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BIBLIOTHEQUE
DES
SCIENCES CONTEMPORAINES
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\ PARIS. — TYPOGRAPHIE A. HENNUYCR, RUE D ARCET,
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BIBLIOTHÈQUE DES SCIENCES CONTEMPORAINES
LA LINGUISTIQUE
PAR
ABEL HOVELACQUE
LINGUISTIQUE. PHILOLOGIE. ETYMOLOGIE.
LA. FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ, SA LOCALISATIOX,
SON ORIGINE. SON IMPORTANCE DANS l'hISTOIRE NATURELLE.
CLASSIFICATION ET DESCRIPTION DES DIFFÉRENTS IDIOMES.
PLURALITÉ ORIGINELLE ET TRANSFORMATION
DES SYSTÈMES DE LANGUES.
DEUXIEME EDITION
REVUE ET AUGMENTÉE
PARIS
^
.^DEUa/^^^^_
C. REINWALD ET C'% LIBRAIRES-ÉDITEURS (^i/ ^
15, RUE DES SAllNTS-PÉRES, 15
1877
Tous droits réservés.
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TABLE DES MATIÈRES
Pages.
Introduction ix
Avertissement pour la seconde édition xiii
Chapitre I. Linguistique, philologie, étymologic .... 1
§ 1, Distinction de la linguistique et de la
philologie 1
§ 2. La vie des langues 9
§ 3, Aide que se prêtent mutuellement la lin-
guistique et la philologie 12
§ 4. Les polyglottes 14
§ 5. Dangers de l'étymologie 10
Chapitre IL La faculté du langage articulé. Sa localisation.
Son importance dans l'histoire naturelle. . . 22
Chapitre IIL Première forme linguistique. Le monosylla-
bisme. Les langues isolantes 39
§ l7Xe chinois 43
§ 2. L'annamite 52
§ 3. Le siamois 53
§ 4. Le birman 54
§ 5. Le tibétain 54
Chapitre IV. Seconde forme linguistique. L'agglutination.
Les langues agglutinantes 57
§ L Qu'est-ce que l'agglutination? 57
§ 2. Langues de l'Afrique méridionale. ,. . . Cl
Langue des Hottentots G2
Langues des Bochimans 60
§ 3. Langues des Nègres d'Afrique ..'... 07
§ 4. Langues du groupe bantou 78
§ 5. Le poul 85
§ G. Les langues nubiennes 87
VI TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
§ 7. Langues des Négritos 88
§ 8. Langues des Papous 88
§ 9. Langues australiennes 89
§ 10. Langues maléo-polynésiennes 91
§ 11. Le japonais 97
§ 12. Le coréen 102
§ 13. Langues dravidiennes 103
§ 14. Langues ouralo-altaïques 117
I. Le groupe samoyède 119
IL Le groupe finnois 120
III. Le groupe turc 134
IV. Le groupe tongouse 140
V. Le groupe mongol 142
VI. De l'harmonie vocalique et de la
parenté des langues ouralo-altaï-
ques 144
§ 15. La langue basque 148
§ 16. Langues américaines 167
§ 17. Langues hyperboréennes 184
§ 18. Langues du Caucase 185
§ 19. De quelques autres idiomes classés
parmi les langues agglutinantes 187
I. L'élou 188
IL Le mounda 189
in. Le bralioui 189
IV. La prétendue langue scythique . . 189
V. La langue de la seconde colonne
des inscriptions cunéiformes. . . 191
VI. La langue dite sumérienne ou ac-
cadienne 193
§ 20. La théorie des langues touraniennes. . Î98
Chapitre V. Troisième forme linguistique. La flexion. . . 20)
§ 1. Qu'est-ce que la flexion? 202
§ 2. Flexion indo-européenne et flexion sémi-
tique .... 203
A. Les langues sémitiques 207
* § 1. Du sémitisme en général et de l'ensemble
des langues sémitiques 208
§ 2. Groupe araméo-assyrien 213
I. Chaldéen et syriaque 213
1
TABLE DES MATIERES. VII
Pages.
II. Assyrien 216
§ 3. Le groupe chananéen 220
I. Hébreu 220
II. Phénicien 226
§ 4. Le groupe arabe 230
I. Arabe 230
IL Langues de l'Arabie méridionale et
de l'Abyssinie 236
§ 5. Individualité des langues sémitiques.
Leur patrie primitive 238
B. Les langues khamitiques 242
§ 1. Le groupe égyptien . . . v--w_. .... 244
§ 2. Le groupe libyen '. . . . 248
§ 3. Le groupe éthiopien 231
C. Les langues indo-européennes , . . ' 252
§ l. La langue commune indo-européenne. . 255
§ 2. Branche hindoue 266
I. Anciennes langues hindoues . . . 267
II. Langues néo-hindoues 272
III. Dialectes des Tsiganes 274
§ 3. Branche éranienne 275
I. Zend 277
II. Perse 280
III. Arménien 282
IV. Huzvàrèche 284
V. Parsi 287
VI. Persan 288
VlI.Ossète, kourde , béloutche, af-
ghan, etc 289
§ 4. Branche hellénique 291
§ 5. Branche italique 301
L Anciennes langues italiques. . . . 303
II. Langues novo-latines 314
§ 6. Branche celtique 334
§ 7. Branche germanique ' . . 343
I. Gothique 345
II. Langues Scandinaves 348
III. Bas allemand 350
IV. Haut allemand. « 356
§ 8. Branche slave 362
VIII TABLE DES MATIÈRES.
Pages.
§ 9. Branche lettique 385
I. Lithuanien 38G
IL Lette 389
IIL Vieux prussien 389
§ 10. Langues indo-européennes non classées. 390
L Etrusque 391
IL Dace 393
IIL Langues ind o-européennes de l'Asie
Mineure 39A
IV. Langues indo-européennes dites
scythiques 39G
V. Albanais 39G
§ M. Du mode de subdivision de la langue
commune indo-européenne et de la ré-
gion où elle fut parlée 398
Chapitre VI. Pluralité originelle des langues et transfor-
mation des systèmes linguistiques 408
§ 1. Comment se reconnaît la parenté des
langues 408
§ 2. Pluralité originelle des systèmes linguis-
tiques et conséquence de cette pluralité. 415
§ 3. Dans la vie historique les langues peu-
vent ne plus correspondre aux races. . 418
§ 4. La transformation des espèces en linguis-
tique 420
Table analytique 426
INTRODUCTION
Il était réservé aux dernières années du dix-hui-
tième siècle de donner le jour aux méthodes d'investi-
gation scientifique. La tâche était immense ; mais les
hommes qui tentèrent de l'accomplir n'y firent pas dé-
faut. C'est aux écrivains de VEncydopédie qu'il fut
donné d'ouvrir l'ère contemporaine , la période de la
science expérimentale.
L'esprit méthodique renouvela les procédés de re-
cherche et les modes d'enseignement. Les sciences
mathématiques, les sciences chimiques, les sciences
naturelles rompirent enfin, et pour jamais, avec la
métaphysique.
La linguistique n'est ni la moins importante ni la
moins intéressante des sciences contemporaines ; ce
volume lui est consacré. Notre intention est de mon-
trer quelle place elle occupe dans l'histoire naturelle
de l'homme. Tout d'abord, nous aurons à la définir.
Les questions les plus délicates de cette science sont
abordées et résolues chaque jour par des personnes
X INTRODUCTION.
tout aussi ignorantes de son objet que de sa mé-
thode. C'est le sort commun de toutes les sciences na-
turelles. On y supplée volontiers par des assertions pu-
rement sentimentales au défaut d'études fondées sur
l'expérience. C'est ainsi qu'on se déclare hardiment
polygéniste ou monogéniste, ami ou ennemi de la
doctrine de l'évolution, sans avoir jamais mis le pied
dans un laboratoire d'anthropologie.
Nous ne chercherons pas à éviter l'examen de la
question de l'origine du langage. C'est une question
purement anthropologique. Sans nous occuper des
rêveries auxquelles elle a donné lieu , nous la traite-
rons uniquement au point de vue de l'histoire natu-
relle, c'est-à-dire de l'anatomie et de la physiologie.
Le langage articulé est un fait naturel, soumis, comme
tout autre fait, à l'investigation libre et désintéressée,
et ce n'est pas une entreprise téméraire que d'aborder
la question de son origine. L'écarter sous prétexte
qu'il faut proscrire toute recherche des « origines
premières », c'est admettre la possibilité même de ces
causes premières, dont les mathématiques et la chi-
mie ont fait justice.
A côté des questions de linguistique pure, nous
avons introduit çà et là, mais dans une faible mesure,
certaines questions de philologie qui s'y rattachaient
directement. Nous avons traité plus volontiers de
quelques points d'ethnographie linguistique , mais
INTRODUCTION. XI
d'une façon très-incomplète. Nous nous promettons
d'y revenir. Quant aux questions de linguistique pro-
prement dite, nous étions contraint, par la nature et
le but de cette Bibliothèque^ à les parcourir toutes
fort rapidement ; c'est une difficulté dont le lecteur
voudra bien tenir compte.
Avant d'entrer en matière, qu'il nous soit permis
d'adresser nos remercîments à MM. Picot et Vinson,
pour la part qu'ils ont prise à notre travail. Nous leur
devons beaucoup : des notes, des renseignements, et
surtout les conseils d'esprits sûrs et méthodiques.
I
AVERTISSEMENT
POUR LA SECONDE ÉDITION
C'est une édition véritablement nouvelle que nous
publions aujourd'hui, et non pas une réimpression.
La partie des langues monosyllabiques et celle des
langues à flexion n'ont reçu que des modifications peu
importantes, mais il n'en a pas été de même de la par-
tie des langues agglutinantes.
Nous avons développé tout particulièrement les
chapitres relatifs à la langue des Hottentots, aux
langues de la Guinée, et aux langues du système
bantou.
Nous avons également revu et remanié le chapitre
consacré aux idiomes de l'Amérique. On a fait récem-
ment des progrès considérables dans la science de
l'américanisme, mais tout est loin d'avoir été dit à ce
sujet. Après avoir reproduit la classification -assez
communément acceptée des langues américaines, nous
avons tâché de mettre en évidence ce fait très-impor-
tant que les langues en question ne constituent pas
XIV AVERTISSEMENT POUR LA SECONDE ÉDITION.
une espèce particulière, et que leurs procédés se
retrouvent dans un grand nombre d'autres langues
agglutinantes.
En ce qui concerne d'autres idiomes également
aggluti natifs, dont la phonétique, la structure et le
vocabulaire demeurent encore fort obscurs , nous
avons persisté dans notre première réserve. On peut
ne pas nous approuver ; mais on blâmerait avec bien
plus de droit des conclusions légères et trop hâtives.
Quant à la méthode qui nous avait guidé dans la
rédaction de notre première édition, et qui est com-
mune aux difTérents volumes de la Bibliothèque des
sciences contemporaines ^ nous l'avons suivie avectoute
la fidélité possible dans cette nouvelle publication »G'est
la méthode expérimentale, la méthode sur laquelle
reposent toutes les recherches et toutes les découvertes
de l'esprit, moderne.
Novembre 1876.
LA LINGUISTIQUE
CHAPITRE I.
LINGUISTIQUE - PHILOLOGIE - ÉTYMOLOGIE.
§ 1. Distinction de la linguistique
et de la philologie.
Il est rare que dans le langage rniirani ..» ™« j
Ip» .i^r.fo o„- .-r ""f^Se courant, et même dans
es écrits scientifiques, on établisse une distinction entre
es deux mots de &,,„•.,,,,, et de p/nlolo,é ; on les em
sî: outT'r 'Tr' ''^""■^' ' p^- ^'^^ - --■^^^
phase'" H ^=^''^fr\'"' ''^^"^"^ euphoniques d'une
dits même '"?T '^«^ «''"'-rs écrivains, des éru-
d, s men e, confondent sans cesse ces deux termes ; la phi-
lologie la linguistique ne sont trop souvent, pour eu"
^ue 1 etuae des étymologies, et ils donnent indiffZn ni
aux personnes qui se livrent à cette sorte de recherches e
nom de k„su>stes ou de phadogues. L'examen de la 1
Z: Ce de S 'T -"'^—'-'-^ «^ -a coriectL
d un texte de Plante seraient indistinctement des travaux
Je linguistique ou de philologie.
Il est loin d'en être ainsi, et nous devons nous attacher
avant tout, à combattre cette grave erreur '
Dans le Dictionnaire de la langue française de M. Littré,
au mot Zmgmstujue, nous lisons : „ Étude des langue
LIKCUISTIQUE. 'di'feues
2 LA LINGUISTIQUE.
. considérées dans leurs principes, dans leurs rapports, et
en tant qu'un produit involontaire de l'esprit humain ».
Cette définition a un grand mérite : celui de ne pas s'ap-
pliquer tout aussi bien au mot Philologie. A ce dernier
mot M. Littré donne trois sens divers : « 1° Sorte de sa-
voir général qui regarde les belles-lettres, les langues, la
critique, etc.. 2° Particulièrement : étude et connaissance
d'une langue en tant qu'elle est l'instrument ou le moyen
d'une littérature. 3° Philologie comparée; étude appHquée
à plusieurs langues, que l'on éclaire par la comparaison
entre les unes et les autres. » De ces trois applications^
les deux premières sont exactes, mais à propos de la der-
nière nous devons faire une réserve. L'auteur y définit
d'une façon très-heureuse la Philologie comparée ; mais
le moyen de concevoir que la Linguistique puisse en au-
cun cas recevoir ce nom de Philologie comparée? C'est
avec juste raison que M. Littré distingue la Philologie sim-
plement dite d'avec la Linguistique, mais il cède sans mo-
tif suffisant à l'usage qui fait dévier de son sens le terme
de Philologie, alors qu'on lui applique l'épithète de com-
parée.
Comment, pour être comparée, la philologie se trans-
formerait-elle en linguistique? Nous avons peine à le com-
prendre. La physiologie comparée, celle, par exemple, qui
embrasse les relations des végétaux et des animaux, n'au-
rait-elle plus droit au nom de physiologie? L'anatomie
comparée des diverses races humaines, ou, si l'on veut,
l'anatomie comparée de l'homme et des autres primates,
devrait-elle perdre le nom à'anatomie ?
Il en est évidemment de la philologie comme de ces j
autres sciences, et l'on ne saurait à aucun titre, lorsqu'elle
devient comparée, ou, pour mieux dire, comparative, lui
enlever son propre et véritable nom.
Rollin définissait les philologues « ceux qui ont travaillé
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 3
sur les anciens auteurs pour les examiner, les corriger, les
expliquer et les mettre au jour ». Cette définition conserve
encore toute sa valeur ; elle correspond aux deux premiers
sens que M. Littré, comme nous venons de le voir, donne
dans son Dictionnaire au mot de Philologie. En définitive,
la tâche du philologue est l'étude critique des littératures
sous le rapport de l'archéologie, de l'art, de la mythologie ;
c'est la recherche de l'histoire des langues et subsidiaire-
ment de leur extension géographique ; c'est la découverte
des emprunts qu'elles se sont faits les unes aux autres dans
le cours des temps, en particulier des emprunts lexiques ;
c'est, enfin, la restitution et la correction des textes.
C'est là, au premier chef, une science historique, une
branche considérable de V «érudition». Avant le dévelop-
pement contemporain des sciences naturelles, les langues
n'étaient envisagées, et il n'en pouvait être autrement, que
sous ce seul et unique rapport ; la philologie a précédé de
longtemps la linguistique.
La philologie, simplement dite, ne s'attache qu'à une
seule langue : elle la critique , en interprète les docu-
ments, en améliore les textes d'après les données et les infor-
mations que peut lui fournir cette seule et même langue.
L'étude vient-elle à se porter de façon corrélative sur deux
langues diverses, ou sur plusieurs branches d'un même
idiome, la philologie devient alors comparée. Ainsi la phi-
lologie dite classique est le plus souvent comparée : elle
s'occupe, comme l'on sait, des textes grecs et latins. De
même la philologie romane, la philologie germanique, la
philologie slave sont, les unes et les autres, comparées ;
elles traiteront, par exemple, de l'influence qu'exerça la
langue des Précieuses du dix-septième siècle sur la langue
courante des âges suivants; du rôle que joua dans la for-
mation de l'allemand moderne la version de la Bible par
Luther; de l'extension des langues slaves, vers l'ouest de
4 LA LINGUISTIQUE.
l'Europe, au moyen âge, puis de leur rétrogradation vers
Test. Également comparée est la philologie dite orientale
qui s'applique à ces trois langues, le persan, l'arabe, le
turc, tout étrangères que soient les unes aux autres ces dif-
férentes langues sous le rapport linguistique. Dans l'Inde
et dans l'extrême Orient le bouddhisme a donné naissance
à une philologie comparée, tout comme la légende de Ghar-
lemagne dans l'Europe occidentale.
C'est en particulier à Schleicher (1), à MM. Kuhn, Glia-
vée(2), Spiegel (3) qu'est due la distinction si importante
entre ces deux sciences, philologie et linguistique. Tous
ces auteurs tombent d'accord sur le fait capital que l'une
est du domaine des connaissances historiques, l'autre du
domaine des connaissances naturelles.
f La linguistique peut être définie : l'étude des éléments
constitutifs du langage articulé et des formes diverses
qu'affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d'autres
termes, si l'on veut, la linguistique est la double étude de
la phonétique et de la structure des langues.
Il est aisé de comprendre comment la linguistique se
i-rattache à la physiologie par l'étude du matériel phoné-
tique des langues, c'est-à-dire de leurs sons. Le premier
soin du linguiste est d'inventorier les voyelles et les con-
sonnes des langues qu'il examine et d'établir les lois de
leurs permutations ou de leurs variations ; la découverte
de ces lois lui sera d'autant plus facile qu'il sera plus fami-
liarisé avec le jeu de l'appareil vocal.
Les voyelles et les consonnes constituent les premiers
éléments du langage. Plus tard apparaissent d'autres élé-
ments, que l'on qualifie souvent du nom d'éléments simples
bien que, pour l'ordinaire, ils soient déjà composés (c'est-à-
{\) Die deutsche sprachp, Inlr., chap. vi.
(2) Bulletins de la Suciété d'antlu'opologie de Paris, 1862; p. 198.
(3) Die tradiiionelle literatur der Parsen, p. 48.
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 5
dire formés d'un ensemble de voyelles et de consonnes) : ce
sont les monosyllabes auxquels on donne le nom de racines.
Ces monosyllabes, l'expérience nous les fera découvrir
au fond de tous les systèmes linguistiques. Tantôt ils seront
formés d'un seul élément sonore, c'est-à-dire d'une seule
voyelle ; tantôt ils seront formés de la réunion de plusieurs
de ces éléments. Dans les langues indo-européennes, par
exemple, ce sera i « aller », da « donner » ; en chinois ce
sera ta, qui répond aux diverses conceptions de grandeur.
Mais la signification de ces premières racines ne sera
jamais que très-générale et elles se trouveront étrangères
à toute notion de genre, de cas, de nombre, de personnes,
de temps, de modalité.
L'étude de ces éléments constitue, disons-nous_, l'un
des premiers soins du linguiste. En second lieu arrive
l'examen des formes qu'affectent ou peuvent affecter ces
éléments ; cette nouvelle étude reçoit le nom de morpho-
logie. Nous traiterons plus loin des différentes variétés
morphologiques du langage , c'est-à-dire des différents
modes de structure que peuvent présenter les langues, et
nous constaterons alors que des idiomes qu il convient de
ranger, sous ce rapport, dans un seul et même groupe,
par exemple les langues dites agglutinantes , peuvent
être, si l'on envisage leurs éléments constitutifs, étran-
gères de tous points les unes aux autres. C'est ainsi que
les langues indo-européennes et les langues sémitiques,
dont les racines sont tout à fait différentes, tout à fait
irréductibles, se trouvent les unes et les autres dans la
môme classe morphologique; de même, le turc, le basque,
le japonais, le tamoul ont, en général, la même structure;
mais les radicaux de ces différentes langues sont essentiel-
lement différents, et il est impossible de les ramener scien-
tifiquement à une origine commune, à une seule et même
souche.
6 LA LINGUISTIQUE.
Ce sujet nous occupera en son temps comme il le mé-
rite. Notre but, pour l'instant, est de bien établir ce fait
capital, que la linguistique appartient au groupe des
sciences naturelles, et que pour la ranger parmi les scien-
ces historiques il faut méconnaître à la fois et son but et
sa méthode.
C'est à Auguste Schleicher que nous devons les écrits
les plus nets et les plus démonstratifs sur cet important
sujet.
Schleicher, chose rare parmi ses compatriotes, était un
esprit parfaitement dégagé d'aspirations métaphysiques.
Il avait traversé, comme tant d'autres, les écoles trans-
cendantales ; comme tant d'autres, il avait suivi les doc-
teurs du théurgisme et de l'hyperphysisme, mais leurs fan-
taisies n'avaient pu séduire cette intelligence positive et
peu disposée à se payer d'emphatiques et vaines paroles.
Schleicher était l'homme de l'expérience, l'homme de la
méthode. C'est à lui le premier, comme l'on sait, qu'il
échut de dresser le code général de la phonétique et de la
structure des langues indo-européennes. W. Jones, vers
la fm du dernier siècle, avait définitivement affirmé la
parenté de ces langues, et Bopp, au commencement de
celui-ci, avait démontré méthodiquement cette même pa-
renté.
Ainsi qu'il aimait à le dire lui-même, il est certain que
ses remarquables connaissances en botanique lui furent
d'une utilité capitale pour ses recherches sur la morpho-
logie des langues, tant les procédés d'analyse et de compa-
raison sont identiques dans l'étude de toutes les sciences
naturelles.
L'ingénieuse analogie que, pour bien faire comprendre
la distinction de la linguistique d'avec la philologie, Schlei-
cher se plut à établir entre le linguiste et le botaniste d'une
part, et d'autre part le philologue et l'horticulteur, mé-
DISTINCTION DE LA LINGUISTIQUE ET DE LA PHILOLOGIE. 7
rite à tous égards d'être rappelée. On la trouve dans son
excellent livre sur la langue allemande (1) :
(( La philologie, disait-il, est une science historique, et
cette science ne peut se trouver appliquée que là où l'on
est en présence d'une littérature, d'une histoire. Là où les
monuments font défaut, là où il n'y a point de culture lit-
téraire, le philologue n'a que faire ; la philologie, en un
mot, ne peut s'exercer que sur des documents historiques.
Il en est tout différemment de la linguistique, dont l'objet
unique est la langue elle-même, dont l'unique étude est
l'examen de la langue en elle-même et pour elle-même.
Les variations historiques des langues, le développement
plus ou moins factice de leur vocabulaire, souvent même
leurs procédés syntactiques, tout cela n'est pour le lin-
guiste que d'une importance secondaire ; il consacre son
soin tout entier à l'étude de la manifestation elle-même
du langage articulé, fonction naturelle, inévitable et déter-
minée, à laquelle l'homme ne pourrait se soustraire, et qui,
ainsi que toutes les autres fonctions, est d'une implacable
nécessité. Pou importe au linguiste qu'une langue ait ré-
gné, des siècles durant, sur de vastes empires, qu'elle ait
donné naissance aux monuments littéraires les plus glo-
rieux, qu'elle se soit prêtée aux exigences de la culture
intellectuelle la plus délicate, la plus raffinée ; peu lui im-
porte aussi qu'une langue obscure ait misérablement péri,
sans fruits, sans rejetons, étouffée par d'autres idiomes,
inconnue à jamais du philologue. La littérature est, sans
conteste, un auxiliaire puissant grâce auquel il est aisé
de saisir l'idiome lui-même, de reconnaître la succession
de ses formes, les phases de son développement ; un auxi-
liaire précieux, mais non pas indispensable. Ajoutez que
la connaissance d'une seule langue ne peut suffire au hn-
(1) Die deutsche sprathe, Introduction.
8 LA LINGUISTIQUE.
guiste, et en cela il se distingue encore du philologue. II
existe, par exemple, une philologie latine, tout indépen-
dante de la philologie grecque; une philologie hébraïque,
tout indépendante de la philologie arabe ou assyrienne.
Mais il ne saurait être question d'une linguistique pure-
ment latine, d'une linguistique purement hébraïque : la
linguistique est comparée ou n'est pas. On ne peut en effet
se rendre compte d'une forme qu'en la comparant à d'autres
formes. La philologie peut donc être spéciale, particulière
à un seul idiome ; mais lorsqu'il s'agit d'étudier les éléments
constitutifs d'une langue et sa structure, il faut déjà con-
naître la phonétique et la structure d'un certain nombre
d'autres idiomes. Répétons-le donc une fois encore, les re-
cherches du linguiste sont toujours et essentiellement com-
paratives, à rencontre de celles du philologue,, qui peuvent
être toutes spéciales. »
C'est ici que Schleicher place son ingénieuse et très-
juste comparaison : «Le linguiste, dit-il, est un naturaliste;
il étudie les langues à la façon dont le botaniste étudie les
plantes. Le botaniste doit embrasser d'un coup d'œil l'en-
semble des organismes végétaux ; il recherche les lois de
leur structure, celles de leur développement, mais il ne se
préoccupe en aucune manière du plus ou moins de valeur
des plantes, de leur usage plus ou moins précieux, de leur
agrément plus ou moins reconnu. A ses yeux, la première
venue des mauvaises herbes peut avoir un bien autre prix
que n'en ont les roses les plus belles, les lis les plus rares.
Le rôle du philologue est tout différent. Ce n'est point au
botaniste, mais bien à l'horticulteur qu'il convient de le
comparer. Ce dernier ne donne ses soins qu'à telles ou
telles espèces, qui sont l'objet d'une faveur particulière;
c'est la beauté de la forme qu'il recherche, c'est la colora-
tion, c'est le parfum. Une plante inutile est sans valeur à
ses yeux ; il n'a que faire des lois de la structure et du dé-
LA VIE DES LANGUES. 9
veloppement : le végétal qui, sous ce rapport, peut possé-
der la valeur la plus considérable a chance de n'être pour
lui qu'une mauvaise herbe vulgaire. »
Cette comparaison est exacte, et, mieux que toute autre
exphcation, elle dit assez que le linguiste étudie chez l'homme
le phénomène du langage articulé et ses produits à la façon
dont tout physiologiste étudie les autres fonctions, la lo-
comotion, par exemple, l'olfaction, la vision, ou encore la
digestion, la circulation. Et non-seulement il recherche et
détermine les lois normales propres à ce phénomène, mais
encore il découvre et caractérise les altérations véritable-
ment pathologiques qui se présentent maintes fois durant
le cours de la vie des langues.
§ 2. La vie des langues.
Xes langues en effet naissent, croissent, dépérissent et
melirent comme tous les êtres vivants. Elles ont passé tout
d'abord par une période embryonnaire, elles atteignent un
complet développement et sont livrées, en fin de compte, à la
métamorphose régressive. C'est précisément cette concep-
tion de la vie des langues qui, ainsi qu'on Fa déjà remar-
qué, distingue la science moderne du langage d'avec les
spéculations du passé.
Nous traiterons dans un autre chapitre de la naissance
des langues et de l'origine de la faculté du langage arti-
culé ; plus loin aussi nous verrons comment les systèmes
linguistiques les plus compliqués proviennent de systèmes
rudimentaires ; comment, en un mot, les formes dont l'or-
ganisation est la plus complète proviennent de formes
beaucoup moins développées.
Les langues une fois nées, l'on ne peut dire qu'elles
entrent aussitôt dans leur période historique, en entendant
par là que leur développement se trouve soumis d'ores et
10 LA LINGUISTIQUE.
déjà à l'arbitraire et aux fantaisies de ceux qui les parlent.
Ce serait là une erreur. Le développement des langues est,
avant tout, déterminé, et le cours de leur vie ne saurait, par
une inadmissible dérogation aux lois naturelles, écliapper
aux nécessités communes à tout ce qui vit. A la vérité,
sous l'influence de circonstances heureuses ou malheu-
reuses, elles s'altéreront plus ou moins gravement, elles
marcheront à leur décadence, à leur perte, d'un pas plus
ou moins précipité ; mais rien ne fera fléchir leurs ten-
dances organiques.
Elles sont, en un mot, ce que leur nature veut qu'elles
soient. Jamais, par exemple, on ne parviendrait à créer
une langue mixte. On ne saurait imaginer une langue in-
do-européenne dont la grammaire soit en partie slave, en
partie latine. Il n'y a pas, il ne peut y avoir de langues
mixtes. L'anglais, par exemple, chez lequel se sont intro-
duits un si grand nombre d'éléments étrangers, notam-
ment d'éléments français, n'en demeure et n'en demeurera
pas moins jusqu'à son extinction une vraie langue germa-
nique ; le basque est dans un cas analogue : ses emprunts
constants à deux langues romanes n'altéreront jamais son
caractère particulier. C'est encore ainsi qu'au moyen âge
le huzvârèche conserva son caractère de langue éranienne,
en dépit de l'intrusion considérable d'éléments sémitiques
dont il eut à souffrir.
Mais il ne faut point douter que cette sorte de commerce
intellectuel, que ces emprunts, fruits inévitables de la civi-
lisation, ne précipitent singulièrement la vie des langues.
Les faits sont là, évidents, palpables. Ainsi, parmi les lan-
gues germaniques, nous voyons l'anglais parcourir du
milieu du treizième siècle jusqu'à nos jours une rapide, très-
rapide carrière, tandis que l'islandais nous offre aujour-
d'hui encore et à chaque instant des formes très-anciennes
et fort bien conservées. L'obscur lithuanien peut être tenu
LA VIE DES LANGUES. 11
pour le moins dégradé des idiomes indo-européens de l'Eu-
rope, et, selon toute vraisemblance, il nous aurait fait ad-
mirer longtemps encore ses formes antiques et précieuses,
si la rude concurrence de l'allemand ne le menaçait d'une
disparition prochaine. C'est ainsi que périssent chaque jour
dans des luttes inégales, mais que rien ne saurait prévenir,
des êtres pleins de vie et de santé qui, à la faveur de cir-
constances moins funestes, auraient connu de longues
années et ne se seraient pas éteints, misérables, sans pos-
térité.
Il est difficile de supposer qu'un système linguistique
arrivé à l'âge le plus florissant, le plus riche de son déve-
loppement, n'entre pas aussitôt dans la période de méta-
morphose régressive, et il est tout aussi difficile que cette
période ne soit point caractérisée d'une façon spéciale par
la tendance de plus en plus individualiste des idiomes de ce
système. Nous savons, par exemple, que les langues dites
indo-européennes ou aryennes (hindoues, éraniennes,
helléniques, italiques, celtiques, germaniques, slaves, letti-
ques) proviennent d'une mère commune, dont il a été pos-
sible de déterminer les éléments phonétiques et de resti-
tuer, au moins en ses traits essentiels, la morphologie, la
structure : or, il est supposable que la période de forma-
tion prit fin au moment même où commencèrent à se ma-
nifester des divergences dialectales et qu'il n'y eut point
d'intervalle sensible entre ces premiers temps et la période
de métamorphose régressive. Le linguiste doit avant tout
déterminer, ou, pour mieux dire, restituer les formes
qu'affectaient^ au moment de leur division^n^dialectes^les
langues mères dont il n'existe pas de monuments écrits.
Ainsi que nous ravons^dît^TaTTâche se trouve presque
accomplie pour le système indo-européen ; mais elle est à
peine ébauchée en ce qui concerne les langues sémitiques
(chaldéen, syriaque, hébreu, phénicien, arabe, etc.) et est
"J2 LA LINGUISTIQUE.
tout entière à entreprendre pour le plus grand nombre
des autres systèmes; celui, par exemple, des langues
dites khamitiques (ancien égyptien, copte, tamachek,
galla, etc.) et celui des langues dravidiennes (tamoul, té-
linga, etc.).
Mais la vie des langues n'est point un sujet qu'il soit
possible de traiter en quelques pages, il réclamerait un
volume entier et une longue série d'exemples pris tour à
tour dans les différentes familles linguistiques. Nous n'en-
tamerons pas cet exposé trop spécial, et il suffira sans doute
d'avoir signalé ici le fait général et constant de cette vie,
de cette activité de la. matière, sous un de ses côtés les plus
curieux et les plus riches en enseignements.
§ 3. Aide que se prêtent mutuellement
la linguistique et la philologie.
Il est incontestable que le linguiste trouve parfois un
puissant auxiliaire dans l'emploi delà méthode historique.
Cette dernière est indispensable en effet lorsqu'il s'agit de
l'étude de la syntaxe. Ici l'initiative personnelle peut être
plus marquée. Loin de nous, certes, la moindre velléité
d'attribuer à cette initiative une liberté à laquelle elle ne
saurait prétendre sans braver les premiers enseignements
de l'expérience ; nous savons assez que la spontanéité est
déterminée de la manière la plus stricte et que le pré-
tendu libre arbitre n'est, selon la parole de Spinosa, que
la conscience de la volonté. Il nous faut donc encore con-
sidérer cette sorte d'arbitraire comme le fruit, le simple
fruit d'une disposition naturelle, soumise, par conséquent,
à une direction également naturelle. L'on peut dire que
les formations par analogie, elles-mêmes, n'échappent pas
à ce sort commun et qu'elles ne trahissent, le plus souvent,
qu'une véritable paresse intellectuelle.
AIDE MUTUELLE DE LA LINGUIST. ET DE LA PHILOL. 13
Nous nous trouvons amené à répéter ici que la science
naturelle de la linguistique et la science historique de la
philologie ne sont point rivales l'une de l'autre et que rien
ne saurait autoriser à les tenir pour deux sciences hostiles.
En effet, deux ordres de connaissances, si distincts qu'ils
soient, ne peuvent conduire à des résultats opposés, et deux
véritables sciences, deux sciences vraiment dignes de ce
nom, ne sauraient, en aucun cas, être ennemies l'une de
l'autre. Les sciences au contraire se complètent mutuelle-
ment, et chacune d'elles est vis-à-vis des autres débitrice
et créancière tout à la fois.
Tel est, en particulier, le cas de la linguistique et de la phi-
lologie. Le philologue doit connaître, au moins d'une façon
générale, les résultats acquis par le linguiste. S'il ne sait rien
de la langue elle-même, de cet agent le plus considérable de
la pensée, s'il ignore et sa structure et les éléments qui la
composent, comment pourra-t-il porter quelque jugement
complet sur les produits, sur les fruits de cet agent? Au-
tant dire qu'un ethnographe pourrait faire bon marché
d'un ensemble dé données élémentaires relatives à Fana-
tomie des races, et n'en tenir même aucun compte. C'est
}k une considération presque banale, et pourtant il est bon
nombre de philologues qu'elle n'a point le don de satis-
faire. De là cet amas de dissertations subjectives, sans but,
sans doctrine, ce fatras d'arguties oiseuses où la rhétorique
le dispute au vide et à l'ineptie. Les librairies françaises,
par un reste de chance heureuse, n'en sont pas les plus
encombrées.
Le philologue, par contre, prépare au hnguiste un maté-
riel précieux. Il lui facilite la connaissance des formes his-
toriques du langage et lui expose ce qu'il a pu découvrir
de leur chronologie et de leur succession ; il lui découvre
enfui les divergences dialectales d'où peuvent sortir tant et
de si précieuses instructions.
14 LA LINGUISTIQUE.
Si donc il importe de distinguer ces deux sciences, de ne
confondre ni leur but, ni leur méthode, pas plus que leur
vrai nom, il n'importe pas moins de reconnaître qu'elles
sont appelées l'une et l'autre à se rendre des services mu-
tuels et considérables. C'est ainsi que l'histoire a maintes
fois fourni à l'étude des races humaines d'utiles informa-
tions et que l'anthropologie, à son tour, a pu éclaircirbien
des faits historiques.
§ A. Les polyglottes.
La connaissance pratique des langues, ou, pour nous
exprimer d'une manière plus simple, l'art de les parler cou-
ramment et de façon correcte, repose avant tout sur une
aptitude naturelle. Cette aptitude se développe par un usage
plus ou moins prolongé; mais il ne serait exact, en aucun
cas, de la regarder comme une science. L'on s'étonne sou-
vent de voir un auteur de nombreux et bons travaux lin-
guistiques être peu capable d'entretenir la conversation en
quatre ou cinq langues différentes, et l'on est tout surpris
qu'il ne sache se servir parfois, avec quelque facilité, que
de son idiome maternel. Il y a là une forte méprise. Le
linguiste n'a que faire d'être polyglotte, ou, du moins, il
n'est point nécessaire qu'il le soit. Le polyglotte, de son
côté, n'a, du fait même de son art, aucun droit au nom de
linguiste ; et cependant chaque jour nous entendons donner
ce nom de linguistes aux personnes qui, grâce à certaines
circonstances, grâce notamment à cette aptitude spéciale,
parlent avec plus ou moins de facilité dix, douze idiomes,
parfois même davantage , sans connaître cependant un
traître mot de leur structure. Ce que nous avons dit plus
haut du caractère même de la hnguistique et de la nature
des études du linguiste nous dispense d'insister sur cette
confusion vulgaire.
LES POLYGLOTTES. 15
Nous pensons toutefois que les résultats de la linguis-
tique peuvent faciliter, jusqu'à un certain point, Tétude de
l'art dont il s'agit. Prenons, par exemple, les langues ro-
manes, issues, comme l'on sait, du latin vulgaire; il est
incontestable que l'on peut passer de l'une à l'autre d'après
des règles à peu près fixes, en ce qui concerne particuliè-
rement la phonétique, surtout en ce qui a trait à l'équiva-
lence des consonnes. Un très-petit nombre de principes
généraux donnent la clef des concordances les plus com-
munes ; la ressemblance des mots italiens, espagnols, fran-
çais n'est plus fortuite ; elle devient, au contraire, logique,
rationnelle, et leur étude marche d'un pas d'autant plus
rapide qu'elle est moins abandonnée au hasard.
Les langues germaniques, elles aussi, possèdent des lois
d'équivalence tout aussi précises ; à telles ou telles con-
sonnes de l'allemand, par exemple, répondent telles ou
telles consonnes de l'anglais, du hollandais, du suédois.
Il en est de même pour les langues slaves : le tchèque, le
russe, le croate ont une phonologie parfaitement fixe qui
permet de passer sans peine des formes de l'un de ces
idiomes aux formes de ses congénères. Répétons-le, il
n'est pas besoin d'efTorts intellectuels considérables pour
atteindre à ce résultat ; il suffit de la connaissance de quel-
ques principes élémentaires.
Nous ne nous illusionnons pas sur le peu de succès que
l'on pourrait obtenir en introduisant dans l'instruction se-
condaire quelques notions de grammaire comparée. Il est
difficile qu'un élève de dix, douze ou quinze ans s'intéresse
d'une façon suivie aux lois de la permutation des consonnes
et des voyelles dans les langues qu'il étudie ; il cherche à
apprendre le grec et le latin comme il a appris sa langue
maternelle, par la pratique pure et simple et sans s'occuper
des règles formulées plus ou moins savamment. Mais n'y
aurait-il pas un grand bénéfice à ce que ceux-là au moins
16 LA LINGUISTIQUE.
qui ont la charge de l'enseignement sussent que ces règles
existent et n'ignorassent point les principales ni les plus
élémentaires d'entre elles? A notre sens, ce ne serait pas
trop demander.
§ S. Les dangers de rétymologie.
Si l'aptitude spéciale à la connaissance pratique des lan
gués n'est point une science, Yétymologie, par contre, telle
qu'elle est pratiquée le plus souvent, ne peut être regardée
ni comme une science ni comme un art. L'étymologie,
par elle-même, n'est qu'une jonglerie, une so)'te de jeu
d'esprit, si bien que le grand ennemi de l'étymologiste,
son ennemi implacable, c'est le linguiste. En un mot, l'éty-
mologie par elle-même et pour elle-même n'est que de la
divination ; elle fait abstraction de toute expérience, néglige
les difficultés et se contente des apparences spécieuses de
ce qui n'est qu'à peine probable ou à peine vraisemblable.
Peut-on douter, de prime abord, que ces mots allemands
haben « avoir», bereit « prêt », œhnlich a analogue », aben-
leuer <( aventure » ne répondent presque lettre pour lettre,
au latin habere, paratus, au grec àvâXovoç, au français
aventure? L'anglais to call au grec y,aXéo) a j'appelle je
convoque ». Kt cependant il n'en est rien. ft
L'analyse linguistique démontre l'inanité de ces rap-
prochements faciles ; ils ne soutiennent pas une seconde
l'examen d'une critique méthodique. C'est à l'aide de pro-
cédés aussi fantaisistes que l'on a prétendu assimiler les
idiomes absolument étrangers les uns aux autres, les lan-
gues sémitiques et les langues indo-européennes, le basque
et l'irlandais. Les plus illustres sémitisants, ceux qui ont
rendu à la philologie des langues syro-arabes les meilleurst
services, se sont maintes fois laissé prendre à ce piège, et
nous voyons à tout instant dans leurs écrits des racines se-
LES DANGERS DE L ÉTYMOLOGIE. 17
mitiques et des racines indo-européennes rapprochées
sans critique les unes des autres, Gesenius lui-même n'a
point échappé à ce malentendu, et il n'est pas étonnant
qu'à sa suite les exégètes orthodoxes y aient donné à cœur
joie. Rien de plus périlleux que de s'emparer de deux mots
tout faits et de les rapprocher l'un de l'autre, si l'on ignore
les procédés et les lois de leur structure ; les équivalences
qui semblent au premier coup d'oeil s'imposer le plus invin-
ciblement sont parfois les plus trompeuses. Bien souvent,
au contraire, des formes que l'on ne songeait jamais à
rapprocher les unes des autres se trouvent unies par les
liens de la plus étroite parenté. Depuis leur antique com-
munauté, depuis l'époque oi^i elles n'étaient toutes qu'une
seule et même forme, elles ont subi chacune des lois diverses
de variation; mais ces lois sont découvertes aujourd'hui,
et l'unité, la réelle unité de ces formes, est un fait hors de
conteste. C'est ainsi, par exemple, que le grec y]B6; « doux»
et le latin suavis remontent tous deux à une seule et même
forme plus ancienne ; il en est de même du latin solus et du
perse haruva « tout », de l'irlandais il et du sanskrit purms
«nombreux »j du grec '!c; «poison» et du latin i;/;'t<s, de Va.n-
g\{i'Lsfive « cinq» et du croate pe^; du hollandais i;a6/e?'« père»
et de l'arménien hayr; de l'arménien es « je » et du croate
ja. C'est ainsi encore que des mots appartenant à une
seule et même langue et qui semblent, au premier abord,
n'avoir aucune connexité, appartiennent en réalité à une
seule et même racine; en français, par exemple : sohde,
solder, soldat, seul, serf; — jeu, bon, jour, divin; — aus-
pice, sceptique, évêque, épice, répit; — assister, coûter,
étable, obstacle. Nous sortirions des limites permises à cet
écrit en exposant par le menu les principes qui relient entre
elles ces formes diverses et pourtant proches alliées, que
la pure et simple divination aurait grand'peine sans doute
à rattacher les unes aux autres.
LINGUISTIQUE. 2
18 LA LINGUISTIQUE.
Qu'est-ce donc que l'étymologie, ou plutôt que doit- elle
être pour mériter créance et prétendre à une valeur scien-
tifique? Un résultat pur et simple. Résultat de la linguis-
tique, résultat de la philologie.
Elle est déductive dans le premier cas, historique dans
le second.
Disons quelques mots de ces deux hypothèses, en com-
mençant par la seconde. L'histoire de la langue française
nous enseigne, pour prendre quelques exemples, que dinde
est un abrégé de poule d'Inde ; que hussard vient, par in-
termédiaire, du magyar hûsz, qui veut dire a vingt » ; que
l'anglais yocA'e?/ représente notre ancien diminutif /a^we^.
Voilà tout autant d'exemples d'étymologies philologiques,
ou, si l'on veut, historiques. Sur ce terrain, en effet, c'est
à la critique historique, à elle seule, qu'il appartient de
décider si les suppositions que l'on se plaît à faire sont
exactes ou inexactes, si elles sont vraisemblables ou invrai-
semblables. Mais la critique historique a trop souvent été
en défaut. C'est de la critique historique que relèvent une
foule d'étymologies appuyées sur des ^arce que, et dans le
nombre il s'en rencontre plus d'une qui, pour paraître très-
simple au premier coup d'oeil, n'en doit pas moins être
regardés comme absolument défectueuse. Ainsi, d'après
les juristes latins, l'esclave, servus, tirait son nom de ce
qu'il avait été, par la grâce du vainqueur, sauvé, préservé
d'un coup fatal ; or, tout au contraire, le sens antique de
ce mot est celui de protecteur^ de gardien : il répond ri-
goureusement, en tant que nominatif singulier, à la forme
haurvô, gardien {paçus-haurvô, gardien de bétail) de l'A-
vesta. C'est à l'aide de parce que que l'on fait venir feu
(défunt) de fuit, il fut. Un pas de plus et l'on tire cadaver
de ca [ro] da [ta] ver [mibus], nobilis à^non vilis et dignus
de di-genus, espèce de dieu.
L'étymojogie linguistique est tout aussi périlleuse, plus
LES DANGERS DE l'ÉTYMOLOGIE. 19
)érilleuse peut-être, que l'étymologie philologique. « Sais-
u bien, demande le docteur, d'où vient le mot de galant
homme? — Le Barbouillé. Qu'il vienne de Villejuif ou
l'Aubervilliers, je ne m'en soucie guère. — Le Docteur.
sache que le mot àe, galant homme vient d'élégant ; grê-
lant le g et l'a de la dernière syllabe, cela fait ga, et puis
prenant /, ajoutant un a et les deux dernières lettres, cela
fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant
homme. » Les moins mauvaises des étymologies de cette
)0rte — si tant est que toutes ne se vaillent point — sont peu
supérieures à celles-là, soit dit sans exagérer. Il n'est pas
plus rationnel, par exemple, de rapprocher le grec [iop^i\
[< forme, figure, aspect )> et le latin forma, en prétendant
pe les consonnes m et f ont simplement changé de place,
r[u'il ne l'est de tirer galant homme à' élégant. La consonne /
iu latin, placée au commencement des mots, répond,
[îomme nous le verrons plus loin, à une explosive aspirée
(bh, dh ou gh) de la forme indo-européenne commune;
dans le cas actuel c'est à un « dh » que reproduit précisé-
ment le mot sanskrit dharma- dont le sens est celui de
«jus, justitia ». On connaît le diminutif latin du mot for-
ma qui Q^i formula « forme, formule, précepte ». Quant à
lJ.opç'rj il est apparenté à pLapTïTW «je saisis ».
Combien de personnes trouvent parfaitement vraisem-
blable cette prétendue et fausse équivalence du latin forma
et du grec iJ'Opç'rj, qui sont les premières à rire de Ménage,
lorsqu'il tire rat du latin mus par l'entremise des formes
soi-disant intermédiaires inuratus, puis ratus? Les deux
étymologies pourtant se valent l'une l'autre.
C'est une idée trop répandue que celle de considérer le
linguiste comme un faiseur d'étymologies, et ceux-là
peuvent seuls entretenir cette'illusion qui ne soupçonnent
ni le but ni la méthode de la linguistique. Aux yeux du lin-
guiste, en effet, ces ressemblances plus ou moins fortes ne
20 LA LINGUISTIQUE.
sont rien moins que déterminantes. L'expérience lui a fait
connaître à quel point elles peuvent être trompeuses;
mais surtout, et avant tout, elle lui a appris que les lan-
gues ne sont pas des créations de hasard et qu'elles ré-
pondent, comme toute fonction, aune nécessité organique;
que les lois qui les régissent révèlent une précision d'autant
plus éclatante qu'on les recherche avec plus de méthode ;
que ces lois enfin découvrent et expliquent en maintes
circonstances la parenté directe ou indirecte des mots, mais
que la recherche de cette parenté n'est qu'un fait acces-
soire, un fait accidentel.
L'étymologiste, a-t-on dit, fait peu de cas des consonnes
et néglige toutes les voyelles. Gela est parfaitement exact.
L'étymologiste qui se livre à l'étymologie par elle-même et
pour elle-même ignore de tout point ce que c'est que la phi-
lologie, et plus encore, s'il est possible, ce que c'est que la
linguistique. Qu'un linguiste, qu'un philologue s'occupent
d'étymologies, fort bien ; mais le privilège de cette sorte de
recherches ne doit appartenir qu'à eux seuls. C'est avec
les procédés de l'étymologie courante que l'on a fait du
basque^un parent de l'irlandais, du français ou du pro-
vençal un idiome celtique, du latin un dérivé du grec, du
phénicien tout ce que l'on a voulu ; c'est avec l'étymologie
pure et simple qu'aujourd'hui encore l'on prétend, à l'aide
de quelques noms géographiques pris à peu près au hasard,
caractériser la langue des anciens Ibères ; c'est avec cette
même étymologie que l'on a lu couramment, en deux ou
trois langues différentes, les inscriptions étrusques, que l'on
pourrait encore les lire en une douzaine d'autres langues.
Nous ne saurions trop le répéter, la linguistique n'a
rien de commun, ni de près ni de loin, avec ces exercices
divinatoires. Le premier écueil dont elle garde ses disciples,
c'est la tentation de rapprocher des mots qui n'ont pas été
au préalable méthodiquement analysés. A chaque instant
LES DANGERS DE L ÉTYMOLOGIE. 21
l'étymologiste cède à cette tentation. Il n'opère, précisé-
ment, qu'au moyen de ces comparaisons aventureuses.
Sans doute, le linguiste devra parfois se laisser guider par
de pures et simples présomptions ; mais celles-ci ne pèse-
ront ni sur ses conclusions ni sur le mode de ses recherches.
Ce qu'il prétend découvrir, ce qu'il étudie, ce sont les élé-
ments simples des langues et les procédés d'agrégation de
ces éléments ; c'est le système de fonctionnement des
formes organiques ; ce sont les lois qui président au déve-
loppement de ces formes et ensuite à leurs altérations.
La linguistique n'est donc qu'une science naturelle.
C'est, d'ailleurs, ce que nous allons constater à nouveau
en entrant dans un autre ordre d'idées.
CHAPITRE IL
LA FACULTÉ DU LANGAGE ARTICULÉ
SA LOCALISATION
SON IMPORTANCE DANS l'hISTOIRE NATURELLE
L'homme n'est homme que parce qu'il possède la faculté
du langage articulé. C'était là jadis une proposition mal-
sonnante. Elle est passée aujourd'hui à l'état de vérité ba-
nale, aux yeux du moins des personnes qui tiennent pour
liquidé, et bien liquidé le compte de la métaphysique.
Sans doute, c'est un raisonnement peu convaincant
que d'en appeler aux autorités, même les plus reconnues;
pourtant il ne nous sera pas interdit de citer, à propos du
sujet qui nous occupe, l'opinion de quelques auteurs dont
la science s'honore à bon droit ; celle, par exemple, de 1
M. Charles Martins : « Le langage articulé est le caractère
distinctif de l'homme (1) » ; celle de M. Darwin : « Le lan-
gage articulé est spécial à l'homme, bien que, comme les
autres animaux, il puisse exprimer ses intentions par des
cris inarticulés, par des gestes et par les mouvements des
muscles de son visage (2) » ; celle de M. Hunfalvy : « L'ori-
gine de l'homme doit être placée à l'origine du langage (3) ; »
celle de M. Hseckel : « Rien n'a dû ennoblir et transformer
les facultés et le cerveau de l'homme autant que l'acquisi-
(1) La création du monde organisé, Revue des Deux Mondes^
15 décembre 1871, p. 778.
(2) La descendance de l'homme et la sélection sexuelle, trad. franc,
de E. Barbier, t. I, p. 53.
(3) Congrès international d'anthropologie et d'archéologie pré-
historiques; cinquième session, p. 436.
♦
i.
LANGAGE ARTICULÉ DANS l'hISTOIRE NATURELLE. 23
tion du langage. La différenciation plus complète du cer-
veau, son perfectionnement et celui de ses plus nobles
fonctions, c'est-à-dire des facultés intellectuelles, mar-
chèrent de pair, et en s'influençant réciproquement, avec
leur manifestation parlée. C'est donc à bon droit que les
représentants les plus distingués de la philologie comparée
(c'est la linguistique que l'auieur a voulu dire) considèrent
le langage humain comme le pas le plus décisif qu'ait fait
l'homme pour se séparer de ses ancêtres animaux. C'est
un point que Schleicher a mis en relief dans son travail
Sur Vimportance du langage dans Vhistoire naturelle de
l'homme. Là se trouve le trait d'union de la zoologie et de
la philologie comparée ; la doctrine de l'évolution met cha-
cune de ces sciences en état de suivre pas à pas l'origine
du langage )> . Et plus loin : « Il n'y avait point encore chez
cet homme-singe de vrai langage , de langue articulée
exprimant des idées (i). »
En temps et lieu nous reviendrons sur la corrélation de
la naissance de l'homme et de celle de la faculté du lan-
gage articulé. Nous nous en tenons pour l'instant à ce
point capital, que la faculté dont il s'agit constitue la
caractéristique unique de l'humanité.
C'est en vain que l'on a cherché dans la comparaison de
la constitution anatomique de l'homme et de celle des ani-
maux inférieurs une divergence quelconque , un autre
écart que celui du plus au moins. Et cet écart a-t-il encore
été diminué d'une façon considérable, à tous les yeux désin-
téressés, depuis la découverte des anthropoïdes africains.
On peut dire que la théorie sentimentale du règne humain
se trouve définitivement à bas et que son discrédit est
parachevé. Ni l'évolution dentaire, ainsi que l'a démontré
(1) Histoire de la création des êtres organisés, d'après les lois natu^
relies jirad. franc, de Gh. Letourneau^ p. 592 et 6J4.
24 LA LINGUISTIQUE.
M. Broca, ni les caractères de l'os intermaxillaire, ni la
structure des mains et des pieds, ni la constitution et les
fonctions de la colonne vertébrale, ni la conformation du
bassin et du sternum, ni le système musculaire, ni les faits
relatifs aux appareils sensoriaux externes, ni l'appareil
digestif, ni les caractères anatomiques ou morphologiques
du cerveau ne détachent l'homme des anthropoïdes (1).
Bien plus, il existe sous ce rapport un intervalle tout au-
trement considérable entre les singes inférieurs et les an-
thropoïdes qu'entre ces derniers et l'homme (2).
L'on s'est rejeté alors sur des caractères soit-disant non
physiques. Mais il s'est trouvé que les animaux inférieurs
possédaient la prévoyance, la mémoire, l'imagination, le
raisonnement, la pudicité, la dose de volonté compatible
avec le déterminisme organique, et qu'ils donnaient les
témoignages les moins équivoques de sentiments de pitié,
d'admiration, d'ambition, d'affection, d'amour de la domi-
nation, d'initiative dans le travail.
En fin de compte, il fallut produire les deux arguments
que l'on tenait en réserve : l'argument de la religiosité^
l'argument de la moralité, heur succès fut malheureux.
Il est aisé, en eftet, de soumettre larehgiosité àlamème
critique dont relèvent toutes les manifestations intellec-
(1) Broca. Discours sur l'homme et les animaux, Bulletins de la
Société d'anthropologie de Paris, 1866, p. 53. Lordre des primates.
Parallèle anatomique de l'homme et des singes, ibid., 1869, p. 228.
Éludes sur la constitution des vertèbres caudales chez les primates
sans queue, Revue d'anthropologie, t. II, p. 577. Consultez encore
sur cet important sujet : Vogt. Leçons sur Vtiomme, huitième le-
çon. ScHAAFFHAUSEN. Lcs quesHons anthropologiques de noire temps^
Revue scientifique, 1868, p. 769. Paul Bert, Bulletins de la So-
ciété d'anthropologie de Paris, 1862, p. 473. Bertillon. Ibid., 1865,
p. 605. Magitot. Ibid , 1869, p. 113.
(2) Broca. L'ordre des primates, etc., op. cit., passim. Dally.
L'ordre des primates et le transformisme, Bulletins de la Société
d'anthropologie de Paris, 1868, p. 673.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE. 25
tuelles et de démontrer que son origine n'est que la terreur,
la crainte d'un inconnu : Primus in orbe deos fecit timor.
L'enfant ne vient jamais au monde doué d'une faculté
religieuse : « Il sait là-dessus ce qu'on lui enseigne, mais
il ne devine rien; il n'en a pas la connaissance intuitive(l).))
C'est ce que M. Broca a exposé en termes excellents : « L'au-
teur d'une conception religieuse met en jeu des facultés
actives, parmi lesquelles l'imagination joue le principal
rôle. Voilà une première espèce de religiosité active ; mais
elle ne se manifeste que chez un très-petit nombre dïn-
dividus. La plupart, l'immense majorité des hommes,
n'ont qu'une religiosité passive, qui consiste purement et
simplement à croire ce qu'on leur dit sans avoir besoin de
le comprendre, et cette religiosité n'est le plus souvent
qu'un résultat de l'éducation. Dès l'âge le plus tendre,
l'enfant est élevé au milieu de certaines croyances ; on y
façonne son esprit sans qu'il soit en état de discuter et de
raisonner. Aucune intelligence ne peut se soustraire à
l'action de cet enseignement, combiné et perfectionné
depuis des siècles. L'enfant s'y soumet toujours, et souvent
d'une manière définitive. Il croit sans examen, parce qu'il
n'est pas encore capable d'examiner, et parce que, pour
toutes les notions, religieuses ou autres, il s'en rapporte
aveuglément à l'autorité de ses instituteurs. Il n'y a rien
dans tout cela qui puisse nous révéler l'existence d'une
faculté, d'une aptitude ou d'une aspiration particulière.
Mais avec l'âge, avec l'expérience, avec l'étude surtout, cet
(1) Letourneau. Delà religiosilé et des religions au point de vue
anthropologique, Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris,
18G5, p. 581. Sur la méthode qui a conduit à établir un règne hu-
mainy ibid., 1866, p. 269. Lagneau. Sur la religiosilé, ibid., 1865,
p. 648. CouDEREAU. Sur la religiosité comme caractéristique, \hid. y
1866, p. 329. Broca. Discours sur l'homme et les animaux, ibid.,
1866, p. S9 et 74. Dally. Du règne humain et de la religiosité, ibid.,
1866, p. 121.
26 LA LINGUISTIQUE.
état passif de l'esprit fait place presque toujours à un cer-
tain degré de scepticisme. On apprend à se méfier plus
ou moins de la parole d'autrui. Il ne suffit plus d'entendre
dire une chose pour y croire ; on demande des preuves, et
lorsqu'un individu accepte sans examen tout ce qu'on lui
raconte, on dit de lui qu'il est crédule comme un enfant.
Cet esprit de critique, dont le développement marche de
front avec celui de l'intelligence elle-même, s'applique
d'abord aux notions matérielles, aux faits de la vie ordi-
naire, et souvent il ne s'étend pas au-delà de cet ordre de
phénomènes; mais, souvent aussi, et sans changer de na-
ture, il s'étend aux conceptions métaphysiques et religieuses ;
de sorte que, dans tous les pays, surtout dans ceux où
l'homme cultive son intelligence, on voit un grand nom-
*
bre d'individus abandonner peu à peu une partie ou la
totalité de leurs croyances. Ce prétendu caractère humain,
que vous appelez la religiosité, a donc disparu chez eux?
Les mettrez-vous au rang des brutes, ces hommes qui
souvent se font remarquer par l'étendue de leur savoir, par
la puissance de leur esprit? Ainsi, de quelque manière
qu'on envisage la religiosité, il est impossible de la con-
sidérer comme un fait général et inséparable de la nature
de l'homme. La religiosité active, créatrice des conceptions
religieuses, n'existe que chez de rares individus. La reli-
giosité passive, qui n'est qu'une forme de la soumission à
l'autorité, de l'appropriation d'une intelligence au milieu
dans lequel elle se développe, est incomparablement plus
répandue ; mais elle est bien loin d'être universelle ; si elle
l'était, les adeptes de toutes les rehgions ne tonneraient
pas tant contre les incrédules. »
Il importe de bien le remarquer, non-seulement cette
prétendue caractéristique arrive à faire défaut chez une
grande part des hommes de science, mais encore elle
manque absolument chez nombre de peuplades réputées
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE 27
sauvages. Nous n'avons que faire de reproduire ici les as-
sertions fort catégoriques, et que l'on a vainement révo-
quées en doute, d'une foule d'observateurs désintéressés.
L'on a prétendu que les peuples vivant sans dogmes et sans
culte croyaient au moins à des forces et à des manifesta-
tions surnaturelles. Mais il est certain, il est évident que
l'infériorité même de ces peuples leur rend impossible
toute distinction du naturel et du soi-disant surnaturel.
Il en faut toujours revenir à cette terreur très-explicable
dont nous parlions tout à l'heure, à la crainte d'un inconnu,
ou, pour mieux dire, de l'inconnu. S'il convient de voir
là une croyance, il n'est point alors d'animal, même très-
inférieur, à qui l'on puisse contester la religiosité.
Nous ne voulons pas nous appesantir sur la dernière
objection, la prétendue caractéristique tirée de la moralité.
C'est un fait avéré qu'elle manque tout aussi bien chez
beaucoup de peuples sauvages, comme nous l'enseigne
l'ethnographie, et qu'on la rencontre évidente, éclatante,
dans les actes d'un grand nombre d'animaux, au moins
d'animaux sociables.
C'est la faculté du langage articulé qu'il faut invoquer,
en définitive, pour distinguer l'homme de ses frères infé-
rieurs. Chez aucun de ces derniers, en effet, l'on n'a pu
rencontrer cette faculté. On n'a que faire d'arguer ici des
paroles du perroquet, paroles articulées sans doute, mais
dont l'émission est essentiellement distincte d'une concep-
tion corrélative ; il s'entend de soi que cette corrélation,
cette connexité, est précisément la caractéristique du lan-
gage articulé humain : le perroquet n'est qu'un écho in-
conscient.
Par contre, cette caractéristique du langage articulé est
commune à toutes les races humaines. C'est là un fait
concluant. Si baroques que nous puissent sembler les
idiomes des dernières couches de l'humanité, elles n'en
28 LA LINGUISTIQUE.
ont pas moins droit au nom de véritables langues, et leur
plus ou moins dliarmonie et de charme n'a que faire en
cette question. Notons que le plus souvent c'est leur ma-
tériel phonétique qui doit nous paraître étrange et non
leur structure.
Mais, a t-on dit, les individus qui ne donnent aucun
signe de cette prétendue caractéristique humaine, les
sourds-muets de naissance, par exemple, ou les gens at-
teints d'aphasie par suite d'une lésion cérébrale, ne de-
vraient pas, à ce comipte, recevoir le nom d'hommes, et
pourtant il est manifeste, il est incontestable que l'on ne
peut point ne pas les tenir pour tels.
Cette double objection est à peine spécieuse. Il n'est pas
inutile cependant de la réfuter.
Ce qui manque au sourd-muet de naissance, ce n'est
en aucune façon la faculté dont il est ici question, c'est
la liberté de mettre en action ladite faculté. Le sourd-
muet n'est muet que parce qu'il est sourd ; c'est sa sur-
dité qui entrave seule l'usage de la faculté du langage. Au
surplus, un enseignement spécial peut rompre cette en-
trave, et le sourd-muet de naissance apprend à parler,
apprend à se servir de la faculté native du langage arti-
culé. Il existe des écoles particulières où on lui enseigne
expérimentalement à proférer, au moyen du jeu de son
appareil vocal, les sons que ses oreilles ne lui ont pas ap-
pris à connaître. « Le sourd-muet, en effet, étant l'individu
qui n'est muet que par cela qu'il est sourd, l'individu qui
ne parle pas, uniquement parce qu'il n'a pas entendu
parler, l'organe qui fait défaut chez lui est celui de l'au-
dition, et non celui du langage. Le sourd-muet proprement
dit n'est pas plus atteint, dans les organes cérébraux de la
parole, comme dans ses organes vocaux, que ne l'est, dans
les organes de la locomotion, un individu auquel on a lié
les jambes. Pas plus à l'un qu'à l'autre, la faculté native
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE. 29
ne manque. Il ne leur manque à tous deux que la liberté
de faire usage de cette faculté, et cela par suite d'un évé-
nement étranger à la faculté même (1). »
Nous nous arrêterons un peu plus longtemps sur le cas
de l'abolition de la faculté du langage articulé, résultant
d'une lésion cérébrale. Certes, il n'y a point de doute que
les individus victimes d'une telle lésion ne conservent leur
caractéristique naturelle, c'est-à-dire leur qualité d'homme,
quand bien même l'aphasie, chez eux, se trouve complète;
mais le résultat des études importantes faites en France
sur ce sujet ne nous semble pas assez connu, et il est bon,
il est nécessaire de le répandre davantage. Cela, d'ailleurs,
peut contribuer à bien mettre en relief la véritable nature
des recherches linguistiques.
Les tentatives de localisation cérébrale entreprises au
dernier siècle partaient d'un principe sensé, mais le défaut
de procédés d'expérience devait les faire avorter. Elles
avortèrent en effet. De nos jours, l'anatomie pathologique
a repris la question, et il est difficile de méconnaître la
grande importance des résultats auxquels est arrivé
M. Broca. Nous le suivrons d'une façon rapide.
L'exercice de la faculté du langage articulé est subor-
donné « à l'intégrité d'une partie très-circonscrite des
hémisphères cérébraux et plus spécialement de l'hémi-
sphère gauche. Cette partie est située sur le bord supérieur
de la scissure de Sylvius, vis-à-vis l'insula de Reil, et oc-
cupe la moitié postérieure, probablement même le tiers
postérieur seulement de la troisième circonvolution fron-
tale ».
G'e^t l'autopsie des aphasiques qui a démontré- cette
localisation. Dans cette autopsie, en effet, on découvre
(1) Vaïsse. Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris,
1866, p. 3 46.
30 LA LINGUISTIQUE.
constamment « une lésion très-évidente de la moitié posté-
rieure de la troisième circonvolution frontale gauche ou
droite, » presque toujours, dix-neuf fois sur vingt, de la
circonvolution du côté gauche. Une lésion grave de la cir-
convolution droite a souvent laissé persister l'usage de la
parole, mais « l'on n'a jamais vu persister la faculté du
langage articulé chez les individus qui ont présenté à l'au-
topsie une lésion profonde des deux circonvolutions en
question » ( 1 ). Nous ne relaterons pas ici la série des obser-
vations, très-convaincantes à notre sens, recueillies à ce
sujet par nombre d'anatomistes ; les lecteurs curieux de
détails précis peuvent en chercher dans les ouvrages indi-
qués à la note précédente. Toutefois une question intéres-
sante à soulever, c'est celle de savoir pour quel motif l'exer-
cice de la faculté du langage articulé dépend d'une façon
beaucoup plus particulière d'une circonvolution de l'hémi-
sphère cérébral gauche, plutôt que de la circonvolution
parallèle de l'hémisphère droit, bien que les fonctions de
l'un et de l'autre hémisphère ne semblent point être fonda-
mentalement différentes. Ce fait curieux tient à ce que les
circonvolutions de l'hémisphère gauche ont un développe-
ment en général plus rapide que celui des circonvolutions
de l'hémisphère droit (2). Les premières se trouvent déjà
dessinées, comme le dit M. Broca (3), à un moment où les
autres ne sont pas encore apparentes. Il ajoute: «L'hémi-
sphère gauche, qui tient sous sa dépendance le mouvement
des membres droits, est donc plus précoce dans son déve-
(1) Bulletins de la Société anatomique, 1861, 1863. Bulletins delà
Société de chirurgie, 1864. Bulletins de la Société d'anthropologie de
Paris, 1861, 1863, 1865, 1866. Exposé des titres et travaux scien-
tifiques, 1868.
(2) Gratiolet, MM. Bertillon, Baillarger.
(3) Du siège de la faculté du langage articulé. Bulletins de la So-
ciété d'anthropolog-ie de Paris, 1865, p. 383.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE 31
loppement que l'hémisphère opposé. On comprend ainsi
pourquoi, dès les premiers temps de la vie, le jeune enfant
se sert de préférence des membres dont l'innervation est
alors la plus parfaite, pourquoi, en d'autres termes, il
devient droitier. Le membre supérieur droit, étant dès
l'origine plus fort et plus adroit que le gauche, est appelé,
par cela même, à fonctionner plus souvent, et il acquiert
dès lors une supériorité de force et d'adresse qui ne fait
que s'accroître avec l'âge. Jusqu'ici j'ai appelé droitiers
ceux qui se servent de préférence de la main droite, et
gauchers ceux qui se servent de préférence de la main
gauche. Ces expressions sont tirées de la manifestation
extérieure du phénomène ; mais si nous considérons le
phénomène par rapport [au cerveau et non par rapport à
ses agents mécaniques, nous dirons que la plupart des
hommes sont naturellement gauchers du cerveau et que,
par exception, quelques-uns d'entre eux, ceux qu'on appelle
gauchers^ sont au contraire droitiers du cerveau... Ce n'est
ni dans les muscles, ni dans les nerfs moteurs, ni dans
les organes cérébraux moteurs, tels que les couches opti-
ques ou les corps striés, que gît le phénomène essentiel du
langage articulé. Si l'on n'avait rien de plus que ces organes,
on ne parlerait pas. Ils existent quelquefois, parfaitement
sains et parfaitement conformés, chez des individus devenus
complètement aphémiques ou chez des idiots qui n'ont
jamais pu ni apprendre ni comprendre aucun langage.
Le langage articulé dépend donc de la partie de l'encéphale
qui est affectée aux phénomènes intellectuels, et dont les
organes cérébraux moteurs ne sont en quelque sorte que
les ministres. Or, cette fonction de l'ordre intellectuel, qui
domine la partie dynamique aussi bien que la partie méca-
nique de l'articulation, paraît être l'apanage à peu près
constant des circonvolutions de l'hémisphère gauche, puis-
que les lésions qui produisent l'aphémie occupent à peu
32 LA LINGUISTIQUE.
près constamment cet hémisphère. Gela revient à dire que,
ponr le langage... nous sommes gauchers du cerveau...
nous parlons avec l'hémisphère gauche. C'est une habitude
que nous prenons dès notre première enfance. De toutes
les choses que nous sommes obligés d'apprendre, le lan-
gage articulé est peut-être la plus difficile. Nos autres
facultés, nos autres actions existent au moins à l'état rudi-
mentaire chez les animaux ; mais quoique ceux-ci aient
certainement des idées, et quoiqu'ils sachent se les com-
muniquer par un véritable langage, le langage articulé est
au-dessus de leur portée. C'est cette chose complexe et diffi-
cile que l'enfant doit apprendre à l'âge le plus tendre, et
il y parvient à la suite de longs tâtonnements et d'un tra-
vail cérébral de l'ordre le plus compliqué. Eh bien, ce
travail cérébral, on le lui impose à une époque très-rap-
prochée de ces périodes embryonnaires oiile développement
de l'hémisphère gauche est en avance sur celui de l'hémi-
sphère droit. Dès lors, il ne répugne pas d'admettre que
l'hémisphère cérébral le plus développé et le plus précoce
soit, plus tôt que l'autre, en état de diriger l'exécution et
la coordination des actes à la fois intellectuels et muscu-
laires qui constituent lé langage articulé. Ainsi naît l'habi-
tude de parler avec l'hémisphère gauche, et cette habitude
finit par faire si bien partie de notre nature, que, lorsque
nous sommes privés des fonctions de cet hémisphère, nous
perdons la faculté de nous faire comprendre par la parole.
Gela ne veut pas dire que l'hémisphère gauche soit le siège
exclusif de la faculté générale du langage, qui consiste à
établir une relation déterminée entre une idée et un signe,
ni même de la faculté spéciale du langage articulé, qui
consiste à établir une relation entre une idée et un mot
articulé ; l'hémisphère droit n'est pas plus étranger que le
gauche à cette faculté spéciale, et ce qui le prouve, c'est
que l'individu rendu aphémique par une lésion profonde
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE. 33
et étendue de l'hémisphère gauche, n'est privé en général
que de la faculté de reproduire lui-même les sons articulés
du langage; il continue à comprendre ce qu'on lui dit et,
par conséquent, il connaît parfaitement les rapports des
idées avec les mots. En d'autres termes, la faculté de con-
cevoir ces rapports appartient à la fois aux deux hémi-
sphères, qui peuvent, en cas de maladie, se suppléer réci-
proquement ; mais la faculté de les exprimer par des
mouvements coordonnés dont la pratique ne s'acquiert
qu'à la suite d'une très-longue habitude, parait n'appar-
tenir qu'à un seul hémisphère, qui est presque toujours
l'hémisphère gauche. Maintenant, de même qu'il- y a des
individus gauchers, chez lesquels la prééminence native
des forces motrices de l'hémisphère droit donne une pré-
éminence naturelle et incorrigible aux fonctions de la main
gauche, de même on conçoit qu'il puisse y avoir un certain
nombre d'individus chez lesquels la prééminence native des
circonvolutions de l'hémisphère droit renversera Tordre
des phénomènes que je viens d'indiquer ; chez lesquels,
dès lors, la faculté de coordonner les mouvements du lan-
gage articulé deviendra, par suite d'une habitude contractée
dès la première enfance, l'apanage définitif de l'hémisphère
droit. Ces individus exceptionnels seront, par rapport au
langage, comparables à ce que sont les gauchers par rap-
port aux fonctions de la main. Les uns et les autres seront
droitiers du cerveau... L'existence d'un petit nombre d'in-
dividus qui, par exception, parleraient avec l'hémisphère
droit expliquerait très-bien les cas exceptionnels oii l'aphé-
mie est la conséquence d'une lésion de cet hémisphère.
Il suit de ce qui précède qu'un sujet chez lequel la. troi-
sième circonvolution frontale gauche, siège ordinaire du
langage articulé, serait atrophiée depuis la naissance,
apprendrait à parler et parlerait avec la troisième cir-
convolution frontale droite, comme l'enfant venu au
LINGUISTIQUE. 3
34 LA LINGUISTIQUE.
monde sans la main droite devient aussi habile avec
la main gauche qu'on l'est ordinairement avec l'autre
main(l). »
Nous n'avons qu'un mot à ajouter à cette citation, c'est
que les observations recueillies jusqu'à ce jour et dont le
nombre est maintenant considérable, viennent toutes con-
firmer la doctrine de cette localisation de la faculté du
langage articulé.
C'est là un fait capital et qui en dit à lui seul plus que
tous les autres, lorsqu'il s'agit de démontrer que l'étude du
langage articulé est du domaine de l'histoire naturelle, ainsi
que nous avons déjà cherché à l'établir dans le chapitre
précédent.
La possession de la faculté du langage articulé ne pré-
sage rien d'ailleurs de ce que sera, chez l'individu qui
s'en trouve doué, l'exercice de cette faculté. Cet exercice
en effet est un art, un art difficile : l'enfant bégaye et
bégaye longtemps, jusqu'au jour où, grâce à un certain dé-
veloppement intellectuel, grâce également à l'habitude
acquise, il parvient à user comme ceux qui l'entourent de
sa faculté native. En d'autres termes, la faculté est natu-
relle, mais l'usage de cette faculté est un art : la première
a été assez heureusement qualifiée, en grec, de èvép^^ia; le
second, de Ip^cv.
De là les actes purement automatiques qui se révèlent
en si grand nombre dans l'exercice de la fonction dont il
s'agit, tant dans ses manifestations normales qu'à l'état
pathologique (:2).
(1) Consultez également Adr. Proust, Altérations de la parole^
Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1873^ p. 786. Du
même auteur : De l'aphasie, Archives générales de médecine. Paris,
1872.
(2) Onimus, Du langage, Bulletins de la Société d'anthropologie
de Paris, 1873, p. 759 et suiv.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE. 35
Celte distinction est importante, et l'on risquerait, en la
négligeant, de se former sur Torigine du langage les con-
ceptions les plus bizarres elles moins scientifiques.
Hérodote raconte, au livre second de ses Histoires, que
Psammétique, roi d'Egypte, voulant connaître quel était
le plus ancien des peuples, confia à un pâtre deux enfants
nouveau-nés ; ceux-ci devaient vivre dans l'isolement et
n'entendre aucune voix humaine. Des chèvres pourvoyaient
à leur allaitement. Au bout de deux ans, le pâtre fut reçu
par ces enfants au cri répété de êiv.oq. Psammétique, après
enquête, découvrit que ce mot de ôiv.zç appartenait à la
langue phrygienne et qu'il voulait dire « pain » . Les Égyp-
tiens durent reconnaître alors que leur origine était moins
ancienne que celle des Phrygiens.
Dans ce conte ridicule nous voyons deux enfants in-
venter, sans connaître aucun autre mot, un nom incontes-
tablement dérivé, et selon toute vraisemblance, décliné.
C'est bien là un exemple de la critique des anciens. Admet-
tons que l'expérience dont il s'agitait eu lieu réellement,
est-ce bien le mot Siv.oq que ces enfants ont prononcé?
N'ont-ils pas imité plutôt, et tout simplement, la voix de
leur nourrice?
En tous cas, l'idée de Psammétique dénote la complète
ignorance de ce fait capital et hors de toute discussion que
l'exercice du langage articulé est un art difficile, un art
acquis et que les générations se sont transmis les unes aux
autres. Gomment attendre d'un individu en présence du-
quel on n'aura jamais ouvert la bouche, qu'il connaisse et
parle une langue quelconque? Une langue ne s'invente pas ;
une langue toute faite, le phrygien comme toutes les autres,
a déjà parcouru plusieurs périodes de sa vie. Ici, comme en
toutes choses, le présent est la résultante du passé. Com-
ment un individu isolé pourrait-il à lui tout seul créer à
nouveau cette longue série de phases diverses qu'ont con-
36 LA LINGUISTIQUE.
nues toutes les langues? L'on ne fabrique pas un système
linguistique; il se forme et se développe de lui-même, par
degrés, petit à petit, mais il est né en même temps qu'est
né l'homme : non pas l'homme individu, mais l'homme
pris dans le sens général, le groupe humain, si l'on veut.
C'est ce que nous avons dit plus haut : l'apparition de la
faculté du langage articulé détermine le point d'évolution
où un primate a droit au nom à' homme.
Schlcicher, dans sa rapide mais si substantielle notice
sur l'importance du langage pour l'histoire naturelle de
l'homme et dans son écrit non moins remarquable sur la
théorie darwinienne et la science du langage, a traité de
cette corrélation de la naissance de l'homme et de l'appa-
rition du langage articulé. « Si c'est le langage qui fait
l'homme, dit-il, nos premiers pères n'ont pas été réelle-
ment hommes : ils ne le sont devenus qu'au moment où
se forma le langage, et cela grâce au développement du
cerveau, grâce au développement des organes de la parole. »
La linguistique, comme toutes les autres sciences natu-
relles, nous force à admettre que l'homme s'est développé
de formes inférieures ; qu'il est devenu homme, mais qu'il
n'est pas ne homme par un coup de baguette quelconque.
Nous avons à notre tour repris ce sujet, lors de l'excel-
lente communication sur le Précurseur de V homme ^ faite par
M. de Mortillet à l'Association française pour l'avancement
des sciences (i), au sujet des silex taillés trouvés dans les
couches marneuses de l'étage des calcaires de Beauce.
D'après les lois de la paléontologie, l'homme actuel ne de-
vait pas exister à cette époque; la succession des faunes
dans les divers étages géologiques est en effet reconnue
et acquise : d'étage en étage les animaux se modifient, et
leurs variations se précipitent d'autant plus que leur orga-
(1) Seconde session, tenue à Lyon, août 1873.
LANGAGE ARTICULÉ DANS L HISTOIRE NATURELLE. 37
nisalion est plus compliquée. Trois fois au moins la faune
s'est renouvelée depuis l'époque de formation du calcaire
de Bcauce, et les mammifères du niveau des marnes à silex
dont il est question appartiennent à des genres éteints, à
des genres prédécesseurs mais distincts des genres aujour-
d'hui vivants. On ne peut admettre avec quelque raison
que l'homme seul ait échappé à cette variation, l'homme,
précisément, dont l'organisation est des plus compliquées :
la taille des silex de l'époque tertiaire moyenne serait donc
due à un genre précurseur de l'homme. Cette opinion
revêt, à nos yeux, les caractères de la plus haute vraisem-
blance, et elle répond de tous points à la doctrine exposée
par Schleicher dans les opuscules dont nous parlions ci-
dessus.
Si nous ne pouvons admettre, sans tomber dans des
conceptions métaphysiques et sans fondement, que la fa-
culté du langage articulé ait été un beau jour acquise à
l'homme sans cause, sans origine, ex nihilo, il nous faut
bien accepter alors qu'elle est le fruit d'un développement
progressif des organes. Gela suppose avant l'homme, avant
l'être caractérisé par la faculté du langage articulé, un
autre être en train d'acquérir cette faculté, c'est-à-dire en
voie de devenir homme. Ainsi que l'enseigna Schleicher,
il faut admettre qu'un certain nombre seulement de ces
êtres encore dépourvus de la faculté du langage articulé
mais bien près de l'acquérir la gagnèrent en réalité, sous
l'influence de conditions heureuses, et dès lors eurent
réellement droit à la dénomination à' hommes; mais que,
par contre, un certain nombre d'entre eux, moins favorisés
par les circonstances, échouèrent dans leur développement
et tombèrent dans la métamorphose régressive : nous au-
rions à reconnaître leurs restes dans les anthropomorphes,
gorilles, chimpanzés, orangs, gibbons. Nous verrons plus
loin, lorsqu'il s'agira de passer l'examen des différentes
38 LA. LINGUISTIQUE.
couches du langage, que ces couches diverses témoignent
de la façon la moins équivoque d'un progrès constant, d'un
développement naturel, d'un perfectionnement régulier.
D'ailleurs, en présence de ce perpétuel spectacle d'évo-
lution qui se déroule sous nos yeux dans la nature entière,
nons ne pouvons pas ne pas admettre que la faculté du
langage articulé ne se soit acquise petit à petit, grâce à un
développement progressif des organes. Et peu importe que
ce développement soit dû aux différentes sortes de sélection
ou qu'il provienne d'autres causes, inconnues encore à ce
jour. C'est un sujet sur lequel nous ne pouvons nous éten-
dre ; il appartient à l'étude générale de la variabilité et de
la transformation des espèces, et nous devons nous con-
tenter de l'indiquer. Ici, sans doute, comme partout ail-
leurs, la fonction a été pour beaucoup dans les progrès de
l'organe lui-même, mais ici également, comme partout,
l'organe tel qu'il est, l'organe sous sa forme actuelle, n'a
pu que procéder d'une forme inférieure.
Il faut donc reconnaître, en définitive, que cette carac-
téristique de l'homme, la faculté du langage articulé, est
purement relative. Nous découvrons son origine et ses ru-
diments (1); nous comprenons que nos pères ne l'ont ac-
quise que par degrés, dans le combat pour le progrès d'où
ils devaient sortir victorieux.
Mais, pour être relative, cette faculté n'en est pas moins
particulière, spéciale à l'homme, et, au demeurant, c'est
grâce à elle seule que le premier des primates peut porter
ce nom d'homme qu'il a gagné, à travers des milliers de
siècles, au prix de luttes incessantes.
(i) Lâmarck, Philosophie zoologique, édition Ch. Martins, t. I,
p. 346. Paris, 1873. — Darwin, la Descendance de iliomme, tra-
duct. franc., t. I, p. 59. — H^eckel, Histoire de ta création des êtres
organisés, traduct. franc., p. 591,
CHAPITRE m.
PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE ! LE MONOSYLLABISME
LES LANGUES ISOLANTES.
Parmi les formes différentes que peuvent présenter les
langues ou les familles de langues, la forme monosyllabique
est la plus simple; c'est la forme élémentaire, chez la-
quelle les mots sont de simples racines. Ces racines-mots,
ou ces mots-racines, n'éveillent qu'une idée essentiellement
générale. Nulle indication de personne, de genre, de
nombre; nulle indication de temps, de mode ; point d'élé-
ments de relation, point de conjoncLions, point de prépo-
sitions. Rien qu'une idée très- large, sinon très-vague, une
idée que ne rend même pas la forme, si peu déterminée
déjà, de notre infinitif.
Dans ce premier état (nous dirons plus tard dans cette
première couche), la forme du mot est donc unique : c'est
la racine telle quelle, la racine invariable. La langue,
dans cette première étape, n'est formée que d'éléments
dont le sens est éminemment général : point de suffixes,
point de préfixes, aucune modification, quelle qu'elle soit,
qui puisse indiquer une relation, un rapport quelconque.
A ce premier degré, le plus simple de tous, la phrase est
donc faite d'après cette formule : racine -\- racine -\- ra-
cine^ etc., etc., et ces racines successives (c'est là le point
capital à noter) sont toujours invariables.
On comprend, après ce court exposé, pourquoi les
langues de cette espèce ont reçu la dénomination générale
de monosyllabiques ou d'isolantes : leurs mots en effet
40 LA LINGUISTIQUE.
sont formés de simples racines monosyllabiques, isolées,
indépendantes en principe les unes des autres.
Il est bon de le dire dès maintenant, tous les systèmes
linguistiques ont passé par cette période du monosylla-
bisme ; les langues les plus complexes sous le rapport de la
forme, c'est-à-dire les langues à flexion — telles, par
exemple, que les langues indo-européennes — révèlent à
l'analyse scientifique les traces non équivoques d'une ori-
gine monosyllabique, origine lointaine et à laquelle elles
ne remontent que par l'intermédiaire d'un autre état, mais
que l'on ne saurait mettre en doute un seul instant. C'est
ce que nous aurons à constater en temps opportun. Nous
verrons aussi, au moment voulu, que la forme intermé-
diaire, la période de l'agglutination — où l'on rencontre,
par exemple, le basque, le japonais, les langues dravi-
diennes — a donné naissance au système de la flexion,
mais qu'elle provient, elle-même, de la couche inférieure,
celle du monosyllabisme qui nous occupe en ce moment.
Ce n'est pas à dire que toutes les langues agglutinantes
doivent se changer quelque jour en langues à flexion, ni
que toutes les langues isolantes (c'est-à-dire monosylla-
biques) soient appelées à devenir agglutinantes. Non, sans
doute. Bien des langues ont péri qui appartenaient aux
deux classes inférieures, et il est certain que, parmi les
langues aujourd'hui vivantes et qui se trouvent soit à l'é-
tage du monosyllabisme, soit à celui de l'agglutination, \cr
plus grand nombre est fixé d'une manière définitive ; l'on
peut dire, par exemple, sans hésitation que le basque, que^
les idiomes des Indiens de l'Amérique septentrionale péri-
ront sous leur forme actuelle.
D'ailleurs, ce n'est pas sans causes déterminantes que
telle ou telle langue s'est fixée de façon définitive dans telle
ou telle couche, par exemple, dans celle du monosylla-
bisme ou dans celle de l'agglutination, et qu'elle ne mani-
PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE. 41
feste plus que des tendances très-faibles et très-rares à
atteindre la couche supérieure. Il se peut que ces motifs
aient été multiples, qu'ils aient été d'ordre fort divers, et
le soin de les découvrir est une tâche ardue.
Cette tâche n'a pas encore été abordée. Elle doit avoir
pourtant un heureux succès. Il y a motif à tout, et chaque
joui' on fait un pas du connu à l'inconnu.
Nul doute, au surplus, que la plus puissante de ces
causes n'ait été l'entrée dans la vie historique et la pro-
duction littéraire. Cette production témoigne déjà par elle-
même, par elle seule, que la langue se suffisait telle quelle
et se sentait en état, s'il est permis de s'exprimer ainsi, de
répondre à tous les besoins d'une nation constituée. En ce
sens, il n'est pas inexact de dire qu'à son premier pas dans
la vie historique, l'homme atteint la période que l'on
appelle en histoire naturelle la période de métamorphose
régressive. C'est ce que l'avenir confirmera ou infirmera ;
mais il n'est guère possible, à l'heure présente et dans les
conditions scientifiques actuelles , de n'émettre que des
assertions plus ou moins conjecturales.
Il est aisé de comprendre que le système d'une succes-
sion de racines, à idées toujours très-générales, ne devait
offrir au langage que des moyens fort restreints. Il est
impossible que le besoin inévitable d'exprimer les rapports
ne se soit pas fait sentir de très-bonne heure ; or, ainsi que
nous l'avons dit, la succession de mots-racines, ou, pour
parler de façon plus exacte, de racines-mots, était la néga-
tion, l'exclusion môme des éléments de relation, des élé-
ments appelés à n'indiquer que les rapports : rapports
d'activité ou de passivité, d'unité ou de pluralité, de passé,
de présent, de futur. Une telle période, cependant, a dû
exister. Il la faut reléguer, sans aucun doute, en des âges
préhistoriques très-lointains, et, selon toute vraisemblance,
elle succéda à l'âge plus ancien encore durant lequel se
42 LA LINGUISTIQUE.
constituèrent les racines par le fait de l'agrégation des
éléments simples phoniques.
L'on remédia par un expédient ingénieux à ce défaut de
-détermination. Ce fut en réglant d'une façon très-rigou-
reuse la place que devaient occuper les racines, c'est-à-dire
les mots dans l'ensemble de la phrase.
La syntaxe était née ainsi avant la grammaire propre-
ment dite. Gomme nous aurons à le constater, ce procédé
de la position forcée des mots donna naissance par la suite
à la seconde forme linguistique, celle de l'agglutination.
En jetant un coup d'oeil rapide sur les diverses langues
monosyllabiques, nous verrons comment on usa de cette
ressource importante et comment aussi son origine put
s'obscurcir peu à peu.
Quoi qu'il en soit, l'on voit déjà que la grammaire de
toute langue monosyllabique, c'est-à-dire de toute langue
isolante, est et ne peut être qu'une syntaxe. Dans ces lan-
gues en effet le mot est inflexible ; en dépit de tout chan-
gement de position dans la phrase, il demeure invariable,
toujours le même, et c'est uniquement la position qu'il
occupe qui détermine sa valeur, sa qualité de sujet ou de
régime, d'épithète ou de substantif, de verbe ou de nom,
et ainsi de suite.
Il faut remarquer encore, d'une façon générale, que
l'importance de l'intonation est considérable dans les lan-
gues monosyllabiques ; ce point ne nous semble pas avoir
été traité d'une manière assez complète dans les différents
■écrits sur les langues en question. La grande valeur du
ton, de l'intonation, n'est pas de différencier à l'occasion
un grand nombre d'homophonies, c'est-à-dire de mots
identiques quant à la forme, mais divers quant à leur si-
gnification respective.
Le chinois^ Vatinamite, \e siamois, \e birman, ]e tibétain
sont les langues monosyllabiques principales. Ils consti-
LE CHINOIS. 43
tuent ou représentent tout autant de systèmes glottiques
indépendants les uns des autres et que l'on ne pourrait ra-
mener à une origine commune
Il existe d'ailleurs d'autres langues monosyllabiques
dans la péninsule indo-chinoise; telles que le pégou dans
la Birmanie anglaise, et le kassia dans une petite région
située à deux cents milles anglais du fond de la mer du Ben-
gale, sur la rive gauche du Brahmapoutra, au sud de l'As-
sam. Leur peu d'importance nous autorise à les passer
sous silence.
Nous n'avons ici ni le dessein ni la possibilité de passer
à tour de rôle en revue ces différentes langues; ilous nous
contenterons de donner sur chacune d'elles quelques ren-
seignements généraux, en insistant davantage sur la lan-
gue chinoise, la plus caractéristique de toutes les langues
de cette espèce.
§ 1. Le chinois.
Les trois grands dialectes du chinois sont : la langue
mandarine (vulgaire dans les provinces centrales et usitée,
en tant qu'idiome cultivé, dans tout l'empire) ; le dialecte
de Canton; le dialecte de Foukian. Tous trois, d'ailleurs,
pour appartenir à la même langue, sont profondément
distincts, et il est bien difficile que les habitants du Nord
et ceux du Sud se comprennent les uns les autres.
L'étude du chinois se compose de deux parts nettement
tranchées : l'écriture, la langue elle-même.
Parlons en premier lieu de cette dernière.
Ainsi que nous l'avons dit, elle est purement et sim-
plement syntaxique. Le premier écucil qu'il lui fallut
éviter fut, comme pour toutes les langues isolantes, l'indé-
cision très-fréquente du sens, étant donnée la multiplicité
des signilications que peut revêtir chez elle une seule et
44 LA LINGUISTIQUE.
même forme. La forme tao^ par exemple, signifie indis-
tinctement (et entre autres acceptions), ravir ^ atteindre^
couvrir^ drapeau, froment, mener, chemin; la forme lu
(entre autres acceptions également) signifie détourner, vé-
hicule, pierre précieuse, rosée, forger, chemin. Ce fut
un procédé naïf, simple, mais très-exact, que de faire se
succéder deux termes capables d'être synonymes en l'une
quelconque de leurs acceptions ; par exemple, tao et lu,
qui répondent l'un et l'autre à l'idée de chemin. Ce pro-
cédé fut employé : tao laisse le choix entre neuf ou
dix sens, mais tao lu ne peut dire que chemin. Est-ce Là,
comme on l'a prétendu, une véritable composition, la fa-
brication d'un vrai composé ? En aucune façon ; ur. com-
posé indique toujours une relation, et ici il n'y a qu'une
accumulation de synonymes.
On ne peut voir non plus des composés réels — bien
qu'il en puisse sembler au premier abord — dans l'asso-
ciation des mots fu «père » et mu «mère» qui signifient
« parents », de yuan « éloigné » et kin « près » qui signifie
«distance». En eflTet, dans ces accumulations de syno-
nymes, le premier mot ne dépend pas du second, le second
ne dépend j^as du premier.
Le genre d'un mot ne peut être déterminé, on le con-
çoit, qu'à l'aide d'un second terme. On a recours, par
exemple, knan « mâle, masculin», nm« femelle, féminin »;
de là : nan tse «fils )>,niu tse «fille », n/i< /m «femme».
S'agit-il d'animaux, les termes sont différents, mais le
procédé reste le même. Il est assurément des plus simples :
nous le retrouverons plus loin dans les langues agglu-
tinantes, en wolof, en japonais, et plus tard encore dans
les idiomes les plus développés. En latin, par exemple,
nous rencontrons mas canis, femina canis, femina porcus,
anguis femina et bien d'autres expressions analogues.
Combien de phénomènes appartenant en propre à la pre-
LE CHINOIS. 45
mière phase linguistique ont persisté à travers les âges
jusqu'à la dernière période!
Singulier ou pluriel, le nombre n'est indiqué, en prin-
cipe, que par Tensemble même de la phrase. Parfois, ce-
pendant, on emploie un terme dont le sens est celui de
multitude^ de totalité : tojin, une foule de gens, beaucoup
de gens, «les gens».
Le sujet s'indique de lui-même, par ce fait qu'il com-
mence toujours la proposition. Le régime direct, si la
phrase est simple, se révèle aussi de lui seul en ce qu'il
prend place immédiatement après le terme désignant l'ac-
tion ; c'est le procédé que nous appliquerions en disant :
<( Emile craint Auguste, » et « Auguste craint Emile »
Mais, en d'autres circonstances, c'est l'emploi nécessaire
de certains mots qui détermine le régime direct. Ces mots
auxiliaires peut-on les regarder comme de véritables pro-
positions ? Non certes, en aucun cas. Ce ne sont toujours
que des racines-mots, car le chinois ne connaît point d'au-
tres termes, ainsi que nous l'avons dit. Mais que ces ra-
cines, que ces mots auxquels ont fait ainsi appel, con-
servent encore et toujours dans l'esprit de ceux qui les
emploient leur propre et indépendante valeur, c'est ce que
l'on ne saurait admettre. Cette valeur s'atténue peu à peu,
elle se subordonne, et cette subordination même est la
cause qui des langues isolantes fait, avec le temps, des
langues monosyllabiques.
La notion du locatif, celle du datif, celle de l'instru-
mental, celle de l'ablatif sont également rendues soit par
l'accession de certains mots, soit par la place dans la
phrase. Il suffit d'indiquer ce fait en général, sans entrer
dans l'exposition d'une série d'exemples qui nous débor-
deraient et qu'il est facile de trouver dans les ouvrages
spéciaux. Quant au génitif, on l'exprime clairement en
plaçant le terme principal après le terme relatif : thien tse
46 LA LINGUISTIQUE.
«fils du ciel» ; ou bien encore, on introduit entre ces
deux mots ainsi placés le terme ti {en langue mandarine).
C'est par des procédés tout analogues que l'on rend la
notion de qualification et celle de comparaison.
Enfin ridée du verbe, sur laquelle repose la proposi-
tion tout entière, s'exprime encore d'une façon purement
syntaxique, ou bien doit se déduire du sens général de la
phrase. Rien, par exemple, n'indique en chinois la notion
de notre temps imparfait ; parfois également on ne peut
comprendre que par le sens général de la phrase qu'il
s'agit de l'idée du futur.
Si nous passons de la notion du temps à celle de la mo-
dalité, au mode, nous constatons encore que c'est la posi-
tion syntaxique qui indique le conditionnel. Quant au sub-
jonctif et à l'optatif, ils se trouvent désignés par l'emploi de
mots auxiliaires.
Ainsi, en chinois, il ne peut pas plus y avoir de verbe
qu'il ne peut y avoir de nom. Nous ne saurions trop le ré-
péter, c'est la syntaxe qui particularise le sens des mots et
qui constitue toute la grammaire. En dehors de sa place
dans la phrase, le mot n'est qu'une racine à acception
aussi large que possible; et c'est seulement quand il prend
position qu'il éveille une idée d'individualité, de qualité,
de relation, d'activité, une idée particularisée. C'est ainsi,
par exemple, qu'une seule et unique forme 7igan signifie
«procurer le repos, jouir du repos, posément, repos»;
une autre forme, ta, « grand, grandement, grandeur,
agrandir » ; une autre forme, « rond, boule, en rond, ar-
rondir » ; une autre forme encore, « être, vraiment, il,
celui-ci, ainsi » .
Nous l'avons dit ci-dessus, et nous devons y revenir en
temps opportun, l'emploi de mots accessoires, appelés à
donner aux mots principaux le sens bien déterminé qui
leur manque, fait passer les langues isolantes à l'état de
LE CHINOIS. 47
langues agglutinantes. Le sens de ces racines accessoires
s'est obscurci peu à peu ; on est venu, avec le temps, à ne
plus leur accorder qu'une sorte de valeur un peu arbi-
traire ; mais il fut une époque, une époque lointaine, l'âge
d'or du monosyllabisme, pour ainsi dire, où leur sens véri-
table, leur signification pleine et entière, s'offrait seule et
d'elle-même à l'esprit.
C'est un fait que les Chinois ont remarqué avec une saga-
cité surprenante, lorsqu'ils classèrent les racines en deux
groupes distincts, les moi?, pleins et les mots vides. Par les
premiers, par les mots pleins, ils entendaient les racines
dont la signification restait dans toute sa plénitude et son
indépendance, les racines que nous rendons dans nos tra-
ductions par des noms ou des verbes ; ils appelaient fnofs
vides les racines dont la valeur propre s'obscurcissait par
degrés et qui peu à peu recevaient la mission de déter-
miner et de préciser la nation très-vague des mots pleins,
des mots dont le sens primitif persistait tout entier. Obser-
vation remarquable et qui témoigne, mieux que bien d'autres
découvertes, d'un esprit singulièrement perspicace.
« Qu'est-ce que la grammaire? » demande à son élève
l'instituteur chinois. «C'est un art très-utile, répond l'élève,
un art qui nous enseigne à distinguer les mots pleins et
les mots vides, n
Après avoir parlé de l'importance de la place syntaxique
des racines et de leur valeur respective, il y a lieu de dire
quelques mots des différentes inflexions de la voix en chi-
nois.
Les différents tons que l'on rencontre en petit nombre
dans la langue chinoise ont une utilité capitale lorsqu'il
s'agit de distinguer les significations, parfois très-diverses,
de syllabes formées des mêmes éléments. Le vocabulaire
chinois quasi académique donne quarante-deux mille ca-
ractères graphiques différents, ayant chacun leur pronon-
48 LA LINGUISTIQUE.
dation propre; or, comme la langue parlée ne possède
environ que douze cents consonnances, «. il faut donc que
la même prononciation soit attachée en moyenne à plus de
trente caractères » (d'Hervey Saint-Denys). On voit que si
l'intonation n'a pu venir à bout de toute difficulté, elle avait
du moins une utilité bien considérable. Ce fait, nous l'a-
vons dit, est commun aux diverses langues monosylla-
biques. Les ouvrages spéciaux citent nombre d'exemples
que nous n'aurions que faire de relater ici, et, sans entrer
en plus de détails, nous n'avons qu'à mentionner ce pro-
cédé ingénieux et fort pratique.
Le matériel phonétique des Chinois n'est pas des plus
complexes, mais on ne peut cependant le mettre au rang
des plus simples. Parmi les consonnes, nous ne rencon-
trons ni (/, ni f/, ni b dans le dialecte mandarin ; dans le
dialecte de Fukian, le d seul fait défaut. Dans ce dernier
dialecte, les sifflantes sont moins variées que dans le pré-
cédent. L'absence de la consonne r est un fait bien connu.
Les voyelles n'offrent rien de particulier ; on les rencontre
souvent à l'état de diphthongues, et souvent aussi elles
sont nasalisées.
En tout cas, et ceci est un fait caractéristique, le mono-
syllabe chinois s'ouvre par une consonne et se termine par
une voyelle. Les signes n ou ng, que nous rencontrons à
la fin des mots chinois transcrits en caractères latins, in-
diquent seulement la nasalisation des voyelles précédentes.
11 n'est qu'un mot, un seul, qui échappe à cette règle sé-
vère d'une consonne initiale et d'une voyelle terminale :
eu' y « deux » et « oreille ».
Les questions de graphique pure sortent du domaine de
la linguistique; elles constituent une étude spéciale, sans
doute pleine d'intérêt, mais tout à fait distincte et indé-
pendante. Il est utile pourtant de dire ici quelques mots du
système graphique des Chinois et de montrer aVec quelle
LE CHINOIS. 49
habiloté ce peuple sut appliquer à sa langue, si curieuse,
un ensemble de caractères peu faits en apparence pour ré-
pondre à ce qu'on allait lui demander.
Étant donné le grand nombre d'homoplionies d'une
langue monosyllabique, c'est-à-dire le grand nombre de
syllabes formées des mêmes éléments phoniques, bien
que répondant à des idées forts distinctes, il y avait une diffi-
culté sérieuse à déterminer dans un système graphique les
sens multiples des homophonies en question. Les Chinois
arrivèrent à ce résultat par l'emploi de deux sortes de signes.
Leur première espèce de caractères ne se compose que
d'images, que de vrais dessins : l'image d'un arbre, d'une
montagne, d'un chien. Tantôt on les emploie indépen-
dants, isolés ; tantôt on les accouple pour rendre une idée
plus ou moins complexe. C'est ainsi que l'image de l'eau
et celle d'un œil, si elles sont juxtaposées, rendent l'idée
de larmes; une porte et une oreille rendent l'idée à'en-
ttndre; le soleil et la lune rendent l'idée d'éclat. Il faut
également ranger parmi les véritables dessins les groupe-
ments de lignes ou de points, qui figurent, ou bien des nom-
bres— un, deux, trois — ou bien l'état de supériorité, d'in-
fériorité, d'incHnaison vers tel ou tel côté, et ainsi de suite.
Il fut un temps où ces caractères, où ces images, éveil-
laient d'une façon directe grâce à l'exactitude de leur repré-
sentation, la notion qu'ils étaient appelés à rendre. Mais
peu à peu ces traits naïfs et véridiques perdirent leur
forme originelle. Dans les signes qui laissent entendre au-
jourd'hui les idées de chien, de soleil, de lune, de mon-
tagne, on ne retrouve plus de prime abord les images an-
ciennes qui évoquaient de façon directe ces diverses idées.
Les caractères de cette première espèce ont été évalués au
nombre minime d'environ deux cents (I).
(1) Abel RÉMUSAT. Recherches sur l'origine el la forma (ion de la
LINGUISTIQUE, 4
50 LA LINGUISTIQUE.
La seconde sorte de caraetères est plus compliquée. Elle
comporte deux éléments : un élément phonétique et un
élément idéographique.
Ainsi qu'on le comprend sans peine d'après tout ce qui
a été dit ci-dessus, ce dernier élément a pour mission de
déterminer la valeur parfois très-multiple de l'élément pho-
nétique. Ce dernier, si l'on ne figure que lui seul, laisse
flotter l'esprit du lecteur entre un grand nombre d'homo-
phones ; mais qu'on lui adjoigne un élément idéographique
et l'hésitation cesse tout de suite : on a évoqué une idée
déterminée, ou du moins une catégorie d'idées. C'est là un
procédé fort ingénieux.
En somme, le caractère pris dans son ensemble, dans
sa totalité, indique tout à la fois la prononciation et le
sens. Ses deux parties se complètent réciproquement ;
mais l'une de ces parties est regardée comme nulle quant
à sa valeur phonique, et c'est l'autre qui détermine seule
la prononciation. Si, par exemple, le signe tclieu^ vais-
seau, est accolé au-devant des signes qui représentent huo^
feu, ma^ cheval, ces deux derniers signes perdront leur
valeur phonétique, le mot sera lu tcheu^ mais ce tcheu
ne signifiera plus vaisseau. Grâce au caractère dont il se
trouve précédé, il laissera entendre soit un vacillement de
la flamme, soit une sorte particulière de chevaux (l).
Les Chinois ont arrêté à il 4 le nombre des signes, des
caractères qu'ils ont appelés chefs de classe^ et auxquels
nous donnons le nom de clefs. Ces caractères comprennent,
langue chinoise. Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-
lettres, 1820.
(1) La grammaire chinoise de Stephan Endliclier est la plus simple
de toutes celles que nous ayons étudiées, mais l'absence de critique
s'y fait trop souvent sentir : Anfangsgrundc de'r chinesischen Gram-
matik. Vienne, 1845. On étudiera avec profit les règles de position
des mots dans la Syntaxe nouvelle de la langue chinoise de Stanislas
Julien. Paris, 18G9.
LE CHINOIS. 51
outre les 169 signes idéographiques (dont nous avons ci-
dessus expliqué le rôle alors qu'ils se trouvent joints à.un
élément qui n'est que phonétique), une petite série de signes
purennent graphiques ou de simples images. Ces 214 clefs
contiennent les éléments de tous les caractères chinois ; il
il y en a environ oG 000, dont 15 000 à peu près peuvent
être en usage. A ces 214 clefs, il faut donc subordonner
tous les autres caractères. C'est ce qu'ont fait les Chinois
dans leur classification lexique, en ayant soin de disposer
les clefs en un ordre consécutif, selon qu'elles se trou-
vaient représentées par un, deux, trois traits, et ainsi de
suite ; la dernière en a dix-sept.
Cette classification arbitraire n'a rien à faire, ainsi
qu'on le voit, avec la langue elle-même, et en effet nous
avons dit plus haut que l'étude du chinois comprenait
deux parts bien distinctes : celle de la langue, celle de l'écri-
ture ; de là les difficultés très-sérieuses que rencontrent
les commençants dans l'étude du chinois.
Ajoutons que tous les caractères peuvent être employés,
en certaines occasions, comme s'ils n'étaient que phoné-
tiques. C'est de cette façon que les Chinois peuvent écrire
avec leurs signes des noms d'emprunt, tels que '/a si 'la,
Asia, Asie ; 'Ing ki li, English, Anglais ; Feï li pe eul to,
Philibert. On sait également que c'est des caractères chi-
nois envisagés au point de vue purement phonétique que
procède l'écriture des Japonais, dont la langue est si diffé-
rente de la langue chinoise.
Quant aux signes chinois eux-mêmes, nous avons déjà
dit qu'ils avaient pour origine un véritable système d'ima-
gerie. On les rencontre encore avec cette forme primitive
sur certains monuments et on peut suivre leurs trans-
formations graduelles à travers le cours des âges. Plusieurs
systèmes graphiques ont été fixés d'une façon très-précise,
ont été employés durant des périodes de plusieurs siècles
52 LA LINGUISTIQUE.
et n'ont dû qu'à des circonstances particulières de se voir
plus ou moins sérieusement modifier.
D'ailleurs, il existe aujourd'hui encore chez les Chinois
plusieurs sortes d'écritures, et parmi elles une espèce de
cursive assez rapide, qui est usitée dans les relations hahi-
tuelles.
Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette ques-
tion des caractères chinois. C'est pour nous un sujet acces-
soire ; en effet, ce n'est point de graphique que nous nou&
occupons, c'est seulement de la structure et du matériel
phonétique des langues.
§ 2. L^annamite.
L'annamite est la langue de l'Indo-Chine orientale. Au
nord elle s'étend donc sur le Tonkin, au sud sur la Co-
chinchine.
L'annamite est séparé du siamois (au moins au sud-
ouest) par un idiome dont le caractère n'est pas encore
déterminé, le cambodgien. Nous engageons le lecteur à
consulter la carte ethnographique de la partie sud-orien-
tale de rindo-Chine dressée par Francis Garnier (i).
La langue annamite est absolument distincte du chinois,
et par son appareil phonétique et par ses racines, c'est-
à-dire par ses mots, puisque la racine constitue le mot lui-
môme dans toute langue monosyllabique.
Tout comme en chinois, le genre et le nombre s'indi-
quent par l'adjonction, à la racine principale, de racines
au sens de mâle, féminin, ou de tous, nombreux. L'ad-
jectif se reconnaît à sa position après le substantif qu'il
qualifie. La notion de temps ou de mode s'exprime enfin
par l'emploi simultané de la racine sur laquelle pivote la
{\) Journal asiatique, août-septembre 1-872.
LE SIAMOIS. 53
phrase et d'autres racines dont le sens général est celui du
passé, du futur, et ainsi de suite.
Ce que nous avons dit de la structure du chinois s'ap-
plique donc de point en point à l'annamite. Chez ce der-
nier également, le système des intonations joue un rôle
capital : il distingue, comme en chinois, des mots dont la
prononciation serait absolument la même, bien que leur
sens soit tout à fait différent. Les intonations annamites
sont au nombre de six : ton aigu, fort difficile à décrire;
ton interrogatif ; ton ascendant ou remontant, assez peu
différent du ton interrogatif ; ton descendant ; to^ grave ;
ton égal.
L'écriture annamite est figurative, c'est-à-dire idéogra-
phique, et a été empruntée anciennement aux Chinois ; elle
^ subi, d'ailleurs, des modifications sensibles, et par la
«uite des temps l'on y a joint de nouveaux signes.
La langue annamite, au surplus, a fait au vocabulaire
chinois des emprunts considérables, notamment au dia-
lecte méridional ; ce fait a induit en erreur certains au-
teurs qui ont voulu comparer les deux idiomes et leur
•donner une origine commune. Le nombre, quel qu'il soit,
■de ces mots d'emprunt n'a rien à faire avec le fond même
•de la langue, avec ses racines propres; celles-ci, fussent-
elles même beaucoup moins nombreuses encore, suffi-
raient à établir l'originalité incontestable et l'indépendance
-de la langue annamite.
§ 3. Le siamois.
Le siamois occupe la région située au nord du golfe de
"Siam, assez avant dans l'intérieur du pays, et la côte occi-
dentale de ce golfe. A l'est, il confine au cambodgien,
idiome bien peu connu ; à l'est, il confine au birman qui,
lui aussi, est une langue monosyllabique.
54 LA LINGUISTIQUE.
Le nom de Siamois ou de Thaï est particulier à une cer-
taine population ; mais on l'a étendu aux populations
voisines et apparentées, par exemple aux Laos qui se trou-
vent plus au nord.
La phonétique du siamois est des plus riches ; elle
compte notamment bon nombre d'aspirées et de sifflantes.
Son alphabet est d'origine hindoue. Sa grammaire est net-
tement monosyllabique, comme celle du chinois et de l'an-
namite, et Ton compte chez lui quatre tons différents,
quatre façons diverses d'accentuer qui servent à distinguer
les uns des autres les monosyllabes dont la forme est la
même, mais dont la significalion est différente.
§ 4. Le birman.
Il est parlé au nord-ouest de la péninsule indo-chinoise,
entre le siamois et les langues hindoues. Son matériel
phonétique est moins riche que celui du siamois ; on n'y
compte qu'une sifflante. Les différents tons du birman
semblent être moins nombreux que ceux du chinois et du
siamois. Quant aux procédés grammaticaux, ils sont tout à
fait les mêmes.
§ 5. Le tibétain.
Le Tibet doit à l'Inde bouddhiste la meilleure part de sa
culture intellectuelle, son alphabet, son importante litté-
rature. Il est difficile de savoir ce que pouvait être la litté-
rature tibétaine avant le mouvement religieux qui sans
doute la transforma entièrement. Nous n'avons point de
documents remontant à cette première époque.
Les missionnaires bouddhistes eurent pour premier soin
de traduire en tibétain les livres religieux composés en
sanskrit. L'alphabet qu'ils employèrent, et qui se trouve
LE TIBÉTAIN. 55
encore usité, était celui qui avait cours dans Tlnde septen-
trionale; son origine est parfaitement évidente, et qui-
conque lit le caractère hindou dévanâgarî apprend en
quelques heures l'alphabet tibétain, qui en provient direc-
tement.
Les différents auteurs qui ont écrit sur le tibétain n'ont
pas mis suffisamment en lumière le caractère monosylla-
bique de cette langue. Les procédés qu'elle emploie sont
analogues à ceux dont se servent le chinois, l'annamite et
les autres langues isolantes.
C'est ainsi que le tibétain ne connaît dans les noms ni
genre ni nombre. Pour exprimer le genre d'un nom, il
doit le faire accompagner d'un autre mot dont le sens est
celui de mâle ou de femelle : 7mpho «bouc » ra ma « chè-
vre». De même il ne peut exprimer le pluriel qu'en ad-
joignant au nom qui doit comporter cette idée de plura-
lité un autre mot dont le sens est, pour l'ordinaire, celui
de tout ou de inultitude.
Les prétendus cas du tibétain sont aussi peu des cas
que ne le sont ceux qu'on attribue au chinois ou à l'anna-
mite ; ici également on emploie pour déterminer la racine
pteine, le mot plein, des mots qui deviennent vides, c'est-
à-dire qui perdent une partie de leur sens premier et ser-
venten quelque sorte d'adjoints au mot principal.
Par lui-même, le mot n'est pas plus un simple nom
(substantif ou adjectif) qu'il n'est un verbe. C'est la posi-
tion dans la phrase ou l'adjonction de telle ou telle racine
dite vide, qui peut résoudre ce problème.
Après tout ce que nous avons dit des langues monosyl-
labiques en général, et du chinois en particulier, il nous
semble inutile d'examiner d'une façon plus minutieuse la
structure du tibétain. Elle n'est pas différente de la struc-
ture des autres langues isolantes, et il ne faut point se
laisser prendre à ce que les grammaires ordinaires di-
56 LA LINGUISTIQUE.
sent de ses prétendus genres, nombres, cas, personnes,
temps et modes. Ce sont là tout autant de façons de parler
qui ne doivent pas être prises à la lettre, et dont il n'y aura
plus trace dans la syntaxe comparée des différentes lan-
gues monosyllabiques, qu'un avenir prochain verra sans
doute paraître. Celui qui entreprendrait de réaliser cette tâ-
che et la mènerait à bonne fin, sans tenter de réduire à une
forme commune les racines tout à fait diverses de ces lan-
gues, aurait rempli l'un des premiers desïde?'ata de la
linguistique.
Mais avant tout, il faudrait voir plus répandue cette
idée que pour étudier une langue monosyllabique quel-
conque, il est nécessaire d'oublier momentanément ce que
l'on sait de la structure et du mode de fonction de nos
langues à flexion. Il paraît, malheureusement, que ce n'est
point une petite difficulté.
CHAPITRE IV.
seconde forme linguistique
l'agglutination
les langues agglutinantes
Nous devons avant tout définir l'agglutination et re-
chercher quelle est son origine ; nous passerons ensuite
en revue les principaux systèmes linguistiques qui revêtent
cette forme particulière.
§ 1 . Qu'est-ce que l'agglutination ?
Tandis que dans les idiomes de la première forme (le
chinois, le siamois et les langues analogues), les mots ne
sont autre chose que des formes monosyllabiques inva-
riables, placées à la suite les unes des autres (sans qu'il y
ait cependant entre elles une juxtaposition très-intime), il
arrive dans les idiomes du second degré que plusieurs élé-
ments se juxtaposent réellement, s'agglutinent, s'agglo-
mèrent : de là, le nom de langues agglutinantes ou agglo-
mérantes qui leur a été donné.
Les divers éléments qui entrent dans la confection du
mot ne possèdent plus chacun leur valeur propre, leur va-
leur première. Il n'y en a plus qu'un seul qui porte l'idée
principale, l'idée de la signification, le sens. Les autres
éléments perdent tout à fait leur valeur indépendante. A
la vérité, ils possèdent bien encore une portée personnelle,
individuelle ; mais ce n'est qu'une portée toute relative. En
effet, tandis que l'élément dont la signification aura per-
58 LA LINGUISTIQUE.
sisté avec sa valeur primitive — «frapper, prendre, gar-
der ))^ et ainsi de suite — verra se grouper autour de lui
des éléments qui détermineront les modes d'être ou les
modes d'action, d'autres éléments, perdant de leur valeur
primitive, s'accoleront à cet élément dont la signification
est tout entière sauvée et auront pour rôle de déterminer
les modes d'être ou d'action de l'élément en question.
Si nous représentons par R — lettre initiale du mot
«racine» — l'élément ainsi sauvegardé, l'élément dont le
sens a persisté tout entier, et si nous représentons par une
série de lettres r les éléments qui sont tombés à la condi-
tion de simples éléments de relation, nous pouvons sup-
poser dans une langue agglutinante les formes suivantes
de mots : iiR, soit la racine de signification précédée d'un
préfixe, signe de relation — Ru, soit la racine suivie d'un
suffixe — rRr, soit la racine entre deux éléments de rela-
tion — rRrr, et ainsi de suite.
Placé avant la racine principale, l'élément de relation est
appelé jore'^^e/ c'est r dans la forme rR. Placé après cette
même racine, il reçoit le nom de suffixe : dans la forme
rRrr nous trouvons un préfixe et deux suffixes.
Préfixes et suffixes reçoivent le nom général à' af fixes.
Deux ou trois exemples rendront d'ailleurs plus saisis-
sante l'explication que nous venons de donner. Nous les
empruntons à la langue magyare.
Dans la forme kértëk «vous priez », kér est la racine,
l'élément dont la signification entière est sauvegardée ; tëk
est l'élément de rapport et indique la personne : d'après
ce qui vient d'être dit, la formule du mot est donc Rr. S'a-
git-il de kérnéiëk « puissiez-vous prier », nous avons la
formule Rrr : en efTet, l'élément juxtaposé né n'est qu'un
signe de relation indiquant que l'idée générale et domi-
nante de Aer « prier » est ici à l'optatif. Prenons la racine
zâr «fermer» et jetons les yeux sur quelques-unes de ses
qu'est-ce que l'agglutination? 59
formes soi-disant dérivées qui, en définitive, ne sont que
des exemples d'agglutination, de juxtaposition. Elles nous
laissent voir de la façon la moins équivoque ce que c'est en
réalité que le phénomène dont nous nous occupons : zdrhat
« il peut fermer» , formule Rk ; zârogat^ a il ferme souvent » ,
même formule ; zârogathat « il peut fermer souvent »,
formule Rrr; zârat, « il fait fermer » formule Rr ; zârat-
gat « il fait fermer souvent », formule Riir ; zdratgathat
« il peut faire fermer souvent », formule Rrrr.
Deux faits caractéristiques distinguent donc la classe
agglutinante de la classe monosyllabique. Dans la classe
agglutinante, le mot n'est plus composé de la racine seule,
mais il est formé de l'union de plusieurs racines. En second
lieu, dans cette juxtaposition une seule des racines agglo-
mérées garde sa valeur réelle : les autres racines voient
leur signification individuelle s'amoindrir, passer au second
rang ; elles ne servent plus qu'à préciser le mode d'être ou
d'action de la racine principale dont la signification pri-
mitive est sauvegardée.
La racine principale maintenue dans sa forme primitive,
les racines accessoires (si nous pouvons employer ce terme)
perdant leur indépendance et se juxtaposant à la racine
principale, voilà ce qui constitue l'agglutination. Le mot^
ici, est formé par la réunion de plusieurs éléments divers,
par la réunion de plusieurs racines ; il est complexe. C'est
ce qui le distingue du mot tel que le conçoivent les langues
isolantes, où il est formé de la racine elle-même, d'une
seule racine.
Nous devons en tous cas le faire observer dès maintenant :
il n'y a pas encore dans les larvguesaggjutinantes de vraie
déclinaison, de vraie conjugaison. Si l'on se sert de ces
mots de déclinaison et de conjugaison, ainsi que des mots
de^ç^^s, de nominatif, d'accusatif^. de génitif, et ainsi de
suite, en parlant du jt^ponais^du basque, du wolof, cela
60 LA LINGUISTIQUE.
n'est qu'une façon de dire. Nous ne la blâmons pas abso-
lumentj mais nous tenons à établir nos réserves.
De toutes les langues connues, celles qui par leur forme
apjoartiennent à la seconde classe, ou, pour mieux dire, à
la seconde couche, sont de beaucoup les plus nombreuse^.
"! Ce n'est pas à dire qu'elles soient apparentées les unes
aux autres. Les étymologistes de profession, ceux princi-
palement qui se rattachent à l'orthodoxie judéo-chrétienne,
ont tenté mainte et mainte fois de les ramener à une ori-
gine commune, de leur trouver un fond commun. Leurs
\ efforts n'ont obtenu que le succès malheureux dont ils
I étaient dignes. Certes, toutes les étymologies faites sans
mélhode permettront de rapprocher le magyar et le basque,
le tamoul et l'algonquin, le japonais et les idiomes austra-
liens. Mais qu'est-ce que l'étymologie en dehors de la
grammaire? un amas de fictions et de conceptions chimé-
riques, un jeu d'esprit, un défi perpétuel aux principes les
plus rudimentaires de la méthode et, le plus souvent, aux
premiers éléments du bon sens.
Nous avons dit que le nombre des langues agglutinantes
était considérable et qu'elles formaient la grande majorité
des idiomes connus. Nous allons jeter un coup d'oeil sur
ces différents idiomes, ou du moins sur ceux d'entre eux
qui paraissent représenter de la façon la plus frappante les
principaux systèmes agglutinatifs.
Nous devrons passer rapidement sur quelques-unes de
€es langues, le coréen, par exemple, ou certaines langues
des nègres d'Afrique ; mais nous nous occuperons avec plus
de détails de quelques autres idiomes appartenant à la se-
conde couche linguistique, tels que le basque, les langues
dravidiennes, les langues américaines. On conçoit aisément
pour quel motif nous nous arrêterons davantage sur celles-
ci et moins sur celles-là.
Après avoir énuméré les principaux groupes de langues
LANGUES DE L AFRIQUE MÉRIDIONALE. 61
agglutinantes nous dirons quelques mots du «touranisme »,
des prétendues « langues touraniennes » et des conceptions
imaginaires auxquelles cette théorie a donné naissance.
L'ordre dans lequel nous allons parler des langues
agglutinantes est un peu arbitraire, au moins en ce qui
concerne quelques-unes d'entre elles.
Nous commencerons par lesjangues agglomcragteë de
rAfric[ue : langues des Hottentots, des Boschimans, des
Nègres africains, des Gafres, des Pouls, des Nubiens. Pous-
sant vers Test, nous arriverons aux Négritos, aux Papous,
aux Australiens. Remontant au nord-ouest, nous rencon-
trerons le système maléo-poly-nésian ; plus au nord, à
l'extrême orient, le japonais et le coréen. Revenant vers
l'ouest nous trouverons les langues dravidiennes dans le sud
de l'Inde, le groupe ouralo-altaïque en Asie et en Europe,
le basque au pied des Pyrénées occidentales, et, en tra-
versant l'Atlantique, les jangues américaines. Nous ter-
minerons par les idiomes du Caucase et certaines autres
langues peu connues ou dont la place n'est point déter-
minée.
La première partie de cette énumération est purement
géographique ; mais nous avons suivi une certaine raison
grammaticale en rangeant à la suite les uns des autres les
idiomes dravidiens, ouralo-altaïques, basque et américains.
II nous serait difficile d'expliquer dès maintenant la cause
qui nous a fait suivre cet ordre ; nous la ferons connaître
en temps et lieu, notamment lorsque nous en arriverons à
traiter des langues américaines.
§ 2. Langues de l'Afrique méridionale.
Nous faisons abstraction ici des idiomes appartenant au
système « bantou », dont nous parlerons un peu plus loin
sous le nom de « langues des Gafres ». Par ce terme de
62 LA LINGUISTIQUE.
langues de l'Afrique méridionale nous entendons les
idiomes des Hottentots et ceux des Boschimans.
Langue des Hottentots.
La question de l'origine des Hottentots est tout à fait
obscure. L'origine de leur langue n'est pas mieux connue.
On a cherché à la rattacher aux langues khamitiques, à
l'ancien égyptien, au copte; cetle tentative n'a pas eu de
succès. Telle quelle, la langue des Hottentots nous semble
isolée, indépendante de tout autre idiome.
Elle est d'ailleurs franchement agglutinante.
Les dialectes hottentots sont au nombre de trois : le na-
ma, le kot^a, le hottentot du Cap.
Le premier de ces dialectes, le nama, est le plus impor-
tant des trois ; il serait parlé par vingt mille individus en-
viron. Confinant vers le nord au domaine du héréro (langue
du système bantou dont nous parlerons tout à l'heure),
borné au sud par le fleuve Orange, le territoire du nama a
pour limite occidentale l'Atlantique et pour limite orien-
tale le désert de Kalahari (1).
Le kora est parlé beaucoup plus à l'est, dans l'intérieur
des terres, dans la région des rivières Vaal, Modder et Ga-
ledon, aux environs du 29*^ degré de latitude. Ce dialecte,
assez rapproché du précédent, est en voie d'extinction ra-
pide.
Le hottentot du Gap est à peu près éteint. Il s'étendait
sur le territoire de la colonie, confinant vers le nord-est à
des idiomes du système bantou, vers le nord au kora, vers
le nord-ouest au nama. 11 n'y a plus aujourd'hui qu'un
(1) Th. Hahn, Die Sprache der Nama. Leipzig, 1870. — Tyndall,
A Grammar and Vocabulary of the Namaqua- Hottentot Language.
— Bleek, a Comparative Grammar of the South Africa Languages.
T. I, Londres, 1869.
LANGUES DE L AFRIQUE MERIDIONALE. 6Î
bien petit nombre de Griqouas qui se servent entre eux du
bottentot; le boUandais, le cafir l'ont presque entièrement
étouffé.
Les différences d'ailleurs ne sont point considérables
entre ces trois dialectes, et les Griqouas peuvent com-
prendre aisément le nama des bords de l'Atlantique.
Nous nous servons des mots de nama et de kora avec
intention à l'exclusion de ceux de namaqoua et de korana.
Ces deux derniers en effet ne sont que des mots dérivés.
Le Hottentot, dans sa propre langue, s'appelle Kboï-
kboïb, au pluriel Kboïkboïn ; ce nom a le sens de « homme
des bommes » ou « ami des amis » (Habn, op. cit., p. 8).
La phonétique du nama est fort variée ; la sérié de ses
voyelles est très-nuancée et il peut les nasaliser toutes. Il
possède également un assez grand nombre de dipbtbongues,
une douzaine, dit-on.
Il n'est pas moins riche en consonnes. Outre les explo-
sives ordinaires (p, t, k et 6, d, g), il possède plusieurs gut-
turales [kli et autres) ; les sifflantes s et 2 (de « sœur » et
de « zèle ») ; une nasale particulière qui équivaut à peu
près à la nasale de l'allemand « enge » ; v, r, A, et une
palatale (qui ne se rencontre pas, d'ailleurs, dans le dia-
lecte nama).
A ces consonnes diverses nous devons en ajouter quatre
autres dun ordre tout particulier, les « clics » ou claque-
ments, les consonnes claquantes. Le claquement dental,
figuré par un trait vertical : i (ou, selon quelques auteurs,
par un c) ; le claquement palatal, figuré par deux traits
borizontaux coupant un trait vertical (ou par la lettre v
d'après quelques auteurs); le claquement cérébral, rendu
par un point d'exclamation : ! (ou par la lettre q); le cla-
quement /a^era/ figuré par deux traits verticaux : n (ou par
un x). Ces consonnes particulières sont bizarres pour une
oreille européenne, mais on arrive pourtant à les imiter.
64 LA LINGUISTIQUE.
On trouvera leur description dans les grammaires spé-
ciales, du moins celle des trois premiers. Le quatrième est
fort étrange et reçoit son nom de ce que les dents latérales
jouent un rôle important dans son articulation.
Les claquements peuvent précéder les consonnes guttu-
rales, r<, h et toutes les voyelles ; on les rencontre d'ailleurs
à chaque instant, presque à chaque mot.
Arrivons à la formation des mots qui est des plus simples :
l^racine suivie d'un suffixe, c'est-à-dire d'un élément déri-
vatif.
Tout d'abord notons que ces éléments dérivatifs, que ces
suffixgs.ont chacua une triple forme; l'une est réservée
pour le cas oii le mot est sujet, l'autre pour le cas où le
mot est régime (direct ou indirect, peu importe). La pre-
mière forme reçoit le nom de subjective^ la seconde celui
à' obj ectioe . La troisième forme est celle du pocatif, c'est
la forme dite interjective.
Notons ensuite que les suffixes ont ime.iorme pour Je
singulier, une forme pour le duel, une forme pour le plu-
riel: cela fait donc neuf formes pour un seul et même
élément, puisqu'il peut être subjectif singulier, objectif
duel, interjectif pluriel et ainsi de suite.
D'autre part, nous nous trouvons en présence d'une
triple hypothèse : l'élément dérivatif de la racine peut être
un élément de la première personne (moi, nous deux^
nous), ou un élément de la seconde personne (toi, vous
deux, vous), ou bien encore un élément commun, un élé-
ment de troisième personne. Ce fait détermine quel est le
suffixe du mot.
Dans les deux premières hypothèses, on forme des mots
ayant, par exemple, le sens de « moi roi, moi qui suis roi »,
«toi qui es reine» et ainsi de suite. Répétons-le, d'ail-
leurs, l'élément change neuf fois pour un seul et môme
mot, alors qu'il s'agit de la forme subjective, de la forme
LAxNGUES DE L AFRIQUE MERIDIONALE. 65
objective, de la forme vocative et selon qu'il est question du
singulier, du duel, du pluriel.
Ajoutons encore que le suffixe varie selon que l'individu
est du genre masculin, du genre féminin ou du genre
neutre.
Des mots dérivés par un élément indiquant la première
ou la seconde personne, passons à ceux que dérive un suf-
fixe commun, un suffixe impersonnel. En nama (nous ne
nous occupons que de ce dialecte) nous trouvons les dési-
nences suivantes :
Masculin. Féminin. Neutre.
o- ,. { subiectif b s i
Singulier < , . .^ , . '
l objectif oa sa é
\ subjectif kha ra khaonva.
) objectif khâ ra » »
subjectif . . . . gu li n
Pluriel
1
objectif gâ te na
En jetant un coup d'oeil sur ce tableau, nous voyons tout
d'abord que le mot tairas « femme» est un féminin, singu-
lier, subjectif. Ayant à rendre cette expression : « je vois la
femme», nous nous servirons de tarasa; dans cette autre
phrase : « les deux femmes disent);, nous nous servirons de
larara., et ainsi de suite. La forme khoib «homme » sera
employée dans ces phrases : « l'homme dit, l'homme
frappe » ; la forme khoigu dans celles-ci : « les hommes
disent, les hommes frappent » ; la forme khoigâ dans
celles-ci : « ils frappent les hommes, ils voient les
hommes». Tout ce mécanisme demande sans doute un
peu d'attention, un peu d'habitude, mais il se laisse saisir
assez facilement.
La dérivation ^ccondairc^s^^ère d'ailleurs par l'adjonc- *
lion de nouveaux suffixes aux suffixes qui dérivent déjà
la racine, et c'est également à l'aide de nouveaux éléments
annexés à la fin du motque l'on cxprimeles^otions ji]^
^LINGUISTIQUE. 5
66 LA LINGUISTIQUE.
locatif, de l'ablatif, de l'instrumental, et ainsi desuite. C'est
par ce mênne procédé de dérivation que l'on forme des mots
adjectifs tirés des mois substantifs.
Les formes causatives, diminutives, désidératives, in-
tensives, sont tout autant de formes dérivées par l'adjonc-
tion à la racine principale de racines secondaires, c'est-à-
dire d'éléments dérivatifs. Quant aux prétendues formes
verbales, elles consistent simplement dans l'agglomération
d'éléments dont l'un indique la personne (moi, toi, nous,.
ils), un autre la racine principale, le radical, un autre en-
fin, le temps (à présent, jadis, dans l'avenir)
Pour en finir avec le bottentot, disons qu'à la façon
des langues monosyllabiques, il distingue ses mots ho-
mophones, en les chantant en quelque sorte sur des tons
différents. Ces tons sont au nombre de trois : le mot
Jkaib. par exemple, signifie « obscurité », ou bien « lieu »,
ou bien « linge », selon qu'il reçoit telle ou telle intona-
tion. Ces homophones, d'ailleurs, ne sont pas très-nom-
breux.
r D'autre part, ajoutons que l'accent, le véritable accent,
"plombe Jtouj ours en bottentot sur la syllabe radicale du
*\mot, c'esl-à-dire sur la première syllabe, puisqu'ici la
forme du mot est celle-ci : racine -\~ suffixe ou racine -f-
/suffixes. S'agit-il d'un mot composé, c'est-à-dire de deux
c/ mots réunis pour n'en faire qu'un seul, pour faire un mot
t complexe, l'accent appartient au mot principal.
Langues des Borhimans.
Les Bochimans, dispersés en un grand nombre de tribus
peu considérables, ne donnent pas un nom général à l'en-
semble de leur population. Les Hottentots les appellent sâriy
c'est-à-dire aborigènes, indigènes. Quant au nom de Bo-i,
chima»is, il est d'origine hollandaise et veut dire liommi
des bois.
LANGUES DES NÈGRES D AFRIQUE. 67
On ne connaît que fort peu de chose des divers idiomes
parlés par les Bochimans. S'ils sont tous alliés les uns aux
autres, il existe du moins de grandes différences entre tels
et tels d'entre eux. On a voulu les assimiler aux dialectes
hottentots, mais cette tentative n'a pas eu de succès; tels
que nous les connaissons, les idiomes des Bochimans sont
indépendants de la langue des Hottentots. En tout cas, ils
appartiennent comme elle au système agglutinatif. Ils con-
naissent plus de consonnes claquantes que les dialectes
hottentots; six ou sept, assure-t-on.
Le pays des Bochimans est assez difficile à délimiter. On
les rencontre à l'est du territoire héréro, au nord-est du
pays des Namas, au nord du désert de Kalahari! Au sud
de ce même désert et de la rivière Orange, des Bochimans
habitent \e nord-ouest de la colonie du Cap. En somme,
d'après M. Fritsch, ils se seraient étendus sur toute l'Afri-
que du sud, depuis le Cap jusqu'au Zambèse, et mêmepai^
delà ce fleuve (î). Ils auraient été chassés par la force des
pays qu'ils n'occupent plus actuellement dans cette vaste
région.
§ 3. Langues des Nègres d'Afrique.
L'Afrique est occupée au nord par un idiome sémitique,
l'arabe, et un idiome khamitique, le berber. A Test, en
Abyssinie, on trouve également des langues sémitiques
plus particulièrement alliées à l'arabe, et plus au sud,
c'est-à-dire immédiatement au nord de l'équateur, quel-
ques langues khamitiques classées sous le nom général de
langues éthiopiennes. Tout le sud-est de l'Afrique et une
forte partie de la côtesud-ouestsont occupés parles idiomes
des Cafres, qui forment un groupe bien distinct. Au sud
(l) Die nngehorenen siii-Afrika's. Breslau, 1872.
68 LA LINGUISTIQUE.
se trouvent les langues des Bochimans et des Hottentots.
Au centre même de la péninsule, de l'est à l'ouest, en par-
tant du midi de la haute Egypte, on rencontre les dialectes
nubiens et le poul, qui n'ont rien de commun avec les lan-
gues que nous venons d'énumérer.
Le reste de l'Afrique, c'est-à-dire la partie moyenne de la
côte occidentale et une grande partie du centre, appartient
aux idiomes parlés par les Nègres, parles véritables Nègres
que l'anthropologie ne confond pas avec les Gafres.
Le nombre des idiomes parlés par les Nègres d'Afrique,
est assez important. Quelques-uns de ces idiomes se ratta-
chent d'assez près les uns aux autres et forment ensemble
des groupes bien marqués ; mais on ne peut assurer, avec
preuves scientifiques en mains, que ces différents groupes
soient tous issus d'une seule et même souche. Ces différen-
tes langues, sans doute, appartiennent les unes et les au-
tres à la classe des langues agglutinantes, mais ceci ne
préjuge en rien une communauté d'origine. Malgré bien
des emprunts, le lexique de ces différents groupes d'idiomes
est fort varié, et, par-dessus tout, leur grammaire est très-
diverse. Dans l'état actuel de nos connaissances, nous pou-
vons dire que l'on rencontre chez les Nègres d'Afrique, un
certain nombre de langues ou de groupes de langues
tout à fait distincts les uns des autres, tout à fait indépen-
dants.
M. Frédéric Mûller les met au nombre de vingt et un.
Ce chiffre est-il trop élevé, et des recherches ultérieures
le feront-elles réduire? N'est-ce là, au contraire, qu'un
chiffre minimum, et découvrira-t-on quelque jour, parmi
ces populations, des idiomes encore inconnus et qui ne
rentreront point dans ces vingt et une familles? C'est ce que
nous ne pouvons prévoir. Contentons-nous d'insister sur
ce fait, que cette expression de Langues des Nègres
d'Afrique, qui forme le titre du présent paragraphe,
LANGUES DES NÈGRES D AFRIQUE. 09
est purement géographique, et qu'elle n'éveille aucune
idée de parenté entre les langues en question.
Nous procéderons à leur énumération, en nous confor-
mant autant que possible à leur position géographique, du
nord au sud et de l'ouest à l'est.
Le WOLOF. On possède une certaine quantité d'écrits sur
la grammaire du wolof. Les formes de cette langue sont
bien connues, et son lexique Test suffisamment ; cependant,
tous les travaux auxquels elle a donné lieu manquent de
méthode et de critique. On a les éléments d'une gram-
maire wolofe scientifique, mais cette grammaire est encore
à rédiger, et on ne peut guère la demander aux jfnission-
naires qui habitent les contrées oii cet idiome est parlé.
Leurs nombreuses publications sont marquées au coin de
la plus complète ignorance des procédés de la science mo-
derne du langage, et ils ne paraissent point se douter de ce
que c'est qu'une langue agglutinante.
Le système de voyelles du wolof est assez riche. A côté
des voyelles brèves a, é (notre « é » fermé), /, o, u (notre
voyelle « ou » ), è, il possède des «, î, ô, ?i, è prolongés et
un é fermé également long. Il connaît de plus un e qui
paraît équivaloir à notre voyelle « e » de « que, je, te, le »,
et un à bref et sourd qui, aux oreilles de ceux qui l'ont
entendu, paraît intermédiaire entre notre « a » et notre
« e » ; c'est vraiseniblablement notre « e » prononcé d'une
façon étranglée. Certains auteurs le rendent par « œ »,
mais ce procédé est manifestement défectueux. Dans un
petit nombre de mots, le wolof possède un « a » nasal,
correspondant à notre voyelle « an » de « grand, sang » ;
mais, en général, la voyelle suivie de « n » se prononce sans
nasalisation. Le wolof possède le son û (notre « u » de
« tu, lu » ), mais ce n'est que dans des mots qu'il a emprun-
tés au français. — Le wolof est également riche en con-
sonnes. Outre les trois paires d'explosives simples {k et g,
70 LA LINGUISTIQUE.
t et d, p et h], il a un « t » et un « d » mouillés, que nous
transcrirons ^' et rf'; les nasales m, n, n' (« n » mouillé,
notre « gn »), et une nasale dite gutturale qui peut se trouver
au commencement des mots, tout comme au milieu ou à la
fin; une aspirée très-douce, h, et une gutturale h'^ répon-
dant au (( ch » allemand de « nach, noch » / y ; r, /; la
sifflante s dure et un z pour les mots empruntés au fran-
çais ; la sifflante /"et un iv assez difficile à saisir pour nos
oreilles européennnes. Les groupes mp, mb, nt, nd^ ng
sont très-fréquents, mais ce ne sont que des groupes de
consonnes, non point des consonnes particulières.
Les mots correspondant à nos noms, soit substantifs,
soit adjectifs, sont naturellement indéclinables, comme
dans tous les idiomes appartenant à la classe de l'aggluti-
nation, et les désinences du latin, du grec et des autres lan-
gues à flexion, sont remplacées par des particules,par des pré-
positions. Cependant, lorsqu'il s'agit d'indiquer un régime
direct et un régime indirect « donnerun vêtement à Pierre»,
notre « à » ne s'exprime pas ; on a recours ici au procédé
purement syntaxique, au procédé des langues isolantes,
en un mot, à la façon de placer le mot dans la phrase :
ici on pose le régime indirect avant le régime direct. S'a-
git-il d'un nom qui est en état de dépendance vis-à-vis
d'un autre nom (par exemple « roi, maître » dans ces
propositions « le fils du roi, l'œil du maître » ), ce nom
est placé à la suite du nom principal, mais entre les deux
est intercalé le conjonctif w que parfois, cependant, l'on
sous-entend.
S'agit-il de désigner expressément le genre d'un nom,j|
on lui adjoint un autre nom signifiant « mâle » ou « fe-
melle », en rattachant ce qualificatif au mot qualifié par
l'intermédiaire d'une particule exprimant la relation. —
La forme du mot est d'ailleurs invariable et ne trahit en rien
l'idée du singuher ou celle du pluriel. C'est une particule, i
LANGUES DES NÈGRES D AFRIQUE. 71
qui rend l'idée de ce dernier nombre. S'il est question de
mettre au pluriel un nom ayant un complément, cette par-
ticule est intercalée entre les deux mots et remplace la
particule u dont nous avons parlé ci-dessus et qui est ré-
servée au singulier.
Le nom wolof est très-souvent accompagné d'une par-
ticule qui lui est suffixée et qui joue le rôle d'un détermi-
nalif. Cette particule est composée d'une consonne et
d'une voyelle. La consonne varie d'après une loi euphoni-
que, selon que le mot à déterminer commence par telle
ou telle consonne : ainsi l'on dit bây-bâ a le père »,
fâs-và « le cheval », kàr-gà « la maison ». Quant à la
voyelle qui termine cette particule, elle varie, selon que le
mot déterminé est présent (0, qu'il est proche, mais non
présent (i^), qu'il est éloigné («), qu'il est très-éloigné (a).
Ainsi le mot kàr-gà, que nous venons de citer, laisse en-
tendre que Ton parle d'une maison déterminée, mais que
cette maison est éloignée ; s'il s'agissait de la maison con-
tre laquelle on se trouve, l'on d'ivdiii kàr-gi. S'il faut indi-
quer le pluriel d'un nom déterminé, la particule suffixée
est, suivant les quatre hypothèses du plus ou moins de dis-
tance, yi, z/w,etc. (en certains cas ni, nu, etc., avec «n»
mouillée : kàr-yi « les maisons près desquelles on se
trouve». Cette particule y/, i/a, yu, indice du pluriel,
contient évidemment le signe pluriel i, dont nous avons
parlé ci-dessus, et nous pouvons en conclure que les par-
ticules du singuler^^■, bà, ku et autres, le seul élément dé-
terminatif est la voyelle; mais quel rôle y joue la consonne
initiale, c'est ce que nous ne savons pas encore.
Grâce à ce qui vient d'être dit dans ces quelques lignes,
nous pouvons déjà nous rendre compte des propositions
élémentaires telles que celles-ci : fàs u bur « cheval de
roi » ; fàs u bûr-bà « le cheval du roi » ; fàs u bûr-yà
« le cheval des rois » ; fàs i bûr « chevaux de roi » ; fàs i
72 LA LINGUISTIQUE.
bûr-bâ (( les chevaux du roi » ; fâs i bûr-yâ a les chevaux
des rois ». Si l'on fait abstraction de l'élément détermina-
tif de cette particule finale, on voit que ce procédé est
très-élémentaire et se saisit facilement. Le premier nom,
comme l'on voit, ne prend pas le signe déterminatif ; natu-
rellement, si le second nom n'est point déterminé, ni l'un
ni l'autre ne le prennent : fâs u bm\ dah u nag « beurre
de vache » .
Il y a en wolof une façon de déterminer le mot de plus
près encore, c'est de placer la particule déterminante
avant ce mot, non plus après : bi-bây^ bà-bây, bu-bây
« ce père » ; ou encore de suffixer au mot déjà déterminé
parle procédé habituel [bây-bi, bây-bu^ etc.) la particule
lé : bây-bi-lé, bây-bu-lé, etc. « ce père » . On peut même
dire bi-lé-bây^ bu-lé-bây^elc. Au pluriel on a, comme de
juste, yi'-bây, bây-yi-lé, etc. « ces pères » .
Il va de soi qu'à proprement parler, il n'y a pas plus de
verbe, en wolof, qu'il n'y a de nom, en d'autres termes,
que le mot ne s'y conjugue pas plus qu'il ne s'y décline.
Les formes dites verbales que présentent dans leurs ta-
bleaux sans lin les grammaires wolofes, rédigées sur le
modèle des grammaires latines et des grammaires grec-
ques, ne consistent qu'en une agglomération de mots in-
dépendants juxtaposés les uns aux autres. C'est le fait de
toute langue agglutinante. La racine conserve toujours sa
valeur tout à fait générale et des particules dont le but est
d'exprimer l'idée du passé, celle du futur, celle du condi-
tionnel, celle du subjonctif, etc., enfin les différentes
idées des temps et des modes des langues à flexion, vien-
nent s'adjoindre à cette racine, tantôt la précédant, tantôt
la suivant. Rien ne varie dans cette agglomération, tous
les mots juxtaposés restent les mêmes : il ne s'agit dans
cette soi-disant conjugaison que de substituer les uns aux
autres les pronoms «je, tu, il », etc.; ces pronoms, d'ail-
LANGUES DES iNÈGRES D AFRIQUE. 73
leurs, se placent, selon les circonstances, en différents en-
droits de cette agglomération de mots.
Le nombre de ces combinaisons est considérable : les
deux tiers de toute grammaire Avolofe sont ordinairement
consacrés à la prétendue conjugaison. En somme, il ne
s'agit ici que d'apprendre à connaître la valeur d'un cer-
tain nombre de mots accessoires, de particules, et la place
à laquelle on doit les poser dans l'agglomération qui con-
stitue les mots. Ainsi, la particule on, qui exprime l'idée de
notre imparfait se place après le mot principal et avant le
pronom personnel : màs-no «j'ai », màs-on-nâ « j'avais )>.
Mais ceci n'est qu'un exemple isolé, un exemple des plus
simples; à première vue les formes sont ordinairement
très-compliquées et elles comprennent souvent six, sept,
huit éléments et plus : mas -àgu- nu-won -sopà-sopà-lu
(( nous n'avions pas encore fait semblant d'aimer » n'est
qu'une seule et môme forme composée de différents mots
agglutinés, de façon à n'en faire plus qu'un, et ayant tous
un rôle fixe, une position fixe dans cet assemblage. Les
trois derniers éléments ont le sens de « ne pas faire sem-
blant d'aimer» ; le premier, m«s, indique l'action elle-même,
agi,, dit qu'une action n'est pas encore commencée, nu.
est l'élément personnel, ivon est signe de l'imparfait.
Ajoutons que ce mot n'est pas des plus compliqués ; nous
pourrions en citer une foule d'autres qui semblent bien
autrement touffus, mais le procédé de formation est
toujours le même.
De toutes les langues des Nègres d'Afrique, le wolof est
une des plus importantes, au point de vue des intérêts de
la civilisation européenne. Les établissements français du
Sénégal sont en contact journalier avec les Wolofs, et
ceux-ci ont emprunté à notre langue un certain nombre
de mois. Le long du fleuve du Sénégal, le wolof confine à
la langue arabe parlée sur la rive droite de ce cours d'eau,
74 LA LINGUISTIQUE.
et il s'étend au sud sur une grande partie de la Sénégam-
bie : le wolof est la langue du Dyolof, du Kayor, du Walo,
du Dakar, et on le parle également dans le Baol, le Sine et
la Gambie.
Groupe mandé, hemandingue occupe la moitié méridio-
nale de la Sénégambie et le territoire de la haute Guinée ;
le bambara est parlé un peu plus au nord, à Test de la Sé-
négambie centrale ; le sousou, le véi, le téné, le gbandi,
le landoro^ le mendé, le gbésé, le toma, le )7iano font partie
de la même famille.
Le GROUPE FELOUP occupe également la Sénégambie mé-
ridionale et les régions situées un peu plus au sud ; il est
en contact de divers côtés avec le mandingue dont nous
avons parlé ci-dessus. Cette branche comprend de nombreux
idiomes : le feloup, sur la Gambie, le filham sur le fleuve
Casamanze, le bola^ le sérèi^e^ le pépel dans les îles Bis-
sagos, le biafada sur le fleuve Géba, Xe padjadéj le baga,
lekalloum, le temné, le boullom, le cherbro^ le kissi.
Le SONRAÏ est isolé. Il occupe la région du fleuve Niger,
dans la partie de son cours située le plus au nord-est (au
sud-est de Tombouctou ) , vers le 15*^ degré de lati-
tude septentrionale. Le sonraï est donc parlé dans une
partie du Sahara du sud, et son territoire confine à celui
des Touaregs qui s'étendent plus au nord. On peut dire
d'une façon générale qu'il est parlé de Tombouctou à
Agadès.
Le H\ousA, dont les dialectes sont nombreux, est en
quelque sorte la langue du Soudan. Aucun autre idiome
de l'Afrique centrale n'est aussi répandu que le haousa ;
son territoire, au sud-est du sonraï, entre le Niger et le
pays de Bornou, est fort étendu ; c'est la langue com-
merciale de l'Afrique du centre. Le haousa est assez bien
connu, grâce notamment aux écrits du missionnaire an-
glais James F. Schôn.
LANGUES DES NÈGRES D AFRIQUE. 75
Les voyelles du liaousa sont assez nombreuses. Outre
les a, 2, u (le son « ou » du français) et leurs correspon-
dantes longues, un o et un e, il possède un e et un i exces-
sivement brefs (qu'il est assez difficile de distinguer l'un
de l'autre); une labiale tenant le milieu de « a » et de» o »
et qui peut être prolongée ; enfin un « a » et un « c »
sourds et gutturaux. Cette échelle des sons est assez nuan-
cée et donne au langage une certaine variété. Quant au
système des consonnes, il n'a rien de compliqué. A côté
des trois paires d'explosives ordinaires (p, ^, k et b, r/, g),
à côté des nasales m, w, des vibrantes r, /, des sifflantes
f, s, z, .s (le « ch » français, le « sh » anglais), i ( le « j »
français), des chuintantes que nous transcririons en fran-
çais par « tch » et « dj », il possède une demi-voyelle w
( dont le son paraît être celui de notre « u » dans « nuit,
suite )^),et une nasale analogue à celle de l'anglais « king».
Le genre, en haousa, peut être distingué, non-seu-
lement par l'annexion au mot principal d'un mot acces-
soire dont le sens est celui de « mâle » ou de « femelle »
(enfant-Hmàle = garçon, en fan t-f- femelle =. fille, et ainsi
de suite), mais encore par une terminaison la ou nia dont
le sens n'est pas bien éclairci : sa « taureau », saiiia a va-
che ». L'origine de cette terminaison doit évidemment être
la même que celle de l'autre procédé. Le pluriel d'un
nom est indiqué de même par l'annexion d'une particule (il
y en a de plusieurs espèces) et parfois on redouble la der-
nière syllabe du mot. Dans la pratique cette formation du
pluriel présente certaines difficultés, mais au point de vue
de l'anatomie de la langue, elle n'a rien que de très-simple
et de très-compréhensible.
Point de déclinaison véritable, point de cas, ainsi d'ail-
leurs que dans toutes les autres langues agglutinantes.
. C'est par sa position dans la phrase ou à l'aide de particu-
les qui lui sont adjointes que le mot indéclinable prend la
76 LA LINGUISTIQUE.
valeur des différents cas du grec et du latin : ma-sa « à
lui », ma-ta « à elle », gare-sa « de lui, venant de lui ».
Quant au mot qui est sujet de la phrase (dominus) et
quant à celui qui est régime direct (dominum), ils se trou-
vent désignés par leur place même : le dernier est natu-
rellement posé après le premier. S'agit-il, enfin, d'expri-
mer la dépendance d'un mot par rapport à un autre mot
(« le nom du pays, la sœur du père » et ainsi de suite, en
un mot la notion du génitif grec et latin) le mot principal
précède immédiatement l'autre mot, ou bien on place en-
tre les deux mots la particule na^ n au masculin, ta au fé
minin.
Gomme dans toutes ses autres langues agglutinantes,
c'est par l'accumulation de mots passés à l'état de parti-
cules, que se forment les prétendus temps et modes du
haousa. C'est affaire aux grammaires spéciales que d'énu-
mérer ces particules et d'expliquer leurs différentes ma-
nières de s'apposer les unes et les autres au mot princi-
pal. A première vue tout ce système semble un peu
compliqué, mais il n'offre point de difficultés dont une
analyse un peu méthodique n'ait aisément raison.
Le GROUPE BORNOU, OU bournou, est situé aux alentours
du lac Tchad, dans l'Afrique centrale, à l'est du haousa
dont nous venons de parler. Il comprend une demi-
douzaine d'idiomes, parmi lesquels le kanem et le téda^
langue des Tibbous, au nord et au nord-est du lac, le
kanori, le mourio, le ngou7'OU.
Le GROUPE KROU [krou et grebo) nous ramène sur lu
côte de l'Atlantique, près du fleuve Saint-Paul.
Le GROUPE EGBÉ, OU évé, occupe les régions situées
vers la partie occidentale du golfe de Guinée, par le
7° degré de latitude et encore un peu plus au nord. On y
compte quatre idiomes parents les uns des autres : ïegbé,
\eyorouba, Vodji, \ega ou akra.
LANGUES DES NÈGRES D AFRIQUE. 77
L'iBO, autre rameau guinéen, est parlé dans le pays
des embouchures du Niger. Ij'ibo est plus au sud, le noupé
plus au nord.
Un peu plus à l'est, par le 7° degré de latitude, se
trouve le mitchi, idiome isolé.
Plus à l'est encore, au sud du groupe bornou et du lac
Tchad, est situé le groupe mosgou : mosgou^ battajogoné.
Le inGiiruMf, encore plus vers l'orient, au cœur même
de l'Afrique, s'étend au sud-est du lac Tchad.
Le MABA est parlé plus avant encore dans la même di-
rection et ne se rattache pas davantage aux idiomes qui
l'environnent.
Enfin à l'est de l'Afrique centrale, placé au sud de la
Nubie et à l'ouest de l'Abyssinie, se trouve un autre
groupe de langues parlées également par les Nègres, le
GROUPE des langues du Haut Nil : le chilouk^ sur la rive
gauche du Bahr el Abiad ; le dinka, sur la rive droite du
même fleuve ; le nouer ^ immédiatement au-dessous du
chilouk ; le bcm^ vers le 5*^ degré de latitude et encore
plus au nord.
Répétons-le avant de terminer, les différents groupes de
langues parlées par les Nègres d'Afrique, par les Nègres
de la Sénégambie, du Soudan et de la Guinée supérieure,
sont indépendants les uns des autres. Nous avons cité la
plus grande partie des vingt et un groupes qui ont été re-
connus jusqu'à ce jour : ces différents groupes ne consti-
tuent pas autant de branches, autant de ramifications d'une
seule et même souche linguistique. A la vérité, tous ces
idiomes sont agglutinants, mais cette analogie, ainsi que
nous l'avons déjà dit et comme nous le redirons encore,
n'établit aucun lien de parenté entre les langues qui la
possèdent. Pour tout dire, le wolof et le liaousa^ le sonraï
et le bari ne sont pas plus parents les uns des autres que le
basque n'est parent du japonais et le magyar du tamoul.
78 LA LINGUISTIQUE.
§ 4. Langues du groupe bantou.
Le domaine de ces langues est considérable : on peut
dire, d'une façon générale, qu'elles occupent le sud de
l'Afrique, abstraction faite des contrées où l'on rencontre
les Bochimans et les Hottentots. Au sud elles atteignent les
environs du Gap; au nord, elles confinent au groupe
éthiopien des langues khamitiques, aux langues des Nègres
de Guinée et dépassent un peu la ligne équatoriale. Leur
étendue en longueur correspond ainsi à la moitié totale de
l'Afrique.
Un quart environ des Africains parlent les différents
idiomes de cette famille. Les dialectes du groupe bantou
sont nombreux et remontent tous à une origine commune.
Nous avons vu qu'il était loin d'en être ainsi pour les lan-
gues parlées par les Nègres africains, au centre et à l'ouest
de la péninsule. La langue mère qui a donné naissance
aux différents idiomes de ce groupe est tout à fait inconnue,
mais il n'est nullement impossible que l'on arrive un
jour ou l'autre à en reconstituer les traits essentiels. Cette
reconstitution portera aussi bien sur le lexique que sur
le système grammatical.
Le nom général de langues des Gafres, que l'on donne
parfois aux idiomes du groupe bantou, est un nom con-
ventionnel. Ge mot de « cafre », qui est d'origine sémi-
tique et veut dire « infidèle », après avoir été appliqué à
toutes les populations du sud-est de l'Afrique, s'est trouvé
limité de plus en plus. On ne le donne guère aujourd'hui
qu'aux tribus qui s'étendent du nord-est de la colonie du
Cap à la baie de Délagoa.
Il y a donc lieu de faire quelque réserve lorsqu'on donne
le nom d'idiome cafre, soit au kisouahili dans le pays- de
Zanzibar, soit au dialecte de Fernando-Po dans le golfe-
de Guinée.
LANGUES DU GROUPE BANTOU. 79
Le mot de u bantou » est préférable. C'est le pluriel du
mot qui signifie « homme; » il a le sens « d'hommes »,
de « population », de « peuple » et peut facilement s'ap-
pliquer par extension à la langue elle-même.
La phonétique de toute cette famille est des plus riches
et ne manque pas d'harmonie. En principe, les mots y sont
formés par la préfixation — et non la suffixation — des
éléments destinés à indiquer les relations et les modes
d'être de la racine principale.
On divise en trois branches les langues du groupe ban-
tou : une branche occidentale, une branche centrale, une
branche orientale, et ces trois branches se divisent à leur
tour en différents rameaux. Voici leur énumération som-
maire d'après la classification adoptée par M. Frédéric
Mûller et M. Hahn (1) :
Branche de l'est : langues du pays de Zanzibar ; lan-
gues de la région du Zambèse; groupe cafir-zoulou.
Branche centrale : sétchouana ettékéza.
Branche de l'ouest : congo, héréro, etc.
Les principales langues du groupe nord-est (région de
Zanzibar) sont : le kipnkomo un peu au sud de l'équa-
teur; le kisouahili (par le 5° degré de latitude sud);
le kinika; le kikamba;\(i kihiaou vers le 13'^ degré. Le
peuple le plus généralement connu d'entre ceux qui se
servent de ces idiomes est celui des Souahilis.
Un peu plus au sud nous trouvons les langues du
Zambèse, tété^ séna et autres. Le makoua, un peu plus
au nord-est est parlé dans le pays de Mozambique.
Plus au sud encore, le zoulou et le cafr, fort rapprochés
Tun de l'autre et que les écrits des missionnaires anglais
nous ont fait connaître assez bien (2j. Le premier de ces
(1) Grundzuge einer grommntik des lierero^ Berlin, 1857, p. v.
(2) Appleyard. The Kafir Language. Londres, 1850.
80 LA LINGUISTIQUE.
idiomes est parlé par les Amazoulous dans le pays zoulou
et la terre de Natal ; le second par les Amakhosas ou Cafres
proprement dits, au sud du territoire de Natal. Au cafir et
au zoulou se rattache aussi le fingou^ parlé par les Ama-
fingous, les Amasouazis et quelques autres peuplades peu
nombreuses. Ce groupe des Cafres s'étend ainsi de la co-
lonie du Cap jusqu'à la baie deDélagoa.
Des deux langues du groupe central, le tékéza est la
moins connue.
L'autre, le sétchouana, l'est beaucoup mieux. C'est la
langue des Bétchouanas, parlée plus au nord que le
20^ degré de latitude, plus au sud que le 25^ Il com-
prend, à l'est, le sésouto, langue des Basoutos ; à l'ouest,
le sérolong, le sétlapi, langues des Barolongs, des Ba-
tlapis, et d'autres idiomes encore.
Gagnons à présent la côte occidentale, la côte de l'Atlan-
tique. Le domaine du système linguistique bantou est
moins étendu ici que sur la côte de l'océan Indien.
Au nord, il dépasse Téquateur de 4- ou 5 degrés, et
confine aux langues des Nègres proprement dits.
La division septentrionale de ce groupe occidental com-
prend la langue de Fernando-Po, le tnpongoué, le dikélé,
Visouhou et le doualla, le congo, qui de tous ces idiomes est
le plus important, et quelques autres langues peu connues.
Plus au sud, entre autres idiomes, il faut distinguer le
bounda, langue d'Angola, et le héré?'0 parlé aux alen-
tours du 19® degré de latitude méridionale. Ce der-
nier idiome confine, au sud, à un dialecte liottentot, le
nama.
La classification de M. Bleek est un peu différente. Il
divise toutes ces langues en trois branches distinctes (I).
(1) Bleek. A comparative Grammar of Soulh-African Languages,
Londres, 1869, p. 5.
LANGUES DU GROUPE BANTOU. B^
La première comprend le cafir, le zouloUy le sétlapi, le
sésoulo, le tékéza.
La seconde compte cinq subdivisions : tété, séna, ma-
koua, kihiaou; kikamba, kinika, kisouahili, kisambala;
bayéiyé (dans l'intérieur des terres) ; héréro, sindonga
(langue des Ovambo), nano (dans le Bengouéla), angola ;
congo, mpongoué;
La troisième comprend le dikélé, le benga (dans les îles
de la baie de Gorisco), le doualla, l'isoubou, la langue de
Fernando-Po.
11 est assez difficile de se prononcer sur ce groupement.
On ne connaît point toutes les langues du centre de l'A-
frique méridionale ; de nouvelles découvertes, de nouvelles
études aideront sans doute à classer d'une façon plus
exacte les idiomes que l'on connaît déjà.
Il n'y a rien à dire de particulier des voyelles du groupe
bantou, sinon qu'elles se prêtent volontiers à des contrac-
tions, à des suppressions euphoniques et à des variations
assez nombreuses, mais toujours bien motivées. Les idiomes
cafres sont plus raffinés en cela que beaucoup d'autres
langues agglutinantes. On rencontre chez eux de véritables
exemples d'harmonie vocalique, c'est-à-dire des exemples
de la voyelle d'une syllabe s'assimilant à la voyelle d'une
autre syllabe du même mot.
Le système des consonnes semble assez compliqué dans
les différents idiomes du groupe bantou. Gela tient surtout
à la grande quantité de consonnes doubles dont le premier
élément est une nasale : nt^ nd, mp, etc., etc.
D'autre part nous retrouvons ici une partie des « cla-
quements », des consonnes « claquantes» dont nous avons
parlé lorsqu'il s'est agi de la phonétique du hottentot. Les
pafres auraient emprunté aux Hottentots ces consonnes
jarticulières ; en tout cas on ne les rencontre que dans les
lialectes voisins du hottentot, par exemple dans les idiomes
LINGUISTIQUE. 6
82 LA LINGUISTIQUE.
du rameau cafir-zoulou. Plus on s'éloigne de ce voisinage,
moins ces consonnes deviennent fréquentes. Ainsi nous ne
les trouvons pas en mpongoué. D'ailleurs, dans les idiomes
cafres, ces claquements ne peuvent pas précéder d'autres
consonnes (comme c'est le cas en hottentot) ; elles ne font
que tenir la place d'autres consonnes. Des quatre claque-
ments du hottentot il n'y en a que deux qui soient commu-
nément usités ici, notamment le claquement dental. Des
deux derniers l'un est fort rare, l'autre tout à fait inconnu.
Le nombre des autres consonnes est assez considérable.
Elles sont soumises à des lois euphoniques, et les principes
d'après lesquels elles correspondent les unes aux autres
dans les différents idiomes sont des principes réguliers.
Un grand nombre de ces concordances sont aujourd'hui
connues et déterminées (i). Le cafir paraît plus avancé
que ses congénères dans les voies de l'euphonie.
Les langues du système bantou ont ceci de particulier
que le mot est formé chez elles, non point par des suffixes
— c'est-à-dire par des éléments venant se placer après la
racine, — mais bien par des préfixes-, c'est-à-dire par des
éléments placés en tête même de la racine. Si nous nous
reportons à la théorie exposée ci-dessus, p. 58, nous
voyons que la forme du mot cafir, tékéza, héréro, etc., est
celle-ci : rR.
Parmi ces préfixes, les uns désignent le singulier, les
autres le pluriel. En cafir, par exemple, les préfixes du
singulier sont ili^ izi^ u^ ulu, um; ceux du pluriel sont aba,
ama, imi, izt, izim, izi'n, o. Ainsi umntu veut dire «homme»
et abantu « hommes » ; udade « sœur » et odade « sœurs ».
Cela n'est qu'un exemple particulier, et les différents
idiomes du groupe bantou n'ont pas tous aujourd'hui les
mêmes préfixes formatifs ; mais ces préfixes d'apparence
(1) Bleek. Op. cit., p. 81.
LANGUES DU GROUPE BANTOU. 83
Tariée remontent cependant les uns et les autres à des
formes communes plus anciennes. Il a existé, à une époque
que nous ne pouvons déterminer, un idiome bantou com-
mun ; cet idiome s'est divisé en diverses langues caracté-
risées les unes et les autres par des lois euphoniques par-
ticulières, et la forme des préfixes de cet ancien idiome s'est
diversifiée naturellement dans les différentes langues aux-
quelles il donna naissance.
Nous venons de parler des préfixes um^ aba et autres du
cafir. La comparaison avec tous les autres idiomes du
groupe bantou montre que la voyelle initiale de ces pré-
fixes constitue réellement un autre préfixe. Les mots
wnntu, abantu se décomposeraient donc ainsi : u-m-ntu,
a-ba-ntu et les éléments ?n, ba seraient (dans l'espèce
présente) les vrais éléments dérivatifs du mot. Le sésouto
(dialecte sétchouana) dit 7notu au singulier, batu au plu-
riel; le séna munnto et vanttu; le kihiaou (dialecte de
Zanzibar) mundu et vandu. Mais en héréro nous retrou-
vons comme en cafir un autre élément préfixé : omundu^
ovandu; de même en congo : omunfu, oantu. Les auteurs
qui se servent du mot « abantou » pour désigner l'en-
semble de la famille, feraient donc mieux de s'en tenir
simplement à celui de « bantou », qui est un dérivé de
premier degré.
Voici d'ailleurs un tableau des formes de ce mot au sin-
gulier et au pluriel dans quelques-uns des idiomes qui
nous occupent :
Singulier. Pluriel.
Kisouahili mtu, watu.
Kiiiika muta, alu.
Kikamba mundu, ' andu.
Kisambala niuntu, wantu.
KihiaoQ mundu, vandu.
Séna. munlto, vantlv.
Makoaa mûltu, attu.
84
LA LINGUISTIQUE,
Singulier.
Cafir umntu^
Zoulou umuntu,
Sétiapi mothu,
Sésouto motu,
Tékéza amuno,
Héréro omundu,
Sindonga iimtu,
Nano omuno,
Angola omutu,
Congo omuntUt
Benga moto,
Doualla motu,
Isoubou motu,
Pluriel.
abantu.
abantu.
bathu.
batu.
vano.
ovandu.
oantu.
omano.
OQtU.
oantu.
halo,
batu.
balu.
L'élément qui a pour mission d'indiquer la notion du
cas se place également avant le nom. En héréro, par
exemple, le signe de l'instrumental étant na, nous avons
nomundu ou namundu « avec l'homme ». Il y a ici appli-
cation d'une loi euphonique : la forme première était nao-
mundu pour na-{-omundu. En cafir, où « homme » se dit
umntu et « hommes » abantu, ainsi que nous l'avons vu,
ngomntu veut dire <( avec l'homme » et ngabantu « avec
les hommes » : ici le signe de l'instrumental est nga (cor-
respondant à na du héréro); nous voyons comment il se
préfixe au mot formé par un premier élément dérivatif^
soit singulier, soit pluriel.
Le nom adjectif se forme avec le même élément dériva-
tif que le nom substantif auquel il sert d'épithète ; s'il y a
une différence, elle est au moins très-petite. Le mot kulusi-
gnifiant « grand » en cafir, on dit umntu omkulu (c homme
grand », abantu abakulu « hommes grands ». Le mot into
(( chose », étant au pluriel izinto, on dit, dans cette même
langue, into enkulu « chose grande » , izinto ezinkulu
« choses grandes ». En un mot, l'adjectif concorde forcé-
ment, quant à sa formation même, avec le mot substantif
qu'il qualitie.
LE POUL. 85
Dans une même phrase donc, le mot kulu «grand»
pourra se voir juxtaposer quatre ou cinq préfixes diffé-
rents, s'il est répété quatre ou cinq fois et sert d'épi-
thète à autant de mots formés au moyen de tout autant de
préfixes différents. Nous avons pris un exemple en cafir,
nous eussions pu le prendre dans toute autre langue du
groupe bantou. Le procédé est le même dans toutes ces
langues; de là les noms de langues allitérales, de langues
concordantes, qu'on leur a donnés.
Le mécanisme de la façon d'exprimer les notions de
temps et les notions de modalité, peut paraître assez com-
pliqué, au premier abord, dans le système bantou. Au
fond cependant, il n'en est rien. Ici, comme dans toutes
les langues agglutinantes, il n'y a qu'une simple agglo-
mération de racines juxtaposées, une dérivation pure et
simple.
La vraie caractéristique des langues appartenant à ce
groupe, c'est la formation de ses mots au moyen de préfixes,
d'éléments placés devant la racine ; c'est sur ce seul et uni-
que point, qu'il était utile d'insister d'une façon parti-
culière.
§ 5. Le poul.
Les Pouls, ou Peuls, ou Foulas, occupent le centre de
l'Afrique, entre les \{y (ti'-lO" degrés de latitude; à l'ouest,
ils ne sont pas éloignés de la côle du Sénégal ; à Test, ils
s'étendent jusqu'au lac Tchad. C'est une région d'environ
sept cent cinquante lieues de longueur, coupée à mi-chemin
par le fleuve Niger. Sa largeur moyenne est d'environ
cent vingt-cinq lieues, du 10° au 15° degré de latitude
nord. Les dialectes principaux du poul sont le foutatoro,
le foutadjallo, le bondou, lesokoto.
Le matériel phonétique du poul est peu compliqué ; on
86 LA LINGUISTIQUE.
n'y rencontre point les sifflantes françaises ch, j\ ni les
gutturales de l'arabe.
Le poul ne connaît pas la distinction du genre masculin
et du genre féminin, mais il partage les êtres en deux ca-
tégories. Il distingue, d'une part, tout ce qui appartient à
l'humanité ; d'autre part, tout ce qui ne lui appartient pas :
animaux et choses non animées. M. Faidherbe donne à ces
deux genres les noms de genre homïnin et genre bizute (1).
Cette distinction est capitale dans la grammaire poule. Les
noms qui se rapportent à des êtres du genre hominin, sub-
stantifs, arljectifs ou participes, ont tous au singulier la
terminaison o, qui n'est qu'une racine pronominale agglu-
tinée : gorko, homme. La désinence du pluriel des noms
du genre hominin est bé, qui n'est encore que le pronom
ils, elles. S'agit-il du genre brute, la terminaison du singu-
lier est une voyelle, ou bien /, ou bien am; la désinence o,
y est très-rare ; le pluriel paraît des plus compliqués, et
certaines lois euphoniques semblent jouer un très-grand
rôle dans l'agglutination des terminaisons au radical. Les
consonnes initiales du mot au singulier peuvent se changer
en d'autres consonnes quand le mot est au pluriel.
Le verbe est beaucoup plus simple. Les différents temps
se forment, comme dans toutes les langues agglutinatives,
par l'agglomération de divers éléments dont l'analyse de-
meure toujours assez claire.
La syntaxe du poul n'est pas compliquée. L'ordre même
de la succession des idées détermine en principe l'ordre
des mots dans la phrase. Ainsi, le nom du possesseur est
précédé de celui de la chose possédée ; le régime direct ou
indirect suit le verbe. Toute la difficulté du poul réside,
en somme, dans la grande variété des principes euphoni-
ques, mais c'est là une difficulté considérable.
(1) Essai sur la langue poule. Paris, 1873..
LES LANGUES NUBIENNES. 87
En embrassant le maliométisme, les Pouls ont introduit
dans leur langue un certain nombre de mots arabes, des
termes religieux, des termes de droit, bien d'autres encore.
Ce bagage mis en dehors de la question, il restait à savoir
s'il y avait vraiment une parenté entre certaines langues
du Sénégal, telles que le wolof et le sérère, et la langue
poule, et, en cas d'affirmative, quelle pouvait bien être
cette parenté. Que le wolof, le sérère, le poul, et d'au-
tres langues encore, aient en commun un certain nombre
de mots, c'est ce que l'on ne peut nier ; mais, dans l'état
actuel des connaissances, il serait au moins téméraire d'é-
tablir sur une concordance lexique, qui, en définitive, est
faible, l'affirmation d'une prétendue parenté fortprobléma-
ii(jue. M. Faidherbe est très-réservé sur cette prétendue al-
liance du poul, du wolof, du sérère; ce n'est pas sans de justes
motifs. En théorie, elle n'est rien moins que prouvée. Nous
savons que les Pouls n'ont atteint le Sénégal qu'après avoir
traversé le centre de l'Afrique ; selon toute vraisemblance,
c'est dans l'Afrique orientale qu'il faut chercher leurs an-
ciens parents, c'est là que l'on peut trouver, s'il en existe
encore, des idiomes alliés à leur propre langue.
§ 6. Les langues nubiennes.
Les ethnologistes rattachent les uns aux autres les Nu-
biens et les Pouls et en font une seule et même race, dont
les premiers formeraient la division orientale, les seconds
la division occidentale. En tout état de cause, les langues
de ces deux populations paraissent différentes.
Le nubien proprement dit, l'idiome des Barabras, est
parlé sur le cours du Nil, du 2 T au 24^ degré de latitude,
par environ quarante mille individus.
Le dongolavij parlé un peu plus au sud, en diffère as-
sez peu.
88 LA LINGUISTIQUE.
Dans le sud du Kordofan (au nord du chilouk, langue
d'un peuple nègre) est parié le toumalé.
Le koldadji est un peu plus à l'ouest.
On rattache également au groupe nubien, mais cepen-
dant avec une certaine réserve, le kondjara, parlé dans
une partie du Darfour et du Kordofan.
D'autres idiomes, enfin, pourraient être, eux aussi, ap-
parentés à ce même groupe, mais les renseignements que
l'on possède à leur sujet, sont encore trop incomplets pour
que l'on se prononce d'une façon définitive.
§ 7. Langues des Négritos.
On ne sait que bien peu de chose des idiomes parlés par
les différents groupes de Négritos. Nous n'avons guère,
pour l'instant, qu'à signaler l'existence de ces idiomes.
Les Négritos, que certains auteurs rattachent aux Pa-
pous, tandis que d'autres auteurs semblent avec plus de
raison les en distinguer, se rencontrent dans la presqu'île
de Malacca, aux îles Andaman et aux îles Nicobar (à l'ouest
de rindo-Ghine), dans certaines régions des îles de la
Sonde et des Philippines. On pourrait encore suivre leurs
traces plus au nord vers le Japon et il en existerait égale-
ment dans l'Inde centrale. MM. de Quatrefages et Hamy
ont traité de l'extension géographique des Négritos dans
leurs « Crania ethnica » et dans les premiers cahiers de la
Revue d'anthropologie.
§ 8. Langues des Papous.
Les langues des Papous ne sont que très-imparfaite-
ment connues. Parlées à l'est du malai, au nord des
idiomes australiens, dans la Nouvelle-Guinée et dans un
LAiNGUES AUSTRALIENNES. 89
certain nombre des îles environnantes, elles forment plu-
sieurs dialectes assez différents les uns des autres.
Ce que l'on en connaît montre qu'elles sont franche-
ment a^glutinatives. Dans l'un de leurs dialectes, par
exemple, où l'élément du pluriel est 5/, de smin « l'homme»,
de bien « la femme », on forme snûnsi <( les hommes »,
biensi « les femmes ». Les particules répondant à ce qu'on
appelle les cas dans les langues à flexion, se placent ici
devant le mot : rosnim « de l'homme », besnûn « à
l'homme ; rosnnnsi « des hommes », besnûnsi « aux
hommes » .
M. Mayer a traité des langues des Papous dans le
soixante-dix-septième volume des Bulletins de l'Académie
de Vienne (1874).
§ 9. Langues australiennes.
Les différentes langues de l'Australie (et elles sont nom-
breuses) paraissent toutes apparentées les unes aux au-
tres, mais elles ne se rattachent à aucune autre famille
linguistique.
Leur système phonétique est des plus simples ; il ne s'y
rencontrerait ni sifflantes ni aspiration. Dans presque
toutes ces langues, la notion même du nombre est peu dé-
veloppée; quant à celle du genre, elle est totalement in-
connue. Par contre, on trouve une certaine richesse dans
le matériel des suffixes chargés de déterminer les relations
du nom, ce qu'on appelle improprement les cas dans les
langues agglutinantes.
On divise les langues australiennes en trois groupes.
(aAu'\ de l'est, rapproché du grand Océan, est parlé dans
une partie du Queensland et dans la Nouvelle-Galles du
Sud. 11 comprend le kamilaroi, ou kamilroi, près de la ri-
vière Barwan ; le koinberri ; \q, iviralouroi ; \e ivailwoun
90 LA LINGUISTIQUE.
dans la région de la rivière Barwan, vers le fort Boiirke ;
le kokai plus au nord, sur les rivières Maranoa et Ko-
goun ; le wolaroi ; le pikoumboul; le paiarnba ; \e kinki;
le dippil au nord de la baie de Moreton ; le tourrouboul
près de la rivière de Brisbane. Le groupe central com-
prend les dialectes parlés au nord d'Adélaïde . Le
groupe de l'ouest, enfin, comprend les dialectes parlés
dans l'Australie occidentale du sud, à l'est et au sud de
Perlh.
Tous ces idiomes appartiennent, comme on le voit, à
l'Australie méridionale. On ne sait jusqu'ici que fort peu
de chose (et parfois même l'on ne sait rien encore) des
idiomes du centre et du nord de ce vaste territoire.
La phonétique des langues australiennes est fort peu
compliquée. Elles ne connaissent qu'un petit nombre de
voyelles et de consonnes ; il semble qu'elles ne possèdent
point les explosives faibles (b, d, g). Elles ne forment les
mots qu'au moyen de suffixes, jamais au moyen de pré-
fixes, c'est-à-dire qu'elles placent l'élément dérivatif après
le radical (comme le sanskrit, le latin, le grec) et non pas
avant (comme les langues du système bantou). Les parti-
cules adjointes au nom pour rendre l'idée des différents
cas sont fixées après lui : tippin « oiseau », tippinko u à
l'oiseau » \ punnul « soleil », punnulko « au soleil ». J
Le système de numération des Australiens est des plus
restreints; il compte jusqu'au nombre quatre inclusive-
ment, mais à partir de cinq il emploie une expression gé-
nérale ayant le sens de grande quantité.
La langue des Tasmaniens paraît avoir été apparentée
aux langues australiennes, mais les renseignements que
l'on possède à son sujet sont fort incomplots et Ton sait
qu'aujourd'hui les Tasmaniens ont complètement dis-
paru.
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 91
§ 10. Les langues maléo-polynésiennes.
On leur donne parfois le nom de langues océaniennes,
bien qu'elles comprennent des langues parlées en Afrique
(le malgache) et en Asie (la langue de l'île de Formose).
Disons d'abord que l'on divise en trois groupes princi-
paux les langues maléo-polynésiennes : un groupe méla-
nésien (immédiatement à l'est des Papous et des Austra-
liens) ; un groupe polynçsien, à l'est du précédent ; un
groupe malai, au sud-est de l'Asie (1).
Dans le groupe mélanésien on distingue les lan-
gues des îles Viti (par le 175'' degré de longitude, sur
la limite des langues polynésiennes); de la Nouvelle-
Calédonie, de nie des Pins et des îles Loyalty (Lifou,
Mare, etc.), des Nouvelles-Hébrides un peu plus au nord
(Annatom, Tana, Erromango) ; des îles de l'archipel de
La Pérouse encore un peu plus au nord, par le 10® de-
gré de latitude australe. Gomme il est facile de s'en ren-
dre compte en jetant les yeux sur une carte géographique,
l'extension des langues du groupe mélanésien n'est point
considérable.
11 en est différemment du groupe polynésien; de la
Nouvelle-Zélande (dans l'océan Austral) aux îles Sand-
wich (dans l'océan Boréal), il y a soixante degrés latitudi-
naux de différence et il y a plus de distance encore entre
la limite orientale et la limite occidentale du groupe qui
nous occupe. Tout à l'est, nous trouvons la langue de l'île
de Pâques ou Vaihou ; et en revenant vers l'ouest les lan-
gues des îles Gambier, de l'archipel Pomotou, des îles
Marquises, des îles de la Société (Tahiti et autres), de
(1) Fr. Mueller. Reise der œsterreicMschen fregatte Novara um
die erde in den jahren 1857-59. Linguislischer theil. Vienne, 1867,
Du même auteur : Allgemeine ethnographie. Vienne, 1873.
t)2 LA LINGUISTIQUE.
l'archipel de Gook, des îles australes (Toubouaï et autres),
des îles Tonga, des îles Samoa, des îles de l'Union un peu
plus au nord, de Toucopia limite occidentale du groupe
polynésien, puis tout au nord la langue des îles Sandwich
(Hawaï) et tout au sud celle des Maoris, habitants de la
Nouvelle-Zélande.
Le GROUPE MALAi comprend deux subdivisions. La bran-
che du tagala se compose des langues des îles Philippines
(tagala, bisaya, pampanga,ilocana, bicol) ; des différents
dialectes de la langue de l'île de Formose, au nord des Philip-
pines et près de la côte chinoise ; de la langue de l'archipel
des Mariannes plus à l'est ; enfin du malgache dans l'île
de Madagascar. La branche du maléo-javanais comprend
les deux dialectes du malai proprement dit, parlé dans la
presqu'île de Malacca, dans les petites îles avoisinantes et
sur la côte de Sumatra ; le javanais, parlé dans l'est de
Java; la langue de l'île de Bali ; le madurais ; le sondéen
dans l'ouest de Java ; les trois dialectes du battak dans
l'intérieur de Sumatra ; le dayak à Bornéo ; le makassar
au sud-ouest de Gélèbes, le boughi au sud-est ; l'alfourou
dans les îles Moluques, confinant au domaine des Papous.
Deux faits semblent aujourd'hui parfaitement avérés :
les langues maléo-polynésiennes ont toutes une origine
commune; elles sont indépendantes de toute autre famille
linguistique. Bopp fit une tentative malheureuse pour les
réunir aux langues indo-européennes; d'autres auteurs
voulurent les rattacher à une prétendue famille toura-
nienne dont nous dirons quelques mots au paragraphe
vingtième du présent chapitre. Ce fut peine perdue. Leur
système phonétique est distinct et bien distinct de tous les
autres, leurs racines sont parfaitement originales et ne se
prêtent à aucun rapprochement avec les racines du sys-
tème indo-européen, du système ouralo-altaïque ou de
toute autre famille de langues.
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIExNNES 9a
D'après M. Frédéric Mûller, la phonétique primitive du
maléo-polynésien se composait des trois explosives A", t^ p^
des trois nasales correspondantes, d'un h^ d'un r, des
sifflantes s, /", v et des voyelles a, î", u (prononcez « ou »),
e, 0. C'est plus tard seulement que parurent les autres
sons que présentent les langues maléo-polynésiennes, par
exemple^, d^ ô, tch^ dj, y, l, etc. Les éléments qui s'adjoi-
gnent à la racine pour former les mots sont tantôt pré-
fixés, tantôt suffixes ; parfois, dans certains dialectes, on
les intercale dans le corps même du mot : en d'autres
termes, on les incorpore.
Des trois groupes maléo-polynésiens, le groupe malai
présenterait les formes les plus pleines, les mieux déve-
loppées ; la branche tagala se distinguerait particulière-
ment. Ensuite viendrait le groupe mélanésien, moins
riche déjà; enfin le groupe polynésien aurait considéra-
blement à envier, sous ce rapport, à la langue des Phi-
lippines, à celle de Formose, au malgache de Madagascar.
Serait-ce à dire que le groupe malai représenterait avec
plus de fidélité les formes communes qui ont donné nais-
sance au tahitien, au néo-calédonien, aussi bien qu'au ta-
gala ou au javanais? Assurément non.
Ce qu'il convient de supposer, c'est que le polynésien a
été détaché de l'ensemble de sa famille à une époque où
la langue n'était pjis encore fort développée, et que sa ci-
vilisation propre ne lui a pas permis de développer da-
vantage. Ainsi que l'a fort bien remarqué M. Frédéric
Mûller, les langues à flexion se divisèrent en familles
distinctes à un moment où leur structure était déjà par-
faite : à partir de l'époque où ces différentes familles se
trouvèrent constituées, nous n'assistons plus au dévelop-
pement de leurs formes ; nous ne sommes plus témoins,
au contraire, que de leur altération. Mais s'il s'agit
d'autres langues que des langues à flexion, nous assistons
94 LA LINGUISTIQUE.
à un spectacle différent. Ici, en effet, la séparation d'une
seule et même famille en branches bien distinctes s'opère
à un moment où la structure du système commun n'est
pas encore parachevée ; chacun des différents idiomes,
après s'être détaché de ses congénères, doit encore pour-
voir par ses propres moyens à l'achèvement de sa struc-
ture propre et individuelle. Dans ces sortes de langues il
est donc aisé de retrouver identité de racines et identité
d'éléments servant à former les mots, mais cela est tout
et l'on ne peut espérer trouver identité de mots tout con-
struits.
La grammaire maléo-polynésienne est celle de toutes
les langues agglutinantes. Point de déclinaison véritable ;
des particules font l'office des désinences casuelles du
latin et du grec de nos prépositions. En néo-calédonien,
par exemple, langue du groupe mélanésien (t), on dit
vangaevu « seigneur, le seigneur », o vangaevu « du sei-
gneur » ; vangaevu 02' « les seigneurs», 0 vangaevu oi
(( des seigneurs ». Dans la langue des Maoris (groupe po-
lynésien) : te tanata « l'homme », a te tanata « de
l'homme », ki te tanata <( à l'homme ».
Aucun élément particulier ne vient s'agglutiner au nom
pour former le pluriel. Dans la langue de Viti, par exem-
ple, a tamata, signifie aussi bien « les hommes » que
« l'homme » ; dans celle d'Erromango, nïtem, signifie
aussi bien «les fils» que « le fils ». C'est à l'aide de
procédés en quelque sorte artificiels que l'on arrive à
indiquer la pluralité. Ainsi, dans la langue mélanésienne
de Mare, on fait précéder du mot nodei « foule » le mot
qui doit être pris au pluriel : ngome « un homme » nodei
ngome « des hommes » . En néo-calédonien, on fait
(1) H. V. D. Gabelentz. Die melmesischen sprachen. Mémoires
de l'Académie saxonne, classe de philosophie et d'histoire, t. III.
Leipzig, 1861.
LES LANGUES MALÉO-POLYNÉSIENNES. 95
précéder le mot en question du mot collectif i;a, ou on le
fait suivre de oi : vangaevu « le seigneur », vangaevu oi
(( les seigneurs ». Dans les langues du groupe malai, ou
bien l'on adjoint au mot dont il s'agit, un autre mot ex-
primant le grand nombre, la collectivité, ou bien l'on re-
double le mot. Ce redoublement a ses règles particulières.
C'est ainsi que dans la langue de Formose, on redouble la
première syllabe : sjien a la dent », sisjien a les dents » ;
en javanais, tout le mot peut être redoublé : ratii « le
prince », raturatu « les princes ».
Le genre n'est point désigné davantage par la juxtaposi-
tion au mot d'un nouvel élément. On se sert d'un mot ac-
cessoire. Dans la langue de Viti, par exemple, c'est tagane
(( masculin » et aleva a féminin » : a gone tagane « gar-
çon », a gone aleva a fille ». En tahitien, metua signifie
« parent », et se rapporte aussi bien au père qu'à la mère ;
mais s'il s'agit de désigner tout spécialement le père ou la
mère, on ajoute à ce mot ou bien celui de tane, ou bien ce-
lui de vahiné. Pour les animaux, on se sert de deux autres
expressions : oni et ufa ; l'on dit, par exemple, moa oni
« coq », moa ufa « poule » (1).
D'autre part, point de conjugaison véritable ; c'est par
des particules, par des affixes, par l'emploi de mots aux-
quels on ne donne plus qu'une signification toute subor-
donnée, que l'on arrive à donner au mot principal l'idée
secondaire de temps ou de mode. En général, le mot prin-
cipal, le verbe de cette soi-disant conjugaison, est placé à
la fin; ainsi, dans la langue mélanésienne d'Annatom, l'on
dit: ek asai'g « je dis », ek mun asaig «j'ai dit», ekïs
asaig «je disais», ekis mun asaig « j'avais dit », ekpu
asaig «je dirai », eku vit asaig « si je dis », et ainsi de
suite. Cela toutefois est loin d'être une règle absolue.
(I) Gaussin. Du dialecte de Tahiti, de celui des iles Marquises ei, en
général, de la langue polynésienne. Paris, 1853.
96 LA LINGUISTIQUE.
Nous avons dit tout à l'heure que dans les langues ma-
léo-polynésiennes les éléments qui venaient se juxtaposer
au mot pour le dériver, pour lui donner un sens secondaire,
pouvaient être placés entête de ce mot (comme c'est le cas
régulier dans les langues du système bantou), ou à la fin
du mot (comme c'est le cas dans les langues indo-euro-
péennes et les langues australiennes), ou, enfin, être incor-
porés dans le mot.
Lorsque dans la langue de Mare (groupe mélanésien)
de vose « lier », de nienenge a habiter », on forme na-
menenge « habitation », navose « lieu », on procède à une
dérivation par préfixe, c'est-à-dire que l'on place l'élé-
ment dérivatif avant la racine. Il en est de môme dans
les mots néo-calédoniens : ngavie « guerrier », ngaveka
(( donneur », tirés de vie « combattre », veka « donner ».
Il en est de même encore dans les mots malais ber-
pâkei « vêtu, muni d'un vêtement », herbini « marié^
pourvu d'une femme », tirés àe pôkei « vêtement », bmi
« femme ».
Nous trouvons, au contraire, que la dérivation est
opérée au moyen d'un suffixe, c'est-à-dire d'un élément
placé après le radical, dans le tagala putian « blan-
cheur », provenant de puti « blanc », bigayan « don »,
provenant de bigay « donner » .
Enfin, dans le groupe malai, nous trouvons parfois l'élé-
ment dérivatif incorporé, c'est-à-dire placé à l'intérieur
même du radical.
Nous parlerons un peu plus longuement du procédé de
l'incorporation dans notre chapitre sur les langues améri-
caines.
Les langues maléo-polynésiennes ont presque toutes une
littérature plus ou moins développée. Chez les Polynésiens,
on trouve un grand nombre de contes, de récits et de
chants traditionnels. La littérature du malai est même as-
LE JAPONAIS. 97
sez riche (1). A la vérité, elle a beaucoup emprunté; ses
écrits philosophiques sont inspirés par ceux des Hindous
et des Musulmans; mais ses romans et ses contes lui ap-
partiennent souvent en propre, et ses poésies sont presque
toutes originales. On y trouve non-seulement des poésies
fugitives, des dialogues, des dictons, des fables, mais en-
core devrais poëmes épiques et dramatiques. Le javanais
possède une littérature qui doit beaucoup au sanskrit, non-
seulement dans ses allures et son esprit général, mais en-
core dans son vocabulaire. Il a toutefois, lui aussi, ses
poëmes et ses chants originaux, ses fables et ses légendes.
Le malai s'écrit avec les caractères arabes, que l'isla-
misme lui a fait connaître ; l'on ignore quel était son
ancien alphabet. Les autres idiomes du groupe malai
(tagala, javanais, makassar, etc.) ont emprunté leurs diffé-
rents systèmes à un vieil alphabet hindou, ainsi que l'a
démontré M. Frédéric MûUer (2).
§ 11. Le japonais.
L'on a souvent cherché à rapprocher le japonais des lan-
gue? ouralo-altaïques : du mongol, du turc, du magyar,
du suomi et de tous les autres idiomes de cette famille.
C'est du continent asiatique sans doute que sont venus
les Japonais dans les îles qu'ils occupent aujourd'hui ;
mais s'ensuit-il que leur langue ait une origine commune
avec les langues du continent, même les plus voisines? En
aucune façon : il ne suffit point, pour établir ce prétendu
lait, d'une simple et gratuite assertion.
Jusqu'à présent, on n'a donné aucune preuve sérieuse
(1) L. deBackeu. L'archip. iiidien. Origines, langues, littératures
etc. Paris, 1874. '
(2) Ueberdenursprung der schrift der malayschen vœlker. Vienne
1865. '
LINGUISTIQUE. 7
98 LA LINGUISTIQUE.
de cette prétendue parenté. On a bien dressé des listes de
centaines de mots qui semblent offrir entre eux plus ou
moins d'analogie, mais il ne s'agit pas ici de faire des éty-
mologies. Les cinq cents homophones mongolo-japonais,
que l'on s'est plu à découvrir, ne font pas avancer la ques-
tion d'un seul pas. Autant comparer entre eux l'article
portugais o, a, l'article magyar a, et l'article basque a.
Gela n'est pas sérieux. Yeut-on arguer du grand nombre
des soi-disant concordances de mots japonais et de mot&
mongols ou magyars, l'on ne fait qu'aggraver un cas déjà
détestable: plus on entasse de semblables fantaisies, moin&
l'on devient excusable.
C'est en vain également que l'on invoque telles ou telles
analogies dans la syntaxe : le bulgare qui place après le
substantif l'article qu'il s'est fabriqué, serait-il, pour cela,
allié au roumain, au basque, chez lesquels l'article est suf-
fixe au nom ? C'est faire preuve, derechef, d'une profonde
ignorance de la méthode linguistique que de demander
à la syntaxe, dont les lois sont toutes secondaires, la
raison du plus ou moins d'affinité des langues. En dehors
d'une communauté de racines, il n'y a rien à espérer d'où
puisse venir quelque preuve sérieuse relativement à cette
question de l'origine unique ou multiple de deux ou plu-
sieurs idiomes. Les prétendues similitudes de syntaxe
n'ont pas plus de valeur que les amas de comparaisons de
mots tout faits: encore un coup, plus on se plaît à en en-
tasser, moins on fait preuve d'esprit critique.
Jusqu'à démonstration scientifique du contraire, nous
devrons donc regarder le japonais comme un idiome abso-
lument isolé et ne se rattachant à aucune autre famille de
langues. Ses racines lui appartiennent en propre, et il
forme dans la classe des langues agglutinantes un groupe
tout à fait à part.
Le japonais occupe la partie sud et centrale de l'archi-
LE JAPONAIS. 99
pel situé entre la mer du Japon, ainsi que la mer Bleue, et
le Pacifique; il comprend un certain nombre de dialectes
qui ne paraissent pas éloignés les uns des autres.
L'écriture japonaise actuelle est assez difficile. Elle dé-
rive des caractères chinois et remonte aux premiers siècles
de notre ère, vraisemblablement au troisième. Chose assez
singulière, cette écriture idéographique aurait été substi-
tuée à une écriture alphabétique plus ancienne, empruntée
aux Coréens. De même que dans le système chinois, les
signes, en japonais, s'écrivent de haut en bas en colonnes
parallèles, dont la première est celle de droite. Outre l'écri-
ture cursive appelée hirakana^ qui est universellement ré-
pandue dans le pays, il y a un système particulier, nommé
katakana, dont les signes sont incontestablement plus sim-
ples, mais qui n'est guère employé que par les étrangers
peu familiarisés avec l'autre système.
Notons d'ailleurs que l'écriture japonaise est une écri-
ture syllabique. Abstraction faite des voyelles [a, ?', u, e, o),
elle procède par syllabes, par groupes d'une consonne ac-
compagnée d'une voyelle : ka, ki\ ko, etc Le syllabaire ja-
ponais actuel comprend soixante-douze signes ; il en a
compté jadis un tiers de moins environ.
Une nouvelle évolution semble devoir se produire un
our ou l'autre dans la transcription de la langue japonaise ;
cette réforme considérable et très-justifiéc serait l'adoption
de l'alphabet latin.
La première assemblée du Congrès des orientalistes a
mis cette (juestion à l'étude, et nous pensons qu'il y a quel-
que chance de succès (1).
On a pu constater une fois de plus, lors de cette tenta-
ive, à quel point il serait avantageux d'introduire dans nos
itablissements typographiques quelques caractères nou-
, (1) Congrès des orientalistes. Paris, 187::
100 LA LINGUISTIQUE.
veaux et peu compliqués destinés à préserver des plus dan-
gereuses coiiTusions dans la transcription des langues qui
ne se servent pas des caractères latins. Notre cfi, par
exemple, qui est les/i anglais, le sch allemand, le sz polo-
nais, le s magyar, demande à être rendu par un signe uni-
que lorsqu'il s'agit de la transcription d'un texte écrit en
caractères particuliers : ce sera évidemment le signe s
qu'emploient les Croates et les Tchèques.. L'on rendra
par le signe croate è notre y français, qui, en allemand et
dans les langues slaves pour lesquelles on emploie l'écri-
ture latine, a le son de notre « y » (1). Sans prétendre
atteindre à une simplification parfaite, l'on peut au moins
s'arrêter à un système uniforme. La langue japonaise s'y
prêterait sans difficulté.
La phonétique du japonais est assez simple. La forma-
tion des mots se prête à démontrer clairement ce que
c'est qu'une langue agglutinative. La notion des cas est
rendue très-distinctement par le fait que des racines secon-
daires qui ont perdu leur indépendance et n'indiquent
plus qu'une idée de relation^ viennent se suffixer, s'an-
nexer à la racine principale.
Quelques auteurs voudraient, dans la transcription la-
tine des textes japonais, séparer par un trait d'union,
par un tiret, le thème du mot d'avec ces éléments de rap-
port juxtaposés : hito-no a de l'homme », hito-de « avec
l'homme ». Mais ce système ne saurait être défendu par
aucune bonne raison. Autant voudrait séparer en français
le signe du pluriel s d'avec le reste du mot et écrire, par
exemple, « père-s, dame-s, hon-s, » ce que l'on justifie-
rait par des motifs tout aussi valables. La juxtaposition la
plus intime est le propre même des langues agglutinatives,
et l'on ne pourrait, sans négliger le mode très-caractéris-
(1) E. Picot. Tableau phonétique des principales langues usuelles.
Revue de linguistique, t, VI, p. 362.
LE JAPONAIS. 101
tique de la formation du mot dans ces sortes de langues,
les représenter dans l'écriture tout autrement qu'elles
n'existent en réalité dans la parole. Tout au plus pour-
rions-nous admettre que l'on réunît par un tiret au mot
principal les préfixes o, me, qui déterminent le genre :
neko «chat » : o-neko « matou », me-neko « chatte )>.
Quant aux signes du pluriel (tels que tatsi) ils doivent sui-
vre, tout comme les éléments indiquant les cas, le principe
de juxtaposition pure et simple : hitotatsino « des hom-
mes », hitotatside <i avec les hommes», au singulier kitono,
hitode.
S'agit-il de rendre les notions de temps et de mode, le
japonais admet, comme toutes les autres langues aggluti-
nantes, ces séries d'éléments juxtaposés les uns aux autres,
dont nous avons déjà parlé et qui déterminent d'une façon
de plus en plus précise le sens de la racine principale : élé-
ment négatif, élément causatif, élément optatif, et ainsi
de suite. Il nous semble peu utile de dresser une liste
d'exemples faciles à trouver dans les grammaires japo-
naises. Ces exemplesseraient absolument analogues à ceux
que nous avons déjà cités et que nous aurons à reproduire
en parlant avec un peu plus de détails d'autres langues
agglutinantes.
La littérature japonaise n'a pas encore trouvé d'histo-
rien ; son intérêt pourtant est manifeste. L'histoire, le
roman historique, les contes et les romans y tiennent une
place considérable. Les ouvrages japonais de philosophie
religieuse et de poésie sont également en grand nombre, et
dans l'ordre des sciences, ceux de philologie et de botani-
que ont aussi leur importance. Ce ne sera pas sans doute
une tâche très-aisée que de discerner dans toutes ces com-
positions la part réellement japonaise de la part duc à l'in-
fluence chinoise qui s'est fait sentir, notamment vers le
troisième siècle de notre ère ; mais on peut prévoir que ce
102 LA LINGUISTIQUE.
travail plein d'intérêt ne demeurera pas longtemps à l'état
de desideratum.
Les mots chinois qui se sont introduits dans la langue
japonaise avec cette influence littéraire sont soumis, tout
comme les autres, au principe de juxtaposition; c'est
ainsi qu'en français nous mettons au pluriel en s des
mots empruntés aux langues germaniques : « meurtres,
heaumes », ou aux langues slaves : « cravates, verstes ».
§ 12. Le coréen.
Cette langue a été rattachée à différents idiomes agglu-
tinants, notamment au japonais. Sans nier absolument la
possibilité du fait, nous attendons, avant de l'accepter,
qu'on veuille bien l'appuyer de quelques arguments sé-
rieux. Jusqu'à ce jour on ne s'est guère contenté que
d'assertions à peu près gratuites.
De tous les idiomes de l'extrême Orient, le coréen d'ail-
leurs est le moins connu et le moins étudié. Il possède un
véritable alphabet composé de voyelles et de consonnes
figurées individuellement; son écriture, en d'autres ter-
mes, est alphabétique. Cet alphabet assez simple daterait
du quatrième siècle de notre ère; mais son origine, en dé-
pit de toutes les suppositions faites à ce sujet, est encore
inconnue.
En coréen, de même que dans les autres langues agglu-
tinantes, des postpositions viennent se joindre intimement
au mot pour rendre les différentes idées de rapport, de re-
lation, que les langues à flexion expriment par leurs cas.
Le pluriel s'indique par la répétition du mot ou l'adjonc-
tion d'un autre mot dont le sens est celui de u tous » ou
(( beaucoup ».
Dans le lexique coréen, il s'est introduit un très-grand
nombre de mots chinois que l'on peut reconnaître sans
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 103
trop de difficulté, bien que leur mode de prononciation
soit assez varié.
§ 13. Les langues dravidiennes.
Les langues dravidiennes, que l'on a appelées également
langues tamouliques^ langues tamiliennes, langues mala-
bares^ tirent leur nom d'un mot hindou. Ce mot servait
primitivement aux brahmanes à désigner ceux d'entre eux
qui s'étaient établis dans cette partie de l'Inde qu'on ap-
pela plus tard le Décan ; il ne tarda pas à devenir le nom
même de cette contrée et s'appliqua plus spécialement à
la région où se parlait le tamoul, la plus importante des
langues dravidiennes.
Ces langues occupent toute la partie méridionale de la
péninsule cisgangétique, depuis les monts Yindhya et la
rivière Narmadâ (les Anglais écrivent Nerbudda) jusqu'au
■cap Gomorin. Dans cette vaste région, peuplée d'environ
cinquante millions d'habitants, on trouve quelques colo-
nies européennes ou musulmanes, mais le nombre des
indigènes qui se servent exclusivement des idiomes dravi-
diens peut être évalué à quarante-cinq millions environ.
M. Galdwell, dans son important ouvrage sur les lan-
gues dravidiennes, les divise en deux groupes — nous ne
disons pas en deux familles — selon qu'elles sont ou ne
sont point cultivées. Le premier groupe comprend six lan-
gues : le tamoul^ le malayâla, le télinga, le kanara, le tou-
lou, le koudagou ; le second en comprend également six,
dont nous donnerons tout à l'heure l'énumération.
Par la richesse de son vocabulaire aussi bien que par la
pureté et l'ancienneté de ses formes, le tamoul ou tamil
joue dans la famille dravidienne le rôle que joue le san-
skrit dans l'ensemble des langues qui lui sont apparentées.
Le tamoul est la langue usuelle des quatorze millions et
104 LA LINGUISTIQUE.
demi d*individus qui habitent toute la plaine à Test des
monts Ghattes, depuis Paliacate (un peu au nord de Ma-
dras) jusqu'au cap Gomorin, et le sud de la côte occiden-
tale jusqu'à Trivandrum ; il s'est étendu également sur le
nord-ouest de l'île de Geylan. Le malayâla est parlé par
plus de trois millions et demi d'individus le long de la côte
malabare dans la longue bande de terre qui s'étend entre
les Ghattes, à l'est, et le golfe Persique, à l'ouest, de Tri-
vandrum à Mangalore. On regarde le malayâla comme un
très-ancien dialecte du tamoul, où les mots d'origine hin-
doue se sont introduits en assez grand nombre; en fait ces
deux dialectes sont aujourd'hui parfaitement distincts. Le
toulou, ou toulouva, répandu jadis au nord du malayâla,
est confiné actuellement aux environs de Mangalore, à
l'est des Ghattes, et le nombre de ceux qui le parlent ne
dépasse pas de beaucoup celui de trois cent mille. Evidem-
ment ce dialecte est destiné à périr dans un avenir peu
éloigné et son territoire est fortement pénétré par les
idiomes qui l'avoisinent. On l'a pris parfois pour un dia-
lecte du malayâla; il en diffère pourtant d'une façon assez
tranchée et constitue en réalité une véritable branche de
la famille dravidienne. Le kanaraou kannada, pour parler
plus exactement, occupe le nord du pays dravidien;
il s'étend sur le plateau de Mysore, sur la partie occiden-
tale du territoire de Nizam, et est parlé par plus de neuf
millions d'individus. Cette langue est d'un haut intérêt ;
elle a conservé en maintes circonstances des formes très-
anciennes et très-pures, plus anciennes parfois que les
formes mêmes du tamoul. Le télougou, ou télinga, ou
ténougou, est 1' « ândhra » des écrivains hindous; il
termine au nord et à l'est la série des langues dravidiennes,
placé entre un dialecte hindou, au nord, et le tamoul, au
sud. Il est parlé par une population de quinze millions
et demi d'individus et surpasse sous ce rapport tous ses
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 105
congénères , même le tamoul ; mais il leur cède d'une façon
très-manifeste s'il est question de la bonne conservation
des formes grammaticales. Sa phonétique aussi a beau-
coup varié; elle est d'ailleurs très-harmonieuse et le télou-
gou a reçu à juste titre le nom d'italien du Décan. De tous
les idiomes dravidiens que l'on peut dire idiomes cultivés,
le koudagou est le moins important ; il est parlé par cent
cinquante mille individus environ, à l'ouest de Mysore.
Après l'avoir regardé précédemment comme un dialecte
du kanara, M. Caldwell s'est décidé dans la seconde édi-
tion de son livre à lui donner une place indépendante.
Les idiomes secondaires, ceux qui n'ont jamais été écrits,
se trouvent également, avons-nous dit ci-dessus, au nombre
de six. Le kôta est parlé par onze cents Indiens presque
sauvages, qui habitent une des gorges des Nilgherries; il
se rapproche beaucoup du kanara. Le touda, ou toda,
est également l'idiome d'une tribu des Nilgherries ; d'après
les derniers renseignements on ne compterait pas plus de
sept cent cinquante Toudas. Le gond, au contraire, est parlé
par plus d'un million six cent mille individus; c'est la
langue de la partie montagneuse des territoires du Gônd-
vâna, de Nagpour, de Saugor et de la Nerbudda. Le khond,
ou kou, est usité à Goûmsour, sur les frontières d'O-
rissa et dans la partie orientale du Gôndvâna; on évalue
à deux cent soixante-dix mille le nombre des individus chez
lesquels il est usité. Le ràdjmahâl ou mâler et Vorâon
sont parlés dans l'Inde centrale, le premier par quarante
mille, le second par plus de deux cent soixante mille indi-
vidus ; ces deux derniers dialectes sont assez rapprochés
l'un de l'autre.
Quelques auteurs ajoutent à cette dernière liste l'idiome
badaga, usité dans une partie des Nilgherries, mais M. Cald-
well le regarde comme un vieux dialecte du kanara qui ne
possède aucun titre à être classé à part.
106 LA LINGUISTIQUE.
Les chiffres que nous avons cités sont empruntés à
M. Galdwell; en général ils dépassent d'une façon notable
ceux que nous avions donnés dans notre première édition.
Ces derniers étaient évidemment trop faibles, mais M. Vin-
son considère ceux de M. Galdwell comme exagérés, et selon
lui, le nombre des individus parlant les différents dialectes
dravidiens ne s'élèverait pas à quarante-cinq millions.
Les territoires que la France possède encore de cette
vaste région où s'illustrèrent les Dupleix, les Bussy, les
Lally-Tollcndal, sont répartis de façon que quatre de nos
établissements se trouvent compris dans la région dravi-
dienne. Les deux plus importants, Pondichéry et Karikal,
sont en paystamoul. Mahé est sur la côte où l'on parle
malayâla; Yanaon enfin est dans la région du télinga.
Rien qu'au point de vue pratique, les langues dravidiennes
ont ainsi pour la France un intérêt particulier, et il serait
fort à souhaiter qu'une place quelconque leur fût faite
dans les cours de l'enseignement supérieur.
Nous avons tracé une esquisse rapide des limites dans
lesquelles les langues dravidiennes se sont maintenues de-
puis les temps historiques, subissant l'influence (pourtant
assez lente) des idiomes hindous, mais résistant avec énergie
à l'invasion musulmane et à la civilisation anglaise. Ces
langues, si vivaces aujourd'hui encore, occupaient-elles
jadis une région plus étendue? Faut-il penser notamment
qu'elles ont été refoulées dans leurs limites actuelles par
les premières immigrations aryennes? Le fait est vraisem-
blable, probable même ; mais l'on n'en a donné jusqu'à ce
jour aucune preuve démonstrative. On a supposé seule-
ment que les éléments étrangers des dialectes de l'Inde
septentrionale pouvaient avoir une origine dravidienne ;
mais, outre qu'ils sont peu nombreux et de peu d'impor-
tance, il est fort difficile, non-seulement de les analyser,
mais encore de les déterminer. Dans la famille dravidienne
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 107
«Ile-même, une grande partie du vocabulaire de certains
idiomes incultes est de provenance inconnue. Il faut danc,
pensons-nous, n'accepter qu'avec une grande réserve tout
ce que l'on peut dire de l'ancienne extension des langues
dravidiennes.
On peut avancer au moins, en toute sûreté, qu'elles ne
se rattachent à aucune autre famille linguistique et qu'elles
forment un groupe tout à fait indépendant. Tour à tour
on en a fait des langues scythiqucs — ce qui, soit dit
en passant, ne signifie absolument rien, ainsi que nous le
verrons en parlant plus loin de la prétendue langue scy-
thique; — des langues affiliées au groupe ouralo-altaïque,
au groupe indo-européen, au groupe sémitique, à bien
d'autres groupes encore. Tous les rapprochements établis
à ce sujet ont péché par un manque absolu de méthode.
On a comparé des mots tamouls^ des mots télougous à des
mots sanskrits, à des mots hébreux, à des mots choisis et
pris dans toutes sortes de langues ; c'est le procédé habituel
des personnes qui prétendent apparenter les langues au
moyen de l'étymologie. Ce n'est point le tamoul ou le
télougou qu'il faut comparer au sanskrit ou à l'hébreu : il
s'agit de restituer avant tout la langue commune dravi-
dienne, et c'est de la comparaison de ce type général avec
le type des autres familles linguistiques que pourrait se
dégager la réponse favorable à une prétendue communauté
d'origine. Répétons cependant que ce qui est acquis d'ores
et déjà paraît plus que suffisant pour appuyer la thèse
d'une complète indépendance des langues dravidiennes.
Bien avant que l'on ne connût le sanskrit, on s'occu-
pait des langues dravidiennes. Elles avaient été découvertes
de bonne heure par les navigateurs hollandais, danois,
français et anglais. Ces derniers surtout s'empressèrent de
les apprendre, dans l'intérêt de leur commerce d'abord,
puis dans un but de propagande religieuse. Les mission-
108 LA LINGUISTIQUE.
naires composèrent les premiers nombres de grammai-
res et de vocabulaires dont la plupart n'ont jamais vu
le jour. La première grammaire tamoule est celle du mis-
sionnaire danois Ziegenbald, rédigée en latin, et qui parut
en 1716. La première grammaire du malayâla fut impri-
mée dans l'Inde en 1780. Ce fut seulement en 1814 et en
1817 que W. Carey publia à Sérampoure ses grammaires
du télinga et du kanara. Le toulou n'eut son tour qu'en
1872, grâce à M. Brigel, de la Société des missions de
Bâle, dont l'imprimerie, établie à Mangalore, édite nom-
bre de bons ouvrages relatifs à l'étude des idiomes dravi-
diens. Ils sont cultivés aujourd'hui en Europe par un
certain nombre de linguistes; en France, notamment par
M. Julien Yinson qui nous a donné sur ce sujet d'utiles
renseignements. En Angleterre, les dravidistes ne sont pas
rares. Nous citerons avant tout M. Galdwell dont l'excel-
lent ouvrage est devenu à juste titre un livre en quelque
sorte classique, bien qu'il sacrifie à la fallacieuse théorie
du touranisme et à la théorie non moins fallacieuse d'une
communauté originelle des langues (1).
La grammaire dravidienne est d'une grande simplicité.
Nous allons essayer d'exposer en quelques pages l'ensem-
ble de ses éléments et de ses procédés, sans entrer dans
des détails trop particuliers.
La phonétique ne présente point de difficultés sérieu-
ses ; son matériel est assez restreint. On ne compte dans
les langues dravidiennes littéraires que les voyelles fl, e,
2, 0, u (« ou » français), tantôt brèves, tantôt longues,
et les deux diphthongues ai (que dans certains cas Ton
prononce ei) et au. Cette dernière, au moins, n'ap-
partenait pas au type dravidien commun. Par la suite
des temps ces voyelles se sont affaiblies, leur prononcia-
(1) ^ comparative Grammar of the Dravidian or South-lndian
Languages. Deuxième édition, Londres, 1875.
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 109
tion s'est atténuée, et il est résulté de ce fait un certain
nombre de sons nouveaux, intermédiaires entre les diffé-
rentes voyelles fondamentales; ces différents sons se
laissent parfaitement distinguer, mais dans l'écriture on ne
les figure point. Sous ce rapport, le tamoul vulgaire diffère
très-sensiblement du tamoul littéraire, du tamoul écrit.
Les consonnes, elles aussi, sont en petit nombre dans
les idiomes dravidiens. On compte cinq groupes d'explo-
sives fortes et faibles (gutturales, palatales, linguales,
dentales, labiales), et chacun de ces groupes possède une
nasale de son ordre, soit quatre sortes de n et une m.
Ajoutons y^ r, /, v, un r fort ou double, deux continues
linguales et une seule sifflante, ç.
11 existe également une nouvelle classe d'explosives par-
ticulières au tamoul et au télinga ; d'après M. Galdwell,
leur prononciation serait celle de « tr, dr » ; pour
M. Vinson il ne s'agirait ici que de « t » et de « d »
mouillés au commencement même de leur émission. Ces
deux auteurs entendent d'une façon différente un seul et
même son ; cela prouve au moins qu'il est bien parti-
culier. M. Vinson rend ces consonnes par t\ d! .
L'aspiration est inconnue aux langues dravidiennes.
Leur système de consonnes devait être autrefois bien plus
simple encore qu'il ne l'est aujourd'hui. M. Vinson pense,
par exemple, que les « tch » et « dj » que l'on y rencontre
sont d'origine relativement récente. Ces consonnes d'ail-
leurs, tout comme les voyelles, ont été altérées dans la
prononciation populaire. En tamoul et en malayâla les
dentales ont aujourd'hui une tendance marquée vers le th
anglais doux ; en télinga le « tch » et le « dj » deviennent
parfois « ts » et dz ».
La prononciation de ces différents sons est d'ailleurs
assez facile. Les seules consonnes qui puissent nous sem-
bler un peu étranges sont les linguales, que l'on appelle habi-
no LA LINGUISTIQUE.
tuellement, mais à tort, consonnes cérébrales. L7 des finales
anglaises en ble donne une idée approximative de ce que
sont ces consonnes linguales. Les langues dravidiennes en
connaissent cinq : un /, un g?, un w, \xnj ou ?% un /. On les
transcrit dans l'alphabet latin par les lettres f, d, etc.,
munies d'un point en dessous. Le sanskrit possède aussi
des consonnes linguales, mais chez lui elles ne sont point
organiques ; elles paraissent constituer au contraire un
caractère particulièrement distlnctif des idiomes dravi-
diens.
Quant aux lois phonétiques qui peuvent se dégager de
la comparaison de ces différents idiomes et de leurs va-
riétés dialectales, nous n'en signalerons qu'une seule, qui
est également familière aux langues indo-européennes : le
k du kanara correspond souvent à un tch en télinga, à un
ç en tamoul ; ainsi le mot « oreille )>, qui est çévi dans
cette dernière langue et tchévi en télinga, se prononce
Atï^^ en kanara, et telle devait être la forme primitive.
Deux autres faits intéressants sont propres aux langues
dravidiennes. Au commencement des mots la consonne r
est proscrite ; s'agit-il d'un mot emprunté à une langue
étrangère et commençant par r, on fait précéder cette con-
sonne d'une voyelle : ainsi le mot sanskrit râjâ est re-
présenté en tamoul par irâyan ou irâçan. Le second fait
est plus curieux. Aucun mot ne peut commencer par
une explosive douce (b, d, etc.), et aucune explosive
dure ( p, t, etc. ) ne peut se trouver seule, isolée,
dans le corps même d'un mot; le tamoul empruntant
au sanskrit le mot gati^ le rend donc par kadi en se
conformant à cette double règle. Les lois phonétiques
des idiomes dravidiens n'ont pas encore été suffisam-
ment étudiées pour que l'on puisse établir d'une façon
définitive les principes qui président à la formation
des mots. On en sait cependant assez pour classer entre
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 111
eux le tamoul, le télinga et leurs congénères et pour
être fixé sur leur âge relatif. Les mots dravidiens paraissent
se ramener à des racines dissyllabiques, et en comparant
entre elles ces diverses racines, ces différents radicaux, on
les ramène à leur tour à des éléments plus anciens. A vrai
dire, cette étude n'est qu'ébauchée, elle est à peine com-
mencée, mais on peut prévoir déjà que le monosyllabisme
primitif des racines dravidiennes sera dûment établi par
les travaux ultérieurs.
La dérivation dans les langues dravidiennes est nette-
ment agglutinante. Elle s'opère toujours par la suffixation
d'éléments nouveaux. Ainsi, à une racine comportant l'idée
générale du mot, on ajoutera un élément chargé d'indi-
quer que l'action a lieu présentement, puis un élément
comportant l'idée de négation, puis enfin un autre élément
désignant la personne, et le résultat de cette agrégation,
de cette agglomération sera un mot signifiant par exem-
ple, « tu ne vois pas » et qui se décompose ainsi : « voir-j-
présentement + non + tu ». Notons-le bien, le sens de
chacun de ces éléments est toujours présent à l'esprit des
Dravidiens : ils les traitent de la même façon que nous
traitons, nous, nos pronoms, nos articles, nos préposi-
tions.
A la vérité, un grand nombre de ces mots formatifs ont
été tellement altérés par la suite des âges, que leur figure
primitive est devenue méconnaissable; mais beaucoup
d'entre eux sont encore en usage dans le langage courant,
avec leur sens naturel de demeure, contact, voisinage,
conséquence, etc., etc. Ajoutons que plusieurs de ces élé-
ments dérivatifs changent de l'une des langues congénères
à l'autre, ce qui prouve bien l'indépendance originelle de
ces suffixes.
Si Ton reconnaît sans peine combien les langues de cette
espèce ont d'avantage sur les idiomes purement monosyl-
112 LA LINGUISTIQUE.
labiques, chez lesquels les racines ne se subordonnent que
très-imparfaitement les unes aux autres (ainsi que nous
l'avons vu dans notre troisième chapitre), d'autre part il
est aisé de comprendre à quel point les idiomes à flexion
leur sont supérieurs lorsqu'il s'agit de rendre de plus en
plus précise l'expression de la pensée. Dans quelques
idiomes agglutinants un certain vague est la conséquence
de la multiplicité des formes. De là aussi des combinaisons
propres à ces idiomes, et qui étonnent singulièrement nos
esprits habitués à la simplicité relative des langues indo-
européennes. Dans ces dernières langues, les éléments qui
ont pour mission d'indiquer la personne, les relations per-
sonnelles {amaT, il aime ; amaMUS, nous aimons) sont res-
treints au verbe, à la conjugaison; de même, les éléments
chargés d'indiquer le sujet, l'objet, la place dans l'espace,
sont restreints au nom, à la déclinaison : filius, sujet;
fdiuM, régime direct. Mais le procédé de l'agglutination
permettait la formation de dérivés appartenant à d'autres
catégories. En magyar, par exemple, \e moi munka « ou-
vrage » et le suffixe personnel m forment le nom munkàm
« mon ouvrage ». Dans les langues dravidiennes nous re-
trouvons ce procédé, mais ici, et pour parler des mots de
cette espèce, le suffixe personnel apporte pour ainsi dire un
sens attributif, une signification d'existence. En tamoul,
par exemple, têvarîr formé de tèvar « dieu », pluriel hono-
rifique, et de 2V terminaison personnelle, signifie : « vous
êtes dieu » et peut, du reste, en prenant le sens de « vous
qui êtes dieu » se prêter aux procédés qui répondent à ce
qu'on appelle la déclinaison. Voici un autre fait bien signi-
ficatif et bien curieux (encore qu'on ne le retrouve plus
que dans les textes anciens). Dans les vieux poëmes tamouls
on rencontre des formes telles que ça,rndâykku « à toi qui
t'es approché » et qui se décompose ainsi : car « atteindre,
s'approcher, arriver »; n euphonique; c?, signe du passé;
LES LANGUES DRAVIDIENNES. 113
ây « tu, toi », suffixe de la seconde personne; k eupho-
nique et ku K à ». Des formations de cette sorte sont tout
à fait caractéristiques.
Le toulou, une des langues dravidiennes les moins im-
portantes, offre une particularité que nous ne devons pas
négli<^er de mentionner. Le mot en tamoul, en télinga, en
•kanara, en malayâla peut donner naissance à un dérivé cau-
satif par le fait de l'intcrcalalion d'une syllabe particulière
entre le radical et l'élément qui indique le temps. En ta-
moul, par exemple, de çeyvên « je ferai » l'on tire çey-
vippén (( je ferai faire ». En toulou le nombre de ces
formes secondaires est bien autrement considérable : mal-
puve « je fais » ; malpêve, fréquentatif a je fais habituelle-
ment »; malpâve, causatif «je fais faire »; maltruve^ in-
tensif « je fais vivement ». Par l'intercalation d'une
nouvelle syllabe, d'un nouvel élément, chacune de ces
formes peut devenir négative : malpâvuji « je ne fais pas
faire ». Ce phénomène se retrouve dans la langue turque,
ainsi que nous le verrons en temps et lieu. Les exemples
de ce procédé y sont en nombre considérable, et l'on y dit
en un seul mot : « je fais aimer, je puis aimer, je maime,
ils s'aiment l'un l'autre », et ainsi de suite.
Les langues dravidiennes ne connaissent pas l'article,
bien que l'on trouve parfois dans de vieux documents des
exemples de pronoms démonstratifs employés avec le sens
déterininatif. L'adjectif, toujours invariable, n'est pour
l'ordinaire qu'un nom de qualité qui précède constamment
le nom auquel il sert d'épithète.
La distinction des genres devait être primitivement in-
connue en dravidien. De nos jours, même, elle ne s'ap-
plique qu'aux êtres humains qui sont parvenus à l'âgé de
raison : les noms d'enfants sont neutres dans toutes les
langues dravidiennes, et, dans la plupart d'entre elles,
également- les noms de femmes le sont aussi au singuher.
LINGUISTIQUE. 8
114 LA LINGUISTIQUE.
Le système dravidien ne conçoit la notion de temps que
sous trois hypothèses : celle du présent, celle du passé, celle
d'un futur indéterminé et dont l'idée est très-vague; ce
futur indique, par exemple, ce qui est, était ou doit être
fait d'habitude. Quant aux deux « voix » dont parlent les
grammairiens, l'une positive, l'autre négative, elles se ré-
duisent à une seule et même forme primitive. La voix néir
gative, en effet, n'est que le composé d'une négation, des
éléments chargés d'indiquer la personne et du simple ra-
dical.
Le vocabulaire dravidien indique un état de civihsation
assez peu avancé. Il n'y avait dans le pays dravidien, avant
l'arrivée des populations hindoues, ni adieu», ni «âme»,
ni (( temple » , ni « prêtre » . Il est vrai qu'il n'y avait pas
davantage de « livre », d' « écriture », de « grammaire ».
Le mot (( volonté » fait également défaut. On ne savait
pas compter jusqu'à mille; la seule langue dravidienne
qui possède un mot propre pour exprimer ce nombre, le
télinga, l'a tiré de la racine ve «ardeur, multiplication».
Aucun idiome dravidien ne peut rendre dans leur sens
abstrait nos verbes « avoir» et « être ».
D'après cette esquisse, on peut juger suffisamment du
caractère tles langues dravidiennes. Ce sont des langues
agglutinantes arrêtées dans le développement de leurs
formes à une période pour ainsi dire prématurée. L'inva-
sion hindoue fut, selon toute vraisemblance, la cause de
cet arrêt.
Quoi qu'il en soit, il est aisé d'assigner aux langues qui
représentent aujourd'hui le système dravidien leur place
naturelle dans la série des idiomes agglutinants. Elles
doivent être inscrites parmi les premières par ordre ascen-
dant, c'est-à-dire parmi celles qui suivent immédiatement
le monosyllabisme, mais qui précèdent le turc, le magyar,
le basque et les langues américaines. L'on n'y trouve au-
LES LANGUES DRAVIDIENNES. , 115
cune trace de flexion, et les altérations de voyelles qu'il est
loisible de constater chez elles sont purement phonétiques.
Elles n'ont aucune importance en ce qui concerne le sens
même des mots qui sont ainsi modifiés.
Nous avons dit que le contact des langues hindoues avait
été la cause probable de l'arrivée des Dravidiens à la vie
historique. Tout indique en effet que les Aryens furent
à la fois les conquérants des plaines et des forêts du Décan
et les civilisateurs de leurs sauvages habitants. Des tribus
errantes et misérables, indisciplinées, difficiles à aborder,
peuplent encore quelques contrées à peine explorées de
cette riche et féconde région. S'il est à présumer que les
Dravidiens ont été civilisés par l'invasion hindoue, il est
certain au moins qu'ils lui doivent leur écriture.
Les langues dravidiennes littéraires sont transcrites
pour l'ordinaire au moyen de trois alphabets différents.
Le toulou emploie les mêmes caractères que le kanara. Ce
dernier idiome et le télinga n'ont au fond qu'un seul et
même système, et la forme de leurs lettres respectives ne
présente que des différences minimes. Le premier des
trois alphabets dont nous parlions est cet alphabet kanaro-
télinga. Le second est celui du tamoul. La forme carrée
y prédomine et il ne possède que vingt-huit signes, tan-
dis que les autres reproduisent avec fidélité Tordre et
le nombre des lettres de l'alphabet propre au sanskrit.
Aussi les brahmanes du pays tamoul se servent-ils, lors-
qu'ils veulent écrire du sanskrit, d'un alphabet spécial
I appelé (( grantha » ; cet alphabet est calqué sur l'écriture
hindoue et présente un des deux types anciens d'où est
sorti, par voie de réduction, le système graphique tamoul
(qui, soit dit en passant, confond la forte et la faible de
chaque paire d'explosives). Le troisième alphabet dravidien
est celui du malayâla qui dérive du grantha. Les anciennes
inscriptions dravidiennes se ramènent à deux types d'écri-
116 • LA LINGUISTIQUE.
ture : l'une est spéciale au tamoul ; l'autre qui sert au
sanskrit et aux langues indigènes et se rapproche con-
sidérablement des vieilles formes de l'alphabet du san-
skrit, serait le prototype de tous les alphabets du Décan.
La première aurait été empruntée directement aux Sé-
mites, selon M. Burnell.
Des peuples qui ne possèdent point d'écriture peuvent-ils
avoir une littérature au sens propre du mot? En tout cas,
il y a maint exemple de populations tout à fait illettrées
chez lesquelles de longues compositions, toujours poé-
tiques, se sont transmises de bouche en bouche à travers
nombre de générations, et l'on découvre partout des chants
et des contes populaires qu'aucune plume, qu'aucun outil
n'ont fixés. En était-il de même chez les anciens Dravi-
diens? Nous ne pouvons l'affirmer. La littérature des lan-
gues dravidiennes est pourtant assez riche; mais tous les
ouvrages dont elle se compose, jusqu'aux moindres frag-
ments, sont postérieurs, et de beaucoup, aux premiers
temps de l'influence aryenne. Au point de vue du nombre
et de la valeur de ces compositions, le tamoul et le kanara
l'emportent sur les autres idiomes dravidiens, bien que le
télinga offre aux érudits une curieuse mine à fouiller. La
littérature tamoule est cependant la plus abondante, la
plus féconde, la plus intéressante et en même temps la plus
ancienne. Le tamoul littéraire diffère beaucoup plus du
tamoul vulgaire que ne diffèrent les autres idiomes dravi-
diens littéraires du kanara, du télinga et du toulou em-
ployés dans la conversation usuelle. D'ailleurs la littéra-
ture tamoule n'est pas toujours un simple reflet de la
littérature sanskrite, et elle possède aussi son originalité.
Le tamoul a eu la bonne fortune d'être pendant longtemps
la langue des sectaires çivaïstes et celle d'hérétiques djâi-
nistes et bouddhistes qui ont beaucoup écrit. Leurs livres
sont les chefs-d'œuvre de la poésie tamoule ancienne. Il faut
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 117
ajouter que dans les langues dravidiennes les \ieux monu-
ments, ou ceux qui possèdent quelque valeur, sont tou-
jours en vers. La poésie tamoule est plus pure comme
langag^e, plus correcte que la prose, et proscrit avec bien
plus de soin l'emploi de mots étrangers ; on constate tout
le contraire dans les vers du télinga, du kanara, du ma-
layàla, où abondent les mots tirés des dialectes hindous.
Le vocabulaire tamoul, d'ailleurs, est fort riche et possède
un grand nombre de synonymes.
La littérature dravidienne est particulièrement originale
dans les poëmes moraux, dans les recueils de sentences et
d'aphorismes, qui constituent les plus anciens monuments
de la poésie tamoule. Elle a produit également de longs
poëmes épiques, remarquables par l'exagération et la mi-
nutie des détails, et dont la lecture nous semble en
général peu attrayante.
Il faut attribuer à une époque plus récente de nombreux
chants lyriques pleins d'emphase, des hymnes religieux
pleins de monotonie et des récits licencieux. C'est à une
époque moins ancienne encore qu'appartiennent des écrits
scientifiques presque exclusivement consacrés à l'art mé-
dical.
Les Dravidiens aujourd'hui ne savent plus que pasti-
cher leurs vénérables poëmes. Ils sont fidèles en ceci au pré-
cepte conservateur dont se choque à bon droitM. Galdwell,
et qu'un de leurs plus célèbres grammairiens a formulé
en ces termes : « La convenance du style consiste à écrire
« sur les mêmes sujets que l'ont fait les écrivains classiques,
« avec les mêmes expressions et conformément au même
« plan. »
§ 14. Les langues ouralo-altaïques.
Disons tout d'abord qu'on s'accorde généralement à di-
viser en cinq groupes principaux les langues ouralo-altaï-
118 LA LINGUISTIQUE.
ques : le groupe samoyède, le groupe finnois^ le groupe
turc ou tatar, le groupe mongol^ le groupe tongouse.
Nous leur devons une place importante dans cet écrit.
Plusieurs d'entre elles ont ou ont eu une valeur littéraire
réelle ; toutes sont pleines d'intérêt en ce qui concerne la
linguistique proprement dite. On a souvent cité telle ou
telle langue de la famille ouralo-altaïque (notamment le
turc ou le magyar), lorsqu'il s'agissait d'exposer les pro-
cédés de l'agglutination. Elles se prêtent, en effet, on ne
peut mieux à cette démonstration.
En premier lieu, nous nous proposons de passer en re-
vue les cinq groupes énumérés ci-dessus et les principaux
idiomes qui les constituent; nous traiterons ensuite d'un
phénomène d'euphonie qui a une valeur considérable
dans cette famille linguistique et auquel on a donné le
nom d'harmonie vocalique.
Mais avant tout nous devons noter ce fait important : bien
que rangées sous un seul et même titre, les différentes
langues ouralo-altaïques offrent entre elles des diversités
considérables, non-seulement en ce qui concerne leur vo-
cabulaire, mais encore en ce qui regarde leur structure.
Après avoir parlé du phénomène de l'harmonie vocali-
que, nous reviendrons sur cette question de la parenté des
cinq groupes ouralo-altaïques ; mais dès à présent nous
n'hésitons pas à les classer, comme on le fait d'habitude,
à côté les uns des autres et sous une même rubrique.
Tous ces idiomes en effet connaissent plus ou moins les
procédés qui consistent à suffixer aux noms un pronom
possessif, à joindre un régime direct au mot comportant la
notion verbale, et leurs concordances lexiques sont souvent
remarquables.
Gela dit, nous entrons de suite en matière.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 119
I. Le groupe samoyède.
Il s'étend en Europe sur la partie orientale de la côte
russe de l'océan Glacial (c'est-à-dire à l'est de la mer Blan-
che), et en Asie sur la partie occidentale de la côte sibé-
rienne.
On ne porte pas au nombre de plus de vingt mille les
individus parlant samoyède, et l'on compte chez eux cinq
dialectes principaux qui se subdivisent presque tous en
sous-dialectes.
Le yourak est parlé dans la Russie européenne et dans
le nord-ouest de la Sibérie, jusque vers le fleuve lénisséi.
Le samoyède iénisséin occupe la région du bas lénisséi.
Le ^ay^/i2* est parlé plus à l'est, jusqu'à l'embouchure du
Chatanga.
Plus au sud-ouest et sur le cours moyen de l'Ob, on
trouve le samoyède ostiaque, vers les rivières Tym et
Tchulym.
Enfin le kamassin est la langue d'un petit nombre d'ha-
bitants de la Sibérie méridionale.
Le Finnois Gastrén, l'un des fondateurs de la linguisti-
que ouralo-altaïque, a écrit un travail étendu et méthodique
sur les dialectes samoyèdes où il les compare continuelle-
ment entre eux (i). Dans sa pensée le samoyède se rappro-
che du finnois bien plus que d'aucun autre groupe ouralo-
altaïque, et cela sous le rapport de la formation des mots
comme sous le rapport du matériel môme de la langue.
Le système des voyelles est peu compliqué dans les
idiomes samoyèdes ; celui des consonnes est au contraire
assez développé : on en compte plus d'une trentaine, parmi
lesquelles le ^ mouillé, le d mouillé, / mouillé, 5 et :; éga-
lement mouillés.
(1) Grammaiik der samojedischen sprachen. (Publ. par M. Ant.
Schiefoer). Pétersbourg, 1854.
120 LA LINGUISTIQUE.
Nous parlerons un peu plus loin des principes de Thar-
inonie vocalique, qui consiste dans l'assimilation de la
voyelle des éléments secondaires du mot à la voyelle de la
syllabe principale. Ce principe est loin d'être observé éga-
lement dans tous les dialectes samoyèdes ; ce n'est que dans
lé dialecte kamassin qu'on le voit bien développé. Dans ce
dialecte en effet les voyelles dites fortes [a, u, o] ne peu-
vent se rencontrer avec les voyelles dites faibles {à, w, o),
tandis que les voyelles dites neutres {ï, e) se prêtent par-
faitement au voisinage des fortes et des faibles.
Comme dans les autres langues ouralo-altaïques la no-
tion de la déclinaison est rendue en samoyèdepar l'agglu-
tination à la racine principale de racines secondaires indi-
quant telle ou telle idée de rapport, de relation. Le suffixe n^
par exemple, indiquant l'idée du génitif, on dit en samo-
yède ostiaque loga « le renard », kule « le corbeau » et
logan «du renard n , kulen du corbeau ». Si au thème
vient s'ajouter l'élément la indiquant le pluriel, on dit
logala « les renards », kulela « les corbeaux » et logalan
« des renards », kulelan « des corbeaux ». Tout ce méca-
nisme est des plus simples.
II. Le groupe finnois .
Ce groupe est d'un intérêt bien plus considérable que le
précédent, et aucun autre ne joue un rôle aussi important
dans l'étude des langues ouralo-altaïques. On lui donne le
nom d' « ougrien », de « finno-ougrien » ou d' « ougro-
fmnois » .
Quant aux langues dont il se compose, elles ne sont pas
encore distinguées l'une de l'autre d'une façon bien défi-
nitive. La plupart des auteurs y reconnaissent cependant
cinq sous-groupes dont M. Donner a donné l'énumération
suivante :
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 121
Finnois occidental (suomi, kaiélien, vepse, live, krévin,
osthonien, vote) ;
Lapon ;
Finno-permien (zyriène, permien, votiaque);
Finnois du Volga (mordvin, tchérémisse) ;
Ougrien (magyar, vogoul, ostiaque).
Quelques auteurs réduisent à quatre ces cinq groupes et
rattachent le lapon au finnois occidental.
Le suomi occupe la plus grande partie de la Finlande,
mais il ne s'étend pas sur toute la côte du golfe de Both-
nie qui longe, un peu vers le nord, une bande de territoire
oii Ton parle suédois, — àVasa, par exemple; — au sud,
le suomi n'atteint que sur des points peu importants le
golfe de Finlande, dont la côte septentrionale — Helsing-
fors et ses alentours — est également occupée par des Sué-
dois. On trouve encore un certain nombre de Finnois aux
environs de Saint-Pétersbourg. En somme, ils ne sont cer-
tainement pas deux millions d'individus.
Au suomi l'on rattache le karélien^ qui s'étend au nord
jusqu'au territoire lapon, au sud jusqu'au golfe de Fin-
lande et au lac Ladoga, à l'est jusqu'à la mer Blanche et
aux bords du lac Onega, — et le tchonde, parlé sur un
territoire très-morcelé, au sud de ce dernier lac : le vepse
est le tchoude du nord, le vote est le tchoude du sud. Le
krévin est parlé en Gourlande.
h'esthonien, ou mieux l'eshte ou este, est beaucoup
moins répandu que le suomi et les idiomes qui lui sont
apparentés. Il est parlé par huit cent mille individus en-
viron et occupe la plus grande partie de la côte méridio-
nale du golfe de Finlande (Réval, Vésenbourg) ainsi que la
moitié septentrionale de la Livonie (Dorpat). On distingue
deux dialectes esthoniens, celui de Réval et celui de
Dorpat, se subdivisant à leur tour en plusieurs sous-dia-
lectes, mais se s'étant jamais prêtés à une langue littéraire
122 LA LINGUISTIQUE.
commune. On essaya, mais en vain, vers la fin du dix-
septième siècle, de constituer un esthonien littéraire;
cette entreprise échoua complètement, comme elle devait
échouer (1). La littérature de l'esthonienle cède de beau-
coup à celle du suomi.
La langue live n'occupe guère plus que la pointe nord-
occidentale de la Gourlande, quelques lieues carrées à
peine. Du côté de la terre elle est de plus en plus pressée
par un idiome indo-européen du groupe lithuanien, le
lette.
Disons quelques mots ici de la grammaire du suomi ('2),
puis delà grammaire estlionienne.
Le système des consonnes du suomi est très-simple.
Outre les explosives /t', ^, /;, il possède les liquides r, /, les
nasales m, w, et une troisième nasale assez semblable à celle
de l'allemand « lang y>, puis 5, A, v, y (que l'on écrit j),
11 ne connaît ni les explosives aspirées, ni « f o. Les explo-
sives faibles ^, d, h s'y rencontrent, mais on les donne
comme étrangères au fond môme de la langue ; elles rem-
placeraient des k^ t, p plus anciens.
Le suomi semble aimer l'hiatus, la rencontre de plu-
sieurs voyelles. Toutes les voyelles peuvent finir les mots^
sauf, en principe, la voyelle e. Il n'en est pas de même de
toutes les consonnes. Très-souvent c'est la consonne w que
l'on rencontre à la fin des mots.
Nulle part le principe de l'harmonie vocalique (dont
nous aurons à parler ci-dessous avec plus de détails) n'est
plus frappant qu'en suomi. La syllabe radicale du mot con-
tient-elle une voyelle forte, les voyelles des suffixes doivent
également être fortes; contient-elle une voyelle faible, les
(1) WiEDEMANN. Grammatik der eshtnischen sprache. Péters-
bourg, 1875.
(2) Kellgren. Die grundzûge der finnischen sprache mit riicksicht
aufden ural-altaischen sprachstamme. Berlin 1847.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 123
voyelles des suffixes doivent être faibles ; contient-elle une
voyelle neutre, moyenne, les voyelles des suffixes doivent
être faibles.
Notons qu'en suomi la formation des mots n'a jamais
lieu par des préfixes, c'est-à-dire que la racine occupe tou-
jours la première place et que les éléments qui la dérivent
sont agglutinés à la suite de cette même racine, et non devant
elle. D'autre part, de même qu'en magyar, c'est sur la ra-
cine, c'est-à-dire sur la première syllabe du mot, qu'est
placé l'accent principal.
En somme, le suomi est une langue très-euphonique. Il
assimile volontiers les consonnes, notamment celles qui
terminent la racine et celles qui commencent les éléments
dérivatifs, les suffixes. A vrai dire, cette assimilation n'est
pas constante, mais lorsqu'il l'évite il recourt, pour échap-
per au heurt de deux consonnes d'ordre différent, à un autre
procédé. Ce dernier consiste à introduire dans la pronon-
ciation (sinon dans l'écriture) une voyelle très-brève entre
les deux consonnes en question. Ainsi pitkà « long » se
prononce pitikà.
Les relations diverses que les langues à flexion expriment
en principe par leurs cas sont rendues en suomi, comme
dans les autres idiomes agglutinants, par l'agglutination de
différents suffixes à la forme radicale du mot. Pour exprimer
par exemple l'idée du génitif, on emploie le suffixe n :
karhu « l'ours », kai^hun « de l'ours ». Le suffixe chargé
d'exprimer le pluriel est t lorsque le mot est sujet de la
phrase ; dans les autres circonstances, c'est î'qui se place
entre le radical et le suffixe indiquant la relation. Ainsi le
thème iapse « enfant » donna naissance aux formes" sui-
vantes : lapsen « de l'enfant», lapset « les enfants », lap-
sein (( des enfants » .
Le suomi annexe les pronoms personnels au nom sub-
stantif lorsqu'il s'agit de dire à quelle personne se rapporte
124 LA LINGUISTIQUE.
ce nom. Pour la première personne le pronom ainsi suffixe
est ni Siu singulier, mme au pluriel; pour la seconde per-
sonne c'est si au singulier, nne au pluriel; pour la troi-
sième c'est nsa (ou nsà d'après les principes d'euphonie)
pour le pluriel comme pour le singulier. C'est ainsi que de
tapa « coutume » on forme tapani « ma coutume », ta-
pamme « nos coutumes » , tapansa « sa coutume )> ou
« leurs coutumes ».
C'est également par une série de suffixes que le suomi
forme ce que l'on nomme son verhe. La racine toujours
invariable se place au commencement du mot , puis
viennent les suffixes indiquant que ce mot est causatif,
diminutif, fréquentatif, puis les suffixes indiquant le mode,
puis les suffixes indiquant la personne, le sujet de l'ac-
tion.
Le système des consonnes de l'esthonien n'offre rien de
particulier si ce n'est que les t, d, n^ r /, s, s sont mouillés
en certaines circonstances. C'est ce que l'on indique dans
l'écriture au moyen d'un signe-minute adjoint au carac-
tère : 6/', n', et ainsi de suite. Le dialecte de Dorpat pro-
nonce les ^, les d^ les h plus énergiquement que ne le fait
l'autre dialecte ; il les change parfois en leurs correspon-
dantes fortes, Â;, /, p. Parmi les neuf voyelles esLho-
niennes on trouve iï (« u » français) et un son spécial assez
rapproché de o et de e. Tantôt ces voyelles sont longues,
tantôt elles sont brèves ; souvent elles forment diph-
thongues.
En parlant des dialectes samoyèdes et du suomi, nous
avons dit quelques mots de l'harmonie vocalique, à laquelle
nous consacrerons d'ailleurs, ci -dessous, un paragraphe
spécial. Le phénomène de l'harmonie vocalique, de l'ana-
logie qui doit se rencontrer entre la voyelle des éléments
dérivatifs et la voyelle de la syllabe radicale, est loin d'être
généralisé en esthonien. Il ne se présente réellement que
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 125
dans la partie orientale du dialecte de Dorpat, mais on en
trouve cependant des traces évidentes dans la partie occi-
dentale du même dialecte ainsi qu'à l'ouest et au sud du
dialecte de Réval.
L'accent principal en esthonien tombe sur la première
syllabe ; cette syllabe est en réalité la syllabe radicale.
Le procédé de formation des mots auquel on donne abu-
sivement le nom de déclinaison se prête ici, comme dans
les autres langues agglutinantes, à une foule de soi-disant
cas. Le nombre de ces derniers n'est limité que par le
nombre même des postpositions que l'on peut joindre au
mot. En esthonien on en compte tantôt une dizaine, tantôt
une vingtaine. Cette hésitation des grammairiens suffit à
démontrer combien ces prétendus cas diffèrent des cas
réels de la déclinaison des langues indo-européennes ou de
celle de l'arabe Httéral.
De ce que l'on appelle la conjugaison nous ne dirons
d'autre part qu'une seule chose, c'est qu'elle est tout à
fait analogue à celle du suomi.
Le lapon occupe l'extrême nord-ouest de la Russie (au
nord du karélien) et quelques régions du nord de la Suède
et Je la Norwége. On y reconnaît quatre dialectes. Nous
ne dirons rien de particulier de sa grammaire qui concorde
d'une façon très-nette avec celle du suomi et celle de l'es-
thonien, dont nous venons de nous occuper.
Les idiomes finnois du Volga se divisent en deux bran-
ches : le tchérémissa et le mordvin.
Le tchérémisse est parlé par deux cent mille individus
environ, sur la rive gauche du Volga. Le territoire qu'il
occupe est assez rapproché de Kazan à l'ouest, de Nijni
Novgorod à l'est, mais cependant il n'est point contigu à
ces deux villes. On reconnaît dans le tchérémisse deux
dialectes : un dialecte de la plaine, un dialecte de la mon-
tagne.
126 LA LINGUISTIQUE. *
Le mordvin est parlé dans un certain nombre d'ilôts
peu considérables, par près de sept cent mille individus.
On le rencontre à l'est et à l'ouest du Volga, à la hauteur
de Simbirsk, de Stavropol, de Samara et même un peu
plus au sud. Il se divise en deux dialectes, l'erza et le
mokcha.
Entre le mordvin et le tchéré misse, se trouve placé le
tchouvache, idiome ouralo-altaïque lui aussi, mais qui ap-
partient au groupe turc ou tatar, non point au groupe
finnois qui nous occupe actuellement.
Le permien^ parlé par environ soixante mille individus,
lezyriène par quatre-vingt mille (ou peut-être davantage), le
votiaque par plus de deux cent mille, se rencontrent plus
au nord. Le votiaque occupe un territoire relativement
assez compacte, au nord-est du tchérémisse, au sud de
OlasoY. Le permien s'étend au nord du votiaque, à l'ouest
de la rivière Kama, à la hauteur de Solikamsk. Le zy-
riène, plus au nord que ses deux congénères, occupe un
territoire beaucoup plus vaste, et, confinant du côté est
au vogoul dont nous parlerons tout à l'heure, il atteint au
nord la limite du samoyède.
On donne le nom de rameau « ougrien » au vogoul, à
l'ostiaque et au magyar.
Le vogoul est parlé par environ sept mille mdividus,
Yostiaque par une vingtaine de mille. Le premier s'étend à
l'est du zyriène, sur des régions très-peu peuplées ; le se-
cond, plus à l'est encore, occupe sur une grande longueur
les rives de l'Ob et confine à la limite méridionale du sa-
moyède. Le vogoul comprend au moins deux dialectes ;
quant à l'ostiaque, il varie àlrkutsk, à Surgut, àObdorsk.
Nous devons nous arrêter sur le magyar avec plus d'at-
tention. La position géographique, les relations politiques
des cinq millions d'individus qui parlent cette langue, sa
littérature, assez remarquable, lui donnent une place spé-
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 127
ciale parmi tous les autres idiomes du groupe finnois.
Le magyar ou hongrois s'étend sur deux régions d'iné-
gale grandeur et séparées l'une de l'autre par un espace
d'environ quarante-cinq à cinquante lieues.
Le groupe principal, celui de l'ouest, présente la forme
d'un pentagone irrégulier aux angles duquel se trouvent
placées les villes de Presbourg (en magyar Pozsony, où con-
finent l'allemand à l'ouest et au sud, le slovaque au nord,
le magyar à l'est); Unghvar, de langue slovaque; Nagy
JBanya, de langue magyare ; Novi Sad (en allemand Neu-
satz, sur la limite du magyar et du serbe de Sirmie) ; Unt.
Limbach, de langue magyare (un peu au nord de Yarasdin
en Croatie). La plus grande hauteur de ce pentagone est
d'environ quatre-vingts lieues^ sa plus grande largeur de
cent et quelques lieues. Il ne forme pas d'ailleurs un ter-
ritoire compacte ; il renferme un certain nombre d'encla-
ves de langue slovaque au nord, de langue serbe au sud, de
langue allemande à l'ouest et au sud.
Le groupe magyar oriental est plus homogène ; six fois
moins étendu, approximativement, que le groupe de l'ouest,
il se trouve (avec deux îlots de langue allemande accolés à
sa frontière occidentale, Mediasch, Kronstadt) situé juste au
milieu de la région de langue roumaine. Ce second terri-
toire magyar, dont les principales localités sont peu consi-
dérables (Maros-Vasarhely, Udvarhely), forme l'extrême
sud-est du royaume de Hongrie.
On a cherché à expliquer de diverses façons, mais tou-
jours sans succès, le mot de « magyar ». Celui de « hon-
grois » nous paraît tout aussi obscur. Rappelle-t-il l'ori-
gine orientale des Magyars, c'est ce que nous ne pouvons
décider. La question d'ailleurs n'a qu'une importance
-ocondaire (1).
(1) Sayous. Les origines de V époque païenne de l'histoire des lion-
128 LA LINGUISTIQUE.
On suppose, avec assez de vraisemblance, que l'invasion
d'Attila ne fut qu'une première incursion des peuples pro-
ches parents des Magyars actuels. Quoi qu'il en soit,
ceux-ci sont absolument isolés aujourd'hui des autres po-
p / /' pulations de langue finnoise et se trouvent enveloppés de
1/ ' tous côtés par l'allemand, le roumain et diftérents idio-
^} mes slaves ; il est hors de doute que dans un petit nom-
bre de siècles leur propre langue aura vécu, en dépit des
[î^ct/ft '^ privilèges que les conditions politiques lui auront octroyés
i4.^/ o^\y^ à profusion. Elle ne disparaîtra pas d'ailleurs sans laisser
"'^ une histoire honorable. Son monument le plus ancien est
K^ i^AJ-> '^- jg j^ fjj^ J^ douzième siècle. Entre autres écrits du quin-
>-i€M c^' t. zième siècle, on possède une version de la Bible, et parmi
»-4x**^ n^ ceux du seizième, une légende de sainte Marguerite. Nous
n'avons pas à nous étendre ici sur l'histoire littéraire du
'. /f* '^ magyar; les productions de cette langue restent malheu-
' reusement lettre close pour la plupart des érudits et des
lettrés étrangers. Gela est particulièrement regrettable à
notre propre point de vue. Nombre de bons écrits gram-
maticaux sur les langues ouralo-altaïques sont rédigés en
magyar et sont condamnés par là même à ne se répandre
que très-lentement. Les savants hongrois sont habitués,
aujourd'hui encore, à manier assez bien la langue latine ;
que ne l'emploient-ils pour nous faire connaître leurs pro-
pres travaux ?
On compte un certain nombre de dialectes magyars, les
uns appartenant à la basse Hongrie (dialectes de De-
breczin, de Szegedin, etc.) et ceux de la haute Hongrie.
Toutefois, leurs différences sont relativement minimes, et
l'on peut dire que la langue magyare n'a pas varié d'une
façon considérable depuis l'époque de ses plus anciens do-
grois. Paris, 1874. Riedl. Magyarische grammalik. Vienne, 1838.
Introduction. Castrén. Ueber die ursitze des finnischen volkes. Hel-
singfors, J849.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 129
cuments historiques. Elle a été influencée tour à tour^ il
est vrai, par le turc, par les idiomes slaves, par l'allemand,
par d'autres langues encore, mais son fond est resté essen-
-(iellement le même.
Depuis que le royaume de Hongrie a repris une impor-
tance toute nouvelle, aux dépens des provinces serbes et
roumaines de la monarchie austro-hongroise, le magyar a
gagné également une nouvelle importance, au moins à ce
point de vue. Mais ses productions ont été trop souvent
pensées en allemand, et elles se ressentent profondément
de l'éducation étrangère de leurs auteurs.
Jetons sur la phonétique et la structure de cette Jangue
un rapide coup d'oeil.
Le matériel phonique du magyar est peu compliqué :
sept voyelles brèves, a, e (plus ou moins ouvert), i, o, u
(« ou » français), o(« eu» de « feu »), û (« u » français,
« ij » allemand) et leurs sept correspondantes longues ; ces
dernières sont marquées dans l'écriture par la superposi-
tion d'un accent incliné à droite : ft, e, o, w, etc. Les con-
sonnes ne sont pas fort nombreuses, mais quelques-unes
d'entre elles, ty et gy^ n'ont point de correspondante
française. Il serait plus simple, sans doute, de les rendre
par un signe unique (par exemple c' et y). A coup sûr la
transcription est détestable, lorsqu'il s'agit des sz, zs et s
magyar. En effet, sz a le son de notre « s » dans « sœur,
sa, son » ; zs celui du i croate et tchèque, c'est-à-dire « j »
français ; s celui du s croate et tchèque, soit le « ch » fran-
çais de « chercher ». U serait malheureusement inutile, à
l'heure actuelle, de tenter la réforme de ce système défec-
tueux. Les Slaves ont compris, depuis longtemps, l'impor-
tance d'une modification de cette espèce et l'ont réa-
lisée en très-grande partie ( 1 ) ; mais il y a peu d'espoir
(1) Picot Tahleau phonétique des principales langues usuelles. Re-
LINGUISTIQUE. 9
130 LA LINGUISTIQUE.
que les Magyars accèdent à une réforme semblable.
De même qu'en suomi, la racine, dans le mot magyar,
occupe la première place ; il est rare qu'elle se trouve pré-
cédée d'un préfixe. Le mot magyar, en principe, est donc
formé sur ce type dont nous avons parlé ci-dessus : R -j~ r
ou R -j- R 4- R, etc., c'est-à-dire racine -|- suffixe, ou ra-
cine + suffixe -\- suffixe, et ainsi de suite. La forme pré-
fixe + racine ou préfixe 4- racine-h suffixe est relativement
rare. Elle serait due à l'influence des langues indo-euro-
péennes, et l'histoire elle-même de l'idiome magyar ensei-
gne qu'elle est récente.
Le magyar est soumis à des lois d'harmonie vocalique.
C'est là un sujet particulier sur lequel nous ne devons pas
nous arrêter ici et que nous examinerons d'ensemble après
avoir parlé de toutes les langues ouralo-altaïques. Rappe-
lons simplement que l'harmonie vocalique consiste en ce
fait, que les voyelles des éléments suffixes à la racine s'as-
similent à la voyelle de cette racine.
Tout comme en finnois, l'accent se pose en magyar
sur la syllabe radicale, qui est placée, ainsi que nous l'avons
dit, en tête du mot. La racine est-elle précédée d'un pré-
fixe (nous avons dit également que cette hypothèse était fort
rare), c'est sur ce préfixe que tombe l'accent. En d'autres
termes, l'accent pèse sur la syllabe initiale, sur la première
syllabe du mot.
La formation des mots, c'est-à-dire la dérivation de la
racine, est des plus simples. Le pluriel est indiqué par un.
élément agglutiné : hâz-ak « les maisons », atyà-k «. les^
pères ». Quant aux éléments indiquant la notion de cas,,
ils ne viennent se juxtaposer qu'après ce signe du plu-
riel. Au singulier, par exemple, l'on dit atya « pater » et
vue de linguistique, t. VI, p. 363. Paris, 1874. Dans ce tableau le-
magyar et le turc représentent les langues ouralo-altaïques.
1
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. IBl
atyat « pcatrem », aa pluriel atydk et afyâkai, le premier
rendant le nominatif latin, le second rendant l'accusatif.
Un article s'est formé dans la langue magyare. C'est az
devant les voyelles, a devant les consonnes : az ember
« l'homme ».
La dérivation verbale du magyar est assez riche : c'est
une suite d'éléments agrégés les uns aux autres. Elle incor-
pore (ainsi que cela se passe dans toutes les langues du
groupe finnois) le pronom de la troisième personne lors-
qu'il est régime direct :
vàr « il attend », forme simple au singulier ;
vârja « il l'attend », forme objective au singulier :
vàrjàk ((ils l'attendent », forme objective au pluriel.
Dans ces différents exemples, l'élément ja indique le
pronom régime « lui » , et k est le signe du pluriel.
Et non-seulement le magyar peut incorporer le pronom
régime de la première personne, mais il peut incorpoi^er
également celui de la deuxième. Gela n'a lieu, il est vrai,
que dans l'hypothèse où le sujet est à la première per-
sonne du singulier. A côté de vâi^ok « j'attends », il dit
vcbHak « je t'attends ». Cette faculté d'incorporer le régime
de la seconde personne est un fait à relever soigneusement.
Nous verrons plus loin que le basque fait encore mieux
sous ce rapport que les langues ouralo-altaïques et qu'il
incorpore non-seulement le régime direct (comme dans
« je le donne »), mais encore le régime indirect (comme
dans (( je te le donne »).
Tous les idiomcis que nous venons de passer rapidement
en revue, sont incontestablement parents les uns des au-
tres et se rattachent à une souche commune, (hi a com-
mencé à appliquer à leur étude la méthode com[)arative,
mais ce travail est des plus délicats. 11 s'agit ici d'idiomes
séparés les uns des autres de[)uis de longs siècles et (jui ont
subi l'inlluence presque continuelle des langues indo-eu-
132 LA LINGUISTIQUE.
ropéeiines, dont rorganisation est supérieure à la leur
propre.
La comparaison des diverses langues finnoises révèle des
variations phonétiques curieuses, mais elle ne montre, en
somme, rien de bien nouveau. Citons quelques exemples.
Le mot « main » se dit kàte en suomi, kàzi en vepse, tclidsi
en vote, kàsïen esthonien, kàiz en live, giet et kàt en lapon,
ki en zyriène, en permien et envotiaque, ked en mordvin,
ket en tchérémisse, kêt ou kôt en ostiaque, kat en vogoul;
« poisson )) est kala en suomi, guolle en lapon, kal en
mordvin, A:w/ en vogoul, hal en magyar.
En général, il semble que le magyar a réduit et abrégé
les mots primitifs, tandis que le suomi montre, au con-
traire, une tendance très-accusée à multiplier les voyelles.
La comparaison de l'ancien et du nouveau magyar révèle
des faits analogues et nous montre que cette langue a subi
dans son propre sein des permutations qui sont aujour-
d'hui normales entre elle-même et ses conîrénères.
M. Budenz compte dans l'ensemble des langues ougricn-
nes neuf voyelles et trente-trois consonnes, parmi les-
quelles le « j » français, les deux « ch » allemands, les
semi-linguales de l'ostiaque, le d faible et sifflant du la-
pon et les consonnes mouillées. Aucun des dialectes de
cette famille n'a de système graphique véritablement ori-
ginal.
Les idiomes finnois ne connaissent réellement pas la
distinction des genres, mais ils possèdent les trois nom-
bres. Le duel et le pluriel sont indiqués par des suffixes
différents.
Ainsi que nous l'avons dit, l'article n'est employé d'une
façon conforme à nos habitudes qu'en magyar : az devant
les voyelles, a devant les consonnes. Le mordvin, toute-
fois, sait déterminer les noms, comme le fait la langue
basque, en leur postposant le pronom démonstratif de la
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 133
troisième personne. Le zyriène et le votiaque ont quelque
cliose d analogue, et M. Budenz retrouve également des
traces de ce procédé dans d'autres langues de la même fa-
mille. En magyar, en effet, l'affixe de la troisième per-
sonne, a ou e « son », est un élément dérivatif très-com-
mun : Pesl vârosa « la ville de Pesth », mot à mot « Pestli
sa ville » .
Il est bon de le répéter, de même que dans toutes les
langues agglutinantes, il n'y a point ici de véritable décli-
naison. On se sert de postpositions, de particules, dont le
sens est celui de nos prépositions, et que l'on place à la
fin des mots; dans l'écriture on a pris l'habitude de ne
point les en séparer. Les augmentatifs, les diminutifs, les
superlatifs sont formés de la même façon. Les suffixes qui
correspondent aux cas de nos langues indo-européennes
anciennes, se placent toujours les derniers, par la raison
bien simple qu'ils n'affectent pas le sens intime du mot,
mais qu'ils indiquent seulement sa manière d'être (à, dans,
avec, de) vis-à-vis des autres termes de la proposition. Le
nombre de ces suffixes est considérable, aussi les auteurs
qui s'avisent de rédiger des grammaires de langues agglu-
tinantes à la façon des grammaires du grec et du latin,
ont-ils imaginé de leur donner une quantité de prétendus
cas, pour lesquels ils ont inventé les noms en « if » les
plus baroques. Il eût mieux valu parler simplement de
suffixes ou de postpositions.
Nous avons traité également de la remarquable faculté
d'incorporer dans le mot le pronom qui lui sert de régime
direct : o je le vois, je le prie », et nous avons dit qu'en
un certain cas le magyar pouvait incorporer le pronom" de
la seconde personne, «je te vois, je te prie ». Le vogoul fait
de même, quel que soit le sujet : « je te vois, il te voit » ; le
mordvin, enfin, incorpore même le régime de la première
personne et dit en un seul mot a il me voit, il me prie » .
134 LA LINGUISTIQUE.
Notons d'abord que ces idiomes possèdent également les
formes où ce régime n'est pas incorporé.
Ces observations sur le groupe finnois des langues ou-
ralo-altaïques sont assez succinctes, mais elles suffisent,
nous semble-t-il, à le caractériser et à montrer quelle est
son importance, aussi bien que son intérêt.
m. Le groupe turc.
On lui donne aussi le nom « tatar », et fort impropre-
ment celui de « tartare », qui n'est qu'un mauvais jeu de
mots. Les peuples qui parlent les nombreux idiomes for-
mant le groupe turc s'étendent aujourd'hui des rivages de
la Méditerranée orientale aux bords de la Lena en Sibérie.
On enseigne communément que leur point d'origine fut le
Turkestan (I) ; c'est de là que rayonnèreni, depuis les
Ages historiques, des hordes nombreuses et intrépides qui
conquirent en Asie dévastes régions et poussèrent en Europe
jusque sur le territoire français.
Au point de vue linguistique, les Turcs, dans la plus
large extension du mot, se partagent en cinq familles, par-
lant chacune un idiome distinct divisé à son tour en un
plus ou moins grand nombre de variétés. En allant de l'est
à l'ouest et du nord au sud, ces cinq rameaux sont le ya-
kotit, Voidgow^ le nogaïque, le kirg/az, le turc propre-
ment dit.
Le yakout est parlé par deux cent mille individus envi-
ron, au milieu des pleuplades tongouses dans la Sibérie du
nord-est.
On compte trois dialectes ouigours : Vouigou?' propre-
ment dit, le djagataïque, le turcoman. La langue oui-
goure est de toutes ses congénères celle qui a atteint le plus
(1) Abel R.ÉMUSAT. Recherches sur les langues (atares, p. 328.
Paris, 1820.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 135
(laut degré de culture littéraire. Elle s'écrivait encore au
iiiquième siècle de notre ère, comme en témoignent les
iiilours chinois, à l'aide d'un alphabet original, perdu de-
puis lors et remplacé, sous l'inQuence des missionnaires
nestoriens, par un système dérivé de l'alphabet syriaque,
comme celui des Mandchous, des Kalmouks, des Mon-
gols(l).
Le nogaïque est parlé par environ cinquante mille per-
sonnes vers l'embouchure du Volga, à Astrakhan, dans
quelques districts situés entre la mer Noire et la mer Cas-
pienne, dans un petit territoire au nord de la mer d'Azov
et dans toute la Grimée. C'est la langue des Tatars de
Russie proprement dits. Le dialecte koumuque est parlé
au nord-est du Caucase.
Certains auteurs rattachent le kirghiz au nogaïque. Les
Kirghizes noirs, ou Bouroutes, habitent la partie du ïur-
kestan qui se rattache à la Chine. Les Kirghizes kasaks
s'étendent plus à l'ouest jusqu'au lac d'Aral et jusqu'au
nord de la mer Caspienne.
La cinquième famille est celle des dialectes turcs pro-
prement dits. On y rattache le tchouvacke, parlé, comme
nous l'avons dit plus haut, entre deux idiomes finnois, le
mordvin et le tchérémisse. Il occupe un territoire com-
pacte assez important au sud-ouest de Kazan et un grand
nombre de petits îlots disséminés aux environs de Sim-
birsk. Le tchouvache offre des particularités remarquables,
et certains auteurs l'ont regardé comme un mélange de
turc et de finnois, ce qui, d'ailleurs, n'est pas exact.
M. Schott a démontré clairement qu'il appartenait au
groupe turc, mais pour certains auteurs il se rattacherait,
dans ce groupe, non pas au turc proprement dit, mais
bien au nogaïque.
(Ij Abei. Rémusat. Op. cit., p. 254.
136 LA LINGUISTIQUE.
Le turc, qui, de tous les dialectes de ce groupe, est le plus
intéressant pour les Européens, ne doit pas être considéré
comme le plus pur et le plus correct des idiomes de sa fa-
mille. 11 varie d'ailleurs d'une façon très-marquée dans les
différentes localités où il est parlé ; la langue des hommes
du peuple de Gonstantinople est beaucoup moins mélangée
d'éléments empruntés à l'arabe que ne l'est celle du lettré,
du fonctionnaire, Vosmanli. C'est de cette dernière langue
que nous allons donner une rapide esquisse. On peut d'ail-
leurs considérer l'osmanli comme le type le plus frappant
d'un idiome agglutinatif, tant sa structure est claire et
précise. Les grammaires turques ne font pas défaut, mais
la plupart d'entre elles sont faites sans critique; nous nous
servons spécialement de celle de Redhouse ( I ).
Le turc s'écrit à l'aide de l'alphabet arabe, qui lui con-
vient pourtant aussi peu que possible. Nous avons dit plus
haut, et nous le montrerons tout à l'heure, que les voyelles
jouent un rôle des plus considérables dans les langues ou-
ralo-altaïques ; or, l'écriture arabe se prête fort mal à la
distinction des voyelles. L'alphabet turc se compose de
trente et un caractères, susceptibles de recevoir chacun
douze signes modificatifs, dont les uns représentent les di-
verses voyelles, tandis que les autres indiquent que la con-
sonne qu'ils accompagnent doit être prononcée double, ou
doit, au contraire, n'être pas prononcée du tout. Sans nous
arrêter à ces considérations, si nous recherchons quels
sont les éléments phonétiques de la langue turque, nous
y trouvons sept voyelles simples : a, e, ô, u (prononcez
(( ou ))), eu (en un seul son), deux û (« u » français), l'un
bref, l'autre long ; notre voyelle nasale « in » (de « main
tien ») ; la demi-voyelle y. Nous y trouvons aussi vingt-
deux consonnes, dont un certain nombre de soufflantes
(1) Grammaire raisonnée de la langue ottomane. Paris, 1846.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 137
gutturales et de sifflantes. Redhouse envisage le vocalisme
turc un peu différemment; on consultera avec fruit, à ce
sujet, les tableaux de M. Picot dont nous avons parlé ci-
dessus.
La langue turque est toute subordonnée à une règle im-
périeuse d'harmonie vocalique, sur laquelle nous revien-
drons dans un des prochains paragraphes, et qui s'applique
même, chez elle, aux mots empruntés à l'arabe et au per-
san.
C'est en vertu de cette règle que la finale des infini-
tifs est en maq^ si la voyelle accentuée du mot est forte ; en
mek, si cette voyelle est faible ; on dit, par exemple, Siev-
mek (( aimer » et yazmaq « écrire ».
La distinction des genres que l'on reconnaît en turc
pour les mots d'origine persane ou d'origine arabe est
tout étrangère, primitivement, aux langues tatares. Le
turc n'a que deux nombres: le singulier et le pluriel, mais
il conserve leur duel aux mots empruntés par lui à l'arabe.
Comme toutes les langues ouralo-altaïques, il exprime ce
que nous appelons les cas dans les langues indo-euro-
péennes, par des postpositions, c'est-à-dire par des
syllabes indépendantes placées à la fin des mots et jointes
à ces mots dans l'écriture.
Le signe du pluriel, qui est lar ou 1er suivant la nature
de la voyelle dominante du mot, s'intercale entre le nom
et les suffixes qui sont postposés : oda « la chambre »,
odada « dans la chambre » ; pluriel : odalar « les cham-
bres », odalarda « dans les chambres». C'est le procédé
général des langues ouralo-altaïques.
La véritable nature de ces suffixes terminaux est si
bien celle de nos prépositions, qu'un seul d'entre eux suffit
pour une série de mots subordonnés, tels par exemple
qu'un substantif joint à des adjectifs.
Quelques-uns de ces suffixes ont d'ailleurs une exis-
138 LA LINGUISTIQUE.
Iciice propre, une existence indépendante, et servent
(onime des noms communs dans le langage habituel.
L'adjectif, qui n'est qu'un nom qualificatif, se place tou-
jours avant le nom auquel il sert d'épithète. Les degrés de
comparaison sont exprimés par l'adjonction de mots au
sens de «plus, davantage, moins », etc.
Quant aux pronoms, ils sont ou bien isolés, ou bien
joints au nom : te [ter « cahier ^^ieflerim «mon cahier».
En ajoutant l'élément du pluriel, nous avons tefteî'lerim
(( mes cahiers», en ajoutant la postposition locative tefte-
rimde « dans mon cahier ». On voit que ce procédé est des
plus simples.
On a souvent cité pour la richesse et la variété de ses for-
jnes ce que l'on appelle la conjugaison du turc. Pourtant,
il faut le reconnaître, malgré le vaste échafaudage de
temps, de modes et de voix dérivées qu'édifient les gram-
mairiens, le finnois ici l'emporte nettement sur le turc.
Le magyar, par exemple, formule en un seul mot cette pro-
position « il l'attend » : vd?'ja (comparez vdr « il attend»),
^Mi incorporant le régime direct. Le turc ne saurait en faire
autant.
Sa grande originalité, c'est ce que l'on appelle ses voix
•dérivées, c'est la façon dont il combine les formes expri-
mant diverses nuances des manières d'être d'une seule et
inéme action. A la racine pure et simple, il ajoute, dans
€e but, un certain nombre de suffixes (dont la voyelle varie,
bien entendu, selon les règles d'harmonie). Voici quelques
exemples de cette faculté de combinaison.
La forme sevmek, ainsi que nous l'avons dit tout à
l'heure, signifie « aimer » : étant donnés les suffixes ma,
me y indiquant la négation ; dtr, la causalité ; il, le passif;
în, le sens réflectif, nous trouvons les formes sevmemek
u ne pas aimer», sevdirmek a faire aimer», sevilmek
« être aimé », sevinmek « s'aimer», sevinmemek « ne pas
LES LANGUES ÛURALO-ALTAIQUES. 1.3'9
s'aimer », sevdirmemek « ne pas faire aimer». Chaque
racine pourrait fournir de cette façon une cinquantaine de
formes dérivées.
C'est également par l'intercalation de certains éléments
entre la racine et la terminaison personnelle, que l'on ar-
rive à formuler les notions de temps ou de modalité. Mais,
à côté de ce procédé très-naturel, le turc en possède un
autre non moins simple, fondé sur la substitution d'une
périphrase à une forme simple, et qui consiste à unir
les divers participes avec l'auxiliaire « être ». On peut ex-
primer de la sorte une foule de nuances très-variées et très-
lines.
Nous ne parlerons pas de la syntaxe turque ; cela nous
conduirait hors des bornes de ce travail. Nous pouvons dire
loutefois qu'elle est d'autant plus compliquée, que l'idiome
s'est notablement altéré par l'intrusion de mots étrangers.
Il en résulte que les grammaires sont pleines de règles
dont les unes ne s'appliquent qu'aux mots persans, dont
les autres ne s'appliquent qu'aux mots arabes et dont
quelques-unes sont communes à ces deux catégories d'élé-
ments, sans s'appliquer davantage aux mots d'origine
tatare. Ajoutons que le vocabulaire ottoman est profondé-
ment mélangé de mots sémitiques et indo-européens em-
pruntés successivement aux Persans et aux Arabes.
Le turc est parlé, en Asie, dans l'intérieur de l'Asie Mi-
neure : la côte appartient à la langue grecque, aussi bien
au nord et au sud que sur la mer de Marmara. En Europe,
il ne s'étend que sur une faible partie de l'empire ottoman,
où il n'occupe nulle part, d'ailleurs, des contrées bien con-
sidérables. Ses îlots les plus importants sont situés au sud
et à l'est de l'empire : en pays de langue grecque, à La-
risse en Thessalie, çà et là dans la Thrace : en pays de lan-
gue bulgare, dans quelques îlots disséminés autour de Phi-
lippopoli, et spécialement au nord-est de la péninsule, en
140 LA LINGUISTIQUE.
dessous de Silistrie. Dans l'île de Candie, le turc possède
encore, au centre même de l'île, un petit territoire assez
compacte; mais, là aussi, la langue grecque gagne
sur lui.
IV. Le groupe longouse.
Ce groupe comprend trois branches distinctes : le mand-
chou^ \elamoute, le tongouse proprement dit.
Les Tongouses, au nombre d'environ soixante-dix mille
individus, habitent dans la Sibérie centrale. Les Lamoutes,
qui se rattachent aux Mandchous, s'étendent plus au nord-
est. Les Mandchous occupent le nord-est de la Chine.
Le système d'écriture du mandchou est assez curieux.
Il dérive de l'écriture syriaque. Son alphabet comprend
vingt-neuf signes ayant chacun une forme triple, comme
cela se présente dans l'arabe: on y distingue, en effet, les
lettres initiales, les lettres médianes et les lettres termina-
les. D'ailleurs, ces trois sortes de caractères diffèrent peu
les uns des autres. 11 s'y ajoute quelques signes complexes
dérivés du chinois et destinés, vraisemblablement, à la
transcription des mots d'emprunt. Les caractères mand-
chous sont formés, pour la plupart, d'une barre et d'ap-
pendices recourbés; ils s'écrivent de haut en bas, et les li-
gnes se suivent de gauche à droite. On reconnaît là
l'influence des Chinois. Quant aux dialectes tongouses de
la Sibérie, ils ne possèdent pas de système graphique par-
ticulier.
Il y a peu à dire sur les voyelles du mandchou, mais son
système de consonnes est assez compliqué et la classifica-
tion n'en est pas facile. On y trouve de doubles A;, ^, h, ty
fif, dont les uns ne peuvent se joindre qu'aux voyelles for-
tes (( a, 0, ô », les seconds qu'aux voyelles dites neutres
« i, u )) et à la voyelle dite faible a e » (distinction dont
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 141
nous parlerons tout à l'heure en nous occupant de Thar-
monic vocalique). Un phénomène assez curieux (et qui se
retrouve dans les langues dravidiennes), c'est que les mots
ne peuvent commencer par les explosives faibles « h, d, g».
Le mandchou connaît les sons « tch, dj » du français, plu-
sieurs « n », différentes sifflantes (1). Les dialectes sibé-
riens, chez lesquels les consonnes douces peuvent se pré-
senter au commencement des mots, emploient un bien
plus grand nombre de sons ; on y trouve quantité de con-
sonnes mouillées, analogues, par exemple, aux « gy, ty,
ly » du magyar. L'accent tombe sur la dernière syllabe.
En mandchou, le nom n'a ni genre ni nombre ; les dia-
lectes tongouses, mieux avisés, ont conservé un signe du
pluriel : bira <( la rivière », hiradu « dans la rivière », bi-
ral « les rivières », biraldu « dans les rivières » . En mand-
chou, c'est par un moyen syntaxique que s'exprime l'idée
du pluriel ou par l'emploi simultané d'un mot indiquant
cette notion.
Gomme dans toutes les langues agglutinantes, c'est par
l'adjonction de suffixes à la racine principale que se rend
l'idée des cas, l'idée des prépositions du français : mand-
chou et tongouse bira « la rivière », mandchou birade
<( dans la rivière», tougouse biradu, même sens.
La dérivation à idée verbale est analogue à celle du turc
et des autres langues agglutinantes ; on y rencontre une
quantité de formations secondaires. La racine « boire »
donne, par exemple, des formes dérivées dont le sens
est (( faire boire, venir de boire, aller boire, boire en-
semble », et ainsi de suite. Dans toute cette importante
partie de la grammaire, les dialectes sibériens procèdent
exactement comme le mandchou, mais avec plus d'abon-
(1) L. Adam. Grammaire delà langue-mandchou. Paris, 1872. Du
même auteur : Grammaire de la langue longouse, Paris, 1874.
142 LA LINGUISTIQUE.
dance. Us ont notamment un plus grand nombre de voix
dérivées.
Le vocabulaire mandchou-tongouse est assez pauvre,
ainsi qu'il est facile de le supposer. Nous voyons qu'il ne
connaît pas à proprement parler de verbe « avoir », et
nous constatons qu'il a emprunté beaucoup de mots au
chinois en les altérant plus ou moins.
La question de savoir qui peut réclamer la priorité sur
son congénère, soit du mandchou, soit du tongouse pro-
prement dit, est tranchée par M. Lucien Adam au profit
de ce dernier idiome. Le tongouse possède en effet le signe
de pluralité, les pronoms possessifs affixes et d'autres élé-
ments importants qui sont étrangers au mandchou. Les
deux idiomes d'ailleurs sont très-proches parents, comme
le démontre l'identité constante des principaux pronoms,
des noms de nombre, des suffixes les plus importants et de
la grande généralité du vocabulaire. Évidemment, ils sont
issus d'une même souche et leur séparation n'a eu lieu
qu'après une assez longue période de développement gram-
matical commun.
V. Le groupe mongol.
Il comprend trois dialectes. Le mongol oriental, parlé
dans la Mongolie proprement dite, c'est-à-dire dans la par-
tie centrale du nord de la Chine, à l'ouest du territoire
mandchou. Le kalmouk, ou mongol occidental, qui a pé-
nétré en Russie jusque sur la rive gauche de la mer Cas-
pienne, vers l'embouchure du Yolga, entre le kirghiz et le
nogaïque, appartenant tous deux, ainsi que nous l'avons
dit, au groupe turc ou tatar. Le bouriate est parlé par deux
cent mille individus environ, aux alentours du lac Baïkal,
dans la Sibérie du Sud. On trouve encore d'autres idiomes
mongols aux environs de Kaboul.
LES LANGUES OL'RALO-ALTAIQUES. 14;V
Bien que ces idiomes offrent tout autant d'intérêt que
ceux du groupe précédent, nous n'en dirons que quelques
mots rapides. L'ensemble de leurs caractères est très-ana-
logue, en effet, à toul ce que nous avons vu dans le cours
de ce chapitre; c'est dans le vocabulaire ou dans le degré
de développement grammatical que se trouvent les princi-
pales différences existant entre le tongouse et le mongol.
Le mongol possède un alphabet assez analogue à celui
du mandchou, et dérivant comme lui (ainsi que l'alpha-
bet kalmouk) de l'écriture syrienne. Il comprend sept
voyelles, «, e, î\ o, u {« ou » français), eu français, û
(notre «u»), et dix-sept consonnes, parmi lesquelles on
compte les sons ts et dz ; la forme des caractères varie selon
qu'ils se trouvent placés au milieu, au commencement ou
à lafm des mots. Chaque consonne, ainsi que cela se passe
dans l'alphabet hindou, est accompagnée d'une voyelle,
sauf dans le cas où cette consonne est terminale.
L'harmonie vocalique, qui caractérise les idiomes ouralo-
altaïques, se retrouve dans les langues du groupe mon-
gol, mais avec quelques particularités. Parmi les faits
plionétiques propres à cette famille, on peut relever, en
bouriate, l'élision des voyelles finales et certaines modifi-
cations qu'éprouvent les consonnes lorsqu'elles sont en
contact.
D'autre part, remarquons qu'en mongol les pronoms
régimes ne sont pas incorporés, à la différence de ce qui
se passe dans presque toutes les autres langues ouralo-
altaïques. Tandis, par exemple, que le turc rend en un
seul mot ces expressions « je le vois, je le mange », le
mongol les rend par deux mots.
Le bouriate, l'obscur bouriate, joue dans la classe mon-
gole un rôle très-important ; selon M. Adam, le déve-
loppement grammatical du bouriate est d'autant plus
instructif que l'on peut y reconnaître les formes intermé-
144 LA LINGUISTIQUE.
dlaires par lesquelles ont passé les pronoms pour devenir
des suffixes. Ce phénomène de la supériorité d'un idiome
pour ainsi dire sauvage sur des langues littéraires et culti-
vées comme le sont le mongol et le manchon, est loin
d'être rare.
VI. De l'harmonie vocalique et de la parenté des langues
ouralo-alla'iques.
Le phénomène de l'harmonie des voyelles dans les langues
altaïques est d'autant plus important qu'il constitue un
des principaux arguments sur lesquels on s'appuie d'habi-
tude pour affirmer la parenté du samoyède, du finnois, du
turc, du tongouse, du mongol. Qu'est-ce donc que l'har-
monie vocalique, quel est son caractère, quelle est son
origine, quelle est sa valeur, quelles conclusions peut-on
tirer de son existence simultanée dans les différents idiomes
dont il s'agit?
Le fait auquel se réduit l'harmonie vocalique est celui-ci:
les différentes voyelles étant réparties en deux classes,
toutes les voyelles d'un mot qui suivent celle de la syllabe
principale doivent être de la même classe que la voyelle de
cette syllabe. Dans certains idiomes ouralo-altaïques, il y a
pourtant des voyelles dites « neutres » qui vont indifférem-
ment avec l'une ou l'autre classe. Voici d'ailleurs ci-contre
le tableau de la classification des voyelles dans un certain
nombre de langues ouralo-altaïques (1).
Dans ce tableau, le signe u représente notre « ou »
français, le signe ô' vaut «eu», le signe u vaut « u » de
« surplus )). La classification est à peu près la même par-
tout. Les trois voyelles primitives a, u, i sont, en principe,
(1) L. Adam. De l'harmonie des voyelles dans les langues ouralo-
altaïques. Paris, 1874.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES.
145
les deux premières fortes, la dernière neutre ; les voyelles
intermédiaires sont faibles, en principe également.
YOTELLES
En suomi. . . .
— magyar... ,
— mordviii..
— zyriène. . .
— turc
— mongol.. . ,
— bouriate. .
— mandchou.
fortes,
u, o, a
u, o, a
M, 0, a
ô, a
u, o, a,
u, o, a
u, o, a
ô, o, a
faibles.
il, ô, il,
il, 0
a, i
a, i, e
il, ô, e, i
u, ô, a
ii, ô. ii
e
neutrod.
e, i
e, i
»
»
i
e, i
Mais dans la pratique il règne une assez grande variété :
l'harmonie peut s'étendre au mot entier ou être restreinte
aux suffixes ; elle peut s'appliquer à tous les mots ou
n'affecter que les mots simples, ceux qui ne sont pas com-
posés. En turc, par exemple, tout le mot doit être harmo-
nique, de même qu'en mandchou, en mongol, en suomi,
en magyar, tandis qu'en mordvin et en zyriène les seules
voyelles sensibles sont les voyelles des désinences.
En magyar les mots composés conservent leurs voyelles
originaires.
Nous avons à nous demander quelle est la cause de ce
phénomène.
L'harmonie vocalique des langues ouralo-altaïques est-
elle primitive, est-elle récente ?
M. Adam, qui s'est préoccupé spécialement de cette
j^'rave question, réfute assez aisément l'opinion des auteurs
(jui ne voient dans l'harmonie, comme le fait M. Bœhtlingk,
(jue le résultat de circonstances physiologiques locales, ou
qui n'en font, comme M. Pott, qu'un accident purement
mécanique.
Schleichor, et après lui M. Riedl, ont trouvé la vé-
ritable solution du problème. Schleicher ne s'était occupé
LINGUISTIQUE. 10
146 LA LINGUISTIQUE.
que du cas le plus général et le plus remarquable, celui de
l'harmonisation des voyelles des suffixes, qui présentent
chacune aux yeux de l'étranger une double forme (forte ou
faible, suivant la nature de la voyelle qu'on y admet). Il
avait été frappé de la circonstance de celte infériorité,
de cette subordination de la désinence par rapport au
thème, et il en avait conclu qu'elle était le résultat né-
cessaire de l'agglutination et de la tendance à juxta-
poser le plus possible dans le langage la signification et
la relation si étroitement unies dans la pensée. M. Riedl
a montré qu'il en était bien ainsi, car l'étude des plus
anciens monuments de la langue magyare révèle à cet
égard, du douzième siècle jusqu'à nos jours, de très-grands
progrès. Dans les textes anciens, les formes antiharmo-
niques abondent : on trouve halâl-nek « à la mort », qui
devrait aujourd'hui se prononcer Jialdl-nak.
M. Adam en conclut très-justement qu'antérieurement
au douzième siècle, le nombre des mots dérivés avec assimi-
lation vocalique était encore plus restreint et qu'ils étaient
remplacés par de véritables composés inharmoniques.
« Soient, dit-il, deux radicaux : /"«, arbre, et vel (veli),
compagnon : fcwel, arbre-compagnon, sera le composé
inharmonique de ces deux éléments nominaux, également
doués d'une signification propre. Mais, après que /;e/aura
été successivement juxtaposé à un certain nombre de ra-
dicaux, il tendra à manifester, d'une façon sensible, qu'il
perd en se composant sa signification originelle de « com-
pagnon », et qu'il joue par rapport au radical, placé en
tête, le rôle d'exposant de la relation « avec» (1). Nous
avons donc affaire à un phénomène de décadence prove-
nant de l'oubli du sens primitif des syllabes dérivatives.
L'élaboration en a d'abord été lente ; elle a été inégale
(1) Op. cit., p. G7.
LES LANGUES OURALO-ALTAIQUES. 147
dans les divers idiomes ouralo-altaïques, dont plusieurs,
comme le tchérémissc des montagnes et le votiaque, ne
connaissent que les rudiments de l'harmonie vocalique.
Mais M. Adam suppose que, sous de puissantes influences
étrangères, ces derniers idiomes ont perdu l'harmonie ;
selon lui, il resterait chez eux des traces suffisantes d'har-
monie pour permettre de conclure qu'à une certaine
époque toutes les langues ouralo-altaïques étaient soumises
à l'harmonisation des voyelles. Certes, nous regardons
l'harmonie des voyelles comme un caractère de grande im-
portance ; mais, après tout, ce n'est qu'un fait historique
et relativement récent. Nous n'avons pas à recherdher ici
les causes et les conditions de son développement, mais
nous pensons qu'à lui seul il ne saurait prouver la descen-
dance commune des cinq groupes linguistiques dont nous
venons de parler.
En définitive, nous pouvons dire que si la parenté des
<:inq langues ouralo-altaïques n'est pas définitivement dé-
montrée, elle est au moins fort vraisemblable. Le jour
n'est peut-être pas éloigné où paraîtra une véritable gram-
maire comparée ouralo-altaïque. On a commencé naturel-
lement par étudier séparément les divers idiomes de cette
famille ; nous avons cité le nom de Gastrén, celui de
M. Schott; nous devons y joindre celui de M. Schiefner.
On doit au premier des travaux d'une importance capitale
sur les dialectes samoyèdes, sur le zyriène, l'ostiaque, le
bouriate, le tongouse. MM. Ahlqvist, Budenz, Donner,
Hunfalvy, Weske, d'autres encore, ont puissamment aidé
aux progrès de la comparaison des différents idiomes (1).
Quelques pas de plus, et il sera possible de songer à un
(I) Bldenz. Ugrische sprachsiudien.Pcsi, 18G9. —Donner. Ver-
gleidiend-s worlerbuch der finnixrh-ugrisrhen sprachen. Ilelsingfors,
1874. — Weske (aus Liviand). Untersuchur.gt^n zur vergleichenden
grammatik des finnischen sprachutammes. Leipzig, 1872.
148 LA LINGUISTIQUE.
rapprochement en règle des cinq groupes principaux.
En tous cas, que l'on arrive à les ramener à une origine
commune, ou que l'on échoue dans cette tentative (soit
en ce qui les concerne tous, soit en ce qui ne concerne que
quelques-uns d'entre eux), il est certain qu'on ne pourrait
les séparer les uns des autres dans l'étude générale des^
langues agglutinantes, tant ils se trouvent rapprochés par
les phénomènes de l'harmonie vocalique.
§ 15. La langue basque.
Cette langue si remarquable, si intéressante, n'est guère
parlée aujourd'hui, en Europe, que par 450 000 individus,,
sans grande originalité sociale, sans existence politique
distincte. Les trois quarts d'entre eux, environ, appar-
tiennent à la nationalité espagnole, et 140 000 approxima-
tivement à la nationalité française. Sur les rives de la
Plata on compte à peu près 200 000 Basques émigrés.
Il est bien entendu que nous ne parlons ici que des
individus parlant la langue basque et que la question spé-
ciale de la race reste en dehors de cette statistique. Nous
savons, en effet, grâce aux excellents travaux de M. Broca,
qu'il y a Basques et Basques; que les Basques espagnols,
par exemple, sont de sang bien moins mélangé que les
Basques français (l).
On a longtemps cherché à tracer les limites de la langue
basque ; c'est seulement en ces derniers temps que l'on est
arrivé à des résultats qui, pour ne pas être sans doute tout
à fait irréprochables, méritent cependant une véritable
confiance. La carte dressée récemment par M. Broca, et
publiée par lui dans \a. Bévue d'anth7'opologie^ nous semble
(1) Sur les crânes basques de Saint- Jean de Luz. Bulletins de la
Société d'anthropologie de Paris, 1868, p. 43. Comparez Revue
d'anihropologie, t. IV, p. 29. Paris, 1875.
LA LANGUE BASQUE. 149
particulièrement recommandable (1). Essayons de donner
une idée plus ou moins nette de son tracé. Partant d'un
point de la côte situé un peu au sud de Biarritz, la ligne
frontière passe au sud-est de Bayonne, longe d'assez près
l'Adour, et, par un brusque mouvement du nord au sud,
contourne le territoire de la Bastide-Glairence ; elle remonte
non moins brusquement vers l'Adour, et, passant au-des-
sous de Bidache, de Sauveterre, de Navarreins, ^'approche
quelque peu d'Oloron, mais sans atteindre cette ville. Un
retour presque horizontal vers l'ouest l'amène à ïardets
môme; de là elle gagne le pic d'Anie et pénètre sur le ter-
ritoire espagnol. Elle se dirige sur Navascues, contourne,
-au nord, les environs de Pampelune, redescend vers Puente
la Reina, passe également un peu au-dessus d'Estella, de
Vitoria, atteint vers le nord-ouest Orduna et remonte vers
Portugalete pour aboutir à la mer. La plus grande lar-
geur du pays basque (depuis Orduna jusqu'à 5 kilomètres
environ à l'ouest d'Oloron) serait donc, approximative-
ment, de 190 kilomètres; sa hauteur varierait de 50 à
80 kilomètres.
Des renseignements puisés à une autre source, non
moins sûre, concordent de tous points avec ceux qui pré-
<îèdent : la ligne frontière, nous dit-on, partant du golfe
de Gascogne, un peu au-dessous de Biarritz, rejoint
l'Adour au bas de Saint-Pierre d'Irube (à 2 kilomètres au
sud-est de Bayonne), suit ce fleuve jusqu'au-delà d'Urcuit,
le quille alors pour englober Briscous et Bardos (à l'exclu-
sion (le la.Baslidc-Glairence), puis Saint-Palais et Esquiule
(près dOloron), pour aboutir au pic d'Anie. En Espagne,
(1) Sur V origine et la répartition de la langue basque. Op. cit.,
t. IV, p. 1 et suiv., planche III. Paris, 1873. La carte plus consi-
dérable du prince L.-L. Bon:iparte en diffèie en certains points.
Elle pîaco par exemple Puente la Reina, ainsi que Saint-Pierre
d'Irube près Bayonne, dans la zone où le basque est encore parlé.
150 LA LLNGUISTIQUE.
la limite du pays basque s'étend jusqu'en dehors de la
vallée de Roncal (vers l'Aragon) ; après Burgui, elle s'in-
fléchit à gauche vers Pampelune, qu'elle contourne exté-
rieurement, pour redescendre jusqu'au-delà de Puente la
Reina, et revenir ensuite, presque en ligne droite, àVito-
ria, d'où elle remonte vers la mer, qu'elle atteint un peu
à l'ouest de Portu gaieté.
Le pay^ basque se compose donc de la province espa-
gnole de la Biscaye presque tout entière, du Guipuzcoa,
de la partie septentrionale de TAlava et de près de la moitié
de la Navarre ; il comprend, en outre, en France, une
commune de l'arrondissement d'Oloron, celui de Mauléon,
et celui de Bayonne presque intégralement ; ce qui cor-
respond aux anciennes divisions locales de la Soûle, de la
Basse-Navarre et du Labourd.
Il n'y a pas de preuve historique, de preuve vraiment
historique, que le basque ait occupé dans les temps an-
ciens une aire géographique plus étendue. Nous revien-
drons plus loin sur la question dite ibérienne. En France
on ne peut démontrer avec certitude que le basque ait été
en usage dans aucun des villages où le gascon se trouve
aujourd'hui employé de façon exclusive. Par contre, il est
incontestable qu'en Espagne il a perdu du terrain depuis
plusieurs siècles : Pampelune, toul espagnole aujourd'hui,
était basque jadis. Et de nos jours il est facile de con-
stater une altération très-sensible de la langue basque
dans les localités un peu importantes où se fait plus vive-
ment sentir l'activité de la vie moderne et où le contact
est plus fréquent avec les étrangers. Le langage de Saint-
Sébastien, par exemple, et celui de Saint-Jean de Luz sont
particulièrement incorrects, et l'on y rencontre un grand
nombre de mots espagnols bu français.
Autre fait d'une grande importance. La carte de
M. Broca ne comprend pas seulement les trois zones :
LA LANGUE BASQUE. 131
gasconne (Bayonne, Orthez, Oloroii), basque (Tolosa,
Saint-Jean de Luz, Mauléon), espagnole (Vitoria, Estella,
Pampelune); elle en compte quatre très-distinctes, qui
sont, du nord au sud : zone gasconne, zone basque, zone
mixte basque et espagnole, zone espagnole. La zone mixte
basque et espagnole, large parfois de 15 à 20 kilomètres,
parfois excessivement minime, contient, entre autres loca-
lités assez connues, Bilbao, Orduna, Aoiz, Roncal. Dans
son mémoire sur la répartition de la langue basque,
M. Broca a expliqué ingénieusement l'absence d'une zone
analogue entre le basque et le gascon. « En Espagne, dit-il,
le basque se trouve aux prises, sur sa lisière, avec le cas-
tillan, dans des conditions d'infériorité qui rendent inévi-
table l'empiétement graduel de cette dernière langue.
Mais en France la langue qui entoure le basque n'est pas,
comme le castillan, une langue officielle, administrative,
politique et littéraire; ce n'est qu'un idiome populaire, un
vieux patois qui n'a aucune force expansive, qui est, au
contraire, en voie d'extinction. Il n'y a aucune raison pour
que ce patois supplante le basque, ni pour que le basque
empiète sur lui. Les deux idiomes restent donc station-
naires, égaux dans leur faiblesse et menacés Tun et l'autre
par le français, qui les remplacera tôt ou tard. La langue
que les Basques ont intérêt à apprendre, c'est le français.
Tous ceux qui ont quelque instruction le connaissent déjà :
tous les habitants des villes de quelque importance le
parlent ou le comprennent. Chaque ville, chaque bourg
deviendra ainsi un foyer de diffusion ; il arrivera un mo-
ment où le basque ne sera plus parlé que dans les hameaux
les plus isolés et dans les vallées les moins accessibles, et
là môme il finira par tomber en désuétude. Il périra donc
sous l'influence d'une cause qui, sans doute, n'agira pas
sur tous les points avec la même rapidité, mais qui agira
partout à la fois. On ne le verra pas reculer pas à pas.
152 LA LINGUISTIQUE.
comme il fait en Espagne, où le castillan l'envahit de
proche en proche, car il n'est pas plus menacé sur sa lisière
que dans le reste de son territoire.
(( Il n'est pas dit, toutefois, que le basque doive se main-
tenir jusqu'à la fm dans ses limites actuelles. Il est assez
probable que le patois béarnais qui l'entoure disparaîtra
avant lui, et qu'alors le français, venant presser directe-
ment sur la frontière basque, la refoulera peu à peu vers
le sud, c'est-à-dire vers les Pyrénées, dont les hautes val-
lées seront probablement le dernier refuge de la plus
ancienne langue de l'Europe. » {Op. cit.)
Le nom propre, le nom original du basque est escuara^
euscara^ uscara^ suivant les dialectes, d'où, en français,
« euscarien », synonyme de « basque ». Les Espagnols
donnent à la langue basque le nom de vasciience, à ceux
qui la parlent le nom de Vascongados. Nous ne saurions
nous prononcer sur l'origine de ces différents mots. En ce
qui concerne escuara^ l'étymologie la plus probable est
sans doute celle de M. Mahn ; ce mot signifierait a ma-
nière de parler», «langage». Les explications que l'on
obtient des Basques eux-mêmes, à ce sujet, sont des plus
fantaisistes, ce dont nous ne devons pas nous étonner.
Lorsqu'ils comparent leur langue aux idiomes des peuples
qui les entourent, les Basques se trouvent si complètement
désorientés, qu'ils tombent aussitôt dans la plus naïve
admiration pour leur parler maternel. L'un d'eux, le jé-
suite Larramendi, dont le livre porte ce titre présomp-
tueux : « El impossible vencido » — l'impossible vaincu —
fait à peu près du basque la source commune de toutes les
autres langues ; un autre, Astarloa, affirme que chacune
des lettres de l'escuara possède une valeur mystéiicuse;
un troisième, l'abbé Darrigol , démontre, à l'aide de
Beauzée, l'éternelle pcrfeçtior. de ladite langue; Ghaho
invente son ingénieuse théorie des « voyants » basques,
LA LANGUE BASQUE. 153
dont la civilisation précoce a été étouffée par les Gelto-
Scythes barbares; l'abbé d'Iharce de Bidassouet fait de
l'escuara la langue dont se servit le Père éternel pour con-
verser avec le premier des Juifs. Est-il quelque folie à
laquelle n'ait donné prétexte ce précieux débris des idiomes
de l'Europe antique ?
A la vérité, l'escuara offrait des difficultés d'étude insur-
montables à ceux qui n'étaient habitués qu'à commenter
les textes grecs et latins au moyen de procédés empiriques ;
aussi les savants du moyen âge regardaient-ils volontiers
la langue basque comme une énigme indéchiffrable, comme
un problème insoluble. Un proverbe conservé dans le nord
de l'Espagne prétend que le diable lui-même demeura
chez les Basques sept longues années durant sans parvenir
à entendre un seul mot de leur langue. Ainsi s'explique
cette remarquable définition d'un dictionnaire espagnol :
Vascuence. Lo que esté tan confuso y oscuro que no se
puede entender. « Basque. Ce qui est si confus et obscur
qu'on ne le peut entendre. »
Par malheur, beaucoup d'érudits fort peu linguistes,
beaucoup d'amateurs étrangers, ont voulu résoudre le pro-
blème, sans préparation spéciale, et leurs efforts infruc-
tueux n'ont fait qu'exalter l'infaluation qu'inspirait déjà
aux Basques le spectacle de tant d'efforts stériles. L'on a
pu dire, non sans une certaine apparence de vérité, que
l'étude du basque menait droit à la fohe. Mais les choses
sont bien changées aujourd'hui qu'il existe une méthode
linguistique. Le sphinx, mieux attaqué, a livré son secret,
et bien qu'il reste encore nombre de points à éclaircir, il
est présumable que le jour n'est pas éloigné où l'on pourra
se féliciter de connaître à fond les lois nombreuses et
complexes de la langue basque. Il y avait assurément de
bonnes, d'excellentes choses dans les écrits d'Oihenart, de
Chaho, et surtout de Lécluse ; mais les travaux tout récents
154 LA LINGUISTIQUE.
dus à MM. L.-L. Bonaparte, W. van Eys et Julien Vin-
son (I), ont fait faire à la question des progrès décisifs.
Le basque, pour le savant qui l'étudié sans que ce soit
sa langue maternelle, est dans un complet état d'isole-
ment. Aucun des idiomes qui l'environnent ne peut, s'il
s'agit de la formation des mots, de la morphologie, lui
être comparé, et la langue qui lui ressemble le plus par
quelques traits généraux, à savoir le magyar, s'en trouve
géographiquement fort éloignée. L'histoire du magyar est
d'ailleurs connue en partie, tandis que l'on ne sait rien de
celle du basque. Impossible de rencontrer dans aucun mo-
nument authentique plus ancien que le dixième siècle des
traces évidentes de la langue basque ; encore ne peut-on
faire remonter à cette époque qu'une charte latine datée
de 980, qui délimite le diocèse épiscopal de Bayonne et
donne les noms plus ou moins altérés de quelques loca-
lités du pays basque. Il est avéré que les prétendus chants
de guerre cuscariens attribués à un âge plus ancien — à
plusieurs centaines d'années, disait-on, avant le dixième
siècle — ne sont rien moins qu'apocryphes.
Du dixième au seizième siècle, rien encore que des
noms épars dans diverses chartes, coutumes, lettres pa-
tentes, bulles pontificales. C'est Lucius Marinœus Siculus
qui parla le premier de l'escuara dans ses « Gosas mémo-
rables de Espafia » (Alcala ,1530), et qui, le premier, en
cita quelques mots. Quant au plus ancien texte basque
(1) Le premier de ces auteurs a publié de nombreux recueils de
textes et un bel ouvrage sur le verbe. Au second, M. van Eys,
nous devons le premier dictionnaire basque-français qui ait été
imprimé et la première grammaire élémentaire que nous con-
naissions : Essai de grammaire de la langue basque, ^^ édit. Am-
sterdam, 1867. Les nombreux écrits dont M. Vinson a enrichi la
Revue de linguistique comptent, à nos yeux parmi les meilleures
études de linguistique moderne : connaissance très-sûre et mé-
thode excellente. Nous leur avons beaucoup emprunté.
LA LANGUE BASQUE. 135-
imprimé (le plus ancien du moins à notre connaissance)
c'est le discours de Panurge dans le chapitre neuvième du
deuxième livre de Rabelais. C'est en 1542 que ce morceau
lut publié. Le premier livre imprimé est daté de 1545 ; ce
sont les poésies moitié religieuses, moitié erotiques de
Bernard Dechepare, curé de Saint-Michel-le-Yieux, en
Basse-Navarre, fidèlement réimprimées ces temps derniers
par l'éditeur Gazais de Bayonne. Mais l'ouvrage le plus
important pour l'étude du basque, c'est la version du Nou-
veau Testament par Jean de Liçarrague (de Briscous),
ministre protestant à la Bastide-Glairence, imprimée à la
Rochelle, en 1571 , aux frais du Parlement de Navarre, par
ordre de Jeanne d'Albret. Ce livre, pour des motifs faciles
à deviner, est devenu tellement rare, que l'on n'en connaît"
en Europe que treize exemplaires. M. Yinson vient
d'en faire réimprimer un extrait considérable, compre-
nant la dédicace et l'évangile de saint Marc tout entier
(Bayonne, 1874). On peut dire sans doute que les change-
ments subis par la langue depuis cette époque sont assez
sensibles; mais, certainement, ils ne sont point considé-
rables.
On constate môme aujourd'hui des différences plus im-
portantes entre les divers dialectes. Les variétés de la
langue basque sont, pour ainsi dire, innombrables, et
chaque village a quelque particularité qui lui est propre.
Ce fait n'a sans doute rien d'anormal.
Mais, à côté du langage spontanément parlé, du lan-
gage local, les langues ont un dialecte général, en quel-
que sorte conventionnel, fruit de l'éducation, et qui sou-
vent est très-voisin de la langue écrite. Or, en basque,
I ien de tel, et chaque écrivain se fabrique un langage à
sa fantaisie. Certains auteurs ont compté jusqu'à huit
dialectes, qui ne formeraient pas moins de huit variétés
principales. C'est, en Espagne, le biscayen, le guipuzcoan.
156 LA LINGUISTIQUE.
le haut-navarrais méridional et le haut-navarrais septen-
trional. En France, le labourdin, parlé dans l'ancien La-
bourd (partie sud-occidentale de l'arrondissement de
Bayonne); lesouletin, dans les deux cantons sud-est de l'ar-
rondissement de Mauléon (ancienne Soûle) ; le bas-na-
varrais occidental et le bas-navarrais oriental, en usage
dans la Navarre française, c'est-à-dire dans le reste de ces
deux arrondissements.
Au surplus, ces huit dialectes se réduisent sans peine
à trois grands groupes. Le premier de ceux-ci, formé du
BiSCAYEN, est particulièrement remarquable par l'origina-
lité de son verbe; le second se compose du souletin et du
BAS-NAVARRAIS i aspiration fréquente et variation des u
en i ; le troisième^ aux formes généralement plus pleines
et moins altérées que les formes du second groupe, com-
prend les quatre autres dialectes : guipuzcoan, labourdin,
HAUT-NAVARRAIS du nord et du sud. Nous n'entrepren-
drons pas d'indiquer ici les différences plus ou moins no-
tables qui distinguent ces dialectes les uns des autres ;
disons simplement que les quatre dialectes de France pos-
sèdent l'aspiration, dont sont totalement dépourvus les
dialectes d'Espagne. Ajoutons, d'ailleurs, qu'en ce qui
concerne l'intérêt spécial que peuvent offrir ces différents
dialectes, le souletin, le labourdin, le guipuzcoan et le
biscayen, sont à peu près les seuls étudiés, parce que ce
sont les seuls qui aient eu une certaine littérature. Les
dialectes du centre, guipuzcoan et labourdin, paraissent
être les moins altérés, tandis que les deux autres
ont subi chacun de plus profondes modifications ; en
tout <',as, M. Vinson donne le pas au labourdin même sur
le guipuzcoan.
On comprend aisément que c'est par l'étude simultanée
et comparative des huit dialectes qu'il est possible de dé-
terminer le caractère général de la langue basque, en re-
LA LANGUE BASQUE. 157
constituant, autant que faire se peut, ses formes commu-
nes. La phonétique peut seule conduire à ce résultat.
Jetons donc un rapide coup d'oeil sur la phonétique du
basque.
Le basque compte cinq voyelles simples : a, e, i, o, u;
six diphthongues : «z, ei, oi\ ui, au, eu; les deux demi-
voyelles 7/ et w; et vingt-deux consonnes que l'on peut
classer ainsi : A% g, kh, — tch, ts, — t, d, th, — p, b,ph.,
— trois n [n du grec à^(yzXoq, n mouillé de a régner » , n
dental), m, — les sifflantes h, ch, z, s, — ?• dur (presque
deux (( rr »), r doux (très-voisin de «1 »), enfin /. Mais,
s'il fallait comprendre dans cette liste les sons particuliers
aux différents dialectes, elle serait plus que doublée ; il
faudrait y faire entrer notre « u » français, propre au
souletin, notre (( j », la jota espagnole, et des « g», « t »,
(( d », (( 1 » mouillés. Ajoutons que le double w ala, va-
leur du <( w » anglais, mais il n'est qu'euphonique; il
n'apparaît qu'entre m et a ou e qui le suivent immédiate-
ment.
Les lois phonétiques du basque sont assez nombreuses,
et il n'est pas sans intérêt de signaler ici quelques-unes
des plus importantes d'entre elles.
Deux voyelles se trouvent-elles en présence, la première
est élidée si elle se trouve à la fin d'un mot ; que la ren-
contre, au contraire, ait lieu dans le corps même d'un
mot, l'hiatus est de règle, mais l'une des voyelles doit
changer : e devient ?", o devient u; toutefois a persiste. Les
variations que subissent les consonnes, lorsqu'elles se
rencontrent, sont bien plus remarquables : une consonne
dure, placée à la fin d'un mot, rencontre-t-elle au com-
mencement du mot suivant une consonne douce, la dure
disparaît et la douce devient dure ; c'est ainsi, par exemple,
que liunat goi'li, « ici en haut » , se prononce hunakoiti.
Autres lois : les explosives dures (par exemple ^, t) tom-
158 LA LINGUISTIQUE.
bent devant les nasales ; après une sifflante, les explosives
doivent être dures ; après une nasale, elles doivent être
douces. Une consonne ne peut être doublée, c'est-à-dire
que deux g, par exemple, deux t, et ainsi de suite, ne peu-
vent se suivre immédiatement ; les explosives dures initiales
deviennent douces spontanément; entre deux voyelles sim-
ples ^, d^ b^ n et r doux sont absolument supprimés; aux
mots étrangers Ton préfixe une voyelle : c'est ainsi que
« raison » devient arrazoin. Nous devons nous garder
d'insister outre mesure sur des détails aussi particuliers ;
mais nous ne pouvons les négliger entièrement, et, si peu
de place que nous leur donnions, cela suffit cependant à
jeter quelque jour sur l'idiome qui nous occupe.
L'orthographe la plus généralement admise aujourd'hui
dans le pays basque est assez nouvelle et n'est d'ailleurs
•qu'une réforme des vieux usages du pays. Le basque
n'ayant point conservé — s'il en a jamais eu, ce qui n'est
prouvé en aucune façon — de caractères graphiques parti-
culiers, il avait fallu, pour l'écrire, adopter l'alphabet latin
lel que l'employaient les Gallo-Romains ou Hispano-Ro-
mains de la région des Pyrénées. Deux orthographes, sen-
siblement différentes, se trouvèrent en présence, l'une
française, l'autre espagnole. Chacune avait ce défaut capi-
tal de représenter souvent le même son, un seul et même
son, par des lettres différentes; on écrivait, par exemple,
^, c, f pour s, et c, qu, k pour k. L'orthographe réformée
s'inspira du système espagnol plutôt que du système fran-
çais ; toutefois z s'y prononce s (« s » de « sur, sœur,
son ))).
Arrivons maintenant à la formation des mots.
La soi-disant déclinaison du basque consiste en simples
particules placées à la suite du mot. L'escuara ne dit pas,
par exemple, « à la femme »; il dit : a femme la à »; au
lieu de prépositions, il emploie des postpositions, c'est-
LA LANGUE BASQUE. 159
à-dire des suffixes plus ou moins agglutinés au nom ou à
Farticle. Les principaux suffixes dont il s'agit sont en
« de », indiquant le génitif; i « à », indiquant le datif;
ko «■ de, ponr » ; tik « de », indiquant Tablatif ; n « dans »,
:: « par », kin ou gaz « avec », ya « vers », ik, ayant le
sens partitif de l'anglais « somc )> (c'est-à-dire le sens de
notre « de » français dans les phrases comme celle-ci
« donnez-moi de l'eau »), ?zo « jusque », gaùe a sans »,
galik « à cause de », tzat « pour », etc. On donne le nom
de déclinaison définie à celle qui comporte l'article. Les
grammairiens distinguent encore dans leurs tableaux la
déclinaison des êtres raisonnables d'avec celle des êtres
dépourvus de raison : la première serait caractérisée par
l'intercalation, entre l'article et le suffixe, d'une syllabe
parliculière, baith — syllabe inexpliquée, mais que les
<Hymologistes ont naturellement assimilée sans hésitation
à l'hébreu beth a maison » , vu que cette intercalation n'a
lieu qu'auprès des suffixes locaux, « dans, chez, vers », etc.
— La déclinaison indéfinie est unique, c'est-à-dire qu'elle
n'a en quelque sorte ni pluriel ni singulier ; le basque, en
effet, ne peut joindre à ses noms le signe du pluriel, quand
ils ne sont pas déterminés : il ne saurait dire « femmes »,
force lui est de dire « les femmes ». Il en résulte que le
signe du pluriel (qui est k) se place seulement après l'ar-
ticle a (ancien pronom démonstratif conservé en biscayen).
La déclinaison définie a donc, grâce à cet article, un sin-
gulier et un pluriel.
11 est bon de noter que de grandes irrégularités signa-
lent l'adjonction des suffixes au nom ; quelquefois, par
exemple, l'article et le signe du pluriel disparaissent. Mais
€e sont là des détails particuliers que nous devons négliger
dans une esquisse aussi sommaire que celle-ci.
L'on conçoit aisément, d'après ce qui précède, à quel
point il serait inexact de se servir pour le basque des mots
160 LA LINGUISTIQUE.
de cas, de nominatif, de génitif, et ainsi de suite. Oh em-
ploie parfois ces expressions, mais il ne faudrait point s'y
laisser tromper ; ce ne peut être qu'une façon de parler.
En basque, il n'y a pas et ne saurait y avoir de suffixe
nominatif, accusatif ou autre — par exemple les s, m du
latin (( dominu-s, dominu-m » : — l'on se sert du thème
pur et simple, du thème tel quel ; seulement ce thème,
lorsqu'il est sujet d'un verhe actif, se voit postposer un
suffixe k dont l'origine est inexpliquée : gizonak eman du
« l'homme l'a donné », gizonek yo dute « les hommes
l'ont frappé » ; gizon veut dire « homme », a est l'article,
k le signe du sujet dont nous venons de parler.
Une particularité de la langue basque qui ne laisse pas
qued'étonner,c'estle grand nombredemots,souventréduits
à une syllabe, qui viennent s'annexer à d'autres mois pour
marquer l'augmentation, la diminution, l'abondance, la
mauvaise qualité, l'excès, le défaut, rattachement, la ré-
pugnance, et ainsi de suite. Mais beaucoup de nos langues
modernes n'ont-elles pas (à un moindre degré, il est vrai)
la faculté de former des diminutifs et des augmentatifs?
L'adjectif, toujours invariable, se place constamment
après le nom ; le basque, pour rendre la phrase que voici :
(( la belle maison du petit homme », devra dire : a homme
petit le de maison belle la ». Remarquons que l'adjectif
s'intercale ici, comme chez nous, du reste, entre l'article
et le nom auquel il se rapporte, mais que le génitif (u de
l'homme ») précède le nom (« la maison ») dont il dépend.
Les pronoms personnels sont ni « moi », gu « nous », hi
« toi », zu (( vous ». Le basque contemporain emploie
comme nous la seconde personne du pluriel pour exprimer
poliment le singulier ; aussi s'est-il fabriqué un « vous »
pluriel : zuek. Point de pronoms relatifs ; pour imiter les
Français ou les Espagnols, les Basques modernes ont
employé souvent avec le sens relatif les pronoms interro-
LA LANGUE BASQUE. 161
gatifs ; mais cela est absolument contraire au génie même
de leur langue.
En ce qui concerne les noms de nombre, nous pouvons
remarquer que le basque ne possède pas de mot original
pour exprimer « mille » et que tout, chez lui, indique une
numération vicésimale : « trente-neuf » est pour lui vingt
et dix-neuf, « soixante » est trois-vingts.
Le verbe basque est simple ou péripiirastique. La conju-
gaison simple est caractérisée par ce fait que les éléments
dérivatifs marquant le temps, le mode, la personne sont
unis au radical ; la conjugaison périphrastique a lieu au
moyen de deux verbes simples auxiliaires, « être » et
« avoir » — dut et yiaiz — joints à un nom d'action décliné.
La question du verbe basque est d'une grande impor-
tance; c'est elle qui déroute le plus les esprits accoutumés
à nos grammaires classiques grecques et latines, et l'on
ne peut dire encore, même après les travaux de MM. van
Eys, L.-L. Bonaparte, Vinson (l), qu'elle soit enfin résolue.
L'un des premiers points qui aient été discutés est relatif
à l'antériorité de l'une des deux conjugaisons sur l'autre.
Pour MM. Malin, van Eys, Vinson, la conjugaison simple
est seule primitive et l'autre n'est qu'une composition dont
l'origine ne remonte qu'à la période historique de la langue
basque. Sans entrer dans les raisons spéciales qui mili-
tent invinciblement, selon nous, en faveur de cette opi-
nion, nous ferons simplement remarquer que l'opinion
opposée (contestant l'existence d'un radical à sens verbal
dans les formes des auxiliaires) a un caractère métaphy-
sique ([ui la rend inacceptable de prime abord.
La conjugaison basque périphrastique a cet avantage de
permettre pour chaque verbe une double expression répon-
dant au sens transitif et au sens intransitif : la voix intran-
(1) Le verbe basque. Revue de linguistique, t. VI, p. 238. Paris,
187'i.
LINGUISTIQUE H
162 LA LINGUISTIQUE.
sitive, c'est un nom d'action accompagné de naiz « être »;
la voix transitive, c'est un nom d'action accompagné de
dut « avoir ». Nous verrons en temps et lieu que le verbe
sémitique exprime le régime direct par un élément prono-
minal suffixe au verbe ; nous avons vu un peu plus haut
que le magyar, le vogoul, le mord vin agissent de même en
semblable occasion (sans toutefois placer l'élément en
question au même lieu que le placent les langues sémiti-
ques) ; or, le basque agit de même. Toutefois il a cette
infériorité sur les langues que nous venons de citer, qu'il
ne saurait séparer du verbe actif son régime direct : il ne
pourrait dire, par exemple: a j'aime une femme »; il ne
peut dire que ceci : « je l'aime une femme )) . Mais, dans
son verbe, le basque exprime le régime indirect et dit en
un seul mot : « je le donne à lui » ; ici encore il ne peut
omettre le régime direct, il ne peut dire : « je donne à
lui ».
Chacune de ces formes complexes est susceptible de
quatre modifications, suivant qu'on parle familièrement à
un homme ou à une femme, qu'on s'adresse à une personne
que l'on veut honorer, ou qu'enfin l'on ne veuille pas tenir
compte de ces circonstances. Les grammairiens désignent
ces modifications sous le nom de traitement masculin,,
féminin, respectueux, indéfini.
Certains caractères de la langue basque se retrouvent,
ainsi qu'on l'a souvent répété, dans les langues améri-
caines. Le verbe basque a sans doute quelques analogies
avec la conjugaison des langues de l'Amérique; mais de là
à conclure, comme le font sans hésiter quelques auteurs,
à une parenté intime entre l'algonquin, firoquois, par
exemple, et l'escuara, il y a loin, fort loin. Avant d'affir-
mer que le basque est, comme ces idiomes, polysynthétique
ou incorporant, il conviendrait de déterminer ce que c'est
au juste que le polysynthétisme ou l'incorporation. Dans le
LA LANGUE BASQUE. IQ^
paragraphe relatif aux langues américaines, nous essaye-
rons de définir ces deux expressions.
Nous nous contenterons, pour l'instant, de signaler ici
une particularité des idiomes du nouveau monde que l'on
retrouve en basque, à savoir : la composition par syncope,
qui, d'ailleurs, n'est point tout à fait inconnue aux langues
européennes modernes : de 07'tz « nuage » et azantz
« bruit )), le basque fait ortzanz « tonnerre, bruit du
nuage » . Mais les composés de cette espèce ne sont pas
très-nombreux. Pour l'ordinaire, on les rencontre dans les
noms de lieux, ces restes précieux d'une époque antérieure
et si souvent réfractaires à l'analyse.
Il se peut que les noms de lieux nous apprennent un
jour bien des mots tombés en désuétude et finalement
oubliés.
Dans son état actuel, et bien qu'il soit imparfaitement
connu, on peut dire que le vocabulaire escuara est assez
pauvre. Exclusion faite des nombreux mots gascons, fran-
çais, espagnols et latins qu'il renferme, et encore d'autres
mots qu'il est possible de rattacher à quelque autre source,
il est probable que les termes réellement basques n'expri-
-ment, en général, aucune idée abstraite. C'est ainsi que
l'on ne connaît pas de mot basque simple ayant le sens
général que nous attachons en français au mot « arbre »,
au mot « animal » . C'est ainsi encore qu'il existe en basque
six expressions diiférentes pour exprimer l'état de chaleur
de la chienne, de la jument, de la vache, de la truie, de la
brebis et de la chèvre, mais il n'existe point, paraît-il, de
terme général applicable à cet état d'une façon commune.
Pour les Basques, « dieu » est « le seigneur d'en haut »,
et s'ils ont un terme pour exprimer notre mot de a vo-
lonté », ce terme signifie également « pensée, désir, fan-
taisie » .
Pour roconsliluer. autant que faire se pourra, le voca-
164 LA LINGUISTIQUE.
bulaire commun escuarien, il s'agira de rechercher tous
les mots usités dans les divers dialectes, et il conviendra,
naturellement, de ne les admettre comme originaux
qu'après certitude acquise qu'ils n'appartiennent point en
propre à quelque idiome étranger. L'histoire nous apprend
que la région où se parle l'escuara a été traversée par des
peuples de langue celtique, par des Germains, par des
Arabes, surtout par des peuples de langues romanes.
L'influence du latin a dû être d'autant plus puissante
qu'elle a été continue vingt siècles durant et qu'elle s'est
exercée plus activement ; pour bien connaître le basque, il
importe donc de savoir à fond le latin et l'histoire de ses
deux dérivés le français et l'espagnol, de les posséder aussi
bien dans leurs patois pyrénéens que dans leur langue
littéraire.
L'on n'est malheureusement pas aidé dans l'étude du
basque par les documents écrits. La littérature de cet
idiome est d'une pauvreté singulière. Elle se compose
presque uniquement de versions d'ouvrages de piété sans
intérêt. Il y a peu d'attrait à dépenser son temps sur des
« méditations n , des a cantiques » , des « guides spirituels »
et autres compositions soi-disant morales et moralisantes.
A la vérité, l'on a publié quelques recueils de chansons
populaires, mais presque toutes sont des plus médiocres;
on n'a encore imprimé aucun conte ni aucune de ces
interminables « pastorales » dramatiques qui font les
délices des Basques de la Soûle aux jours de fêtes loca-
les. Elles sont curieuses, au moins en ceci qu'elles ont été
manifestement inspirées par les chansons de geste, les
soties et les épopées héroïques du moyen âge. Il n'existe
guère qu'un millier de livres basques, et encore,, pour
atteindre ce nombre, faudrait-il faire entrer en ligne de
compte tous les ouvrages écrits en français, en espagnol,
en latin, en italien, en allemand, en magyar même, relatifs
LA LANGUE BASQUE. 165
à la langue, au pays, aux mœurs, à l'origine des Escuariens.
Ce dernier sujet, l'origine des Basques, a inspiré de nom-
breux écrits. Le problème, à notre sens, n'est pas encore
élucidé; nous persistons à penser, notamment, que si
l'idiome escuara a été la langue des anciens Ibères, ou du
moins l'un des dialectes de leur langue, le fait n'est pas
encore scientifiquement démontré. D'après de très-ancien-
nes traditions, les Ibères formaient le peuple qui, avant
' l'arrivée des nations de langue indo-européenne, habitait
l'ensemble de la péninsule ibérique, soit l'Espagne et le
Portugal: ils occupèrent également, paraît-il, toute la
partie de la Gaule qui plus tard reçut le nom de Narbon-
naise. Leurs premiers rapports connus avec des individus
de race étrangère remontent au temps des expéditions phé-
niciennes dont l'histoire nous a transmis le souvenir.
Advint l'invasion celtique, qui donna naissance aux Gelti-
bères. Ceux-ci résistèrent vaillamment aux légions romai-
nes et supportèrent le choc des Musulmans après avoir
subi la domination des Visigoths. Conservé dans la région
où vivaient les Ibères, l'escuara n'étant ni sémitique, ni
indo-européen, on fut amené à le tenir pour le représen-
tant direct, au moins pour l'un des anciens représentants
de la vieille langue ibérienne.
L'on s'appuie d'habitude, pour soutenir cette opinion,
sur trois sortes de preuves : preuve tirée des mœurs, preuve
tirée du type, preuve tirée de la langue.
L'argument tiré des mœurs se résume dans une dispo-
sition légale des coutumes françaises de la région pyré-
néenne, même en dehors du pays basque, qui établissait
dans les successions un droit absolu de primogéniture sans
distinction de sexe; or Strabon dit que chez les Cantabres,
qui paraissent être une tribu ibérienne, les filles héritaient.
Un jurisconsulte bayonnais, M. J. Balasque, a démontre
que le droit de primogéniture provenait du principe essen-
166 LA LINGUISTIQUE.
tiellement galiique ou celtique de la conservation intégrale
du patrimoine.
Le type est aujourd'hui connu. Nous possédons les ca-
ractères du véritable crâne basque, celui d'Espagne. Mais
ce type aurait beau s'être étendu sur l'Espagne entière
— nous le rencontrons sans doute aussi en Corse et dans
le nord de l'Afrique — cela ne prouverait en aucune façon
que cette seule et même race n'ait point parlé plusieurs
langues différentes, comme cela se voit pour d'autres
peuples.
Les preuves linguistiques se résument en essais d'expli-
cations de mots ibères par le basque. Les monuments de
la langue ibérienne parvenus jusqu'à nous sont de deux
sortes : d'une part des médailles et des inscriptions, d'autre
part des noms propres et surtout des noms topographiques
transcrits par des auteurs grecs et latins. Les médailles et
les inscriptions offrent les éléments d'un alphabet dérivé
du phénicien, mais il ne faudrait pas prendre le change
sur leur prétendu déchiffrement : il n'est rien moins que
certain. Nous ne voyons, avec M. Yinson, dans les diffé-
rentes lectures proposées jusqu'à ce jour, que des traduc-
tions aventureuses et forcées. La forme des noms recueillis
par Strabon, Pline et autres anciens auteurs présente, au
contraire, une base appréciable, mais il est tout naturel
que les étymologistes en aient abusé, et largement, selon
leur coutume. Les explications proposées par Humboldt,
et, après lui, par nombre d'étymologistes sans principes,
sans méthode, sont pour le moins très-douteuses; nous
pouvons dire que les deux seuls linguistes auxquels il soit
permis d'accorder aujourd'hui une pleine confiance sur le
terrain de l'escuara, MM. van Eys et Vinson, sont tout à
fait d'accord à ce sujet (1).
(l) Van Eys. La langue ibérienne et la langue basque, Revue de
linguistique, t. VII, p. J.Paris, 1874. Vinson. La question xhérienne^
LES LANGUES AMÉRICAINES. 167
Nous acceptons leur opinion et nous pensons que le nom
(le Humboldt ne peut suffire, à lui tout seul, à entraîner
une conviction. Il est possible que les présomptions de
Humboldt soient justes ; il est possible, peut-être même
est-il vraisemblable et probable que les anciens habitants
de ribérie aient parlé une langue alliée au basque, sinon
même une forme plus ancienne du basque ; mais que cela
soit prouvé, nous nous refusons encore à l'admettre.
En résumé, cette prétendue identité est possible, mais
les faits accumulés pour la faire accepter ne lui ont donné
d'autre caractère que celui d'une hypothèse simplement
plausible et qui attend encore sa justification.
§ 16. Les langues américaines.
On a beaucoup écrit, on écrit beaucoup sur les langues
américaines. Il en est peu qui aient prêté à autant de théo-
ries excentriques et fantaisistes ; elles partagent largement,
sous ce rapport, le sort qui était réservé au basque et à
l'étrusque.
Il suffit, pour se convaincre de ce fait, de parcourir le
compte rendu du premier congrès des américanistes, tenu
à Nancy en 1875. Cet ouvrage était- vivement attendu,
mais sa publication n'a point répondu à ce que l'on pou-
vait peut-être espérer. A part les travaux de MM. Adam et
Vinson (l) et quelques monographies peu importantes, ce
compte rendu n'a mis qu'une chose en relief : le défaut
de méthode qui règne dans les études d'américanisme et
leurs tendances désordonnées vers les rapprochements
/'tymologiques.
L'idée commune, l'idée capitale qui obsède presque tous
les américanistes est de rattacher les idiomes du nouveau
Mémoires du congrès scientifique de France, t. II, p. 357 Paris
187'i. '
(1) Le basque et les langues américaines^ t. II, p. 46.
168 LA LINGUISTIQUE.
monde à tel ou tel groupe des langues agglutinantes du
monde ancien, le plus souvenlaux langues ouralo-altaïques,
parfois au basque, parfois au japonais, parfois à toutes les
autres langues agglutinantes. Gela n'est pas sérieux. Avant
de rapprocher Tiroquois du magyar, le totonak du japo-
nais, le nahuatl du basque, il faudrait rapprocher scien-
tifiquement les unes des autres toutes les langues améri-
caines et esquisser au moins leur grammaire comparée.
C'est ce que l'on ne se soucie point d'entreprendre. Tout
à l'heure nous citions les mémoires de MM. Adam et
Vinson ; leur valeur consiste précisément en ceci, qu'ils
mettent en garde Tétudiant novice contre le système des
comparaisons intempestives.
On ne trouve nulle part comme en Amérique un nom-
bre considérable d'idiomes se ressemblant autant les uns
aux autres, mais constitués cependant au moyen d'élé-
ments parfaitement divers. C'est pour ce motif que l'étude
des idiomes du nouveau monde offre tant de difficultés et
qu'il est assez embarrassant de se faire sur leur ensemble
une idée bien précise.
A la vérité, il existe un grand nombre de grammaires,
de livres de piété, de catéchismes, de versions de la Bible,
propres à faciliter l'étude de certaines langues améri-
caines ; mais la plupart de ces ouvrages ont été rédigés
dans un esprit si peu scientifique et d'une façon si défec-
tueuse, que toute l'aide qu'on en peut attendre se réduit,
en réalité, à fort peu de chose. Parmi les plus instructifs
de ces écrits nous signalerons celui de John Pickerings,
Remarks on the Indian Languages of North-Ameinca^
déjà ancien, le Mémoire sur le système grammatical des
langues de quelques nations de l'Amérique du Nord de
Duponceau, couronné en 1836 par l'Institut de France,
diverses notices de MM. Mahn, Frédéric Mûller, de Cha-
rencey, publiées, pour la plupart, dans les périodiques spé-
LES LANGUES AMÉRICAINES. 169
ciaux. Nous avons aussi consulté les Etudes sur quelques
langues sauvages de l'Amérique par N. 0***, ancien mis-
sionnaire. Cet ouvrage contient une esquisse intéressante
et vraisemblablement très-fidèle de l'algonquin et de l'iro-
quois, mais l'auteur s'y montre trop peu au courant des
procédés méthodiques les plus élémentaires. Parmi les
ouvrages les plus récents nous signalerons également Y Es-
quisse d'une grammaire comparée des dialectes crée etchip-
peway^ communiquée par M. Adam au Congrès de Nancy.
L'on compterait, d'après M. Frédéric MùUer, depuis le
cap Horn au sud de la Terre de Feu jusqu'au pays des Es-
quimaux, vingt-six idiomes ou groupes d'idiomes diffé-
rents ; nombre considérable si l'on songe que la popula-
tion de l'Amérique est relativement moins nombreuse que
celle des autres parties du monde. Voici d'ailleurs cette
classification :
i. Le groupe A;ena« au nord-ouest de l'Amérique sep-
tentrionale.
2. Le groupe athapasque, à l'est du précédent, s'éten-
dant des bords du Youkon et du Mackenzie jusqu'à l'em-
bouchure du Churchill dans la baie d'Hudson. On ren-
contre beaucoup plus au sud, et séparés du gros de ce
groupe, d'autres idiomes qui s'y rattachent également: la
langue des Qualihoquas au nord du fleuve Colombie, des
Umpquas au sud ; celle des Apaches, plus au sud encore,
dans l'Etat de Nevada et la Californie supérieure.
3. Le groupe algonquin, au sud delà baie d'Hudson, et
s'étendant à l'est jusque vers l'Atlantique. Il comprend le
mikmak dans l'est de la Nouvelle-Bretagne et à Terre-
Neuve ; la langue des Lenni-Lennapés ou Délawares (nar-
raganset, mohican, etc.) ; le kri : l'ojibway ; l'ottawa et
d'autres idiomes encore.
4.Legroupc«>'o<yMO?s(onondago,sénéka, oncida, kayuga,
tuskai'oia).
17 0 LA LlxXGUISTIQUE.
5. he dakota, au centre de l'Amérique septentrionale,
langue des Sioux et d'autres tribus.
6. he pani ou pawnie.
7. Le groupe appalache , comprenant, entre autres
idiomes, le cliéroki, le kataba, le chakta, le krik, le
natchez.
8. En remontant vers le nord-ouest, le koloche dans
l'extrême ouest de la Nouvelle-Bretagne.
9. Le groupe orégonais plus au sud.
10. Le groupe californien (périkou, monki, kotcliimi).
1 1 . Le groupe yuma sur le bas Colorado.
12. Les idiomes indépendants des Pueblos de la Sonora
et du Texas (zuni, tégua et autres).
13. Les idiomes indépendants du Mexique : le totonak,
l'otomi, le taraska, le mixtek, le zapotek, le mazahua, le
mame et autres.
14. Le groupe aztek et des langues de la Sonora (^1),
-comprenant d'une part le nahuatl ou aztek, et de l'autre
un certain nombre des langues de la Sonora : kahita,
kora, tarahumara, tépéguana ; opata, tubar ; pima,
papago ; kizh, nétéla, kahuillo ; chochoni, komanclie,
inoki, utah, pah-utali, etc.
15. Le groupe maya dans le Yucatan, comprenant le
maya au nord, le quiche, le huastek au nord-est de
Mexico.
16. Les idiomes indépendants de l'Amérique centrale et
des Antilles : le kuéva vers l'isthme de Panama, le cibu-
ney dans les Antilles.
17. Le cardihe et Varévoque. Le caraïbe, ou galibi, se
rencontre dans le Venezuela et la Guyane, Tarévaque dans
la Guyane. anglaise et la Guyane hollandaise.
(1) BuscHMANN. Grammalik der sonorischen sprachen. Mémoires
<le l'Académie des sciences de Berlin, 1863.
LES LANGUES AMÉRICAINES. 171
18. Le tupj., le guarani et Vomagua. Les deux premiers
lormeiit à eux deux un groupe plus particulier ; ils com-
prennent des idiomes parlés dans la région du Parana, du
Paraguay, de l'Uruguay.
Dans ces mêmes contrées l'on rencontre quelques idio-
mes, tels que celui des Botocudes à l'est du San-Fran-
cisco, qui ne semblent pas appartenir au groupe en
question.
19. Les langues indépendantes de la région des Andes.
20. \j'araucan.
21 . Le guaykuru parlé entre le Paraguay et le Pilco-
mayo ; Yabipon dans la région du Saldo, au centre de la
Plata.
22. Le puelche dans les Pampas à l'ouest de Buenos-
Ayres.
23. Le téhuelche^ langue des Patagons, au sud du pré-
<;édent.
24. Les différents idiomes de la Terre de Feu et des îles
avoisinantes.
25. l^echibcha, de l'autre côté des Andes, dans la Co-
lombie ou Nouvelle-Grenade, jusqu'aux environs de Santa-
Fé de Bogota.
26. Le groupe quichua est parlé plus au sud, depuis
la limite des Etats de Colombie et de l'Equateur jusque
vers le tiers septentrional du Chili. Parents des Qui-
chuas, les Aymaras sont sur la limite du Pérou et de la
Bolivie.
Tous ces idiomes passant pour se ressembler et pour
avoir un aspect général identique, nous avons à détermi-
ner maintenant quel peut être ce caractère commun.
Et tout d'abord, leur mode d'être, leur mode de fonc-
tionner sont-ils tellement étranges, tellement particuliers,
qu'il faille renoncer à les classer dans une de ces trois
grandes catégories, langues isolantes, langues aggluti-
172 LA LINGUISTIQUE.
nantes, langues à flexion, sous lesquelles viennent se grou-
per les idiomes de l'ancien monde?
C'est ce qu'un certain nombre d'auteurs ont pensé. Les
langues américaines auraient, aux yeux de ces auteurs,
une propriété spéciale qui suffirait à constituer une classe
bien à part, un quatrième système, qu'il faudrait appeler
le système incorporant ou polysynthétique.
En tâchant d'éviter autant que faire se pourra les dé-
tails trop arides, recherchons et examinons quels sont les
phénomènes surlesquels a pu s'appuyer cette doctrine d'une
classe incorporante, quelle est la nature de ces phénomènes
et quelle est leur importance.
Nous terminerons par un coup d'oeil rapide sur les
idiomes algonquins et iroquois, parles dans une grande
partie de l'Amérique septentrionale et qui sont assurément
les mieux connues de toutes les langues américaines.
A plusieurs reprises déjà nous avons dit ce qu'il fallait
entendre par les termes de langue isolante, de langue
agglutinante. Le monosyllabisme est caractérisé par l'em-
ploi constant de racines indépendantes et invariables;
l'agglutination comporte l'état de dépendance de certaines
racines, qui, vis-à-vis des autres racines dont le sens pre-
mier et entier a persisté, n'expriment plus que les idées de
rapport, de relation. Nous verrons plus tard que la flexion
ne doit être retrouvée que là où, pour exprimer les divers
rapports de temps et de lieu, la voyelle radicale peut être
organiquement altérée. Impossible de commettre une er-
reur sur la place à assigner à un idiome donné, si l'on a
pu constater chez lui l'un de ces caractères, celui du mo-
nosyllabisme, celui de l'agglutination, celui de la flexion.
Ainsi les langues sémitiques sont flexionnellcs par excel-
lence, bien qu'on y trouve l'agglutination — par exemple
dans les préfixes et suffixes pronominaux du verbe et même
dans le développement des voix dérivées ; — les idiomes
LES LANGUES AMÉRICAINES. 173
indo-européens emploient bien souvent les procédés de
l'agglutination ; mais, la flexion jouant un rôle essentiel
dans la langue indo-européenne commune que Ton a pu
restituer en partie, il faut les ranger forcément dans la
classe des langues à flexion. M. Ghavée avait donc un cer-
tain droit à tenir pour défectueux le nom qui a été donné
à la classe intermédiaire. En eff'et, quel que soit le degré de
fusion, d'usure des éléments constitutifs, du moment qu'il
y a autant de racines distinctes que d'idées principales et
secondaires, subordonnées, attributives, il y a agglutina-
tion. A ce point de vue le sanskrit ne diffère en aucune fa-
çon du magyar. Nous traiterons dans notre sixième et der-
nier chapitre des empiétements d'une classe sur l'autre et
de la certitude parfaite de la succession des trois états,
monosyllabisme, agglutination, flexion.
Le nombre des idiomes agglutinants est considérable,
mais l'agglutination revêt chez ces idiomes toutes les formes
possibles. S'agit-il d'établir une division morphologique
secondaire, une sous-classe, il ne faut donc pas se régler
seulement sur le degré d'intensité de l'agglutination ou sur
son abondance, il convient aussi de prendre en sérieuse
considération l'ordre habituel des éléments mis en pré-
sence les uns des autres, c'est-à-dire la tendance plus ou
moinsmarquée des idiomes en question à préfixer, suffixer
à la racine, ou encore infixer les éléments formalifs des
mots. Telle était bien la pensée de Schleicher, lorsqu'il
se refusait à reconnaître une quatrième catégorie de lan-
gues, composée des idiomes américains.
Qu'est-ce donc, en définitive, que ce « polysynthétisme »,
que cette « incorporation )> (|ue Ton prétendrait nous faire
accepter comme caractérisant ce quatrième type de forme
du langage? Voici ce que dit à ce sujet M. Frédéric Mill-
ier dans son Ethnographie générale : « Les langues amé-
ricaines reposent, dans leur ensemble, sur le principe du
174 LA LINGUISTIQUE.
polysynthétisme ou de l'incorporation. En effet, tandis que
dans nos langues les conceptions isolées que la phrase
relie entre elles se présentent sous la forme de mots déta-
chés, elles se trouvent réunies, au contraire, dans les lan-
gues américaines, en une indivisible unité. Par conséquent,
mot et phrase s'y confondent tout à fait. »
D'après les américanistes les langues qui nous occupent
en ce moment auraient comme caractères distinctifs les
particularités suivantes :
Premièrement, elles réuniraient au verbe des pronoms
ou même des noms régimes.
Secondement, elles posséderaient une conjugaison no-
minale possessive.
Troisièmement, elles feraient varier le verbe lorsqu'il
s'agit d'exprimer que l'objet de l'action a changé ou lors-
qu'il faut nuancer l'action.
Quatrièmement enfin, elles connaîtraient le procédé de
composition indéfinie par syncope et par ellipse.
Le premier et le second de ces prétendus caractères ne
résistent même pas à un examen superficiel. Prenons
d'abord l'union d'un nom et d'un pronom. Evidemment ce
procédé est familier aux langues sémitiques et à bien des
idiomes agglutinants de l'ancien monde. Lorsqu'avec le
mot mokkuman « couteau » le kri forme les expressions
nimokkumân « mon couteau », kimokkuincin « ton cou-
teau », omokkumân a son couteau », il recourt au procédé
qu'emploie le magyar en disant munkàm « mon ouvrage »,
munkâd « ton ouvrage » , muyikâja « son ouvrage » ;
qu'emploie l'arabe en disant kitabi a mon livre », kitaho
« son livre ». Il est vrai qu'en kri l'élément pronominal
est placé avant le nom et qu'en magyar comme en arabe
il est placé après le nom, mais cela n'a aucune importance.
En ce qui concerne les variations du verbe destinées à
nuancer l'action, Duponceau cite d'après Molina le chilien
LES LANGUES AMÉRICAINES. 175
l'iun (( donner », eluguen « donner plus », eluduamen
(( avoir le désir de donner », eluzquen « paraître donner »,
eluvalen « pouvoir donner », etc.; mais cet exemple ne
rappelle-t-il pas très-exactement les nombreux exemples
analogues que l'on peut tirer du turc? D'ailleurs, dans
beaucoup de langues agglomérantes, l'on trouve des traces
de pareilles dérivations, fort analogues, en somme, aux voix
du verbe sémitique. Nous avons déjà cité des exemples
tirés des langues dravidiennes et du basque.
L'on peut considérer comme un peu plus sérieuse la troi-
sième des prétendues caractéristiques, à savoir cette cir-
constance que le verbe varie à mesure que varie l'objet de
l'action. En chéroki, par exemple, on dit kutuivo ((je me
lave )), kukûsquô <( je me lave la figure », tsêkmquô « je
lave la figure d'un autre », takungkalâ « je lave mes vête-
ments )) , takutêyâ « je lave des plats », etc.; en tamanacan
l'on à'iijucw'u « manger du pain ):>,jemeri « manger du
fruit, du miel n^janeri « manger des aliments cuits », etc.:
en lénapé on emploie des verbes [différents pour dire
(( manger de la soupe » et dire « manger de la bouillie ».
Mais, en définitive, n'est-ce pas là une composition syn-
copée? En ce cas nous retombons dans un caractère
que nous aurons à examiner tout à l'heure. S'il n'en est
pas ainsi, nous ne pouvons voir dans ce phénomène que
cette horreur de l'abstraction, cette absence d'idées géné-
rales déjà constatée dans de nombreux idiomes de la caté-
gorie agglutinante.
La réunion des pronoms régimes au verbe s'opère par
des procédés analogues à celui de la conjugaison nomi-
nale ; aussi est-elle généralement pratiquée chez les peuples
qui joignent aux noms les affixes possessifs. Le basque pré-
sente à ce sujet une exception remarquable : il ne connaîl
pas les affixes nominaux. Par contre, sa conjugaison a ob-
jective » est la plus riche de toutes celles des langues euro-
176 LA LINGUISTIQUE.
péennes et asiatiques; il incorpore, en effet, dans le verbe,
non-seulement les pronoms régimes directs — « moi, toi,
lui )) — mais aussi les régimes indirects, tandis que le
mordvin — idiome du groupe ouralo-altaïque fmnois — ne
sait exprimer que le régime direct des trois personnes; le
vogoul — idiome du même groupe — moins abondant, in-
corpore seulement l'objet de la seconde et de la troisième
personne ; le magyar, plus pauvre encore, ne peut, en
principe, rendre de cette façon que le pronom de la troi-
sième personne. Mais ces différentes langues ont, ce que
n'a pas le basque, le verbe sans régime, le verbe indéter-
miné. Dans les langues sémitiques les conjugaisons « par
pronoms affixes » sont, en tous cas, de véritables conju-
gaisons objectives.
Quant à l'incorporation des noms au verbe, babituelle,
dit-on, aux langues de l'Amérique, nous n'en trouvons pas
en ce moment d'exemple plus significatif que celui de l'al-
gonquin nadholinîn « amenez-nous le canot », formé de
naten « amener », amochol « canot », /eupbonique et nîn
« à nous » ; ou encore celui du mot chippéway sogiainjini-
tizoyan « si je ne prends pas la main », dans lequel entrent
sogénât « prendre » et oninjina « main » . Les formations
de cette espèce ne sont qu'une simple extension du principe
de l'incorporation au verbe de l'idée du régime. On a re-
marqué, non sans raison, qu'un certain nombre de locu-
tions des langues romanes modernes sont de véritables
exemples d'une incorporation rudimentaire ; lorsque l'ita-
lien d'il portandovi « vous portant » , portandovelo « vous le
portant », lorsque le gascon dit deche-m droumi « laisse-
moi dormir », leur procédé nous rappelle l'incorporation
du basque ou des langues américaines.
Nous pensons, en effet, avec M. Sayce, qu'il faut distin-
guer y incorporation du polysynthétisme^ et qu'il convient
de réserver le premier de ces noms aux phénomènes que
LES LANGUES AMERICAINES. 177
nous venons d'examiner et qui ne sont, comme on l'a vu,
ni spéciaux aux langues américaines, ni assez importants
pour justifier la création d'une quatrième grande classe
morphologique. M. Sayce estime même qu'il y a beaucoup
plus de différence entre l'incorporation et le polysynthé-
tisme qu'entre l'incorporation et la flexion ; pour M. Sayce,
en effet, la flexion n'est que la fusion étroite de racines
relatives avec le mot principal.
Nous appellerons donc polysynthétisme le dernier carac-
tère signalé comme original dans les langues américaines,
c'est-à-dire la composition indéfinie des mots par syncope
et par ellipse. Ce caractère est le plus important.
Duponceau, qui ne confond pas l'incorporation avec le
polysynthétisme, donne ce dernier comme le signe dis-
tinctif des idiomes du nouveau monde ; le même auteur
assure qu'il a retrouvé ce caractère dans toutes les langues
de l'Amérique à lui connues, du Groenland au Chili.
Toutes réunissent un grand nombre d'idées sous la forme
d'un seul et même mot. Ce mot, généralement assez long,
est l'agglomération intime de mots divers, qui souvent
sont réduits à de simples lettres que l'on intercale. Ainsi
le groënlandais aulisariartorasuarpok « il s'est hâté d'allcF
à la pêche » est formé de aulisar « pêcher » , peartor « être
à faire quelque chose », pinnesuarpok « il se hâto) ; l'al-
gonquin pilôpé «jeune homme non marié» est formé de/:/z7-
sitt «. chaste » et /e?7«/)e ((homme» \amanf]anachquiminchi
« chêne à larges feuilles » est formé de amangi « grand,
gros >', nachk « main », quim, terminaison des noms de
fruits à coque, et achpansï u tronc d'arbre » ; le mexicain
notlazomahuizteopixcatâtzin « ô mon père, divin protec-
teur estimé et vénéré ! » est formé de no « mon », tla-
zontli « estimé », mahuiztic «. vénéré », teopixqui (( dieu
protecteur » et tatzi a père » ; le chippéway totochabo
« vin » est formé de toto (( lait » et chominabo « grappe de
LIÎSGUISTIQUE, 12
178 LA LINGUISTIQUE.
raisin ». Le polysynthétisme consiste donc en une compo-
sition par syncope, tels composants perdant leurs pre-
mières syllabes, tels autres perdant leurs dernières, et il y
a par conséquent entre l'incorporation et le polysyllabisme
cette différence que le procédé du dernier est essentielle-
ment syntaxique. L'incorporation remonte à la période de
développement du langage, tandis que le polysynthétisme
a pris naissance durant la période historique.
Ainsi le polysynthétisme n'est point un caractère pri-
mordial ; c'est une extension, ou, si l'on veut, une seconde
phase de l'agglutination, et il n'y a pas de raison pour
faire des langues américaines un type spécial.
Seulement, dans la série des idiomes agglutinants, ces
langues viendront les dernières par ordre de progression
croissante. L'on aura, par exemple, dans les premiers
rangs, le dravidien avec ses formes grammaticales si peu
nombreuses, puis le mandchou plus développé, puis le
turc, déjà incorporant, puis les idiomes finnois dans
Tordre suivant : suomi, magyar, vogoul, mordvin, tous
incorporants ; puis le basque, qui est incorporant avec des
tendances au polysynthétisme ; enfin les langues améri-
caines, qui sont incorporantes 'et polysynthétiques. Mais
cette succession, cette série ne prouvent pas plus la pa-
renté originelle des différents idiomes dont il s'agit que
certains caractères communs qu'ils peuvent avoir entre
eux ne prouvent la parenté originelle des amentacées et
des conifères.
Une fols entrées dans la période historique, toutes les
langues d'ailleurs pourraient devenir polysynthétiques, et
1 on trouve en un grand nombre d'idiomes des locutions
abrégées, contractées, pleinement analogues aux syncopes
des langues du nouveau monde : en allemand, beim^ zur
pour bci dem « dans le, chez le » ; zu der « à la, dans la » ;
en français populaire mamzelle pour « ma demoiselle ».
LES LANGUES AMERICAINES. 179
Comme Duponceau l'a très-bien fait remarquer, ces con-
tractions se produisent volontiers dans les mots composés
d'un usage courant, qui sont devenus peu à peu des mots
à signification simple et dont on oublie la complexité ori-
ginelle. C'est le basque, en Europe, qui paraît avoir le plus
usé de ce procédé, et c'est pour ce motif que, dans une
sériation morphologique des langues agglutinantes, on
peut le placer entre les langues ouralo-altaïques et les
langues américaines.
Nous ne pouvons songer à passer en revue, même de la
façon la plus sommaire, les différents idiomes que nous
avons énumérés ci-dessus. Nous nous bornerons (tout en
faisant parfois allusion à quelques autres langues) à une
esquisse générale des deux groupes les plus importants des
idiomes de l'Amérique septentrionale, l'algonquin et l'iro-
quois. Ces deux langues d'ailleurs ne sont point parentes
et elles offrent entre elles des différences notables, tant
sous le rapport de la phonétique que sous celui de la for-
mation même des mots.
L'algonquin, parlé au Canada et dans le nord des Etats-
Unis, se subdivise en une trentaine de dialectes dont les
principaux sont le mikmak, au Canada, dans la Nouvelle-
Ecosse et dans les régions circonvoisines ; Vabénaki, dans
l'État de Maine ; le massachuset, le narraganset, dans
Rhode-Islnnd ; le mohican, en Connecticut ; les idiomes de
l'ancien Canada ou Nouvelle-France : Valgonquin propre-
ment dit, le chippéway (ou ojibiuay), Y Ottawa, le méno-
méni et le kin. Les tribus iroquoises habitent la partie
occidentale de l'État de New- York et en général la rive
méridionale des grands lacs ; on peut diviser l'iroquois en
onondago, sénéka, onéida, kayuga, tuskaroi^a.
La phonétique de l'algonquin est pauvre ; celle de l'iro-
quois est plus pauvre encore. Ils possèdent nos voyelles a,
e, ?', o; quelques dialectes ont également u. Ils connaissent
i
180 LA LINGUISTIQUE.
les deux demi-voyelles y et 2^', dont la seconde se change en
une espèce de sifflante labiale ; c'est ce son que les mis-
sionnaires ont transcrit et transcrivent encore par le chif-
fre 8, sous prétexte que ce signe ressemble à la ligature
(( ou )) des Grecs, et que le mot « huit » rappelle sa pro-
nonciation.
L'algonquin possède les deux gutturales k, g, tandis que
l'iroquois n'a qu'un son de cette sorte, transcrit parfois g^
le plus souvent k. Les deux idiomes connaissent la pala-
tale tchj certains dialectes algonquins ont le dj ; l'algon-
quin emploie t et d, l'iroquois / seulement; dans ce dernier
idiome, point de labiales : l'algonquin possède^ et b. Cha-
cune de ces langues connaît les nasales appartenant au
même ordre que ses explosives. L'une et l'autre ont r et /,
toujours permutants, souvent indistincts. En algonquin,
les sifflantes sont assez nombreuses : on y retrouve h, ch
dur allemand, 5, z et j français ; mais en iroquois l'on ne
cite que A et s (/"est dialectal) ; ajoutons que ces idiomes
ont au moins trois voyelles nasales, an, en, on. Le seul son
qui offre quelque difficulté aux Européens serait le w placé
devant une consonne. Duponceau dit à ce sujet : « C'est
comme ou dans notre mot ont, mais suivi immédiatement
d'une consonne et prononcé sans repos intermédiaire, ce
qui l'a fait appeler ïou ou le iv sifflé, parce qu'en effet il
faut siffler pour le prononcer. Le même son existe dans
l'abénaki ; mais, au lieu d'être labial, comme dans le lénapé,
il est guttural et se prononce du fond de la gorge. On ne le
trouve point dans l'algonquin proprement dit, ni dans le
chippéway. Il n'est pas non plus dans la langue des Otta-
wais, ils y substituent Vou voyelle. Ainsi, tandis qu'un
Lénapé prononcera w'danis « sa fille » (en sifflant le w)y
rOttawais dira oudanis. »
Toujours suivant Duponceau, les Indiens Algonquins arti-
culent d'une façon très-distincte et prononcent les voyelles
LES LANGUES AMERICAINES. 181
très-ouvertes : les brèves ont l'accent « frappé » et les
longues l'accent u appuyé » ; la dernière syllabe de la
;:brase est articulée avec une grande énergie. La pronon-
cjation des Américains du Sud est plus rude que celle des
Américains du Nord.
L'article, que certains auteurs ne veulent pas recon-
naître, est retrouvé par Duponceau au moins en algonquin.
C'est, comme d'ordinaire, un pronom démonstratif, mo^A:o
(en massachuset), réduit à m préfixé ; mais aujourd'hui
son existence est méconnue au point qu'on le conserve con
curremment avec les affixes possessifs. Ainsi le cliippéway
i dit mittig « arbre » et ki mittig « ton arbre » ; tandis que
le lénapé dit hittuk «. arbre » , mhittuk « l'arbre » et k'hittuk
« son arbre ». L'article se rencontre encore dans d'autres
langues américaines : en iroquois sous la forme ne, en
otomi sous la forme na. Ce qui l'a fait méconnaître, c'est
la tendance que possèdent ces langues à la spécialisation, à
la détermination, et qui fait que, chez elles, les noms sont
toujours accompagnés d'un affixe possessif.
En algonquin, l'on ignore la distinction des genres ; l'on
en compte deux en iroquois : les grammairiens leur don-
aent le nom de genre « noble » et de genre «ignoble ». Le
premier s'applique aux divinités et à la partie mâle du
genre humain ; le second embrasse tout ce qui n'est pas
du premier genre. Il y a des particules ou des affixes dif-
férents pour les êtres animés et pour ceux qui ne le sont
point.
La conjugaison nominale — ou, pour mieux dire, et
ainsi que nous l'avons expliqué plus haut, la dérivation
possessive — se forme par l'adjonction des éléments pro-
nominaux en tète du nom. L'adjectif, toujours invariable,
se place de même, en algonquin, avant le mot qualifié ;
c'est ainsi que kaligatckis « ta jolie petite patte » est
formé de ki <( toi », wulit «jolie », wicligat « patte » et
182 LA LINGUISTIQUE.
du diminutif chis; kitanittowil a le grand esprit » est
formé de kita « grand », manitu <( esprit » et de la termi-
naison adjective îvit.
Le verbe algonquin peut être « absolu », c'est-à-dire
sans régime ; a transitif », c'est-à-dire pourvu d'un
régime direct, et « passif», avec un régime indirect. On
s'est plu, mais à tort, à reconnaître chez lui un grand nom-
bre de modes : il n'en possède aucun en réalité ; il se
forme seulement un conditionnel en intercalant une par-
ticule. Le verbe iroquois est également absolu, réfléchi,
réciproque, passif et transitif, à régime direct et indirect.
De plus, il y aurait dans certaines langues américaines des
tracesd'une soi-disant conjugaison pour ainsi dire sexuelle ;
ainsi, en abénaki, un homme dirait nénananbasanbai
« je n'ai pas beaucoup d'esprit » ; une femme dirait néna-
nanbaseskouai. L'on commence à comprendre que, grâce
à ces nombreuses variations, un missionnaire anglais,
M. Edwin James, ait pu attribuer au verbe chippéway de
six à huit mille formes.
Pas plus que dans les langues dravidiennes, on ne peut
exprimer en algonquin ou en iroquois les verbes « être »
et (( avoir » dans leur sens réputé absolu. C'est ainsi que
cette phrase : « je suis un homme », se dira en narra-
ganset ninin « moi homme », en lénapé lenno nhackey
« un homme mon corps » ; pour dire o à qui est ce
canot? » l'on demandera en ottawa watchimânet « à qui
canot? » ; en ménoméni ivaliotosoyàwik « qui possède
canot? »
En somme, le vocabulaire de ces idiomes est assez pau-
vre. Il leur manque, comme bien l'on pense, la plupart
des mots capables d'exprimer une idée abstraite, et qu'ils
remplacent soit par des mots empruntés à l'anglais, à
l'espagnol, au français et même à l'allemand, soit par des
périphrases développées que les grammairiens aiment sou-
LES LANGUES AMÉRICAINES. 183
vent à appeler des mots de dix et douze syllabes. Dans les
dialectes algonquins, les cinq premiers nombres sont des
mots simples et paraissent seuls primitifs : a dix » serait
« cinq de plus (que cinq) », « cent » serait « dix fois dix»
et « mille » a la grande dizaine de dizaines » ; l'iroquois,
au contraire, semble avoir compté jusqu'à dix. Il y aurait
de fort curieuses remarques à faire sur les noms de parenté,
très-abondants, en iroquois par exemple. On les a classés
par catégories : parenté supérieure : père, mère; — infé-
rieure : fils, frère cadet ; — affinité supérieure : beau-
père ; — affinité inférieure : bru ; — parenté corrélative :
beau-frère, etc. Les langues dravidiennes sont particu-
lièrement riches en mots de cette nature : on y distingue,
par exemple, les frères aînés des frères cadets par des
termes différents, de môme que l'on distingue en basque
la sœur d'une femme de la sœur d'un homme. La raison
de ces complications est sans nul doute, nous semble-t-il,
dans le manque d'expressions générales qui est habituel
aux idiomes inférieurs, et les philologues ou les géographes
n'ont que trop souvent admiré cette richesse apparente de
mots.
Nous ne pourrions, sans dépasser les bornes qui s'im-
posent au présent volume, examiner la phonétique et les
éléments de formation propres aux différents groupes des
langues américaines. Nous eussions désiré citer plus
d'exemples que nous ne l'avons fait, reproduire quelques
phrases entières et les analyser. Les langues américaines
ont donné lieu, et donnent lieu encore, à des travaux si
dépourvus de méthode, qu'on ne saurait trop s'attacher
à faire voir comment elles se rehent aux autres idiomes
agglutinants.
Le point important était de faire bien saisir ce qu'il faut
entendre par ces expressions de polysyntkétisme, et d'm-
corporation. Si nous avons réussi à exposer nettement ce
184 LA LINGUISTIQUE.
qui en est, nous pensons avoir dit des langues américaines
ce qui est essentiel.
§ 17. Les langues hyperboréennes.
On comprend sous ce nom géographique l'ensemble des
langues parlées dans les régions arctiques.
Le youkaghir est parlé par un millier d'individus au
nord-est de la Sibérie, immédiatement à l'est du yakout
(langue du groupe turc).
Le tchouktche asiatique et le korïaque sont parlés plus
à l'est encore, tout au nord-est de la Sibérie ; ces deux
idiomes sont proches parents.
Au sud de la presqu'île de Kamtchatka est parlé \ekam-
tchadal (1).
Plus au sud encore, dans les îles Kourélienneset les îles
japonaises septentrionales, nous trouvons la langue des
A'inos (2).
Celle des Ghiliaks appartient au continent.
Au centre même de la Sibérie nous trouvons le iénisséin
(ou ostiaque iénisséin) et le kotte.
Les dialectes innuîts sont parlés par les Esquimaux tout
au nord de l'Amérique. Le Ichouktche américain, qu'il ne
faut pas confondre avec le tchouktche asiatique, est parent
des dialectes innuits; il est parlé sur la côte nord-occiden-
tale.
Les dialectes aléoutiens sont essentiellement distincts
des dialectes innuits.
Au surplus, le nom d' hyperboréennes ou a?rtiques, sous
(1) Consultez la carte ethnographique du Kamtchatka, par G. de
Dittmar; Bullet. de la classe des sciences historiques, philolo-
giques et politiques de l'Acadcmie de Pétersbourg, t. VIII, p. 107.
Pétersbourg, 1856.
(2) Pfizmaier. Ueber den bau der Aino-sprache. Bullet. de l'Aca-
démie de Vienne, t. VII; p. 382. Vienne, 1851.
LES LANGUES DU CAUCASE. 185
lequel on réunit ces différentes langues, ne doit pas don-
ner le change sur leur plus ou moins d'affinité soit entre
elles, soit avec d'autres idiomes.
Bien des hypothèses sont encore permises à ce sujet,
mais il est vraisemblable qu'un certain nombre de ces
idiomes résisteront à toutes les tentatives que l'on pourra
faire en vue de les classer parmi tel ou tel groupe suffi-
samment connu.
Il serait dangereux, en tout cas, d'accorder aux rela-
tions des missionnaires sur telle ou telle de ces langues,
notamment sur celles des Esquimaux, plus de crédit qu'il
ne convient. On n'y trouve, le plus souvent, que des rap-
prochements de mots, des étymologies ; en somme, rien de
scientifique. Ajoutons d'autre part que certains idiomes
hyperboréens ont été étudiés avec soin et par des auteurs
compétents, ainsi qu'on peut le voir dans les publications
de l'Académie de Pétersbourg (1859, 1860).
§ 18. ILangues du Caucase.
Les langues du Caucase (ainsi appelées de la région où
elles sont parlées) se divisent en deux groupes principaux,
celui du nord, celui du sud.
Parlons d'abord du groupe septentrional.
Longeant le versant nord du Caucase, de la mer Cas-
pienne à l'est, jusqu'au détroit de Kertch (entre la mer
d'Azov et la mer Noire) à l'ouest, il comprend à son tour
trois groupes distincts : le groupe lesg/iien, à l'est (dans le
Daghestan), qui confine à la mer Caspienne et semble
compter quatre cent mille individus ; le groupe kiste, au
centre, beaucoup moins considérable que le précédent ; le
groupe Iclierkesse ou circassien, à l'ouest, qui occupe
presque toute la moitié nord-occidentale du Caucase et
n'est peut-être pas éloigné de comprendre à lui seul tout
186 LA LINGUISTIQUE.
autant d'individus que n'en comprennent les deux groupes
précédents.
Un mot maintenant sur chacun de ces trois sous-groupes
et leurs propres subdivisions.
Le lesghien comprend, entre autres idiomes, Vava7'e (1),
le kasï-koumuque (ou lak), ïakoucha, le kurine, Voude,
Le kiste (ou tcbetchenze), à l'ouest du Daghestan, ainsi
que nous l'avons dit, comprend Yùigouche (ou lamour)^
le karaboulak, le tchetchenze proprement dit, le thouche
(ou mosok), qui, bien qu'appartenant au groupe septen-
trional, est parlé au sud du Caucase, vers la source de
l'Alasan. On porte à cent quarante mille le nombre des
individus parlant les dialectes kistes.
Il est assez difficile d'évaluer le nombre actuel des Gir-
cassiens du Caucase ; on le portait autrefois au chiffre de
quatre cent quatre-vingt-quinze mille, mais beaucoup
d'entre eux ont été attirés récemment dans la Turquie
européenne.
Le GROUPE MÉRIDIONAL est formé du géorgien, du suane,
du mingrélien, du laze.
Le géorgien serait parlé par près de trois cent mille in-
dividus.
Le territoire du suane est situé au nord-ouest du géor-
gien.
Au sud du suane et à l'ouest du géorgien est parlé le
mingrélien.
Le laze, enfin, est parlé plus au sud encore, au sud-est
de la mer Noire, dans le Lazistan, pays soumis aux Otto-
mans.
Ces quatre derniers idiomes remonteraient à une origine
commune, mais il est loin d'être établi qu'ils soient appa-
(1) Smirnov. 'Notice sur les Avares du Daghestan. Revue d'An-
thropologie, t. V, p. 84. Paris, 1876.
LES LANGUES DU CAUCASE. 187
rentes aux idiomes du versant septentrional, et même que
ceux-ci soient alliés entre eux. Un certain nombre des
langues du Caucase ont été cependant étudiées de très-près,
notamment par Schiefner dans les Mémoires de l Académie
de Pétei'sbourg .
Il est évident qu'elles offrent le caractère très-accusé des
langues agglutinantes. Ainsi la notion des cas est rendue
par la suffixation de certains éléments au thème même du
mot. S'agit-il d'indiquer le pluriel, un élément particu-
lier vient s'intercaler entre le thème et les suffixes en ques-
tion.
En principe, dans les langues du Caucase, la dérivation
de la racine s'opère au moyen d'éléments suffixes, c'est-
à-dire postposés, placés à la fin du thème ; mais parfois
l'élément dérivatif peut être placé avant le thème. C'est
ainsi que de busiani «jardin» on forme 7nebustani «jar-
dinier », de pn?H « pain », mepuri a boulanger». Les
langues du Caucase sont donc, parmi les idiomes aggluti-
nants, des langues tout à la fois à préfixes et à suffixes.
Mais, répétons-le, ce dernier procédé de formation est de
beaucoup, chez elles, le plus employé.
L'on a tenté souvent d'identifier les langues dites df/
Caucase avec les langues indo-européennes ou les langues
sémitiques, mais cela a toujours été sans succès. Nous
pensons qu'il faut les regarder comme complètement dis-
tinctes des autres groupes linguistiques, même du groupe
ouralo-altaïque.
§ 19. De quelques autres idiomes classés parmi
les langues agglutinantes.
Dans le nombre des langues que nous venons de passer
en revue, il y en a plusieurs, sans doute, qui demanderaient
à être étudiées de plus près qu'elles ne l'ont été jusqu'à
188 LA LINGUISTIQUE.
présent, et qui, en réalité, ne sont connues que d'une façon
très-imparfaite.
On est moins bien renseigné encore sur quelques autres
idiomes dont nous allons parler, les uns vivants comme
le brahoui, les autres éteints comme le sumérien et la lan-
gue de la seconde colonne des inscriptions cunéiformes.
1. Lélou.
L'idiome de la population indigène de Geylan, l'élou ou
singhalais, qui n'est plus parlé que dans la partie méridio-
nale de l'île, est regardé comme une langue agglutinante
qu'il faudrait peut-être rapprocher des langues dravidien7
nés du sud de l'Inde.
Cette dernière assertion demanderait à être justifiée
mieux qu'elle ne l'a été jusqu'ici. On ne peut nier de parti
pris que l'élou se rattache aux langues dravidiennes,
mais il est encore à démontrer qu'il s'y rattache réelle-
ment.
Quant avoir dans l'élou, ainsi que le prétend M. R. G.
Ghilders, un idiome hindou parent du sanskrit, nous ne
pouvons nous y prêter. Beaucoup d'éléments hindous se
sont introduits dans le singhalais, cela est incontestable,
mais il n'en résulte en aucune façon que le singhalais soit
de l'hindou.
Le système des consonnes est assez riche en élou. Il pos-
tïède, à côté des explosives ordinaires, les explosives lin-
guales ?, 4^ et il a également les consonnes chuintantes
(( tch » et» dj ». G'est aux Dravidiens que le singhalais
doit son écriture.
Le pluriel, en élou, est exprimé par l'adjonction au mot
de diverses particules, val^ hu, la et autres ; les unes sont
réservées aux êtres animés, les autres aux choses inani-
mées. Des particules postposées au mot rendent également
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 189
la notion des différents cas: geval << les maisons », gehi
<( dans la maison », gevalhi « dans les maisons ».
Parmi les nombreux emprunts qu'a faits l'élou au sys-
tème hindou, celui des noms de nombre est l'un des plus
frappants. Les indianistes reconnaîtront immédiatement
des formes sanskrites ou pâlies sous les mots singhalais
êka « un », deka « deux », tuna « trois », haiara « qua-
tre », paha « cinq ». Mais répétons-le, ce ne sont là que
de purs emprunts, et le fond même de la langue n'a rien
de commun avec le système hindou.
\\. Le mounda.
On donne ce nom général à la langue des Kols bu Kolhs,
qui vivent dans l'Inde au sud-ouest de Calcutta. De même
que l'élou, ou singhalais, les différents dialectes moundas
seraient indépendants des langues dravidiennes.
III. Le brahoui.
C'est au nord-ouest de l'Inde, par delà l'Indus, aux en-
virons de Kélat dans le Béloutchistan, qu'est parlé le bra-
houi. Bien que surchargé de mots arabes et de mots
hindous, le brahoui paraît se rattacher aux langues
dravidiennes qui occupent le sud de l'Inde.
IV. La prétendue langue scythique.
Cette expression de scythique a été employée de deux fa-
çons différentes; on l'a appliquée soit à un peuple particu-
lier, soit à un ensemble dépopulations plus ou moins ap-
parentées Dans le premier cas, l'on ne suppose qu'une
seule langue scythique, un seul peuple scythe ; dans le se-
cond l'on suppose, non plus une race et une langue scy-
thique, mais bien des races et des langues scythiques. La
première opinion a été peu soutenue ; la seconde, par con-
tre, n'a pas laissé de séduire des auteurs aussi compétents
190 LA LINGUISTIQUE.
que Test, par exemple, M. Whitney. Celui-ci, en effet,
donne aux langues ouralo-altaïques ce nom de langues
<( scythiques » (I), nom que les Grecs donnaient aux ra-
ces nomades du nord-est, sinon à toutes ces races, du
moins à plusieurs d'entre elles.
Nous ne pouvons admettre cette appellation, beaucoup
trop étendue, nous semble-t-il. Il est vraisemblable, sans
doute, bien que l'on ne puisse en fournir une preuve di-
recte (2), que l'antiquité a classé parmi ses Scythes plus
d'une peuplade appartenant au groupe ouralo-altaïque;
mais, d'autre part, il semble avéré qu'elle a également
donné le nom de Scythes à des peuples parlant un idiome
indo-européen. La langue des Scythes du Pont paraît avoir
été une langue éranienne, ainsi qu'a cherché à le démon-
trer M. Mûllenhoff.
Quelques auteurs ont pu penser sans trop d'invraisem-
blance qu'une partie des Scythes parlaient un idiome se
rattachant aux langues slaves (3). Nous estimons, en
somme, avec M. Friedrich Millier (4), que ce nom de
Scythes n'est qu'une expression géographique ne répon-
dant à aucune idée précise de race ou de langue. La Scy-
thie est simplement le nord de l'Europe et de l'Asie, les
Scythes sont les habitants de cette région.
Ainsi il nous semble très-peu prudent, pour le moins, de
parler d'une langue scythique, et de donner ce nom à l'en-
semble des idiomes ouralo-altaïques.
(1) Language and the Stiidy of Language, 3» édit., p. 309. Lon-
dres, 1870.
(2) ScHiEFNER. Sprachliche hedenken gegm das mongolenthum der
Skijthen. Mélanges asiatiques, t. II, p. 531. 1856.
(3) Consultez Gr. Krek, Einleitung in die slavische lileraturge-
schichte und darstellung ihrer œtteren perivd, 1. 1, p. 36 Gratz, 1874.
(Consultez également Spiegel. Erànischeallerthumskunde, i.I, p. 333
et suiv. Leipzig, 1873.
(4) Allgemeine ethnographie, p. 351, Vienne, 1873.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES". . 191
V. La langue de la seconde colonne des inscriptions
cunéiformes.
La première colonne des inscriptions trilingues des
Achéménides est, comme l'on sait, rédigée en vieux perse;
c'est celle qui fut déchiffrée la première. La troisième co-
lonne, dont la langue .ne fut connue que longtemps après,
est en assyrien, dialecte sémitique.
On a donné différents noms à la langue de la seconde
colonne de ces inscriptions, entre autres celui de langue
médique et celui de langue scythique. Ce dernier nom,
qu'ont proposé, et dont se sont servis MM. Rawlînson (1 )
et Norris (2), est beaucoup trop vague, ainsi que nous
l'avons dit au paragraphe précédent, pour convenir à un
idiome quelconque. Celui de médique paraît avoir plus de
raison d'être. On allègue en sa faveur que certaines inscrip-
tions rédigées dans la langue de la deuxième colonne des
monuments achéménides, ont été trouvées dans les régions
de l'ancienne Médie, sans être accompagnées de versions
crânienne ou assyrienne. Les trois langues des inscriptions
cunéiformes devaient, ajoute-t-on, être les trois langues
des principaux peuples de l'empire ; or, la première étant
perse, la troisième assyrienne, la seconde ne pouvait être
<iue médique (3).
Pour M. Norris, le soi-disant médique était un idiome
<lu groupe ouralo-altaïque, proche parent du magyar, de
l'ostiaque, du permien et des autres langues de la même
famille. M. Mordtmann en fit également un idiome ou-
( 1) Noies on the early Historia of Bahylonia. Journal of the Royal
Asiatic Society, t. XV, p. 215.
(2) Memoir onihe Scythic Version of (he Behistun Inscription. Jonv-
nal of the Royal Asiatic Society, t. XV, p. 1. Londres, 1863.
(3) Benfky. Gesthichle der sprachwissenschaft und orientalischen
philologie m Deutschland, p. G33. Munich, 1869.
192 LA LINGUISTIQUE.
ralo-altaïque, mais il le rattacha au groupe turc ou
tatar (I), supposa qu'un certain nombre d'éléments indo-
européens s'y étaient glissés à différentes époques, et lui
donna le nom de susien, langue de la Susiane.
M. Oppert, lui aussi, s'est occupéde cette question (2).
Après avoir adopté le nom de scythique, il s'est rallié à celui
de médique. La langue de la seconde colonne des inscrip-
tions cunéiformes serait la langue de la dynastie médique,
la langue d'Arbacès, de Déjocès, de Gyaxare et autres, dont
les noms, sous cette forme, sont simplement rendus à la
façon des Perses. Cette dynastie aurait régné de l'année 788
à l'année o60 avant notre ère, deux siècles et un quart de
siècle; sa langue et sa religion auraient été tout à fait dis-
tinctes de la langue et de la religion des Achéménides.
Au surplus, M. Oppert, par un louable sentiment de pru-
dence, ne rattache cette langue à aucun idiome ouralo-
altaïque, pas plus d'ailleurs qu'il ne la rattache au su-
mérien.
En fm de compte, la question porte principalement sur
ces deux points : la langue de la seconde colonne des in-
scriptions cunéiformes appartient-elle au groupe des lan-
gues ouralo-altaïques? Cette langue est-elle la langue des
Mèdes ?
Sur le premier point, nous pouvons répondre avec
M. Spiegel (3) que la langue dont il s'agit ne nous paraît
pas encore suffisamment déchiffrée. Les auteurs que nous
avons cités plus haut (et auxquels on peut en joindre quel-
ques autres, par exemple M. Westergaard) sont loin
(1) Ueber die keilinschriften zweiler gallung. Zeitsclirift der deut-
schen morgenlsendischen gcsellsohaft, t. XXIV, p. 76. Leipzig,
1870.
(2) On the Médian Dynasty. Us Nalionality and iis Chronology,
1874.
(3) Erânische aller thumskunde^ t. I, p. 381. Leipzig, 1871.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 193
(favoir fait partager à tous les juges compétents leur opi-
nion sur le caractère finnois ou tatar de l'idiome dont il
s'agit. M. Galdwell le rapproche des langues dravidiennes.
Cette opinion est fort loin d'être justifiée. Dans l'état actuel
de la question il nous semble prudent et sage d'attendre les
résultats de nouvelles recherches, en particulier des tra-
vaux ultérieurs qu'annonce M. Oppert.
D'autre part, nous devons nous demander s'il n'est pas
téméraire de regarder définitivement les Mèdes comme un
peuple d'origine ouralo-altaïque. M. Spiegel ne peut se
ranger à cette opinion et ses arguments ne nous paraissent
point sans valeur. Le témoignage d'Hérodote est formel,
celui de Strabon ne l'est pas moins. L'un et l'autre tiennent
les Mèdes pour un peuple aryen. Leurs noms propres, leurs
noms géographiques s'expliquent tous, d'ailleurs, par les
langues éraniennes et non par le suomi ou par le turc (1).
Jusqu'à plus ample information, il paraît donc raison-
nable de ne classer encore dans aucun groupe, dans aucune
famille même, la langue de la seconde colonne des inscrip-
tions cunéiformes et de ne lui donner aucun nom parti-
4'ulier.
Vi. La langue dite sumérienne ou accadienne.
On a supposé, il y a plus de vingt ans déjà, que des po-
pulations parlant une langue agglutinante avaient occupé
avaïitlcs Assyriens les régions de la Babylonic, et que, pour
s'implanter dans le pays, la civilisation sémitique avait
du se grcflcr sur cette civilisation antérieure. Hincks donna
\ cette langue le nom biblique d' « accadien », qui semble
jouir aujourd'hui d'une certaine faveur, mais que son
auteur, paraît-il, ne proposait que sous toutes réserves.
(n Si'iEGiiL. Op. cit., t, p. I, 38'i.
LINGUISTIQUE. 13
194 LA LINGUISTIQUE.
Pour M. Oppert, le nom daccadien n'est qu'un synonyme
de celui d'assyrien ; assyrien et accadien seraient tout un,
à savoir : la langue sémitique de Ninive et de Babylone, la
langue de la troisième colonne des inscriptions cunéifor-
mes des Achéménides. M. Oppert donne à ce peuple qui
aurait précédé les Sémites en Assyrie et leur aurait com-
muniqué son alphabet cunéiforme et sa civilisation, le nom
de (( kasdo-scythique » ou « sumérien »; à sa langue il
donne le nom de langue sumérienne. Nous ne trancherons
pas le différend, tout en avouant que nous avons peu de
penchant pour le nom d'accadien.
Les partisans de la théorie sumérienne ou accadienne
ont prétendu que le sumérien aurait disparu, à un moment
donné, de l'usage populaire, mais que les prêtres soi disant
(( touraniens » (nous verrons au paragraphe suivant ce
qu'il faut penser de ce mot) l'auraient conservé avec soin
dans l'exercice de leur culte. Un pas de plus et l'on resti-
tuait la langue en question d'après les monuments où ce
texte prétendu « touranien » (et rédigé en caractères cunéi-
formes assyriens) aurait été accompagné d'une version in-
terlinéaire assyrienne. Ce pas fut franchi. M. Oppert a
tenté d'esquisser les premiers traits d'une grammaire su-
mérienne (1).
Dil a cherché depuis lors avec beaucoup d'ardeur à res-
tituer le lexique sumérien et à le comparer à celui des
langues ouralo-altaïques. On professa que les prédécesseurs
des Sémites assyriens sur le sol de la Babylonie avaient
parlé une langue alliée au finnois ; qu'ils avaient connu
une grande civilisation; qu'ils avaient communiqué aux
Assyriens immigrant au milieu d'eux leur système d'écri-
ture cunéiforme ; enfin, qu'avant de perdre leur propie
langue, ils avaient initié les nouveaux venus à une culture
(1) Journal asiatique, VII^ série, t. I, p, 113. Paris, 1873.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 195
à laquelle ces derniers étaient restés étrangers jusque-là.
La thèse du sumérien n'était point faite pour s'imposer
de haute lutte, et l'on ne peut dire, après vingt ans bien
comptés, qu'elle ait ruiné définitivement les critiques de
ses adversaires. Non content de l'attaquer, M. Joseph
Halévy a tenté récemment une interprétation tout autre
des textes soi-disant accadiens. Il a cherché d'abord à
démontrer que la langue à laquelle on veut donner ce
nom n'a rien de commun avec les idiomes ouralo-altaï-
ques : sa phonétique en diffère largement ; ses racines
n'ont ni la forme, ni l'usage de celles des langues ouralo-
al laïques ; le mode de structure des mots est tout différent ;
les pronoms n'ont rien de commun; la conjugaison est
construite en de tout autres conditions ; les deux vocabu-
laires, enfin, ne sauraient être sérieusement comparés :
c'est à peine si l'on rapproche entre eux quelques dizaines
de mots dits accadiens, d'un nombre égal de mots em-
pruntés aux divers idiomes du groupe finnois. En somme,
l'existence d'un peuple parlant une langue ouralo-al laïque
sur le sol de la Mésopotamie, ne serait démontrée ni par
les monuments (qui appartiennent tous à l'art sémitique),
ni par les noms géographiques, également sémitiques, ni
par le témoignage des auteurs. Les textes accadiens ne
seraient, en définitive, que de l'assyrien pur et simple,
écrit, non plus à l'aide d'un système phonétique, mais
bien à l'aide de monogrammes artificiellement com-
binés.
En autres termes, des deux côtés on aurait de rassyricn,
uniquement de l'assyrien, mais les textes soi-disant sumé-
riens seraient écrits en idéogrammes au lieu de l'être en
lettres phonétiques.
Hàtons-nous de le dire, cette dernière théorie ne nous
semble nullement convaincante. Les démonstrations sur
lesquelles elle s'appuie sont tout à fait insutfisantes. Mais
196 LA LINGUISTIQUE.
cela ne constitue pas une preuve absolue en faveur de la
tliéorie sumérienne.
Jusqu'à nouvel ordre, nous penserons donc de cette
théorie ce qu'en pense M. Renan (1). Avant l'arrivée des
Â^ssyriens, avant l'arrivée des Eraniens, il y avait sans doute
une civilisation en Bahylonie, une véritable civilisation.
Il est très-probable, ajoute même M. Renan, que cette civi-
lisation a possédé en propre, a créé l'écriture dite cunéi-
forme; mais faire de la langue de ces prédécesseurs des
Assyriens un idiome ouralo-altaïque, cela dépasse toute
permission légitime. Il y a lieu d'être étonné de voir ratta-
cher (( cette antique substruction de la civilisation savante
de Babylone aux races turques, finnoises, hongroises, à
des races qui n'ont guère su que détruire et qui ne se sont
jamais créé une civilisation propre. Le vrai peut quelquefois
n'être pas vraisemblable, et si l'on nous prouve que ce sont
des Turcs, des Finnois, des Hongrois qui ont fondé la plus
puissante et la plus intelligente des civilisations anté-sémi-
tiques et anté-aryennes, nous croirons ; toute considération
à priori doit être subordonnée aux preuves à posteriori.
Mais la force de ces preuves doit être en proportion de ce
<jue le résultat a d'improbable. »
Nous trouvons chez M. Frédéric Miiller une opinion tout
aussi explicite : « L'écriture cunéiforme, dit cet auteur, est
due selon toute vraisemblance à un peuple dont la position
ethnologique est inconnue, le peuple d'Accad. On a voulu,
en faire un peuple touranien^ ou, pour parler en termes
plus précis, ouralo-altaïque, alhé particulièrement au ra-
meau finnois. Abstraction faite du défaut de méthode qui
a conduit à cette opinion, nous la regardons comme incon-
ciliable avec ce que nous savons de l'ethnologie de la Haute-
Asie » (2).
(1) Journal asiatique, juillet 1873, p. '»2.
(2) Grundriss der sprachwissenschafl, t. I, p. 108, Vienne 1876.
AUTRES LANGUES AGGLUTINANTES. 197
Quoi que Ton eu dise chaque jour, les preuves de la
héorie sumérienne ne sont pas définitives. Nous nous gar-
ions bien toutefois de combattre et de nier le sumérien ;
lous sommes tout disposé à l'accepter, à le classer au
lombre des langues agglutinantes, à le rapprocher même
iu groupe finnois ; mais nous en sommes encore à attendre
les arguments décisifs, une grammaire véritable. Nous ne
mouvons nous contenter des centaines d'étymologiesplus ou
îioins ingénieuses que l'on a accumulées les unes sur les
lutres avec autant d'intrépidité que peu de critique. Ce
3rocédé est bien connu; n'a-t-il pas triomphé des inscrip-
jons étrusques, des inscriptions gauloises, des inscriptions
ibériennes?
On écrit beaucoup sur l'accadien, beaucoup trop peut-
Hre. Il ne suffirait, pour le faire accepter, que d'un court
• ravail fait avec méthode. Il se peut que la démonstration
iécisive ne tarde pas à venir, mais jusqu'à ce jour, nous le
répétons, elle n'a pas été fournie. Les défenseurs de la
Ihéorie sumérienne doivent, avant tout, être parfaitement
lu courant de la phonétique, de la structure et du vocabu-
laire spécial des langues ouralo-altaïques. Tous les auteurs
jui ont écrit sur le sumérien ne paraissent pas posséder à
■ond cette première condition de leur comparaison. Le cas
l'un certain nombre d'entre eux semble être plus grave
incore. Il s'agirait, paraît-il, d'apporter un nouvel appui à
a vieille tentative de l'accommodement des origines ethni-
[ues et linguistiques au meilleur gré de la fable hébraïco-
îhrétienne.
Il importe que la question ne soit pas étendue en dehors
les limites qui lui conviennent. La seule question engagée
st celle du caractère agglutinatif des textes dits accadiens
»u sumériens; on ne saurait la compliquer sans risquer
l'entraver, par un manque regrettable de bon vouloir, le
:ours d'une enquête qui doit être purement linguistique.
198 LA LINGUISTIQUE.
§ 20. La théorie des langues touraniennes.
Dans la période de formation des sciences nouvelles,
alors que l'on songe avant tout à grouper et à classer les
premiers résultats acquis, il se glisse souvent de ces théo-
ries générales qui peuvent séduire les esprits amateurs de
choses simples et faciles, mais qui sont appelées à s'écrou-
ler piteusement, un jour ou l'autre, sous les entreprises
de la critique.
La linguistique n'a pas échappé aux théories de cette
espèce.
On peut ranger parmi les conceptions les plus fantai-
sistes la théorie d'une famille tow^anienne, qui, malgré son
invraisemblance, n'a pas laissé de jouir jusqu'en ces der-
niers temps d'un certain crédit.
Hàtons-nous de le dire, cette théorie ne repose sur aucun
fait scientifique, et elle n'a été imaginée que pour soutenir
des conceptions ethnographiques très-peu sérieuses.
Tout à l'heure nous nous occuperons de son origine et
de son nom ; cherchons, auparavant, à établir en quoi elle
consiste.
Et d'abord il faut distinguer. Il existe deux variétés de
(( touranisants » : le touranisant absolu et le touranisant
modéré.
Celui de la première variété est le touranisant orthodoxe.
Pour lui, toutes les langues étrangères au groupe européen
et aux groupes sémitique et khami tique constituent un
groupe (( touranien » . Les idiomes de ce groupe auraient
en commun, non-seulement un ensemble de procédés de
structure, mais encore un grand nombre de racines : il y
aurait donc eu une langue commune, une langue mère
touranienne. On admet d'ailleurs dans ce groupe une di-
vision septentrionale et une division méridionale. La pre-
mièi'e comprendrait les langues ouralo-altaïques, dont
LA THÉORIE DES LANGUES TOURANIENNES. 199
nous avons parlé dans le paragraphe i4 de ce chapitre; la
seconde comprendrait, non -seulement toutes les autres
langues agglutinantes, mais encore les langues monosylla-
i)iques de l'extrême Orient.
La seconde variété est celle du touranisant dissident, du
touranisant hétérodoxe.
Et ici encore il faut distinguer.
Une première sous-variété ne croit déjà plus au toura-
nisme, mais elle cherche à en sauver au moins le nom. Ces
touranisants de troisième degré donnent le nom de toura-
niennes aux langues que nous appelons ouralo-altaïques,
ou simplement altaïques, et qui se divisent, comme nous
l'avons vu, en cinq groupes : samoyède, finnois, turc^ mon-
gol, tongouse.
Moins osée que la précédente, la seconde sous-variété des
touranisants modérés compose le groupe touranien, non-
seulement des idiomes ouralo-altaïques, mais encore des
langues dravidiennes, des langues maléo-polynésiennes,
du tibétain, puis du siamois. Nous exposons et ne critiquons
pas. Nous ne demandons point, par exemple, pourquoi
Ton fait abstraction ici du chinois, du japonais, du hotten-
tot et des autres idiomes que les touranisants absolus
appellent également touraniens.
Celte théorie, avons-nous dit, a été imaginée en grande
partie pour venir à l'aide de données ethnographiques non
moins imaginaires, mais par contre très-orthodoxes. C'est
une théorie bonne à abuser les personnes crédules ou celles
qui n'ont ni le temps ni la faculté de contrôler par elles-
mêmes les assertions qu'on leur propose au nom même de
la science. Un patriarche du nom de Tour aurait donné
naissance à une race touranien ne dont la langue aurait été
la mère commune des diflérents idiomes soi-disant toura-
niens. Vue légende persane fut habilement greffée sur cette
invention, et l'orthodoxie judaico-chrétieime battit mon-
200 LA LINGUISTIQUE.
naie de cette nouvelle théorie, qui, pour être dépourvue de
tout caractère sérieux, ne lui semblait pas moins bonne à
recueillir, puisqu'elle s'accommodait sans peine à l'ensei-
gnement de ses livres saints.
S'il est un fait avéré, c'est bien celui qu'ont démontré
Schleicher, M. Whitney, et tant d'autres avec eux, que ce>
prétendues langues touraniennes n'ont de commun qu'une
chose : le nom ridicule qu'on se plaît à leur donner. La
structure générale du basque, du japonais, du magyar est
sans doute la même; toutes ces langues, sans doute, suf-
fixent aux noms des éléments dont le rôle est parfaitement
analogue ; toutes ces langues, en un mot, sont de forme
agglutinante, mais les éléments qui constituent le fond
même de chacune d'elles sont tout différents, leurs racines-
sont irréductibles.
Il ne suffit point, pour proclamer audacieusement qu'elles-
rerriontent à une seule et même source, de n'avoir pu, ni
de près ni de loin, les ramener à une forme commune.
Ce qui distingue avant tout les touranisants, c'est leur
grand aplomb. Il ne faut cependant qu'un peu de critique
pour les ruiner entièrement.
Il est fâcheux, en tous cas, que certains auteurs fassent
à ce nom fantaisiste de langues touraniennes l'honneur de
le regarder — tout en le condamnant — comme un fait
dont il n'y a plus à se débarrasser. C'est par cette condes-
cendance même que l'on arriverait à lui donner encore
quelques beaux jours, sinon à l'implanter tout à fait. Lr
meilleur moyen de combattre la théorie touranienne esl
peut-être de n'en plus parler.
Le nom malencontreux de langues sémitiques répond
au moins, à un ensemble de choses bien défini, et on peul
l'accepter sous toutes réserves ; mais celui de touranien e]
de langues touraniennes n'est fait que pour perpétuer 1^
plus graves erreurs.
CHAPITRE V.
TROISIÈME FORME LINGUISTIQUE : LA FLEXION.
Nous arrivons maintenant à la troisième forme du lan-
gage : la flexion.
Nous avons vu que dans la période du monosyllabisme
la racine et le mot étaient tout un, que la phrase n'était
qu'une succession de racines monosyllabiques, isolées les
unes des autres. Dans la seconde période nous avons vu
que certaines racines, passant de la condition de mots indé-
pendants à l'état de simples suffixes (par exemple dans les
langues ouralo-altaïques) ou de simples préfixes (dans les
idiomes du système bantou), ne servent plus qu'à exprimer
les relations, actives ou passives, des racines qui ont con-
servé leur pleine et entière signification.
Dans la première période la formule du mot, ainsi
que nous l'avons dit, est simplement R et la formule de la
phrase est R + R + R, etc.; par R nous entendons la
racine.
Si nous représentons par r les racines dont le sens pri-
mitif s'est oblitéré et qui ne servent plus que de préfixes ou
de suffixes, nous avons comme formules de mots, dans la
seconde période, Rr, Rrr, rR, rRr et nombre de combi-
naisons analogues.
Deux systèmes de langues, celui des langues sémito-kha-
mitiques et celui des langues indo-européennes, après avoii'
connu la période du monosyllabisme, puis celle de l'agglu-
tination, arrivèrent indépendamment l'un de l'autre à la
troisième phase, celle de la flexion.
â02 LA LINGUISTIQUE.
§ i. Qu'est-ce que la flexion?
[ci la racine peut exprimer par une modification de sa
propre forme les rapports qu'elle a avec telle ou telle autre
racine. La flexion c'est la possibilité pour une racine d'ex-
primer, en se modifiant ainsi, une certaine modification du
sens.
Dans tous les mots d'une langue à flexion la racine ti'est
pas nécessairement modifiée, elle demeure parfois telle
(juelle, comme dans la période de l'agglutination, mais elle
peut être modifiée.
Les langues dans lesquelles les relations que les mots
affectent entre eux peuvent être ainsi exprimées, non-seu-
lement par l'annexion de suffixes et de préfixes, mais
encore par une variation de la forme même de la racine,
sont des langues à flexion. Certains auteurs leur donnent
le nom de langues inflectives.
Si nous représentons par un exposant ^ cette puissance
de la racine, la formule Rr de l'agglutination peut devenir
R*ii dans la période de la flexion, la formule rR peut de-
venir rR^ , la formule rRr peut devenir rR^r, et ainsi de
suite.
Il y a plus. Non-seulement la racine que les Chinois
auraient appelée « pleine » peut recevoir cet exposant,
comme nous le voyons dans la formule précédente, mais
la racine qui forme l'élément de relation, le suffixe, peut
/'gaiement être modifiée.
Voici, pour plus de clarté, un exemple de ce fait pris
dans le système des langues indo-européennes. Le sanskrit
éti « il va », le latin it, dont la vieille forme est eif, le
lithuanien e^W procèdent tous d'une forme commune AIti
« il va ». Les deux racines qui ont contribué à former ce
mot sont I a aller » et TA, pronom démonstratif que nous
FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. 203
retrouvons dans le grec to « le » (au neutre), dans le latin
iste. Ces deux racines ont été soumises à la flexion dans le
mot qui nous occupe. Nous ne savons pas, à la vérité,
quelle est la cause qui détermina la modification du radical
I en AI, mais nous savons fort bien que f élément TA a
été changé en TI pour passer du sens passif au sens actif.
Nous trouvons, en effet, ce pronom avec un sens passif
toutes les fois qu'il reste tel quel : en latin, par exemple,
dans scrip-tu-s a écrit » ?mp-tii-s « rompu », en grec dans
Yvw-TO-; « connu )).Au contraire, sous sa forme modifiée il
donne un sens actif à la racine à laquelle il est suffixe :
c'est ce que montrent, par exemple, le latin ves-ti-$ « vête-
ment », le grec \jÂv-ii-q « devin, voyant ».
Ce suffixe ti, que le hasard nous a fourni comme exemple,
a formé dans les langues indo-européennes une quantité de
noms actifs opposés à des formes en ta, formes passives et
plus anciennes. C'est ainsi que nous trouvons en sanskrit:
pati- (( maître, seigneur )> ; en latin pott-, même sens (au
nominatif potis, ou pos : coinpos, impos); en lithuanien
pati-, même sens (au nominatif p«^s).
Dans une langue à flexion la formule d'un mot peut donc
ctreRR^, R^R^, Rrr^ et ainsi de suite, c'est-à-dire qu'un
élément dérivatif peut être modifié dans sa forme, en vue
d'un changement de sens, tout comme peut l'être la racine
principale elle-même.
§ 2. Flexion indo-européenne et flexion sémitique.
Nous passerons en revue tout à l'heure, avec plus ou
moins de détails, les deux systèmes de langues à flexion, le
système indo-européen (sanskrit, perse, grec, latin, idiomes
slaves, celtiques, etc.) et le système sémitique (hébreu,
arabe, etc.). Mais avant de procéder à cet examen, il nous
204 LA LINGUISTIQUE.
faut mettre en relief un fait très-important et d'ordre
général .
Ce n'est point seulement par leurs racines que les lan-
gues sémitiques et les langues indo-européennes sont tota-
lement distinctes les unes des autres ; elles diffèrent encore
en ce qui concerne leur structure elle-même. Les unes et
les autres sont bien des langues à flexion, elles ont dépassé
la forme de l'agglutination pure et simple, mais il s'en faut
de beaucoup que la flexion soit chez les unes ce qu'elle est
chez les autres.
Schleicher(i) et M. Whitney (2) ont examiné cette ques-
tion de très-près, avec la sûre méthode qui caractérise tous
leurs travaux, et nous ne pouvons mieux faire que de rap-
porter ici ce qu'ils ont écrit à ce sujet.
Avant que les idiomes sémitiques devinssent autant de
langues bien distinctes, le système sémitique, dit Schlei-
cher, ne possédait point de racines auxquelles on pût
donner une forme sonore quelconque. Il se distinguait
profondément en cela du système indo-européen. Le sens
de la racine était attaché à de simples consonnes; c'est en
leur adjoignant des voyelles qu'on indiquait les relations
du sens général. C'est ainsi que les trois consonnes q t l
constituent la racine de l'hébreu qâtal^ de l'arabe qatala
(( il a tué )), de qutila « il fut tué », de l'hébreu liiqtîl « il
fit tuer », de l'arabe maqtûlun « tué ». Il en est tout diffé-
remment dans le système indo-européen, où le sens est
attaché aune syllabe parfaitement prononçable.
Seconde différence. La racine sémitique peut admettre
toutes les voyelles propres à modifier son sens. La racine
(1) Die deulsche sprache, 2^ éd., p. 21. Stuttgart, 1869. Semi-
tisch und indogermanisch, Beitraege zur vergleiclienden spracli-
forschung, t. II, p. 236. Berlin, 1861.
(2) Language and Ihe Siudy of Language, 3« édit., p. 300. Lon-
dres, 1870.
FLEXION INDO-EUROPÉENNE ET FLEXION SÉMITIQUE. a05
indo-européenne, au contraire, possède une voyelle qui lui
est propre, qui est organique, une voyelle fondamentale.
Sans doute, dans le sanskrit manvè « je pense », dans le
latin mens, moneo, dans le gothique gamunan « se souvenir »
nous trouvons comme voyelles du radical ici un a, là
un e, ailleurs un o ou un u; mais ces voyelles du radical
sont loin d'être chacune la voyelle radicale vraie, la
voyelle fondamentale. Ici les voyelles è, o, u tiennent
lieu d'un a plus ancien que le sanskrit a conservé fidèle-
ment. La voyelle organique de la racine indo-européenne
ne peut d'ailleurs se changer, à l'occasion, qu'en telle ou
telle autre voyelle, d'après des lois que reconnaît et déter-
mine l'analyse linguistique.
Troisième différence. La racine sémitique est trilitère :
qtl « tuer », ktb « écrire », dh?' « parler »; elle provient,
nul n'en doute, de formes plus simples, mais enfin c'est
ainsi qu'on la reconstitue. Par contre, la racine indo-
européenne est bien plus libre de forme, comme le mon-
trent, par exemple, / « aller », su « verser, arroser »;
toutefois elle est monosyllabique.
Le système sémitique n'avait que trois cas et deux temps,
le système indo-européen a huit cas et cinq temps au moins.
Tous les mots de l'indo-européen ont une seule et
même forme : celle de la racine (modifiée ou non), accom-
pagnée du suffixe dérivatif. Le sémitique emploie aussi
cette forme (exemple, l'arabe qatalta « toi, homme, tu as
tué »), mais il connaît aussi la forme où l'élément dérivatif
est préfixé, celle oii la racine est entre deux éléments déri-
vatifs, d'autres formes encore.
La flexion sémitique, dit de son côté M. Whitney, est
totalement différente de la flexion indo-européenne et ne
premet point de faire dériver les deux systèmes l'un de
l'autre, non plus que d'un système commun. La caracté-
ristique fondamentale du sémitisme réside dans la forme
206 LA LINGUISTIQUE.
trilitère de ses racines. Celles-ci sont composées de trois
consonnes, auxquelles diflérentes voyelles \iennent s'ad-
joindre en tant que formatives, c'est-à-dire en tant qu'élé-
ments indiquant les relations diverses de la racine. En
arabe, par exemple, la racine ^^/ présente l'idée de « tuer »
et qatala veut dire « il tua », qutila « il fut tué », qatl
(( meurtrier », qitl a ennemi », etc.
A côté de cette flexion due à l'emploi de différentes
voyelles, le sémitisme forme aussi ses mots en se servant
de suffixes et de préfixes, parfois également d'infixés. Mais
l'agrégation d'affixes sur affixes, la formation de dérivatifs
tirés de dérivatifs, lui est comme inconnue ; de là provient
la presque uniformité des langues sémitiques.
La structure du verbe sémitique diffère profondément de
celle du verbe indo-européen. A la seconde et à la troi-
sième personne il distingue le genre masculin ou féminin
du sujet : qatalat « elle tua », qatala « il tua »; c'est ce
que ne font point les langues indo-européennes : sanskrit
bharati « il porte, elle porte » .
L'antithèse du passé, du présent, du futur, qui est si
essentielle, si fondamentale dans les langues indo-euro-
péennes, n'existe point pour le sémitisme : il n'a que deux
temps, répondant, l'un à l'idée de l'action accomplie, l'autre
à celle de l'action non accomplie.
On voit combien les différences de structure sont consi-
dérables entre les deux systèmes et combien leurs modes
de flexion sont différents.
A ce que nous avons dit il faut encore ajouter cet autre
fait bien caractéristique, que le système indo-européen
possède seul la faculté d'augmenter ses voyelles. Ce [)héno-
mène consiste dans la préfixation d'un a à un a, à un /, à
un u du radical. La forme indo-européenne AImi « je vais »
(sanskrit êmi, grec et lithuanien eimi) que nous citions plus
haut, a pour racine I « aller » , qui précisément est aug-
LANGUES SÉMITIQUES. 207
mente à ce'temps, à ce mode, à cette personne. La flexion
sémitique ne connaît rien de semblable.
Ces deux familles de langues sont donc sorties par des
voies toutes différentes de la phase agglutinative quelles
ont dû traverser, et elles sont aussi indépendantes l'une de
l'autre par leur structure, qu'elles le sont par leurs racines
dont la prétendue réductibilité à d'anciennes formes com-
munes ne mérite plus d'être débattue (1).
Nous allons parler à tour de rôle, sous trois rubriques,
des langues sémitiques, des langues khamitiques, des lan-
gues indo-européennes.
A. LES LANGUES SÉMITIQUES.
Il est inutile, assurément, de faire remarquer combien
les noms de sémi'tisme et de langues sémitiques sont con-
ventionnels. Ils ont été inventés pour cadrer avec l'ethno-
graphie du Testament hébraïque, et, en fait, ils ne s'accor-
dent cependant pas avec le récit de la légende. Celle-ci
regarde comme descendants du Sem biblique, des indivi-
dus dont la langue ne saurait être classée parmi celles que
nous appelons sémitiques, et ne considère point comme
descendants du même auteur des populations dontla lan-
gue est incontestablement sémitique. Quoi qu'il en soit,
ces noms de sémitisme et de sémitique ont acquis aujour-
d'hui une telle notorité qu'il n'y a plus à songer à leur
substituer quelque autre dénomination plus acceptable. On
emploie parfois le terme mieux justifié de langues syro-
arabes, mais on ne peut penser à le faire prévaloir contre
la dénomination courante et reçue. Comme le dit d'ailleurs
M. Renan, dans son ouvrage aujourd'hui classique et auquel
(1) Th. Nœ.i.dkke. Orient und Occident, t. I?, p. 375. Gœt-
tingen, 1863.
208 LA LINGUISTIQUE.
nous allons beaucoup emprunter (I), cette dernière déno-
mination ne peut avoir d'inconvénient du moment qu'on la
prend comme une simple appellation conventionnelle et
que l'on s'est expliqué sur ce qu'elle renferme de profon-
dément inexact.
§ 1. Du sémitisme en général et de l'ensemble
des langues sémitiques.
Malgré les travaux de Gesenius (1786-1 842) et malgré
ceux de Ewald, il n'y a point encore de grammaire com-
parée des langues sémitiques, il n'existe pas d'ouvrage
véritablement général sur l'ensemble du caractère de ces
langues. On peut dire que c'est là une lacune considérable
et qu'il serait fort important de combler.
Une fois ce travail mené à bonne fin, il faudrait l'entre-
prendre ensuite sur les langues dites kliamitiques, puis
comparer les formes khamitiques communes aux formes
premières du sémitisme et esquisser les traits principaux
de la grammaire khamito-sémitiquc. Cette grammaire
tiendrait assurément en un bien petit nombre de pages,
mais on ne peut guère douter de la possibilité d'une pareille
entreprise.
Peut-être môme pénétrera-t-on plus avant dans les
secrets de l'évolution des langues à flexion et tentera-t-on
de reconstituer les traits généraux qu'elles devaient offrir
lorsqu'elles en étaient encore à la période de l'agglutination.
On a cherché déjà à ramener les racines sémitiques,
qui, ainsi que nous l'avons dit, sont trilitères, c'est-à-dire
composées de trois consonnes, à une forme bilitère. Il est
permis d'assurer, sans témérité, que cette entreprise sera
[l] Histoire générale et système comparé des langues sémitiques^
première partie. Histoire générale des langues sémitiques.
LANGUES SÉMITIQUES. 209
couronnée d'un heureux succès (1). M. Benfey pense avec
juste raison que Ton trouvera un secours considérable dans
la connaissance des racines khamitiques (2). Quant aux
racines sémitiques dites quadrilitères, personne ne doute
aujourd'hui qu'elles ne se ramènent toutes, sans exception,
à une forme trilitère plus ancienne.
Le nom, dans le système sémitique, est formé tout d'a-
bord par l'adjonction de telle ou telle voyelle aux trois
"onsonnes dont se compose la racine.
La tâche d'une grammaire comparée des langues sémi-
iques sera de déterminer l'emploi que l'on fit des diffé-
•entes voyelles, dans le but de donner au nom ainsi
constitué tel ou tel caractère. Ce mode de formation du
lom est assez élémentaire. Il en existe un autre, celui de
a dérivation. Ce dernier consiste en ceci, que certaines
;yllabes sont préfixées à la racine ou encore qu'elles lui
iont suffixées. L'origine de ce dernier procédé de dériva-
ion est moins ancienne dans le sémitismc que celle de la
)réfixation.
Dans la langue sémitique commune, le nom aurait
onnu les trois genres, masculin, féminin et neutre (3),
nais ce dernier aurait disparu à une époque fort ancienne,
je masculin n'était exprimé par aucun élément spécial, à
'encontre du féminin qui était rendu, selon toute vrai-
emblance, par la terminaison at (4). La caractéristique
rganique du pluriel était peut-être mim (5), peut-être
(1) Gravée. Les langues et les races, p. 44. Paris, 1862. Renan.
Ip. cit., liv. I, cliap. m; Ha-pport annuel, Journal asiatique, Vile sé-
ie, t. IV, p. 27. Paris, 187h. Schleichkr. Die unierscheidung von
omen undverbum in (1er lautlichen form , p. 18.
(2) Geschichte der sprachwisscnschafi und orienlaUschen philo-
>gif in Deulschlaud, p. G91. Munich, 1869.
(3) Ewwh-D . AusfUhrliches lehrbuch der hehrœischen sprache, 8^ éd.,
. 445. Gœttingen, 1870.
(4) Ibid., p. 44G.
(5) Ibid., p. 465.
LINGUISTIQUE. 14
210 LA LINGUISTIQUE.
amà^ unû (1); peut-être encore était-ce quelque autre
forme. Celle du duel parait en avoir procédé.
La déclinaison comportait trois cas, cbifîre de beaucoup
inférieur à celui des cas de la langue commune indo-euro-
péenne. Ces trois cas étaient le nominatif, le génitif,
l'accusatif; toute la famille sémitique, à Fexception de
l'arabe, les a perdus en grande partie, ainsi que nous le
verrons en traitant séparément de chacun de ces idiomes.
D'après certains auteurs, la voyelle u aurait été le signe
du nominatif, / celui du génitif (en principe), a celui de
l'accusatif (2). Pour M. Frédéric Mùller les désinences
casueîles auraient été : ?), pour hû pronom de la troisième
personne; /, suffixe indiquant la relation ; le démonstratif
an (3).
Quant aux pronoms personnels, on^n'est pas encore ar-
rivé à restituer leurs formes communes ; ce serait là cepen-
dant un point très-important à atteindre (4).
La langue sémitique commune ne connaissait que deux
temps : un temps parfait indiquant l'action accomplie,
un temps imparfait indiquant l'action non accomplie.
Les deux temps se distinguent l'un de l'autre par la
position qu'occupe à côté du thème le suffixe personnel.
Ce suffixe (par exemple ta de la seconde personne mascu-
line du singulier) est-il placé après le thème, l'action est
accomplie, le temps est parfait : katabata « tu as écrit»,
(1) Frédéric Muller. Der verbalausdruck in semitischen sprach-
kreise. Sitzungsberichte der phil.-hist. classe der k. akademie der
wissensch., t. LX, p. 520. Vienne, 1868.
(2) Olshausen. Op. cit., p. 25. Cf. Ewald. Op. cit., p. 523 et
suiv.
(3) Op. cit., p. 519. H. Derenbourg. Quelques observations sur
l'antiquité de la déclinaison dans les langues sémitiques. Journal asia-
tique, nov.-déc. 1867.
(4) Chavée. Op. cit. Fr. Muller. Grundriss der sprachwis-
senschaft, p. 115, note. Vienne, 1876.
LANGUES SÉMITIQUES. 211
arabe katabta ; est-il placé avant : takataba, arabe tak-
tuba, le temps est imparfait, l'action n'est pas encore ac-
complie.
Selon M. Frédéric Mùller [op. cit.^ p. 527), le verbe
sémitique organique aurait pu se conjuguer d'après quinze
formes de thèmes : la forme simple, kataba « il a écrit »,
une forme renforcée , kattaba, puis une série de formes
dérivées à l'aide de préfixes ; les unes réflexives, les autres
causatives. Au surplus, aucun des idiomes sémitiques n'a
gardé ces quinze formes; ils en ont tous perdu quelques-
unes, plusieurs même en ont perdu un grand nombre. Le
même auteur, en ce qui concerne le passif, pense que ce
n'est qu'une forme réflexivc formée à l'aide de l'élément
pronominal hu. La forme restituée kutaba « il a été écrit » ,
arabe kûtjba, serait pour une forme plus ancienne huka-
taba. C'est Là une hypothèse que nous nous contenterons
d'indiquer. La grammaire comparée du sémitisme est si
peu avancée, qu'il est bon de signaler les travaux entre-
pris à son sujet avec méthode et critique, ces travaux ne
fussent-ils encore que très-incomplets.
Le système général de l'alphabet sémitique aurait été
emprunté aux hiéroglyphes égyptiens (1). On a cru long-
temps que cet emprunt était (\^\\ aux Phéniciens, mais cette
opinion, paraît-il, était inexacte. D'après Ewald, il aurait
été fait par une autre nation sémitique dont les rapports
avec l'Egypte auraient été plus intimes encore. En tout
cas on ignore le nom du peuple qui rendit à la civilisa-
tion cet immense service de convertir les anciens hiéro-
glyphes en écriture alphabétique. Les ligures, les images
de l'écriture égyptienne étaient converties en autant.de
signes représentant tel ou tel son et elles allaient perdre peu
(I) E. df: RouGÉ. Mémoire sur Corlginc égyptienne da l'alphabet
phénicien. Paris, 1874.
212 LA LINGUISTIQUE.
à peu leur ancien caractère de purs et simples dessins.
Le vieil alphabet sémitique se compose de vingt-deux
consonnes. Chacune d'elles devait exprimer l'articulation
correspondant à l'articulation initiale de l'être ou de l'objet
représenté par le signe lui-même. Ainsi l'ancienne image
du chameau représentait un g dans l'écriture alphabétique
des Sémites, vu que le nom du chameau (chaldéen gime/,
syriaque gomaï) commençait chez eux par un g. Il est à
peine utile d'ajouter que ces nouveaux signes, ces signes-
alphabétiques se modifièrent diversement chez les différents
peuples qui les adoptèrent.
On divise d'habitude l'écriture sémitique en trois grou-
pes distincts.
Le groupe occidental comprend le système du phéni-
cien et de l'ancien hébreu. Cette vieille écriture hébraïque
était encore en usage au second siècle avant notre ère.
A l'est, dans les régions de l'Euphrate et du Tigre, les
formes de l'ancien alphabet sémitique s'étaient arrondies.
On y vit bientôt naître une écriture cursive qui se répandit
dans le pays de l'ouest et le nord de l'Arabie.
Dans le sud de cette dernière contrée, le système
himyaro-éthiopien s'était développé.
Nous dirons quelques mots de ces différentes variétés de
l'écriture sémitique en traitant des divers idiomes de cette
même famille.
Quant à l'écriture cunéiforme assyrienne, avec laquelle
sont rédigés les textes de la troisième colonne des inscrip-
tions achéménides, nous devons lui assigner une tout
autre provenance. C'est ce que nous verrons également
en temps opportun.
La classification des langues sémitiques est aujourd'hui
assez bien fixée. Elle était loin d'être aussi facile à établir
que celle des langues indo-européennes. Les dialectes sé-
mitiques, en effet, ne présentent point entre eux de ces
GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 213
différences caractéristiques qui séparent, par exemple, les
langues celtiques des langues éraniennes, les langues ita-
liques des langues slaves. L'on a pu dire, avec juste raison,
que les différents idiomes sémitiques n'étaient pas plus
éloignés les uns des autres que ne le sont les différentes
langues d'une même branche dans la famille indo-euro-
péenne, par exemple le russe, le tchèque, le croate, ou
encore l'anglais, le flamand, le danois.
On divise ordinairement les langues sémitiques en trois
groupes distincts :
Le GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN, comprenant V assyrien ^i
les deux dialectes araméens, soit le chaldéen et le syriaque ;
Le GROUPE CHANANÉEN, comprenant Y hébreu et le phé-
nicien ;
Le GROUPE ARABE, comprenant Varabe proprement dit et
les idiomes de l'Arabie méridionale, himyarite et ehkili,
<)hez et tigré^ amharique, harari.
Quelques auteurs réduisent encore cette classification à
deux groupes. Les deux premiers groupes n'en formeraient
qu'un seul auquel ils donnent le nom de groupe septen-
trional, par opposition au groupe méridional formé des
deux variétés du groupe arabe.
Nous allons jeter un coup d'œil sur ces différentes lan-
gues et nous chercherons, pour terminer, s'il n'est point
possible de former quelque conjecture sur le lieu où la forme
commune dont elles procèdent toutes aurait été parlée.
§ 2. Groupe araméo-assyrien.
] . Chaldéen et syriaque.
On donne le nom de langue araméenneà deux dialectes
de ce groupe fort rapprochés l'un de l'autre : le chaldéen,
dialecte oriental ; le syriaque, dialecte occidental.
214 LA LINGUISTIQUE.
Le premier de ces dialectes s'étendait sur^laplus grande
part, sinon sur la totalité de la Babylonie et de l'Assyrie ;
le second sur la Mésopotamie et la Syrie.
L'araméen se distingue spécialement par ce fait qu'il a
fort mal conservé les anciennes voyelles sémitiques. On
peut dire qu'il doit cette infériorité relative, par rapport
aux autres idiomes sémitiques, à son développement plus
précoce.
Les deux dialectes araméens, ainsi que nous l'avons dit,
sont fort peu différents l'un de l'autre. Leur mode dac-
centuation est toutefois assez divergent : tandis qu'en
principe, l'accent, en chaldéen, tombe sur la dernière syl-
labe et n'affecte l'avant-dernière qu'en certains cas déter-
minés, en syriaque, par contre, il tombe régulièrement
sur l'avant-dernière syllabe, et les cas où il doit tomber
sur la dernière ne forment que l'exception. Quant aux di-
versités purement grammaticales elles sont minimes; le
syriaque, par exemple, met souvent la vovelle o là oit le
chaldéen dit a; ce dernier évite davantage les diplithoii-
gues. En somme cela est de peu d'importance.
L'araméen fui surtout un idiome populaire et les Juifs
transportés à Babylone se familiarisèrent promptement
avec lui. Ils le rapportèrent en Palestine.
L'ancien araméen ne nous a point laissé , comme l'a
fait l'assyrien, dont nous parlerons tout à l'heure, de
documents indigènes. C'est dans les livres saints des Juifs
que nous trouverons les plus anciens textes araméens,
auxquels on donne le nom de chaldéen biblique et qui
peuvent remonter au cinquième ou au sixième siècle avant!
notre ère. D'autres passages de la Bible, rédigés égale-
ment en araméen, datent d'un âge moins reculé. Yerfet
l'époque chrétienne apparaissent les Targums, traductions f
et paraphrases des livres juifs. La langue des Talmuds,
plus vieille de quatre ou cinq siècles, est beaucoup plus
GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 215
chargée d'éléments étrangers à l'araméen et empruntés
aux idiomes voisins.
Dans son histoire des langues sémitiques, M. Renan
traite successivement de Taramaïsme païen et de l'ara-
maïsme chrétien.
C'est dans le nabatéen et le mendaïte que se montre le
premier. Le nom de langue nahatéenne équivaut à celui de
chaldéen. Il ne nous reste de l'importante littérature de cet
idiome que le traité de l'agriculture nahatéenne, traduit en
arahe au dixième siècle de notre ère, mais on ignore l'é-
poque desa rédaction originale. Le sabien, ou, pour parler
plus correctement, la langue des Mendaïtes, est loin d'avoir
produit une littérature aussi considérable que paraît l'avoir
été la littérature nahatéenne. Ce que nous en possédons
semble postérieur à l'islamisme. On connaît spécialement
le (( Livre d'Adam », amas d'imaginations ridicules.
M. Renan signale comme particularités du mendaïte, la
confusion et l'élision fréquentes des gutturales, le chan-
gement des douces en fortes et des fortes en douces, des
contractions nombreuses.
L'aramaïsme chrétien a pour langue le syriaque. Cette
langue ne nous offre point de traces d'une littérature plus
ancienne que les premiers siècles de notre ère. Il paraît
cependant hors de doute que le syriaque a possédé une litté-
rature vraiment nationale. Les inscriptions palmyréennes
datent des trois premiers siècles ; quant aux auteurs syriens
les plus anciens, ils datent de la seconde partie du deuxième .
On attribue à ce siècle la version « pechito » de la Bible,
qui est le plus ancien ouvrage syriaque. Du quatrième au
neuvième siècle fleurit une fort importante littérature de
l'araméen chrétien, qui toutefois est singulièrement em-
preinte d'hellénisme. Elle servit en quelque sorte d'inter-
médiaii e entre la science grecque et la science arahe et opéra
la transition de l'une à l'autre. Presque toutes les traduc-
216 LA LINGUISTIQUE.
lions d'auteurs grecs en arabe auraient été faites, dit
l'auteur que nous suivons, par des Syriens et sur des ver-
sions syriaques (1).
Au dixième siècle, arrive la décadence, l'islamisme fait
décidément prévaloir sa culture et le syriaque passe à la
simple condition d'idiome liturgique. Il n'est plus guère
parlé aujourd'hui que dans un très-petit nombre de loca-
lités aux environs du lac d'Ourmia (un peu à l'ouest de
Tabris dans l'Aderbaïdjan), et l'on peut prévoir que dans
un temps peu éloigné l'arabe aura fait disparaître ces der-
niers vestiges.
On a souvent rattaché le samaritain au groupe araméen.
Le fait est qu'il fait partie à bien plus juste titre du groupe
chananéen et qu'il se rapproche beaucoup de l'hébreu.
Nous en dirons quelques mots en temps opportun.
L'écriture syriaque arrondit considérablement les formes
du vieux système d'écriture sémitique. Originairement elle
ne figurait que les consonnes et laissait de côté toutes les
voyelles ; ce n'est qu'à partir du septième et du huitième
siècle que ces dernières y furent représentées défini-
tivement.
II. Assyrien.
A côté du chaldéen et du syriaque se place V assyrien.
C'est la seconde langue du groupe nord-oriental des
idiomes sémitiques, c'est la langue dans laquelle est ré-
digé le texte de la troisième colonne des inscriptions cunéi-
formes. Selon M. Oppert on pourrait également l'appeler
(caccadien», nom qui a été donné par Hincks à l'idiome
agglutinant, encore contesté, que M. Oppert appelle «su-
mérien ». Nous en avons parlé ci-dessus, p. 193.
L'assyrien n'a pas été reçu sans difficulté dans la fa-
(1) Renan. Op. cit., liv. III, chap. m, §2,
GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 217
mille des langues sémitiques. Il a fallu de longues et vives
luttes pour le faire admettre à la place qu'il doit occuper
légitimement et qu'on ne pourrait plus lui contester au-
jourd'hui. L'opposition qu'il a rencontrée a singulièrement
profité aux études dont il a été l'objet et Ton peut dire à
cette heure que l'on sait de sa grammaire la plus grande
partie de ce qu'il sera jamais possible d'en connaître. Les
importants travaux de M. Rawlinson ont clos d'une façon
définitive Tère des écrits dont le but était de fixer la na-
ture même de la langue assyrienne. Les objections durent
tomber les unes après les autres, celle-ci la première, qui
consistait à nier le caractère sémitique de l'assyrien, vu la
diversité de son alphabet d'avec l'alphabet sémitique or-
dinaire.
Les différentes formes de l'écriture assyrienne (ninivite,
babylonienne) sont composées d'espèces de coins plus ou
moins grands, disposés d'autre façon que ceux de l'écri-
ture perse dont nous aurons à nous occuper en traitant
des langues éraniennes. Ces caractères cunéiformes pro-
viennent d'anciens caractères hiéroglyphiques qu'il n'est
point très-difficile de reconnaître sous quelques-uns d'en-
tre eux.
Les cunéiformes assyriens diffèrent des cunéiformes
perses, mais ils sont à peu de chose près les mêmes que
ceux employés dans la seconde colonne des inscriptions
achéménidcs. Leur origine commune est évidente et se
reconnaît du premier coup d'oeil.
Ces caractères, dont le nombre est considérable, figu-
rent ou des idées ou des sons. Les signes phonétiques,
ceux qui représentent des sons, figurent des syllabes en-
tières, et non pas telle ou telle consonne, telle ou telle
voyelle. Dès 1849, Hincks signalait ce fait que l'écriture
assyrienne était syllabiquc.
Un la transcrit facilement en caractères latins, mais,
218 LA LINGUISTIQUE.
bien entendu, il ne peut en être de même des signes idéo-
graphiques. En effet, la valeur phonique de l'idéogramme
ne peut être révélée que par des renseignements acces-
soires. Pour tourner la difficulté on est convenu de tran-
scrire ces derniers caractères tout comme s'ils étaient des
signes phonétiques, seulement on emploie dans cette tran-
scription des lettres latines capitales.
Les textes assyriens que possèdent les musées d'Europe
sont déjà fort nombreux et il est certain que leur quan-
tité augmentera encore dans une très-grande proportion.
On rencontre dans le pays même une foule de monuments
gravés parmi lesquels il en est de considérables. La troi-
sième colonne des inscriptions des Achéménides est,
comme l'on sait, rédigée en assyrien ; nous avons dit quel-
ques mots sur la langue de la seconde colonne, p. d9l,
et nous parlerons à son temps de la langue perse, qui était
celle de la première colonne.
M. Oppert, dont les travaux ont contribué en une me-
sure notable au déchiffrement des cunéiformes assy-
riens (1), peut être appelé à juste titre le fondateur de la
grammaire assyrienne (2). Ses écrits ont marqué une pé-
riode nouvelle dans l'assyriologie. D'autres grammaires
ont paru depuis ses écrits, et l'étude de l'assyrien n'offre
plus aujourd'hui de difficulté considérable (3).
Disons quelques mots ici de la grammaire assyrienne.
Sa phonétique semble moins altérée que celle des deux
(1) Expédition scientifique en Mésopotamie, t. IL Paris, 1859.
|2) Eléments de la grammaire assyrienne, 2^ éd. Paris, 1868.
(3) MENANT. Exposé des éléments de la grammaire assyrienne,
Paris, 1868. Le syllabaire assyrien. Paris, 1869-74. Leçons d'épi-
graphie assyrienne. Paris, 1873. — Sayce. An Assyrian Grammar.
Londres, 1872. — Schrader. Die assyrisch-babylonischen keilin-
schriflen, Zeitschr. der deutschen morgenlaendischen gesellschaft,
t. XXI, p. 1-392. Leipzig, 1872.
GROUPE ARAMÉO-ASSYRIEN. 21»
dialectes araméens ; les sifflantes notamment sont sou-
mises à moins de variations.
L'élément at (parfois il) est en assyrien, comme dans
les autres langues sémitiques, le signe du genre féminin :
sar «roi», sarrat «reine»; //// «dieu), ilat ou ////
«déesse»; rabu «grand», rabit « grande».
Le pluriel des noms masculins est en ï (in en araméen,
îm en hébreu). Exemple : y ion «jour», yianï «jours».
Dans les noms féminins le pluriel, en principe, est en âf
[ut en hébreu). Parfois il est en û(^ parfois en it.
Quant au duel il ne se présente que très-rarement.
Les anciens cas delà langue sémitique commune se sont
bien effacés en assyrien ; cependant leurs traces y sont
évidentes : uni pour le nominatif, am, im pour les deux
autres cas. Selon M. Oppert, ce phénomène de la «mim-
mation » serait l'équivalent du phénomène de la « noun-
nation » que nous constaterons plus bas dans la langue
arabe. Par la suite des temps le m terminal des anciennes
désinences assyriennes disparut peu à peu, et la voyelle
elle-même ne fut plus régulièrement respectée. Nous con-
staterons ci-dessous que dans l'arabe littéral les voyelles
u, i, a terminent le nom, s'il est précédé de l'article, el
qu'au contraire si le nom n'est pas précédé de l'article,
la désinence est nasale. Quant à l'assyrien il n'a poini
d'article.
De même que les autres langues sémitiques, il rend le
pronom possessif en suffixant au nom un élément pro-
nominal ; bitya «ma maison», babiya « mes portes »,
sumya « mon nom », swniya « mes noms ». Pour la se-
conde personne du singulier, le suffixe indiquant la pos-
session est ka au masculin, ki au féminin; de là : sumka
(( ton nom » (le nom de toi, homme), sumiki « tes noms >y
(les noms de toi, femme).
Nous avons dit que la langue sémitique commune pos-
220 LA LINGUISTIQUE.
sédait pour son verbe deux temps : un temps parfait indi-
quant l'action accomplie, un temps imparfait indiquant
i 'action non accomplie, et nous avons ajouté que dans les
formes du premier de ces temps le pronom personnel
était placé après le thème, tandis qu'il était placé avant
ce même thème dans le temps imparfait. En assyrien le
temps parfait n'a pas été retrouvé. L'assyrien ne nous
présente que le temps imparfait, formé du thème précédé
des suffixes personnels.
Quant aux pronoms régimes immédiatement accolés au
verbe, nous les trouvons ici comme dans l'ensemble du
système sémitique. Ainsi la phrase « je les ai soumis» se
dit en un seul mot : à la forme qui signifie « j'ai soumis »
on suffixe le pronom sunut « eux » .
Ajoutons, pour terminer, que l'assyrien fut parlé presque
jusquà notre ère. Depuis plusieurs siècles déjà l'araméen
tendait à le supplanter. Il le supplanta en effet, mais dis-
parut à son tour devant les progrès de la langue arabe.
§ 3. Groupe chananéen.
Les langues chananéennes sont mieux conservées, dans
leur ensemble, que les idiomes araméens, ainsi que le mon-
trent très-clairement les formes de l'ancien hébreu, de
l'hébreu classique.
I. Hébreu.
Il faut reconnaître dans l'hébreu, avec Ewald, trois
périodes successives (I).
Les fragments qui datent de l'époque de Moïse nous
font voir la langue hébraïque toute formée et essentielle-
(l) AusfUhrliches lehrbuch der hebrœischen sprache. 8^ édit,, p. 23.
Gœttingen, 1870.
GROUPE CHANANÉEN. 221
ment la même que celle des temps plus modernes. A cette
époque elle devait donc être déjà fort ancienne. Dans la
seconde période, dès le temps des rois, elle tend à se diffé-
rencier en deux sortes de style, Tun plus vulgaire, l'autre
plus artistique. La troisième période commence au sep-
tième siècle avant notre ère; c'est l'époque de la déca-
dence, c'est l'époque à laquelle l'araméen s'étend de plus
en plus.
Les différences, cependant, sont peu considérables entre
chacune de ces périodes.
(( Ce qu'il importe de maintenir, dit M. Renan, c'est
l'unité grammaticale de la langue hébraïque, c'est ce fait
qu'un même niveau a passé sur les monuments de prove-
nances et d'âges si divers qui sont entrés dans les archives
des Israélites. Sans doute il serait téméraire d'affirmer
avec M. Movers qu'une seule main a retouché presque
tous les écrits du canon hébreu pour les réduire à une
langue uniforme. Il faut reconnaître, toutefois, que peu
de littératures se présentent avec un caractère aussi imper-
sonnel, et ont moins gardé le cachet particulier d'un auteur
et d'une époque déterminée.» Op. cit.^ liv. II, chap. i^^.
C'est seulement à partir du onzième siècle avant notre
ère que des écrits hébreux se présentent à nous sans avoir
été remaniés postérieurement ; trois ou quatre cents ans
plus tard la langue hébraïcjue entre dans son âge d'or,
puis vers le sixième siècle elle commence à se perdre
comme langue populaire.
Bien avant l'époque des Macchabées l'araméen était
devenu prépondérant en Palestine. On continue cependant
à rédiger encore des livres en hébreu jusqu'à une centaine
d'années environ avant notre ère.
M. Renan divise en deux périodes distinctes l'histoire de
l'hébreu moderne, c'est-à-dire de l'hébreu post-biblique.
La première s'étend jusqu'au douzième siècle et a pour
-122 LA LINGUISTIQUE.
monument principal laMiclina, recueil de traditions rabbi-
niques, espèce de seconde Bible ; on y rencontre un certain
nombre de mots araméens liébraïsés, des mots grecs et
des mots latins. Après avoir adopté au di>dème siècle la
culture arabe, les Juifs virent renaître leur littérature
(juand leurs compatriotes cbassés de l'Espagne musulmane
gagnèrent la France du Sud. La langue de cette époque
est encore aujourd'hui l'idiome littéraire des Juifs.
Le système des \oyelles hébraïques est des plus simples,
comme celui de l'araméen. Le système des consonnes est
riche en sifflantes et en aspirations, comme c'est le cas
dans toutes les langues sémitiques. Les sifflantes sont au
nombre de quatre ; elles répondent à notre ch (de « cher-
cher »), à notre s (de « sensé w), à notre :; et à une sorte
de s assez proche du (( ts » français. L'hébreu a donné à
ses sifflantes, en général, une bien plus grande importance
({ue ne leur en ont attribué les autres langues sémitiques. On
compte également quatre aspirées; deux d'entre elles sont
assez douces, les deux autres, le « heth » et le « ghaïn »,
sont gutturales et permutent j^arfois avec /t, q. Outre les
1 rois paires d'explosives k-g, t-d, p-h, l'hébreu possède un q
plus énergique que le simple « k », et un th (ainsi tran-
scrit par certains auteurs), plus énergique que a t ». Il
l'xiste également une explosive labiale distincte de « p » et
(\ue l'on transcrit souvent /". Il est bon de noter, d'ailleurs,
que les consonnes qui par nature sont susceptibles d'être
aspirées, le sont en réalité dans la prononciation lors-
qu'elles se trouvent précédées d'une voyelle. L'hébreu pos-
sède en outre les vibrantes r, /, les nasales n, m, la
demi-voyelle f/ (souvent transcrit « j )) à la façon alle-
mande) et V.
La formation du féminin dans les noms a lieu, en prin-
cipe, par l'adjonction d'un élément at. Nous disons en
principe, car cette désinence peut souffrir quelques modi-
GROUPE CHANAMEEN. 223
fications. Parfois le t final se change en une simple aspi-
ration, parfois c'est la voyelle a qui tombe. Cette formation
du féminin dans les noms est un sujet assez particulier
que les grammaires bien faites doivent traiter en détail.
Comme signe du pluriel les noms masculins s'adjoignent
l'élément îm (que remplace parfois la forme araméenne m),
et les noms féminins l'élément Câ. Ici encore nous ne don-
nons que la règle très-générale.
Quant au nombre duel, moins vivace en hébreu qu'en
arabe, mais mieux conservé qu'en araméen, il se forme
par l'adjonction de l'élément ahn.
Nous avons parlé ci-dessus des suppositions qui ont été
faites par différents auteurs pour restituer la forme pri-
mitive des cas sémitiques. Quoi qu'il en soit, il ne reste
plus en hébreu que des traces fort douteuses de l'ancien
suffixe du nominatif et il en est de même pour l'accusatif
et le génitif.
Dans la pratique le nominatif, ayant ainsi perdu la dési-
nence qui le caractérisait jadis, est rendu par la forme la
plus simple du nom, par le thème lui-même.
Les autres cas sont exprimés par l'emploi de préposi-
tions ou au moyen du procédé que l'on appelle ïétat
construit.
Affectant la forme de l'état construit (opposé à l'état
absolu), un mot se trouve placé par là même, vis-à-vis
d'un autre mot, dans une véritable condition de dépen-
dance.
On voit déjà que la fonction principale de l'état construit
est d'exprimer l'idée du génitif. Au singulier, les noms
mascuhns à l'état construit restent, en principe, tels quels
et précèdent immédiatement le mot qu'ils gouvernent. Les
pronoms possessifs (mon, ton, son, etc.) sont exprimés
constamment par ce procédé syntaxique. Pour dire « son
peuple y>, par exemple, on accolera le mot « lui » après le
224 LA LINGUISTIQUE.
mot « peuple » ; de là : « peuple-lui », c'est-à-dire le peuple
de lui, son peuple, gham ô; ben î « mon fils » . Au pluriel,
à l'état construit, les noms masculins perdent la consonne
terminale m, parfois même la voyelle qui précède.
Nous avons vu plus haut que le t final des noms féminins
se changeait parfois en une aspiration ; à l'état construit
le t organique de ces mots féminins apparaît dans toute
sa rigueur. Au pluriel, les féminins gardent leur désinence
ôt. Nous n'indiquons ici, bien entendu, que les règles géné-
rales de l'état construit ; dans les grammaires spéciales il
comporte des explications assez minutieuses qui ne peuvent
nous arrêter en ce moment.
En employant comme il le fait des prépositions dont la
fonction est de suppléer aux terminaisons qui indiquaient
les cas, l'héhreu présente une physionomie tout à fait ana-
lytique. Il est inexact en somme de parler avec les gram-
maires ordinaires d'un datif, d'un locatif, d'un ablatif
hébreux ; les formes auxquelles on se plaît à donner ce nom
ne sont autre chose que des composés d'une préposition et
d'un nom ou d'un pronom. Certaines de ces prépositions,
les plus usitées, ne sont formées que d'une simple consonne :
/ « à, vers », b a dans ».
On connaît l'origine de presque toutes ces particules,
qui, à l'inverse des prépositions indo-européennes issues
pour la plupart de pronoms, proviennent, en principe, de
racines verbales.
La flexion joue un rôle important dans la formation des
noms; nous avons dit précédemment qu'elle consistait
dans la variation, dans la variabilité des voyelles du mot.
C'est affaire aux grammaires spéciales que d'énumérer ces
changements ; nous n'avons ici qu'à renvoyer à ce que
nous avons dit ci-dessus de la flexion en général.
A côté des prépositions, l'hébreu possède un article qui
se joint au nom d'une façon intime et qui a pour fonction
GROUPE CHANANÉEN. 225
exclusive celle d'un simple déterminatif. Les règles eupho-
niques le modifient de différentes sortes, mais l'on peut sup-
poser que sa première forme était « hal ». La consonne /
s'assimile toujours à la consonne initiale du nom suivant
et parfois la voyelle a s'allonge. Ainsi de màqôm « lieu »
on fait hammâqôm « le lieu )> . Après certaines prépositions
l'aspiration li vient à tomber.
Nous avons dit précédemment que le système sémitique
ne possédait que deux temps : un temps désignant l'action
accomplie, un temps désignant l'action non accomplie.
L'hébreu demeure fidèle à cette conception si simple. Ces
deux temps, comme nous l'avons vu, se distinguent par la
position du suffixe personnel. Dans le temps parfait il est
placé après le thème ; il est placé avant dans le temps
imparfait.
Ainsi dans zâqantî « je suis vieux, je suis vieille, j'ai
vieilli », dans hâlakti a je suis allé », yâladtî « j'ai
«nfanté», nous reconnaissons des formes du temps par-
fait, vu que l'élément pronominal [ti) est à la fin du
mot. Au contraire, dans nâmb « nous retournerons »,
l'élément personnel est placé avant le thème et nous
avons affaire au temps qui indique que l'action n'est pas
accomplie.
Quant aux formes mêmes du verbe hébraïque, elles ne
^ont qu'au nombre de cinq. Nous avons dit plus haut que
l'on pouvait en compter quinze dans le type sémilique
primitif. Ces cinq formes sont la forme simple et quatre
formes dérivées; l'araméen en possède une de plus et
l'arabe est encore plus riche.
Jusqu'aux derniers siècles de l'ère ancienne, l'alphabet
phénicien, roide et anguleux, était également l'alpliabet
hébraïque. Il fut remplacé, non sans avantage pour la
commodité et la rapidité de l'écriture, par l'alphabet chal-
déen, plus arrondi, plus suivi dans ses formes. L'ancien
LINGUISTIQUE. 15
226 LA LINGUISTIQUE.
alphabet se retrouve sur des monnaies de l'époque des
Macchabées et sur quelques pièces qui paraissent avoir
été frappées plus tard encore, lors de la guerre contre lés
Romains. Cependant, au temps des Macchabées il existait
déjà chez les Hébreux une sorte d'alphabet plus récent qui
demeura en usage chez les Samaritains (1).
L'alphabet nouveau, l'alphabet chaldéen, ne distinguait
pas plus les voyelles que ne le faisait le vieil alphabet, dit
phénicien. C'était là une lacune considérable. On essaya
bien de tirer parti de certaines consonnes pour figurer le
son des voyelles, mais ce système, bien qu'appliqué avec
une certaine critique, ne pouvait donner que des résultats
très-incomplets et peu satisfaisants. C'est aux Massorètes,^
dit-on, que l'on doit l'invention des points-voyelles ; elle
daterait du commencement du sixième siècle de notre ère.
Un certain nombre de modifications utiles furent égale-
ment apportées dans les signes des consonnes. L'on,
distingua, par exemple, les consonnes prononcées avec
force d'avec les autres en plaçant un point au milieu de la
lettre. Les sons « s » et « eh » étaient figurés par un seul
et même caractère : un point diacritique placé sur ce signe,
soit à droite, soit à gauche, lui donna tantôt la valeur do
(( ch » s, tantôt celle de « s ».
Un mot sur le samaritam.
Quelques auteurs le rangent dans le groupe araméeii.
Il semble plus exact à d'autres auteurs de le classer parmi
les idiomes chananéens, tout en reconnaissant que l'in-
fluence araméenne l'a profondément atteint.
II. Phénicien (2).
On ne sait que fort peu de chose des populations qui
occupèrent la Palestine avant les tribus sémitiques venues
(1) Olshausen. Op, cit., p. 52.
(2) ScHRŒDER. Die phœnizische sprache. Halle, 1869. L'un de^
GROUPE , CHANANÉEN. 227
de l'Orient, peut-être du sud-est, qui s'appelèrent elles-
mêmes chananéennes. Ces dernières, au nombre des-
quelles il faut compter les Phéniciens, durent céder devant
la horde des Beni-Israël qui sous la conduite de Josué,
treize cents ans environ avant notre ère, envahit la plus
grande partie de la Palestine.
Les Ghananéens furent refoulés par cette invasion vers
les régions maritimes de l'ouest, et il est permis de croire
que cet événement contribua d'une façon notable à déve-
lopper leurs relations avec les côtes baignées par la Mé-
diterranée. Les Israélites auraient rendu cette fois à la
civilisation un service capital bien qu'indirect.
Nous n'avons pas à nous occuper ici de la question de
savoir si les Israélites émigrant d'un pays qui avait l'ara-
méen pour langue, parlaient primitivement un dialecte
araméen et s'ils ont plus tard emprunté leur langue aux
Ghananéens. Le fait seul qui doit nous frapper est celui
de la presque identité du phénicien et de l'hébreu. On
peut dire sans crainte qu'il exista une langue chananéenne
commune qui donna naissance, par la suite des temps, à
l'hébreu et au phénicien. Ges deux idiomes sont frères, il
faut les placer sur le même rang et l'on exprime une opi-
nion tout à fait inexacte en disant, comme on le fait sou-
vent, que le phénicien est un dialecte hébraïque.
Gette erreur remonte à l'époque où l'on chercha à inter-
préter pour la première fois les documents phéniciens. La
grammaire comparée n'était pas encore connue à ce mo-
ment, et les philologues entre les mains desquels étaient
tombés des textes phéniciens faisaient naturellement dé-
river cette langue de l'hébreu, avec lequel ils lui trouvaient
une si frappante ressemblance. Le doute aujourd'hui n'est
plus permis, et, ainsi que nous le disions tout à l'heure,
meilleurs écrits sur le phénicien. Nous lui avons emprunté un cer-
tain nombre de renseignements.— Renan. Op. cit., liv. li, chap. ii.
â28 LA LINGUISTIQUE.
les deux idiomes sont frères et descendent d'une mère
commune. Une fois séparés l'un de l'autre ils suivirent
chacun leur propre destinée « et se développant à part
chez des peuples opposés de caractères et de mœurs, ils
devinrent avec le temps, comme le dit M. Renan, diffé-
rents l'un de l'autre, non pour la grammaire, mais pour
la physiologie générale du discours. » On a pu dire avec
juste raison que leurs différences n'étaient que des pro-
vincialismes.
On cite, parmi les principales différences de l'hébreu
et du phénicien, la propriété qu'avait ce dernier idiome
d'employer dans le langage courant et usuel un certain
nombre d'expressions et de formes qui passent en hébreu
pour de purs archaïsmes ou ne sont usitées que dans le
style élevé. Nombre de mots phéniciens ont une acception
diverse de leurs correspondants en hébreu ; tantôt c'est un
sens plus large, tantôt c'est un sens plus restreint. Le
phénicien possède, d'autre part, une forme de pronom
relatif plus primitive que la forme hébraïque et se dis-
tingue encore par quelques autres particularités, assez
bien connues aujourd'hui, mais que nous n'avons pas à
éimmérer ici dans leurs détails.
Le phénicien, tel que nous le connaissons par ses in-
scriptions, qui ne sont pas d'une très-haute antiquité, pré-
sente des marques importantes d'aramaïsme ; davantage,
peut-être, que ne le fait l'hébreu. Le phénicien des co-
lonies établies sur la côte nord de l'Afrique offre également
ces traces d'aramaïsme, mais ce fait n'a rien de sur-
prenant si l'on songe à la haute antiquité de l'influence
araméenne et aux rapports constants qu'entretenaient ces
colonies avec la mère patrie.
Le punique^ ou phénicien d'Afrique, notamment la
langue des Carthaginois, se divise d'une façon assez
tranchée en deux dialectes, l'un plus ancien, l'autre plus
GROUPE CHANANÉEN. 229
récent. L'ancien punique est identique au phénicien de
Palestine. Le néo-punique est plus altéré et son ortho-
graphe est souvent vicieuse. Les monuments qui en sont
restés proviennent particulièrement de la Tunisie et de
l'Algérie orientale (1). L'alphabet néo-punique diffère no-
tablement de l'ancien alphabet phénicien, dont il n'est
d'ailleurs qu'une altération. Les caractères y sont, en gé-
néral assez simplifiés, et il en est qui se trouvent réduits
à une simple ligne et se confondent presque les uns avec
les autres.
On ne connaît la littérature phénicienne que par quel-
ques fragments de l'Histoire phénicienne de Sanchoniaton
et le Périple d'Hannon traduits en grec ; par des mots cités
dans les auteurs anciens ; par un passage de Plaute, puis
par une série de monnaies et d'inscriptions. Ces derniers
monuments ont été découverts sur un grand nombre de
points du littoral de la Méditerranée : à Marseille, en Es-
pagne, sur la côte nord-africaine, dans les îles de Chypre,
de Sardaigne, de Malte. Quant à la Phénicie, elle n'a
fourni jusqu'à présent qu'un nombre assez restreint d'in-
scriptions.
Le phénicien disparut de la Palestine avant que le pu-
nique eût été absorbé, lui aussi, par des idiomes plus heu-
reux. On peut penser avec M. Renan que le punique fut
parlé jusqu'à l'invasion musulmane, et que la facilité avec
laquelle l'arabe prit possession de certaines contrées de
'Afrique septentrionale, tint précisément à la persistance
de l'idiome sémitique phénicien, dont l'arabe lui-même
n'était pas fort éloigné, bien qu'il appartînt à une autre
branche des langues sémitiques.
(1) Judas. Elude démonstralive de la langue phénicienne et de la
langue lib^jque. Paris, 18/|7. Du même auteur : Nouvelles études sur
une série d'inscriptions numidico-puniques, Paris, 18;j7.
230 LA LINGUISTIQUE.
§ 4. Groupe arabe.
C'est à défaut d'autre nom que l'on donne celui d'arabe
à la branche méridionale des idiomes sémitiques. Le mot
d'arabe ne s'applique, à proprement parler, qu'à l'un des
deux rameaux de cette branche, le rameau ismaélite.
L'himyarite, le ghez et les autres idiomes sémitiques de
l'Arabie méridionale, n'ont été bien connus que longtemps
après l'arabe, et c'est en se fondant sur leur parenté très-
proche avec cette dernière langue, qu'on leur a appliqué,
d'une façon un peu abusive, le terme générique d'arabe.
I. Arabe.
L'étonnante lixité propre aux idiomes sémitiques n'est
nulle part plus manifeste que dans la langue arabe. Rien
de plus curieux, on pourrait dire rien de plus étrange, que
la constance presque parfaite de l'arabe à travers les temps
qu'il a parcourus et dans les espaces immenses qu'il a
occupés.
Dès l'époque de Mahomet (fm du sixième siècle et com-
mencement du septième) et même dans les poëmes anté-
rieurs à l'islamisme, l'arabe apparaît tel qu'il est aujour-
d'hui encore dans l'usage littéraire, en possession de toutes
ses formes, de son riche vocabulaire, et, l'on pourrait dire,
dans sa perfection.
La forme primordiale du Coran était différente de celle
des autres livres religieux. Selon l'expression de M. Renan,
le Coran est comme le recueil des ordres du jour de
Mahomet. Le livre ne fut pas écrit tout entier au temps
même du Prophète ; certains fragments sont un peu
postérieurs. Quoi qu'il en soit, ses disciples compilèrent
tous les fragments de l'enseignement du Prophète et en
ARABE. 231
rédigèrent une espèce d'exemplaire typique, dont les
• copies furent revisées, à leur tour, au 'milieu du septième
siècle, sous le kalife Othman (644-656). La prépondé-
rance du dialecte koreicliite, parlé au centre même de
l'Arabie, était définitivement établie. Quant au style du
Coran, on sait qu'il est de deux sortes : la première partie
est une sorte de prose poétique, la seconde partie est
rhjtbmée.
Les poëmes antérieurs à l'islamisme n'ont pas dû le
précéder de beaucoup. La langue des « moallakàts », que
l'on ne fait remonter qu'au commencement du sixième
siècle, est du pur arabe littéraire, ce n'est pas une forme
plus ancienne de l'arabe.
Avant le commencement du sixième siècle les Sémites
de l'Arabie centrale ne connaissaient pas l'écriture propre-
ment dite. Le système d'écriture arabe provient, comme
l'on sait, de l'araméen. Dès ses premiers temps, l'alpha-
bet arabe était fort imparfait; un certain nombre de ses
consonnes se trouvaient représentées par un seul et même
signe, ce qui prêtait à la confusion. Il fut réformé d'assez
bonne heure; dès le premier siècle de l'hégire, pense-t-on.
D'ailleurs, cette réforme n'eut pas lieu tout d'un coup. Elle
fut graduelle et amena peu à peu l'alphabet arabe à la
forme que nous lui connaissons actuellement, pourvu,
comme il l'est, de signes accessoires indiquant les voyelles
cl d'autres signes ayant pour rôle de distinguer l'un de
l'autre des caractères dont la forme était primitivement la
même.
La transcription des lettres arabes en caractères latins a
donné lieu à plusieurs systèmes. Au point de vue de l'étude
Hnguistique, cette transcription est fort utile, et le procédé
de M. Lepsius n'ayant pu s'imposer universellement il
serait bon d'étudier à nouveau cette question. Un point
important est de ne jamais transcrire par deux lettres
232 LA LINGUISTIQUE.
latines un seul et même caractère comme le font la plupart
des grammaires.
Ce n'est pas sans juste raison que l'on a donné à l'arabe
le nom de sanskrit du sémitisme. Il joue, en effet, parmi
les idiomes de sa famille, le rôle que joue le sanskrit
parmi les langues indo-européennes, toutes réserves faites
sur le degré beaucoup plus intime de ressemblance qui
existe entre les langues sémitiques.
Nous avons déjà dit que l'arabe avait conservé les trois
cas du sémitisme commun, nominatif, accusatif, génitif,,
dont on ne pouvait plus découvrir que de faibles traces
dans les idiomes du nord. Les formatives de ces trois cas
sont, ainsi que nous l'avons vu également, les trois voyelles
u (prononcez (c ou »), g, i. Ces trois voyelles terminent le
nom s'il est précédé de l'article ; elles sont au contraire
suivies d'une nasale si l'article n'est pas joint au nom. Ainsi
le nom se termine en un^ an^ in (selon le cas) si l'ar-
ticle ne lui est pas joint ; il se termine au contraire en lo
au nominatif, en a à l'accusatif, en /au génitif, si l'article
lui est joint. L'état construit, dont nous avons parlé en trai-
tant de l'bébreu, existe aussi en arabe.
Le pluriel peut être rendu de deux manières. L'une
d'elles appartient au système sémitique général. C'est
l'adjonction au nom d'un nouvel élément : aux noms mas-
culins ûna pour le nominatif, ina pour le cas oblique ; aux
noms féminins âton pour le nominatif, afin pour le cas
oblique. (Nous avons dit qu'en araméen le signe du pluriel
était în pour les masculins, ât pour les féminins; en
hébreu im et ôt). On donne à cette forme de plurielles
noms de pluriel sain, pluriel parfait, pluriel externe, pluriel
régulier.
L'autre forme reçoit les noms de pluriel brisé, rompu,
imparfait, interne, irrégulier. Ici le pluriel est exprimé
par une modification du thème : « Frangitur forma singu-
ARABE. 233-
laris vel mutata una alterave vocalium, vel aliqua litera-
rum transposita aut abjecta, vel nova litera inserta(l). »
Parfois on a recours à un allongement dans l'intérieur du
mot que l'on fait précéder en même temps d'un a : Ufl
(( enfant » , atfâl a enfants » ; parfois encore on a recours
à d'autres procédés. On en trouvera l'énumération dans
les grammaires spéciales (2).
On forme le duel par l'addition de l'élément âm pour le-
nominatif, aim pour le cas oblique : yadcmi « les deux
mains. «
L'arabe possède les deux temps du système sémitique
commun : le temps parfait indiquant que l'action est accom-
plie, et le temps imparfait indiquant que l'action n'est pas
encore accomplie. Notre présent est rendu tantôt parle par-
fait arabe, tantôt par l'imparfait. On use par exemple du par-
fait si l'action présente a déjà été accomplie auparavant et
si elle est une action continue, comme dans cette formule :
« dixerunt dicuntque. » Au contraire on emploie l'autre
lemps si l'action présente se lie avec une action dont il va
être parlé immédiatement après. Il en est de même pour
l'expression de notre futur. L'arabe le rend par le temps
parfait s'il considère l'action à venir comme étant d'ores
et déjà un fait acquis ou s'il forme le vœu qu'elle se réa-
lise ; dans les autres hypothèses, au contraire, il emploie
le second temps.
Quant à la formation même des deux temps, elle a lieu,
comme dans les autres langues sémitiques, par ce fait
((ue Télément personnel, la syllabe indiquant la personne,
(1) ZscHOKKE. Institutiones fundamentales linguœ arabicœ. tienne,
tS69. — II. Derenbourg. Essai sur les formes de pluriels en arabe.
Journal asiatique, 1867. — Stan. Guyard. Nouvel essai sur la for-
mation du pluriel brisé en arabe. Paris, 1870.
(2) II. Derenbourg. Note sur la grammaire arabe. Première
partie. Théorie des formes . Paris, 1869.
234 LA LINGUISTIQUE.
prend place devant le thème, s'il s'agit du temps imparfait,
après le thème s'il s'agit du temps parfait.
Ajoutons que des quinze formes primitives du thème
verbal (dont il a été parlé plus haut) l'arabe en a conservé
neuf, c'est-à-dire bien plus que n'en a gardé l'hébreu.
Ce serait une erreur que de regarder l'arabe vulgaire
comme autre chose que de l'arabe littéral simplifié. La
distinction capitale entre les deux formes, la forme litté-
raire et la forme courante, c'est que la seconde a laissé
tomber les cas qui sont conservés dans la première.
Les cas se reconnaissent dans l'arabe vulgaire par la
position respective des mots ou par l'emploi de préposi-
tions. Il en est donc arrivé au degré d'analytisme qui dis-
tingue également le syro-chaldaïque, l'hébreu, le phéni-
cien. Au pluriel la terminaison générale est în pour les
masculins, àt pour les féminins. Celle du duel est aiti ou
in : yed « main », yedain u deux mains ».
L'article [aï), el perd souvent dans la prononciation sa
voyelle initiale et se réduit à la simple consonne /.
Quant aux désinences des formes verbales, elles ont
également souffert : l'arabe littéral dit qatalta « tu as
tué », qataltum « vous avez tué » ;' l'arabe vulgaire dit
qatalt, qalaltu, teqtol « tu tueras », teqtolu a vous
tuerez » .
En tout cas, ainsi que le fait remarquer M. Renan [op.
cit., liv. IV, cliap. li), nombre défaits démontrent que les
procédés caractéristiques de la langue littéraire étaient
usités dans l'ancienne langue arabe. C'est ainsi, par exem-
ple, que les flexions propres à l'arabe littéral sont absolu-
ment nécessaires pour expliquer la métrique des vieilles
poésies. On prétend même que certaines tribus de l'Arabie
centrale observent encore aujourd'hui dans le langage
courant les flexions qui n'appartiennent plus qu'à la langue
écrite [ibid.). Pourtant l'on serait justement taxé de pré-
ARABE. 235
icntion et de pédanterie en se servant à bon escient de ces
désinences finales dans le langage courant.
Il ne saurait être question de dialectes dans l'arabe lit-
téral. C'est une langue fixée et qui devra s'éteindre sans
rejetons. L'on ne peut en dire autant de l'arabe vulgaire,
de l'arabe parlé. Si peu qu'il diffère de la langue écrite,
nous voyons qu'il en diffère précisément par un de ces
changements qui constituent la vie même de bien des lan-
gues, à savoir le passage d'un état synthétique à un état
analytique. L'arabe vulgaire vit lentement, mais il vit. De
là ses dialectes différents.
On en compte quatre principaux : celui de Barbarie, ceux
d'Arabie, de Syrie, d'Egypte. Ons'accordeàregarderlestrois
derniers comme fort peu distincts l'un de l'autre; ils ont
chacun une certaine quantité de locutions propres, de ter-
mes particuliers, mais là s'arrête leur diversité. Le dia-
lecte de Barbarie offre quelques divergences grammati-
cales ; elles ne sont pas assez considérables, cependant,
pour que ce dialecte ne soit compris aisément dans toute
l'étendue du territoire qu'occupent les autres dialectes.
Le maltais a une origine arabe, mais n'est plus qu'un
jargon plein de véritables barbarismes et que les mots d'o-
rigine étrangère ont fortement pénétré. Il en était de
même du mosarabe du sud de l'Espagne, qui ne s'est éteint,
paraît-il, qu'au siècle dernier.
L'arabe a fourni à certaines langues de l'Europe et de
l'Asie un grand nombre de mots. Les langues éraniennes
actuelles, le persan entre autres, ont admis dans leur vo-
cabulaire une foule de mots arabes ; le turc lui en a em-
prunté un très-grand nombre. Quelques-unes des langues
de l'Inde moderne possèdent une quantité de mots de la
même origine. Enfin, parmi les idiomes européens, les
langues novo-latines (notamment l'espagnol et le portu-
gais) lui ont fait nombre d'emprunts. Parfois ces emprunts
236 LA LINGUISTIQUE.
sont directs, parfois ils sont indirects. En français nous
pouvons citer les mots a coton, tasse, zéro, chiffre, jarre^
algèbre, cramoisi ».
II. Langues de l'Arabie méridionale et de V Ahyssinie .
La seconde branche du groupe arabe, appelée parfois
branche a ioktanide », est composée de deux familles d'i-
diomes que l'on a été un certain temps avant de classer,
non-seulement dans le groupe arabe, mais encore parmi
les langues sémitiques. Ce rameau méridional du système
sémitique occupe en Asie le sud de l'Arabie, et en Afrique
l'Abyssinie.
La vieille langue de l'Arabie du Sud était V/umyarite,
que l'on connaît aujourd'hui par un bon nombre d'in-
scriptions. Cet idiome possède comme l'arabe la forme
particulière des pluriels brisés dont nous avons parlé un
peu plus haut.
L'alphabet himyarite a donné lieu à des recherches fort
intéressantes. Il est acquis aujourd'hui que cet alphabet
dérive de l'ancienne écriture sémitique (qui a donné nais-
sance, ainsi que nous l'avons vu, à l'écriture chaldéenne,
à l'écriture arabe, en un mot à tous les alphabets sémiti-
ques, sauf les cunéiformes assyriens).
La conquête islamite renversa la civilisation himyarite,
et l'arabe s'étendit peu à peu, dans le sud de la péninsule,
jusqu'au littoral de la mer des Indes et du golfe d'Aden.
Pourtant la langue himyarite ne périt point sans laisser de
traces. Dans l'extrême sud de l'Arabie, notamment dans la
région du Mahrah, on a constaté, il y a une quarantaine
d'années, l'existence de l'idiome ehkili, lequel, s'il n'est
point un descendant direct de l'ancien himyarite, en est au
moins fort rapproché.
Dès une époque très-reculée les Sémites de l'Arabie mé-
ARABE. 237
ridionale avaient connu et colonisé la cote sud-ouest de la
mer Rouge. Ce fut plusieurs siècles avant notre ère, mais
à une époque qu'on ne saurait déterminer avec quelque
exactitude. Ils y portèrent, avec leur civilisation, Tidiome
(jue Ton connaît sous le nom de ghez — parfois aussi sous
la dénomination fautive d'(( éthiopien » — et dont les for-
mes sont intimement liées à celles de Thimyarite. Le ghez
est aujourd'hui une langue savante ; il n'existe plus comme
idiome populaire, comme idiome courant. C'est particu-
lièrement une langue liturgique.
On sait que le christianisme prit possession de l'Ethio-
pie vers le quatrième siècle. De ce même siècle date, selon
toute vraisemblance, la traduction de la Bible en ghez ;
nombre de versions d'autres livres juifs et chrétiens enri-
chirent la littérature éthiopienne. Elle possède un certain
nombre d'autres ouvrages, traduits, pour la plupart, soit du
grec, soit de l'arabe.
L'arrivée des Jésuites en Abyssinie fut le signal de la dé-
-cadence. Ces redoutables apôtres, dont les Abyssins ne se
débarrassèrent que trop tard, « attirant à eux toute l'in-
struction et hostiles à l'enseignement indigène, laissèrent
le pays, quand ils le quittèrent, dans une profonde barba-
rie, dont il n'est pas sorti jusqu'à nos jours. » (Renan,
op. cit., liv, IV, chap. i.)
Le ghez était une langue fort développée : il possédait,
■comme l'arabe, les pluriels brisés et conservait encore cer-
taines désinences terminales qu'ont perdues l'hébreu et
Paraméen. Des quinze formes primitives du verbe sémiti-
que, il en connaissait treize (Frédéric Mùller, op. cit.,
p. 529), c'est-à-dire plus que n'en connaissait aucune au-
tre langue sémitique. 11 est avéré aujourd'hui que l'al-
phabet ghez, encore qu'il s'écrive de gauche à droite, et non
de droite à gauche à la façon des autres alphabets sémi-
tiques, a ia même source que l'alphabet liimyarite.
238 LA LINGUISTIQUE.
A côté du ghez, qui n'est plus aujourd'hui, ainsi que
nous l'avons dit, qu'un idiome savant et un idiome litur-
gique, un certain nombre de langues sémitiques dépen-
dantes du même rameau, et qui, pour ne point procéder
directement du gliez, lui sont du moins alliées de fort près,
sont encore parlées actuellement en Abyssinie. On en cite
trois principales : Vamharique dans l'Abyssinie du sud-
ouest ; le tigré au nord ; le liarari au sud-est, par le 40^ de-
gré de longitude et le 10^ de latitude. Ces idiomes sont
peut-être greffés sur d'autres langues plus anciennes et ap-
partenant à un autre système, mais leur grammaire est
incontestablement sémitique et l'on ne pourrait en aucune
façon les séparer du ghez.
§ 5. Individualité des langues sémitiques.
Leur patrie primitive.
On s'est beaucoup plus occupé jusqu'à ce jour de décou-
vrir un lien commun entre les langues indo-européennes
et les langues sémitiques que de comparer ces dernières
entre elles.
Il serait cependant fort important de rétablir, au moins
dans ses traits généraux, la grammaire de l'idiome commun
dont sont sorties toutes les langues sémitiques.
Ces différentes langues, ainsi qu'on a pu le voir par ce
qui précède, sont peu divergentes les unes des autres. Il
est permis de supposer que, dans l'état actuel des connais-
sances acquises, la tâche de restituer leur grammaire
commune ne sera pas trop ardue. Elle le sera bien moins,
en tout cas, que ne l'a été l'entreprise analogue tentée
sur les idiomes indo-européens et qui a eu un si heureux
succès.
Il est à peine besoin de faire remarquer que les auteurs
qui ont le plus cherché à rattacher les langues sémitiques
INDIVIDUALITÉ DES LANGUES SÉMITIQUES. 239
aux langues indo-européennes, n'ont jamais pensé à cette
objection, pourtant si naturelle, qu'il leur fallait comparer
non point l'hébreu ou l'arabe auzend, au sanskrit, au grec,
mais bien la langue commune sémitique à la langue com-
mune indo-européenne.
On peut dire que tous les rapprochements qu'ils on(
cherché à établir, reposent toujours sur des étymologies,
jamais sur la grammaire. Voilà qui les condamne d'une
façon irrémissible.
L'étymologie pure et simple, nous l'avons assez répété,
n'est pas une science. Il est facile avec l'étymologie de
faire dériver l'un de l'autre les idiomes les plus dissem-
blables, non-seulement le basque de l'irlandais , l'étrus-
que du tibétain, mais, ce qui n'est pas plus sérieux, l'hé-
breu du sanskrit, ou, à volonté, le sanskrit de l'hébreu.
La grammaire, comme l'a fort bien dit M. Renan, est
ce qui constitue l'individualité d'une langue ; or, « il faut
renoncer à chercher un lien entre le système grammati-
cal des langues sémitiques et celui des langues indo-euro-
péennes. Ce sont deux créations distinctes et absolument
séparées ». (Op. cît.^ liv. V, chap. ii.) Nous avons déjà
parlé ci-dessus, en traitant de la flexion en général (p. 203),
de la différence profonde, radicale, qui existe entre la
grammaire sémitique et la grammaire indo-européenne;
nous n'y voulons pas revenir.
Qu'il nous suffise de répéter ici que les prétendues rela-
tions constatées entre les deux familles se résument en
étymologies futiles, dénuées de tout caractère scientifique.
On les donnerait toutes volontiers pour la moindre raison
tirée de la forme môme des mots.
Deux causes principales semblent avoir présidé à la
conception si peu scientifique d'une origine commune des
langues indo-européennes et des langues sémitiques. Nous
trouvons la première de ces causes dans la nationalité, ou,
^40 LA LINGUISTIQUE.
pour mieux dire, dans la race même d'un certain nombre
des auteurs qui ont soutenu cette opinion. Une grande
partie d'entre eux sont israélites. Nous n'avons que faire
de citer des noms ; le fait est assez connu. Il y a là un sen-
timent que nous n'analysons point, que nous n'approu-
vons pas davantage, mais que cependant nous pouvons
comprendre.
La seconde cause c'est l'esprit biblique, l'esprit de secte,
pour lequel il ne saurait exister de vérité en dehors de la
théologie. Avant tout, il anathématise l'examen hbre et
laïque, quitte à faire volte-face au dernier moment et à
déclarer que toutes les connaissances acquises procèdent
de lui et de lui seul. L'esprit biblique a décidé jusqu'à
nouvel ordre que l'hébreu et le sanskrit avaient des racines
communes. Soit. Nous prenons acte de cette décision,
mais sans lui donner plus de valeur. L'on ne discute point
avec les gens qui se proclament eux-mêmes illuminés. Au
surplus on comprend assez quelle sorte d'intérêt pousse
ces derniers tenants de la sainte Ecriture à assigner à
toutes les langues de l'univers une origine commune, et
combien il leur importe, en particulier, de les rattacher
plus ou moins directement à la prétendue langue du pre-
mier des Juifs. Laissons, comme dit la même Ecriture,
laissons les morts enterrer leurs morts.
Est-il possible de déterminer d'une façon précise la
région où fut parlée la langue sémitique commune ,
l'idiome d'où procédèrent l'araméen, l'assyrien, l'hébreu,
l'arabe ?
Cette question, à notre sens, est assez difficile à résou-
dre. On n'a pas laissé que de l'aborder. M. Schrader di-
vise la famille sémitique en deux groupes : un groupe du
nord comprenant l'araméen, l'assyrien, l'hébreu et le
phénicien ; un groupe méridional comprenant les deux
subdivisions du même groupe que nous avons indiquées
INDIVIDUALITE DES LANGUES SEMITIQUES. 241
ci-dessus. Ces deux groupes se distinguent nettement l'un
, de l'autre et par leur mythologie et par leur langue. Nous
savons par les traditions de l'antiquité que les Phéniciens
venaient de Babylonie, les Hébreux de Mésopotamie et de
IBabylonie. C'est ce qu'enseigne également toute leur civi-
lisation, et la linguistique rapproche aussi les Hébreux et
les Phéniciens des Assyriens, sans que pourtant la langue
assyrienne soit la source même des langues du groupe
chananéen. Quant au groupe méridional, le groupe arabe,
il ne peut manifestement provenir du précédent. Sa
mythologie l'en diversifie tout à fait et sa langue est
incontestablement plus pure, plus rapprochée du type
sémitique commun que ne l'est l'assyrien, l'araméen ou
'hébreu.
En somme, ce serait dans l'Arabie du nord ou dans
'Arabie centrale qu'aurait été parlée la langue sémitique
commune.
M. Schrader suppose d'autre part que la division du
système sémitique commun ne s'opéra pas tout d'un coup.
Le groupe du nord se sépara le premier, laissant un autre
groupe compacte qui se créa alors la forme des pluriels
)risés. Une fois séparé du groupe arabe, le groupe septen-
rional se divisa à son tour. Les Araméens se seraient dé-
:achés les premiers à l'époque où ce dernier groupe était
ncore en Babylonie et ils se seraient les premiers dirigés
/ers l'ouest (i).
Ce ne sont là, disons-le, que des hypothèses. Peut-être
le vérifieront-elles, peut-être leur sera-t-il substitué d'au-
res suppositions. Elles portent, à la vérité, un certain ca-
•acière de vraisemblance, mais nous ne voulons point nous
)rononcer sur leur compte. Nous pensons que cette quès-
(l) Die ahstammung der Chaldœer vnd die ursilze der Semiten.
'eitschrift der deutschcu morgcnlaend. gcsollschaft, l. XXXVIl.
.eipzifj, 1873.
LINGUISTIQUE. •f6
242 LA LINGUISTIQUE.
tion demeurera obscure longtemps encore et que la lin-
guistique seule ne la résoudra pas sans le secours de l'an-
thropologie et de l'archéologie.
B. LES LANGUES KHAMITIQUES.
Il est à peine besoin de dire que ce terme de langues
khamitiques est tout aussi défectueux que celui de langues
sémitiques. L'usage pourtant paraît le consacrer^ et nous
avons dû l'adopter à défaut de toute autre dénomination
acceptable.
On a bien proposé le nom de u libyen », mais ce nom
dit trop peu, et ne s'applique qu'à Tune des divisions delà
famille khamitique.
Les langues khamitiques qui ont couvert la plus grande
partie de l'Egypte et toute la rive africaine de la Méditer-
ranée, ont-elles occupé, à un moment donnée les régions
de l'Euphrate et du Tigre (au moins en partie) et ont-elles
gagné l'Afrique du nord par la Syrie, la Palestine et
l'Arabie Pétrée, c'est ce qu'il est difficile d'assurer, bien
que certaines présomptions soient en faveur de cette hypo-
thèse.
On sait encore moins, s'il est possible^ dans quelle con-
trée les langues khamitiques se séparèrent des langues
sémitiques. A ce sujet on ne peut aftirmer qu'une chose :
c'est que cette séparation doit être reportée à une très-
haute antiquité, à un âge qu'aucune chronologie ne peut
nous indiquer. Durant toute la période historique, les lan-
gues sémitiques ont fort peu varié, elles ont persisté éton-
namment dans leurs anciennes formes ; ce fait nous dit
déjà que l'époque est bien éloignée où langues sémitiques
et langues khamitiques n'étaient pas encore nées, mais où
il existait un idiome à jamais perdu dont elles devaient
procéder les unes et les autres.
LANGUES KHAMITIQUES. 243
M. Frédéric Mûller a fort bien caractérisé dans son
Ethnographie générale les relations qui unissent entre eux
les idiomes sémitiques et les idiomes khamitiques (I).
Leur parenté, dit-il avec juste raison, est plutôt dans l'iden-
tité de l'organisme que dans la coïncidence des formes
toutes faites. Les deux familles ont dû se séparer à une
époque où leur langue commune était encore dans une
période fort peu avancée de développement. De plus, le
groupe khamitique semble s'être divisé de très-bonne
heure en différents idiomes et les Langues de ce groupe
sont bien moins rapprochées les unes des autres que ne
le sont entre elles les langues sémitiques.
Le système pronominal des deux familles a tout parti-
iiîièrement servi à établir leur parenté. Il y a identité de
racines entre les pronoms sémitiques et les pronoms kha-
mitiques ; il y a identité de procédé pour la formation du
pluriel par l'adjonction d'une terminaison (2). C'est là un
fait bien et dûment acquis.
Dans la partie linguistique du Voyage de la Novara au-
tour du monde, M. Frédéric Mûller a tracé un tableau
sommaire des formes du groupe khamitique. Le féminin,
4ans les noms, est caractérisé par un élément ti^ f, et par-
ifbis cet élément se trouve à deux reprises dans le même
jTiot. En principe le signe du pluriel est an. Parfois c'est
ai ; parfois c'est w, qui pourrait bien n'être qu'une forme se-
condaire de an.
Nulle trace de déclinaison ; on a recours à des particules
placées avant ou après le nom, pour exprimer les rela-
|*ions du nom en question avec le reste de la phrase.
Les formes de la conjugaison sont nombreuses, comme
1) 0\i. cit., p. 445. Vienne, 1873. Grimdhss (1er sprachiuissen-
yliafl, p. 135. Vienne, 187G.
[-1) Maspf.ro. Des pronoms personnels en égyplien et dans les lan-
gues sémitiques. Paris, 1872.
244 LA LINGUISTIQUE.
dans les langues sémitiques. Quant au système des temps
il est très-élémentaire, comme le système du sémitisme.
C'est d'ailleurs ce que nous allons voir dans chacun
des paragraphes consacrés ci-dessous aux différents idiomes
khamitiques.
On distingue trois groupes dans la famille khamiti-
que : le groupe égyptien, le groupe libyen, le groupe
ÉTHIOPIEN. Ils vont nous occuper successivement, au moins
d'une façon rapide.
I. Grimpe égyptien.
C'est au commencement de ce siècle que les anciens
hiéroglyphes d'Egypte furent déchiffrés. Depuis bien des
centaines d'années ils n'étaient plus que lettre morte. Leur
déchiffrement a illustré le nom de GhampoUion, qui, s'il
ne fut point le seul interprète de ces textes précieux, a fait
incontestablement plus que tout autre pour les progrès de
leur lecture.
Un mot d'abord sur les hiéroglyphes (1).
Le nombre de ces caractères est considérable : il y en a
de phonétiques, il y en a de figuratifs. Les signes phoné-
tiques se transcrivent aisément en caractères latins. Souvent
les Égyptiens n'ont écrit d'un mot que les consonnes et
ont négligé les voyelles ; mais d'ordinaire il est facile de
rétablir ces dernières, soit d'après le sens même du reste
de la phrase, soit en comparant le mot en question avec
le mot correspondant de la langue copte, dont nous allons
avoir à parler tout à l'heure.
Ajoutons quelessignes phonétiques peuvent êtresimple-
ment alphabétiques, c'est-à-dire n'exprimer, par exemple^
qu'une seule consonne, ou bien syllabiques, c'est-à-dire
rendre toute une syllabe. Naturellement leur transcrip-
{i) Brugsch. Grammaire hiéroglyphique. Leipzig, 1872.
LANGUES KHAMITIQUES. 245
(ion est aussi aisée dans les deux cas. Quant aux signes
figuratifs, ce sont de vrais et purs dessins. Ils se trouvent
placés à la fin des mots écrits en caractères phonétiques et
Miit pour mission de déterminer avec plus de précision le
-eus même de ces mots. Parfois Ton ne rencontre dans un
(cxtequedes signes figuratifs. La difficulté alors est grande
pour le lecteur, qui doit, en ce cas, se reporter aux variantes
'le ce texte.
L'égyptien possède les deux genres masculin et fémi-
nin. L'élément caractéristique de ce dernier est t. x\insi
ic mot nofer « jeune homme » a pour féminin nofert
jeune fille » ; son veut dire « frère » , sont veut dire
(( sœur ». Notons que ce t peut être aussi bien placé avant
j le mot qu'après.
La terminaison du duel est ui pour le masculin, ti pour
!o féminin : sonui « deux frères ».
Le signe du pluriel est u pour les deux genres : sonu
frères » , tefu a pères » de son « frère » , tef « père » .
Quant à la déclinaison proprement dite, il n'en existe
j)lLisde traces.
Parfois, surtout dans la langue la moins ancienne, on
<inploie Tarticle. Au singulier l'article est pa ou pe pour
\o masculin, ta ou te pour le féminin. Ainsi Ton dit miter
dieu », nutert « déesse » (avec le t signe du féminin), et
1)11 nuter <( le dieu », ta nutert <( la déesse ». Au pluriel
< est na ou 7ie pour les deux genres : na nuteru « les
dieux » {u est le signe pluriel du nom comme nous venons
ili' le voir).
L'adjectif, en principe, suit immédiatement le nom au-
<iuel il sert d'épithète et il s'accorde avec lui en genre et
(Ml nombre. L'on dit par exemple : sat urt « fille aînée,
lille grande », ûmu uni « grands maîtres ». Dans le pre-
mier de ces exemples t indique un singulier féminin, dans
le second u indique le pluriel.
246 LA LINGUISTIQUE.
Le sujet dans la phrase égyptienne se place parfois avant
le verbe, mais pour l'ordinaire le verbe occupe la première
place, le sujet vient ensuite, puis le régime direct, puis le
régime indirect, puis Tadverbc.
Dans les formes verbales l'élément personnel se place à
la fin du radical, à la fin du thème :
uonk « tu es », masculin ;
uont « tu es », ieminiu ;
iionf « il est » ;
uons « elle est »;
uonlen « vous êtes » ;
uonu « ils sont ».
Nous n'avons parlé, en commençant ce paragraphe, que
de Vécriture hiéroglyphique. Il est aisé de concevoir que
ce système dut se simplifier dans la suite des temps et se
modifier en une large mesure pour répondre aux besoins
des relations ordinaires de la vie. Il donna naissance à
deux écritures cursives, l'une appelée hiératique^ l'autre
appelée démotique. Au livre second de ses Histoires, Héro-
dote parle de la double écriture égyptienne, l'une sacrée,
l'autre populaire. L'écriture hiératique, écrite do droite ù
gauche, reproduit simplement sous une forme cursive et
souvent très-abrégée les anciens hiéroglyphes. On la trouve
rarement sur les monuments de pierre ; le plus souvent on
la rencontre sur des papyrus. C'était l'écriture savante et
religieuse.
L'écriture démotique n'est, à son tour, qu'une tonne
de l'écriture hiératique et elle contient encore un certain
nombre devéritables idéogrammes. C'était l'écriture popu-
laire, qui servait à transcrire la langue courante, la langue
vulgaire (1), cette langue qui peut expliquer bien des
différences existant entre l'égyptien ancien et le copte.
(1) Brugscii. Grammaire démotiqve. Berlin, 185b.
LANGUES KHAMITIQUES. 247
L'écriture démotique se lit de droite à gauche comme
récriture hiératique. Assez rapprochée tout d'abord de
( ette dernière elle finit par s'en distinguer très-nette-
ment, et devint à l'époque de la domination romaine fine
et dégagée.
La littérature écrite eu caractères démotiques comprend
(les documents officiels, tels que des décrets; des inscrip-
tions dédicatoires gravées sur pierre ; des contrats de vente
sur papyrus, des inscriptions funéraires. C'est au musée
de Turin que se trouvent les plus anciens papyrus.
Le démotique littéraire comprend une période de dix siè-
cles environ ; dans la première partie du troisième siècle de
notre ère il était encore en usage.
La langue copte procède de l'ancien égyptien, sa période
littéraire va du troisième au septième siècle de notre ère.
C'est une littérature toute chrétienne et qui est assez con-
sidérable. L'islamisme ruina la langue copte et lui substitua
l'arabe partout où elle servait d'idiome populaire. Elle con-
tinua pourtant de mener dans quelques monastères une
existence à peu près factice, mais aujourd'hui elle est com-
plètement éteinte.
Le matériel phonétique du copte était plus riche que
celui de l'ancien égyptien, mais sa grammaire n'en diffé-
rait pas d'une façon notable. A qui connaît la langue
copte il est donc facile d'apprendre l'ancien égyptien,
et réciproquement. Le vocabulaire copte comprend tou-
tefois un assez grand nombre de mots empruntés au
grec.
De même que l'égyptien, le copte marque le féminin en
préfixant au nom l'élément t : nous avons vu que l'égyp-
tien peut le préfixer ou le suffixer. Le signe du pluriel est
u (prononcez a ou ») comme en égyptien, et de plus il y
en a un second, i, qui peut se combiner avec le premier :
sbô (( enseignement », sbôui « enseignements ». Quant
248 LA LINGUISTIQUE.
aux cas il n'y en a point de traces : ce sont des particules
placées devant le nom qui en expriment l'idée.
Le verbe copte possède la double formation par préfixes
et par suffixes, qu'il est aisé de comparera la double for-
mation sémitique dont nous avons parlé plus haut, en trai-
tant du sémitisme en général. Ainsi le signe k « tu )> de la
seconde personne du genre masculin, est placé parfois
avant le thème verbal, parfois après. Mais cette différence
de position n'est point capitale comme dans le verbe sémi-
tique (où elle donne à entendre que l'action est accomplie
ou qu'elle ne l'est pas) ; ici, au contraire, que l'élément
personnel soit posé avant ou après le thème verbal cela
ne paraît pas avoir d'influence sur le sens du mot (1).
C'est au moyen de verbes auxiliaires préposés au thème
verbal que le copte distingue les différents temps, son
parfait, son futur, etc.
L'alphabet copte n'est autre que l'alphabet grec dont
les caractères sont un peu plus gras et plus arrondis ;
parfois on les incline légèrement vers la gauche. Quelques
signes supplémentaires ont été ajoutés d'ailleurs à l'alpha-
bet grec pour rendre les sons perticuliers au copte que le
grec ne possédait pas, par exemple notre « ch ».
On distingue en copte trois dialectes : celui de Memphis,
qui possédait les aspirées kh^ th, ph ; celui de Thèbes au
sud, et un dialecte du nord.
IL Groupe libyen.
L'ancien libyen occupait le nord de l'Afrique, à l'ouest
de l'égyptien , et c'est sur son domaine que vint s'implanter
le punique, le phénicien d'Afrique. La grammaire de l'an-
cien libyen n'est pas encore rédigée, mais on commence à
la connaître par ses inscriptions. M. le général Faidherbe
(1) Frédéric Muller. Reise der œsterr. fregalle Novara, Lin-
guisticher theil, p. 63. Vienne^ 1867.
LANGUES KHAMITIQUES. 249
«Ml a publié récemment une importante collection, deux
. cnts environ, dont plusieurs sont bilingues, une accom-
[)agnée d'un texte phénicien, d'autres accompagnées d'un
texte latin (1).
Le libyen actuel n'a pas un nom général dont l'emploi
soit adopté communément. Le nom de berber ou berbère
est peut-être appelé à devenir une dénomination commune ;
quant à ceux de « kabyle », de « tamachek » et à bien
d'autres encore, ce ne sont que des applications particu-
lières à tel ou tel dialecte et que l'on ne peut étendre à
leur ensemble.
Il est difficile de dresser exactement la carte de la
langue berbère. Toute la partie méridionale de Tripoli,
de la Tunisie, de l'Algérie, du Maroc semble lui appar-
tenir, et en certains endroits elle longe encore la Médi-
terranée, par exemple, en Algérie, de Dellys à Bougie
et au-delà encore vers l'est (Kabylie), entre Tenès et Gher-
chell (2).
Gomme dans les autres langues khamitiques un t est le
signe du féminin. Parfois ce t ne figure qu'au commence-
ment du mot, par exemple, dans tes « vache » et dans
tamaher « femme touarègue » féminin de amaher u toua-
reg » ; mais pour l'ordinaire il est placé tout à la fois
avant et après le mot ainsi que le montrent les exemples
suivants :
akli « nègre », taklit « négresse » ;
ekahi m coq », tckahit « poule » ;
ahtki « veau », talukit « génisse »';
amekkelu «sorcier», tamekkelut «sorcière».
(1) Colleclion complète des inscriptions numidiques, Mémoires de
la Société des sciences... de Lille, 3^ série, t. VIII, p. 361. Paris,
Lille, 1870.
(2) IIanoteau. Essai de grammaire de la langue tamachek\ in
fine. Paris, 1860.
250 LA LINGUISTIQUE.
Le pluriel est en ««, en, au féminin in. Sa formation de-
manderait, d'ailleurs, quelques explications un peu éten-
dues : amenukal « roi » fait, par exemple, imenukalen.
La déclinaison est remplacée ici aussi par l'emploi do
prépositions : aies en tamet' « l'homme de la femme, le
mari de la femme », ïfka i aies « il donna à l'homme ».
Quant au verhe le berber ne possède qu'une seule forme,-
une espèce de forme aoristique, indéterminée, à laquelle
on prête l'idée de présent ou de futur par des procédés tout
à fait accessoires. L'élément personnel est placé après le
thème verbal, sauf à la première personne du singulier, et
à la troisième du. pluriel. Ainsi le verbe elkem « suivre »
fait telkem (( elle suit « et elkemenet a elles suivent »
[t-elkem , elkem-en-et) .
Nombre de mots arabes se sont glissés dans les différents
dialectes berbers. Ceux-ci ont, d'ailleurs, perdu toute espèce
d'écriture propre, sauf le dialecte tamachek.
Cette écriture, formée de signes assez réguliers, est
difficile à lire ; les voyelles n'y sont pas représentées et les
mots ne sont point séparés les uns des autres. Pour la dé-
chiffrer il faut donc, avant tout, connaître la langue elle-
même qu'elle représente.
M. Hanoteau compte en Algérie plus de 855 000 Ber-
bers. Le département d'Oran n'en contient qu'un petit
nombre. Ils occupent plus particulièrement les deux au-
tres départements ; dans celui de Gonstantine il y en aurait
près de 500 000. Quant aux Berbers que l'on rencontre au
sud de l'Algérie^ il est fort difficile de savoir à quel nombre
ils s'élèvent.
Ajoutons que la langue des Guanches, anciens habi-
tants des Canaries, se rattachait au groupe libyen (1).
(1) Sabin Berthelot. Mémoire sur les Guanches. Deuxième
partie. Mémoires de la Société ethnologique, t, II, p. 77. Paris,
1845.
LAxNGUES KHÂMITIQUES. 251
III. Groupe éthiopien.
Les langues qui composent cette famille ne doivent pas^
t'tre confondues avec les idiomes sémitiques de lAbys-
sinie, tigi'é, amharique et autres, dont nous avons parlé
1 i-dessus et qui forment nne division du groupe arabe.
A ces derniers idiomes on a donné parfois le nom de lan-
gues éthiopiennes. Gela prête à confusion. Le nom de
langues éthiopiennes doit être réservé au groupe kliami-
tique des langues de l'Afrique centrale parlées au sud de
l'Egypte, aux alentours et dans certaines parties de
l'Abyssinie.
On en compte six principales : le somâli, répandu dans
le territoire en forme de coin qui s'étend au sud du dé-
troit Bab-el-Mandeb, ainsi que du cap Guardafui, et qui
donne, à l'est, sur la mer des Indes ; le galla, parlé à
l'ouest du somâli, dans l'intérieur des terres, au sud de
l'Abyssinie et au nord des langues appartenant au système
bantou; le bedja, langue des Hadendoas et d'une partie
des Beni-Amer (également appelé le bédouié, la langue
des Bédouins), parlé entre le Nil et la mer Rouge au
nord de l'Abyssinie ; le saho ; le dankâli; Vagaoïiy dans
l'Abyssinie occidentale.
La classification de ces différents idiomes n'est pas en-
core établie ; dans l'état actuel des connaissances, on ne
peut que les grouper les uns avec les autres, et les ratta-
cher aux autres langues khamitiques.
Ils en présentent d'une façon très-évidente tous les
caractères .
Ainsi, en bedja, le féminin a pour signe l'élément / qui
peut être placé, comme en égyptien, soit avant, soit après
le nom. Étant donné un suffixe b pour le masculin, nous
trouvons en bedja pr«/y «blanc», erat «blanche». Par-
252 LA LINGUISTIQUE.
fois le signe du féminin est placé en même temps avant et
après le nom.
Dans la dérivation verbale, le signe du causatif est s en
tamachek : e?'hm « être malade », serhin « rendre ma-
lade»; c'est es en bedja : edlûb « vendre», esdeliib « faire
vendre»; en galla c'est za : gua « être à sec », guaza
<f rendre sec » .
Quant à la conjugaison elle-même, nous trouvons en
saho (comme en copte) une forme où l'élément personnel
précède le radical et une forme où il le suit : il le précède
dans nekke «. nous étions » et le suit dans kino « nous
sommes » [ne-kke, ki-no). Il en est de même du galla, qui
dit, par exemple : gigna « nous allâmes » et nefdeg « nous
perdîmes» [gig-na, ne-fdeg)\ ici la première forme est
celle d'un parfait et la seconde est celle d'un temps aoris-
tique, indéterminé. Ce procédé est analogue à celui qu'em-
ploient les langues sémitiques en semblable occurrence.
G. LES LANGUES INDO-EUROPÉENÎSES.
Nous aurons à donner plus de détails sur les langues
de cette famille que nous n'en avons donné sur chacune
des autres.
La raison en est simple. L'importance des langues indo-
européennes est grande à tous les points de vue. Après
avoir été les interprètes de la civilisation hindoue, de la
civilisation crânienne, de la civilisation grecque et de la
civilisation latine, elles servent d'organe aujourd'hui à la
civilisation moderne. Elles étouffent peu à peu, au moins
en Occident, les idiomes étrangers qui se trouvent en con-
tact avec elles, le basque, le magyar, bien d'autres encore.
Il n'est point de langues qui aient autant vécu, qui aient
passé par autant déphasés et de périodes successives.
Une autre considération doit aussi nous intéresser par-
LANGUES INDO-EUROPÉENiNES. 253-
liculièrement. Les langues indo-européennes possèdent
seules une véritable grammaire comparée. Nous avons dit
que la grammaire des langues sémitiques était encore à
paraître. Celle des idiomes qui vont nous occuper est à
présent à peu près complète, non-seulement dans ses
grandes lignes, dans ses traits généraux, mais encore dans
une foule de détails.
La découverte du sanskrit, de la langue sacrée des Hin-
dous, devait avancer considérablement la connaissance
méthodique des langues européennes appartenant à la
môme famille que lui. aFilippo Sassetti, noble marchand
florentin, fut peut-être le premier, dans une lettre à Pier
A''ettori (15 janvier 1585), à parler de la langue en usage
alors dans l'Inde, oi^i il se trouvait, langue différente de
celle de la religion et de la littérature, et à noter quelques
ressemblances entre les noms italiens et indiens » (1). En
1767, le missionnaire Gœurdoux communiquait à l'Aca-
démie des Inscriptions ses observations sur la ressem-
blance d'un grand nombre de mots du latin et du grec
avec des mots de la langue « samscroutane » . Vingt ans
après, W. Jones proclamait d'une façon définitive le fait
de cette parenté. En 1786, il s'exprimait en ces termes
devant la Société asiatique de Calcutta : « La langue sans-
krite, quelle que soit son antiquité, est d'une admirable
structure ; plus parfaite que le grec, plus riche que le latin^
plus affinée que toutes deux, néanmoins reliée à l'un et à
l'autre par une parenté trop grande, tant dans les racines
des verbes que dans les formes grammaticales, pour que
cela soit purement l'effet du hasard ; ces ressemblances
sont si frappantes, que nul philologue ne pourrait exa-
miner ces trois langues sans penser qu'elles sont sorties
d'une source commune, qui peut-être n'existe plus depuis
(1) D. Pezzi. Introduction à l'étude de la science du langage. Tra-
duit par V. Nourrisson. Paris, 1873.
254 LA LINGUISTIQUE.
loiigteiiips. Il y a une raison semblable, bien que moins
évidente, pour supposer que le gothique et le celte ont eu
la même origine que le sanskrit ; on pourrait aussi ad-
joindre à la même famille le persan antique (1). »
De son côté, Bopp démontra le premier par l'ana-
lyse même des formes linguistiques, l'identité de la plus
grande partie des langues indo-européennes. Il ne lui
fut pas donné de codifier définitivement leurs lois phoné-
tiques, leurs procédés de formation des mots, et sa Gram-
maire comparée n'est plus aujourd'hui qu'une œuvre
historique, mais son nom n'en reste pas moins attaché A
l'une des découvertes qui font Thonneur du dix-neuvième
siècle.
Bopp avait visé dans tous ses écrits à démontrer l'al-
liance intime du sanskrit, du zend et du perse, du grec, du
îatin, des langues celtiques, germaniques, slaves et du
lithuanien. Cette démonstration une fois acquise, et bien
acquise, la science des langues indo-européennes fit un
nouveau pas, un pas énorme.
De la parenté de tous ces idiomes on conclut à une
forme antique dont ils seraient tous sortis, forme loin-
taine, forme à jamais perdue, mais qu'il s'agissait de res-
tituer.
Il n'est que juste de citer ici deux noms que l'histoire
(le la linguistique ne saurait oublier sans ingratitude,
celui de Schleicher et celui de M. Ghavée. G'est à ces deux
auteurs que l'on doit la première mise en réalisation de
cette conception féconde d'une forme commune primitive
dos langues indo-européennes. Dans l'introduction d'un
écrit important, publié il y a déjà près de trente ans,
M. Ghavée pouvait dire : « Ges langues ne sont pour le
linguiste que des variétés d'une langue unique et primor-
(l) Op. cit.,i>. 09.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 255
diale parlée jadis au centre de l'Asie. Pénétré de cette vé-
rité, nous avons entrepris de reconstituer organiquement
les mots de cette langue primitive en rétablissant partout
le type original à Taide de ses variétés les mieux con-
servées » (1). La linguistique moderne est là tout entière.
Schleicher, de son côté, faisait paraître cet admirable ma-
nuel que l'on pourra sans doute reviser, compléter, amé-
liorer, mais qui demeurera toujours la base même des
études de linguistique indo-européenne (*2).
I. La langue commune indo- européenne .
Avant de parler des différents idiomes du système indo-
européen, avant de rechercher le degré de parenté qui
«nit de plus près certains d'entre eux, nous avons à es-
<juisser un tableau général de la langue commune qui a
donné naissance à ces différents idiomes.
On la connaît assez dans son ensemble pour qu'il soit
possible de représenter sa physionomie générale, parfois
môme plus que cela.
A la vérité, ce n'est qu'une langue reconstituée, une
langue dont il ne reste aucun monument écrit, mais la
comparaison des différents idiomes auxquels elle a donné
naissance enseigne suffisamment ce qu'il y a d'organique
et de primitif dans chacun d'eux, ce qu'ils contiennent
chacun du fonds commun qui leur a donné naissance, ce
qu'il faut penser de leurs variations phonétiques et de leurs
formations diverses. C'est ainsi que le philologue peut res-
tituer la forme primitive d'un texte perdu dont il possède
simplement un certain nombre de copies fautives ou
incomplètes.
(1) Lexiologie indo-européenne. Paris, 1849.
(2) Conpendium der vergleichendén grammalik der indo-germani-
schen sprachen, 3e édit. (posthume). Weimar, 1871.
256 LA LINGUISTIQUE.
En ce qui concerne, non plus la phonétique et la struc-
ture de la langue, mais bien sa syntaxe, la'question n'est
pas encore très-avancée ; mais elle a fait cependant des
progrès incontestables ({).
La langue commune indo-européenne possédait les trois
voyelles a, i, ii et leurs longues a, «, û. Le sanskrit et cer-
taines langues slaves, le croate par exemple , ont une
voyelle linguale, un r voyelle, que l'on regarde ordinaire-
ment comme tout à fait secondaire. Certains auteurs, et
nous sommes du nombre, ont pensé que la langue commune
indo-européenne avait possédé elle aussi une voyelle r (2),
mais ce fait, soumis à controverse, n'a point à nous
occuper ici et nous ne le mentionnons que pour mémoire.
Un fait important à noter est celui de la variation de la
voyelle radicale.
Cette variation a lieu de deux façons.
L'un de ces procédés est ce qu'on appelle la « grada-
tion » de la voyelle. Il consiste en ce fait qu'un a bref s'in-
troduit devant la voyelle radicale : la voyelle radicale i de-
vient donc a/, la voyelle u devient au et la voyelle a de-
vient «, lequel correspond à deux a. Ainsi la racine i « aller »
donne au mode indicatif du temps présent la forme orga-
nique AiTi (( il va )) (d'où le sanskrit êti^ le latin it pour
eit^ le lithuanien eiti). Cette première gradation de la
voyelle radicale a-t-elle été la seule qu'ait connue la langue
commune indo-européenne, n'en a-t-elle pas également
connu une seconde, consistant en une nouvelle insertion
de la voyelle a [d'où «?", au pour aai, aau), c'est ce qu'il
est difficile de décider.
Il n'est pas moins difficile, en tout cas, de reconnaître
(1) Delbrûck, WiNDiscii. Syntaklisrhe forschungen, Halle, 1871.
— Bergaigne. Essai sur la construction grammaticale. Paris, 1875.
(2) Mémoire sur la prononciation et ta primordialité du r vocal
sanskrit. Paris, 1872.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 257
«n quelle façon cette modification de ia voyelle radicale
apporte un changement quelconque à la signification même
du mot. Y a-t-bien ici une véritable flexion, une flexion au
•sens vrai du mot, c'est-à-dire (comme nous l'avons vu
plus haut) une modification interne de la racine? Le fait
«st possible, mais ce rapport n'est pas encore démontré.
Quant au second procédé de la variation des voyelles, il
constitue, à n'en pas douter, une véritable flexion. Il con-
siste en ce fait que la voyelle a des éléments pronominaux
ta, na, etc., se changeant en t, w, ces éléments de dériva-
tion deviennent actifs de passifs qu'ils étaient. Un exemple
rendra la chose très-intelligible. Soit la racine ma/( pen-
ser» à laquelle on suffixe, en tant qu'élément dérivatif, le
pronom démonstratif ^a. Il en résulte la forme mata- «pensé,
ce qui est pensé, chose pensée » ; que la voyelle du pronom
dérivatif devienne ?', le sens du mot devient actif, de passif
(ju'il était, et mati- signifie l' « acte de penser ». C'est le
sanskrit mata- et mati-. Il ne peut y avoir d'exemple plus
frappant de la flexion, c'est-à-dire de cette faculté de chan-
ger le mode de relation d'une racine au moyen d'une
variation interne de cette même racine. Par la suite, des
temps, un certain nombre de ces mots en i deviennent
des mots abstraits comme le grec [J.f^Ti-r, « sagesse »,
cpaTi-ç « parole, discours », le \<iWndoti- (au nominatif f/os),
mais cela n"a rien à faire avec leur mode même de forma-
lion.
\jQ. système des consonnes de l'indo-européen commun
•Hait des plus simples. Il se composait des trois explosives
/.-, t, />, de leurs correspondantes faibles g, d, b, et des
ispirécs(7^, dli, hli, en tout neuf explosives; des deux na-
tales 11, m, l'une denlale, l'autre labiale; de la vibrante r ;
<le la siKIante denlale s et d'un v dont la prononciation fut
sans doute celle dé notre « v », non point celle du a w »
.mglais. Prononcé de la sorte c'eût été une demi-vovellc
LINGUISTIQUE. (7
258 LA LINGUISTIQUE.
non plus une consonne. En tant que demi-voyelle l'idiome
indo-européen possédait notre y.
C'estlà, on le voit, un système fort peu compliqué. Les
différents idiomes indo-européens y ajoutèrent tous plus ou
moins. Les langues de l'Inde, les langues éraniennes et les
langues slaves virent naître chez elles les articulations dites
(( chuintantes », nos tch^ dj et différentes espèces de sif-
flantes; le grec changea les aspirées faibles « gh, dh, hh »
en aspirées fortes kh, th, ph (/, 6, ç). Les langues germa-
niques, les langues celtiques et le latin demeurèrent plus
fidèles au système primitif des consonnes; mais ces idio-
mes virent naître, eux aussi, des articulations nouvelles, /",
par exemple. L'indo-européen commun no connaissait
point la vibrante /; elle se dégagea plus ou moins rapide-
ment de l'ancienne vibrante r dans tous les rameaux de
la famille.
Nous insisterons peu sur le procédé de formation des
mots.
La dérivation indo-européenne est des plus simples :
elle a lieu, en général, par la suffixation d'un élément
d'origine pronominale à un élément d'origine verbale, par
exemple mata-, mati- cités ci-dessus. Le tiret dont nous
faisons suivre ce mot indique qu'il ne représente qu'une
forme radicale, ou, pourmieux dire, une forme thématique,
en autres termes, qu'il n'est qu'un simple thème.
Nous verrons tout à l'heure comment les suffixes casuels
ou les suffixes personnels s'adjoignent à la forme théma-
tique, au thème, et en font un véritable mot, c'est-à-dire
un nom décliné ou un verbe conjugué.
La dérivation est dite dérivation à base verbale lorsque
l'élément dérivé (celui auquel s'accole l'élément dérivatif)
est une racine verbale; elle est dite, au contraire, dériva-
tion à base pronominale lorsque l'élément dérivé est lui-
même une racine pronominale. Pour être moins fréquent
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. ^59
que le précédent, ce cas est loin d'être rare. Nous pouvons
citer, par exemple, le thème ajka- (d'oii le sanskrit êka-
(( un, un seul, seul et même » et le latin xquo-, au nomi-
natif masculin cp^wms « égal, uni »); l'élément dérivatif
est le pronom relatif ka « qui, lequel », l'élément dérivé
est le pronom déterminatif i (latin is, id)^ devenu ai par
gradation, par préfixation d'un cr, selon ce que nous avons
dit ci-dessus.
Ajoutons que la dérivation peut être faite encore au
moyen d'un élément verbal, non plus d'un élément prono-
minal, mais ce cas est beaucoup plus rare et nous ne fai-
sons que l'indiquer. En tout état de cause, remarquons
bien que dans les langues indo-européennes la déri-
vation a toujours lieu par suffixes, jamais par préfixes :
cela est caractéristique.
La déclinaison de l'indo-européen commun comportait
les trois genres, masculin, féminin, neutre ; les trois nom-
bres, singulier, duel, pluriel, et huit cas. Sous tous rap-
ports, ce système est beaucoup plus compliqué que le sys-
tème de la déclinaison sémitique.
En principe c'est par la désinence indicatrice du cas que
le genre lui-même est désigné. Ainsi dans les thèmes
Unissant par un a l'élément du cas nominatif, au singulier,
est s, au neutre cet élément est w, le même que celui de
l'accusatif. Exemples : akva-s « le cheval » (en sanskrit
arvas, en latin equus); yuga-m « le joug » (en sanskrit
l/iigam, en \aùnjugum). Le signe du pluriel suit en prin-
cipe celui du cas, mais ce signe n'est pas toujours le
înème et souvent il est fort difficile de découvrir sa forme
primitive. En bien des cas c'est simplement la consonnes,
reste d'un élément qui se montrait jadis dans sa forme in-
tégrale.
Il ne faut pas loublier, ces suffixes indiquant le cas et
es autres suffixes indiquant le nombre ont été primitive-
260 LA LINGUISTIQUE.
ment des formes indépendantes; ce n'est que par la suite
des temps que ces formes en sont arrivées à n'être plus que
des éléments secondaires, des éléments destinés à indiquer
les relations et les modes d'être d'une autre racine. On a
souvent cherché à découvrir la forme primitive de ces élé-
ments; toutes les tentatives sont demeurées sans résultats
certains. L'on a proposé des conjectures plus ou moins
probables, mais, en réalité, la solution de ce difficile pro-
blème est encore à trouver. Au moins le but auquel il faut
tendre est constant, bien établi et vraisemblablement on
l'atteindra un jour ou l'autre.
Les cas do l'indo-européen commun étaient, avons-nous
dit, au nombre de huit; deux cas directs : nominatif, ac-
cusatif; six cas indirects : locatif, datif, ablatif, génitif, un
double instrumental. Voici quelle était, au singulier, la
forme organique de ces suffixes. La désinence du nomi-
natif était s: certaines lois phonétiques ont fait parfois
disparaître cette consonne dans les langues dérivées de la
langue indo-européenne commune, mais on peut dire
([u'en général elle a persisté. — Accusatif : les thèmes
finissant par une consonne prennent la désinence am,
ceux qui Unissent par une voyelle prennent ladésinenceM.
C'est ce que nous voyons, par exemple, dans le latin soror-
em dont le thème est soror- « sœur » et sùim dont le
thème est su i- « soif )^. — La désinence du locatif singu-
lier est 1 ; nous verrons que le grec a fait passer le locatif
à la place du datif et que le latin ne l'a pas entièrement
rejeté. — Le datif singulier a pour désinence ai, que les
langues de l'Inde et le zend ont seules conservé rigoureu-
sement, ordinairement sous la forme condensée ê. — La
désinence de l'ablatif est tantôt at, tantôt t, — celle du
génitif est ordinairement as, parfois s (sanskv'd nâmnas a du
nom )), nâvas « duvaisseau)»). Lorsque le thème se termine
en o, cette désinence est sya (sanskrit açvasya a du cheval »).
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 261
Le premier instrumental a pour terminaison a, le se-
cond bhi. Ces diverses désinences s'appliquent à tous les
noms, qu'ils soient (selon leur sens) ou substantifs, ou
adjectifs, ou participes. Cette triple division n'a rien à
faire avec la forme même du mot qui seule nous occupe
ici.
Quant au vocatif, ce n'est point un cas; en principe il
n'avait d'autre forme que la forme même du thème : akva
« ô cheval! », avi « ô mouton! », agni «ô feu! ». Ce
n'est que par la suite que certaines langues dérivées de
l'indo-européen commun ont parfois assimilé le vocatif au
nominatif, ou, pour parler plus exactement, ont parfois
employé le nominatif en tant que vocatif.
Le verbe indo-européen possède deux voix : l'une tran-
I sitive « j'entends, je frappe >;, l'autre intransitive « je
m'entends, je me frappe », mais toutes deux actives.
C'est dans l'élément pronominal placé à la suite du thème
Norbal qu'il faut chercher l'expression même de cette dif-
férence de sens. Il y a, en un mot, deux sortes de suffixes
personnels : des suffixes transitifs, des suffixes intransitifs.
(Test ainsi, par exemple, qu'à la troisième personne du
singulier, le suffixe de la voix transitive est Ti et que celui
(le la voix intransitive est tai : on reconnaît la forme
grecque Ta', de la voix appelée « passive » par les gram-
mairiens, qui, en effet, a ce sens dans la langue grecque,
mais dont le sens premier était simplement intransitif,
léflexif. Il n'y a point de doute que les suffixes personnels
delà voix intransitive ne procèdent des suffixes de la voix
transitive; celui de la première personne veut évidemmen!
dire « je me », celui de la seconde « tu te », celui de la
Iroisième « il se » (en latin « ego me, tu te, ille se » ). La
(iémonstration de ce fait n'est peut-être pas rigoureuse-
ment établie, mais il semble difficile qu'elle ne le soit pas
un jour ou l'autre.
262 LA LINGUISTIQUE.
Tandis que le système sémitique ne connaissait que
deux temps, l'un exprimant que l'action était accomplie,
l'autre qu'elle ne l'était pas encore, l'indo-européen com-
mun en possédait six. Quatre de ces temps étaient simples,
les deux autres étaient composés.
Le présent a pour forme la plus simple, la racine telle
quelle, suivie du suffixe personnel. Parfois la voyelle de la
racine a subi cette augmentation dont nous parlions ci-
dessus, par exemple la racine i « aller » devient ai : aiti
(( il va » (sanskrit êti^ lithuanien eiti) . Parfois la racine
verbale est dérivée ; il s'agit de conjuguer une forme com-
plexe, par exemple le thème bhara- dont l'élément bhar
est radical et dont l'élément A n'est qu'un élément déri-
vatif. De là le présent bharati « il porte ». Quoi qu'il en
soit, le présent est toujours un temps simple , qu'il
s'agisse de conjuguer la racine elle-même ou un dérivé de
la racine.
\Iimparfait est formé du thème du présent, soit simple,
soit dérivé, auquel se préfixe l'augment A ; de plus, les
désinences personnelles sont écourtées : ^2 de la troisième
personne devient t ; mi de la première devient m. Ainsi le
présent bharati « il porte » a pour imparfait abharat « il
portait ».
h'aoriste simple est caractérisé comme l'imparfait, par
l'emploi de l'augment et des suffixes personnels écourtés ;
il s'en distingue simplement par ce fait qu'il ne tient pas
compte de la forme du présent. En grec, par exemple,
la racine Os « poser » se redouble au présent et donne
t{6£T£ « vous posez » ; l'imparfait préfixe l'augment (s) à
cette forme redoublée et fait Iv.^i-.t « vous posiez » : l'ao-
riste simple ne tient pas compte du redoublement et fait
eOîTî (( vous posâtes » .
Le jjarfait a pour caractéristique le redoublement de la
racine.
LANGUES INDO-EUROPEENNES. 263
A ces quatre temps simples s'ajoutent, avons-nous dit,
«ieux temps composés. Le futur est l'un de ces deux temps.
(I est composé de la racine verbale et d'un élément asya,
SYA, dont ie sens premier semble avoir été celui de a tendre
à être » ; de là, par exemple, le sanskrit dâsyati « il don-
nera». U aoriste composé^ que le sanskrit, le zend, les
langues slaves et le grec ont conservé — ce dernier sous
le nom d'aoriste premier — a pour caractéristique l'élé-
ment SA.
Ces six temps sont complétés dans l'indo-européen com-
mun par trois modes : l'indicatif, le conjonctif, l'optatif.
Vindicatif n'a aucune caractéristique : au mode indicatif
la forme du temps reste telle quelle. Il en est différemment
des deux autres modes. Le conjonctif a, i^our caractéris-
tique un A placé entre le thème et le suffixe personnel :
' l'indicatif du temps présent étant asti « il est», le con-
, jonctif du même temps sera asati. On donne parfois à
j Voptatif\e nom de potentiel ; ce mode est formé par l'in-
tercalation d'un élément ya, Yâ, entre le thème verbal et
le suffixe personnel écourté : ASYâT « puisse-t-il être! ».
Le tableau que nous venons de donner des différentes
Ibrmes organiques du système indo-européen primitif est
sans doute bien peu développé. Il peut suffire cependant,
nous semble-t-il, à faire saisir l'esprit général de ce sys-
tème. En parlant des différents idiomes de la famille indo-
< iiropéenne nous ne pourrons indiquer encore que d'une
façon très-rapide ce que chacun de ces idiomes a conservé
de l'héritage commun, ce qu'il en a perdu, mais on peut
< onnaitre déjà, au moins d'une manière assez générale,
([uelle était la composition et la richesse de cet héritage.
Nous nous sommes servis jusqu'ici pour désigner cette
langue reconstituée dont sont sortis les différents idiomes
j indo-européens de la seule dénomination d'indo-européen
commun. Bopp avait donné au sanskrit, aux langues éra-
564 LA LINGUISTIQUE.
niennes, aux langues slaves, germaniques, celtiques, au
grec, aux langues de l'Italie le nom de langues indo-ger-
maniques. Cette appellation, qui prévaut encore aujour-
d'hui en Allemagne, ne supporte pas la moindre critique ;
à quelque point de vue que l'on veuille se placer, elle est
absolument vicieuse. Pourquoi ne pas dire aussi bien lan-
gues indo-italiques, langues indo-slaves? Quelques auteurs
ont proposé avec plus de raison le nom de langues <( indo-
celtiques ». Ils se fondaient en cela sur une sorte de motit
géographique et leur idée était assez acceptable. On semble
ne l'avoir pas goûtée, et il n'est pas à croire que ce nom
ait plus de succès que n'en a eu celui de syro-arabe que
l'on a voulu donner au système des langues sémitiques.
Indo-celtique, d'ailleurs, n'est pas irréprochable : le se-
cond terme du mot est exact, le premier ne l'est point.
L'Inde, en effet, n'est pas occupée seulement par les
idiomes alliés au sanskrit, elle possède également les
langues dravidiennes qui n'ont avec les précédentes aucun
lien de parenté.
Un nom plus court et qui a paru un moment devoir
faire son chemin a été proposé : celui de langues aryennes.
On est parti de ce prétendu fait que les anciens Hindous
et les anciens Eraniens se donnaient à eux-mêmes le nom
d'Aryas (1) ; mais il est hors de doute que rien n'est moins
prouvé, nous dirons même que rien n'est moins vraisem-
blable. Peu importe dès lors que la racine que l'on re-
trouve dans le sanskrit arya-, àrya- « noble », dans le
zend airya-, existe aussi dan.s les autres langues de la
même famille, par exemple dans les langues celtiques.
Peu importe que le nom d'Arie ait été donné à une région
spéciale dont les habitants pouvaient recevoir à juste titre
le nom d'Aryens. La question est tout autre. Il s'agit de
(1) PiCTET. Les origines indo-euro'péennes ou les Aryas primitifs',
t. 1, p. 28. Paris, 1859.
LANGUES INDO-EUROPEENNES. 265
savoir si ce terme peut être généralisé, s'il est permis de
l'étendre à toute la famille. Sans hésiter nous répondrons
que cela n'est point justifié. Il n'y a pas même un com-
mencement de preuve. Nous ne suivrons donc pas
MM. Oppert et Ghavée lorsqu'ils donnent à la langue
commune indo-européenne le nom d'aryaque, de langue
aryaque, et nous n'accepterons pas davantage le nom
de langues aryennes appliqué par un certain nombre
d'auteurs aux différentes langues issues de cet ancien
idiome.
Le nom d'indo-européen est sans doute un terme fort
vague, un terme de convention dont les deux composants
disent l'un et l'autre plus qu'ils ne devraient dire — bien
que l'un d'eux, d'autre part, soit insuffisant, puisqu'il laisse
à l'écart les langues éraniennes; — sans doute également
il y aurait avantage à substituer à ce mot par trop long un
terme plus commode; mais ce dernier terme, il s'agit de
le découvrir, et nous estimons que le nom d'indo-européen
lie doit être abandonné pour une autre expression que si
cette expression se trouve parfaitement justifiée. Ce n'est
point le cas des mots aryaque et aryen, aussi n'employons-
iious exclusivement que ceux d'indo-européen et de lan-
gues indo-européennes.
La famille des langues indo-européennes se divise en
liuit grandes branches, en huit grands groupes : groupe
hindou, groupe éranien, groupe hellénique, groupe itali-
que, groupe celtique, groupe germanique, groupe slave,
groupe k'ttique. Nous allons les passer successivement
en revue ; nous examinerons leur physionomie parti-
culière, nous dresserons le tableau de leurs propres di-
visions et nous parlerons, à l'occasion, de leur histoire
et de leur littérature. Nous aurons à rechercher éga-
lement quel est le degré de parenté qui peut unir plus
intimement les unes aux autres certaines branches de
266 LA LINGUISTIQUE.
cette grande famille et nous dirons quelques mots de la
contrée où aurait été parlé, selon toute vraisemblance,
l'indo-européen commun.
§ 1. Branche hindoue.
Dès la fin du seizième siècle, un Italien, Philippo Sas-
setti, attirait 1 attention sur la vieille langue sacrée des
Hindous, le sanskrit, et se plaisait à en rapprocher un
certain nombre de mots de sa langue maternelle (1). Deux
cents ans plus tard, vers la fin du dix-huitième siècle, le
moine Paulinusa Sancto Bartholomœo publiait à Rome la
première grammaire du sanskrit qui ait été rédigée en une
langue européenne. Quelques années auparavant, les Fran-
çais Gœurdoux et Barthélémy avaient communiqué à l'Aca-
démie leur opinion raisonnée de la parenté du sanskrit
Avec le grec et le latin. Les travaux d'un grand nombre de
savants anglais, parmi lesquels nous devons citer William
Jones, Golebrooke, Carey, Wilkins, préparèrent et rendi-
rent possible l'œuvre véritablement fondamentale deBopp.
C'était sur le sanskrit que l'onallaitétablir l'édifice tout en-
tier de la grammaire comparée indo-européenne; non que
cette antique langue pût être regardée, même dans ses
monuments les plus anciens, comme la mère commune des
langues éraniennes, du grec, du latin, des langues slaves
et des autres idiomes de la même famille, mais bien parce
qu'en définitive elle s'éloignait beaucoup moins que chacun
d'eux de la langue, aujourd'hui perdue, dont ils descen-
daient tous les uns et les autres. Le grec, le latin et leurs
congénères ne procèdent pas plus du sanskrit, que l'hé-
breu et l'assyrien ne procèdent de l'arabe. C'est donc sans
aucune raison que l'on donne parfois aux langues indo-
(1) Letlere,Y). 415 et suiv. Florence^ 1855.
LANGUES HINDOUES. ;267
«européennes le nom de langues « sanskritiques » . Souvent,
a la vérité, les formes du sanskrit sont plus correctes,
mieux conservées que celles des autres langues indo-euro-
péennes, mais ces dernières, à leur tour, l'emportent par-
fois sur le sanskrit et se rapprochent avec plus de fidélité
du type commun qui leur a donné naissance. Et ce que
nous disons ici s'applique tout aussi bien au sanskrit vé-
dique qu'au sanskrit classique; cette distinction est oiseuse
lorsqu'il s'agit d'établir le degré de parenté des idiomes
indo-européens, et le sanskrit védique n'est en réalité que
du sanskrit, c'est à-dire une simple branche de la souche
commune des langues indo-européennes.
Le rameau hindou ne comprend, au fond, qu'une seule
espèce d'idiomes, mais les uns sont anciens, les autres sont
contemporains et nous les examinerons sous deux para-
graphes différents.
I. Anciennes langues hindoues.
Le mot sanskrta- signifie « parfait, accompli » : la lan-
gue sanskrite est donc la langue parfaite, accomplie. Ce
nom lui a été donné en opposition du terme prâkrta-
qui veut dire « naturel » et qui s'applique à la vieille
langue vulgaire, ou, pour parler plus exactement, aux dif-
férents idiomes de la langue vulgaire. Le sanskrit était la
langue sacrée, la langue juridique, la langue littéraire; le
prâkrit était la langue courante, la langue populaire, qui
tout d'abord ne fut pas une langue écrite.
Le sanskrit possédait les voyelles a, /, u (prononcez
« ou ») et leurs longues, les voyelles linguales r, /• et la
longue de la première d'entre elles, un è et un ô représen-
tants des anciennes diphtbongues « ai » et « au » ; enfin
les dipbthongues ai et au. Son système de consonnes était
fort riche. Outre les explosives k, ?, />, g, d, h, (jh, dh, hh,
268 LA LINGUISTIQUE.
il possédait des explosives chuintantes « tch » et « dj » et
des explosives linguo-dentales empruntées, selon toute
vraisemblance, aux idiomes dravidiens et que l'on transcrit
d'habitude par un « t » et un « d » munis d'un point placé
au-dessous (^, ^, etc.). De plus, tandis que la langue
commune indo-européenne ne connaissait en fait d'aspi-
rées que les consonnes « gh, dh, bh », le sanskrit possé-
dait à côté de chaque explosive forte sa correspondante
aspirée, c'est-à-dire M, th, ph. Gela lui faisait vingt
explosives, dont dix simples et dix aspirées. La langue
commune indo-européenne ne connaissait que deux na-
sales « m » et (( n n : le sanskrit en possédait une pour
chaque ordre de ses consonnes, une labiale, une linguo-
dentale, etc., en tout cinq. Au lieu d'une simple sifflante
((S », il en possédait quatre. De plus, il avait une aspirée,
A, enfin un y et un v.
L'euphonie de la langue sanskrite est des plus comph-
quées ; on ne peut la bien connaître que par une longue
pratique. Ses règles sont d'une sévérité absolue, et si elles
reposent, en général, sur des principes acoustiques parfai-
tement saisissables, on peut dire qu'elles semblent parfois
d'une linesse presque exagérée que nous avons quelque
peine à comprendre (1). L'euphonie si délicate des langues
slaves est loin d'être aussi fine que celle du sanskrit et
l'euphonie du grec et du latin n'est, en comparaison,
qu'une espèce d'essai très-rudimentaire.
Par contre, la formation des mots n'offrepoint de grandes
difficultés. Gela tient à la conservation même de la langue.
Les éléments qui concourent à la dérivation des mots de-
meurent bien autrement reconnaissables en sanskrit qu'ils
ne le sont dans toute autre langue congénère, sauf peut-
être dans les idiomes éraniens.
(1 ) Nous avons essayé d'en dresser un tableau aussi peu com-
pliqué que possible : Euphonie sanskrile. Paris, 1872.
LANGUES HINDOUES. 269
On peut dire que la déclinaison est à peu de chose près
celle de l'indo-européen commun. La plus grande diffé-
rence que Ton pourrait relever entre le tableau d'une dé-
clinaison sanskrite et celui de la déclinaison de la forme
indo-européenne commune correspondante, tiendrait aux
variations euphoniques auxquelles le sanskrit ne peut se
soustraire. Ce n'est pas à dire cependant que sa déclinai-
son, en dehors de ce fait, soit absolument organique. Non,
sans doute. Ainsi, nous ne rencontrons en sanskrit la
véritable forme de l'ablatif singulier que dans les noms
dont le thème se termine en a : les vieilles formes latines
« scnatud, navaled » et autres n'ont point d'analogues en
sanskrit. Mais, en définitive, ce n'est là qu'une exception,
et Ton peut dire d'une façon générale que la déclinaison
sanskrite reflète assez fidèlement celle de l'idiome commun
dont elle procède. Elle l'emporte, sans conteste, sur la
déclinaison des vieilles langues éraniennes qui pourtant
peut passer pour très-bien conservée.
Le sanskrit possède les six temps de l'indo-européen
commun, présent, imparfait, aoriste simple, parfait, futur,
aoriste composé, et il s'est créé de plus un nouveau temps,
un «conditionnel». Ce conditionnel n'est autre que le
futur dont les suffixes personnels sont écourtés et auquel
l'augment a été préfixé; de bhôtsyati « il saura», on forme
(ihliôtsyat (( il saurait ». Le conditionnel sanskrit est donc
au futur ce que l'imparfait est au présent.
L'ancien idiome védique ne diffère du sanskrit classique,
du sanskrit des épopées hindoues, que d'une façon peu
considérable; les différences que présentent les deux idio-
îues ne touchent d'ailleurs en rien au fond même de la
langue, à sa constitution, à son mode de formation, et
nous ne pourrions nous arrêter sur ce sujet qu'en entrant
dans une série de détails inopportuns (l).
(Ij Ad. Kegmer. Elude sur l'idiome des Védas. Pai'is, 1855.
270 LA LINGUISTIQUE,
L'écriture hindoue, dite écriture « dêvanàgarî » —
« écriture divine », — composée d'une cinquantaine de
signes simples se lisant de droite à gauche, et d'une quan-
tité de signes complexes oii se trouvent unis deux, trois
signes simples, a tout avantage à être transcrite en carac-
tères latins pourvus de signes diacritiques. Une consonne,
en principe, ne se lit jamais seule : elle est toujours suivie
de la voyelle a, à moins qu'un signe accessoire n'indique
que la voyelle suivant cette consonne est autre que la
voyelle a. Un mot finit-il par une consonne et le mot sui-
vant commence-t-il par une voyelle, l'écriture relie ces
deux mots; cette difficulté et quelques autres tout aussi
sérieuses rendent l'usage du dêvanàgarî peu pratique.
Les plus anciennes inscriptions de l'alphabet hindou ont
été gravées sur des rochers vers le troisième siècle avant
notre ère; l'origine de cette écriture paraît connue aujour-
d'hui et l'on s'accorde généralement à la rattacher à l'an-
cien alphabet sémitique dont nous avons parlé ci-dessus (j ).
L'alphabet hindou ne demeura point cantonné dans l'Inde,
où il est employé par presque tous les dialectes modernes
sous différentes formes; l'écriture tibétaine en dérive, de
même que celle des Javanais, et il a donné naissance égale-
ment à un certain nombre d'autres alphabets.
Parmi les idiomes pràkrits, les idiomes populaires qui
vivaient à côté de la langue littéraire et sacrée, il en est un
qui eut une destinée toute particulière. Ce fut le pâli. Gel
idiome fut celui de la propagande bouddhiste, ce fut la
langue spéciale de cette religion douée, comme l'on sait,
d'une merveilleuse force d'extension. Sa littérature fut
donc très-importante. Le pâli ne serait autre que l'an-
(1) A. Weber. Indische skizzen, p. 125. Berlin, 1857. — Fr. MQl-
LKR. Reise der œst. fregatte Novara, Linguisticher theil, p. 219.
Vienne, 1867.
LANGUES HINDOUES. 271
cienne langue populaire du pays de Magadha, dans l'Inde
du nord-est, langue très-ancienne, assurément, et qui
montre parfois une supériorité notable sur les anciens do-
cuments pràkrits conservés dans les drames de la vieille
littérature hindoue. Il ne change point, par exemple, les
« y » en « dj » — comme nous le verrons faire également
aux idiomes néo-hindous ; — il a conservé certaines for-
mes de la déclinaison antique perdues dans les autres idio-
mes et sa conjugaison témoigne également d'un état moins
analytique. La voyelle r du sanskrit n'existe plus en pâli,
la plupart du temps elle est remplacée par un a; les voyel-
les longues deviennent brèves en certains cas; les trois sif-
flantes se confondent en une seule, s; l'assimilation des
consonnes se développe de plus en plus ; à la fin des mots
il ne peut y avoir qu'une voyelle simple ou une voyelle
nasale. Dans la déclinaison le duel est entièrement perdu,
I»' datif est suppléé par la forme du génitif. Telles sont,
■ntre autres, quelques particularités du pàh.
De toutes les langues indo-européennes il en est bien
peu qui puissent comparer leur littérature à la littérature
de l'Inde ancienne. La littérature hindoue brilla non-seu-
lement par sa richesse, par sa variété, mais aussi par l'ex-
lellence d'une grande partie de ses œuvres. M. Alb. Weber
•Ml a donné une esquisse rapide et très-fidèle (i). L'an-
<ienne littérature védique comprend d'abord le Rig-Véda,
le Sàma-Véda, les deux collections du Yadjur-Véda et
l'Atharva-Véda. Le premier de ces Védas est un recueil de
«liants, d'hymnes religieux; le second et le troisième con-
tiennent des prières et des formules à réciter durant les
sacrifices; le quatrième est plus récent que les trois au-
tres, beaucoup plus jeune notamment que le premier.
'^I) Akademiiche vorlesungen iiber indische literaturgeschichte,
coude édillon. Berlin. 1876.
272 LA LINGUISTIQUE.
Outre les collections d'hymnes, la littérature védique com-
prend encore les « brâhmanas » , écrits où se trouvent un
grand nombre de prescriptions rituelles, de traditions,
d'explications religieuses, et les « soûtras », espèces d'ap-
pendices aux écrits précédents. La période classique est
bien plus variée. Elle brille tout d'abord dans la poésie
épique, puis dans le drame, la poésie lyrique, la fable, le
-conte, les proverbes; elle a produit enfin des ouvrages con-
sidérables de grammaire, de rhétorique, de philosophie,
d'astronomie, de médecine, et nombre d'écrits techniques.
Vient ensuite la littérature bouddhiste, dont le pâli, ainsi que
nous l'avons dit, fut le principal organe.
11. Langues nco-lt indoues.
Elles sont parlées par environ cent quarante millions
•d'individus dans la partie septentrionale de l'Inde, qui
comprend approximativement les deux tiers de toute la
presqu'île.
Le sanskrit n'est point leur auteur direct; elles procè-
■dent toutes des anciens idiomes pràkrits, des anciennes
langues populaires qui étaient parlées à côté du sanskrit,
langue religieuse et littéraire. On dit ordinairement que
les langues néo-hindoues se sont formées vers le dixième
-siècle de notre ère, peut-être quelque temps auparavant.
O'cst là une façon de parler. On ne peut entendre par ces
paroles qu'une seule chose, c'est que la forme qu'elles pré-
sentent actuellement peut remonter approximativement à
€ette époque ; quant à leur véritable antiquité, elle est bien
plus haute, puisqu'en définitive elles ne sont que la suite
des anciens dialectes populaires, des anciens dialectes
pràkrits.
Il existe un assez grand nombre de langues néo-hin-
doues; quelques-unes d'entre elles n'ont qu'une littérature
LAiNGUES HINDOUES. 273
pauvre, d'autres, par contre, ont une littérature fort dé-
veloppée. On peut citer parmi les principaux dialectes le
bengali^ qui renferme un grand nombre d'éléments de
l'ancienne langue littéraire; Vassamï, peu différent du pré-
cédent; Voriya — parlés tous trois dans la région de l'est;
à l'ouest, vers l'emboucliure del'Indus, \(ismdhï, le moul-
tani, le gouje7'ati; au nov A, \e népali ai le kaclimirien;
au centre, V hindi et Y hindoustani — appelé également
u ourdou », — un peu plus au sud, le mahratte.
On donne le nom à'kindoid à un idiome qui eut au
moyen âge des langues de l'Inde une grande expansion
littéraire, et que représentent aujourd'hui encore certains
dialectes du nord-ouest de la péninsule. On a dit avec juste
raison que l'hindi n'était que de l'hindoui modernisé;
quant à l'hindoustani, auquel, avons-nous dit, on donne
également le nom d'ourdou, «langue du camp », il se
Ibrma au onzième siècle de notre ère sons l'influence mu-
sulmane. Son vocabulaire est plein de mots arabes et per-
sans, et, à la différence des autres idiomes néo-hindous
dont les alphabets proviennent du dêvanàgarî sanskrit, il
-écrit avec les caractères persans, c'est-à-dire avec l'al-
{)liabet arabe augmenté de quelques signes.
La littérature des langues pràkrites contemporaines et de
I hindoui du moyen âge est considérable et chaque jour
l hindi et l'hindoustani donnent les preuves d'une acti-
vité qui leur assuie un long avenir (I).
Le caractère général de la phonétique des langues néo-hin-
doues est une forte tendance à l'assimilation, la substitu-
tion de l'articulation « dj » à un ?/ plus ancien, celle assez
tréquente de « r » à a d », la simplification du système
i lassique des sifflantes, le changement assez ordinaire des
(l) Garcin dk Tassv. Histoire de la liltéralure liindoui et hin-
lùustani,-! vol. Paris^ |s:?9-18'i7.
LINGl'ISTUJUE. 18
274 LA LINGUISTIQUE.
anciennes explosives aspirées de la langue classique (« kh,
gh, th, dh )), etc.) en une simple aspiration « h ». Le
genre neutre a disparu dans la déclinaison de presque tous
les idiomes néo-hindous, et souvent des thèmes se terminant
primitivement par une voyelle ont rejeté cette voyelle
finale et se sont terminés dès lors par une consonne.
Quant au nombre pluriel et quant aux cas, ils sont expri-
més par des suffixes particuliers qui témoignent assez de
la forme vraiment moderne de ces idiomes et de leur pas-
sage d'un ancien état synthétique à un état analytique. Il
y a là un phénomène dont nous aurons à nous occuper en
temps opportun. La conjugaison, elle aussi, est entrée
dans la voie analytique : les formes de l'ancien pràkrit,
contemporain du sanskrit classique, sont perdues et l'on
emploie simplement des formes de participes du présent ou
de participes parfaits.
III. Dialectes des Tsiganes.
La langue des Tsiganes n'est qu'un dialecte néo-hindou.
Il est difficile de dire quelque chose de précis sur l'époque
de l'émigration des Tsiganes et du commencement de leurs
incursions en Asie et en Europe; il semble, toutefois, que
leur arrivée dans cette dernière contrée n'ait pas été pos-
térieure de beaucoup au douzième ou au treizième siècle
de notre ère.
Le fond même de leur langue est absolument hindou;
c'est un prâkrit très-gàté, souvent très-défiguré. Quant au
lexique, il est plein d'éléments étrangers, de mots em-
pruntés aux différentes populations qu'ont traversées les
bandes tsiganes ou au milieu desquelles elles ont vécu plus
ou moins longtemps.
M. Miklosich s'est fondé précisément sur l'état du
lexique des différentes tribus tsiganes pour tâcher d'établir
LANGUES ÉRANIENNES. 275
l'itinéraire de leurs migrations. Les éléments persans et
arméniens qui s'y rencontrent sembleraient indiquer un
antique séjour dans les régions de l'Asie où se parlaient
les langues éraniennes. Lorsqu'ils mirent le pied sur notre
iontinent, les Tsiganes se trouvèrent tout d'abord dans
une contrée où dominait la langue grecque : ce fait résulte
de ce que chez tous les Tsiganes d'Europe, sans exception,
Ton peut constater des éléments empruntés au grec. Ils se
dirigèrent de Grèce vers la Roumanie, la Hongrie, la Bohême
et la Moravie, l'Allemagne, la Pologne et la Lithuanie, la
Russie, les pays Scandinaves, l'Italie, le pays basque,
l'Angleterre et l'Ecosse, l'Espagne (1). Nous ne parlons ici
que des Tsiganes européens. On a beaucoup moins de
renseignements sur les Tsiganes d'Asie et sur la quantité
d'éléments étrangers qui ont pu s'introduire dans leur
Jangue.
s^ 2. Branche éranienne.
La roiuiaissance des deu\ langues les plus anciennes de
ce groupe, le zend et le perse, offre peu de difficultés au\
indianistes. De toutes les langues indo-européennes, les
langues éraniennes, en effet, sont les plus rapprochées du
sanskrit. En général leur plionéticjue est moins compliquée,
moins délicate que la phonétique des idiomes hindous ;
mais sous bien des rapports cependant elle lui est compa-
rable. On peut même assurer que le zend et le vieux perse,
le perse de Darius et de Xerxès, l'emportent parfois sur le
sanskrit et se rapprochent davantagede la langue commune
qui a donné naissance à tous les idiomes indo-européens.
Jl suffit, pour le démontrer, d'un ou deux e\emj)les. Tandis
que le sanskrit convertit (;n un simple ô la diphthonguc
(1) Miklosich. Ueler die mundarlen und die wanderungen dev
Zigeuner Europa's. Doiixirmc pailie. Vienne, 187.'^.
276 LA. LINGUISTIQUE.
organique au, le perse la conserve telle quelle et le zend ne
fait que la changer en ao ; tandis que le sanskrit remplace
par le génitif le vieil ablatif en «/(sauf lorsqu'il s'agit d'un
thème se terminant par la voyelle a), le zend conserve
toujours cette ancienne désinence. En somme, pourtant,
le sanskrit est plus rapproché que le zend du type commun
indo-européen; il ne possède point, par exemple, le luxe
de sifflantes des langues crâniennes.
Le nom à'éramen, de langues éramenries est incontesta-
blement plus correct que celui d'ù^anien, de langues ù^a-
niennes qu'emploient un grand nombre d'auteurs. Il
rappelle une forme plus antique et nous pensons, avec
M. Spiegel, qu'il est bon de lui accorder la préférence.
La classification des langues éraniennes n'est pas encore
établie. Il se peut qu'un très-petit nombre d'entre celles de
ces langues que nous connaissions ne soient pas parentes les
unes des autres en ligne directe. A coup sûr il n'en est
point parmi elles qui puisse se vanter d'avoir été la mère
commune de toutes les autres; le vieux perse l'emporte
parfois sur le zend, parfois le zend l'emporte sur le vieux
perse. La seule classification qui semble admissible lors-
qu'il s'agit des langues éraniennes est celle que l'on peut
emprunter au temps même durant lequel elles ont été par-
lées. Ainsi l'on classera au rang des anciennes langues
éraniennes le zend^ h perse et l'ancien arménien ; au rang
des langues éraniennes du moyen âge le huzvôrèche, le
parsi et Y arménien classique; au rang des langues mo-
dernes le persan, l'arménien plus récent, Y afghan, le bé-
loutche, le kourde, ïossète et quelques autres dialectes.
C'est ce même ordre que nous allons suivre.
LANGUES ÉRAiNIENNES. 277
I. Zend.
Vers le milieu du siècle dernier, un Français, Anquelil-
Duperron, âgé de vingt-trois ans, s'embarquait pour l'Inde
comme simple soldat, no pouvant entreprendre d'une
autre façon le lointain voyage qu'il méditait. Le dessein
de cet homme courageux dont la science ne pourra jamais
oublier le nom, était d'apprendre sur les lieux mêmes les
langues du pays. Trompé dans son espoir de pouvoir étu-
dier le sanskrit à Chandernagor, il gagna Pondichéry, seul
ot presque sans ressources, après cent jours de marche;
des rivages du golfe du Bengale il se dirigea vers ceux du
golfe d'Oman, atteignit Mahé, puis remonta jusqu'à Su-
rate. C'est là que gagnant la confiance des prêtres d'une
' olonie de Parses, il fut initié à la connaissance du zend
f't du huzvàrèche. En 1762, Anquetil-Duperron revint en
France, sans fortune, mais avec plus de cent manuscrits.
Quarante et quelques années après il mourait à Paris,
pauvre et indépendant. Les textes qu'il avait rapportés
.(liaient servir à fonder une science nouvelle.
Le zend est la langue dans laquelle a été rédigé le texte
antique de l'Avesta, livre sacré du zoroastrisme. Nous
n'avons à traiter ici ni de l'individualité de Zoroastrc ni
du contenu des livres sacrés qui lui sont attribués, à lui
ou à ses disciples. Il nous suffira de dire que des livres de
l'Avesta il ne nous est parvenu qu'une laiblc partie : le
Vendidad, le Vispered, le Yaçna et un certain nombre de
morceaux de dévotion intime, de méditations privées, con-
nus sous le nom de petit Avesta. La traduction qu'en
donna Anquetil-Duperron était fort défectueuse ; elle avait
été faite sur les indications sans critique des prêtres
parses, mais Anquetil en déposant ses manuscrits à la
bibliothèque royale, avait fourni à ses successeurs l'uni-
278 LA LINGUISTIQUE.
que moyen de contrôler, de rectifier et de poursuivre so
œuvre. Cette tâche échut à un Français, Eugène Burnoul
dont les travaux sur l'ancien perse, langue sœur du zend
ont également illustré le nom. Eugène Burnouf ne fut pa
seulement le véritable fondateur de la grammaire zende
il fut aussi le chef de l'école de l'interprétation des livre
zends par la tradition, école dont M. Spi«gel est aujour
d'hui le premier représentant.
Il semble avéré que le zend était la langue des pay
éraniens de l'est. Eugène Burnouf lui donnait pour li
mites, au nord la Sogdiane, au nord-ouest FHyrcanie
au sud l'Arachosie. C'est en adoptant cette opinion qu'o
a pu donner au zend le nom de a baktrien » qui, assuré
ment, est fort admissible. Quant au nom de « zend », aj:
pliqué à la langue même dans laquelle sont rédigés le
anciens textes de lAvesta, ce n'est qu'une appellatio]
conventionnelle, dont le premier sens n'est peut-être pa
encore tout à fait éclairci, mais qu'il serait difficile d
détourner aujourd'hui de son sens nouveau.
L'alphabet zend est purement alphabétique, c'est-à-dir
que chacun de ses signes figure une voyelle ou une con
sonne. Il contient fort peu de ligatures, et sa lecture, qu
se fait de droite à gauche, est assez facile. Son origine es
assurément sémitique, mais il ne paraît pas fort ancien e
l'on ignore quel pouvait être l'alphabet dont se servaien
les Eraniens de l'est au temps où les Perses, leurs voisin:
du côté de l'Occident, employaient des caractères cunéi-
formes.
Le zend comprend deux dialectes, le dialecte ordinain
et le dialecte des Gàthàs. On appelle ainsi un certain nom
bre de morceaux du Yaçna dont l'interprétation est au-
jourd'hui des plus difficiles. Les deux dialectes sont fori
rapprochés l'un de l'autre ; celui des Gàthàs est regarde
d'habitude comme le plus ancien et l'on pense qu'il a étt
LANGUES ERANIENNES. 279
parlé dans les régions montagneuses du pays. C'est encore
là une question à éclaircir.
Le système des voyelles zendes est peu compliqué. Outre
les a, 2, u et leurs correspondantes longues, on y ren-
contre un h long, un e qui semble avoir été fort bref, deux
autres e et deux o dont la quantité est variable, un a na-
salisé et un a très-labial. Nous avons dit déjà que le zend,
plus pur en cela que le sanskrit, n'avait point réduit à
une seule et unique voyelle les anciennes diphthongues
« ai, au )) de la langue commune indo-européenne. Il re-
présente la première par a<?, la seconde par ao ; le perse,
plus pur encore, conserve les deux diphthongues, primi-
tives. C'est ainsi, par exemple, qu'une forme commune
aitat « cela » donne naissance au sanskrit êtat^ au zend
aêtat^ au perse ««Va.
Si nous passons aux consonnes du zend, nous avons à
remarquer que les sifflantes permutent facilement les unes
avec les autres ; c'est là, d'ailleurs, un phénomène commun
à l'ensemble des langues éraniennes. Par contre, l'assimi-
lation des consonnes d'ordres divers est assez restreinte, à
la différence de ce qui se passe en sanskrit.
En somme, la déclinaison du zend est fort bien con-
servée. Elle garde au singulier, avons-nous dit, l'ancien
ablatif en a at » qui a eu un sort si malheureux dans
presque toutes les autres langues indo-européennes. De la
conjugaison zende nous ne pouvons également dire qu'une
chose, c'est qu'elle aussi est bien conservée et qu'elle reflète
assez fidèlement le système primitif qui lui a donné
naissance.
La question de l'âge de la langue zende peut être réso-
lue, pensons-nous, d'une façon assez approximative. Il est
difficile, sans doute, d'émettre une opinion quelconque sur
sa première et lointaine origine, on ne peut même se pro-
noncer sur l'époque de sa disparition, mais il est permis de
280 LA LLNGUISTIQUE.
supposer qu'à un moment donné le baktrien fut contem-
porain de l'ancien perse. A la vérité, nous ne connaissons
ce dernier que par les monuments achéménides des
sixième, cinquième et quatrième siècles avant notre ère, el
il se peut, il est même vraisemblable, que depuis fort long-
temps il était déjà parlé. La langue de l'Avesta, le contem
même de ses différents textes, ne permettent pas de l'éloi-
gner des monuments perses, et, ainsi que nous le disions
à un moment donné les deux langues ont du être parlée?
en même temps, l'une, le zend, dans TEran oriental, Tautre,
le perse, dans l'Eran occidental.
II. Perse.
Les inscriptions trilingues en caractères cunéiformes,
découvertes en Perse sur les ruines des anciens palais el
sur le flanc des rochers, étaient rédigées en perse, en assy-
rien et en une troisième langue dont on ne connaît aujour-
d'hui encore que fort peu de chose. Nous avons parlé plus
haut des diverses tentatives d'interprétation auxquelles a
donné lieu ce dernier idiome, dont le texte occupait la
seconde colonne (p. iOl), et nous avons vu que l'assyrien,
langue de la troisième, était un idiome sémitique.
C'est au commencement de ce siècle, en 1802, qu'un
savant hanovrien, Grotefend, entama le déchiffrement de
la première colonne, rédigée en perse, ou, comme l'on dit
souvent, en ancien perse. Le point de départ de sa tenta-
tive était ingénieux et simple. Partant de cette idée que des
inscriptions, dont quelques-unes avaient dû coûter une
peine considérable, relataient naturellement des événe-
ments historiques et ne pouvaient être que des annales
royales, il remarqua d'abord la fréquence d'un certain
groupe de caractères auxquels il attribua le sens de « roi ».
Ce groupe était suivi souvent du même groupe augmenté
LANGUES ÉRANIENNES. 281
(le quelques autres signes; Grotefend en conclut que ce
dernier n'était que le génitif pluriel du premier et il pensa
que les deux groupes, que les deux mots, avaient le sens
de « roi des rois ». Le nom qui précédait ces deux groupes
devait être forcément un nom propre, et la répétition des
mêmes groupes laissait assez entendre qu'il s'agissait
d'une indication de généalogies : « Un tel, roi des rois,
fils d'un tel, roi ». Les recherches de Grotefend furent le
point de départ du déchiffrement des inscriptions perses.
Le Danois Rask les poussa un peu plus loin, mais il était
réservé à Eugène Burnouf et à Christian Lassen de donner
une véritable lecture de ces inscriptions, de les interpréter
et de formuler leur grammaire. Leurs travaux parurent
simultanément, en France et en Allemagne, dans le cou-
rant de 1836. La grammaire de l'ancien perse était défini-
tivement connue, elle était comparée méthodiquement à
celle du zend et du sanskrit; la voie, enfin, était ouverte à
ceux qui devaient amener l'étude de la langue perse au
point où nous la voyons aujourd'hui : RawHnson, Spie-
gel (1), Oppert, Kossowicz.
Les inscriptions des rois achéménides n'ont qu'un lexi-
que très-restreint, quatre cents et quelques mots environ,
y compris un grand nombre de noms propres. Gela est suf-
fisant, toutefois, pour le grammairien. La phonétique du
vieux perse, sa déclinaison, sa conjugaison n'ont plus de
secrets. Quelques auteurs ont voulu voir dans le perse une
forme linguistique plus ancienne que celle du zend ; d'autres
auteurs, au contraire, ont prétendu que le zend se rappro-
chait plus que le perse de la langue commune indo-euro-
péenne. On peut défendre, nous semble-t-il, une troisième
opinion : le perse, comme nous l'avons dit, l'emporte par-
fois sur le zend, et parfois le zend l'emporte sur le perse.
(1) Die altpersischen keilinschriften. Leipzig, 1862.
282 LA LINGUISTIQUE.
Tous deux, en principe, ont changé en h la sifflante s de
l'indo-européen commun ; mais le perse, moins correct
que le zend, laisse souvent tomber cette aspiration là où ce
dernier la conserve. Tandis, par exemple, que le sanskrit
dit asmi (( je suis », et le lithuanien esmi^ le zend dit ahmi
et le perse amiy. Tandis, par contre, que le vieux perse
conserve telles quelles les diphthongues ai^ au de l'indo-
européen commun, le zend les change en aè ou o?'et enao.
Tous deux, comme on voit, peuvent à juste titre revendi-
quer la priorité dans un de ces exemples. Il serait aisé,
mais superflu, de les multiplier.
Les caractères cunéiformes de la première colonne des
inscriptions trilingues sont loin d'être aussi nombreux que
ceux des deux autres colonnes. On en compte environ une
soixantaine, tous alphabétiques, c'est-à-dire représentant,
non point une syllabe, mais bien une consonne ou une
voyelle (1). Ce qui augmente singulièrement leur nombre,
c'est ce fait que parfois telle ou telle consonne est repré-
sentée par un signe différent selon qu'elle précède telle ou
telle voyelle. Entre chaque mot se trouve placé un coin
penché obliquement ; on conçoit combien la présence de
ce signe a facilité la lecture des textes perses.
Quant à l'origine même de cet alphabet, elle n'est pas
encore clairement démontrée ; mais on peut dire, cepen-
dant, que les cunéiformes perses ne sont qu'une branche
particulière du système général des écritures de cette
espèce. Très-certainement, c'est la plus simple, ou, pour
mieux dire, la plus simplifiée, de toutes ces écritures.
111. Armémen.
Il semble que l'arménien se soit distingué de très-bonne
heure du reste des langues éraniennes ; il occupe en tout
(1) Oppert. Sur la formation de l'alphabet perse. Journal asia-
tique, 1874, p. 238. Paris.
LANGUES ÉRANIENNES. 28^
cas une place particulière dans la famille éranienne, une
place un peu indépendante.
De l'ancienne période de l'arménien nous ne savons
que fort peu de chose, particulièrement ce que les auteurs
classiques nous en ont transmis. Cette première période
prit fin au commencement du cinquième siècle de notre
ère. La période de l'arménien classique commence à cette
époque. Mesrob crée alors l'alphabet arménien, qui pro-
céderait avec l'alphabet géorgien, dit M. Frédéric Mùl-
ler (1), d'une forme sémitique, notamment de l'écriture
araméenne. L'âge d'or de l'arménien dura sept cents ans
environ et ne prit fin qu'au commencement du douzième
siècle. Sa littérature fut féconde, ses dialectes assez nom-
breux, et l'un d'eux, celui de la province d'Ararat, s'éleva
bientôt à l'état de langue littéraire. Aujourd'hui encore,
les dialectes arméniens sont nombreux et ce serait une
erreur que de les regarder comme des patois de la langue
littéraire. Celle-ci, tout au contraire, a paru se fixer et les
dialectes actuels ne sont que des formes plus modernes des
anciens dialectes. Dès le onzième siècle, on les employait
déjà dans la langue écrite, aux dépens de l'idiome litté-
raire. Ces dialectes semblent se diviser aujourd'hui en
deux groupes assez distincts, le groupe oriental compre-
nant les dialectes d'Arménie, de Géorgie, de la Russie du
sud-est, de la Perse, de l'Inde, et le groupe occidental
comprenant ceux de Hongrie, de Pologne et de Crimée.
Une des grandes caractéristiques de l'arménien moderne,
au moins de l'arménien occidental, est le changement des
anciennes explosives fortes en explosives faibles et des an-
ciennes explosives faibles en explosives fortes : les A', /, p
anciens deviennent 9, d, b et les g, d, b deviennent k, t,
p. Le système des consonnes et des voyelles est assez déve-
(1) liber den ursprung der armenischen schrift. Wenne, 1865.
284 LA LINGUISTIQUE.
loppé. Outre les explosives que nous venons de citer il
comprend un assez grand nombre de sifflantes et deux
sortes de r.
Par sa déclinaison l'arménien l'emporte de beaucoup sur
le persan, dont nous aurons à nous occuper tout à l'heure,
et il possède encore, en partie, les anciens éléments indi-
cateurs du cas. Il l'emporte de même, et de beaucoup,
dans la conjugaison; il a conservé, en effet, les anciens
temps moins le parfait et s'est créé trois temps nouveaux
(un parfait, un plus-que-parfait et un futur) en employant
des formes participiales. Au demeurant, donc, parmi tous
les idiomes néo-éraniens actuellement parlés, l'arménien
est celui qui, par la conservation relative de ses formes, se
rapproche le plus du type commun de toute la famille.
Quant à son lexique, il contient, comme celui de toutes les
-langues éraniennes modernes, un nombre assez notable de
mots étrangers. Les uns ont été tirés du grec au moyen
ùge; les autres, plus nombreux, ont été empruntés jadis à
l'araméen. Mais le fond même du vocabulaire est bien éra-
nien, comme l'est, d'ailleurs, la grammaire tout entière.
L'arménien a été écrit jadis, sinon d'une façon con-
stante, au moins dans certains documents, en caractères
cunéiformes. On a trouvé des inscriptions de cette espèce
dans les ruines d'Armavir notamment, non loin du mont
Ararat. L'écriture cunéiforme arménienne n'est pas alpha-
bétique comme celle du perse, elle est syllabique ; chaque
signe représente, non pas une consonne ou une voyelle,
mais bien une syllabe.
IV. Huzvârèche,
L'Avesta, ou, pour mieux dire, les livres de FAvesta qui
subsistaient encore au moyen âge, furent traduits à cette
époque dans une langue que nous connaissons non-seule-
LANGUES ERANIENNES. 285
ment par cette traduction, mais encore par un certain nom-
bre d'inscriptions monétaires et un écrit cosmogonique
très-important, le Bundehèche. On a tout d'abord donné
à cette langue le nom de pehlvi^ qui semble un peu trop
général ; celui de huzvârèche, comme l'ont démontré Jo-
seph Millier et M. Spiegel (1), est le seul qui lui con-
vienne, le seul qu'elle ait porté. On admet assez commu-
nément aujourd'hui que cette langue était parlée dans le
district occidental de Sevâd. De son origine l'on ne peut
rien dire de précis, mais les monnaies dont les légendes
sont rédigées en cet idiome et qui datent de l'époque des
rois Sassanides nous indiquent qu'elle était encore en
usage au milieu du septième siècle de notre ère.
Parmi les langues sur lesquelles s'est fait sentir le plus
fortement l'influencé d'un idiome étranger, on peut citera
juste titre le huzvàrèche. L'araméen l'a pénétré, pour ainsi
dire, de toutes parts ; sa phonétique, sa grammaire, son.
lexique offrent à chaque instant les preuves les moins équi-
voques de l'influence araméenne. S'il pouvait exister une
langue ujixte, le huzvàrèche serait assurément l'un des
exemples les plus éclatants de ce phénomène. Mais il ne
saurait y avoir d'hybrides de cette sorte et le huzvàrèche est
en réalité un idiome éranien, tout comme l'anglais, mal-
gré tout ce qu'il tient du français, est un idiome germa-
nique. A côté des éléments araméens que présente la lan-
gue de l'époque des Sassanides, celle du Bundehèche
compte un certain nombre d'éléments arabes qui trahis-
sent sa forme plus récente ; ce livre est dû peut-être à quel-
que Parse érudit qui connaissait à fond la langue de la
traduction des livres sacrés (2).
La grammaire huzvàrèche a bien perdu de cette correc-
(1) Grammatik der fiuzvâreschsprachej p. 21. Vienne, 185G.
(2) F. JLSTi. Der Dundehescli, Préface, p. viii. Leipzig-, 1868,
286 LA LINGUISTIQUE.
tion, de cette fidélité aux formes antiques, qui caractéri-
saient le zend et le perse ancien. Le genre des noms ne peut
plus se distinguer par la désinence, le duel a disparu ; Tac-
cusatif n'a pas plus de terminaison que le nominatif; le
génitif, ou, pour mieux dire, l'idée qui répond à ce qu'ex-
primait l'ancienne forme du génitif, est rendue par l'entre-
mise d'un élément i reste d'un ancien pronom relatif;
l'idée qui répond à l'ancienne forme du datif, est expri-
mée au moyen de particules, de véritables prépositions.
La conjugaison a tout autant soufTert. Quoi qu'il en soit,
le fond même de la langue est toujours demeuré éranien.
C'est ce qui apparaît bien clairement dans ce fait que le
buzvârèche possède des verbes composés, formés non-seu-
lement d'une racine éranienne et d'une préposition éra-
nienne , mais encore d'une racine éranienne et d'une
préposition sémitique, d'une racine sémitique et d'une pré-
position éranienne, et, ce qui est bien plus curieux, d'une
racine sémitique et d'une préposition également sémitique.
Or l'on sait que le sémitisme, à la différence de l'indo-
européen, n'a point de verbes composés ; il n'a aucune
forme, par exemple, qui puisse à côté du mot « prendre »
répondre à nos formes « apprendre, comprendre, repren-
dre, entreprendre » et autres semblables.
Il y a peu d'alphabets qui soient moins pratiques que
l'alphabet huzvârèche. Un seul et même caractère y ex-
prime souvent plusieurs sons différents et il s'y rencontre
\\\\ assez grand nombre de ligatures, c'est-à-dire d'agglo-
mérations de plusieurs caractères groupés en un seul
signe. Aussi, dans les écrits de linguistique, ne cite-t-on
que très-rarement les mots du huzvârèche sous la forme de
leur propre écriture ; on les transcrit plutôt en caractères
latins ou bien encore en caractères hébraïques ou arabes.
LANGUES ÉRANIENNES. 287
V. Parsi,
On a donné quelquefois au parsi le nom de « pàzend » .
C'était là un nom inexact. Pour les Orientaux modernes
2end et pâzend sont des noms de livres, non point de lan-
gues et leur opinion sur ce point paraît parfaitement fon-
dée. A la vérité le nom de « zend » a prévalu sur tout autre
lorsqu'il s'est agi de désigner la langue de l'Avesta, mais
•celui de « pâzend » n'est point tellement accepté qu'on ne
puisse lui substituer le terme bien plus juste de parsi u lan-
gue des Parses )) .
Le parsi fut très-certainement contemporain du huzvà-
rèche, mais il luitsurvécut de plusieurs centaines d'années
et fut à la fois langue vulgaire et langue littéraire. Il était
parlé d'ailleurs dans une région plus orientale de l'Eran
et l'on n'y trouve point cette foule d'éléments araméens que
possède le huzvàrèche.
La grammaire du parsi est, comme la grammaire du
buzvàrèche, bien éloignée de cette apparence antique qui
distingue le zend et le vieux perse. Il n'est pas éloigné du
huzvàrèche, mais il se rapproche beaucoup du persan.
Toutefois il l'emporte d'une façon très-visible sur ce dernier
idiome ; c'est ainsi, par exemple, qu'il conserve beaucoup
mieux les éléments pronominaux anciens, et qu'il possède
un grand nombre de verbes que le persan ne connaît plus.
Eugène Burnouf et M. Spiegel pensent que le parsi a pu
•«Hre parlé jusqu'à l'époque du poëte persan Firdousi, c'est-
à-dire jusqu'aux premières années du onzième siècle.
Le parsi n'a point de système particulier d'écriture;
tantôt il emploie les caractères zends, tantôt il se sert des
caractères arabes.
Aujourd'hui les Parsis sont établis principalement à
Bombay, à Surat, à Baroda et dans le Gouzerat, au nom-
288 LA LliNGUISTlQUE.
bre de cinquante mille pour certains auteurs, de quatre-
vingt mille pour d'autres, pour d'autres encore au nombre
de cent cinquante mille.
VI. Persan.
De toutes les langues éraniennes modernes le pei'san^ ou
« néo-perse », est la plus répandue et la mieux connue. Le
persan est un dialecte éranienqui, depuis l'an 1000 envi-
ron, devint une langue littéraire. Nous n'avons pas à faire
ici l'histoire de sa littérature ; disons seulement qu'elle fut
d'une importance considérable. Elle aborda simultanément
la poésie, l'histoire, les sciences. Le «Livre des Rois » de
Firdousi (fin du dixième siècle et commencement du on-
zième) est une épopée nationale qui peut rivaliser avec les
œuvres capitales de bien d'autres langues littéraires (I).
Le persan a adopté les caractères arabes augmentés de
quatre lettres «p, tch, j, g (dur) ».
La déclinaison n'existe plus en persan : on joint sim-
plement au nom certaines prépositions lorsqu'il s'agit
d'exprimer l'idée du datif et celle de l'accusatif. S'agit-il
de rendre l'idée du génitif on intercale, comme en huzvâ-
rèche et en parsi, l'élément i, reste d'un ancien pronom
relatif : dast i pusar « la main de l'enfant », pusar i man
« mon enfant », ce qui revient à dire : la main qui (est
celle de) l'enfant; l'enfant qui (est) le mien. C'est un pro-
cédé syntaxique.
La conjugaison est également simplifiée. Les suffixes
personnels sont assez bien conservés — m k \a. première
personne du singulier et du pluriel, d, pour un « t » plus
ancien, à la troisième personne, — mais les temps sont
(1) MoiiL, Firduusi. Le livre des rois publié en persan avec une tra-
duction française en regard, Paris, 1838, ss.
LANGUES ÉRANIENNES. 289
traités, comme l'ont été les cas, au moyen de procédés
modernes : le persan, en un mot, est devenu une langue
analytique.
Quant au lexique persan, il contient un grand nombre
de mots empruntés à l'arabe. Au surplus, à côté de la
langue persane littéraire il existe un certain nombre de
dialectes populaires (par exemple le mazandaran), qui ont
chacun quelques particularités aussi bien sous le rapport
du vocabulaire que sous le rapport de la phonétique et,
parfois, sous celui des formes elles-mêmes.
VII. OssclCy kourde, béloutche^ afghan^ etc.
Bien que réunis sous une seule et môme rubrique, ces
(Hfférents idiomes ne sont pas plus rapprochés entre eux
dans la famille éranienne que ne le sont tels ou tels des
autres idiomes dont nous avons parlé ci-dessus.
La déclinaison de ïossète est plus riche que celle du
persan; sa conjugaison, par contre, est assez analogue à
celle de cette dernière langue, et, en somme, il se rap-
proche davantage des formes éraniennes plus anciennes
que l'on rencontre en arménien, en liuzvârèche, en parsi.
L'ossète est parlé au nord et au sud du Caucase, aux alen-
tours du col de Dariel, c'est-à-dire vers le centre même de
cette chaîne de montagnes, et il se divise en un certain
nombre de dialectes.
On peut dire d'une façon sommaire que le kourde est
allié de près au persan, plutôt peut-être aux dialectes de
cette langue qu'à l'idiome littéraire lui-même. Sa phonéti-
que semble plus altérée que celle du persan. On compte
chez les Kourdes un certain nombre de dialectes dont le
principal est le (( kourmandji », dialecte occidental, parlé
depuisMossoul jusqu'à l'Asie Mineure. Le «zaza» est moins
pur sous certains rapports, plus pur sous certains autres.
LINGUISTIQUE. ■f9
290 LA LINGUISTIQUE.
Le bélouîche se rapproche du kourde. Il contient un
assez grand nombre d'éléments étrangers, notamment de-
mots empruntés à l'arabe.
Quelques auteurs seraient portés à ne pas considérer
Vafghan — « pachto » ou « pouchtou » — comme une
simple langue éranienne; il faudrait le regarder comme
un idiome indépendant, formant une classe par lui-même
et apparenté aux langues hindoues tout aussi bien qu'aux
langues éraniennes. L'opinion de M. Frédéric MùUer est
différente: l'afghan est à ses yeux un dialecte de l'éranien
oriental, le descendant d'un ancien dialecte de laBaktriane.
Sa conjugaison est inférieure encore à celle du persan;
celui-ci, en effet, a conservé certaines formes anciennes
du temps présent, tandis que l'afghan les a toutes per-
dues : la racine du verbe et le thème du temps présent
sont ordinairement identiques chez lui. Quant à son lexi-
que il contient un certain nombre de mots persans et de
mots arabes.
Nous sommes loin d'avoir cité tous les idiomes éraniens
modernes. A côté de ceux dont nous venons de parler, et
que l'on peut regarder comme les plus importants et les
mieux connus, il en est un certain nombre d'autres : lai
langue des Loures (Bachtiaris et Féilis), dont l'on ne pos-*i
sède que fort peu de documents, est assez rapprochée dui
kourde; la langue des Tàts, au sud-est du Caucase, n'es^
pas éloignée du persan.
Il est certain, d'ailleurs, que bien des dialectes éraniensj
autres que le zend, le perse, le liuzvârèche, le parsi, ont)
péri dans le cours des âges. II se peut que parmi les popu-
lations auxquelles les auteurs anciens, notamment les au-
teurs grecs, ont donné le nom de « scythiques », il s'en
trouvât dont la langue fût incontestablement éranienne; il
existe à cet égard quelques présomptions assez vraisem-
blables, mais les documents dont on dispose sont encore
GREC. 291
trop restreints pour qu'il soit possible d'émettre à ce sujet
une opinion définitive.
Certaines langues de l'Asie Mineure ont été rangées éga-
lement au nombre des langues crâniennes, le phrygien,
par exemple, que l'on a rapproché plus particulièrement
de l'arménien, le lycien, le carien, d'autres encore; mais
cette classification est peut-être prématurée. Il y faudrait
plus de réserve. Nous pensons ne devoir dire quelques mots
I de ces idiomes qu'en énumérant un certain nombre de
langues dont le caractère indo-européen est évident, mais
I dont la position véritable, dans l'ensemble de cette famille
\ linguistique, n'est pas encore établie.
î
j § 3. Branche hellénique.
De toutes les langues indo-européennes parlées en Eu-
rope, le grec est incontestablement celle qui se rapproche
le plus du sanskrit et des langues éraniennes. Il est pos-
sible, il est même probable, que la connaissance des idio-
mes indo-européens de l'Asie Mineure, le phrygien, le
lycien et autres, montrera un jour que ^ces liens sont plus
intimes qu'on ne le suppose. Nous reviendrons un peu plus
loin sur cette question des degrés de parenté des différentes
langues indo-européennes. Ici il nous suffit de prémunir
le lecteur contre cette opinion, jadis très-répandue et au-
jourd'hui encore assez courante, que le grec et les langues
italiennes forment une branche particulière de la grande
ijl famille linguistique à laquelle ils appartiennent. Le grec,
I sans doute, a des rapports bien intimes avec le latin, mais
i il a des rapports tout aussi intimes avec les langues indo-
j européennes de l'Asie, le sanskrit et le perse; le latin,
j d'autre part, est en bien des points plus rapproché des
' langues celtiques qu'il ne l'est du grec.
I Le grec a beaucoup mieux conservé le système des
292 LA LINGUISTIQUE.
voyelles de l'indo-européen commun qu'il n'a conservé le
système des consonnes ; sous ce rapport il se rapproche
tout particulièrement du zend et du vieux perse. Il garde,
par exemple, les anciennes diphthongues que le latin,
comme le sanskrit, réduit en une voyelle longue. En ce
qui touche les consonnes il est moins correct. Un de ses
changements les plus caractéristiques est celui des explo-
sives aspirées ^A, dh^ bh, en aspirées kh, th^ ph (x, 0, 9).
On ne saurait dire sous quelle influence se fit cette varia-
tion; le fait est qu'elle est constante. Tandis que le san-
skrit dit dîrghas « long », bharâmi « je porte », le grec
dit ookiyàc^i <p^pw. Loin de maintenir, comme l'a fait le
latin, tous les « k » primitifs, il les change souvent soit en
/?, soit en t. Tandis, par exemple, que le latin dit quis^
quinque^ il dit tic, T.i^.T^z et ttsvts.
Mais c'est lorsqu'il s'agit des « s, y, v » primitifs qu'il
s'écarte le plus du type commun et qu'il se montre infé-
rieur à tous les autres idiomes indo-européens, à tous sans
exception. Un mot commence-t-il par s, il change d'habi-
tude cette sifflante en un esprit rude, que Ton transcrit
ordinairement par h ; c'est ainsi que yjcu; a doux » corres-
pond au sanskrit « svâdus », eTTià « sept » au latin « sep-
tem », ïvjjç>6z, «beau-père» au latin «socer». Parfois
cette sifflante disparaît tout à fait, notamment lorsqu'elle
se trouve entre deux voyelles. Le « y » primitif tombe fort
souvent, lui aussi, surtout entre deux voyelles. Au com-
mencement des mots il se change en X, (prononcez a dz »)
ou en esprit rude ; c'est ainsi que ^u^év « joug )),ji
aYio? «saint» correspondent au sanskrit «yugam,yajyas)).
Le « V » primitif tombe, en principe, dans le grec classi-
que, ou bien se change en u. L'indo-européen commun
disait « kvans », au nominatif, « le chien » : le sanskrit
dit « çvâ », le grec dit y.6o)v, changeant le « v » en u. Il le
laisse tomber dans véo^ « nouveau », oi/.oç « maison »^
GREC. 298
cl; (( brebis », qui correspondent au sanskrit a navas,
vêças, avis ». Certains dialectes, ainsi que nous le verrons
tout à l'heure, ont maintenu l'ancien « v » sous la forme
du digamma, et disent nevos, voïkos, ovzsymais le digamma
ne prévalut point dans l'idiome d'Athènes que les événe-
ments politiques rendirent prépondérant et classique.
Moins compliquées que les lois phonétiques du sanskrit,
celles du grec sont pourtant assez importantes. Elles re-
posent, en général, sur une vive tendance à l'assimilation
des consonnes d'ordre différent qui viennent à se ren-
contrer. Le « zétacisme » joue également un grand rôle
dans tous les dialectes grecs : les groupes organiques
« g -f- y », « d-f-y » se changent souvent en ^. Ainsi
Zs'jç correspond à la forme sanskrite a dyàus ». A la fin
des mots le grec n'admet point d'autres consonnes que s
ou n; ainsi tous les a m » qui terminent l'accusatif singu-
lier se changent en v ou bien tombent : le grec dit (pépovia
(( portant », vauv « vaisseau », tandis que le sanskrit, plus
correct, dit « nàvam ».
La déclinaison du grec est bien conservée. Elle a perdu,
à la vérité, l'ablatif singulier, mais elle a gardé l'ancien
locatif tant au pluriel qu'au singulier. Parfois, celui-ci
sert de datif : [xr^xpi « à la mère », véy.ui a au mort »,
xoi[j.évi « au berger », mais la forme n'a rien de commun
avec celle du datif et elle n'en a pris la signification que
par la suite des temps. Le locatif du pluriel est en si : vausi
« dans les vaisseaux », 'AOrivr^c, ^0\u\).TdaGi . Les gram-
maires classiques en font autant de datifs, ce qui est tout
à fait inexact. Le grec possède aussi, sous la forme uni-
que 91, la désinence de l'instrumental singulier « bhi » et
de l'instrumental pluriel « bhis », que beaucoup d'autres
langues indo-européennes ont perdue. La grammaire an-
cienne traitait cette désinence ci de simple addition ; en réa-
llité il s'agit d'un véritable cas. Quant au duel, le grec le pos-
294 LA LINGUISTIQUE.
sède en partie; il en a perdu le locatif et le Yéritable gé-
nitif. Somme toute, on peut dire que sa déclinaison est la
mieux conservée après celle du sanskrit et des anciennes
langues éraniennes.
Si nous passons à la conjugaison, nous voyons que le
grec possède l'ancienne voix intransitive Çkùo]j.OLi, AusTai)
que les langues italiques, celtiques, slaves et lettiques ont
perdue ; c'est un grand avantage. D'autre part, il conserve
assez bien les six temps anciens. Il s'est créé, d'ailleurs,
un certain nombre de temps nouveaux, entre autres, un
plus-que-parfait tiré du parfait redoublé. En somme, on
peut dire que le grec ancien est assez fidèle au type com-
mun d'où il est sorti, lorsqu'il s'agit de la formation des
mots, mais qu'en bien des points de sa phonétique il s'en
est singulièrement écarté.
Les différences dialectiques sont presque toutes d'ordre
phonétique. On compte un grand nombre de dialectes grecs,
mais ils se groupent tous assez facilement sous quatre for-
mes spéciales, l'éolien, le dorien, l'ionien, l'attiquc. Par-
fois même on ne fait de ces quatre dialectes que deux gran-
des classes : l'éolien et le dorien formeraient un groupe
à eux deux, l'ionien et l'attique en formeraient un autre.
L'éolien proprement dit (1) était parlé en Asie Mineure:
Alcée, Sapho écrivirent dans le dialecte de Lesbos. Il pos-
sède le digamma correspondant au « v » antique et re-
double volontiers les consonnes liquides : il dit, par
exemple, i]x\)J. « je suis ». Là où l'ionien dit 'q pour « â »
plus ancien, il conserve souvent cette dernière voyelle.
Entre autres faits également caractéristiques, il possède
un plus grand nombre de verbes en y.i que la langue
ordinaire : il dit, par exemple, (ptXr^jj.i « j'aime ». Le béo-
(1) AiiRENS. De grœcœ linguœ dialectis. 2 vol. Gœttingen, 1839-
1843.
i
GREC. 295
tien appartenait au même groupe. Il a laissé peu de pro-
ductions littéraires; il use du digamma, condense les
diphtbongues en une simple voyelle longue, dit également
(« â » là où rionien dit yj et met souvent un § à la place
du ^ ordinaire : l'attique dit Zrj;, l^u^wV, le béotien dit
As'jç, c'jvov. Le thessalien, dont il n'y a que fort peu de
restes, faisait partie lui aussi du groupe éolien ; on le
tenait, à Athènes, pour un dialecte assez barbare.
Le dorien était parlé dans presque tout le Péloponnèse,
en Crète et dans les colonies grecques de Sicile, de Libye,
de l'Italie méridionale. Pindare écrivit en dorien. On y
distingue deux sous-dialectes, l'un plus rigoureux que
l'autre. Le dorien possédait le digamma et conservait le
<( t » ancien que la langue classique changeait en a;
il disait, par exemple, cicwit « il donne )) , /"'//.an,
fd'ÂOL"A « vingt ».
L'ionien eut deux périodes : une période ancienne et
épique, celle de la langue d'Homère et d'Hésiode, une pé-
riode plus récente, celle d'Hérodote. On le parlait en cer-
taines localités de l'Asie Mineure, en Attique et dans un
grand nombre d'iles.
Bien des auteurs rattachent l'attique à l'ionien ; il en
diffère fort peu, en effet, et peut être envisagé comme un
dialecte ionien. C'était la langue d'Athènes, la langue
d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, d'Aristophane, de Thu-
cydide, de Démosthène ; c'est elle qui prédomina, par la
suite des temps, sur les autres dialectes, c'est elle qu'ont
toujours en vue les réformateurs de la langue grecque
moderne.
Chaque dialecte, ainsi que nous l'avons dit, eut sa litté-
rature ; toutefois, grâce aux circonstances politiques, le
•dialecte attique gagna peu à peu une prédominance incon-
testée et devint la langue écrite commune, le dialecte
-commun yj xoivy] otâXsy.To;. Cette extension un peu
296 LA LINGUISTIQUE,
factice fut précisément la cause de sa décadence et de sa
corruption. Le dialecte commun ne fut plus dans la bou-
che des Grecs étrangers à l'Attique, et encore moins dans
la bouche des barbares qui l'acceptèrent, ce qu'il était à
Athènes; il devint petit à petit le byzantin^ la langue by-
zantine du moyen âge.
Le grec moderne lui succéda : on lui donne le nom de
romaïfiue, souvenir du vieil empire romain; c'est un nom
malheureux, qui peut prêter à confusion et dont nous ne
nous servirons pas.
La position du grec moderne vis-à-vis du grec ancienne
saurait être comparée à celle des langues romanes vis-à-
vis du latin. Celles-ci sont bien autrement éloignées de
leur ancêtre commun que ne l'est le grec moderne du grec
de l'antiquité.
Le grec actuel comprend un grand nombre de dialectes
qui diffèrent assez sensiblement les uns des autres, et
que l'on rencontre non-seulement dans les îles, mais en-
core sur le continent, comme par exemple le tsaconien
parlé en pleine Morée. Quant à la langue littéraire, la
langue commune, elle est réellement peu éloignée de la
langue classique d'il y a deux mille ans.
C'est précisément cette grande ressemblance qui a donne
à (quelques Hellènes l'idée d'une rénovation de leur lan-
gue, fondée sur le retour aux formes et aux expressions
mêmes de la langue de Thucydide. Aucune tentative ne
pouvait être moins pratique ; celle-ci rentre dans le do-
maine de la fantaisie et de la curiosité. Le grec moderne
diffère bien peu, sans doute, du grec ancien, mais il eu
diffère très-nettement. Il a perdu les formes du duel et le
datif : ce dernier cas n'est employé que dans la littérature
la plus élevée et il serait pédant de s'en servir dans la con-
versation, ou même dans la httérature courante. L'ancien
infinitif en £tv n'est plus employé, non plus, que dans la
GREC. 297
littérature pseudo-classique; on le remplace ordinaire-
ment par une forme conjonctive : « je veux venir »
s'exprime par cette formule analytique OéXo^ va DSiù
« je veux que je vienne » . Le futur est également analy-
tique : il est formé , entre autres façons , du présent
précédé d'une conjonction. Il y a bien d'autres exemples
d'analytisme dans la conjugaison du grec moderne, mais
nous en avons dit assez pour ne pas insister davan-
tage (1).
Le grec moderne se distingue encore du grec ancien par
un fait qui, pour ne pas se rapporter aux formes elles-
mêmes des mots, n'en est pas moins très-important : l'ac-
cent, chez lui, tient lieu de prosodie. En d'autres termes,
la syllabe longue du grec moderne est celle qui porte l'ac-
cent, la syllabe brève est celle qui n'est pas accentuée. Ce
phénomène n'est point particulier à la langue grecque ;
nous verrons dans le chapitre consacré aux langues ger-
maniques qu'il constitue l'une des caractéristiques de l'al-
lemand moderne : en moyen haut-allemand, aux douzième,
•treizième, quatorzième, quinzième siècles, la syllabe radi-
cale était tantôt longue, tantôt brève, tandis que dans
l'allemand moderne, portant l'accent, elle est toujours
longue. C'est là un phénomène tout moderne.
Ce n'est pas seulement en Grèce que la langue grecque
est parlée; en Turquie, elle occupe la Thessalie — confi-
nant vers l'ouest à l'albanais, vers le nord au bulgare ; —
elle longe toute la côte septentrionale de la mer Egée et
tout le contour de la mer de Marmara, aussi bien en Eu-
rope qu'en Asie. Elle atteint parfois dans l'intérieur même
des pays une certaine profondeur : elle s'étend, par exem-
ple, jusqu'à Andrinople. Dans l'île de Candie, elle domine
presque totalement; on n'y rencontre plus qu'une seule
(Ij EG^Tl^u. De l'élaf actuel de la langue grecque et des reformer
qu'elle subit. Paris, 1868.
298 LA LINGUISTIQUE.
enclave de langue turque qui soit importante : c'est vers
le centre de Tile. On évalue à plus d'un million le nombre
des Grecs de Turquie. En Russie, il existe sur la côte nord
de la mer d'Azov, entre la Tauride et les Gosarjues du
Don, deux enclaves de langue grecque. Elle occupe égale-
ment les trois côtes de l'Asie Mineure depuis la région op-
posée à l'ile de Chypre jusqu'à l'embouchure du Kysyl
Irmak dans la mer Noire.
Nous avons à parler maintenant d'une question un peu
accessoire, mais qui a cependant son intérêt, celle de la
prononciation du grec moderne et du grec ancien.
Six caractères, dont trois sont simples et trois sont dou-
bles, répondent dans le grec moderne à notre voyelle « i ».
Ce sont e, ?*, u ( '(], i, y) et ez, o/, ui. Les autres voyelles
se prononcent comme en français, o, o, etc. D'autre
part, les groupes au, si», '/;'j, wj se prononcent aav, ev,
iv, ov )).
En ce qui concerne les consonnes nous voyons que ih (0)
correspond au « th » des Anglais (de « threc»); d (S) au
« th » doux (de « tlius, the )>). Le ph (o) vaut a f », et kh
{y) vaut le « ch » allemand de « noch, nach, buch » ou
celui de « ich, fechten » selon les voyelles qui l'avoisi-
nent. Le g (y) se prononce comme le « y » français s'il
précède un « e » ou un « i ». Il se trouve, on le voit, une
grande différence entre cette prononciation et la pronon-
ciation dite classique, attribuée à Erasme.
Il existe toute une école d'hellénistes aux yeux desquels
la prononciation du grec moderne devait être appliquée au
grec ancien et qui mènent en faveur de cette théorie une
propagande bruyante. Elle n'est rien moins que scienti-
fique. Prononcer le grec ancien à la façon moderne, c'est
une erreur, dit très-justement Schleicher, due à une com-
plète méconnaissance des lois de la vie linguistique et de
la phonétique. A priori^ en effet, cette théorie n'est point
I
GREC. 299
soutcnable; en fait, elle ne supporte pas la critique.
La comparaison môme du grec ancien et des autres
idiomes indo-européens nous enseigne que les sons <?, 2, u
{r,, i, u) correspondaient aux voyelles « â, i, u (prononcez
ou) )) et qu'elles étaient, dès lors, parfaitement distinctes;
ce n'est que par la suite des temps qu'elles se sont toutes
les trois confondues en un seul et même son, « i » . La tran-
scription d'q grecs par des e latins et d'e latins par des
Y] grecs démontre très-clairement que le son de l'ancien
Y) grec n'était pas celui d'un «i»; on trouve, par exemple,
y.Y;vGwp, A'jp'^X'.ouç, pour « censor, Aurelius ». Il n'est pas
douteux davantage que la voyelle u n'ait eu autrefois en
grec le son de notre « ou », de la voyelle latine « u » ; à
l'époque classique il avait la valeur de «u » français, et la
diphthongue eu, c'est-à-dire « o + u », se réduisit à cette
même époque en une simple voyelle u, notre « ou » fran-
çais, la voyelle latine « u ». C'est ainsi que le grec transcrit
TtT(ouc, T0U3[x, 7apy,ouiTO'j[j., les mots latins « Titius, tuum,
circuitum ». Il est tout aussi certain que primitivement
le b grec (6) se prononçait comme notre « h » et non pas
« V » comme il se prononce aujourd'hui. Dans les auteurs
grecs le bêlement des moutons est rendu par êyj, 5yj, que
l'on ne pourrait prononcer sans ridicule « vi, vi ». A une
certaine époque, les Grecs ont bien transcrit le « v » latin
par leur 6, mais auparavant ils l'avaient rendu par eu : on
trouve par exemple, Ojapwv, OjaXcpio;, 0'jzp^(iXioc, pour
« Valerius, Vergilius, » etc.; le changement de « b »
en « V » fut peut-être assez précoce, en quelques dialectes
du moins, mais partout le « b » avait eu jadis sa propre et
véritable prononciation. A l'époque où les Grecs commen-
cèrent à transcrire des noms latins, leur 6 était loin d'avoir
toujours et en tous lieux le son qu'il a actuellement chez
eux. A cette époque on l'emploie régulièrement lorsqu'il
s'agit de transcrire un « b » latin, et ce n'est qu'en con-
300 LA LINGUISTIQUE.
currence avec « ou » et « o » qu'on l'emploie, à la même
époque, pour rendre le « v » latin (1).
Enfin il ne saurait y avoir de doute sur la prononciation
ancienne des aspirées ph, th, kh (9, 0, x). Elles avaient
bien la valeur de « p, t, k » aspirés, c'est-à-dire « p H-h,
t 4- h, k -f- h ». Le « th » dur anglais, le « f », les deux
« ch » allemands n'ont rien à faire ici. Aujourd'hui ces
consonnes 9, 0, */ sont bien des sifflantes, mais c'étaient
autrefois des aspirées. On peut le démontrer de diverses
façons (2). La mobilité de l'aspiration qui accompagne
la simple explosive « p, t, k » (x, t, t.) est une pre-
mière preuve : le redoublement de la racine ôs donne
T'!G£[j.£v « nous plaçons » ; de même le redoublement de
'ph (9) se fait par un simple /), celui de kh [y) par un
simple k. C'est ainsi que le sanskrit redouble « dh, bh »
par les simples consonnes non aspirées « d, b » et dit
« dadhâmi, je pose; babhûu, j'ai brillé ». Dans les formes
telles que Tpéçw « je nourris » et 6p£(J;a) (-—- Ope-âGO)) je
nourrirai», nous voyons avec la môme clarté combien l'as-
piration est mobile; ici, comme dans le cas précédent, il
est évident que le ph et le th ne sont pas des sifflantes,
mais bien de pures consonnes aspirées. Le sanskrit dit
d'une façon tout analogue a badhnâmi, je lie; bhat-
syâmi, je lierai ». On peut encore remarquer que certains
dialectes déplacent aisément l'aspiration dans le corps
d'un mot : le grec commun dit èv'auBa, /tTO)v, dialectale-
ment on dit èvOauia, 7.i6wv. Dans la bouche des barbares
qu'il met sur la scène, Aristophane remplace par de simples
consonnes non aspirées « p, t, k » les aspirées grecques
(( ph, th, kh »; c'est encore là un argument décisif. Un
autre argument du même genre se puise dans la façon dont
(1) G. CuRTius. Grundzùge der griechischen etymologie. Quatr,
édit., p. 571. Leipzig, 1873.
(2) /6Jd.,p. 416.
LANGUES ITALIQUES. 301
la vieille langue populaire latine rend ces mêmes aspirées
du grec : elle les dépouille simplement de leur aspiration.
Au quatrième siècle même, le gothique rend par un « k »
les « kh » (x) du grec. Enfin, bien des dialectes du grec
moderne ont une simple et pure consonne non aspirée à la
place de la consonne aspirée de la langue littéraire; il est
hors de doute que ces dialectes reflètent ici une époque
très-ancienne, ce qui, d'ailleurs, n'est point un cas fort
rare. En somme, il est incontestable que les anciennes
aspirées grecques avaient la valeur de « p -f- li» t -|-h,
k + h » et qu'elles n'ont passé à l'état de sifflantes que
dans la suite des temps.
Au surplus, ce serait une entreprise vaine que de cher-
cher à déterminer l'époque du changement de prononcia-
tion de la langue grecque. Nous parlons, bien entendu,
d'une façon générale. Deux facteurs ont contribué à ce
changement, ou, pour mieux dire, à ces changements di-
vers : le temps et le lieu ; telle variation s'opérait ici à telle
époque, qui ne devait s'opérer ailleurs que beaucoup plus
tard, et qui, ailleurs encore, était déjà depuis longtemps
un fait accompli. Il ne peut donc être question, dans une
étude sur l'ancienne prononciation du grec, que de mono-
graphies toutes particulières. Par la suite on pourra ras-
sembler ces recherches spéciales et voir s'il est possible ou
non d'en tirer un enseignement plus général; mais jusqu'à
ce moment il faudra s'en tenir à la prononciation dite
érasmienne, bien qu'elle soit souvent fautive, et rejeter la
prononciation moderne, bien plus fautive encore.
§ 4. Branche italique.
Jusqu'au jour où les bases de la grammaire comparée
des langues indo-européennes furent définitivement établies,
on put croire que le latin et les autres idiomes de l'Italie
302 LA LINGUISTIQUE.
ancienne qui lui étaient alliés, avaient leur source dans la
langue grecque. On citait même celui des dialectes grecs
qui avait donné naissance aux anciennes langues italiques,
l'éolien. Ce fut précisément un des résultats de la grande
œuvre de Bopp, de montrer que le latin ne procédait pas
plus du grec que celui-ci ne procédait du sanskrit et que
tous les trois descendaient d'une mère commune, de la
langue qui avait également donné naissance aux idiomes
éraniens, slaves, lettiques, germaniques et celtiques.
La grammaire com.parée nous apprend, en efîet, que le
latin possède une foule de formes plus anciennes que les
formes qui leur correspondent dans la langue grecque.
S'agit-il de la phonétique, nous voyons, par exemple, que
le latin conserve au commencement des mots les s an-
tiques que le grec change en esprits rudes: il à'iiseptemySeXy
socery alors que le grec dit « liepta, hex, hekuros » (E-Ta,
eÇ, £*/.upc;) ; — nous voyons qu'il conserve l'ancienne demi-
voyelle « y » (qu'il représente par le signe y) là où le grec
la change en 'Ç (prononcez a dz »), ou en esprit rude '.jecur^
jugum sont plus purs que r^Tcap, ^u^cv; — nous voyons
qu'il conserve les <( k» primitifs que le grec change souvent
en (( p », en « t » : quinque, quis l'emportent sur 7:£[j.7:£, tîç.
Naturellement c'est par la confrontation méthodique avec
les autres idiomes indo-européens que l'on peut démontrer
la correction de ces différentes formes latines et l'état de
dégradation des formes grecques qui leur correspondent.
S'agit-il de la déclinaison, nous voyons que le latin a con-
servé l'ablatif singulier que le grec ne connaît plus.
S'agi(-il de la conjugaison, nous voyons que le suffixe de la
seconde personne du pluriel est d'une forme plus correcte
en latin qu'en grec : estis « vous êtes » se rapproche plus
de la forme organique « astasi » que ne le fait le grec ea'é,
le lithuanien u este », le sanskrit « slha ». Par contre, le
grec l'emporte souvent sur le latin : dans la conjugaison,
LANGUES ITALIQUES. 303
notamment, où il a mieux conservé les temps anciens. L'un
et l'autre ont ainsi leurs côtés forts et leurs côtés faibles,
et aucun d'eux, en fm de compte, ne peut se dire plus
correct, plus pur, plus antique que son congénère.
Nous allons traiter successivement des anciennes langues
italiques, latin, ombrien, etc., et des langues romanes, ou
novo-latines, actuellement parlées dans l'Europe sud-occi-
dentale et sur le cours du bas Danube.
I. Anciennes langues italiques.
Le latin est le grand représentant de cette branche. A
côté de lui, Vosque et V ombrien jouent un rôle peu consi-
dérable, mais on ne saurait les négliger entièrement. Il se
parlait d'ailleurs en Italie un certain nombre d'autres
langues appartenant à cette même famille. Nous les pas-
serons sous silence, parce que l'on n'en sait que fort peu
de chose. Ici, nous ne dirons rien non plus de la langue
étrusque; il est possible que cette langue ait appartenu
aux groupes qui nous occupent, qu'elle soit sœur du latin,
de l'osque et de l'ombrien, mais, à nos yeux, le fait de
cette parenté n'est pas encore assez établi pour que nous
l'acceptions sans réserves. Nous ne parlerons de l'étrusque
qu'après avoir terminé notre examen des difTérents rameaux
de l'indo-européen, et nous le mettrons au nombre des
langues indo-européennes dont le classement définitif n'est
pas encore établi.
Les formes du vieux latin, que l'on rencontre jusqu'au
milieu du troisième siècle avant notre ère, c'est-à-dire
avant l'époque de la première guerre contre les Carthagi-
nois, et qui nous sont connues par un certain nombre
d'inscriptions, ne diffèrent pas essentiellement des formes
latines dites classiques. Les différences qui se rencontrent
30 4 LA LINGUISTIQUE.
dans la langue des deux périodes concernent surtout la
phonétique et en particulier les voyelles.
On peut dire que le latin classique se distingue tout
d'abord du vieux latin par un besoin très-marqué de ré-
duire en voyelles simples les anciennes diphthongues ; c'est
plus qu'une tendance, c'est un caractère très-prononcé. La
diphthongue au est la seule qui se soit à peu près main-
tenue, les autres se sont presque toujours condensées en
une voyelle longue. Tandis, par exemple, que le vieux
latin disait loumen^jous, oinus, oitile^jjloeres, ceiois^ leiber,
veicus, le latin classique disait lumen^ jus, unus, utile,
plures, civis, liber, vicus. L'ancienne diphthongue ai est
définitivement devenue ae au temps des Gracques, cent
trente ans avant notre ère, et cet ae se change à son tour
en e long, d'abord dans la langue populaire, avant notre
ère déjà, puis dans la langue cultivée, trois ou quatre cents
ans plus tard (1).
Certains changements de voyelles simples qui s'effec-
tuent dans le passage de l'ancienne période latine à la pé-
riode classique, sont d'une importance moindre, mais il
faut encore les regarder comme caractéristiques. C'est
ainsi, par exemple, que la voyelle o devient parfois e : les
anciennes formes vorto, voster, deviennent verto, vester ;
u devient i: optumus, decumus, mancupium se changent en
optimus, decimus, mancipium; i devient e : navim se
change en navem.
Ces différentes mutations, ainsi qu'un assez grand
nombre de variations analogues, ne sont point régies,
sans doute , par des lois spéciales , elles ne sont pas
aussi régulières que l'est la condensation des anciennes
diphthongues en une voyelle simple ; mais elles afTectent
cependant une certaine allure bien caractérisée à laquelle
»
(1) CoRSSEN. Ueher aussprache, vokalismus itnd betommg der latei-
niichen sprache. Deuxième édit., t. I, p. 693. Leipzig, 1868.
LANGUES ITALIQUES. 305
He peuvent se tromper ceux qui sont quelque peu familia-
risés avec les formes classiques ordinaires.
Les principes d'euphonie particuliers aux voyelles lati-
nes sont peu nombreux. Nous voyons qu'un a organique se
change volontiers en e devant une nasale dans les syllabes
finales, comme c'est le cas dans septem, novem, patrem;
après un v il se change pour l'ordinaire en o, témoin vomo,
vos, volvere, volo; parfois également cela a lieu devant
cette même consonne, comme dans ?2oyw5, ovis. La compa-
raison avec les autres idiomes indo-européens indique que
ces différents o remplacent autant d'anciens a delà langue
commune indo-européenne.
Au demeurant, le tableau des voyelles latines est des
plus simples, et il se rapproche beaucoup du système des
voyelles grecques qui n'a fait simplement que mieux con-
server les anciennes diphthongues.
A l'égard des consonnes, le latin est bien plus fidèle que
le grec au système primitif. Le lithuanien seul, de tous
les idiomes indo-européens, garde plus fidèlement que le
latin l'unique sifflante s de l'indo-européen commun. Le
latin, en effet, la change parfois en r entre deux voyelles,
comme dans generis, génitif de genus (dont le thème est
« gènes » comme l'indiquent le sanskrit et le grec), ou
encore à la fin des mots, comme dans arhoi\ dont la plus
ancienne forme est arbos. Mais cette seule et unique varia-
lion est bien moins importante que ne le sont toutes ces
créations de sifflantes nouvelles particulières au grec, aux
langues slaves, aux langues éraniennes, au sanskrit.
Tandis que le grec changeait en aspirées fortes « ph,
th, kh » (9, 0, y), les aspirées faibles de la langue com-
mune indo-européenne (( bh, dh, gh », le latin, au milieu
'des mots surtout^ les rendait, en principe, par l'explosive
jcorrespondante non aspirée é, d, g. Il dit, par exemple,
\nubes, li'ngo, tandis que le grec dit vé^oç, hziyjb). Gepen-
' LINGUISTIQUE. 20
306 LA LINGUISTIQUE.
dant il traita encore ces aspirées primitives de deux autres
façons, surtout au commencement des mots : il les chan-
gea soit en h, soit en f. C'est ainsi que fero « je porte »
correspond au grec çcpw, au sanskrit « bliarâmi ». Par-
fois les deux formes coexistent : hordeum et fordeum
« orge )), horda et forda « vache pleine ». On a expliqué
de différentes façons ce changement des aspirées primitives
en h et en /", mais la question n'est pas encore élucidée et
nous devons nous contenter de mentionner le fait pur et
simple.
Une autre particularité de la phonétique latine est le
changement en / d'un ancien d : lacrima « larme », levir
« beau-frère », lingua « langue », o/ere « sentir » ont tous
remplacé par Imw d plus ancien. C'est ainsi que s'expli-
quent un certain nombre de formes doubles : impelimenta
et impedimenta , delicare et dedicare , olere à côté de
odor.
Les consonnes latines se prêtent d'une façon assez déli-
cate aux lois de l'assimilation, au moins d'une assimila-
tion élémentaire. Souvent l'assimilation n'est que partielle :
actus, par exemple, a un c pour un p^, comme l'indique ap'O,
mais parfois elle est complète ; c'est ainsi que dans summus
le groupe « m m » est pour « p m » comme l'indiquent
supc?', supremus. Un mot vient-il à commencer par un
groupe de deux consonnes, la première de ces consonnes
disparaît souvent : notus, nomen étaient autrefois précédés
d'un <( g» comme en témoignent les composés « cognosco,
cognomen, ignotus ». Au commencement des mots, éga-
lement, le groupe dv peut se changer en b : his et bonus
sont pour des formes plus anciennes dvis et dvonus; bel-
lum et dvellum coexistent.
Nous dirons ici quelques mots de la prononciation latine.
C'est une question que bien des personnes -ont essayé de
résoudre, mais sans succès, faute de méthode. Aujourd'hui,
LANGUES ITALIQUES. 007
l'on peut dire d'une façon générale qu'elle est tranchée ;
l'ouvrage de Corssen, que nous citions un peu plus haut,
a rassemblé tous les résultats acquis à ce jour et que l'on
peut, sans témérité, regarder comme concluants. On s'ac-
corde sans peine pour la prononciation d'une bonne partie
des consonnes latines « p, b, f, d, m, n, r, 1 », etc.; de
celles-ci nous ne parlerons pas. C'est seulement sur les
[)oints qui peuvent encore paraître douteux que nous allons
porter notre attention.
On reconnaît généralement que devant les voyelles « a,
o, u », et devant les consonnes, le c latin avait la même
valeur que le « k » ; mais devant un e, devant un i, com-
ment était-il prononcé? Avait-il en cette occurrence le son
de «tell » que lui donnent les Italiens, celui de « ts » que
lui donnent les Allemands, celui de a ç » que lui donnent
les Français? Disait-on « Tchitchero, Tsitsero, Çiçero »?
Nous avons plus de renseignements qu'il n'en est besoin
pour répondre à cette question, et la transcription en latin
des mots étrangers, aussi bien que celle des mots latins
<'n langue étrangère, doit lever tous les doutes. Les Goths,
par exemple, empruntant aux Latins les mots lucerna, cav"
ri'i\ acetum. en ont fait lukarn^ karkara^ aikeits; les Grecs
• liaient sous la forme Tuaipixiour, y.r^vjcop, -/.Eviupia les mots
hiVxn'f^ patricius^censor^ etc. Par contre, en tous temps les La-
tins ont rendu par leur c le y. de la langue grecque (comme
dans les mots cerasus^ Cimon^ Cecrops), et Corssen con-
clut avec juste raison que jusqu'au sixième et môme au
septième siècle de notre ère, le c latin avait la valeur de
(( k » devant toutes les voyelles. Les grammairiens latins
ne disent point, d'ailleurs, que la prononciation de cette
consonne ait jamais été différente selon qu'elle se trouvait
suivie de telle ou telle voyelle, et l'on peut assurer que si
le c latin fut changé en sifflante devant les <( e » et les « i »
avajrit le septième siècle de notre ère, cela n'eut lieu que
308 LA LINGUISTIQUE.
dans la langue populaire, dans les patois provinciaux,.
Devant la voyelle « i » , suivie elle-même d'une autre
voyelle (justitia, servitium), t ne fut également sifflé que
très-tard, en latin du moins. En osque et en ombrien ce
phénomène fut plus précoce, mais ce n'est qu'au cinquième
siècle qu'il fut régulièrement reçu dans la bonne pronon-
ciation latine, bien qu'on en ait trouvé des traces remon-
tant au troisième siècle de notre ère.
On peut sans crainte, également, prononcer le g placé
devant les voyelles « i, e » comme on le prononce lorsqu'il
est suivi des voyelles u a, o, u ». En aucun cas il ne faut
lui donner la valeur du « j » français. A un moment donnéi
il se changea souvent en i, mais ce ne fut que sur le tard!
et dans la langue populaire.
L'aspirée h se fit peut-être entendre à une certaine épo-
que avec quelque force, mais elle perdit peu à peu de sa
propre valeur, et nombre de mots latins l'ont tout à fait,
laissée tomber, anse?', par exemple, dont la racine est la
même que celle du grec /y;v (( oie ».
La prononciation de / (« jus, jugum ») n'est point
douteuse; elle n'a jamais été celle du «j » français de
« jeu, jour », mais bien celle du « y » de « yeux, yeuse ».
Le témoignage dePriscien, qui vivait au sixième siècle, ne
laisse aucun doute sur ce fait.
La réforme de la prononciation latine serait, somme
toute, une chose fort possible; ajoutons qu'elle serait dé-
sirable. Mais se réalisera-t-elle jamais, nous ne pouvons
l'espérer. Il est bon, au moins, que l'on connaisse ce qu'é-
tait la prononciation aux temps classiques du latin et sur-
tout que l'on ne cherche pas à faire prévaloir aux dépens
des autres systèmes l'une des trois prononciations accep-
tées en France, en Italie, en Allemagne, ou quelque autre
système encore; ils sont tous défectueux au môme titre.
D'ailleurs, cette réforme devrait être accompagnée de
i
LANGUES ITALIQUES. 309
l'observation des lois d'accentuation. Le latin a connu
successivement deux procédés d'accentuation. Le premier
ne doit point nous arrêter. Le second est celui de l'époque
classique. Fondé sur la quantité même des syllabes, on
peut dire qu'il est d'une grande simplicité. Son principe
est celui-ci : l'avant-dernière syllabe est-elle longue,
comme dans cana?nus, c'est sur cette avant-dernière syl-
labe que tombe l'accent; cette même syllabe est-elle brève,
comme dans ducere^ l'accent tombe sur la syllabe qui pré-
cède l'avant-dernière, c'est-à-dire sur l'anté-pénultième.
;l\ous supposons ici que le mot a trois syllabes ou plus de
trois syllabes; s'il n'en a que deux, l'accent tombé sur
^l'avant-dernière, qu'elle soit longue, comme dans fecit^
■lobis, ou brève, comme dans deus^ tener.
j L'accent peut donc varier de place dans la déclinaison
jît dans la conjugaison, selon le nombre de syllabes : dans
kmabimur « nous serons aimés » il tombe sur l'anté-pé-
mltième, qui est longue ; dans amabimini « vous serez
j imés » il tombe sur l'anté-pénultième, qui est brève. Dans
Jes deux exemples, en effet, l'avant-dernière est brève ; or
l'est la quantité de cette syllabe qui décide, avons-nous dit,
le la place de l'accent, sans qu'il y ait à s'inquiéter de la
iuantité des autres syllabes. Cette loi est très-importante,
«ar nous verrons que l'accent latin joue un rôle capital
lans la formation des langues romanes, notamment de la
'mgue française; la facture même des mots français est
n rapport avec la position de l'accent latin.
Revenons à la grammaire latine que nous avons quelque
eu abandonnée pour parler de la prononciation et de l'ac-
ntuation.
Des trois nombres, le latin a perdu le duel ; le grec l'a
mservé, en partie du moins, et sous ce rapport il est
ipérieur au latin. En ce qui concerne les cas, le grec et
latin sont tantôt supérieurs, tantôt inférieurs l'un à
310 LA LINGUISTIQUE.
l'autre. Nous avons dit que le grec avait perdu l'ancien
ablatif du singulier : le latin l'a conservé. La désinence
organique de ce cas était « t » pour les thèmes qui se ter-
minaient par une voyelle; en latin ce « t » final se change
en d. De là les anciennes formes sententiad, preivatod^
magistradud^ marid. Au surplus, ce d disparut de bonne-
heure. La forme organique du datif singulier était « ai »
que le sanskrit réduit en « ê » ; de là les anciennes formes
populoi, romanoi, devenues par la suite « populo, ro-
mano. » L'ancien locatif avait pour forme organique <( i » :
le latin ne l'a pas toujours perdu. Il est vrai qu'il en fait
un 2 long, mais cet allongement n'est dû qu'à une cause
secondaire dont nous n'avons pas à nous occuper ici. En
somme domi, hmni, belli sont de véritables locatifs (domi
agere actatem, procumbit humi, belli domique), cl la
grammaire classique les traite sans raison de génitifs. Au
pluriel nous avons à remarquer la disparition totale du
locatif, qui, ainsi que nous l'avons vu, persiste encore en
grec.
Quelques mots sur la conjugaison. En général les dési^j
nences qui indiquent la personne sont assez bien conser-
vées en latin. Toutefois de l'ancienne terminaison ??i/(( je»;
du temps présent, il ne reste plus de trace que dans lesj
deux formes sum et inquam. Des six temps primitifs, le<
latin a conservé le présent, parfois le parfait redoublé
(cecinimus « nous avons chanté >>), peut-être quelque»
traces de l'aoriste simple. En somme, cela était fort peu, eJ
il lui a fallu recourir à de nouvelles formations. Le par-
fait en si (luxi, dixi), le parfait en ui ou en vi (monui;
amavi), appartiennent à ces nouvelles formes composées;
il en est de même de l'imparfait en bam^ du futur en bi
(amabam, amabo) et d'un certain nombre d'autres formes
analogues. C'est là un sujet que nous ne faisons qu'indi-!
quer, en ajoutant que parmi les anciennes langues indo-
LANGUES ITALIQUES. 311
; européennes, le latin est une de celles qui ont donné nais-
sance au plus grand nombre de ces formations nouvelles,
dont quelques-unes, sans doute, peuvent paraître super-
flues.
Il est pourtant une de ces formations, celle du médio-
I passif, que nous ne pouvons passer sous silence. Dans les
langues italiques, comme dans les langues celtiques, on
fabriqua une voix moyenne, qui plus tard prit le sens
passif, en adjoignant au verbe le pronom réfléchi : amor
est pour une forme plus ancienne « amos » qui, elle-
même, est pour « amo-se ». Le lithuanien, lui aussi, s'est
créé un moyen par le même procédé.
De toutes les langues italiques, sœurs du latin, qui de-
vaient dans le cours des temps disparaître peu à peu
devant lui, Vosque et l'ombrien sont les plus importantes.
\j ombrien était parlé au nord-est de la Péninsule, et on
admet généralement que le dialecte volsque s'en rappro-
chait.
h'osqice était parlé au sud et avait plutôt pour allié le
dialecte sabellique. L'ombrien, l'osque, le latin sortaient
tous d'une souche commune, et aucun d'eux n'avait pré-
cédé les deux autres ; mais la comparaison de leurs formes,
de leur phonétique, montre que de ces trois langues l'osque
se rapprochait plus particulièrement du type commun qui
leur avait donné naissance et que l'ombrien s'en écartait
encore plus que le latin.
h'osque était parlé dans le Samnium, en Campanic ainsi
que dans les pays avoisinants (I), et il nous est connu par
quelques inscriptions assez importantes , les tables de
bronze d'Agnone et de Bantia, la pierre d'Abella. L'osque
se distingue particulièrement du latin et de l'ombrien par
son soin à garder les anciennes diphthongucs, et là où le
(1) Rabasté. De la langue osque. Rennes, 1865.
312 LA LINGUISTIQUE.
latin remplace par un i un « a » plus ancien il conserve
cet « a » : il dit, par exemple, anter^ tandis que le latin
dit inter. Ces deux caractères d'antiquité ne sont pas les
seuls que présente son système vocalique, mais nous pou-
vons les citer comme très-frappants. En ce qui concerne
les consonnes, il est parfois inférieur au latin, mais sou-
vent aussi il lui est supérieur. Il se montre inférieur, no-
tamment, en remplaçant par des p des « k » primitifs ; il
dit par exemple joam quand le latin dit « quam ». Devant
un « t » il remplace les « k » par un h : il dit, par exemple,
Ohtavis tandis que le latin dit a Octavius ». Mais il montre
une supériorité réelle en bien des cas. En principe, par
exemple, il rtc change point les s en r comme nous l'avons
vu faire au latin; il évite, de même, un certain nombre
d'assimilations : il dit kenstm% par exemple, là où le latin
dit « censor » pour « censtor » . Une particularité phoné-
tique qui le distingue du latin consiste en ce fait que dans
le corps des mots il change souvent les aspirées organiques
en /", ce que le latin ne fait guère qu'au commencement
des mots; il dit, par exemple, sifei, tandis que le latin dil
« sibi ».
Uombrien nous est connu par un monument fortimpor-
tant, les tables de bronze dites « tables eugubines » du
lieu de leur découverte, Gubbio, l'ancien Eugubium. Trou-
vées au milieu du quinzième siècle, les tables eugubines
ont longtemps exercé la sagacité et la divination des anciens
philologues: il était réservé à MM. Aufrecht et Kirchhoff
d'amener leur déchiffrement à un résultat vraiment satis-
faisant, d'exposer leur grammaire d'une façon scientifique
et de publier enfin sur la langue ombrienne un ouvrage
dont tous les écrits plus modernes demeurenttributaircs (I).
(1) Die umbrischen sprachdenkmàler. Berlin, 1849-51. — André
Lefèvre. Les dialectes italiques : l'ombrien. Paris, 1874. — M. Bréal.
Les tables eugubines. Paris, 1875.
LANGUES ITALIQUES. 31g
Le système des voyelles ombriennes est plus rapproché du
système latin que ne l'est celui de Tosque. L'ombrien est
porté, plus encore que le latin, à réduire les anciennes
diphthongues en une seule voyelle, et, chose plus grave
encore, il laisse tomber volontiers bien des voyelles : il dit,
par exemple, nomne, tandis que le latin dit « nomini » .
Parfois, comme l'osque, il change les « k » primitifs en/?;
il dit, par exemple, pis quand le latin dit « quis » ; tout
comme l'osque il rend par /'des aspirées primitives que le
latin rend par l'explosive simple : le latin dit « tibi, ibi »,
l'ombrien dit tefe, ife. Gomme l'osque, également, il
change le groupe « kt » en ht : rehte correspond au latin
« recte ». En certaines circonstances le « d » primitif se
change en un r dont la valeur semble particulière et que
l'on figure habituellement par un point placé en dessous
de ce caractère : arveitu, rêve, runum, correspondent au
latin « advelîito, dédit, donum ».
Nous nous contenterons de ces courtes indications sur
les deux idiomes italiques frères du latin. En réalité ils ne
diffèrent essentiellement de ce dernier, pas plus sans doute
que ne diffèrent les dialectes grecs les uns des autres, mais
beaucoup moins que les langues novo-latines ou les dia-
lectes celtiques ne diffèrent entre eux.
Terminons par quelques mots sur les vieux alphabets
italiques.
D'après Corssen (op. cit., t. I, p. 1), ils descendraient
de deux alphabets grecs. L'un de ceux-ci, le vieil alphabet
dorien, ou quelque alphabet identique, aurait donné nais-
sance à l'alphabet sabellique, à trois systèmes étrusques, à
l'alphabet ombrien des tables eugubines, cà l'alphabet osque
que l'on trouve sur le cippe d'Abella. Ces différents sys-
tèmes possèdent tous, sauf le dernier, un double signe pour
exprimer as»: c'est le sigma grec, le sigma capital, figuré
tel quel ou bien renversé à droite par un quart dévolu-
314 LA LINGUISTIQUE.
tion de façon à figurer une sorte de M. Un alphabet dorien
plus récent aurait donné naissance à l'alphabet falisqueet
à l'alphabet latin ; les plus anciens documents de ce der-
nier remontent à la fin du troisième siècle de notre ère.
L'ancien k n'y était plus conservé que dans certains mots;
le c avait longtemps figuré le son g aussi bien que le
son k^ et avait fini par être remplacé pour le premier
de ces offices, par un nouveau caractère, le G, procédant
lui-même du c grâce à une minime modification. Du milieu
du second siècle avant notre ère jusque vers le milieu du
premier, c'est-à-dire pendant un espace d'environ cent ans,
la règle parut s'introduire d'exprimer une voyelle longue
en redoublant son caractère : on écrivit cuum, ree^ Muu-
càis. Vers la même époque, un siècle environ avant notre
ère, on figurait la voyelle longue ï en lui donnant une
forme plus haute que celle des autres caractères du même
mot : (( divo, vicus » ; parfois on se servit du signe i pour
figurer la demi voyelle « j » (notre. « y )>), comme dans
« lus, maior ».
L'empereur Claude, au milieu du premier siècle de notre
ère, prétendit doter l'alphabet latin de trois nouveaux
signes. Pour distinguer la consonne v de la voyelle u, il
proposa de représenter la première par le digamma grec
renversé; pour figurer les groupes ps, bs il proposa un c
retourné, et enfin le signe |- pour le son û, notre « u »
français, qui s'était introduit dans certains mots ; mais ces
innovations n'eurent point un heureux succès et l'alphabet
latin demeura ce qu'il était auparavant.
IL Langues novo-latincs.
C'était au commencement de ce siècle une croyance
fort répandue (et bien des personnes la conservent aujour-
d'hui encore) que le français provenait d'une langue 7^0-
H
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 31^
mane, qui, vers la fin de l'empire et dans les premiers siè-
cles du moyen âge, aurait succédé au latin, son ancêtre
direct. Les écrits de l'illustre philologue Raynouard ne
contribuèrent pas peu à propager cette théorie. On l'ac-
cepta volontiers ; on écrivit sur la langue romane, on com-
menta ses textes, et pour beaucoup de personnes le pro-
vençal actuel est encore cette langue romane. Raynouard
s'était trompé et sa théorie devait disparaître peu
après lui.
C'est qu'en effet il n'a point existé de langue romane :
ce n'est pas à une langue romane que le latin a donné
' naissance, c'est à plusieurs langues romanes, à plusieurs
langues novo-latines.
Il faudrait bien se garder, d'ailleurs, de ne voir dans ces
nouveaux idiomes que du latin corrompu; il n'en est pas
ainsi. Les langues novo-latines représentent tout autant de
formes subséquentes du latin populaire parlé en Portugal,
en Espagne, en France, chez les Grisons, en Ralie et sur le
bas Danube. A côté du latin littéraire, en effet, il existait
une langue latine couramment parlée que les légionnaires
et les colons apportèrent en Ibérie, dans les Gaules, en
Dacie. C'est cette langue populaire qui se transforma et
devint ici l'espagnol, ici le français, ici le roumain, de
même qu'en Italie elle était devenue l'italien. Le latin litté-
raire, cependant, était de moins en moins inteUigible pour
le vulgaire et passait à la condition de langue ancienne,
de langue classique, de langue morte.
(( Quand le latin, dit M. Littré, eut définitivement effacé
les idiomes indigènes de l'Italie, de l'Espagne et de la
Gaule, la langue littéraire devint une pour ces trois grands
pays, mais le parler vulgaire (j'entends le parler latin,
puisqu'il n'en restait guère d'autre) y fut respectivement
différent. Du moins c'est ce que témoignent les langues ro-
manes par leur seule existence ; si le latin n'avait pas été
316 LA LINGUISTIQUE.
parlé dans chaque pays d'une façon particulière , les
idiomes sortis de ce parler latin que j 'appellerai ici régional,
n'auraient pas des caractères distinctifs, et ils se confon-
draient. Mais ces Italiens, ces Espagnols et ces Gaulois,
conduits par le concours des circonstances à parler tous le
latin, le parlaient chacun avec un mode d'articulation et
d'euphonie qui leur était propre Ces grandes localités
qu'on nomme Itahe, Espagne, Provence et France, mirent
leur empreinte sur la langue, comme la mirent les localités
plus petites qu'on nomme provinces. Et la diversité eut sa
règle qui ne lui permit pas les écarts. Cette règle est dans
la situation géographique, qui implique des différences es-
sentielles et caractéristiques entre les populations. Le fran-
çais, le plus éloigné du centre du latin, futceluiqui l'altéra
le plus; je parle uniquement de la forme, carie fond latin
est aussi pur dans le français que dans les autres idiomes.
Le provençal, que la haute barrière des Alpes place dans
le régime gaulois du ciel et de la terre, mais qui les longe,
est intermédiaire, plus près de la forme latine que le fran-
çais, un peu moins près que l'espagnol. Celui-ci, qui borde
la Méditerranée et que son ciel et sa terre rapprochent tant
de l'Italie, s'en rapproche aussi par la langue. Enfin l'ita-
lien, comme placé au centre même de la latinité, la repro-
duit avec le moins d'altération. Il y a dans cette théorie de
la formation romane une contre-épreuve qui, comme toutes
les autres épreuves, est décisive. En effet, si telle n'était la
loi qui préside à la répartition géographique des langues
romanes, on remarquerait «çà et là des interruptions du
type propre à chaque région, par exemple, des apparitions
du type propre à une autre. Ainsi, dans le domaine français,
au fond de la Neustrie ou de la Picardie, on rencontrerait
des formations ou provençales, ou italiennes, ou espagnoles ;
au fond de l'Espagne, on rencontrerait des formations fran-
çaises, provençales, ou italiennes; au fond de l'Italie, on
LANGUES ITALIQUES. 317
rencontrerait des formations espagnoles, provençales ou
françaises. Il n'en est rien; le type régional, une fois com-
mencé, ne subit plus aucune déviation, aucun retour vers
les types d'une autre région ; tout s'y suit régulièrement
selon les influences locales qu'on nommera diminutives en
les comparant aux influences de région (1). »
Cette origine latine des langues romanes est un fait ac-
quis, démontré, éclatant, que l'on ne saurait mettre au-
jourd'hui en question. La grammaire de Frédéric Diez,
dont la première édition remonte à une quarantaine d'an-
nées, a ruiné à jamais les théories ibériennes, celtiques
ou autres qui se produisent encore de temps en temps.
Ce n'est pas à dire qu'il n'existe dans les langues novo-
latincs un fonds assez important de mots étrangers. Le
français, par exemple, possède un certain nombre de mots,
d'origine celtique, tels que arpent^ lieue, dune, alouette ;
mais cette collection est loin d'être aussi considérable qu'on
le peut supposer, et il est bon d'ajouter que tous ces mots,
pouî^ devenir français, ont dû auparavant se latiniser, et en
somme c'est au latin que le français les emprunta. L'inva-
sion des barbares apporta quelque chose comme quatre
cents mots d'origine germanique, les relations avec l'Orient
fournirent aussi leur contingent, mais la grammaire de-
meura essentiellement latine.
On compte sept langues novo-latines : le portugais, l'es-
pagnol, le français, le provençal, l'italien, le ladin, le
roumain. Avant de parler de l'extension géographique de
chacun de ces idiomes, et de dire quelques mots de leur
physionomie particulière, nous devons tourner notre atten-
tion sur deux faits capitaux qui dominent toute cette
étude. L'un de ces faits est le rôle de l'accent tonique
dans la formation des mots novo-latins, l'autre est le pas-
Ci) Dictionnaire delà langue française, l. I, p. xlvii. Paris, 1863.
318 LA LINGUISTIQUE.
sage de la déclinaison latine à l'état analytique des langues
romanes.
On peut dire d'une façon générale, pour toutes les lan-
gues romanes, que la formation même de leurs mots est
fondée sur la persistance de l'accent tonique (I) : là où
était l'accent latin, là se trouvent l'accent italien, l'accent
français. Tel est le principe. Des lois accessoires se sont
jointes à ce principe, mais ne l'ont pas fait fléchir. Prenons
pour exemple ce qui se passe dans la langue française.
A côté de la persistance de l'accent latin, le français
nous monti-e deux principes accessoires : l'un est la sup-
pression des voyelles brèves non accentuées qui précèdent
la syllabe sur laquelle se trouve l'accent tonique ; l'autre
est la chute de certaines consonnes médianes (2). L'accent,
par exemple, est sur la voyelle a a » dans les mots boni-
tatem, liberare, sanitatem; il reste sur la voyelle corres-
pondante dans bonté, livrer, santé, et nous voyons que
dans ces trois exemples la voyelle inaccentuée « i » ou
« e » a disparu. Dans lier, douer, la consonne médiane de
ligare, dotare a également disparu.
Remarquons-le aussi, le français sacrifie tout ce qui suit
la syllabe accentuée ; les terminaisons masculines « essaim,
peuplé, hôtel » portent toutes l'accent, et dans ses termi-
naisons dites féminines, « meuble, esclandre », il faut en-
core reconnaître que l'accent tonique est sur la dernière
syllabe (dans le cas présent sur « eu, an »), car la voyelle
terminale « e » n'est point prononcée et n'existe dans la
poésie que d'une façon artificielle. En réalité, « esclandre,
/
(1) LiTTRÉ. Histoire de la langue française. 6» édit., t. I, p. 242.
Paris, 187H. — G. Paris. Élude sur le rôle de Vaccenl latin dans
la langue française Paris, 1862.
(2) Brachet. Grammaire historique de la langue française, Intro-
duction, sect. II. Paris. Scheler. — Exposé des lois qui régissent
la transformation française des mots lalins. Bruxelles, 1875.
LANGUES ITALIQUES. 319
semaine » sont des mots de deux syllabes portant l'accent
tonique sur la dernière de ces deux syllabes, sur «an » et
«ur « ai » .
Mais il arriva un jour dans l'histoire de la langue fran-
•çaise où le lexique tiré directement de la langue latine
parut ne plus suffire, et l'on jugea bon d'accroître ce même
lexique en empruntant au latin tels de ses mots qui n'a-
vaient pas toujours leurs correspondants en français. On se
contenta alors de calquer sur les mots latins les nouveaux
mots demandés ; mais l'on ne pensa pas à observer cette
loi fondamentale de la persistance de l'accent tonique, non
plus qu'à faire tomber telle ou telle consonne médiane,
telle ou telle voyelle inaccentuée. A ces nouveaux termes
on a donné, ce qui pourrait sembler une sorte de dérision,
le nom de « mots savants » ; aux mots d'origine vraiment
naturelle, aux vrais mots français, aux mots corrects et
bien formés, on a donné le nom de « mots populaires ».
On ne s'en est pas tenu dans la fabrication des mots sa-
vants à calquer sur le latin des expressions dont le besoin
se faisait sentir, on a reproduit également une foule de
mots qui avaient donné déjà une forme populaire, une
forme correcte, une vraie forme française. L'accent, par
exemple, est sur la première syllabe dans les mots latins debi-
tum, cancer, et, en français, ces deux mots étaient changés
très-régulièrement en dette, chancre : la formation dite
savante les reprit, et, négligeant l'accent tonique, elle
fabriqua les formes vraiment barbares de débit, cancer.
Les mots opérer, cumuler, séparer et une foule d'autres
mots ont bien l'accent tonique sur la même syllabe que
leurs modèles latins operare, cumulai^e, separare; mais ce
ne sont encore que des formes savantes, des formes secon-
daires, en face de sevrer, combler, ouvrer, qui ont négligé,
«omme il le fallait, la voyelle atone de la syllabe située
'avant la voyelle accentuée. De même encore les mots lier^
320 LA LINGUISTIQUE.
doue?' représentent exactement le latin ligare^ dotare, dont
les mots savants liguer, doter, qui ont conservé la consonne
médiane, ne sont qu'une imitation arbitraire. On donne le
nom de doublets' aux termes d'origine savante et à ceux
d'origine populaire qui proviennent d'un seul et même mot.
Parfois même la forme populaire a disparu et la forme
savante a seule persisté ; tel est le cas pour facile, débiley
qui ne respectent point l'accentuation latine.
Arrivons au second fait capital, et non moins intéres-
sant, qui domine, lui aussi, l'étude des langues romanes.
C'est, avons-nous dit, le passage de l'état synthétique du
latin qui possède une déclinaison do plusieurs cas, à l'état
analytique des langues novo-latincs qui ont perdu toute
trace de déclinaison.
Dans les plus anciens monuments de l'italien et de l'es-
pagnol, nous ne trouvons qu'une langue analytique, com-^
pletementanalytique.il n'en est pas de même de l'ancienne
langue française ni de l'ancienne langue provençale : à
une certaine époque le français et le provençal se présen-
tent, non pas avec des traces de cas, mais avec des cas vé-
ritables, avec deux cas, un cas sujet et un cas régime.
(( Au moment, dit M. Littré, où une langue moderne se
préparait dans les Gaules, le latin qu'on y parlait se pré-; f
sentait, quant à sa riche déclinaison, dans un état singu-
lier : il employait assez bien le nominatif; mais il confon-
dait les autres cas et usait indistinctement de l'un pour ^
l'autre; c'est du moins ce qu'on trouve dans les monuments
de l'époque, tout hérissés de ces solécismes. La langue |
nouvelle qui était en germe, ayant son instinct, porta la
régularité dans ce chaos; elle garda le nominatif, et des
autres cas Ht un seul cas, qui fut le régime. Aussi le fran-
çais, dans sa constitution primitive, n'est point une langue
analytique comme le français moderne ou comme le sont
l'espagnol et l'italien dans leurs plus vieux textes; il a un
I
LANGUES ITALIQUES. 321
caractère synthétique, par conséquent plus ancien, expri-
mant les rapports des noms entre eux et avec les verbes,
non par des prépositions, mais par des cas (je me sers de
ces termes synthétique et analytique pour dire que le latin
exprime par des désinences significatives plus de rapports
que ne le fait le français, qui, lui aussi, à bien des égards,
demeure synthétique). C'est, comme on voit, une syntaxe
de demi-latinité, syntaxe qu'il a en commun avec le pro-
vençal. De sorte que les deux langues des Gaules, c'est-à-
dire le français et le provençal, étant l'une et l'autre des
angues à deux cas, se ressemblent plus entre elles qu'elles
ne ressemblent à l'italien et à l'espagnol, qui, n'ayant point
de cas, se ressemblent plus qu'ils ne ressemblent à la
angue d'oïl et à la langue d'oc.
« Etre ainsi une langue à deux cas et retenir comme
léritage du latin une syntaxe demi-synthétique ne fut pas
dans le français une condition fugitive, qui n'ait laissé de
i*ace que pour la curiosité de l'érudition. L'emploi en dura
rois siècles. On ne parla et on n'écrivit que d'après cette
syntaxe dans les onzième, douzième et treizième siècles. Le
atin, qui est pour nous langue classique, reçoit beaucoup
de louanges à cause de la manière dont sa déclinaison fait
procéder la pensée. Je n'examine point la supériorité des
langues à cas ou des langues sans cas : mais une part de
&es louanges doit rejaillir sur l'ancien français, dont la dé-
linaison est amoindrie, mais réelle, et qui, à ce titre, est
iu latin au petit pied. Si le latin est, comme on le nomme
wuvent, une langue savante, l'ancien français réclame une
rt dans cette qualification; et ceux qui ont traité de jar-
n notre vieille langue parlaient sans avoir aucune idée
le ce qu'elle était. »> (Op. cit.^ ibid.)
La déclinaison du vieux français est fort simple. S'agit-
\ d'une forme répondant à la déclinaison latine en ns^
mme « dominus »., le cas sujet du singulier prend une 5,
LINGUISTIQUE. 21
322 LA LINGUISTIQUE.
qui n'est autre que l'ancien signe latin de ce même nomi-
natif; le cas régime du pluriel se suffixe également s, en
, souvenir du cas latin correspondant, « dominos ». Quant
aux deux autres formes, le nominatif du pluriel et l'accu-
satif du singulier, elles restent telles quelles. C'est ce que
montre, d'ailleurs, le tableau suivant :
Singulier. Nominatif : U chevals.
Accusatif : le cheval.
Pluriel. Nominatif : li cheval.
Accusatif : les chevals.
Nous sortirions de notre cadre en nous étendant sur ce
sujet ; nous n'avons pas à faire ici l'histoire de la déclinai-
son de la langue d'oïl et de celle de la langue d'oc. Il nous
suffît de constater qu'il y eut dans ces deux langues une
période de véritable déclinaison que l'on ne peut retrouver
dans les plus anciens textes des autres langues romanes.
Ainsi que le dit M. Littré, il ne peut donc être question
d'une vieille langue espagnole, d'une vieille langue ita-
lienne, au môme sens qu'il peut être question d'une vieille
langue française, d'une vieille langue provençale.
Gela dit, nous pouvons jeter un rapide coup d'oeil sur
chacun des sept rameaux qui forment la famille linguis-
tique novo-latine.
1. La langue française. — Dès le premiersiècle de notre
ère les idiomes celtiques étaient supplantés en Gaule par
le latin vulgaire; il y eut à cela des causes nombreuses, de&
causes irrésistibles : au premier rang l'intérêt puissant
qu'avaient les Gaulois à s'assimiler à leurs vainqueurs. La
langue littéraire s'introduisit rapidement, elle aussi, et les (
écoles gauloises, formées sous la culture latine, eurent leur j^
célébrité bien acquise. Cependant le latin vulgaire contri-
buait seul au développement de la langue populaire : c'é-
tait seulement au latin vulgaire qu'elle allait devoir son
LANGUES ITALIQUES. 323
origine. La langue classique disait, par exemple, « urbs,
iter, osculari, os, hebdomas », mais le français prenait ses
mots de ville, voyage, baiser, bouche, semaine aux formes
populaires « villa, viaticum, basiare, bucca, septimana ».
Le nom de la langue française, de la langue d'oïl, était
alors celui de « langue romaine rustique », et au huitième
siècle les gens d'Eglise prêchaient le peuple en langue rus-
tique, en français. Une glose récemment découverte à Rei-
chenau, et qui remonte à celte époque, est le plus ancien
texte français que l'on connaisse. Les onzième, douzième
et treizième siècles sont l'âge d'or de la langue d'oïl. « Alors
se développent, dit M. Brachet, une littérature poétique
)leinement originale, une poésie lyrique gracieuse ou bril-
ante, une poésie épique grandiose, et dont la Chanson
de Roland reste l'expression la plus parfaite. L'Allemagne,
'Italie, l'Espagne s'approprient nos poètes et nos romans,
es traduisent ou les imitent Le douzième siècle, au
Tioyen âge, le dix-huitième siècle dans les temps modernes,
eront les principaux et les meilleurs représentants de no-
r'e génie national. » [Op. cit., ibid.)
Nous avons parlé ci-dessus de la déclinaison à deux cas
e la langue d'oïl : au quatorzième siècle elle disparaît, et
e français du siècle suivant est décidément une langue
noderne, une langue tout analytique, comme l'italien,
omme l'espagnol.
Dès les premiers temps où nous puissions l'observer, la
onjugaison française nous apparaît entièrement analyti-
ue. A côté des temps empruntés au latin, comme le pré-
Qaifaime, il s'en forme de nouveaux par le procédé mo-
erne : j'ai aimé, j'avais aimé. Telle est l'origine du futur:
îmerai est pour aimer ai ; les vieilles formes provençales
t espagnoles ne laissent subsister aucun doute sur ce fait,
e latin, d'ailleurs, le latin classique môme, connaissait
elle formation analytique d'un futur, et l'on trouve dans
!
il
324 LA LINGUISTIQUE.
de bons auteurs « dicere habeo ». Quant au conditionnel,
faimerais^ ce n'est qu'une forme factice, calquée, enquel-
. que sorte, sur le nouveau futur.
La langue française du moyen âge comptait un certain
nombre -de dialectes, indépendants les uns des autres et
possédant leur littérature propre. Il n'en pouvait être au-
trement sous le régime de la féodalité. Les différences
dialectiques n'étaient, pour la plus grande partie, que des
différences d'ordre pbonétique. Le bourguignon, le picard,
le normand durent céder toutefois devant le dialecte de
rile-de-France lorsque la famille des Gapets fixa définiti-'
vement à Paris le centre du pays. Les dialectes descendi
rent alors, peu à peu, à la condition de patois : « C'est
ainsi que le dialecte picard, le normand et le bourguignon'
furent en moins de trois siècles supplantés par le dialecte
de l'Ile-de-France et tombèrent à l'état de patois, dans les-
quels une étude attentive reconnaît encore aujourd'hui les
caractères que nous offrent les anciens dialectes avant les
œuvres littéraires du moyen âge. Les patois ne sont donc
pas, comme on le croit communément, du français litté-
raire corrompu dans la bouche des paysans; ce sont les
débris des anciens dialectes provinciaux, que les événe-
ments politiques ont fait déchoir du rang de langues offi-
cielles littéraires à celui de langues purement parlées. »
(Brachct, op. cit., p. 47.)
Le dialecte wallon conserva plus longtemps son indivi-
dualité. Il comprenait deux variétés, le wallon liégeois et
le wallon namurois (1); on l'a rattaché, mais à tort, au
dialecte picard, dont il est bien distinct. Aujourd'hui,
d'ailleurs, il n'est plus qu'un patois comme les autres dia-
lectes du moyen âge, et le français littéraire l'a définitive-
ment supplanté en tant que langue cultivée.
(l) CiiAVÉE. Français et wallon. Paris, 1857. ' 1
LANGUES ITALIQUES. 325
Nous avons eu l'occasion de parler incidemment, à plu-
sieurs reprises déjà, des limites actuelles de la langue
française. Au nord elle côtoie le flamand, un peu au-dessus,
(le Calais, Saint-Omer, Armentières , Tourcoing, Ath,
Liège, Verviers; à l'est elle confine à l'allemand, en com-
prenant Verviers, Longwy, Metz, Dieuze, Saint-Dié, Bel-
fort, Delémont, Fribourg, Sion ; plus au sud, à l'italien.
Au midi de la France, entin, elle s'étend sur le territoire
tout entier des dialectes provençaux, dont nous allons nous
occuper.
En Suisse, près de six cent mille individus ont le fran-
çais pour langue maternelle (cantons de Neufchâlel, de
(ienève, de Vaud, majeure partie de Fribourg et du Valais,
un cinquième de Berne); en Belgique, plus de deux mil-
lions, toute la partie sud-orientale de ce pays; en Alle-
magne, plus de deux cent mille (Malmédy, Metz, Château-
Salins). On parle également français dans les colonies
anglaises de Maurice et du Canada.
2. Le provençal. — Faut-il admettre avec quelques au-
teurs que le français, ou langue d'oïl, et le provençal, ou
langue d'oc, ne proviennent du latin vulgaire qu'indirecte-
ment et par l'intermédiaire d'une forme commune qui leur
aurait donné naissance à l'un et à l'autre? Cette opinion
aurait besoin d'être justifiée; jusqu'à ce jour elle ne repose
que sur des assertions pures et simples. Disons qu'elle
-nous semble peu vraisemblable. Le latin populaire n'a pas
dû se modifier uniformément par toute la Gaule; qu'il
n'ait pris, même, sur ce vaste territoire que deux sortes de
physionomies distinctes, qu'il ne se soit transformé qu'en
langue d'oïl et en langue d'oc, c'est ce qui peut à bon droit
nous surprendre. Jusqu'à preuve contraire, il est sage,
nous semble t-il, de douter qu'un idiome commun franco-
I provençal ait jamais été parlé. La langue d'oïl et la langue
d'oc se ressemblent sans doute d'autant plus que leurs
326 LA LINGUISTIQUE.
textes sont plus anciens, mais cela doit tenir uniquement
au fait que plus elles sont anciennes, plus elles se rappro-
chent de leur origine commune.
Le provençal, ainsi que nous l'avons dit, eut comme la
langue d'oïl une période semi-analytique durant laquelle
ii posséda une déclinaison à deux cas, un cas sujet, un cas
régime. Nous avons dit tout à l'heure ce qu'il fallait en-
tendre par là et nous pensons qu'il n'est pas utile d'y re-
venir. Quant à la conjugaison, elle est tout analytique
comme dans la langue d'oïl ; c'est chez elle que l'on trouve
cette ancienne forme du futur dir vos ai, « je vous dirai »,
qui montre bien clairement le mécanisme de la conjugai-
son nouvelle.
C'est un mot dont le sens est bien étendu que celui de
provençal; on prend ici une partie pour le tout. L'idiome
de la Provence n'était et n'est encore, en effet, qu'un des
dialectes de la langue d'oc : il faut ranger à côté de lui le
languedocien proprement dit, le limousin, l'auvergnat, le
dialecte d'une partie du Dauphiné, le gascon.
On s'est demandé souvent si le catalan, qui occupe au-
jourd'hui en France une partie du département des Pyré-
nées-Orientales (où il serait parlé par cent trente mille
individus); en Espagne la Catalogne, Valence, les îles Ba-
léares, et qui s'étendait jadis sur le territoire aragonais, 1
doit compter au nombre des dialectes provençaux ou con-
stitue par lui-môme une vraie langue novo-latine. La ques-
tion n'est point tranchée, mais on ne peut blâmer absolu-
ment les auteurs qui persistent à ne pas séparer le catalan
des dialectes provençaux et le rattachent ainsi à la langue
d'oc.
Les douzième et treizième siècles furent l'âge d'or de la
littérature provençale, mais ses plus anciens monuments
remontent à une époque antérieure; la défaite des Albi-
geois lui porta un coup funeste : le français envahit peu à
d
LANGUES ITALIQUES. 327
peu jusqu'aux Pyrénées toute la région où l'on ne parlait
auparavant que la langue d'oc, et les dialectes de la France
(lu Sud en sont arrivés à la condition de patois.
La limite actuelle des patois provençaux et français n'est
()as très-exactement fixée. On donne comme frontière
extrême de la langue d'oïl, du côté de l'ouest, Blaye, An-
gouléme, Montmorillon, la Châtre (I), Saint-Etienne; au
sud de cette région commencerait la langue d'oc, dont les
localités importantes situées le plus au nord seraient
IJbourne, Ribérac, Gonfolens, Nontron, Rocliechouarl,
(iLiéret, Glermont. Vers Test la frontière est assez difficile
à déterminer; elle paraît rejoindre les Alpes au-dessus de
Grenoble et de Ghambéry.
3. La langue italienne. — Telle que nous la connais-
sons, et dès ses plus anciens monuments, la langue ita-
lienne est incontestablement (et la raison en est naturelle)
la mieux conservée des langues novo-latines, tant par son
lexique que par ses formes elles-mêmes. Diez pense qu'il
n'y a pas la dixième partie de son vocabulaire que l'on
(puisse faire remonter à une origine autre que la langue
latine. Gc serait là un fait très-remarquable. En tout cas,
l'italien contient, sans nul doute, bien moins de mots alle-
mands que n'en contient le français.
Au dixième siècle on parlait déjà l'italien. Le latin vul-
gaire s'était assez transformé à cette époque pour que l'on
pût, en Italie, lui donner le nom d'italien; mais les mo-
•numents écrits de ce nouvel idiome ne remontent pas plus
haut que le douzième siècle. G'est seulement au siècle sui-
Tant que naquit en Toscane la langue de la littérature
italienne, langue purement littéraire, qui ne fut jamais
3)arlée.
Quoi qu'il en soit, l'italien de cette époque avait la
(I) Cm. de Tourtoulon. Carie de la limile de la langue d'oc et
de la langue d'oïl. Paris, ] 876.
328 LA LINGUISTIQUE.
même physionomie que l'italien actuel, et il n'y eut point
une vieille langue italienne, comme il y a une vieille lan-
gue française, une vieille langue provençale.
L'italien compte un très-grand nombre de dialectes, ce
qui s'explique bien par la conformation même du pays
où il est parlé. Ces dialectes sont fort nettement carac-
térisés. Dante, dans son traité « De vulgari eloquio», en
énumérait quatorze: il les divisait en dialectes orientaux
et dialectes occidentaux-, ou, si l'on préfère, cisapenninset
transapennins. Cette division a été remplacée avantageu-
sement par celle de dialectes de la haute Italie, dialectes
de l'Italie centrale, dialectes de la basse Italie. Dans cette
dernière classe oii range le napolitain, le calabrais, le sici-
lien, le sarde; dans la seconde, le toscan, le romain, le
corse; dans la classe des dialectes du nord, le génois, le
piémontais, les dialectes lombards et ceux de l'Emilie, et
le vénitien. Chacun de ces dialectes possède une riche lit-
térature ; un grand nombre d'entre eux ont des monuments
qui remontent à l'époque de la Renaissance ; il y en a
de plus anciens encore, par exemple le napolitain et le
sarde.
La langue italienne actuelle franchit au nord les limites
politiques de l'Italie. En Suisse, cent quarante mille indi-
vidus parlent italien dans le canton du Tessin et la partie
sud-ouest des Grisons. En Autriche, une partie du Tyrol
méridional parle italien, ainsi qu'une petite bande de la
côte occidentale de l'Istrie.
4. La langue ladine. — On lui a donné les noms de
langue des Grisons, rhéto-roman, roumonclie, rouman-
che. Il semble préférable de l'appeler langue ladine avec
M. Ascoli, qui lui a consacré récemment un très-impor-
tant travail (1).
(1) Archivio gloltologicoilaliano, vol. I. Saggi ladini. Rome, Tu-
rin, Florence, 1873.
LANGUES ITALIQUES. 329
La langue ladine comprend, d'après M. Ascoli, trois
groupes distincts : à l'est le frioulan, parlé par plus de
quatre cent cinquante mille individus, en Italie sur les
rives du Tagliamento et en Autriche jusqu'à Goritz. Au
centre le ladin est parlé dans deux îlots du Tyrol autri-
chien, à quelque distance des deux rives de l'Adige, par
plus de quatre-vingt-dix mille individus. A l'ouest, sous
le nom de roumanche, il s'étend en sens transverse sur
la plus grande partie du canton suisse des Grisons, où il
est parlé par près de quarante mille personnes, ce qui
fait en tout près de cinq cent quatre-vingt mille indi-
vidus.
Ce nomhre relativement peu considérable n'enlève point
au ladin son caractère de véritable langue. C'est à tort que
l'on a rattaché son groupe central et son rameau de l'est,
le frioulan, à la langue italienne. Ils en sont parfaitement
distincts par le matériel et les lois de leur phonétique et
se relient intimement entre eux par ces mêmes éléments.
La littérature de la branche occidentale, celle de la lan-
gue des Grisons, est peu développée ; son plus ancien monu-
ment est une version du Testament chrétien remontant au
seizième siècle. Les plus anciens documents du frioulan
remontent au douzième siècle; ce sont des inscriptions,
assez courtes, il est vrai, mais qui suffisent pour caracté-
riser la langue de cette époque.
5. L'espagnol. — C'est dans sa phonétique et son ma-
tériel lexique, où l'on rencontre entre autres éléments un
assez grand nombre de mots arabes, que l'espagnol s'é-
loigne le plus du latin ; s'agit-il de la formation même des
mots, il a conservé une remarquable fidélité. Ses textes
les plus anciens remontent au miheu du douzième siècle;
peu abondants encore à cette époque, ils deviennent au
siècle suivant de plus en plus riches. Il existe toutefois des
traces plus antiques de la langue espagnole; ce sont, no-
330 LA LINGUISTIQUE.
tamment, des mots cités par Isidore de Séville, qui vivait
au septième siècle.
Les limites actuelles de l'espagnol sont tracées à l'ouest
par le portugais, dont nous parlerons tout à l'heure ; au
nord par le basque, dont nous avons indiqué ci-dessus la
frontière, p. 1 4-9 ; à l'est il ne s'étend qu'en tant que langue
littéraire sur la Catalogne et Valence, où la langue popu-
laire est le catalan, dont nous avons parlé en traitant du
provençal. L'espagnol, d'ailleurs, a conquis l'Aragon, où
se parlait aussi autrefois le dialecte catalan. II fait reculer
également la limite méridionale de la langue basque : on
ne parle qu'espagnol à Vitoria, Estella, Pampelune, Na-
vascues; Bilbao, Aoiz se trouvent déjà dans une zone
mixte. Le basque cède ainsi bien plus rapidement au sud
des Pyrénées qu'il ne cède au nord : c'est qu'en Espagne,
ainsi que nous l'avons dit plus haut, il se trouve directe-
ment aux prises avec une langue officielle, tandis qu'en
France, avant d'avoir affaire au français lui-même, il est
en contact direct avec un dialecte de la langue d'oc, le
gascon, dont la vitalité propre est déjà fortement menacée.
S'il confinait immédiatement à la langue française, il cé-
derait devant elle aussi rapidement qu'il le fait au sud des
Pyrénées devant l'espagnol.
6. Le portugais. — Il est fort rapproché de l'espagnol,
mais on ne peut le considérer comme un dialecte de cette
dernière langue. Le portugais et le galicien, parlé au nord-
ouest de l'Espagne, forment à eux deux un rameau roman
bien indépendant. Leurs plus anciens monuments sont
moins vieux que ceux de la langue espagnole et ne date-
raient que des dernières années du douzième siècle. Le
fonds de mots arabes que l'on rencontre en espagnol est
à peu près le même que celui que renferme le portugais,
mais cette dernière langue possède un certain nombre de
mots d'origine française étrangers à l'espagnol. Ils sont
LANGUES ITALIQUES. 331
dus, pense-t-on, à la iin du onzième siècle, au temps de la
domination de Henri de Bourgogne.
Le portugais, en dehors de son territoire européen, est
parlé dans certaines contrées de l'Afrique et de l'Amérique,
notamment au Brésil.
7. Le roumain. — Le roumain a pour origine le latin
introduit en Dacie par les soldats de Trajan aux pre-
mières années du second siècle de notre ère : « Les
soldats romains libérés du service , dit M. Picot, ob-
tenaient, en même temps que l'iionesta missio, le jus
connubii et le jus commercii, c'est-à-dire le droit de faire
•commerce avec les barbares et d'épouser des femmes
de leur race. Séparés à tout jamais du sol natal, canton-
nés pendant vingt-cinq ans dans la même garnison, les
légionnaires s'attachaient au pays où ils avaient vécu et
•combattu et profitaient des facilités que la loi leur offrait
pour s'y établir définitivement. C'est ainsi que se formè-
rent, sur les rives du Danube, les premiers groupes de
population romaine, et à ces anciens militaires se joigni-
rent bientôt des colons venus des diverses provinces de
l'empire, et surtout des barbares attirés par l'appât du
•commerce. Les colonies militaires étaient fort nombreuses
-en Dacie à l'époque où les Romains furent obligés de se
retirer. Il est à croire que la population purement romaine
suivit les légions sur la rive droite du Danube, tandis que
les individus issus du mélange des vétérans avec les bar-
bares restèrent dans le pays où ils étaient nés, conservant
la langue des vainqueurs, qu'ils avaient adoptée, et que ce
■sont eux qui ont donné naissance aux Roumains. »
Nous aurons à parler plus loin de l'ancienne langue
•dace, dont la position dans la famille des langues indo-
■européennes est loin d'être fixée. l\ est vraisemblable que
le roumain conserve dans son vocabulaire des restes de cette
■ancienne langue; mais ces restes, quels sont-ils? Ou ne
332 LA LINGUISTIQUE.
peut le déterminer. Il faudrait, avant tout, connaître de
l'ancien dace plus que nous n'en connaissons, plus que
nous n'en connaîtrons jamais peut-être. On a pu, d'ail-
leurs, dresser la liste des emprunts faits par le roumain
aux langues slaves dans les temps historiques ; elle n'est
pas sans importance. On peut compter également un cer-
tain nombre de mots d'origine grecque ou d'autre source
encore.
Longtemps on a supposé que le roumain était une lan-
gue slave. Cette erreur était due non-seulement au fait
que le roumain possède, ainsi que nous venons de le dire,
une certaine quantité de mots empruntés aux langues
slaves, mais aussi à ce qu'il a été écrit jusqu'en ces der-
niers temps en caractères cyrilliens, c'est-à-dire avec l'al-
phabet employé par le russe, le serbe, le bulgare. En
certains cas, cet alphabet otfrait des ressources assez pré-
cieuses, mais, par contre, il présentait parfois de grands
désavantages. On l'a enfin abandonné et l'alphabet latin
est définitivement accepté. Plusieurs systèmes de trans-
cription se sont trouvés en présence lorsqu'il a du être
question d'adopter les signes diacritiques nécessaires pour
compléter l'alphabet latin; l'accord n'a pu s'établir com-
plètement, maisunjourou Tautre on arrivera, sans aucun
doute, à ce résultat très-désirable (1).
Les voyelles latines, en passant par la bouche des popu-
lations de la Dacie, ont subi, comme l'a montré M. Mus-
safia (2), deux variations capitales. D'une part les voyelles
e, 0 portant l'accent tonique se sont changées, en certains
cas, en ea, oa, c'est-à-dire en diphthongues; d'autre pari
beaucoup de voyelles ont pris un son très-sourd et presque
(1) Picot. La Société littéraire de Bucarest et Vorthographe de la
langue roumaine. Paris, 1867.
(2) Zur rumœnischen vocalisation. Vienne, 1868.
I
I
LANGUES ITALIQUES. 333
nasal. Ce double phénomène est une des caractéristiques
les plus importantes de la langue roumaine.
Le roumain possède un article; mais, comme le bulgare,
(omme l'albanais, au lieu de le placer devant le substantif,
il le lui suffixe : omul « l'homme », Cette concordance de
trois idiomes différents, mais parlés dans une même aire
géographique, est des plus étranges. Doit-on y voir la trace
d'une langue plus ancienne, telle par exemple que l'ancien
dace, qui aurait laissé cet héritage aux idiomes divers par
l< squels elle fut remplacée dans ces régions? Si le fait est
possible, il n'est point prouvé, et le champ des hypothèses
demeure toujours ouvert.
La langue roumaine est très-homogène, plus homogène
qu'aucune autre langue novo-latine. L'acception donnée
à tel ou tel mot peut bien varier de contrée à contrée,
mais cela ne constitue pas des divisions dialectiques. On ne
peut guère citer comme dialecte véritable que le roumain
d^ la Macédoine, de la Thessalie, de l'Epire, le macédo-
roumain.
En dehors de cet îlot détaché, le roumain est remarqua-
blement compacte. Il forme une sorte de cercle irrégulier
de plus de cent lieues de hauteur (du Dniester au Danube)
sur plus de cent lieues de largeur (d'Arad aux bouches du
Danube). Outre la Valachie et la Moldavie, c'est-à-dire la
Roumanie proprement dite, il comprend la partie nord-
est de la principauté serbe, le banat de Temesvar, une
grande partie de la Hongrie de l'Est, la plus grande part
•de la Transylvanie, la Bukovine du Sud, la Bessarabie, le
•territoire des bouches du Danube. Plus de huit millions et
demi d'individus parlent aujourd'hui le roumain, près de
neuf millions peut-être, dont la moitié environ dans la
Roumanie proprement dite. Leur véritable nom n'est point
celui de Valaques ; ce nom leur a été donné par les Alle-
mands. Us le repoussent avec raison, se donnent à eux-
334
LA LINGUISTIQUE.
mêmes le nom de « Roumains » et appellent leur langue
la (( langue roumaine », soucieux, avant tout, de perpé-
tuer le souvenir de leur origine.
Les plus anciens textes connus de la langue roumaine]
ne remontent qu'à la fui du seizième siècle.
§ 5. Branche celtique.
Peu de mots ont prêté autant que ceux de « celte » et de^
(( celtique » à toute une suite de malentendus anthropolo--
giques, ethnographiques et archéologiques. Dans cette con-
fusion la théorie fallacieuse des langues et des races a-
trouvé son compte plus que partout ailleurs. Enfin la ques-
tion semble élucidée.
César avait raison, lorsqu'au début de son livre il divisait
la Gaule en trois régions : l'Aquitaine au sud, la Celtique,
au centre, la Belgique au nord. Partant de cette classifica-
tion, — qu'appuient d'ailleurs un grand nombre d'autres
textes, — l'anthropologie a établi que les Auvergnats et les
Bas-Bretons act>uels étaient les principaux représentants
français de l'ancienne race celtique petite et brune, race
qui n'avait et n'a rien de commun avec la race voisine du
nord-est, grande, blonde, aux yeux bleus, à la carnatioi
molle, et qui peut recevoir les noms de galate, galle, wal-
lonne, belge, kimrique. Cette dernière race a été appelée
souvent race celtique, mais à tort, et, ainsi que l'a dé-j
montré pertinemment M. Broca dans un excellent écrit,
elle n'eut jamais droit à ce nom (I).
La confusion qui a trop longtemps obscurci ce sujetj
(1) La l'ace celtique ancienne et moderne. Arvernes et ArmoricainSfi
Auvergnats et Bas- Bretons, Revue d'Anthropologie, t. II, p. 577.
Du même auteur : Nouvelles recherches sur l'anthropologie de la
Fi ance en général et de la liasse- Bretagne en particulier. Mémoires
de la Société d'anthropologie de Paris, t. III, p. 147.
LANGUES CELTIQUES. 335
était duc pour une bonne part au nom même de <( langues
celtiques » donné d'une façon par trop générale aux
idiomes que parlaient et les Celtes et les Galates du nord-
est. De ce que ces derniers employaient une langue dite
« celtique », on en a fait des « Celtes » : c'était toujours la
confusion des langues et des races. Il y aurait eu tout au-
tant de raison à donner aux langues celtiques le nom de
<c galates», lît si on ne l'a point fait, cela tient, sans nul
doute, à ce que les Celtes (petite race brune bracbycéphale)
avaient pénétré sur le territoire qui plus tard reçut le nom
de Gaule, bien avant que les Galates, leurs alliés par la
langue, mais non par la race, y arrivassent à leur tpur.
Il faut bien admettre, pour expliquer ce fait avéré de
deux races très-dissemblables parlant des idiomes très-
rapprochés d'une même langue, que les deux races en ques-
tion aient vécu, à un moment donné, en grande connexité.
C'est là un fait qui se reproduit partout de nos jours : il n'y
a point, par exemple, de race française, mais bien plu-
sieurs races parlant le français; point de race italienne,
mais bien plusieurs races parlant l'italien ; point de race
allemande, mais bien plusieurs races parlant l'allemand.
L'on ne saurait dire d'une façon précise quelle fut la région
où Galates et Celtes parlèrent, presque en communauté, les
langues qui reçurent plus tard le nom de <( celtiques »,
mais les raisons anthropologiques portent toutes à croire
que les Celtes étaient venus du sud-est de l'Europe;
nous avons émis ailleurs l'opinion hypothétique que ce
pourrait bien avoir été de la région du Dnieper et du bas
Danube (1).
Nous n'insisterons pas sur ce côté de la question dite
<( celtique » ; sans même rechercher s'il est permis d'attri-
buer exclusivement soit aux Galates, soit aux Celtes telle ou
(J) Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, ISl^.
336 . LA LINGUISTIQUE.
telle des deux branches des langues celtiques, nous abor-
derons immédiatement la question purement linguistique,
qui seule nous intéresse ici d'une façon directe.
Les langues celtiques se divisent en deux groupes dis-
tincts et parfaitement caractérisés. A Tun de ces groupes
on a donné les noms d'HrBERNiEN, de gadhélique, gaélique,
à l'autre les noms de breton, de kimrique. Nous nous ar-
rêterons, pour suivre la coutume habituelle et éviter toute
espèce de malentendu, aux noms de gaélique et de breton.
Au surplus, nous ne sommes pas en mesure de prétendre
qu'il n'y eut pas dans l'antiquité d'autres branches de la
famille linguistique celtique que les branches gaélique et
bretonne. Le fait même est vraisemblable, si nous admet-
tons, ainsi que de raison, que les idiomes de cette famille
se sont étendus très-anciennement sur de vastes contrées.
Il ne paraît pas impossible que l'on découvre un jour dans
l'Europe centrale, peut-être dans la région du Danube, des
documents capables de confirmer cette supposition (1);
mais aujourd'hui ces documents font encore défaut et
nous n'avons à parler que des deux groupes ci-dessus
nommés.
Le groupe gaélique, ou gadhélique, ouhibernien, com-
prend trois idiomes : Virlandais^ Verse, le mannois, tous
trois fort rapprochés les uns des autres.
L'importance de r/r/a;zc?a/s, dans l'étude des langues cel-
tiques, est considérable, non-seulement sous le rapport de
la plus grande conservation de l'idiome, mais aussi sous
. celui de la richesse littéraire. A la vérité ce n'est qu'une ri-
chesse relative, mais la littérature des autres langues cel-
tiques est si peu développée ! Les plus anciens documents
irlandais consistent spécialement en gloses plus ou moins
étendues insérées dans des manuscrits latins, soit à la
(t) La question celtique. Bulletins de la Société d'anthropologie
de Paris, 1874, p. 705. ' .
LANGUES CELTIQUES. 337
marge, soit entre les lignes, et remontant au huitième
I siècle. On rapporte au cinquième siècle au moins — époque
à laquelle Técriture latine pénétra chez les Hiberniens et
les Bretons — les vieilles inscriptions irlandaises encarac-
j tères appelés «ogham» .L'origine de ces signes est loin d'être
I écliiircie, et nous devons nous borner à en faire cette
i simple mention. Au moyen âge la littérature irlandaise at-
teignit son apogée; il reste de cette époque nombre de
I chroniques et de récits, sans parler de traductions d'oeuvres
étrangères. Au temps de la llenaissance l'irlandais entra
mélinitivcment dans sa période d'extinction ; à l'heure ac-
ituelle on compte tout au plus 950 000 individus parlant
irlandais et anglais et 160 000 seulement ne parlant qu'ir-
landais. L'anglais occupe la partie orientale de l'île, plus
de la moitié; l'irlandais occupe la partie occidentale.
Sa situation géographique a mieux préservé le celtique
écossais — l'erse — des empiétements de la langue an-
glaise. L'erse cependant n'est guère parlé aujourd'hui
[par plus de 400000 individus : un grand nombre d'entre
ux parlent également l'anglais, et il serait difficile de
jréciser le nombre de ceux qui ne connaissent uniquement
jue cet idiome celtique. Le gaélique d'Ecosse occupe
,oute la région septentrionale du pays, sauf un petit terri-
.oire à l'extrême nord-est, et la partie centre et ouest :
5oit, approximativement, les contrées de Gaithness du Sud,
putherland, Inverness, Argyle,Perth occidental; il s'étend
l'galement sur les îles avoisinantes et sur celles qui se rap-
))rochent de l'Irlande; mais, au nord, dans lesOrcades et
mielland il est inconnu.
! Si la littérature du gaélique d'Ecosse est moins ancienne
j ;ue la littérature irlandaise, elle possède toutefois le grand
îvanlage d'avoir plus fidèlement garde la mémoire des
iraditions anciennes. Les poëmes apocryphes d'Ossian,
ui soulevèrent, il y a cent ans, tant de controverses,
LINGUISTIQUE. 22
338 LA LINGUISTIQUE.
avaient sans aucun doute un fond de vérité, et, à cette
heure encore, les montagnards écossais sont loin d'avoir
oublié tous les récits de leurs ancêtres.
Le dialecte de l'île de Man n'offre qu'un intérêt secon-
daire. D'après quelques auteurs, il serait parlé par un tiers
des habitants du pays ; il ne le serait, d'après d'autres per-
sonnes, que par un quart ou un cinquième de la popu-
lation.
Le groupe breton, ou kimrique, comprend le gallois^ le
comique^ le breton^ le gaulois; deux de ces idiomes sont
éteints, les deux autres vivent encore.
C'est au gallois qu'appartient la plus vivace des littéra-
tures celtiques actuelles. Dès le huitième siècle on trouve
quelques gloses en gallois, aussi anciennes, par conséquent,
que les gloses irlandaises dont nous avons parlé; il est vrai
qu'elles sont beaucoup moins importantes sous tous les
rapports. D'ailleurs, c'est au moyen âge que se place la
belle époque de la littérature galloise, notamment aux
onzième, douzième, treizième siècles, qui ont vu paraître
nombre de chroniques et de poésies. Aux approches de la
Renaissance, le gallois sembla fort en danger; il a repris
cependant une certaine vitalité et c'est encore une langue
écrite.
Quant au cornouaillais, ou comique^ il s'est éteint au
siècle dernier. Le plus ancien monument de sa littérature
— un glossaire qui porte le titre de Vocahula bi'itan-
nica — date du treizième ou peut-être même du douzième
siècle. On peut attribuer à l'époque de la Renaissance quel-
ques autres écrits en langue comique, notamment une
sorte de mystère chrétien sur la Passion; nombre de mots
anglais y ont déjà pénétré.
Le breton^ ou armoricain, n'offre pas de très-anciens
documents, et ceux que l'on attribue à une époque plus
reculée que le quatorzième siècle ne remontent sans doute
LANGUES CELTIQUES. 339
pas à cet âge. Le plus connu est la vie de sainte Nonne et
de son fils. L'on ne peut dire d'ailleurs que la littérature
bretonne soit absolument éteinte aujourd'hui ; on récolte,
au moins, tout ce qui reste des vieilles traditions, des
poésies anciennes, et la publication de quelques pièces plus
ou moins apocryphes ne doit point laisser mettre en doute
l'authenticité d'un très-grand nombre d'autres morceaux.
Le breton est parlé dans le département du Finistère et
dans la partie occidentale des Côtes-du-Nord* et du Morbi-
han ; il se divise en quatre dialectes, parmi lesquels celui
de Léon est le mieux étudié et semble avoir le plus d'im-
portance (I).
Les deux douzaines d'inscriptions que l'on possède de
^3Lnc\en gaulois ont été découvertes, pour la plupart, dans la
région de la Saône moyenne : il y en a pourtant qui pro-
viennent du Rhône méridional, de la Normandie orientale
€t encore d'autres contrées. Ecrites en caractères latins,
parfois en caractères grecs — par exemple celle de Nîmes —
les inscriptions gauloises n'ont pas encore été expliquées,
bien qu'elles aient donné lieu à des travaux d'une véritable
valeur, ceux, par exemple, de Pictet (2). Mais il reste
«gaiement des noms de lieux, des noms propres cités par
les auteurs classiques, et tout cela est plus que suffisant
pour permettre de classer l'ancien gaulois dans la branche
celtique bretonne: nous reviendrons tout à l'heure sur ce
fiujet. •
On connaît l'expédition historique des Galates en Asie
Mineure, où ils s'établirent. Leur langue, qui, d'après des
témoignages anciens, était la môme que celle des habi-
(1) H. n'ÀRBOis DE JuBAiNViLLE. Elude phonétique sur le dialecte
breton de Vannea. Revue celtique, t. I, p. 85. Paris, 1870.
(4) Revue archéologique, 1867, p. 272. Ibid. Alfred Maury, 1866,
p. 8. WiiiTLEY Stûkes. Gallisclie inscliriften, Bei liage zur verglei-
chenden sprachforschung, t. II, p. 100.
•340 LA LINGUISTIQUE.
tants de Trêves, disparut dès les premiers siècles de notre
ère, au plus tard vers le quatrième. D'après M. Perrot,
elle serait tombée en désuétude dans le courant du pre-
mier siècle (I).
Les langues celtiques ne possèdent pas sans doute,
comme les langues germaniques, une caractéristique de
premier ordre, telle que Test, chez ces dernières, la sub-
stitution des consonnes. Mais, tout en se liant étroite-
ment, tout aussi bien aux langues germaniques, d'un côté,
qu'aux langues italiques, d'un autre côté, elles n'en pré-
sentent pas moins un caractère particulier très-frappant.
On ne saurait, à la vérité, définir ce caractère d'une
façon un peu précise, mais il résulte dun ensemble par-
faitement tranché. On peut dire, en principe, que toutes
les langues celtiques, lorsqu'il s'est agi de la formation
des mots, ont montré une forte tendance à la contraction.
Nous avons vu ci-dessus comment le français, s'appuyairt
avant tout sur la syllabe latine accentuée, avait fait bon
marché des syllabes inaccentuées (porche = porticus,
livrer =: liberâre, règle =. régula) : il se peut qu'il ait
hérité cette tendance des individus qui parlaient celtique
dans les Gaules, avant que le latin vulgaire s'y transfor-
mât en français. On pourrait donc supposer que l'état de
contraction, de condensation, des mots celtiques sérail
dû, lui aussi, à une tendance analogue. Mais quel était le
mode d'accentuation de l'idiome indo-européen précel-
tiquc? C'est ce donc nous ne pouvons, malheureusement,
nous rendre compte, et le champ reste libre à bien des sup-
positions.
Si nous jetons un coup d'œil sur l'ensemble des voyelles
du vieil irlandais, nous constatons sans peine qu'il est
fort rapproché de l'ensemble du vocalisme latin : ainsi la
(1) De la dispnrilion delà langue gauloise en Galalie. Revue cel-
tique, t. I, p. 179. Paris, 1870.
LANGUES CELTIQUES. 341
voyelle a de l'indo-européen commun devient très-fréquem-
raent e (irlandais ecA, « cheval », latin equus, indo-euro-
péen commun akva-s), les diplithongues organiques se
condensent (irlandais fick = latin vîcus^ pour veicos,
indo-européen vaika-s). De plus, les voyelles finales sont
ordinairement sacrifiées, ainsi qu'on peut le voir par ces
'deux exemples. Ce que nous disons de l'ancien irlandais
pst applicable, d'ailleurs, non-seulement aux autres idiomes
gaéliques, mais encore aux idiomes du groupe breton.
En ce qui touche les consonnes, il existe aussi une bien
^•ande ressemblance entre les deux branches de la famille
celtique; l'une et l'autre, par exemple, aspirent en cer-
tains cas les consonnes k, t, p de l'indo-européen com-
mun. Mais ce fait est moins général en breton qu'en gaé-
lique; ainsi l'armoricain et le gallois disent dec, « dix »,
:andis que l'ancien irlandais disait deich ( prononcez
:( deikh »). L'irlandais moderne, devenant de moins en
aaoins correct, change ces ch en g ; ici, par exemple, il dit
iéag. Il est d'ailleurs un fait très-général et très-caracté-
'istique qui distingue en principe, sur ce terrain de la
îhonétique, le système gallique du système breton : c'est
3e fait que les « k » de l'indo-européen commun persis-
entdans le groupe gaélique — sauf, parfois, leur change-
Tient en aspirée, ainsi que nous venons de le voir, —
tandis que dans le groupe breton, pour l'ordinaire, ils se
changent en p. Ce fait est très-important, et nous devons
în donner au moins un ou deux exemples : gallois pe-
iuuar, pedwm\ « quatre », armoricain peuar, pevar : le
( k }) primitif s'est changé en p. Il persiste dans la bran-
che gaélique : irlandais cethir ; comparez le latin « qua-
,uor », le lithuanien « keturi > ; gallois pimp ^ pump ,
< cinq », armoricain pemp^ le « k » persiste en gaélique :
rlandais ancien côic, irlandais moderne cûig. Comparez
le latin « quinque ».
342 LA LINGUISTIQUE.
Ce changement de « k » en p se présente très-clairement
dans l'ancien gaulois, et c'est là une des raisons qui font
rattacher cet idiome au groupe hreton. Nous savons, par
exemple, que le quinquefolium latin, la « quintefeuille »,
portait en gaulois le nom de pempedida ; comparez le
gallois pump, « cinq )>, l'armoricain pemp. Et ce fait
n'est pas isolé.
La déclinaison de l'irlandais a beaucoup souffert, en ce
sens que les désinences qui avaient originairement la mis-
sion d'indiquer les différents cas, ont été presque toujours
mutilées d'une façon grave; parfois même elles sont tout
à fait tombées, et l'on ne peut plus savoir à première vue
si tel ou tel nom est à tel ou tel cas, plutôt qu'à tel ou tel
autre. D'anciennes formes pronominales, se cliangeant en
vrais articles ou prépositions, sont venues remédier à ce
fâcheux état : ainsi la forme afhù^ « père >> ne dit rien par
elle-même du cas où elle se trouve, mais ialatlur signifie
le nominatif (> pater » et sinnathir l'accusatif a patreni ».
L'on peut dire que la déclinaison est encore plus mal-
traitée dans le groupe breton ; c'est à peine s'il y reste
trace des désinences indicatrices des cas, et l'article lui-
même a perdu sa diversité. Ainsi, en armoricain, roen^
(( roi », signifie tout à la fois « rex, regem, régis », etc.,
et l'article an le précède toujours tel quel : an y^oetiy
« rex »; an roen, « régis ». C'est uniquement aux préposi-
tions, dont on usera selon les différents cas, qu'il appar-
tiendra de déterminer la fonction du substantif; nous ne
suivons pas, en français, un autre procédé lorsque nous
disons <( à la femme, de la femme, pour la femme », etc.
Tel est le dernier degré de l'analytisme.
La conjugaison gaélique et celle du groupe breton sui-;-
vent essentiellement le même système, et l'on peut dire que-
ce système n'est pas sans offrir de grandes difficultés;
c'est là que réside la véritable peine de l'étude des langues
LANGUES CELTIQUES. 343
celtiques. Ici encore, comme l'on pouvait s'y attendre, le
groupe breton se montre bien moins conservé que le groupe
gaélique.
Ce serait une entreprise à peu près interminable que
celle de relever tout ce qui a été dit d'énormités sur les
langues celtiques. Il n'est pas rare, aujourd'hui encore,
d'entendre expliquer le phénicien et l'étrusque par les ra-
cines celtiques; il est moins rare encore d'entendre expli-
quer le basque par des mots bretons ou irlandais. Mais ce
qui est bien plus fréquent, ce sont ces théories quasi pério-
diques qui, en dépit de tout ce qui a été dit, écrit et mille
fois prouvé relativement à l'origine des langues roinanes,
font encore dériver ces dernières langues des langues cel-
tiques. Cette persistance de la celtomanie tient uniquement
à ce que ceux qui en font profession ignorent trois choses
capitales : les langues celtiques, le latin, les langues novo-
latines. Il n'est pas un celtomane qui ne soit étymologiste;
l'étymologie est la condition vitale de la celtomanie.
Ce n'est pas à dire que les langues celtiques n'aient
point fourni aux idiomes novo-latins un certain nombre de
mots de leur vocabulaire, mais ce nombre est peu considé-
rable. Ce sont des noms géographiques qui en forment le
meilleur contingent; tels les noms du Danube, des Alpes,
des Ardennes. Les mots lieue, durie, alouette ont égale-
ment une origine celtique ; mais cette origine n'est qu'in-
directe, et pour passer du celtique au français, ces mots,
comme nous l'avons dit en parlant des langues romanes,
ont du avant tout se latiniser.
*
§ G. Branche germanique.
Il ne semble point que les noms de « Germain », de
« Germanie », de « germanique » soient d'origine alle-
mande ; on a cherché souvent à les expliquer, mais cela a
344 LA LINGUISTIQUE.
toujours été en vain. Le véritable nom appelé à remplacer
celui de « germanique » serait sans doute le nom de tudes-
que. Celui-ci n'est autre que l'allemand moderne deiitsch,
l'ancien haut-allemand dhitisc, correspondant à une forme
plus ancienne thiudisks, adjectif dont le sens primitif était
celui de « populaire, national ». Toutefois le nom de « ger-
manique n est trop accepté, trop usuel, pour que l'on
puisse songer à le remplacer par un autre. Les Allemands
eux-mêmes, qui protestent contre cette appellation et aiment
à employer leur nom national, ne donnent point aux lan-
gues indo-européennes le nom d'indo-tudesques, mais bien
celui d'indo-germaniques. C'est là une inconséquence assez
singulière.
Le système des langues germaniques se divise en quatre
branches distinctes : la branche gothique, la branche Scan-
dinave, la branche bas-allemande, la branche baut-alle-
mande. Avant de porter notre attention sur chacune de
ces branches en particulier, nous devons jeter un coup
d'oeil sur l'ensemble du système.
La grande caractéristique du groupe germanique con-
siste dans la façon dont il traita les explosives de la langue
commune indo-européenne a k, t, p ; g, d, b; gh, dh,
bh». Il les renforça toutes. Là où l'indo-européen com-
mun avait une explosive aspirée, il mit une explosive non
aspirée; là où l'indo-européen avait une explosive faible,
il mit une explosive forte. Quant aux explosives fortes de
l'indo-européen commun, il les changea en sifflantes :
(( k )) devint //, <( p » devint /"et « t » fut remplacé par la
sifflante tk dur des Anglais (le th de « three, thank », non
pas celui de « they, the »). Lors donc que le sanskrit,
fidèle aux explosives primitives, dit bhrâtu, «le frère»,
le gothique dit hrùthai\ changeant l'aspirée en non aspirée,
et la forte en sifflante; tandis que le sanskrit dit ajras,
« le champ », le grec c>.-^ç>ôç^ le latin ager, le gothique dit
LANGUES GERMANIQUES. 345
akrs^ changeant l'explosive faible en explosive forte.
Rien de plus simple que cette loi. Ajoutons qu'elle est
constante. Pour qu'elle ne s'applique pas, il faut qu'il se
rencontre un cmpêcliement physiologique, il faut que l'ex-
plosive qui devait être renforcée soit, par exemple, pré-
cédée de (! s )) . En ce cas elle demeure telle quelle ; c'est
ainsi qu'au sanskrit asti « il est », au lithuanien esti^ cor-
respond le gothique ist.
Cette loi du renforcement des explosives primitives, cette
grande caractéristique du système germanique pris en gé-
néral fut, par la suite des âges, étendue, complétée, mais
elle demeura la base même du système tout entier.
En dehors des nouvelles sifflantes /', A, th dur, tli doux
et J3, les vieilles langues germaniques n'ont guère aug-
menté le tableau des consonnes de la langue commune
indo-européenne. Par contre, elles ont perdu les trois
explosives aspirées « gh, dh, bh », dont elles ont fait, ainsi
que nous venons de le dire, trois explosives simples. En ce
qui concerne les voyelles, les idiomes germaniques sont
moins purs; ils les ont singulièrement modifiées et ils
possèdent une grande richesse de diphthongues. Leur an-
cienne déclinaison, moins bien conservée que celle de la
plupart des autres idiomes indo-européens, est cependant
assez fidèle en bien des points ; mais la conjugaison a
éprouvé des pertes considérables, celle, par exemple, de
la plus grande partie des temps organiques.
1, Gothique.
Nous serions tenté, si l'usage ne s'y opposait, de ne pas
écrire ce mot de gotliique avec l'orthographe ordinaire et
reçue, mais de nous conformer à l'orthographe plus cor-
recte de « gotique ».
Les Goths, en effet, écrivaient leur nom avec un ^, non
346 LA LINGUISTIQUE.
pas avec un th^ ce qui était bien différent ; nous avons vu^
en effet, que le th des vieilles langues germaniques était
une véritable sifflante, non pas une explosive plus ou
moins aspirée. Les Romains écrivaient correctement « go-
ticus », et c'est aux historiens grecs que nous devons la
vicieuse orthographe actuelle du mot a gothique ».
On a cru longtemps que le gothique était le père com-
mun de tous les idiomes germaniques; il n'en est rien.
Plus correct que chacun d'eux dans son ensemble, plus
rapproché de l'indo-européen commun, il cède le pas par-
fois à tel ou tel de ses congénères. Il faut le placer, en
réalité, à côté du vieil islandais, à côté des vieux idiomes
bas-allemands, et souvent aussi sur le même pied que l'an-
cien haut-allemand, bien que ce dernier, à un point de vue
spécial, le cède beaucoup à tous ses alliés. Un grand nom-
bre des formes du bas et du haut-allemand s'expliquent
sans doute par le gothique, mais aucune d'elles n'en
provient directement; gothique, Scandinave, bas et haut-
allemand, remontent tous, en un mot, à une forme com-
mune qu'aucun d'eux ne représente d'une façon com-
plète.
A quelle époque et où fut parlée la mère commune
des langues germaniques? C'est ce qu'il sera peut-êtreim-
possiblede jamais savoir. Quant à la langue gothique, nous
la connaissons sous la forme qu'elle avait au quatrième
siècle de notre ère, par la traduction des Testaments juif
et chrétien due àYulfila — l'Ulphilas des auteurs grecs —
évêque des Goths établis en Mésie. Elle devait s'éteindre
au neuvième siècle, cinq cents ans plus tard.
Son système vocalique est le moins compliqué de tous
ceux des anciennes langues germaniques ; notons simple-
ment qu'il change d'habitude les anciens « à » en <? ou en (>
et que par là il est souvent inférieur aux dialectes du haut-
allemand. Quant aux anciennes diphthongues « ai, au », il
LANGUES GERMANIQUES. 347
les change, pour l'ordinaire, la première en ei, la seconde
en iu.
Nous avons parlé du renforcement que Tensemble des
langues germaniques fit subir aux consonnes explosives de
l'indo-européen commun. Le gothique, après avoir appliqué
cette loi rigoujeuse, fit ensuite subir aux sifflantes obte-
nues par ce renforcement une modification nouvelle. Par-
fois, chez lui, k (produit d'un « k » plus ancien) devint^;
parfois th (produit d'un « t » plus ancien) devint d; par-
fois /"(produit d'un « p » plus ancien) devint b. Ce phéno-
mène est très-remarquable; les nombreux exemples qu'il
fournit ont été cités maintes fois comme constituant tout
autant d'exceptions au principe général du renforcement,
mais, en fait, il n'en est point ainsi. Il y a là un phéno-
mène accessoire, un phénomène secondaire, mais un phé-
nomène bien distinct. M. Ghavée lui a donné le nom de
loi de polarité. Nous verrons, en parlant des idiomes bas-
allemands, chez lesquels cette loi secondaire peut être
prise en flagrante application, comment ce nom de loi de
polarité peut se justifier. Pour l'instant, nous ne faisons
que constater ses effets dans la langue gothique, où elle
est peu fréquente, mais où elle existe cependant.
Les lois phonétiques du gothique sont peu nombreuses,
mais assez importantes. Une des plus caractéristiques est
celle-ci : dans les mots de plus d'une syllabe les voyelles a
et i précédant une consonne placée à la fin du mot, tom-
bent. Une autre loi phonétique importante est celle qui, en
principe, change les i en ai et les u en au devant les con-
sonnes r ou h; c'est là une loi particulière au gothique.
Dans la déclinaison nominale le gothique a perdu toutes
les formes du duel et le cas ablatif; presque tous ses datifs
sont empruntés au vocatif.
De la conjugaison organique il n'a gardé que le présent
^t l'ancien parfait redoublé, ce dernier au moins pour une
ît48- LA LINGUISTIQUE.
partie de ses verbes ; il ne présente plus trace des deux
aoristes, de l'imparfait, du futur. Il rend ce dernier temps
par des formes du présent et s'est fabriqué pour la plupart
des verbes dérivés une sorte de parfait.
Le gothique disparut sans laisser de descendants. C'est
ainsi qu'avaient également disparu bien d'autres idiomes
germaniques parlés vers la même époque, et dont il ne nous
est parvenu aucun document, ceux, par exemple, des
Vandales, des Hérules, des Burgondes.
II. Langues Scandinaves.
L'ancienne langue noi'dique fut portée en Islande par
des colons norwégiens; grâce au lent développement que
reçut la civilisation dans cette île lointaine dont les com-
munications avec le continent étaient difficiles, le vieux
nordique s'y maintint bien plus aisément que dans les
autres pays Scandinaves.
L'islandais moderne diffère peu, en réalité, de cette an-
cienne langue, et sa supériorité sur tous ses congénères
européens, non-seulement sur les langues germaniques
modernes, mais encore sur les idiomes slaves, celtiques,
novo-latins et autres, serait bien assurée si le lithuanien
n'existait pas. Le côté faible de l'islandais moderne, c'est
d'avoir subi cette loi de renforcement dont nous avons
parlé ci-dessus, mais qui était commune à toute la famille
germanique et dont il ne pouvait s'affranchir.
La phonétique de l'ancien nordique est beaucoup plus
délicate que celle du gothique. On y compte une vingtaine
de voyelles différentes, longues ou brèves, et plusieurs
diphthongues. Le nombre des consonnes est également
d'une vingtaine. Outre les explosives fortes et faibles, le
vieux nordique possède les deux sifflantes /', h, la sifflante
th dur (de l'anglais « thick ») et sa correspondante douc^
LANGUES GERMANIQUES. 349
(anglais» thcy, the»). Le nordique se distingue, d'ailleurs,
des autres langues germaniques par une plus grande dis-
position à l'assimilation des consonnes. En somme, la dé-
clinaison est aussi bien conservée qu'en gothique et la
conjugaison a éprouvé les mêmes pertes. Il s'y est formé
par des moyens factices, par des moyens analytiques, un
futur, un conditionnel et un nouveau parfait.
C'est en Islande que furent composés les plus beaux
monuments de la vieille littérature nordique, les deux
Eddas, recueil d'anciens récits mythologiques. La première
est en vers et remonte au onzième siècle ; la seconde, plus
récente d'une centaine d'années, dit-on, est en prose: c'est
une sorte de complément de la première Edda.
Les langues Scandinaves modernes sont au nombre de
quatre : V islandais, le norivégien, le suédois, le danois.Vouv
certains auteurs l'islandais seul descendrait directement de
l'ancien nordique, et les trois autres idiomes Scandinaves
proviendraient de dialectes différents de cette ancienne lan-
gue, bien qu'étroitement alliés avec elle. Pour d'autres au-
teurs, les quatre langues Scandinaves actuellement parlées
auraient toutes le vieux nordique pour ancêtre direct. Ce
qui semble incontestable, en tout cas, c'est la parenté plus
intime de l'islandais et du norwégien, du suédois et du
danois. On peut ainsi les diviser en deux groupes assez
distincts(l). L'islandais et le norwégien, par exemple, gar-
dent les diphthongues de l'ancienne langue, tandis que le
suédois et le danois les changent en voyelles longues ; da-
nois et suédois conservent au commencement des mots
certains groupes de consonnes que l'islandais et le norvé-
gien ont perdus ou ne prononcent plus entièrement. .
Le norwégien, dont la littérature est uniquement popu-
laire, a perdu beaucoup de terrain. Le suédois, au con-
(1) Th. MôBius. Dànische formenlehre, p. 2. Kiel, 1871.
I
350 LA LINGUISTIQUE.
traire, en a gagné et possède une véritable littérature. Non-
seulement il occupe une partie de la péninsule Scandinave,
mais il s'étend sur deux bandes de territoire du littoral
finlandais : l'une de ces bandes donne sur le golfe de Bothnie,
avecVasa pour point central; sa. longueur est d'environ
une cinquantaine de lieues, sa largeur est fort minime.
L'autre bande, un peu plus importante, occupe la partie
ouest de la rive septentrionale du golfe de Finlande, avec
Helsingfors pour point central. Du côté de la terre ces deux
territoires sont enveloppés par les régions où se parle le
suomi.
On peut dire d'une façon générale que le suédois a con-
servé mieux que le danois la physionomie de l'ancien Scan-
dinave. Les consonnes k, t^ p, par exemple, s'affaiblissent
à la fin des mots dans la langue danoise en ^, cf, ô, tandis
qu'elles persistent en suédois. De toutes les langues scandi- mÊ
naves actuellement parlées, le danois est, en somme, la plus *
moderne, si l'on envisage ses formes. Il n'est point parlé
seulement en Danemark: enNorwégeon l'écrit couramment
et il est parlé par les classes lettrées, tandis que le norwégien
n'est, ainsi que nous l'avons dit, qu'un idiome populaire;
il s'étend également sur la partie nord du SIesvig et com-
prend la ville deFlensborg. Le danois se divise d'ailleurs
en plusieurs dialectes. Ses plus anciens documents remon-
tent au treizième siècle, mais sa forme actuelle semble être
née au seizième siècle du dialecte séelandais. On y ren-
contre un certain nombre de mots étrangers, empruntés au
latin, au suédois, au français et surtout à l'allemand.
III. Bas- allemand.
Cette branche des langues germaniques est divisée en
un assez grand nombre de rameaux. Elle aurait donné
naissance tout d'abord à deux tiges distinctes, celle du
LANGUES GERMANIQUES. 351
saxon et celle du frison ; la première de ces liges aurait
produit ensuite, plus ou moins directement, une demi-
douzaine d'idiomes.
On s'accorde, pour l'ordinaire, à dresser le tableau que
voici :
i Anglo-saxon. Anglais.
• Saxon.] ( Bas-allemand proprement dit.
Bas- \ l Vieux saxon. ^ ^, , , , • i Hollandais
.allemand. ) ' Néerlandais, j .^ fl^^^^^j.
( Frison.
Nous ne pouvons savoir directement ce qu'était la forme
commune du has-allemand, au sens général du mot, non
plus que ce que pouvait être la forme commune saxonne
d'où devaient sortir l'anglo-saxon et le vieux saxon. Quant
à ces deux derniers idiomes, ce sont des langues histo-
riques fort bien connues.
Le vieux saxon était parlé du Rhin à l'Elbe, au sud du
frison, qui occupait les pays allemands du Nord. Nous pos-
sédons du vieux saxon un monument important, le poëme
chrétien du Sauveur (Hêliand), conservé dans deux manus-
crits qui datent du neuvième siècle.
lu anglo-saxon remonte au septième siècle, au moins en
Angleterre, et lui aussi a son épopée, le poëme de Beovulf,
que Ton rapporte à cette ancienne époque.
La langue de ces deux vieux idiomes bas-allemands
n'était pas fort différente, mais elle présentait cependant
une certaine quantité de divergences très-caractérisées,
notamment dans la phonétique. Le système des voyelles
du vieux saxon est de beaucoup plus simple que celui de
l'anglo-saxon ; ce dernier est véritablement assez compliqué
et son échelle vocalique est très-chargée.
On divise l'anglo-saxon en deux périodes : l'une, celle de
l'anglo-saxon proprement dit, ou du vieil anglo-saxon,
352 LA LINGUISTIQUE.
s'étend jusqu'au commencement du douzième siècle; la
seconde, celle du semi-saxon, jusqu'au milieu du trei-
zième.
La période de l'ancien anglais est également longue d'un
siècle, elle va de l'an 1250 à l'an 1330 environ ; avec elle
commence une décadence rapide des formes de la langue :
il ne reste plus des anciens cas que le seul génitif, et encorej
ce cas est-il remplacé maintes fois par l'emploi de préposi-
tions. Au milieu du quatorzième siècle s'ouvre la période,
du moyen anglais, qui doit durer deux cents ans, et qui con-|
tinue, d'une façon plus marquée encore, l'œuvre de la
période précédente. Lorsqu'apparaît enfin le nouvel anglais,
l'anglais moderne, au milieu du seizième siècle, la langue
est presque entièrement analytique. Les dialectes sont
nombreux, mais on peut dire qu'ils en sont tous arrivés au
même point de simplification grammaticale. Au demeu-
rant, il reste encore assez de grammaire chez eux tous,j
aussi bien que dans la langue littéraire, pour témoigner du
caractère essentiellement germanique de l'anglais. D'ail-
leurs, rintroduclion considérable de mots français dans la
langue anglaise (I) n'affecte en rien sa grammaire, comme
on a pu le croire et le dire; l'anglais n'est point une langue
mixte, c'est une langue foncièrement germanique, dont
les formes ont eu à souffrir plus que celles de tous les
idiomes de la même famille.
Nous revenons à la seconde branche du saxon, au vieux
saxon. Son système de voyelles, avons-nous dit, était
beaucoup plus simple que celui de l'anglo-saxon, il con-
naissait beaucoup moins de voyelles que ce dernier, et ses
rejetons contemporains ont, eux aussi, une échelle voca-
lique beaucoup moins compliquée que ne l'est celle de
l'anglais. Il a donné naissance à deux rameaux frères, le
(Ij TiiOMMEREL. Recherches sur la fusion du franco -normand et
de l'anglo-saxon. Pav'is, ASM.
LANGUES GERMANIQUES. 333
rameau du bas-allemand proprement dit et le rameau néer-
landais.
Le bas-allemand proprement dit , ou « plattdeutsch », est
la langue populaire des basses régions de l'Allemagne du
Nord. Le bas-allemand a gagné considérablement vers l'est
sur des régions où se parlaient autrefois des idiomes slaves
et même des idiomes lettiques (le vieux prussien et le
lithuanien), mais il ne s'est pas élevé à la condition de
langue littéraire, et le haut-allemand moderne, l'allemand,
a rendu pour jamais infructueux les essais que l'on pour-
rait faire en ce sens.
La seconde branche du vieux saxon est le néerlandais,
qui se divise en deux langues fort rapprochées l'une de
l'autre, presque identiques, le hollandais et le flamand. Ce
dernier est souvent regardé comme un dialecte du hollan-
dais ; rien n'est plus inexact. Flamand et hollandais doivent
être placés sur un pied d'égalité, et ils sont si rapprochés
l'un de l'autre, que l'on a pu dire, avec assez de raison, qu'il
n'y avait entre eux qu'une simple différence de prononcia-
tion. Le flamand est parlé aujourd'hui par deux millions
quatre cent et quelques milliers d'individus ; quant au
nombre des personnes parlant hollandais, on peut l'évaluer
approximativement au chiffre de trois millions et demi, ce
qui donnerait comme nombre total des individus de langue
néerlandaise le chiffre de six millions, y compris les Fla-
mands français du département du Nord. Certains auteurs
vont jusqu'au chiffre de six millions et demi.
La ligne qui sépare le français du flamand est, la plupart
du temps, assez horizontale. Elle laisse au nord, en pays
-de langue flamande, Gravelines, Hazebrouck, Gourtrai,
Halle, Bruxelles, Louvain, Tongres; au sud, en pays de
langue française, Calais, Saint-Omer, Armentières, Tour-
coing, Ath, Nivelles, Liège, Verviers.
Nous n'avons parlé jusqu'à présent que d'une seule des
LINGUISTIQUE. 23
354 LA LINGUISTIQUE.
branches du bas-allemand, la branche saxonne. L'autre
branche est incomparablement moins importante. Elle ne
comprend que le frison. C'est une langue assez ancienne
parlée sur la côte de la mer du Nord, aussi bien sur le
continent même que dans les îles qui lui font face. Les
Frisons sont loin d'avoir entrepris les émigrations devant
lesquelles les autres Bas-Allemands ne reculèrent point ;
ils demeurèrent dans les régions où ils s'étaient étabhs, et
leur langue conserva certains caractères de grande anti-
quité, malgré l'influence que purent exercer sur elle
les idiomes avoisinants, le néerlandais, l'allemand, le
danois.
Depuis longtemps le frison n'est plus une langue litté-
raire; l'allemand l'a totalement relégué au second rang,
comme il a fait, d'ailleurs, du bas-allemand proprement dit.
Plus haut, en parlant de la langue gothique, nous avons
dit quelques mots d'un principe de la phonétique germa-
nique qui fut secondaire à la loi générale du renforcement
des explosives et qui trouva son application dans les quatre
branches de cette famille. Nulle part, avons-nous ajouté,
ce nouveau phénomène n'est plus aisément surpris en
application flagrante que dans les idiomes qui appartien-
nent au groupe bas-allemand. C'est ce que nous allons
montrer.
Nous savons que, d'après le principe du renforcement
des explosives organiques, les « k, t, p » de la langue indo-
européenne commune étaient devenus, dans le système
germanique général, de véritables sifflantes : A, tli, f. Le
nouveau phénomène dont nous avons à parler consiste en]
ceci : les trois sifflantes dont il est question ne se maintin-
rent pas toujours telles quelles, parfois elles se changè-
rent en ^, en f/, en ^, et cela dans tous les idiomes germa-
niques.
Ce changement n'eut pas lieu directement ; il y eut
LANGUES GERMANIQUES. 355
un intermédiaire entre li et g^ un intermédiaire entre th
et d^ un intermédiaire entre felb.
C'est ici que les idiomes bas-allemands nous sont d'une
utilité capitale : ils nous présentent maintes fois, en effet,
coexistant à côté l'un de l'autre, les différents termes de
cette série. Nous savons, grâce à eux, que l'intermédiaire
entre la sifflante dure et l'explosive faible fut la sifflante
douce correspondante. Ainsi c'est par l'intermédiaire de
V que l'on passa de f k 0, c'est par l'intermédiaire d'un h
doux que l'on passa de h dur à g, c'est par l'intermédiaire
de th doux (celui de l'anglais « they, there ») que l'on
passa du th dur (de l'anglais « thick, thirst ») à l'explosive
faible d. Gela fit donc trois degrés successifs.
Un ou deux exemples rendront la chose plus compré-
hensible. Tandis que le gothique sous la forme tha- repro-
duit le pronom organique « ta », en changeant l'explosive
forte en une sifflante th dur, l'anglais, dans son article
the^ change la sifflante dure en sifflante douce, et le hol-
landais, poussant l'évolution jusqu'au bout, dit de, tout
comme le flamand. C'est ainsi encore que le hollandais
dooim correspond au gothique thaurnus a épine », vooi' à
faur « pour », vol à fulls « plein ». Ce n'est pas à dire,
d'ailleurs, que l'anglais en reste toujours à la consonne
intermédiaire, ce n'est pas à dire, non plus, qu'il atteigne
toujours cette môme consonne; assurément non. Les th
durs qu'il présente si souvent le montrent encore dans la
première période : thorn « épine », par exemple, est avec
le gothique au premier degré, tandis que le doorn hollan-
dais est déjà au troisième. Mais cela ne fait rien à l'affaire.
Nous pouvons prévoir en toute sûreté le temps où tous les
th anglais se seront changés en d, comme c'a été le cas
pour le hollandais et le flamand. Un certain nombre des
dialectes anglais en sont déjà arrivés à cette troisième pé-
riode ; dans les pays de Kent et de Sussex, par exemple,
356 LA LINGUISTIQUE.
l'on dit dey « eux », de « le » pour « they, the » de la
langue littéraii'e; à Wight l'on dit vor pour for « pour »;
dans les pays de Dorset, de Devon, de Somerset, même
changement de /"en v (1). La langue littéraire devra faire
à son tour le chemin que parcourent aujourd'hui les dia-
lectes, et elle en arrivera à l'état qui caractérise à pré-
sent le flamand et le hollandais.
IV. Haut-allemand.
Le haut-allemand moderne, l'allemand, occupe au centre
de l'Europe un territoire assez considérable. Au nord il est
la langue littéraire, la langue cultivée des pays où se parle
le bas -allemand proprement dit, le plattdeutsch , et il
s'étend en cette qualité jusque près de Flensborg dans le
Slesvig méridional. Au nord-est, il atteint presque la fron-
tière russe, que longe encore cependant, derrière Memel et
Tilsit, une petite bande de pays lithuanien. Une bande plus
considérable de territoire polonais l'empêche de confiner à
la frontière du royaume de Pologne, mais il occupe, du
moins, toutes les localités importantes de cette région :
Graudenz, Thorn, Posen, Oppeln. Contournant de l'est à
l'ouest le nord du pays tchèque et redescendant par les en-
virons de Piîsen et de Budweis vers Brûnn, en Moravie, la
frontière de l'allemand gagne Presbourg, longe sur une
quarantaine de lieues le pays de langue magyare et englobe
la Styrie du Nord (Gratz), la Garinthie septentrionale (Kla-
genfurt), la plus grande partie du Tyrol, les trois quarts
de la Suisse (Goire, Altorf, Brieg, Laupen, Soleure, Bàle).
Laissant Belfort vers l'ouest, elle remonte les Vosges jusqu'à
la hauteur de Strasbourg et oblique vers le nord-ouest en
englobant Thionville et Arlon ; gagnant Aix-la-Ghapelle,
(1) C.-Fr. Koch, Historkche grammatik der englischen sprache,
t. I, p. 27. Weimar, 1863,
LANGUES GERMANIQUES. 357
elle suit dès lors la frontière néerlandaise. Dans cette énu-
mération l'Autriche-Hongrie entre pour environ 9 mil-
lions d'individus, la Suisse pour 1 755 000.
C'est du seizième siècle que date l'allemand moderne.
La branche germanique dont il est aujourd'hui le repré-
sentant avait passé auparavant par deux périodes, d'abord
parcelle du vieux haut-allemand, puis parcelle du moyen
haut-allemand. Il nous reste, pour terminer avec les lan-
gues germaniques, à parler de ces trois périodes.
Il y a deux sortes de haut-allemand, le haut-allemand
rigoureux et le haut-allemand qui ne s'est pas soumis à la
loi commune. Ce ne sont point là deux langues ; en fait,
il n'y a qu'une seule et même langue allemande, mais
cette langue contient en parties à peu près égales des élé-
ments de ces deux espèces. Gela tient, comme nous le ver-
rons, à ce que la langue allemande est née dans les chan-
celleries et qu'elle ne représente pas un seul et même
dialecte passé de l'état populaire à l'état littéraire.
Le principe fort simple du haut-allemand rigoureux est
celui d'un nouveau renforcement.
Nous avons vu que les « gh, dli, bh » de la langue com-
mune indo-européenne étaient devenus en gothique, en
bas-allemand et dans les langues Scandinaves « g, d, b »:
le haut-allemand renforce ces derniers et en fait des k, t,
p. Les « g, d, b » organiques étaient devenus « k, t, p »
dans les langues germaniques du premier degré; le haut-
allemand les renforce à nouveau : il change « k » en h
(qu'il écrit également hh ou ch), « p » en /" (qu'il écrit
également j9/" ou /}A). Quant au a t » , au lieu d'en faire
un « th » sifflant, il le change en « ts », sous la forme z.
Les explosives organiques « k, t, p » étaient devenues « h,
th, f » dans les langues germaniques du premier degré :
' le haut-allemand conserve la première et la dernière de
ces sifflantes, ne pouvant les renforcer, et il applique à la
358 • LA LINGUISTIQUE.
seconde, au a th » dur, le phénomène de la polarité ; cette
troisième série de consonnes se présente donc en haut-
allemand sous la forme de h, d, f.
C'est pour ce motif que Tallemand présente un d là où
l'anglais offre un th ; il dit, par exemple, der a le », dorn
(( épine », drei « trois », dûnn « ténu, mince », tandis que
l'anglais dit the^ thorn^ three^ thin. Dans ce cas comme
dans tous les autres, l'anglais est ainsi plus pur d'un de-
gré que ne l'est l'allemand ; zxhmen « dompter », zxlire
« larme », zu a à, vers », zwei « deux » sont moins purs,
sous ce rapport, que les mots anglais tame^ ieai\ to^ ttvo.
On commet une grave erreur en répétant que l'anglais
provient de l'allemand ; autant dire que le gothique, lui
aussi, en dérive. Ce sont là des branches parallèles;
mais le phénomène d'un second renforcement de certaines
consonnes donne à l'allemand un caractère incontestable
d'infériorité.
Tous les dialectes du haut-allemand ont changé en ^,
2, d les (( d, th, t » des idiomes germaniques du premier
degré. En cela ils ont tous été du « rigoureux » haut-alle-
mand. Mais il n'en a pas été de même pour les deux autres
ordres de consonnes. Une partie seulement des idiomes
allemands changèrent les « k, g » du premier fonds ger-
manique en /?, A', et les « p, b » en /", p; c'est-à dire
qu'une partie seulement de ces dialectes réalisèrent dans
toute sa rigueur le second renforcement. Tandis que le
gothique, par exemple, dit brinnan « brûler », certains
dialectes du haut-allemand disent prinnan : c'est là le
haut-allemand rigoureux ; mais d'autres dialectes n'ont
point renforcé le b et l'allemand littéraire actuel dit bren-
nen. Tandis que le gothique dit galeiks « pareil, sem-
blable», l'ancien haut-allemand rigoureux dit kili/i, mais
l'allemand littéraire dit gleich. Tandis que le gothique dit
kunnan « connaître », le haut-allemand rigoureux dit
LANGUES GERMANIQUES. 359
rliunnan (avec ch = h) et l'allemand littéraire kennen.
Mais, répétons-le, lorsqu'il s'est agi de la série des con-
sonnes dentales, l'évolution s'est opérée dans tous les dia-
lectes.
L'ancien haut-allemand reçoit parfois le nom de <( tu-
dcsque ».
Il comprend trois grands dialectes, trois dialectes prin-
cipaux, qui se subdivisent eux-mêmes en un assez grand
nombre de dialectes moins importants. Ce sont le dialecte
(Vanc, le dialecte alaman-souabe, le dialecte austro-bava-
I ois. Leurs monuments littéraires vont du septième siècle
de notre ère jusqu'à la lin du onzième.
La grande caractéristique de ces dialectes réside dans le
fait qu'ils conservent encore les anciennes voyelles dans les
désinences : niinu « je prends », nimit « il prend », nëmat
« vous prenez ». Nous verrons qu'à partir du douzième
siècle ces différentes voyelles se sont changées en e ou
bien sont tombées. Le vieux haut-allemand n'eut pour
ainsi dire pas de littérature nationale ; il possède un cer-
tain nombre de traductions d'écrits religieux et des poésies
chrétiennes , mais il n'a rien de véritablement germa-
nique.
Avec le douzième siècle commence le moyen haut-alle-
mand. La littérature revient aux anciennes traditions, aux
anciennes fables que le vieux haut-allemand avait négli-
gées, mais elle ne les envisage plus qu'à travers les idées
et les conceptions chrétiennes. Cette période dure environ
quatre cents ans. C'est l'âge des célèbres poètes « min-
nesœnger », de Walther von der Vogehveide, de Wolfram
Yon EscKcnbach, de Nîthart, de Heinrich von Morungen,
du Tanhiiscr,
La grande caractéristique de la langue de cette période
est le changement en e de la voyelle des syllabes termi-
nales : le vieux haut-allemand, le tudesque, dit gibu « je
360 LA LINGUISTIQUE.
1
donne », le moyen haut-allemand dit gibe. Les différents
dialectes de l'ancien haut-allemand s'accommodèrent à
cette nouvelle loi et continuèrent à garder chacun leur
individualité et leur caractère particulier. Il se forma toute-
fois une sorte de langue littéraire, une langue des cours,
tirée du dialecte souabe (i) ; pareille chose ne s'était point
produite dans la période précédente.
Deux faits bien frappants, ajoute Schleicher, distinguent
le moyen haut-allemand de l'allemand moderne. Dans le
premier les syllabes radicales sont tantôt longues, tantôt
brèves; dans le second, la syllabe radicale est toujours
longue ; c'est elle, comme l'on sait, qui porte l'accent :
l'accentuation, en allemand moderne, détermine donc la
longueur de la syllabe qu'elle affecte, c'est-à-dire de la syl-
labe radicale. Le second fait est celui-ci : « Dans le vieux
haut-allemand nous n'avions jamais sous les yeux que le
dialecte de celui qui tenait la plume ; il n'existait pas de
langue littéraire d'un emploi plus général et dominant les
différents dialectes. Durant la période du moyen haut-alle-
mand il se forme une langue plus générale, la langue des
cours. L'allemand moderne est encore moins un dialecte
particulier que ne l'était la langue des cours du moyen
haut-allemand ; ce n'était point la langue de telle contrée,
elle n'était parlée par aucune population. Telle est la cause
du manque de naturel que présente la langue allemande;
dans sa phonétique, dans ses formes elle est souvent mons-
trueuse. Mais aussi elle puise dans ce même fait de n'être
point un idiome spécial, de n'appartenir en propre à au-
cune population particulière, la faculté de servir de lien
d'union aux différentes branches germaniques...» (Op. cit.,
ibid.)
En remontant de nos jours jusqu'au temps de Luther,
(1) Schleicher. Die deutsche sprache. Deux, édit., p. 103 et suiv,
Stuttgard, 1869.
LANGUES GERMANIQUES. 361
011 peut suivre pas à pas la langue allemande. Sans doute,
durant cette période de plus de trois siècles, elle a subi
bien des modifications, mais en réalité c'est toujours la
même langue, c'est une seule et même langue. Au sei-
zième siècle nous la voyons naître dans les chancelleries,
nous voyons les actes diplomatiques emprunter arbitraire-
ment aux différents idiomes populaires. Grâce à l'influence
des actes officiels, grâce surtout à la propagande luthé-
rienne, il se fait jour peu à peu ; il pénètre dans l'église,
dans l'école, dans les tribunaux ; les dialectes populaires
cèdent peu à peu devant lui et ne se défendent bientôt
plus que dans les campagnes.
Il faut reconnaître d'ailleurs que la bizarre orthographe
dont on l'affubla n'était point faite pour hâter sa propaga-
tion littéraire. Rien de plus arbitraire que cette ortho-
graphe. Parfois, pour allonger les voyelles, on les fait sui-
vre d'un h qui ne répond absolument à rien dans le passé
du mot que l'on défigure ainsi ; parfois, également pour in-
diquer qu'une voyelle est longue, on la redouble ; et comme,
parfois encore, la voyelle est longue sans que sa quantité
de longue soit figurée par un signe graphique quelconque,
il arrive qu'un a long peut être rendu de trois façons diffé-
rentes : simplemcint par a, paraA, par aa. C'est le cas des
mots « zwar, wahr, haar ». Souvent, là où il faudrait un
^ pur et simple, on écrit 2e; souvent aussi, lorsque l'éty-
mologie historique demanderait que l'on écrivît ie^ l'on
n'écrit que i. Souvent enfin, ce qui est tout aussi bizarre,
on remplace les t par des th. Bien des tentatives ont été
faites dans le but d'arriver à une réforme, au moins par-
tielle, de l'orthographe allemande actuelle ; elles se re-
nouvelleront, sans nul doute, mais auront-elles jamais la
moindre chance d'aboutir à un succès? Nous ne le pensons
cru ère.
. 362 LA LINGUISTIQUE.
§ 7. Branche slave.
Les langues slaves ont occupé au moyen âge, durant les
septième, huitième et neuvième siècles, de vastes régions
de TEurope centrale où l'allemand seul est connu aujour-
d'hui : la Poméranic, le Mecklembourg, le Brandebourg,
la Saxe, la Bohème occidentale, la Basse-Autriche, la plus
grande partie de la Haute-Autriche, la Styrie du nord et la
Carinthie septentrionale. On parlait des idiomes slaves sur
les lieux qu'occupent à présent Kiel, Lubeck, Magdebourg,
Italie, Leipzig, Baireutli, Linz, Salzbourg, Gratz et Vienne.
On distingue ordinairement dans les langues slaves deux
groupes principaux. Nous verrons tout à l'heure comment
ils sont composés, et comment on a cherché à classer entre
elles les différentes langues slaves ; mais il nous faut, au-
paravant, aborder une autre question générale, la question
de la vieille langue ecclésiastique slave.
Dès le septième siècle, les populations slaves avaient
atteint leurs limites extrêmes vers l'occident : le christia-
nisme les attaqua de l'est et du sud, de Gonstantinople et
de Rome (1). C'est aux Bulgares, aux Serbes, aux Russes
que s'adressa la propagande partie de Gonstantinople, dont
les résultats furent précoces. Avec le christianisme s'intro-
duisit la liturgie en langue slave.
L'apostolat des frères Gonstantin (Gyrille) et Méthode
donna à ce mouvement l'impulsion décisive. Ge fut vers
le milieu du neuvième siècle que Gyrille réforma à l'usage
des Slaves de Bulgarie l'alphabet grec, traduisit les Evan-
giles, un certain nombre de pièces liturgiques et se rendit
avec son frère chez les Slaves de Moravie. Méthode, évêque
de Moravie et de Pannonie, mourut, après son frère,
en 885. L'évangile d'Ostromir, qui date de 1056, est le
(1) ScHAFARiK. Geschichte der sudslavischen Utleratur, t. III.
Prague, 18G5.
LANGUES SLAVES. 363
plus ancien manuscrit de la langue dont se servirent Cyrille
et Méthode et que l'on appelle, en raison de son emploi
dans les offices religieux, slave ecclésiastique^ esclavon li-
twgique. On lui applique également, comme nous le ver-
rons tout à l'heure, un certain nombre d'autres noms.
La modification de l'alphabet grec due à Cyrille prit le
nom d'écriture « cyrillienne ou « cyrillique »; elle est en-
core en usage, sous une forme très-peu différente, chez les
Russes, les Bulgares et les Serbes. Les Roumains, peuple
de langue latine, avaient, eux aussi, adopté cet alphabet,
qu'ils ont heureusement rejeté aujourd'hui, pour en reve-
nir aux caractères latins; ils n'ont eu besoin que de leur
ajouter un certain nombre de signes plus ou moins con-
ventionnels.
Un jour viendra, il faut l'espérer, où la littérature russe
fera à son tour le sacrifice de son alphabet traditionnel.
Sans préjuger des circonstances qui pourront amener ce
grand et fécond événement, on peut penser qu'elles ne se
feront pas indéfiniment attendre; la civilisation des deux
parties de l'Europe trouvera dans cette réforme un accrois-
sement considérable.
On se servit également, chez les Slaves du rite latin,
d'un autre alphabet, dit « glagolitique ». L'origine de ce
dernier est encore obscure ; quelques auteurs ont même
prétendu qu'il était le plus ancien, mais l'opinion vraisem-
blable et admise aujourd'hui communément est que le
glagolitique n'est qu'une déformation du cyrillien : on
prétend qu'il date de la fin du onzième siècle, et doit
son origine au désir des Slaves du sud-ouest de sauver,
grâce à l'emploi de signes incompréhensibles, leur Uturgie
qu'un concile avait prohibée. Quoi qu'il en soit de cette
explication, il nous semble à peu près démontré que l'al-
phabet glagolitique n'a point d'autre origine que l'écriture
cyrillienne.
364 LA LINGUISTIQUE.
Il est impossible de répondre d'une façon précise à la
question de savoir quelles étaient, au neuvième siècle, les
limites géographiques du slave ecclésiastique. Les auteurs
qui ont cherché à éclaircir ce point très-obscur ne sont
point arrivés aux mêmes conclusions. Selon les uns le slave
ecclésiastique aurait été parlé dans le sud-ouest de la Rus-
sie actuelle, selon d'autres en Moravie, selon d'autres en-
core dans les régions de la Garinthie, de la Croatie, de la
Slavonie, de la Serbie actuelles; quelques-uns pensent qu'il
s'étendait sur tout le territoire compris entre le Pont-Euxin
et la mer Adriatique.
D'après Dobrovsky, dont l'opinion sera toujours d'un
grand poids dans les questions de philologie slave, le slave
ecclésiastique aurait été parlé en Serbie, en Bulgarie et en
Macédoine. Sa frontière du nord aurait été le Danube ; au
sud il se serait étendu jusqu'à Thessalonique.
Pour Schafarik (1), le vieux bulgare s'étendait, avant
l'arrivée des Magyars, non-seulement au sud du Danube,
mais encore au nord de ce fleuve, sur la Yalachie actuelle,
sur le territoire des Saxons en Transylvanie, sur la Hon-
grie orientale. Plus tard il lui donna le nom d'ancien slave
(en tchèque staroslovansky) . M. Miklosich, qui l'appelle
ancien slovène {lingna palœoslovenica), opine pour la ré-
gion de la Dacie et du territoire hongrois situé sur les deux
rives du Danube. Cette langue n'aurait donc pas été parlée
dans la presqu'île des Balkans (2). Ajoutons que cette
opinion est également celle de M. Danitchitch (3).
Le slave ecclésiastique a disparu entièrement en tant
que langue parlée, mais il a persisté, avons-nous dit, dans
la liturgie. Ce n'est pas toutefois sans s'être quelque peu
modifié, sans avoir subi, notamment, l'influence des idio-
(1) Slovansky ndrofiopis, p. 33. Prague, 1842.
(2) Altslovenische formenlehre. Introd. Vienne, 1874.
(3) Dioba slovenskih jezika. Belgrade, 1874. *
LANGUES SLAVES. 365
mes vivants au milieu desquels on l'employait comme lan-
gue morte. Ces modifications sont relevées et connues ; de
là deux formes du slave ecclésiastique : l'une ancienne,
l'autre plus moderne. C'est de la première, bien entendu,
que les linguistes ont à se servir si souvent dans l'étude
des langues slaves, encore qu'il ne faille point la tenir
(ainsi que nous le dirons plus loin) pour la mère de tous
ces idiomes.
Les langues slaves vivantes sont le russe, le ruthène,
le polonais, le tchèque et le slovaque, les deux dialectes du
sorbe ou sorabe, le bulgare, le serbo-croate et le slovène.
Les limites de la langue russe vers le nord et Vers l'est
sont assez difficiles à déterminer. Elle s'y rencontre, en
effet, avec les nombreuses langues ouralo-altaïques (sa-
moyède, zyriénien, vogoul, etc.) qu'elle pénètre peu à peu.
Du côté de la Baltique elle confine à peine au littoral, qu'oc-
cupent le suomi et l'esthonien, idiomes finnois, le suédois
(Helsingfors) et le lette (Riga, Mitau) ; un peu plus au sud
elle est limitrophe du lithuanien. De Grodno jusqu'à une
centaine de lieues vers le sud, à peu près en ligne directe,
elle a pour limite occidentale le polonais. Au sud, enfin,
elle se rencontre avec le ruthène dont nous parlerons tout
à l'heure.
Dans ces limites nous comprenons, d'ailleurs, le dialecte
dit « russe blanc », parlé par près de trois millions d'indi-
vidus (au nord du ruthène, à l'ouest du russe, à l'est du
lithuanien et du polonais), à Vitebsk, Minsk, Mohilev, et
dont la littérature est fort peu importante.
Le grand russe, ou russe simplement dit, n'est pas tout
à fait le même dans sa langue littéraire et dans sa langue
vulgaire ; la première a fait des emprunts sensibles à la
langue slave ecclésiastique. Les plus anciens monuments
du russe — que l'on peut suivre jusqu'au onzième siècle —
sont des contes et des épopées. La langue se régularise tout
366 LA LINGUISTIQUE.
à fait durant le dix-huitième siècle, grâce en partie au
célèbre érudit et littérateur Lomonosov (17H-I766), et elle
donne, depuis cette époque, des témoignages d'une origi-
nalité et d'une vitalité littéraire que l'on ne peut apprécier
que trop rarement.
La grammaire du russe n'est malheureusement pas sans
offrir d'assez grandes difficultés à qui ne connaît que les
langues novo-latines ou les langues germaniques. Son ma-
tériel phonétique est assez complexe ; la prononciation des
voyelles n'est pas toujours la même : ainsi a, dans les syl-
labes non accentuées, prend quelque peu le son de e; e
se prononce parfois ouvert, parfois fermé ; o se prononce
a dans les syllabes inaccentuées : ainsi, dans le mot kolo-
kol « cloche », l'accent étant sur la première syllabe, le
premier o seul garde sa valeur et les deux autres se pro-
noncent a : « kolakal » . L'accentuation russe, comme celle
de quelques autres langues slaves, est d'ailleurs d'une dif-
ficulté considérable ; cette accentuation est bien connue,
assurément, mais ses lois sont fort loin d'être toutes fixées.
La déclinaison du russe est à peu près la même que celle
des autres idiomes slaves, et l'on ne peut guère y signaler
que l'usage des lois phonétiques plus ou moins spéciales à
cette langue. Il se distingue dans sa conjugaison par la
perte complète de deux des anciens temps^ l'aoriste et l'im-
parfait (que le ruthène a également perdus, que le serbe
et le bulgare ont conservés, dont les plus anciens monu-
ments polonais montrent encore des traces et que possédait
la vieille langue tchèque). Il les remplace par un participe :
on dal « il a donné» (masculin), au féminin dala, au neu-
tre dalo, au pluriel dali pour les trois genres ; cette forma-
tion périphrastique a en quelque sorte le sens de a je suis
ayant donné, nous sommes ayant donné ».
Le ruthène, également appelé rusniaque et petit russe,
n'est pas un dialecte du russe, bien qu'il s'en rapproche
LAATjUES slaves. 367
plusquede toute autre langue slave. Iloccupe, approximati-
vement, un cinquième du territoire de la Russie d'Europe.
A l'ouest il confine au polonais, au nord-ouest il conline au
russe blanc, au nord-est et à l'est il confine au russe pro-
prement dit. Il est parlé également à l'est de la mer
d'Azov. En Autriche il s'étend sur la plus grande partie
de la Galicie et forme la bande nord-orientale de la Hon-
grie, au-dessus du magyar et du roumain. Les Ruthènes
de Russie sont au nombre d'environ onze millions et demi,
y compris les Cosaques ; ceux d'Autriclie-Hongrie sont
évalués à plus de trois millions cinquante mille, ce qui
donne un total de plus de quatorze millions et demi d'in-
dividus parlant le petit-russe.
Leur littérature, comme celle des Slaves du sud et aussi
comme celle des Russes, est avant tout une littérature po-
pulaire et traditionnelle. On a publié, depuis une cinquan-
taine d'années, sous les noms de chants populaires de
l'Ukraine, chants populaires de la Russie méridionale, de
la Galicie, de la Volhynie, un grand nombre de morceaux
en langue ruthène.
Pour ne pas être très-différent du russe, le ruthène s'en
distingue cependant d'une façon fort nette. l\ ne « mouille »
point, par exemple, toutes les consonnes que le russe peut
mouiller, entre autres les labiales/^, 6, v, 7?i;il change plus
facilement que le russe les « k)) et les « g» de l'antiquité
en tc/i et y (le «j» français) ; il a une accentuation souvent
différente ; il a perdu le participe présent passif, que le
russe a conservé ; il possède une forme d'infinitif à sens
diminutif. Ces particularités, ainsi que bien d'autres faits
plus ou moins notables, ont suffi à le faire regarder comme
un idiome indépendant et bien caractérisé.
Le polonais comprend un certain nombre de dialectes,
dont l'ensemble couvre un assez vaste territoire réparti en-
tre la Russie, la Prusse et l'Autriche. La limite orientale
i
368 LA LINGUISTIQUE.
est assez connue ; elle va de Grodno à Jaroslav, en longeant
une partie du Boug. Celle de l'ouest est moins précise ;
l'allemand envahit chaque jour, de ce côté, le territoire de
langue polonaise et en occupe toutes les localités un peu
importantes; en Autriche la Galicie occidentale est polo-
naise : cette région est beaucoup moins grande que la par-
tie orientale du même pays, occupée, ainsi que nous l'avons ^Bj
dit plus haut, par les Ruthènes. Le polonais occupe, en ^^
somme, une espèce de parallélogramme — très-irrégulier
siir son flanc occidental — dont la hauteur est en moyenne
de cinq cents kilomètres, et dont la plus grande largeur
(par la ligne Posen-Varsovie) n'est pas tout à fait aussi
considérable. La langue allemande a beaucoup gagné sur
le polonais; toute la région orientale de cette langue,
même sur le territoire russe, est parsemée de petits îlots
où l'on ne parle qu'allemand : il s'en rencontre quelques-
uns presque aux portes de Varsovie, et la Galicie n'est point
préservée de cette invasion, due principalement au progrès
de la population israélite.
Le nombre des Polonais de Russie est évalué à 4-700000,
celui des Polonais prussiens à2450 000, celui des Polonais
d'Autriche et de Hongrie à 24-65000, ce qui donne un
total approximatif de 9 615000 individus parlant polonais.
La phonétique du polonais est assez compliquée, et l'al-
phabet qui lui est appliqué peut passer pour un des plus
défectueux ; c'est ainsi que le son « tch », au lieu d'y être
rendu par un seul signe — comme en tchèque et en croate
(c) — y est exprimé par le groupe cz; au lieu du s tchèque
et croate, qui a la valeur de notre «ch » et du «sh » an-
glais, le polonais possède le groupe sjî; pour le v croate
(notre « v »), il met iv à la façon allemande. Ce ne sont
pas là, d'ailleurs, les seules incommodités de sa transcrip-
tion, et si les tentatives de réforme qu'on semble vouloir
lui appliquer en ce moment arrivent à bon terme, il y aura
LANGUES SLAVES. 36S
lieu de s'en féliciter grandement à tous les points de vue.
Outre les voyelles fl, e, 2, 0, u («ou» français), y, son
étranglé qui se rapproche de notre «u », outre un e très-
rapproché du son «i», un d analogue à notre «ou», le
polonais possède deux voyelles nasales dont la valeur
approximative est celle de «an» et « in » français (chant,
fm). En certains cas, notamment à la fin des mots, elles
prennent la valeur de o et de e. En somme, elles répon-
dent à deux voyelles nasales de l'ancien slave ecclésias-
tique, qui, selon toute vraisemblance, correspondaient à
nos nasales françaises « on » et « in » .
Les variations auxquelles se trouvent soumises les con-
sonnes de la langue polonaise, selon la rencontre qu'elles
font de telle ou telle autre consonne, sont assez impor-
tantes. C'est ainsi que les sifflantes subissent des permu-
tations capables de rendre souvent très-obscure l'origine
des mots. Quant à l'accentuation, elle est fort simple :
elle porte toujours sur l'avant-dernière syllabe, sauf dans
les mots empruntés aux langues étrangères.
Nous avons vu qu'en russe et en ruthène l'accent pou-
vait tomber sur toute syllabe, indépendamment de la
place de cette syllabe dans le mot : nous verrons qu'il en
est de même en slovène et en croato-serbe ; en tchèque
et en sorabe il affecte la première syllabe. Le polonais,
sous ce rapport, est donc bien caractérisé.
La littérature polonaise est non-seulement importante,
elle est encore originale. Elle commence à la fin du
dixième siècle et compte une foule de chroniqueurs et de
poètes à partir du douzième siècle. Elle est encore aujour-
d'hui des plus importantes. Une bibliographie, publiée à
roccasion de la dernière exposition de Vienne, porte à plus
de trois raille le nombre des ouvrages imprimés en polo-
nais ou publiés par des Polonais en langues étrangères pen-
dant la seule année i 871 .
LIÎSGUISTIQUE. 24
370 LA LINGUISTIQUE.
Les limites actuelles du tchèque et du slovaque^ qui lui
est intimement allié, sont difficiles à décrire. La région
qu'ils occupent (toute la Bohème, moins une lisière de
l'ouest et du nord, la plus grande partie de la Moravie et
le pays situé au sud du territoire de langue polonaise)
s'étend de Pilsen aux Garpathes sur une longueur d'environ
cent cinquante lieues et une largeur variant de vingt-cinq
à cinquante lieues. Les derniers recensements officiels éva-
luent le nombre des Tchèques, Moraves et Slovaques à en-
viron six millions et demi d'individus.
Depuis les premiers monuments que l'on en possède et
({ui datent du huitième siècle, la langue tchèque a subi
d'importantes modifications ; c'est un fait que nous devons
attribuer aux mouvements politiques si considérables dont
la Bohême a été le théâtre.
Nous ne faisons pas allusion ici à la simple diflérence
d'orthographe, résultant de ce que dans les premiers docu-
ments tchèques on se servit des caractères latins tels quels,
sans les modifier, à l'occasion, par des signes accessoires
indispensables, des signes diacritiques, mais nous par-
lons des formes elles-mêmes de la langue. La réforme
orthographique du tchèque, commencée il y a plusieurs
siècles, s'est complétée en d830 par l'abandon des carac-
tères gothiques, et s'est définitivement achevée, il y a une
vingtaine d'années, par la substitution du v latin au iv des
Polonais et des Allemands. Cette réforme, qui s'imposait
impérieusement, fut d'une importance capitale pour la
langue elle-même, pour son développement, pour sa propa-
gation. Rien n'était moins fixé que l'ancienne écriture
tchèque : un seul et même son était souvent transcrit de
trois, quatre, cinq et six manières différentes. Ainsi s était
indifféremment rendu par « z, s, sz, szs, zz, ss », k était
transcrit par « c, k, q, ch, ks, ck, », et ainsi de suite ; un
même caractère latin, par contre, rendait souvent trois ou
LANGUES SLAVES. 371
quatre sons tout à fait différents. L^on conçoit combien il
3st difficile, avec un pareil système, ou plutôt avec une
pareille absence de système, de rétablir exactement les
textes tchèques.
Les voyelles tchèques a, e, 2, o, u (prononcez « ou »), y
'(\vi\ ordinairement se prononce i) ont toutes leurs longues
jue l'on distingue dans l'orthographe actuelle par le signe
:( minute » : rt, e, etc. Une autre voyelle tchèque, é, pos-
sède également sa longue, mais il n'y a point pour celle-ci
le signe distinctif. Cette voyelle se prononce «yé». Le
tchèque possède encore un r voyelle et un / voyelle, tou-
jours brefs dans le dialecte ordinaire, mais qui, eh slo-
i^aque, peuvent être longs ; quant aux voyelles nasales du
polonais, elles lui sont inconnues et l'on n'a pu les retrou-
ver môme dans les plus anciens textes. Les voyelles tchè-
ques sont assez variables et subissent d'une façon très-
sensible l'influence qu'exerce sur elles le voisinage d'un y
[prononcez «y »), qui change, par exemple, en e et en / les
<i et les e dont il est suivi, et en e les a dont il est précédé.
Le système des consonnes tchèques est très-riche : il
possède des dentales mouillées ; un r particulier, corres-
)ondant au r:. polonais, ayant la valeur de « rj » français,
ît que l'on rend par le caractère r ; des sifflantes très-sen-
sibles au contact de certains autres sons.
Nous avons dit plus haut que le tchèque accentuait tou-
ours la première syllabe de chaque mot.
Notons enfin que la conjugaison de l'ancien tchèque
jtait d'une grande conservation ; la langue moderne a
)erdu (comme presque tous les autres idiomes slaves)
'imparfait et l'aoriste anciens.
La littérature tchèque remonte, nous l'avons dit, au
uiitième siècle. Ses premiers monuments sont les célèbres
nanuscrits de Krâlovdor (Kœniginhof) et de Zelenohora
(iriinberg), découverts en 1817, et dont l'authenticité est
I
372 LA LINGUISTIQUE.
avérée. Ils remontent à la période de transition entre le
paganisme et le christianisme et sont aussi importants
pour la linguistique que pour l'étude des anciens mythes
religieux de la Bohême. On possède également plusieurs
fragments datant du dixième siècle. Jusqu'à l'époque de la
guerre des Hussites, la Bohême, qui la première avait
donné le signal de l'émancipation i-eligieuse, posséda la
plus importante de toutes les littératures slaves. Quand
elle fut tombée sous la domination allemande, sa langue
nationale fut sévèrement proscrite, et quiconque essaya de
la remettre en honneur devint la victime des Jésuites. Ce
n'est que depuis la fm du siècle dernier que les lettres bo-
hèmes ont reçu une vie nouvelle.
Le soi'be ou soî'ahe, également appelé vinde ou sei'be de
Jjusace, comprend deux dialectes distincts, le bas-sorabe et
le haut-sorabe. L'ensemble de cet idiome n'occupe plus,
aujourd'hui, qu'un territoire d'environ vingt-cinq lieues
de hauteur, traversé par la Sprée, sur dix ou douze de lar-
geur : les deux tiers de la région sont situés en Prusse, le
tiers méridional en Saxe, et les localités les plus impor-
tantes (Kottbus, Bautzen) sont envahies par l'allemand.
Un espace d'à peu près douze lieues sépare la frontière so-
rabe méridionale de la frontière tchèque septentrionale»
Vers le milieu du seizième siècle la contrée où se parlait
le serbe de Lusace était deux fois plus considérable qu'elle
ne l'est aujourd'hui. C'est par le nord, particulièrement,
par l'ouest et par l'est que la langue allemande a empiété
peu à peu sur ce domaine, qui ne peut guère revendiquer à
l'heure actuelle plus de 130000 habitants de langue slave.
Le plus ancien document imprimé en langue vinde est
un livre de prières catholiques publié en loi 2. Le dix-
septième siècle compte un certain nombre d'écrivains en
langue sorabe, mais au commencement du dix-neuvième
cette littérature était presque entièrement abandonnée.
LANGUES SLAVES. 373
On entreprit plus tard de la remettre en honneur, et en
i84o fut créée une société qui est devenue le centre de la
vie littéraire du pays.
La langue serbe, ou croate, ou mieux serbo-croate, avec
ses deux grands centres intellectuels, Belgrade et Zagreb
(Agram), occupe une place considérable, non-seulement
parmi les idiomes sud-slaves, mais encore parmi les lan-
gues slaves en général. Cette place lui est légitimement
dévolue au triple point de vue de la linguistique, de l'his-
toire, de la géographie. Les pays sur lesquels elle s'étend
sont la principauté de Serbie, la Bosnie, l'Herzégovine, le
Monténégro, une partie de la Hongrie méridionale (Zom-
bor), la Slavonie, la Croatie, la presque totalité de l'Istrie,
la Dalmatie : c'est une région comprenant près de 6 millions
d'habitants.
Sur un territoire aussi étendu les sous-dialectes sont assez
nombreux, mais on peut dire qu'il existe trois dialectes
principaux : celui de l'ouest, moins littéraire que les deux
autres ; celui du sud, qui fleurit surtout en Dalmatie ;
celui de l'est, parlé dans la principauté serbe et dans la
Hongrie méridionale sur les rives du Danube. La caracté-
ristique principale de ces trois dialectes est la prononcia-
tion différente d'une voyelle qui dans l'antiquité se pro-
nonçait très-certainement é : à Belgrade, dans la Hongrie
du sud, en Sirmie, on lui a conserve cette valeur; le dia-
lecte de l'ouest la change en i; celui du sud en je ou ije
(prononcez «yé, iyé »). Mais que l'on dise vei^a ou vijera
«la croyance» — prononcez « véra, viyéra », — reka,
rika, ou rijeka « la rivière », l'on sera compris sans peine
de l'Adriatique jusqu'à la frontière roumaine.
Le malheur de la langue croato-serbe est de posséder
un double alphabet : à l'est l'alphabet cyrillien, à l'ouest
l'alphabet latin complété à l'aide de certains signes acces-
soires. Cette division regrettable est la conséquence de
374 LA LINGUISTIQUE.
l'ancienne scission religieuse ; on ne saurait trop la dé-
plorer. Elle retardera longtemps encore les rapproche-
ments de toute espèce que la civilisation européenne aurait
tant d'intérêt à voir s'opérer entre les Serbes de Turquie
et le royaume tri-unitaire dalmato-croato-slavon.
Ce n'est point qu'un pas considérable n'ait été fait dans
cette voie, au commencement du siècle, par l'espèce d'uni-
fication et de codification que le célèbre Vouk Stéphano-
vitch Karadjitch introduisit dans le langage des Serbes de
la Principauté et de la Hongrie méridionale.
Lorsque Vouk entreprit l'œuvre considérable qu'il lui
fut donné de mener à si bonne fin, on pouvait dire que la
langue serbe n'était pas encore définie. Presque tous les
lettrés regardaient comme l'idiome national une langue
assez factice formée d'éléments de l'ancien slave litur-
gique mélangés avec des éléments de la langue réellement
vivante et populaire. Cette dernière ne passait à leurs yeux
que pour un simple patois. Vouk proposa d'adopter telle
quelle la langue nationale et de réformer radicalement
'son orthographe. Ce fut une lutte d'un demi-siècle. Il en
sortit vainqueur, grâce à sa parfaite connaissance de la
langue croato-serbe, grâce à la précision et â la méthode
de ses travaux.
Le fond de la littérature serbo-croate est le chant popu-
laire, le chant national : pjesma, pÙ7na, pesma. Un grand
nombre de ces morceaux ont été recueillis et publiés
beaucoup d'entre eux sont sans doute très-anciens, ej
la forme même sous laquelle ils se présentent laisse
voir combien la langue s'est peu modifiée depuis àei
siècles.
Ce n'est point dans sa grammaire qu'elle a souffert, c'esj
dans son lexique, au milieu duquel, par exemple, le diaj
lecte de l'est a admis un nombre par trop considérable d^
mots turcs. Ajoutez l'invasion dans la langue actuelU
LANGUES SLAVES. 37 5
scientifique et littéraire de termes tirés de l'allemand ou
du français.
La Serbie et les pays slaves de rite oriental ont eu leur
mouvement littéraire particulier. Pour être peu connu, il
n'a pas été sans importance. Il date au moins du commen-
cement du treizième siècle, bien que les documents qui
remontent à cette époque soient en eux-mêmes d'une va-
leur peu considérable. Avant le treizième siècle, tout au
plus peut-être avant le douzième, Ton ne possède de l'idiome
serbe que des séries de mots et de noms propres tirés pres-
que tous d'auteurs grecs ou latins.
Les monuments écrits des pays croato-serbes occiden-
taux remontent au douzième siècle, mais c'est au seizième
seulement qu'ils se multiplient et que se développe la litté-
rature dite ragusaine, du nom de Raguse qui en fut le centre.
La littérature spécialement croate, qui occupe une place
importante dans le domaine de la critique historique et de
l'étude du langage, n'apparaît guère qu'à la fin de ce siècle.
L'étude particulière de la langue croato-serbe est d'une
importance capitale dans l'étude générale des langues
slaves, et l'on peut dire qu'elle vient immédiatement après
celle du slave ecclésiastique. De tous les idiomes de cette
famille, c'est en effet le croato-serbe (avec le slovène) qui
a eu le moins à souffrir dans sa phonétique, et ce sont préci-
sémentlesquestions de phonétique, ainsi quenousl'avonsvu,
qui forment la base de toute étude linguistique. La gram-
maire comparée des langues slaves de M. Miklosich, ou-
vrage fondamental pour l'étude des idiomes de ce groupe (1 ),
fournit à chaque instant la preuve éclatante de l'énorme
importance du croato-serbe, et la lecture des exceilents
travaux de MM. Danitchitch, Jagitch, Novakovitch, dont
la traduction en français rendrait un grand service, enlè-
(1) Vergleichende grammatik der slavischen sprachen Vienne, 1852.
376 LA LINGUISTIQUE.
verait sans peine les derniers doutes qu'il soit possible
d'avoir à ce sujet.
Le matériel phonique de la langue serbe n'est pas com-
pliqué. Il comprend six voyelles : a, e, i, o, u (a ou » fran-
çais) et r. Son système de consonnes est fort simple ; nous
les possédons toutes en français, sauf les deux palatales
mouillées que l'on transcrit l'une par le signe c\ l'autre
par le groupe gj (nous préférerions le signe y). La pre-
mière de ces consonnes a la valeur d'un « t » suivi du
« ch » allemand de « ich, brechen », la seconde équivaut
à un (( d » mouillé d'une façon analogue. L'accentuation
du serbe est des plus difficiles pour un étranger : on compte
pour l'ordinaire quatre espèces d'accents, bien qu'il faille,
en réalité, les réduire à deux : l'un fort, l'autre faible, et
chacun d'eux tantôt bref, tantôt long. Une grande supé-
riorité du croato-serbe sur presque toutes les autres lan-
gues slaves, c'est qu'il a conservé les anciens aoristes et
imparfaits : bili « je fus », bijah «j'étais », tout en possé-
dant un passé formé à l'aide d'un participe : sam bio^ smo
bili « j'ai été, nous avons été ».
Le Slovène, parlé par plus de douze cent mille individus
dans la Garinthie et la Styrie méridionales, dans la Gar-
niole et une partie du nord de l'Istrie, est intimement allié
au croato-serbe et partage son importance sous le rapport
linguistique. Sa littérature écrite remonte au milieu du
seizième siècle ; elle ne fut pas sans valeur, mais les pro-
grès du serbo-croate ne lui promettent sans doute plus un
avenir bien brillant. Les livres protestants imprimés à Tu-
bingue sont le monument le plus important de la littéra-
ture Slovène du seizième siècle. Durant les deux siècles
suivants, elle trouva des représentants émincnts. Murko et
Kopitar illustrent leur époque, mais ce dernier a écrit ses
livres en allemand. Son exemple a été suivi par son com-
patriote et élève M. Miklosich, dont les travaux, qui domi-
1
LANGUES SLAVES. 377
nent aujourd'hui la science slave, peuvent par ce fait être
revendiqués par la science germanique.
Le bulgare occupe la plus grande partie de la Turquie
européenne : au nord il longe le Danube, de Vidin à Silis-
trie, et même quelque peu au delà; à l'est il a pour fron-
tière l'Albanie ; au sud, il n'est séparé des mers Egée et
de Marmara que par les bandes littorales où l'on parle grec
ou turc ; à l'est il approche souvent de la mer Noire et par-
tage avec le turc la région de l'extrême nord-est de l'em-
pire. L'on arrive aisément pour les Bulgares au chiffre de
cinq millions cinq cent mille individus, si l'on tient compte
de ceux qui habitent la Russie du sud-ouest, et la Bessa-
rabie cédée à la Roumanie par le traité de Paris (i).
Le bulgare moderne est de toutes les langues slaves
celle dont les formes se sont le moins bien conservées. Il
présente cette particularité — qui lui est commune, du
reste, avec le roumain et l'albanais — qu'il possède un ar-
ticle placé à la fin des noms. Son vocabulaire a grande-
ment subi l'influence des langues voisines : du turc, du
grec, de l'albanais, du roumain. En tout cas, malgré l'al-
tération de ses formes, le bulgare moderne offre des restes
des anciennes nasales slaves qui ont totalement disparu
des autres idiomes méridionaux.
La littérature bulgare ne date que d'hier. Jusqu'au mi-
lieu de ce siècle, les rares écrivains originaires de Bulgarie
se servaient du russe ou de l'ancienne langue liturgique
imprégnée de russe. Dans ces derniers temps nombre de
jeunes Bulgares se sont instruits. Aujourd'hui ils pos-
sèdent des journaux et leur littérature s'enrichit d'année
en année. Les entraves apportées par les Turcs au dévelop-
pement des nationalités européennes de la Turquie forcent
malheureusement les Bulgares à s'instruire à l'étranger et
(1) JiRLTCiiEK. Geschichfe der Bulgaren (trad. du tchèque), p. 578.
Prague, 1876.
378 LA. LINGUISTIQUE.
à y faire paraître leurs livres ; une société littéraire, qui
joue aujourd'hui un rôle important, a été fondée récem-
ment àBraïla, en Roumanie.
Terminons enfin cette énumération en citant les anciens
dialectes du slave de UElbe^ connus sous le nom àepolabe^
dialectes éteints actuellement, et dont les rares monuments
(sur lesquels la langue allemande a exercé une influence
considérable) datent de la fin du dix-septième siècle et du
commencement du dix-huitième.
Nous avons dit plus haut quelle était l'importance con-
sidérable du slave ecclésiastique pour l'étude des autres
langues de la même famille. Il ne faudrait pas s'attendre,
cependant, à trouver dans la grammaire de cet idiome une
image très-fidèle de l'ancienne langue commune indo-
européenne.
Sa phonétique est sujette à des modifications bien
autrement graves que ne l'est celle du lithuanien ou celle
du grec. A la vérité, son système vocalique n'est pas
des plus compliqués — bien que la nasalisation fréquente
de certains sons y soit une preuve incontestable de déca-
dence et que les voyelles terminales des mots s'y trouvent
gravement atteintes (par des principes d'ailleurs très-fixes);
mais ses consonnes sont soumises à des lois d'attraction
et d'assimilation très-nombreuses et très-délicates. Ce n'est
pas là une des moindres difficultés que l'on rencontre dans
l'étude des langues slaves. A une série de lois phonétiques
assez complexes, ajoutez la multiplicité des consonnes. On
peut dire que c'est spécialement dans les langues slaves
qu'il importe avant tout de se rendre un compte exact des
éléments phoniques et des règles qui régissent leur ren-
contre. Sans doute la conjugaison est relativement simple,
mais la déclinaison s'est trop souvent écartée des anciennes
formules de l'indo-européen commun et la complication
des lois phoniques qui se présentent souvent dans la ren-
LANGUES SLAVES. 379
contre du thème et des désinences ajoute à cette difficulté
des difficultés nouvelles.
Jetons un coup d'oeil rapide sur la grammaire de cet
antique idiome.
Le slave ecclésiastique possède les voyelles a, e, ?*, o, n
((( ou français), y (vraisemblablement « u » français), un
(( é » fermé (transcrit è ou (") qui prit parfois la valeur de
la syllabe française « ya » ; de plus un «et un u (« ou »
français) très-peu sonores, en quelque sorte étouffés (trans-
crits i et û) ; enfin deux nasales transcrites a et e, qui équi-
valaient vraisemblablement, quant à leur prononciation,
la première à « on » (de (( bon, son »), la secondé à a in »
(de « vin, cinq »).
Les diphthongues de la langue commune indo-euro-
péenne ne subsistent plus en slave liturgique ; elles s'y sont
condensées en de simples voyelles. Le hiatus est volontiers
évité, et cela, pour l'ordinaire, par l'intercalation d'un/
(la demi-voyelle française « y ») ou d'un v purement eupho-
nique. Ces y et V euphoniques se placent également en
tête des mots qui commencent par une voyelle. Tandis,
par exemple, que l'indo-européen commun disait aastasi»
(( vous êtes )) (d'où le sanskrit stha, le grec este^ le latin
estis^ le lithuanian este^ etc.), le slave ecclésiastique dit
j'este. C'est ce (ju'on appelle en termes techniques la
« pré-iotation », caractéristique remarquable de toutes les
langues slaves : tchèque et scrhe j'este (d'où ste).
Arrivons aux consonnes. Le slave liturgique (et tous les
autres idiomes slaves ont agi de même) a transformé en
explosives simples les explosives aspirées «gh, dh, bh »
de l'indo-européen commun; il les change en g, d, 'h. Par
contre, il s'est formé un certain nombre de sifflantes in-
connues à la langue commune indo-européenne, ce sont
nos «j, ch, z » français, et sous l'influence de lois pho-
nétiques rigoureuses il a dû changer souvent en « tch »
380 LA LINGUISTIQUE.
(que Ton transcrit par le signe c) des « k » primitifs.
L'ensemble des lois phonétiques auxquelles il se trouve
soumis est assez compliqué. L'assimilation, sous ses diffé-
rentes formes, a pris chez lui une extension considérable ;
l'examen, même rapide, des lois d'assimilation dans les
langues slaves — assimilation complète ou incomplète,
assimilation d'une consonne avec la consonne précédente
ou avec la consonne suivante — doit précéder toute autre
question dans l'étude des langues slaves. Faute d'avoir une
idée, au moins générale, de ces lois, on peut se créer les
conceptions les plus fausses sur la formation des mots.
Le principe qui concerne la chute des consonnes à la fin
des mots est également d'une grande importance : toute
consonne terminale doit tomber en slave ecclésiastique.
Tandis, par exemple, que le sanskrit dit sûnus « filius o,
sûnum « filium » (en allemand a sohn»), le slave ecclé-
siastique dit synû aux deux cas, laissant ainsi tomber soit
la désinence s du nominatif, soit la désinence m de l'accu-
satif.
A côté de la déclinaison nominale ordinaire (substantifs,
adjectifs, participes, noms de nombre et quelques pronoms)
et de la déclinaison pronominale, le slave liturgique pos-
sède une déclinaison dite composée^ particulière également
au lithuanien et (avec un élément différent) aux langues
germaniques. Cette déclinaison est composée des formes
ordinaires de l'adjectif auxquelles s'ajoute le pronom 2 éga-
lement décliné. En principe, les adjectifs admettent les
deux déclinaisons, la déclinaison normale et la déclinaison
composée ; l'emploi de Tune ou de Tautre est une question
de syntaxe : décliné de la seconde façon, l'adjectif est dit
défini et a le sens de l'adjectif grec ou allemand précédé de
l'article; Tous les idiomes slaves possèdent cette déclinai-
son composée ; le serbe, par exemple, dit : rast visok « un
chêne élevé », visoki rast « le chêne élevé ».
LANGUES SLAVES. 381
Le slave ecclésiastique a conservé dans sa conjugaison
les trois nombres de l'indo-européen commun : singulier,
duel, pluriel ; le duel n'existe plus en croato-serbe, en bul-
gare, en rutliène, en russe. Des quatre temps simples de
l'indo-européen commun, le slave liturgique a perdu le
parfait redoublé (grec XiXoir.oL « j'ai laissé )>), l'imparfait;
mais il a conservé presque toutes les différentes formes du
présent et l'aoriste. Il a conservé également les deux temps
composés de la langue commune, aoriste et futur — au
moins en partie. Par contre, il s'est forgé un imparfait
assez composé.
De toutes les langues slaves actuellement vivantes, le
serbo-croate et le slovène, son très-intime allié, possèdent
la phonétique la plus claire et la plus simple. Ce n'est pas
à dire que les lois euphoniques si nombreuses qui con-
cernent la rencontre des consonnes et dont nous venons de
parler à propos du slave ecclésiastique, ne se présentent
pas en serbo-croate. Elles y sont, au contraire, aussi exi-
geantes que dans tous les autres idiomes slaves, mais le
matériel phonique lui-même est beaucoup moins compli-
qué dans cette langue que dans les autres idiomes de cette
famille, et sa prononciation, en outre, n'offre aucune dif-
liculté. Par contre, le polonais et le tchèque présentent,
sous ce rapport, des obstacles sérieux. Quant au bulgare,
les modifications qu'il a subies dans le cours des temps
en ont fait la moins bien conservée de toutes les langues
slaves.
La classification des langues slaves a donné lieu à des
controverses importantes, et l'on peut dire que cette ques-
tion n'est pas encore résolue.
On avait supposé tout d'abord que le slave ecclésiastique
était la source commune de tous les idiomes de cette
famille; de là les noms de « paléoslave », d' « ancien
slave », dont on se sert parfois encore pour désigner cette
382 LA. LIiNGUISTIQUE.
langue. C'était une erreur grave. Il n'est personne aujour-
d'hui, parmi ceux qui s'occupent de grammaire slave, qui
songe à soutenir encore cette opinion. Mais, après avoir
écarté cette prétendue paternité du slave liturgique, fal-
lait-il en venir à placer cet idiome sur le même pied que
les langues de sa famille et supposer qu'ils étaient tous
sortis directement d'une ancienne forme commune aujour-
d'hui perdue?
On ne s'arrêta pas à cette hypothèse.
Dohrovsky et Schafarik divisèrent les langues slaves en
deux branches principales : l'une occidentale, comprenant
le polonais, le tchèque, le serbe deLusace, l'ancien polabe;
l'autre sud-orientale, comprenant tous les autres dialectes.
Schleicher commença par faire quelques objections contre
cette division; mais il finit par l'adopter, et nous pouvons
résumer dans le tableau suivant son opinion à ce sujet :
! Bulgare ancien et moderne.
serbo-Slovène.. (Serbe.
sud- v' ' ^, , ) Slovène.
• .1 /ci • . 1 ^ brand russe. '
, orientale, f Slave oriental. ^ ^.^
glave ) ^ ( P^^^*' l'usse.
commun.) j' Tchèque.
Branche poio,,,^is.
occidentale.) gorbe.
l ( Polabe.
On peut dire que Schleicher n'appuyait cette division que
sur un seul fait : les d et les t placés devant un 7i ou un /
tombent dans le premier groupe, tandis que dans le second
groupe ils se conservent; c'est ainsi, par exemple, que le
tchèque oracllo « instrument de labour » est plus correct
que le slave ecclésiastique oralo et le serbo-croate oralo,
ralo.
M. Danitchitch n'admit point cette raison; il démontra
que ces d et t tombent parfois aussi dans le tchèque ancien
LANGUES SLAVES. 383
et moderne, ainsi qu'en polonais et en sorbe^ et il fit voir
également qu'en slave ecclésiastique et en serbo-croate iJs
ne tombaient pas toujours.
M. Miklosich n'accepta pas davantage cette classifica-
tion. Tandis que Schleicber regarde le slave ecclésiastique
comme l'ancienne forme du bulgare actuel et lui donne le
nom à'ancien bulgare, M. Miklosich pense que ce vieil
idiome a pour représentants actuels, non-seulement le
bulgare, mais encore le slovène, et il l'appelle ancien Slo-
vène. Cette théorie fut vivement combattue par Schleicher,
qui établit victorieusement, selon nous, par des argu-
ments tirés de la phonétique, que le slovène actuel ue pou-
vait dériver de l'ancien slave ecclésiastique, et qu'il fallait,
d'autre part, réunir en une seule branche le croato-serbe
et le slovène ; c'était d'ailleurs l'idée de Schafarik ( I ).
C'est aussi en invoquant des raisons purement phoné-
tiques que M. Danitchitch a établi récemment une très-
ingénieuse classification des langues slaves. Son mémoire,
écrit en serbe, est malheureusement accessible à peu de
lecteurs. Nous pouvons en résumer les conclusions dans
!e tableau que voici :
\ Polonais, avec le dialecte polabe.
( \ Tchèque, avec le dialecte sorbe.
• Ruthène.
l \
1
Russe.
Slave commun. ) / ^, ,, . ,. \ Bulgare.
\ Slave ecclésiastique J ^, ,
I ï Slovène.
\ Croato-serbe.
On a proposé d'ailleurs plusieurs autres classifications,
et il est vraisemblable que l'on en proposera encore de
nouvelles. Aux deux tableaux qui précèdent nous pouvons
(1) Schleicher. Isl das allkirchenslawische allslowenisch ? Bei-
truge zur vergleichenden sprachforschung, t. I, p. 319. »
384 LA LINGUISTIQUE.
joindre le suivant, auquel un certain nombre d'auteurs
paraissent s'arrêter :
/ [ Russe.
1 ^"««^- Ruthène.
Branche \ ( russh blanc,
du sud-est. j Bulgare. \ slave liturgique,
f ' Bulgare.
Slave commun./ \^ Serbo-slovène.\ Croato-serbe.
I Slovène.
Brandie f Tchèque et slovaque,
de l'ouest. ) Polonais.
Serbe de Lusace ou Sorbe.
Polabe.
Ajoutons d'autre part que pour M. Johannos Sclimidt
c'est toute peine perdue que de vouloir dresser un sem-
blable tableau. Toutes ces subdivisions sont purement
théoriques, en fait elles n'ont jamais existé et les difîérents
idiomes slaves ont procédé individuellement et peu à peu
à leur propre formation (1). Nous reviendrons ci-dessous, et
d'une façon plus générale, sur les prétendues subdivisions
de la langue indo-européenne commune.
Quoi qu'il en soit à l'égard des langues slaves, et si la
question, à vrai dire, nous semble encore obscure, deux
points définitivement établis nous paraissent être l'anti-
quité des formes du serbo-croate et la grande détériora-
tion du bulgare moderne.
Quant aux degrés de parenté plus ou moins étroits qui
relient ces différents idiomes, quant aux formes communes
plus ou moins intermédiaires qui auraient existé à une
certaine époque, — par exemple un idiome commun
tcbéko-polono-sorbe, — nous n'en pouvons rien dire; nous
n'en pouvons au moins rien assurer. Peut-être l'ave-
(1) Zur geschichte des indogermanischen vocalismus. Deuxième
partie, p. 178. Weimar, 1875.
1
LANGUES LETTIQUES. 385
nir confirmera-t-il une part, sinon la totalité, de ce que
l'on a écrit à ce sujet; peut-être aussi en viendra-t-on un
jour à ne plus voir dans tous les idiomes slaves qu'une
série de collatéraux issus directement d'une source com-
mune (sauf, selon toute vraisemblance, en ce qui con-
cerne le bulgare moderne, qui proviendrait de l'ancien
slave liturgique). Sans doute cela n'empêcherait pas le ru-
thène d'être moins dissemblable du russe qu'il ne l'est du
Slovène ou du sorbe, cela n'empêcherait pas le polonais
d'être moins dissemblable du tchèque qu'il ne l'est du bul-
gare ou du ruthène ; mais cela pourrait bien être fort
exact.
En l'absence de documents historiques, il faut se mon-
trer très-réservé lorsqu'il s'agit de classifications de cette
nature. C'est ce que nous pensons à l'égard des grandes
divisions linguistiques, c'est ce que nous pensons égale-
ment à l'égard des divisions plus particulières, entre autres
celles des lano:ues slaves.
'O'
§ 7. Branche lettique.
Sur la côte sud-est de la mer Baltique, dans les provinces
russes de Gourlande et de Govno, et dans l'extrême nord-
est de la province allemande de Prusse orientale, il existe
encore un petit groupe d'idiomes indo-européens, pressés
à l'ouest par l'allemand, au sud par le polonais et le russe,
à l'est par le russe également, au nord par une langue
ouralo-al laïque, l'ehste, et qui est appelé à disparaître un
jour ou l'autre devant le russe et devant l'allemand. C'est
le groupe des langues lettiques. Jadis il était représenté par
trois branches : le vieux prussien^ le lithuanien, le lette.
11 ne l'est plus aujourd'hui que par ces deux derniers; le
prussien a péri, il y a deux cents ans.
De toutes les langues indo-européennes, les langues let-
LINGUISTIQUE. 25
386 LA LINGUISTIQUE.
tiques sont celles qui, en Europe, reflètent avec la plus
grande fidélité l'ancien type commun indo-européen. Nous
nous arrêterons sur le lithuanien plus que sur les deux
autres ; c'est en effet l'idiome le plus important de ce
groupe.
I. Lithuanien.
On compte en Allemagne cent cinquante à deux cent
mille individus environ parlant le lithuanien. Sur une
longueur de trente à trente-cinq lieues, le lithuanien oc-
cupe la frontière prussienne de l'extrême nord-est; mais il
a disparu de toutes les localités importantes, de Memel,
de Tilsit, et on ne le rencontre plus que dans les hameaux.
Le groupe des Lithuaniens russes est beaucoup plus
compacte; on les évalue au nombre d'un million trois cent
mille, approximativement. Ils n'atteignent ni Grodno au
sud, ni Vilna à l'est ; mais ils en approchent de bien près.
Au nord, leur limite est celle du lette, dont nous aurons à
parler tout à l'heure. Cette frontière septentrionale du
lithuanien est à peu près horizontale et s'étend sur une
longueur de plus de quatre-vingt-dix lieues. La localité la
plus importante du pays où l'on parle lithuanien est la
petite ville de Covno.
Schleicher avait divisé le lithuanien en deux dialectes :
le bas-lithuanien ou jémaïte, et le haut-lithuanien. Ces
deux dialectes ne correspondaient point, d'ailleurs, à la
division des Lithuaniens en Russes et en Allemands : en
Prusse, aussi bien qu'en Russie, on parlait au nord le
jémaïte, au sud le haut-lithuanien.
Pour Schleicher, la différence des deux dialectes con-
sistait principalement en ce fait que là où le jémaïte con-
servait les groupes ti, 6?/ devant une voyelle, le haut-lithua-
nien les changeait en « tch, dj » ; le passage de l'un des
LANGUES LETTIQUES. 387
dialectes à l'autre serait d'ailleurs tout à fait graduel (1).
Cette division en deux groupes a été vivement attaquée.
M. Kurschat, tout en reconnaissant qu'en Prusse, aux
environs de Memel, on ne se sert point des sons « tch, dj »
qu'emploient tous les autres Lithuaniens, ne pense pas
qu'il soit possible d'établir sur un assez grand nombre de
faits bien déterminés une semblable division. La langue
des environs de Memel présenterait bien quelques particu-
larités; mais, en somme, on ne pourrait en faire un véri-
table dialecte (2).
Le système des voyelles lithuaniennes est des plus sim-
ples et l'on peut dire qu'après celui du sanskrit et des
vieilles langues éraniennes, c'est le système qui est le plus
rapproché de l'ancienne langue commune indo-européenne.
Parfois pour un â primitif, le lithuanien possède un o long,
comme dans moters « les mères » (en sanskrit mâtaras^ en
grec [rrjTspsç); mais ce n'est là qu'une variation bien peu
importante. Un phénomène plus grave, mais qui n'est pas
encore très-sérieux, est celui du changement des voyelles
longues en voyelles brèves à la fin des mots.
En ce qui concerne les consonnes, nous pouvons signaler,
entre autres variations, la substitution des simples explo-
sives non aspirées aux anciennes explosives aspirées : là
où le sanskrit dit « gh, dh, bh », le lithuanien dit « g,
d, b ». Comme les langues slaves et le zend, il connaît
notre « j » français et l'emploie souvent à la place d'un
« g » ou d'un « gh » de l'indo-européen commun. On le
transcrit par un « z » surmonté d'un point. Le lithuanien,
entin, l'emporte sur le sanskrit et sur presque tous les
lutres idiomes indo-européens, lorsqu'il s'agit de l'an-
cienne sifflante .s. Au lieu de lui substituer, comme l'ont
(1) Uanûbuch der litauischen sprache, t. I, p. 4. Prague, 1856.
(i^) \Vœr!eibuch der litauischen sprache. Première partie, p. viii.
I.i:ie, 1870.
388 LA LINGUISTIQUE.
fait presque tous les idiomes congénères, une série de nou-
velles sifflantes, il la garde toujours telle quelle. Il faut
reconnaître que c'est là un grand signe d'antiquité.
La déclinaison du lithuanien est parfaitement conservée.
Il n'a point perdu les formes du duel, et les désinences de
ses cas rappellent presque toujours avec fidélité les dési-
nences organiques. Dans la conjugaison, enfin, il conserve
les formes du présent et le futur ; mais, ayant perdu les
quatre autres temps organiques indiquant le passé, il s'est
créé un prétérit particulier et un imparfait. Le premier se
distingue, en principe, du temps présent par l'emploi
d'une autre désinence ; le second est un temps composé,
formé de la racine principale, à laquelle on ajoute le pré-
térit du verbe « faire » .
L'accentuation du lithuanien est des plus difficiles et on
ne la connaît pas mieux que l'on ne connaît celle de cer-
taines langues slaves. Quant à son orthographe, elle n'est
pas encore fixée ; plusieurs systèmes sont en présence : l'un
est plutôt phonétique, l'autre est plutôt étymologique. Tous
deux, sans doute, ont leurs avantages particuliers et il se-
rait bien difficile de les concilier.
On possède un monument important de la littérature
lithuanienne ; c'est le poëme des Saiso7is de Donalitius, en
trois mille vers, publié par Rhesa, avec traduction alle-
mande, en 1818; par Schleicher, à Pétersbourg, en 1865;
par M. Nesselmann, en 1869. Donalilius, né en 1714,
mort en 1780, composa d'autres poésies que ses Saisons;
on possède une partie de ces autres œuvres, et cet en-
semble constitue la littérature lithuanienne. L'on a re-
cueilli, en outre, un certain nombre de chants populaires,
connus sous le nom de « dainas », un certain nombre de
proverbes et de contes en prose. Il y a là un matériel plus
que suffisant pour ceux qui veulent étudier ce précieux
idiome, dont les jours sont comptés, il est vrai, mais qu'il
LANGUES LETTIQUES. 389
faudra toujours citer comme un des exemples les plus
curieux de conservation linguistique.
II. Lette.
On évalue de neuf cent mille à un million et plus le
nombre des individus parlant la langue lette. La frontière
septentrionale du lithuanien forme sa frontière méridio-
nale ; à l'est, il contine au russe; au nord, il rencontre
une langue ouralo-altaïque, l'ehste. Il occupe le nord de
la Courlande, le sud de la Livonie, Touest de la province
de Vitebsk, et ses centres principaux sont Riga et Mitau.
La grammaire lette est essentiellement la même que
celle du lithuanien; nous ne nous étendrons donc pas sur
ce sujet. Il est bon d'ajouter, toutefois, que les formes du
lette sont moins bien conservées, en général, que celles du
lithuanien. Le lette ne provient certainement pas de cette
dernière langue; mais son caractère général est bien moins
antique, bien moins correct. Gomme beaucoup de langues
qui n'ont point d'autre littérature, le lette possède un cer-
tain nombre de chants populaires.
III. Vieux prussien.
Il disparut il y a environ deux cents ans, dans la seconde
moitié du dix-septième siècle; il occupait la côte maritime
de la Baltique, de l'embouchure de la Vistule à celle du
Niémen. L'allemand a conquis tout l'ancien territoire prus-
sien : ses anciens habitants durent céder peu à peu devant
la féodalité et le christianisme qui les envahirent bruta-
lement au treizième siècle et employèrent à cette conquête
les dernières violences.
En 1561, le catéchisme allemand fut traduit en prus-
sien ; c'est un des monuments les plus importants que l'on
390 LA LINGUISTIQUE.
possède pour l'étude de cette langue. Il n'est cependant
pas le plus ancien ; M. Nesselmann a publié il y a quelques
années un lexique allemand-prussien contenant un peu
plus de huit cents mots et qui date du commencement du
quinzième siècle.
Moins incorrect que ne l'est souvent le lette actuel, le
vieux prussien se rapproche plutôt du lithuanien. Ses for-
mes sont peut-être moins antiques que celles de ce der-
nier, mais parfois, cependant, il le surpasse lui aussi. Il
dit, par exemple, nevints « le neuvième », tandis que le
lithuanien, changeant en « d » la nasale organique de ce
mot, dit devwtas.
Le groupe des langues lettiques se rapproche beaucoup,
sans doute, du groupe des langues slaves; on croit ordi-
nairement qu'à une certaine époque langues slaves et lan-
gues lettiques étaient réunies en une seule et même forme
d'où elles devaient procéder, par la suite, les unes et les
autres. Ce qu'il faut penser de cette théorie, nous le dirons
un peu plus bas. Quoi qu'il en soit, c'est un fait incontes-
table que celui de la grande ressemblance de ces deux
branches de la famille indo-européenne. Cette ressem-
blance est si grande, qu'elle a pu tromper bien des per-
sonnes et, dans un certain nombre d'écrits ethnogra-
phiques, on a classé le lithuanien parmi les langues
slaves. C'est là une erreur complète; les langues lettiques
et les langues slaves, toutes rapprochées qu'elles sont, n'en
demeurent pas moins parfaitement distinctes, comme
l'étaient, par exemple, le sanskrit et le perse.
§ 8. Langues indo-européennes non classées.
La plus grande partie des langues indo-européennes,
aussi bien des langues mortes que des langues actuelle-
ment vivantes, ont été rapprochées dételles ou telles autres
ÉTRUSQUE. 39 J
langues de la même famille, groupées et classées avec
elles. L'on n'est toujours que trop disposé à précipiter les
classifications ; la trop grande hâte cependant y est plus
nuisible qu'avantageuse, et mieux vaut ne point classer du
tout, nous semble-t-il, que classer à la légère, après un
premier et superficiel examen. Bopp, lui-môme, ne résista
pas toujours à ce fâcheux entraînement; il tenta, à un
moment, de classer les langues du Caucase et les langues
maléo-polynésiennes dans le groupe des langues indo-euro-
péennes. Cette entreprise n'eut point un heureux succès;
elle montra au moins combien il était difficile, même aux
meilleurs esprits, aux esprits les plus critiques, de ne
jamais céder à cette tentation.
En traitant, dans notre quatrième chapitre, des langues
agglutinantes, nous avons peut-être séparé les uns des
autres certains groupes qui dans l'avenir pourront se trou-
ver rapprochés. Nous n'avons pas hésité à présenter
comme tout à fait indépendants ces différents groupes.
Il se peut, toutefois, qu'à des signes incontestables on
puisse reconnaître qu'une langue appartient, d'une façon
générale, à telle ou telle famille d'idiomes ; mais qu'on ne
puisse déterminer la place particulière qu'elle occupe dans
cette famille, qu'on ne puisse, en un mot, la classer dans
aucun groupe ou affirmer qu'elle forme par elle-même,
par elle seule, une branche spéciale de cette famille.
Tel est le cas de plusieurs langues indo-européennes
éteintes ou encore vivantes, par exemple l'albanais. Nous
avons à parler actuellement de quelques-uns de ces idiomes
non classés.
I. Étrusque.
Peu de langues ont exercé autant que l'a fait l'étrusque
la sagacité des grammairiens. Peu de langues aussi ont
392 LA LINGUISTIQUE.
prêté davantage aux théories les plus opposées et les moins
scientifiques. Au quinzième siècle déjà, on faisait des-
cendre l'étrusque de l'hébreu et du chaldéen, et certains
auteurs, aujourd'hui encore, lui donnent d'une façon
générale une origine sémitique, sinon une origine parti-
culièrement hébraïque.
C'est à Lanzi que remonte l'opinion, communément
adoptée aujourd'hui, que l'étrusque est une langue ita-
lique, au même titre que le latin, l'osque, l'ombrien ; le
célèbre ouvrage de Lanzi parut en 1789. Cet ouvrage, mal-
heureusement, était dépourvu de méthode, ce qui tenait à
la date même de son apparition : lorsqu'il parut, la gram-
maire comparée des langues indo-européennes n'était pas
encore fondée. Lanzi, d'ailleurs, n'avait point les ressour-
ces considérables de cette foule d'inscriptions découvertes
après lui et qui constituent maintenant un matériel des
plus riches.
Gorssen a entrepris de réunir, dans un ouvrage fort
important, les résultats acquis à ce jour par les auteurs
qui ont traité cette question avec critique et parmi les-
quels sa propre place semble marquée (I). La langue
étrusque serait décidément une langue italique, une sœur
du latin, de l'osque, de l'ombrien. On aurait déjà reconnu
la forme de presque tous les cas, un certain nombre de
formes verbales et de formes pronominales. Presque toutes
les inscriptions étrusques sont des inscriptions funéraires.
On possède un certain nombre d'inscriptions bilingues en
latin et en étrusque, trouvées la plupart dans le nord de
l'Etrurie, et qui ont été d'un puissant secours, comme il
est aisé de le comprendre, pour le déchiffrement de cette
langue.
L'alphabet étrusque forme avec l'alphabet ombrien et
(1) Utber die sprache der Elrusker. Leipzig, 1874, 1875.
DACE. 393
osque une branche de l'alphabet italique dont nous avons
parlé ; il se divise, d'ailleurs, en plusieurs espèces dis-
tinctes. Corssen les étudie successivement dans l'ouvrage
dont nous avons parlé un peu plus haut. On peut aussi à
ce sujet consulter les écrits de M. Gonestabile (1), qui
ont fait faire à l'épigraphie étrusque des progrès considé-
rables.
Quant à la langue elle-même, nous pensons que s'il faut
la classer un jour parmi les langues italiques, la placer à
côté du latin, de l'osque et de l'ombrien, ce jour n'est pas
encore venu. Peut-être viendra-t-il sous peu de temps. Il
serait difficile, sans doute, de dire ce que peut bien être
l'étrusque dès que l'on ne veut pas voir en lui un idiome
italique, mais cela n'est point la question. On peut le re-
garder simplement comme une langue indo-européenne,
sans en faire aussitôt une langue italique. Est-il indépen-
dant. Appartient-il à quelque autre groupe? C'est ce que
nous ignorons. Est-il vraiment un frère du latin? C'est ce
que nous ignorons encore. Mais rien ne nous empêche de
tenir cette dernière hypothèse pour assez vraisemblable,
encore qu'elle ne soit pas absolument vérifiée.
II. Dace.
La Dacie ancienne, limitée au sud par le Danube, au
nord-est par le Dniester, au nord-ouest par la Tisza, com-
prenait les régions qui forment aujourd'hui le cercle hon-
grois d'au-delà de la Tisza, la Transylvanie, la Bucovine,
le banat de la Temes, la Valachie, la Moldavie et la Bessa-
rabie.
Il ne reste de la langue dace que bien peu de débris,
quelques noms de plantes cités par le médecin Dioscoride
(1) Iscrizioni elrusche e etrusco' latine f etc. Florence, 1858.
394 LA LINGUISTIQUE.
et un certain nombre de noms géographiques. Ces noms
ont incontestablement une apparence indo-européenne ;
p?'Opedula a quintefeuille » rappelle la forme celtique
pempedula. Mais le dace était-il une langue celtique, une
langue germanique, une langue slave? appartenait-il à
quelque autre branche de la famille indo-européenne?
formait-il par lui-même une branche indépendante et dis-
tincte de toutes les autres ? C'est ce que l'on ne peut déci-
der en l'état de la question.
Un écrivain roumain qui publie actuellement une
grande histoire nationale, M. Hasdeu, explique sans au-
cune hésitation tous les noms géographiques daces qui
nous ont été conservés par Ptolémée, Strabon, la Table de
Peiitinger ; bien plus, il a cru retrouver l'ancien alphabet
dace dans un alphabet qui s'était conservé, jusqu'au siècle
dernier, chez les Széklers de la Transylvanie. Pour lui le
dace aurait appartenu à une famille thraco-illyrienne à
laquelle se rattacheraient, entre autres idiomes, le phrygien
et l'albanais (1). Cette thèse aurait demandé plus de
développements que ne lui en a accordé son auteur. Il eût
été bon de discuter l'opinion de ceux qui ont rattaché le
dace aux langues germaniques (Grimm), aux langues
slaves (Mûllenhoff), ou encore aux langues celtiques.
111. Langues indo-européennes de V Asie Mineure.
Il paraît avéré, aujourd'hui, qu'une grande partie des
langues de l'Asie Mineure appartenaient à la famille des
langues indo-européennes (2). C'est incontestablement le
cas du phrygien et du lycien.
(1) Istoria crilica a Romaniloru. Deuxième édition, t. I, p. 292,
Bucarest, 1874.
(2) Renan. Histoire des langues sémiliques^liv. I, chap. ii^ § ii.
LYCIE.N, PHRYGIEN. 393
On possède un assez grand nombre d'inscriptions
lyciennes, dont quelques-unes sont bilingues, grec et
lycien. Cette dernière circonstance facilitera grandement,
sans aucun doute, les progrès du déchiffrement de cette
langue ; on peut dire, d'ailleurs, que son alphabet est fixé
dès à présent d'une façon à peu peu près certaine.
Du phrygien on possède également quelques inscrip-
tions, trouvées en Phrygie même, et une série de mots
cités par les auteurs anciens. Le nombre de ces derniers
mots est assez important, et comme leur sens est bien fixé
par les auteurs mêmes qui les rapportent, ils peuvent
servir de point de départ à toute l'étude du phrygien.
Leur transcription, sans doute, peut être plus ou moins
exacte, mais il ne faut pas penser qu'elle soit trop défec-
tueuse.
Que l'on rapproche les langues indo-européennes du
grec ou des langues éraniennes, notamment de l'armé-
nien, la transcription des mots de ces différents idiomes en
langue grecque doit être relativement fidèle. Les anciennes
langues éraniennes, en effet, ne sont pas fort éloignées
des dialectes grecs, et il est permis de penser que les
idiomes indo-européens de l'Asie Mineure relient davan-
tage encore ces deux familles.
Ils n'appartiendraient donc ni au groupe des langues
éraniennes, comme l'ont pensé beaucoup d'auteurs, ni au
groupe des dialectes grecs, mais ils formeraient une bran-
che spéciale aussi rapprochée du grec que de l'arménien
et de l'ancien perse.
Ce n'est encore là qu'une simple hypothèse que l'avenir
pourra tout aussi bien renverser ou confirmer. Peut-être
découvrira-t-on, d'ailleurs, que si certains idiomes de
l'Asie Mineure sont intimement alliés, comme, par exem-
ple, le carien et le lycien, il en est d'autres qui n'ont entre
eux que des rapports assez éloignés ; peut-être même fau-
396 LA LINGUISTIQUE.
dra-t-il les classer en deux groupes, dont l'un se rattache-
rait aux langues éraniennes, l'autre au grec. Mais la ques-
tion est dans la première période d'étude, et ces différentes
langues ne peuvent être rangées que parmi celles dont la
classification n'est point encore possible.
IV. Langues indo-européennes dites « scythiques o.
Au paragraphe dix-neuvième de notre quatrième cha-
pitre nous avons dit que les expressions de « Scythes » et
de a scythique )> n'étaient que des noms géographiques
et qu'elles s'appliquaient à un grand nombre de popula-
tions, différentes de race et de langue. Nous avons dit
également que certaines populations appelées « scy-
thiques » par les auteurs anciens, parlaient un idiome
indo-européen (1) ; le lecteur voudra bien se reporter à ce
passage et nous ne mentionnons le fait, ici, que pour
mémoire.
V. Albanais.
La question de l'origine de l'albanais et son classement
dans la famille indo-européenne ont tourmenté bien des
linguistes; le problème n'est pas encore résolu.
L'albanais occupe la région de l'empire turc donnant
sur la mer Adriatique, la passe d'Otrante et la mer
Ionienne. Au nord, le territoire albanais confine aux
Serbes monténégrins et à ceux qui font partie intégrante
de l'empire ; à l'est, il confine dans sa partie supérieure
aux Bulgares et dans sa partie inférieure aux Grecs de
l'empire turc : au sud, aux Grecs également. La plus grande
longueur de ce territoire est d'environ quatre-vingt-quinze
(1) Girard DR Rialle. Bulletins de la Société d'anthropologie
de Paris, 1869, p. .'16.
ALBANAIS. 397
lieues, sa largeur moyenne de trente lieues environ. Au
nord-est de Scutari il comprend des enclaves serbes assez
importantes, au centre, et surtout au sud, à Test de
Janina, des enclaves arméniennes non moins considé-
rables.
Le nombre des Albanais est d'environ un million et
demi d'individus; beaucoup moins nombreux que les
Slaves de Turquie, ils l'emportent d'autre part sur les
Turcs eux-mêmes et sur les Grecs soumis encore à la
domination ottomane. Le nom véritable de l'albanais est
celui de « skipetar. »
Quelques auteurs ont voulu rapprocher l'albanais des
langues slaves ; cette tentative a toujours échoué et il n'est
point vraisemblable qu'elle réussisse jamais. Une opinion
plus répandue a considéré l'albanais comme un parent
assez intime de la langue grecque (Hahn, Gamarda), mais
on peut dire que cette assertion n'a jamais été vérifiée
scientifiquement. D'après une troisième opinion (Blau),
l'albanais doit être rattaché aux idiomes éraniens. Ges
deux dernières opinions se concilieraient d'ailleurs assez
bien si l'on admettait que les idiomes éraniens et le
grec sont fort rapprochés l'un de l'autre (Picot). D'au-
tres auteurs ont cherché à établir un rapprochement
plus ou moins intime entre l'albanais et les langues ita-
liques. Sont-ils plus près de la vérité que les partisans
d'une origine hellénique? G'est ce que nous ne voulons
pas décider. La question, à nos yeux, demeure encore tout
entière à résoudre. On sait que l'adjectif albanais possède,
comme celui des Slaves, une sorte d'appendice d'origine
pronominale, que le nom se suffixe un article, comme font
le roumain et le bulgare, mais tout le reste est fort obscur,
surtout la conjugaison.
Ge qui rend l'étude de l'albanais particulièrement diffi-
cile, c'est que le lexique de cette langue est en grande
398 LA LINGUISTIQUE.
partie composé d'éléments étrangers, latins, grecs, slaves,
turcs et autres. On parviendra peut-être à dégager ces élé-
ments d'emprunts. Déjà M. Miklosich a dressé un tableau
des mots tirés du latin et des langues slaves ; ces derniers
sont en grande partie des mots que le roumain a empruntés
lui aussi.
Jusqu'à preuve nouvelle, pensons-nous donc, l'albanais
ne peut que passer purement et simplement pour une
langue indo-européenne ; ce fait est bien acquis, mais on
ne saurait guère aller plus loin et rattacher d'ores et déjà
l'idiome en question à telle ou telle branche particulière
du groupe indo-européen.
§ 9. Bu mode de subdivision de la langue com-
mune indo-européenne et de la région où elle
fut parlée.
I
A peine avait-on constaté la parenté des différentes lan-
gues indo-européennes, à peine avait-on reconnu qu'elles
descendaient toutes d'un ancien idiome dont l'histoire avait
perdu les traces, que l'on songea à les classer entre elles.
Il s'agissait de les grouper selon leur degré d'affinité, de
les réunir en familles et de rapprocher à leur tour les unes
des autres les familles qui paraissaient offrir des traces
d'une parenté plus intime. En autres termes, il s'agissait de
diviser la souche indo-européenne en branches, ces bran-
ches en rameaux, et ainsi de suite.
Le premier rapprochement que l'on établit, fut celui du
grec et du latin ; on y était inévitablement poussé par les
traditions de la philologie classique.
On supposa donc qu'une seule et même langue, déta-
chée des autres idiomes indo-européens, avait donné nais-
LANGUES INDO-EUROPEENNES. 399
sance à deux langues sœurs, à deux langues jumelles,
le grec et le latin. Cette branche gréco-latine, à laquelle il
parut opportun de donner un nom, reçut celui de a pélas-
gique )). Jamais appellation ne fut moins justifiée. Loin
de savoir, en effet, ce que c'étaient que les Pélasges, on
peut à peine assurer qu'un peuple quelconque ait en
aucun temps répondu à ce nom, et les quelques passages
des Histoires d'Hérodote où il se trouve relaté suffisent à
empêcher tout auteur sérieux de lui attribuer une acception
déterminée.
Les travaux d'Eugène Burnouf et de Lassen sur l'an-
cien perse et le zend, permirent de rapprocher intime-
ment les langues éraniennes du sanskrit. On supposa donc
qu'il avait existé une langue commune indo-éranienne
dont le sanskrit, d'une part, et les langues éraniennes,
d'autre part, seraient sortis à un moment donné.
La grande ressemblance du lithuanien et des langues
slaves fit accepter également une langue commune letto-
slave ; cette langue letto-slave aurait, à son tour, une ori-
gine commune avec le type des langues germaniques, et
ainsi de suite.
Plusieurs systèmes assez tranchés se trouvent ici en pré-
sence. Certains auteurs, par exemple, ont adopté le tableau
que voici :
Indo-
européen,
Indo-éranien.'i
I
Européen.
Sanskrit.
Éranien.
Gréco- ( Grec,
italique. ( Italique.
Celtique.
Germaiio- i Germanique,
lelto-slave. j Letto-slave.
1 Lettique
' Slave.
400
LA LINGUISTIQUE.
Schleicher envisageait cette répartition d'une façon dif-
férente et dressait cet autre tableau :
Indo-européen/
Letto-slavo-
germanique.
Aryo-gréco-
italo-celtique/
Germanique.
Letto-slave
Gréco-italo-\
celtique, j
Arique .
Lettique.
Slave.
Italo-
celtique.
Grec.
Éranien.
Hindou.
^ Celtique.
) Italique.
Dans ce tableau il n'y a donc plus de langue spéciale-
ment européenne, et une partie des langues de l'Europe
seraient plus rapprochées du sanskrit et des idiomes éra-
niens que des autres langues européennes. Cette théorie,
malgré l'autorité de son auteur, ne paraît pas avoir gagné
beaucoup de partisans. Généralement on a préféré s'en
tenir à la division en indo-éranien et en européen (1).
Certains auteurs, admettant d'ailleurs cette double divi-
sion, comprenaient de différentes façons les sous-divisions;
les uns, par exemple, rapprochaient davantage les langues
celtiques des langues germaniques, d'autres les rappro-
chaient plus volontiers du latin.
D'ailleurs, la théorie de la ramification de la souche
commune indo-européenne n'est pas acceptée universelle-
ment. Elle a été attaquée simultanément en France et en
Allemagne dans deux écrits tout à fait indépendants l'un
de l'autre et publiés isolément à la même époque. L'un de
ces écrits est de l'auteur de ces lignes (i2), l'autre de
(1) Havet. L'unité linguislique européenne, Mémoires de la Société
de linguistique, t. II, p. 261.
(2) Nûlice sur les subdivisions de la langue commune indo-euro-
péenne. Comptes rendus de la première session de l'Association
française pour l'avancement des sciences, p. 736. Bordeaux, 1872.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 401
M. Joh. Schmidt (l). M. Schmidt admet encore une unité
linguistique indo-éranienne et une unité letto-slave, mais
il se refuse à aller plus loin. Il cherche à démontrer que,
si du côté de l'occident les langues slaves et lettiques sont
indissolublement liées aux langues germaniques, elles se
trouvent tout aussi liées, du côté de l'orient, aux idiomes
éraniens et hindous : non-seulement, donc, il n'a point existé
d'idiome commun germano-letto-slave, mais il n'a point
existé non plus d'idiome spécialement européen, nettement
distinct du sanskrit et des langues éraniennes. Le grec,
Id'autre part, serait tout aussi inséparable d'avec les deux
(familles asiatiques que d'avec la branche italique, et les
langues celtiques ne pourraient pas être groupées à plus
juste titre avec les langues italiques qu'avec les langues
germaniques. Cette question n'est pas de celles que l'on
puisse trancher après une étude de quelques instants, car
elle est fort complexe.
En ce qui nous concerne, nous pensons qu'il n'a point
existé de groupes secondaires entre la langue commune
indo-européenne et les groupes éranien, hellénique, ger-
manique et autres.
Sans doute, certains idiomes indo-européens sont plus
rapprochés, en somme, de quelques-uns de leurs congé-
nères que de quelques autres d'entre eux ; le latin, par
xemple, est plus intimement allié aux langues celtiques
[u'aux langues éraniennes. Mais s'en suit-il qu'il faille
conclure à une langue commune italo-celtique ? Assuré-
ment non.
Nous ne connaîtrons jamais, selon toute vraisemblance,
es motifs qui déterminèrent les populations dont la langue
Hait l'indo-européen commun à entreprendre leurs grandes
migrations ; mais nous pouvons penser, sans crainte
(1) Die verwandlschaflsverhàltnisse der indo-germanischen spra^
hen. Wcimar, 1872.
LINGUISTIQUE. 26
402 ^ LA LINGUISTIQUE.
d'erreur, qu'avant leurs migrations, ces populations occu-
paient un territoire assez vaste. En ces larges limites la
langue commune indo-européenne ne devait-elle point se
modifier, s'altérer, se corrompre de façon dilférente dans
les différentes tribus établies sur ce territoire ? Nous pen-
sons qu'il n'en pouvait être autrement. Ces modifications,
ces altérations ne furent évidemment pas les mêmes en
tous lieux; ici, par exemple, elles purent s'attaquer de
préférence aux sifflantes, là aux explosives, ailleurs aux
formes elles-mêmes des mots. On peut admettre en outre
que, selon toute vraisemblance, les modifications qu'ac-
ceptait telle ou telle tribu devaient, à peu de chose près,
être de la même nature que les modifications acceptées par
la tribu voisine ; plus les groupes se trouvaient distants,
plus ils devaient montrer de différences. En d'autres termes,
il devait y avoir plus de diversité entre le groupe de l'ex-
trême est et celui de l'extrême ouest, qu'entre ce dernier
et un groupe central. Cette espèce de série, cette sorte de
continuité est toute naturelle et, de nos jours, nous la
retrouvons dans les patois.
Nous n'avons pas à nous enquérir des causes qui déter-
minèrent la tendance générale propre à tel ou tel ensemble
de tribus voisines. Ces causes nous resteront peut-être à
jamais inconnues ; mais ce que nous pouvons parfaitement
admettre, c'est que ces unités secondaires, ces branches
intermédiaires dont nous parlions tout à l'heure, par
exemple la prétendue langue italo-celtique ou gréco-ita-
lique, n'ont jamais eu d'existence réelle. C'est un besoin
immodéré de classification qui les a mises au jour. En
fait, elles n'ont point vécu. On les a multipliées, mais on
pouvait les multiplier bien plus encore; il serait facile de
restituer un idiome commun helléno-slave, érano-celtique,
italo-germanique. Une fois dans le domaine de la fantaisie,
il n'y a aucun motif de s'îirrêter.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 403
II
Avant d'en terminer avec les langues nido-européennes,
il nous reste à dire quelques mots d'une question assez
débattue et que nous ne pouvons passer sous silence, celle
du pays où fut parlée la langue indo-européenne com-
mune.
Distinguons tout d'abord la question de race de la ques-
tion de langue.
Lorsqu'il s'agit de la formation même du langage arti-
culé, le facteur de la race est non-seulement capital, il
est unique. Acquisition de la faculté du langage articulé,
formation des premiers systèmes de langues et formation
des premières races humaines tombent à un seul et même
moment. Gela a été le sujet de notre chapitre second, sur
lequel nous n'avons point à revenir en cet instant. Nous
insistons simplement sur ce fait que, si les races d'Europe
viennent d'Europe, ont été formées en Europe, telles, au
moins, que nous les voyons aujourd'hui, il ne s'ensuit en
aucune façon que les langues indo-européennes de nos
régions y aient également pris naissance. Cette distinc-
ion est capitale, et on la néglige trop souvent. Nous pou-
vons dire plus encore ; s'il est juste de parler de langues
indo-européennes, il est absolument vicieux de parler d'une
« race » indo-européenne. Une telle race n'existe point, et
eux-là seuls peuvent en disserter, la décrire même et
racer ses frontières, qui n'ont aucune notion d'anthropo-
ogie.
Allons plus loin. S'il est certain qu'une langue indo-
uropéenne commune a été parlée jadis en un^i région
[uelconque, il n'est nullement certain que les individus
larlant cette langue aient appartenu à une seule et même
ace. L'indo-européen commun a été formé, sans doute,
404 LA LINGUISTIQUE.
dans un centre unique, par des individus parfaitement
semblables les uns aux autres ; mais sa période de forma-
tion une fois passée, rien ne dit qu'il ne se soit pas étendu
sur différentes populations très-étrangères, comme nous
avons vu le latin rustique s'étendre sur les populations
voisines du Guadalaviar, de la Garonne, de la Somme, de
l'Adige et du bas Danube. Bien des hypothèses sont per-
mises à ce sujet. En définitive, il n'y a ici qu'un fait, un
seul fait bien avéré auquel nous puissions nous en tenir :
le fait de l'existence de cette langue commune indo-euro-
péenne, abstraction faite de toute question de race.
Gela bien acquis, nous pouvons aborder notre sujet sans
crainte de malentendus.
Il y a une vingtaine d'années, l'on s'accordait assez
généralement à donner pour patrie à la langue commune
indo-européenne « le vaste plateau de l'Iran », comme dit
Pictct, « cet immense quadrilatère qui s'étend de l'Indus
au Tigre et à l'Euphrate, de l'Oxus et du laxartes au golfe
Persique » (1). Cette région correspond à la Perse actuelle
et aux pays qui lui sont limitrophes à Test et à l'ouest. On
trouva, avec juste raison, que l'indication d'une aire aussi
considérable était trop vague, beaucoup trop vague, et l'on
chercha à la restreindre. Les traditions de l'Avesta aidant,
on émit l'opinion que la Baktriane devait être regardée
comme la patrie ancienne des prétendus « Aryas », c'est-
à-dire des individus qui parlaient la langue commune indo-
européenne. Mais n'était-ce pas donner à la tradition éra-
nienne un sens beaucoup plus large que celui qu'elle avait
en réalité ? A la rigueur, l'Avesta pouvait encore se souvenir
d'une patrie plus ancienne des Eraniens ; mais celle-ci
avait-elle été en même temps la patrie commune de toute
(I) Les origines indo-européennes ou les Aryas primitifs. Essai de
paléontologie linguistique, t. I, p. 33. Paris, 1859
LANGUES INDO-EUROPÉEiNNES. 405
la famille indo-européenne? On n'était pas en droit de l'af-
firmer; pareille conclusion dépassait de beaucoup les pré-
misses. C'est ce que l'on a compris facilement.
Les moyens les plus sûrs d'arriver à la solution cherchée
devaient être demandés à la linguistique.
Les indications que peut donner le lexique comparé des
langues indo-européennes sur les termes géographiques
et topograpliiques, sur les noms des cours d'eau, des
montagnes, sur ceux des métaux, des plantes, des ani-
maux, ne donnent que des renseignements très-vagues. On
peut les attribuer à une foule de régions ; ils s'appliquent
aussi bien, par exemple, à la Baktriane qu'à l'Assyrie,
aussi bien à l'Assyrie qu'à la Baktriane.
L'argument le plus sérieux et le seul qui puisse paraître
convaincant, est tiré de la physionomie générale des divers
( idiomes indo-européens. Il est raisonnable d'admettre que
ceux de ces idiomes qui, dans leur ensemble, se rappro-
chent de la façon la plus fidèle du type indo-européen
commun, sont également ceux qui se sont le moins éloi-
gnés des régions où ce type commun était parlé.
Nous avons dit qu'aucune des langues indo-européennes
ne surpassait en tous points ses congénères ; il n'en est
i aucune qui ne présente quelques côtés faibles. Le sanskrit,
jpar exemple, qui change en « tch » certains « k » primi-
itifs, est battu sur ce point par le latin, qui conserve ces
« k » . Mais ce n'est pas à dire que tels ou tels idiomes,
ipris dans leur ensemble, ne soient de beaucoup supérieurs
ià tels ou tels autres, pris également dans leur ensemble. Au
^premier rang il faut placer sans le moindre doute le sans-
ikrit et les vieilles langues éraniennes, zend et vieux perse ;
au dernier rang il faut placer sans plus d'hésitation les dif-
IVrents idiomes celtiques.
De là cette première conclusion : entre toutes les langues
indo-européennes, le sanskrit et les langues éraniennes
406 LA LINGUISTIQUE.
sont celles qui se sont le moins éloignées de la région où
était parlé l'indo-européen, tandis que les langues celtiques
s'en sont éloignées plus que ne l'ont fait toutes les autres.
Au second degré de conservation, l'on peut placer les
dialectes grecs au sud-est de l'Europe, les langues lettiques
et slaves au nord-est ; au troisième degré, les langues
germaniques au nord, les langues italiques- au sud. Ces
deux dernières branches rejoignent l'une et l'autre les
langues celtiques placées au quatrième et dernier degré.
Pictet, à qui ce fait incontestable n'a pas échappé, en a
tiré une conclusion. Traçant une ellipse assez allongée, il
a regardé l'un des foyers de cette ellipse, celui de droite,
comme le point où aurait été parlé l'indo-européen com-
mun. A peu de distance de ce foyer, vers la droite, il place
au bas le sanskrit, plus haut les langues éraniennes. Suivant
ensuite de droite à gauche les deux branches de l'ellipse,
il place au centre, dans le haut_, les langues letto-slaves ;
au centre, dans le bas, les idiomes grecs ; ces deux groupes
sont encore assez rapprochés du foyer de droite, mais moins
que ne le sont les langues éraniennes et le sanskrit. Pous-
sant encore vers la gauche, Pictet place les langues ger-
maniques en haut, et les langues italiques en bas, dans
la même position vis-à-vis du foyer de gauche qu'occupent
les langues éraniennes et le sanskrit vis-à-vis du foyer de
droite. Plus à gauche encore, tout à l'extrémité de la ligne
transverse horizontale de l'ellipse, se trouvent les langues
celtiques, entre les langues germaniques et italiques : elles
sont ainsi les langues les plus éloignées du foyer de droite,
c'est-à-dire du prétendu point de départ.
Il est aisé de construire cette figure. Elle est sans doute
très-ingénieuse, et au premier moment on est fort tenté de
l'adopter ; elle concorde assez bien, d'ailleurs, avec l'hypo-
thèse qui regarde la Baktriane comme la région où fut
parlée la langue indo-européenne.
LANGUES INDO-EUROPÉENNES. 407
Mais, en réalité, on peut l'interpréter de deux façons et
lui donner deux sens bien tranchés. Le premier sens est
celui qu'en tire Pictet ; voici le second : il se peut que le
centre commun recherché ne se trouve pas au foyer de
droite de Tellipse, mais qu'il soit situé plus sur la droite,
en dehors même de l'ellipse, c'est-à-dire vers la frontière
chinoise. Avec cet autre centre, le sanskrit et les langues
éranienncs resteraient toujours au premier degré, le grec
et le letto-slave au second, les langues germaniques et
italiques au troisième, les langues celtiques au quatrième
et dernier.
Prenons-nous parti pour l'une ou l'autre de ces deux
hypothèses? En aucune façon. Nous exposons sans juger,
tout en exprimant notre opinion très-positive sur l'origine
asiatique de la famille linguistique indo-européenne.
L'Anglais Latham fut le premier, semble-t-il, qui opina
pour une origine européenne. Quelques auteurs l'ont suivi.
Il en est parmi ceux-ci qui se sont efforcés de donner quel-
que apparence scientifique à leur assertion, il en est d'au-
tres qui ont tranché net cette question spéciale avec autant
d'audace que d'incompétence.
Certaines personnes, par exemple, voyant les mots cel-
tiques plus courts que les mots sanskrits, en ont inféré
qu'ils étaient plus simples, partant plus primitifs, et s'éloi-
gnaient moins du type commun. C'est de la linguistique
au millimètre. Avec ce procédé, l'anglo-saxon proviendrait
de l'anglais, le latin du français, le vieux perse du persan.
D'autres auteurs, arguant de ce fait que le type blond
aux yeux bleus se présente plus particulièrement dans des
pays de langue allemande, en concluent, on ne saittrop
pourquoi, que l'indo-européen commun a été parlé en
Germanie. Ils confondent ici la langue et la race, ou, pour
mieux dire, encore, la langue et les races ; c'est une méprise
sur laquelle nous ne pouvons même pas nous arrêter.
408 LA LINGUISTIQUE.
Peu nous importe que les populations qui parlèrent
l'indo-européen commun aient été blondes ou brunes, ou
qu'il y en ait eu parmi elles et de blondes et de brunes ;
ce point n'est pas en question : la langue seule nous oc-
cupe et non point la race. Nous n'appelons même pas à
notre aide le secours de l'archéologie, qui, pourtant, en-
seigne d'une façon claire et nette qu'à l'époque où l'Orient
connaissait déjà une certaine civilisation, l'Occident en
était encore à l'état sauvage, ou à peu près. Les preuves
tirées de la linguistique doivent suffire, et le fait de cette
série de langues s'écartant de plus en plus du type commun
au fur et à mesure qu'elles sont situées plus à l'occident,
parle assez haut par lui-même. Peu importe d'ailleurs que
l'on donne pour patrie à l'indo-européen commun l'Ar-
ménie, la Baktriane ou quelque contrée située plus à l'est
encore ; ce n'est plus là qu'une question secondaire.
CHAPITRE VI.
PLURALITÉ ORIGLNELLE DES LANGUES
ET TRANSFORMATION DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES.
Arrivés au terme de ce long examen, nous avons à jeter
en arrière un coup d'oeil d'ensemble et à récapituler, dans
un chapitre final, les points les plus importants de notre
étude.
Nous avons tout d'abord à revenir sur la question de la
doctrine et de la méthode. Ce sujet est le premier qu'il
nous ait fallu aborder ; c'est celui qui doit attirer en der-
nier lieu notre attention. La doctrine, la méthode domi-
nent les sciences contemporaines ou, pour mieux dire, elles
font corps avec elles, et l'on ne saurait trop insister sur
ce fait capital ; cette alliance indissoluble, cette sorte
d'identification est la caractéristique même de ce nouvel
état de choses.
§ 1. Comment se reconnaît la parenté des langues.
Il arrive souvent aux personnes dont les connaissances
linguistiques ne sont que très-imparfaites, très-superfi-
cielles, de regarder sans hésitation comme proches pa-
rentes les familles de langues qu'un auteur vraiment
compétent n'osera point rapprocher les unes des autres
et que parfois même il déclarera irréductibles. L'étymo-
logie n'est jamais plus dangereuse que sur ce terrain.
Pour tout dire, elle n'y connaît pas d'obstacles.
Les préoccupations bibliques ont contribué plus que
410 LA LINGUISTIQUE.
toute autre cause à développer la manie funeste de l'éty-
mologie. Il s'agissait, il importait de rattacher aux langues
sémitiques tous les idiomes de l'univers, ou bien par voie
de descendance directe, ou bien par voie de parenté colla-
térale. On renonçait, au besoin, à faire de l'hébreu la mère
de toutes les langues, mais il fallait au moins les lattacher
toutes, y compris l'hébreu, à une souche commune à une
seule et même langue mère.
C'est un fait qui ne se laisse plus discuter à l'heure ac-
tuelle, et, sous quelques réserves que ce soit, parler encore
de cette langue commune soi-disant primitive, c'est faire
preuve d'une complète ignorance de la méthode linguis-
tique.
Avant tout, dans la comparaison des langues, il faut
négliger la ressemblance pure et simple des mots. Deux
mots dont le sens est presque le même dans deux langues
différentes, dont le sens, si l'on veut, est absolument le
même, peuvent n'avoir rien de commun. La concordance
lexique sans la concordance grammaticale est nulle et non
avenue. L'étymologiste s'en empare, s'en contente et ne
veut pas voir pkis loin ; le linguiste ne s'y arrête même
pas.
Aux yeux de ce dernier, la dissection de deux mots
plus ou m.oins semblables peut seule prouver leur parenté ;
à aucun titre il ne s'accorde le droit de comparer deux
mots tout faits.. Les éléments formatifs de deux mots sont-
ils bien les mêmes, leur racine est-elle également la même,
dan^ ce cas il est légitime de les regarder conmie deux
mots correspondants, de leur donner une origine com-
mune ; si ces conditions ne se trouvent pas réunies, les
deux mots en question ne peuvent être identifiés, quelle
que soit leur homophonie.
Prenons pour exemple le mot un dans différentes lan-
gues et voyons comment on a pu rapprocher sans critique
PARENTÉ DES LANGUES. 411
aucune les mots que savent à l'exprimer dans les langues
en question.
Tout d'abord les celtomanes n'ont pas manqué de trouver
au mot français un une origine celtique, grâce au gallois
un^ au comique tm, à l'armoricain eun. K leurs yeux, ces
formes diverses se rapprochent plus du mot français dont
il s'agit que ne s'en rapproche le latin unus : un celtique,
un français c'est, disent-ils, un seul et même mot ; c'est
du celtique, et non du latin, que provient donc le français.
Rien n'est plus inexact. Le celtomane, en effet, néglige ici
deux facteurs importants. L'un de ces facteurs^ c'est la
forme antique du français un. Au onzième siècle, dans la
langue française à deux cas, le nominatif du mot en ques-
tion était uns. Est-ce le celtique un^ eun qui expliquera la
sifflante qui se trouve à la fin de ce nominatif uns ? As-
surément non. C'est le latin unus qui pourra seul en rendre
compte. Un autre facteur, avons-nous dit, a été également
négligé dans le rapprochement du mot celtique et du mot
français. Avant de parler d'un celtique un, il s'agissait de
comparer le gallois et le comique un au gaélique ôin et il
fallait ramener ces deux formes à une forme commune.
Mais le celtomane n'a que faire des procédés méthodiques
de la linguistique. Le celtomane n'est qu'étymologiste, et
s'il n'était étymologiste il ne serait pas celtomane.
N'a-t-on pas rapproché aussi l'anglais une « un » et le
malayàla onn ? Il suffisait cependant, pour éviter ce
rapprochement imprévu, de comparer d'une part la forme
du malayàla aux autres formes dravidiennes, et de se
rappeler le thème gothique ai'na-j au nominatif ams.
Nous devons beaucoup sans doute aux missionnaires qui
songent à rapporter des pays peu connus qu'ils ont visités
des séries de mots et de phrases, des essais de grammaire,
ces essais fussent-ils (comme c'est presque toujours le cas),
absolument dépourvus de méthode ; mais que dire de la
412 LA LINGUISTIQUE.
manie étymologique qui les tourtnente à peu près tous
sans exception? Ils n'hésiteront jamais, par exemple, à
comparer des mots polynésiens, des mots cafirs, des mots
américains à des mots latins ou français. Que le français
et le latin aient une histoire, un long passé, cela leur est
pleinement indifférent ; que l'américain soit agglutinant,
que le latin possède une flexion véritable, cela leur importe
peu. Ils prennent les mots tout faits, au hasard, sous leur
forme actuelle et décident sans plus tarder de leur
identité.
M. Adam a très-justement dit, au premier Congrès des
américanistes, où l'on rapprochait sans critique aucune
le basque, le bas-breton, l'algonquin et bien d'autres
langues encore : « Dans l'intérieur d'une même famille les
rapprochements de mots sont légitimes et concluants, à la
condition dêtre opérés en conformité avec les règles de la
phonétique et de la dérivation, sans le respect desquelles
l'étymologie n'est qu'un art puéril, indigne d'occuper
l'attention des vrais savants. Quand, après de fortes études
préparatoires, un linguiste sachant son métier aborde la
lexicologie d'une famille de langues, qu'il se renferme dans
ce domaine et qu'il opère scientifiquement, c'est-à-dire
d'après des règles certaines, les rapprochements qu'il fait
ont toujours chance d'être fondés. Que si, au contraire, il
entreprend de passer d'une famille à une autre, ni la science
acquise, ni les règles ne lui serviront de rien, et il aboutira
fatalement à des résultats sans consistance.» Op. cit. ^i.
II, p. 40.
C'est en termes non moins explicites que M. Vinson
répondit à ces mêmes rapprochements du basque et des
langues américaines : « Pour déterminer la nature et la
place natui'elle d'un idiome nouveau, le linguiste doit tenir
compte des particularités qu'il présente dans chacune des
divisions de la grammaire. Il faut, pour qu'une langue soit
PARENTÉ DES LANGUES. 4ia
définitivement classée, connaître les sons qu'elle emploie et
leurs variations, les éléments formatifs dont elle se sert et
leur mode de groupement, les racines qui constituent son
corps matériel, enfin les règles principales de sa syntaxe. Il
n'est pas moins nécessaire de ne comparer que des idiomes
pris à un même degré de formation, en les ramenant par
exemple au point culminant de leur développement formel.
Enfin, pour conclure à une communauté d'origine de deux
idiomes, il sera indispensable que leurs principaux élé-
ments grammaticaux soient non-seulement analogues par
leur fonction, mais encore qu'ils se ressemblent phoné-
tiquement d'une manière suffisante pour rendre admis-
sible l'hypothèse de leur identité primitive.
« La parenté de deux ou plusieurs langues ne saurait en
effet résulter uniquement d'une même physionomie exté-
rieure. Si les racines significatives, qui sont, après tout, le
fond propre, la haute originalité du langage, se trouvent
totalement différentes de l'une à l'autre, il sera sage de ne
point affirmer que ces langues proviennent d'une source
commune... Que prouvent des listes de mots réunis sans
ordre par un voyageur, un amateur de circonstance, qui
n'a d'autre mérite, d'autre expérience, d'autre science
même que sa bonne volonté? Pour que de pareils rap-
prochements soient probants, il faut qu'ils viennent seule-
ment après que l'on a démontré l'identité générale des
grammaires, après qu'on a distingué les éléments forma-
tifs, après qu'on a ramené les mots significatifs et les
mots de relation à leur plus simple et plus primitif aspect
sonore ». Op. cit.^ t. II, p. 52 ss.
On ne saurait trop le répéter, serait-ce des centaines et
des centaines de mots tout faits appartenant à deux langues
quelconques qu'on eût à comparer, cette comparaison ne
ferait point avancer d'un pas la question de la parenté de
ces deux langues. Ce qu'il s'agit de démontrer, c'est tout
414 LA LINGUISTIQUE.
autre chose que l'existence de ces rapports fortuits : c'est
l'identité des racines réduites à leur forme la plus simple ;
c'est l'identité des éléments formatifs du mot ; c'est l'iden-
tité de fonctionnement de ces éléments; en un mot, c'est
l'identité grammaticale.
Il n'y a point à tenir compte des études soi-disant com-
paratives qui ne seraient pas basées sur ces principes sé-
vères ; elles ne sont plus de notre temps.
Ce n'est pas, d'ailleurs, qu'il soit toujours facile de ne
point se laisser entraîner. Bopp lui-même a tenté par deux
fois des rapprochements bien malheureux entre des groupes
de langues tout à fait distincts. Les lan2;uos du Caucase
lui parurent un jour se rattacher aux langues indo-euro-
péennes, et il chercha à le démontrer. Ce fut sans succès.
Dans cette malheureuse tentative, Bopp n'était pas demeuré
fidèle à la méthode qui lui avait si bien réussi dans la
comparaison des langues indo-européennes.
Il ne fut pas plus heureux lorsqu'il s'efforça d'apparenter
aux mêmes langues indo-européennes, notamment à la
branche hindoue, les langues maléo-polynésiennes. M. Fr.
Millier a démontré scientifiquement combien ces deux
groupes d'idiomes sont à tous égards différents l'un de
l'autre.
Tout d'abord leur phonétique est parfaitement dis-
tincte ; le malai, par exemple, ne connaît pas les aspirées
dont le sanskrit et les langues néo-hindoues sont si bien
pourvues. A l'encontre du sanskrit, le malai peut dériver
la racine au moyen de préfixes, c'est-à-dire d'éléments
placés avant, et non après cette racine ou le thème du
mot : dans les langues indo-européennes, la dérivation a
toujours lieu par suffixes, c'est-à-dire par les éléments
placés après la racine, après le thème, et non avant. Le
malai ne connaît point, comme les langues indo-euro-
péennes, des cas véritables, des suffixes personnels vérita-
PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 415
bles ; et nous pouvons ajouter que ces différences capitales
ne sont pas les seules (1).
Bopp s'était fié malheureusement à des rapprochements
lexiques (qu'expliquaient d'ailleurs fort bien de nombreux
emprunts faits à l'Inde par les Malais), et cette sorte de
rapprochements, nous ne saurions trop le répéter, n'a de
valeur qu'autant qu'ont été résolues la question de la pho-
nétique et celle de la formation même des mots.
§ 2. Pluralité originelle des systèmes linguistiques
et conséquence de cette pluralité.
On a cherché souvent à rapprocher l'un de l'autre
le système des langues indo-européennes et celui des
langues sémitiques : on a voulu leur trouver une origine
commune, les ramener à des formes communes. On a
toujours échoué dans cette entreprise. Le sanskrit est aussi
distinct de l'arabe et de l'hébreu qu'il Test du tagala et
du javanais. Non-seulement il n'y a point d'identité gram-
maticale entre le système des langues sémitiques et celui
des langues indo-européennes, mais ces deux systèmes,
ainsi que nous l'avons dit plus haut, comprennent la
flexion d'une manière toute différente. Leurs racines sont
tout à fait distinctes, leurs éléments formatifs sont essen-
tiellement divers, et il n'y a nul rapport entre les deux modes
de fonctionnement de ces éléments. L'abîme n'est pas
seulement profond entre les deux systèmes ; il est infran-
chissable.
« Quand deux langues peuvent-elles être scientifique-
ment tenues, dit M. Chavée, pour deux créations radicale-
ment séparées ? Premièrement : quand leurs mots simples
(1) Reise der œsterr. frégate Novara um die erde. Linguistischcr
theil, p. '273. Vienne, 1867.
416 LA LINGUISTIQUE.
OU irréductibles à des formes antérieures n'offrent absolu-
ment rien de commun, soit dans leurs étoffes sonores, soit
dans leur constitution syllabique. Secondement : quand
les lois qui président aux premières combinaisons de ces
mots simples diffèrent absolument dans les deux systèmes
comparés (i). )>
C'est le cas des langues sémitiques et des langues indo-
européennes, c'est le cas d'un nombre considérable de
systèmes linguistiques. La conséquence de ce fait est
grande.
Si c'est la faculté de langage articulé qui est la propre
et la seule caractéristique de l'homme, ainsi que nous
l'avons dit dans notre chapitre second, et si les différents
systèmes linguistiques que nous connaissons sont irréduc-
tibles, ils ont pris naissance isolément en des régions bien
distinctes. Il en résulte que les premiers êtres qui furent
en voie d'acquérir la faculté du langage articulé ont
gagné cette faculté en différents lieux à la fois et ont donné
naissance ainsi à plusieurs races humaines originellement
distinctes.
<( Les anthropologistes français, dit le général Fai-
dherbe (2), étaient généralement convenus que, la parole
articulée distinguant seule radicalement l'homme des ani-
maux, les précurseurs de l'homme ne devaient pas être
désignés par le nom d'hommes, lorsqu'ils ne possédaient
pas encore cet attribut. On comprend que ce n'est là qu'une
affaire de mots, de convention. La seule chose importante,
c'est de savoir si, chez cet être, qu'on l'appelle homme ou
non, le langage a pris naissance sur un seul point, en une
seule fois, ou bien d'une manière multiple, sous le rapport
des lieux et des temps. Or, l'irréductibilité des langues
(1) Les langues et les races, p. 13. Paris, 1862.
(2) Essai sur la langue poule. Paris, 1875.
PLURALITÉ DES SYSTÈMES LINGUISTIQUES. 417
humaines à une seule souche prouve que la seconde hypo-
thèse est la vraie. Si l'homme n'eût acquis cette faculté,
conséquence des progrès de son organisation, que d'une
manière unique, le langage fut resté sensiblement le même
dans sa descendance, ou du moins on trouverait dans toutes
les langues des traces de cette origine commune. La diver-
sité extrême des langues et de leurs procédés prouve qu'elles
ont été créées indépendamment les unes des autres, et
probablement à des époques très-différentes. Comme, en
outre, les principales familles irréductibles de langues cor-
respondent d'une manière générale aux grandes races de
l'humanité, nous admettons que le langage a pris naissance
d'une manière indépendante chez diverses variétés dis-
tinctes de ce que M. Frédéric Mûller appelle Vhomo primi-
genms, de ce que les anthropologistes français appellent
ïes précurseurs de l'homme. »
La linguistique apporte ainsi aux polygénistes un argu-
ment capital. Leur arsenal était déjà bien fourni, il s'en-
richit d'une arme nouvelle.
La langue étant un produit de la nature elle-même, étant
la fonction d'un nouvel organe, il est évident que deux
systèmes linguistiques irréductibles entre eux indiquent
deux organes producteurs différents.
Nous ne suivrons donc pas M. Haeckel lorsqu'il ne fait
qu'une seule et même race des soi-disant Lido-Européens,
des Sémites, des Basques, des Caucasiens. La linguistique
nous enseigne, et nous enseignerait à elle seule, qu'il y a
là quatre races différentes, au moins en ce qui concerne
leur origine. Leur diversité peut être très-minime sous
tous les rapports autres que celui de la langue, maissous
ce rapport elle est parfaitement tranchée et nous devons
conclure, nous linguistes, à l'impossibilité d'une origine
commune.
L'histoire nous apprend qu'un grand nombre de familles
LINGUISTIQUE. 27
418 LA LINGUISTIQUE.
linguistiques se sont éteintes sans postérité; cela est le fait
de la concurrence vitale qui s'applique à la nature entière,
partout et toujours. Plus nous remontons dans le cour>
des âges, plus nous trouvons de familles linguistiques in-
dépendantes. C'est également le fait des races humaines.
Nous pouvons soutenir sans témérité que le primate pré-
curseur de l'homme a dû acquérir sur hien des points à la
fois ou successivement la faculté du langage articulé qui
devait l'élever à la condition d'homme. La linguistique
nous conduit, en effet, à ce résultat, en nous enseignanl
la multiplicité des systèmes linguistiques irréductibles.
§ 3. Dans la vie historique, les langues peuvent
ne plus correspondre aux races.
On comprend ainsi, nous l'avons dit déjà, que dans la
période historique de l'humanité il ne puisse plus naître de
nouveaux systèmes de langues. L'origine du langage, l'ac-
quisition de la faculté du langage articulé, étant identique
avec la formation des premières races humaines, il s'ensuit
que, le précurseur de l'homme une fois éteint, la forma-
tion de nouvelles familles linguistiques est absolument
impossible. Tout effet nécessite une cause, et, la caus(^
disparaissant, il n'y a plus d'effet possible.
Mais, lorsqu'elles sont entrées dans la période historicpie,
les langues peuvent disparaître, comme peuvent disparaître
les races.
Une foule d'exemples se présentent ici, parmi lesquels
nous n'avons que l'embarras du choix.
On sait que les Finnois et les Lapons appartiennent à
deux races essentiellement différentes ; pourtant le suomi.
que l'on parle en Finlande, et la langue des Lapons, font
partie d'une seule et même famille.
En Asie nous voyons les différentes langues du groupe
LES LAÎvGUES ET LES RACES. 419
Ilindou acceptées par des populations se rattachant à une
ou à plusieurs races parfaitement distinctes de la race qui
leur apporta leur système linguistique.
En Asie encore, et en Afrique, l'arabe est la langue
<:ourante, la langue maternelle d'un grand nombre de
peuples qui ne font point partie de la race sémitique.
En Afrique, le système bantoii est parlé à l'est par des
Cafres (zoulou, kafir), à l'ouest, dans la Guinée méridio-
nale, par de véritables nègres africains ; or ces derniers et
les Gafres ne doivent être confondus en aucune façon.
En Océanie, les Papous ont adopté, dans un assez grand
nombre d'îles, des langues qui appartiennent à la famille
maléo-polynésienne.
A ces cinq exemples il nous serait facile d'ajouter un
^rand nombre d'exemples analogues tout aussi probants.
Nous voyons d'ailleurs, près de nous, dans cette Europe
où les races sont presque partout très-mélangées, la lutte
sans trêve ni merci des différents idiomes qui s'avoisinent.
L'allemand moderne a étouffé un frère du lithuanien, le
vieux prussien ; une langue slave, le polabe. Ghaque jour
gagne sur deux autres langues slaves : le polonais et le
vinde (ou sorbe de Lusace). L'espagnol est en voie d'en
finir avec le basque, l'anglais avec les langues de l'Amé-
rique septentrionale. Les Normands perdirent en France
eur idiome Scandinave, les Burgondes y perdirent égale-
ment leur idiome d'origine germanique, comme les Lom-
bards en Italie. En Italie déjà, le latin avait étouffé ses
frères, l'osque et l'ombrien.
D'autres idiomes ont tenté de s'imposer violemment, mais
[l'ont pu réussir à se faire accepter. En Europe, par exem-
île, deux langues ouralo-altaïques se trouvent dans ce cas.
Li'une de ces deux langues est le turc. G'est en vain qu'il
été porté au cœur môme de l'Europe ; il n'occupe plus
lujourd'hui qu'une très-minime partie de la Turquie euro*
420 LA LINGUISTIQUE.
péenne. Dans l'île de Candie les Turcs en sont arrivés
presque tous à parler grec. La seconde langue ouralo-
<n altaïque qui ait tenté de s'imposer à l'Europe, et dont la
^ décadence actuelle ne saurait être sérieusement contestée,
^ est le magyar. Ce n'est point qu'elle ne jouisse de privilèges
/ 2^ considérables et que l'appui officiel ne lui soit acquis aux
dépens des langues avoisinantes (1) ; on peut prévoir ce-
7 ( pendant que la langue des Magyars disparaîtra dans un
' • avenir plus ou moins prochain.
Des races différentes parlent souvent une seule et même
langue, de même qu'une seule et même race peut souvent
parler plusieurs langues différentes. Ce sont deux faits bien
connus et dont il est facile de citer une foule d'exemples.
Une partie des Basques, des Basques espagnols, des vrais
Basques, parle encore escuara (aux alentours de Durango,
dcTolosa, de Saint-Sébastien), l'autre partie parle espagnol
(aux environs de Vitoria, de Pampelune). Une partie des
Bretons parle français, l'autre partie garde encore son
dialecte celtique. Beaucoup de Finnois parlent suomi, mais
beaucoup d'autres aussi parlent russe et seulement russe.
Dans l'Asie centrale bien des populations ouralo-aUaïques
ont adopté la langue persane. Il serait fastidieux de prolon-
ger cette énumération.
§ 4. La transformation des espèces en linguistique.
Entrées dans la vie historique, les langues ne tardent pas
à voir leur système phonétique s'altérer et leurs formes se
modifier petit à petit. Les consonnes et les voyelles se trans-
forment souvent en consonnes plus fortes ou plus faibles,
en voyelles plus aiguës ou plus profondes ; les unes et les
autres exercent souvent une influence réciproque qui s'ac-
(1} Les Serbes de Hongrie, p. 310. (Anonyme.) Prague, 1873.
I
TRANSFORMATION DES ESPECES EN LINGUISTIQUE. 421
cuse de plus en plus, et les diverses branches d'une seule
et même famille, ayant chacune leurs principes particuliers
de modification, s'éloignent chaque jour un peu plus les
unes des autres.
Le persan et le français sont bien plus distants l'un de
l'autre que ne l'étaient le vieux perse et le latin ; l'anglais
et l'allemand sont séparés l'un de l'autre par un intervalle
bien plus considérable que celui qui séparait l'anglo-saxon
de l'ancien haut-allemand.
Et non-seulement les formes s'altèrent et se modifient,
mais parfois aussi elles se perdent totalement ; la langue
commune indo-européenne possédait huit cas, le latin n'en
connaissait guère plus que les deux tiers, il n'en restait
que deux dans la langue d'oïl du moyen âge, et le français
moderne les a totalement perdus ; la langue sémitique
commune en possédait trois : seul de tous ses rejetons
l'arabe littéral les a conservés.
A vrai dire, cela n'est pas une transformation, c'est une
dégradation.
La transformation vraie, celle dont nous avons à parler
en ce moment, c'est la variation de l'espèce. Il y a long-
temps déjà que la variabilité de l'espèce, en linguistique,
est un fait acquis à la science, et que ceux-là seuls pour-
raient encore révoquer en doute qui prennent l'étymologie
pour la linguistique.
Nous avons dit, au cours de notre volume, que les lan-
gues de l'univers entier étaient réparties, suivant leurs
formes, en trois classes distinctes : la classe des langues
isolantes, la classe des langues agglutinantes, la classe
des langues à flexion.
Dans la première classe point de préfixes, point de suf-
fixes : la racine elle-même, la racine telle quelle, forme le
mot. La phrase n'est ici qu'une succession de racines in-
dépendantes, libres, isolées.
422 LA LINGUISTIQUE.
Dans la seconde classe, le mot est formé de deux, trois,
quatre éléments ou plus encore : une seule de ces racines
a gardé sa valeur première, sa valeur entière ; les autres
ont perdu une partie de leur sens primitif et elles viennent
s'accoler à la racine principale en jouant le rôle d'éléments
de relation, c'est-à-dire d'éléments secondaires.
Dans la troisième classe, non-seulement il y a agglutina-
tion de divers éléments, comme dans la classe précédente,
mais encore il y a ce fait nouveau que la racine peut se mo-
difier elle-même, changer sa voyelle, pour faire varier sa
propre signification. En temps et lieu nous avons décrit
ces trois états, et nous avons cité divers exemples propres
à bien faire comprendre leur physionomie particulière.
Or, il est avéré que les langues appartenant à la seconde
classe ont passé par la forme de la première classe avant
de se fixer là où elles se trouvent, et que les langues de la
troisième classe ont passé successivement par les deux
premières. Avant d'être agglutinant, le système des lan-
gues ouralo-altaïques avait été isolant, monosyllabique ;
avant d'être un système à flexion, le système sémitique
avait été agglutinant, et précédemment encore il avait été
monosyllabique.
La démonstration de cette variation des espèces linguis-
tiques se fait d'elle-même. Toutes les langues monosylla-
biques, en effet, présentent des preuves manifestes d'une
tendance plus ou moins réalisée vers le procédé de l'agglu-
tination. Plusieurs langues agglutinantes offrent, de même,
des preuves de leur tendance à la flexion. Enfin, dans les
langues à flexion, il se rencontre nombre de vestiges de la
phase de l'agglutination et des traces même de la pliasj'
du monosyllabisme.
Nous avons vu que la grammaire chinoise distinguai!
déjà les racines en racines « pleines » et en racines «. vides»
(p. 47). Cette distinction est le premier pas vers l'agglu-
I
/
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 42B
tination. 11 ne restait plus, après cela, qu'à souder les
racines dites vides aux racines dites pleines pour passer
totalement de la première classe à la seconde. De toutes
les langues monosyllabiques, c'est le tibétain qui paraît
montrer la tendance la plus prononcée vers l'agglutination ;
parfois on l'a pris pour une langue agglutinante. C'était là
une opinion très-explicable.
Le passage de l'agglutination à la flexion est tout aussi
facile à saisir, et tous ceux qui ont étudié les langues ouralo-
altaïques savent que les premières traces de la flexion se
rencontrent dans le groupe finnois, bien plus que dans les
autres groupes, bien plus, notamment, que dans le ton-
gouse. C'est un point particulier sur lequel nous n'avons
pas à insister.
Mais où le fait est le plus curieux à observer, c'est lors-
qu'il se passe dans les langues à flexion. Une foiile de
formes de l'indo-européen en sont encore à l'état aggluti-
nant.
Le vocatif, par exemple, qui n'est autre chose que le
thème lui-même, n'est souvent qu'une formation purement
agglutinante. Le vocatif akva « ô cheval ! » (sanskrit açva,
latin eque) est dans ce cas : son élément radical et son élé-
ment dérivatif sont intimement soudés et ni l'un ni l'autre
ne présente de trace d'une modification sonore quelconque,
d'une flexion.
Bien mieux, des vestiges non équivoques de la période
monosyllabique demeurent encore dans l'indo-européen,
après avoir traversé sous cette forme isolante la période de
l'agglutination. Le sanskrit, par exemple, compte un assez
grand nombre de substantifs dont le thème n'est autre que
la racine monosyllabique elle-même : peu importe qu'il en
fléchisse la voyelle, peu importe qu'il leur adjoigne les
suffixes de la déclinaison, le fait est qu'ici l'on se trouve
très-clairement en présence d'un vieil élément monosylla-
424 LA LINGUISTIQUE.
bique. En dehors de la déclinaison, Taugment, qui sous
la forme a se trouve préfixé aux imparfaits et aux aoristes
(ancien ^erse aba?'a « il portait», grec c'fSps), n'est qu'une
vieille forme monosyllabique, une vieille forme de la pre-
mière période.
Toutefois, s'il est aisé de retrouver dans les périodes les
plus récentes des vestiges des périodes plus anciennes, il
est aisé, également, de rattacher sans hésitation telle ou
telle famille de langues à telle ou telle période, à telle ou
telle forme. C'est la physionomie générale qui décide, et, en
aucun cas, elle ne peut être trompeuse.
On a souvent objecté aux partisans de la doctrine du
transformisme l'absence d'intermédiaires entre les formes
actuellement existantes et les formes plus anciennes. Nous
n'avons pas à nous prononcer ici sur une question de
zoologie ou de botanique, mais nous devons faire remar-
quer que lorsqu'il s'agit du langage cette objection ne peut
même pas être posée. Ici le procédé d'évolution est facile
à suivre, on le prend en voie d'exécution. On voit comment
un idiome à flexion a dû passer par la forme de l'aggluti-
nation et comment toute forme agglutinante a du passer
auparavant par la forme du monosyllabisme. La transfor
mation de l'espèce est ici un fait patent, et nous pouvons
dire que cette transformation est Tun des principes fonda"
mentaux de la science du langage (1).
N'est-ce pas une preuve nouvelle et bien éclatante de ce
fait dont nous avons eu à nous occuper tout au commen-
cement de ce livre, que la linguistique est avant tout une
science naturelle ?
Un mot encore avant de terminer.
Nous avons pai'lé tour à tour de pluralité originelle et
de transformation. Ces deux termes, aux yeux de quelques
(1) Whitney. Language and the Study of Language. 3^ édit.,
p. 175. Londres, 1870.
TRANSFORMATION DES ESPÈCES EN LINGUISTIQUE. 425
personnes, sembleraient peut-être se contredire ; en fait il
n'en est rien et ils se concilient sans difficulté.
La doctrine de la pluralité originelle des langues et des
races humaines n'a pas la prétention de faire échec à la
doctrine plus générale de l'unité cosmique. En fin de
compte, il faut bien reconnaître toujours que toutes les
formes existantes, toutes sans exception, ne sont que les
différents aspects de la matière, qui estime comme elle est
infinie. Mais cette unité n'empêche en aucune façon que
telles ou telles formes identiques, analogues si l'on veut,
ne se soient développées simultanément en des centres
différents.
D'ailleurs, il nous importe peu. Il nous suffit de con-
stater l'irréductibilité d'une foule de familles linguistiques,
pour conclure à la pluralité originelle des races qui ont
été formées avec elles, puisque, dans l'évolution progres-
sive et constante des organismes, l'acquisition de la faculté
du langage articulé est corrélative à l'apparition même do
l'homme.
TABLE ANALYTIQUE
Abyssinie. Langues sémitiques
de r— , 236
Accadien. Double sens attaché ù
ce mot. 193.
Accent. L'— latin, 309. Rôle de
1'— latin dans la formation
des langues novo-latines, 317.
Afghan. Dialecte éranien, 290.
Agaou Dialecte éthiopien, 251.
Agglutination. Seconde forme
linguistique, 57.
Aïnos. Langue des — , 184.
Akoncha, 186.
Albanais. Langue indo-euro-
péenne non classée, .396.
Aléoutiens. IJialectes— , 184.
Alfoiirou, 92.
Algonquin. Grammaire de 1' — ,
179.
.l//emrt??rf. Caractéristique de 1' —
moderne , 360. Orthographe
de 1'-. 361.
Américaines {Langues). Leur
grand nombre, 169. Quel se-
rait leur caractère commun,
174. Ne se distinguent pas des
autres langues agglutinantes,
ibid. Vocabulaire des —, 182.
Amharique. Parent du ghez ,
238.
Anglais. Différentes périodesde
1'—, 352.
Anglo-saxon, 351.
Annamite. Est une langue indé-
pendante. 52. Est une langue
monosyllabique, ibid.
Anthropoides. Primates arrêtés
dans leur développement, 37.
Apaches. Langue des — , 169.
Appalache, 170.
Arabe. Groupe — des langues
sémitiques, 230. L'arabe pro-
prement dit — , 230. Son al-
phabet, 231. Sa place dans
l'ensemble des langues sémi-
tiques, 232. L'— vulgaire, 234.
Dialectes de 1' — vulgaire, 235.
Araméen. Groupe — des langues
sémitiques, 213.
Araucan, 171.
Arévaque, 170.
Arménie)!. Sa place dans le
groupe des langues éranien-
nes, 283.
Armoricain. Breton proprement
dit ou —,338.
Arya. Valeur de ce mot, 264.
Aryaque. Nom donné par quel-
ques auteurs a la langue com-
mune indo-europénne, 265.
Aryen. Valeur de ce mot, 264.
Asie Mineure. Langues indo-
eui'opéenn^^s de 1' — , 394. Le
grec parlé sur les côtes de V — ,
298. Le turc parlé dans l'inté-
rieur de 1' — , 140.
Assyrien. Est une langue sémi-
tique —, 216.
Athapasque, 169.
Australie. Langues de l' — , 89.
Avare, 186.
Avesta. Livre sacré du zoroas-
trisme, 277. Sa traduction en
langue huzvârèche, 284.
Aztek,\10.
Badaga, 105.
Baga, 74
Baohirmi, 76.
Baktrien. Nom donné à la lan-
gue zende, 278.
Humbara, 74.
Bantou. Groupe —, 78.
Bari, lit
Bas allemand. Groupe — , 350.
428
TABLE ANALYTIQ'UE,
Le bas-allemand proprement
dit, ou plattdeutsch, 353.
Basque. Limites actuelles du — ,
148. Le — recule surtout de-
vant l'espagnol — , 150. A été
long-temps étudié sans mé-
thode, 153. Son état d'isole-
ment, 154. Les plus anciennes
traces du —, ibid. Ses nom-
breuses variétés, 155. Phoné-
tique — , 157. Formation des
mots en — , 158. Incorpore le
régime direct, 162. N'est pas
parent des langues améri-
caines, ibid. Le vocabulaire
—, 163. Origine du —, 165.
Battak, 92.
Bedja. Dialecte éthiopien, 25 L
Béloiitche. Langue éranienne,
290.
Berber. Nom général du libyen
moderne, 249.
Biafada, 74.
Bicol, 92.
Birman. Est une langue mono-
syllabique, 54.
Bochimans. Langue des —, 66.
Bola. 74.
Bondou. Dialecte poul, 85.
Bornou, 76.
Boiighi, 92.
Boidlom, 74.
Bouriatc. Importance du — dans
le groupe mongol, 143.
Brahoui. Difficile à classer, 189.
Breton. Rameau — du groupe
celtique, 336, 338. Idiome —
proprement dit, ou armoricain,
338.
Bulgare. Limites du — , 377.
Mauvaise conservation de ses
formes, 377.
Byzantin. Le grec — , 237.
Cafir, 79.
Cafres. Langues des —, 78.
Californien. Groupe des lan-
gues américaines, 'J70.
Cardibe, 170.
Cas. Les trois — de la langue
sémitique commune, 210. Les
huit — delà langue indo-euro-
péenne commune, 259, Décli-
naison à deux — de la langue
d'oïl et de la langue d'oc, 320.
Catalan. Peut se rattacher à la
langue d'oc, 326.
Caucase. Langues du — , 185.
Celtique. Groupe —, 334. Les
deux branches du groupe —,
336.
Celtomanie, 343.
Chaldéen. Sa place dans le
groupe araméen, 213.
Chananéen. Groupe — des lan-
gues sémitiques, 220.
Cherbro, 74.
Chéroki, 170.
Chibcha, 171.
Chilouk, 11.
Chinois. Dialectes — , 43. Sa
grammaire n'est que syntaxi-
que, ibid. Système graphique
du—, 48.
Congo, 80.
Copie. Procède de l'ancien
égyptien, 247.
Coréen. Langue agglutinante
peu connue, 102.
Comique. Breton de la Cor-
nouailles, 338.
Croate. Yoiv Serbo-croate.
Cunéiformes [Inscriptions), 191.
Dace. L'ancien — n'est pas en-
core définitivement classé,
393.
Dakota, 170.
Dankàli. Dialecte éthiopien,
251.
Danois. Sa place dans le groupe
Scandinave, 349.
Dayak, 92.
Dêvanàqari. Alphabet — , 270.
Dikélé,'%Q.
Dinka, 11.
Dippil, 90.
Djagataïque. Turc — , 134.
Dongolavi, 87.
Doualla, 80,
Dravidie)i. Etendue du terri-
toire— , 103. Langues dravi-
diennes, ibid. Leur ancienne
extension. 106. Simplicité de
la grammaire dravidienne,
108. Pauvreté du vocabulaire
— , 114.
Ecriture. — chinoise, 48, —
annamite, 53. — siamoise, 54.
— tibétaine, ibid. — japo-
TABLE ANALYTIQUE,
429
naise, 99. — coréenne, J02.
Ecritures diverses des langues
maléo-polynésiennes, 97. Le
tamoul possède une — particu-
lière, 115. — sémitique, 211. —
assyrienne, 217. — arabe, 231.
— himyarite, 236. — égyp-
tienne, 244. — dêvanàgarî, 270.
— zende, 278. — perse, 282. —
arménienne, 284. — huzvàrê-
che, 286. Ecritures italiques,
313. — slave, 363.
Egbé, 76.
Egyptien. Langue khamitique,
244. Sa grammaire, 243.
Ehkili. Parent de Tliimyarite,
236.
Elbe. Slave del'— , 378.
Elou ou singhalais, 188.
Eraiiien. Groupe — des langues
indo-européennes, 275. Clas-
sification des langues éra-
niennes, 276.
Erse. Gaélique d'Ecosse, 337.
Esclavon liturgique. Nom du
slave ecclésiastique, 363.
Escuara. Nom original du bas-
que, 152.
Espagnol. Sa place parmi les
langues novo - latines, 329.
Gagne sur le basque, 149.
Espèces. Transformation des —
en linguistique, 420.
Esquimaux .Dialectes des — , 184.
Esthonien , 121. Grammaire de
1-, 124.
Ethiopien. Groupe — des lan-
gues khamitiques, 251.
Etrusque. Opinions diverses sur
l'origine de 1' — , 392. Appar-
tient au groupe indo-européen,
ibid.
Etymologie. Dangers de 1' — , 16.
Ce que doit être 1' — , 18.
Feloup, 74 .
Fernando-Po. Langue de — ,80.
Filharn, 74.
Finnois. Groupe — des langues
ouralo-altaïques, 120.
Flamand, 353.
Flexion. Troisième forme lin-
guistique, 201. En quoi elle
consiste, ibid. — indo-euro-
péenne et — sémitique, 203.
Forme linguistique. — du mo-
nosyllabisme, 39. — de l'ag-
glutination, 57. — de la flexion,
201.
Formose. Langue de —, 92.
Foutadjallo. Dialecte poul, 85.
Foutatoro. Dialecte poul, 85.
Français. Formation du ~ 322.
Double espèce de mots —,
319. Déclinaison à deux cas
de l'ancien —, 322. Dialectes
de l'ancien —, 324.
Finoidan. Ladin oriental, 329.
Frison. Branche du bas -alle-
mand, 354.
Ga. 76.
Gaélique. Branche — du groupe
celtique, 336.
Galate. L'ancien —, 339.
Galicien. Parent du portugais,
330.
Galla. Dialecte éthiopien, 251.
Gallois. Breton du pays de
Galles, 338.
Gàthâs. Dialecte zend des — ,278.
Gaulois. L'ancien — , 339.
Gbandi, 74.
Gbésé, 74.
Géorgien, 186.
Germanique. Groupe —, 343.
Origine obscure de ce nom,
ibid. Caractéristique du groupe
— , 344. Place du gothique dans
le groupe des langues -, 346.
Ghez. Appartient au groupe
arabe méridional, 237.
Ghiliaks. Langue des — , 184.
Glagolithique. Ecriture — , 363.
Gond, 105.
Gothique. La véritable ortho-
graphe de ce mot, 345. Place
du — dans le groupe des lan-
gues germaniques, 346.
Grantlia. Alphabet, 115.
Grébo, 76.
Grec. Rameau — des langues
indo-européennes, 291. Ne
forme pas une branche parti-
culière avec le latin, ibid. Sa
grammaire, ibid. Ses dia-
lectes, 294. La langue grec-
que commune, 296. Le — by-
zantin, ibid. Le — moderne,
ibid. Extension du — mo-
4)50
TABLE ANALYTIQUE.
derne, :297. Prononciation du
— ancien, 298.
Guanches. Langue des anciens
—, 250.
Guarani, 171.
Guaycuru, 171 .
Hadendoa. Langue des —, 251.
Haousa, 74.
Harari. Parent du gbez, 238.
Harmojiie vocalique. L' — dans
les langues ouralo-altaïques,
144.
Haut- allemand. Les trois pé-
riodes du — , 359. Deux sortes
de —, 357.
Hcbi'eii. Ses diverses périodes,
220. Sa grammaire, 222. Sou
alphabet, 22G.
Héréro, 80.
Himyarite. Fait partie du groupe
arabe méridional, 23G.
Hindou. Groupe — des langues
indo-européennes, 26(3. Lan-
gues néo-hindoues, 272. Pho-
nétique des langues néo-hin-
doues, 273.
Hindoui. Son extension au
moyen âge, 273.
Hollandais, 353.
Homme. L' — n'est — que par
le langage, 22, 27, 38. Le pré-
curseur de r — et la linguisti-
que, 37.
Hottcntots. Langue des —, 02.
Huas tek, 170.
Huzvârcchc . L'Avesta traduit en
— , 284. Influence de l'ara-
méen sur le — , 285. Sa gram-
maire, ibid. Son alphabet,
286.
Hypevboréennes [Langues). Ce
nom général n'indique pas la
parenté^ 184.
Ibérienne [Question). La — , 165.
Ibo, 11.
lénisséin. Samoyède — , 119.
Incorporation. Ù — proprement
dite diffère du polysynthé-
tisme, 173. L' — en basque,
162. L'— dans les langues
américaines, 176. L' — dans
les langues ouralo-altaïques,
131, 143.
Indo-européen. Dans le système
— la flexion est autre que dans
le système sémitique , 203.
L' — et le sémitique sont ir-
réductibles, 204. Langues —,
196. Langue commune — .
252. Gomment se subdivisa la
langue commune — , 267, 398.
Où fut parlée la langue com-
mune — , 403,
hido-ger/nanique. Dénomina-
tion vicieuse, 264.
higouche, 186.
Innuits. Dialectes — , 184.
Inscriptions cwiéi formes. Lan-
gue de la seconde colonne des
— , 191. — assyriennes, 217.
— perses, 282.
Intonation. Importance de 1' —
dans les langues monosylla-
biques, 47.
Iranien. Le nom d'éranien est
préférable à celui d'— ,276.
Irlandais. Importance de V —
parmi les langues celtiques,
grammaire de 1' —, 336.
Iroguois, 169, 180.
Islandais. Sa place dans le groupe
Scandinave, 349.
Isoubou, 80.
Italien. Sa place parmi les lan-
guesnovo-latines, 327. Ses dia-
lectes, 328.
Italique. Groupe — ,301. Sou de-
gré de parenté avec le grec,
302. Alphabets italiques, 313.
Japonais. Rattaché sans raisons
à d'autres langues aggluti-
nantes, 97. Grammaire du — ,
100.
Javanais, 92.
Kabyle. Dialecte libyen, 249.
Kallown, 74.
Kamassin. Dialecte samoyède.
119.
Kamilaroi, 89.
Kamtchadal, 184.
Kanara, 104. Ecriture du— ,115.
Kanem, 76.
Kanori, 76.'
Karaboukal, 186.
Karélien, 121.
Kasdo'Scythique. Ce que quel-
ques auteurs entendent par ce
nom, 194.
TABLE ANALYTIQUE.
431
Kasi-kouf7îuque, 18G.
Kajjuga, J69.
Kénaï, 169.
Khamitiquc, Groupe— ,242 . Nom
défectueux, ibid, Hypotlièse
sur l'ancienne extension des
langues — , ibid. Les langues
— sont alliées aux langues sé-
mitiques, iiîV/. Grammaire gé-
nérale des langues —, 243. La
branche — se distingue en
trois groupes, 244.
Kihiaou, 79.
Kikarnba^ 78.
Kijiikn, 78.
Kinki. Dialecte auslralieu. iUt.
Kipokomo, 79.
Kirghizes. Langue des — , \'.\o.
Kisouahili, 79.
'Kissi, Ik.
Kiste,U^.
Koinberri. Dialecte australien,
89.
Koldadji, 88.
Koloche. 170.
Kols. Langue des — , 189.
Kondjara, 88.
Koriague, 184.
Kôta, 105.
Kotte,iU.
Koudagou, 103, 105.
Koiimalé, 88.
Kourde. Langue éranienne, 289.
K ré vin, 121.
K>/, 169.
Kroii, 76.
Kuéva, 170.
Kurine, 186.
Ladin. Les trois groupes du —,
328.
Lak on Kmi-koumuquo, 18(J.
Laniour ou ingouche, 186.
Lamoute, 140.
Landoro, 74.
Langage articulé. La faculté du
— est la caractéristique de
l'homme, 22, 27, 38. Aboli-
tion de la faculté du — , 29.
Localisation de la faculté du
— , ibid. L'exercice de la fa-
culté du — est un art , 35.
Corrélation de la naissance de
l'homme et de l'apparition de
la faculté du —, 37. La carac-
téristique tirée de la faculté
du — n'est que relative, 38.
Langue. La vie des —, 9. li n'y
a pas de — mixtes, 10. Les —
monosyllabiques, 39. Différen-
ciation des — agglutinantes
d'avec les — monosyllabiques,
57; Pluralité originelle des — ,
41o. Comment se reconnaît la
parenté des — , 409. Dans
quelle condition la — peut ne
plus correspondre à la race,
418.
Lapony 121, 125.
Latin. Relation de la parenté du
— et du grec, 291, 302. Diffé-
rence du vieux — et du — clas-
sique, 304. PhonétiqAie du —,
305. Prononciation du — clas-
sique, 307. Accent—, 309. Le
— populaire donne naissance
aux langues novo-latines, 315.
Laze, 186.
Lette. Limites du — , 389. Moins
bien conservé que le lithua-
nien, ibid.
Lettique. Groupe — . 385. Ses
dialectes, ibid. Est distinct du
groupe slave, 390.
Libyen. Groupe — des langues
khamitiques, 248.
Linguiste. Distingué du philo-
logue, 8. N'est rien moins
qu'un faiseur d'étymologies,
20.
Linguistique. Distinction de la
— et de la philologie, l. Ce
que c'est que la — , 4. .Vide
que la — peut attendre de la
philologie, 12. Argument que
la — fournit aux [)olvgénistes,
415.
Litfuianien. Son état de conser-
vation, 380. Ses limites, ibid.
Sa grammaire, 381.
Live. Dialecte finnois, 122.
Logo7ié, 77.
Liisace. Slave de — , 37^.
Lycien. Langue indo - euro -
péennc de l'Asie Mineure,
395.
Maba, 11 .
Madurais, 92.
Mafj[]j.ar.Son importance dans le
43^2
TABLE ANALYTIQUE.
groupe finnois, 125. Limites
du —, 1:27. Sa grammaire,
129. -«^<* -(f<A^ r. .'. rV-- . ^ 4'< : ' -^
Makassar, 92.
Makoiia, 79.
Malai. Groupe — des langues
maléo-polynésiennes, 92.
Malayâla, J04. Ecriture du —,
115.
Maléo-poUjnésiennes {Langues) .
Classification des — , 91. Leur
origine commune, ibicl. For-
ment un système indépendant,
ihid. Leur grammaire, 93.
Malgache, 92.
Maltais. Est d'origine arabe ,
235.
Marne, 170.
Mandchou. Fait partie du groupe
tongouse, 140.
Majidingue, 74.
Mannois. Gaélique de l'île de
Man, 338.
Ma7io, 74.
Maya, 170.
Mélanésien. Groupe — , 91.
Mendé, 1^.
Métamorphose. Période de —
régressive des langues, 10.
Mikmak, 169.
Mi?ig rélien, 186.
Mitchi, 77.
Mixtek, 170.
Mohica?i, 169.
Mo7igol. Groupe — des langues
ouralo-altaïques, 1 42.
Monosyllabiques {Lajigues), 39.
Ce qu'est la grammaire des —
42.
Monosyllabisme. Première forme
linguistique, 39.
Mordvin, 121, 125.
Morphologie. Ce que c'est que
la — , 5. La — n'établit pas
à elle seule la parenté des
langues, ibid.
Mosarabe. Est d'origine arabe,
235.
Mosgou, 11.
Mounda, 189.
Mourio, 76.
Mpongoué, 80.
Nahiiatl ou aztek, 170.
Néerlandais, 353.
Nègres. Langues des — d'.\fri-
que, 67.
Négritos. Langue des — _, 88.
Néo-calédonien, 91.
Ngourou, 76.
Nogaïque, 135.
Nordique. Ancien — , 348.
Norvégien. Sa place dans le
groupe Scandinave, 349.
Nouer, 11.
Noupé, 77.
Novo-latines {Langues), 314. For-
mation des — , 315. Eléments
étrangers dans les —, 317. Les
sept — , ibid. Rôle de l'accent
latin dans la formation des —,
ibid.
Nubie. Langues de la — , 87.
Oc {Langue d'). Dialectes de la
—, 326.
Odji, 76.
oïl {Langue d'). La — au moyen
âge, 321. Dialectes delà —,324.
Limite actuelle de la — et de
la langue d'oc, 327 .
Omagua. 171.
Ombrien. Langue italique, 311.
Onéida, 169.
Onondago^ 169.
Orùon, 105.
Osque. Langue italique, 311.
Ossete. Langue éranienne, 209.
Ostiaque. Samoyède —, 119. Pa-
rent du vogoul et du magyar,
126.
Otomi, 170.
Ottawa, 169.
Oude, 186.
Ouigour, 134.
Ouralo-altaïques {Langues). Se
divisent en cinq groupes, 117.
Diversité des —, 118. Leurs
caractères communs , ibid.
L'incorporation dans les — ,
131, 143. Harmonie vocalique
des — , 144.
Padjadé, 74.
Paiamba. Dialecte australien, 90.
Pâli. Place du — parmi les
idiomes pràkrits, 270.
Pajii, 170.
Papous. Langue des — , 88.
Parsi. L'un des idiomes éraniens
du moyen âge, 287.
TABLE ANALYTIQUE.
A33
Pâzend. Nom inexact donné au
parsi, 287.
Pehlvi. Nom trop général donné
au huzvàrèche, 285.
Pépel,li.
Per77îieîi. Langue ouralo-altaï-
que, 121.
Persan. La plus répandue des
langues éraniennes modernes,
288. Sa grammaire, ibid.
Perse. Découverte du —, 280.
Inscriptions cunéiformes — ,
ibid. Sa grammaire, 281.
^etit }'usse. Nom donné au ru-
thène, 366.
^hénicien. Appartient au groupe
chananéen, 226. Est très-rap-
proché de l'hébreu, 228. Le pu-
nique ou — d'Afrique, ibid.
'Philologie. Distinction de la lin-
guistique et de la —, 1. Ce
que c'est que la — comparée,
2. Aide que la — peut atten-
dre de la linguistique, 12.
hilologue. Distingué du lin-
guiste, 7.
^hrygieii. Langue indo-euro-
péenne de l'Asie Mineure, 395.
Rapproché des langues éra-
niennes, ibid.
hysiologie. La — et la linguis-
tique, 4.
'^ikoumhoul. Dialecte austra-
lien, 90.
luriels brisés. Les — du groupe
arabe, 232, 236, 241.
^olabe. Slave de TElbe, 378.
Polonais. Limites du —, 367.
Sa grammaire, 368.
olyglotte. Ne doit pas être con-
fondu avec le linguiste, 14.
'olij7iésie7i. Groupe —, 91.
^olysynthétisme. En quoi il dif-
fère de l'incorporation propre-
ment dite, 177.
'07'tugais\ Distingué de l'espa-
gnol, 330. Allié au galicien,
ibid.
*oid. La langue — , 85. Distin-
gue les êtres en deux catégo-
ries, 86.
*râk7'it. Relation du — au sans-
krit, 272.
^i'ÏTnates. Tous les — prérnr-
MNGUISTIQliE.
seurs de l'homme n'acquirent
pas la faculté du langage ar-
ticulé, 37.
Provençal. Langue d'oc, 325. Sa
période semi-analytique, 321.
Prussieyi {vieux). Langue letti-
que disparue, 389.
Puelche, 171.
Pu7iique. Phénicien d'Afrique,
228.
Quiche, 170.
Quichua, 171.
Hace. Dans quelle condition la
langue peut ne plus corres-
pondre à la — , 418.
Racine. Définition de la — , 5.
Dans les langues monosyl-
labiques la — constitiie le
mot, 39. Dans quel but elle
peut être modifiée par les lan-
gues à flexion, 156. Les — sé-
mitiques sont réductibles, 208.
Râdjmahâl, 105.
Régne humain. La théorie du —
est discréditée, 23.
Romaïque. Nom du grec mo-
derne, 296.
Ro77ianes {Langues), Nom donné
aux langues novo-latines, 315.
Hypothèse d'une langue ro-
mane, ibid.
Roumain. Sa place parmi les
langues novo-latines, 331. Sa
phonétique, 332. Son article,
333.
Rou77ianche. Ladin occidental,
329,
Rus7iiaque. Nom donné au ru-
thène, 36G.
Russe. Limites du — , 365. Sa
grammaire, 366.
Russe blanc. Dialecte — , 365.
Ruthè7ie. Limites du — , 366.
Gomment il se différencie du
russe, 367.
Saho. Dialecte éthiopien, 2ol.
Sa77iaritain, 226.
Sa77ioyède. Groupe — des lan-
gues ouralo-altaïquos, 119.
Sanskrit. Premiers travaux sur
le — , 266. Sa place dans la
grammaire comparée des lan-
gues indo-européennes, ibid.
Sa grammaire, 267. Son alpha-
28
434
TABLE ANALYTIQUE.
bet, 270. Sa littérature, 271.
Saxon {Vieua:), 351.
Scandinave. Groupe — , 348.
Scythique.Vv&iQn&uQ langue —,
189. Quel sens faut-il attacher
à ce mot? 190.
Sémitique. La flexion — est
autre que la flexion indo-eu-
ropéenne, 157. Le— et l'indo-
européen sont irréductibles,
203. Les langues — ,207. Dé-
nomination vicieuse, ibid. Du
sémitisme en général, 208.
Les racines — sont réducti-
bles, ibid. Le nom —, 209. Le
verbe —, 210. Alphabet sémi-
tique, 211. Classification des
langues — , 212. Individualité
des langues — , 238. Où a été
parlée la langue — commune,
240. De quelle façon sont
alliées les langues — et les
langues khamitiqucs, 243.
Séna, 79.
Sénéca, 169.
Serbe. Voir Serbo-croate, ZIS.
Serbo-croate. Domaine du —,373.
Dialectes du — , ibid. Littéra-
ture — , 374. Importance du
— , 375. Sa grammaire, 376.
Sérolong, 80.
Sésouto, 80.
Sétchoiuma, 80.
Sétlapi, 80. ^
Siamois. Langue monosyllabi-
que, 53.
Siiighalais. Diflîcile à classer^
188.
Skipetar. Nom de l'albanais,
896.
Slave. Groupe —, 362. Limite
des langues slaves au moyen
âge, ibid. Alphabet, 363. Lan-
gues slaves actuellement vi-
vantes, 365. Glassiflcation des
langues slaves, 381.
Slave ecclésiastique. Où fut parlé
le—, 364.
Slovaque. Dialecte slave allié au
tchèque, 370.
Slovè7ie. Idiome sud-slave, 376.
Sokoto. Dialecte poul, 85.
Somâli. Dialecte éthiopien, 251.
Son dé en, 92,
Sonraïf 74.
Sorabe. Nom donné au slave de
Lusace, 372.
Sorbe. Serbe de Lusace, 372.
Sousou, 74.
Suane, 186.
Suédois. Sa place dans le groupe
Scandinave, 349.
Sumérien. Ce que quelques au-
teurs entendent par ce mot,
193.
Suojni. Son importance dans le
groupe lînnois, 121. Sa gram-
maire, 122.
Syntaxe. La — naît avant la
grammaire proprement dite,
42.
Syriaque. Sa place dans le
groupe araméen, 213.
Syro-arabe. Synonyme de sémi-
tique, 207.
Tagala, 92. |
Tamachek. Dialecte libyen, 249."
Tamoul, Importance du — dans
le groupe des langues dravi-
diennes, 103. Possède un al-
phabet particulier, 115.
ra^rt;-. Nomdu groupe turc, 134.
— de Crimée, 135.
Tavghi. Dialecte samoyède, 119.
Tchèque. Limites du —, sou
orlnographe, sa grammaire,
370.
Tchérémisse, 121, 125.
Tchoude, 121,
Tcherkesse, 185.
Tchetche7ize, 186.
Tchouktche américain, 184.
Tchouktchc asiatique, 184.
Tchouvache, J35.
Téda, 16.
Téhuelche, 171.
Tékéza, 80.
Temps. Les deux — de la lan-
gue sémitique commune, 210.
Les six — de l'indo-européen
commun, 262.
Té7ié, 74.
Tété, 79.
Thouche, 186.
Tibétain. Est une langue mon(
syllabique, 54.
Tigré. Parent du ghez, 238-.
Toma, 74.
TABLE ANALYTIQUE.
433
Ton. Importance du— dans les
langues monosyllabiques, 42.
Différents — du chinois, 47.
Différents— de l'annamite, 53.
Différents — du siamois, 54.
Différents — du birman, ibid.
Tnugou.se. Groupe — deslangues
ouralo-altaïques, 140.
Tntonak, 170.
Touda, 105.
Toulon. Grand nombre des for-
mes dérivées en — , 113.
Tournâtes 88.
T'uiranien. Mot vide de sens,
198, Théorie fallacieuse des
langues touraniennes, ibid.
Tsaco7iieji. Dialecte — du grec
moderne, 296.
Tsiganes. Dialectes des — , 274.
Tudesquc. Nom donné au vieux
haut-allemand, 359.
Tupi, 171.
Turc. Groupe des langues ou-
ralo-altaïques,134. Grammaire
du —, 136.
Turcoman, 134.
Tuskarora, 169.
Vie, 47.
Vepse, 121.
Verbe. Le — sémitique, 210. Le
— indo-européen, 261.
ViJide. Nom donné au slave de
Lusace, 372.
Vogoul, 126.
Vote,\%i.
Votiaque, 126.
Wallon. Dialecte de la langue
d'oïl, 324.
Wiratouroi. Dialecte austra-
lien. 89.
Wolaroi. Dialecte australien ,
90.
Wolofy 69.
Yakout, 134.
Yorouba, 76.
Youkaghir, 184.
Yourak. Dialecte samoyède, 119.
Yuma, 179.
Ze?id. Découverte du — ,277. Le
— est l'éranien oriental, 278 . Sa
grammaire, 279. Son âge, ibid.
Zoulou, 79.
Zyriène. Langue ouralo-altaï-
que, 126.
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