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Full text of "L'amant passionné"

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in  2010  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lamantpassionnOOIemo 


CAMILLE    LEMONNIER 


S 


L'AMANT 

PASSIONNÉ 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,  ÉDITEUR 
11.     RUB     DE      GRENELLE,      1  1 

1904 


L'AMANT   PASSIONNÉ 


OUVRAGES  DU  MÊME  AUTEUR 

PUBLIÉS  DANS  LA   B I B  L I  0  T  H  È  Q  U  E  -  C  H  A  R  P  E  N  T I E  R 
à  3  fr.  oO  le  volume. 


Thérèse  Monique    2'   mille 1  vol. 

L'Hystérique    i^  i^^\\\q 1  vol. 

Madame  Lupar  (3«  mille i  vol. 

Happe  Chair   3^  i^iiHe 1  vol. 

Le  Possédé  '2«  mille 1  vol. 


//  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 
Oainze  f\:cemplaires  sur  papier  de  Hollandi 


*ari.s.  —  L.  Marbtheox,  imprimeur,  1.  rue  Cassette.  —  ^073. 


CAMILLE    LEMONNIER 


L'AMANT 


PASSIONNÉ 


PARIS 

BIBLIOTHÈQUE -CHARPENTIER 

EUGÈNE  FASQUELLE,   ÉDITEUR 
11,      RUE     DE     GRENELLE,      11 

190  t 
Tous  droits  réservés. 


fiîBLIOTHfCA 


faviensis 


L'AMANT  PASSIONNÉ 


CHAPITRE   PREMIER 


Dans  le  réduit  qui  lui  servait  pour  sa  toi- 
lette, PaulLarue  s'iiabillait.  Les  deux  papil- 
lons du  gaz  brûlaient  près  de  la  glace  ;  leur 
flamme  tempérait  mal  le  froid  qui  soufflait 
par  les  fenêtres  du  cabinet  de  travail.  C'était 
une  vaste  pièce  au  rez-de-chaussée  d'un 
ancien  hôtel  patricien,  prolongeant,  du  côté 
du  jardin,  un  apparlement  qui  se  composait 
de  la  salle  à  manger,  des  deux  chambres  à 
coucher,  de  la  cuisine  et  du  salon  où  l'on 
dansait  autrefois  et  qui  avait  été  approprié 
à  sa  profession  d'avocat. 

Le  buste  avancé  par-dessus  la  plaque  de 
marbre,  Paul,  l'onglée  aux  doigts  dans  cette 

1 


2  1 /AMANT  PASSION-NE 

température  d'hiver,  s'impatientait  à  façon- 
ner la  coque  de  sa  ci'avate  de  soie  à  reflets 
3'or,  un  cadeau  de  Madeleine,  parmi  tant 
d'alitres  qui  l'accommodaient  à  son  goût 
de  jolie  femme  mondaine.  Celait  pour  se 
rendre  à  un  de  ses  rendez-vous  qu'il  se 
hâtait. 

—  Madeleine!  dit-il  lentement,  touthaul. 

La  bouche,  sensuelle  et  fine  sous  la  mous- 
tache brune  en  brosse,  frémissait  au  rappel 
du  nom  idolâtré,  évocaleur  de  plus  d'une 
année  de  baisers  déjà.  Puis  ses  yeux  gris, 
frangés  de  cils  noirs,  un  instant,  se  plis- 
saient, embrassant  toute  l'image  enfermée 
aux  ondes  lumineuses  du  verre,  comme  si  le 
regard  inquiet  et  ennuyé  y  eût  cherché  d'obs- 
curs pronostics.  La  tête  apparut  volontaire, 
pâle  et  passionnée,  le  front  labouré  de  trois 
rides  épaisses  qui,  en  s'agitant,  imprimaient 
à  toute  la  face  un  signe  de  fatalité.  Paul,  à 
trente  ans,  avait  la  mélancolie  des  visages 
encore  jeunes  et  que  la  vie,  l'étude,  l'amour 
ont  reforgés  sur  leurs  mystérieuses  enclumes. 
11  eut  un  petit  accès  de  toux  ;  il  toussait  depuis 
un  peu  de  temps. 

—  Jusqu'au  bout!  dit  il  étrangement  en 
haussant  les  épaules. 

La  pendule  sonna  quatre  coups  :   c'était 


I/AMANÏ   PASSIONNÉ  3 

pour  cinq  heures,  chez  leur  vieille  auiie, 
Angèle  Ducotiliou,  l'ancien  professeur  de 
piano  de  Madeleine,  qu  enlre  eux  ils  appe- 
laient la  «  pelile  poste  »  et  qui  de  l'un  à 
l'aulre  portait  leurs  billets  les  jours  où  ils  ne 
pouvaient  se  voir.  Rien  qu'un  quart  d'heure 
de  trajet  d'ailleurs:  un  Iramway  le  débarquait 
au  coin  de  la  rue  où  habitait  la  bonne  demoi- 
selle. 

C'était  toujours,  comme  aux  premiers  mo- 
ments, la  joie  pour  lui  de  la  revoir,  d'avoir 
aux  hanches  son  rythme  nerveux,  de  sentir 
monter  de  ses  robes  le  parfum  de  peau  d'Es- 
pagne qui  avait  fini  par  devenir  l'odeur 
même  de  sa  chair  de  brune.  Il  goûtait  près 
d'elle  la  griserie  un  peu  folle  d'un  tout  jeuno 
homme  à  la  première  maîtresse,  la  gravité 
charmée  d'un  homme  mùr  qui  a  refermé 
sur  un  être  d'élection  les  portes  du  désir. 
Madeleine  avait  passé  dans  sa  vie  de  travail- 
leur à  laJois  comme  un  éveil  de  printemps 
et  comme  les  souffles  orageux  de  Tardent 
été.  Toute  l'ancienne  symétrie  de  ses  jour- 
nées partagées  entre  le  barreau  et  son  cabi- 
net de  travail  avait  été  bouleversée  dans  le 
coup  de  vent  de  son  existence  nouvelle,  régie 
par  d'amoureuses  exigences. 

Ce  jour-là,  il  avait  du  remettre  un^  client 


4  LAMAM   PASSIONNÉ 

pour  ne  pas  manquer  le  bienheureux  rendez- 
vous.  Au  matin,  il  avait  plaidé,  dans  une 
aiïaire  importante,  avec  son  ancien  patron 
M'  Henri  Cormont,  le  mari  de  Madeleine.  11 
avait  au  barreau  le  renom  d'un  jeune  avocat 
studieux  et  éloquent.  Une  cause  retentissante 
où  il  avait  défendu  Fauteur  d'un  virulent  pam- 
phlet socialiste,  au  nom  des  idées  nouvelles, 
l'avait  du  coup  mis  en  lumière.  «  Mon  cher 
ami,  lui  avait  dit  Cormont  ce  jour-là,  vous 
avez  peut-être  agi  selon  votre  conscience, 
mais  certainement  contre  votre  intérêt.  Vous 
aurez  désormais  des  causes,  vous  n'aurez 
jamais  un  cabinet.  » 

Ce  souvenir,  qui  inopinément  arrivait  se 
marier  à  la  pensée  de  Madeleine,  éveilla  en 
lui  des  rappels.  11  eut  aux  dents  un  rire  sans 
bruit,  le  rire  qui,  à  distance,  mord  dans  de  la 
chair  vive.  C'était  à  la  suite  de  ce  procès  où 
il  avait  eu  les  accents  d'un  vrai  orateur, 
que  Madeleine  s'était  sentie  entraînée.  Elle 
lavait  entendu  plaider,  très  beau  dans  le 
vent  de  ses  larges  manches,  avec  un  mépris 
fier  de  l'appareil  social  qui,  du  poids  écra- 
sant de  ses  gendarmes  et  de  ses  pohciers,  de 
ses  juges  en  robes  noires  et  de  ses  présidents 
de  cour  en  robes  rouges,  s'ébranlait  contre 
un  seul  homme,  lequel,  armé  de  son  minus- 


LAMANT   PASSIn.\M>  r, 

cule  outil  terrible^  une  plume,  tenait  tèle  à  la 
meute  entière. 

Jusqu'alors,  presque  rien  entre  elle  et  lui. 
malgré  la  demi-intimité  qui  les  rapprociiait 
dans  la  maison  où  il  avait  été  stagiaire,  où  il 
continuait  à  venir  en  ami  :  un  désir  timide  et 
respectueux  de  la  part  de  Paul,  de  la  coquet- 
terie, de  la  curiosité,  un  attrait  secret  du 
côlé  de  Madeleine...  El  pais,  le  lendemain 
du  jour  où  l'acquitlement  du  pamphlétaire 
le  fiançait  à  la  notoriété,  il  lui  disait  ses 
quatre  années  d'attente,  d'émois  éperdus 
et  sans  espoir.  Elle  lui  avait  répondu  avec 
une  jolie  franchise  charmée  : 

—  Aimez-moi. 

Ah  oui,  il  n'aurait  peut-être  jamais  de 
cabinet;  mais  il  avait  ce  que  lui,  le  patron, 
n'avait  pas,  l'amour  de  Madeleine. 

Paul  Larue,  tout  babillé,  parfumé  de  cette 
nerveuse  odeur  d'oeillet  impérial  qu'elle  lui 
avait  choisie  elle-même,  passait  son  par- 
dessus, quand  la  vieille  Toine,  de  l'autre  côté 
de  la  porte,  tout  à  coup  cria  : 

—  Une  lettre. 

Une  peur  lui  coupa  le  souffle.  11  déchira 
l'enveloppe  ;  il  avait  reconnu  la  main  rapide, 
sincère  et  frivole  de  Madeleine.  C'était  l'é- 
ternel petit  billet  banal  et  gentil  : 

1 


6  L'AMANT  PASSIONNÉ 

u  Mon  chéri,  ne  m'en  veux  pas...,  je  ne 
pourrai  pas  venir  avanl  six  heures  et  pour 
un  instant  seulement...  Mais  sois  heureux  : 
demain  je  pourrai  te  donner  deux  grandes 
heures...  J'irai  les  passer  chez  toi...  A  tout  à 
l'heure,  haisers,  haiscrs.  » 

Paul,  debout  près  de  la  table  chargée  de 
livres  et  de  papiers,  regarda  longtemps  le 
feuillet  qu'il  tenait  aux  doigts.  Une  fine 
ondée  de  lumière,  de  dessous  la  porcelaine 
de  Tabat-jour  vert  d'eau,  arrosait  l'écriture 
aux  lettres  inégales,  presque  toutes  hautes  et 
droites  au  commencement  du  mot  et  finis- 
sant par  des  traits  frisés  et  couchés. 

—  Comme  c'est  bien  toi!  fit-il  à  mi-voix, 
de  son  timbre  métallique  et  émoussé. 

Comme  c'était  elle,  en  efïet,  avec  sa  droi- 
ture, sa  sensibilité,  sa  perpétuelle  mobilité 
de  petit  oiseau  joli  dans  une  cage  dorée! 
Jamais  elle  n'allait  au  bout  de  son  idée,  pas 
plus  que  de  ses  mots.  Lui  seul  savait  tout  ce 
qu'il  y  avait  de  tendresse  grave  et  douce 
sous  sa  petite  folie  de  poupée  à  la  mo:le  :  il 
voyait  l'autre  côté  de  cette  âme  qui  avait 
toujours  l'air  de  rire.  Le  rire  était  même  si 
particulièrement  l'expression  du  visage  de 
Madeleine  que  celui-ci  en  restait  écaillé  de 
fines  craquelures  dans    la   fraîcheur   chif- 


L'AMANT  PASSIONNÉ  7 

fonnée  et  mate  de  la  peau.  Au  l'ond^  c'était 
une  tendre  et  une  sentimentale.  Ses  larmes 
étaient  sincères  avec  lui  autant  que  son  rire 
pour  les  autres,  et  même  pour  son  mari, 
étail  simplement  le  mensonge  d'une  vie  qui 
se  défendait. 

—  Allons... 

Il  replia  la  lettre,  la  mit  dans  son  porte- 
carte,  encore  une  petite  chose  d'elle,  un  don 
d'anniversaire  qui  lui  rappelait  le  jour  de  la 
fin  d'avril  où  ils  s'étaient  aimés  pour  la  pre- 
mière fois. 

Le  froid,  avec  le  soir,  malgré  les  rideaux 
épais  elles  boudins  des  jointures,  s'infiltrait 
plus  vif  par  les  deux  portes-fenêtres  donnant 
sur  le  jardin  ouaté  de  neige.  Paul  fut  repris 
de  sa  petite  toux  sèche  :  il  dut  ouvrir  le 
régidateur  de  la  Salamandre  émaillée  en 
blanc,  trop  petite  dans  l'ampleur  de  Tâtre. 
Aussitôt  le  feu,  qui  économiquement  couvait, 
gronda;  une  chaleur  dilata  la  température 
morte  de  la  vaste  pièce.  Et  pour  utiliser  un 
répit  forcé,  il  allumait  sa  lampe  de  bureau, 
prenait  sur  la  table  le  dossier  d'une  affaire. 

Le  timbre  de  l'appartement  encore  une  fois 
vibra  et  de  nouveau  il  sentait  se  réticuler  ses 
nerfs.  Ah!  il  les  connaissait  bien,  ces  pince- 
ments irrités  de  sa  sensibihté,  les  jours  où  il 


8  L'AMANT   PASSIONNE 

devait  la  voir,  où  il  demeurait  tendu  de  tout 
son  être  vers  l'angoisse  de  l'imprévu  qui  si 
souvent  remettait  tout  en  cause. 
'  Toine  lui  apportait  un  billet,  comme  tout 
à  riieure  :  il  le  lui  arrachait  des  doigts,  res- 
tait un  instant  sans  l'ouvrir,  très  pâle,  la 
main  crispée  aux  battements  de  son  cœur. 
Et  puis  il  faisait  sauter  Tenveloppe. 

<(  Décidément,  non,  mon  chéri...  je  ne 
pourrai  pas  te  voir...  Je  t'écris  de  chez  ma 
couturière...  En  aurai  pour  une  heure  encore 
au  moins  à  essayer...  Et  puis  j'avais  oublié 
que  nous  avons  quelqu'un  à  dîner  ce  soir... 
Je  charge  mon  cocher  d'aller  te  porter  ce 
mot.,.  Que  d'ennuis...  Mais  va,  demain  serai 
toute  à  toi...  Un  million  de  baisers.  » 

Ses  bras  retombèrent,  il  eut  froid  au  cœur, 
profondément.  Une  robe  avait  été  plus  forte 
que  son  amour..  Ah!  comme  il  la  détestait 
tout  à  coup  de  toute  sa  passion  blessée  î 

Dans  la  minute  désemparée,  un  rire  amer 
aux  lèvres  pour  sa  sotte  crédulité,  il  enten- 
dit au  fond  de  la  chambre  grelotter  une 
petite  voix  cassée.  C'était  la  vieille  ser- 
vante, l'amie  des  temps  durs  de  la  famille, 
demeurée  debout  près  de  la  porte,  petite 
ombre  fléchie  jusqu'oii  n'allait  pas  la  clarté 
de  la  lampe. 


LAMANT   PASSIO.NM-:  '> 

—  C'est-y  qu'y  a  queuqiie  chose  qui  vous 
fait  de  la  peine,  m'sieu  Paul? 

Sa  rancune  chavira  devant  la  parole  si 
doucement  compatissante  de  Thumble  créa- 
ture. 

—  Ma  bonne  ïoiue.  j'avais  compté  manger 
un  morceau  en  ville,  mais  c'est  changé,  je 
resterai  dîner  avec  maman. 

—  Ah  !  bien,  j'vas  vous  faire  un  bon  chaus- 
son... Ça  vous  fera  le  cœur  moins  gros. 

Les  images  remontèrent  :  il  revit  les 
fumants  chaussons  aux  pommes  du  passé, 
là-bas  au  village,  sur  la  table,  quand  le  père 
vivait  encore  et  qu'on  habitait  ensemble  la 
grande  maison  en  pierres  du  pays,  avec  son 
verger  grimpant  dans  la  monlagne... 

La  porle  sans  bruit  s'était  refermée  sur  le 
rire  discret  de  Toine,  ce  gloussement  de  vieille 
poule  qui  lui  sortait  de  la  bouche  étrécie  en 
goulot  de  bouteille. 

Il  retira  sa  redingote,  endossa  son  veston 
demollelon,  mais  son  cœur  ne  s'apaisait  pas 
tout  de  suite;  il  le  sentait  battre  sous  sa  main 
avec  violence.  C'était  la  petite  angoisse  de 
Madeleine,  ces  secousses  oi^isa  poitrine,  dans 
la  joie  ou  la  peine,  semblait  se  briser. 

Ses  yeux,  tout  un  temps  fixés  dans  le  vide, 
maintenant   glissaient,    arrivaient    s'arrêter 


10  i;amant  passionné 

sur  le  petit  cartel  du  calendrier  en  cuir  de 
Russie,  à  côté  du  classeur.  Les  aiguilles  fau- 
chaient le  champ  des  heures  :  la  grande  sans 
cesse  courait  après  la  petite.  Elles  avaient 
déjà  dépassé  le  slade  qui  pour  lui  eût  été  le 
prix  de  toutes  ses  dernières  journées  d'at- 
tente, dans  celte  course  au  bonheur  où  il 
n'était  jamais  sûr  d'arriver  jusqu^au  but... 
Evanouis  encore  une  fois  l'espoir,  le  désir, 
le  bonheur,  petit  tas  de  cendres  d'un  feu  qui 
n'avait  flambé  qu'en  rêve  I 

Comme  il  prenait  sa  plume,  tout  près  de 
lui,  un  grave  visage  le  regarda,  sembla  lui 
dire  :  Courage!  Il  contempla  un  peu  de 
temps  la  carte-album  où,  les  mains  sur  les 
genoux,  dans  sa  robe  de  soie  des  jours  céré- 
monieux, M™'  Larue  était  assise,  les  yeux 
froids  et  clairs  des  grands  visages  de  paysan- 
nes sous  l'ourlet  des  bandeaux  plats. 

Ah!  celle-là,  l'âme  rigide  des  aïeules  de  la 
race,  la  chaleur  des  vieilles  humanités  des- 
cendue aux  mains  qui  avaient  caressé  sa  petite 
enfance,  la  maman  simple,  taciturne  et  grave 
comme  la  terre  natale  ! 

Sous  le  cercle  clair  de  la  lampe,  c'était 
l'image  mêlée  à  ses  veillées  studieuses  et  qui 
présidait  à  son  effort  intellectuel,  l'image 
même  de  la  famille  à  travers  les  âges,  ascen- 


L'AMANT   PASSIONNÉ  -Il 

(lances  obscures  qui  avaient  attendu  d'ôlre 
magnifiées  dans  Tassomplion  des  postérités. 

Il  soupira,  saisit  un  dossier,  se  mit  au  tra- 
vail. Mais  une  petite  ombre  dansante  tou- 
jours arrivait  tournoyer  entre  les  lignes. 

—  Non,  non,  je  t'en  prie,  Madeleine, 
disait-il,  comme  si  ^raiment  elle  était  là  pI 
qu'il  se  défendît  contre  elle. 


CHAPITRE   II 


—  Chéri... 

Dans  la  clarté  de  la  lampe,  à  petits  coups 
de  talons  rapides,  elle  venait  à  lui  ;  sa 
marche  légère  et  nerveuse  faisait  chanter 
les  soies  d'un  bruit  mousseux  d'écumes. 

Depuis  la  pointe  des  bottines  sous  la  jupe 
en  cloche,  le  relief  moulé  des  genoux  à 
chaque  pas,  la  souplesse  mince  de  la  taille 
dans  le  paletot  de  loutre  lâche,  jusqu'à  l'air 
de  fine  usure  du  visage  au  nez  rougi  dei-- 
rière  la  voilette  que  très  vile  elle  relevait, 
Paul,  une  seconde,  la  tint  tout  entière  dans 
le  plissement  heureux  de  ses  yeux  gris. 

Il  y  avait  une  semaine  qu'il  l'attendait,  et 
enfin  elle  était  là,  s'écrasant  contre  lui  dans 

2 


14  LAMAXT  PASSIONNE 

le  grand  baiser  fou  dont  il  l'enveloppait. 
Elle-même,  en  entrant,  avait  donné  le 
tour  de  clef,  si  peu  nécessaire  que  fiil  la 
précaution.  Tout  de  suite  la  maison  sem- 
blait se  refermer  sur  son  passage;  à  peine 
elle  voyait  dans  la  pénombre  lui  sourire  le 
vieux  visage  ridé  de  Toine;  et  elle  n'avait 
besoin  de  rien  dire,  elle  savait  bien  qu'elle 
ne  verrait  personne  sur  son  chemin,  dans 
le  silence  soudain  des  chambres  où  derrière 
elle,  à  mesure,  s'étouffaient  les  bruits  de  la 
vie.  Un  même  mystère  entourait  ses  départs; 
jamais  elle  ne  s'était  rencontrée  avec  M""'  La- 
rue.  Celle-ci  parut  toujours  ignorer  qu'il 
venait,  à  de  certains  jours,  une  dame  qui  ne 
s'en  allait  pas  tout  de  suite  et  qui  n'était  pas 
une  cliente  ordinaire.  M"'  Larue  avait  une  mo- 
ralité sournoise  de  femme  de  la  campagne, 
déterminée  à  tout  par  soumission  et  par 
intérêt.  Cela  lui  avait  réussi  avec  son  mari, 
le  receveur  des  contributions,  dans  leur 
petit  village  des  bords  de  la  Meuse. 

—  Si  tu  savais,  mon  Pauletl...  J'ai  pensé 
que  je  ne  te  re verrais  plus  jamais. 

.  Il  secouait  la  tête. 

—  Non,  ne  me  dis  rien...  Je  ne  veux  rien 
savoir...  Mais  (a  bouche,  donne-moi  ta 
bouche,  toujours! 


L'AMANT  PASSIONM:  15 

Aux  bouquets  fleuris  du  papier  de  lenlure^ 
une  ombre  noua  le  dessin  de  leurs  silhouelles 
qui,  dans  la  petite  démence  de  cette  minute, 
ne  pouvaient  se  déprendre.  A  pas  glissants 
comme  en  une  atmosphère  de  songe,  il  l'en- 
traînait ensuite  vers  le  vieux  divan  près  du 
feu.  C'était  un  des  meubles  sacrés  de  la  mai- 
son; un  jour,  il  avait  fallu  y  étendre  le  père 
foudroyé  par  l'apoplexie.  On  s'était  borné, 
depuis,  à  renouveler  Tétoffe. 

Du  tâtonnement  de  ses  doigts,  il  défit  les 
fermoirs  d'argent  du  paletot  tandis  qu'elle- 
même,  les  bras  en  corbeille,  retirait  les 
épingles  de  son  chapeau.  Il  l'eut  alors  contre 
lui,  dans  le  chitTonnement  de  sa  robe,  avec 
la  liane  souple  et  agile  de  son  buste  long 
comme  une  nymphe  de  Hodin.  Les  peignes 
d'écaillé,  un  à  un,  d'une  chute  sourde  de 
pivoine  effeuillée,  tombèrent  sur  le  tapis; 
elle  fut  enveloppée  des  chaudes  ondes  brunes 
de  ses  cheveux. 

—  Ton  cœur,  ton  pauvre  cœur...  disait- 
elle,  la  tète  appuyée  à  sa  poitrine.  Mon  Dieu  ! 
qu'il  bat  avec  force  I  Comme  cela  me  fait  mal  ! 

Lui,  souriait  sous  les  mains  dont  elle  lui 
pressait  sa  vie  bondissante. 

—  Laisse  donc,  puisque  c'est  par  là  que 
je  vis... 


16  L'AMANT  PASSIONNÉ 

Doucement,  il  les  détachait  pour  l'arra- 
cher à  la  sensation  anxieuse.  Puis,  l'asseyant 
parmi  les  coussins,  il  glissait  à  ses  pieds, 
demeurait  longtemps  la  tête  enfouie  dans 
son  corsage. 

—  Je  revis,  j'oublie  tout  quand  lu  es  là, 
murmurait-il. 

Aux  sources  de  la  volupté,  ni  Tun  ni 
l'autre  ne  pensèrent  plus.  Toute  la  vie  de 
Tendehors  fut  suspendue;  il  n'exista  plus 
que  leur  seule  vie  profonde.  Songe  émer- 
veillé 011  le  monde  sembla  arrêté,  ce  fut  le 
miracle  de  Toubli  des  êtres  et  des  choses 
autour  de  la  nef  incertaine  de  leur  bonheur 
toujours  ballottée  aux  remous  de  l'aven- 
ture. 

L'heure  passa.  Tout  à  coup,  à  travers  la 
cloison,  une  pendule  sonnait.  Un  frisson 
courut  aux  épaules  de  Madeleine;  il  sembla 
que  la  vibration  métallique  se  fût  prolongée 
en  ses  fibres.  11  leva  la  tête,  lui  vil  les  yeux 
partis,  tendus  là-bas  vers  la  vision  obsé- 
dante, on  ne  sait  quel  mirage  de  foule  cé- 
rémonieuse et  effrénée  lui  faisant  signe  de 
venir. 

Son  amour  se  glaça;  il  fut  debout  devant 
elle,  la  regardant  durement  du  gris  tVoid  de 
ses  veux. 


L'AMANT  PASSIONNÉ  17 

—  C'est  fini  alors?  la  communication  esl 
coupée? 

Sa  voix  était  rauque,  la  voix  des  impulsifs 
violenls  dans  les  moments  où,  sous  les  coups 
de  marteau  du  cœur,  les  cordes  se  fêlent  et 
sont  près  de  se  briser. 

Elle  tressaillit,  lui  jela  les  bras  au  cou  : 

—  Va,  je  suis  aussi  malheureuse  que  toi... 
C'est  ma  faute,  je  sais  bien.  Mais  on  ne  se 
refait  pas...  Et  puis  un  mari,  un  enfant,  je 
suis  prise  par  tous  les  côtés  à  la  fois. 

—  Tu  l'as  dit,  fit-il  en  toussant  ;  moi,  je  n"ai 
que  le  reste  de  tous  les  morceaux  de  ta  vie 
que  tu  donnes  aux  autres. 

Elle  eut  un  grand  élan  sincère  : 

—  Toi!  tu  as  le  meilleur  de  moi...  Tu  es 
avec  ma  Paulelle  ce  qui  me  ferait  revivre 
du  fond  de  la  mort  même. 

Alors,  à  cette  évocation  de  l'enfant  frêle,  de 
la  fillette  de  dix  ans  qui,  par  un  jeu  singu- 
lier du  hasard,  s'appelait  du  même  nom  que 
lui,  le  flot  orageux  du  sang  s'apaisait  chez 
PaulLarue. 

—  Oui,  redis-moi  cela...  C'est  si  doux 
pour  moi  d'être  avec  elle  une  part  vivante  de 
ton  âmel  T'aimerai-je  jamais  assez  pour  mé- 
riter un  tel  don  de  toi-même  ? 

Ils  échangèrent  un  baiser  où  déjà  passait 


18  L'AMANT   PASSIONNÉ 

la  tristesse  des  adieux.  Lui-même,  ensuite, 
allait  prendre  son  paletot  sur  le  fauteuil. 

—  Tu  vois  bien  que  je  suis  raisonnable. 
Mais  maintenant  c  élait  elie  qui  ne  voulait 

plus  parlir. 

—  Pas  encore...  Encore  une  minute... 
C'est  une  peine  si  affreuse  de  se  quitter  I 

11  la  sentit  longuement  palpiter  contre  lui. 

Elle  lui  entourait  la  taille,  et  l'attirant,  se 
pressant  à  son  tlanc,  elle  le  menait  jusqu'à 
sa  table  de   travail. 

—  La  table,  la  cbère  peîite  table  où  tu 
écris,  où  tu  veilles,  où  tu  penses  à  moi...  Ton 
écriloire,  tes  plumes...  Et  là,  le  portrait  de 
la  mère,  de  ta  maman...  Comme  c'est  bon, 
revivre  tout  cela  par  le  souvenir,  quand  tu 
n'es  plus  près  de  moi  I  Moi  aussi,  j'ai  eu  une 
maman,  une  vraie  :  que  dirait-elle  de  sa  fille 
si  elle  revenait  au  monde  ? 

—  Tiens,  dit-il,  ce  petit  guéridon,  c'était 
dans  le  petit  salon,  chez  nous,  là -bas...  Un 
cadeau  de  maman  à  mon  père  le  jour  où  il 
eut  sa  pension...  Et  ceci,  la  tabatière  en 
écaille  de  la  grand'maman  qui  m'apprit  à 
marcher...  J'y  mets  à  présent  mes  plumes... 
Et  ceci  encore... 

Elle  n'y  prenait  plus  attention. 

De  nouveau,  le  timbre  d'or,  dans  la  cham- 


L'AMANT  PASSIONNÉ  19 

bre  voisine,  grésillonnait  comme  le  grillon 
de  Télé...  Six  heures...  Tous  deux  tressail- 
lirent. L'ombre  reflua  sous  la  lampe,  les  pla- 
fonds s'obscurcirent;  et  elle  lui  mellait  la 
main  à  l'épaule. 

—  Celle  fois... 

Us  se  détachèrent  :  le  silence  retomba  pro- 
fond; ils  étaient  redevenus  pareils  à  deux 
étrangers  qui  ne  savaient  plus  que  se  dire. 
Elle  fixait  son  chapeau  devant  un  petit  mi- 
roir de  Venise  qu'il  avait  acheté  pour  elle  : 
il  lui  passa  les  manches  de  son  paletot. 

La  porte  ensuite  mystérieusement  s'ouvrit  ; 
Madeleine  sans  bruit  glissa  sur  les  tapis  du 
vestibule:  toute  la  maison  sembla  dormir 
pour  son  départ  comme  elle  avait  dormi  pour 
son  arrivée...  Près  du  seuil  elle  releva  à 
demi  sa  voilette. 

—  Adieu!... 

Leurs  bouches  s'aspirèrent  dans  un  der- 
nier baiser;  une  seconde  il  la  regardait  se 
jeter  à  la  rue.  Les  roues  d'un  fiacre  s'éloi- 
gnèrent. 

Il  rentra,  regarda  quelque  temps  le  divan 
et  puis,  la  tête  dans  les  mains,  d'une  peine 
immense,  il  disait  : 

—  Partie  ! 

Une  main   gratta   h    la   porte;    sa    mère 


20  L  AMANT  PASSIONNÉ 

s'annonçait  ainsi  quand  elle  le  croyait  au 
travail,  ne  se  décidant  à  tourner  le  bec-de- 
cane  que  s'il  lui  répondait  d'enlrer.  Il  alla 
ouvrir,  et  il  la  voyait  là  avec  son  grave  et 
honnête  visage,  sans  une  curiosité  dans  les 
yeux,  comme  si  elle  n'avait  pas  même  à 
commander  à  l'expression  de  ses  traits  pour 
ignorer  qu'une  femme  venait  de  sortir. 

—  Mon  fî,  c'est  le  monsieur  de  l'autre 
jour...  Je  l'ai  fait  attendre. 


CHAPITRE   m 


—  L'amour  iVest  peul-être  qu'une  ma- 
ladie. 

Cormont,  un  bout  de  la  serviette  passé 
dans  son  col  de  chemise,  tout  en  lançant 
son  paradoxe,  laborieusement  écrasait  dans 
le  beurre  une  tranche  de  brie.  Il  aimait  le 
gibier,  les  fruils,  les  fromages  et  les  vins, 
adonné  aux  grasses  sensualités  de  la  table. 
Grand,  large  d'épaules,  le  thorax  bombé  de 
l'orateur,  avec  une  courbe  de  ventre  qui 
allait  à  sa  stature  puissante,  il  semblait 
sonner  du  cor  en  parlant. 

Ce  soir  là,  particuHèrement,  il  s'aban- 
donnait, riait,  risquait  des  boutades  osées, 
heureux   de  la  journée   qui   lui  avait  valu 


22  l/AMAM'   PASSIONNE 

un  succès  de  plaidoirie  dans  une  affaire 
d'héritage,  fructueuse  pour  lui.  Madeleine 
goûtait  peu  sa  gaieté  bruyante.  Celle-ci,  au 
contraire,  amusait  la  gravité  du  vieux 
Sadoine,  un  visage  épiscopal,  rose  et  rasé 
de  près,  des  yeux  clairs  d"enfant  sous 
un  haut  front  dégarni.  Dans  son  masque 
mobile  de  comédien,  aux  épais  sourcils  gri- 
sonnants, le  dessin  d'une  bouche  aimable, 
ingénue,  spirituelle  correspondait  à  la 
culture  fleurie  de  son  esprit,  à  sa  rhéto- 
rique onctueuse  et  abondante,  au  timbre 
charmeur  d'une  voix  adroitement  nuancée. 
Sadoine  triomphait  dans  les  dialectiques 
subtiles;  il  avait  plaidé  pour  des  femmes 
du  monde,  dans  des  divorces  célèbres,  et 
ses  plaidoiries  étaient  toujours  des  pre- 
mières; il  y  avait,  autour  des  orbes  de  son 
geste,  quelque  chose  du  magnétisme  des  ora- 
teurs sacrés  parlant  dans  le  battement  des 
longues  manches  du  froc. 

Ce  grand  orateur,  d'ailleurs,  était  presque 
un  silencieux  dans  la  vie;  il  souriait,  et  ce 
sourire  parlait  pour  lui.  Son  nom,  son  âge, 
sa  gloire  imposaient.  Cormont,  dénué  de  sen- 
sibilité mentale,  était  un  des  seuls  qui  ne  se 
sentît  pas  troublé  près  de  cette  haute 
expression  d'humanilé. 


LAMANT   PASSIO.NNK  23 

—  Un  mal  de  dents  qu'on  aurait  an  cœur 
alors?  s'écria  Madeleine  en  pressant  de  la 
pointe  de  son  soulier  les  escarpins  de  Paul. 

On  avait  causé  d'amour  :  chacun  avait  ex- 
primé son  sentiment.  L'avocat  Marcille,  en 
s'inclinant  vers  sa  femme,  avait  dit  simple- 
ment qu'il  n'en  connaissait  qu'un  au  monde, 
c'était  celui  qui  ne  se  reprenait  jamais.  Sa- 
doine  malicieusement  insinuait  que  sa  qua- 
lité de  célibataire  le  laissait  sans  compé- 
tence dans  la  question.  Paul,  seul,  ne  s'était 
pas  encore  prononcé. 

—  Et  vous,  monsieur  Larue.  que  pensez- 
vous  de  tout  cela?  demanda  .\P'  Marcille 
après  qu'on  eut  ri  du  mot  de  Madeleine. 

Il  parut  sortir  d'un  rêve. 

—  Oh!  moi,  madame,  mon  avis?...  Je 
considère  que  l'amour  est  la  seule  chose 
importante  de  la  vie  :  toute  femm»:  qui 
l'inspire  est  l'égale  des  déesses. 

Aussitôt  Cormont  protestait. 

—  Larue  est  un  sentimentaliste,  et,  à  ce 
titre,  un  ennemi  de  la  société.  Que  devien- 
drait-elle si  la  question  de  sentiment  préva- 
lait hur  les  principes? 

11  avait  fini  de  trueller  son  brie  et  décou- 
pait son  pain  en  petits  quartiers  qu'il  endui- 
sait à  mesure  d'une  couche  de  fromage. 


24  LAMAM    PASSIONNE 

Un  feu  léger  passa  aux  joues  de  Paul; 
Madeleine  devina  que  son  cœur  avait  palpité; 
et  de  sa  voix  sourde  il  répliquait  : 

—  Les  principes  sont  les  rouages  de  la 
vie  extérieure;  c'est  une  mécanique  qui  n'a 
rien  de  commun  avec  Tintime  personnalité 
de  l'homme.  Celle-ci  uniquement  est  régie 
par  le  sentiment,  depuis  l'orgueil  jusqu'à 
Famour  :  nous  ne  vivons  tous  que  par  là. 

—  Du  tout...  du  tout...  Le  monde  ne  vit 
que  d'ordre  et  d'harmonie.  Le  sentiment  est 
une  poutrt'  jetée  dans  les  roues  de  la  ma- 
chine et  qui  la  fait  éclater  ;  c'est  si  vrai  que 
presque  toujours,  à  son  degré  le  plus  aigu, 
le  sentiment  confine  à  la  folie...  Othello  est 
un  fou  furieux. 

Marcille  tranquillement  disait  : 

—  il  n'y  a  qu'une  loi  pour  les  hommes, 
c'est  de  chercher  le  bonheur  comme  on  peut; 
et  après  tout  ou  ne  le  trouve  que  dans  le  sen- 
timent. 

Paul  regarda  Madeleine.  Sa  voix  tout  à 
coup  se  cuivra. 

—  Le  sentiment,  reprit-il,  est  encore  le 
meilleur  héroïsme  dans  un  temps  où  on  tient 
si  fort  à  sa  peau  et  oii  cependant  il  y  a  des 
gens  qui  continuent  à  mourir  d'amour. 

Elle   comprit,  se  raidit,  ferma  les   yeux. 


L'AMANT   PASS10NM-:  25 

l'ii  silence,  dans  l'atmosphère  chaude  des 
nourritures  et  des  vins,  les  enveloppa.  La 
mort  sembla  avoir  passé.  >r'  Marcille,  sans 
cause,  regarda  Madeleine,  landis  que  Cor- 
mont,  en  gonflant  les  épaules,  s'écriait  : 

—  Des  mois  ! 

Sadoine,  lui.  souriait  à  Paul.  Il  n'eut  qu'un 
mol,  dit  à  mi-voix,  avec  cette  onction  qui 
charmait  les  prétoires. 

—  J'aime  qu'un  jeune  homme  parle  ainsi. 
Les  femmes  applaudirent.  Madeleine,  dans 

sa  fierté  d'amour,  fut  sur  le  point  de  se 
trahir.  Sa  narine  battait  ;  elle  maîtrisa  mal 
le  sourire  triomphant  de  l'amante.  Elle  re- 
gardait son  mari  avec  un  mépris  profond. 

—  Oh!  si  vous  aussi,  mon  cher  maître..., 
fit  Cormont,  qui,  les  yeux  au  plafond,  en 
renversant  à  demi  la  tèle,  aspirait  lentement 
la  pourpre  lavée  d'un  vieux  chambertin. 

C'était  un  de  leurs  dîners  en  petit  comité, 
recherchés  des  confrères  pour  la  succulence 
des  plats  et  la  rareté  des  vins.  On  avait  arrosé 
le  gibier  de  léoville,  de  corton  et  de  nuits. 
La  femme  de  chambre  accélérait  autour  des 
convives  un  service  discret  ;  le  serveur,  un 
huissier  du  palais,  n'était  requis  que  les 
jours  de  gala. 

C'était    Cormont   qui,    dans    la    maison, 


•26  L'AMANT   PASbIU.NNE 

dressait  les  cuisinières  ;  il  arrivait  goûter 
les  sauces  ;  il  ne  confiait  à  personne  le  soin 
d'accommoder  certains  plais.  Sa  cave  était 
pour  lui  le  lieu  sacré  de  l'habitation.  Ce 
matérialiste  trouvait  des  accents  lyriques 
pour  célébrer  les  grands  vignobles  et  le  mi- 
racle des  alchimies  souterraines,  il  notait  pré- 
cieusemenl,  dans  un  carnet  à  riche  reliure, 
les  provenances,  les  millésimes  et  les  unités. 
Sadoine.  dîneur  délicat,  et  qui  rapportait 
aux  choses  de  la  cuisine  un  peu  de  son  goût 
pour  les  élégances  de  la  diction,  ne  désap- 
prouvait pas  ce  culte  pour  les  bénédictions 
de  la  terre.  Paul  Larue,  lui,  à  peine  prenait 
attention  aux  vins  qu'on  lui  servait. 

Après  le  dessert,  on  passa  prendre  le  café 
dans  la  bretèque  :  elle  était  spacieuse  et  pro- 
longeait, du  côté  de  la  rue,  le  salon  et  la  salle 
à  manger.  Des  tapis  persans,  des  peaux  de 
jjètes  recouvraient  le  parquet  :  For  roux 
d'une  toison  de  lion  tranchait  sur  la  fourrure 
d'un  énorme  ours  noir.  Çà  et  là  des  sièges 
d'Orient,  incrustés  de  nacres,  et  des  fauteuils. 

Dans  la  polychromie  des  verrières,  les  tu- 
lipes roses  du  lustre  reflétaient  la  luminosité 
ardente  d'une  illusion  de  jardin  constellé  de 
grandes  fleurs. 

C'était   Madeleine   elle-même   qui.    dans 


i;amant  PASSIONM-:  2: 

riiilimilé,  servait  le  café.  Debout  devani  le 
guéridon,  où  la  femme  de  chambre  avait  posé 
le  plateau,  elle  sucrait  à  mesure  les  tasses 
et  les  passait. 

—  Deux  morceaux?  dit-elle  à  Paul  qui 
regardait  éclore  au  bout  de  ses  doigts  souples 
et  longs  la  grâce  de  ses  petits  gestes  précis. 

—  Deux,  oui... 

Il  s'était  assis  dans  un  coin,  un  peu  à 
l'écart  de  Sadoine  et  de  Cormont  qui  cau- 
saient en  fumant.  Marcille  avait  pris  sa 
femme  par  le  bras  et  Tarrètait  devant  un 
ivoire,  un  merveilleux  petit  Bouddah,  llli- 
grané  comme  une  dentelle. 

Madeleine,  la  tasse  dans  la  main,  fit  trois 
pas  et  vint  à  lui,  mince  et  fuselée,  sans 
un  mouvement  des  hanches,  dans  sa  robe 
de  tulle  noir,  pailletée  de  phosphorescences; 
son  sourire,  la  joie  et  la  passion  de  ses 
yeux  la  précédaient.  11  Feut  contre  ses  ge- 
noux à  travers  les  tissus  légers  où  sinuait 
la  forme  de  son  corps. 

D'un  souffle  elle  disait  : 

—  Chéri!... 
Et  tout  haut  : 

—  Prenez  garde,  c'est  chaud. 
H  toucha  ses  doigts. 

—  Madeleine.... 


-28  LAMAM   PASSIONNÉ 

Et  puis  elle  avail  l'air  de  se  rappeler  : 

—  Dites  donc,  Monsieur  Larue...  Vous 
savez  que  vous  êtes  mon  prisonnier  demain... 
Je  vous  entraîne  à  travers  les  magasins. . .  C'est 
dans  trois  jours  notre  aibre  de  Noël,  à 
la  Sainte  enfance. 

Il  était  debout  devant  elle,  sa  lasse  aux 
doigts. 

—  A  vos  ordres,  Madame. 

Mais  tout  à  coup  il  se  souvenait  qu'il  avait 
promis  justement  ce  jour-là  à  sa  mère  :  il 
y  avait  un  mois  qu'elle  lui  parlait  d'aller 
ensemble  aux  boutiques  acheter  des  ca- 
deaux pour  les  enfants  d'un  frère  qui  était 
resté  au  village  et,  la  femme  morte,  élevait 
péniblement  sa  famille.  C'était  une  joie 
attendue  et  qui  lui  remettait  eu  pensée 
le  temps  oîi,  avec  le  père,  elle  allait  à  la 
ville  voisine  faire  l'emplette  de  ses  noëls,  à 
lui  Paul. 

—  Ah  I  pardon,  demain,  c'est  impos- 
sible. 

Madeleine  se  piqua,  une  impatience  lui 
moussa  aux  narines. 

—  Ohl  si  Monsieur  est  empêché... 
Tout  bas  elle  lui  disait  : 

—  .j'avais  arrangé  cela  pour  être  à  deux. 
Tu  ne  m'aimes  plus. 


L'AMANT   PASSIONNÉ  29 

Elle  vit  palpiter  ses  paupières  :  il  eut 
sa  petite  loux. 

—  Je  viendrai.... 

—  Bien  vrai?  fit-elle  tout  haut  en  riant... 
Ce  n'est  pas  un  sacrifice  trop  pénible? 

La  destinée  encore  une  fois  avait  tenu 
dans  la  durée  d'une  minute  :  le  cœur  ma- 
ternel roula  sur  le  chemin  où  passait  l'amour 
victorieux.  D'un  glissement  rapide,  Made- 
leine déjà  était  là-bas,  près  des  Marcille. 

—  Figurez-vous,  ma  chère  Clotilde,  c'e^t 
mon  tour,  cette  année.  Nous  avons  cent 
francs  pour  l'arbre.  Sans  compter  les  vête- 
ments, les  chaussures,  les  petits  trousseaux 
que  ces  dames  ont  faits  elle-mêmes;  alors, 
c'est  M.  Larue  qui  veut  bien  m'aider  dans 
mes  achats...  Gentil,  n'est-ce  pas? 

Marcille  les  laissa  causer  ensemble  et 
poussa  un  fauteuil  entre  Sadoine  et  Cor- 
mont. 

—  Votre  mari  n'est  donc  pas  jaloux?  fil  à 
mi-voix  M"""  Marcille. 

Aussitôt  le  rire  de  Madeleine  s'ébrouait. 

—  Mon  mari  jaloux?  Dieu  merci,  c'est  un 
sentiment  qu'il  ignore. . .  11  n'aurait  plus  d'es- 
time pour  lui-même  s'il  l'était...  Et  puis, 
pourquoi  voulez-vous  qu'il  soit  jaloux? 

Paul  était  au  supplice  et  à  la  fois  prenait 

3. 


30  L'AMANT  PASSIONNÉ 

un  intérêt  singulier  à  leurs  propos.  Il  admira 
la  témérité  de  Madeleine  et  se  rapprocha. 

—  Mais,  ma  chère,  parce  qu'il  y  a  un 
jeune  homme  qui  vous  accompagne,  répon- 
dit M""  Marcille. 

—  Venez  donc  ici,  Monsieur  Larue,  voilà 
Madame  Marcille  qui  vous  fait  un  compli- 
ment. 

—  Ne  Técoutez  pas^  Monsieur,  s'é- 
criait alors  la  jolie  Clotilde,  toute  rose  de 
confusion,  les  yeux  ingénus  sous  Tare  des 
sourcils.  C'est  après  tout  la  faute  de  M.  Cor- 
mont...  Je  n'aurais  rien  dit  s'il  avait  été 
jaloux  de  sa  femme. 

Sadoine  se  couchait  tôt  :  il  partait  presque 
toujours  après  le  café  quand  ilarrivaii  dîner. 
Il  y  avait  un  instant  que  la  vieille  pendule 
allemande,  en  piquant  des  notes  d'or  de  son 
carillon  la  sonnerie  de  la  demie  après  neuf, 
lui  avait  intimé  son  heure  hahituelle.  S'ap- 
puyant  des  mains  à  ses  genoux,  il  développa 
sa  haute  taille  qui,  à  la  barre,  ressemblait  à 
une  cariatide  du  Droit.  Cormont  et  Marcille 
aussitôt  se  levaient  comme  lui.  Aucun  des 
trois  ne  parlant  plus,  le  propos  de  M""'  Mar- 
cille tomba  dans  le  silence  qui  suivait  une 
fin  de  causerie  oii  le  grand  avocat,  d'une  sim- 
plicité    qui    étonnait    et    charmait,   s'était 


L'AMAM   PASSIONNE  31 

laissé  aller  à  conter  quelques  souvenirs  de 
ses  débuis. 

—  C'est  bien  de  l'honneur  que  vous  me 
faites,  chère  Madame,  s'écria  Henri  Cormont 
en  se  rapprochant.  Mais  je  me  sens  assez 
riche  de  mes  autres  défauts  sans  avoir  encore 
celui-là...  Nos  ancêtres  l'avaient  estimé  à  sa 
valeur  en  le  jugeant  par  surcroît  le  plus 
parfaitement  ridicule  dont  put  se  charger 
rhumanité. 

Madeleine  le  regarda  franchement  :  si 
quelqu'un  de  ceux  qui  étaient  là  avait  pu 
avoir  un  soupçon,  il  eut  admiré  le  calme 
de  son  audace. 

—  Après  tout,  je  ne  me  plains  pas... 
M.  Cormont  a  confiance...  C'est,  je  crois,  le 
plus  beau  compliment  qu'un  mari  puisse 
faire  à  sa  femme. 

Cormont  s'inclinait  : 

—  Flatté,  ma  chère... 

Alors  la  voix  haute,  fluette  de  M"""  Marcille 
s'éleva,  un  petit  chant  d'alouette  perdu  dans 
la  nue. 

—  Moi,  je  me  vante  d'inspirer  un  senti- 
ment différent  à  mon  mari;  il  est  jaloux  et 
je  crois  que  je  suis  jalouse  autant  que  lui. 

—  Comment  donc  faites-vous  pour  cela? 
s'écria  Madeleine  en  riant. 


32  LAMA>'T  PASSIONNÉ 

—  Mais,  répondait  avec  innocence  Clo- 
tilde,  c'est  bien  simple,  nous  nous  aimons. 

Tous,  à  travers  le  piquant  de  Taveu,  senli- 
rent  la  vivacité  et  la  candeur  des  afieclions 
exclusives.  L'amour  plana,  l'esprit  saint  qui 
présidait  à  leur  hymen.  Marcille,  à  l'âge  où 
la  maturité  se  glace,  gardait  les  feux  du  jeune 
été.  Clotilde,  qui  à  peine  avait  la  moitié  de  ses 
ans,  ne  Taimait  pas  moins  passionnément 
qu'il  ne  Taimait  lui-même.  Elle  avait  la  fraî- 
cheur des  matins  de  la  vie;  ses  yeux,  dans  la 
douceur  de  son  visage,  étaient  deux  lumières 
humides;  Marcille,  de  son  côté,  se  conservait 
pour  elle  droit  et  souple  comme  une  lame 
d'acier.  11  portait  avec  douceur  et  bonté  la  fi- 
gure martiale  d'un  homme  résolu  à  se  défen- 
dre jusqu'au  bout  contre  le  temps.  «Je  monte 
la  garde  devant  mon  Louvre  »,  disait-il.  Le 
souvenir  charmant  d'Estelle  et  de  Némorin 
les  suivait  à  travers  le  monde. 

Sadoine  prit  congé  sur  une  parole  ai- 
mable qu'il  disait  à  M""'  Cormont  en  lui  bai- 
sant la  main.  Cormont  ensuite  raccompagnait 
jusqu'au  vestiaire,  l'aidait  à  passer  sa  four- 
rure. Paul  profita  de  la  diversion  pour 
s'excuser  auprès  de  Madeleine. 

—  Un  travail  à  terminer... 

Elle  rejeta  vivement  la  tête,   le  regarda 


LAMAM   PASSIONNE  Xi 

droil  dans  les  yeux.  Ses  traits  s'étaient  sou- 
dain tirés. 

—  Ta  froideur  me  glace  le  cœur,  fit-elie 
du  seul  mouvement  de  ses  lèvres. 

Il  s'inclina. 

—  C'est  entendu,  Madame...  A  demain... 

—  Mais,  s'écria-t-elle  en  riant  aux  éclats, 
nous  n'avons  pas  même  convenu  de  l'heure 
où  vous  viendrez  me  prendre. 

Cormont  rentrait. 

—  Eh  hien,  dit-il,  que  Larue  vienne  te 
prendre  ici  vers  trois  heures,  par  exemple. 

Elle  se  tournait  vers  Paul  avec  un  tremble- 
ment léger  dans  la  voix,  en  le  supphant  des 
yeux. 

—  Cela  vous  va-t-il? 

Marcille  s'étant  rapproché,  ils  se  regar- 
dèrent avec  des  regards  indifférents  :  ((  Je 
la  déteste!  »  pensait-il.  «  Qu'est-il  arrivé?  ^> 
se  demandait-elle.  Tous  deux  étaient  mor- 
tellement tristes  sans  cause. 

—  A  trois  heures,  parfaitement,  dit-il. 
Cormont  pressa  le  bouton  électrique,  (Il 

un  pas  jusqu'au  palier. 

—  Surtout  pas  de  sentimentalité  dans  la 
vie;  rappelez-vous  cela,  mon  cher. 

Paul  à  la  fois  envia  son  assurance  tran- 
quille et  le  méprisa.  Il  descendit  l'escalier  : 


3't  L'AMANT   PASSIONM: 

par  la  porle  demeurée  ouverle,  le  rire  de 
Madeleine  ruisselait,  le  suivait  de  marche  en 
marche.  En  bas  la  femme  de  chambre  l'aida 
à  endosser  sou  pardessus. 

Il  se  retrouva  affreusement  seul  dans  le 
noir  de  la  rue.  La  main  à  son  cœur,  il  cher- 
chait à  en  comprimer  les  ressauts.  11  se 
jura  de  ne  plus  jamais  dîner  chez  elle  :  il  se 
l'était  juré  si  souvent.  D'ardentes  et  sombres 
mélancolies  chaque  fois  étaient  la  rançon  de 
ses  bonheurs  de  pauvre  maraudes  par-dessus 
la  haie.  Il  ne  s'aperçut  pas  qu'il  avait  oublié 
de  boutonner  son  paletot  :  le  froid  humide 
de  la  nuit  lui  glaçait  la  poitrine. 


CHAPITRE    IV 


Pauldormil  mal,  il  avait  la  sensation  d'une 
râpe  lui  raclant  la  gorge;  son  cœur,  dans  ses 
bonds,  secouait  le  lit  sous  lui.  H  n3  cessait 
de  penser  à  Madeleine.  Tout  son  amour  lui 
était  revenu  ;  il  s'accablait  pour  avoir  osé  dou- 
ter d'elle.  «  Comme  elle  vaut  mieux  que  moi! 
songeait-il.  Jamais  elle  n'a  mis  en  doute  ma 
confiance  en  elle.  L'horrible  vie  qui  l'oblige 
à  toujours  mentir,  elle  l'accepte  à  cause  de 
moi  presque  joyeusement.   Moi  qui  lui   en 
i;eux  de  son  rire,  j'oublie  que  c'est  sa  force, 
je  ne  vois  pas  qu'elle  est  bien  plus  touchant •' 
en  riant  que  si  elle  se  laissait  aller  à  ses 
larmes.  »  Il  ne  lui  resta  que  l'ennui  de  ne 
pouvoir   tenir  la  promesse    qu'il  avait  faite 
à  sa  mère. 


36  LAMANT   PASSIONNÉ 

Il  se  leva,  passa  dans  son  cabinet,  alluma 
la  lampe.  Une  ondée  d'or  s'épandit  sur  les 
fjossiers,  l'écritoire,  les  presse-papiers,  le 
calendrier  en  cuir  de  Russie  avec  son  cadran 
qui  marquait  six  heures.  A  l'église  de  la  pa- 
roisse un  angélus  tintait,  d'autres  sonneries 
grelottèrent  au  loin.  Paul,  un  instant,  soule- 
vait les  rideaux  et  considérait  le  paysage  des 
façades  et  des  toits,  par  delà  les  hauts  murs 
du  jardin  :  ils  plongeaient  dans  le  crépuscule 
matinal.  A  peine  pouvait-il  les  distinguer  à 
travers  la  buée  qui  étamait  les  vitres. 

Comme  cela  lui  tenait  au  cœur,  ce  vieux 
coin  de  ville  avec  ses  pignons  usés  d'ans  et 
d'avaries  et,  par  places,  relancement  d'une 
louffe  de  branches  par-dessus  les  cornières! 
Il  s'intéressait  à  son  obscur  voisinage,  soup- 
çonnant là  aussi  des  peines,  des  joies,  de 
Tamour,  enviant  parfois  à  l'habitant  des 
mansardes  sa  pauvreté  qui  le  laissait  plus 
près  des  mouvements  de  la  nature...  Vivre 
oublié,  avec  une  Madeleine,  en  simple 
ménage  besogneux  où  Thomme  au  soir 
apporte  le  gain  de  la  journée  î...  Dans  les 
estompes  livides  de  l'aube,  les  lumières 
couraient  comme  des  étincelles  parmi  les 
cendres  d'un  feu  qu'on  rallume. 

11  s'assit  sous  l'abat-jour,   prit  dans  un 


f/AMANT   PASSIONNÉ  3* 

tiroir  les  portraits  de  Madeleine,  portrails 
des  soirs  de  gala,  les  épaules  et  les  bras  nus, 
porlraits  des  après-midi  de  ville  en  boléro 
de  fourrure,  en  paletot  léger  d'été,  toutes  les 
Madeleine  qui  multipliaient  les  formes  de 
son  désir. 

—  Bonjour,  jolie  amie,  dit-il  en  leur  sou- 
riant. 

C'était  sa  première  pensée  chaque  malin, 
avant  de  se  mettre  au  travail.  Il  l'appelait 
((  sa  prière  matinale  »  :  en  baisant  son 
image,  il  lui  semblait  que  Madeleine  elle- 
même  lui  rendait  son  baiser. 

Il  se  mit  ensuite  à  compulser  des  dos- 
siers. Petit  à  petit  le  jour  entrait,  pâlissait 
rentrebàillement  des  rideaux.  L'odeur  du 
café  moulu  se  volatilisa  sous  les  portes. 
Il  entendit  glisser  dans  la  chambre  voisine 
les  feutres  mous  de  M""'  Larue.  Bientôt  elle 
rappelait  pour  le  déjeuner. 

Il  la  rejoignit  dans  la  pièce  qui  était  voisine 
de  Toffice  et  qui  servait  à  leurs  repas.  Les 
dimanches  seulement,  le  couvert  était  mis 
dans  la  salle  à  manger.  La  table  alors  se  pa- 
rait d'une  nappe  damassée;  l'argenterie  était 
retirée  de  l'armoire. 

—  Bénédiction,  maman!  dit-il  en  avan- 
çant le  front. 

4 


38  LAMA.NT  PASSIONNÉ 

—  Bénédiction,  mon  û  ! 

La  cafetière  en  terre  vernissie  fumait  sur 
la  table,  près  du  pot  au  lait.  Toine  ensuite 
apportait  les  rôties. 

—  Je  vais  te  faire  de  la  peine,  maman,  dit 
Paul. 

Elle  le  regarda,  vit  un  pli  à  son  front, 
soupçonna  la  vérité  : 

—  Tu  me  reprends  mon  jour? 

Il  hocha  la  tète,  ennuyé,  cherchant  des 
mots. 

—  Non,  ne  cherche  pas,  fît-elle. 

—  Eh  bien  oui...  Et  figure-toi,  c'est  pres- 
que pour  un  motif  pareil...  Cette  personne 
fait  partie  du  comité  des  dames  patron- 
nesses  de  la  Sainte  enfance...  C'est  elle 
que  ces  dames  ont  chargée  d'acheter  les 
mille  riens  pour  un  arbre  de  Noël...  Tu  peux 
t'imaginer  ce  que  cela  lui  donne  d'occu- 
pations. Alors,  vois-tu,  elle  m'a  demandé 
comme  ça  de  l'accompagner  dans  les  maga- 
sins. 

Il  parlait  très  vite  en  bouts  de  phrases  ina- 
chevées, comme  quand,  tout  enfant,  rentrant 
de  l'école,  il  lui  fallait  imaginer  des  histoires 
pour  s'excuser  de  s'être  attardé. 

—  Tu  as  bien  fait  d'accepter,  dit  la  mère. 
«  11  n'y  a  pas  deux  cœurs  comme   ma- 


L'AMAM  PASSIONNÉ  39 

man  »,  songea  Paul  en  shabillant  pour  le 
Palais. 

Tout  souci  s'eiïaça,  il  n'eut  plus  que  la  fièvre 
de  revoir  Madeleine.  H  avait  gardé  les  mouve- 
ments impétueux  et  sincères  des  jeunesses 
que  l'élude,  la  volonté  de  se  faire  un  nom, 
la  vie  en  famille  ont  détournées  du  plaisir. 
«  Dans  six  heures!  songeait-il.  Pourvu  que 
d'ici  là  rien  n'arrive!  »  Une  ombre  aussitôt 
le  refroidit  :  sa  sensibilité  était  mobile,  vive, 
violente.  «  Mais  rien  ne  peut  arriver  puisque 
son  mari  lui-même  a  réglé  le  rendez-vous  », 
se  dit-il  à  la  réflexion.  Et  encore  une  fois  il 
était  heureux. 

Il  sortit,  rentra  déjeuner  à  midi,  après 
avoir  acheté  de  la  biscote  au  sucre  pour 
M"'  Larue  qui  en  raffolait.  Pauvre  maman! 
il  lui  devait  bien  cela!  11  montra  une  gaieté 
inaccoutumée,  imita  la  voix  nasillée  d'un 
président  de  cour,  mais  tout  à  coup  deux 
coups  sonnaient  à  la  pendule;  il  tressaillit. 

Plus  qu'une  heure!  Il  passa  à  son  cabinet 
de  toilette,  essaya  des  cravates,  bousculant 
ses  tiroirs,  tout  secoué  de  ses  petits  accès 
de  toux. 

—  Maman...  Toine...  Où  sont  mes  gants? 
Non, pas  ceux-là...  ma  dernière  paire...  Mon 
chapeau  maintenant. 


40  L'AMAXT  PASSIONNE 

Toutes  deux  s'empressaient,  elles-mêmes 
effarées. 

INP'  Lame  voulut  absolument  qu'il  mît 
une  écharpe,  l'écliarpe  que,  tous  les  hivers, 
pendant  six  ans,  le  receveur  avait  régulière- 
ment portée. 

—  «Mais  non,  maman,  tu  n'y  penses  pas. 

—  Oh  que  si,  mon  fi  !  Ton  père  aussi 
avait  les  bronches  un  peu  faibles. 

Il  se  jeta  à  la  rue,  consulta  sa  montre  :  il 
ne  lui  restait  plus  qu'une  vingtaine  de 
minutes. 

Aussitôt  il  hélait  un  fiacre. 

—  A  l'heure  et  bon  train  ! 

11  crut  qu'il  n'arriverait  jamais.  Le  cocher 
sloppa;  il  s'aperçut  que  le  fiacre  n'avait  pas 
mis  dix  minutes  à  faire  le  trajet. 

—  Si  Monsieur  veut  attendre...  Madame 
b'habille,  vint  dire  la  femme  de  chambre. 

11  dut  patienter  une  demi-heure.  Sa  vie  se 
glaça  :  il  cessa  de  feuilleter  les  revues  jetées 
sur  un  guéridon,  se  donna  cinq  minutes.  Si 
au  bout  de  ce  temps  elle  n'était  pas  descen- 
due, il  s'en  irait. 

Les  cinq  minules  s'écoulèrent.  «  Que  je  suis 
lâche  !  »  se  dit-il  en  reposant  son  chapeau  sur 
la  chaise  ;  et  il  se  donna  un  nouveau  sursis. 
11  marchait,  se  rasseyait,  allait  écouter  dcr- 


i;amam  passionné  41 

rière  la  porte  si  un  pas  ne  venait  pas  par 
l'escalier;  un  dépit  l'énervait  h  l'idée  qu'il 
était  obligé  d'attendre  là  comme  un  simple 
solliciteur. 

'<  Si  elle  m'aimait  vraiment,  pensait-il,  me 
laisserait-elle  me  dévorer  d'ennui  dans  une 
maison  où  tout  me  parle  de  son  mari?  » 

La  porte  tourna  :  Madeleine  le  faisait  prier 
par  la  femme  de  chambre  de  monter  au 
salon. 

Son  cœur  s'allégea  :  il  n'eut  plus  que  des 
sensations  heureuses  et  fraîches.  Là  haut  un 
pas  pressé  courait,  faisait  tinter  les  cristaux 
du  lustre.  Son  être  frémit  à  la  deviner  devant 
sa  g^lace,  les  épaules  nues  jaillies  du  corset; 
il  l'appela  de  tout  son  désir.  Et  puis  un  si- 
lence... 

Mais  le  bec-de-cane  soudain  jouait.  Ce 
fut  une  vision  rose  et  poudrerizée,  apparue 
dans  le  flottement  d'un  peignoir.  Il  l'eut  pal- 
pitante, sans  souffle,  les  yeux  évanouis,  dans 
un  grand  baiser  muet.  Comme  une  fleur 
à  l'espalier,  elle  demeurait  par  les  poignets 
suspendue  à  son  épaule. 

—  Folle î  Comment  as-tu  osé...? 

Jamais  il  ne  l'avait  sentie  plus  passionnée 
qu'à  travers  cette  témérité.  Madeleine,  depuis 
le  matin,  avait  tout  réglé  pour  donner  à  son 

4. 


42  L'AMANT   PASSIONNE 

amant  la  joie  et  la  surprise  de  celte  minute 
inouïe.  Elle  avait  envoyé  Pauletle  jouer  avec 
les  enfanls  des  Marcille;  c'était  Cormont  lui- 
même  qui  l'y  avait  menée  en  allant  voir  un 
de  ses  parents  malades,  dont  tranquillement 
elle  avait  exagéré  Télat.  La  cuisinière  partie 
en  courses,  il  n'était  plus  resté  que  la  femme 
de  chambre  dont  justement  elle  venait  de 
se  débarrasser  aussi. 

La  maison  ainsi  leur  appartint,  toute  silen- 
cieuse, réveillée  seulement,  à  la  sonnerie  du 
timbre,  par  le  pas  d'un  jeune  commis  qui 
allait  ouvrir  et  recevait  les  commissions. 
Une  fois  de  plu<î,  Madeleine  révéla  sa  déci- 
sion, sa  ruse  et  sa  tendresse.  Elle  voulut 
que  la  maison  détestée  se  rachetât  dans  la 
pensée  de  Paul  par  un  souvenir  immorlel. 
Le  règne  du  mari,  en  cédant  devant  le  triom- 
phe de  l'amant  dans  la  demeure  bâtie  sur  le 
droit  et  la  légalité,  ne  fut  plus  qu'une  appa- 
rence déjouée  parles  complicités  de  l'amour. 

Paul  s'abandonna  à  toute  sa  passion  :  il 
éprouva  un  extraordinaire  bonheur  à  se  ven- 
ger de  Cormont  en  le  trompant  chez  lui- 
même.  11  goûta  l'orgueil  d'être  aimé  jusqu'au 
mépris  de  toute  prudence;  il  eut  le  vertige 
de  penser  qu'il  était  pour  Madeleine  sa  dam- 
nation vivante.   Elle  sembla   n'avoir  songé 


i 


l/AMANT   PASSIONNE  43 

qu'à  lui  laisser  la  sensation  de  la  plus  folle  et 
de  la  plus  ardente  des  maîtresses. 

Le  soir  enlra  par  les  verrières  :  le  cocher 
sur  le  Irottoir  humide  cognail  des  sabots. 

—  Si  nous  pensions  à  ton  arbre  de  Xoël... 
dit  Paul. 

—  Tu  as  raison,  fil-elle  en  rianl,  bien 
qu'au  fond  cela  soit  tout  à  fait  sans  impor- 
tance. Mais  oui,  comprends  donc,  il  fallait  ce 
prétexte  pour  rendre  possibles  ces  quelques 
heures  passées  ensemble...  celle-ci  comprise. 
Alors  j'ai  imaginé  cette  histoire...  Ahl  mon 
chéri,  j'arrive  à  mentir  beaucoup  plus  natu- 
rellement que  je  ne  dis  la  vérité. 

Elle  lui  vit  un  pli  amer  à  la  bouche  :  peu!- 
étre  il  avait  pensé  qu'un  jour  elle  lui  menti- 
rait ainsi  à  lui-même. 

—  Mais  puisque  cest  pour  toi...  D'ail- 
leurs, le  mensonge  n'aura  pas  été  inutile... 
Me  voilà  bien  obligée  de  me  rappeler  que  j'ai 
mes  petits  pauvres. 


CHAPITRE   V 


Le  fiacre  cahota  par  les  rues  noires  du 
quartier,  des  rues  rectilignes  et  froides  bor- 
dées de  petits  hôtels  d'avocats  et  d'avoués. 

Dans  un  denii-silence  grave,  le  grand 
palais  de  justice,  avec  ses  prétoires,  ses  cours 
d'audience,  ses  corps  de  garde,  ses  cellules, 
déblayés  après  les  aiïaires  du  jour,  déjà  éten- 
dait la  mort. 

Paul  lui  avait  noué  les  bras  à  la  taille;  elle 
pesait  de  l'épaule  à  sa  poitrine.  Au  passage 
des  réverbères,  un  jet  de  gaz  éclaboussait, 
dans  le  feutre  des  capitons,  la  pâleur  de 
leurs  mains  unies.  Une  détente,  après 
l'heure  ardente,  les  inclinait  à  des  sensa- 
tions pensives.  Elle  eut  la  voix  traînante  du 
souvenir. 


40  L'AMÂ\T  PASSION>E 

—  C  est  parées  mêmes  rues  qu'un  soir  un 
fiacre  m'a  ramenée...  Tu  ne  peux  te  figurer 
ce  que  j'éprouvais;  il  me  semblait  que  je 
commençais  seulement  à  vivre...  Je  me 
criais  :  "  J'aime...  je  suis  aimée...  >> 

—  Moi,  non  plus,  je  ne  connaissais  pas 
Famour.  Je  suis  resté  longtemps  sanglotant, 
à  genoux,  devant  le  vieux  divan,  la  tête  dans 
les  coussins. 

Les  grands  magasins,  la  Irnînée  des  gaz 
aux  étalages  animèrent  la  rue.  Ils  croisèrent 
des  circulations  de  passants,  des  roulements 
de  baquets  et  de  fiacres.  Elle  fit  arrêter 
devant  un  bazar  à  jouets  :  une  chaleur  de 
foule  les  enveloppa;  des  électricités  chargè- 
rent l'air,  la  joie  et  les  convoitises  pour  les 
images  peintes,  les  simulacres,  les  illusions 
dont  se  leurre  la  vieille  humanité.  Ils  s'amu- 
sèrent d'analogies  :  les  jouets  leur  apparu- 
rent des  idoles  rajeunies,  le  culte  des  dieux 
avilis,  en  un  mystère  baroque  de  loiulains 
avatars. 

Entre  les  fines  mains  gantées  de  Made- 
leine, leur  grimace  inerte  s'animait  de  vie 
nerveuse.  Elle  avait  une  gaîté  d'enfant  à 
les  manier,  courant  de  rayon  en  rayon,  en- 
traînant Paul  dans  son  sillage  de  soies 
froissées.  Deux  porteurs  la  suivaient,  ployant 


i; AMANT   PASSIONM:  47 

SOUS  la  charge  qui  à  chaque  pas  augmenlail. 
Il  voulut  acheter  pour  Paule  une  poupée 
qui  ressemblait  à  une  grande  dame. 

—  Que  tu  es  gentil  I  fit-elle  en  lui  serranl 
le  bras. 

Elle  ignora  qu'en  la  payant  trente  francs 
sur  le  billet  de  cent  qu'il  avait  emporté,  il 
ruinait  sa  tin  de  mois 

Toute 'sa  frivolité  amusée,  la  petite  folie  de 
sa  cervelle  de  joli  oiseau  l'avait  reprise. 
Quand  elle  passa  à  la  caisse,  ses  louis  fondi- 
rent :  il  lui  manqua  dix  francs. 

—  Yeux-tu,  mon  chéri?...  Jeté  remettrai, 
bien  entendu. 

Il  l'admirait,  épouvanté  dans  sa  pauvreté 
laborieuse.  Ils  firent  un  dernier  lour  :  la 
bousculade  leur  assurait  l'impunité;  elle  se 
pendait  à  lui  de  toute  la  passion  de  son  petit 
corps  lluet. 

Comme  ils  reprenaient  leur  tiacre,  elle  se 
sentit  gourmande.  Non  loin  du  bazar  se 
trouvait  un  pâtissier  à  la  mode.  Des  dames, 
à  de  petites  tables  rondes,  lunchaient.  Elle 
salua,  en  passant,  une  jeune  femme  qu'ac- 
compagnail  un  homme  trop  froidement  beau 
pour  n'être  pas  une  âme  médiocre.  Ce  fut 
l'avis  de  Paul  et  aussitôt  Madeleine  se  met- 
tait à  rire. 


48  LAMAM   PASSIONNÉ 

—  Comme  tu  as  deviné!...  C'est  Jean 
Mauroy.  le  peintre...  Un  bellâtre,  et  le  talent 
de  (oui  le  monde...  Elle?  M"'  Saunier... 
Mais  oui,  tu  sais  bien,  la  femme  de  Saunier, 
le  sculpteur...  On  dit  que  Mauroy  en  a  assez 
d'elle  :  c'était  bien  la  peine  d'avoir  été  tout 
confesser  à  son  mari... 

Paul  Larue  se  souvenait  :  c'était  l'histoire 
d'un  jeune  ménage  où  Fami  se  faisait  aimer 
de  la  femme  et  où  le  mari .  toujours  amou- 
reux de  celle-ci,  finissait  par  se  sacrifier, 
en  sorle  que  l'union  légale  paraissait  être 
du  côté  des  amants  et  qu'il  était,  lui,  en 
marge  de  leur  liaison,  celui  qui  ne  comptait 
pas. 

Madeleine  se  fit  servir  du  thé,  des  gâteaux  ; 
Paul  but  un  verre  de  vin  doux;  elle  riait  très 
haut,  en  lui  disant  des  choses  tendres.  Des 
têtes  se  lournèrent  vers  eux  et  il  jouissait 
d'être  envié. 

—  J'ai  un  désir,  dit-elle...  Fais-nous 
conduire  au  bois,  veux-tu,  chéri? 

Par  prudence,  ils  changèrent  de  cocher. 
Le  fiacra  longea  de  tranquilles  avenues  bor- 
dées de  grands  hôtels. 

—  Prends  ma  bouche,  dil-elle  en  s'écra- 
sant  la  gorge  contre  son  épaule.  Quelle  folle 
petite  femme  tu  as,  dis?  C'est  que... 


L'AMANT  PASSIONN  49 

Une  seconde  elle  se  taisait;  et  puis,  avec 
un  grand  soupir  : 

—  C'est  que  nous  allons  être  bien  sé- 
parés... Pense  donc,  la  Noël,  le  nouvel 
an. 

—  Ah! 

11  la  repoussa,  frémissant,  crispé  d'une  de 
ces  irritations  brusques  qui  sans  transition 
succédaient  à  ses  joies  les  plus  vives. 

—  Je  t'en  prie,  dit-elle  doucement.  Tu 
sais  bien  que  je  te  donne  de  ma  vie  tout  ce 
que  je  puis  te  donner... 

—  Les  miettes  de  ta  vie,  veux-tu  dire,  ce 
qui  te  reste  de  l'autre  que  tu  sèmes  à  tous  les 
vents,  fit-il,  les  dents  serrées,  son  pli  amer 
aux  joues. 

Il  la  vit  toute  pâle  dans  l'ombre  de  la 
voiture,  sous  la  voilette  mi -relevée.  Sa 
cruauté  aussitôt  triompha;  il  lui  saisit  les 
poignets  et  cria  : 

—  Ne  comprends-tu  pas  que  je  hais  tout 
ce  qui,  constamment,  t'enlève  à  moi?  Tu 
m'aimes,  ah  oui  !  mais  comme  tu  ferais  l'au- 
mône à  un  pauvre. 

Cette  fois,  sous  l'injure,  elle  avait  une 
révolte  : 

—  Assez...  Fais-moi  descendre. 

La  durée  d'une  seconde,  une  aversion  les 

5 


oO  LAMANT   PASSIONNÉ 

sépara;  leurs  regards  s'évitèrent,  ils  crai- 
gnirent de  ne  plus  se  reconnaître.  Madeleine 
avait  mis  la  main  à  la  poignée  de  la  por- 
tière et  donnait  avec  le  genou  une  secousse  : 
la  portière  céda. 

—  Arrête,  fit-il,  ou  moi-même  je  me 
jette  sous  les  roues. 

Elle  retira  sa  main,  voulut  parler,  ne  sut 
rien  dire;  il  la  prit  dans  ses  bras,  et  lui  aussi 
ne  parlait  pas  tout  de  suite. 

—  Tu  n'es  vraiment  pas  raisonnable, 
dil-ellela  première  tranquillement. 

—  C'est  vrai,  fit  Paul,  je  n'ai  pas  ton 
courage.  Chaque  fois  que  tu  l'en  vas,  tu 
emportes  avec  toi  mes  libres  déchirées. 

Encore  une  fois  il  était  repris  de  sa  petite 
toux  nerveuse;  elle  redoublait  quand  la  vie 
fagitait. 

Madeleine  détourna  la  tète,  déjà  vaincue 
en  croyant  résister  encore. 

—  Est-ce  ma  faute,  et  ne  savais-tu  pas 
quelle  femme  j'étais  quand  tu  commenças  à 
m'aimer  ? 

Le  son  tremblé  de  sa  voix  surexcita  sa 
sensibilité.  Ses  pleurs  jaillirent:  elle  laissa 
tomber  la  tête  sur  l'épaule  de  son  ami. 
Celui-ci  passionnément  lui  baisait  les  che- 
veux. 


L'AMANT  PASSIONNÉ  31 

—  Madeleine,  je  ne  suis  pas  heureux... 
Pardonne-moi. 

—  Hé!  fil-elle,  le  suis-je  plus  que  toi  et 
me  crois-tu  un  cœur  de  piene? 

Leurs  bouches  humides  se  cherchèrent, 
et  nul  d'eux  ne  parlait  plus.  Il  sembla  que 
TelTusion,  en  vaporisant  le  feu  intérieur,  eùl 
rafraîchi  leur  passion. 

—  Où  sommes-nous?  fit-elle  soudain, 
en  remarquant  la  traînée  rougeâlre  qui,  au 
passage  des  lanlernes  de  la  voiture,  courait 
sur  l'obscurité  épaisse  des  taillis. 

L'ombre  des  avenues  les  enveloppa;  le 
bois  versa  sur  eux  la  solitude,  le  siJence  et 
Toubli. 

—  i\e    plus    jamais    revenir  !     s'écria-t- 

elle. 

11  la  sentit  sincère  :  dans  son  cri  passa 
l'infini  du  désir  et  de  l'amour.  Lui-même 
s'exalta;  il  ne  vil  plus  que  leurs  deux  vies 
fondues  en  une  seule,  eiïrayante  de  bon- 
heur. 

—  0  divine  Madeleine  ! 

Mais,  sur  le  point  de  s'abandonner,  il  eut 
peur;  il  se  rappelait  aussi  qu'il  avait  promis 
à  sa  mère  de  rentrer  dîner.  Il  arriva  ainsi 
que  dans  le  moment  où  il  allait  être  l'homme 
le  plus  aimé  de  !a  terre,  il  ne  songea  plus 


o2  LAMANT   PASSIUN.XE 

qu'à  refermer  devant  soi  les  portes  de  son 
paradis. 

Madeleine,  du  moins,  fut  brave  jusqu'au 
bout  :  elle  ne  pouvait  se  décider  à  le  quitter; 
elle  lui  relint  la  main  quand  il  tira  sa 
montre. 

—  Ne  sera-t-il  pas  toujours  assez  tôt? 
s'6cria-t-elle.  Et  est-ce  bien  toi  qui  mainte- 
nant voudrais  me  voir  partir? 

Elle  laissait  paraître  la  tendresse  la  plus 
vraie  et  la  plus  ardente.  Elle  ne  cessait  de 
lui  baiser  la  bouche;  elle  tenait  ses  mains 
pressées  enlre  les  siennes  et  les  appuyait  à 
sa  poitrine. 

—  Paulî...  mon  Paulî... 

Elle  sembla  s'être  seule  approchée  des 
limites  par  delà  lesquelles  s'étendait  le  pays 
d'où  elle  ne  serait  plus  jamais  revenue, 
comme  elle  Tavait  dit.  «  Sept  heures  »,  pen- 
sait Paul. 

La  voiture  tourna  les  dernières  courbes 
du  bois  :  l'alignement  régulier  des  hôtels 
au  bord  de  l'avenue  de  nouveau  défila.  Ils 
se  sentirent  repris  par  la  ville,  le  devoir,  les 
liabitudes  de  la  vie. 

—  .\h!  mon  Dieu  I  mon  Dieu!  gémissait- 
elle,  toujours. 

Il  lui   avait  pris   la  main,    avec   le   petit 


LAMANÏ   PASSIONNÉ  53 

mouchoir  de  baliste  qu'elle  appuyait  à  ses 
yeux,  humide  et  parfumé;  il  la  mangeait  de 
ses  baisers  brefs  et  rapides.  11  ne  savait 
plus  que  lui  dire. 


CHAPITRE  VI 


Toute  une  semaine  déjà  depuis  lors...  Il 
avait  fallu  promener  la  maman  à  son  tour  : 
c^était  la  veille  de  Noël.  Paul  l'avait  menée 
au  grand  bazar  à  jouets  où  ils  étaient  venus, 
Madeleine  et  lui. 

Elle  s'était  faite  belle  pour  accompagner 
a  l'avocat  »  ;  elle  avait  tiré  du  carton  son 
dernier  cbapeau.  Toine,  restée  sur  le  pas  de 
la  porte,  longuement  la  regarda  se  pendre 
avec  fierté  au  bras  du  jeune  homme. 

En  avaient-ils  acheté,  ce  jour-là,  des 
jouets,  pour  les  enfants  de  l'oncle  pauvre, 
là-bas  !  Il  était  bien  sorli  un  louis  de  la  poche 
de  Paul.  ^\'^'  Larue  s'effrayait  de  sa  prodi- 
galité :  il  en  avait  dépensé  trois  fois  autant, 
la  veille. 


56  l/AMANT  PASSIONNE 

En  sorlaiit  du  bazar,  il  l'avait  conduite 
dans  une  pâtisserie  modeste  où  il  lui  avait 
fait  manger  un  quartier  de  tarie  au  riz. 
((  Pauvre  maman  I  pensait-il,  avec  elle  je  fais 
des  économies  !  »  11  l'avait  ramenée  ensuite 
en  tram,  heureuse  et  exténuée  :  elle  déclara 
h  Toine  qu'elle  ne  se  souvenait  pas  de  s'être 
jamais  autant  amusée. 

Et  puis  le  jour  de  Tan  était  venu.  Cormont 
aimait  recevoir,  de  cinq  à  sept,  ce  jour-là, 
ses  slagiaires.  Pendant  une  heure,  l'ancien 
compagnonnage  se  renouait.  Paul,  seul,  ne 
s'élait  pas  départi  de  son  humeur  maussade. 
En  arrivant,  il  avait  dabord  demandé  Made- 
leine. La  femme  de  chambre  lui  avait  ré- 
pondu qu'elle  était  partie  dîner  chez  sa 
mère  avec  Paule.  Peut-être  elle  avait  oublié 
qu'elle  lui  avait  promis  de  l'attendre,  qu'elle- 
même  l'avait  prié  de  venir  ce  jour-là  l'em- 
brasser entre  deux  portes.  Le  matin,  il  lui 
avait  envoyé  une  gerbe  de  roses  et  de  lilas. 

Il  fut  irrité  :  il  mit  dans  la  main  de  Cor- 
mont  une  main  glacée;  il  lui  en  voulut  de 
sa  grosse  confiance  sereine  qui,  toujours,  la 
laissait  sortir,  bien  qu'elle  ne  le  trompât 
qu'avec  lui.  Un  peu  de  calme  ne  lui  revint 
qu'à  la  rue  :  il  s'efh^aya  de  l'aversion  qu'il 
se  sentait  envers  cet  homme  pour  lequel  il 


LAMA.NT   PASSIONNÉ  57 

eût  dù  n'éprouver  qu'une  reconnaissance 
respectueuse  et  allristée.  «  S'il  n'élail  pas 
le  mari  de  Madeleine,  je  l'aimerais  comme 
le  plus  cher  de  mes  parents  »,  songeait-il. 

Il  rentra  à  l'heure  du  dîner  :  il  savait 
que  ïoine  avait  préparé  un  vrai  repas  de 
tête. 

—  Figure-toi,  quelqu'un  est  venu,  lui  dit 
avec  mystère  M""  Larue. 

Même  la  personne  avait  laissé  un  oljjet 
à  son  intention.  Il  passa  dans  son  cabinet, 
aperçut  sur  la  table  un  emballage  léger,  en 
retira  un  délicieux  petit  porte-cartes  en  peau 
de  lézard.  Comme  il  se  repentait  d'avoir  été 
injuste  encore  cette  fois!  Il  s'accabla,  abjura 
toute  défiance  à  l'avenir  :  «  Chère  Made- 
leine, tu  m'apportais  ce  cher  souvenir  d'amour 
quand  je  t'accusais  de  m'oublier  >^,  murmu- 
ra-t-il  en  baisant,  d'une  petite  folie  d'enfant, 
la  jolie  peau  chinée. 

Quelle  bonne  soirée  ils  avaient  eue  cette 
fois-là,  la  maman  et  lui!  On  avait  évoqué  les 
souvenirs  du  village.  Paul  ayant  fait  prendre 
à  Toine  un  doigt  de  Champagne,  elle  ne  put 
jamais  se  rappeler  les  paroles  d'une  chanson 
de  là-bas  qu'elle  aurait  voulu  cluuiter. 

Des  jours  s'écoulèrent.  Il  eut  la  sensation 
de  porler  un  trou  dans  le  cœur.  Il  alla  faire 


o8  L'AMANT  PASSIONNÉ 

visite  à  Cormont  avec  Tespoir  de  la  ren- 
contrer. II  fui  de  toutes  les  premières  aux- 
quelles elle  aurait  pu  assister. 

Il  rôdait  sous  ses  fenêtres  à  la  tombée  du 
jour.  S'il  avait  pu  la  voir  rien  qu'un  ins- 
tant, derrière  un  rideau,  il  eûl  été  heu- 
reux. Il  valait  bien  a  la  Petite  poste  ».  Mais 
justement  la  bonne  Angèle  était  grippée  et 
ne  quittait  pas  la  chambre.  Pas  moyen  de 
faire  passer  une  lettre  à  Madeleine.  11  ne 
lui  en  voulait  pas  de  ne  point  lui  écrire  :  il 
la  plaignait  plutôt  de  devoir  garder  un 
silence  dont  sans  doute  elle  souffrait  autant 
que  lui-même.  Il  se  mit  à  lui  écrire  des 
lettres  de  huit  pages;  il  ne  les  lui  envoyait 
pas.  mais  il  pensait  qu'elle  aurait  pu  les  lire, 
et  sa  peine  s'en  adoucissait. 

Ce  fut  elle  qui,  la  première,  lui  écrivit; 
un  matin  il  reçut  un  billet  de  dix  lignes  où 
elle  lui  disait  sa  vie  :  jamais  elle  n'avait  été 
si  occupée;  toutes  ses  journées  étaient  prises 
par  des  visites;  le  soir  c'étaient  des  dîners 
chez  elle  et  dans  le  monde.  Elle  s'étonnait  en 
finissant  de  trouver  encore  le  temps  de  penser 
à  lui. 

"  Et  c'est  cet  insignifiant  billet  qu'elle 
m'écrit  après  plus  de  dix  jours  !  »  s'écria- 
t-il.  Son  dépit  éclata.  Il  oublia  les  torts  qu'il 


LAMANT  PASSIONNÉ  59 

avait  eus  envors  elle,  déchira  le  mol,  en  jeta 
les  morceaux  au  feu. 

Le  lendemain,  elle  lui  écrivit  de  nouvau 
pour  lui  demander   pardon  d'avoir    été  si 
sotie  et  si  brève.  «  Je  n'ai  pas  dormi  celte 
nuit  à  l'idée   que   mon   apparente  ludifle- 
rence  aurait  pu  te  causer  de  lennui...  Non, 
je  n'étais  pas  indifférente...  Je  ne  cesse  pas 
de  penser  à  loi,  mon  chéri.  Je  suis  toujours 
avec  toi  en  pensée...  Et  puis  j'oubliais  de  le 
dire...  une  scène  ridicule  avec  mon  mari  au 
sujet  des  dépenses  de  la  maison...  J'en  étais 
restée  loule  secouée.  » 

Il  embrassait  les  mots  à  mesure  qu  il  les 

lisait.  .      , 

—  Madeleine,  délicieuse  Madeleine  . 
Ainsi,  leurs  cœurs  séparés,  comme  les 
tronçons  d'une  existence  unique,  conti- 
nuaient à  vivre  des  mêmes  mouvements 
puisqu'elle  avait  songé  qu'il  aurait  pu  elre 
malheureux  dans  le  moment  où  il  lelail 

réellement. 

Sa  vie  s'allégea  :  il  eut  le  sang  jeune  et 
rapide  des  heures  prometteuses  de  clairs 
lendemains.  Il  ne  finissait  pas  de  baiser  le 
joli  papier  tleurant  son  odeur  :  il  croyait  y 
baiser  la  bouche  même  qu'elle  y  avait  ap- 
puyée à  la  place  où  elle   avait  écrit  :  «  Je 


60  LAMAXT   PASSIONNE 

mets  ici  mes  lèvres,  lu  les  sentiras  dans  un 
long,   tendre,  infini  baiser.  » 

Cependant,  elle  ne  disait  rien  encore  du 
jour  011  ils  se  reverraient.  Des  mondes  ne  les 
auraient  pas  plus  écartes  l'un  de  l'autre.  Paul 
se  rappela  tant  d'autres  fois  où,  en  le  quittant, 
elle  semblait  cesser  d'exister  pour  lui,  ombre 
un  instant  apparue  et  sitôt  après  repartie 
pour  la  région  inconnue. 

Ah!  comme  sa  vie  lui  demeurait  fermée! 
A  peine  sa  conjecture,  en  sériant  la  multi- 
plicité d'actes  d'une  existence  fragmentée 
comme  la  sienne,  pouvait-elle  y  apparier  des 
gestes,  des  rythmes,  une  apparence  de  réalité. 
C'était  là  sa  peine  toujours  vive,  cette  petite 
mort  de  la  séparation  oii,  après  lui  avoir  fait 
goûter  l'ivresse  des  possessions  absolues, 
elle  s'éclipsait  et  redevenait  l'autre  femme 
qui  cessait  de  lui  appartenir. 

Paul  souffrit  une  agonie  :  son  regret 
de  l'avoir  perdue  fut  en  raison  du  bonheur 
qu'il  avait  éprouvé  un  peu  de  temps  aupara- 
vant à  la  tenir  toute  palpitante  au  cœur  de  sa 
vie.  C'était  un  état  d'esprit  aigu  jusqu'à  la 
volupté  :  il  goûta  une  joie  crispée  à  se  mourir 
réellement  un  peu  de  ce  qu'elle  lui  avait  pris 
de  sa  vie.  Toute  son  exaltation  maladive 
encore  une  fois    se   reconnut  en  ce  besoin 


L'AMAM  PASSIONNE  61 

d'êlre  heureux  par  sa  soufïrance  et  de  souf- 
frir de  ce  qui  aurait  élé  pour  un  autre  la 
source  d'un  bonheur  sans  défaillance. 

Madeleine,  au  contraire,  gardait  dans  sa 
mobilité  une  sensibilité  égale,  à  la  fois 
calme  et  vive,  et  qui  savait  s'accommoder 
des  mille  difficuUés  de  leur  vie.  Elle  subis- 
sait l'événement,  regrettait  Paul,  le  désirait 
d'un  amour  régulier  et  continu.  Celui-ci 
n'était  pas  plus  fort  dans  la  peine  ou  la  joie 
et  se  mêlait  à  toute  la  menue  dépense 
de  son  temps.  Comme  elle  était  sincère  et 
tendre,  elle  s'en  voulait  de  si  mal  l'aimer,  le 
plaignait  de  n'avoir  pas  élé  mieux  aimé  d'une 
autre.  Elle  aurait  souhaité  lui  donner  toute 
sa  vie  et  ne  parvenait  pas  même  à  lui  sacri- 
fier une  des  innombrables  futilités  qui  lui 
prenaient  ses  heures.  Madeleine  était  si 
occupée  qu'elle  en  oubliait  souvent  d'être 
malheureuse  :  peut-être  elle  ne  l'était  que 
dans  les  moments  oij  elle  pensait  combien  il 
était  malheureux  lui-même.  Ainsi,  à  la  fois, 
elle  demeurait  fidèle  à  sa  passion,  à  sa  na- 
ture et  aux  entraînements  de  la  vie. 


CHAPITRE  Vil 


Elle  lui  écrivit  presque  chaque  jour.  Cor- 
mont  ne  désarmait  pas  :  le  ménage  restait 
tiraillé.  Paul  à  la  longue  en  éprouva  une 
joie  féroce  d'égoïsme.  Il  lui  eût  été  Irop  dur 
qu'elle  goûtât  chez  elle  une  iranquillité 
qu'ils  ne  connaissaient  point  ensemble.  11 
jouit  donc  secrètement  de  ses  ennuis;  il  les 
aurait  voulus  cent  fois  plus  grands  pour 
qu'en  le  regrettant,  elle  détestât  davantage 
son  mari.  La  sincérité  et  la  force  sauvage  de 
sa  passion  ainsi  aboutissaient  à  un  sentiment 
qui  ressemblait  à  de  la  haine. 

Une  après-midi  la  porte,  devant  de  petits 
pas  pressés,  s'ouvrit;  elle  lui  arrivait,  fré- 
missante, et  d'un  long  baiser,  se  jetait  dans 
ses  bras. 


64  L'AMANT   PASSIONNE 

—  Je  ne  pouvais  plus  alleodre,  j'aurais 
traversé  le  feu...  Ah!  mon  chéri,  avons-nous 
assez  souffert! 

Le  cœur  de  Paul  soudain  s'arrêta  :  sa  joie 
ressembla  à  de  la  douleur;  il  eut  la  mort  sur 
les  traits. 

—  Toi...  Enfin  ! 

De  la  jolie  poupée  échappée  au  tourbillon, 
sortait  alors  la  transformation  d'une  femme 
tendre,  douce,  séiieuse  que  personne  ne  con- 
naissait, hormis  lui,  et  qui  venait  chercher 
dans  ses  bras  l'illusion  de  ne  plus  jamais  re- 
partir. Le  babil  de  perruche,  les  petits  gestes 
menus  qui  battaient  le  vide,  la  folie  de  son 
rire  comme  les  grelots  d'un  soir  de  fête  et  de 
mensonge  semblèrent  restés  là-bas,  de  l'autre 
côté  de  sa  vie,  duperie  d'un  travesti  tombé 
avec  le  masque  aux  premières  clartés  de 
Faube  et  qui  laisse  renaître  l'àme  secrète  et 
véridique. 

Us  connurent  les  sécurités  de  la  trêve  après 
de  dangereuses  caravanes,  le  long  bonheur 
triste  et  émerveillé  des  êtres  pour  qui  les 
heures  de  l'amour  sont  des  relais  entre  deux 
voyages.  Paul  lui  sut  gré  de  rester  muette  sur 
son  ménage,  comme  si  de  pénibles  évidences 
ne  devaient  point  attenter  au  verlige  d'oubli 
de  tels  inslants.  Elle  parut  en  venant  avoir 


LAMAM   PASSlUX.NE  65 

résigné  le  souci  de  ce  monde  donl  les  chaînes 
prolongeaient  ses  fibres  vives.  Elle  lui  parla 
seulement  de  sa  petile  Paule  qui  avait  mal 
passé  les  premiers  jours  de  l'an  ;  elle  en 
parla  avec  l'inquiétude  bridante  d'un  cœur 
qui  s'accusait  toujours  de  n'être  point  assez 
maternel. 

—  Si  tu  savais  comme  j'ai  eu  peur  ! 
Uue  vie  d'enfant,  c'est  si  fragile...  Et  puis,  on 
ne  sait  jamais,  on  est  quelquefois  punie  dans 
les  petits  êtres  innocents  du  mal  qu'on  fait 
soi-même...  Ma  Paulette  a  besoin  de  tant 
d'amour. . .  Et  je  m'en  veux  de  ne  pas  l'aimer 
assez...  Des  fois  j'ai  l'idée  que  j'ai  com- 
mencé à  Taimer  moins  le  jour  où  je  t'ai 
aimé,  toi...  Est-ce  que  vraiment  on  ne  pour- 
rait aimer  deux  êlres  à  la  fois? 

Paule  ressemblait  à  sa  mère,  mais  en 
blond  ;  elle  avait  la  minceur  fme  de  ses  traits, 
avec  une  langueur  de  mélancolie  chagrine 
et  maladive.  Des  énergies  nerveuses  de  Ma- 
deleine, elle  n'avait  hérité  qu'une  sensibilité 
inquiète,  où  une  nature  passionnée,  tour- 
mentée d'affection  et  de  caresses,  déjà  se  fai- 
sait sentir. 

La  frivolité  qui,  chez  M""'  Cormont,  s'al- 
liait à  une  si  vive  tendresse,  lui  avait  fait 
chérir  son  enfant  comme  elle  s'aimait  elle- 

6. 


66  L'AMANT  PASSIONNÉ 

même.  C'était,  chez  Paule  toujours  aux 
mains  des  couturières  et  qui,  sous  ses  cha- 
peaux à  plumes,  ses  longs  manteaux  et  ses 
robes  à  dentelles,  n'avait  plus  rien  de  la  sim- 
plicité de  la  vraie  enfance,  une  image  dimi- 
nutive  de  cette  mère  asservie  aux  futilités 
de  la  vie  mondaine  et  qui  ne  trouvait  qu'en 
rentrant  à  Theure  du  dîner,  après  une  jour- 
née d'agitations  inutiles,  le  temps  de  monter 
embrasser  son  enfant  au  moment  oii  la  gou- 
vernante anglaise  commençait  à  la  désha- 
biller. Paule,  qui  eût  dû  se  refaire  aux  bro- 
mes salubres  du  grand  air,  s'anémiait  ainsi 
d'excitations  artificielles,  dans  un  milieu  fu- 
neste pour  elle. 

PaulLarue  tout  de  suite  l'avait  aimée  d'un 
peu  de  sa  passion  pour  Madeleine  ;  c'était  pen- 
dant un  séjour  qu'il  avait  fait  chez  les  Cor- 
mont,  dans  un  châlel  de  montagne  où  ils  pas 
saient  tous  les  ans  leurs  vacances;  il  y  avait 
cinq  mois  qu'ils  s'appartenaient.  Malgré  les 
ménagements  infinis  qu'ils  avaient  été  con- 
traints d'observer,  le  souvenir  d'un  des  mo- 
ments les  plus  délicieux  de  leur  existence 
s'attachait  à  ces  heures  passées  l'un  près 
de  l'autre  sous  le  même  toit,  dans  l'en- 
chantement des  paysages.  L'amère  certitude 
qu'il  n'aurait  jamais  qu'une  part  de  la  vie  de 


L'AMAM   PASSIONNE 


Madeleine  ne  le  consumait  point  encore  de  re- 
grels,  de  rancune  et  de  jalousie.  Ils  avaient 
connu  vraiment  là  un  égal  et  délicieux  bon- 
heur, dans  rillusion  de  s'appartenir  pour 
toujours  à  travers  ce  qui  les  séparait.  Cor- 
mont,  pris  par  son  goût  de  la  pêche,  les 
abandonnait  à  leurs  promenades,  à  leur  du- 
perie d'une  inlimité  conjugale  où  Paul  sem- 
blait être  le  mari  véritable  de  cette  jeune 
femme  un  peu  plus  âgée  que  lui. 

Paule,  d'abord  un  peu  froide  et  maussade, 
bientôt  s'était  attachée  d'une  tyrannie  cares- 
sante de  fillette  aux  sens  déjà  subtils  et  qui, 
sans  se   connaître,  d'instinct  veut  avoir  sa 
part  de  l'amour  qu'elle   sent  obscurément 
régner  autour  d'elle.  Le  jeune  homme  avait 
été  le  bon  ami  qui  la  promenait,  la  faisait 
jouer,  lui  contait  des  histoires  merveilleuses 
et  au  bras  duquel,  pendant  de  longues  ma- 
tinées de  flâneries  au  soleil  des  routes,  elle 
s'accrochait  avec  une  càlineric  précocement 
féminine.  L'enfant  jamais  n'avait  oublié  cet 
été    de    joyeux    compagnonnage.     Avec    le 
temps,  Madeleine  avait  même  pu  croire  à  un 
commencement  de  passionnette. 

Elle  raconta,  ce  jour-là,  à  son  amant  qi.. 
justement  la  veille,  Paule,  dans  un  élan  de 
sensibilité   comme    elle   en    avait   souvent. 


68  LAMA  NT  PASSIONNÉ 

s'était  mise  tout  à  coup  à  pleurer  en  deman- 
dant pourquoi  il  ne  venait  plus. 

—  Cela  lui  est  parli  sans  cause...  Elle 
jouait  avec  sa  poupée,  j'étais  montée  passer 
deux  heures  avec  elle  dans  sa  chambre... 
11  y  avait  trois  jours  qu'elle  n'avait  pu 
descendre...  Et  puis,  voilà,  elle  s'est  regar- 
dée dans  la  glace...  Les  pleurs  sont  venus... 
elle  a  parlé  de  toi. 

Paul  eut  un  geste  vague. 

—  Serait-elle  la  fille  si  elle  n'avait  pas 
un  peu  de  la  beauté  de  ton  cœur?  Je  ne  suis 
qu'un  prête-nom  pour  le  besoin  d'aimer  que 
tu  lui  as  transmis...  D'ailleurs  sait-on  si  l'en- 
fant ne  perçoit  pas  certaines  affinités  ma- 
gnétiques là  où  les  autres  n'ont  rien  vu? 
Paule  peut-être  a  pressenti,  a  deviné... 

—  Ce  serait  affreux,  s'écria  Madeleine  en 
suivant  son  idée.  Un  cœur  comme  le  sien 
n'est  déjà  que  trop  sujet  à  se  créer  des  tour- 
ments... En  t'aimant,  elle  arriverait  à  me 
détester... 

Elle  fut  soudain  toule  rouge  comme  s'il 
lui  venait  une  pudeur  pour  cette  âme  secrète 
de  l'enfant  déshabillée  dans  l'illusion  du  plus 
intime  des  sentiments  humains. 

Il  lui  toucha  le  front  du  bout  de  son  doigt. 

—  Folle! 


L'AMANT   PASSIONNÉ  69 

—  C'est  vrai,  lit-elle  en  souriant.  El  puis, 
à  quoi  bon  se  tourmenter...  Il  n'y  a  ici  que 
deux  cœurs  heureux  et  deux  vies  réunies... 
Tout  le  reste  est  oublié...  Si  Paule  doit  res- 
sembler à  sa  mère,  ce  n'est  point  à  moi  à  la 
plaindre,  puisque  même  des  peines  comme 
les  nôtres  ne  sont  encore  après  tout  que  la 
rançon  du  bonheur. 

Tant  qu'il  fit  jour,  ils  ne  pensèrent  point  à 
la  brièveté  rapide  des  heures;  les  vitres  s'ob- 
scurcirent :  il  ne  resia  plus  qu'une  pâleur 
où,  un  peu  de  temps,  le  portrait  du  receveur 
contre  le  mur  demeura  visible. 

Paul  tout  à  coup  tressaillit  :  il  eut  le  désir 
violent  d'échapper  à  cette  mort  des  appa- 
rences sensibles  qui  tombait  avec  le  soir. 

—  De  la  lumière,  fit-il. 

Madeleine  aurait  préféré  doucement  s'en- 
sevelir dans  l'heure  amoureuse  et  taciturne. 

Il  alluma  sa  lampe  de  bureau,  les  bougies 
des  appliques  aux  deux  côtés  de  la  cheminée, 
la  petite  suspension  de  sa  chambre  à  cou- 
cher. 

—  Je  t'en  prie,  dit-il. 

Lue  clarté  s'épandit  :  son  malaise  prit 
fin.  Une  heure  encore  se  passait  et  puis, 
dans  la  chambre  voisine,  la  pendule  sonnait 
six  coups. 


:0  L  AMANT  PASSIONNE 

—  Oh!  déjà! 

11  se  glaça,  la  sentit  elle-même  lasse, 
éteinte,  comme  arrivée  aux  limites  de  son 
amour.  Et  une  tristesse  pesa  :  un  froid  monta 
du  foyer  dont  il  avait  oublié  de  ranimer  le 
combustible.  Il  fut  repris  dun  de  ses  accès 
de  toux...  Elle  allait  aussitôt  vers  le  feu. 

—  Non,  ce  n'est  pas  cela,  dit  Paul,  impa- 
tienté... C'est  la  vie  en  moi. 

Quelques  pulsations  de  Taiguille  encore, 
et  elle  s'en  irait  tranquille,  résignée,  comme 
toujours. 

—  Madeleine!  Madeleine!  fit-il. 
Maintenant  il  sanglotait  dans  son  épaule. 


CHAPITRE  YIII 


On  toucha  aux  derniers  mois  de  la  saison. 
11  fut  plus  que  jamais  à  la  merci  des  petits 
événements  qui  morcelaient  la  vie  de  Made- 
leine. Leurs  rencontres  s'espacèrent,  diffi- 
ciles et  brèves.  Ils  se  virent  dans  des  squares, 
des  bureaux  de  tramways,  des  églises. 

Un  fiacre  la  débarquait,  elle  arrivait  tou- 
jours en  retard,  les  nerfs  secoués,  dans  une 
fièvre  d'affairement.  Lui,  l'attendait  dans  la 
pluie,  lèvent,  le  froid,  dépité  de  ses  factions 
prolongées,  toussant  cette  petite  infirmité 
opiniâtre  de  ses  bronches  qui  ne  guérissaient 
pas. 

Une  gêne  alors  un  petit  temps  les  tenait, 
sans  parler,  l'un  près  de  l'autre,  toute  inti- 
mité rompue. 


:l  L" AMANT   PASSIONNE 

—  Mon  chéri,  je  n'ai  qu'un  instant... 

Et  c'était  inévitablement  les  mêmes  rai- 
sons, des  visites  à  des  amies  qu'elle  nom- 
mait, des  relations  nouvelles,  des  dîners,  la 
couturière.  Il  l'eût  dans  ces  moments  préférée 
menteuse,  lui  dérobant  toute  celte  vanité  de 
sa  vie  qui  lui  faisait  sacrifier  à  d'éternelles 
frivolités  leurs  joies  d'amour.  Cependant 
c'était  bien  à  ce  joli  être  parfumé,  pimpant, 
fulile  et  mondain  qu'il  devait  la  sensation 
précieuse  d'un  triomphe  supérieur  à  tous  les 
lailres. 

—  Bon,  je  sais...  C'est  inutile,  disait-il 
en  coupant  court  à  ses  explications. 

C'était  si  gentil  alors  la  façon  dont  elle 
lui  appuyait  la  main  au  bras  ou  cherchait  la 
sienne  en  le  regardant  à  travers  les  pois  de 
sa  voilette  avec  la  clarté  tendre  de  ses  yeux 
long-plissés. 

—  Va,  tu  n'as  que  trop  raison  de  m'en 
vouloir...  Je  ne  t'aime  pas  comme  je  devrais 
l'aimer...  Pardonne-moi,  chéri. 

Chacun  de  ses  gestes  secouait  un  eftluve 
chaud  qui  l'énervait  de  sensualité  infinie... 
Toute  sa  chair,  sous  le  nuage  des  linons, 
restait  parfumée  de  peau  d'Espagne;  et  cette 
essence  subtile  et  forte  finissait  par  être 
comme  l'odeur  même  de  sa  vie. 


I/AMANT   PASSIONNÉ  73 

Presque  aussitôl  le  sortilège  amoureux  le 
reconquérait  :  il  oubliait  l'eanui  découragé 
de  l'avoir  attendue.  Les  reproches  qu'il  vou- 
lait lui  faire  s'étaient  évanouis  :  il  goûtait 
le  vertige  heureux  du  magnétisme  qui  la 
prolongeait  en  lui.  C'était  lui  maintenani 
qui  la  défendait  contre  elle-même. 

—  Mais  non,  laisse  donc,  c'est  moi  qui 
ai  tort...  Ne  fais-tu  pas  ce  que  tu  peux? 

Il  arrivait  toujours  un  moment  où,  sous  la 
courbe  du  parapluie,  à  l'abri  d'un  porche, 
derrière  un  arbre,  leurs  lèvres,  sous  le  re- 
troussis  de  la  voilette,  pouvaient  se  joindre. 
Avecla  petite  peur  d'être  surpris,  ils  échan- 
geaient un  grand  baiser  inquiet  qui  avait  la 
douceur  d'un  péché. 

Madeleine,  qui  avait  gardé  des  habitudes 
de  piété,  ne  craignait  pas  de  mêler  un  peu 
de  sacrilège  à  son  amour.  Dans  les  églises, 
elle-même  l'entraînait  vers  une  pénombre 
de  sacristie  et  Là,  très  vile,  d'une  folie  légère 
de  damnation,  dans  l'odeur  des  derniers  flo- 
connemenls  de  l'encens,  elle  lui  tendait  la 
fleur  évasée  de  sa  bouche.  Paul,  au  con- 
traire, déshabitué  de  son  culte  denfance, 
secrètement  réprouvait  cette  licence  qui 
peut-être  blessait  ses  anciennes  fibres  reli- 
gieuses. 


74  LAMANT  PASSIO.NE 

A  la  sortie,  elle  ne  manquait  jamais  de 
tremper  dans  le  bénitier  le  bout  de  ses  doigts 
dégantés;  et  puis  elle  secouait  sur  lui  Tonde 
mystique  dans  un  rapide  signe  de  croix  oii 
el!e  l'enveloppait  tout  entier  et  qu'elle  ache- 
vait sur  elle-même  I 

—  Que  fais-tu?  dit-il  un  jour. 

—  Je  ne  sais  pas...  Maman  aussi  faisait 
cela  pour  moi. 

11  en  resta  ému. 

C'était  une  chose  si  pure  et  si  profonde, 
ce  signe  de  foi  et  de  protection  par  lequel 
elle  s'en  remettait  de  sa  garde  secrète  aux 
providences  I 

L'heure  les  ramenait  à  la  fâcheuse  réalité. 
Avec  le  mensonge  d'un  salut  cérémonieux,  il 
la  quittait  comme  un  étranger;  elle  ne  se 
rappelait  pas  toujours  exactement  où  elle 
avait  laissé  son  fiacre. 

De  ces  rencontres  fiévreuses,  tourmentées 
de  désirs  et  de  regrets,  il  restait  à  Paul  une 
sensation  irritante  de  demi-possession  où  il 
gardait  le  frôlement  de  ses  hanches  aux 
siennes,  où  elle  continuait  à  lui  appartenir 
par  la  persistance  du  parfum  de  ses  robes, 
le  frémissement  et  la  chaleur  de  sa  vie  entrée 
dans  sa  propre  vie.  Il  baisait  à  la  manche  de 
son  pardessus  l'odeur  de  sa  main   gantée. 


LAMANT   PASSIONM-:  To 

Elle  lui  avait  donné  un  de  ses  mouchoirs  et 
il  le  portail  la  nuit  sur  son  cœur  ;  il  s'cn- 
dormail  en  le  respirant.  Ah!  comme  elle  le 
tenait  !  Elle  était  le  rouet  autour  duquel 
s'enroulaient  ses  filandres.  A  peine  elle 
Favail  quille,  il  était  repris  par  la  torlu- 
rante  évidence  :  quelqu'un  là-has  Tatten- 
dail.  lui  ouvrait  les  bras...  Encore  une  fois 
elle  redevenait  le  bien  d'un  autre. 

Cependant  elle  lui  disait  si  sincèrement 
qu'elle  n'avait  jamais  aimé  avant  lui.  D'une 
insistance  d'enfant,  il  lui  faisait  répéter  ses 
paroles. 

—  Je  t'en  prie,  redis  cela  encore...  en- 
core... Ah!  si  c'était  vrai! 

Tout  seul  ensuite  il  se  les  remémorait  une 
à  une,  lentement,  dans  un  grand  silence  in- 
térieur, tâchant  de  se  rappeler  exactement 
le  son  de  sa  voix,  l'écoutant  sourdre  du  fond 
de  la  vérité  limpide  de  cette  vie  qu'elle  lui 
avait  toute  donnée!  Ah!  oui,  c'était  vrai! 
Celle-là  jamais  n'avait  menti  ! 

Ils  cessèrent  tout  d'un  coup  de  se  voir,  et 
puis,  une  après-midi,  il  reconnaissait  son  coup 
de  timbre.  Elle  entra,  se  jeta  dans  ses  bras  : 

—  Ah!  chéri,  j'en  ai  assez  de  toujours 
nous  voir  dans  la  rue...  Cette  fois  je  te 
reviens  pour  de  bon. 


76  L'AMANT   PASSIONNE 

Elle  lui  arriva  presque  chaque  jour  avec 

la  petite  folie  de  se  blottir  dans  son  épaule, 

toute   ivre  d'une  joie   de   s'arracher   à   ses 

^  corvées   et   de    lui  apporter  cette    part    de 

sa  vie  qu'elle  disputait  au  monde. 

Paul  recevant  dans  l'après-midi,  parfois 
elle  tombait  au  milieu  d'une  consultation. 
Toine,  comme  une  figure  du  silence,  ap- 
puyait le  doigt  à  sa  bouche.  Elle  avait  fini 
par  comprendre  ce  signe,  qui  voulait  dire  : 
a  M'sieu  l'avocat  a  quelqu'un...  Mais  tout 
de  même  entrez  ici.  »  Mystérieusement,  la 
vieille  femme  lui  ouvrait  la  porte  du  petit 
salon. 

La  tenue  symétrique  et  monotone  de  cette 
pièce  bientôt  lui  donnait  froid  au  cœur. 
<(  Mon  Paul  si  jeune,  si  beau,  si  passionné!  » 
songeait-elle  en  rapportant  à  la  médiocrité 
bourgeoise  de  Tameublement  la  pensée  de 
son  ardente  sensibilité. 

Là-dessus  la  petite  machine  nerveuse  en 
elle  travaillait.  Elle  faisait  le  rêve  de  renou- 
veler d'une  fête  de  vie  et  de  jeunesse  tout  ce 
décor  démodé.  Ici,  là,  des  arabesques 
modernes,  un  caprice  aimable  de  petits 
meubles,  le  jeu  long  et  clair  des  belles 
étoffes.  Dans  son  égoïsme  d'amour,  elle  eût 
voulu  être  mêlée  si  intimement  à  tout  le 


L'AMA.NÏ   PASSIONNE  77 

détail  matériel  de  la  maison  que  celle-ci 
autour  de  lui  en  eût  gardé  comme  la  vie 
animée  d'un  grand  miroir  où  partout  il  aurait 
retrouvé  son  image  et  sa  présence.  Elle  eût 
été  plus  sure  encore  ainsi  d'être  le  centre 
unique  de  toutes  ses  pensées.  Est-ce  qu'elle- 
même  n'était  pas  convaincue  de  ne  vivre  que 
pour  cet  amant  qui  lui  avait  fait  connaître 
les  joies  suprêmes  de  la  passion?  Madeleine 
avait  à  cet  égard  la  sincérité  spéciale  de  la 
femme  toujours  portée  à  s'illusionner  sur 
ses  sentiments  s'ils  doivent  profiter  à  l'idée 
du  bonheur  qu'elle  donne  ou  qu'elle  ressent 
elle-même. 

Paul  Larue  ne  trouvait  pas  toujours  le 
moyen  de  renvoyer  le  client  aussi  vite  qu'il 
l'aurait  voulu.  Il  savait  que  iMadeleine  était 
là  :  elle  seule  avait  ce  petit  pas  rapide  dans 
le  froutement  de  ses  jupes.  Il  reconnaissait 
aussi  la  toux  légère  et  agacée  dont  elle  atti- 
rait son  attenlion...  Madeleine,  qui  l'avait 
fait  attendre  si  souvent  à  l'heure  de  leurs 
rendez-vous,  s'énervait  sitôt  qu'elle  était 
obligée  d'attendre  à  son  tour.  Elle  se  levait, 
faisait  le  tour  du  petit  salon,  se  laissait 
retomber  dans  le  fauteuil  de  velours  rouge 
dont  les  ressorls  usés,  en  se  détendant 
comme  des  soufflets  d'accordéon,  émettaient 


78  LAMAM    FA^:^lU^-\E 

un  gémissemeul  prolongé  qu'il  percevait. 
u  Comme  c'est  bien  ellel  pensait  Paul.  Il 
faudrait  que  loul  se  prélat  à  ses  caprices. 
^  Eh  bien!  tant  pis,  elle  attendra.  »  Mais,  peu 
à  peu,  lui-même  commençait  à  s'agiter,  le 
sang  aux  joues.  C'était  insupportable^,  les 
petits  coups  qu'elle  finissait  par  donner  dans 
le  mur.  Il  brusquait  l'entretien  et  recondui- 
sait le  client'jusqu'au  couloir.  La  plupart  de 
ses  confrères  po&sédaient  un  jeune  commis 
qui,  au  coup  de  sonnette  du  patron,  se  char- 
geait de  mettre  le  visiteur  sur  le  chemin 
de  la  sortie.  Mais  ceux-là  étaient  mariés  ou 
bien  ignoraient  les  ménagements  qu'impose 
une  relation  entourée  de  mystère. 

Sitôt  la  porte  retombée,  Paul  allait  déga- 
ger Madeleine  qui,  sans  une  parole,  à  la 
pointe  des  bottines,  d'un  glissement  etTacé 
et  furtif,  se  faufilait  dans  le  cabinet  de  tra- 
vail. 

—  Mon  chéri... 

La  tète  en  arrière,  c'était  comme  le  don 
entier  de  sa  personne  qu'elle  lui  olîiait  en 
avançant  la  bouche. 

—  ChutI  plus  bas!  disait-il  en  indiquant 
du  doigt  qu'une  visite  attendait  dans  la  petite 
pièce.  Mais  bientôt  il  oubliait  toute  prudence. 
Le  silence  même  les  trahissait,  ce  silence  des 


L'AMAM    PASSIONNÉ  "9 

chambres  d'amour  d'où,  malgré  tout, 
s'ébruile  une  rumeur  vague  de  rires  el  de 
baisers.  L'heure  se  passait  :  quelquefois  le 
client,  dépilé,  s'en  allait. 

Paul,  dans  Tinlervalle  d'un  mois,  se  vit 
retirer  deux  affaires  avantageuses.  Que  lui 
imporlait?  Il  était  décidé  h  tout  sacrifier  à 
son  amour. 


CHAPITRE   IX 


Depuis  deux  semaines  quelle  lui  arrivait 
presque  chaque  jour,  comme  pour  lui  faire 
oublier  toutes  ses  al  tentes  antérieures,  il 
n'était  pas  simplement  heureux  :  il  goûtait 
une  sorte  de  frénéFie  de  bonheur.  Elle  lui  eût 
persuadé  de  quitter  une  carrière  qu'il  aimait 
et  qui  était  son  orgueil,  pour  en  embrasser 
une  autre  qui  l'eût  rapproché  d'elle,  il  lui  eût 
cédé  avec  le  seul  regret  de  n'avoir  point 
devancé  son  désir.  Cependant,  sa  joie  élait 
sans  éclat  au  dehors  :  il  la  portail  sombre- 
menten  lui,  comme  un  feu  muré.  .M"^'  Larue, 
déjà  si  inquiète  de  cette  toux  qui  ne  gué- 
rissait pas,  s'alarmait  de  Tinconnu  de  sa 
destinée  qui  lui  changeait  les  yeux.  La  con- 


82  L'AMANT  PASSIUNNÉ 

tinuité  de  rexcitatioii  passionnelle,  en  dila- 
tant ses  pupilles,  fonçiiil  jusqu'au  noir  de  la 
fièvre  les  profondeurs  grises  de  son  regard. 
11  n'avait  rien  perdu,  du  reste,  de  l'extrême 
mobilité  de  son  humeur.  Dans  les  instants 
où  il  sentait  le  plus  \ivement  l'extraordi- 
naire joie  d'être  aimé  de  Madeleine,  elle  le 
voyait  soudain  pâlir.  Quelquefois,  en  lui 
baisant  les  mains,  il  éclatait  en  larmes. 

—  Qu'as- tu? 

Elle  lui  relevait  la  lé! e  et  elle  élait  effrayée 
de  l'exaltation  de  son  visage.  D'une  sorte 
de  maternité  caressante,  elle  le  grondait 
alors  comme  elle  eût  grondé  sa  propre 
enfant. 

—  Laisse  donc,  disait-il  étrangement,  ne 
vois-tu  pas  que  cest  encore  ma  manière  à 
moi  d'avoir  du  bonheur? 

Paul,  dans  cet  état  de  sensibilité  maladive, 
apporta  un  triste  courage  à  renverser  les 
frêles  colonnes  qui,  au-dessus  de  tous  deux, 
maintenaient  Téditice  léger  de  leur  tranquil- 
lité momentanée. 

iMadeleine,  en  se  libérant  tout  un  temps 
de  qui  constamment  l'enlevait  à  lui,  avait 
écouté  les  intimes  charités  de  son  cœur 
autant  que  l'amour  même.  Elle  lui  fit  ainsi 
un  sacrifice  qui,   pour   bien    des  gens  trop 


I.A.MA.M    PASSIOXM^ 

|»ressés  de  juger,  ressemljla  presque  à  un»' 
iiipliire  avec  le  monde  ou  elle  occupait  une 
place  en  vue.  Elle  limita  ses  visites,  déclina 
des  invitations,  cessa  de  courir  les  magn- 
sins.  Encore  une  fois,  elle  fut  sincère  en  ce 
mouvement  sponlané  comme  elle  l'élail  dans 
toutes  les  situations  de  sa  vie  de  cœur  avec 
Paul.  Elle  ne  regretta  pas  un  instant  la 
petite  griserie  qu'elle  goûtait  à  fatiguer  ses 
nerfs  en  d'innombrables  et  vaines  occupa- 
tions et  lui  rapporta  passionnément  le  plai- 
sir volontaire  d'un  cbangement  qui,  pour 
elle,  était  une  privaiion. 

Paul,  qui  d'abord  n'avait  vu  là  que  la 
beaulé  de  son  amour,  se  tourmenta  tout  à 
coup  de  rechercher  les  causes  secrètes  que 
pouvait  cacher  un  etitraînement  qui.  même 
dans  la  folie  des  commencements,  n'avait  pas 
été  aussi  vif.  11  en  vint  à  conjecturer  juste- 
ment la  seule  raison  qu'elle  eût  voulu  ne  lui 
donner  jamais.  Miub'leine  ne  pouvait  pas 
toujours  dissimuler  l'inquiétude  que  lui  cau- 
sait la  persistance  de  ses  accès  de  toux.  Elle 
avait  exigé  qu'il  vît  -les  médecins;  mais  Paul, 
à  travers  son  ascendance,  gardait  la  défiance 
instinctive  des  gens  de  campagne  pour  les 
guérisseurs.  Sa  mère,  pendant  une  maladie 
grave  qu'elle  fit  après  la  mort  du  receveur, 


8i  LAMANT   PASSIONNE 

toujours  s'était  refusée  à  recevoir  les  soins 
du  médecin. 

Paul  fui  convaincu  de  sa  pitié,  Tattribua  à 
ce  mal  obscur  qui  la  tourmentait  plus  que 
lui-même.  Son  caractère  ombrageux  s'irrita  : 
il  redouta  une  destinée  tragique,  se  vit 
atteint  aux  sources  de  la  vie. 

Une  scène,  qu'il  lui  lit,  ébranla  fortement 
Madeleine  :  il  eut  la  cruauté  de  lui  repro- 
cher le  mensonge  de  son  amour;  il  la  com- 
para à  un  médecin  qui.  en  multipliant  ses 
visites,  flaire  le  progrès  du  fléau  dans  un 
organisme  humain.  Elle  poussa  un  cri,  se 
boucha  les  oreilles  pour  ne  plus  Tenlendre; 
et  puis,  comme  il  marchait  en  continuant  de 
parler,  elle  se  laissa  tomber,  s'accrocha  h 
ses  habits,  fut  une  seconde  traînée. 

—  Ai-je  mérité  de  souffrir  pour  t'avoir 
seulement  trop  aimé?  s'écria-l-elle. 

—  Mais  toi-même  aurais-tu  souffert  à  ce 
point  si  je  n'avais  mis  le  doigt  sur  le  point 
sensible? 

Ses  baisers  le  calmèrent  en  le  laissant 
frémissant  :  elle  trouva  la  force  de  se  mo- 
quer de  l'importance  qu'il  attachait  à  une 
infirmité  toute  passagère.  Elle  l'abusa  et 
s'efforça  de  s'abuser  elle-même. 

Paul,    de   son  côté,   pour  lui  donner  le 


i;amant  passionm-:  85 

change,  lâchait  d'étoufîer  la  loiix  que  re- 
doublait son  énervemeut.  Elle  l'eut  dans 
ses  bras,  à  bout  d'énergie,  éj)uisé  par  celle 
longue  secousse  :  il  finit  par  pleurer  douce- 
ment sur  son  épaule  d'une  peine  molle  d'en- 
fant. 

C'était  un  jeudi  :  >P'  Larue  était  partie 
visiter  une  vieille  parente.  Toine  essayait 
une  robe  chez  sa  couturière  ;  elle  s'en  fai- 
sait faire  une  tous  les  six  ans,  à  l'approche 
de  Pâques.  La  maison  ainsi  se  trouva 
libre  :  personne  n'entendit  leurs  cris  et 
ne  soupçonna  la  violence  de  la  scène  qui 
les  avait  déchirés.  Elle  ne  le  quitla  qu'à  la 
nuit  tombée,  résolue  à  mentir  chez  elle  si 
elle  n'arrivait  pas  à  temps  pour  le  dîner. 
11  l'accompagna  par  le  couloir  :  ils  s'em- 
brassèrent une  dernière  fois  près  de  la 
porte.  Dans  un  grand  baiser,  elle  lui  di- 
sait : 

—  Jure-moi  que  c'est  fini,  que  lu  n'auras 
plus  jamais  celle  idée. 

—  Jamais. 

Il  demeura  un  peu  de  temps  à  écouler 
décroître  le  claquement  pressé  de  ses  talons 
sous  le  porche;  et  puis  il  passait  dans  son 
cabinet  de  toilette.  Il  alluma  les  deux  becs 
de  gaz,  se  regarda  dans  la  glace,  longuement, 

8 


8b  LAMA.NT   PASSIONÉ 

sans  un  pli  au  visage,  comme  on  se  tlaire, 
avec  la  délerminalion  froide  d'un  homme 
(jui  veut  savoir  où  il  en  est. 

Son  teint  depuis  un  mois  s'était  encore 
plombé  :  deux  creux  évidaient  ses  joues;  il 
portait  bien  les  stigmates  de  cette  passion 
qui  lui  procurait  des  délices  ardentes  et  gla- 
cées, ignorées  de  la  plupart  des  autres  hom- 
mes. 

—  Touché  I  dit-il  enfin  à  haute-voix,  dans 
le  silence  des  chambres. 

11  n'avait  nulle  Irislesse  ;  ce  fut  plutôt 
comme  l'orgueil,  la  fierté  sombre  de  res- 
sentir la  vie  par-delà  les  limites  normales. 
FA  il  se  rappelait  que  des  passantes,  avec 
cette  connaissance  éveillée  des  signes  de 
lamour  qui  leur  fait  deviner  dans  la  rue  un 
homme  en  étal  de  grâce,  souvent  lui  glis- 
saient des  regards  d'appel,  de  désir,  d'envie 
peut-être  aussi  pour  la  femme  élue,  d'elles 
ignorée. 

Quand  M""'  Larue  rentra,  elle  le  trouva 
à  son  bureau,  travaillant  sous  la  lampe.  Elle 
alla  l'embrasser,  et  mettant  devant  lui  un 
])aquet  : 

—  Devine,  mon  C\... 

Une  odeur  s'évapora  :  des  souvenirs  gour- 
mands soudain  puérilement  s'éveillèrent. 


LA.MA.M   PA.SSlU-NMÎ  ST 

—  Je  parie  que  ce  sont  des  galettes,  ma- 
man I 

De  grosses  galettes,  en  eiïet,  qu'elle  lui 
avait  rapporlées  de  chez  un  pâlissier  de 
leur  pays.  Leur  odeur  toujours,  h  la  ville, 
lui  avail  évoqué  Teftlux  d'un  champ  de  sa- 
razins  en  fleur  qui  là-bas,  au  village,  bordait 
la  maison  d'un  voisin  et  où  s'en  venaient 
pâturer  les  abeilles.  KUes  étaient  larges, 
épaisses  et  dorées.  Le  jour  de  la  ducasse, 
toutes  les  ménagères  aisées  en  mettaient 
cuire  de  pareilles  au   four. 

Mon  Dieul  qu'il  était  loin  de  tout  cela 
depuis  longtemps  !  Il  ressentit  une  détente 
à  celte  fraîcheur  de  bonne  humanité  na- 
turelle qui  passait  sur  les  braises  de  son 
grand  feu  de  passion,  pour  en  apaiser  la 
brûlure.  Il  prit  à  deux  mains  le  visage  de 
i\P'  Larue  qui  n'avait  pas  eu  le  temps  d'ôter 
son  chapeau  et  se  soulevant  jusqu'à  ses  joues, 
il  y  appuyait  des  baisers  à  pleine  bouche, 
comme  au  temps  où  il  élait  petit. 

—  Ah!  maman!  maman! 


CHAPITRE    X 


Madeleine  cessa  brusquement  devenir.  11 
l'attendit  huit  jours*,  se  jetant  sur  les  cour- 
riers, guettant  une  lettre  qui  n'arrivait  pas. 
Encore  une  fois  ses  sentiments  furent  ex- 
trêmes :  il  la  crut  malade  ou  dominée  par  une 
matérialité  plus  forte  que  ?a  volonté,  la  plai- 
gnit, souffrit  de  la  double  agonie  de  leurs 
vies  de  nouveau  brisées. 

Puis  sa  violence  s'éveilla  :  il  l'accabla,  la 
détesta  avec  la  même  sincérité  qu'il  l'avait 
plainte.  «  C'est  bien  fini  cette  fois,  je  ne  la 
verrai  plus  »,  se  jura-t-il.  Il  espéra  s'analyser 
dans  celte  épreuve  qui  en  suivait  tant 
d'autres.  Il  soupesa  ses  mouvements  :  il  se 
crut  arrivé,  après  tant  de  souffrances,  à  un 

8. 


L" AMANT  PAS3I0NM-: 

calme  relatif.  Il  lui  écrivit  une  longue  lettre 
uù  il  se  composait  un  état  d'esprit  spécieux 
et  gardait  le  ton  d'un  homme  désabusé,  sans 
aigreur.  Soudain  son  cœur  se  mit  à  battre 
désordonuément.  Il  perdit  la  mesure  et  s'ou- 
blia aux  pires  emportements. 

Paul  ferma  sa  lettre  et  s'habilla  ;  mais  au 
moment  de  sortir,  il  voulut  la  relire,  rompit 
le  cachet:  il  fut  elTrayé  de  l'avoir  écrite.  «  Ce 
sera  pour  demain  » .  pensa-t-il.  Un  soleil 
d'avril  écornait,  entre  les  murs  aux  briques 
éraillées,  l'ombre  tendrement  irisée  du  vieux 
jardin.  11  avait  ouvert  les  fenêtres;  la  dou- 
ceur tiède  de  lair  ventilait  le  grand  cabinet 
uù,  par  prudence,  sa  mère  continuait  à  faire 
allumer  de  petits  feux.  Dans  l'angle  du  mur, 
lelilas,  avec  la  force  de  décompression  d'une 
créature  vivante  qui  aurait  rompu  ses  chaînes, 
éployait  ses  branches  gonflées  déjeune  sève 
bourgeonnante. 

Il  fut  ému  de  pitié  sur  lui-même  à  cette 
image  des  puissances  toujours  rajeunies  de 
la  vie.  ((  Tout  l'hiver  l'arbre  est  resté  mort  et 
il  revit I  Moi.  en  une  seule,  j'ai  vécu  vingt 
années...  Suis-je  seulement  sur  que  ce  cœur 
martyrisé  ne  va  pas  bientôt  éclater?  »  Il  des- 
cendit les  trois  marches,  prit  dans  ses  doigts 
un  des  rameaux  :  la  capsule  du   bourgeon 


L'AMANT   PASSIONNÉ  91 

craqua  ;  il  eut  l'odeur  des  feuilles  aux  narines. 

Au  coin  de  sa  rue,  un  des  tramways  du  bois 
faisait  arrêt.  Il  aspira  à  la  solitude,  à  la  paix 
des  arbres,  au  silence  intérieur.  Il  prit  place 
sur  une  des  plate-formes. 

Les  avenues  avaient  un  air  pimpant  de 
fraîche  peinture  vernissée.  A  la  pointe  des 
branches^  les  feuilles  nouvelles  tortillaient 
de  petits  bouquets  frisolés.  Sous  les  hêtres 
pleuraient  les  chatons  pourprés.  Il  eut  lim- 
pression  d'une  vaste  palpitation  montant  de 
la  terre,  d  une  vie  des  lerreaux  sous  Tafflux 
accru  des  sèves.  C'était  le  recommencement 
de  la  genèse,  l'éternelle  et  délicieuse  palin- 
génésie  qui  noue  les  branches  comme  les 
corps,  met  en  rumeur  les  nids  et  fait  venir 
au  bout  des  lèvres  les  salives  froides  du 
baiser. 

Paul  s'enfonça  sous  les  jeunes  arceaux.  Le 
printemps  fut  en  lui,  la  confiance,  le  rêve  qui 
l'avait  délaissé.  Il  éprouva  la  surprise  de 
renaître  à  la  vie,  parmi  l'universelle  renais- 
sance. Le  crépitement  sec  des  bourgeons 
avait  un  bruit  de  bouches  échangean l  l'amour. 
Son  cœur  mou  se  gonfla  comme  le  sol  élas- 
tique des  fulaies,  comme  l'écorce  humide 
des  essences  dans  les  taillis.  Il  ressentit  l'émoi 
d'une  sensibilité  adolescente,  le  tressaille- 


92  L'AMANT  PASSIONNE 

ment  délicat  de  s'égaler  aux  matins  de  la 
germination,  après  la  mort  de  Fliiver. 
Comme  il  eût  voulu  être  là  avec  Madeleine, 
les  mains  enlacées!  Comme  il  lui  eût  juré 
que  plus  jamais  il  ne  douterait  de  son  cœur! 

Madeleine!  11  l'appelait  à  demi-voix  dans 
le  silence  frémissant  du  bois;  la  musique  de 
ce  nom  fondait  à  sa  bouche  comme  le  jus 
d'un  fruit.  11  Técoutait  vivre  en  lui  de  la  vie 
d'un  être  à  une  grande  profondeur. 

Un  sentier  le  ramena  vers  les  avenues  :  il 
se  rappela  le  soir  agité  où  un  fiacre  les  avait 
promenés  entre  les  arbres  nus,  tous  deux 
crispés,  endoloris  de  la  mauvaise  querelle.  Il 
s'assit  sur  un  banc,  tira  son  carnet,  lui  écrivit 
longuement  dans  la  joie  de  cette  minute  paci- 
fiée. IU'adjura,  fitdesserments,promitderat- 
tendre  sans  se  plaindre.  L'ondée  d'or  glissa  du 
banc,  traîna  plus  loin.  Dans  un  déclin  d'après- 
midi,  une  fraîcheur  violette  monta  des  pe- 
louses. 11  sentit  froidir  les  taillis.  Aussitôt  sa 
toux  le  reprit  :  il  eut  une  colère  contre  lui- 
même.  11  regagna  le  tramway,  descendit  à  un 
arrêt  qui  le  mettait  à  un  pas  de  la  <(  petite 
poste  ».  C'était,  dans  une  rue  populeuse,  une 
vieille  maison  encombrée  de  ménages.  M'"An- 
gèle  Ducolillon  occupait  du  côté  de  la  cour  un 
petit  appartement  de  trois  pièces,  dont  la  plus 


L'AMAM  PASSION-NK  93 

exiguë  lui  servait  de  cuisine.  Le  meuble 
élait  modeste,  bizarre  et  poudreux  couime 
celui  d'une  personne  qui  n'a  guère  de  temps 
à  consacrer  à  son  intérieur.  Aux  deux  coups 
dans  la  porte,  elle  vint  lui  ouvrir.  Son  petit 
chapeau  bossue  en  travers  du  chignon,  dans 
une  toilette  de  vieille  gouvernante  anglaise, 
elle  tenait  sous  le  bras  un  rouleau  de  mu- 
sique et  s'apprêtait  à  sorlir. 

—  Vous! 

—  Oui,  oui,  ma  petite  mademoiselle  An- 
gèle...  J'ai  là  une  lettre  qu'il  faudrait  bien... 
N'allez  pas  me  refuser. 

11  lui  fit  sa  petite  confession  :  il  avait  élé 
si  malheureux.  C'est  à  peine  s'il  élait  remis 
de  la  crise  par  laquelle  il  avait  passé.  Il  eut 
un  rire  amer. 

—  Pensez  donc...  Ça  a  été  jusqu'à  l'idée 
de  rompre  avec  elle. 

M"'  Ducotillon,  vivement,  arrivait  se  plan- 
ter devant  lui,  les  bras  croisés,  et  disait,  avec 
un  inexprimable  mélange  de  mépris,  de  pitié 
et  d'indignation  : 

—  Vous  êtes  fou...  On  ne  rompt  pas  avec 
une  femme  comme  Madeleine. 

Et  tout  de  suite  après,  ponctuant  son  débit 
de  hochements  de  lête  qui  faisaient  sauter 
la  petite  aigretle  noire  de  son  chapeau  : 


9*  LAMAM   PASSIU.NM-: 

—  Ah  ça!  vous  ne  connaissez  donc  pas  le 
cœur  de  Madeleine?  Y  a-t-il  une  autre  femme 
au  monde  pour  vous  aimer  comme  elle  vous 
aime?  Je  sais  bien,  vous  autres  hommes,  vous 
n'en  avez  jamais  assez.  Eh  bien,  Madeleine 
vous  donne  plus  qu'elle  ne  peut  et  quelle  ne 
devrait  donner.  Elle  vous  sacrifie  son  repos, 
sa  vie,  tout...  Ah  oui,  nom  d'un  petit  bon- 
homme, tout_,  je  puis  bien  le  dire...  Et  puis, 
est-ce  que  vous  savez  ce  qu'est  la  journée 
d'une  femme  comme  celle-là,  occupée  de  mille 
choses  qui  vous  feraient  perdre  la  tète?  Elle 
ne  la  perd  pas.  elle,  elle  trouve  encore  le 
moyen  d'être  pour  vous  tout  ce  qu'une 
femme  peut  être...  Allez I  si  elle  ne  vous  a 
pas  donné  signe  de  vie,  c'est  que,  pour  sûr, 
il  lui  est  arrivé  quelque  chose...  Vrai,  vous 
n'êtes  pas  raisonnable... 

Paul  Larue.  devant  celte  passion  d'amitié 
qui  retombait  sur  lui  en  ^ronderies  de  sœur 
aînée,  eut  la  gène  d'un  homme  pris  en 
faute. 

—  Allez,  vous  avez  bien  raison... 

11  lui  demanda  une  enveloppe,  y  glissa  ses 
feuillets  d'écriture. 

—  Quelle  amie  vous  êtes  pour  nous! 

—  Bon!  bon!  faisait-elle  en  fourrant  la 
lettre  dans  son  réticule,  pêle-mêle  avec  son 


f.  AMANT   PASSIONNÉ  o;i 

mouchoir,  ses  ganis,  ses  ciseaux  et  iiiir 
bobine  de  gros  fil  gris. 

La-dessus  elle  donnait  un  tour  de  clef  à 
ses  armoires,  serrail  le  beurre  et  le  fromage 
dans  son  buffet  à  provisions,  et  tout  d'un 
coup,  avec  une  extrême  énergie,  se  mettait 
à  frapper  sur  le  canapé  et  les  fauteuils 
en  appelant  amoureusement  : 

—  Cher  trésor  ! 

A  un  coup  plus  fort  qui  faisait  basculer 
le  plus  caduc  des  deux  fauteuils,  une  an- 
tique minette  apparaissait,  soufflant  dans  ses 
barbes  grises  et  dardant  une  queue  épilée, 
garnie  seulement  à  son  extrémité  d'un 
flocon  d'étoupe.  La  tendre  Angèle,  alors,  se 
jetait  sur  ^  Cher  trésor  »  et  la  tenant, 
charmée  et  ronronnante,  sous  les  baisers 
qu'elle  lui  plaquait  au  museau,  elle  lui 
faisait  des  adieux  passionnés,  entrecoupés 
de  recommandations.  «  Cher  trésor  sera 
bien  sage,  fera  pas  ses  ongles  sur  le  canapé, 
gratlera  pas  à  la  porte  du  buffet...  »  La 
chatte,  à  pelils  coups  de' sa  langue  râpeuse, 
lui  léchait  les  joues. 

Le  lendemain,  Paul  dans  son  courrier  du 
matin,  trouvait  une  lettre  de  Madeleine  : 

«  Mon  chéri,  que  je  m'en  veux  de  l'avoir 
encore  une  fois  rendu  malheureux...  Tu  me 


96  1.  AMANT   PASSIONNE 

dis  que  lu  m'avais  écrit  une  autre  lettre  que 
tu  as  déchirée...  C'est  celle-là  pourtant  que 
j'aurais  dii  recevoir...  J'aurais  eu  l'amer 
^  bonheur  de  me  sentir  atteinte  jusqu'au 
cœur...  Je  n'étais  pas  en  faute,  cependant... 
Je  jure  que  je  te  serais  revenue  le  lendemain 
de  notre  dernière  entrevue  si  celle-ci  ne  m'a- 
vait lilléralement  tuée...  Ah  1  ce  que  j'ai  souf- 
fert, je  ne  puis  te  le  dire!...  J'ai  eu  la  sen- 
sation matérielle  d'être  moi-même  frappée 
de  mort...  Je  suis  resiée  trois  jours  au  lit; 
mes  pauvres  nerfs  étaient  à  bout...  Le  mé- 
decin a  prescrit  un  repos  absolu...  Je  ne 
suis  pas  encore  remise...  Mais  qu'est  ma 
souffrance  auprès  de  la  tienne?...  J'aurais 
accepté  de  souffrir  mille  fois  davantage  si 
ta  peine  à  toi  en  avait  dû  être  allégée.  Et  je 
ne  pouvais  l'écrire...  personne  pour  jeter  ma 
lettre  à  la  boîte...  Je  suis  toujours  prise  par 
la  peur  que  quelqu'un...  Heureusement  que 
tu  as  eu  l'idée  de  m'envoyer  Angèle.  J'allais 
la  prier  de  passer  quand  elle  m'est  arrivée... 
Ahl  mon  Paulet,  quand  pourrons-nous  être 
tout  à  fait  heureux?  Je  me  tourmente  à  la 
pensée  de  tout  le  trouble  que  je  jette  dans 
ta  vie,  moi  qui  voudrais  n'être  pour  toi  que 
le  bonheur.  X'eût-il  pas  mieux  valu  ne  jamais 
nous  être  rencontrés?  » 


i;amant  passionné  97 

Il  pressa  la  lellre  contre  son  cœur,  la 
porta  à  ses  lèvres,  y  but  les  baisers  qu'elle  y 
avait  mis  elle-même  :  (^  Cœur  adorable  de  qui 
je  suis  indigne!  Je  l'accusais  quand  moi  seul 
étais  coupable  î  » 

La  «  Petite  poste  »  avait  raison.  Le  con- 
naissait-il seulement,  ce  cœur  de  Madeleine 
si  attacbé,  si  franc,  si  naturel  dans  tout  le 
mensonge  de  sa  vie?  Pouvait-il  même  s'en 
faire  simplement  une  idée  h  travers  le  mys- 
tère et  l'inconnu  qu'à  chaque  séparation  elle 
redevenait  pour  lui?  Jamais  il  n'avait  senli  la 
beauté  unie  de  la  sincérité  comme  avec  elle, 
et  il  se  comportait  comme  s'il  ignorait  qu'elle 
étail  pour  lui  la  vérité  même.  Qu'est-ce  qu'il 
y  avait  donc,  quelles  épaisseurs  de  murs  entre 
l'âme  et  l'âme  pour  que  toujours,  en  dépit 
des  étreintes  où  on  croit  se  posséder  jus- 
qu'aux sources  mêmes  de  l'êlre,  elles  demeu- 
rent incommunicables  à  de  si  grandes  dis- 
tances que  les  déserts  et  les  océans  ne  les 
sépareraient  pas  davantage? 

La  semaine  passa  sans  qu'elle  eût  récrit. 
Ce  fut  une  obsession  :  il  ne  cessait  plus  de 
songer  à  elle.  11  dut  renoncer  à  tout  travail. 
Il  se  persuada  que  jamais  encore  il  n'avait 
été  aussi  malheureux,  et  il  était  lui-même 
la  cause  de  son  malheur. 

9 


•'S  I.AMANT    PASSIUN.NE 

il  craignit  que  >on  indi>po>ilion  ne  lïU  plus 
grave  qu'elle  n'avait  dit  et  alla  revoir  M' "^Du- 
cotillon.  La  «  Petile  poste  »  parut  d'abord  un 
^  peu  ennuyée;  puis,  de  sa  grosse  voix  de  fille 
de  militaire,  elle  lui  déclara  qu'elle  l'avail 
vue  la  veille,  qu'elle  était  à  peu  près  remise, 
qu'il  n'avait  qu'à  patienter. 

Cette  fois,  il  la  surprenait  dans  l'intimité 
dune  dînette  en  déshabillé  sous  la  lampe, 
Cher  trésor  assis  sur  la  table,  près  du 
plat  d'œufs  brouillés  qu'elle  chipotait,  et 
grignotant  les  deux  sous  de  foie  qu'elle  lui 
avait  achetés.  Comme  elle  avait  fait  ce  jour- 
là  la  toilette  de  ses  trois  pièces,  il  sentait 
un    peu  moins  le  chat   sous   les  fauteuils. 

Il  tâcha  de  lui  couler  une  lettre,  pour 
.Madeleine. 

—  Ce  serait  gentil  à  vous  de  la  porter  ce 
soir  encore. 

Ah!  non,  elle  en  avait  assez.  D'ailleurs, 
justement,  ce  soir-là,  la  dame  du  second, 
restée  veuve  avec  un  perroquet  qui  toujours 
lui  redisait  le  nom  de  son  mari,  arrivait  faire 
dos  réussites  en  prenant  le  thé.  Et  elle  re- 
commençait sa  gronderie  de  l'autre  fois;  il 
demandait  à  Madeleine  plus  qu'elle  ne  pou- 
vait  lui  donner:  il  n'était  vraiment  pas  rai- 
sonnable. 


LAMANT   PASSIO-NM^  90 

—  Eh  bien,  adieu!   lil-il.  Je  sais  ce  qu'il 
me  reste  à  faire. 

Quoi?  dit-elle  en  le  fixant  de  ses  petils 

yeux  bourrus. 

—  .rirai  jusque  chez  elle,  je  trouverai 
bien  un  moyen  de  lui  faire  passer  ma  lettre. 

—  Ce  soir...   non,  non,  c'est  impossible. 
Elle  se  dressa,  bousculant  Cher  trésor  et 

les  assiettes. 

—  Quand  je  vous  dis  que  c'est  impos- 
sible... Boni  mon  souper  qui  me  remonte... 
Vous  m'en  ferez  mourir,  de  toutes  vos  his- 
toires! 

Paul  fut  remué  d'une  défiance  : 

—  Ah  ça!  il  y  a  donc  quelque  chose! 
Alors  elle  se  fâchail  pour  de  bon.  Pour 

qui  la  prenait-on? 

Il  se  vit  ridicule  et  gagna  la  rue.  «  Que 
s'est-il  passé?  Que  se  passe-t-il?  »  se  disait-il 
constamment.  Il  éprouva  le  désir  violent  de 
la  voir.  Même  s'il  avait  pu  apercevoir  simple- 
ment à  ses  fenêtres  la  tranquille  lumière  de 
sa  lampe  de  malade,  il  eût  été  content.  11  fut 
devant  la  maison,  leva  les  yeux;  l'élage, 
dans  la  vapeur  du  soir,  laissait  filtrer  aux 
fentes  des  rideaux  une  fine  bruine  de  lumière. 
Des  ombres  couraient.  Et  c'était  de  nouveau 
ridée  d'une  ch^Liii-quela   a  Petite  poste  » 

Universifjj' 
BIBLIOTHECA 


100  LAMAXT  PASSIONNE 

n'avait  pas  voulu  lui  dire.  11  craignit  d'être 
remarqué,  remonta  la  rue. 

Un  coupé  soudain  le  croisa  ;  il  se  re- 
tourna. Le  cocher  arrêtait  devant  la  porte 
des  Cormont,  et,  droit  sur  son  siège,  atten- 
dait. Son  cœur  lui  sauta  à  la  gorge,  11  fit 
un  efl'ort  pour  résister  à  l'appel  des  deux 
lanternes,  brûlant  d'un  feu  clair  comme  de 
o:ros  veux. 

Il  demeurait  là  alors  un  temps  assez  long, 
allant  et  venant,  son  chapeau  mou  rabattu 
sur  les  yeux.  Il  pensa  à  sonner,  à  demander 
M""'  Cormont:  il  fit  un  pas,  sans  réfléchir, 
impulsivement.  Mais  il  ne  trouvait  plus  les 
mots  :  il  ouvrit  la  bouche,  et  même  la  voix 
ne  sortait  pas.  idiot  î  Est-ce  qu'après  tout  il 
était  nécessaire  de  trouver  une  raison  à  un 
fait  aussi  simple?  Il  repassa;  là-haut,  une 
petite  ombre  fine  tourbillonnait.  Il  eût  juré 
que  c'était  elle.  Un  frisson  lui  claquait  les 
dents.  11  attendrait  sa  sortie,  comme  venu  là 
par  hasard.  D'un  geste  cérémonieux,  il  fer- 
merait lui-même  la  portière  sur  le  flot  de 
ses  jupes.  C'était  là  une  belle  ironie. 

Sur  une  large  coulée  de  lumière,  la  porte 
s'ouvrit.  Des  voix,  une  silhouette  nerveuse  et 
parée,  la  forte  stature  de  Cormont  escaladant 
le  marchepied...  Et  puis,  le  coupé,  au  trot 


L'AMANT   PASSIONNÉ  101 

large  du  cheval,  tournait  Tangle  de  la  rue. 
Il  eut  riaipressioQ  que  le  mari,  à  son  tour, 
lui  volait  sa  femme. 

,louél 

Il  rentra  chez  lui  dans  un  état  aft'reux, 
refusa  de  diner,  voulut  oublier  la  vie  en 
appelant  à  lui  le  sommeil.  Son  cœur  battait 
à  grands  coups  dans  le  froid  de  ses  membres. 
Il  s'était  gelé  là-bas  à  la  guetter;  la  fièvre  le 
secouait  dans  son  lit.  Heureusement,  il  n'en 
aurait  plus  pour  longtemps  :  il  pensa  lucide- 
ment à  la  grande  délivrance.  Xon  I  déci- 
dément, non!  c'eût  été  trop  bête  :  il  lui  ferait 
traîner  son  supplice  en  longueur.  11  lui  crè- 
verait le  cœur  sur  le  sien. 

Sa  mère  vint  jusqu'à  la  porte  demander 
pourquoi  il  criait.  11  ne  s'était  pas  entendu 
lui-même.  11  fit  de  la  lumière,  vit  qu'il 
était  une  heure  après  minuit.  11  s'obligea 
à  se  coucher  sur  le  cœur,  étouffant  la  vie  fu- 
rieuse en  lui  de  tout  son  poids,  raide  entre 
ses  draps  moites  de  sueur.  Le  doute,  la 
colère,  la  jalousie  le  torturaient.  Comme 
cette  vieille  Ducotillon  s'était  moquée  de 
lui! 

Ruse  peut-être  aussi  cette  histoire  du  mé- 
decin qui  l'avait  condamnée  au  repos,  strata- 
gème pour  se  faire  libre  et  ne  pas  venir.  «  Ah  I 

9. 


102  LAMANT   PASSIO^.XÉ 

trompeuse I  perfide  I  il  faudra  bien  tout  de 
même  qu'elle  m'écrive  !  songeait-il,  Avouera- 
t-elle  ou  sera-t-elle  fourbe  jusqu'au  bout? 
De  son  silence  ou  de  ses  aveux  dépendra 
l'évidence  de  sa  duperie.  »  Dans  sa  fureur,  il 
l'eût  préférée  menteuse.  Ce  ne  fut  qu'au 
matin  qu'il  put  s'endormir;  il  ferma  les  yeux 
sur  des  visions  de  cauchemar.  Il  rêva  que 
le  coupé,  au  coin  de  la  rue,  lui  passait  sur  le 
corps. 


CHAPITRE   XI 


«  Ah!  moQ  cliori,  quelle  histoire  1... 
Altends-toi  à  une  grosse  nouvelle!  Mon  mari 
nous  otîraiL  à  souper  au  cabaret,  aux  Mar- 
cille  et  moi...  C'avait  été  remis  si  souvent 
qu'il  a  bien  fallu...  Tu  vois  ça  d'ici,  réternel 
petit  salon  rouge,  bleu,  vert;  celui-ci  était 
jaune...  Je  n'ai  cessé  de  peuser  à  loi.  Dieu! 
me  disais-je,  si  c'était  lui  qui  fut  là!...  Bref, 
un  gros  ennui  au  fond  pour  moi,  malgré  mes 
rires  de  poupée  folle...  Le  croirais-tu,  ami 
chéri,  cela  m'a  retapée...  Me  voilà  dans  le 
mouvement  encore  une  fois...  Tu  sais  que  je 
suis  de  celles  qui  se  défatiguent  en  se  refati- 
guant. Enhn,  que  veux-tu?  je  ne  ])Ouvais 
pas  faire  autrement...  Le  plus  heureux,  c'est 


104  .  L'AMANT  PASSIONNE 

que  je  vais  pouvoir  le  revenir...  vile,  vite... 
Je  ne  peux  plus  allendre. , .  mais  tu  seras  bien 
sage,  pas?  Plus  de  scène...  » 

Paul  délira  de  joie.  Tout  un  jour  il  porta 
la  leltre  sur  son  cœur.  11  eut  pour  Madeleine 
les  noms  les  plus  doux.  Il  embrassa 
sa  mère  en  pensant  à  elle.  La  mort, 
rborrible  doute  furent  loin;  il  se  crut 
revenu  aux  premiers  matins  de  son  amour. 
Ses  sensations  élaient  légères,  riantes,  dé- 
liées. Poupée I  ah!  oui,  comme  elle  avait 
raison!  Mais  l'eùt-il  aimée  à  ce  point  si  elle 
n'avait  été  la  plus  désirable  des  poupées? 
Tout  s'égalisa  :  il  gagna  un  procès,  senlit  la 
force  et  la  fortune  revenues. 

Elle  lui  écrivit  deux  jours  après;  elle  lui 
donnait  rendez-vous  chez  la  «  Petite  poste  »  : 
c'élait  plus  central  pour  elle...  Angèle  était 
avertie...  «  Bah!  après  tout,  »  pensa-t-il. 
C'était  là  qu'ils  s'étaient  rencontrés  les  pre- 
miers temps. 

11  arriva  à  l'heure,  monta  l'escalier  et  elle 
l'attendait  :  ce  fut  elle  qui  lui  ouvrit.  M'^'  Du- 
cotillon  était  partie  donner  ses  leçons. 

Elle  fut  dans  ses  bras  :  elle  tenait  sa  petite 
bouche  crispée  dans  la  sienne.  Une  élernité 
charmée  passa  dans  leurs  baisers  qui  ne  pou- 
vaient se  détacher.  Ils  cherchèrent  un  coin 


i;a>unt  passionné  lo;-. 

de  l'appartement  où  Cher  Trésor  n'eût  point 
laissé  de  ses  poils.  Cette  délicieuse  Madeleine, 
d'un  charme  pimpant  de  figurine  émaillée, 
dans  son  petit  nuage  de  parfums,  semblait, 
en  un  tel  endroit,  vraiment  fourvoyée.  11 
tinit  par  épousseter  avec  son  mouchoir  les 
reps  éraflés  du  canapé.  Il  la  prit  sur  ses 
genoux,  toute  chaude  et  frémissante  :  elle 
lui  disait  à  travers  ses  caresses,  et  ses  bai- 
sers : 

—  Mon  Dieu  !  j'ai  tant  de  choses  à  le 
dire...  Ah!  mon  pauvre  chéri,  comme  je  t'ai 
senti  triste  I...  Moi  non  plus  je  n'étais  pas 
gaie,  va;  ces  longues  absences  nous  font  à 
tous  deux  un  mal  affreux.  Alors,  vois-tu,  il 
m'est  venu  une  idée.  Je  vais  prendre  un  jour 
oii  je  resterai  chez  moi.  Précisément  mon 
mari  s'étonnait  de  ne  plus  jamais  te  voir 
à  la  maison.  Je  lui  ai  dit  que  c'était  de  sa 
faute,  qu'il  manquait  de  cordialité  à  ton 
égard...  Il  a  fmi  par  me  dire  de  lui-même 
que  je  devais  t'inviter,  qu'il  n'y  avait  pas  de 
raison  pour  que  tu  ne  te  considères  pas  tou- 
jours comme  de  la  maison. 

Paul  eut  un  geste. 

—  Laissons... 

—  Ah,  oui,  je  sais!  Mais  je  t'assure,  dans 
noire  cas,    ce  serait  encore  ce  qu'il  y  a  de 


106  L'AMAM   PASSIONNE 

mieux.  Nos  vies  en  resteraient  bien  plus 
mêlées...  Si  lu  savais  comme  ma  pelite  l*au- 
lelle  demande  toujours  après  toi  1  C'est  main- 
tenant une  joie  pour  moi...  Il  me  semble 
que  ton  nom,  ainsi  prononcé  par  nous  deux, 
te  fait  vivre  dans  l'atmosphère  de  la  maison. . . 
Et  puis,  pense  donc,  toutes  les  fois  que  je 
nMrais  pas  chez  toi,  c'est  toi  qui  viendrais... 

—  Ne  me  demande  pas  l'impossible. 

—  Tu  le  détestes  donc  bien,  lui  qui  pour 
toi  fut  toujours  un  ami? 

—  C'est  vrai,  dit-il,  je  ne  suis  qu'un  in- 
grat. 

—  Voyons,  fais  cela  pour  moi...  pour 
nous.  Est-ce  que  le  bonheur  d'être  ensemble 
ne  vaut  pas  un  petit  sacrifice?...  Tu  vas 
être  bientôt  notre  hôte  à  la  campagne  :  on 
compte  t'y  inviter  tout  un  mois...  11  faudra 
bien  l'habituer  tout  de  même...  Est-ce  oui? 

Elle  lui  caressait  le  visage. 

—  Quel  supphce!  dit-il.  mais  si  tu  le 
veux... 

—  Ah  I  mon  Dieu  î  fit-elle  tout  à  coup  en 
consultant  sa  montre...  Moi  qui  oubliais... 
C'est  le  jour  de  M°"  Jacquin,  de  la  baronne, 
de  Clotilde  Marcille. 

Elle  avait  passé  son  carrick  et  lui  offrait 
sur  ses  lèvres  le  baiser  de  l'adieu.  11  ouvrit  la 


I.  AMANT    PASSIONNK  1"' 

porte,  écoula  si  personne  encore  ne  montail 
l'escalier. 

—  Va,  dil-il. 

—  Ahl  (jne  c'est  gentil!  Tu  ne  me  grondes 

pas  aujourd'hui. 

Klle  lui  promit  d'aller  le  voir  le  lendemain 

cliezlui. 

—  C'esl  si  bo:i  chez  toi,  je  voudrais  y 
vivre  à  tes  côtés...  Tu  verrais  quel  nid  je  te 

ferais. 

Elle  se  rappela  soudain  le  canapé,  le 
fauteuil  aux  ressorts  gémissants,  tout-le  mo- 
bilier d'unaulre  âge  qui,  si  souvent,  pendant 
ses  attenles,  l'avait  énervé  de  sa  laideur. 

—  Il  y  aurait  des  meubles  légers,  des 
étoffes  souples  et  jolies,  des  tapis  aux  teinles 
silencieuses...  Je  t'assure  que  ça  fait  partie 
du  bonheur  ! 

Il  crut  qu'elle  sapitoyail  sur  leur  pau- 
vreté. 

—  Maman  vit  là  son  rêve  tranquille  de 
vieille  bonne  femme  qui,  derrière  chaque 
objet,  met  un  souvenir,  une  piété...  Tu  1  ou- 
blies, Madeleine. 

Elle  se  pinça  la  lèvre. 

—  C'est  vrai,  il  y  a  ta  mère... 
Elle  lui  échappa. 


CHAPITRE  XII 


>P'  Cormont  décida  de  demeurer  chez 
elle  le  jeudi  soir.  Pendant  un  mois,  elle  Fut 
constante  dans  cette  résolution  qui  compli- 
qua sa  vie  en  lui  faisant  reporter  sur  les  jours 
suivants  ses  obligations  différées. 

Paul  arrivait  avant  les  Marcille  :  elle  le 
recevait  dans  le  petit  salon  de  l'étage.  Silot 
la  porte  refermée,  ils  se  prenaient  la 
bouche,  sans  une  parole.  Des  corbeilles  po- 
saient sur  le  guéridon  :  Madeleine  avait 
imaginé  d'intéresser  ces  jours-là  Clotilde  à 
un  travail  de  couture  pour  l'OEuvre  de  la 
sainte  Enfance.  Marcille  toujours  accom- 
pagnait sa  femme.  Cormont,  qui,  après  le 
dîner,  généralement  consacrait  une  heure  à 

10 


110  LAMA  M    PASSION-XÉ 

son   courrier   du  soir,  quillait   son   cabinet 
el  arrivait  à  son  tour. 

—  Je  ne  reconnais  plus  nia  femme,  di- 
sait-il, jamais  elle  n'a  montré  un  tel  zèle 
de  charité...  Encore  s'il  s'agissait  d'une 
œuvre  laïque..  Me  voilà  bien,  moi.  Cormont, 
connu  pour  mes  principes  libéraux... 

.Madeleine  riait  en  regardant  Paul. 

—  C'esl  vrai...  Autrefois  je  donnais  tout 
à  faire  au  dehors.  Maintenant  je  passerais 
des  heures  à  travailler  ainsi  entre  nous...  On 
gagne  son  paradis  comme  on  peut. 

Paul  oubliait  ses  ennuis  à  sentir  près  de  la 
sienne  sa  vie  nerveuse  qui  s'agitait  dans  un 
bruit  de  sojes  froissées;  il  n'avait  pas  de 
peine  à  trouver  sous  sa  robe  un  pied  vif  qui 
cherchait  le  sien.  Cormont  faisait  monter 
des  grogs  et  de  la  bière;  les  dames  prenaient 
du  thé.  Paulette.  qui  venait  d'atteindre  ses 
onze  ans,  avait  la  permission  de  demeurer 
jusqu'à  neuf  heures.  Elle  avait  gardé  de  sa 
crise  récente  une  mine  pâle  et  tirée. 

La  convalescence  sembla  encore  l'avoir 
grandie  en  l'amincissant  :  elle  avait  de 
longues  jambes  grêles  qu'elle  s'efforçait  de 
"replier  sous  sa  chaise.  M"'  Marcille  s'amu- 
sait à  lui  voir  fciire  des  points  bien  égaux, 
attentive  et  grave.  Quelquefois  elle  se  levait 


i; AMANT   PASSIONNÉ  111 

pour  aller  embrasser  M"''  Coriiionl,  en  un  be- 
soin soudain  de  tendresse  et  d'eiïusion.  .Ma- 
deleine hii  rendait  ses  caresses  en  rappelant 
de  noms  tendres  où  Paul  entendait  revenir 
quelques-uns  des  noms  quelle  lui  donnait 
à  lui-même.  <c  Qu'elle  est  charmante,  son- 
geait-il, dans  celte  confusion  où  c'est  sa  fille 
quelle  aime  à  travers  moi,  où  c'est  moi 
qu'elle  aime  à  travers  sa  fille!  •• 

11  lui  arrivait  alors  de  les  regarder  toutes 
deux,  leur  trouvant,  à  travers  un  même  air 
joli  et  tendre,  une  ressemblance  des  yeux  et 
des  traits.  Mais  Madeleine  avait  les  cheveux 
d'une  brunissure  mordorée,  Paulette  de  fines 
ondes  blondes  qui  s'accordaient  à  la  langueur 
de  son  visage. 

La  fillette,  sentant  qu'elle  était  observée, 
très  vite  levait  la  tète  avec  une  petite  se- 
cousse de  tout  le  corps,  comme  sous  raction 
d'un  magnétisme.  Elle  apercevait  alors  les 
yeux  de  Paul  fixés  sur  les  siens  et  à  son  tour 
le  regardait  en  s'agitaiit  -ur  sa  chaise,  sou- 
•  riante  et  troublée. 

Parfois,  dans  le  même  moment,  Made- 
leine, de  son  côté,  tournait  ses  regards  vers 
sa  fille.  Elle  la  voyait  émue,  d'une  âme  qui 
s'ignorait  et  restait  surprise  ;  un  frémisse- 
ment léger  lui  venait  pour  Téveil  de  cetie 


112  LAMANT   PASSIONNÉ 

sensibilité  qui  annonçait  la  jeune  fille  pro- 
clmine. 

A  neuf  heures  la  gouvernante  anglaise  en- 
trait et  l'emmenait  coucher.  Elle  allait  de 
^  1  un  à  l'autre,  tendant  le  front.  Paul  seul  lui 
haisait  la  main  et  elle  avait  fini  par  l'avancer 
d'elle  même,  comme  une  petite  infante 
accoutumée  à  un  cérémonial  de  cour.  Mar- 
cil'e,  très  épris  de  musique,  se  mettait  au 
piuno  et  jouait,  sans  effet,  avec  simplicité, 
comme  pour  lui-même.  Clotilde  avait  une 
jolie  voix  limpide  et  haute  :  c'était  chez  eux 
leur  joie  des  soirs,  après  qu'elle-même  avait 
mis  ses  enfants  au  lit,  de  se  sentir  douce- 
ment vibrer  dans  la  tendre  spiritualité  des 
âmes  à  Funisson.  Elle  ne  se  faisait  pas  prier 
et  chantait  Gluck.  Haendel  et  Schumann. 
Madeleine  goûtait  leur  génie  noble,  rêveur 
et  passionné.  Pour  finir  la  soirée,  elle  allait 
chercher  elle-même,  dans  sa  bibliothèque, 
un  des  poètes  que  lui  avait  fait  connaître 
Paul.  Elle  adorait  la  musicalité  de  voix  fré- 
missante et  voilée  avec  laquelle  il  disait  du 
Verlaine  ou  du  Baudelaire. 

A  la  demie  après  dix,  M""'  Marcille,  avec 
son  joli  sourire  aimable  et  candide,  donnait 
le  signal  du  dépari .  Paul,  le  rêve  encore 
une  fois  lue  par  la  réalité,  s'en  allait  crispé 


I.AMAM     1>A>SIU-\.M::  113 

et  froid,  enragé  contre  Cormont  qui,  lui,  res- 
tait en  maître.  Madeleine,  elle,  les  yeux 
clairs,  ne  cachait  pas  s;i  joie  pour  les  mo- 
ments passés  l'un  près  de  l'autre,  heureuse 
d'aimer  ainsi  et  d'être  aimée.  —  «  Voilà  bien 
son  égoïsme  pensait  Paul  :  elle  est  heureuse; 
file  a  son  amant  et  sa  fille  à  la  fois  sous  la 
main.  Elle  n'a  plus  à  chercher  le  bonheur  au 
dehors  ni  à  se  partager.  »  Madeleine,  depuis 
un  mois,  n'était  plus  venue  qu'une  fois  chez 
lui. 

Un  jeudi  delà  fin  du  mois,  ce  fut  Cormont 
qui  reçut  Paul  :  Madeleine  n'était  pas  encore 
rentrée.  On  se  mit  autour  de  la  lable,  une 
heure  se  passa  et  elle  arrivai!,  les  nerfs  en 
l'air.  Cormonl,  qui  la  laissait  très  libre  h 
condition  qu'elle  ne  manquât  à  aucun  de  ses 
devoirs  de  maîtresse  de  maison,  n'était  pas 
content.  Elle  imagina  divers  prétextes  et 
laissa  paraître,  toute  la  soirée,  une  gaîté 
excessive.  Paul,  dans  sa  tureur  et  sa  jalousie, 
lui  crut  un  amour  nouveau  :  il  ne  put  se  mo- 
dérer et  se  répandit  en  diatribes  violentes 
contre  la  perversité  des  femmes.  Clotilde  et 
les  hommes  se  récrièrent. 

—  Quel  réquisitoire!  fit  Cormont,  amusé 
par  la  dispute;  nous  plaiderons,  nous,  les  cir- 
constances atténuantes. 

40. 


iii  lamam  passionne 

Madeleine,  elle,  Técoiilait  dislraite,  pâle, 
les  yeux  découragé.^. 

—  Qu'est-il  arrivé,  ma  chère?  lui  demanda 
Clotilde. 

—  Piien... 

Elle  se  reprit,  se  remit  à  rire  follement; 
mais  au  moment  du  départ,  elle  serrait  ner- 
veusement la  main  de  Paul  et  lui  disait  à 
mi-voix  : 

—  Il  m'arrive  un  ennui...  J'irai  te  voir 
demain...  D'ici-là,  plaius-moi. 

Dans  un  autre  moment,  Paul  eut  été  mal- 
heureux de  la  tristesse  de  Madeleine  :  il  ne 
pensa,  cette  fois,  qu'à  la  joie  de  s'être  trompé 
dans  son  soupçon  ridicule. 

Cormont,  dans  un  dernier  shake-hand. 
lâchait  sa  basse  taille. 

—  Dites  donc,  Larue,  n'oubliez  pas  que 
vous  êtes  invité  chez  nous  là- bas...  La  cam- 
pagne vous  calmera. 

Paul  n'éprouvait  plus  pour  lui  qu'une 
pitié  cordiale. 

Madeleine  arriva  le  surlendemain  seule- 
ment. Elle  sembla  apporter  le  printemps 
vainqueur  dans  le  léger  et  frais  caprice  d'une 
toilette  qui  l'enveloppait  comme  un  nuage 
irisé.  C'était  la  première  fois  qu'elle  la 
mettait  :  le  chapeau,   la  robe,  les  ganis  et 


I/AMAM"    I^A^SIU.NM-:  li:j 

jusqu'aux  bottines  s'iiarmonisaient  à  la  cou- 
leur de  ses  cheveux  et  à  la  nuance  de  son 
charme. 

—  Me  trouves-tu  jolie? 

H  ne  reconnaissait  plus  la  femme  pâli'  <'l 
ennuyée  de  l'autre  soir.  La  vie  encore  une 
fois  l'avait  renouvelée  aux  flots  mobiles  de 
la  sensation.  Elle  eut  rage  des  enfantillages 
amoureux;  elle  fui  une  toute  jeune  femme 
s'offrant  dans  la  grâce  imprévue  d'une  robe 
assorlie  à  l'amour  et  à  Tlieure.  Il  la  sentit 
contre  lui  palpilanle  de  fièvre,  animée  de 
coquelterie  et  de  triomphe. 

Paul  était  dans  un  de  ses  bons  jours  :  il 
fut  tlalté  d'avoir  l'amour  d'une  si  délicieuse 
maîtresse;  il  s'aima  à  travers  la  grâce  en- 
jouée qu'elle  mettait  à  lui  plaire.  Il  la  til 
tourner  sur  elle-même;  elle  était  heureuse 
d'être  admirée  et  tournait  d'un  long  sourire 
sémillant. 

A  la  fin,  elle  vint  s'abattre  dans  sa  poi- 
trine. 

—  Ah!  mon  chéri,  ce  n'a  pas  été  sans 
peine...  Figure-toi,  la  couturière  ne  voulait 
plus  me  livrer  ma  robe...  Je  ne  sais  pas  si 
je  dois  tout  te  dire...  Oui?...  Eh  bien,  je  res- 
tais lui  devoir  cinquante  louis  environ... 
Yoilà-t-il  pas  qu'elle  fait  présenter  sa  note 


lli.  L'AMAM  PASSIONXK 

tiois  fois  coup  sur  coup...  Jamais  je  n'aurais 
osr  demander  à  mon  mari...  Depuis  la  soUe 
scène  de  l'autre  jour,  il  me  surveille  :  il  veut 
•  les  comples...  Alors,  tu  comprends,  j'avais 
le  cœur  chaviré  positivement.. .  Quand  tu 
m'as  vue  arriver  en  retard  avant-hier  soir, 
l'avais  six  heures  de  voiture.  J'avais  fait  le 
tour  de  toules  mes  amies  pour  me  trouver 
quelques  cenlaines  de  francs.  Aucune  ne 
pou\ait  :  presque  toutes  étaient  dans  le 
même  cas...  Ce  n'est  qu'hier  que  j'ai  pu 
enfin  me  procurer  l'argent...  Et  c'est  ce  qui 
t'explique  pourquoi  tu  as  aujourd'hui  les 
él reunes  de  ma  robe. 

—  Et  c'était  cela  la  cause  de  ce  grand 
ennui  qui  (e  faisait  toute  pâle  et  triste?  fit 
Paul  d'un  accent  de  pilié  pincée  et  ironique. 

Elle  lui  prit  la  tête  à  deux  mains  et  l'atti- 
rant près  de  ses  yeux   : 

—  Oh!  je  sais,  les  hommes  ne  compren- 
nent rien  à  ce  qu'ils  appellent  noire  fulilité... 
Mais  nos  robes,  c'est  nous-mêmes,  c'est  le 
secret  de  noire  puissance...  On  pourrait  juger 
de  l'amour  d'une  femme  rien  qu'à  sa  robe... 
M'aimerais-tu  seulement  si,  comme  une  pe- 
tite bourgeoise,  je  t'arrivais  en  toilettes  de 
quaire  sous? 

-~  Oui, 


i;amant  passionna  ii' 

Un  étrange  et  malicieux  sourire  plissa  la 
bouche  de  Madeleine. 

Non,  monsieur...  Et  c'est  pourciuui  ([ue 

je  me  fais  belle  pour  vous...  C'est  à  toi  que  je 
pense  quand  je  choisis  la  nuance  d\uie  robe. 
Il  me  semble,  comme  tout  à  l'heure,  que  tu  as 
un  regard  nouveau  quand,  à  travers  la  sur- 
prise d'une  toilelle  que  tu  ne  me  connais- 
sais pas  encore,  lu  me  découvr.'S  un.'  nou- 
velle beauté... 

Il  se  mit  à  rire  en  haussant  les  épaules. 
—  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  tu  es 
vraiment  charmante  :  il  me  semble  que  tu 
n'as  jamais  été  plus  jolie...  Se  peut-il  que 
j'aie  mérité  d'avoir  une  femme  aussi  déli- 
cieuse que  toi? 

Il  l'attira  sur  le  divan  et  haisa  follement 
le  souple  et  tiède  tissu  qui  moulait  les  pal- 
pitations de  sa  vie.  Sa  griserie  d'amant 
s'électrisait  de  frôlements,  de  caresses  et 
de  parfums.  Il  avait,  à  manier  l'intimité 
frémissante  des  soies,  un  plaisir  de  con- 
quête et  de  possession  qui  délectait  ses  ori- 
o-ines,  la  sombre  filiation  des  hommes  de  la 
o^lèbe.  Ojoie  d'être  riche  pour  une  telle  amie  I 
Les  faunes,  les  flores,  les  mystérieux  esprits 
de  la  terre  collaborent  avec  le  paria,  la 
plèbe  des  mines,  des  caves  et  des  galetas, 


118  1.  AMANT   PASSIONNÉ 

à  parer  la  beauté  de  l'amour.. .  11  compre- 
nait que  la  passion  pût  mener  au  vol,  au 
crime,  au  meurtre  î 

11  se  leva,  alla  à  son  secrétaire,  un  vieux 
meuble  où  son  père  avait  enfermé,  lui  aussi, 
le  trésor  parcimonieusement  épargné  de  son 
petit  avoir.  Il  l'ouvrit,  prit  un  billet  rie  cinq 
cents  francs  dans  un  des  tiroirs. 

—  C'est  pour  toi  que  je  le  gardais... 

—  Non,  non.  je  ne  veux  pas,  s'écria-t-elle 
dans  un  mouvement  de  honte  et  d'amour.  Tu 
sais  bien  qu'il  ne  doit  jamais  être  question 
d'ar2:ent  entre  nous. 

—  Je  t'en  prie,  puisque  cela  ne  me  gêne 
pas  et  que.  peut-être,  cette  somme  te  per- 
mettra de  rembourser  le...  la  personne... 

Il  lui  parlait  gauchement,  avec  une  timi- 
dité humble  qui  lui  mangeait  les  paroles  aux 
lèvres,  comme  s'il  avait  la  conscience  de  la 
médiocrité  de  son  otTrande, 

Madeleine  fut  touchée  jusqu'aux  larmes. 

—  Ah  I  chéri  I  Qui  aurait  cru  jamais 
qu'un  jour  j'accepterais  cela  de  toi?  Mainte- 
nant je  puis  bien  te  dire...  Angèle  ne  pou- 
vait pas...  J'avais  vainement  frappé  à  toutes 
les  portes...  Alors  je  me  suis  adressée  à  Mo- 
rel,  tu  sais  bien...  Morel,  cet  huissier  de 
cour  qui  est  aussi  serveur  aux  grands  dîners... 


L'AMANT   1MSS10NM-:  119 

Va,  je  110  suis  pas  la  seule,  et  c'est  tout  profit 
pour  lui. 

Madeleine  Cormont,  la  femme  de  ravoi:at 
eu  renom,  empruntant  le  prix  de  ses  robes 
à  un  subalterne,  à  une  sorte  de  serviteur  ju- 
diciaire! Paul  tressaillit:  ses  yeux  s'assom- 
brirent :  il  vit  le  geste  de  cette  jolie  main 
leudue,  il  vit  le  sourire  qui  accompagnait  la 
demande.  Toute  sa  pudeur  fière  de  pauvre  se 
leva  :  c'était  une  vertu  de  famille;  sa  mère, 
aux  plus  mauvais  jours,  jamais  n'avait  voulu 
s'adresser  à  un  parent  riche  qui  lui  serait 
venu  en  aide.  Il  rougit  pour  cette  défaillance 
de  sa  jolie  vie  élégante  s'avilissant  en  de 
hasardeuses  approches.  Les  ondes  du  sang 
coururent.  Il  eut  un  petit  accès  de  toux. 

—  Écoute,  Madeleine,  je  ne  veux  plus, 
plus  jamais,  tu  m'entends...  Xe  suis-je  pas 
là,  moi?...  Et  puis  laisse-moi  te  dire  :  s'il  le 
faut,  aie  donc  le  courage  de  n'avoir  qu'une 
robe  à  la  fois  comme  tant  d'autres  qui  aiment 
et  n'en  sont  pas  moins  aimées. 

Elle  se  rappela  tout  à  coup  le  fiacre  qui 
l'attendait  : 

—  Pense  donc,  chéri,  j'étais  venue  pour 
un  instant  seulement...  Et  voilà  bientôt  deux 
heures...  Adieu,  un  long  et  tendre   adieu! 

Paul,  resté  seul,  réfiéchil.  Son  cœur  était 


120  LAMâM   PASSI0>'>"É 

plus  calme  :  il  la  voyait  aulrement.  N'était-ce 
pas  pour  lui  toute  celte  folie?  Ah!  comme 
elle  l'aimaill 

La  jeunesse  remonta,  la  fièvre  de  vie  ar- 
dente qui,  autrefois,  lui  doimait  l'illusion 
d'une  force  humaine  décuplée.  Il  ne  voulut 
plus  penser  qu'à  son  bonheur.  11  baisa  long- 
temps Tempreinte  encore  liède  de  son  corps 
aux  coussins  du  divan. 


CHAPITRE   XIU 


^P'  Marcille  eut  un  enfant  malade  :  elle 
écrivit  à  Madeleine  ses  regrets;  les  soirées 
du  jeudi  prirent  fin.  Madeleine,  que  leur  ino- 
notomie  à  la  longue  énervait,  fut  heureuse  de 
se  rejeter  aux  derniers  remous  de  la  saison 
mondaine.  Encore  une  fois,  elle  fut  entraî- 
née, le  tourbillon  la  posséda...  Ils  se  virent 
comme  ils  se  quittaient,  h  petites  fois  rapides 
qui  pour  elle  étaient  encore  du  bonheur. 

C'était  le  matin  :  elle  se  faisait  conduire 
jusqu'à  Feutrée  du  bois,  lui-même  Ty  atten- 
dait. 

—  Ahl  mon  chéri,  ce  qu'il  ma  fallu  de 
courage...  J'étais  brisée^  je  ne  me  suis  cou- 
chée qu'à  trois  heures... 

11 


122  I;AMA.\T  PASSIO.N-NÉ 

Elle  avait  pris  son  tub  à  demi  endormie, 
s'était  remise  un  instant  au  lit,  le  temps  de 
déjeuner  d'un  biscuit  et  d'un  bol  de  lait 
chaud.  Puis  elle  avait  sonné,  sauté  dans  une 
robe.  Elle  sentait  bon  Teau,  la  chair,  le  frais 
matin  de  la  rue. 

Il  dut  lâcher  des  aiïaires,  réclamer  des 
sursis.  Il  évitait  de  lui  en  parler  :  elle  iie 
semblait  pas  se  douter  qu'il  eût  autre  chose 
à  faire  qu'à  l'aimer.  Sa  fortune  d'avocat, 
encore  une  fois,  en  souffrit  ;  il  la  lui  eût 
sacrifiée  tout  entière  pour  s'assurer  durable- 
ment des  instants  comme  ceux  qu'ils  pas- 
saient ensemble  sous  les  arbres.  Elle  trouva 
le  moyen  de  venir  deux  fois  la  semaine. 

Ils  recherchèrent  les  endroits. solitaires  : 
ils  marchaient  à  petits  pas,  les  mains  enla- 
cées ou  se  tenant  par  la  taille,  comme  de 
jeunes  amoureux  novices  et  ingénus.  Sous 
les  tissus  légers  elle  eut  la  grâce  fluette  d'un 
corps  de  fillette.  D'une  joie  confiante  et 
hardie,  elle  aimait  oublier  toute  prudence, 
dans  le  mystère  dangereux  des  clairières  et 
des  avenues.  11  lui  renversait  la  taille,  prenait 
longuement  sa  bouche  et  elle  fermait  lus 
yeux,  froidie  d'un  grand  frisson  délicieux. 
Soudain  le  froissement  des  feuillages  les 
avertissait  d'une  présence.  Des  gens  riaient; 


I/AMANT  PASSIONNE  123 

(Taulres  fois  un  couple,  qui  chercbail  aussi 
l'ombre,  s'écarlait  discrèlement.  Elle  s'amu- 
siil  de  ressembler  à  tant  d'autres  dans  la 
grande  aveirlure  de  l'amour.  C'était  pour 
elle  comme  la  joie  d'être  revenue  à  la  vérit»' 
(1(^  la  vie.  avec  un  amant  presque  légitime. 

—  Ici,  je  me  sens  bien  plus  Madame  toi, 
disail-elle  drôlement. 

Mais  une  Fois,  comme  ils  quittaient  un 
taillis  brusquement  coupé  d'une  éclaircie, 
elle  étouffa  un  cri.  Un  cavalier,  trottant  en 
sens  inverse  à  quelques  mètres,  les  dévisa- 
geait à  travers  le  lorgnon. 

—  Ne  te  retourne  pas,  fit-elie  très  vite. 
C'est  M.  de  Roimont,  le  mari  de  la  baronne, 
notre  présidente  de  la  Sainte-Enfance... 

Elle  fut  prise  d'une  lacbeté  : 

—  Je  suis  perdue...  Tout  le  monde  va 
savoir...  Ab  !  mon  Dieul  une  femme  comme 
moi  ! 

Elle  se  lamentait  comme  pour  un  naufrage 
(le  t^a  vie  décon?idérée  par  une  liaison 
indigne.  Au  bout  tîe  quel([ues  instants,  ce  fut 
Ile-même  qui  se  retourna  :  on  n'entendait 
plus  les  foulées  du  cbeval  dans  la  terre  élas- 
tique. Alors,  un  peu  pâle  encore,  elle  se  pen- 
dait h  lui  et  d'un  grand  élan  : 

—  Après  tout,  tant  pis...  Il  faudra  bien  un 


124  LAMAXT   PASSIONNÉ 

jour  que  le  monde  le  sache,  et  ce  jour-là 
nous  n'aurons  plus  qu'à  parlir  à  deux. 

—  Oh!  oui,  oui,  si  lu  voulais  seulement... 
Il  la  regarda  avec  des  yeux  éperdus.  Elle, 

à  son  côté,  palpita,  vaincue  par  le  regard  qui 
violait  sa  volonté. 

—  Nous  emmènerions  Paulette,  fît-elle, 
souriante. 

Le  désir,  l'espoir  créèrent  l'illusion  de 
cette  vie  à  deux  dont  ils  se  parlaient  toujours. 
Son  imagination  de  femme,  par  avance, 
réglait  tout. 

—  Pense  donc...  Nous  voyagerions  un 
petit  temps  d'abord...  Je  connais  si  peu  du 
monde..!  Toi  aussi,  mon  pauvre  chéri...  Nous 
commencerions parl'ïtalie,  Rome,  Florence, 
Venise...  Hein,  Venise?  Il  paraît  qu'on  y  a 
un  petit  palais  pour  pas  cher...  Nous  vivrions 
là  un  an,  deux  ans;  puis  l'Espagne,  les 
courses  de  taureaux,  quel  rêve! 

Il  était  très  pâle,  la  bouche  tiraillée. 

—  Quel  rêve,  oui!... 

La  légèreté,  la  puérilité  de  ces  discours 
l'accablait.  11  sentit  le  malheur  d'aimer  une 
femme  mondaine.  Madeleine  ne  savait  pas 
compter;  pour  une  toilette,  pour  un  caprice, 
elle  eût  dépensé  l'argent  de  tout  un  mois  de 
son  petit  ménage  d'avocat. 


LAMANT   PASSIO-NM::  lii^j 

Elle  le  vit  soudain  ombrageux  et  blessé. 
Une  honte  lui  monta  aux  joues;  elle  redevint 
l'autre  femme,  l'aimante  et  la  sérieuse,  un 
instant  égarée  par  un  mirage  futile. 

—  Oh!  pardon,  chéri...  j'avais  tout  à  fait 
oublié  cela... 

Il  comprit  qu'elle  faisait  allusion  à  son 
existence  médiocre  et  besogneuse.  Encore 
une  fois  les  lies  remontèrent  :  il  ne  lui 
en  voulait  pas;  mais  une  haine  dominait, 
chaude  et  enragée,  contre  ce  mari  qui.  lui, 
pouvait  se  payer  le  mensonge  de  son  bonheur. 
L'heure  belle  et  riante  sous  For  léger  des 
feuilles  cessa  d'exister. 

—  Allons-nous-en.  dit-il  en  toussant,  j'ai 
ce  bois  en  horreur. 

.  Alors,  de  toute   sa  bonne  affection,    elle 
tachait  de  l'apaiser. 

—  Pardonne-moi,  c'est  bête  ce  que  je  t'ai 
dit...  Comme  si  nous  avions  besoin  pour  être 
heureux  d'autre  chose  que  de  notre  amour  I 
Tu  verras  si  je  sais  me  priver...  Et  puis,  ta 
vie  à  toi  changera...  Une  belle  cause  gagnée 
peut  te  donner  la  fortune.  Tout  ça,  chéri, 
c'est  une  affaire  de  temps...  Tu  es  trop  im- 
patient vraiment. 

Il    la    regarda    avec    un    visage    boule- 
versé. 

il. 


126  LAMA.NT   PASSIONNE 

—  Le  temps,  dis-tu,  mais  suis-je  de  ceux 
qui  ont  le  temps  devant  eux? 

Toule  accoutumée  qu'elle  fùl  à  ses  décou- 
ragements, elle  resta  saisie,  crut  trop  bien 
comprendre  le  sens  poignant  de  la  queslion. 
Il  sembla  v  avoir  inlerrosé  sa  destinée. 

—  Mais  lu  es  jeune,  jeune.  Pense  donc, 
j'ai  six  ans  de  plus  que  loi...  Je  serai  déjà 
une  vieille  femme  quand  à  peine  l'âge  mar- 
quera sur  toi. 

l)'un  emportement  tendre,  avec  cette  sen- 
sibilité adolescente  qu'elleaimait  tant  en  lui, 
il  la  pressait  contre  sa  poilrine. 

—  Tu  es  pour  moi  la  jeunesse  éternelle 
de  l'amour,  Madeleine...  Tu  ne  vieilliras 
jamais. 

—  Enfant! 

L'heure  de  la  séparation  fut  là.  On  déjeu- 
nait chez  elle  à  midi,  Cormont  exigeait  la 
ponctualité.  Ils  avaient  repris  le  chemin  par 
lequel  ils  étaient  venus.  Déjà  il-,  enlendaient 
la  corne  des  Iramwavs. 

—  Vite  un  dernier  baiser,  dit-elle,  après 
avoir  jeté  les  yeux  aux  alentours. 

Elle  ouvrit  ses  lèvres,  il  trembla  de  tout 
son  corps  en  y  buvant  sa  vie  chaude  et 
mousseuse. 

L'n  peu  de  temps,  du  regard   il  la  suivit 


LA  M  A. NT    PA:>^Mn.\M-:  127 

r.lani  à  |)olils  pas  ranidés  et  ii«.'r>eLi\,  loute 
droite  dans  révasement  de  sa  robe,  avec  le 
dessin  mince  d'un  boni  d'ombre  sur  le  cbe- 
niin^à  ses  pieds.  Quand  il  l'eul  perdue  de 
vue,  il  s'appuya  contre  un  arbre,  horrible- 
ment triste,  tout  son  courage  parti  avec  elle. 
u  El  il  en  sera  toujours  ainsi,  désespéra-t-il. 
r,haque  fois  qu'elle  s'en  ira,  elle  emportera 
ma  vie  aux  plis  de  sa  robe.  » 

Paul  avait  découvert  à  la  lisière  du  bois 
une  guinguette  qui  n'était  visilée  que  le 
dimanche.  C'est  là  qu'au  prix  d'un  men- 
songe compliqué,  l'élégante  femme  qu'était 
.M™'  Cormont,  assise  sur  un  banc  râpeux, 
parmi  le  picoiement  des  poules  et  l'évapo- 
ration  des  fumiers,  put  réaliser  un  matin 
son  rêve  d'aller  manger  ensemble  une  ome- 
lette sous  la  jeune  pousse  des  clématites 
guirlandant  le  lalis  d'une  tonnelle.  11  lui 
avait  fallu  imaginer  une  histoire  de  déjeu- 
ner au  comité  de  la  Sainte  Enfance  pour 
son  mari  :  celui-ci.  qui  aimait  parler  à 
lable,  ne  pouvait  se  faii'e  à  l'idée  de  prendre 
ses  repas  en  tête  à  tête  avec  son  assiette. 

Chacun  de  leurs  bonheurs  d'ailleurs  nais- 
sait de  ruses  et  d'impostures  sans  fin.  Ma- 
deleine en  était  arrivée  à  ne  plus  se  douter 
même  qu'elle  mentait.  Elle  mentait  avec  un 


128  LAMANT   PASSIONNÉ 

tel  art  et  une  telle  constance  qu'elle  éprou- 
vait une  gêne  réelle  à  dire  la  vérité,  même 
la  moins  compromettante.  Paul  seul  goû- 
tait l'assurance  de  son  indéfectible  sincé- 
rité. 

La  cabaretière  leur  servit  du  lard,  des 
œufs,  des  radis,  du  fromage  pressuré  et  du 
café.  Madeleine  apporta  à  ce  repas  rural 
l'entrain  et  la  joie  amoureuse  d'une  grisette 
lâchée  au  grand  air  des  champs. 

—  Jamais  je  n'ai  mieux  déjeuné,  s'écriait- 
elle...  Il  me  faudrait  si  peu  de  chose  pour 
vivre  avec  toi...  Oh!  tu  ne  me  connais  pas! 

Paul  l'admira  d'être  si  simple  et  si  brave 
dans  la  rusticité  grossière  qui  l'entourait. 
Elle  avait  retroussé  sa  robe  comme  une 
paysanne  ;  elle  tenait  son  jupon  de  soie 
rose  à  fleurs  de  pêchers  ramassé  entre  ses 
genoux.  Près  de  ses  gants  sur  la  table,  son 
mouchoir  en  tortillon  vaporisait  un  parfum 
chaud  qui,  brusquement,  s'altérait  de  Fefflax 
aigre  des  fumiers.  Qu'il  la  trouvait  dési- 
rable ainsi  avec  sa  jolie  vie  nerveuse  qui 
remuait  des  clartés  de  bagues  à  ses  mains, 
et  la  minceur  souple  de  son  petit  corps 
gentil  sous  le  froissement  des  pimpantes 
étoffes!  Ah  oui!  elle  avait  raison,  l'eût-il 
autant  aimée  dans  de  parcimonieux  atours? 


L'AMANT  PASSIONNÉ  120 

Elle  eut.  en  son  charme  arlificiel  et  vi- 
vant, le  prix  d'une  maiière  rare,  presli- 
gieusement  sertie.  Les  tissus,  les  bijoux, 
les  odeurs,  le  mystère  paré  de  sa  personne 
intime  lui  donnaient  un  air  terrible  et  capti- 
vant d'idole. 

11  la  regardait,  souriant,  allégé  à  travers 
le  printemps  des  feuilles.  Lui-même  se  sen- 
tait jeune  comme  l'heure  et  la  saison  :  il  lui 
semblait  que  des  poids  d'humanité  tom- 
baient de  ses  épaules.  Son  adoration  soudain 
monta,  une  humble,  étonnée  et  candide 
action  de  grâce  dans  l'apaisement  de  son 
cœur  toujours  tourmenté. 

—  Est-ce  bien  vrai  que  c'est  toi  qui  es  là, 
Madeleine,  et  que  tu  m'aimes,  et  qu1l  m'est 
donné,  à  moi,  la  joie  inouïe  de  t' aimer? 

—  Ta  Madeleine,  oui,  ta  Madeleine,  plus 
heureuse  encore,  s'il  se  peut,  du  bonheur 
qu'elle  te  donne  que  du  bonheur  qu'elle  re- 
çoit de  toi... 

Elle  lui  avança  les  mains  par  dessus 
la  table  et  il  les  couvrait  de  ses  baisers. 
C'étaient  des  sensations  neuves  et  frémis- 
santes comme  si  tout  recommençait,  comme 
si  rien  jamais  n'avait  fini.  Il  regardait  jouer 
aux  ors  limpides  de  ses  prunelles  les  petites 
mailles  du   soleil  et  de  l'omljre,   d'un  long 


130 


LAMAXT  PASSIONNE 


bonbeiir  enivré.  Parfois  ils  demeuraient  un 
peu  de  temps  sans  se  parler,  la  main  dans 
la  main:  et  un  désir  les  possédait,  évanouis- 
sait leurs  yeux.  Il  oublia  tout,  le  passé, 
l'avenir,  la  mort, 

Madeleine,  vers  la  fin  du  mois,  s'arrangea 
pour  le  voir  presque  chaque  jour  pendant 
une  > Cubaine  entière. 

Toutes  les  fêles  avaient  été  données.  On 
avait  fermé  aux  derniers  jours  d'avril  la 
fancy-fair  où  Madeleine  tenait  un  élalage  de 
bijoux  russes.  Elle  avait  voulu  avoir  de  Paul 
Tétrenne  de  sa  première  vente.  On  commen- 
çait à  parler  de  voyages  et  de  villégiatures. 
M""'  Cormont,  pour  être  tout  à  son  cher 
amant,  avait  déclaré  qu'elle  n'irait  pas  aux 
villes  d'eaux  et  passerait  l'été  à  la  campagne. 
Elle  aspirait  aux  vacances. 

Paul  eut  là  des  jours  de  détente  heureuse. 
Une  àme  fraîche  lui  vint  dans  la  jeunesse  du 
monde;  il  vécut  lont  un  temps  dans  le  désir 
et  la  confiance.  Il  avait  presque  enlièrement 
oublié  ses  affaires.  Dans  les  vergers,  aux 
limites  du  bois,  fleurissaient  les  pommiers 
tardifs.  C'était  pour  Madeleine  un  spectacle 
nouveau,  elle  n'avait  jamais  ^u  beaucoup 
le  temps  de  prendre  attention  à  la  nature. 
Ils  regardaient  les  ciels  roses  pommelés  de 


I.  AMA.M    PA^^lU-N-Nl:. 


1..1 


pelils  nuages,  onduler  entre  les  feuillages.  A 
leurs  pieds  naissait  la  grâce  ingénue  des  pâ- 
querettes. La  mélodie  des  oiseaux  leur  ver- 
sait une  sensation  d'éden.  Dans  l'air  léger, 
doucement  ventilé,  Paul  ne  toussait  presque 
plus.  I£lle  l'olrservait  avec  des  yeux  ravis.  LUe 
l'admirait  se  reprendre  à  ses  sèves  vives 
comme  les  grands  arbres. 

—  Jamais  tu  n  as  été  si  bien,  mon  cbéii... 
C'est  mon  amour  qui  l'a  guéri. 

—  Oui,  oui,  je  me  sens  redevenir  un 
homme;  je  n'ai  plus  quelquefois  qu'un  peu 
de  gène  dans  les  bronches...  Cela  s  en  ira 
avec  l'élé. 


CHAPITRE   XIV 


Brusquement  Madeleine  fut  obligée  de 
parlir  pour  la  campagne,  bien  avant  le 
temps  qu'elle  s'était  proposé.  Paillette  de 
nouveau  était  retombée  à  une  langueur  de 
dépérissement.  Le  médecin  prescrivit  le 
grand  air;  il  ne  laissa  à  M""'  Cormont  que 
le  délai  nécessaire  pour  faire  ses  malles. 
Au  bout  de  deux  jours,  tout  se  trouva  prêt. 

C'était  un  samedi;  Cormont  voulut  les  ins- 
taller lui-même  et  les  accompagna.  Ils  em- 
menèrent avec  eux  la  gouvernante  et  la 
femme  de  chambre,  en  attendant  que  la 
cuisinière  pût  les  rejoindre.  Dans  sa  pré- 
cipitation et  ses  alarmes,  Madeleine  ne  put 
trouver  ni  le  temps  ni   la  liberté   d'esprit 

12 


IJ4  I.AMA.Xr    PA^.<IUN.\E 

pour  écrire  à  Paul.  Elle  préféra  attendre 
uue  accaluiie  dans  ses  propres  agilations 
pour  le  préparer  à  une  absence  qui,  celle 
fois,  alldil  durer  ["lus  longtemps  que  les 
autres.  Son  chagrin  ainsi  fut  double;  elle 
eut  le  cœur  déchiré  comme  mère  et  comme 
amanle. 

Des  préoccupations  matérielles  retardè- 
rent renvoi  de  sa  lettre.  Fn  arrivant,  elle 
avait  trouvé  la  maison  encore  humide  des 
pluies  de  l" hiver.  Ou  fil  de  grands  feux 
continus  dans  des  aires  fumeux  et  qui  ne 
s'échaulîaient  qu'à  la  longue.  Il  fallut  aussi 
mander  un  tapissier  qui  remit  des  papiers 
aux  chambres.  Madeleine  et  Paule  furent 
contraintes  de  loger  dans  une  pièce  de 
l'élage  orientée  au  levant  et  qui  à  peu  près 
S3ule  était  demeurée  élanche.  La  gouver- 
nanle  eut  son  lil  à  côlé  dans  un  cabinet. 
Pour  comble  de  malheui\  .Madeleine,  quand 
elle  pul  enfin  songer  à  écrire,  s'aperçut 
qu'elle  avait  oublié  d'apporter  sa  papeterie. 

11  s'écoula  ainsi  plus  d'une  semaine  avant 
qu'il  lui  fut  possible  d'écouler  son  cœur. 
Elle  pleura  aux  premières  lignes  qu'elle  lui 
écrivit.  Son  papier  en  fut  mouillé,  mais  sitôt 
qu'elle  cessa  de  pleurer,  elle  ne  trouva  plus 
rien    à  lui   dire.   Elle    fut    étonnée    d'avoir 


LA  MA  .NT   l'ASSIO.NM-:  l.^:. 

exprimo  froidemenl  des  inoiivojnonts  qu'elle 
re>senlînl  proroiulémeiil.  l'allé  recommença 
sa  ietlre  et  finilemeiil  se  décida,  malgré 
tout,  à  envoyer  la  première. 

Cormont,  au  Palais,  avait  annoncé  à  Paul 
Lame  le  dépari  de  sa  femme  et  de  sa  fil!»' 
avant  qu'il  pCit  s'étonner  d'un  silence  qui  ne 
dépassait  pas  encore  le  Iroisième  jour.  Une 
chaleur  lui  passa  au  cœur  :  il  ne  pensa  qu'à 
se  réjouir  d'un  événement  qui  la  détachait 
de  son  mari.  Corraont  vit  son  visage  s'éclair- 
cir  et  n'en  soupçonna  pas  la  cause. 

Ce  ne  fut  qu'après  qu'il  songea  à  plaindre 
.Madeleine,  reprise  h  de  nouvelles  inquié- 
ludes  pour  sa  petite  Paule.  Il  ne  doutait 
point  qu'elle  lui  écrirait  et  il  attendait  sa 
lellre.  Celle-ci  tardant  toujours,  il  l'accusa 
d'inditîérence.  Son  malheureux  esprit  per- 
sonnel encore  une  fois  le  poussa  aux  plus 
sol  les  conjectures.  Jamais  elle  ne  l'avait 
aimé  :  elle  n'avait  eu  pour  lui  que  la  petite 
défaillance  de  tanl  d'aulres  femmes  pour  qui 
l'amant  n'est  qu'une  variante  du  mari. 

Après  la  détente  bienfaisanle  de  leur  der- 
nier mois  d'amour,  il  goiila  soudain  l'amer 
besoin  de  se  faire  du  mal.  Ses  fibres  amol- 
lies de  tendresse,  de  printemps,  de  sérénité, 
se   pincèrent    et  lui   causèrent  celte  jouis- 


i:36  L'AMANT   PASSIOXXÉ 

sauce  dans  la  douleur  qui  pour  les  natures 
comme  la  sienne,  atteint  parfois  en  s'enve- 
nimaiil  au  paroxysme  des  tortures  heureuses. 
Mais  Madeleine  enfin  lui  écrivait  :  toute  sa 
peine  tomba.  Comme  les  larmes,  en  se 
séchant,  avaient  fait  gondoler  le  papier,  il 
crut  ijaiser  à  travers  ces  soufflures,  les 
ampoules  mêmes  de  sa  passion.  11  songea 
qu'elle  les  avait  versées  surtout  pour  lui,  et 
trouva  quelque  consolation  à  l'espérer  incon- 
solable. 

Sa  vie  se  régularisa,  il  fut  assidu  au  Palais, 
plaida  des  causes,  en  gagna  quelques-unes. 
Son  grand  feu  de  passion  couva,  bien  que 
sous  les  tisons  tiédis,  un  tel  amour  eût  été  en- 
core pour  un  autre  une  brûlure,  Madeleine, 
du  reste,  maintenant  lui  écrivait  tous  les 
jours.  C'étaient  de  petits  billets  brefs  et  sou- 
bresautés  où  elle  était  plus  à  Taise  que  dans 
ses  longues  lettres.  H  l'y  suivait  à  travers 
les  soucis  et  l'ennui  de  ses  journées,  dans  ce 
séjour  de  campagne  prématuré  où,  depuis 
qu'ils  s'étaient  quittés,  le  beau  temps  sem- 
blait la  bouder.  Elle  avait  fait  accorder  son 
piano:  elle  jouait  un  peu  de  Chopin  en  chan- 
tant de  vagues  romances  pour  jeunes  filles 
du  monde  :  M""'  Cormont  n'avait  jamais  eu 
un  goût  très  pur  en  musique.  Mais  au  piano, 


LAMAM    PASSlU.N.M::  137 

sa  nervosité  tout  de  suite  la  reprenait:  elle  ne 
savait  vraiment  demeurer  assise  que  sur  ses 
genoux  à  lui.  Elle  se  levait,  descendait  à 
l'office,  donnait  un  ordre  au  jardinier.  Et 
puis  Pauletle,  d'une  sensibilité  d'enfant  ma- 
lade, après  l'avoir  elle-même  suppliée  de  se 
mettre  au  clavier,  finissait  par  être  prise  de 
crises  de  larmes  où  elle  se  jetait  contre  sa 
mère  et  lui  faisait  jurer  de  ne  jamais  la 
quitter. 

«  Je  suis  une  prisonnière  ici,  écrivait-elle 
à  Paul,  éloignée  de  toi  et  de  tout.  Je  mour- 
rais d'ennui  si  je  n'avais  pas  ma  fille  à  sau- 
ver. Tu  sais  cependant  si  je  sais  me  rési- 
gner... Mais  c'est  trop;  j'étouffe,  je  ne  fais 
rien,  je  ne  vois  personne  pendant  des  jours... 
Tout  ici  est  encore  inhabité.  Ah!  ma  petite 
Paulelte,  tu  ne  sauras  jamais  quel  sacrifice  t'a 
fait  ta  maman  en  venant  s'enterrer  dans  cet 
horrible  trou.  » 

Dans  l'isolement  de  sa  vie,  elle  s'était  re- 
trouvé un  peu  de  l'âme  de  sa  petite  enfance. 
Tous  les  matins  elle  partait  entendre  l'office; 
le  dimanche,  en  outre,  elle  assistait  au  salut. 
Il  lui  fallait  faire  une  heure  de  chemin  pour 
gagner  l'église  à  l'extrémité  du  village. 
C'était  comme  un  espoir  et  une  sécurité 
qui  lui  étaient  revenus  avec  le  désir  de  la 

12. 


138  LAMANT  PASSIONNE 

prière  :  elle  était  plus  tranquille  depuis 
quelle  avail  mis  son  recours  en  la  Vierge. 
Elle  disait  à  Paul  qu'elle  priait  pour  lui 
comme  pour  Paulelte.  Il  se  rappela  leurs 
rencontres  dans  les  églises  oii,  d'un  grand 
signe  de  croix  derrière  lui,  secrètement  elle 
l'oudoyait  d'eau  bénite. 

Lui,  de  son  côlé,  écrivait  chaque  soir. 
a  Je  le  fais  mon  acte  de  contrition  avant  de 
me  coucher,  »  disait-il.  Les  feuillets  minces  se 
comblaient  de  Taveudesesmoindrespensées. 
Son  amour  y  prenait  une  posture  ingénue 
d'agenouillement.  Il  s'abandonnait  à  des  ten- 
dresses et  des  folies  qui  donnaient  à  iMadeleine 
la  sonsalion  d'une  caresse  infiniment  douce, 
humhle  et  désirante,  l'enveloppant  toute. 
C'était,  ces  lettres,  la  joie  de  sa  journée;  l'es- 
pace, la  distance  n'existaient  plus  :  elle 
l'avait  près  d'elle,  contre  son  cœur,  dans  une 
longue  palpitation  de  vie  amoureuse.  Elle 
les  baisait  en  répétant  cent  fois  :  a  Mon 
Paul  »,  là  où  lui-même  avait  cent  fois,  en 
y  appuyant  ses  lèvres ,  murmuré  :  (  Ma- 
deleine ».  Ils  étaient  heureux  de  pouvoir 
s'écrire  directement  comme  ils  se  seraient 
pari''.  Elle  avait  désiré  seulement  qu'il 
variai  l'écriture  de  l'adresse  pour  dépister  la 
curiosité  du  jardinier  et  de  la  gouvernante. 


LA.MAM    i'A^^](»^•.^!•:  i;]'.' 

Il  s'y  appliquait  avec  une  adresse  de  faus- 
saire. 

Une  vie  nouvelle  leur  naquit  de  ces 
échanges  constauls  :  leur  confiance  élait 
simple,  fraîche,  spontanée;  celle  de  Paul 
paxiit  s'êlre  pour  jamais  stabilisée.  11  n'osa 
lui  avouer  qu'il  la  devait  à  l'assurance  que 
Cormont  n'était  plus  avec  elle.  Madeleine, 
la  rapportait  au  succès  de  ses  intercessions. 
«  Je  prie  pour  mes  deux  enfauls.  et  la 
bonne  Vierge  m'a  exaucée  déjà  en  ce  qui 
te  concerne  ».  L'enfantillage  de  sa  foi,  dans 
la  confusion  candide  de  sa  maternité  et  de 
son  amour,  attendrissait  Paul  jusqu'aux 
larmes  intérieures. 

Dans  sa  franchise,  elle  ne  sut  pas  lui 
cacher  que  Cormont  arrivait  passer  auprès 
d'elle  les  jours  de  la  Penlecôte.  Elle  le  priai! 
de  ne  plus  lui  écrire  avant  que  son  mari 
n'eût  quitlé  la  campagne.  Elle  agissait  là 
comme  une  femme  qui  a  sa  vie  à  sauve- 
garder et  dépend  de  l'homme  auquel  elle  est 
liée. 

Aussitôt  tout  de  nouveau  fut  bouleversé  : 
Paul,  pendant  (rois  jours,  souffrit  un  vrai 
martyre.  Il  Taccnbla,  l'accusa  de  complai- 
sance envers  son  mari.  Jamais  il  ne  l'avait 
désirée   aussi   passionnément.    La   jalousie 


lio  i;amam'  passionne 

l'élira  sur  un  gril  ardent.  Il  pensa  à  partir, 
lui  aussi,  à  s'installer  dans  une  auberge, 
sous  un  toit  de  paysan,  n'importe  oii,  pourvu 
qu'il  fut  près  d'elle  et  pût  la  reprendre. 
.  il  ne  cessait  pas  de  regarder  ses  portraits. 
Il  tâchait  de  les  voir  aulrement  qu'il  ne  les 
avait  vus  jusque-là  :  a  Ah!  traîtresse,  ah! 
perfide,  pensait-il,  c'est  bien  là  la  bouche 
qui  me  trompe  et  répète  à  un  autre  les 
mots  qu'elle  m'a  dits.  »  Il  scrutait  les  yeux, 
y  découvrait  de  la  ruse  et  de  la  fausseté. 
Avait-il  pu  bien  aimer  un  visage  si  plein  de 
mensonge?  Jusqu'à  la  forme  même  du  nez 
décelait  une  nature  astucieuse.  Sa  folie 
s'exaspéra  :  il  se  tortura  à  suivre  de  trait 
en  trait  les  signes  qui  la  lui  rendaient  haïs- 
sable. Avec  une  atrocité  dont  l'excès  confina 
pour  lui  à  la  jouissance,  il  eut  l'air  de  s'en- 
foncer de  longues  aiguilles  chauffées  à  blanc 
sous  la  peau.  Il  l'eut  en  horreur,  jura  de 
brûler  les  images  qu'il  avait  adorées  d'une 
passion  si  aveugle.  Ah!  c'était  bien  fini  cette 
fois!  Mais  soudain  son  cœur  se  mettait  à 
battre  avec  une  force  terrible.  Les  sources 
de  la  vie  s'agitaient  :  tout  son  être  se  fondait 
de  désir  et  d'adoration.  ^  Voilà  bien  ses  yeux 
charmants,  voilà  bien  celte  bouche  exquise 
qui  a  la  forme  de  son  cœur...  Ah!  misérable 


t;amant  passionne  141 

que  je  suisi  Je  loulrageais  en  la  méconnais- 
sanl.  Tout  son  vhage  n'est  qu'amour  et  sin- 
cérité... Aucun  jamais  réalisa-t-il  mieux: 
l'image  de  l'amour  fidèle?  »  Il  les  portait 
éperdument  à  ses  lèvres  :  il  y  croyait  boire 
la  vie,  l'illusion  d'une  haleine  fraîche  et  par- 
fumée. H  les  pressait  contre  son  cœur  el  un 
autre  cœur  lui  répondait. 

11  voulut  relire  toutes  ses  lettres  :  il  les 
relut  d'une  foi  avide,  comme  un  bréviaire 
de  paix  et  de  vérité.  «  Madeleine,  pardonne- 
moi  :  j'ai  le  sang  en  feu,  je  suis  un  possédé 
d'amour...  »  criait-il,  en  les  couvrant  de  ses 
baisers. 

Il  erra  tout  un  jour  sous  les  arbres  du  bois  ; 
il  revit  la  clairière,  les  taillis,  le  petit  cabaret 
des  heures  ensoleillées.  Une  brouée  semblait 
effiler  de  la  charpie  sous  le  ciel  étamé,  vide 
de  lumière  :  cette  tristesse  du  jour  malade 
s'ajouta  encore  k  son  accablement.  Il  vit  sa 
vie  finie,  à  jamais  perdue  :  le  terrible  amour, 
comme  du  frottement  d'une  meule,  avait 
usé  toutes  ses  énergies.  Il  eût  fallu  le  lui  arra- 
cher avec  son  cœur  même,  accroché  qu'il 
était,  par  les  filaments  d'une  sorte  de  mons- 
trueux fibrome,  à  l'emmêlement  de  ses  fibres 
profondes.  Et  cet  amour  était  la  chose  mau- 
dite qui  avait   contre   elle  la  loi  divine   et 


142  i;amam  passionne 

humaine  :  une  main  rouge  sorlie  du  Code 
en  marquait,  comme  d'un  signe  d'infamie,  les 
am;mts  surpris  dans  leur  péché.  Il  avait  pris 
la  femme  d'un  aulre,  il  avait  vole  le  bon- 
heur d'un  ami.  Et  tout  à  coup  l'ami  revenait  : 
il  apparaissait  en  vainqueur,  en  maître  et 
rc[  renait  ses  droits.  11  représenlait  celui-là. 
la  pointe  haute  du  triangle  social  dont  hi 
femme  et  l'enfant  étaient  les  deux  autres 
angles.  Avec  lui  tout  était  ramené  dans 
l'ordre.  Derrière  les  portes  refermées, 
l'épouse  soumise  entrait  au  lit. 

11  y  avait  bien  pour  elle  un  moyen,  cepen- 
dant :  l'héroïsme  d'un  scandale  public,  le 
divorce  brisant  du  coup  de  marteau  de  la  loi 
qui  rompt  l'écrou  rivé  par  l'autre  loi  qui 
unit  ..  Mais  la  tranquille  Madeleine  n'avait 
rien  d'une  amazone  passionnelle...  Jusqu'au 
boul,  elle  resterait  l'amante  sincère  qui  ne 
cesse  pas  de  se  souvenir  qu'elle  est  épouse  et 
mère  et  emploie  toules  les  forces  de  la  dissi- 
mulation à  concilier  l'honnètelé  de  l'amour 
chez  la  maîtresse  avec  les  apparences  de 
l'honnêteté  chez  la  femme  légitime...  La  pe- 
tite folie  passée,  elle  redevenait  la  prudenle 
M""'  Cormont  qui  sur  ses  pistes  embrouillait 
l'écheveau  savant  des  ruses,  des  précautions 
et  des  mensoniïes. 


I/AMANT    PASSiO.N.NE  11.? 

Alors  quoi?  Mentir,  ruser,  continuera  êlre 
le  voleur  qui  saute  par-dessus  les  palissades, 
le  braconnier  qui  traque  le  gibier  des  chasses 
ijardées,  le  convive  clandestin  caché  d  ns  la 
salle  du  feslin  et  qui  se  nourrit  de  la  desserte 
délaissée?  Jusqu'au  bout  connaître  la  Hèvre 
de  l'attente,  le  navrement  des  séparations  où 
l'esprit  et  le  cœur  chavirent  à  la  fois,  Tiuuli- 
lité  d'espérer,  après  l'aubaine  inlermitlente 
des  rencontres  furlives,  les  joies  détinilives 
de  la  possession  continue?...  Mieux  valait  se 
séparer,  dùl-il  ensuite,  comme  on  écrase  un 
feu,  piétiner,  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît, 
un  cœur  tout  bondissant  de  vie  rouge... 

La  nécessité  de  la  grande  douleur  finale 
s'offrit  comme  Tunique  délivrance...  C/élail 
cela,  la  dignité,  la  vérité,  l'issue  à  de  lamen- 
tables défaites  de  conscience.  Quant  à  elle, 
elle  retournerait  à  sa  vie,  à  son  devoir  :  elle 
s'étourdirait  un  ]>eu  plus  dans  le  tourblKon, 
et  puis  un  jour  l'oubli  passerait.  «  >'on, 
mille  fois  non,  s'écria-t-il  presque  aussi! ôt, 
jamais  je  ne  consentirai  à  te  perdre,  Made- 
leine... Plutôt  la  mort  tout  de  suite  ».  Et  puis 
toute  cette  dialeclique  était  fausse  :  l'ardeur 
et  la  beauté  de  la  passion  sont  en  raison 
même  de  l'effrènement  avec  lequel  un  cœur 
se   désintéresse    de    toute    morale,    il    faut 


It4  L'AMANT  PASSIONNE 

acbeler  les  bonheurs  coupables  à  force  de 
souffrances,  d'immolations  et  de  sacrifices. 

La  crise  s'émoussa  :  il  rentra  à  la  nuit, 
les  vêtements  trempés  et  JDOueux,  fléchissant 
sous  le  mal  de  tête.  Sa  mère,  depuis  une 
heure,  l'attendait  pour  dîner. 

La  Pentecôte,  comme  les  autres  grandes 
fêtes  de  Tan,  de  tout  temps  avait  été  pour  les 
Larue  le  prétexte  d'un  pelit  festin  de  famille 
où  leur  piété  de  gens  de  campagne  s'accom- 
modait d'un  goût  de  bien-être.  La  maman 
.'.vait  mis  cuire  un  chevreau  immolé  à  l'occa- 
sion de  ce  jour  religieux  par  l'oncle,  un 
frère  qu'elle  avait  laissé  au  village.  La  bonne 
Toine,  de  son  côté,  s'était  promis  de  faire  des 
ratons.  Mais  elle  ne  pouvait  les  jeter  à  la  poêle 
qu'au  dernier  moment  :  déjà  la  pâte  retom- 
bait. Elle  eut  recours  à  ses  grandes  interces- 
sions et  récita  deux  chapelets.  Une  clef  enfin 
tournait  dans  la  serrure. 

—  Not"  dame,  c'est  Môssieu  l'avocat  I 

Au  seuil  de  la  cuisine,  dans  une  odeur 
chaude  de  four,  M"^'  Larue,  son  bonnet  à 
rubans  verts  par  dessus  ses  bandeaux,  ap- 
parut. 

—  Vite,  vite^   mon  fi...   tout  sera  brûlé. 
Rapidement  il  se  changeait,  chaussait  ses 

pantoufles,  et  M""'  Larue  elle-même  venait  le 


I 


LAMANT   PASSIONNÉ  145 

chercher  dans  sa  chambre;  il  la  vit  arriver 
dans  sa  robe  de  soie  des  jours  cérémonieux, 
sa  chaîne  d*or  enroulée  au  cou.  Elle  lui  priL 
le  bras,  ils  tia\ersèrenl  le  couloii*  et  tout 
à  coup,  par  la  porle  ouverle,  dans  une  clarlé 
dilluminaliou,  sapergul  la  table  tleurie  de 
bouquets  frangés  de  dentelle  en  papier  et 
servie  avec  un  appareil  de  gala.  Par  dessus  les 
cristaux  el  les  couverts  d'argent,  la  suspen- 
sion avec  toutes  ses  bougies  allumées  sereQé- 
tait  dans  la  glace. 

Toule  celle  gaielé  de  la  fleur  et  du  lumi- 
naire lui  sautant  aux  yeux,  il  eut  son  bon 
rire  d'aul refois,  le  rire  émerveillé  el  enfant 
qu'il  avait  gardé  longtemps  dans  son  âge  de 
jeune  homme. 

—  Ohl  maman... 

Et  comme  il  se  retournait  ver^  elle,  il  la 
vit  desserrer  <e^  lèvres  minces  en  lui  ouvrant 
les  bras. 

—  Mon  fi,  c'est  après  demain  l'anniver- 
saire de  ta  naissance...  J'ai  pensé  qu'il  valait 
mieux  faire  les  deux  fêtes  à  la  fois. 

Il  avait  oublié  cela  comme  il  oubliait  tout 
le  reste,  dans  sa  folie  d'amour  pour  Made- 
leine. Son  cœur,  tout  un  jour  crispé  et 
raidi,  se  détendit  sous  la  bonne  émotion. 
Il  appuya  le  front  à  l'épaule  maternelle  : 

13 


1-if'  l.'AMAM    PASSIO.VM: 

—  C'était  au  matin,  n'est-ce  pas?...  Il  v  a 
de  cela  trente  ans;  tu  n'oublies  rien,  toi... 

Madeleine,  elle,  l'autre  année,  ne  s'étail 
pas  souvenue.  Dans  un  flux  soudain  de  sen- 
sations, se  précisait  l'image  du  double 
amour  :  l'un  vertigineux  et  obsédé,  le  lais- 
sant toujours  retomber  de  la  hauteur  d'un 
ciel,  illimilant  autour  de  lui  un  désert  ravagé 
parles  vents  furieux;  l'autre  qui  était  le  pre- 
mier et  peut-être  serait  le  dernier,  confiant, 
tranquille,  égal,  aux  racines  même  de  sa  vie. 

Toine  apporta  le  potage:  elle  servit  ensuite 
le  chevreau.  AP"  Larue  avait  remonté  deux 
bouteilles  d'un  vieux  vin  de  Tours  huileux  et 
vermeil.  Il  eut,  au  sortir  de  cette  épreuve  où 
il  s'était  torturé  si  follement,  la  joie  phvsique 
des  nourritures.  Mais,  cessant  tout  à  coup  de 
manger,  il  lui  prenait  la  main  comme  il  fai- 
sait à  Madeleijie  : 

—  Je  suis  si  fatigué...  je  voudrais  rester 
comme  cela  longtemps  près  de  toi  à  dormir, 
ne  songeant  plus  à  rien. 

Elle  sembla  ne  vouloir  point  tout  com- 
prendre. 

—  Ton  père  aussi  des  fois  se  fatiguait 
trop. 

—  Ah  oui,  ce  brave  père  toujours  à  ses 
chiffres  etqui,quelquefois,lanuitse  réveillait 


i;ama.\t  passioxxe  iw 

pour  aller  s'asseoir  à  son  pupitre...  Mais, 
vois-tu,  maman,  ce  n'est  pas  la  même 
chose...  A  la  ville,  on  s'use  d'une  aulre  ma- 
nière... C'est  la  meule. 

—  Ah  ben...  ah  ben... 

Du  boul  de  ses  longs  doigts  durs,  elle  lui 
fermait  doucement  les  paupières,  s'oubliant 
à  dire  comme  autrefois  : 

—  Dodo,  mon  fî... 

—  Oui,  dodo  la  vie...  Dodo  mon  cœur.., 
répondait  Paul  tout  bas  en  lui  caressant  la 
main.  Sa  main  à  lui,  qui  si  souvent  avait 
brillé  en  frôlant  à  la  peau  de  Madeleine  l'an- 
neau d'or,  le  signe  détesté  de  la  soumission 
et  de  la  falalité,  eut  une  sensation  tendre  et 
fraîche  à  palper  les  deux  bagues  que  portait 
sa  mère.  A  travers  la  mort,  faites  du  même 
métal  indestructible,  celles-ci  continuaient  à 
marquer  la  foi  librement  et  inlègrement 
consenlie. 

Toine,  qui  avait  desservi  le  chevreau,  repa- 
rut, un  plal  fumant  dans  les  doigts.  Cha- 
cune des  rides  de  sa  peau,  crevassée  comme 
une  écorce,  était  un  rire  dans  la  gaieté  de 
son  vieux  visage. 

—  On  va  bien  voir  ce  qu'en  pense  not' 
mùssieu  1 

Celle-là  non   plus   n'avait  jamais   faibli. 


148  L'AMANT   PASSIONNÉ 

Elle  avait  été  droit  son  chemin  dans  sa  vie 
de  bon  courage,  d'actes  accomplis  et  d'affec- 
tion presque  canine. 

Ils  mangèrent  quelques  ratons,  émus  d'une 
joie  silencieuse  et  confiante,  n'éprouvant  pas 
le  besoin  d'échanger  des  mots.  Et  puis  Paul 
se  levait,  la  prenait  dans  ses  bras,  appuyait 
son  cœur  à  ce  vieux  cœur  simple  et  qui 
n'avait  pas  changé. 

—  Ça  me  fait  du  bien  comme  si  j'étais 
toujours  ton  petit  enfant,  disait-il. 


CHAPITRE   XV 


Un  malin  il  arrivait  un  billet  : 

«  Je  ne  peux  vivre  plus  longtemps  sans 
te  voir...  Te  désire,  te  veux...  Mon  chéri, 
j'irai  t'altendre  demain  à  S...  Mon  train  suivra 
de  cinq  minutes  le  tien...  Nous  passerons  toute 
la  journée  ensemble...  Prends-moi  toute 
dans  un  baiser.  » 

Ce  fut  une  ivresse.  Il  mangea  des  lèvres  ce 
papier  léger,  translucide  à  l'égal  d'un  pétale 
de  fleur.  Il  y  sentit  un  long  frisson  d'amour 
et  de  désir.  Cent  fois  dans  le  jour  il  y  baisa 
Todeur  de  sa  main,  il  crut  y  baiser  tout  l'a- 
bandon charmant  de  son  corps. 

Madeleine,  comme  toujours,  dans  son  dé- 
sir de  le  voir,  ne  s'était  pas  demandé  s'il  était 

13. 


loO  LAMANT  PASSIONNE 

libre.  Justement  il  avait  à  plaider,  ce  jour-là. 
dans  une  affaire  où  ils  étaient  deux,  Cormonl 
et  lui.  Quelle  ironie!  Il  imagina,  auprès  de 
son  ancien  patron,  un  empêchement.  Bénévo- 
lement Cormont  se  chargea  de  demander  la 
remise.  11  prit  un  secret  plaisir  à  se  venger 
ainsi  de  Thomme  qui  le  martyrisait  sans 
s'en  douter. 

Il  lui  fallût,  en  outre,  s'excuser  auprès  d'un 
client  avec  lequel  il  avait  pris  rendez-vous. 
Récemment  il  avait  dii  passer  à  un  con- 
frère plus  jeune  deux  affaires  que  ses  au  Ire- 
arriérés  ne  lui  avaient  point  permis  de  gar- 
der. Sa  vie,  sa  simple  et  ponctuelle  vie 
antérieure,  réglée  comme  une  comptabilité, 
n'était  plus  faite  que  de  coups  de  collier 
fiévreux  pour  se  remettre  tant  bien  que  mal 
au  courant.  Quand,  dans  tout  ce  désordre,  un 
instant  il  reprenait  conscience  de  lui-même, 
il  s'épouvantait  de  voir  le  glissement  continu 
de  sa  maturité  commençante  vers  le  plus  trou- 
ble avenir.  A  son  tour,  il  élait  entré  aux 
orbes  de  la  tourbillonnante  ronde  où,  de  ses 
pieds  légers,  dans  un  vertige  mortel,  Made- 
leine tournait,  tournai I,  le  rire  aux  dents. 

Pour  être  plus  sûr  de  ne  pas  la  manquer. 
Paul  débarqua  une  heure  avant  elle.  Tout  le 
temps  du  trajet,    il    n'avait    pensé  qu'à  la 


I/AMANÏ  PASSIONNE  151 

minule  délicieuse.  Presque  deux  mois  qu'ils 
ne  s'étaient  vus  !  11  usa  sa  fièvre  à  faire  les 
cent  pas  sur  le  terre- plein,  derrière  la  gare. 
Il  n'osait  s'éloigner  :  à  chaque  instant  il 
consultait  sa  montre  et  relisait  le  billol 
qu'elle  lui  avait  écrit,  encore  une  fois  il  allait 
jusqu'au  bout  du  terre-plein,  puis  revenait. 

La  locomotive  siffla,  le  train  patina  sur  les 
rails;  et  elle  sautait  du  marche-pied,  regar- 
dait très  vite  d'abord  autour  d'elle,  tranquille, 
prudente,  maîtresse  d'elle-même.  Klle  n'eût 
pas  été  plus  agitée  si  elle  l'avait  quitté  seu- 
lement la  veille. 

Il  eut  dans  le  crispement  de  la  sienne  sa 
pf^tite  main  gantée.  Elle  lui  disait  à  mi-voix  : 

—  Ah!  chéri,  que  je  suis  contente î 

—  Et  moi  !  fit-il  sans  chaleur. 

Ses  jolis  yeux  heureux  souriaient  sous  son 
grand  chapeau  de  paille  bise,  fleuri  de 
bleuets.  Une  blondeur  de  hâle  pastellait  l'ha- 
bituelle matité  de  ^^es  joues.  Mais  qu'elle  lui 
paraissait  froide  à  côté  de  ce  qu'il  avait 
espéré  ! 

Ils  marchèrent  un  peu  de  temps  côte  à 
côte  sans  parler,  se  laissant  dépasser  par  les 
gros  pas  lourds  des  paysans  chargés  d'outils 
et  de  paniers. 

Il  regardait  se  mouler  sous  sa  robe  de 


152  L'AMANT  PASSIONNE 

foulard  bleu  sa  hanche  souple  et  Pxerveuse. 
La  route  d'abord  longeait  de  petites  habi- 
tations basses,  en  moellons  du  pays,  toutes 
paisselées  de  vignes  ou  recouvertes  d'arbres 
en  espaliers.  L'une  d'elles,  avec  une  1  errasse 
à  l'étage  sous  le  ventilement  d'une  tente 
rayée  de  bandes  roses,  avait  un  aspect  d'hô- 
tellerie décente. 

—  C'est  là  que  nous  déjeûnerons,  fît-elle 
aussitôt  qu'elle  l'eût  aperçue.  Je  t'apporte  un 
appétit  de  campagne.  Si  nous  entrions  com- 
mander notre  menu? 

L'hôlesse,  une  petite  femme  nerveuse,  noire 
comme  un  pruneau,  leur  promit  des  pigeon- 
neaux et  de  la  jeune  salade. 

—  Eh  bien,  c'est  dit,  dans  une  heure,  fit 
Madeleine...  Et  sur  la  terrasse. 

Ils  reprirent  la  roule.  Elle  lui  dit  que  Cor- 
mont  était  venu  là  en  excursion  un  jour 
avec  des  amis  :  il  avait  été  satisfait  de  la 
cuisine.  Elle  parlait  très  vite.  Elle  semblait 
jeter  les  mots  devant  elle  pour  combler  du 
silence.  «  Comme  c'est  aimable  à  elle  de  me 
parler  de  son  mari!  »  pensait  Paul.  Il  ne 
répondit  rien  :  du  bout  de  sa  canne  il  frap- 
pait les  orties  au  bord  de  l'empierrement. 

Les  maisons  s'espacèrent  :  ils  se  trouvè- 
rent dans  un  vallon  bordé  de  roches  vertes  : 


i; AMANT    PASSIaNM-:  153 

sur  un  lit  de  grosses  pierres   bondissait   un 
ruisseau. 

—  Tu  es  peu  gentil  î  (it-ello...  Je  me  pro- 
mellais  une  si  grande  joie  de  te  revoir...  Tu 
vas  me  gâler  tout  mon  bonheur...  Voyons, 
qn'esl-il  arrivé? 

—  Il  est  arrivé  ceci,  c'est  que  tu  n'es  plus 
la  même...  Tu  as  des  airs  indifîérents,  déta- 
chés... Ton  calme  me  glace...  Ahî  Madeleine, 
quelque  chose  l'a  changée  ! 

Il  la  sentit  à  ses  côtés  soudain  frémissante. 

—  Ah!  mon  pauvre  chéri,  si  lu  pouvais 
lire  dans  mon  cœur  !  Mais  jamais  je  ne  t'ai 
plus  aimé...  Seulement,  c'est  vrai,  après  ces 
deux  mois  de  vie  chez  les  paysans,  l'autre 
femme  s'est  un  peu  endormie  eu  moi. 

11  lui  relevait  hrusquement  sa  voilelle. 

—  Oh  !  s'écriait-il,  tu  es  même  engraissée! 
Je  te  félicite. 

—  Ne  crois  pas  que  c'est  de  bonheur... 
Si  tu  savais  quels  ennuis  m'a  donnés  ma 
Paulelle!  Le  médecin  vient  loules  les  se- 
maines... Elle  est  mieux,  mais  si  impres- 
sionnable loujours...  H  m'a  fallu  imaginer 
toute  une  histoire  pour  te  venir...  Elle  ne 
voulait  pas  me  laisser  partir,  se  pendait  à 
moi...  Une  scène  de  larmes,  de  cris...  Je 
t'as-ure,  j'en  ai  été  bouleversée. 


lo4  LAMAXT  PASSIONNÉ 

11  Tallira  par  la  taille,  et  la  serrant  contre 
lui  : 

—  Pardonne-moi...  Je 'm'étais  fait  des 
idées.  Il  me  semblait  que  ça  se  serait  passé 
autrement  entre  nou^^...  Dame!  après  une 
aussi  longue  séparai ioii  !  Tu  sais  bien,  je 
suis  un  chimérique,  moi...  De  nous  deux, 
c'est  moi  qui  suis  le  plus  femme... 

Ils  prirent  un  chemin  qui  contournait  le 
jardin  d'une  ancienne  abbaye  devenue  une 
maison  d'éducation  religieuse.  Des  fillettes, 
parmi  les  allées  bordées  de  buis  taillés,  y 
jouaient  sous  la  surveillance  des  sœurs  aux 
pâles  coiiïes  glacées  de  tons  lilas.  Elle  son- 
gea à  sa  petite  malade,  envia  pour  elle  leur 
vie  joyeusement  animale. 

Un  petit  pont  enjambait  le  roiisseau  ;  un 
pré  en  pente,  sur  l'aulre  rive,  fleurissait 
déboutons  d'or.  Ils  suivirent  le  sentier  qui, 
un  peu  plus  loin,  se  perdait  aux  taillis  de  la 
montagne. 

Paul,  sous  le  faix  léger  du  corps  qui  s'ap- 
puyait à  lui,  eut  une  défaillance.  Elle  le 
sentit  se  raidir,  entendit  son  souffle  bref.  Il 
vit  qu'elle  le  regardait. 

—  Oui,  fit-il  en  souriant,  moi  aussi  j'ai 
changé,  mais  pas  à  mou  avantage...  Maigri, 
tiré,  nest-ce  pas  ? 


LAMAM   PASSION-NK  1:.:. 

Elle  eut  le  courage  de  mentir. 

—  Mais  non... 

Il  restait  un  petil  lemps  à  regarder  la 
t«'rre  à  ses  pieds,  el  puis  il  disait  Iranquil- 
iement  : 

—  Le  jour  où  je  cesserai  d'être  malheu- 
reux à  cause  de  toi,  j'aurai  cessé... 

11  hésita,  achrva  : 

—  De  t'aimer.. . 

Elle  comprit  (jii'il  avait  voulu  dire  autre 
chose:  Paul,  eu  efïel,,  avait  pensé  que  ce 
jour-là,  il  aurail  cessé  de  vivre.  Dans  la  joie 
de  l'heure,  dans  la  grande  trépidation  de 
la  vie  autour  d'eux,  le  terrible  pli  décou- 
ragé de  ses  joues  jiarla  pour  lui. 

—  Moi  qui  voudrais  être  pour  toi  le  bon- 
heur et  la  vie!  s'écria-t-elle  en  s'offrant  dans 
un  baiser. 

—  La  vie  !  la  vie  1  dil-il  lenlemenl  en 
haussant  les  épaules...  Est-ce  vivre  que  de 
me  consumer  loin  de  toi?...  Quelques  heures 
encore  et  tu  m'auras  quitté,  comme  les 
autres  fois,  comme  toujours! 

Ils  étaient  assis  sur  un  pan  de  roche,  et.  à 
son  tour,  elle  le  lenail  dans  ses  bras  comme 
un  enfant. 

—  Ah!  c'est  là  ton  mal,  chéri...  Tu  mets 
une   volupté   cruelle   à    le    faire   souffrir... 


156  LAMANT   PASSIO.N.Xb: 

Pourquoi,  en  plein  bonheur,  songer  à  la  mi- 
nute qui  suivra?  Tu  empoisonnes  toutes  tes 
joies  de  la  pensée  qu'elles  vont  finir...  Je 
suis  aussi  malheureuse  que  toi  quand  je  dois 
te  quitter  :  mais  après, je  revis  les  heures  dé- 
licieuses que  nous  avons  passées  ensemble. 
Cela  me  rend  presque  le  bonheur  perdu. 

Il  laissa  iomber  la  tête  sur  son  épaule,  et 
tout  son  triste  amoui*  lui  montait  aux  lèvres. 

—  Je  ne  t'envie  pas  ta  résignation... 
J"aime  mieux  souffrir  puisque  ainsi  je  sais 
mieux  que  je  l'aime  î 

C'était  comme  le  fond  de  sa  vie  qu'il  lui 
disait  là,  qu'il  lui  avait  dit  si  souvent! 

Elle  chercha  des  paroles  adroites  et  ten- 
dres. N'étail-ce  pas  déjà  un  grand  bonheur, 
le  plus  grand  de  tous,  que  de  s'être  connus 
et  de  s'aimer? 

—  Ah  1  oui,  dil-il,  un  mortel  bonheur  ! 
Une  sensibilité  dévie  fiévreuse  altérait  son 

visage.  Elle  le  vit  miné  par  la  souffrance, 
elle  comprit  qu'il  lui  avait  donné  vraiment  la 
fleur  de  sa  vie  ardente  et  jeune.  Son  être 
palpita  douloureusement;  elle  n'eut  plus  le 
courage  des  mots,  les  sentit  vains  près  de 
cette  blessure  profonde.  Dans  sa  pitié  et  son 
amour,  ses  yeux  se  mouillèrent;  elle  pleurait 
en  souriant. 


LAMA.NT   PASSIONNK  157 

—  Vol^,  pourtant...  Rien  qu'à  évoquer  le 
bonheur  que  tu  m'as  fait  connaître,  je  sens 
se  gonfler  mou  cœur. 

Elle  le  couvrit  de  ses  baisers  les  plus' 
tendres. 

—  Ah!  c'est  bien  loi,  cette  fois,  s'écria 
Paul,  lu  m'es  revenue,  je  t'ai  retrouvée. 
Ouidie  la  peine  que  j'ai  pu  le  faire...  J'élais 
fou,  je  n'ai  jamais  cessé  d'être  heureux. 

L'ombre  s'effaça  :  la  lumière,  la  jeunesse, 
l'espoir  seul  régnèrent  dans  l'espace  frémis- 
sant. 

D'une  ardeur  emportée  el  tendre,  il  lui 
rendit  ses  caresses,  il  eut  l'exaltation  du 
premier  désir.  Le  feu  noir  de  ses  yeux  fondit, 
une  rosée  brillante  lui  mouillait  les  pau- 
pières. «  Moi  qui  tremblais  pour  lui  I  son- 
gea-t-elle.' Jamais  il  ne  fut  plus  jeune  el  plus 
irrésislible.  » 

La  cloche  à  l'église  sonna  midi  :  ils  re- 
descendirent la  pente,  enlacés,  quelquefois 
glissant  sur  les  pierres  qui  s'éboulaient. 
Elle  se  pendait  délicatement,  évitant  de 
|>eser,  légère,  sautillanle  :  elle  sembla  vou- 
loir le  faire  croire  li  ses  forces  revenues. 

—  Vivre  ici,  dans  ce  vallon  î   soupirait-il. 
Tous  deux  se  sentaient  une  âme  heureuse 

et   pastorale.   La  faim  les    ramena   vers   la 

14 


I.i8  LAMAXT   PASSIONNE 

pelite  hôtellerie.  En  arrivaût,  ils  Irouvèreiit 
la  table  sous  le  tendelet.  On  leur  avait 
ajouté  des  écrevisses  :  justement  Madeleine 
en  raffolait. 

Sans  consulter  Paul,  elle  commanda  du 
Champagne. 

—  J'ai  envie  de  me  griser. 

Il  était  assis  devant  elle,  ses  genoux  pressés 
entre  les  siens.  Leurs  yeux,  comme  des  mi- 
roirs, se  renvoyaient,  sous  l'éclat  raicassé 
du  jour,  leur  propre  image,  toute  menue.  Us 
s'amusèrent  quand  Thôtesse  feignit  de  les 
prendre  pour  un  couple  légal. 

—  Elle  n'en  croit  pas  un  mot,  dit  Made- 
leine; elle  tousse  chaque  fois  qu'elle  vient,  de 
peur  de  nous  surprendre...  Mais  tout  de 
même,  c'est  charmant,  tu  as  l'air  d'être 
mon  petit  mari. 

Tout  en  cassant  les  écrevisses,  elle  riait, 
babillait,  excitée  par  le  vin.  Elle  lui  dit  sa 
vie  recluse  là-bas.  Tous  les  matins,  elle  allait 
lui  dire  bonjour  dans  sa  chambre. 

—  Car  c'est  vrai,  je  ne  t'ai  pas  dit...  j'ai 
voulu  arranger  moi-même  la  chambre  que  je 
te  destine...  Elle  te  plaira,  elle  donne  sur  un 
horizon  de  bois...  Tu  y  trouveras  mille  petits 
riens  que  j'y  ai  disposés  à  ton  intention...  Il 
n'y  aura  plus  que  les  draps  à  mettre  au  lit... 


i; AMANT   PASSIONNÉ  lo9 

Pense  donc,  tout  un  mois  que  nous  allons 
j>ouvoir  passer  ensemble...  Encore  celte 
écrevisse,  dis...  Non?  Ah  1  chéri,  que  nous 
allons  être  heureux  1 

11  souriait,  amusé  de  son  bavardage,  écou- 
lant bruire  son  petit  caquet  d'oiseau.  Elle 
avait  la  philosophie  égale  d'une  âme  gen- 
tille, jouisseuse,  vive  et  tranquille,  d'une 
âme  très  bonne  el  qui  demeurait  doucement 
tendre  jusqu'en  ses  abandons  passionnés. 
Elle  lui  parla  de  Paulette  avec  radoraliou 
qu'elle  aurait  eue  dans  Tamour.  Elle  s'ef- 
frayait de  sa  sensibilité  qui  lui  faisait  ressen- 
tir presque  magnétiquement  d'obscures  per- 
ceptions de  la  vie  en  dehors  d'elle. 

—  Non,  mais  songe  donc...  Jamais  elle 
n'a  parlé  autant  de  loi  que  depuis  deux 
jours...  Elle  me  demandait  toujours  si  tu 
n'allais  pas  venir:  elle  disait  qu'elle  avait 
quelque  chose  à  le  dire  qu'elle  ne  dirait  à 
personne.  Enfin,  c'est  troublant...  Elle  a 
remarqué  que  j'emploie  des  mots  que  tu 
emploies  toi-même.  Je  n'y  aurais  jamais 
pensé,  bien  qu'au  fond,  cela  me  paraisse 
assez  naturel  :  à  la  longue  on  déteint  un  peu 
l'un  sur  l'autre.  Seulement,  c'est  terrible 
(juand  il  s'agit  d'une  enfant  comme  Paulette. 
Elle  m'a  dil  :  «  Tu  parles  comme  M.  Paul. 


lôO  L'AMANT   PASSIONNE 

maman.  »   Je  serais  désolée  s'il  me   fallait 
dorénavant  me  surveiller  devant  elle. 

Elle  s'interrompit  pour  commander  une 
seconde  bouteille  de  Champagne;  et  tout  de 
suite  après^  elle  lui  parlait  de  sa  couturière, 
une  nouvelle  et  qui  consentait,  celle-là,  à  lui 
faire  de  longs  crédits. 

—  Je  parie  que  tu  n'as  pas  même  re- 
gardé ma  robe...  à  ton  goût?  Ah  I  mon 
chéri,  que  je  t'aime!...  Il  me  semble  que 
c'est  la  première  fois  que  nous  sommes 
ensemble  ..  Vrai,  je  ne  t'ai  jamais  autant 
aimé. 

Mon  Dieu  I  elle  lui  avait  déjà  dit  cela  si  sou- 
vent et  pourtant  c'était  une  chose  toujours 
nouvelle  et  qu'il  ne  se  lassait  pas  d'entendre. 
Elle  eut  un  léger  égarement  aux  yeux  :  elle 
lui  envoyait  d'un  claquement  de  bouche  de 
petits  baisers;  il  lui  mordillait  le  bout  des 
doigts  ou  lui  frôlait  le  poignet  sous  la  man- 
che! te.  Tous  deux  parfois  longuement  se  tai- 
saient. 

Après  tout,  peut-être  elle  avait  raison  : 
la  vie  en  commun,  Taccoutumance  du  mé- 
nage ne  vaut  pas  les  heures  oii  deux  amants 
goûtent,  en  se  revoyant,  la  surprise  et  la 
griserie  de  se  senlir  jusqu'au  bout  un  peu 
inconnus  l'un  pour  l'aulre. 


L'AMAiNT   PASSIONiNÉ  161 

—  A  quoi  penses-tu?  fit-elle,  le  voyant 
songeur. 

—  Moi?  A  rien...  à  des  bêtises...  J'es- 
sayais de  me  mentir  à  moi-même.  Il  faut 
bien  s'étourdir...  Encore  une  iieureet  puis... 
comme  toujours. 

—  Pourquoi  me  Tas-tu  dit? 
L'après-midi  déclinait  :  ils  allèrent  revoir 

le  ruisseau,  s'engagèrent  dans  la  montagne. 
Elle  essayait,  en  disant  mille  folies,  de  lui 
faire  oublier  la  fuite  du  temps;  et  tout  à 
coup  elle-même,  avec  des  soupirs,  demeu- 
rait mélancolique.  Mais,  se  reprenant  encore 
une  fois  à  sa  résignation,  elle  lui  disait  : 

—  C'est  la  vie,   mon  chéri. 

11  toussait  derrière  sa  main,  tout  pâle, 
sans  répondre.  Elle  non  plus  maintenant  ne 
savait  plus  que  lui  dire. 


14 


CHA^PITRE   XVI 


Madeleine  ne  quitta  plus  la  campagne. 
Quelquefois  ils  se  renconiraient  à  Tune  des 
gares  sur  la  ligne.  Les  instants  qu'ils  pas- 
saient ensemble  la  laissaient  heureuse  pour 
des  jours;  ils  consumaient  Paul  de  regrets. 
C'était  devenu  un  mal  physique,  cette  souf- 
france du  vide  qui  succédait  à  la  plénitude 
de  ses  joies  auprès  d'elle.  «  Je  t'aime  comme 
une  bêle  »,  lui  écrivait-il. 

Il  eut  la  satisfaclion  de  plaider  quelques 
affaires  qui  assurèrent  son  ménage  et  lui  per- 
mirent d'entrevoir  de  tranquilles  vacances. 
Il  avait  promis  à  sa  mère  d'aller  passer  deux 
semaines  avec  elle  au  village  où  s'était  écou- 
lée une  partie  de  leur  vie.  C'était  un  vieux 


164  L'AMANT  PASSIONNE 

lève  qu'elle  caressait  depuis  qu'ils  étaient 
venus  habiter  la  ville  :  elle  en  parlait  avec 
Toine,  le  soir,  en  raccommodant  ses  bas. 
Klle  ne  se  plaignait  pas  de  la  longueur  de 
Tatlente,  acceptant  le  cours  normal  des 
choses  de  la  même  âme  patiente  et  muette 
dont  elle  acceplait  la  liaison  de  son  fils. 

Vn  soir,  Paul  trouva  sur  la  chaise,  près  de 
son  lit,  sa  valise  faite.  H  ne  croyait  pas  pos- 
séder d'aussi  jolies  cravales.  Bon  Dieu  I 
c'est  qu'elle  y  avait  mis  jusqu'à  deux  che- 
mises de  soie  nouvelles  î  II  fut  ému  :  depuis 
des  mois  peut-être,  elle  travaillait  à  lui  faire 
son  trousseau  de  jeune  homme  qui  va  dans 
le  monde.  Jamais  elle  ne  lui  parlait  de  Ma- 
deleine. 

Madame  Larue,  toule  sa  vie,  avait  eu  la 
force  de  vivre,  en  dedans  de  soi,  des  mouve- 
ments tendres,  violents,  calculés  et  secrets. 
Peut-être,  dans  son  amour  jaloux  pour  Paul, 
elle  détestait  M""'  Cormont.  Mais  celle-ci,  à  la 
fois  maîtresse  de  maison  et  femme  mariée, 
écartait  le  danger  plus  redoutable  d'une 
femme  légitime,  installée  à  demeure.  Cette 
politique  astucieuse  et  forte,  en  révélant  les 
énergies  de  sa  nature  de  paysanne,  l'attesta 
capable  de  concilier  avec  ses  intérêts  de 
cœur  ses    scrupules  d'honnêteté   courante. 


L'AMA.NT   PASSiON.Nb:  165 

Elle  estimait,  d'ailleurs,  qu'une  femme 
coQime  celle-là,  «  la  dame  »  d'un  avocat  en 
renom,  pourrait  servir  un  jour  les  intérêts 
de  son  fds. 

Paul  paitil  le  lendemain.  Madeleine  lui 
avait  écrit  qu'elle  l'attendail;  de  nouveau  du 
temps  s'élait  passé  ;  il  y  avait  près  de  trois 
semaines  qu'ils  ne  s'étaient  vus. 

D'abord,  il  s'étonna  de  se  sentir  si  calme 
après  l'avoir  si  follement  désirée;  son  cœur, 
sur  le  point  d'être  exaucé,  n'avait  plus  que 
des  élans  glacés  ;  il  se  trouva  dans  l'état 
d'esprit  d'un  homme  indifférent  à  son  bon- 
heur. Mais  sitôt  qu'il  commença  d'appro- 
cher, toute  la  violence  de  ses  sentiments 
reparut.  Il  dut  comprimer  à  deux  mains  les 
battements  de  son  cœur.  11  l'appelait  à 
l'avance  des  noms  les  plus  passionnés... 
«  Chère,  tendre,  divine  Madeleine...  »  Il 
se  levait  et  se  rasseyait,  ouvrait  et  refer- 
mait coup  sur  coup  la  glace  de  la  portière. 
Il  resta  tout  un  temps  le  corps  penché 
dans  le  vide,  à  regarder  décroître  la  dis- 
tance. 

Ce  fut  Madeleine  elle-même  qui  le  reçut. 
Elle  était  seule  au  salon  :  elle  lui  lendit  la 
main. 

—  Vous  allez  bien  vous  ennuver,  dit-elle 


166  LAMAM  PASSIONNE 

tout  haut.  Mon    mari   est  parti    pour  deux 
jours  et  vous  prie  de  Texcuser. 
Elle  ajouta  tout  bas  : 

—  Ohî  mon  chéri,  quelle  joie!  C'est  moi 
qui  ai  tout  arrangé... 

Le  jardinier  apporta  la  valise  et  les  objets 
qu'il  avait  descendus  du  train  :  elle  voulut 
l'installer  elle-même  dans  sa  chambre.  Us 
montèrent  :  par  la  fenêtre  ouverte  s'aperce- 
vait l'horizon  de  bois  dont  elle  lui  avait  parlé. 
Elle  avait  fait  placer  un  papier  fleuri  de  bou- 
quets roses  qui  s'harmonisait  avec  les  ri- 
deaux, la  carpelle  et  la  courte-pointe  rose 
du  lit.  Une  promesse  de  bonheur  parut  avoir 
présidé  à  ces  accords  délicats  et  joyeux.  Ma- 
deleine avait  aussi  garni  d'aimables  bibelots 
la  cheminée  ;  elle  avait  rangé  sur  la  toilette 
ses  plus  jolis  flacons  à  parfum.  Ils  volatili- 
saient, à  travers  l'efflux  vert  venu  des 
plaines,  cette  odeur  de  peau  d'Espagne 
qu'elle  portait  toujours  sur  elle. 

—  Êtes-vous  content? 

Le  jardinier  redescendu,  très  vite  elle  lui 
tendait  sa  bouche.  Toute  la  vie  de  Paul 
passa  dans  les  baisers  dont  il  la  couvrit. 

—  Nous  voilà  chez  nous,  fit-elle.  Nous 
serons  seuls  deux  grands  jours.  Mon  mari 
ne    rentre    qu'après-demain...     Figure-toi  : 


l.AMANT   PASSIONNÉ  167 

M.  Cormont  devait  faire  avec  un  aaii  une  tra- 
versée de  deux  jours  justement  sur  un  yachi 
que  possède  cet  ami...  Alors,  tu  comprends, 
j'ai  voulu  qu'il  partit  tout  de  suite...  C'est 
moi-même  qui  ai  écrit  à  Mervil,  l'ami...  Mais 
celui-ci,  au  dernier  moment,  fut  empêché 
par  quelque  chose...  Tu  ne  comprends  pas? 
Ça  ne  fait  rien...  Enfin  tout  s'est  arrangé 
comme  je  le  voulais...  Et  voilà,  chéri,  main- 
tenant je  suis  toute  à  toi... 

Elle  le  laissa  se  changer.  Ils  se  retrouvè- 
rent ensuite  sous  la  pergola  feuillagée  de 
rosiers  grimpants,  qui,  du  côté  des  jardins, 
prolongeait  la  salle  de  billard. 

Paul  soudain  aperçut  Paulette  :  il  fut 
étonné  de  sa  croissance.  Elle  se  leva,  toute 
raide  et  gauche  dans  ses  jupes  qui  lui  ve- 
naient aux  genoux;  elle  était  presque  aussi 
grande  que  M™'  Cormont.  Aussitôt  il  lui  ten- 
dait la  main  :  elle  la  prenait  avec  une  petite 
révérence  guindée  et  tout  de  suite  après  cou- 
rait cacher  sa  rougeur  dans  l'épaule  mater- 
nelle. Madeleine  en  souriant  regardait  son 
amant. 

Il  était  environ  quatre  heures.  Elle  fit 
servir  un  goûter  léger;  l'après  midi,  au  de- 
hors, se  dorait  de  chaleur  vermeille;  le  vent 
léger,  en  ondulant  aux  feuillages,  courbait 


108  1/AMANT    PASSIONNÉ 

les  roses  jusqu'aux  cheveux  pâles  de  Ten- 
fcuit,  noués  d'un  ruban  qui  avait  leur  cou- 
leur. 

Paul,  dans  l'heure  harmonieuse,  fut  ému 
de  confiance,  d'espoir.  Paulette  ne  cessait 
pas  de  le  regarder  :  il  remarqua  qu'elle 
cherchait  à  attirer  son  attention  en  se  tré- 
moussant dans  son  fauteuil  d'osier.  Quel- 
quefois elle  prenait  sa  jupe  à  deux  mains  et 
la  descendait  au-dessous  de  ses  genoux  pour 
en  régulariser  ensuite  les  plis  avec  de  petites 
lapes. 

—  Vous  avez  là  une  jolie  robe,  lui  dit-il. 
Elle  pril  un  pelit  air  pincé  et  lui  déclara 

qu'elle  en  possédait  encore  de  plus  helles. 

—  Vous  savez,  fit  sa  mère,  Paulette  a  ses 
idée<. 

Paulette  alors  parut  les  défier  en  leur 
jelant  ce  mot  qui  dans  sa  pensée  eut  un  sens 
précis  : 

—  Je  mettrai  la  plus  belle  quand  mon 
père  reviendra. 

Un  pelit  froid  passa  :  il  sembla  que  Cor- 
mont  tout  à  coup  allait  paraître. 

Paul  secrètement  donna  tort  à  Madeleine 
de  trop  la  gâter  :  il  la  jugea  prétentieuse  et 
sotte.  Il  fui  convaincu  qu'elle  le  détestait 
bien   plus  qu'elle   n'était    attirée   vers   lui. 


L'AMANT   PASSION-NÉ  160 

.M"""  Cormonl  le  sentit  énervé  et  lui  proposa 
un  tour  de  promenade  :  elle  se  fit  apporter 
par  la  femme  de  chambre  son  chapeau  de 
jardin.  Paulelte,  qui  jusqu'alors  avait  boudé, 
eut  tout  à  coup  un  mouvement  charmant. 
Elle  se  jela  sur  sa  mère,  la  prit  dans  ses 
bras,  el  elle  lui  disait  à  l'oreille  : 

—  Tu  sais,  maman,  je  ne  suis  pas  fâchée. 
Ils  traversèrent  les  jardins. 

—  Ah!  mon  ami,  lui  dit-elle,  vous  ne 
pourriez  croire  combien  cette  enfant  m'in- 
quiète! Avez-vous  remarqué  comme  elle 
nous  regardait?  Elle  semble  se  douter  qu'il  y 
a  entre  nous  un  genre  d'intimité  qui  n'existe 
pas  entre  son  père  et  moi. 

Par  la  route  en  lacets,  ils  descendirent  à 
petits  pas.  Madeleine,  tout  de  suite  fatiguée, 
s'appuyait  à  son  bras.  Lui  se  penchait  pour 
l'admirer  avec  la  surprise  toujours  nouvelle 
et  comme  la  joie  de  lui  découvrir  dans  l'air 
de  sa  personne  une  grâce  encore  inconnue. 
Parfois  leurs  mains  se  touchaient  :  il  lui  pre- 
nait alors  les  doigts  et  les  tenait  un  long  mo- 
ment dans  les  siens.  Il  aimait  regarder  la 
pointe  de  ses  bottines  dépasser  le  bord  de 
sa  robe. 

Le  ciel  pâlit,  un  frisson  passa  et  fit  tousser 
Paul.  Une  vapeur  violette  montait  des  fonds. 

15 


17(1  LAMAM   PASSIO.NXE 

Ils  durent  écourter  leur  promenade  pour  ne 
point  manquer  l'heure  du  dîner. 

Elle  le  quitta  un  instant^  en  arrivant  :  ce 
fut  Paillette  qui,  les  voyant  rentrer,  prit  Paul 
par  le  bras  et  le  mena  vers  la  table.  Bientôt 
Madeleine  vint  les  y  rejoindre  :  ils  dînèrent 
à  trois. 

M"^'  Cormont  était  assez  mauvaise  ména- 
gère, mais  elle  connaissait  Tart  de  composer 
un  menu.  Paul,  distrail,  à  peine  apprécia 
les  mets  délicats  qu'elle  lui  fit  manger. 
Une  prit  attention  qu'à  la  vie  déliée  et  claire 
de  ses  gestes  par-dessus  les  argenteries  de  la 
table.  A  cause  de  Paulette  et  de  la  femme  de 
chambre  qui  les  servait,  tous  deux  s'appli- 
quaient à  dire  des  choses  insignifiantes  nui 
déguisaient  leurs  pensées  véritables.  Elle 
trouvait  néanmoins  le  moyen  d'y  mêler  un 
sens  qu'il  comprenait  et  qui,  à  travers  une 
dissimulation  légère,  les  faisait  sourira. 

La  gouvernante  vint  prendre  Paulette 
après  le  dîner  et  ils  se  rendirent  dans  la 
pergola.  La  nuit  était  limpide,  poudroyéc 
d'étoiles  :  une  lampe  qui  brûlait  dans  la  salle 
d<^,  billard,  voilée  d'une  gaze,  légèrement 
éclairait  autour  d'eux  l'ombre  vaporeuse  où 
s'alanguissait  le  parfum  des  roses.  Le  silence 
palpitait,    la    vie    fraîche    et    reposée    des 


i; AMANT   PASSIONNI-  !•' 

mondes.  Ils  entendaiml  très  loin,  sur  une 
route,  les  grelots  d'un  attelage.  Tous  les  gril- 
lons chantaient. 

Paul  avait  avancé  près  d'elle  un  fauteuil. 
Les  bras  repliés  sous  la  tète,  elle  eut  l'atti- 
tude du   rêve  et  de  Fabandon.  Ses  pieds, 
haussés  de  petits  souliers,   dépassaient  le 
bas  de  sa  robe  :  il  les  prit  et  les  tint  serrés 
dans  ses  mains.  Une  immense  contiance  les 
enlourait  :  aucun  des  deux  ne  parlait  plus. 
Madeleine,  qui  ne  connaissait  pas  la  fatigue 
à  la  ville,  ne  pouvait  résister  à  l'accable- 
ment des  soirs  dans  sa  vie  de  campagne.  L.' 
grand  air  lourd  et  ricbe  lui  versait  une  tor- 
peur que  les  nuits  de  soupers,  de  bals  et  de 
théâtres  lui  laissaient  ignorer. 

Soudain  il  lui  vit  les  yeux  évanouis. 
Un  souftle  doux  monta  de  son  sommeil, 
une  grâce  rythmique  fit  onduler  sa  gorge. 
Elle  sembla  lui  avoir  abandonné  sa  vie. 
Son  cœur  mollit  :  d'un  geste  d'adoration 
humble,  il  se  baissa,  porla  à  sa  bouche  les 
petits  pieds  chers  qui  si  souvent  avaient  trotlé 
à  leurs  rendez-vous.  Mais  elle  s'éveilla  :  elle 
s'en  voulut  d'avoir  cédé  à  la  nature. 

—  .J'aurais  veillé  toute  la  nuit  ainsi  sur 
toi,  tes  pieds  dans  mes  mains,  dil-il. 

Les  lampes  brûlaient  dans  la  maison,  l^lle 


172  L" AMANT   PASSIONNÉ 

dut  éteindre  elle-même  la  lampe  de  la  salle 
de  billard  :  celle  de  Tescalier  demeurait 
allumée  toute  la  nuit.  Elle  raccompagna 
jusqu'à  sa  porte  ;  ils  se  souhaitèrent  la  bonne 
nuit. 

—  Dans  une  heure,  mon  chéri... 


CHAPITUE   XVU 


Paul  passa  deux  jours  délicieux.  >r^  Cor- 
mont  redevint  l'autre  femme  qui  lui  donnait 
de  sa  vie  tout  ce  qu  elle  pouvait  et  qui,  celle 
fois,  mit  son  bonheur  h  la  lui  donner  tout  en- 
tière. Un  toit  de  chaume  dominait  un  tertre 
dont  se  renflait  la  partie  la  plus  haute  des 
jardins.    Ils  allaient  s'y    asseoir    l'un   près 
de  rautre  sur  le   banc  de    bois,   les   yeux 
emplis  de  la  lumière  des  plateaux.  L'air  était 
chaud,  mais  ventilé  par  la  brise  du  large.  Il 
ne  toussait  plus  :  un  haie  léger  colora  son 
visage;  elle  eut  la  joie  de  le  sentir  revenu  ;i 

la  vie.  . 

Aux  heures  brûlantes,  ils  regagnaient  la 
fraîcheur  des  chambres.  Le  silence,  dans  la 


15, 


i"4  LAMAM    PASSIO-NM:: 

maison,  palpilait  comme  un  cœur;  ils  en- 
tendaient vivre  profondément  en  eux  leur 
amour.  Ils  n'éprouvaient  pas  le  besoin  de  se 
rien  dire.  Leurs  pensées,  comme  des  barques 
après  un  orage,  doucement  échouaient  dans 
une  quiétude  confiante.  Elle  lui  demanda  de 
lire  un  des  poètes  qu'ils  aimaient.  11  lut  une 
page  :  le  livre  ensuite  lui  glissa  des  mains  :  il 
s'aperçut  que  ni  l'un  ni  l'autre  n'avaient  pris 
attention  à  la  lecture.  Les  heures  ainsi  cou- 
laient tendres,  jolies,  sensuelles  et  vides. 
Elle  sembla  vouloir  le  griser  de  toutes  les 
ivresses  pour  lui  faire  oublier  le  retour  pro- 
chain de  Cormonl. 

Sa  présence  continue  exaltait  chez  lui  raf- 
finement de  sa  sensibilité.  Toute  la  maison 
s'électrisa  au  magnétisme  de  ses  gestes  :  les 
meubles,  les  tentures,  l'air  des  chambres  se 
personnalisèrent  de  sa  vie.  Ce  fut  le  recom- 
mencement des  mêmes  sensations  goûtées 
autrefois  lors  des  premières  vacances  qu'il 
étaitvenu  passer  auprès  d'elle.  Il  Técoula  vivre 
d'une  vibration  frémissanle  dans  le  silence, 
le  parfum  des  roses,  l'ondée  fine  des  clartés 
filtrant  entre  les  lamelles  des  persiennes.  Sa 
voix,  en  lui  arrivant  du  fond  de  la  maison, 
était  un  mystère  comme  s'il  l'entendait  venir 
de  l'autre  côté  de  sa  vie.  11  ne  pensait  plus. 


I.AMA.XT   PASSIONNÉ  175 

ne  raisonnait  plus  :  il  s'abandonna,  subit 
l'âme  intense,  silencieuse,  égale  que  lui  com- 
posait la  minute  iuouïe.  Son  cœur,  en  lui, 
était  lourd  comme  un  fruit,  et  à  peine  il  bat- 
tait. Paul  eut  là  un  vertige,  une  puissante 
ivresse  d'inconscience. 

L'après-midi  du  second  jour,  il  s'étail 
assis  près  d'elle.  Le  vaste  salon  plongeait 
dans  la  demi-nuit  des  rideaux  retombés. 
L'âme  des  rosiers  entrait  par  les  portes, 
vivante.  Elle  fut  pour  lui  comme  le  par- 
fum de  cette  jolie  rose  de  vie  qui,  dans  le 
nuage  délicat  des  mousselines,  palpitait  au 
vent  de  l'éveulail  i)alancé  par  ses  mains. 
Elle  eut  la  pâleur  et  la  grâce  d'une  ombre 
dans  le  rêve  de  l'heure  :  il  se  vit  lui-même 
près  d'elle  une  ombre. 

—  Je  ne  sais  plus  si  je  vis  réellement,  lui 
dit-il,  ou  si  je  vis  parmi  des  apparences,  si  je 
ne  suis  pas  pour  moi-même  une  apparence. 
Et  cependant  je  lai...  Je  vis  à  travers  la  vie 
une  éternité  de  vie...  Je  crois  que  c'est  d'hier 
seulement  que  je  le  connais  et  que  je  ne 
t'avais  pas  encore  aimée  avant  ce  jour. 
Cependant  t'aurais-je  aimée  cent  ans,  je  ne 
t'aimerais  pas  davantage. 

Il  s'écoutait  parler  à  travers  un  balbu- 
*  liement   exlasié.    Lu  instant    ses    veux    se 


176  L'AMANT   PASSIONNE 

fermèrenf  et  puis  de  la  main  il  sembla  dis- 
perser un  nuage. 

—  Ahl  c'est  trop  beau...  Tu  m'as  fait 
oublier  le  monde,  et  moi-même  j'ai  le  sen- 
timent de  vivre  en  dehors  de  moi  une  vie 
légère,  très  haute,  une  vie  où  il  n'y  a  plus 
rien  de  celle  que  je  connaissais  avant  de 
l'arriver.  Pense  donc  !  si  tout  le  passé 
n'élait  qu'une  longue  et  douloureuse  épreuve 
et  si  enfin  j'allais  cesser  d'être  Famé  inquiète 
et  tourmentée  qui  nous  fit  tant  souffrir  tous 
les  deux  ! 

Soudain,  d'une  ardente  et  tendre  violence, 
il  l'attirait  par  les  poignets. 

—  Madeleine... 

Ils  entendirent  du  bruit.  Elle  retira  préci- 
pitamment ses  mains.  Paulette^,  sur  le  seuil, 
l'ourlet  de  son  tablier  aux  doigts,  sournoise, 
énigmatique,  les  regardait. 

Madeleine  fut  saisie. 

—  Que  fais-tu  là?  Tu  vois  bien  ([ue  nous 
causons,  M.  Paul  et  moi. 

—  Maman! 

Elle  l'avait  prise  dans  ses  bras  et  se  ser- 
rait éperdument  à  son  corsage. 

—  Voyons,  qu'as-tu? 

—  Non!  criait  l'enfant  têtue. 
Madeleine  à  la  fin  s'irritait  de  son  silence. 


L'AMANT   PASSIONNÉ  l'^ 

Dis-moi  ce  que  tu  as  oii  je  le  fais  enfer- 
mer dans  la  chambre. 

Alors,  à  travers   un   tlot  de  larmes,  sou 
cœur  lui  échappait. 

Maman,  jure-moi  que  tu  ne  me  lai^^- 

<eras  pas  mourir  toute  seule  ici. 

—  Mais  c'est  ridicule...  Tu  es  folle! 
s'écriait  Madeleine  en  Tattirant  vers  un  fau- 
teuil et  la  prenant  sur  les  genoux.  Qu'est-ce 
qui  peut  te  mettre  dans  la  tête  de  pareilles 
sottises? 

Quelque  chose  de  leur  vie  orageuse, 
par  une  devination  secrète,  sembla  s'être 
répercuté  dans  cette  âme  obscure.  Paul 
frémit  à  l'idée  de  la  mort  qu'elle  venait 
de  jeter  entre  eux  dans  la  minute  où  ils 
goûtaient  la  plus  haute  exaltation  de  la 
vie.  11  la  détesta  en  Fentendant  sanglo- 
ter. Il  ne  vit  plus  là  qu'une  simulation 
pour    le    supplanter    dans    le    cœur    de  sa 

mère. 

Madeleine  maintenant  la  dorlotait  d'un 
geste  berceur,  comme  à  1  âge  de  la  petite  en- 
fance. 

—  Ta   maman  ne    te   quittera  jamais... 

jamais,  tu  sais  bien. 

Et  elle  regardait  Paul.  Elle  le  vit  dur  et 
froncé,  très  pâle.  Elle  trembla  d'avoir  à  le 


i:8  L'AMANT   PASSIO.WNÉ 

défendre  secrètement  conlre  sa  fille,  d'avoir 
à  la  défendre  conlre  lui. 

Une  angoisse  régna,  où  trois  cœurs  pleins 
de  cris  et  muets,  au  tournant  d'une  destinée, 
s'affrontèrent.  Il  la  sentit  suppliante  à  tra- 
vers son  regard.  Elle  eut  la  plainte  de  la 
mère  et  de  Fa'mante  à  la  fois. 

—  Vous  V  ferez-vous  jamais?  demandâ- 
t-elle. 

11  comprit  qu'elle  parlait  d'une  vie  où  ils 
auraient  été  réunis. 

11  hésita,  baissa  la  tête,  répondit  très 
bas  : 

—  A  tout  ce  qui  est  vous,  oui. 

Le  petit  nuage  ne  s'en  alla  pas  tout  à  fait  : 
Madeleine  continua  à  souffrir.  Une  fraîcheur 
montait  des  jardins,  dans  l'après-midi  apai- 
sée :  elle  désira  goûter  l'oubli  sous  la  dou- 
ceur des  cieux.  Paul  la  mena  vers  le  toit  de 
chaume  :  elle  se  mit  à  pleurer  silencieuse- 
ment dans  son  mouchoir. 

—  Aurais-tu  pensé  que  ta  frivole  Made- 
leine fût  à  ce  point  sensible? dit-elle  entin.  En 
pleurant,  je  ne  sais  si  c'est  sur  l'enfant  que 
je  pleure  ou  sur  moi,  et  peut-être  je  pleure 
sur  nous  trois...  Va,  ne  me  console  pas. 

Le  soleil  s'inclinait  quand  le  jardinier  vint 
leur  annoncer  la  rentrée  de  Cormont.  Made- 


I   A  MA  M    PASSIoNNi:  170 

leine  tressaillit,  éperdue,  sans  voix.  Paul 
vivement  porla  la  main  à  son  cœur.  Cormont, 
pourtant,  avait  décidé  de  ne  revenir  (}ue  le 
lendejnaiu,  dans  la  matinée  :  elle  n'eut  j)as 
un  in<lant  l'idée  qu'il  avait  conçu  un  soup- 
çon :  elle  avait  foi  dans  la  confiance  qu'il 
avait  en  elle.  Elle  ne  songea  qu'à  leur 
bonheur  frappé  en  pleine  sève,  comme  d'un 
coup  qui  les  eût  touchés  jusqu'au  sang. 

—  Pas  de  chance,  mon  pauvre  ami... 

11  la  sentit  demi-résignée  déjà  dans  leur 
commune  infortune.  Il  ne  répondit  pas,  la 
bouche  serrée  sur  une  révolte  intérieure.  Ils 
s'acheminèrent  vers  la  maison.  La  beauté 
du  crépuscule  les  offensa  comme  une  injure 
à  leur  peine.  Jusqu'à  l'odeur  des  roses, 
que  de  loin  leur  apportait  le  vent  léger, 
fut  à  Paul  une  ironie  ;  elle  avait  parfumé 
la  veille  leurs  baisers  sous  la  pergola. 

Ils  approchèrent  des  corbeilles  tleuriesqui 
bordaienf  l'allée  près  du  perron. Tendrement 
elle  lui  dit  : 

—  Je  t'en  prie,  chéri...  Xe  sois  pas 
triste...  Je  t'aimerai  d'autant  plus  que  notre 
bonheur  aura  été  court. 

La  poitrine  de  Paul  se  souleva  d'une  peine 
infinie,  comme  écrasée  du  retour  de  l'inévi- 
table passé.  Sa  voix  se  déchira. 


180  LAMA.NT   PASSIONNÉ 

—  Poiirrais-je  encore  vivre  d'une  aulre 
\ie  que  celle  que  j'ai  goûtée  auprès  de  toi? 

Elle  se  retrouva  maîtresse  d'elle-même  et 
décidée,  d'une  souplesse  de  petite  faune  qui 
plie  et  ne  se  décourage  pas. 

—  Méchant  I  Me  comptes-tu  donc  pour 
ri'Mi?  Et  me  crois-tu  incapable  de  te  la 
rendre?  Va,  fie-t'en  à  ta  Madeleine,  puis- 
qu'aussi  bien,  en  le  voulant  près  d'elle,  c'esl 
à  ton  bonheur  qu'elle  songea  plus  encore 
qu'au  sien. 

Ils  entendirent  dans  les  chambres  le  rire 
ronflant  de  Cormont,  de  l'homme  qui  assu- 
mait le  bonheur  légitime  de  la  maison.  Le 
rire  grêle  de  Paulette  lui  répondit.  Ils  appa- 
rurent sur  le  seuil  :  elle  se  pendait  à  lui. 
accrochée  comme  un  petit  cep  à  un  tronc 
puissant.  Elle  sembla  les  défier  tous  deux 
maintenant  qu'elle  avait  son  père. 

—  Bonjour,  Larue,  cria-t-il,  d'un  salul  de 
joyeux  accueil. 

11  avait  passé  sa  veste  de  coutil,  ses  pan- 
toulles,  la  casquette  de  toile  blanche.  Il  eut 
la  rondeur  d'un  mari  assuré  que  tout  chez  lui 
marche  à  son  commandement.  Madeleine  lui 
sut  gré  de  cette  certitude  et  de  sa  cordialité. 
11  s'avança,  l'embrassa  sur  les  deux  joues, 
secoua  fortement  la  main  de  Paul. 


L'AMANT  PASSIONNÉ  181 

—  Étonnés,  pas?  C'est  bien  simple...  Pas 
de  vent,  une  mer  plate...  Alors  j'ai  pensé  que 
tout  de  même  ma  femme,  telle  que  je  la 
connais_,  ne  devait  pas  s'entendre  beaucoup 
à  vous  distraire...  D'abord  elle  ne  sait  pas 
marcher.  Voyons,  avez-vous  fait  seulement 
une  promenade? 

Paul  sentit  son  triomphe,  il  eut  l'hu- 
main orgueil  du  fort  à  l'égard  du  vaincu. 
]\P'  CormonI  lui  vit  les  yeux  féroces  de  la 
lutte  et  de  la  vicloire.  Elle  fut  très  rouge 
soudain,  prise  de  pudeur  sous  les  regards  de 
sa  fille. 

—  M™'  Cormont  a  été  vaillante,  je  vous 
certifie,  dit-il, 

—  Ah  1  tant  mieux...  Dans  le  doute,  j'ai 
cru  bon  d'avancer  mon  retour. 

Madeleine  les  laissa,  bras-dessus  bras- 
dessous,  faire  le  tour  des  corbeilles.  Cor- 
mont  expliqua  des  plans,  des  Iransforma- 
lions,  les  bras  moulinants  et  circonfiexes.  Il 
aimait  les  vallonnements  :  il  méditait  un 
petit  pont  sur  des  enrochements.  Il  s'écarta 
un  instant  pour  donner  des  ordres  au  jardi- 
nier. Paul,  alors,  encore  une  fois,  sentait  la 
petite  main  de  Paulette  se  glisser  à  son 
bras. 

—  Viens,  fit-elle. 

16 


182 


l/AMAM   PASSIO.WÉ 


Ils  visitèrent  un  ménage  de  lorlues  qui, 
dans  un  petit  parc  fermé  d'une  clôture  mélal- 
lique,  paissait. 

—  Tu  vois,  dit-elle,  il  paraît  qu'ils  sont 
déjà  très  vieux...  C'est  Monsieur  et  Ma- 
dame Rosalie. 


CHAPITRE   XVIII 


Les  bruits  de  la  maison  s'éteignirent.  Paul 
se  mit  au  lit.  Tout  à  coup  il  crut  qu'une 
clef  avait  joué  sur  le  palier  :  la  chambre  de 
Cormont  joignait  celle  de  Madeleine.  Il 
sauta  à  terre,  colla  son  oreille  à  la  fente  de  la 
porte;  ses  mâchoires  claquaient.  Nette,  fou- 
droyante, l'idée  fut  là  :  Courmunt  élait  entré 
chez  sa  femme. 

Dans  le  tumulte  rauque  de  sa  poitrine, 
son  cœur  battait  comme  une  horloge.  Il 
rétoutîa  sous  ses  mains  :  il  retenait  une 
toux  à  sa  bouche  avec  son  poing.  Il  eût  voulu, 
au  prix  de  sa  vie,  faire  du  silence;  mais  tou- 
jours l'horloge  intérieure  l'assourdissait  de 
ses  coups  martelés. 


1«4  L'AMAXT   PASSIONNÉ 

Il  demeura  là  toule  une  heure,  les  pieds 
nus,  glacés,  ses  membres  tremblant  de  fiè- 
vre. Il  avait  gardé  sa  lampe  allumée  :  elle 
Téclaira  lout  à  coup  dans  la  glace  :  il  s'y  sur- 
prit livide  et  dévasté  comme  un  homme  qui 
a  commis  un  crime.  Il  eut  horreur  de  lui- 
même  :  tout  son  culte  d'amour  reflua  dans 
un  cri  muet  :  u  Madeleine!  si  cela  doit  être, 
que  du  moins  je  ne  le  sache  pas  I  » 

Il  se  recoucha,  s'enfonça  la  tête  sous  la 
couverture;  une  grande  lassitude  le  bri- 
sait. Il  n'éprouvait  plus  qu'une  pitié  pro- 
fonde pour  Madeleine.  A  la  fin  le  sommeil 
le  prit,  un  mauvais  sommeil  duquel  il  se 
réveilla  secoué  de  détentes  brusques,  vio- 
lentes. 

11  la  revit  au  déjeuner  du  matin.  Bien 
quelle  déjeunât  habituellement  au  lit,  elle 
avait  voulu  se  lever  pour  se  retrouver  un 
instant  seul  avec  lui.  Elle  lui  annonça  que 
Cormont  avait  été  repris  d'un  accès  de  scia- 
lique  dans  la  nuit.  L'affreux  doute  reperça  : 
il  la  regarda,  les  lèvres  frémissantes. 

—  J'ai  cru  entendre  une  porte  s'ouvrir  sur 
le  palier...  Était-ce  loi? 

—  Je  dormais,  fit-elle,  je  n'ai  rien  en- 
tendu. 

—  Alors...? 


L'AMANT    PASSIUN.NE  185 

Il  baissa  Iti  lêle:  elle  lut  jusqu'au  fond  de 
sa  pensée;  et  de  honte,  d'espoir  éperdu,  il 
altendail,  n'osant  plus  rien  dire. 

—  Non,  chéri,  ni  ma  porte,  ni  la  sienne... 
dil-elle  simplement. 

Il  lui  baisa  avidement  les  mains. 

—  Je  ne  vivais  plus,  lu  me  rends  la  vie. 

—  Grand  entant,  quand  auras-tu  donc 
confiance?  Bien  au  monde  ne  peut  empêcher 
que  tu  ne  sois  mon  unique  amour.  Appelle  le 
reste  du  nom  que  tu  voudras  ,  ne  l'appelle 
jamais  d'un  nom  qui  n'est  que  pour  toi. 

Elle  parlait  de  cela  sans  embarras,  en 
femme  résignée  à  un  sacrifice  négligeable.  Il 
eut  un  élan  de  passion  jalouse. 

—  Jure-moi... 

Elle  lui  appuya  la  main  sur  la  bouche. 

—  Ne  me  demande  que  ce  que  je  puis  te 
dire. 

Cormont  dut  garder  un  peu  de  temps  la 
chambre  :  le  plus  léger  mouvement  lui  arra- 
chait des  cris.  11  avait  dans  la  douleur  phy- 
sique la  lâcheté  des  hommes  gros.  Son  hu- 
meur en  restait  maussade;  il  ne  voulut  avoir 
auprès  de  lui  que  Madeleine  et  sa  fille.  Paul 
put  se  croire  détaché  de  tout  scrupule  envers 
un  homme  qui  le  traitait  en  él ranger. 

Ne  le  sentant  plus  dangereux,  il  cessa  de 

16. 


186  LAMAM   PASSIONNE 

le  délester  :  il  reprit  confiance  et  lui  fut  re- 
connaissant de  son  aveuglement.  Il  éprouva 
à  la  fois,  à  le  tromper  avec  sécurité,  de  la 
pitié  et  un  cruel  plaisir. 

Cormont  désira  qu'il  emmenât  Madeleine 
avec  lui  dans  ses  promenades  :  il  fit  venir  une 
voilure  afin  qu'à  son  tour  elle  le  conduisît 
visiter  une  grotte  à  deux  lieues  de  là. 

Ce  fut  une  échappée  délicieuse.  Dans  un 
site  farouche  s'ouvrait  la  gueule  de  Fantre. 
Un  gamin  du  pays  éclairait  devant  eux  le 
défilé.  Ils  furent  les  omhres  pâles  d'une  des- 
cente aux  Avernes.  Mais,  tout  à  coup,  Paul 
se  mil  à  tousser;  le  froid  l'avait  saisie  elle- 
même:  ils  remontèrent  s'asseoir  au  soleil 
dans  une  anfractuosilé  de  la  roche.  L'endroit 
était  solitaire,  tamisé  de  feuillages.  Toute 
une  heure  ils  y  restèrent  à  s'aimer,  dans 
l'oubli  de  la  vie,  tandis  que  la  voilure  relayait 
à  l'nuheroe. 

Cormont  put  se  lever  le  lendemain. 
Presque  aussitôt,  il  redevenait  le  maître  qui 
de  sa  carrure,  de  sa  bonhomie  bruyante  ol 
massive  emplissait  la  maison.  Avec  sa  cas- 
quette de  toile  sur  la  lêle,  il  affecta  l'air  de 
commandement  d'un  capitaine  de  marine 
sur  son  pont. 

La  vie  en  fut  changée  :  Paul  cessa  d'avoir 


I/AMANT   PASSIONNE  187 

des  scrupules  ;  il  n'eut  plus  que  l'acre  orgueil 
de  le  braver  secrètement.  De  tout  son  amour 
heureux,  il  le  délia  dans  le  faux  bonheur 
dont  il  drapait  les  façades  de  sa  fortune.  Au 
fond,  ce  fui  l'envie,  l'envie  sourdement 
revenue  et  qui,  parmi  tant  d'autres  acides 
dont  l'amour  à  la  longue  a  va  il  rongé  la 
primitive  probité  de  ce  cœur  d'homme, 
sûrement  achevait  sa  défaite  morale. 

Cormont,  quelquefois,  restait  frappé  de 
son  air  de  taciturnilé  revèche.  11  eût  désiré 
savoir  de  Madeleine  si  elle  ne  lui  connaissait 
pas  quelque  passion  malheureuse. 

—  A  son  âge,  ce  n'est  pas  naturel  :  il  y  a 
une  femme  dans  sa  vie,  et  qui  peut  savoir 

laquelle? \vec  les  idées  qu'il  a  sur  l'amour, 

il  ne  doit  pas  êlre  heureux. 

—  Mais  il  ne  me  fait  pas  de  confidences, 
dit-elle  en  riant. 

11  eut  la  discrétion  de  n'en  point  plai- 
santer Paul,  mais,  à  son  insu,  mit  une  cer- 
taine cruauté  à  étaler  devant  lui  son  affection 
pour  une  femme  qui.  comme  la  sienne,  ne 
lui  donnait  que  du  bonheur. 

Par  ruse  ou  par  gratitude,  Madeleine  le 
comblait  d'altentions.  C'en  fut  assez  pour 
bouleverser  son  amant.  11  se  méprit  sur  la 
nuance  de  l'affection  qu'elle  lui  témoignait. 


ISN  LAMAM"   PASSlU.NNE 

li  la  crut  reprise  d'amour  pour  son  mari;  il 
pnl  le  parli  de  quitter  la  nïtiison,  sans  rien 
dire  a  personne.  Il  parlil  dans  l'après-midi, 
maichanl  devant  lui  ;  il  se  représenlait  la  sur- 
prime, la  tristesse  de  Madeleine  quand  elle  re- 
(•('\  r.iil  le  télégramme  lui  annonçant  son  dé- 
paii.  Il  jouissait  de  sa  souffrance;  il  songea, 
p.ii  une  plus  grande,  à  lui  faire  expier  toutes 
celles  qu'il  avait  endurées  à  cause  d'elle.  Son 
état  d'esprit  était  violent  et  sincère. 

Il  s'était  proposé  d'attendre  un  train  à  la 
gaie  qui  suivait  celle  des  Cormont;  il  ne  vit 
p;is  qu'il  se  donnait  ainsi  le  temps  de  la 
rétlexiou.  Aussitôt  que  la  gare  se  dessina 
dans  la  [lerspeclive,  toute  sa  volonté  dé- 
faillit, il  n'éprouva  plus  qu'un  désir  fou  de 
revoir  celle  qu'il  avait  espéré  fuir. 

Il  revint  sur  ses  pas;  après  une  heure, 
il  commença  de  distinguer  les  toits  du 
cliajot.  Son  cœur  battit  violemment  quand 
il  îi perçut  Madeleine  qui  venait  à  sa  ren- 
contre. De  loin,  elle  vit  son  agitation,  sa 
pâleur  : 

—  Ne  me  dis  rien,  je  sais  tout,  s'écria- 
t-clle.  Malheureux!  c'est  encore  une  de  tes 
affreuses  lubies  qui  est  cause  de  tout  ceci... 
Je  ne  pouvais  me  tromper  à  la  façon  dont 
tu  as  fui  la  maison...  Peut-êlre  as-tu  vrai- 


( 


i;ama.\t  passioN-\é  i80 

ment  pensé  ii  me  qnilter...  Ahl  mon  chôri, 
pourquoi  brises-Ui  mou  bonheur,  moi  qui 
te  croyais  toi-même  heureux? 

—  C'est  vrai,  dit-il,  j'ai  voulu  partir,  et 
puis,  lu  vois,  le  courag;e  m*a  manqué.  Quel 
homme  faible  je  suis  devenu  entre  les  mains, 
délicieuse  et  terrible  Madeleine  î 

Sa  joue  se  creusa  :  la  souffrance  et  l'amour 
modelèrent  l'amertume  de  son  sourire.  Il  eut 
bien  l'expression  du  renoncement,  de  la  sou- 
mission à  une  force  plus  impérieuse  que  la 
volonté.  Il  vit  pleurer  Madeleine;  à  peine  elle 
avait  pris  le  temps  de  s'habiller;  après  une 
heure  d'attente  angoissée,  craignant  tout  de 
sa  violence  et  de  sa  mobilité,  elle  avait  gagné 
la  barrière  et  était  partie  devant  elle.  Ses 
fines  chaussures  à  chaque  pas  se  déchiraient 
au  biseau  des  éclats  de  la  roclie.  Elle  n'avait 
pas  pris  le  temps  de  les  changer  contre  des 
bottines  de  marclie;  elle  en  devait  garder 
les  pieds  blessés  pendant  deux  jours. 

—  Ahl  s'écria-t-elle,  si  tu  as  voulu  me 
punir  de  je  ne  sais  quels  torts  en  me  faisant 
souiïrir,  tu  y  as  réussi. . .  Toutes  sortes  d'idées 
en  un  instant  m'ont  passé  par  la  tête.  J'ai 
été  folle  de  peur...  Après  tout,  je  suis  bien 
sotte  :  tu  n'aurais  pu  mieux  me  prouver  que 
tu  ne  m'aimes  plus. 


i90  L'AMANT  PASSIONNÉ 

Sou  éplorement  était  fiévreux  et  char- 
mant: elle,  toujours  si  calme,  eut  la  vio- 
lence des  larmes;  il  la  sentit,  dans  sa 
beauté  d'amante  malheureuse,  outragée  et 
vaincue.  Comme  il  se  détestait!  Il  comprit 
à  quelles  extrémités  ridicules  l'avait  poussé 
l'égarement  de  la  passion  et  de  la  jalousie. 
Jamais  il  ne  l'avait  trouvée  plus  joHe  que 
dans  cette  minute  d'abandon  oi^i  elle  sembla 
expirer  de  douleur.  Ses  yeux  à  travers  les 
pleurs  brillèrent  de  tendre  et  jeune  passion  ; 
elle  gémissait;  sa  gorge  de  ses  bonds  sembla 
l'appeler.  Il  essaya  de  prendre  sa  main; 
elle  finit  par  la  lui  laisser.  Elle  lui  aurait 
laissé  prendre  toute  sa  personne  qu'il  n'eût 
pas  été  plus  heureux.  Il  goûta  la  sensualité 
de  ses  larmes,  il  l'eût  désirée  palpilanle 
dans  ses  bras.  Tout  son  être  brûla  de  désir, 
de  joie,  de  regret...  Il  lui  dit  en  frémissant  : 

—  Madeleine  mille  fois  chère,  plains- 
moi  plutôt  de  t'aimer  si  follement!...  Je  ne 
suis  plus  maître  des  mouvements  de  ma  vie 
sitôt  que  je  crains  pour  mon  amour...  Made- 
leine, ne  sens-tu  donc  pas  que  je  suis  un 
malheureux  qui  porte  en  soi  un  bûcher  dont 
lui-même  incessamment,  par  ses  soupçons 
et  ses  fureurs,  attise  les  flammes?...  J'ai 
voulu  partir,  je  te  suis  revenu...  Sais-je  seu- 


I/AMAM   PASSIONNE  191 

lement  si,  en  te  revenant,  je  ne  cède  point 
encore  une  fois  au  besoin  de  me  faire  souf- 
frir bien  plus  sûrement  que  si  j'avais  mis  la 
distance  entre  nous? 

—  Quel  égoïsniel  N'e\isté-je  donc  pas, 
moi  aussi,  que  lu  ne  parles  jamais  que  de 
les  souffrances  à  toi?  El  celles-ci,  les 
comptes-tu  pour  rien? 

—  Dieu  sail,  cependant,  si  je  voudrais 
toutes  les  garder  pour  moi  seul,  moi  qui 
déjà  en  ai  ma  pleine  charge,  fit  vivement 
Paul. 

11  voulut  lui  baiser  la  main;  il  tressaillit 
d'y  voir  l'anneau. 

—  Je  l'en  conjure,  dil-il.  oublie  cela 
encore    une  fois.    J'oublierai    moi-même... 

Il  n'osa  continuer  et  la  vil  détourner  la 
tête.  Sa  salive  s'amertunia;  il  mit  son  visage 
près  du  sien  : 

—  Est-ce  que  je  ne  sais  pas  que  ton  mari 
s'est  repris  d'amour  pour  loi?  Voyons,  parle. 
Le  mal  est  peut-élre  plus  grand  que  je  ne 
croyais...  J'aime  mieux  tout  savoir  que 
d'avoir  quelque  chose  à  redouter. 

—  Mais  c'est  alVreux,  s'écria  Madeleine 
révoltée.  On  ne  violente  pas  une  femme  dans 
le  secret  de  sa  vie!  Si  je  ne  m'appartiens  pas 
toujours,  ignore  du  moins  mes  ennuis  et  mes 


192  LAMAM    PASSIO.VXÉ 

humiliations  sans  m'en  faire  des  re pioches 
qui  me  les   rendent  plus  sensibles  encore. 

—  Oh!  ohl  c'est  donc  vrai!  fit  Paul  en 
proie  au  plus  violent  désespoir.  Est-il  un 
supplice  comparable  à  celui-là?  Te  partagei* 
avec  ton  mari  dans  la  maison  oii  je  suis  venu 
chercher  le  bonheur  ! 

Sa  marche  s'accéléra  :  il  frappait  l'air  de 
sa  canne,  mais  tout  h  coup,  s'apercevant  que 
Madeleine  n'avait  pu  le  suivre,  il  revint  sur 
ses  pas,  et  cyniquement  il  lui  disait  : 

—  Votre  mari  me  trompe  comme  je  le 
trompe  moi-même...  lime  reprend  la  femme 
que  je  lui  ai  prise!  Avec  un  titre  comme, 
par  exemple  :  «  La  revanche  de  l'adultère  », 
cela  ferait  une  pièce  amusanle. 

—  Vous  oubliez  qui  je  suis!  dit  Made- 
leine. 

Elle  poussa  la  barrière  :  tous  deux  en 
approchant  de  la  maison  s'étaient  tus. 

il  l'avait  blessée  dans  sa  dignité  de 
femme  :  il  la  sentit  irrilée  avec  raison  pour 
une  offense  imméritée  :  il  eût  voulu  repren- 
dre sa  phrase,  mais  le  fait,  l'évidence  d'un 
partage  en  eût-elle  moins  subsisté,  dans  son 
intimité  secrète  et  répugnante?  Là-bas,  à  la 
ville,  loin  d'eux,  il  en  perdait  presque  la 
conscience. 


L'AMANT  PASSIONNE  193 

Elle  le  dépassa,  pressant  sa  rentrée, 
s'avançant  à  petils  pas  rapides,  devant  lui.  Il 
eut  dans  les  yeux  la  grâce  libertine  de  ce 
corps  qui  élail  son  délice,  qui  était  aussi  le 
délice  d'un  autre.  11  fut  bouleversé  à  l'idée 
qu'elle  pouvait  être  pour  Cormonl  la  maî- 
tresse, incomparable  qu'elle  était  pour  lui- 
même.  Dans  son  amour  et  sa  fureur,  son 
désir  s'exaspéra. 

—  Madeleine  !  appela-t-il. 

Elle  ne  retourna  pas  la  tête.  Il  vécut  de 
l'espoir  qu'elle  arriverait,  ce  soir-là,  dans  sa 
chambre,  à  pieds  nus,  sans  lampe,  comme 
elle  le  faisait  presque  chaque  jour.  Elle  ne 
vint  pas. 


17 


i 


i 


CHAPITRE  XTX 


Madeleine  passa  des  jours   à  visiter  les 
personnes    avec    lesquelles    elles    enlrete- 
nail   des    relations    do   voisinage.    Elle  fut 
très  gaie;  toute  sa   frivolité  lui    était  reve- 
nue, ses  rires,  le  goùl  du  plaisir,  l'espoir 
et  la  joie  des  parties  qui  allaient  s'organiser. 
\  table,  elle  ne  parla  que  de  sauteries,  bals 
d'enfants,     pique-niques,     excursions    en 
mails,   etc.    Paul  redouta   l'avoir  à  jamais 
perdue  :   il  se   tendit,  s'irrita,    souffrit    en 
silence.   11  eût  voulu  lui  porter  des  coups 
mortels  :    elle    soupirail  quelquefois  en   le 
regardant.  11  décida  de  partir,  sérieusemenl 
ceUe  fois,  et  les  heures  passaient  sans  qu'il 
partit.  Un  jour  il  la  surprit  pleurant  sous  le 


196  L" AMANT  PASSIOXSE 

petit  toit  de  chaume  qui  avait  été  le  témoin 
et  le  confident  de  leur  tendre  amour.  Elle  ne 
l'avait  pas  entendu  approcher;  mais  sitôt 
qu'il  l'eût  appelée  par  son  nom,  elle  se  leva, 
lui  cria  : 

—  Non,  non,  Monsieur,  ne  croyez  pas 
que  ce  soit  pour  vous  que  je  pleure. 

Il  tendit  les  hras,  elle  se  mit  à  fuir. 

Il  traîna  son  ennui  par  les  chemins. 
Dans  son  isolement,  il  en  vint  à  regretter 
Cormont  qui  passait  des  journées  à  la  pèche. 
Il  eût  bien  pris  avec  lui  Paulette  si,  pour  une 
raison  qui  lui  demeurait  inconnue,  elle  ne 
s'était  mise  à  lui  témoigner  tout  à  coup  une 
réelle  aversion. 

Ses  yeux  brûlaient  de  fièvre;  il  avait  pris 
en  horreur  la  maison  et  il  n'avait  pas  le  cou- 
rage de  s'en  aller. 

Un  matin  la  porte  de  sa  chambre  s'ouvrit 
et  Madeleine  se  jeta  dans  ses  bras. 

—  Je  n'ai  pas  ton  endurcissement.  Je  ne 
puis  te  garder  rigueur  plus  longtemps...  s'é- 
cria-t-elle.  Que  t'avais-je  fait  pourtant  pour 
mériter  une  si  cruelle  offense? 

Il  la  tint  dans  ses  bras,  pleurante,  secouée 
de  sanglots.  Lui-même  tremblait  de  tout  son 
corps. 

—  Oui,  oui,  tu  l'as  dit.  C'est  là  le  mal- 


LAMAM   PBSSIO.NM:  i07 

heur,  c'esl  noire  destinée  :  nous  nous  aimons 
et  nous  ne  cessons  de  nous  torturer...  En 
luttant  contre  la  vie,  c'est  encore  contre 
nous-mêmes  que  nous  luttons.  Nous  flottons, 
désempares,  au  gi-é  de  l'événement.  De  loin, 
je  te  regrette  à  en  mourir,  et  quand  je  suis 
près  de  toi,  je  meurs  bien  plus  et  voudrais 
être  à  cent  lieues.  En  venant  ici,  jatlendais 
le  bonheur  et  c'est  la  douleur  qui  m'est  restée. 
En  pourrait-ilêtre  autrement  dans  une  maison 
où  c'esl  ta  vie,  la  vie  de  la  femme  que  lu  es 
et  que  tu  dois  rester  pour  tout  le  monde,  ta 
vie  d'épouse  et  de  mère  que  je  m'exposais  à 
devoir  subir  à  toutes  les  heures,  à  toutes  les 
minutes  de  la  journée?  Ailleurs  tu  es  une 
femme  qui  aime  et  qui  a  un  amant,  tu  es  la 
femme  que  je  puis  considérer  comme  mienne 
de  tous  ses  sens  et  de  toute  son  âme...  Chez 
toi,  il  y  a  un  mari  qui  a  le  droit  d'exiger  de 
ta  soumission  ce  qu'il  lui  plaît  et  quand  il  lui 
plaît;  et  quant  à  moi,  je  ne  suis  plus  que  le 
passant  dans  la  vie. 

—  Oui,  aux  yeux  des  autres,  dit  .Madeleine. 
Mais  l'apparence  peut-elle  changer  quelque 
chose  à  ce  qui  fait  le  fond  de  notre  existence? 
De  te  sentir  mêlé  à  la  mienne,  j'oublie  tout 
le  reste  et  je  suis  heureuse.  Je  te  jure  bien 
que  j'ai  l'illusion  de  n'appartenir  qu'à  toi. 

17. 


198  LAMAXT   PASSIONNÉ 

11  pressentit  l'autre  forme  si  féminine  de 
Tamour.  née  de  la  faiblesse,  de  la  dissimula- 
lion,  de  l'acceptalion  forcée  des  servitudes,  le 
don  d'être  loyale  en  cessant  d'être  fidèle  et 
cetle  vertu  de  détachement  mystique  qui 
permet  à  la  femme  d'appartenir  à  plusieurs 
sans  cesser  d'être  à  un  seul. 

Il  secoua  la  tête  et  lui  baisant  les  mains, 
il  lui  dit  avec  une  adoration  humble  : 

—  Je  crois  à  loi  comme  en  la  vie...  Mais 
ne  me  demande  rien  de  plus.  J'ai,  pour  mon 
malheur,  un  cœur  qui  n'aspire  qu'à  se 
torturer...  Mes  sécurités  à  moi  sont  encore 
des  charbons  ardents...  Le  jour  où  je  t'aime- 
rai autrement,  c'est  que  je  serai  bien  près  de 
ne  plus  l'aimer. 

-^  Continue  donc  à  souffrir  puisque  je 
veux  toujours  être  aimée  comme  tu  m'aimes! 
s'écria  Madeleine  àm\  élan  passionné  en  le 
couvrant  de  baisers. 

La  grande  folie  passa;  il  oublia  l'usure  de 
sa  vie  sous  la  terrible  meule^  il  lui  fit  mille 
serments. 

—  Ai-je  bien  toutes  mes  épingles?  de- 
manda-t-elle  soudain  en  songeant  à  l'heure 
et  en  se  tâtant  les  cheveux.  Je  les  ai  comp- 
tées, j'en  avais  six. 

Ils  retrouvèrent  la  sixième  sous  l'oreiller. 


i;amant  PASsio.NM::  i9y 

Madeleine  ensuite  ouvrait  avec  précaution 
la  porte  et,  sur  la  pointe  des  pieds,  quittait 
la  chambre.  Mais  au  moment  d'entrer  dans 
la  sienne,  un  souflle  fort  vint  de  l'escalier: 
elle  aperçut  Cormont  qui.  en  bras  de  che- 
mise, ses  pieds  déchaussés,  montait. 

—  Toi! 

—  Mais  oui... 

il  était  parti  au  matin  avec  son  attirail  de 
pêche:  mais  la  pluie  s'était  mise  à  tomber. 
Dans  la  barque  où  il  était  assis,  à  côté  de 
Téclusier,  son  ami,  qui  passait  pour  pêcher 
le  plus  beau  poisson  du  pays,  il  s'était  senti, 
au  bout  d'une  petite  heure,  trempé  jusqu'aux 
os.  Il  avait  bravement  repris  la  route  de 
la  maison.  En  arrivant,  il  avait  mis  sécher 
à  la  cuisine  ses  vêtements  et  ses  chaussures. 

Madeleine  riait  follement,  encore  éner- 
vée. Une  seconde  plus  tôt.  et  il  la  voyait 
sorlir  de  la  chambre  de  Paul. 

Celui-ci,  derrière  la  porte,  écoutait,  bou- 
leversé, retenant  son  haleine.  «  Serais-je  un 
pollron?  »  pensait-il,  dans  l'arrêt  de  son 
sang.  Il  entendit  se  refermer  les  deux  portes, 
celle  de  Madeleine  et  celle  de  Cormont. 
Qu'aurait-il  dit  à  celui-ci  s'ils  avaient  été 
surpris?  Avouer?  Impossible!  Il  aurait  nié 
sur  sa  vie,  sur  Dieu,  sur  tout. 


200  LAMAXT  PASSIONNÉ 

Il  se  retrouva  un  instant  seul  avec  Ma- 
deleine à  l'heure  du  déjeuner. 

—  J'aurais  nié  comme  toi,  dit-elle,  et  il 
m'aurait  cru. 

Ils  se  surveillèrent  ;  elle  évita  d'aller  le  voir. 
dans  sa  chambre.  Un  jour,  comme  il  s'y  en- 
fermait, il  observa  qu'un  frémissement  cou- 
rait le  long  des  rideaux.  Il  chercha  aies  écar- 
ter ;  une  petite  main  tremblante  les  tenait  re- 
fermés. Il  fut  bien  étonné  quand  il  découvrit 
que  Paulette  s'y  tenait  cachée,  l^lle  sortit  de 
l'ombre,  regarda  fixement  Paul  et  puis,  défai- 
sant le  lour  de  clef,  elle  s'en  alla  sans  avoir 
voulu  rien  dire.  Madeleine  jamais  ne  connut 
celle  aventure  qui  lui  laissa,  à  lui,  une  im- 
pression étrange  de  malaise  et  de  doute. 

il  devait  partir  le  surlendemain;  comme 
on  n'attendait  les  Marcille  qu'une  semaine 
plus  tard,  Madeleine  lui  demanda  de  de- 
meurer jusqu'à  leur  arrivée.  Mais  il  était  à 
bout  de  force,  excédé  de  cette  existence  en 
commun  où.  malgré  lui,  il  restait  constam- 
ment, les  fibres  tendues,  aux  aguets  de  la 
rumeur  des  chambres,  où  il  ne  cessait  de 
mentir  à  un  ami  confiant  et  détesté,  où  la 
surveillance  de  soi-même  confinait  à  la  plus 
lâche  hypocrisie.  Il  aspira  au  départ,  à  la 
délivrance. 


I.AMANT   PASSlONNt:  201 

—  Je  ['en  prie,  laisse-moi  parlir,  lui 
dit-il.  .le  ne  pourrais  plus  goiiler  auprès  de 
loi  qu'un  bonheur  harcelé. 

—  Eh  bien,  quille-moi,  dit-elle,  je  t'aime 
assez  pour  Taimer  de  loin. 

Elle  sembla  si  vile  résignée  qu'il  regretla 
d\avoir  songé  à  s'en  aller  :  encore  une  fois  il 
s'aveugla  sur  la  docilité  de  celte  âme  qui,  on 
pliant  à  révéïiement,  gardait  une  fermelé 
qu'à  travers  les  apparences  de  la  volonlé  il 
n'avait  pas  lui-même. 

Elle  lui  fit  sa  valise,  elle  y  glissa  des 
fleurs,  des  rubans,  des  choses  d'elle  qu'il  re- 
trouverait là-bas.  [l  n'avait  pas  eu  le  courage 
de  demeurer  dans  cet  instant  auprès  d'elle  et 
était  descendu  au  jardin.  Tout  départ,  dans 
Tamour,  a  l'air  un  peu  de  la  mort  et  une 
valise  qu'on  ferme  ressemble  à  une  bière  où 
on  a  enseveli  de  la  vie. 

Cormont  désira  l'accompagner  jusqu'au 
train,  tandis  que  le  jardinier  se  chargeait 
du  bagage.  On  appela  Paulette  :  elle  ne 
vint  pas  :  depuis  deux  jours  c'est  à  peine 
s'il  avait  pu  l'apercevoir.  Madeleine,  elle, 
descendit  jusqu'à  la  barrière  :  elle  était 
'  calme.  Il  lui  serra  les  mains.  Il  ne  put 
maîtriser  le  tremblement  de  sa  voix.  Une 
douleur   folle  maintenant   lui    élreignait  le 


•202  LAMAN'T  PASSIONNÉ 

cœur  :  Tidée  de  quitter  la  maison  où  ii  avait 
connu  d'anxieusesjoieslui  causait  le  martyre. 
Il  se  retourna,  la  salua  une  dernière  fois  au 
bas  de  la  côte.  Madeleine  n'avait  pas  quitté 
la  barrière  et  agitait  son  mouchoir. 

Le  train  enfin  l'emportait  :  les  derniers 
soubresauts  de  sa  peine  s'usèrent.  Il  lui  sem- 
bla renaître. 


CHAPITRE   XX 


ïoine  ouvrit  les  armoires  :  une  odeur  de 
réséda  monta  du  linge  et  des  robes,  un  par- 
fum humble  et  doux  qui  sembla  venir  d'un 
coffret  à  reliques.  Deux,  mois  durant.  M"'  La- 
rue  s'était  préparée  à  son  grand  voyage  en 
travaillant  sous  les  lilas  du  jardin...  De 
la  campagne,  par- dessus  les  toits,  arrivait 
la  senteur  vanillée  des  foins.  Quelquefois 
l'aiguille  une  seconde  s'arrêtait  entre  ses 
vieilles  mains,  l'aiguille  qui  avait  cousu  les 
langes  et  reprisé  les  draps  d'ensevelisse- 
ment. La  bouche  pincée,  un  léger  tic  au  pli 
de  lajoue,  peut-être  elle  se  rappelait  l'arôme 
blond  des  anciennes  fenaisons,  demi-grisée 
de    cette   âme    de  la    terre  qui,   aux  jours 


204  LAMANT   PASSIONNli 

de  sa  jeunesse,  avail  fait  bal  Ire  son  cœur 
plus  fort.  Et  elle  complail  les  semaines, 
huit,  six,  trois,  une. 

—  Toine,  plus  qu'une... 

Elle  alla  à  l'église  entendre  la  messe  ma- 
tinale :  sa  prière  s'éleva  jusqu'aux  pieds  de  la 
Vierge  mère,  pour  lui  avoir  permis  de  revoir 
une  dernière  fois  le  village  où  elle  s'était  ma- 
riée, où  elle  avait  mis  son  fils  au  monde. 
Puis  Toine  relira  de  derrière  le  lit  une  malle 
en  peau  de  vache,  la  même  qui  leur  avait  ser- 
vi, au  receveur  et  à  elle,  pour  leur  voyage  de 
noces. 

Le  jour  du  départ.  M""'  Larue  se  leva  à 
l'aube  ;  les  premiers  chamaillis  des  moi- 
nailles  battaient  le  feuillage  des  jardins.  A 
petits  gestes  lents,  précis,  elle  s'était  mise  à 
s'habiller,  muette,  ne  laissant  rien  paraître, 
mais  elle  voyait  déjà  là-bas  les  arbres  du  pays, 
ses  arbres  à  elle,  le  tilleul  de  la  place  de  l'é- 
glise, le  noyer  qui  abritait  la  maison  de 
l'oncle,  la  charmille  plantée  par  son  mari  au 
bout  du  jardin.  Toute  raide  dans  son  jupon 
blanc  empesé,  sur  lequel  tuyautaient  les 
basques  de  sa  jaquette  de  nuit,  elle  avait 
attendu  l'heure,  grave  comme  en  un  matin 
de  communion. 

Enfin  la  voiture  arrivait  :  Toine  elle-même 


I.AMAXT  PASSIONNE  205 

chargeait  la  vieille  malle  à  poils  rouges,  les 
deux  cartons  à  bonnets  el  à  chapeaux,  le 
pliant,  le  tartan  roulé  dans  sa  courroie. 
Quand  M"*'  Larue  eut  pris  place,  elle  lui 
serra  la  main,  puis  soudain  éclata  en  larmes, 
son  tablier  devant  les  yeux.  M"""  Larue  ser- 
rait un  peu  plus  b's  commissures  de  sa 
bouche.  <(  Que  dirait  cette  élégante  Madeleine 
si  elle  me  voyait  partir  en  cet  équipage?  » 
songeait  Paul.  Il  n'avait  pas  de  honte  :  il 
était  redevenu  le  bon  fils  aux  veines  du 
quel  coulait  le  vieux  sang  des  simples  ter- 
riens ses  ancêtres. 

M""'  Larue,  toujours  digne  et  silencieuse, 
ne  laissa  paraître  aucune  émotion  pendant  le 
trajet.  Elle  était  assise  devant  lui,  les  mains 
sur  ses  genoux,  toute  droite,  regardant  par 
les  vitres  défder  les  champs,  les  bois  et  les 
eaux.  Paul,  les  yeux  par-dessus  un  journal 
éployé,  regardait  aussi  :  c'était  par  cette 
même  ligne  qu'il  était  venu  chez  les  Cor- 
mont,  il  y  avait  un  mois.  11  se  rappela 
son  arrivée,  Madeleine  lui  annonçant  qu'ils 
étaient  seuls,  leur  nuit  d'amour...  Que  de 
choses  s'étaient  passées  depuis!  il  revécut 
les  horribles  nuits,  les  mortelles  jalousies, 
les  mensonges.  Et  à  présent  c'était  la  trêve. . . 
la  trêve  ! 

18 


206  L'AMANT  PASSIO.NM-: 

Ils  changèrent  de  Irain  :  les  roches  dai-- 
dèrent;  la  large  coulée  du  fleuve  luisarna, 
picotée  de  fourmillements  lumineux.  On 
approchait. 

iM""'  Larue  à  mesure  n'était  plus  aussi 
maîtresse  d'elle-même.  Une  main  sur  les 
yeux,  dans  la  poussière  de  soleil  blutée  au 
vent  des  rideaux,  elle  tachait  de  recon- 
naîlre  les  sites  à  travers  lesquels  plongeait 
le  Irain.  Son  visage  s'était  détendu  :  par- 
fois elle  désignait  à  Paul  une  route,  un 
pignon  de  ferme,  une  tourelle  de  château, 
la  pointe  effilée  d'un  clocher.  Ou  bien  elle 
remuait  seulement  les  lèvres,  comme  se 
parlant  à  elle-même.  Tout  à  coup  il  crut 
voir  se  mouiller  ses  paupières,  rien  qu'un 
peu  d'eau,  la  rosée  vile  larie  de  ce  vieux 
cœur  ferme  comme  le  grès. 

—  Regarde  là,  mon  (1...  La  maison  de  la 
grand'maman  Bouchai... 

Elle  y  avait  vécu  toute  sa  seconde  enfance 
après  la  mort  du  père  et  de  la  mère  :  c'était 
là  qu'elle  avait  fait  sa  première  communion. 
Dupasse  lointain  s'éveillala  vision  de  la  petite 
fille  en  blanc,  dans  la  pureté  des  fiançailles 
chrétiennes.  Elle  restait  penchée  à  la  por- 
tière^ le  doigt  tendu  vers  le  haut  pignon  d'ar- 
doises. 


L'AMANT    PA.'<S|(.).NNh:  207 

Le  Iraiu  sloi^pa.  Marchais,  Tonclo,  nu 
vieux  noueux  et  long,  au  visage  elTrité,  les 
attendait.  Il  serra  la  main  de  sa  sœur,  ôta 
sa  casquelte  pour  <  l'avocat  »  et  il  était  très 
calme,  sans  un  sourire,  comme  s'il  ne  s'était 
pas  passé  dix  ans  depuis  qu'il  ne  les  eût  vus. 

—  Je  suis  là  avec  les  petit  s  et  les  brouettes, 
dit-il. 

Marchais  lui  avait  retenu  deux  chambres  à 
riiôtel  de  la  gare,  récemment  construit.  Le 
village  jusqu'alors  n'avait  possédé  qu'une  au- 
berge de  rouliers.  D'ailleurs  tout  était  bien 
cliangé.  On  avait  fait  sauter  un  énorme  pan 
de  roche  pour  raccourcir  la  roule  qui  débou- 
chait sur  la  place,  à  quelques  centaines  de 
mètres  de  la  gare.  La  montagne  avait  été 
dél3oisée.  Des  villas  à  tourelles  et  à  poi- 
vrières s'édifiaient  un  peu  partout. 

M""'  Larue,  qui  était  venue  là  avec  l'es- 
poir de  retrouver  des  morceaux  de  sa  vie, 
s'aperçut  qu'on  n'avait  pas  attendu  sa  mort 
pour  bouleverser  jusqu'à  l'apparence  maté- 
rielle des  sites  auxquels  ils  demeuraient  atta- 
chés. La  fraîche  et  simple  maison  palaissée 
de  vignes  où  ils  avaient  vécu,  où  était  mort 
le  receveur,  avait  été  rachetée  par  un  avoué 
du  chef-lieu  qui  l'avait  pourturée  d'un  balcon 
de  bois,  par  imitation  des  chalels  suisses. 


208  LAMA.XT   PASSIONNE 

AP'  Larue  ne  dit  rien:  elle  passa,  revint,  et 
cette  fois  resta  près  d'une  demi-heure, 
assise  sur  son  pliant,  à  considérer,  les  yeux 
fixes,  les  lèvres  rentrées,  celle  profanation 
d'un  lieu  qui,  dans  sa  pensée,  avait  gardé  la 
beauté  d'une  merveille  du  monde.  Il  n'y 
avait  que  la  modesle  sépulture  de  feu 
M.  Larue  qui,  là-bas,  dans  l'enclos  herbeux, 
à  l'ombre  de  la  vieille  église,  n'avait  pas 
changé. 

Marchais,  l'oncle,  avait  eu  une  idée  de 
brave  homme  :  il  avait  bêché  le  lerlre, 
planté  des  pensées  et  des  myosotis,  repeint 
le  bois  de  la  croix.  Parmi  les  anonymes 
levées  de  terre,  encombrées  d'orties,  qui 
dessinaient  ailleurs  la  forme  du  cercueil,  la 
tombe  du  receveur  se  rafraîchissait  d'un  air 
de  deuil  récent,  encore  inconsolé. 

M"'^  Larue  eut  là  une  émotion  sèche  qui 
lui  fit  du  bien  :  il  lui  sembla  que  son  mari 
n'était  pas  tout  à  fait  mort  à  travers  cette 
humble  piété  du  souvenir.  Elle  le  revoyait 
toujours  à  la  même  heure  de  sa  vie,  vers  la 
quarantaine,  un  peu  gras  et  bedonnant,  sa 
calotte  grecque  à  perles  par  dessus  une  grosse 
mèche  qui  lui  barrait  le  front,  assis  en  ves- 
ton de  coutil  gris  devant  son  haut  pupitre  où 
alternaient  les  pesants  registres  à  coins  mé- 


L'AMANT   PASSiONM::  ••iU'J 

lalliques.  Un  mal  sourd  ensuite  l'avait  miné, 
il  avait  perdu  son  embonpoint. 

La  mère  Stordeur,  de  la  grande  boutique, 
sur  la  route,  se  rappelait  encore  que  c'était 
elle  qui  était  allée  acheter  à  la  ville  le  canevas 
et  les  perles  de  la  calotte,  M"^  Lame  étant  en 
ce  moment-là  enceinte.  Llle  en  pailait  chaque 
jour  quand   celle-ci   arrivait   prendre    avec 
elle  un  pot  de  café,  aux  qualre  heures  de  la 
a  recinée  ».  L'odeur  des  purins  entrait  par 
la  fenêtre  ouverte  :   M'^^   Larue  ouvrait  un 
peu  plus  le^  narines  comme  si,    à  travers 
cette  pestilence,   toute  la  bonne  odeur  des 
étahles,   des    herbages,    des  petits  courtils 
fleuris  d'asters,  de  soleils  et  de  passeroses  lui 
remontait  du  passé.  Elle  s'était  mise  à  revoir 
quelques  anciennes  connaissances,  des  per- 
sonnes de  son  temps,  comme  elle  disait,  et 
auxquelles  elle  parlait  de  son  hls  et  de  la 
bonne  Toine,  restée  à  la  ville. 

Paul,  lui,  s'était  retrouvé  dans  l'état  d'es- 
prit d'un  homme  qui  a  échappé  à  un  acci- 
dent, à  une  maladie  mortelle  et  qui,  à  tra- 
vers une  douceur  d'oubli,  se  reprend  à  vivre. 
H  pensait  à  Madeleine  sans  amertume;  il 
n'éprouvait  plus  le  besoin  de  lui  écrire  tous 
les  jours,  comme  autrefois,  pendant  leurs 
séparations.   Elle   s'étonna  de  recevoir  par 

18. 


2 lu  L  AMAiM   PAS:^lU^\^E 

Tenlremise  de  la  «  Petite  poste  »  des  lettres 
dont  le  tranquille  amour  le  rendait  si  diffé- 
rent de  lui-même.  «  Surtout,  mon  chéri,  ne 
te  change  pas  trop,  lui  répondait-elle...  Je 
ne  veux  plus  que  tu  souffres,  mais  je  ne  veux 
pas  non  plus  que  tu  sois  trop  vite  consolé.  » 

11  lui  avouait  qu'il  n'était  pas  malheureux, 
qu'il  aurait  pu  vivre  longtemps  dans  cette 
condition  de  vie  où  deux  êtres  sont  assurés 
de  s'aimer  à  distance.  Il  comprenait  que  chez 
des  prisonniers,  des  exilés,  le  tourment  du 
besoin  de  la  présence  réelle  à  la  longue  s'é- 
galisât dans  la  joie  d'une  sorte  d'hymen 
mystique.  C'était  une  disposition  d'esprit 
silencieuse,  fraîche,  nouvelle  oh  vaguement 
il  lui  sembla  revivre  son  âge  tranquille  de 
jeune  homme,  avant  les  heures  orageuses  de 
la  passion...  Ah  !  comme  celle-ci  l'avait 
limé,  usé  et  vieilli  I  II  sortait  de  là  avec  un 
siècle  d'humanité  aux  épaules.  Il  fît  des  pro- 
jets, conçut  un  renouvellement  d'existence 
travailleuse;  Madeleine  ne  fut  plus  en  lui 
qu'une  vague  de  vie  harmonieuse  confondue 
aux  rythmes  de  sa  propre  vie. 

Sa  force  remonta^  toute  retrempée  de  sève 
et  do  nature.  Il  partait  au  matin,  le  hâton  à 
la  main,  se  jetait  dans  la  montagne,  lisant, 
écrivant    sur    des    feuillets    de    carnet    les 


i;amam  i'a<<i<i.\m:  211 

billets  qu'il  lui  envoyait.  L'éreintement  des 
marches  terminait  ses  journées  en  som- 
meils lourds  où  il  sombrait  comme  en  pleine 
eau,  délicieusement,  il  eut  l'impression 
d'être  resté  S'infinies  périodes  de  temps  sans 
dormir.  Sa  terre,  la  bonne  terre  natale,  lui 
redevint  maternelle  et  tutélaire  :  elle  lui 
communiqua  ses  vertus  de  résistance  et  de 
stabilité.  Une  émotion  salutaire,  le  sens  de  la 
durée  des  choses  lui  vint  des  lieux  revus,  des 
visages  qu'ils  lui  évoquèrent,  des  paysages 
où,  jeune  étudiant,  il  revenaii  passer  ses 
vacances,  après  y  avoir  écoulé  son  enfance. 
Sa  vie  s'emplit  de  rêve  :  il  revécut  les  âges, 
les  joies,  les  mélancolies  de  son  passé.  Quel 
homme  eût-il  élé  s'il  était  demeuré  parmi 
toute  cetle  humanité  simple?  Un  petit  fonc- 
tionnaire, lui  aussi  peut-être,  ou  un  culliva- 
leur  vivant  de  son  champ,  ou  un  médiocre 
rentier  de  campagne  accagnardé  aux  côlés 
d'une  poussinière  qui  l'eût  pourvu  d'un  re- 
jeton à  intervalles  réguliers.  Il  se  rappela  la 
petite  Elise,  une  cousine,  grosse  fille  sensible 
et  tendre  qui  effeuillait  des  marguerites,  — 
religieuse,  mariage,  célihataire,  —  en  le 
couvant  de  ses  yeux  fleur  de  chicorée.  On 
îivait  pris  l'habitude  dans  la  famille  de  les 
considérer  comme  dévolus  aux  accordailles. 


21-1  LAMAM   PASSIO.N.NE 

Mais,  à  la  ville,  le  goût  pour  celle  rustaude, 
richement  dolée  d'ailleurs,  fille  d'un  impor- 
tant marchand  de  hois,  s'effaçait  à  travers 
l'étude,  l'ambilion  naissante,  une  conjecture 
de  condition  plus  relevée.  Un  jour,  le  mé- 
decin du  village  l'avait  épousée.  Ahl  ce  n'est 
pas  près  d'elle  qu'il  eût  connu  lu  griserie  du 
joli  amour  d'une  M""'  Cormont  avec  ses  élé- 
gances capiteuses,  son  air  d'idole  parée  de 
dentelles  et  de  salins  î  Cette  bonne  Elise  por- 
tait des  pantalons  de  flanelle  bleue  qui  lui 
descendaient  à  la  cheville. 

«  Mon  Dieu  !  que  c'est  bon  ne  plus 
souffrir!  »  pensait-il  constamment.  Se  con- 
tenter de  ce  que  la  vie  donne  sans  se  tour- 
menter des  bonheurs  impossibles  1  Et  pa- 
tiemment attendre  la  bonne  aubaine  comme 
un  fruit  mûr  que  le  vent  courbe  jusqu'à  la 
bouche,  au  tournant  du  chemin. 

Elle  lui  écrivait  presque  chaque  jour,  elle 
allait  mettre  elle-même  ses  lettres  à  la  boîte, 
à  l'heure  du  train.  C'était  là  presque  de  l'hé- 
roïsme pour  ses  petits  pieds  douillets.  11 
connut  par  ses  billets  la  vie  qu'elle  menait 
dans  la  maison  d'où  le  bonheur  était  parti 
avec  lui,  sa  tristesse  des  premiers  jours, 
les  visites  à  la  chambre  toute  vide  de  lui,  les 
baisers  qu'elle  appuyait  sur  l'oreiller;  elle 


I/AMANT   PASS10»'E  213 

avail  été  retirer  elle-même  ses  draps  et  pen- 
dant deux  jours  s'y  élait  couchée  dans  son 
propre  lit.  Il  se  demandait  si  c'était  bien  la 
sage  Madeleine  qui  était  capable  d'un  si  déli- 
cieux enfantillage.  Alors,  il  se  reprochait  de 
l'avoir  mal  jugée.  Est-ce  qu'il  la  connaissait 

seulement? 

Au  bout  de  la  seconde  semaine,  elle  écrivit 
moins  :  les  MarcUle  étaient  arrivés  avec  les 
enfants  et  une  bonne.  Elle  lui  parlait  beau- 
coup de  Clotilde.  Elle  aurait  voulu  en  faire 
une  confidente,  mais  redoutait   sa  candeur 
que  l'énormité  du  péché  (souligné)  aurait  pu 
effaroucher.  Une  vraie  enfant,  celle-là,  à  peine 
une  jeune  fille  dans  la  limpidité  d'une  âme  si 
innocente  qu'une  fois,  à  la  promenade,  elle 
lui  avait  confessé  une  petite  faute  dans  sa 
vie.  C'était  avant  son  mariage  :  un  ami  de 
son  frère  lui  envoyait  des  vers  gentils  où  il 
lui  exprimait  sa  passion.  Un  soir,  dans  une 
sauterie  chez  les  parents  de  cet  ami,   elle 
avait  laissé  tomber  son  mouchoir  comme  par 
mégarde  et  il  l'avait  ramassé.   Elle  s'était 
longlemps  reproché  de  ne  pas  le  lui  avoir  ré- 
clamé. 

Et  puis  aussi  maintenant  la  villégiature 
battait  son  plein;  tous  les  jours  des  garden- 
partvs,  le  tennis,  le  croket,  le  golf,  des  pique- 


2i4  L  AMANT   PASSIONNE 

nique,  des  courses  à  voile  sur  la  rivière.  Made- 
leine, dans  tout  ce  bavardage,  reslail  tendre, 
pleine  d'effusions,  de  caresses  el  de  folies. 
Ah!  comme  à  travers  son  tourbillon  elle 
savait  Taimer!  Comme  il  était  sûr  d'êlro 
aimé!  Il  se  sentit  présent  à  toutes  ses  pen- 
sées. Il  fut  ému  de  son  désir  d'une  confi- 
dente, comme  d'un  espoir  d'êlre  plus  à  lui 
encore  à  travers  un  autre  cœur.  Son  secret 
lui  eut  paru  à  lui-même  plus  léger  à  porler 
s'il  avait  eu  un  frère,  un  ami  intime  pour  le 
partager.  Quelquefois  il  pensait  à  Cormont, 
avec  le  désir  de  le  revoir.  Toute  rancune 
avait  disparu  :  il  lui  semblait  que  le  mari  de 
Madeleine  faisait  un  peu  parlie  de  sa  vie. 

Après  quinze  jours,  Paul  et  sa  mère  ren- 
trèrent à  la  ville. 


CHAPITRE   XXI 


Un  matin  le  courrier  lui  apporta  un  billet 
sur  papier  lilas,  cacheté  de  cire  tendrement 
bleue.  Elle  lui  annonçait  qu'elle  allait  être 
obligée  de  s'absenter  deux  jours  et  qu'elle 
s'était  arrangée  pour  lui  donner  toute  une 
nuit.  Ils  se  rencontreraient  dans  une  gare 
sur  la  ligne  oi^i  ni  l'un  ni  l'autre  n'étaient 
connus.  En  une  seconde  it  se  trouva  si  loin 
de  son  antérieure  paix  d'esprit  que  celle-ci 
sembla  n'avoir  jamais  existé.  Sa  joie  fut  fou- 
droyante: toute  sa  passion  afflua;  il  fut  pris 
de  battements  de  cœur  violents.  Les  jours 
eurent  la  durée  de  siècles. 

Elle  lui  écrivit  une  dernière  fois  :  «  Plus 


•21-  LAMANT   PASSIONNE 

qu'un  jour,  mon  chéri...  et  nous  serons 
réunis...  Jamais  je  ne  Tai  autant  désiré...  Je 
mels  ici  mille  baisers,  tu  me  les  rendras  là- 
has.  » 

Il  dut  Tattendre  une  demi-heure:  ce  fut 
une  souffrance  :  et  puis  le  train  la  débarquait. 
Mile-même  lui  signala  un  hôtel  près  de  la 
j^are.  recommandable;  elle  en  connaissait 
jusqu'au  prix.  Comme  la  nuit  tombait  quand 
i!<  y  enirèrent.  personne  ne  les  remarqua, 
et  d'ailleurs  la  ville  était  solitaire.  L'hôte 
lîîi-même  les  mena  h  une  chambre  d'aspect 
rassurant  et  provincial. 

Ils  furent  seuls  et  aussitôt  elle  se  pendait 
à  lui. 

— :  Est-ce  assez  fou,  dis?  mais  je  te  vou- 
lais... Ahî  chéri,  quel  bonheur! 

((  Serait-elle  déjà  venue  ici.  pour  être  si 
bien  renseignée?  »  se  demandait  Paul  avec 
une  torturante  convulsion  de  cœur.  Elle  le 
vit  morose  sous  ses  baisers  et  comprit. 

—  Encore  quelque  arrière-pensée,  s'écria- 
t-elle  et  dans  un  tel  instant...  Je  te  plains 
plus  encore  que  je  ne  t'en  veux. 

Elle  lança  sa  robe  au  loin  et  se  laissa  tom- 
ber dans  un  fauteuil,  la  tête  dans  les  mains. 
Paul  se  jeta  à  ses  pieds  : 

—  Madeleine,   la  plus  loyale  et  la  plus 


L'AMANT  PASSIONNÉ  217 

tendre  des  amies...  quitte-moi  puisqu'aussi 
bien  je  suis  indigne  de  toi... 

Ses  mains  doucement  dénouaient  des  cor- 
dons :  il  parut  ignorer  qu'il  la  déshabillail. 

—  Méchant  qui  me  crois  encore  capable 
d'avoir  un  secret  pour  loi...  Ne  connais-lu 
pas  toute  ma  vie? 

Il  la  porta  au  lit.  11  Taima  de  sa  passion  la 
plus  ardente  ;  il  eut  des  transports  de  cris  et 
de  larmes  qui  la  bouleversèrent.  Elle  res- 
sentit pour  la  première  fois  l'évidence  que 
cet  amour  le  mènerait  à  la  mort. 

—  Que  du  moins  je  puisse  mourir  en  t'ai- 
manl!  s'écriait-il  à  travers  ses  fureurs. 

ils  ne  s'endormirent  qu'au  petit  jour  dans 
un  brisement  délicieux.  Paul,  au  réveil, 
sonna  pour  qu'on  lui  montât  son  bol  de  lait; 
elle  voulut  qu'il  s'assît  sur  le  bord  du  matelas 
et  bût  une  gorgée  à  sa  bouche. 

Il  avait  ouvert  la  fenêlre  :  une  lumière 
verte  passait  par  les  lamelles  des  persiennes 
abaissées  et  jouait  aux  pâleurs  des  draps, 
courait  en  frissons  mordorés  sur  la  gorge 
et  les  bras  de  Madeleine.  Au  dehors,  c'était 
la  chaleur  déjà  haute  d'une  matinée  d'août. 

Ils  eurent  là  l'éveil  d'une  nuit  de  noces, 
avec  la  joie  gamine  de  deux  époux  émer- 
veillés déjeune  passion. 

19 


218  L\\MANT  PASSIONNE 

—  Mon  petit  mari,  disait-elle,  en  se  rou- 
lant dans  son  épaule. 

11  regardait  jouer  au  fond  de  ses  yeux 
clairs  les  petits  sables  d'or. 

—  Tes  yeux,  tes  jolis  yeux  de  pou- 
pée... 

Les  heures  passèrent;  il  fît  venir  le  déjeu- 
ner; il  parut  ne  plus  se  rappeler  qu'il  devait 
la  perdre  bientôt.  Ils  entendirent  sonner 
deux  coups  à  l'horloge  de  la  gare.  Tous 
deux  avaient  tressailli  et  ne  se  parlèrent  plus. 
Ils  mangeaient  sans  goût  des  gâteaux  et  des 
fruits  ;  elle  voulut  s'étourdir  d'une  coupe  de 
vin  fort. 

Elle  devait  reprendre  le  train  de  cinq 
heures;  elle  avait  été  obligée  de  voyager 
irois  heures  pour  lui  arriver  ;  elle  allait 
refaire  le  même  trajet  pour  rentrer  chez 
elle.  Ahl  ce  qu'il  avait  fallu  mentir  encore 
une  fois  pour  se  ménager  cette  nuit!  Elle 
s'était  fait  envoyer  chez  elle,  par  la  «  Petite 
poste  »  un  télégramme  pressant,  signé  du 
nom  d'une  amie  qui,  dans  une  situation 
grave ,  à  la  veille  de  devoir  tout  vendre 
pour  sauver  un  mari  compromis,  l'appelait, 
la  suppliait  de  venir  à  son  secours  mora- 
lement. 

—  Tu  vois,  un  faux^  rien  que  cela! 


L'AMANT  PASSIONNE  219 

Cormontavail  trouvé  naLurelqil'elle  partît. 

Avec  son  esprit  léger  et  saulillant,  Made- 
leine s'amusait  beaucoup  des  complications 
de  celte  histoire  qui  allait  l'obliger  à  d'autres 
mensonges  pour  sorlir  du  cercle  où  elle 
s'était  emprisonnée  elle-même. 

—  Et  puis  ce  n'est  pas  tout  encore  :  il  fal- 
lait me  faire  libre  et  aussi  me  laisser  un 
moyen  d'être  tenue  au  courant  si  quelque 
chose  arrivait  à  ma  Pauletle...  Alors  j'ai 
donné  l'adresse  d'une  amie  d'Angèle  qui 
devait  l'avertir  et  lui  permettre  ainsi  de 
m'avertir  moi-même  en  me  télégraphiant 
ici...  Mais  oui,  ici,  car  je  pensais  bien  que 
nous  serions  descendus  à  cet  hôtel...  Et 
maintenant,  sache  tout  :  c'est  Angèle  que 
j'avais  chargée  de  s'informer  et  qui  me  Ta 
renseigné...  Tu  ne  comprends  pas  encore? 
Non?  Mais  c'est  justement  pour  n'être  pas 
comprise  que  j'ai  combiné  tout  ça  avec  la 
((  Petite  poste  » ,  grand  bêta  ! 

Elle  finit  sa  toilette  ;  ils  attirèrent  la 
table  près  du  canapé;  ils  auraient  voulu  être 
très  gais,  mais,  avec  la  fuite  de  l'heure,  une 
tristesse  comme  une  cendre  fine  tomba. 
Madeleine  s'arrêtait  d'égrapper  les  raisins 
qu'elle  tenait  entre  ses  doigts,  regardait 
devant  elle,  les  yeux  perdus. 


220  L'AMAM  PASSIONNÉ 

Paul,  lui,  dans  Thaleine    brûlante  mon- 
tée de  la  rue,   gardait  les  tempes  glacées. 
Elle  le  vil  très  pâle,  les  lèvres  serrées. 

—  Mon  chéri,  du  courage!  Si  tu  savais  ce 
qu'il  va  m'en  falloir  à  moi-même  ! 

11  secouait  le  front. 

—  Yois-tu,  c'est  à  cause  de  cela...  La 
nostalgie  des  bruits  d'une  gare,  comme  une 
invitation  à  partir,  à  s'en  aller  là  d'oii  on  ne 
reviendrail  plus  jamais...  les  trains  qui  rou- 
lent vers  le  bonheur,  la  vie...  La  mienne 
encore  une  fois  est  finie. 

—  Elle  recommencera,  chéri. 

Elle  redevint  la  maman.  Elle  lui  prit  la 
tête,  l'appuya  aux  pUs  légers  et  parfumés 
de  sa  blouse  de  soie.  Plus  haut  que  le  gron- 
dement des  machines  et  les  cris  des  por- 
lefaix,  battait  le  sombre  cœur  violent  de 
l'ami. 

Soudain,  il  fut  relancé  d'un  accès  de  toux; 
elle  siffla,  gronda,  lui  déchira  le  poumon.  Il 
se  mit  à  marcher  parla  chambre,  compri- 
mant sa  poitrine  avec  les  mains...  Il  eut  un 
mot  comme  un  râle  : 

—  Tu  Tas  dit...  c'est  la  vie...  qui  recom- 
mence. 

Ah  !  l'ironie  de  cette  illusion  d'une  nuit 
de  noces  !    Le  lit  d'amour  où  ils    avaient 


L'AMANT  PASSIONM-:  221 

échangé  les  paroles  d'élernité  !  Le  rêve  ! 
Tout  se  voila  ;  Madeleine  vil  passer  une 
grande  aile  noire.  Elle  se  pendit  à  lui,  le 
couvrit  de  baisers,  le  garda  dans  ses  bras, 
d'une  passion  dorloteuse  et  câline,  comme 
elle  l'eût  fait  pour  sa   Paulelte. 

La  toux  à  la  fin  s'apaisait  ;  mais  Paul,  très 
pâle,  les  yeux  hagards,  demeurait  froncé  et 
tragique. 

—  Jure-moi  que  tu  vas  te  soigner  pendant 
le  temps  que  nous  serons  séparés...  Je  te 
veux  en  belle  santé  pour  nous  aimer  long- 
temps... toujours. 

Il  répondit  machinalement  : 

—  Toujours,  oui... 

Ses  épaules  avaient  fléclii  ;  elle  vit  qu'il 
cherchait  à  se  regarder  dans  la  glace.  Aussi- 
tôt elle  passait  devant  la  cheminée,  et,  en  les 
caressant  du  bout  des  doigls,  elle  lui  fermait 
les  paupières.  Il  la  devina,  et.  d'un  rire 
amer,  la  repoussant  : 

—  Mais  non,  c'est  bien  inutile..,  je  nen 
suis  pas  encore  là! 

—  Foui 

Elle  riait  très  haut,  courageusement,  le 
cœur  déchiré.  Mais  bientôt  Ténervement  du 
départ  la  prit  :  elle  eut  les  petits  gestes 
cassés  et  les  yeux  fiévreux  de  ceux  qui  s'en 

19. 


222  L'AMANT  PASSIONNE 

vont.  Lui,  de  son  côté,  se  glaçait  à  la  sentir 
préoccupée,  déjà  reparlie  en  pensée.  Quand 
l'heure  fut  là,  ils  s'embrassèrent  d'un  baiser 
inquiet  et  furlif. 

Il  erra  par  les  rues.  Un  carillon  sonnait 
les  heures  :  c'était  un  vieil  air  qui  ne  s'ache- 
vait pas,  comme  les  bribes  d'une  chanson 
d'amour  du  temps  des  amants  d'autrefois. 
Celle  musique  haute,  h^'gère,  grelotlée,  d'une 
inexprimable  mélancolie,  éveilla  chez  Paul 
des  analogies  avec  leur  triste  amour  qui 
jamais  non  plus  ne  s'achèverait.  Leur  cœur, 
après  qu'ils  s'élaient  quittés,  chaque  fois  se 
cassait  comme  les  noies  du  vieux  petit  caril- 
lon. Il  fut  pris  d'un  vrai  désespoir  :  «  Made- 
leine !  Madeleine  !  se  disait-il,  serais-tu  par- 
tie, cette  fois  encore,  si  lu  m'aimais?  Et 
aime-t-on  quand  on  ne  peut  se  résigner  à 
tout  quitter  pour  suivre  sa  destinée  ?  Un 
cœur  passionné  n'est  arrêté  par  aucune  des 
certitudes  qui  le  vouent  à  la  réprobation  uni- 
verselle. Toutes  les  aiïections  humaines  fon- 
dent aux  flammes  dévoran  les  de  son  creuset. . . 
Il  n'a  d'autre  loi  que  de  s'accomplir  à  travers 
l'oubli  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui-même,  dût 
la  mort  être  au  bout...  » 


CHAPITRE   XXII 


Le  vide  encore  une  fois  se  refit  dans  la  vie 
de  Paul.  Son  cœur,  tout  au  fond  de  lui,  ne 
fut  plus  qu'un  organe  mou  et  spongieux 
qui  sélait  dilaté  dans  un  spasme.  Par  ins- 
tants, sa  vie  matériellement  s'arrêtait.  Ses 
racines  coupées  et  ses  fibres  comme  nouées 
d'un  triple  nœud,  il  ne  tenait  plus  à  rien, 
dans  une  cessation  de  toutes  ses  énergies. 
Isolé  au  milieu  des  activités  et  du  mouve- 
ment de  la  vie  extérieure,  il  se  sentait  mou- 
rir dans  l'immobilité  intérieure  d'une  chose 
la  veille  encore  agissante  et  tourbillon- 
nante, et  qui,  tout  à  coup,  en  plein  cours  du 
sang,  en  pleines  ondes  sonores  de  la  pensée, 
était  comme  clouée  à  terre,  a  Oui,  s'analy- 


■224  LAMA.NT   PASSIONNÉ 

sait-il,  c'est  bien  comme  si  j'étais-là,  après 
le  sang  saigné,  toutraide  de  ma  vie  écoulée. 
Je  me  fais  Teffet  d'un  gros  insecte  piqué  dans 
ses  centres  nerveux  et  û\é  par  une  épingle 
sur  un  bouchon.  Toute  peine  est  partie,  je 
n'ai  plus  que  la  sensation  animale  d'être 
vidé  de  moi-même.  » 

Sitôt  qu'il  la  perdait,  il  souffrait  pour 
elle  le  mal  noir  des  bêtes  qu'on  voit  dans 
un  coin,  le  maître  parti,  s'étirer,  soupirer 
et  mourir.  iJans  l'arrêt  de  sa  vie,  elle  seule 
continuait  à  vivre,  petite  forme  en  fuite  qui 
là-bas  courait  le  monde.  D'un  désir  sombre, 
il  entrevoyait  alors  la  mort  comme  le  feu 
qui  guide  vers  le  repos  des  havres  les 
barques  battues  par  la   tourmente. 

Il  s'était  mis  entre  les  mains  d'un  méde- 
cin :  celui-ci  ne  put  lui  cacher  que  son  état 
avait  besoin  de  soins  sérieux.  Il  prescrivit 
des  calmants,  le  repos,  l'absence  de  toute 
émotion. 

—  Même  l'amour?  fit  Paul,  ironiquement. 

—  Surtout  l'amour. 

Par  malheur,  Madeleine  se  crut  mère.  Elle 
lui  écrivit  son  effroi  :  toute  sa  vie  reflua  ; 
il  fut  bouleversé  bien  plus  qu'elle.  La  sur- 
prise, la  joie,  le  doule  lui  firent  une  âme 
d'une  violence  désespérée.  Quelle  certitude 


L^AMANT  PASSlOXNi:  225 

là  OÙ  la  conjecture  de  la  femme  elle-même 
peut  èlre  mise  en  défaut? 

Elle  lui  écrit  une  seconde  fois. 

((  C'est  horrible  et  c'est  délicieux...  Je 
tremble,  je  pleure,  je  suis  heureuse...  Nos 
deux  \ies  dans  une,  sortie  de  nous...  JJe 
nous,  je  le  jure...  Je  relèverai,  je  te  le  gar- 
derai. » 

Sa  vie  courut,  lui  rebondit  du  cœur  aux 
tempes.  Tout  son  corps  trembla,  il  eut  le 
vertige  extasié  de  la  joie  originelle,  de  l'hy- 
men fécond.  Du  fond  des  entrailles  monta  le 
cri  vainqueur  : 

—  Un  enfant...  Un  enfant  de  nous! 

Et  puis  d'un  coup  le  drame  se  précisait  :  le 
mari  abusé  dans  sa  paternité,  la  sienne  mé- 
connue à  jamais.  0  horreur  plus  grande  î 
la  mère  mourant  de  la  vie  transmise, 
il  n'eût  pu  même  mourir  à  son  chevet, 
puisqu'elle  était  l'honnête  femme  légitime 
au-dessus  du  péché,  celle  dont  la  mémoire 
ne  peut  être  atteinte  dans  le  culte  des  sur- 
vivants... 

La  loi,  le  droit  se  liguèrent  encore  une 
fois  contre  le  vœu  fondamental.  Il  se  vit 
abandonné  des  hommes  et  de  lui-même. 

Une  lumière,  comme  d'un  coup  de  lance, 
sous  lui  perçait  la  ténèbre  du  gouffre.  Sécu- 


226  L'AMANT   PASSIONNÉ 

rites  de  la  vie  conjugale  violéee;  ;  honnêteté 
du  foyer  livré  au  caprice  libidineux  de  la 
créature  ;  légitimilé  des  enfants,  base  des 
sociétés,  tout  fut  conire  lui.  11  exécra  le  ma- 
riage :  a  Pacte  maudil  qui  au  nom  de  l'ordre 
immuable  nie  le  droit  sacré  de  l'amour  I  » 

Paul,  un  peu  avant  les  vacances,  avait 
accepté  de  plaider  une  affaire  de  divorce. 
Celle-ci  lui  eût  permis,  en  agitant  les 
grandes  manches  de  la  toge  qui  l'immuni- 
sait, d'affirmer  avec  les  moralistes,  les 
légistes,  tous  les  soutiens  de  la  conscience 
usuelle,  les  vrais  principes  inamovibles. 
C'était  l'histoire  d'un  mari  trompé  par  sa 
femme,  jeune,  jolie,  mère  d'un  enfant;  c'était 
l'histoire  des  Cormont,  et  c'était  aussi  son 
histoire  à  lui,  puisqu'il  y  avait  là  un  amant 
comme  lui-même  était  l'amant  de  Made- 
leine. 

Quelle  contradiction  et  quelle  duplicité! 
En  plaidant  conlre  la  femme  qu'il' eût  dû  dé- 
fendre, pour  le  mari  qu'il  eût  dû  combattre, 
il  sembla  vouer  au  crime,  à  l'irrémission, 
l'ombre  délaissée  de  iMadeleine. 

Ah!  leur  pauvre  passion  avilie,  leur  grand 
amour  qui,  au  prix  de  la  vie,  eût  été  encore 
payé  trop  bas  et  qui  finissait,  au  bout  de 
toute  cette  controverse,  par  n'être  plus  de- 


i;amam'  passionnk  ^h 

vant  la  loi  que  de  la  criminalilé  !  La  vie, 
l'aûiOLir,  rhonnoLir  frémirent  en  Ini.  En  se 
défendant  toute  compromission,  il  voulut 
garder  la  tête  haule  devant  la  loi  crnelle  qui 
tuait  l'amour.  11  lit  venir  son  client,  s'excusa, 
excipant  d'un  scrupule  de  conscience,  dans 
une  affaire  où  une  mère  était  enjeu. 

Le  lendemain,  Madeleine  lui  écrivait  sa 
méprise.  L'instinct,  l'orgueil  mâle,  l'intérêt 
personnel  alors  s'entremêlèrent.  Il  subit  la 
fatalité  de  souffrir  à  la  fois  et  de  se  réjouir 
pour  un  événement  qui  eût  comblé  sa  vie 
en  la  livrant  à  mille  inquiétudes. 

C'était  lui  qui,  cette  année,  devait  pronon- 
cer le  discours  de  rentrée  à  la  conférence  du 
jeune  Barreau.  Encore  tout  remué  de  la  crise 
récente  et  l'esprit  ramené  vers  l'anxieux 
problème,  il  décida  de  parler  de  la  condition 
qui  est  faite  à  la  femme  dans  l'état  d'adul- 
tère. 

L'idée  sortit  brûlante  de  sa  vie,  de  leur 
égarement  à  tous  deux,  du  désir  très  pur 
d'absoudre  devant  la  conscience  universeUf 
celle  qui.  en  obéissant  au  vœu  éternel  des 
êtres,  avait  péché  contre  la  loi  des  hommes. 
Il  espéra  que  l'éloignement  momentané  de 
Madeleine  lui  assurerait  le  calme  de  la  mé- 
ditation. Mais,  tout  à  coup  elle  lui  annon- 


228  LAMANT  PASSIONNE 

çait  que,  sur  Tordre  des  médecins,  de  nou- 
veau inquiétés  par  la  faiblesse  de  l'enfant, 
elle  partait  passer  avec  Paulette  un  mois  à 
la  mer. 

((  J'ai  mis  dans  un  petit  coffret  un  mou- 
choir trempé  de  mes  pleurs  :  peut-être  ils 
n'auront  point  encore  séché  tout  à  fait  quand 
tu  le  recevras...  Ils  te  diront,  mon  chéri,  mes 
ennuis,  mes  alarmes  pour  Paule,  toute  la 
peine  que  je  ressens  à  vivre  si  loin  de  toi... 
Quand  ce  supplice  finira-t-il,  mon   Dieul  » 

La  passion  de  Paul  à  ces  lignes  se  réveilla  : 
il  prit  dans  son  tiroir  l'argent  qui  lui  restait, 
imagina  auprès  de  sa  mère  une  raison  pres- 
sante et  partit.  Madeleine,  en  le  voyant 
arriver  à  son  hôtel,  fut  effrayée  de  la  joie 
farouche  qui  dilatait  ses  prunelles  et,  dans  la 
pâleur  du  visage,  les  faisait  brûler  d'un  feu 
noir.  Elle  dut  cacher  son  émotion  devant 
Paulette. 

—  Vous?  Quelle  rencontre! 
Et  tout  bas  : 

—  Je  t'attendais! 

Elles  avaient  deux  chambres  qui  commu- 
niquaient :  la  gouvernante  couchait  dans  un 
réduit  voisin.  Ils  ne  purent  se  voir  qu'à  la 
plage,  aux  heures  où  Paulette  y  venait  jouer 
au  tennis  avec  des  jeunes  filles  d'une  famille 


L'AMANT   PASSIONNÉ  220 

amie.  Il  allait  s'asseoir  sous  la  tente  qu'elle 
avait  louée,  près  de  son  pliant;  quelque- 
fois il  pouvait  lui  serrer  la  main;  tout  son 
corps  s'électrisait  si  leurs  pieds  se  tou- 
chaient. 

Leur  grand  amour  eut  Fair  d'un  flirt  sai- 
sonnier entre  une  jolie  femme  désœuvrée  et 
un  jeune  homme  sentimental.  Ils  semblèrent 
revenus  au  temps  des  premiers  désirs  timides, 
exprimés  d'une  voix  tremblée;  ils  goûtèrent 
une  langueur  qui  les  énervait  délicieusement 
et  leur  faisait  les  yeux  pâles. 

Ce  sentiment  délicat  eut  pour  eux  la  fraî- 
cheur d'un  renouvellement  et  le  charme 
irrité  des  défenses.  Ils  se  désirèrent  d'autant 
plus  que  tout  les  séparait;  leurs  corps  à 
peine  se  frôlaient  et  ils  se  disaient  des  choses 
brûlantes.  Au  bout  du  quatrième  jour,  ils 
n'éprouvèrent  plus  que  de  la  souffrance. 
Paul  y  eût  résisté  si  tout  à  coup  son  viatique 
n'avait  été  épuisé  :  Madeleine,  avec  sa  légè- 
reté habituelle,  inconsidérément  lui  avait 
fait  supporter  de  petites  dépenses  réitérées. 
II  se  trouva  tout  juste  en  mesure  de  payer 
sa  note  d'hôtel  et  son  coupon  de  retour. 
M""'  Larue,  à  sa  rentrée,  lui  épargna  le  cha- 
grin de  lui  avouer  qu'elle  n'était  pas  plus 
riche  que  lui  ;  elle  avait  eu  besoin  d'argent 

20 


230  LAMAM  PASSIONNÉ 

et  était  allée  au  tiroir  :  elle  l'avait  trouvé 
vide.  A  deux,  avec  Toine,  il  leur  avait  fallu 
réaliser  des  miracles  d'économie  et  Paul  n'en 
>ut  rien. 


CHAPITRE  XXIII 


Ce  fut  un  évéïvement,  le  discours  de  Paul 
Larue  à  la  conférence  du  jeune  Barreau.  Elle 
eut  pour  titre  :  «  L'amour  et  raduUère  ».  La 
hardiesse  du  thème  porta  jusqu'au  cœur  des 
prétoires  l'écho  des  livres  où  de  modernes 
esprits  étudiaient  les  casuistiques  amou- 
reuses. 

M""'  Cormont,  qui  rentrait  de  la  mer, 
voulut  être  parmi  les  dames  présentes  :  elle 
parut  ne  point  se  douter  que  sa  relation  avec 
l^aul  avait  cessé  d'être  un  mystère.  Elle  eut 
Tair  de  braver  le  monde.  Elle  ne  prit  atten- 
tion qu'au  frémissement  de  Tauditoire  à  cer- 
taines révoltes  contre  la  morale  usagère. 
Paul  avec  violence  s'éleva  contre  la  duplicité 


23-2  L'AMANT   PASSIONNE 

sociale  qui  admet  en  secret  ce  qu'elle  ré- 
prouve au  jour.  Il  osa  affirmer  la  sainteté  de 
l'amour  sous  toutes  ses  formes  :  il  déclara 
qu'il  n'était  point  de  crime  dans  l'amour. 

On  eut  l'inquiétude  d'un  évangile  et  d'un 
code  qui  sapaient  les  principes  de  la  famille  : 
avec  une  dialectique  téméraire,  Paul  Larue 
alla  au-devant  du  redoutable  grief.  Ce  n'était 
pas  la  famille  qu'il  fallait  adapter  au  code, 
c'était  le  code  qu'il  fallait  adapter  à  un  senti- 
ment plus  large  et  plus  humain  de  la  famille. 
Tous  les  enfants  sont  égaux  devant  l'amour, 
qui  est  le  signe  de  la  vie  :  tous  ont  un  droit 
égal  à  la  vie  sociale.  L'amour,  loi  suprême 
des  êtres,  origine  et  fin  des  sociétés,  prin- 
cipe de  la  famille,  mais  la  dominant  de  son 
antériorité  et  lui  échappant  sitôt  que  son 
propre  principe  est  mis  en  cause,  sa  liberté, 
sa  franchise  et  ses  droits. 

Paul,  après  la  plaidoirie  qui  l'avait,  au  dé- 
but de  sa  carrière,  prédestiné,  eut  là  son 
second  jour  d'éloquence.  Il  otTensa,  convain- 
quit, fut  admiré.  Cormont,  en  haussant  les 
épaules,  déclara  que  Larue  était  simplement 
un  idéologue  ou  un  fou.  Mais  celui-ci  eut 
pour  lui  tous  les  jeunes  :  il  eut  aussi  pour  lui 
les  femmes. 

-Madeleine    ressentit    une   joie    puissante 


L'AMANT  PASSIONNÉ  233 

d'amour  et  d'orgueil.  Elle  guetta  la  minute 
où  elle  put  être  seule  une  seconde  avec  lui. 

—  Tu  as  été  sublime,  lui  dit-elle  en  lui 
pressant  la  main.  Tu  as  parlé  en  amant... 
J'ai  bien  senti  que  tu  nous  défendais...  Alil 
que  je  t'aime!...  Attends-moi  demain  chez 
toi...  j'ai  une  grosse  nouvelle  à  t'apprendre... 

Elle  arriva  le  lendemain  comme  elle  l'avait 
dit.  Elle  se  jeta  dans  ses  bras,  et  tout  de 
suite  elle  lui  annonçait  qu'elle  avait  loué  un 
apparlement  dans  une  maison  silencieuse, 
au  faubourg. 

—  Quoi?  toi-même?  fit-il,  au  comble  de 
la  surprise. 

—  Oui,  et  voici  même  la  quittance,  dit- 
elle  en  riant.  Nous  serons  maintenant  chez 
nous. 

C'était  une  idée  qu'il  avait  eue  autrefois, 
mais  à  laquelle  il  n'avait  jamais  pu  la  faire 
consentir.  Madeleine,  qui  ne  voyait  pas  de 
nral  à  se  laisser  aimer  chez  elle,  s'offensait 
à  l'idée  de  lui  appartenir  dans  un  logis  loué, 
comme  une  femme  galante.  Elle  révéla  ainsi 
une  mentalité  féminine  spéciale  :  en  une 
dernière  pudeur  de  femme  mariée,  il  lui 
parut  que  l'adultère  résidait  justement  dans 
cet  aspect  d'un  faux  ménage  évoquant  la 
constance  de  la  récidive. 

20. 


234  L'AMAM   PASSIONNÉ 

—  Ce  que  tu  as  fait  de  moil  fit-elle. 
Jamais  autrefois  je  n'aurais  voulu.  AprésenI, 
cela  me  semble  tout  naturel. 

Il  se  surprit  un  mouvement  singulier.  Il 
n'aurait  pu  dire  pourquoi,  après  avoir  tant 
désiré  un  bonheur  dont  elle  ne  voulait  pas. 
il  se  prit  aie  regretter,  maintenant  qu'elle  le 
lui  offrait,  Madeleine  sembla  perdre  tout  à 
coup  à  ses  yeux  un  peu-de  la  rareté  qui 
s'attachait  à  une  possession  toujours  difficile 
et  furtive.  «  L'aimerais-je  moins,  pensa-t-il, 
ou  Tamour,  comme  les  fleurs  sorties  du 
grès,  serait-il  en  raison  des  obstacles  qu'il 
lui  faut  vaincre?  » 

Une  voiture,  ce  même  jour-là,  les  descen- 
dit aux  portes  de  la  ville.  Il  se  laissa  mener 
à  ce  rendez-vous  du  bonheur.  Il  manqua 
défaillir  de  joie  en  arrivant. 

Deux  chambres  prenaient  jour  sur  un  vieux 
jardin  :  l'ombre  des  peupliers  se  jouait  aux 
vitres  et  verdissait  les  murs.  Aucun  luxe 
d'ailleurs  :  dans  une  demi-solitude  rurale, 
le  simple  logis  d'un  étudiant  ou  la  tranquille 
retraite  d'un  vieil  homme  pensionné.  Tout 
de  suite  Madeleine  fut  chez  elle  :  elle  eut  la 
mobilité  desprit  de  toutes  les  femmes,  du 
moment  que  le  sentiment  est  en  jeu.  ïl  lui 
venait  maintenant  comme  le  sentiment  de 


L'AMANT  PASSIONNE  235 

la  légitimité  de  leur  amour  à  travers  Tidée 
qu'ils  possédaient  enfin  un  domicile  régu- 
lier, avec  un  aire,  un  fauteuil  et  un  lit. 

Au  bout  d'une  heure,  elle  commença  à 
trouver  que  le  confort  laissait  à  désirer. 
Elle  lui  parla  d'un  canapé,  d'une  armoire 
à  glace,  de  petits  meubles  légers  qui  donne- 
raient aux  chambres  un  air  d'intimité  amou- 
reuse. 11  n'osa  s'opposer  à  ses  désirs:  elle 
apportait,  du  reste,  une  telle  bonne  grâce  à 
se  reprocher  les  dépenses  dont  elle  était  pour 
lui  la  cause  qu'il  en  était  payé  chaque  fois 
au  centuple. 

Ce  fut  un  renouveau  pour  leur  amour  ; 
elle  voulut  qu'il  eût  l'illusion  de  cette  vie 
à  deux  qui  était  toujours  à  l'horizon  de 
ses  pensées.  Des  étagères,  des  bibelots  em- 
bellirent l'appartement  :  elle  trouva  le  moyen 
d'y  faire  venir  des  rideaux  et  des  tapis  de  chez 
elle.  Quelquefois  ils  s'amusaient  ensemble 
de  dînettes,  de  gâteaux,  de  fruits  et  de 
vins. 

Jamais  ils  n'avaient  été  si  heureux.  Paul 
eut  des  ardeurs  de  vie  farouches.  Ses  bon- 
heurs étaient  pleins  de  détresses,  de  fureurs 
et  de  larmes.  Madeleine  s'y  voyait  emportée 
follement  et  de  ses  nerfs,  de  ses  sens,  de  son 
âme,  comme  roulée  en  un  tourbillon  forcené 


•236  L'AMANT  PASSIONNÉ 

et  doux.  Elle  en  sortait  elle-même  brisée, 
les  membres  endoloris,  avec  le  goût  d'une 
ivresse  triste  et  qui  avait  touché  à  la  mort. 
Paul,  exténué,  les  yeux  vides,  râlait  sa 
toux,  comme  à  Tagonie. 

Elle  s'alarma  :  sa  tendre  passion  l'enve- 
loppa, voulut  le  défendre  contre  lui-même. 
Elle  jura  qu'elle  ne  lui  appartiendrait  plus 
tant  qu'il  ne  serait  guéri  ;  dans  sa  faiblesse, 
elle  ne  se  reprenait  que  pour  mieux  se 
donner  ensuite. 

Paul  sentit  décliner  ses  forces  :  chaque 
soir,  un  frisson  le  glaçait.  Ses  nuits  étaient 
tourmenlées  de  cauchemars  ;  des  sueurs 
l'épuisaient;  il  y  eut  des  jours  où  il  ne  put 
aller  au  Palais.  Son  visage  martelé  aux  joues, 
évidé  aux  tempes,  sembla  avoir  été  travaillé 
comme  un  métal  au  feu  de  la  fièvre;  il  eut 
autour  de  l'éclat  sombre  des  yeux  une  sertis- 
sure de  stigmates. 

Madeleine  espéra  se  leurrer  encore  de  la 
pensée  d'un  mal  temporaire.  M""'  Larue, 
de  son  côté,  croyait  à  la  persistance  d'une 
de  ces  toux  dliiver  qui  ne  s'en  vont  qu'avec  le 
printemps.  Paul  s'élait  acheté  un  petit  miroir 
de  poche  où,  sitôt  qu'il  était  seul,  il  se  regar- 
dait, inquiet,  attentif,  tendu  comme  au  guet. 

—  Jusqu'au  bout,  murmurait-il,  comme  il 


L'AMANT  PASSION  m:  237 

l'avait  dil  un  aulre  soir  d'hiver  en  se  regar- 
dant dans  la  glace  de  son  cabinet  de  toilette. 

Il  fut  à  la  période  où  quelque  chose  au 
fond  de  l'être  est  secrèlement  averti  par  des 
signes  que  le  monde  ne  peut  comprendre. 
«  Horrible  et  délicieux  amour!  pensail-il; 
voilà  où  il  m'a  mené...  J'ai  franchi  le  pre- 
mier cercle  de  la  spirale  :  les  autres  à 
mesure  se  refermeront  sur  moi.  »  11  goûtait 
une  jouissance  cruelle  à  exagérer  son  mal  : 
il  s'irritait  si  elle  paraissait  elle-même  y  atta- 
cher trop  d'importance. 

—  Suis-je  donc  si  bas  que  j'excite  ta  pitié? 
s'écriait-il  en  lui  fouillant  les  yeux  d'un 
regard  cruel. 


CHAPITRE  XXIV 


On  approcha  de  Thiver.  Elle  commença  de 
venir  moins  souvent.  Elle  voulut  lui  arri- 
ver un  jour  dans  la  toilette  qu'elle  comptait 
porter  h  l'une  des  première  fêtes  de  la  sai- 
son. 11  Feut  à  lui  dans  la  beauté  nue  de  ses 
épaules,  sous  le  nuage  frémissant  des  légères 
étoffes.  D'une  frénésie  sauvage,  il  sembla 
la  disputer  à  des  rivaux.  Il  ne  put  la  dis- 
puter à  Cormont  qui  s'était  mis  en  tête  de 
donner  de  grands  dîners  :  le  mari  de  Made- 
leine, en  recevant  des  hommes  politiques, 
avait  espéré  pouvoir  se  faire  à  l'idée  de 
jouer,  lui  aussi,  un  rôle  au  parlement.  Paul 
trembla  pour  leur  bonheur  à  tous  deux,  il 
sentit  revenir  les  heures  longues  des  sépara- 


2i0  LAMAM  PASSIONNE 

lions  et  de  Tabsence.  Il  eul  au  cœur  le  vent 
froid  du  lourbillon  qui  allait  la  lui  reprendre. 

—  Eh  bien,  va,  dil-il,  abandonne-moi  en- 
core une  fois,  puisque  aussi  bien  cela  doit 
êlre  noire  vie  jusqu'à  la  fin...  Même,  si  tu 
veux,  nous  renoncerons  à  cet  appartement... 
Cela  te  rendra  plus  libre. 

Elle  plia  sous  lamerfume  du  mot. 

—  N'est-ce  pas  une  chose  affreuse?  dit- 
elle  doucement  en  pleurant.  Je  t'aime  autant 
qu'une  femme  peul  aimer  et  pourtant  c'est 
vrai,  je  suis  lâche,  je  n'ai  pas  le  courage  de 
rompre  avec  ces  sottes  habitudes  de  vie... 
Je  voudrais  te  donner  mon  existence  entière 
et  à  peine  je  puis  en  détacher  quelques 
heures  pour  toi.  Ah  !  méprise-moi  :  je 
m'accable  bien  plus  moi-même  de  n'être 
qu'une  misérable  poupée  aux  mains  d'une 
force  qui  me  domine. 

Il  fut  ému  de  sa  plainte,  la  prit  dans  ses 
bras. 

—  Je  L'ai  tout  sacrifié  moi,  Madeleine... 
ma  carrière,  mes  affections,  cette  maman  que 
je  surprends  quelquefois  se  détournant  pour 
me  cacher  la  rougeur  de  ses  yeux...  J'aurais 
pu  être  quelqu'un  au  barreau  :  j'avais  bien 
commencé...  Mais  tu  es  venue,  je  t'ai  tout 
donné...  Comme  tu  le  disais  un  jour,  on  n'a 


L'AMANT  PASSIONNE  2*i 

pas  deux  amours  :  il  faut  être  tout  à  Tun  ou 
à  l'autre...  J'ai  obéi  à  la  petite  main  qui 
devant  moi  faisait  le  signe  de  ma  destinée... 
Me  voilà  confondu  dans  la  cohue  parmi  tant 
d'autres  qui  n'avaient  ni  mes  moyens  ni  ma 
chance...  C'est  fini...  Je  suis  à  bout  d'éner- 
gie, de  courage,  je  n'ai  plus  de  goût  à  rien 
qu'à  loi...  Je  ne  suis  plus  même  certain  d'ai- 
mer maman...  D'ailleurs,  je  ne  me  plains 
pas  puisque  je  t'aime...  Ahl  écoute  encore 
ceci,  on  ne  sait  jamais  quand  on  partira; 
peut-être  je  n'en  ai  plus  pour  longtemps; 
tu  t'apercevras  alors  que  je  t'aurai  sacritié, 
par-dessus  le  marché,  ma  vie... 
Elle  lui  mit  la  main  sur  la  bouche. 

—  Je  t'en  prie,  c'est  affreux...  Pourrais- 
je  d'ailleurs  te  survivre? 

—  Toi,  tu  as  une  enfant,  tu  as  Paulette... 
Je  ne  parle  pas  de  ton  mari...  C'est  assez  pour 
que  l'ombre  s'allonge  sur  moi  sanst'atteindre. 

—  Mon  enfant,  ah  oui  I  mais  ai-je  été 
pour  elle  la  mère  que  j'aurais  dû  être,  que 
j'aurais  été  sans  mon  amour  pour  toi?  L'ai-je 
aimée  de  toute  mon  âme  comme  une  vraie 
mère  aime  son  enfant,  comme  ma  mère  à 
moi  m'a  aimée,  comme  t'aime  ta  mère  à  toi? 
Tu  sais  bien  que  tu  as  toujours  été  entre  nous 
quand  elle  tenait  si  peu  de  place  entre  toi 

21 


2i2  L'AMANT  PASSIONNÉ 

et  moi . . .  Ail  !  il  y  a  des  moments  où  je  crains 
d'être  un  jour  punie  en  elle  pour  avoir... 

Elle  s'interrompit  :  ce  fui  lui  qui  reprit 
pour  elle. 

—  Pour  avoir  manqué  à  ton  devoir,  au 
pacte  conjugal?...  Dis-le  donc. 

—  Mon  devoir,  c'est  toi,  puisque  je  t'aime, 
fit-elle  tranquillement.  Je  voulais  dire  :  pour 
avoir  oublié  qu'elle  était  venue  dans  ma  vie 
avant  loi. 

—  Si  c'est  ta  pensée,  dit-il,  en  lui  tou- 
chant la  main,  ôte  cet  anneau,  dont  le  sym- 
bole n'est  que  trop  clair;  tant  que  tu  le  por- 
teras au  doigt,  ne  seras-tu  pas  la  femme  de 
qui  un  mari  a  le  droit  de  tout  exiger? 

Il  se  mit  à  marcher  par  les  deux  chambres, 
et  il  parlait  tout  haut  avec  surexcitation. 

—  Commenl  ai-je  bien  pu  accepter  une 
telle  vie?..  Est-ce  qu'il  y  a  une  différence 
entre  un  escarpe  et  l'homme  qui  fait  ce  que 
je  ne  cesse  de  faire  depuis  si  longtemps? 

Devant  la  glace,  très  calme,  résolue  à  ne 
pas  se  fâcher,  elle  fixait,  avec  l'épingle  lon- 
gue, son  chapeau  dans  ses  cheveux. 

—  Mon  pauvre  ami,  tu  es  dans  un  de 
tes  mauvais  jours,  il  vaut  mieux  que  je  te 
quitte. 

—  Eh  bien  î  c'est  cela,   quitte-moi  pour 


LAMAM  PASSIONNÉ  243 

toujours  dit-il  avec  violence.  J'en  ai  assez  de 
toujours  jouer,  entre  ton  mari  et  toi,  le  triste 
personnage  d'un  amant  contraint  aux  pires 
turpitudes. 

11  se  tordait  de  fureur  et  d'amour,  les  fibres 
comme  enroulées  autour  d'un  cabestan  de 
douleur. 

—  Oui,  reprit-il  avec  le  plus  atroce  déses- 
poir, quitte-moi,  je  t'en  supplie,  puisque 
moi,  je  n'en  ai  pas  le  courage. 

Elle  n'écouta  plus  que  l'amour  et  la 
pitié  : 

—  Grand  chéri,  tu  n'as  pas  plus  envie 
d'être  quitté  que  je  n'ai  envie  de  te  quitter 
moi-même...  En  aurais-je  d'ailleurs  la  force 
plus  que  toi?  Tu  sais  bien  que  je  t'appartiens 
pour  la  vie. 

—  Pour  la  vie,  dis-tu... 

11  parut  échapper  à  une  hallucination  :  il 
passa  la  main  sur  son  front. 

—  Oui,  n'est-ce  pas,  pour  la  vie,  chère  et 
adorée  Madeleine!  J'étais  perdu  dans  les 
ombres,  j'ai  du  dire  d'affreuses  choses... 
Mais  tu  es  là;  la  lumière  se  refait  en  moi... 
Tu  es  toute  la  lumière  qu'il  est  possible  à 
mes  yeux  de  percevoir...  Madeleine!  je  t'en 
conjure,  ne  vois  plus  en  moi  qu'un  malheu- 
reux qui  ne  peut  vivre  sans  toi. 


244  L'AMANT  PASSIONNE 

11  la  prit  passionnément  dans  ses  bras, 
l'enferma  dans  une  étreinte  ardente. 

—  Je  suis  le  pauvre  des  grandes  roules,  je 
suis  Taffamé  d'amour,  lu  sais  bien...  Mais 
pourrais-je  jamais  supporter  encore  le  retour 
de  notre  vie  de  l'autre  année?  Ah!  ces 
semaines  sans  te  voir...  Le  tourbillon  là-bas 
t'emportant  pendant  qae  moi  j'agonisais  à 
l'attendre... 

—  Je  te  jure,  fit-elle  dans  un  élan. 
Il  l'arrêta  : 

—  Mais  non,  ne  jure  pas,  tu  ne  pourrais 
tenir  ton  serment. 

—  Ahl  comme  il  me  connaît  I  s'écria- 
t-elle,  dépitée  contre  elle-même...  Et  pour- 
tant, en  te  jurant,  je  suis  sincère.  Laisse 
seulement  passer  un  mois... 

Elle  jeta  son  chapeau  et  resta  près  d'une 
heure  encore  avec  lui. 


CHAPITRE  XXV 


Paul,  dans  leur  petite  solitude  d'amour, 
quelquefois  Tattendait  pendant  des  heures. 
Un  fiacre  enfin  la  débarquait.  Elle  le  trouvait 
malheureux,  irrité,  les  nerfs  tendus. 

—  Je  l'en  prie,  ne  me  gronde  pas...  Si  lu 
savais  quelle  femme  occupée  je  suis! 

—  Eh  bien!  s'écria-t-il,  que  je  crève  et 
que  tu  en  sois  la  faute .. . 

—  Non,  non,  ce  n'est  vrai  !..  Tu  n'as 
rien  dit. 

Et  elle  lui  appuyait  aux  lèvres  lepetitmou- 
choir  de  batiste  parfumé  qu'elle  chiffonnait 
toujours  entre  ses  doigts.  Son  odeur  le  gri- 
sait :  c'était  comme  le  goût  même  de  sa  vie 
qu'elle  lui  jetait  dans  le  nerveux  bouquet 

21. 


246  L'AMANT  PASSIONNÉ 

sensuel  effeuillé  de  ses  gestes.  Encore  une 
fois  il  oubliait  tout,  la  prenait  sur  ses  ge- 
noux. 

—  C'est  fini,  pardonne-moi...  Je  ne  mé- 
rite pas  que  tu  m'aimes. 

—  Méchant,  qui  à  peine  m'as  regardée!... 
Me  trouves-tu  à  ton  goûl?...  Je  suis  si  heu- 
reuse, chéri,  quand  tu  me  frôles  des  yeux. 

Des  jours  ensuite  passaient  sans  qu'elle 
revînt.  Ses  jolis  yeux  étaient  les  étoiles  qui 
ailleurs  éclairaient  un  autre  monde.  Elle 
ne  cessait  pas  d'être  la  plus  amoureuse  et  la 
plus  détachée  des  femmes.  Paul,  avec  la 
souffrance  de  toutes  les  brisures  que  sa 
disparition  mettait  dans  sa  vie,  s'enrageait, 
courait  porter  des  lettres  chez  la  bonne 
Angèle.  A  ses  réponses,  il  avait  des  suspens 
angoissés  où,  dans  la  petite  mort  de  son  être, 
il  n'entendait  plus  que  les  bonds  fous  de  son 
cœur.  «  Que  ne  me  trompe-t-elle  !  Peut-être 
alors  aurais-je  le  courage  de  rompre  des 
liens  détestés  !  »  se  disait-il.  Elle  lui  écrivait 
et  il  était  heureux. 

Il  se  remit  au  travail;  quelquefois  le 
j)elit  jour  le  surprenait  déblayant  des 
arriérés  d'affaires.  Ses  forces,  excédées 
d'amour,  de  peine  et  d'ennuis  incessants, 
déclinèrent.   Vers    le  soir  réguHèrement  il 


I/AMANT  PASSIONNÉ  247 

était  repris  de    son   frisson   :   un  sillement 
glacé  lui  courait  entre  les  épaules. 

Un  jour,  chez  lui,  en  déjeunant,  Cormont 
eut  un  mot  terrible. 

—  Décidément  Larue  est  marqué...  Le 
pauvre  diable  a  du  plomb  dans  l'aile! 

Elle  le  défendit  d'un  cri  : 

—  Vous  le  tuez  ! 

—  Bah!  c'est  un  soin  qu'il  prt.'ud  lui- 
même...  Mais  oui,  sa  relation  avec  une 
femme  mariée...  C'est  le  secret  de  polichi- 
nelle! 

—  Ah! 

Elle  le  regarda  avec  stupeur  :  sou  visage 
n'exprimait  qu'une  grosse  malice  égayée. 
Elle  le  détesta  et  l'aima  pour  son  égoïsme 
et  sa  crédulité.  «  Il  ne  sait  rien  ».  pensa- 
t-elle,  avec  une  joie  délivrée.  Elle  céda  à  un 
sentiment  de  rancune,  de  mépris  et  de  féro- 
cité tranquille  en  lui  disant  : 

—  Eh  bien,  c'est  vrai,  je  la  connais,  c'est 
une  honnête  femme... 

—  Son  nom  ? 

—  Ah,  non,  puisqu'il  faudrait  dire  le  nom 
de  son  mari... 

Elle  voulut  voir  Paul  le  jour  même;  elle 
lui  écrivit  qu'elle  arriverait  «  chez  eux  »  dans 
l'après-midi. 


248  L'AMANT   PASSIONNÉ 

—  Ah!  chéri,  quelle  joie  I  Tant  de  jours 
encore  une  fois!...  J'avais  une  heure,  je  suis 
accourue.  Serre-moi  bien  contre  toi. 

Elle  vit  les  deux  plis  profonds  qui  lui  creu- 
saient les  joues  et  fut  bouleversée. 

—  Ai-je  à  ce  point  l'air  malade?  fit-il, 
frémissant  sous  l'insistance  de   son  regard. 

—  Mais  non...  Jamais  je  ne  t'ai  trouvé 
mieux. 

—  Est-ce  bien  vrai?  Dis-tu  bien  ta  pensée? 

—  En  peux-tu  douter? 

^<  Se  peut-il  que  j'aie  été  aveugle  au  point 
de  me  faire  illusion?  »  songeait-elle,  avec 
l'accablement  des  évidences. 

—  Viens,  fit-il. 

Elle  se  sentit  prise,  se  défendit  au  moment 
où  il  Fenlraînait. 

—  Je  ne  veux  pas...  Je  t'en  prie,  laisse- 
moi... 

Elle  se  méprisa,  méprisa  son  charme 
d'amour  en  un  tel  moment.  Elle  sentit  que 
jusque  sur  les  marges  de  la  tombe  il  Teût  dé- 
sirée. De  nouveau  elle  jura  de  se  refuser  s'il 
pouvait  être  ainsi  sauvé. 

—  Pas  maintenant. 
Paul  la  scrutait. 

—  Tu  as  un  secret  que  tu  ne  dis  pas. 

—  Moi?  rien. 


L'AMANT  PASSIONNÉ  249 

—  Alors  c'est  que  tu  me  trouves  biea 
bas?... 

—  Sois  Iranquille,  ajouta-t-il  en  ricanant, 
je  saurai  bien  t'averlirà  temps. 

11  fut  à  ses  pieds,  amoureux  et  suppliant. 
Le  grand  désir  passa...  a  Mais  c'est  hor- 
rible, pensait-elle  ensuite,  la  dernière  des 
femmes  n'eût  pas  fait  cela...  »  Elle  le  quitta, 
se  jeta  dans  le  fiacre  qui  Taltendait,  et  là, 
subitement,  elle  était  prise  d'une  crise  de 
sanglots. 


CHAPITRE   XXYI 


Paul  lui  écrivit  :  le  médecin  lui  défendait 
de  sortir;  il  la  priait  de  venir  chez  lui. 
Elle  remarqua  tout  de  suite  l'altération  de 
ses  traits  :  une  semaine  avait  suffi  pour  le 
vieillir  de  dix  ans.  Il  était  étendu  sur  le 
divan.  Elle  lui  prit  la  tête  et  à  deux  mains 
la  tint  appuyée  dans  la  chaleur  de  sa  vie. 
Elle  sentit  ainsi  lui  passer  au  cœur  les 
secousses  de  sa  toux  qui  parfois  ressemblait 
à  un  aboi  :  sa  souffrance  fut  infinie.  Tout 
à  coup,  il  relevait  le  visage  ;  elle  ne  put 
maîtriser  un  mouvement. 

—  Va,  dit-il,  je  l'ai  bien  vu...  Tu  ne  me 
donneras  plus  le  change,  celte  fois. 

Il  pesa  sur  ses  poings,  fit  un  effort  pour  se 
dresser. 


2o2  L'AMAXT  PASSIONNE 

—  Ahl  dit-il  sourdement,  tu  es  belle,  tu 
es  jeune,  tu  es  jolie,  toi,  pendant  que  moi, 
je  m'en  vais...  Ne  me  dis  rien,  c'est  inutile... 
Je  sais  où  j'en  suis...  Encore  une  couple  de 
mois  et  maman  pourra  commander  sa  robe 
noire...  Quant  à  toi... 

—  Moi,  dit-elle  en  riant,  la  mort  dans 
Fàme,  je  me  ferai  faire  une  toilette  fleurie 
de  roses... 

—  Pourquoi  pas  si  tu  as  ce  jour-là  quelque 
bal  oia  montrer  la  gorge  et  tes  épaules... 

—  Assez!  dit-elle  en  tombant  à  ses  pieds... 
C'est  là  un  jeu  atroce. 

—  Mais  non...  le  jeu  de  la  vie  et  de  la 
morl,  simplement. 

Il  fut  épouvanté  lui-même  de  la  haine 
qu'il  éprouvait  en  ce  moment  pour  elle. 

D'un  visage  presque  souriant,  elle  lui  dit 
le  mot  très  doux  qui  pardonnait  : 

—  Tu  auras  beau  faire,  lu  ne  me  décou- 
rageras pas  de  t'aimer. 

Une  lumière  aussitôt  déchirait  la  nuit 
furieuse  qui  étail  en  lui;  sa  sensibilité  se 
délia. 

—  Ah!  Madeleine,  ne  plus  soutïrir...  S'en 
aller  pendant  qu'on  est  aimé  encore... 

—  Tu  m'oublies  donc,  moi  qui  ai  un  en- 
fant et  ne  pourrais  te  suivre  ! 


L'AMANT   PASSIONNÉ  203 

Il  était  retombé  sur  le  divan  et  lui  avait 
noué  les  mains  autour  de  la  laille.  Il  demeu- 
rait perdu  comme  en  songe. 

—  Mourir?  Non,  dit-il  enfin,  mais  fuir 
ensemble,  aller  là- bas  aux  îles  où  il  fait 
chaud...  La  chaleur,  le  soleil!  Est-ce  que  ce 
n'est  pas  la  loi  du  monde  sensible,  comme 
l'amour  est  pour  l'homme  le  cœur  de  la 
vie?... 

Elle  le  sentit  échappé  aux  omhres;  il 
avait  rebondi  par-dessus  les  clôtures  de  la 
mort  jusqu'aux  jardins  fleuris  de  l'éternelle 
joie  promise  aux  amants  longtemps  malheu- 
reux. La  tête  roulée  dans  son  épaule,  il  sui- 
vait, en  paroles  lentes,  la  vision  heureuse. 

—  Au  bord  des  eaux  bleues,  sur  un  rivage 
de  fleurs  et  de  parfums,  connaître  enfin  l'i- 
vresse de  vivre,  Madeleine...  Ne  plus  jamais 
être  séparés  et  vivre,  vivre,  vivre  à  deux... 
loin  du  monde,  des  tracas,  de  la  réalité  hor- 
rible... Nous  aurions  là  une  petite  maison 
dans  les  roses,  une  maison  qui  regarderait  la 
mer...  la  maison  du  bonheur.  Nous  emmè- 
nerions Paulette,  maman  aussi,  si  tu  vou- 
lais. Elle  vendrait  ses  petites  terres...  Moi 
je  travaillerais,  j'écrirais.  Je  ne  serais  pas 
gêné  pour  nous  assurer  à  tous  la  vie...  Dis, 
le  veux-tu?  Jure-moi. 


_:,.  LAMAM  PASSIONNE 

—  Oui,  je  le  jure,  dit-elle  sincèremeni, 
eaiporlée  d'un  élan  poignant. 

Des  jours  mauvais  suivirent.  Il  eut  des 
crises  de  découragement  morne  où  il  demeu- 
rait détaché  de  tout,  étendu  sur  le  divan,  les 
mains  en  croix  à  la  poitrine.  Il  ne  sortait 
de  son  état  d'accablement  que  pour  pleurer 
pendant  des  heures,  en  gémissant  avec  de 
petits  cris  d'enfant.  M"^'  Larue,  qui  ne  le  quit- 
tait plus,  inclinait  son  grand  visage  impas- 
sible et  lui  passait  un  mouchoir  sur  les  yeux. 

—  Maman...  maman... 

Il  l'attirait,  lui  roulait  son  front  entre 
les  épaules,  d'une  peine  tendre  et  puérile... 
Le  premier  âge  de  la  famille  se  reformait 
dans  ce  groupe  de  la  mère  et  du  fils  unis 
j)ar  la  douleur,  comme  au  temps  où  entre 
It'S  mamelles  qui  l'avait  nourri,  elle  berçait 
ses  petites  fièvres  enfantines. 

—  Ce  n'est  rien,  mon  (i,  mon  cher  fi,  cela 
se  passera...  Toine  et  moi,  nous  prions  tous 
les  jours  le  bon  Dieu  pour  toi. 

Et  c'était  vrai  :  tous  les  matins,  la  vieille 
servante  partait  entendre  la  messe  basse  à 
l'église  du  quartier.  De  son  argent,  elle 
achetait  un  petit  cierge  qu'elle  brûlait  devant 
l'autel  de  la  Vierge.  M"""  Larue  pendant  ce 
temps  lisait  les  prières  chez  elle. 


L  AMANT   PASSIONNE  :2.  :. 

—  C/esl    cela,    oui,    prie    le  bon   Dieu, 
disait-il  en  souriant. 

La  bonne  émoi  ion  d'ailleurs  s'en  allait 
vite.  Il  demandait  à  sa  mère  de  le  laisser:  il 
voulait  êlre  seul,  en  un  besoin  cruel  d'oubli. 
Il  goûtait  une  joie  précieuse  à  soufirir 
d'un  abandon  universel  qui  se  refermait  sur 
lui,  comme  dans  les  hautes  herbes  d'un  ci- 
metière de  village,  des  pas  venus  à  la  suite 
d'un  convoi  funèbre.  Alors  il  se  reprenait 
d'une  irritabilité  sèche  et  ^violente.  Une  ré- 
volte montait,  des  blasphèmes  contre  la  vie 
et  la  nature.  Ah!  qu'il  haïssait  Madeleine 
dans  ces  moments  I  Et  puis  il  se  ti'ainait 
jusqu'au  tiroir  où  il  cachait  ses  portraits.  Il 
les  prenait  tous,  les  regardait  l'un  après 
l'autre  longtemps,  leur  souriant  comme 
autrefois. 

—  Amie,  délicieuse  amie.,,  toute  ma  vie. 

Lentement,  pendant  des  minutes,  il  redi- 
sait son  nom,  d'une  joie  infinie.  11  portait 
ensuite  les  portraits  h  sa  bouche,  les  cou- 
vrait de  ses  baisers  :  il  croyait  les  sentir 
frémir  sous  la  pression  de  ses  lèvres. 

—  Madeleine...  Madeleine,  appelait-il. 

Si  quelqu'un  arrivait,  il  les  cachait  sur  sa 
poitrine,  à  l'endroit  où  son  cœur  avait 
toujours  si    terriblement   battu   pour   elle. 


256  L'AMANT   PASSIONNÉ 

—  Personne  ne  se  doule  qu'elle  esl  là 
vivante,  sur  ma  peau,  soupirait-il  avec  un 
secret  plaisir. 

Mais  bientôt  une  obsession  le  lassait, 
l'accablait  :  il  se  tourmentait  d'efforts  pour 
ne  plus  penser  à  elle.  Dans  le  silence  de  la 
chambre,  il  la  suppliait  : 

—  Chère  Madeleine,  ne  vois-tu  pas  que 
lu  me  tues? 

Un  jourquelle  lui  apportait  un  grand  bou- 
quet de  lilas,  il  le  lui  arracha  des  mains. 

—  Cruelle,  me  crois-tu  donc  insensible  à 
l'ironie  d'une  telle  offrande?  Tu  m'apportes 
le  printemps  à  moi  qui  me  meurs...  Va,  je 
t'ai  en  horreur  autant  que  ces  fleurs  elles- 
mêmes. 

—  Tu  oublies  donc,  s'écria-l-elle,  que  c'est 
aujourd'hui  l'anniversaire  de  notre  amour... 
Ici-même,  sur  le  divan  que  tu  jonches  de 
ces  lilas  lacérés,  nous  nous  aimâmes  pour  la 
première  foisî 

—  Jour  funeste...  Jour  à  jamais  malheu- 
reux! 

—  Ah!  gémit-elle,  que  t'ai-jefait  pour  que 
lu  me  tortures  ainsi? 

Aussitôt  il  lui  demanda  pardon,  et  d'une 
tendresse  infinie,  il  lui  disait  : 

—  Viens  là...  prends  ma  tête  contre  toi, 


LAMANÏ   PA^^10^^■fc:  257 

laisse-la  un  peu  de  temps  sur  ton  sein... 
L'orage  passera...  N'es-lu  pas  pour  moi  le 
refuge  et  la  paix?  Vois,  déjà  l'orage  est 
loin...  C'est  encore  une  fois  le  beau  ciel  qui 
est  revenu. 

Il  eut  une  heure  d'effusion  exaltée  où  il  se 
reprit  à  l'espoir,  à  la  vie  :  il  redevint  le  jeune, 
ardent  et  sensible  amant  des  commence- 
menls  de  leur  amour. 

—  Tant  que  tu  es  là,  je  revis,  la  jeunesse 
me  revient  à  flots  ..  Toi  seule,  amie,  peux 
me  guérir...  .N'es-tu  pas  pour  moi  toute  la 
vie?  Ah  I  que  tu  es  jolie  I  que  celte  robe  te  va 
bien! 

Il  lui  prenait  longuement  les  mains,  ne  la 
laissait  pas  partir. 

—  Chaque  fois  que  tu  t'en  vas,  c'est 
pour  toujours...  Xe  reste  pas  longtemps 
sans  revenir,  cette  fois  :  il  faut  bien  que 
tu  t'habitues  au  jour  ou  tu  ne  partiras 
plus. 

Du  seuil,  la  main  au  bec-de-cane,  elle 
s'attardait  à  le  regarder,  lui  souriait,  levait 
le  doigt. 

—  Pas  d'imprudences  I 

—  Non...  Je  veux  guérir...  Je  le  veux... 
pour  toi  I 

Un  repos  absolu  lui  fut  ordonné.  Il  passait 


•>o8  LAMAM  PASSIOMNE 

les  jours  allongé  sur  le  divan,  des  coussins 
tassés  sous  les  épaules. 

Par  les  fenêtres  ouvertes  et  qui  ne  se 
refermaient  plus,  même  la  nuit,  entraient 
les  bruits  de  la  ville,  la  rumeur  des  petits 
ménages,  la  chanson  des  mères  berçant  des 
enfants.  Il  n'entendait  rien,  les  sens  morts 
à  tout  ce  qui  n'étaii  pas  la  guérison.  Sa  vie 
l'intéressa  seule  dans  l'universalité  des  vies  : 
elle  lui  monta  aux  yeux,  ardente,  guerrière, 
lui  ditalant  les  pupilles,  brûlant  d'un  feu  noir 
sous  le  froncement  de  ses  sourcils.  On  sentit 
le  grand  combat,  la  lutte  des  puissances  au 
bord  de  l'inconnu.  Le  médecin,  après  l'y 
avoir  encouragé,  s'effrava  de  cette  volonté 
trop  tendue  qui  lui  raidissait  l'âme  jusqu'à  la 
casser.  Il  lui  recommanda  moins  d'àpreté,  un 
abandon  plus  docile  à  la  nature.  Paul  s'impa- 
tientait, disait  d'un  claquement  de  langue  : 

—  Laissez  donc,  je  veux  vouloir... 

Et  ce  mot  qu'il  ne  cessait  de  se  dire  à  lui- 
même,  quelquefois,  derrière  les  portes  refer- 
mées, montait,  déchiré  par  la  toux  comme 
un  défi  sous  le  genou  d'un  ennemi. 

—  Je  veux...  Je  veux... 

Il  ne  semblait  plus  penser  à  Madeleine. 
Elle,  cependant,  venait  presque  tous  les 
jours. 


1/AMANT   PASSiUNNK  25'.i 

—  Chéri... 

Elle  s'asseyait  près  du  divan.  Elle  lui  pre- 
nait la  main  qu'il  lui  abandonnait  un  peu 
de  temps;  mais  bientôt  il  la  lui  retirait,  et, 
les  mains  en  croix  sur  la  poitrine,  s'immo- 
bilisait dans  son  altitude  rigide.  Elle  eut  l'ob- 
session du  terrible  geste  funèbre  des  morls 
entre  les  cierges  de  la  veillée.  Elle  s'efforçait 
de  sourire. 

—  Autrefois,  c'était  loi...  Ahî  comme  tu 
les  lui  baisais  ses  mains,  à  la  petite  poupée... 
Maintenant  c'est  mon  tour...  Je  suis  une  ma- 
man qui  a  deux  enfants  à  dorloter. 

De  nouveau  elle  lui  prenait  les  mains,  les 
baisait  comme  au  temps  de  l'amour,  longue- 
ment, pour  avoir  un  prétexte  à  les  garder 
entre  les  siennes. 

Paul,  les  dents  serrées,  l'éiudiait  d'un  re- 
gard aigu. 

—  Tu  ris...  Comme  tu  dois  êlre  triste! 
dit-il. 

Une  fois  qu'elle  arrivait  sur  la  pointe  des 
pieds,  croyant  qu^il  dormait,  il  ouvrit  les 
yeux  : 

—  Que  viens-tu  faire  ici?  Yiens-tu  voir 
011  j'en  suis? 

Doucement  elle  lui  demanda  : 

—  Veux-tu  que  je  m'en  aille? 


200  L  AMAM   PASSIONNE 

—  Oui,  c'est  cela,  j'aime  mieux  être  seuL 
Ah  cette  fois  c'était  bien  fini!  La  grande 
ombre  l'avait  touché  au  cœur:  elle  le  sentit 
déjà  mort  dans  cette  mort  de  leur  grand 
amour  1  Elle  sortit,  dut  s'appuyer  au  mur, 
défaillante,  sans  force  pour  arriver  jusqu'à 
la  rue. 

Tout  à  coup,  dans  le  silence  de  la  maison, 
une  porte  s'ouvrait  :  M""'  Larue  fut  devant 
elle;  c'était  la  première  fois  que  le  hasard 
les  faisait  se  rencontrer.  Madeleine  eut  un 
cri.  landis  que  M™'  Larue,  surprise  comme 
en  faute,  toute  raide,  s'effaçait  contre  le 
mur  pour  la  laisser  passer.  Il  y  eut  alors  de 
la  part  de  Madeleine  une  chose  très  belle,  à 
laquelle  jamais  ni  l'une  ni  l'autre  n'auraient 
pu  penser.  Elle  fléchit  le  genou  : 

—  Oh  î  Madame... 

E!le  ne  trouvait  rien  autre  chose  à  dire, 
et,  ayant  pris  la  robe  de  M""'  Larue  entre 
ses  mains,  elle  la  porlait  à  ses  lèvres. 

—  Mon  pauvre  fî!  gémit  celle-ci. 

Elle  avait  tiré  son  mouchoir,  et  elle  qui, 
depuis  longtemps  n'avait  plus  pleuré,  main- 
tenant avait  un  petit  sanglot  sec  comme  un 
hoquet. 

Elle  se  moucha,  aperçut  Madeleine  à  ses 
pieds. 


L'AMANT  PASSIONNE  261 

—  Levez-vous,  Madame. 

Un  râle  leur  arri^a,  le  déchirement  dune 
toux  par  delà  la  porte.  Madeleine  Iressaillii, 
resta  tournée  vers  la  chambre,  son  cœur 
arrêté.  M"""  Larue  leva  la  main  vers  le  ciel 
sans  rien  dire.  Et  puis,  d'une  politesse  un 
peu  cérémonieuse,  elle  la  faisait  entrer  dans 
le  petit  salon.  Toutes  deux  s'assirent  l'une 
devant  Tautre.  Madeleine,  toujours,  croyait 
entendre  le  grelottement  de  la  toux  derrière 
la  porte. 

La  mère,  toute  droite  dans  son  fauteuil, 
ienait  son  front  penché  vers  le  tapis.  Made- 
leine avait  une  douceur  à  pleurer  sans  bruit 
près  d'elle.  Soudain,  dans  le  silence  froid 
de  la  pièce,  elles  s'aperçurent;  elles  ne 
s'étaient  pas  encore  regardées  jusque-là. 
Madeleine  eut  un  saisissement  à  voir  ce 
grand  visage  dur,  si  différent  de  celui  qu'elle 
lui  croyait.  M""' Larue,  sans  un  pli  aux  joues, 
étudiait  la  femme  qui  lui  avait  pris  son  fils. 
Elles  se  jugèrent,  et  aucune  des  deux  ne 
parlait.  Madeleine  avait  mis,  ce  jour-là,  pour 
faire  des  visites,  une  de  ses  toilettes  les  plus 
claires.  Elles  se  regarda  dans  la  glace,  vit 
les  plumes  roses  de  son  chapeau  dans  les 
demi-teintes  de  la  pièce;  et  une  petite  honte 
lui  venait  près  de  la  mère  tout  en  noir. 


262  L" AMANT   PASSIONNÉ 

Cinq  heures  sonnèrent  et  lui  firent  cinq 
blessures  au  cœur,  a  Mon  pauvre  cht^ri,  il 
faut  bien  que  je  te  quitte  )^,  se  dit-elle  comme 
s'il  eut  été  là,  comme  elle  le  lui  avait  dit  si 
souvent  autrefois,  en  entendant  sonner  la 
même  heure  par-dessus  leurs  baisers.  Et 
c'était,  comme  alors,  l'éternelle  visite  à  faire, 
le  monde,  la  vie  qui  se  rappelaient  à  elle.  Elle 
se  tamponna  les  yeux  avec  son  tortillon  de 
mouchoir  parfumé.  Toutes  deux  presque  en 
même  temps  se  levèrent.  Elles  se  retrou- 
vèrent droites  l'une  devant  l'autre  comme 
dans  le  corridor,  tout  à  l'heure,  mais  l'émo- 
tion était  passée. 

^P"  Larue,  impassible,  sans  regard,  atten- 
dait qu'elle  parlât.  Madeleine  chercha  un  élan. 
Elle  ne  put  rien  trouver,  l'âme  gelée,  à  bout 
de  force.  Elle  tendit  sa  main  restée  gantée. 

—  Oh!  Madame!  merci...  Si  vous  saviez 
comme  je  suis  malheureuse... 

—  Madame... 

Les  lèvres  longues  et  minces  de  M""'  Larue 
se  refermèrent  comme  sur  un  secret.  La 
mère  aussi  élait  malheureuse;  mais  sa  dou- 
leur n'éprouvait  pas  le  besoin  de  parler.  Ma- 
deleine eut  le  sentiment  que  ses  gestes  à  elle 
étaient  compassés  et   qu'elle   ne  ressentait 


LAMAM  PASSIONNE  263 

—  Mon  Dieu  1  j'éloufie,  pensa-t-elle  en  fai- 
sant un  pas  très  vile. 

Elle  avait  hâte  d'èlre  deliors.  Mais  encore 
une  fois  le  râle  moulait  du  fond  de  Tappar- 
lemoul.  Elle  se  retourna. 

—  Ohl  olil  fit-elle  secouée  dun  long- 
frisson. 

—  Oui,  dit  sèchement  M™'  Larue,  depuis 
Tautre  jour  ça  ne  finit  presque  plus. 


CHAPITRE   XXVII 


Un  matin,  on  remettait  à  l'adresse  de 
M""'  Cormont  un  petit  paquet;  elle  reconnut 
l'écriture  de  Paul  et  monta  l'ouvrir  dans 
sa  chambre.  C'était  un  mouchoir  maculé  de 
rouge,  le  même  mouchoir  qu'elle  lui  avait 
envoyé  arrosé  de  ses  larmes.  Un  billet 
l'accompagnait.  «  Tu  m'as  donné  tes  pleurs, 


VOICI  mon  sang.  » 


Elle  devina  qu'il  l'avait  pris  à  ses  lèvres, 
tout  chaud  et  empoisonné.  Une  seconde,  elle 
regarda  avec  stupeur  le  mouchoir,  puis 
d'un  mouvement  de  révolte  et  de  colère, 
elle  le  jeta  à  terre  devant  elle. 

—  Oh!  cria-t-elle  affolée,  se  cachant  la 
tête  dans  les  bras. 

23 


2Ô6  LAMAM  PASSIONNE 

il  sembla ,  en  lui  envoyant  cette  chose 
de  sa  vie^  avait  voulu  lui  reprocher  sa  morl. 
Elle  vit  toute  sa  haine ,  elle  sut  que  des 
deux  elle  seule  aimait  encore.  Et  c'était 
comme  tout  son  sang  à  elle-même  qui  lui 
sautait  à  la  gorge,  dans  le  saisissement  et 
Teffroi  des  taches  dont  se  poissait  la  ha- 
tiste. 

Elle  ne  voulut  plus  rien  regarder;  elle 
se  laissa  tomber  dans  un  fauteuil,  resta 
longtemps  hébétée,  toute  froide,  sans  pensci\ 
Et  puis,  du  fond  d'elle-même  montait  une 
idée,  une  idée  qui  jamais  ne  lui  était  venue  : 
après  tout,  lui  parti,  ce  serait  pour  deux 
la  délivrance.  «  Mais  c'est  affreux,  son- 
gea-t-elle;  moi  qui  donnerais  ma  vie  pour 
lui  !  » 

Elle  se  leva,  se  mit  à  marcher  dans  la 
chambre;  et  puis  elle  faisait  jouer  le  robinet; 
Feau  tournoyait.  D'un  mouvement  incons- 
cient, toute  frémissante,  avec  un  dégoût 
d'elle-même,  son  peignoir  tombé,  elle  s'épon- 
geait nerveusement. 

—  Ahl  mon  Dieu!  Mon  Dieu,  disait-elle 
toujours,  de  la  voix  machinale  des  grandes 
crises. 

Elle  sonna  la  femme  de  chambre,  se  lit 
apporter  des  costumes  : 


i;aMANT  passionne  267 

—  Non  pas  celui-là...  iN'imporle  lequel, 
mais  un  autre  plus  foncé...  Vile,  je  suis 
pressée. 

Elle  n'avait  plus  qu'une  pensée,  prendre 
une  voiture,  le  voir;  et  elle  se  laissait  coif- 
fer, habiller,  sa  vie  déjà  parlie  là-bas,  avant 
elle. 

—  Dépêchez-vous,  voyons... 

—  C'est  que  Madame  ne  sort  jamais  si 
malin. 

—  Maintenant  un  chapeau...  pas  de 
j)lumes. 

—  Madame  va  voir  un  parent  malade  ? 
Elle  tressaillit,  se  jela  de  la  poudre  sur  le 

nez,  les  joues,  autour  des  yeux,  à  coups 
pressés  de  sa  houppe.  Elle  fixait  ensuite  les 
épingles  dans  son  chapeau. 

«  Pourvu  que  je  trouve  tout  de  suite  un 
fiacre  »,  pensait-elle. 

Il  en  passa  un. 

—  Madameest  là?demandail-elle  à  Toine 
qui  lui  ouvrait. 

—  Xot'dame  est  sortie...  Elle  es,t  allée 
taire  son  marché  comme  sur  l'ordinaire... 
J'vas  à  voir  à  vous  m'ner  :  s'pourrait  qu'i 
dorme,  not'  cher  Monsieur. 

—  C'est  cela,  oui,  bonne  Toine...  Dites 
que  c'est  moi,   que  je  ne  le  dérangerai  pas 


268  L'AMANT   PASSIONNE 

longtemps,    que  je  tiens    absolument   à  le 
voir...  J'aLtendrai  ici...  Allez  vite. 

Toine  glissa  dans  ses  socques;  mais  déjà 
Paul  avait  entendu  la  voix  de  Madeleine  et 
criait  : 

—  C'est  elle,  Toine?  Oh  I  oui,  qu'elle 
vienne  I  Qu'elle  vienne!... 

Elle  entrait  sur  la  pointe  des  pieds.  Elle 
fut  une  vision  de  joie  et  d'été  dans  l'ampleur 
d'un  grand  bouquet  de  roses  qu'elle  tenait 
dans  son  bras.  Il  entendit  le  froissement  de 
ses  jupes  ;  et  aussitôt  il  se  levait  sur  un  coude, 
se  tournait  vers  elle  de  tout  son  buste.  Un 
immense  bonheur  amolhssait  la  fièvre  de  ses 
sclérotiques,  dans  la  maigreur  brûlante  de 
son  visage.  Il  regarda,  ébloui,  les  roses. 

—  Oh  !  la  vie,  la  vie  ! 

Elle,  toute  pâle,  remuée  d'angoisse,  de 
crainte,  de  joie^  souriait  à  la  fois  et  pleu- 
rait. 

—  Chéri...  chéri  ! 

Elle  ne  savait  plus  s'il  l'avait  haïe;  elle 
savait  seulement  qu  elle  l'aimait  toujours  du 
même  amour. 

Elle  disposa  les  roses  sur  une  chaise,  ôta 
son  chapeau,  déchira  avec  les  dents  ses 
gants  pour  être  plus  vite  à  lui;  et  il  lui  ou- 
vrait ses  bras.  L'effort  le  fit  retomber;  elle 


I/AMANT   PASSIONNÉ  269 

>e  mit  à  genoux  près  du  divan;  il  put  ainsi 
la  reprendre  conlre  lui. 

—  Pardon  !  ô  pardon!...  J'étais  fou,  c'était 
la  première  foi-;...  J'ai  cru  que  j'allais  mourir 
sur  l'heure.  El  alors  une  rage  m'a  pris...  J'ai 
vu  rouge...  C'est  après  seulement  que  j'ai  eu 
le  sentiment  d'avoir  commis  une  mauvaise 
action...,  une  làclielé,  oui... 

Elle  lui  toucha  la  bouche  : 

—  Tais-loi,  c'est  passé...  Mais  tout  de 
même,  ali  1  mon  chéri,  jamais  tu  ne  sauras 
ce  que  j'ai  soufïerl  dans  cette  minute  hor- 
rible ! 

Paul  était  retombé  ;  il  secoua  la  tête,  lui 
caressa  les  cheveux  de  ses  longues  mains 
pâles.  Et,  avec  un  grand  calme,  il  lui  di- 
sait : 

—  C'est  que...,  je  puis  bien  te  le  dire 
maintenant,  il  n'y  a  plus  d'espoir...  Ma  pauvre 
Madeleine,  je  partirai  bientôt  ! 

—  Tais-loi!...  Je  ne  veux  pas!...  Tu  ne 
partiras  pas  sans  moi! 

Elle  eut  une  crise  de  sanglots;  et  à  son 
tour  elle  l'avait  pris  dans  ses  bras;  elle  se 
roulait  dans  sa  poitrine,  baisait  ses  habits^ 
d'une  frénésie  de  douleur,  criant  toujours  : 

—  Non,  non,  je  ne  veux  pas  !... 

Paul,  avec  l'air  détaché  des  malades  sui- 

23. 


270  L  AMANT  PASSIONNÉ 

vaut  leur  idée,  attendait  que  ce  grand  éclat 
fût  passé  et  puis  disait  : 

—  Yois-tu.  il  n'y  a  rien  à  faire  à  cela... 
Je  meurs  de  ma  vie...  Je  t'ai  trop  aimée. 
Madeleine... 

il  ne  la  regardait  plus,  fixait  devant  lui  des 
yeux  vitreux.  Par  moments  il  se  passait  la 
langue  sur  ses  lèvres  sèches,  avec,  ensuite, 
de  petits  crachotements  dégoûtés,  comme 
s'il  y  retrouYait  Tâcreté  iodurée  du  sang. 
Elle  s'abandonna,  tassée  sur  ses  reins,  les 
mains  molles  et  traînant  à  terre,  rebon- 
dissante à  la  secousse  nerveuse,  automa- 
tique de  ses  sanglots  épuisés.  Un  silence 
comme  une  porte  retomba.  Elle  avait  mis 
son  mouchoir  entre  ses  dents  ;  elle  fut 
ainsi  bien  plus  terriblement  muette.  Et  lui 
semblait  Fécouter  se  taire  derrière  un  bâil- 
lon. 

—  Mais  crie  donc,  fit-il  à  la  fin...  On 
n'entend  plus  que  le  temps...  le  temps  qui 
ne  cesse  pas  de  marcher...  Madeleine,  pour- 
quoi te  tais-tu  ?...  Ah  !  oui,  c'est  que  tu  sais 
bien,  toi  aussi^  (juil  n'y  a  plus  rien  à  faire, 
que  tout  est  fini...  Parle,  je  t'en  supplie, 
dis  quelque  chose...  C'est  horrible,  ce  si- 
lence... 

Là-dessus,  il  l'attirait,  s'accrochait  à  elle 


LAMANT  PASSIONNÉ  271 

(lu  tâtonnement  épars  de  ses   doigts  à  ses 
épaules  et  à  sa  taillée 

—  Je  ne  veux  pas,  ne  me  laisse  pas  par- 
tir... Je  suis  trop  jeune,  je  t'aime  trop... 
0  Madeleine,  retiens-moi, j'ai  si  peur! 

—  Mais  tu  ne  partiras  pas...  Est-ce  que  je 
pourrais  vivre  sans  toi? 

Elle  se  haussa  sur  ses  genoux,  lui  tendit 
sa  bouche;  mais  il  retirait  la  sienne,  détour- 
nait la  tête  : 

—  Ne  m'embrasse  pas...  Tu  as  une  en- 
fant! 

Elle  eut  le  cri  de  l'amour. 

—  Mais,  toi,  n'es-tu  pas  mon  amant? 

La  passion  se  réveilla;  il  lui  prit  follement 
la  tête  et  la  couvrit  de  baisers.  Leurs  lèvres 
se  joignirent  :  à  longs  traits  il  y  but  la  vie; 
elle  y  buvait  la  mort. 

Il  sembla  vivre  toutes  les  heures  passées 
dans  l'heure  merveilleuse. 

—  Oui,  tu  es  mienne.  Hien  ne  nous  désu- 
nira... Qu'importe  ma  vie,  puisque  j'ai  la 
vie  à  toi!...  0  mort!  frappe,  emporte-moi 
tout  de  suite,  sa  bouche  sur  ma  bouche. 

Une  sensibilité  redoutable  l'exaltait.  Dans 
Tamour,  la  fièvre,  il  eut  une  minute  d'énergie 
suprême  qui  lui  rendit  la  beauté  jeune  et 
emportée  des  premiers  temps  de  leur  amour. 


272  L'AMANT   PASSIONNE 

—  Te  rappelles-tu  Tomelette  au  lard  chez 
la  paysanne?  Quel  joli  jupon  de  soie  rose, 
brochée  de  fleurs  de  pêcher,  tu  avais  ce 
jour-là!  Tu  disais  :  «  Jamais  je  n'ai  mieux 
déjeuné...  11  me  faudrait  si  peu  de  chose 
pour  vivre  avec  toi.  )>  Dis,  l'as-tu  toujours, 
ton  jupon  rose?  Promets-moi  de  le  mettre 
quand  lu  reviendras. 

Soudain  elle  vit  se  décomposer  son  visage; 
une  angoisse  lui  révulsa  les  yeux;  et  il 
n'avait  pas  le  temps  de  saisir  son  mouchoir: 
le  flot  jaillit. 

Elle  perdit  la  tête,  courut  à  la  porte. 

—  Toine  !  Toine! 

Celle-ci  arrivait  et  lavait  avec  Téponge  le  jet 
rouge  sur  le  divan  et  les  habits.  Elle  lui 
mouilla  ensuite  d'eau  de  Cologne  les  coins  de 
la  bouche,  les  tempes,  le  nez,  dans  un  simu- 
lacre de  toilette  funèbre  qui  tordit  le  cœur 
de  Madeleine  debout,  hébétée,  sans  forces,  les 
mains  croisées. 

La  mort  avait  passé  et  ne  s'en  allait  pas 
tout  à  fait.  Paul  était  retombé,  inerte,  les 
yeux  fermés,  un  creux  profond  aux  joues  où 
bridait  la  peau,  sa  maigre  poitrine  soulevée 
de  râles  précipités  qui  lui  sculptaient  les 
côtes. 

Machinalement  Madeleine  avec  son  mou- 


LAMANT  PASSIONNE  273 

choir  se  purifiait  les  lèvres;  et  puis,  comme 
si  Paul  fût  mort  réellemenl,  elle  commença 
de  dire  des  prières,  d'un  claquement  de 
salive  léger  à  la  bouche,  dans  le  grand 
silence  de  la  chambre.  Elle  ne  se  rendait 
plus  compte  de  ses  actes. 

La  porte  était  resiée  entr'ouverte;  elle 
entendit  un  pas  qui  venait.  Elle  tourna  la 
tète,  eut  un  saisissement  en  voyant  s'appro- 
cher la  grande  silhouette  noire  de  M™"  Larue. 
Celle-ci  entra,  lui  fit  un  salut,  vit  l'éponge, 
la  cuvette  ensanglantée.  Elle  devina  le  drame 
et  alla  vers  le  divan,  droite,  sans  une  parole. 

—  Maman!  dit  Paul  qui  la  sentit  près  de 
lui  et  ouvrit  les  yeux. 

—  Oui,  mon  fi,  c'est  moi,  ta  maman. 

Il  lui  lendit  la  main  et  elle  la  gardait  hu- 
mide, glacée,  dans  la  chaleur  des  siennes. 
Madeleine,  restée  debout  au  chevet,  eut  le 
sentiment  que  c'était  elle  qui  aurait  dû  être 
là,  près  de  lui,  le  réchauffant  de  sa  vie  jus- 
qu'au bout. 

Déjà,  dans  l'hallucination  des  ombres,  il 
semblait  l'avoir  oubliée.  Il  demeura  assez 
longtemps  immobile,  étendu  de  son  long, 
dans  une  grande  paix.  M"'  Larue  toujours 
lui  tenait  les  mains  dans  les  siennes.  Le  vent, 
par  la  lenêlre  ouverte,  glissait  jusqu'au  bon- 


274  L' AMANT  PASSIONNE 

quel  glorieux  sur  la  chaise  :  toute  la  chambre 
fut  pleine  de  leur  odeur.  Tout  à  coup,  dans 
le  silence  lourd  et  chaud,  un  cœur  de  rose 
se  défit.  Jl  Tenlendit  rouler  et  ouvrit  les 
yeux. 

—  Otez-les...  Je  ne  veux  plus  les  voir, 
cria-t-il. 

Les  roses  qui  avaient  été  sa  joie  autrefois, 
qu'il  aimait  tant  au  temps  de  la  robe  rose! 

AP""  Larue,en  emportant  le  bouquet,  passa 
devant  Madeleine  et  ne  la  regarda  qu'un 
instant,  d'un  œil  presque  sans  expression, 
mais  où  M""'  Cormont  vit  le  triomphe  de  la 
mère.  Elle  fut  un  inslant  seule  près  de  Paul. 

—  Au  revoir,  mon  chéri,  dit-elle  en  lui 
baisant  le  front. 

Il  la  regardaiten  souriant,  mi-endorrai.  Et 
un  mot  doucement  lui  venait  aux  lèvres  : 

—  Petite  poupée... 


CHAPITRE   XVIII 


—  Madame,  laissez-moi  Fembrasser  une 

dernière  fois... 

La  mère,  toujours  impassible,  les  yeux 
seulement  plus  enfoncés  aux  creux  noirs  des 
orbites,  sans  un  mot  s'était  écartée  du  lit. 

Madeleine  alors  à  petits  pas  lents  était 
venue  jusqu'à  lui;  elle  l'avait  longtemps  re- 
gardé, le  visage  tout  près  du  sien,  la  bouche 
ouverte,  aspirant  l'illusion  de  son  souffle. 
Elle  était  toute  glacée  au  dedans,  avec  le 
tremblement  d'un  grand  frisson  qui  ne  finis- 
sait pas.  . 

Elle  crut  qu'elle  allait  mourir  aussi  :  elle 
fit  mentalement  une  prière.  ^ 

—  Mon  Dieul  ayez  pitié  de  moi...  j'ai  un 


276  L'AMANT  PASSIONNE 

mari  et  une  enfanl...  Si  j'ai  péché,  que  du 
moins  ils  ignorent  combien  je  fus  cou- 
pable. Accordez-moi  la  grâce,  Seigneur,  de 
ne  mourir  que  chez  moi. 

Ensuite,  en  fermant  les  yeux,  comme 
quand  il  lui  prenait  la  bouche,  elle  avançait 
les  lèvres  et  se  mettait  à  baiser  son  front,  ses 
paupières,  ses  joues.  Elle  ne  savait  pas  qu'elle 
s'élait  couchée  sur  lui,  les  seins  écrasés  con- 
tre sa  poitrine.  Dans  le  désordre  de  la  mort, 
celle-ci  était  resiée  demi-nue  sous  l'écarte- 
ment  de  la  chemise. 

—  Paul...  mon  Paul,  disait-elle  sans  fin. 

iM*"*  Larue  apporta  les  draps.  Toine  dans 
la  commode  prit  une  chemise  empesée. 
Madeleine  reconnut  une  de  celles  qu'elle  lui 
avait  achetées  récemment.  Elle  aimait  lui 
voir  le  luxe  d'un  linge  délicat  comme  le  sien. 
Elle  eût  voulu  les  aider  à  l'ensevelir  dans 
cette  chose  venue  d'elle  et  qui  lui  resterait 
pour  Télernité.  Cette  idée  lout  à  coup  lui 
tournant  le  cœur,  elle  eut  une  crise  de 
sanglots  :  elle  n'avait  pas  pleuré  jusque-là. 
Maintenant  toutes  deux  près  du  corps  atten- 
daient. 

Elle  tomba  à  genoux,  les  mains  jointes 
par-dessus  les  draps  et  une  seconde  encore, 
elle  restait  là,  priant  pour  celui  qui  l'avait  si 


1.  AMANT   PASSIONNE  277 

follement  aimée  et  qui,  à  peine  refroidi,  déjà 
n'était  plus  à  elle. 

M"""  Larue  du  doigt  lui  toucha  Tépaule.  Elle 
tressaillit,  se  releva.  Elle  avait  vaguement 
conscience  que,  lui  parti,  elle  n'était  plus 
rien  dans  cette  chambre  où,  sitôt  qu'elle  lui 
arrivait,  il  Tenveloppait  de  sa  grande  caresse 
charmée  qui  lui  donnait  les  affres  d'une  petite 
mort  délicieuse. 

Elle  eût  voulu  trouver  une  parole;  ses  lè- 
vres s'ouvrirent;  elle  dit  seulement  : 

—  Madame... 

Et  puis  elle  s'inclinait  profondément  de- 
vant AP*  Larue  et  quittait  la  chambre  en 
glissant  comme  une  ombre,  les  mains  tâton- 
nantes devant  elle. 

Elle  revint  le  lendemain,  à  la  tombée  du 
soir,  après  les  dernières  visites  d'amis.  Elle 
demeura  longtemps  devant  le  lit ,  agenouillée, 
immobile,  disant  les  prières.  Elle  ne  cessait 
pas  de  regarder  son  visage  redevenu  beau  à 
travers  le  calme  énorme  de  la  mort.  Cepen- 
dant le  pH  amer  des  joues  n'avait  pas  disparu 
par  delà  la  vie  et  semblait  éterniser  sa  souf- 
france. Comme  elle  l'avait  fait  souffrir  î 
Comme  elle  s'en  voulait  d'avoir  été  frivole 
et  légère  à  côté  de  ce  grand  amour! 

M"'  Larue  une  seconde  la  laissa.  Aussitôt. 


278  L'AMAM   PASSIONNÉ 

avec  une  volupté  funèbre,  elle  lui  baisait  la 
bouche  qui  Tavait  elle-même  tant  baisée,  les 
yeux  qui  insaliablement  s'étaient  émer- 
veillés d'elle,  la  poilrine  où  son  cœur  avait 
dû  mourir  avant  le  reste  pour  avoir  battu 
d'une  force  surhumaine.  Tout  cela,  les 
grands  frissons,  les  désirs,  toutes  les  foHes 
de  leurs  trois  années  d'amour,  était  là,  dans 
l'allongement  rigide  de  ce  corps  qui  avait  été 
jeune,  ardent  et  souple  comme  une  vigne, 
avec  la  floraison  des  baisers  et  des  caresses  à 
la  bouche  et  aux  mains,  et  qui  maintenant, 
aux  terreaux  pourris  de  la  mort,  germait 
pour  la  décomposition  finale.  En  s'en  allant 
elle  ne  pouvait  chasser  de  ses  narines  l'odeur 
subtile,  empoisonnée,  respirée  avec  la  sen- 
teur des  cires. 

Quand  tout  fut  fini,  elle  s'étonna  de  se 
retrouver  encore  vivante,  avec  un  grand 
trou  vide  au  cœur  de  sa  vie.  Elle  faisait  les 
gestes  qu'elle  avait  toujours  faits.  Elle  allait 
chez  la  couturière  comme  par  le  passé  ;  elle  eut 
pour  le  monde  les  mêmes  jolis  yeux  de  pou- 
pée où  il  avait  tant  regardé  jouer  les  petits 
sables  d'or.  Et  seulement  elle  ne  se  sentait 
plus  vivre.  Paulette  elle-même  lui  était 
devenue  inditTérente.  Ce  fut  celle-ci  qui  la 
première  s'aperçut  que  ses  cheveux  avaient 


LAMAM   PASSIO.VNK  270 

blanchi  aux  lempes.  Elle  ne  l'avait  pas  re- 
marqué. Elle  sourit,  en  conçut  un  bonheur 
mélancolique.  «  Je  porterai  du  moins  son 
deuil  en  blanc  »,  pensa-t-elle. 

Elle  n'avait  pas  eu  à  se  plaindre  de  son 
mari.  Cormont,  pour  Tancien  stagiaire  et 
l'ami,  manifesta  des  regrets  décents.  Il  avait 
été  un  des  trois  orateurs  à  la  mortuaire  ; 
Madeleine  n'avait  pas  même  songé  à  l'en 
dissuader.  Tout  ce  jour-là,  elle  était  restée 
en  proie  à  un  terrible  désespoir.  Il  ne  sut  pas 
qu'elle  avait  voulu  demeurer  jusqu'au  bout 
dans  la  chambre,  près  de  la  bière.  Elle  l'avait 
embrassé  une  dernière"  fuis  à  travers  les  ais 
de  chêne  et  les  boulons  de  cuivre...  Puis  les 
hommes  étaient  venus  :  on  avait  cloué  des 
tentures,  posé  les  tréteaux,  allumé  les  lam- 
padaires. Toine  l'avait  fait  monter  dans  un 
fiacre  :  elle  avait  passé  une  après-midi  d'a- 
gonie chez  la  bonne  Angèle. 

Quand  elle  était  renirée,  Cormont  l'avait 
embrassée. 

—  Je  sais  que  lu  Taimais  bien...  Eh 
bien,  que  ce  te  soit  une  consolation,  tout 
s'est  bien  passé...  Beaucoup  de  monde,  tout 
le  barreau...  Moi,  j'étais  en  voix. 

11  était  content  de  l'effet  de  son  discours. 

Paulette,  elle,  pendant  deux  jours,  s'était 


280  LAMAXT  PASSIONNE 

tenue  repliée  dans  son  mystère  de  petite 
âme  obscure.  On  ne  sut  jamais  ce  qu'elle 
avait  pensé...  Elle  regardait  curieusement 
sa  mère,  el,  comme  il  lui  était  venu  une  pe- 
tite irritation  de  la  gorge  depuis  un  peu  de 
temps,  quelquefois  elle  toussait.  Mais  le 
troisième  jour  elle  alla  chercher  toutes  ses 
poupées  :  elle  les  embrassa  longtemps,  et 
puis,  avec  un  rire  sauvage,  elle  se  mit  à 
leur  casser  la  tète  contre  le  mur  :  «  Je  ne 
veux  plus  aimer  que  maman  ».  criait-elle  à 
chaque  tête  qu'elle  cassait.  Quand  le  mas- 
sacre fut  fini,  elle  s'assit  au  milieu  des 
débris  et  se  mit  à  pleurer  toujours  plus  fort, 
la  tète  roulée  dans  leurs  petites  robes. 

Madeleine  reprit  sa  vie  sans  pouvoir  se 
reprendre  à  la  vie  ;  elle  alla  en  visites,  chan- 
gea de  toilettes,  fut  de  toutes  les  fêles  comme 
s'il  était  toujours  là,  à  l'attendre,  l'oreille  ten- 
due au  roulement  des  fiacres  dans  la  rue.  On 
remarqua  seulement  qu'elle,  qui  aimait  les 
plumes  roses  à  ses  chapeaux,  en  avait  changé 
la  couleur.  Elle  avait  retrouvé  dans  ses  mises- 
bas  les  restes  du  jupon  à  fieurs  de  pêcher  dont 
il  lui  avait  parlé  si  amoureusement,  un  peu 
avant  la  fin.  Avant  de  se  coucher,  elle  les  re- 
tirait de  l'armoire  et  les  étendait  sur  son  lit. 
Elle  n'eut  plus  que  la  nuit  pour  pleurer  ;  elle 


L'AMANT   PASSIONNÉ  281 

pleurait  souvent  jusqu'au  jour.  Elle  avait 
toujours  son  affreuse  toux  clans  les  oreilles  ; 
sans  le  savoir,  quelquefois  elle  toussait 
comme  lui.  Elle  eut  voulu  dormir  toute  une 
semaine,  pour  ne  plus  l'entendre  du  fond  de 
sa  grande  lassitude  d'ame  et  de  corps.  Elle 
pensait  :  «  Etre  un  peu  morte  à  côté  de  lui!  ' 

Angèle,  toutes  les  semaines,  allait  poui- 
elle  renouveler  les  gerbes  de  fleurs  sur  la 
tombe...  Leur  vieille  amitié  s'était  faite  plus 
tendre.  La  petite  maîtresse  de  piano  eut  des 
soins  vraiment  attendris  pour  cette  douleur 
d'une  amie. 

Madeleine  n'avait  plus  revu  M""'  Larue  : 
elle  sentit  que  la  mère  farouchement  avait 
replié  sur  elle-même  un  des  plis  du  suaire 
où  de  ses  vieilles  mains  courageuses  elle 
avait  pour  jamais  couché  l'enfant  de  son 
adoration  et  de  ses  espoirs.  Madeleine  l'avait 
plainte  et  l'avait  jalousée  :  elle  était  la  fa- 
mille qui  à  ses  bras  d'amante  avait  arraché 
l'homme  qui  était  sa  vie.  Elle  se  rappela 
qu'une  fois  Paul  lui  avait  dit  : 

—  Qui  sait?  Peut-être  il  arrivera  un  mo- 
ment où  la  famille  voudra  te  reprendre  à 
moi,  toute  chaude  encore  de  nos  baisers,  où 
elle  brisera  nos  deux  cœurs  pour  les  offrir 
en  holocauste  à  l'ordre  social. 


■282  L*AMA>T   PASSIONNÉ 

C'était  sa  mère,  à  lui,  qui  l'avait  repris. 

Puis  le  temps  fit  son  œuvre  :  la  part  de 
vie  qu'elle  lui  avait  donnée  commença  à  se 
ressouder  à  l'autre,  à  celle  qui  était  sa  vie 
régulière  d'honnête  femme.  Elle  fut  plus  près 
de  son  mari  et  de  sa  fille  ;  sans  rien  perdre 
de  sa  douleur,  Madeleine  se  vit  moins  mal- 
heureuse. Elle  éprouva  vaguement,  à  ne  plus 
être  ohligée  de  toujours  mentir,  une  impres- 
sion d'allégement.  Des  choses  mortes  en  elle 
se  réveillèrent  ;  son  cœur,  comme  un  caïeu 
au  fond  d'un  pot,  se  remit  à  germer  aux  pe- 
tites joies  médiocres,  aux  vanités,  à  la  vie 
qui  remontait.  Sa  dévotion  aussi  avait  aug- 
menté; elle  priait  surtout  pour  le  repos 
éternel  de  Paul;  elle  commença  à  le  sentir 
moins  mort  en  elle  ;  la  funèbre  image  s'es- 
tompa ;  elle  le  revit  tel  qu'elle  l'avait  aimé 
aux  belles  heures  et  tel  qu'elle  voulait  l'aimer 
toujours.  Elle  eût  connu  ainsi  un  état  d'es- 
prii  apaisé  si  la  santé  de  Paulette  n'avait 
aggravé  ses  inquiétudes.  Vers  le  milieu  de 
l'hiver,  elle  frissonna  de  l'entendre  tousser 
comme  toussait  Paul. 

Le  médecin  avec  prudence  s'euquit  s'il 
n'y  avait  pas  eu  de  malades  dans  l'ascen- 
dance. 

Madeleine  resta  morte  une  seconde. 


I.AMANT    1»A>.>1*»M::  2s  i 

—  Docteur... 

Elle  le  fit  passer  dans  la  chambre  voi- 
sine. 

—  Je  vous  en  supplie,  dites-moi  tout... 
C'est  vrai,  ma  fille  a  eu  autrefois  une  per- 
sonne... oui,  une  gouvernante...  quelqu'un 
qui  a  fmi  par  cela. 

—  Pardonnez-moi  la  question  :  est-ce  que 
cette  personne  avait  l'habitude  d'embrasser 
l'enfant? 

—  Oui,  oui,  elle  l'embrassait...,  elle  Tem- 
brassait  même  souvent. 

Le  médecin  eut  un  geste  de  la  main  dans 
le  vide. 


Paris.  —  L.  Maretueux,  imprimeur,  1,  rue  Cassette.  —  8073. 

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