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Full text of "La linguistique"

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BIBLIOTHEQUE 


DES 


SCIENCES  CONTEMPORAINES 


II 


\  PARIS.    —   TYPOGRAPHIE   A.    HENNUYCR,    RUE    D  ARCET, 


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BIBLIOTHÈQUE  DES  SCIENCES  CONTEMPORAINES 


LA  LINGUISTIQUE 


PAR 


ABEL    HOVELACQUE 


LINGUISTIQUE.    PHILOLOGIE.    ETYMOLOGIE. 

LA.    FACULTÉ    DU    LANGAGE    ARTICULÉ,    SA    LOCALISATIOX, 

SON    ORIGINE.     SON    IMPORTANCE    DANS    l'hISTOIRE    NATURELLE. 

CLASSIFICATION    ET    DESCRIPTION    DES    DIFFÉRENTS    IDIOMES. 

PLURALITÉ     ORIGINELLE    ET    TRANSFORMATION 

DES    SYSTÈMES    DE    LANGUES. 


DEUXIEME    EDITION 

REVUE    ET   AUGMENTÉE 


PARIS 


^ 


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C.  REINWALD  ET  C'%   LIBRAIRES-ÉDITEURS    (^i/  ^ 


15,    RUE   DES   SAllNTS-PÉRES,    15 


1877 
Tous  droits  réservés. 


4»  5,    *. 


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TABLE   DES  MATIÈRES 


Pages. 

Introduction ix 

Avertissement  pour  la  seconde  édition xiii 

Chapitre  I.      Linguistique,   philologie,   étymologic  ....  1 
§  1,  Distinction    de  la   linguistique    et  de  la 

philologie 1 

§  2.  La  vie  des  langues 9 

§  3,  Aide  que  se  prêtent  mutuellement  la  lin- 
guistique et  la  philologie 12 

§  4.  Les  polyglottes 14 

§  5.  Dangers  de  l'étymologie 10 

Chapitre  IL     La  faculté  du  langage  articulé.  Sa  localisation. 

Son  importance  dans  l'histoire  naturelle.  .   .  22 

Chapitre  IIL  Première    forme    linguistique.  Le  monosylla- 

bisme.  Les  langues  isolantes 39 

§  l7Xe  chinois 43 

§  2.  L'annamite 52 

§  3.  Le  siamois 53 

§  4.  Le  birman 54 

§  5.  Le  tibétain 54 

Chapitre  IV.   Seconde  forme   linguistique.  L'agglutination. 

Les  langues  agglutinantes 57 

§   L  Qu'est-ce  que  l'agglutination? 57 

§  2.  Langues  de  l'Afrique  méridionale.  ,.    .    .  Cl 

Langue  des  Hottentots G2 

Langues  des  Bochimans 60 

§  3.  Langues  des  Nègres  d'Afrique  ..'...  07 

§  4.  Langues  du  groupe  bantou 78 

§  5.  Le  poul 85 

§  G.  Les  langues  nubiennes 87 


VI  TABLE    DES    MATIÈRES. 

Pages. 

§     7.  Langues  des  Négritos 88 

§     8.  Langues  des  Papous 88 

§     9.  Langues  australiennes 89 

§  10.  Langues  maléo-polynésiennes 91 

§  11.  Le  japonais 97 

§  12.  Le  coréen 102 

§  13.  Langues  dravidiennes 103 

§  14.  Langues  ouralo-altaïques 117 

I.      Le  groupe  samoyède 119 

IL    Le  groupe  finnois 120 

III.  Le  groupe  turc 134 

IV.  Le  groupe  tongouse 140 

V.  Le  groupe  mongol 142 

VI.  De  l'harmonie   vocalique  et  de  la 

parenté  des  langues  ouralo-altaï- 
ques   144 

§  15.  La  langue  basque 148 

§  16.  Langues  américaines 167 

§  17.  Langues  hyperboréennes 184 

§  18.  Langues  du  Caucase 185 

§  19.  De     quelques    autres    idiomes    classés 

parmi  les  langues  agglutinantes 187 

I.      L'élou 188 

IL    Le  mounda 189 

in.  Le  bralioui 189 

IV.  La  prétendue  langue  scythique  .   .  189 

V.  La   langue  de  la  seconde  colonne 

des  inscriptions  cunéiformes.   .    .  191 

VI.  La  langue  dite  sumérienne  ou  ac- 

cadienne 193 

§  20.  La  théorie  des  langues  touraniennes.   .  Î98 

Chapitre  V.     Troisième  forme  linguistique.  La  flexion.   .    .  20) 

§  1.  Qu'est-ce  que  la  flexion? 202 

§  2.  Flexion  indo-européenne  et  flexion  sémi- 
tique    ....  203 

A.  Les  langues  sémitiques 207 

*     §  1.  Du  sémitisme  en  général  et  de  l'ensemble 

des  langues  sémitiques 208 

§  2.  Groupe  araméo-assyrien 213 

I.      Chaldéen  et  syriaque 213 


1 


TABLE    DES    MATIERES.  VII 

Pages. 

II.    Assyrien 216 

§  3.  Le  groupe  chananéen 220 

I.  Hébreu 220 

II.  Phénicien 226 

§  4.  Le  groupe  arabe 230 

I.      Arabe 230 

IL    Langues  de  l'Arabie  méridionale  et 

de  l'Abyssinie 236 

§  5.  Individualité     des    langues    sémitiques. 

Leur  patrie  primitive 238 

B.  Les  langues  khamitiques 242 

§  1.  Le  groupe  égyptien  .   .   .  v--w_.    ....  244 

§  2.  Le  groupe  libyen '.    .    .    .  248 

§  3.  Le  groupe  éthiopien 231 

C.  Les  langues  indo-européennes  ,    .    .  ' 252 

§  l.  La  langue  commune  indo-européenne.    .  255 

§  2.  Branche  hindoue 266 

I.  Anciennes  langues  hindoues  .   .    .  267 

II.  Langues  néo-hindoues 272 

III.  Dialectes  des  Tsiganes 274 

§  3.  Branche    éranienne 275 

I.  Zend 277 

II.  Perse 280 

III.  Arménien 282 

IV.  Huzvàrèche 284 

V.  Parsi 287 

VI.  Persan 288 

VlI.Ossète,    kourde ,     béloutche,    af- 
ghan, etc 289 

§  4.  Branche  hellénique 291 

§  5.  Branche  italique 301 

L    Anciennes  langues  italiques.    .    .    .  303 

II.  Langues  novo-latines 314 

§  6.  Branche    celtique 334 

§  7.  Branche  germanique '  .   .  343 

I.  Gothique 345 

II.  Langues  Scandinaves 348 

III.  Bas  allemand 350 

IV.  Haut  allemand.   « 356 

§  8.  Branche  slave 362 


VIII  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Pages. 

§  9.  Branche  lettique 385 

I.      Lithuanien 38G 

IL    Lette 389 

IIL  Vieux  prussien 389 

§  10.  Langues  indo-européennes  non  classées.  390 

L      Etrusque 391 

IL    Dace 393 

IIL  Langues  ind  o-européennes  de  l'Asie 

Mineure 39A 

IV.  Langues    indo-européennes    dites 

scythiques 39G 

V.  Albanais 39G 

§  M.  Du  mode  de  subdivision  de  la  langue 
commune  indo-européenne  et  de  la  ré- 
gion où  elle  fut  parlée 398 

Chapitre  VI.  Pluralité  originelle  des  langues  et  transfor- 
mation des  systèmes  linguistiques 408 

§  1.  Comment   se  reconnaît    la  parenté    des 

langues 408 

§  2.  Pluralité  originelle  des  systèmes  linguis- 
tiques et  conséquence  de  cette  pluralité.     415 

§  3.  Dans  la  vie  historique  les  langues  peu- 
vent ne  plus  correspondre  aux  races.    .     418 

§  4.  La  transformation  des  espèces  en  linguis- 
tique   420 

Table  analytique 426 


INTRODUCTION 


Il  était  réservé  aux  dernières  années  du  dix-hui- 
tième siècle  de  donner  le  jour  aux  méthodes  d'investi- 
gation scientifique.  La  tâche  était  immense  ;  mais  les 
hommes  qui  tentèrent  de  l'accomplir  n'y  firent  pas  dé- 
faut. C'est  aux  écrivains  de  VEncydopédie  qu'il  fut 
donné  d'ouvrir  l'ère  contemporaine  ,  la  période  de  la 
science  expérimentale. 

L'esprit  méthodique  renouvela  les  procédés  de  re- 
cherche et  les  modes  d'enseignement.  Les  sciences 
mathématiques,  les  sciences  chimiques,  les  sciences 
naturelles  rompirent  enfin,  et  pour  jamais,  avec  la 
métaphysique. 

La  linguistique  n'est  ni  la  moins  importante  ni  la 
moins  intéressante  des  sciences  contemporaines  ;  ce 
volume  lui  est  consacré.  Notre  intention  est  de  mon- 
trer quelle  place  elle  occupe  dans  l'histoire  naturelle 
de  l'homme.  Tout  d'abord,  nous  aurons  à  la  définir. 
Les  questions  les  plus  délicates  de  cette  science  sont 
abordées  et  résolues  chaque  jour  par  des  personnes 


X  INTRODUCTION. 

tout  aussi  ignorantes  de  son  objet  que  de  sa  mé- 
thode. C'est  le  sort  commun  de  toutes  les  sciences  na- 
turelles. On  y  supplée  volontiers  par  des  assertions  pu- 
rement sentimentales  au  défaut  d'études  fondées  sur 
l'expérience.  C'est  ainsi  qu'on  se  déclare  hardiment 
polygéniste  ou  monogéniste,  ami  ou  ennemi  de  la 
doctrine  de  l'évolution,  sans  avoir  jamais  mis  le  pied 
dans  un  laboratoire  d'anthropologie. 

Nous  ne  chercherons  pas  à  éviter  l'examen  de  la 
question  de  l'origine  du  langage.  C'est  une  question 
purement  anthropologique.  Sans  nous  occuper  des 
rêveries  auxquelles  elle  a  donné  lieu ,  nous  la  traite- 
rons uniquement  au  point  de  vue  de  l'histoire  natu- 
relle, c'est-à-dire  de  l'anatomie  et  de  la  physiologie. 
Le  langage  articulé  est  un  fait  naturel,  soumis,  comme 
tout  autre  fait,  à  l'investigation  libre  et  désintéressée, 
et  ce  n'est  pas  une  entreprise  téméraire  que  d'aborder 
la  question  de  son  origine.  L'écarter  sous  prétexte 
qu'il  faut  proscrire  toute  recherche  des  «  origines 
premières  »,  c'est  admettre  la  possibilité  même  de  ces 
causes  premières,  dont  les  mathématiques  et  la  chi- 
mie ont  fait  justice. 

A  côté  des  questions  de  linguistique  pure,  nous 
avons  introduit  çà  et  là,  mais  dans  une  faible  mesure, 
certaines  questions  de  philologie  qui  s'y  rattachaient 
directement.  Nous  avons  traité  plus  volontiers  de 
quelques  points   d'ethnographie  linguistique ,   mais 


INTRODUCTION.  XI 

d'une  façon  très-incomplète.  Nous  nous  promettons 
d'y  revenir.  Quant  aux  questions  de  linguistique  pro- 
prement dite,  nous  étions  contraint,  par  la  nature  et 
le  but  de  cette  Bibliothèque^  à  les  parcourir  toutes 
fort  rapidement  ;  c'est  une  difficulté  dont  le  lecteur 
voudra  bien  tenir  compte. 

Avant  d'entrer  en  matière,  qu'il  nous  soit  permis 
d'adresser  nos  remercîments  à  MM.  Picot  et  Vinson, 
pour  la  part  qu'ils  ont  prise  à  notre  travail.  Nous  leur 
devons  beaucoup  :  des  notes,  des  renseignements,  et 
surtout  les  conseils  d'esprits  sûrs  et  méthodiques. 


I 


AVERTISSEMENT 

POUR    LA    SECONDE    ÉDITION 


C'est  une  édition  véritablement  nouvelle  que  nous 
publions  aujourd'hui,  et  non  pas  une  réimpression. 

La  partie  des  langues  monosyllabiques  et  celle  des 
langues  à  flexion  n'ont  reçu  que  des  modifications  peu 
importantes,  mais  il  n'en  a  pas  été  de  même  de  la  par- 
tie des  langues  agglutinantes. 

Nous  avons  développé  tout  particulièrement  les 
chapitres  relatifs  à  la  langue  des  Hottentots,  aux 
langues  de  la  Guinée,  et  aux  langues  du  système 
bantou. 

Nous  avons  également  revu  et  remanié  le  chapitre 
consacré  aux  idiomes  de  l'Amérique.  On  a  fait  récem- 
ment des  progrès  considérables  dans  la  science  de 
l'américanisme,  mais  tout  est  loin  d'avoir  été  dit  à  ce 
sujet.  Après  avoir  reproduit  la  classification  -assez 
communément  acceptée  des  langues  américaines,  nous 
avons  tâché  de  mettre  en  évidence  ce  fait  très-impor- 
tant que  les  langues  en  question  ne  constituent  pas 


XIV         AVERTISSEMENT    POUR    LA    SECONDE    ÉDITION. 

une  espèce  particulière,  et  que  leurs  procédés  se 
retrouvent  dans  un  grand  nombre  d'autres  langues 
agglutinantes. 

En  ce  qui  concerne  d'autres  idiomes  également 
aggluti natifs,  dont  la  phonétique,  la  structure  et  le 
vocabulaire  demeurent  encore  fort  obscurs ,  nous 
avons  persisté  dans  notre  première  réserve.  On  peut 
ne  pas  nous  approuver  ;  mais  on  blâmerait  avec  bien 
plus  de  droit  des  conclusions  légères  et  trop  hâtives. 

Quant  à  la  méthode  qui  nous  avait  guidé  dans  la 
rédaction  de  notre  première  édition,  et  qui  est  com- 
mune aux  difTérents  volumes  de  la  Bibliothèque  des 
sciences  contemporaines ^  nous  l'avons  suivie  avectoute 
la  fidélité  possible  dans  cette  nouvelle  publication  »G'est 
la  méthode  expérimentale,  la  méthode  sur  laquelle 
reposent  toutes  les  recherches  et  toutes  les  découvertes 
de  l'esprit, moderne. 

Novembre  1876. 


LA  LINGUISTIQUE 


CHAPITRE  I. 

LINGUISTIQUE  -  PHILOLOGIE  -  ÉTYMOLOGIE. 

§  1.  Distinction  de  la  linguistique 
et  de  la  philologie. 

Il  est  rare  que  dans  le  langage  rniirani     ..»  ™«         j 
Ip»  .i^r.fo  o„-     .-r  ""f^Se  courant,   et  même  dans 

es  écrits  scientifiques,  on  établisse  une  distinction  entre 
es  deux  mots  de  &,,„•.,,,,,  et  de  p/nlolo,é  ;  on  les  em 

sî:  outT'r  'Tr'  ''^""■^'  '  p^-  ^'^^  -  --■^^^ 

phase'"  H  ^=^''^fr\'"'  ''^^"^"^  euphoniques  d'une 
dits  même  '"?T  '^«^  «''"'-rs  écrivains,  des  éru- 
d,  s  men  e,  confondent  sans  cesse  ces  deux  termes  ;  la  phi- 
lologie la  linguistique  ne  sont  trop  souvent,  pour  eu" 
^ue  1  etuae  des  étymologies,  et  ils  donnent  indiffZn  ni 
aux  personnes  qui  se  livrent  à  cette  sorte  de  recherches  e 
nom  de  k„su>stes  ou  de  phadogues.  L'examen  de  la  1 

Z:  Ce  de  S  'T  -"'^—'-'-^  «^  -a  coriectL 
d  un  texte  de  Plante  seraient  indistinctement  des  travaux 
Je  linguistique  ou  de  philologie. 

Il  est  loin  d'en  être  ainsi,  et  nous  devons  nous  attacher 
avant  tout,  à  combattre  cette  grave  erreur  ' 

Dans  le  Dictionnaire  de  la  langue  française  de  M.  Littré, 
au  mot  Zmgmstujue,  nous  lisons  :   „  Étude  des  langue 
LIKCUISTIQUE.  'di'feues 


2  LA    LINGUISTIQUE. 

.  considérées  dans  leurs  principes,  dans  leurs  rapports,  et 
en  tant  qu'un  produit  involontaire  de  l'esprit  humain  ». 
Cette  définition  a  un  grand  mérite  :  celui  de  ne  pas  s'ap- 
pliquer tout  aussi  bien  au  mot  Philologie.  A  ce  dernier 
mot  M.  Littré  donne  trois  sens  divers  :  «  1°  Sorte  de  sa- 
voir général  qui  regarde  les  belles-lettres,  les  langues,  la 
critique,  etc..  2°  Particulièrement  :  étude  et  connaissance 
d'une  langue  en  tant  qu'elle  est  l'instrument  ou  le  moyen 
d'une  littérature.  3°  Philologie  comparée;  étude  appHquée 
à  plusieurs  langues,  que  l'on  éclaire  par  la  comparaison 
entre  les  unes  et  les  autres.  »  De  ces  trois  applications^ 
les  deux  premières  sont  exactes,  mais  à  propos  de  la  der- 
nière nous  devons  faire  une  réserve.  L'auteur  y  définit 
d'une  façon  très-heureuse  la  Philologie  comparée  ;  mais 
le  moyen  de  concevoir  que  la  Linguistique  puisse  en  au- 
cun cas  recevoir  ce  nom  de  Philologie  comparée?  C'est 
avec  juste  raison  que  M.  Littré  distingue  la  Philologie  sim- 
plement dite  d'avec  la  Linguistique,  mais  il  cède  sans  mo- 
tif suffisant  à  l'usage  qui  fait  dévier  de  son  sens  le  terme 
de  Philologie,  alors  qu'on  lui  applique  l'épithète  de  com- 
parée. 

Comment,  pour  être  comparée,  la  philologie  se  trans- 
formerait-elle en  linguistique?  Nous  avons  peine  à  le  com- 
prendre. La  physiologie  comparée,  celle,  par  exemple,  qui 
embrasse  les  relations  des  végétaux  et  des  animaux,  n'au- 
rait-elle plus  droit  au  nom  de  physiologie?  L'anatomie 
comparée  des  diverses  races  humaines,  ou,  si  l'on  veut, 
l'anatomie  comparée  de  l'homme  et  des  autres  primates, 
devrait-elle  perdre  le  nom  à'anatomie  ? 

Il  en  est  évidemment  de  la  philologie  comme  de  ces     j 
autres  sciences,  et  l'on  ne  saurait  à  aucun  titre,  lorsqu'elle 
devient  comparée,  ou,  pour  mieux  dire,  comparative,  lui 
enlever  son  propre  et  véritable  nom. 

Rollin  définissait  les  philologues  «  ceux  qui  ont  travaillé 


DISTINCTION  DE  LA  LINGUISTIQUE  ET  DE  LA  PHILOLOGIE.     3 

sur  les  anciens  auteurs  pour  les  examiner,  les  corriger,  les 
expliquer  et  les  mettre  au  jour  ».  Cette  définition  conserve 
encore  toute  sa  valeur  ;  elle  correspond  aux  deux  premiers 
sens  que  M.  Littré,  comme  nous  venons  de  le  voir,  donne 
dans  son  Dictionnaire  au  mot  de  Philologie.  En  définitive, 
la  tâche  du  philologue  est  l'étude  critique  des  littératures 
sous  le  rapport  de  l'archéologie,  de  l'art,  de  la  mythologie  ; 
c'est  la  recherche  de  l'histoire  des  langues  et  subsidiaire- 
ment  de  leur  extension  géographique  ;  c'est  la  découverte 
des  emprunts  qu'elles  se  sont  faits  les  unes  aux  autres  dans 
le  cours  des  temps,  en  particulier  des  emprunts  lexiques  ; 
c'est,  enfin,  la  restitution  et  la  correction  des  textes. 

C'est  là,  au  premier  chef,  une  science  historique,  une 
branche  considérable  de  V  «érudition».  Avant  le  dévelop- 
pement contemporain  des  sciences  naturelles,  les  langues 
n'étaient  envisagées,  et  il  n'en  pouvait  être  autrement,  que 
sous  ce  seul  et  unique  rapport  ;  la  philologie  a  précédé  de 
longtemps  la  linguistique. 

La  philologie,  simplement  dite,  ne  s'attache  qu'à  une 
seule  langue  :  elle  la  critique ,  en  interprète  les  docu- 
ments, en  améliore  les  textes  d'après  les  données  et  les  infor- 
mations que  peut  lui  fournir  cette  seule  et  même  langue. 
L'étude  vient-elle  à  se  porter  de  façon  corrélative  sur  deux 
langues  diverses,  ou  sur  plusieurs  branches  d'un  même 
idiome,  la  philologie  devient  alors  comparée.  Ainsi  la  phi- 
lologie dite  classique  est  le  plus  souvent  comparée  :  elle 
s'occupe,  comme  l'on  sait,  des  textes  grecs  et  latins.  De 
même  la  philologie  romane,  la  philologie  germanique,  la 
philologie  slave  sont,  les  unes  et  les  autres,  comparées  ; 
elles  traiteront,  par  exemple,  de  l'influence  qu'exerça  la 
langue  des  Précieuses  du  dix-septième  siècle  sur  la  langue 
courante  des  âges  suivants;  du  rôle  que  joua  dans  la  for- 
mation de  l'allemand  moderne  la  version  de  la  Bible  par 
Luther;  de  l'extension  des  langues  slaves,  vers  l'ouest  de 


4  LA   LINGUISTIQUE. 

l'Europe,  au  moyen  âge,  puis  de  leur  rétrogradation  vers 
Test.  Également  comparée  est  la  philologie  dite  orientale 
qui  s'applique  à  ces  trois  langues,  le  persan,  l'arabe,  le 
turc,  tout  étrangères  que  soient  les  unes  aux  autres  ces  dif- 
férentes langues  sous  le  rapport  linguistique.  Dans  l'Inde 
et  dans  l'extrême  Orient  le  bouddhisme  a  donné  naissance 
à  une  philologie  comparée,  tout  comme  la  légende  de  Ghar- 
lemagne  dans  l'Europe  occidentale. 

C'est  en  particulier  à  Schleicher  (1),  à  MM.  Kuhn,  Glia- 
vée(2),  Spiegel  (3)  qu'est  due  la  distinction  si  importante 
entre  ces  deux  sciences,  philologie  et  linguistique.  Tous 
ces  auteurs  tombent  d'accord  sur  le  fait  capital  que  l'une 
est  du  domaine  des  connaissances  historiques,  l'autre  du 
domaine  des  connaissances  naturelles. 
f  La  linguistique  peut  être  définie  :  l'étude  des  éléments 
constitutifs  du  langage  articulé  et  des  formes  diverses 
qu'affectent  ou  peuvent  affecter  ces  éléments.  En  d'autres 
termes,  si  l'on  veut,  la  linguistique  est  la  double  étude  de 
la  phonétique  et  de  la  structure  des  langues. 

Il  est  aisé  de  comprendre  comment  la  linguistique  se 
i-rattache  à  la  physiologie  par  l'étude  du  matériel  phoné- 
tique des  langues,  c'est-à-dire  de  leurs  sons.  Le  premier 
soin  du  linguiste  est  d'inventorier  les  voyelles  et  les  con- 
sonnes des  langues  qu'il  examine  et  d'établir  les  lois  de 
leurs  permutations  ou  de  leurs  variations  ;  la  découverte 
de  ces  lois  lui  sera  d'autant  plus  facile  qu'il  sera  plus  fami- 
liarisé avec  le  jeu  de  l'appareil  vocal. 

Les  voyelles  et  les  consonnes  constituent  les  premiers 
éléments  du  langage.  Plus  tard  apparaissent  d'autres  élé- 
ments, que  l'on  qualifie  souvent  du  nom  d'éléments  simples 
bien  que,  pour  l'ordinaire,  ils  soient  déjà  composés  (c'est-à- 

{\)  Die  deutsche  sprachp,  Inlr.,  chap.  vi. 

(2)  Bulletins  de  la  Suciété  d'antlu'opologie  de  Paris,  1862;  p.  198. 

(3)  Die  tradiiionelle  literatur  der  Parsen,  p.  48. 


DISTINCTION  DE  LA  LINGUISTIQUE  ET  DE  LA  PHILOLOGIE.    5 

dire  formés  d'un  ensemble  de  voyelles  et  de  consonnes)  :  ce 
sont  les  monosyllabes  auxquels  on  donne  le  nom  de  racines. 

Ces  monosyllabes,  l'expérience  nous  les  fera  découvrir 
au  fond  de  tous  les  systèmes  linguistiques.  Tantôt  ils  seront 
formés  d'un  seul  élément  sonore,  c'est-à-dire  d'une  seule 
voyelle  ;  tantôt  ils  seront  formés  de  la  réunion  de  plusieurs 
de  ces  éléments.  Dans  les  langues  indo-européennes,  par 
exemple,  ce  sera  i  «  aller  »,  da  «  donner  »  ;  en  chinois  ce 
sera  ta,  qui  répond  aux  diverses  conceptions  de  grandeur. 
Mais  la  signification  de  ces  premières  racines  ne  sera 
jamais  que  très-générale  et  elles  se  trouveront  étrangères 
à  toute  notion  de  genre,  de  cas,  de  nombre,  de  personnes, 
de  temps,  de  modalité. 

L'étude  de  ces  éléments  constitue,  disons-nous_,  l'un 
des  premiers  soins  du  linguiste.  En  second  lieu  arrive 
l'examen  des  formes  qu'affectent  ou  peuvent  affecter  ces 
éléments  ;  cette  nouvelle  étude  reçoit  le  nom  de  morpho- 
logie. Nous  traiterons  plus  loin  des  différentes  variétés 
morphologiques  du  langage ,  c'est-à-dire  des  différents 
modes  de  structure  que  peuvent  présenter  les  langues,  et 
nous  constaterons  alors  que  des  idiomes  qu  il  convient  de 
ranger,  sous  ce  rapport,  dans  un  seul  et  même  groupe, 
par  exemple  les  langues  dites  agglutinantes ,  peuvent 
être,  si  l'on  envisage  leurs  éléments  constitutifs,  étran- 
gères de  tous  points  les  unes  aux  autres.  C'est  ainsi  que 
les  langues  indo-européennes  et  les  langues  sémitiques, 
dont  les  racines  sont  tout  à  fait  différentes,  tout  à  fait 
irréductibles,  se  trouvent  les  unes  et  les  autres  dans  la 
môme  classe  morphologique;  de  même,  le  turc,  le  basque, 
le  japonais,  le  tamoul  ont,  en  général,  la  même  structure; 
mais  les  radicaux  de  ces  différentes  langues  sont  essentiel- 
lement différents,  et  il  est  impossible  de  les  ramener  scien- 
tifiquement à  une  origine  commune,  à  une  seule  et  même 
souche. 


6  LA   LINGUISTIQUE. 

Ce  sujet  nous  occupera  en  son  temps  comme  il  le  mé- 
rite. Notre  but,  pour  l'instant,  est  de  bien  établir  ce  fait 
capital,  que  la  linguistique  appartient  au  groupe  des 
sciences  naturelles,  et  que  pour  la  ranger  parmi  les  scien- 
ces historiques  il  faut  méconnaître  à  la  fois  et  son  but  et 
sa  méthode. 

C'est  à  Auguste  Schleicher  que  nous  devons  les  écrits 
les  plus  nets  et  les  plus  démonstratifs  sur  cet  important 
sujet. 

Schleicher,  chose  rare  parmi  ses  compatriotes,  était  un 
esprit  parfaitement  dégagé  d'aspirations  métaphysiques. 
Il  avait  traversé,  comme  tant  d'autres,  les  écoles  trans- 
cendantales  ;  comme  tant  d'autres,  il  avait  suivi  les  doc- 
teurs du  théurgisme  et  de  l'hyperphysisme,  mais  leurs  fan- 
taisies n'avaient  pu  séduire  cette  intelligence  positive  et 
peu  disposée  à  se  payer  d'emphatiques  et  vaines  paroles. 
Schleicher  était  l'homme  de  l'expérience,  l'homme  de  la 
méthode.  C'est  à  lui  le  premier,  comme  l'on  sait,  qu'il 
échut  de  dresser  le  code  général  de  la  phonétique  et  de  la 
structure  des  langues  indo-européennes.  W.  Jones,  vers 
la  fm  du  dernier  siècle,  avait  définitivement  affirmé  la 
parenté  de  ces  langues,  et  Bopp,  au  commencement  de 
celui-ci,  avait  démontré  méthodiquement  cette  même  pa- 
renté. 

Ainsi  qu'il  aimait  à  le  dire  lui-même,  il  est  certain  que 
ses  remarquables  connaissances  en  botanique  lui  furent 
d'une  utilité  capitale  pour  ses  recherches  sur  la  morpho- 
logie des  langues,  tant  les  procédés  d'analyse  et  de  compa- 
raison sont  identiques  dans  l'étude  de  toutes  les  sciences 
naturelles. 

L'ingénieuse  analogie  que,  pour  bien  faire  comprendre 
la  distinction  de  la  linguistique  d'avec  la  philologie,  Schlei- 
cher se  plut  à  établir  entre  le  linguiste  et  le  botaniste  d'une 
part,  et  d'autre  part  le  philologue  et  l'horticulteur,  mé- 


DISTINCTION  DE  LA  LINGUISTIQUE  ET  DE  LA  PHILOLOGIE.    7 

rite  à  tous  égards  d'être  rappelée.  On  la  trouve  dans  son 
excellent  livre  sur  la  langue  allemande  (1)  : 

((  La  philologie,  disait-il,  est  une  science  historique,  et 
cette  science  ne  peut  se  trouver  appliquée  que  là  où  l'on 
est  en  présence  d'une  littérature,  d'une  histoire.  Là  où  les 
monuments  font  défaut,  là  où  il  n'y  a  point  de  culture  lit- 
téraire, le  philologue  n'a  que  faire  ;  la  philologie,  en  un 
mot,  ne  peut  s'exercer  que  sur  des  documents  historiques. 
Il  en  est  tout  différemment  de  la  linguistique,  dont  l'objet 
unique  est  la  langue  elle-même,  dont  l'unique  étude  est 
l'examen  de  la  langue  en  elle-même  et  pour  elle-même. 
Les  variations  historiques  des  langues,  le  développement 
plus  ou  moins  factice  de  leur  vocabulaire,  souvent  même 
leurs  procédés  syntactiques,  tout  cela  n'est  pour  le  lin- 
guiste que  d'une  importance  secondaire  ;  il  consacre  son 
soin  tout  entier  à  l'étude  de  la  manifestation  elle-même 
du  langage  articulé,  fonction  naturelle,  inévitable  et  déter- 
minée, à  laquelle  l'homme  ne  pourrait  se  soustraire,  et  qui, 
ainsi  que  toutes  les  autres  fonctions,  est  d'une  implacable 
nécessité.  Pou  importe  au  linguiste  qu'une  langue  ait  ré- 
gné, des  siècles  durant,  sur  de  vastes  empires,  qu'elle  ait 
donné  naissance  aux  monuments  littéraires  les  plus  glo- 
rieux, qu'elle  se  soit  prêtée  aux  exigences  de  la  culture 
intellectuelle  la  plus  délicate,  la  plus  raffinée  ;  peu  lui  im- 
porte aussi  qu'une  langue  obscure  ait  misérablement  péri, 
sans  fruits,  sans  rejetons,  étouffée  par  d'autres  idiomes, 
inconnue  à  jamais  du  philologue.  La  littérature  est,  sans 
conteste,  un  auxiliaire  puissant  grâce  auquel  il  est  aisé 
de  saisir  l'idiome  lui-même,  de  reconnaître  la  succession 
de  ses  formes,  les  phases  de  son  développement  ;  un  auxi- 
liaire précieux,  mais  non  pas  indispensable.  Ajoutez  que 
la  connaissance  d'une  seule  langue  ne  peut  suffire  au  hn- 

(1)  Die  deutsche  sprathe,  Introduction. 


8  LA    LINGUISTIQUE. 

guiste,  et  en  cela  il  se  distingue  encore  du  philologue.  II 
existe,  par  exemple,  une  philologie  latine,  tout  indépen- 
dante de  la  philologie  grecque;  une  philologie  hébraïque, 
tout  indépendante  de  la  philologie  arabe  ou  assyrienne. 
Mais  il  ne  saurait  être  question  d'une  linguistique  pure- 
ment latine,  d'une  linguistique  purement  hébraïque  :  la 
linguistique  est  comparée  ou  n'est  pas.  On  ne  peut  en  effet 
se  rendre  compte  d'une  forme  qu'en  la  comparant  à  d'autres 
formes.  La  philologie  peut  donc  être  spéciale,  particulière 
à  un  seul  idiome  ;  mais  lorsqu'il  s'agit  d'étudier  les  éléments 
constitutifs  d'une  langue  et  sa  structure,  il  faut  déjà  con- 
naître la  phonétique  et  la  structure  d'un  certain  nombre 
d'autres  idiomes.  Répétons-le  donc  une  fois  encore,  les  re- 
cherches du  linguiste  sont  toujours  et  essentiellement  com- 
paratives, à  rencontre  de  celles  du  philologue,,  qui  peuvent 
être  toutes  spéciales.  » 

C'est  ici  que  Schleicher  place  son  ingénieuse  et  très- 
juste  comparaison  :  «Le  linguiste,  dit-il,  est  un  naturaliste; 
il  étudie  les  langues  à  la  façon  dont  le  botaniste  étudie  les 
plantes.  Le  botaniste  doit  embrasser  d'un  coup  d'œil  l'en- 
semble des  organismes  végétaux  ;  il  recherche  les  lois  de 
leur  structure,  celles  de  leur  développement,  mais  il  ne  se 
préoccupe  en  aucune  manière  du  plus  ou  moins  de  valeur 
des  plantes,  de  leur  usage  plus  ou  moins  précieux,  de  leur 
agrément  plus  ou  moins  reconnu.  A  ses  yeux,  la  première 
venue  des  mauvaises  herbes  peut  avoir  un  bien  autre  prix 
que  n'en  ont  les  roses  les  plus  belles,  les  lis  les  plus  rares. 
Le  rôle  du  philologue  est  tout  différent.  Ce  n'est  point  au 
botaniste,  mais  bien  à  l'horticulteur  qu'il  convient  de  le 
comparer.  Ce  dernier  ne  donne  ses  soins  qu'à  telles  ou 
telles  espèces,  qui  sont  l'objet  d'une  faveur  particulière; 
c'est  la  beauté  de  la  forme  qu'il  recherche,  c'est  la  colora- 
tion, c'est  le  parfum.  Une  plante  inutile  est  sans  valeur  à 
ses  yeux  ;  il  n'a  que  faire  des  lois  de  la  structure  et  du  dé- 


LA   VIE    DES    LANGUES.  9 

veloppement  :  le  végétal  qui,  sous  ce  rapport,  peut  possé- 
der la  valeur  la  plus  considérable  a  chance  de  n'être  pour 
lui  qu'une  mauvaise  herbe  vulgaire.  » 

Cette  comparaison  est  exacte,  et,  mieux  que  toute  autre 
exphcation,  elle  dit  assez  que  le  linguiste  étudie  chez  l'homme 
le  phénomène  du  langage  articulé  et  ses  produits  à  la  façon 
dont  tout  physiologiste  étudie  les  autres  fonctions,  la  lo- 
comotion, par  exemple,  l'olfaction,  la  vision,  ou  encore  la 
digestion,  la  circulation.  Et  non-seulement  il  recherche  et 
détermine  les  lois  normales  propres  à  ce  phénomène,  mais 
encore  il  découvre  et  caractérise  les  altérations  véritable- 
ment pathologiques  qui  se  présentent  maintes  fois  durant 
le  cours  de  la  vie  des  langues. 

§  2.  La  vie  des  langues. 

Xes  langues  en  effet  naissent,  croissent,  dépérissent  et 
melirent  comme  tous  les  êtres  vivants.  Elles  ont  passé  tout 
d'abord  par  une  période  embryonnaire,  elles  atteignent  un 
complet  développement  et  sont  livrées,  en  fin  de  compte,  à  la 
métamorphose  régressive.  C'est  précisément  cette  concep- 
tion de  la  vie  des  langues  qui,  ainsi  qu'on  Fa  déjà  remar- 
qué, distingue  la  science  moderne  du  langage  d'avec  les 
spéculations  du  passé. 

Nous  traiterons  dans  un  autre  chapitre  de  la  naissance 
des  langues  et  de  l'origine  de  la  faculté  du  langage  arti- 
culé ;  plus  loin  aussi  nous  verrons  comment  les  systèmes 
linguistiques  les  plus  compliqués  proviennent  de  systèmes 
rudimentaires  ;  comment,  en  un  mot,  les  formes  dont  l'or- 
ganisation est  la  plus  complète  proviennent  de  formes 
beaucoup  moins  développées. 

Les  langues  une  fois  nées,  l'on  ne  peut  dire  qu'elles 
entrent  aussitôt  dans  leur  période  historique,  en  entendant 
par  là  que  leur  développement  se  trouve  soumis  d'ores  et 


10  LA    LINGUISTIQUE. 

déjà  à  l'arbitraire  et  aux  fantaisies  de  ceux  qui  les  parlent. 
Ce  serait  là  une  erreur.  Le  développement  des  langues  est, 
avant  tout,  déterminé,  et  le  cours  de  leur  vie  ne  saurait,  par 
une  inadmissible  dérogation  aux  lois  naturelles,  écliapper 
aux  nécessités  communes  à  tout  ce  qui  vit.  A  la  vérité, 
sous  l'influence  de  circonstances  heureuses  ou  malheu- 
reuses, elles  s'altéreront  plus  ou  moins  gravement,  elles 
marcheront  à  leur  décadence,  à  leur  perte,  d'un  pas  plus 
ou  moins  précipité  ;  mais  rien  ne  fera  fléchir  leurs  ten- 
dances organiques. 

Elles  sont,  en  un  mot,  ce  que  leur  nature  veut  qu'elles 
soient.  Jamais,  par  exemple,  on  ne  parviendrait  à  créer 
une  langue  mixte.  On  ne  saurait  imaginer  une  langue  in- 
do-européenne dont  la  grammaire  soit  en  partie  slave,  en 
partie  latine.  Il  n'y  a  pas,  il  ne  peut  y  avoir  de  langues 
mixtes.  L'anglais,  par  exemple,  chez  lequel  se  sont  intro- 
duits un  si  grand  nombre  d'éléments  étrangers,  notam- 
ment d'éléments  français,  n'en  demeure  et  n'en  demeurera 
pas  moins  jusqu'à  son  extinction  une  vraie  langue  germa- 
nique ;  le  basque  est  dans  un  cas  analogue  :  ses  emprunts 
constants  à  deux  langues  romanes  n'altéreront  jamais  son 
caractère  particulier.  C'est  encore  ainsi  qu'au  moyen  âge 
le  huzvârèche  conserva  son  caractère  de  langue  éranienne, 
en  dépit  de  l'intrusion  considérable  d'éléments  sémitiques 
dont  il  eut  à  souffrir. 

Mais  il  ne  faut  point  douter  que  cette  sorte  de  commerce 
intellectuel,  que  ces  emprunts,  fruits  inévitables  de  la  civi- 
lisation, ne  précipitent  singulièrement  la  vie  des  langues. 
Les  faits  sont  là,  évidents,  palpables.  Ainsi,  parmi  les  lan- 
gues germaniques,  nous  voyons  l'anglais  parcourir  du 
milieu  du  treizième  siècle  jusqu'à  nos  jours  une  rapide,  très- 
rapide  carrière,  tandis  que  l'islandais  nous  offre  aujour- 
d'hui encore  et  à  chaque  instant  des  formes  très-anciennes 
et  fort  bien  conservées.  L'obscur  lithuanien  peut  être  tenu 


LA   VIE    DES    LANGUES.  11 

pour  le  moins  dégradé  des  idiomes  indo-européens  de  l'Eu- 
rope, et,  selon  toute  vraisemblance,  il  nous  aurait  fait  ad- 
mirer longtemps  encore  ses  formes  antiques  et  précieuses, 
si  la  rude  concurrence  de  l'allemand  ne  le  menaçait  d'une 
disparition  prochaine.  C'est  ainsi  que  périssent  chaque  jour 
dans  des  luttes  inégales,  mais  que  rien  ne  saurait  prévenir, 
des  êtres  pleins  de  vie  et  de  santé  qui,  à  la  faveur  de  cir- 
constances moins  funestes,  auraient  connu  de  longues 
années  et  ne  se  seraient  pas  éteints,  misérables,  sans  pos- 
térité. 

Il  est  difficile  de  supposer  qu'un  système  linguistique 
arrivé  à  l'âge  le  plus  florissant,  le  plus  riche  de  son  déve- 
loppement, n'entre  pas  aussitôt  dans  la  période  de  méta- 
morphose régressive,  et  il  est  tout  aussi  difficile  que  cette 
période  ne  soit  point  caractérisée  d'une  façon  spéciale  par 
la  tendance  de  plus  en  plus  individualiste  des  idiomes  de  ce 
système.  Nous  savons,  par  exemple,  que  les  langues  dites 
indo-européennes  ou  aryennes  (hindoues,  éraniennes, 
helléniques,  italiques,  celtiques,  germaniques,  slaves,  letti- 
ques)  proviennent  d'une  mère  commune,  dont  il  a  été  pos- 
sible de  déterminer  les  éléments  phonétiques  et  de  resti- 
tuer, au  moins  en  ses  traits  essentiels,  la  morphologie,  la 
structure  :  or,  il  est  supposable  que  la  période  de  forma- 
tion prit  fin  au  moment  même  où  commencèrent  à  se  ma- 
nifester des  divergences  dialectales  et  qu'il  n'y  eut  point 
d'intervalle  sensible  entre  ces  premiers  temps  et  la  période 
de  métamorphose  régressive.  Le  linguiste  doit  avant  tout 
déterminer,  ou,  pour  mieux  dire,  restituer  les  formes 
qu'affectaient^  au  moment  de  leur  division^n^dialectes^les 
langues  mères  dont  il  n'existe  pas  de  monuments  écrits. 
Ainsi  que  nous  ravons^dît^TaTTâche  se  trouve  presque 
accomplie  pour  le  système  indo-européen  ;  mais  elle  est  à 
peine  ébauchée  en  ce  qui  concerne  les  langues  sémitiques 
(chaldéen,  syriaque,  hébreu,  phénicien,  arabe,  etc.)  et  est 


"J2  LA   LINGUISTIQUE. 

tout  entière  à  entreprendre  pour  le  plus  grand  nombre 
des  autres  systèmes;  celui,  par  exemple,  des  langues 
dites  khamitiques  (ancien  égyptien,  copte,  tamachek, 
galla,  etc.)  et  celui  des  langues  dravidiennes  (tamoul,  té- 
linga,  etc.). 

Mais  la  vie  des  langues  n'est  point  un  sujet  qu'il  soit 
possible  de  traiter  en  quelques  pages,  il  réclamerait  un 
volume  entier  et  une  longue  série  d'exemples  pris  tour  à 
tour  dans  les  différentes  familles  linguistiques.  Nous  n'en- 
tamerons pas  cet  exposé  trop  spécial,  et  il  suffira  sans  doute 
d'avoir  signalé  ici  le  fait  général  et  constant  de  cette  vie, 
de  cette  activité  de  la.  matière,  sous  un  de  ses  côtés  les  plus 
curieux  et  les  plus  riches  en  enseignements. 

§  3.  Aide  que  se  prêtent  mutuellement 
la  linguistique  et  la  philologie. 

Il  est  incontestable  que  le  linguiste  trouve  parfois  un 
puissant  auxiliaire  dans  l'emploi  delà  méthode  historique. 
Cette  dernière  est  indispensable  en  effet  lorsqu'il  s'agit  de 
l'étude  de  la  syntaxe.  Ici  l'initiative  personnelle  peut  être 
plus  marquée.  Loin  de  nous,  certes,  la  moindre  velléité 
d'attribuer  à  cette  initiative  une  liberté  à  laquelle  elle  ne 
saurait  prétendre  sans  braver  les  premiers  enseignements 
de  l'expérience  ;  nous  savons  assez  que  la  spontanéité  est 
déterminée  de  la  manière  la  plus  stricte  et  que  le  pré- 
tendu libre  arbitre  n'est,  selon  la  parole  de  Spinosa,  que 
la  conscience  de  la  volonté.  Il  nous  faut  donc  encore  con- 
sidérer cette  sorte  d'arbitraire  comme  le  fruit,  le  simple 
fruit  d'une  disposition  naturelle,  soumise,  par  conséquent, 
à  une  direction  également  naturelle.  L'on  peut  dire  que 
les  formations  par  analogie,  elles-mêmes,  n'échappent  pas 
à  ce  sort  commun  et  qu'elles  ne  trahissent,  le  plus  souvent, 
qu'une  véritable  paresse  intellectuelle. 


AIDE  MUTUELLE  DE    LA  LINGUIST.   ET   DE    LA   PHILOL.    13 

Nous  nous  trouvons  amené  à  répéter  ici  que  la  science 
naturelle  de  la  linguistique  et  la  science  historique  de  la 
philologie  ne  sont  point  rivales  l'une  de  l'autre  et  que  rien 
ne  saurait  autoriser  à  les  tenir  pour  deux  sciences  hostiles. 
En  effet,  deux  ordres  de  connaissances,  si  distincts  qu'ils 
soient,  ne  peuvent  conduire  à  des  résultats  opposés,  et  deux 
véritables  sciences,  deux  sciences  vraiment  dignes  de  ce 
nom,  ne  sauraient,  en  aucun  cas,  être  ennemies  l'une  de 
l'autre.  Les  sciences  au  contraire  se  complètent  mutuelle- 
ment, et  chacune  d'elles  est  vis-à-vis  des  autres  débitrice 
et  créancière  tout  à  la  fois. 

Tel  est,  en  particulier,  le  cas  de  la  linguistique  et  de  la  phi- 
lologie. Le  philologue  doit  connaître,  au  moins  d'une  façon 
générale,  les  résultats  acquis  par  le  linguiste.  S'il  ne  sait  rien 
de  la  langue  elle-même,  de  cet  agent  le  plus  considérable  de 
la  pensée,  s'il  ignore  et  sa  structure  et  les  éléments  qui  la 
composent,  comment  pourra-t-il  porter  quelque  jugement 
complet  sur  les  produits,  sur  les  fruits  de  cet  agent?  Au- 
tant dire  qu'un  ethnographe  pourrait  faire  bon  marché 
d'un  ensemble  dé  données  élémentaires  relatives  à  Fana- 
tomie  des  races,  et  n'en  tenir  même  aucun  compte.  C'est 
}k  une  considération  presque  banale,  et  pourtant  il  est  bon 
nombre  de  philologues  qu'elle  n'a  point  le  don  de  satis- 
faire. De  là  cet  amas  de  dissertations  subjectives,  sans  but, 
sans  doctrine,  ce  fatras  d'arguties  oiseuses  où  la  rhétorique 
le  dispute  au  vide  et  à  l'ineptie.  Les  librairies  françaises, 
par  un  reste  de  chance  heureuse,  n'en  sont  pas  les  plus 
encombrées. 

Le  philologue,  par  contre,  prépare  au  hnguiste  un  maté- 
riel précieux.  Il  lui  facilite  la  connaissance  des  formes  his- 
toriques du  langage  et  lui  expose  ce  qu'il  a  pu  découvrir 
de  leur  chronologie  et  de  leur  succession  ;  il  lui  découvre 
enfui  les  divergences  dialectales  d'où  peuvent  sortir  tant  et 
de  si  précieuses  instructions. 


14  LA   LINGUISTIQUE. 

Si  donc  il  importe  de  distinguer  ces  deux  sciences,  de  ne 
confondre  ni  leur  but,  ni  leur  méthode,  pas  plus  que  leur 
vrai  nom,  il  n'importe  pas  moins  de  reconnaître  qu'elles 
sont  appelées  l'une  et  l'autre  à  se  rendre  des  services  mu- 
tuels et  considérables.  C'est  ainsi  que  l'histoire  a  maintes 
fois  fourni  à  l'étude  des  races  humaines  d'utiles  informa- 
tions et  que  l'anthropologie,  à  son  tour,  a  pu  éclaircirbien 
des  faits  historiques. 

§  A.  Les  polyglottes. 

La  connaissance  pratique  des  langues,  ou,  pour  nous 
exprimer  d'une  manière  plus  simple,  l'art  de  les  parler  cou- 
ramment et  de  façon  correcte,  repose  avant  tout  sur  une 
aptitude  naturelle.  Cette  aptitude  se  développe  par  un  usage 
plus  ou  moins  prolongé;  mais  il  ne  serait  exact,  en  aucun 
cas,  de  la  regarder  comme  une  science.  L'on  s'étonne  sou- 
vent de  voir  un  auteur  de  nombreux  et  bons  travaux  lin- 
guistiques être  peu  capable  d'entretenir  la  conversation  en 
quatre  ou  cinq  langues  différentes,  et  l'on  est  tout  surpris 
qu'il  ne  sache  se  servir  parfois,  avec  quelque  facilité,  que 
de  son  idiome  maternel.  Il  y  a  là  une  forte  méprise.  Le 
linguiste  n'a  que  faire  d'être  polyglotte,  ou,  du  moins,  il 
n'est  point  nécessaire  qu'il  le  soit.  Le  polyglotte,  de  son 
côté,  n'a,  du  fait  même  de  son  art,  aucun  droit  au  nom  de 
linguiste  ;  et  cependant  chaque  jour  nous  entendons  donner 
ce  nom  de  linguistes  aux  personnes  qui,  grâce  à  certaines 
circonstances,  grâce  notamment  à  cette  aptitude  spéciale, 
parlent  avec  plus  ou  moins  de  facilité  dix,  douze  idiomes, 
parfois  même  davantage  ,  sans  connaître  cependant  un 
traître  mot  de  leur  structure.  Ce  que  nous  avons  dit  plus 
haut  du  caractère  même  de  la  hnguistique  et  de  la  nature 
des  études  du  linguiste  nous  dispense  d'insister  sur  cette 
confusion  vulgaire. 


LES    POLYGLOTTES.  15 

Nous  pensons  toutefois  que  les  résultats  de  la  linguis- 
tique peuvent  faciliter,  jusqu'à  un  certain  point,  Tétude  de 
l'art  dont  il  s'agit.  Prenons,  par  exemple,  les  langues  ro- 
manes, issues,  comme  l'on  sait,  du  latin  vulgaire;  il  est 
incontestable  que  l'on  peut  passer  de  l'une  à  l'autre  d'après 
des  règles  à  peu  près  fixes,  en  ce  qui  concerne  particuliè- 
rement la  phonétique,  surtout  en  ce  qui  a  trait  à  l'équiva- 
lence des  consonnes.  Un  très-petit  nombre  de  principes 
généraux  donnent  la  clef  des  concordances  les  plus  com- 
munes ;  la  ressemblance  des  mots  italiens,  espagnols,  fran- 
çais n'est  plus  fortuite  ;  elle  devient,  au  contraire,  logique, 
rationnelle,  et  leur  étude  marche  d'un  pas  d'autant  plus 
rapide  qu'elle  est  moins  abandonnée  au  hasard. 

Les  langues  germaniques,  elles  aussi,  possèdent  des  lois 
d'équivalence  tout  aussi  précises  ;  à  telles  ou  telles  con- 
sonnes de  l'allemand,  par  exemple,  répondent  telles  ou 
telles  consonnes  de  l'anglais,  du  hollandais,  du  suédois. 
Il  en  est  de  même  pour  les  langues  slaves  :  le  tchèque,  le 
russe,  le  croate  ont  une  phonologie  parfaitement  fixe  qui 
permet  de  passer  sans  peine  des  formes  de  l'un  de  ces 
idiomes  aux  formes  de  ses  congénères.  Répétons-le,  il 
n'est  pas  besoin  d'efTorts  intellectuels  considérables  pour 
atteindre  à  ce  résultat  ;  il  suffit  de  la  connaissance  de  quel- 
ques principes  élémentaires. 

Nous  ne  nous  illusionnons  pas  sur  le  peu  de  succès  que 
l'on  pourrait  obtenir  en  introduisant  dans  l'instruction  se- 
condaire quelques  notions  de  grammaire  comparée.  Il  est 
difficile  qu'un  élève  de  dix,  douze  ou  quinze  ans  s'intéresse 
d'une  façon  suivie  aux  lois  de  la  permutation  des  consonnes 
et  des  voyelles  dans  les  langues  qu'il  étudie  ;  il  cherche  à 
apprendre  le  grec  et  le  latin  comme  il  a  appris  sa  langue 
maternelle,  par  la  pratique  pure  et  simple  et  sans  s'occuper 
des  règles  formulées  plus  ou  moins  savamment.  Mais  n'y 
aurait-il  pas  un  grand  bénéfice  à  ce  que  ceux-là  au  moins 


16  LA    LINGUISTIQUE. 

qui  ont  la  charge  de  l'enseignement  sussent  que  ces  règles 
existent  et  n'ignorassent  point  les  principales  ni  les  plus 
élémentaires  d'entre  elles?  A  notre  sens,  ce  ne  serait  pas 
trop  demander. 

§  S.   Les  dangers  de  rétymologie. 

Si  l'aptitude  spéciale  à  la  connaissance  pratique  des  lan 
gués  n'est  point  une  science,  Yétymologie,  par  contre,  telle 
qu'elle  est  pratiquée  le  plus  souvent,  ne  peut  être  regardée 
ni  comme  une  science  ni  comme  un  art.  L'étymologie, 
par  elle-même,  n'est  qu'une  jonglerie,  une  so)'te  de  jeu 
d'esprit,  si  bien  que  le  grand  ennemi  de  l'étymologiste, 
son  ennemi  implacable,  c'est  le  linguiste.  En  un  mot,  l'éty- 
mologie par  elle-même  et  pour  elle-même  n'est  que  de  la 
divination  ;  elle  fait  abstraction  de  toute  expérience,  néglige 
les  difficultés  et  se  contente  des  apparences  spécieuses  de 
ce  qui  n'est  qu'à  peine  probable  ou  à  peine  vraisemblable. 
Peut-on  douter,  de  prime  abord,  que  ces  mots  allemands 
haben  «  avoir»,  bereit  «  prêt  »,  œhnlich  a  analogue  »,  aben- 
leuer  <(  aventure  »  ne  répondent  presque  lettre  pour  lettre, 
au  latin  habere,  paratus,  au  grec  àvâXovoç,  au  français 
aventure?  L'anglais  to  call  au  grec  y,aXéo)  a  j'appelle  je 
convoque  ».  Kt  cependant  il  n'en  est  rien.  ft 

L'analyse  linguistique  démontre  l'inanité  de  ces  rap- 
prochements faciles  ;  ils  ne  soutiennent  pas  une  seconde 
l'examen  d'une  critique  méthodique.  C'est  à  l'aide  de  pro- 
cédés aussi  fantaisistes  que  l'on  a  prétendu  assimiler  les 
idiomes  absolument  étrangers  les  uns  aux  autres,  les  lan- 
gues sémitiques  et  les  langues  indo-européennes,  le  basque 
et  l'irlandais.  Les  plus  illustres  sémitisants,  ceux  qui  ont 
rendu  à  la  philologie  des  langues  syro-arabes  les  meilleurst 
services,  se  sont  maintes  fois  laissé  prendre  à  ce  piège,  et 
nous  voyons  à  tout  instant  dans  leurs  écrits  des  racines  se- 


LES  DANGERS  DE  L  ÉTYMOLOGIE.  17 

mitiques  et    des   racines   indo-européennes   rapprochées 
sans  critique  les  unes  des  autres,   Gesenius  lui-même  n'a 
point  échappé  à  ce  malentendu,  et  il  n'est  pas  étonnant 
qu'à  sa  suite  les  exégètes  orthodoxes  y  aient  donné  à  cœur 
joie.  Rien  de  plus  périlleux  que  de  s'emparer  de  deux  mots 
tout  faits  et  de  les  rapprocher  l'un  de  l'autre,  si  l'on  ignore 
les  procédés  et  les  lois  de  leur  structure  ;  les  équivalences 
qui  semblent  au  premier  coup  d'oeil  s'imposer  le  plus  invin- 
ciblement sont  parfois  les  plus  trompeuses.  Bien  souvent, 
au  contraire,  des  formes  que  l'on  ne  songeait  jamais  à 
rapprocher  les  unes  des  autres  se  trouvent  unies  par  les 
liens  de  la  plus  étroite  parenté.  Depuis  leur  antique  com- 
munauté, depuis  l'époque  oi^i  elles  n'étaient  toutes  qu'une 
seule  et  même  forme,  elles  ont  subi  chacune  des  lois  diverses 
de  variation;  mais  ces  lois  sont  découvertes  aujourd'hui, 
et  l'unité,  la  réelle  unité  de  ces  formes,  est  un  fait  hors  de 
conteste.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  le  grec  y]B6;  «  doux» 
et  le  latin  suavis  remontent  tous  deux  à  une  seule  et  même 
forme  plus  ancienne  ;  il  en  est  de  même  du  latin  solus  et  du 
perse  haruva  «  tout  »,  de  l'irlandais  il  et  du  sanskrit  purms 
«nombreux  »j  du  grec  '!c;  «poison»  et  du  latin  i;/;'t<s,  de  Va.n- 
g\{i'Lsfive  «  cinq»  et  du  croate  pe^;  du  hollandais  i;a6/e?'«  père» 
et  de  l'arménien  hayr;  de  l'arménien  es  «  je  »  et  du  croate 
ja.   C'est  ainsi  encore  que  des  mots  appartenant   à  une 
seule  et  même  langue  et  qui  semblent,  au  premier  abord, 
n'avoir  aucune  connexité,  appartiennent  en  réalité  à  une 
seule  et  même  racine;  en  français,  par  exemple  :  sohde, 
solder,  soldat,  seul,  serf;  — jeu,  bon,  jour,  divin;  — aus- 
pice,  sceptique,  évêque,  épice,  répit;  — assister,  coûter, 
étable,  obstacle.  Nous  sortirions  des  limites  permises  à  cet 
écrit  en  exposant  par  le  menu  les  principes  qui  relient  entre 
elles  ces  formes  diverses  et  pourtant  proches  alliées,  que 
la  pure  et  simple  divination  aurait  grand'peine  sans  doute 
à  rattacher  les  unes  aux  autres. 

LINGUISTIQUE.  2 


18  LA    LINGUISTIQUE. 

Qu'est-ce  donc  que  l'étymologie,  ou  plutôt  que  doit- elle 
être  pour  mériter  créance  et  prétendre  à  une  valeur  scien- 
tifique? Un  résultat  pur  et  simple.  Résultat  de  la  linguis- 
tique, résultat  de  la  philologie. 

Elle  est  déductive  dans  le  premier  cas,  historique  dans 
le  second. 

Disons  quelques  mots  de  ces  deux  hypothèses,  en  com- 
mençant par  la  seconde.  L'histoire  de  la  langue  française 
nous  enseigne,  pour  prendre  quelques  exemples,  que  dinde 
est  un  abrégé  de  poule  d'Inde  ;  que  hussard  vient,  par  in- 
termédiaire, du  magyar  hûsz,  qui  veut  dire  a  vingt  »  ;  que 
l'anglais  yocA'e?/  représente  notre  ancien  diminutif /a^we^. 
Voilà  tout  autant  d'exemples  d'étymologies  philologiques, 
ou,  si  l'on  veut,  historiques.  Sur  ce  terrain,  en  effet,  c'est 
à  la  critique  historique,  à  elle  seule,  qu'il  appartient  de 
décider  si  les  suppositions  que  l'on  se  plaît  à  faire  sont 
exactes  ou  inexactes,  si  elles  sont  vraisemblables  ou  invrai- 
semblables. Mais  la  critique  historique  a  trop  souvent  été 
en  défaut.  C'est  de  la  critique  historique  que  relèvent  une 
foule  d'étymologies  appuyées  sur  des  ^arce  que,  et  dans  le 
nombre  il  s'en  rencontre  plus  d'une  qui,  pour  paraître  très- 
simple  au  premier  coup  d'oeil,  n'en  doit  pas  moins  être 
regardés  comme  absolument  défectueuse.  Ainsi,  d'après 
les  juristes  latins,  l'esclave,  servus,  tirait  son  nom  de  ce 
qu'il  avait  été,  par  la  grâce  du  vainqueur,  sauvé,  préservé 
d'un  coup  fatal  ;  or,  tout  au  contraire,  le  sens  antique  de 
ce  mot  est  celui  de  protecteur^  de  gardien  :  il  répond  ri- 
goureusement, en  tant  que  nominatif  singulier,  à  la  forme 
haurvô,  gardien  {paçus-haurvô,  gardien  de  bétail)  de  l'A- 
vesta.  C'est  à  l'aide  de  parce  que  que  l'on  fait  venir  feu 
(défunt)  de  fuit,  il  fut.  Un  pas  de  plus  et  l'on  tire  cadaver 
de  ca  [ro]  da  [ta]  ver  [mibus],  nobilis  à^non  vilis  et  dignus 
de  di-genus,  espèce  de  dieu. 

L'étymojogie  linguistique  est  tout  aussi  périlleuse,  plus 


LES    DANGERS    DE    l'ÉTYMOLOGIE.  19 

)érilleuse  peut-être,  que  l'étymologie  philologique.  «  Sais- 
u  bien,  demande  le  docteur,  d'où  vient  le  mot  de  galant 
homme?  —  Le  Barbouillé.  Qu'il  vienne  de  Villejuif  ou 
l'Aubervilliers,  je  ne  m'en  soucie  guère.  —  Le  Docteur. 
sache  que  le  mot  àe,  galant  homme  vient  d'élégant  ;  grê- 
lant le  g  et  l'a  de  la  dernière  syllabe,  cela  fait  ga,  et  puis 
prenant  /,  ajoutant  un  a  et  les  deux  dernières  lettres,  cela 
fait  galant,  et  puis  ajoutant  homme,  cela  fait  galant 
homme.  »  Les  moins  mauvaises  des  étymologies  de  cette 
)0rte  —  si  tant  est  que  toutes  ne  se  vaillent  point  —  sont  peu 
supérieures  à  celles-là,  soit  dit  sans  exagérer.  Il  n'est  pas 
plus  rationnel,  par  exemple,  de  rapprocher  le  grec  [iop^i\ 
[<  forme,  figure,  aspect  )>  et  le  latin  forma,  en  prétendant 
pe  les  consonnes  m  et  f  ont  simplement  changé  de  place, 
r[u'il  ne  l'est  de  tirer  galant  homme  à' élégant.  La  consonne  / 
iu  latin,  placée  au  commencement  des  mots,  répond, 
[îomme  nous  le  verrons  plus  loin,  à  une  explosive  aspirée 
(bh,  dh  ou  gh)  de  la  forme  indo-européenne  commune; 
dans  le  cas  actuel  c'est  à  un  «  dh  »  que  reproduit  précisé- 
ment le  mot  sanskrit  dharma-  dont  le  sens  est  celui  de 
«jus,  justitia  ».  On  connaît  le  diminutif  latin  du  mot  for- 
ma qui  Q^i  formula  «  forme,  formule,  précepte  ».  Quant  à 
lJ.opç'rj  il  est  apparenté  à  pLapTïTW  «je  saisis  ». 

Combien  de  personnes  trouvent  parfaitement  vraisem- 
blable cette  prétendue  et  fausse  équivalence  du  latin  forma 
et  du  grec  iJ'Opç'rj,  qui  sont  les  premières  à  rire  de  Ménage, 
lorsqu'il  tire  rat  du  latin  mus  par  l'entremise  des  formes 
soi-disant  intermédiaires  inuratus,  puis  ratus?  Les  deux 
étymologies  pourtant  se  valent  l'une  l'autre. 

C'est  une  idée  trop  répandue  que  celle  de  considérer  le 
linguiste  comme  un  faiseur  d'étymologies,  et  ceux-là 
peuvent  seuls  entretenir  cette'illusion  qui  ne  soupçonnent 
ni  le  but  ni  la  méthode  de  la  linguistique.  Aux  yeux  du  lin- 
guiste, en  effet,  ces  ressemblances  plus  ou  moins  fortes  ne 


20  LA    LINGUISTIQUE. 

sont  rien  moins  que  déterminantes.  L'expérience  lui  a  fait 
connaître  à  quel  point  elles  peuvent  être  trompeuses; 
mais  surtout,  et  avant  tout,  elle  lui  a  appris  que  les  lan- 
gues ne  sont  pas  des  créations  de  hasard  et  qu'elles  ré- 
pondent, comme  toute  fonction,  aune  nécessité  organique; 
que  les  lois  qui  les  régissent  révèlent  une  précision  d'autant 
plus  éclatante  qu'on  les  recherche  avec  plus  de  méthode  ; 
que  ces  lois  enfin  découvrent  et  expliquent  en  maintes 
circonstances  la  parenté  directe  ou  indirecte  des  mots,  mais 
que  la  recherche  de  cette  parenté  n'est  qu'un  fait  acces- 
soire, un  fait  accidentel. 

L'étymologiste,  a-t-on  dit,  fait  peu  de  cas  des  consonnes 
et  néglige  toutes  les  voyelles.  Gela  est  parfaitement  exact. 
L'étymologiste  qui  se  livre  à  l'étymologie  par  elle-même  et 
pour  elle-même  ignore  de  tout  point  ce  que  c'est  que  la  phi- 
lologie, et  plus  encore,  s'il  est  possible,  ce  que  c'est  que  la 
linguistique.  Qu'un  linguiste,  qu'un  philologue  s'occupent 
d'étymologies,  fort  bien  ;  mais  le  privilège  de  cette  sorte  de 
recherches  ne  doit  appartenir  qu'à  eux  seuls.  C'est  avec 
les  procédés  de  l'étymologie  courante  que  l'on  a  fait  du 
basque^un  parent  de  l'irlandais,  du  français  ou  du  pro- 
vençal un  idiome  celtique,  du  latin  un  dérivé  du  grec,  du 
phénicien  tout  ce  que  l'on  a  voulu  ;  c'est  avec  l'étymologie 
pure  et  simple  qu'aujourd'hui  encore  l'on  prétend,  à  l'aide 
de  quelques  noms  géographiques  pris  à  peu  près  au  hasard, 
caractériser  la  langue  des  anciens  Ibères  ;  c'est  avec  cette 
même  étymologie  que  l'on  a  lu  couramment,  en  deux  ou 
trois  langues  différentes,  les  inscriptions  étrusques,  que  l'on 
pourrait  encore  les  lire  en  une  douzaine  d'autres  langues. 

Nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  la  linguistique  n'a 
rien  de  commun,  ni  de  près  ni  de  loin,  avec  ces  exercices 
divinatoires.  Le  premier  écueil  dont  elle  garde  ses  disciples, 
c'est  la  tentation  de  rapprocher  des  mots  qui  n'ont  pas  été 
au  préalable  méthodiquement  analysés.  A  chaque  instant 


LES  DANGERS  DE  L  ÉTYMOLOGIE.  21 

l'étymologiste  cède  à  cette  tentation.  Il  n'opère,  précisé- 
ment, qu'au  moyen  de  ces  comparaisons  aventureuses. 
Sans  doute,  le  linguiste  devra  parfois  se  laisser  guider  par 
de  pures  et  simples  présomptions  ;  mais  celles-ci  ne  pèse- 
ront ni  sur  ses  conclusions  ni  sur  le  mode  de  ses  recherches. 
Ce  qu'il  prétend  découvrir,  ce  qu'il  étudie,  ce  sont  les  élé- 
ments simples  des  langues  et  les  procédés  d'agrégation  de 
ces  éléments  ;  c'est  le  système  de  fonctionnement  des 
formes  organiques  ;  ce  sont  les  lois  qui  président  au  déve- 
loppement de  ces  formes  et  ensuite  à  leurs  altérations. 

La  linguistique  n'est  donc  qu'une  science  naturelle. 

C'est,  d'ailleurs,  ce  que  nous  allons  constater  à  nouveau 
en  entrant  dans  un  autre  ordre  d'idées. 


CHAPITRE  IL 

LA    FACULTÉ    DU    LANGAGE    ARTICULÉ 
SA   LOCALISATION 
SON    IMPORTANCE    DANS    l'hISTOIRE    NATURELLE 

L'homme  n'est  homme  que  parce  qu'il  possède  la  faculté 
du  langage  articulé.  C'était  là  jadis  une  proposition  mal- 
sonnante. Elle  est  passée  aujourd'hui  à  l'état  de  vérité  ba- 
nale, aux  yeux  du  moins  des  personnes  qui  tiennent  pour 
liquidé,  et  bien  liquidé  le  compte  de  la  métaphysique. 

Sans  doute,  c'est  un  raisonnement  peu  convaincant 
que  d'en  appeler  aux  autorités,  même  les  plus  reconnues; 
pourtant  il  ne  nous  sera  pas  interdit  de  citer,  à  propos  du 
sujet  qui  nous  occupe,  l'opinion  de  quelques  auteurs  dont 
la  science  s'honore  à  bon  droit  ;  celle,  par  exemple,  de  1 
M.  Charles  Martins  :  «  Le  langage  articulé  est  le  caractère 
distinctif  de  l'homme  (1)  »  ;  celle  de  M.  Darwin  :  «  Le  lan- 
gage articulé  est  spécial  à  l'homme,  bien  que,  comme  les 
autres  animaux,  il  puisse  exprimer  ses  intentions  par  des 
cris  inarticulés,  par  des  gestes  et  par  les  mouvements  des 
muscles  de  son  visage  (2)  »  ;  celle  de  M.  Hunfalvy  :  «  L'ori- 
gine de  l'homme  doit  être  placée  à  l'origine  du  langage  (3)  ;  » 
celle  de  M.  Hseckel  :  «  Rien  n'a  dû  ennoblir  et  transformer 
les  facultés  et  le  cerveau  de  l'homme  autant  que  l'acquisi- 


(1)  La  création  du  monde  organisé,  Revue   des   Deux   Mondes^ 
15  décembre  1871,  p.  778. 

(2)  La  descendance  de  l'homme  et  la  sélection  sexuelle,  trad.  franc, 
de  E.  Barbier,  t.  I,  p.  53. 

(3)  Congrès  international  d'anthropologie  et  d'archéologie  pré- 
historiques; cinquième  session,  p.  436. 


♦ 


i. 


LANGAGE  ARTICULÉ    DANS    l'hISTOIRE    NATURELLE.     23 

tion  du  langage.  La  différenciation  plus  complète  du  cer- 
veau, son  perfectionnement  et  celui  de  ses  plus  nobles 
fonctions,  c'est-à-dire  des  facultés  intellectuelles,  mar- 
chèrent de  pair,  et  en  s'influençant  réciproquement,  avec 
leur  manifestation  parlée.  C'est  donc  à  bon  droit  que  les 
représentants  les  plus  distingués  de  la  philologie  comparée 
(c'est  la  linguistique  que  l'auieur  a  voulu  dire)  considèrent 
le  langage  humain  comme  le  pas  le  plus  décisif  qu'ait  fait 
l'homme  pour  se  séparer  de  ses  ancêtres  animaux.  C'est 
un  point  que  Schleicher  a  mis  en  relief  dans  son  travail 
Sur  Vimportance  du  langage  dans  Vhistoire  naturelle  de 
l'homme.  Là  se  trouve  le  trait  d'union  de  la  zoologie  et  de 
la  philologie  comparée  ;  la  doctrine  de  l'évolution  met  cha- 
cune de  ces  sciences  en  état  de  suivre  pas  à  pas  l'origine 
du  langage  )> .  Et  plus  loin  :  «  Il  n'y  avait  point  encore  chez 
cet  homme-singe  de  vrai  langage ,  de  langue  articulée 
exprimant  des  idées  (i).  » 

En  temps  et  lieu  nous  reviendrons  sur  la  corrélation  de 
la  naissance  de  l'homme  et  de  celle  de  la  faculté  du  lan- 
gage articulé.  Nous  nous  en  tenons  pour  l'instant  à  ce 
point  capital,  que  la  faculté  dont  il  s'agit  constitue  la 
caractéristique  unique  de  l'humanité. 

C'est  en  vain  que  l'on  a  cherché  dans  la  comparaison  de 
la  constitution  anatomique  de  l'homme  et  de  celle  des  ani- 
maux inférieurs  une  divergence  quelconque ,  un  autre 
écart  que  celui  du  plus  au  moins.  Et  cet  écart  a-t-il  encore 
été  diminué  d'une  façon  considérable,  à  tous  les  yeux  désin- 
téressés, depuis  la  découverte  des  anthropoïdes  africains. 
On  peut  dire  que  la  théorie  sentimentale  du  règne  humain 
se  trouve  définitivement  à  bas  et  que  son  discrédit  est 
parachevé.  Ni  l'évolution  dentaire,  ainsi  que  l'a  démontré 


(1)  Histoire  de  la  création  des  êtres  organisés,  d'après  les  lois  natu^ 
relies jirad.  franc,  de  Gh.  Letourneau^  p.  592  et  6J4. 


24  LA   LINGUISTIQUE. 

M.  Broca,  ni  les  caractères  de  l'os  intermaxillaire,  ni  la 
structure  des  mains  et  des  pieds,  ni  la  constitution  et  les 
fonctions  de  la  colonne  vertébrale,  ni  la  conformation  du 
bassin  et  du  sternum,  ni  le  système  musculaire,  ni  les  faits 
relatifs  aux  appareils  sensoriaux  externes,  ni  l'appareil 
digestif,  ni  les  caractères  anatomiques  ou  morphologiques 
du  cerveau  ne  détachent  l'homme  des  anthropoïdes  (1). 
Bien  plus,  il  existe  sous  ce  rapport  un  intervalle  tout  au- 
trement considérable  entre  les  singes  inférieurs  et  les  an- 
thropoïdes qu'entre  ces  derniers  et  l'homme  (2). 

L'on  s'est  rejeté  alors  sur  des  caractères  soit-disant  non 
physiques.  Mais  il  s'est  trouvé  que  les  animaux  inférieurs 
possédaient  la  prévoyance,  la  mémoire,  l'imagination,  le 
raisonnement,  la  pudicité,  la  dose  de  volonté  compatible 
avec  le  déterminisme  organique,  et  qu'ils  donnaient  les 
témoignages  les  moins  équivoques  de  sentiments  de  pitié, 
d'admiration,  d'ambition,  d'affection,  d'amour  de  la  domi- 
nation, d'initiative  dans  le  travail. 

En  fin  de  compte,  il  fallut  produire  les  deux  arguments 
que  l'on  tenait  en  réserve  :  l'argument  de  la  religiosité^ 
l'argument  de  la  moralité,  heur  succès  fut  malheureux. 

Il  est  aisé,  en  eftet,  de  soumettre  larehgiosité  àlamème 
critique  dont  relèvent  toutes  les  manifestations  intellec- 

(1)  Broca.  Discours  sur  l'homme  et  les  animaux,  Bulletins  de  la 
Société  d'anthropologie  de  Paris,  1866,  p.  53.  Lordre  des  primates. 
Parallèle  anatomique  de  l'homme  et  des  singes,  ibid.,  1869,  p.  228. 
Éludes  sur  la  constitution  des  vertèbres  caudales  chez  les  primates 
sans  queue,  Revue  d'anthropologie,  t.  II,  p.  577.  Consultez  encore 
sur  cet  important  sujet  :  Vogt.  Leçons  sur  Vtiomme,  huitième  le- 
çon. ScHAAFFHAUSEN.  Lcs  quesHons  anthropologiques  de  noire  temps^ 
Revue  scientifique,  1868,  p.  769.  Paul  Bert,  Bulletins  de  la  So- 
ciété d'anthropologie  de  Paris,  1862,  p.  473.  Bertillon.  Ibid.,  1865, 
p.  605.  Magitot.  Ibid  ,  1869,  p.  113. 

(2)  Broca.  L'ordre  des  primates,  etc.,  op.  cit.,  passim.  Dally. 
L'ordre  des  primates  et  le  transformisme,  Bulletins  de  la  Société 
d'anthropologie  de  Paris,  1868,  p.  673. 


LANGAGE   ARTICULÉ    DANS    L  HISTOIRE    NATURELLE.       25 

tuelles  et  de  démontrer  que  son  origine  n'est  que  la  terreur, 
la  crainte  d'un  inconnu  :  Primus  in  orbe  deos  fecit  timor. 
L'enfant  ne  vient  jamais  au  monde  doué  d'une  faculté 
religieuse  :  «  Il  sait  là-dessus  ce  qu'on  lui  enseigne,  mais 
il  ne  devine  rien;  il  n'en  a  pas  la  connaissance  intuitive(l).)) 
C'est  ce  que  M.  Broca  a  exposé  en  termes  excellents  :  «  L'au- 
teur d'une  conception  religieuse  met  en  jeu  des  facultés 
actives,  parmi  lesquelles  l'imagination  joue  le  principal 
rôle.  Voilà  une  première  espèce  de  religiosité  active  ;  mais 
elle  ne  se  manifeste  que  chez  un  très-petit  nombre  dïn- 
dividus.  La  plupart,  l'immense  majorité  des  hommes, 
n'ont  qu'une  religiosité  passive,  qui  consiste  purement  et 
simplement  à  croire  ce  qu'on  leur  dit  sans  avoir  besoin  de 
le  comprendre,  et  cette  religiosité  n'est  le  plus  souvent 
qu'un  résultat  de  l'éducation.  Dès  l'âge  le  plus  tendre, 
l'enfant  est  élevé  au  milieu  de  certaines  croyances  ;  on  y 
façonne  son  esprit  sans  qu'il  soit  en  état  de  discuter  et  de 
raisonner.  Aucune  intelligence  ne  peut  se  soustraire  à 
l'action  de  cet  enseignement,  combiné  et  perfectionné 
depuis  des  siècles.  L'enfant  s'y  soumet  toujours,  et  souvent 
d'une  manière  définitive.  Il  croit  sans  examen,  parce  qu'il 
n'est  pas  encore  capable  d'examiner,  et  parce  que,  pour 
toutes  les  notions,  religieuses  ou  autres,  il  s'en  rapporte 
aveuglément  à  l'autorité  de  ses  instituteurs.  Il  n'y  a  rien 
dans  tout  cela  qui  puisse  nous  révéler  l'existence  d'une 
faculté,  d'une  aptitude  ou  d'une  aspiration  particulière. 
Mais  avec  l'âge,  avec  l'expérience,  avec  l'étude  surtout,  cet 

(1)  Letourneau.  Delà  religiosilé  et  des  religions  au  point  de  vue 
anthropologique,  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie  de  Paris, 
18G5,  p.  581.  Sur  la  méthode  qui  a  conduit  à  établir  un  règne  hu- 
mainy  ibid.,  1866,  p.  269.  Lagneau.  Sur  la  religiosilé,  ibid.,  1865, 
p.  648.  CouDEREAU.  Sur  la  religiosité  comme  caractéristique,  \hid. y 
1866,  p.  329.  Broca.  Discours  sur  l'homme  et  les  animaux,  ibid., 
1866,  p.  S9  et  74.  Dally.  Du  règne  humain  et  de  la  religiosité,  ibid., 
1866,  p.  121. 


26  LA    LINGUISTIQUE. 

état  passif  de  l'esprit  fait  place  presque  toujours  à  un  cer- 
tain degré  de  scepticisme.  On  apprend  à  se  méfier  plus 
ou  moins  de  la  parole  d'autrui.  Il  ne  suffit  plus  d'entendre 
dire  une  chose  pour  y  croire  ;  on  demande  des  preuves,  et 
lorsqu'un  individu  accepte  sans  examen  tout  ce  qu'on  lui 
raconte,  on  dit  de  lui  qu'il  est  crédule  comme  un  enfant. 
Cet  esprit  de  critique,  dont  le  développement  marche  de 
front  avec  celui  de  l'intelligence  elle-même,  s'applique 
d'abord  aux  notions  matérielles,  aux  faits  de  la  vie  ordi- 
naire, et  souvent  il  ne  s'étend  pas  au-delà  de  cet  ordre  de 
phénomènes;  mais,  souvent  aussi,  et  sans  changer  de  na- 
ture, il  s'étend  aux  conceptions  métaphysiques  et  religieuses  ; 
de  sorte  que,  dans  tous  les  pays,  surtout  dans  ceux  où 
l'homme  cultive  son  intelligence,  on  voit  un  grand  nom- 

* 

bre  d'individus  abandonner  peu  à  peu  une  partie  ou  la 
totalité  de  leurs  croyances.  Ce  prétendu  caractère  humain, 
que  vous  appelez  la  religiosité,  a  donc  disparu  chez  eux? 
Les  mettrez-vous  au  rang  des  brutes,  ces  hommes  qui 
souvent  se  font  remarquer  par  l'étendue  de  leur  savoir,  par 
la  puissance  de  leur  esprit?  Ainsi,  de  quelque  manière 
qu'on  envisage  la  religiosité,  il  est  impossible  de  la  con- 
sidérer comme  un  fait  général  et  inséparable  de  la  nature 
de  l'homme.  La  religiosité  active,  créatrice  des  conceptions 
religieuses,  n'existe  que  chez  de  rares  individus.  La  reli- 
giosité passive,  qui  n'est  qu'une  forme  de  la  soumission  à 
l'autorité,  de  l'appropriation  d'une  intelligence  au  milieu 
dans  lequel  elle  se  développe,  est  incomparablement  plus 
répandue  ;  mais  elle  est  bien  loin  d'être  universelle  ;  si  elle 
l'était,  les  adeptes  de  toutes  les  rehgions  ne  tonneraient 
pas  tant  contre  les  incrédules.  » 

Il  importe  de  bien  le  remarquer,  non-seulement  cette 
prétendue  caractéristique  arrive  à  faire  défaut  chez  une 
grande  part  des  hommes  de  science,  mais  encore  elle 
manque  absolument  chez  nombre  de  peuplades  réputées 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS  L  HISTOIRE  NATURELLE        27 

sauvages.  Nous  n'avons  que  faire  de  reproduire  ici  les  as- 
sertions fort  catégoriques,  et  que  l'on  a  vainement  révo- 
quées en  doute,  d'une  foule  d'observateurs  désintéressés. 
L'on  a  prétendu  que  les  peuples  vivant  sans  dogmes  et  sans 
culte  croyaient  au  moins  à  des  forces  et  à  des  manifesta- 
tions surnaturelles.  Mais  il  est  certain,  il  est  évident  que 
l'infériorité  même  de  ces  peuples  leur  rend  impossible 
toute  distinction  du  naturel  et  du  soi-disant  surnaturel. 
Il  en  faut  toujours  revenir  à  cette  terreur  très-explicable 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  à  la  crainte  d'un  inconnu, 
ou,  pour  mieux  dire,  de  l'inconnu.  S'il  convient  de  voir 
là  une  croyance,  il  n'est  point  alors  d'animal,  même  très- 
inférieur,  à  qui  l'on  puisse  contester  la  religiosité. 

Nous  ne  voulons  pas  nous  appesantir  sur  la  dernière 
objection,  la  prétendue  caractéristique  tirée  de  la  moralité. 
C'est  un  fait  avéré  qu'elle  manque  tout  aussi  bien  chez 
beaucoup  de  peuples  sauvages,  comme  nous  l'enseigne 
l'ethnographie,  et  qu'on  la  rencontre  évidente,  éclatante, 
dans  les  actes  d'un  grand  nombre  d'animaux,  au  moins 
d'animaux  sociables. 

C'est  la  faculté  du  langage  articulé  qu'il  faut  invoquer, 
en  définitive,  pour  distinguer  l'homme  de  ses  frères  infé- 
rieurs. Chez  aucun  de  ces  derniers,  en  effet,  l'on  n'a  pu 
rencontrer  cette  faculté.  On  n'a  que  faire  d'arguer  ici  des 
paroles  du  perroquet,  paroles  articulées  sans  doute,  mais 
dont  l'émission  est  essentiellement  distincte  d'une  concep- 
tion corrélative  ;  il  s'entend  de  soi  que  cette  corrélation, 
cette  connexité,  est  précisément  la  caractéristique  du  lan- 
gage articulé  humain  :  le  perroquet  n'est  qu'un  écho  in- 
conscient. 

Par  contre,  cette  caractéristique  du  langage  articulé  est 
commune  à  toutes  les  races  humaines.  C'est  là  un  fait 
concluant.  Si  baroques  que  nous  puissent  sembler  les 
idiomes  des  dernières  couches  de  l'humanité,  elles  n'en 


28  LA   LINGUISTIQUE. 

ont  pas  moins  droit  au  nom  de  véritables  langues,  et  leur 
plus  ou  moins  dliarmonie  et  de  charme  n'a  que  faire  en 
cette  question.  Notons  que  le  plus  souvent  c'est  leur  ma- 
tériel phonétique  qui  doit  nous  paraître  étrange  et  non 
leur  structure. 

Mais,  a  t-on  dit,  les  individus  qui  ne  donnent  aucun 
signe  de  cette  prétendue  caractéristique  humaine,  les 
sourds-muets  de  naissance,  par  exemple,  ou  les  gens  at- 
teints d'aphasie  par  suite  d'une  lésion  cérébrale,  ne  de- 
vraient pas,  à  ce  comipte,  recevoir  le  nom  d'hommes,  et 
pourtant  il  est  manifeste,  il  est  incontestable  que  l'on  ne 
peut  point  ne  pas  les  tenir  pour  tels. 

Cette  double  objection  est  à  peine  spécieuse.  Il  n'est  pas 
inutile  cependant  de  la  réfuter. 

Ce  qui  manque  au  sourd-muet  de  naissance,  ce  n'est 
en  aucune  façon  la  faculté  dont  il  est  ici  question,  c'est 
la  liberté  de  mettre  en  action  ladite  faculté.  Le  sourd- 
muet  n'est  muet  que  parce  qu'il  est  sourd  ;  c'est  sa  sur- 
dité qui  entrave  seule  l'usage  de  la  faculté  du  langage.  Au 
surplus,  un  enseignement  spécial  peut  rompre  cette  en- 
trave, et  le  sourd-muet  de  naissance  apprend  à  parler, 
apprend  à  se  servir  de  la  faculté  native  du  langage  arti- 
culé. Il  existe  des  écoles  particulières  où  on  lui  enseigne 
expérimentalement  à  proférer,  au  moyen  du  jeu  de  son 
appareil  vocal,  les  sons  que  ses  oreilles  ne  lui  ont  pas  ap- 
pris à  connaître.  «  Le  sourd-muet,  en  effet,  étant  l'individu 
qui  n'est  muet  que  par  cela  qu'il  est  sourd,  l'individu  qui 
ne  parle  pas,  uniquement  parce  qu'il  n'a  pas  entendu 
parler,  l'organe  qui  fait  défaut  chez  lui  est  celui  de  l'au- 
dition, et  non  celui  du  langage.  Le  sourd-muet  proprement 
dit  n'est  pas  plus  atteint,  dans  les  organes  cérébraux  de  la 
parole,  comme  dans  ses  organes  vocaux,  que  ne  l'est,  dans 
les  organes  de  la  locomotion,  un  individu  auquel  on  a  lié 
les  jambes.  Pas  plus  à  l'un  qu'à  l'autre,  la  faculté  native 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS  L  HISTOIRE  NATURELLE.       29 

ne  manque.  Il  ne  leur  manque  à  tous  deux  que  la  liberté 
de  faire  usage  de  cette  faculté,  et  cela  par  suite  d'un  évé- 
nement étranger  à  la  faculté  même  (1).  » 

Nous  nous  arrêterons  un  peu  plus  longtemps  sur  le  cas 
de  l'abolition  de  la  faculté  du  langage  articulé,  résultant 
d'une  lésion  cérébrale.  Certes,  il  n'y  a  point  de  doute  que 
les  individus  victimes  d'une  telle  lésion  ne  conservent  leur 
caractéristique  naturelle,  c'est-à-dire  leur  qualité  d'homme, 
quand  bien  même  l'aphasie,  chez  eux,  se  trouve  complète; 
mais  le  résultat  des  études  importantes  faites  en  France 
sur  ce  sujet  ne  nous  semble  pas  assez  connu,  et  il  est  bon, 
il  est  nécessaire  de  le  répandre  davantage.  Cela,  d'ailleurs, 
peut  contribuer  à  bien  mettre  en  relief  la  véritable  nature 
des  recherches  linguistiques. 

Les  tentatives  de  localisation  cérébrale  entreprises  au 
dernier  siècle  partaient  d'un  principe  sensé,  mais  le  défaut 
de  procédés  d'expérience  devait  les  faire  avorter.  Elles 
avortèrent  en  effet.  De  nos  jours,  l'anatomie  pathologique 
a  repris  la  question,  et  il  est  difficile  de  méconnaître  la 
grande  importance  des  résultats  auxquels  est  arrivé 
M.  Broca.  Nous  le  suivrons  d'une  façon  rapide. 

L'exercice  de  la  faculté  du  langage  articulé  est  subor- 
donné «  à  l'intégrité  d'une  partie  très-circonscrite  des 
hémisphères  cérébraux  et  plus  spécialement  de  l'hémi- 
sphère gauche.  Cette  partie  est  située  sur  le  bord  supérieur 
de  la  scissure  de  Sylvius,  vis-à-vis  l'insula  de  Reil,  et  oc- 
cupe la  moitié  postérieure,  probablement  même  le  tiers 
postérieur  seulement  de  la  troisième  circonvolution  fron- 
tale ». 

G'e^t  l'autopsie  des  aphasiques  qui  a  démontré-  cette 
localisation.   Dans   cette  autopsie,  en  effet,  on  découvre 


(1)  Vaïsse.  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie   de  Paris, 
1866,  p.  3  46. 


30  LA   LINGUISTIQUE. 

constamment  «  une  lésion  très-évidente  de  la  moitié  posté- 
rieure de  la  troisième  circonvolution  frontale  gauche  ou 
droite,  »  presque  toujours,  dix-neuf  fois  sur  vingt,  de  la 
circonvolution  du  côté  gauche.  Une  lésion  grave  de  la  cir- 
convolution droite  a  souvent  laissé  persister  l'usage  de  la 
parole,  mais  «  l'on  n'a  jamais  vu  persister  la  faculté  du 
langage  articulé  chez  les  individus  qui  ont  présenté  à  l'au- 
topsie une  lésion  profonde  des  deux  circonvolutions  en 
question  »  (  1  ).  Nous  ne  relaterons  pas  ici  la  série  des  obser- 
vations, très-convaincantes  à  notre  sens,  recueillies  à  ce 
sujet  par  nombre  d'anatomistes  ;  les  lecteurs  curieux  de 
détails  précis  peuvent  en  chercher  dans  les  ouvrages  indi- 
qués à  la  note  précédente.  Toutefois  une  question  intéres- 
sante à  soulever,  c'est  celle  de  savoir  pour  quel  motif  l'exer- 
cice de  la  faculté  du  langage  articulé  dépend  d'une  façon 
beaucoup  plus  particulière  d'une  circonvolution  de  l'hémi- 
sphère cérébral  gauche,  plutôt  que  de  la  circonvolution 
parallèle  de  l'hémisphère  droit,  bien  que  les  fonctions  de 
l'un  et  de  l'autre  hémisphère  ne  semblent  point  être  fonda- 
mentalement différentes.  Ce  fait  curieux  tient  à  ce  que  les 
circonvolutions  de  l'hémisphère  gauche  ont  un  développe- 
ment en  général  plus  rapide  que  celui  des  circonvolutions 
de  l'hémisphère  droit  (2).  Les  premières  se  trouvent  déjà 
dessinées,  comme  le  dit  M.  Broca  (3),  à  un  moment  où  les 
autres  ne  sont  pas  encore  apparentes.  Il  ajoute:  «L'hémi- 
sphère gauche,  qui  tient  sous  sa  dépendance  le  mouvement 
des  membres  droits,  est  donc  plus  précoce  dans  son  déve- 


(1)  Bulletins  de  la  Société  anatomique,  1861,  1863.  Bulletins  delà 
Société  de  chirurgie,  1864.  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie  de 
Paris,  1861,  1863,  1865,  1866.  Exposé  des  titres  et  travaux  scien- 
tifiques, 1868. 

(2)  Gratiolet,  MM.  Bertillon,  Baillarger. 

(3)  Du  siège  de  la  faculté  du  langage  articulé.  Bulletins  de  la  So- 
ciété d'anthropolog-ie  de  Paris,  1865,  p.  383. 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS  L  HISTOIRE  NATURELLE         31 

loppement  que  l'hémisphère  opposé.  On  comprend  ainsi 
pourquoi,  dès  les  premiers  temps  de  la  vie,  le  jeune  enfant 
se  sert  de  préférence  des  membres  dont  l'innervation  est 
alors  la  plus  parfaite,  pourquoi,  en  d'autres  termes,  il 
devient  droitier.  Le  membre  supérieur  droit,  étant  dès 
l'origine  plus  fort  et  plus  adroit  que  le  gauche,  est  appelé, 
par  cela  même,  à  fonctionner  plus  souvent,  et  il  acquiert 
dès  lors  une  supériorité  de  force  et  d'adresse  qui  ne  fait 
que  s'accroître  avec  l'âge.  Jusqu'ici  j'ai  appelé  droitiers 
ceux  qui  se  servent  de  préférence  de  la  main  droite,  et 
gauchers  ceux  qui  se  servent  de  préférence  de  la  main 
gauche.  Ces  expressions  sont  tirées  de  la  manifestation 
extérieure  du  phénomène  ;  mais  si  nous  considérons  le 
phénomène  par  rapport  [au  cerveau  et  non  par  rapport  à 
ses  agents  mécaniques,  nous  dirons  que  la  plupart  des 
hommes  sont  naturellement  gauchers  du  cerveau  et  que, 
par  exception,  quelques-uns  d'entre  eux,  ceux  qu'on  appelle 
gauchers^  sont  au  contraire  droitiers  du  cerveau...  Ce  n'est 
ni  dans  les  muscles,  ni  dans  les  nerfs  moteurs,  ni  dans 
les  organes  cérébraux  moteurs,  tels  que  les  couches  opti- 
ques ou  les  corps  striés,  que  gît  le  phénomène  essentiel  du 
langage  articulé.  Si  l'on  n'avait  rien  de  plus  que  ces  organes, 
on  ne  parlerait  pas.  Ils  existent  quelquefois,  parfaitement 
sains  et  parfaitement  conformés,  chez  des  individus  devenus 
complètement  aphémiques  ou  chez  des  idiots  qui  n'ont 
jamais  pu  ni  apprendre  ni  comprendre  aucun  langage. 
Le  langage  articulé  dépend  donc  de  la  partie  de  l'encéphale 
qui  est  affectée  aux  phénomènes  intellectuels,  et  dont  les 
organes  cérébraux  moteurs  ne  sont  en  quelque  sorte  que 
les  ministres.  Or,  cette  fonction  de  l'ordre  intellectuel,  qui 
domine  la  partie  dynamique  aussi  bien  que  la  partie  méca- 
nique de  l'articulation,  paraît  être  l'apanage  à  peu  près 
constant  des  circonvolutions  de  l'hémisphère  gauche,  puis- 
que les  lésions  qui  produisent  l'aphémie  occupent  à  peu 


32  LA   LINGUISTIQUE. 

près  constamment  cet  hémisphère.  Gela  revient  à  dire  que, 
ponr  le  langage...  nous  sommes  gauchers  du  cerveau... 
nous  parlons  avec  l'hémisphère  gauche.  C'est  une  habitude 
que  nous  prenons  dès  notre  première  enfance.  De  toutes 
les  choses  que  nous  sommes  obligés  d'apprendre,  le  lan- 
gage articulé  est  peut-être  la  plus  difficile.  Nos  autres 
facultés,  nos  autres  actions  existent  au  moins  à  l'état  rudi- 
mentaire  chez  les  animaux  ;  mais  quoique  ceux-ci  aient 
certainement  des  idées,  et  quoiqu'ils  sachent  se  les  com- 
muniquer par  un  véritable  langage,  le  langage  articulé  est 
au-dessus  de  leur  portée.  C'est  cette  chose  complexe  et  diffi- 
cile que  l'enfant  doit  apprendre  à  l'âge  le  plus  tendre,  et 
il  y  parvient  à  la  suite  de  longs  tâtonnements  et  d'un  tra- 
vail cérébral  de  l'ordre  le  plus  compliqué.  Eh  bien,  ce 
travail  cérébral,  on  le  lui  impose  à  une  époque  très-rap- 
prochée  de  ces  périodes  embryonnaires  oiile  développement 
de  l'hémisphère  gauche  est  en  avance  sur  celui  de  l'hémi- 
sphère droit.  Dès  lors,  il  ne  répugne  pas  d'admettre  que 
l'hémisphère  cérébral  le  plus  développé  et  le  plus  précoce 
soit,  plus  tôt  que  l'autre,  en  état  de  diriger  l'exécution  et 
la  coordination  des  actes  à  la  fois  intellectuels  et  muscu- 
laires qui  constituent  lé  langage  articulé.  Ainsi  naît  l'habi- 
tude de  parler  avec  l'hémisphère  gauche,  et  cette  habitude 
finit  par  faire  si  bien  partie  de  notre  nature,  que,  lorsque 
nous  sommes  privés  des  fonctions  de  cet  hémisphère,  nous 
perdons  la  faculté  de  nous  faire  comprendre  par  la  parole. 
Gela  ne  veut  pas  dire  que  l'hémisphère  gauche  soit  le  siège 
exclusif  de  la  faculté  générale  du  langage,  qui  consiste  à 
établir  une  relation  déterminée  entre  une  idée  et  un  signe, 
ni  même  de  la  faculté  spéciale  du  langage  articulé,  qui 
consiste  à  établir  une  relation  entre  une  idée  et  un  mot 
articulé  ;  l'hémisphère  droit  n'est  pas  plus  étranger  que  le 
gauche  à  cette  faculté  spéciale,  et  ce  qui  le  prouve,  c'est 
que  l'individu  rendu  aphémique  par  une  lésion  profonde 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS   L  HISTOIRE  NATURELLE.        33 

et  étendue  de  l'hémisphère  gauche,  n'est  privé  en  général 
que  de  la  faculté  de  reproduire  lui-même  les  sons  articulés 
du  langage;  il  continue  à  comprendre  ce  qu'on  lui  dit  et, 
par  conséquent,   il  connaît  parfaitement  les  rapports  des 
idées  avec  les  mots.  En  d'autres  termes,  la  faculté  de  con- 
cevoir ces  rapports  appartient  à  la  fois  aux  deux  hémi- 
sphères, qui  peuvent,  en  cas  de  maladie,  se  suppléer  réci- 
proquement ;   mais  la  faculté   de   les  exprimer  par  des 
mouvements    coordonnés   dont   la  pratique  ne  s'acquiert 
qu'à  la  suite  d'une  très-longue  habitude,  parait  n'appar- 
tenir qu'à  un  seul  hémisphère,   qui  est  presque  toujours 
l'hémisphère  gauche.  Maintenant,  de  même  qu'il-  y  a  des 
individus  gauchers,   chez  lesquels  la  prééminence  native 
des  forces  motrices  de  l'hémisphère  droit  donne  une  pré- 
éminence naturelle  et  incorrigible  aux  fonctions  de  la  main 
gauche,  de  même  on  conçoit  qu'il  puisse  y  avoir  un  certain 
nombre  d'individus  chez  lesquels  la  prééminence  native  des 
circonvolutions  de  l'hémisphère  droit  renversera  Tordre 
des  phénomènes  que  je  viens  d'indiquer  ;   chez   lesquels, 
dès  lors,  la  faculté  de  coordonner  les  mouvements  du  lan- 
gage articulé  deviendra,  par  suite  d'une  habitude  contractée 
dès  la  première  enfance,  l'apanage  définitif  de  l'hémisphère 
droit.  Ces  individus  exceptionnels  seront,  par  rapport  au 
langage,  comparables  à  ce  que  sont  les  gauchers  par  rap- 
port aux  fonctions  de  la  main.  Les  uns  et  les  autres  seront 
droitiers  du  cerveau...  L'existence  d'un  petit  nombre  d'in- 
dividus qui,  par  exception,  parleraient  avec  l'hémisphère 
droit  expliquerait  très-bien  les  cas  exceptionnels  oii  l'aphé- 
mie  est  la  conséquence  d'une  lésion  de  cet  hémisphère. 
Il  suit  de  ce  qui  précède  qu'un  sujet  chez  lequel  la.  troi- 
sième circonvolution  frontale  gauche,   siège  ordinaire  du 
langage    articulé,   serait    atrophiée  depuis   la  naissance, 
apprendrait  à  parler  et   parlerait  avec  la  troisième   cir- 
convolution   frontale    droite,    comme    l'enfant   venu    au 

LINGUISTIQUE.  3 


34  LA    LINGUISTIQUE. 

monde  sans  la  main  droite  devient  aussi  habile  avec 
la  main  gauche  qu'on  l'est  ordinairement  avec  l'autre 
main(l).  » 

Nous  n'avons  qu'un  mot  à  ajouter  à  cette  citation,  c'est 
que  les  observations  recueillies  jusqu'à  ce  jour  et  dont  le 
nombre  est  maintenant  considérable,  viennent  toutes  con- 
firmer la  doctrine  de  cette  localisation  de  la  faculté  du 
langage  articulé. 

C'est  là  un  fait  capital  et  qui  en  dit  à  lui  seul  plus  que 
tous  les  autres,  lorsqu'il  s'agit  de  démontrer  que  l'étude  du 
langage  articulé  est  du  domaine  de  l'histoire  naturelle,  ainsi 
que  nous  avons  déjà  cherché  à  l'établir  dans  le  chapitre 
précédent. 

La  possession  de  la  faculté  du  langage  articulé  ne  pré- 
sage rien  d'ailleurs  de  ce  que  sera,  chez  l'individu  qui 
s'en  trouve  doué,  l'exercice  de  cette  faculté.  Cet  exercice 
en  effet  est  un  art,  un  art  difficile  :  l'enfant  bégaye  et 
bégaye  longtemps,  jusqu'au  jour  où,  grâce  à  un  certain  dé- 
veloppement intellectuel,  grâce  également  à  l'habitude 
acquise,  il  parvient  à  user  comme  ceux  qui  l'entourent  de 
sa  faculté  native.  En  d'autres  termes,  la  faculté  est  natu- 
relle, mais  l'usage  de  cette  faculté  est  un  art  :  la  première 
a  été  assez  heureusement  qualifiée,  en  grec,  de  èvép^^ia;  le 
second,  de  Ip^cv. 

De  là  les  actes  purement  automatiques  qui  se  révèlent 
en  si  grand  nombre  dans  l'exercice  de  la  fonction  dont  il 
s'agit,  tant  dans  ses  manifestations  normales  qu'à  l'état 
pathologique  (:2). 

(1)  Consultez  également  Adr.  Proust,  Altérations  de  la  parole^ 
Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie  de  Paris,  1873^  p.  786.  Du 
même  auteur  :  De  l'aphasie,  Archives  générales  de  médecine.  Paris, 
1872. 

(2)  Onimus,  Du  langage,  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie 
de  Paris,  1873,  p.  759  et  suiv. 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS  L  HISTOIRE  NATURELLE.        35 

Celte  distinction  est  importante,  et  l'on  risquerait,  en  la 
négligeant,  de  se  former  sur  Torigine  du  langage  les  con- 
ceptions les  plus  bizarres  elles  moins  scientifiques. 

Hérodote  raconte,  au  livre  second  de  ses  Histoires,  que 
Psammétique,  roi  d'Egypte,  voulant  connaître  quel  était 
le  plus  ancien  des  peuples,  confia  à  un  pâtre  deux  enfants 
nouveau-nés  ;  ceux-ci  devaient  vivre  dans  l'isolement  et 
n'entendre  aucune  voix  humaine.  Des  chèvres  pourvoyaient 
à  leur  allaitement.  Au  bout  de  deux  ans,  le  pâtre  fut  reçu 
par  ces  enfants  au  cri  répété  de  êiv.oq.  Psammétique,  après 
enquête,  découvrit  que  ce  mot  de  ôiv.zç  appartenait  à  la 
langue  phrygienne  et  qu'il  voulait  dire  «  pain  »  .  Les  Égyp- 
tiens durent  reconnaître  alors  que  leur  origine  était  moins 
ancienne  que  celle  des  Phrygiens. 

Dans  ce  conte  ridicule  nous  voyons  deux  enfants  in- 
venter, sans  connaître  aucun  autre  mot,  un  nom  incontes- 
tablement dérivé,  et  selon  toute  vraisemblance,  décliné. 
C'est  bien  là  un  exemple  de  la  critique  des  anciens.  Admet- 
tons que  l'expérience  dont  il  s'agitait  eu  lieu  réellement, 
est-ce  bien  le  mot  Siv.oq  que  ces  enfants  ont  prononcé? 
N'ont-ils  pas  imité  plutôt,  et  tout  simplement,  la  voix  de 
leur  nourrice? 

En  tous  cas,  l'idée  de  Psammétique  dénote  la  complète 
ignorance  de  ce  fait  capital  et  hors  de  toute  discussion  que 
l'exercice  du  langage  articulé  est  un  art  difficile,  un  art 
acquis  et  que  les  générations  se  sont  transmis  les  unes  aux 
autres.  Gomment  attendre  d'un  individu  en  présence  du- 
quel on  n'aura  jamais  ouvert  la  bouche,  qu'il  connaisse  et 
parle  une  langue  quelconque?  Une  langue  ne  s'invente  pas  ; 
une  langue  toute  faite,  le  phrygien  comme  toutes  les  autres, 
a  déjà  parcouru  plusieurs  périodes  de  sa  vie.  Ici,  comme  en 
toutes  choses,  le  présent  est  la  résultante  du  passé.  Com- 
ment un  individu  isolé  pourrait-il  à  lui  tout  seul  créer  à 
nouveau  cette  longue  série  de  phases  diverses  qu'ont  con- 


36  LA    LINGUISTIQUE. 

nues  toutes  les  langues?  L'on  ne  fabrique  pas  un  système 
linguistique;  il  se  forme  et  se  développe  de  lui-même,  par 
degrés,  petit  à  petit,  mais  il  est  né  en  même  temps  qu'est 
né  l'homme  :  non  pas  l'homme  individu,  mais  l'homme 
pris  dans  le  sens  général,  le  groupe  humain,  si  l'on  veut. 
C'est  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut  :  l'apparition  de  la 
faculté  du  langage  articulé  détermine  le  point  d'évolution 
où  un  primate  a  droit  au  nom  à' homme. 

Schlcicher,  dans  sa  rapide  mais  si  substantielle  notice 
sur  l'importance  du  langage  pour  l'histoire  naturelle  de 
l'homme  et  dans  son  écrit  non  moins  remarquable  sur  la 
théorie  darwinienne  et  la  science  du  langage,  a  traité  de 
cette  corrélation  de  la  naissance  de  l'homme  et  de  l'appa- 
rition du  langage  articulé.  «  Si  c'est  le  langage  qui  fait 
l'homme,  dit-il,  nos  premiers  pères  n'ont  pas  été  réelle- 
ment hommes  :  ils  ne  le  sont  devenus  qu'au  moment  où 
se  forma  le  langage,  et  cela  grâce  au  développement  du 
cerveau,  grâce  au  développement  des  organes  de  la  parole.  » 
La  linguistique,  comme  toutes  les  autres  sciences  natu- 
relles, nous  force  à  admettre  que  l'homme  s'est  développé 
de  formes  inférieures  ;  qu'il  est  devenu  homme,  mais  qu'il 
n'est  pas  ne  homme  par  un  coup  de  baguette  quelconque. 

Nous  avons  à  notre  tour  repris  ce  sujet,  lors  de  l'excel- 
lente communication  sur  le  Précurseur  de  V homme ^  faite  par 
M.  de  Mortillet  à  l'Association  française  pour  l'avancement 
des  sciences  (i),  au  sujet  des  silex  taillés  trouvés  dans  les 
couches  marneuses  de  l'étage  des  calcaires  de  Beauce. 
D'après  les  lois  de  la  paléontologie,  l'homme  actuel  ne  de- 
vait pas  exister  à  cette  époque;  la  succession  des  faunes 
dans  les  divers  étages  géologiques  est  en  effet  reconnue 
et  acquise  :  d'étage  en  étage  les  animaux  se  modifient,  et 
leurs  variations  se  précipitent  d'autant  plus  que  leur  orga- 

(1)  Seconde  session,  tenue  à  Lyon,  août  1873. 


LANGAGE  ARTICULÉ  DANS  L  HISTOIRE  NATURELLE.       37 

nisalion  est  plus  compliquée.  Trois  fois  au  moins  la  faune 
s'est  renouvelée  depuis  l'époque  de  formation  du  calcaire 
de  Bcauce,  et  les  mammifères  du  niveau  des  marnes  à  silex 
dont  il  est  question  appartiennent  à  des  genres  éteints,  à 
des  genres  prédécesseurs  mais  distincts  des  genres  aujour- 
d'hui vivants.  On  ne  peut  admettre  avec  quelque  raison 
que  l'homme  seul  ait  échappé  à  cette  variation,  l'homme, 
précisément,  dont  l'organisation  est  des  plus  compliquées  : 
la  taille  des  silex  de  l'époque  tertiaire  moyenne  serait  donc 
due  à  un  genre  précurseur  de  l'homme.  Cette  opinion 
revêt,  à  nos  yeux,  les  caractères  de  la  plus  haute  vraisem- 
blance, et  elle  répond  de  tous  points  à  la  doctrine  exposée 
par  Schleicher  dans  les  opuscules  dont  nous  parlions  ci- 
dessus. 

Si  nous  ne  pouvons  admettre,  sans  tomber  dans  des 
conceptions  métaphysiques  et  sans  fondement,  que  la  fa- 
culté du  langage  articulé  ait  été  un  beau  jour  acquise  à 
l'homme  sans  cause,  sans  origine,  ex  nihilo,  il  nous  faut 
bien  accepter  alors  qu'elle  est  le  fruit  d'un  développement 
progressif  des  organes.  Gela  suppose  avant  l'homme,  avant 
l'être  caractérisé  par  la  faculté  du  langage  articulé,  un 
autre  être  en  train  d'acquérir  cette  faculté,  c'est-à-dire  en 
voie  de  devenir  homme.  Ainsi  que  l'enseigna  Schleicher, 
il  faut  admettre  qu'un  certain  nombre  seulement  de  ces 
êtres  encore  dépourvus  de  la  faculté  du  langage  articulé 
mais  bien  près  de  l'acquérir  la  gagnèrent  en  réalité,  sous 
l'influence  de  conditions  heureuses,  et  dès  lors  eurent 
réellement  droit  à  la  dénomination  à' hommes;  mais  que, 
par  contre,  un  certain  nombre  d'entre  eux,  moins  favorisés 
par  les  circonstances,  échouèrent  dans  leur  développement 
et  tombèrent  dans  la  métamorphose  régressive  :  nous  au- 
rions à  reconnaître  leurs  restes  dans  les  anthropomorphes, 
gorilles,  chimpanzés,  orangs,  gibbons.  Nous  verrons  plus 
loin,  lorsqu'il  s'agira  de  passer  l'examen  des   différentes 


38  LA.    LINGUISTIQUE. 

couches  du  langage,  que  ces  couches  diverses  témoignent 
de  la  façon  la  moins  équivoque  d'un  progrès  constant,  d'un 
développement  naturel,  d'un  perfectionnement  régulier. 

D'ailleurs,  en  présence  de  ce  perpétuel  spectacle  d'évo- 
lution qui  se  déroule  sous  nos  yeux  dans  la  nature  entière, 
nons  ne  pouvons  pas  ne  pas  admettre  que  la  faculté  du 
langage  articulé  ne  se  soit  acquise  petit  à  petit,  grâce  à  un 
développement  progressif  des  organes.  Et  peu  importe  que 
ce  développement  soit  dû  aux  différentes  sortes  de  sélection 
ou  qu'il  provienne  d'autres  causes,  inconnues  encore  à  ce 
jour.  C'est  un  sujet  sur  lequel  nous  ne  pouvons  nous  éten- 
dre ;  il  appartient  à  l'étude  générale  de  la  variabilité  et  de 
la  transformation  des  espèces,  et  nous  devons  nous  con- 
tenter de  l'indiquer.  Ici,  sans  doute,  comme  partout  ail- 
leurs, la  fonction  a  été  pour  beaucoup  dans  les  progrès  de 
l'organe  lui-même,  mais  ici  également,  comme  partout, 
l'organe  tel  qu'il  est,  l'organe  sous  sa  forme  actuelle,  n'a 
pu  que  procéder  d'une  forme  inférieure. 

Il  faut  donc  reconnaître,  en  définitive,  que  cette  carac- 
téristique de  l'homme,  la  faculté  du  langage  articulé,  est 
purement  relative.  Nous  découvrons  son  origine  et  ses  ru- 
diments (1);  nous  comprenons  que  nos  pères  ne  l'ont  ac- 
quise que  par  degrés,  dans  le  combat  pour  le  progrès  d'où 
ils  devaient  sortir  victorieux. 

Mais,  pour  être  relative,  cette  faculté  n'en  est  pas  moins 
particulière,  spéciale  à  l'homme,  et,  au  demeurant,  c'est 
grâce  à  elle  seule  que  le  premier  des  primates  peut  porter 
ce  nom  d'homme  qu'il  a  gagné,  à  travers  des  milliers  de 
siècles,  au  prix  de  luttes  incessantes. 

(i)  Lâmarck,  Philosophie  zoologique,  édition  Ch.  Martins,  t.  I, 
p.  346.  Paris,  1873.  —  Darwin,  la  Descendance  de  iliomme,  tra- 
duct.  franc.,  t.  I,  p.  59.  —  H^eckel,  Histoire  de  ta  création  des  êtres 
organisés,  traduct.  franc.,  p.  591, 


CHAPITRE  m. 

PREMIÈRE  FORME  LINGUISTIQUE  !  LE  MONOSYLLABISME 
LES    LANGUES    ISOLANTES. 

Parmi  les  formes  différentes  que  peuvent  présenter  les 
langues  ou  les  familles  de  langues,  la  forme  monosyllabique 
est  la  plus  simple;  c'est  la  forme  élémentaire,  chez  la- 
quelle les  mots  sont  de  simples  racines.  Ces  racines-mots, 
ou  ces  mots-racines,  n'éveillent  qu'une  idée  essentiellement 
générale.  Nulle  indication  de  personne,  de  genre,  de 
nombre;  nulle  indication  de  temps,  de  mode  ;  point  d'élé- 
ments de  relation,  point  de  conjoncLions,  point  de  prépo- 
sitions. Rien  qu'une  idée  très- large,  sinon  très-vague,  une 
idée  que  ne  rend  même  pas  la  forme,  si  peu  déterminée 
déjà,  de  notre  infinitif. 

Dans  ce  premier  état  (nous  dirons  plus  tard  dans  cette 
première  couche),  la  forme  du  mot  est  donc  unique  :  c'est 
la  racine  telle  quelle,  la  racine  invariable.  La  langue, 
dans  cette  première  étape,  n'est  formée  que  d'éléments 
dont  le  sens  est  éminemment  général  :  point  de  suffixes, 
point  de  préfixes,  aucune  modification,  quelle  qu'elle  soit, 
qui  puisse  indiquer  une  relation,  un  rapport  quelconque. 
A  ce  premier  degré,  le  plus  simple  de  tous,  la  phrase  est 
donc  faite  d'après  cette  formule  :  racine -\- racine -\- ra- 
cine^ etc.,  etc.,  et  ces  racines  successives  (c'est  là  le  point 
capital  à  noter)  sont  toujours  invariables. 

On  comprend,  après  ce  court  exposé,  pourquoi  les 
langues  de  cette  espèce  ont  reçu  la  dénomination  générale 
de  monosyllabiques  ou   d'isolantes  :  leurs  mots   en  effet 


40  LA    LINGUISTIQUE. 

sont  formés  de  simples  racines  monosyllabiques,  isolées, 
indépendantes  en  principe  les  unes  des  autres. 

Il  est  bon  de  le  dire  dès  maintenant,  tous  les  systèmes 
linguistiques  ont  passé  par  cette  période  du  monosylla- 
bisme  ;  les  langues  les  plus  complexes  sous  le  rapport  de  la 
forme,  c'est-à-dire  les  langues  à  flexion  —  telles,  par 
exemple,  que  les  langues  indo-européennes  —  révèlent  à 
l'analyse  scientifique  les  traces  non  équivoques  d'une  ori- 
gine monosyllabique,  origine  lointaine  et  à  laquelle  elles 
ne  remontent  que  par  l'intermédiaire  d'un  autre  état,  mais 
que  l'on  ne  saurait  mettre  en  doute  un  seul  instant.  C'est 
ce  que  nous  aurons  à  constater  en  temps  opportun.  Nous 
verrons  aussi,  au  moment  voulu,  que  la  forme  intermé- 
diaire, la  période  de  l'agglutination  —  où  l'on  rencontre, 
par  exemple,  le  basque,  le  japonais,  les  langues  dravi- 
diennes  —  a  donné  naissance  au  système  de  la  flexion, 
mais  qu'elle  provient,  elle-même,  de  la  couche  inférieure, 
celle  du  monosyllabisme  qui  nous  occupe  en  ce  moment. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  toutes  les  langues  agglutinantes 
doivent  se  changer  quelque  jour  en  langues  à  flexion,  ni 
que  toutes  les  langues  isolantes  (c'est-à-dire  monosylla- 
biques) soient  appelées  à  devenir  agglutinantes.  Non,  sans 
doute.  Bien  des  langues  ont  péri  qui  appartenaient  aux 
deux  classes  inférieures,  et  il  est  certain  que,  parmi  les 
langues  aujourd'hui  vivantes  et  qui  se  trouvent  soit  à  l'é- 
tage du  monosyllabisme,  soit  à  celui  de  l'agglutination,  \cr 
plus  grand  nombre  est  fixé  d'une  manière  définitive  ;  l'on 
peut  dire,  par  exemple,  sans  hésitation  que  le  basque,  que^ 
les  idiomes  des  Indiens  de  l'Amérique  septentrionale  péri- 
ront sous  leur  forme  actuelle. 

D'ailleurs,  ce  n'est  pas  sans  causes  déterminantes  que 
telle  ou  telle  langue  s'est  fixée  de  façon  définitive  dans  telle 
ou  telle  couche,  par  exemple,  dans  celle  du  monosylla- 
bisme ou  dans  celle  de  l'agglutination,  et  qu'elle  ne  mani- 


PREMIÈRE    FORME    LINGUISTIQUE.  41 

feste  plus  que  des  tendances  très-faibles  et  très-rares  à 
atteindre  la  couche  supérieure.  Il  se  peut  que  ces  motifs 
aient  été  multiples,  qu'ils  aient  été  d'ordre  fort  divers,  et 
le  soin  de  les  découvrir  est  une  tâche  ardue. 

Cette  tâche  n'a  pas  encore  été  abordée.  Elle  doit  avoir 
pourtant  un  heureux  succès.  Il  y  a  motif  à  tout,  et  chaque 
joui'  on  fait  un  pas  du  connu  à  l'inconnu. 

Nul  doute,  au  surplus,  que  la  plus  puissante  de  ces 
causes  n'ait  été  l'entrée  dans  la  vie  historique  et  la  pro- 
duction littéraire.  Cette  production  témoigne  déjà  par  elle- 
même,  par  elle  seule,  que  la  langue  se  suffisait  telle  quelle 
et  se  sentait  en  état,  s'il  est  permis  de  s'exprimer  ainsi,  de 
répondre  à  tous  les  besoins  d'une  nation  constituée.  En  ce 
sens,  il  n'est  pas  inexact  de  dire  qu'à  son  premier  pas  dans 
la  vie  historique,  l'homme  atteint  la  période  que  l'on 
appelle  en  histoire  naturelle  la  période  de  métamorphose 
régressive.  C'est  ce  que  l'avenir  confirmera  ou  infirmera  ; 
mais  il  n'est  guère  possible,  à  l'heure  présente  et  dans  les 
conditions  scientifiques  actuelles ,  de  n'émettre  que  des 
assertions  plus  ou  moins  conjecturales. 

Il  est  aisé  de  comprendre  que  le  système  d'une  succes- 
sion de  racines,  à  idées  toujours  très-générales,  ne  devait 
offrir  au  langage  que  des  moyens  fort  restreints.  Il  est 
impossible  que  le  besoin  inévitable  d'exprimer  les  rapports 
ne  se  soit  pas  fait  sentir  de  très-bonne  heure  ;  or,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  la  succession  de  mots-racines,  ou,  pour 
parler  de  façon  plus  exacte,  de  racines-mots,  était  la  néga- 
tion, l'exclusion  môme  des  éléments  de  relation,  des  élé- 
ments appelés  à  n'indiquer  que  les  rapports  :  rapports 
d'activité  ou  de  passivité,  d'unité  ou  de  pluralité,  de  passé, 
de  présent,  de  futur.  Une  telle  période,  cependant,  a  dû 
exister.  Il  la  faut  reléguer,  sans  aucun  doute,  en  des  âges 
préhistoriques  très-lointains,  et,  selon  toute  vraisemblance, 
elle  succéda  à  l'âge  plus  ancien  encore  durant  lequel  se 


42  LA    LINGUISTIQUE. 

constituèrent  les  racines  par  le  fait  de  l'agrégation  des 
éléments  simples  phoniques. 

L'on  remédia  par  un  expédient  ingénieux  à  ce  défaut  de 
-détermination.  Ce  fut  en  réglant  d'une  façon  très-rigou- 
reuse la  place  que  devaient  occuper  les  racines,  c'est-à-dire 
les  mots  dans  l'ensemble  de  la  phrase. 

La  syntaxe  était  née  ainsi  avant  la  grammaire  propre- 
ment dite.  Gomme  nous  aurons  à  le  constater,  ce  procédé 
de  la  position  forcée  des  mots  donna  naissance  par  la  suite 
à  la  seconde  forme  linguistique,  celle  de  l'agglutination. 
En  jetant  un  coup  d'oeil  rapide  sur  les  diverses  langues 
monosyllabiques,  nous  verrons  comment  on  usa  de  cette 
ressource  importante  et  comment  aussi  son  origine  put 
s'obscurcir  peu  à  peu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'on  voit  déjà  que  la  grammaire  de 
toute  langue  monosyllabique,  c'est-à-dire  de  toute  langue 
isolante,  est  et  ne  peut  être  qu'une  syntaxe.  Dans  ces  lan- 
gues en  effet  le  mot  est  inflexible  ;  en  dépit  de  tout  chan- 
gement de  position  dans  la  phrase,  il  demeure  invariable, 
toujours  le  même,  et  c'est  uniquement  la  position  qu'il 
occupe  qui  détermine  sa  valeur,  sa  qualité  de  sujet  ou  de 
régime,  d'épithète  ou  de  substantif,  de  verbe  ou  de  nom, 
et  ainsi  de  suite. 

Il  faut  remarquer  encore,  d'une  façon  générale,  que 
l'importance  de  l'intonation  est  considérable  dans  les  lan- 
gues monosyllabiques  ;  ce  point  ne  nous  semble  pas  avoir 
été  traité  d'une  manière  assez  complète  dans  les  différents 
■écrits  sur  les  langues  en  question.  La  grande  valeur  du 
ton,  de  l'intonation,  n'est  pas  de  différencier  à  l'occasion 
un  grand  nombre  d'homophonies,  c'est-à-dire  de  mots 
identiques  quant  à  la  forme,  mais  divers  quant  à  leur  si- 
gnification respective. 

Le  chinois^  Vatinamite,  \e  siamois,  \e  birman,  ]e  tibétain 
sont  les  langues  monosyllabiques  principales.  Ils  consti- 


LE    CHINOIS.  43 

tuent  ou  représentent  tout  autant  de  systèmes  glottiques 
indépendants  les  uns  des  autres  et  que  l'on  ne  pourrait  ra- 
mener à  une  origine  commune 

Il  existe  d'ailleurs  d'autres  langues  monosyllabiques 
dans  la  péninsule  indo-chinoise;  telles  que  le  pégou  dans 
la  Birmanie  anglaise,  et  le  kassia  dans  une  petite  région 
située  à  deux  cents  milles  anglais  du  fond  de  la  mer  du  Ben- 
gale, sur  la  rive  gauche  du  Brahmapoutra,  au  sud  de  l'As- 
sam.  Leur  peu  d'importance  nous  autorise  à  les  passer 
sous  silence. 

Nous  n'avons  ici  ni  le  dessein  ni  la  possibilité  de  passer 
à  tour  de  rôle  en  revue  ces  différentes  langues;  ilous  nous 
contenterons  de  donner  sur  chacune  d'elles  quelques  ren- 
seignements généraux,  en  insistant  davantage  sur  la  lan- 
gue chinoise,  la  plus  caractéristique  de  toutes  les  langues 
de  cette  espèce. 

§  1.  Le  chinois. 

Les  trois  grands  dialectes  du  chinois  sont  :  la  langue 
mandarine  (vulgaire  dans  les  provinces  centrales  et  usitée, 
en  tant  qu'idiome  cultivé,  dans  tout  l'empire)  ;  le  dialecte 
de  Canton;  le  dialecte  de  Foukian.  Tous  trois,  d'ailleurs, 
pour  appartenir  à  la  même  langue,  sont  profondément 
distincts,  et  il  est  bien  difficile  que  les  habitants  du  Nord 
et  ceux  du  Sud  se  comprennent  les  uns  les  autres. 

L'étude  du  chinois  se  compose  de  deux  parts  nettement 
tranchées  :  l'écriture,  la  langue  elle-même. 

Parlons  en  premier  lieu  de  cette  dernière. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  elle  est  purement  et  sim- 
plement syntaxique.  Le  premier  écucil  qu'il  lui  fallut 
éviter  fut,  comme  pour  toutes  les  langues  isolantes,  l'indé- 
cision très-fréquente  du  sens,  étant  donnée  la  multiplicité 
des  signilications  que  peut  revêtir  chez  elle  une  seule  et 


44  LA    LINGUISTIQUE. 

même  forme.  La  forme  tao^  par  exemple,  signifie  indis- 
tinctement (et  entre  autres  acceptions),  ravir ^  atteindre^ 
couvrir^  drapeau,  froment,  mener,  chemin;  la  forme  lu 
(entre  autres  acceptions  également)  signifie  détourner,  vé- 
hicule, pierre  précieuse,  rosée,  forger,  chemin.  Ce  fut 
un  procédé  naïf,  simple,  mais  très-exact,  que  de  faire  se 
succéder  deux  termes  capables  d'être  synonymes  en  l'une 
quelconque  de  leurs  acceptions  ;  par  exemple,  tao  et  lu, 
qui  répondent  l'un  et  l'autre  à  l'idée  de  chemin.  Ce  pro- 
cédé fut  employé  :  tao  laisse  le  choix  entre  neuf  ou 
dix  sens,  mais  tao  lu  ne  peut  dire  que  chemin.  Est-ce  Là, 
comme  on  l'a  prétendu,  une  véritable  composition,  la  fa- 
brication d'un  vrai  composé  ?  En  aucune  façon  ;  ur.  com- 
posé indique  toujours  une  relation,  et  ici  il  n'y  a  qu'une 
accumulation  de  synonymes. 

On  ne  peut  voir  non  plus  des  composés  réels  —  bien 
qu'il  en  puisse  sembler  au  premier  abord  —  dans  l'asso- 
ciation des  mots  fu  «père  »  et  mu  «mère»  qui  signifient 
«  parents  »,  de  yuan  «  éloigné  »  et  kin  «  près  »  qui  signifie 
«distance».  En  eflTet,  dans  ces  accumulations  de  syno- 
nymes, le  premier  mot  ne  dépend  pas  du  second,  le  second 
ne  dépend  j^as  du  premier. 

Le  genre  d'un  mot  ne  peut  être  déterminé,  on  le  con- 
çoit, qu'à  l'aide  d'un  second  terme.  On  a  recours,  par 
exemple,  knan  «  mâle,  masculin», nm«  femelle,  féminin  »; 
de  là  :  nan  tse  «fils  )>,niu  tse  «fille  »,  n/i<  /m  «femme». 
S'agit-il  d'animaux,  les  termes  sont  différents,  mais  le 
procédé  reste  le  même.  Il  est  assurément  des  plus  simples  : 
nous  le  retrouverons  plus  loin  dans  les  langues  agglu- 
tinantes, en  wolof,  en  japonais,  et  plus  tard  encore  dans 
les  idiomes  les  plus  développés.  En  latin,  par  exemple, 
nous  rencontrons  mas  canis,  femina  canis,  femina  porcus, 
anguis  femina  et  bien  d'autres  expressions  analogues. 
Combien  de  phénomènes  appartenant  en  propre  à  la  pre- 


LE    CHINOIS.  45 

mière  phase  linguistique  ont  persisté  à  travers  les  âges 
jusqu'à  la  dernière  période! 

Singulier  ou  pluriel,  le  nombre  n'est  indiqué,  en  prin- 
cipe, que  par  Tensemble  même  de  la  phrase.  Parfois,  ce- 
pendant, on  emploie  un  terme  dont  le  sens  est  celui  de 
multitude^  de  totalité  :  tojin,  une  foule  de  gens,  beaucoup 
de  gens,  «les  gens». 

Le  sujet  s'indique  de  lui-même,  par  ce  fait  qu'il  com- 
mence toujours  la  proposition.  Le  régime  direct,  si  la 
phrase  est  simple,  se  révèle  aussi  de  lui  seul  en  ce  qu'il 
prend  place  immédiatement  après  le  terme  désignant  l'ac- 
tion ;  c'est  le  procédé  que  nous  appliquerions  en  disant  : 
<(  Emile  craint  Auguste,  »  et  «  Auguste  craint  Emile  » 
Mais,  en  d'autres  circonstances,  c'est  l'emploi  nécessaire 
de  certains  mots  qui  détermine  le  régime  direct.  Ces  mots 
auxiliaires  peut-on  les  regarder  comme  de  véritables  pro- 
positions ?  Non  certes,  en  aucun  cas.  Ce  ne  sont  toujours 
que  des  racines-mots,  car  le  chinois  ne  connaît  point  d'au- 
tres termes,  ainsi  que  nous  l'avons  dit.  Mais  que  ces  ra- 
cines, que  ces  mots  auxquels  ont  fait  ainsi  appel,  con- 
servent encore  et  toujours  dans  l'esprit  de  ceux  qui  les 
emploient  leur  propre  et  indépendante  valeur,  c'est  ce  que 
l'on  ne  saurait  admettre.  Cette  valeur  s'atténue  peu  à  peu, 
elle  se  subordonne,  et  cette  subordination  même  est  la 
cause  qui  des  langues  isolantes  fait,  avec  le  temps,  des 
langues  monosyllabiques. 

La  notion  du  locatif,  celle  du  datif,  celle  de  l'instru- 
mental, celle  de  l'ablatif  sont  également  rendues  soit  par 
l'accession  de  certains  mots,  soit  par  la  place  dans  la 
phrase.  Il  suffit  d'indiquer  ce  fait  en  général,  sans  entrer 
dans  l'exposition  d'une  série  d'exemples  qui  nous  débor- 
deraient et  qu'il  est  facile  de  trouver  dans  les  ouvrages 
spéciaux.  Quant  au  génitif,  on  l'exprime  clairement  en 
plaçant  le  terme  principal  après  le  terme  relatif  :  thien  tse 


46  LA    LINGUISTIQUE. 

«fils  du  ciel»  ;   ou  bien  encore,    on   introduit   entre  ces 
deux  mots  ainsi  placés  le  terme  ti  {en  langue  mandarine). 

C'est  par  des  procédés  tout  analogues  que  l'on  rend  la 
notion  de  qualification  et  celle  de  comparaison. 

Enfin  ridée  du  verbe,  sur  laquelle  repose  la  proposi- 
tion tout  entière,  s'exprime  encore  d'une  façon  purement 
syntaxique,  ou  bien  doit  se  déduire  du  sens  général  de  la 
phrase.  Rien,  par  exemple,  n'indique  en  chinois  la  notion 
de  notre  temps  imparfait  ;  parfois  également  on  ne  peut 
comprendre  que  par  le  sens  général  de  la  phrase  qu'il 
s'agit  de  l'idée  du  futur. 

Si  nous  passons  de  la  notion  du  temps  à  celle  de  la  mo- 
dalité, au  mode,  nous  constatons  encore  que  c'est  la  posi- 
tion syntaxique  qui  indique  le  conditionnel.  Quant  au  sub- 
jonctif et  à  l'optatif,  ils  se  trouvent  désignés  par  l'emploi  de 
mots  auxiliaires. 

Ainsi,  en  chinois,  il  ne  peut  pas  plus  y  avoir  de  verbe 
qu'il  ne  peut  y  avoir  de  nom.  Nous  ne  saurions  trop  le  ré- 
péter, c'est  la  syntaxe  qui  particularise  le  sens  des  mots  et 
qui  constitue  toute  la  grammaire.  En  dehors  de  sa  place 
dans  la  phrase,  le  mot  n'est  qu'une  racine  à  acception 
aussi  large  que  possible;  et  c'est  seulement  quand  il  prend 
position  qu'il  éveille  une  idée  d'individualité,  de  qualité, 
de  relation,  d'activité,  une  idée  particularisée.  C'est  ainsi, 
par  exemple,  qu'une  seule  et  unique  forme  7igan  signifie 
«procurer  le  repos,  jouir  du  repos,  posément,  repos»; 
une  autre  forme,  ta,  «  grand,  grandement,  grandeur, 
agrandir  »  ;  une  autre  forme,  «  rond,  boule,  en  rond,  ar- 
rondir »  ;  une  autre  forme  encore,  «  être,  vraiment,  il, 
celui-ci,  ainsi  » . 

Nous  l'avons  dit  ci-dessus,  et  nous  devons  y  revenir  en 
temps  opportun,  l'emploi  de  mots  accessoires,  appelés  à 
donner  aux  mots  principaux  le  sens  bien  déterminé  qui 
leur  manque,  fait  passer  les  langues  isolantes  à  l'état  de 


LE    CHINOIS.  47 

langues  agglutinantes.  Le  sens  de  ces  racines  accessoires 
s'est  obscurci  peu  à  peu  ;  on  est  venu,  avec  le  temps,  à  ne 
plus  leur  accorder  qu'une  sorte  de  valeur  un  peu  arbi- 
traire ;  mais  il  fut  une  époque,  une  époque  lointaine,  l'âge 
d'or  du  monosyllabisme,  pour  ainsi  dire,  où  leur  sens  véri- 
table, leur  signification  pleine  et  entière,  s'offrait  seule  et 
d'elle-même  à  l'esprit. 

C'est  un  fait  que  les  Chinois  ont  remarqué  avec  une  saga- 
cité surprenante,  lorsqu'ils  classèrent  les  racines  en  deux 
groupes  distincts,  les  moi?, pleins  et  les  mots  vides.  Par  les 
premiers,  par  les  mots  pleins,  ils  entendaient  les  racines 
dont  la  signification  restait  dans  toute  sa  plénitude  et  son 
indépendance,  les  racines  que  nous  rendons  dans  nos  tra- 
ductions par  des  noms  ou  des  verbes  ;  ils  appelaient  fnofs 
vides  les  racines  dont  la  valeur  propre  s'obscurcissait  par 
degrés  et  qui  peu  à  peu  recevaient  la  mission  de  déter- 
miner et  de  préciser  la  nation  très-vague  des  mots  pleins, 
des  mots  dont  le  sens  primitif  persistait  tout  entier.  Obser- 
vation remarquable  et  qui  témoigne,  mieux  que  bien  d'autres 
découvertes,  d'un  esprit  singulièrement  perspicace. 
«  Qu'est-ce  que  la  grammaire?  »  demande  à  son  élève 
l'instituteur  chinois.  «C'est  un  art  très-utile,  répond  l'élève, 
un  art  qui  nous  enseigne  à  distinguer  les  mots  pleins  et 
les  mots  vides,  n 

Après  avoir  parlé  de  l'importance  de  la  place  syntaxique 
des  racines  et  de  leur  valeur  respective,  il  y  a  lieu  de  dire 
quelques  mots  des  différentes  inflexions  de  la  voix  en  chi- 
nois. 

Les  différents  tons  que  l'on  rencontre  en  petit  nombre 
dans  la  langue  chinoise  ont  une  utilité  capitale  lorsqu'il 
s'agit  de  distinguer  les  significations,  parfois  très-diverses, 
de  syllabes  formées  des  mêmes  éléments.  Le  vocabulaire 
chinois  quasi  académique  donne  quarante-deux  mille  ca- 
ractères graphiques  différents,  ayant  chacun  leur  pronon- 


48  LA   LINGUISTIQUE. 

dation  propre;  or,  comme  la  langue  parlée  ne  possède 
environ  que  douze  cents  consonnances,  «.  il  faut  donc  que 
la  même  prononciation  soit  attachée  en  moyenne  à  plus  de 
trente  caractères  »  (d'Hervey  Saint-Denys).  On  voit  que  si 
l'intonation  n'a  pu  venir  à  bout  de  toute  difficulté,  elle  avait 
du  moins  une  utilité  bien  considérable.  Ce  fait,  nous  l'a- 
vons dit,  est  commun  aux  diverses  langues  monosylla- 
biques. Les  ouvrages  spéciaux  citent  nombre  d'exemples 
que  nous  n'aurions  que  faire  de  relater  ici,  et,  sans  entrer 
en  plus  de  détails,  nous  n'avons  qu'à  mentionner  ce  pro- 
cédé ingénieux  et  fort  pratique. 

Le  matériel  phonétique  des  Chinois  n'est  pas  des  plus 
complexes,  mais  on  ne  peut  cependant  le  mettre  au  rang 
des  plus  simples.  Parmi  les  consonnes,  nous  ne  rencon- 
trons ni  (/,  ni  f/,  ni  b  dans  le  dialecte  mandarin  ;  dans  le 
dialecte  de  Fukian,  le  d  seul  fait  défaut.  Dans  ce  dernier 
dialecte,  les  sifflantes  sont  moins  variées  que  dans  le  pré- 
cédent. L'absence  de  la  consonne  r  est  un  fait  bien  connu. 
Les  voyelles  n'offrent  rien  de  particulier  ;  on  les  rencontre 
souvent  à  l'état  de  diphthongues,  et  souvent  aussi  elles 
sont  nasalisées. 

En  tout  cas,  et  ceci  est  un  fait  caractéristique,  le  mono- 
syllabe chinois  s'ouvre  par  une  consonne  et  se  termine  par 
une  voyelle.  Les  signes  n  ou  ng,  que  nous  rencontrons  à 
la  fin  des  mots  chinois  transcrits  en  caractères  latins,  in- 
diquent seulement  la  nasalisation  des  voyelles  précédentes. 
11  n'est  qu'un  mot,  un  seul,  qui  échappe  à  cette  règle  sé- 
vère d'une  consonne  initiale  et  d'une  voyelle  terminale  : 
eu' y  «  deux  »  et  «  oreille  ». 

Les  questions  de  graphique  pure  sortent  du  domaine  de 
la  linguistique;  elles  constituent  une  étude  spéciale,  sans 
doute  pleine  d'intérêt,  mais  tout  à  fait  distincte  et  indé- 
pendante. Il  est  utile  pourtant  de  dire  ici  quelques  mots  du 
système  graphique  des  Chinois  et  de  montrer  aVec  quelle 


LE    CHINOIS.  49 

habiloté  ce  peuple  sut  appliquer  à  sa  langue,  si  curieuse, 
un  ensemble  de  caractères  peu  faits  en  apparence  pour  ré- 
pondre à  ce  qu'on  allait  lui  demander. 

Étant  donné  le  grand  nombre  d'homoplionies  d'une 
langue  monosyllabique,  c'est-à-dire  le  grand  nombre  de 
syllabes  formées  des  mêmes  éléments  phoniques,  bien 
que  répondant  à  des  idées  forts  distinctes,  il  y  avait  une  diffi- 
culté sérieuse  à  déterminer  dans  un  système  graphique  les 
sens  multiples  des  homophonies  en  question.  Les  Chinois 
arrivèrent  à  ce  résultat  par  l'emploi  de  deux  sortes  de  signes. 

Leur  première  espèce  de  caractères  ne  se  compose  que 
d'images,  que  de  vrais  dessins  :  l'image  d'un  arbre,  d'une 
montagne,  d'un  chien.  Tantôt  on  les  emploie  indépen- 
dants, isolés  ;  tantôt  on  les  accouple  pour  rendre  une  idée 
plus  ou  moins  complexe.  C'est  ainsi  que  l'image  de  l'eau 
et  celle  d'un  œil,  si  elles  sont  juxtaposées,  rendent  l'idée 
de  larmes;  une  porte  et  une  oreille  rendent  l'idée  à'en- 
ttndre;  le  soleil  et  la  lune  rendent  l'idée  d'éclat.  Il  faut 
également  ranger  parmi  les  véritables  dessins  les  groupe- 
ments de  lignes  ou  de  points,  qui  figurent,  ou  bien  des  nom- 
bres—  un,  deux,  trois  —  ou  bien  l'état  de  supériorité,  d'in- 
fériorité, d'incHnaison  vers  tel  ou  tel  côté,  et  ainsi  de  suite. 

Il  fut  un  temps  où  ces  caractères,  où  ces  images,  éveil- 
laient d'une  façon  directe  grâce  à  l'exactitude  de  leur  repré- 
sentation, la  notion  qu'ils  étaient  appelés  à  rendre.  Mais 
peu  à  peu  ces  traits  naïfs  et  véridiques  perdirent  leur 
forme  originelle.  Dans  les  signes  qui  laissent  entendre  au- 
jourd'hui les  idées  de  chien,  de  soleil,  de  lune,  de  mon- 
tagne, on  ne  retrouve  plus  de  prime  abord  les  images  an- 
ciennes qui  évoquaient  de  façon  directe  ces  diverses  idées. 
Les  caractères  de  cette  première  espèce  ont  été  évalués  au 
nombre  minime  d'environ  deux  cents  (I). 

(1)  Abel  RÉMUSAT.  Recherches  sur  l'origine  el  la  forma  (ion  de  la 

LINGUISTIQUE,  4 


50  LA    LINGUISTIQUE. 

La  seconde  sorte  de  caraetères  est  plus  compliquée.  Elle 
comporte  deux  éléments  :  un  élément  phonétique  et  un 
élément  idéographique. 

Ainsi  qu'on  le  comprend  sans  peine  d'après  tout  ce  qui 
a  été  dit  ci-dessus,  ce  dernier  élément  a  pour  mission  de 
déterminer  la  valeur  parfois  très-multiple  de  l'élément  pho- 
nétique. Ce  dernier,  si  l'on  ne  figure  que  lui  seul,  laisse 
flotter  l'esprit  du  lecteur  entre  un  grand  nombre  d'homo- 
phones ;  mais  qu'on  lui  adjoigne  un  élément  idéographique 
et  l'hésitation  cesse  tout  de  suite  :  on  a  évoqué  une  idée 
déterminée,  ou  du  moins  une  catégorie  d'idées.  C'est  là  un 
procédé  fort  ingénieux. 

En  somme,  le  caractère  pris  dans  son  ensemble,  dans 
sa  totalité,  indique  tout  à  la  fois  la  prononciation  et  le 
sens.  Ses  deux  parties  se  complètent  réciproquement  ; 
mais  l'une  de  ces  parties  est  regardée  comme  nulle  quant 
à  sa  valeur  phonique,  et  c'est  l'autre  qui  détermine  seule 
la  prononciation.  Si,  par  exemple,  le  signe  tclieu^  vais- 
seau, est  accolé  au-devant  des  signes  qui  représentent  huo^ 
feu,  ma^  cheval,  ces  deux  derniers  signes  perdront  leur 
valeur  phonétique,  le  mot  sera  lu  tcheu^  mais  ce  tcheu 
ne  signifiera  plus  vaisseau.  Grâce  au  caractère  dont  il  se 
trouve  précédé,  il  laissera  entendre  soit  un  vacillement  de 
la  flamme,  soit  une  sorte  particulière  de  chevaux  (l). 

Les  Chinois  ont  arrêté  à  il 4  le  nombre  des  signes,  des 
caractères  qu'ils  ont  appelés  chefs  de  classe^  et  auxquels 
nous  donnons  le  nom  de  clefs.  Ces  caractères  comprennent, 

langue  chinoise.  Mémoires  de  l'Académie  des  inscriptions  et  belles- 
lettres,  1820. 
(1)  La  grammaire  chinoise  de  Stephan  Endliclier  est  la  plus  simple 
de  toutes  celles  que  nous  ayons  étudiées,  mais  l'absence  de  critique 
s'y  fait  trop  souvent  sentir  :  Anfangsgrundc  de'r  chinesischen  Gram- 
matik.  Vienne,  1845.  On  étudiera  avec  profit  les  règles  de  position 
des  mots  dans  la  Syntaxe  nouvelle  de  la  langue  chinoise  de  Stanislas 
Julien.  Paris,  18G9. 


LE    CHINOIS.  51 

outre  les  169  signes  idéographiques  (dont  nous  avons  ci- 
dessus  expliqué  le  rôle  alors  qu'ils  se  trouvent  joints  à.un 
élément  qui  n'est  que  phonétique),  une  petite  série  de  signes 
purennent  graphiques  ou  de  simples  images.  Ces  214  clefs 
contiennent  les  éléments  de  tous  les  caractères  chinois  ;  il 
il  y  en  a  environ  oG  000,  dont  15  000  à  peu  près  peuvent 
être  en  usage.  A  ces  214  clefs,  il  faut  donc  subordonner 
tous  les  autres  caractères.  C'est  ce  qu'ont  fait  les  Chinois 
dans  leur  classification  lexique,  en  ayant  soin  de  disposer 
les  clefs  en  un  ordre  consécutif,  selon  qu'elles  se  trou- 
vaient représentées  par  un,  deux,  trois  traits,  et  ainsi  de 
suite  ;  la  dernière  en  a  dix-sept. 

Cette  classification  arbitraire  n'a  rien  à  faire,  ainsi 
qu'on  le  voit,  avec  la  langue  elle-même,  et  en  effet  nous 
avons  dit  plus  haut  que  l'étude  du  chinois  comprenait 
deux  parts  bien  distinctes  :  celle  de  la  langue,  celle  de  l'écri- 
ture ;  de  là  les  difficultés  très-sérieuses  que  rencontrent 
les  commençants  dans  l'étude  du  chinois. 

Ajoutons  que  tous  les  caractères  peuvent  être  employés, 
en  certaines  occasions,  comme  s'ils  n'étaient  que  phoné- 
tiques. C'est  de  cette  façon  que  les  Chinois  peuvent  écrire 
avec  leurs  signes  des  noms  d'emprunt,  tels  que  '/a  si  'la, 
Asia,  Asie  ;  'Ing  ki  li,  English,  Anglais  ;  Feï  li pe  eul  to, 
Philibert.  On  sait  également  que  c'est  des  caractères  chi- 
nois envisagés  au  point  de  vue  purement  phonétique  que 
procède  l'écriture  des  Japonais,  dont  la  langue  est  si  diffé- 
rente de  la  langue  chinoise. 

Quant  aux  signes  chinois  eux-mêmes,  nous  avons  déjà 
dit  qu'ils  avaient  pour  origine  un  véritable  système  d'ima- 
gerie. On  les  rencontre  encore  avec  cette  forme  primitive 
sur  certains  monuments  et  on  peut  suivre  leurs  trans- 
formations graduelles  à  travers  le  cours  des  âges.  Plusieurs 
systèmes  graphiques  ont  été  fixés  d'une  façon  très-précise, 
ont  été  employés  durant  des  périodes  de  plusieurs  siècles 


52  LA   LINGUISTIQUE. 

et  n'ont  dû  qu'à  des  circonstances  particulières  de  se  voir 
plus  ou  moins  sérieusement  modifier. 

D'ailleurs,  il  existe  aujourd'hui  encore  chez  les  Chinois 
plusieurs  sortes  d'écritures,  et  parmi  elles  une  espèce  de 
cursive  assez  rapide,  qui  est  usitée  dans  les  relations  hahi- 
tuelles. 

Nous  ne  nous  étendrons  pas  davantage  sur  cette  ques- 
tion des  caractères  chinois.  C'est  pour  nous  un  sujet  acces- 
soire ;  en  effet,  ce  n'est  point  de  graphique  que  nous  nou& 
occupons,  c'est  seulement  de  la  structure  et  du  matériel 
phonétique  des  langues. 

§  2.  L^annamite. 

L'annamite  est  la  langue  de  l'Indo-Chine  orientale.  Au 
nord  elle  s'étend  donc  sur  le  Tonkin,  au  sud  sur  la  Co- 
chinchine. 

L'annamite  est  séparé  du  siamois  (au  moins  au  sud- 
ouest)  par  un  idiome  dont  le  caractère  n'est  pas  encore 
déterminé,  le  cambodgien.  Nous  engageons  le  lecteur  à 
consulter  la  carte  ethnographique  de  la  partie  sud-orien- 
tale de  rindo-Chine  dressée  par  Francis  Garnier  (i). 

La  langue  annamite  est  absolument  distincte  du  chinois, 
et  par  son  appareil  phonétique  et  par  ses  racines,  c'est- 
à-dire  par  ses  mots,  puisque  la  racine  constitue  le  mot  lui- 
môme  dans  toute  langue  monosyllabique. 

Tout  comme  en  chinois,  le  genre  et  le  nombre  s'indi- 
quent par  l'adjonction,  à  la  racine  principale,  de  racines 
au  sens  de  mâle,  féminin,  ou  de  tous,  nombreux.  L'ad- 
jectif se  reconnaît  à  sa  position  après  le  substantif  qu'il 
qualifie.  La  notion  de  temps  ou  de  mode  s'exprime  enfin 
par  l'emploi  simultané  de  la  racine  sur  laquelle  pivote  la 

{\)  Journal  asiatique,  août-septembre  1-872. 


LE    SIAMOIS.  53 

phrase  et  d'autres  racines  dont  le  sens  général  est  celui  du 
passé,  du  futur,  et  ainsi  de  suite. 

Ce  que  nous  avons  dit  de  la  structure  du  chinois  s'ap- 
plique donc  de  point  en  point  à  l'annamite.  Chez  ce  der- 
nier également,  le  système  des  intonations  joue  un  rôle 
capital  :  il  distingue,  comme  en  chinois,  des  mots  dont  la 
prononciation  serait  absolument  la  même,  bien  que  leur 
sens  soit  tout  à  fait  différent.  Les  intonations  annamites 
sont  au  nombre  de  six  :  ton  aigu,  fort  difficile  à  décrire; 
ton  interrogatif  ;  ton  ascendant  ou  remontant,  assez  peu 
différent  du  ton  interrogatif  ;  ton  descendant  ;  to^  grave  ; 
ton  égal. 

L'écriture  annamite  est  figurative,  c'est-à-dire  idéogra- 
phique, et  a  été  empruntée  anciennement  aux  Chinois  ;  elle 
^  subi,  d'ailleurs,  des  modifications  sensibles,  et  par  la 
«uite  des  temps  l'on  y  a  joint  de  nouveaux  signes. 

La  langue  annamite,  au  surplus,  a  fait  au  vocabulaire 
chinois  des  emprunts  considérables,  notamment  au  dia- 
lecte méridional  ;  ce  fait  a  induit  en  erreur  certains  au- 
teurs qui  ont  voulu  comparer  les  deux  idiomes  et  leur 
•donner  une  origine  commune.  Le  nombre,  quel  qu'il  soit, 
■de  ces  mots  d'emprunt  n'a  rien  à  faire  avec  le  fond  même 
•de  la  langue,  avec  ses  racines  propres;  celles-ci,  fussent- 
elles  même  beaucoup  moins  nombreuses  encore,  suffi- 
raient à  établir  l'originalité  incontestable  et  l'indépendance 
-de  la  langue  annamite. 

§  3.  Le  siamois. 

Le  siamois  occupe  la  région  située  au  nord  du  golfe  de 
"Siam,  assez  avant  dans  l'intérieur  du  pays,  et  la  côte  occi- 
dentale de  ce  golfe.  A  l'est,  il  confine  au  cambodgien, 
idiome  bien  peu  connu  ;  à  l'est,  il  confine  au  birman  qui, 
lui  aussi,  est  une  langue  monosyllabique. 


54  LA   LINGUISTIQUE. 

Le  nom  de  Siamois  ou  de  Thaï  est  particulier  à  une  cer- 
taine population  ;  mais  on  l'a  étendu  aux  populations 
voisines  et  apparentées,  par  exemple  aux  Laos  qui  se  trou- 
vent plus  au  nord. 

La  phonétique  du  siamois  est  des  plus  riches  ;  elle 
compte  notamment  bon  nombre  d'aspirées  et  de  sifflantes. 
Son  alphabet  est  d'origine  hindoue.  Sa  grammaire  est  net- 
tement monosyllabique,  comme  celle  du  chinois  et  de  l'an- 
namite, et  Ton  compte  chez  lui  quatre  tons  différents, 
quatre  façons  diverses  d'accentuer  qui  servent  à  distinguer 
les  uns  des  autres  les  monosyllabes  dont  la  forme  est  la 
même,  mais  dont  la  significalion  est  différente. 

§  4.   Le  birman. 

Il  est  parlé  au  nord-ouest  de  la  péninsule  indo-chinoise, 
entre  le  siamois  et  les  langues  hindoues.  Son  matériel 
phonétique  est  moins  riche  que  celui  du  siamois  ;  on  n'y 
compte  qu'une  sifflante.  Les  différents  tons  du  birman 
semblent  être  moins  nombreux  que  ceux  du  chinois  et  du 
siamois.  Quant  aux  procédés  grammaticaux,  ils  sont  tout  à 
fait  les  mêmes. 

§  5.   Le   tibétain. 

Le  Tibet  doit  à  l'Inde  bouddhiste  la  meilleure  part  de  sa 
culture  intellectuelle,  son  alphabet,  son  importante  litté- 
rature. Il  est  difficile  de  savoir  ce  que  pouvait  être  la  litté- 
rature tibétaine  avant  le  mouvement  religieux  qui  sans 
doute  la  transforma  entièrement.  Nous  n'avons  point  de 
documents  remontant  à  cette  première  époque. 

Les  missionnaires  bouddhistes  eurent  pour  premier  soin 
de  traduire  en  tibétain  les  livres  religieux  composés  en 
sanskrit.  L'alphabet  qu'ils  employèrent,  et  qui  se  trouve 


LE    TIBÉTAIN.  55 

encore  usité,  était  celui  qui  avait  cours  dans  Tlnde  septen- 
trionale; son  origine  est  parfaitement  évidente,  et  qui- 
conque lit  le  caractère  hindou  dévanâgarî  apprend  en 
quelques  heures  l'alphabet  tibétain,  qui  en  provient  direc- 
tement. 

Les  différents  auteurs  qui  ont  écrit  sur  le  tibétain  n'ont 
pas  mis  suffisamment  en  lumière  le  caractère  monosylla- 
bique de  cette  langue.  Les  procédés  qu'elle  emploie  sont 
analogues  à  ceux  dont  se  servent  le  chinois,  l'annamite  et 
les  autres  langues  isolantes. 

C'est  ainsi  que  le  tibétain  ne  connaît  dans  les  noms  ni 
genre  ni  nombre.  Pour  exprimer  le  genre  d'un  nom,  il 
doit  le  faire  accompagner  d'un  autre  mot  dont  le  sens  est 
celui  de  mâle  ou  de  femelle  :  7mpho  «bouc  »  ra  ma  «  chè- 
vre». De  même  il  ne  peut  exprimer  le  pluriel  qu'en  ad- 
joignant au  nom  qui  doit  comporter  cette  idée  de  plura- 
lité un  autre  mot  dont  le  sens  est,  pour  l'ordinaire,  celui 
de  tout  ou  de  inultitude. 

Les  prétendus  cas  du  tibétain  sont  aussi  peu  des  cas 
que  ne  le  sont  ceux  qu'on  attribue  au  chinois  ou  à  l'anna- 
mite ;  ici  également  on  emploie  pour  déterminer  la  racine 
pteine,  le  mot  plein,  des  mots  qui  deviennent  vides,  c'est- 
à-dire  qui  perdent  une  partie  de  leur  sens  premier  et  ser- 
venten  quelque  sorte  d'adjoints  au  mot  principal. 

Par  lui-même,  le  mot  n'est  pas  plus  un  simple  nom 
(substantif  ou  adjectif)  qu'il  n'est  un  verbe.  C'est  la  posi- 
tion dans  la  phrase  ou  l'adjonction  de  telle  ou  telle  racine 
dite  vide,  qui  peut  résoudre  ce  problème. 

Après  tout  ce  que  nous  avons  dit  des  langues  monosyl- 
labiques en  général,  et  du  chinois  en  particulier,  il  nous 
semble  inutile  d'examiner  d'une  façon  plus  minutieuse  la 
structure  du  tibétain.  Elle  n'est  pas  différente  de  la  struc- 
ture des  autres  langues  isolantes,  et  il  ne  faut  point  se 
laisser  prendre  à  ce  que  les  grammaires  ordinaires  di- 


56  LA    LINGUISTIQUE. 

sent  de  ses  prétendus  genres,  nombres,  cas,  personnes, 
temps  et  modes.  Ce  sont  là  tout  autant  de  façons  de  parler 
qui  ne  doivent  pas  être  prises  à  la  lettre,  et  dont  il  n'y  aura 
plus  trace  dans  la  syntaxe  comparée  des  différentes  lan- 
gues monosyllabiques,  qu'un  avenir  prochain  verra  sans 
doute  paraître.  Celui  qui  entreprendrait  de  réaliser  cette  tâ- 
che et  la  mènerait  à  bonne  fin,  sans  tenter  de  réduire  à  une 
forme  commune  les  racines  tout  à  fait  diverses  de  ces  lan- 
gues, aurait  rempli  l'un  des  premiers  desïde?'ata  de  la 
linguistique. 

Mais  avant  tout,  il  faudrait  voir  plus  répandue  cette 
idée  que  pour  étudier  une  langue  monosyllabique  quel- 
conque, il  est  nécessaire  d'oublier  momentanément  ce  que 
l'on  sait  de  la  structure  et  du  mode  de  fonction  de  nos 
langues  à  flexion.  Il  paraît,  malheureusement,  que  ce  n'est 
point  une  petite  difficulté. 


CHAPITRE  IV. 

seconde    forme    linguistique 

l'agglutination 

les  langues  agglutinantes 

Nous  devons  avant  tout  définir  l'agglutination  et  re- 
chercher quelle  est  son  origine  ;  nous  passerons  ensuite 
en  revue  les  principaux  systèmes  linguistiques  qui  revêtent 
cette  forme  particulière. 

§  1 .  Qu'est-ce  que   l'agglutination  ? 

Tandis  que  dans  les  idiomes  de  la  première  forme  (le 
chinois,  le  siamois  et  les  langues  analogues),  les  mots  ne 
sont  autre  chose  que  des  formes  monosyllabiques  inva- 
riables, placées  à  la  suite  les  unes  des  autres  (sans  qu'il  y 
ait  cependant  entre  elles  une  juxtaposition  très-intime),  il 
arrive  dans  les  idiomes  du  second  degré  que  plusieurs  élé- 
ments se  juxtaposent  réellement,  s'agglutinent,  s'agglo- 
mèrent :  de  là,  le  nom  de  langues  agglutinantes  ou  agglo- 
mérantes qui  leur  a  été  donné. 

Les  divers  éléments  qui  entrent  dans  la  confection  du 
mot  ne  possèdent  plus  chacun  leur  valeur  propre,  leur  va- 
leur première.  Il  n'y  en  a  plus  qu'un  seul  qui  porte  l'idée 
principale,  l'idée  de  la  signification,  le  sens.  Les  autres 
éléments  perdent  tout  à  fait  leur  valeur  indépendante.  A 
la  vérité,  ils  possèdent  bien  encore  une  portée  personnelle, 
individuelle  ;  mais  ce  n'est  qu'une  portée  toute  relative.  En 
effet,  tandis  que  l'élément  dont  la  signification  aura  per- 


58  LA   LINGUISTIQUE. 

sisté  avec  sa  valeur  primitive  —  «frapper,  prendre,  gar- 
der ))^  et  ainsi  de  suite  —  verra  se  grouper  autour  de  lui 
des  éléments  qui  détermineront  les  modes  d'être  ou  les 
modes  d'action,  d'autres  éléments,  perdant  de  leur  valeur 
primitive,  s'accoleront  à  cet  élément  dont  la  signification 
est  tout  entière  sauvée  et  auront  pour  rôle  de  déterminer 
les  modes  d'être  ou  d'action  de  l'élément  en  question. 

Si  nous  représentons  par  R  —  lettre  initiale  du  mot 
«racine»  —  l'élément  ainsi  sauvegardé,  l'élément  dont  le 
sens  a  persisté  tout  entier,  et  si  nous  représentons  par  une 
série  de  lettres  r  les  éléments  qui  sont  tombés  à  la  condi- 
tion de  simples  éléments  de  relation,  nous  pouvons  sup- 
poser dans  une  langue  agglutinante  les  formes  suivantes 
de  mots  :  iiR,  soit  la  racine  de  signification  précédée  d'un 
préfixe,  signe  de  relation  —  Ru,  soit  la  racine  suivie  d'un 
suffixe  —  rRr,  soit  la  racine  entre  deux  éléments  de  rela- 
tion —  rRrr,  et  ainsi  de  suite. 

Placé  avant  la  racine  principale,  l'élément  de  relation  est 
appelé  jore'^^e/  c'est  r  dans  la  forme  rR.  Placé  après  cette 
même  racine,  il  reçoit  le  nom  de  suffixe  :  dans  la  forme 
rRrr  nous  trouvons  un  préfixe  et  deux  suffixes. 

Préfixes  et  suffixes  reçoivent  le  nom  général    à' af fixes. 

Deux  ou  trois  exemples  rendront  d'ailleurs  plus  saisis- 
sante l'explication  que  nous  venons  de  donner.  Nous  les 
empruntons  à  la  langue  magyare. 

Dans  la  forme  kértëk  «vous  priez  »,  kér  est  la  racine, 
l'élément  dont  la  signification  entière  est  sauvegardée  ;  tëk 
est  l'élément  de  rapport  et  indique  la  personne  :  d'après 
ce  qui  vient  d'être  dit,  la  formule  du  mot  est  donc  Rr.  S'a- 
git-il de  kérnéiëk  «  puissiez-vous  prier  »,  nous  avons  la 
formule  Rrr  :  en  efTet,  l'élément  juxtaposé  né  n'est  qu'un 
signe  de  relation  indiquant  que  l'idée  générale  et  domi- 
nante de  Aer  «  prier  »  est  ici  à  l'optatif.  Prenons  la  racine 
zâr  «fermer»  et  jetons  les  yeux  sur  quelques-unes  de  ses 


qu'est-ce    que    l'agglutination?  59 

formes  soi-disant  dérivées  qui,  en  définitive,  ne  sont  que 
des  exemples  d'agglutination,  de  juxtaposition.  Elles  nous 
laissent  voir  de  la  façon  la  moins  équivoque  ce  que  c'est  en 
réalité  que  le  phénomène  dont  nous  nous  occupons  :  zdrhat 
«  il  peut  fermer» ,  formule  Rk  ;  zârogat^  a  il  ferme  souvent  » , 
même  formule  ;  zârogathat  «  il  peut  fermer  souvent  », 
formule  Rrr;  zârat,  «  il  fait  fermer  »  formule  Rr  ;  zârat- 
gat  «  il  fait  fermer  souvent  »,  formule  Riir  ;  zdratgathat 
«  il  peut  faire  fermer  souvent  »,  formule  Rrrr. 

Deux  faits  caractéristiques  distinguent  donc  la  classe 
agglutinante  de  la  classe  monosyllabique.  Dans  la  classe 
agglutinante,  le  mot  n'est  plus  composé  de  la  racine  seule, 
mais  il  est  formé  de  l'union  de  plusieurs  racines.  En  second 
lieu,  dans  cette  juxtaposition  une  seule  des  racines  agglo- 
mérées garde  sa  valeur  réelle  :  les  autres  racines  voient 
leur  signification  individuelle  s'amoindrir,  passer  au  second 
rang  ;  elles  ne  servent  plus  qu'à  préciser  le  mode  d'être  ou 
d'action  de  la  racine  principale  dont  la  signification  pri- 
mitive est  sauvegardée. 

La  racine  principale  maintenue  dans  sa  forme  primitive, 
les  racines  accessoires  (si  nous  pouvons  employer  ce  terme) 
perdant  leur  indépendance  et  se  juxtaposant  à  la  racine 
principale,  voilà  ce  qui  constitue  l'agglutination.  Le  mot^ 
ici,  est  formé  par  la  réunion  de  plusieurs  éléments  divers, 
par  la  réunion  de  plusieurs  racines  ;  il  est  complexe.  C'est 
ce  qui  le  distingue  du  mot  tel  que  le  conçoivent  les  langues 
isolantes,  où  il  est  formé  de  la  racine  elle-même,  d'une 
seule  racine. 

Nous  devons  en  tous  cas  le  faire  observer  dès  maintenant  : 
il  n'y  a  pas  encore  dans  les  larvguesaggjutinantes  de  vraie 
déclinaison,  de  vraie  conjugaison.  Si  l'on  se  sert  de  ces 
mots  de  déclinaison  et  de  conjugaison,  ainsi  que  des  mots 
de^ç^^s,  de  nominatif,  d'accusatif^. de  génitif,  et  ainsi  de 
suite,   en  parlant  du  jt^ponais^du  basque,  du  wolof,  cela 


60  LA    LINGUISTIQUE. 

n'est  qu'une  façon  de  dire.  Nous  ne  la  blâmons  pas  abso- 
lumentj  mais  nous  tenons  à  établir  nos  réserves. 

De  toutes  les  langues  connues,  celles  qui  par  leur  forme 
apjoartiennent  à  la  seconde  classe,  ou,  pour  mieux  dire,  à 
la  seconde  couche,  sont  de  beaucoup  les  plus  nombreuse^. 
"!  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'elles  soient  apparentées  les  unes 
aux  autres.  Les  étymologistes  de  profession,  ceux  princi- 
palement qui  se  rattachent  à  l'orthodoxie  judéo-chrétienne, 
ont  tenté  mainte  et  mainte  fois  de  les  ramener  à  une  ori- 
gine commune,  de  leur  trouver  un  fond  commun.  Leurs 
\  efforts  n'ont  obtenu  que  le  succès  malheureux  dont  ils 
I  étaient  dignes.  Certes,  toutes  les  étymologies  faites  sans 
mélhode  permettront  de  rapprocher  le  magyar  et  le  basque, 
le  tamoul  et  l'algonquin,  le  japonais  et  les  idiomes  austra- 
liens. Mais  qu'est-ce  que  l'étymologie  en  dehors  de  la 
grammaire?  un  amas  de  fictions  et  de  conceptions  chimé- 
riques, un  jeu  d'esprit,  un  défi  perpétuel  aux  principes  les 
plus  rudimentaires  de  la  méthode  et,  le  plus  souvent,  aux 
premiers  éléments  du  bon  sens. 

Nous  avons  dit  que  le  nombre  des  langues  agglutinantes 
était  considérable  et  qu'elles  formaient  la  grande  majorité 
des  idiomes  connus.  Nous  allons  jeter  un  coup  d'oeil  sur 
ces  différents  idiomes,  ou  du  moins  sur  ceux  d'entre  eux 
qui  paraissent  représenter  de  la  façon  la  plus  frappante  les 
principaux  systèmes  agglutinatifs. 

Nous  devrons  passer  rapidement  sur  quelques-unes  de 
€es  langues,  le  coréen,  par  exemple,  ou  certaines  langues 
des  nègres  d'Afrique  ;  mais  nous  nous  occuperons  avec  plus 
de  détails  de  quelques  autres  idiomes  appartenant  à  la  se- 
conde couche  linguistique,  tels  que  le  basque,  les  langues 
dravidiennes,  les  langues  américaines.  On  conçoit  aisément 
pour  quel  motif  nous  nous  arrêterons  davantage  sur  celles- 
ci  et  moins  sur  celles-là. 

Après  avoir  énuméré  les  principaux  groupes  de  langues 


LANGUES    DE    L  AFRIQUE    MÉRIDIONALE.  61 

agglutinantes  nous  dirons  quelques  mots  du  «touranisme  », 
des  prétendues  «  langues  touraniennes  »  et  des  conceptions 
imaginaires  auxquelles  cette  théorie  a  donné  naissance. 

L'ordre  dans  lequel  nous  allons  parler  des  langues 
agglutinantes  est  un  peu  arbitraire,  au  moins  en  ce  qui 
concerne  quelques-unes  d'entre  elles. 

Nous  commencerons  par  lesjangues  agglomcragteë  de 
rAfric[ue  :  langues  des  Hottentots,  des  Boschimans,  des 
Nègres  africains,  des  Gafres,  des  Pouls,  des  Nubiens.  Pous- 
sant vers  Test,  nous  arriverons  aux  Négritos,  aux  Papous, 
aux  Australiens.  Remontant  au  nord-ouest,  nous  rencon- 
trerons le  système  maléo-poly-nésian ;  plus  au  nord,  à 
l'extrême  orient,  le  japonais  et  le  coréen.  Revenant  vers 
l'ouest  nous  trouverons  les  langues  dravidiennes  dans  le  sud 
de  l'Inde,  le  groupe  ouralo-altaïque  en  Asie  et  en  Europe, 
le  basque  au  pied  des  Pyrénées  occidentales,  et,  en  tra- 
versant l'Atlantique,  les  jangues  américaines.  Nous  ter- 
minerons par  les  idiomes  du  Caucase  et  certaines  autres 
langues  peu  connues  ou  dont  la  place  n'est  point  déter- 
minée. 

La  première  partie  de  cette  énumération  est  purement 
géographique  ;  mais  nous  avons  suivi  une  certaine  raison 
grammaticale  en  rangeant  à  la  suite  les  uns  des  autres  les 
idiomes  dravidiens,  ouralo-altaïques,  basque  et  américains. 
II  nous  serait  difficile  d'expliquer  dès  maintenant  la  cause 
qui  nous  a  fait  suivre  cet  ordre  ;  nous  la  ferons  connaître 
en  temps  et  lieu,  notamment  lorsque  nous  en  arriverons  à 
traiter  des  langues  américaines. 

§  2.  Langues  de  l'Afrique  méridionale. 

Nous  faisons  abstraction  ici  des  idiomes  appartenant  au 
système  «  bantou  »,  dont  nous  parlerons  un  peu  plus  loin 
sous  le  nom  de  «  langues  des  Gafres  ».  Par  ce  terme  de 


62  LA    LINGUISTIQUE. 

langues    de    l'Afrique   méridionale    nous    entendons    les 
idiomes  des  Hottentots  et  ceux  des  Boschimans. 


Langue  des  Hottentots. 

La  question  de  l'origine  des  Hottentots  est  tout  à  fait 
obscure.  L'origine  de  leur  langue  n'est  pas  mieux  connue. 
On  a  cherché  à  la  rattacher  aux  langues  khamitiques,  à 
l'ancien  égyptien,  au  copte;  cetle  tentative  n'a  pas  eu  de 
succès.  Telle  quelle,  la  langue  des  Hottentots  nous  semble 
isolée,  indépendante  de  tout  autre  idiome. 

Elle  est  d'ailleurs  franchement  agglutinante. 

Les  dialectes  hottentots  sont  au  nombre  de  trois  :  le  na- 
ma,  le  kot^a,  le  hottentot  du  Cap. 

Le  premier  de  ces  dialectes,  le  nama,  est  le  plus  impor- 
tant des  trois  ;  il  serait  parlé  par  vingt  mille  individus  en- 
viron. Confinant  vers  le  nord  au  domaine  du  héréro  (langue 
du  système  bantou  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure), 
borné  au  sud  par  le  fleuve  Orange,  le  territoire  du  nama  a 
pour  limite  occidentale  l'Atlantique  et  pour  limite  orien- 
tale le  désert  de  Kalahari  (1). 

Le  kora  est  parlé  beaucoup  plus  à  l'est,  dans  l'intérieur 
des  terres,  dans  la  région  des  rivières  Vaal,  Modder  et  Ga- 
ledon,  aux  environs  du  29*^  degré  de  latitude.  Ce  dialecte, 
assez  rapproché  du  précédent,  est  en  voie  d'extinction  ra- 
pide. 

Le  hottentot  du  Gap  est  à  peu  près  éteint.  Il  s'étendait 
sur  le  territoire  de  la  colonie,  confinant  vers  le  nord-est  à 
des  idiomes  du  système  bantou,  vers  le  nord  au  kora,  vers 
le  nord-ouest  au  nama.   11  n'y  a  plus  aujourd'hui  qu'un 

(1)  Th.  Hahn,  Die  Sprache  der  Nama.  Leipzig,  1870.  —  Tyndall, 
A  Grammar  and  Vocabulary  of  the  Namaqua- Hottentot  Language. 
—  Bleek,  a  Comparative  Grammar  of  the  South  Africa  Languages. 
T.  I,  Londres,  1869. 


LANGUES    DE    L  AFRIQUE    MERIDIONALE.  6Î 

bien  petit  nombre  de  Griqouas  qui  se  servent  entre  eux  du 
bottentot;  le  boUandais,  le  cafir  l'ont  presque  entièrement 
étouffé. 

Les  différences  d'ailleurs  ne  sont  point  considérables 
entre  ces  trois  dialectes,  et  les  Griqouas  peuvent  com- 
prendre aisément  le  nama  des  bords  de  l'Atlantique. 

Nous  nous  servons  des  mots  de  nama  et  de  kora  avec 
intention  à  l'exclusion  de  ceux  de  namaqoua  et  de  korana. 
Ces  deux  derniers  en  effet  ne  sont  que  des  mots  dérivés. 

Le  Hottentot,  dans  sa  propre  langue,  s'appelle  Kboï- 
kboïb,  au  pluriel  Kboïkboïn  ;  ce  nom  a  le  sens  de  «  homme 
des  bommes  »  ou  «  ami  des  amis  »  (Habn,  op.  cit.,  p.  8). 

La  phonétique  du  nama  est  fort  variée  ;  la  sérié  de  ses 
voyelles  est  très-nuancée  et  il  peut  les  nasaliser  toutes.  Il 
possède  également  un  assez  grand  nombre  de  dipbtbongues, 
une  douzaine,  dit-on. 

Il  n'est  pas  moins  riche  en  consonnes.  Outre  les  explo- 
sives ordinaires  (p,  t,  k  et  6,  d,  g),  il  possède  plusieurs  gut- 
turales [kli  et  autres)  ;  les  sifflantes  s  et  2  (de  «  sœur  »  et 
de  «  zèle  »)  ;  une  nasale  particulière  qui  équivaut  à  peu 
près  à  la  nasale  de  l'allemand  «  enge  »  ;  v,  r,  A,  et  une 
palatale  (qui  ne  se  rencontre  pas,  d'ailleurs,  dans  le  dia- 
lecte nama). 

A  ces  consonnes  diverses  nous  devons  en  ajouter  quatre 
autres  dun  ordre  tout  particulier,  les  «  clics  »  ou  claque- 
ments, les  consonnes  claquantes.  Le  claquement  dental, 
figuré  par  un  trait  vertical  :  i  (ou,  selon  quelques  auteurs, 
par  un  c)  ;  le  claquement  palatal,  figuré  par  deux  traits 
borizontaux  coupant  un  trait  vertical  (ou  par  la  lettre  v 
d'après  quelques  auteurs);  le  claquement  cérébral,  rendu 
par  un  point  d'exclamation  :  !  (ou  par  la  lettre  q);  le  cla- 
quement /a^era/ figuré  par  deux  traits  verticaux  :  n  (ou  par 
un  x).  Ces  consonnes  particulières  sont  bizarres  pour  une 
oreille  européenne,  mais  on  arrive  pourtant  à  les  imiter. 


64  LA   LINGUISTIQUE. 

On  trouvera  leur  description  dans  les  grammaires  spé- 
ciales, du  moins  celle  des  trois  premiers.  Le  quatrième  est 
fort  étrange  et  reçoit  son  nom  de  ce  que  les  dents  latérales 
jouent  un  rôle  important  dans  son  articulation. 

Les  claquements  peuvent  précéder  les  consonnes  guttu- 
rales, r<,  h  et  toutes  les  voyelles  ;  on  les  rencontre  d'ailleurs 
à  chaque  instant,  presque  à  chaque  mot. 

Arrivons  à  la  formation  des  mots  qui  est  des  plus  simples  : 
l^racine  suivie  d'un  suffixe,  c'est-à-dire  d'un  élément  déri- 
vatif. 

Tout  d'abord  notons  que  ces  éléments  dérivatifs,  que  ces 
suffixgs.ont  chacua  une  triple  forme;  l'une  est  réservée 
pour  le  cas  oii  le  mot  est  sujet,  l'autre  pour  le  cas  où  le 
mot  est  régime  (direct  ou  indirect,  peu  importe).  La  pre- 
mière forme  reçoit  le  nom  de  subjective^  la  seconde  celui 
à' obj ectioe .  La  troisième  forme  est  celle  du  pocatif,  c'est 
la  forme  dite  interjective. 

Notons  ensuite  que  les  suffixes  ont  ime.iorme  pour  Je 
singulier,  une  forme  pour  le  duel,  une  forme  pour  le  plu- 
riel:  cela  fait  donc  neuf  formes  pour  un  seul  et  même 
élément,  puisqu'il  peut  être  subjectif  singulier,  objectif 
duel,  interjectif  pluriel  et  ainsi  de  suite. 

D'autre  part,  nous  nous  trouvons  en  présence  d'une 
triple  hypothèse  :  l'élément  dérivatif  de  la  racine  peut  être 
un  élément  de  la  première  personne  (moi,  nous  deux^ 
nous),  ou  un  élément  de  la  seconde  personne  (toi,  vous 
deux,  vous),  ou  bien  encore  un  élément  commun,  un  élé- 
ment de  troisième  personne.  Ce  fait  détermine  quel  est  le 
suffixe  du  mot. 

Dans  les  deux  premières  hypothèses,  on  forme  des  mots 
ayant,  par  exemple,  le  sens  de  «  moi  roi,  moi  qui  suis  roi  », 
«toi  qui  es  reine»  et  ainsi  de  suite.  Répétons-le,  d'ail- 
leurs, l'élément  change  neuf  fois  pour  un  seul  et  môme 
mot,  alors  qu'il  s'agit  de  la  forme  subjective,  de  la  forme 


LAxNGUES    DE    L  AFRIQUE    MERIDIONALE.  65 

objective,  de  la  forme  vocative  et  selon  qu'il  est  question  du 
singulier,  du  duel,  du  pluriel. 

Ajoutons  encore  que  le  suffixe  varie  selon  que  l'individu 
est  du  genre  masculin,  du  genre  féminin  ou  du  genre 
neutre. 

Des  mots  dérivés  par  un  élément  indiquant  la  première 
ou  la  seconde  personne,  passons  à  ceux  que  dérive  un  suf- 
fixe commun,  un  suffixe  impersonnel.  En  nama  (nous  ne 
nous  occupons  que  de  ce  dialecte)  nous  trouvons  les  dési- 
nences suivantes  : 

Masculin.  Féminin.    Neutre. 

o-       ,.       {   subiectif b  s  i 

Singulier  <      ,  .      .^  ,  .  ' 

l    objectif oa  sa  é 

\   subjectif kha        ra  khaonva. 

)    objectif khâ        ra  »  » 

subjectif    .    .    .    .     gu  li  n 

Pluriel 


1 


objectif gâ         te  na 


En  jetant  un  coup  d'oeil  sur  ce  tableau,  nous  voyons  tout 
d'abord  que  le  mot  tairas  «  femme»  est  un  féminin,  singu- 
lier, subjectif.  Ayant  à  rendre  cette  expression  :  «  je  vois  la 
femme»,  nous  nous  servirons  de  tarasa;  dans  cette  autre 
phrase  :  «  les  deux  femmes  disent);,  nous  nous  servirons  de 
larara.,  et  ainsi  de  suite.  La  forme  khoib  «homme  »  sera 
employée  dans  ces  phrases  :  «  l'homme  dit,  l'homme 
frappe  »  ;  la  forme  khoigu  dans  celles-ci  :  «  les  hommes 
disent,  les  hommes  frappent  »  ;  la  forme  khoigâ  dans 
celles-ci  :  «  ils  frappent  les  hommes,  ils  voient  les 
hommes».  Tout  ce  mécanisme  demande  sans  doute  un 
peu  d'attention,  un  peu  d'habitude,  mais  il  se  laisse  saisir 
assez  facilement. 

La  dérivation  ^ccondairc^s^^ère  d'ailleurs  par  l'adjonc-  * 
lion  de  nouveaux  suffixes  aux  suffixes  qui  dérivent  déjà 
la  racine,  et  c'est  également  à  l'aide  de  nouveaux  éléments 
annexés  à  la  fin  du  motque  l'on  cxprimeles^otions  ji]^ 

^LINGUISTIQUE.  5 


66  LA    LINGUISTIQUE. 

locatif,  de  l'ablatif,  de  l'instrumental,  et  ainsi  desuite.  C'est 
par  ce  mênne  procédé  de  dérivation  que  l'on  forme  des  mots 
adjectifs  tirés  des  mois  substantifs. 

Les  formes  causatives,  diminutives,  désidératives,  in- 
tensives,  sont  tout  autant  de  formes  dérivées  par  l'adjonc- 
tion à  la  racine  principale  de  racines  secondaires,  c'est-à- 
dire  d'éléments  dérivatifs.  Quant  aux  prétendues  formes 
verbales,  elles  consistent  simplement  dans  l'agglomération 
d'éléments  dont  l'un  indique  la  personne  (moi,  toi,  nous,. 
ils),  un  autre  la  racine  principale,  le  radical,  un  autre  en- 
fin, le  temps  (à  présent,  jadis,  dans  l'avenir) 

Pour  en  finir  avec  le  bottentot,  disons  qu'à  la  façon 
des  langues  monosyllabiques,  il  distingue  ses  mots  ho- 
mophones, en  les  chantant  en  quelque  sorte  sur  des  tons 
différents.  Ces  tons  sont  au  nombre  de  trois  :  le  mot 
Jkaib.  par  exemple,  signifie  «  obscurité  »,  ou  bien  «  lieu  », 
ou  bien  «  linge  »,  selon  qu'il  reçoit  telle  ou  telle  intona- 
tion. Ces  homophones,  d'ailleurs,  ne  sont  pas  très-nom- 
breux. 
r    D'autre  part,  ajoutons  que  l'accent,  le  véritable  accent, 

"plombe  Jtouj ours  en   bottentot   sur  la  syllabe   radicale  du 

*\mot,    c'esl-à-dire  sur  la  première  syllabe,   puisqu'ici   la 
forme  du  mot  est  celle-ci  :  racine  -\~  suffixe  ou  racine  -f- 

/suffixes.  S'agit-il  d'un  mot  composé,  c'est-à-dire  de  deux 
c/  mots  réunis  pour  n'en  faire  qu'un  seul,  pour  faire  un  mot 

t  complexe,  l'accent  appartient  au  mot  principal. 

Langues  des  Borhimans. 

Les  Bochimans,  dispersés  en  un  grand  nombre  de  tribus 
peu  considérables,  ne  donnent  pas  un  nom  général  à  l'en- 
semble de  leur  population.  Les  Hottentots  les  appellent  sâriy 
c'est-à-dire  aborigènes,  indigènes.  Quant  au  nom  de  Bo-i, 
chima»is,  il  est  d'origine  hollandaise  et  veut  dire  liommi 
des  bois. 


LANGUES    DES   NÈGRES    D  AFRIQUE.  67 

On  ne  connaît  que  fort  peu  de  chose  des  divers  idiomes 
parlés  par  les  Bochimans.  S'ils  sont  tous  alliés  les  uns  aux 
autres,  il  existe  du  moins  de  grandes  différences  entre  tels 
et  tels  d'entre  eux.  On  a  voulu  les  assimiler  aux  dialectes 
hottentots,  mais  cette  tentative  n'a  pas  eu  de  succès;  tels 
que  nous  les  connaissons,  les  idiomes  des  Bochimans  sont 
indépendants  de  la  langue  des  Hottentots.  En  tout  cas,  ils 
appartiennent  comme  elle  au  système  agglutinatif.  Ils  con- 
naissent plus  de  consonnes  claquantes  que  les  dialectes 
hottentots;  six  ou  sept,  assure-t-on. 

Le  pays  des  Bochimans  est  assez  difficile  à  délimiter.  On 
les  rencontre  à  l'est  du  territoire  héréro,  au  nord-est  du 
pays  des  Namas,  au  nord  du  désert  de  Kalahari!  Au  sud 
de  ce  même  désert  et  de  la  rivière  Orange,  des  Bochimans 
habitent  \e  nord-ouest  de  la  colonie  du  Cap.  En  somme, 
d'après  M.  Fritsch,  ils  se  seraient  étendus  sur  toute  l'Afri- 
que du  sud,  depuis  le  Cap  jusqu'au  Zambèse,  et  mêmepai^ 
delà  ce  fleuve  (î).  Ils  auraient  été  chassés  par  la  force  des 
pays  qu'ils  n'occupent  plus  actuellement  dans  cette  vaste 
région. 

§  3.  Langues  des  Nègres  d'Afrique. 

L'Afrique  est  occupée  au  nord  par  un  idiome  sémitique, 
l'arabe,  et  un  idiome  khamitique,  le  berber.  A  Test,  en 
Abyssinie,  on  trouve  également  des  langues  sémitiques 
plus  particulièrement  alliées  à  l'arabe,  et  plus  au  sud, 
c'est-à-dire  immédiatement  au  nord  de  l'équateur,  quel- 
ques langues  khamitiques  classées  sous  le  nom  général  de 
langues  éthiopiennes.  Tout  le  sud-est  de  l'Afrique  et  une 
forte  partie  de  la  côtesud-ouestsont  occupés  parles  idiomes 
des  Cafres,  qui  forment  un  groupe  bien  distinct.  Au  sud 

(l)  Die  nngehorenen  siii-Afrika's.  Breslau,  1872. 


68  LA   LINGUISTIQUE. 

se  trouvent  les  langues  des  Bochimans  et  des  Hottentots. 
Au  centre  même  de  la  péninsule,  de  l'est  à  l'ouest,  en  par- 
tant du  midi  de  la  haute  Egypte,  on  rencontre  les  dialectes 
nubiens  et  le  poul,  qui  n'ont  rien  de  commun  avec  les  lan- 
gues que  nous  venons  d'énumérer. 

Le  reste  de  l'Afrique,  c'est-à-dire  la  partie  moyenne  de  la 
côte  occidentale  et  une  grande  partie  du  centre,  appartient 
aux  idiomes  parlés  par  les  Nègres,  parles  véritables  Nègres 
que  l'anthropologie  ne  confond  pas  avec  les  Gafres. 

Le  nombre  des  idiomes  parlés  par  les  Nègres  d'Afrique, 
est  assez  important.  Quelques-uns  de  ces  idiomes  se  ratta- 
chent d'assez  près  les  uns  aux  autres  et  forment  ensemble 
des  groupes  bien  marqués  ;  mais  on  ne  peut  assurer,  avec 
preuves  scientifiques  en  mains,  que  ces  différents  groupes 
soient  tous  issus  d'une  seule  et  même  souche.  Ces  différen- 
tes langues,  sans  doute,  appartiennent  les  unes  et  les  au- 
tres à  la  classe  des  langues  agglutinantes,  mais  ceci  ne 
préjuge  en  rien  une  communauté  d'origine.  Malgré  bien 
des  emprunts,  le  lexique  de  ces  différents  groupes  d'idiomes 
est  fort  varié,  et,  par-dessus  tout,  leur  grammaire  est  très- 
diverse.  Dans  l'état  actuel  de  nos  connaissances,  nous  pou- 
vons dire  que  l'on  rencontre  chez  les  Nègres  d'Afrique,  un 
certain  nombre  de  langues  ou  de  groupes  de  langues 
tout  à  fait  distincts  les  uns  des  autres,  tout  à  fait  indépen- 
dants. 

M.  Frédéric  Mûller  les  met  au  nombre  de  vingt  et  un. 
Ce  chiffre  est-il  trop  élevé,  et  des  recherches  ultérieures 
le  feront-elles  réduire?  N'est-ce  là,  au  contraire,  qu'un 
chiffre  minimum,  et  découvrira-t-on  quelque  jour,  parmi 
ces  populations,  des  idiomes  encore  inconnus  et  qui  ne 
rentreront  point  dans  ces  vingt  et  une  familles?  C'est  ce  que 
nous  ne  pouvons  prévoir.  Contentons-nous  d'insister  sur 
ce  fait,  que  cette  expression  de  Langues  des  Nègres 
d'Afrique,   qui  forme    le   titre   du    présent  paragraphe, 


LANGUES    DES   NÈGRES    D  AFRIQUE.  09 

est  purement  géographique,  et  qu'elle  n'éveille  aucune 
idée  de  parenté  entre  les  langues  en  question. 

Nous  procéderons  à  leur  énumération,  en  nous  confor- 
mant autant  que  possible  à  leur  position  géographique,  du 
nord  au  sud  et  de  l'ouest  à  l'est. 

Le  WOLOF.  On  possède  une  certaine  quantité  d'écrits  sur 
la  grammaire  du  wolof.  Les  formes  de  cette  langue  sont 
bien  connues,  et  son  lexique  Test  suffisamment  ;  cependant, 
tous  les  travaux  auxquels  elle  a  donné  lieu  manquent  de 
méthode  et  de  critique.  On  a  les  éléments  d'une  gram- 
maire wolofe  scientifique,  mais  cette  grammaire  est  encore 
à  rédiger,  et  on  ne  peut  guère  la  demander  aux  jfnission- 
naires  qui  habitent  les  contrées  oii  cet  idiome  est  parlé. 
Leurs  nombreuses  publications  sont  marquées  au  coin  de 
la  plus  complète  ignorance  des  procédés  de  la  science  mo- 
derne du  langage,  et  ils  ne  paraissent  point  se  douter  de  ce 
que  c'est  qu'une  langue  agglutinante. 

Le  système  de  voyelles  du  wolof  est  assez  riche.  A  côté 
des  voyelles  brèves  a,  é  (notre  «  é  »  fermé),  /,  o,  u  (notre 
voyelle  «  ou  »  ),  è,  il  possède  des  «,  î,  ô,  ?i,  è  prolongés  et 
un  é  fermé  également  long.  Il  connaît  de  plus  un  e  qui 
paraît  équivaloir  à  notre  voyelle  «  e  »  de  «  que,  je,  te,  le  », 
et  un  à  bref  et  sourd  qui,  aux  oreilles  de  ceux  qui  l'ont 
entendu,  paraît  intermédiaire  entre  notre  «  a  »  et  notre 
«  e  »  ;  c'est  vraiseniblablement  notre  «  e  »  prononcé  d'une 
façon  étranglée.  Certains  auteurs  le  rendent  par  «  œ  », 
mais  ce  procédé  est  manifestement  défectueux.  Dans  un 
petit  nombre  de  mots,  le  wolof  possède  un  «  a  »  nasal, 
correspondant  à  notre  voyelle  «  an  »  de  «  grand,  sang  »  ; 
mais,  en  général,  la  voyelle  suivie  de  «  n  »  se  prononce  sans 
nasalisation.  Le  wolof  possède  le  son  û  (notre  «  u  »  de 
«  tu,  lu  »  ),  mais  ce  n'est  que  dans  des  mots  qu'il  a  emprun- 
tés au  français.  —  Le  wolof  est  également  riche  en  con- 
sonnes. Outre  les  trois  paires  d'explosives  simples  {k  et  g, 


70  LA    LINGUISTIQUE. 

t  et  d,  p  et  h],  il  a  un  «  t  »  et  un  «  d  »  mouillés,  que  nous 
transcrirons  ^' et  rf';  les  nasales  m,  n,  n'  («  n  »  mouillé, 
notre  «  gn  »),  et  une  nasale  dite  gutturale  qui  peut  se  trouver 
au  commencement  des  mots,  tout  comme  au  milieu  ou  à  la 
fin;  une  aspirée  très-douce,  h,  et  une  gutturale  h'^  répon- 
dant au  ((  ch  »  allemand  de  «  nach,  noch  »  /  y  ;  r,  /;  la 
sifflante  s  dure  et  un  z  pour  les  mots  empruntés  au  fran- 
çais ;  la  sifflante  /"et  un  iv  assez  difficile  à  saisir  pour  nos 
oreilles  européennnes.  Les  groupes  mp,  mb,  nt,  nd^  ng 
sont  très-fréquents,  mais  ce  ne  sont  que  des  groupes  de 
consonnes,  non  point  des  consonnes  particulières. 

Les  mots  correspondant  à  nos  noms,  soit  substantifs, 
soit  adjectifs,  sont  naturellement  indéclinables,  comme 
dans  tous  les  idiomes  appartenant  à  la  classe  de  l'aggluti- 
nation, et  les  désinences  du  latin,  du  grec  et  des  autres  lan- 
gues à  flexion,  sont  remplacées  par  des  particules,par  des  pré- 
positions. Cependant,  lorsqu'il  s'agit  d'indiquer  un  régime 
direct  et  un  régime  indirect  «  donnerun  vêtement  à  Pierre», 
notre  «  à  »  ne  s'exprime  pas  ;  on  a  recours  ici  au  procédé 
purement  syntaxique,  au  procédé  des  langues  isolantes, 
en  un  mot,  à  la  façon  de  placer  le  mot  dans  la  phrase  : 
ici  on  pose  le  régime  indirect  avant  le  régime  direct.  S'a- 
git-il d'un  nom  qui  est  en  état  de  dépendance  vis-à-vis 
d'un  autre  nom  (par  exemple  «  roi,  maître  »  dans  ces 
propositions  «  le  fils  du  roi,  l'œil  du  maître  »  ),  ce  nom 
est  placé  à  la  suite  du  nom  principal,  mais  entre  les  deux 
est  intercalé  le  conjonctif  w  que  parfois,  cependant,  l'on 
sous-entend. 

S'agit-il  de  désigner  expressément  le  genre  d'un  nom,j| 
on  lui  adjoint  un  autre  nom  signifiant  «  mâle  »  ou  «  fe- 
melle »,  en  rattachant  ce  qualificatif  au  mot  qualifié  par 
l'intermédiaire  d'une  particule  exprimant  la  relation.  — 
La  forme  du  mot  est  d'ailleurs  invariable  et  ne  trahit  en  rien 
l'idée  du  singuher  ou  celle  du  pluriel.  C'est  une  particule,  i 


LANGUES   DES    NÈGRES   D  AFRIQUE.  71 

qui  rend  l'idée  de  ce  dernier  nombre.  S'il  est  question  de 
mettre  au  pluriel  un  nom  ayant  un  complément,  cette  par- 
ticule est  intercalée  entre  les  deux  mots  et  remplace  la 
particule  u  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus  et  qui  est  ré- 
servée au  singulier. 

Le  nom  wolof  est  très-souvent  accompagné  d'une  par- 
ticule qui  lui  est  suffixée  et  qui  joue  le  rôle  d'un  détermi- 
nalif.  Cette  particule  est  composée  d'une  consonne  et 
d'une  voyelle.  La  consonne  varie  d'après  une  loi  euphoni- 
que, selon  que  le  mot  à  déterminer  commence  par  telle 
ou  telle  consonne  :  ainsi  l'on  dit  bây-bâ  a  le  père  », 
fâs-và  «  le  cheval  »,  kàr-gà  «  la  maison  ».  Quant  à  la 
voyelle  qui  termine  cette  particule,  elle  varie,  selon  que  le 
mot  déterminé  est  présent  (0,  qu'il  est  proche,  mais  non 
présent  (i^),  qu'il  est  éloigné  («),  qu'il  est  très-éloigné  (a). 
Ainsi  le  mot  kàr-gà,  que  nous  venons  de  citer,  laisse  en- 
tendre que  Ton  parle  d'une  maison  déterminée,  mais  que 
cette  maison  est  éloignée  ;  s'il  s'agissait  de  la  maison  con- 
tre laquelle  on  se  trouve,  l'on  d'ivdiii  kàr-gi.  S'il  faut  indi- 
quer le  pluriel  d'un  nom  déterminé,  la  particule  suffixée 
est,  suivant  les  quatre  hypothèses  du  plus  ou  moins  de  dis- 
tance, yi,  z/w,etc.  (en  certains  cas  ni,  nu,  etc.,  avec  «n» 
mouillée  :  kàr-yi  «  les  maisons  près  desquelles  on  se 
trouve».  Cette  particule  y/,  i/a,  yu,  indice  du  pluriel, 
contient  évidemment  le  signe  pluriel  i,  dont  nous  avons 
parlé  ci-dessus,  et  nous  pouvons  en  conclure  que  les  par- 
ticules du  singuler^^■,  bà,  ku  et  autres,  le  seul  élément  dé- 
terminatif  est  la  voyelle;  mais  quel  rôle  y  joue  la  consonne 
initiale,  c'est  ce  que  nous  ne  savons  pas  encore. 

Grâce  à  ce  qui  vient  d'être  dit  dans  ces  quelques  lignes, 
nous  pouvons  déjà  nous  rendre  compte  des  propositions 
élémentaires  telles  que  celles-ci  :  fàs  u  bur  «  cheval  de 
roi  »  ;  fàs  u  bûr-bà  «  le  cheval  du  roi  »  ;  fàs  u  bûr-yà 
«  le  cheval  des  rois  »  ;  fàs  i  bûr  «  chevaux  de  roi  »  ;  fàs  i 


72  LA   LINGUISTIQUE. 

bûr-bâ  ((  les  chevaux  du  roi  »  ;  fâs  i  bûr-yâ  a  les  chevaux 
des  rois  ».  Si  l'on  fait  abstraction  de  l'élément  détermina- 
tif  de  cette  particule  finale,  on  voit  que  ce  procédé  est 
très-élémentaire  et  se  saisit  facilement.  Le  premier  nom, 
comme  l'on  voit,  ne  prend  pas  le  signe  déterminatif  ;  natu- 
rellement, si  le  second  nom  n'est  point  déterminé,  ni  l'un 
ni  l'autre  ne  le  prennent  :  fâs  u  bm\  dah  u  nag  «  beurre 
de  vache  » . 

Il  y  a  en  wolof  une  façon  de  déterminer  le  mot  de  plus 
près  encore,  c'est  de  placer  la  particule  déterminante 
avant  ce  mot,  non  plus  après  :  bi-bây^  bà-bây,  bu-bây 
«  ce  père  »  ;  ou  encore  de  suffixer  au  mot  déjà  déterminé 
parle  procédé  habituel  [bây-bi,  bây-bu^  etc.)  la  particule 
lé  :  bây-bi-lé,  bây-bu-lé,  etc.  «  ce  père  »  .  On  peut  même 
dire  bi-lé-bây^  bu-lé-bây^elc.  Au  pluriel  on  a,  comme  de 
juste,  yi'-bây,  bây-yi-lé,  etc.  «  ces  pères  »  . 

Il  va  de  soi  qu'à  proprement  parler,  il  n'y  a  pas  plus  de 
verbe,  en  wolof,  qu'il  n'y  a  de  nom,  en  d'autres  termes, 
que  le  mot  ne  s'y  conjugue  pas  plus  qu'il  ne  s'y  décline. 
Les  formes  dites  verbales  que  présentent  dans  leurs  ta- 
bleaux sans  lin  les  grammaires  wolofes,  rédigées  sur  le 
modèle  des  grammaires  latines  et  des  grammaires  grec- 
ques, ne  consistent  qu'en  une  agglomération  de  mots  in- 
dépendants juxtaposés  les  uns  aux  autres.  C'est  le  fait  de 
toute  langue  agglutinante.  La  racine  conserve  toujours  sa 
valeur  tout  à  fait  générale  et  des  particules  dont  le  but  est 
d'exprimer  l'idée  du  passé,  celle  du  futur,  celle  du  condi- 
tionnel, celle  du  subjonctif,  etc.,  enfin  les  différentes 
idées  des  temps  et  des  modes  des  langues  à  flexion,  vien- 
nent s'adjoindre  à  cette  racine,  tantôt  la  précédant,  tantôt 
la  suivant.  Rien  ne  varie  dans  cette  agglomération,  tous 
les  mots  juxtaposés  restent  les  mêmes  :  il  ne  s'agit  dans 
cette  soi-disant  conjugaison  que  de  substituer  les  uns  aux 
autres  les  pronoms  «je,  tu,  il  »,  etc.;  ces  pronoms,  d'ail- 


LANGUES    DES    iNÈGRES    D  AFRIQUE.  73 

leurs,  se  placent,  selon  les  circonstances,  en  différents  en- 
droits de  cette  agglomération  de  mots. 

Le  nombre  de  ces  combinaisons  est  considérable  :  les 
deux  tiers  de  toute  grammaire  Avolofe  sont  ordinairement 
consacrés  à  la  prétendue  conjugaison.  En  somme,  il  ne 
s'agit  ici  que  d'apprendre  à  connaître  la  valeur  d'un  cer- 
tain nombre  de  mots  accessoires,  de  particules,  et  la  place 
à  laquelle  on  doit  les  poser  dans  l'agglomération  qui  con- 
stitue les  mots.  Ainsi,  la  particule  on,  qui  exprime  l'idée  de 
notre  imparfait  se  place  après  le  mot  principal  et  avant  le 
pronom  personnel  :  màs-no  «j'ai  »,  màs-on-nâ  «  j'avais  )>. 
Mais  ceci  n'est  qu'un  exemple  isolé,  un  exemple  des  plus 
simples;  à  première  vue  les  formes  sont  ordinairement 
très-compliquées  et  elles  comprennent  souvent  six,  sept, 
huit  éléments  et  plus  :  mas -àgu- nu-won -sopà-sopà-lu 
((  nous  n'avions  pas  encore  fait  semblant  d'aimer  »  n'est 
qu'une  seule  et  môme  forme  composée  de  différents  mots 
agglutinés,  de  façon  à  n'en  faire  plus  qu'un,  et  ayant  tous 
un  rôle  fixe,  une  position  fixe  dans  cet  assemblage.  Les 
trois  derniers  éléments  ont  le  sens  de  «  ne  pas  faire  sem- 
blant d'aimer»  ;  le  premier,  m«s,  indique  l'action  elle-même, 
agi,,  dit  qu'une  action  n'est  pas  encore  commencée,  nu. 
est  l'élément  personnel,  ivon  est  signe  de  l'imparfait. 
Ajoutons  que  ce  mot  n'est  pas  des  plus  compliqués  ;  nous 
pourrions  en  citer  une  foule  d'autres  qui  semblent  bien 
autrement  touffus,  mais  le  procédé  de  formation  est 
toujours  le  même. 

De  toutes  les  langues  des  Nègres  d'Afrique,  le  wolof  est 
une  des  plus  importantes,  au  point  de  vue  des  intérêts  de 
la  civilisation  européenne.  Les  établissements  français  du 
Sénégal  sont  en  contact  journalier  avec  les  Wolofs,  et 
ceux-ci  ont  emprunté  à  notre  langue  un  certain  nombre 
de  mois.  Le  long  du  fleuve  du  Sénégal,  le  wolof  confine  à 
la  langue  arabe  parlée  sur  la  rive  droite  de  ce  cours  d'eau, 


74  LA    LINGUISTIQUE. 

et  il  s'étend  au  sud  sur  une  grande  partie  de  la  Sénégam- 
bie  :  le  wolof  est  la  langue  du  Dyolof,  du  Kayor,  du  Walo, 
du  Dakar,  et  on  le  parle  également  dans  le  Baol,  le  Sine  et 
la  Gambie. 

Groupe  mandé,  hemandingue  occupe  la  moitié  méridio- 
nale de  la  Sénégambie  et  le  territoire  de  la  haute  Guinée  ; 
le  bambara  est  parlé  un  peu  plus  au  nord,  à  Test  de  la  Sé- 
négambie centrale  ;  le  sousou,  le  véi,  le  téné,  le  gbandi, 
le  landoro^  le  mendé,  le  gbésé,  le  toma,  le  )7iano  font  partie 
de  la  même  famille. 

Le  GROUPE  FELOUP  occupe  également  la  Sénégambie  mé- 
ridionale et  les  régions  situées  un  peu  plus  au  sud  ;  il  est 
en  contact  de  divers  côtés  avec  le  mandingue  dont  nous 
avons  parlé  ci-dessus.  Cette  branche  comprend  de  nombreux 
idiomes  :  le  feloup,  sur  la  Gambie,  le  filham  sur  le  fleuve 
Casamanze,  le  bola^  le  sérèi^e^  le  pépel  dans  les  îles  Bis- 
sagos,  le  biafada  sur  le  fleuve  Géba,  Xe  padjadéj  le  baga, 
lekalloum,  le  temné,  le  boullom,  le  cherbro^  le  kissi. 

Le  SONRAÏ  est  isolé.  Il  occupe  la  région  du  fleuve  Niger, 
dans  la  partie  de  son  cours  située  le  plus  au  nord-est  (au 
sud-est  de  Tombouctou  ) ,  vers  le  15*^  degré  de  lati- 
tude septentrionale.  Le  sonraï  est  donc  parlé  dans  une 
partie  du  Sahara  du  sud,  et  son  territoire  confine  à  celui 
des  Touaregs  qui  s'étendent  plus  au  nord.  On  peut  dire 
d'une  façon  générale  qu'il  est  parlé  de  Tombouctou  à 
Agadès. 

Le  H\ousA,  dont  les  dialectes  sont  nombreux,  est  en 
quelque  sorte  la  langue  du  Soudan.  Aucun  autre  idiome 
de  l'Afrique  centrale  n'est  aussi  répandu  que  le  haousa  ; 
son  territoire,  au  sud-est  du  sonraï,  entre  le  Niger  et  le 
pays  de  Bornou,  est  fort  étendu  ;  c'est  la  langue  com- 
merciale de  l'Afrique  du  centre.  Le  haousa  est  assez  bien 
connu,  grâce  notamment  aux  écrits  du  missionnaire  an- 
glais James  F.  Schôn. 


LANGUES    DES    NÈGRES    D  AFRIQUE.  75 

Les  voyelles  du  liaousa  sont  assez  nombreuses.  Outre 
les  a,  2,  u  (le  son  «  ou  »  du  français)  et  leurs  correspon- 
dantes longues,  un  o  et  un  e,  il  possède  un  e  et  un  i  exces- 
sivement brefs  (qu'il  est  assez  difficile  de  distinguer  l'un 
de  l'autre);  une  labiale  tenant  le  milieu  de  «  a  »  et  de»  o  » 
et  qui  peut  être  prolongée  ;  enfin  un  «  a  »  et  un  «  c  » 
sourds  et  gutturaux.  Cette  échelle  des  sons  est  assez  nuan- 
cée et  donne  au  langage  une  certaine  variété.  Quant  au 
système  des  consonnes,  il  n'a  rien  de  compliqué.  A  côté 
des  trois  paires  d'explosives  ordinaires  (p,  ^,  k  et  b,  r/,  g), 
à  côté  des  nasales  m,  w,  des  vibrantes  r,  /,  des  sifflantes 
f,  s,  z,  .s  (le  «  ch  »  français,  le  «  sh  »  anglais),  i  (  le  «  j  » 
français),  des  chuintantes  que  nous  transcririons  en  fran- 
çais par  «  tch  »  et  «  dj  »,  il  possède  une  demi-voyelle  w 
(  dont  le  son  paraît  être  celui  de  notre  «  u  »  dans  «  nuit, 
suite  )^),et  une  nasale  analogue  à  celle  de  l'anglais  «  king». 

Le  genre,  en  haousa,  peut  être  distingué,  non-seu- 
lement par  l'annexion  au  mot  principal  d'un  mot  acces- 
soire dont  le  sens  est  celui  de  «  mâle  »  ou  de  «  femelle  » 
(enfant-Hmàle  =  garçon,  en  fan  t-f- femelle  =.  fille,  et  ainsi 
de  suite),  mais  encore  par  une  terminaison  la  ou  nia  dont 
le  sens  n'est  pas  bien  éclairci  :  sa  «  taureau  »,  saiiia  a  va- 
che ».  L'origine  de  cette  terminaison  doit  évidemment  être 
la  même  que  celle  de  l'autre  procédé.  Le  pluriel  d'un 
nom  est  indiqué  de  même  par  l'annexion  d'une  particule  (il 
y  en  a  de  plusieurs  espèces)  et  parfois  on  redouble  la  der- 
nière syllabe  du  mot.  Dans  la  pratique  cette  formation  du 
pluriel  présente  certaines  difficultés,  mais  au  point  de  vue 
de  l'anatomie  de  la  langue,  elle  n'a  rien  que  de  très-simple 
et  de  très-compréhensible. 

Point  de  déclinaison  véritable,  point  de  cas,  ainsi  d'ail- 
leurs que  dans  toutes  les  autres  langues  agglutinantes. 
.  C'est  par  sa  position  dans  la  phrase  ou  à  l'aide  de  particu- 
les qui  lui  sont  adjointes  que  le  mot  indéclinable  prend  la 


76  LA    LINGUISTIQUE. 

valeur  des  différents  cas  du  grec  et  du  latin  :  ma-sa  «  à 
lui  »,  ma-ta  «  à  elle  »,  gare-sa  «  de  lui,  venant  de  lui  ». 
Quant  au  mot  qui  est  sujet  de  la  phrase  (dominus)  et 
quant  à  celui  qui  est  régime  direct  (dominum),  ils  se  trou- 
vent désignés  par  leur  place  même  :  le  dernier  est  natu- 
rellement posé  après  le  premier.  S'agit-il,  enfin,  d'expri- 
mer la  dépendance  d'un  mot  par  rapport  à  un  autre  mot 
(«  le  nom  du  pays,  la  sœur  du  père  »  et  ainsi  de  suite,  en 
un  mot  la  notion  du  génitif  grec  et  latin)  le  mot  principal 
précède  immédiatement  l'autre  mot,  ou  bien  on  place  en- 
tre les  deux  mots  la  particule  na^  n  au  masculin,  ta  au  fé 
minin. 

Gomme  dans  toutes  ses  autres  langues  agglutinantes, 
c'est  par  l'accumulation  de  mots  passés  à  l'état  de  parti- 
cules, que  se  forment  les  prétendus  temps  et  modes  du 
haousa.  C'est  affaire  aux  grammaires  spéciales  que  d'énu- 
mérer  ces  particules  et  d'expliquer  leurs  différentes  ma- 
nières de  s'apposer  les  unes  et  les  autres  au  mot  princi- 
pal. A  première  vue  tout  ce  système  semble  un  peu 
compliqué,  mais  il  n'offre  point  de  difficultés  dont  une 
analyse  un  peu  méthodique  n'ait  aisément  raison. 

Le  GROUPE  BORNOU,  OU  bournou,  est  situé  aux  alentours 
du  lac  Tchad,  dans  l'Afrique  centrale,  à  l'est  du  haousa 
dont  nous  venons  de  parler.  Il  comprend  une  demi- 
douzaine  d'idiomes,  parmi  lesquels  le  kanem  et  le  téda^ 
langue  des  Tibbous,  au  nord  et  au  nord-est  du  lac,  le 
kanori,  le  mourio,  le  ngou7'OU. 

Le  GROUPE  KROU  [krou  et  grebo)  nous  ramène  sur  lu 
côte  de  l'Atlantique,  près  du  fleuve  Saint-Paul. 

Le  GROUPE  EGBÉ,  OU  évé,  occupe  les  régions  situées 
vers  la  partie  occidentale  du  golfe  de  Guinée,  par  le 
7°  degré  de  latitude  et  encore  un  peu  plus  au  nord.  On  y 
compte  quatre  idiomes  parents  les  uns  des  autres  :  ïegbé, 
\eyorouba,  Vodji,  \ega  ou  akra. 


LANGUES    DES    NÈGRES    D  AFRIQUE.  77 

L'iBO,  autre  rameau  guinéen,  est  parlé  dans  le  pays 
des  embouchures  du  Niger.  Ij'ibo  est  plus  au  sud,  le  noupé 
plus  au  nord. 

Un  peu  plus  à  l'est,  par  le  7°  degré  de  latitude,  se 
trouve  le  mitchi,  idiome  isolé. 

Plus  à  l'est  encore,  au  sud  du  groupe  bornou  et  du  lac 
Tchad,  est  situé  le  groupe  mosgou  :  mosgou^  battajogoné. 

Le  inGiiruMf,  encore  plus  vers  l'orient,  au  cœur  même 
de  l'Afrique,  s'étend  au  sud-est  du  lac  Tchad. 

Le  MABA  est  parlé  plus  avant  encore  dans  la  même  di- 
rection et  ne  se  rattache  pas  davantage  aux  idiomes  qui 
l'environnent. 

Enfin  à  l'est  de  l'Afrique  centrale,  placé  au  sud  de  la 
Nubie  et  à  l'ouest  de  l'Abyssinie,  se  trouve  un  autre 
groupe  de  langues  parlées  également  par  les  Nègres,  le 
GROUPE  des  langues  du  Haut  Nil  :  le  chilouk^  sur  la  rive 
gauche  du  Bahr  el  Abiad  ;  le  dinka,  sur  la  rive  droite  du 
même  fleuve  ;  le  nouer ^  immédiatement  au-dessous  du 
chilouk  ;  le  bcm^  vers  le  5*^  degré  de  latitude  et  encore 
plus  au  nord. 

Répétons-le  avant  de  terminer,  les  différents  groupes  de 
langues  parlées  par  les  Nègres  d'Afrique,  par  les  Nègres 
de  la  Sénégambie,  du  Soudan  et  de  la  Guinée  supérieure, 
sont  indépendants  les  uns  des  autres.  Nous  avons  cité  la 
plus  grande  partie  des  vingt  et  un  groupes  qui  ont  été  re- 
connus jusqu'à  ce  jour  :  ces  différents  groupes  ne  consti- 
tuent pas  autant  de  branches,  autant  de  ramifications  d'une 
seule  et  même  souche  linguistique.  A  la  vérité,  tous  ces 
idiomes  sont  agglutinants,  mais  cette  analogie,  ainsi  que 
nous  l'avons  déjà  dit  et  comme  nous  le  redirons  encore, 
n'établit  aucun  lien  de  parenté  entre  les  langues  qui  la 
possèdent.  Pour  tout  dire,  le  wolof  et  le  liaousa^  le  sonraï 
et  le  bari  ne  sont  pas  plus  parents  les  uns  des  autres  que  le 
basque  n'est  parent  du  japonais  et  le  magyar  du  tamoul. 


78  LA    LINGUISTIQUE. 

§  4.  Langues  du  groupe  bantou. 

Le  domaine  de  ces  langues  est  considérable  :  on  peut 
dire,  d'une  façon  générale,  qu'elles  occupent  le  sud  de 
l'Afrique,  abstraction  faite  des  contrées  où  l'on  rencontre 
les  Bochimans  et  les  Hottentots.  Au  sud  elles  atteignent  les 
environs  du  Gap;  au  nord,  elles  confinent  au  groupe 
éthiopien  des  langues  khamitiques,  aux  langues  des  Nègres 
de  Guinée  et  dépassent  un  peu  la  ligne  équatoriale.  Leur 
étendue  en  longueur  correspond  ainsi  à  la  moitié  totale  de 
l'Afrique. 

Un  quart  environ  des  Africains  parlent  les  différents 
idiomes  de  cette  famille.  Les  dialectes  du  groupe  bantou 
sont  nombreux  et  remontent  tous  à  une  origine  commune. 
Nous  avons  vu  qu'il  était  loin  d'en  être  ainsi  pour  les  lan- 
gues parlées  par  les  Nègres  africains,  au  centre  et  à  l'ouest 
de  la  péninsule.  La  langue  mère  qui  a  donné  naissance 
aux  différents  idiomes  de  ce  groupe  est  tout  à  fait  inconnue, 
mais  il  n'est  nullement  impossible  que  l'on  arrive  un 
jour  ou  l'autre  à  en  reconstituer  les  traits  essentiels.  Cette 
reconstitution  portera  aussi  bien  sur  le  lexique  que  sur 
le  système  grammatical. 

Le  nom  général  de  langues  des  Gafres,  que  l'on  donne 
parfois  aux  idiomes  du  groupe  bantou,  est  un  nom  con- 
ventionnel. Ge  mot  de  «  cafre  »,  qui  est  d'origine  sémi- 
tique et  veut  dire  «  infidèle  »,  après  avoir  été  appliqué  à 
toutes  les  populations  du  sud-est  de  l'Afrique,  s'est  trouvé 
limité  de  plus  en  plus.  On  ne  le  donne  guère  aujourd'hui 
qu'aux  tribus  qui  s'étendent  du  nord-est  de  la  colonie  du 
Cap  à  la  baie  de  Délagoa. 

Il  y  a  donc  lieu  de  faire  quelque  réserve  lorsqu'on  donne 
le  nom  d'idiome  cafre,  soit  au  kisouahili  dans  le  pays- de 
Zanzibar,  soit  au  dialecte  de  Fernando-Po  dans  le  golfe- 
de  Guinée. 


LANGUES  DU  GROUPE  BANTOU.  79 

Le  mot  de  u  bantou  »  est  préférable.  C'est  le  pluriel  du 
mot  qui  signifie  «  homme;  »  il  a  le  sens  «  d'hommes  », 
de  «  population  »,  de  «  peuple  »  et  peut  facilement  s'ap- 
pliquer par  extension  à  la  langue  elle-même. 

La  phonétique  de  toute  cette  famille  est  des  plus  riches 
et  ne  manque  pas  d'harmonie.  En  principe,  les  mots  y  sont 
formés  par  la  préfixation  —  et  non  la  suffixation  —  des 
éléments  destinés  à  indiquer  les  relations  et  les  modes 
d'être  de  la  racine  principale. 

On  divise  en  trois  branches  les  langues  du  groupe  ban- 
tou :  une  branche  occidentale,  une  branche  centrale,  une 
branche  orientale,  et  ces  trois  branches  se  divisent  à  leur 
tour  en  différents  rameaux.  Voici  leur  énumération  som- 
maire d'après  la  classification  adoptée  par  M.  Frédéric 
Mûller  et  M.  Hahn  (1)  : 

Branche  de  l'est  :  langues  du  pays  de  Zanzibar  ;  lan- 
gues de  la   région  du  Zambèse;  groupe  cafir-zoulou. 

Branche  centrale  :  sétchouana  ettékéza. 

Branche  de  l'ouest  :  congo,  héréro,  etc. 

Les  principales  langues  du  groupe  nord-est  (région  de 
Zanzibar)  sont  :  le  kipnkomo  un  peu  au  sud  de  l'équa- 
teur;  le  kisouahili  (par  le  5°  degré  de  latitude  sud); 
le  kinika;  le  kikamba;\(i  kihiaou  vers  le  13'^  degré.  Le 
peuple  le  plus  généralement  connu  d'entre  ceux  qui  se 
servent  de  ces  idiomes  est  celui  des  Souahilis. 

Un  peu  plus  au  sud  nous  trouvons  les  langues  du 
Zambèse,  tété^  séna  et  autres.  Le  makoua,  un  peu  plus 
au  nord-est  est  parlé  dans  le  pays  de  Mozambique. 

Plus  au  sud  encore,  le  zoulou  et  le  cafr,  fort  rapprochés 
Tun  de  l'autre  et  que  les  écrits  des  missionnaires  anglais 
nous  ont  fait  connaître  assez  bien  (2j.  Le  premier  de  ces 


(1)  Grundzuge  einer  grommntik  des  lierero^  Berlin,  1857,  p.  v. 

(2)  Appleyard.  The  Kafir  Language.  Londres,  1850. 


80  LA   LINGUISTIQUE. 

idiomes  est  parlé  par  les  Amazoulous  dans  le  pays  zoulou 
et  la  terre  de  Natal  ;  le  second  par  les  Amakhosas  ou  Cafres 
proprement  dits,  au  sud  du  territoire  de  Natal.  Au  cafir  et 
au  zoulou  se  rattache  aussi  le  fingou^  parlé  par  les  Ama- 
fingous,  les  Amasouazis  et  quelques  autres  peuplades  peu 
nombreuses.  Ce  groupe  des  Cafres  s'étend  ainsi  de  la  co- 
lonie du  Cap  jusqu'à  la  baie  deDélagoa. 

Des  deux  langues  du  groupe  central,  le  tékéza  est  la 
moins  connue. 

L'autre,  le  sétchouana,  l'est  beaucoup  mieux.  C'est  la 
langue  des  Bétchouanas,  parlée  plus  au  nord  que  le 
20^  degré  de  latitude,  plus  au  sud  que  le  25^  Il  com- 
prend, à  l'est,  le  sésouto,  langue  des  Basoutos  ;  à  l'ouest, 
le  sérolong,  le  sétlapi,  langues  des  Barolongs,  des  Ba- 
tlapis,  et  d'autres  idiomes  encore. 

Gagnons  à  présent  la  côte  occidentale,  la  côte  de  l'Atlan- 
tique. Le  domaine  du  système  linguistique  bantou  est 
moins  étendu  ici  que  sur  la  côte  de  l'océan  Indien. 

Au  nord,  il  dépasse  Téquateur  de  4-  ou  5  degrés,  et 
confine  aux  langues  des  Nègres  proprement  dits. 

La  division  septentrionale  de  ce  groupe  occidental  com- 
prend la  langue  de  Fernando-Po,  le  tnpongoué,  le  dikélé, 
Visouhou  et  le  doualla,  le  congo,  qui  de  tous  ces  idiomes  est 
le  plus  important,  et  quelques  autres  langues  peu  connues. 

Plus  au  sud,  entre  autres  idiomes,  il  faut  distinguer  le 
bounda,  langue  d'Angola,  et  le  héré?'0  parlé  aux  alen- 
tours du  19®  degré  de  latitude  méridionale.  Ce  der- 
nier idiome  confine,  au  sud,  à  un  dialecte  liottentot,  le 
nama. 

La  classification  de  M.  Bleek  est  un  peu  différente.  Il 
divise  toutes  ces  langues  en  trois  branches  distinctes  (I). 


(1)  Bleek.  A  comparative  Grammar  of  Soulh-African  Languages, 
Londres,  1869,  p.  5. 


LANGUES  DU  GROUPE  BANTOU.  B^ 

La  première  comprend  le  cafir,  le  zouloUy  le  sétlapi,  le 
sésoulo,  le  tékéza. 

La  seconde  compte  cinq  subdivisions  :  tété,  séna,  ma- 
koua,  kihiaou;  kikamba,  kinika,  kisouahili,  kisambala; 
bayéiyé  (dans  l'intérieur  des  terres)  ;  héréro,  sindonga 
(langue  des  Ovambo),  nano  (dans  le  Bengouéla),  angola  ; 
congo,  mpongoué; 

La  troisième  comprend  le  dikélé,  le  benga  (dans  les  îles 
de  la  baie  de  Gorisco),  le  doualla,  l'isoubou,  la  langue  de 
Fernando-Po. 

11  est  assez  difficile  de  se  prononcer  sur  ce  groupement. 
On  ne  connaît  point  toutes  les  langues  du  centre  de  l'A- 
frique méridionale  ;  de  nouvelles  découvertes,  de  nouvelles 
études  aideront  sans  doute  à  classer  d'une  façon  plus 
exacte  les  idiomes  que  l'on  connaît  déjà. 

Il  n'y  a  rien  à  dire  de  particulier  des  voyelles  du  groupe 
bantou,  sinon  qu'elles  se  prêtent  volontiers  à  des  contrac- 
tions, à  des  suppressions  euphoniques  et  à  des  variations 
assez  nombreuses,  mais  toujours  bien  motivées.  Les  idiomes 
cafres  sont  plus  raffinés  en  cela  que  beaucoup  d'autres 
langues  agglutinantes.  On  rencontre  chez  eux  de  véritables 
exemples  d'harmonie  vocalique,  c'est-à-dire  des  exemples 
de  la  voyelle  d'une  syllabe  s'assimilant  à  la  voyelle  d'une 
autre  syllabe  du  même  mot. 

Le  système  des  consonnes  semble  assez  compliqué  dans 
les  différents  idiomes  du  groupe  bantou.  Gela  tient  surtout 
à  la  grande  quantité  de  consonnes  doubles  dont  le  premier 
élément  est  une  nasale  :  nt^  nd,  mp,  etc.,  etc. 

D'autre  part  nous  retrouvons  ici  une  partie  des  «  cla- 
quements »,  des  consonnes  «  claquantes»  dont  nous  avons 
parlé  lorsqu'il  s'est  agi  de  la  phonétique  du  hottentot.  Les 
pafres  auraient  emprunté  aux  Hottentots  ces  consonnes 
jarticulières  ;  en  tout  cas  on  ne  les  rencontre  que  dans  les 
lialectes  voisins  du  hottentot,  par  exemple  dans  les  idiomes 

LINGUISTIQUE.  6 


82  LA    LINGUISTIQUE. 

du  rameau  cafir-zoulou.  Plus  on  s'éloigne  de  ce  voisinage, 
moins  ces  consonnes  deviennent  fréquentes.  Ainsi  nous  ne 
les  trouvons  pas  en  mpongoué.  D'ailleurs,  dans  les  idiomes 
cafres,  ces  claquements  ne  peuvent  pas  précéder  d'autres 
consonnes  (comme  c'est  le  cas  en  hottentot)  ;  elles  ne  font 
que  tenir  la  place  d'autres  consonnes.  Des  quatre  claque- 
ments du  hottentot  il  n'y  en  a  que  deux  qui  soient  commu- 
nément usités  ici,  notamment  le  claquement  dental.  Des 
deux  derniers  l'un  est  fort  rare,  l'autre  tout  à  fait  inconnu. 

Le  nombre  des  autres  consonnes  est  assez  considérable. 
Elles  sont  soumises  à  des  lois  euphoniques,  et  les  principes 
d'après  lesquels  elles  correspondent  les  unes  aux  autres 
dans  les  différents  idiomes  sont  des  principes  réguliers. 
Un  grand  nombre  de  ces  concordances  sont  aujourd'hui 
connues  et  déterminées  (i).  Le  cafir  paraît  plus  avancé 
que  ses  congénères  dans  les  voies  de  l'euphonie. 

Les  langues  du  système  bantou  ont  ceci  de  particulier 
que  le  mot  est  formé  chez  elles,  non  point  par  des  suffixes 
—  c'est-à-dire  par  des  éléments  venant  se  placer  après  la 
racine,  —  mais  bien  par  des  préfixes-,  c'est-à-dire  par  des 
éléments  placés  en  tête  même  de  la  racine.  Si  nous  nous 
reportons  à  la  théorie  exposée  ci-dessus,  p.  58,  nous 
voyons  que  la  forme  du  mot  cafir,  tékéza,  héréro,  etc.,  est 
celle-ci  :  rR. 

Parmi  ces  préfixes,  les  uns  désignent  le  singulier,  les 
autres  le  pluriel.  En  cafir,  par  exemple,  les  préfixes  du 
singulier  sont  ili^  izi^  u^  ulu,  um;  ceux  du  pluriel  sont  aba, 
ama,  imi,  izt,  izim,  izi'n,  o.  Ainsi  umntu  veut  dire  «homme» 
et  abantu  «  hommes  »  ;  udade  «  sœur  »  et  odade  «  sœurs  ». 
Cela  n'est  qu'un  exemple  particulier,  et  les  différents 
idiomes  du  groupe  bantou  n'ont  pas  tous  aujourd'hui  les 
mêmes  préfixes  formatifs  ;  mais  ces  préfixes  d'apparence 

(1)  Bleek.  Op.  cit.,  p.  81. 


LANGUES  DU  GROUPE  BANTOU.  83 

Tariée  remontent  cependant  les  uns  et  les  autres  à  des 
formes  communes  plus  anciennes.  Il  a  existé,  à  une  époque 
que  nous  ne  pouvons  déterminer,  un  idiome  bantou  com- 
mun ;  cet  idiome  s'est  divisé  en  diverses  langues  caracté- 
risées les  unes  et  les  autres  par  des  lois  euphoniques  par- 
ticulières, et  la  forme  des  préfixes  de  cet  ancien  idiome  s'est 
diversifiée  naturellement  dans  les  différentes  langues  aux- 
quelles il  donna  naissance. 

Nous  venons  de  parler  des  préfixes  um^  aba  et  autres  du 
cafir.  La  comparaison  avec  tous  les  autres  idiomes  du 
groupe  bantou  montre  que  la  voyelle  initiale  de  ces  pré- 
fixes constitue  réellement  un  autre  préfixe.  Les  mots 
wnntu,  abantu  se  décomposeraient  donc  ainsi  :  u-m-ntu, 
a-ba-ntu  et  les  éléments  ?n,  ba  seraient  (dans  l'espèce 
présente)  les  vrais  éléments  dérivatifs  du  mot.  Le  sésouto 
(dialecte  sétchouana)  dit  7notu  au  singulier,  batu  au  plu- 
riel; le  séna  munnto  et  vanttu;  le  kihiaou  (dialecte  de 
Zanzibar)  mundu  et  vandu.  Mais  en  héréro  nous  retrou- 
vons comme  en  cafir  un  autre  élément  préfixé  :  omundu^ 
ovandu;  de  même  en  congo  :  omunfu,  oantu.  Les  auteurs 
qui  se  servent  du  mot  «  abantou  »  pour  désigner  l'en- 
semble de  la  famille,  feraient  donc  mieux  de  s'en  tenir 
simplement  à  celui  de  «  bantou  »,  qui  est  un  dérivé  de 
premier  degré. 

Voici  d'ailleurs  un  tableau  des  formes  de  ce  mot  au  sin- 
gulier et  au  pluriel  dans  quelques-uns  des  idiomes  qui 
nous  occupent  : 

Singulier.  Pluriel. 

Kisouahili mtu,  watu. 

Kiiiika muta,  alu. 

Kikamba mundu,      '  andu. 

Kisambala niuntu,  wantu. 

KihiaoQ mundu,  vandu. 

Séna.      munlto,  vantlv. 

Makoaa mûltu,  attu. 


84 


LA   LINGUISTIQUE, 


Singulier. 

Cafir umntu^ 

Zoulou umuntu, 

Sétiapi mothu, 

Sésouto motu, 

Tékéza amuno, 

Héréro omundu, 

Sindonga iimtu, 

Nano omuno, 

Angola omutu, 

Congo omuntUt 

Benga moto, 

Doualla motu, 

Isoubou motu, 


Pluriel. 

abantu. 

abantu. 

bathu. 

batu. 

vano. 

ovandu. 

oantu. 

omano. 

OQtU. 

oantu. 
halo, 
batu. 
balu. 


L'élément  qui  a  pour  mission  d'indiquer  la  notion  du 
cas  se  place  également  avant  le  nom.  En  héréro,  par 
exemple,  le  signe  de  l'instrumental  étant  na,  nous  avons 
nomundu  ou  namundu  «  avec  l'homme  ».  Il  y  a  ici  appli- 
cation d'une  loi  euphonique  :  la  forme  première  était  nao- 
mundu  pour  na-{-omundu.  En  cafir,  où  «  homme  »  se  dit 
umntu  et  «  hommes  »  abantu,  ainsi  que  nous  l'avons  vu, 
ngomntu  veut  dire  <(  avec  l'homme  »  et  ngabantu  «  avec 
les  hommes  »  :  ici  le  signe  de  l'instrumental  est  nga  (cor- 
respondant à  na  du  héréro);  nous  voyons  comment  il  se 
préfixe  au  mot  formé  par  un  premier  élément  dérivatif^ 
soit  singulier,  soit  pluriel. 

Le  nom  adjectif  se  forme  avec  le  même  élément  dériva- 
tif que  le  nom  substantif  auquel  il  sert  d'épithète  ;  s'il  y  a 
une  différence,  elle  est  au  moins  très-petite.  Le  mot  kulusi- 
gnifiant  «  grand  »  en  cafir,  on  dit  umntu  omkulu  (c  homme 
grand  »,  abantu abakulu  «  hommes  grands  ».  Le  mot  into 
((  chose  »,  étant  au  pluriel  izinto,  on  dit,  dans  cette  même 
langue,  into  enkulu  «  chose  grande  » ,  izinto  ezinkulu 
«  choses  grandes  ».  En  un  mot,  l'adjectif  concorde  forcé- 
ment, quant  à  sa  formation  même,  avec  le  mot  substantif 
qu'il  qualitie. 


LE    POUL.  85 

Dans  une  même  phrase  donc,  le  mot  kulu  «grand» 
pourra  se  voir  juxtaposer  quatre  ou  cinq  préfixes  diffé- 
rents, s'il  est  répété  quatre  ou  cinq  fois  et  sert  d'épi- 
thète  à  autant  de  mots  formés  au  moyen  de  tout  autant  de 
préfixes  différents.  Nous  avons  pris  un  exemple  en  cafir, 
nous  eussions  pu  le  prendre  dans  toute  autre  langue  du 
groupe  bantou.  Le  procédé  est  le  même  dans  toutes  ces 
langues;  de  là  les  noms  de  langues  allitérales,  de  langues 
concordantes,  qu'on  leur  a  donnés. 

Le  mécanisme  de  la  façon  d'exprimer  les  notions  de 
temps  et  les  notions  de  modalité,  peut  paraître  assez  com- 
pliqué, au  premier  abord,  dans  le  système  bantou.  Au 
fond  cependant,  il  n'en  est  rien.  Ici,  comme  dans  toutes 
les  langues  agglutinantes,  il  n'y  a  qu'une  simple  agglo- 
mération de  racines  juxtaposées,  une  dérivation  pure  et 
simple. 

La  vraie  caractéristique  des  langues  appartenant  à  ce 
groupe,  c'est  la  formation  de  ses  mots  au  moyen  de  préfixes, 
d'éléments  placés  devant  la  racine  ;  c'est  sur  ce  seul  et  uni- 
que point,  qu'il  était  utile  d'insister  d'une  façon  parti- 
culière. 

§  5.    Le  poul. 

Les  Pouls,  ou  Peuls,  ou  Foulas,  occupent  le  centre  de 
l'Afrique,  entre  les  \{y  (ti'-lO"  degrés  de  latitude;  à  l'ouest, 
ils  ne  sont  pas  éloignés  de  la  côle  du  Sénégal  ;  à  Test,  ils 
s'étendent  jusqu'au  lac  Tchad.  C'est  une  région  d'environ 
sept  cent  cinquante  lieues  de  longueur,  coupée  à  mi-chemin 
par  le  fleuve  Niger.  Sa  largeur  moyenne  est  d'environ 
cent  vingt-cinq  lieues,  du  10°  au  15°  degré  de  latitude 
nord.  Les  dialectes  principaux  du  poul  sont  le  foutatoro, 
le  foutadjallo,  le  bondou,  lesokoto. 

Le  matériel  phonétique  du  poul  est  peu  compliqué  ;  on 


86  LA   LINGUISTIQUE. 

n'y  rencontre  point  les  sifflantes  françaises  ch,  j\  ni  les 
gutturales  de  l'arabe. 

Le  poul  ne  connaît  pas  la  distinction  du  genre  masculin 
et  du  genre  féminin,  mais  il  partage  les  êtres  en  deux  ca- 
tégories. Il  distingue,  d'une  part,  tout  ce  qui  appartient  à 
l'humanité  ;  d'autre  part,  tout  ce  qui  ne  lui  appartient  pas  : 
animaux  et  choses  non  animées.  M.  Faidherbe  donne  à  ces 
deux  genres  les  noms  de  genre  homïnin  et  genre  bizute  (1). 
Cette  distinction  est  capitale  dans  la  grammaire  poule.  Les 
noms  qui  se  rapportent  à  des  êtres  du  genre  hominin,  sub- 
stantifs, arljectifs  ou  participes,  ont  tous  au  singulier  la 
terminaison  o,  qui  n'est  qu'une  racine  pronominale  agglu- 
tinée :  gorko,  homme.  La  désinence  du  pluriel  des  noms 
du  genre  hominin  est  bé,  qui  n'est  encore  que  le  pronom 
ils,  elles.  S'agit-il  du  genre  brute,  la  terminaison  du  singu- 
lier est  une  voyelle,  ou  bien  /,  ou  bien  am;  la  désinence  o, 
y  est  très-rare  ;  le  pluriel  paraît  des  plus  compliqués,  et 
certaines  lois  euphoniques  semblent  jouer  un  très-grand 
rôle  dans  l'agglutination  des  terminaisons  au  radical.  Les 
consonnes  initiales  du  mot  au  singulier  peuvent  se  changer 
en  d'autres  consonnes  quand  le  mot  est  au  pluriel. 

Le  verbe  est  beaucoup  plus  simple.  Les  différents  temps 
se  forment,  comme  dans  toutes  les  langues  agglutinatives, 
par  l'agglomération  de  divers  éléments  dont  l'analyse  de- 
meure toujours  assez  claire. 

La  syntaxe  du  poul  n'est  pas  compliquée.  L'ordre  même 
de  la  succession  des  idées  détermine  en  principe  l'ordre 
des  mots  dans  la  phrase.  Ainsi,  le  nom  du  possesseur  est 
précédé  de  celui  de  la  chose  possédée  ;  le  régime  direct  ou 
indirect  suit  le  verbe.  Toute  la  difficulté  du  poul  réside, 
en  somme,  dans  la  grande  variété  des  principes  euphoni- 
ques, mais  c'est  là  une  difficulté  considérable. 

(1)  Essai  sur  la  langue  poule.  Paris,  1873.. 


LES    LANGUES    NUBIENNES.  87 

En  embrassant  le  maliométisme,  les  Pouls  ont  introduit 
dans  leur  langue  un  certain  nombre  de  mots  arabes,  des 
termes  religieux,  des  termes  de  droit,  bien  d'autres  encore. 
Ce  bagage  mis  en  dehors  de  la  question,  il  restait  à  savoir 
s'il  y  avait  vraiment  une  parenté  entre  certaines  langues 
du  Sénégal,  telles  que  le  wolof  et  le  sérère,  et  la  langue 
poule,  et,  en  cas  d'affirmative,  quelle  pouvait  bien  être 
cette  parenté.  Que  le  wolof,  le  sérère,  le  poul,  et  d'au- 
tres langues  encore,  aient  en  commun  un  certain  nombre 
de  mots,  c'est  ce  que  l'on  ne  peut  nier  ;  mais,  dans  l'état 
actuel  des  connaissances,  il  serait  au  moins  téméraire  d'é- 
tablir sur  une  concordance  lexique,  qui,  en  définitive,  est 
faible,  l'affirmation  d'une  prétendue  parenté  fortprobléma- 
ii(jue.  M.  Faidherbe  est  très-réservé  sur  cette  prétendue  al- 
liance du  poul,  du  wolof,  du  sérère;  ce  n'est  pas  sans  de  justes 
motifs.  En  théorie,  elle  n'est  rien  moins  que  prouvée.  Nous 
savons  que  les  Pouls  n'ont  atteint  le  Sénégal  qu'après  avoir 
traversé  le  centre  de  l'Afrique  ;  selon  toute  vraisemblance, 
c'est  dans  l'Afrique  orientale  qu'il  faut  chercher  leurs  an- 
ciens parents,  c'est  là  que  l'on  peut  trouver,  s'il  en  existe 
encore,  des  idiomes  alliés  à  leur  propre  langue. 

§  6.  Les  langues  nubiennes. 

Les  ethnologistes  rattachent  les  uns  aux  autres  les  Nu- 
biens et  les  Pouls  et  en  font  une  seule  et  même  race,  dont 
les  premiers  formeraient  la  division  orientale,  les  seconds 
la  division  occidentale.  En  tout  état  de  cause,  les  langues 
de  ces  deux  populations  paraissent  différentes. 

Le  nubien  proprement  dit,  l'idiome  des  Barabras,  est 
parlé  sur  le  cours  du  Nil,  du  2  T  au  24^  degré  de  latitude, 
par  environ  quarante  mille  individus. 

Le  dongolavij  parlé  un  peu  plus  au  sud,  en  diffère  as- 
sez peu. 


88  LA   LINGUISTIQUE. 

Dans  le  sud  du  Kordofan  (au  nord  du  chilouk,  langue 
d'un  peuple  nègre)  est  parié  le  toumalé. 

Le  koldadji  est  un  peu  plus  à  l'ouest. 

On  rattache  également  au  groupe  nubien,  mais  cepen- 
dant avec  une  certaine  réserve,  le  kondjara,  parlé  dans 
une  partie  du  Darfour  et  du  Kordofan. 

D'autres  idiomes,  enfin,  pourraient  être,  eux  aussi,  ap- 
parentés à  ce  même  groupe,  mais  les  renseignements  que 
l'on  possède  à  leur  sujet,  sont  encore  trop  incomplets  pour 
que  l'on  se  prononce  d'une  façon  définitive. 

§  7.  Langues  des  Négritos. 

On  ne  sait  que  bien  peu  de  chose  des  idiomes  parlés  par 
les  différents  groupes  de  Négritos.  Nous  n'avons  guère, 
pour  l'instant,  qu'à  signaler  l'existence  de  ces  idiomes. 

Les  Négritos,  que  certains  auteurs  rattachent  aux  Pa- 
pous, tandis  que  d'autres  auteurs  semblent  avec  plus  de 
raison  les  en  distinguer,  se  rencontrent  dans  la  presqu'île 
de  Malacca,  aux  îles  Andaman  et  aux  îles  Nicobar  (à  l'ouest 
de  rindo-Ghine),  dans  certaines  régions  des  îles  de  la 
Sonde  et  des  Philippines.  On  pourrait  encore  suivre  leurs 
traces  plus  au  nord  vers  le  Japon  et  il  en  existerait  égale- 
ment dans  l'Inde  centrale.  MM.  de  Quatrefages  et  Hamy 
ont  traité  de  l'extension  géographique  des  Négritos  dans 
leurs  «  Crania  ethnica  »  et  dans  les  premiers  cahiers  de  la 
Revue  d'anthropologie. 

§  8.  Langues  des  Papous. 

Les  langues  des  Papous  ne  sont  que  très-imparfaite- 
ment connues.  Parlées  à  l'est  du  malai,  au  nord  des 
idiomes  australiens,  dans  la  Nouvelle-Guinée  et  dans  un 


LAiNGUES    AUSTRALIENNES.  89 

certain  nombre  des  îles  environnantes,  elles  forment  plu- 
sieurs dialectes  assez  différents  les  uns  des  autres. 

Ce  que  l'on  en  connaît  montre  qu'elles  sont  franche- 
ment a^glutinatives.  Dans  l'un  de  leurs  dialectes,  par 
exemple,  où  l'élément  du  pluriel  est 5/,  de  smin  «  l'homme», 
de  bien  «  la  femme  »,  on  forme  snûnsi  <(  les  hommes  », 
biensi  «  les  femmes  ».  Les  particules  répondant  à  ce  qu'on 
appelle  les  cas  dans  les  langues  à  flexion,  se  placent  ici 
devant  le  mot  :  rosnim  «  de  l'homme  »,  besnûn  «  à 
l'homme  ;  rosnnnsi  «  des  hommes  »,  besnûnsi  «  aux 
hommes  » . 

M.  Mayer  a  traité  des  langues  des  Papous  dans  le 
soixante-dix-septième  volume  des  Bulletins  de  l'Académie 
de  Vienne  (1874). 

§  9.  Langues  australiennes. 

Les  différentes  langues  de  l'Australie  (et  elles  sont  nom- 
breuses) paraissent  toutes  apparentées  les  unes  aux  au- 
tres, mais  elles  ne  se  rattachent  à  aucune  autre  famille 
linguistique. 

Leur  système  phonétique  est  des  plus  simples  ;  il  ne  s'y 
rencontrerait  ni  sifflantes  ni  aspiration.  Dans  presque 
toutes  ces  langues,  la  notion  même  du  nombre  est  peu  dé- 
veloppée; quant  à  celle  du  genre,  elle  est  totalement  in- 
connue. Par  contre,  on  trouve  une  certaine  richesse  dans 
le  matériel  des  suffixes  chargés  de  déterminer  les  relations 
du  nom,  ce  qu'on  appelle  improprement  les  cas  dans  les 
langues  agglutinantes. 

On  divise  les  langues  australiennes  en  trois  groupes. 
(aAu'\  de  l'est,  rapproché  du  grand  Océan,  est  parlé  dans 
une  partie  du  Queensland  et  dans  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud.  11  comprend  le  kamilaroi,  ou  kamilroi,  près  de  la  ri- 
vière Barwan  ;  le  koinberri  ;  \q,  iviralouroi  ;  \e  ivailwoun 


90  LA    LINGUISTIQUE. 

dans  la  région  de  la  rivière  Barwan,  vers  le  fort  Boiirke  ; 
le  kokai  plus  au  nord,  sur  les  rivières  Maranoa  et  Ko- 
goun  ;  le  wolaroi  ;  le  pikoumboul;  le  paiarnba  ;  \e  kinki; 
le  dippil  au  nord  de  la  baie  de  Moreton  ;  le  tourrouboul 
près  de  la  rivière  de  Brisbane.  Le  groupe  central  com- 
prend les  dialectes  parlés  au  nord  d'Adélaïde .  Le 
groupe  de  l'ouest,  enfin,  comprend  les  dialectes  parlés 
dans  l'Australie  occidentale  du  sud,  à  l'est  et  au  sud  de 
Perlh. 

Tous  ces  idiomes  appartiennent,  comme  on  le  voit,  à 
l'Australie  méridionale.  On  ne  sait  jusqu'ici  que  fort  peu 
de  chose  (et  parfois  même  l'on  ne  sait  rien  encore)  des 
idiomes  du  centre  et  du  nord  de  ce  vaste  territoire. 

La  phonétique  des  langues  australiennes  est  fort  peu 
compliquée.  Elles  ne  connaissent  qu'un  petit  nombre  de 
voyelles  et  de  consonnes  ;  il  semble  qu'elles  ne  possèdent 
point  les  explosives  faibles  (b,  d,  g).  Elles  ne  forment  les 
mots  qu'au  moyen  de  suffixes,  jamais  au  moyen  de  pré- 
fixes, c'est-à-dire  qu'elles  placent  l'élément  dérivatif  après 
le  radical  (comme  le  sanskrit,  le  latin,  le  grec)  et  non  pas 
avant  (comme  les  langues  du  système  bantou).  Les  parti- 
cules adjointes  au  nom  pour  rendre  l'idée  des  différents 
cas  sont  fixées  après  lui  :  tippin  «  oiseau  »,  tippinko  u  à 
l'oiseau  »  \  punnul  «  soleil  »,  punnulko  «  au  soleil  ».         J 

Le  système  de  numération  des  Australiens  est  des  plus 
restreints;  il  compte  jusqu'au  nombre  quatre  inclusive- 
ment, mais  à  partir  de  cinq  il  emploie  une  expression  gé- 
nérale ayant  le  sens  de  grande  quantité. 

La  langue  des  Tasmaniens  paraît  avoir  été  apparentée 
aux  langues  australiennes,  mais  les  renseignements  que 
l'on  possède  à  son  sujet  sont  fort  incomplots  et  Ton  sait 
qu'aujourd'hui  les  Tasmaniens  ont  complètement  dis- 
paru. 


LES   LANGUES   MALÉO-POLYNÉSIENNES.  91 

§  10.  Les  langues  maléo-polynésiennes. 

On  leur  donne  parfois  le  nom  de  langues  océaniennes, 
bien  qu'elles  comprennent  des  langues  parlées  en  Afrique 
(le  malgache)  et  en  Asie  (la  langue  de  l'île  de  Formose). 

Disons  d'abord  que  l'on  divise  en  trois  groupes  princi- 
paux les  langues  maléo-polynésiennes  :  un  groupe  méla- 
nésien (immédiatement  à  l'est  des  Papous  et  des  Austra- 
liens) ;  un  groupe  polynçsien,  à  l'est  du  précédent  ;  un 
groupe  malai,  au  sud-est  de  l'Asie  (1). 

Dans  le  groupe  mélanésien  on  distingue  les  lan- 
gues des  îles  Viti  (par  le  175''  degré  de  longitude,  sur 
la  limite  des  langues  polynésiennes);  de  la  Nouvelle- 
Calédonie,  de  nie  des  Pins  et  des  îles  Loyalty  (Lifou, 
Mare,  etc.),  des  Nouvelles-Hébrides  un  peu  plus  au  nord 
(Annatom,  Tana,  Erromango)  ;  des  îles  de  l'archipel  de 
La  Pérouse  encore  un  peu  plus  au  nord,  par  le  10®  de- 
gré de  latitude  australe.  Gomme  il  est  facile  de  s'en  ren- 
dre compte  en  jetant  les  yeux  sur  une  carte  géographique, 
l'extension  des  langues  du  groupe  mélanésien  n'est  point 
considérable. 

11  en  est  différemment  du  groupe  polynésien;  de  la 
Nouvelle-Zélande  (dans  l'océan  Austral)  aux  îles  Sand- 
wich (dans  l'océan  Boréal),  il  y  a  soixante  degrés  latitudi- 
naux  de  différence  et  il  y  a  plus  de  distance  encore  entre 
la  limite  orientale  et  la  limite  occidentale  du  groupe  qui 
nous  occupe.  Tout  à  l'est,  nous  trouvons  la  langue  de  l'île 
de  Pâques  ou  Vaihou  ;  et  en  revenant  vers  l'ouest  les  lan- 
gues des  îles  Gambier,  de  l'archipel  Pomotou,  des  îles 
Marquises,  des  îles  de  la  Société  (Tahiti  et    autres),    de 

(1)  Fr.  Mueller.  Reise  der  œsterreicMschen  fregatte  Novara  um 
die  erde  in  den  jahren  1857-59.  Linguislischer  theil.  Vienne,  1867, 
Du  même  auteur  :  Allgemeine  ethnographie.  Vienne,  1873. 


t)2  LA   LINGUISTIQUE. 

l'archipel  de  Gook,  des  îles  australes  (Toubouaï  et  autres), 
des  îles  Tonga,  des  îles  Samoa,  des  îles  de  l'Union  un  peu 
plus  au  nord,  de  Toucopia  limite  occidentale  du  groupe 
polynésien,  puis  tout  au  nord  la  langue  des  îles  Sandwich 
(Hawaï)  et  tout  au  sud  celle  des  Maoris,  habitants  de  la 
Nouvelle-Zélande. 

Le  GROUPE  MALAi  comprend  deux  subdivisions.  La  bran- 
che du  tagala  se  compose  des  langues  des  îles  Philippines 
(tagala,  bisaya,  pampanga,ilocana,  bicol)  ;  des  différents 
dialectes  de  la  langue  de  l'île  de  Formose,  au  nord  des  Philip- 
pines et  près  de  la  côte  chinoise  ;  de  la  langue  de  l'archipel 
des  Mariannes  plus  à  l'est  ;  enfin  du  malgache  dans  l'île 
de  Madagascar.  La  branche  du  maléo-javanais  comprend 
les  deux  dialectes  du  malai  proprement  dit,  parlé  dans  la 
presqu'île  de  Malacca,  dans  les  petites  îles  avoisinantes  et 
sur  la  côte  de  Sumatra  ;  le  javanais,  parlé  dans  l'est  de 
Java;  la  langue  de  l'île  de  Bali  ;  le  madurais  ;  le  sondéen 
dans  l'ouest  de  Java  ;  les  trois  dialectes  du  battak  dans 
l'intérieur  de  Sumatra  ;  le  dayak  à  Bornéo  ;  le  makassar 
au  sud-ouest  de  Gélèbes,  le  boughi  au  sud-est  ;  l'alfourou 
dans  les  îles  Moluques,  confinant  au  domaine  des  Papous. 

Deux  faits  semblent  aujourd'hui  parfaitement  avérés  : 
les  langues  maléo-polynésiennes  ont  toutes  une  origine 
commune;  elles  sont  indépendantes  de  toute  autre  famille 
linguistique.  Bopp  fit  une  tentative  malheureuse  pour  les 
réunir  aux  langues  indo-européennes;  d'autres  auteurs 
voulurent  les  rattacher  à  une  prétendue  famille  toura- 
nienne  dont  nous  dirons  quelques  mots  au  paragraphe 
vingtième  du  présent  chapitre.  Ce  fut  peine  perdue.  Leur 
système  phonétique  est  distinct  et  bien  distinct  de  tous  les 
autres,  leurs  racines  sont  parfaitement  originales  et  ne  se 
prêtent  à  aucun  rapprochement  avec  les  racines  du  sys- 
tème indo-européen,  du  système  ouralo-altaïque  ou  de 
toute  autre  famille  de  langues. 


LES    LANGUES    MALÉO-POLYNÉSIExNNES  9a 

D'après  M.  Frédéric  Mûller,  la  phonétique  primitive  du 
maléo-polynésien  se  composait  des  trois  explosives  A",  t^  p^ 
des  trois  nasales  correspondantes,  d'un  h^  d'un  r,  des 
sifflantes  s,  /",  v  et  des  voyelles  a,  î",  u  (prononcez  «  ou  »), 
e,  0.  C'est  plus  tard  seulement  que  parurent  les  autres 
sons  que  présentent  les  langues  maléo-polynésiennes,  par 
exemple^,  d^  ô,  tch^  dj,  y,  l,  etc.  Les  éléments  qui  s'adjoi- 
gnent à  la  racine  pour  former  les  mots  sont  tantôt  pré- 
fixés, tantôt  suffixes  ;  parfois,  dans  certains  dialectes,  on 
les  intercale  dans  le  corps  même  du  mot  :  en  d'autres 
termes,  on  les  incorpore. 

Des  trois  groupes  maléo-polynésiens,  le  groupe  malai 
présenterait  les  formes  les  plus  pleines,  les  mieux  déve- 
loppées ;  la  branche  tagala  se  distinguerait  particulière- 
ment. Ensuite  viendrait  le  groupe  mélanésien,  moins 
riche  déjà;  enfin  le  groupe  polynésien  aurait  considéra- 
blement à  envier,  sous  ce  rapport,  à  la  langue  des  Phi- 
lippines, à  celle  de  Formose,  au  malgache  de  Madagascar. 

Serait-ce  à  dire  que  le  groupe  malai  représenterait  avec 
plus  de  fidélité  les  formes  communes  qui  ont  donné  nais- 
sance au  tahitien,  au  néo-calédonien,  aussi  bien  qu'au  ta- 
gala ou  au  javanais?  Assurément  non. 

Ce  qu'il  convient  de  supposer,  c'est  que  le  polynésien  a 
été  détaché  de  l'ensemble  de  sa  famille  à  une  époque  où 
la  langue  n'était  pjis  encore  fort  développée,  et  que  sa  ci- 
vilisation propre  ne  lui  a  pas  permis  de  développer  da- 
vantage. Ainsi  que  l'a  fort  bien  remarqué  M.  Frédéric 
Mûller,  les  langues  à  flexion  se  divisèrent  en  familles 
distinctes  à  un  moment  où  leur  structure  était  déjà  par- 
faite :  à  partir  de  l'époque  où  ces  différentes  familles  se 
trouvèrent  constituées,  nous  n'assistons  plus  au  dévelop- 
pement de  leurs  formes  ;  nous  ne  sommes  plus  témoins, 
au  contraire,  que  de  leur  altération.  Mais  s'il  s'agit 
d'autres  langues  que  des  langues  à  flexion,  nous  assistons 


94  LA    LINGUISTIQUE. 

à  un  spectacle  différent.  Ici,  en  effet,  la  séparation  d'une 
seule  et  même  famille  en  branches  bien  distinctes  s'opère 
à  un  moment  où  la  structure  du  système  commun  n'est 
pas  encore  parachevée  ;  chacun  des  différents  idiomes, 
après  s'être  détaché  de  ses  congénères,  doit  encore  pour- 
voir par  ses  propres  moyens  à  l'achèvement  de  sa  struc- 
ture propre  et  individuelle.  Dans  ces  sortes  de  langues  il 
est  donc  aisé  de  retrouver  identité  de  racines  et  identité 
d'éléments  servant  à  former  les  mots,  mais  cela  est  tout 
et  l'on  ne  peut  espérer  trouver  identité  de  mots  tout  con- 
struits. 

La  grammaire  maléo-polynésienne  est  celle  de  toutes 
les  langues  agglutinantes.  Point  de  déclinaison  véritable  ; 
des  particules  font  l'office  des  désinences  casuelles  du 
latin  et  du  grec  de  nos  prépositions.  En  néo-calédonien, 
par  exemple,  langue  du  groupe  mélanésien  (t),  on  dit 
vangaevu  «  seigneur,  le  seigneur  »,  o  vangaevu  «  du  sei- 
gneur »  ;  vangaevu  02' «  les  seigneurs»,  0  vangaevu  oi 
((  des  seigneurs  ».  Dans  la  langue  des  Maoris  (groupe  po- 
lynésien) :  te  tanata  «  l'homme  »,  a  te  tanata  «  de 
l'homme  »,  ki  te  tanata  <(  à  l'homme  ». 

Aucun  élément  particulier  ne  vient  s'agglutiner  au  nom 
pour  former  le  pluriel.  Dans  la  langue  de  Viti,  par  exem- 
ple, a  tamata,  signifie  aussi  bien  «  les  hommes  »  que 
«  l'homme  »  ;  dans  celle  d'Erromango,  nïtem,  signifie 
aussi  bien  «les  fils»  que  «  le  fils  ».  C'est  à  l'aide  de 
procédés  en  quelque  sorte  artificiels  que  l'on  arrive  à 
indiquer  la  pluralité.  Ainsi,  dans  la  langue  mélanésienne 
de  Mare,  on  fait  précéder  du  mot  nodei  «  foule  »  le  mot 
qui  doit  être  pris  au  pluriel  :  ngome  «  un  homme  »  nodei 
ngome  «  des  hommes   » .   En    néo-calédonien,    on    fait 

(1)  H.  V.  D.  Gabelentz.  Die  melmesischen  sprachen.  Mémoires 
de  l'Académie  saxonne,  classe  de  philosophie  et  d'histoire,  t.  III. 
Leipzig,  1861. 


LES    LANGUES    MALÉO-POLYNÉSIENNES.  95 

précéder  le  mot  en  question  du  mot  collectif  i;a,  ou  on  le 
fait  suivre  de  oi  :  vangaevu  «  le  seigneur  »,  vangaevu  oi 
((  les  seigneurs  ».  Dans  les  langues  du  groupe  malai,  ou 
bien  l'on  adjoint  au  mot  dont  il  s'agit,  un  autre  mot  ex- 
primant le  grand  nombre,  la  collectivité,  ou  bien  l'on  re- 
double le  mot.  Ce  redoublement  a  ses  règles  particulières. 
C'est  ainsi  que  dans  la  langue  de  Formose,  on  redouble  la 
première  syllabe  :  sjien  a  la  dent  »,  sisjien  a  les  dents  »  ; 
en  javanais,  tout  le  mot  peut  être  redoublé  :  ratii  «  le 
prince  »,  raturatu  «  les  princes  ». 

Le  genre  n'est  point  désigné  davantage  par  la  juxtaposi- 
tion au  mot  d'un  nouvel  élément.  On  se  sert  d'un  mot  ac- 
cessoire. Dans  la  langue  de  Viti,  par  exemple,  c'est  tagane 
((  masculin  »  et  aleva  a  féminin  »  :  a  gone  tagane  «  gar- 
çon »,  a  gone  aleva  a  fille  ».  En  tahitien,  metua  signifie 
«  parent  »,  et  se  rapporte  aussi  bien  au  père  qu'à  la  mère  ; 
mais  s'il  s'agit  de  désigner  tout  spécialement  le  père  ou  la 
mère,  on  ajoute  à  ce  mot  ou  bien  celui  de  tane,  ou  bien  ce- 
lui de  vahiné.  Pour  les  animaux,  on  se  sert  de  deux  autres 
expressions  :  oni  et  ufa  ;  l'on  dit,  par  exemple,  moa  oni 
«  coq  »,  moa  ufa  «  poule  »  (1). 

D'autre  part,  point  de  conjugaison  véritable  ;  c'est  par 
des  particules,  par  des  affixes,  par  l'emploi  de  mots  aux- 
quels on  ne  donne  plus  qu'une  signification  toute  subor- 
donnée, que  l'on  arrive  à  donner  au  mot  principal  l'idée 
secondaire  de  temps  ou  de  mode.  En  général,  le  mot  prin- 
cipal, le  verbe  de  cette  soi-disant  conjugaison,  est  placé  à 
la  fin;  ainsi,  dans  la  langue  mélanésienne  d'Annatom,  l'on 
dit:  ek  asai'g  «  je  dis  »,  ek  mun  asaig  «j'ai  dit»,  ekïs 
asaig  «je  disais»,  ekis  mun  asaig  «  j'avais  dit  »,  ekpu 
asaig  «je  dirai  »,  eku  vit  asaig  «  si  je  dis  »,  et  ainsi  de 
suite.  Cela  toutefois  est  loin  d'être  une  règle  absolue. 

(I)  Gaussin.  Du  dialecte  de  Tahiti,  de  celui  des  iles  Marquises  ei,  en 
général,  de  la  langue  polynésienne.  Paris,  1853. 


96  LA   LINGUISTIQUE. 

Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  que  dans  les  langues  ma- 
léo-polynésiennes  les  éléments  qui  venaient  se  juxtaposer 
au  mot  pour  le  dériver,  pour  lui  donner  un  sens  secondaire, 
pouvaient  être  placés  entête  de  ce  mot  (comme  c'est  le  cas 
régulier  dans  les  langues  du  système  bantou),  ou  à  la  fin 
du  mot  (comme  c'est  le  cas  dans  les  langues  indo-euro- 
péennes et  les  langues  australiennes),  ou,  enfin,  être  incor- 
porés dans  le  mot. 

Lorsque  dans  la  langue  de  Mare  (groupe  mélanésien) 
de  vose  «  lier  »,  de  nienenge  a  habiter  »,  on  forme  na- 
menenge  «  habitation  »,  navose  «  lieu  »,  on  procède  à  une 
dérivation  par  préfixe,  c'est-à-dire  que  l'on  place  l'élé- 
ment dérivatif  avant  la  racine.  Il  en  est  de  môme  dans 
les  mots  néo-calédoniens  :  ngavie  «  guerrier  »,  ngaveka 
((  donneur  »,  tirés  de  vie  «  combattre  »,  veka  «  donner  ». 
Il  en  est  de  même  encore  dans  les  mots  malais  ber- 
pâkei  «  vêtu,  muni  d'un  vêtement  »,  herbini  «  marié^ 
pourvu  d'une  femme  »,  tirés  àe  pôkei  «  vêtement  »,  bmi 
«  femme  ». 

Nous  trouvons,  au  contraire,  que  la  dérivation  est 
opérée  au  moyen  d'un  suffixe,  c'est-à-dire  d'un  élément 
placé  après  le  radical,  dans  le  tagala  putian  «  blan- 
cheur »,  provenant  de  puti  «  blanc  »,  bigayan  «  don  », 
provenant  de  bigay  «  donner  » . 

Enfin,  dans  le  groupe  malai,  nous  trouvons  parfois  l'élé- 
ment dérivatif  incorporé,  c'est-à-dire  placé  à  l'intérieur 
même  du  radical. 

Nous  parlerons  un  peu  plus  longuement  du  procédé  de 
l'incorporation  dans  notre  chapitre  sur  les  langues  améri- 
caines. 

Les  langues  maléo-polynésiennes  ont  presque  toutes  une 
littérature  plus  ou  moins  développée.  Chez  les  Polynésiens, 
on  trouve  un  grand  nombre  de  contes,  de  récits  et  de 
chants  traditionnels.  La  littérature  du  malai  est  même  as- 


LE   JAPONAIS.  97 

sez  riche  (1).  A  la  vérité,  elle  a  beaucoup  emprunté;  ses 
écrits  philosophiques  sont  inspirés  par  ceux  des  Hindous 
et  des  Musulmans;  mais  ses  romans  et  ses  contes  lui  ap- 
partiennent souvent  en  propre,  et  ses  poésies  sont  presque 
toutes  originales.  On  y  trouve  non-seulement  des  poésies 
fugitives,  des  dialogues,  des  dictons,  des  fables,  mais  en- 
core devrais  poëmes  épiques  et  dramatiques.  Le  javanais 
possède  une  littérature  qui  doit  beaucoup  au  sanskrit,  non- 
seulement  dans  ses  allures  et  son  esprit  général,  mais  en- 
core dans  son  vocabulaire.  Il  a  toutefois,  lui  aussi,  ses 
poëmes  et  ses  chants  originaux,  ses  fables  et  ses  légendes. 
Le  malai  s'écrit  avec  les  caractères  arabes,  que  l'isla- 
misme lui  a  fait  connaître  ;  l'on  ignore  quel  était  son 
ancien  alphabet.  Les  autres  idiomes  du  groupe  malai 
(tagala,  javanais,  makassar,  etc.)  ont  emprunté  leurs  diffé- 
rents systèmes  à  un  vieil  alphabet  hindou,  ainsi  que  l'a 
démontré  M.  Frédéric  MûUer  (2). 

§  11.  Le  japonais. 

L'on  a  souvent  cherché  à  rapprocher  le  japonais  des  lan- 
gue? ouralo-altaïques  :  du  mongol,  du  turc,  du  magyar, 
du  suomi  et  de  tous  les  autres  idiomes  de  cette  famille. 

C'est  du  continent  asiatique  sans  doute  que  sont  venus 
les  Japonais  dans  les  îles  qu'ils  occupent  aujourd'hui  ; 
mais  s'ensuit-il  que  leur  langue  ait  une  origine  commune 
avec  les  langues  du  continent,  même  les  plus  voisines?  En 
aucune  façon  :  il  ne  suffit  point,  pour  établir  ce  prétendu 
lait,  d'une  simple  et  gratuite  assertion. 

Jusqu'à  présent,  on  n'a  donné  aucune  preuve  sérieuse 

(1)  L.  deBackeu.  L'archip.  iiidien.  Origines,  langues,  littératures 
etc.  Paris,  1874.  ' 

(2)  Ueberdenursprung  der  schrift  der  malayschen  vœlker.  Vienne 
1865.  ' 

LINGUISTIQUE.  7 


98  LA   LINGUISTIQUE. 

de  cette  prétendue  parenté.  On  a  bien  dressé  des  listes  de 
centaines  de  mots  qui  semblent  offrir  entre  eux  plus  ou 
moins  d'analogie,  mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  faire  des  éty- 
mologies.  Les  cinq  cents  homophones  mongolo-japonais, 
que  l'on  s'est  plu  à  découvrir,  ne  font  pas  avancer  la  ques- 
tion d'un  seul  pas.  Autant  comparer  entre  eux  l'article 
portugais  o,  a,  l'article  magyar  a,  et  l'article  basque  a. 
Gela  n'est  pas  sérieux.  Yeut-on  arguer  du  grand  nombre 
des  soi-disant  concordances  de  mots  japonais  et  de  mot& 
mongols  ou  magyars,  l'on  ne  fait  qu'aggraver  un  cas  déjà 
détestable:  plus  on  entasse  de  semblables  fantaisies,  moin& 
l'on  devient  excusable. 

C'est  en  vain  également  que  l'on  invoque  telles  ou  telles 
analogies  dans  la  syntaxe  :  le  bulgare  qui  place  après  le 
substantif  l'article  qu'il  s'est  fabriqué,  serait-il,  pour  cela, 
allié  au  roumain,  au  basque,  chez  lesquels  l'article  est  suf- 
fixe au  nom  ?  C'est  faire  preuve,  derechef,  d'une  profonde 
ignorance  de  la  méthode  linguistique  que  de  demander 
à  la  syntaxe,  dont  les  lois  sont  toutes  secondaires,  la 
raison  du  plus  ou  moins  d'affinité  des  langues.  En  dehors 
d'une  communauté  de  racines,  il  n'y  a  rien  à  espérer  d'où 
puisse  venir  quelque  preuve  sérieuse  relativement  à  cette 
question  de  l'origine  unique  ou  multiple  de  deux  ou  plu- 
sieurs idiomes.  Les  prétendues  similitudes  de  syntaxe 
n'ont  pas  plus  de  valeur  que  les  amas  de  comparaisons  de 
mots  tout  faits:  encore  un  coup,  plus  on  se  plaît  à  en  en- 
tasser, moins  on  fait  preuve  d'esprit  critique. 

Jusqu'à  démonstration  scientifique  du  contraire,  nous 
devrons  donc  regarder  le  japonais  comme  un  idiome  abso- 
lument isolé  et  ne  se  rattachant  à  aucune  autre  famille  de 
langues.  Ses  racines  lui  appartiennent  en  propre,  et  il 
forme  dans  la  classe  des  langues  agglutinantes  un  groupe 
tout  à  fait  à  part. 

Le  japonais  occupe  la  partie  sud  et  centrale  de  l'archi- 


LE   JAPONAIS.  99 

pel  situé  entre  la  mer  du  Japon,  ainsi  que  la  mer  Bleue,  et 
le  Pacifique;  il  comprend  un  certain  nombre  de  dialectes 
qui  ne  paraissent  pas  éloignés  les  uns  des  autres. 

L'écriture  japonaise  actuelle  est  assez  difficile.  Elle  dé- 
rive des  caractères  chinois  et  remonte  aux  premiers  siècles 
de  notre  ère,  vraisemblablement  au  troisième.  Chose  assez 
singulière,  cette  écriture  idéographique  aurait  été  substi- 
tuée à  une  écriture  alphabétique  plus  ancienne,  empruntée 
aux  Coréens.  De  même  que  dans  le  système  chinois,  les 
signes,  en  japonais,  s'écrivent  de  haut  en  bas  en  colonnes 
parallèles,  dont  la  première  est  celle  de  droite.  Outre  l'écri- 
ture cursive  appelée  hirakana^  qui  est  universellement  ré- 
pandue dans  le  pays,  il  y  a  un  système  particulier,  nommé 
katakana,  dont  les  signes  sont  incontestablement  plus  sim- 
ples, mais  qui  n'est  guère  employé  que  par  les  étrangers 
peu  familiarisés  avec  l'autre  système. 

Notons  d'ailleurs  que  l'écriture  japonaise  est  une  écri- 
ture syllabique.  Abstraction  faite  des  voyelles  [a,  ?',  u,  e,  o), 
elle  procède  par  syllabes,  par  groupes  d'une  consonne  ac- 
compagnée d'une  voyelle  :  ka,  ki\  ko,  etc  Le  syllabaire  ja- 
ponais actuel  comprend  soixante-douze  signes  ;  il  en  a 
compté  jadis  un  tiers  de  moins  environ. 

Une  nouvelle  évolution  semble  devoir  se  produire  un 
our  ou  l'autre  dans  la  transcription  de  la  langue  japonaise  ; 
cette  réforme  considérable  et  très-justifiéc  serait  l'adoption 
de  l'alphabet  latin. 

La  première  assemblée  du  Congrès  des  orientalistes  a 
mis  cette  (juestion  à  l'étude,  et  nous  pensons  qu'il  y  a  quel- 
que chance  de  succès  (1). 

On  a  pu  constater  une  fois  de  plus,  lors  de  cette  tenta- 
ive,  à  quel  point  il  serait  avantageux  d'introduire  dans  nos 
itablissements  typographiques  quelques    caractères   nou- 


,  (1)  Congrès  des  orientalistes.  Paris,  187:: 


100  LA    LINGUISTIQUE. 

veaux  et  peu  compliqués  destinés  à  préserver  des  plus  dan- 
gereuses coiiTusions  dans  la  transcription  des  langues  qui 
ne  se  servent  pas  des  caractères  latins.  Notre  cfi,  par 
exemple,  qui  est  les/i  anglais,  le  sch  allemand,  le  sz  polo- 
nais, le  s  magyar,  demande  à  être  rendu  par  un  signe  uni- 
que lorsqu'il  s'agit  de  la  transcription  d'un  texte  écrit  en 
caractères  particuliers  :  ce  sera  évidemment  le  signe  s 
qu'emploient  les  Croates  et  les  Tchèques..  L'on  rendra 
par  le  signe  croate  è  notre  y  français,  qui,  en  allemand  et 
dans  les  langues  slaves  pour  lesquelles  on  emploie  l'écri- 
ture latine,  a  le  son  de  notre  «  y  »  (1).  Sans  prétendre 
atteindre  à  une  simplification  parfaite,  l'on  peut  au  moins 
s'arrêter  à  un  système  uniforme.  La  langue  japonaise  s'y 
prêterait  sans  difficulté. 

La  phonétique  du  japonais  est  assez  simple.  La  forma- 
tion des  mots  se  prête  à  démontrer  clairement  ce  que 
c'est  qu'une  langue  agglutinative.  La  notion  des  cas  est 
rendue  très-distinctement  par  le  fait  que  des  racines  secon- 
daires qui  ont  perdu  leur  indépendance  et  n'indiquent 
plus  qu'une  idée  de  relation^  viennent  se  suffixer,  s'an- 
nexer à  la  racine  principale. 

Quelques  auteurs  voudraient,  dans  la  transcription  la- 
tine des  textes  japonais,  séparer  par  un  trait  d'union, 
par  un  tiret,  le  thème  du  mot  d'avec  ces  éléments  de  rap- 
port juxtaposés  :  hito-no  a  de  l'homme  »,  hito-de  «  avec 
l'homme  ».  Mais  ce  système  ne  saurait  être  défendu  par 
aucune  bonne  raison.  Autant  voudrait  séparer  en  français 
le  signe  du  pluriel  s  d'avec  le  reste  du  mot  et  écrire,  par 
exemple,  «  père-s,  dame-s,  hon-s,  »  ce  que  l'on  justifie- 
rait par  des  motifs  tout  aussi  valables.  La  juxtaposition  la 
plus  intime  est  le  propre  même  des  langues  agglutinatives, 
et  l'on  ne  pourrait,  sans  négliger  le  mode  très-caractéris- 

(1)  E.  Picot.  Tableau  phonétique  des  principales  langues  usuelles. 
Revue  de  linguistique,  t,  VI,  p.  362. 


LE    JAPONAIS.  101 

tique  de  la  formation  du  mot  dans  ces  sortes  de  langues, 
les  représenter  dans  l'écriture  tout  autrement  qu'elles 
n'existent  en  réalité  dans  la  parole.  Tout  au  plus  pour- 
rions-nous admettre  que  l'on  réunît  par  un  tiret  au  mot 
principal  les  préfixes  o,  me,  qui  déterminent  le  genre  : 
neko  «chat  »  :  o-neko  «  matou  »,  me-neko  «  chatte  )>. 
Quant  aux  signes  du  pluriel  (tels  que  tatsi)  ils  doivent  sui- 
vre, tout  comme  les  éléments  indiquant  les  cas,  le  principe 
de  juxtaposition  pure  et  simple  :  hitotatsino  «  des  hom- 
mes »,  hitotatside <i  avec  les  hommes»,  au  singulier  kitono, 
hitode. 

S'agit-il  de  rendre  les  notions  de  temps  et  de  mode,  le 
japonais  admet,  comme  toutes  les  autres  langues  aggluti- 
nantes, ces  séries  d'éléments  juxtaposés  les  uns  aux  autres, 
dont  nous  avons  déjà  parlé  et  qui  déterminent  d'une  façon 
de  plus  en  plus  précise  le  sens  de  la  racine  principale  :  élé- 
ment négatif,  élément  causatif,  élément  optatif,  et  ainsi 
de  suite.  Il  nous  semble  peu  utile  de  dresser  une  liste 
d'exemples  faciles  à  trouver  dans  les  grammaires  japo- 
naises. Ces  exemplesseraient  absolument  analogues  à  ceux 
que  nous  avons  déjà  cités  et  que  nous  aurons  à  reproduire 
en  parlant  avec  un  peu  plus  de  détails  d'autres  langues 
agglutinantes. 

La  littérature  japonaise  n'a  pas  encore  trouvé  d'histo- 
rien ;  son  intérêt  pourtant  est  manifeste.  L'histoire,  le 
roman  historique,  les  contes  et  les  romans  y  tiennent  une 
place  considérable.  Les  ouvrages  japonais  de  philosophie 
religieuse  et  de  poésie  sont  également  en  grand  nombre,  et 
dans  l'ordre  des  sciences,  ceux  de  philologie  et  de  botani- 
que ont  aussi  leur  importance.  Ce  ne  sera  pas  sans  doute 
une  tâche  très-aisée  que  de  discerner  dans  toutes  ces  com- 
positions la  part  réellement  japonaise  de  la  part  duc  à  l'in- 
fluence chinoise  qui  s'est  fait  sentir,  notamment  vers  le 
troisième  siècle  de  notre  ère  ;  mais  on  peut  prévoir  que  ce 


102  LA    LINGUISTIQUE. 

travail  plein  d'intérêt  ne  demeurera  pas  longtemps  à  l'état 
de  desideratum. 

Les  mots  chinois  qui  se  sont  introduits  dans  la  langue 
japonaise  avec  cette  influence  littéraire  sont  soumis,  tout 
comme  les  autres,  au  principe  de  juxtaposition;  c'est 
ainsi  qu'en  français  nous  mettons  au  pluriel  en  s  des 
mots  empruntés  aux  langues  germaniques  :  «  meurtres, 
heaumes  »,  ou  aux  langues  slaves  :  «  cravates,  verstes  ». 

§  12.  Le  coréen. 

Cette  langue  a  été  rattachée  à  différents  idiomes  agglu- 
tinants, notamment  au  japonais.  Sans  nier  absolument  la 
possibilité  du  fait,  nous  attendons,  avant  de  l'accepter, 
qu'on  veuille  bien  l'appuyer  de  quelques  arguments  sé- 
rieux. Jusqu'à  ce  jour  on  ne  s'est  guère  contenté  que 
d'assertions  à  peu  près  gratuites. 

De  tous  les  idiomes  de  l'extrême  Orient,  le  coréen  d'ail- 
leurs est  le  moins  connu  et  le  moins  étudié.  Il  possède  un 
véritable  alphabet  composé  de  voyelles  et  de  consonnes 
figurées  individuellement;  son  écriture,  en  d'autres  ter- 
mes, est  alphabétique.  Cet  alphabet  assez  simple  daterait 
du  quatrième  siècle  de  notre  ère;  mais  son  origine,  en  dé- 
pit de  toutes  les  suppositions  faites  à  ce  sujet,  est  encore 
inconnue. 

En  coréen,  de  même  que  dans  les  autres  langues  agglu- 
tinantes, des  postpositions  viennent  se  joindre  intimement 
au  mot  pour  rendre  les  différentes  idées  de  rapport,  de  re- 
lation, que  les  langues  à  flexion  expriment  par  leurs  cas. 
Le  pluriel  s'indique  par  la  répétition  du  mot  ou  l'adjonc- 
tion d'un  autre  mot  dont  le  sens  est  celui  de  u  tous  »  ou 
((  beaucoup  ». 

Dans  le  lexique  coréen,  il  s'est  introduit  un  très-grand 
nombre  de  mots  chinois  que  l'on  peut  reconnaître  sans 


LES  LANGUES  DRAVIDIENNES.  103 

trop  de  difficulté,  bien  que  leur  mode  de  prononciation 
soit  assez  varié. 

§  13.  Les  langues  dravidiennes. 

Les  langues  dravidiennes,  que  l'on  a  appelées  également 
langues  tamouliques^  langues  tamiliennes,  langues  mala- 
bares^  tirent  leur  nom  d'un  mot  hindou.  Ce  mot  servait 
primitivement  aux  brahmanes  à  désigner  ceux  d'entre  eux 
qui  s'étaient  établis  dans  cette  partie  de  l'Inde  qu'on  ap- 
pela plus  tard  le  Décan  ;  il  ne  tarda  pas  à  devenir  le  nom 
même  de  cette  contrée  et  s'appliqua  plus  spécialement  à 
la  région  où  se  parlait  le  tamoul,  la  plus  importante  des 
langues  dravidiennes. 

Ces  langues  occupent  toute  la  partie  méridionale  de  la 
péninsule  cisgangétique,  depuis  les  monts  Yindhya  et  la 
rivière  Narmadâ  (les  Anglais  écrivent  Nerbudda)  jusqu'au 
■cap  Gomorin.  Dans  cette  vaste  région,  peuplée  d'environ 
cinquante  millions  d'habitants,  on  trouve  quelques  colo- 
nies européennes  ou  musulmanes,  mais  le  nombre  des 
indigènes  qui  se  servent  exclusivement  des  idiomes  dravi- 
diens  peut  être  évalué  à  quarante-cinq  millions  environ. 

M.  Galdwell,  dans  son  important  ouvrage  sur  les  lan- 
gues dravidiennes,  les  divise  en  deux  groupes  —  nous  ne 
disons  pas  en  deux  familles  —  selon  qu'elles  sont  ou  ne 
sont  point  cultivées.  Le  premier  groupe  comprend  six  lan- 
gues :  le  tamoul^  le  malayâla,  le  télinga,  le  kanara,  le  tou- 
lou,  le  koudagou  ;  le  second  en  comprend  également  six, 
dont  nous  donnerons  tout  à  l'heure  l'énumération. 

Par  la  richesse  de  son  vocabulaire  aussi  bien  que  par  la 
pureté  et  l'ancienneté  de  ses  formes,  le  tamoul  ou  tamil 
joue  dans  la  famille  dravidienne  le  rôle  que  joue  le  san- 
skrit dans  l'ensemble  des  langues  qui  lui  sont  apparentées. 
Le  tamoul  est  la  langue  usuelle  des  quatorze  millions  et 


104  LA    LINGUISTIQUE. 

demi  d*individus  qui  habitent  toute  la  plaine  à  Test  des 
monts  Ghattes,  depuis  Paliacate  (un  peu  au  nord  de  Ma- 
dras) jusqu'au  cap  Gomorin,  et  le  sud  de  la  côte  occiden- 
tale jusqu'à  Trivandrum  ;  il  s'est  étendu  également  sur  le 
nord-ouest  de  l'île  de  Geylan.  Le  malayâla  est  parlé  par 
plus  de  trois  millions  et  demi  d'individus  le  long  de  la  côte 
malabare  dans  la  longue  bande  de  terre  qui  s'étend  entre 
les  Ghattes,  à  l'est,  et  le  golfe  Persique,  à  l'ouest,  de  Tri- 
vandrum à  Mangalore.  On  regarde  le  malayâla  comme  un 
très-ancien  dialecte  du  tamoul,  où  les  mots  d'origine  hin- 
doue se  sont  introduits  en  assez  grand  nombre;  en  fait  ces 
deux  dialectes  sont  aujourd'hui  parfaitement  distincts.  Le 
toulou,  ou  toulouva,  répandu  jadis  au  nord  du  malayâla, 
est  confiné  actuellement  aux  environs  de  Mangalore,  à 
l'est  des  Ghattes,  et  le  nombre  de  ceux  qui  le  parlent  ne 
dépasse  pas  de  beaucoup  celui  de  trois  cent  mille.  Evidem- 
ment ce  dialecte  est  destiné  à  périr  dans  un  avenir  peu 
éloigné  et  son  territoire  est  fortement  pénétré  par  les 
idiomes  qui  l'avoisinent.  On  l'a  pris  parfois  pour  un  dia- 
lecte du  malayâla;  il  en  diffère  pourtant  d'une  façon  assez 
tranchée  et  constitue  en  réalité  une  véritable  branche  de 
la  famille  dravidienne.  Le  kanaraou  kannada,  pour  parler 
plus  exactement,  occupe  le  nord  du  pays  dravidien; 
il  s'étend  sur  le  plateau  de  Mysore,  sur  la  partie  occiden- 
tale du  territoire  de  Nizam,  et  est  parlé  par  plus  de  neuf 
millions  d'individus.  Cette  langue  est  d'un  haut  intérêt  ; 
elle  a  conservé  en  maintes  circonstances  des  formes  très- 
anciennes  et  très-pures,  plus  anciennes  parfois  que  les 
formes  mêmes  du  tamoul.  Le  télougou,  ou  télinga,  ou 
ténougou,  est  1'  «  ândhra  »  des  écrivains  hindous;  il 
termine  au  nord  et  à  l'est  la  série  des  langues  dravidiennes, 
placé  entre  un  dialecte  hindou,  au  nord,  et  le  tamoul,  au 
sud.  Il  est  parlé  par  une  population  de  quinze  millions 
et  demi  d'individus  et  surpasse  sous  ce  rapport  tous  ses 


LES  LANGUES  DRAVIDIENNES.  105 

congénères ,  même  le  tamoul  ;  mais  il  leur  cède  d'une  façon 
très-manifeste  s'il  est  question  de  la  bonne  conservation 
des  formes  grammaticales.  Sa  phonétique  aussi  a  beau- 
coup varié;  elle  est  d'ailleurs  très-harmonieuse  et  le  télou- 
gou  a  reçu  à  juste  titre  le  nom  d'italien  du  Décan.  De  tous 
les  idiomes  dravidiens  que  l'on  peut  dire  idiomes  cultivés, 
le  koudagou  est  le  moins  important  ;  il  est  parlé  par  cent 
cinquante  mille  individus  environ,  à  l'ouest  de  Mysore. 
Après  l'avoir  regardé  précédemment  comme  un  dialecte 
du  kanara,  M.  Caldwell  s'est  décidé  dans  la  seconde  édi- 
tion de  son  livre  à  lui  donner  une  place  indépendante. 

Les  idiomes  secondaires,  ceux  qui  n'ont  jamais  été  écrits, 
se  trouvent  également,  avons-nous  dit  ci-dessus,  au  nombre 
de  six.  Le  kôta  est  parlé  par  onze  cents  Indiens  presque 
sauvages,  qui  habitent  une  des  gorges  des  Nilgherries;  il 
se  rapproche  beaucoup  du  kanara.  Le  touda,  ou  toda, 
est  également  l'idiome  d'une  tribu  des  Nilgherries  ;  d'après 
les  derniers  renseignements  on  ne  compterait  pas  plus  de 
sept  cent  cinquante  Toudas.  Le  gond,  au  contraire,  est  parlé 
par  plus  d'un  million  six  cent  mille  individus;  c'est  la 
langue  de  la  partie  montagneuse  des  territoires  du  Gônd- 
vâna,  de  Nagpour,  de  Saugor  et  de  la  Nerbudda.  Le  khond, 
ou  kou,  est  usité  à  Goûmsour,  sur  les  frontières  d'O- 
rissa  et  dans  la  partie  orientale  du  Gôndvâna;  on  évalue 
à  deux  cent  soixante-dix  mille  le  nombre  des  individus  chez 
lesquels  il  est  usité.  Le  ràdjmahâl  ou  mâler  et  Vorâon 
sont  parlés  dans  l'Inde  centrale,  le  premier  par  quarante 
mille,  le  second  par  plus  de  deux  cent  soixante  mille  indi- 
vidus ;  ces  deux  derniers  dialectes  sont  assez  rapprochés 
l'un  de  l'autre. 

Quelques  auteurs  ajoutent  à  cette  dernière  liste  l'idiome 
badaga,  usité  dans  une  partie  des  Nilgherries,  mais  M.  Cald- 
well le  regarde  comme  un  vieux  dialecte  du  kanara  qui  ne 
possède  aucun  titre  à  être  classé  à  part. 


106  LA   LINGUISTIQUE. 

Les  chiffres  que  nous  avons  cités  sont  empruntés  à 
M.  Galdwell;  en  général  ils  dépassent  d'une  façon  notable 
ceux  que  nous  avions  donnés  dans  notre  première  édition. 
Ces  derniers  étaient  évidemment  trop  faibles,  mais  M.  Vin- 
son  considère  ceux  de  M.  Galdwell  comme  exagérés,  et  selon 
lui,  le  nombre  des  individus  parlant  les  différents  dialectes 
dravidiens  ne  s'élèverait  pas  à  quarante-cinq  millions. 

Les  territoires  que  la  France  possède  encore  de  cette 
vaste  région  où  s'illustrèrent  les  Dupleix,  les  Bussy,  les 
Lally-Tollcndal,  sont  répartis  de  façon  que  quatre  de  nos 
établissements  se  trouvent  compris  dans  la  région  dravi- 
dienne.  Les  deux  plus  importants,  Pondichéry  et  Karikal, 
sont  en  paystamoul.  Mahé  est  sur  la  côte  où  l'on  parle 
malayâla;  Yanaon  enfin  est  dans  la  région  du  télinga. 
Rien  qu'au  point  de  vue  pratique,  les  langues  dravidiennes 
ont  ainsi  pour  la  France  un  intérêt  particulier,  et  il  serait 
fort  à  souhaiter  qu'une  place  quelconque  leur  fût  faite 
dans  les  cours  de  l'enseignement  supérieur. 

Nous  avons  tracé  une  esquisse  rapide  des  limites  dans 
lesquelles  les  langues  dravidiennes  se  sont  maintenues  de- 
puis les  temps  historiques,  subissant  l'influence  (pourtant 
assez  lente)  des  idiomes  hindous,  mais  résistant  avec  énergie 
à  l'invasion  musulmane  et  à  la  civilisation  anglaise.  Ces 
langues,  si  vivaces  aujourd'hui  encore,  occupaient-elles 
jadis  une  région  plus  étendue?  Faut-il  penser  notamment 
qu'elles  ont  été  refoulées  dans  leurs  limites  actuelles  par 
les  premières  immigrations  aryennes?  Le  fait  est  vraisem- 
blable, probable  même  ;  mais  l'on  n'en  a  donné  jusqu'à  ce 
jour  aucune  preuve  démonstrative.  On  a  supposé  seule- 
ment que  les  éléments  étrangers  des  dialectes  de  l'Inde 
septentrionale  pouvaient  avoir  une  origine  dravidienne  ; 
mais,  outre  qu'ils  sont  peu  nombreux  et  de  peu  d'impor- 
tance, il  est  fort  difficile,  non-seulement  de  les  analyser, 
mais  encore  de  les  déterminer.  Dans  la  famille  dravidienne 


LES    LANGUES    DRAVIDIENNES.  107 

«Ile-même,  une  grande  partie  du  vocabulaire  de  certains 
idiomes  incultes  est  de  provenance  inconnue.  Il  faut  danc, 
pensons-nous,  n'accepter  qu'avec  une  grande  réserve  tout 
ce  que  l'on  peut  dire  de  l'ancienne  extension  des  langues 
dravidiennes. 

On  peut  avancer  au  moins,  en  toute  sûreté,  qu'elles  ne 
se  rattachent  à  aucune  autre  famille  linguistique  et  qu'elles 
forment  un  groupe  tout  à  fait  indépendant.  Tour  à  tour 
on  en  a  fait  des  langues  scythiqucs  —  ce  qui,  soit  dit 
en  passant,  ne  signifie  absolument  rien,  ainsi  que  nous  le 
verrons  en  parlant  plus  loin  de  la  prétendue  langue  scy- 
thique;  —  des  langues  affiliées  au  groupe  ouralo-altaïque, 
au  groupe  indo-européen,  au  groupe  sémitique,  à  bien 
d'autres  groupes  encore.  Tous  les  rapprochements  établis 
à  ce  sujet  ont  péché  par  un  manque  absolu  de  méthode. 
On  a  comparé  des  mots  tamouls^  des  mots  télougous  à  des 
mots  sanskrits,  à  des  mots  hébreux,  à  des  mots  choisis  et 
pris  dans  toutes  sortes  de  langues  ;  c'est  le  procédé  habituel 
des  personnes  qui  prétendent  apparenter  les  langues  au 
moyen  de  l'étymologie.  Ce  n'est  point  le  tamoul  ou  le 
télougou  qu'il  faut  comparer  au  sanskrit  ou  à  l'hébreu  :  il 
s'agit  de  restituer  avant  tout  la  langue  commune  dravi- 
dienne,  et  c'est  de  la  comparaison  de  ce  type  général  avec 
le  type  des  autres  familles  linguistiques  que  pourrait  se 
dégager  la  réponse  favorable  à  une  prétendue  communauté 
d'origine.  Répétons  cependant  que  ce  qui  est  acquis  d'ores 
et  déjà  paraît  plus  que  suffisant  pour  appuyer  la  thèse 
d'une  complète  indépendance  des  langues  dravidiennes. 

Bien  avant  que  l'on  ne  connût  le  sanskrit,  on  s'occu- 
pait des  langues  dravidiennes.  Elles  avaient  été  découvertes 
de  bonne  heure  par  les  navigateurs  hollandais,  danois, 
français  et  anglais.  Ces  derniers  surtout  s'empressèrent  de 
les  apprendre,  dans  l'intérêt  de  leur  commerce  d'abord, 
puis  dans  un  but  de  propagande  religieuse.  Les  mission- 


108  LA   LINGUISTIQUE. 

naires  composèrent  les  premiers  nombres  de  grammai- 
res et  de  vocabulaires  dont  la  plupart  n'ont  jamais  vu 
le  jour.  La  première  grammaire  tamoule  est  celle  du  mis- 
sionnaire danois  Ziegenbald,  rédigée  en  latin,  et  qui  parut 
en  1716.  La  première  grammaire  du  malayâla  fut  impri- 
mée dans  l'Inde  en  1780.  Ce  fut  seulement  en  1814  et  en 
1817  que  W.  Carey  publia  à  Sérampoure  ses  grammaires 
du  télinga  et  du  kanara.  Le  toulou  n'eut  son  tour  qu'en 
1872,  grâce  à  M.  Brigel,  de  la  Société  des  missions  de 
Bâle,  dont  l'imprimerie,  établie  à  Mangalore,  édite  nom- 
bre de  bons  ouvrages  relatifs  à  l'étude  des  idiomes  dravi- 
diens.  Ils  sont  cultivés  aujourd'hui  en  Europe  par  un 
certain  nombre  de  linguistes;  en  France,  notamment  par 
M.  Julien  Yinson  qui  nous  a  donné  sur  ce  sujet  d'utiles 
renseignements.  En  Angleterre,  les  dravidistes  ne  sont  pas 
rares.  Nous  citerons  avant  tout  M.  Galdwell  dont  l'excel- 
lent ouvrage  est  devenu  à  juste  titre  un  livre  en  quelque 
sorte  classique,  bien  qu'il  sacrifie  à  la  fallacieuse  théorie 
du  touranisme  et  à  la  théorie  non  moins  fallacieuse  d'une 
communauté  originelle  des  langues  (1). 

La  grammaire  dravidienne  est  d'une  grande  simplicité. 
Nous  allons  essayer  d'exposer  en  quelques  pages  l'ensem- 
ble de  ses  éléments  et  de  ses  procédés,  sans  entrer  dans 
des  détails  trop  particuliers. 

La  phonétique  ne  présente  point  de  difficultés  sérieu- 
ses ;  son  matériel  est  assez  restreint.  On  ne  compte  dans 
les  langues  dravidiennes  littéraires  que  les  voyelles  fl,  e, 
2,  0,  u  («  ou  »  français),  tantôt  brèves,  tantôt  longues, 
et  les  deux  diphthongues  ai  (que  dans  certains  cas  Ton 
prononce  ei)  et  au.  Cette  dernière,  au  moins,  n'ap- 
partenait pas  au  type  dravidien  commun.  Par  la  suite 
des  temps  ces  voyelles  se  sont  affaiblies,  leur  prononcia- 

(1)  ^  comparative  Grammar  of  the  Dravidian  or  South-lndian 
Languages.  Deuxième  édition,  Londres,  1875. 


LES    LANGUES    DRAVIDIENNES.  109 

tion  s'est  atténuée,  et  il  est  résulté  de  ce  fait  un  certain 
nombre  de  sons  nouveaux,  intermédiaires  entre  les  diffé- 
rentes voyelles  fondamentales;  ces  différents  sons  se 
laissent  parfaitement  distinguer,  mais  dans  l'écriture  on  ne 
les  figure  point.  Sous  ce  rapport,  le  tamoul  vulgaire  diffère 
très-sensiblement  du  tamoul  littéraire,  du  tamoul  écrit. 

Les  consonnes,  elles  aussi,  sont  en  petit  nombre  dans 
les  idiomes  dravidiens.  On  compte  cinq  groupes  d'explo- 
sives fortes  et  faibles  (gutturales,  palatales,  linguales, 
dentales,  labiales),  et  chacun  de  ces  groupes  possède  une 
nasale  de  son  ordre,  soit  quatre  sortes  de  n  et  une  m. 
Ajoutons  y^  r,  /,  v,  un  r  fort  ou  double,  deux  continues 
linguales  et  une  seule  sifflante,  ç. 

11  existe  également  une  nouvelle  classe  d'explosives  par- 
ticulières au  tamoul  et  au  télinga  ;  d'après  M.  Galdwell, 
leur  prononciation  serait  celle  de  «  tr,  dr  »  ;  pour 
M.  Vinson  il  ne  s'agirait  ici  que  de  «  t  »  et  de  «  d  » 
mouillés  au  commencement  même  de  leur  émission.  Ces 
deux  auteurs  entendent  d'une  façon  différente  un  seul  et 
même  son  ;  cela  prouve  au  moins  qu'il  est  bien  parti- 
culier. M.  Vinson  rend  ces  consonnes  par  t\  d! . 

L'aspiration  est  inconnue  aux  langues  dravidiennes. 
Leur  système  de  consonnes  devait  être  autrefois  bien  plus 
simple  encore  qu'il  ne  l'est  aujourd'hui.  M.  Vinson  pense, 
par  exemple,  que  les  «  tch  »  et  «  dj  »  que  l'on  y  rencontre 
sont  d'origine  relativement  récente.  Ces  consonnes  d'ail- 
leurs, tout  comme  les  voyelles,  ont  été  altérées  dans  la 
prononciation  populaire.  En  tamoul  et  en  malayâla  les 
dentales  ont  aujourd'hui  une  tendance  marquée  vers  le  th 
anglais  doux  ;  en  télinga  le  «  tch  »  et  le  «  dj  »  deviennent 
parfois  «  ts  »  et  dz  ». 

La  prononciation  de  ces  différents  sons  est  d'ailleurs 
assez  facile.  Les  seules  consonnes  qui  puissent  nous  sem- 
bler un  peu  étranges  sont  les  linguales,  que  l'on  appelle  habi- 


no  LA    LINGUISTIQUE. 

tuellement,  mais  à  tort,  consonnes  cérébrales.  L7  des  finales 
anglaises  en  ble  donne  une  idée  approximative  de  ce  que 
sont  ces  consonnes  linguales.  Les  langues  dravidiennes  en 
connaissent  cinq  :  un  /,  un  g?,  un  w,  \xnj  ou  ?%  un  /.  On  les 
transcrit  dans  l'alphabet  latin  par  les  lettres  f,  d,  etc., 
munies  d'un  point  en  dessous.  Le  sanskrit  possède  aussi 
des  consonnes  linguales,  mais  chez  lui  elles  ne  sont  point 
organiques  ;  elles  paraissent  constituer  au  contraire  un 
caractère  particulièrement  distlnctif  des  idiomes  dravi- 
diens. 

Quant  aux  lois  phonétiques  qui  peuvent  se  dégager  de 
la  comparaison  de  ces  différents  idiomes  et  de  leurs  va- 
riétés dialectales,  nous  n'en  signalerons  qu'une  seule,  qui 
est  également  familière  aux  langues  indo-européennes  :  le 
k  du  kanara  correspond  souvent  à  un  tch  en  télinga,  à  un 
ç  en  tamoul  ;  ainsi  le  mot  «  oreille  )>,  qui  est  çévi  dans 
cette  dernière  langue  et  tchévi  en  télinga,  se  prononce 
Atï^^  en  kanara,  et  telle  devait  être  la  forme  primitive. 

Deux  autres  faits  intéressants  sont  propres  aux  langues 
dravidiennes.  Au  commencement  des  mots  la  consonne  r 
est  proscrite  ;  s'agit-il  d'un  mot  emprunté  à  une  langue 
étrangère  et  commençant  par  r,  on  fait  précéder  cette  con- 
sonne d'une  voyelle  :  ainsi  le  mot  sanskrit  râjâ  est  re- 
présenté en  tamoul  par  irâyan  ou  irâçan.  Le  second  fait 
est  plus  curieux.  Aucun  mot  ne  peut  commencer  par 
une  explosive  douce  (b,  d,  etc.),  et  aucune  explosive 
dure  (  p,  t,  etc.  )  ne  peut  se  trouver  seule,  isolée, 
dans  le  corps  même  d'un  mot;  le  tamoul  empruntant 
au  sanskrit  le  mot  gati^  le  rend  donc  par  kadi  en  se 
conformant  à  cette  double  règle.  Les  lois  phonétiques 
des  idiomes  dravidiens  n'ont  pas  encore  été  suffisam- 
ment étudiées  pour  que  l'on  puisse  établir  d'une  façon 
définitive  les  principes  qui  président  à  la  formation 
des  mots.  On  en  sait  cependant  assez  pour  classer  entre 


LES  LANGUES  DRAVIDIENNES.  111 

eux  le  tamoul,  le  télinga  et  leurs  congénères  et  pour 
être  fixé  sur  leur  âge  relatif.  Les  mots  dravidiens  paraissent 
se  ramener  à  des  racines  dissyllabiques,  et  en  comparant 
entre  elles  ces  diverses  racines,  ces  différents  radicaux,  on 
les  ramène  à  leur  tour  à  des  éléments  plus  anciens.  A  vrai 
dire,  cette  étude  n'est  qu'ébauchée,  elle  est  à  peine  com- 
mencée, mais  on  peut  prévoir  déjà  que  le  monosyllabisme 
primitif  des  racines  dravidiennes  sera  dûment  établi  par 
les  travaux  ultérieurs. 

La  dérivation  dans  les  langues  dravidiennes  est  nette- 
ment agglutinante.  Elle  s'opère  toujours  par  la  suffixation 
d'éléments  nouveaux.  Ainsi,  à  une  racine  comportant  l'idée 
générale  du  mot,  on  ajoutera  un  élément  chargé  d'indi- 
quer que  l'action  a  lieu  présentement,  puis  un  élément 
comportant  l'idée  de  négation,  puis  enfin  un  autre  élément 
désignant  la  personne,  et  le  résultat  de  cette  agrégation, 
de  cette  agglomération  sera  un  mot  signifiant  par  exem- 
ple, «  tu  ne  vois  pas  »  et  qui  se  décompose  ainsi  :  «  voir-j- 
présentement  +  non  +  tu  ».  Notons-le  bien,  le  sens  de 
chacun  de  ces  éléments  est  toujours  présent  à  l'esprit  des 
Dravidiens  :  ils  les  traitent  de  la  même  façon  que  nous 
traitons,  nous,  nos  pronoms,  nos  articles,  nos  préposi- 
tions. 

A  la  vérité,  un  grand  nombre  de  ces  mots  formatifs  ont 
été  tellement  altérés  par  la  suite  des  âges,  que  leur  figure 
primitive  est  devenue  méconnaissable;  mais  beaucoup 
d'entre  eux  sont  encore  en  usage  dans  le  langage  courant, 
avec  leur  sens  naturel  de  demeure,  contact,  voisinage, 
conséquence,  etc.,  etc.  Ajoutons  que  plusieurs  de  ces  élé- 
ments dérivatifs  changent  de  l'une  des  langues  congénères 
à  l'autre,  ce  qui  prouve  bien  l'indépendance  originelle  de 
ces  suffixes. 

Si  Ton  reconnaît  sans  peine  combien  les  langues  de  cette 
espèce  ont  d'avantage  sur  les  idiomes  purement  monosyl- 


112  LA   LINGUISTIQUE. 

labiques,  chez  lesquels  les  racines  ne  se  subordonnent  que 
très-imparfaitement  les  unes  aux  autres  (ainsi  que  nous 
l'avons  vu  dans  notre  troisième  chapitre),  d'autre  part  il 
est  aisé  de  comprendre  à  quel  point  les  idiomes  à  flexion 
leur  sont  supérieurs  lorsqu'il  s'agit  de  rendre  de  plus  en 
plus  précise  l'expression  de  la  pensée.  Dans  quelques 
idiomes  agglutinants  un  certain  vague  est  la  conséquence 
de  la  multiplicité  des  formes.  De  là  aussi  des  combinaisons 
propres  à  ces  idiomes,  et  qui  étonnent  singulièrement  nos 
esprits  habitués  à  la  simplicité  relative  des  langues  indo- 
européennes. Dans  ces  dernières  langues,  les  éléments  qui 
ont  pour  mission  d'indiquer  la  personne,  les  relations  per- 
sonnelles {amaT,  il  aime  ;  amaMUS,  nous  aimons)  sont  res- 
treints au  verbe,  à  la  conjugaison;  de  même,  les  éléments 
chargés  d'indiquer  le  sujet,  l'objet,  la  place  dans  l'espace, 
sont  restreints  au  nom,  à  la  déclinaison  :  filius,  sujet; 
fdiuM,  régime  direct.  Mais  le  procédé  de  l'agglutination 
permettait  la  formation  de  dérivés  appartenant  à  d'autres 
catégories.  En  magyar,  par  exemple,  \e  moi  munka  «  ou- 
vrage  »  et  le  suffixe  personnel  m  forment  le  nom  munkàm 
«  mon  ouvrage  ».  Dans  les  langues  dravidiennes  nous  re- 
trouvons ce  procédé,  mais  ici,  et  pour  parler  des  mots  de 
cette  espèce,  le  suffixe  personnel  apporte  pour  ainsi  dire  un 
sens  attributif,  une  signification  d'existence.  En  tamoul, 
par  exemple,  têvarîr  formé  de  tèvar  «  dieu  »,  pluriel  hono- 
rifique, et  de  2V  terminaison  personnelle,  signifie  :  «  vous 
êtes  dieu  »  et  peut,  du  reste,  en  prenant  le  sens  de  «  vous 
qui  êtes  dieu  »  se  prêter  aux  procédés  qui  répondent  à  ce 
qu'on  appelle  la  déclinaison.  Voici  un  autre  fait  bien  signi- 
ficatif et  bien  curieux  (encore  qu'on  ne  le  retrouve  plus 
que  dans  les  textes  anciens). Dans  les  vieux  poëmes  tamouls 
on  rencontre  des  formes  telles  que  ça,rndâykku  «  à  toi  qui 
t'es  approché  »  et  qui  se  décompose  ainsi  :  car  «  atteindre, 
s'approcher,  arriver  »;  n  euphonique;  c?,  signe  du  passé; 


LES    LANGUES    DRAVIDIENNES.  113 

ây  «  tu,  toi  »,  suffixe  de  la  seconde  personne;  k  eupho- 
nique et  ku  K  à  ».  Des  formations  de  cette  sorte  sont  tout 
à  fait  caractéristiques. 

Le  toulou,  une  des  langues  dravidiennes  les  moins  im- 
portantes, offre  une  particularité  que  nous  ne  devons  pas 
négli<^er  de  mentionner.  Le  mot  en  tamoul,  en  télinga,  en 
•kanara,  en  malayâla  peut  donner  naissance  à  un  dérivé  cau- 
satif  par  le  fait  de  l'intcrcalalion  d'une  syllabe  particulière 
entre  le  radical  et  l'élément  qui  indique  le  temps.  En  ta- 
moul, par  exemple,  de  çeyvên  «  je  ferai  »  l'on  tire  çey- 
vippén  ((  je  ferai  faire  ».  En  toulou  le  nombre  de  ces 
formes  secondaires  est  bien  autrement  considérable  :  mal- 
puve  «  je  fais  »  ;  malpêve,  fréquentatif  a  je  fais  habituelle- 
ment »;  malpâve,  causatif  «je  fais  faire  »;  maltruve^  in- 
tensif «  je  fais  vivement  ».  Par  l'intercalation  d'une 
nouvelle  syllabe,  d'un  nouvel  élément,  chacune  de  ces 
formes  peut  devenir  négative  :  malpâvuji  «  je  ne  fais  pas 
faire  ».  Ce  phénomène  se  retrouve  dans  la  langue  turque, 
ainsi  que  nous  le  verrons  en  temps  et  lieu.  Les  exemples 
de  ce  procédé  y  sont  en  nombre  considérable,  et  l'on  y  dit 
en  un  seul  mot  :  «  je  fais  aimer,  je  puis  aimer,  je  maime, 
ils  s'aiment  l'un  l'autre  »,  et  ainsi  de  suite. 

Les  langues  dravidiennes  ne  connaissent  pas  l'article, 
bien  que  l'on  trouve  parfois  dans  de  vieux  documents  des 
exemples  de  pronoms  démonstratifs  employés  avec  le  sens 
déterininatif.  L'adjectif,  toujours  invariable,  n'est  pour 
l'ordinaire  qu'un  nom  de  qualité  qui  précède  constamment 
le  nom  auquel  il  sert  d'épithète. 

La  distinction  des  genres  devait  être  primitivement  in- 
connue en  dravidien.  De  nos  jours,  même,  elle  ne  s'ap- 
plique qu'aux  êtres  humains  qui  sont  parvenus  à  l'âgé  de 
raison  :  les  noms  d'enfants  sont  neutres  dans  toutes  les 
langues  dravidiennes,  et,  dans  la  plupart  d'entre  elles, 
également-  les  noms  de  femmes  le  sont  aussi  au  singuher. 

LINGUISTIQUE.  8 


114  LA   LINGUISTIQUE. 

Le  système  dravidien  ne  conçoit  la  notion  de  temps  que 
sous  trois  hypothèses  :  celle  du  présent,  celle  du  passé,  celle 
d'un  futur  indéterminé  et  dont  l'idée  est  très-vague;  ce 
futur  indique,  par  exemple,  ce  qui  est,  était  ou  doit  être 
fait  d'habitude.  Quant  aux  deux  «  voix  »  dont  parlent  les 
grammairiens,  l'une  positive,  l'autre  négative,  elles  se  ré- 
duisent à  une  seule  et  même  forme  primitive.  La  voix  néir 
gative,  en  effet,  n'est  que  le  composé  d'une  négation,  des 
éléments  chargés  d'indiquer  la  personne  et  du  simple  ra- 
dical. 

Le  vocabulaire  dravidien  indique  un  état  de  civihsation 
assez  peu  avancé.  Il  n'y  avait  dans  le  pays  dravidien,  avant 
l'arrivée  des  populations  hindoues,  ni  adieu»,  ni  «âme», 
ni  ((  temple  » ,  ni  «  prêtre  » .  Il  est  vrai  qu'il  n'y  avait  pas 
davantage  de  «  livre  »,  d'  «  écriture  »,  de  «  grammaire  ». 
Le  mot  ((  volonté  »  fait  également  défaut.  On  ne  savait 
pas  compter  jusqu'à  mille;  la  seule  langue  dravidienne 
qui  possède  un  mot  propre  pour  exprimer  ce  nombre,  le 
télinga,  l'a  tiré  de  la  racine  ve  «ardeur,  multiplication». 
Aucun  idiome  dravidien  ne  peut  rendre  dans  leur  sens 
abstrait  nos  verbes  «  avoir»  et  «  être  ». 

D'après  cette  esquisse,  on  peut  juger  suffisamment  du 
caractère  tles  langues  dravidiennes.  Ce  sont  des  langues 
agglutinantes  arrêtées  dans  le  développement  de  leurs 
formes  à  une  période  pour  ainsi  dire  prématurée.  L'inva- 
sion hindoue  fut,  selon  toute  vraisemblance,  la  cause  de 
cet  arrêt. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  aisé  d'assigner  aux  langues  qui 
représentent  aujourd'hui  le  système  dravidien  leur  place 
naturelle  dans  la  série  des  idiomes  agglutinants.  Elles 
doivent  être  inscrites  parmi  les  premières  par  ordre  ascen- 
dant, c'est-à-dire  parmi  celles  qui  suivent  immédiatement 
le  monosyllabisme,  mais  qui  précèdent  le  turc,  le  magyar, 
le  basque  et  les  langues  américaines.  L'on  n'y  trouve  au- 


LES    LANGUES    DRAVIDIENNES. ,  115 

cune  trace  de  flexion,  et  les  altérations  de  voyelles  qu'il  est 
loisible  de  constater  chez  elles  sont  purement  phonétiques. 
Elles  n'ont  aucune  importance  en  ce  qui  concerne  le  sens 
même  des  mots  qui  sont  ainsi  modifiés. 

Nous  avons  dit  que  le  contact  des  langues  hindoues  avait 
été  la  cause  probable  de  l'arrivée  des  Dravidiens  à  la  vie 
historique.  Tout  indique  en  effet  que  les  Aryens  furent 
à  la  fois  les  conquérants  des  plaines  et  des  forêts  du  Décan 
et  les  civilisateurs  de  leurs  sauvages  habitants.  Des  tribus 
errantes  et  misérables,  indisciplinées,  difficiles  à  aborder, 
peuplent  encore  quelques  contrées  à  peine  explorées  de 
cette  riche  et  féconde  région.  S'il  est  à  présumer  que  les 
Dravidiens  ont  été  civilisés  par  l'invasion  hindoue,  il  est 
certain  au  moins  qu'ils  lui  doivent  leur  écriture. 

Les  langues  dravidiennes  littéraires  sont  transcrites 
pour  l'ordinaire  au  moyen  de  trois  alphabets  différents. 
Le  toulou  emploie  les  mêmes  caractères  que  le  kanara.  Ce 
dernier  idiome  et  le  télinga  n'ont  au  fond  qu'un  seul  et 
même  système,  et  la  forme  de  leurs  lettres  respectives  ne 
présente  que  des  différences  minimes.  Le  premier  des 
trois  alphabets  dont  nous  parlions  est  cet  alphabet  kanaro- 
télinga.  Le  second  est  celui  du  tamoul.  La  forme  carrée 
y  prédomine  et  il  ne  possède  que  vingt-huit  signes,  tan- 
dis que  les  autres  reproduisent  avec  fidélité  Tordre  et 
le  nombre  des  lettres  de  l'alphabet  propre  au  sanskrit. 
Aussi  les  brahmanes  du  pays  tamoul  se  servent-ils,  lors- 
qu'ils veulent  écrire  du  sanskrit,  d'un  alphabet  spécial 
I  appelé  ((  grantha  »  ;  cet  alphabet  est  calqué  sur  l'écriture 
hindoue  et  présente  un  des  deux  types  anciens  d'où  est 
sorti,  par  voie  de  réduction,  le  système  graphique  tamoul 
(qui,  soit  dit  en  passant,  confond  la  forte  et  la  faible  de 
chaque  paire  d'explosives). Le  troisième  alphabet  dravidien 
est  celui  du  malayâla  qui  dérive  du  grantha.  Les  anciennes 
inscriptions  dravidiennes  se  ramènent  à  deux  types  d'écri- 


116  •  LA   LINGUISTIQUE. 

ture  :  l'une  est  spéciale  au  tamoul  ;  l'autre  qui  sert  au 
sanskrit  et  aux  langues  indigènes  et  se  rapproche  con- 
sidérablement des  vieilles  formes  de  l'alphabet  du  san- 
skrit, serait  le  prototype  de  tous  les  alphabets  du  Décan. 
La  première  aurait  été  empruntée  directement  aux  Sé- 
mites, selon  M.  Burnell. 

Des  peuples  qui  ne  possèdent  point  d'écriture  peuvent-ils 
avoir  une  littérature  au  sens  propre  du  mot?  En  tout  cas, 
il  y  a  maint  exemple  de  populations  tout  à  fait  illettrées 
chez  lesquelles  de  longues  compositions,  toujours  poé- 
tiques, se  sont  transmises  de  bouche  en  bouche  à  travers 
nombre  de  générations,  et  l'on  découvre  partout  des  chants 
et  des  contes  populaires  qu'aucune  plume,  qu'aucun  outil 
n'ont  fixés.  En  était-il  de  même  chez  les  anciens  Dravi- 
diens?  Nous  ne  pouvons  l'affirmer.  La  littérature  des  lan- 
gues dravidiennes  est  pourtant  assez  riche;  mais  tous  les 
ouvrages  dont  elle  se  compose,  jusqu'aux  moindres  frag- 
ments, sont  postérieurs,  et  de  beaucoup,  aux  premiers 
temps  de  l'influence  aryenne.  Au  point  de  vue  du  nombre 
et  de  la  valeur  de  ces  compositions,  le  tamoul  et  le  kanara 
l'emportent  sur  les  autres  idiomes  dravidiens,  bien  que  le 
télinga  offre  aux  érudits  une  curieuse  mine  à  fouiller.  La 
littérature  tamoule  est  cependant  la  plus  abondante,  la 
plus  féconde,  la  plus  intéressante  et  en  même  temps  la  plus 
ancienne.  Le  tamoul  littéraire  diffère  beaucoup  plus  du 
tamoul  vulgaire  que  ne  diffèrent  les  autres  idiomes  dravi- 
diens littéraires  du  kanara,  du  télinga  et  du  toulou  em- 
ployés dans  la  conversation  usuelle.  D'ailleurs  la  littéra- 
ture tamoule  n'est  pas  toujours  un  simple  reflet  de  la 
littérature  sanskrite,  et  elle  possède  aussi  son  originalité. 
Le  tamoul  a  eu  la  bonne  fortune  d'être  pendant  longtemps 
la  langue  des  sectaires  çivaïstes  et  celle  d'hérétiques  djâi- 
nistes  et  bouddhistes  qui  ont  beaucoup  écrit.  Leurs  livres 
sont  les  chefs-d'œuvre  de  la  poésie  tamoule  ancienne.  Il  faut 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  117 

ajouter  que  dans  les  langues  dravidiennes  les  \ieux  monu- 
ments, ou  ceux  qui  possèdent  quelque  valeur,  sont  tou- 
jours en  vers.  La  poésie  tamoule  est  plus  pure  comme 
langag^e,  plus  correcte  que  la  prose,  et  proscrit  avec  bien 
plus  de  soin  l'emploi  de  mots  étrangers  ;  on  constate  tout 
le  contraire  dans  les  vers  du  télinga,  du  kanara,  du  ma- 
layàla,  où  abondent  les  mots  tirés  des  dialectes  hindous. 
Le  vocabulaire  tamoul,  d'ailleurs,  est  fort  riche  et  possède 
un  grand  nombre  de  synonymes. 

La  littérature  dravidienne  est  particulièrement  originale 
dans  les  poëmes  moraux,  dans  les  recueils  de  sentences  et 
d'aphorismes,  qui  constituent  les  plus  anciens  monuments 
de  la  poésie  tamoule.  Elle  a  produit  également  de  longs 
poëmes  épiques,  remarquables  par  l'exagération  et  la  mi- 
nutie des  détails,  et  dont  la  lecture  nous  semble  en 
général  peu  attrayante. 

Il  faut  attribuer  à  une  époque  plus  récente  de  nombreux 
chants  lyriques  pleins  d'emphase,  des  hymnes  religieux 
pleins  de  monotonie  et  des  récits  licencieux.  C'est  à  une 
époque  moins  ancienne  encore  qu'appartiennent  des  écrits 
scientifiques  presque  exclusivement  consacrés  à  l'art  mé- 
dical. 

Les  Dravidiens  aujourd'hui  ne  savent  plus  que  pasti- 
cher leurs  vénérables  poëmes.  Ils  sont  fidèles  en  ceci  au  pré- 
cepte conservateur  dont  se  choque  à  bon  droitM.  Galdwell, 
et  qu'un  de  leurs  plus  célèbres  grammairiens  a  formulé 
en  ces  termes  :  «  La  convenance  du  style  consiste  à  écrire 
«  sur  les  mêmes  sujets  que  l'ont  fait  les  écrivains  classiques, 
«  avec  les  mêmes  expressions  et  conformément  au  même 
«  plan.  » 

§  14.  Les  langues  ouralo-altaïques. 

Disons  tout  d'abord  qu'on  s'accorde  généralement  à  di- 
viser en  cinq  groupes  principaux  les  langues  ouralo-altaï- 


118  LA   LINGUISTIQUE. 

ques  :  le  groupe  samoyède,  le  groupe  finnois^  le  groupe 
turc  ou  tatar,  le  groupe  mongol^  le  groupe  tongouse. 

Nous  leur  devons  une  place  importante  dans  cet  écrit. 
Plusieurs  d'entre  elles  ont  ou  ont  eu  une  valeur  littéraire 
réelle  ;  toutes  sont  pleines  d'intérêt  en  ce  qui  concerne  la 
linguistique  proprement  dite.  On  a  souvent  cité  telle  ou 
telle  langue  de  la  famille  ouralo-altaïque  (notamment  le 
turc  ou  le  magyar),  lorsqu'il  s'agissait  d'exposer  les  pro- 
cédés de  l'agglutination.  Elles  se  prêtent,  en  effet,  on  ne 
peut  mieux  à  cette  démonstration. 

En  premier  lieu,  nous  nous  proposons  de  passer  en  re- 
vue les  cinq  groupes  énumérés  ci-dessus  et  les  principaux 
idiomes  qui  les  constituent;  nous  traiterons  ensuite  d'un 
phénomène  d'euphonie  qui  a  une  valeur  considérable 
dans  cette  famille  linguistique  et  auquel  on  a  donné  le 
nom  d'harmonie  vocalique. 

Mais  avant  tout  nous  devons  noter  ce  fait  important  :  bien 
que  rangées  sous  un  seul  et  même  titre,  les  différentes 
langues  ouralo-altaïques  offrent  entre  elles  des  diversités 
considérables,  non-seulement  en  ce  qui  concerne  leur  vo- 
cabulaire, mais  encore  en  ce  qui  regarde  leur  structure. 

Après  avoir  parlé  du  phénomène  de  l'harmonie  vocali- 
que, nous  reviendrons  sur  cette  question  de  la  parenté  des 
cinq  groupes  ouralo-altaïques  ;  mais  dès  à  présent  nous 
n'hésitons  pas  à  les  classer,  comme  on  le  fait  d'habitude, 
à  côté  les  uns  des  autres  et  sous  une  même  rubrique. 
Tous  ces  idiomes  en  effet  connaissent  plus  ou  moins  les 
procédés  qui  consistent  à  suffixer  aux  noms  un  pronom 
possessif,  à  joindre  un  régime  direct  au  mot  comportant  la 
notion  verbale,  et  leurs  concordances  lexiques  sont  souvent 
remarquables. 

Gela  dit,  nous  entrons  de  suite  en  matière. 


LES    LANGUES   OURALO-ALTAIQUES.  119 

I.   Le  groupe  samoyède. 

Il  s'étend  en  Europe  sur  la  partie  orientale  de  la  côte 
russe  de  l'océan  Glacial  (c'est-à-dire  à  l'est  de  la  mer  Blan- 
che), et  en  Asie  sur  la  partie  occidentale  de  la  côte  sibé- 
rienne. 

On  ne  porte  pas  au  nombre  de  plus  de  vingt  mille  les 
individus  parlant  samoyède,  et  l'on  compte  chez  eux  cinq 
dialectes  principaux  qui  se  subdivisent  presque  tous  en 
sous-dialectes. 

Le  yourak  est  parlé  dans  la  Russie  européenne  et  dans 
le  nord-ouest  de  la  Sibérie,  jusque  vers  le  fleuve  lénisséi. 

Le  samoyède  iénisséin  occupe  la  région  du  bas  lénisséi. 

Le  ^ay^/i2*  est  parlé  plus  à  l'est,  jusqu'à  l'embouchure  du 
Chatanga. 

Plus  au  sud-ouest  et  sur  le  cours  moyen  de  l'Ob,  on 
trouve  le  samoyède  ostiaque,  vers  les  rivières  Tym  et 
Tchulym. 

Enfin  le  kamassin  est  la  langue  d'un  petit  nombre  d'ha- 
bitants de  la  Sibérie  méridionale. 

Le  Finnois  Gastrén,  l'un  des  fondateurs  de  la  linguisti- 
que ouralo-altaïque,  a  écrit  un  travail  étendu  et  méthodique 
sur  les  dialectes  samoyèdes  où  il  les  compare  continuelle- 
ment entre  eux  (i).  Dans  sa  pensée  le  samoyède  se  rappro- 
che du  finnois  bien  plus  que  d'aucun  autre  groupe  ouralo- 
altaïque,  et  cela  sous  le  rapport  de  la  formation  des  mots 
comme  sous  le  rapport  du  matériel  môme  de  la  langue. 

Le  système  des  voyelles  est  peu  compliqué  dans  les 
idiomes  samoyèdes  ;  celui  des  consonnes  est  au  contraire 
assez  développé  :  on  en  compte  plus  d'une  trentaine,  parmi 
lesquelles  le  ^  mouillé,  le  d  mouillé,  /  mouillé,  5  et  :;  éga- 
lement mouillés. 

(1)  Grammaiik  der  samojedischen  sprachen.  (Publ.  par  M.  Ant. 
Schiefoer).  Pétersbourg,  1854. 


120  LA    LINGUISTIQUE. 

Nous  parlerons  un  peu  plus  loin  des  principes  de  Thar- 
inonie  vocalique,  qui  consiste  dans  l'assimilation  de  la 
voyelle  des  éléments  secondaires  du  mot  à  la  voyelle  de  la 
syllabe  principale.  Ce  principe  est  loin  d'être  observé  éga- 
lement dans  tous  les  dialectes  samoyèdes  ;  ce  n'est  que  dans 
lé  dialecte  kamassin  qu'on  le  voit  bien  développé.  Dans  ce 
dialecte  en  effet  les  voyelles  dites  fortes  [a,  u,  o]  ne  peu- 
vent se  rencontrer  avec  les  voyelles  dites  faibles  {à,  w,  o), 
tandis  que  les  voyelles  dites  neutres  {ï,  e)  se  prêtent  par- 
faitement au  voisinage  des  fortes  et  des  faibles. 

Comme  dans  les  autres  langues  ouralo-altaïques  la  no- 
tion de  la  déclinaison  est  rendue  en  samoyèdepar  l'agglu- 
tination à  la  racine  principale  de  racines  secondaires  indi- 
quant telle  ou  telle  idée  de  rapport,  de  relation.  Le  suffixe  n^ 
par  exemple,  indiquant  l'idée  du  génitif,  on  dit  en  samo- 
yède  ostiaque  loga  «  le  renard  »,  kule  «  le  corbeau  »  et 
logan  «du  renard  n ,  kulen  du  corbeau  ».  Si  au  thème 
vient  s'ajouter  l'élément  la  indiquant  le  pluriel,  on  dit 
logala  «  les  renards  »,  kulela  «  les  corbeaux  »  et  logalan 
«  des  renards  »,  kulelan  «  des  corbeaux  ».  Tout  ce  méca- 
nisme est  des  plus  simples. 

II.  Le  groupe  finnois . 

Ce  groupe  est  d'un  intérêt  bien  plus  considérable  que  le 
précédent,  et  aucun  autre  ne  joue  un  rôle  aussi  important 
dans  l'étude  des  langues  ouralo-altaïques.  On  lui  donne  le 
nom  d'  «  ougrien  »,  de  «  finno-ougrien  »  ou  d'  «  ougro- 
fmnois  » . 

Quant  aux  langues  dont  il  se  compose,  elles  ne  sont  pas 
encore  distinguées  l'une  de  l'autre  d'une  façon  bien  défi- 
nitive. La  plupart  des  auteurs  y  reconnaissent  cependant 
cinq  sous-groupes  dont  M.  Donner  a  donné  l'énumération 
suivante  : 


LES   LANGUES   OURALO-ALTAIQUES.  121 

Finnois  occidental  (suomi,  kaiélien,  vepse,  live,  krévin, 
osthonien,  vote)  ; 

Lapon  ; 

Finno-permien  (zyriène,  permien,  votiaque); 

Finnois  du  Volga  (mordvin,  tchérémisse)  ; 

Ougrien  (magyar,  vogoul,  ostiaque). 

Quelques  auteurs  réduisent  à  quatre  ces  cinq  groupes  et 
rattachent  le  lapon  au  finnois  occidental. 

Le  suomi  occupe  la  plus  grande  partie  de  la  Finlande, 
mais  il  ne  s'étend  pas  sur  toute  la  côte  du  golfe  de  Both- 
nie qui  longe,  un  peu  vers  le  nord,  une  bande  de  territoire 
oii  Ton  parle  suédois,  —  àVasa,  par  exemple;  —  au  sud, 
le  suomi  n'atteint  que  sur  des  points  peu  importants  le 
golfe  de  Finlande,  dont  la  côte  septentrionale  —  Helsing- 
fors  et  ses  alentours  —  est  également  occupée  par  des  Sué- 
dois. On  trouve  encore  un  certain  nombre  de  Finnois  aux 
environs  de  Saint-Pétersbourg.  En  somme,  ils  ne  sont  cer- 
tainement pas  deux  millions  d'individus. 

Au  suomi  l'on  rattache  le  karélien^  qui  s'étend  au  nord 
jusqu'au  territoire  lapon,  au  sud  jusqu'au  golfe  de  Fin- 
lande et  au  lac  Ladoga,  à  l'est  jusqu'à  la  mer  Blanche  et 
aux  bords  du  lac  Onega,  —  et  le  tchonde,  parlé  sur  un 
territoire  très-morcelé,  au  sud  de  ce  dernier  lac  :  le  vepse 
est  le  tchoude  du  nord,  le  vote  est  le  tchoude  du  sud.  Le 
krévin  est  parlé  en  Gourlande. 

h'esthonien,  ou  mieux  l'eshte  ou  este,  est  beaucoup 
moins  répandu  que  le  suomi  et  les  idiomes  qui  lui  sont 
apparentés.  Il  est  parlé  par  huit  cent  mille  individus  en- 
viron et  occupe  la  plus  grande  partie  de  la  côte  méridio- 
nale du  golfe  de  Finlande  (Réval,  Vésenbourg)  ainsi  que  la 
moitié  septentrionale  de  la  Livonie  (Dorpat).  On  distingue 
deux  dialectes  esthoniens,  celui  de  Réval  et  celui  de 
Dorpat,  se  subdivisant  à  leur  tour  en  plusieurs  sous-dia- 
lectes, mais  se  s'étant  jamais  prêtés  à  une  langue  littéraire 


122  LA    LINGUISTIQUE. 

commune.  On  essaya,  mais  en  vain,  vers  la  fin  du  dix- 
septième  siècle,  de  constituer  un  esthonien  littéraire; 
cette  entreprise  échoua  complètement,  comme  elle  devait 
échouer  (1).  La  littérature  de  l'esthonienle  cède  de  beau- 
coup à  celle  du  suomi. 

La  langue  live  n'occupe  guère  plus  que  la  pointe  nord- 
occidentale  de  la  Gourlande,  quelques  lieues  carrées  à 
peine.  Du  côté  de  la  terre  elle  est  de  plus  en  plus  pressée 
par  un  idiome  indo-européen  du  groupe  lithuanien,  le 
lette. 

Disons  quelques  mots  ici  de  la  grammaire  du  suomi  ('2), 
puis  delà  grammaire  estlionienne. 

Le  système  des  consonnes  du  suomi  est  très-simple. 
Outre  les  explosives  /t',  ^,  /;,  il  possède  les  liquides  r,  /,  les 
nasales  m,  w,  et  une  troisième  nasale  assez  semblable  à  celle 
de  l'allemand  «  lang  y>,  puis  5,  A,  v,  y  (que  l'on  écrit  j), 
11  ne  connaît  ni  les  explosives  aspirées,  ni  «  f  o.  Les  explo- 
sives faibles  ^,  d,  h  s'y  rencontrent,  mais  on  les  donne 
comme  étrangères  au  fond  môme  de  la  langue  ;  elles  rem- 
placeraient des  k^  t,  p  plus  anciens. 

Le  suomi  semble  aimer  l'hiatus,  la  rencontre  de  plu- 
sieurs voyelles.  Toutes  les  voyelles  peuvent  finir  les  mots^ 
sauf,  en  principe,  la  voyelle  e.  Il  n'en  est  pas  de  même  de 
toutes  les  consonnes.  Très-souvent  c'est  la  consonne  w  que 
l'on  rencontre  à  la  fin  des  mots. 

Nulle  part  le  principe  de  l'harmonie  vocalique  (dont 
nous  aurons  à  parler  ci-dessous  avec  plus  de  détails)  n'est 
plus  frappant  qu'en  suomi.  La  syllabe  radicale  du  mot  con- 
tient-elle une  voyelle  forte,  les  voyelles  des  suffixes  doivent 
également  être  fortes;  contient-elle  une  voyelle  faible,  les 

(1)  WiEDEMANN.  Grammatik  der  eshtnischen  sprache.  Péters- 
bourg,  1875. 

(2)  Kellgren.  Die  grundzûge  der  finnischen  sprache  mit  riicksicht 
aufden  ural-altaischen  sprachstamme.  Berlin  1847. 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  123 

voyelles  des  suffixes  doivent  être  faibles  ;  contient-elle  une 
voyelle  neutre,  moyenne,  les  voyelles  des  suffixes  doivent 
être  faibles. 

Notons  qu'en  suomi  la  formation  des  mots  n'a  jamais 
lieu  par  des  préfixes,  c'est-à-dire  que  la  racine  occupe  tou- 
jours la  première  place  et  que  les  éléments  qui  la  dérivent 
sont  agglutinés  à  la  suite  de  cette  même  racine,  et  non  devant 
elle.  D'autre  part,  de  même  qu'en  magyar,  c'est  sur  la  ra- 
cine, c'est-à-dire  sur  la  première  syllabe  du  mot,  qu'est 
placé  l'accent  principal. 

En  somme,  le  suomi  est  une  langue  très-euphonique.  Il 
assimile  volontiers  les  consonnes,  notamment  celles  qui 
terminent  la  racine  et  celles  qui  commencent  les  éléments 
dérivatifs,  les  suffixes.  A  vrai  dire,  cette  assimilation  n'est 
pas  constante,  mais  lorsqu'il  l'évite  il  recourt,  pour  échap- 
per au  heurt  de  deux  consonnes  d'ordre  différent,  à  un  autre 
procédé.  Ce  dernier  consiste  à  introduire  dans  la  pronon- 
ciation (sinon  dans  l'écriture)  une  voyelle  très-brève  entre 
les  deux  consonnes  en  question.  Ainsi  pitkà  «  long  »  se 
prononce  pitikà. 

Les  relations  diverses  que  les  langues  à  flexion  expriment 
en  principe  par  leurs  cas  sont  rendues  en  suomi,  comme 
dans  les  autres  idiomes  agglutinants,  par  l'agglutination  de 
différents  suffixes  à  la  forme  radicale  du  mot.  Pour  exprimer 
par  exemple  l'idée  du  génitif,  on  emploie  le  suffixe  n  : 
karhu  «  l'ours  »,  kai^hun  «  de  l'ours  ».  Le  suffixe  chargé 
d'exprimer  le  pluriel  est  t  lorsque  le  mot  est  sujet  de  la 
phrase  ;  dans  les  autres  circonstances,  c'est  î'qui  se  place 
entre  le  radical  et  le  suffixe  indiquant  la  relation.  Ainsi  le 
thème  iapse  «  enfant  »  donna  naissance  aux  formes"  sui- 
vantes :  lapsen  «  de  l'enfant»,  lapset  «  les  enfants  »,  lap- 
sein  ((  des  enfants  » . 

Le  suomi  annexe  les  pronoms  personnels  au  nom  sub- 
stantif lorsqu'il  s'agit  de  dire  à  quelle  personne  se  rapporte 


124  LA    LINGUISTIQUE. 

ce  nom.  Pour  la  première  personne  le  pronom  ainsi  suffixe 
est  ni Siu  singulier,  mme  au  pluriel;  pour  la  seconde  per- 
sonne c'est  si  au  singulier,  nne  au  pluriel;  pour  la  troi- 
sième c'est  nsa  (ou  nsà  d'après  les  principes  d'euphonie) 
pour  le  pluriel  comme  pour  le  singulier.  C'est  ainsi  que  de 
tapa  «  coutume  »  on  forme  tapani  «  ma  coutume  »,  ta- 
pamme  «  nos  coutumes  » ,  tapansa  «  sa  coutume  )>  ou 
«  leurs  coutumes  ». 

C'est  également  par  une  série  de  suffixes  que  le  suomi 
forme  ce  que  l'on  nomme  son  verhe.  La  racine  toujours 
invariable  se  place  au  commencement  du  mot ,  puis 
viennent  les  suffixes  indiquant  que  ce  mot  est  causatif, 
diminutif,  fréquentatif,  puis  les  suffixes  indiquant  le  mode, 
puis  les  suffixes  indiquant  la  personne,  le  sujet  de  l'ac- 
tion. 

Le  système  des  consonnes  de  l'esthonien  n'offre  rien  de 
particulier  si  ce  n'est  que  les  t,  d,  n^  r  /,  s,  s  sont  mouillés 
en  certaines  circonstances.  C'est  ce  que  l'on  indique  dans 
l'écriture  au  moyen  d'un  signe-minute  adjoint  au  carac- 
tère :  6/',  n',  et  ainsi  de  suite.  Le  dialecte  de  Dorpat  pro- 
nonce les  ^,  les  d^  les  h  plus  énergiquement  que  ne  le  fait 
l'autre  dialecte  ;  il  les  change  parfois  en  leurs  correspon- 
dantes fortes,  Â;,  /,  p.  Parmi  les  neuf  voyelles  esLho- 
niennes  on  trouve  iï  («  u  »  français)  et  un  son  spécial  assez 
rapproché  de  o  et  de  e.  Tantôt  ces  voyelles  sont  longues, 
tantôt  elles  sont  brèves  ;  souvent  elles  forment  diph- 
thongues. 

En  parlant  des  dialectes  samoyèdes  et  du  suomi,  nous 
avons  dit  quelques  mots  de  l'harmonie  vocalique,  à  laquelle 
nous  consacrerons  d'ailleurs,  ci -dessous,  un  paragraphe 
spécial.  Le  phénomène  de  l'harmonie  vocalique,  de  l'ana- 
logie qui  doit  se  rencontrer  entre  la  voyelle  des  éléments 
dérivatifs  et  la  voyelle  de  la  syllabe  radicale,  est  loin  d'être 
généralisé  en  esthonien.  Il  ne  se  présente  réellement  que 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  125 

dans  la  partie  orientale  du  dialecte  de  Dorpat,  mais  on  en 
trouve  cependant  des  traces  évidentes  dans  la  partie  occi- 
dentale du  même  dialecte  ainsi  qu'à  l'ouest  et  au  sud  du 
dialecte  de  Réval. 

L'accent  principal  en  esthonien  tombe  sur  la  première 
syllabe  ;  cette  syllabe  est  en  réalité  la  syllabe  radicale. 

Le  procédé  de  formation  des  mots  auquel  on  donne  abu- 
sivement le  nom  de  déclinaison  se  prête  ici,  comme  dans 
les  autres  langues  agglutinantes,  à  une  foule  de  soi-disant 
cas.  Le  nombre  de  ces  derniers  n'est  limité  que  par  le 
nombre  même  des  postpositions  que  l'on  peut  joindre  au 
mot.  En  esthonien  on  en  compte  tantôt  une  dizaine,  tantôt 
une  vingtaine.  Cette  hésitation  des  grammairiens  suffit  à 
démontrer  combien  ces  prétendus  cas  diffèrent  des  cas 
réels  de  la  déclinaison  des  langues  indo-européennes  ou  de 
celle  de  l'arabe  Httéral. 

De  ce  que  l'on  appelle  la  conjugaison  nous  ne  dirons 
d'autre  part  qu'une  seule  chose,  c'est  qu'elle  est  tout  à 
fait  analogue  à  celle  du  suomi. 

Le  lapon  occupe  l'extrême  nord-ouest  de  la  Russie  (au 
nord  du  karélien)  et  quelques  régions  du  nord  de  la  Suède 
et  Je  la  Norwége.  On  y  reconnaît  quatre  dialectes.  Nous 
ne  dirons  rien  de  particulier  de  sa  grammaire  qui  concorde 
d'une  façon  très-nette  avec  celle  du  suomi  et  celle  de  l'es- 
thonien,  dont  nous  venons  de  nous  occuper. 

Les  idiomes  finnois  du  Volga  se  divisent  en  deux  bran- 
ches :  le  tchérémissa  et  le  mordvin. 

Le  tchérémisse  est  parlé  par  deux  cent  mille  individus 
environ,  sur  la  rive  gauche  du  Volga.  Le  territoire  qu'il 
occupe  est  assez  rapproché  de  Kazan  à  l'ouest,  de  Nijni 
Novgorod  à  l'est,  mais  cependant  il  n'est  point  contigu  à 
ces  deux  villes.  On  reconnaît  dans  le  tchérémisse  deux 
dialectes  :  un  dialecte  de  la  plaine,  un  dialecte  de  la  mon- 
tagne. 


126  LA    LINGUISTIQUE.  * 

Le  mordvin  est  parlé  dans  un  certain  nombre  d'ilôts 
peu  considérables,  par  près  de  sept  cent  mille  individus. 
On  le  rencontre  à  l'est  et  à  l'ouest  du  Volga,  à  la  hauteur 
de  Simbirsk,  de  Stavropol,  de  Samara  et  même  un  peu 
plus  au  sud.  Il  se  divise  en  deux  dialectes,  l'erza  et  le 
mokcha. 

Entre  le  mordvin  et  le  tchéré misse,  se  trouve  placé  le 
tchouvache,  idiome  ouralo-altaïque  lui  aussi,  mais  qui  ap- 
partient au  groupe  turc  ou  tatar,  non  point  au  groupe 
finnois  qui  nous  occupe  actuellement. 

Le  permien^  parlé  par  environ  soixante  mille  individus, 
lezyriène  par  quatre-vingt  mille  (ou  peut-être  davantage),  le 
votiaque  par  plus  de  deux  cent  mille,  se  rencontrent  plus 
au  nord.  Le  votiaque  occupe  un  territoire  relativement 
assez  compacte,  au  nord-est  du  tchérémisse,  au  sud  de 
OlasoY.  Le  permien  s'étend  au  nord  du  votiaque,  à  l'ouest 
de  la  rivière  Kama,  à  la  hauteur  de  Solikamsk.  Le  zy- 
riène,  plus  au  nord  que  ses  deux  congénères,  occupe  un 
territoire  beaucoup  plus  vaste,  et,  confinant  du  côté  est 
au  vogoul  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  il  atteint  au 
nord  la  limite  du  samoyède. 

On  donne  le  nom  de  rameau  «  ougrien  »  au  vogoul,  à 
l'ostiaque  et  au  magyar. 

Le  vogoul  est  parlé  par  environ  sept  mille  mdividus, 
Yostiaque  par  une  vingtaine  de  mille.  Le  premier  s'étend  à 
l'est  du  zyriène,  sur  des  régions  très-peu  peuplées  ;  le  se- 
cond, plus  à  l'est  encore,  occupe  sur  une  grande  longueur 
les  rives  de  l'Ob  et  confine  à  la  limite  méridionale  du  sa- 
moyède. Le  vogoul  comprend  au  moins  deux  dialectes  ; 
quant  à  l'ostiaque,  il  varie  àlrkutsk,  à  Surgut,  àObdorsk. 

Nous  devons  nous  arrêter  sur  le  magyar  avec  plus  d'at- 
tention. La  position  géographique,  les  relations  politiques 
des  cinq  millions  d'individus  qui  parlent  cette  langue,  sa 
littérature,  assez  remarquable,  lui  donnent  une  place  spé- 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  127 

ciale  parmi  tous  les   autres  idiomes  du  groupe  finnois. 

Le  magyar  ou  hongrois  s'étend  sur  deux  régions  d'iné- 
gale grandeur  et  séparées  l'une  de  l'autre  par  un  espace 
d'environ  quarante-cinq  à  cinquante  lieues. 

Le  groupe  principal,  celui  de  l'ouest,  présente  la  forme 
d'un  pentagone  irrégulier  aux  angles  duquel  se  trouvent 
placées  les  villes  de  Presbourg  (en  magyar  Pozsony,  où  con- 
finent l'allemand  à  l'ouest  et  au  sud,  le  slovaque  au  nord, 
le  magyar  à  l'est);  Unghvar,  de  langue  slovaque;  Nagy 
JBanya,  de  langue  magyare  ;  Novi  Sad  (en  allemand  Neu- 
satz,  sur  la  limite  du  magyar  et  du  serbe  de  Sirmie)  ;  Unt. 
Limbach,  de  langue  magyare  (un  peu  au  nord  de  Yarasdin 
en  Croatie).  La  plus  grande  hauteur  de  ce  pentagone  est 
d'environ  quatre-vingts  lieues^  sa  plus  grande  largeur  de 
cent  et  quelques  lieues.  Il  ne  forme  pas  d'ailleurs  un  ter- 
ritoire compacte  ;  il  renferme  un  certain  nombre  d'encla- 
ves de  langue  slovaque  au  nord,  de  langue  serbe  au  sud,  de 
langue  allemande  à  l'ouest  et  au  sud. 

Le  groupe  magyar  oriental  est  plus  homogène  ;  six  fois 
moins  étendu,  approximativement,  que  le  groupe  de  l'ouest, 
il  se  trouve  (avec  deux  îlots  de  langue  allemande  accolés  à 
sa  frontière  occidentale,  Mediasch,  Kronstadt)  situé  juste  au 
milieu  de  la  région  de  langue  roumaine.  Ce  second  terri- 
toire magyar,  dont  les  principales  localités  sont  peu  consi- 
dérables (Maros-Vasarhely,  Udvarhely),  forme  l'extrême 
sud-est  du  royaume  de  Hongrie. 

On  a  cherché  à  expliquer  de  diverses  façons,  mais  tou- 
jours sans  succès,  le  mot  de  «  magyar  ».  Celui  de  «  hon- 
grois »  nous  paraît  tout  aussi  obscur.  Rappelle-t-il  l'ori- 
gine orientale  des  Magyars,  c'est  ce  que  nous  ne  pouvons 
décider.  La  question  d'ailleurs  n'a  qu'une  importance 
-ocondaire  (1). 

(1)  Sayous.  Les  origines  de  V époque  païenne  de  l'histoire  des  lion- 


128  LA    LINGUISTIQUE. 

On  suppose,  avec  assez  de  vraisemblance,  que  l'invasion 
d'Attila  ne  fut  qu'une  première  incursion  des  peuples  pro- 
ches  parents   des   Magyars   actuels.   Quoi  qu'il   en   soit, 
ceux-ci  sont  absolument  isolés  aujourd'hui  des  autres  po- 
p        /    /'      pulations  de  langue  finnoise  et  se  trouvent  enveloppés  de 
1/  '    tous  côtés  par  l'allemand,   le  roumain  et  diftérents  idio- 

^}  mes  slaves  ;  il  est  hors  de  doute  que  dans  un  petit  nom- 

bre de  siècles  leur  propre  langue  aura  vécu,  en  dépit  des 
[î^ct/ft   '^      privilèges  que  les  conditions  politiques  lui  auront  octroyés 
i4.^/  o^\y^    à  profusion.  Elle  ne  disparaîtra  pas  d'ailleurs  sans  laisser 
"'^        une  histoire  honorable.  Son  monument  le  plus  ancien  est 
K^  i^AJ->  '^-    jg  j^  fjj^  J^  douzième  siècle.  Entre  autres  écrits  du  quin- 
>-i€M  c^'  t.    zième  siècle,  on  possède  une  version  de  la  Bible,  et  parmi 
»-4x**^  n^    ceux  du  seizième,  une  légende  de  sainte  Marguerite.  Nous 
n'avons  pas  à  nous  étendre  ici  sur  l'histoire  littéraire  du 
'.  /f*  '^      magyar;  les  productions  de  cette  langue  restent  malheu- 
'  reusement   lettre  close  pour  la  plupart  des  érudits  et  des 

lettrés  étrangers.  Gela  est  particulièrement  regrettable  à 
notre  propre  point  de  vue.  Nombre  de  bons  écrits  gram- 
maticaux sur  les  langues  ouralo-altaïques  sont  rédigés  en 
magyar  et  sont  condamnés  par  là  même  à  ne  se  répandre 
que  très-lentement.  Les  savants  hongrois  sont  habitués, 
aujourd'hui  encore,  à  manier  assez  bien  la  langue  latine  ; 
que  ne  l'emploient-ils  pour  nous  faire  connaître  leurs  pro- 
pres travaux  ? 

On  compte  un  certain  nombre  de  dialectes  magyars,  les 
uns  appartenant  à  la  basse  Hongrie  (dialectes  de  De- 
breczin,  de  Szegedin,  etc.)  et  ceux  de  la  haute  Hongrie. 
Toutefois,  leurs  différences  sont  relativement  minimes,  et 
l'on  peut  dire  que  la  langue  magyare  n'a  pas  varié  d'une 
façon  considérable  depuis  l'époque  de  ses  plus  anciens  do- 

grois.  Paris,  1874.  Riedl.  Magyarische  grammalik.  Vienne,  1838. 
Introduction.  Castrén.  Ueber  die  ursitze  des  finnischen  volkes.  Hel- 
singfors,    J849. 


LES    LANGUES   OURALO-ALTAIQUES.  129 

cuments  historiques.  Elle  a  été  influencée  tour  à  tour^  il 
est  vrai,  par  le  turc,  par  les  idiomes  slaves,  par  l'allemand, 
par  d'autres  langues  encore,  mais  son  fond  est  resté  essen- 
-(iellement  le  même. 

Depuis  que  le  royaume  de  Hongrie  a  repris  une  impor- 
tance toute  nouvelle,  aux  dépens  des  provinces  serbes  et 
roumaines  de  la  monarchie  austro-hongroise,  le  magyar  a 
gagné  également  une  nouvelle  importance,  au  moins  à  ce 
point  de  vue.  Mais  ses  productions  ont  été  trop  souvent 
pensées  en  allemand,  et  elles  se  ressentent  profondément 
de  l'éducation  étrangère  de  leurs  auteurs. 

Jetons  sur  la  phonétique  et  la  structure  de  cette  Jangue 
un  rapide  coup  d'oeil. 

Le  matériel  phonique  du  magyar  est  peu  compliqué  : 
sept  voyelles  brèves,  a,  e  (plus  ou  moins  ouvert),  i,  o,  u 
(«  ou  »  français),  o(«  eu»  de  «  feu  »),  û  («  u  »  français, 
«  ij  »  allemand)  et  leurs  sept  correspondantes  longues  ;  ces 
dernières  sont  marquées  dans  l'écriture  par  la  superposi- 
tion d'un  accent  incliné  à  droite  :  ft,  e,  o,  w,  etc.  Les  con- 
sonnes ne  sont  pas  fort  nombreuses,  mais  quelques-unes 
d'entre  elles,  ty  et  gy^  n'ont  point  de  correspondante 
française.  Il  serait  plus  simple,  sans  doute,  de  les  rendre 
par  un  signe  unique  (par  exemple  c'  et  y).  A  coup  sûr  la 
transcription  est  détestable,  lorsqu'il  s'agit  des  sz,  zs  et  s 
magyar.  En  effet,  sz  a  le  son  de  notre  «  s  »  dans  «  sœur, 
sa,  son  »  ;  zs  celui  du  i  croate  et  tchèque,  c'est-à-dire  «  j  » 
français  ;  s  celui  du  s  croate  et  tchèque,  soit  le  «  ch  »  fran- 
çais de  «  chercher  ».  U  serait  malheureusement  inutile,  à 
l'heure  actuelle,  de  tenter  la  réforme  de  ce  système  défec- 
tueux. Les  Slaves  ont  compris,  depuis  longtemps,  l'impor- 
tance d'une  modification  de  cette  espèce  et  l'ont  réa- 
lisée en  très-grande  partie  (  1  )  ;   mais  il  y  a  peu  d'espoir 

(1)  Picot   Tahleau  phonétique  des  principales  langues  usuelles.  Re- 

LINGUISTIQUE.  9 


130  LA   LINGUISTIQUE. 

que    les   Magyars    accèdent   à    une    réforme   semblable. 

De  même  qu'en  suomi,  la  racine,  dans  le  mot  magyar, 
occupe  la  première  place  ;  il  est  rare  qu'elle  se  trouve  pré- 
cédée d'un  préfixe.  Le  mot  magyar,  en  principe,  est  donc 
formé  sur  ce  type  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus  :  R  -j~  r 
ou  R  -j-  R  4-  R,  etc.,  c'est-à-dire  racine  -|-  suffixe,  ou  ra- 
cine +  suffixe  -\-  suffixe,  et  ainsi  de  suite.  La  forme  pré- 
fixe +  racine  ou  préfixe  4-  racine-h  suffixe  est  relativement 
rare.  Elle  serait  due  à  l'influence  des  langues  indo-euro- 
péennes, et  l'histoire  elle-même  de  l'idiome  magyar  ensei- 
gne qu'elle  est  récente. 

Le  magyar  est  soumis  à  des  lois  d'harmonie  vocalique. 
C'est  là  un  sujet  particulier  sur  lequel  nous  ne  devons  pas 
nous  arrêter  ici  et  que  nous  examinerons  d'ensemble  après 
avoir  parlé  de  toutes  les  langues  ouralo-altaïques.  Rappe- 
lons simplement  que  l'harmonie  vocalique  consiste  en  ce 
fait,  que  les  voyelles  des  éléments  suffixes  à  la  racine  s'as- 
similent à  la  voyelle  de  cette  racine. 

Tout  comme  en  finnois,  l'accent  se  pose  en  magyar 
sur  la  syllabe  radicale,  qui  est  placée,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  en  tête  du  mot.  La  racine  est-elle  précédée  d'un  pré- 
fixe (nous  avons  dit  également  que  cette  hypothèse  était  fort 
rare),  c'est  sur  ce  préfixe  que  tombe  l'accent.  En  d'autres 
termes,  l'accent  pèse  sur  la  syllabe  initiale,  sur  la  première 
syllabe  du  mot. 

La  formation  des  mots,  c'est-à-dire  la  dérivation  de  la 
racine,  est  des  plus  simples.  Le  pluriel  est  indiqué  par  un. 
élément  agglutiné  :  hâz-ak  «  les  maisons  »,  atyà-k  «.  les^ 
pères  ».  Quant  aux  éléments  indiquant  la  notion  de  cas,, 
ils  ne  viennent  se  juxtaposer  qu'après  ce  signe  du  plu- 
riel. Au  singulier,  par  exemple,  l'on  dit  atya  «  pater  »  et 

vue  de  linguistique,  t.  VI,  p.  363.  Paris,  1874.   Dans  ce  tableau  le- 
magyar  et  le  turc  représentent  les  langues  ouralo-altaïques. 


1 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  IBl 

atyat  «  pcatrem  »,  aa  pluriel  atydk  et  afyâkai,  le  premier 
rendant  le  nominatif  latin,  le  second  rendant  l'accusatif. 

Un  article  s'est  formé  dans  la  langue  magyare.  C'est  az 
devant  les  voyelles,  a  devant  les  consonnes  :  az  ember 
«  l'homme  ». 

La  dérivation  verbale  du  magyar  est  assez  riche  :  c'est 
une  suite  d'éléments  agrégés  les  uns  aux  autres.  Elle  incor- 
pore (ainsi  que  cela  se  passe  dans  toutes  les  langues  du 
groupe  finnois)  le  pronom  de  la  troisième  personne  lors- 
qu'il est  régime  direct  : 

vàr  «  il  attend  »,  forme  simple  au  singulier  ; 

vârja  «  il  l'attend  »,  forme  objective  au  singulier  : 

vàrjàk  ((ils  l'attendent  »,  forme  objective  au  pluriel. 

Dans  ces  différents  exemples,  l'élément  ja  indique  le 
pronom  régime  «  lui  » ,  et  k  est  le  signe  du  pluriel. 

Et  non-seulement  le  magyar  peut  incorporer  le  pronom 
régime  de  la  première  personne,  mais  il  peut  incorpoi^er 
également  celui  de  la  deuxième.  Gela  n'a  lieu,  il  est  vrai, 
que  dans  l'hypothèse  où  le  sujet  est  à  la  première  per- 
sonne du  singulier.  A  côté  de  vâi^ok  «  j'attends  »,  il  dit 
vcbHak  «  je  t'attends  ».  Cette  faculté  d'incorporer  le  régime 
de  la  seconde  personne  est  un  fait  à  relever  soigneusement. 
Nous  verrons  plus  loin  que  le  basque  fait  encore  mieux 
sous  ce  rapport  que  les  langues  ouralo-altaïques  et  qu'il 
incorpore  non-seulement  le  régime  direct  (comme  dans 
«  je  le  donne  »),  mais  encore  le  régime  indirect  (comme 
dans  ((  je  te  le  donne  »). 

Tous  les  idiomcis  que  nous  venons  de  passer  rapidement 
en  revue,  sont  incontestablement  parents  les  uns  des  au- 
tres et  se  rattachent  à  une  souche  commune,  (hi  a  com- 
mencé à  appliquer  à  leur  étude  la  méthode  com[)arative, 
mais  ce  travail  est  des  plus  délicats.  11  s'agit  ici  d'idiomes 
séparés  les  uns  des  autres  de[)uis  de  longs  siècles  et  (jui  ont 
subi  l'inlluence  presque  continuelle  des  langues  indo-eu- 


132  LA    LINGUISTIQUE. 

ropéeiines,  dont  rorganisation  est  supérieure  à  la  leur 
propre. 

La  comparaison  des  diverses  langues  finnoises  révèle  des 
variations  phonétiques  curieuses,  mais  elle  ne  montre,  en 
somme,  rien  de  bien  nouveau.  Citons  quelques  exemples. 
Le  mot  «  main  »  se  dit  kàte  en  suomi,  kàzi  en  vepse,  tclidsi 
en  vote,  kàsïen  esthonien,  kàiz  en  live,  giet  et  kàt  en  lapon, 
ki  en  zyriène,  en  permien  et  envotiaque,  ked  en  mordvin, 
ket  en  tchérémisse,  kêt  ou  kôt  en  ostiaque,  kat  en  vogoul; 
«  poisson  ))  est  kala  en  suomi,  guolle  en  lapon,  kal  en 
mordvin,  A:w/ en  vogoul,  hal  en  magyar. 

En  général,  il  semble  que  le  magyar  a  réduit  et  abrégé 
les  mots  primitifs,  tandis  que  le  suomi  montre,  au  con- 
traire, une  tendance  très-accusée  à  multiplier  les  voyelles. 
La  comparaison  de  l'ancien  et  du  nouveau  magyar  révèle 
des  faits  analogues  et  nous  montre  que  cette  langue  a  subi 
dans  son  propre  sein  des  permutations  qui  sont  aujour- 
d'hui normales  entre  elle-même  et  ses  conîrénères. 

M.  Budenz  compte  dans  l'ensemble  des  langues  ougricn- 
nes  neuf  voyelles  et  trente-trois  consonnes,  parmi  les- 
quelles le  «  j  »  français,  les  deux  «  ch  »  allemands,  les 
semi-linguales  de  l'ostiaque,  le  d  faible  et  sifflant  du  la- 
pon et  les  consonnes  mouillées.  Aucun  des  dialectes  de 
cette  famille  n'a  de  système  graphique  véritablement  ori- 
ginal. 

Les  idiomes  finnois  ne  connaissent  réellement  pas  la 
distinction  des  genres,  mais  ils  possèdent  les  trois  nom- 
bres. Le  duel  et  le  pluriel  sont  indiqués  par  des  suffixes 
différents. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  l'article  n'est  employé  d'une 
façon  conforme  à  nos  habitudes  qu'en  magyar  :  az  devant 
les  voyelles,  a  devant  les  consonnes.  Le  mordvin,  toute- 
fois, sait  déterminer  les  noms,  comme  le  fait  la  langue 
basque,  en  leur  postposant  le  pronom  démonstratif  de  la 


LES   LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  133 

troisième  personne.  Le  zyriène  et  le  votiaque  ont  quelque 
cliose  d  analogue,  et  M.  Budenz  retrouve  également  des 
traces  de  ce  procédé  dans  d'autres  langues  de  la  même  fa- 
mille. En  magyar,  en  effet,  l'affixe  de  la  troisième  per- 
sonne, a  ou  e  «  son  »,  est  un  élément  dérivatif  très-com- 
mun :  Pesl  vârosa  «  la  ville  de  Pesth  »,  mot  à  mot  «  Pestli 
sa  ville  » . 

Il  est  bon  de  le  répéter,  de  même  que  dans  toutes  les 
langues  agglutinantes,  il  n'y  a  point  ici  de  véritable  décli- 
naison. On  se  sert  de  postpositions,  de  particules,  dont  le 
sens  est  celui  de  nos  prépositions,  et  que  l'on  place  à  la 
fin  des  mots;  dans  l'écriture  on  a  pris  l'habitude  de  ne 
point  les  en  séparer.  Les  augmentatifs,  les  diminutifs,  les 
superlatifs  sont  formés  de  la  même  façon.  Les  suffixes  qui 
correspondent  aux  cas  de  nos  langues  indo-européennes 
anciennes,  se  placent  toujours  les  derniers,  par  la  raison 
bien  simple  qu'ils  n'affectent  pas  le  sens  intime  du  mot, 
mais  qu'ils  indiquent  seulement  sa  manière  d'être  (à,  dans, 
avec,  de)  vis-à-vis  des  autres  termes  de  la  proposition.  Le 
nombre  de  ces  suffixes  est  considérable,  aussi  les  auteurs 
qui  s'avisent  de  rédiger  des  grammaires  de  langues  agglu- 
tinantes à  la  façon  des  grammaires  du  grec  et  du  latin, 
ont-ils  imaginé  de  leur  donner  une  quantité  de  prétendus 
cas,  pour  lesquels  ils  ont  inventé  les  noms  en  «  if  »  les 
plus  baroques.  Il  eût  mieux  valu  parler  simplement  de 
suffixes  ou  de  postpositions. 

Nous  avons  traité  également  de  la  remarquable  faculté 
d'incorporer  dans  le  mot  le  pronom  qui  lui  sert  de  régime 
direct  :  o  je  le  vois,  je  le  prie  »,  et  nous  avons  dit  qu'en 
un  certain  cas  le  magyar  pouvait  incorporer  le  pronom"  de 
la  seconde  personne,  «je  te  vois,  je  te  prie  ».  Le  vogoul  fait 
de  même,  quel  que  soit  le  sujet  :  «  je  te  vois,  il  te  voit  »  ;  le 
mordvin,  enfin,  incorpore  même  le  régime  de  la  première 
personne  et  dit  en  un  seul  mot  a  il  me  voit,  il  me  prie  »  . 


134  LA   LINGUISTIQUE. 

Notons  d'abord  que  ces  idiomes  possèdent  également  les 
formes  où  ce  régime  n'est  pas  incorporé. 

Ces  observations  sur  le  groupe  finnois  des  langues  ou- 
ralo-altaïques  sont  assez  succinctes,  mais  elles  suffisent, 
nous  semble-t-il,  à  le  caractériser  et  à  montrer  quelle  est 
son  importance,  aussi  bien  que  son  intérêt. 

m.  Le  groupe  turc. 

On  lui  donne  aussi  le  nom  «  tatar  »,  et  fort  impropre- 
ment celui  de  «  tartare  »,  qui  n'est  qu'un  mauvais  jeu  de 
mots.  Les  peuples  qui  parlent  les  nombreux  idiomes  for- 
mant le  groupe  turc  s'étendent  aujourd'hui  des  rivages  de 
la  Méditerranée  orientale  aux  bords  de  la  Lena  en  Sibérie. 
On  enseigne  communément  que  leur  point  d'origine  fut  le 
Turkestan  (I)  ;  c'est  de  là  que  rayonnèreni,  depuis  les 
Ages  historiques,  des  hordes  nombreuses  et  intrépides  qui 
conquirent  en  Asie  dévastes  régions  et  poussèrent  en  Europe 
jusque  sur  le  territoire  français. 

Au  point  de  vue  linguistique,  les  Turcs,  dans  la  plus 
large  extension  du  mot,  se  partagent  en  cinq  familles,  par- 
lant chacune  un  idiome  distinct  divisé  à  son  tour  en  un 
plus  ou  moins  grand  nombre  de  variétés.  En  allant  de  l'est 
à  l'ouest  et  du  nord  au  sud,  ces  cinq  rameaux  sont  le  ya- 
kotit,  Voidgow^  le  nogaïque,  le  kirg/az,  le  turc  propre- 
ment dit. 

Le  yakout  est  parlé  par  deux  cent  mille  individus  envi- 
ron, au  milieu  des  pleuplades  tongouses  dans  la  Sibérie  du 
nord-est. 

On  compte  trois  dialectes  ouigours  :  Vouigou?'  propre- 
ment dit,  le  djagataïque,  le  turcoman.  La  langue  oui- 
goure  est  de  toutes  ses  congénères  celle  qui  a  atteint  le  plus 

(1)  Abel  R.ÉMUSAT.  Recherches  sur  les  langues  (atares,  p.  328. 
Paris,  1820. 


LES   LANGUES   OURALO-ALTAIQUES.  135 

(laut  degré  de  culture  littéraire.  Elle  s'écrivait  encore  au 

iiiquième  siècle  de  notre  ère,  comme  en  témoignent  les 
iiilours  chinois,  à  l'aide  d'un  alphabet  original,  perdu  de- 
puis lors  et  remplacé,  sous  l'inQuence  des  missionnaires 
nestoriens,  par  un  système  dérivé  de  l'alphabet  syriaque, 
comme  celui  des  Mandchous,  des  Kalmouks,  des  Mon- 
gols(l). 

Le  nogaïque  est  parlé  par  environ  cinquante  mille  per- 
sonnes vers  l'embouchure  du  Volga,  à  Astrakhan,  dans 
quelques  districts  situés  entre  la  mer  Noire  et  la  mer  Cas- 
pienne, dans  un  petit  territoire  au  nord  de  la  mer  d'Azov 
et  dans  toute  la  Grimée.  C'est  la  langue  des  Tatars  de 
Russie  proprement  dits.  Le  dialecte  koumuque  est  parlé 
au  nord-est  du  Caucase. 

Certains  auteurs  rattachent  le  kirghiz  au  nogaïque.  Les 
Kirghizes  noirs,  ou  Bouroutes,  habitent  la  partie  du  ïur- 
kestan  qui  se  rattache  à  la  Chine.  Les  Kirghizes  kasaks 
s'étendent  plus  à  l'ouest  jusqu'au  lac  d'Aral  et  jusqu'au 
nord  de  la  mer  Caspienne. 

La  cinquième  famille  est  celle  des  dialectes  turcs  pro- 
prement dits.  On  y  rattache  le  tchouvacke,  parlé,  comme 
nous  l'avons  dit  plus  haut,  entre  deux  idiomes  finnois,  le 
mordvin  et  le  tchérémisse.  Il  occupe  un  territoire  com- 
pacte assez  important  au  sud-ouest  de  Kazan  et  un  grand 
nombre  de  petits  îlots  disséminés  aux  environs  de  Sim- 
birsk.  Le  tchouvache  offre  des  particularités  remarquables, 
et  certains  auteurs  l'ont  regardé  comme  un  mélange  de 
turc  et  de  finnois,  ce  qui,  d'ailleurs,  n'est  pas  exact. 
M.  Schott  a  démontré  clairement  qu'il  appartenait  au 
groupe  turc,  mais  pour  certains  auteurs  il  se  rattacherait, 
dans  ce  groupe,  non  pas  au  turc  proprement  dit,  mais 
bien  au  nogaïque. 

(Ij  Abei.  Rémusat.  Op.  cit.,  p.  254. 


136  LA   LINGUISTIQUE. 

Le  turc,  qui,  de  tous  les  dialectes  de  ce  groupe,  est  le  plus 
intéressant  pour  les  Européens,  ne  doit  pas  être  considéré 
comme  le  plus  pur  et  le  plus  correct  des  idiomes  de  sa  fa- 
mille. 11  varie  d'ailleurs  d'une  façon  très-marquée  dans  les 
différentes  localités  où  il  est  parlé  ;  la  langue  des  hommes 
du  peuple  de  Gonstantinople  est  beaucoup  moins  mélangée 
d'éléments  empruntés  à  l'arabe  que  ne  l'est  celle  du  lettré, 
du  fonctionnaire,  Vosmanli.  C'est  de  cette  dernière  langue 
que  nous  allons  donner  une  rapide  esquisse.  On  peut  d'ail- 
leurs considérer  l'osmanli  comme  le  type  le  plus  frappant 
d'un  idiome  agglutinatif,  tant  sa  structure  est  claire  et 
précise.  Les  grammaires  turques  ne  font  pas  défaut,  mais 
la  plupart  d'entre  elles  sont  faites  sans  critique;  nous  nous 
servons  spécialement  de  celle  de  Redhouse  (  I  ). 

Le  turc  s'écrit  à  l'aide  de  l'alphabet  arabe,  qui  lui  con- 
vient pourtant  aussi  peu  que  possible.  Nous  avons  dit  plus 
haut,  et  nous  le  montrerons  tout  à  l'heure,  que  les  voyelles 
jouent  un  rôle  des  plus  considérables  dans  les  langues  ou- 
ralo-altaïques  ;  or,  l'écriture  arabe  se  prête  fort  mal  à  la 
distinction  des  voyelles.  L'alphabet  turc  se  compose  de 
trente  et  un  caractères,  susceptibles  de  recevoir  chacun 
douze  signes  modificatifs,  dont  les  uns  représentent  les  di- 
verses voyelles,  tandis  que  les  autres  indiquent  que  la  con- 
sonne qu'ils  accompagnent  doit  être  prononcée  double,  ou 
doit,  au  contraire,  n'être  pas  prononcée  du  tout.  Sans  nous 
arrêter  à  ces  considérations,  si  nous  recherchons  quels 
sont  les  éléments  phonétiques  de  la  langue  turque,  nous 
y  trouvons  sept  voyelles  simples  :  a,  e,  ô,  u  (prononcez 
((  ou  ))),  eu  (en  un  seul  son),  deux  û  («  u  »  français),  l'un 
bref,  l'autre  long  ;  notre  voyelle  nasale  «  in  »  (de  «  main 
tien  »)  ;  la  demi-voyelle  y.  Nous  y  trouvons  aussi  vingt- 
deux  consonnes,  dont  un  certain  nombre  de  soufflantes 

(1)  Grammaire  raisonnée  de  la  langue  ottomane.  Paris,  1846. 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  137 

gutturales  et  de  sifflantes.  Redhouse  envisage  le  vocalisme 
turc  un  peu  différemment;  on  consultera  avec  fruit,  à  ce 
sujet,  les  tableaux  de  M.  Picot  dont  nous  avons  parlé  ci- 
dessus. 

La  langue  turque  est  toute  subordonnée  à  une  règle  im- 
périeuse d'harmonie  vocalique,  sur  laquelle  nous  revien- 
drons dans  un  des  prochains  paragraphes,  et  qui  s'applique 
même,  chez  elle,  aux  mots  empruntés  à  l'arabe  et  au  per- 
san. 

C'est  en  vertu  de  cette  règle  que  la  finale  des  infini- 
tifs est  en  maq^  si  la  voyelle  accentuée  du  mot  est  forte  ;  en 
mek,  si  cette  voyelle  est  faible  ;  on  dit,  par  exemple,  Siev- 
mek  ((  aimer  »  et  yazmaq  «  écrire  ». 

La  distinction  des  genres  que  l'on  reconnaît  en  turc 
pour  les  mots  d'origine  persane  ou  d'origine  arabe  est 
tout  étrangère,  primitivement,  aux  langues  tatares.  Le 
turc  n'a  que  deux  nombres:  le  singulier  et  le  pluriel,  mais 
il  conserve  leur  duel  aux  mots  empruntés  par  lui  à  l'arabe. 
Comme  toutes  les  langues  ouralo-altaïques,  il  exprime  ce 
que  nous  appelons  les  cas  dans  les  langues  indo-euro- 
péennes, par  des  postpositions,  c'est-à-dire  par  des 
syllabes  indépendantes  placées  à  la  fin  des  mots  et  jointes 
à  ces  mots  dans  l'écriture. 

Le  signe  du  pluriel,  qui  est  lar  ou  1er  suivant  la  nature 
de  la  voyelle  dominante  du  mot,  s'intercale  entre  le  nom 
et  les  suffixes  qui  sont  postposés  :  oda  «  la  chambre  », 
odada  «  dans  la  chambre  »  ;  pluriel  :  odalar  «  les  cham- 
bres »,  odalarda  «  dans  les  chambres».  C'est  le  procédé 
général  des  langues  ouralo-altaïques. 

La  véritable  nature  de  ces  suffixes  terminaux  est  si 
bien  celle  de  nos  prépositions,  qu'un  seul  d'entre  eux  suffit 
pour  une  série  de  mots  subordonnés,  tels  par  exemple 
qu'un  substantif  joint  à  des  adjectifs. 

Quelques-uns  de  ces  suffixes  ont   d'ailleurs  une  exis- 


138  LA   LINGUISTIQUE. 

Iciice  propre,  une  existence  indépendante,  et  servent 
(onime  des  noms  communs  dans  le  langage  habituel. 

L'adjectif,  qui  n'est  qu'un  nom  qualificatif,  se  place  tou- 
jours avant  le  nom  auquel  il  sert  d'épithète.  Les  degrés  de 
comparaison  sont  exprimés  par  l'adjonction  de  mots  au 
sens  de  «plus,  davantage,  moins  »,  etc. 

Quant  aux  pronoms,  ils  sont  ou  bien  isolés,  ou  bien 
joints  au  nom  :  te  [ter  «  cahier  ^^ieflerim  «mon  cahier». 
En  ajoutant  l'élément  du  pluriel,  nous  avons  tefteî'lerim 
((  mes  cahiers»,  en  ajoutant  la  postposition  locative  tefte- 
rimde  «  dans  mon  cahier  ».  On  voit  que  ce  procédé  est  des 
plus  simples. 

On  a  souvent  cité  pour  la  richesse  et  la  variété  de  ses  for- 
jnes  ce  que  l'on  appelle  la  conjugaison  du  turc.  Pourtant, 
il  faut  le  reconnaître,  malgré  le  vaste  échafaudage  de 
temps,  de  modes  et  de  voix  dérivées  qu'édifient  les  gram- 
mairiens, le  finnois  ici  l'emporte  nettement  sur  le  turc. 
Le  magyar,  par  exemple,  formule  en  un  seul  mot  cette  pro- 
position «  il  l'attend  »  :  vd?'ja  (comparez  vdr  «  il  attend»), 
^Mi  incorporant  le  régime  direct.  Le  turc  ne  saurait  en  faire 
autant. 

Sa  grande  originalité,  c'est  ce  que  l'on  appelle  ses  voix 
•dérivées,  c'est  la  façon  dont  il  combine  les  formes  expri- 
mant diverses  nuances  des  manières  d'être  d'une  seule  et 
inéme  action.  A  la  racine  pure  et  simple,  il  ajoute,  dans 
€e  but,  un  certain  nombre  de  suffixes  (dont  la  voyelle  varie, 
bien  entendu,  selon  les  règles  d'harmonie).  Voici  quelques 
exemples  de  cette  faculté  de  combinaison. 

La  forme  sevmek,  ainsi  que  nous  l'avons  dit  tout  à 
l'heure,  signifie  «  aimer  »  :  étant  donnés  les  suffixes  ma, 
me  y  indiquant  la  négation  ;  dtr,  la  causalité  ;  il,  le  passif; 
în,  le  sens  réflectif,  nous  trouvons  les  formes  sevmemek 
u  ne  pas  aimer»,  sevdirmek  a  faire  aimer»,  sevilmek 
«  être  aimé  »,  sevinmek  «  s'aimer»,  sevinmemek  «  ne  pas 


LES    LANGUES    ÛURALO-ALTAIQUES.  1.3'9 

s'aimer  »,  sevdirmemek  «  ne  pas  faire  aimer».  Chaque 
racine  pourrait  fournir  de  cette  façon  une  cinquantaine  de 
formes  dérivées. 

C'est  également  par  l'intercalation  de  certains  éléments 
entre  la  racine  et  la  terminaison  personnelle,  que  l'on  ar- 
rive à  formuler  les  notions  de  temps  ou  de  modalité.  Mais, 
à  côté  de  ce  procédé  très-naturel,  le  turc  en  possède  un 
autre  non  moins  simple,  fondé  sur  la  substitution  d'une 
périphrase  à  une  forme  simple,  et  qui  consiste  à  unir 
les  divers  participes  avec  l'auxiliaire  «  être  ».  On  peut  ex- 
primer de  la  sorte  une  foule  de  nuances  très-variées  et  très- 
lines. 

Nous  ne  parlerons  pas  de  la  syntaxe  turque  ;  cela  nous 
conduirait  hors  des  bornes  de  ce  travail.  Nous  pouvons  dire 
loutefois  qu'elle  est  d'autant  plus  compliquée,  que  l'idiome 
s'est  notablement  altéré  par  l'intrusion  de  mots  étrangers. 
Il  en  résulte  que  les  grammaires  sont  pleines  de  règles 
dont  les  unes  ne  s'appliquent  qu'aux  mots  persans,  dont 
les  autres  ne  s'appliquent  qu'aux  mots  arabes  et  dont 
quelques-unes  sont  communes  à  ces  deux  catégories  d'élé- 
ments, sans  s'appliquer  davantage  aux  mots  d'origine 
tatare.  Ajoutons  que  le  vocabulaire  ottoman  est  profondé- 
ment mélangé  de  mots  sémitiques  et  indo-européens  em- 
pruntés successivement  aux  Persans  et  aux  Arabes. 

Le  turc  est  parlé,  en  Asie,  dans  l'intérieur  de  l'Asie  Mi- 
neure :  la  côte  appartient  à  la  langue  grecque,  aussi  bien 
au  nord  et  au  sud  que  sur  la  mer  de  Marmara.  En  Europe, 
il  ne  s'étend  que  sur  une  faible  partie  de  l'empire  ottoman, 
où  il  n'occupe  nulle  part,  d'ailleurs,  des  contrées  bien  con- 
sidérables. Ses  îlots  les  plus  importants  sont  situés  au  sud 
et  à  l'est  de  l'empire  :  en  pays  de  langue  grecque,  à  La- 
risse  en  Thessalie,  çà  et  là  dans  la  Thrace  :  en  pays  de  lan- 
gue bulgare,  dans  quelques  îlots  disséminés  autour  de  Phi- 
lippopoli,  et  spécialement  au  nord-est  de  la  péninsule,  en 


140  LA   LINGUISTIQUE. 

dessous  de  Silistrie.  Dans  l'île  de  Candie,  le  turc  possède 
encore,  au  centre  même  de  l'île,  un  petit  territoire  assez 
compacte;  mais,  là  aussi,  la  langue  grecque  gagne 
sur  lui. 

IV.  Le  groupe  longouse. 

Ce  groupe  comprend  trois  branches  distinctes  :  le  mand- 
chou^ \elamoute,  le  tongouse  proprement  dit. 

Les  Tongouses,  au  nombre  d'environ  soixante-dix  mille 
individus,  habitent  dans  la  Sibérie  centrale.  Les  Lamoutes, 
qui  se  rattachent  aux  Mandchous,  s'étendent  plus  au  nord- 
est.  Les  Mandchous  occupent  le  nord-est  de  la  Chine. 

Le  système  d'écriture  du  mandchou  est  assez  curieux. 
Il  dérive  de  l'écriture  syriaque.  Son  alphabet  comprend 
vingt-neuf  signes  ayant  chacun  une  forme  triple,  comme 
cela  se  présente  dans  l'arabe:  on  y  distingue,  en  effet,  les 
lettres  initiales,  les  lettres  médianes  et  les  lettres  termina- 
les. D'ailleurs,  ces  trois  sortes  de  caractères  diffèrent  peu 
les  uns  des  autres.  11  s'y  ajoute  quelques  signes  complexes 
dérivés  du  chinois  et  destinés,  vraisemblablement,  à  la 
transcription  des  mots  d'emprunt.  Les  caractères  mand- 
chous sont  formés,  pour  la  plupart,  d'une  barre  et  d'ap- 
pendices recourbés;  ils  s'écrivent  de  haut  en  bas,  et  les  li- 
gnes se  suivent  de  gauche  à  droite.  On  reconnaît  là 
l'influence  des  Chinois.  Quant  aux  dialectes  tongouses  de 
la  Sibérie,  ils  ne  possèdent  pas  de  système  graphique  par- 
ticulier. 

Il  y  a  peu  à  dire  sur  les  voyelles  du  mandchou,  mais  son 
système  de  consonnes  est  assez  compliqué  et  la  classifica- 
tion n'en  est  pas  facile.  On  y  trouve  de  doubles  A;,  ^,  h,  ty 
fif,  dont  les  uns  ne  peuvent  se  joindre  qu'aux  voyelles  for- 
tes ((  a,  0,  ô  »,  les  seconds  qu'aux  voyelles  dites  neutres 
«  i,  u  ))  et  à  la  voyelle  dite  faible  a  e  »    (distinction  dont 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  141 

nous  parlerons  tout  à  l'heure  en  nous  occupant  de  Thar- 
monic  vocalique).  Un  phénomène  assez  curieux  (et  qui  se 
retrouve  dans  les  langues  dravidiennes),  c'est  que  les  mots 
ne  peuvent  commencer  par  les  explosives  faibles  «  h,  d,  g». 
Le  mandchou  connaît  les  sons  «  tch,  dj  »  du  français,  plu- 
sieurs «  n  »,  différentes  sifflantes  (1).  Les  dialectes  sibé- 
riens, chez  lesquels  les  consonnes  douces  peuvent  se  pré- 
senter au  commencement  des  mots,  emploient  un  bien 
plus  grand  nombre  de  sons  ;  on  y  trouve  quantité  de  con- 
sonnes mouillées,  analogues,  par  exemple,  aux  «  gy,  ty, 
ly  »  du  magyar.  L'accent  tombe  sur  la  dernière  syllabe. 

En  mandchou,  le  nom  n'a  ni  genre  ni  nombre  ;  les  dia- 
lectes tongouses,  mieux  avisés,  ont  conservé  un  signe  du 
pluriel  :  bira  <(  la  rivière  »,  hiradu  «  dans  la  rivière  »,  bi- 
ral  «  les  rivières  »,  biraldu  «  dans  les  rivières  »  .  En  mand- 
chou, c'est  par  un  moyen  syntaxique  que  s'exprime  l'idée 
du  pluriel  ou  par  l'emploi  simultané  d'un  mot  indiquant 
cette  notion. 

Gomme  dans  toutes  les  langues  agglutinantes,  c'est  par 
l'adjonction  de  suffixes  à  la  racine  principale  que  se  rend 
l'idée  des  cas,  l'idée  des  prépositions  du  français  :  mand- 
chou et  tongouse  bira  «  la  rivière  »,  mandchou  birade 
<(  dans  la  rivière»,  tougouse  biradu,  même  sens. 

La  dérivation  à  idée  verbale  est  analogue  à  celle  du  turc 
et  des  autres  langues  agglutinantes  ;  on  y  rencontre  une 
quantité  de  formations  secondaires.  La  racine  «  boire  » 
donne,  par  exemple,  des  formes  dérivées  dont  le  sens 
est  ((  faire  boire,  venir  de  boire,  aller  boire,  boire  en- 
semble »,  et  ainsi  de  suite.  Dans  toute  cette  importante 
partie  de  la  grammaire,  les  dialectes  sibériens  procèdent 
exactement  comme  le  mandchou,  mais  avec  plus  d'abon- 


(1)  L.  Adam.  Grammaire  delà  langue-mandchou.  Paris,  1872.  Du 
même  auteur  :  Grammaire  de  la  langue  longouse,  Paris,  1874. 


142  LA   LINGUISTIQUE. 

dance.  Us  ont  notamment  un  plus  grand  nombre  de  voix 
dérivées. 

Le  vocabulaire  mandchou-tongouse  est  assez  pauvre, 
ainsi  qu'il  est  facile  de  le  supposer.  Nous  voyons  qu'il  ne 
connaît  pas  à  proprement  parler  de  verbe  «  avoir  »,  et 
nous  constatons  qu'il  a  emprunté  beaucoup  de  mots  au 
chinois  en  les  altérant  plus  ou  moins. 

La  question  de  savoir  qui  peut  réclamer  la  priorité  sur 
son  congénère,  soit  du  mandchou,  soit  du  tongouse  pro- 
prement dit,  est  tranchée  par  M.  Lucien  Adam  au  profit 
de  ce  dernier  idiome.  Le  tongouse  possède  en  effet  le  signe 
de  pluralité,  les  pronoms  possessifs  affixes  et  d'autres  élé- 
ments importants  qui  sont  étrangers  au  mandchou.  Les 
deux  idiomes  d'ailleurs  sont  très-proches  parents,  comme 
le  démontre  l'identité  constante  des  principaux  pronoms, 
des  noms  de  nombre,  des  suffixes  les  plus  importants  et  de 
la  grande  généralité  du  vocabulaire.  Évidemment,  ils  sont 
issus  d'une  même  souche  et  leur  séparation  n'a  eu  lieu 
qu'après  une  assez  longue  période  de  développement  gram- 
matical commun. 

V.   Le  groupe  mongol. 

Il  comprend  trois  dialectes.  Le  mongol  oriental,  parlé 
dans  la  Mongolie  proprement  dite,  c'est-à-dire  dans  la  par- 
tie centrale  du  nord  de  la  Chine,  à  l'ouest  du  territoire 
mandchou.  Le  kalmouk,  ou  mongol  occidental,  qui  a  pé- 
nétré en  Russie  jusque  sur  la  rive  gauche  de  la  mer  Cas- 
pienne, vers  l'embouchure  du  Yolga,  entre  le  kirghiz  et  le 
nogaïque,  appartenant  tous  deux,  ainsi  que  nous  l'avons 
dit,  au  groupe  turc  ou  tatar.  Le  bouriate  est  parlé  par  deux 
cent  mille  individus  environ,  aux  alentours  du  lac  Baïkal, 
dans  la  Sibérie  du  Sud.  On  trouve  encore  d'autres  idiomes 
mongols  aux  environs  de  Kaboul. 


LES    LANGUES    OL'RALO-ALTAIQUES.  14;V 

Bien  que  ces  idiomes  offrent  tout  autant  d'intérêt  que 
ceux  du  groupe  précédent,  nous  n'en  dirons  que  quelques 
mots  rapides.  L'ensemble  de  leurs  caractères  est  très-ana- 
logue, en  effet,  à  toul  ce  que  nous  avons  vu  dans  le  cours 
de  ce  chapitre;  c'est  dans  le  vocabulaire  ou  dans  le  degré 
de  développement  grammatical  que  se  trouvent  les  princi- 
pales différences  existant  entre  le  tongouse  et  le  mongol. 

Le  mongol  possède  un  alphabet  assez  analogue  à  celui 
du  mandchou,  et  dérivant  comme  lui  (ainsi  que  l'alpha- 
bet kalmouk)  de  l'écriture  syrienne.  Il  comprend  sept 
voyelles,  «,  e,  î\  o,  u  {«  ou  »  français),  eu  français,  û 
(notre  «u»),  et  dix-sept  consonnes,  parmi  lesquelles  on 
compte  les  sons  ts  et  dz  ;  la  forme  des  caractères  varie  selon 
qu'ils  se  trouvent  placés  au  milieu,  au  commencement  ou 
à  lafm  des  mots.  Chaque  consonne,  ainsi  que  cela  se  passe 
dans  l'alphabet  hindou,  est  accompagnée  d'une  voyelle, 
sauf  dans  le  cas  où  cette  consonne  est  terminale. 

L'harmonie  vocalique,  qui  caractérise  les  idiomes  ouralo- 
altaïques,  se  retrouve  dans  les  langues  du  groupe  mon- 
gol, mais  avec  quelques  particularités.  Parmi  les  faits 
plionétiques  propres  à  cette  famille,  on  peut  relever,  en 
bouriate,  l'élision  des  voyelles  finales  et  certaines  modifi- 
cations qu'éprouvent  les  consonnes  lorsqu'elles  sont  en 
contact. 

D'autre  part,  remarquons  qu'en  mongol  les  pronoms 
régimes  ne  sont  pas  incorporés,  à  la  différence  de  ce  qui 
se  passe  dans  presque  toutes  les  autres  langues  ouralo- 
altaïques.  Tandis,  par  exemple,  que  le  turc  rend  en  un 
seul  mot  ces  expressions  «  je  le  vois,  je  le  mange  »,  le 
mongol  les  rend  par  deux  mots. 

Le  bouriate,  l'obscur  bouriate,  joue  dans  la  classe  mon- 
gole un  rôle  très-important  ;  selon  M.  Adam,  le  déve- 
loppement grammatical  du  bouriate  est  d'autant  plus 
instructif  que  l'on  peut  y  reconnaître  les  formes  intermé- 


144  LA    LINGUISTIQUE. 

dlaires  par  lesquelles  ont  passé  les  pronoms  pour  devenir 
des  suffixes.  Ce  phénomène  de  la  supériorité  d'un  idiome 
pour  ainsi  dire  sauvage  sur  des  langues  littéraires  et  culti- 
vées comme  le  sont  le  mongol  et  le  manchon,  est  loin 
d'être  rare. 


VI.  De  l'harmonie  vocalique  et  de  la  parenté  des  langues 
ouralo-alla'iques. 

Le  phénomène  de  l'harmonie  des  voyelles  dans  les  langues 
altaïques  est  d'autant  plus  important  qu'il  constitue  un 
des  principaux  arguments  sur  lesquels  on  s'appuie  d'habi- 
tude pour  affirmer  la  parenté  du  samoyède,  du  finnois,  du 
turc,  du  tongouse,  du  mongol.  Qu'est-ce  donc  que  l'har- 
monie vocalique,  quel  est  son  caractère,  quelle  est  son 
origine,  quelle  est  sa  valeur,  quelles  conclusions  peut-on 
tirer  de  son  existence  simultanée  dans  les  différents  idiomes 
dont  il  s'agit? 

Le  fait  auquel  se  réduit  l'harmonie  vocalique  est  celui-ci: 
les  différentes  voyelles  étant  réparties  en  deux  classes, 
toutes  les  voyelles  d'un  mot  qui  suivent  celle  de  la  syllabe 
principale  doivent  être  de  la  même  classe  que  la  voyelle  de 
cette  syllabe.  Dans  certains  idiomes  ouralo-altaïques,  il  y  a 
pourtant  des  voyelles  dites  «  neutres  »  qui  vont  indifférem- 
ment avec  l'une  ou  l'autre  classe.  Voici  d'ailleurs  ci-contre 
le  tableau  de  la  classification  des  voyelles  dans  un  certain 
nombre  de  langues  ouralo-altaïques  (1). 

Dans  ce  tableau,  le  signe  u  représente  notre  «  ou  » 
français,  le  signe  ô' vaut  «eu»,  le  signe  u  vaut  «  u  »  de 
«  surplus  )).  La  classification  est  à  peu  près  la  même  par- 
tout. Les  trois  voyelles  primitives  a,  u,  i  sont,  en  principe, 

(1)  L.  Adam.  De  l'harmonie  des  voyelles  dans  les  langues  ouralo- 
altaïques.  Paris,  1874. 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES. 


145 


les  deux  premières  fortes,  la  dernière  neutre  ;  les  voyelles 
intermédiaires  sont  faibles,  en  principe  également. 


YOTELLES 


En  suomi. . . . 

—  magyar... , 

—  mordviii.. 

—  zyriène. . . 

—  turc 

—  mongol.. . , 

—  bouriate. . 

—  mandchou. 


fortes, 
u,  o,  a 
u,  o,  a 
M,  0,  a 
ô,  a 
u,  o,  a, 
u,  o,  a 
u,  o,  a 
ô,  o,  a 


faibles. 
il,  ô,  il, 
il,  0 
a,  i 

a,  i,  e 
il,  ô,  e,  i 
u,  ô,  a 
ii,  ô.  ii 
e 


neutrod. 
e,  i 
e,  i 
» 

» 
i 
e,  i 


Mais  dans  la  pratique  il  règne  une  assez  grande  variété  : 
l'harmonie  peut  s'étendre  au  mot  entier  ou  être  restreinte 
aux  suffixes  ;  elle  peut  s'appliquer  à  tous  les  mots  ou 
n'affecter  que  les  mots  simples,  ceux  qui  ne  sont  pas  com- 
posés. En  turc,  par  exemple,  tout  le  mot  doit  être  harmo- 
nique, de  même  qu'en  mandchou,  en  mongol,  en  suomi, 
en  magyar,  tandis  qu'en  mordvin  et  en  zyriène  les  seules 
voyelles  sensibles  sont  les  voyelles  des  désinences. 

En  magyar  les  mots  composés  conservent  leurs  voyelles 
originaires. 

Nous  avons  à  nous  demander  quelle  est  la  cause  de  ce 
phénomène. 

L'harmonie  vocalique  des  langues  ouralo-altaïques  est- 
elle  primitive,  est-elle  récente  ? 

M.  Adam,  qui  s'est  préoccupé  spécialement  de  cette 
j^'rave  question,  réfute  assez  aisément  l'opinion  des  auteurs 
(jui  ne  voient  dans  l'harmonie,  comme  le  fait  M.  Bœhtlingk, 
(jue  le  résultat  de  circonstances  physiologiques  locales,  ou 
qui  n'en  font,  comme  M.  Pott,  qu'un  accident  purement 
mécanique. 

Schleichor,  et  après  lui  M.  Riedl,  ont  trouvé  la  vé- 
ritable solution  du  problème.  Schleicher  ne  s'était  occupé 

LINGUISTIQUE.  10 


146  LA   LINGUISTIQUE. 

que  du  cas  le  plus  général  et  le  plus  remarquable,  celui  de 
l'harmonisation  des  voyelles  des  suffixes,  qui  présentent 
chacune  aux  yeux  de  l'étranger  une  double  forme  (forte  ou 
faible,  suivant  la  nature  de  la  voyelle  qu'on  y  admet).  Il 
avait  été  frappé  de  la  circonstance  de  celte  infériorité, 
de  cette  subordination  de  la  désinence  par  rapport  au 
thème,  et  il  en  avait  conclu  qu'elle  était  le  résultat  né- 
cessaire de  l'agglutination  et  de  la  tendance  à  juxta- 
poser le  plus  possible  dans  le  langage  la  signification  et 
la  relation  si  étroitement  unies  dans  la  pensée.  M.  Riedl 
a  montré  qu'il  en  était  bien  ainsi,  car  l'étude  des  plus 
anciens  monuments  de  la  langue  magyare  révèle  à  cet 
égard,  du  douzième  siècle  jusqu'à  nos  jours,  de  très-grands 
progrès.  Dans  les  textes  anciens,  les  formes  antiharmo- 
niques abondent  :  on  trouve  halâl-nek  «  à  la  mort  »,  qui 
devrait  aujourd'hui  se  prononcer  Jialdl-nak. 

M.  Adam  en  conclut  très-justement  qu'antérieurement 
au  douzième  siècle,  le  nombre  des  mots  dérivés  avec  assimi- 
lation vocalique  était  encore  plus  restreint  et  qu'ils  étaient 
remplacés  par  de  véritables  composés  inharmoniques. 
«  Soient,  dit-il,  deux  radicaux  :  /"«,  arbre,  et  vel  (veli), 
compagnon  :  fcwel,  arbre-compagnon,  sera  le  composé 
inharmonique  de  ces  deux  éléments  nominaux,  également 
doués  d'une  signification  propre.  Mais,  après  que  /;e/aura 
été  successivement  juxtaposé  à  un  certain  nombre  de  ra- 
dicaux, il  tendra  à  manifester,  d'une  façon  sensible,  qu'il 
perd  en  se  composant  sa  signification  originelle  de  «  com- 
pagnon »,  et  qu'il  joue  par  rapport  au  radical,  placé  en 
tête,  le  rôle  d'exposant  de  la  relation  «  avec»  (1).  Nous 
avons  donc  affaire  à  un  phénomène  de  décadence  prove- 
nant de  l'oubli  du  sens  primitif  des  syllabes  dérivatives. 

L'élaboration  en  a  d'abord  été  lente  ;  elle  a   été  inégale 

(1)  Op.  cit.,  p.  G7. 


LES    LANGUES    OURALO-ALTAIQUES.  147 

dans  les  divers  idiomes  ouralo-altaïques,  dont  plusieurs, 
comme  le  tchérémissc  des  montagnes  et  le  votiaque,  ne 
connaissent  que  les  rudiments   de  l'harmonie  vocalique. 
Mais  M.  Adam  suppose  que,  sous  de  puissantes  influences 
étrangères,   ces  derniers  idiomes  ont  perdu  l'harmonie  ; 
selon  lui,  il  resterait  chez  eux  des  traces  suffisantes  d'har- 
monie  pour    permettre    de    conclure  qu'à  une  certaine 
époque  toutes  les  langues  ouralo-altaïques  étaient  soumises 
à   l'harmonisation  des  voyelles.   Certes,  nous  regardons 
l'harmonie  des  voyelles  comme  un  caractère  de  grande  im- 
portance ;  mais,  après  tout,  ce  n'est  qu'un  fait  historique 
et  relativement  récent.  Nous  n'avons  pas  à  recherdher  ici 
les  causes  et  les  conditions  de  son  développement,    mais 
nous  pensons  qu'à  lui  seul  il  ne  saurait  prouver  la  descen- 
dance commune  des  cinq  groupes  linguistiques  dont  nous 
venons  de  parler. 

En  définitive,  nous  pouvons  dire  que  si  la  parenté  des 
<:inq  langues  ouralo-altaïques  n'est  pas  définitivement  dé- 
montrée, elle  est  au  moins  fort  vraisemblable.  Le  jour 
n'est  peut-être  pas  éloigné  où  paraîtra  une  véritable  gram- 
maire comparée  ouralo-altaïque.  On  a  commencé  naturel- 
lement par  étudier  séparément  les  divers  idiomes  de  cette 
famille  ;  nous  avons  cité  le  nom  de  Gastrén,  celui  de 
M.  Schott;  nous  devons  y  joindre  celui  de  M.  Schiefner. 
On  doit  au  premier  des  travaux  d'une  importance  capitale 
sur  les  dialectes  samoyèdes,  sur  le  zyriène,  l'ostiaque,  le 
bouriate,  le  tongouse.  MM.  Ahlqvist,  Budenz,  Donner, 
Hunfalvy,  Weske,  d'autres  encore,  ont  puissamment  aidé 
aux  progrès  de  la  comparaison  des  différents  idiomes  (1). 
Quelques  pas  de  plus,  et  il  sera  possible  de  songer  à  un 

(I)  Bldenz.  Ugrische  sprachsiudien.Pcsi,  18G9.  —Donner.  Ver- 
gleidiend-s  worlerbuch  der  finnixrh-ugrisrhen  sprachen.  Ilelsingfors, 
1874.  —  Weske  (aus  Liviand).  Untersuchur.gt^n  zur  vergleichenden 
grammatik  des  finnischen  sprachutammes.  Leipzig,  1872. 


148  LA   LINGUISTIQUE. 

rapprochement  en  règle  des  cinq  groupes  principaux. 
En  tous  cas,  que  l'on  arrive  à  les  ramener  à  une  origine 
commune,  ou  que  l'on  échoue  dans  cette  tentative  (soit 
en  ce  qui  les  concerne  tous,  soit  en  ce  qui  ne  concerne  que 
quelques-uns  d'entre  eux),  il  est  certain  qu'on  ne  pourrait 
les  séparer  les  uns  des  autres  dans  l'étude  générale  des^ 
langues  agglutinantes,  tant  ils  se  trouvent  rapprochés  par 
les  phénomènes  de  l'harmonie  vocalique. 

§  15.  La  langue  basque. 

Cette  langue  si  remarquable,  si  intéressante,  n'est  guère 
parlée  aujourd'hui,  en  Europe,  que  par  450  000  individus,, 
sans  grande  originalité  sociale,  sans  existence  politique 
distincte.  Les  trois  quarts  d'entre  eux,  environ,  appar- 
tiennent à  la  nationalité  espagnole,  et  140  000  approxima- 
tivement à  la  nationalité  française.  Sur  les  rives  de  la 
Plata  on  compte  à  peu  près  200  000  Basques  émigrés. 

Il  est  bien  entendu  que  nous  ne  parlons  ici  que  des 
individus  parlant  la  langue  basque  et  que  la  question  spé- 
ciale de  la  race  reste  en  dehors  de  cette  statistique.  Nous 
savons,  en  effet,  grâce  aux  excellents  travaux  de  M.  Broca, 
qu'il  y  a  Basques  et  Basques;  que  les  Basques  espagnols, 
par  exemple,  sont  de  sang  bien  moins  mélangé  que  les 
Basques  français  (l). 

On  a  longtemps  cherché  à  tracer  les  limites  de  la  langue 
basque  ;  c'est  seulement  en  ces  derniers  temps  que  l'on  est 
arrivé  à  des  résultats  qui,  pour  ne  pas  être  sans  doute  tout 
à  fait  irréprochables,  méritent  cependant  une  véritable 
confiance.  La  carte  dressée  récemment  par  M.  Broca,  et 
publiée  par  lui  dans  \a.  Bévue  d'anth7'opologie^  nous  semble 

(1)  Sur  les  crânes  basques  de  Saint- Jean  de  Luz.  Bulletins  de  la 
Société  d'anthropologie  de  Paris,  1868,  p.  43.  Comparez  Revue 
d'anihropologie,  t.  IV,  p.  29.  Paris,  1875. 


LA    LANGUE    BASQUE.  149 

particulièrement  recommandable  (1).  Essayons  de  donner 
une  idée  plus  ou  moins  nette  de  son  tracé.  Partant  d'un 
point  de  la  côte  situé  un  peu  au  sud  de  Biarritz,  la  ligne 
frontière  passe  au  sud-est  de  Bayonne,  longe  d'assez  près 
l'Adour,  et,  par  un  brusque  mouvement  du  nord  au  sud, 
contourne  le  territoire  de  la  Bastide-Glairence  ;  elle  remonte 
non  moins  brusquement  vers  l'Adour,  et,  passant  au-des- 
sous de  Bidache,  de  Sauveterre,  de  Navarreins,  ^'approche 
quelque  peu  d'Oloron,  mais  sans  atteindre  cette  ville.  Un 
retour  presque  horizontal  vers  l'ouest  l'amène  à  ïardets 
môme;  de  là  elle  gagne  le  pic  d'Anie  et  pénètre  sur  le  ter- 
ritoire espagnol.  Elle  se  dirige  sur  Navascues,  contourne, 
-au  nord,  les  environs  de  Pampelune,  redescend  vers  Puente 
la  Reina,  passe  également  un  peu  au-dessus  d'Estella,  de 
Vitoria,  atteint  vers  le  nord-ouest  Orduna  et  remonte  vers 
Portugalete  pour  aboutir  à  la  mer.  La  plus  grande  lar- 
geur du  pays  basque  (depuis  Orduna  jusqu'à  5  kilomètres 
environ  à  l'ouest  d'Oloron)  serait  donc,  approximative- 
ment, de  190  kilomètres;  sa  hauteur  varierait  de  50  à 
80  kilomètres. 

Des  renseignements  puisés  à  une  autre  source,  non 
moins  sûre,  concordent  de  tous  points  avec  ceux  qui  pré- 
<îèdent  :  la  ligne  frontière,  nous  dit-on,  partant  du  golfe 
de  Gascogne,  un  peu  au-dessous  de  Biarritz,  rejoint 
l'Adour  au  bas  de  Saint-Pierre  d'Irube  (à  2  kilomètres  au 
sud-est  de  Bayonne),  suit  ce  fleuve  jusqu'au-delà  d'Urcuit, 
le  quille  alors  pour  englober  Briscous  et  Bardos  (à  l'exclu- 
sion (le  la.Baslidc-Glairence),  puis  Saint-Palais  et  Esquiule 
(près  dOloron),  pour  aboutir  au  pic  d'Anie.  En  Espagne, 

(1)  Sur  V origine  et  la  répartition  de  la  langue  basque.  Op.  cit., 
t.  IV,  p.  1  et  suiv.,  planche  III.  Paris,  1873.  La  carte  plus  consi- 
dérable du  prince  L.-L.  Bon:iparte  en  diffèie  en  certains  points. 
Elle  pîaco  par  exemple  Puente  la  Reina,  ainsi  que  Saint-Pierre 
d'Irube  près  Bayonne,  dans  la  zone  où  le  basque  est  encore  parlé. 


150  LA   LLNGUISTIQUE. 

la  limite  du  pays  basque  s'étend  jusqu'en  dehors  de  la 
vallée  de  Roncal  (vers  l'Aragon)  ;  après  Burgui,  elle  s'in- 
fléchit à  gauche  vers  Pampelune,  qu'elle  contourne  exté- 
rieurement, pour  redescendre  jusqu'au-delà  de  Puente  la 
Reina,  et  revenir  ensuite,  presque  en  ligne  droite,  àVito- 
ria,  d'où  elle  remonte  vers  la  mer,  qu'elle  atteint  un  peu 
à  l'ouest  de  Portu gaieté. 

Le  pay^  basque  se  compose  donc  de  la  province  espa- 
gnole de  la  Biscaye  presque  tout  entière,  du  Guipuzcoa, 
de  la  partie  septentrionale  de  TAlava  et  de  près  de  la  moitié 
de  la  Navarre  ;  il  comprend,  en  outre,  en  France,  une 
commune  de  l'arrondissement  d'Oloron,  celui  de  Mauléon, 
et  celui  de  Bayonne  presque  intégralement  ;  ce  qui  cor- 
respond aux  anciennes  divisions  locales  de  la  Soûle,  de  la 
Basse-Navarre  et  du  Labourd. 

Il  n'y  a  pas  de  preuve  historique,  de  preuve  vraiment 
historique,  que  le  basque  ait  occupé  dans  les  temps  an- 
ciens une  aire  géographique  plus  étendue.  Nous  revien- 
drons plus  loin  sur  la  question  dite  ibérienne.  En  France 
on  ne  peut  démontrer  avec  certitude  que  le  basque  ait  été 
en  usage  dans  aucun  des  villages  où  le  gascon  se  trouve 
aujourd'hui  employé  de  façon  exclusive.  Par  contre,  il  est 
incontestable  qu'en  Espagne  il  a  perdu  du  terrain  depuis 
plusieurs  siècles  :  Pampelune,  toul  espagnole  aujourd'hui, 
était  basque  jadis.  Et  de  nos  jours  il  est  facile  de  con- 
stater une  altération  très-sensible  de  la  langue  basque 
dans  les  localités  un  peu  importantes  où  se  fait  plus  vive- 
ment sentir  l'activité  de  la  vie  moderne  et  où  le  contact 
est  plus  fréquent  avec  les  étrangers.  Le  langage  de  Saint- 
Sébastien,  par  exemple,  et  celui  de  Saint-Jean  de  Luz  sont 
particulièrement  incorrects,  et  l'on  y  rencontre  un  grand 
nombre  de  mots  espagnols  bu  français. 

Autre  fait  d'une  grande  importance.  La  carte  de 
M.  Broca  ne  comprend  pas  seulement  les  trois  zones  : 


LA   LANGUE    BASQUE.  131 

gasconne  (Bayonne,  Orthez,  Oloroii),  basque  (Tolosa, 
Saint-Jean  de  Luz,  Mauléon),  espagnole  (Vitoria,  Estella, 
Pampelune);  elle  en  compte  quatre  très-distinctes,  qui 
sont,  du  nord  au  sud  :  zone  gasconne,  zone  basque,  zone 
mixte  basque  et  espagnole,  zone  espagnole.  La  zone  mixte 
basque  et  espagnole,  large  parfois  de  15  à  20  kilomètres, 
parfois  excessivement  minime,  contient,  entre  autres  loca- 
lités assez  connues,  Bilbao,  Orduna,  Aoiz,  Roncal.  Dans 
son  mémoire  sur  la  répartition  de  la  langue  basque, 
M.  Broca  a  expliqué  ingénieusement  l'absence  d'une  zone 
analogue  entre  le  basque  et  le  gascon.  «  En  Espagne,  dit-il, 
le  basque  se  trouve  aux  prises,  sur  sa  lisière,  avec  le  cas- 
tillan, dans  des  conditions  d'infériorité  qui  rendent  inévi- 
table l'empiétement  graduel  de  cette  dernière  langue. 
Mais  en  France  la  langue  qui  entoure  le  basque  n'est  pas, 
comme  le  castillan,  une  langue  officielle,  administrative, 
politique  et  littéraire;  ce  n'est  qu'un  idiome  populaire,  un 
vieux  patois  qui  n'a  aucune  force  expansive,  qui  est,  au 
contraire,  en  voie  d'extinction.  Il  n'y  a  aucune  raison  pour 
que  ce  patois  supplante  le  basque,  ni  pour  que  le  basque 
empiète  sur  lui.  Les  deux  idiomes  restent  donc  station- 
naires,  égaux  dans  leur  faiblesse  et  menacés  Tun  et  l'autre 
par  le  français,  qui  les  remplacera  tôt  ou  tard.  La  langue 
que  les  Basques  ont  intérêt  à  apprendre,  c'est  le  français. 
Tous  ceux  qui  ont  quelque  instruction  le  connaissent  déjà  : 
tous  les  habitants  des  villes  de  quelque  importance  le 
parlent  ou  le  comprennent.  Chaque  ville,  chaque  bourg 
deviendra  ainsi  un  foyer  de  diffusion  ;  il  arrivera  un  mo- 
ment où  le  basque  ne  sera  plus  parlé  que  dans  les  hameaux 
les  plus  isolés  et  dans  les  vallées  les  moins  accessibles,  et 
là  môme  il  finira  par  tomber  en  désuétude.  Il  périra  donc 
sous  l'influence  d'une  cause  qui,  sans  doute,  n'agira  pas 
sur  tous  les  points  avec  la  même  rapidité,  mais  qui  agira 
partout  à  la  fois.   On  ne  le  verra  pas  reculer  pas  à  pas. 


152  LA   LINGUISTIQUE. 

comme  il  fait  en  Espagne,  où  le  castillan  l'envahit  de 
proche  en  proche,  car  il  n'est  pas  plus  menacé  sur  sa  lisière 
que  dans  le  reste  de  son  territoire. 

((  Il  n'est  pas  dit,  toutefois,  que  le  basque  doive  se  main- 
tenir jusqu'à  la  fm  dans  ses  limites  actuelles.  Il  est  assez 
probable  que  le  patois  béarnais  qui  l'entoure  disparaîtra 
avant  lui,  et  qu'alors  le  français,  venant  presser  directe- 
ment sur  la  frontière  basque,  la  refoulera  peu  à  peu  vers 
le  sud,  c'est-à-dire  vers  les  Pyrénées,  dont  les  hautes  val- 
lées seront  probablement  le  dernier  refuge  de  la  plus 
ancienne  langue  de  l'Europe.  »  {Op.  cit.) 

Le  nom  propre,  le  nom  original  du  basque  est  escuara^ 
euscara^  uscara^  suivant  les  dialectes,  d'où,  en  français, 
«  euscarien  »,  synonyme  de  «  basque  ».  Les  Espagnols 
donnent  à  la  langue  basque  le  nom  de  vasciience,  à  ceux 
qui  la  parlent  le  nom  de  Vascongados.  Nous  ne  saurions 
nous  prononcer  sur  l'origine  de  ces  différents  mots.  En  ce 
qui  concerne  escuara^  l'étymologie  la  plus  probable  est 
sans  doute  celle  de  M.  Mahn  ;  ce  mot  signifierait  a  ma- 
nière de  parler»,  «langage».  Les  explications  que  l'on 
obtient  des  Basques  eux-mêmes,  à  ce  sujet,  sont  des  plus 
fantaisistes,  ce  dont  nous  ne  devons  pas  nous  étonner. 
Lorsqu'ils  comparent  leur  langue  aux  idiomes  des  peuples 
qui  les  entourent,  les  Basques  se  trouvent  si  complètement 
désorientés,  qu'ils  tombent  aussitôt  dans  la  plus  naïve 
admiration  pour  leur  parler  maternel.  L'un  d'eux,  le  jé- 
suite Larramendi,  dont  le  livre  porte  ce  titre  présomp- 
tueux :  «  El  impossible  vencido  »  —  l'impossible  vaincu  — 
fait  à  peu  près  du  basque  la  source  commune  de  toutes  les 
autres  langues  ;  un  autre,  Astarloa,  affirme  que  chacune 
des  lettres  de  l'escuara  possède  une  valeur  mystéiicuse; 
un  troisième,  l'abbé  Darrigol ,  démontre,  à  l'aide  de 
Beauzée,  l'éternelle  pcrfeçtior.  de  ladite  langue;  Ghaho 
invente  son  ingénieuse  théorie  des  «  voyants  »  basques, 


LA    LANGUE    BASQUE.  153 

dont  la  civilisation  précoce  a  été  étouffée  par  les  Gelto- 
Scythes  barbares;  l'abbé  d'Iharce  de  Bidassouet  fait  de 
l'escuara  la  langue  dont  se  servit  le  Père  éternel  pour  con- 
verser avec  le  premier  des  Juifs.  Est-il  quelque  folie  à 
laquelle  n'ait  donné  prétexte  ce  précieux  débris  des  idiomes 
de  l'Europe  antique  ? 

A  la  vérité,  l'escuara  offrait  des  difficultés  d'étude  insur- 
montables à  ceux  qui  n'étaient  habitués  qu'à  commenter 
les  textes  grecs  et  latins  au  moyen  de  procédés  empiriques  ; 
aussi  les  savants  du  moyen  âge  regardaient-ils  volontiers 
la  langue  basque  comme  une  énigme  indéchiffrable,  comme 
un  problème  insoluble.  Un  proverbe  conservé  dans  le  nord 
de  l'Espagne  prétend  que  le  diable  lui-même  demeura 
chez  les  Basques  sept  longues  années  durant  sans  parvenir 
à  entendre  un  seul  mot  de  leur  langue.  Ainsi  s'explique 
cette  remarquable  définition  d'un  dictionnaire  espagnol  : 
Vascuence.  Lo  que  esté  tan  confuso  y  oscuro  que  no  se 
puede  entender.  «  Basque.  Ce  qui  est  si  confus  et  obscur 
qu'on  ne  le  peut  entendre.  » 

Par  malheur,  beaucoup  d'érudits  fort  peu  linguistes, 
beaucoup  d'amateurs  étrangers,  ont  voulu  résoudre  le  pro- 
blème, sans  préparation  spéciale,  et  leurs  efforts  infruc- 
tueux n'ont  fait  qu'exalter  l'infaluation  qu'inspirait  déjà 
aux  Basques  le  spectacle  de  tant  d'efforts  stériles.  L'on  a 
pu  dire,  non  sans  une  certaine  apparence  de  vérité,  que 
l'étude  du  basque  menait  droit  à  la  fohe.  Mais  les  choses 
sont  bien  changées  aujourd'hui  qu'il  existe  une  méthode 
linguistique.  Le  sphinx,  mieux  attaqué,  a  livré  son  secret, 
et  bien  qu'il  reste  encore  nombre  de  points  à  éclaircir,  il 
est  présumable  que  le  jour  n'est  pas  éloigné  où  l'on  pourra 
se  féliciter  de  connaître  à  fond  les  lois  nombreuses  et 
complexes  de  la  langue  basque.  Il  y  avait  assurément  de 
bonnes,  d'excellentes  choses  dans  les  écrits  d'Oihenart,  de 
Chaho,  et  surtout  de  Lécluse  ;  mais  les  travaux  tout  récents 


154  LA    LINGUISTIQUE. 

dus  à  MM.  L.-L.  Bonaparte,  W.  van  Eys  et  Julien  Vin- 
son  (I),  ont  fait  faire  à  la  question  des  progrès  décisifs. 

Le  basque,  pour  le  savant  qui  l'étudié  sans  que  ce  soit 
sa  langue  maternelle,  est  dans  un  complet  état  d'isole- 
ment. Aucun  des  idiomes  qui  l'environnent  ne  peut,  s'il 
s'agit  de  la  formation  des  mots,  de  la  morphologie,  lui 
être  comparé,  et  la  langue  qui  lui  ressemble  le  plus  par 
quelques  traits  généraux,  à  savoir  le  magyar,  s'en  trouve 
géographiquement  fort  éloignée.  L'histoire  du  magyar  est 
d'ailleurs  connue  en  partie,  tandis  que  l'on  ne  sait  rien  de 
celle  du  basque.  Impossible  de  rencontrer  dans  aucun  mo- 
nument authentique  plus  ancien  que  le  dixième  siècle  des 
traces  évidentes  de  la  langue  basque  ;  encore  ne  peut-on 
faire  remonter  à  cette  époque  qu'une  charte  latine  datée 
de  980,  qui  délimite  le  diocèse  épiscopal  de  Bayonne  et 
donne  les  noms  plus  ou  moins  altérés  de  quelques  loca- 
lités du  pays  basque.  Il  est  avéré  que  les  prétendus  chants 
de  guerre  cuscariens  attribués  à  un  âge  plus  ancien  —  à 
plusieurs  centaines  d'années,  disait-on,  avant  le  dixième 
siècle  —  ne  sont  rien  moins  qu'apocryphes. 

Du  dixième  au  seizième  siècle,  rien  encore  que  des 
noms  épars  dans  diverses  chartes,  coutumes,  lettres  pa- 
tentes, bulles  pontificales.  C'est  Lucius  Marinœus  Siculus 
qui  parla  le  premier  de  l'escuara  dans  ses  «  Gosas  mémo- 
rables de  Espafia  »  (Alcala  ,1530),  et  qui,  le  premier,  en 
cita  quelques  mots.    Quant  au  plus  ancien  texte  basque 

(1)  Le  premier  de  ces  auteurs  a  publié  de  nombreux  recueils  de 
textes  et  un  bel  ouvrage  sur  le  verbe.  Au  second,  M.  van  Eys, 
nous  devons  le  premier  dictionnaire  basque-français  qui  ait  été 
imprimé  et  la  première  grammaire  élémentaire  que  nous  con- 
naissions :  Essai  de  grammaire  de  la  langue  basque,  ^^  édit.  Am- 
sterdam, 1867.  Les  nombreux  écrits  dont  M.  Vinson  a  enrichi  la 
Revue  de  linguistique  comptent,  à  nos  yeux  parmi  les  meilleures 
études  de  linguistique  moderne  :  connaissance  très-sûre  et  mé- 
thode excellente.  Nous  leur  avons  beaucoup  emprunté. 


LA    LANGUE    BASQUE.  135- 

imprimé  (le  plus  ancien  du  moins  à  notre  connaissance) 
c'est  le  discours  de  Panurge  dans  le  chapitre  neuvième  du 
deuxième  livre  de  Rabelais.  C'est  en  1542  que  ce  morceau 
lut  publié.  Le  premier  livre  imprimé  est  daté  de  1545  ;  ce 
sont  les  poésies  moitié  religieuses,  moitié  erotiques  de 
Bernard  Dechepare,  curé  de  Saint-Michel-le-Yieux,  en 
Basse-Navarre,  fidèlement  réimprimées  ces  temps  derniers 
par  l'éditeur  Gazais  de  Bayonne.  Mais  l'ouvrage  le  plus 
important  pour  l'étude  du  basque,  c'est  la  version  du  Nou- 
veau Testament  par  Jean  de  Liçarrague  (de  Briscous), 
ministre  protestant  à  la  Bastide-Glairence,  imprimée  à  la 
Rochelle,  en  1571 ,  aux  frais  du  Parlement  de  Navarre,  par 
ordre  de  Jeanne  d'Albret.  Ce  livre,  pour  des  motifs  faciles 
à  deviner,  est  devenu  tellement  rare,  que  l'on  n'en  connaît" 
en  Europe  que  treize  exemplaires.  M.  Yinson  vient 
d'en  faire  réimprimer  un  extrait  considérable,  compre- 
nant la  dédicace  et  l'évangile  de  saint  Marc  tout  entier 
(Bayonne,  1874).  On  peut  dire  sans  doute  que  les  change- 
ments subis  par  la  langue  depuis  cette  époque  sont  assez 
sensibles;  mais,  certainement,  ils  ne  sont  point  considé- 
rables. 

On  constate  môme  aujourd'hui  des  différences  plus  im- 
portantes entre  les  divers  dialectes.  Les  variétés  de  la 
langue  basque  sont,  pour  ainsi  dire,  innombrables,  et 
chaque  village  a  quelque  particularité  qui  lui  est  propre. 
Ce  fait  n'a  sans  doute  rien  d'anormal. 

Mais,  à  côté  du  langage  spontanément  parlé,  du  lan- 
gage local,  les  langues  ont  un  dialecte  général,  en  quel- 
que sorte  conventionnel,  fruit  de  l'éducation,  et  qui  sou- 
vent est  très-voisin  de  la  langue  écrite.  Or,  en  basque, 
I  ien  de  tel,  et  chaque  écrivain  se  fabrique  un  langage  à 
sa  fantaisie.  Certains  auteurs  ont  compté  jusqu'à  huit 
dialectes,  qui  ne  formeraient  pas  moins  de  huit  variétés 
principales.  C'est,  en  Espagne,  le  biscayen,  le  guipuzcoan. 


156  LA    LINGUISTIQUE. 

le  haut-navarrais  méridional  et  le  haut-navarrais  septen- 
trional. En  France,  le  labourdin,  parlé  dans  l'ancien  La- 
bourd  (partie  sud-occidentale  de  l'arrondissement  de 
Bayonne);  lesouletin,  dans  les  deux  cantons  sud-est  de  l'ar- 
rondissement de  Mauléon  (ancienne  Soûle)  ;  le  bas-na- 
varrais  occidental  et  le  bas-navarrais  oriental,  en  usage 
dans  la  Navarre  française,  c'est-à-dire  dans  le  reste  de  ces 
deux  arrondissements. 

Au  surplus,  ces  huit  dialectes  se  réduisent  sans  peine 
à  trois  grands  groupes.  Le  premier  de  ceux-ci,  formé  du 
BiSCAYEN,  est  particulièrement  remarquable  par  l'origina- 
lité de  son  verbe;  le  second  se  compose  du  souletin  et  du 
BAS-NAVARRAIS  i  aspiration  fréquente  et  variation  des  u 
en  i ;  le  troisième^  aux  formes  généralement  plus  pleines 
et  moins  altérées  que  les  formes  du  second  groupe,  com- 
prend les  quatre  autres  dialectes  :  guipuzcoan,  labourdin, 
HAUT-NAVARRAIS  du  nord  et  du  sud.  Nous  n'entrepren- 
drons pas  d'indiquer  ici  les  différences  plus  ou  moins  no- 
tables qui  distinguent  ces  dialectes  les  uns  des  autres  ; 
disons  simplement  que  les  quatre  dialectes  de  France  pos- 
sèdent l'aspiration,  dont  sont  totalement  dépourvus  les 
dialectes  d'Espagne.  Ajoutons,  d'ailleurs,  qu'en  ce  qui 
concerne  l'intérêt  spécial  que  peuvent  offrir  ces  différents 
dialectes,  le  souletin,  le  labourdin,  le  guipuzcoan  et  le 
biscayen,  sont  à  peu  près  les  seuls  étudiés,  parce  que  ce 
sont  les  seuls  qui  aient  eu  une  certaine  littérature.  Les 
dialectes  du  centre,  guipuzcoan  et  labourdin,  paraissent 
être  les  moins  altérés,  tandis  que  les  deux  autres 
ont  subi  chacun  de  plus  profondes  modifications  ;  en 
tout  <',as,  M.  Vinson  donne  le  pas  au  labourdin  même  sur 
le  guipuzcoan. 

On  comprend  aisément  que  c'est  par  l'étude  simultanée 
et  comparative  des  huit  dialectes  qu'il  est  possible  de  dé- 
terminer le  caractère  général  de  la  langue  basque,  en  re- 


LA    LANGUE    BASQUE.  157 

constituant,  autant  que  faire  se  peut,  ses  formes  commu- 
nes. La  phonétique  peut  seule  conduire  à  ce  résultat. 
Jetons  donc  un  rapide  coup  d'oeil  sur  la  phonétique  du 
basque. 

Le  basque  compte  cinq  voyelles  simples  :  a,  e,  i,  o,  u; 
six  diphthongues  :  «z,  ei,  oi\  ui,  au,  eu;  les  deux  demi- 
voyelles  7/  et  w;  et  vingt-deux  consonnes  que  l'on  peut 
classer  ainsi  :  A%  g,  kh,  — tch,  ts, —  t,  d,  th,  — p,  b,ph., 
—  trois  n  [n  du  grec  à^(yzXoq,  n  mouillé  de  a  régner  » ,  n 
dental),  m,  —  les  sifflantes  h,  ch,  z,  s,  —  ?•  dur  (presque 
deux  ((  rr  »),  r  doux  (très-voisin  de  «1  »),  enfin  /.  Mais, 
s'il  fallait  comprendre  dans  cette  liste  les  sons  particuliers 
aux  différents  dialectes,  elle  serait  plus  que  doublée  ;  il 
faudrait  y  faire  entrer  notre  «  u  »  français,  propre  au 
souletin,  notre  ((  j  »,  la  jota  espagnole,  et  des  «  g»,  «  t  », 
((  d  »,  ((  1  »  mouillés.  Ajoutons  que  le  double  w  ala,  va- 
leur du  <(  w  »  anglais,  mais  il  n'est  qu'euphonique;  il 
n'apparaît  qu'entre  m  et  a  ou  e  qui  le  suivent  immédiate- 
ment. 

Les  lois  phonétiques  du  basque  sont  assez  nombreuses, 
et  il  n'est  pas  sans  intérêt  de  signaler  ici  quelques-unes 
des  plus  importantes  d'entre  elles. 

Deux  voyelles  se  trouvent-elles  en  présence,  la  première 
est  élidée  si  elle  se  trouve  à  la  fin  d'un  mot  ;  que  la  ren- 
contre, au  contraire,  ait  lieu  dans  le  corps  même  d'un 
mot,  l'hiatus  est  de  règle,  mais  l'une  des  voyelles  doit 
changer  :  e  devient  ?",  o  devient  u;  toutefois  a  persiste.  Les 
variations  que  subissent  les  consonnes,  lorsqu'elles  se 
rencontrent,  sont  bien  plus  remarquables  :  une  consonne 
dure,  placée  à  la  fin  d'un  mot,  rencontre-t-elle  au  com- 
mencement du  mot  suivant  une  consonne  douce,  la  dure 
disparaît  et  la  douce  devient  dure  ;  c'est  ainsi,  par  exemple, 
que  liunat  goi'li,  «  ici  en  haut  » ,  se  prononce  hunakoiti. 
Autres  lois  :  les  explosives  dures  (par  exemple  ^,  t)  tom- 


158  LA    LINGUISTIQUE. 

bent  devant  les  nasales  ;  après  une  sifflante,  les  explosives 
doivent  être  dures  ;  après  une  nasale,  elles  doivent  être 
douces.  Une  consonne  ne  peut  être  doublée,  c'est-à-dire 
que  deux  g,  par  exemple,  deux  t,  et  ainsi  de  suite,  ne  peu- 
vent se  suivre  immédiatement  ;  les  explosives  dures  initiales 
deviennent  douces  spontanément;  entre  deux  voyelles  sim- 
ples ^,  d^  b^  n  et  r  doux  sont  absolument  supprimés;  aux 
mots  étrangers  Ton  préfixe  une  voyelle  :  c'est  ainsi  que 
«  raison  »  devient  arrazoin.  Nous  devons  nous  garder 
d'insister  outre  mesure  sur  des  détails  aussi  particuliers  ; 
mais  nous  ne  pouvons  les  négliger  entièrement,  et,  si  peu 
de  place  que  nous  leur  donnions,  cela  suffit  cependant  à 
jeter  quelque  jour  sur  l'idiome  qui  nous  occupe. 

L'orthographe  la  plus  généralement  admise  aujourd'hui 
dans  le  pays  basque  est  assez  nouvelle  et  n'est  d'ailleurs 
•qu'une  réforme  des  vieux  usages  du  pays.  Le  basque 
n'ayant  point  conservé  —  s'il  en  a  jamais  eu,  ce  qui  n'est 
prouvé  en  aucune  façon  —  de  caractères  graphiques  parti- 
culiers, il  avait  fallu,  pour  l'écrire,  adopter  l'alphabet  latin 
lel  que  l'employaient  les  Gallo-Romains  ou  Hispano-Ro- 
mains de  la  région  des  Pyrénées.  Deux  orthographes,  sen- 
siblement différentes,  se  trouvèrent  en  présence,  l'une 
française,  l'autre  espagnole.  Chacune  avait  ce  défaut  capi- 
tal de  représenter  souvent  le  même  son,  un  seul  et  même 
son,  par  des  lettres  différentes;  on  écrivait,  par  exemple, 
^,  c,  f  pour  s,  et  c,  qu,  k  pour  k.  L'orthographe  réformée 
s'inspira  du  système  espagnol  plutôt  que  du  système  fran- 
çais ;  toutefois  z  s'y  prononce  s  («  s  »  de  «  sur,  sœur, 
son  ))). 

Arrivons  maintenant  à  la  formation  des  mots. 

La  soi-disant  déclinaison  du  basque  consiste  en  simples 
particules  placées  à  la  suite  du  mot.  L'escuara  ne  dit  pas, 
par  exemple,  «  à  la  femme  »;  il  dit  :  a  femme  la  à  »;  au 
lieu  de  prépositions,   il  emploie  des  postpositions,  c'est- 


LA    LANGUE    BASQUE.  159 

à-dire  des  suffixes  plus  ou  moins  agglutinés  au  nom  ou  à 
Farticle.  Les  principaux  suffixes  dont  il  s'agit  sont  en 
«  de  »,  indiquant  le  génitif;  i  «  à  »,  indiquant  le  datif; 
ko  «■  de,  ponr  »  ;  tik  «  de  »,  indiquant  Tablatif  ;  n  «  dans  », 
::  «  par  »,  kin  ou  gaz  «  avec  »,  ya  «  vers  »,  ik,  ayant  le 
sens  partitif  de  l'anglais  «  somc  )>  (c'est-à-dire  le  sens  de 
notre  «  de  »  français  dans  les  phrases  comme  celle-ci 
«  donnez-moi  de  l'eau  »),  ?zo  «  jusque  »,  gaùe  a  sans  », 
galik  «  à  cause  de  »,  tzat  «  pour  »,  etc.  On  donne  le  nom 
de  déclinaison  définie  à  celle  qui  comporte  l'article.  Les 
grammairiens  distinguent  encore  dans  leurs  tableaux  la 
déclinaison  des  êtres  raisonnables  d'avec  celle  des  êtres 
dépourvus  de  raison  :  la  première  serait  caractérisée  par 
l'intercalation,  entre  l'article  et  le  suffixe,  d'une  syllabe 
parliculière,  baith  —  syllabe  inexpliquée,  mais  que  les 
<Hymologistes  ont  naturellement  assimilée  sans  hésitation 
à  l'hébreu  beth  a  maison  » ,  vu  que  cette  intercalation  n'a 
lieu  qu'auprès  des  suffixes  locaux,  «  dans,  chez,  vers  »,  etc. 
—  La  déclinaison  indéfinie  est  unique,  c'est-à-dire  qu'elle 
n'a  en  quelque  sorte  ni  pluriel  ni  singulier  ;  le  basque,  en 
effet,  ne  peut  joindre  à  ses  noms  le  signe  du  pluriel,  quand 
ils  ne  sont  pas  déterminés  :  il  ne  saurait  dire  «  femmes  », 
force  lui  est  de  dire  «  les  femmes  ».  Il  en  résulte  que  le 
signe  du  pluriel  (qui  est  k)  se  place  seulement  après  l'ar- 
ticle a  (ancien  pronom  démonstratif  conservé  en  biscayen). 
La  déclinaison  définie  a  donc,  grâce  à  cet  article,  un  sin- 
gulier et  un  pluriel. 

11  est  bon  de  noter  que  de  grandes  irrégularités  signa- 
lent l'adjonction  des  suffixes  au  nom  ;  quelquefois,  par 
exemple,  l'article  et  le  signe  du  pluriel  disparaissent.  Mais 
€e  sont  là  des  détails  particuliers  que  nous  devons  négliger 
dans  une  esquisse  aussi  sommaire  que  celle-ci. 

L'on  conçoit  aisément,  d'après  ce  qui  précède,  à  quel 
point  il  serait  inexact  de  se  servir  pour  le  basque  des  mots 


160  LA    LINGUISTIQUE. 

de  cas,  de  nominatif,  de  génitif,  et  ainsi  de  suite.  Oh  em- 
ploie parfois  ces  expressions,  mais  il  ne  faudrait  point  s'y 
laisser  tromper  ;  ce  ne  peut  être  qu'une  façon  de  parler. 
En  basque,  il  n'y  a  pas  et  ne  saurait  y  avoir  de  suffixe 
nominatif,  accusatif  ou  autre  —  par  exemple  les  s,  m  du 
latin  ((  dominu-s,  dominu-m  »  :  —  l'on  se  sert  du  thème 
pur  et  simple,  du  thème  tel  quel  ;  seulement  ce  thème, 
lorsqu'il  est  sujet  d'un  verhe  actif,  se  voit  postposer  un 
suffixe  k  dont  l'origine  est  inexpliquée  :  gizonak  eman  du 
«  l'homme  l'a  donné  »,  gizonek  yo  dute  «  les  hommes 
l'ont  frappé  »  ;  gizon  veut  dire  «  homme  »,  a  est  l'article, 
k  le  signe  du  sujet  dont  nous  venons  de  parler. 

Une  particularité  de  la  langue  basque  qui  ne  laisse  pas 
qued'étonner,c'estle  grand  nombredemots,souventréduits 
à  une  syllabe,  qui  viennent  s'annexer  à  d'autres  mois  pour 
marquer  l'augmentation,  la  diminution,  l'abondance,  la 
mauvaise  qualité,  l'excès,  le  défaut,  rattachement,  la  ré- 
pugnance, et  ainsi  de  suite.  Mais  beaucoup  de  nos  langues 
modernes  n'ont-elles  pas  (à  un  moindre  degré,  il  est  vrai) 
la  faculté  de  former  des  diminutifs  et  des  augmentatifs? 

L'adjectif,  toujours  invariable,  se  place  constamment 
après  le  nom  ;  le  basque,  pour  rendre  la  phrase  que  voici  : 
((  la  belle  maison  du  petit  homme  »,  devra  dire  :  a  homme 
petit  le  de  maison  belle  la  ».  Remarquons  que  l'adjectif 
s'intercale  ici,  comme  chez  nous,  du  reste,  entre  l'article 
et  le  nom  auquel  il  se  rapporte,  mais  que  le  génitif  (u  de 
l'homme  »)  précède  le  nom  («  la  maison  »)  dont  il  dépend. 

Les  pronoms  personnels  sont  ni  «  moi  »,  gu  «  nous  »,  hi 
«  toi  »,  zu  ((  vous  ».  Le  basque  contemporain  emploie 
comme  nous  la  seconde  personne  du  pluriel  pour  exprimer 
poliment  le  singulier  ;  aussi  s'est-il  fabriqué  un  «  vous  » 
pluriel  :  zuek.  Point  de  pronoms  relatifs  ;  pour  imiter  les 
Français  ou  les  Espagnols,  les  Basques  modernes  ont 
employé  souvent  avec  le  sens  relatif  les  pronoms  interro- 


LA    LANGUE    BASQUE.  161 

gatifs  ;  mais  cela  est  absolument  contraire  au  génie  même 
de  leur  langue. 

En  ce  qui  concerne  les  noms  de  nombre,  nous  pouvons 
remarquer  que  le  basque  ne  possède  pas  de  mot  original 
pour  exprimer  «  mille  »  et  que  tout,  chez  lui,  indique  une 
numération  vicésimale  :  «  trente-neuf  »  est  pour  lui  vingt 
et  dix-neuf,  «  soixante  »  est  trois-vingts. 

Le  verbe  basque  est  simple  ou  péripiirastique.  La  conju- 
gaison simple  est  caractérisée  par  ce  fait  que  les  éléments 
dérivatifs  marquant  le  temps,  le  mode,  la  personne  sont 
unis  au  radical  ;  la  conjugaison  périphrastique  a  lieu  au 
moyen  de  deux  verbes  simples  auxiliaires,  «  être  »  et 
«  avoir  »  —  dut  et  yiaiz  —  joints  à  un  nom  d'action  décliné. 

La  question  du  verbe  basque  est  d'une  grande  impor- 
tance; c'est  elle  qui  déroute  le  plus  les  esprits  accoutumés 
à  nos  grammaires  classiques  grecques  et  latines,  et  l'on 
ne  peut  dire  encore,  même  après  les  travaux  de  MM.  van 
Eys,  L.-L.  Bonaparte,  Vinson  (l),  qu'elle  soit  enfin  résolue. 
L'un  des  premiers  points  qui  aient  été  discutés  est  relatif 
à  l'antériorité  de  l'une  des  deux  conjugaisons  sur  l'autre. 
Pour  MM.  Malin,  van  Eys,  Vinson,  la  conjugaison  simple 
est  seule  primitive  et  l'autre  n'est  qu'une  composition  dont 
l'origine  ne  remonte  qu'à  la  période  historique  de  la  langue 
basque.  Sans  entrer  dans  les  raisons  spéciales  qui  mili- 
tent invinciblement,  selon  nous,  en  faveur  de  cette  opi- 
nion, nous  ferons  simplement  remarquer  que  l'opinion 
opposée  (contestant  l'existence  d'un  radical  à  sens  verbal 
dans  les  formes  des  auxiliaires)  a  un  caractère  métaphy- 
sique ([ui  la  rend  inacceptable  de  prime  abord. 

La  conjugaison  basque  périphrastique  a  cet  avantage  de 
permettre  pour  chaque  verbe  une  double  expression  répon- 
dant au  sens  transitif  et  au  sens  intransitif  :  la  voix  intran- 

(1)  Le  verbe  basque.  Revue  de  linguistique,  t.  VI,  p.  238.  Paris, 
187'i. 

LINGUISTIQUE  H 


162  LA    LINGUISTIQUE. 

sitive,  c'est  un  nom  d'action  accompagné  de  naiz  «  être  »; 
la  voix  transitive,  c'est  un  nom  d'action  accompagné  de 
dut  «  avoir  ».  Nous  verrons  en  temps  et  lieu  que  le  verbe 
sémitique  exprime  le  régime  direct  par  un  élément  prono- 
minal suffixe  au  verbe  ;  nous  avons  vu  un  peu  plus  haut 
que  le  magyar,  le  vogoul,  le  mord  vin  agissent  de  même  en 
semblable  occasion  (sans  toutefois  placer  l'élément  en 
question  au  même  lieu  que  le  placent  les  langues  sémiti- 
ques) ;  or,  le  basque  agit  de  même.  Toutefois  il  a  cette 
infériorité  sur  les  langues  que  nous  venons  de  citer,  qu'il 
ne  saurait  séparer  du  verbe  actif  son  régime  direct  :  il  ne 
pourrait  dire,  par  exemple:  a  j'aime  une  femme  »;  il  ne 
peut  dire  que  ceci  :  «  je  l'aime  une  femme  )) .  Mais,  dans 
son  verbe,  le  basque  exprime  le  régime  indirect  et  dit  en 
un  seul  mot  :  «  je  le  donne  à  lui  »  ;  ici  encore  il  ne  peut 
omettre  le  régime  direct,  il  ne  peut  dire  :  «  je  donne  à 
lui  ». 

Chacune  de  ces  formes  complexes  est  susceptible  de 
quatre  modifications,  suivant  qu'on  parle  familièrement  à 
un  homme  ou  à  une  femme,  qu'on  s'adresse  à  une  personne 
que  l'on  veut  honorer,  ou  qu'enfin  l'on  ne  veuille  pas  tenir 
compte  de  ces  circonstances.  Les  grammairiens  désignent 
ces  modifications  sous  le  nom  de  traitement  masculin,, 
féminin,  respectueux,  indéfini. 

Certains  caractères  de  la  langue  basque  se  retrouvent, 
ainsi  qu'on  l'a  souvent  répété,  dans  les  langues  améri- 
caines. Le  verbe  basque  a  sans  doute  quelques  analogies 
avec  la  conjugaison  des  langues  de  l'Amérique;  mais  de  là 
à  conclure,  comme  le  font  sans  hésiter  quelques  auteurs, 
à  une  parenté  intime  entre  l'algonquin,  firoquois,  par 
exemple,  et  l'escuara,  il  y  a  loin,  fort  loin.  Avant  d'affir- 
mer que  le  basque  est,  comme  ces  idiomes,  polysynthétique 
ou  incorporant,  il  conviendrait  de  déterminer  ce  que  c'est 
au  juste  que  le  polysynthétisme  ou  l'incorporation.  Dans  le 


LA   LANGUE    BASQUE.  IQ^ 

paragraphe  relatif  aux  langues  américaines,  nous  essaye- 
rons de  définir  ces  deux  expressions. 

Nous  nous  contenterons,  pour  l'instant,  de  signaler  ici 
une  particularité  des  idiomes  du  nouveau  monde  que  l'on 
retrouve  en  basque,  à  savoir  :  la  composition  par  syncope, 
qui,  d'ailleurs,  n'est  point  tout  à  fait  inconnue  aux  langues 
européennes  modernes  :  de  07'tz  «  nuage  »  et  azantz 
«  bruit  )),  le  basque  fait  ortzanz  «  tonnerre,  bruit  du 
nuage  » .  Mais  les  composés  de  cette  espèce  ne  sont  pas 
très-nombreux.  Pour  l'ordinaire,  on  les  rencontre  dans  les 
noms  de  lieux,  ces  restes  précieux  d'une  époque  antérieure 
et  si  souvent  réfractaires  à  l'analyse. 

Il  se  peut  que  les  noms  de  lieux  nous  apprennent  un 
jour  bien  des  mots  tombés  en  désuétude  et  finalement 
oubliés. 

Dans  son  état  actuel,  et  bien  qu'il  soit  imparfaitement 
connu,  on  peut  dire  que  le  vocabulaire  escuara  est  assez 
pauvre.  Exclusion  faite  des  nombreux  mots  gascons,  fran- 
çais, espagnols  et  latins  qu'il  renferme,  et  encore  d'autres 
mots  qu'il  est  possible  de  rattacher  à  quelque  autre  source, 
il  est  probable  que  les  termes  réellement  basques  n'expri- 
-ment,  en  général,  aucune  idée  abstraite.  C'est  ainsi  que 
l'on  ne  connaît  pas  de  mot  basque  simple  ayant  le  sens 
général  que  nous  attachons  en  français  au  mot  «  arbre  », 
au  mot  «  animal  »  .  C'est  ainsi  encore  qu'il  existe  en  basque 
six  expressions  diiférentes  pour  exprimer  l'état  de  chaleur 
de  la  chienne,  de  la  jument,  de  la  vache,  de  la  truie,  de  la 
brebis  et  de  la  chèvre,  mais  il  n'existe  point,  paraît-il,  de 
terme  général  applicable  à  cet  état  d'une  façon  commune. 
Pour  les  Basques,  «  dieu  »  est  «  le  seigneur  d'en  haut  », 
et  s'ils  ont  un  terme  pour  exprimer  notre  mot  de  a  vo- 
lonté »,  ce  terme  signifie  également  «  pensée,  désir,  fan- 
taisie » . 

Pour  roconsliluer.  autant  que  faire  se  pourra,  le  voca- 


164  LA   LINGUISTIQUE. 

bulaire  commun  escuarien,  il  s'agira  de  rechercher  tous 
les  mots  usités  dans  les  divers  dialectes,  et  il  conviendra, 
naturellement,  de  ne  les  admettre  comme  originaux 
qu'après  certitude  acquise  qu'ils  n'appartiennent  point  en 
propre  à  quelque  idiome  étranger.  L'histoire  nous  apprend 
que  la  région  où  se  parle  l'escuara  a  été  traversée  par  des 
peuples  de  langue  celtique,  par  des  Germains,  par  des 
Arabes,  surtout  par  des  peuples  de  langues  romanes. 
L'influence  du  latin  a  dû  être  d'autant  plus  puissante 
qu'elle  a  été  continue  vingt  siècles  durant  et  qu'elle  s'est 
exercée  plus  activement  ;  pour  bien  connaître  le  basque,  il 
importe  donc  de  savoir  à  fond  le  latin  et  l'histoire  de  ses 
deux  dérivés  le  français  et  l'espagnol,  de  les  posséder  aussi 
bien  dans  leurs  patois  pyrénéens  que  dans  leur  langue 
littéraire. 

L'on  n'est  malheureusement  pas  aidé  dans  l'étude  du 
basque  par  les  documents  écrits.  La  littérature  de  cet 
idiome  est  d'une  pauvreté  singulière.  Elle  se  compose 
presque  uniquement  de  versions  d'ouvrages  de  piété  sans 
intérêt.  Il  y  a  peu  d'attrait  à  dépenser  son  temps  sur  des 
«  méditations  n ,  des  a  cantiques  » ,  des  «  guides  spirituels  » 
et  autres  compositions  soi-disant  morales  et  moralisantes. 
A  la  vérité,  l'on  a  publié  quelques  recueils  de  chansons 
populaires,  mais  presque  toutes  sont  des  plus  médiocres; 
on  n'a  encore  imprimé  aucun  conte  ni  aucune  de  ces 
interminables  «  pastorales  »  dramatiques  qui  font  les 
délices  des  Basques  de  la  Soûle  aux  jours  de  fêtes  loca- 
les. Elles  sont  curieuses,  au  moins  en  ceci  qu'elles  ont  été 
manifestement  inspirées  par  les  chansons  de  geste,  les 
soties  et  les  épopées  héroïques  du  moyen  âge.  Il  n'existe 
guère  qu'un  millier  de  livres  basques,  et  encore,,  pour 
atteindre  ce  nombre,  faudrait-il  faire  entrer  en  ligne  de 
compte  tous  les  ouvrages  écrits  en  français,  en  espagnol, 
en  latin,  en  italien,  en  allemand,  en  magyar  même,  relatifs 


LA   LANGUE    BASQUE.  165 

à  la  langue,  au  pays,  aux  mœurs,  à  l'origine  des  Escuariens. 

Ce  dernier  sujet,  l'origine  des  Basques,  a  inspiré  de  nom- 
breux écrits.  Le  problème,  à  notre  sens,  n'est  pas  encore 
élucidé;  nous  persistons  à  penser,  notamment,  que  si 
l'idiome  escuara  a  été  la  langue  des  anciens  Ibères,  ou  du 
moins  l'un  des  dialectes  de  leur  langue,  le  fait  n'est  pas 
encore  scientifiquement  démontré.  D'après  de  très-ancien- 
nes traditions,  les  Ibères  formaient  le  peuple  qui,  avant 
'  l'arrivée  des  nations  de  langue  indo-européenne,  habitait 
l'ensemble  de  la  péninsule  ibérique,  soit  l'Espagne  et  le 
Portugal:  ils  occupèrent  également,  paraît-il,  toute  la 
partie  de  la  Gaule  qui  plus  tard  reçut  le  nom  de  Narbon- 
naise.  Leurs  premiers  rapports  connus  avec  des  individus 
de  race  étrangère  remontent  au  temps  des  expéditions  phé- 
niciennes dont  l'histoire  nous  a  transmis  le  souvenir. 
Advint  l'invasion  celtique,  qui  donna  naissance  aux  Gelti- 
bères.  Ceux-ci  résistèrent  vaillamment  aux  légions  romai- 
nes et  supportèrent  le  choc  des  Musulmans  après  avoir 
subi  la  domination  des  Visigoths.  Conservé  dans  la  région 
où  vivaient  les  Ibères,  l'escuara  n'étant  ni  sémitique,  ni 
indo-européen,  on  fut  amené  à  le  tenir  pour  le  représen- 
tant direct,  au  moins  pour  l'un  des  anciens  représentants 
de  la  vieille  langue  ibérienne. 

L'on  s'appuie  d'habitude,  pour  soutenir  cette  opinion, 
sur  trois  sortes  de  preuves  :  preuve  tirée  des  mœurs,  preuve 
tirée  du  type,  preuve  tirée  de  la  langue. 

L'argument  tiré  des  mœurs  se  résume  dans  une  dispo- 
sition légale  des  coutumes  françaises  de  la  région  pyré- 
néenne, même  en  dehors  du  pays  basque,  qui  établissait 
dans  les  successions  un  droit  absolu  de  primogéniture  sans 
distinction  de  sexe;  or  Strabon  dit  que  chez  les  Cantabres, 
qui  paraissent  être  une  tribu  ibérienne,  les  filles  héritaient. 
Un  jurisconsulte  bayonnais,  M.  J.  Balasque,  a  démontre 
que  le  droit  de  primogéniture  provenait  du  principe  essen- 


166  LA    LINGUISTIQUE. 

tiellement  galiique  ou  celtique  de  la  conservation  intégrale 
du  patrimoine. 

Le  type  est  aujourd'hui  connu.  Nous  possédons  les  ca- 
ractères du  véritable  crâne  basque,  celui  d'Espagne.  Mais 
ce  type  aurait  beau  s'être  étendu  sur  l'Espagne  entière 
—  nous  le  rencontrons  sans  doute  aussi  en  Corse  et  dans 
le  nord  de  l'Afrique  —  cela  ne  prouverait  en  aucune  façon 
que  cette  seule  et  même  race  n'ait  point  parlé  plusieurs 
langues  différentes,  comme  cela  se  voit  pour  d'autres 
peuples. 

Les  preuves  linguistiques  se  résument  en  essais  d'expli- 
cations de  mots  ibères  par  le  basque.  Les  monuments  de 
la  langue  ibérienne  parvenus  jusqu'à  nous  sont  de  deux 
sortes  :  d'une  part  des  médailles  et  des  inscriptions,  d'autre 
part  des  noms  propres  et  surtout  des  noms  topographiques 
transcrits  par  des  auteurs  grecs  et  latins.  Les  médailles  et 
les  inscriptions  offrent  les  éléments  d'un  alphabet  dérivé 
du  phénicien,  mais  il  ne  faudrait  pas  prendre  le  change 
sur  leur  prétendu  déchiffrement  :  il  n'est  rien  moins  que 
certain.  Nous  ne  voyons,  avec  M.  Yinson,  dans  les  diffé- 
rentes lectures  proposées  jusqu'à  ce  jour,  que  des  traduc- 
tions aventureuses  et  forcées.  La  forme  des  noms  recueillis 
par  Strabon,  Pline  et  autres  anciens  auteurs  présente,  au 
contraire,  une  base  appréciable,  mais  il  est  tout  naturel 
que  les  étymologistes  en  aient  abusé,  et  largement,  selon 
leur  coutume.  Les  explications  proposées  par  Humboldt, 
et,  après  lui,  par  nombre  d'étymologistes  sans  principes, 
sans  méthode,  sont  pour  le  moins  très-douteuses;  nous 
pouvons  dire  que  les  deux  seuls  linguistes  auxquels  il  soit 
permis  d'accorder  aujourd'hui  une  pleine  confiance  sur  le 
terrain  de  l'escuara,  MM.  van  Eys  et  Vinson,  sont  tout  à 
fait  d'accord  à  ce  sujet  (1). 

(l)  Van  Eys.  La  langue  ibérienne  et  la  langue  basque,  Revue  de 
linguistique,  t.  VII,  p.  J.Paris,  1874.  Vinson.  La  question  xhérienne^ 


LES    LANGUES   AMÉRICAINES.  167 

Nous  acceptons  leur  opinion  et  nous  pensons  que  le  nom 
(le  Humboldt  ne  peut  suffire,  à  lui  tout  seul,  à  entraîner 
une  conviction.  Il  est  possible  que  les  présomptions  de 
Humboldt  soient  justes  ;  il  est  possible,  peut-être  même 
est-il  vraisemblable  et  probable  que  les  anciens  habitants 
de  ribérie  aient  parlé  une  langue  alliée  au  basque,  sinon 
même  une  forme  plus  ancienne  du  basque  ;  mais  que  cela 
soit  prouvé,  nous  nous  refusons  encore  à  l'admettre. 

En  résumé,  cette  prétendue  identité  est  possible,  mais 
les  faits  accumulés  pour  la  faire  accepter  ne  lui  ont  donné 
d'autre  caractère  que  celui  d'une  hypothèse  simplement 
plausible  et  qui  attend  encore  sa  justification. 

§  16.  Les  langues  américaines. 

On  a  beaucoup  écrit,  on  écrit  beaucoup  sur  les  langues 
américaines.  Il  en  est  peu  qui  aient  prêté  à  autant  de  théo- 
ries excentriques  et  fantaisistes  ;  elles  partagent  largement, 
sous  ce  rapport,  le  sort  qui  était  réservé  au  basque  et  à 
l'étrusque. 

Il  suffit,  pour  se  convaincre  de  ce  fait,  de  parcourir  le 
compte  rendu  du  premier  congrès  des  américanistes,  tenu 
à  Nancy  en  1875.  Cet  ouvrage  était- vivement  attendu, 
mais  sa  publication  n'a  point  répondu  à  ce  que  l'on  pou- 
vait peut-être  espérer.  A  part  les  travaux  de  MM.  Adam  et 
Vinson  (l)  et  quelques  monographies  peu  importantes,  ce 
compte  rendu  n'a  mis  qu'une  chose  en  relief  :  le  défaut 
de  méthode  qui  règne  dans  les  études  d'américanisme  et 
leurs  tendances  désordonnées  vers  les  rapprochements 
/'tymologiques. 

L'idée  commune,  l'idée  capitale  qui  obsède  presque  tous 
les  américanistes  est  de  rattacher  les  idiomes  du  nouveau 

Mémoires  du  congrès  scientifique  de  France,  t.  II,  p.  357    Paris 
187'i.  ' 

(1)  Le  basque  et  les  langues  américaines^  t.  II,  p.  46. 


168  LA   LINGUISTIQUE. 

monde  à  tel  ou  tel  groupe  des  langues  agglutinantes  du 
monde  ancien,  le  plus  souvenlaux  langues  ouralo-altaïques, 
parfois  au  basque,  parfois  au  japonais,  parfois  à  toutes  les 
autres  langues  agglutinantes.  Gela  n'est  pas  sérieux.  Avant 
de  rapprocher  Tiroquois  du  magyar,  le  totonak  du  japo- 
nais, le  nahuatl  du  basque,  il  faudrait  rapprocher  scien- 
tifiquement les  unes  des  autres  toutes  les  langues  améri- 
caines et  esquisser  au  moins  leur  grammaire  comparée. 
C'est  ce  que  l'on  ne  se  soucie  point  d'entreprendre.  Tout 
à  l'heure  nous  citions  les  mémoires  de  MM.  Adam  et 
Vinson  ;  leur  valeur  consiste  précisément  en  ceci,  qu'ils 
mettent  en  garde  Tétudiant  novice  contre  le  système  des 
comparaisons  intempestives. 

On  ne  trouve  nulle  part  comme  en  Amérique  un  nom- 
bre considérable  d'idiomes  se  ressemblant  autant  les  uns 
aux  autres,  mais  constitués  cependant  au  moyen  d'élé- 
ments parfaitement  divers.  C'est  pour  ce  motif  que  l'étude 
des  idiomes  du  nouveau  monde  offre  tant  de  difficultés  et 
qu'il  est  assez  embarrassant  de  se  faire  sur  leur  ensemble 
une  idée  bien  précise. 

A  la  vérité,  il  existe  un  grand  nombre  de  grammaires, 
de  livres  de  piété,  de  catéchismes,  de  versions  de  la  Bible, 
propres  à  faciliter  l'étude  de  certaines  langues  améri- 
caines ;  mais  la  plupart  de  ces  ouvrages  ont  été  rédigés 
dans  un  esprit  si  peu  scientifique  et  d'une  façon  si  défec- 
tueuse, que  toute  l'aide  qu'on  en  peut  attendre  se  réduit, 
en  réalité,  à  fort  peu  de  chose.  Parmi  les  plus  instructifs 
de  ces  écrits  nous  signalerons  celui  de  John  Pickerings, 
Remarks  on  the  Indian  Languages  of  North-Ameinca^ 
déjà  ancien,  le  Mémoire  sur  le  système  grammatical  des 
langues  de  quelques  nations  de  l'Amérique  du  Nord  de 
Duponceau,  couronné  en  1836  par  l'Institut  de  France, 
diverses  notices  de  MM.  Mahn,  Frédéric  Mûller,  de  Cha- 
rencey,  publiées,  pour  la  plupart,  dans  les  périodiques  spé- 


LES    LANGUES    AMÉRICAINES.  169 

ciaux.  Nous  avons  aussi  consulté  les  Etudes  sur  quelques 
langues  sauvages  de  l'Amérique  par  N.  0***,  ancien  mis- 
sionnaire. Cet  ouvrage  contient  une  esquisse  intéressante 
et  vraisemblablement  très-fidèle  de  l'algonquin  et  de  l'iro- 
quois,  mais  l'auteur  s'y  montre  trop  peu  au  courant  des 
procédés  méthodiques  les  plus  élémentaires.  Parmi  les 
ouvrages  les  plus  récents  nous  signalerons  également  Y  Es- 
quisse d'une  grammaire  comparée  des  dialectes  crée  etchip- 
peway^  communiquée  par  M.  Adam  au  Congrès  de  Nancy. 

L'on  compterait,  d'après  M.  Frédéric  MùUer,  depuis  le 
cap  Horn  au  sud  de  la  Terre  de  Feu  jusqu'au  pays  des  Es- 
quimaux, vingt-six  idiomes  ou  groupes  d'idiomes  diffé- 
rents ;  nombre  considérable  si  l'on  songe  que  la  popula- 
tion de  l'Amérique  est  relativement  moins  nombreuse  que 
celle  des  autres  parties  du  monde.  Voici  d'ailleurs  cette 
classification  : 

i.  Le  groupe  A;ena«  au  nord-ouest  de  l'Amérique  sep- 
tentrionale. 

2.  Le  groupe  athapasque,  à  l'est  du  précédent,  s'éten- 
dant  des  bords  du  Youkon  et  du  Mackenzie  jusqu'à  l'em- 
bouchure du  Churchill  dans  la  baie  d'Hudson.  On  ren- 
contre beaucoup  plus  au  sud,  et  séparés  du  gros  de  ce 
groupe,  d'autres  idiomes  qui  s'y  rattachent  également:  la 
langue  des  Qualihoquas  au  nord  du  fleuve  Colombie,  des 
Umpquas  au  sud  ;  celle  des  Apaches,  plus  au  sud  encore, 
dans  l'Etat  de  Nevada  et  la  Californie  supérieure. 

3.  Le  groupe  algonquin,  au  sud  delà  baie  d'Hudson,  et 
s'étendant  à  l'est  jusque  vers  l'Atlantique.  Il  comprend  le 
mikmak  dans  l'est  de  la  Nouvelle-Bretagne  et  à  Terre- 
Neuve  ;  la  langue  des  Lenni-Lennapés  ou  Délawares  (nar- 
raganset,  mohican,  etc.)  ;  le  kri  :  l'ojibway  ;  l'ottawa  et 
d'autres  idiomes  encore. 

4.Legroupc«>'o<yMO?s(onondago,sénéka,  oncida,  kayuga, 
tuskai'oia). 


17  0  LA    LlxXGUISTIQUE. 

5.  he  dakota,  au  centre  de  l'Amérique  septentrionale, 
langue  des  Sioux  et  d'autres  tribus. 

6.  he  pani  ou  pawnie. 

7.  Le  groupe  appalache ,  comprenant,  entre  autres 
idiomes,  le  cliéroki,  le  kataba,  le  chakta,  le  krik,  le 
natchez. 

8.  En  remontant  vers  le  nord-ouest,  le  koloche  dans 
l'extrême  ouest  de  la  Nouvelle-Bretagne. 

9.  Le  groupe  orégonais  plus  au  sud. 

10.  Le  groupe  californien  (périkou,  monki,  kotcliimi). 

1 1 .  Le  groupe  yuma  sur  le  bas  Colorado. 

12.  Les  idiomes  indépendants  des  Pueblos  de  la  Sonora 
et  du  Texas  (zuni,  tégua  et  autres). 

13.  Les  idiomes  indépendants  du  Mexique  :  le  totonak, 
l'otomi,  le  taraska,  le  mixtek,  le  zapotek,  le  mazahua,  le 
mame  et  autres. 

14.  Le  groupe  aztek  et  des  langues  de  la  Sonora  (^1), 
-comprenant  d'une  part  le  nahuatl  ou  aztek,  et  de  l'autre 
un  certain  nombre  des  langues  de  la  Sonora  :  kahita, 
kora,  tarahumara,  tépéguana  ;  opata,  tubar  ;  pima, 
papago  ;  kizh,  nétéla,  kahuillo  ;  chochoni,  komanclie, 
inoki,  utah,  pah-utali,  etc. 

15.  Le  groupe  maya  dans  le  Yucatan,  comprenant  le 
maya  au  nord,  le  quiche,  le  huastek  au  nord-est  de 
Mexico. 

16.  Les  idiomes  indépendants  de  l'Amérique  centrale  et 
des  Antilles  :  le  kuéva  vers  l'isthme  de  Panama,  le  cibu- 
ney  dans  les  Antilles. 

17.  Le  cardihe  et  Varévoque.  Le  caraïbe,  ou  galibi,  se 
rencontre  dans  le  Venezuela  et  la  Guyane,  Tarévaque  dans 
la  Guyane. anglaise  et  la  Guyane  hollandaise. 

(1)  BuscHMANN.  Grammalik  der  sonorischen  sprachen.  Mémoires 
<le  l'Académie  des  sciences  de  Berlin,  1863. 


LES    LANGUES    AMÉRICAINES.  171 

18.  Le  tupj.,  le  guarani  et  Vomagua.  Les  deux  premiers 
lormeiit  à  eux  deux  un  groupe  plus  particulier  ;  ils  com- 
prennent des  idiomes  parlés  dans  la  région  du  Parana,  du 
Paraguay,  de  l'Uruguay. 

Dans  ces  mêmes  contrées  l'on  rencontre  quelques  idio- 
mes, tels  que  celui  des  Botocudes  à  l'est  du  San-Fran- 
cisco,  qui  ne  semblent  pas  appartenir  au  groupe  en 
question. 

19.  Les  langues  indépendantes  de  la  région  des  Andes. 

20.  \j'araucan. 

21 .  Le  guaykuru  parlé  entre  le  Paraguay  et  le  Pilco- 
mayo  ;  Yabipon  dans  la  région  du  Saldo,  au  centre  de  la 
Plata. 

22.  Le  puelche  dans  les  Pampas  à  l'ouest  de  Buenos- 
Ayres. 

23.  Le  téhuelche^  langue  des  Patagons,  au  sud  du  pré- 
<;édent. 

24.  Les  différents  idiomes  de  la  Terre  de  Feu  et  des  îles 
avoisinantes. 

25.  l^echibcha,  de  l'autre  côté  des  Andes,  dans  la  Co- 
lombie ou  Nouvelle-Grenade,  jusqu'aux  environs  de  Santa- 
Fé  de  Bogota. 

26.  Le  groupe  quichua  est  parlé  plus  au  sud,  depuis 
la  limite  des  Etats  de  Colombie  et  de  l'Equateur  jusque 
vers  le  tiers  septentrional  du  Chili.  Parents  des  Qui- 
chuas,  les  Aymaras  sont  sur  la  limite  du  Pérou  et  de  la 
Bolivie. 

Tous  ces  idiomes  passant  pour  se  ressembler  et  pour 
avoir  un  aspect  général  identique,  nous  avons  à  détermi- 
ner maintenant  quel  peut  être  ce  caractère  commun. 

Et  tout  d'abord,  leur  mode  d'être,  leur  mode  de  fonc- 
tionner sont-ils  tellement  étranges,  tellement  particuliers, 
qu'il  faille  renoncer  à  les  classer  dans  une  de  ces  trois 
grandes  catégories,    langues   isolantes,   langues    aggluti- 


172  LA    LINGUISTIQUE. 

nantes,  langues  à  flexion,  sous  lesquelles  viennent  se  grou- 
per les  idiomes  de  l'ancien  monde? 

C'est  ce  qu'un  certain  nombre  d'auteurs  ont  pensé.  Les 
langues  américaines  auraient,  aux  yeux  de  ces  auteurs, 
une  propriété  spéciale  qui  suffirait  à  constituer  une  classe 
bien  à  part,  un  quatrième  système,  qu'il  faudrait  appeler 
le  système  incorporant  ou  polysynthétique. 

En  tâchant  d'éviter  autant  que  faire  se  pourra  les  dé- 
tails trop  arides,  recherchons  et  examinons  quels  sont  les 
phénomènes  surlesquels  a  pu  s'appuyer  cette  doctrine  d'une 
classe  incorporante,  quelle  est  la  nature  de  ces  phénomènes 
et  quelle  est  leur  importance. 

Nous  terminerons  par  un  coup  d'oeil  rapide  sur  les 
idiomes  algonquins  et  iroquois,  parles  dans  une  grande 
partie  de  l'Amérique  septentrionale  et  qui  sont  assurément 
les  mieux  connues  de  toutes  les  langues  américaines. 

A  plusieurs  reprises  déjà  nous  avons  dit  ce  qu'il  fallait 
entendre  par  les  termes  de  langue  isolante,  de  langue 
agglutinante.  Le  monosyllabisme  est  caractérisé  par  l'em- 
ploi constant  de  racines  indépendantes  et  invariables; 
l'agglutination  comporte  l'état  de  dépendance  de  certaines 
racines,  qui,  vis-à-vis  des  autres  racines  dont  le  sens  pre- 
mier et  entier  a  persisté,  n'expriment  plus  que  les  idées  de 
rapport,  de  relation.  Nous  verrons  plus  tard  que  la  flexion 
ne  doit  être  retrouvée  que  là  où,  pour  exprimer  les  divers 
rapports  de  temps  et  de  lieu,  la  voyelle  radicale  peut  être 
organiquement  altérée.  Impossible  de  commettre  une  er- 
reur sur  la  place  à  assigner  à  un  idiome  donné,  si  l'on  a 
pu  constater  chez  lui  l'un  de  ces  caractères,  celui  du  mo- 
nosyllabisme, celui  de  l'agglutination,  celui  de  la  flexion. 
Ainsi  les  langues  sémitiques  sont  flexionnellcs  par  excel- 
lence, bien  qu'on  y  trouve  l'agglutination  —  par  exemple 
dans  les  préfixes  et  suffixes  pronominaux  du  verbe  et  même 
dans  le  développement  des  voix  dérivées  ;  —  les  idiomes 


LES    LANGUES    AMÉRICAINES.  173 

indo-européens  emploient  bien  souvent  les  procédés  de 
l'agglutination  ;  mais,  la  flexion  jouant  un  rôle  essentiel 
dans  la  langue  indo-européenne  commune  que  Ton  a  pu 
restituer  en  partie,  il  faut  les  ranger  forcément  dans  la 
classe  des  langues  à  flexion.  M.  Ghavée  avait  donc  un  cer- 
tain droit  à  tenir  pour  défectueux  le  nom  qui  a  été  donné 
à  la  classe  intermédiaire.  En  eff'et,  quel  que  soit  le  degré  de 
fusion,  d'usure  des  éléments  constitutifs,  du  moment  qu'il 
y  a  autant  de  racines  distinctes  que  d'idées  principales  et 
secondaires,  subordonnées,  attributives,  il  y  a  agglutina- 
tion. A  ce  point  de  vue  le  sanskrit  ne  diffère  en  aucune  fa- 
çon du  magyar.  Nous  traiterons  dans  notre  sixième  et  der- 
nier chapitre  des  empiétements  d'une  classe  sur  l'autre  et 
de  la  certitude  parfaite  de  la  succession  des  trois  états, 
monosyllabisme,  agglutination,  flexion. 

Le  nombre  des  idiomes  agglutinants  est  considérable, 
mais  l'agglutination  revêt  chez  ces  idiomes  toutes  les  formes 
possibles.  S'agit-il  d'établir  une  division  morphologique 
secondaire,  une  sous-classe,  il  ne  faut  donc  pas  se  régler 
seulement  sur  le  degré  d'intensité  de  l'agglutination  ou  sur 
son  abondance,  il  convient  aussi  de  prendre  en  sérieuse 
considération  l'ordre  habituel  des  éléments  mis  en  pré- 
sence les  uns  des  autres,  c'est-à-dire  la  tendance  plus  ou 
moinsmarquée  des  idiomes  en  question  à  préfixer,  suffixer 
à  la  racine,  ou  encore  infixer  les  éléments  formalifs  des 
mots.  Telle  était  bien  la  pensée  de  Schleicher,  lorsqu'il 
se  refusait  à  reconnaître  une  quatrième  catégorie  de  lan- 
gues, composée  des  idiomes  américains. 

Qu'est-ce  donc,  en  définitive,  que  ce  «  polysynthétisme  », 
que  cette  «  incorporation  )>  (|ue  Ton  prétendrait  nous  faire 
accepter  comme  caractérisant  ce  quatrième  type  de  forme 
du  langage?  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  M.  Frédéric  Mill- 
ier dans  son  Ethnographie  générale  :  «  Les  langues  amé- 
ricaines reposent,  dans  leur  ensemble,  sur  le  principe  du 


174  LA   LINGUISTIQUE. 

polysynthétisme  ou  de  l'incorporation.  En  effet,  tandis  que 
dans  nos  langues  les  conceptions  isolées  que  la  phrase 
relie  entre  elles  se  présentent  sous  la  forme  de  mots  déta- 
chés, elles  se  trouvent  réunies,  au  contraire,  dans  les  lan- 
gues américaines,  en  une  indivisible  unité.  Par  conséquent, 
mot  et  phrase  s'y  confondent  tout  à  fait.   » 

D'après  les  américanistes  les  langues  qui  nous  occupent 
en  ce  moment  auraient  comme  caractères  distinctifs  les 
particularités  suivantes  : 

Premièrement,  elles  réuniraient  au  verbe  des  pronoms 
ou  même  des  noms  régimes. 

Secondement,  elles  posséderaient  une  conjugaison  no- 
minale possessive. 

Troisièmement,  elles  feraient  varier  le  verbe  lorsqu'il 
s'agit  d'exprimer  que  l'objet  de  l'action  a  changé  ou  lors- 
qu'il faut  nuancer  l'action. 

Quatrièmement  enfin,  elles  connaîtraient  le  procédé  de 
composition  indéfinie  par  syncope  et  par  ellipse. 

Le  premier  et  le  second  de  ces  prétendus  caractères  ne 
résistent  même  pas  à  un  examen  superficiel.  Prenons 
d'abord  l'union  d'un  nom  et  d'un  pronom.  Evidemment  ce 
procédé  est  familier  aux  langues  sémitiques  et  à  bien  des 
idiomes  agglutinants  de  l'ancien  monde.  Lorsqu'avec  le 
mot  mokkuman  «  couteau  »  le  kri  forme  les  expressions 
nimokkumân  «  mon  couteau  »,  kimokkuincin  «  ton  cou- 
teau »,  omokkumân  a  son  couteau  »,  il  recourt  au  procédé 
qu'emploie  le  magyar  en  disant munkàm  «  mon  ouvrage  », 
munkâd  «  ton  ouvrage  » ,  muyikâja  «  son  ouvrage  »  ; 
qu'emploie  l'arabe  en  disant  kitabi  a  mon  livre  »,  kitaho 
«  son  livre  ».  Il  est  vrai  qu'en  kri  l'élément  pronominal 
est  placé  avant  le  nom  et  qu'en  magyar  comme  en  arabe 
il  est  placé  après  le  nom,  mais  cela  n'a  aucune  importance. 

En  ce  qui  concerne  les  variations  du  verbe  destinées  à 
nuancer  l'action,  Duponceau  cite  d'après  Molina  le  chilien 


LES    LANGUES    AMÉRICAINES.  175 

l'iun  ((  donner  »,  eluguen  «  donner  plus  »,  eluduamen 
((  avoir  le  désir  de  donner  »,  eluzquen  «  paraître  donner  », 
eluvalen  «  pouvoir  donner  »,  etc.;  mais  cet  exemple  ne 
rappelle-t-il  pas  très-exactement  les  nombreux  exemples 
analogues  que  l'on  peut  tirer  du  turc?  D'ailleurs,  dans 
beaucoup  de  langues  agglomérantes,  l'on  trouve  des  traces 
de  pareilles  dérivations,  fort  analogues,  en  somme,  aux  voix 
du  verbe  sémitique.  Nous  avons  déjà  cité  des  exemples 
tirés  des  langues  dravidiennes  et  du  basque. 

L'on  peut  considérer  comme  un  peu  plus  sérieuse  la  troi- 
sième des  prétendues  caractéristiques,  à  savoir  cette  cir- 
constance que  le  verbe  varie  à  mesure  que  varie  l'objet  de 
l'action.  En  chéroki,  par  exemple,  on  dit  kutuivo  ((je  me 
lave  )),  kukûsquô  <(  je  me  lave  la  figure  »,  tsêkmquô  «  je 
lave  la  figure  d'un  autre  »,  takungkalâ  «  je  lave  mes  vête- 
ments )) ,  takutêyâ  «  je  lave  des  plats  »,  etc.;  en  tamanacan 
l'on  à'iijucw'u  «  manger  du  pain  ):>,jemeri  «  manger  du 
fruit,  du  miel  n^janeri «  manger  des  aliments  cuits  »,  etc.: 
en  lénapé  on  emploie  des  verbes  [différents  pour  dire 
((  manger  de  la  soupe  »  et  dire  «  manger  de  la  bouillie  ». 
Mais,  en  définitive,  n'est-ce  pas  là  une  composition  syn- 
copée? En  ce  cas  nous  retombons  dans  un  caractère 
que  nous  aurons  à  examiner  tout  à  l'heure.  S'il  n'en  est 
pas  ainsi,  nous  ne  pouvons  voir  dans  ce  phénomène  que 
cette  horreur  de  l'abstraction,  cette  absence  d'idées  géné- 
rales déjà  constatée  dans  de  nombreux  idiomes  de  la  caté- 
gorie agglutinante. 

La  réunion  des  pronoms  régimes  au  verbe  s'opère  par 
des  procédés  analogues  à  celui  de  la  conjugaison  nomi- 
nale ;  aussi  est-elle  généralement  pratiquée  chez  les  peuples 
qui  joignent  aux  noms  les  affixes  possessifs.  Le  basque  pré- 
sente à  ce  sujet  une  exception  remarquable  :  il  ne  connaîl 
pas  les  affixes  nominaux.  Par  contre,  sa  conjugaison  a  ob- 
jective »  est  la  plus  riche  de  toutes  celles  des  langues  euro- 


176  LA   LINGUISTIQUE. 

péennes  et  asiatiques;  il  incorpore,  en  effet,  dans  le  verbe, 
non-seulement  les  pronoms  régimes  directs  —  «  moi,  toi, 
lui  ))  —  mais  aussi  les  régimes  indirects,  tandis  que  le 
mordvin  —  idiome  du  groupe  ouralo-altaïque  fmnois  —  ne 
sait  exprimer  que  le  régime  direct  des  trois  personnes;  le 
vogoul  —  idiome  du  même  groupe  —  moins  abondant,  in- 
corpore seulement  l'objet  de  la  seconde  et  de  la  troisième 
personne  ;  le  magyar,  plus  pauvre  encore,  ne  peut,  en 
principe,  rendre  de  cette  façon  que  le  pronom  de  la  troi- 
sième personne.  Mais  ces  différentes  langues  ont,  ce  que 
n'a  pas  le  basque,  le  verbe  sans  régime,  le  verbe  indéter- 
miné. Dans  les  langues  sémitiques  les  conjugaisons  «  par 
pronoms  affixes  »  sont,  en  tous  cas,  de  véritables  conju- 
gaisons objectives. 

Quant  à  l'incorporation  des  noms  au  verbe,  babituelle, 
dit-on,  aux  langues  de  l'Amérique,  nous  n'en  trouvons  pas 
en  ce  moment  d'exemple  plus  significatif  que  celui  de  l'al- 
gonquin nadholinîn  «  amenez-nous  le  canot  »,  formé  de 
naten  «  amener  »,  amochol  «  canot  »,  /eupbonique  et  nîn 
«  à  nous  »  ;  ou  encore  celui  du  mot  chippéway  sogiainjini- 
tizoyan  «  si  je  ne  prends  pas  la  main  »,  dans  lequel  entrent 
sogénât  «  prendre  »  et  oninjina  «  main  » .  Les  formations 
de  cette  espèce  ne  sont  qu'une  simple  extension  du  principe 
de  l'incorporation  au  verbe  de  l'idée  du  régime.  On  a  re- 
marqué, non  sans  raison,  qu'un  certain  nombre  de  locu- 
tions des  langues  romanes  modernes  sont  de  véritables 
exemples  d'une  incorporation  rudimentaire  ;  lorsque  l'ita- 
lien d'il portandovi  «  vous  portant  » ,  portandovelo  «  vous  le 
portant  »,  lorsque  le  gascon  dit  deche-m  droumi  «  laisse- 
moi  dormir  »,  leur  procédé  nous  rappelle  l'incorporation 
du  basque  ou  des  langues  américaines. 

Nous  pensons,  en  effet,  avec  M.  Sayce,  qu'il  faut  distin- 
guer y  incorporation  du  polysynthétisme^  et  qu'il  convient 
de  réserver  le  premier  de  ces  noms  aux  phénomènes  que 


LES    LANGUES    AMERICAINES.  177 

nous  venons  d'examiner  et  qui  ne  sont,  comme  on  l'a  vu, 
ni  spéciaux  aux  langues  américaines,  ni  assez  importants 
pour  justifier  la  création  d'une  quatrième  grande  classe 
morphologique.  M.  Sayce  estime  même  qu'il  y  a  beaucoup 
plus  de  différence  entre  l'incorporation  et  le  polysynthé- 
tisme  qu'entre  l'incorporation  et  la  flexion  ;  pour  M.  Sayce, 
en  effet,  la  flexion  n'est  que  la  fusion  étroite  de  racines 
relatives  avec  le  mot  principal. 

Nous  appellerons  donc  polysynthétisme  le  dernier  carac- 
tère signalé  comme  original  dans  les  langues  américaines, 
c'est-à-dire  la  composition  indéfinie  des  mots  par  syncope 
et  par  ellipse.  Ce  caractère  est  le  plus  important. 

Duponceau,  qui  ne  confond  pas  l'incorporation  avec  le 
polysynthétisme,  donne  ce  dernier  comme  le  signe  dis- 
tinctif  des  idiomes  du  nouveau  monde  ;  le  même  auteur 
assure  qu'il  a  retrouvé  ce  caractère  dans  toutes  les  langues 
de  l'Amérique  à  lui  connues,  du  Groenland  au  Chili. 
Toutes  réunissent  un  grand  nombre  d'idées  sous  la  forme 
d'un  seul  et  même  mot.  Ce  mot,  généralement  assez  long, 
est  l'agglomération  intime  de  mots  divers,  qui  souvent 
sont  réduits  à  de  simples  lettres  que  l'on  intercale.  Ainsi 
le  groënlandais  aulisariartorasuarpok  «  il  s'est  hâté  d'allcF 
à  la  pêche  »  est  formé  de  aulisar  «  pêcher  » ,  peartor  «  être 
à  faire  quelque  chose  »,  pinnesuarpok  «  il  se  hâto)  ;  l'al- 
gonquin pilôpé  «jeune  homme  non  marié»  est  formé  de/:/z7- 
sitt  «.  chaste  »  et /e?7«/)e  ((homme»  \amanf]anachquiminchi 
«  chêne  à  larges  feuilles  »  est  formé  de  amangi  «  grand, 
gros  >',  nachk  «  main  »,  quim,  terminaison  des  noms  de 
fruits  à  coque,  et  achpansï  u  tronc  d'arbre  »  ;  le  mexicain 
notlazomahuizteopixcatâtzin  «  ô  mon  père,  divin  protec- 
teur estimé  et  vénéré  !  »  est  formé  de  no  «  mon  »,  tla- 
zontli  «  estimé  »,  mahuiztic  «.  vénéré  »,  teopixqui  ((  dieu 
protecteur  »  et  tatzi  a  père  »  ;  le  chippéway  totochabo 
«  vin  »  est  formé  de  toto  ((  lait  »  et  chominabo  «  grappe  de 

LIÎSGUISTIQUE,  12 


178  LA   LINGUISTIQUE. 

raisin  ».  Le  polysynthétisme  consiste  donc  en  une  compo- 
sition par  syncope,  tels  composants  perdant  leurs  pre- 
mières syllabes,  tels  autres  perdant  leurs  dernières,  et  il  y 
a  par  conséquent  entre  l'incorporation  et  le  polysyllabisme 
cette  différence  que  le  procédé  du  dernier  est  essentielle- 
ment syntaxique.  L'incorporation  remonte  à  la  période  de 
développement  du  langage,  tandis  que  le  polysynthétisme 
a  pris  naissance  durant  la  période  historique. 

Ainsi  le  polysynthétisme  n'est  point  un  caractère  pri- 
mordial ;  c'est  une  extension,  ou,  si  l'on  veut,  une  seconde 
phase  de  l'agglutination,  et  il  n'y  a  pas  de  raison  pour 
faire  des  langues  américaines  un  type  spécial. 

Seulement,  dans  la  série  des  idiomes  agglutinants,  ces 
langues  viendront  les  dernières  par  ordre  de  progression 
croissante.  L'on  aura,  par  exemple,  dans  les  premiers 
rangs,  le  dravidien  avec  ses  formes  grammaticales  si  peu 
nombreuses,  puis  le  mandchou  plus  développé,  puis  le 
turc,  déjà  incorporant,  puis  les  idiomes  finnois  dans 
Tordre  suivant  :  suomi,  magyar,  vogoul,  mordvin,  tous 
incorporants  ;  puis  le  basque,  qui  est  incorporant  avec  des 
tendances  au  polysynthétisme  ;  enfin  les  langues  améri- 
caines, qui  sont  incorporantes 'et  polysynthétiques.  Mais 
cette  succession,  cette  série  ne  prouvent  pas  plus  la  pa- 
renté originelle  des  différents  idiomes  dont  il  s'agit  que 
certains  caractères  communs  qu'ils  peuvent  avoir  entre 
eux  ne  prouvent  la  parenté  originelle  des  amentacées  et 
des  conifères. 

Une  fols  entrées  dans  la  période  historique,  toutes  les 
langues  d'ailleurs  pourraient  devenir  polysynthétiques,  et 
1  on  trouve  en  un  grand  nombre  d'idiomes  des  locutions 
abrégées,  contractées,  pleinement  analogues  aux  syncopes 
des  langues  du  nouveau  monde  :  en  allemand,  beim^  zur 
pour  bci  dem  «  dans  le,  chez  le  »  ;  zu  der  «  à  la,  dans  la  »  ; 
en  français  populaire  mamzelle  pour  «  ma  demoiselle  ». 


LES    LANGUES    AMERICAINES.  179 

Comme  Duponceau  l'a  très-bien  fait  remarquer,  ces  con- 
tractions se  produisent  volontiers  dans  les  mots  composés 
d'un  usage  courant,  qui  sont  devenus  peu  à  peu  des  mots 
à  signification  simple  et  dont  on  oublie  la  complexité  ori- 
ginelle. C'est  le  basque,  en  Europe,  qui  paraît  avoir  le  plus 
usé  de  ce  procédé,  et  c'est  pour  ce  motif  que,  dans  une 
sériation  morphologique  des  langues  agglutinantes,  on 
peut  le  placer  entre  les  langues  ouralo-altaïques  et  les 
langues  américaines. 

Nous  ne  pouvons  songer  à  passer  en  revue,  même  de  la 
façon  la  plus  sommaire,  les  différents  idiomes  que  nous 
avons  énumérés  ci-dessus.  Nous  nous  bornerons  (tout  en 
faisant  parfois  allusion  à  quelques  autres  langues)  à  une 
esquisse  générale  des  deux  groupes  les  plus  importants  des 
idiomes  de  l'Amérique  septentrionale,  l'algonquin  et  l'iro- 
quois.  Ces  deux  langues  d'ailleurs  ne  sont  point  parentes 
et  elles  offrent  entre  elles  des  différences  notables,  tant 
sous  le  rapport  de  la  phonétique  que  sous  celui  de  la  for- 
mation même  des  mots. 

L'algonquin,  parlé  au  Canada  et  dans  le  nord  des  Etats- 
Unis,  se  subdivise  en  une  trentaine  de  dialectes  dont  les 
principaux  sont  le  mikmak,  au  Canada,  dans  la  Nouvelle- 
Ecosse  et  dans  les  régions  circonvoisines  ;  Vabénaki,  dans 
l'État  de  Maine  ;  le  massachuset,  le  narraganset,  dans 
Rhode-Islnnd  ;  le  mohican,  en  Connecticut  ;  les  idiomes  de 
l'ancien  Canada  ou  Nouvelle-France  :  Valgonquin  propre- 
ment dit,  le  chippéway  (ou  ojibiuay),  Y  Ottawa,  le  méno- 
méni  et  le  kin.  Les  tribus  iroquoises  habitent  la  partie 
occidentale  de  l'État  de  New- York  et  en  général  la  rive 
méridionale  des  grands  lacs  ;  on  peut  diviser  l'iroquois  en 
onondago,  sénéka,  onéida,  kayuga,  tuskaroi^a. 

La  phonétique  de  l'algonquin  est  pauvre  ;  celle  de  l'iro- 
quois est  plus  pauvre  encore.  Ils  possèdent  nos  voyelles  a, 
e,  ?',  o;  quelques  dialectes  ont  également  u.  Ils  connaissent 


i 

180  LA   LINGUISTIQUE. 

les  deux  demi-voyelles  y  et  2^',  dont  la  seconde  se  change  en 
une  espèce  de  sifflante  labiale  ;  c'est  ce  son  que  les  mis- 
sionnaires ont  transcrit  et  transcrivent  encore  par  le  chif- 
fre 8,  sous  prétexte  que  ce  signe  ressemble  à  la  ligature 
((  ou  ))  des  Grecs,  et  que  le  mot  «  huit  »  rappelle  sa  pro- 
nonciation. 

L'algonquin  possède  les  deux  gutturales  k,  g,  tandis  que 
l'iroquois  n'a  qu'un  son  de  cette  sorte,  transcrit  parfois  g^ 
le  plus  souvent  k.  Les  deux  idiomes  connaissent  la  pala- 
tale tchj  certains  dialectes  algonquins  ont  le  dj ;  l'algon- 
quin emploie  t  et  d,  l'iroquois  /  seulement;  dans  ce  dernier 
idiome,  point  de  labiales  :  l'algonquin  possède^  et  b.  Cha- 
cune de  ces  langues  connaît  les  nasales  appartenant  au 
même  ordre  que  ses  explosives.  L'une  et  l'autre  ont  r  et  /, 
toujours  permutants,  souvent  indistincts.  En  algonquin, 
les  sifflantes  sont  assez  nombreuses  :  on  y  retrouve  h,  ch 
dur  allemand,  5,  z  et  j  français  ;  mais  en  iroquois  l'on  ne 
cite  que  A  et  s  (/"est  dialectal)  ;  ajoutons  que  ces  idiomes 
ont  au  moins  trois  voyelles  nasales,  an,  en,  on.  Le  seul  son 
qui  offre  quelque  difficulté  aux  Européens  serait  le  w  placé 
devant  une  consonne.  Duponceau  dit  à  ce  sujet  :  «  C'est 
comme  ou  dans  notre  mot  ont,  mais  suivi  immédiatement 
d'une  consonne  et  prononcé  sans  repos  intermédiaire,  ce 
qui  l'a  fait  appeler  ïou  ou  le  iv  sifflé,  parce  qu'en  effet  il 
faut  siffler  pour  le  prononcer.  Le  même  son  existe  dans 
l'abénaki  ;  mais,  au  lieu  d'être  labial,  comme  dans  le  lénapé, 
il  est  guttural  et  se  prononce  du  fond  de  la  gorge.  On  ne  le 
trouve  point  dans  l'algonquin  proprement  dit,  ni  dans  le 
chippéway.  Il  n'est  pas  non  plus  dans  la  langue  des  Otta- 
wais,  ils  y  substituent  Vou  voyelle.  Ainsi,  tandis  qu'un 
Lénapé  prononcera  w'danis  «  sa  fille  »  (en  sifflant  le  w)y 
rOttawais  dira  oudanis.  » 

Toujours  suivant  Duponceau,  les  Indiens  Algonquins  arti- 
culent d'une  façon  très-distincte  et  prononcent  les  voyelles 


LES    LANGUES    AMERICAINES.  181 

très-ouvertes  :  les  brèves  ont  l'accent  «  frappé  »  et  les 
longues  l'accent  u  appuyé  »  ;  la  dernière  syllabe  de  la 
;:brase  est  articulée  avec  une  grande  énergie.  La  pronon- 
cjation  des  Américains  du  Sud  est  plus  rude  que  celle  des 
Américains  du  Nord. 

L'article,  que  certains  auteurs  ne  veulent  pas  recon- 
naître, est  retrouvé  par  Duponceau  au  moins  en  algonquin. 
C'est,  comme  d'ordinaire,  un  pronom  démonstratif,  mo^A:o 
(en  massachuset),  réduit  à  m  préfixé  ;  mais  aujourd'hui 
son  existence  est  méconnue  au  point  qu'on  le  conserve  con 
curremment  avec  les  affixes  possessifs.  Ainsi  le  cliippéway 
i  dit  mittig  «  arbre  »  et  ki  mittig  «  ton  arbre  »  ;  tandis  que 
le  lénapé  dit  hittuk  «.  arbre  » ,  mhittuk  «  l'arbre  »  et  k'hittuk 
«  son  arbre  ».  L'article  se  rencontre  encore  dans  d'autres 
langues  américaines  :  en  iroquois  sous  la  forme  ne,  en 
otomi  sous  la  forme  na.  Ce  qui  l'a  fait  méconnaître,  c'est 
la  tendance  que  possèdent  ces  langues  à  la  spécialisation,  à 
la  détermination,  et  qui  fait  que,  chez  elles,  les  noms  sont 
toujours  accompagnés  d'un  affixe  possessif. 

En  algonquin,  l'on  ignore  la  distinction  des  genres  ;  l'on 
en  compte  deux  en  iroquois  :  les  grammairiens  leur  don- 
aent  le  nom  de  genre  «  noble  »  et  de  genre  «ignoble  ».  Le 
premier  s'applique  aux  divinités  et  à  la  partie  mâle  du 
genre  humain  ;  le  second  embrasse  tout  ce  qui  n'est  pas 
du  premier  genre.  Il  y  a  des  particules  ou  des  affixes  dif- 
férents pour  les  êtres  animés  et  pour  ceux  qui  ne  le  sont 
point. 

La  conjugaison  nominale  —  ou,  pour  mieux  dire,  et 
ainsi  que  nous  l'avons  expliqué  plus  haut,  la  dérivation 
possessive  —  se  forme  par  l'adjonction  des  éléments  pro- 
nominaux en  tète  du  nom.  L'adjectif,  toujours  invariable, 
se  place  de  même,  en  algonquin,  avant  le  mot  qualifié  ; 
c'est  ainsi  que  kaligatckis  «  ta  jolie  petite  patte  »  est 
formé  de  ki  <(  toi  »,   wulit  «jolie  »,  wicligat  «  patte  »  et 


182  LA   LINGUISTIQUE. 

du  diminutif  chis;  kitanittowil  a  le  grand  esprit  »  est 
formé  de  kita  «  grand  »,  manitu  <(  esprit  »  et  de  la  termi- 
naison adjective  îvit. 

Le  verbe  algonquin  peut  être  «  absolu  »,  c'est-à-dire 
sans  régime  ;  a  transitif  »,  c'est-à-dire  pourvu  d'un 
régime  direct,  et  «  passif»,  avec  un  régime  indirect.  On 
s'est  plu,  mais  à  tort,  à  reconnaître  chez  lui  un  grand  nom- 
bre de  modes  :  il  n'en  possède  aucun  en  réalité  ;  il  se 
forme  seulement  un  conditionnel  en  intercalant  une  par- 
ticule. Le  verbe  iroquois  est  également  absolu,  réfléchi, 
réciproque,  passif  et  transitif,  à  régime  direct  et  indirect. 
De  plus,  il  y  aurait  dans  certaines  langues  américaines  des 
tracesd'une  soi-disant  conjugaison  pour  ainsi  dire  sexuelle  ; 
ainsi,  en  abénaki,  un  homme  dirait  nénananbasanbai 
«  je  n'ai  pas  beaucoup  d'esprit  »  ;  une  femme  dirait  néna- 
nanbaseskouai.  L'on  commence  à  comprendre  que,  grâce 
à  ces  nombreuses  variations,  un  missionnaire  anglais, 
M.  Edwin  James,  ait  pu  attribuer  au  verbe  chippéway  de 
six  à  huit  mille  formes. 

Pas  plus  que  dans  les  langues  dravidiennes,  on  ne  peut 
exprimer  en  algonquin  ou  en  iroquois  les  verbes  «  être  » 
et  ((  avoir  »  dans  leur  sens  réputé  absolu.  C'est  ainsi  que 
cette  phrase  :  «  je  suis  un  homme  »,  se  dira  en  narra- 
ganset  ninin  «  moi  homme  »,  en  lénapé  lenno  nhackey 
«  un  homme  mon  corps  »  ;  pour  dire  o  à  qui  est  ce 
canot?  »  l'on  demandera  en  ottawa  watchimânet  «  à  qui 
canot?  »  ;  en  ménoméni  ivaliotosoyàwik  «  qui  possède 
canot?  » 

En  somme,  le  vocabulaire  de  ces  idiomes  est  assez  pau- 
vre. Il  leur  manque,  comme  bien  l'on  pense,  la  plupart 
des  mots  capables  d'exprimer  une  idée  abstraite,  et  qu'ils 
remplacent  soit  par  des  mots  empruntés  à  l'anglais,  à 
l'espagnol,  au  français  et  même  à  l'allemand,  soit  par  des 
périphrases  développées  que  les  grammairiens  aiment  sou- 


LES    LANGUES    AMÉRICAINES.  183 

vent  à  appeler  des  mots  de  dix  et  douze  syllabes.  Dans  les 
dialectes  algonquins,  les  cinq  premiers  nombres  sont  des 
mots  simples  et  paraissent  seuls  primitifs  :  a  dix  »  serait 
«  cinq  de  plus  (que  cinq)  »,  «  cent  »  serait  «  dix  fois  dix» 
et  «  mille  »  a  la  grande  dizaine  de  dizaines  »  ;  l'iroquois, 
au  contraire,  semble  avoir  compté  jusqu'à  dix.  Il  y  aurait 
de  fort  curieuses  remarques  à  faire  sur  les  noms  de  parenté, 
très-abondants,  en  iroquois  par  exemple.  On  les  a  classés 
par  catégories  :  parenté  supérieure  :  père,  mère;  —  infé- 
rieure :  fils,  frère  cadet  ;  —  affinité  supérieure  :  beau- 
père  ;  —  affinité  inférieure  :  bru  ;  —  parenté  corrélative  : 
beau-frère,  etc.  Les  langues  dravidiennes  sont  particu- 
lièrement riches  en  mots  de  cette  nature  :  on  y  distingue, 
par  exemple,  les  frères  aînés  des  frères  cadets  par  des 
termes  différents,  de  môme  que  l'on  distingue  en  basque 
la  sœur  d'une  femme  de  la  sœur  d'un  homme.  La  raison 
de  ces  complications  est  sans  nul  doute,  nous  semble-t-il, 
dans  le  manque  d'expressions  générales  qui  est  habituel 
aux  idiomes  inférieurs,  et  les  philologues  ou  les  géographes 
n'ont  que  trop  souvent  admiré  cette  richesse  apparente  de 
mots. 

Nous  ne  pourrions,  sans  dépasser  les  bornes  qui  s'im- 
posent au  présent  volume,  examiner  la  phonétique  et  les 
éléments  de  formation  propres  aux  différents  groupes  des 
langues  américaines.  Nous  eussions  désiré  citer  plus 
d'exemples  que  nous  ne  l'avons  fait,  reproduire  quelques 
phrases  entières  et  les  analyser.  Les  langues  américaines 
ont  donné  lieu,  et  donnent  lieu  encore,  à  des  travaux  si 
dépourvus  de  méthode,  qu'on  ne  saurait  trop  s'attacher 
à  faire  voir  comment  elles  se  rehent  aux  autres  idiomes 
agglutinants. 

Le  point  important  était  de  faire  bien  saisir  ce  qu'il  faut 
entendre  par  ces  expressions  de  polysyntkétisme,  et  d'm- 
corporation.  Si  nous  avons  réussi  à  exposer  nettement  ce 


184  LA   LINGUISTIQUE. 

qui  en  est,  nous  pensons  avoir  dit  des  langues  américaines 
ce  qui  est  essentiel. 

§   17.  Les  langues  hyperboréennes. 

On  comprend  sous  ce  nom  géographique  l'ensemble  des 
langues  parlées  dans  les  régions  arctiques. 

Le  youkaghir  est  parlé  par  un  millier  d'individus  au 
nord-est  de  la  Sibérie,  immédiatement  à  l'est  du  yakout 
(langue  du  groupe  turc). 

Le  tchouktche  asiatique  et  le  korïaque  sont  parlés  plus 
à  l'est  encore,  tout  au  nord-est  de  la  Sibérie  ;  ces  deux 
idiomes  sont  proches  parents. 

Au  sud  de  la  presqu'île  de  Kamtchatka  est  parlé  \ekam- 
tchadal  (1). 

Plus  au  sud  encore,  dans  les  îles  Kourélienneset  les  îles 
japonaises  septentrionales,  nous  trouvons  la  langue  des 
A'inos  (2). 

Celle  des  Ghiliaks  appartient  au  continent. 

Au  centre  même  de  la  Sibérie  nous  trouvons  le  iénisséin 
(ou  ostiaque  iénisséin)  et  le  kotte. 

Les  dialectes  innuîts  sont  parlés  par  les  Esquimaux  tout 
au  nord  de  l'Amérique.  Le  Ichouktche  américain,  qu'il  ne 
faut  pas  confondre  avec  le  tchouktche  asiatique,  est  parent 
des  dialectes  innuits;  il  est  parlé  sur  la  côte  nord-occiden- 
tale. 

Les  dialectes  aléoutiens  sont  essentiellement  distincts 
des  dialectes  innuits. 

Au  surplus,  le  nom  d' hyperboréennes  ou  a?rtiques,  sous 

(1)  Consultez  la  carte  ethnographique  du  Kamtchatka,  par  G.  de 
Dittmar;  Bullet.  de  la  classe  des  sciences  historiques,  philolo- 
giques et  politiques  de  l'Acadcmie  de  Pétersbourg,  t.  VIII,  p.  107. 
Pétersbourg,  1856. 

(2)  Pfizmaier.  Ueber  den  bau  der  Aino-sprache.  Bullet.  de  l'Aca- 
démie de  Vienne,  t.  VII;  p.  382.  Vienne,  1851. 


LES    LANGUES    DU    CAUCASE.  185 

lequel  on  réunit  ces  différentes  langues,  ne  doit  pas  don- 
ner le  change  sur  leur  plus  ou  moins  d'affinité  soit  entre 
elles,  soit  avec  d'autres  idiomes. 

Bien  des  hypothèses  sont  encore  permises  à  ce  sujet, 
mais  il  est  vraisemblable  qu'un  certain  nombre  de  ces 
idiomes  résisteront  à  toutes  les  tentatives  que  l'on  pourra 
faire  en  vue  de  les  classer  parmi  tel  ou  tel  groupe  suffi- 
samment connu. 

Il  serait  dangereux,  en  tout  cas,  d'accorder  aux  rela- 
tions des  missionnaires  sur  telle  ou  telle  de  ces  langues, 
notamment  sur  celles  des  Esquimaux,  plus  de  crédit  qu'il 
ne  convient.  On  n'y  trouve,  le  plus  souvent,  que  des  rap- 
prochements de  mots,  des  étymologies  ;  en  somme,  rien  de 
scientifique.  Ajoutons  d'autre  part  que  certains  idiomes 
hyperboréens  ont  été  étudiés  avec  soin  et  par  des  auteurs 
compétents,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  dans  les  publications 
de  l'Académie  de  Pétersbourg  (1859,  1860). 

§  18.  ILangues  du  Caucase. 

Les  langues  du  Caucase  (ainsi  appelées  de  la  région  où 
elles  sont  parlées)  se  divisent  en  deux  groupes  principaux, 
celui  du  nord,  celui  du  sud. 

Parlons  d'abord  du  groupe  septentrional. 

Longeant  le  versant  nord  du  Caucase,  de  la  mer  Cas- 
pienne à  l'est,  jusqu'au  détroit  de  Kertch  (entre  la  mer 
d'Azov  et  la  mer  Noire)  à  l'ouest,  il  comprend  à  son  tour 
trois  groupes  distincts  :  le  groupe  lesg/iien,  à  l'est  (dans  le 
Daghestan),  qui  confine  à  la  mer  Caspienne  et  semble 
compter  quatre  cent  mille  individus  ;  le  groupe  kiste,  au 
centre,  beaucoup  moins  considérable  que  le  précédent  ;  le 
groupe  Iclierkesse  ou  circassien,  à  l'ouest,  qui  occupe 
presque  toute  la  moitié  nord-occidentale  du  Caucase  et 
n'est  peut-être  pas  éloigné  de  comprendre  à  lui  seul  tout 


186  LA   LINGUISTIQUE. 

autant  d'individus  que  n'en  comprennent  les  deux  groupes 
précédents. 

Un  mot  maintenant  sur  chacun  de  ces  trois  sous-groupes 
et  leurs  propres  subdivisions. 

Le  lesghien  comprend,  entre  autres  idiomes,  Vava7'e  (1), 
le  kasï-koumuque  (ou  lak),  ïakoucha,  le  kurine,  Voude, 

Le  kiste  (ou  tcbetchenze),  à  l'ouest  du  Daghestan,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit,  comprend  Yùigouche  (ou  lamour)^ 
le  karaboulak,  le  tchetchenze  proprement  dit,  le  thouche 
(ou  mosok),  qui,  bien  qu'appartenant  au  groupe  septen- 
trional, est  parlé  au  sud  du  Caucase,  vers  la  source  de 
l'Alasan.  On  porte  à  cent  quarante  mille  le  nombre  des 
individus  parlant  les  dialectes  kistes. 

Il  est  assez  difficile  d'évaluer  le  nombre  actuel  des  Gir- 
cassiens  du  Caucase  ;  on  le  portait  autrefois  au  chiffre  de 
quatre  cent  quatre-vingt-quinze  mille,  mais  beaucoup 
d'entre  eux  ont  été  attirés  récemment  dans  la  Turquie 
européenne. 

Le  GROUPE  MÉRIDIONAL  est  formé  du  géorgien,  du  suane, 
du  mingrélien,  du  laze. 

Le  géorgien  serait  parlé  par  près  de  trois  cent  mille  in- 
dividus. 

Le  territoire  du  suane  est  situé  au  nord-ouest  du  géor- 
gien. 

Au  sud  du  suane  et  à  l'ouest  du  géorgien  est  parlé  le 
mingrélien. 

Le  laze,  enfin,  est  parlé  plus  au  sud  encore,  au  sud-est 
de  la  mer  Noire,  dans  le  Lazistan,  pays  soumis  aux  Otto- 
mans. 

Ces  quatre  derniers  idiomes  remonteraient  à  une  origine 
commune,  mais  il  est  loin  d'être  établi  qu'ils  soient  appa- 

(1)  Smirnov.  'Notice  sur  les  Avares  du  Daghestan.  Revue  d'An- 
thropologie, t.  V,  p.  84.  Paris,  1876. 


LES    LANGUES    DU    CAUCASE.  187 

rentes  aux  idiomes  du  versant  septentrional,  et  même  que 
ceux-ci  soient  alliés  entre  eux.  Un  certain  nombre  des 
langues  du  Caucase  ont  été  cependant  étudiées  de  très-près, 
notamment  par  Schiefner  dans  les  Mémoires  de  l Académie 
de  Pétei'sbourg . 

Il  est  évident  qu'elles  offrent  le  caractère  très-accusé  des 
langues  agglutinantes.  Ainsi  la  notion  des  cas  est  rendue 
par  la  suffixation  de  certains  éléments  au  thème  même  du 
mot.  S'agit-il  d'indiquer  le  pluriel,  un  élément  particu- 
lier vient  s'intercaler  entre  le  thème  et  les  suffixes  en  ques- 
tion. 

En  principe,  dans  les  langues  du  Caucase,  la  dérivation 
de  la  racine  s'opère  au  moyen  d'éléments  suffixes,  c'est- 
à-dire  postposés,  placés  à  la  fin  du  thème  ;  mais  parfois 
l'élément  dérivatif  peut  être  placé  avant  le  thème.  C'est 
ainsi  que  de  busiani  «jardin»  on  forme  7nebustani  «jar- 
dinier »,  de  pn?H  «  pain  »,  mepuri  a  boulanger».  Les 
langues  du  Caucase  sont  donc,  parmi  les  idiomes  aggluti- 
nants, des  langues  tout  à  la  fois  à  préfixes  et  à  suffixes. 
Mais,  répétons-le,  ce  dernier  procédé  de  formation  est  de 
beaucoup,  chez  elles,  le  plus  employé. 

L'on  a  tenté  souvent  d'identifier  les  langues  dites  df/ 
Caucase  avec  les  langues  indo-européennes  ou  les  langues 
sémitiques,  mais  cela  a  toujours  été  sans  succès.  Nous 
pensons  qu'il  faut  les  regarder  comme  complètement  dis- 
tinctes des  autres  groupes  linguistiques,  même  du  groupe 
ouralo-altaïque. 

§  19.  De  quelques  autres  idiomes  classés  parmi 
les  langues  agglutinantes. 

Dans  le  nombre  des  langues  que  nous  venons  de  passer 
en  revue,  il  y  en  a  plusieurs,  sans  doute,  qui  demanderaient 
à  être  étudiées  de  plus  près  qu'elles  ne  l'ont  été  jusqu'à 


188  LA   LINGUISTIQUE. 

présent,  et  qui,  en  réalité,  ne  sont  connues  que  d'une  façon 
très-imparfaite. 

On  est  moins  bien  renseigné  encore  sur  quelques  autres 
idiomes  dont  nous  allons  parler,  les  uns  vivants  comme 
le  brahoui,  les  autres  éteints  comme  le  sumérien  et  la  lan- 
gue de  la  seconde  colonne  des  inscriptions  cunéiformes. 

1.  Lélou. 

L'idiome  de  la  population  indigène  de  Geylan,  l'élou  ou 
singhalais,  qui  n'est  plus  parlé  que  dans  la  partie  méridio- 
nale de  l'île,  est  regardé  comme  une  langue  agglutinante 
qu'il  faudrait  peut-être  rapprocher  des  langues  dravidien7 
nés  du  sud  de  l'Inde. 

Cette  dernière  assertion  demanderait  à  être  justifiée 
mieux  qu'elle  ne  l'a  été  jusqu'ici.  On  ne  peut  nier  de  parti 
pris  que  l'élou  se  rattache  aux  langues  dravidiennes, 
mais  il  est  encore  à  démontrer  qu'il  s'y  rattache  réelle- 
ment. 

Quant  avoir  dans  l'élou,  ainsi  que  le  prétend  M.  R.  G. 
Ghilders,  un  idiome  hindou  parent  du  sanskrit,  nous  ne 
pouvons  nous  y  prêter.  Beaucoup  d'éléments  hindous  se 
sont  introduits  dans  le  singhalais,  cela  est  incontestable, 
mais  il  n'en  résulte  en  aucune  façon  que  le  singhalais  soit 
de  l'hindou. 

Le  système  des  consonnes  est  assez  riche  en  élou.  Il  pos- 
tïède,  à  côté  des  explosives  ordinaires,  les  explosives  lin- 
guales ?,  4^  et  il  a  également  les  consonnes  chuintantes 
((  tch  »  et»  dj  ».  G'est  aux  Dravidiens  que  le  singhalais 
doit  son  écriture. 

Le  pluriel,  en  élou,  est  exprimé  par  l'adjonction  au  mot 
de  diverses  particules,  val^  hu,  la  et  autres  ;  les  unes  sont 
réservées  aux  êtres  animés,  les  autres  aux  choses  inani- 
mées. Des  particules  postposées  au  mot  rendent  également 


AUTRES    LANGUES   AGGLUTINANTES.  189 

la  notion   des  différents  cas:  geval  <<  les  maisons  »,  gehi 
<(  dans  la  maison  »,  gevalhi  «  dans  les  maisons  ». 

Parmi  les  nombreux  emprunts  qu'a  faits  l'élou  au  sys- 
tème hindou,  celui  des  noms  de  nombre  est  l'un  des  plus 
frappants.  Les  indianistes  reconnaîtront  immédiatement 
des  formes  sanskrites  ou  pâlies  sous  les  mots  singhalais 
êka  «  un  »,  deka  «  deux  »,  tuna  «  trois  »,  haiara  «  qua- 
tre »,  paha  «  cinq  ».  Mais  répétons-le,  ce  ne  sont  là  que 
de  purs  emprunts,  et  le  fond  même  de  la  langue  n'a  rien 
de  commun  avec  le  système  hindou. 

\\.  Le  mounda. 

On  donne  ce  nom  général  à  la  langue  des  Kols  bu  Kolhs, 
qui  vivent  dans  l'Inde  au  sud-ouest  de  Calcutta.  De  même 
que  l'élou,  ou  singhalais,  les  différents  dialectes  moundas 
seraient  indépendants  des  langues  dravidiennes. 

III.  Le  brahoui. 

C'est  au  nord-ouest  de  l'Inde,  par  delà  l'Indus,  aux  en- 
virons de  Kélat  dans  le  Béloutchistan,  qu'est  parlé  le  bra- 
houi. Bien  que  surchargé  de  mots  arabes  et  de  mots 
hindous,  le  brahoui  paraît  se  rattacher  aux  langues 
dravidiennes  qui  occupent  le  sud  de  l'Inde. 

IV.  La  prétendue  langue  scythique. 

Cette  expression  de  scythique  a  été  employée  de  deux  fa- 
çons différentes;  on  l'a  appliquée  soit  à  un  peuple  particu- 
lier, soit  à  un  ensemble  dépopulations  plus  ou  moins  ap- 
parentées Dans  le  premier  cas,  l'on  ne  suppose  qu'une 
seule  langue  scythique,  un  seul  peuple  scythe  ;  dans  le  se- 
cond l'on  suppose,  non  plus  une  race  et  une  langue  scy- 
thique, mais  bien  des  races  et  des  langues  scythiques.  La 
première  opinion  a  été  peu  soutenue  ;  la  seconde,  par  con- 
tre, n'a  pas  laissé  de  séduire  des  auteurs  aussi  compétents 


190  LA    LINGUISTIQUE. 

que  Test,  par  exemple,  M.  Whitney.  Celui-ci,  en  effet, 
donne  aux  langues  ouralo-altaïques  ce  nom  de  langues 
<(  scythiques  »  (I),  nom  que  les  Grecs  donnaient  aux  ra- 
ces nomades  du  nord-est,  sinon  à  toutes  ces  races,  du 
moins  à  plusieurs  d'entre  elles. 

Nous  ne  pouvons  admettre  cette  appellation,  beaucoup 
trop  étendue,  nous  semble-t-il.  Il  est  vraisemblable,  sans 
doute,  bien  que  l'on  ne  puisse  en  fournir  une  preuve  di- 
recte (2),  que  l'antiquité  a  classé  parmi  ses  Scythes  plus 
d'une  peuplade  appartenant  au  groupe  ouralo-altaïque; 
mais,  d'autre  part,  il  semble  avéré  qu'elle  a  également 
donné  le  nom  de  Scythes  à  des  peuples  parlant  un  idiome 
indo-européen.  La  langue  des  Scythes  du  Pont  paraît  avoir 
été  une  langue  éranienne,  ainsi  qu'a  cherché  à  le  démon- 
trer M.  Mûllenhoff. 

Quelques  auteurs  ont  pu  penser  sans  trop  d'invraisem- 
blance qu'une  partie  des  Scythes  parlaient  un  idiome  se 
rattachant  aux  langues  slaves  (3).  Nous  estimons,  en 
somme,  avec  M.  Friedrich  Millier  (4),  que  ce  nom  de 
Scythes  n'est  qu'une  expression  géographique  ne  répon- 
dant à  aucune  idée  précise  de  race  ou  de  langue.  La  Scy- 
thie  est  simplement  le  nord  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  les 
Scythes  sont  les  habitants  de  cette  région. 

Ainsi  il  nous  semble  très-peu  prudent,  pour  le  moins,  de 
parler  d'une  langue  scythique,  et  de  donner  ce  nom  à  l'en- 
semble des  idiomes  ouralo-altaïques. 

(1)  Language  and  the  Stiidy  of  Language,  3»  édit.,  p.  309.  Lon- 
dres, 1870. 

(2)  ScHiEFNER.  Sprachliche  hedenken  gegm  das  mongolenthum  der 
Skijthen.  Mélanges  asiatiques,  t.  II,  p.  531.  1856. 

(3)  Consultez  Gr.  Krek,  Einleitung  in  die  slavische  lileraturge- 
schichte  und  darstellung  ihrer  œtteren  perivd,  1. 1,  p.  36  Gratz,  1874. 
(Consultez  également  Spiegel.  Erànischeallerthumskunde,  i.I,  p.  333 
et  suiv.  Leipzig,  1873. 

(4)  Allgemeine  ethnographie,  p.  351,  Vienne,  1873. 


AUTRES    LANGUES    AGGLUTINANTES".     .  191 

V.  La  langue  de  la  seconde  colonne  des  inscriptions 
cunéiformes. 

La  première  colonne  des  inscriptions  trilingues  des 
Achéménides  est,  comme  l'on  sait,  rédigée  en  vieux  perse; 
c'est  celle  qui  fut  déchiffrée  la  première.  La  troisième  co- 
lonne, dont  la  langue  .ne  fut  connue  que  longtemps  après, 
est  en  assyrien,  dialecte  sémitique. 

On  a  donné  différents  noms  à  la  langue  de  la  seconde 
colonne  de  ces  inscriptions,  entre  autres  celui  de  langue 
médique  et  celui  de  langue  scythique.  Ce  dernier  nom, 
qu'ont  proposé,  et  dont  se  sont  servis  MM.  Rawlînson  (1  ) 
et  Norris  (2),  est  beaucoup  trop  vague,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  au  paragraphe  précédent,  pour  convenir  à  un 
idiome  quelconque.  Celui  de  médique  paraît  avoir  plus  de 
raison  d'être.  On  allègue  en  sa  faveur  que  certaines  inscrip- 
tions rédigées  dans  la  langue  de  la  deuxième  colonne  des 
monuments  achéménides,  ont  été  trouvées  dans  les  régions 
de  l'ancienne  Médie,  sans  être  accompagnées  de  versions 
crânienne  ou  assyrienne.  Les  trois  langues  des  inscriptions 
cunéiformes  devaient,  ajoute-t-on,  être  les  trois  langues 
des  principaux  peuples  de  l'empire  ;  or,  la  première  étant 
perse,  la  troisième  assyrienne,  la  seconde  ne  pouvait  être 
<iue  médique  (3). 

Pour  M.  Norris,  le  soi-disant  médique  était  un  idiome 
<lu  groupe  ouralo-altaïque,  proche  parent  du  magyar,  de 
l'ostiaque,  du  permien  et  des  autres  langues  de  la  même 
famille.  M.  Mordtmann  en  fit  également  un  idiome  ou- 

(  1)  Noies  on  the  early  Historia  of  Bahylonia.  Journal  of  the  Royal 
Asiatic  Society,  t.  XV,  p.  215. 

(2)  Memoir  onihe  Scythic  Version  of  (he  Behistun  Inscription.  Jonv- 
nal  of  the  Royal  Asiatic  Society,  t.  XV,  p.  1.  Londres,  1863. 

(3)  Benfky.  Gesthichle  der  sprachwissenschaft  und  orientalischen 
philologie  m  Deutschland,  p.  G33.  Munich,  1869. 


192  LA   LINGUISTIQUE. 

ralo-altaïque,  mais  il  le  rattacha  au  groupe  turc  ou 
tatar  (I),  supposa  qu'un  certain  nombre  d'éléments  indo- 
européens s'y  étaient  glissés  à  différentes  époques,  et  lui 
donna  le  nom  de  susien,  langue  de  la  Susiane. 

M.  Oppert,  lui  aussi,  s'est  occupéde  cette  question  (2). 
Après  avoir  adopté  le  nom  de  scythique,  il  s'est  rallié  à  celui 
de  médique.  La  langue  de  la  seconde  colonne  des  inscrip- 
tions cunéiformes  serait  la  langue  de  la  dynastie  médique, 
la  langue  d'Arbacès,  de  Déjocès,  de  Gyaxare  et  autres,  dont 
les  noms,  sous  cette  forme,  sont  simplement  rendus  à  la 
façon  des  Perses.  Cette  dynastie  aurait  régné  de  l'année  788 
à  l'année  o60  avant  notre  ère,  deux  siècles  et  un  quart  de 
siècle;  sa  langue  et  sa  religion  auraient  été  tout  à  fait  dis- 
tinctes de  la  langue  et  de  la  religion  des  Achéménides. 
Au  surplus,  M.  Oppert,  par  un  louable  sentiment  de  pru- 
dence, ne  rattache  cette  langue  à  aucun  idiome  ouralo- 
altaïque,  pas  plus  d'ailleurs  qu'il  ne  la  rattache  au  su- 
mérien. 

En  fm  de  compte,  la  question  porte  principalement  sur 
ces  deux  points  :  la  langue  de  la  seconde  colonne  des  in- 
scriptions cunéiformes  appartient-elle  au  groupe  des  lan- 
gues ouralo-altaïques?  Cette  langue  est-elle  la  langue  des 
Mèdes  ? 

Sur  le  premier  point,  nous  pouvons  répondre  avec 
M.  Spiegel  (3)  que  la  langue  dont  il  s'agit  ne  nous  paraît 
pas  encore  suffisamment  déchiffrée.  Les  auteurs  que  nous 
avons  cités  plus  haut  (et  auxquels  on  peut  en  joindre  quel- 
ques  autres,   par   exemple    M.   Westergaard)    sont   loin 

(1)  Ueber  die  keilinschriften  zweiler  gallung.  Zeitsclirift  der  deut- 
schen  morgenlsendischen  gcsellsohaft,  t.  XXIV,  p.  76.  Leipzig, 
1870. 

(2)  On  the  Médian  Dynasty.  Us  Nalionality  and  iis  Chronology, 
1874. 

(3)  Erânische  aller thumskunde^  t.  I,  p.  381.  Leipzig,  1871. 


AUTRES    LANGUES    AGGLUTINANTES.  193 

(favoir  fait  partager  à  tous  les  juges  compétents  leur  opi- 
nion sur  le  caractère  finnois  ou  tatar  de  l'idiome  dont  il 
s'agit.  M.  Galdwell  le  rapproche  des  langues  dravidiennes. 
Cette  opinion  est  fort  loin  d'être  justifiée.  Dans  l'état  actuel 
de  la  question  il  nous  semble  prudent  et  sage  d'attendre  les 
résultats  de  nouvelles  recherches,  en  particulier  des  tra- 
vaux ultérieurs  qu'annonce  M.  Oppert. 

D'autre  part,  nous  devons  nous  demander  s'il  n'est  pas 
téméraire  de  regarder  définitivement  les  Mèdes  comme  un 
peuple  d'origine  ouralo-altaïque.  M.  Spiegel  ne  peut  se 
ranger  à  cette  opinion  et  ses  arguments  ne  nous  paraissent 
point  sans  valeur.  Le  témoignage  d'Hérodote  est  formel, 
celui  de  Strabon  ne  l'est  pas  moins.  L'un  et  l'autre  tiennent 
les  Mèdes  pour  un  peuple  aryen.  Leurs  noms  propres,  leurs 
noms  géographiques  s'expliquent  tous,  d'ailleurs,  par  les 
langues  éraniennes  et  non  par  le  suomi  ou  par  le  turc  (1). 

Jusqu'à  plus  ample  information,  il  paraît  donc  raison- 
nable de  ne  classer  encore  dans  aucun  groupe,  dans  aucune 
famille  même,  la  langue  de  la  seconde  colonne  des  inscrip- 
tions cunéiformes  et  de  ne  lui  donner  aucun  nom  parti- 
4'ulier. 

Vi.  La  langue  dite  sumérienne  ou  accadienne. 

On  a  supposé,  il  y  a  plus  de  vingt  ans  déjà,  que  des  po- 
pulations parlant  une  langue  agglutinante  avaient  occupé 
avaïitlcs  Assyriens  les  régions  de  la  Babylonic,  et  que,  pour 
s'implanter  dans  le  pays,  la  civilisation  sémitique  avait 
du  se  grcflcr  sur  cette  civilisation  antérieure.  Hincks  donna 
\  cette  langue  le  nom  biblique  d'  «  accadien  »,  qui  semble 
jouir  aujourd'hui  d'une  certaine  faveur,  mais  que  son 
auteur,   paraît-il,   ne  proposait  que  sous  toutes  réserves. 

(n  Si'iEGiiL.  Op.  cit.,  t,  p.  I,  38'i. 

LINGUISTIQUE.  13 


194  LA    LINGUISTIQUE. 

Pour  M.  Oppert,  le  nom  daccadien  n'est  qu'un  synonyme 
de  celui  d'assyrien  ;  assyrien  et  accadien  seraient  tout  un, 
à  savoir  :  la  langue  sémitique  de  Ninive  et  de  Babylone,  la 
langue  de  la  troisième  colonne  des  inscriptions  cunéifor- 
mes des  Achéménides.  M.  Oppert  donne  à  ce  peuple  qui 
aurait  précédé  les  Sémites  en  Assyrie  et  leur  aurait  com- 
muniqué son  alphabet  cunéiforme  et  sa  civilisation,  le  nom 
de  ((  kasdo-scythique  »  ou  «  sumérien  »;  à  sa  langue  il 
donne  le  nom  de  langue  sumérienne.  Nous  ne  trancherons 
pas  le  différend,  tout  en  avouant  que  nous  avons  peu  de 
penchant  pour  le  nom  d'accadien. 

Les  partisans  de  la  théorie  sumérienne  ou  accadienne 
ont  prétendu  que  le  sumérien  aurait  disparu,  à  un  moment 
donné,  de  l'usage  populaire,  mais  que  les  prêtres  soi  disant 
((  touraniens  »  (nous  verrons  au  paragraphe  suivant  ce 
qu'il  faut  penser  de  ce  mot)  l'auraient  conservé  avec  soin 
dans  l'exercice  de  leur  culte.  Un  pas  de  plus  et  l'on  resti- 
tuait la  langue  en  question  d'après  les  monuments  où  ce 
texte  prétendu  «  touranien  »  (et  rédigé  en  caractères  cunéi- 
formes assyriens)  aurait  été  accompagné  d'une  version  in- 
terlinéaire assyrienne.  Ce  pas  fut  franchi.  M.  Oppert  a 
tenté  d'esquisser  les  premiers  traits  d'une  grammaire  su- 
mérienne (1). 

Dil  a  cherché  depuis  lors  avec  beaucoup  d'ardeur  à  res- 
tituer le  lexique  sumérien  et  à  le  comparer  à  celui  des 
langues  ouralo-altaïques.  On  professa  que  les  prédécesseurs 
des  Sémites  assyriens  sur  le  sol  de  la  Babylonie  avaient 
parlé  une  langue  alliée  au  finnois  ;  qu'ils  avaient  connu 
une  grande  civilisation;  qu'ils  avaient  communiqué  aux 
Assyriens  immigrant  au  milieu  d'eux  leur  système  d'écri- 
ture cunéiforme  ;  enfin,  qu'avant  de  perdre  leur  propie 
langue,  ils  avaient  initié  les  nouveaux  venus  à  une  culture 

(1)  Journal  asiatique,  VII^  série,  t.  I,  p,  113.  Paris,  1873. 


AUTRES    LANGUES    AGGLUTINANTES.  195 

à  laquelle  ces  derniers  étaient  restés  étrangers  jusque-là. 

La  thèse  du  sumérien  n'était  point  faite  pour  s'imposer 
de  haute  lutte,  et  l'on  ne  peut  dire,  après  vingt  ans  bien 
comptés,  qu'elle  ait  ruiné  définitivement  les  critiques  de 
ses  adversaires.    Non   content  de    l'attaquer,   M.  Joseph 
Halévy  a  tenté  récemment  une  interprétation  tout  autre 
des  textes  soi-disant  accadiens.   Il    a  cherché  d'abord  à 
démontrer   que   la  langue  à  laquelle  on  veut  donner  ce 
nom   n'a  rien  de  commun   avec  les  idiomes  ouralo-altaï- 
ques   :    sa  phonétique   en  diffère  largement  ;  ses  racines 
n'ont  ni  la  forme,  ni  l'usage  de  celles  des  langues  ouralo- 
al laïques  ;  le  mode  de  structure  des  mots  est  tout  différent  ; 
les  pronoms  n'ont  rien   de  commun;  la  conjugaison   est 
construite  en  de  tout  autres  conditions  ;  les  deux  vocabu- 
laires, enfin,   ne  sauraient  être  sérieusement  comparés  : 
c'est  à  peine  si  l'on  rapproche  entre  eux  quelques  dizaines 
de  mots  dits  accadiens,  d'un  nombre  égal  de   mots  em- 
pruntés aux  divers  idiomes  du  groupe  finnois.  En  somme, 
l'existence  d'un  peuple  parlant  une  langue  ouralo-al laïque 
sur  le  sol  de  la  Mésopotamie,   ne  serait  démontrée  ni  par 
les  monuments  (qui  appartiennent  tous  à  l'art  sémitique), 
ni  par  les  noms  géographiques,  également  sémitiques,   ni 
par  le  témoignage  des  auteurs.  Les   textes  accadiens  ne 
seraient,  en  définitive,  que   de  l'assyrien  pur  et   simple, 
écrit,    non  plus  à  l'aide  d'un  système  phonétique,  mais 
bien    à   l'aide  de  monogrammes     artificiellement    com- 
binés. 

En  autres  termes,  des  deux  côtés  on  aurait  de  rassyricn, 
uniquement  de  l'assyrien,  mais  les  textes  soi-disant  sumé- 
riens seraient  écrits  en  idéogrammes  au  lieu  de  l'être  en 
lettres  phonétiques. 

Hàtons-nous  de  le  dire,  cette  dernière  théorie  ne  nous 
semble  nullement  convaincante.  Les  démonstrations  sur 
lesquelles  elle  s'appuie  sont  tout  à  fait  insutfisantes.  Mais 


196  LA    LINGUISTIQUE. 

cela  ne  constitue  pas  une  preuve  absolue  en  faveur  de  la 
tliéorie  sumérienne. 

Jusqu'à  nouvel  ordre,  nous  penserons  donc  de  cette 
théorie  ce  qu'en  pense  M.  Renan  (1).  Avant  l'arrivée  des 
Â^ssyriens,  avant  l'arrivée  des  Eraniens,  il  y  avait  sans  doute 
une  civilisation  en  Bahylonie,  une  véritable  civilisation. 
Il  est  très-probable,  ajoute  même  M.  Renan,  que  cette  civi- 
lisation a  possédé  en  propre,  a  créé  l'écriture  dite  cunéi- 
forme; mais  faire  de  la  langue  de  ces  prédécesseurs  des 
Assyriens  un  idiome  ouralo-altaïque,  cela  dépasse  toute 
permission  légitime.  Il  y  a  lieu  d'être  étonné  de  voir  ratta- 
cher ((  cette  antique  substruction  de  la  civilisation  savante 
de  Babylone  aux  races  turques,  finnoises,  hongroises,  à 
des  races  qui  n'ont  guère  su  que  détruire  et  qui  ne  se  sont 
jamais  créé  une  civilisation  propre.  Le  vrai  peut  quelquefois 
n'être  pas  vraisemblable,  et  si  l'on  nous  prouve  que  ce  sont 
des  Turcs,  des  Finnois,  des  Hongrois  qui  ont  fondé  la  plus 
puissante  et  la  plus  intelligente  des  civilisations  anté-sémi- 
tiques  et  anté-aryennes,  nous  croirons  ;  toute  considération 
à  priori  doit  être  subordonnée  aux  preuves  à  posteriori. 
Mais  la  force  de  ces  preuves  doit  être  en  proportion  de  ce 
<jue  le  résultat  a  d'improbable.   » 

Nous  trouvons  chez  M.  Frédéric  Miiller  une  opinion  tout 
aussi  explicite  :  «  L'écriture  cunéiforme,  dit  cet  auteur,  est 
due  selon  toute  vraisemblance  à  un  peuple  dont  la  position 
ethnologique  est  inconnue,  le  peuple  d'Accad.  On  a  voulu, 
en  faire  un  peuple  touranien^  ou,  pour  parler  en  termes 
plus  précis,  ouralo-altaïque,  alhé  particulièrement  au  ra- 
meau finnois.  Abstraction  faite  du  défaut  de  méthode  qui 
a  conduit  à  cette  opinion,  nous  la  regardons  comme  incon- 
ciliable avec  ce  que  nous  savons  de  l'ethnologie  de  la  Haute- 
Asie  »  (2). 

(1)  Journal  asiatique,  juillet  1873,  p.   '»2. 

(2)  Grundriss  der  sprachwissenschafl,   t.  I,  p.  108,  Vienne  1876. 


AUTRES  LANGUES  AGGLUTINANTES.        197 

Quoi  que  Ton  eu  dise  chaque  jour,  les  preuves  de  la 
héorie  sumérienne  ne  sont  pas  définitives.  Nous  nous  gar- 
ions bien  toutefois  de  combattre  et  de  nier  le  sumérien  ; 
lous  sommes  tout  disposé  à  l'accepter,  à  le  classer  au 
lombre  des  langues  agglutinantes,  à  le  rapprocher  même 
iu  groupe  finnois  ;  mais  nous  en  sommes  encore  à  attendre 
les  arguments  décisifs,  une  grammaire  véritable.  Nous  ne 
mouvons  nous  contenter  des  centaines  d'étymologiesplus  ou 
îioins  ingénieuses  que  l'on  a  accumulées  les  unes  sur  les 
lutres  avec  autant  d'intrépidité  que  peu  de  critique.  Ce 
3rocédé  est  bien  connu;  n'a-t-il  pas  triomphé  des  inscrip- 
jons  étrusques,  des  inscriptions  gauloises,  des  inscriptions 
ibériennes? 

On  écrit  beaucoup  sur  l'accadien,  beaucoup  trop  peut- 
Hre.  Il  ne  suffirait,  pour  le  faire  accepter,  que  d'un  court 
•  ravail  fait  avec  méthode.  Il  se  peut  que  la  démonstration 
iécisive  ne  tarde  pas  à  venir,  mais  jusqu'à  ce  jour,  nous  le 
répétons,  elle  n'a  pas  été  fournie.  Les  défenseurs  de  la 
Ihéorie  sumérienne  doivent,  avant  tout,  être  parfaitement 
lu  courant  de  la  phonétique,  de  la  structure  et  du  vocabu- 
laire spécial  des  langues  ouralo-altaïques.  Tous  les  auteurs 
jui  ont  écrit  sur  le  sumérien  ne  paraissent  pas  posséder  à 
■ond  cette  première  condition  de  leur  comparaison.  Le  cas 
l'un  certain  nombre  d'entre  eux  semble  être  plus  grave 
incore.  Il  s'agirait,  paraît-il,  d'apporter  un  nouvel  appui  à 
a  vieille  tentative  de  l'accommodement  des  origines  ethni- 
[ues  et  linguistiques  au  meilleur  gré  de  la  fable  hébraïco- 
îhrétienne. 

Il  importe  que  la  question  ne  soit  pas  étendue  en  dehors 
les  limites  qui  lui  conviennent.  La  seule  question  engagée 
st  celle  du  caractère  agglutinatif  des  textes  dits  accadiens 
»u  sumériens;  on  ne  saurait  la  compliquer  sans  risquer 
l'entraver,  par  un  manque  regrettable  de  bon  vouloir,  le 
:ours  d'une  enquête  qui  doit  être  purement  linguistique. 


198  LA   LINGUISTIQUE. 

§  20.  La  théorie  des  langues  touraniennes. 

Dans  la  période  de  formation  des  sciences  nouvelles, 
alors  que  l'on  songe  avant  tout  à  grouper  et  à  classer  les 
premiers  résultats  acquis,  il  se  glisse  souvent  de  ces  théo- 
ries générales  qui  peuvent  séduire  les  esprits  amateurs  de 
choses  simples  et  faciles,  mais  qui  sont  appelées  à  s'écrou- 
ler piteusement,  un  jour  ou  l'autre,  sous  les  entreprises 
de  la  critique. 

La  linguistique  n'a  pas  échappé  aux  théories  de  cette 
espèce. 

On  peut  ranger  parmi  les  conceptions  les  plus  fantai- 
sistes la  théorie  d'une  famille  tow^anienne,  qui,  malgré  son 
invraisemblance,  n'a  pas  laissé  de  jouir  jusqu'en  ces  der- 
niers temps  d'un  certain  crédit. 

Hàtons-nous  de  le  dire,  cette  théorie  ne  repose  sur  aucun 
fait  scientifique,  et  elle  n'a  été  imaginée  que  pour  soutenir 
des  conceptions  ethnographiques  très-peu  sérieuses. 

Tout  à  l'heure  nous  nous  occuperons  de  son  origine  et 
de  son  nom  ;  cherchons,  auparavant,  à  établir  en  quoi  elle 
consiste. 

Et  d'abord  il  faut  distinguer.  Il  existe  deux  variétés  de 
((  touranisants  »  :  le  touranisant  absolu  et  le  touranisant 
modéré. 

Celui  de  la  première  variété  est  le  touranisant  orthodoxe. 
Pour  lui,  toutes  les  langues  étrangères  au  groupe  européen 
et  aux  groupes  sémitique  et  khami tique  constituent  un 
groupe  ((  touranien  » .  Les  idiomes  de  ce  groupe  auraient 
en  commun,  non-seulement  un  ensemble  de  procédés  de 
structure,  mais  encore  un  grand  nombre  de  racines  :  il  y 
aurait  donc  eu  une  langue  commune,  une  langue  mère 
touranienne.  On  admet  d'ailleurs  dans  ce  groupe  une  di- 
vision septentrionale  et  une  division  méridionale.  La  pre- 
mièi'e    comprendrait  les    langues    ouralo-altaïques,   dont 


LA  THÉORIE  DES  LANGUES  TOURANIENNES.     199 

nous  avons  parlé  dans  le  paragraphe  i4  de  ce  chapitre;  la 
seconde  comprendrait,  non -seulement  toutes  les  autres 
langues  agglutinantes,  mais  encore  les  langues  monosylla- 
i)iques  de  l'extrême  Orient. 

La  seconde  variété  est  celle  du  touranisant  dissident,  du 
touranisant  hétérodoxe. 

Et  ici  encore  il  faut  distinguer. 

Une  première  sous-variété  ne  croit  déjà  plus  au  toura- 
nisme,  mais  elle  cherche  à  en  sauver  au  moins  le  nom.  Ces 
touranisants  de  troisième  degré  donnent  le  nom  de  toura- 
niennes  aux  langues  que  nous  appelons  ouralo-altaïques, 
ou  simplement  altaïques,  et  qui  se  divisent,  comme  nous 
l'avons  vu,  en  cinq  groupes  :  samoyède,  finnois,  turc^  mon- 
gol, tongouse. 

Moins  osée  que  la  précédente,  la  seconde  sous-variété  des 
touranisants  modérés  compose  le  groupe  touranien,  non- 
seulement  des  idiomes  ouralo-altaïques,  mais  encore  des 
langues  dravidiennes,  des  langues  maléo-polynésiennes, 
du  tibétain,  puis  du  siamois.  Nous  exposons  et  ne  critiquons 
pas.  Nous  ne  demandons  point,  par  exemple,  pourquoi 
Ton  fait  abstraction  ici  du  chinois,  du  japonais,  du  hotten- 
tot  et  des  autres  idiomes  que  les  touranisants  absolus 
appellent  également  touraniens. 

Celte  théorie,  avons-nous  dit,  a  été  imaginée  en  grande 
partie  pour  venir  à  l'aide  de  données  ethnographiques  non 
moins  imaginaires,  mais  par  contre  très-orthodoxes.  C'est 
une  théorie  bonne  à  abuser  les  personnes  crédules  ou  celles 
qui  n'ont  ni  le  temps  ni  la  faculté  de  contrôler  par  elles- 
mêmes  les  assertions  qu'on  leur  propose  au  nom  même  de 
la  science.  Un  patriarche  du  nom  de  Tour  aurait  donné 
naissance  à  une  race  touranien  ne  dont  la  langue  aurait  été 
la  mère  commune  des  diflérents  idiomes  soi-disant  toura- 
niens. Vue  légende  persane  fut  habilement  greffée  sur  cette 
invention,  et  l'orthodoxie  judaico-chrétieime  battit  mon- 


200  LA    LINGUISTIQUE. 

naie  de  cette  nouvelle  théorie,  qui,  pour  être  dépourvue  de 
tout  caractère  sérieux,  ne  lui  semblait  pas  moins  bonne  à 
recueillir,  puisqu'elle  s'accommodait  sans  peine  à  l'ensei- 
gnement de  ses  livres  saints. 

S'il  est  un  fait  avéré,  c'est  bien  celui  qu'ont  démontré 
Schleicher,  M.  Whitney,  et  tant  d'autres  avec  eux,  que  ce> 
prétendues  langues  touraniennes  n'ont  de  commun  qu'une 
chose  :  le  nom  ridicule  qu'on  se  plaît  à  leur  donner.  La 
structure  générale  du  basque,  du  japonais,  du  magyar  est 
sans  doute  la  même;  toutes  ces  langues,  sans  doute,  suf- 
fixent  aux  noms  des  éléments  dont  le  rôle  est  parfaitement 
analogue  ;  toutes  ces  langues,  en  un  mot,  sont  de  forme 
agglutinante,  mais  les  éléments  qui  constituent  le  fond 
même  de  chacune  d'elles  sont  tout  différents,  leurs  racines- 
sont  irréductibles. 

Il  ne  suffit  point,  pour  proclamer  audacieusement  qu'elles- 
rerriontent  à  une  seule  et  même  source,  de  n'avoir  pu,  ni 
de  près  ni  de  loin,  les  ramener  à  une  forme  commune. 

Ce  qui  distingue  avant  tout  les  touranisants,  c'est  leur 
grand  aplomb.  Il  ne  faut  cependant  qu'un  peu  de  critique 
pour  les  ruiner  entièrement. 

Il  est  fâcheux,  en  tous  cas,  que  certains  auteurs  fassent 
à  ce  nom  fantaisiste  de  langues  touraniennes  l'honneur  de 
le  regarder  —  tout  en  le  condamnant  —  comme  un  fait 
dont  il  n'y  a  plus  à  se  débarrasser.  C'est  par  cette  condes- 
cendance même  que  l'on  arriverait  à  lui  donner  encore 
quelques  beaux  jours,  sinon  à  l'implanter  tout  à  fait.  Lr 
meilleur  moyen  de  combattre  la  théorie  touranienne  esl 
peut-être  de  n'en  plus  parler. 

Le  nom  malencontreux  de  langues  sémitiques  répond 
au  moins,  à  un  ensemble  de  choses  bien  défini,  et  on  peul 
l'accepter  sous  toutes  réserves  ;  mais  celui  de  touranien  e] 
de  langues  touraniennes  n'est  fait  que  pour  perpétuer  1^ 
plus  graves  erreurs. 


CHAPITRE  V. 

TROISIÈME    FORME    LINGUISTIQUE   :  LA    FLEXION. 

Nous  arrivons  maintenant  à  la  troisième  forme  du  lan- 
gage :  la  flexion. 

Nous  avons  vu  que  dans  la  période  du  monosyllabisme 
la  racine  et  le  mot  étaient  tout  un,  que  la  phrase  n'était 
qu'une  succession  de  racines  monosyllabiques,  isolées  les 
unes  des  autres.  Dans  la  seconde  période  nous  avons  vu 
que  certaines  racines,  passant  de  la  condition  de  mots  indé- 
pendants à  l'état  de  simples  suffixes  (par  exemple  dans  les 
langues  ouralo-altaïques)  ou  de  simples  préfixes  (dans  les 
idiomes  du  système  bantou),  ne  servent  plus  qu'à  exprimer 
les  relations,  actives  ou  passives,  des  racines  qui  ont  con- 
servé leur  pleine  et  entière  signification. 

Dans  la  première  période  la  formule  du  mot,  ainsi 
que  nous  l'avons  dit,  est  simplement  R  et  la  formule  de  la 
phrase  est  R  +  R  +  R,  etc.;  par  R  nous  entendons  la 
racine. 

Si  nous  représentons  par  r  les  racines  dont  le  sens  pri- 
mitif s'est  oblitéré  et  qui  ne  servent  plus  que  de  préfixes  ou 
de  suffixes,  nous  avons  comme  formules  de  mots,  dans  la 
seconde  période,  Rr,  Rrr,  rR,  rRr  et  nombre  de  combi- 
naisons analogues. 

Deux  systèmes  de  langues,  celui  des  langues  sémito-kha- 
mitiques  et  celui  des  langues  indo-européennes,  après  avoii' 
connu  la  période  du  monosyllabisme,  puis  celle  de  l'agglu- 
tination, arrivèrent  indépendamment  l'un  de  l'autre  à  la 
troisième  phase,  celle  de  la  flexion. 


â02  LA    LINGUISTIQUE. 

§  i.  Qu'est-ce   que   la   flexion? 

[ci  la  racine  peut  exprimer  par  une  modification  de  sa 
propre  forme  les  rapports  qu'elle  a  avec  telle  ou  telle  autre 
racine.  La  flexion  c'est  la  possibilité  pour  une  racine  d'ex- 
primer, en  se  modifiant  ainsi,  une  certaine  modification  du 
sens. 

Dans  tous  les  mots  d'une  langue  à  flexion  la  racine  ti'est 
pas  nécessairement  modifiée,  elle  demeure  parfois  telle 
(juelle,  comme  dans  la  période  de  l'agglutination,  mais  elle 
peut  être  modifiée. 

Les  langues  dans  lesquelles  les  relations  que  les  mots 
affectent  entre  eux  peuvent  être  ainsi  exprimées,  non-seu- 
lement par  l'annexion  de  suffixes  et  de  préfixes,  mais 
encore  par  une  variation  de  la  forme  même  de  la  racine, 
sont  des  langues  à  flexion.  Certains  auteurs  leur  donnent 
le  nom  de  langues  inflectives. 

Si  nous  représentons  par  un  exposant  ^  cette  puissance 
de  la  racine,  la  formule  Rr  de  l'agglutination  peut  devenir 
R*ii  dans  la  période  de  la  flexion,  la  formule  rR  peut  de- 
venir rR^  ,  la  formule  rRr  peut  devenir  rR^r,  et  ainsi  de 
suite. 

Il  y  a  plus.  Non-seulement  la  racine  que  les  Chinois 
auraient  appelée  «  pleine  »  peut  recevoir  cet  exposant, 
comme  nous  le  voyons  dans  la  formule  précédente,  mais 
la  racine  qui  forme  l'élément  de  relation,  le  suffixe,  peut 
/'gaiement  être  modifiée. 

Voici,  pour  plus  de  clarté,  un  exemple  de  ce  fait  pris 
dans  le  système  des  langues  indo-européennes.  Le  sanskrit 
éti  «  il  va  »,  le  latin  it,  dont  la  vieille  forme  est  eif,  le 
lithuanien  e^W  procèdent  tous  d'une  forme  commune  AIti 
«  il  va  ».  Les  deux  racines  qui  ont  contribué  à  former  ce 
mot  sont  I  a  aller  »  et  TA,  pronom  démonstratif  que  nous 


FLEXION  INDO-EUROPÉENNE  ET  FLEXION  SÉMITIQUE.    203 

retrouvons  dans  le  grec  to  «  le  »  (au  neutre),  dans  le  latin 
iste.  Ces  deux  racines  ont  été  soumises  à  la  flexion  dans  le 
mot  qui  nous  occupe.  Nous  ne  savons  pas,  à  la  vérité, 
quelle  est  la  cause  qui  détermina  la  modification  du  radical 
I  en  AI,  mais  nous  savons  fort  bien  que  f  élément  TA  a 
été  changé  en  TI  pour  passer  du  sens  passif  au  sens  actif. 
Nous  trouvons,  en  effet,  ce  pronom  avec  un  sens  passif 
toutes  les  fois  qu'il  reste  tel  quel  :  en  latin,  par  exemple, 
dans  scrip-tu-s  a  écrit  »  ?mp-tii-s  «  rompu  »,  en  grec  dans 
Yvw-TO-;  «  connu  )).Au  contraire,  sous  sa  forme  modifiée  il 
donne  un  sens  actif  à  la  racine  à  laquelle  il  est  suffixe  : 
c'est  ce  que  montrent,  par  exemple,  le  latin  ves-ti-$  «  vête- 
ment »,  le  grec  \jÂv-ii-q  «  devin,  voyant  ». 

Ce  suffixe  ti,  que  le  hasard  nous  a  fourni  comme  exemple, 
a  formé  dans  les  langues  indo-européennes  une  quantité  de 
noms  actifs  opposés  à  des  formes  en  ta,  formes  passives  et 
plus  anciennes.  C'est  ainsi  que  nous  trouvons  en  sanskrit: 
pati-  ((  maître,  seigneur  )>  ;  en  latin  pott-,  même  sens  (au 
nominatif  potis,  ou  pos  :  coinpos,  impos);  en  lithuanien 
pati-,  même  sens  (au  nominatif  p«^s). 

Dans  une  langue  à  flexion  la  formule  d'un  mot  peut  donc 
ctreRR^,  R^R^,  Rrr^  et  ainsi  de  suite,  c'est-à-dire  qu'un 
élément  dérivatif  peut  être  modifié  dans  sa  forme,  en  vue 
d'un  changement  de  sens,  tout  comme  peut  l'être  la  racine 
principale  elle-même. 


§  2.  Flexion  indo-européenne   et    flexion   sémitique. 

Nous  passerons  en  revue  tout  à  l'heure,  avec  plus  ou 
moins  de  détails,  les  deux  systèmes  de  langues  à  flexion,  le 
système  indo-européen  (sanskrit,  perse,  grec,  latin,  idiomes 
slaves,  celtiques,  etc.)  et  le  système  sémitique  (hébreu, 
arabe,  etc.).  Mais  avant  de  procéder  à  cet  examen,  il  nous 


204  LA   LINGUISTIQUE. 

faut  mettre  en  relief  un  fait  très-important  et  d'ordre 
général . 

Ce  n'est  point  seulement  par  leurs  racines  que  les  lan- 
gues sémitiques  et  les  langues  indo-européennes  sont  tota- 
lement distinctes  les  unes  des  autres  ;  elles  diffèrent  encore 
en  ce  qui  concerne  leur  structure  elle-même.  Les  unes  et 
les  autres  sont  bien  des  langues  à  flexion,  elles  ont  dépassé 
la  forme  de  l'agglutination  pure  et  simple,  mais  il  s'en  faut 
de  beaucoup  que  la  flexion  soit  chez  les  unes  ce  qu'elle  est 
chez  les  autres. 

Schleicher(i)  et  M.  Whitney  (2)  ont  examiné  cette  ques- 
tion de  très-près,  avec  la  sûre  méthode  qui  caractérise  tous 
leurs  travaux,  et  nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  rap- 
porter ici  ce  qu'ils  ont  écrit  à  ce  sujet. 

Avant  que  les  idiomes  sémitiques  devinssent  autant  de 
langues  bien  distinctes,  le  système  sémitique,  dit  Schlei- 
cher,  ne  possédait  point  de  racines  auxquelles  on  pût 
donner  une  forme  sonore  quelconque.  Il  se  distinguait 
profondément  en  cela  du  système  indo-européen.  Le  sens 
de  la  racine  était  attaché  à  de  simples  consonnes;  c'est  en 
leur  adjoignant  des  voyelles  qu'on  indiquait  les  relations 
du  sens  général.  C'est  ainsi  que  les  trois  consonnes  q  t  l 
constituent  la  racine  de  l'hébreu  qâtal^  de  l'arabe  qatala 
((  il  a  tué  )),  de  qutila  «  il  fut  tué  »,  de  l'hébreu  liiqtîl  «  il 
fit  tuer  »,  de  l'arabe  maqtûlun  «  tué  ».  Il  en  est  tout  diffé- 
remment dans  le  système  indo-européen,  où  le  sens  est 
attaché  aune  syllabe  parfaitement  prononçable. 

Seconde  différence.  La  racine  sémitique  peut  admettre 
toutes  les  voyelles  propres  à  modifier  son  sens.  La  racine 

(1)  Die  deulsche  sprache,  2^  éd.,  p.  21.  Stuttgart,  1869.  Semi- 
tisch  und  indogermanisch,  Beitraege  zur  vergleiclienden  spracli- 
forschung,  t.  II,  p.  236.  Berlin,  1861. 

(2)  Language  and  Ihe  Siudy  of  Language,  3«  édit.,  p.  300.  Lon- 
dres, 1870. 


FLEXION  INDO-EUROPÉENNE  ET  FLEXION  SÉMITIQUE.    a05 

indo-européenne,  au  contraire,  possède  une  voyelle  qui  lui 
est  propre,  qui  est  organique,  une  voyelle  fondamentale. 
Sans  doute,  dans  le  sanskrit  manvè  «  je  pense  »,  dans  le 
latin  mens,  moneo,  dans  le  gothique  gamunan  «  se  souvenir  » 
nous  trouvons  comme  voyelles  du  radical  ici  un  a,  là 
un  e,  ailleurs  un  o  ou  un  u;  mais  ces  voyelles  du  radical 
sont  loin  d'être  chacune  la  voyelle  radicale  vraie,  la 
voyelle  fondamentale.  Ici  les  voyelles  è,  o,  u  tiennent 
lieu  d'un  a  plus  ancien  que  le  sanskrit  a  conservé  fidèle- 
ment. La  voyelle  organique  de  la  racine  indo-européenne 
ne  peut  d'ailleurs  se  changer,  à  l'occasion,  qu'en  telle  ou 
telle  autre  voyelle,  d'après  des  lois  que  reconnaît  et  déter- 
mine l'analyse  linguistique. 

Troisième  différence.  La  racine  sémitique  est  trilitère  : 
qtl  «  tuer  »,  ktb  «  écrire  »,  dh?'  «  parler  »;  elle  provient, 
nul  n'en  doute,  de  formes  plus  simples,  mais  enfin  c'est 
ainsi  qu'on  la  reconstitue.  Par  contre,  la  racine  indo- 
européenne est  bien  plus  libre  de  forme,  comme  le  mon- 
trent, par  exemple,  /  «  aller  »,  su  «  verser,  arroser  »; 
toutefois  elle  est  monosyllabique. 

Le  système  sémitique  n'avait  que  trois  cas  et  deux  temps, 
le  système  indo-européen  a  huit  cas  et  cinq  temps  au  moins. 

Tous  les  mots  de  l'indo-européen  ont  une  seule  et 
même  forme  :  celle  de  la  racine  (modifiée  ou  non),  accom- 
pagnée du  suffixe  dérivatif.  Le  sémitique  emploie  aussi 
cette  forme  (exemple,  l'arabe  qatalta  «  toi,  homme,  tu  as 
tué  »),  mais  il  connaît  aussi  la  forme  où  l'élément  dérivatif 
est  préfixé,  celle  oii  la  racine  est  entre  deux  éléments  déri- 
vatifs, d'autres  formes  encore. 

La  flexion  sémitique,  dit  de  son  côté  M.  Whitney,  est 
totalement  différente  de  la  flexion  indo-européenne  et  ne 
premet  point  de  faire  dériver  les  deux  systèmes  l'un  de 
l'autre,  non  plus  que  d'un  système  commun.  La  caracté- 
ristique fondamentale  du  sémitisme  réside  dans  la  forme 


206  LA   LINGUISTIQUE. 

trilitère  de  ses  racines.  Celles-ci  sont  composées  de  trois 
consonnes,  auxquelles  diflérentes  voyelles  \iennent  s'ad- 
joindre en  tant  que  formatives,  c'est-à-dire  en  tant  qu'élé- 
ments indiquant  les  relations  diverses  de  la  racine.  En 
arabe,  par  exemple,  la  racine  ^^/ présente  l'idée  de  «  tuer  » 
et  qatala  veut  dire  «  il  tua  »,  qutila  «  il  fut  tué  »,  qatl 
((  meurtrier  »,  qitl  a  ennemi  »,  etc. 

A  côté  de  cette  flexion  due  à  l'emploi  de  différentes 
voyelles,  le  sémitisme  forme  aussi  ses  mots  en  se  servant 
de  suffixes  et  de  préfixes,  parfois  également  d'infixés.  Mais 
l'agrégation  d'affixes  sur  affixes,  la  formation  de  dérivatifs 
tirés  de  dérivatifs,  lui  est  comme  inconnue  ;  de  là  provient 
la  presque  uniformité  des  langues  sémitiques. 

La  structure  du  verbe  sémitique  diffère  profondément  de 
celle  du  verbe  indo-européen.  A  la  seconde  et  à  la  troi- 
sième personne  il  distingue  le  genre  masculin  ou  féminin 
du  sujet  :  qatalat  «  elle  tua  »,  qatala  «  il  tua  »;  c'est  ce 
que  ne  font  point  les  langues  indo-européennes  :  sanskrit 
bharati  «  il  porte,  elle  porte  » . 

L'antithèse  du  passé,  du  présent,  du  futur,  qui  est  si 
essentielle,  si  fondamentale  dans  les  langues  indo-euro- 
péennes, n'existe  point  pour  le  sémitisme  :  il  n'a  que  deux 
temps,  répondant,  l'un  à  l'idée  de  l'action  accomplie,  l'autre 
à  celle  de  l'action  non  accomplie. 

On  voit  combien  les  différences  de  structure  sont  consi- 
dérables entre  les  deux  systèmes  et  combien  leurs  modes 
de  flexion  sont  différents. 

A  ce  que  nous  avons  dit  il  faut  encore  ajouter  cet  autre 
fait  bien  caractéristique,  que  le  système  indo-européen 
possède  seul  la  faculté  d'augmenter  ses  voyelles.  Ce  [)héno- 
mène  consiste  dans  la  préfixation  d'un  a  à  un  a,  à  un  /,  à 
un  u  du  radical.  La  forme  indo-européenne  AImi  «  je  vais  » 
(sanskrit  êmi,  grec  et  lithuanien  eimi)  que  nous  citions  plus 
haut,  a  pour  racine  I  «  aller  » ,  qui  précisément  est  aug- 


LANGUES    SÉMITIQUES.  207 

mente  à  ce'temps,  à  ce  mode,  à  cette  personne.  La  flexion 
sémitique  ne  connaît  rien  de  semblable. 

Ces  deux  familles  de  langues  sont  donc  sorties  par  des 
voies  toutes  différentes  de  la  phase  agglutinative  quelles 
ont  dû  traverser,  et  elles  sont  aussi  indépendantes  l'une  de 
l'autre  par  leur  structure,  qu'elles  le  sont  par  leurs  racines 
dont  la  prétendue  réductibilité  à  d'anciennes  formes  com- 
munes ne  mérite  plus  d'être  débattue  (1). 

Nous  allons  parler  à  tour  de  rôle,  sous  trois  rubriques, 
des  langues  sémitiques,  des  langues  khamitiques,  des  lan- 
gues indo-européennes. 

A.    LES   LANGUES  SÉMITIQUES. 

Il  est  inutile,  assurément,  de  faire  remarquer  combien 
les  noms  de  sémi'tisme  et  de  langues  sémitiques  sont  con- 
ventionnels. Ils  ont  été  inventés  pour  cadrer  avec  l'ethno- 
graphie du  Testament  hébraïque,  et,  en  fait,  ils  ne  s'accor- 
dent cependant  pas  avec  le  récit  de  la  légende.  Celle-ci 
regarde  comme  descendants  du  Sem  biblique,  des  indivi- 
dus dont  la  langue  ne  saurait  être  classée  parmi  celles  que 
nous  appelons  sémitiques,  et  ne  considère  point  comme 
descendants  du  même  auteur  des  populations  dontla  lan- 
gue est  incontestablement  sémitique.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ces  noms  de  sémitisme  et  de  sémitique  ont  acquis  aujour- 
d'hui une  telle  notorité  qu'il  n'y  a  plus  à  songer  à  leur 
substituer  quelque  autre  dénomination  plus  acceptable.  On 
emploie  parfois  le  terme  mieux  justifié  de  langues  syro- 
arabes,  mais  on  ne  peut  penser  à  le  faire  prévaloir  contre 
la  dénomination  courante  et  reçue.  Comme  le  dit  d'ailleurs 
M.  Renan,  dans  son  ouvrage  aujourd'hui  classique  et  auquel 


(1)  Th.    Nœ.i.dkke.    Orient    und    Occident,   t.  I?,   p.    375.  Gœt- 
tingen,  1863. 


208  LA   LINGUISTIQUE. 

nous  allons  beaucoup  emprunter  (I),  cette  dernière  déno- 
mination ne  peut  avoir  d'inconvénient  du  moment  qu'on  la 
prend  comme  une  simple  appellation  conventionnelle  et 
que  l'on  s'est  expliqué  sur  ce  qu'elle  renferme  de  profon- 
dément inexact. 


§  1.  Du  sémitisme  en  général  et  de  l'ensemble 
des  langues  sémitiques. 

Malgré  les  travaux  de  Gesenius  (1786-1 842)  et  malgré 
ceux  de  Ewald,  il  n'y  a  point  encore  de  grammaire  com- 
parée des  langues  sémitiques,  il  n'existe  pas  d'ouvrage 
véritablement  général  sur  l'ensemble  du  caractère  de  ces 
langues.  On  peut  dire  que  c'est  là  une  lacune  considérable 
et  qu'il  serait  fort  important  de  combler. 

Une  fois  ce  travail  mené  à  bonne  fin,  il  faudrait  l'entre- 
prendre ensuite  sur  les  langues  dites  kliamitiques,  puis 
comparer  les  formes  khamitiques  communes  aux  formes 
premières  du  sémitisme  et  esquisser  les  traits  principaux 
de  la  grammaire  khamito-sémitiquc.  Cette  grammaire 
tiendrait  assurément  en  un  bien  petit  nombre  de  pages, 
mais  on  ne  peut  guère  douter  de  la  possibilité  d'une  pareille 
entreprise. 

Peut-être  môme  pénétrera-t-on  plus  avant  dans  les 
secrets  de  l'évolution  des  langues  à  flexion  et  tentera-t-on 
de  reconstituer  les  traits  généraux  qu'elles  devaient  offrir 
lorsqu'elles  en  étaient  encore  à  la  période  de  l'agglutination. 

On  a  cherché  déjà  à  ramener  les  racines  sémitiques, 
qui,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  sont  trilitères,  c'est-à-dire 
composées  de  trois  consonnes,  à  une  forme  bilitère.  Il  est 
permis  d'assurer,  sans  témérité,  que  cette  entreprise  sera 

[l]  Histoire  générale  et  système  comparé  des  langues  sémitiques^ 
première  partie.  Histoire  générale  des  langues  sémitiques. 


LANGUES    SÉMITIQUES.  209 

couronnée  d'un  heureux  succès  (1).  M.  Benfey  pense  avec 
juste  raison  que  Ton  trouvera  un  secours  considérable  dans 
la  connaissance  des  racines  khamitiques  (2).  Quant  aux 
racines  sémitiques  dites  quadrilitères,  personne  ne  doute 
aujourd'hui  qu'elles  ne  se  ramènent  toutes,  sans  exception, 
à  une  forme  trilitère  plus  ancienne. 

Le  nom,  dans  le  système  sémitique,  est  formé  tout  d'a- 
bord par  l'adjonction  de  telle  ou  telle  voyelle  aux  trois 
"onsonnes  dont  se  compose  la  racine. 

La  tâche  d'une  grammaire  comparée  des  langues  sémi- 
iques  sera  de  déterminer  l'emploi  que  l'on  fit  des  diffé- 
•entes  voyelles,  dans  le  but  de  donner  au  nom  ainsi 
constitué  tel  ou  tel  caractère.  Ce  mode  de  formation  du 
lom  est  assez  élémentaire.  Il  en  existe  un  autre,  celui  de 
a  dérivation.  Ce  dernier  consiste  en  ceci,  que  certaines 
;yllabes  sont  préfixées  à  la  racine  ou  encore  qu'elles  lui 
iont  suffixées.  L'origine  de  ce  dernier  procédé  de  dériva- 
ion  est  moins  ancienne  dans  le  sémitismc  que  celle  de  la 
)réfixation. 

Dans  la  langue  sémitique  commune,  le  nom  aurait 
onnu  les  trois  genres,  masculin,  féminin  et  neutre  (3), 
nais  ce  dernier  aurait  disparu  à  une  époque  fort  ancienne, 
je  masculin  n'était  exprimé  par  aucun  élément  spécial,  à 
'encontre  du  féminin  qui  était  rendu,  selon  toute  vrai- 
emblance,  par  la  terminaison  at  (4).  La  caractéristique 
rganique   du   pluriel  était  peut-être   mim  (5),   peut-être 

(1)  Gravée.  Les  langues  et  les  races,  p.  44.  Paris,  1862.  Renan. 
Ip.  cit.,  liv.  I,  cliap.  m;  Ha-pport  annuel,  Journal  asiatique,  Vile  sé- 
ie,  t.  IV,  p.  27.  Paris,  187h.  Schleichkr.  Die  unierscheidung  von 
omen  undverbum  in  (1er  lautlichen  form ,  p.  18. 

(2)  Geschichte  der  sprachwisscnschafi  und  orienlaUschen  philo- 
>gif  in  Deulschlaud,  p.  G91.  Munich,  1869. 

(3)  Ewwh-D .  AusfUhrliches  lehrbuch  der  hehrœischen  sprache,  8^  éd., 
.  445.  Gœttingen,  1870. 

(4)  Ibid.,  p.  44G. 

(5)  Ibid.,  p.  465. 

LINGUISTIQUE.  14 


210  LA    LINGUISTIQUE. 

amà^  unû  (1);  peut-être  encore  était-ce  quelque  autre 
forme.  Celle  du  duel  parait  en  avoir  procédé. 

La  déclinaison  comportait  trois  cas,  cbifîre  de  beaucoup 
inférieur  à  celui  des  cas  de  la  langue  commune  indo-euro- 
péenne. Ces  trois  cas  étaient  le  nominatif,  le  génitif, 
l'accusatif;  toute  la  famille  sémitique,  à  Fexception  de 
l'arabe,  les  a  perdus  en  grande  partie,  ainsi  que  nous  le 
verrons  en  traitant  séparément  de  chacun  de  ces  idiomes. 
D'après  certains  auteurs,  la  voyelle  u  aurait  été  le  signe 
du  nominatif,  /  celui  du  génitif  (en  principe),  a  celui  de 
l'accusatif  (2).  Pour  M.  Frédéric  Mùller  les  désinences 
casueîles  auraient  été  :  ?),  pour  hû  pronom  de  la  troisième 
personne;  /,  suffixe  indiquant  la  relation  ;  le  démonstratif 
an  (3). 

Quant  aux  pronoms  personnels,  on^n'est  pas  encore  ar- 
rivé à  restituer  leurs  formes  communes  ;  ce  serait  là  cepen- 
dant un  point  très-important  à  atteindre  (4). 

La  langue  sémitique  commune  ne  connaissait  que  deux 
temps  :  un  temps  parfait  indiquant  l'action  accomplie, 
un  temps  imparfait  indiquant  l'action  non  accomplie. 

Les  deux  temps  se  distinguent  l'un  de  l'autre  par  la 
position  qu'occupe  à  côté  du  thème  le  suffixe  personnel. 
Ce  suffixe  (par  exemple  ta  de  la  seconde  personne  mascu- 
line du  singulier)  est-il  placé  après  le  thème,  l'action  est 
accomplie,  le  temps  est  parfait  :  katabata  «  tu  as  écrit», 

(1)  Frédéric  Muller.  Der  verbalausdruck in semitischen sprach- 
kreise.  Sitzungsberichte  der  phil.-hist.  classe  der  k.  akademie  der 
wissensch.,  t.  LX,  p.  520.  Vienne,  1868. 

(2)  Olshausen.  Op.  cit.,  p.  25.  Cf.  Ewald.  Op.  cit.,  p.  523  et 
suiv. 

(3)  Op.  cit.,  p.  519.  H.  Derenbourg.  Quelques  observations  sur 
l'antiquité  de  la  déclinaison  dans  les  langues  sémitiques.  Journal  asia- 
tique, nov.-déc.  1867. 

(4)  Chavée.  Op.  cit.  Fr.  Muller.  Grundriss  der  sprachwis- 
senschaft,  p.  115,  note.  Vienne,  1876. 


LANGUES    SÉMITIQUES.  211 

arabe  katabta  ;  est-il  placé  avant  :  takataba,  arabe  tak- 
tuba,  le  temps  est  imparfait,  l'action  n'est  pas  encore  ac- 
complie. 

Selon  M.  Frédéric  Mùller  [op.  cit.^  p.  527),  le  verbe 
sémitique  organique  aurait  pu  se  conjuguer  d'après  quinze 
formes  de  thèmes  :  la  forme  simple,  kataba  «  il  a  écrit  », 
une  forme  renforcée ,  kattaba,  puis  une  série  de  formes 
dérivées  à  l'aide  de  préfixes  ;  les  unes  réflexives,  les  autres 
causatives.  Au  surplus,  aucun  des  idiomes  sémitiques  n'a 
gardé  ces  quinze  formes;  ils  en  ont  tous  perdu  quelques- 
unes,  plusieurs  même  en  ont  perdu  un  grand  nombre.  Le 
même  auteur,  en  ce  qui  concerne  le  passif,  pense  que  ce 
n'est  qu'une  forme  réflexivc  formée  à  l'aide  de  l'élément 
pronominal  hu.  La  forme  restituée  kutaba  «  il  a  été  écrit  »  , 
arabe  kûtjba,  serait  pour  une  forme  plus  ancienne  huka- 
taba.  C'est  Là  une  hypothèse  que  nous  nous  contenterons 
d'indiquer.  La  grammaire  comparée  du  sémitisme  est  si 
peu  avancée,  qu'il  est  bon  de  signaler  les  travaux  entre- 
pris à  son  sujet  avec  méthode  et  critique,  ces  travaux  ne 
fussent-ils  encore  que  très-incomplets. 

Le  système  général  de  l'alphabet  sémitique  aurait  été 
emprunté  aux  hiéroglyphes  égyptiens  (1).  On  a  cru  long- 
temps que  cet  emprunt  était  (\^\\  aux  Phéniciens,  mais  cette 
opinion,  paraît-il,  était  inexacte.  D'après  Ewald,  il  aurait 
été  fait  par  une  autre  nation  sémitique  dont  les  rapports 
avec  l'Egypte  auraient  été  plus  intimes  encore.  En  tout 
cas  on  ignore  le  nom  du  peuple  qui  rendit  à  la  civilisa- 
tion cet  immense  service  de  convertir  les  anciens  hiéro- 
glyphes en  écriture  alphabétique.  Les  ligures,  les  images 
de  l'écriture  égyptienne  étaient  converties  en  autant.de 
signes  représentant  tel  ou  tel  son  et  elles  allaient  perdre  peu 


(I)  E.  df:  RouGÉ.  Mémoire  sur  Corlginc  égyptienne  da  l'alphabet 
phénicien.  Paris,  1874. 


212  LA    LINGUISTIQUE. 

à  peu  leur  ancien  caractère   de  purs  et  simples  dessins. 

Le  vieil  alphabet  sémitique  se  compose  de  vingt-deux 
consonnes.  Chacune  d'elles  devait  exprimer  l'articulation 
correspondant  à  l'articulation  initiale  de  l'être  ou  de  l'objet 
représenté  par  le  signe  lui-même.  Ainsi  l'ancienne  image 
du  chameau  représentait  un  g  dans  l'écriture  alphabétique 
des  Sémites,  vu  que  le  nom  du  chameau  (chaldéen  gime/, 
syriaque  gomaï)  commençait  chez  eux  par  un  g.  Il  est  à 
peine  utile  d'ajouter  que  ces  nouveaux  signes,  ces  signes- 
alphabétiques  se  modifièrent  diversement  chez  les  différents 
peuples  qui  les  adoptèrent. 

On  divise  d'habitude  l'écriture  sémitique  en  trois  grou- 
pes distincts. 

Le  groupe  occidental  comprend  le  système  du  phéni- 
cien et  de  l'ancien  hébreu.  Cette  vieille  écriture  hébraïque 
était  encore  en  usage  au  second  siècle  avant  notre  ère. 

A  l'est,  dans  les  régions  de  l'Euphrate  et  du  Tigre,  les 
formes  de  l'ancien  alphabet  sémitique  s'étaient  arrondies. 
On  y  vit  bientôt  naître  une  écriture  cursive  qui  se  répandit 
dans  le  pays  de  l'ouest  et  le  nord  de  l'Arabie. 

Dans  le  sud  de  cette  dernière  contrée,  le  système 
himyaro-éthiopien  s'était  développé. 

Nous  dirons  quelques  mots  de  ces  différentes  variétés  de 
l'écriture  sémitique  en  traitant  des  divers  idiomes  de  cette 
même  famille. 

Quant  à  l'écriture  cunéiforme  assyrienne,  avec  laquelle 
sont  rédigés  les  textes  de  la  troisième  colonne  des  inscrip- 
tions achéménides,  nous  devons  lui  assigner  une  tout 
autre  provenance.  C'est  ce  que  nous  verrons  également 
en  temps  opportun. 

La  classification  des  langues  sémitiques  est  aujourd'hui 
assez  bien  fixée.  Elle  était  loin  d'être  aussi  facile  à  établir 
que  celle  des  langues  indo-européennes.  Les  dialectes  sé- 
mitiques, en  effet,  ne  présentent  point  entre    eux  de  ces 


GROUPE    ARAMÉO-ASSYRIEN.  213 

différences  caractéristiques  qui  séparent,  par  exemple,  les 
langues  celtiques  des  langues  éraniennes,  les  langues  ita- 
liques des  langues  slaves.  L'on  a  pu  dire,  avec  juste  raison, 
que  les  différents  idiomes  sémitiques  n'étaient  pas  plus 
éloignés  les  uns  des  autres  que  ne  le  sont  les  différentes 
langues  d'une  même  branche  dans  la  famille  indo-euro- 
péenne, par  exemple  le  russe,  le  tchèque,  le  croate,  ou 
encore  l'anglais,  le  flamand,  le  danois. 

On  divise  ordinairement  les  langues  sémitiques  en  trois 
groupes  distincts  : 

Le  GROUPE  ARAMÉO-ASSYRIEN,  comprenant  V assyrien  ^i 
les  deux  dialectes  araméens,  soit  le  chaldéen  et  le  syriaque  ; 

Le  GROUPE  CHANANÉEN,  comprenant  Y  hébreu  et  le  phé- 
nicien ; 

Le  GROUPE  ARABE,  comprenant  Varabe  proprement  dit  et 
les  idiomes  de  l'Arabie  méridionale,  himyarite  et  ehkili, 
<)hez  et  tigré^  amharique,  harari. 

Quelques  auteurs  réduisent  encore  cette  classification  à 
deux  groupes.  Les  deux  premiers  groupes  n'en  formeraient 
qu'un  seul  auquel  ils  donnent  le  nom  de  groupe  septen- 
trional, par  opposition  au  groupe  méridional  formé  des 
deux  variétés  du  groupe  arabe. 

Nous  allons  jeter  un  coup  d'œil  sur  ces  différentes  lan- 
gues et  nous  chercherons,  pour  terminer,  s'il  n'est  point 
possible  de  former  quelque  conjecture  sur  le  lieu  où  la  forme 
commune  dont  elles  procèdent  toutes  aurait  été  parlée. 

§  2.  Groupe  araméo-assyrien. 
] .  Chaldéen  et  syriaque. 

On  donne  le  nom  de  langue  araméenneà  deux  dialectes 
de  ce  groupe  fort  rapprochés  l'un  de  l'autre  :  le  chaldéen, 
dialecte  oriental  ;  le  syriaque,  dialecte  occidental. 


214  LA   LINGUISTIQUE. 

Le  premier  de  ces  dialectes  s'étendait  sur^laplus  grande 
part,  sinon  sur  la  totalité  de  la  Babylonie  et  de  l'Assyrie  ; 
le  second  sur  la  Mésopotamie  et  la  Syrie. 

L'araméen  se  distingue  spécialement  par  ce  fait  qu'il  a 
fort  mal  conservé  les  anciennes  voyelles  sémitiques.  On 
peut  dire  qu'il  doit  cette  infériorité  relative,  par  rapport 
aux  autres  idiomes  sémitiques,  à  son  développement  plus 
précoce. 

Les  deux  dialectes  araméens,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
sont  fort  peu  différents  l'un  de  l'autre.  Leur  mode  dac- 
centuation  est  toutefois  assez  divergent  :  tandis  qu'en 
principe,  l'accent,  en  chaldéen,  tombe  sur  la  dernière  syl- 
labe et  n'affecte  l'avant-dernière  qu'en  certains  cas  déter- 
minés, en  syriaque,  par  contre,  il  tombe  régulièrement 
sur  l'avant-dernière  syllabe,  et  les  cas  où  il  doit  tomber 
sur  la  dernière  ne  forment  que  l'exception.  Quant  aux  di- 
versités purement  grammaticales  elles  sont  minimes;  le 
syriaque,  par  exemple,  met  souvent  la  vovelle  o  là  oit  le 
chaldéen  dit  a;  ce  dernier  évite  davantage  les  diplithoii- 
gues.  En  somme  cela  est  de  peu  d'importance. 

L'araméen  fui  surtout  un  idiome  populaire  et  les  Juifs 
transportés  à  Babylone  se  familiarisèrent  promptement 
avec  lui.  Ils  le  rapportèrent  en  Palestine. 

L'ancien  araméen  ne   nous  a  point  laissé ,  comme  l'a 
fait    l'assyrien,    dont    nous  parlerons   tout  à  l'heure,  de 
documents  indigènes.  C'est  dans  les  livres  saints  des  Juifs 
que  nous  trouverons   les   plus   anciens  textes  araméens, 
auxquels  on   donne  le  nom  de    chaldéen   biblique    et  qui 
peuvent  remonter  au  cinquième  ou  au  sixième  siècle  avant! 
notre  ère.  D'autres   passages  de  la  Bible,  rédigés  égale- 
ment en  araméen,   datent  d'un   âge  moins  reculé.  Yerfet 
l'époque  chrétienne  apparaissent  les  Targums,  traductions f 
et  paraphrases  des  livres  juifs.  La  langue  des  Talmuds, 
plus  vieille  de  quatre  ou  cinq  siècles,  est  beaucoup  plus 


GROUPE    ARAMÉO-ASSYRIEN.  215 

chargée  d'éléments  étrangers  à  l'araméen  et  empruntés 
aux  idiomes  voisins. 

Dans  son  histoire  des  langues  sémitiques,  M.  Renan 
traite  successivement  de  Taramaïsme  païen  et  de  l'ara- 
maïsme  chrétien. 

C'est  dans  le  nabatéen  et  le  mendaïte  que  se  montre  le 
premier.  Le  nom  de  langue  nahatéenne  équivaut  à  celui  de 
chaldéen.  Il  ne  nous  reste  de  l'importante  littérature  de  cet 
idiome  que  le  traité  de  l'agriculture  nahatéenne,  traduit  en 
arahe  au  dixième  siècle  de  notre  ère,  mais  on  ignore  l'é- 
poque desa rédaction  originale.  Le  sabien,  ou,  pour  parler 
plus  correctement,  la  langue  des  Mendaïtes,  est  loin  d'avoir 
produit  une  littérature  aussi  considérable  que  paraît  l'avoir 
été  la  littérature  nahatéenne.  Ce  que  nous  en  possédons 
semble  postérieur  à  l'islamisme.  On  connaît  spécialement 
le  ((  Livre  d'Adam  »,  amas  d'imaginations  ridicules. 
M.  Renan  signale  comme  particularités  du  mendaïte,  la 
confusion  et  l'élision  fréquentes  des  gutturales,  le  chan- 
gement des  douces  en  fortes  et  des  fortes  en  douces,  des 
contractions  nombreuses. 

L'aramaïsme  chrétien  a  pour  langue  le  syriaque.  Cette 
langue  ne  nous  offre  point  de  traces  d'une  littérature  plus 
ancienne  que  les  premiers  siècles  de  notre  ère.  Il  paraît 
cependant  hors  de  doute  que  le  syriaque  a  possédé  une  litté- 
rature vraiment  nationale.  Les  inscriptions  palmyréennes 
datent  des  trois  premiers  siècles  ;  quant  aux  auteurs  syriens 
les  plus  anciens,  ils  datent  de  la  seconde  partie  du  deuxième . 
On  attribue  à  ce  siècle  la  version  «  pechito  »  de  la  Bible, 
qui  est  le  plus  ancien  ouvrage  syriaque.  Du  quatrième  au 
neuvième  siècle  fleurit  une  fort  importante  littérature  de 
l'araméen  chrétien,  qui  toutefois  est  singulièrement  em- 
preinte d'hellénisme.  Elle  servit  en  quelque  sorte  d'inter- 
médiaii  e  entre  la  science  grecque  et  la  science  arahe  et  opéra 
la  transition  de  l'une  à  l'autre.  Presque  toutes  les  traduc- 


216  LA   LINGUISTIQUE. 

lions  d'auteurs  grecs  en  arabe  auraient  été  faites,  dit 
l'auteur  que  nous  suivons,  par  des  Syriens  et  sur  des  ver- 
sions syriaques  (1). 

Au  dixième  siècle,  arrive  la  décadence,  l'islamisme  fait 
décidément  prévaloir  sa  culture  et  le  syriaque  passe  à  la 
simple  condition  d'idiome  liturgique.  Il  n'est  plus  guère 
parlé  aujourd'hui  que  dans  un  très-petit  nombre  de  loca- 
lités aux  environs  du  lac  d'Ourmia  (un  peu  à  l'ouest  de 
Tabris  dans  l'Aderbaïdjan),  et  l'on  peut  prévoir  que  dans 
un  temps  peu  éloigné  l'arabe  aura  fait  disparaître  ces  der- 
niers vestiges. 

On  a  souvent  rattaché  le  samaritain  au  groupe  araméen. 
Le  fait  est  qu'il  fait  partie  à  bien  plus  juste  titre  du  groupe 
chananéen  et  qu'il  se  rapproche  beaucoup  de  l'hébreu. 
Nous  en  dirons  quelques  mots  en  temps  opportun. 

L'écriture  syriaque  arrondit  considérablement  les  formes 
du  vieux  système  d'écriture  sémitique.  Originairement  elle 
ne  figurait  que  les  consonnes  et  laissait  de  côté  toutes  les 
voyelles  ;  ce  n'est  qu'à  partir  du  septième  et  du  huitième 
siècle  que  ces  dernières  y  furent  représentées  défini- 
tivement. 

II.  Assyrien. 

A  côté  du  chaldéen  et  du  syriaque  se  place  V assyrien. 
C'est  la  seconde  langue  du  groupe  nord-oriental  des 
idiomes  sémitiques,  c'est  la  langue  dans  laquelle  est  ré- 
digé le  texte  de  la  troisième  colonne  des  inscriptions  cunéi- 
formes. Selon  M.  Oppert  on  pourrait  également  l'appeler 
(caccadien»,  nom  qui  a  été  donné  par  Hincks  à  l'idiome 
agglutinant,  encore  contesté,  que  M.  Oppert  appelle  «su- 
mérien ».  Nous  en  avons  parlé  ci-dessus,  p.  193. 

L'assyrien  n'a  pas  été  reçu   sans  difficulté  dans  la  fa- 

(1)  Renan.  Op.  cit.,  liv.  III,  chap.  m,  §2, 


GROUPE    ARAMÉO-ASSYRIEN.  217 

mille  des  langues  sémitiques.  Il  a  fallu  de  longues  et  vives 
luttes  pour  le  faire  admettre  à  la  place  qu'il  doit  occuper 
légitimement  et  qu'on  ne  pourrait  plus  lui  contester  au- 
jourd'hui. L'opposition  qu'il  a  rencontrée  a  singulièrement 
profité  aux  études  dont  il  a  été  l'objet  et  Ton  peut  dire  à 
cette  heure  que  l'on  sait  de  sa  grammaire  la  plus  grande 
partie  de  ce  qu'il  sera  jamais  possible  d'en  connaître.  Les 
importants  travaux  de  M.  Rawlinson  ont  clos  d'une  façon 
définitive  Tère  des  écrits  dont  le  but  était  de  fixer  la  na- 
ture même  de  la  langue  assyrienne.  Les  objections  durent 
tomber  les  unes  après  les  autres,  celle-ci  la  première,  qui 
consistait  à  nier  le  caractère  sémitique  de  l'assyrien,  vu  la 
diversité  de  son  alphabet  d'avec  l'alphabet  sémitique  or- 
dinaire. 

Les  différentes  formes  de  l'écriture  assyrienne  (ninivite, 
babylonienne)  sont  composées  d'espèces  de  coins  plus  ou 
moins  grands,  disposés  d'autre  façon  que  ceux  de  l'écri- 
ture perse  dont  nous  aurons  à  nous  occuper  en  traitant 
des  langues  éraniennes.  Ces  caractères  cunéiformes  pro- 
viennent d'anciens  caractères  hiéroglyphiques  qu'il  n'est 
point  très-difficile  de  reconnaître  sous  quelques-uns  d'en- 
tre eux. 

Les  cunéiformes  assyriens  diffèrent  des  cunéiformes 
perses,  mais  ils  sont  à  peu  de  chose  près  les  mêmes  que 
ceux  employés  dans  la  seconde  colonne  des  inscriptions 
achéménidcs.  Leur  origine  commune  est  évidente  et  se 
reconnaît  du  premier  coup  d'oeil. 

Ces  caractères,  dont  le  nombre  est  considérable,  figu- 
rent ou  des  idées  ou  des  sons.  Les  signes  phonétiques, 
ceux  qui  représentent  des  sons,  figurent  des  syllabes  en- 
tières, et  non  pas  telle  ou  telle  consonne,  telle  ou  telle 
voyelle.  Dès  1849,  Hincks  signalait  ce  fait  que  l'écriture 
assyrienne  était  syllabiquc. 

Un  la  transcrit  facilement  en  caractères  latins,  mais, 


218  LA    LINGUISTIQUE. 

bien  entendu,  il  ne  peut  en  être  de  même  des  signes  idéo- 
graphiques. En  effet,  la  valeur  phonique  de  l'idéogramme 
ne  peut  être  révélée  que  par  des  renseignements  acces- 
soires. Pour  tourner  la  difficulté  on  est  convenu  de  tran- 
scrire ces  derniers  caractères  tout  comme  s'ils  étaient  des 
signes  phonétiques,  seulement  on  emploie  dans  cette  tran- 
scription des  lettres  latines  capitales. 

Les  textes  assyriens  que  possèdent  les  musées  d'Europe 
sont  déjà  fort  nombreux  et  il  est  certain  que  leur  quan- 
tité augmentera  encore  dans  une  très-grande  proportion. 
On  rencontre  dans  le  pays  même  une  foule  de  monuments 
gravés  parmi  lesquels  il  en  est  de  considérables.  La  troi- 
sième colonne  des  inscriptions  des  Achéménides  est, 
comme  l'on  sait,  rédigée  en  assyrien  ;  nous  avons  dit  quel- 
ques mots  sur  la  langue  de  la  seconde  colonne,  p.  d9l, 
et  nous  parlerons  à  son  temps  de  la  langue  perse,  qui  était 
celle  de  la  première  colonne. 

M.  Oppert,  dont  les  travaux  ont  contribué  en  une  me- 
sure notable  au  déchiffrement  des  cunéiformes  assy- 
riens (1),  peut  être  appelé  à  juste  titre  le  fondateur  de  la 
grammaire  assyrienne  (2).  Ses  écrits  ont  marqué  une  pé- 
riode nouvelle  dans  l'assyriologie.  D'autres  grammaires 
ont  paru  depuis  ses  écrits,  et  l'étude  de  l'assyrien  n'offre 
plus  aujourd'hui  de  difficulté  considérable  (3). 

Disons  quelques  mots  ici   de  la  grammaire  assyrienne. 

Sa  phonétique  semble  moins  altérée  que  celle  des  deux 


(1)  Expédition  scientifique  en  Mésopotamie,  t.  IL  Paris,  1859. 

|2)  Eléments  de  la  grammaire  assyrienne,  2^  éd.  Paris,  1868. 

(3)  MENANT.  Exposé  des  éléments  de  la  grammaire  assyrienne, 
Paris,  1868.  Le  syllabaire  assyrien.  Paris,  1869-74.  Leçons  d'épi- 
graphie  assyrienne.  Paris,  1873.  — Sayce.  An  Assyrian  Grammar. 
Londres,  1872.  —  Schrader.  Die  assyrisch-babylonischen  keilin- 
schriflen,  Zeitschr.  der  deutschen  morgenlaendischen  gesellschaft, 
t.  XXI,  p.  1-392.  Leipzig,  1872. 


GROUPE    ARAMÉO-ASSYRIEN.  21» 

dialectes  araméens  ;    les  sifflantes  notamment   sont   sou- 
mises à  moins  de  variations. 

L'élément  at  (parfois  il)  est  en  assyrien,  comme  dans 
les  autres  langues  sémitiques,  le  signe  du  genre  féminin  : 
sar  «roi»,  sarrat  «reine»;  ////  «dieu),  ilat  ou  //// 
«déesse»;  rabu  «grand»,  rabit  «  grande». 

Le  pluriel  des  noms  masculins  est  en  ï  (in  en  araméen, 
îm  en  hébreu).  Exemple  :  y  ion  «jour»,  yianï  «jours». 
Dans  les  noms  féminins  le  pluriel,  en  principe,  est  en  âf 
[ut  en  hébreu).  Parfois  il  est  en  û(^  parfois  en  it. 

Quant  au  duel  il  ne  se  présente  que  très-rarement. 

Les  anciens  cas  delà  langue  sémitique  commune  se  sont 
bien  effacés  en  assyrien  ;  cependant  leurs  traces  y  sont 
évidentes  :  uni  pour  le  nominatif,  am,  im  pour  les  deux 
autres  cas.  Selon  M.  Oppert,  ce  phénomène  de  la  «mim- 
mation  »  serait  l'équivalent  du  phénomène  de  la  «  noun- 
nation  »  que  nous  constaterons  plus  bas  dans  la  langue 
arabe.  Par  la  suite  des  temps  le  m  terminal  des  anciennes 
désinences  assyriennes  disparut  peu  à  peu,  et  la  voyelle 
elle-même  ne  fut  plus  régulièrement  respectée.  Nous  con- 
staterons ci-dessous  que  dans  l'arabe  littéral  les  voyelles 
u,  i,  a  terminent  le  nom,  s'il  est  précédé  de  l'article,  el 
qu'au  contraire  si  le  nom  n'est  pas  précédé  de  l'article, 
la  désinence  est  nasale.  Quant  à  l'assyrien  il  n'a  poini 
d'article. 

De  même  que  les  autres  langues  sémitiques,  il  rend  le 
pronom  possessif  en  suffixant  au  nom  un  élément  pro- 
nominal ;  bitya  «ma  maison»,  babiya  «  mes  portes  », 
sumya  «  mon  nom  »,  swniya  «  mes  noms  ».  Pour  la  se- 
conde personne  du  singulier,  le  suffixe  indiquant  la  pos- 
session est  ka  au  masculin,  ki  au  féminin;  de  là  :  sumka 
((  ton  nom  »  (le  nom  de  toi,  homme),  sumiki  «  tes  noms  >y 
(les  noms  de  toi,  femme). 

Nous  avons  dit  que  la  langue  sémitique  commune  pos- 


220  LA    LINGUISTIQUE. 

sédait  pour  son  verbe  deux  temps  :  un  temps  parfait  indi- 
quant l'action  accomplie,  un  temps  imparfait  indiquant 
i 'action  non  accomplie,  et  nous  avons  ajouté  que  dans  les 
formes  du  premier  de  ces  temps  le  pronom  personnel 
était  placé  après  le  thème,  tandis  qu'il  était  placé  avant 
ce  même  thème  dans  le  temps  imparfait.  En  assyrien  le 
temps  parfait  n'a  pas  été  retrouvé.  L'assyrien  ne  nous 
présente  que  le  temps  imparfait,  formé  du  thème  précédé 
des  suffixes  personnels. 

Quant  aux  pronoms  régimes  immédiatement  accolés  au 
verbe,  nous  les  trouvons  ici  comme  dans  l'ensemble  du 
système  sémitique.  Ainsi  la  phrase  «  je  les  ai  soumis»  se 
dit  en  un  seul  mot  :  à  la  forme  qui  signifie  «  j'ai  soumis  » 
on  suffixe  le  pronom  sunut  «  eux  »  . 

Ajoutons,  pour  terminer,  que  l'assyrien  fut  parlé  presque 
jusquà  notre  ère.  Depuis  plusieurs  siècles  déjà  l'araméen 
tendait  à  le  supplanter.  Il  le  supplanta  en  effet,  mais  dis- 
parut à  son  tour  devant  les  progrès  de  la  langue  arabe. 

§  3.  Groupe  chananéen. 

Les  langues  chananéennes  sont  mieux  conservées,  dans 
leur  ensemble,  que  les  idiomes  araméens,  ainsi  que  le  mon- 
trent très-clairement  les  formes  de  l'ancien  hébreu,  de 
l'hébreu  classique. 

I.  Hébreu. 

Il  faut  reconnaître  dans  l'hébreu,  avec  Ewald,  trois 
périodes  successives  (I). 

Les  fragments  qui  datent  de  l'époque  de  Moïse  nous 
font  voir  la  langue  hébraïque  toute  formée  et  essentielle- 

(l)  AusfUhrliches lehrbuch  der  hebrœischen  sprache.  8^  édit,,  p.  23. 
Gœttingen,  1870. 


GROUPE    CHANANÉEN.  221 

ment  la  même  que  celle  des  temps  plus  modernes.  A  cette 
époque  elle  devait  donc  être  déjà  fort  ancienne.  Dans  la 
seconde  période,  dès  le  temps  des  rois,  elle  tend  à  se  diffé- 
rencier en  deux  sortes  de  style,  Tun  plus  vulgaire,  l'autre 
plus  artistique.  La  troisième  période  commence  au  sep- 
tième siècle  avant  notre  ère;  c'est  l'époque  de  la  déca- 
dence, c'est  l'époque  à  laquelle  l'araméen  s'étend  de  plus 
en  plus. 

Les  différences,  cependant,  sont  peu  considérables  entre 
chacune  de  ces  périodes. 

((  Ce  qu'il  importe  de  maintenir,  dit  M.  Renan,  c'est 
l'unité  grammaticale  de  la  langue  hébraïque,  c'est  ce  fait 
qu'un  même  niveau  a  passé  sur  les  monuments  de  prove- 
nances et  d'âges  si  divers  qui  sont  entrés  dans  les  archives 
des  Israélites.  Sans  doute  il  serait  téméraire  d'affirmer 
avec  M.  Movers  qu'une  seule  main  a  retouché  presque 
tous  les  écrits  du  canon  hébreu  pour  les  réduire  à  une 
langue  uniforme.  Il  faut  reconnaître,  toutefois,  que  peu 
de  littératures  se  présentent  avec  un  caractère  aussi  imper- 
sonnel, et  ont  moins  gardé  le  cachet  particulier  d'un  auteur 
et  d'une  époque  déterminée.»  Op.  cit.^  liv.  II,  chap.  i^^. 

C'est  seulement  à  partir  du  onzième  siècle  avant  notre 
ère  que  des  écrits  hébreux  se  présentent  à  nous  sans  avoir 
été  remaniés  postérieurement  ;  trois  ou  quatre  cents  ans 
plus  tard  la  langue  hébraïcjue  entre  dans  son  âge  d'or, 
puis  vers  le  sixième  siècle  elle  commence  à  se  perdre 
comme  langue  populaire. 

Bien  avant  l'époque  des  Macchabées  l'araméen  était 
devenu  prépondérant  en  Palestine.  On  continue  cependant 
à  rédiger  encore  des  livres  en  hébreu  jusqu'à  une  centaine 
d'années  environ  avant  notre  ère. 

M.  Renan  divise  en  deux  périodes  distinctes  l'histoire  de 
l'hébreu  moderne,  c'est-à-dire  de  l'hébreu  post-biblique. 
La  première  s'étend  jusqu'au  douzième  siècle  et  a  pour 


-122  LA    LINGUISTIQUE. 

monument  principal  laMiclina,  recueil  de  traditions  rabbi- 
niques,  espèce  de  seconde  Bible  ;  on  y  rencontre  un  certain 
nombre  de  mots  araméens  liébraïsés,  des  mots  grecs  et 
des  mots  latins.  Après  avoir  adopté  au  di>dème  siècle  la 
culture  arabe,  les  Juifs  virent  renaître  leur  littérature 
(juand  leurs  compatriotes  cbassés  de  l'Espagne  musulmane 
gagnèrent  la  France  du  Sud.  La  langue  de  cette  époque 
est  encore  aujourd'hui  l'idiome  littéraire  des  Juifs. 

Le  système  des  \oyelles  hébraïques  est  des  plus  simples, 
comme  celui  de  l'araméen.  Le  système  des  consonnes  est 
riche  en  sifflantes  et  en  aspirations,  comme  c'est  le  cas 
dans  toutes  les  langues  sémitiques.  Les  sifflantes  sont  au 
nombre  de  quatre  ;  elles  répondent  à  notre  ch  (de  «  cher- 
cher »),  à  notre  s  (de  «  sensé  w),  à  notre  :;  et  à  une  sorte 
de  s  assez  proche  du  ((  ts  »  français.  L'hébreu  a  donné  à 
ses  sifflantes,  en  général,  une  bien  plus  grande  importance 
({ue  ne  leur  en  ont  attribué  les  autres  langues  sémitiques.  On 
compte  également  quatre  aspirées;  deux  d'entre  elles  sont 
assez  douces,  les  deux  autres,  le  «  heth  »  et  le  «  ghaïn  », 
sont  gutturales  et  permutent  j^arfois  avec  /t,  q.  Outre  les 
1  rois  paires  d'explosives  k-g,  t-d,  p-h,  l'hébreu  possède  un  q 
plus  énergique  que  le  simple  «  k  »,  et  un  th  (ainsi  tran- 
scrit par  certains  auteurs),  plus  énergique  que  a  t  ».  Il 
l'xiste  également  une  explosive  labiale  distincte  de  «  p  »  et 
(\ue  l'on  transcrit  souvent  /".  Il  est  bon  de  noter,  d'ailleurs, 
que  les  consonnes  qui  par  nature  sont  susceptibles  d'être 
aspirées,  le  sont  en  réalité  dans  la  prononciation  lors- 
qu'elles se  trouvent  précédées  d'une  voyelle.  L'hébreu  pos- 
sède en  outre  les  vibrantes  r,  /,  les  nasales  n,  m,  la 
demi-voyelle  f/  (souvent  transcrit  «  j  ))  à  la  façon  alle- 
mande) et  V. 

La  formation  du  féminin  dans  les  noms  a  lieu,  en  prin- 
cipe, par  l'adjonction  d'un  élément  at.  Nous  disons  en 
principe,  car  cette  désinence  peut  souffrir  quelques  modi- 


GROUPE    CHANAMEEN.  223 

fications.  Parfois  le  t  final  se  change  en  une  simple  aspi- 
ration, parfois  c'est  la  voyelle  a  qui  tombe.  Cette  formation 
du  féminin  dans  les  noms  est  un  sujet  assez  particulier 
que  les  grammaires  bien  faites  doivent  traiter  en  détail. 

Comme  signe  du  pluriel  les  noms  masculins  s'adjoignent 
l'élément  îm  (que  remplace  parfois  la  forme  araméenne  m), 
et  les  noms  féminins  l'élément  Câ.  Ici  encore  nous  ne  don- 
nons que  la  règle  très-générale. 

Quant  au  nombre  duel,  moins  vivace  en  hébreu  qu'en 
arabe,  mais  mieux  conservé  qu'en  araméen,  il  se  forme 
par  l'adjonction  de  l'élément  ahn. 

Nous  avons  parlé  ci-dessus  des  suppositions  qui  ont  été 
faites  par  différents  auteurs  pour  restituer  la  forme  pri- 
mitive des  cas  sémitiques.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  reste 
plus  en  hébreu  que  des  traces  fort  douteuses  de  l'ancien 
suffixe  du  nominatif  et  il  en  est  de  même  pour  l'accusatif 
et  le  génitif. 

Dans  la  pratique  le  nominatif,  ayant  ainsi  perdu  la  dési- 
nence qui  le  caractérisait  jadis,  est  rendu  par  la  forme  la 
plus  simple  du  nom,  par  le  thème  lui-même. 

Les  autres  cas  sont  exprimés  par  l'emploi  de  préposi- 
tions ou  au  moyen  du  procédé  que  l'on  appelle  ïétat 
construit. 

Affectant  la  forme  de  l'état  construit  (opposé  à  l'état 
absolu),  un  mot  se  trouve  placé  par  là  même,  vis-à-vis 
d'un  autre  mot,  dans  une  véritable  condition  de  dépen- 
dance. 

On  voit  déjà  que  la  fonction  principale  de  l'état  construit 
est  d'exprimer  l'idée  du  génitif.  Au  singulier,  les  noms 
mascuhns  à  l'état  construit  restent,  en  principe,  tels  quels 
et  précèdent  immédiatement  le  mot  qu'ils  gouvernent.  Les 
pronoms  possessifs  (mon,  ton,  son,  etc.)  sont  exprimés 
constamment  par  ce  procédé  syntaxique.  Pour  dire  «  son 
peuple  y>,  par  exemple,  on  accolera  le  mot  «  lui  »  après  le 


224  LA   LINGUISTIQUE. 

mot  «  peuple  »  ;  de  là  :  «  peuple-lui  »,  c'est-à-dire  le  peuple 
de  lui,  son  peuple,  gham  ô;  ben  î  «  mon  fils  » .  Au  pluriel, 
à  l'état  construit,  les  noms  masculins  perdent  la  consonne 
terminale  m,  parfois  même  la  voyelle  qui  précède. 

Nous  avons  vu  plus  haut  que  le  t  final  des  noms  féminins 
se  changeait  parfois  en  une  aspiration  ;  à  l'état  construit 
le  t  organique  de  ces  mots  féminins  apparaît  dans  toute 
sa  rigueur.  Au  pluriel,  les  féminins  gardent  leur  désinence 
ôt.  Nous  n'indiquons  ici,  bien  entendu,  que  les  règles  géné- 
rales de  l'état  construit  ;  dans  les  grammaires  spéciales  il 
comporte  des  explications  assez  minutieuses  qui  ne  peuvent 
nous  arrêter  en  ce  moment. 

En  employant  comme  il  le  fait  des  prépositions  dont  la 
fonction  est  de  suppléer  aux  terminaisons  qui  indiquaient 
les  cas,  l'héhreu  présente  une  physionomie  tout  à  fait  ana- 
lytique. Il  est  inexact  en  somme  de  parler  avec  les  gram- 
maires ordinaires  d'un  datif,  d'un  locatif,  d'un  ablatif 
hébreux  ;  les  formes  auxquelles  on  se  plaît  à  donner  ce  nom 
ne  sont  autre  chose  que  des  composés  d'une  préposition  et 
d'un  nom  ou  d'un  pronom.  Certaines  de  ces  prépositions, 
les  plus  usitées,  ne  sont  formées  que  d'une  simple  consonne  : 
/  «  à,  vers  »,  b  a  dans  ». 

On  connaît  l'origine  de  presque  toutes  ces  particules, 
qui,  à  l'inverse  des  prépositions  indo-européennes  issues 
pour  la  plupart  de  pronoms,  proviennent,  en  principe,  de 
racines  verbales. 

La  flexion  joue  un  rôle  important  dans  la  formation  des 
noms;  nous  avons  dit  précédemment  qu'elle  consistait 
dans  la  variation,  dans  la  variabilité  des  voyelles  du  mot. 
C'est  affaire  aux  grammaires  spéciales  que  d'énumérer  ces 
changements  ;  nous  n'avons  ici  qu'à  renvoyer  à  ce  que 
nous  avons  dit  ci-dessus  de  la  flexion  en  général. 

A  côté  des  prépositions,  l'hébreu  possède  un  article  qui 
se  joint  au  nom  d'une  façon  intime  et  qui  a  pour  fonction 


GROUPE    CHANANÉEN.  225 

exclusive  celle  d'un  simple  déterminatif.  Les  règles  eupho- 
niques le  modifient  de  différentes  sortes,  mais  l'on  peut  sup- 
poser que  sa  première  forme  était  «  hal  ».  La  consonne  / 
s'assimile  toujours  à  la  consonne  initiale  du  nom  suivant 
et  parfois  la  voyelle  a  s'allonge.  Ainsi  de  màqôm  «  lieu  » 
on  fait  hammâqôm  «  le  lieu  )> .  Après  certaines  prépositions 
l'aspiration  li  vient  à  tomber. 

Nous  avons  dit  précédemment  que  le  système  sémitique 
ne  possédait  que  deux  temps  :  un  temps  désignant  l'action 
accomplie,  un  temps  désignant  l'action  non  accomplie. 
L'hébreu  demeure  fidèle  à  cette  conception  si  simple.  Ces 
deux  temps,  comme  nous  l'avons  vu,  se  distinguent  par  la 
position  du  suffixe  personnel.  Dans  le  temps  parfait  il  est 
placé  après  le  thème  ;  il  est  placé  avant  dans  le  temps 
imparfait. 

Ainsi  dans  zâqantî  «  je  suis  vieux,  je  suis  vieille,  j'ai 
vieilli  »,  dans  hâlakti  a  je  suis  allé  »,  yâladtî  «  j'ai 
«nfanté»,  nous  reconnaissons  des  formes  du  temps  par- 
fait, vu  que  l'élément  pronominal  [ti)  est  à  la  fin  du 
mot.  Au  contraire,  dans  nâmb  «  nous  retournerons  », 
l'élément  personnel  est  placé  avant  le  thème  et  nous 
avons  affaire  au  temps  qui  indique  que  l'action  n'est  pas 
accomplie. 

Quant  aux  formes  mêmes  du  verbe  hébraïque,  elles  ne 
^ont  qu'au  nombre  de  cinq.  Nous  avons  dit  plus  haut  que 
l'on  pouvait  en  compter  quinze  dans  le  type  sémilique 
primitif.  Ces  cinq  formes  sont  la  forme  simple  et  quatre 
formes  dérivées;  l'araméen  en  possède  une  de  plus  et 
l'arabe  est  encore  plus  riche. 

Jusqu'aux  derniers  siècles  de  l'ère  ancienne,  l'alphabet 
phénicien,  roide  et  anguleux,  était  également  l'alpliabet 
hébraïque.  Il  fut  remplacé,  non  sans  avantage  pour  la 
commodité  et  la  rapidité  de  l'écriture,  par  l'alphabet  chal- 
déen,  plus  arrondi,  plus  suivi  dans  ses  formes.  L'ancien 

LINGUISTIQUE.  15 


226  LA    LINGUISTIQUE. 

alphabet  se  retrouve  sur  des  monnaies  de  l'époque  des 
Macchabées  et  sur  quelques  pièces  qui  paraissent  avoir 
été  frappées  plus  tard  encore,  lors  de  la  guerre  contre  lés 
Romains.  Cependant,  au  temps  des  Macchabées  il  existait 
déjà  chez  les  Hébreux  une  sorte  d'alphabet  plus  récent  qui 
demeura  en  usage  chez  les  Samaritains  (1). 

L'alphabet  nouveau,  l'alphabet  chaldéen,  ne  distinguait 
pas  plus  les  voyelles  que  ne  le  faisait  le  vieil  alphabet,  dit 
phénicien.  C'était  là  une  lacune  considérable.  On  essaya 
bien  de  tirer  parti  de  certaines  consonnes  pour  figurer  le 
son  des  voyelles,  mais  ce  système,  bien  qu'appliqué  avec 
une  certaine  critique,  ne  pouvait  donner  que  des  résultats 
très-incomplets  et  peu  satisfaisants.  C'est  aux  Massorètes,^ 
dit-on,  que  l'on  doit  l'invention  des  points-voyelles  ;  elle 
daterait  du  commencement  du  sixième  siècle  de  notre  ère. 
Un  certain  nombre  de  modifications  utiles  furent  égale- 
ment apportées  dans  les  signes  des  consonnes.  L'on, 
distingua,  par  exemple,  les  consonnes  prononcées  avec 
force  d'avec  les  autres  en  plaçant  un  point  au  milieu  de  la 
lettre.  Les  sons  «  s  »  et  «  eh  »  étaient  figurés  par  un  seul 
et  même  caractère  :  un  point  diacritique  placé  sur  ce  signe, 
soit  à  droite,  soit  à  gauche,  lui  donna  tantôt  la  valeur  do 
((  ch  »  s,  tantôt  celle  de  «  s  ». 

Un  mot  sur  le  samaritam. 

Quelques  auteurs  le  rangent  dans  le  groupe  araméeii. 
Il  semble  plus  exact  à  d'autres  auteurs  de  le  classer  parmi 
les  idiomes  chananéens,  tout  en  reconnaissant  que  l'in- 
fluence araméenne  l'a  profondément  atteint. 

II.  Phénicien  (2). 

On  ne  sait  que  fort  peu  de  chose  des  populations  qui 
occupèrent  la  Palestine  avant  les  tribus  sémitiques  venues 

(1)  Olshausen.  Op,  cit.,  p.  52. 

(2)  ScHRŒDER.   Die  phœnizische  sprache.   Halle,  1869.  L'un  de^ 


GROUPE , CHANANÉEN.  227 

de  l'Orient,  peut-être  du  sud-est,  qui  s'appelèrent  elles- 
mêmes  chananéennes.  Ces  dernières,  au  nombre  des- 
quelles il  faut  compter  les  Phéniciens,  durent  céder  devant 
la  horde  des  Beni-Israël  qui  sous  la  conduite  de  Josué, 
treize  cents  ans  environ  avant  notre  ère,  envahit  la  plus 
grande  partie  de  la  Palestine. 

Les  Ghananéens  furent  refoulés  par  cette  invasion  vers 
les  régions  maritimes  de  l'ouest,  et  il  est  permis  de  croire 
que  cet  événement  contribua  d'une  façon  notable  à  déve- 
lopper leurs  relations  avec  les  côtes  baignées  par  la  Mé- 
diterranée. Les  Israélites  auraient  rendu  cette  fois  à  la 
civilisation  un  service  capital  bien  qu'indirect. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  de  la  question  de 
savoir  si  les  Israélites  émigrant  d'un  pays  qui  avait  l'ara- 
méen  pour  langue,  parlaient  primitivement  un  dialecte 
araméen  et  s'ils  ont  plus  tard  emprunté  leur  langue  aux 
Ghananéens.  Le  fait  seul  qui  doit  nous  frapper  est  celui 
de  la  presque  identité  du  phénicien  et  de  l'hébreu.  On 
peut  dire  sans  crainte  qu'il  exista  une  langue  chananéenne 
commune  qui  donna  naissance,  par  la  suite  des  temps,  à 
l'hébreu  et  au  phénicien.  Ges  deux  idiomes  sont  frères,  il 
faut  les  placer  sur  le  même  rang  et  l'on  exprime  une  opi- 
nion tout  à  fait  inexacte  en  disant,  comme  on  le  fait  sou- 
vent, que  le  phénicien  est  un  dialecte  hébraïque. 

Gette  erreur  remonte  à  l'époque  où  l'on  chercha  à  inter- 
préter pour  la  première  fois  les  documents  phéniciens.  La 
grammaire  comparée  n'était  pas  encore  connue  à  ce  mo- 
ment, et  les  philologues  entre  les  mains  desquels  étaient 
tombés  des  textes  phéniciens  faisaient  naturellement  dé- 
river cette  langue  de  l'hébreu,  avec  lequel  ils  lui  trouvaient 
une  si  frappante  ressemblance.  Le  doute  aujourd'hui  n'est 
plus  permis,  et,  ainsi  que  nous  le  disions  tout  à  l'heure, 

meilleurs  écrits  sur  le  phénicien.  Nous  lui  avons  emprunté  un  cer- 
tain nombre  de  renseignements.— Renan.  Op.  cit.,  liv.  li,  chap.  ii. 


â28  LA   LINGUISTIQUE. 

les  deux  idiomes  sont  frères  et  descendent  d'une  mère 
commune.  Une  fois  séparés  l'un  de  l'autre  ils  suivirent 
chacun  leur  propre  destinée  «  et  se  développant  à  part 
chez  des  peuples  opposés  de  caractères  et  de  mœurs,  ils 
devinrent  avec  le  temps,  comme  le  dit  M.  Renan,  diffé- 
rents l'un  de  l'autre,  non  pour  la  grammaire,  mais  pour 
la  physiologie  générale  du  discours.  »  On  a  pu  dire  avec 
juste  raison  que  leurs  différences  n'étaient  que  des  pro- 
vincialismes. 

On  cite,  parmi  les  principales  différences  de  l'hébreu 
et  du  phénicien,  la  propriété  qu'avait  ce  dernier  idiome 
d'employer  dans  le  langage  courant  et  usuel  un  certain 
nombre  d'expressions  et  de  formes  qui  passent  en  hébreu 
pour  de  purs  archaïsmes  ou  ne  sont  usitées  que  dans  le 
style  élevé.  Nombre  de  mots  phéniciens  ont  une  acception 
diverse  de  leurs  correspondants  en  hébreu  ;  tantôt  c'est  un 
sens  plus  large,  tantôt  c'est  un  sens  plus  restreint.  Le 
phénicien  possède,  d'autre  part,  une  forme  de  pronom 
relatif  plus  primitive  que  la  forme  hébraïque  et  se  dis- 
tingue encore  par  quelques  autres  particularités,  assez 
bien  connues  aujourd'hui,  mais  que  nous  n'avons  pas  à 
éimmérer  ici  dans  leurs  détails. 

Le  phénicien,  tel  que  nous  le  connaissons  par  ses  in- 
scriptions, qui  ne  sont  pas  d'une  très-haute  antiquité,  pré- 
sente des  marques  importantes  d'aramaïsme  ;  davantage, 
peut-être,  que  ne  le  fait  l'hébreu.  Le  phénicien  des  co- 
lonies établies  sur  la  côte  nord  de  l'Afrique  offre  également 
ces  traces  d'aramaïsme,  mais  ce  fait  n'a  rien  de  sur- 
prenant si  l'on  songe  à  la  haute  antiquité  de  l'influence 
araméenne  et  aux  rapports  constants  qu'entretenaient  ces 
colonies  avec  la  mère  patrie. 

Le  punique^  ou  phénicien  d'Afrique,  notamment  la 
langue  des  Carthaginois,  se  divise  d'une  façon  assez 
tranchée  en  deux  dialectes,  l'un  plus  ancien,  l'autre  plus 


GROUPE    CHANANÉEN.  229 

récent.  L'ancien  punique  est  identique  au  phénicien  de 
Palestine.  Le  néo-punique  est  plus  altéré  et  son  ortho- 
graphe est  souvent  vicieuse.  Les  monuments  qui  en  sont 
restés  proviennent  particulièrement  de  la  Tunisie  et  de 
l'Algérie  orientale  (1).  L'alphabet  néo-punique  diffère  no- 
tablement de  l'ancien  alphabet  phénicien,  dont  il  n'est 
d'ailleurs  qu'une  altération.  Les  caractères  y  sont,  en  gé- 
néral assez  simplifiés,  et  il  en  est  qui  se  trouvent  réduits 
à  une  simple  ligne  et  se  confondent  presque  les  uns  avec 
les  autres. 

On  ne  connaît  la  littérature  phénicienne  que  par  quel- 
ques fragments  de  l'Histoire  phénicienne  de  Sanchoniaton 
et  le  Périple  d'Hannon  traduits  en  grec  ;  par  des  mots  cités 
dans  les  auteurs  anciens  ;  par  un  passage  de  Plaute,  puis 
par  une  série  de  monnaies  et  d'inscriptions.  Ces  derniers 
monuments  ont  été  découverts  sur  un  grand  nombre  de 
points  du  littoral  de  la  Méditerranée  :  à  Marseille,  en  Es- 
pagne, sur  la  côte  nord-africaine,  dans  les  îles  de  Chypre, 
de  Sardaigne,  de  Malte.  Quant  à  la  Phénicie,  elle  n'a 
fourni  jusqu'à  présent  qu'un  nombre  assez  restreint  d'in- 
scriptions. 

Le  phénicien  disparut  de  la  Palestine  avant  que  le  pu- 
nique eût  été  absorbé,  lui  aussi,  par  des  idiomes  plus  heu- 
reux. On  peut  penser  avec  M.  Renan  que  le  punique  fut 
parlé  jusqu'à  l'invasion  musulmane,  et  que  la  facilité  avec 
laquelle  l'arabe  prit  possession  de  certaines  contrées  de 
'Afrique  septentrionale,  tint  précisément  à  la  persistance 
de  l'idiome  sémitique  phénicien,  dont  l'arabe  lui-même 
n'était  pas  fort  éloigné,  bien  qu'il  appartînt  à  une  autre 
branche  des  langues  sémitiques. 

(1)  Judas.  Elude  démonstralive  de  la  langue  phénicienne  et  de  la 
langue  lib^jque.  Paris,  18/|7.  Du  même  auteur  :  Nouvelles  études  sur 
une  série  d'inscriptions  numidico-puniques,  Paris,  18;j7. 


230  LA   LINGUISTIQUE. 

§  4.  Groupe  arabe. 

C'est  à  défaut  d'autre  nom  que  l'on  donne  celui  d'arabe 
à  la  branche  méridionale  des  idiomes  sémitiques.  Le  mot 
d'arabe  ne  s'applique,  à  proprement  parler,  qu'à  l'un  des 
deux  rameaux  de  cette  branche,  le  rameau  ismaélite. 
L'himyarite,  le  ghez  et  les  autres  idiomes  sémitiques  de 
l'Arabie  méridionale,  n'ont  été  bien  connus  que  longtemps 
après  l'arabe,  et  c'est  en  se  fondant  sur  leur  parenté  très- 
proche  avec  cette  dernière  langue,  qu'on  leur  a  appliqué, 
d'une  façon  un  peu  abusive,  le  terme  générique  d'arabe. 

I.  Arabe. 

L'étonnante  lixité  propre  aux  idiomes  sémitiques  n'est 
nulle  part  plus  manifeste  que  dans  la  langue  arabe.  Rien 
de  plus  curieux,  on  pourrait  dire  rien  de  plus  étrange,  que 
la  constance  presque  parfaite  de  l'arabe  à  travers  les  temps 
qu'il  a  parcourus  et  dans  les  espaces  immenses  qu'il  a 
occupés. 

Dès  l'époque  de  Mahomet  (fm  du  sixième  siècle  et  com- 
mencement du  septième)  et  même  dans  les  poëmes  anté- 
rieurs à  l'islamisme,  l'arabe  apparaît  tel  qu'il  est  aujour- 
d'hui encore  dans  l'usage  littéraire,  en  possession  de  toutes 
ses  formes,  de  son  riche  vocabulaire,  et,  l'on  pourrait  dire, 
dans  sa  perfection. 

La  forme  primordiale  du  Coran  était  différente  de  celle 
des  autres  livres  religieux.  Selon  l'expression  de  M.  Renan, 
le  Coran  est  comme  le  recueil  des  ordres  du  jour  de 
Mahomet.  Le  livre  ne  fut  pas  écrit  tout  entier  au  temps 
même  du  Prophète  ;  certains  fragments  sont  un  peu 
postérieurs.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses  disciples  compilèrent 
tous  les  fragments   de  l'enseignement  du  Prophète  et  en 


ARABE.  231 

rédigèrent  une  espèce  d'exemplaire  typique,  dont  les 
•  copies  furent  revisées,  à  leur  tour,  au 'milieu  du  septième 
siècle,  sous  le  kalife  Othman  (644-656).  La  prépondé- 
rance du  dialecte  koreicliite,  parlé  au  centre  même  de 
l'Arabie,  était  définitivement  établie.  Quant  au  style  du 
Coran,  on  sait  qu'il  est  de  deux  sortes  :  la  première  partie 
est  une  sorte  de  prose  poétique,  la  seconde  partie  est 
rhjtbmée. 

Les  poëmes  antérieurs  à  l'islamisme  n'ont  pas  dû  le 
précéder  de  beaucoup.  La  langue  des  «  moallakàts  »,  que 
l'on  ne  fait  remonter  qu'au  commencement  du  sixième 
siècle,  est  du  pur  arabe  littéraire,  ce  n'est  pas  une  forme 
plus  ancienne  de  l'arabe. 

Avant  le  commencement  du  sixième  siècle  les  Sémites 
de  l'Arabie  centrale  ne  connaissaient  pas  l'écriture  propre- 
ment dite.  Le  système  d'écriture  arabe  provient,  comme 
l'on  sait,  de  l'araméen.  Dès  ses  premiers  temps,  l'alpha- 
bet arabe  était  fort  imparfait;  un  certain  nombre  de  ses 
consonnes  se  trouvaient  représentées  par  un  seul  et  même 
signe,  ce  qui  prêtait  à  la  confusion.  Il  fut  réformé  d'assez 
bonne  heure;  dès  le  premier  siècle  de  l'hégire,  pense-t-on. 
D'ailleurs,  cette  réforme  n'eut  pas  lieu  tout  d'un  coup.  Elle 
fut  graduelle  et  amena  peu  à  peu  l'alphabet  arabe  à  la 
forme  que  nous  lui  connaissons  actuellement,  pourvu, 
comme  il  l'est,  de  signes  accessoires  indiquant  les  voyelles 
cl  d'autres  signes  ayant  pour  rôle  de  distinguer  l'un  de 
l'autre  des  caractères  dont  la  forme  était  primitivement  la 
même. 

La  transcription  des  lettres  arabes  en  caractères  latins  a 
donné  lieu  à  plusieurs  systèmes.  Au  point  de  vue  de  l'étude 
Hnguistique,  cette  transcription  est  fort  utile,  et  le  procédé 
de  M.  Lepsius  n'ayant  pu  s'imposer  universellement  il 
serait  bon  d'étudier  à  nouveau  cette  question.  Un  point 
important  est  de  ne  jamais  transcrire  par  deux   lettres 


232  LA   LINGUISTIQUE. 

latines  un  seul  et  même  caractère  comme  le  font  la  plupart 
des  grammaires. 

Ce  n'est  pas  sans  juste  raison  que  l'on  a  donné  à  l'arabe 
le  nom  de  sanskrit  du  sémitisme.  Il  joue,  en  effet,  parmi 
les  idiomes  de  sa  famille,  le  rôle  que  joue  le  sanskrit 
parmi  les  langues  indo-européennes,  toutes  réserves  faites 
sur  le  degré  beaucoup  plus  intime  de  ressemblance  qui 
existe  entre  les  langues  sémitiques. 

Nous  avons  déjà  dit  que  l'arabe  avait  conservé  les  trois 
cas  du  sémitisme  commun,  nominatif,  accusatif,  génitif,, 
dont  on  ne  pouvait  plus  découvrir  que  de  faibles  traces 
dans  les  idiomes  du  nord.  Les  formatives  de  ces  trois  cas 
sont,  ainsi  que  nous  l'avons  vu  également,  les  trois  voyelles 
u  (prononcez  (c  ou  »),  g,  i.  Ces  trois  voyelles  terminent  le 
nom  s'il  est  précédé  de  l'article  ;  elles  sont  au  contraire 
suivies  d'une  nasale  si  l'article  n'est  pas  joint  au  nom.  Ainsi 
le  nom  se  termine  en  un^  an^  in  (selon  le  cas)  si  l'ar- 
ticle ne  lui  est  pas  joint  ;  il  se  termine  au  contraire  en  lo 
au  nominatif,  en  a  à  l'accusatif,  en  /au  génitif,  si  l'article 
lui  est  joint.  L'état  construit,  dont  nous  avons  parlé  en  trai- 
tant de  l'bébreu,  existe  aussi  en  arabe. 

Le  pluriel  peut  être  rendu  de  deux  manières.  L'une 
d'elles  appartient  au  système  sémitique  général.  C'est 
l'adjonction  au  nom  d'un  nouvel  élément  :  aux  noms  mas- 
culins ûna  pour  le  nominatif,  ina  pour  le  cas  oblique  ;  aux 
noms  féminins  âton  pour  le  nominatif,  afin  pour  le  cas 
oblique.  (Nous  avons  dit  qu'en  araméen  le  signe  du  pluriel 
était  în  pour  les  masculins,  ât  pour  les  féminins;  en 
hébreu  im  et  ôt).  On  donne  à  cette  forme  de  plurielles 
noms  de  pluriel  sain,  pluriel  parfait,  pluriel  externe,  pluriel 
régulier. 

L'autre  forme  reçoit  les  noms  de  pluriel  brisé,  rompu, 
imparfait,  interne,  irrégulier.  Ici  le  pluriel  est  exprimé 
par  une  modification  du  thème  :  «  Frangitur  forma  singu- 


ARABE.  233- 

laris  vel  mutata  una  alterave  vocalium,  vel  aliqua  litera- 
rum  transposita  aut  abjecta,  vel  nova  litera  inserta(l).  » 
Parfois  on  a  recours  à  un  allongement  dans  l'intérieur  du 
mot  que  l'on  fait  précéder  en  même  temps  d'un  a  :  Ufl 
((  enfant  » ,  atfâl  a  enfants  »  ;  parfois  encore  on  a  recours 
à  d'autres  procédés.  On  en  trouvera  l'énumération  dans 
les  grammaires  spéciales  (2). 

On  forme  le  duel  par  l'addition  de  l'élément  âm  pour  le- 
nominatif,  aim  pour  le  cas  oblique  :  yadcmi  «  les  deux 
mains.  « 

L'arabe  possède  les  deux  temps  du  système  sémitique 
commun  :  le  temps  parfait  indiquant  que  l'action  est  accom- 
plie, et  le  temps  imparfait  indiquant  que  l'action  n'est  pas 
encore  accomplie.  Notre  présent  est  rendu  tantôt  parle  par- 
fait arabe,  tantôt  par  l'imparfait.  On  use  par  exemple  du  par- 
fait si  l'action  présente  a  déjà  été  accomplie  auparavant  et 
si  elle  est  une  action  continue,  comme  dans  cette  formule  : 
«  dixerunt  dicuntque.  »  Au  contraire  on  emploie  l'autre 
lemps  si  l'action  présente  se  lie  avec  une  action  dont  il  va 
être  parlé  immédiatement  après.  Il  en  est  de  même  pour 
l'expression  de  notre  futur.  L'arabe  le  rend  par  le  temps 
parfait  s'il  considère  l'action  à  venir  comme  étant  d'ores 
et  déjà  un  fait  acquis  ou  s'il  forme  le  vœu  qu'elle  se  réa- 
lise ;  dans  les  autres  hypothèses,  au  contraire,  il  emploie 
le  second  temps. 

Quant  à  la  formation  même  des  deux  temps,  elle  a  lieu, 
comme  dans  les  autres  langues  sémitiques,  par  ce  fait 
((ue  Télément  personnel,  la  syllabe  indiquant  la  personne, 


(1)  ZscHOKKE.  Institutiones  fundamentales  linguœ  arabicœ. tienne, 
tS69.  —  II.  Derenbourg.  Essai  sur  les  formes  de  pluriels  en  arabe. 
Journal  asiatique,  1867.  —  Stan.  Guyard.  Nouvel  essai  sur  la  for- 
mation du  pluriel  brisé  en  arabe.  Paris,  1870. 

(2)  II.  Derenbourg.  Note  sur  la  grammaire  arabe.  Première 
partie.   Théorie  des  formes .  Paris,  1869. 


234  LA    LINGUISTIQUE. 

prend  place  devant  le  thème,  s'il  s'agit  du  temps  imparfait, 
après  le  thème  s'il  s'agit  du  temps  parfait. 

Ajoutons  que  des  quinze  formes  primitives  du  thème 
verbal  (dont  il  a  été  parlé  plus  haut)  l'arabe  en  a  conservé 
neuf,  c'est-à-dire  bien  plus  que  n'en  a  gardé  l'hébreu. 

Ce  serait  une  erreur  que  de  regarder  l'arabe  vulgaire 
comme  autre  chose  que  de  l'arabe  littéral  simplifié.  La 
distinction  capitale  entre  les  deux  formes,  la  forme  litté- 
raire et  la  forme  courante,  c'est  que  la  seconde  a  laissé 
tomber  les  cas  qui  sont  conservés  dans  la  première. 

Les  cas  se  reconnaissent  dans  l'arabe  vulgaire  par  la 
position  respective  des  mots  ou  par  l'emploi  de  préposi- 
tions. Il  en  est  donc  arrivé  au  degré  d'analytisme  qui  dis- 
tingue également  le  syro-chaldaïque,  l'hébreu,  le  phéni- 
cien. Au  pluriel  la  terminaison  générale  est  în  pour  les 
masculins,  àt  pour  les  féminins.  Celle  du  duel  est  aiti  ou 
in  :  yed  «  main  »,  yedain  u  deux  mains  ». 

L'article  [aï),  el  perd  souvent  dans  la  prononciation  sa 
voyelle  initiale  et  se  réduit  à  la  simple  consonne  /. 

Quant  aux  désinences  des  formes  verbales,  elles  ont 
également  souffert  :  l'arabe  littéral  dit  qatalta  «  tu  as 
tué  »,  qataltum  «  vous  avez  tué  »  ;'  l'arabe  vulgaire  dit 
qatalt,  qalaltu,  teqtol  «  tu  tueras  »,  teqtolu  a  vous 
tuerez  » . 

En  tout  cas,  ainsi  que  le  fait  remarquer  M.  Renan  [op. 
cit.,  liv.  IV,  cliap.  li),  nombre  défaits  démontrent  que  les 
procédés  caractéristiques  de  la  langue  littéraire  étaient 
usités  dans  l'ancienne  langue  arabe.  C'est  ainsi,  par  exem- 
ple, que  les  flexions  propres  à  l'arabe  littéral  sont  absolu- 
ment nécessaires  pour  expliquer  la  métrique  des  vieilles 
poésies.  On  prétend  même  que  certaines  tribus  de  l'Arabie 
centrale  observent  encore  aujourd'hui  dans  le  langage 
courant  les  flexions  qui  n'appartiennent  plus  qu'à  la  langue 
écrite  [ibid.).  Pourtant  l'on  serait  justement  taxé  de  pré- 


ARABE.  235 

icntion  et  de  pédanterie  en  se  servant  à  bon  escient  de  ces 
désinences  finales  dans  le  langage  courant. 

Il  ne  saurait  être  question  de  dialectes  dans  l'arabe  lit- 
téral. C'est  une  langue  fixée  et  qui  devra  s'éteindre  sans 
rejetons.  L'on  ne  peut  en  dire  autant  de  l'arabe  vulgaire, 
de  l'arabe  parlé.  Si  peu  qu'il  diffère  de  la  langue  écrite, 
nous  voyons  qu'il  en  diffère  précisément  par  un  de  ces 
changements  qui  constituent  la  vie  même  de  bien  des  lan- 
gues, à  savoir  le  passage  d'un  état  synthétique  à  un  état 
analytique.  L'arabe  vulgaire  vit  lentement,  mais  il  vit.  De 
là  ses  dialectes   différents. 

On  en  compte  quatre  principaux  :  celui  de  Barbarie,  ceux 
d'Arabie,  de  Syrie,  d'Egypte.  Ons'accordeàregarderlestrois 
derniers  comme  fort  peu  distincts  l'un  de  l'autre;  ils  ont 
chacun  une  certaine  quantité  de  locutions  propres,  de  ter- 
mes particuliers,  mais  là  s'arrête  leur  diversité.  Le  dia- 
lecte de  Barbarie  offre  quelques  divergences  grammati- 
cales ;  elles  ne  sont  pas  assez  considérables,  cependant, 
pour  que  ce  dialecte  ne  soit  compris  aisément  dans  toute 
l'étendue  du  territoire  qu'occupent  les  autres  dialectes. 

Le  maltais  a  une  origine  arabe,  mais  n'est  plus  qu'un 
jargon  plein  de  véritables  barbarismes  et  que  les  mots  d'o- 
rigine étrangère  ont  fortement  pénétré.  Il  en  était  de 
même  du  mosarabe  du  sud  de  l'Espagne,  qui  ne  s'est  éteint, 
paraît-il,  qu'au  siècle  dernier. 

L'arabe  a  fourni  à  certaines  langues  de  l'Europe  et  de 
l'Asie  un  grand  nombre  de  mots.  Les  langues  éraniennes 
actuelles,  le  persan  entre  autres,  ont  admis  dans  leur  vo- 
cabulaire une  foule  de  mots  arabes  ;  le  turc  lui  en  a  em- 
prunté un  très-grand  nombre.  Quelques-unes  des  langues 
de  l'Inde  moderne  possèdent  une  quantité  de  mots  de  la 
même  origine.  Enfin,  parmi  les  idiomes  européens,  les 
langues  novo-latines  (notamment  l'espagnol  et  le  portu- 
gais) lui  ont  fait  nombre  d'emprunts.  Parfois  ces  emprunts 


236  LA    LINGUISTIQUE. 

sont  directs,  parfois  ils  sont  indirects.  En  français  nous 
pouvons  citer  les  mots  a  coton,  tasse,  zéro,  chiffre,  jarre^ 
algèbre,  cramoisi  ». 

II.  Langues  de  l'Arabie  méridionale  et  de  V Ahyssinie . 

La  seconde  branche  du  groupe  arabe,  appelée  parfois 
branche  a  ioktanide  »,  est  composée  de  deux  familles  d'i- 
diomes que  l'on  a  été  un  certain  temps  avant  de  classer, 
non-seulement  dans  le  groupe  arabe,  mais  encore  parmi 
les  langues  sémitiques.  Ce  rameau  méridional  du  système 
sémitique  occupe  en  Asie  le  sud  de  l'Arabie,  et  en  Afrique 
l'Abyssinie. 

La  vieille  langue  de  l'Arabie  du  Sud  était  V/umyarite, 
que  l'on  connaît  aujourd'hui  par  un  bon  nombre  d'in- 
scriptions. Cet  idiome  possède  comme  l'arabe  la  forme 
particulière  des  pluriels  brisés  dont  nous  avons  parlé  un 
peu  plus  haut. 

L'alphabet  himyarite  a  donné  lieu  à  des  recherches  fort 
intéressantes.  Il  est  acquis  aujourd'hui  que  cet  alphabet 
dérive  de  l'ancienne  écriture  sémitique  (qui  a  donné  nais- 
sance, ainsi  que  nous  l'avons  vu,  à  l'écriture  chaldéenne, 
à  l'écriture  arabe,  en  un  mot  à  tous  les  alphabets  sémiti- 
ques, sauf  les  cunéiformes  assyriens). 

La  conquête  islamite  renversa  la  civilisation  himyarite, 
et  l'arabe  s'étendit  peu  à  peu,  dans  le  sud  de  la  péninsule, 
jusqu'au  littoral  de  la  mer  des  Indes  et  du  golfe  d'Aden. 
Pourtant  la  langue  himyarite  ne  périt  point  sans  laisser  de 
traces.  Dans  l'extrême  sud  de  l'Arabie,  notamment  dans  la 
région  du  Mahrah,  on  a  constaté,  il  y  a  une  quarantaine 
d'années,  l'existence  de  l'idiome  ehkili,  lequel,  s'il  n'est 
point  un  descendant  direct  de  l'ancien  himyarite,  en  est  au 
moins  fort  rapproché. 

Dès  une  époque  très-reculée  les  Sémites  de  l'Arabie  mé- 


ARABE.  237 

ridionale  avaient  connu  et  colonisé  la  cote  sud-ouest  de  la 
mer  Rouge.  Ce  fut  plusieurs  siècles  avant  notre  ère,  mais 
à  une  époque  qu'on  ne  saurait  déterminer  avec  quelque 
exactitude.  Ils  y  portèrent,  avec  leur  civilisation,  Tidiome 
(jue  Ton  connaît  sous  le  nom  de  ghez  —  parfois  aussi  sous 
la  dénomination  fautive  d'((  éthiopien  »  —  et  dont  les  for- 
mes sont  intimement  liées  à  celles  de  Thimyarite.  Le  ghez 
est  aujourd'hui  une  langue  savante  ;  il  n'existe  plus  comme 
idiome  populaire,  comme  idiome  courant.  C'est  particu- 
lièrement une  langue  liturgique. 

On  sait  que  le  christianisme  prit  possession  de  l'Ethio- 
pie vers  le  quatrième  siècle.  De  ce  même  siècle  date,  selon 
toute  vraisemblance,  la  traduction  de  la  Bible  en  ghez  ; 
nombre  de  versions  d'autres  livres  juifs  et  chrétiens  enri- 
chirent la  littérature  éthiopienne.  Elle  possède  un  certain 
nombre  d'autres  ouvrages,  traduits,  pour  la  plupart,  soit  du 
grec,  soit  de  l'arabe. 

L'arrivée  des  Jésuites  en  Abyssinie  fut  le  signal  de  la  dé- 
-cadence.  Ces  redoutables  apôtres,  dont  les  Abyssins  ne  se 
débarrassèrent  que  trop  tard,  «  attirant  à  eux  toute  l'in- 
struction et  hostiles  à  l'enseignement  indigène,  laissèrent 
le  pays,  quand  ils  le  quittèrent,  dans  une  profonde  barba- 
rie, dont  il  n'est  pas  sorti  jusqu'à  nos  jours.  »  (Renan, 
op.  cit.,  liv,  IV,  chap.  i.) 

Le  ghez  était  une  langue  fort  développée  :  il  possédait, 
■comme  l'arabe,  les  pluriels  brisés  et  conservait  encore  cer- 
taines désinences  terminales  qu'ont  perdues  l'hébreu  et 
Paraméen.  Des  quinze  formes  primitives  du  verbe  sémiti- 
que, il  en  connaissait  treize  (Frédéric  Mùller,  op.  cit., 
p.  529),  c'est-à-dire  plus  que  n'en  connaissait  aucune  au- 
tre langue  sémitique.  11  est  avéré  aujourd'hui  que  l'al- 
phabet ghez,  encore  qu'il  s'écrive  de  gauche  à  droite,  et  non 
de  droite  à  gauche  à  la  façon  des  autres  alphabets  sémi- 
tiques, a  ia  même  source  que  l'alphabet  liimyarite. 


238  LA   LINGUISTIQUE. 

A  côté  du  ghez,  qui  n'est  plus  aujourd'hui,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  qu'un  idiome  savant  et  un  idiome  litur- 
gique, un  certain  nombre  de  langues  sémitiques  dépen- 
dantes du  même  rameau,  et  qui,  pour  ne  point  procéder 
directement  du  gliez,  lui  sont  du  moins  alliées  de  fort  près, 
sont  encore  parlées  actuellement  en  Abyssinie.  On  en  cite 
trois  principales  :  Vamharique  dans  l'Abyssinie  du  sud- 
ouest  ;  le  tigré  au  nord  ;  le  liarari  au  sud-est,  par  le  40^  de- 
gré de  longitude  et  le  10^  de  latitude.  Ces  idiomes  sont 
peut-être  greffés  sur  d'autres  langues  plus  anciennes  et  ap- 
partenant à  un  autre  système,  mais  leur  grammaire  est 
incontestablement  sémitique  et  l'on  ne  pourrait  en  aucune 
façon  les  séparer  du  ghez. 

§  5.  Individualité  des  langues  sémitiques. 
Leur  patrie   primitive. 

On  s'est  beaucoup  plus  occupé  jusqu'à  ce  jour  de  décou- 
vrir un  lien  commun  entre  les  langues  indo-européennes 
et  les  langues  sémitiques  que  de  comparer  ces  dernières 
entre  elles. 

Il  serait  cependant  fort  important  de  rétablir,  au  moins 
dans  ses  traits  généraux,  la  grammaire  de  l'idiome  commun 
dont  sont  sorties  toutes  les  langues  sémitiques. 

Ces  différentes  langues,  ainsi  qu'on  a  pu  le  voir  par  ce 
qui  précède,  sont  peu  divergentes  les  unes  des  autres.  Il 
est  permis  de  supposer  que,  dans  l'état  actuel  des  connais- 
sances acquises,  la  tâche  de  restituer  leur  grammaire 
commune  ne  sera  pas  trop  ardue.  Elle  le  sera  bien  moins, 
en  tout  cas,  que  ne  l'a  été  l'entreprise  analogue  tentée 
sur  les  idiomes  indo-européens  et  qui  a  eu  un  si  heureux 
succès. 

Il  est  à  peine  besoin  de  faire  remarquer  que  les  auteurs 
qui  ont  le  plus  cherché  à  rattacher  les  langues  sémitiques 


INDIVIDUALITÉ    DES    LANGUES    SÉMITIQUES.  239 

aux  langues  indo-européennes,  n'ont  jamais  pensé  à  cette 
objection,  pourtant  si  naturelle,  qu'il  leur  fallait  comparer 
non  point  l'hébreu  ou  l'arabe  auzend,  au  sanskrit,  au  grec, 
mais  bien  la  langue  commune  sémitique  à  la  langue  com- 
mune indo-européenne. 

On  peut  dire  que  tous  les  rapprochements  qu'ils  on( 
cherché  à  établir,  reposent  toujours  sur  des  étymologies, 
jamais  sur  la  grammaire.  Voilà  qui  les  condamne  d'une 
façon  irrémissible. 

L'étymologie  pure  et  simple,  nous  l'avons  assez  répété, 
n'est  pas  une  science.  Il  est  facile  avec  l'étymologie  de 
faire  dériver  l'un  de  l'autre  les  idiomes  les  plus  dissem- 
blables, non-seulement  le  basque  de  l'irlandais  ,  l'étrus- 
que du  tibétain,  mais,  ce  qui  n'est  pas  plus  sérieux,  l'hé- 
breu du  sanskrit,    ou,  à  volonté,  le  sanskrit  de  l'hébreu. 

La  grammaire,  comme  l'a  fort  bien  dit  M.  Renan,  est 
ce  qui  constitue  l'individualité  d'une  langue  ;  or,  «  il  faut 
renoncer  à  chercher  un  lien  entre  le  système  grammati- 
cal des  langues  sémitiques  et  celui  des  langues  indo-euro- 
péennes. Ce  sont  deux  créations  distinctes  et  absolument 
séparées  ».  (Op.  cît.^  liv.  V,  chap.  ii.)  Nous  avons  déjà 
parlé  ci-dessus,  en  traitant  de  la  flexion  en  général  (p.  203), 
de  la  différence  profonde,  radicale,  qui  existe  entre  la 
grammaire  sémitique  et  la  grammaire  indo-européenne; 
nous  n'y  voulons  pas  revenir. 

Qu'il  nous  suffise  de  répéter  ici  que  les  prétendues  rela- 
tions constatées  entre  les  deux  familles  se  résument  en 
étymologies  futiles,  dénuées  de  tout  caractère  scientifique. 
On  les  donnerait  toutes  volontiers  pour  la  moindre  raison 
tirée  de  la  forme  môme  des  mots. 

Deux  causes  principales  semblent  avoir  présidé  à  la 
conception  si  peu  scientifique  d'une  origine  commune  des 
langues  indo-européennes  et  des  langues  sémitiques.  Nous 
trouvons  la  première  de  ces  causes  dans  la  nationalité,  ou, 


^40  LA    LINGUISTIQUE. 

pour  mieux  dire,  dans  la  race  même  d'un  certain  nombre 
des  auteurs  qui  ont  soutenu  cette  opinion.  Une  grande 
partie  d'entre  eux  sont  israélites.  Nous  n'avons  que  faire 
de  citer  des  noms  ;  le  fait  est  assez  connu.  Il  y  a  là  un  sen- 
timent que  nous  n'analysons  point,  que  nous  n'approu- 
vons pas  davantage,  mais  que  cependant  nous  pouvons 
comprendre. 

La  seconde  cause  c'est  l'esprit  biblique,  l'esprit  de  secte, 
pour  lequel  il  ne  saurait  exister  de  vérité  en  dehors  de  la 
théologie.  Avant  tout,  il  anathématise  l'examen  hbre  et 
laïque,  quitte  à  faire  volte-face  au  dernier  moment  et  à 
déclarer  que  toutes  les  connaissances  acquises  procèdent 
de  lui  et  de  lui  seul.  L'esprit  biblique  a  décidé  jusqu'à 
nouvel  ordre  que  l'hébreu  et  le  sanskrit  avaient  des  racines 
communes.  Soit.  Nous  prenons  acte  de  cette  décision, 
mais  sans  lui  donner  plus  de  valeur.  L'on  ne  discute  point 
avec  les  gens  qui  se  proclament  eux-mêmes  illuminés.  Au 
surplus  on  comprend  assez  quelle  sorte  d'intérêt  pousse 
ces  derniers  tenants  de  la  sainte  Ecriture  à  assigner  à 
toutes  les  langues  de  l'univers  une  origine  commune,  et 
combien  il  leur  importe,  en  particulier,  de  les  rattacher 
plus  ou  moins  directement  à  la  prétendue  langue  du  pre- 
mier des  Juifs.  Laissons,  comme  dit  la  même  Ecriture, 
laissons  les  morts  enterrer  leurs  morts. 

Est-il  possible  de  déterminer  d'une  façon  précise  la 
région  où  fut  parlée  la  langue  sémitique  commune , 
l'idiome  d'où  procédèrent  l'araméen,  l'assyrien,  l'hébreu, 
l'arabe  ? 

Cette  question,  à  notre  sens,  est  assez  difficile  à  résou- 
dre. On  n'a  pas  laissé  que  de  l'aborder.  M.  Schrader  di- 
vise la  famille  sémitique  en  deux  groupes  :  un  groupe  du 
nord  comprenant  l'araméen,  l'assyrien,  l'hébreu  et  le 
phénicien  ;  un  groupe  méridional  comprenant  les  deux 
subdivisions  du  même  groupe  que  nous  avons  indiquées 


INDIVIDUALITE    DES    LANGUES    SEMITIQUES.  241 

ci-dessus.  Ces  deux  groupes  se  distinguent  nettement  l'un 
,  de  l'autre  et  par  leur  mythologie  et  par  leur  langue.  Nous 
savons  par  les  traditions  de  l'antiquité  que  les  Phéniciens 
venaient  de  Babylonie,  les  Hébreux  de  Mésopotamie  et  de 
IBabylonie.  C'est  ce  qu'enseigne  également  toute  leur  civi- 
lisation, et  la  linguistique  rapproche  aussi  les  Hébreux  et 
les  Phéniciens  des  Assyriens,  sans  que  pourtant  la  langue 
assyrienne  soit  la  source  même  des  langues  du  groupe 
chananéen.  Quant  au  groupe  méridional,  le  groupe  arabe, 
il  ne  peut  manifestement  provenir  du  précédent.  Sa 
mythologie  l'en  diversifie  tout  à  fait  et  sa  langue  est 
incontestablement  plus  pure,  plus  rapprochée  du  type 
sémitique  commun  que  ne  l'est  l'assyrien,  l'araméen  ou 
'hébreu. 

En  somme,  ce  serait  dans  l'Arabie  du  nord  ou  dans 
'Arabie  centrale  qu'aurait  été  parlée  la  langue  sémitique 
commune. 

M.  Schrader  suppose  d'autre  part  que  la  division  du 
système  sémitique  commun  ne  s'opéra  pas  tout  d'un  coup. 
Le  groupe  du  nord  se  sépara  le  premier,  laissant  un  autre 
groupe  compacte  qui  se  créa  alors  la  forme  des  pluriels 
)risés.  Une  fois  séparé  du  groupe  arabe,  le  groupe  septen- 
rional  se  divisa  à  son  tour.  Les  Araméens  se  seraient  dé- 
:achés  les  premiers  à  l'époque  où  ce  dernier  groupe  était 
ncore  en  Babylonie  et  ils  se  seraient  les  premiers  dirigés 
/ers  l'ouest  (i). 

Ce  ne  sont  là,  disons-le,  que  des  hypothèses.  Peut-être 
le  vérifieront-elles,  peut-être  leur  sera-t-il  substitué  d'au- 
res  suppositions. Elles  portent,  à  la  vérité,  un  certain  ca- 
•acière  de  vraisemblance,  mais  nous  ne  voulons  point  nous 
)rononcer  sur  leur  compte.  Nous  pensons  que  cette  quès- 

(l)  Die  ahstammung  der  Chaldœer  vnd  die  ursilze  der  Semiten. 
'eitschrift  der  deutschcu  morgcnlaend.  gcsollschaft,  l.  XXXVIl. 
.eipzifj,  1873. 

LINGUISTIQUE.  •f6 


242  LA   LINGUISTIQUE. 

tion  demeurera  obscure  longtemps  encore  et  que  la  lin- 
guistique seule  ne  la  résoudra  pas  sans  le  secours  de  l'an- 
thropologie et  de  l'archéologie. 

B.     LES    LANGUES    KHAMITIQUES. 

Il  est  à  peine  besoin  de  dire  que  ce  terme  de  langues 
khamitiques  est  tout  aussi  défectueux  que  celui  de  langues 
sémitiques.  L'usage  pourtant  paraît  le  consacrer^  et  nous 
avons  dû  l'adopter  à  défaut  de  toute  autre  dénomination 
acceptable. 

On  a  bien  proposé  le  nom  de  u  libyen  »,  mais  ce  nom 
dit  trop  peu,  et  ne  s'applique  qu'à  Tune  des  divisions  delà 
famille  khamitique. 

Les  langues  khamitiques  qui  ont  couvert  la  plus  grande 
partie  de  l'Egypte  et  toute  la  rive  africaine  de  la  Méditer- 
ranée, ont-elles  occupé,  à  un  moment  donnée  les  régions 
de  l'Euphrate  et  du  Tigre  (au  moins  en  partie)  et  ont-elles 
gagné  l'Afrique  du  nord  par  la  Syrie,  la  Palestine  et 
l'Arabie  Pétrée,  c'est  ce  qu'il  est  difficile  d'assurer,  bien 
que  certaines  présomptions  soient  en  faveur  de  cette  hypo- 
thèse. 

On  sait  encore  moins,  s'il  est  possible^  dans  quelle  con- 
trée les  langues  khamitiques  se  séparèrent  des  langues 
sémitiques.  A  ce  sujet  on  ne  peut  aftirmer  qu'une  chose  : 
c'est  que  cette  séparation  doit  être  reportée  à  une  très- 
haute  antiquité,  à  un  âge  qu'aucune  chronologie  ne  peut 
nous  indiquer.  Durant  toute  la  période  historique,  les  lan- 
gues sémitiques  ont  fort  peu  varié,  elles  ont  persisté  éton- 
namment dans  leurs  anciennes  formes  ;  ce  fait  nous  dit 
déjà  que  l'époque  est  bien  éloignée  où  langues  sémitiques 
et  langues  khamitiques  n'étaient  pas  encore  nées,  mais  où 
il  existait  un  idiome  à  jamais  perdu  dont  elles  devaient 
procéder  les  unes  et  les  autres. 


LANGUES    KHAMITIQUES.  243 

M.  Frédéric  Mûller  a  fort  bien  caractérisé  dans  son 
Ethnographie  générale  les  relations  qui  unissent  entre  eux 
les  idiomes  sémitiques  et  les  idiomes  khamitiques  (I). 
Leur  parenté,  dit-il  avec  juste  raison,  est  plutôt  dans  l'iden- 
tité de  l'organisme  que  dans  la  coïncidence  des  formes 
toutes  faites.  Les  deux  familles  ont  dû  se  séparer  à  une 
époque  où  leur  langue  commune  était  encore  dans  une 
période  fort  peu  avancée  de  développement.  De  plus,  le 
groupe  khamitique  semble  s'être  divisé  de  très-bonne 
heure  en  différents  idiomes  et  les  Langues  de  ce  groupe 
sont  bien  moins  rapprochées  les  unes  des  autres  que  ne 
le  sont  entre  elles  les  langues  sémitiques. 

Le  système  pronominal  des  deux  familles  a  tout  parti- 
iiîièrement  servi  à  établir  leur  parenté.  Il  y  a  identité  de 
racines  entre  les  pronoms  sémitiques  et  les  pronoms  kha- 
mitiques ;  il  y  a  identité  de  procédé  pour  la  formation  du 
pluriel  par  l'adjonction  d'une  terminaison  (2).  C'est  là  un 
fait  bien  et  dûment  acquis. 

Dans  la  partie  linguistique  du  Voyage  de  la  Novara  au- 
tour du  monde,  M.  Frédéric  Mûller  a  tracé  un  tableau 
sommaire  des  formes  du  groupe  khamitique.  Le  féminin, 
4ans  les  noms,  est  caractérisé  par  un  élément  ti^  f,  et  par- 
ifbis  cet  élément  se  trouve  à  deux  reprises  dans  le  même 
jTiot.  En  principe  le  signe  du  pluriel  est  an.  Parfois  c'est 
ai  ;  parfois  c'est  w,  qui  pourrait  bien  n'être  qu'une  forme  se- 
condaire de  an. 

Nulle  trace  de  déclinaison  ;  on  a  recours  à  des  particules 
placées  avant  ou  après  le  nom,  pour  exprimer  les  rela- 
|*ions  du  nom  en  question  avec  le  reste  de  la  phrase. 

Les  formes  de  la  conjugaison  sont  nombreuses,  comme 

1)  0\i.  cit.,  p.    445.  Vienne,  1873.  Grimdhss  (1er  sprachiuissen- 
yliafl,  p.  135.  Vienne,  187G. 

[-1)  Maspf.ro.  Des  pronoms  personnels  en  égyplien  et  dans  les  lan- 
gues sémitiques.  Paris,  1872. 


244  LA   LINGUISTIQUE. 

dans  les  langues  sémitiques.  Quant  au  système  des  temps 
il  est  très-élémentaire,  comme  le  système  du   sémitisme. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  nous  allons  voir  dans  chacun 
des  paragraphes  consacrés  ci-dessous  aux  différents  idiomes 
khamitiques. 

On  distingue  trois  groupes  dans  la  famille  khamiti- 
que  :  le  groupe  égyptien,  le  groupe  libyen,  le  groupe 
ÉTHIOPIEN.  Ils  vont  nous  occuper  successivement,  au  moins 
d'une  façon  rapide. 

I.  Grimpe  égyptien. 

C'est  au  commencement  de  ce  siècle  que  les  anciens 
hiéroglyphes  d'Egypte  furent  déchiffrés.  Depuis  bien  des 
centaines  d'années  ils  n'étaient  plus  que  lettre  morte.  Leur 
déchiffrement  a  illustré  le  nom  de  GhampoUion,  qui,  s'il 
ne  fut  point  le  seul  interprète  de  ces  textes  précieux,  a  fait 
incontestablement  plus  que  tout  autre  pour  les  progrès  de 
leur  lecture. 

Un  mot  d'abord  sur  les  hiéroglyphes  (1). 

Le  nombre  de  ces  caractères  est  considérable  :  il  y  en  a 
de  phonétiques,  il  y  en  a  de  figuratifs.  Les  signes  phoné- 
tiques se  transcrivent  aisément  en  caractères  latins.  Souvent 
les  Égyptiens  n'ont  écrit  d'un  mot  que  les  consonnes  et 
ont  négligé  les  voyelles  ;  mais  d'ordinaire  il  est  facile  de 
rétablir  ces  dernières,  soit  d'après  le  sens  même  du  reste 
de  la  phrase,  soit  en  comparant  le  mot  en  question  avec 
le  mot  correspondant  de  la  langue  copte,  dont  nous  allons 
avoir  à  parler  tout  à  l'heure. 

Ajoutons  quelessignes  phonétiques  peuvent  êtresimple- 
ment  alphabétiques,  c'est-à-dire  n'exprimer,  par  exemple^ 
qu'une  seule  consonne,  ou  bien  syllabiques,  c'est-à-dire 
rendre  toute  une  syllabe.   Naturellement  leur    transcrip- 

{i)  Brugsch.  Grammaire  hiéroglyphique.  Leipzig,  1872. 


LANGUES    KHAMITIQUES.  245 

(ion  est  aussi  aisée  dans  les  deux  cas.  Quant  aux  signes 
figuratifs,  ce  sont  de  vrais  et  purs  dessins.  Ils  se  trouvent 
placés  à  la  fin  des  mots  écrits  en  caractères  phonétiques  et 
Miit  pour  mission  de  déterminer  avec  plus  de  précision  le 
-eus  même  de  ces  mots.  Parfois  Ton  ne  rencontre  dans  un 
(cxtequedes  signes  figuratifs.  La  difficulté  alors  est  grande 
pour  le  lecteur,  qui  doit,  en  ce  cas,  se  reporter  aux  variantes 
'le  ce  texte. 

L'égyptien  possède  les  deux  genres  masculin  et  fémi- 
nin.  L'élément  caractéristique  de   ce  dernier  est  t.  x\insi 
ic  mot  nofer  «  jeune  homme  »    a  pour  féminin   nofert 
jeune  fille  »  ;    son  veut  dire  «  frère  »  ,  sont  veut  dire 
((  sœur  ».  Notons  que  ce  t  peut  être  aussi  bien  placé  avant 
j  le  mot  qu'après. 

La  terminaison  du  duel  est  ui  pour  le  masculin,  ti  pour 
!o  féminin  :  sonui  «  deux  frères  ». 
Le  signe  du  pluriel  est  u  pour  les  deux  genres  :  sonu 
frères  » ,  tefu  a  pères  »  de  son  «  frère  » ,  tef  «  père  » . 
Quant  à  la  déclinaison  proprement  dite,  il  n'en  existe 
j)lLisde  traces. 

Parfois,  surtout  dans  la  langue  la  moins  ancienne,  on 
<inploie  Tarticle.  Au  singulier  l'article  est  pa  ou  pe  pour 
\o  masculin,  ta  ou  te  pour  le  féminin.  Ainsi  Ton  dit  miter 
dieu  »,  nutert  «  déesse  »  (avec  le  t  signe  du  féminin),  et 
1)11  nuter  <(  le  dieu  »,  ta  nutert  <(  la  déesse  ».  Au  pluriel 
<  est  na  ou  7ie  pour  les  deux  genres  :  na  nuteru  «  les 
dieux  »  {u  est  le  signe  pluriel  du  nom  comme  nous  venons 
ili'  le  voir). 

L'adjectif,  en  principe,  suit  immédiatement  le  nom  au- 
<iuel  il  sert  d'épithète  et  il  s'accorde  avec  lui  en  genre  et 
(Ml  nombre.  L'on  dit  par  exemple  :  sat  urt  «  fille  aînée, 
lille  grande  »,  ûmu  uni  «  grands  maîtres  ».  Dans  le  pre- 
mier de  ces  exemples  t  indique  un  singulier  féminin,  dans 
le  second  u  indique  le  pluriel. 


246  LA   LINGUISTIQUE. 

Le  sujet  dans  la  phrase  égyptienne  se  place  parfois  avant 
le  verbe,  mais  pour  l'ordinaire  le  verbe  occupe  la  première 
place,  le  sujet  vient  ensuite,  puis  le  régime  direct,  puis  le 
régime  indirect,  puis  Tadverbc. 

Dans  les  formes  verbales  l'élément  personnel  se  place  à 
la  fin  du  radical,  à  la  fin  du  thème  : 

uonk  «  tu  es  »,  masculin  ; 
uont  «  tu  es  »,  ieminiu  ; 
iionf  «  il  est  »  ; 
uons  «  elle  est  »; 
uonlen  «  vous  êtes  »  ; 
uonu  «  ils  sont  ». 

Nous  n'avons  parlé,  en  commençant  ce  paragraphe,  que 
de  Vécriture  hiéroglyphique.  Il  est  aisé  de  concevoir  que 
ce  système  dut  se  simplifier  dans  la  suite  des  temps  et  se 
modifier  en  une  large  mesure  pour  répondre  aux  besoins 
des  relations  ordinaires  de  la  vie.  Il  donna  naissance  à 
deux  écritures  cursives,  l'une  appelée  hiératique^  l'autre 
appelée  démotique.  Au  livre  second  de  ses  Histoires,  Héro- 
dote parle  de  la  double  écriture  égyptienne,  l'une  sacrée, 
l'autre  populaire.  L'écriture  hiératique,  écrite  do  droite  ù 
gauche,  reproduit  simplement  sous  une  forme  cursive  et 
souvent  très-abrégée  les  anciens  hiéroglyphes.  On  la  trouve 
rarement  sur  les  monuments  de  pierre  ;  le  plus  souvent  on 
la  rencontre  sur  des  papyrus.  C'était  l'écriture  savante  et 
religieuse. 

L'écriture  démotique  n'est,  à  son  tour,  qu'une  tonne 
de  l'écriture  hiératique  et  elle  contient  encore  un  certain 
nombre  devéritables  idéogrammes.  C'était  l'écriture  popu- 
laire, qui  servait  à  transcrire  la  langue  courante,  la  langue 
vulgaire  (1),  cette  langue  qui  peut  expliquer  bien  des 
différences   existant    entre   l'égyptien  ancien  et  le  copte. 

(1)  Brugscii.  Grammaire  démotiqve.  Berlin,  185b. 


LANGUES    KHAMITIQUES.  247 

L'écriture  démotique  se  lit  de  droite  à  gauche  comme 
récriture  hiératique.  Assez  rapprochée  tout  d'abord  de 
(  ette  dernière  elle  finit  par  s'en  distinguer  très-nette- 
ment, et  devint  à  l'époque  de  la  domination  romaine  fine 
et  dégagée. 

La  littérature  écrite  eu  caractères  démotiques  comprend 
(les  documents  officiels,  tels  que  des  décrets;  des  inscrip- 
tions dédicatoires  gravées  sur  pierre  ;  des  contrats  de  vente 
sur  papyrus,  des  inscriptions  funéraires.  C'est  au  musée 
de  Turin  que  se  trouvent  les  plus  anciens  papyrus. 

Le  démotique  littéraire  comprend  une  période  de  dix  siè- 
cles environ  ;  dans  la  première  partie  du  troisième  siècle  de 
notre  ère  il  était  encore  en  usage. 

La  langue  copte  procède  de  l'ancien  égyptien,  sa  période 
littéraire  va  du  troisième  au  septième  siècle  de  notre  ère. 
C'est  une  littérature  toute  chrétienne  et  qui  est  assez  con- 
sidérable. L'islamisme  ruina  la  langue  copte  et  lui  substitua 
l'arabe  partout  où  elle  servait  d'idiome  populaire.  Elle  con- 
tinua pourtant  de  mener  dans  quelques  monastères  une 
existence  à  peu  près  factice,  mais  aujourd'hui  elle  est  com- 
plètement éteinte. 

Le  matériel  phonétique  du  copte  était  plus  riche  que 
celui  de  l'ancien  égyptien,  mais  sa  grammaire  n'en  diffé- 
rait pas  d'une  façon  notable.  A  qui  connaît  la  langue 
copte  il  est  donc  facile  d'apprendre  l'ancien  égyptien, 
et  réciproquement.  Le  vocabulaire  copte  comprend  tou- 
tefois un  assez  grand  nombre  de  mots  empruntés  au 
grec. 

De  même  que  l'égyptien,  le  copte  marque  le  féminin  en 
préfixant  au  nom  l'élément  t  :  nous  avons  vu  que  l'égyp- 
tien peut  le  préfixer  ou  le  suffixer.  Le  signe  du  pluriel  est 
u  (prononcez  a  ou  »)  comme  en  égyptien,  et  de  plus  il  y 
en  a  un  second,  i,  qui  peut  se  combiner  avec  le  premier  : 
sbô  ((  enseignement  »,  sbôui  «  enseignements  ».   Quant 


248  LA   LINGUISTIQUE. 

aux  cas  il  n'y  en  a  point  de  traces  :  ce  sont  des  particules 
placées  devant  le  nom  qui  en  expriment  l'idée. 

Le  verbe  copte  possède  la  double  formation  par  préfixes 
et  par  suffixes,  qu'il  est  aisé  de  comparera  la  double  for- 
mation sémitique  dont  nous  avons  parlé  plus  haut,  en  trai- 
tant du  sémitisme  en  général.  Ainsi  le  signe  k  «  tu  )>  de  la 
seconde  personne  du  genre  masculin,  est  placé  parfois 
avant  le  thème  verbal,  parfois  après.  Mais  cette  différence 
de  position  n'est  point  capitale  comme  dans  le  verbe  sémi- 
tique (où  elle  donne  à  entendre  que  l'action  est  accomplie 
ou  qu'elle  ne  l'est  pas)  ;  ici,  au  contraire,  que  l'élément 
personnel  soit  posé  avant  ou  après  le  thème  verbal  cela 
ne  paraît  pas  avoir  d'influence  sur  le  sens  du  mot  (1). 
C'est  au  moyen  de  verbes  auxiliaires  préposés  au  thème 
verbal  que  le  copte  distingue  les  différents  temps,  son 
parfait,  son  futur,  etc. 

L'alphabet  copte  n'est  autre  que  l'alphabet  grec  dont 
les  caractères  sont  un  peu  plus  gras  et  plus  arrondis  ; 
parfois  on  les  incline  légèrement  vers  la  gauche.  Quelques 
signes  supplémentaires  ont  été  ajoutés  d'ailleurs  à  l'alpha- 
bet grec  pour  rendre  les  sons  perticuliers  au  copte  que  le 
grec  ne  possédait  pas,  par  exemple  notre  «  ch  ». 

On  distingue  en  copte  trois  dialectes  :  celui  de  Memphis, 
qui  possédait  les  aspirées  kh^  th,  ph  ;  celui  de  Thèbes  au 
sud,  et  un  dialecte  du  nord. 

IL  Groupe  libyen. 

L'ancien  libyen  occupait  le  nord  de  l'Afrique,  à  l'ouest 
de  l'égyptien ,  et  c'est  sur  son  domaine  que  vint  s'implanter 
le  punique,  le  phénicien  d'Afrique.  La  grammaire  de  l'an- 
cien libyen  n'est  pas  encore  rédigée,  mais  on  commence  à 
la  connaître  par  ses  inscriptions.  M.  le  général  Faidherbe 

(1)  Frédéric  Muller.  Reise  der  œsterr.  fregalle  Novara,  Lin- 
guisticher  theil,  p.  63.  Vienne^  1867. 


LANGUES    KHAMITIQUES.  249 

«Ml  a  publié  récemment  une  importante  collection,  deux 
. cnts  environ,  dont  plusieurs  sont  bilingues,  une  accom- 
[)agnée  d'un  texte  phénicien,  d'autres  accompagnées  d'un 
texte  latin  (1). 

Le  libyen  actuel  n'a  pas  un  nom  général  dont  l'emploi 
soit  adopté  communément.  Le  nom  de  berber  ou  berbère 
est  peut-être  appelé  à  devenir  une  dénomination  commune  ; 
quant  à  ceux  de  «  kabyle  »,  de  «  tamachek  »  et  à  bien 
d'autres  encore,  ce  ne  sont  que  des  applications  particu- 
lières à  tel  ou  tel  dialecte  et  que  l'on  ne  peut  étendre  à 
leur  ensemble. 

Il  est  difficile  de  dresser  exactement  la  carte  de  la 
langue  berbère.  Toute  la  partie  méridionale  de  Tripoli, 
de  la  Tunisie,  de  l'Algérie,  du  Maroc  semble  lui  appar- 
tenir, et  en  certains  endroits  elle  longe  encore  la  Médi- 
terranée, par  exemple,  en  Algérie,  de  Dellys  à  Bougie 
et  au-delà  encore  vers  l'est  (Kabylie),  entre  Tenès  et  Gher- 
chell  (2). 

Gomme  dans  les  autres  langues  khamitiques  un  t  est  le 
signe  du  féminin.  Parfois  ce  t  ne  figure  qu'au  commence- 
ment du  mot,  par  exemple,  dans  tes  «  vache  »  et  dans 
tamaher  «  femme  touarègue  »  féminin  de  amaher  u  toua- 
reg »  ;  mais  pour  l'ordinaire  il  est  placé  tout  à  la  fois 
avant  et  après  le  mot  ainsi  que  le  montrent  les  exemples 
suivants  : 

akli  «  nègre  »,  taklit  «  négresse  »  ; 
ekahi  m  coq  »,  tckahit  «  poule  »  ; 
ahtki  «  veau  »,  talukit  «  génisse  »'; 
amekkelu  «sorcier»,  tamekkelut  «sorcière». 

(1)  Colleclion  complète  des  inscriptions  numidiques,  Mémoires  de 
la  Société  des  sciences...  de  Lille,  3^  série,  t.  VIII,  p.  361.  Paris, 
Lille,  1870. 

(2)  IIanoteau.  Essai  de  grammaire  de  la  langue  tamachek\  in 
fine.  Paris,  1860. 


250  LA    LINGUISTIQUE. 

Le  pluriel  est  en  ««,  en,  au  féminin  in.  Sa  formation  de- 
manderait, d'ailleurs,  quelques  explications  un  peu  éten- 
dues :  amenukal  «  roi  »  fait,  par  exemple,  imenukalen. 

La  déclinaison  est  remplacée  ici  aussi  par  l'emploi  do 
prépositions  :  aies  en  tamet'  «  l'homme  de  la  femme,  le 
mari  de  la  femme  »,  ïfka  i  aies  «  il  donna  à  l'homme  ». 

Quant  au  verhe  le  berber  ne  possède  qu'une  seule  forme,- 
une  espèce  de  forme  aoristique,  indéterminée,  à  laquelle 
on  prête  l'idée  de  présent  ou  de  futur  par  des  procédés  tout 
à  fait  accessoires.  L'élément  personnel  est  placé  après  le 
thème  verbal,  sauf  à  la  première  personne  du  singulier,  et 
à  la  troisième  du.  pluriel.  Ainsi  le  verbe  elkem  «  suivre  » 
fait  telkem  ((  elle  suit  «  et  elkemenet  a  elles  suivent  » 
[t-elkem ,  elkem-en-et) . 

Nombre  de  mots  arabes  se  sont  glissés  dans  les  différents 
dialectes  berbers.  Ceux-ci  ont,  d'ailleurs,  perdu  toute  espèce 
d'écriture  propre,  sauf  le  dialecte  tamachek. 

Cette  écriture,  formée  de  signes  assez  réguliers,  est 
difficile  à  lire  ;  les  voyelles  n'y  sont  pas  représentées  et  les 
mots  ne  sont  point  séparés  les  uns  des  autres.  Pour  la  dé- 
chiffrer il  faut  donc,  avant  tout,  connaître  la  langue  elle- 
même  qu'elle  représente. 

M.  Hanoteau  compte  en  Algérie  plus  de  855  000  Ber- 
bers. Le  département  d'Oran  n'en  contient  qu'un  petit 
nombre.  Ils  occupent  plus  particulièrement  les  deux  au- 
tres départements  ;  dans  celui  de  Gonstantine  il  y  en  aurait 
près  de  500  000.  Quant  aux  Berbers  que  l'on  rencontre  au 
sud  de  l'Algérie^  il  est  fort  difficile  de  savoir  à  quel  nombre 
ils  s'élèvent. 

Ajoutons  que  la  langue  des  Guanches,  anciens  habi- 
tants des  Canaries,  se  rattachait  au  groupe  libyen  (1). 

(1)  Sabin  Berthelot.  Mémoire  sur  les  Guanches.  Deuxième 
partie.  Mémoires  de  la  Société  ethnologique,  t,  II,  p.  77.  Paris, 
1845. 


LAxNGUES    KHÂMITIQUES.  251 

III.   Groupe  éthiopien. 

Les  langues  qui  composent  cette  famille  ne  doivent  pas^ 
t'tre  confondues  avec  les  idiomes  sémitiques  de  lAbys- 
sinie,  tigi'é,  amharique  et  autres,  dont  nous  avons  parlé 
1  i-dessus  et  qui  forment  nne  division  du  groupe  arabe. 
A  ces  derniers  idiomes  on  a  donné  parfois  le  nom  de  lan- 
gues éthiopiennes.  Gela  prête  à  confusion.  Le  nom  de 
langues  éthiopiennes  doit  être  réservé  au  groupe  kliami- 
tique  des  langues  de  l'Afrique  centrale  parlées  au  sud  de 
l'Egypte,  aux  alentours  et  dans  certaines  parties  de 
l'Abyssinie. 

On  en  compte  six  principales  :  le  somâli,  répandu  dans 
le  territoire  en  forme  de  coin  qui  s'étend  au  sud  du  dé- 
troit Bab-el-Mandeb,  ainsi  que  du  cap  Guardafui,  et  qui 
donne,  à  l'est,  sur  la  mer  des  Indes  ;  le  galla,  parlé  à 
l'ouest  du  somâli,  dans  l'intérieur  des  terres,  au  sud  de 
l'Abyssinie  et  au  nord  des  langues  appartenant  au  système 
bantou;  le  bedja,  langue  des  Hadendoas  et  d'une  partie 
des  Beni-Amer  (également  appelé  le  bédouié,  la  langue 
des  Bédouins),  parlé  entre  le  Nil  et  la  mer  Rouge  au 
nord  de  l'Abyssinie  ;  le  saho  ;  le  dankâli;  Vagaoïiy  dans 
l'Abyssinie  occidentale. 

La  classification  de  ces  différents  idiomes  n'est  pas  en- 
core établie  ;  dans  l'état  actuel  des  connaissances,  on  ne 
peut  que  les  grouper  les  uns  avec  les  autres,  et  les  ratta- 
cher aux  autres  langues  khamitiques. 

Ils  en  présentent  d'une  façon  très-évidente  tous  les 
caractères . 

Ainsi,  en  bedja,  le  féminin  a  pour  signe  l'élément  /  qui 
peut  être  placé,  comme  en  égyptien,  soit  avant,  soit  après 
le  nom.  Étant  donné  un  suffixe  b  pour  le  masculin,  nous 
trouvons  en  bedja  pr«/y  «blanc»,  erat  «blanche».  Par- 


252  LA   LINGUISTIQUE. 

fois  le  signe  du  féminin  est  placé  en  même  temps  avant  et 
après  le  nom. 

Dans  la  dérivation  verbale,  le  signe  du  causatif  est  s  en 
tamachek  :  e?'hm  «  être  malade  »,  serhin  «  rendre  ma- 
lade»; c'est  es  en  bedja  :  edlûb  «  vendre»,  esdeliib  «  faire 
vendre»;  en  galla  c'est  za  :  gua  «  être  à  sec  »,  guaza 
<f  rendre  sec  » . 

Quant  à  la  conjugaison  elle-même,  nous  trouvons  en 
saho  (comme  en  copte)  une  forme  où  l'élément  personnel 
précède  le  radical  et  une  forme  où  il  le  suit  :  il  le  précède 
dans  nekke  «.  nous  étions  »  et  le  suit  dans  kino  «  nous 
sommes  »  [ne-kke,  ki-no).  Il  en  est  de  même  du  galla,  qui 
dit,  par  exemple  :  gigna  «  nous  allâmes  »  et  nefdeg  «  nous 
perdîmes»  [gig-na,  ne-fdeg)\  ici  la  première  forme  est 
celle  d'un  parfait  et  la  seconde  est  celle  d'un  temps  aoris- 
tique,  indéterminé.  Ce  procédé  est  analogue  à  celui  qu'em- 
ploient les  langues  sémitiques  en  semblable  occurrence. 

G.     LES    LANGUES    INDO-EUROPÉENÎSES. 

Nous  aurons  à  donner  plus  de  détails  sur  les  langues 
de  cette  famille  que  nous  n'en  avons  donné  sur  chacune 
des  autres. 

La  raison  en  est  simple.  L'importance  des  langues  indo- 
européennes est  grande  à  tous  les  points  de  vue.  Après 
avoir  été  les  interprètes  de  la  civilisation  hindoue,  de  la 
civilisation  crânienne,  de  la  civilisation  grecque  et  de  la 
civilisation  latine,  elles  servent  d'organe  aujourd'hui  à  la 
civilisation  moderne.  Elles  étouffent  peu  à  peu,  au  moins 
en  Occident,  les  idiomes  étrangers  qui  se  trouvent  en  con- 
tact avec  elles,  le  basque,  le  magyar,  bien  d'autres  encore. 
Il  n'est  point  de  langues  qui  aient  autant  vécu,  qui  aient 
passé  par  autant  déphasés  et  de  périodes  successives. 

Une  autre  considération  doit  aussi  nous  intéresser  par- 


LANGUES    INDO-EUROPÉENiNES.  253- 

liculièrement.  Les  langues  indo-européennes  possèdent 
seules  une  véritable  grammaire  comparée.  Nous  avons  dit 
que  la  grammaire  des  langues  sémitiques  était  encore  à 
paraître.  Celle  des  idiomes  qui  vont  nous  occuper  est  à 
présent  à  peu  près  complète,  non-seulement  dans  ses 
grandes  lignes,  dans  ses  traits  généraux,  mais  encore  dans 
une  foule  de  détails. 

La  découverte  du  sanskrit,  de  la  langue  sacrée  des  Hin- 
dous, devait  avancer  considérablement   la   connaissance 
méthodique    des  langues  européennes  appartenant  à  la 
môme  famille  que  lui.  aFilippo  Sassetti,  noble  marchand 
florentin,  fut  peut-être  le  premier,  dans   une  lettre  à  Pier 
A''ettori  (15  janvier  1585),  à  parler  de  la  langue  en  usage 
alors  dans  l'Inde,  oi^i  il  se  trouvait,  langue  différente  de 
celle  de  la  religion  et  de  la  littérature,  et  à  noter  quelques 
ressemblances  entre  les  noms  italiens  et  indiens  »  (1).  En 
1767,  le  missionnaire  Gœurdoux  communiquait  à  l'Aca- 
démie  des  Inscriptions    ses  observations  sur  la  ressem- 
blance d'un  grand   nombre  de   mots  du   latin  et  du  grec 
avec  des  mots  de  la  langue  «  samscroutane  »  .  Vingt  ans 
après,  W.   Jones  proclamait  d'une  façon  définitive  le  fait 
de  cette   parenté.  En   1786,  il  s'exprimait  en  ces  termes 
devant  la  Société  asiatique  de  Calcutta  :  «  La  langue  sans- 
krite,  quelle  que  soit  son  antiquité,   est  d'une  admirable 
structure  ;  plus  parfaite  que  le  grec,  plus  riche  que  le  latin^ 
plus  affinée  que  toutes  deux,  néanmoins  reliée  à  l'un  et  à 
l'autre  par  une  parenté  trop  grande,  tant  dans  les  racines 
des  verbes  que  dans  les  formes  grammaticales,  pour  que 
cela  soit  purement  l'effet  du  hasard  ;   ces  ressemblances 
sont  si  frappantes,  que  nul  philologue  ne  pourrait  exa- 
miner ces  trois  langues  sans  penser  qu'elles  sont  sorties 
d'une  source  commune,  qui  peut-être  n'existe  plus  depuis 

(1)  D.  Pezzi.  Introduction  à  l'étude  de  la  science  du  langage.  Tra- 
duit par  V.  Nourrisson.  Paris,  1873. 


254  LA   LINGUISTIQUE. 

loiigteiiips.  Il  y  a  une  raison  semblable,  bien  que  moins 
évidente,  pour  supposer  que  le  gothique  et  le  celte  ont  eu 
la  même  origine  que  le  sanskrit  ;  on  pourrait  aussi  ad- 
joindre à  la  même  famille  le  persan  antique  (1).  » 

De  son  côté,  Bopp  démontra  le  premier  par  l'ana- 
lyse même  des  formes  linguistiques,  l'identité  de  la  plus 
grande  partie  des  langues  indo-européennes.  Il  ne  lui 
fut  pas  donné  de  codifier  définitivement  leurs  lois  phoné- 
tiques, leurs  procédés  de  formation  des  mots,  et  sa  Gram- 
maire comparée  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  œuvre 
historique,  mais  son  nom  n'en  reste  pas  moins  attaché  A 
l'une  des  découvertes  qui  font  Thonneur  du  dix-neuvième 
siècle. 

Bopp  avait  visé  dans  tous  ses  écrits  à  démontrer  l'al- 
liance intime  du  sanskrit,  du  zend  et  du  perse,  du  grec,  du 
îatin,  des  langues  celtiques,  germaniques,  slaves  et  du 
lithuanien.  Cette  démonstration  une  fois  acquise,  et  bien 
acquise,  la  science  des  langues  indo-européennes  fit  un 
nouveau  pas,  un  pas  énorme. 

De  la  parenté  de  tous  ces  idiomes  on  conclut  à  une 
forme  antique  dont  ils  seraient  tous  sortis,  forme  loin- 
taine, forme  à  jamais  perdue,  mais  qu'il  s'agissait  de  res- 
tituer. 

Il  n'est  que  juste  de  citer  ici  deux  noms  que  l'histoire 
(le  la  linguistique  ne  saurait  oublier  sans  ingratitude, 
celui  de  Schleicher  et  celui  de  M.  Ghavée.  G'est  à  ces  deux 
auteurs  que  l'on  doit  la  première  mise  en  réalisation  de 
cette  conception  féconde  d'une  forme  commune  primitive 
dos  langues  indo-européennes.  Dans  l'introduction  d'un 
écrit  important,  publié  il  y  a  déjà  près  de  trente  ans, 
M.  Ghavée  pouvait  dire  :  «  Ges  langues  ne  sont  pour  le 
linguiste  que  des  variétés  d'une  langue  unique  et  primor- 

(l)  Op.  cit.,i>.  09. 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  255 

diale  parlée  jadis  au  centre  de  l'Asie.  Pénétré  de  cette  vé- 
rité, nous  avons  entrepris  de  reconstituer  organiquement 
les  mots  de  cette  langue  primitive  en  rétablissant  partout 
le  type  original  à  Taide  de  ses  variétés  les  mieux  con- 
servées »  (1).  La  linguistique  moderne  est  là  tout  entière. 
Schleicher,  de  son  côté,  faisait  paraître  cet  admirable  ma- 
nuel que  l'on  pourra  sans  doute  reviser,  compléter,  amé- 
liorer, mais  qui  demeurera  toujours  la  base  même  des 
études  de  linguistique  indo-européenne  (*2). 

I.  La  langue  commune  indo- européenne . 

Avant  de  parler  des  différents  idiomes  du  système  indo- 
européen,  avant  de  rechercher  le  degré  de  parenté  qui 
«nit  de  plus  près  certains  d'entre  eux,  nous  avons  à  es- 
<juisser  un  tableau  général  de  la  langue  commune  qui  a 
donné  naissance  à  ces  différents  idiomes. 

On  la  connaît  assez  dans  son  ensemble  pour  qu'il  soit 
possible  de  représenter  sa  physionomie  générale,  parfois 
môme  plus  que  cela. 

A  la  vérité,  ce  n'est  qu'une  langue  reconstituée,  une 
langue  dont  il  ne  reste  aucun  monument  écrit,  mais  la 
comparaison  des  différents  idiomes  auxquels  elle  a  donné 
naissance  enseigne  suffisamment  ce  qu'il  y  a  d'organique 
et  de  primitif  dans  chacun  d'eux,  ce  qu'ils  contiennent 
chacun  du  fonds  commun  qui  leur  a  donné  naissance,  ce 
qu'il  faut  penser  de  leurs  variations  phonétiques  et  de  leurs 
formations  diverses.  C'est  ainsi  que  le  philologue  peut  res- 
tituer la  forme  primitive  d'un  texte  perdu  dont  il  possède 
simplement  un  certain  nombre  de  copies  fautives  ou 
incomplètes. 

(1)  Lexiologie  indo-européenne.  Paris,  1849. 

(2)  Conpendium  der  vergleichendén  grammalik  der  indo-germani- 
schen  sprachen,  3e  édit.  (posthume).  Weimar,  1871. 


256  LA    LINGUISTIQUE. 

En  ce  qui  concerne,  non  plus  la  phonétique  et  la  struc- 
ture de  la  langue,  mais  bien  sa  syntaxe,  la'question  n'est 
pas  encore  très-avancée  ;  mais  elle  a  fait  cependant  des 
progrès  incontestables  ({). 

La  langue  commune  indo-européenne  possédait  les  trois 
voyelles  a,  i,  ii  et  leurs  longues  a,  «,  û.  Le  sanskrit  et  cer- 
taines langues  slaves,  le  croate  par  exemple  ,  ont  une 
voyelle  linguale,  un  r  voyelle,  que  l'on  regarde  ordinaire- 
ment comme  tout  à  fait  secondaire.  Certains  auteurs,  et 
nous  sommes  du  nombre,  ont  pensé  que  la  langue  commune 
indo-européenne  avait  possédé  elle  aussi  une  voyelle  r  (2), 
mais  ce  fait,  soumis  à  controverse,  n'a  point  à  nous 
occuper  ici  et  nous  ne  le  mentionnons  que  pour  mémoire. 

Un  fait  important  à  noter  est  celui  de  la  variation  de  la 
voyelle  radicale. 

Cette  variation  a  lieu  de  deux  façons. 

L'un  de  ces  procédés  est  ce  qu'on  appelle  la  «  grada- 
tion »  de  la  voyelle.  Il  consiste  en  ce  fait  qu'un  a  bref  s'in- 
troduit devant  la  voyelle  radicale  :  la  voyelle  radicale  i  de- 
vient donc  a/,  la  voyelle  u  devient  au  et  la  voyelle  a  de- 
vient «,  lequel  correspond  à  deux  a.  Ainsi  la  racine  i  «  aller  » 
donne  au  mode  indicatif  du  temps  présent  la  forme  orga- 
nique AiTi  ((  il  va  ))  (d'où  le  sanskrit  êti^  le  latin  it  pour 
eit^  le  lithuanien  eiti).  Cette  première  gradation  de  la 
voyelle  radicale  a-t-elle  été  la  seule  qu'ait  connue  la  langue 
commune  indo-européenne,  n'en  a-t-elle  pas  également 
connu  une  seconde,  consistant  en  une  nouvelle  insertion 
de  la  voyelle  a  [d'où  «?",  au  pour  aai,  aau),  c'est  ce  qu'il 
est  difficile  de  décider. 

Il  n'est  pas  moins  difficile,  en  tout  cas,  de  reconnaître 

(1)  Delbrûck,  WiNDiscii.  Syntaklisrhe  forschungen,  Halle,  1871. 
—  Bergaigne.  Essai  sur  la  construction  grammaticale.  Paris,  1875. 
(2)  Mémoire  sur  la  prononciation  et  ta  primordialité  du  r  vocal 
sanskrit.  Paris,  1872. 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  257 

«n  quelle  façon  cette  modification  de  ia  voyelle  radicale 
apporte  un  changement  quelconque  à  la  signification  même 
du  mot.  Y  a-t-bien  ici  une  véritable  flexion,  une  flexion  au 
•sens  vrai  du  mot,  c'est-à-dire  (comme  nous  l'avons  vu 
plus  haut)  une  modification  interne  de  la  racine?  Le  fait 
«st  possible,  mais  ce  rapport  n'est  pas  encore  démontré. 

Quant  au  second  procédé  de  la  variation  des  voyelles,  il 
constitue,  à  n'en  pas  douter,  une  véritable  flexion.  Il  con- 
siste en  ce  fait  que  la  voyelle  a  des  éléments  pronominaux 
ta,  na,  etc.,  se  changeant  en  t,  w,  ces  éléments  de  dériva- 
tion deviennent  actifs  de  passifs  qu'ils  étaient.  Un  exemple 
rendra  la  chose  très-intelligible.  Soit  la  racine  ma/(  pen- 
ser» à  laquelle  on  suffixe,  en  tant  qu'élément  dérivatif,  le 
pronom  démonstratif  ^a.  Il  en  résulte  la  forme  mata- «pensé, 
ce  qui  est  pensé,  chose  pensée  »  ;  que  la  voyelle  du  pronom 
dérivatif  devienne  ?',  le  sens  du  mot  devient  actif,  de  passif 
(ju'il  était,  et  mati-  signifie  l'  «  acte  de  penser  ».  C'est  le 
sanskrit  mata-  et  mati-.  Il  ne  peut  y  avoir  d'exemple  plus 
frappant  de  la  flexion,  c'est-à-dire  de  cette  faculté  de  chan- 
ger le  mode  de  relation  d'une  racine  au  moyen  d'une 
variation  interne  de  cette  même  racine.  Par  la  suite,  des 
temps,  un  certain  nombre  de  ces  mots  en  i  deviennent 
des  mots  abstraits  comme  le  grec  [J.f^Ti-r,  «  sagesse  », 
cpaTi-ç  «  parole,  discours  »,  le  \<iWndoti-  (au  nominatif  f/os), 
mais  cela  n"a  rien  à  faire  avec  leur  mode  même  de  forma- 
lion. 

\jQ.  système  des  consonnes  de  l'indo-européen  commun 
•Hait  des  plus  simples.  Il  se  composait  des  trois  explosives 
/.-,  t,  />,  de  leurs  correspondantes  faibles  g,  d,  b,  et  des 
ispirécs(7^,  dli,  hli,  en  tout  neuf  explosives;  des  deux  na- 
tales 11, m,  l'une  denlale,  l'autre  labiale;  de  la  vibrante  r ; 
<le  la  siKIante  denlale  s  et  d'un  v  dont  la  prononciation  fut 
sans  doute  celle  dé  notre  «  v  »,  non  point  celle  du  a  w  » 
.mglais.  Prononcé  de  la  sorte  c'eût  été  une  demi-vovellc 

LINGUISTIQUE.  (7 


258  LA    LINGUISTIQUE. 

non  plus  une  consonne.  En  tant  que  demi-voyelle  l'idiome 
indo-européen  possédait  notre  y. 

C'estlà,  on  le  voit,  un  système  fort  peu  compliqué.  Les 
différents  idiomes  indo-européens  y  ajoutèrent  tous  plus  ou 
moins.  Les  langues  de  l'Inde,  les  langues  éraniennes  et  les 
langues  slaves  virent  naître  chez  elles  les  articulations  dites 
((  chuintantes  »,  nos  tch^  dj  et  différentes  espèces  de  sif- 
flantes; le  grec  changea  les  aspirées  faibles  «  gh,  dh,  hh  » 
en  aspirées  fortes  kh,  th,  ph  (/,  6,  ç).  Les  langues  germa- 
niques, les  langues  celtiques  et  le  latin  demeurèrent  plus 
fidèles  au  système  primitif  des  consonnes;  mais  ces  idio- 
mes virent  naître,  eux  aussi,  des  articulations  nouvelles,  /", 
par  exemple.  L'indo-européen  commun  no  connaissait 
point  la  vibrante  /;  elle  se  dégagea  plus  ou  moins  rapide- 
ment de  l'ancienne  vibrante  r  dans  tous  les  rameaux  de 
la  famille. 

Nous  insisterons  peu  sur  le  procédé  de  formation  des 
mots. 

La  dérivation  indo-européenne  est  des  plus  simples  : 
elle  a  lieu,  en  général,  par  la  suffixation  d'un  élément 
d'origine  pronominale  à  un  élément  d'origine  verbale,  par 
exemple  mata-,  mati-  cités  ci-dessus.  Le  tiret  dont  nous 
faisons  suivre  ce  mot  indique  qu'il  ne  représente  qu'une 
forme  radicale,  ou,  pourmieux dire,  une  forme  thématique, 
en  autres  termes,  qu'il  n'est  qu'un  simple  thème. 

Nous  verrons  tout  à  l'heure  comment  les  suffixes  casuels 
ou  les  suffixes  personnels  s'adjoignent  à  la  forme  théma- 
tique, au  thème,  et  en  font  un  véritable  mot,  c'est-à-dire 
un  nom  décliné  ou  un  verbe  conjugué. 

La  dérivation  est  dite  dérivation  à  base  verbale  lorsque 
l'élément  dérivé  (celui  auquel  s'accole  l'élément  dérivatif) 
est  une  racine  verbale;  elle  est  dite,  au  contraire,  dériva- 
tion à  base  pronominale  lorsque  l'élément  dérivé  est  lui- 
même  une  racine  pronominale.  Pour  être  moins  fréquent 


LANGUES   INDO-EUROPÉENNES.  ^59 

que  le  précédent,  ce  cas  est  loin  d'être  rare.  Nous  pouvons 
citer,  par  exemple,  le  thème  ajka-  (d'oii  le  sanskrit  êka- 
((  un,  un  seul,  seul  et  même  »  et  le  latin  xquo-,  au  nomi- 
natif masculin  cp^wms  «  égal,  uni  »);  l'élément  dérivatif 
est  le  pronom  relatif  ka  «  qui,  lequel  »,  l'élément  dérivé 
est  le  pronom  déterminatif  i  (latin  is,  id)^  devenu  ai  par 
gradation,  par  préfixation  d'un  cr,  selon  ce  que  nous  avons 
dit  ci-dessus. 

Ajoutons  que  la  dérivation  peut  être  faite  encore  au 
moyen  d'un  élément  verbal,  non  plus  d'un  élément  prono- 
minal, mais  ce  cas  est  beaucoup  plus  rare  et  nous  ne  fai- 
sons que  l'indiquer.  En  tout  état  de  cause,  remarquons 
bien  que  dans  les  langues  indo-européennes  la  déri- 
vation a  toujours  lieu  par  suffixes,  jamais  par  préfixes  : 
cela  est  caractéristique. 

La  déclinaison  de  l'indo-européen  commun  comportait 
les  trois  genres,  masculin,  féminin,  neutre  ;  les  trois  nom- 
bres, singulier,  duel,  pluriel,  et  huit  cas.  Sous  tous  rap- 
ports, ce  système  est  beaucoup  plus  compliqué  que  le  sys- 
tème de  la  déclinaison  sémitique. 

En  principe  c'est  par  la  désinence  indicatrice  du  cas  que 
le  genre  lui-même  est  désigné.  Ainsi  dans  les  thèmes 
Unissant  par  un  a  l'élément  du  cas  nominatif,  au  singulier, 
est  s,  au  neutre  cet  élément  est  w,  le  même  que  celui  de 
l'accusatif.  Exemples  :  akva-s  «  le  cheval  »  (en  sanskrit 
arvas,  en  latin  equus);  yuga-m  «  le  joug  »  (en  sanskrit 
l/iigam,  en  \aùnjugum).  Le  signe  du  pluriel  suit  en  prin- 
cipe celui  du  cas,  mais  ce  signe  n'est  pas  toujours  le 
înème  et  souvent  il  est  fort  difficile  de  découvrir  sa  forme 
primitive.  En  bien  des  cas  c'est  simplement  la  consonnes, 
reste  d'un  élément  qui  se  montrait  jadis  dans  sa  forme  in- 
tégrale. 

Il  ne  faut  pas  loublier,  ces  suffixes  indiquant  le  cas  et 
es  autres  suffixes  indiquant  le  nombre  ont  été  primitive- 


260  LA  LINGUISTIQUE. 

ment  des  formes  indépendantes;  ce  n'est  que  par  la  suite 
des  temps  que  ces  formes  en  sont  arrivées  à  n'être  plus  que 
des  éléments  secondaires,  des  éléments  destinés  à  indiquer 
les  relations  et  les  modes  d'être  d'une  autre  racine.  On  a 
souvent  cherché  à  découvrir  la  forme  primitive  de  ces  élé- 
ments; toutes  les  tentatives  sont  demeurées  sans  résultats 
certains.  L'on  a  proposé  des  conjectures  plus  ou  moins 
probables,  mais,  en  réalité,  la  solution  de  ce  difficile  pro- 
blème est  encore  à  trouver.  Au  moins  le  but  auquel  il  faut 
tendre  est  constant,  bien  établi  et  vraisemblablement  on 
l'atteindra  un  jour  ou  l'autre. 

Les  cas  do  l'indo-européen  commun  étaient,  avons-nous 
dit,  au  nombre  de  huit;  deux  cas  directs  :  nominatif,  ac- 
cusatif; six  cas  indirects  :  locatif,  datif,  ablatif,  génitif,  un 
double  instrumental.  Voici  quelle  était,  au  singulier,  la 
forme  organique  de  ces  suffixes.  La  désinence  du  nomi- 
natif était  s:  certaines  lois  phonétiques  ont  fait  parfois 
disparaître  cette  consonne  dans  les  langues  dérivées  de  la 
langue  indo-européenne  commune,  mais  on  peut  dire 
([u'en  général  elle  a  persisté.  —  Accusatif  :  les  thèmes 
finissant  par  une  consonne  prennent  la  désinence  am, 
ceux  qui  Unissent  par  une  voyelle  prennent  ladésinenceM. 
C'est  ce  que  nous  voyons,  par  exemple,  dans  le  latin  soror- 
em  dont  le  thème  est  soror-  «  sœur  »  et  sùim  dont  le 
thème  est  su i-  «  soif  )^.  —  La  désinence  du  locatif  singu- 
lier est  1  ;  nous  verrons  que  le  grec  a  fait  passer  le  locatif 
à  la  place  du  datif  et  que  le  latin  ne  l'a  pas  entièrement 
rejeté.  —  Le  datif  singulier  a  pour  désinence  ai,  que  les 
langues  de  l'Inde  et  le  zend  ont  seules  conservé  rigoureu- 
sement, ordinairement  sous  la  forme  condensée  ê.  —  La 
désinence  de  l'ablatif  est  tantôt  at,  tantôt  t,  —  celle  du 
génitif  est  ordinairement  as,  parfois  s  (sanskv'd  nâmnas  a  du 
nom  )),  nâvas  «  duvaisseau)»).  Lorsque  le  thème  se  termine 
en  o,  cette  désinence  est  sya  (sanskrit  açvasya  a  du  cheval  »). 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  261 

Le  premier  instrumental  a  pour  terminaison  a,  le  se- 
cond bhi.  Ces  diverses  désinences  s'appliquent  à  tous  les 
noms,  qu'ils  soient  (selon  leur  sens)  ou  substantifs,  ou 
adjectifs,  ou  participes.  Cette  triple  division  n'a  rien  à 
faire  avec  la  forme  même  du  mot  qui  seule  nous  occupe 
ici. 

Quant  au  vocatif,  ce  n'est  point  un  cas;  en  principe  il 
n'avait  d'autre  forme  que  la  forme  même  du  thème  :  akva 
«  ô  cheval!  »,  avi  «  ô  mouton!  »,  agni  «ô  feu!  ».  Ce 
n'est  que  par  la  suite  que  certaines  langues  dérivées  de 
l'indo-européen  commun  ont  parfois  assimilé  le  vocatif  au 
nominatif,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  ont  parfois 
employé  le  nominatif  en  tant  que  vocatif. 

Le  verbe  indo-européen  possède  deux  voix  :  l'une  tran- 
I  sitive  «  j'entends,  je  frappe  >;,  l'autre  intransitive  «  je 
m'entends,  je  me  frappe  »,  mais  toutes  deux  actives. 
C'est  dans  l'élément  pronominal  placé  à  la  suite  du  thème 
Norbal  qu'il  faut  chercher  l'expression  même  de  cette  dif- 
férence de  sens.  Il  y  a,  en  un  mot,  deux  sortes  de  suffixes 
personnels  :  des  suffixes  transitifs,  des  suffixes  intransitifs. 
(Test  ainsi,  par  exemple,  qu'à  la  troisième  personne  du 
singulier,  le  suffixe  de  la  voix  transitive  est  Ti  et  que  celui 
(le  la  voix  intransitive  est  tai  :  on  reconnaît  la  forme 
grecque  Ta',  de  la  voix  appelée  «  passive  »  par  les  gram- 
mairiens, qui,  en  effet,  a  ce  sens  dans  la  langue  grecque, 
mais  dont  le  sens  premier  était  simplement  intransitif, 
léflexif.  Il  n'y  a  point  de  doute  que  les  suffixes  personnels 
delà  voix  intransitive  ne  procèdent  des  suffixes  de  la  voix 
transitive;  celui  de  la  première  personne  veut  évidemmen! 
dire  «  je  me  »,  celui  de  la  seconde  «  tu  te  »,  celui  de  la 
Iroisième  «  il  se  »  (en  latin  «  ego  me,  tu  te,  ille  se  »  ).  La 
(iémonstration  de  ce  fait  n'est  peut-être  pas  rigoureuse- 
ment établie,  mais  il  semble  difficile  qu'elle  ne  le  soit  pas 
un  jour  ou  l'autre. 


262  LA  LINGUISTIQUE. 

Tandis  que  le  système  sémitique  ne  connaissait  que 
deux  temps,  l'un  exprimant  que  l'action  était  accomplie, 
l'autre  qu'elle  ne  l'était  pas  encore,  l'indo-européen  com- 
mun en  possédait  six.  Quatre  de  ces  temps  étaient  simples, 
les  deux  autres  étaient  composés. 

Le  présent  a  pour  forme  la  plus  simple,  la  racine  telle 
quelle,  suivie  du  suffixe  personnel.  Parfois  la  voyelle  de  la 
racine  a  subi  cette  augmentation  dont  nous  parlions  ci- 
dessus,  par  exemple  la  racine  i  «  aller  »  devient  ai  :  aiti 
((  il  va  »  (sanskrit  êti^  lithuanien  eiti) .  Parfois  la  racine 
verbale  est  dérivée  ;  il  s'agit  de  conjuguer  une  forme  com- 
plexe, par  exemple  le  thème  bhara-  dont  l'élément  bhar 
est  radical  et  dont  l'élément  A  n'est  qu'un  élément  déri- 
vatif. De  là  le  présent  bharati  «  il  porte  ».  Quoi  qu'il  en 
soit,  le  présent  est  toujours  un  temps  simple ,  qu'il 
s'agisse  de  conjuguer  la  racine  elle-même  ou  un  dérivé  de 
la  racine. 

\Iimparfait  est  formé  du  thème  du  présent,  soit  simple, 
soit  dérivé,  auquel  se  préfixe  l'augment  A  ;  de  plus,  les 
désinences  personnelles  sont  écourtées  :  ^2  de  la  troisième 
personne  devient  t  ;  mi  de  la  première  devient  m.  Ainsi  le 
présent  bharati  «  il  porte  »  a  pour  imparfait  abharat  «  il 
portait  ». 

h'aoriste  simple  est  caractérisé  comme  l'imparfait,  par 
l'emploi  de  l'augment  et  des  suffixes  personnels  écourtés  ; 
il  s'en  distingue  simplement  par  ce  fait  qu'il  ne  tient  pas 
compte  de  la  forme  du  présent.  En  grec,  par  exemple, 
la  racine  Os  «  poser  »  se  redouble  au  présent  et  donne 
t{6£T£  «  vous  posez  »  ;  l'imparfait  préfixe  l'augment  (s)  à 
cette  forme  redoublée  et  fait  Iv.^i-.t  «  vous  posiez  »  :  l'ao- 
riste simple  ne  tient  pas  compte  du  redoublement  et  fait 
eOîTî  ((  vous  posâtes  » . 

Le  jjarfait  a  pour  caractéristique  le  redoublement  de  la 
racine. 


LANGUES    INDO-EUROPEENNES.  263 

A  ces  quatre  temps  simples  s'ajoutent,  avons-nous  dit, 
«ieux  temps  composés.  Le  futur  est  l'un  de  ces  deux  temps. 
(I  est  composé  de  la  racine  verbale  et  d'un  élément  asya, 
SYA,  dont  ie  sens  premier  semble  avoir  été  celui  de  a  tendre 
à  être  »  ;  de  là,  par  exemple,  le  sanskrit  dâsyati  «  il  don- 
nera». U aoriste  composé^  que  le  sanskrit,  le  zend,  les 
langues  slaves  et  le  grec  ont  conservé  —  ce  dernier  sous 
le  nom  d'aoriste  premier  —  a  pour  caractéristique  l'élé- 
ment SA. 

Ces  six  temps  sont  complétés  dans  l'indo-européen  com- 
mun par  trois  modes  :  l'indicatif,   le  conjonctif,  l'optatif. 
Vindicatif  n'a  aucune  caractéristique  :  au  mode  indicatif 
la  forme  du  temps  reste  telle  quelle.  Il  en  est  différemment 
des  deux  autres  modes.  Le  conjonctif  a,  i^our  caractéris- 
tique un  A  placé  entre  le  thème  et  le  suffixe  personnel  : 
'  l'indicatif  du  temps  présent  étant  asti  «  il  est»,  le  con- 
,  jonctif  du  même  temps  sera  asati.   On  donne  parfois  à 
j  Voptatif\e  nom  de  potentiel  ;  ce  mode  est  formé  par  l'in- 
tercalation  d'un  élément  ya,  Yâ,  entre  le  thème  verbal  et 
le  suffixe  personnel  écourté  :  ASYâT  «  puisse-t-il  être!  ». 
Le  tableau  que  nous  venons  de  donner  des  différentes 
Ibrmes  organiques  du  système  indo-européen  primitif  est 
sans  doute  bien  peu  développé.  Il  peut  suffire  cependant, 
nous  semble-t-il,  à  faire  saisir  l'esprit  général  de  ce  sys- 
tème. En  parlant  des  différents  idiomes  de  la  famille  indo- 

<  iiropéenne  nous  ne  pourrons  indiquer  encore  que  d'une 
façon  très-rapide  ce  que  chacun  de  ces  idiomes  a  conservé 
de  l'héritage  commun,  ce  qu'il  en  a  perdu,   mais  on  peut 

<  onnaitre  déjà,  au  moins  d'une  manière  assez  générale, 
([uelle  était  la  composition  et  la  richesse  de  cet  héritage. 

Nous  nous  sommes  servis  jusqu'ici  pour  désigner  cette 

langue  reconstituée  dont  sont  sortis  les  différents  idiomes 

j  indo-européens  de  la  seule  dénomination  d'indo-européen 

commun.  Bopp  avait  donné  au  sanskrit,   aux  langues  éra- 


564  LA    LINGUISTIQUE. 

niennes,  aux  langues  slaves,  germaniques,  celtiques,  au 
grec,  aux  langues  de  l'Italie  le  nom  de  langues  indo-ger- 
maniques. Cette  appellation,  qui  prévaut  encore  aujour- 
d'hui en  Allemagne,  ne  supporte  pas  la  moindre  critique  ; 
à  quelque  point  de  vue  que  l'on  veuille  se  placer,  elle  est 
absolument  vicieuse.  Pourquoi  ne  pas  dire  aussi  bien  lan- 
gues indo-italiques,  langues  indo-slaves?  Quelques  auteurs 
ont  proposé  avec  plus  de  raison  le  nom  de  langues  <(  indo- 
celtiques ».  Ils  se  fondaient  en  cela  sur  une  sorte  de  motit 
géographique  et  leur  idée  était  assez  acceptable.  On  semble 
ne  l'avoir  pas  goûtée,  et  il  n'est  pas  à  croire  que  ce  nom 
ait  plus  de  succès  que  n'en  a  eu  celui  de  syro-arabe  que 
l'on  a  voulu  donner  au  système  des  langues  sémitiques. 
Indo-celtique,  d'ailleurs,  n'est  pas  irréprochable  :  le  se- 
cond terme  du  mot  est  exact,  le  premier  ne  l'est  point. 
L'Inde,  en  effet,  n'est  pas  occupée  seulement  par  les 
idiomes  alliés  au  sanskrit,  elle  possède  également  les 
langues  dravidiennes  qui  n'ont  avec  les  précédentes  aucun 
lien  de  parenté. 

Un  nom  plus  court  et  qui  a  paru  un  moment  devoir 
faire  son  chemin  a  été  proposé  :  celui  de  langues  aryennes. 
On  est  parti  de  ce  prétendu  fait  que  les  anciens  Hindous 
et  les  anciens  Eraniens  se  donnaient  à  eux-mêmes  le  nom 
d'Aryas  (1)  ;  mais  il  est  hors  de  doute  que  rien  n'est  moins 
prouvé,  nous  dirons  même  que  rien  n'est  moins  vraisem- 
blable. Peu  importe  dès  lors  que  la  racine  que  l'on  re- 
trouve dans  le  sanskrit  arya-,  àrya-  «  noble  »,  dans  le 
zend  airya-,  existe  aussi  dan.s  les  autres  langues  de  la 
même  famille,  par  exemple  dans  les  langues  celtiques. 
Peu  importe  que  le  nom  d'Arie  ait  été  donné  à  une  région 
spéciale  dont  les  habitants  pouvaient  recevoir  à  juste  titre 
le  nom  d'Aryens.  La  question  est  tout  autre.  Il  s'agit  de 

(1)  PiCTET.  Les  origines  indo-euro'péennes  ou  les  Aryas  primitifs', 
t.  1,  p.  28.  Paris,  1859. 


LANGUES    INDO-EUROPEENNES.  265 

savoir  si  ce  terme  peut  être  généralisé,  s'il  est  permis  de 
l'étendre  à  toute  la  famille.  Sans  hésiter  nous  répondrons 
que  cela  n'est  point  justifié.  Il  n'y  a  pas  même  un  com- 
mencement de  preuve.  Nous  ne  suivrons  donc  pas 
MM.  Oppert  et  Ghavée  lorsqu'ils  donnent  à  la  langue 
commune  indo-européenne  le  nom  d'aryaque,  de  langue 
aryaque,  et  nous  n'accepterons  pas  davantage  le  nom 
de  langues  aryennes  appliqué  par  un  certain  nombre 
d'auteurs  aux  différentes  langues  issues  de  cet  ancien 
idiome. 

Le  nom  d'indo-européen  est  sans  doute  un  terme  fort 
vague,  un  terme  de  convention  dont  les  deux  composants 
disent  l'un  et  l'autre  plus  qu'ils  ne  devraient  dire  —  bien 
que  l'un  d'eux,  d'autre  part,  soit  insuffisant,  puisqu'il  laisse 
à  l'écart  les  langues  éraniennes;  —  sans  doute  également 
il  y  aurait  avantage  à  substituer  à  ce  mot  par  trop  long  un 
terme  plus  commode;  mais  ce  dernier  terme,  il  s'agit  de 
le  découvrir,  et  nous  estimons  que  le  nom  d'indo-européen 
lie  doit  être  abandonné  pour  une  autre  expression  que  si 
cette  expression  se  trouve  parfaitement  justifiée.  Ce  n'est 
point  le  cas  des  mots  aryaque  et  aryen,  aussi  n'employons- 
iious  exclusivement  que  ceux  d'indo-européen  et  de  lan- 
gues indo-européennes. 

La  famille  des  langues  indo-européennes  se  divise  en 
liuit  grandes  branches,  en  huit  grands  groupes  :  groupe 
hindou,  groupe  éranien,  groupe  hellénique,  groupe  itali- 
que, groupe  celtique,  groupe  germanique,  groupe  slave, 
groupe  k'ttique.  Nous  allons  les  passer  successivement 
en  revue  ;  nous  examinerons  leur  physionomie  parti- 
culière, nous  dresserons  le  tableau  de  leurs  propres  di- 
visions et  nous  parlerons,  à  l'occasion,  de  leur  histoire 
et  de  leur  littérature.  Nous  aurons  à  rechercher  éga- 
lement quel  est  le  degré  de  parenté  qui  peut  unir  plus 
intimement  les  unes  aux  autres   certaines  branches  de 


266  LA    LINGUISTIQUE. 

cette  grande  famille  et  nous  dirons  quelques  mots  de  la 
contrée  où  aurait  été  parlé,  selon  toute  vraisemblance, 
l'indo-européen  commun. 

§  1.  Branche  hindoue. 

Dès  la  fin  du  seizième  siècle,  un  Italien,  Philippo  Sas- 
setti,  attirait  1  attention  sur  la  vieille  langue  sacrée  des 
Hindous,  le  sanskrit,  et  se  plaisait  à  en  rapprocher  un 
certain  nombre  de  mots  de  sa  langue  maternelle  (1).  Deux 
cents  ans  plus  tard,  vers  la  fin  du  dix-huitième  siècle,  le 
moine  Paulinusa  Sancto  Bartholomœo  publiait  à  Rome  la 
première  grammaire  du  sanskrit  qui  ait  été  rédigée  en  une 
langue  européenne.  Quelques  années  auparavant,  les  Fran- 
çais Gœurdoux  et  Barthélémy  avaient  communiqué  à  l'Aca- 
démie leur  opinion  raisonnée  de  la  parenté  du  sanskrit 
Avec  le  grec  et  le  latin.  Les  travaux  d'un  grand  nombre  de 
savants  anglais,  parmi  lesquels  nous  devons  citer  William 
Jones,  Golebrooke,  Carey,  Wilkins,  préparèrent  et  rendi- 
rent possible  l'œuvre  véritablement  fondamentale  deBopp. 
C'était  sur  le  sanskrit  que  l'onallaitétablir  l'édifice  tout  en- 
tier de  la  grammaire  comparée  indo-européenne;  non  que 
cette  antique  langue  pût  être  regardée,  même  dans  ses 
monuments  les  plus  anciens,  comme  la  mère  commune  des 
langues  éraniennes,  du  grec,  du  latin,  des  langues  slaves 
et  des  autres  idiomes  de  la  même  famille,  mais  bien  parce 
qu'en  définitive  elle  s'éloignait  beaucoup  moins  que  chacun 
d'eux  de  la  langue,  aujourd'hui  perdue,  dont  ils  descen- 
daient tous  les  uns  et  les  autres.  Le  grec,  le  latin  et  leurs 
congénères  ne  procèdent  pas  plus  du  sanskrit,  que  l'hé- 
breu et  l'assyrien  ne  procèdent  de  l'arabe.  C'est  donc  sans 
aucune  raison  que  l'on  donne  parfois  aux  langues  indo- 

(1)  Letlere,Y).  415  et  suiv.  Florence^  1855. 


LANGUES    HINDOUES.  ;267 

«européennes  le  nom  de  langues  «  sanskritiques  »  .  Souvent, 
a  la  vérité,  les  formes  du  sanskrit  sont  plus  correctes, 
mieux  conservées  que  celles  des  autres  langues  indo-euro- 
péennes, mais  ces  dernières,  à  leur  tour,  l'emportent  par- 
fois sur  le  sanskrit  et  se  rapprochent  avec  plus  de  fidélité 
du  type  commun  qui  leur  a  donné  naissance.  Et  ce  que 
nous  disons  ici  s'applique  tout  aussi  bien  au  sanskrit  vé- 
dique qu'au  sanskrit  classique;  cette  distinction  est  oiseuse 
lorsqu'il  s'agit  d'établir  le  degré  de  parenté  des  idiomes 
indo-européens,  et  le  sanskrit  védique  n'est  en  réalité  que 
du  sanskrit,  c'est  à-dire  une  simple  branche  de  la  souche 
commune  des  langues  indo-européennes. 

Le  rameau  hindou  ne  comprend,  au  fond,  qu'une  seule 
espèce  d'idiomes,  mais  les  uns  sont  anciens,  les  autres  sont 
contemporains  et  nous  les  examinerons  sous  deux  para- 
graphes différents. 

I.  Anciennes  langues  hindoues. 

Le  mot  sanskrta-  signifie  «  parfait,  accompli  »  :  la  lan- 
gue sanskrite  est  donc  la  langue  parfaite,  accomplie.  Ce 
nom  lui  a  été  donné  en  opposition  du  terme  prâkrta- 
qui  veut  dire  «  naturel  »  et  qui  s'applique  à  la  vieille 
langue  vulgaire,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  aux  dif- 
férents idiomes  de  la  langue  vulgaire.  Le  sanskrit  était  la 
langue  sacrée,  la  langue  juridique,  la  langue  littéraire;  le 
prâkrit  était  la  langue  courante,  la  langue  populaire,  qui 
tout  d'abord  ne  fut  pas  une  langue  écrite. 

Le  sanskrit  possédait  les  voyelles  a,  /,  u  (prononcez 
«  ou  »)  et  leurs  longues,  les  voyelles  linguales  r,  /•  et  la 
longue  de  la  première  d'entre  elles,  un  è  et  un  ô  représen- 
tants des  anciennes  diphtbongues  «  ai  »  et  «  au  »  ;  enfin 
les  dipbthongues  ai  et  au.  Son  système  de  consonnes  était 
fort  riche.  Outre  les  explosives  k,  ?,  />,  g,  d,  h,  (jh,  dh,  hh, 


268  LA   LINGUISTIQUE. 

il  possédait  des  explosives  chuintantes  «  tch  »  et  «  dj  »  et 
des  explosives  linguo-dentales  empruntées,  selon  toute 
vraisemblance,  aux  idiomes  dravidiens  et  que  l'on  transcrit 
d'habitude  par  un  «  t  »  et  un  «  d  »  munis  d'un  point  placé 
au-dessous  (^,  ^,  etc.).  De  plus,  tandis  que  la  langue 
commune  indo-européenne  ne  connaissait  en  fait  d'aspi- 
rées que  les  consonnes  «  gh,  dh,  bh  »,  le  sanskrit  possé- 
dait à  côté  de  chaque  explosive  forte  sa  correspondante 
aspirée,  c'est-à-dire  M,  th,  ph.  Gela  lui  faisait  vingt 
explosives,  dont  dix  simples  et  dix  aspirées.  La  langue 
commune  indo-européenne  ne  connaissait  que  deux  na- 
sales «  m  »  et  ((  n  n  :  le  sanskrit  en  possédait  une  pour 
chaque  ordre  de  ses  consonnes,  une  labiale,  une  linguo- 
dentale,  etc.,  en  tout  cinq.  Au  lieu  d'une  simple  sifflante 
((S  »,  il  en  possédait  quatre.  De  plus,  il  avait  une  aspirée, 
A,  enfin  un  y  et  un  v. 

L'euphonie  de  la  langue  sanskrite  est  des  plus  comph- 
quées  ;  on  ne  peut  la  bien  connaître  que  par  une  longue 
pratique.  Ses  règles  sont  d'une  sévérité  absolue,  et  si  elles 
reposent,  en  général,  sur  des  principes  acoustiques  parfai- 
tement saisissables,  on  peut  dire  qu'elles  semblent  parfois 
d'une  linesse  presque  exagérée  que  nous  avons  quelque 
peine  à  comprendre  (1).  L'euphonie  si  délicate  des  langues 
slaves  est  loin  d'être  aussi  fine  que  celle  du  sanskrit  et 
l'euphonie  du  grec  et  du  latin  n'est,  en  comparaison, 
qu'une  espèce  d'essai  très-rudimentaire. 

Par  contre,  la  formation  des  mots  n'offrepoint  de  grandes 
difficultés.  Gela  tient  à  la  conservation  même  de  la  langue. 
Les  éléments  qui  concourent  à  la  dérivation  des  mots  de- 
meurent bien  autrement  reconnaissables  en  sanskrit  qu'ils 
ne  le  sont  dans  toute  autre  langue  congénère,  sauf  peut- 
être  dans  les  idiomes  éraniens. 

(1  )  Nous  avons  essayé  d'en  dresser  un  tableau  aussi  peu  com- 
pliqué que  possible  :  Euphonie sanskrile.  Paris,  1872. 


LANGUES    HINDOUES.  269 

On  peut  dire  que  la  déclinaison  est  à  peu  de  chose  près 
celle  de  l'indo-européen  commun.  La  plus  grande  diffé- 
rence que  Ton  pourrait  relever  entre  le  tableau  d'une  dé- 
clinaison sanskrite  et  celui  de  la  déclinaison  de  la  forme 
indo-européenne  commune  correspondante,  tiendrait  aux 
variations  euphoniques  auxquelles  le  sanskrit  ne  peut  se 
soustraire.  Ce  n'est  pas  à  dire  cependant  que  sa  déclinai- 
son, en  dehors  de  ce  fait,  soit  absolument  organique.  Non, 
sans  doute.  Ainsi,  nous  ne  rencontrons  en  sanskrit  la 
véritable  forme  de  l'ablatif  singulier  que  dans  les  noms 
dont  le  thème  se  termine  en  a  :  les  vieilles  formes  latines 
«  scnatud,  navaled  »  et  autres  n'ont  point  d'analogues  en 
sanskrit.  Mais,  en  définitive,  ce  n'est  là  qu'une  exception, 
et  Ton  peut  dire  d'une  façon  générale  que  la  déclinaison 
sanskrite  reflète  assez  fidèlement  celle  de  l'idiome  commun 
dont  elle  procède.  Elle  l'emporte,  sans  conteste,  sur  la 
déclinaison  des  vieilles  langues  éraniennes  qui  pourtant 
peut  passer  pour  très-bien  conservée. 

Le  sanskrit  possède  les  six  temps  de  l'indo-européen 
commun,  présent,  imparfait,  aoriste  simple,  parfait,  futur, 
aoriste  composé,  et  il  s'est  créé  de  plus  un  nouveau  temps, 
un  «conditionnel».  Ce  conditionnel  n'est  autre  que  le 
futur  dont  les  suffixes  personnels  sont  écourtés  et  auquel 
l'augment  a  été  préfixé;  de  bhôtsyati  «  il  saura»,  on  forme 
(ihliôtsyat  ((  il  saurait  ».  Le  conditionnel  sanskrit  est  donc 
au  futur  ce  que  l'imparfait  est  au  présent. 

L'ancien  idiome  védique  ne  diffère  du  sanskrit  classique, 
du  sanskrit  des  épopées  hindoues,  que  d'une  façon  peu 
considérable;  les  différences  que  présentent  les  deux  idio- 
îues  ne  touchent  d'ailleurs  en  rien  au  fond  même  de  la 
langue,  à  sa  constitution,  à  son  mode  de  formation,  et 
nous  ne  pourrions  nous  arrêter  sur  ce  sujet  qu'en  entrant 
dans  une  série  de  détails  inopportuns  (l). 

(Ij  Ad.  Kegmer.  Elude  sur  l'idiome  des  Védas.  Pai'is,  1855. 


270  LA   LINGUISTIQUE, 

L'écriture  hindoue,  dite  écriture  «  dêvanàgarî  »  — 
«  écriture  divine  »,  —  composée  d'une  cinquantaine  de 
signes  simples  se  lisant  de  droite  à  gauche,  et  d'une  quan- 
tité de  signes  complexes  oii  se  trouvent  unis  deux,  trois 
signes  simples,  a  tout  avantage  à  être  transcrite  en  carac- 
tères latins  pourvus  de  signes  diacritiques.  Une  consonne, 
en  principe,  ne  se  lit  jamais  seule  :  elle  est  toujours  suivie 
de  la  voyelle  a,  à  moins  qu'un  signe  accessoire  n'indique 
que  la  voyelle  suivant  cette  consonne  est  autre  que  la 
voyelle  a.  Un  mot  finit-il  par  une  consonne  et  le  mot  sui- 
vant commence-t-il  par  une  voyelle,  l'écriture  relie  ces 
deux  mots;  cette  difficulté  et  quelques  autres  tout  aussi 
sérieuses  rendent  l'usage  du  dêvanàgarî  peu  pratique. 

Les  plus  anciennes  inscriptions  de  l'alphabet  hindou  ont 
été  gravées  sur  des  rochers  vers  le  troisième  siècle  avant 
notre  ère;  l'origine  de  cette  écriture  paraît  connue  aujour- 
d'hui et  l'on  s'accorde  généralement  à  la  rattacher  à  l'an- 
cien alphabet  sémitique  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus  (j  ). 
L'alphabet  hindou  ne  demeura  point  cantonné  dans  l'Inde, 
où  il  est  employé  par  presque  tous  les  dialectes  modernes 
sous  différentes  formes;  l'écriture  tibétaine  en  dérive,  de 
même  que  celle  des  Javanais,  et  il  a  donné  naissance  égale- 
ment à  un  certain  nombre  d'autres  alphabets. 

Parmi  les  idiomes  pràkrits,  les  idiomes  populaires  qui 
vivaient  à  côté  de  la  langue  littéraire  et  sacrée,  il  en  est  un 
qui  eut  une  destinée  toute  particulière.  Ce  fut  le  pâli.  Gel 
idiome  fut  celui  de  la  propagande  bouddhiste,  ce  fut  la 
langue  spéciale  de  cette  religion  douée,  comme  l'on  sait, 
d'une  merveilleuse  force  d'extension.  Sa  littérature  fut 
donc   très-importante.  Le  pâli  ne  serait  autre  que  l'an- 


(1)  A.  Weber.  Indische  skizzen,  p.  125.  Berlin,  1857.  —  Fr.  MQl- 
LKR.  Reise  der  œst.  fregatte  Novara,  Linguisticher  theil,  p.  219. 
Vienne,  1867. 


LANGUES    HINDOUES.  271 

cienne  langue  populaire  du  pays  de  Magadha,  dans  l'Inde 
du  nord-est,  langue  très-ancienne,  assurément,  et  qui 
montre  parfois  une  supériorité  notable  sur  les  anciens  do- 
cuments pràkrits  conservés  dans  les  drames  de  la  vieille 
littérature  hindoue.  Il  ne  change  point,  par  exemple,  les 
«  y  »  en  «  dj  » — comme  nous  le  verrons  faire  également 
aux  idiomes  néo-hindous  ;  —  il  a  conservé  certaines  for- 
mes de  la  déclinaison  antique  perdues  dans  les  autres  idio- 
mes et  sa  conjugaison  témoigne  également  d'un  état  moins 
analytique.  La  voyelle  r  du  sanskrit  n'existe  plus  en  pâli, 
la  plupart  du  temps  elle  est  remplacée  par  un  a;  les  voyel- 
les longues  deviennent  brèves  en  certains  cas;  les  trois  sif- 
flantes se  confondent  en  une  seule,  s;  l'assimilation  des 
consonnes  se  développe  de  plus  en  plus  ;  à  la  fin  des  mots 
il  ne  peut  y  avoir  qu'une  voyelle  simple  ou  une  voyelle 
nasale.  Dans  la  déclinaison  le  duel  est  entièrement  perdu, 
I»'  datif  est  suppléé  par  la  forme  du  génitif.  Telles  sont, 
■ntre  autres,  quelques  particularités  du  pàh. 

De  toutes  les  langues  indo-européennes  il  en  est  bien 
peu  qui  puissent  comparer  leur  littérature  à  la  littérature 
de  l'Inde  ancienne.  La  littérature  hindoue  brilla  non-seu- 
lement par  sa  richesse,  par  sa  variété,  mais  aussi  par  l'ex- 
lellence  d'une  grande  partie  de  ses  œuvres.  M.  Alb.  Weber 
•Ml  a  donné  une  esquisse  rapide  et  très-fidèle  (i).  L'an- 
<ienne  littérature  védique  comprend  d'abord  le  Rig-Véda, 
le  Sàma-Véda,  les  deux  collections  du  Yadjur-Véda  et 
l'Atharva-Véda.  Le  premier  de  ces  Védas  est  un  recueil  de 
«liants,  d'hymnes  religieux;  le  second  et  le  troisième  con- 
tiennent des  prières  et  des  formules  à  réciter  durant  les 
sacrifices;  le  quatrième  est  plus  récent  que  les  trois  au- 
tres, beaucoup  plus  jeune  notamment  que    le  premier. 


'^I)    Akademiiche  vorlesungen    iiber    indische  literaturgeschichte, 
coude  édillon.  Berlin.  1876. 


272  LA   LINGUISTIQUE. 

Outre  les  collections  d'hymnes,  la  littérature  védique  com- 
prend encore  les  «  brâhmanas  » ,  écrits  où  se  trouvent  un 
grand  nombre  de  prescriptions  rituelles,  de  traditions, 
d'explications  religieuses,  et  les  «  soûtras  »,  espèces  d'ap- 
pendices aux  écrits  précédents.  La  période  classique  est 
bien  plus  variée.  Elle  brille  tout  d'abord  dans  la  poésie 
épique,  puis  dans  le  drame,  la  poésie  lyrique,  la  fable,  le 
-conte,  les  proverbes;  elle  a  produit  enfin  des  ouvrages  con- 
sidérables de  grammaire,  de  rhétorique,  de  philosophie, 
d'astronomie,  de  médecine,  et  nombre  d'écrits  techniques. 
Vient  ensuite  la  littérature  bouddhiste,  dont  le  pâli,  ainsi  que 
nous  l'avons  dit,  fut  le  principal  organe. 

11.   Langues  nco-lt indoues. 

Elles  sont  parlées  par  environ  cent  quarante  millions 
•d'individus  dans  la  partie  septentrionale  de  l'Inde,  qui 
comprend  approximativement  les  deux  tiers  de  toute  la 
presqu'île. 

Le  sanskrit  n'est  point  leur  auteur  direct;  elles  procè- 
■dent  toutes  des  anciens  idiomes  pràkrits,  des  anciennes 
langues  populaires  qui  étaient  parlées  à  côté  du  sanskrit, 
langue  religieuse  et  littéraire.  On  dit  ordinairement  que 
les  langues  néo-hindoues  se  sont  formées  vers  le  dixième 
-siècle  de  notre  ère,  peut-être  quelque  temps  auparavant. 
O'cst  là  une  façon  de  parler.  On  ne  peut  entendre  par  ces 
paroles  qu'une  seule  chose,  c'est  que  la  forme  qu'elles  pré- 
sentent actuellement  peut  remonter  approximativement  à 
€ette  époque  ;  quant  à  leur  véritable  antiquité,  elle  est  bien 
plus  haute,  puisqu'en  définitive  elles  ne  sont  que  la  suite 
des  anciens  dialectes  populaires,  des  anciens  dialectes 
pràkrits. 

Il  existe  un  assez  grand  nombre  de  langues  néo-hin- 
doues; quelques-unes  d'entre  elles  n'ont  qu'une  littérature 


LAiNGUES    HINDOUES.  273 

pauvre,  d'autres,  par  contre,  ont  une  littérature  fort  dé- 
veloppée. On  peut  citer  parmi  les  principaux  dialectes  le 
bengali^  qui  renferme  un  grand  nombre  d'éléments  de 
l'ancienne  langue  littéraire;  Vassamï,  peu  différent  du  pré- 
cédent; Voriya  —  parlés  tous  trois  dans  la  région  de  l'est; 
à  l'ouest,  vers  l'emboucliure  del'Indus,  \(ismdhï,  le  moul- 
tani,  le  gouje7'ati;  au  nov A,  \e  népali  ai  le  kaclimirien; 
au  centre,  V hindi  et  Y hindoustani  —  appelé  également 
u  ourdou  »,  —  un  peu  plus  au  sud,  le  mahratte. 

On  donne  le  nom  à'kindoid  à  un  idiome  qui  eut  au 
moyen  âge  des  langues  de  l'Inde  une  grande  expansion 
littéraire,  et  que  représentent  aujourd'hui  encore  certains 
dialectes  du  nord-ouest  de  la  péninsule.  On  a  dit  avec  juste 
raison  que  l'hindi  n'était  que  de  l'hindoui  modernisé; 
quant  à  l'hindoustani,  auquel,  avons-nous  dit,  on  donne 
également  le  nom  d'ourdou,  «langue  du  camp  »,  il  se 
Ibrma  au  onzième  siècle  de  notre  ère  sons  l'influence  mu- 
sulmane. Son  vocabulaire  est  plein  de  mots  arabes  et  per- 
sans, et,  à  la  différence  des  autres  idiomes  néo-hindous 
dont  les  alphabets  proviennent  du  dêvanàgarî  sanskrit,  il 
-écrit  avec  les  caractères  persans,  c'est-à-dire  avec  l'al- 
{)liabet  arabe  augmenté  de  quelques  signes. 

La  littérature  des  langues  pràkrites  contemporaines  et  de 
I  hindoui  du  moyen  âge  est  considérable  et  chaque  jour 
l  hindi  et  l'hindoustani  donnent  les  preuves  d'une  acti- 
vité qui  leur  assuie  un  long  avenir  (I). 

Le  caractère  général  de  la  phonétique  des  langues  néo-hin- 
doues est  une  forte  tendance  à  l'assimilation,  la  substitu- 
tion de  l'articulation  «  dj  »  à  un  ?/ plus  ancien,  celle  assez 
tréquente  de  «  r  »  à  a  d  »,  la  simplification  du  système 
i  lassique  des  sifflantes,  le  changement  assez  ordinaire  des 


(l)  Garcin    dk  Tassv.    Histoire  de  la  liltéralure  liindoui  et  hin- 
lùustani,-!  vol.  Paris^   |s:?9-18'i7. 

LINGl'ISTUJUE.  18 


274  LA   LINGUISTIQUE. 

anciennes  explosives  aspirées  de  la  langue  classique  («  kh, 
gh,  th,  dh  )),  etc.)  en  une  simple  aspiration  «  h  ».  Le 
genre  neutre  a  disparu  dans  la  déclinaison  de  presque  tous 
les  idiomes  néo-hindous,  et  souvent  des  thèmes  se  terminant 
primitivement  par  une  voyelle  ont  rejeté  cette  voyelle 
finale  et  se  sont  terminés  dès  lors  par  une  consonne. 
Quant  au  nombre  pluriel  et  quant  aux  cas,  ils  sont  expri- 
més par  des  suffixes  particuliers  qui  témoignent  assez  de 
la  forme  vraiment  moderne  de  ces  idiomes  et  de  leur  pas- 
sage d'un  ancien  état  synthétique  à  un  état  analytique.  Il 
y  a  là  un  phénomène  dont  nous  aurons  à  nous  occuper  en 
temps  opportun.  La  conjugaison,  elle  aussi,  est  entrée 
dans  la  voie  analytique  :  les  formes  de  l'ancien  pràkrit, 
contemporain  du  sanskrit  classique,  sont  perdues  et  l'on 
emploie  simplement  des  formes  de  participes  du  présent  ou 
de  participes  parfaits. 

III.  Dialectes  des  Tsiganes. 

La  langue  des  Tsiganes  n'est  qu'un  dialecte  néo-hindou. 
Il  est  difficile  de  dire  quelque  chose  de  précis  sur  l'époque 
de  l'émigration  des  Tsiganes  et  du  commencement  de  leurs 
incursions  en  Asie  et  en  Europe;  il  semble,  toutefois,  que 
leur  arrivée  dans  cette  dernière  contrée  n'ait  pas  été  pos- 
térieure de  beaucoup  au  douzième  ou  au  treizième  siècle 
de  notre  ère. 

Le  fond  même  de  leur  langue  est  absolument  hindou; 
c'est  un  prâkrit  très-gàté,  souvent  très-défiguré.  Quant  au 
lexique,  il  est  plein  d'éléments  étrangers,  de  mots  em- 
pruntés aux  différentes  populations  qu'ont  traversées  les 
bandes  tsiganes  ou  au  milieu  desquelles  elles  ont  vécu  plus 
ou  moins  longtemps. 

M.  Miklosich  s'est  fondé  précisément  sur  l'état  du 
lexique  des  différentes  tribus  tsiganes  pour  tâcher  d'établir 


LANGUES   ÉRANIENNES.  275 

l'itinéraire  de  leurs  migrations.  Les  éléments  persans  et 
arméniens  qui  s'y  rencontrent  sembleraient  indiquer  un 
antique  séjour  dans  les  régions  de  l'Asie  où  se  parlaient 
les  langues  éraniennes.  Lorsqu'ils  mirent  le  pied  sur  notre 
iontinent,  les  Tsiganes  se  trouvèrent  tout  d'abord  dans 
une  contrée  où  dominait  la  langue  grecque  :  ce  fait  résulte 
de  ce  que  chez  tous  les  Tsiganes  d'Europe,  sans  exception, 
Ton  peut  constater  des  éléments  empruntés  au  grec.  Ils  se 
dirigèrent  de  Grèce  vers  la  Roumanie,  la  Hongrie,  la  Bohême 
et  la  Moravie,  l'Allemagne,  la  Pologne  et  la  Lithuanie,  la 
Russie,  les  pays  Scandinaves,  l'Italie,  le  pays  basque, 
l'Angleterre  et  l'Ecosse,  l'Espagne  (1).  Nous  ne  parlons  ici 
que  des  Tsiganes  européens.  On  a  beaucoup  moins  de 
renseignements  sur  les  Tsiganes  d'Asie  et  sur  la  quantité 
d'éléments  étrangers  qui  ont  pu  s'introduire  dans  leur 
Jangue. 

s^  2.  Branche  éranienne. 

La  roiuiaissance  des  deu\  langues  les  plus  anciennes  de 
ce  groupe,  le  zend  et  le  perse,  offre  peu  de  difficultés  au\ 
indianistes.  De  toutes  les  langues  indo-européennes,  les 
langues  éraniennes,  en  effet,  sont  les  plus  rapprochées  du 
sanskrit.  En  général  leur  plionéticjue  est  moins  compliquée, 
moins  délicate  que  la  phonétique  des  idiomes  hindous  ; 
mais  sous  bien  des  rapports  cependant  elle  lui  est  compa- 
rable. On  peut  même  assurer  que  le  zend  et  le  vieux  perse, 
le  perse  de  Darius  et  de  Xerxès,  l'emportent  parfois  sur  le 
sanskrit  et  se  rapprochent  davantagede  la  langue  commune 
qui  a  donné  naissance  à  tous  les  idiomes  indo-européens. 
Jl  suffit,  pour  le  démontrer,  d'un  ou  deux  e\emj)les.  Tandis 
que  le  sanskrit  convertit  (;n  un  simple  ô  la  diphthonguc 

(1)  Miklosich.    Ueler  die  mundarlen    und  die   wanderungen  dev 
Zigeuner  Europa's.  Doiixirmc  pailie.  Vienne,  187.'^. 


276  LA.   LINGUISTIQUE. 

organique  au,  le  perse  la  conserve  telle  quelle  et  le  zend  ne 
fait  que  la  changer  en  ao  ;  tandis  que  le  sanskrit  remplace 
par  le  génitif  le  vieil  ablatif  en  «/(sauf  lorsqu'il  s'agit  d'un 
thème  se  terminant  par  la  voyelle  a),  le  zend  conserve 
toujours  cette  ancienne  désinence.  En  somme,  pourtant, 
le  sanskrit  est  plus  rapproché  que  le  zend  du  type  commun 
indo-européen;  il  ne  possède  point,  par  exemple,  le  luxe 
de  sifflantes  des  langues  crâniennes. 

Le  nom  à'éramen,  de  langues  éramenries  est  incontesta- 
blement plus  correct  que  celui  d'ù^anien,  de  langues  ù^a- 
niennes  qu'emploient  un  grand  nombre  d'auteurs.  Il 
rappelle  une  forme  plus  antique  et  nous  pensons,  avec 
M.  Spiegel,  qu'il  est  bon  de  lui  accorder  la  préférence. 

La  classification  des  langues  éraniennes  n'est  pas  encore 
établie.  Il  se  peut  qu'un  très-petit  nombre  d'entre  celles  de 
ces  langues  que  nous  connaissions  ne  soient  pas  parentes  les 
unes  des  autres  en  ligne  directe.  A  coup  sûr  il  n'en  est 
point  parmi  elles  qui  puisse  se  vanter  d'avoir  été  la  mère 
commune  de  toutes  les  autres;  le  vieux  perse  l'emporte 
parfois  sur  le  zend,  parfois  le  zend  l'emporte  sur  le  vieux 
perse.  La  seule  classification  qui  semble  admissible  lors- 
qu'il s'agit  des  langues  éraniennes  est  celle  que  l'on  peut 
emprunter  au  temps  même  durant  lequel  elles  ont  été  par- 
lées. Ainsi  l'on  classera  au  rang  des  anciennes  langues 
éraniennes  le  zend^  h  perse  et  l'ancien  arménien  ;  au  rang 
des  langues  éraniennes  du  moyen  âge  le  huzvôrèche,  le 
parsi  et  Y  arménien  classique;  au  rang  des  langues  mo- 
dernes le  persan,  l'arménien  plus  récent,  Y  afghan,  le  bé- 
loutche,  le  kourde,  ïossète  et  quelques  autres  dialectes. 
C'est  ce  même  ordre  que  nous  allons  suivre. 


LANGUES    ÉRAiNIENNES.  277 

I.  Zend. 

Vers  le  milieu  du  siècle  dernier,  un  Français,  Anquelil- 
Duperron,  âgé  de  vingt-trois  ans,  s'embarquait  pour  l'Inde 
comme  simple  soldat,  no  pouvant  entreprendre  d'une 
autre  façon  le  lointain  voyage  qu'il  méditait.  Le  dessein 
de  cet  homme  courageux  dont  la  science  ne  pourra  jamais 
oublier  le  nom,  était  d'apprendre  sur  les  lieux  mêmes  les 
langues  du  pays.  Trompé  dans  son  espoir  de  pouvoir  étu- 
dier le  sanskrit  à  Chandernagor,  il  gagna  Pondichéry,  seul 
ot  presque  sans  ressources,  après  cent  jours  de  marche; 
des  rivages  du  golfe  du  Bengale  il  se  dirigea  vers  ceux  du 
golfe  d'Oman,  atteignit  Mahé,  puis  remonta  jusqu'à  Su- 
rate. C'est  là  que  gagnant  la  confiance  des  prêtres  d'une 
'  olonie  de  Parses,  il  fut  initié  à  la  connaissance  du  zend 
f't  du  huzvàrèche.  En  1762,  Anquetil-Duperron  revint  en 
France,  sans  fortune,  mais  avec  plus  de  cent  manuscrits. 
Quarante  et  quelques  années  après  il  mourait  à  Paris, 
pauvre  et  indépendant.  Les  textes  qu'il  avait  rapportés 
.(liaient  servir  à  fonder  une  science  nouvelle. 

Le  zend  est  la  langue  dans  laquelle  a  été  rédigé  le  texte 
antique  de  l'Avesta,  livre  sacré  du  zoroastrisme.  Nous 
n'avons  à  traiter  ici  ni  de  l'individualité  de  Zoroastrc  ni 
du  contenu  des  livres  sacrés  qui  lui  sont  attribués,  à  lui 
ou  à  ses  disciples.  Il  nous  suffira  de  dire  que  des  livres  de 
l'Avesta  il  ne  nous  est  parvenu  qu'une  laiblc  partie  :  le 
Vendidad,  le  Vispered,  le  Yaçna  et  un  certain  nombre  de 
morceaux  de  dévotion  intime,  de  méditations  privées,  con- 
nus sous  le  nom  de  petit  Avesta.  La  traduction  qu'en 
donna  Anquetil-Duperron  était  fort  défectueuse  ;  elle  avait 
été  faite  sur  les  indications  sans  critique  des  prêtres 
parses,  mais  Anquetil  en  déposant  ses  manuscrits  à  la 
bibliothèque  royale,  avait  fourni  à  ses  successeurs  l'uni- 


278  LA   LINGUISTIQUE. 

que  moyen  de  contrôler,  de  rectifier  et  de  poursuivre  so 
œuvre.  Cette  tâche  échut  à  un  Français,  Eugène  Burnoul 
dont  les  travaux  sur  l'ancien  perse,  langue  sœur  du  zend 
ont  également  illustré  le  nom.  Eugène  Burnouf  ne  fut  pa 
seulement  le  véritable  fondateur  de  la  grammaire  zende 
il  fut  aussi  le  chef  de  l'école  de  l'interprétation  des  livre 
zends  par  la  tradition,  école  dont  M.  Spi«gel  est  aujour 
d'hui  le  premier  représentant. 

Il  semble  avéré  que  le  zend  était  la  langue  des  pay 
éraniens  de  l'est.  Eugène  Burnouf  lui  donnait  pour  li 
mites,  au  nord  la  Sogdiane,  au  nord-ouest  FHyrcanie 
au  sud  l'Arachosie.  C'est  en  adoptant  cette  opinion  qu'o 
a  pu  donner  au  zend  le  nom  de  a  baktrien  »  qui,  assuré 
ment,  est  fort  admissible.  Quant  au  nom  de  «  zend  »,  aj: 
pliqué  à  la  langue  même  dans  laquelle  sont  rédigés  le 
anciens  textes  de  lAvesta,  ce  n'est  qu'une  appellatio] 
conventionnelle,  dont  le  premier  sens  n'est  peut-être  pa 
encore  tout  à  fait  éclairci,  mais  qu'il  serait  difficile  d 
détourner  aujourd'hui  de  son  sens  nouveau. 

L'alphabet  zend  est  purement  alphabétique,  c'est-à-dir 
que  chacun  de  ses  signes  figure  une  voyelle  ou  une  con 
sonne.  Il  contient  fort  peu  de  ligatures,  et  sa  lecture,  qu 
se  fait  de  droite  à  gauche,  est  assez  facile.  Son  origine  es 
assurément  sémitique,  mais  il  ne  paraît  pas  fort  ancien  e 
l'on  ignore  quel  pouvait  être  l'alphabet  dont  se  servaien 
les  Eraniens  de  l'est  au  temps  où  les  Perses,  leurs  voisin: 
du  côté  de  l'Occident,  employaient  des  caractères  cunéi- 
formes. 

Le  zend  comprend  deux  dialectes,  le  dialecte  ordinain 
et  le  dialecte  des  Gàthàs.  On  appelle  ainsi  un  certain  nom 
bre  de  morceaux  du  Yaçna  dont  l'interprétation  est  au- 
jourd'hui des  plus  difficiles.  Les  deux  dialectes  sont  fori 
rapprochés  l'un  de  l'autre  ;  celui  des  Gàthàs  est  regarde 
d'habitude  comme  le  plus  ancien  et  l'on  pense  qu'il  a  étt 


LANGUES    ERANIENNES.  279 

parlé  dans  les  régions  montagneuses  du  pays.  C'est  encore 
là  une  question  à  éclaircir. 

Le  système  des  voyelles  zendes  est  peu  compliqué.  Outre 
les  a,  2,  u  et  leurs  correspondantes  longues,  on  y  ren- 
contre un  h  long,  un  e  qui  semble  avoir  été  fort  bref,  deux 
autres  e  et  deux  o  dont  la  quantité  est  variable,  un  a  na- 
salisé et  un  a  très-labial.  Nous  avons  dit  déjà  que  le  zend, 
plus  pur  en  cela  que  le  sanskrit,  n'avait  point  réduit  à 
une  seule  et  unique  voyelle  les  anciennes  diphthongues 
«  ai,  au  ))  de  la  langue  commune  indo-européenne.  Il  re- 
présente la  première  par  a<?,  la  seconde  par  ao  ;  le  perse, 
plus  pur  encore,  conserve  les  deux  diphthongues,  primi- 
tives. C'est  ainsi,  par  exemple,  qu'une  forme  commune 
aitat  «  cela  »  donne  naissance  au  sanskrit  êtat^  au  zend 
aêtat^  au  perse  ««Va. 

Si  nous  passons  aux  consonnes  du  zend,  nous  avons  à 
remarquer  que  les  sifflantes  permutent  facilement  les  unes 
avec  les  autres  ;  c'est  là,  d'ailleurs,  un  phénomène  commun 
à  l'ensemble  des  langues  éraniennes.  Par  contre,  l'assimi- 
lation des  consonnes  d'ordres  divers  est  assez  restreinte,  à 
la  différence  de  ce  qui  se  passe  en  sanskrit. 

En  somme,  la  déclinaison  du  zend  est  fort  bien  con- 
servée. Elle  garde  au  singulier,  avons-nous  dit,  l'ancien 
ablatif  en  a  at  »  qui  a  eu  un  sort  si  malheureux  dans 
presque  toutes  les  autres  langues  indo-européennes.  De  la 
conjugaison  zende  nous  ne  pouvons  également  dire  qu'une 
chose,  c'est  qu'elle  aussi  est  bien  conservée  et  qu'elle  reflète 
assez  fidèlement  le  système  primitif  qui  lui  a  donné 
naissance. 

La  question  de  l'âge  de  la  langue  zende  peut  être  réso- 
lue, pensons-nous,  d'une  façon  assez  approximative.  Il  est 
difficile,  sans  doute,  d'émettre  une  opinion  quelconque  sur 
sa  première  et  lointaine  origine,  on  ne  peut  même  se  pro- 
noncer sur  l'époque  de  sa  disparition,  mais  il  est  permis  de 


280  LA  LLNGUISTIQUE. 

supposer  qu'à  un  moment  donné  le  baktrien  fut  contem- 
porain de  l'ancien  perse.  A  la  vérité,  nous  ne  connaissons 
ce  dernier  que  par  les  monuments  achéménides  des 
sixième,  cinquième  et  quatrième  siècles  avant  notre  ère,  el 
il  se  peut,  il  est  même  vraisemblable,  que  depuis  fort  long- 
temps il  était  déjà  parlé.  La  langue  de  l'Avesta,  le  contem 
même  de  ses  différents  textes,  ne  permettent  pas  de  l'éloi- 
gner des  monuments  perses,  et,  ainsi  que  nous  le  disions 
à  un  moment  donné  les  deux  langues  ont  du  être  parlée? 
en  même  temps,  l'une,  le  zend,  dans  TEran  oriental,  Tautre, 
le  perse,  dans  l'Eran  occidental. 

II.  Perse. 

Les  inscriptions  trilingues  en  caractères  cunéiformes, 
découvertes  en  Perse  sur  les  ruines  des  anciens  palais  el 
sur  le  flanc  des  rochers,  étaient  rédigées  en  perse,  en  assy- 
rien et  en  une  troisième  langue  dont  on  ne  connaît  aujour- 
d'hui encore  que  fort  peu  de  chose.  Nous  avons  parlé  plus 
haut  des  diverses  tentatives  d'interprétation  auxquelles  a 
donné  lieu  ce  dernier  idiome,  dont  le  texte  occupait  la 
seconde  colonne  (p.  iOl),  et  nous  avons  vu  que  l'assyrien, 
langue  de  la  troisième,  était  un  idiome  sémitique. 

C'est  au  commencement  de  ce  siècle,  en  1802,  qu'un 
savant  hanovrien,  Grotefend,  entama  le  déchiffrement  de 
la  première  colonne,  rédigée  en  perse,  ou,  comme  l'on  dit 
souvent,  en  ancien  perse.  Le  point  de  départ  de  sa  tenta- 
tive était  ingénieux  et  simple.  Partant  de  cette  idée  que  des 
inscriptions,  dont  quelques-unes  avaient  dû  coûter  une 
peine  considérable,  relataient  naturellement  des  événe- 
ments historiques  et  ne  pouvaient  être  que  des  annales 
royales,  il  remarqua  d'abord  la  fréquence  d'un  certain 
groupe  de  caractères  auxquels  il  attribua  le  sens  de  «  roi  ». 
Ce  groupe  était  suivi  souvent  du  même  groupe  augmenté 


LANGUES    ÉRANIENNES.  281 

(le  quelques  autres  signes;  Grotefend  en  conclut  que  ce 
dernier  n'était  que  le  génitif  pluriel  du  premier  et  il  pensa 
que  les  deux  groupes,  que  les  deux  mots,  avaient  le  sens 
de  «  roi  des  rois  ».  Le  nom  qui  précédait  ces  deux  groupes 
devait  être  forcément  un  nom  propre,  et  la  répétition  des 
mêmes  groupes  laissait  assez  entendre  qu'il  s'agissait 
d'une  indication  de  généalogies  :  «  Un  tel,  roi  des  rois, 
fils  d'un  tel,  roi  ».  Les  recherches  de  Grotefend  furent  le 
point  de  départ  du  déchiffrement  des  inscriptions  perses. 
Le  Danois  Rask  les  poussa  un  peu  plus  loin,  mais  il  était 
réservé  à  Eugène  Burnouf  et  à  Christian  Lassen  de  donner 
une  véritable  lecture  de  ces  inscriptions,  de  les  interpréter 
et  de  formuler  leur  grammaire.  Leurs  travaux  parurent 
simultanément,  en  France  et  en  Allemagne,  dans  le  cou- 
rant de  1836.  La  grammaire  de  l'ancien  perse  était  défini- 
tivement connue,  elle  était  comparée  méthodiquement  à 
celle  du  zend  et  du  sanskrit;  la  voie,  enfin,  était  ouverte  à 
ceux  qui  devaient  amener  l'étude  de  la  langue  perse  au 
point  où  nous  la  voyons  aujourd'hui  :  RawHnson,  Spie- 
gel  (1),  Oppert,  Kossowicz. 

Les  inscriptions  des  rois  achéménides  n'ont  qu'un  lexi- 
que très-restreint,  quatre  cents  et  quelques  mots  environ, 
y  compris  un  grand  nombre  de  noms  propres.  Gela  est  suf- 
fisant, toutefois,  pour  le  grammairien.  La  phonétique  du 
vieux  perse,  sa  déclinaison,  sa  conjugaison  n'ont  plus  de 
secrets.  Quelques  auteurs  ont  voulu  voir  dans  le  perse  une 
forme  linguistique  plus  ancienne  que  celle  du  zend  ;  d'autres 
auteurs,  au  contraire,  ont  prétendu  que  le  zend  se  rappro- 
chait plus  que  le  perse  de  la  langue  commune  indo-euro- 
péenne. On  peut  défendre,  nous  semble-t-il,  une  troisième 
opinion  :  le  perse,  comme  nous  l'avons  dit,  l'emporte  par- 
fois sur  le  zend,  et  parfois  le  zend  l'emporte  sur  le  perse. 

(1)  Die  altpersischen  keilinschriften.  Leipzig,  1862. 


282  LA  LINGUISTIQUE. 

Tous  deux,  en  principe,  ont  changé  en  h  la  sifflante  s  de 
l'indo-européen  commun  ;  mais  le  perse,  moins  correct 
que  le  zend,  laisse  souvent  tomber  cette  aspiration  là  où  ce 
dernier  la  conserve.  Tandis,  par  exemple,  que  le  sanskrit 
dit  asmi  ((  je  suis  »,  et  le  lithuanien  esmi^  le  zend  dit  ahmi 
et  le  perse  amiy.  Tandis,  par  contre,  que  le  vieux  perse 
conserve  telles  quelles  les  diphthongues  ai^  au  de  l'indo- 
européen  commun,  le  zend  les  change  en  aè  ou  o?'et  enao. 
Tous  deux,  comme  on  voit,  peuvent  à  juste  titre  revendi- 
quer la  priorité  dans  un  de  ces  exemples.  Il  serait  aisé, 
mais  superflu,  de  les  multiplier. 

Les  caractères  cunéiformes  de  la  première  colonne  des 
inscriptions  trilingues  sont  loin  d'être  aussi  nombreux  que 
ceux  des  deux  autres  colonnes.  On  en  compte  environ  une 
soixantaine,  tous  alphabétiques,  c'est-à-dire  représentant, 
non  point  une  syllabe,  mais  bien  une  consonne  ou  une 
voyelle  (1).  Ce  qui  augmente  singulièrement  leur  nombre, 
c'est  ce  fait  que  parfois  telle  ou  telle  consonne  est  repré- 
sentée par  un  signe  différent  selon  qu'elle  précède  telle  ou 
telle  voyelle.  Entre  chaque  mot  se  trouve  placé  un  coin 
penché  obliquement  ;  on  conçoit  combien  la  présence  de 
ce  signe  a  facilité  la  lecture  des  textes  perses. 

Quant  à  l'origine  même  de  cet  alphabet,  elle  n'est  pas 
encore  clairement  démontrée  ;  mais  on  peut  dire,  cepen- 
dant, que  les  cunéiformes  perses  ne  sont  qu'une  branche 
particulière  du  système  général  des  écritures  de  cette 
espèce.  Très-certainement,  c'est  la  plus  simple,  ou,  pour 
mieux  dire,  la  plus  simplifiée,  de  toutes  ces  écritures. 

111.  Armémen. 

Il  semble  que  l'arménien  se  soit  distingué  de  très-bonne 
heure  du  reste  des  langues  éraniennes  ;  il  occupe  en  tout 

(1)  Oppert.  Sur  la  formation  de  l'alphabet  perse.  Journal  asia- 
tique,  1874,  p.  238.  Paris. 


LANGUES    ÉRANIENNES.  28^ 

cas  une  place  particulière  dans  la  famille  éranienne,  une 
place  un  peu  indépendante. 

De  l'ancienne  période  de  l'arménien  nous  ne  savons 
que  fort  peu  de  chose,  particulièrement  ce  que  les  auteurs 
classiques  nous  en  ont  transmis.  Cette  première  période 
prit  fin  au  commencement  du  cinquième  siècle  de  notre 
ère.  La  période  de  l'arménien  classique  commence  à  cette 
époque.  Mesrob  crée  alors  l'alphabet  arménien,  qui  pro- 
céderait avec  l'alphabet  géorgien,  dit  M.  Frédéric  Mùl- 
ler  (1),  d'une  forme  sémitique,  notamment  de  l'écriture 
araméenne.  L'âge  d'or  de  l'arménien  dura  sept  cents  ans 
environ  et  ne  prit  fin  qu'au  commencement  du  douzième 
siècle.  Sa  littérature  fut  féconde,  ses  dialectes  assez  nom- 
breux, et  l'un  d'eux,  celui  de  la  province  d'Ararat,  s'éleva 
bientôt  à  l'état  de  langue  littéraire.  Aujourd'hui  encore, 
les  dialectes  arméniens  sont  nombreux  et  ce  serait  une 
erreur  que  de  les  regarder  comme  des  patois  de  la  langue 
littéraire.  Celle-ci,  tout  au  contraire,  a  paru  se  fixer  et  les 
dialectes  actuels  ne  sont  que  des  formes  plus  modernes  des 
anciens  dialectes.  Dès  le  onzième  siècle,  on  les  employait 
déjà  dans  la  langue  écrite,  aux  dépens  de  l'idiome  litté- 
raire. Ces  dialectes  semblent  se  diviser  aujourd'hui  en 
deux  groupes  assez  distincts,  le  groupe  oriental  compre- 
nant les  dialectes  d'Arménie,  de  Géorgie,  de  la  Russie  du 
sud-est,  de  la  Perse,  de  l'Inde,  et  le  groupe  occidental 
comprenant  ceux  de  Hongrie,  de  Pologne  et  de  Crimée. 

Une  des  grandes  caractéristiques  de  l'arménien  moderne, 
au  moins  de  l'arménien  occidental,  est  le  changement  des 
anciennes  explosives  fortes  en  explosives  faibles  et  des  an- 
ciennes explosives  faibles  en  explosives  fortes  :  les  A',  /,  p 
anciens  deviennent  9,  d,  b  et  les  g,  d,  b  deviennent  k,  t, 
p.  Le  système  des  consonnes  et  des  voyelles  est  assez  déve- 

(1)   liber  den  ursprung  der  armenischen  schrift.  Wenne,  1865. 


284  LA   LINGUISTIQUE. 

loppé.  Outre  les  explosives  que  nous  venons  de  citer  il 
comprend  un  assez  grand  nombre  de  sifflantes  et  deux 
sortes  de  r. 

Par  sa  déclinaison  l'arménien  l'emporte  de  beaucoup  sur 
le  persan,  dont  nous  aurons  à  nous  occuper  tout  à  l'heure, 
et  il  possède  encore,  en  partie,  les  anciens  éléments  indi- 
cateurs du  cas.  Il  l'emporte  de  même,  et  de  beaucoup, 
dans  la  conjugaison;  il  a  conservé,  en  effet,  les  anciens 
temps  moins  le  parfait  et  s'est  créé  trois  temps  nouveaux 
(un  parfait,  un  plus-que-parfait  et  un  futur)  en  employant 
des  formes  participiales.  Au  demeurant,  donc,  parmi  tous 
les  idiomes  néo-éraniens  actuellement  parlés,  l'arménien 
est  celui  qui,  par  la  conservation  relative  de  ses  formes,  se 
rapproche  le  plus  du  type  commun  de  toute  la  famille. 
Quant  à  son  lexique,  il  contient,  comme  celui  de  toutes  les 
-langues  éraniennes  modernes,  un  nombre  assez  notable  de 
mots  étrangers.  Les  uns  ont  été  tirés  du  grec  au  moyen 
ùge;  les  autres,  plus  nombreux,  ont  été  empruntés  jadis  à 
l'araméen.  Mais  le  fond  même  du  vocabulaire  est  bien  éra- 
nien,  comme  l'est,  d'ailleurs,  la  grammaire  tout  entière. 

L'arménien  a  été  écrit  jadis,  sinon  d'une  façon  con- 
stante, au  moins  dans  certains  documents,  en  caractères 
cunéiformes.  On  a  trouvé  des  inscriptions  de  cette  espèce 
dans  les  ruines  d'Armavir  notamment,  non  loin  du  mont 
Ararat.  L'écriture  cunéiforme  arménienne  n'est  pas  alpha- 
bétique comme  celle  du  perse,  elle  est  syllabique  ;  chaque 
signe  représente,  non  pas  une  consonne  ou  une  voyelle, 
mais  bien  une  syllabe. 

IV.  Huzvârèche, 

L'Avesta,  ou,  pour  mieux  dire,  les  livres  de  FAvesta  qui 
subsistaient  encore  au  moyen  âge,  furent  traduits  à  cette 
époque  dans  une  langue  que  nous  connaissons  non-seule- 


LANGUES    ERANIENNES.  285 

ment  par  cette  traduction,  mais  encore  par  un  certain  nom- 
bre d'inscriptions  monétaires  et  un  écrit  cosmogonique 
très-important,  le  Bundehèche.  On  a  tout  d'abord  donné 
à  cette  langue  le  nom  de  pehlvi^  qui  semble  un  peu  trop 
général  ;  celui  de  huzvârèche,  comme  l'ont  démontré  Jo- 
seph Millier  et  M.  Spiegel  (1),  est  le  seul  qui  lui  con- 
vienne, le  seul  qu'elle  ait  porté.  On  admet  assez  commu- 
nément aujourd'hui  que  cette  langue  était  parlée  dans  le 
district  occidental  de  Sevâd.  De  son  origine  l'on  ne  peut 
rien  dire  de  précis,  mais  les  monnaies  dont  les  légendes 
sont  rédigées  en  cet  idiome  et  qui  datent  de  l'époque  des 
rois  Sassanides  nous  indiquent  qu'elle  était  encore  en 
usage  au  milieu  du  septième  siècle  de  notre  ère. 

Parmi  les  langues  sur  lesquelles  s'est  fait  sentir  le  plus 
fortement  l'influencé  d'un  idiome  étranger,  on  peut  citera 
juste  titre  le  huzvàrèche.  L'araméen  l'a  pénétré,  pour  ainsi 
dire,  de  toutes  parts  ;  sa  phonétique,  sa  grammaire,  son. 
lexique  offrent  à  chaque  instant  les  preuves  les  moins  équi- 
voques de  l'influence  araméenne.  S'il  pouvait  exister  une 
langue  ujixte,  le  huzvàrèche  serait  assurément  l'un  des 
exemples  les  plus  éclatants  de  ce  phénomène.  Mais  il  ne 
saurait  y  avoir  d'hybrides  de  cette  sorte  et  le  huzvàrèche  est 
en  réalité  un  idiome  éranien,  tout  comme  l'anglais,  mal- 
gré tout  ce  qu'il  tient  du  français,  est  un  idiome  germa- 
nique. A  côté  des  éléments  araméens  que  présente  la  lan- 
gue de  l'époque  des  Sassanides,  celle  du  Bundehèche 
compte  un  certain  nombre  d'éléments  arabes  qui  trahis- 
sent sa  forme  plus  récente  ;  ce  livre  est  dû  peut-être  à  quel- 
que Parse  érudit  qui  connaissait  à  fond  la  langue  de  la 
traduction  des  livres  sacrés  (2). 

La  grammaire  huzvàrèche  a  bien  perdu  de  cette  correc- 


(1)  Grammatik  der  fiuzvâreschsprachej  p.  21.  Vienne,  185G. 

(2)  F.  JLSTi.  Der  Dundehescli,  Préface,  p.  viii.  Leipzig-,  1868, 


286  LA   LINGUISTIQUE. 

tion,  de  cette  fidélité  aux  formes  antiques,  qui  caractéri- 
saient le  zend  et  le  perse  ancien.  Le  genre  des  noms  ne  peut 
plus  se  distinguer  par  la  désinence,  le  duel  a  disparu  ;  Tac- 
cusatif  n'a  pas  plus  de  terminaison  que  le  nominatif;  le 
génitif,  ou,  pour  mieux  dire,  l'idée  qui  répond  à  ce  qu'ex- 
primait l'ancienne  forme  du  génitif,  est  rendue  par  l'entre- 
mise d'un  élément  i  reste  d'un  ancien  pronom  relatif; 
l'idée  qui  répond  à  l'ancienne  forme  du  datif,  est  expri- 
mée au  moyen  de  particules,  de  véritables  prépositions. 
La  conjugaison  a  tout  autant  soufTert.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  fond  même  de  la  langue  est  toujours  demeuré  éranien. 
C'est  ce  qui  apparaît  bien  clairement  dans  ce  fait  que  le 
buzvârèche  possède  des  verbes  composés,  formés  non-seu- 
lement d'une  racine  éranienne  et  d'une  préposition  éra- 
nienne ,  mais  encore  d'une  racine  éranienne  et  d'une 
préposition  sémitique,  d'une  racine  sémitique  et  d'une  pré- 
position éranienne,  et,  ce  qui  est  bien  plus  curieux,  d'une 
racine  sémitique  et  d'une  préposition  également  sémitique. 
Or  l'on  sait  que  le  sémitisme,  à  la  différence  de  l'indo- 
européen,  n'a  point  de  verbes  composés  ;  il  n'a  aucune 
forme,  par  exemple,  qui  puisse  à  côté  du  mot  «  prendre  » 
répondre  à  nos  formes  «  apprendre,  comprendre,  repren- 
dre, entreprendre  »  et  autres  semblables. 

Il  y  a  peu  d'alphabets  qui  soient  moins  pratiques  que 
l'alphabet  huzvârèche.  Un  seul  et  même  caractère  y  ex- 
prime souvent  plusieurs  sons  différents  et  il  s'y  rencontre 
\\\\  assez  grand  nombre  de  ligatures,  c'est-à-dire  d'agglo- 
mérations de  plusieurs  caractères  groupés  en  un  seul 
signe.  Aussi,  dans  les  écrits  de  linguistique,  ne  cite-t-on 
que  très-rarement  les  mots  du  huzvârèche  sous  la  forme  de 
leur  propre  écriture  ;  on  les  transcrit  plutôt  en  caractères 
latins  ou  bien  encore  en  caractères  hébraïques  ou  arabes. 


LANGUES    ÉRANIENNES.  287 


V.  Parsi, 


On  a  donné  quelquefois  au  parsi  le  nom  de  «  pàzend  »  . 
C'était  là  un  nom  inexact.  Pour  les  Orientaux  modernes 
2end  et  pâzend  sont  des  noms  de  livres,  non  point  de  lan- 
gues et  leur  opinion  sur  ce  point  paraît  parfaitement  fon- 
dée. A  la  vérité  le  nom  de  «  zend  »  a  prévalu  sur  tout  autre 
lorsqu'il  s'est  agi  de  désigner  la  langue  de  l'Avesta,  mais 
•celui  de  «  pâzend  »  n'est  point  tellement  accepté  qu'on  ne 
puisse  lui  substituer  le  terme  bien  plus  juste  de  parsi  u  lan- 
gue des  Parses  )) . 

Le  parsi  fut  très-certainement  contemporain  du  huzvà- 
rèche,  mais  il  luitsurvécut  de  plusieurs  centaines  d'années 
et  fut  à  la  fois  langue  vulgaire  et  langue  littéraire.  Il  était 
parlé  d'ailleurs  dans  une  région  plus  orientale  de  l'Eran 
et  l'on  n'y  trouve  point  cette  foule  d'éléments  araméens  que 
possède  le  huzvàrèche. 

La  grammaire  du  parsi  est,  comme  la  grammaire  du 
buzvàrèche,  bien  éloignée  de  cette  apparence  antique  qui 
distingue  le  zend  et  le  vieux  perse.  Il  n'est  pas  éloigné  du 
huzvàrèche,  mais  il  se  rapproche  beaucoup  du  persan. 
Toutefois  il  l'emporte  d'une  façon  très-visible  sur  ce  dernier 
idiome  ;  c'est  ainsi,  par  exemple,  qu'il  conserve  beaucoup 
mieux  les  éléments  pronominaux  anciens,  et  qu'il  possède 
un  grand  nombre  de  verbes  que  le  persan  ne  connaît  plus. 
Eugène  Burnouf  et  M.  Spiegel  pensent  que  le  parsi  a  pu 
•«Hre  parlé  jusqu'à  l'époque  du  poëte  persan  Firdousi,  c'est- 
à-dire  jusqu'aux  premières  années  du  onzième  siècle. 

Le  parsi  n'a  point  de  système  particulier  d'écriture; 
tantôt  il  emploie  les  caractères  zends,  tantôt  il  se  sert  des 
caractères  arabes. 

Aujourd'hui  les  Parsis  sont  établis  principalement  à 
Bombay,  à  Surat,  à  Baroda  et  dans  le  Gouzerat,  au  nom- 


288  LA    LliNGUISTlQUE. 

bre  de  cinquante  mille  pour  certains  auteurs,  de  quatre- 
vingt  mille  pour  d'autres,  pour  d'autres  encore  au  nombre 
de  cent  cinquante  mille. 

VI.  Persan. 

De  toutes  les  langues  éraniennes  modernes  le  pei'san^  ou 
«  néo-perse  »,  est  la  plus  répandue  et  la  mieux  connue.  Le 
persan  est  un  dialecte  éranienqui,  depuis  l'an  1000  envi- 
ron, devint  une  langue  littéraire.  Nous  n'avons  pas  à  faire 
ici  l'histoire  de  sa  littérature  ;  disons  seulement  qu'elle  fut 
d'une  importance  considérable.  Elle  aborda  simultanément 
la  poésie,  l'histoire,  les  sciences.  Le  «Livre  des  Rois  »  de 
Firdousi  (fin  du  dixième  siècle  et  commencement  du  on- 
zième) est  une  épopée  nationale  qui  peut  rivaliser  avec  les 
œuvres  capitales  de  bien  d'autres  langues  littéraires  (I). 

Le  persan  a  adopté  les  caractères  arabes  augmentés  de 
quatre  lettres  «p,  tch,  j,  g   (dur)  ». 

La  déclinaison  n'existe  plus  en  persan  :  on  joint  sim- 
plement au  nom  certaines  prépositions  lorsqu'il  s'agit 
d'exprimer  l'idée  du  datif  et  celle  de  l'accusatif.  S'agit-il 
de  rendre  l'idée  du  génitif  on  intercale,  comme  en  huzvâ- 
rèche  et  en  parsi,  l'élément  i,  reste  d'un  ancien  pronom 
relatif  :  dast  i  pusar  «  la  main  de  l'enfant  »,  pusar  i  man 
«  mon  enfant  »,  ce  qui  revient  à  dire  :  la  main  qui  (est 
celle  de)  l'enfant;  l'enfant  qui  (est)  le  mien.  C'est  un  pro- 
cédé syntaxique. 

La  conjugaison  est  également  simplifiée.  Les  suffixes 
personnels  sont  assez  bien  conservés  —  m  k  \a.  première 
personne  du  singulier  et  du  pluriel,  d,  pour  un  «  t  »  plus 
ancien,  à  la  troisième  personne,  —  mais  les  temps  sont 

(1)  MoiiL,  Firduusi.  Le  livre  des  rois  publié  en  persan  avec  une  tra- 
duction française  en  regard,  Paris,  1838,  ss. 


LANGUES    ÉRANIENNES.  289 

traités,  comme  l'ont  été  les  cas,  au  moyen  de  procédés 
modernes  :  le  persan,  en  un  mot,  est  devenu  une  langue 
analytique. 

Quant  au  lexique  persan,  il  contient  un  grand  nombre 
de  mots  empruntés  à  l'arabe.  Au  surplus,  à  côté  de  la 
langue  persane  littéraire  il  existe  un  certain  nombre  de 
dialectes  populaires  (par  exemple  le  mazandaran),  qui  ont 
chacun  quelques  particularités  aussi  bien  sous  le  rapport 
du  vocabulaire  que  sous  le  rapport  de  la  phonétique  et, 
parfois,  sous  celui  des  formes  elles-mêmes. 

VII.  OssclCy  kourde,  béloutche^  afghan^  etc. 

Bien  que  réunis  sous  une  seule  et  môme  rubrique,  ces 
(Hfférents  idiomes  ne  sont  pas  plus  rapprochés  entre  eux 
dans  la  famille  éranienne  que  ne  le  sont  tels  ou  tels  des 
autres  idiomes  dont  nous  avons  parlé  ci-dessus. 

La  déclinaison  de  ïossète  est  plus  riche  que  celle  du 
persan;  sa  conjugaison,  par  contre,  est  assez  analogue  à 
celle  de  cette  dernière  langue,  et,  en  somme,  il  se  rap- 
proche davantage  des  formes  éraniennes  plus  anciennes 
que  l'on  rencontre  en  arménien,  en  liuzvârèche,  en  parsi. 
L'ossète  est  parlé  au  nord  et  au  sud  du  Caucase,  aux  alen- 
tours du  col  de  Dariel,  c'est-à-dire  vers  le  centre  même  de 
cette  chaîne  de  montagnes,  et  il  se  divise  en  un  certain 
nombre  de  dialectes. 

On  peut  dire  d'une  façon  sommaire  que  le  kourde  est 
allié  de  près  au  persan,  plutôt  peut-être  aux  dialectes  de 
cette  langue  qu'à  l'idiome  littéraire  lui-même.  Sa  phonéti- 
que semble  plus  altérée  que  celle  du  persan.  On  compte 
chez  les  Kourdes  un  certain  nombre  de  dialectes  dont  le 
principal  est  le  ((  kourmandji  »,  dialecte  occidental,  parlé 
depuisMossoul  jusqu'à  l'Asie  Mineure.  Le  «zaza»  est  moins 
pur  sous  certains  rapports,  plus  pur  sous  certains  autres. 

LINGUISTIQUE.  ■f9 


290  LA    LINGUISTIQUE. 

Le  bélouîche  se  rapproche  du  kourde.  Il  contient  un 
assez  grand  nombre  d'éléments  étrangers,  notamment  de- 
mots  empruntés  à  l'arabe. 

Quelques  auteurs  seraient  portés  à  ne  pas  considérer 
Vafghan  —  «  pachto  »  ou  «  pouchtou  »  —  comme  une 
simple  langue  éranienne;  il  faudrait  le  regarder  comme 
un  idiome  indépendant,  formant  une  classe  par  lui-même 
et  apparenté  aux  langues  hindoues  tout  aussi  bien  qu'aux 
langues  éraniennes.  L'opinion  de  M.  Frédéric  MùUer  est 
différente:  l'afghan  est  à  ses  yeux  un  dialecte  de  l'éranien 
oriental,  le  descendant  d'un  ancien  dialecte  de  laBaktriane. 
Sa  conjugaison  est  inférieure  encore  à  celle  du  persan; 
celui-ci,  en  effet,  a  conservé  certaines  formes  anciennes 
du  temps  présent,  tandis  que  l'afghan  les  a  toutes  per- 
dues :  la  racine  du  verbe  et  le  thème  du  temps  présent 
sont  ordinairement  identiques  chez  lui.  Quant  à  son  lexi- 
que il  contient  un  certain  nombre  de  mots  persans  et  de 
mots  arabes. 

Nous  sommes  loin  d'avoir  cité  tous  les  idiomes  éraniens 
modernes.  A  côté  de  ceux  dont  nous  venons  de  parler,  et 
que  l'on  peut  regarder  comme  les  plus  importants  et  les 
mieux  connus,  il  en  est  un  certain  nombre  d'autres  :  lai 
langue  des  Loures  (Bachtiaris  et  Féilis),  dont  l'on  ne  pos-*i 
sède  que  fort  peu  de  documents,  est  assez  rapprochée  dui 
kourde;  la  langue  des  Tàts,  au  sud-est  du  Caucase,  n'es^ 
pas  éloignée  du  persan. 

Il  est  certain,  d'ailleurs,  que  bien  des  dialectes  éraniensj 
autres  que  le  zend,  le  perse,  le  liuzvârèche,  le  parsi,  ont) 
péri  dans  le  cours  des  âges.  II  se  peut  que  parmi  les  popu- 
lations auxquelles  les  auteurs  anciens,  notamment  les  au- 
teurs grecs,  ont  donné  le  nom  de  «  scythiques  »,  il  s'en 
trouvât  dont  la  langue  fût  incontestablement  éranienne;  il 
existe  à  cet  égard  quelques  présomptions  assez  vraisem- 
blables, mais  les  documents  dont  on  dispose  sont  encore 


GREC.  291 

trop  restreints  pour  qu'il  soit  possible  d'émettre  à  ce  sujet 
une  opinion  définitive. 

Certaines  langues  de  l'Asie  Mineure  ont  été  rangées  éga- 
lement au  nombre  des  langues  crâniennes,  le  phrygien, 
par  exemple,  que  l'on  a  rapproché  plus  particulièrement 
de  l'arménien,  le  lycien,  le  carien,  d'autres  encore;  mais 
cette  classification  est  peut-être  prématurée.  Il  y  faudrait 
plus  de  réserve.  Nous  pensons  ne  devoir  dire  quelques  mots 

I  de  ces  idiomes  qu'en  énumérant   un  certain  nombre   de 
langues  dont  le  caractère  indo-européen  est  évident,  mais 

I  dont  la  position  véritable,  dans  l'ensemble  de  cette  famille 

\  linguistique,  n'est  pas  encore  établie. 

î 

j  §  3.  Branche  hellénique. 

De  toutes  les  langues  indo-européennes  parlées  en  Eu- 
rope, le  grec  est  incontestablement  celle  qui  se  rapproche 
le  plus  du  sanskrit  et  des  langues  éraniennes.  Il  est  pos- 
sible, il  est  même  probable,  que  la  connaissance  des  idio- 
mes indo-européens  de  l'Asie  Mineure,    le  phrygien,    le 
lycien  et  autres,  montrera  un  jour  que  ^ces  liens  sont  plus 
intimes  qu'on  ne  le  suppose.  Nous  reviendrons  un  peu  plus 
loin  sur  cette  question  des  degrés  de  parenté  des  différentes 
langues  indo-européennes.  Ici  il  nous  suffit  de  prémunir 
le  lecteur  contre  cette  opinion,  jadis  très-répandue  et  au- 
jourd'hui encore  assez  courante,  que  le  grec  et  les  langues 
italiennes  forment  une  branche  particulière  de  la  grande 
ijl  famille  linguistique  à  laquelle  ils  appartiennent.  Le  grec, 
I  sans  doute,  a  des  rapports  bien  intimes  avec  le  latin,  mais 
i  il  a  des  rapports  tout  aussi  intimes  avec  les  langues  indo- 
j  européennes  de  l'Asie,  le  sanskrit  et  le  perse;  le  latin, 
j  d'autre  part,  est  en  bien  des  points  plus  rapproché  des 
'  langues  celtiques  qu'il  ne  l'est  du  grec. 
I      Le  grec  a  beaucoup  mieux   conservé  le  système  des 


292  LA   LINGUISTIQUE. 

voyelles  de  l'indo-européen  commun  qu'il  n'a  conservé  le 
système  des  consonnes  ;  sous  ce  rapport  il  se  rapproche 
tout  particulièrement  du  zend  et  du  vieux  perse.  Il  garde, 
par  exemple,  les  anciennes  diphthongues  que  le  latin, 
comme  le  sanskrit,  réduit  en  une  voyelle  longue.  En  ce 
qui  touche  les  consonnes  il  est  moins  correct.  Un  de  ses 
changements  les  plus  caractéristiques  est  celui  des  explo- 
sives aspirées  ^A,  dh^  bh,  en  aspirées  kh,  th^  ph  (x,  0,  9). 
On  ne  saurait  dire  sous  quelle  influence  se  fit  cette  varia- 
tion; le  fait  est  qu'elle  est  constante.  Tandis  que  le  san- 
skrit dit  dîrghas  «  long  »,  bharâmi  «  je  porte  »,  le  grec 
dit  ookiyàc^i  <p^pw.  Loin  de  maintenir,  comme  l'a  fait  le 
latin,  tous  les  «  k  »  primitifs,  il  les  change  souvent  soit  en 
/?,  soit  en  t.  Tandis,  par  exemple,  que  le  latin  dit  quis^ 
quinque^  il  dit  tic,  T.i^.T^z  et  ttsvts. 

Mais  c'est  lorsqu'il  s'agit  des  «  s,  y,  v  »  primitifs  qu'il 
s'écarte  le  plus  du  type  commun  et  qu'il  se  montre  infé- 
rieur à  tous  les  autres  idiomes  indo-européens,  à  tous  sans 
exception.  Un  mot  commence-t-il  par  s,  il  change  d'habi- 
tude cette  sifflante  en  un  esprit  rude,  que  Ton  transcrit 
ordinairement  par  h  ;  c'est  ainsi  que  yjcu;  a  doux  »  corres- 
pond au  sanskrit  «  svâdus  »,  eTTià  «  sept  »  au  latin  «  sep- 
tem  »,  ïvjjç>6z,  «beau-père»  au  latin  «socer».  Parfois 
cette  sifflante  disparaît  tout  à  fait,  notamment  lorsqu'elle 
se  trouve  entre  deux  voyelles.  Le  «  y  »  primitif  tombe  fort 
souvent,  lui  aussi,  surtout  entre  deux  voyelles.  Au  com- 
mencement des  mots  il  se  change  en  X,  (prononcez  a  dz  ») 
ou  en  esprit  rude  ;  c'est  ainsi  que  ^u^év  «  joug  )),ji 
aYio?  «saint»  correspondent  au  sanskrit  «yugam,yajyas)). 
Le  «  V  »  primitif  tombe,  en  principe,  dans  le  grec  classi- 
que, ou  bien  se  change  en  u.  L'indo-européen  commun 
disait  «  kvans  »,  au  nominatif,  «  le  chien  »  :  le  sanskrit 
dit  «  çvâ  »,  le  grec  dit  y.6o)v,  changeant  le  «  v  »  en  u.  Il  le 
laisse  tomber  dans  véo^  «  nouveau  »,  oi/.oç  «  maison  »^ 


GREC.  298 

cl;  ((  brebis  »,  qui  correspondent  au  sanskrit  a  navas, 
vêças,  avis  ».  Certains  dialectes,  ainsi  que  nous  le  verrons 
tout  à  l'heure,  ont  maintenu  l'ancien  «  v  »  sous  la  forme 
du  digamma,  et  disent  nevos,  voïkos,  ovzsymais  le  digamma 
ne  prévalut  point  dans  l'idiome  d'Athènes  que  les  événe- 
ments politiques  rendirent  prépondérant  et  classique. 

Moins  compliquées  que  les  lois  phonétiques  du  sanskrit, 
celles  du  grec  sont  pourtant  assez  importantes.  Elles  re- 
posent, en  général,  sur  une  vive  tendance  à  l'assimilation 
des  consonnes  d'ordre  différent  qui  viennent  à  se  ren- 
contrer. Le  «  zétacisme  »  joue  également  un  grand  rôle 
dans  tous  les  dialectes  grecs  :  les  groupes  organiques 
«  g -f- y  »,  «  d-f-y  »  se  changent  souvent  en  ^.  Ainsi 
Zs'jç  correspond  à  la  forme  sanskrite  a  dyàus  ».  A  la  fin 
des  mots  le  grec  n'admet  point  d'autres  consonnes  que  s 
ou  n;  ainsi  tous  les  a  m  »  qui  terminent  l'accusatif  singu- 
lier se  changent  en  v  ou  bien  tombent  :  le  grec  dit  (pépovia 
((  portant  »,  vauv  «  vaisseau  »,  tandis  que  le  sanskrit,  plus 
correct,  dit  «  nàvam  ». 

La  déclinaison  du  grec  est  bien  conservée.  Elle  a  perdu, 
à  la  vérité,  l'ablatif  singulier,  mais  elle  a  gardé  l'ancien 
locatif  tant  au  pluriel  qu'au  singulier.  Parfois,  celui-ci 
sert  de  datif  :  [xr^xpi  «  à  la  mère  »,  véy.ui  a  au  mort  », 
xoi[j.évi  «  au  berger  »,  mais  la  forme  n'a  rien  de  commun 
avec  celle  du  datif  et  elle  n'en  a  pris  la  signification  que 
par  la  suite  des  temps.  Le  locatif  du  pluriel  est  en  si  :  vausi 
«  dans  les  vaisseaux  »,  'AOrivr^c,  ^0\u\).TdaGi .  Les  gram- 
maires classiques  en  font  autant  de  datifs,  ce  qui  est  tout 
à  fait  inexact.  Le  grec  possède  aussi,  sous  la  forme  uni- 
que 91,  la  désinence  de  l'instrumental  singulier  «  bhi  »  et 
de  l'instrumental  pluriel  «  bhis  »,  que  beaucoup  d'autres 
langues  indo-européennes  ont  perdue.  La  grammaire  an- 
cienne traitait  cette  désinence  ci  de  simple  addition  ;  en  réa- 
llité  il  s'agit  d'un  véritable  cas.  Quant  au  duel,  le  grec  le  pos- 


294  LA   LINGUISTIQUE. 

sède  en  partie;  il  en  a  perdu  le  locatif  et  le  Yéritable  gé- 
nitif. Somme  toute,  on  peut  dire  que  sa  déclinaison  est  la 
mieux  conservée  après  celle  du  sanskrit  et  des  anciennes 
langues  éraniennes. 

Si  nous  passons  à  la  conjugaison,  nous  voyons  que  le 
grec  possède  l'ancienne  voix  intransitive  Çkùo]j.OLi,  AusTai) 
que  les  langues  italiques,  celtiques,  slaves  et  lettiques  ont 
perdue  ;  c'est  un  grand  avantage.  D'autre  part,  il  conserve 
assez  bien  les  six  temps  anciens.  Il  s'est  créé,  d'ailleurs, 
un  certain  nombre  de  temps  nouveaux,  entre  autres,  un 
plus-que-parfait  tiré  du  parfait  redoublé.  En  somme,  on 
peut  dire  que  le  grec  ancien  est  assez  fidèle  au  type  com- 
mun d'où  il  est  sorti,  lorsqu'il  s'agit  de  la  formation  des 
mots,  mais  qu'en  bien  des  points  de  sa  phonétique  il  s'en 
est  singulièrement  écarté. 

Les  différences  dialectiques  sont  presque  toutes  d'ordre 
phonétique.  On  compte  un  grand  nombre  de  dialectes  grecs, 
mais  ils  se  groupent  tous  assez  facilement  sous  quatre  for- 
mes spéciales,  l'éolien,  le  dorien,  l'ionien,  l'attiquc.  Par- 
fois même  on  ne  fait  de  ces  quatre  dialectes  que  deux  gran- 
des classes  :  l'éolien  et  le  dorien  formeraient  un  groupe 
à  eux  deux,  l'ionien  et  l'attique  en  formeraient  un  autre. 

L'éolien  proprement  dit  (1)  était  parlé  en  Asie  Mineure: 
Alcée,  Sapho  écrivirent  dans  le  dialecte  de  Lesbos.  Il  pos- 
sède le  digamma  correspondant  au  «  v  »  antique  et  re- 
double volontiers  les  consonnes  liquides  :  il  dit,  par 
exemple,  i]x\)J.  «  je  suis  ».  Là  où  l'ionien  dit  'q  pour  «  â  » 
plus  ancien,  il  conserve  souvent  cette  dernière  voyelle. 
Entre  autres  faits  également  caractéristiques,  il  possède 
un  plus  grand  nombre  de  verbes  en  y.i  que  la  langue 
ordinaire  :  il  dit,  par  exemple,  (ptXr^jj.i  «  j'aime  ».  Le  béo- 


(1)  AiiRENS.  De  grœcœ  linguœ  dialectis.  2  vol.  Gœttingen,  1839- 
1843. 


i 


GREC.  295 

tien  appartenait  au  même  groupe.  Il  a  laissé  peu  de  pro- 
ductions littéraires;  il  use  du  digamma,  condense  les 
diphtbongues  en  une  simple  voyelle  longue,  dit  également 
(«  â  »  là  où  rionien  dit  yj  et  met  souvent  un  §  à  la  place 
du  ^  ordinaire  :  l'attique  dit  Zrj;,  l^u^wV,  le  béotien  dit 
As'jç,  c'jvov.  Le  thessalien,  dont  il  n'y  a  que  fort  peu  de 
restes,  faisait  partie  lui  aussi  du  groupe  éolien  ;  on  le 
tenait,  à  Athènes,  pour  un  dialecte  assez  barbare. 

Le  dorien  était  parlé  dans  presque  tout  le  Péloponnèse, 
en  Crète  et  dans  les  colonies  grecques  de  Sicile,  de  Libye, 
de  l'Italie  méridionale.  Pindare  écrivit  en  dorien.  On  y 
distingue  deux  sous-dialectes,  l'un  plus  rigoureux  que 
l'autre.  Le  dorien  possédait  le  digamma  et  conservait  le 
<(  t  »  ancien  que  la  langue  classique  changeait  en  a; 
il  disait,  par  exemple,  cicwit  «  il  donne  ))  ,  /"'//.an, 
fd'ÂOL"A  «  vingt  ». 

L'ionien  eut  deux  périodes  :  une  période  ancienne  et 
épique,  celle  de  la  langue  d'Homère  et  d'Hésiode,  une  pé- 
riode plus  récente,  celle  d'Hérodote.  On  le  parlait  en  cer- 
taines localités  de  l'Asie  Mineure,  en  Attique  et  dans  un 
grand  nombre  d'iles. 

Bien  des  auteurs  rattachent  l'attique  à  l'ionien  ;  il  en 
diffère  fort  peu,  en  effet,  et  peut  être  envisagé  comme  un 
dialecte  ionien.  C'était  la  langue  d'Athènes,  la  langue 
d'Eschyle,  de  Sophocle,  d'Euripide,  d'Aristophane,  de  Thu- 
cydide, de  Démosthène  ;  c'est  elle  qui  prédomina,  par  la 
suite  des  temps,  sur  les  autres  dialectes,  c'est  elle  qu'ont 
toujours  en  vue  les  réformateurs  de  la  langue  grecque 
moderne. 

Chaque  dialecte,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  eut  sa  litté- 
rature ;  toutefois,  grâce  aux  circonstances  politiques,  le 
•dialecte  attique  gagna  peu  à  peu  une  prédominance  incon- 
testée et  devint  la  langue  écrite  commune,  le  dialecte 
-commun    yj    xoivy]    otâXsy.To;.    Cette    extension    un    peu 


296  LA    LINGUISTIQUE, 

factice  fut  précisément  la  cause  de  sa  décadence  et  de  sa 
corruption.  Le  dialecte  commun  ne  fut  plus  dans  la  bou- 
che des  Grecs  étrangers  à  l'Attique,  et  encore  moins  dans 
la  bouche  des  barbares  qui  l'acceptèrent,  ce  qu'il  était  à 
Athènes;  il  devint  petit  à  petit  le  byzantin^  la  langue  by- 
zantine du  moyen  âge. 

Le  grec  moderne  lui  succéda  :  on  lui  donne  le  nom  de 
romaïfiue,  souvenir  du  vieil  empire  romain;  c'est  un  nom 
malheureux,  qui  peut  prêter  à  confusion  et  dont  nous  ne 
nous  servirons  pas. 

La  position  du  grec  moderne  vis-à-vis  du  grec  ancienne 
saurait  être  comparée  à  celle  des  langues  romanes  vis-à- 
vis  du  latin.  Celles-ci  sont  bien  autrement  éloignées  de 
leur  ancêtre  commun  que  ne  l'est  le  grec  moderne  du  grec 
de  l'antiquité. 

Le  grec  actuel  comprend  un  grand  nombre  de  dialectes 
qui  diffèrent  assez  sensiblement  les  uns  des  autres,  et 
que  l'on  rencontre  non-seulement  dans  les  îles,  mais  en- 
core sur  le  continent,  comme  par  exemple  le  tsaconien 
parlé  en  pleine  Morée.  Quant  à  la  langue  littéraire,  la 
langue  commune,  elle  est  réellement  peu  éloignée  de  la 
langue  classique  d'il  y  a  deux  mille  ans. 

C'est  précisément  cette  grande  ressemblance  qui  a  donne 
à  (quelques  Hellènes  l'idée  d'une  rénovation  de  leur  lan- 
gue, fondée  sur  le  retour  aux  formes  et  aux  expressions 
mêmes  de  la  langue  de  Thucydide.  Aucune  tentative  ne 
pouvait  être  moins  pratique  ;  celle-ci  rentre  dans  le  do- 
maine de  la  fantaisie  et  de  la  curiosité.  Le  grec  moderne 
diffère  bien  peu,  sans  doute,  du  grec  ancien,  mais  il  eu 
diffère  très-nettement.  Il  a  perdu  les  formes  du  duel  et  le 
datif  :  ce  dernier  cas  n'est  employé  que  dans  la  littérature 
la  plus  élevée  et  il  serait  pédant  de  s'en  servir  dans  la  con- 
versation, ou  même  dans  la  httérature  courante.  L'ancien 
infinitif  en  £tv  n'est  plus  employé,  non  plus,  que  dans  la 


GREC.  297 

littérature  pseudo-classique;  on  le  remplace  ordinaire- 
ment par  une  forme  conjonctive  :  «  je  veux  venir  » 
s'exprime  par  cette  formule  analytique  OéXo^  va  DSiù 
«  je  veux  que  je  vienne  » .  Le  futur  est  également  analy- 
tique :  il  est  formé ,  entre  autres  façons ,  du  présent 
précédé  d'une  conjonction.  Il  y  a  bien  d'autres  exemples 
d'analytisme  dans  la  conjugaison  du  grec  moderne,  mais 
nous  en  avons  dit  assez  pour  ne  pas  insister  davan- 
tage (1). 

Le  grec  moderne  se  distingue  encore  du  grec  ancien  par 
un  fait  qui,  pour  ne  pas  se  rapporter  aux  formes  elles- 
mêmes  des  mots,  n'en  est  pas  moins  très-important  :  l'ac- 
cent, chez  lui,  tient  lieu  de  prosodie.  En  d'autres  termes, 
la  syllabe  longue  du  grec  moderne  est  celle  qui  porte  l'ac- 
cent, la  syllabe  brève  est  celle  qui  n'est  pas  accentuée.  Ce 
phénomène  n'est  point  particulier  à  la  langue  grecque  ; 
nous  verrons  dans  le  chapitre  consacré  aux  langues  ger- 
maniques qu'il  constitue  l'une  des  caractéristiques  de  l'al- 
lemand moderne  :  en  moyen  haut-allemand,  aux  douzième, 
•treizième,  quatorzième,  quinzième  siècles,  la  syllabe  radi- 
cale était  tantôt  longue,  tantôt  brève,  tandis  que  dans 
l'allemand  moderne,  portant  l'accent,  elle  est  toujours 
longue.  C'est  là  un  phénomène  tout  moderne. 

Ce  n'est  pas  seulement  en  Grèce  que  la  langue  grecque 
est  parlée;  en  Turquie,  elle  occupe  la  Thessalie  —  confi- 
nant vers  l'ouest  à  l'albanais,  vers  le  nord  au  bulgare  ;  — 
elle  longe  toute  la  côte  septentrionale  de  la  mer  Egée  et 
tout  le  contour  de  la  mer  de  Marmara,  aussi  bien  en  Eu- 
rope qu'en  Asie.  Elle  atteint  parfois  dans  l'intérieur  même 
des  pays  une  certaine  profondeur  :  elle  s'étend,  par  exem- 
ple, jusqu'à  Andrinople.  Dans  l'île  de  Candie,  elle  domine 
presque  totalement;  on  n'y  rencontre   plus  qu'une  seule 

(Ij  EG^Tl^u.  De  l'élaf  actuel  de  la  langue  grecque  et  des  reformer 
qu'elle  subit.  Paris,  1868. 


298  LA    LINGUISTIQUE. 

enclave  de  langue  turque  qui  soit  importante  :  c'est  vers 
le  centre  de  Tile.  On  évalue  à  plus  d'un  million  le  nombre 
des  Grecs  de  Turquie.  En  Russie,  il  existe  sur  la  côte  nord 
de  la  mer  d'Azov,  entre  la  Tauride  et  les  Gosarjues  du 
Don,  deux  enclaves  de  langue  grecque.  Elle  occupe  égale- 
ment les  trois  côtes  de  l'Asie  Mineure  depuis  la  région  op- 
posée à  l'ile  de  Chypre  jusqu'à  l'embouchure  du  Kysyl 
Irmak  dans  la  mer  Noire. 

Nous  avons  à  parler  maintenant  d'une  question  un  peu 
accessoire,  mais  qui  a  cependant  son  intérêt,  celle  de  la 
prononciation  du  grec  moderne  et  du  grec  ancien. 

Six  caractères,  dont  trois  sont  simples  et  trois  sont  dou- 
bles, répondent  dans  le  grec  moderne  à  notre  voyelle  «  i  ». 
Ce  sont  e,  ?*,  u  (  '(],  i,  y)  et  ez,  o/,  ui.  Les  autres  voyelles 
se  prononcent  comme  en  français,  o,  o,  etc.  D'autre 
part,  les  groupes  au,  si»,  '/;'j,  wj  se  prononcent  aav,  ev, 
iv,  ov  )). 

En  ce  qui  concerne  les  consonnes  nous  voyons  que  ih  (0) 
correspond  au  «  th  »  des  Anglais  (de  «  threc»);  d  (S)  au 
«  th  »  doux  (de  «  tlius,  the  )>).  Le  ph  (o)  vaut  a  f  »,  et  kh 
{y)  vaut  le  «  ch  »  allemand  de  «  noch,  nach,  buch  »  ou 
celui  de  «  ich,  fechten  »  selon  les  voyelles  qui  l'avoisi- 
nent.  Le  g  (y)  se  prononce  comme  le  «  y  »  français  s'il 
précède  un  «  e  »  ou  un  «  i  ».  Il  se  trouve,  on  le  voit,  une 
grande  différence  entre  cette  prononciation  et  la  pronon- 
ciation dite  classique,  attribuée  à  Erasme. 

Il  existe  toute  une  école  d'hellénistes  aux  yeux  desquels 
la  prononciation  du  grec  moderne  devait  être  appliquée  au 
grec  ancien  et  qui  mènent  en  faveur  de  cette  théorie  une 
propagande  bruyante.  Elle  n'est  rien  moins  que  scienti- 
fique. Prononcer  le  grec  ancien  à  la  façon  moderne,  c'est 
une  erreur,  dit  très-justement  Schleicher,  due  à  une  com- 
plète méconnaissance  des  lois  de  la  vie  linguistique  et  de 
la  phonétique.  A  priori^  en  effet,  cette  théorie  n'est  point 


I 


GREC.  299 

soutcnable;   en   fait,   elle    ne   supporte    pas    la  critique. 
La  comparaison  môme  du  grec  ancien   et   des  autres 
idiomes  indo-européens  nous  enseigne  que  les  sons  <?,  2,  u 
{r,,  i,  u)  correspondaient  aux  voyelles  «  â,  i,  u  (prononcez 
ou)  ))  et  qu'elles  étaient,  dès  lors,  parfaitement  distinctes; 
ce  n'est  que  par  la  suite  des  temps  qu'elles  se  sont  toutes 
les  trois  confondues  en  un  seul  et  même  son,  «  i  »  .  La  tran- 
scription d'q  grecs  par  des  e  latins  et  d'e  latins  par  des 
Y]  grecs  démontre  très-clairement  que  le  son  de  l'ancien 
Y)  grec  n'était  pas  celui  d'un  «i»;  on  trouve,  par  exemple, 
y.Y;vGwp,  A'jp'^X'.ouç,  pour  «  censor,  Aurelius  ».  Il  n'est  pas 
douteux  davantage  que  la  voyelle  u  n'ait  eu  autrefois  en 
grec  le  son  de  notre  «  ou  »,  de  la  voyelle  latine  «  u  »  ;   à 
l'époque  classique  il  avait  la  valeur  de  «u  »  français,  et  la 
diphthongue  eu,  c'est-à-dire  «  o  +  u  »,  se  réduisit  à  cette 
même  époque  en  une  simple  voyelle  u,  notre  «  ou  »  fran- 
çais, la  voyelle  latine  «  u  ».  C'est  ainsi  que  le  grec  transcrit 
TtT(ouc,  T0U3[x,  7apy,ouiTO'j[j.,  les  mots  latins  «  Titius,  tuum, 
circuitum  ».  Il  est  tout  aussi  certain  que  primitivement 
le  b  grec  (6)  se  prononçait  comme  notre  «  h  »  et  non  pas 
«  V  »  comme  il  se  prononce  aujourd'hui.  Dans  les  auteurs 
grecs  le  bêlement  des  moutons  est  rendu  par  êyj,  5yj,  que 
l'on  ne  pourrait  prononcer  sans  ridicule  «  vi,  vi  ».  A  une 
certaine  époque,  les  Grecs  ont  bien  transcrit  le  «  v  »  latin 
par  leur  6,  mais  auparavant  ils  l'avaient  rendu  par  eu  :  on 
trouve  par  exemple,  Ojapwv,  OjaXcpio;,  0'jzp^(iXioc,  pour 
«  Valerius,  Vergilius,   »    etc.;   le  changement  de  «  b  » 
en  «  V  »  fut  peut-être  assez  précoce,  en  quelques  dialectes 
du  moins,  mais  partout  le  «  b  »  avait  eu  jadis  sa  propre  et 
véritable  prononciation.  A  l'époque  où  les  Grecs  commen- 
cèrent à  transcrire  des  noms  latins,  leur  6  était  loin  d'avoir 
toujours  et  en  tous  lieux  le  son  qu'il  a  actuellement  chez 
eux.  A  cette  époque  on  l'emploie  régulièrement  lorsqu'il 
s'agit  de  transcrire  un  «  b  »  latin,  et  ce  n'est  qu'en  con- 


300  LA   LINGUISTIQUE. 

currence  avec  «  ou  »  et  «  o  »  qu'on  l'emploie,  à  la  même 
époque,  pour  rendre  le  «  v  »  latin  (1). 

Enfin  il  ne  saurait  y  avoir  de  doute  sur  la  prononciation 
ancienne  des  aspirées  ph,  th,  kh  (9,  0,  x).  Elles  avaient 
bien  la  valeur  de  «  p,  t,  k  »  aspirés,  c'est-à-dire  «  p  H-h, 
t  4-  h,  k  -f-  h  ».  Le  «  th  »  dur  anglais,  le  «  f  »,  les  deux 
«  ch  »  allemands  n'ont  rien  à  faire  ici.  Aujourd'hui  ces 
consonnes  9,  0,  */  sont  bien  des  sifflantes,  mais  c'étaient 
autrefois  des  aspirées.  On  peut  le  démontrer  de  diverses 
façons  (2).  La  mobilité  de  l'aspiration  qui  accompagne 
la  simple  explosive  «  p,  t,  k  »  (x,  t,  t.)  est  une  pre- 
mière preuve  :  le  redoublement  de  la  racine  ôs  donne 
T'!G£[j.£v  «  nous  plaçons  »  ;  de  même  le  redoublement  de 
'ph  (9)  se  fait  par  un  simple  /),  celui  de  kh  [y)  par  un 
simple  k.  C'est  ainsi  que  le  sanskrit  redouble  «  dh,  bh  » 
par  les  simples  consonnes  non  aspirées  «  d,  b  »  et  dit 
«  dadhâmi,  je  pose;  babhûu,  j'ai  brillé  ».  Dans  les  formes 
telles  que  Tpéçw  «  je  nourris  »  et  6p£(J;a)  (-—-  Ope-âGO))  je 
nourrirai»,  nous  voyons  avec  la  môme  clarté  combien  l'as- 
piration est  mobile;  ici,  comme  dans  le  cas  précédent,  il 
est  évident  que  le  ph  et  le  th  ne  sont  pas  des  sifflantes, 
mais  bien  de  pures  consonnes  aspirées.  Le  sanskrit  dit 
d'une  façon  tout  analogue  a  badhnâmi,  je  lie;  bhat- 
syâmi,  je  lierai  ».  On  peut  encore  remarquer  que  certains 
dialectes  déplacent  aisément  l'aspiration  dans  le  corps 
d'un  mot  :  le  grec  commun  dit  èv'auBa,  /tTO)v,  dialectale- 
ment  on  dit  èvOauia,  7.i6wv.  Dans  la  bouche  des  barbares 
qu'il  met  sur  la  scène,  Aristophane  remplace  par  de  simples 
consonnes  non  aspirées  «  p,  t,  k  »  les  aspirées  grecques 
((  ph,  th,  kh  »;  c'est  encore  là  un  argument  décisif.  Un 
autre  argument  du  même  genre  se  puise  dans  la  façon  dont 

(1)  G.  CuRTius.  Grundzùge  der  griechischen  etymologie.  Quatr, 
édit.,  p.  571.  Leipzig,  1873. 

(2)  /6Jd.,p.  416. 


LANGUES    ITALIQUES.  301 

la  vieille  langue  populaire  latine  rend  ces  mêmes  aspirées 
du  grec  :  elle  les  dépouille  simplement  de  leur  aspiration. 
Au  quatrième  siècle  même,  le  gothique  rend  par  un  «  k  » 
les  «  kh  »  (x)  du  grec.  Enfin,  bien  des  dialectes  du  grec 
moderne  ont  une  simple  et  pure  consonne  non  aspirée  à  la 
place  de  la  consonne  aspirée  de  la  langue  littéraire;  il  est 
hors  de  doute  que  ces  dialectes  reflètent  ici  une  époque 
très-ancienne,  ce  qui,  d'ailleurs,  n'est  point  un  cas  fort 
rare.  En  somme,  il  est  incontestable  que  les  anciennes 
aspirées  grecques  avaient  la  valeur  de  «  p  -f-  li»  t  -|-h, 
k  +  h  »  et  qu'elles  n'ont  passé  à  l'état  de  sifflantes  que 
dans  la  suite  des  temps. 

Au  surplus,  ce  serait  une  entreprise  vaine  que  de  cher- 
cher à  déterminer  l'époque  du  changement  de  prononcia- 
tion de  la  langue  grecque.  Nous  parlons,  bien  entendu, 
d'une  façon  générale.  Deux  facteurs  ont  contribué  à  ce 
changement,  ou,  pour  mieux  dire,  à  ces  changements  di- 
vers :  le  temps  et  le  lieu  ;  telle  variation  s'opérait  ici  à  telle 
époque,  qui  ne  devait  s'opérer  ailleurs  que  beaucoup  plus 
tard,  et  qui,  ailleurs  encore,  était  déjà  depuis  longtemps 
un  fait  accompli.  Il  ne  peut  donc  être  question,  dans  une 
étude  sur  l'ancienne  prononciation  du  grec,  que  de  mono- 
graphies toutes  particulières.  Par  la  suite  on  pourra  ras- 
sembler ces  recherches  spéciales  et  voir  s'il  est  possible  ou 
non  d'en  tirer  un  enseignement  plus  général;  mais  jusqu'à 
ce  moment  il  faudra  s'en  tenir  à  la  prononciation  dite 
érasmienne,  bien  qu'elle  soit  souvent  fautive,  et  rejeter  la 
prononciation  moderne,  bien  plus  fautive  encore. 

§  4.  Branche  italique. 

Jusqu'au  jour  où  les  bases  de  la  grammaire  comparée 
des  langues  indo-européennes  furent  définitivement  établies, 
on  put  croire  que  le  latin  et  les  autres  idiomes  de  l'Italie 


302  LA   LINGUISTIQUE. 

ancienne  qui  lui  étaient  alliés,  avaient  leur  source  dans  la 
langue  grecque.  On  citait  même  celui  des  dialectes  grecs 
qui  avait  donné  naissance  aux  anciennes  langues  italiques, 
l'éolien.  Ce  fut  précisément  un  des  résultats  de  la  grande 
œuvre  de  Bopp,  de  montrer  que  le  latin  ne  procédait  pas 
plus  du  grec  que  celui-ci  ne  procédait  du  sanskrit  et  que 
tous  les  trois  descendaient  d'une  mère  commune,  de  la 
langue  qui  avait  également  donné  naissance  aux  idiomes 
éraniens,  slaves,  lettiques,  germaniques  et  celtiques. 

La  grammaire  com.parée  nous  apprend,  en  efîet,  que  le 
latin  possède  une  foule  de  formes  plus  anciennes  que  les 
formes  qui  leur  correspondent  dans  la  langue  grecque. 
S'agit-il  de  la  phonétique,  nous  voyons,  par  exemple,  que 
le  latin  conserve  au  commencement  des  mots  les  s  an- 
tiques que  le  grec  change  en  esprits  rudes:  il  à'iiseptemySeXy 
socery  alors  que  le  grec  dit  «  liepta,  hex,  hekuros  »  (E-Ta, 
eÇ,  £*/.upc;)  ;  —  nous  voyons  qu'il  conserve  l'ancienne  demi- 
voyelle  «  y  »  (qu'il  représente  par  le  signe  y)  là  où  le  grec 
la  change  en  'Ç  (prononcez  a  dz  »),  ou  en  esprit  rude  '.jecur^ 
jugum  sont  plus  purs  que  r^Tcap,  ^u^cv;  — nous  voyons 
qu'il  conserve  les  <(  k»  primitifs  que  le  grec  change  souvent 
en  ((  p  »,  en  «  t  »  :  quinque,  quis  l'emportent  sur  7:£[j.7:£,  tîç. 
Naturellement  c'est  par  la  confrontation  méthodique  avec 
les  autres  idiomes  indo-européens  que  l'on  peut  démontrer 
la  correction  de  ces  différentes  formes  latines  et  l'état  de 
dégradation  des  formes  grecques  qui  leur  correspondent. 
S'agit-il  de  la  déclinaison,  nous  voyons  que  le  latin  a  con- 
servé l'ablatif  singulier  que  le  grec  ne  connaît  plus. 
S'agi(-il  de  la  conjugaison,  nous  voyons  que  le  suffixe  de  la 
seconde  personne  du  pluriel  est  d'une  forme  plus  correcte 
en  latin  qu'en  grec  :  estis  «  vous  êtes  »  se  rapproche  plus 
de  la  forme  organique  «  astasi  »  que  ne  le  fait  le  grec  ea'é, 
le  lithuanien  u  este  »,  le  sanskrit  «  slha  ».  Par  contre,  le 
grec  l'emporte  souvent  sur  le  latin  :  dans  la  conjugaison, 


LANGUES    ITALIQUES.  303 

notamment,  où  il  a  mieux  conservé  les  temps  anciens.  L'un 
et  l'autre  ont  ainsi  leurs  côtés  forts  et  leurs  côtés  faibles, 
et  aucun  d'eux,  en  fm  de  compte,  ne  peut  se  dire  plus 
correct,  plus  pur,  plus  antique  que  son  congénère. 

Nous  allons  traiter  successivement  des  anciennes  langues 
italiques,  latin,  ombrien,  etc.,  et  des  langues  romanes,  ou 
novo-latines,  actuellement  parlées  dans  l'Europe  sud-occi- 
dentale et  sur  le  cours  du  bas  Danube. 


I.  Anciennes  langues  italiques. 

Le  latin  est  le  grand  représentant  de  cette  branche.  A 
côté  de  lui,  Vosque  et  V ombrien  jouent  un  rôle  peu  consi- 
dérable, mais  on  ne  saurait  les  négliger  entièrement.  Il  se 
parlait  d'ailleurs  en  Italie  un  certain  nombre  d'autres 
langues  appartenant  à  cette  même  famille.  Nous  les  pas- 
serons sous  silence,  parce  que  l'on  n'en  sait  que  fort  peu 
de  chose.  Ici,  nous  ne  dirons  rien  non  plus  de  la  langue 
étrusque;  il  est  possible  que  cette  langue  ait  appartenu 
aux  groupes  qui  nous  occupent,  qu'elle  soit  sœur  du  latin, 
de  l'osque  et  de  l'ombrien,  mais,  à  nos  yeux,  le  fait  de 
cette  parenté  n'est  pas  encore  assez  établi  pour  que  nous 
l'acceptions  sans  réserves.  Nous  ne  parlerons  de  l'étrusque 
qu'après  avoir  terminé  notre  examen  des  difTérents  rameaux 
de  l'indo-européen,  et  nous  le  mettrons  au  nombre  des 
langues  indo-européennes  dont  le  classement  définitif  n'est 
pas  encore  établi. 

Les  formes  du  vieux  latin,  que  l'on  rencontre  jusqu'au 
milieu  du  troisième  siècle  avant  notre  ère,  c'est-à-dire 
avant  l'époque  de  la  première  guerre  contre  les  Carthagi- 
nois, et  qui  nous  sont  connues  par  un  certain  nombre 
d'inscriptions,  ne  diffèrent  pas  essentiellement  des  formes 
latines  dites  classiques.  Les  différences  qui  se  rencontrent 


30  4  LA    LINGUISTIQUE. 

dans  la  langue  des  deux  périodes  concernent  surtout  la 
phonétique  et  en  particulier  les  voyelles. 

On  peut  dire  que  le  latin  classique  se  distingue  tout 
d'abord  du  vieux  latin  par  un  besoin  très-marqué  de  ré- 
duire en  voyelles  simples  les  anciennes  diphthongues  ;  c'est 
plus  qu'une  tendance,  c'est  un  caractère  très-prononcé.  La 
diphthongue  au  est  la  seule  qui  se  soit  à  peu  près  main- 
tenue, les  autres  se  sont  presque  toujours  condensées  en 
une  voyelle  longue.  Tandis,  par  exemple,  que  le  vieux 
latin  disait  loumen^jous,  oinus,  oitile^jjloeres,  ceiois^  leiber, 
veicus,  le  latin  classique  disait  lumen^  jus,  unus,  utile, 
plures,  civis,  liber,  vicus.  L'ancienne  diphthongue  ai  est 
définitivement  devenue  ae  au  temps  des  Gracques,  cent 
trente  ans  avant  notre  ère,  et  cet  ae  se  change  à  son  tour 
en  e  long,  d'abord  dans  la  langue  populaire,  avant  notre 
ère  déjà,  puis  dans  la  langue  cultivée,  trois  ou  quatre  cents 
ans  plus  tard  (1). 

Certains  changements  de  voyelles  simples  qui  s'effec- 
tuent dans  le  passage  de  l'ancienne  période  latine  à  la  pé- 
riode classique,  sont  d'une  importance  moindre,  mais  il 
faut  encore  les  regarder  comme  caractéristiques.  C'est 
ainsi,  par  exemple,  que  la  voyelle  o  devient  parfois  e  :  les 
anciennes  formes  vorto,  voster,  deviennent  verto,  vester  ; 
u  devient  i:  optumus,  decumus,  mancupium  se  changent  en 
optimus,  decimus,  mancipium;  i  devient  e  :  navim  se 
change  en  navem. 

Ces  différentes    mutations,    ainsi    qu'un    assez    grand 

nombre   de  variations  analogues,   ne   sont  point  régies, 

sans  doute ,    par  des   lois    spéciales ,   elles    ne  sont  pas 

aussi  régulières  que  l'est  la  condensation  des  anciennes 

diphthongues  en  une  voyelle  simple  ;  mais  elles  afTectent 

cependant  une  certaine  allure  bien  caractérisée  à  laquelle 
» 

(1)  CoRSSEN.  Ueher  aussprache,  vokalismus  itnd  betommg  der  latei- 
niichen  sprache.  Deuxième  édit.,  t.  I,  p.  693.  Leipzig,  1868. 


LANGUES    ITALIQUES.  305 

He  peuvent  se  tromper  ceux  qui  sont  quelque  peu  familia- 
risés avec  les  formes  classiques  ordinaires. 

Les  principes  d'euphonie  particuliers  aux  voyelles  lati- 
nes sont  peu  nombreux.  Nous  voyons  qu'un  a  organique  se 
change  volontiers  en  e  devant  une  nasale  dans  les  syllabes 
finales,  comme  c'est  le  cas  dans  septem,  novem,  patrem; 
après  un  v  il  se  change  pour  l'ordinaire  en  o,  témoin  vomo, 
vos,  volvere,  volo;  parfois  également  cela  a  lieu  devant 
cette  même  consonne,  comme  dans  ?2oyw5,  ovis.  La  compa- 
raison avec  les  autres  idiomes  indo-européens  indique  que 
ces  différents  o  remplacent  autant  d'anciens  a  delà  langue 
commune  indo-européenne. 

Au  demeurant,  le  tableau  des  voyelles  latines  est  des 
plus  simples,  et  il  se  rapproche  beaucoup  du  système  des 
voyelles  grecques  qui  n'a  fait  simplement  que  mieux  con- 
server les  anciennes  diphthongues. 

A  l'égard  des  consonnes,  le  latin  est  bien  plus  fidèle  que 
le  grec  au  système  primitif.  Le  lithuanien  seul,  de  tous 
les  idiomes  indo-européens,  garde  plus  fidèlement  que  le 
latin  l'unique  sifflante  s  de  l'indo-européen  commun.  Le 
latin,  en  effet,  la  change  parfois  en  r  entre  deux  voyelles, 
comme  dans  generis,  génitif  de  genus  (dont  le  thème  est 
«  gènes  »  comme  l'indiquent  le  sanskrit  et  le  grec),  ou 
encore  à  la  fin  des  mots,  comme  dans  arhoi\  dont  la  plus 
ancienne  forme  est  arbos.  Mais  cette  seule  et  unique  varia- 
lion  est  bien  moins  importante  que  ne  le  sont  toutes  ces 
créations  de  sifflantes  nouvelles  particulières  au  grec,  aux 
langues  slaves,  aux  langues  éraniennes,  au  sanskrit. 

Tandis  que  le  grec  changeait  en  aspirées  fortes  «  ph, 
th,  kh  »  (9,  0,  y),  les  aspirées  faibles  de  la  langue  com- 
mune indo-européenne  ((  bh,  dh,  gh  »,  le  latin,  au  milieu 
'des  mots  surtout^  les  rendait,  en  principe,  par  l'explosive 
jcorrespondante  non  aspirée  é,  d,  g.  Il  dit,  par  exemple, 
\nubes,  li'ngo,  tandis  que  le  grec  dit  vé^oç,  hziyjb).  Gepen- 

'  LINGUISTIQUE.  20 


306  LA   LINGUISTIQUE. 

dant  il  traita  encore  ces  aspirées  primitives  de  deux  autres 
façons,  surtout  au  commencement  des  mots  :  il  les  chan- 
gea soit  en  h,  soit  en  f.  C'est  ainsi  que  fero  «  je  porte  » 
correspond  au  grec  çcpw,  au  sanskrit  «  bliarâmi  ».  Par- 
fois les  deux  formes  coexistent  :  hordeum  et  fordeum 
«  orge  )),  horda  et  forda  «  vache  pleine  ».  On  a  expliqué 
de  différentes  façons  ce  changement  des  aspirées  primitives 
en  h  et  en  /",  mais  la  question  n'est  pas  encore  élucidée  et 
nous  devons  nous  contenter  de  mentionner  le  fait  pur  et 
simple. 

Une  autre  particularité  de  la  phonétique  latine  est  le 
changement  en  /  d'un  ancien  d  :  lacrima  «  larme  »,  levir 
«  beau-frère  »,  lingua  «  langue  »,  o/ere  «  sentir  »  ont  tous 
remplacé  par  Imw  d  plus  ancien.  C'est  ainsi  que  s'expli- 
quent un  certain  nombre  de  formes  doubles  :  impelimenta 
et  impedimenta  ,  delicare  et  dedicare ,  olere  à  côté  de 
odor. 

Les  consonnes  latines  se  prêtent  d'une  façon  assez  déli- 
cate aux  lois  de  l'assimilation,  au  moins  d'une  assimila- 
tion élémentaire.  Souvent  l'assimilation  n'est  que  partielle  : 
actus,  par  exemple,  a  un  c  pour  un  p^,  comme  l'indique  ap'O, 
mais  parfois  elle  est  complète  ;  c'est  ainsi  que  dans  summus 
le  groupe  «  m  m  »  est  pour  «  p  m  »  comme  l'indiquent 
supc?',  supremus.  Un  mot  vient-il  à  commencer  par  un 
groupe  de  deux  consonnes,  la  première  de  ces  consonnes 
disparaît  souvent  :  notus,  nomen  étaient  autrefois  précédés 
d'un  <(  g»  comme  en  témoignent  les  composés  «  cognosco, 
cognomen,  ignotus  ».  Au  commencement  des  mots,  éga- 
lement, le  groupe  dv  peut  se  changer  en  b  :  his  et  bonus 
sont  pour  des  formes  plus  anciennes  dvis  et  dvonus;  bel- 
lum  et  dvellum  coexistent. 

Nous  dirons  ici  quelques  mots  de  la  prononciation  latine. 
C'est  une  question  que  bien  des  personnes -ont  essayé  de 
résoudre,  mais  sans  succès,  faute  de  méthode.  Aujourd'hui, 


LANGUES    ITALIQUES.  007 

l'on  peut  dire  d'une  façon  générale  qu'elle  est  tranchée  ; 
l'ouvrage  de  Corssen,  que  nous  citions  un  peu  plus  haut, 
a  rassemblé  tous  les  résultats  acquis  à  ce  jour  et  que  l'on 
peut,  sans  témérité,  regarder  comme  concluants.  On  s'ac- 
corde sans  peine  pour  la  prononciation  d'une  bonne  partie 
des  consonnes  latines  «  p,  b,  f,  d,  m,  n,  r,  1  »,  etc.;  de 
celles-ci  nous  ne  parlerons  pas.  C'est  seulement  sur  les 
[)oints  qui  peuvent  encore  paraître  douteux  que  nous  allons 
porter  notre  attention. 

On  reconnaît  généralement  que  devant  les  voyelles  «  a, 
o,  u  »,  et  devant  les  consonnes,  le  c  latin  avait  la  même 
valeur  que  le  «  k  »  ;  mais  devant  un  e,  devant  un  i,  com- 
ment était-il  prononcé?  Avait-il  en  cette  occurrence  le  son 
de  «tell  »  que  lui  donnent  les  Italiens,  celui  de  «  ts  »  que 
lui  donnent  les  Allemands,  celui  de  a  ç  »  que  lui  donnent 
les  Français?  Disait-on  «  Tchitchero,  Tsitsero,  Çiçero  »? 
Nous  avons  plus  de  renseignements  qu'il  n'en  est  besoin 
pour  répondre  à  cette  question,  et  la  transcription  en  latin 
des  mots  étrangers,  aussi  bien  que  celle  des  mots  latins 
<'n  langue  étrangère,  doit  lever  tous  les  doutes.  Les  Goths, 
par  exemple,  empruntant  aux  Latins  les  mots  lucerna,  cav" 
ri'i\  acetum.  en  ont  fait  lukarn^  karkara^  aikeits;  les  Grecs 
•  liaient  sous  la  forme  Tuaipixiour,  y.r^vjcop,  -/.Eviupia  les  mots 
hiVxn'f^  patricius^censor^  etc.  Par  contre,  en  tous  temps  les  La- 
tins ont  rendu  par  leur  c  le  y.  de  la  langue  grecque  (comme 
dans  les  mots  cerasus^  Cimon^  Cecrops),  et  Corssen  con- 
clut avec  juste  raison  que  jusqu'au  sixième   et  môme  au 
septième  siècle  de  notre  ère,  le  c  latin  avait  la  valeur  de 
((  k  »  devant  toutes  les  voyelles.  Les  grammairiens  latins 
ne  disent  point,  d'ailleurs,  que  la  prononciation  de  cette 
consonne  ait  jamais  été  différente  selon  qu'elle  se  trouvait 
suivie  de  telle  ou  telle  voyelle,  et  l'on  peut  assurer  que  si 
le  c  latin  fut  changé  en  sifflante  devant  les  <(  e  »  et  les  «  i  » 
avajrit  le  septième  siècle  de  notre  ère,  cela  n'eut  lieu  que 


308  LA   LINGUISTIQUE. 

dans  la  langue   populaire,  dans  les    patois  provinciaux,. 

Devant  la  voyelle  «  i  » ,  suivie  elle-même  d'une  autre 
voyelle  (justitia,  servitium),  t  ne  fut  également  sifflé  que 
très-tard,  en  latin  du  moins.  En  osque  et  en  ombrien  ce 
phénomène  fut  plus  précoce,  mais  ce  n'est  qu'au  cinquième 
siècle  qu'il  fut  régulièrement  reçu  dans  la  bonne  pronon- 
ciation latine,  bien  qu'on  en  ait  trouvé  des  traces  remon- 
tant au  troisième  siècle  de  notre  ère. 

On  peut  sans  crainte,  également,  prononcer  le  g  placé 
devant  les  voyelles  «  i,  e  »  comme  on  le  prononce  lorsqu'il 
est  suivi  des  voyelles  u  a,  o,  u  ».  En  aucun  cas  il  ne  faut 
lui  donner  la  valeur  du  «  j  »  français.  A  un  moment  donnéi 
il  se  changea  souvent  en  i,  mais  ce  ne  fut  que  sur  le  tard! 
et  dans  la  langue  populaire. 

L'aspirée  h  se  fit  peut-être  entendre  à  une  certaine  épo- 
que avec  quelque  force,  mais  elle  perdit  peu  à  peu  de  sa 
propre  valeur,  et  nombre  de  mots  latins  l'ont  tout  à  fait, 
laissée  tomber,  anse?',  par  exemple,  dont  la  racine  est  la 
même  que  celle  du  grec  /y;v  ((  oie  ». 

La  prononciation  de  /  («  jus,  jugum  »)  n'est  point 
douteuse;  elle  n'a  jamais  été  celle  du  «j  »  français  de 
«  jeu,  jour  »,  mais  bien  celle  du  «  y  »  de  «  yeux,  yeuse  ». 
Le  témoignage  dePriscien,  qui  vivait  au  sixième  siècle,  ne 
laisse  aucun  doute  sur  ce  fait. 

La  réforme  de  la  prononciation  latine  serait,  somme 
toute,  une  chose  fort  possible;  ajoutons  qu'elle  serait  dé- 
sirable. Mais  se  réalisera-t-elle  jamais,  nous  ne  pouvons 
l'espérer.  Il  est  bon,  au  moins,  que  l'on  connaisse  ce  qu'é- 
tait la  prononciation  aux  temps  classiques  du  latin  et  sur- 
tout que  l'on  ne  cherche  pas  à  faire  prévaloir  aux  dépens 
des  autres  systèmes  l'une  des  trois  prononciations  accep- 
tées en  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  ou  quelque  autre 
système  encore;  ils  sont  tous  défectueux  au  môme  titre. 

D'ailleurs,   cette  réforme  devrait  être  accompagnée  de 


i 


LANGUES    ITALIQUES.  309 

l'observation  des  lois  d'accentuation.  Le  latin  a  connu 
successivement  deux  procédés  d'accentuation.  Le  premier 
ne  doit  point  nous  arrêter.  Le  second  est  celui  de  l'époque 
classique.  Fondé  sur  la  quantité  même  des  syllabes,  on 
peut  dire  qu'il  est  d'une  grande  simplicité.  Son  principe 
est  celui-ci  :  l'avant-dernière  syllabe  est-elle  longue, 
comme  dans  cana?nus,  c'est  sur  cette  avant-dernière  syl- 
labe que  tombe  l'accent;  cette  même  syllabe  est-elle  brève, 
comme  dans  ducere^  l'accent  tombe  sur  la  syllabe  qui  pré- 
cède l'avant-dernière,  c'est-à-dire  sur  l'anté-pénultième. 
;l\ous  supposons  ici  que  le  mot  a  trois  syllabes  ou  plus  de 
trois  syllabes;  s'il  n'en  a  que  deux,  l'accent  tombé  sur 
^l'avant-dernière,  qu'elle  soit  longue,  comme  dans  fecit^ 
■lobis,  ou  brève,  comme  dans  deus^  tener. 
j  L'accent  peut  donc  varier  de  place  dans  la  déclinaison 
jît  dans  la  conjugaison,  selon  le  nombre  de  syllabes  :  dans 
kmabimur  «  nous  serons  aimés  »  il  tombe  sur  l'anté-pé- 
mltième,  qui  est  longue  ;  dans  amabimini  «  vous  serez 
j  imés  »  il  tombe  sur  l'anté-pénultième,  qui  est  brève.  Dans 
Jes  deux  exemples,  en  effet,  l'avant-dernière  est  brève  ;  or 
l'est  la  quantité  de  cette  syllabe  qui  décide,  avons-nous  dit, 
le  la  place  de  l'accent,  sans  qu'il  y  ait  à  s'inquiéter  de  la 
iuantité  des  autres  syllabes.  Cette  loi  est  très-importante, 
«ar  nous  verrons  que  l'accent  latin  joue  un  rôle  capital 
lans  la  formation  des  langues  romanes,  notamment  de  la 
'mgue  française;  la  facture  même  des  mots  français  est 

n  rapport  avec  la  position  de  l'accent  latin. 
Revenons  à  la  grammaire  latine  que  nous  avons  quelque 

eu  abandonnée  pour  parler  de  la  prononciation  et  de  l'ac- 

ntuation. 

Des  trois  nombres,  le  latin  a  perdu  le  duel  ;  le  grec  l'a 

mservé,  en  partie   du  moins,  et  sous  ce    rapport  il  est 

ipérieur  au  latin.  En  ce  qui  concerne  les  cas,   le  grec  et 
latin  sont  tantôt  supérieurs,  tantôt   inférieurs   l'un  à 


310  LA  LINGUISTIQUE. 

l'autre.  Nous  avons  dit  que  le  grec  avait  perdu  l'ancien 
ablatif  du  singulier  :  le  latin  l'a  conservé.  La  désinence 
organique  de  ce  cas  était  «  t  »  pour  les  thèmes  qui  se  ter- 
minaient par  une  voyelle;  en  latin  ce  «  t  »  final  se  change 
en  d.  De  là  les  anciennes  formes  sententiad,  preivatod^ 
magistradud^  marid.  Au  surplus,  ce  d  disparut  de  bonne- 
heure.  La  forme  organique  du  datif  singulier  était  «  ai  » 
que  le  sanskrit  réduit  en  «  ê  »  ;  de  là  les  anciennes  formes 
populoi,  romanoi,  devenues  par  la  suite  «  populo,  ro- 
mano.  »  L'ancien  locatif  avait  pour  forme  organique  <(  i  »  : 
le  latin  ne  l'a  pas  toujours  perdu.  Il  est  vrai  qu'il  en  fait 
un  2  long,  mais  cet  allongement  n'est  dû  qu'à  une  cause 
secondaire  dont  nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici.  En 
somme  domi,  hmni,  belli  sont  de  véritables  locatifs  (domi 
agere  actatem,  procumbit  humi,  belli  domique),  cl  la 
grammaire  classique  les  traite  sans  raison  de  génitifs.  Au 
pluriel  nous  avons  à  remarquer  la  disparition  totale  du 
locatif,  qui,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  persiste  encore  en 
grec. 

Quelques  mots  sur  la  conjugaison.  En  général  les  dési^j 
nences  qui  indiquent  la  personne  sont  assez  bien  conser- 
vées en  latin.  Toutefois  de  l'ancienne  terminaison  ??i/((  je»; 
du  temps  présent,  il  ne  reste  plus  de  trace  que  dans  lesj 
deux  formes  sum  et  inquam.  Des  six  temps  primitifs,  le< 
latin   a  conservé  le  présent,   parfois  le  parfait  redoublé 
(cecinimus  «  nous  avons  chanté  >>),  peut-être  quelque» 
traces  de  l'aoriste  simple.  En  somme,  cela  était  fort  peu,  eJ 
il  lui  a  fallu  recourir  à  de  nouvelles  formations.  Le  par- 
fait en  si  (luxi,  dixi),  le  parfait  en  ui  ou  en  vi  (monui; 
amavi),  appartiennent  à  ces  nouvelles  formes  composées; 
il  en  est  de  même  de  l'imparfait  en  bam^  du  futur  en  bi 
(amabam,  amabo)  et  d'un  certain  nombre  d'autres  formes 
analogues.  C'est  là  un  sujet  que   nous  ne  faisons  qu'indi-! 
quer,  en  ajoutant  que  parmi  les  anciennes  langues  indo- 


LANGUES    ITALIQUES.  311 

;  européennes,  le  latin  est  une  de  celles  qui  ont  donné  nais- 
sance au  plus  grand  nombre  de  ces  formations  nouvelles, 
dont  quelques-unes,  sans  doute,  peuvent  paraître  super- 
flues. 

Il  est  pourtant  une  de  ces  formations,  celle  du  médio- 
I  passif,  que  nous  ne  pouvons  passer  sous  silence.  Dans  les 
langues  italiques,  comme  dans  les  langues  celtiques,  on 
fabriqua  une  voix  moyenne,  qui  plus  tard  prit  le  sens 
passif,  en  adjoignant  au  verbe  le  pronom  réfléchi  :  amor 
est  pour  une  forme  plus  ancienne  «  amos  »  qui,  elle- 
même,  est  pour  «  amo-se  ».  Le  lithuanien,  lui  aussi,  s'est 
créé  un  moyen  par  le  même  procédé. 

De  toutes  les  langues  italiques,  sœurs  du  latin,  qui  de- 
vaient dans  le  cours  des  temps  disparaître  peu  à  peu 
devant  lui,  Vosque  et  l'ombrien  sont  les  plus  importantes. 
\j  ombrien  était  parlé  au  nord-est  de  la  Péninsule,  et  on 
admet  généralement  que  le  dialecte  volsque  s'en  rappro- 
chait. 

h'osqice  était  parlé  au  sud  et  avait  plutôt  pour  allié  le 
dialecte  sabellique.  L'ombrien,  l'osque,  le  latin  sortaient 
tous  d'une  souche  commune,  et  aucun  d'eux  n'avait  pré- 
cédé les  deux  autres  ;  mais  la  comparaison  de  leurs  formes, 
de  leur  phonétique,  montre  que  de  ces  trois  langues  l'osque 
se  rapprochait  plus  particulièrement  du  type  commun  qui 
leur  avait  donné  naissance  et  que  l'ombrien  s'en  écartait 
encore  plus  que  le  latin. 

h'osque  était  parlé  dans  le  Samnium,  en  Campanic  ainsi 
que  dans  les  pays  avoisinants  (I),  et  il  nous  est  connu  par 
quelques  inscriptions  assez  importantes ,  les  tables  de 
bronze  d'Agnone  et  de  Bantia,  la  pierre  d'Abella.  L'osque 
se  distingue  particulièrement  du  latin  et  de  l'ombrien  par 
son  soin  à  garder  les  anciennes  diphthongucs,  et  là  où  le 

(1)  Rabasté.  De  la  langue  osque.  Rennes,  1865. 


312  LA   LINGUISTIQUE. 

latin  remplace  par  un  i  un  «  a  »  plus  ancien  il  conserve 
cet  «  a  »  :  il  dit,  par  exemple,  anter^  tandis  que  le  latin 
dit  inter.  Ces  deux  caractères  d'antiquité  ne  sont  pas  les 
seuls  que  présente  son  système  vocalique,  mais  nous  pou- 
vons les  citer  comme  très-frappants.  En  ce  qui  concerne 
les  consonnes,  il  est  parfois  inférieur  au  latin,  mais  sou- 
vent aussi  il  lui  est  supérieur.  Il  se  montre  inférieur,  no- 
tamment, en  remplaçant  par  des  p  des  «  k  »  primitifs  ;  il 
dit  par  exemple joam  quand  le  latin  dit  «  quam  ».  Devant 
un  «  t  »  il  remplace  les  «  k  »  par  un  h  :  il  dit,  par  exemple, 
Ohtavis  tandis  que  le  latin  dit  a  Octavius  ».  Mais  il  montre 
une  supériorité  réelle  en  bien  des  cas.  En  principe,  par 
exemple,  il  rtc  change  point  les  s  en  r  comme  nous  l'avons 
vu  faire  au  latin;  il  évite,  de  même,  un  certain  nombre 
d'assimilations  :  il  dit  kenstm%  par  exemple,  là  où  le  latin 
dit  «  censor  »  pour  «  censtor  » .  Une  particularité  phoné- 
tique qui  le  distingue  du  latin  consiste  en  ce  fait  que  dans 
le  corps  des  mots  il  change  souvent  les  aspirées  organiques 
en  /",  ce  que  le  latin  ne  fait  guère  qu'au  commencement 
des  mots;  il  dit,  par  exemple,  sifei,  tandis  que  le  latin  dil 
«  sibi  ». 

Uombrien  nous  est  connu  par  un  monument  fortimpor- 
tant,  les  tables  de  bronze  dites  «  tables  eugubines  »  du 
lieu  de  leur  découverte,  Gubbio,  l'ancien  Eugubium.  Trou- 
vées au  milieu  du  quinzième  siècle,  les  tables  eugubines 
ont  longtemps  exercé  la  sagacité  et  la  divination  des  anciens 
philologues:  il  était  réservé  à  MM.  Aufrecht  et  Kirchhoff 
d'amener  leur  déchiffrement  à  un  résultat  vraiment  satis- 
faisant, d'exposer  leur  grammaire  d'une  façon  scientifique 
et  de  publier  enfin  sur  la  langue  ombrienne  un  ouvrage 
dont  tous  les  écrits  plus  modernes  demeurenttributaircs  (I). 

(1)  Die  umbrischen  sprachdenkmàler.  Berlin,  1849-51.  — André 
Lefèvre.  Les  dialectes  italiques  :  l'ombrien.  Paris,  1874.  — M.  Bréal. 
Les  tables  eugubines.  Paris,  1875. 


LANGUES    ITALIQUES.  31g 

Le  système  des  voyelles  ombriennes  est  plus  rapproché  du 
système  latin  que  ne  l'est  celui  de  Tosque.  L'ombrien  est 
porté,  plus  encore  que  le  latin,  à  réduire  les  anciennes 
diphthongues  en  une  seule  voyelle,  et,  chose  plus  grave 
encore,  il  laisse  tomber  volontiers  bien  des  voyelles  :  il  dit, 
par  exemple,  nomne,  tandis  que  le  latin  dit  «  nomini  » . 
Parfois,  comme  l'osque,  il  change  les  «  k  »  primitifs  en/?; 
il  dit,  par  exemple,  pis  quand  le  latin  dit  «  quis  »  ;  tout 
comme  l'osque  il  rend  par  /'des  aspirées  primitives  que  le 
latin  rend  par  l'explosive  simple  :  le  latin  dit  «  tibi,  ibi  », 
l'ombrien  dit  tefe,  ife.  Gomme  l'osque,  également,  il 
change  le  groupe  «  kt  »  en  ht  :  rehte  correspond  au  latin 
«  recte  ».  En  certaines  circonstances  le  «  d  »  primitif  se 
change  en  un  r  dont  la  valeur  semble  particulière  et  que 
l'on  figure  habituellement  par  un  point  placé  en  dessous 
de  ce  caractère  :  arveitu,  rêve,  runum,  correspondent  au 
latin  «  advelîito,  dédit,  donum  ». 

Nous  nous  contenterons  de  ces  courtes  indications  sur 
les  deux  idiomes  italiques  frères  du  latin.  En  réalité  ils  ne 
diffèrent  essentiellement  de  ce  dernier,  pas  plus  sans  doute 
que  ne  diffèrent  les  dialectes  grecs  les  uns  des  autres,  mais 
beaucoup  moins  que  les  langues  novo-latines  ou  les  dia- 
lectes celtiques  ne  diffèrent  entre  eux. 

Terminons  par  quelques  mots  sur  les  vieux  alphabets 
italiques. 

D'après  Corssen  (op.  cit.,  t.  I,  p.  1),  ils  descendraient 
de  deux  alphabets  grecs.  L'un  de  ceux-ci,  le  vieil  alphabet 
dorien,  ou  quelque  alphabet  identique,  aurait  donné  nais- 
sance à  l'alphabet  sabellique,  à  trois  systèmes  étrusques,  à 
l'alphabet  ombrien  des  tables  eugubines,  cà  l'alphabet  osque 
que  l'on  trouve  sur  le  cippe  d'Abella.  Ces  différents  sys- 
tèmes possèdent  tous,  sauf  le  dernier,  un  double  signe  pour 
exprimer  as»:  c'est  le  sigma  grec,  le  sigma  capital,  figuré 
tel  quel  ou  bien  renversé  à  droite  par  un  quart  dévolu- 


314  LA   LINGUISTIQUE. 

tion  de  façon  à  figurer  une  sorte  de  M.  Un  alphabet  dorien 
plus  récent  aurait  donné  naissance  à  l'alphabet  falisqueet 
à  l'alphabet  latin  ;  les  plus  anciens  documents  de  ce  der- 
nier remontent  à  la  fin  du  troisième  siècle  de  notre  ère. 
L'ancien  k  n'y  était  plus  conservé  que  dans  certains  mots; 
le  c  avait  longtemps  figuré  le  son  g  aussi  bien  que  le 
son  k^  et  avait  fini  par  être  remplacé  pour  le  premier 
de  ces  offices,  par  un  nouveau  caractère,  le  G,  procédant 
lui-même  du  c  grâce  à  une  minime  modification.  Du  milieu 
du  second  siècle  avant  notre  ère  jusque  vers  le  milieu  du 
premier,  c'est-à-dire  pendant  un  espace  d'environ  cent  ans, 
la  règle  parut  s'introduire  d'exprimer  une  voyelle  longue 
en  redoublant  son  caractère  :  on  écrivit  cuum,  ree^  Muu- 
càis.  Vers  la  même  époque,  un  siècle  environ  avant  notre 
ère,  on  figurait  la  voyelle  longue  ï  en  lui  donnant  une 
forme  plus  haute  que  celle  des  autres  caractères  du  même 
mot  :  ((  divo,  vicus  »  ;  parfois  on  se  servit  du  signe  i  pour 
figurer  la  demi  voyelle  «  j  »  (notre.  «  y  )>),  comme  dans 
«  lus,  maior  ». 

L'empereur  Claude,  au  milieu  du  premier  siècle  de  notre 
ère,  prétendit  doter  l'alphabet  latin  de  trois  nouveaux 
signes.  Pour  distinguer  la  consonne  v  de  la  voyelle  u,  il 
proposa  de  représenter  la  première  par  le  digamma  grec 
renversé;  pour  figurer  les  groupes  ps,  bs  il  proposa  un  c 
retourné,  et  enfin  le  signe  |-  pour  le  son  û,  notre  «  u  » 
français,  qui  s'était  introduit  dans  certains  mots  ;  mais  ces 
innovations  n'eurent  point  un  heureux  succès  et  l'alphabet 
latin  demeura  ce  qu'il  était  auparavant. 

IL  Langues  novo-latincs. 

C'était  au  commencement  de  ce  siècle  une  croyance 
fort  répandue  (et  bien  des  personnes  la  conservent  aujour- 
d'hui encore)  que  le  français  provenait  d'une  langue  7^0- 


H 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  31^ 

mane,  qui,  vers  la  fin  de  l'empire  et  dans  les  premiers  siè- 
cles du  moyen  âge,  aurait  succédé  au  latin,  son  ancêtre 
direct.  Les  écrits  de  l'illustre  philologue  Raynouard  ne 
contribuèrent  pas  peu  à  propager  cette  théorie.  On  l'ac- 
cepta volontiers  ;  on  écrivit  sur  la  langue  romane,  on  com- 
menta ses  textes,  et  pour  beaucoup  de  personnes  le  pro- 
vençal actuel  est  encore  cette  langue  romane.  Raynouard 
s'était  trompé  et  sa  théorie  devait  disparaître  peu 
après  lui. 

C'est  qu'en  effet  il  n'a  point  existé  de  langue  romane  : 
ce  n'est  pas  à  une  langue  romane  que  le  latin  a  donné 
'  naissance,  c'est  à  plusieurs  langues  romanes,  à  plusieurs 
langues  novo-latines. 

Il  faudrait  bien  se  garder,  d'ailleurs,  de  ne  voir  dans  ces 
nouveaux  idiomes  que  du  latin  corrompu;  il  n'en  est  pas 
ainsi.  Les  langues  novo-latines  représentent  tout  autant  de 
formes  subséquentes  du  latin  populaire  parlé  en  Portugal, 
en  Espagne,  en  France,  chez  les  Grisons,  en  Ralie  et  sur  le 
bas  Danube.  A  côté  du  latin  littéraire,  en  effet,  il  existait 
une  langue  latine  couramment  parlée  que  les  légionnaires 
et  les  colons  apportèrent  en  Ibérie,  dans  les  Gaules,  en 
Dacie.  C'est  cette  langue  populaire  qui  se  transforma  et 
devint  ici  l'espagnol,  ici  le  français,  ici  le  roumain,  de 
même  qu'en  Italie  elle  était  devenue  l'italien.  Le  latin  litté- 
raire, cependant,  était  de  moins  en  moins  inteUigible  pour 
le  vulgaire  et  passait  à  la  condition  de  langue  ancienne, 
de  langue  classique,  de  langue  morte. 

((  Quand  le  latin,  dit  M.  Littré,  eut  définitivement  effacé 
les  idiomes  indigènes  de  l'Italie,  de  l'Espagne  et  de  la 
Gaule,  la  langue  littéraire  devint  une  pour  ces  trois  grands 
pays,  mais  le  parler  vulgaire  (j'entends  le  parler  latin, 
puisqu'il  n'en  restait  guère  d'autre)  y  fut  respectivement 
différent.  Du  moins  c'est  ce  que  témoignent  les  langues  ro- 
manes par  leur  seule  existence  ;  si  le  latin  n'avait  pas  été 


316  LA   LINGUISTIQUE. 

parlé  dans  chaque  pays  d'une  façon  particulière ,  les 
idiomes  sortis  de  ce  parler  latin  que  j 'appellerai  ici  régional, 
n'auraient  pas  des  caractères  distinctifs,  et  ils  se  confon- 
draient. Mais  ces  Italiens,  ces  Espagnols  et  ces  Gaulois, 
conduits  par  le  concours  des  circonstances  à  parler  tous  le 
latin,  le  parlaient  chacun  avec  un  mode  d'articulation  et 

d'euphonie  qui  leur  était  propre Ces  grandes  localités 

qu'on  nomme  Itahe,  Espagne,  Provence  et  France,  mirent 
leur  empreinte  sur  la  langue,  comme  la  mirent  les  localités 
plus  petites  qu'on  nomme  provinces.  Et  la  diversité  eut  sa 
règle  qui  ne  lui  permit  pas  les  écarts.  Cette  règle  est  dans 
la  situation  géographique,  qui  implique  des  différences  es- 
sentielles et  caractéristiques  entre  les  populations.  Le  fran- 
çais, le  plus  éloigné  du  centre  du  latin,  futceluiqui  l'altéra 
le  plus;  je  parle  uniquement  de  la  forme,  carie  fond  latin 
est  aussi  pur  dans  le  français  que  dans  les  autres  idiomes. 
Le  provençal,  que  la  haute  barrière  des  Alpes  place  dans 
le  régime  gaulois  du  ciel  et  de  la  terre,  mais  qui  les  longe, 
est  intermédiaire,  plus  près  de  la  forme  latine  que  le  fran- 
çais, un  peu  moins  près  que  l'espagnol.  Celui-ci,  qui  borde 
la  Méditerranée  et  que  son  ciel  et  sa  terre  rapprochent  tant 
de  l'Italie,  s'en  rapproche  aussi  par  la  langue.  Enfin  l'ita- 
lien, comme  placé  au  centre  même  de  la  latinité,  la  repro- 
duit avec  le  moins  d'altération.  Il  y  a  dans  cette  théorie  de 
la  formation  romane  une  contre-épreuve  qui,  comme  toutes 
les  autres  épreuves,  est  décisive.  En  effet,  si  telle  n'était  la 
loi  qui  préside  à  la  répartition  géographique  des  langues 
romanes,  on  remarquerait  «çà  et  là  des  interruptions  du 
type  propre  à  chaque  région,  par  exemple,  des  apparitions 
du  type  propre  à  une  autre.  Ainsi,  dans  le  domaine  français, 
au  fond  de  la  Neustrie  ou  de  la  Picardie,  on  rencontrerait 
des  formations  ou  provençales,  ou  italiennes,  ou  espagnoles  ; 
au  fond  de  l'Espagne,  on  rencontrerait  des  formations  fran- 
çaises, provençales,  ou  italiennes;  au  fond  de  l'Italie,  on 


LANGUES    ITALIQUES.  317 

rencontrerait  des  formations  espagnoles,  provençales  ou 
françaises.  Il  n'en  est  rien;  le  type  régional,  une  fois  com- 
mencé, ne  subit  plus  aucune  déviation,  aucun  retour  vers 
les  types  d'une  autre  région  ;  tout  s'y  suit  régulièrement 
selon  les  influences  locales  qu'on  nommera  diminutives  en 
les  comparant  aux  influences  de  région  (1).  » 

Cette  origine  latine  des  langues  romanes  est  un  fait  ac- 
quis, démontré,  éclatant,  que  l'on  ne  saurait  mettre  au- 
jourd'hui en  question.  La  grammaire  de  Frédéric  Diez, 
dont  la  première  édition  remonte  à  une  quarantaine  d'an- 
nées, a  ruiné  à  jamais  les  théories  ibériennes,  celtiques 
ou  autres  qui  se  produisent  encore  de  temps  en  temps. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  n'existe  dans  les  langues  novo- 
latincs  un  fonds  assez  important  de  mots  étrangers.  Le 
français,  par  exemple,  possède  un  certain  nombre  de  mots, 
d'origine  celtique,  tels  que  arpent^  lieue,  dune,  alouette  ; 
mais  cette  collection  est  loin  d'être  aussi  considérable  qu'on 
le  peut  supposer,  et  il  est  bon  d'ajouter  que  tous  ces  mots, 
pouî^  devenir  français,  ont  dû  auparavant  se  latiniser,  et  en 
somme  c'est  au  latin  que  le  français  les  emprunta.  L'inva- 
sion des  barbares  apporta  quelque  chose  comme  quatre 
cents  mots  d'origine  germanique,  les  relations  avec  l'Orient 
fournirent  aussi  leur  contingent,  mais  la  grammaire  de- 
meura essentiellement  latine. 

On  compte  sept  langues  novo-latines  :  le  portugais,  l'es- 
pagnol, le  français,  le  provençal,  l'italien,  le  ladin,  le 
roumain.  Avant  de  parler  de  l'extension  géographique  de 
chacun  de  ces  idiomes,  et  de  dire  quelques  mots  de  leur 
physionomie  particulière,  nous  devons  tourner  notre  atten- 
tion sur  deux  faits  capitaux  qui  dominent  toute  cette 
étude.  L'un  de  ces  faits  est  le  rôle  de  l'accent  tonique 
dans  la  formation  des  mots  novo-latins,  l'autre  est  le  pas- 
Ci)  Dictionnaire  delà  langue  française,  l.  I,  p.  xlvii.  Paris,  1863. 


318  LA   LINGUISTIQUE. 

sage  de  la  déclinaison  latine  à  l'état  analytique  des  langues 
romanes. 

On  peut  dire  d'une  façon  générale,  pour  toutes  les  lan- 
gues romanes,  que  la  formation  même  de  leurs  mots  est 
fondée  sur  la  persistance  de  l'accent  tonique  (I)  :  là  où 
était  l'accent  latin,  là  se  trouvent  l'accent  italien,  l'accent 
français.  Tel  est  le  principe.  Des  lois  accessoires  se  sont 
jointes  à  ce  principe,  mais  ne  l'ont  pas  fait  fléchir.  Prenons 
pour  exemple  ce  qui  se  passe  dans  la  langue  française. 

A  côté  de  la  persistance  de  l'accent  latin,  le  français 
nous  monti-e  deux  principes  accessoires  :  l'un  est  la  sup- 
pression des  voyelles  brèves  non  accentuées  qui  précèdent 
la  syllabe  sur  laquelle  se  trouve  l'accent  tonique  ;  l'autre 
est  la  chute  de  certaines  consonnes  médianes  (2).  L'accent, 
par  exemple,  est  sur  la  voyelle  a  a  »  dans  les  mots  boni- 
tatem,  liberare,  sanitatem;  il  reste  sur  la  voyelle  corres- 
pondante dans  bonté,  livrer,  santé,  et  nous  voyons  que 
dans  ces  trois  exemples  la  voyelle  inaccentuée  «  i  »  ou 
«  e  »  a  disparu.  Dans  lier,  douer,  la  consonne  médiane  de 
ligare,  dotare  a  également  disparu. 

Remarquons-le  aussi,  le  français  sacrifie  tout  ce  qui  suit 
la  syllabe  accentuée  ;  les  terminaisons  masculines  «  essaim, 
peuplé,  hôtel  »  portent  toutes  l'accent,  et  dans  ses  termi- 
naisons dites  féminines,  «  meuble,  esclandre  »,  il  faut  en- 
core reconnaître  que  l'accent  tonique  est  sur  la  dernière 
syllabe  (dans  le  cas  présent  sur  «  eu,  an  »),  car  la  voyelle 
terminale  «  e  »  n'est  point  prononcée  et  n'existe  dans  la 
poésie  que  d'une  façon  artificielle.  En  réalité,  «  esclandre, 

/ 

(1)  LiTTRÉ.  Histoire  de  la  langue  française.  6»  édit.,  t.  I,  p.  242. 
Paris,  187H.  —  G.  Paris.  Élude  sur  le  rôle  de  Vaccenl  latin  dans 
la  langue  française    Paris,  1862. 

(2)  Brachet.  Grammaire  historique  de  la  langue  française,  Intro- 
duction, sect.  II.  Paris.  Scheler.  —  Exposé  des  lois  qui  régissent 
la  transformation  française  des  mots  lalins.  Bruxelles,  1875. 


LANGUES    ITALIQUES.  319 

semaine  »  sont  des  mots  de  deux  syllabes  portant  l'accent 
tonique  sur  la  dernière  de  ces  deux  syllabes,  sur  «an  »  et 
«ur  «  ai  »  . 

Mais  il  arriva  un  jour  dans  l'histoire  de  la  langue  fran- 
•çaise  où  le  lexique  tiré  directement  de  la  langue  latine 
parut  ne  plus  suffire,  et  l'on  jugea  bon  d'accroître  ce  même 
lexique  en  empruntant  au  latin  tels  de  ses  mots  qui  n'a- 
vaient pas  toujours  leurs  correspondants  en  français.  On  se 
contenta  alors  de  calquer  sur  les  mots  latins  les  nouveaux 
mots  demandés  ;  mais  l'on  ne  pensa  pas  à  observer  cette 
loi  fondamentale  de  la  persistance  de  l'accent  tonique,  non 
plus  qu'à  faire  tomber  telle  ou  telle  consonne  médiane, 
telle  ou  telle  voyelle  inaccentuée.  A  ces  nouveaux  termes 
on  a  donné,  ce  qui  pourrait  sembler  une  sorte  de  dérision, 
le  nom  de  «  mots  savants  »  ;  aux  mots  d'origine  vraiment 
naturelle,  aux  vrais  mots  français,  aux  mots  corrects  et 
bien  formés,  on  a  donné  le  nom  de  «  mots  populaires  ». 
On  ne  s'en  est  pas  tenu  dans  la  fabrication  des  mots  sa- 
vants à  calquer  sur  le  latin  des  expressions  dont  le  besoin 
se  faisait  sentir,  on  a  reproduit  également  une  foule  de 
mots  qui  avaient  donné  déjà  une  forme  populaire,  une 
forme  correcte,  une  vraie  forme  française.  L'accent,  par 
exemple,  est  sur  la  première  syllabe  dans  les  mots  latins  debi- 
tum,  cancer,  et,  en  français,  ces  deux  mots  étaient  changés 
très-régulièrement  en  dette,  chancre  :  la  formation  dite 
savante  les  reprit,  et,  négligeant  l'accent  tonique,  elle 
fabriqua  les  formes  vraiment  barbares  de  débit,  cancer. 
Les  mots  opérer,  cumuler,  séparer  et  une  foule  d'autres 
mots  ont  bien  l'accent  tonique  sur  la  même  syllabe  que 
leurs  modèles  latins  operare,  cumulai^e,  separare;  mais  ce 
ne  sont  encore  que  des  formes  savantes,  des  formes  secon- 
daires, en  face  de  sevrer,  combler,  ouvrer,  qui  ont  négligé, 
«omme  il  le  fallait,  la  voyelle  atone  de  la  syllabe  située 
'avant  la  voyelle  accentuée.  De  même  encore  les  mots  lier^ 


320  LA    LINGUISTIQUE. 

doue?'  représentent  exactement  le  latin  ligare^  dotare,  dont 
les  mots  savants  liguer,  doter,  qui  ont  conservé  la  consonne 
médiane,  ne  sont  qu'une  imitation  arbitraire.  On  donne  le 
nom  de  doublets' aux  termes  d'origine  savante  et  à  ceux 
d'origine  populaire  qui  proviennent  d'un  seul  et  même  mot. 
Parfois  même  la  forme  populaire  a  disparu  et  la  forme 
savante  a  seule  persisté  ;  tel  est  le  cas  pour  facile,  débiley 
qui  ne  respectent  point  l'accentuation  latine. 

Arrivons  au  second  fait  capital,  et  non  moins  intéres- 
sant, qui  domine,  lui  aussi,  l'étude  des  langues  romanes. 
C'est,  avons-nous  dit,  le  passage  de  l'état  synthétique  du 
latin  qui  possède  une  déclinaison  do  plusieurs  cas,  à  l'état 
analytique  des  langues  novo-latincs  qui  ont  perdu  toute 
trace  de  déclinaison. 

Dans  les  plus  anciens  monuments  de  l'italien  et  de  l'es- 
pagnol, nous  ne  trouvons  qu'une  langue  analytique,  com-^ 
pletementanalytique.il  n'en  est  pas  de  même  de  l'ancienne 
langue  française  ni  de  l'ancienne  langue  provençale  :  à 
une  certaine  époque  le  français  et  le  provençal  se  présen- 
tent, non  pas  avec  des  traces  de  cas,  mais  avec  des  cas  vé- 
ritables, avec  deux  cas,  un  cas  sujet  et  un  cas  régime. 

((  Au  moment,  dit  M.  Littré,  où  une  langue  moderne  se 
préparait  dans  les  Gaules,  le  latin  qu'on  y  parlait  se  pré-;  f 
sentait,  quant  à  sa  riche  déclinaison,  dans  un  état  singu- 
lier :  il  employait  assez  bien  le  nominatif;  mais  il  confon- 
dait les  autres  cas  et  usait  indistinctement  de  l'un  pour   ^ 
l'autre;  c'est  du  moins  ce  qu'on  trouve  dans  les  monuments 
de  l'époque,    tout  hérissés  de  ces  solécismes.  La  langue   | 
nouvelle  qui  était  en  germe,  ayant  son   instinct,  porta  la 
régularité  dans  ce  chaos;  elle  garda  le  nominatif,  et  des 
autres  cas  Ht  un  seul  cas,  qui  fut  le  régime.  Aussi  le  fran- 
çais, dans  sa  constitution  primitive,  n'est  point  une  langue 
analytique  comme  le  français  moderne  ou  comme  le  sont 
l'espagnol  et  l'italien  dans  leurs  plus  vieux  textes;  il  a  un 


I 


LANGUES    ITALIQUES.  321 

caractère  synthétique,  par  conséquent  plus  ancien,  expri- 
mant les  rapports  des  noms  entre  eux  et  avec  les  verbes, 
non  par  des  prépositions,  mais  par  des  cas  (je  me  sers  de 
ces  termes  synthétique  et  analytique  pour  dire  que  le  latin 
exprime  par  des  désinences  significatives  plus  de  rapports 
que  ne  le  fait  le  français,  qui,  lui  aussi,  à  bien  des  égards, 
demeure  synthétique).  C'est,  comme  on  voit,  une  syntaxe 
de  demi-latinité,  syntaxe  qu'il  a  en  commun  avec  le  pro- 
vençal. De  sorte  que  les  deux  langues  des  Gaules,  c'est-à- 
dire  le  français  et  le  provençal,  étant  l'une  et  l'autre  des 
angues  à  deux  cas,  se  ressemblent  plus  entre  elles  qu'elles 
ne  ressemblent  à  l'italien  et  à  l'espagnol,  qui,  n'ayant  point 
de  cas,  se  ressemblent  plus  qu'ils  ne  ressemblent  à  la 
angue  d'oïl  et  à  la  langue  d'oc. 

«  Etre  ainsi  une  langue  à  deux  cas  et  retenir  comme 

léritage  du  latin  une  syntaxe  demi-synthétique  ne  fut  pas 

dans  le  français  une  condition  fugitive,  qui  n'ait  laissé  de 

i*ace  que  pour  la  curiosité  de  l'érudition.  L'emploi  en  dura 

rois  siècles.  On  ne  parla  et  on  n'écrivit  que  d'après  cette 

syntaxe  dans  les  onzième,  douzième  et  treizième  siècles.  Le 

atin,  qui  est  pour  nous  langue  classique,  reçoit  beaucoup 

de  louanges  à  cause  de  la  manière  dont  sa  déclinaison  fait 

procéder  la  pensée.  Je  n'examine  point  la  supériorité  des 

langues  à  cas  ou  des  langues  sans  cas  :  mais  une  part  de 

&es  louanges  doit  rejaillir  sur  l'ancien  français,  dont  la  dé- 

linaison  est  amoindrie,  mais  réelle,  et  qui,  à  ce  titre,  est 

iu  latin  au  petit  pied.  Si  le  latin  est,  comme  on  le  nomme 

wuvent,  une  langue  savante,  l'ancien  français  réclame  une 

rt  dans  cette  qualification;  et  ceux  qui  ont  traité  de  jar- 

n   notre  vieille  langue  parlaient  sans  avoir  aucune  idée 

le  ce  qu'elle  était.  »>  (Op.  cit.^  ibid.) 

La  déclinaison  du  vieux  français  est  fort  simple.  S'agit- 

\  d'une  forme  répondant  à  la   déclinaison  latine  en   ns^ 

mme  «  dominus  ».,  le  cas  sujet  du  singulier  prend  une  5, 

LINGUISTIQUE.  21 


322  LA   LINGUISTIQUE. 

qui  n'est  autre  que  l'ancien  signe  latin  de  ce  même  nomi- 
natif; le  cas  régime  du  pluriel  se  suffixe  également  s,  en 
, souvenir  du  cas  latin  correspondant,  «  dominos  ».  Quant 
aux  deux  autres  formes,  le  nominatif  du  pluriel  et  l'accu- 
satif du  singulier,  elles  restent  telles  quelles.  C'est  ce  que 
montre,  d'ailleurs,  le  tableau  suivant  : 

Singulier.  Nominatif  :  U  chevals. 

Accusatif   :  le  cheval. 
Pluriel.       Nominatif  :  li  cheval. 

Accusatif    :  les  chevals. 

Nous  sortirions  de  notre  cadre  en  nous  étendant  sur  ce 
sujet  ;  nous  n'avons  pas  à  faire  ici  l'histoire  de  la  déclinai- 
son de  la  langue  d'oïl  et  de  celle  de  la  langue  d'oc.  Il  nous 
suffît  de  constater  qu'il  y  eut  dans  ces  deux  langues  une 
période  de  véritable  déclinaison  que  l'on  ne  peut  retrouver 
dans  les  plus  anciens  textes  des  autres  langues  romanes. 
Ainsi  que  le  dit  M.  Littré,  il  ne  peut  donc  être  question 
d'une  vieille  langue  espagnole,  d'une  vieille  langue  ita- 
lienne, au  môme  sens  qu'il  peut  être  question  d'une  vieille 
langue  française,  d'une  vieille  langue  provençale. 

Gela  dit,  nous  pouvons  jeter  un  rapide  coup  d'oeil  sur 
chacun  des  sept  rameaux  qui  forment  la  famille  linguis- 
tique novo-latine. 

1.  La  langue  française.  —  Dès  le  premiersiècle  de  notre 
ère  les  idiomes  celtiques  étaient  supplantés  en  Gaule  par 
le  latin  vulgaire;  il  y  eut  à  cela  des  causes  nombreuses,  de& 
causes   irrésistibles  :  au   premier  rang  l'intérêt   puissant 
qu'avaient  les  Gaulois  à  s'assimiler  à  leurs  vainqueurs.  La 
langue  littéraire  s'introduisit  rapidement,  elle  aussi,  et  les  ( 
écoles  gauloises,  formées  sous  la  culture  latine,  eurent  leur  j^ 
célébrité  bien  acquise.  Cependant  le  latin  vulgaire  contri- 
buait seul  au  développement  de  la  langue  populaire  :  c'é- 
tait seulement  au  latin  vulgaire  qu'elle  allait  devoir  son 


LANGUES    ITALIQUES.  323 

origine.  La  langue  classique  disait,  par  exemple,  «  urbs, 
iter,  osculari,  os,  hebdomas  »,  mais  le  français  prenait  ses 
mots  de  ville,  voyage,  baiser,  bouche,  semaine  aux  formes 
populaires  «  villa,  viaticum,  basiare,  bucca,  septimana  ». 
Le  nom  de  la  langue  française,  de  la  langue  d'oïl,  était 
alors  celui  de  «  langue  romaine  rustique  »,  et  au  huitième 
siècle  les  gens  d'Eglise  prêchaient  le  peuple  en  langue  rus- 
tique, en  français.  Une  glose  récemment  découverte  à  Rei- 
chenau,  et  qui  remonte  à  celte  époque,  est  le  plus  ancien 
texte  français  que  l'on  connaisse.  Les  onzième,  douzième 
et  treizième  siècles  sont  l'âge  d'or  de  la  langue  d'oïl.  «  Alors 
se  développent,  dit  M.  Brachet,  une  littérature  poétique 
)leinement  originale,  une  poésie  lyrique  gracieuse  ou  bril- 
ante,  une  poésie  épique  grandiose,  et  dont  la  Chanson 
de  Roland  reste  l'expression  la  plus  parfaite.  L'Allemagne, 
'Italie,  l'Espagne  s'approprient  nos  poètes  et  nos  romans, 

es  traduisent  ou  les  imitent Le  douzième  siècle,  au 

Tioyen  âge,  le  dix-huitième  siècle  dans  les  temps  modernes, 
eront  les  principaux  et  les  meilleurs  représentants  de  no- 
r'e  génie  national.  »  [Op.  cit.,  ibid.) 

Nous  avons  parlé  ci-dessus  de  la  déclinaison  à  deux  cas 
e  la  langue  d'oïl  :  au  quatorzième  siècle  elle  disparaît,  et 
e  français  du  siècle  suivant  est  décidément  une  langue 
noderne,  une  langue  tout  analytique,  comme  l'italien, 
omme  l'espagnol. 

Dès  les  premiers  temps  où  nous  puissions  l'observer,  la 
onjugaison  française  nous  apparaît  entièrement  analyti- 
ue.  A  côté  des  temps  empruntés  au  latin,  comme  le  pré- 
Qaifaime,  il  s'en  forme  de  nouveaux  par  le  procédé  mo- 
erne  :  j'ai  aimé,  j'avais  aimé.  Telle  est  l'origine  du  futur: 
îmerai  est  pour  aimer  ai  ;  les  vieilles  formes  provençales 
t  espagnoles  ne  laissent  subsister  aucun  doute  sur  ce  fait, 
e  latin,  d'ailleurs,  le  latin  classique  môme,  connaissait 
elle  formation  analytique  d'un  futur,  et  l'on  trouve  dans 


! 

il 


324  LA   LINGUISTIQUE. 

de  bons  auteurs  «  dicere  habeo  ».  Quant  au  conditionnel, 
faimerais^  ce  n'est  qu'une  forme  factice,  calquée,  enquel- 
.  que  sorte,  sur  le  nouveau  futur. 

La  langue  française  du  moyen  âge  comptait  un  certain 
nombre -de  dialectes,  indépendants  les  uns  des  autres  et 
possédant  leur  littérature  propre.  Il  n'en  pouvait  être  au- 
trement sous  le  régime  de  la  féodalité.  Les  différences 
dialectiques  n'étaient,  pour  la  plus  grande  partie,  que  des 
différences  d'ordre  pbonétique.  Le  bourguignon,  le  picard, 
le  normand  durent  céder  toutefois  devant  le  dialecte  de 
rile-de-France  lorsque  la  famille  des  Gapets  fixa  définiti-' 
vement  à  Paris  le  centre  du  pays.  Les  dialectes  descendi 
rent  alors,  peu  à  peu,  à  la  condition  de  patois  :  «  C'est 
ainsi  que  le  dialecte  picard,  le  normand  et  le  bourguignon' 
furent  en  moins  de  trois  siècles  supplantés  par  le  dialecte 
de  l'Ile-de-France  et  tombèrent  à  l'état  de  patois,  dans  les- 
quels une  étude  attentive  reconnaît  encore  aujourd'hui  les 
caractères  que  nous  offrent  les  anciens  dialectes  avant  les 
œuvres  littéraires  du  moyen  âge.  Les  patois  ne  sont  donc 
pas,  comme  on  le  croit  communément,  du  français  litté- 
raire corrompu  dans  la  bouche  des  paysans;  ce  sont  les 
débris  des  anciens  dialectes  provinciaux,  que  les  événe- 
ments politiques  ont  fait  déchoir  du  rang  de  langues  offi- 
cielles littéraires  à  celui  de  langues  purement  parlées.  » 
(Brachct,  op.  cit.,  p.  47.) 

Le  dialecte  wallon  conserva  plus  longtemps  son  indivi- 
dualité. Il  comprenait  deux  variétés,  le  wallon  liégeois  et 
le  wallon  namurois  (1);  on  l'a  rattaché,  mais  à  tort,  au 
dialecte  picard,  dont  il  est  bien  distinct.  Aujourd'hui, 
d'ailleurs,  il  n'est  plus  qu'un  patois  comme  les  autres  dia- 
lectes du  moyen  âge,  et  le  français  littéraire  l'a  définitive- 
ment supplanté  en  tant  que  langue  cultivée. 

(l)  CiiAVÉE.  Français  et  wallon.  Paris,  1857.  '    1 


LANGUES    ITALIQUES.  325 

Nous  avons  eu  l'occasion  de  parler  incidemment,  à  plu- 
sieurs reprises  déjà,  des  limites  actuelles  de  la  langue 
française.  Au  nord  elle  côtoie  le  flamand,  un  peu  au-dessus, 
(le  Calais,  Saint-Omer,  Armentières ,  Tourcoing,  Ath, 
Liège,  Verviers;  à  l'est  elle  confine  à  l'allemand,  en  com- 
prenant Verviers,  Longwy,  Metz,  Dieuze,  Saint-Dié,  Bel- 
fort,  Delémont,  Fribourg,  Sion  ;  plus  au  sud,  à  l'italien. 
Au  midi  de  la  France,  entin,  elle  s'étend  sur  le  territoire 
tout  entier  des  dialectes  provençaux,  dont  nous  allons  nous 
occuper. 

En  Suisse,  près  de  six  cent  mille  individus  ont  le  fran- 
çais pour  langue  maternelle  (cantons  de  Neufchâlel,  de 
(ienève,  de  Vaud,  majeure  partie  de  Fribourg  et  du  Valais, 
un  cinquième  de  Berne);  en  Belgique,  plus  de  deux  mil- 
lions, toute  la  partie  sud-orientale  de  ce  pays;  en  Alle- 
magne, plus  de  deux  cent  mille  (Malmédy,  Metz,  Château- 
Salins).  On  parle  également  français  dans  les  colonies 
anglaises  de  Maurice  et  du  Canada. 

2.  Le  provençal.  —  Faut-il  admettre  avec  quelques  au- 
teurs que  le  français,  ou  langue  d'oïl,  et  le  provençal,  ou 
langue  d'oc,  ne  proviennent  du  latin  vulgaire  qu'indirecte- 
ment et  par  l'intermédiaire  d'une  forme  commune  qui  leur 
aurait  donné  naissance  à  l'un  et  à  l'autre?  Cette  opinion 
aurait  besoin  d'être  justifiée;  jusqu'à  ce  jour  elle  ne  repose 
que  sur  des  assertions  pures  et  simples.  Disons  qu'elle 
-nous  semble  peu  vraisemblable.  Le  latin  populaire  n'a  pas 
dû  se  modifier  uniformément  par  toute  la  Gaule;  qu'il 
n'ait  pris,  même,  sur  ce  vaste  territoire  que  deux  sortes  de 
physionomies  distinctes,  qu'il  ne  se  soit  transformé  qu'en 
langue  d'oïl  et  en  langue  d'oc,  c'est  ce  qui  peut  à  bon  droit 
nous  surprendre.  Jusqu'à  preuve  contraire,  il  est  sage, 
nous  semble  t-il,  de  douter  qu'un  idiome  commun  franco- 
I  provençal  ait  jamais  été  parlé.  La  langue  d'oïl  et  la  langue 
d'oc  se  ressemblent  sans  doute   d'autant  plus  que  leurs 


326  LA   LINGUISTIQUE. 

textes  sont  plus  anciens,  mais  cela  doit  tenir  uniquement 
au  fait  que  plus  elles  sont  anciennes,  plus  elles  se  rappro- 
chent de  leur  origine  commune. 

Le  provençal,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  eut  comme  la 
langue  d'oïl  une  période  semi-analytique  durant  laquelle 
ii  posséda  une  déclinaison  à  deux  cas,  un  cas  sujet,  un  cas 
régime.  Nous  avons  dit  tout  à  l'heure  ce  qu'il  fallait  en- 
tendre par  là  et  nous  pensons  qu'il  n'est  pas  utile  d'y  re- 
venir. Quant  à  la  conjugaison,  elle  est  tout  analytique 
comme  dans  la  langue  d'oïl  ;  c'est  chez  elle  que  l'on  trouve 
cette  ancienne  forme  du  futur  dir  vos  ai,  «  je  vous  dirai  », 
qui  montre  bien  clairement  le  mécanisme  de  la  conjugai- 
son nouvelle. 

C'est  un  mot  dont  le  sens  est  bien  étendu  que  celui  de 
provençal;  on  prend  ici  une  partie  pour  le  tout.  L'idiome 
de  la  Provence  n'était  et  n'est  encore,  en  effet,  qu'un  des 
dialectes  de  la  langue  d'oc  :  il  faut  ranger  à  côté  de  lui  le 
languedocien  proprement  dit,  le  limousin,  l'auvergnat,  le 
dialecte  d'une  partie  du  Dauphiné,  le  gascon. 

On  s'est  demandé  souvent  si  le  catalan,  qui  occupe  au- 
jourd'hui en  France  une  partie  du  département  des  Pyré- 
nées-Orientales (où  il  serait  parlé  par  cent  trente  mille 
individus);  en  Espagne  la  Catalogne,  Valence,  les  îles  Ba- 
léares, et  qui  s'étendait  jadis  sur  le  territoire  aragonais,  1 
doit  compter  au  nombre  des  dialectes  provençaux  ou  con- 
stitue par  lui-môme  une  vraie  langue  novo-latine.  La  ques- 
tion n'est  point  tranchée,  mais  on  ne  peut  blâmer  absolu- 
ment les  auteurs  qui  persistent  à  ne  pas  séparer  le  catalan 
des  dialectes  provençaux  et  le  rattachent  ainsi  à  la  langue 
d'oc. 

Les  douzième  et  treizième  siècles  furent  l'âge  d'or  de  la 
littérature  provençale,  mais  ses  plus  anciens  monuments 
remontent  à  une  époque  antérieure;  la  défaite  des  Albi- 
geois lui  porta  un  coup  funeste  :  le  français  envahit  peu  à 


d 


LANGUES    ITALIQUES.  327 

peu  jusqu'aux  Pyrénées  toute  la  région  où  l'on  ne  parlait 
auparavant  que  la  langue  d'oc,  et  les  dialectes  de  la  France 
(lu  Sud  en  sont  arrivés  à  la  condition  de  patois. 

La  limite  actuelle  des  patois  provençaux  et  français  n'est 
()as  très-exactement  fixée.  On  donne  comme  frontière 
extrême  de  la  langue  d'oïl,  du  côté  de  l'ouest,  Blaye,  An- 
gouléme,  Montmorillon,  la  Châtre  (I),  Saint-Etienne;  au 
sud  de  cette  région  commencerait  la  langue  d'oc,  dont  les 
localités  importantes  situées  le  plus  au  nord  seraient 
IJbourne,  Ribérac,  Gonfolens,  Nontron,  Rocliechouarl, 
(iLiéret,  Glermont.  Vers  Test  la  frontière  est  assez  difficile 
à  déterminer;  elle  paraît  rejoindre  les  Alpes  au-dessus  de 
Grenoble  et  de  Ghambéry. 

3.  La  langue  italienne.  —  Telle  que  nous  la  connais- 
sons, et  dès  ses  plus  anciens  monuments,  la  langue  ita- 
lienne est  incontestablement  (et  la  raison  en  est  naturelle) 
la  mieux  conservée  des  langues  novo-latines,  tant  par  son 
lexique  que  par  ses  formes  elles-mêmes.  Diez  pense  qu'il 
n'y  a  pas  la  dixième  partie  de  son  vocabulaire  que  l'on 
(puisse  faire  remonter  à  une  origine  autre  que  la  langue 
latine.  Gc  serait  là  un  fait  très-remarquable.  En  tout  cas, 
l'italien  contient,  sans  nul  doute,  bien  moins  de  mots  alle- 
mands que  n'en  contient  le  français. 

Au  dixième  siècle  on  parlait  déjà  l'italien.  Le  latin  vul- 
gaire s'était  assez  transformé  à  cette  époque  pour  que  l'on 
pût,  en  Italie,  lui  donner  le  nom  d'italien;  mais  les  mo- 
•numents  écrits  de  ce  nouvel  idiome  ne  remontent  pas  plus 
haut  que  le  douzième  siècle.  G'est  seulement  au  siècle  sui- 
Tant  que  naquit  en  Toscane  la  langue  de  la  littérature 
italienne,  langue  purement  littéraire,  qui  ne  fut  jamais 
3)arlée. 

Quoi  qu'il    en    soit,  l'italien   de  cette  époque  avait  la 

(I)  Cm.  de  Tourtoulon.  Carie  de  la  limile  de  la  langue  d'oc  et 
de  la  langue  d'oïl.  Paris,  ]  876. 


328  LA   LINGUISTIQUE. 

même  physionomie  que  l'italien  actuel,  et  il  n'y  eut  point 
une  vieille  langue  italienne,  comme  il  y  a  une  vieille  lan- 
gue française,  une  vieille  langue  provençale. 

L'italien  compte  un  très-grand  nombre  de  dialectes,  ce 
qui  s'explique  bien  par  la  conformation  même  du  pays 
où  il  est  parlé.  Ces  dialectes  sont  fort  nettement  carac- 
térisés. Dante,  dans  son  traité  «  De  vulgari  eloquio»,  en 
énumérait  quatorze:  il  les  divisait  en  dialectes  orientaux 
et  dialectes  occidentaux-,  ou,  si  l'on  préfère,  cisapenninset 
transapennins.  Cette  division  a  été  remplacée  avantageu- 
sement par  celle  de  dialectes  de  la  haute  Italie,  dialectes 
de  l'Italie  centrale,  dialectes  de  la  basse  Italie.  Dans  cette 
dernière  classe  oii  range  le  napolitain,  le  calabrais,  le  sici- 
lien, le  sarde;  dans  la  seconde,  le  toscan,  le  romain,  le 
corse;  dans  la  classe  des  dialectes  du  nord,  le  génois,  le 
piémontais,  les  dialectes  lombards  et  ceux  de  l'Emilie,  et 
le  vénitien.  Chacun  de  ces  dialectes  possède  une  riche  lit- 
térature ;  un  grand  nombre  d'entre  eux  ont  des  monuments 
qui  remontent  à  l'époque  de  la  Renaissance  ;  il  y  en  a 
de  plus  anciens  encore,  par  exemple  le  napolitain  et  le 
sarde. 

La  langue  italienne  actuelle  franchit  au  nord  les  limites 
politiques  de  l'Italie.  En  Suisse,  cent  quarante  mille  indi- 
vidus parlent  italien  dans  le  canton  du  Tessin  et  la  partie 
sud-ouest  des  Grisons.  En  Autriche,  une  partie  du  Tyrol 
méridional  parle  italien,  ainsi  qu'une  petite  bande  de  la 
côte  occidentale  de  l'Istrie. 

4.  La  langue  ladine.  —  On  lui  a  donné  les  noms  de 
langue  des  Grisons,  rhéto-roman,  roumonclie,  rouman- 
che.  Il  semble  préférable  de  l'appeler  langue  ladine  avec 
M.  Ascoli,  qui  lui  a  consacré  récemment  un  très-impor- 
tant travail  (1). 

(1)  Archivio  gloltologicoilaliano,  vol.  I.  Saggi  ladini.  Rome,  Tu- 
rin, Florence,  1873. 


LANGUES    ITALIQUES.  329 

La  langue  ladine  comprend,  d'après  M.  Ascoli,  trois 
groupes  distincts  :  à  l'est  le  frioulan,  parlé  par  plus  de 
quatre  cent  cinquante  mille  individus,  en  Italie  sur  les 
rives  du  Tagliamento  et  en  Autriche  jusqu'à  Goritz.  Au 
centre  le  ladin  est  parlé  dans  deux  îlots  du  Tyrol  autri- 
chien, à  quelque  distance  des  deux  rives  de  l'Adige,  par 
plus  de  quatre-vingt-dix  mille  individus.  A  l'ouest,  sous 
le  nom  de  roumanche,  il  s'étend  en  sens  transverse  sur 
la  plus  grande  partie  du  canton  suisse  des  Grisons,  où  il 
est  parlé  par  près  de  quarante  mille  personnes,  ce  qui 
fait  en  tout  près  de  cinq  cent  quatre-vingt  mille  indi- 
vidus. 

Ce  nomhre  relativement  peu  considérable  n'enlève  point 
au  ladin  son  caractère  de  véritable  langue.  C'est  à  tort  que 
l'on  a  rattaché  son  groupe  central  et  son  rameau  de  l'est, 
le  frioulan,  à  la  langue  italienne.  Ils  en  sont  parfaitement 
distincts  par  le  matériel  et  les  lois  de  leur  phonétique  et 
se  relient  intimement  entre  eux  par  ces  mêmes  éléments. 

La  littérature  de  la  branche  occidentale,  celle  de  la  lan- 
gue des  Grisons,  est  peu  développée  ;  son  plus  ancien  monu- 
ment est  une  version  du  Testament  chrétien  remontant  au 
seizième  siècle.  Les  plus  anciens  documents  du  frioulan 
remontent  au  douzième  siècle;  ce  sont  des  inscriptions, 
assez  courtes,  il  est  vrai,  mais  qui  suffisent  pour  caracté- 
riser la  langue  de  cette  époque. 

5.  L'espagnol.  —  C'est  dans  sa  phonétique  et  son  ma- 
tériel lexique,  où  l'on  rencontre  entre  autres  éléments  un 
assez  grand  nombre  de  mots  arabes,  que  l'espagnol  s'é- 
loigne le  plus  du  latin  ;  s'agit-il  de  la  formation  même  des 
mots,  il  a  conservé  une  remarquable  fidélité.  Ses  textes 
les  plus  anciens  remontent  au  miheu  du  douzième  siècle; 
peu  abondants  encore  à  cette  époque,  ils  deviennent  au 
siècle  suivant  de  plus  en  plus  riches.  Il  existe  toutefois  des 
traces  plus  antiques  de  la  langue  espagnole;   ce  sont,  no- 


330  LA   LINGUISTIQUE. 

tamment,  des  mots  cités  par  Isidore  de  Séville,  qui  vivait 
au  septième  siècle. 

Les  limites  actuelles  de  l'espagnol  sont  tracées  à  l'ouest 
par  le  portugais,  dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure  ;  au 
nord  par  le  basque,  dont  nous  avons  indiqué  ci-dessus  la 
frontière,  p.  1 4-9  ;  à  l'est  il  ne  s'étend  qu'en  tant  que  langue 
littéraire  sur  la  Catalogne  et  Valence,  où  la  langue  popu- 
laire est  le  catalan,  dont  nous  avons  parlé  en  traitant  du 
provençal.  L'espagnol,  d'ailleurs,  a  conquis  l'Aragon,  où 
se  parlait  aussi  autrefois  le  dialecte  catalan.  II  fait  reculer 
également  la  limite  méridionale  de  la  langue  basque  :  on 
ne  parle  qu'espagnol  à  Vitoria,  Estella,  Pampelune,  Na- 
vascues;  Bilbao,  Aoiz  se  trouvent  déjà  dans  une  zone 
mixte.  Le  basque  cède  ainsi  bien  plus  rapidement  au  sud 
des  Pyrénées  qu'il  ne  cède  au  nord  :  c'est  qu'en  Espagne, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  plus  haut,  il  se  trouve  directe- 
ment aux  prises  avec  une  langue  officielle,  tandis  qu'en 
France,  avant  d'avoir  affaire  au  français  lui-même,  il  est 
en  contact  direct  avec  un  dialecte  de  la  langue  d'oc,  le 
gascon,  dont  la  vitalité  propre  est  déjà  fortement  menacée. 
S'il  confinait  immédiatement  à  la  langue  française,  il  cé- 
derait devant  elle  aussi  rapidement  qu'il  le  fait  au  sud  des 
Pyrénées  devant  l'espagnol. 

6.  Le  portugais.  —  Il  est  fort  rapproché  de  l'espagnol, 
mais  on  ne  peut  le  considérer  comme  un  dialecte  de  cette 
dernière  langue.  Le  portugais  et  le  galicien,  parlé  au  nord- 
ouest  de  l'Espagne,  forment  à  eux  deux  un  rameau  roman 
bien  indépendant.  Leurs  plus  anciens  monuments  sont 
moins  vieux  que  ceux  de  la  langue  espagnole  et  ne  date- 
raient que  des  dernières  années  du  douzième  siècle.  Le 
fonds  de  mots  arabes  que  l'on  rencontre  en  espagnol  est 
à  peu  près  le  même  que  celui  que  renferme  le  portugais, 
mais  cette  dernière  langue  possède  un  certain  nombre  de 
mots  d'origine  française  étrangers  à  l'espagnol.  Ils  sont 


LANGUES    ITALIQUES.  331 

dus,  pense-t-on,  à  la  iin  du  onzième  siècle,  au  temps  de  la 
domination  de  Henri  de  Bourgogne. 

Le  portugais,  en  dehors  de  son  territoire  européen,  est 
parlé  dans  certaines  contrées  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique, 
notamment  au  Brésil. 

7.  Le  roumain.  —  Le  roumain  a  pour  origine  le  latin 
introduit  en  Dacie  par  les  soldats  de  Trajan  aux  pre- 
mières années  du  second  siècle  de  notre  ère  :  «  Les 
soldats  romains  libérés  du  service ,  dit  M.  Picot,  ob- 
tenaient, en  même  temps  que  l'iionesta  missio,  le  jus 
connubii  et  le  jus  commercii,  c'est-à-dire  le  droit  de  faire 
•commerce  avec  les  barbares  et  d'épouser  des  femmes 
de  leur  race.  Séparés  à  tout  jamais  du  sol  natal,  canton- 
nés pendant  vingt-cinq  ans  dans  la  même  garnison,  les 
légionnaires  s'attachaient  au  pays  où  ils  avaient  vécu  et 
•combattu  et  profitaient  des  facilités  que  la  loi  leur  offrait 
pour  s'y  établir  définitivement.  C'est  ainsi  que  se  formè- 
rent, sur  les  rives  du  Danube,  les  premiers  groupes  de 
population  romaine,  et  à  ces  anciens  militaires  se  joigni- 
rent bientôt  des  colons  venus  des  diverses  provinces  de 
l'empire,  et  surtout  des  barbares  attirés  par  l'appât  du 
•commerce.  Les  colonies  militaires  étaient  fort  nombreuses 
-en  Dacie  à  l'époque  où  les  Romains  furent  obligés  de  se 
retirer.  Il  est  à  croire  que  la  population  purement  romaine 
suivit  les  légions  sur  la  rive  droite  du  Danube,  tandis  que 
les  individus  issus  du  mélange  des  vétérans  avec  les  bar- 
bares restèrent  dans  le  pays  où  ils  étaient  nés,  conservant 
la  langue  des  vainqueurs,  qu'ils  avaient  adoptée,  et  que  ce 
■sont  eux  qui  ont  donné  naissance  aux  Roumains.  » 

Nous  aurons  à  parler  plus  loin  de  l'ancienne  langue 
•dace,  dont  la  position  dans  la  famille  des  langues  indo- 
■européennes  est  loin  d'être  fixée.  l\  est  vraisemblable  que 
le  roumain  conserve  dans  son  vocabulaire  des  restes  de  cette 
■ancienne  langue;  mais  ces  restes,  quels  sont-ils?  Ou   ne 


332  LA   LINGUISTIQUE. 

peut  le  déterminer.  Il  faudrait,  avant  tout,  connaître  de 
l'ancien  dace  plus  que  nous  n'en  connaissons,  plus  que 
nous  n'en  connaîtrons  jamais  peut-être.  On  a  pu,  d'ail- 
leurs, dresser  la  liste  des  emprunts  faits  par  le  roumain 
aux  langues  slaves  dans  les  temps  historiques  ;  elle  n'est 
pas  sans  importance.  On  peut  compter  également  un  cer- 
tain nombre  de  mots  d'origine  grecque  ou  d'autre  source 
encore. 

Longtemps  on  a  supposé  que  le  roumain  était  une  lan- 
gue slave.  Cette  erreur  était  due  non-seulement  au  fait 
que  le  roumain  possède,  ainsi  que  nous  venons  de  le  dire, 
une  certaine  quantité  de  mots  empruntés  aux  langues 
slaves,  mais  aussi  à  ce  qu'il  a  été  écrit  jusqu'en  ces  der- 
niers temps  en  caractères  cyrilliens,  c'est-à-dire  avec  l'al- 
phabet employé  par  le  russe,  le  serbe,  le  bulgare.  En 
certains  cas,  cet  alphabet  otfrait  des  ressources  assez  pré- 
cieuses, mais,  par  contre,  il  présentait  parfois  de  grands 
désavantages.  On  l'a  enfin  abandonné  et  l'alphabet  latin 
est  définitivement  accepté.  Plusieurs  systèmes  de  trans- 
cription se  sont  trouvés  en  présence  lorsqu'il  a  du  être 
question  d'adopter  les  signes  diacritiques  nécessaires  pour 
compléter  l'alphabet  latin;  l'accord  n'a  pu  s'établir  com- 
plètement, maisunjourou  Tautre  on  arrivera,  sans  aucun 
doute,  à  ce  résultat  très-désirable  (1). 

Les  voyelles  latines,  en  passant  par  la  bouche  des  popu- 
lations de  la  Dacie,  ont  subi,  comme  l'a  montré  M.  Mus- 
safia  (2),  deux  variations  capitales.  D'une  part  les  voyelles 
e,  0  portant  l'accent  tonique  se  sont  changées,  en  certains 
cas,  en  ea,  oa,  c'est-à-dire  en  diphthongues;  d'autre  pari 
beaucoup  de  voyelles  ont  pris  un  son  très-sourd  et  presque 

(1)  Picot.  La  Société  littéraire  de  Bucarest  et  Vorthographe  de  la 
langue  roumaine.  Paris,  1867. 

(2)  Zur  rumœnischen  vocalisation.  Vienne,  1868. 


I 

I 


LANGUES    ITALIQUES.  333 

nasal.  Ce  double  phénomène  est  une  des  caractéristiques 
les  plus  importantes  de  la  langue  roumaine. 

Le  roumain  possède  un  article;  mais,  comme  le  bulgare, 
(omme  l'albanais,  au  lieu  de  le  placer  devant  le  substantif, 
il  le  lui  suffixe  :  omul  «  l'homme  »,  Cette  concordance  de 
trois  idiomes  différents,  mais  parlés  dans  une  même  aire 
géographique,  est  des  plus  étranges.  Doit-on  y  voir  la  trace 
d'une  langue  plus  ancienne,  telle  par  exemple  que  l'ancien 
dace,  qui  aurait  laissé  cet  héritage  aux  idiomes  divers  par 
l<  squels  elle  fut  remplacée  dans  ces  régions?  Si  le  fait  est 
possible,  il  n'est  point  prouvé,  et  le  champ  des  hypothèses 
demeure  toujours  ouvert. 

La  langue  roumaine  est  très-homogène,  plus  homogène 
qu'aucune  autre  langue  novo-latine.  L'acception  donnée 
à  tel  ou  tel  mot  peut  bien  varier  de  contrée  à  contrée, 
mais  cela  ne  constitue  pas  des  divisions  dialectiques.  On  ne 
peut  guère  citer  comme  dialecte  véritable  que  le  roumain 
d^  la  Macédoine,  de  la  Thessalie,  de  l'Epire,  le  macédo- 
roumain. 

En  dehors  de  cet  îlot  détaché,  le  roumain  est  remarqua- 
blement compacte.  Il  forme  une  sorte  de  cercle  irrégulier 
de  plus  de  cent  lieues  de  hauteur  (du  Dniester  au  Danube) 
sur  plus  de  cent  lieues  de  largeur  (d'Arad  aux  bouches  du 
Danube).  Outre  la  Valachie  et  la  Moldavie,  c'est-à-dire  la 
Roumanie  proprement  dite,  il  comprend  la  partie  nord- 
est  de  la  principauté  serbe,  le  banat  de  Temesvar,  une 
grande  partie  de  la  Hongrie  de  l'Est,  la  plus  grande  part 
•de  la  Transylvanie,  la  Bukovine  du  Sud,  la  Bessarabie,  le 
•territoire  des  bouches  du  Danube.  Plus  de  huit  millions  et 
demi  d'individus  parlent  aujourd'hui  le  roumain,  près  de 
neuf  millions  peut-être,  dont  la  moitié  environ  dans  la 
Roumanie  proprement  dite.  Leur  véritable  nom  n'est  point 
celui  de  Valaques  ;  ce  nom  leur  a  été  donné  par  les  Alle- 
mands. Us  le  repoussent  avec  raison,  se  donnent  à  eux- 


334 


LA   LINGUISTIQUE. 


mêmes  le  nom  de  «  Roumains  »  et  appellent  leur  langue 
la  ((  langue  roumaine  »,  soucieux,  avant  tout,  de  perpé- 
tuer le  souvenir  de  leur  origine. 

Les  plus  anciens  textes  connus  de  la  langue  roumaine] 
ne  remontent  qu'à  la  fui  du  seizième  siècle. 

§  5.  Branche  celtique. 


Peu  de  mots  ont  prêté  autant  que  ceux  de  «  celte  »  et  de^ 
((  celtique  »  à  toute  une  suite  de  malentendus  anthropolo-- 
giques,  ethnographiques  et  archéologiques.  Dans  cette  con- 
fusion la  théorie  fallacieuse  des  langues  et  des  races  a- 
trouvé  son  compte  plus  que  partout  ailleurs.  Enfin  la  ques- 
tion semble  élucidée. 

César  avait  raison,  lorsqu'au  début  de  son  livre  il  divisait 
la  Gaule  en  trois  régions  :  l'Aquitaine  au  sud,  la  Celtique, 
au  centre,  la  Belgique  au  nord.  Partant  de  cette  classifica- 
tion, —  qu'appuient  d'ailleurs  un  grand  nombre  d'autres 
textes,  —  l'anthropologie  a  établi  que  les  Auvergnats  et  les 
Bas-Bretons  act>uels  étaient  les  principaux  représentants 
français  de  l'ancienne  race  celtique  petite  et  brune,  race 
qui  n'avait  et  n'a  rien  de  commun  avec  la  race  voisine  du 
nord-est,  grande,  blonde,  aux  yeux  bleus,  à  la  carnatioi 
molle,  et  qui  peut  recevoir  les  noms  de  galate,  galle,  wal- 
lonne, belge,  kimrique.  Cette  dernière  race  a  été  appelée 
souvent  race   celtique,    mais  à  tort,  et,  ainsi  que   l'a  dé-j 
montré  pertinemment  M.  Broca  dans  un  excellent  écrit, 
elle  n'eut  jamais  droit  à  ce  nom  (I). 

La  confusion  qui  a  trop  longtemps  obscurci   ce   sujetj 

(1)  La  l'ace  celtique  ancienne  et  moderne.  Arvernes  et  ArmoricainSfi 
Auvergnats  et  Bas- Bretons,    Revue  d'Anthropologie,  t.  II,  p.  577. 
Du  même  auteur  :  Nouvelles   recherches  sur  l'anthropologie  de    la 
Fi  ance  en  général  et  de  la  liasse- Bretagne  en  particulier.  Mémoires 
de  la  Société  d'anthropologie  de  Paris,  t.  III,  p.  147. 


LANGUES    CELTIQUES.  335 

était  duc  pour  une  bonne  part  au  nom  même  de  <(  langues 
celtiques  »  donné  d'une  façon  par  trop  générale  aux 
idiomes  que  parlaient  et  les  Celtes  et  les  Galates  du  nord- 
est.  De  ce  que  ces  derniers  employaient  une  langue  dite 
«  celtique  »,  on  en  a  fait  des  «  Celtes  »  :  c'était  toujours  la 
confusion  des  langues  et  des  races.  Il  y  aurait  eu  tout  au- 
tant de  raison  à  donner  aux  langues  celtiques  le  nom  de 
<c  galates»,  lît  si  on  ne  l'a  point  fait,  cela  tient,  sans  nul 
doute,  à  ce  que  les  Celtes  (petite  race  brune  bracbycéphale) 
avaient  pénétré  sur  le  territoire  qui  plus  tard  reçut  le  nom 
de  Gaule,  bien  avant  que  les  Galates,  leurs  alliés  par  la 
langue,  mais  non  par  la  race,  y  arrivassent  à  leur  tpur. 

Il  faut  bien  admettre,  pour  expliquer  ce  fait  avéré  de 
deux  races  très-dissemblables  parlant  des  idiomes  très- 
rapprochés  d'une  même  langue,  que  les  deux  races  en  ques- 
tion aient  vécu,  à  un  moment  donné,  en  grande  connexité. 
C'est  là  un  fait  qui  se  reproduit  partout  de  nos  jours  :  il  n'y 
a  point,  par  exemple,  de  race  française,  mais  bien  plu- 
sieurs races  parlant  le  français;  point  de  race  italienne, 
mais  bien  plusieurs  races  parlant  l'italien  ;  point  de  race 
allemande,  mais  bien  plusieurs  races  parlant  l'allemand. 
L'on  ne  saurait  dire  d'une  façon  précise  quelle  fut  la  région 
où  Galates  et  Celtes  parlèrent,  presque  en  communauté,  les 
langues  qui  reçurent  plus  tard  le  nom  de  <(  celtiques  », 
mais  les  raisons  anthropologiques  portent  toutes  à  croire 
que  les  Celtes  étaient  venus  du  sud-est  de  l'Europe; 
nous  avons  émis  ailleurs  l'opinion  hypothétique  que  ce 
pourrait  bien  avoir  été  de  la  région  du  Dnieper  et  du  bas 
Danube  (1). 

Nous  n'insisterons  pas  sur  ce  côté  de  la  question  dite 
<(  celtique  »  ;  sans  même  rechercher  s'il  est  permis  d'attri- 
buer exclusivement  soit  aux  Galates,  soit  aux  Celtes  telle  ou 

(J)  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie  de  Paris,  ISl^. 


336  .  LA   LINGUISTIQUE. 

telle  des  deux  branches  des  langues  celtiques,  nous  abor- 
derons immédiatement  la  question  purement  linguistique, 
qui  seule  nous  intéresse  ici  d'une  façon  directe. 

Les  langues  celtiques  se  divisent  en  deux  groupes  dis- 
tincts et  parfaitement  caractérisés.  A  Tun  de  ces  groupes 
on  a  donné  les  noms  d'HrBERNiEN,  de  gadhélique,  gaélique, 
à  l'autre  les  noms  de  breton,  de  kimrique.  Nous  nous  ar- 
rêterons, pour  suivre  la  coutume  habituelle  et  éviter  toute 
espèce  de  malentendu,  aux  noms  de  gaélique  et  de  breton. 
Au  surplus,  nous  ne  sommes  pas  en  mesure  de  prétendre 
qu'il  n'y  eut  pas  dans  l'antiquité  d'autres  branches  de  la 
famille  linguistique  celtique  que  les  branches  gaélique  et 
bretonne. Le  fait  même  est  vraisemblable,  si  nous  admet- 
tons, ainsi  que  de  raison,  que  les  idiomes  de  cette  famille 
se  sont  étendus  très-anciennement  sur  de  vastes  contrées. 
Il  ne  paraît  pas  impossible  que  l'on  découvre  un  jour  dans 
l'Europe  centrale,  peut-être  dans  la  région  du  Danube,  des 
documents  capables  de  confirmer  cette  supposition  (1); 
mais  aujourd'hui  ces  documents  font  encore  défaut  et 
nous  n'avons  à  parler  que  des  deux  groupes  ci-dessus 
nommés. 

Le  groupe  gaélique,  ou  gadhélique,  ouhibernien,  com- 
prend trois  idiomes  :  Virlandais^  Verse,  le  mannois,  tous 
trois  fort  rapprochés  les  uns  des  autres. 

L'importance  de  r/r/a;zc?a/s,  dans  l'étude  des  langues  cel- 
tiques, est  considérable,  non-seulement  sous  le  rapport  de 
la  plus  grande  conservation  de  l'idiome,  mais  aussi  sous 
.  celui  de  la  richesse  littéraire.  A  la  vérité  ce  n'est  qu'une  ri- 
chesse relative,  mais  la  littérature  des  autres  langues  cel- 
tiques est  si  peu  développée  !  Les  plus  anciens  documents 
irlandais  consistent  spécialement  en  gloses  plus  ou  moins 
étendues  insérées  dans   des  manuscrits  latins,  soit  à  la 

(t)  La  question  celtique.  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie 
de  Paris,  1874,  p.  705.  '  . 


LANGUES    CELTIQUES.  337 

marge,   soit  entre  les  lignes,  et  remontant  au  huitième 
I  siècle.  On  rapporte  au  cinquième  siècle  au  moins  —  époque 
à  laquelle  Técriture  latine  pénétra  chez  les  Hiberniens  et 
les  Bretons  —  les  vieilles  inscriptions  irlandaises  encarac- 
j  tères  appelés  «ogham»  .L'origine  de  ces  signes  est  loin  d'être 
I  écliiircie,    et   nous  devons  nous   borner  à  en   faire   cette 
i  simple  mention.  Au  moyen  âge  la  littérature  irlandaise  at- 
teignit  son   apogée;  il  reste  de  cette  époque  nombre  de 
I  chroniques  et  de  récits,  sans  parler  de  traductions  d'oeuvres 
étrangères.  Au  temps  de  la  llenaissance  l'irlandais  entra 
mélinitivcment  dans  sa  période  d'extinction  ;  à  l'heure  ac- 
ituelle  on  compte  tout  au  plus  950  000  individus  parlant 
irlandais  et  anglais  et  160  000  seulement  ne  parlant  qu'ir- 
landais. L'anglais  occupe  la  partie  orientale  de  l'île,  plus 
de  la  moitié;  l'irlandais  occupe  la  partie  occidentale. 

Sa  situation  géographique  a  mieux  préservé  le  celtique 
écossais  —  l'erse  —  des  empiétements  de  la  langue  an- 
glaise. L'erse  cependant  n'est  guère  parlé  aujourd'hui 
[par  plus  de  400000  individus  :  un  grand  nombre  d'entre 
ux  parlent  également  l'anglais,  et  il  serait  difficile  de 
jréciser  le  nombre  de  ceux  qui  ne  connaissent  uniquement 
jue  cet  idiome  celtique.  Le  gaélique  d'Ecosse  occupe 
,oute  la  région  septentrionale  du  pays,  sauf  un  petit  terri- 
.oire  à  l'extrême  nord-est,  et  la  partie  centre  et  ouest  : 
5oit,  approximativement,  les  contrées  de  Gaithness  du  Sud, 
putherland,  Inverness,  Argyle,Perth  occidental;  il  s'étend 
l'galement  sur  les  îles  avoisinantes  et  sur  celles  qui  se  rap- 
))rochent  de  l'Irlande;  mais,  au  nord,  dans  lesOrcades  et 
mielland  il  est  inconnu. 

!  Si  la  littérature  du  gaélique  d'Ecosse  est  moins  ancienne 
j ;ue  la  littérature  irlandaise,  elle  possède  toutefois  le  grand 
îvanlage  d'avoir  plus  fidèlement  garde  la  mémoire  des 
iraditions  anciennes.  Les  poëmes  apocryphes  d'Ossian, 
ui  soulevèrent,  il  y  a  cent  ans,   tant  de   controverses, 

LINGUISTIQUE.  22 


338  LA   LINGUISTIQUE. 

avaient  sans  aucun  doute  un  fond  de  vérité,  et,  à  cette 
heure  encore,  les  montagnards  écossais  sont  loin  d'avoir 
oublié  tous  les  récits  de  leurs  ancêtres. 

Le  dialecte  de  l'île  de  Man  n'offre  qu'un  intérêt  secon- 
daire. D'après  quelques  auteurs,  il  serait  parlé  par  un  tiers 
des  habitants  du  pays  ;  il  ne  le  serait,  d'après  d'autres  per- 
sonnes, que  par  un  quart  ou  un  cinquième  de  la  popu- 
lation. 

Le  groupe  breton,  ou  kimrique,  comprend  le  gallois^  le 
comique^  le  breton^  le  gaulois;  deux  de  ces  idiomes  sont 
éteints,  les  deux  autres  vivent  encore. 

C'est  au  gallois  qu'appartient  la  plus  vivace  des  littéra- 
tures celtiques  actuelles.  Dès  le  huitième  siècle  on  trouve 
quelques  gloses  en  gallois,  aussi  anciennes,  par  conséquent, 
que  les  gloses  irlandaises  dont  nous  avons  parlé;  il  est  vrai 
qu'elles  sont  beaucoup  moins  importantes  sous  tous  les 
rapports.  D'ailleurs,  c'est  au  moyen  âge  que  se  place  la 
belle  époque  de  la  littérature  galloise,  notamment  aux 
onzième,  douzième,  treizième  siècles,  qui  ont  vu  paraître 
nombre  de  chroniques  et  de  poésies.  Aux  approches  de  la 
Renaissance,  le  gallois  sembla  fort  en  danger;  il  a  repris 
cependant  une  certaine  vitalité  et  c'est  encore  une  langue 
écrite. 

Quant  au  cornouaillais,  ou  comique^  il  s'est  éteint  au 
siècle  dernier.  Le  plus  ancien  monument  de  sa  littérature 
—  un  glossaire  qui  porte  le  titre  de  Vocahula  bi'itan- 
nica  —  date  du  treizième  ou  peut-être  même  du  douzième 
siècle.  On  peut  attribuer  à  l'époque  de  la  Renaissance  quel- 
ques autres  écrits  en  langue  comique,  notamment  une 
sorte  de  mystère  chrétien  sur  la  Passion;  nombre  de  mots 
anglais  y  ont  déjà  pénétré. 

Le  breton^  ou  armoricain,  n'offre  pas  de  très-anciens 
documents,  et  ceux  que  l'on  attribue  à  une  époque  plus 
reculée  que  le  quatorzième  siècle  ne  remontent  sans  doute 


LANGUES   CELTIQUES.  339 

pas  à  cet  âge.  Le  plus  connu  est  la  vie  de  sainte  Nonne  et 
de  son  fils.  L'on  ne  peut  dire  d'ailleurs  que  la  littérature 
bretonne  soit  absolument  éteinte  aujourd'hui  ;  on  récolte, 
au  moins,  tout  ce  qui  reste  des  vieilles  traditions,  des 
poésies  anciennes,  et  la  publication  de  quelques  pièces  plus 
ou  moins  apocryphes  ne  doit  point  laisser  mettre  en  doute 
l'authenticité  d'un  très-grand  nombre  d'autres  morceaux. 
Le  breton  est  parlé  dans  le  département  du  Finistère  et 
dans  la  partie  occidentale  des  Côtes-du-Nord*  et  du  Morbi- 
han ;  il  se  divise  en  quatre  dialectes,  parmi  lesquels  celui 
de  Léon  est  le  mieux  étudié  et  semble  avoir  le  plus  d'im- 
portance (I). 

Les  deux  douzaines  d'inscriptions  que  l'on  possède  de 
^3Lnc\en  gaulois  ont  été  découvertes,  pour  la  plupart,  dans  la 
région  de  la  Saône  moyenne  :  il  y  en  a  pourtant  qui  pro- 
viennent du  Rhône  méridional,  de  la  Normandie  orientale 
€t  encore  d'autres  contrées.  Ecrites  en  caractères  latins, 
parfois  en  caractères  grecs  —  par  exemple  celle  de  Nîmes  — 
les  inscriptions  gauloises  n'ont  pas  encore  été  expliquées, 
bien  qu'elles  aient  donné  lieu  à  des  travaux  d'une  véritable 
valeur,  ceux,  par  exemple,  de  Pictet  (2).  Mais  il  reste 
«gaiement  des  noms  de  lieux,  des  noms  propres  cités  par 
les  auteurs  classiques,  et  tout  cela  est  plus  que  suffisant 
pour  permettre  de  classer  l'ancien  gaulois  dans  la  branche 
celtique  bretonne:  nous  reviendrons  tout  à  l'heure  sur  ce 
fiujet.  • 

On  connaît  l'expédition  historique  des  Galates  en  Asie 
Mineure,  où  ils  s'établirent.  Leur  langue,  qui,  d'après  des 
témoignages  anciens,  était  la  môme  que  celle  des  habi- 

(1)  H.  n'ÀRBOis  DE  JuBAiNViLLE.  Elude  phonétique  sur  le  dialecte 
breton  de  Vannea.  Revue  celtique,  t.  I,  p.  85.  Paris,  1870. 

(4)  Revue  archéologique,  1867,  p.  272.  Ibid.  Alfred  Maury,  1866, 
p.  8.  WiiiTLEY  Stûkes.  Gallisclie  inscliriften,  Bei liage  zur  verglei- 
chenden  sprachforschung,  t.  II,  p.  100. 


•340  LA   LINGUISTIQUE. 

tants  de  Trêves,  disparut  dès  les  premiers  siècles  de  notre 
ère,  au  plus  tard  vers  le  quatrième.  D'après  M.  Perrot, 
elle  serait  tombée  en  désuétude  dans  le  courant  du  pre- 
mier siècle  (I). 

Les  langues  celtiques  ne  possèdent  pas  sans  doute, 
comme  les  langues  germaniques,  une  caractéristique  de 
premier  ordre,  telle  que  Test,  chez  ces  dernières,  la  sub- 
stitution des  consonnes.  Mais,  tout  en  se  liant  étroite- 
ment, tout  aussi  bien  aux  langues  germaniques,  d'un  côté, 
qu'aux  langues  italiques,  d'un  autre  côté,  elles  n'en  pré- 
sentent pas  moins  un  caractère  particulier  très-frappant. 

On  ne  saurait,  à  la  vérité,  définir  ce  caractère  d'une 
façon  un  peu  précise,  mais  il  résulte  dun  ensemble  par- 
faitement tranché.  On  peut  dire,  en  principe,  que  toutes 
les  langues  celtiques,  lorsqu'il  s'est  agi  de  la  formation 
des  mots,  ont  montré  une  forte  tendance  à  la  contraction. 
Nous  avons  vu  ci-dessus  comment  le  français,  s'appuyairt 
avant  tout  sur  la  syllabe  latine  accentuée,  avait  fait  bon 
marché  des  syllabes  inaccentuées  (porche  =  porticus, 
livrer  =:  liberâre,  règle  =.  régula)  :  il  se  peut  qu'il  ait 
hérité  cette  tendance  des  individus  qui  parlaient  celtique 
dans  les  Gaules,  avant  que  le  latin  vulgaire  s'y  transfor- 
mât en  français.  On  pourrait  donc  supposer  que  l'état  de 
contraction,  de  condensation,  des  mots  celtiques  sérail 
dû,  lui  aussi,  à  une  tendance  analogue.  Mais  quel  était  le 
mode  d'accentuation  de  l'idiome  indo-européen  précel- 
tiquc?  C'est  ce  donc  nous  ne  pouvons,  malheureusement, 
nous  rendre  compte,  et  le  champ  reste  libre  à  bien  des  sup- 
positions. 

Si  nous  jetons  un  coup  d'œil  sur  l'ensemble  des  voyelles 
du  vieil  irlandais,  nous  constatons  sans  peine  qu'il  est 
fort  rapproché  de  l'ensemble  du  vocalisme  latin  :  ainsi  la 

(1)  De  la  dispnrilion  delà  langue  gauloise  en  Galalie.  Revue  cel- 
tique, t.  I,  p.  179.  Paris,  1870. 


LANGUES   CELTIQUES.  341 

voyelle  a  de  l'indo-européen  commun  devient  très-fréquem- 
raent  e  (irlandais  ecA,  «  cheval  »,  latin  equus,  indo-euro- 
péen commun  akva-s),  les  diplithongues  organiques  se 
condensent  (irlandais  fick  =  latin  vîcus^  pour  veicos, 
indo-européen  vaika-s).  De  plus,  les  voyelles  finales  sont 
ordinairement  sacrifiées,  ainsi  qu'on  peut  le  voir  par  ces 
'deux  exemples.  Ce  que  nous  disons  de  l'ancien  irlandais 
pst  applicable,  d'ailleurs,  non-seulement  aux  autres  idiomes 
gaéliques,  mais  encore  aux  idiomes  du  groupe  breton. 

En  ce  qui  touche  les  consonnes,  il  existe  aussi  une  bien 
^•ande  ressemblance  entre  les  deux  branches  de  la  famille 
celtique;  l'une  et  l'autre,  par  exemple,  aspirent  en  cer- 
tains cas  les  consonnes  k,  t,  p  de  l'indo-européen  com- 
mun. Mais  ce  fait  est  moins  général  en  breton  qu'en  gaé- 
lique; ainsi  l'armoricain  et  le  gallois  disent  dec,  «  dix  », 
:andis   que    l'ancien    irlandais    disait    deich    (  prononcez 
:(  deikh  »).  L'irlandais  moderne,  devenant  de  moins   en 
aaoins  correct,  change  ces  ch  en  g  ;  ici,  par  exemple,  il  dit 
iéag.  Il  est  d'ailleurs  un  fait  très-général  et  très-caracté- 
'istique  qui   distingue  en   principe,  sur  ce  terrain  de  la 
îhonétique,  le  système  gallique  du  système  breton  :  c'est 
3e  fait  que  les  «  k  »  de  l'indo-européen  commun  persis- 
entdans  le  groupe  gaélique —  sauf,  parfois,  leur  change- 
Tient  en   aspirée,  ainsi  que  nous  venons  de  le  voir,  — 
tandis  que  dans  le  groupe  breton,  pour  l'ordinaire,  ils  se 
changent  en  p.  Ce  fait  est  très-important,  et  nous  devons 
în  donner  au  moins  un  ou  deux  exemples  :  gallois  pe- 
iuuar,  pedwm\  «  quatre  »,  armoricain  peuar,  pevar  :  le 
(  k  })  primitif  s'est  changé  en  p.  Il  persiste  dans  la  bran- 
che gaélique  :  irlandais  cethir  ;  comparez  le  latin  «  qua- 
,uor  »,   le  lithuanien  «  keturi  >  ;   gallois  pimp ^  pump , 
<  cinq  »,  armoricain  pemp^  le  «  k  »  persiste  en  gaélique  : 
rlandais  ancien  côic,  irlandais  moderne  cûig.  Comparez 
le  latin  «  quinque  ». 


342  LA  LINGUISTIQUE. 

Ce  changement  de  «  k  »  en  p  se  présente  très-clairement 
dans  l'ancien  gaulois,  et  c'est  là  une  des  raisons  qui  font 
rattacher  cet  idiome  au  groupe  hreton.  Nous  savons,  par 
exemple,  que  le  quinquefolium  latin,  la  «  quintefeuille  », 
portait  en  gaulois  le  nom  de  pempedida ;  comparez  le 
gallois  pump,  «  cinq  )>,  l'armoricain  pemp.  Et  ce  fait 
n'est  pas  isolé. 

La  déclinaison  de  l'irlandais  a  beaucoup  souffert,  en  ce 
sens  que  les  désinences  qui  avaient  originairement  la  mis- 
sion d'indiquer  les  différents  cas,  ont  été  presque  toujours 
mutilées  d'une  façon  grave;  parfois  même  elles  sont  tout 
à  fait  tombées,  et  l'on  ne  peut  plus  savoir  à  première  vue 
si  tel  ou  tel  nom  est  à  tel  ou  tel  cas,  plutôt  qu'à  tel  ou  tel 
autre.  D'anciennes  formes  pronominales,  se  cliangeant  en 
vrais  articles  ou  prépositions,  sont  venues  remédier  à  ce 
fâcheux  état  :  ainsi  la  forme  afhù^  «  père  >>  ne  dit  rien  par 
elle-même  du  cas  où  elle  se  trouve,  mais  ialatlur  signifie 
le  nominatif  (>  pater  »  et  sinnathir  l'accusatif  a  patreni  ». 

L'on  peut  dire  que  la  déclinaison  est  encore  plus  mal- 
traitée dans  le  groupe  breton  ;  c'est  à  peine  s'il  y  reste 
trace  des  désinences  indicatrices  des  cas,  et  l'article  lui- 
même  a  perdu  sa  diversité.  Ainsi,  en  armoricain,  roen^ 
((  roi  »,  signifie  tout  à  la  fois  «  rex,  regem,  régis  »,  etc., 
et  l'article  an  le  précède  toujours  tel  quel  :  an  y^oetiy 
«  rex  »;  an  roen,  «  régis  ».  C'est  uniquement  aux  préposi- 
tions, dont  on  usera  selon  les  différents  cas,  qu'il  appar- 
tiendra de  déterminer  la  fonction  du  substantif;  nous  ne 
suivons  pas,  en  français,  un  autre  procédé  lorsque  nous 
disons  <(  à  la  femme,  de  la  femme,  pour  la  femme  »,  etc. 
Tel  est  le  dernier  degré  de  l'analytisme. 

La  conjugaison  gaélique  et  celle  du  groupe  breton  sui-;- 
vent  essentiellement  le  même  système,  et  l'on  peut  dire  que- 
ce  système  n'est  pas  sans  offrir  de  grandes  difficultés; 
c'est  là  que  réside  la  véritable  peine  de  l'étude  des  langues 


LANGUES    CELTIQUES.  343 

celtiques.  Ici  encore,  comme  l'on  pouvait  s'y  attendre,  le 
groupe  breton  se  montre  bien  moins  conservé  que  le  groupe 
gaélique. 

Ce  serait  une  entreprise  à  peu  près  interminable  que 
celle  de  relever  tout  ce  qui  a  été  dit  d'énormités  sur  les 
langues  celtiques.  Il  n'est  pas  rare,  aujourd'hui  encore, 
d'entendre  expliquer  le  phénicien  et  l'étrusque  par  les  ra- 
cines celtiques;  il  est  moins  rare  encore  d'entendre  expli- 
quer le  basque  par  des  mots  bretons  ou  irlandais.  Mais  ce 
qui  est  bien  plus  fréquent,  ce  sont  ces  théories  quasi  pério- 
diques qui,  en  dépit  de  tout  ce  qui  a  été  dit,  écrit  et  mille 
fois  prouvé  relativement  à  l'origine  des  langues  roinanes, 
font  encore  dériver  ces  dernières  langues  des  langues  cel- 
tiques. Cette  persistance  de  la  celtomanie  tient  uniquement 
à  ce  que  ceux  qui  en  font  profession  ignorent  trois  choses 
capitales  :  les  langues  celtiques,  le  latin,  les  langues  novo- 
latines.  Il  n'est  pas  un  celtomane  qui  ne  soit  étymologiste; 
l'étymologie  est  la  condition  vitale  de  la  celtomanie. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  les  langues  celtiques  n'aient 
point  fourni  aux  idiomes  novo-latins  un  certain  nombre  de 
mots  de  leur  vocabulaire,  mais  ce  nombre  est  peu  considé- 
rable. Ce  sont  des  noms  géographiques  qui  en  forment  le 
meilleur  contingent;  tels  les  noms  du  Danube,  des  Alpes, 
des  Ardennes.  Les  mots  lieue,  durie,  alouette  ont  égale- 
ment une  origine  celtique  ;  mais  cette  origine  n'est  qu'in- 
directe, et  pour  passer  du  celtique  au  français,  ces  mots, 
comme  nous  l'avons  dit  en  parlant  des  langues  romanes, 
ont  du  avant  tout  se  latiniser. 

* 
§  G.  Branche  germanique. 

Il  ne  semble  point  que  les  noms  de  «  Germain  »,  de 
«  Germanie  »,  de  «  germanique  »  soient  d'origine  alle- 
mande ;  on  a  cherché  souvent  à  les  expliquer,  mais  cela  a 


344  LA   LINGUISTIQUE. 

toujours  été  en  vain.  Le  véritable  nom  appelé  à  remplacer 
celui  de  «  germanique  »  serait  sans  doute  le  nom  de  tudes- 
que.  Celui-ci  n'est  autre  que  l'allemand  moderne  deiitsch, 
l'ancien  haut-allemand  dhitisc,  correspondant  à  une  forme 
plus  ancienne  thiudisks,  adjectif  dont  le  sens  primitif  était 
celui  de  «  populaire,  national  ».  Toutefois  le  nom  de  «  ger- 
manique n  est  trop  accepté,  trop  usuel,  pour  que  l'on 
puisse  songer  à  le  remplacer  par  un  autre.  Les  Allemands 
eux-mêmes,  qui  protestent  contre  cette  appellation  et  aiment 
à  employer  leur  nom  national,  ne  donnent  point  aux  lan- 
gues indo-européennes  le  nom  d'indo-tudesques,  mais  bien 
celui  d'indo-germaniques.  C'est  là  une  inconséquence  assez 
singulière. 

Le  système  des  langues  germaniques  se  divise  en  quatre 
branches  distinctes  :  la  branche  gothique,  la  branche  Scan- 
dinave, la  branche  bas-allemande,  la  branche  baut-alle- 
mande.  Avant  de  porter  notre  attention  sur  chacune  de 
ces  branches  en  particulier,  nous  devons  jeter  un  coup 
d'oeil  sur  l'ensemble  du  système. 

La  grande  caractéristique  du  groupe  germanique  con- 
siste dans  la  façon  dont  il  traita  les  explosives  de  la  langue 
commune  indo-européenne  a  k,  t,  p  ;  g,  d,  b;  gh,  dh, 
bh».  Il  les  renforça  toutes.  Là  où  l'indo-européen  com- 
mun avait  une  explosive  aspirée,  il  mit  une  explosive  non 
aspirée;  là  où  l'indo-européen  avait  une  explosive  faible, 
il  mit  une  explosive  forte.  Quant  aux  explosives  fortes  de 
l'indo-européen  commun,  il  les  changea  en  sifflantes  : 
((  k  ))  devint  //,  <(  p  »  devint  /"et  «  t  »  fut  remplacé  par  la 
sifflante  tk  dur  des  Anglais  (le  th  de  «  three,  thank  »,  non 
pas  celui  de  «  they,  the  »).  Lors  donc  que  le  sanskrit, 
fidèle  aux  explosives  primitives,  dit  bhrâtu,  «le  frère», 
le  gothique  dit  hrùthai\  changeant  l'aspirée  en  non  aspirée, 
et  la  forte  en  sifflante;  tandis  que  le  sanskrit  dit  ajras, 
«  le  champ  »,  le  grec  c>.-^ç>ôç^  le  latin  ager,  le  gothique  dit 


LANGUES    GERMANIQUES.  345 

akrs^    changeant    l'explosive  faible    en   explosive    forte. 

Rien  de  plus  simple  que  cette  loi.  Ajoutons  qu'elle  est 
constante.  Pour  qu'elle  ne  s'applique  pas,  il  faut  qu'il  se 
rencontre  un  cmpêcliement  physiologique,  il  faut  que  l'ex- 
plosive qui  devait  être  renforcée  soit,  par  exemple,  pré- 
cédée de  (!  s  )) .  En  ce  cas  elle  demeure  telle  quelle  ;  c'est 
ainsi  qu'au  sanskrit  asti  «  il  est  »,  au  lithuanien  esti^  cor- 
respond le  gothique  ist. 

Cette  loi  du  renforcement  des  explosives  primitives,  cette 
grande  caractéristique  du  système  germanique  pris  en  gé- 
néral fut,  par  la  suite  des  âges,  étendue,  complétée,  mais 
elle  demeura  la  base  même  du  système  tout  entier. 

En  dehors  des  nouvelles  sifflantes  /',  A,  th  dur,  tli  doux 
et  J3,  les  vieilles  langues  germaniques  n'ont  guère  aug- 
menté le  tableau  des  consonnes  de  la  langue  commune 
indo-européenne.  Par  contre,  elles  ont  perdu  les  trois 
explosives  aspirées  «  gh,  dh,  bh  »,  dont  elles  ont  fait,  ainsi 
que  nous  venons  de  le  dire,  trois  explosives  simples.  En  ce 
qui  concerne  les  voyelles,  les  idiomes  germaniques  sont 
moins  purs;  ils  les  ont  singulièrement  modifiées  et  ils 
possèdent  une  grande  richesse  de  diphthongues.  Leur  an- 
cienne déclinaison,  moins  bien  conservée  que  celle  de  la 
plupart  des  autres  idiomes  indo-européens,  est  cependant 
assez  fidèle  en  bien  des  points  ;  mais  la  conjugaison  a 
éprouvé  des  pertes  considérables,  celle,  par  exemple,  de 
la  plus  grande  partie  des  temps  organiques. 

1,  Gothique. 

Nous  serions  tenté,  si  l'usage  ne  s'y  opposait,  de  ne  pas 
écrire  ce  mot  de  gotliique  avec  l'orthographe  ordinaire  et 
reçue,  mais  de  nous  conformer  à  l'orthographe  plus  cor- 
recte de  «  gotique  ». 

Les  Goths,  en  effet,  écrivaient  leur  nom  avec  un  ^,  non 


346  LA   LINGUISTIQUE. 

pas  avec  un  th^  ce  qui  était  bien  différent  ;  nous  avons  vu^ 
en  effet,  que  le  th  des  vieilles  langues  germaniques  était 
une  véritable  sifflante,  non  pas  une  explosive  plus  ou 
moins  aspirée.  Les  Romains  écrivaient  correctement  «  go- 
ticus  »,  et  c'est  aux  historiens  grecs  que  nous  devons  la 
vicieuse  orthographe  actuelle  du  mot  a  gothique  ». 

On  a  cru  longtemps  que  le  gothique  était  le  père  com- 
mun de  tous  les  idiomes  germaniques;  il  n'en  est  rien. 
Plus  correct  que  chacun  d'eux  dans  son  ensemble,  plus 
rapproché  de  l'indo-européen  commun,  il  cède  le  pas  par- 
fois à  tel  ou  tel  de  ses  congénères.  Il  faut  le  placer,  en 
réalité,  à  côté  du  vieil  islandais,  à  côté  des  vieux  idiomes 
bas-allemands,  et  souvent  aussi  sur  le  même  pied  que  l'an- 
cien haut-allemand,  bien  que  ce  dernier,  à  un  point  de  vue 
spécial,  le  cède  beaucoup  à  tous  ses  alliés.  Un  grand  nom- 
bre des  formes  du  bas  et  du  haut-allemand  s'expliquent 
sans  doute  par  le  gothique,  mais  aucune  d'elles  n'en 
provient  directement;  gothique,  Scandinave,  bas  et  haut- 
allemand,  remontent  tous,  en  un  mot,  à  une  forme  com- 
mune qu'aucun  d'eux  ne  représente  d'une  façon  com- 
plète. 

A  quelle  époque  et  où  fut  parlée  la  mère  commune 
des  langues  germaniques? C'est  ce  qu'il  sera  peut-êtreim- 
possiblede  jamais  savoir.  Quant  à  la  langue  gothique,  nous 
la  connaissons  sous  la  forme  qu'elle  avait  au  quatrième 
siècle  de  notre  ère,  par  la  traduction  des  Testaments  juif 
et  chrétien  due  àYulfila  —  l'Ulphilas  des  auteurs  grecs  — 
évêque  des  Goths  établis  en  Mésie.  Elle  devait  s'éteindre 
au  neuvième  siècle,  cinq  cents  ans  plus  tard. 

Son  système  vocalique  est  le  moins  compliqué  de  tous 
ceux  des  anciennes  langues  germaniques  ;  notons  simple- 
ment qu'il  change  d'habitude  les  anciens  «  à  »  en  <?  ou  en  (> 
et  que  par  là  il  est  souvent  inférieur  aux  dialectes  du  haut- 
allemand.  Quant  aux  anciennes  diphthongues  «  ai,  au  »,  il 


LANGUES    GERMANIQUES.  347 

les  change,  pour  l'ordinaire,  la  première  en  ei,  la  seconde 
en  iu. 

Nous  avons  parlé  du  renforcement  que  Tensemble  des 
langues  germaniques  fit  subir  aux  consonnes  explosives  de 
l'indo-européen  commun.  Le  gothique,  après  avoir  appliqué 
cette  loi  rigoujeuse,  fit  ensuite  subir  aux  sifflantes  obte- 
nues par  ce  renforcement  une  modification  nouvelle.  Par- 
fois, chez  lui,  k  (produit  d'un  «  k  »  plus  ancien)  devint^; 
parfois  th  (produit  d'un  «  t  »  plus  ancien)  devint  d;  par- 
fois /"(produit  d'un  «  p  »  plus  ancien)  devint  b.  Ce  phéno- 
mène est  très-remarquable;  les  nombreux  exemples  qu'il 
fournit  ont  été  cités  maintes  fois  comme  constituant  tout 
autant  d'exceptions  au  principe  général  du  renforcement, 
mais,  en  fait,  il  n'en  est  point  ainsi.  Il  y  a  là  un  phéno- 
mène accessoire,  un  phénomène  secondaire,  mais  un  phé- 
nomène bien  distinct.  M.  Ghavée  lui  a  donné  le  nom  de 
loi  de  polarité.  Nous  verrons,  en  parlant  des  idiomes  bas- 
allemands,  chez  lesquels  cette  loi  secondaire  peut  être 
prise  en  flagrante  application,  comment  ce  nom  de  loi  de 
polarité  peut  se  justifier.  Pour  l'instant,  nous  ne  faisons 
que  constater  ses  effets  dans  la  langue  gothique,  où  elle 
est  peu  fréquente,  mais  où  elle  existe  cependant. 

Les  lois  phonétiques  du  gothique  sont  peu  nombreuses, 
mais  assez  importantes.  Une  des  plus  caractéristiques  est 
celle-ci  :  dans  les  mots  de  plus  d'une  syllabe  les  voyelles  a 
et  i  précédant  une  consonne  placée  à  la  fin  du  mot,  tom- 
bent. Une  autre  loi  phonétique  importante  est  celle  qui,  en 
principe,  change  les  i  en  ai  et  les  u  en  au  devant  les  con- 
sonnes r  ou  h;  c'est  là  une  loi  particulière  au  gothique. 

Dans  la  déclinaison  nominale  le  gothique  a  perdu  toutes 
les  formes  du  duel  et  le  cas  ablatif;  presque  tous  ses  datifs 
sont  empruntés  au  vocatif. 

De  la  conjugaison  organique  il  n'a  gardé  que  le  présent 
^t  l'ancien  parfait  redoublé,  ce  dernier  au  moins  pour  une 


ît48-  LA   LINGUISTIQUE. 

partie  de  ses  verbes  ;  il  ne  présente  plus  trace  des  deux 
aoristes,  de  l'imparfait,  du  futur.  Il  rend  ce  dernier  temps 
par  des  formes  du  présent  et  s'est  fabriqué  pour  la  plupart 
des  verbes  dérivés  une  sorte  de  parfait. 

Le  gothique  disparut  sans  laisser  de  descendants.  C'est 
ainsi  qu'avaient  également  disparu  bien  d'autres  idiomes 
germaniques  parlés  vers  la  même  époque,  et  dont  il  ne  nous 
est  parvenu  aucun  document,  ceux,  par  exemple,  des 
Vandales,  des  Hérules,  des  Burgondes. 

II.  Langues  Scandinaves. 

L'ancienne  langue  noi'dique  fut  portée  en  Islande  par 
des  colons  norwégiens;  grâce  au  lent  développement  que 
reçut  la  civilisation  dans  cette  île  lointaine  dont  les  com- 
munications avec  le  continent  étaient  difficiles,  le  vieux 
nordique  s'y  maintint  bien  plus  aisément  que  dans  les 
autres  pays  Scandinaves. 

L'islandais  moderne  diffère  peu,  en  réalité,  de  cette  an- 
cienne langue,  et  sa  supériorité  sur  tous  ses  congénères 
européens,  non-seulement  sur  les  langues  germaniques 
modernes,  mais  encore  sur  les  idiomes  slaves,  celtiques, 
novo-latins  et  autres,  serait  bien  assurée  si  le  lithuanien 
n'existait  pas.  Le  côté  faible  de  l'islandais  moderne,  c'est 
d'avoir  subi  cette  loi  de  renforcement  dont  nous  avons 
parlé  ci-dessus,  mais  qui  était  commune  à  toute  la  famille 
germanique  et  dont  il  ne  pouvait  s'affranchir. 

La  phonétique  de  l'ancien  nordique  est  beaucoup  plus 
délicate  que  celle  du  gothique.  On  y  compte  une  vingtaine 
de  voyelles  différentes,  longues  ou  brèves,  et  plusieurs 
diphthongues.  Le  nombre  des  consonnes  est  également 
d'une  vingtaine.  Outre  les  explosives  fortes  et  faibles,  le 
vieux  nordique  possède  les  deux  sifflantes  /',  h,  la  sifflante 
th  dur  (de  l'anglais  «  thick  »)  et  sa  correspondante  douc^ 


LANGUES    GERMANIQUES.  349 

(anglais»  thcy,  the»).  Le  nordique  se  distingue,  d'ailleurs, 
des  autres  langues  germaniques  par  une  plus  grande  dis- 
position à  l'assimilation  des  consonnes.  En  somme,  la  dé- 
clinaison est  aussi  bien  conservée  qu'en  gothique  et  la 
conjugaison  a  éprouvé  les  mêmes  pertes.  Il  s'y  est  formé 
par  des  moyens  factices,  par  des  moyens  analytiques,  un 
futur,  un  conditionnel  et  un  nouveau  parfait. 

C'est  en  Islande  que  furent  composés  les  plus  beaux 
monuments  de  la  vieille  littérature  nordique,  les  deux 
Eddas,  recueil  d'anciens  récits  mythologiques.  La  première 
est  en  vers  et  remonte  au  onzième  siècle  ;  la  seconde,  plus 
récente  d'une  centaine  d'années,  dit-on,  est  en  prose:  c'est 
une  sorte  de  complément  de  la  première  Edda. 

Les  langues  Scandinaves  modernes  sont  au  nombre  de 
quatre  :  V islandais,  le  norivégien,  le  suédois,  le  danois.Vouv 
certains  auteurs  l'islandais  seul  descendrait  directement  de 
l'ancien  nordique,  et  les  trois  autres  idiomes  Scandinaves 
proviendraient  de  dialectes  différents  de  cette  ancienne  lan- 
gue, bien  qu'étroitement  alliés  avec  elle.  Pour  d'autres  au- 
teurs, les  quatre  langues  Scandinaves  actuellement  parlées 
auraient  toutes  le  vieux  nordique  pour  ancêtre  direct.  Ce 
qui  semble  incontestable,  en  tout  cas,  c'est  la  parenté  plus 
intime  de  l'islandais  et  du  norwégien,  du  suédois  et  du 
danois.  On  peut  ainsi  les  diviser  en  deux  groupes  assez 
distincts(l).  L'islandais  et  le  norwégien,  par  exemple,  gar- 
dent les  diphthongues  de  l'ancienne  langue,  tandis  que  le 
suédois  et  le  danois  les  changent  en  voyelles  longues  ;  da- 
nois et  suédois  conservent  au  commencement  des  mots 
certains  groupes  de  consonnes  que  l'islandais  et  le  norvé- 
gien ont  perdus  ou  ne  prononcent  plus  entièrement.  . 

Le  norwégien,  dont  la  littérature  est  uniquement  popu- 
laire, a  perdu  beaucoup  de  terrain.  Le  suédois,  au  con- 

(1)  Th.  MôBius.  Dànische  formenlehre,  p.  2.  Kiel,  1871. 


I 


350  LA    LINGUISTIQUE. 

traire,  en  a  gagné  et  possède  une  véritable  littérature.  Non- 
seulement  il  occupe  une  partie  de  la  péninsule  Scandinave, 
mais  il  s'étend  sur  deux  bandes  de  territoire  du  littoral 
finlandais  :  l'une  de  ces  bandes  donne  sur  le  golfe  de  Bothnie, 
avecVasa  pour  point  central;  sa. longueur  est  d'environ 
une  cinquantaine  de  lieues,  sa  largeur  est  fort  minime. 
L'autre  bande,  un  peu  plus  importante,  occupe  la  partie 
ouest  de  la  rive  septentrionale  du  golfe  de  Finlande,  avec 
Helsingfors  pour  point  central.  Du  côté  de  la  terre  ces  deux 
territoires  sont  enveloppés  par  les  régions  où  se  parle  le 
suomi. 

On  peut  dire  d'une  façon  générale  que  le  suédois  a  con- 
servé mieux  que  le  danois  la  physionomie  de  l'ancien  Scan- 
dinave. Les  consonnes  k,  t^  p,  par  exemple,  s'affaiblissent 
à  la  fin  des  mots  dans  la  langue  danoise  en  ^,  cf,  ô,  tandis 
qu'elles  persistent  en  suédois.  De  toutes  les  langues  scandi-  mÊ 
naves  actuellement  parlées,  le  danois  est,  en  somme,  la  plus  * 
moderne,  si  l'on  envisage  ses  formes.  Il  n'est  point  parlé 
seulement  en  Danemark:  enNorwégeon  l'écrit  couramment 
et  il  est  parlé  par  les  classes  lettrées,  tandis  que  le  norwégien 
n'est,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  qu'un  idiome  populaire; 
il  s'étend  également  sur  la  partie  nord  du  SIesvig  et  com- 
prend la  ville  deFlensborg.  Le  danois  se  divise  d'ailleurs 
en  plusieurs  dialectes.  Ses  plus  anciens  documents  remon- 
tent au  treizième  siècle,  mais  sa  forme  actuelle  semble  être 
née  au  seizième  siècle  du  dialecte  séelandais.  On  y  ren- 
contre un  certain  nombre  de  mots  étrangers,  empruntés  au 
latin,  au  suédois,  au  français  et  surtout  à  l'allemand. 

III.  Bas- allemand. 

Cette  branche  des  langues  germaniques  est  divisée  en 
un  assez  grand  nombre  de  rameaux.  Elle  aurait  donné 
naissance  tout  d'abord  à  deux  tiges  distinctes,  celle  du 


LANGUES    GERMANIQUES.  351 

saxon  et  celle  du  frison  ;  la  première  de  ces  liges  aurait 
produit  ensuite,  plus  ou  moins  directement,  une  demi- 
douzaine  d'idiomes. 

On  s'accorde,  pour  l'ordinaire,  à  dresser  le  tableau  que 
voici  : 


i  Anglo-saxon.     Anglais. 
•  Saxon.]  (  Bas-allemand  proprement  dit. 

Bas-       \  l  Vieux  saxon. ^  ^, ,     ,      ,  •       i  Hollandais 

.allemand.  )  '  Néerlandais,   j     .^  fl^^^^^j. 

(  Frison. 


Nous  ne  pouvons  savoir  directement  ce  qu'était  la  forme 
commune  du  has-allemand,  au  sens  général  du  mot,  non 
plus  que  ce  que  pouvait  être  la  forme  commune  saxonne 
d'où  devaient  sortir  l'anglo-saxon  et  le  vieux  saxon.  Quant 
à  ces  deux  derniers  idiomes,  ce  sont  des  langues  histo- 
riques fort  bien  connues. 

Le  vieux  saxon  était  parlé  du  Rhin  à  l'Elbe,  au  sud  du 
frison,  qui  occupait  les  pays  allemands  du  Nord. Nous  pos- 
sédons du  vieux  saxon  un  monument  important,  le  poëme 
chrétien  du  Sauveur  (Hêliand),  conservé  dans  deux  manus- 
crits qui  datent  du  neuvième  siècle. 

lu  anglo-saxon  remonte  au  septième  siècle,  au  moins  en 
Angleterre,  et  lui  aussi  a  son  épopée,  le  poëme  de  Beovulf, 
que  Ton  rapporte  à  cette  ancienne  époque. 

La  langue  de  ces  deux  vieux  idiomes  bas-allemands 
n'était  pas  fort  différente,  mais  elle  présentait  cependant 
une  certaine  quantité  de  divergences  très-caractérisées, 
notamment  dans  la  phonétique.  Le  système  des  voyelles 
du  vieux  saxon  est  de  beaucoup  plus  simple  que  celui  de 
l'anglo-saxon  ;  ce  dernier  est  véritablement  assez  compliqué 
et  son  échelle  vocalique  est  très-chargée. 

On  divise  l'anglo-saxon  en  deux  périodes  :  l'une,  celle  de 
l'anglo-saxon    proprement   dit,    ou  du  vieil  anglo-saxon, 


352  LA   LINGUISTIQUE. 

s'étend  jusqu'au  commencement  du  douzième  siècle;  la 
seconde,  celle  du  semi-saxon,  jusqu'au  milieu  du  trei- 
zième. 

La  période  de  l'ancien  anglais  est  également  longue  d'un 
siècle,  elle  va  de  l'an  1250  à  l'an  1330  environ  ;  avec  elle 
commence  une  décadence  rapide  des  formes  de  la  langue  : 
il  ne  reste  plus  des  anciens  cas  que  le  seul  génitif,  et  encorej 
ce  cas  est-il  remplacé  maintes  fois  par  l'emploi  de  préposi- 
tions. Au  milieu  du  quatorzième  siècle  s'ouvre  la  période, 
du  moyen  anglais,  qui  doit  durer  deux  cents  ans,  et  qui  con-| 
tinue,  d'une  façon  plus  marquée  encore,  l'œuvre  de  la 
période  précédente.  Lorsqu'apparaît  enfin  le  nouvel  anglais, 
l'anglais  moderne,  au  milieu  du  seizième  siècle,  la  langue 
est  presque  entièrement  analytique.  Les  dialectes  sont 
nombreux,  mais  on  peut  dire  qu'ils  en  sont  tous  arrivés  au 
même  point  de  simplification  grammaticale.  Au  demeu- 
rant, il  reste  encore  assez  de  grammaire  chez  eux  tous,j 
aussi  bien  que  dans  la  langue  littéraire,  pour  témoigner  du 
caractère  essentiellement  germanique  de  l'anglais.  D'ail- 
leurs, rintroduclion  considérable  de  mots  français  dans  la 
langue  anglaise  (I)  n'affecte  en  rien  sa  grammaire,  comme 
on  a  pu  le  croire  et  le  dire;  l'anglais  n'est  point  une  langue 
mixte,  c'est  une  langue  foncièrement  germanique,  dont 
les  formes  ont  eu  à  souffrir  plus  que  celles  de  tous  les 
idiomes  de  la  même  famille. 

Nous  revenons  à  la  seconde  branche  du  saxon,  au  vieux 
saxon.  Son  système  de  voyelles,  avons-nous  dit,  était 
beaucoup  plus  simple  que  celui  de  l'anglo-saxon,  il  con- 
naissait beaucoup  moins  de  voyelles  que  ce  dernier,  et  ses 
rejetons  contemporains  ont,  eux  aussi,  une  échelle  voca- 
lique  beaucoup  moins  compliquée  que  ne  l'est  celle  de 
l'anglais.  Il  a  donné  naissance  à  deux  rameaux  frères,  le 

(Ij  TiiOMMEREL.  Recherches  sur  la  fusion  du  franco -normand  et 
de  l'anglo-saxon.  Pav'is,  ASM. 


LANGUES    GERMANIQUES.  333 

rameau  du  bas-allemand  proprement  dit  et  le  rameau  néer- 
landais. 

Le  bas-allemand  proprement  dit ,  ou  «  plattdeutsch  »,  est 
la  langue  populaire  des  basses  régions  de  l'Allemagne  du 
Nord.  Le  bas-allemand  a  gagné  considérablement  vers  l'est 
sur  des  régions  où  se  parlaient  autrefois  des  idiomes  slaves 
et  même  des  idiomes  lettiques  (le  vieux  prussien  et  le 
lithuanien),  mais  il  ne  s'est  pas  élevé  à  la  condition  de 
langue  littéraire,  et  le  haut-allemand  moderne,  l'allemand, 
a  rendu  pour  jamais  infructueux  les  essais  que  l'on  pour- 
rait faire  en  ce  sens. 

La  seconde  branche  du  vieux  saxon  est  le  néerlandais, 
qui  se  divise  en  deux  langues  fort  rapprochées  l'une  de 
l'autre,  presque  identiques,  le  hollandais  et  le  flamand.  Ce 
dernier  est  souvent  regardé  comme  un  dialecte  du  hollan- 
dais ;  rien  n'est  plus  inexact.  Flamand  et  hollandais  doivent 
être  placés  sur  un  pied  d'égalité,  et  ils  sont  si  rapprochés 
l'un  de  l'autre,  que  l'on  a  pu  dire,  avec  assez  de  raison,  qu'il 
n'y  avait  entre  eux  qu'une  simple  différence  de  prononcia- 
tion. Le  flamand  est  parlé  aujourd'hui  par  deux  millions 
quatre  cent  et  quelques  milliers  d'individus  ;  quant  au 
nombre  des  personnes  parlant  hollandais,  on  peut  l'évaluer 
approximativement  au  chiffre  de  trois  millions  et  demi,  ce 
qui  donnerait  comme  nombre  total  des  individus  de  langue 
néerlandaise  le  chiffre  de  six  millions,  y  compris  les  Fla- 
mands français  du  département  du  Nord.  Certains  auteurs 
vont  jusqu'au  chiffre  de  six  millions  et  demi. 

La  ligne  qui  sépare  le  français  du  flamand  est,  la  plupart 
du  temps,  assez  horizontale.  Elle  laisse  au  nord,  en  pays 
-de  langue  flamande,  Gravelines,  Hazebrouck,  Gourtrai, 
Halle,  Bruxelles,  Louvain,  Tongres;  au  sud,  en  pays  de 
langue  française,  Calais,  Saint-Omer,  Armentières,  Tour- 
coing, Ath,  Nivelles,  Liège,  Verviers. 

Nous  n'avons  parlé  jusqu'à  présent  que  d'une  seule  des 

LINGUISTIQUE.  23 


354  LA    LINGUISTIQUE. 

branches  du  bas-allemand,  la  branche  saxonne.  L'autre 
branche  est  incomparablement  moins  importante.  Elle  ne 
comprend  que  le  frison.  C'est  une  langue  assez  ancienne 
parlée  sur  la  côte  de  la  mer  du  Nord,  aussi  bien  sur  le 
continent  même  que  dans  les  îles  qui  lui  font  face.  Les 
Frisons  sont  loin  d'avoir  entrepris  les  émigrations  devant 
lesquelles  les  autres  Bas-Allemands  ne  reculèrent  point  ; 
ils  demeurèrent  dans  les  régions  où  ils  s'étaient  étabhs,  et 
leur  langue  conserva  certains  caractères  de  grande  anti- 
quité, malgré  l'influence  que  purent  exercer  sur  elle 
les  idiomes  avoisinants,  le  néerlandais,  l'allemand,  le 
danois. 

Depuis  longtemps  le  frison  n'est  plus  une  langue  litté- 
raire; l'allemand  l'a  totalement  relégué  au  second  rang, 
comme  il  a  fait,  d'ailleurs,  du  bas-allemand  proprement  dit. 

Plus  haut,  en  parlant  de  la  langue  gothique,  nous  avons 
dit  quelques  mots  d'un  principe  de  la  phonétique  germa- 
nique qui  fut  secondaire  à  la  loi  générale  du  renforcement 
des  explosives  et  qui  trouva  son  application  dans  les  quatre 
branches  de  cette  famille.  Nulle  part,  avons-nous  ajouté, 
ce  nouveau  phénomène  n'est  plus  aisément  surpris  en 
application  flagrante  que  dans  les  idiomes  qui  appartien- 
nent au  groupe  bas-allemand.  C'est  ce  que  nous  allons 
montrer. 

Nous  savons  que,  d'après  le  principe  du  renforcement 
des  explosives  organiques,  les  «  k,  t,  p  »  de  la  langue  indo- 
européenne commune  étaient  devenus,  dans  le  système 
germanique  général,  de  véritables  sifflantes  :  A,  tli,  f.  Le 
nouveau  phénomène  dont  nous  avons  à  parler  consiste  en] 
ceci  :  les  trois  sifflantes  dont  il  est  question  ne  se  maintin- 
rent pas  toujours  telles  quelles,  parfois  elles  se  changè- 
rent en  ^,  en  f/,  en  ^,  et  cela  dans  tous  les  idiomes  germa- 
niques. 

Ce  changement   n'eut  pas    lieu  directement  ;  il   y  eut 


LANGUES    GERMANIQUES.  355 

un  intermédiaire  entre  li  et  g^  un  intermédiaire  entre  th 
et  d^  un  intermédiaire  entre  felb. 

C'est  ici  que  les  idiomes  bas-allemands  nous  sont  d'une 
utilité  capitale  :  ils  nous  présentent  maintes  fois,  en  effet, 
coexistant  à  côté  l'un  de  l'autre,  les  différents  termes  de 
cette  série.  Nous  savons,  grâce  à  eux,  que  l'intermédiaire 
entre  la  sifflante  dure  et  l'explosive  faible  fut  la  sifflante 
douce  correspondante.  Ainsi  c'est  par  l'intermédiaire  de 
V  que  l'on  passa  de  f  k  0,  c'est  par  l'intermédiaire  d'un  h 
doux  que  l'on  passa  de  h  dur  à  g,  c'est  par  l'intermédiaire 
de  th  doux  (celui  de  l'anglais  «  they,  there  »)  que  l'on 
passa  du  th  dur  (de  l'anglais  «  thick,  thirst  »)  à  l'explosive 
faible  d.  Gela  fit  donc  trois  degrés  successifs. 

Un  ou  deux  exemples  rendront  la  chose  plus  compré- 
hensible. Tandis  que  le  gothique  sous  la  forme  tha-  repro- 
duit le  pronom  organique  «  ta  »,  en  changeant  l'explosive 
forte  en  une  sifflante  th  dur,  l'anglais,  dans  son  article 
the^  change  la  sifflante  dure  en  sifflante  douce,  et  le  hol- 
landais, poussant  l'évolution  jusqu'au  bout,  dit  de,  tout 
comme  le  flamand.  C'est  ainsi  encore  que  le  hollandais 
dooim  correspond  au  gothique  thaurnus  a  épine  »,  vooi'  à 
faur  «  pour  »,  vol  à  fulls  «  plein  ».  Ce  n'est  pas  à  dire, 
d'ailleurs,  que  l'anglais  en  reste  toujours  à  la  consonne 
intermédiaire,  ce  n'est  pas  à  dire,  non  plus,  qu'il  atteigne 
toujours  cette  môme  consonne;  assurément  non.  Les  th 
durs  qu'il  présente  si  souvent  le  montrent  encore  dans  la 
première  période  :  thorn  «  épine  »,  par  exemple,  est  avec 
le  gothique  au  premier  degré,  tandis  que  le  doorn  hollan- 
dais est  déjà  au  troisième.  Mais  cela  ne  fait  rien  à  l'affaire. 
Nous  pouvons  prévoir  en  toute  sûreté  le  temps  où  tous  les 
th  anglais  se  seront  changés  en  d,  comme  c'a  été  le  cas 
pour  le  hollandais  et  le  flamand.  Un  certain  nombre  des 
dialectes  anglais  en  sont  déjà  arrivés  à  cette  troisième  pé- 
riode ;  dans  les  pays  de  Kent  et  de  Sussex,  par  exemple, 


356  LA   LINGUISTIQUE. 

l'on  dit  dey  «  eux  »,  de  «  le  »  pour  «  they,  the  »  de  la 
langue  littéraii'e;  à  Wight  l'on  dit  vor  pour  for  «  pour  »; 
dans  les  pays  de  Dorset,  de  Devon,  de  Somerset,  même 
changement  de  /"en  v  (1).  La  langue  littéraire  devra  faire 
à  son  tour  le  chemin  que  parcourent  aujourd'hui  les  dia- 
lectes, et  elle  en  arrivera  à  l'état  qui  caractérise  à  pré- 
sent le  flamand  et  le  hollandais. 

IV.  Haut-allemand. 

Le  haut-allemand  moderne,  l'allemand,  occupe  au  centre 
de  l'Europe  un  territoire  assez  considérable.  Au  nord  il  est 
la  langue  littéraire,  la  langue  cultivée  des  pays  où  se  parle 
le  bas -allemand  proprement  dit,  le  plattdeutsch ,  et  il 
s'étend  en  cette  qualité  jusque  près  de  Flensborg  dans  le 
Slesvig  méridional.  Au  nord-est,  il  atteint  presque  la  fron- 
tière russe,  que  longe  encore  cependant,  derrière  Memel  et 
Tilsit,  une  petite  bande  de  pays  lithuanien.  Une  bande  plus 
considérable  de  territoire  polonais  l'empêche  de  confiner  à 
la  frontière  du  royaume  de  Pologne,  mais  il  occupe,  du 
moins,  toutes  les  localités  importantes  de  cette  région  : 
Graudenz,  Thorn,  Posen,  Oppeln.  Contournant  de  l'est  à 
l'ouest  le  nord  du  pays  tchèque  et  redescendant  par  les  en- 
virons de  Piîsen  et  de  Budweis  vers  Brûnn,  en  Moravie,  la 
frontière  de  l'allemand  gagne  Presbourg,  longe  sur  une 
quarantaine  de  lieues  le  pays  de  langue  magyare  et  englobe 
la  Styrie  du  Nord  (Gratz),  la  Garinthie  septentrionale  (Kla- 
genfurt),  la  plus  grande  partie  du  Tyrol,  les  trois  quarts 
de  la  Suisse  (Goire,  Altorf,  Brieg,  Laupen,  Soleure,  Bàle). 
Laissant  Belfort  vers  l'ouest,  elle  remonte  les  Vosges  jusqu'à 
la  hauteur  de  Strasbourg  et  oblique  vers  le  nord-ouest  en 
englobant  Thionville  et  Arlon  ;  gagnant  Aix-la-Ghapelle, 

(1)  C.-Fr.  Koch,  Historkche  grammatik  der  englischen  sprache, 
t.  I,  p.  27.  Weimar,  1863, 


LANGUES    GERMANIQUES.  357 

elle  suit  dès  lors  la  frontière  néerlandaise.  Dans  cette  énu- 
mération  l'Autriche-Hongrie  entre  pour  environ  9  mil- 
lions d'individus,  la  Suisse  pour  1  755  000. 

C'est  du  seizième  siècle  que  date  l'allemand  moderne. 
La  branche  germanique  dont  il  est  aujourd'hui  le  repré- 
sentant avait  passé  auparavant  par  deux  périodes,  d'abord 
parcelle  du  vieux  haut-allemand,  puis  parcelle  du  moyen 
haut-allemand.  Il  nous  reste,  pour  terminer  avec  les  lan- 
gues germaniques,  à  parler  de  ces  trois  périodes. 

Il  y  a  deux  sortes  de  haut-allemand,  le  haut-allemand 
rigoureux  et  le  haut-allemand  qui  ne  s'est  pas  soumis  à  la 
loi  commune.  Ce  ne  sont  point  là  deux  langues  ;  en  fait, 
il  n'y  a  qu'une  seule  et  même  langue  allemande,  mais 
cette  langue  contient  en  parties  à  peu  près  égales  des  élé- 
ments de  ces  deux  espèces.  Gela  tient,  comme  nous  le  ver- 
rons, à  ce  que  la  langue  allemande  est  née  dans  les  chan- 
celleries et  qu'elle  ne  représente  pas  un  seul  et  même 
dialecte  passé  de  l'état  populaire  à  l'état  littéraire. 

Le  principe  fort  simple  du  haut-allemand  rigoureux  est 
celui  d'un  nouveau  renforcement. 

Nous  avons  vu  que  les  «  gh,  dli,  bh  »  de  la  langue  com- 
mune indo-européenne  étaient  devenus  en  gothique,  en 
bas-allemand  et  dans  les  langues  Scandinaves  «  g,  d,  b  »: 
le  haut-allemand  renforce  ces  derniers  et  en  fait  des  k,  t, 
p.  Les  «  g,  d,  b  »  organiques  étaient  devenus  «  k,  t,  p  » 
dans  les  langues  germaniques  du  premier  degré;  le  haut- 
allemand  les  renforce  à  nouveau  :  il  change  «  k  »  en  h 
(qu'il  écrit  également  hh  ou  ch),  «  p  »  en  /"  (qu'il  écrit 
également  j9/"  ou /}A).  Quant  au  a  t  »  ,  au  lieu  d'en  faire 
un  «  th  »  sifflant,  il  le  change  en  «  ts  »,  sous  la  forme  z. 
Les  explosives  organiques  «  k,  t,  p  »  étaient  devenues  «  h, 
th,  f  »  dans  les  langues  germaniques  du  premier  degré  : 
'  le  haut-allemand  conserve  la  première  et  la  dernière  de 
ces  sifflantes,  ne  pouvant  les  renforcer,  et  il  applique  à  la 


358  •     LA   LINGUISTIQUE. 

seconde,  au  a  th  »  dur,  le  phénomène  de  la  polarité  ;  cette 
troisième  série  de  consonnes  se  présente  donc  en  haut- 
allemand  sous  la  forme  de  h,  d,  f. 

C'est  pour  ce  motif  que  Tallemand  présente  un  d  là  où 
l'anglais  offre  un  th  ;  il  dit,  par  exemple,  der  a  le  »,  dorn 
((  épine  »,  drei  «  trois  »,  dûnn  «  ténu,  mince  »,  tandis  que 
l'anglais  dit  the^  thorn^  three^  thin.  Dans  ce  cas  comme 
dans  tous  les  autres,  l'anglais  est  ainsi  plus  pur  d'un  de- 
gré que  ne  l'est  l'allemand  ;  zxhmen  «  dompter  »,  zxlire 
«  larme  »,  zu  a  à,  vers  »,  zwei  «  deux  »  sont  moins  purs, 
sous  ce  rapport,  que  les  mots  anglais  tame^  ieai\  to^  ttvo. 
On  commet  une  grave  erreur  en  répétant  que  l'anglais 
provient  de  l'allemand  ;  autant  dire  que  le  gothique,  lui 
aussi,  en  dérive.  Ce  sont  là  des  branches  parallèles; 
mais  le  phénomène  d'un  second  renforcement  de  certaines 
consonnes  donne  à  l'allemand  un  caractère  incontestable 
d'infériorité. 

Tous  les  dialectes  du  haut-allemand  ont  changé  en  ^, 
2,  d  les  ((  d,  th,  t  »  des  idiomes  germaniques  du  premier 
degré.  En  cela  ils  ont  tous  été  du  «  rigoureux  »  haut-alle- 
mand. Mais  il  n'en  a  pas  été  de  même  pour  les  deux  autres 
ordres  de  consonnes.  Une  partie  seulement  des  idiomes 
allemands  changèrent  les  «  k,  g  »  du  premier  fonds  ger- 
manique en  /?,  A',  et  les  «  p,  b  »  en  /",  p;  c'est-à  dire 
qu'une  partie  seulement  de  ces  dialectes  réalisèrent  dans 
toute  sa  rigueur  le  second  renforcement.  Tandis  que  le 
gothique,  par  exemple,  dit  brinnan  «  brûler  »,  certains 
dialectes  du  haut-allemand  disent  prinnan  :  c'est  là  le 
haut-allemand  rigoureux  ;  mais  d'autres  dialectes  n'ont 
point  renforcé  le  b  et  l'allemand  littéraire  actuel  dit  bren- 
nen.  Tandis  que  le  gothique  dit  galeiks  «  pareil,  sem- 
blable», l'ancien  haut-allemand  rigoureux  dit  kili/i,  mais 
l'allemand  littéraire  dit  gleich.  Tandis  que  le  gothique  dit 
kunnan  «  connaître  »,   le  haut-allemand   rigoureux  dit 


LANGUES    GERMANIQUES.  359 

rliunnan  (avec  ch  =  h)  et  l'allemand  littéraire  kennen. 
Mais,  répétons-le,  lorsqu'il  s'est  agi  de  la  série  des  con- 
sonnes dentales,  l'évolution  s'est  opérée  dans  tous  les  dia- 
lectes. 

L'ancien  haut-allemand  reçoit  parfois  le  nom  de  <(  tu- 
dcsque  ». 

Il  comprend  trois  grands  dialectes,  trois  dialectes  prin- 
cipaux, qui  se  subdivisent  eux-mêmes  en  un  assez  grand 
nombre  de  dialectes  moins  importants.  Ce  sont  le  dialecte 
(Vanc,  le  dialecte  alaman-souabe,  le  dialecte  austro-bava- 
I  ois.  Leurs  monuments  littéraires  vont  du  septième  siècle 
de  notre  ère  jusqu'à  la  lin  du  onzième. 

La  grande  caractéristique  de  ces  dialectes  réside  dans  le 
fait  qu'ils  conservent  encore  les  anciennes  voyelles  dans  les 
désinences  :  niinu  «  je  prends  »,  nimit  «  il  prend  »,  nëmat 
«  vous  prenez  ».  Nous  verrons  qu'à  partir  du  douzième 
siècle  ces  différentes  voyelles  se  sont  changées  en  e  ou 
bien  sont  tombées.  Le  vieux  haut-allemand  n'eut  pour 
ainsi  dire  pas  de  littérature  nationale  ;  il  possède  un  cer- 
tain nombre  de  traductions  d'écrits  religieux  et  des  poésies 
chrétiennes ,  mais  il  n'a  rien  de  véritablement  germa- 
nique. 

Avec  le  douzième  siècle  commence  le  moyen  haut-alle- 
mand. La  littérature  revient  aux  anciennes  traditions,  aux 
anciennes  fables  que  le  vieux  haut-allemand  avait  négli- 
gées,  mais  elle  ne  les  envisage  plus  qu'à  travers  les  idées 
et  les  conceptions  chrétiennes.  Cette  période  dure  environ 
quatre  cents  ans.  C'est  l'âge  des  célèbres  poètes  «  min- 
nesœnger  »,  de  Walther  von  der  Vogehveide,  de  Wolfram 
Yon  EscKcnbach,  de  Nîthart,  de  Heinrich  von  Morungen, 
du  Tanhiiscr, 

La  grande  caractéristique  de  la  langue  de  cette  période 
est  le  changement  en  e  de  la  voyelle  des  syllabes  termi- 
nales :  le  vieux  haut-allemand,  le  tudesque,  dit  gibu  «  je 


360  LA   LINGUISTIQUE. 


1 


donne  »,  le  moyen  haut-allemand  dit  gibe.  Les  différents 
dialectes  de  l'ancien  haut-allemand  s'accommodèrent  à 
cette  nouvelle  loi  et  continuèrent  à  garder  chacun  leur 
individualité  et  leur  caractère  particulier.  Il  se  forma  toute- 
fois une  sorte  de  langue  littéraire,  une  langue  des  cours, 
tirée  du  dialecte  souabe  (i)  ;  pareille  chose  ne  s'était  point 
produite  dans  la  période  précédente. 

Deux  faits  bien  frappants,  ajoute  Schleicher,  distinguent 
le  moyen  haut-allemand  de  l'allemand  moderne.  Dans  le 
premier  les  syllabes  radicales  sont  tantôt  longues,  tantôt 
brèves;  dans  le  second,  la  syllabe  radicale  est  toujours 
longue  ;  c'est  elle,  comme  l'on  sait,  qui  porte  l'accent  : 
l'accentuation,  en  allemand  moderne,  détermine  donc  la 
longueur  de  la  syllabe  qu'elle  affecte,  c'est-à-dire  de  la  syl- 
labe radicale.  Le  second  fait  est  celui-ci  :  «  Dans  le  vieux 
haut-allemand  nous  n'avions  jamais  sous  les  yeux  que  le 
dialecte  de  celui  qui  tenait  la  plume  ;  il  n'existait  pas  de 
langue  littéraire  d'un  emploi  plus  général  et  dominant  les 
différents  dialectes.  Durant  la  période  du  moyen  haut-alle- 
mand il  se  forme  une  langue  plus  générale,  la  langue  des 
cours.  L'allemand  moderne  est  encore  moins  un  dialecte 
particulier  que  ne  l'était  la  langue  des  cours  du  moyen 
haut-allemand  ;  ce  n'était  point  la  langue  de  telle  contrée, 
elle  n'était  parlée  par  aucune  population.  Telle  est  la  cause 
du  manque  de  naturel  que  présente  la  langue  allemande; 
dans  sa  phonétique,  dans  ses  formes  elle  est  souvent  mons- 
trueuse. Mais  aussi  elle  puise  dans  ce  même  fait  de  n'être 
point  un  idiome  spécial,  de  n'appartenir  en  propre  à  au- 
cune population  particulière,  la  faculté  de  servir  de  lien 
d'union  aux  différentes  branches  germaniques...»  (Op.  cit., 
ibid.) 

En  remontant  de  nos  jours  jusqu'au  temps  de  Luther, 

(1)  Schleicher.  Die  deutsche  sprache.  Deux,  édit.,  p.  103  et  suiv, 
Stuttgard,  1869. 


LANGUES   GERMANIQUES.  361 

011  peut  suivre  pas  à  pas  la  langue  allemande.  Sans  doute, 
durant  cette  période  de  plus  de  trois  siècles,  elle  a  subi 
bien  des  modifications,  mais  en  réalité  c'est  toujours  la 
même  langue,  c'est  une  seule  et  même  langue.  Au  sei- 
zième siècle  nous  la  voyons  naître  dans  les  chancelleries, 
nous  voyons  les  actes  diplomatiques  emprunter  arbitraire- 
ment aux  différents  idiomes  populaires.  Grâce  à  l'influence 
des  actes  officiels,  grâce  surtout  à  la  propagande  luthé- 
rienne, il  se  fait  jour  peu  à  peu  ;  il  pénètre  dans  l'église, 
dans  l'école,  dans  les  tribunaux  ;  les  dialectes  populaires 
cèdent  peu  à  peu  devant  lui  et  ne  se  défendent  bientôt 
plus  que  dans  les  campagnes. 

Il  faut  reconnaître  d'ailleurs  que  la  bizarre  orthographe 
dont  on  l'affubla  n'était  point  faite  pour  hâter  sa  propaga- 
tion littéraire.  Rien  de  plus  arbitraire  que  cette  ortho- 
graphe. Parfois,  pour  allonger  les  voyelles,  on  les  fait  sui- 
vre d'un  h  qui  ne  répond  absolument  à  rien  dans  le  passé 
du  mot  que  l'on  défigure  ainsi  ;  parfois,  également  pour  in- 
diquer qu'une  voyelle  est  longue,  on  la  redouble  ;  et  comme, 
parfois  encore,  la  voyelle  est  longue  sans  que  sa  quantité 
de  longue  soit  figurée  par  un  signe  graphique  quelconque, 
il  arrive  qu'un  a  long  peut  être  rendu  de  trois  façons  diffé- 
rentes :  simplemcint  par  a,  paraA,  par  aa.  C'est  le  cas  des 
mots  «  zwar,  wahr,  haar  ».  Souvent,  là  où  il  faudrait  un 
^  pur  et  simple,  on  écrit  2e;  souvent  aussi,  lorsque  l'éty- 
mologie  historique  demanderait  que  l'on  écrivît  ie^  l'on 
n'écrit  que  i.  Souvent  enfin,  ce  qui  est  tout  aussi  bizarre, 
on  remplace  les  t  par  des  th.  Bien  des  tentatives  ont  été 
faites  dans  le  but  d'arriver  à  une  réforme,  au  moins  par- 
tielle, de  l'orthographe  allemande  actuelle  ;  elles  se  re- 
nouvelleront, sans  nul  doute,  mais  auront-elles  jamais  la 
moindre  chance  d'aboutir  à  un  succès?  Nous  ne  le  pensons 
cru  ère. 


.  362  LA    LINGUISTIQUE. 

§  7.  Branche  slave. 

Les  langues  slaves  ont  occupé  au  moyen  âge,  durant  les 
septième,  huitième  et  neuvième  siècles,  de  vastes  régions 
de  TEurope  centrale  où  l'allemand  seul  est  connu  aujour- 
d'hui :  la  Poméranic,  le  Mecklembourg,  le  Brandebourg, 
la  Saxe,  la  Bohème  occidentale,  la  Basse-Autriche,  la  plus 
grande  partie  de  la  Haute-Autriche,  la  Styrie  du  nord  et  la 
Carinthie  septentrionale.  On  parlait  des  idiomes  slaves  sur 
les  lieux  qu'occupent  à  présent  Kiel,  Lubeck,  Magdebourg, 
Italie,  Leipzig,  Baireutli,  Linz,  Salzbourg,  Gratz  et  Vienne. 

On  distingue  ordinairement  dans  les  langues  slaves  deux 
groupes  principaux.  Nous  verrons  tout  à  l'heure  comment 
ils  sont  composés,  et  comment  on  a  cherché  à  classer  entre 
elles  les  différentes  langues  slaves  ;  mais  il  nous  faut,  au- 
paravant, aborder  une  autre  question  générale,  la  question 
de  la  vieille  langue  ecclésiastique  slave. 

Dès  le  septième  siècle,  les  populations  slaves  avaient 
atteint  leurs  limites  extrêmes  vers  l'occident  :  le  christia- 
nisme les  attaqua  de  l'est  et  du  sud,  de  Gonstantinople  et 
de  Rome  (1).  C'est  aux  Bulgares,  aux  Serbes,  aux  Russes 
que  s'adressa  la  propagande  partie  de  Gonstantinople,  dont 
les  résultats  furent  précoces.  Avec  le  christianisme  s'intro- 
duisit la  liturgie  en  langue  slave. 

L'apostolat  des  frères  Gonstantin  (Gyrille)  et  Méthode 
donna  à  ce  mouvement  l'impulsion  décisive.  Ge  fut  vers 
le  milieu  du  neuvième  siècle  que  Gyrille  réforma  à  l'usage 
des  Slaves  de  Bulgarie  l'alphabet  grec,  traduisit  les  Evan- 
giles, un  certain  nombre  de  pièces  liturgiques  et  se  rendit 
avec  son  frère  chez  les  Slaves  de  Moravie.  Méthode,  évêque 
de  Moravie  et  de  Pannonie,  mourut,  après  son  frère, 
en  885.   L'évangile  d'Ostromir,  qui  date  de  1056,  est  le 

(1)  ScHAFARiK.    Geschichte   der    sudslavischen  Utleratur,   t.  III. 
Prague,  18G5. 


LANGUES    SLAVES.  363 

plus  ancien  manuscrit  de  la  langue  dont  se  servirent  Cyrille 
et  Méthode  et  que  l'on  appelle,  en  raison  de  son  emploi 
dans  les  offices  religieux,  slave  ecclésiastique^  esclavon  li- 
twgique.  On  lui  applique  également,  comme  nous  le  ver- 
rons tout  à  l'heure,  un  certain  nombre  d'autres  noms. 

La  modification  de  l'alphabet  grec  due  à  Cyrille  prit  le 
nom  d'écriture  «  cyrillienne  ou  «  cyrillique  »;  elle  est  en- 
core en  usage,  sous  une  forme  très-peu  différente,  chez  les 
Russes,  les  Bulgares  et  les  Serbes.  Les  Roumains,  peuple 
de  langue  latine,  avaient,  eux  aussi,  adopté  cet  alphabet, 
qu'ils  ont  heureusement  rejeté  aujourd'hui,  pour  en  reve- 
nir aux  caractères  latins;  ils  n'ont  eu  besoin  que  de  leur 
ajouter  un  certain  nombre  de  signes  plus  ou  moins  con- 
ventionnels. 

Un  jour  viendra,  il  faut  l'espérer,  où  la  littérature  russe 
fera  à  son  tour  le  sacrifice  de  son  alphabet  traditionnel. 
Sans  préjuger  des  circonstances  qui  pourront  amener  ce 
grand  et  fécond  événement,  on  peut  penser  qu'elles  ne  se 
feront  pas  indéfiniment  attendre;  la  civilisation  des  deux 
parties  de  l'Europe  trouvera  dans  cette  réforme  un  accrois- 
sement considérable. 

On  se  servit  également,  chez  les  Slaves  du  rite  latin, 
d'un  autre  alphabet,  dit  «  glagolitique  ».  L'origine  de  ce 
dernier  est  encore  obscure  ;  quelques  auteurs  ont  même 
prétendu  qu'il  était  le  plus  ancien,  mais  l'opinion  vraisem- 
blable et  admise  aujourd'hui  communément  est  que  le 
glagolitique  n'est  qu'une  déformation  du  cyrillien  :  on 
prétend  qu'il  date  de  la  fin  du  onzième  siècle,  et  doit 
son  origine  au  désir  des  Slaves  du  sud-ouest  de  sauver, 
grâce  à  l'emploi  de  signes  incompréhensibles,  leur  Uturgie 
qu'un  concile  avait  prohibée.  Quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
explication,  il  nous  semble  à  peu  près  démontré  que  l'al- 
phabet glagolitique  n'a  point  d'autre  origine  que  l'écriture 
cyrillienne. 


364  LA   LINGUISTIQUE. 

Il  est  impossible  de  répondre  d'une  façon  précise  à  la 
question  de  savoir  quelles  étaient,  au  neuvième  siècle,  les 
limites  géographiques  du  slave  ecclésiastique.  Les  auteurs 
qui  ont  cherché  à  éclaircir  ce  point  très-obscur  ne  sont 
point  arrivés  aux  mêmes  conclusions.  Selon  les  uns  le  slave 
ecclésiastique  aurait  été  parlé  dans  le  sud-ouest  de  la  Rus- 
sie actuelle,  selon  d'autres  en  Moravie,  selon  d'autres  en- 
core dans  les  régions  de  la  Garinthie,  de  la  Croatie,  de  la 
Slavonie,  de  la  Serbie  actuelles;  quelques-uns  pensent  qu'il 
s'étendait  sur  tout  le  territoire  compris  entre  le  Pont-Euxin 
et  la  mer  Adriatique. 

D'après  Dobrovsky,  dont  l'opinion  sera  toujours  d'un 
grand  poids  dans  les  questions  de  philologie  slave,  le  slave 
ecclésiastique  aurait  été  parlé  en  Serbie,  en  Bulgarie  et  en 
Macédoine.  Sa  frontière  du  nord  aurait  été  le  Danube  ;  au 
sud  il  se  serait  étendu  jusqu'à  Thessalonique. 

Pour  Schafarik  (1),  le  vieux  bulgare  s'étendait,  avant 
l'arrivée  des  Magyars,  non-seulement  au  sud  du  Danube, 
mais  encore  au  nord  de  ce  fleuve,  sur  la  Yalachie  actuelle, 
sur  le  territoire  des  Saxons  en  Transylvanie,  sur  la  Hon- 
grie orientale.  Plus  tard  il  lui  donna  le  nom  d'ancien  slave 
(en  tchèque  staroslovansky) .  M.  Miklosich,  qui  l'appelle 
ancien  slovène  {lingna  palœoslovenica),  opine  pour  la  ré- 
gion de  la  Dacie  et  du  territoire  hongrois  situé  sur  les  deux 
rives  du  Danube.  Cette  langue  n'aurait  donc  pas  été  parlée 
dans  la  presqu'île  des  Balkans  (2).  Ajoutons  que  cette 
opinion  est  également  celle  de  M.  Danitchitch  (3). 

Le  slave  ecclésiastique  a  disparu  entièrement  en  tant 
que  langue  parlée,  mais  il  a  persisté,  avons-nous  dit,  dans 
la  liturgie.  Ce  n'est  pas  toutefois  sans  s'être  quelque  peu 
modifié,  sans  avoir  subi,  notamment,  l'influence  des  idio- 

(1)  Slovansky  ndrofiopis,  p.  33.  Prague,  1842. 

(2)  Altslovenische  formenlehre.  Introd.  Vienne,  1874. 

(3)  Dioba  slovenskih  jezika.  Belgrade,  1874.  * 


LANGUES    SLAVES.  365 

mes  vivants  au  milieu  desquels  on  l'employait  comme  lan- 
gue morte.  Ces  modifications  sont  relevées  et  connues  ;  de 
là  deux  formes  du  slave  ecclésiastique  :  l'une  ancienne, 
l'autre  plus  moderne.  C'est  de  la  première,  bien  entendu, 
que  les  linguistes  ont  à  se  servir  si  souvent  dans  l'étude 
des  langues  slaves,  encore  qu'il  ne  faille  point  la  tenir 
(ainsi  que  nous  le  dirons  plus  loin)  pour  la  mère  de  tous 
ces  idiomes. 

Les  langues  slaves  vivantes  sont  le  russe,  le  ruthène, 
le  polonais,  le  tchèque  et  le  slovaque,  les  deux  dialectes  du 
sorbe  ou  sorabe,  le  bulgare,  le  serbo-croate  et  le  slovène. 

Les  limites  de  la  langue  russe  vers  le  nord  et  Vers  l'est 
sont  assez  difficiles  à  déterminer.  Elle  s'y  rencontre,  en 
effet,  avec  les  nombreuses  langues  ouralo-altaïques  (sa- 
moyède,  zyriénien,  vogoul,  etc.)  qu'elle  pénètre  peu  à  peu. 
Du  côté  de  la  Baltique  elle  confine  à  peine  au  littoral,  qu'oc- 
cupent le  suomi  et  l'esthonien,  idiomes  finnois,  le  suédois 
(Helsingfors)  et  le  lette  (Riga,  Mitau)  ;  un  peu  plus  au  sud 
elle  est  limitrophe  du  lithuanien.  De  Grodno  jusqu'à  une 
centaine  de  lieues  vers  le  sud,  à  peu  près  en  ligne  directe, 
elle  a  pour  limite  occidentale  le  polonais.  Au  sud,  enfin, 
elle  se  rencontre  avec  le  ruthène  dont  nous  parlerons  tout 
à  l'heure. 

Dans  ces  limites  nous  comprenons,  d'ailleurs,  le  dialecte 
dit  «  russe  blanc  »,  parlé  par  près  de  trois  millions  d'indi- 
vidus (au  nord  du  ruthène,  à  l'ouest  du  russe,  à  l'est  du 
lithuanien  et  du  polonais),  à  Vitebsk,  Minsk,  Mohilev,  et 
dont  la  littérature  est  fort  peu  importante. 

Le  grand  russe,  ou  russe  simplement  dit,  n'est  pas  tout 
à  fait  le  même  dans  sa  langue  littéraire  et  dans  sa  langue 
vulgaire  ;  la  première  a  fait  des  emprunts  sensibles  à  la 
langue  slave  ecclésiastique.  Les  plus  anciens  monuments 
du  russe  —  que  l'on  peut  suivre  jusqu'au  onzième  siècle — 
sont  des  contes  et  des  épopées.  La  langue  se  régularise  tout 


366  LA    LINGUISTIQUE. 

à  fait  durant  le  dix-huitième  siècle,  grâce  en  partie  au 
célèbre  érudit  et  littérateur  Lomonosov  (17H-I766),  et  elle 
donne,  depuis  cette  époque,  des  témoignages  d'une  origi- 
nalité et  d'une  vitalité  littéraire  que  l'on  ne  peut  apprécier 
que  trop  rarement. 

La  grammaire  du  russe  n'est  malheureusement  pas  sans 
offrir  d'assez  grandes  difficultés  à  qui  ne  connaît  que  les 
langues  novo-latines  ou  les  langues  germaniques.  Son  ma- 
tériel phonétique  est  assez  complexe  ;  la  prononciation  des 
voyelles  n'est  pas  toujours  la  même  :  ainsi  a,  dans  les  syl- 
labes non  accentuées,  prend  quelque  peu  le  son  de  e;  e 
se  prononce  parfois  ouvert,  parfois  fermé  ;  o  se  prononce 
a  dans  les  syllabes  inaccentuées  :  ainsi,  dans  le  mot  kolo- 
kol  «  cloche  »,  l'accent  étant  sur  la  première  syllabe,  le 
premier  o  seul  garde  sa  valeur  et  les  deux  autres  se  pro- 
noncent a  :  «  kolakal  » .  L'accentuation  russe,  comme  celle 
de  quelques  autres  langues  slaves,  est  d'ailleurs  d'une  dif- 
ficulté considérable  ;  cette  accentuation  est  bien  connue, 
assurément,  mais  ses  lois  sont  fort  loin  d'être  toutes  fixées. 
La  déclinaison  du  russe  est  à  peu  près  la  même  que  celle 
des  autres  idiomes  slaves,  et  l'on  ne  peut  guère  y  signaler 
que  l'usage  des  lois  phonétiques  plus  ou  moins  spéciales  à 
cette  langue.  Il  se  distingue  dans  sa  conjugaison  par  la 
perte  complète  de  deux  des  anciens  temps^  l'aoriste  et  l'im- 
parfait (que  le  ruthène  a  également  perdus,  que  le  serbe 
et  le  bulgare  ont  conservés,  dont  les  plus  anciens  monu- 
ments polonais  montrent  encore  des  traces  et  que  possédait 
la  vieille  langue  tchèque).  Il  les  remplace  par  un  participe  : 
on  dal  «  il  a  donné»  (masculin),  au  féminin  dala,  au  neu- 
tre dalo,  au  pluriel  dali  pour  les  trois  genres  ;  cette  forma- 
tion périphrastique  a  en  quelque  sorte  le  sens  de  a  je  suis 
ayant  donné,  nous  sommes  ayant  donné  ». 

Le  ruthène,  également  appelé  rusniaque  et  petit  russe, 
n'est  pas  un  dialecte  du  russe,  bien  qu'il  s'en  rapproche 


LAATjUES    slaves.  367 

plusquede  toute  autre  langue  slave.  Iloccupe,  approximati- 
vement, un  cinquième  du  territoire  de  la  Russie  d'Europe. 
A  l'ouest  il  confine  au  polonais,  au  nord-ouest  il  conline  au 
russe  blanc,  au  nord-est  et  à  l'est  il  confine  au  russe  pro- 
prement dit.  Il  est  parlé  également  à  l'est  de  la  mer 
d'Azov.  En  Autriche  il  s'étend  sur  la  plus  grande  partie 
de  la  Galicie  et  forme  la  bande  nord-orientale  de  la  Hon- 
grie, au-dessus  du  magyar  et  du  roumain.  Les  Ruthènes 
de  Russie  sont  au  nombre  d'environ  onze  millions  et  demi, 
y  compris  les  Cosaques  ;  ceux  d'Autriclie-Hongrie  sont 
évalués  à  plus  de  trois  millions  cinquante  mille,  ce  qui 
donne  un  total  de  plus  de  quatorze  millions  et  demi  d'in- 
dividus parlant  le  petit-russe. 

Leur  littérature,  comme  celle  des  Slaves  du  sud  et  aussi 
comme  celle  des  Russes,  est  avant  tout  une  littérature  po- 
pulaire et  traditionnelle.  On  a  publié,  depuis  une  cinquan- 
taine d'années,  sous  les  noms  de  chants  populaires  de 
l'Ukraine,  chants  populaires  de  la  Russie  méridionale,  de 
la  Galicie,  de  la  Volhynie,  un  grand  nombre  de  morceaux 
en  langue  ruthène. 

Pour  ne  pas  être  très-différent  du  russe,  le  ruthène  s'en 
distingue  cependant  d'une  façon  fort  nette.  l\  ne  «  mouille  » 
point,  par  exemple,  toutes  les  consonnes  que  le  russe  peut 
mouiller,  entre  autres  les  labiales/^,  6,  v,  7?i;il  change  plus 
facilement  que  le  russe  les  «  k))  et  les  «  g»  de  l'antiquité 
en  tc/i  et  y  (le  «j»  français)  ;  il  a  une  accentuation  souvent 
différente  ;  il  a  perdu  le  participe  présent  passif,  que  le 
russe  a  conservé  ;  il  possède  une  forme  d'infinitif  à  sens 
diminutif.  Ces  particularités,  ainsi  que  bien  d'autres  faits 
plus  ou  moins  notables,  ont  suffi  à  le  faire  regarder  comme 
un  idiome  indépendant  et  bien  caractérisé. 

Le  polonais  comprend  un  certain  nombre  de  dialectes, 
dont  l'ensemble  couvre  un  assez  vaste  territoire  réparti  en- 
tre la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche.  La  limite  orientale 


i 


368  LA    LINGUISTIQUE. 

est  assez  connue  ;  elle  va  de  Grodno  à  Jaroslav,  en  longeant 
une  partie  du  Boug.  Celle  de  l'ouest  est  moins  précise  ; 
l'allemand  envahit  chaque  jour,  de  ce  côté,  le  territoire  de 
langue  polonaise  et  en  occupe  toutes  les  localités  un  peu 
importantes;  en  Autriche  la  Galicie  occidentale  est  polo- 
naise :  cette  région  est  beaucoup  moins  grande  que  la  par- 
tie orientale  du  même  pays,  occupée,  ainsi  que  nous  l'avons  ^Bj 
dit  plus  haut,  par  les  Ruthènes.  Le  polonais  occupe,  en  ^^ 
somme,  une  espèce  de  parallélogramme  —  très-irrégulier 
siir  son  flanc  occidental  —  dont  la  hauteur  est  en  moyenne 
de  cinq  cents  kilomètres,  et  dont   la  plus  grande  largeur 
(par  la  ligne  Posen-Varsovie)  n'est  pas  tout  à  fait  aussi 
considérable.  La  langue  allemande  a  beaucoup  gagné  sur 
le  polonais;  toute  la  région   orientale    de  cette  langue, 
même  sur  le  territoire  russe,  est  parsemée  de  petits  îlots 
où  l'on  ne  parle  qu'allemand  :  il  s'en  rencontre  quelques- 
uns  presque  aux  portes  de  Varsovie,  et  la  Galicie  n'est  point 
préservée  de  cette  invasion,  due  principalement  au  progrès 
de  la  population  israélite. 

Le  nombre  des  Polonais  de  Russie  est  évalué  à  4-700000, 
celui  des  Polonais  prussiens  à2450  000,  celui  des  Polonais 
d'Autriche  et  de  Hongrie  à  24-65000,  ce  qui  donne  un 
total  approximatif  de  9  615000  individus  parlant  polonais. 
La  phonétique  du  polonais  est  assez  compliquée,  et  l'al- 
phabet qui  lui  est  appliqué  peut  passer  pour  un  des  plus 
défectueux  ;  c'est  ainsi  que  le  son  «  tch  »,  au  lieu  d'y  être 
rendu  par  un  seul  signe  —  comme  en  tchèque  et  en  croate 
(c)  — y  est  exprimé  par  le  groupe  cz;  au  lieu  du  s  tchèque 
et  croate,  qui  a  la  valeur  de  notre  «ch  »  et  du  «sh  »  an- 
glais, le  polonais  possède  le  groupe  sjî;  pour  le  v  croate 
(notre  «  v  »),  il  met  iv  à  la  façon  allemande.  Ce  ne  sont 
pas  là,  d'ailleurs,  les  seules  incommodités  de  sa  transcrip- 
tion, et  si  les  tentatives  de  réforme  qu'on  semble  vouloir 
lui  appliquer  en  ce  moment  arrivent  à  bon  terme,  il  y  aura 


LANGUES    SLAVES.  36S 

lieu  de  s'en  féliciter  grandement  à  tous  les  points  de  vue. 

Outre  les  voyelles  fl,  e,  2,  0,  u  («ou»  français),  y,  son 
étranglé  qui  se  rapproche  de  notre  «u  »,  outre  un  e  très- 
rapproché  du  son  «i»,  un  d  analogue  à  notre  «ou»,  le 
polonais  possède  deux  voyelles  nasales  dont  la  valeur 
approximative  est  celle  de  «an»  et  «  in  »  français  (chant, 
fm).  En  certains  cas,  notamment  à  la  fin  des  mots,  elles 
prennent  la  valeur  de  o  et  de  e.  En  somme,  elles  répon- 
dent à  deux  voyelles  nasales  de  l'ancien  slave  ecclésias- 
tique, qui,  selon  toute  vraisemblance,  correspondaient  à 
nos  nasales  françaises  «  on  »  et  «  in  » . 

Les  variations  auxquelles  se  trouvent  soumises  les  con- 
sonnes de  la  langue  polonaise,  selon  la  rencontre  qu'elles 
font  de  telle  ou  telle  autre  consonne,  sont  assez  impor- 
tantes. C'est  ainsi  que  les  sifflantes  subissent  des  permu- 
tations capables  de  rendre  souvent  très-obscure  l'origine 
des  mots.  Quant  à  l'accentuation,  elle  est  fort  simple  : 
elle  porte  toujours  sur  l'avant-dernière  syllabe,  sauf  dans 
les  mots  empruntés  aux  langues  étrangères. 

Nous  avons  vu  qu'en  russe  et  en  ruthène  l'accent  pou- 
vait tomber  sur  toute  syllabe,  indépendamment  de  la 
place  de  cette  syllabe  dans  le  mot  :  nous  verrons  qu'il  en 
est  de  même  en  slovène  et  en  croato-serbe  ;  en  tchèque 
et  en  sorabe  il  affecte  la  première  syllabe.  Le  polonais, 
sous  ce  rapport,  est  donc  bien  caractérisé. 

La  littérature  polonaise  est  non-seulement  importante, 
elle  est  encore  originale.  Elle  commence  à  la  fin  du 
dixième  siècle  et  compte  une  foule  de  chroniqueurs  et  de 
poètes  à  partir  du  douzième  siècle.  Elle  est  encore  aujour- 
d'hui des  plus  importantes.  Une  bibliographie,  publiée  à 
roccasion  de  la  dernière  exposition  de  Vienne,  porte  à  plus 
de  trois  raille  le  nombre  des  ouvrages  imprimés  en  polo- 
nais ou  publiés  par  des  Polonais  en  langues  étrangères  pen- 
dant la  seule  année  i  871 . 

LIÎSGUISTIQUE.  24 


370  LA   LINGUISTIQUE. 

Les  limites  actuelles  du  tchèque  et  du  slovaque^  qui  lui 
est  intimement  allié,  sont  difficiles  à  décrire.  La  région 
qu'ils  occupent  (toute  la  Bohème,  moins  une  lisière  de 
l'ouest  et  du  nord,  la  plus  grande  partie  de  la  Moravie  et 
le  pays  situé  au  sud  du  territoire  de  langue  polonaise) 
s'étend  de  Pilsen  aux  Garpathes  sur  une  longueur  d'environ 
cent  cinquante  lieues  et  une  largeur  variant  de  vingt-cinq 
à  cinquante  lieues.  Les  derniers  recensements  officiels  éva- 
luent le  nombre  des  Tchèques,  Moraves  et  Slovaques  à  en- 
viron six  millions  et  demi  d'individus. 

Depuis  les  premiers  monuments  que  l'on  en  possède  et 
({ui  datent  du  huitième  siècle,  la  langue  tchèque  a  subi 
d'importantes  modifications  ;  c'est  un  fait  que  nous  devons 
attribuer  aux  mouvements  politiques  si  considérables  dont 
la  Bohême  a  été  le  théâtre. 

Nous  ne  faisons  pas  allusion  ici  à  la  simple  diflérence 
d'orthographe,  résultant  de  ce  que  dans  les  premiers  docu- 
ments tchèques  on  se  servit  des  caractères  latins  tels  quels, 
sans  les  modifier,  à  l'occasion,  par  des  signes  accessoires 
indispensables,  des  signes  diacritiques,  mais  nous  par- 
lons des  formes  elles-mêmes  de  la  langue.  La  réforme 
orthographique  du  tchèque,  commencée  il  y  a  plusieurs 
siècles,  s'est  complétée  en  d830  par  l'abandon  des  carac- 
tères gothiques,  et  s'est  définitivement  achevée,  il  y  a  une 
vingtaine  d'années,  par  la  substitution  du  v  latin  au  iv  des 
Polonais  et  des  Allemands.  Cette  réforme,  qui  s'imposait 
impérieusement,  fut  d'une  importance  capitale  pour  la 
langue  elle-même,  pour  son  développement,  pour  sa  propa- 
gation. Rien  n'était  moins  fixé  que  l'ancienne  écriture 
tchèque  :  un  seul  et  même  son  était  souvent  transcrit  de 
trois,  quatre,  cinq  et  six  manières  différentes.  Ainsi  s  était 
indifféremment  rendu  par  «  z,  s,  sz,  szs,  zz,  ss  »,  k  était 
transcrit  par  «  c,  k,  q,  ch,  ks,  ck,  »,  et  ainsi  de  suite  ;  un 
même  caractère  latin,  par  contre,  rendait  souvent  trois  ou 


LANGUES    SLAVES.  371 

quatre  sons  tout  à  fait  différents.  L^on  conçoit  combien  il 
3st  difficile,  avec  un  pareil  système,  ou  plutôt  avec  une 
pareille  absence  de  système,  de  rétablir  exactement  les 
textes  tchèques. 

Les  voyelles  tchèques  a,  e,  2,  o,  u  (prononcez  «  ou  »),  y 
'(\vi\  ordinairement  se  prononce  i)  ont  toutes  leurs  longues 
jue  l'on  distingue  dans  l'orthographe  actuelle  par  le  signe 
:(  minute  »  :  rt,  e,  etc.  Une  autre  voyelle  tchèque,  é,  pos- 
sède également  sa  longue,  mais  il  n'y  a  point  pour  celle-ci 
le  signe  distinctif.  Cette  voyelle  se  prononce  «yé».  Le 
tchèque  possède  encore  un  r  voyelle  et  un  /  voyelle,  tou- 
jours brefs  dans  le  dialecte  ordinaire,  mais  qui,  eh  slo- 
i^aque,  peuvent  être  longs  ;  quant  aux  voyelles  nasales  du 
polonais,  elles  lui  sont  inconnues  et  l'on  n'a  pu  les  retrou- 
ver môme  dans  les  plus  anciens  textes.  Les  voyelles  tchè- 
ques sont  assez  variables  et  subissent  d'une  façon  très- 
sensible  l'influence  qu'exerce  sur  elles  le  voisinage  d'un  y 
[prononcez  «y  »),  qui  change,  par  exemple,  en  e  et  en  /  les 
<i  et  les  e  dont  il  est  suivi,  et  en  e  les  a  dont  il  est  précédé. 
Le  système  des  consonnes  tchèques  est  très-riche  :  il 
possède  des  dentales  mouillées  ;  un  r  particulier,  corres- 
)ondant  au  r:.  polonais,  ayant  la  valeur  de  «  rj  »  français, 
ît  que  l'on  rend  par  le  caractère  r  ;  des  sifflantes  très-sen- 
sibles au  contact  de  certains  autres  sons. 

Nous  avons  dit  plus  haut  que  le  tchèque  accentuait  tou- 
ours  la  première  syllabe  de  chaque  mot. 

Notons  enfin  que  la  conjugaison  de  l'ancien  tchèque 
jtait  d'une  grande  conservation  ;  la  langue  moderne  a 
)erdu  (comme  presque  tous  les  autres  idiomes  slaves) 
'imparfait  et  l'aoriste  anciens. 

La  littérature  tchèque  remonte,  nous  l'avons  dit,  au 
uiitième  siècle.  Ses  premiers  monuments  sont  les  célèbres 
nanuscrits  de  Krâlovdor  (Kœniginhof)  et  de  Zelenohora 
(iriinberg),  découverts  en  1817,  et  dont  l'authenticité  est 


I 


372  LA   LINGUISTIQUE. 

avérée.  Ils  remontent  à  la  période  de  transition  entre  le 
paganisme  et  le  christianisme  et  sont  aussi  importants 
pour  la  linguistique  que  pour  l'étude  des  anciens  mythes 
religieux  de  la  Bohême.  On  possède  également  plusieurs 
fragments  datant  du  dixième  siècle.  Jusqu'à  l'époque  de  la 
guerre  des  Hussites,  la  Bohême,  qui  la  première  avait 
donné  le  signal  de  l'émancipation  i-eligieuse,  posséda  la 
plus  importante  de  toutes  les  littératures  slaves.  Quand 
elle  fut  tombée  sous  la  domination  allemande,  sa  langue 
nationale  fut  sévèrement  proscrite,  et  quiconque  essaya  de 
la  remettre  en  honneur  devint  la  victime  des  Jésuites.  Ce 
n'est  que  depuis  la  fm  du  siècle  dernier  que  les  lettres  bo- 
hèmes ont  reçu  une  vie  nouvelle. 

Le  soi'be  ou  soî'ahe,  également  appelé  vinde  ou  sei'be  de 
Jjusace,  comprend  deux  dialectes  distincts,  le  bas-sorabe  et 
le  haut-sorabe.  L'ensemble  de  cet  idiome  n'occupe  plus, 
aujourd'hui,  qu'un  territoire  d'environ  vingt-cinq  lieues 
de  hauteur,  traversé  par  la  Sprée,  sur  dix  ou  douze  de  lar- 
geur :  les  deux  tiers  de  la  région  sont  situés  en  Prusse,  le 
tiers  méridional  en  Saxe,  et  les  localités  les  plus  impor- 
tantes (Kottbus,  Bautzen)  sont  envahies  par  l'allemand. 
Un  espace  d'à  peu  près  douze  lieues  sépare  la  frontière  so- 
rabe  méridionale  de  la  frontière  tchèque  septentrionale» 
Vers  le  milieu  du  seizième  siècle  la  contrée  où  se  parlait 
le  serbe  de  Lusace  était  deux  fois  plus  considérable  qu'elle 
ne  l'est  aujourd'hui.  C'est  par  le  nord,  particulièrement, 
par  l'ouest  et  par  l'est  que  la  langue  allemande  a  empiété 
peu  à  peu  sur  ce  domaine,  qui  ne  peut  guère  revendiquer  à 
l'heure  actuelle  plus  de  130000  habitants  de  langue  slave. 

Le  plus  ancien  document  imprimé  en  langue  vinde  est 
un  livre  de  prières  catholiques  publié  en  loi  2.  Le  dix- 
septième  siècle  compte  un  certain  nombre  d'écrivains  en 
langue  sorabe,  mais  au  commencement  du  dix-neuvième 
cette  littérature  était  presque  entièrement  abandonnée. 


LANGUES    SLAVES.  373 

On  entreprit  plus  tard  de  la  remettre  en  honneur,  et  en 
i84o  fut  créée  une  société  qui  est  devenue  le  centre  de  la 
vie  littéraire  du  pays. 

La  langue  serbe,  ou  croate,  ou  mieux  serbo-croate,  avec 
ses  deux  grands  centres  intellectuels,  Belgrade  et  Zagreb 
(Agram),  occupe  une  place  considérable,  non-seulement 
parmi  les  idiomes  sud-slaves,  mais  encore  parmi  les  lan- 
gues slaves  en  général.  Cette  place  lui  est  légitimement 
dévolue  au  triple  point  de  vue  de  la  linguistique,  de  l'his- 
toire, de  la  géographie.  Les  pays  sur  lesquels  elle  s'étend 
sont  la  principauté  de  Serbie,  la  Bosnie,  l'Herzégovine,  le 
Monténégro,  une  partie  de  la  Hongrie  méridionale  (Zom- 
bor),  la  Slavonie,  la  Croatie,  la  presque  totalité  de  l'Istrie, 
la  Dalmatie  :  c'est  une  région  comprenant  près  de  6  millions 
d'habitants. 

Sur  un  territoire  aussi  étendu  les  sous-dialectes  sont  assez 
nombreux,  mais  on  peut  dire  qu'il  existe  trois  dialectes 
principaux  :  celui  de  l'ouest,  moins  littéraire  que  les  deux 
autres  ;  celui  du  sud,  qui  fleurit  surtout  en  Dalmatie  ; 
celui  de  l'est,  parlé  dans  la  principauté  serbe  et  dans  la 
Hongrie  méridionale  sur  les  rives  du  Danube.  La  caracté- 
ristique principale  de  ces  trois  dialectes  est  la  prononcia- 
tion différente  d'une  voyelle  qui  dans  l'antiquité  se  pro- 
nonçait très-certainement  é  :  à  Belgrade,  dans  la  Hongrie 
du  sud,  en  Sirmie,  on  lui  a  conserve  cette  valeur;  le  dia- 
lecte de  l'ouest  la  change  en  i;  celui  du  sud  en  je  ou  ije 
(prononcez  «yé,  iyé  »).  Mais  que  l'on  dise  vei^a  ou  vijera 
«la  croyance»  — prononcez  «  véra,  viyéra  »,  —  reka, 
rika,  ou  rijeka  «  la  rivière  »,  l'on  sera  compris  sans  peine 
de  l'Adriatique  jusqu'à  la  frontière  roumaine. 

Le  malheur  de  la  langue  croato-serbe  est  de  posséder 
un  double  alphabet  :  à  l'est  l'alphabet  cyrillien,  à  l'ouest 
l'alphabet  latin  complété  à  l'aide  de  certains  signes  acces- 
soires. Cette  division  regrettable   est  la  conséquence  de 


374  LA    LINGUISTIQUE. 

l'ancienne  scission  religieuse  ;  on  ne  saurait  trop  la  dé- 
plorer. Elle  retardera  longtemps  encore  les  rapproche- 
ments de  toute  espèce  que  la  civilisation  européenne  aurait 
tant  d'intérêt  à  voir  s'opérer  entre  les  Serbes  de  Turquie 
et  le  royaume  tri-unitaire  dalmato-croato-slavon. 

Ce  n'est  point  qu'un  pas  considérable  n'ait  été  fait  dans 
cette  voie,  au  commencement  du  siècle,  par  l'espèce  d'uni- 
fication et  de  codification  que  le  célèbre  Vouk  Stéphano- 
vitch  Karadjitch  introduisit  dans  le  langage  des  Serbes  de 
la  Principauté  et  de  la  Hongrie  méridionale. 

Lorsque  Vouk  entreprit  l'œuvre  considérable  qu'il  lui 
fut  donné  de  mener  à  si  bonne  fin,  on  pouvait  dire  que  la 
langue  serbe  n'était  pas  encore  définie.  Presque  tous  les 
lettrés  regardaient  comme  l'idiome  national  une  langue 
assez  factice  formée  d'éléments  de  l'ancien  slave  litur- 
gique mélangés  avec  des  éléments  de  la  langue  réellement 
vivante  et  populaire.  Cette  dernière  ne  passait  à  leurs  yeux 
que  pour  un  simple  patois.  Vouk  proposa  d'adopter  telle 
quelle  la  langue  nationale  et  de  réformer  radicalement 
'son  orthographe.  Ce  fut  une  lutte  d'un  demi-siècle.  Il  en 
sortit  vainqueur,  grâce  à  sa  parfaite  connaissance  de  la 
langue  croato-serbe,  grâce  à  la  précision  et  â  la  méthode 
de  ses  travaux. 

Le  fond  de  la  littérature  serbo-croate  est  le  chant  popu- 
laire, le  chant  national  :  pjesma,  pÙ7na,  pesma.  Un  grand 
nombre  de  ces  morceaux  ont  été  recueillis  et  publiés 
beaucoup  d'entre  eux  sont  sans  doute  très-anciens,  ej 
la  forme  même  sous  laquelle  ils  se  présentent  laisse 
voir  combien  la  langue  s'est  peu  modifiée  depuis  àei 
siècles. 

Ce  n'est  point  dans  sa  grammaire  qu'elle  a  souffert,  c'esj 
dans  son  lexique,  au  milieu  duquel,  par  exemple,  le  diaj 
lecte  de  l'est  a  admis  un  nombre  par  trop  considérable  d^ 
mots  turcs.  Ajoutez  l'invasion   dans    la    langue    actuelU 


LANGUES    SLAVES.  37  5 

scientifique  et  littéraire  de  termes  tirés  de  l'allemand  ou 
du  français. 

La  Serbie  et  les  pays  slaves  de  rite  oriental  ont  eu  leur 
mouvement  littéraire  particulier.  Pour  être  peu  connu,  il 
n'a  pas  été  sans  importance.  Il  date  au  moins  du  commen- 
cement du  treizième  siècle,  bien  que  les  documents  qui 
remontent  à  cette  époque  soient  en  eux-mêmes  d'une  va- 
leur peu  considérable.  Avant  le  treizième  siècle,  tout  au 
plus  peut-être  avant  le  douzième,  Ton  ne  possède  de  l'idiome 
serbe  que  des  séries  de  mots  et  de  noms  propres  tirés  pres- 
que tous  d'auteurs  grecs  ou  latins. 

Les  monuments  écrits  des  pays  croato-serbes  occiden- 
taux remontent  au  douzième  siècle,  mais  c'est  au  seizième 
seulement  qu'ils  se  multiplient  et  que  se  développe  la  litté- 
rature dite  ragusaine,  du  nom  de  Raguse  qui  en  fut  le  centre. 
La  littérature  spécialement  croate,  qui  occupe  une  place 
importante  dans  le  domaine  de  la  critique  historique  et  de 
l'étude  du  langage,  n'apparaît  guère  qu'à  la  fin  de  ce  siècle. 

L'étude  particulière  de  la  langue  croato-serbe  est  d'une 
importance  capitale  dans  l'étude  générale  des  langues 
slaves,  et  l'on  peut  dire  qu'elle  vient  immédiatement  après 
celle  du  slave  ecclésiastique.  De  tous  les  idiomes  de  cette 
famille,  c'est  en  effet  le  croato-serbe  (avec  le  slovène)  qui 
a  eu  le  moins  à  souffrir  dans  sa  phonétique,  et  ce  sont  préci- 
sémentlesquestions  de  phonétique, ainsi quenousl'avonsvu, 
qui  forment  la  base  de  toute  étude  linguistique.  La  gram- 
maire comparée  des  langues  slaves  de  M.  Miklosich,  ou- 
vrage fondamental  pour  l'étude  des  idiomes  de  ce  groupe (1  ), 
fournit  à  chaque  instant  la  preuve  éclatante  de  l'énorme 
importance  du  croato-serbe,  et  la  lecture  des  exceilents 
travaux  de  MM.  Danitchitch,  Jagitch,  Novakovitch,  dont 
la  traduction  en  français  rendrait  un  grand  service,  enlè- 

(1)  Vergleichende  grammatik der slavischen sprachen  Vienne,  1852. 


376  LA    LINGUISTIQUE. 

verait  sans  peine  les  derniers  doutes  qu'il  soit  possible 
d'avoir  à  ce  sujet. 

Le  matériel  phonique  de  la  langue  serbe  n'est  pas  com- 
pliqué. Il  comprend  six  voyelles  :  a,  e,  i,  o,  u  (a  ou  »  fran- 
çais) et  r.  Son  système  de  consonnes  est  fort  simple  ;  nous 
les  possédons  toutes  en  français,  sauf  les  deux  palatales 
mouillées  que  l'on  transcrit  l'une  par  le  signe  c\  l'autre 
par  le  groupe  gj  (nous  préférerions  le  signe  y).  La  pre- 
mière de  ces  consonnes  a  la  valeur  d'un  «  t  »  suivi  du 
«  ch  »  allemand  de  «  ich,  brechen  »,  la  seconde  équivaut 
à  un  ((  d  »  mouillé  d'une  façon  analogue.  L'accentuation 
du  serbe  est  des  plus  difficiles  pour  un  étranger  :  on  compte 
pour  l'ordinaire  quatre  espèces  d'accents,  bien  qu'il  faille, 
en  réalité,  les  réduire  à  deux  :  l'un  fort,  l'autre  faible,  et 
chacun  d'eux  tantôt  bref,  tantôt  long.  Une  grande  supé- 
riorité du  croato-serbe  sur  presque  toutes  les  autres  lan- 
gues slaves,  c'est  qu'il  a  conservé  les  anciens  aoristes  et 
imparfaits  :  bili  «  je  fus  »,  bijah  «j'étais  »,  tout  en  possé- 
dant un  passé  formé  à  l'aide  d'un  participe  :  sam  bio^  smo 
bili  «  j'ai  été,  nous  avons  été  ». 

Le  Slovène,  parlé  par  plus  de  douze  cent  mille  individus 
dans  la  Garinthie  et  la  Styrie  méridionales,  dans  la  Gar- 
niole  et  une  partie  du  nord  de  l'Istrie,  est  intimement  allié 
au  croato-serbe  et  partage  son  importance  sous  le  rapport 
linguistique.  Sa  littérature  écrite  remonte  au  milieu  du 
seizième  siècle  ;  elle  ne  fut  pas  sans  valeur,  mais  les  pro- 
grès du  serbo-croate  ne  lui  promettent  sans  doute  plus  un 
avenir  bien  brillant.  Les  livres  protestants  imprimés  à  Tu- 
bingue  sont  le  monument  le  plus  important  de  la  littéra- 
ture Slovène  du  seizième  siècle.  Durant  les  deux  siècles 
suivants,  elle  trouva  des  représentants  émincnts.  Murko  et 
Kopitar  illustrent  leur  époque,  mais  ce  dernier  a  écrit  ses 
livres  en  allemand.  Son  exemple  a  été  suivi  par  son  com- 
patriote et  élève  M.  Miklosich,  dont  les  travaux,  qui  domi- 


1 


LANGUES    SLAVES.  377 

nent  aujourd'hui  la  science  slave,  peuvent  par  ce  fait  être 
revendiqués  par  la  science  germanique. 

Le  bulgare  occupe  la  plus  grande  partie  de  la  Turquie 
européenne  :  au  nord  il  longe  le  Danube,  de  Vidin  à  Silis- 
trie,  et  même  quelque  peu  au  delà;  à  l'est  il  a  pour  fron- 
tière l'Albanie  ;  au  sud,  il  n'est  séparé  des  mers  Egée  et 
de  Marmara  que  par  les  bandes  littorales  où  l'on  parle  grec 
ou  turc  ;  à  l'est  il  approche  souvent  de  la  mer  Noire  et  par- 
tage avec  le  turc  la  région  de  l'extrême  nord-est  de  l'em- 
pire. L'on  arrive  aisément  pour  les  Bulgares  au  chiffre  de 
cinq  millions  cinq  cent  mille  individus,  si  l'on  tient  compte 
de  ceux  qui  habitent  la  Russie  du  sud-ouest,  et  la  Bessa- 
rabie cédée  à  la  Roumanie  par  le  traité  de  Paris  (i). 

Le  bulgare  moderne  est  de  toutes  les  langues  slaves 
celle  dont  les  formes  se  sont  le  moins  bien  conservées.  Il 
présente  cette  particularité  —  qui  lui  est  commune,  du 
reste,  avec  le  roumain  et  l'albanais  —  qu'il  possède  un  ar- 
ticle placé  à  la  fin  des  noms.  Son  vocabulaire  a  grande- 
ment subi  l'influence  des  langues  voisines  :  du  turc,  du 
grec,  de  l'albanais,  du  roumain.  En  tout  cas,  malgré  l'al- 
tération de  ses  formes,  le  bulgare  moderne  offre  des  restes 
des  anciennes  nasales  slaves  qui  ont  totalement  disparu 
des  autres  idiomes  méridionaux. 

La  littérature  bulgare  ne  date  que  d'hier.  Jusqu'au  mi- 
lieu de  ce  siècle,  les  rares  écrivains  originaires  de  Bulgarie 
se  servaient  du  russe  ou  de  l'ancienne  langue  liturgique 
imprégnée  de  russe.  Dans  ces  derniers  temps  nombre  de 
jeunes  Bulgares  se  sont  instruits.  Aujourd'hui  ils  pos- 
sèdent des  journaux  et  leur  littérature  s'enrichit  d'année 
en  année.  Les  entraves  apportées  par  les  Turcs  au  dévelop- 
pement des  nationalités  européennes  de  la  Turquie  forcent 
malheureusement  les  Bulgares  à  s'instruire  à  l'étranger  et 

(1)  JiRLTCiiEK.  Geschichfe  der  Bulgaren  (trad.  du  tchèque),  p.  578. 
Prague,  1876. 


378  LA.   LINGUISTIQUE. 

à  y  faire  paraître  leurs  livres  ;  une  société  littéraire,  qui 
joue  aujourd'hui  un  rôle  important,  a  été  fondée  récem- 
ment àBraïla,  en  Roumanie. 

Terminons  enfin  cette  énumération  en  citant  les  anciens 
dialectes  du  slave  de  UElbe^  connus  sous  le  nom  àepolabe^ 
dialectes  éteints  actuellement,  et  dont  les  rares  monuments 
(sur  lesquels  la  langue  allemande  a  exercé  une  influence 
considérable)  datent  de  la  fin  du  dix-septième  siècle  et  du 
commencement  du  dix-huitième. 

Nous  avons  dit  plus  haut  quelle  était  l'importance  con- 
sidérable du  slave  ecclésiastique  pour  l'étude  des  autres 
langues  de  la  même  famille.  Il  ne  faudrait  pas  s'attendre, 
cependant,  à  trouver  dans  la  grammaire  de  cet  idiome  une 
image  très-fidèle  de  l'ancienne  langue  commune  indo- 
européenne. 

Sa  phonétique  est  sujette  à  des  modifications  bien 
autrement  graves  que  ne  l'est  celle  du  lithuanien  ou  celle 
du  grec.  A  la  vérité,  son  système  vocalique  n'est  pas 
des  plus  compliqués  —  bien  que  la  nasalisation  fréquente 
de  certains  sons  y  soit  une  preuve  incontestable  de  déca- 
dence et  que  les  voyelles  terminales  des  mots  s'y  trouvent 
gravement  atteintes  (par  des  principes  d'ailleurs  très-fixes); 
mais  ses  consonnes  sont  soumises  à  des  lois  d'attraction 
et  d'assimilation  très-nombreuses  et  très-délicates.  Ce  n'est 
pas  là  une  des  moindres  difficultés  que  l'on  rencontre  dans 
l'étude  des  langues  slaves.  A  une  série  de  lois  phonétiques 
assez  complexes,  ajoutez  la  multiplicité  des  consonnes.  On 
peut  dire  que  c'est  spécialement  dans  les  langues  slaves 
qu'il  importe  avant  tout  de  se  rendre  un  compte  exact  des 
éléments  phoniques  et  des  règles  qui  régissent  leur  ren- 
contre. Sans  doute  la  conjugaison  est  relativement  simple, 
mais  la  déclinaison  s'est  trop  souvent  écartée  des  anciennes 
formules  de  l'indo-européen  commun  et  la  complication 
des  lois  phoniques  qui  se  présentent  souvent  dans  la  ren- 


LANGUES    SLAVES.  379 

contre  du  thème  et  des  désinences  ajoute  à  cette  difficulté 
des  difficultés  nouvelles. 

Jetons  un  coup  d'oeil  rapide  sur  la  grammaire  de  cet 
antique  idiome. 

Le  slave  ecclésiastique  possède  les  voyelles  a,  e,  ?*,  o,  n 
(((  ou  français),  y  (vraisemblablement  «  u  »  français),  un 
((  é  »  fermé  (transcrit  è  ou  (")  qui  prit  parfois  la  valeur  de 
la  syllabe  française  «  ya  »  ;  de  plus  un  «et  un  u  («  ou  » 
français)  très-peu  sonores,  en  quelque  sorte  étouffés  (trans- 
crits i  et  û)  ;  enfin  deux  nasales  transcrites  a  et  e,  qui  équi- 
valaient vraisemblablement,  quant  à  leur  prononciation, 
la  première  à  «  on  »  (de  ((  bon,  son  »),  la  secondé  à  a  in  » 
(de  «  vin,  cinq  »). 

Les  diphthongues  de  la  langue  commune  indo-euro- 
péenne ne  subsistent  plus  en  slave  liturgique  ;  elles  s'y  sont 
condensées  en  de  simples  voyelles.  Le  hiatus  est  volontiers 
évité,  et  cela,  pour  l'ordinaire,  par  l'intercalation  d'un/ 
(la  demi-voyelle  française  «  y  »)  ou  d'un  v  purement  eupho- 
nique. Ces  y  et  V  euphoniques  se  placent  également  en 
tête  des  mots  qui  commencent  par  une  voyelle.  Tandis, 
par  exemple,  que  l'indo-européen  commun  disait  aastasi» 
((  vous  êtes  ))  (d'où  le  sanskrit  stha,  le  grec  este^  le  latin 
estis^  le  lithuanian  este^  etc.),  le  slave  ecclésiastique  dit 
j'este.  C'est  ce  (ju'on  appelle  en  termes  techniques  la 
«  pré-iotation  »,  caractéristique  remarquable  de  toutes  les 
langues  slaves  :  tchèque  et  scrhe  j'este  (d'où  ste). 

Arrivons  aux  consonnes.  Le  slave  liturgique  (et  tous  les 
autres  idiomes  slaves  ont  agi  de  même)  a  transformé  en 
explosives  simples  les  explosives  aspirées  «gh,  dh,  bh  » 
de  l'indo-européen  commun;  il  les  change  en  g,  d,  'h.  Par 
contre,  il  s'est  formé  un  certain  nombre  de  sifflantes  in- 
connues à  la  langue  commune  indo-européenne,  ce  sont 
nos  «j,  ch,  z  »  français,  et  sous  l'influence  de  lois  pho- 
nétiques rigoureuses  il  a  dû  changer  souvent  en  «  tch  » 


380  LA    LINGUISTIQUE. 

(que    Ton   transcrit  par  le   signe  c)   des  «  k  »  primitifs. 

L'ensemble  des  lois  phonétiques  auxquelles  il  se  trouve 
soumis  est  assez  compliqué.  L'assimilation,  sous  ses  diffé- 
rentes formes,  a  pris  chez  lui  une  extension  considérable  ; 
l'examen,  même  rapide,  des  lois  d'assimilation  dans  les 
langues  slaves  —  assimilation  complète  ou  incomplète, 
assimilation  d'une  consonne  avec  la  consonne  précédente 
ou  avec  la  consonne  suivante  —  doit  précéder  toute  autre 
question  dans  l'étude  des  langues  slaves.  Faute  d'avoir  une 
idée,  au  moins  générale,  de  ces  lois,  on  peut  se  créer  les 
conceptions  les  plus  fausses  sur  la  formation  des  mots. 

Le  principe  qui  concerne  la  chute  des  consonnes  à  la  fin 
des  mots  est  également  d'une  grande  importance  :  toute 
consonne  terminale  doit  tomber  en  slave  ecclésiastique. 
Tandis,  par  exemple,  que  le  sanskrit  dit  sûnus  «  filius  o, 
sûnum  «  filium  »  (en  allemand  a  sohn»),  le  slave  ecclé- 
siastique dit  synû  aux  deux  cas,  laissant  ainsi  tomber  soit 
la  désinence  s  du  nominatif,  soit  la  désinence  m  de  l'accu- 
satif. 

A  côté  de  la  déclinaison  nominale  ordinaire  (substantifs, 
adjectifs,  participes,  noms  de  nombre  et  quelques  pronoms) 
et  de  la  déclinaison  pronominale,  le  slave  liturgique  pos- 
sède une  déclinaison  dite  composée^  particulière  également 
au  lithuanien  et  (avec  un  élément  différent)  aux  langues 
germaniques.  Cette  déclinaison  est  composée  des  formes 
ordinaires  de  l'adjectif  auxquelles  s'ajoute  le  pronom  2  éga- 
lement décliné.  En  principe,  les  adjectifs  admettent  les 
deux  déclinaisons,  la  déclinaison  normale  et  la  déclinaison 
composée  ;  l'emploi  de  Tune  ou  de  Tautre  est  une  question 
de  syntaxe  :  décliné  de  la  seconde  façon,  l'adjectif  est  dit 
défini  et  a  le  sens  de  l'adjectif  grec  ou  allemand  précédé  de 
l'article;  Tous  les  idiomes  slaves  possèdent  cette  déclinai- 
son composée  ;  le  serbe,  par  exemple,  dit  :  rast  visok  «  un 
chêne  élevé  »,  visoki rast  «  le  chêne  élevé  ». 


LANGUES    SLAVES.  381 

Le  slave  ecclésiastique  a  conservé  dans  sa  conjugaison 
les  trois  nombres  de  l'indo-européen  commun  :  singulier, 
duel,  pluriel  ;  le  duel  n'existe  plus  en  croato-serbe,  en  bul- 
gare, en  rutliène,  en  russe.  Des  quatre  temps  simples  de 
l'indo-européen  commun,  le  slave  liturgique  a  perdu  le 
parfait  redoublé  (grec  XiXoir.oL  «  j'ai  laissé  )>),  l'imparfait; 
mais  il  a  conservé  presque  toutes  les  différentes  formes  du 
présent  et  l'aoriste.  Il  a  conservé  également  les  deux  temps 
composés  de  la  langue  commune,  aoriste  et  futur  —  au 
moins  en  partie.  Par  contre,  il  s'est  forgé  un  imparfait 
assez  composé. 

De  toutes  les  langues  slaves  actuellement  vivantes,  le 
serbo-croate  et  le  slovène,  son  très-intime  allié,  possèdent 
la  phonétique  la  plus  claire  et  la  plus  simple.  Ce  n'est  pas 
à  dire  que  les  lois  euphoniques  si  nombreuses  qui  con- 
cernent la  rencontre  des  consonnes  et  dont  nous  venons  de 
parler  à  propos  du  slave  ecclésiastique,  ne  se  présentent 
pas  en  serbo-croate.  Elles  y  sont,  au  contraire,  aussi  exi- 
geantes que  dans  tous  les  autres  idiomes  slaves,  mais  le 
matériel  phonique  lui-même  est  beaucoup  moins  compli- 
qué dans  cette  langue  que  dans  les  autres  idiomes  de  cette 
famille,  et  sa  prononciation,  en  outre,  n'offre  aucune  dif- 
liculté.  Par  contre,  le  polonais  et  le  tchèque  présentent, 
sous  ce  rapport,  des  obstacles  sérieux.  Quant  au  bulgare, 
les  modifications  qu'il  a  subies  dans  le  cours  des  temps 
en  ont  fait  la  moins  bien  conservée  de  toutes  les  langues 
slaves. 

La  classification  des  langues  slaves  a  donné  lieu  à  des 
controverses  importantes,  et  l'on  peut  dire  que  cette  ques- 
tion n'est  pas  encore  résolue. 

On  avait  supposé  tout  d'abord  que  le  slave  ecclésiastique 
était  la  source  commune  de  tous  les  idiomes  de  cette 
famille;  de  là  les  noms  de  «  paléoslave  »,  d'  «  ancien 
slave  »,  dont  on  se  sert  parfois  encore  pour  désigner  cette 


382  LA.   LIiNGUISTIQUE. 

langue.  C'était  une  erreur  grave.  Il  n'est  personne  aujour- 
d'hui, parmi  ceux  qui  s'occupent  de  grammaire  slave,  qui 
songe  à  soutenir  encore  cette  opinion.  Mais,  après  avoir 
écarté  cette  prétendue  paternité  du  slave  liturgique,  fal- 
lait-il en  venir  à  placer  cet  idiome  sur  le  même  pied  que 
les  langues  de  sa  famille  et  supposer  qu'ils  étaient  tous 
sortis  directement  d'une  ancienne  forme  commune  aujour- 
d'hui perdue? 

On  ne  s'arrêta  pas  à  cette  hypothèse. 

Dohrovsky  et  Schafarik  divisèrent  les  langues  slaves  en 
deux  branches  principales  :  l'une  occidentale,  comprenant 
le  polonais,  le  tchèque,  le  serbe  deLusace,  l'ancien  polabe; 
l'autre  sud-orientale,  comprenant  tous  les  autres  dialectes. 
Schleicher  commença  par  faire  quelques  objections  contre 
cette  division;  mais  il  finit  par  l'adopter,  et  nous  pouvons 
résumer  dans  le  tableau  suivant  son  opinion  à  ce  sujet  : 

!  Bulgare  ancien  et  moderne. 
serbo-Slovène..  (Serbe. 

sud-      v'  '  ^,        ,  )  Slovène. 

•     .1      /ci  •     .  1  ^  brand  russe.      ' 

,  orientale,  f  Slave  oriental.    ^  ^.^ 
glave      )  ^  (  P^^^*'  l'usse. 

commun.)  j'  Tchèque. 

Branche       poio,,,^is. 

occidentale.)  gorbe. 

l  (  Polabe. 

On  peut  dire  que  Schleicher  n'appuyait  cette  division  que 
sur  un  seul  fait  :  les  d  et  les  t  placés  devant  un  7i  ou  un  / 
tombent  dans  le  premier  groupe,  tandis  que  dans  le  second 
groupe  ils  se  conservent;  c'est  ainsi,  par  exemple,  que  le 
tchèque  oracllo  «  instrument  de  labour  »  est  plus  correct 
que  le  slave  ecclésiastique  oralo  et  le  serbo-croate  oralo, 
ralo. 

M.  Danitchitch  n'admit  point  cette  raison;  il  démontra 
que  ces  d  et  t  tombent  parfois  aussi  dans  le  tchèque  ancien 


LANGUES    SLAVES.  383 

et  moderne,  ainsi  qu'en  polonais  et  en  sorbe^  et  il  fit  voir 
également  qu'en  slave  ecclésiastique  et  en  serbo-croate  iJs 
ne  tombaient  pas  toujours. 

M.  Miklosich  n'accepta  pas  davantage  cette  classifica- 
tion. Tandis  que  Schleicber  regarde  le  slave  ecclésiastique 
comme  l'ancienne  forme  du  bulgare  actuel  et  lui  donne  le 
nom  à'ancien  bulgare,  M.  Miklosich  pense  que  ce  vieil 
idiome  a  pour  représentants  actuels,  non-seulement  le 
bulgare,  mais  encore  le  slovène,  et  il  l'appelle  ancien  Slo- 
vène. Cette  théorie  fut  vivement  combattue  par  Schleicher, 
qui  établit  victorieusement,  selon  nous,  par  des  argu- 
ments tirés  de  la  phonétique,  que  le  slovène  actuel  ue  pou- 
vait dériver  de  l'ancien  slave  ecclésiastique,  et  qu'il  fallait, 
d'autre  part,  réunir  en  une  seule  branche  le  croato-serbe 
et  le  slovène  ;  c'était  d'ailleurs  l'idée  de  Schafarik  (  I  ). 

C'est  aussi  en  invoquant  des  raisons  purement  phoné- 
tiques que  M.  Danitchitch  a  établi  récemment  une  très- 
ingénieuse  classification  des  langues  slaves.  Son  mémoire, 
écrit  en  serbe,  est  malheureusement  accessible  à  peu  de 
lecteurs.  Nous  pouvons  en  résumer  les  conclusions  dans 
!e  tableau  que  voici  : 

\   Polonais,  avec  le  dialecte  polabe. 
(     \  Tchèque,  avec  le  dialecte  sorbe. 

•   Ruthène. 


l  \ 


1 


Russe. 

Slave  commun.       )  /  ^,  ,,  .     ,.         \   Bulgare. 

\  Slave  ecclésiastique  J   ^,     , 

I  ï  Slovène. 

\  Croato-serbe. 

On  a  proposé  d'ailleurs  plusieurs  autres  classifications, 
et  il  est  vraisemblable  que  l'on  en  proposera  encore  de 
nouvelles.  Aux  deux  tableaux  qui  précèdent  nous  pouvons 

(1)  Schleicher.  Isl  das  allkirchenslawische  allslowenisch  ?  Bei- 
truge  zur  vergleichenden  sprachforschung,  t.  I,  p.  319.  » 


384  LA    LINGUISTIQUE. 

joindre  le  suivant,  auquel  un   certain  nombre  d'auteurs 
paraissent  s'arrêter  : 

/  [  Russe. 

1    ^"««^-  Ruthène. 

Branche    \  (  russh  blanc, 

du   sud-est. j  Bulgare.  \  slave  liturgique, 

f  '  Bulgare. 

Slave  commun./  \^  Serbo-slovène.\  Croato-serbe. 

I  Slovène. 
Brandie      f  Tchèque  et  slovaque, 
de  l'ouest.   )  Polonais. 

Serbe  de  Lusace  ou  Sorbe. 
Polabe. 

Ajoutons  d'autre  part  que  pour  M.  Johannos  Sclimidt 
c'est  toute  peine  perdue  que  de  vouloir  dresser  un  sem- 
blable tableau.  Toutes  ces  subdivisions  sont  purement 
théoriques,  en  fait  elles  n'ont  jamais  existé  et  les  difîérents 
idiomes  slaves  ont  procédé  individuellement  et  peu  à  peu 
à  leur  propre  formation (1).  Nous  reviendrons  ci-dessous,  et 
d'une  façon  plus  générale,  sur  les  prétendues  subdivisions 
de  la  langue  indo-européenne  commune. 

Quoi  qu'il  en  soit  à  l'égard  des  langues  slaves,  et  si  la 
question,  à  vrai  dire,  nous  semble  encore  obscure,  deux 
points  définitivement  établis  nous  paraissent  être  l'anti- 
quité des  formes  du  serbo-croate  et  la  grande  détériora- 
tion du  bulgare  moderne. 

Quant  aux  degrés  de  parenté  plus  ou  moins  étroits  qui 
relient  ces  différents  idiomes,  quant  aux  formes  communes 
plus  ou  moins  intermédiaires  qui  auraient  existé  à  une 
certaine  époque,  —  par  exemple  un  idiome  commun 
tcbéko-polono-sorbe,  —  nous  n'en  pouvons  rien  dire;  nous 
n'en   pouvons   au    moins  rien  assurer.    Peut-être   l'ave- 


(1)  Zur  geschichte  des   indogermanischen   vocalismus.   Deuxième 
partie,  p.  178.  Weimar,  1875. 


1 


LANGUES   LETTIQUES.  385 

nir  confirmera-t-il  une  part,  sinon  la  totalité,  de  ce  que 
l'on  a  écrit  à  ce  sujet;  peut-être  aussi  en  viendra-t-on  un 
jour  à  ne  plus  voir  dans  tous  les  idiomes  slaves  qu'une 
série  de  collatéraux  issus  directement  d'une  source  com- 
mune (sauf,  selon  toute  vraisemblance,  en  ce  qui  con- 
cerne le  bulgare  moderne,  qui  proviendrait  de  l'ancien 
slave  liturgique).  Sans  doute  cela  n'empêcherait  pas  le  ru- 
thène  d'être  moins  dissemblable  du  russe  qu'il  ne  l'est  du 
Slovène  ou  du  sorbe,  cela  n'empêcherait  pas  le  polonais 
d'être  moins  dissemblable  du  tchèque  qu'il  ne  l'est  du  bul- 
gare ou  du  ruthène  ;  mais  cela  pourrait  bien  être  fort 
exact. 

En  l'absence  de  documents  historiques,  il  faut  se  mon- 
trer très-réservé  lorsqu'il  s'agit  de  classifications  de  cette 
nature.  C'est  ce  que  nous  pensons  à  l'égard  des  grandes 
divisions  linguistiques,  c'est  ce  que  nous  pensons  égale- 
ment à  l'égard  des  divisions  plus  particulières,  entre  autres 
celles  des  lano:ues  slaves. 


'O' 


§  7.  Branche  lettique. 

Sur  la  côte  sud-est  de  la  mer  Baltique,  dans  les  provinces 
russes  de  Gourlande  et  de  Govno,  et  dans  l'extrême  nord- 
est  de  la  province  allemande  de  Prusse  orientale,  il  existe 
encore  un  petit  groupe  d'idiomes  indo-européens,  pressés 
à  l'ouest  par  l'allemand,  au  sud  par  le  polonais  et  le  russe, 
à  l'est  par  le  russe  également,  au  nord  par  une  langue 
ouralo-al laïque,  l'ehste,  et  qui  est  appelé  à  disparaître  un 
jour  ou  l'autre  devant  le  russe  et  devant  l'allemand.  C'est 
le  groupe  des  langues  lettiques.  Jadis  il  était  représenté  par 
trois  branches  :  le  vieux  prussien^  le  lithuanien,  le  lette. 
11  ne  l'est  plus  aujourd'hui  que  par  ces  deux  derniers;  le 
prussien  a  péri,  il  y  a  deux  cents  ans. 

De  toutes  les  langues  indo-européennes,  les  langues  let- 

LINGUISTIQUE.  25 


386  LA  LINGUISTIQUE. 

tiques  sont  celles  qui,  en  Europe,  reflètent  avec  la  plus 
grande  fidélité  l'ancien  type  commun  indo-européen.  Nous 
nous  arrêterons  sur  le  lithuanien  plus  que  sur  les  deux 
autres  ;  c'est  en  effet  l'idiome  le  plus  important  de  ce 
groupe. 

I.  Lithuanien. 

On  compte  en  Allemagne  cent  cinquante  à  deux  cent 
mille  individus  environ  parlant  le  lithuanien.  Sur  une 
longueur  de  trente  à  trente-cinq  lieues,  le  lithuanien  oc- 
cupe la  frontière  prussienne  de  l'extrême  nord-est;  mais  il 
a  disparu  de  toutes  les  localités  importantes,  de  Memel, 
de  Tilsit,  et  on  ne  le  rencontre  plus  que  dans  les  hameaux. 

Le  groupe  des  Lithuaniens  russes  est  beaucoup  plus 
compacte;  on  les  évalue  au  nombre  d'un  million  trois  cent 
mille,  approximativement.  Ils  n'atteignent  ni  Grodno  au 
sud,  ni  Vilna  à  l'est  ;  mais  ils  en  approchent  de  bien  près. 
Au  nord,  leur  limite  est  celle  du  lette,  dont  nous  aurons  à 
parler  tout  à  l'heure.  Cette  frontière  septentrionale  du 
lithuanien  est  à  peu  près  horizontale  et  s'étend  sur  une 
longueur  de  plus  de  quatre-vingt-dix  lieues.  La  localité  la 
plus  importante  du  pays  où  l'on  parle  lithuanien  est  la 
petite  ville  de  Covno. 

Schleicher  avait  divisé  le  lithuanien  en  deux  dialectes  : 
le  bas-lithuanien  ou  jémaïte,  et  le  haut-lithuanien.  Ces 
deux  dialectes  ne  correspondaient  point,  d'ailleurs,  à  la 
division  des  Lithuaniens  en  Russes  et  en  Allemands  :  en 
Prusse,  aussi  bien  qu'en  Russie,  on  parlait  au  nord  le 
jémaïte,  au  sud  le  haut-lithuanien. 

Pour  Schleicher,  la  différence  des  deux  dialectes  con- 
sistait principalement  en  ce  fait  que  là  où  le  jémaïte  con- 
servait les  groupes  ti,  6?/ devant  une  voyelle,  le  haut-lithua- 
nien les  changeait  en  «  tch,  dj  »  ;   le  passage  de  l'un  des 


LANGUES    LETTIQUES.  387 

dialectes  à  l'autre  serait  d'ailleurs  tout  à  fait  graduel  (1). 
Cette  division  en  deux  groupes  a  été  vivement  attaquée. 
M.  Kurschat,  tout  en  reconnaissant  qu'en  Prusse,  aux 
environs  de  Memel,  on  ne  se  sert  point  des  sons  «  tch,  dj  » 
qu'emploient  tous  les  autres  Lithuaniens,  ne  pense  pas 
qu'il  soit  possible  d'établir  sur  un  assez  grand  nombre  de 
faits  bien  déterminés  une  semblable  division.  La  langue 
des  environs  de  Memel  présenterait  bien  quelques  particu- 
larités; mais,  en  somme,  on  ne  pourrait  en  faire  un  véri- 
table dialecte  (2). 

Le  système  des  voyelles  lithuaniennes  est  des  plus  sim- 
ples et  l'on  peut  dire  qu'après  celui  du  sanskrit  et  des 
vieilles  langues  éraniennes,  c'est  le  système  qui  est  le  plus 
rapproché  de  l'ancienne  langue  commune  indo-européenne. 
Parfois  pour  un  â  primitif,  le  lithuanien  possède  un  o  long, 
comme  dans  moters  «  les  mères  »  (en  sanskrit  mâtaras^  en 
grec  [rrjTspsç);  mais  ce  n'est  là  qu'une  variation  bien  peu 
importante.  Un  phénomène  plus  grave,  mais  qui  n'est  pas 
encore  très-sérieux,  est  celui  du  changement  des  voyelles 
longues  en  voyelles  brèves  à  la  fin  des  mots. 

En  ce  qui  concerne  les  consonnes,  nous  pouvons  signaler, 
entre  autres  variations,  la  substitution  des  simples  explo- 
sives non  aspirées  aux  anciennes  explosives  aspirées  :  là 
où  le  sanskrit  dit  «  gh,  dh,  bh  »,  le  lithuanien  dit  «  g, 
d,  b  ».  Comme  les  langues  slaves  et  le  zend,  il  connaît 
notre  «  j  »  français  et  l'emploie  souvent  à  la  place  d'un 
«  g  »  ou  d'un  «  gh  »  de  l'indo-européen  commun.  On  le 
transcrit  par  un  «  z  »  surmonté  d'un  point.  Le  lithuanien, 
entin,  l'emporte  sur  le  sanskrit  et  sur  presque  tous  les 
lutres  idiomes  indo-européens,  lorsqu'il  s'agit  de  l'an- 
cienne sifflante  .s.  Au  lieu  de  lui  substituer,  comme  l'ont 

(1)  Uanûbuch  der  litauischen  sprache,  t.  I,  p.  4.  Prague,  1856. 
(i^)   \Vœr!eibuch  der  litauischen  sprache.  Première  partie,  p.  viii. 
I.i:ie,  1870. 


388  LA   LINGUISTIQUE. 

fait  presque  tous  les  idiomes  congénères,  une  série  de  nou- 
velles sifflantes,  il  la  garde  toujours  telle  quelle.  Il  faut 
reconnaître  que  c'est  là  un  grand  signe  d'antiquité. 

La  déclinaison  du  lithuanien  est  parfaitement  conservée. 
Il  n'a  point  perdu  les  formes  du  duel,  et  les  désinences  de 
ses  cas  rappellent  presque  toujours  avec  fidélité  les  dési- 
nences organiques.  Dans  la  conjugaison,  enfin,  il  conserve 
les  formes  du  présent  et  le  futur  ;  mais,  ayant  perdu  les 
quatre  autres  temps  organiques  indiquant  le  passé,  il  s'est 
créé  un  prétérit  particulier  et  un  imparfait.  Le  premier  se 
distingue,  en  principe,  du  temps  présent  par  l'emploi 
d'une  autre  désinence  ;  le  second  est  un  temps  composé, 
formé  de  la  racine  principale,  à  laquelle  on  ajoute  le  pré- 
térit du  verbe  «  faire  » . 

L'accentuation  du  lithuanien  est  des  plus  difficiles  et  on 
ne  la  connaît  pas  mieux  que  l'on  ne  connaît  celle  de  cer- 
taines langues  slaves.  Quant  à  son  orthographe,  elle  n'est 
pas  encore  fixée  ;  plusieurs  systèmes  sont  en  présence  :  l'un 
est  plutôt  phonétique,  l'autre  est  plutôt  étymologique.  Tous 
deux,  sans  doute,  ont  leurs  avantages  particuliers  et  il  se- 
rait bien  difficile  de  les  concilier. 

On  possède  un  monument  important  de  la  littérature 
lithuanienne  ;  c'est  le  poëme  des  Saiso7is  de  Donalitius,  en 
trois  mille  vers,  publié  par  Rhesa,  avec  traduction  alle- 
mande, en  1818;  par  Schleicher,  à  Pétersbourg,  en  1865; 
par  M.  Nesselmann,  en  1869.  Donalilius,  né  en  1714, 
mort  en  1780,  composa  d'autres  poésies  que  ses  Saisons; 
on  possède  une  partie  de  ces  autres  œuvres,  et  cet  en- 
semble constitue  la  littérature  lithuanienne.  L'on  a  re- 
cueilli, en  outre,  un  certain  nombre  de  chants  populaires, 
connus  sous  le  nom  de  «  dainas  »,  un  certain  nombre  de 
proverbes  et  de  contes  en  prose.  Il  y  a  là  un  matériel  plus 
que  suffisant  pour  ceux  qui  veulent  étudier  ce  précieux 
idiome,  dont  les  jours  sont  comptés,  il  est  vrai,  mais  qu'il 


LANGUES    LETTIQUES.  389 

faudra  toujours  citer  comme  un  des  exemples  les  plus 
curieux  de  conservation  linguistique. 

II.  Lette. 

On  évalue  de  neuf  cent  mille  à  un  million  et  plus  le 
nombre  des  individus  parlant  la  langue  lette.  La  frontière 
septentrionale  du  lithuanien  forme  sa  frontière  méridio- 
nale ;  à  l'est,  il  contine  au  russe;  au  nord,  il  rencontre 
une  langue  ouralo-altaïque,  l'ehste.  Il  occupe  le  nord  de 
la  Courlande,  le  sud  de  la  Livonie,  Touest  de  la  province 
de  Vitebsk,  et  ses  centres  principaux  sont  Riga  et  Mitau. 

La  grammaire  lette  est  essentiellement  la  même  que 
celle  du  lithuanien;  nous  ne  nous  étendrons  donc  pas  sur 
ce  sujet.  Il  est  bon  d'ajouter,  toutefois,  que  les  formes  du 
lette  sont  moins  bien  conservées,  en  général,  que  celles  du 
lithuanien.  Le  lette  ne  provient  certainement  pas  de  cette 
dernière  langue;  mais  son  caractère  général  est  bien  moins 
antique,  bien  moins  correct.  Gomme  beaucoup  de  langues 
qui  n'ont  point  d'autre  littérature,  le  lette  possède  un  cer- 
tain nombre  de  chants  populaires. 

III.  Vieux  prussien. 

Il  disparut  il  y  a  environ  deux  cents  ans,  dans  la  seconde 
moitié  du  dix-septième  siècle;  il  occupait  la  côte  maritime 
de  la  Baltique,  de  l'embouchure  de  la  Vistule  à  celle  du 
Niémen.  L'allemand  a  conquis  tout  l'ancien  territoire  prus- 
sien :  ses  anciens  habitants  durent  céder  peu  à  peu  devant 
la  féodalité  et  le  christianisme  qui  les  envahirent  bruta- 
lement au  treizième  siècle  et  employèrent  à  cette  conquête 
les  dernières  violences. 

En  1561,  le  catéchisme  allemand  fut  traduit  en  prus- 
sien ;  c'est  un  des  monuments  les  plus  importants  que  l'on 


390  LA    LINGUISTIQUE. 

possède  pour  l'étude  de  cette  langue.  Il  n'est  cependant 
pas  le  plus  ancien  ;  M.  Nesselmann  a  publié  il  y  a  quelques 
années  un  lexique  allemand-prussien  contenant  un  peu 
plus  de  huit  cents  mots  et  qui  date  du  commencement  du 
quinzième  siècle. 

Moins  incorrect  que  ne  l'est  souvent  le  lette  actuel,  le 
vieux  prussien  se  rapproche  plutôt  du  lithuanien.  Ses  for- 
mes sont  peut-être  moins  antiques  que  celles  de  ce  der- 
nier, mais  parfois,  cependant,  il  le  surpasse  lui  aussi.  Il 
dit,  par  exemple,  nevints  «  le  neuvième  »,  tandis  que  le 
lithuanien,  changeant  en  «  d  »  la  nasale  organique  de  ce 
mot,  dit  devwtas. 

Le  groupe  des  langues  lettiques  se  rapproche  beaucoup, 
sans  doute,  du  groupe  des  langues  slaves;  on  croit  ordi- 
nairement qu'à  une  certaine  époque  langues  slaves  et  lan- 
gues lettiques  étaient  réunies  en  une  seule  et  même  forme 
d'où  elles  devaient  procéder,  par  la  suite,  les  unes  et  les 
autres.  Ce  qu'il  faut  penser  de  cette  théorie,  nous  le  dirons 
un  peu  plus  bas.  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  un  fait  incontes- 
table que  celui  de  la  grande  ressemblance  de  ces  deux 
branches  de  la  famille  indo-européenne.  Cette  ressem- 
blance est  si  grande,  qu'elle  a  pu  tromper  bien  des  per- 
sonnes et,  dans  un  certain  nombre  d'écrits  ethnogra- 
phiques, on  a  classé  le  lithuanien  parmi  les  langues 
slaves.  C'est  là  une  erreur  complète;  les  langues  lettiques 
et  les  langues  slaves,  toutes  rapprochées  qu'elles  sont,  n'en 
demeurent  pas  moins  parfaitement  distinctes,  comme 
l'étaient,  par  exemple,  le  sanskrit  et  le  perse. 

§  8.  Langues  indo-européennes  non  classées. 

La  plus  grande  partie  des  langues  indo-européennes, 
aussi  bien  des  langues  mortes  que  des  langues  actuelle- 
ment vivantes,  ont  été  rapprochées  dételles  ou  telles  autres 


ÉTRUSQUE.  39 J 

langues  de  la  même  famille,  groupées  et  classées  avec 
elles.  L'on  n'est  toujours  que  trop  disposé  à  précipiter  les 
classifications  ;  la  trop  grande  hâte  cependant  y  est  plus 
nuisible  qu'avantageuse,  et  mieux  vaut  ne  point  classer  du 
tout,  nous  semble-t-il,  que  classer  à  la  légère,  après  un 
premier  et  superficiel  examen.  Bopp,  lui-môme,  ne  résista 
pas  toujours  à  ce  fâcheux  entraînement;  il  tenta,  à  un 
moment,  de  classer  les  langues  du  Caucase  et  les  langues 
maléo-polynésiennes  dans  le  groupe  des  langues  indo-euro- 
péennes. Cette  entreprise  n'eut  point  un  heureux  succès; 
elle  montra  au  moins  combien  il  était  difficile,  même  aux 
meilleurs  esprits,  aux  esprits  les  plus  critiques,  de  ne 
jamais  céder  à  cette  tentation. 

En  traitant,  dans  notre  quatrième  chapitre,  des  langues 
agglutinantes,  nous  avons  peut-être  séparé  les  uns  des 
autres  certains  groupes  qui  dans  l'avenir  pourront  se  trou- 
ver rapprochés.  Nous  n'avons  pas  hésité  à  présenter 
comme  tout  à  fait  indépendants  ces  différents  groupes. 

Il  se  peut,  toutefois,  qu'à  des  signes  incontestables  on 
puisse  reconnaître  qu'une  langue  appartient,  d'une  façon 
générale,  à  telle  ou  telle  famille  d'idiomes  ;  mais  qu'on  ne 
puisse  déterminer  la  place  particulière  qu'elle  occupe  dans 
cette  famille,  qu'on  ne  puisse,  en  un  mot,  la  classer  dans 
aucun  groupe  ou  affirmer  qu'elle  forme  par  elle-même, 
par  elle  seule,  une  branche  spéciale  de  cette  famille. 

Tel  est  le  cas  de  plusieurs  langues  indo-européennes 
éteintes  ou  encore  vivantes,  par  exemple  l'albanais.  Nous 
avons  à  parler  actuellement  de  quelques-uns  de  ces  idiomes 
non  classés. 

I.  Étrusque. 

Peu  de  langues  ont  exercé  autant  que  l'a  fait  l'étrusque 
la  sagacité  des  grammairiens.  Peu  de  langues  aussi  ont 


392  LA   LINGUISTIQUE. 

prêté  davantage  aux  théories  les  plus  opposées  et  les  moins 
scientifiques.  Au  quinzième  siècle  déjà,  on  faisait  des- 
cendre l'étrusque  de  l'hébreu  et  du  chaldéen,  et  certains 
auteurs,  aujourd'hui  encore,  lui  donnent  d'une  façon 
générale  une  origine  sémitique,  sinon  une  origine  parti- 
culièrement hébraïque. 

C'est  à  Lanzi  que  remonte  l'opinion,  communément 
adoptée  aujourd'hui,  que  l'étrusque  est  une  langue  ita- 
lique, au  même  titre  que  le  latin,  l'osque,  l'ombrien  ;  le 
célèbre  ouvrage  de  Lanzi  parut  en  1789.  Cet  ouvrage,  mal- 
heureusement, était  dépourvu  de  méthode,  ce  qui  tenait  à 
la  date  même  de  son  apparition  :  lorsqu'il  parut,  la  gram- 
maire comparée  des  langues  indo-européennes  n'était  pas 
encore  fondée.  Lanzi,  d'ailleurs,  n'avait  point  les  ressour- 
ces considérables  de  cette  foule  d'inscriptions  découvertes 
après  lui  et  qui  constituent  maintenant  un  matériel  des 
plus  riches. 

Gorssen  a  entrepris  de  réunir,  dans  un  ouvrage  fort 
important,  les  résultats  acquis  à  ce  jour  par  les  auteurs 
qui  ont  traité  cette  question  avec  critique  et  parmi  les- 
quels sa  propre  place  semble  marquée  (I).  La  langue 
étrusque  serait  décidément  une  langue  italique,  une  sœur 
du  latin,  de  l'osque,  de  l'ombrien.  On  aurait  déjà  reconnu 
la  forme  de  presque  tous  les  cas,  un  certain  nombre  de 
formes  verbales  et  de  formes  pronominales.  Presque  toutes 
les  inscriptions  étrusques  sont  des  inscriptions  funéraires. 
On  possède  un  certain  nombre  d'inscriptions  bilingues  en 
latin  et  en  étrusque,  trouvées  la  plupart  dans  le  nord  de 
l'Etrurie,  et  qui  ont  été  d'un  puissant  secours,  comme  il 
est  aisé  de  le  comprendre,  pour  le  déchiffrement  de  cette 
langue. 

L'alphabet  étrusque  forme  avec  l'alphabet  ombrien  et 

(1)  Utber  die  sprache  der  Elrusker.  Leipzig,  1874,  1875. 


DACE.  393 

osque  une  branche  de  l'alphabet  italique  dont  nous  avons 
parlé  ;  il  se  divise,  d'ailleurs,  en  plusieurs  espèces  dis- 
tinctes. Corssen  les  étudie  successivement  dans  l'ouvrage 
dont  nous  avons  parlé  un  peu  plus  haut.  On  peut  aussi  à 
ce  sujet  consulter  les  écrits  de  M.  Gonestabile  (1),  qui 
ont  fait  faire  à  l'épigraphie  étrusque  des  progrès  considé- 
rables. 

Quant  à  la  langue  elle-même,  nous  pensons  que  s'il  faut 
la  classer  un  jour  parmi  les  langues  italiques,  la  placer  à 
côté  du  latin,  de  l'osque  et  de  l'ombrien,  ce  jour  n'est  pas 
encore  venu.  Peut-être  viendra-t-il  sous  peu  de  temps.  Il 
serait  difficile,  sans  doute,  de  dire  ce  que  peut  bien  être 
l'étrusque  dès  que  l'on  ne  veut  pas  voir  en  lui  un  idiome 
italique,  mais  cela  n'est  point  la  question.  On  peut  le  re- 
garder simplement  comme  une  langue  indo-européenne, 
sans  en  faire  aussitôt  une  langue  italique.  Est-il  indépen- 
dant. Appartient-il  à  quelque  autre  groupe?  C'est  ce  que 
nous  ignorons.  Est-il  vraiment  un  frère  du  latin?  C'est  ce 
que  nous  ignorons  encore.  Mais  rien  ne  nous  empêche  de 
tenir  cette  dernière  hypothèse  pour  assez  vraisemblable, 
encore  qu'elle  ne  soit  pas  absolument  vérifiée. 

II.  Dace. 

La  Dacie  ancienne,  limitée  au  sud  par  le  Danube,  au 
nord-est  par  le  Dniester,  au  nord-ouest  par  la  Tisza,  com- 
prenait les  régions  qui  forment  aujourd'hui  le  cercle  hon- 
grois d'au-delà  de  la  Tisza,  la  Transylvanie,  la  Bucovine, 
le  banat  de  la  Temes,  la  Valachie,  la  Moldavie  et  la  Bessa- 
rabie. 

Il  ne  reste  de  la  langue  dace  que  bien  peu  de  débris, 
quelques  noms  de  plantes  cités  par  le  médecin  Dioscoride 

(1)  Iscrizioni  elrusche  e  etrusco' latine f  etc.  Florence,  1858. 


394  LA   LINGUISTIQUE. 

et  un  certain  nombre  de  noms  géographiques.  Ces  noms 
ont  incontestablement  une  apparence  indo-européenne  ; 
p?'Opedula  a  quintefeuille  »  rappelle  la  forme  celtique 
pempedula.  Mais  le  dace  était-il  une  langue  celtique,  une 
langue  germanique,  une  langue  slave?  appartenait-il  à 
quelque  autre  branche  de  la  famille  indo-européenne? 
formait-il  par  lui-même  une  branche  indépendante  et  dis- 
tincte de  toutes  les  autres  ?  C'est  ce  que  l'on  ne  peut  déci- 
der en  l'état  de  la  question. 

Un  écrivain  roumain  qui  publie  actuellement  une 
grande  histoire  nationale,  M.  Hasdeu,  explique  sans  au- 
cune hésitation  tous  les  noms  géographiques  daces  qui 
nous  ont  été  conservés  par  Ptolémée,  Strabon,  la  Table  de 
Peiitinger  ;  bien  plus,  il  a  cru  retrouver  l'ancien  alphabet 
dace  dans  un  alphabet  qui  s'était  conservé,  jusqu'au  siècle 
dernier,  chez  les  Széklers  de  la  Transylvanie.  Pour  lui  le 
dace  aurait  appartenu  à  une  famille  thraco-illyrienne  à 
laquelle  se  rattacheraient,  entre  autres  idiomes,  le  phrygien 
et  l'albanais  (1).  Cette  thèse  aurait  demandé  plus  de 
développements  que  ne  lui  en  a  accordé  son  auteur.  Il  eût 
été  bon  de  discuter  l'opinion  de  ceux  qui  ont  rattaché  le 
dace  aux  langues  germaniques  (Grimm),  aux  langues 
slaves  (Mûllenhoff),  ou  encore  aux  langues  celtiques. 

111.  Langues  indo-européennes  de  V  Asie  Mineure. 

Il  paraît  avéré,  aujourd'hui,  qu'une  grande  partie  des 
langues  de  l'Asie  Mineure  appartenaient  à  la  famille  des 
langues  indo-européennes  (2).  C'est  incontestablement  le 
cas  du  phrygien  et  du  lycien. 

(1)  Istoria  crilica  a  Romaniloru.  Deuxième  édition,  t.  I,  p. 292, 
Bucarest,  1874. 

(2)  Renan.   Histoire  des  langues  sémiliques^liv.  I,  chap.  ii^  §  ii. 


LYCIE.N,    PHRYGIEN.  393 

On  possède  un  assez  grand  nombre  d'inscriptions 
lyciennes,  dont  quelques-unes  sont  bilingues,  grec  et 
lycien.  Cette  dernière  circonstance  facilitera  grandement, 
sans  aucun  doute,  les  progrès  du  déchiffrement  de  cette 
langue  ;  on  peut  dire,  d'ailleurs,  que  son  alphabet  est  fixé 
dès  à  présent  d'une  façon  à  peu  peu  près  certaine. 

Du  phrygien  on  possède  également  quelques  inscrip- 
tions, trouvées  en  Phrygie  même,  et  une  série  de  mots 
cités  par  les  auteurs  anciens.  Le  nombre  de  ces  derniers 
mots  est  assez  important,  et  comme  leur  sens  est  bien  fixé 
par  les  auteurs  mêmes  qui  les  rapportent,  ils  peuvent 
servir  de  point  de  départ  à  toute  l'étude  du  phrygien. 
Leur  transcription,  sans  doute,  peut  être  plus  ou  moins 
exacte,  mais  il  ne  faut  pas  penser  qu'elle  soit  trop  défec- 
tueuse. 

Que  l'on  rapproche  les  langues  indo-européennes  du 
grec  ou  des  langues  éraniennes,  notamment  de  l'armé- 
nien, la  transcription  des  mots  de  ces  différents  idiomes  en 
langue  grecque  doit  être  relativement  fidèle.  Les  anciennes 
langues  éraniennes,  en  effet,  ne  sont  pas  fort  éloignées 
des  dialectes  grecs,  et  il  est  permis  de  penser  que  les 
idiomes  indo-européens  de  l'Asie  Mineure  relient  davan- 
tage encore  ces  deux  familles. 

Ils  n'appartiendraient  donc  ni  au  groupe  des  langues 
éraniennes,  comme  l'ont  pensé  beaucoup  d'auteurs,  ni  au 
groupe  des  dialectes  grecs,  mais  ils  formeraient  une  bran- 
che spéciale  aussi  rapprochée  du  grec  que  de  l'arménien 
et  de  l'ancien  perse. 

Ce  n'est  encore  là  qu'une  simple  hypothèse  que  l'avenir 
pourra  tout  aussi  bien  renverser  ou  confirmer.  Peut-être 
découvrira-t-on,  d'ailleurs,  que  si  certains  idiomes  de 
l'Asie  Mineure  sont  intimement  alliés,  comme,  par  exem- 
ple, le  carien  et  le  lycien,  il  en  est  d'autres  qui  n'ont  entre 
eux  que  des  rapports  assez  éloignés  ;  peut-être  même  fau- 


396  LA   LINGUISTIQUE. 

dra-t-il  les  classer  en  deux  groupes,  dont  l'un  se  rattache- 
rait aux  langues  éraniennes,  l'autre  au  grec.  Mais  la  ques- 
tion est  dans  la  première  période  d'étude,  et  ces  différentes 
langues  ne  peuvent  être  rangées  que  parmi  celles  dont  la 
classification  n'est  point  encore  possible. 

IV.  Langues  indo-européennes  dites  «  scythiques  o. 

Au  paragraphe  dix-neuvième  de  notre  quatrième  cha- 
pitre nous  avons  dit  que  les  expressions  de  «  Scythes  »  et 
de  a  scythique  )>  n'étaient  que  des  noms  géographiques 
et  qu'elles  s'appliquaient  à  un  grand  nombre  de  popula- 
tions, différentes  de  race  et  de  langue.  Nous  avons  dit 
également  que  certaines  populations  appelées  «  scy- 
thiques »  par  les  auteurs  anciens,  parlaient  un  idiome 
indo-européen  (1)  ;  le  lecteur  voudra  bien  se  reporter  à  ce 
passage  et  nous  ne  mentionnons  le  fait,  ici,  que  pour 
mémoire. 

V.  Albanais. 

La  question  de  l'origine  de  l'albanais  et  son  classement 
dans  la  famille  indo-européenne  ont  tourmenté  bien  des 
linguistes;  le  problème  n'est  pas  encore  résolu. 

L'albanais  occupe  la  région  de  l'empire  turc  donnant 
sur  la  mer  Adriatique,  la  passe  d'Otrante  et  la  mer 
Ionienne.  Au  nord,  le  territoire  albanais  confine  aux 
Serbes  monténégrins  et  à  ceux  qui  font  partie  intégrante 
de  l'empire  ;  à  l'est,  il  confine  dans  sa  partie  supérieure 
aux  Bulgares  et  dans  sa  partie  inférieure  aux  Grecs  de 
l'empire  turc  :  au  sud,  aux  Grecs  également.  La  plus  grande 
longueur  de  ce  territoire  est  d'environ  quatre-vingt-quinze 

(1)  Girard  DR  Rialle.  Bulletins  de  la  Société  d'anthropologie 
de  Paris,  1869,  p.  .'16. 


ALBANAIS.  397 

lieues,  sa  largeur  moyenne  de  trente  lieues  environ.  Au 
nord-est  de  Scutari  il  comprend  des  enclaves  serbes  assez 
importantes,  au  centre,  et  surtout  au  sud,  à  Test  de 
Janina,  des  enclaves  arméniennes  non  moins  considé- 
rables. 

Le  nombre  des  Albanais  est  d'environ  un  million  et 
demi  d'individus;  beaucoup  moins  nombreux  que  les 
Slaves  de  Turquie,  ils  l'emportent  d'autre  part  sur  les 
Turcs  eux-mêmes  et  sur  les  Grecs  soumis  encore  à  la 
domination  ottomane.  Le  nom  véritable  de  l'albanais  est 
celui  de  «  skipetar.  » 

Quelques  auteurs  ont  voulu  rapprocher  l'albanais  des 
langues  slaves  ;  cette  tentative  a  toujours  échoué  et  il  n'est 
point  vraisemblable  qu'elle  réussisse  jamais.  Une  opinion 
plus  répandue  a  considéré  l'albanais  comme  un  parent 
assez  intime  de  la  langue  grecque  (Hahn,  Gamarda),  mais 
on  peut  dire  que  cette  assertion  n'a  jamais  été  vérifiée 
scientifiquement.  D'après  une  troisième  opinion  (Blau), 
l'albanais  doit  être  rattaché  aux  idiomes  éraniens.  Ges 
deux  dernières  opinions  se  concilieraient  d'ailleurs  assez 
bien  si  l'on  admettait  que  les  idiomes  éraniens  et  le 
grec  sont  fort  rapprochés  l'un  de  l'autre  (Picot).  D'au- 
tres auteurs  ont  cherché  à  établir  un  rapprochement 
plus  ou  moins  intime  entre  l'albanais  et  les  langues  ita- 
liques. Sont-ils  plus  près  de  la  vérité  que  les  partisans 
d'une  origine  hellénique?  G'est  ce  que  nous  ne  voulons 
pas  décider.  La  question,  à  nos  yeux,  demeure  encore  tout 
entière  à  résoudre.  On  sait  que  l'adjectif  albanais  possède, 
comme  celui  des  Slaves,  une  sorte  d'appendice  d'origine 
pronominale,  que  le  nom  se  suffixe  un  article,  comme  font 
le  roumain  et  le  bulgare,  mais  tout  le  reste  est  fort  obscur, 
surtout  la  conjugaison. 

Ge  qui  rend  l'étude  de  l'albanais  particulièrement  diffi- 
cile, c'est  que  le  lexique  de  cette  langue  est  en  grande 


398  LA   LINGUISTIQUE. 

partie  composé  d'éléments  étrangers,  latins,  grecs,  slaves, 
turcs  et  autres.  On  parviendra  peut-être  à  dégager  ces  élé- 
ments d'emprunts.  Déjà  M.  Miklosich  a  dressé  un  tableau 
des  mots  tirés  du  latin  et  des  langues  slaves  ;  ces  derniers 
sont  en  grande  partie  des  mots  que  le  roumain  a  empruntés 
lui  aussi. 

Jusqu'à  preuve  nouvelle,  pensons-nous  donc,  l'albanais 
ne  peut  que  passer  purement  et  simplement  pour  une 
langue  indo-européenne  ;  ce  fait  est  bien  acquis,  mais  on 
ne  saurait  guère  aller  plus  loin  et  rattacher  d'ores  et  déjà 
l'idiome  en  question  à  telle  ou  telle  branche  particulière 
du  groupe  indo-européen. 


§  9.  Bu  mode  de  subdivision  de  la  langue  com- 
mune indo-européenne  et  de  la  région  où  elle 
fut  parlée. 

I 

A  peine  avait-on  constaté  la  parenté  des  différentes  lan- 
gues indo-européennes,  à  peine  avait-on  reconnu  qu'elles 
descendaient  toutes  d'un  ancien  idiome  dont  l'histoire  avait 
perdu  les  traces,  que  l'on  songea  à  les  classer  entre  elles. 
Il  s'agissait  de  les  grouper  selon  leur  degré  d'affinité,  de 
les  réunir  en  familles  et  de  rapprocher  à  leur  tour  les  unes 
des  autres  les  familles  qui  paraissaient  offrir  des  traces 
d'une  parenté  plus  intime.  En  autres  termes,  il  s'agissait  de 
diviser  la  souche  indo-européenne  en  branches,  ces  bran- 
ches en  rameaux,  et  ainsi  de  suite. 

Le  premier  rapprochement  que  l'on  établit,  fut  celui  du 
grec  et  du  latin  ;  on  y  était  inévitablement  poussé  par  les 
traditions  de  la  philologie  classique. 

On  supposa  donc  qu'une  seule  et  même  langue,  déta- 
chée des  autres  idiomes  indo-européens,  avait  donné  nais- 


LANGUES    INDO-EUROPEENNES.  399 

sance  à  deux  langues  sœurs,  à  deux  langues  jumelles, 
le  grec  et  le  latin.  Cette  branche  gréco-latine,  à  laquelle  il 
parut  opportun  de  donner  un  nom,  reçut  celui  de  a  pélas- 
gique  )).  Jamais  appellation  ne  fut  moins  justifiée.  Loin 
de  savoir,  en  effet,  ce  que  c'étaient  que  les  Pélasges,  on 
peut  à  peine  assurer  qu'un  peuple  quelconque  ait  en 
aucun  temps  répondu  à  ce  nom,  et  les  quelques  passages 
des  Histoires  d'Hérodote  où  il  se  trouve  relaté  suffisent  à 
empêcher  tout  auteur  sérieux  de  lui  attribuer  une  acception 
déterminée. 

Les  travaux  d'Eugène  Burnouf  et  de  Lassen  sur  l'an- 
cien perse  et  le  zend,  permirent  de  rapprocher  intime- 
ment les  langues  éraniennes  du  sanskrit.  On  supposa  donc 
qu'il  avait  existé  une  langue  commune  indo-éranienne 
dont  le  sanskrit,  d'une  part,  et  les  langues  éraniennes, 
d'autre  part,  seraient  sortis  à  un  moment  donné. 

La  grande  ressemblance  du  lithuanien  et  des  langues 
slaves  fit  accepter  également  une  langue  commune  letto- 
slave  ;  cette  langue  letto-slave  aurait,  à  son  tour,  une  ori- 
gine commune  avec  le  type  des  langues  germaniques,  et 
ainsi  de  suite. 

Plusieurs  systèmes  assez  tranchés  se  trouvent  ici  en  pré- 
sence. Certains  auteurs,  par  exemple,  ont  adopté  le  tableau 
que  voici  : 


Indo- 
européen, 


Indo-éranien.'i 

I 
Européen. 


Sanskrit. 

Éranien. 

Gréco-      (  Grec, 
italique.     (  Italique. 
Celtique. 

Germaiio-  i  Germanique, 
lelto-slave.  j  Letto-slave. 

1    Lettique 
'  Slave. 

400 


LA   LINGUISTIQUE. 


Schleicher  envisageait  cette  répartition  d'une  façon  dif- 
férente et  dressait  cet  autre  tableau  : 


Indo-européen/ 


Letto-slavo- 
germanique. 


Aryo-gréco- 
italo-celtique/ 


Germanique. 
Letto-slave 

Gréco-italo-\ 
celtique,     j 

Arique . 


Lettique. 
Slave. 

Italo- 
celtique. 
Grec. 

Éranien. 
Hindou. 


^  Celtique. 
)  Italique. 


Dans  ce  tableau  il  n'y  a  donc  plus  de  langue  spéciale- 
ment européenne,  et  une  partie  des  langues  de  l'Europe 
seraient  plus  rapprochées  du  sanskrit  et  des  idiomes  éra- 
niens  que  des  autres  langues  européennes.  Cette  théorie, 
malgré  l'autorité  de  son  auteur,  ne  paraît  pas  avoir  gagné 
beaucoup  de  partisans.  Généralement  on  a  préféré  s'en 
tenir  à  la  division  en  indo-éranien  et  en  européen  (1). 
Certains  auteurs,  admettant  d'ailleurs  cette  double  divi- 
sion, comprenaient  de  différentes  façons  les  sous-divisions; 
les  uns,  par  exemple,  rapprochaient  davantage  les  langues 
celtiques  des  langues  germaniques,  d'autres  les  rappro- 
chaient plus  volontiers  du  latin. 

D'ailleurs,  la  théorie  de  la  ramification  de  la  souche 
commune  indo-européenne  n'est  pas  acceptée  universelle- 
ment. Elle  a  été  attaquée  simultanément  en  France  et  en 
Allemagne  dans  deux  écrits  tout  à  fait  indépendants  l'un 
de  l'autre  et  publiés  isolément  à  la  même  époque.  L'un  de 
ces   écrits  est  de  l'auteur  de   ces   lignes  (i2),  l'autre  de 


(1)  Havet.  L'unité  linguislique  européenne,  Mémoires  de  la  Société 
de  linguistique,  t.  II,  p.  261. 

(2)  Nûlice  sur  les  subdivisions  de  la  langue  commune  indo-euro- 
péenne. Comptes  rendus  de  la  première  session  de  l'Association 
française  pour  l'avancement  des  sciences,  p.  736.  Bordeaux,  1872. 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  401 

M.  Joh.  Schmidt  (l).  M.  Schmidt  admet  encore  une  unité 
linguistique  indo-éranienne  et  une  unité  letto-slave,  mais 
il  se  refuse  à  aller  plus  loin.  Il  cherche  à  démontrer  que, 
si  du  côté  de  l'occident  les  langues  slaves  et  lettiques  sont 
indissolublement  liées  aux  langues  germaniques,  elles  se 
trouvent  tout  aussi  liées,  du  côté  de  l'orient,  aux  idiomes 
éraniens  et  hindous  :  non-seulement,  donc,  il  n'a  point  existé 
d'idiome  commun  germano-letto-slave,  mais  il  n'a  point 
existé  non  plus  d'idiome  spécialement  européen,  nettement 
distinct  du  sanskrit  et  des  langues  éraniennes.  Le  grec, 
Id'autre  part,  serait  tout  aussi  inséparable  d'avec  les  deux 
(familles  asiatiques  que  d'avec  la  branche  italique,  et  les 
langues  celtiques  ne  pourraient  pas  être  groupées  à  plus 
juste  titre  avec  les  langues  italiques  qu'avec  les  langues 
germaniques.  Cette  question  n'est  pas  de  celles  que  l'on 
puisse  trancher  après  une  étude  de  quelques  instants,  car 
elle  est  fort  complexe. 

En  ce  qui  nous  concerne,  nous  pensons  qu'il  n'a  point 
existé  de  groupes  secondaires  entre  la  langue  commune 
indo-européenne  et  les  groupes  éranien,  hellénique,  ger- 
manique et  autres. 

Sans  doute,  certains  idiomes  indo-européens  sont  plus 
rapprochés,  en  somme,  de  quelques-uns  de  leurs  congé- 
nères que  de  quelques  autres  d'entre  eux  ;  le  latin,  par 
xemple,  est  plus  intimement  allié  aux  langues  celtiques 
[u'aux  langues  éraniennes.  Mais  s'en  suit-il  qu'il  faille 
conclure  à  une  langue  commune  italo-celtique  ?  Assuré- 
ment non. 

Nous  ne  connaîtrons  jamais,  selon  toute  vraisemblance, 
es  motifs  qui  déterminèrent  les  populations  dont  la  langue 
Hait  l'indo-européen  commun  à  entreprendre  leurs  grandes 
migrations  ;    mais    nous    pouvons    penser,    sans    crainte 

(1)  Die  verwandlschaflsverhàltnisse  der  indo-germanischen  spra^ 
hen.  Wcimar,  1872. 

LINGUISTIQUE.  26 


402  ^  LA   LINGUISTIQUE. 

d'erreur,  qu'avant  leurs  migrations,  ces  populations  occu- 
paient un  territoire  assez  vaste.  En  ces  larges  limites  la 
langue  commune  indo-européenne  ne  devait-elle  point  se 
modifier,  s'altérer,  se  corrompre  de  façon  dilférente  dans 
les  différentes  tribus  établies  sur  ce  territoire  ?  Nous  pen- 
sons qu'il  n'en  pouvait  être  autrement.  Ces  modifications, 
ces  altérations  ne  furent  évidemment  pas  les  mêmes  en 
tous  lieux;  ici,  par  exemple,  elles  purent  s'attaquer  de 
préférence  aux  sifflantes,  là  aux  explosives,  ailleurs  aux 
formes  elles-mêmes  des  mots.  On  peut  admettre  en  outre 
que,  selon  toute  vraisemblance,  les  modifications  qu'ac- 
ceptait telle  ou  telle  tribu  devaient,  à  peu  de  chose  près, 
être  de  la  même  nature  que  les  modifications  acceptées  par 
la  tribu  voisine  ;  plus  les  groupes  se  trouvaient  distants, 
plus  ils  devaient  montrer  de  différences.  En  d'autres  termes, 
il  devait  y  avoir  plus  de  diversité  entre  le  groupe  de  l'ex- 
trême est  et  celui  de  l'extrême  ouest,  qu'entre  ce  dernier 
et  un  groupe  central.  Cette  espèce  de  série,  cette  sorte  de 
continuité  est  toute  naturelle  et,  de  nos  jours,  nous  la 
retrouvons  dans  les  patois. 

Nous  n'avons  pas  à  nous  enquérir  des  causes  qui  déter- 
minèrent la  tendance  générale  propre  à  tel  ou  tel  ensemble 
de  tribus  voisines.  Ces  causes  nous  resteront  peut-être  à 
jamais  inconnues  ;  mais  ce  que  nous  pouvons  parfaitement 
admettre,  c'est  que  ces  unités  secondaires,  ces  branches 
intermédiaires  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  par 
exemple  la  prétendue  langue  italo-celtique  ou  gréco-ita- 
lique, n'ont  jamais  eu  d'existence  réelle.  C'est  un  besoin 
immodéré  de  classification  qui  les  a  mises  au  jour.  En 
fait,  elles  n'ont  point  vécu.  On  les  a  multipliées,  mais  on 
pouvait  les  multiplier  bien  plus  encore;  il  serait  facile  de 
restituer  un  idiome  commun  helléno-slave,  érano-celtique, 
italo-germanique.  Une  fois  dans  le  domaine  de  la  fantaisie, 
il  n'y  a  aucun  motif  de  s'îirrêter. 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  403 


II 


Avant  d'en  terminer  avec  les  langues  nido-européennes, 
il  nous  reste  à  dire  quelques  mots  d'une  question  assez 
débattue  et  que  nous  ne  pouvons  passer  sous  silence,  celle 
du  pays  où  fut  parlée  la  langue  indo-européenne  com- 
mune. 

Distinguons  tout  d'abord  la  question  de  race  de  la  ques- 
tion de  langue. 

Lorsqu'il  s'agit  de  la  formation  même  du  langage  arti- 
culé, le  facteur  de  la  race  est  non-seulement  capital,  il 
est  unique.  Acquisition  de  la  faculté  du  langage  articulé, 
formation  des  premiers  systèmes  de  langues  et  formation 
des  premières  races  humaines  tombent  à  un  seul  et  même 
moment.  Gela  a  été  le  sujet  de  notre  chapitre  second,  sur 
lequel  nous  n'avons  point  à  revenir  en  cet  instant.  Nous 
insistons  simplement  sur  ce  fait  que,  si  les  races  d'Europe 
viennent  d'Europe,  ont  été  formées  en  Europe,  telles,  au 
moins,  que  nous  les  voyons  aujourd'hui,  il  ne  s'ensuit  en 
aucune  façon   que  les  langues   indo-européennes  de  nos 
régions  y  aient  également  pris   naissance.  Cette  distinc- 
ion  est  capitale,  et  on  la  néglige  trop  souvent.  Nous  pou- 
vons dire  plus  encore  ;  s'il  est  juste  de  parler  de  langues 
indo-européennes,  il  est  absolument  vicieux  de  parler  d'une 
«  race  »  indo-européenne.  Une  telle  race  n'existe  point,  et 
eux-là  seuls  peuvent   en   disserter,  la  décrire  même   et 
racer  ses  frontières,  qui  n'ont  aucune  notion  d'anthropo- 
ogie. 

Allons  plus  loin.  S'il  est  certain  qu'une  langue  indo- 
uropéenne  commune  a  été  parlée  jadis  en  un^i  région 
[uelconque,  il  n'est  nullement  certain  que  les  individus 
larlant  cette  langue  aient  appartenu  à  une  seule  et  même 
ace.  L'indo-européen  commun  a  été  formé,  sans  doute, 


404  LA  LINGUISTIQUE. 

dans  un  centre  unique,  par  des  individus  parfaitement 
semblables  les  uns  aux  autres  ;  mais  sa  période  de  forma- 
tion une  fois  passée,  rien  ne  dit  qu'il  ne  se  soit  pas  étendu 
sur  différentes  populations  très-étrangères,  comme  nous 
avons  vu  le  latin  rustique  s'étendre  sur  les  populations 
voisines  du  Guadalaviar,  de  la  Garonne,  de  la  Somme,  de 
l'Adige  et  du  bas  Danube.  Bien  des  hypothèses  sont  per- 
mises à  ce  sujet.  En  définitive,  il  n'y  a  ici  qu'un  fait,  un 
seul  fait  bien  avéré  auquel  nous  puissions  nous  en  tenir  : 
le  fait  de  l'existence  de  cette  langue  commune  indo-euro- 
péenne, abstraction  faite  de  toute  question  de  race. 

Gela  bien  acquis,  nous  pouvons  aborder  notre  sujet  sans 
crainte  de  malentendus. 

Il  y  a  une  vingtaine  d'années,  l'on  s'accordait  assez 
généralement  à  donner  pour  patrie  à  la  langue  commune 
indo-européenne  «  le  vaste  plateau  de  l'Iran  »,  comme  dit 
Pictct,  «  cet  immense  quadrilatère  qui  s'étend  de  l'Indus 
au  Tigre  et  à  l'Euphrate,  de  l'Oxus  et  du  laxartes  au  golfe 
Persique  »  (1).  Cette  région  correspond  à  la  Perse  actuelle 
et  aux  pays  qui  lui  sont  limitrophes  à  Test  et  à  l'ouest.  On 
trouva,  avec  juste  raison,  que  l'indication  d'une  aire  aussi 
considérable  était  trop  vague,  beaucoup  trop  vague,  et  l'on 
chercha  à  la  restreindre.  Les  traditions  de  l'Avesta  aidant, 
on  émit  l'opinion  que  la  Baktriane  devait  être  regardée 
comme  la  patrie  ancienne  des  prétendus  «  Aryas  »,  c'est- 
à-dire  des  individus  qui  parlaient  la  langue  commune  indo- 
européenne. Mais  n'était-ce  pas  donner  à  la  tradition  éra- 
nienne  un  sens  beaucoup  plus  large  que  celui  qu'elle  avait 
en  réalité  ?  A  la  rigueur,  l'Avesta  pouvait  encore  se  souvenir 
d'une  patrie  plus  ancienne  des  Eraniens  ;  mais  celle-ci 
avait-elle  été  en  même  temps  la  patrie  commune  de  toute 


(I)  Les  origines  indo-européennes  ou  les  Aryas  primitifs.  Essai  de 
paléontologie  linguistique,  t.  I,  p.  33.  Paris,  1859 


LANGUES   INDO-EUROPÉEiNNES.  405 

la  famille  indo-européenne?  On  n'était  pas  en  droit  de  l'af- 
firmer;  pareille  conclusion  dépassait  de  beaucoup  les  pré- 
misses. C'est  ce  que  l'on  a  compris  facilement. 

Les  moyens  les  plus  sûrs  d'arriver  à  la  solution  cherchée 
devaient  être  demandés  à  la  linguistique. 

Les  indications  que  peut  donner  le  lexique  comparé  des 
langues  indo-européennes  sur  les  termes  géographiques 
et  topograpliiques,  sur  les  noms  des  cours  d'eau,  des 
montagnes,  sur  ceux  des  métaux,  des  plantes,  des  ani- 
maux, ne  donnent  que  des  renseignements  très-vagues.  On 
peut  les  attribuer  à  une  foule  de  régions  ;  ils  s'appliquent 
aussi  bien,  par  exemple,  à  la  Baktriane  qu'à  l'Assyrie, 
aussi  bien  à  l'Assyrie  qu'à  la  Baktriane. 

L'argument  le  plus  sérieux  et  le  seul  qui  puisse  paraître 
convaincant,  est  tiré  de  la  physionomie  générale  des  divers 
(  idiomes  indo-européens.  Il  est  raisonnable  d'admettre  que 
ceux  de  ces  idiomes  qui,  dans  leur  ensemble,  se  rappro- 
chent de  la  façon  la  plus  fidèle  du  type  indo-européen 
commun,  sont  également  ceux  qui  se  sont  le  moins  éloi- 
gnés des  régions  où  ce  type  commun  était  parlé. 

Nous  avons  dit  qu'aucune  des  langues  indo-européennes 

ne  surpassait  en  tous  points  ses  congénères  ;   il   n'en  est 

i aucune  qui  ne  présente  quelques  côtés  faibles.  Le  sanskrit, 

jpar  exemple,  qui  change  en  «  tch  »  certains  «  k  »  primi- 

itifs,  est  battu   sur  ce  point  par  le  latin,  qui  conserve  ces 

«  k  » .  Mais  ce  n'est  pas  à  dire  que  tels  ou  tels  idiomes, 

ipris  dans  leur  ensemble,  ne  soient  de  beaucoup  supérieurs 

ià  tels  ou  tels  autres,  pris  également  dans  leur  ensemble.  Au 

^premier  rang  il  faut  placer  sans  le  moindre  doute  le  sans- 

ikrit  et  les  vieilles  langues  éraniennes,  zend  et  vieux  perse  ; 

au  dernier  rang  il  faut  placer  sans  plus  d'hésitation  les  dif- 

IVrents  idiomes  celtiques. 

De  là  cette  première  conclusion  :  entre  toutes  les  langues 
indo-européennes,  le  sanskrit  et  les  langues  éraniennes 


406  LA   LINGUISTIQUE. 

sont  celles  qui  se  sont  le  moins  éloignées  de  la  région  où 
était  parlé  l'indo-européen,  tandis  que  les  langues  celtiques 
s'en  sont  éloignées  plus  que  ne  l'ont  fait  toutes  les  autres. 

Au  second  degré  de  conservation,  l'on  peut  placer  les 
dialectes  grecs  au  sud-est  de  l'Europe,  les  langues  lettiques 
et  slaves  au  nord-est  ;  au  troisième  degré,  les  langues 
germaniques  au  nord,  les  langues  italiques-  au  sud.  Ces 
deux  dernières  branches  rejoignent  l'une  et  l'autre  les 
langues  celtiques  placées  au  quatrième  et  dernier  degré. 

Pictet,  à  qui  ce  fait  incontestable  n'a  pas  échappé,  en  a 
tiré  une  conclusion.  Traçant  une  ellipse  assez  allongée,  il 
a  regardé  l'un  des  foyers  de  cette  ellipse,  celui  de  droite, 
comme  le  point  où  aurait  été  parlé  l'indo-européen  com- 
mun. A  peu  de  distance  de  ce  foyer,  vers  la  droite,  il  place 
au  bas  le  sanskrit, plus  haut  les  langues  éraniennes.  Suivant 
ensuite  de  droite  à  gauche  les  deux  branches  de  l'ellipse, 
il  place  au  centre,  dans  le  haut_,  les  langues  letto-slaves  ; 
au  centre,  dans  le  bas,  les  idiomes  grecs  ;  ces  deux  groupes 
sont  encore  assez  rapprochés  du  foyer  de  droite,  mais  moins 
que  ne  le  sont  les  langues  éraniennes  et  le  sanskrit.  Pous- 
sant encore  vers  la  gauche,  Pictet  place  les  langues  ger- 
maniques en  haut,  et  les  langues  italiques  en  bas,  dans 
la  même  position  vis-à-vis  du  foyer  de  gauche  qu'occupent 
les  langues  éraniennes  et  le  sanskrit  vis-à-vis  du  foyer  de 
droite.  Plus  à  gauche  encore,  tout  à  l'extrémité  de  la  ligne 
transverse  horizontale  de  l'ellipse,  se  trouvent  les  langues 
celtiques,  entre  les  langues  germaniques  et  italiques  :  elles 
sont  ainsi  les  langues  les  plus  éloignées  du  foyer  de  droite, 
c'est-à-dire  du  prétendu  point  de  départ. 

Il  est  aisé  de  construire  cette  figure.  Elle  est  sans  doute 
très-ingénieuse,  et  au  premier  moment  on  est  fort  tenté  de 
l'adopter  ;  elle  concorde  assez  bien,  d'ailleurs,  avec  l'hypo- 
thèse qui  regarde  la  Baktriane  comme  la  région  où  fut 
parlée  la  langue  indo-européenne. 


LANGUES    INDO-EUROPÉENNES.  407 

Mais,  en  réalité,  on  peut  l'interpréter  de  deux  façons  et 
lui  donner  deux  sens  bien  tranchés.  Le  premier  sens  est 
celui  qu'en  tire  Pictet  ;  voici  le  second  :  il  se  peut  que  le 
centre  commun  recherché  ne  se  trouve  pas  au  foyer  de 
droite  de  Tellipse,  mais  qu'il  soit  situé  plus  sur  la  droite, 
en  dehors  même  de  l'ellipse,  c'est-à-dire  vers  la  frontière 
chinoise.  Avec  cet  autre  centre,  le  sanskrit  et  les  langues 
éranienncs  resteraient  toujours  au  premier  degré,  le  grec 
et  le  letto-slave  au  second,  les  langues  germaniques  et 
italiques  au  troisième,  les  langues  celtiques  au  quatrième 
et  dernier. 

Prenons-nous  parti  pour  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux 
hypothèses?  En  aucune  façon.  Nous  exposons  sans  juger, 
tout  en  exprimant  notre  opinion  très-positive  sur  l'origine 
asiatique  de  la  famille  linguistique  indo-européenne. 

L'Anglais  Latham  fut  le  premier,  semble-t-il,  qui  opina 
pour  une  origine  européenne.  Quelques  auteurs  l'ont  suivi. 
Il  en  est  parmi  ceux-ci  qui  se  sont  efforcés  de  donner  quel- 
que apparence  scientifique  à  leur  assertion,  il  en  est  d'au- 
tres qui  ont  tranché  net  cette  question  spéciale  avec  autant 
d'audace  que  d'incompétence. 

Certaines  personnes,  par  exemple,  voyant  les  mots  cel- 
tiques plus  courts  que  les  mots  sanskrits,  en  ont  inféré 
qu'ils  étaient  plus  simples,  partant  plus  primitifs,  et  s'éloi- 
gnaient moins  du  type  commun.  C'est  de  la  linguistique 
au  millimètre.  Avec  ce  procédé,  l'anglo-saxon  proviendrait 
de  l'anglais,  le  latin  du  français,  le  vieux  perse  du  persan. 

D'autres  auteurs,  arguant  de  ce  fait  que  le  type  blond 
aux  yeux  bleus  se  présente  plus  particulièrement  dans  des 
pays  de  langue  allemande,  en  concluent,  on  ne  saittrop 
pourquoi,  que  l'indo-européen  commun  a  été  parlé  en 
Germanie.  Ils  confondent  ici  la  langue  et  la  race,  ou,  pour 
mieux  dire,  encore,  la  langue  et  les  races  ;  c'est  une  méprise 
sur  laquelle  nous  ne  pouvons  même  pas  nous  arrêter. 


408  LA   LINGUISTIQUE. 

Peu  nous  importe  que  les  populations  qui  parlèrent 
l'indo-européen  commun  aient  été  blondes  ou  brunes,  ou 
qu'il  y  en  ait  eu  parmi  elles  et  de  blondes  et  de  brunes  ; 
ce  point  n'est  pas  en  question  :  la  langue  seule  nous  oc- 
cupe et  non  point  la  race.  Nous  n'appelons  même  pas  à 
notre  aide  le  secours  de  l'archéologie,  qui,  pourtant,  en- 
seigne d'une  façon  claire  et  nette  qu'à  l'époque  où  l'Orient 
connaissait  déjà  une  certaine  civilisation,  l'Occident  en 
était  encore  à  l'état  sauvage,  ou  à  peu  près.  Les  preuves 
tirées  de  la  linguistique  doivent  suffire,  et  le  fait  de  cette 
série  de  langues  s'écartant  de  plus  en  plus  du  type  commun 
au  fur  et  à  mesure  qu'elles  sont  situées  plus  à  l'occident, 
parle  assez  haut  par  lui-même.  Peu  importe  d'ailleurs  que 
l'on  donne  pour  patrie  à  l'indo-européen  commun  l'Ar- 
ménie, la  Baktriane  ou  quelque  contrée  située  plus  à  l'est 
encore  ;  ce  n'est  plus  là  qu'une  question  secondaire. 


CHAPITRE  VI. 

PLURALITÉ    ORIGLNELLE    DES    LANGUES 
ET    TRANSFORMATION    DES    SYSTÈMES    LINGUISTIQUES. 

Arrivés  au  terme  de  ce  long  examen,  nous  avons  à  jeter 
en  arrière  un  coup  d'oeil  d'ensemble  et  à  récapituler,  dans 
un  chapitre  final,  les  points  les  plus  importants  de  notre 
étude. 

Nous  avons  tout  d'abord  à  revenir  sur  la  question  de  la 
doctrine  et  de  la  méthode.  Ce  sujet  est  le  premier  qu'il 
nous  ait  fallu  aborder  ;  c'est  celui  qui  doit  attirer  en  der- 
nier lieu  notre  attention.  La  doctrine,  la  méthode  domi- 
nent les  sciences  contemporaines  ou,  pour  mieux  dire,  elles 
font  corps  avec  elles,  et  l'on  ne  saurait  trop  insister  sur 
ce  fait  capital  ;  cette  alliance  indissoluble,  cette  sorte 
d'identification  est  la  caractéristique  même  de  ce  nouvel 
état  de  choses. 

§  1.  Comment  se  reconnaît  la  parenté  des  langues. 

Il  arrive  souvent  aux  personnes  dont  les  connaissances 
linguistiques  ne  sont  que  très-imparfaites,  très-superfi- 
cielles, de  regarder  sans  hésitation  comme  proches  pa- 
rentes les  familles  de  langues  qu'un  auteur  vraiment 
compétent  n'osera  point  rapprocher  les  unes  des  autres 
et  que  parfois  même  il  déclarera  irréductibles.  L'étymo- 
logie  n'est  jamais  plus  dangereuse  que  sur  ce  terrain. 
Pour  tout  dire,  elle  n'y  connaît  pas  d'obstacles. 

Les  préoccupations  bibliques  ont  contribué  plus  que 


410  LA   LINGUISTIQUE. 

toute  autre  cause  à  développer  la  manie  funeste  de  l'éty- 
mologie.  Il  s'agissait,  il  importait  de  rattacher  aux  langues 
sémitiques  tous  les  idiomes  de  l'univers,  ou  bien  par  voie 
de  descendance  directe,  ou  bien  par  voie  de  parenté  colla- 
térale. On  renonçait,  au  besoin,  à  faire  de  l'hébreu  la  mère 
de  toutes  les  langues,  mais  il  fallait  au  moins  les  lattacher 
toutes,  y  compris  l'hébreu,  à  une  souche  commune  à  une 
seule  et  même  langue  mère. 

C'est  un  fait  qui  ne  se  laisse  plus  discuter  à  l'heure  ac- 
tuelle, et,  sous  quelques  réserves  que  ce  soit,  parler  encore 
de  cette  langue  commune  soi-disant  primitive,  c'est  faire 
preuve  d'une  complète  ignorance  de  la  méthode  linguis- 
tique. 

Avant  tout,  dans  la  comparaison  des  langues,  il  faut 
négliger  la  ressemblance  pure  et  simple  des  mots.  Deux 
mots  dont  le  sens  est  presque  le  même  dans  deux  langues 
différentes,  dont  le  sens,  si  l'on  veut,  est  absolument  le 
même,  peuvent  n'avoir  rien  de  commun.  La  concordance 
lexique  sans  la  concordance  grammaticale  est  nulle  et  non 
avenue.  L'étymologiste  s'en  empare,  s'en  contente  et  ne 
veut  pas  voir  pkis  loin  ;  le  linguiste  ne  s'y  arrête  même 
pas. 

Aux  yeux  de  ce  dernier,  la  dissection  de  deux  mots 
plus  ou  m.oins  semblables  peut  seule  prouver  leur  parenté  ; 
à  aucun  titre  il  ne  s'accorde  le  droit  de  comparer  deux 
mots  tout  faits..  Les  éléments  formatifs  de  deux  mots  sont- 
ils  bien  les  mêmes,  leur  racine  est-elle  également  la  même, 
dan^  ce  cas  il  est  légitime  de  les  regarder  conmie  deux 
mots  correspondants,  de  leur  donner  une  origine  com- 
mune ;  si  ces  conditions  ne  se  trouvent  pas  réunies,  les 
deux  mots  en  question  ne  peuvent  être  identifiés,  quelle 
que  soit  leur  homophonie. 

Prenons  pour  exemple  le  mot  un  dans  différentes  lan- 
gues et  voyons  comment  on  a  pu  rapprocher  sans  critique 


PARENTÉ    DES    LANGUES.  411 

aucune  les  mots  que  savent  à  l'exprimer  dans  les  langues 
en  question. 

Tout  d'abord  les  celtomanes  n'ont  pas  manqué  de  trouver 
au  mot  français  un  une  origine  celtique,  grâce  au  gallois 
un^  au  comique  tm,  à  l'armoricain  eun.  K  leurs  yeux,  ces 
formes  diverses  se  rapprochent  plus  du  mot  français  dont 
il  s'agit  que  ne  s'en  rapproche  le  latin  unus  :  un  celtique, 
un  français  c'est,  disent-ils,  un  seul  et  même  mot  ;  c'est 
du  celtique,  et  non  du  latin,  que  provient  donc  le  français. 
Rien  n'est  plus  inexact.  Le  celtomane,  en  effet,  néglige  ici 
deux  facteurs  importants.  L'un  de  ces  facteurs^  c'est  la 
forme  antique  du  français  un.  Au  onzième  siècle,  dans  la 
langue  française  à  deux  cas,  le  nominatif  du  mot  en  ques- 
tion était  uns.  Est-ce  le  celtique  un^  eun  qui  expliquera  la 
sifflante  qui  se  trouve  à  la  fin  de  ce  nominatif  uns  ?  As- 
surément non.  C'est  le  latin  unus  qui  pourra  seul  en  rendre 
compte.  Un  autre  facteur,  avons-nous  dit,  a  été  également 
négligé  dans  le  rapprochement  du  mot  celtique  et  du  mot 
français.  Avant  de  parler  d'un  celtique  un,  il  s'agissait  de 
comparer  le  gallois  et  le  comique  un  au  gaélique  ôin  et  il 
fallait  ramener  ces  deux  formes  à  une  forme  commune. 
Mais  le  celtomane  n'a  que  faire  des  procédés  méthodiques 
de  la  linguistique.  Le  celtomane  n'est  qu'étymologiste,  et 
s'il  n'était  étymologiste  il  ne  serait  pas  celtomane. 

N'a-t-on  pas  rapproché  aussi  l'anglais  une  «  un  »  et  le 
malayàla  onn  ?  Il  suffisait  cependant,  pour  éviter  ce 
rapprochement  imprévu,  de  comparer  d'une  part  la  forme 
du  malayàla  aux  autres  formes  dravidiennes,  et  de  se 
rappeler  le  thème  gothique  ai'na-j  au  nominatif  ams. 

Nous  devons  beaucoup  sans  doute  aux  missionnaires  qui 
songent  à  rapporter  des  pays  peu  connus  qu'ils  ont  visités 
des  séries  de  mots  et  de  phrases,  des  essais  de  grammaire, 
ces  essais  fussent-ils  (comme  c'est  presque  toujours  le  cas), 
absolument  dépourvus  de  méthode  ;  mais  que  dire  de  la 


412  LA   LINGUISTIQUE. 

manie  étymologique  qui  les  tourtnente  à  peu  près  tous 
sans  exception?  Ils  n'hésiteront  jamais,  par  exemple,  à 
comparer  des  mots  polynésiens,  des  mots  cafirs,  des  mots 
américains  à  des  mots  latins  ou  français.  Que  le  français 
et  le  latin  aient  une  histoire,  un  long  passé,  cela  leur  est 
pleinement  indifférent  ;  que  l'américain  soit  agglutinant, 
que  le  latin  possède  une  flexion  véritable,  cela  leur  importe 
peu.  Ils  prennent  les  mots  tout  faits,  au  hasard,  sous  leur 
forme  actuelle  et  décident  sans  plus  tarder  de  leur 
identité. 

M.  Adam  a  très-justement  dit,  au  premier  Congrès  des 
américanistes,  où  l'on  rapprochait  sans  critique  aucune 
le  basque,  le  bas-breton,  l'algonquin  et  bien  d'autres 
langues  encore  :  «  Dans  l'intérieur  d'une  même  famille  les 
rapprochements  de  mots  sont  légitimes  et  concluants,  à  la 
condition  dêtre  opérés  en  conformité  avec  les  règles  de  la 
phonétique  et  de  la  dérivation,  sans  le  respect  desquelles 
l'étymologie  n'est  qu'un  art  puéril,  indigne  d'occuper 
l'attention  des  vrais  savants.  Quand,  après  de  fortes  études 
préparatoires,  un  linguiste  sachant  son  métier  aborde  la 
lexicologie  d'une  famille  de  langues,  qu'il  se  renferme  dans 
ce  domaine  et  qu'il  opère  scientifiquement,  c'est-à-dire 
d'après  des  règles  certaines,  les  rapprochements  qu'il  fait 
ont  toujours  chance  d'être  fondés.  Que  si,  au  contraire,  il 
entreprend  de  passer  d'une  famille  à  une  autre,  ni  la  science 
acquise,  ni  les  règles  ne  lui  serviront  de  rien,  et  il  aboutira 
fatalement  à  des  résultats  sans  consistance.»  Op.  cit.  ^i. 
II,  p.  40. 

C'est  en  termes  non  moins  explicites  que  M.  Vinson 
répondit  à  ces  mêmes  rapprochements  du  basque  et  des 
langues  américaines  :  «  Pour  déterminer  la  nature  et  la 
place  natui'elle  d'un  idiome  nouveau,  le  linguiste  doit  tenir 
compte  des  particularités  qu'il  présente  dans  chacune  des 
divisions  de  la  grammaire.  Il  faut,  pour  qu'une  langue  soit 


PARENTÉ  DES  LANGUES.  4ia 

définitivement  classée,  connaître  les  sons  qu'elle  emploie  et 
leurs  variations,  les  éléments  formatifs  dont  elle  se  sert  et 
leur  mode  de  groupement,  les  racines  qui  constituent  son 
corps  matériel,  enfin  les  règles  principales  de  sa  syntaxe.  Il 
n'est  pas  moins  nécessaire  de  ne  comparer  que  des  idiomes 
pris  à  un  même  degré  de  formation,  en  les  ramenant  par 
exemple  au  point  culminant  de  leur  développement  formel. 
Enfin,  pour  conclure  à  une  communauté  d'origine  de  deux 
idiomes,  il  sera  indispensable  que  leurs  principaux  élé- 
ments grammaticaux  soient  non-seulement  analogues  par 
leur  fonction,  mais  encore  qu'ils  se  ressemblent  phoné- 
tiquement d'une  manière  suffisante  pour  rendre  admis- 
sible l'hypothèse  de  leur  identité  primitive. 

«  La  parenté  de  deux  ou  plusieurs  langues  ne  saurait  en 
effet  résulter  uniquement  d'une  même  physionomie  exté- 
rieure. Si  les  racines  significatives,  qui  sont,  après  tout,  le 
fond  propre,  la  haute  originalité  du  langage,  se  trouvent 
totalement  différentes  de  l'une  à  l'autre,  il  sera  sage  de  ne 
point  affirmer  que  ces  langues  proviennent  d'une  source 
commune...  Que  prouvent  des  listes  de  mots  réunis  sans 
ordre  par  un  voyageur,  un  amateur  de  circonstance,  qui 
n'a  d'autre  mérite,  d'autre  expérience,  d'autre  science 
même  que  sa  bonne  volonté?  Pour  que  de  pareils  rap- 
prochements soient  probants,  il  faut  qu'ils  viennent  seule- 
ment après  que  l'on  a  démontré  l'identité  générale  des 
grammaires,  après  qu'on  a  distingué  les  éléments  forma- 
tifs, après  qu'on  a  ramené  les  mots  significatifs  et  les 
mots  de  relation  à  leur  plus  simple  et  plus  primitif  aspect 
sonore  ».  Op.  cit.^  t.  II,  p.  52  ss. 

On  ne  saurait  trop  le  répéter,  serait-ce  des  centaines  et 
des  centaines  de  mots  tout  faits  appartenant  à  deux  langues 
quelconques  qu'on  eût  à  comparer,  cette  comparaison  ne 
ferait  point  avancer  d'un  pas  la  question  de  la  parenté  de 
ces  deux  langues.  Ce  qu'il  s'agit  de  démontrer,  c'est  tout 


414  LA   LINGUISTIQUE. 

autre  chose  que  l'existence  de  ces  rapports  fortuits  :  c'est 
l'identité  des  racines  réduites  à  leur  forme  la  plus  simple  ; 
c'est  l'identité  des  éléments  formatifs  du  mot  ;  c'est  l'iden- 
tité de  fonctionnement  de  ces  éléments;  en  un  mot,  c'est 
l'identité  grammaticale. 

Il  n'y  a  point  à  tenir  compte  des  études  soi-disant  com- 
paratives qui  ne  seraient  pas  basées  sur  ces  principes  sé- 
vères ;  elles  ne  sont  plus  de  notre  temps. 

Ce  n'est  pas,  d'ailleurs,  qu'il  soit  toujours  facile  de  ne 
point  se  laisser  entraîner.  Bopp  lui-même  a  tenté  par  deux 
fois  des  rapprochements  bien  malheureux  entre  des  groupes 
de  langues  tout  à  fait  distincts.  Les  lan2;uos  du  Caucase 
lui  parurent  un  jour  se  rattacher  aux  langues  indo-euro- 
péennes, et  il  chercha  à  le  démontrer.  Ce  fut  sans  succès. 
Dans  cette  malheureuse  tentative,  Bopp  n'était  pas  demeuré 
fidèle  à  la  méthode  qui  lui  avait  si  bien  réussi  dans  la 
comparaison  des  langues  indo-européennes. 

Il  ne  fut  pas  plus  heureux  lorsqu'il  s'efforça  d'apparenter 
aux  mêmes  langues  indo-européennes,  notamment  à  la 
branche  hindoue,  les  langues  maléo-polynésiennes.  M.  Fr. 
Millier  a  démontré  scientifiquement  combien  ces  deux 
groupes  d'idiomes  sont  à  tous  égards  différents  l'un  de 
l'autre. 

Tout  d'abord  leur  phonétique  est  parfaitement  dis- 
tincte ;  le  malai,  par  exemple,  ne  connaît  pas  les  aspirées 
dont  le  sanskrit  et  les  langues  néo-hindoues  sont  si  bien 
pourvues.  A  l'encontre  du  sanskrit,  le  malai  peut  dériver 
la  racine  au  moyen  de  préfixes,  c'est-à-dire  d'éléments 
placés  avant,  et  non  après  cette  racine  ou  le  thème  du 
mot  :  dans  les  langues  indo-européennes,  la  dérivation  a 
toujours  lieu  par  suffixes,  c'est-à-dire  par  les  éléments 
placés  après  la  racine,  après  le  thème,  et  non  avant.  Le 
malai  ne  connaît  point,  comme  les  langues  indo-euro- 
péennes, des  cas  véritables,  des  suffixes  personnels  vérita- 


PLURALITÉ    DES    SYSTÈMES    LINGUISTIQUES.  415 

bles  ;  et  nous  pouvons  ajouter  que  ces  différences  capitales 
ne  sont  pas  les  seules  (1). 

Bopp  s'était  fié  malheureusement  à  des  rapprochements 
lexiques  (qu'expliquaient  d'ailleurs  fort  bien  de  nombreux 
emprunts  faits  à  l'Inde  par  les  Malais),  et  cette  sorte  de 
rapprochements,  nous  ne  saurions  trop  le  répéter,  n'a  de 
valeur  qu'autant  qu'ont  été  résolues  la  question  de  la  pho- 
nétique et  celle  de  la  formation  même  des  mots. 

§  2.  Pluralité  originelle    des  systèmes  linguistiques 
et  conséquence   de  cette  pluralité. 

On  a  cherché  souvent  à  rapprocher  l'un  de  l'autre 
le  système  des  langues  indo-européennes  et  celui  des 
langues  sémitiques  :  on  a  voulu  leur  trouver  une  origine 
commune,  les  ramener  à  des  formes  communes.  On  a 
toujours  échoué  dans  cette  entreprise.  Le  sanskrit  est  aussi 
distinct  de  l'arabe  et  de  l'hébreu  qu'il  Test  du  tagala  et 
du  javanais.  Non-seulement  il  n'y  a  point  d'identité  gram- 
maticale entre  le  système  des  langues  sémitiques  et  celui 
des  langues  indo-européennes,  mais  ces  deux  systèmes, 
ainsi  que  nous  l'avons  dit  plus  haut,  comprennent  la 
flexion  d'une  manière  toute  différente.  Leurs  racines  sont 
tout  à  fait  distinctes,  leurs  éléments  formatifs  sont  essen- 
tiellement divers,  et  il  n'y  a  nul  rapport  entre  les  deux  modes 
de  fonctionnement  de  ces  éléments.  L'abîme  n'est  pas 
seulement  profond  entre  les  deux  systèmes  ;  il  est  infran- 
chissable. 

«  Quand  deux  langues  peuvent-elles  être  scientifique- 
ment tenues,  dit  M.  Chavée,  pour  deux  créations  radicale- 
ment séparées  ?  Premièrement  :  quand  leurs  mots  simples 

(1)  Reise  der  œsterr.  frégate  Novara  um  die  erde.  Linguistischcr 
theil,  p.  '273.  Vienne,  1867. 


416  LA    LINGUISTIQUE. 

OU  irréductibles  à  des  formes  antérieures  n'offrent  absolu- 
ment rien  de  commun,  soit  dans  leurs  étoffes  sonores,  soit 
dans  leur  constitution  syllabique.  Secondement  :  quand 
les  lois  qui  président  aux  premières  combinaisons  de  ces 
mots  simples  diffèrent  absolument  dans  les  deux  systèmes 
comparés  (i).  )> 

C'est  le  cas  des  langues  sémitiques  et  des  langues  indo- 
européennes, c'est  le  cas  d'un  nombre  considérable  de 
systèmes  linguistiques.  La  conséquence  de  ce  fait  est 
grande. 

Si  c'est  la  faculté  de  langage  articulé  qui  est  la  propre 
et  la  seule  caractéristique  de  l'homme,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit  dans  notre  chapitre  second,  et  si  les  différents 
systèmes  linguistiques  que  nous  connaissons  sont  irréduc- 
tibles, ils  ont  pris  naissance  isolément  en  des  régions  bien 
distinctes.  Il  en  résulte  que  les  premiers  êtres  qui  furent 
en  voie  d'acquérir  la  faculté  du  langage  articulé  ont 
gagné  cette  faculté  en  différents  lieux  à  la  fois  et  ont  donné 
naissance  ainsi  à  plusieurs  races  humaines  originellement 
distinctes. 

<(  Les  anthropologistes  français,  dit  le  général  Fai- 
dherbe  (2),  étaient  généralement  convenus  que,  la  parole 
articulée  distinguant  seule  radicalement  l'homme  des  ani- 
maux, les  précurseurs  de  l'homme  ne  devaient  pas  être 
désignés  par  le  nom  d'hommes,  lorsqu'ils  ne  possédaient 
pas  encore  cet  attribut.  On  comprend  que  ce  n'est  là  qu'une 
affaire  de  mots,  de  convention.  La  seule  chose  importante, 
c'est  de  savoir  si,  chez  cet  être,  qu'on  l'appelle  homme  ou 
non,  le  langage  a  pris  naissance  sur  un  seul  point,  en  une 
seule  fois,  ou  bien  d'une  manière  multiple,  sous  le  rapport 
des  lieux  et  des  temps.  Or,  l'irréductibilité  des   langues 


(1)  Les  langues  et  les  races,  p.  13.  Paris,  1862. 

(2)  Essai  sur  la  langue  poule.  Paris,  1875. 


PLURALITÉ    DES    SYSTÈMES    LINGUISTIQUES.  417 

humaines  à  une  seule  souche  prouve  que  la  seconde  hypo- 
thèse est  la  vraie.  Si  l'homme  n'eût  acquis  cette  faculté, 
conséquence  des  progrès  de  son  organisation,  que  d'une 
manière  unique,  le  langage  fut  resté  sensiblement  le  même 
dans  sa  descendance,  ou  du  moins  on  trouverait  dans  toutes 
les  langues  des  traces  de  cette  origine  commune.  La  diver- 
sité extrême  des  langues  et  de  leurs  procédés  prouve  qu'elles 
ont  été  créées  indépendamment  les  unes  des  autres,  et 
probablement  à  des  époques  très-différentes.  Comme,  en 
outre,  les  principales  familles  irréductibles  de  langues  cor- 
respondent d'une  manière  générale  aux  grandes  races  de 
l'humanité,  nous  admettons  que  le  langage  a  pris  naissance 
d'une  manière  indépendante  chez  diverses  variétés  dis- 
tinctes de  ce  que  M.  Frédéric  Mûller  appelle  Vhomo  primi- 
genms,  de  ce  que  les  anthropologistes  français  appellent 
ïes  précurseurs  de  l'homme.  » 

La  linguistique  apporte  ainsi  aux  polygénistes  un  argu- 
ment capital.  Leur  arsenal  était  déjà  bien  fourni,  il  s'en- 
richit d'une  arme  nouvelle. 

La  langue  étant  un  produit  de  la  nature  elle-même,  étant 
la  fonction  d'un  nouvel  organe,  il  est  évident  que  deux 
systèmes  linguistiques  irréductibles  entre  eux  indiquent 
deux  organes  producteurs  différents. 

Nous  ne  suivrons  donc  pas  M.  Haeckel  lorsqu'il  ne  fait 
qu'une  seule  et  même  race  des  soi-disant  Lido-Européens, 
des  Sémites,  des  Basques,  des  Caucasiens.  La  linguistique 
nous  enseigne,  et  nous  enseignerait  à  elle  seule,  qu'il  y  a 
là  quatre  races  différentes,  au  moins  en  ce  qui  concerne 
leur  origine.  Leur  diversité  peut  être  très-minime  sous 
tous  les  rapports  autres  que  celui  de  la  langue,  maissous 
ce  rapport  elle  est  parfaitement  tranchée  et  nous  devons 
conclure,  nous  linguistes,  à  l'impossibilité  d'une  origine 
commune. 

L'histoire  nous  apprend  qu'un  grand  nombre  de  familles 

LINGUISTIQUE.  27 


418  LA   LINGUISTIQUE. 

linguistiques  se  sont  éteintes  sans  postérité;  cela  est  le  fait 
de  la  concurrence  vitale  qui  s'applique  à  la  nature  entière, 
partout  et  toujours.  Plus  nous  remontons  dans  le  cour> 
des  âges,  plus  nous  trouvons  de  familles  linguistiques  in- 
dépendantes. C'est  également  le  fait  des  races  humaines. 
Nous  pouvons  soutenir  sans  témérité  que  le  primate  pré- 
curseur de  l'homme  a  dû  acquérir  sur  hien  des  points  à  la 
fois  ou  successivement  la  faculté  du  langage  articulé  qui 
devait  l'élever  à  la  condition  d'homme.  La  linguistique 
nous  conduit,  en  effet,  à  ce  résultat,  en  nous  enseignanl 
la  multiplicité  des  systèmes  linguistiques  irréductibles. 

§  3.  Dans  la  vie  historique,  les  langues  peuvent 
ne  plus  correspondre  aux  races. 

On  comprend  ainsi,  nous  l'avons  dit  déjà,  que  dans  la 
période  historique  de  l'humanité  il  ne  puisse  plus  naître  de 
nouveaux  systèmes  de  langues.  L'origine  du  langage,  l'ac- 
quisition de  la  faculté  du  langage  articulé,  étant  identique 
avec  la  formation  des  premières  races  humaines,  il  s'ensuit 
que,  le  précurseur  de  l'homme  une  fois  éteint,  la  forma- 
tion de  nouvelles  familles  linguistiques  est  absolument 
impossible.  Tout  effet  nécessite  une  cause,  et,  la  caus(^ 
disparaissant,  il  n'y  a  plus  d'effet  possible. 

Mais,  lorsqu'elles  sont  entrées  dans  la  période  historicpie, 
les  langues  peuvent  disparaître,  comme  peuvent  disparaître 
les  races. 

Une  foule  d'exemples  se  présentent  ici,  parmi  lesquels 
nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix. 

On  sait  que  les  Finnois  et  les  Lapons  appartiennent  à 
deux  races  essentiellement  différentes  ;  pourtant  le  suomi. 
que  l'on  parle  en  Finlande,  et  la  langue  des  Lapons,  font 
partie  d'une  seule  et  même  famille. 

En  Asie  nous  voyons  les  différentes  langues  du  groupe 


LES    LAÎvGUES    ET    LES    RACES.  419 

Ilindou  acceptées  par  des  populations  se  rattachant  à  une 
ou  à  plusieurs  races  parfaitement  distinctes  de  la  race  qui 
leur  apporta  leur  système  linguistique. 

En  Asie  encore,  et  en  Afrique,  l'arabe  est  la  langue 
<:ourante,  la  langue  maternelle  d'un  grand  nombre  de 
peuples  qui  ne  font  point  partie  de  la  race  sémitique. 

En  Afrique,  le  système  bantoii  est  parlé  à  l'est  par  des 
Cafres  (zoulou,  kafir),  à  l'ouest,  dans  la  Guinée  méridio- 
nale, par  de  véritables  nègres  africains  ;  or  ces  derniers  et 
les  Gafres  ne  doivent  être  confondus  en  aucune  façon. 

En  Océanie,  les  Papous  ont  adopté,  dans  un  assez  grand 
nombre  d'îles,  des  langues  qui  appartiennent  à  la  famille 
maléo-polynésienne. 

A  ces  cinq  exemples  il  nous  serait  facile  d'ajouter  un 
^rand  nombre  d'exemples  analogues  tout  aussi  probants. 

Nous  voyons  d'ailleurs,  près  de  nous,  dans  cette  Europe 
où  les  races  sont  presque  partout  très-mélangées,  la  lutte 
sans  trêve  ni  merci  des  différents  idiomes  qui  s'avoisinent. 
L'allemand  moderne  a  étouffé  un  frère  du  lithuanien,  le 
vieux  prussien  ;  une  langue  slave,  le  polabe.  Ghaque  jour 

gagne  sur  deux  autres  langues  slaves  :  le  polonais  et  le 
vinde  (ou  sorbe  de  Lusace).  L'espagnol  est  en  voie  d'en 
finir  avec  le  basque,  l'anglais  avec  les  langues  de  l'Amé- 
rique septentrionale.  Les  Normands  perdirent  en  France 
eur  idiome  Scandinave,  les  Burgondes  y  perdirent  égale- 
ment leur  idiome  d'origine  germanique,  comme  les  Lom- 
bards en  Italie.  En  Italie  déjà,  le  latin  avait  étouffé  ses 
frères,  l'osque  et  l'ombrien. 

D'autres  idiomes  ont  tenté  de  s'imposer  violemment,  mais 
[l'ont  pu  réussir  à  se  faire  accepter.  En  Europe,  par  exem- 
île,  deux  langues  ouralo-altaïques  se  trouvent  dans  ce  cas. 
Li'une  de  ces  deux  langues  est  le  turc.  G'est  en  vain  qu'il 
été  porté  au  cœur  môme  de  l'Europe  ;  il  n'occupe  plus 
lujourd'hui  qu'une  très-minime  partie  de  la  Turquie  euro* 


420  LA   LINGUISTIQUE. 

péenne.  Dans  l'île  de  Candie  les  Turcs  en  sont  arrivés 

presque  tous  à  parler  grec.  La  seconde  langue  ouralo- 

<n      altaïque  qui  ait  tenté  de  s'imposer  à  l'Europe,  et  dont  la 

^     décadence  actuelle  ne  saurait  être  sérieusement  contestée, 

^     est  le  magyar.  Ce  n'est  point  qu'elle  ne  jouisse  de  privilèges 

/  2^         considérables  et  que  l'appui  officiel  ne  lui  soit  acquis  aux 

dépens  des  langues  avoisinantes  (1)  ;  on  peut  prévoir  ce- 

7    (         pendant  que  la  langue  des  Magyars   disparaîtra  dans  un 

'    •  avenir  plus  ou  moins  prochain. 

Des  races  différentes  parlent  souvent  une  seule  et  même 
langue,  de  même  qu'une  seule  et  même  race  peut  souvent 
parler  plusieurs  langues  différentes.  Ce  sont  deux  faits  bien 
connus  et  dont  il  est  facile  de  citer  une  foule  d'exemples. 
Une  partie  des  Basques,  des  Basques  espagnols,  des  vrais 
Basques,  parle  encore  escuara  (aux  alentours  de  Durango, 
dcTolosa,  de  Saint-Sébastien),  l'autre  partie  parle  espagnol 
(aux  environs  de  Vitoria,  de  Pampelune).  Une  partie  des 
Bretons  parle  français,  l'autre  partie  garde  encore  son 
dialecte  celtique.  Beaucoup  de  Finnois  parlent  suomi,  mais 
beaucoup  d'autres  aussi  parlent  russe  et  seulement  russe. 
Dans  l'Asie  centrale  bien  des  populations  ouralo-aUaïques 
ont  adopté  la  langue  persane.  Il  serait  fastidieux  de  prolon- 
ger cette  énumération. 

§  4.  La  transformation  des  espèces  en  linguistique. 

Entrées  dans  la  vie  historique,  les  langues  ne  tardent  pas 
à  voir  leur  système  phonétique  s'altérer  et  leurs  formes  se 
modifier  petit  à  petit.  Les  consonnes  et  les  voyelles  se  trans- 
forment souvent  en  consonnes  plus  fortes  ou  plus  faibles, 
en  voyelles  plus  aiguës  ou  plus  profondes  ;  les  unes  et  les 
autres  exercent  souvent  une  influence  réciproque  qui  s'ac- 


(1}  Les  Serbes  de  Hongrie,  p.  310.  (Anonyme.)  Prague,  1873. 


I 


TRANSFORMATION  DES  ESPECES  EN  LINGUISTIQUE.       421 

cuse  de  plus  en  plus,  et  les  diverses  branches  d'une  seule 
et  même  famille,  ayant  chacune  leurs  principes  particuliers 
de  modification,  s'éloignent  chaque  jour  un  peu  plus  les 
unes  des  autres. 

Le  persan  et  le  français  sont  bien  plus  distants  l'un  de 
l'autre  que  ne  l'étaient  le  vieux  perse  et  le  latin  ;  l'anglais 
et  l'allemand  sont  séparés  l'un  de  l'autre  par  un  intervalle 
bien  plus  considérable  que  celui  qui  séparait  l'anglo-saxon 
de  l'ancien  haut-allemand. 

Et  non-seulement  les  formes  s'altèrent  et  se  modifient, 
mais  parfois  aussi  elles  se  perdent  totalement  ;  la  langue 
commune  indo-européenne  possédait  huit  cas,  le  latin  n'en 
connaissait  guère  plus  que  les  deux  tiers,  il  n'en  restait 
que  deux  dans  la  langue  d'oïl  du  moyen  âge,  et  le  français 
moderne  les  a  totalement  perdus  ;  la  langue  sémitique 
commune  en  possédait  trois  :  seul  de  tous  ses  rejetons 
l'arabe  littéral  les  a  conservés. 

A  vrai  dire,  cela  n'est  pas  une  transformation,  c'est  une 
dégradation. 

La  transformation  vraie,  celle  dont  nous  avons  à  parler 
en  ce  moment,  c'est  la  variation  de  l'espèce.  Il  y  a  long- 
temps déjà  que  la  variabilité  de  l'espèce,  en  linguistique, 
est  un  fait  acquis  à  la  science,  et  que  ceux-là  seuls  pour- 
raient encore  révoquer  en  doute  qui  prennent  l'étymologie 
pour  la  linguistique. 

Nous  avons  dit,  au  cours  de  notre  volume,  que  les  lan- 
gues de  l'univers  entier  étaient  réparties,  suivant  leurs 
formes,  en  trois  classes  distinctes  :  la  classe  des  langues 
isolantes,  la  classe  des  langues  agglutinantes,  la  classe 
des  langues  à  flexion. 

Dans  la  première  classe  point  de  préfixes,  point  de  suf- 
fixes :  la  racine  elle-même,  la  racine  telle  quelle,  forme  le 
mot.  La  phrase  n'est  ici  qu'une  succession  de  racines  in- 
dépendantes, libres,  isolées. 


422  LA   LINGUISTIQUE. 

Dans  la  seconde  classe,  le  mot  est  formé  de  deux,  trois, 
quatre  éléments  ou  plus  encore  :  une  seule  de  ces  racines 
a  gardé  sa  valeur  première,  sa  valeur  entière  ;  les  autres 
ont  perdu  une  partie  de  leur  sens  primitif  et  elles  viennent 
s'accoler  à  la  racine  principale  en  jouant  le  rôle  d'éléments 
de  relation,  c'est-à-dire  d'éléments  secondaires. 

Dans  la  troisième  classe,  non-seulement  il  y  a  agglutina- 
tion de  divers  éléments,  comme  dans  la  classe  précédente, 
mais  encore  il  y  a  ce  fait  nouveau  que  la  racine  peut  se  mo- 
difier elle-même,  changer  sa  voyelle,  pour  faire  varier  sa 
propre  signification.  En  temps  et  lieu  nous  avons  décrit 
ces  trois  états,  et  nous  avons  cité  divers  exemples  propres 
à  bien  faire  comprendre  leur  physionomie  particulière. 

Or,  il  est  avéré  que  les  langues  appartenant  à  la  seconde 
classe  ont  passé  par  la  forme  de  la  première  classe  avant 
de  se  fixer  là  où  elles  se  trouvent,  et  que  les  langues  de  la 
troisième  classe  ont  passé  successivement  par  les  deux 
premières.  Avant  d'être  agglutinant,  le  système  des  lan- 
gues ouralo-altaïques  avait  été  isolant,  monosyllabique  ; 
avant  d'être  un  système  à  flexion,  le  système  sémitique 
avait  été  agglutinant,  et  précédemment  encore  il  avait  été 
monosyllabique. 

La  démonstration  de  cette  variation  des  espèces  linguis- 
tiques se  fait  d'elle-même.  Toutes  les  langues  monosylla- 
biques, en  effet,  présentent  des  preuves  manifestes  d'une 
tendance  plus  ou  moins  réalisée  vers  le  procédé  de  l'agglu- 
tination. Plusieurs  langues  agglutinantes  offrent,  de  même, 
des  preuves  de  leur  tendance  à  la  flexion.  Enfin,  dans  les 
langues  à  flexion,  il  se  rencontre  nombre  de  vestiges  de  la 
phase  de  l'agglutination  et  des  traces  même  de  la  pliasj' 
du  monosyllabisme. 

Nous  avons  vu  que  la  grammaire  chinoise  distinguai! 
déjà  les  racines  en  racines  «  pleines  »  et  en  racines  «.  vides» 
(p.  47).  Cette  distinction  est  le  premier  pas  vers  l'agglu- 


I 


/ 

TRANSFORMATION  DES  ESPÈCES  EN  LINGUISTIQUE.     42B 

tination.  11  ne  restait  plus,  après  cela,  qu'à  souder  les 
racines  dites  vides  aux  racines  dites  pleines  pour  passer 
totalement  de  la  première  classe  à  la  seconde.  De  toutes 
les  langues  monosyllabiques,  c'est  le  tibétain  qui  paraît 
montrer  la  tendance  la  plus  prononcée  vers  l'agglutination  ; 
parfois  on  l'a  pris  pour  une  langue  agglutinante.  C'était  là 
une  opinion  très-explicable. 

Le  passage  de  l'agglutination  à  la  flexion  est  tout  aussi 
facile  à  saisir,  et  tous  ceux  qui  ont  étudié  les  langues  ouralo- 
altaïques  savent  que  les  premières  traces  de  la  flexion  se 
rencontrent  dans  le  groupe  finnois,  bien  plus  que  dans  les 
autres  groupes,  bien  plus,  notamment,  que  dans  le  ton- 
gouse.  C'est  un  point  particulier  sur  lequel  nous  n'avons 
pas  à  insister. 

Mais  où  le  fait  est  le  plus  curieux  à  observer,  c'est  lors- 
qu'il se  passe  dans  les  langues  à  flexion.  Une  foiile  de 
formes  de  l'indo-européen  en  sont  encore  à  l'état  aggluti- 
nant. 

Le  vocatif,  par  exemple,  qui  n'est  autre  chose  que  le 
thème  lui-même,  n'est  souvent  qu'une  formation  purement 
agglutinante.  Le  vocatif  akva  «  ô  cheval  !  »  (sanskrit  açva, 
latin  eque)  est  dans  ce  cas  :  son  élément  radical  et  son  élé- 
ment dérivatif  sont  intimement  soudés  et  ni  l'un  ni  l'autre 
ne  présente  de  trace  d'une  modification  sonore  quelconque, 
d'une  flexion. 

Bien  mieux,  des  vestiges  non  équivoques  de  la  période 
monosyllabique  demeurent  encore  dans  l'indo-européen, 
après  avoir  traversé  sous  cette  forme  isolante  la  période  de 
l'agglutination.  Le  sanskrit,  par  exemple,  compte  un  assez 
grand  nombre  de  substantifs  dont  le  thème  n'est  autre  que 
la  racine  monosyllabique  elle-même  :  peu  importe  qu'il  en 
fléchisse  la  voyelle,  peu  importe  qu'il  leur  adjoigne  les 
suffixes  de  la  déclinaison,  le  fait  est  qu'ici  l'on  se  trouve 
très-clairement  en  présence  d'un  vieil  élément  monosylla- 


424  LA   LINGUISTIQUE. 

bique.  En  dehors  de  la  déclinaison,  Taugment,  qui  sous 
la  forme  a  se  trouve  préfixé  aux  imparfaits  et  aux  aoristes 
(ancien  ^erse  aba?'a  «  il  portait»,  grec  c'fSps),  n'est  qu'une 
vieille  forme  monosyllabique,  une  vieille  forme  de  la  pre- 
mière période. 

Toutefois,  s'il  est  aisé  de  retrouver  dans  les  périodes  les 
plus  récentes  des  vestiges  des  périodes  plus  anciennes,  il 
est  aisé,  également,  de  rattacher  sans  hésitation  telle  ou 
telle  famille  de  langues  à  telle  ou  telle  période,  à  telle  ou 
telle  forme.  C'est  la  physionomie  générale  qui  décide,  et,  en 
aucun  cas,  elle  ne  peut  être  trompeuse. 

On  a  souvent  objecté  aux  partisans  de  la  doctrine  du 
transformisme  l'absence  d'intermédiaires  entre  les  formes 
actuellement  existantes  et  les  formes  plus  anciennes.  Nous 
n'avons  pas  à  nous  prononcer  ici  sur  une  question  de 
zoologie  ou  de  botanique,  mais  nous  devons  faire  remar- 
quer que  lorsqu'il  s'agit  du  langage  cette  objection  ne  peut 
même  pas  être  posée.  Ici  le  procédé  d'évolution  est  facile 
à  suivre,  on  le  prend  en  voie  d'exécution.  On  voit  comment 
un  idiome  à  flexion  a  dû  passer  par  la  forme  de  l'aggluti- 
nation et  comment  toute  forme  agglutinante  a  du  passer 
auparavant  par  la  forme  du  monosyllabisme.  La  transfor 
mation  de  l'espèce  est  ici  un  fait  patent,  et  nous  pouvons 
dire  que  cette  transformation  est  Tun  des  principes  fonda" 
mentaux  de  la  science  du  langage  (1). 

N'est-ce  pas  une  preuve  nouvelle  et  bien  éclatante  de  ce 
fait  dont  nous  avons  eu  à  nous  occuper  tout  au  commen- 
cement de  ce  livre,  que  la  linguistique  est  avant  tout  une 
science  naturelle  ? 

Un  mot  encore  avant  de  terminer. 

Nous  avons  pai'lé  tour  à  tour  de  pluralité  originelle  et 
de  transformation.  Ces  deux  termes,  aux  yeux  de  quelques 

(1)  Whitney.  Language  and  the  Study  of  Language.  3^  édit., 
p.  175.  Londres,  1870. 


TRANSFORMATION  DES  ESPÈCES  EN  LINGUISTIQUE.      425 

personnes,  sembleraient  peut-être  se  contredire  ;  en  fait  il 
n'en  est  rien  et  ils  se  concilient  sans  difficulté. 

La  doctrine  de  la  pluralité  originelle  des  langues  et  des 
races  humaines  n'a  pas  la  prétention  de  faire  échec  à  la 
doctrine  plus  générale  de  l'unité  cosmique.  En  fin  de 
compte,  il  faut  bien  reconnaître  toujours  que  toutes  les 
formes  existantes,  toutes  sans  exception,  ne  sont  que  les 
différents  aspects  de  la  matière,  qui  estime  comme  elle  est 
infinie.  Mais  cette  unité  n'empêche  en  aucune  façon  que 
telles  ou  telles  formes  identiques,  analogues  si  l'on  veut, 
ne  se  soient  développées  simultanément  en  des  centres 
différents. 

D'ailleurs,  il  nous  importe  peu.  Il  nous  suffit  de  con- 
stater l'irréductibilité  d'une  foule  de  familles  linguistiques, 
pour  conclure  à  la  pluralité  originelle  des  races  qui  ont 
été  formées  avec  elles,  puisque,  dans  l'évolution  progres- 
sive et  constante  des  organismes,  l'acquisition  de  la  faculté 
du  langage  articulé  est  corrélative  à  l'apparition  même  do 
l'homme. 


TABLE  ANALYTIQUE 


Abyssinie.  Langues  sémitiques 
de  r— ,  236 

Accadien.  Double  sens  attaché  ù 
ce  mot.  193. 

Accent.  L'—  latin,  309.  Rôle  de 
1'—  latin  dans  la  formation 
des  langues  novo-latines,  317. 

Afghan.   Dialecte  éranien,  290. 

Agaou  Dialecte  éthiopien,  251. 

Agglutination.  Seconde  forme 
linguistique,  57. 

Aïnos.  Langue  des — ,  184. 

Akoncha,  186. 

Albanais.  Langue  indo-euro- 
péenne non  classée, .396. 

Aléoutiens.  IJialectes— ,  184. 

Alfoiirou,  92. 

Algonquin.  Grammaire  de  1' — , 
179. 

.l//emrt??rf.  Caractéristique  de  1' — 
moderne ,  360.  Orthographe 
de  1'-.  361. 

Américaines  {Langues).  Leur 
grand  nombre,  169.  Quel  se- 
rait leur  caractère  commun, 
174.  Ne  se  distinguent  pas  des 
autres  langues  agglutinantes, 
ibid.  Vocabulaire  des  —,  182. 

Amharique.  Parent  du  ghez , 
238. 

Anglais.  Différentes  périodesde 
1'—,  352. 

Anglo-saxon,  351. 

Annamite.  Est  une  langue  indé- 
pendante. 52.  Est  une  langue 
monosyllabique,  ibid. 

Anthropoides.  Primates  arrêtés 
dans  leur  développement,  37. 

Apaches.  Langue  des  — ,  169. 

Appalache,  170. 

Arabe.  Groupe  —  des  langues 
sémitiques,  230.  L'arabe  pro- 


prement dit  — ,  230.  Son  al- 
phabet, 231.  Sa  place  dans 
l'ensemble  des  langues  sémi- 
tiques, 232.  L'—  vulgaire,  234. 
Dialectes  de  1'  —  vulgaire,  235. 

Araméen.  Groupe  —  des  langues 
sémitiques,  213. 

Araucan,  171. 

Arévaque,  170. 

Arménie)!.  Sa  place  dans  le 
groupe  des  langues  éranien- 
nes,  283. 

Armoricain.  Breton  proprement 
dit  ou  —,338. 

Arya.  Valeur  de  ce  mot,  264. 

Aryaque.  Nom  donné  par  quel- 
ques auteurs  a  la  langue  com- 
mune indo-europénne,  265. 

Aryen.  Valeur  de  ce  mot,  264. 

Asie  Mineure.  Langues  indo- 
eui'opéenn^^s  de  1'  — ,  394.  Le 
grec  parlé  sur  les  côtes  de  V — , 
298.  Le  turc  parlé  dans  l'inté- 
rieur de  1'  —  ,  140. 

Assyrien.  Est  une  langue  sémi- 
tique —,  216. 

Athapasque,  169. 

Australie.  Langues  de  l' — ,  89. 

Avare,  186. 

Avesta.  Livre  sacré  du  zoroas- 
trisme,  277.  Sa  traduction  en 
langue  huzvârèche,  284. 

Aztek,\10. 

Badaga,  105. 

Baga,  74 

Baohirmi,  76. 

Baktrien.  Nom  donné  à  la  lan- 
gue zende,  278. 

Humbara,  74. 

Bantou.  Groupe  —,  78. 

Bari,  lit 

Bas  allemand.  Groupe  — ,  350. 


428 


TABLE    ANALYTIQ'UE, 


Le  bas-allemand  proprement 
dit,  ou  plattdeutsch,  353. 

Basque.  Limites  actuelles  du  — , 
148.  Le  —  recule  surtout  de- 
vant l'espagnol  — ,  150.  A  été 
long-temps  étudié  sans  mé- 
thode, 153.  Son  état  d'isole- 
ment, 154.  Les  plus  anciennes 
traces  du  —,  ibid.  Ses  nom- 
breuses variétés,  155.  Phoné- 
tique —  ,  157.  Formation  des 
mots  en  — ,  158.  Incorpore  le 
régime  direct,  162.  N'est  pas 
parent  des  langues  améri- 
caines, ibid.  Le  vocabulaire 
—,  163.  Origine  du  —,  165. 

Battak,  92. 

Bedja.    Dialecte  éthiopien,  25  L 

Béloiitche.  Langue  éranienne, 
290. 

Berber.  Nom  général  du  libyen 
moderne,  249. 

Biafada,  74. 

Bicol,  92. 

Birman.  Est  une  langue  mono- 
syllabique, 54. 

Bochimans.  Langue  des  —,  66. 

Bola.  74. 

Bondou.  Dialecte  poul,  85. 

Bornou,  76. 

Boiighi,  92. 

Boidlom,  74. 

Bouriatc.  Importance  du  —  dans 
le  groupe  mongol,  143. 

Brahoui.  Difficile  à  classer,  189. 

Breton.  Rameau  —  du  groupe 
celtique,  336,  338.  Idiome  — 
proprement  dit,  ou  armoricain, 
338. 

Bulgare.  Limites  du  — ,  377. 
Mauvaise  conservation  de  ses 
formes,  377. 

Byzantin.  Le  grec  — ,  237. 

Cafir,  79. 

Cafres.  Langues  des  —,  78. 

Californien.  Groupe  des  lan- 
gues américaines,  'J70. 

Cardibe,  170. 

Cas.  Les  trois  —  de  la  langue 
sémitique  commune,  210.  Les 
huit  — delà  langue  indo-euro- 
péenne commune,  259,  Décli- 
naison à  deux  —  de  la  langue 
d'oïl  et  de  la  langue  d'oc,  320. 


Catalan.  Peut  se  rattacher  à  la 
langue  d'oc,  326. 

Caucase.  Langues  du  — ,  185. 

Celtique.  Groupe  —,  334.  Les 
deux  branches  du  groupe  —, 
336. 

Celtomanie,  343. 

Chaldéen.  Sa  place  dans  le 
groupe  araméen,  213. 

Chananéen.  Groupe  —  des  lan- 
gues sémitiques,  220. 

Cherbro,  74. 

Chéroki,  170. 

Chibcha,  171. 

Chilouk,  11. 

Chinois.  Dialectes  — ,  43.  Sa 
grammaire  n'est  que  syntaxi- 
que, ibid.  Système  graphique 
du—,  48. 

Congo,  80. 

Copie.  Procède  de  l'ancien 
égyptien,  247. 

Coréen.  Langue  agglutinante 
peu  connue,  102. 

Comique.  Breton  de  la  Cor- 
nouailles,  338. 

Croate.  Yoiv  Serbo-croate. 

Cunéiformes  [Inscriptions),  191. 

Dace.  L'ancien  —  n'est  pas  en- 
core définitivement  classé, 
393. 

Dakota,  170. 

Dankàli.  Dialecte  éthiopien, 
251. 

Danois.  Sa  place  dans  le  groupe 
Scandinave,  349. 

Dayak,  92. 

Dêvanàqari.  Alphabet  — ,  270. 

Dikélé,'%Q. 

Dinka,  11. 

Dippil,  90. 

Djagataïque.  Turc  — ,  134. 

Dongolavi,  87. 

Doualla,  80, 

Dravidie)i.  Etendue  du  terri- 
toire— ,  103.  Langues  dravi- 
diennes,  ibid.  Leur  ancienne 
extension.  106.  Simplicité  de 
la  grammaire  dravidienne, 
108.  Pauvreté  du  vocabulaire 
— ,  114. 

Ecriture.  —  chinoise,  48,  — 
annamite,  53.  —  siamoise,  54. 
—   tibétaine,    ibid.    —  japo- 


TABLE    ANALYTIQUE, 


429 


naise,  99.  —  coréenne,  J02. 
Ecritures  diverses  des  langues 
maléo-polynésiennes,  97.  Le 
tamoul  possède  une  —  particu- 
lière, 115.  —  sémitique,  211.  — 
assyrienne,  217.  —  arabe,  231. 

—  himyarite,  236.  —  égyp- 
tienne, 244. —  dêvanàgarî,  270. 

—  zende,  278.  —  perse,  282.  — 
arménienne,  284.  —  huzvàrê- 
che,  286.  Ecritures  italiques, 
313.  —  slave,  363. 

Egbé,  76. 

Egyptien.  Langue  khamitique, 
244.  Sa  grammaire,  243. 

Ehkili.  Parent  de  Tliimyarite, 
236. 

Elbe.  Slave  del'— ,  378. 

Elou  ou  singhalais,  188. 

Eraiiien.  Groupe  —  des  langues 
indo-européennes,  275.  Clas- 
sification des  langues  éra- 
niennes,  276. 

Erse.  Gaélique  d'Ecosse,  337. 

Esclavon  liturgique.  Nom  du 
slave  ecclésiastique,  363. 

Escuara.  Nom  original  du  bas- 
que,  152. 

Espagnol.  Sa  place  parmi  les 
langues  novo  -  latines,  329. 
Gagne  sur  le  basque,  149. 

Espèces.  Transformation  des  — 
en  linguistique,  420. 

Esquimaux  .Dialectes  des  —  ,  184. 

Esthonien ,  121.  Grammaire  de 
1-,  124. 

Ethiopien.  Groupe  —  des  lan- 
gues khamitiques,  251. 

Etrusque.  Opinions  diverses  sur 
l'origine  de  1'  —  ,  392.  Appar- 
tient au  groupe  indo-européen, 
ibid. 

Etymologie.  Dangers  de  1'  —  ,  16. 
Ce  que  doit  être  1' — ,  18. 

Feloup,  74 . 

Fernando-Po.  Langue  de  — ,80. 

Filharn,  74. 

Finnois.  Groupe  —  des  langues 
ouralo-altaïques,  120. 

Flamand,  353. 

Flexion.  Troisième  forme  lin- 
guistique, 201.  En  quoi  elle 
consiste,  ibid.  —  indo-euro- 
péenne et  —  sémitique,  203. 


Forme  linguistique.  —  du  mo- 
nosyllabisme,  39.  —  de  l'ag- 
glutination, 57. —  de  la  flexion, 
201. 

Formose.  Langue  de  —,  92. 

Foutadjallo.  Dialecte  poul,  85. 

Foutatoro.  Dialecte  poul,  85. 

Français.  Formation  du  ~  322. 
Double  espèce  de  mots  —, 
319.  Déclinaison  à  deux  cas 
de  l'ancien  —,  322.  Dialectes 
de  l'ancien  —,  324. 

Finoidan.  Ladin  oriental,  329. 

Frison.  Branche  du  bas -alle- 
mand, 354. 

Ga.  76. 

Gaélique.  Branche  —  du  groupe 
celtique,  336. 

Galate.  L'ancien  —,  339. 

Galicien.  Parent  du  portugais, 
330. 

Galla.    Dialecte  éthiopien,  251. 

Gallois.  Breton  du  pays  de 
Galles,  338. 

Gàthâs.  Dialecte  zend  des  — ,278. 

Gaulois.  L'ancien  — ,  339. 

Gbandi,  74. 

Gbésé,  74. 

Géorgien,  186. 

Germanique.  Groupe  —,  343. 
Origine  obscure  de  ce  nom, 
ibid.  Caractéristique  du  groupe 
— ,  344.  Place  du  gothique  dans 
le  groupe  des  langues    -,  346. 

Ghez.  Appartient  au  groupe 
arabe  méridional,  237. 

Ghiliaks.  Langue  des  — ,  184. 

Glagolithique.  Ecriture  — ,  363. 

Gond,  105. 

Gothique.  La  véritable  ortho- 
graphe de  ce  mot,  345.  Place 
du  —  dans  le  groupe  des  lan- 
gues germaniques,  346. 

Grantlia.  Alphabet,  115. 

Grébo,  76. 

Grec.  Rameau  —  des  langues 
indo-européennes,  291.  Ne 
forme  pas  une  branche  parti- 
culière avec  le  latin,  ibid.  Sa 
grammaire,  ibid.  Ses  dia- 
lectes, 294.  La  langue  grec- 
que commune,  296.  Le  —  by- 
zantin, ibid.  Le  —  moderne, 
ibid.    Extension    du    —   mo- 


4)50 


TABLE    ANALYTIQUE. 


derne,  :297.  Prononciation  du 
—  ancien,  298. 

Guanches.  Langue  des  anciens 
—,  250. 

Guarani,  171. 

Guaycuru,  171 . 

Hadendoa.  Langue  des  —,  251. 

Haousa,  74. 

Harari.  Parent  du  gbez,  238. 

Harmojiie  vocalique.  L'  —  dans 
les  langues  ouralo-altaïques, 
144. 

Haut- allemand.  Les  trois  pé- 
riodes du  — ,  359.  Deux  sortes 
de  —,  357. 

Hcbi'eii.  Ses  diverses  périodes, 
220.  Sa  grammaire,  222.  Sou 
alphabet,  22G. 

Héréro,  80. 

Himyarite.  Fait  partie  du  groupe 
arabe  méridional, 23G. 

Hindou.  Groupe  —  des  langues 
indo-européennes,  26(3.  Lan- 
gues néo-hindoues,  272.  Pho- 
nétique des  langues  néo-hin- 
doues, 273. 

Hindoui.  Son  extension  au 
moyen  âge,  273. 

Hollandais,   353. 

Homme.  L' —  n'est  —  que  par 
le  langage,  22,  27,  38.  Le  pré- 
curseur de  r —  et  la  linguisti- 
que, 37. 

Hottcntots.   Langue  des  —,  02. 

Huas  tek,  170. 

Huzvârcchc .  L'Avesta  traduit  en 
—  ,  284.  Influence  de  l'ara- 
méen  sur  le  — ,  285.  Sa  gram- 
maire, ibid.  Son  alphabet, 
286. 

Hypevboréennes  [Langues).  Ce 
nom  général  n'indique  pas  la 
parenté^  184. 

Ibérienne  [Question).  La — ,  165. 

Ibo,  11. 

lénisséin.  Samoyède  — ,  119. 

Incorporation.  Ù —  proprement 
dite  diffère  du  polysynthé- 
tisme,  173.  L' —  en  basque, 
162.  L'—  dans  les  langues 
américaines,  176.  L'  —  dans 
les  langues  ouralo-altaïques, 
131, 143. 

Indo-européen.  Dans  le  système 


—  la  flexion  est  autre  que  dans 
le  système  sémitique  ,  203. 
L' —  et  le  sémitique  sont  ir- 
réductibles, 204.  Langues  —, 
196.  Langue  commune  — . 
252.  Gomment  se  subdivisa  la 
langue  commune  — ,  267,  398. 
Où  fut  parlée  la  langue  com- 
mune —  ,  403, 

hido-ger/nanique.  Dénomina- 
tion vicieuse,  264. 

higouche,  186. 

Innuits.  Dialectes  — ,  184. 

Inscriptions  cwiéi formes.  Lan- 
gue de  la  seconde  colonne  des 
— ,  191.  —  assyriennes,   217. 

—  perses,  282. 
Intonation.  Importance    de  1' — 

dans  les  langues  monosylla- 
biques, 47. 

Iranien.  Le  nom  d'éranien  est 
préférable  à  celui  d'— ,276. 

Irlandais.  Importance  de  V — 
parmi  les  langues  celtiques, 
grammaire  de  1'  —,  336. 

Iroguois,  169,  180. 

Islandais.  Sa  place  dans  le  groupe 
Scandinave,  349. 

Isoubou,  80. 

Italien.  Sa  place  parmi  les  lan- 
guesnovo-latines,  327.  Ses  dia- 
lectes, 328. 

Italique.  Groupe  — ,301.  Sou  de- 
gré de  parenté  avec  le  grec, 
302.  Alphabets  italiques,  313. 

Japonais.  Rattaché  sans  raisons 
à  d'autres  langues  aggluti- 
nantes, 97.  Grammaire  du  — , 
100. 

Javanais,  92. 

Kabyle.  Dialecte  libyen,  249. 

Kallown,  74. 

Kamassin.  Dialecte  samoyède. 
119. 

Kamilaroi,  89. 

Kamtchadal,  184. 

Kanara,  104.  Ecriture  du— ,115. 

Kanem,  76. 

Kanori,  76.' 

Karaboukal,  186. 

Karélien,  121. 

Kasdo'Scythique.  Ce  que  quel- 
ques auteurs  entendent  par  ce 
nom,  194. 


TABLE    ANALYTIQUE. 


431 


Kasi-kouf7îuque,  18G. 

Kajjuga,  J69. 

Kénaï,  169. 

Khamitiquc,  Groupe— ,242 .  Nom 
défectueux,  ibid,  Hypotlièse 
sur  l'ancienne  extension  des 
langues  — ,  ibid.  Les  langues 

—  sont  alliées  aux  langues  sé- 
mitiques, iiîV/.  Grammaire  gé- 
nérale des  langues  —,  243.  La 
branche  —  se  distingue  en 
trois  groupes,  244. 

Kihiaou,  79. 
Kikarnba^  78. 
Kijiikn,  78. 

Kinki.  Dialecte  auslralieu.  iUt. 
Kipokomo,  79. 

Kirghizes.  Langue  des  — ,  \'.\o. 
Kisouahili,  79. 
'Kissi,  Ik. 
Kiste,U^. 
Koinberri.   Dialecte  australien, 

89. 
Koldadji,  88. 
Koloche.  170. 
Kols.  Langue  des  — ,  189. 
Kondjara,  88. 
Koriague,  184. 
Kôta,  105. 
Kotte,iU. 
Koudagou,  103,  105. 
Koiimalé,  88. 

Kourde.  Langue  éranienne,  289. 
K  ré  vin,  121. 
K>/,  169. 
Kroii,  76. 
Kuéva,  170. 
Kurine,  186. 
Ladin.  Les  trois  groupes  du  —, 

328. 
Lak  on  Kmi-koumuquo,  18(J. 
Laniour  ou  ingouche,  186. 
Lamoute,  140. 
Landoro,  74. 
Langage  articulé.  La  faculté  du 

—  est  la  caractéristique  de 
l'homme,  22,  27,  38.  Aboli- 
tion de  la  faculté  du  — ,  29. 
Localisation  de  la  faculté  du 
— ,  ibid.  L'exercice  de  la  fa- 
culté du  —  est  un  art ,  35. 
Corrélation  de  la  naissance  de 
l'homme  et  de  l'apparition  de 
la  faculté  du  —,  37.  La  carac- 


téristique tirée  de  la  faculté 
du   —  n'est  que    relative,  38. 

Langue.  La  vie  des  —,  9.  li  n'y 
a  pas  de —  mixtes,  10.  Les  — 
monosyllabiques,  39.  Différen- 
ciation des  —  agglutinantes 
d'avec  les  —  monosyllabiques, 
57;  Pluralité  originelle  des — , 
41o.  Comment  se  reconnaît  la 
parenté  des  — ,  409.  Dans 
quelle  condition  la  —  peut  ne 
plus  correspondre  à  la  race, 
418. 

Lapony  121,  125. 

Latin.  Relation  de  la  parenté  du 

—  et  du  grec,  291,  302.  Diffé- 
rence du  vieux  —  et  du  —  clas- 
sique, 304.  PhonétiqAie  du  —, 
305.  Prononciation  du  —  clas- 
sique, 307.  Accent—,  309.  Le 

—  populaire  donne  naissance 
aux  langues  novo-latines,  315. 

Laze,  186. 

Lette.  Limites  du  — ,  389.  Moins 
bien  conservé  que  le  lithua- 
nien, ibid. 

Lettique.  Groupe  — .  385.  Ses 
dialectes,  ibid.  Est  distinct  du 
groupe  slave,  390. 

Libyen.  Groupe  —  des  langues 
khamitiques,  248. 

Linguiste.  Distingué  du  philo- 
logue, 8.  N'est  rien  moins 
qu'un  faiseur  d'étymologies, 
20. 

Linguistique.   Distinction    de  la 

—  et  de  la  philologie,  l.  Ce 
que  c'est  que  la  — ,  4.  .Vide 
que  la  —  peut  attendre  de  la 
philologie,  12.  Argument  que 
la  —  fournit  aux  [)olvgénistes, 
415. 

Litfuianien.  Son  état  de  conser- 
vation, 380.  Ses  limites,  ibid. 
Sa  grammaire,  381. 

Live.  Dialecte  finnois,  122. 

Logo7ié,  77. 

Liisace.  Slave  de  — ,  37^. 

Lycien.  Langue  indo  -  euro  - 
péennc  de  l'Asie  Mineure, 
395. 

Maba,  11 . 

Madurais,  92. 

Mafj[]j.ar.Son  importance  dans  le 


43^2 


TABLE   ANALYTIQUE. 


groupe    finnois,  125.    Limites 
du    —,    1:27.    Sa    grammaire, 

129. -«^<*    -(f<A^  r.  .'.  rV-- .     ^    4'<  :  '     -^ 

Makassar,  92. 

Makoiia,  79. 

Malai.  Groupe  —  des  langues 
maléo-polynésiennes,  92. 

Malayâla,  J04.  Ecriture  du  —, 
115. 

Maléo-poUjnésiennes  {Langues) . 
Classification  des  — ,  91.  Leur 
origine  commune,  ibicl.  For- 
ment un  système  indépendant, 
ihid.  Leur  grammaire,  93. 

Malgache,  92. 

Maltais.  Est  d'origine  arabe , 
235. 

Marne,  170. 

Mandchou.  Fait  partie  du  groupe 
tongouse,  140. 

Majidingue,  74. 

Mannois.  Gaélique  de  l'île  de 
Man,  338. 

Ma7io,  74. 

Maya,  170. 

Mélanésien.  Groupe — ,  91. 

Mendé,  1^. 

Métamorphose.  Période  de  — 
régressive  des  langues,  10. 

Mikmak,  169. 

Mi?ig  rélien,   186. 

Mitchi,  77. 

Mixtek,  170. 

Mohica?i,  169. 

Mo7igol.  Groupe  —  des  langues 
ouralo-altaïques,  1 42. 

Monosyllabiques  {Lajigues),  39. 
Ce  qu'est  la  grammaire  des  — 
42. 

Monosyllabisme.  Première  forme 
linguistique,  39. 

Mordvin,  121,  125. 

Morphologie.  Ce  que  c'est  que 
la  — ,  5.  La  —  n'établit  pas 
à  elle  seule  la  parenté  des 
langues,  ibid. 

Mosarabe.  Est  d'origine  arabe, 
235. 

Mosgou,  11. 

Mounda,  189. 

Mourio,  76. 

Mpongoué,  80. 

Nahiiatl  ou  aztek,  170. 

Néerlandais,  353. 


Nègres.  Langues  des  —  d'.\fri- 

que,  67. 
Négritos.  Langue  des  — _,  88. 
Néo-calédonien,  91. 
Ngourou,  76. 
Nogaïque,  135. 
Nordique.  Ancien  — ,  348. 
Norvégien.    Sa    place    dans    le 

groupe  Scandinave,  349. 
Nouer,  11. 
Noupé,  77. 

Novo-latines  {Langues),  314.  For- 
mation des  — ,  315.  Eléments 
étrangers  dans  les  —,  317.  Les 
sept  — ,  ibid.  Rôle  de  l'accent 
latin  dans  la  formation  des  —, 
ibid. 
Nubie.  Langues  de  la  — ,  87. 
Oc  {Langue  d').  Dialectes  de  la 

—,  326. 
Odji,  76. 

oïl  {Langue  d').  La  —  au  moyen 
âge,  321.  Dialectes  delà  —,324. 
Limite  actuelle  de  la  —  et  de 
la  langue  d'oc,  327  . 
Omagua.  171. 

Ombrien.  Langue  italique,  311. 
Onéida,  169. 
Onondago^  169. 
Orùon,  105. 

Osque.  Langue  italique,  311. 
Ossete.  Langue  éranienne,  209. 
Ostiaque.  Samoyède  —,  119.  Pa- 
rent du  vogoul  et  du  magyar, 
126. 
Otomi,  170. 
Ottawa,  169. 
Oude,  186. 
Ouigour,  134. 

Ouralo-altaïques  {Langues).  Se 
divisent  en  cinq  groupes,  117. 
Diversité  des  —,  118.  Leurs 
caractères  communs ,  ibid. 
L'incorporation  dans  les  — , 
131,  143.  Harmonie  vocalique 
des  — ,  144. 
Padjadé,  74. 

Paiamba.  Dialecte  australien,  90. 
Pâli.    Place    du   —   parmi    les 

idiomes  pràkrits,  270. 
Pajii,  170. 

Papous.  Langue  des  — ,  88. 
Parsi.  L'un  des  idiomes  éraniens 
du  moyen  âge,  287. 


TABLE  ANALYTIQUE. 


A33 


Pâzend.  Nom  inexact  donné  au 

parsi,  287. 
Pehlvi.  Nom  trop  général  donné 

au  huzvàrèche,  285. 
Pépel,li. 
Per77îieîi.  Langue  ouralo-altaï- 

que,  121. 
Persan.  La  plus  répandue  des 
langues  éraniennes  modernes, 
288.  Sa  grammaire,  ibid. 
Perse.   Découverte   du  —,  280. 
Inscriptions   cunéiformes  — , 
ibid.  Sa  grammaire,  281. 
^etit  }'usse.  Nom  donné  au  ru- 

thène,  366. 
^hénicien.  Appartient  au  groupe 
chananéen,  226.  Est  très-rap- 
proché  de  l'hébreu,  228.  Le  pu- 
nique ou  —  d'Afrique,  ibid. 
'Philologie.  Distinction  de  la  lin- 
guistique  et  de  la   —,   1.    Ce 
que  c'est  que  la  —  comparée, 
2.  Aide  que  la  —  peut  atten- 
dre de  la  linguistique,  12. 
hilologue.  Distingué    du    lin- 
guiste, 7. 
^hrygieii.    Langue    indo-euro- 
péenne de  l'Asie  Mineure,  395. 
Rapproché  des  langues  éra- 
niennes, ibid. 

hysiologie.  La  —  et  la  linguis- 
tique, 4. 
'^ikoumhoul.    Dialecte    austra- 
lien, 90. 

luriels  brisés.  Les  —  du  groupe 
arabe,  232,  236,  241. 
^olabe.  Slave  de  TElbe,  378. 
Polonais.   Limites  du  —,   367. 
Sa  grammaire,  368. 
olyglotte.  Ne  doit  pas  être  con- 
fondu avec  le  linguiste,  14. 
'olij7iésie7i.  Groupe  —,  91. 
^olysynthétisme.  En  quoi  il  dif- 
fère de  l'incorporation  propre- 
ment dite,  177. 

'07'tugais\  Distingué  de  l'espa- 
gnol, 330.  Allié  au  galicien, 
ibid. 

*oid.  La  langue  — ,  85.  Distin- 
gue les  êtres  en  deux  catégo- 
ries, 86. 

*râk7'it.  Relation  du  —  au  sans- 
krit, 272. 
^i'ÏTnates.    Tous  les  —  prérnr- 

MNGUISTIQliE. 


seurs  de  l'homme  n'acquirent 
pas  la  faculté  du  langage  ar- 
ticulé, 37. 

Provençal.  Langue  d'oc,  325.  Sa 
période  semi-analytique,  321. 

Prussieyi  {vieux).  Langue  letti- 
que  disparue,  389. 

Puelche,  171. 

Pu7iique.  Phénicien  d'Afrique, 
228. 

Quiche,  170. 

Quichua,  171. 

Hace.  Dans  quelle  condition  la 
langue  peut  ne  plus  corres- 
pondre à  la  — ,  418. 

Racine.  Définition  de  la  — ,  5. 
Dans  les  langues  monosyl- 
labiques la  —  constitiie  le 
mot,  39.  Dans  quel  but  elle 
peut  être  modifiée  par  les  lan- 
gues à  flexion,  156.  Les  —  sé- 
mitiques sont  réductibles,  208. 

Râdjmahâl,  105. 

Régne  humain.  La  théorie  du — 
est  discréditée,  23. 

Romaïque.  Nom  du  grec  mo- 
derne, 296. 

Ro77ianes  {Langues),  Nom  donné 
aux  langues  novo-latines,  315. 
Hypothèse  d'une  langue  ro- 
mane, ibid. 

Roumain.  Sa  place  parmi  les 
langues  novo-latines,  331.  Sa 
phonétique,  332.  Son  article, 
333. 

Rou77ianche.  Ladin  occidental, 
329, 

Rus7iiaque.  Nom  donné  au  ru- 
thène,  36G. 

Russe.  Limites  du  — ,  365.  Sa 
grammaire,  366. 

Russe  blanc.  Dialecte  — ,  365. 

Ruthè7ie.  Limites  du  — ,  366. 
Gomment  il  se  différencie  du 
russe,  367. 

Saho.    Dialecte  éthiopien,   2ol. 

Sa77iaritain,  226. 

Sa77ioyède.  Groupe  —  des  lan- 
gues ouralo-altaïquos,  119. 

Sanskrit.  Premiers  travaux  sur 
le  — ,  266.  Sa  place  dans  la 
grammaire  comparée  des  lan- 
gues indo-européennes,  ibid. 
Sa  grammaire,  267.  Son  alpha- 

28 


434 


TABLE   ANALYTIQUE. 


bet,   270.  Sa  littérature,  271. 
Saxon  {Vieua:),  351. 

Scandinave.  Groupe  — ,  348. 

Scythique.Vv&iQn&uQ  langue  —, 
189.  Quel  sens  faut-il  attacher 
à  ce  mot?  190. 

Sémitique.  La  flexion  —  est 
autre  que  la  flexion  indo-eu- 
ropéenne, 157.  Le— et  l'indo- 
européen  sont  irréductibles, 
203.  Les  langues — ,207.  Dé- 
nomination vicieuse,  ibid.  Du 
sémitisme  en  général,  208. 
Les  racines  —  sont  réducti- 
bles, ibid.  Le  nom  —,  209.  Le 
verbe  —,  210.  Alphabet  sémi- 
tique, 211.  Classification  des 
langues  — ,  212.  Individualité 
des  langues  — ,  238.  Où  a  été 
parlée  la  langue  —  commune, 
240.  De  quelle  façon  sont 
alliées  les  langues  —  et  les 
langues  khamitiqucs,  243. 

Séna,  79. 

Sénéca,  169. 

Serbe.  Voir  Serbo-croate,  ZIS. 

Serbo-croate.  Domaine  du  —,373. 
Dialectes  du  — ,  ibid.  Littéra- 
ture — ,  374.  Importance  du 
— ,  375.  Sa  grammaire,  376. 

Sérolong,  80. 

Sésouto,  80. 

Sétchoiuma,  80. 

Sétlapi,  80.  ^ 

Siamois.  Langue  monosyllabi- 
que, 53. 

Siiighalais.  Diflîcile  à  classer^ 
188. 

Skipetar.  Nom  de  l'albanais, 
896. 

Slave.  Groupe  —,  362.  Limite 
des  langues  slaves  au  moyen 
âge,  ibid.  Alphabet,  363.  Lan- 
gues slaves  actuellement  vi- 
vantes, 365.  Glassiflcation  des 
langues  slaves,  381. 

Slave  ecclésiastique.  Où  fut  parlé 
le—,  364. 

Slovaque.  Dialecte  slave  allié  au 
tchèque,  370. 

Slovè7ie.  Idiome  sud-slave,  376. 

Sokoto.  Dialecte  poul,  85. 

Somâli.  Dialecte  éthiopien,  251. 

Son  dé  en,  92, 


Sonraïf  74. 

Sorabe.  Nom  donné  au  slave  de 
Lusace,  372. 

Sorbe.  Serbe  de  Lusace,  372. 

Sousou,  74. 

Suane,  186. 

Suédois.  Sa  place  dans  le  groupe 
Scandinave,  349. 

Sumérien.  Ce  que  quelques  au- 
teurs entendent  par  ce  mot, 
193. 

Suojni.  Son  importance  dans  le 
groupe  lînnois,  121.  Sa  gram- 
maire, 122. 

Syntaxe.  La  —  naît  avant  la 
grammaire  proprement  dite, 
42. 

Syriaque.  Sa  place  dans  le 
groupe  araméen,  213. 

Syro-arabe.  Synonyme  de  sémi- 
tique, 207. 

Tagala,  92.  | 

Tamachek.  Dialecte  libyen,  249." 

Tamoul,  Importance  du  —  dans 
le  groupe  des  langues  dravi- 
diennes,  103.  Possède  un  al- 
phabet particulier,  115. 

ra^rt;-.  Nomdu  groupe  turc,  134. 
—  de  Crimée,  135. 

Tavghi.  Dialecte  samoyède,  119. 

Tchèque.  Limites  du  —,  sou 
orlnographe,  sa  grammaire, 
370. 

Tchérémisse,  121,  125. 

Tchoude,  121, 

Tcherkesse,  185. 

Tchetche7ize,  186. 

Tchouktche  américain,  184. 

Tchouktchc  asiatique,  184. 

Tchouvache,  J35. 

Téda,  16. 

Téhuelche,  171. 

Tékéza,  80. 

Temps.  Les  deux  —  de  la  lan- 
gue sémitique  commune,  210. 
Les  six  —  de  l'indo-européen 
commun,  262. 

Té7ié,  74. 

Tété,  79. 

Thouche,  186. 

Tibétain.  Est  une  langue  mon( 
syllabique,  54. 

Tigré.  Parent  du  ghez,  238-. 

Toma,  74. 


TABLE   ANALYTIQUE. 


433 


Ton.  Importance  du—  dans  les 

langues  monosyllabiques,  42. 

Différents  —   du  chinois,  47. 

Différents— de  l'annamite,  53. 

Différents  —  du  siamois,  54. 

Différents  —  du  birman,  ibid. 
Tnugou.se.  Groupe —  deslangues 

ouralo-altaïques,  140. 
Tntonak,  170. 
Touda,  105. 

Toulon.  Grand  nombre  des  for- 
mes dérivées  en  — ,  113. 
Tournâtes  88. 
T'uiranien.   Mot  vide  de    sens, 

198,  Théorie    fallacieuse   des 

langues  touraniennes,  ibid. 
Tsaco7iieji.    Dialecte —  du  grec 

moderne,  296. 
Tsiganes.  Dialectes  des  — ,  274. 
Tudesquc.  Nom  donné  au  vieux 

haut-allemand,  359. 
Tupi,  171. 
Turc.  Groupe  des  langues  ou- 

ralo-altaïques,134.  Grammaire 

du  —,  136. 
Turcoman,  134. 
Tuskarora,  169. 


Vie,  47. 

Vepse,  121. 

Verbe.  Le  —  sémitique,  210.  Le 

—  indo-européen,  261. 
ViJide.  Nom  donné  au  slave  de 

Lusace,  372. 

Vogoul,  126. 

Vote,\%i. 

Votiaque,  126. 

Wallon.  Dialecte  de  la  langue 
d'oïl,  324. 

Wiratouroi.  Dialecte  austra- 
lien. 89. 

Wolaroi.  Dialecte  australien , 
90. 

Wolofy  69. 

Yakout,  134. 

Yorouba,  76. 

Youkaghir,   184. 

Yourak.  Dialecte  samoyède,  119. 

Yuma,  179. 

Ze?id.  Découverte  du — ,277.  Le 

—  est  l'éranien  oriental,  278 .  Sa 
grammaire,  279.  Son  âge,  ibid. 

Zoulou,  79. 

Zyriène.  Langue  ouralo-altaï- 
que,  126. 


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Leçons  sur  l'homme,  sa  place  dans  la  création  et  dans  l'histoire 
de  la  terre,  par  le  professeur  Carl  Vogt.  Nouvelle  édition  (sous 
presse,  pour  paraître  en  1877). 

L  homme  selon  la  science,  son  passé,  son  présent,  son  avenir 
ou  D'où,  venons-nous?  —  Qui  sommes-nous?  —  Où  allons-nous? 
Exposé  très-simple  suivi  d'un  grand  nombre  d'éclaircissements  et 
remarques  scientifiques,  par  le  docteur  Louis  Buchner.  Traduit 
de  l'allemand,  par  le  docteur  Letourneau.  Orné  de  nombreuses 
gravures  sur  bois.  Deuxième  édition.—  l  vol.  in-S».  Prix  :  7  francs- 

i 

Force  et  matière,  études  populaires  d'histoire  et  de  philosophie 
naturelles,  par  le  docteur  Louis  Buchner.  Ouvrage  traduit  de 
Tallemand  avec  l'approbation  de  l'auteur.  Cinquième  édition, 
revue;  et   augmentée  du  portrait   et  de  la  biographie  de  l'auteur. 

1  vol.  in-80.  Prix  :  5  francs. 

Conférences  sur  la  théorie  Darwinienne,  de  la  transmuta- 
tion des  espèces  et  de  l'apparition  du  monde  organique.  Application 
de  cette  théorie  à.  l'homme,  ses  rapports  avec  la  doctrine  du  pro- 
grès et  avec  la  philosophie  matérialiste  du  passé  et  du  présent, 
par  le  même.  Traduit  de  l'allemand,  avec  l'approbation  de  l'auteur, 
d'après  la  seconde  édition,  par  Auguste  Jacquot.  —  1  vol.  in-8°. 
Prix  :  5  francs. 

La  Sélection  naturelle  ,  essais,  par  Alfred-Russel  Wallace, 
traduits  sur  la  deuxième  édition  anglaise,  avec  l'autorisation  de 
l'auteur  ,  par  Lucien  de  Candolle.  —  i  vol.  in-S»  cartonné  k 
l'anglaise.  Prix  :  8  fr. 

Le  Darwinisme  et  les  î^énérations  spontanées  ou  Réponse 
aux  réfutations  de  ADL  P.  Flourens,  de  Quatrefages,  Léon  Simon, 
Chauvel,  etc.,  suivie  d'une  lettre  de  M.  le  docteur  F.  Pouchet,  par 
D.  C.  Rossi.  —  1  vol.  in-12.  Prix  :  2  fr.  50. 

Alémoires   d'anthropologie  de  Paul  Broca.  Tomes  I  et  IL  — 

2  vol.  in-8o  avec  gravures  sur  bois.  —  Prix  de  chaque  volume  car- 
tonné ù  l'anglaise,  7  fr.  50. 


LES  MOUVEMENTS  ET  LES  HABITUDES 

DES 

PLANTES     GRIMPANTES 

Par  Ch.  DAR^WIN 

TRADUIT    PAR    LE     DOCTEUR    RICHARD    GORDON 
1  vol.  in>8"    avec  gravulres  sur  bois.— Prix  :  cartonné  à  l'anglaise,  6  ir. 


AUTRES   OUVRAGES   DE   CH.   DARAVIN 

I/Origine  des  espèces  au  moyen  de  la  sélection  naturelle^  ou  la 
lulte  pour  l'existence  dans  la  nature,  traduit  sur  la  sixième  édition 
anglaise,  par  Edmond  Barbier.  1  vol.  in-S».  Prix  :  cartonné  à  l'an- 
glaise, 8  tVancs. 

De  la  Variation  des  animaux  et  des  plantes  sous  l'action  de 
la  domestication;  traduit  de  l'anglais  par  J.-J.  Mouliné,  préface  par 
Carl  Vogt.  2  vol.  in-80,  avec  43  gravures  sur  bois.  Prix  :  cartonné 
,•1  l'anglaise.  20  francs. 

La  Descendance  de  l'homme  et  la  sélection  sexuelle.  Tra- 
duit de  l'anglais  par  J.-J.  MouLmiÉ,  préface  de  Cahl  Vogt. 
Deuxième  édition,  revue  par  M.  Edm.  Barbier.  2  vol.  in-S»  avec 
gravures  sur  bois.  Prix:  cartonné  à  l'anglaise,  16  francs. 

De  la  Fécondation  des  Orchidées  par  les  insectes,  et  du  bon 
résultat  du  croisement.  Traduit  de  l'anglais,  par  L.  Rérolle.  1  vol. 
in-8o,  avec  34  gravures  sur  bois.  Cartonné  à  l'anglaise.  Prix  : 
8  francs. 

L'Expression  des  émotions  cbez  l'bomme  et  les  animaux.  Tra- 
duit par  Samuel  Pozzi  et  René  Benoit.  1  vol.  in-8o,  avec  21  gravu- 
res sur  bois  et  7  pbotograpbies.  Cartonné  à  l'anglaise.  Prix  : 
10  francs. 

Voyage  d'un  naturaliste  autour  du  monde,  fait  à  bord  du 
navire  Bcagle,  de  18:U  à  1836.  Traduit  de  l'anglais  par  E.  Barbier. 
1  vol.  in-8o  avec  gravures  sur  bois.  Cartonné  à  l'anglaise.  Prix  : 
10  francs. 


Les  Plantes  insectivores.  Traduit  par  M.  Edm.  Barbier,  avec 
notes  de  M.  Charles  Mautins,  de  la  Faculté  de  Montpellier.  Un 
volume  in-80j  avec  de  nombreuses  gravures  sur  ;bois.  Paraîtra  on 
janvier  1877. 


_  4  — 

Le  Monde  terreslre  au  point  actuel  de  la  civilisation,  nouveau 
précis  de  géographie  comparée,  descriptive,  politique  et  commer- 
ciale, avec  une  introduction,  l'indication  des  sources  et  cartes,  et 
un  répertoire  alphabétique,  par  Charles  Vogel,  Conseiller,  ancien 
chef  de  Cabinet  de  S.  A.  le  prince  Charles  de  Roumanie,  Membre 
des  Sociétés  de  Géographie  et  d'Economie  politique  de  Paris, 
Membre  correspondant  de  l'Académie  royale  des  Sciences  de  Lis- 
bonne, etc.,  etc. 

L'ouvrage  entier,  dont  la  publication  sera  terminée  dans  trois 
années,  formera  trois  volumes  d'environ  GO  feuilles  grand  in-S»,  du 
prix  de  15  francs  chacun:  chaque  volume,  12  livraisons  mensuelles 
du  prix  de  1  fr.  25.  Les  sept  premières  livraisons  sont  en  vente.  Los 
six  premières  livraisons  forment  un  demi-volume.  Prix:  7  fr.  50. 

Le  Livre  de  la  nature  ou  leçons  élémentaires  de  Physique,  d'As- 
tronomie, de  Chimie,  de  Minéralogie,  de  Géologie,  de  Botanique, 
de  Physiologie  et  de  Zoologie,  par  le  docteur  Frédéric  Schoedler, 
directeur  de  l'école  industrielle,  à  Mayence. 

Tome  premier,  contenant  la  Physique,  V Astronomie  et  la  Chimie, 
1  vol.  in-80  avec  357  gravures  sur  bois  intercalées  dans  le  texte, 
et  deux  cartes  astronomiques,  traduit  de  l'allemand,  par  Adolphe 
Scheler,  professeur  à  l'école  agricole,  à  Gembloux.  Prix  du  tome 
premier,  broché,  ii  francs. 

Tome  second ,  première  partie.  —  Elémoits  de  Minéralogie. 
Géognosie  et  Géologie.  Traduit  de  l'allemand  sur  la  18^  édition,  par 
Henri  Welter.  1  vol.  in-S»  avec  206  gravures  sur  bois  et  2  planches 
coloriées.  Prix  :  2  fr.  50. 

Tome  second,  deuxième  partie.  —  Eléments  de  Botanique. 
Traduit  de  l'allemand,  par  Henri  Welter.  1  vol.  in-S»  avec  gra- 
vures sur  bois.  Prix  :  2  fr.  50. 


LEÇONS  DE  PHYSIOLOGIE  ÉLÉMENTAIRE 

Par  le  professeur  HUXLEY 

TRADUITES  DE  L'ANGLAIS  PAR  LE  D'  DALLY 

Un  volume  iu-12  avec  de  nombreuses  figures  intercalées  dans  le  texte 

Prix  :  broché,  3  fr.  50 


Paris.  —  Typog^Hpllif  .\.  IfENNtYEn.  rue  d'Arcel, 


La  Bibliothèque 
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Echéance 


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FEV.  1992 
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COO   HQVELACQUE, 
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