pas mettre ces belles
chimères dans la tête de vos sœurs.
Edouard. — Je suis fâché, monsieur,
de vous en avoir parlé, si cela vous fait de
la peine ; je croyais au contraire....
M. Sauvigné. — Je vous remercie ,
monsieur, et vous sais gré de vos bonnes in-
tentions k mon égard ; mais jen'aime)point
que mes enfans insistent, quand j'ai dit que
ie ne voulais pas telle ou telle chose : et
prenant le bras de son fils, il l'emmena*
ILA JOLIE FERMÉ.' 89
'Edouard. -Se plains Frédéric ; son père
paraît bien sévère. Quelle différence avec
papa !
M. Raie t. — Il n'en est peut-être pas
moins bon père. Il faut connaître le ca-
ractère des enfans, pour juger la conduite
du père : tel demande beaucoup de dou-
ceur, tel autre beaucoup de fermeté. Ainsi,
M. Sauvigné a peut-être raison d'en impo-
ser à son fils par des manières graves.
Edouard, — Je parierais que c'est le père
^i a tort; Frédéric a l'air si bon , si rai-
sonnable.
M. Ralet. —
JVe jugeons pas les gens sur Tapparence ,
^a dit La Fontaine, et surtout ne nous pres-
sons jamais de juger; car c'est là ce qui
fait les jugemens téméraires, faute plus
grave qu'on ne pense ; car si on se con-
tentait intérieurement d avoir une opinion
sur telle ou telle personne, l'avoir mau-
vaise serait blesser la charité , mais au
4^
go LA JOLIE FERME.
moins elle ne se communiquerait pas :
mais nous en parlerons , nous voulons
même la faire adopter, et ainsi vous seriez
bien aise que je crusse M. Sauvigné un père
dur el sévère, quoique vous n'^en ayez
vous-même aucune cerliludeisi je me lais-
sais persuader par vous, je voudrais aussi
en persuader d'autres, et ainsi, avant huit
jours, ce pauvre M, Sauvigné aurait la ré-
putation d'un homme intraitable; car,
remarquez bien que le mal va toujours
croissant , et je ne serais pas surpris qu'au
bout de six mois ou assurât que c'est un
méchant homme, et qui fait mourir de
chagrin sa femme et ses enfans.
Edouard. — Oh ! mon bon ami, quelle
peinture vous nous faites de la précipita-
tion dans les jugemens j je vous assure que
dorénavant j'y prendrai bien garde : et,
en effet, depuis ce jour-là, Edouard fut
prudent dans ses discours, et donnait ainsi
à ses parens et à son digne instituteur, la
satisfaction de le voir croître , de même
LA JOLIEÏ FERMÉ. ^l'
que son frère, en vertus et en connaissances
utiles. Mélanie ne donnait pas moins de
consolations à sa mère; en s'appliquant a
imiter le modèle que la comtesse lui oP-*
frait , on devait avoir la certitude qu'elle:
l'égalerait un jour. Elle avait surtout son
activité, quand il s'agissait de rendre ser-
vice; elle en donna une preuve dans une
occasion qui se présenta quelques jours
après la conversation de M. Sau vigne avec
JEdouard.
Il y avait , au bord de la rivière^ la veuve
d'un pauvre pêcheur qui était malade de^
puis plusieurs mois, et à qui madame dé
Régeville envoyait des secours, parce que
cette femme qui avait plusieurs enfans ,
ne pouvait se résoudre à les quitter, pou#
se rendre a PHÔtel-Dieu de Saint-Lô, qui
«tait alors très bien administré. La oinû-
îesse qui, non-seulement était bonne ^
maïs même sensible, ce qui n'est pas Wû-
jours la même chose, ne voulait pas cha-
griner cette veuve, et elle lui envoyait son
92 LA JOLIE FERME.
médecin^ se chargeant de faire elle-même
les drogues ; les tisanes dont elle pouvait
avoir besoin , et la laissant ainsi soigner
par ses filles ;, dont celte pauvre mère ne
pouvait pas se séparer.
La comtesse allait presque tous les
jours savoir des nouvelles de la veuve du
pêcheur, mais à cet instant elle avait beau-
coup de monde chez elle, et qu'elle ne
pouvait quitter sans manquer à la poli-
tesse; elle chargea Mélanie d'aller avec
Victoire s'informer de l'état de sa malade,
lui porter du bouillon et une potion que
le médecin avait ordonnée. Il fallait pour
s'y rendre, passer par la ruelle où demeu-
rait la famille Sauvigné. On était à la fin
de novembre, et le temps était mauvais.
Mélanie et Victoire descendaient avec
peine la côte; étant en face de la porte,
on l'ouvrit avec précipitation. Pauline en
sortit, et s'adressant à Mélanie avec la
plus vive émotion : Pardon, mademoiselle,
si je vous arrête; mais ma mère se meurt^
LA JOLIE FERME. gS
mon père et mon frère sont absens; ne
sachant à qui m'adrfesser^ je vous ai aper-
çue par la fenêtre de ma chambre, et j'ai
pensé... — Oui! oui, mademoiselle, vous
me rendez justice. Victoire, portez à la
femme Jacques ce que maman lui envoie ;
moi, je cours au château. —Toute seule,
dit Victoire? — Oui, toute seule ; maman
ne me grondera pas. Soyez sûre^ made-
moiselle , que vous aurez de prompts se-
cours ; et déjà elle était à moitié de la
montagne, et en un instant on ne la vit
plus.
Pauline , par un mouvement aussi
prompt, rentra dans la maison pour revo-
ler auprès de sa mère. Victoire, restée
seule, disait : Madame me grondera;
mais aurais-je pu la suivre, et encore
moins l'arrêter ; elle aurait eu des ailes ,
qu'elle n'aurait pas été plus vite. Quel
cœur, que celui de cet enfant-là! Mais al-
lons chez la mère Jacques aussi vite que
je pourrai, car le chemin devient bien
g4 I^ JOLIE FERME.
mauvaisj et puis je retournerai au château
pour rester avec ces demoiselles , car ma-
dame la comtesse va sûrement venir ici.
Et cette bonne fille descendit la ruelle.
Mélanie était déjà arrivée sur la grande
place du village, sur laquelle se trolive la
grille de la première cour du château;
elle la franchit avec une telle rapidité,
qu'elle ne voit rien de ce qu'elle rencontre,
€t qu'à peine on l'aperçoit. Enfin, ellq
traverse la seconde cour et est au péris-
tile, n>onte les marches avec la même vi-
vacité, se trouve dans le salon où elle ne
voit que sa mère, et vient tomber presque
sans haleine dans ses bras, en lui disant :
Madame Sauvigné se meurt; sa fille, que
j'ai vue, demande du secours. Elle n'en
put dire davantage , tant la rapidité de
sa course l'avait suffoquée ; la sueur cou-
lait de son front. La comlesse voit tout à
la fois le danger de madame Sauvigné et
l'extrême fatigue de sa fille ; elle confie
celle-ci à une de ses parentes, qui était
LA JOLIE FERME. 96
avec beaucoup d'autres femmes dans le
salon : lui demande d'exiger de sa fille de
changer de linge , de boire un verre de
sirop de capillaire dans de l'eau chaude,
et surtout de ne la laisser sortir du châ-
teau qu'après une demi-heure. Quelque
chose que Mëlanie pût dire pour suivre
sa mère , celle-ci n'y consentit pas. So-
phie voulait aussi suivre sa mère ; car
déjà elle aimait aussi à être utile ; mais la
comtesse le veut encore moins.
Madame de Régeville fait avertir le
médecin de riicspice, prend des eaux
spiritueuses, et, avec presque autant de
vivacité que sa fille , sotft de chez elle,
en s'excusant vis-à-vis les étrangers qui
s'y trouvaient , et , suivie d'un domes-
tique de confiance, elle se rend chez; ma-
dame Sauvigné, où elle craint d'arriver
trop tard : c'était une des raisons qui
ravaient engagée à donner l'ordre d'em-
pêcher sf:s filles de se rendre chez la ma-
lade. Elle craignait qu'elles ne fussent
LA JOLIE FEKMÈ.
témoins d^une de ces scènes déchirantes
qui 5 dans la grande jeunesse , frappent
trop vivement l'imagination , et peuvent
avoir le danger , ou de familiariser trop
tôt avec les grandes calamités et y rendre
insensible , ou à émouvoir si vivement
l'esprit d'une jeune personne, qu'elle en
reste frappée pour le reste de sa vie : je
l'ai dit dans d'autres ouvrages ; mais je ne
me lasserai jamais de le répéter : on ne
saurait trop ménager des organes si ten-
dres, que le moindre choc peut déranger
pour toujours. Mais revenons à madamq
lâè Régeville.
Elle prit des mains de Lafrance ce qu'il
avait apporté, lui recommanda de rester
dans la cour jusqu'à ce qu'elle l'appelât.
Elle sonna à la porte ; et Adélaïde, le visage
baigné de larmes, vint lui OjUvrir. — Ah! ma-
dame, que vous êtes bonne ! ma mère....
O mon Dieu! nous ne savons si elle vitj
elle est depuis deux heures sans mouve-
ment, sans connaissance! — Ayez con-
LA JOLIE FERME. 97
fiance en Dieu , mademoiselle ; il vous
rendra votre respectable mère. Et elle
suivit la jeune personne qui lui dit;, en
l'arrêlant un moment dans la cuisine qui
précédait la chambre de madame Sauvi-
gné : Vous allez voir, madame, que nous
sommes bien mal logés; mais vous ne di-
rez pas à papa que vous êtes venue. —
Non, mademoiselle, soyez tranquille • et
madame de Régeville se dit intérieure-
ment: Pauline aime mieux sa mère, que
ne l'aime Adélaïde; l'amour-propre cède
à une vive tendresse : et ouvrant la porte,
eUe aperçut Pauline les chevaux épars, à
genoux près du lit de sa mère, la soute-
nant d'une main , et semblant épier de~
l'autre le premier battement de son cœur.
Elle a les yeux fixés sur l'objet qui ab-
sorbe toutes les puissances de son âme-
il en tombe quelques larmes rares et Hru«
lantes; sa bouche est entr'ouverte, elle
voudrait de son souffle la réchauffer, elle
lui parle, lui donne tous les noms les
5
plus tendres, ou prie à voix basse celui
qui frappe et qui guérit, qui donne la vie
et rôle à son gré, dé lui rendre sa mère :
il est des instans même où elle croit que
son malheur est à son comble. Elle n'a
point vu entrer la comtesse ; elle se sou-
vient à peine qu'elle a prié Mélanie que sa
mère vînt à son secours, quand tout-à-
coup elle l'aperçoit. — Ah ! dit-elle, sans
changer de position, madame, dites-moi
s'il faut que je meure ? Elle n'a point osé
articuler la cause qui la ferait mourir,
elle peut dire qu'elle mourra;' mais ja-
mais, jamais. elle ne pourrait prononcer
ce mot terrible!... a-t-elle cessé d'être?
— Vivez, mademoiselle (i), pourvoira
(i) On fera observer dans tous ces dialogues^
que M. et madame de llégeville appellent tout
ce qui compose la famille Sauvîgné, monsieur^
madame et mademoiselle ; non qu^ils ne sen-
tissent pour eux une grande affection, mais parce
qu'ils craignaient qu'un ton amical, dans la posi-
LA JOLIE FERME. 99
iintëressanle malade , qui n'est qu'éva-
nouie. — En êtes- vous sûre, madame? 4:^
Tout me le fait croire ; il y a encore de la
chaleur. Les traits ne sont point chan-
gés ; mais, enfin, M. Talmont nous ins-
truira mieux qu'un autre. — Vous l'a-
vez fait avertir , madame ? II
est sûrement tout près d'ici. Et Pauline
prenait les mains de la comtesse, les ser-
rait contre son cœur, voulait les baiser?
mais madame de Régeville ne le souffrit
pas : elle s'occupait à faire respirer de
l'eau de la reine de Hongrie (i) à la ma-
lade , qui restait toujours dans la même
insensibilité.
■îTiii i1 ■
tîon où ils se trouvaient avec eux, ne parût celui
4'une fanailiarité méprisante; ce que l'on doit
éviter soigneusement^ lorsqu'on oblige des geas
au-dessus de la classe commune.
(i) Eau fort à la mode alors , qui a pour base
le romarin distillé; l'eau de Cologne l'a rem-
placée.
100 liA JOLIE FERME.
Enfin 5 MV Talmont arrive ; Agathe lui
ijjdiqiie la porte (lu corps-de-logis^^j if
trouve facilement îacîiàmbre oùl^oris^ëffih
pressait, sans succès, à rappeler madatriè
Sauvierné à la vie.
Le médecin est frappé de l'extrême
maigreur de la malade, qui ne lui paraît
point âgée. La pauvreté derameubleméiït
lui indique la cause de ce marasme, ex-
cès dp travail et une mauvaise iiôWrîtufe^
Il avait apporté des cordiaux : il lui des-
serre les dents avec beaucoup de peine, et
tait couler quelques gouttes de cet élixir
dans la bouche de madame Sauvigné; mais^
elle n'avalait pomt : il crygriartlâ^lt^-^
lysie du gosier. Madame de Régeville li-
rait dans Içs yeux du docteur, qu'il la trou-
vait très mal ; et la comtesse en ressentait
une profonde douleur. Il écrivit une or-
donnance, que madame de Régeville perla
à Lafrance, en lui disant de prendre le
cheval du fermier, dont la ferme était au
bord de la rivière, pour ne pas perdre de
]JL| JOLIE F^RAIE. 1 0 1
temps en remontant au château. Elle con-
naissait sqç\ zèle; elle savait qu'il irait
ventre à terre. A cet instant, Victoire re-
aaionlait la ruelle ; elle vit la comtesse, lui
demanda ses ordres. Retournez prompte-
.ment au château , lui dit-elle, pour tran^-
<juilliser mes filles ; puis elle ne s'occupa
qu'à seconder les soins du médecin. Lés
jeunes personnes n'osaient l'interroger;
mais leurs alarmçs croissaient à chaque
instant. Adélaïde y joignait celles dli rè^-
tîour de son père ; mon Dieu ! que dira-
.t-ij en voyant des étrangers dans sa niài-
.son? Pour Pauline, elle ne pensait qu'à sa
ji^Jiçe^ ,(ji^'à l'horrible idée de la voir s'é-
. leindre : elle lui réchauffait les pieds et
les mains qui étaient glacés. Adélaïde, non
.||^oin^ aLçjive, quoique plus orgueilleuse,
-faisait chauffer des linges pour mettre sur
^^^ jstomac de $a mère ; et celle-ci ne revenait
ç ^pas. Enfin, Lafrance apporta le spécifique
, xlemandé; la malade n'avait pas encore
<donné le moindre signe de connaissance.
1 O^ LA JOLIE FERME. '
Uâ camféssét W qui te'di^dëciiî àVâît d
enanglais, qu'elle seule entendait-, que si
lef ^temède 5 qu'il' avait envoyé chercher k
Rouen 5 ne réussissait pas, il n'y avait plu^
d'espoir, se hâla^ dès qu'elle entendit en-
trer dans la cour, de venir prendre la bou-
teille des mains de son domestique, pour
la' {)orter au médecin , ne négligeant pas
toutefois les soins pour ce zélé serviteur,
qu'elle fit entrer dans -la cuisine où il y
â^Sît du feu. 11 tombait une pluie froide
qui l'avait trempé, et elle lui dit de se sé-
cher et d'attendre.
M. Talmont eut bien de la peine à faire
pénétrer une cuillerée de cette potion dans
îa bouché' de la malade, qui en éprcruva
un effet si prompt , qu'elle put avaler j
elle ouvrit aussitôt les yeux ; mais elle fut
si inquiète en voyant la comtesse et le mé-
decin, qu'elle les referma aussitôt, et fît
un profond soupir. — Ne craignez rien ,
lui dit alors la comtesse, avec l'accent en-
chanteur qu'elle avait reçu de la nature^
I,A JOLIE FERMS. io5
VOUS êtes avec des amis, qui se retireront
dès aue leurs soins ne vou§ serQjxt plq$
utiles 5 et sûrement avant le retour de
M. Sauvigné, Alors, la physionomie de la
malade prit un caractère si touchant, q^e
jamais la reconnaissance ne s'était moxi-
tvée sous des traits plus sublimes. Sou re-
gard dévoila dans ce moment à la com-
tesse toute son âme, que celle-ci était di-
gne d'entendre. Le médecin trouva de
la fièvre , et ordonna beaucoup de repos,
ide l'excellent bouillon , de la crème de
riz, des gelées de viande, et pour boish-,
son du vin de Bordeaux, coupé avec de
-l'eau de squine. Madame Sauvigné dit en
secouant la tête : — Toute cette recette
€st excellente; mais je. nq pourrai la fair#,
parce qu'il faudrait dire qui me Ta donnée.
Au nom de Dieu ! madame la comtesse^
«tvous, M. Talmont, je vous oonjurer,
^u'on ne sache pas que vous êtes ven^-s
ici! Mon mari et m es fils sont absens,il& ne
jreviendronlque sur les huit heures du soir>
1^4 ^^ JOLIE FERME.
-r- Eh bien! dît madame de Régeville^
îîoas avons le temps de vous procurer tout
cela, que vous prendrez sans que seule^
ment ils s'en doutent. Retournez au châ-
teau 5 mon cher docteur ; faites- en appor-
tej:!toutce que vous avez ordonne, et dites
à ma fille qu'elle vienne , mais sans So-
phie, i
M. Talmont ne perdit pas un instant^
Mélanie et Victoire arrivèrent un moment
après. Victoire resta dans la cuisine ; Me-
îanie entra seule, et elle était si joyeuse
de trouver madame Sauvigné rendue à la
vie, qu'elle le témoigna à la mère et aux
filles avec une vive aflfection. •
Victoire apportait tout ce qui avait
été demandé. Pauline s'en empara et le
serra dans un grand coffre que son père
et ses frères n'ouvraient jamais. Il fut con-
venu que l'on se trouverait a la fontaine
pour avoir des nouvelles, les donner au
médecin qui suivrait la maladie, qu'il avait
assuré n'avoir d'autres causes que la fati-
LA JOLIE FERME. îoS
gue et une nourriture trop lourde et pas
a$sez substantielle. On resta jusqu'à huit
heures du soir. La malade avait fait usage
de ce qu'elle devait aux soins et à la gé-
nérosité de madame de Régeville, et lé
mieux était sensible. Elle ne quitta cette
intéressante famille , qu'en assurant la
mère et ses deux filles que leur sort chan-
gerait, et sous peu de temps. — Je ne le
crois pas, dit madame Sauvigné; mais je
n'en conserverai pas moins une vive re-
connaissance de ce que vous faites pour
moi : et on se promit un attachemeht sin-
cère et réciproque.
«^^Kr^^^s»
it§ÎTIÈ9IE ENTRETIEN.
Ces dames revinrent au château, et ra-
contèrent à M. de Régeville et au bon.
abbé Ralet, tout ce dont elles avaient été
témoins; mais, ajouta madame de Rége-
ville, il n'y a pas un moment à perdre,
lo6 LA JOLIE ferme;
si l'on veut sauver madame Sauvîgnë, ou
elle mourra de consomption.
Le Comte. — Que faut-il Mt'e? YaM
voyez comme sa femme et ses filles crai-
gnent M. Sauvigné ; il sera impossible de
le fléchir.
La Comtesse. — J'ai une idée que je
Tais vous communiquer, et qui , j'espère^
réussira au moins pour remédier aux plus
pressans besoins. Faites partir demain La-
france; qu'il aille en poste à Paris avec
une lettre de vous à M. Roux : il faut qu'il
écrive à madame Sauvigné, que sa belle-
înèrê a appris qu'elle était malade de fa-
tigues 5 qu'elle en était très touchée : sî
cela n'est pas, cela doit être ; qu'en consé-
quence elle renonce à 600 liv. de son re-
venu pour que sa bru ait une servante ?
alors je placerai chez elle la fille de la veuve
Jacques, qui nous servira à faire entrer
chez madame Sauvigné tout ce qui lui sera
nécessaire,
b G idée parut excellente , et dès la
LA JOLIE FERME* 107
pointe du jour Lafrance partit avec la lettre
du comte. Trois jours après, xnadame Saun
vigne reçut la lellre de M. Roux. Elle était
encore bien faible; et son mari, qui avait
ëlé bien affligé quand il avait su qu'elle
avait été si mal , consentit à ce qu'il croyait
que sa mère désirait, et il lui fit une ré-
ponse fort touchante et pleine des senti-*'
mens de la plus sincère reconnaissance; il
la terminait ainsi : a Je n'avais calculQ
que la moindre portion de douleur que la
privation totale de la fortune peut faire
éprouver; car je n'avais pas pensé ce que
l'on soujffre en voyant les jours de ce qu'on
aiilie menacés, sans moyen de pouvoir .y
porter remède; mais grâceà vous, ma mère,
disait-il 5 ma respectable compagne sera
exempte de travaux au-dessus de ses forices^*
C'e^t avoir fait ptyixr moi bien plus qu'eue
me donnant la vie. Que ne me permettez'*^
v^T^ de vous en témoigner ma reconnais-^
sance, en vous serrant dans mes bras ! Beïm
dez, rendez à votre fils la tendresse que
(i08 LÀ JOLIE FERMEi?
vouè^avîfez atifï'efbîs pour lui ^ èl"éoïî'î?es-
pect égalera 5 etc,^.* »
^^^ Celte missive arriva^ à imadame Sauvi^
gné la mère, el je laisse à penser Tétonne-
nient qu'elle causa à cette dame qui ne
savait ce que voulait dire une telle lettre
de son fils, qu'elle prit pour une dérision ;
ce qui Tirrilaplus encore contre lui. Celui-
ci ne recevant pas de réponse, vit bien que
c'était en vain qu'il s'était flatté de voir
revènît sa mère à des sentimens d'amour
taaternel , et qu'il fallait y renoncer.
Cependant la fille de la mère Jacques
était établie chez madame Sauvigné, et
elle la servait avec d'autant plus de zèle,
que madanié de Régeville pàysiîï a sa
mère une petite pension, pour la dédom-
•tnager de ce que sa fille eût fait d'ou-
vrage pour elle. Marie venait, en cou-
rant, chercher au château, quand elle
sortait pour aller à la fontaine,, ce que le
médecin ordonnait. La santé de ma-
dame Sauvigné se rétablit entièrement.
LA JOLIE FERMJE:. I09
et mesdemoiselles de Régeville eurent la
satisfaction de la voir à l'église ^ et de lui
dire quelques mots en sortant, qui lui
prouvaient le tendre intérêt qu'elles pr^r
naient à elle et à sa famille.
La ferme était construite ; il ne fallait
plus que s'occuper de Tintérieur, et d'y
mettre des bestiaux. Déjà M. de Rége-
ville avait acheté la récolte de la derjpîièrç
année du bail (i). Déjà les chevaux^ les
vaches, les moutons étaient dans les bâtir
mens. On avait établi la mère Jacques et
ses enfàns pour les soigner, et commen-
cer les labours ; car Taîné de «es fils avait
dix-huit aiijs, et était déiu bon chai:retier>
Quelque temps après ces opérations^
J^. 4^^ Régeville fit un voyage | P^ari^ où
il passa près d'un moisj ce qui ennuyait
(1) On paie au cultivateur les frais de labour
et d'enseiDencement , on le décharge de la reJe-
yance, et on fait la moisson comme si on avait
culiivé.
110 li^ IfGLIE FERME*
beâticbtip s^s%n#rl$; Ed<Màrd n'avait plus
rien à faire à la ferme , et on ne s^occupait
pas de meubler la maison du fermier. A
rexceptiôn de la cviisinc , de la laiterie et
de la chambre de la mère Jacques ^ tout
était vide. On n'avait fait que d^ gros
linge 5 et il n'était plus question du trous-
seau de la famille Sauvigné , dont on
semblait ne plus s'occuper ;, ne faisant au-
tre chose pour elle que de faire payer par
M. Roux lés 6oo fr. avec une grande exac-
titude , et d'envoyer par Marie des choses
saines et délicates à madame Sauvigné :
du reste ^ on ne parlait plus de les établir
dans la jolie ferme. M. Ralet mêmje disait
qu'il croyail que le comte était allé à Paris
pour la vendre , et cela chagrinait beau-
coup les enfans, qui déjà disaient: Si papa
vend la jolie ferme 3 nous ferons enlever
nos arbres ; certainement nous ne les con-
fierons pas à des étrangers.
Edouard. — Bien sûrement : si j'avais su
de quelle manière tout cela tournerait Je ne
I/A JOLIE FERME. 111'
*
xoe serais pas levé tout l'été dernier à trois
heures du malin^ poursuivre les ouvriers;
je ne me serais pas privé de la chasse , de
la pêche, enfin dt^, tous les plaisirs que
j'aurais pu goûter avec papa ; je n'aurais
point négligé mes études , pour faire avan*
ccr les travaux, et tenir en ordre la.d,ér
pense qu'ils occasionaient. Ah ! j'y ai bieu
du regret.
.^.Labbé Ralet. — Vous avez tort, mon
ami ; on ne doit jamais se repentir d'avoir
fait une chose utile, et y a-t-il rien qui
le soit davantage qu'un bâtiment propre
à une exploitation rurale j les connaissan-
ces que vous avez acquises, jeu pç^ genre,
ne sont-elles rien pour celui qui est ap--
pelé a être un jourj^ropriétaire de grands
domaines? connaissances qui vous met-
tront à même de n'être pas trompé ^dans;
les réparations que vous aurez sans cesse
à faire, et sur lesquelles vous gagnerez >
^ant pour le prix que pour la solidité , et
qu'en arrivera-t-il ? qu'en faisant sur cet
1i;2 LA JOLIE ferme;
objet de véritables économies , il vous res-
tera plus de moyens de soulager les mal-
heureux. Croyez-vous que quelques heu-
res de sommeil de moins , et quelques
plaisirs qui auraient passé aussi rapidemen^t
que le temps, ne sont pas bien payés par
.ces avantages?
Charles. — Je ne sais comment cela se
fait 5 mais mon bon ami a toujours raison;
car , en dernier résultat , que celte ferme
soit à Pierre ou à Paul , cela doit nous
être bien indifférent , pourvu qu'elle soit
bienbâtie, bien commode, comme celle-ci :
pour moi , je ne regrette pas les soins que
je me suis donnés.
Edouard. — Ils n'étaient pas considé-
rables 5 car tu aimais mieux dénicher les
oiseaux dans le verger , et faire des bou-
quets pour Méîanie , que de voi4: compter
les tuiles, les paquets de lattes, peser le
fer , le plomb , mesurer les pièces de bois
et les pierres , etc.
Charles. — Vous suffisiez , monsieur
ï.jt JOLIE FERlMtE. -Il3
anoil frère aîné, à ces soins , et je n'aurais
pas voulu vous en ôter le mérite. Moi , je
montais sur les arbres pour mieux voir si
les ouvriers travaillaient bien, et ne per-
daient pas de temps.
"^ Edouard. — Voilà une plaisante manière
de surveiller des ouvriers.
Mélanie , accourant avec Sophie. — O
mes amis ! voilà une bien triste nouvelle;
la ferme est vendue.
Edouard. — Et à qui ?
Mélanie. — A une vieille dame de Paris,
tjui n'est point une fermière, à une femme
riche ; mais ce qui me désole, c'est qu'elle
apporte tout ce qui est nécessaire, meu--
bles, linge, argenterie j et moi je n^aurai
plus rien à faire, et mes pauvres petites
amies ne viendront pas habiter cette de-
meure que j'ai vu bâtir avec tant de plaisiri
Uabbè Kaki. — Mais cette dame a
peut-être des enfans?
Mélanie. — Non, maman, m'a dit
qu'elle est toute seule ; point de mari,
5,
^l^ JuA JOLIE FERME.
point d'enfans, riche, voilà tout. Je* suis
tçûrç qu'elle est on ne peut pas plus desar
gréable ; elle va s'établir auchâleau tout
le temps que Ton meublera la ferme;
mais elle ne s'en occupera pas. Maman
a déjà dit que ce serait moi qu'elle en
chargerait. En vérité , je ne m'en soucie
guère. La famille Sauvigné m'intéres-
sait : je me serais volontiers donné de la
peine pour elle; mais pour cette vieille
femme : oh ! si maman ne l'exige pas, je
n'en ferai rien. ,
.^L'abbé Ratet. — Vous ferez toujours,
dit-il en rentrant dans le château pour
VQÎi: |a lettï^e.du comte .ce qui, sera bi^ni
car vous êtes raisonnable et complaisante*
Sophie. — Tu as raison, ma sœur; à ta
plax^Cj je ne ferais rien du tout. Cette'
vieille dame ne trouverait rien à son gré:
le suis sûre qu'elle est tracassièrcj, jaaaus-
sade.
La Comtesse arrivant dans le bosquet.
— De qui parles- tu donc?
LA JOLIE FEKl!îIE. t iS
Sophie. — Je disais que lorsque l'on se
mêle des affaires des autres , souvent on
s'attire des tracasseries maussades,
La Comtesse. — Vraiment. Eh bien! je
croyais que c'était de madame de Pon-
ttîieu que tu parlais, et tu aurais bien
tort 5 car ton papa m'écrit que c'est une
femme charmante : elle a été d'une grande
beauté, et conserve encore une physio-
nomie noble et gracieuse; elle a beau-
^eoup d'esptît, detalens, a toujours vectl
dans le plus grand monde : ce sera pour
moi une société .très agréable , et qui' ne
pourra que vous être utile ^ elle vient ici
finir ses jours dans la solitudç^ poiîr^si'y
ociéil]ièrdeDieu èt^ lSï>wiMlr dfe ses sem-
l>lables; elle gardera la famille Jacques.
Charlesi^^Ah ! tant mieux ; ce sont de
^î honnêtes gens !
Mêlante. -^^^'^t vous n'éprouvez pas,
ma mère, du regret, en voyant que là
famille Sauvigné n'habitera pas la jolie
ferme?
Il6 LA, JOLIE FERMJÇ.
La Comtesse. — Apparemment ce n'é-
tait pas dans les desseins de la Provi-
dence, qui fait toujoijçs^^ tout pour Jbe
mieux. Mais rentrons pour déjeûner, et
nous nous occuperons tout de suite de
faire préparer l'appartement de madame
de Ponthieu. Je crois qu'elle arrivera ce
soir avec mon mari. Toi , mon cher
Edouard, dis à Jacques qu'il nettoie par-
faitement la maison de la ferme, le pre-
miei? j^ Je second , pour que le frotteur
puisse, dès ce matin, mettre en couleur
et cirer les parquets. Ces ordres donnés,
on rentra.
NEUVIÈME ENTRETIEN.
Toute la journée Mélanie fut triste, et
Edouard eut de l'humeur : cependant ils
se faisaient un sensible plaisir de revoir
leur père, car il n'avait jamais fait, de-
puis qu'il avait quitté le service , d'aussi
longue absence. Après dîner, on alla at-
LA JOLIE FERME. I I7
tendre dans l'avenue ?|ui dbncïtïîsait à la
grande route madame dePonlhieu. Sur les
sept heures du soir, on entendit les coups
de fouet ; et Lafrance , qui courait devant
son maître ^ passa en disant que la voi-
ture était à une portée de fusil. Madame
de Régéville, ses enfans et l'abbé Ralei:
se levant, allèrent au devant du comte et
de sa compagne de voyage.
Dès que le comte aperçut sa famille,
il fit arrêter, et descendit. Madame de Pott-
thieu voulut aussi descendre. C'était une
femme qui paraissait avoir soixante ans,
mais parfaitement conservée : elle étaîi éli
habit de voyage très recherché , et au pre-
inier abord, on pouvait .^'apercevoir
qu'elle avait le meilleur ton ; elle parlait
en très bons termes. Les enfans qui s'é-
taient fait d'elle ùtiêldée fort désagréaBle,
furent tout étonnés de la voir si différente
de ce qu'ils la croyaient. Elle avait avec
elle une femme de chambre d'environ
trente ans, très élégante, et une superbe
Ïl8 I^A JOLIE FERME.
levrette 5 que Von aurait prise ptfut* un
chien d'albâtre, tant elle avait la peau blan-
che et Iransparenle! Du reste , la voiture
ctait remplie de cartons , de paquets, de
«acs de taffetas de toute grandeur et de
toute couleur; mais rien à qui madame de
Ponlhieu prit autant d'intérêt qu'a une
petite cassette qui paraissait assez lourde:
elle la recommanda bien à Camille; c'é-
tait le nom de sa femme de chambre. On
porta tout dans l'appartement de itiadame
de Ponthieu, et on Pinvita à se mettre à
table ; car on n'avait fait à Sainl-Lô qu'un
déjeûner-dîner 5 afin de pouvoir souper
ide bonne heure , et que madame de Pon-
lhieu pût se reposer. Elle fut très aimable
pendant le repas, parlant de toùÈ avec
facilité, et témoignant à madame de Ré-
gevillele plus vifdésir de lui plaire. L'abbé
lui demanda à quelle heure le lendemain
elle irait voir la jolie ferme ?
Madame de Ponlhieu. — Je n'y mettrai
pas le pied que tout ne soit prêt pour que
LA JOLIE FEilME. l I9
je puisse y loger; je m'en rapporte entiè-
rement à tout ce que feront M. et madame
de Régeville. J*ai acheté sans voir, j'irai
y demeurer sans en savoir davantage. D'ici
là je vous demande la permission de ne
pas sortir du château , je déteste la pro-
menade et je crains les intempéries.
ha Comtesse. — -Vous ferez . madame^,
tout ce qui vous conviendra: soyez sûre
que vous serez ici^comme dans votre pro^
pre famille.
Madarne de Ponlliieu. — J'y compte,
madame , et j^ai trop d'obligations à
M. de Régeville pour ne pas être cer laine
que vous me voyez avec plaisir. On est
si bien avec ceux dont on fait le bon-
heur î On n'en dit pas davantage , et on
conduisit madame de Ponthieu dans son
appartement, où Camille l'attendait pour
la déshabiller.
Les domestiques , qui sont les mêmes
partout 5 c'est-à-dire curieux , deman-
dèrent à cette demoiselle Camille qui était
120 Ï*A JOLIE FERME.
sa maîtresse? — Je n'en sais rien, dit^elle;
c'est M. le comte qui m'a placée auprès
d'elle ^ et je n'ai vu ma maîtresse qu'aux
Champs-Elysées 5 où M. le comte m'avait
donné rendez-vous. La voiture s'est arrê-
tée ; j'ai monté dedans , et me voilà. On
m'a dit que madame se nomme de Pon-
tliieu, mais je n'en "Ssais pas davantage.
J'igliore ce qu'elle a dans ses malles et
dans tous ses paquets ; ce n'est pas moi
qui les ai faits : du reste , elle paraît bonne
maîtresse; et puis ce n'est pas un ma-
riage. Si je m'ennuie dans sa ferme , je
retournerai à Paris. Ce récit ne satisfît pas
nos curieux , mais fît prendre de madame
de Ponlhieu une idée extraordinaire . Nous
verrons par la suite si on avait raison de
la croire une femme bizarre.
Le lendemain , de grand malin. ^ M. et
madame de Régeville entrèrent chez ma-
dame de Ponthieu , et y restèrent enfer-
més trois heures, pendant que leurs enfans
prenaient leur leçon avec l'abbé Ralet.
LA JOLIE FERlMtE> 131
Ils auraient bien voulu lui demander ce
qu'il pensait de celle qui avait acheté la jo-
lie ferme; mais ils savaient qu'iln'^imait pas
les questions, et que de tous les défauts ^
celui qu'il détestait le plus , était la curio-
sité. Ils se turent; mais ils pensaient tou-
jours à la famille Sauvigné , en regrettant
qu'elle n'eût pas l'agréable habitation qui
lui avait été destinée. Le comte vint en sor-»
tant de chez madame de Ponthieu, pour
chercher ses fils, afin d'aller voir si tout
était prêt a recevoir les meubles , qui ne
tarderaient pas à arriver.
Cependant Qti fut. deux jours sans que
rien ne vînt; dans cet intervalle, madame
de Régeville rencontra Pauline et sa sœur
sur la place. Elle les aborda et leur dit :
qu'il y aurait incessamment unefor,tJ:)elle
fête à la jolie ferme, dont la propriétaire
se mettrait en possession dans quelques
jours. Il est essentiel que vous y veniez.
— Mon père ne le voudra pas. — Nous
le lui ferons vouloir.
6
Î2È XA JOLIE FERME*
Madame de Ponlliîeu est une veuve ri-
che, sans enfans; elle peut letre utile k.
votre famille ; il ne faut pas repousser lea
ressources que la Providence nous envoie^
Pauline, — Cela ne sera pas possible j
M. Sauvigné ne le voudra pas, et elles se
séparèrent. Un soir Marie vint au châ-
teau ^ et remit à la comtesse une lettre de
madame Sauvigné , qui en contenait une
autre de sa belle-mère. Je vais les rap-
porter l'une et Pautre.
Lettre de madame Sauvigné à la comtesse
de Régeville^
Saint-Lô, le 6 niai 182tl^^
'<c Vous serez sûrement, madame la
Comtesse, aussi surprise que moi, en li-
'^sant la lettre de ma belle-mère. Voilà la
première fois qu'elle m'honore du nom de
fille ; j'en suis bien satisfaite. M. Sauvigné
permet que nous soyons à la fête. La caisse
indiquée par la lettre est arrivée ; tout est
LA JOLIE FERME» 123
du meilleur goût et d'une simplicité char-
piante. Ce qui est fort extraordinaire,
c'est que tous les habits et les robes sont
faits à la taille de ceux à qui ils sont des-
tinés : enfin nous irons a la fête, et nous
y paraîtrons très décemment. Excusez-
moi auprès de madame de Ponthieu, si
je n'ai pas l'honneur de la voir avant le
jour de cette agréable réunion; mais je
craindrais de la déranger : on dîf qu'elle
ne reçoit personne.
y> Recevez 5 madame, les assurances,
etc., etc.
y> LuciLE DE Sauvigné. »
Lellre.de madame de Sauvigné à sa bru.
Paris, le 2 mai 1821.
<( Le temps qui rompt quelquefois les
unions les plus tendres, amortit aussi les
ressenti mens les plus justes et les plus
vifs. J'approche dé ma fin, et je veux
vous donner une marque que j'ai cessé.
Ij24 X.A JOLIE FERME.
ma fille ^ de vous haïr. Vous recevrez , en
même temps que celle-ci , une caisse où
vous trouverez tout ce qui peut voiis faire
paraître 5 vous 5 votre mari et vos enfans,
d'une manière , sinon riche , au moins
décente. Vous m'obligerez de vous en
servir pour aller à la fête que doit don-
ner madame de Ponthieu. lorsqu'elle s'é^
tablira dans cette jolie ferme que votre
mari n'a pas voulu acquérir, je ne sais
trop pourquoi, si ce n'est, parce que c'est
un original 5 qui Fa toujours été, et le
sera tant qu'il vivra. Je désire que vpu$
cherchiez à vous lier avec madame de
Ponthieu : c*est ma meilleure amie; noua
ne nous sommes jamais perdues (Je ^y^i
elle n'a point d'enfans : si les vôtres lui
plaisent, elle les adoptera, et réparera
les folies de leur grand- père. Dites à moii
fils que j'ai reçu dans le temps sa lettre^
que je n'y ai rien compris : c'est lui ou
moi qui ne savons ce que nous disons :
comme la mère, je réclame la priorité^
JOLIE FERME. 1^5
surtout à VOUS assurer, mes filles , ainsi
qu'Auguste et ses fils, des sentimens que
la nature vous donne sur mon cœur.
» Votre mère,
» Eléonore Montbrun de Sauvigné. »
Madame de Régeville appela ses filles,
«t leur lut les deux lettres ; elles en éprou-
vèrent une joie extrême. Nous les ver-
a^ons, ces aimables jeunes personnes, à la
fête. C'est alors que nous y trouverons
"vraiment du plaisir, et puis nous pouvons
nous dire : Il est bien possible que ma-
dame de Ponthieu laisse sa jolie ferme
aux enfans de son amie, puisqu'elle est
riche et n'a point d'enfans. Ah ! quel plai-
sir si cel)ien pouvait être un jour celui de
nos bons amis !
La Comtesse. — Ainsi vous voyez cette
Î3onne et aimable femme déjà morte ,
pour que vos jolies voisines soient en pos-
session du bien qu'elle ne leur laissera
peut-être pas. O jeunesse, jeunesse! avec
126 I.A JOLIE FERME.
qttèille légèreté vous parlez des événement
les plus graves de la vie ! mais il faut vous
laisser cette innoGenlç étourderie. Voa§
rendre par trop circonspecte, se serait
oter au papillon ses ailes parées de vives
couleurs qui le portent de fleurs en fleurs.
La jeunesse et le printemps se rassem-
blent ; tout y parle à l'imagination, et
embellit les sujets les plus tristes, comme
la fleur nouvelle croît sur les rochers les
plus escarpés, quand le zéphyr ranime la
nature
Le Comte. — Fort bien ! ceci est poé-
tique (i), ma chère : vous partagez un peu
le délire de nos enfans.
La Cùmtesse. — J'en conviens; îe me
sens heureuse du bonheur de la digne ma-
dame Sauvigné. Celte bonne mère, quelle
joie elle éprouvera en s'occupant de la
toilette de ses filles ! comme elles seront
(i) A ceUe époque, on ne se servait pas, dans
le style, du mot romantique.
LA JOLIE FERME. 127
jolies, étant bien mises! C'est beaucoup
que le sauvage n'ait pas tout renvoyé. Je
vais écrire à Lucile, pour lui faire mon
compliment, et lui dire tout le plaisir
que nous nous faisons d'être à la fête,
puisque nous aurons celui de l'y voir ainsi
que sa belle famille ; et elle rentra pour
^écrire et renvoyer Marie. Ses filles la sui-
virent. Mélanie eût bien voulu aller voir
la parure de ses voisines ; Sophie le dési-
rait aussi : mais on craignait que cela ne
contrariât le philosophe. Cependant ma-
dame de Régeville , qui aimait aller au-
devant des désirs de ses filles, ajouta,
par post'Scripturn^ à sa létftè :
<c S'il n'y avait pas d'indiscrétion , Mé-
lanie et Sophie auraient un grand plaisir
a aller passer quelques instans avec leurs
aimables voisines, les voir, et les parures
que leur aïeule leui3nvoie. » Marie partit
et revint aussitôt dire que ces demoiselles
feraient beaucoup d'honneur à mesdemoi-
selles Sauvigné, si elles voulaient venir
1:28 LA JOLIE FERME.
chez elles; qu'elles leur eii éviteraient la
peine 5 en leur faisant porter ce qui leur
est arrivé de Paris, mais que ce serait*
bien embarrassant. On se mit aussitôt en
cliemin avec Vicloir^ qui était la seule
de ses femmes à qui la comtesse confiât ses
filles. Marie courait devant pour qu'elles
n'attendissent pas à la porte , qu'elle leur,
ouvrit aussitôt qu'elles se pre'sentèrent.
DIXIEME ENTRETIEN.
Pauline. — Ah ! mesdemoiselles y que
j'ai de plaisir à vous voir! Venez dans la
chambre de maman , où nous avons étalé
tout ce que raa bonne maman nous en-
voie 5 et qui est charmant.
Mêlante. — Nous nous faisons un grand
plaisir de partager ^ffi^e satisfaction.
Jdélqïde. — On ne passe plus par la
cuisine. Papa a fait ouvrir une porte-fe-
nêtre sur le jardin. En effet, on tournait
LA JOLIE FERME. 129
l'angle de la maison , et oîi se trouvait sur
un petit parterre sur lequel donnait cette
porte. La chambre était tendue en toile
bleue et blanclie; avec les rideaux pareils;
les chaises de canne avaient remplacé
celles de grosse paille , qui étaient les
seules qui y fussent , quand madame de
Régeville et sa fille vinrent au secours de
Lucile : enfin tout avail pris un aspeét
moins âpre, et on voyait que M. Sauvi-
gné se laissait peu a peu gagner par le dé-
sir de rendre sa femme et ses filles plus
heureuses.
Madame Sauvigné reçut les filles de sa
bienfaitrice avec l'expression d'une sin-
cère afFeclion , et cependant elle était loin
de savoir tout ce qu'elle devait à leur
joaère. On fut enchanté des ajustemens
qui étaient destinés pour la fête. Si j'en
faisais la description, on aurait peut-être
peine à comprendre comment cela pou-
vait être joli; car ces mêmes parures, si
agréables alors, seraient aujourd'hui bien
l3o I^A JOLIE FERME,
ridicules ; des mousselines des Indes dou-
blées de taffetas couleur de rose pour les
filles, de taffetas jaune pour la mère; des
Perses d'une extrême finesse , mais à
grands ramages ; des robes à plis , ratta-
chées par une ceinture à boucles ; un
manteau à grande queue ; des manchettes
de dentelles ou de blondes à trois rangs 5
des écharpes de dentelles noires , d'autres
de taffetas blanc , garnies de blondes ;
des bonnets montés avec des rubans de
couleur, des échelles pareilles ; des nœuds
démanches, des aigrettes pour les jeunes
personnes, des bouquets de fleurs d'Ita-
lie ; enfin des paniers , qui , parce que
c'était pour la campagne , n'avaient pas
plus de deux aunes de tour. Joignez à
cela des esclavages de perles, des colliers
de grenat, des boucles d'oreille de dia-
mans pour la mère , de perles pour les
jeunes personnes, des boîtes à mouches,
des flacons, des ciseaux , des dés d'or ou
le métal n'était pas épargné^ mais dont
LA JOLIE FERME. iSl
là forme n'avait rien de Télégance dés
bijoux que Ton suit à présent. Que Ton
juge du plaisir que ces aimables enfans
éprouvèrent, en retrouvant, ainsi que leur
mère, une partie de ce qu'elles avaient
sacrifié à Tarrangement des affaires des
deux successions, dans lesquelles, loin
d'avoir hérité, leur père s'était chargé
des dettes qui excédaient les fonds. Méla-
nie voulut que Pauline essayât une des
robes ; elle lui allait à ravir. C'est une
chosç extraordinaire, disait madame Sau-
vigné , que ma belle-mère ait pu avoir
nos mesures pour faire nios robes ' âùssi
bien à nos tailles ! Les habits de mon mari
et de mes fils vont de même parfaitement
bien; et ce qui est singulier, c'est qu'elle
ne m'a jamais vue ni aucun de mes en-
fans. — C'est fort surprenant, disËif Me-
lanie. On offrit à ces demoiselles de se
rafraîchir : elles acceptèrent une tasse de
lait , qu'elles trouvèrent meilleur que ce-
lui du château 5 et cela pouvait être. Un
j[32 I^A JOLIE FERMÉV
troupeau considérable ne peut jamais être
soigné , et surlout nourri , comme une
ou deux vaches. Mesdemoiselles aéRége-
ville ne virent point MM. Sauvigné ; ils
étaient sortis dès le matin pour vendre
des luzernes qui leur restaient de la der-
îiière récolle. Mélanie n'en fut pas fâchée;
elle n'aimait pas le père, et s'erabarras-
^ait peu des fils. Victoire avertit ces de-
moiselles que l'heure du dîner appro-
chait : elles quittèrent avec regret la mère
et les filles , désirant vivement que le jour
de la fête ne fût pas retardé. On revint
au château rendre compte a la comtesse
de tout ce que l'on avait vu.
Sophie. —- Oh î maman , comme tout ce
que madame Sauvigné a envoyé à ses filles
est beau et du meilleur goût !
Mélanie. — 11 n'y a pas que des pa-
rures 5 il y a aussi une grande malle pleine
du plus beau linge. C'est bien singulier
qu'elle leur ait donné tout cela après avoir
été vingt-cinq ans sans vouloir voir ses
LA JOLIE FERME. 1 33
enfans , qui depuis deux ans étaient ré-^
duits à la pauvreté, pour qu'elle pût rester
dans Taisance.
Madame de Pontlûeu. — Je me suis
intimement liée avec madame Sauvigné ;
je_ne disconviens pas qu'elle a eu de
grands torts : cependant elle n'a point eu
celui qu'on lui attribue , de la dureté en-
vers sa famille: son fils lui a toujours laissé
ignorer de quelle manière il avait liquidé
les successions; elle croyait qu'il avait con-
servé assez de bien de sa ferme pour vivre
dans une situation tranquille et douce,
et il n'y a*que fort peu de temps qu'elle
sait qu'il a condamné sa femme et ses en-
fans aux travaux les plus pénibles, pour
assurer à sa mère une position agréabl^i.;
elle en a été fort touchée, çt au moment
où elle a su que j'avais acheté la jolie
ferme dans le voisinage de la maison qu'ha-
bitaient ses enfans, elle m'a bien priée de
veiller à ce que ses petites-filles et leur
mère ne manquassent de rien; elle s'e&t
1^4 ^-^ JOLIE FERME.
plu à leur faire retrouver une partie de
ce qu'elles ont perdu pour elle : ainsi, ma*?
demoiselle, vous voyez qu'à présent elle
tâche de réparer, autant qu'elle le peut ,
le mal qu'elle a causé sans le savoir.
Mêlante. — Pourquoi ne veut-elle pas
voir son fils? Comment une mère peut-elle
se résoudre à vivre séparée de ses enfans ?
La Comtesse. — Je suis ^ ma phère Mé-
lanie, fort étonnée que vous vous permet-
tiez déjuger la conduite de madame Sau-
vigne 5 et plus encore que vous vous en
expliquiez si légèrement avec madame ^
que vous savez être sOtU amie.*
Madame de Ponthleu. •— Laissez ,
laissez-la parler librementî on n^apprend,
hélas ! que trop tôt à déguiser la vérité»
Mèlanie. — Madame m'excusera, mais
c'est que j'aime beaucoup Pauline. Oh!
je n'oublierai jamais l'instant ou elle m'a
arrêtée dans la ruelle, pour me dire que
sa mère se mourait. Si vous aviez vu ,
madame, quel profond désespoir se pei-
LA JOLIE FERME. 1 35
gnait dans ses traits. Pauline est belle ;
mais il y a surtout dans sa physionomie
quelque chose de si touchant, qu'on ne
peut la regarder sans mêler ses larmes aux
siennes ; et puis, si vous aviez été là quand
elle soignait sa mère. Quelle tendresse!
quel dévouement! On voyait dans ses re-
gards qu'elle ne comptait la vie qu'autant
qu'elle pouvait être utile à sa mère. Oui,
je suis sûre qu'elle serait morte , si ma'-
dame Sauvigné eût succombé à sa maladie.
En voyant ces deux intéressantes créa-
tures souffrir autant, je vous avoue que
j'en voulais au mari de les condamner à
autâtit de peines; mais puisque vous as-
*surez , madame , que madame Sauvigna
changera de conduite avec ses enfans > je
tiié' raccommoderai avec elle. Quant à
M. Sauvigné , Marie dit qu'il est bien plus
aimable depuis que sa femme a été ma-
lade.
La Comtesst}^— Comment le sait-elle?
Elle n'entrait pas avant dans la maison*
l36 I^A JOLIE FERME.
Mêlante — C'est Adélaïde qui le lui
a dit.
La Comtesse. — Ainsi vous avez eu avec
elle une longue conversation ?
Mélanie. — Non, maman ; j'ai entendu
qu'elle le disait à Victoire.
La Comtesse. —Je suis fâcliéej ma fille^,
que vous donniez à madame une aussi mau-
vaise opinion de votre éducation. A quoi
a-t-il servi que je ne vous aie pas abandon-
née un instant aux soins de mes femmes
depuis votre naissance, si vous profilez
d'un peu plus de liberté que la campagne
vous donne, pour entrer en relation avec
des personnes qui peuvent être estima-
bles , avoir même des vertus supérieures
à celles de notre classe, mais auxquelles
le défaut d'instruction donne un bavardage
que malheureusement trop de femmes ont
acquis dans leur jeunesse , par l'exemple
de leurs fifouvernantes.
Mélanie. — Maman , j'ai eu tort ; je ne
l'aurai plus ; mais je vous assure que je
XA JOLIE FEr.ME. iSy
n'ai été entraînée que par le vif intérêt que
mesdemoiselles Sauvigné m'inspirent.
Madame de Ponthieu. — Et que j'es-
père que les petites-filles de mon amie
mériteront toujours. Venez , ma chère
Mélanie, que je vous remercie, au nom
de mon amie , de vous être réconciliée
avec elle; peut-être un jour aura-t-elle
l'honneur de vous connaître, et alors vous
verrez qu'elle n'est point dure, et encore
moins méchante : elle adorait son fils , et
avait mis en lui ses plus chères espérances;
mais elle était vaine et légère ; défaut que
l'adulation des hommes et une grande for-
tune portèrent au plus haut degré. Elle
en a été punie; elle veut en réparer les
suites funestes. A ces titres, j'espère qu'elle
méritera l'estime d'une famille comme la
vôtre , si jamais elle vient dans ce pays.
Mêlante. — Oh ! maman, vous devriez
bien lui écrire que nous aurions tous un
grand plaisir à la voir; elle trouverait sa
bru et ses petites-filles si aimables !
6.
x38 liA JOLIE FERME.
La Comtesse. — Ga que madame, qui
est l'amie intime de madame Sauvigné ,
n'a pu encore obtenir, je n'aurais pas la
|)rétention qu'on me l'accordât. Laissons
faire au temps, qui peu à peu cicalrise
les plaies. L'orgueil maternel a peine à
faire des démarches qui le blesseraient.
En général, mes enfans, je le dis devant
madame , parce qu.^elle pense sur cela
comme moi : rien de si fâcheux que d'a-
voir eu tort : c'est pourquoi il faut tâcher
de ne l'avoir que le moins possible ; car
on se trouve entre deux extrémités péni-
bles, ou de persister dans sa faute, ou
d'éprouver l'humiliation d'en convenir.
Cependant pour une âme Jionnête^ ibn'y
a pas à balancer : aussi je suis bien sûre
que madame Sauvigné cédera un jour au
besoin d'êlre mère ; c'"est à madame seule
que nous devrons ce miracle.
Pendant que ces dames s'entretenaient
ainsi, MM. de Régeville revinrent. Les
chariots qui portaient les meubles et les
LA JOLIE FERME. X^Of
malles de madame de Ponlhieu, étaient
arrivés ^ et l'abbé Ralel était resté à les
faire décharger. — Il demande , madame ,
dit le comte, en s'adressant à l'amie de
la mère de la famille Sauvigné, que vous
vouliez bien lui dire de quelle manière
vous désirez que l'on place les meubles,
tant au premier qu'au second. Si vous
aviez voulu aller jusqu'à la ferme , il fait
beau.
Madame de Ponihieu. — Je ne suis
pas habillée ; je crains de rencontrer du
monde.
Le Comte. — Vous ne rencontrerez per-
sonne en passant par le parc ; vous y serez
tout de suite.
Madame de Pontkieu. — Il faut faire ce
que vous voulez. Attendez-moi, je vais
remonter dans mon appartement pour
changer de robe ; je suis à vous.
Le Comte. — Le goût de la parure est
le dernier que perdent les femmes, long-
temps après qu'elles n'ont plus la possi-
I/^O lUX JOLIE FERME^
bilité de plaire: elles en cherchent les
moyens, qui souvenj Içiir nuisent plus
qu'elles ne se l'imaginent.
La Comtesse. — C'e$t. votre faute, mes-
sieurs ; vous faites trop de cas des agré-
mens extérieurs pour que nous ne cher-
chions pas à les acquérir, même aux dé-
pens de ceux que le temps n'enlève pas.
Le Comte. — Je connais une femnie
qui a su les réunir, et celles qui lui res-
semblent sont seules des compagnes dé- i
siraibles.
Madame de Ponthieu revient, la robe
attachée avec la ceinture et le mantgau
relevé, une calèche de tafiet;^,|r^j>; avec
un petit parftsol pareil, monté sur une
canne^fi^ès haut^^^pl, tojji c|k^ï|oar ^tra-
verser un chemin de quelques toises , et
^e rendre dans une ferme , au milieu djS^
tous les embarras d'un emménagement. ■
Camille suivait sa maîtresse, l'air aussi
bégueule qu'il le fallait pour lui^ippi^yenir.
Le comte donne le bras à sa voisine. Ma-
li^fbtif^^ERMiÈ:. 141
dame de Regeville le suit avec ses filles ,
qui étaient fort aïses^'dêviiir tout ce que
madame de Ponlhieu avait fait venir dé
Paris. Camille portait les clés de tous les
coffres et de toutes les malles, qui étaient
fort considérables, et contcnaientles choses
les plus curieuses. Madame de Ponthieu,
qui n'avait pas vu son acquisition, ?e fî^ju-
rait qu'elle ressemblait à tous les bâtimens
de ferme qui, ordinairement, constrùiis*
pièce à pièce et à mesure que l'on a be-
soin d'agrandir le local, n'offrent presque
ïjamais rien de régulier; elle fut frappée
d'étonnement, en entrant dans la cour,
de la symétrie qui y régnait.
Un pavé fort large bordait les bâli-
meîis , éf 'pai" sa disposition en pente ^ et
le soin de le tenir toujours propre , on
péwaît, s^iis se mouiller les pieds, faire
le t56ur âè Ik cour. Le fumier se trouvait
autour de l'abreuvoir, où se jouaient les
oies, les èàiiiai'dr et niême une fort lielle
paire de cygnes qui avaient au bord leur
1^2 I^A JOLIE FERME.
niaison; le colombier, bâti en tourelle,
se trouvait au midi ; la fontaine au nord;
l'entrée de la ferme , au couchant , et la
maison, au levant. C'était un corps de
logis double , ayant neuf croisées de face,
et donnant, comme nous l'avons dit, sur
la cour et sur les vergers. Tout ce qui
était Nécessaire à l'exploitation, était au
rez-de-chaussée ; et contre l'usage des
fermes, on trouvait l'escalier à une extré-
mité de la maison , rendant dans un petit
vestibule, où l'on avait placé au fond une
statue de Cérès.
Les deux appartemens du premier et
du second, étaient distribués avec beau-
coup de goût, et étaient extrêmement com-
modes. Au premier, était un antichambre,
un fort beau salon, une très belle cham-
bre à coucher, un cabinet de toilette, une
chambre de femme de chambre et même
un boudoir. Madame de Ponthieu fut en*
chantée de son logement, et ne suppo-
sait pas qu'à cinquante lieuqs de Paris,
LA JOLIE FERME. l43
dans une campagne isolée, on put être
aussi bien.
Le second était composé de moins
grandes pièces , mais pouvait contenir
beaucoup plus de personnes. On choisit,
comme de raison , les meubles les plus
riches pour le premier, que madame de
Ponthieu devait occuper; mais il en res-
tait encore de très agréables pour le se-
cond. Au premier, des tapisseries d'Aù-
busson , un lit , des rideaux de damas
cramoisi, les commodes, les secrétaires
du fameux Boule (i) et de la Chine. Au
second^ tout sera meublé en perses et de
meubles de palissandre.
On descendit dans ce qui était réelle-
ment la ferme. Madame de Ponthieu en
fut très contente ; tout y plaisait par Tor-
dre et l'extrême propreté qui y régnaient.
La mère Jacques et sa famille furent pré-
(i) Un des plus fameux et des plus habiles
ébénistes de ce temps.
!^4 I^:^. JOLIE FERME.
sentées par la comtesse à leur nouvelle
maîtresse j qui les accueillit avec bonté.
Marie se trouvait chez sa mère, et elle
ouvrait de grands yeux en voyant toutes
les belles choses que madame de Pon-
thieu avait fait venir de Paris. Mélanie
dit à la nouvelle propriétaire , que cette
bonne fille servait madame Sauvigne' :
alors madame de Ponthieu demanda des
nouvelles de la famille. Marie assura
qu'elle se portait bien, surtout les demoi-
selles, depuis que leur bonne maman
leur avait envoyé tout plein de parures.
JSIIe chargea Marie de faire ses compïi-
mens à M. et à madame Sauvigne, et de
leur dire qu'elle les attendait ainsi que
leui^ enfans dimanche prochain, jour où
elle viendrait habiter îa ferme.
ONZIEME ENTRETIEN.
Le jour de la fête approchait, et ma
dame Sauvigne ne pensait pas sans or
LA JOLIE FERME. l45-
0ueil que ses jolies, dont rainée avait dix-
huit ans et la cadette seize, seraient les*
plus jolies personnes de toutes celles qui
s'y trouveraient : c'est un frêle avantage
que la beauté, et elle attire souvent plus
de chagrins que de plaisirs ; cependant il
est difficile qu'une mère ne soit pas flattée
d'entendre dire que sa fille est belle, sur-
tout si elle unit cet avantage à tout ce qui
est fait pour intéresser; un esprit cultivé,
un cœur excellent et des vertus que le
malheur a éprouvées 5 et dont mademoi-
selle Sauvigné était sortie victorieuse. La
patience, la résignation, son amour cons-
tant du travail, quel qu'il pût être, pourvu
qu'il fut utile à ses parens; voilà ce qui
distinguait Pauline. Adélaïde avait aussi
de fort belles qualités : on la trouvait plus
orgueilleuse que sa sœur; ayant souffert
avec moins de courage qu'elle ^ souvent
elle ajoutait aux maux réels, tous ceux
d'imagination; elle était plus jeune que
7
l46 lu, jpiljE FERME,
Paplinç, et Texemple parfait de sa sœur
pouvait men suliire pour faire disparaîtra
ces légères taches.
Quant au fils aîné, il avait toutes les
vertus de son père; son courage ^ son ac--
tiyité 5 son intacte probité ; il j joignait
rarné^ilé (k sa mère : enfin, Frédéric:
était un très aimable jeune homme, et
SQO père ne lui reprochait gua de cpnser-
ver un peu trop les manières de la ville*:
i~„,Mpj!i fils, lui disait-il, il faut oublier
que iious avons eu trente mille livres de
rentes ; nous ne sommes plus que de pau--
vres cultivateurs. 11 ne pouvait quitter le^
habits à la française, ses cheveux étaient
fti$^s et poudrés 1 tandis que ses frères,,
beaucoup plus jeunes que lui, trouvaierife
Iça yetemens des gens de la campagne
Iréâ côiùmodes , et les travaux agresl^es
plus agréables , que de passer leur vie à
traduire Horace et Ciçéfon, dont ils ne
sentaient pas encore les beautés : aussi
LA JOLIE FERME. X
s'(3taient-ils bientôt ployés à leur nouveait
genre de vie; ils étaient déjà fort bons
jardiniers j ce que madame Sauvigné
voyait avec chagfin, car elle leur troiï»-
vait de Tesprit naturel. Ils avaient une
mémoire heureuse; il était fâcheux d'em*
ployer ces dons de la nature à bêcher,
fouiller 5 planter du matin au soir. Au
moins, le jour de la fête, elle aura le
plaisir de les voir mis en citadins; mais
elle craint déjà qu'ils n'aient l'air gauche
dans des habits dont ils ont presque perda
l'usage, parce qu'ils étaient encore fort
jejunes, quand leurs parens furent rui-^
né§.
II ne restait qu'un embarras peu ira^
^portant 5 c'était d'avoir quelqu'un pôifr
friser et coiffer ces dames le jour de la
fête : Agathe vint s'offrir, après en avoir
.demande la permission à sa maîtresse; et
eÏÏe fut acceptée avec un grand plaisir.
Victoire voulait aussi venir parer la mère
et les filles ; mais la première la remercia.
l48 LA JOLIE FEUME.
en disant qu'elles se rendraient mutuelle-
ment le service de s'habiller. Le samedi
fut employé en préparatifs chez madame
de Ponlhieu et chez madame Sauvigné;,
mais ceux de la jolie ferme étaient bien
plus considérables. On n'avait point placé
lé lit dans la chambre à coucher, afin que
cette pièce pût servir de salon, et que Ton
mît la table dans celle qui la précédait y
x;ar il est à remarquer que toutes les fêles,
à la cour comme au village, supposent
toujours un grand repas. Le dîner était
pour vingt-cinq personnes , et les cuisi-
niers du château avaient été employés de-
éÏÏî^ trois jours à le préparer : tout ùù
qu'on avait pu trouver de plus recherché
"dans la province, y devait être servi. On
avait fait dresser dans le verger une tentée
sous laquelle on plaça une table de cent
couverts pour les paysans, dont la mère
Jacques devait faire les honneurs.
Dans quelle inquiétude on passa la nuit
du samedi au dimanche! Le jour était
LA JOLIE FERME, ^49
sombre 5 et on craignait la pluie. Dès le
matin, Mélanie , réveillée par les cloches
qui annoncent la fêle, enlr'ouvre le ri-
deau de sa croisée; car l'impatience ne
Jui permet pas de rester dans son lit. Le
disque du soleil n'est point encore au-
dessus de l'horizon , et le ciel ne fait pas
«dater sa splendeur. Mélanie se persuade
qu'il va pleuvoir^ et que le peu de clarté
du soleil annonce une journée orageuse;
elle réveille Sophie pour le lui dire : celle-
^i, ouvrant à peine les yeux, voit ou croit
voir un ciel nébuleux. Mesdemoiselles de
iHégeville se désolent : comment feront
nos jolies voisines ? Il faut que maman
leur envoie sa voiture pour les amener à
la ferme ; et l'aînée allait passer chez la
comtesse, quand elle entendit l'horloge
;du château sonner cinq heures : — Je suis
folle, se dit-elle, il est loin d'être Theure
de partir; et ouvrant sa croisée, elle vit
le soleil dardant ses premiers rayons, et
.le ciel d'un bleu d'azur annonçant aucon-
14
^î5o XA JOLIE FERME.
•^'' ■*.-'... . /.;■.■ .'_ ^ ;, .; ■ ï t .'^
.traire que la journée serait Belle; elle alla
pour le dire à Sophie , mais elle était déjà
yqndormie, Mélanie prit le parti de se
^recoucher; et comme il arrive tVujOurs
que quand mie grande agitation a em-
pêché de dormir une partie de la rihît,
,1a nature reprend ses droits, on s'endort
a lapointe du jour, et puis on se réveille
tard, bien tard ; et c'est ce qui serait arrivé
à Pauline, si Victoire n'était venue lui
dire qu'il était sept heures.
Est-il possible ! et elle se hâta de se
levier et de s'habiller; car madame de
Ponthieu avait dit qu'elle vouîàtt 'aller âe
bonne heure a la ferme, et y ^donner à
déieûner à M. et à rriâdame tle Rëgeyîîte ^
avant que personne ne lut arrivé ; eft quoi-
qïîi ce fut dès neu
dame de Ponthieu avait décidé que l'on
serait tout habillé pour ce moment-là,
afin de n'être pas obligé de revenir au
château.
Quand Mélanie vit madame de Pon-
LA JOLIE FER]\fte. l5l
thieu, elle lui trouya quelque chose dans
la physionomie de plus doux ef de plus
^nsible qu'elle ne Pavait eu jusque-là.
Elle serrait les mains de madaMe de Ré-
^eville avec une vive émotion; elle lui
disait : <^ Ce jour sera le plus beau de ma
vie ! et c'est à vous , c'est au cher conùfe
que je le dois. » Les enfans ne pouvaient
concevoir qu'elle dût tant de reconnais-
:sance à leur famille , pour lui avoir vendu
un bien à sa valeur. On" se 'i^éiid à la
ferme ; la femme Jacques avait eu ordre
^ie préparer le déjeûner; du beurre battu
4ÎÛ malin, fait avec de la crème frâicné'(i),
des œufs nouvellement pondus, dès fraises,
des galettes de fleur de ïarine, et tout
cela, excepté le café, venant du produit
'^'j te' beurre battu du jour peut être fort,
's'il est fait avec de la vieille crème :?c^]f«|, ar-
rive quand on n'a qu'une vache , parce qu'il faut
quelquefois attendre quinze jours pour avoir as-
■■■'■•■ ■ • :lj ,
4$ez de crêmé ^ur mettre dans la baratte.
l52 liA JOLIE FERME.
de la ferme. Madame de Ponthieu trouva
le déjeuner excellent : lorsque le cœur est
content, on n'est difficile sur rien y tout est
à Tunisson du bonheur que l'on éprouve^
Mais qu'a-t-elle donc , me direz-vous,
pour être si heureuse? Je pense comme
Melanie et Edouard : il n'y a rien de bien
merveilleux à acheter un bien à votre con-
venance, quand vous avez de quoi le
>payer; et cependant elle paraît ravie : on
dirait qu'elle a dix ans de moins^ Il n'en
-est pas tout-à-fait de même chez M, Sau-
vigne.
On était inquiet , tourmenté d'une
crainte peut-être ridicule, mais dont les
infortunés ne se garantissent que difficile-
ment. Ceux dont de longues infortunes
ont désenchanté la vie, même à l'âge où
tout doit paraître sous un aspect riant,
ressemblent à ces malades que de longues
infirmités retiennent couchés sur le dos;
ils souffrent et de leurs maux et de l'effet
qu'ils produisent , en leur ôtant la possi-
LA JOLIE FERME. l53
Lilité de sortir de leur lit; bientôt ils sont
couverts de plaies, qui leur causent de
vives douleurs; on ne peut plus les tou-
cher, les remuer, sans leur faire endurer
des angoisses insupportables ; de même
l'homme que la fortune persécute depuis
long-temps, ne voit qu'avec effroi tous
les moyens qu'on lui prépare pour sortir
de l'abîme où la pauvreté l'a plongé :
tout le blesse , son amour-propre est irri^*-
table, sa sensibilité excessive, et ce qu'il
désire , c'est qu'on l'oublie et qu'on ne le
force pas à rentrer en lice avec la destinée
qil'il ne croit pas lui devoir être favorable :
voilà ce qu'étaient M. et madame Sauvigné
et Ies;.aînés de leurs enfans. Ea vain leur
^rand'mère leur avait envoyé les choses
indispensables pour paraître décemment :
cela change-t-il leur sort? n'en sont-ils pas
moins condamnés à l'oubli, à un travail
:sans gloire? Ses filles n'ont point d'ave-
nir, et ses fils ne pouvaient en avoir qu'en
s'éloignant de la maison paternelle. Sera-
^54 Ï^A JOLIE FERME.
ce parce que ces aimables jeunes gens
auraient assisté' t'"une fêle champêtre,
qu'ils seraient plus riches, plus heureux?
et ne rapporteront-ils pas dans leur pau-
vre habitation le regret de n'avoir pu être
propriétaires de la jolie ferme 5 et celui
de n'avoir plus les jouissances du luxe ,
qu'ils commençaient à oublier, et que Ton
dit que madame de Ponlhieu a rapportées
dans cette charmante retraite? Marie en
avait fait une peinture qui paraissait exa-
gérée , mais qui enfin avait une appa-
rence de vérité. Ainsi, c'était avec une
sorte d'inquiétude que M. et madarâe Sau-
5!igné avaient vu naître le jour tant désiré
par leurs plus jeunes enfahs, mais dont
la tristesse des parens troublait la joie, et
on n'osait les faire souvenir qu'il était près
de midi ; enfin on se décida à partir.
LA JOLIE FERME. l55
DOUZIEME ENTRETIEN.
On s'ennuyait à îa ferme de ne pas les
•^oir venir* et le comte et son fils, pour
seconder l'impatience de madame de Pon-
^»thieu , vinrent au devant d'eux ; ils les
trouvèrent au moment où ils étaient près
de sortir. Le comte offrit son bras à ma-
dame Sauvigné, et toute la famille sui-
vait : on avait peine à la reconnaître, tant
<!lle était embellie par la parure. â^/i^
Le Comte. — Vous allez, madame,
causer une grande satisfaction a madame
'>^e Ponthieu : celle de voir réunis autour
d'elle les enfans de madame Sauvigné;
-c'est pour elle, je vous jure , une joie ex-
trême.
^ Madame Sauvigné. -^^ Elle est beau-
coup trop bonne de prendre tant d'inlé-
rêt à des êtres qui ne peuvent lui être
bons à rien.
Le Comte. — Et croyez-vous, madame,
qu'on ait besoin d'autre raison pour être
l56 3LA JOLIE FERME.
utile à ses semblables, que le plaisir réel
qu'on en reçoit ? vous ne le pensez pas ,
madame ; vous qui en trouvez tant à sou-
lager les malheureux , à les consoler dans
leurs peines. Pourquoi madame de Pon-
ibieu n'aurait-elle pas le même plaisir à
voir réunie une famille aussi respectable,
qui a tant souffert?
Madame Sauvigné. — Je ne veux point
m'occuper de ces tristes souvenirs; cela
«
m'empêcherait de me prêter aux amuse-
mens de cette journée , où je ne vous ca-
che point que je ne mets d'intérêt que pour
jnes enfans , qui peuvent trouver dans
madame de Ponthieti un appui auprès de,
leur aïeule.
Le Comte. — Elle en sera un plu$ puis-
sant que vous ne ponvez l'ima-o^iner. Elle
me parlait de vous, madame, avec une
admiration extrême; et elle ne prononce
pas votre nom, sans que ses yeux ne se
remplissent de larmes.
Madame Sauvigné. — Voilà, dussiez-
LA JOLIE FERME. 167
».
VOUS me regarder comme au moins aussi
originale que mon mari, ce que je ne
peux comprendre ! Qui peut donner à
madame de Ponlhieu tant de sensibilité
pour nous? je l'en remercie de tout mon
cœur; mais je suis forcée de vous dire
que je serais faGhée qu'elle nous aimât
trop ; car nous avons tellement concen--
tré nos sentiraens entre nous, qu'il est
impossible quenous aimions vivement une
étrangère.
Le Comte. — Vous aimerez madame dé
Ponthieu tout autant qu'elle vous chérira r
ne vous défiez pas sur cela de la sensibi-^
lité de vos cœurs, ils ne peuvent être in-
grats. ^
Cette conversation se passait en avan--
çant vers la jolie ferme; Edouard et Fré-
déric causaient affectueusement; raùlîrie
et Adélaïde étaient à côté de leur mère, et
entendant ce qu'elle disait à M. de Rége-
ville, elles l'approuvaient et trouvaient
qu'elle avait raison^, et que leurs senti-
rnens étaient d'accord avec ceux de Lucilc^,,
quand ib furent arrêtes dans leur m^çhe.
piiricelle des habilans de S^int-Lp,> gui
tous, en habits de fête et chamarrés d%^
rubans, portaient des guirlandes ,<|ç.jpeui:^^l
dont ils couvrirent la famille Sauvigné. .
Une.musique champêtre des plus agréa^r
blesse fit entendre; elle était interrompu^
par des décharges de mousqueterie r,
— Qu'est-cje , dit M- Sauvigné , ^u^.^pqs;
veulent ces braves gens? ils se trompent^,
la fête est pour madame de Ponthieu , et
nullement pour nous^^. ^
Le Comte.— Ils exécutent ses ordres;
et il fallait bien qu!il|,§y^fs%s^i^ p^ég^
der par les paysans , qui paraissaient en-^
chantés de les voir si braire^. ..^^^^^^^
On arriva enfin dans la cour, où ma--
dame de Rége ville , Mélanie çt douze
datoes des environs , tout^,\^[^s ^4AA^f^
fêtas blanc, avec de rubans roses, bleus,
jaunes, suivant leur âge, présentèrent
des bouquets à mesdames Sauvigné, et les
LA JOLIE FERME^- 1 Sg
conipTiméiitêrent en très jolis vers dont
la pensée était : que le Ciel éprouvait ceux
qu'il voulait récompenser de leur patience
dans les tribulations qu'ils avaient souffer-
tes. Tout cela était autant d'énigmes
pour lëé enfans de l'amie de madame de
Ponlhieu. Ils ne pouvaient se livrer avec
une certaine confiance à ces pronostics ,
qu'ils regardaient comme des chimères.
Cependant on les invite à monter chez
madame de Ponthieu, qui ne paraissait
pas.
La Comtesse s' approchant de madame
Sativighé. — C'est ici, madame, que vous
allez donner la mesure de la fermeté de
vStre caractêîê^ îliie suffit pas ae savoir
supporter le malheur , il faut encore être
disposé à soutenir avec égalité d'âme
toutes les chances de la vie.
"Madame S auv igné. — Il me paraît, d'au-
près ce qui nous est annoncé , qu'elles ne
seront pas fâcheuses : en vérité , tout est
ici énigmatique ; mais, sous votre égide.
l60 I^A JOLIE JFERME.
le mot ne peut être qu'avantageux pour
ma famille.
Ou monte les degrés , on traverse l'an-
licliambre, la perle du salon s'ouvre; ma-
dame de Ponthieu est assise en face le
curé ; l'abbé Ralet , M. Roux, et M. Mas--
solier sont auprès d'elle; mais Auguste ne
les voit pas, un seul objet Fa frappé, il
s'élance vers lui , tombe à genoux , et s'é-
crie : O ma mère , ma mère ! et il presse
les genoux de celle que nous avons jus-
qu'à présent appelée madame de Ponthieu,
et qui n'est autre que madame Sauvigné
la mère ; sa bru et ses enfans ont imité
M. Sauvigné; ils sont tous aux pieds de
celle qui lui a donné le jour. Elle ne sait
à qui adresser ses premières caresses -^ elle
les relève tous, les serre contre son cœurj
elle retrouve avec transport les premières
émotions qu'elle a ressenties pour ce fils,
que son orgueil lui avait fait clroire si long-
temps coupable, pour s'être uni à une
femme belle et vertueuse. C'est surtout
auprès d'elle qu'elle veut réparer ses torts.
Elle rappelle sa fille, sa chère et esti-
mable fille. Elle sait que c'est faire plus
pour son fils que ce qu'elle pourrait lui
lui dire à lui-même; car, qu'est-ce qui
peut faire plus de plaisir que de voir hono-
rer, chérir ce que l'on aime? elle donne
:â chacun de ses petits -enfans un témoi-
gnage d'affection , mais surtout elle dis-
tingue Pauline et Frédéric.
Lorsque les tendres et vives émotions
xîommencèrent à se calmer, M. et madame
«de Régeville, leurs aimables enfans et
leurs amis , qui avaient pris part à cette
précieuse réunion , eurent d'Eléonore ,
chacun en particulier , un mot plein de
grâce, d^esprit et de sensibilité ; car per-
sonne ne savait comme elle saisir l'à-pro-
pôs : chacun était curieux d'apprendre
comment tout~à*coup madame Sauvignê
était devenue si tendre^ si affectueuse
pour un fils dont elle ne voulait pas même
entendre parler; mais elle leur dit : Je
7-
<^3r
6ati§ferai votre curiosité : j'ai trop désiré
de rendre liommage à tQutce qup je;dois
k M. et à madame deRégeville, pour a'en
jfjas. ^isir rocQafiqn,,avi?G,çmprQs§Q|]|ii3pt ;
mais comme ce récit est en quelque sorte
l'histoire entière de ma vie, il me pren-
j^sâx^ aujourd'hui trop de temps. Cette
journée- ci est tout entière consacrée au
bojxlieur : n'y mêlons point 4e, douloureux
souvenirs; car il n'y en a pas de plus tris-
tes que ceux de nos fautes , et j'en ai de
grandes à me reprocher.
Auguste^ avec vivacité. — - Ma mère,
ne parlons que de vosJbif^fejJa^.^p, j*ç-
tour de votre tendresse pour vos enfanë,
qui consacreront toute leur vie *yy^#s
chérir, à vous respecter.
Madame Saavigné la mère. — Mon fils ,
il est utile que l'on conwfiiss||4e.s motifs
de ma conduite; cette révélation appren-
dra à ceux qui l'entendront , à quel point
ïa passion aveugle sur les plus importans^
des devoirs, eu écartant l'être né poui?
^'la vertu hors du sentier de la justice;
mais, je vous le répète, nous remettrons
ces détails dans deux jours. Aujourd'hui,
après avoir rendu à Dieu de solennelles
actions de grâces pout lés bierïfàits dont
il m'a comblée , nous reviendrons ici
^prendre part, au moins par notre pré-
^sence, à la joie naïve de nos enfans, qui,
^^près le dîner, se mêleront aux danses et
-laux jeux des bons habilans de Saîfil-Ij8^
On approuva ce plan, et on se rendit à
l'église, ou le cure avait devance pour
faire parer l'autel où il devait chanter
rhyhine d'actions de grâces, et prier pour
des deux familles qui comblaient ses pa-
roÎBsienë de bonté.
Madame Eléonore Sauvigné marchait,
entourée de ses nombreux enfans , aux^
quels se mêlaient ceux de madame de Re-
geville, qui semblaient ne former qu'une
famille, brillans les uns et les autres de
Téclat de la jeunesse et des grâces, sur-
tout par Texpressioii touchante de vertus
l6A I.A JOLIE FERME.
v ^' ■ ~ - . - - -
et de l.a sensibilité. Les douze dames sui-
vaient ce groupe 5 et accompagnaient la
comtesse , qui donnait le bras à M. Mas-
solier, ce digne fonctionnaire public, dont
le zèle et l'attachement pour la famille
Sauvigné^ avaient paru, dans toutes les
circonstances, mériter bien cet honneur.
M. Le Roux marchait près du comte , à
qui il n'avait cessé de donner des marques
constantes de son dévouement. Ainsi, ces
respectables plébéiens trouvaient à Saint-
Lô des amis sincères, qui, malgré les dis-
tinctions qui existaient alors, n'en témoi-
gnaient pas moins d'égards à ceux dont
ils honoraient les vertus.
Le digne M. Ralet semblait dire , par
la pieuse hilarité peinte sur sa physiono-
mie, que les vertus mondaines suffisent
rarement pour changer les cœurs , et que
cg miracle n'appartient qu'à la religion.
Ce cortège arriva à l'église, et y fut
suivi de tous les habitans de Saint-Lô,
qui prirent tous une part sincère au bon-
LA JOLIE FERMBï^ l65
heur de M. Sauvigné et de sa famille ,
dont ils avaient plaint les malheurs.
On revint dans le même ordre à la
ferme , que l'on visita dans tous ses dé-
tails qui faisaient honneur à l'intelligence,
à Tactivité et à la propreté de la famille
Jacques. On monta de là dans l'apparte-
ment de la bru et du fils, où leur mère
s'était plue à réunir tout ce qui pouvait
leur être commode et agréable. Ils ne
cessaient l'un eL l'autre de témoigner leur
reconnaissance à madame Sauvigné et à
madame de Régeville, à qui ils devaient
tant de bonheur. On vint avertir que le
dîner était servi; il fut excellent, et la
plus douce cordialité y présida : le reste
de la journée se passa comme Eléonore
l'avait dit, à danser et a des jeux pour
tous les âges. Chacun y prit part^ prin-
cipalement Sophie et les jeunes fils de
M. Sauvigné, qui sautèrent , coururent
tout le soir, mais a qui, cependant, on
ne permit pas de veiller. Les habilans de
:t66 'mmjM'^EmE.
Saint-Lô avaient un fort beau dîner; ce
fut la mijaurée i\gathë qui fitieis honneurs
du repas aux paysans et aux femmes de
madame de Régeville, qui ne dédaignè-
rent pas de s'y asseoir. La fête finie, la
mère et les enfans se trouvèrent seuls sous
le même toit; et au réveil, le lendemain
matin , ils furent heureux de leur bon-
hetir Teciproque. On déjeûna en famille,
et on se rendit à midi au château, où une
fête était préparée ; elle fut brillante , et
^e termina par un fort beau feu d'artifice,
et l'illumination du parc ; on dansa jùs-
^^'au jèîtîr. il fallait donc donner tout le
lendemain au repos; et enfin, le jour sui-
vant, on se réunit dans un bosc|;ùet d'ar-
Bres odoriferâhs^ que la saison embellis-
sait alors de fleurs nouvelles; madame
Sau vigne la mère commença ainsi le récit
que ses enfans et leurs amîs désiraient
vivement d'enléndre :
Uistaire d'Eléoiîore de Mantbrun^ veuve
de M. Sauvigné ^ receveur-général des
finances.
C'est un don funeste qu'une grande
beauté , parce que l'on se persuade faci-
lement qu'avec elle on peut se passer de
tous les autres. D'ailleurs elle n'a point ,
comme différentes qualités, besoin 4,6
temps ni de circonstances pour se faire
connaître. Elle plaît à tou^ lçs,ji^ux ^ e^le
reçoit les hommages de tous les hommes,
de toutes les classes, de tous les âges; c'est
un murmure aussi flatteur que continuel,
^ue l'on entend autour de soi. Enfin , la
vanité n*a pas un instant de repos ; san^
cesse de nouvelles attaques provoquent
l'amour-propre; et remarquez qu'elle s'an-
nonce à l'âge où la raison est à peine déve-
loppée, où toutes les impressions sont les
plus profondes. Une belle et jeune per-
sonne, enivrée du funeste encens qu'on lui
l68 ïiÀ JOLIE FERME.
prodigue 5 si un guide éclairé ne vient pas
à son secours, perd son jugement : il est
faussé pour le reste de ses jours ; car elle
se persuadera qu^êlre belle est tout.
On n'accusera pas une femme de
soixante ans d'avoir la sotte vanité de se
plaire à direy 'ai été belle^ quand il n'en reste
plus aucune trace , comme si le passé pou-
vait vous toucher encore. Je le dis donc
avec franchise , j'ai été une des plus belles
femmes de Paris, et la plus adulée qu'on
puisse imaginer. Aussi ce frivole avantage
m'a été plus nuisible qu'aucun autre.
Ma mère, qui n'avait point été jolie,
trouvait que les hommages qu'on me ren-
dait, la dédommageaient de n^en avoir
jamais reçu, et qu'ayant donné le jour à
mie créature si parfaite, c'était pour elle
un mérite personnel , dont elle savourait
toute la douceur ; elle ne s'occupait donc
que de me faire valoir ; la recherche de
ma parure, à l'âge où, même sans beauté,
on n'en a pas besoin, faisait l'objet de ses
LA JOLIE FERME. 1 69
complaisances ; autant elle était simple
et négligée dans la manière de se aietire,
autant elle voulait que je fusse magnifique,
quoique sa situation ne le 1 ui permît guère ;,
car le ciel qui, disait-on 5 m'avait dotée
par les agrémens de la figure (i), n'avait
pas cru nécessaire de m'accorder ceux de
la fortune. N'importe, ma mère me me-
nait sans cesse à toutes les fêtes , au spec-
tacle ^ me faisait remarquer de ceux qui^
selon elle, ne s'en occupaient pas assez;
et elle m'aurait plutôt confiée à un in-
connu pour me faire placer au premier
rang, que de souffrir que je ne fusse
pas en évidence ; et quelquefois cela me^
faisait juger très défavorablement. Enfîa
elle fit tant, que M. Sauvigné, receveur-
général des finances , et alors en grande
(1) On voit que malgré ce que disait madame
Sauvigné, elle répète, avec affectation et la plu5>
grande complaisance, qu'elle avait été belie^
Vanité des vanités , tout n'est que vanité.
8
170 LA JOLIE FERME.
faveur auprès du ministre, devint éper-^
duement amoureux de moi, et me de-
manda en mariage. H avait hérite de son
père, outre sa charge, de 3o,ooo fr. de
rentes. Il avait du mérite et un extérieur
qui ne repoussait pas : pour un bourgeois^
on pouvait dire qu'il était bien; mais ce
n'élait pas une chose faite. Si ma mère
était fîère de mes charmes, mon père
rétait bien plus de ses parchemins, et il
ne pouvait supporter que mademoiselle
de Montbrun épousât le petit- fils d'un la-
boureur j et moi, je l'avouerai, prendre
un nom où il ny aurait pas un de^ me
paraissait la chose la plus fâcheuse; mais^
enfin , ma mère avait fait tant de dépenses
pour me faire paraître dans le monde avec
éclat, qu'elle fut obligée d'avouer à mon
père qu'elle avait contracté des dettes,
qu'elle ne savait comment les payer, et
dont M, Sauvigné se chargeait, si on lui
accordait ma main. Mon père, après avoir
jeté feu et flammes, consentît à notre
LA JOLIE FERME. I7I
union , qui ne fut jamais heureuse. Vaine,
coquette, orgueilleuse, je cherchais, en
me laissant entraîner au tourbillon, à
remplir le vide de mon cœur. Ma len--
dresse pour mon fils vint l'occuper, lors-
que je ne le fus plus par le désir de plaire;
mais alors l'ambition obscurcit encore
mes lumières naturelles. Je ne rêvai plus
qu'au moyen de faire quitter a mon fils le
nom de son père, et de lui obtenir le
droit de porter le titre d'un marquisat,
que je voulais que M. Sauvi{jné achetât,
à quelque prix que ce fut, pour cet en-
fant que je regardais comme ma plus
chère espérance. Vous savez que, loin de
seconder mes vues, il épousa la compa-
gne vertueuse , qui seule l'a aidé à sup-
porter les maux dont je fus cause. Vous^
n'ignorez pas l'issue de cet événement,
4ont je ne crus pouvoir me venger, qu'en
cessant de m'occuper de lui, et en me;
conduisant comme ayant cessé d'êlre mère:
Je voulais jouir de tous les plaisirs que
l'jZ I^A JOLIE FERME.
pouvait offrir la société. Je n'étais plus
jeune; je me liai avec des gens de lettres,
je devins bel esprit ; et comme les philo-
sophes, en prêchant la sobriété, sont en
p*énéral assez gourmands , je voulus avoir
une table très recherchée ; on sait à quelles
dépenses elle entraîne. En perdant les
agrémens de la première jeunesse, j'eus
besoin d'une toilette plus magnifique, et
par conséquent plus dispendieuse. Le
caissier de M. Sauvigné, qui me devait sa
place, me donnait tout l'argent dont j'a-
vais besoin , et le remplaçait par des bil--
lets dont, à l'échéance, il payait un gros
intérêt. Cependant il m'avertit qu'il fal-^
lait apprendre à mon époux le désordre
de sa caisse, dont j'étais la seule cause. Je
ne le voulus point, et je crus pouvoir ré-
parer ce désastre en tentant la fortune.
Je jouai , et je perdis des sommes assez;
considérables. Le caissier me fournissait
toujours de l'argent ; mais enfin, il me
déclara un jour que le lendemain, si je
LA JOLIE FERME. 170
ne parlais pas, il parlerait. Cette menace
me fît trembler, mais il ne put refFec-
tuer. M. Sauvigné tomba malade dans la
nuit même ; il ne fut plus /possible de lui
parler d'affaires, il avait une fièvre mali-
gne et un délire continuel; il succomba
le quarantième jour, sans avoir repris un
inslant la connaissance. A sa mort , je me
serais trouvée réduite à la misère, sans
mon fils, qui n'a fait que son devoir, dit
Auguste. — Avais'je fait le mien? Mais
poursuivons : Plusieurs années se passè-
rent. Je me consolais difficilement de la
perte de ma fortune, car celle que mon
fils m'avait assurée, quoiqu'elle fût en-
tièrement due à sa générosité , n'était pas
suffisante pour vivre dans le monde. Je
me retirai à Tabbaye de Panthemont, où
je me faisais appeler madame de Mont-
ùrurty et -où je vivais en société avec des
femmes de la cour; on me crojait veuve
d'un homme de qualité, et^ pour rien au
monde, malgré le désir que j'en avais
Î74 '^^ JÔtiE FERME.
quelquefois au fond du cœur, je n'aurais
voulu revoir ce fils qui n'était pas même
gentilhomme, et qui, s'il l'avait été, au-
rait dérogé (i), ayant pris Télat de son
beau-père : comment convenir que j'étais
sa mère ?
M. Leroux venait exactement m'ap--
porter le quartier de ma pension; il me
parlait de mon fils ; je signais ma quit-
tance et ne répondais pas; enfin je restai
dans celle éiat d'insensibilité jusqu'au
moment où je reçus la lettre de mon fils;
elle m'irriîa, ne la prenant que pour une
ironie. La colère qu'elle me donna , al-
luma mon sang , et je tombai dangereu-
(h) On perdait la noblesse lorsqu'on était mar-
chand détaillant , et par une bizarrerie de nos
anciennes coutumes, le roi la donnait tous les
ans aux deux plus habiles négocians en gros :
comme s'il ne fallait pas vendre par partie ce
qui est en magasin. Pourquoi punissait-on dans
i'ua ce que l'on récompensait dans Taùtre ?
LA JOLIE FERME, 176
sèment malade. Je passe sous silence les
sollicilalions qui m'avaient ëtë faites de
me réconcilier avec Auguste , et aux-
quelles je n'avais fait aucune attention ;
mais les approches de la mort m'ou-
A^rirent les yeux. Je jugeai ma conduite
comme je devais craindre qu'elle le fût
parle juge suprême , et je promis à celui
qui tient dans ses mains le fil denosjours,
que si je revenais à la vie, je réparerais,
autant qu'il serait en moi, le mal que j'a-
vais fait à mon fils. Dieu daigna recevoir
ce vœu , et me donner le moyen de le
remplir plus exactement que jamais je ne
pouvais l'espérer.
J'étais à peine en convalescence , que
M- le comte deRégeville me fit l'honneur
devenir chez moi avec M. Massolier, et
il me proposa l'acquisition de la jolie
ferme. J'étais déterminée à y consentir,
malgré les sacrifices qu'il me fallait faire
pour me réunira ma famille, qui eût été
assez mal à l'aise, et obligée à un travail
l'^G LA. JOLIE FERME.
encore ^fort pénible ; mais j'avais appris
avec un grand chagrin, que ma bru avait
€té très mal , et que c'était en mon nom'
que M, le comte de Régeville , car il faut
bien que vous îe sachiez , avait trouvé le
moyen de lui ôter une partie delà fatigue
qu'elle éprouvait depuis qu'elle habitait
Saint-Lô.
M. Sciuvjgné. ' — Quoi! M. le comte ^
c'était vous qui me faisiez payer cette
rente de 600 fr. ?
Le Comte. — J'avais espéré que madame
votre mèfe ne parlerait pas de cette mi-
:sère, dont au surplus j'ai été entièrement
remboursé par elle : ainsi que votre amour-
propre 5 monsieur, qui est aussi un peu
chatouilleux, ne s'alarme point !
M. Sauvigné. —Non , ce sentiment ne
peut tenir contre une si touchante géné-
rosité. Puis-je donc oublier que c'est à
cette ruse que je dois la santé , peut-être
la vie de ma chère Lucile !
Le Comte. — Qui n'aurait pris à elle un
LA JOLIE FERMEV ^ I77
vif intérêt? mais laissons continuer ma-
dame Sauvigné.
Le jour que ces détails me furent don-
nés par MM. Massolier et Leroux, je reçus
une lettre de Brest, qui m'apprenait que
le vaisseau marchand le Prudent y était
entré dans le port avec une riche car-
gaison 5 dont une grande partie m'appar-
tenait. En effet , un frère de ma mère
avait passé avec un de ses neveux dans
rinde, où il avait fait une grande fortune*
Il y est mort , et a institué mon cousin
son légataire universel, et m'a laissé cepen-
dant 30O5O00 fr. en argent de France, qui-
devaient être prélevés d'abord sur tout le
bien , chargeant son neveu , dont il con-
naissait toute la loj^auté , de l'exécution
de son testament.
En effet , les intentions de mon oncle
ont été exécutées avec la plus parfaite exac-
titude , et ce legs que je n'attendais pas^
est arrivé sans le moindre retard ; alors
j'ai dit à M. le comte, qui me demandait
^
1-^8 I^A JOLIE FERME*
à quoi je me décidais , que je ne chan-
gerais rien à mes premiers plans ; seule-
ment je priai M. de Régeville de me per-
mettre de rembourser en entier tout ce
que la jolie ferme lui avait coûté , et je la
donne à ma bru pour la dédommager des
sacrifices qu'elle a faits sur la succession
de son père, pour liquider celle de mon
mari. J'ai conservé mon mobilier, ma vais-
selle , mes diamans , que j'aurais vendus
pour payer en entier ce bien. Le reste de
ma fortune sera à mon fils. Je ne lui de-
mande que de prélever 50,000 fr. pour la
dot de Pauline ^ lorsqu'elle rencontrera
un homme digne d'elle , et que ses plus
jeunes frères soient envoyés à Rouen pour
reprendre leurs études. Quant à Frédéric,
en le laissant s'occuper de l'agriculture ,
je crois lui assurer des jouissances plus
tranquilles, et conserver à son père un ami
précieux. Pour moi , je renonce à jamais
à Paris , et veux finir mes jours dans cette
douce retraite, où je verrai arriver les
LA JOLIE FERME. l'Jg
infirmités de la vieillesse sans les redouter;
puisque les soins de mes enfans les adou-
ciront, et qu'en mourant je pourrai me
dire : Mes derniers jours ont été les plus
beaux de ma vie, puisque ce sont les
seuls où j'ai rempli les devoirs impor-
tans de mère , et goûté la douceur de
l'être.
Tous ses enfans rassurèrent qu'ils se
flattaient que le ciel leur accorderait le
bonheur de la poséder encore de longues
années , pour lui prouver leur amour et
leur respect.
Sophie, qui avait fort à cœur de savoir
comment les robes et les habits s'étaient
trouvés si bien pour chacun de ceux pour
qui ils étaient, ne put s'empêcher de le
demander à Eléonore, qui convint que la
comtesse , qui était dans la confidence ,
avait eu par Marie les modèles des robes
et des habits qu'elle prenait chez madame
Sauvigné, dont Victoire se servit pour
faire des patrons que l'on envoya à un
l8o XA JOLIE FERME.
tailleur el à une ouvrière , qui les ont
faits ainsi. Vous vojez^ ma chère petite,
que tout cela n'est nullement diaboli-
que.
La famille Régeville , le curé , l'abbé
E.alet et leurs amis de Paris, félicitèrent
îa mère et les en fans d'être rendus les
uns aux autres. Depuis ce jour, les deux
familles furent constamment unies, et
étaient presque toujours ensemble, soit
au château, soit à la jolie ferme. Il existait
une grande émulation entre les enfans,
tant pour exquérir des connaissances
utiles, que pour croître en sagesse. So-
phie remercia madame Sauvigné de la
complaisance qu'elle avait eue de lui ex-
pliquer ce mystère.
Madame Sauvigné la mère vécut fort
vieille , et renonça de bonne foi à l'am-
bition et à l'orgueil. Comme les années
l'avaient forcée à renoncer au vain désir
de plaire , son fils et sa bru lui rendirent
les soins les plus toucbans, Leurs enfans
LÀ JOUE FERME. l8
suivirent leurs exemples, et Lucile et son
époux trouvèrent dans leur tendresse la
récompense de ce qu'ils avaient fait pour
leur mère. Il en fut de même de ceux de
M. de Régeville, qui, élevés dans les sen-
limens les plus vertueux , après avoir été
formés loin des dangers du monde , y
brillèrent ensuite moins par leurs rangs
que par leurs qualités personnelles.
Ainsi Dieu bénit ces deux maisons. Le
château de Saint-Lô, qui était regardé
comme protége&nt tous les malheureux
de la contrée, conserva long-temps le-
clat qu'il avait reçu de ses anciens pro-
priétaires. La jolie ferme rappelait avb
vieillard, qui le redisait à ses enfans^
par combien d^épreuves la famille Sau-
vigné avait passé pour parvenir à une si-
tuation douce et heureuse ; et en parlant
de Pauline, de sa mère, que la plus vive
tendresse unit jusqu'au dernier jour, car
mademoiselle Sauvigné survécut de peu
d'années à celle qui lui avait donné la
l82 I^A JOLIE FERME.
vie, il disait : Si après leur réconcilialion
avec madame Sauvigné, elles ont été
riches et heureuses, on peut bien dire
que c'était la Vertu récompensée^ ^
stii^Dsiisas
D'UN ERMITE.
IIIS ronflllES lYî \ KR^lITE
.^
i
/^^%'t^^^Sf t2^>^<^;^ yi/zr o c^^i^Z^^^iLJ^
L'ORGUEIL VAINCU PAR L'ADVERSITÉ
PI
LA VERTU ENSEIGNÉE PAR L* EXEMPLE.
Madame Clevelan allait un dimanche
malin, visiter, suivant sa coutume. Té-
cole établie depuis peu pour les pauvres
de la paroisse , lorsque d'un élégant équi-
page qui passait rapidement près d'elle,
elle entendit une femme s'écrier: C'est
ma tante ! c'est elle \ j'en suis certaine.
Xe carrosse aussitôt s'arrête ; un domes-
tique qui était à cheval mit pied à terre,
et ayant ouvert la portière , deux jeunes
personnes, dont la plus âgée paraissait
avoir quinze ans et l'autre une année de
moins , sautent précipitamment de la
Toiture, et, courant après madame Cle-
velan, lui disent en l'embrassant: Sûre-
ment, madame, vous ne pouvez avoir ou-
blié Emma et Elise,
8.
l86 HISTORIETTES
Mes chers enfans, mes bonnes nièces ,
dit cette aimable femme en les pressant
tendrement contre son cœur , que de
plaisir me procure cette rencontre impré-
vue ! Je ne vous remets encore vraiment
pas ; vous êtes tellement changées depuis
quatre ans que je ne vous ai vues, que je
serais 5 je vous jure, passée devant vous
sans me douter que vous fussiez mes
nièces. Mais où est M. Fitz-Henry ? pour-
quoi voyagez- vous sans lui?
Cette lettre, ma chère tante, répliqua
Emma Fitz-Henry, en tirant un grand
paquet de sa poche , va vous instruire de
tout, et mettre à répreuve cette tendresse
que vous avez pour nous et que vous
tenez de notre chère maman comme
vous Tavez souvent dit à notre père. Si
quelque chose était nécessaire pour ré-
veiller en moi cette tendresse , ce serait
la ressemblance frappante que vous
avez avec votre respectable mère. Mais
M. Fitz-Henri ne pouvait me donner une
t>'UN ERMITE. 187
plus forte preuve de son estime et de son
artiitié , ni me faire un plus grand cadeau,
qu'en vous confiant à mes soins , et si les
circonstances répondent à mon attente ,
nous ne nous séparerons pas de sitôt.
Mais retournons au château; vous devez,
mesenfans, après un aussi pénible voyage,
avoir besoin de vous rafraîchir.
Madame Clevelan fit servira ses nièces
^U café , des fruits et des gâteaux, et se
retira ensuite dans son appartement pour
j- lire la lettre que lui avait remise sa
nièce. Mais quel fut son étonnement
loi*squ'ellé vit que M. Fitz-Henry avait
accepté le gouvernement d'une île dans
les Indes Orientales , et que ne sachant
pas si ce séjour pouvait convenir A de
jeunes personnes, il avait pris le parti de
confier ses filles à madame Clevelan,
jusqu'à ce qu'il ait pu s'en assurer lui-
même.
Celte nouvelle la^surprit et l'affligea ;
elle commença à craindre que ce qu'on
^SS HISTORIETTES
lui avait appris des extravagances de son
beau-frère depuis la mort de son aimable
femme, ne fût que trop vrai, et pensa
qu'il n'entreprenait ce voyage que pour
réparer les brèches considérables que le
jeu avait fait à sa fortune.
A la mort de madame Fitz-Henry, ma-
dame Clevelan avait témoigné un grand
désir d'avoir ses nièces ; mais leur père
n'avait pu y consentir, parce que, disait-
il, il ne pouvait vivre sans elles. Il les
mit d'abord en pension à Queen-Square,
€t il les faisait venir chez lui tous les
samedis ; mais il y avait à peine six mois
qu'elles y étaient, qu'il prit pour elles
une gouvernante française^ et dès ce mo-
ment elles ne le quittèrent plus.
Depuis la mort de madame Fitz-Henry,
sa femme-de-chambre avait tenu la mai-
son; c'était par madame Langlane que
madame Clevelan avait été instruite du
train brillant que menait son frère. Ses
iiièces lui écrivaient bien quelquefois.
d'un ermite. 189
mais comme leurs leUres étaient évidem-
ment de la façon de leur gouvernante,'
elles ne lui avaient jamais fait un bien
grand plaisir.
Madame Clevelan ne pouvait revenir
de l'étonnement où Pavait jetée ce qu'elle
venait d'apprendre, et tout en cherchant
à en deviner la cause, elle resta fort long-
temps dans son cabinet de toilette sans
s'en apercevoir, et elle y fut restée encore
davantage si le bruit que firent ses nièces
en frappant à la porte ne l'eût tirée de
sa rêverie.
Eh bien, ma tante! lui dit Élise, que
pensez-vous du projet qu'a formé mon
père de passer aux Grandes-Indes? — Je
pense, ma bonne amie, reprit madame
Clevelan, que j'y gagnerai beaucoup, et
j'espère que vous n'y perdrez pas. Cepen-
dant, je ne puis vous dissimuler ma sur-
prise devoir une personne jouissant d'une
fortune aussi considérable que votre père,
renoncer à son pays et à ses plus chères
Ï^O HISTORIETTES
affections , dans la seule vue de ràûg-
menter encore.
Sa fortune est sans contredit considé-
rable, dit Elise, mais je suis portée à
croire qu'il en a dissipé une partie : c'était
du moins l'opinion de madame Lemoine,
qui en savait là-dessus plus que moi. Au
moment même> le carrosse de ladj Luton
s'arrêta devant la porte , et madame Gle-
velah se dispose à la recevoir et à lui présen-
ter ses nièces* Aussitôt après le dîner, ma-
dame Clevelan invita Emma et Elise à l'ac-
compagner à l'école du dimanche en leur
disant que leur arrivée Tavait empêchée de
sy rendre, car elle était en chemin au mo-
ment où elle eut le plaisir de les rencon-
trer. A l'école un dimanche! dit Emma, ah
madame! je pensais qu'à une aussi grande
distance de la capitale, on avait trop de
dévotion pour s'occuper un dimanche ; au
surplus, celte méthode est excellente, et
je suis presque sûre que ce sont les parties
de cartes qui se font à Londres qui ont
D UN ERMITE. IQl
fait naître aux paysans la pensée de s'oc-
cuper un jour que leurs aïeux passaient
entièrement à chanter des psaumes et à
prier.
J'espère 5 Emma, dit madame Cleve-
lan en îa regardant d'un air sévère, j'es-
père que voire père n'a pas voulu , dans
un âge aussi tendre , vous plonger dans
un vice destructeur de tout sentiment de
piété et de vertu.
Comment, madame! dit Emma, avez-
vous donc oublié mon âge? je puis vous
certifier que j'ai pendant quinze mois au
moins présidé à une table de jeu.
L'étonnement où cette réponse avait
jeté madame Clevelan éclata dans ses re-
gards ; elle expliqua à ses nièces ce qu'on
faisait le dimanche à l'école , et leur de-
manda une seconde fois si elles voulaient
l'accompagner.
Nous sommes, madame, bien sensibles
à votre politesse, dit Emma d'un air em-
barrassé ; mais comme je ne vois pas quel
igoi HISTORIETTES
plaisir nous aurons à entendre une poi-
gnée d'cnfans mal-propres lire et réciter
leur catéchisme^ permettez-nous de dif-
férer notre visite jusqu'au temps ou Pair
de la campagne, les occupations champê-
tres et votre exemple, pourront nous don^
ner du goût pour ces sortes d'amusemens.
Madame Clevelan ne répondit rien à
ce sarcasme , elle se contenta d'ordonner
à un laquais de tenir le thé prêt pour son
retour. Elle mit son mantelet, et se ren-
<3it à l'école. Ce qu'elle venait de voir du
caractère de ses nièces, n'était pas propre
à lui inspirer d'elles une idée avanta-
geuse j mais ayant réfléchi que leur mère
était la femme du monde la plus aimable,
elle n'attribua leurs défauts qu'à la mau-
vaise éducation qu'elles avaient reçue , et
forma mille projets pour en détruire les
funestes effets.
Madame Clevelan ne resta à l'école que
le moins de temps possible , elle passa le
reste de la soirée à questionner ses nièces
D UN ERMITE. 1^^
sur la manière dont elles s'occupaient ha-
bituellement à Grosvenor- Square, Sans
paraître chercher à connaître leurs incli-
nations^ elle parvint, à force de peines , à
découvrir que la grandeur, le faste et l'é-
clat, étaient le goût dominant d'Emma;
qu'Elise, au contraire, paraissait: préférer
l'utile au brillant 5 sans avoir cependant
d'éloignement pour ce qui faisait les dé-
lices de sa sœur.
M. Fitz-Henry, en se séparant de ses
filles , leur avait donné à chacune 5oo liv,.
sterlings pour leur enî retien et leur menus
plaisirs, avec la promesse de leur faire
tenir une somme considérable , si elles ne
venaient pas le retrouver aux Indes. *
Madame Clevelan jouissait d'une for-
tune très considérable, et quoique jus-
qu'alors elle s'en fut toujours fait hon-
neur, elle résolut , à l'arrivée de ses nièces^
d'augmenter sa maison. Elle prit alors un
laquais de plus, commanda un nouvel
équipage, et fît venir la fille d'un fermier^
194 HISTORIETTES
pour servir de femme-de-chambre à mes-
demoiselles Fitz-Henry.
Madame Clevelan aimait passionné-
ment la musique, et jouait avec beaucoup
de goût et de facilité de la harpe et du
piano. Elle fut d'autant plus mécontente
du peu d'habileté de ses nièces qu'elle
savait qu'elles avaient eu les meilleurs
maîtres. Tantôt les demoiselles ne vou-
laient pas jouer du tout, tantôt elles ne
voulaient jouer qu'un quart-d'heure. Leur
tante toléra d'abord cette nonchalance ;-
mais s'apercevant ensuite que loin de di-
minuer, elle ne faisait que croître, elle leur
signifia que son intention était qu'elles^
consacrassent leurs matinées à l'élude*^
Comme elle était assez familière avec l'his--
toire, la géographie, l'italien et le français^
elle se faisait un plaisir de leur donner
elle-même des leçons, et de leur faire lire
les auteurs qu'elle croyait les plus propres
à leur former l'esprit.
Madame, reprit Emma avec vivacité >
D*l]N ERMITE. 1 qS
je suis sûre que rintention de mon père
n'a jamais été de faire de vous notre insti-
tut rice. Au reste, je puis vous assurer que
madame Lemoine a pris tant de soin de
noire éducation, qu'il ne nous reste plus
que peu de choses à apprendre.
Ce que vous venez de me dire m'en-
chante, répondit madame Glevelan ; mais
comme vous avez beaucoup à perdre, et
qu'il serait terrible, après vous être donné
tant de peine, d'éprouver un si grand
malheur , faites-moi le plaisir, ma bonne
amie, d'aller dans ma bibliothèque y
prendre le premier volume de Métastase:
c'est mon auteur favori , je serai bien aise
de vous l'entendre lire. Emma lui répon-
dit qu'elle détestait l'italien , que sa sœur
le lisait beaucoup mieux qu'elle. Elise,
dit-elle en même temps à sa sœur, allez;
chercher ce hvre.
Si vous le lisez mal , reprit madame
Clevelan d'un ton sérieux, c'est une rai-
son de plus pour lire souvent; d'ailleurs,
ig6 HISTORIETTES
ma chère 5 îe suis habiluée à être obéie de
tout le monde, et je ne pense pas qu'une
jeune personne de quinze ans veuille me
contester ce droit.
Emma se rendit à la bibliothèque, eix
rapporta le livre et se mit à lire , mais dur
ton le plus monotone; son accent et sa
prononciation parurent si détestables à sa
tante, qu'ennuyée deFentendre, elle lui
ôla le livre des mains en lui disant qu'elle
lui était très obligée de rattenlion qu'elle
avait eue de faire ce qui pouvait lui être
agréable; mais qu'elle était fâchée d'être
oblip*ée de lui dire quelque chose qui
pourrait ne pas lui faire de plaisir, c'est
aue bien sûrement madame Lemoine ne
connaissait pas du tout Titalien. Je suis^
ma chère, ajouta-t-elle, folle de cette
lanp*ue, et j'ai eu le bonheur d'avoir un
des meilleurs maîtres. Si vous voulez
prendre la peine dem'entendrehre, vous
jugerez à ma prononciation combien la
vôtre est éloignée d'être bonne.
b'un er^ïite. 197
Je vous suis, madame, dit Emma, fort
oLligée de la peine que vous voulez bien
prendre, mais je n'ai aucun goût pour
les lectures 5 et comme j'ai le bonheur de
posséder une fortune assez considérable
pour me passer de ces talens, que Ton a
coutume de faire envisager comme indis-
pensables aux filles d'une naissance moins
élevée que la mienne, je ne veux pas
prendre la peine d^ m'y livrer; souffrez
donc que je n'accepte point l'offre que
vous voulez bien me faire.
Madame Clevelan doutait si elle veil-
lait en entendant la réponse déplacée que
lui fît sa nièce ; elle se disposait à lui té-
moigner son mécontentement, lorsqu'un
laquais entra et lui remit la lettre sui-
vante :
Ma chère sœur,
Tourmenté par mes remords et réduit
au désespoir, comment m'y prendrai-je
pour vous faire part d'une nouvelle affreuse
ig8 HISTORIETTES
que VOUS ne manqueriez pas de savoir tôt
ou lard !
Je ne veux point, par de longs discours,
vous préparer à apprendre mon malheur;^
je Vous dirai donc en deux mots que je
suis ruiné. Oh ! mes eiifans ! comment
pourrez-vous entendre celle horrible vé-
rité ! Elevées dans le luxe , encouragées à
la dépense , comment pourrez-vous sup-
porter le coup fatal qui vous plonge dans
l'infortune et vous réduit à la mendi-
cité !
STe vis Pabîme où j'étais sur le point de
tomber, et je n'eus pas assez de courage?
pour- ra'ètlif éloigner. La connaissance
que j'aide la situation critique de mes
affaires, a pu seule me déterminer à ac-
cepter un emploi aux Grandes-Indes. J'ai
vendu mes biensfonds pour en placer le
produit sur la banque , voulant que dans
fe cas où je viendrais à mourir, mes filles
pussent sans peine et sans embarras re-
lîllir leur fortune. Ce matin même je
d'un ERMITE^^ 199
me croyais le maître de ôoo^ooo livres
sterliiigs, somme qui eût paru immense
à beaucoup de personnes , mais que je con-
sidérais comme fort peu de chose, en
ayant dissipé trois fois autant au jeu. Dans
un moment malheureux je retournai au
tripot où j'avais commencé ma ruine, et
j'eus le malheur de l'achever.
Je me résigne à partir pour les Indes ,
je veux cacher dans quelque Heu ma tête
coupable , et finir mes jours dans le re-
pentir* et la pauvreté. Gardez-vous bien
^dem'écrire, car votre pitié et vos re-
proches me seraient également a charge.
Ayez soin de mes enfans, je vous le de-
mande au nom de leur mère , et lâchez
de leur inspirer de l'horreur pour une pas*
sion qui a pour jamais troublé le repos
de leur infortuné père.
Adolphe FiTz -Henry.
Ijcs larmes de M. Fitz-Henry avaient
îitliré l'attention d'Elîse ^ et le changement
^00 HISTORIETTES
qu'elle aperçut dans la conlenance de ma-
dame Clevelan pendant qu'elle lisait celle
lettre , lui avait fait concevoir des craintes.
Mon père est-il malade, madame , s'é-
cria^-t-elle, ou bien que peut-il vous avoir
mandé qui vous ait si fort agile? Madame
Clevelan lui répondit que son père se
portait bien; au même instant elle se mit
à dire d'un ton de voix étouffée par les
larmes et les sanglots: Pauvres enfans !
pauvres enfans!
Emma et Elise entendant ces paroles
regardèrent leur tante avec une curiosité
mêlée d'étonnement, et semblaient crain-
dre de lui demander lesujet de sa douleur*
La façon de penser qu'Emma venait de
manifester immédiatement avan^ 'aryixég
de cette lettre fatale, convainquit madame
Clevelan qu'elle regarderait la perte de
sa forlune comme le plus grand de tous
les malheurs. D'un autre côté, le peu de
plaisir qu'elle et sa sœur avaient pariç trou-
ver dans une vie tranquille et raisonnable.
d'un ermite* 201
lui prouvail; assez clairement qu'elles
avaient un goûl décidé pour la dissipation,
le plaisir et la dépense.
S'il y avait eu la moindre probabililé
qu'elles pussentse trouver heureuses d'avoir
changé de genre de vie, madame ClevelanV
loin de s'affliger du malheur de leur père,
^ ^'enfùt réjouie, car elleytrouvaitune occa-
sion de leur témoigner sa tendresse et son
amitié ; mais comme elle les entendait
journellement faire éclater leur méconten-
tement et regretter leurs plaisirs passés, elFe
conçut pour l'avenir de vives alarmes sur
leur compte, et adopta le plan qui lui parut
le plus propre à leur faire trouver de l'agré-
ment dans leur nouvelle manière de vivre;
Elise eut à la fin le courage de
mander à sa tante le sujet de son cha-
grin. Si sa sœur et elle , lui dit-elle , nè^'
pouvaient le dissiper lout-a-fait, elles vou-
laient au, moins le partager.
Le partager, ma chère enfant! reprit
madame Clevelan, le partager! Plût à
202 HISTORIETTES
Dieu que la chose ne vous regardât pasî
car quelque malheureuse qu'elle soit pour
moi 5 elle Test encore bien plus pour vous.
Juste ciel ! s'écria Emma , qu'est-il
donc arrivé ? Je vous en supplie, ma tanle,
ne me laissez-pas plus long-temps dans
cette cruelle incertitude. Puis d'un ton de
voix mal articule: Mon père aurait-il perdu
sa fortune au jeu? Madame Clevelan ne
lui répondit que par un signe de tête.
Mais 5 madame, continua Emma, les biens-
fonds, ils sont à Elise et à moi; un autre
signe de tête de madame Clevelan lui fit
voir que tout espoir était perdu. Elle ne
put tenir à ce dernier coup; la douleur
lui fit jeter des cris affreux et la fit tom-
ber dans de violentes convulsions. On la
transporta alors dans sa chambre ; ma-
dame Clevelan s'y rendit ; et lorsqu'elle
fut revenue à elle , elle employa vaine-
ment tout ce que la religion et la raison
purent lui suggérer pour la convaincre
qu'il n'y avait que les méchans qui fussent
d'un ermite; 2o3
tout-à-fait malheureux. Mais lorsqu'elle
vit que tous ses discours ïie produisaient
aucun effet, elle se retira dans son appar-
tement pour réfléchir au projet qu'elle
avait conçu.
Lorsque l'heure du dîner fut arrivée,
Emma et Elise, s'excusèrent de se pré-
senter à table. On leur envoya un poulet
dans leur chambre. Madame Clevelan fît
servir le thé chez elles , et elle eut l'agré^
ment d'observer qu'elles paraissaient plus
tranquilles et plus résignées à leur sort
qu'elle n'avait eu lieu de Fespérer. Pour les
amener peu à peu vers le but qu'elle s'é-
tait proposé , elle commença par parler!
de l'incertitude des plaisirs de ce monde
€t de la folie qu'il y avait à faire consister
son bonheur dans leur jouissance. Quant
à moi, dit-elle, je m'étais bercée de l'es-
poir de passer ma vie dans cette paisible
retraite et de m'assurer une existence heu-
reîise en contribuant de tout mon pouvoir^
à soulager les besoins d'aulrui; mais à
!2o4 HISTORIETTES
présent tout est changé, et ma foi^une
actuelle exige d'autres arrangemens. L'im-
prudence de votre père me jette dans des
embarras qui me forcent à choisir pour
rna retraite un pays où l'on vive a bon
marché, et où je puisse, malgré la mé-
diocrité de mon revenu, faire encore du
hien à mon prochain.
Madame Clevelan aurait pu continuer
plusieurs heures de suite sur le même
Ion, sans craindre d'être interrompue par
«es nièces, tant elles étaient consternées
devoir que leur père avait, par son im-
prudence, endommagé la fortune de la
seule personne sur ramitiç^ de laquelle
elles avaient droit de compter. Elle finit
par leur dire qu'elle avait depuis long-
temps dessein de faire un voyage dans le
pays de Galles, et qu^ellc n'avait différé
jusqu'à ce jour, que parce qu elle n'avait
trouvé personne qui voulût l'accompa-
gner : mais que dans ce moment elle vou-
lait faire par prudence ce qu'avant elle
D UN ERMITE. 2o5
n'eût fait que par goût ; qu'elle était en
un mot dans l'intention de se fixer dans
le pays où l'on vit à meilleur compte que
partout ailleurs. Elle ajouta qu'elle enga-
gerait lady Luton à habiter son château
pendant qu'elle ferait faire au sien les ré--
parations considérables qu'elle avait pro-
jetées depuis long-temps, et qu'elle n'a-
vait retardées que faute de trouver dans
les environs un local qui lui convînt. Elle
les exhorta ensuite à supporter leur mal-
heur avec courage et résignation, en les
assurant que le bonheur n'est que dans le
cœur, et dépend moins des événemens que
le vulgaire ne se l'imagine.
En moîiis de quinM Jours tout fut prêt
pour leur voyage. Madame Clevelan, à la
demande de ses nièces, prit le nom de
madame Ow^ne, pour empêcher qui que
ce fût de découvrir la triste situation de
leurs affaires.
Au moment où madame Clevelan se
disposait â quitter son château, tous les
^J9
206 HISTORIETTES
domestiques de lady Luton furent atta-
qués de la fièvre putride. Deux en mou-
rurent, et les autres allèrent, après leur
guérison, passer quelque temps chez eux
pour changer d'air. Madame Clevelan
saisit celte occasion d'offrir ses gens à
son amie. Comme il devait naturelle-
ment paraître fort étrange aux voisins
et aux domestiques de madame Cleve-
lan de la voir ainsi voyager en chaise
de poste, sans aucune suite, pour pré-
venir toutes les conséquences qu'ils au-
raient pu en tirer, elle répandit le bruit
qu'elle allait passer six mois à une mai-
son de campagne de M. Fiiz-Heni'j, et
qu'ainsi elle n'avait besoin ni d'équipage^
ni de domestiques.
Il ne se passa i-ien de remarquable
pendant leur voyage ; le quatrième jour
elles arrivèrent à Barmouth en fort bonne
santé, avec l'esprit très tranquille.
C'était sur la description que fait
M. Prutt de la beauté de ce pays et de
D UN ERMITE. 207
la simplicité des mœurs de ses habitans,
que madame Owne (car nous la nomme-
rons ainsi à l'avenir) s'était décidée à s'y
fixer. Elle trouva en y arrivant une pe-
tite maison située sur le bord de la mer
qu'elle loua sur-le-champ. Voilà donc
mesdemoiselles Filz-Henry, accoutumées
jusqu'alors à habiter une maison aussi
vaste qu'un palais, confinées dans une
simple chaumière avec une servante et
un valet pour tout domestique.
La pauvreté des paysans qui habitent
les environs de Barmouth, fournit à
madame Clevelan mille occasions d'exer-
cer sa bienfaisance j et la reconnaissance
que témoignaient, pour les secours les
plus modiques, les infortunés à qui elle
les donnait, prouvait assez le besoin
qu'ils en avaient et quel prix ils y atta-
chaient.
Emma et Elise, privées de toute so*
ciété qui pût les distraire, eurent re-
cours, pour passer leur temps, aux oc-
208 HISTORIETTES '
cupations qu'elles avaient autrefois dé-
daignées. La lecture et la promenade
devinrent leurs amusemens favoris. Eu
parcourant les rochex^s et en gravissant
les montagnes dont les environs de Bar- |
moulli sont couverts , elles oublièrent
les jardins de Kingston. Lorsque l'hiver
approcha, Emma témoigna à sa tante
le désir d'avoir un piano: c'était, disait-
elle, un moj^en de distraire et de chasser
l'ennui qu'eussent pu lui causer les longues
soirées.
Eh bien, dit madame Owne, je con-
sulterai mes moyens, et s'ils nie per-
mettent de vous satisfaire sur ce point,
soyez sûre que je le ferai ; maïs j'ai pro-
mis ce matin de prendre avec nous la
petite Sally Burfond, fille du pêcheur,
que votre sœur et vous paraissez aimer
beaucoup; cela vous procurera quelque
amusement. — Oh! le cher petit ange!
dit Emma; avez-vous de votre vie ren-
contré une beauté aussi accomplie? —
I
ï) UN ERMITE. 209
Il est vrai, reprit madame Owne, qu'elle
est charmante; mais ce ne sont pas ses
charmes qui m'ont intéressée en sa fa-
veur : le pauvre Burfond a sept enfans,
^l ce n'est qu'avec une peine incroyable
qu'il peut pourvoir à leurs besoins, quoi-
K]ue quelques-uns d'entre eux soient déjà
^n âge de gagner quelque chose. Eh bien,
malgré tant de peine, ces pauvres gens
sont si conlens de leur sort et si rési-
gnés à la volonté de la providence, que
je regarde comme un devoir pour vous de
4es soulager, et comme je me suis aperçue
que vous aviez une prédilection marquée
pour îa petite Sally, je mç suis décidée
& la prendre de préférence, quoiqu'elle soit
dans un âge si tendre que vous serez en
quelque façon obligées de lui seryir de
nourrices. Eh bien, soit, ma chère tante,
dit Elisa , nous lui servirons de nourrices
€t même de servantes; pourvu que nous
ayons ce petit ange avec nous, je serai
-contenté. Nous pouvons dès à présent
9-
;2I0 HISTOHIEOTTES
conimencer nos fbnçlions en lui faisant
des habillemens neufs. no^
On fît venir Sally sur-le-champ , Qt
nos deux nouvelles nourrices, avec Taide
de madame Owne, completlèrent son
petit trousseau avant qu'il ne fût l'heure
de la coucher. Le lendemain rnat^pEaima
se leva une heure plus tôt que de côut utile,
pour avoir le plaisir de l'habiller.
Dans les premiers jours de ijiQvembre,
Emma vit un matin deux hommes por-
tant une grande caisse^ qui s'acheminaient
vers leur chaumière. Quels fujijejij sa joie
et son étonnement lorsqu'ils furent en-
trés, et que la caisse fut ouverte, de voir
qu'elle renfermait un superbe piano neuf!
Elle fut charmée de trouver un inslru-
ment dont elle s'était peu. soi;ci4çf P^J^^-
trée de reconnaissance pour la complai-
sance de sa tante^ e^Q cj:^i|j*Ut Jl jq^
partement pour lui en faire ses remercî-
mens; elle défit en même temps un grand
paquet de musique que Ton avait apporté
D^UN ERMITE. 211
avec le piano; elle sejmit]a jouer des
sonnâtes de démenti, et lorsque sa tante
arriva, elle la supplia de vouloir bien
oublier sa conduite passée et de prendre
la peine de lui donner des leçons. Ma*
dame Owne l'embrassa tendrement et lui
fil compliment du changement qui s'était
opéré dans toute sa conduite. Elle exé-
•cula à l'instant même un moi^ceau que sa
aiièce joua ensuiXe d'une manière qui an-
nonçait un talent supérieur.
La lecture, la musique, la promenade
«t la géographie , occupaient alternati-
vement leurs heures de loisir. Le babil
-agréable de la petite Sally, était à la fois
pour elles une source de plaisir et un re-
joaède contre la mélancolie.
La bonté de madame Owne ne $'éten-
dait pas seulement sur la famille de Bur-
fond, beaucoup d'autres y avaient part ,
et l'exemple qu'elle donnait à ses nièces
les rendit charitables.
A la première nouvelle de la ruine de
212 HISTORI)ETTE|
M. Fitz-Henry, elles remirent à leur tanle
5oo livres sterlings qu'elles possédaient,
en la priant de les placer sur la banque;
elle leur promit de leur donner tpu^ 4es
ans trente guinées pour leurs menus plair
sirs. Quelque modique que paraisse cette
somme, ellç était plus que suffisante peur
leurs besoins, et les mettait en état de
donner des secours non- seulement aux
parens de Saîly, mais encore à beaucoup
d'autres pauvres famillesT
Il y avait déjà près d'un an qu'elles vi-
vaient dans cette retraite, lorsque ma-
dame Owne commença à sentir quel-
qu'envie de retourner dans un lieu qu'elle
chérissait sous plusieurs rapports ; et
comme elle était persuadée que ses nièces
avaient perdu le goût des plaisirs et de
la dissipation, elle commençait à se i*^iç§
des reproches de les priver si long-temps
des amusemens qu'il était si naturel de
chérir à leur âge. Elle prit aussitôt la ré-
solution de leur faire connaître au vrai
d'un iERMITE. 21 3
1 J
la situation de ses affaires, et de leui^
expliquer les motifs qui l'avaient enga-
gée à feindre avec elles.
Au moment même ses deux nièces en-
trèrent dans sa chambre ; la douleur et
la pitié étaient peintes sur leurs figures :
elles venaient annoncer à leur tante que
le pauvre Burfond, en sautant de son
canot à terre, s'était heurté le pied con-
tre une pierre , et qu'en faisant des ef-
forts pour ne pas tomber, il s'était foulé
la jambe et démis la rotule. A présent,
<lit Elise, ses pauvres enfans vont mourir
de faim, car quelque peine que se donne
leur mère , elle ne gagnera jamais assez
pour les soutenir.
Sans doute, mon amie, reprit madame
Owne, nous dëvt)hs tout employer pour
prévenir un malheur aussi affreux que
celui que vous paraissez redouter; mais
tout en plaignant le sort de ce pauvre Bur-
fond, je dois me féliciter de voir que vous
avez le cœur sensible et bon , et que vous
ai4 HISTORIETTES
n'avez pour les malheurs d'aulrui , ni in-
clifFérence> ni insensibilité. Il m'est im-
possible, continua cette aimable femme,
de vous exprimer la satisfaction qdè j'é-
prouve en considérant l'heureux chan-
gement qui s'est opéré dans votre façon
de penser et d'agir. Si votre respectable
mère vivait encore, elle ne serait pas plus
contente et plus fîère en vous avouant pour
ses filles, que je ne le suis en vous décla-
rant que, quoique je n'aie pas le nom de
votre mère, j^en ai au moins le cœur et la
tendresse. Je me fais d'avance une fête de
vous présenter à la société comme mes
filles adoptives et les héritières de 80,000 1.
sterlings. Héritières ! s'écria Elise. —
80,000 liv. sterlings ! dit Emma, quel
grand changement, ma chère tanle^ nous
a rendues si riches!
Il n'y a rien, ma chère^ de nouveau dans
tout ceci, reprit madame Clevelan (car
nous ne voulons plus à l'avenir la nommer
madame Owne): lorsque vous eûtes le
d'un ermite. 21 5
malheur de perdre voire aimable mère ,
je fis mon testament , et à l'exception de
quelques legs de peu de conséquence , j'a*
bamdonnai tous mes biens à votre sœur et
à vous. Elle leur expliqua ensuite les rai-
sons qui l'avait engagée à dissimuler avec
elles ; puis les ayant tendrement embras-
sées , elle leur tint le discours suivant :
Après avoir passé une année à Bar-
moutli, dans la solitude et dans la retraite,
je n'ai plus lieu de craindre que vous vous
plaigniez de la monotonie du château de
Clevelan ; mais si en sortant de Grosvenor-
Square , vous y eussiez été tout-à-coup
reléguées, je suis sûre que ce change-
ment vous aurait donné du dégoût et du
mécontentement. Au lieu d'éprouver la
satisfaclioii de vous voir heureuses, étant
seules avec moi , j'aurais eu le plaisir de
vous entendre vous plaindre et murmurer.
Votre façon de penser et d'agir est, par
bonheur, totalement changée; vous avez
éprouvé le malheur et vous avez appris à
21 6 HISTORIETTES
le plaindre; VOUS avez conlracté rhabi-
lude de vous amuser toutes seules sans le
secours des plaisirs bruyans. Maintenant
V.OUS allez retourner dans le monde avec
un caractère propre à en goûler les plai-
sirs avec modération, et à en essuyer les
disgrâces avec résignation.
O madame! reprit Emma, comment
pourrons-nous jamais nous rendre dignes
de votre bonté et de votre indulgence?
Mais combien notre conduite a dû vous
déplaire ! que nous avons dû vous paraître
méprisables! Vous ne vous êtes pas con-
tent(^e^de nous appr^iidre a devenir aim||-
blés, votre exemple nous a forcées à Têfre.
Je vais retourner dans la société, et sij y
ressens jamais le moindre penchant a ToPr
gueil et à la vanité, je penserai à Bar-
mouth et ie redeviendrai humble*
Vous êtes, en vérité , une bien aimable
fille, répartit madame Clevelan, j'ai le
plaisir de découvrir chaque jour en vous
quelque nouvelle qualité qui me force à
¥:■
D UN ERMITE» 2I7
\^ous aimer et à vous admirer davantage.
Les défauts que j'ai autrefois remarqués
en vous , n'étaient que les effets des mau-
vais exemples et ^des mauvais conseils.
Votre gouvernante , de qui vous aviez,
conçu une si liante opinion, ne s'appli-
quait qu'aux qualités superficielles, sans
chercher à former votre cœur. Mais allons^,-
mes enfans^ chez ce pauvre Burfond , et
nous verrons ce que nous pourrons faire
pour hii.
En arrivant elles trouvèrent le mal-
heureux en proie à de si vives douleurs,,
que madame Cleveîan craignit qu'il n'eût
la jambe cassée. Toutefois elle eut la sa-
tisfaction devoir que la compresse qu'elle
avait fait mettre sur sa blessure, lui avait
procuré beaucoup de soulagement; qu'elle
avait fait disparaître l'enflure, et Burfond*
était convaincu que sa jambe n'était pas.^
fracturée. Ce pauvre diable apprit avec
beaucoup de regret le départ de madame
Cleveîan. La promesse qu'elle lui fît de lui
10
Il 8 HiSTOHlETTES
donner tous les ans dix liv. sterlîngs, ne
put le consoler.
Il y avait déjà un mois que le châteaa
de lady Lûtbn était entièrement^ Wj[)aré ^
lorsqu'elle reçut la nouvelle du retour de
son amie. Tous les domestiques furent
transportés de joie en songeant (p'iîs at--
laient revoir une maîtresse pour laquelle
ils avaient tant de respect et d'attache-
ment.
Quoique madame Clevelan eût chargé
lady Luton de distribuer pendant son ab*
sence les aumônes qu'elle avait coutume
de faire, la manière dont celle-ci donnait^
faisait regretter madame Clevelan. Elle
n'avait pas comme elle le talent de ren-
dre ses largesses plus précieuses par Ta
manière de les distribuer.
Le jour où elle devait arriver fut pour
tous un jour de fête. Les cloches commen-
<îèrent à sonner avant le lever du soleil ^
les enfans de l'école de charité mirent
leurs habits du dimanche. Tous les villa-
d'un ERMlXEv 91^
^eoh :assemblés sur la place , attendaient
avec ampalience le retour de leur bien-
faitriiôe. Jis lui témaignèrent, à son arri^
Tée, î<3ur fidélité, leur attachement et
la joie qu'ils avaient de la revoir, d'une
manière si naïve et si respectueuse , qu'elle
ne put retenir ;ses larmes tanl elle en e'faiÈ
attendrie.
4èo HISTORIETTES
L'INNOCENCE JUSTIFIEE
ET
L'APiTIFICE DECOUVERT.
PREMlîiRE PARTIE.
Madame Gavendish , se promenant avec
sa fille Malhilde, pendant une soirée d'été,
sur les bords de la Tamise^ dans le$ en-
virons de Kingston , aperçut une femme
habillée à la chinoise ,^ assisse sur l'herbe,
et ne détachant pas ses yeux 4'"^ panier
d'osier qui flottait sur l'eau , et que la ma-
rée en descendant faisait vogupir.J|u|e-
ment. La curiosité l'engagea à s'appro-
cher du bord delà rivière et à examiner
le panier qui semblait disposé de manière
à fixer l'attention des étrangers. Un coup
de vent qui se leva tout-à-coup, l'éloi-
insiouiFTTrs î) in ER.xn»'.
ïl
gna du rivage et trompa ses vœux et son
attente.
La curiosité de madame Cavendish, ex-
citée d'abord par la singularité de cet ob-
jet, fut de suite augmentée par l'im-
possibilité de la satisfaire. Pendant qu'elle
réfléchissait sur ce qu'elle venait devoir,
la femme dont nous venons de parler s'ap-
proche d'elle avec précipitation: elle sui-
vait le panier , et tout annonçait eu elle
l'impatience et l'embarras.
Dans ce moment arriva un pêcheur qui
se mit à détacher un petit canot amarré
à un poteau.
Bbhhoiïimè, lui dit madame Caven-
tlish, je suis fort inquiète de voir ce que
renferme ce petit panier d'osier; il vous
sera facile de l'atteindre en menant votre
<SLnoi à la rame., et si vous me l'apportez ,
soyez sûr que |é vous récompenserai de
vos peines.
Cet homme saute aussitôt dans son
<:anot , ôte son habit , et en moins de cinq
mmuîés^ktièïnt le panier, le prèhiî'dms
5on canot, et se met en devoir de retour-
fier promptenaent vers maaâihie Càféîi-
dîsh. Dès que la Chinoise s'aperçut de ce
inéiiPvement^ elle quitta le bord de M H-
yière et prit tranquillement le chemin de
Londres.
Quand le pécheur fut de retour à l'en-
droit d'où il était parti , il rattacha soxk
kîanôt, puis i^aluant madame CavendiA,
lui dit: Je suis sûr. Madame, que ce joli
^upon appartient à cette coquine qui
vient de décamper dès qu'elle m'a vacher^
cher à le rattraper.
Un enfant ! s'écria madame Gavendish,
«n considérant le panier que 4é batelier
tenait encore; comiçie l'^nnocenee est
peinte dahs tous séfs tMts f iqfiï^l: a l'air
suppliant! comme son sourire est char-
tnantl mon cœur compatit déjà à i^a %itto
tion malheureuse. Mon ami, continua-t-
*elle en parlant au batelier, mettez-la cet
^sifanl et tâchez de m'àmener cette mal-^
Heureuse qui a poussé rinhunianité au
point de chercher à faire périr c^tte aiaia-
ble créature.
Cet homme exécuta sur-le-champ Tor-
dra de madame Cavendish ; , eu iiioins
^'un quart- d'heure il fut de retour avec
<cetle femme qu'il amenait de force. Sitôt
qu'elle s'aperçut que madame Caveiadish
tenait son enfant entre ses bras , elle tomba
à ses genoux, et, sans répondra au:^: dti-
verses questions qu'on lui fit , elle gai*4*^ît
<;e.lVe gUitude humiliante* Ce ne fut que
lorsque madame Cavendish la tira par
$on vêtement, en lui demandant si cet en-
fant était à elle, qu'elle répondit: Mon
^enfant î mon enfant ! Oui , ee pauvre en-
i5int.ç.at à moi.
En ce cas , répliqua madanx<3 Cavendish,
comment avez^-vouus pu pousser la cruauté
_^ rinhumawité assez loin pour abandpn-
jaer cette innocente c>réature à la m^rci
j^>d|s flots? il f^Ut qu^e^ous sojez une bieu
méchante femme, et vous méritez bien
!224 HISTORIETTES
d'êlre punie , suivant la rigueur des lois.
Moi pas méchante , moi bien aimer
mon enfant; mais moi n'avoir ni pain ni
riz, ni rien à lui donner, et moi vouloir
pas voir lui mourir de faim; pour cela,
moi exposer lui comme on fait en Chine,
parce que moi espérer quelque âme cha-
ritable prendre lui et lui donner ce dont
il a besoin; alors pauvre Ousanque se cou-
cher et mourir, et ne plus crier après soa
cruel mari.
Madame Cavendish fut vivement tou-
chée du récit ingénu de celte malheu-
reuse femme. Elle se rappela aussitôt que
c'était efFectivement la coutume en Chine
d'exposer ainsi les filles lorsqu'on n'avait
pas le moyen de les nourrir. L'horreur
'que lui avait inspirée cette action se chan-
gea en compassion poiir la malheureuse
qui l'avait commise. Elle se mit à la ques-
tionner , et apprit d'elle que sa beauté
avait séduit un matelot de la suite de lord
Mâcartney, que ce malheureux avait ac-
d'un ermite. 2^5
qiiis une assez grande connaissance de la
langue de ce pays pour la tromper par
l'énergie de ses discours 5 qu'il l'avait en-
gagée à s'habiller en homme et à deman-
der au capitaine de la passer en Angle-^
terre. Cette inforlunée n'eut pas de peine
à obtenir cette grâce ; elle abandonna son
pays, ses parens et ses amis pour un in-
fâme séducteur qui l'abandonna dès que
l'équipage fut payé, et monta sur un au*<f:
tre bâtiment destiné pour les Indes, la
laissant en pays étranger, sans amis, sans
argent , en nn mot sans le moindre se-
cours.
La maîtresse de l'auberge où elle logea
à Portsmouth, touchée de son malheur,
luL-donna quinze scheliings, quoiqu'elle-
lui en dut environ vingt-cinq pour sa dé-
pense , et lui remit une lettre pour lord
Macartney, à qui elîè faisait part de là si-
tuation affreuse de cette infortunée, et le^
suppliait de venir a son secours. Elle serfiit
en route pour Londres avec la lettre dans
p26 HISTOUlEq^TES
sa poche et son enfant altaclié derrière son
dos : elle était déjà arrivée près deRings-
ton^ lorsqu'elle fut attaquée et assommée
par des voleurs , qui lui prirent son ar-
gent, ses hardes et la lettre qu'elle avait
pour lord Macartney.
Elle eut, selon toute apparence , ter-
miné alors sa vie et sa misère, si le ciel
iu'eût fait passer par là le cocher d'une voi-
lure publique, :Ce brave homme la voyant
étendue par terre, sauta aussitôt de son
siège 5 et touché de sa malheureuse situa-
tion, la prit et la mit dans son carrosse,
qui, par hasard, se trouvait alors vide; il
la conduisit à la première auberge, pria
la maîtresse du logis d'en avair soîfï, et
lui promit de lui payer le lendemain , en
îàepassant , la dépense qu'elle pourrait
faire. Ce dessein généreux ne put être mis
^^xécution, car à peine notre cocher
^tait-il à dix lieues de Kingston , que ses
chevaux effrayés prirent le mors aux dents
pt entraînèrent la voiture contre une bar«^
d'un EUMKTC. 2^7
rière, avec tant de violence, que le pau-
vre diable fut renversé de son siège et se
cassa la jambe.
La pauvre Ousanque ainsi abandon-
née, réduite à la dernière misère , se mit
k errer dans les environs de Kingsto^.
Li'état dans lequel elle se trouvait appro-
^chait de la folie. Il était encore aggravé
par les cris que la faim faisait jeler à son
enfant, et la douleur qu'elle ressentait
de n'avoir rien à lui donner, car tout le
jflLjOflde, insensible à son malheur, re£usait
de le soulager. C'était alors qu'elle s'était
déterminée a exposer son enfant, et les
suites de cette action furent aussi heu-
reuses poui: elle que pour lui. Pendant
;QHe jQixs4^.o Çavendish écoutai t attenti^-
veraent le récit de celte pauvre femme ^
Malhilde s'amusait à admirer la beauté de
^on enfant. Sitôt qu'elle entendit sa rpère
dire qu'elle voulait prendre avec elle la
mère ,etjr,ejp^^t, &a jqie çxjjiata dgas jLpvt
son extérieur j elle lui assura qu'elle vou-
#28 HlSTORIEttES
lait elle-mêaie élever renfant et qu'elle
ne voulait plus jouer avec des pou-
pees.
Le costume singulier de cette femme
et de son enfant av^tît' ëkcité son atten-
tion et son étonnement; mais quand elle
%^it que cette pauvre petite était si fort
àérrée dans son maillot , qu'elle ne pou-
vait se remuer, elle fit éclater son mé-
litoMentement en disant qu^il efil'^élé
moins cruel de la noyer que de Par-
î*ângfer de la sorte, car au moins elle
^ferait délivrée de tous tés iMûx/àii^H^^
qu'elle était ainsi dans des souffrances
perpétuelle^^.
' Madame Cavendish représenta à sa fille
que c'était la coutume en Chine de serrer
ainsi lèis ènîans dé peur qu'en îës laissant
librement agir dans les maillots, leurs
*inembres ne vinssent à préfiBre une
mauvaise forme en grandissant, et qu'on
leur serrait surtout les pieds d'une ma-
nière toute particulière, parce qu'à la
pUN ERMITE. 22g
Chine on faisait plus de cas d'un petit
pied que d'une jolie figure»
La pauvre Ousanque ne savait con>-
ment exprimer sa joie et sa reconnais-
sance enyers madame Cavendish, lors-
qu'elle lui promit de la recevoir chez elle^
et de faire connaître sa déplorable situa-
tion à lord Macartney. Elle tomba aux
pieds de sa bienfaitrice , baisa le bas de
sa robe. Elle semblait la prendre pour
mie divinité.
^.1, Mathilde pria sa mère de faire habil^Çf
l'enfant à l'européenne, et de lui laisser
le plaisir de faire sa layette. Madame Ca-
\endish en fut d'autant plus étonnée, que
;j&a. fille n'avait jusqu'alors m on l ré aucua
^oût pour le travail.
Madame Cavindish tint la parole qu'elle
avait donnée à Ousanque d'écrire à lord
Jlacartney pour l'engager à veuir ,à son
jecours. Elle n'avait pas encore reçu de ré-
ponse^ lorsque cette infortuixée/ut toij|-
à-çoup attaquée d'une maladie grave.
â6b histcMetté^
On fit veiiir aussitôt un médecin qui,
d'après les sjiïip|ônies de la maladie >
déclara que c'était la pelite-v^foîë^. t5n
s'aperçut le lendemain qu'il ne s'était
pôiiit trompé. Au bout de quelques jou'rè
le mal éclata avec tant de violence, que
Foli commença à craindre pour les jours
de la Malade, On lui prodiguia tduà léfe
sbiils que riiumanité prescrivait; elle en
était si pénétrée, que, dans les momens
de relâche que lui donnait la fièvre, elle
ai* témoignait a ^^bienfaitrice toute sa
i^ôrinaissance en des teifînes ii iii^tttis
el si expressifs, que celle-ci se trouVarit
^îivéfit obligée de quitter sa ehambre
pour cacher soil^ émotion oêÉ répandre
des larmes sur l'état malheureux de cette
^àuvi^îeïï^é^.
Le dbcteur Longford avait, au eomf^
iti^nceto^t de cette maladie, jugé qtee
les suites en seraient funestes, et qii'il
n'y avait aucun moyen de sauwr la
malade. Il fît part de son opinion à
.^4.
I>^UN ERMltî2. 25 ï
madame Cavpndish, et révénemeht prou-
va qu'elle avait été fort juste.
L'enfant tomba malade le jour de la
mort de sa mère. Madame Cavendish^ qui
dès-lors regarda comme un devoir sa-n
cré pour elle de l'élever et d'en avoir
soin, résolut, s'il en réchappait^ .de
lui donner une éducation qui lui prÔ%
curât une existence à la fois honnête et
douce.
Le premier soin de cette respectable
femme, après la mort de la mère, fufde
faire baptiser l'enfant . Elle pria M. et
madame Fowler, ses amis intimes , d'en
être Itî parrain et la marraine. Malhtlde
voulait qu'on lui donnât son nom; mais
sa mère lui ayant démontré ks incon-
véniens qui en résulteraient, il fut à la
fin décidé qu'on rappellerait Pékin, pour
rappelei? lé, -souvenir de la^ patfie de sa
malheureuse mère.
Quoique la maladie de la petite PéKin
fût très gravfe et très dangereuse, elle
252 HISTORIETTES
eut pourtant les suites les plus heureuses,
car au bout de six semaines elle n'avait
plus la moindre marque de petile* vé-
role.
La tendresse que Malhilde avait pour
cette enfant augmentait tous les jours , et
la pauvre petite lui en témoignait sa re-
connaissance.. Dès qu'elle put parler y
Malhilde entreprit de lui montrer l'alpha-
bet, et à peine avait-elle quatre ans ^
qu'elle était déjà en état de lire quelques
historiettes de madame Trimmer, aussi
bien que son instilutrice^^ui^^nti^^^^
dans sa dixième année.
Le plj^s jeune frère de madame Caven-
dish avait 5 au grand mécontentement de
toute sa famille , épousé la fille d'un mar-
chand Se village dont la beauté l'avait sé-
duit et qui avait sa se contrefaire au point
4e lui en ipiposer sur son peu* d'intelli-
gence. Il était alors enseigne au 42® régi-
ment, et quoiqu'il fût d'une^bonne famille,
il jouissait d'une fortune fort mpdique , ce
d'un ermite. 2 35
qui rendait sa démarche d'autant plus im-
j)olitique et imprudente.
Aucun de ses parens, excepté ma-
-dame Gavendish ne voulait avoir de cor-
respondance avec lui ni avec sa femme ,
€t quoique dans le fond, elle ne fût pas
moins mécontente que les autres de son
mariage , elle l'invita cependant à venir
avec sa femme passer l'été près d'elle à
Kingston.
Les manières communes de madame
Hoper, la bassesse de son esprit, Taffec-r
tation et la dissimulation qui perçaient
dans toutes ses actions, avaient tellement
frappé madame Gavendish, qu'elle ne pou-
vait concevoir qu'un jeune homme de dix-
neuf ans même pût devenir sa dupe. Son
malheureux frère n'eut pas le temps de
^e repentir de sa sottise ; cinq mois après
50n mariage il fut attaqué d'un rhume
violent qui affecta sa poitrine et le con-,
cluisit au tombeau en peu de jours. 11 mou-
rut pendant qu'il était chez son aimable
10,
y^
234 HISTORIETTES
sœur; il lui recommanda sa veuve elTen-
iSint qu'elle portait.
Madame Gavendish était alors en deuil
de son mari qu'elle avait tendrement aime.
Si sa belle-sœur eût été une tout autre
femme, c'eût été pour elle un grand avau-
tage que sa société , car Mathilde n'avait
alors que sept mois ; mais il y avait entre
leurs caractères et leurs manières une dif-
férence trop frappante pour que madame
Cavendish pût se résoudre à la prendre
iphez elle : elle préféra lui proposer une
pension de loo liv. sterling, dont elle
|)Ourrait jouir à sa volonté , espérant par
là rengager à retourriéï dans sa famille.
Mais madame Rdpéf entendait t^^
:sès intérêts pour s'éloigner ainsi de sa belle-
^œur. Sous prétexte d'un violent altache-
fuent pour elle , elle lui fit seiilir qu'elle
iie pouvait avoir de bonheur qu'en reïrpu-
vaut les traits de son cHer Edmond dans
<:eux de son aimable sœur.
Elle, loua, en coiiséiijueiîcFe , ijin petit
appartement au premier étage, à Kings-
ton , et, à Taide de divers prétextes, elle
parvint à doubler presque son reveiiu.
L'enfant dont elle accoucha était une
Hlle qui ressemblait singulièrement à son
|)ère. Madame Cavendish l'aimait presque
aussi tendrement que si elle eût été sa
iîlle , et comînd il n'y avait qu^un an de
diîFérence entre Charlotte ( cal* c'est ainài
qu'elle se nommait) et sa cousine Ma-
thîlde , elles passaient ensemble la plus
^ande partie du temps, quoique la difFé-
jl^ence de leurs caractères occasionnât en^
i£rè elles de fréquentes querelles.
Du montent que madame Cavèàdish
adopta la petite Pékin, madame Roper
perdit sa joie et son repos ; ce n'était qu'a*
tec une peine infinie qu'elle pouvait pren-
ne sur elle de Jrl^ point faire éclater son
liiécontentement en présence de sa belle-
sœur; mais au reste elle se dédommap'eait
bien de cette contrainlç pendant son ab-
^«ce, ^ar elle ne cessait de répéter à sa
îîlle que Pékin était un obstacle invincible
à sa fortune et à son bonheur. Elle ne par-
lait à ses connaissances que de son propre
malheur et des injustices dont elle pré-
tendait avoir à se plaindre de la part de
înadame Cavendish , qui prodiguait un
hi^xi qui n'appartenait qu'à elle et à Char-
lotte, à une vaurienne 5 à une petite va-
gabonde, qui ne saurait reconnaître toutes
ses bontés que par] le mépris et l'ingrati-
tude. Tout le monde sait, disait-elle, quelle
race affreuse sont ces Chinoises , qui ne
^e plaisent qu^à piller , voler et tromper
tout le monde, et Dieu sait si jusqu'ici,
cette petite coquine a démenti les qua-
lités de ses compatriotes. ^^mp^^
Tels étaient les discours de madame |iQ-
per en l'absence de sa belle-sœur : en sa
présence, c'était tout autre chç^gg , Jg^j^kygi,,
^lait la plus jolie créature du monde, et>
madame Cavendish, la plus aimable de.
toutes les femmes. Charlotte-, qui n'était
|)as encore d'âge a cacher sou mauvais
T. A •lOJ.IE I ER3IE
leneA^ T^a/^n^ i^^^^la^ n^s arân^s.
d'un ermite. 2
naturel sous le voile de Thypocrisie, jouait
à celte pauvre petite Pékin les tours les
plus perfides. Celle-ci supportait tout sans
en rien dire; jamais il ne lui échappait la
moindre plainte, ni le moindre murmure ;
car, quoi qu*en pût dire madame Roper,
c'était l'enfant le plus accompli que l'on
eût pu jamais rencontrer.
SECONDÉ PARTIE.
A mesure que l'aimable et rintéressaîll^
Pékin avançait en âge, madame Caven-
dish s'attachait davantage à elle, et ma-
dame Roper en était d'autant plus mor-
tifiée, qu'elle vo^^ait sa fille perdre tous
les jours de Famitié'de sa tante. Le fait
est que madame Cavendish avait cru re-
connaître dans le caractère de sa nièce-
un fond de jalousie insupportable, une
petitesse d'esprit susceptible de toutes sor-
tés de bassesses, et cela avait beaifèôup
diminué reslime et la tendresse qu'elle
avait pour elle.
Madame Cavendish voulait élever sa
petite protégée de itilliïiIrS à ce qu'jeïlé
pût un jour être à même de faire réduca-
tion de jeunes demoiselles ; et pour la
rendre à la fois utile et respectable , elle
voulut qu\*lle n'eût point d'autres maîtres
que ceux de Charlotte et de Matliïlde, et
qu'ils eussent pour elle les mêmes soins
qu'ils avaient pour sa fille feîfi^â nièce.
Tant d'attention de la part de madame
Cavendish, causait autant de joie à Ma-
thilde que de peine à Charlotfôl fâfe avait
conçu pour Pékin une haine invétérée
qu'augmentaient encore les élogjèè qu'on
lui prodiguait. Aussi résbîut-èîle de la
perdre dans l'esprit de sa tante, et comme
^le ne pouvait y parvenir par déll<}ls€Ours^
malins et des suggestions perfides , elle
r4,a<)luj: d'aMoiri^ecours à des manœuvres
tramées avec autant de réflexion cjuë de
noirceur.
Madame Cavendish çivait derrière sa
maison un fort beau jardin : \\ était
planté d'arbres en espaliers de toute es-^
pèçe. Elle en avait fait un choix parti-
culier, car son plus grand plaisir était
d'en donner les fruits à ceq;sc de ses ami^
qui ne pouvaient avoir d'espaliers.
Charlotte s'étant aperçue que sa tante
avait fort à cœur de conserver ces fruits ^
forma le projet de les cueillir. Elle cher-
chait avec tant d'empressement l'occa-
sion d'entrer seule, au jardin, que chaque
fois qu'elle la trouvait, elle cueillait trois
^u quatre pêches, et avait grand soin d'eii
mettre les noyaux au fond d'une petite
boîte que Pékin avait da^ns s^ cha;inbpe^
Quelques jours après madame Caven-
dish cru|: s'apercevoir qft'Ma^ arquait diea^
fruits à, sesi arbr^ , s^ns pourtant avoît
d§ certitude U-desssus; ^nfin elle s'avisa
de les compter sans faire part de ser
soupçons à qui que ce fût.
Le lendemain matin elle alla dans son
24o HISTORIETTES
jardin, et vit clairement qu'il lui man-
quait onze des plus belles pêches. Elle
revint dans son salon, où madame Roper,
Mathilde, Pékin et Charlotte étaient à
travailler; elle leur témoigna combien ce
dont elle venait de s'apercevoir la mé-
contentait; qu'elle voudrait bien connaître
i'auteur d'une action aussi basse.
J'étais bien sûre, Pékin, dit Char-
lotte, que vous ne pourriez manger
toutes les pêches que je vous ai vue prien-
dre, sans être découverte; et si je n'eus
pas craint que ma cousine me taxât de
bavardage, j'aurais bien recommandé à
ma tante de prendre garde à vous, la
première fois que je vous ai surprise.
Vous m'avez surprise à prendre des
pèches, mademoiselle Roper, répondit
Pékin, étonnée d'une pareille accusation!
Je proteste sur mon honneur que je n'ai
touché de l'année d'autres pêches que
celles que madame Cavendish a eu la
bonté de me donner.
d'un ermite. ^4^
Oui, reprit Charlotte, je vous ai vu^
prendre des pêches ; c'est vous parler
français, ie crois: ie vous ai même vue
les porter dans votre chambre; pcuvezrrt
vous le nier^ mademoiselle, qui vous
targuez tant de votre honnêteté.
Oui, je puis le nier, dit Pékin fon-
dant en lai^mes; je suis surprise que
vous soyez assez méchante pour inventer
de pareils mensonges.
Vous êtes bien hardie et bien effrontée,
petite vagabonde, s'écria madame Ropei?^^
de prétendre que ma fille a dit un men-
songe. Je me doutais bien que ce seraijb;
de cette manière que vous reconnaîtriez
les bontés de flia sœur, car. tou,s les gens
de votre pays sont un tas de coquins et
de fripons.
Madaine Roper, reprit madame^Xîsi'4
vendish , cette petite fille est ici sous ma
protection, et je ne souffrirai jamaisiquQ
qui que ce soit l'insulte et l'opprime. Si
elle a pris les pêches, elle a commis uae^^
II
^42 HISTORIETTES
grande faute , mais il n'y a que moi qui
aie le droit de l'en punir. Au reste, je
suis fort disposée à croire que ma nièce
s'est méprise.
Oh ! point du tout, ma tante, reprit
Charlotte, je l'ai vue en manger une en
haut; ses doigts étaient même encore
remplis de jus.
— Eh bien ^ ma sœur, s'écria madame
Roper, vous n'avez qu'à monter dans
sa chambre; les noyaux seront sûrement
restés dans quelque boîte ou dans quel-
que tiroir.
Madame Cavendish suivit l'avis de sa
sœur, et revint un moment après avec
environ quarante noyaux de pêches.
Pékin devint aussi rouge que le feu , et
dit en tremblant à madame Cavendish :
Ce n'est pas sûrement dans ma chambre
que vous les avez trouvés ?
Pardonnez-moi, reprit madame Caven-
dish, c'est justement dans la vôtre que
je les ai trouvés. Je vous avouerai même
d'un ermite. 545
que j'étais loin de m'y attendre. En vé-
rité , Pékin ^ votre conduite a troublé
mon repos , en détruisant mes espé-
rances et l'amitié que j'avais pour vous.
J'aurais bien pu vous passer le vol du
fruit , mais l'assurance avec laquelle
vous le niez , c'est à quoi je ne devais
pas m'attendre, et c'est ce que je n'ou-
blierai de ma vie. Rendez-vous sur-le-
champ dans voire chambre , et ne pa-
raissez devant moi que lorsque ma colère
et mon chagrin seront apaisés.
La pauvre Pékin n'osa chercher à émou-
voir la pitié de sa bienfaitrice dans la
crainte de l'ofTenserj ^.e se retira dans
5a chambre, toute troublée et réduite au
désespoir. On ne voulut pas souffrir que
Mathilde allât la voir. Il y avait déjà trois
jours qu'elle était ainsi captive, lorsque
les domestiques qui lui portaient sa nour-
riture, rendirent compte à madame Ca-
vendish que la douleur l'accablait et l'em-
pêchait même de manger. Alors elle se
^44 HISTORIETTES
détermina à lui pardonner dans la crainte
de la rendre malade, quoique son inten-
lion fut d'abord de faire durer plus long-
temps sa détention.
Charlotte eut alors la douleur de voir
Pékin rentrer dans les bonnes grâces de
sa tante ; madame Roper qui avait eu part
aux projets de sa fillcj, fut horriblement
vexée de voir qu'il avait eu un si mau-
vais succès ; elles en conçurent un autre
où il y avait beaucoup pkis à risquer,'
mais dont les suites devaient nécessaire--
ment être beaucoup plus décisives.
Madame Cavendish était singulière-
ment attachée à une petite miniature
qu'elle portait à un bracelet et qui repré-
sentait le portrait de son époux. Elle
avait coutume de Tenfermer dans une
boîte qui s'ouvrait par un ressort, et
qu'elle laissait ordinairement sur sa toi-
lette. Elle s'était fait une loi de ne jamais
l'ouvrir en présence des domestiques,
mais tous les enfans en connaissaient le
d'un ermite. 245
secret. Cbarlotte forma la résolution de
s'emparer de ce bijou, et le remit à une
pauvre fille fort bornée qui avait autre-
fois servi madame Roper, et qui se ren-
dait alors à Londres. Elle sut endoctri-
ner cette malheureuse, au point qu'elle
se chargea de le vendre. Charlotte lui
recommanda bien que si on venait à lui
demander de qui elle la tenait, elle eût
à répondre que c'était de la petite fille
gui demeurait chez madame Cavendish,
qui l'avait trouvée en se promenant sur
le bord de la rivière.
Comme madame Cavendish n'avait ja-
mais demeuré à Londres, et que cette
servante était connue pour avoir demeuré
chez madame Roper, le bijoutier n'eut
pas de peine à croire ce qu'elle lui dit.
II prit sa miniature, lui donna une gui-
née à compte, et lui en promit une
autre si au bout d'un mois on ne la ré-
clamait pas : ce qui pouvait, à son avis,
fort bien arriver, car elle ne pouvait ap-
2^6 HISTORIETTES
parfenîr qu'à quelqu'un du voisinage^
qui ne manquerait pas de faire dea recher-
ches.
Comme madame Cavendish ne portait
ce bracelet que lorsqu'elle vse mettait en
grande parure, quinze jours s'écoulèrent
.sans qu'elle pût découvrir le vol. La pa-
tience de Charlotte était à bout^ quand
enfin arriva le jour tant souhaité qui de-
vait perdre sans ressource ceMe à qui elle
avait voué une haine implacable, et lui
donner en même temps le plaisir 2ne:xpri*
niable d'être témoin de sa ruine-
Madame Cavendish fut singulièrement
étonnée en ouvrant la boîte de ne plus
trouver son bracelet. Elle ne le crut pour-
tant pas perdu ; elle s'imagina qu'elle
pourrait fort bien l'avoir serré ailleurs
avec quelqu'autre de ses bijoux. Dans
cette idée elle fouilla, mais en vain^ dana
tous les tiroirs, dans toutes les boîtes et
les armoires ; ce fut alors que son déplai-
sir fut porté jusqu'à l'inquiétude. Elle
d'un ermite. 547
se souvenait d'avoir ôlé son bracelet la
dernière fois qu'elle avait fait des visites,
et plus elle réfléchissait, et plus elle était
tourmentée par ses soupçons, moins elle
savait sur qui les faire tomber.
Tons ses domestiques étaient avec elle
depuis treize à quatorze ans, d'ailleurs
leur fidélité avait souvent été mise a l'é-
preuve. Pékin ne l'avait Irompée qu'une
seule fois, et encore que pouvait-elle
faire du bracelet dans un âge aussi tendre?
Elle croyait bien Charlotte capable des
tours les plus noirs, mais seulement lors-
qu'elle y était intéressée.
Désolée de la perte d'un bijou auquel
elle attachait tant de prix, et ne sachant
que faire pour le retrouver, elle prit le
parti de le faire crier. Elle s'imagina
qu'elle pouvait s'être trompée, et que
peut-être elle l'avait perdu en revenant
de chez monsieur Fowler.
Le bijoutier qui l'avait acheté, était
justement devant sa porte lorsque le crieur
248 HISTORIETTES
en annonça la perte et en fît la descrip-
tion. Il rentra dans sa boutique, et après
avoir examiné celui qu'il avait acheté, il
vit que c'était précisément le même que
l'on réclamait. Il appela le crieur, lui
rendit compte de la manière dont il en
avait fait l'acquisition. Tous deux alors
soupçonnent Pékin de friponnerie, car
il était impossible qu'étant chez madame
Cavendish depuis dix ans, elle pût igno-
rer que le bijou fût à elle.
Le bijoutier résolut^ de se rendre avec
le crieur chez madame Cavendish, pour
lui rendre compte de la manière dont le
bijou était tombé dans ses mains, et pour
lui demander, l'un le remboursement de
la guinée qu'il avait avancée, et l'autre
son salaire.
Madame Cavendish et Mathilde étaient
allées faire des visites, lorsque les deux
hommes arrivèrent chez elles ; madame
Roper était avec sa fille dans la salle; de
la croisée elle les vit passer, et elle s'écria:
D UN ERMITE. 249
Voilà le crieur et monsieur Martin qui
sonnent; ma foi, du coup, nous aurons
des nouvelles du bracelet.
Je l'espère, dit Pékin, et je suis sûre
que ma marraine en sera bien contente.
Elle se disposait en même temps à sortir
pour s'assurer si son attente n'était pas
déçue.
Doucement , petite morveuse ; vous
êtes bien pressée, dit madame Roper en
la saisissant par les épaules et la poussant
avec violence à l'autre bout de la cham-
bre. Je prends, je crois, autant d'intérêt
que vous au bien de votre cbère mar-
raine, et je suis bien plus propre que
vous à le recouvrer.
Elle sortit à ces mots, et laissa la pau-
vre Pékin toute stupéfaite et fondant en
larmes. Charlotte, avec un sourire malin,
semblait s'applaudir de son adresse et de
l'heureux succès de son projet.
Un instant après ^ madame Roper ren-
tra avec le bijoutier et le crieur; elle s'é-
sSo HISTORIETTES
cria d'un Ion de voix étouffée par la co-
lère : Vous voilà donc, vile créature,
monstre d'ingratitude ! c'est donc ainsi
que vous reconnaissez les bontés de ma
pauvre sœur, c'est en lui volant la chose
du monde a laquelle elle attache le pius
de prix ; vous prétendez après cela, avec
reffronlerie d'une coquine consommée,
aller prendre connaissance d'un objet que
Yous avez volé et vendu; mais je ne suis
pas la dupe de vos tours, coquine que
vous êtes, vous aviez peur que votre trou-
hle ne vous décelât , et vous ne vouliez
sortir que pour le cacher. Mais où est la
Ruinée que vous avez reçue de M. Martin?
donnez-la moi sur-le-champ, petite bâ-
tarde, mauvais sujet.
Pendant que madame Roper la traitait
ainsi de la manière la plus atroce, cette
pauvre malheureuse était involontaire-
ment tombée à ses genoux , et protestait
de son innocence en des termes qu'une
conscience pure est seule capable de dicter.
d'un ebmite. 25r
Venez , mon enfant , venez , disait
M. Martin, n'augmentez pas votre faute
€n la niant ; mais avouez ce que vous avez
fait de l'argent et ce qui a pu vous porler
à commettre un crime si énorme.
Venez, Pékin, venez donc, lui dit le
crieur, car je pense bien qu^il m'est per-
mis de la traiter ainsi, et que le mot de-
moiselle est trop beau pour vous ; soyez
bonne fille avant tout, cela engagera à
parler pour vous à madame, car vous êtes
encore jeune, et cela fait que l'on est dis-
posé à vous pardonner ; mais si vous vous
obstinez et si vous persistez à nier, vous
ne trouverez personne qui veuille se char-
ger de prendre votre défense.
Je vous jure , répliqua la pauvre Pékin,
que la douleur avait presque suffoquée,
que je ne connais pas plus, le porlrait que
vous; quant à la guinée, je n'en ai pos-
sédé de ma vie. Je vous en supplie , mou
cher monsieur, continua-t-elle , je vous
en supplie , ne donnez pas mie aussi mau-
^52 HISTORIETTES
vaiseidée de moi à ma marraine, je mour-
rais s'il fallait qu'elle vînt à penser que je
^uis capable d'un pareil crime !
Le penser ! s'écria madame Roper^ le
penser! je vous jure qu'elle fera plus que
le penser^ car elle le saura au moment
même 5 non-seulement elle , mais encore
votre amie madame Fowler et toute la
ville. Elle se disposait à sortir au même
moment pour mettre sa menace à exé-
cution.
La pauvre Pékin , dont la crainte et l'é-
pouvante avait troublé la raison et les
.sens 5 arrêta madame Roper par sa robe^
€t chercha par ses accens plaintifs à émou-
voir sa pitié. Ce fut avec bien de la peine
que celle-ci parvint à la lui faire lâcher^
et sitôt qu'elle se sentit libre^ elle s'élança
hors de l'appartement, et donna au crieur
la commission de garder cette petite mal-
heureuse.
Madame Cavendish était en train de ra-
conter à madame Fowler un trait qui dé-
d'un ermite. 2i55
montrait le bon caractère de sa filleule ,
lorsque madame Roper entrant , se mit à
dire d'un ton qui annonçait le plaisir
qu'elle ressentait : Eh bien ! ma soeur^^
j'espère que vous ajouterez foi à mes pré-
dictions, j'ai de belles choses à vous ap-
prendre; ce n'est 5 au reste , je vous jure,
que ce que je prévoyais depuis long-
temps. Puis, adressant la parole à ma-
dame Fowler, elle lui raconta ce qui ve-
nait de se passer, ayant soin d'exagérer
tout ce qu'elle crut propre à exciter l'in-
dignation de sa sœur.
Madanme Cavendish écoutait son récit
avec un chagrin mêlé de surprise ; Ma-
ihilde fondait en larmes , et priait sa
maman de ne pas condamner la pauvre
Pékin avant de lui avoir donné le temps
et les moyens de se justifier.
Elle ne pourra jamais y parvenir, ma
bonne amie, reprit madame Cavendish,
les faits déposent contre elle. Je voudrais
m'épargner le chagrin d'être témoin de
^54 HISTORIETTES
ses prétendus regrets : une action de celte
nature annonce qu'elle n^en restera pas
là. C'est un enfant perdu 5 continua-t-elle^
et je vous avouerai que je ressens plus
de peine en songeant à la fin jhorri-
Lle qu'elle se prépare qu'aux désagré-
mens qu'elle me fait éprouver. Que faire
d'elle ? je n'en sais rien , je veux y réflé-
chir quelque temps. Je ne veux pas
toutefois qu'elle attende chez moi que
j'aie pris un parti à son égard.
En ce cas, dit madame Roper, envoyez-
la chez moi : quoiqu'il ne soit pas fort
agréable de recueillir chez soi une voleuse
avérée 5 je passerai par-dessus quelques»
inconvéniens pour vous être utile. Vous
avez bien de la bonté , reprit madame
Cavendish ; mais comme je connais l'a-
version de Charlotte pour cette pauvre
fi.lle 5 je ne veux pas lui donner occasion
de l'insulter. Si elle a fait un faux pas, ce
n'est pas une raison pour l'écraser tout-
à-fait.
d'un ermite. 255
Je la prendrai, moi, dit madame Fowler^
Clark va l'aller chercher ; et pour épar-
gner à madame Cavendish l'entretien
qu'elle semble appréhender, il prendra
par les derrières.
Lorsque Clark arriva chez madame Ca^
vendish, il ne pouvait revenir de son élon-
nemenl en apprenant ce qui venait de se
passer. Il se doutait, ainsi que les autres
domestiques, qu'il y avait dans le fond
quelqu'artifice , et que la pauvre Pékin
finirait par se justifier. Tous l'embras-
sèrent tendrement, et comme ils lui re-
présentèrent que sa marraine ne la faisait
venir chez madame Fowler que dans l'in-^
lention de l'entendre, ils n'eurent pas^
de peine à la déterminer à suivre Clark;
si elle avait pu se douter qu'elle quittait
pour toujours la maison de sa protectrice,
rien au monde n'aurait pu la déterminer
à en sortir.
Lorsque madame Fowler lui eut appris
qu'elle resterait chez elle jusqu'à ce que
^56 HISTORIETTES
sa bienfaitrice eût pu réfléchir au parti
qu'elle devait prendre à son égard ^ elle
parut si affligée , et protesta de son in-
nocence en termes si énergiques , que
madame Fowler commença à concevoir
des soupçons sur la vérité des faits qu'on
lui imputait, et que son époux résolut de
se rendre chez le joaillier pour prendre
de lui des renseignemens certains.
Le rapport du bijoutier augmenta ses
doutes 5 et il voulut à tout hasard voir
la servante qui avait porté le bracelet chez
lui. Ce ne fut pas sans [peine qu'il dé-
couvrit sa demeure à Londres ; à force de
promesses et de menaces , il vint à bout
d'en tirer les éclaircissemens dont il avait
besoin. Il envoya alors son domestique
chercher une chaise de poste , et exigea
de cette fille qu'elle l'accompagnât à
Kingston. Il se fit conduire directement
chez madame Roper ; mais comme il ne la
trouva pas chez elle, il se rendit chez ma-
dame Cavendish dans l'espoir de l'y trou--
b'un ermite. 1^57
v-er. En descendant de voiture , il prit sa
compagne par le bras , et sans se faire
annoncer, il entra brusquement dans le
salon.
Il est un peu lard , madame , dit-il à
madame Cavendish, pour vous annoncer
\jne visite de Londres ; mais quand il
s'agit de détruire) un soupçon injuste et de
découvrir un crime, je pense qu'il est inu-
tile de s'arrêter au cérémonial; quant à
vous, madame, dit-il à madame Roper,
en lui lançant un regard plein d'indigna-
tion , comme cette fille est une de vos an-
ciennes connaissances , elle n'avait pas
besoin de se faire annoncer.
Madame Roper jugeant qu'elle ne se
retirerait pas avantageusement d'une ex-
plication , jugea à propos de l'éviter. Elle
se leva , et prenant Charlotte par la
main: Viens, mon enfant, lui dit-elle ,
sortons d'une maison où nous n'avons
jamais essuyé que des injures et du mé-
pris. A ces mots elle quitla l'appartemenv,
II.
^58 HISTORIETTES
laissant madame Cavendish dans un ëlon-
nement dont elle ne pouvait revenir.
M. Fowler la mit en peu de mots au
fait de ce qu'on lui avait raconté j tout
s'accordait parfaitement avec le témoi-
gnage de cette fille^ qui n'aurait pas voulu^
disait-elle, pour vingt écus, se charger
du bracelet, si elle eût pu se douter qu'il
j eût là-dessous la moindre méchanceté.
M, Fowler eut toute les peines du
monde à empêcher madame Cavendish
d'aller le soir même rechercher sa chère
filleule et la rétablir dans sa maison. Le
lendemain avant huit heures , elle était
déjà auprès d'elle ; elle la pressait contre
son sein , et lui témoignait combien elle
était fâchée de l'avoir traitée si injuste-
ment. Elle lui promit bien de ne plus prê-
ter Toreille aux suggestions perfides que
pourraient faire contre elle des gens inté»
ressés à lui nuire.
La pauvre petite Pékin ressentît alors
un plaisir aussi vif que l'avait été sa dou-
d'un EKMITE. ^5g
leur. Le bonîieur de rentrer dans les
bonnes grâces de sa marraine, lui fit verser
autant de larmes que sa disgrâce lui en
-avait fait répandre. Malliilde fut aussi
transportée de joie^ et ce qui mit le comble
à leur félicité, c'est que madame Caven-
dish reçut de madame Roper une lettre
dans laquelle elle lui mandait qu'elle
quittait définitivement Kingston , et que
son inlention étant de se fixer cliez son
frère aîné , elle la priait de lui faire tou-
cher sa pension.
26o HISTORIETTES
LES SUITES
DE LA DÉSOBÉISSANCE,
ou
L'ENFANT ENLEVÉ.
Dans' une belle maison de campagne^
sur les bords de la Medway, demeurait
un gentilhomme nommé Darnley. Il
avait, pendant sa jeunesse, occupé un
poste important à la cour, et, dans un
âge avancé, il conservait encore ces ma-
nières distinguées qui caractérisent un
homme accompli.
La perte d'une épouse adorée avait don-
né à son extérieur et à ses démarches
quelque chose de sombre et de sérieux y
que beaucoup de gens prenaient pour de
la hauteur, quoique dans le fond, rien ne
ï. A .lOI/IK h K l{ >J |.
y? âomj/e a jr^'/t{7u.:z:^ eâ s'dj/y^i^.- p
/^ici //icr^^
/// f<i 7J^ ey^e
I
d'un ermite. ^6i
fût plus éloigné du caractère de M. Darn-
ley, car il était affable, doux, humain et
bienfaisant.
Toute sa famille consistait en une sœur
unique, qui, ayant perdu comme lui l'ob-
jet de sa tendresse, cherchait à se conso-
ler de ses malheurs, en partageant ses
soins entre son frère et ses aimables enfans.
La fortune de M. Darnley le mettait a
portée de les placer dans la première école
de Londres , mais il aima mieux se char-
ger lui-même de leur éducation. De plus,
madame Collier, sa sœur, lui ayant offert
de le seconder , il résolut de ne point
prendre d'institutrice encore de quelques
années, et de s'en tenir à la bonne Chap-
mann, leur gouvernante, qui était une
digne femme, a qui il pouvait confier ses
filles en toute sûreté.
Un ancien ami de M. Darnley, venait
d'acheter une maison à Rochester, et Fa-
'vait invité à y venir passer quelques jours
avec sa sœur. Ils emmenèrent avec eux
a62 HISTORIETTES
Emilie , que madame Collier regarda
comme trop grande pour être confiée à
une gouvernante, et ils laissèrent à la
tonne Chapmann , Sophie , Amanda et
Elise.
L'intention de M. Darnley était que ses
filles se levassent tous les jours de bonne
lieure, et allassent faire une longue pro-
menade avant le déjeuner; mais il leur
avait en même temps strictement ordonné
de ne jamais sorlir de ses terres, à moins
-qu^elles ne fussent avec lui ou avec leur
tante. Elles avaient souvent fait tous leurs
efforts pour engager leur gouvernante à
enfreindre l'ordre de leur père ; mais cette
digne femme n'avait jamais voulu abuser
de la confiance qu'on lui avait accordée,
et avait toujours résisté aux instances qui
^m avaient été faites.
Le jour qui suivit le départ de M. Darn-
ley, madame Chapmann se trouva indis-
posée, au point de ne pouvoir accompa-
gner les demoiselles à la promenade. Elle
d'un ermite. 263
les fît pourtant habiller et les envoya avec
une jeune femme-de-chambre à qui elle
recommanda de ne pas aller au-delà du
petit bois. Elles partirent toutes ensuite
de fort bonne heure.
A présent^ Susanne, dit Sophie en en--
trant dans le jardin, vous ne sauriez trou-
ver une plus belle occasion de nous obli-
ger : conduisez-nous au village , vous
pourrez vous-même y voir vos parens.
Ah! mademoiselle, reprit cette fille,
vous savez que c'en est fait de ma place,
si madame Ghapmann vient à le décou-
vrir.
Xie découvrir! vraiment, dit Amanda,
comment voulez-vous qu'elle le découvre?
Menez-^nous au village, vous serez une
bonne fille; oui, ma bonne, ma chère
Susanne, menez-nous y, dit Élise, en
sautant devant ses sœurs, je vous mon-
trerai le chemin, car j'y fus l'été dernier
avec papa.
Soit envie d'obliger ses jeunes maî-
204 HISTORIETTES
tresses, soit désir de voir ses parens, Su-
zanne eut le malheur de céder, et notre
bande joyeuse fut bientôt arrivée au vil-
lage.
La mère de Susanne fut ravie d'avoir
à la fois le plaisir de voir sa fille, et l'hon-
neur de recevoir mesdemoiselles Darnley.
O mes chères, mes aimables demoiselles !
leur dit-elle, il faut que je vous apprête
quelque chose à manger, vous devez avoir
besoin après une si longue route : mon
four est tout chaud, il ne me faudrait pas
plus d*un quart d'heure pour vous faire
un gâteau, et pour traire Jenny. Un gâ-
teau frais et du lait chaud étaient trop
^éduisans pour que Ton pût résister à la
tentation. Susanne prit quelques lasses de
porcelaine qui étaient arrangées suivie
manteau de la cheminée, et se mit à les
bien essuyer pour ses jeufiësïtfàîtr esses.
Elise suivit la mère de Susanne à l'é-
table ; elle l'accablait de mille questionis,
lorsque toute son attention fut portée vers
d'un ermite. 265
un jeune agneau qui s'avançait en bêlant
vers sa maîtresse, et semblait lui deman-
der son déjeûner.
Il vous faut attendre un peu Billy, et
laisser servir avant vous ceux qui valent
mieux; ne voyez-vous donc pas que nous
avons aujourd'hui du. monde comme il
faut à déjeûner.
Elisp était tellement charmée de la
beauté de ce petit, agneau, qu'elle eut
envie de l'embrasser. Dans cette vue elle
se disposa à le saisir, mais Pingrat Billy
se mit à faire un bond et s'échappa. Elise
le suivit dans l'espérance ^de l'attraper,
mais il courut en bêlant jusque sur la
grande route.
Il vint à passer au même moment une
femme dont les habillemens annonçaient
la pauvreté; mais dont l'air riant sem-
blait annoncer un bon caractère. Elle ac-
costa famihèrement Elise, en lui disant ::
x^et agneau-là, mademoiselle, n'est pas, à
beaucoup près, ni aussi beau, ni aussi
12
•206 HISTORIETTES
âoux que celui que j'ai chez moi^ car* on
ii'a qu'a l'appeler Bob, et il va vous sui-
vre d'un bout de la ville à l'autre; il rap-
porte comme un chien; il se dresse suc
ses pieds de derrière, dès que mon mari
dit : debout! en un mot, il fait plus de
tours qu'une jeune chatte.
V ^^O le joli animal! reprit Élise, j'aurais^
bien envie de le voir ! Eh bien, venez
avec iilbi, dit cette femme, car je de-
meure au bout de ce champ ; mais il faut
courir de toutes vos forces, car mon mari
va à l'ouvrage, et il emmène ordinaire-
ment Bob avec lui.
En ce cas, dépêchons-nous, dit Elisée/
car je ne puis m'anêter une demi-minute.
Donnez-moi la main, dit la femme, car
nous courrons plus fort ensemble, fttâts,
voilà mon mari avec Bob, qui selon sa
coutume, va bondissant devant lui^^^^'
Où* donc? ou donc? s^écria Elise en
levant la tête tant qu'elle pouvait, afin de
voir l'agneau.
Vous n'êtes pas assez grande, lui dit
celle artificieuse créature ; ruais je vais
vous lever, je suis sûre qu'alors vous les
verrez. Elle la js^i,ût aussitôt, en lui di-
sant : Regardez du côté du clocher; je
m'en vais courir avec vous, et je gage
que nous les attraperons bientôt, j^ ^
Elise se tua de regarder, mais en vain;
ei is'apereevaat qu'elle avait déjà peçd^
le village de vue, elle pria la femme de
la mettre à terre, en lui disant qu'elle na
voulait pas aller plus loin.
vCette malheureuse était tellement es-
soufflée par la rapidité de l^,ço,urs.e qu'elle
venait de faire, qu'elle était hors d'étal
de luirépaqdre. Éhsè continuait à la sup-
plier de s'arrêter^^e|. s'agitait pour se dé-
barrasser de sesbras* Enfin, au bout d ui4
quartnâ^fi^e^ $eti:o^>^ant excédée, elle
s arrêta et s'assît sur un banc, en tenant
fortemeiiit Elise par le bras. Geite pauvre
enfant jetait des (cris horribles, et la sup-
pliait de la laisser aller.
2ÔO HISTORIETTES
Vous laisser aller, après toute la peine
qtte ^'ai eu à vous attraper! Non^ iîoit|
vous ne m y prendrez pas, je vous en ré-
ponds ; mais soyez bonne fille, ne criez
plus, et vous verrez Bob tout de suite
peut-être.
O mes sœurs! mes sœurs! criait cette
pauvre enfant, laissez-moi aller vers elles.
JL
Vos sœurs ! ob ! je vous en trouverai un
bon nombre d'ici à peu de jours; mais
comme elles ne vous connaîtraient pas
avec ces beaux habits, il faut les ôter sur-
le-champ, et ensuite nous courrons de
nouveau après Bôb. A ces mots, elle lui
enleva son ajustement, et la força de
mettre des haillons qu'elle tira d'un sac
qu'elle avait sous son jupon. Elle en tira
en même temps une bouteille d'une cer-
Yaîne liqueur, dont elle lui barbouilla le
visage, et malgré toutes ses remontrances
lui coupa ses beaux cheveux ras de la
tête. Elle était alors tellement déguisée,
qu'il eût été impossible à monsieur Darn-
D UN ERMITE.
ley lui-même de la reconnaître. Elle la
fil marcher, jusqu'à ce qu'elle fût excé-
dée de fatigue.
Elles joignirent au moment même le
chariot de Canlorbery, et pour une baga-
telle que la femme donna au conducteur^
il consentit à les conduire à Londres. Élise
ne cessait de pleurer, mais elle n'osait se
plaindre, car sa barbare compagne l'avait
menacée de lui briser les os 5 si elle avait
le malheur de faire le moindre bruit.
Quand elles furent arrivées à la ville ^
elle la traîna, car il lui était impossible
de la faire marcher , dans un misérable
isoulerrain, plus bas que le sol de plusieurs
•marches ;% elle lui donna alors,4u^^ajî,a
néu beurre et la fit coucher. Son lit ,
s'il est permis de l'appeler ainsi, n'était
autre cliQse qu'un amas de chiffons jetés
jdans un coiur^ sur le quel on avait mis
tme çQiivej^rg jale.^Elle la laissa alors
seule, pleurer son malheur et regretter de
ii'avoir pas suivi les ox^dres de aon père.
2^0 HISTORIETTES
Le lendemain matin, elle parlit au
point du jour, et la fît marcher tant que
ses pauvres petites jambes voulurent la por-
ter , sans lui faire prendre la moindre
chose. Elle passa la seconde nuit dans une
grange 5 et le troisième jour , vers les cinq
heures après midi , elles arrivèrent à une
petite maison qui avait une apparence de
propreté. Sa conductrice frappa à la porte,
et elle vit en entrant neuf ou dix enfans
occupés à faire de la dentelle.
Gomment, Peggy , dit la femme qui
vint leur ouvrir , je croj^ais que vous ne
vdùliezplus revenir? Cependant vous m'a-
^éïféz iciliëlqu^iin, dieu Mit %l j'eiTM Be-
soin, car deux de mes morveuses se sont
avisées de tomber malades , et'|e ii^i dé
ma vie eu autant à faire.
Le lendemain Elise fut débarrassée de
ses guenilles. On lui fît endosser lïûe Tôfee
d'étoffe brune, on lui mit un bonnet rond
fort propre, et un petit tablier de couleur^
lia maîtresse de la maison lui donna ordre
de répondre à ceux qui lui demandéraiient
son nom 5 qu'elle s'appelait Biddy-!Bu|ii^^
et qu'elle était sa mère. La sévérité que
mettait celle méchante femme à faire ejcé,-
cuter ses ordres , empêchait les victimes
inforlunées, qui étaient sous sa férule de
lui désobéir. La plupart d'en tr'elles lui
avaient été amenées par la malheureuse
c[ui avait trompé Elise, et toutes avai^jxt
Teçu l'ordre de débiter de pareils raen-
^sonj^es. ^ . , ^^
Mais il est temps, je pense, de rame-
ner mes jeunes lecteurs à ce qui se passe
.au village, où nous avons laissé Suzanne
préparant le déjeûner, et Sophie et sa
tsœur attendant avec imp^tJLcnce que^,^^
gâteau fût prêt.
m
La mère de Suzanne revint bientôt avec
«on pot au lait. Sa fille lui demande avec
t^ivacité : Où est mademoiselle Elise? O
l'aimable enfant ! reprit-elle , elle ya j^r
venir dans le moment. Elle est allée cou-
rir après Billy : ce sont deux innocens en-
*â7^ HISTORIETTES
semble. Ensuite elle se hâta de retirer le
gâteau du four, et d'y mettre du beurre.
Sophie, pendant ce temps, courut promp-
tement à la porte de l'étable, et appela
Elise de toutes ses forces. Voyant qu'elle
ne lui répondait pas , elle retourna à la
maison. Suzanne alors commença à être
alarmée ; mais ses jeunes maîtresses la
rassurèrent , en lui disant que ce n'était là
qu'un tour d'Elise. Mais hélas ! elles £«•?
rent trop tôt désabusées , et virent que ce
n'était pas une plaisanterie, mais qu'il lui
était arrivé quelque malheur.
Tout le village retentit des cris de ma-
demoiselle Elise ! mademoisieUeElkeJ Sfir
zanne, sa mère, leurs voisins qui avaient
entendu parler de ce malheur, se tuaienrt
de l'appeler; ses soeurs, que la douleur
avaient presque égarées, couraient de tous
côtés en criant : Ma chère Elise, ma bonçys
Elise! si vous êtes cachée, répondez- nous
par charité. . ,:,,.,..-.. m--
Il était neuf heures et demie passées
lorsque madame Chapmann se leva^ et
-comme on lui dit que les jeunes demoi-
selles n'étaient pas encore revenues de la
promenade, elle envoya une servante au-
devant d'elles.
Betty, c'était ainsi qu'elle se nommait,
parcourut sans succès le jardin, et le petit
bois : elle retournait prévenir madame
Chapmann qu'elle ne les avait pas trou-
vées, quand elle aperçut Suzanne et le$
deux enfans entrant par une petite bar-
rière qui était au bout du bois.
Oii est mademoiselle Elise ? s'écria^'
t-elle de toutes ses forces. Dieu seul le
sait, répliqua la négligente Suzanne, que
ses sanglots empêchaient de parler. Com-
ment? qu'est-ce? répliqua Betty, notre
pauvre gouvernante en va devenir folle.
AH'ïriènrïïènt même, cette digne femtûe'
venait de quitter sa chambre, et était des-
cendue dans le jardin pour voirclé qu'é-
taient devenues ses jeunes élèves. Elles
«'approchaient déjà de la maison : Vene?^,
s 74 HISTORIETTES
mes enfans , leur dit-elle , ne voyant pas
qu'Elise manquait; venez vite, je croyais
que vous n'aviez pas envie (Je revenir*
Mais s'apercevant tout-à-coup qu'elle man-
quait : Eh bien , Suzanne , dit-elle , qu'a-
vez-vous donc fait de mon petit ange , de
mon aima^ble Elise?
O ma bonne] ma bonne ! dit Sophie,
ma sœur est perdue ! vraiment perdue !
Perdue I s'écria la pauvre gouvernante ;
que dites-vous là ! que viens-je d'enten-
dre ! Ah ! mon maître ! mon cher njaitre !
je n'oserai plus paraître devant vous.
Suzanne répéta alors à madame Chap-
mann tout ce que nous venons de rappor-
ter. Elle déplorait la faute qu'elle avait
faite en cédant au désir de ses jeunes maî-
tresses 5 qui déclarèrent qu'elle ne voulait
pas enfreindre l'ordre de leur père.
On fit aussitôt monter à cheval les do-
mestiques, et on leur fit prendre des routes
différentes. On ne pouvait plus douter
qu'Elise n'eût été enlevée , car il n'y avait
pas d'eau dans le voisinage de la maison |,
^t s'il lui fût arrivé quelque malheur, oii
n'eût pas manqué de la trouver, puisque
sa bonne et ëeâ soeurs avaient fouillé tout
le village avanj: de revenir à la maison.
Un des domestiques fut envoyé a Ro-
cliester, un autre vers Londres , le troi-
sième et le quatrième devaient les croiser
par des chemins de traverse ; mais ils ne
purent en avoir la moindre nouvelle, pas
même le plus léger indice qui pût les ai-*
der à la trouver ou à découvrir les traces
de l'infâme qui Pavait enlevée.
Le troublé et la douleur de M. Darnley,
lorsqu'il apprit cette fâcheuse nouvelle^
peuvent bi^én se concevoir, mais tiàd pas
se rendre. Il envoya des circulaires de tous
côtés ; il y donnait le signalement de sa
fille, et promettait une récompense de
5oo guinées à qui la lui ramènerait.
Sophie et Amanda étaient inconsola-
bles. On renvoya Suzanne avant le retour
de M. Darnley, qui tarda plus d'un mois
Q'jG HISTORIETTES
à revenir chez lui. Comme les personnes
qu'il avait envoyées à la recherche de sa
fille ne iiii rapportèrent pas de nouvelles
satisfaisantes , il se rendit lui - même à
XiOndres, et y visita tous le,s lieux qui ser-
vent d'asile au vice et à la misère. A la fin
il cessa toutes recherches , s'apercevant
que sa santé s'ajtérait et ne lui permettait
pas de les continuer.
Neuf mois se passèrent ainsi tristement,
sans qu'on eût la moindre nouvelle d'E-
lise. Le temps , qui guérit ordinairement
tous les maux, n'avait encore pu adou-
cir le chagrin cuisant qu'avait causé cette
perle. Elle avait tellement affecté leHno-
rai de M. Darnley, que le physique s'en
ressentait. Son état exigeait des attentions
et des soins non interrompus ; madame
Collier, afin de pouvoir les lui prodiguer,
prit une gouvernante pour ses nièces.
Quoiqu'Emilie aimât tendrement Elise,
son chagrin était pourtant moins cuisant
que celui de ses sœurs, car elle n'avait pa§
D UN ERMITE. 577
à se reprocher d'avoir contribué à sou
malheur. Je ne me pardonnerai jamais,
disait souvent Sophie 5 d'avoir enfreint les
ordres de mon père, et nous sommes d'au-
tant phis coupables de ne pas faire ce
qu'il veut, qu'il a plus de bonté pour
nous. J'étais l'aînée et je devais avoir plus
de raison que les autres ; c'est la pauvre
Elise qui est la victime de ma faute. C'é-
tait ainsi qu'elle déplorait son imprudence:
souvent, abîmée dans ses réflexions, elle
tombait évanouie et ne revenait à elle que
pour verser un torrent de larmes.
Pendant que toute cette famille se dé-
sespérait ainsi vivement à Darnlej^-Hall,
la jeune Elise commençait a trouver son
sort moins rigoureux; elle se pliait avec
patience et résignation au nouveau genre
de vie qu'elle était obligée de mener,
La femme chez laquelle elle demeurait
fabriquait de la dentelle, et Elise avait
acquis assez d^adresse dans ce penre de
travail, pour se trouver en état de faire
578 mSTOEïETTES
tous les ouvrages qu'on lui donnait. Si ^
par hasard 3 elle ne pouvait en venir à
bout^ Salîy Buttchell, une de ses co,mir^
pagnes 5 qui avait environ deux ans plus
qu'elle, et avec laquelle elle 3'ét*)it U^e^
avart toujours la complaisance de les lui
achever.
La maison de madame BuUen n'était
qu'à un quart de mille de High-Nycombe.
Chaque fois qu'elle y allait , soit pour y
faire des emplettes, soit pour se défaire
de ses marchandises , ce n'était jamais^
qu'avant le lever ou après le coucher de
ses petites ouvrières , encore avait-elle
grand soin de fermer la porte ^prèseUa^
et de prendre la] clé dans sa poche , de
sorte que ces pauvres enfans ne trou-
Yaient jamais l'occasion de se plaindre à
qui que ce fut.
Pendant une après-dînée du mois d'août
qu'il faisait une chaleur excessive , et que
tous les enfans étaient à l'ouvrage, nia-
dame Bullen avait laissé la porte ouverte
d'un ermite. 279
pour donner de l'air ; une dame d'un cer-
tain âge vint à passer par-là avec un mon-
sieur; ils entrèrent et demandèrent à ma-
dame Bullen la permission de se reposer,
en lui disant que leur voiture venait de
se casser à un mille de là 5 et qu'ils avaient
été contraints de marcher à pied à l'ar-
deur du soleil.
Madame Montagne qui avait l'âme gé-
néreuse, ne put voir sans intérêt tant
d'enfans occupés tous à un travail qui
exige beaucoup d'adresse. Elle fît à ma-
dame Bullen plusieurs questions sur leur
compte; mais la confusion et l'embarras;
de ses réponses , excitèrent la surprise et
la curiosité de madame Montagne.
Mon ami, dit-elle en se retournant
vers son mari, qui se tenait à la porte
pour voir si leur voiture approchait, voilà
de bien jolis enfans|: cette petite surtout >
qui a un signe sous l'œil gauche, est une
beauté accomplie. M. Montagne se re-*
tourna alors , et considéra Elise de ma-
aSo HISTORIETTES
iiière à prouver qu'il était, de l'avis de sa
ieaime.
Comment vous appelez- vous ^ mOiii
amie? lui dit-il avec un ton de douceur
auquel elle était peu habituée depui^ong-
temps. Elle devint aussitôt rouge comme
du feu 5 et jeta un coup-dœil sur sa bar-
bare maîtresse. Celle-ci^ craignant d'être
trabie, prit la parole et répondit: Elle se
nomme BiddyBullen, monsieur; 'elle est
ma nièce, mais c'est une petite imbécile
qui est d'une timidité excessive fgllejst
toute interdite lorsqu'elle parle à des gens
comme il faut. Allez , Biddy , continua-Jt-
elle 5 allez dans ma chambi^^^^à^^Çi^olierj
et vous déviderez le fil qui est ^ur Ii^ xdié*
^idoir. '.^ 'm -t«^ -^^ , ..i:^.-.
Vous devriez, lui dit M. MojQlagiae ,
^cbercher à vaincre cette tiniidité-i^ en la
forçant de répondre aux personnes ; qui
lui font des questions; mais en parlant
„pour elle , vous ne faites qu'çncourâger
un défaut dont vous vous plaignez. Venez
I
d'un ermite. 281
ici, mon enfant, conlinua-l-il , envoyant
qu'elle gagnait déjà l'escalier, venez,
n'ayez point peur, et dites -moi voire
îiom.
La bonté de monsieur Montagne enhar-
dit la pauvre Elise ; elle fut à lui, quoique
madame Bullen s'efforçât, par ses regards
Âe l'en empêcher. Eh bien ! lui dit-il en
la caressant, où avez-vous attrapé ce joli
signe ?
C'est maman qui me l'a donné, répon-
dit Elise en rougissant ; mais je ne l'ai
jamais vue, ma bonne Chapmann m'a dit
qu'elle mourut lorsque je vins au monde.
Votre maman! reprit-il, et comment
s'appelait-elle? Darnlej, monsieur, re-
prit-elle; et, se rappelant tout-à-coup la
kçon qu'on lui avait donnée, mais moi
je m'appelle Biddy Bullen, et voici ma
tante.
Darnley ! s'écria monsieur Montagne,
mais c'est l'enfant que l'on a réclamé, il
y a un an passé, dans les papiers publics.
12.
282 HISTORIETTES
Alors la regardant pour s'en assurer plus
positivement : Ce signe ne permet plus
d'en douter^ îfimi i
Monsieur Montagne fît aussitôt ses
€î|ïorts pour s'emparer de madame Bullen;
mais elle fut assez adroite pour s'échap-
per, et sortit par une porte de derrière; 011
la perdit de vue presqu'aussitot^^iii u
Est-elle enfin partie? se demandèrent
aussitôt toutes ces jeunes filles : et lors-
que monsieur Montagne leur assura qu'elle
Tétait en effet, elles firent éclater leur
joie de mille manières différentes. Les
unes criaient, les autres riaient, d'autres
:$autaient; enfin jamais,JAjic^;f^ passa de
scène plus propre à émouvoir un cœur
sensible.
Ee carrosse de monsieur Montagne ar--
riva dans ce moment; il envoya son la-
quais chercher le magistrat de JXycombe;
il voulut rester à la maison jusqu'à son
arrivée, et pendant ce temps questionner
les enfans. Deux d'entre eux avaient été
d'un ERMlîrâ 283
enlevés si jeunes qu'ils n'avaient aucune
connaissance de leurs noms ni de leurs
famille. Quant aux aulres, ils lui donnè-
rent des détails si clairs, qu'il ne douta
plus de la possibilité de les rendre à lëtirs
parens, et de mettre un terme à leur dou-
bleur. 1
Le magistrat ne larda pas à arriver, il
était accompagné du pasteur, qui, ayant
entendu dire au domestique de mônsîiétir
Montagne qu'il y avait eu un enfant en-
levé/venait offrir sesservices. Il prit sBlissa
protection toutes les jeunes filles, à l'excep-
tion d'Élise, car madame Montagne avait
tant d'impatience de la rendre à ses pa-
rens, que son premier soin fut d'engager
5on mari à prendre une chaise de pilste
et à se rendre directement à Darnley-
Hall, ôûe ils arrivèrent le jour sui'liantWns
les trois heures de l'après-raidir^^' ^ 11^1-1
Madame Collier était à la fenêtre lors-
que la vditure arrêta. Ses yeux se portè-
rent rapidement sur sa nièce, et elle s'é-
284 HISTORIETTES,
cria avec transport : Ma pauvre enfant !
ma chère Elise! .r^i* i e 3>ll
Monsieur Darnley, qui était^à lîy§^^^,
lança de son siège, et vola à la porte trans-
porté de ioieu Au bout .d'im moment il '
revint avec son LIise qu'il pressait contre
son cœur palpitant. Cette heureuse nou-
velle fut bientôt répandue dans la maisonj
les autres enfaiis accoururent pleins d'im-
patience pour partager la joie de leur père.
Il faudrait, pour exprimer leurs transports,
et donner une idée de leur bonheur, une
phime plus habile que la mienne; encore
pourrait-elle ne les peindre que faible-
ment, c'est pourquoi j'aime mieux les
laisser deviner à mes lecteurs.
De ce moment, les enfans de monsieur
Darnley prirent d'un commun accord la
résolution d'exécuter strictement ses or-
dres, et de ne jamais y contrevenir en la
moindre des choses.
Monsieur Darnley accabla de caresses
monsieur et madame Montagne, et les
d'un ermite 5 280
pressa de passer quelque temps chez lui. '
Ils eussent accepté ses offres avec recon-
naissance, s'ils n'eussent pensé aux pau-
vres enfans qu'ils avaient laissés à JVjcom-^^
be, et qui semblaient réclamer leur appui;
car telle était la philantropie de monsieur
Montagne, qu'il croyait n'avoir rien fait
tant qu'il lui restait du bien à faire.
ai bioaa^ au a
' .^It^ISC? ®^s 1
TABLE
28'
La jolie Ferme. 9
Historiettes d'un Ermite. * i85
L'Orgueil vaincu par l'Adversité. i85
L'Innoceuce justifiée et TArtifice découvert.
(i^® partie.) 220
— (2® partie.) aSj
Les Suites de la Désobéissance. 260
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