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CEUVRES
GEORGE SAND
LA MARE AU DIABLE
CALMANN-LÉV Y, EDITEURS
ŒUVRES COMPLETES
GEORGE SAND
Nonvelle édition format grand in>18
Toi.
Leb Amours de l'âge d'or..... 1
Adrum 1
André 1
ÂNTONIA 1
Ai;T01'R DE LA TABLE 4
Le Beau Laurence l
Les Beaux hessiedhs de Bois-
Doré 2
Cadio 1
CÉSAR1NE DiETRICH 1
Le Château de Pictordc 1
Le Château des Désertes i
Le Chêne parlant 1
Le Cosipagnon do Tooa de
France 2
La Comtesse deRcdolstadt 2
La Confession d'une jeune
FILLE 2
Constance Verrier 1
consuelo 3
Correspondance 6
La Coupe
Les Dames vertes
La Daniella
La Dernière Aldini
Le Dernier Amour
Dernières pages..
Les Deux frères..
Le Diable aux champs
Elle et Lui
La Famille de Germandre
La Filleule
Flamarande
Flavie
Francia
François le Champi
Histoire de ma Vie
Un Hiver a Majorque. — Spi-
ridion
L'Homme de neige
Horace
lupRESsioNS ET Souvenirs
Indiana..* *
Isidora
.Jacques
Jean de -La Roche
JeanZiswa.— (ïabriel
Jkanhe
▼oL
Journal d'un votagbor pendant
la guerre
Laura
Légendes rustiques
Lélia.— Métella.— Cora
Lettres d'un Voyageur........
Li CREZIA Floriani. — Lavinia . ,
Mademoiselle La Quintinie....
Mademoiselle Merquem
Les Maîtres sonneurs
Les Maîtres mosaïstes
il ALGRÉTOCT
La Mare au Diable
La Marquise
Le Marquis de Villeubr
Ma soeur Jeanne
Mauprat
Le Mecnierd'ângibault
Monsieur Sylvestre
Mont-Revéche.
Nanon
Narcisse
Nouvelles lettres d'onvoyageur.
Pauline
La Petite Fadette
Le PÉCHÉ DE M. Antoine
Le Piccinino
Pierre qui roule
Promenades autour d'us vil-
lage
Questions d'Art et de Litté-
rature
Questions politiques et so-
ciales
Le Secrétaire intime
Les? Cordes de la Ltre
Simon
Souvenirs de 1848
Tamaris
Teverino — Leone Léoni
Théâtre complet
Théâtre de Nohant
La Tour de Percemont. — Ma-
rianne
L'USCOQUE
Valentine
Valvêdre
La Ville noire •••....
X. ORHVIN — IMPRIUERIB DB LAONT
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GEORGE SAND
LA MARE
AU DIABLE
"^W
^
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
3, BDE AUBBR, 3
Droits «La reproduction «t de tradietioa rtumé^
NOTICE
Quand j'ai commencé, par la Mare au
Diable, une série de romans champêtres, que
je me proposais de réunir sous le titre de
Veillées du Ckanvreur, je n'ai eu aucun sys-
tème, aucune prétention révolutionnaire en
littérature. Personne ne fait une révolution à
soi tout seul , et il en est , surtout dans les
arts, que l'humanité accomplit sans trop sa-
voir comment , parce que c'est tout le monde
qui s'en charge. Mais ceci n'est pas applicable
au roman de mœurs rustiques : il a existé de
tout temps et sous toutes les formes , tantôt
pompeuses, tantôt maniérées, tantôt naïves.
Je l'ai dit, et dois le répéter ici, le rêve de
la vie champêtre a été de tout temps l'idéal
s NOTICl.
des villes et même celui des cours. Je n'ai
rien fait de neuf en suivant la pente qui ra-
mène l'homme civilisé aux charmes de la vie
primitive. Je n'ai voulu ni faire une nouvelle
langue, ni me chercher une nouvelle manière.
On me l'a cependant affirmé dans bon nombre
de feuilletons, mais je sais mieux que personne
à quoi m'en tenir sur mes propres desseins, et
je m'étonne toujours que la critique en cher-
che si long, quand l'idée la plus simple, la
circonstance la plus vulgaire , sont les seules
inspirations auxquelles les productions de l'art
doivent l'être. Pour la Mare au Diable en par-
ticulier, le fait que j'ai rapporté dans l'avant-
propos, une gravure d'Holbein , qui m'avait
firappé, une scène réelle que j'eus sous les
yeux dans le même moment, au temps des
semailles, voilà tout ce qui m'a poussé à écrire
cette histoire modeste, placée au milieu des
humbles paysages que je parcourais chaque
jour. Si on me demande ce que j'ai voulu
faire , je répondrai que j'ai voulu faire una
NOTICE. 3
chose très-touchante et très-simple, et que je
n'ai pas réussi à mon gré. J'ai bi^n vu, j'ai bien
senti le beau dans le simple, mais voir et peindre
sont deuxl Tout ce que l'artiste peut espérer de
mieux , c'est d'engager ceux qui ont des yeux
à regarder aussi. Voyez donc la simplicité,
vous autres, voyez le ciel et les champs, et les
arbres , et les paysans surtout dans ce qu'ils
ont de bon et de vrai : vous les verrez un peu
dans mon livre , vous les verrez beaucoup
mieux dans la nature.
ftEORGB SAH».
Mohaot. IS AytU 1851.
LA
MARE AU DIABLE
I
&'adtior au lbctkur
A U saear de ton vlsaite
Tu gagnerois u pauvre Tie»
Après long travail etasaige,
Voicy la mort qai te eonvi*.
Le quatrain en vieux français, placé au-dessous
d'une composition d'Holbein , est d'une tristesse
profonde dans sa naïveté. La gravure représente
un laboureur conduisant sa charrue au milieu
d'un champ. Une vaste campagne s'étend au loin,
on y voit de pauvres cabanes ; le soleil se couche
derrière la colline. C'est la fia d'une rude jour-
née de travail. Le paysan est vieux ^ trapu,
couvert de haillons. L'attelage de quatre chevaux
qu'il pousse en avant est maigre, exténué ; \e soc
s'enfonce dans un fonds raboteux et rebelle. Un
seul être est allègre et ingambe dans cette scènp
6 Là HA.RE AU BIABLI.
de sueur et usaige. C'est un personnage fantas-
tique ^ un squelette armé d'un fouet , qui court
dans le sillon à côté des chevaux effrayés et les
frappe, servant ainsi de valet de charrue au vieux
laboureur. C'est la mort, ce spectre qu'Holbein a
introduit allégoriquement dans la succession de
sujets philosophiques et religieux , à la fois lugu-
bres et bouffons^ intitulée les Simulachres de la
mort.
Dans cette collection, ou plutôt dans cette vaste
composition où la mort , jouant son rôle à toutes
les pages, est le lien et la pensée dominante,
Holbein a fait comparaître les souverains, les
pontifes, les amants, les joueurs, les ivrognes,
les nonnes, les courtisanes, les brigands, les
pauvres, les guerriers, les moines, les juifs, les
voyageurs, tout le monde de son temps et du
nôtre; et partout le spectre de la mort raille, me-
nace et triomphe. D'un seul tableau elle est ab-
sente. C'est celui où le pauvre Lazare, couché
sur un <umier à la porte du riche, déclare qu'il
ne la craint pas, sans doute parce qu'il n'a rien
& perdre et que sa vie est une mort anticipée.
Cette pensée stoïcienne du christianisme demi-
LA HÂRI àU DIABLE. T
païen de la renaissance est-elle bien consolante^ et
les âmes religieuses y trouvent-elles leur compte 1
L'ambitieux, le fourbe, le tyran, le débauché,
tous ces pécheurs superbes qui abusent de la vie,
et que la mort tient par les cheveux, vont être
punis, sans douté j mais Taveugle, le mendiant,
le fou, le pauvre paysan, sont-ils dédommagés de
leur longue misère par la seule réflexion que la
mort n'est pas un mal pour eux? Non! Une tris-
tesse implacable, une effroyable fatalité pèse sur
l'œuvre de l'artiste. Cela ressemble à une malé-
diction amère lancée sur le sort de l'humanité.
C'est bien là la satire douloureuse, la peinture
vraie de la société qu'Holbein avait sous les yeux.
Crime et malheur, voilà ce qui le frappait; mais
nous, artistes d'un autre siècle, que peindrons*
nous? Chercherons -nous dans la pensée de la
mort la rémunération de l'humanité présente?
rinvoquerons-nous comme le châtiment de l'in-
justice et le dédommagement de la souârance?
Non, nous n'avons plus affaire à la mort, mais
k la vie. Nous ne croyons plus ni au néant de la
tombe, ni au salut acheté par un renoncement
forcé; nous voulons que la vie soit bonne , parce
• LA HARE AU DIABLE.
que nous voulons qu'elle soit féconde. H faut que
Lazare quitte son fumief; afin que le pauvre ne
se réjouisse plus de la mort du riche. Il faut que
tous soient heureux, afin que le bonheur de quel-
ques-uns ne soit pas criminel et maudit de Dieu,
n faut qu<>.le laboureur, en semant son blé, sache
qu'if travj Ule à l'œuvre de vie , et non qu'il se
réjouisse de ce que la mort marche à ses côtés. D
faut enfin que la mort ne soit plus ni le châtiment
de la prospérité , ni la consolation de la détresse.
Dieu ne l'a destinée ni à punir, ni à dédommager
de la vie ; car il a béni la vie , et la tombe ne doit
pas être un refuge où il soit permis d'envoyer
ceux qu'on ne veut pas rendre heureux.
Certains artistes de notre temps, jetant un re-
gard sérieux sur ce qui les entoure, s'attachent à
peindre la douleur, l'abjection de la misère, le
fiunier de Lazare. Ceci peut être du domaine de
l'art et de la philosophie; mais, en peignant la
misère si laide, si avilie, parfois si vicieuse et si
criminelle, leur but est -il atteint, et l'effet en
est -il salutaire, comme ils le voudraient? Nous
n'osons pas nous prononcer là-dessus. On peut
nous dire qu'en montrant ce soufi&e creusé sout
l MàRE AU DIABLE. f
le solfragile'de l'opulence, ils efitaient le mauvais
riche, corome, au temps de la danse macabre,
<m lui montrait sa fosse béante et la mort prête
à l'enlacer dans ses bras immondes. Aujourd'hui
on lui montre le baodit crochetant sa porte et
l'assassin guettant son sommeil. Nous confessons
que nou5 ne comprenons pas trop comment on
le réconciliera avec l'humanité qu'il méprise,
conmient on le rendra sensible aux douleurs du
pauvre qu'il redoute , en lui montrant ce pauvre
sous la forme du forçat évadé et du rôdeur de
nuit. L'aflfreuse mort, grinçant des dents et jouant
du violon dans les images d'Holbein et de ses
devanciers, n'a pas trouvé moyen, sous cet as-
pect , de convertir les pervers et de consoler les
victhnes. Est-ce que notre littérature ne procé-
derait pas un peu en ceci comme les artistes da
moyen âge et de la renaisanceî
Les buveurs d'Holbein remphssent leurs coupes
avec \me sorte de fureur pour écarter l'idée de la
mort, qui, mvisible pour eux, leur sert d'échan-
sen. Les mauvais riches d'aujourd'hui deman-
dent des fortifications et des canons pour écartei
l'idée d'une jacquerie, que l'art leur montre tra-
4.
10 LA UâRI au DIIBLI.
vaillant dans Tombre, en détail, en attendant It
monaent de fondre sur l'état social. L'Église du
moyen âge répondait aux terreurs des puissants
de la terre par la vente des indulgences. Le gou-
vernement d'aujourd'hui calme l'inquiétude des
riches en leur faisant payer beaucoup de gen-
darmes et de geôliers, de baïonnettes et de prisons.
Albert Durer, Michel -Ange, Holbein, Callot,
Goya, ont fait de puissantes satires des maux de
leur siècle et de leur pays. Ce sont des œuvres
inomortelles, des pages historiques d'une valeur
incontestable ; nous ne voulons donc pas dénier
aux artistes le droit de sonder les plaies de la
société et de les mettre à nu sous nos yeux; mais
0*y a-t-il pas autre chose à faire maintenant que la
peinture d'épouvante et de menace? Dans cett«
littérature de mystères d'iniquité, que le talent et
f imagination ont mise à la mode , nous aimons
mieux les figures douces et suaves que les scélé-
rats à effet dramatique. Celles-là peuvent entre-
prendre et amener des conversions, les autres
font peur, et la peur ne guérit pas l'égoîsme, elle
l'augmente.
Nous croyons que le mission de l'art est un
LA MARE AV DIABLS. 11
mission de sentiment et d'amour , que le roman
d'aujourd'hui devrait remplacer la parabole et
l'apologue des temps naïfs, et que l'artiste a une
tâche plus large et plus poétique que celle de
proposer quelques mesures de prudence et de
conciliation pour atténuer l'eflFroi qu'inspirent ses
peintures. Son but devrait être de faire aimer les
objets de sa sollicitude, et au besoin, je ne lui
ferais pas un reproche de les embellir un peu.
L'art n'est pas une étude de la réalité positive;
c'est une recherche de la vérité idéale, et le
Vicaire de Wakefield fut un livre plus utile et
plus sain à l'âme que le Paysan perverti et les
Liaisons dangereuses.
Lecteur, pardonnez-moi ces réflexions, et veuil-
lez les accepter en manière de préface. Il n'y en
aura point dans l'historiette que je vais vous ra-
conter, et elle sera si courte et si simple que
]'avais besoin de m'en excuser d'avance, en vous
disant ce que je pense des histoires terribles.
C'est à propos d'un laboureur que je me suis
laissé entraîner à cette digression. C'est l'histoire
d'un laboureur précisément que j'avais l'intention
de voue dire et que je vous dirai tout à l'heure.
12 LA MàRE A.U DIABLE.
IL
LB LABOUR.
Je venais de regarder longtemps et avec une
profonde mélancolie le laboureur d'Holbein, et je
me promenais dans la campagne, rêvant à la vie
des champs et à la destinée du cultivateur. Sans
doute il est lugubre de consumer ses forces et ses
jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui
se fait arracher les trésors de sa fécondité, lors-
qu'un morceau de pain le plus noir et le plus
grossier est, à la fin de la journée, l'unique ré-
compense et Tunique profit attachés à un si dur
labeur. Ces richesses qui couvrent le sol, ce» mois-
sons, ces fruits, ces bestiaux orgueilleux qui
s'engraissent dans les longues herbes, sont la pro-
priété de quelques-uns et les instruments de la
f itigue et de l'esclavage du plus grand nombre.
L'homme de loisir n'aime en général pour eux-
mêmes, ni les champs, ni les prairies, ni le spec-
tacle de la nature, ni les animaux superbes qui
doivent se convertir en pièces d'or pour son usage.
L'homme de loisir vient chercher un peu d'air et
LA MARE AU DIABLE. 18
de santé dans le séjour de la campagne, puis il
retourne dépenser dans les grandes villes le fruit
du travail de ses vassaux.
De son côté, l'homme du travail est trop acca-
blé, trop malheureux, et trop effrayé de Tavenir,
pour jouir de la beauté des campagnes et des
charmes de la vie rustique. Pour lui aussi les
champs dorés, les belles prairies, les animaux
superbes, représentent des sacs d'écus dont il
n'aura qu'une faible part, insuffisante à ses be-
soins, et que, pourtant, il faut remplir, chaque
année, ces sacs maudits, pour satisfaire le maître
et payer le droit de vivre parcimonieusement et
misérablement sur son domaine.
Et pourtant, la nature est éternellement jeune,
belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté
à tous les êtres, à toutes les plantes, qu'on laisse
s'y développer à souhait. Elle possède le secret
du bonheur, et nul n'a su le lui rav^r. Le plus
heureux des hommes serait celui qui, possédant
la science de son labeur, et travaillant de ses
mains, nuisant le bien-être et la liberté dans
l'exercice de sa force intelligente, aurait le temps
de vivre par le cœur et par le cerveau, de coin-<
14 LA MARI AU DIABLS.
prendre son œuvre et d'aimer celle de Dieu. L'ar-
tiste a des jouissances de ce genre, dans la con-
templation et la reproduction des beautés de la
nature: mais, en voyant la douleur des hommes
qui peuplent ce paradis de la terre, l'artiste au
coeur droit et humain est troublé au milieu de si
jouissance. Le bonheur serait là où l'esprit, le
cœur et les bras, travaillant de concert sous FœH
de la Providence, une sainte harmonie existerait
entre la munificence de Dieu et les ravissements
de l'âme humaine. C'est alors qu'au lieu de la
piteuse et affreuse mort, marchant dans son sil<
Ion, le fouet à la main, le peintre d'allégories
pourrait placer à ses côtés un ange radieux ,
semant à pleines mains le blé béni sur le sillon
fumant.
Et le rêve d'une existence douce, Ubre, poé-
tique, laborieuse et simple pour l'homme des
champs, n'est pas si difficile à concevoir qu'on
doive le reléguer parmi les chimères. Le mot
triste et doux de Virgile : a 0 heureux l'homme
des champs, s'il connaissait son bonheur! » est
un regret; mais, comme tous les regrets, c'est
aussi une prédiction. Un jour viendra où le la-
LA MARE AU DIÀBLI. Il
boureuT pourra être aussi un artiste, sinon pour
exprimer (ce qui importera assez peu alors), du
moins pour sentir le beau. Croit-on que cette
mystérieuse intuition de la poésie ne soit pas en
lui déjà à l'état d'instinct et de vague rêverie!
Chez ceux qu'un peu d'aisance protège dès au-
jourd'hui, et chez qui l'excès du malheur n'étouffe
pas tout développement moral et intellectuel, le
bonheur pur, senti et apprécié est à l'état élé-
mentaire; et, d'ailleurs, si du sein de la douleur
et de la fatigue, des voix de poètes se sont déjà
élevées, pourquoi dirait-on que le travail des bras
est exclusif des fonctions de l'âme î Sans doute
cette exclusion est le résultat général d'un travail
excessif et d'une misère profonde; mais qu'on ne
dise pas que quand l'homme travaillera modéré-
ment et utilement il n'y aura plus que de mau-
vais ouvriers et de mauvais poètes. Celui qui puise
de nobles jouissances dans le sentiment de la
poésie est un vrai poète, n'eût-il pas fait un vers
dans toute sa vie.
Mes pensées avaient pris ce cours, et je ne m'a-
percevais pas que cette confiance dans l'éducabi»
lité dd l'homme était fortifiée en moi par les in-
!• LÀ MARE LU DIABLK.
fluences extérieures. Je marchais sur la lisière
d'un champ que des paysans étaient en train de
préparer pour la semaille prochaine. L'arène
était vaste comme celle du tableau d'Holbein. Le
paysage était vaste aussi et encadrait de grandes
iignes de verdure, un peu rougie aux approches
de l'autonme, ce large terrain d'un brun vigou-
reux, où des pluies récentes avaient laissé, dans
quelques sillons, des hgnes d'eau que le soleil
faisait briller comme de minces filets d'argent. La
journée était claire et tiède, et la terre, fraîche-
ment ouverte par le tranchant des charrues,
exhalait une vapeur légère. Dans le haut du champ
un vieillard, dont le dos large et la figure sévère
rappelaient celui d'Holbein, mais dont les vête-
ments n'annonçaient pas la misère, poussait gra-
vement son areau de forme antique, traîné pay
deux bœufs tranquilles, à la robe d'un jaune pâle,
véritables patriarches de la prairie, hauts de
taille, un peu maigres, les cornes longues et ra-
battues, de ces vieux travailleurs qu'une longue
habitude a rendus frères, comme on les appelle
dans nos campagnes, et qui, privés ''un de l'au-
tre, se refusent au travail avec un nouveau com-
LA MARE AU DIABLE. IT
pagnon et se laissent mourir de chagrin. Les gens
qui ne connaissent pas la campagne taxent de
fable l'amitié du bœuf pour son camarade d'atte-
lage. Qu'ils viennent voir au fond de Tétable un
pauvre animal maigre, exténué, battant de sa
queue inquiète ses flancs décharnés, soufflant
avec effroi et dédain sur la nourriture qu'on lui
présente, les yeux toujours tournés vers la porte,
en grattant du pied la place vide à ses côtés, flai-
rant les jougs et les chaînes que son compa-
gnon a portés , et l'appelant sans cesse avec de
déplorables mugissements. Le bouv'jer dira :
c C'est une paire de bœufs perdue; son frère
est mort, et celui-là ne travaillera plus. Il fau-
drait pouvoir l'engraisser pour l'abattre; mais il
ne veut pas manger, et bientôt il sera mort de
faim. B
Le vieux laboureur travaillait lentement, en
silence, sans efforts inutiles. Son docile attelage
oe se pressait pas plus que lui: mais grâce à la
tontinuité d'un labeur sans distraction et d'une
dépense de forces éprouvées et soutenues, son
sillon était aussi vite creusé que celui de Mn fils,
qui menait y à quelque distance, quatre bœufs
Il LA MARE AU DIABLI.
moins robustes, dans une veine de terres plui
fortes et plus pierreuses.
Mais ce qui attira ensuite mon attention était
véritablement un beau spectacle, un noble sujet
pour un peintre. A l'autre extrémité de la plaine
labourable, un jeune homme de bonne mine
conduisait un attelage magnifique : quatre paires
de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir
fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et
frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces
gros yeux farouches, ces mouvements brusques,
ce travail nerveux et saccadé qui s'irrite encore
du joug et de Taiguillon et n'obéit qu'en frémis-
sant de colère à la domination nouvellement im-
posée. C'est ce qu'on appelle des hœu(s fraîche-
ment liés. L'homme qui les gouvernait avait à
défricher un coin naguère abandonné au pâtu-
rage et rempU de souches séculaires, travail
d'athlète auquel suffisaient à peine son éner-
gie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi iii>
domptés.
Un enfant de six à sept ans, beau comme un
ange, et les épaules couvertes, sur s» blouse,
d'une peau d'agneau qui le faisait ressembler au
LA. MARS. AU DIABLÏ. 19
petit saint Jean-Baptiste ères peintres de la Re-
naissance^ marchait dans le sillon parallèle à la
charrue et piquait le flanc des bœufs avec une
gaule longue et légère, armée d'un aiguillon peu
acéré. Les fiers animaux frémissaient sous la
petite main de l'enfant, et faisaient grincer les
jougs et les courroies liés à leur front, en impri-
mant au timon de violentes secousses. Lorsqu'une
racine arrêtait le soc, le laboureur criîdt d'une
voix puissante, appelant chaque bête par son
nom, mais plutôt pour calmer que pour exciter;
caries bœufs, irrités par cette brusque résistance,
bondissaient, creusaient la terre de leurs larges
pieds fourchus, et se seraient jetés de côté, em-
portant Tareau à travers champs, si, de la voix
et de l'aiguillon, leieune homme n'eût maintenu
les quatre premiers, tandis que l'enfant gouver-
nait les quatre autreâ. Il criait aussi, le pauvret,
d'une voix qu'il voulait rendre terrible et qui re»
tait douce comme sa figure angélique. Tout cela
était beau de force ou de grâce : le paysage,
l'homme, l'enfant, les taureaux sous Ip joug ; et,
malgré cette lutte puissante, où la terre était vain-
cue, il y avait un sentiment de douceur et de
M LÀ MARS AU DIABLE.
calme profond qui planait sur toutes choses.
Quand l'obstacle était surmonté et que l'attelage
reprenait sa marche égale et solennelle, le labou-
reur, dont la feinte violence n'était qu'un exer-
cice de vigueur et une dépense d'activité, repre-
nait tout à coup la sérénité des âmes simples et
jetait un regard de contentement paternel sur son
enfant, qui se retournait pour lui sourire. Puis la
voix mâle de ce jeune père de famille entonnait
le chant solennel et mé>dncolique que l'antique
tradition du pays transmet, non à tous les labou-
reurs indistinctement, mais aux plus consommés
dans l'art d'exciter et de soutenir l'ardeur des
i>œufs de travail. Ce chant, dont l'origine fu»
peut-être considérée comme sacrée, et auquel de
mystérieuses influences ont dû être attribuées
jadis, est réputé encore aujourd'hui posséder la
vertu d'entretenir le courage de ces animaux,
d'apaiser leurs mécontentements et de charmer
l'ennui de leur longue besogne. Il ne suffit pas
de savoir bien les conduire en traçant un sillon
parfaitement rectiligne, de leur alléger la peine
en soulevant ou enfonçant à point le fer dans la
terre : on n'est point un parfait laboureur si on
LA MARK AU DIABLE. SI
ne sait ctianter aux bœufs, et c'est là une science
à part qui exige un goût et des moyens particu-
liers. '
Ce chant n'est, à vrai dire, qu'une sorte de ré-
citatif interrompu et repris à volonté. Sa forme
irrégulière et ses intonations fausses selon les
règles de Tart musical le rendent intraduisible.
Mais ce n'en est pas moins un beau chant, et
tellement approprié à la nature du travail qu'il
accompagne, à l'allure du bœuf, au calme des
lieux agrestes, à la simplicité des hommes qui le
disent, qu'aucun génie étranger au travail de la
terre ne l'eût inventé, et qu'aucun chanteur autre
qu'un ^n laboureur de cette contrée ne saurait
le redire. Aux époques de l'année où il n'y a pas
d'autre travail et d'autre mouvement dans la
campagne que celui du labourage, ce chant si
doux et si puissant monte comme une voix de la
brise, à laquelle sa tonalité particulière donne une
certaine ressemblance. La note finale de chaque
phrase, tenue et tremblée avec une longueur et
une puissance d'haleine incroyable,' monte d'un
quart dd ton en faussant systématiquement. Cela
Mt sauvage^ mais le charme en est indicible, et
M LA MARE AU DIABLE.
quand on s'est habitué à l'entendre, on ne con-
çoit pas qu'un autre chant pût s'élever à ces
heures et dans ces lieux -là, sans en déranger
l'harmonie.
n se trouvait donc que j'avais sous les yeux un
tableau qui contrastait avec celui d'Holbein, quoi-
que ce fût une scène pareille. Au lieu d'un triste
vieillard, un homme jeune et dispos; au heu
d'un attelage de chevaux efflanqués et harassés,
un double quadrige de bœufs robustes et ardents;
au heu de la mort, un bel enfant; au heu d'une
image de désespoir et d'une idée de destruction,
un spectacle d'énergie et une pensée de bon-
heur.
G^est alors que le quatrain français
A la ssear de ton visaige, ete.
et le c 0/ortunatos.,. agricolas » de Virçile me
revinrent ensemble à l'esprit, et qu'en voyant ce
couple si beau, l'homme et l'enfant, accomplir
dans des conditions si poétiques , et avec tant de
grâce unie à la force , un travail plein de gran-
deur et de solennité, je sentis une pitié profonde
mêlée à un respect involontaire. Heureux le 1»>
LA MARE AU DIABLS. 23
boureuri oui, sans doute, je le serais à sa place,
si mon bras , devenu tout d'un cX)up robuste , e»
ma poitrine devenue puissante , pouvaient ainsi
féconder et chanter la nature, sans que mes yeux
cessassent de voir et mon cerveau de comprendre
l'harmonie des couleurs et des sons, la finesse
des tons et la grâce des contours, en un mot la
beauté mystérieuse des choses 1 et surtout sans
que mon cœur cessât d'être en relation avec le
sentiment divin qui a présidé à la création immor-
telle et subUme.
Mais, hélas ! cet homme n'a jamais compris le
mystère du beau, cet enfant ne le comprendra
jamais 1... Dieu me préserve de croire qu'ils ne
soient pas supérieurs aux animaux qu'ils domi-
nent, et qu'ils n'aient pas par instants une sorte
de révélation extatique qui charme leur fatigue et
endort leurs soucis? Je vois sur leurs nobles
fronts le sceau du Seigneur, car ils sont nés rois
de la terre bien mieux que ceux qui la possèdent
pour l'avoir payée. Et la preuve qu'ils le sentent,
c'est qu'on ne les dépayserait pas impunément,
c'est qu'ils 'ùment ce sol arrosé de leurs tueurs,
e'est qa» \% vrai paysan meurt de nostalgie sout
M LA MARK AU DIABLE.
le harnais du soldat, loin du champ qui l'a vu
naître. Mais il manque à cet homme une partie
des jouissances que je possède, jouissances ina-
matérielles qui lui seraient bien dues, à lui, l'ou-
vrier du vaste temple que le ciel est assez vaste
pour embrasser. Il lui manque la connaiiisance de
son sentiment. Ceux qui l'ont condamné à la ser-
vitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui
ôter la rêverie, lui ont ôté la réflexion.
Eh bien ! tel qu'il est, incomplet et condanmé à
une étemelle enfance, il est encore plus beau que
celui chez qui la science a étouflfé le sentiment.
Ne vous élevez pas au-dessus de lui, vous autres
qui vous croyez investis du droit légitime et im-
prescriptible de lui commander, car cette erreur
effroyable où vous êtes prouve que votre esprit a
tué votre cœur, et que vous êtes les plus incomplets
et les plus aveugles des hommes!... J'aime encore
mieux cette simpUcité de son âme que les fausses
lumières de la vôtre; et si j'avais à raconter sa vie,
j'aurais plus de plaisir à en faire ressortir les côtés
doux et touchants, que vous n'avez de mérite à
peindre l'abjection où les rigueurs et les mépris
de vos préceptes sociaux peuvent le («écipiter.
LÀ MARE AU DIABLE. 25
Je connaissais ce jeune homme et ce bel enfant^
je savais leur histoire, car ils avaient une histoire,
tout le monde a la sienne, et chacun pourrait
intéresser au roman de sa propre vie, s'il l'avait
compris.... Quoique paysan et simple laboureur,
Germain s'était rendu compte de ses devoirs et de
ses affections. Il me les avait racontés naïvement,
clairement, et je l'avais écouté avec intérêt.
Quand je l'eus regardé labourer assez longtemps,
je me demandai pourquoi son histoire ne serait
pas écrite, quoique ce fût une histoire aussi
simple, aussi droite et aussi peu ornée que le sil-
lon qu'il traçait avec sa charrue.
L'année prochaine, ce sillon sera comblé et cou-
vert par im sillon nouveau. Ainsi s'imprime et
disparaît la trace de la plupart des hommes dans
le champ de l'humanité. Un peu de terre l'eflFace,
et les sillons que nous avons creusés se succèdent
les uns aux autres comme les tombes dans le
cimetière. Le sillon du laboureur ne vaut-il pas
celui de l'oisif, qui a pourtant un nom , un nom
qui restera, si , par une singularité ou une absur-
dité quelconque, il fait un peu de bruit dans le
monde?...
8
26 Ik MABE kV DIABLI.
Eh bien! arrachons, s'il se peut, au néant de
l'oubli, le sillon de Germain , le fin laboureur. Il
n'en saura rien et ne s'en inquiétera guère; mais
i'aurai eu quelque plaisir à le tenter.
III
Ll PBRB HADRIOB.
Germain, lui dit un jour son beau -père, il faut
pourtant te décider à reprendre femme. Voilà
bientôt deux ans que tu es veuf de ma fille, et ton
atné a sept ans. Tu approches de la trentaine,
mon garçon, et tu sais que, passé cet &ge-là, dans
nos pays, un honmie est réputé trop vieux pour
rentrer en ménage. Tu as trois beaux enfants, et
jusqu'ici ils ne nous ont point embarrassés. Ma
femme et ma bru les ont soignés de leur mieux,
et les ont aimés comme elles le devaient. Voilà
Petit-Pierre quasi élevé; il pique déjà les bœufs
assez gentiment; il est assez sage pour garder les
bétes au pré , et assez fort pour menf^r les che-
vaux à Vabreuvoir. Ce n'est donc pas celui-là qui
nous gène : mais les deux autres, que nous ai-
LA MàRE AU DIABLE. 27
mons pourtant, Dieu le sait, les pauvres innocents
nous donnent cette année beaucoup de souci. Ma
bru est près d'accoucher , et elle en a encore ud
tout petit sur les bras. Quand celui qu^ nous at-
tendons sera venu , elle ne pourra plus s'occuper
de ta petite Solange et surtout de ton Sylvain, qui
n'a pas quatre ans et qui ne se tient guère en re-
pos ni le jour ni la nuit. C'est un sang vif comme
toi : ça fera un bon ouvrier, mais ça fait un ter-
rible enfant, et ma vieille ne court plus assez vite
pour le rattraper quand il se sauve du côté de la
fosse, ou quand il se jette sous les pieds des
bêtes. Et puis, avec cet autre que ma bru va
mettre au monde, son avant-dernier va retomber
pendant un an moins sur les bras de ma fenrnie.
Donc tes enfants nous inquiètent et nous surcha^
gent. Nous n'aimons pas à voir des enfants mal
soignés; et quand on pense aux accidents qui
peuvent leur arriver, faute de surveillance, on n'a
pas la tête en repos. Il te faut donc une autr«
femme et à moi une autre bru. Songes-y, mon
garçon. Je t'ai déjà averti plusieurs fois, le temps
se passe, les 'umées ne t'attendront point. Tu dois
à tes enfants et à nous autres, qui voulons qu«
H LÀ HÀRE AU DIABLE.
tout aille bien dans la maison, de te marier au
plus tôt.
— Eh bien, mon père, répondit le gendre, si
vous le voulez absolument, il faudra donc vous
contenter. Mais je ne veux pas vous cacher que
cela me fera beaucoup de peine, et que je n'en ai
guère plus d'envie que de me noyer. On sait qui
on perd et on ne sait pas qui l'on trouve. J'avais
ane brave femme, une belle femme, douce, cou-
rageuse , bonne à ses père et mèr« , bonne à son
mari , bonne à ses enfants, bonne au travail, aux
champs comme à la maison, adroite à l'ouvrage,
bonne à tout enfin; et quand vous me l'avez don-
née, quand je l'ai prise , nous n'avions pas mis
dans nos conditions que je viendrais à l'oublier si
j'avais le malheur de la perdre,
s — Ce que tu dis là est d'un bon cœur, Germain,
reprit le père Maurice; je sais que tu as aimé m&
fille, que tu l'as rendue heureuse, et que si tu avais
pu contenter la mort en passant à sa place, Cathe-
rine serait en vie à l'heure qu'il est, et toi dans le
cimetière. Elle méritait bien d'être aimée de toi à
ce point-là, et si tu ne t'en consoles pas, nous ne
nous en consolons pas non plus. Mais je ne t«
LA MARS AU DIABLE. M
parle pas de l'oublier. Le bon Dieu a voulu qu'elle
nous quittât, et nous ne passons pas un jour sans
lui faire savoir par nos prières, no» pensées, nos
paroles et nos actions , que nous respectons son
souvenir et que nous sommes fâchés de soa
départ. Mais si elle pouvait te parler de Tautre
monde et te donner à connaître sa volonté, elle
te commanderait de chercher une mère pour ses
petits orphelins. Il s'agit donc de rencontrer une
femme qui soit digne de la remplacer. Ce ne sera
pas bien aisé; mais ce n'est pas impossible; et
quand nous te l'aurons trouvée, tu l'aimeras
comme tu aimais ma fille, parce que tu es un
honnête homme, et que tu lui sauras gré de nous
rendre service et d'aimer tes enfants.
— C'est bien , père Maurice, dit Germain , je
ferai votre volonté comme je l'ai toujours faite.
— Cest une justice à te rendre, mon fils, que
tu as toujours écouté l'amitié et les bonnes rai-
sons de ton chef de famille. Avisons donc ensem-
ble au choix de ta nouvelle femme. D'abord je ne
suis ptkS d'avis que tu prennes une jeunesse. Ce
n'est p%s ce qu'il te faut. La jeunesse est iégère;
et comme c'est un fardeau d'élever treis enfants,
t.
M LA MARE AU DIABLI.
surtout quand ils sont d'un autre lit, il faut uni
bonne âme bien sage , bien douce et très-portée
au travail. Si ta femme n'a pas environ le mdme
âge que toi, elle n'aura pas assez de raison pour
accepter un pareil devoir. Elle te trouvera trop
vif tix et tes enfants trop eunes. Elle se plaindra
et tes enfants pâtiront.
— Voilà justement ce qui m'inquiète, dit Ger-
main. Si ces pauvres petits venaient à être mal-
traités, haïs, battus?
— A Dieu ne plaise! reprit le vieillard. Mais les
méchantes femmes sont plus rares dans notre
pays que les bonnes, et il faudrait être fou,
pour ne pas mettre la main sur celle qui con-
vient.
— C'est vrai, mon père : il y a de bonnes filles
dans notre village. Il y a la Louise, la Sylvaine, la
Claudie, la Marguerite... enfin, celle que vous
voudrez.
— Doucement, doucement, mon garçon, toutes
ces filles-là sont trop jeunes ou trop pauvres...
ou trop jolies filles; car, enfin, il faut penser à
cela aussi, mon fils. Une jolie femme n'est pas
toujours aussi rangée qu'une autre.
LA MARE AU DIABLI. 31
i— Vous voulez donc que j'en prenne une laide?
dit Germain un peu inquiet.
— Non, point laide, car cette femme te don-
nera d'autres enfants, et il n'y a rien de si tristt
que d'avoir des enfants laids, chétifs et malsains.
Mais une femme encore fraîche, d'une bonne santé
et qui ne soit ni belle ni laide, ferait très-bien ton
affaire.
— Je vois bien, dit Germain en souriant un peu
tristement, que, pour l'avoir telle que vous la vou-
lez, il faudra la faire faire exprès : d'autant plus
que vous ne la voulez point pauvre, et que les
riches ne sont pas faciles à obtenir surtout pour
un veuf.
— Et si elle était veuve elle-même, Germain!
là, une veuve sans enfants et avec un bon bien?
— Je n'en connais pas pour le moment dans
notre paroisse.
— Ni moi non plus, mais il y en a ailleurs.
— Vous avez quelqu'un en vue, mon père;
alorSj dites-le tout de suite.
X'» Là UâBE kV DIÀBLI.
IV
CBRMAIN LB FIN LABOUREUR
— Oui, j'ai quelqu'un en vue, répondit le père
Maurice. C'est une Léonard, veuve d'un Guérin,
qui demeure à Fourche.
— Je ne connais ni la femme ni Tendroit,
répondit Germain résigné, mais de plus en plus
triste.
— Elle s'appelle Catherine, comme ta défunte.
— Catherine? Oui, ça me fera plaisir d'avoir à
dire ce nom-là; Catherine! Et pourtant, si je ne
peux pas l'aimer autant que l'autre, ça me fera
encore plus de peine, ça me la rappellera plus
souvent.
— Je te dis que tu l'aimeras : c'est un bon
sujet, une femme de grand cœur ; je ne l'ai pas
vue depuis longtemps, elle n'était pas laide filU
alors; mais elle n'est plus jeune, elle a trente-
deux ans. Elle est d'une bon.ie famille, tous braves
gens, et elle a bien pour huit ou dix mille francs
de terres, qu'elle vendrait volontiers pour en
LA MARE AU DIABLE. M
acheter d'autres dans l'endroit où elle s'établirait;
car elle songe aussi à se remarier, et je sais que,
si tcn caractère lui convenait, elle ne trouverait
pas ta position mauvaise.
— Vous avez donc déjà arrangé tout cela?
— Oui, sauf votre avis à tous les deux; et c'est
ce qu'il faudrait vous demander l'un à l'autre, en
faisant connaissance. Le père de cette femme-là
est un peu mon parent, et il a été beaucoup mon
ami. Tu le connais bien, le père Léonard?
— Oui, je l'ai vu vous parler dans les foires,
et, à la dernière, vous avez déjeuné ensemble;
c'est donc de cela qu'il vous entretenait si longue-
ment?
— Sans doute; il te regardait vendre tes bêtes
et il trouvait que tu t'y prenais bien, que tu étais
un garçon de bonne mine, que tu paraissais actif
et entendu; et quand je lui eus dit tout ce que tu es
et comme tu te conduis bien avec nous, depuis huit
ans que nous vivons et travaillons ensemble, sans
avoir jamais eu un mot de chagrin ou de colère, il
s'est mis dans la tête de te faire épouser si fille;
ce qui me convient aussi, jeté le confesse, d'après
la bonne renommée qu'elle a, d'après l'honnêteté
n Là MàRE kV DIA6L1.
dé sa famille et les bonnes affaires où je sais qu'ik
sont.
— Je vois, père Maurice, que vous tenez un peu
aux bonnes affaires.
— Sans doute, j'y tiens. Est-ce que tu n'y tiens
pas aussi?
— J'y tiens si vous voulez, pour vous faire plai-
sir; mais vous savez que, pour ma part, je ne
m'embarrasse jamais de ce qui me revient ou de
ce qui ne me revient pas dans nos profits. Je ne
m'entends pas à faire des partages, et ma tête
n'est pas bonne pour ces choses-là. Je connais la
terre, je connais les bœufs, les chevaux, les atte-
lages, les semences, la battaison, les fourrages.
Pour les moutons, la vigne, le jardinage, les me*
nus profits et la culture fine, vous savez que ç«
regarde votre fils et que je ne m'en mêle pas
beaucoup. Quant à l'argent, ma mémoire est
courte,, et j'aimerais mieux tout céder que de
disputer sur le tien et le mien. Je craindrais de
me tromper et de réclamer ce qui ne m'est pas
dû, et si les affaires n'étaient pas simples et ciaires,
je ne m'y retrouverais jamais.
— C'est tant pis, mon fils, et voilà pourquoi
tA UARB kV DIABLE. S|
l'aimerais que tu eusses une femme de tête pour
me remplacer quand je n'y serai plus. Tu n'as
jamais voulu voir clair dan>^ nos comptes, et ça
pourrait t'amener du désagrément avec mon fils,
quand vous ne m'aurez plus pour vous mettre
d'accord et vous dire ce qui vous revient à cha-
cun.
— Puissiez-vpus vivre longtemps, père Maurice I
Mais ne vous inquiétez pas de ce qui sera après
vous; Jamais je ne me disputerai avec votre fils.
Je me fie à Jacques comme à vous-même, et
comme je n'ai pas de bien à moi, que tout ce qui
peut me revenir provient de votre fille et appar-
tient à nos enfants, je peux être tranquille et vous
aussi; Jacques ne voudrait pas dépouiller les en-
tants de sa sœur pour les siens, puisqu'il les aime
quasi autant les ims que les autres.
— Tu as raison en cela, Germain. Jacques est
un bon fils, un bon frère et un homme qui aime
la vérité. Mais Jacques peut mourir avant toi,
avant que vos enfants soient élevés, et il faut tou-
jours iionger, dans une famille, à ne pas laisser
des mineurs sans un chef pour les bien conseiller
et régler leurs différends. Autrement les gens de
3& LA MARE àU DUBLX.
loi g*en mêlent, les brouillent ensemble et leus
font tout manger en procès. Ainsi donc, nous ne
devons pas penser à mettre chez nous une pei>
Bonne de plus, soit homme, scit femme, sans
nous dire qu'un jour cette personne-là aura peut-
être à diriger la conduite et les affaires d'une tren-
taine d'enfants, petits-enfants, gendres et brus...
On ne sait pas combien une famille peut s'ac'
croître, et quand la ruche est trop pleine, qu'il
fiaut essaimer, chacun songe à emporter son miel.
Quand je t'ai pris pour gendre, quoique ma fille
fût liche et toi pauvre, je ne lui ai pas fait repro-
che de t'avoir choisi. Je te voyais bon travailleur,
et je savais bien que la meilleure richesse pour
des gens de campagne comme nous, c'est une
paire de bras et un cœur comme les tiens. Quand
un homme apporte cela dans une famille, il ap-
porte assez. Mais une femme, c'est différent : son
travail dans la maison est bon pour conserver,
non pour acquérir. D'ailleurs, à présent que tu es
père et que tu cherches femme, il faut songer
que tes nouveaux enfants, n'ayant rien â préten-
dre dans l'héritage de ceux du premier Ut, se
trouveraient dans la misère si tu venais à moiu*ir.
Là. MâRE ÂU DIÀBLK. si
à moins que ta femme n'eût quelque bien de son
côté. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter
notre colonie coûteront quelque chose à nourrir.
Si cela retombait sur nous seuls, nous les nourri-
rions, bien certainement, et sans nous en plaindre;
m?'^ le bien-être de tout le monde en serait dimi-
nué, et les premiers enfants auraient leur part de
privations là-dedans. Quand les familles augmen-
tent outre mesure sans que le bien augmente en
proportion, la misère vient, quelque courage
qu'on y mette. Voilà mes observations, Germain,
pèse-les, et tâche de te faire agréer à la veuve
Guérin; car sa bonne conduite et ses écus appor-
teront ici de l'aide dans le présent et de la tran-
quillité pour l'avenir.
— C'est dit . mon père. Je vais tâcher de lui
plaire et qu'elle me plaise.
— Pour cela il faut la vou: et aller la trouver.
— Dans son endroit? A Fourche? C'est loin
d'ici, n'est-ce pas? et nous n'avons guère le temps
de coin'ir dans cette saison.
— Qtia.xid il s'agit d'un mariage d'amour, il faut
s'attendre à perdre du temps; mais quand c'est
un mariage de raison entre deux personnes qui
38 LÀ MARE AU DIABLK.
a'ont pas de caprices et savent ce qu'elles veu-
lent, c'est bientôt décidé. C'est demain samedi;
lu feras ta journée de labour un peu ccAirte, tu
partiras vers les deux heures après dîner; tu
seras à Fourche à la nuit; la lune est; grande
dans ce momeniHîi, les chemins sont bons, et il
n'y a pas plus de trois lieues de pays. C'est près
du Magnier. D'ailleurs tu prendras la jument.
— J'aimerais autant aller à pied, par ce temps
frais.
— Oui , mais la jument est belle , et un pré-
tendu qiii arrive aussi bien monté a meilleur air.
Tu mettras tes habits neufs, et tu porteras un joli
présent de gibier au père Léonard. Tu arriveraf
de ma part, tu causeras avec lui , tu passeras la
journée du dimanche avec sa fille , et tu revien-
dras avec un oui ou un non lundi matin.
— Cest entendu, répondit tranquillement Ger-
main ; et pourtant il n'était pas tout à fait tran-
quille.
Germain avait toujours vécu sagement comme
vivent les paysans laborieux. Marié a vingt ans,
il n'avait aimé qu'une femme dans sa vie, et, de-
puis son veuvage, quoiqu'il fltt d'un caracièr*
LÀ MARE AU DIÀBLI. 39
impétueux et enjoué , il n'avait ri et folâtré avec
aucune autre. Il avait porté fidèlement un véri-
table regret dans son cœur, et ce n'était pas sans
crainte et sans tristesse qu'il cédait à son beau-
père ; mais le beau-père avait toujours gouverné
iagement la famille, et Germain, qui s'était dé-
voué tout entier à Tœuvre commune, et, par
conséquent , à celui qui la personnifiait , au père
de famille , Germain ne comprenait pas qu'il eût
pu se révolter contre de bonnes raisons, contre
l'intérêt de tous.
Néanmoins il était triste. Il se passait peu de
jours qu'il ne pleurât sa femme en secret , et,
quoique la solitude commençât à lui peser, il était
plus effrayé de former une union nouvelle que
désireux de se soustraire à son chagrin. Il se di-
sait vaguement que l'amour eût pu le consoler,
en venant le surprendre, car l'amour ne console
pas autrement. On ne le trouve pas quand on le
cherche; il vient à nous quand nous ne l'atten-
dons pas. Ce froid projet de mariage que lui mon-
trait le père Maurice, cette fiancée inconnue,
peut-être même tout ce bien qu'on lui disait de
la raison et de sa vertu , lui donnaient à penser.
4t Là UARE AU DIÀBLK.
Et il s'en allait, songeant, comme songent les
hommes qui n'ont pas assez d'idées pour qu'elles
se combattent entre eiles , c'est-à-dire ne se for-
mulant pas à lui-même de belles raisons de résis-
tance et d'égoïsme, mais soufifrant d'une douleur
sourde, et ne luttant pas contre un mal qu'il fal-
lait accepter.
Cependant le père Maurice était rentré à la mé-
tairie, tandis que Germain, entre le coucher du
soleil et la nuit, occupait la dernière heure du
jour à fermer les brèches que les moutons avaient
faites à la bordure d'un enclos voisin des bâti-
ments. D relevait les tiges d'épine et les soutenait
avec des mottes de terre, tandis que les grives
babillaient dans le buisson voisin et semblaient
lui crier de se hâter, curieuses qu'elles étaient de
venir examiner son ouvrage aussitôt qu'il serait
parti.
LÀ CUILLBTTB
Le père Maurice trouva chez lui une vieille voi-
sine qui était venue causer avec sa £epune tout en
LÀ MARE kV DIA6LI. 41
cherchant de la braise pour allumer son feu. La
mère Guillette habitait une chaumière fort pauvre
à deux portées de fusil de la ferme. Mais c'était
une femme d'ordre et de volonté. Sa pauvre
maison était propre et bien tenue, et ses vête-
ments rapiécés avec soin annonçaient le respect
de soi-même au miUeu de la détresse.
— Vous êtes venue chercher le feu du soir,
mère Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous
quelque autre chose î
— Non, père Maurice, répondit-elle ; rien pour
le moment. Je ne suis pas quémandeuse, voue le
savez, et je n'abuse pas de la bonté de mes amis.
— C'est la vérité; aussi vos amis sont toujours
prêts à vous rendre service.
— J'étais en train de causer avec votre femme,
et je lui demandais si Germain se décidait enfin à
se remarier.
— Vous n'êtes point une bavarde, répondit le
père Maurice, on peut parler devant vous sans
craindre les propos : ainsi je dirai à ma femme
et à vous que Germain est tout à fait décidé j U
part demain pour le domaine de Fourche.
— A la bonne heur» 1 s'écria la mère Maurice;
42 LA MARE AU DIABLE.
ce pauvre enfant! Dieu veuille qu'il trouve une
fenune aussi bonne et aussi brave que lui I
— Ah ! il va à Fourche î observa îa Guiliette.
Voyez comme ça se trouve! cela m'arrange beau-
coup, et puisque vous me demandiez tout à
l'heure si je désirais quelque chose , je vas vous
dire , père Maurice , en quoi vous pouvez m'obli-
ger.
— Dites, dites, vous obliger, nous le voulons.
— Je voudrais que Germain prît la peine d'em-
mener ma fille avec lui.
— Où donc? à Fourche î
— Non pas à Fourche ; mais aux Ormeaux ,
où elle va demeurer le reste de l'année.
— Conmient! dit la mère Maurice , vous vous
séparez de votre fille?
— Il faut bien qu'elle entre en condition et
qu'elle gagne quelque chose. Ça me fait assez de
peine et à elle aussi, la pauvre âme ! Nous n'avons
pas pu nous décider à nous quitter à l'époque de
la Saint-Jean ; mais voilà que la Saint-Martin ar-
rive, et qu'elle trouve une bonne place de ber-
gère dans les fermes des Ormeaux. Le fermier
passait Tautre jour par ici en revenant de la foise*
MARE AU DIABLE. 48
D vit ma petite Marie qui gardait ses trois mou-
tons sur le communal, a Vous n'êtes guère occu-
pée, ma petite fille, qu'il lui dit; et trois moutons
pour une pastoure, ce n'est guère. Voulez-vous
en garder cent? je vous emmène. La bergère de
chez nous est tombée malade, elle retourne chez
ses parents, et si vous voulez être chez nous avant
huit jours, vous aurez cinquante francs pour le
reste de Tannée jusqu'à la Saint-Jean. » L'enfant
a refusé, mais elle n'a pu se défendre d'y songer
et de me le dire lorsqu'au rentrant le soir elle
m'a vue triste et embarrassée de passer l'hiver,
qui va être rude et long, puisqu'on » vu, cette
année, les grues et les oies sauvages traverser les
airs un grand mois plus tôt que de coutume.
Nous avons pleuré toutes deux; mais enfin le
courage est venu. Nous nous sommes dit que
nous ne pouvions pas rester ensemble , puisqu'il
y aà peine de quoi faire vivre une seule personne
sur notre lopin de terre ; et puisque Marie est en
âge (la voilà qui prend seize ans), il faut bien
qu'elle fasse comme les autres, qu'elle gagne son
pain et qu'elle aide sa pauvre mère.
— Mère Guillette, dit le vieux laboureur, s'il
é4 LÀ MARE A.U DIA.BLI.
Ee fallait que cinquante francs pour vous consoler
de vos peines et vous dispenser d'envoyer votre
enfant au loin, vrai, je vous les ferais trouver,
quoique cinquante francs pour des gens comme
nous ça commence à peser. Mais en toutes choses
il faut consulter la raison autant que l'amitié.
Pour être sauvée de la misère de cet hiver, vous
ne le serez pas de la misère à venir, et plus votre
fille tardera à prendre un parti, plus elle et vous
aurez de peine à vous quitter. La petite Marie se
fait grande et forte , et elle n'a pas de quoi s'oc-
cuper chez vous. Elle pourrait y prendre l'habi-
tude de la fainéantise...
— Oh! pour cela je ne le crains pas, dit la
Guillette. Marie est courageuse autant que fille
riche et à la tête d'un gros travail puisse l'être.
Elle ne reste pas un instant les bras croisés, et
quand nous n'avons pas d'ouvrage elle nettoie et
frotte nos pauvTes meubles qu'elle rend clars
conune des miroirs. C'est une enfant qui vaut son
pesant d'or, et j'aurais bien mieux aimé qu'elle
entrât chez vous comme bergère que d'aller si
loin chez des gens que je ne connais pas. Vous
l'auriez prise à la Saint -Jean, si nous avions su
LA MARE AU DIABLK. 4S
nous décider; mais à présent vous avez loué tout
votre monde, et ce n'est qu'à la Saint -Jean de
l'autre année que nous pourrons y songer.
— Eh ! j'y consens de tout mon cœur, Guillettel
Cela me fera plaisir. Mais en attendant, elle fera
bien d'apprendre un état et de s'habituer à servir
\»6 autres.
— Oui, sans doute; le sort en est jeté. Le fer-
mier des Ormeaux l'a fait demander ce matin;
nous avons dit oui, et il faut qu'elle parte. Mais la
pauvre enfant ne sait pas le chemin, et je n'ai-
merais pas à l'envoyer si loin toute seule. Puisque
votre gendre va à Fourche demain , il peut bien
l'emmener. Il paraît que c'est tout à côté du do-
maine où elle va, à ce qu'on m'a dit; car je n'ai
jamais fait ce voyage -là.
— C'est tout à côté, et mon gendre la conduira.
Cela se doit; il pourra même la prendre en croupe
sur la jument, ce qui ménagera ses souUers. Le
voilà q«ii rentre pour souper. Dis-moi , Germain ,
la petite Marie à la mère Guillette s'en va bergère
aux Ormeaux. Tu la condukas sur ton cheval,
n'est-ce pas?
— C'est bien, répondit Germain qui était sou>
M LA MARE AU DliBLR
cieux, mais toujours disposé à rendre service à
son prochain.
Dans notre monde à nous, pareille chose ne
viendrait pas à la pensée d'une mère, de confier
une fille de seize ans à un homme de vingt-huit;
car Germain n'avait réellement que vingt>-huit ans,
et quoique, selon les idées de son pays, il passai
pour vieux au point de vue du mariage , il était
encore le plus bel homme de l'endroit. Le travail
ne l'avait pas creusé et flétri comme la plupart
des paysans qui ont dix années de labourage sur
la tête. Il était de force à labourer encore dix i>n«
sans paraître vieux, et il eût fallu que le p^?!ju^<^
de l'âge fût bien fort sur l'esprit d'une jeune fille
pour l'empêcher de voir que Germam avait le
teint frais , l'œil vif et bleu comme le ciel de mai
la bouche rose , des dents superbes , le corps élé-
gant et souple comme celui d'un jeune cheval qui
n'a pas encore quitté le pré.
Mais la chasteté des mœurs est une tradition
sacrée dans certaines campagnes éloignées du
mouvement corrompu des grandes villes, et, entre
toutes les familles de Bélair, la famille de Maurice
était réputée honnête et servant la vérité. Germain
Là. MARE kV DIABLB. 4V
s'en allait chercher femme; Marie était une en-
fant trop teune et trop pauvre pour qu'il y son-
geât dans cette vue, et, à moins d'être un san»
cœur et un mauvais homme , il était impossible
qu'il eût une coupable pensée auprès d'elle. Le
père Maurice ne fut donc nullement inquiet de
lui voir prendre en croupe cette jolie fille; la Guil-
lette eût cru lui faire injure si elle lui eût recom-
mandé de la respecter comme sa sœur; Marie
monta sur la jument en pleurant, après avoir
vingt fois embrassé sa mère et ses jeunes amies.
Germain, qui était triste pour son compte, com-
patissait d'autant plus à son chagrin, et s'en alla
d'un air sérieux, tandis que les gens du voisinage
disaient adieu de la main à la pauvi'e Marie sans
songer à mal.
VI
PITIT-PIBRRI
La Grise était jeune , belle et vigoureuse. Elle
portait sans effort son double fardeau , couchant
les oreilles et rongeant son frein ^ coioms unt
4t LÀ MARE AU DIABLE.
fière et ardente jument au'elle était. En passant
devant le pré-long, elle aperçut sa mère, qui s'ap-
pelait la vieille Grise, comme elle la jeune Grise,
et elle hennit en signe d'adieu. La vieille Grise
approcha de la haie en faisant résonner ses en-
ferges, essaya de galoper sur la marge du pré
pour suivTe sa fille; puis, la voyant prendre le
grand trot, elle hennit à son tour, et resta pensive,
inquiète, le nez au vent, la bouche pleine d'herbes
qu'elle ne songeait plus à manger.
— Cette pauvre bête connaît toujours sa pro-
géniture, dit Germain pour distraire la petite
Marie de son chagrin. Ça me fait penser que je
n'ai pas embrassé mon Petit-Pierre avant de par-
tir. Le mauvais enfant n'était pas là! Il voulait,
hier au soir, me faire promettre de l'emmener, et
il a pleuré pendant une heure dans son Ut. Ce
matin, encore, il a tout essayé pour me per-
suader. Oh ! qu'il est adroit et câlin ! mais quand
il a vu que ça ne se pouvait pas, monsieiu" s'est
fâché : il est parti dans les champs , et je ne
l'ai pas revu de la journée.
— Moi , je l'ai vu, dit la petite Marie en faisant
effort pour rentrer ses larmes. Il courait avec les
LA MARE AU DIABLI. M
enfants de Soûlas du côté des tailles, et je me suis
bien aoutée qu'il était hors de la maison depuis
longtemps, car il avait faim et mangeait des pru-
nelles et des mûres de buisson. Je lui ai donné le
pain de mon goûter , et il m'a dit : Merci , ma
Marie mignonne : quand tu viendras chez nous,
je te donnerai de la galette. C'est un enfant trop
gentil que vous avez là, Germain!
— Oui, qu'il est gentil, reprit le laboureur, et
je ne sais pas ce que je ne ferais pas pour lui ! Si
sa grand'mère n'avait pas eu plus de raison que
moi, je n'aurais pas pu me tenir de l'emmener,
quand je le voyais pleurer si fort que son parvre
petit cœur en était tout gonflé.
— Eh bien! pourquoi ne l'auriez-vous pas em-
mené,Germain? Il ne vous aurait guère embarrassé;
il est si raisonnable quand on fait sa volonté !
— n paraît qu'il aurait été de trop là où je vais.
Du moins c'était l'avis du père Maurice... Moi,
pourtant, j'aurais pensé qu'au contraire il fallait
voir comment on le recevrait , et qu'un si gentil
enfant re pouvait qu'être pris en bonne amitié...
Mais ils disent à la maison qu'il ne faut pas com-
mencer par faire voir les charges du ménage... Je
50 LA MARE AU DIABLl.
ne sais pas pourquoi je te parle de ça, petite
Marie ! tu n'y comprends rien.
— Si fait, Germain; je sais que vous allez pour
voue maner; ma mère me l'a dit, en me recom*
mandant de n'en parler à personne, ni chez nous,
ni là où je vais, et vous pouvez être tranquille :
je n'en dirai mot.
— Tu feras bien, car ce n'est pas fait ; peut-être
que je ne conviendrai pas à la femme en question.
— Il faut espérer que si , Germain. Pourquoi
donc xie lui conviendriez-vous pas?
— Qui sait? J'ai trois enfants, et c'est lourd
pour une femme qui n'est pas leur mère !
— C'est vrai , mais vos enfants ne sont pas
comme d'autres enfants.
— Crois-tu?
— Ils sont beaux comme des petits anges, et
si bien élevés qu'on n'en peut pas voir de plus
aimables.
— Il y a Sylvain qui n'est pas trop commode.
— fl est tout petit ! il ne peut pas être autre-
ment que terrible, mais il a tant d'esprit I
— C'est vrai qu'il a de l'esprit : et un courage I
n m craint ni vaches» ni taureaux^ et si on k
LÀ MARS AV DIABLI. H
laissait faire, il grimperait déjà sur les chevaux
avec son aîné.
— Moi, à votre place, j'aurais amené l'aîné.
Bien sûr ça vous aurait fait aimer tout de suite,
d'avoir un enfant si beau!
— Oui, si la femme aime les enfants; mais à
elle ne les aime pas !
— Est-ce qu'il y a des femmes qui n'aiment
pas les enfants?
— Pas beaucoup, je pense; mais enfin il y en
a, et c'est là ce qui me tourmente.
— Vous ne la connaissez donc pas du tout cette
femme?
— Pas plus que toi , et je crains de ne pas la
mieux connaître, après que je l'aurai vue. Je ne
suis pas méfiant, moi. Quand on me dit de bonnes
paroles , j'y crois : mais j'ai été plus d'une fois à
même de m'en repentir, car les paroles ne sont
pas des actions.
— On dit que c'est une fort brave femme.
— Qui dit cela? le père Maurice I
— Oui, votre beau-père
— C'est fort bien; mais il ne la connaît pas non
plus.
52 Lk MARE kV DIÀBLI.
— Eh bien , vous la verrez tantôt , vous ferei
grande attention, et il faut espérer que vous ne
vous tromperez pas, Germain.
— Tiens, petite Mane, je serais bien aise que
tu entres un peu dans la maison , avant de t'en
aller tout droit aux Ormeaux : tu es fine, toi , tu
as toujours montré de Tesprit, et tu fais attention
à tout. Si tu vois Quelque chose qui te donne à
penser, tu m'en avertiras tout doucement.
— Oh! non, Germain, je ne ferai pas cela! je
craindrais trop de me tromper; et, d'ailleurs, si
une parole dite à la légère venait à vous dégoûter
de ce mariage, vos parents m'en voudraient, et
j'ai bien assez de chagrins comme ça , sans en
attirer d'autres sur ma pauvre chère femme de
mère.
Comme ils devisaient ainsi, la Grise fit un écart
en dressant les oreilles, puis revint sur ses pas,
et se rapprocha du buisson, où quelque chose
qu'elle commençait à reconnaître l'avait d'abord
efiFrayée. Germain jeta mi regard sur le buisson,
et vit dans le fossé , sous les branches épaisses ef
encore fraîches d'un téteau de chêne, quelque
chose qu'il prit pour un agneau.
LA MARE AU DIABLE. S9
— C'est une bête égarée, dit-il , ou morte, cai
elle ne bouge. Peut-être que quelqu'un la cher-
che; il faut voir!
— Ce n'est pas une bête, s'écria la petite Marie :
c'est un enfant qui dort; c'est votre Petit-Pierre.
— Par exemple ! dit Germain en descendant de
cheval : voyez ce petit garnement qui dort là , si
loin de la maison, et dans un fossé où quelque
serpent pourrait bien le trouver !
n prit dans ses bras l'enfant , qui lui sourit en
ouvrant les yeux et jeta ses bras autour de sod
cou, en lui disant : Mon petit père, tu vas m'em-
mener avec toi !
— Ah oui! toujours la même chanson! Que
faisiez-vous là, mauvais Pierre?
— J'attendais mon petit père à passer, dit l'en-
fant; je regardais sur le chemin, et à force de re-
garder, je me suis endormi.
— Et si j'étais passé sans te voir, tu serais resté
toute la nuit dehors, et le loup t'aurait mangé !
— Oh ! je savais bien que tu me verrais ! ré-
pondit Petit-Pierre avec confiance.
— Eh bien, à présent, mon Pierre, em-
brasse-moi, dis -moi adieu, et retourne vite à la
94 II MARE AU DIABLE.
maison, si tu ne veux pas qu'on soupe sans toi.
— Tu ne veux donc pas m'emmener? s'écria le
petit en commençant à frotter ses yeux pour mon-
trer qu'il avait dessein de pleurer.
— Tu sais bien que grand-père et grand'mère
oe le veulent pas, dit Germain, se retranchant
derrière l'autorité des vieux parents , comme un
homme qui ne compte ijuère sur la sienne
propre.
Mais l'enfant n'entendit rien. Il se prit à pleu-
rer tout de bon , disant que puisque son père em-
menait la petite Marie, il pouvait bien l'emmener
aussi. On lui objecta qu'il fallait passer les grands
bois, qu'il y avait là beaucoup de méchantes bêtes
qui mangeaient les petits enfants, que la Grise ne
voulait pas porter trois personnes , qu'elle l'avait
déclaré en partant, et que dans le pays où l'on se
rendait, il n'y avait ni lit ni souper pour les mar-
mots. Toutes ces excellentes raisons ne persua-
dèrent point Petit-Pierre; il se jeta sur l'herbe,
et s'y roula, en criant que son petit père ne l'ai-
mait plus , et que s'il ne l'emmenait pasj il ne
rentrerait point du jour ni de la nuit à la maison.
Germain avait un cœur de père aussi tendre et
LÀ MARE 411 DIÂBLB. Si
aussi fiiible que celui d'une femme. La mort de la
sienne, les soins qu'il avait été forcé de rendre
seul à ses petits, aussi la pensée que ces pauvres
enfants sans mère avaient besoin d'être beaucoup
aimés, avaient contribué à le rendre ainsi, et
il se fit en lui un si ruée combat, d'autant plus
qu'il rougissait de sa faiblesse et s'efforçait de
cacher son malaise à la petite Marie, que la
sueur lui en vint au front et que ses yeux se bor-
dèrent de rouge , prêts à pleurer aussi. Enfin il
essaya de se mettre en colère; mais, en se re-
tournant vers la petite Marie, comme pour la
prendre à témoin de sa fermeté d'âme, il vit que
le visage de cette bonne fille était baigné de
larmes, et tout son courage l'abandonnant, il lui
fut impossible de retenir les siennes, bien qu'il
grondât et menaçât encore.
— Vrai , vous avez le cœur trop dur, lui dit
enfin la petite Marie, et , pour ma part , je ne
pourrai jamais résister comme cela à un enfant
qui a un si gros chagrin. Voyons, Germain , em-
menez-le. Votre jument est bien habituée à porter
deux personnes et un enfant, à preuve que votre
beau-frère et sa femme, qui est plus lourde que
56 Là mare kV DIÂBLS.
moi de beaucoup, vont au marché le samedi avec
leuF garçon, sur le dos de cette bonne bête. Vous
le mettrez à cheval devant vous , et û ailleurs
j'aime mieux m'en aller toute seule à pied que
de faire de la peine à ce petit.
— Qu'à cela ne tienne, répondit Germain, qui
mourait d'envie de se laisser convaincre. La
Grise est forte et en porterait deux de plus , s'il
y avait place sur son échine. Mais que ferons-
nous de cet enfant en route? il aura froid, il aura
faim et qui prendra soin de lui ce soir et
demain pour le coucher, le laver et 1^ rhabiller?
Je n'ose pas donner cet ennui-là à une femme que
je ne connais pas, et qui trouvera, sans doute, que
je suis bien sans façons avec elle pour commencer.
— D'après l'amitié ou l'ennui qu'elle montrera,
TOUS la connaîtrez tout de suite, Germain, croyez-
moi; et d'ailleurs, si elle rebute votre Pierre, moi
je m'en charge. J'irai chez elle l'habiller et je
l'emmènerai aux champs demain. Je .^'^muserai
toute la journée et j'aurai soin qu'il ne manque
de rien.
— Et il t'ennuiera , ma pauvre fille < Il te gd-
neral toute une journée, c'est longl
Là MARE kV DIABLE. ft7
— Ça me fera plaisir, au contraire, ça me tien-
dra compagnie, et ça me rendra moins triste le
premier jour que j'aurai à passer dans un nou-
veau pays. Je me figurerai que je suis encore
chez nous.
L'enfant, voyant que la petite Marie prenait
son parti, s'était cramponné à sa jupe et la tenait
si fort qu'il eût fallu lui faire du mal pour l'en
arracher. Quand il reconnut que son père cédait,
il prit la main de Marie dans ses deux petites
mains brunies par le soleil , et l'embrassa en sau-
tant de joie et en la tirant vers la jument, avec
cette impatience ardente que les enfants portent
dans leurs désirs.
— Allons, allons, dit la jeune flUe, en le sou-
levant dans ses bras, tâchons d'apaiser ce pauvre
cœur qui saute comme un petit oiseau , et si tu
sens le fi-oid quand la nuit viendra , dis-le-moi ,
mon Pierre, je te serrerai dans ma cape. Em-
brasse ton petit père, et demande -lui pardon
d'avoir tait le méchant. Dis que ça ne t'arrivera
plus, jamais ! jamais, entends-tu? *
— Oui, oui, à condition que je ferai toujours
sa volonté, n'est-ce pas? dit Germain en essuyant
■ <S Là MA.RE AU DIABLA.
les yeux du petit avec son mouchoir : ah 1 Marie,
vous me le gâtez, ce drôle-là !... Et vraiment, tu
es une trop bonne fille, petite Marie. Je ne sais
pas pourquoi tu n'es pas entrée bergère chez nous
à la Saint-Jean dernière. Tu aurais pris soin de
mes enfants, et j'aurais mieux aimé te payer un
bon prix pour les servir, que d'aller chercher une
femme qui croira peut-être me faire beaucoup de
grâce en ne les détestant pas.
— n ne faut pas voir comme ça les choses par
le mauvais côté, répondit la petite Marie, en te-
nant la bride du cheval pendant que Germain
plaçait son fils sur le devant du large bât garni
de peau de chèvre : si votre fenune n'aime pas les
enfants, vous me prendrez à votre service l'an
prochain, et, soyez tranquille, je les amuserai si
bien qu'ils ne s'apercevront de rien.
VII
DANS LA LÀNDK.
i— Ah ça, dit Germain, lorsqu'ils eurent fait
quelques pas, que va-tron penser à la maison en
11 ne faut pas voir les choses par le mauvais côté, dit Marie
en tenant les brides du cheval.
LA MARE AU DIABLE. M
ne voyant pas rentrer ce petit bonhomme? Les
parents vont être inquiets et le chercheront par-
tout.
— Vous allez dire au cantonnier qui travaille
là-haut sur la route, que vous l'emmenez, et vous
hii recommanderez d'avertir votre monde.
— C'est vrai, Marie, tu t'avises de tout, toii
moi, je ne pensais plus que Jeannie devait être
parla.
— Et justement, il demeure tout près de la
métairie ; il ne manquera pas de faire la commis-
sion.
Quand on eut avisé à cette précaution, Germain
remit la jument au trot, et Petit-Pierre était si
joyeux, qu'il ne s'aperçut pas tout de suite qu'il
n'avait pas dîné; mais le mouvement du cheval
lui creusant l'estomac, il se prit, au bout d'une
lieue, à bâiller, à pâlir, et à confesser qu'il mou-
rait de faim.
— Voilà que ça commence, dtt Germain. Je
savais bien que nous n'irions pas loin sans crue c«
monsieur criât la faim ou la soif.
— J'ai soif aussi 1 dit Petit-Pierre.
— Ëh bien 1 nous allons donc entrer dan* le ca-
60 Là MARE kV DIÂ.BLI.
baret de la mère Rebec, à Gorlay, au Point du
four? Belle enseigne, mais pauvre gîte ! Allons
liarie, tu boiras aussi un doigt de vin.
— Non, non, je n'ai besoin de rien, ditrelle, je
tiendrai la jument pendant que vous entrerez avec
le petit.
— Mais j'y songe, ma bonne fille, tu as donné
ce matin le pain de ton goûter à mon Pierre , et
toi tu es à jeun; tu n'as pas voulu dîner avec nous
à la maison, tu ne faisais que pleurer.
— Oh! je n'avais pas faim, j'avais trop de
peine 1 et je vous jure qu'à présent encore je ne
sens aucune envie de manger.
— Il faut te forcer, petite; autrement tu seras
malade. Nous avons du chemin à faire, et il ne
faut pas arriver là-bas comme des affamés pour
demander du pain avant de dire bonjour. Moi-
même je veux te donner l'exemple, quoique je
n'aie pas grand appétit; mais j'en viendrai à bout,
m que, après tout, je n'ai pas dîné non plus. Je
vous voyais pleurer, toi et ta mère, et ça me trou-
blait le cœur. Allons, allons, je vais attacher la
Grise à la porte ; descends, je le veux.
Ils entrèrent tous trois chez la Rebec^ et, tn
LA. MâRE au diable. Cl
moins d'un quart d'heure, la grosse boiteuse réus*
sit à leur servir une omelette de bonne mine, du
pain bis et du vin clairet.
Les paysans ne mangent pas vite, et le petit
Pierre avait si grand appétit qu'il se passa bien une
heure avant que Germain pût songer à se remet-
tre en route. La petite Marie avait mangé par
complaisance d'abord ; puis, peu à peu , la faim
était venue : car à seize ans on ne peut pas faire
longtemps diète^i et Tair des campagnes est impé-
rieux. Les bonnes paroles que Germain sut lui
dire pour la consoler et lui faire prendre courage
produisirent aussi leur effet ; elle fit effort pour se
persuader que sept mois seraient bientôt passés,
et pour songer au bonheur qu'elle aurait de se re-
trouver dans sa famille et dans son hameau, puis-
que le père Maurice et Germain s'accordaient
pour lui promettre de la prendre à leur service.
Mais comme elle commençait à s'égayer et à
badiner avec le petit Pierre, Germain eut la
malheureuse idée de lui faire regarder, par la
fenêtre du cabaret, la belle vue de la vallée
qu'on voit tout entière de cette hauteur, et qui est
si riante, si verte et si fertile. Marie regarda et
4
62 LA MARE AU DIÂBLS.
demanda si de là on voyait les maisons de Belair.
— Sans doute, dit Germain, et la meta ne, et
même ta maison. Tiens, ce petit point gris, pas
loin du grand peuplier à Godard, plus bas que le
clocher.
— Ah ! je la vois, dit la petite; et là-dessus elle
recommença de pleurer.
— J'ai eu tort de te faire songer à ça, dit Ger-
main, je ne fais que des bêtises aujourd'hui!
Allons, Marie, partons, ma fille; les jours sont
courts, et dans une heure, quand la lune mon-
tera, il ne fera pas chaud.
Ils se remirent en route, traversèrent la grande
brande, et comme, pour ne pas fatiguer la jeune
fille et l'enfant par un trop grand trot, Germain
ne pouvait faire aller la Grise bien vite , le soleil
était couché quand ils quittèrent la route pour
gagner les bois.
Germain connaissait le chemin jusqu'au Ma-
gnier; mais il pensa qu'il aurait plus court en ne
prenant pas l'avenue de Chanteloube, mais en
descendant par Presles et la Sépulture, direction
qu'il n'avait pas l'habitude de prendre quand il
allait à la foire. U se trompa et perdit encore un
LA MARE AU DIABLE. 63
peu de temps avant d'entrer dans le bois ; encore
l'y entra-t-»l point par le bon côté, et il ne s'en
aperçut pas, si bien qu'il tourna le dos à Fourche
et gagna beaucoup plus haut du côté d'Ardente.
Ce qui l'empêchait alors de s'orienter, c'étaii
un brouillard qui s'élevait avec la nuit , un de ces
brouillards des soirs d'automne, que la blancheur
du clair de lune rend plus vagues et plus trom-
peurs encore. Les grandes flaques d'eau dont
les clairières sont semées exhalaient des vapeurs
si épaisses que, lorsque la Grise les traversait, on
ne s'en apercevait qu'au clapotement de ses pieds
et à la peine qu'elle avait à les tirer de la vase.
Quand on eut enfin trouvé une belle allée bien
droite, et qu'arrivé au bout , Germain chercha à
voir où il était, il s'aperçut bien qu'il s'était
perdu ; car le père Maurice , en lui expliquant
son chemin, lui avait dit qu'à la sortie des bois il
aurait à descendre un bout de côte très-raide , à
traverser une immense prairie et à passer deux
fois la rivière à gué. Il lui avait même recom-
mandé d'entrer dans cette rivière avec précau-
tion, parce qu'au commencement de la saison il
y avait eu de grandes pluies et que l'eau pouvait
U LA MARE AU DIABLE.
être un peu haute. Ne voyant ni descente, ni
prairie , ni rivière , mais la lande unie et blanche
comme une nappe de neige, Germain s'ai^éta,
chercha une maison , attendit un passant , et ne
trouva rien qui pût le renseigner. Alors il revint sur
ses pas et rentra dans les bois. Mais le brouillard
s'épaissit encore plus, la lune fut tout à fait voilée,
les chemins étaient affreux, les fondrières profon-
des. Par deux fois, la Grise faillit s'abattre; char-
gée comme elle l'était, elle perdait courage, et,
si elle conservait assez de discernement pour ne
pas se heurter contre les arbres , elle ne pouvait
empêcher que ceux qui la montaient n'eussent
affaire à de grosses branches, qui barraient le
chemin à la hauteur de leurs tètes et qui les met-
taient fort en danger. Germain perdit son cha-
peau dans une de ces rencontres et eut grand'
peine à le retrouver. Petit-Pierre s'était endormi,
et, se laissant aller comme un sac, il embarrassait
tellement les bras de son père , que celui-ci ne
pouvait plus ni soutenir ni diriger le cheval.
— Je crois que nous sommes ensorcelés, dit
Germain en s'arrêtant : car ces bois Le sont pas
asseï grands pour qu'on s'y perde^ à moins d^tre
LA MARE AU DIABLE. «f
ivre, et il y a deux heures au moins que nous y
tournons sans pouvoir en sortir. La Grise n'a
qu'une idée en tête , c'est de s'en retourner à la
maison, et c'est elle qui me fait tromper. Si nous
voulons nous en aller chez nous, nous n'avons
qu'à la laisser faire. Mais quand nous sommes
oeutrêtre à deux pas de l'endroit où nous devons
coucher, il faudrait être fou pour y renoncer et re-
commencer une si longue route. Cependant, je ne
sais plus que faire. Je ne vois ni ciel ni terre, et je
crains que cet enfant-là ne prenne la fièvre si nous
restons dans ce damné brouillard, ou qu'il ne soit
écrasé par notre poids si le cheval vient à s'abat-
tre en avant.
— n ne faut pas nous obstiner davantage, dit
la petite Marie. Descendons, Germain; donnez-
moi l'enfant, je le porterai fort bien, et j'empê-
cherai mieux que vous que la cape, se déran-
geant , ne le laisse à découvert. Vous conduirez
la jument par la bride, et nous verrons ijeut-être
plus clair quand nous serons plus près de terre.
Ce moyen ne réussit qu'à les préserver d'une
chute de cheval, car le brouillard rampait et sem-
blait se coller à la terre humide. La marche était
A.
M LÀ MARE AU DIABLE.
pénible, et ils furent bientôt si harassés qu'ils
s'arrêtèrent en rencontrant enfin un endroit sec
sous de grands chênes. La petite Marie était en
nage, mais elle ne se plaignait ni ne s'inquiétait
de rien. Occupée seulement de l'enfant, elle s'as-
sit sur le sable et le coucha sur ses genoux, tan-
dis que Germain explorait les environs, après avoir
passé les rênes de la Grise dans une branc'ie
d'arbre.
Mais la Grise, qui s'ennuyait fort de ce voyage,
donna un coup de reins, dégagea les rênes^ rom-
pit les sangles , et lâchant, par manière d'acqmt,
une demi -douzaine de ruades plus haut que sa
tête, partit à travers les taillis, montrant fort bien
qu'elle n'avait besoin de personne pour retrouver
son chemin.
— Çà, dit Germain, après avoir vainement
cherché à la rattraper, nous voici à pied, et rien
ne nous servirait de nous trouver dans le bon
chemin, car il nous faudrait traverser la rivière à
piedj et à voir comme ces routes sont pleines
d'eau, nous pouvons être sûrs que la prairie est
sous la rivière. Nous ne connaissons pas les autres
passages. Il noiis faut donc attendre que ce brouU>
LA MARE AU DIABLE. tT
lard se dissipe ; ça ne peut pas durer plus d'une
heure ou deux. Quand nous verrons clair, nous
chercherons une maison , la première venue à la
lisière du bois; mais à présent nous ne pouvons
sortir d'ici ; il y a là une fosse, un étang , je ne
sais quoi devant nous; et derrière, je ne saurais
pas non plus dire ce qu'il y a, car je ne com-
prends plus par quel côté nous sommes arrivés .
VIII
sous LES GRANDS CHÊMES.
— Eh bien ! prenons patience, Germain, dit la
petite Marie. Nous ne sommes pas mal sur cette
petite hauteur. La pluie ne perce pas la feuillée de
ces gros chênes, et nous pouvons allumer du feo,
car je sens de vieilles souches qui ne tiennent à
rien et qui sont assez sèches pour flamber. Vous
avez bien du feu, Germain? Vous fumiez votre
pipe tantôt.
— J'en avais 1 mon briquet était sur le bât dans
mon sac, avec le gibier que je portais à ma
future; mais la maudite jument a tout emporté.
M LÀ MARE ÀV DIABLE.
môme mon manteau, qu'elle va perdre et déchi-
rer à toutes les branches.
— Non pas, Germain; labâtine, le manteau, le
sac, tout est là par terre, à vos pieds. La Grise a
cassé les sangles et tout jeté à côté d'elle en par-
tant.
— C'est , vrai Dieu , certain 1 dit le laboureur;
et si nous pouvons trouver un peu de bois mort à
tâtons , nous réussirons à nous sécher et à nous
réchauffer.
— Ce n'est pas difficile, dit la petite Marie, le
bois mort craque partout sous les pieds ^ mais
donnez-moi d'abord ici la bâtine.
— Qu'en veux-tu faire?
— Un lit pour le petit : non, pas comme ça, à
l'envers; il ne roulera pas dans la ruelle; et c'est
encore tout chaud du dos de la bête. Calez-moi
ça de chaque côté avec ces pierres que vous
voyez là !
— Je ne les vois pas, moi 1 Tu as donc des yeux
de chat I
— Tenez I voilà qui est fait, Germain! Donner
moi votre manteau, que j'enveloppe ses petits
pieds 4 et ma cape par-dessus son corps. Voyez 1
LÀ MARE AU DIABLE. «•
s'il n*est pas couché là aussi bien que dans soq
lit! et tâtez-le comme il a chaud!
— C'est vrai I tu t'entends à soigner les enfants,
Marie !
— Ce n'est pas bien sorcier. A présent , cher-
chez votre briquet dans votre sac, et je vais arran-
ger le bois.
— Ce bois ne prendra jamais , il est trop hu-
mide.
*— Vous doutez de tout, Germain I vous ne vous
souvenez donc pas d'avoir été pâtour et d'avoir
fait de grands feux aux champs, au beau milieu
de la pluie?
— Oui , c'est le talent des enfants qui gardent
les bêtes; mais moi j'ai été toucheur de bœufs
aussitôt que j'ai su marcher.
— C'est pour cela que vous êtes plus fort de
vos bras qu'adroit de vos mains. Le voilà bâti ce
bûcher, vous allez voir s'il ne flambera pasl
Donnez-moi le feu et une poignée de fougère
sèche. C'est bien 1 soufflez à présent; vous n'êtes
pas pounonique?
— Non pas que je sache, dit Germain en souf-
flant comme un soufflet de forge. Au bout d'un
1ê IL MARE AIT DIABLE.
instant, la flamme brilla, jeta d'abord une lumière
rouge, et finit par s'élever en jets bleuâtres sous
le feuillage des chênes, luttant contre la brume et
séchant peu à peu l'atmosphère à dix pieds à la
ronde.
— Maintenant, je vais m'asseoir auprès du pe-
tit pour qu'il ne lui tombe pas d'étincelles sur le
corps, dit la jeune fille. Vous, mettez du bois et
animez le feu, Germain 1 nous n'attraperons ici
ni fièvre ni rhume, je vous en réponds.
— Ma foi , tu es une fille d'esprit, dit Germain,
et tu sais faire le feu comme une petite sorcière
de nuit. Je me sens tout ranimé, et le cœur me
revient; car avec les jambes mouillées jusqu'aux
genoux, et l'idée de rester comme cela jusqu'au
point du jour, j'étais de fort mauvaise humeur
tout à l'heure.
— Et quand on est de mauvaise humeur, on ne
s'avise de rien, reprit la petite Marie.
— Et tu n'es donc jamais de mauvaise humeur,
toi?
— Eh non ! jamais. A quoi bonî
— Oh ! ce n'est bon à rien, certainement; mais
le moyen de s'en empêcher, quand on a des en-
LA MARE AU DIABLE. 71
nuis! Dieu sait que tu n'en as pas manqué ^ toi,
pourtant, ma pauvre petite : car tu n'as pas tou-
jours été heureuse !
— C'est vrai , nous avons souffert, ma pauvre
mère et moi. Nous avions du chagrin, mais nous
ne perdions jamais courage.
— Je ne perdrais pas courage pour quelque
ouvrage que ce fût, dit Germain ; mais la misère
me fâcherait; car je n'ai jamais manqué de rien.
Ma femme m'avait fait riche et je le suis encore;
je le serai tant que je travaillerai à la métairie : ce
sera toujours, j'espère; mais chacun doit avoir sa
peine ! j'ai souffert autrement.
— Oui, vous avez perdu votre femme, et c'est
grand' pitié!
— N'est-ce pas?
— Oh ! je l'ai bien pleurée, allez, Germain I car
elle était si bonne! Tenez, n'en parlons plus; car
je la pleurerais encore, tous mes chagrins sont
en train de me revenir aujourd'hui.
— C'est vrai qu'elle t'aimait beaucoup, petite
Marie! elle faisait grand cas de toi et de ta mère.
Allons 1 tu pleures? Voyons, ma fille, je ne veiu
pas pleurer, moi...
Tt LA. MARE AU DIÀBLK.
— Vous pleurez, pourtant, Germain! Vous
pleurez aussi! Quelle honte y a-t-il pour un
homme à pleurer sa femme î Ne vous gênez pasj
allez ! je suis bien de moitié avec vous dans cett«
peine -là!
— Tu as un bon cœur, Marie, et ça me fait du
bien de pleurer avec toi. Mais approche donc tes
pieds du feu; tu as tes jupes toutes mouillées
aussi, pauvre petite fille ! Tiens, je vas prendre ta
place auprès du petit, chauffe-toi mieux que ça.
— J'ai assez chaud , dit RIarie ; et si vous vou-
lez vous asseoir, prenez un coin du manteau, moi
je suis très-bien.
— Le fait est qu'on est pas mal ici, dit Germain
en s'asseyant tout auprès d'elle. Il n'y a que la
faim qui me tourmente un peu. Il est bien neuf
heures du soir, et j'ai eu tant de peine à marcher
dans ces mauvais chemins, que je me sens tout
affaibli. Est-ce que tu n*as pas faim, aussi, toi,
Marie?
— Moi? pas du tout. Je ne suis pas habituée.»
comme vous, à faire quatre repas, et j'ai été tant
de fois me coucher sans souper, qu'une fois d«
plus ne m'étûune guère.
Là MARI AU DIABLE. Yt
— Eh bien, c'est commode une femme conMne
toi; ça ne fait pas de dépense^ dit Germain en
souriant.
— Je ne suis pas une femme^ dit naïvement
Marie, sans s'apercevoir de la tournure que pre-
naient les idées du laboureur. Est-ce que vous
rêvez î
— Oui, je crois que je rêve, répondit Germain;
c'est la faim qui me fait divaguer peut-être !
— Que vous êtes donc gourmand ! reprit-elle
en s'égayant un peu à son tour; eh bien! si vous
nt) pouvez pas vivre cinq ou six heures sans man-
ger, estrce que vous n'avez pas là du gibier dans
votre sac, et du feu pour le faire cmre?
— Diantre ! c'est une bonne idée I mais le pré-
sent à mon futur beau-père?
— Vous avez six perdrix et un lièvre 1 Je pense
qu'il ne vous faut pas tout cela pour vous rassa-
sier?
— Mais faire cuire cela ici, sans broche et sans
landiers, ça deviendra du charbon I
— Non pas, dit la petite Marie ; je me charge
de TOUS le faire cuire sous la cendre sans goût de
fumée. Est-ce que vous n'avez jamais attrapé d'a-
t
T4 L4 M4RK AU DIABLK.
louettes dans les champs, et que vous ne le» at«s
pas fait cuire entre deux pierres? Ah! c'est vrai!
j'oublie que vous n'avez pas été pasteur 1 Voyons,
plumez cette perdrix I Pas si forti vous lui arra-
chez la peau!
— Tu pourrais bien plumer l'autre pour m«
montrer 1
— Vous voulez donc en manger deux? Quel
ogre. Allons, les voilà plumées, je vais les cuire.
— Tu ferais une parfaite cantinière , petite
Marie; mais, par malheur, tu n'as pas de can-
tine, et je tanà réduit à boire l'eau de cette
mare.
— Vous voudriez du vin, pas vraiî II vous fau-
drait peut-être du café? vous vous croyez à la
foire sous la ramée 1 Appelez Taubei^iiste : de la
liqueur au fin laboureur de Belairl
— Ahl petite méchante, vous vous moquez de
moit Tous ne boiriez pas du vin, vous, si vous en
aviez!
— Moi? j'en ai bu ce soir avec vous chez la
Rebec, pour la seconde fois de ma vie; mais si
vous êtes bien sage, je vais vous en donner un«
bouteille quasi pleine^ et du bon encore 1
LA 1I4RB AU DIABLK. Tf
— Gomment, Marie, ta es donc sorcière, déci-
mentî
— Est-ce que vous n'aves pas fait la folie de
demander deux bouteilles de vin à la Rebect
Vous en avez bu une avec votre petit, et j'ai à
peine avalé trois gouttes de celle que vous aviez
mise devant moi. Cependant vous les aves payées
toutes les deux sans y regarder.
~= Eh bien?
— Eh bien , j'ai mis dans mon pnaier celle qui
n'avait pas été bue, parce que j*ai pensé que vous
ou votre petit auriez soif en route; et la voilà.
— Tu es la fille la plus avisée que j'aie jamais
rencontrée. Voyez 1 elle pleurait pourtant, cette
pauvre enfant, en sortant de l'auberge I ça ne l'a
pas empêchée de penser aux autres plus qu'à
elle-même. Petite Marie, l'homme qui Vépousera
ne sera pas sot.
— Je l'espère, car je n'aimerais pas un sot.
Allons, mangez vos perdrix, elles sont cuites à
point; et, faute de pain, vous vous contenterez
de châtaig)^es.
— Et où diable as-tu pris aussi des châtaignes!
— C'est bien étonnant! tout la Iqng du chemin.
7« LA MARI AU DIABLK.
j'en ai pns aux branches en passant, et j'en al
rempli mes poches.
— Et elles sont cuites aussi?
— A quoi donc aurais-je eu Tesprit si je ne les
avais pas mises dans le feu dès qu'il a été allumé T
Ça se fait toujours, aux champs.
— Ah çà, petite Marie, nous allons souper en-
semble! je veux boire à ta santé et te souhaiter
un bon mari... là, comme tu le souhaiterais toi-
même. Dis-moi un peu cela I
— J'en serais fort empêchée , Germain ^ car je
n'y ai pas encore songé.
— Comment, pas du tout? jamais? dit Ger-
main , en commençant à manger avec un appétit
de laboureur, mais coupant les meilleurs mor-
ceaux pour les o£frir à sa compagne , qui refusa
obstinément et se contenta de quelques châtai-
gnes. Dis-moi donc, petite Marie, reprit-il, voyant
qu'elle ne songeait pas à lui répondre, tu n'as pas
encore eu l'idée du mariage? tu esen âge, pourtanti
— Peut-être, dit-elle j mais je suis trop pauvre,
n faut au moins cent écus pour entrer en mé-
nage, et je dois travailler «iiq ou six ans pour les
amasser.
LÀ HÀRE AU DIABLE. Tl
— Pauvre fille 1 je voudrais que le père Mau-
rice voulût bien me donner cent écus pour t'en
faire cadesu.
— Grand merci , Germain. Eh bien! qu'est- c«
qu'on dirait de moi?
— Que veux-tu qu'on dise? on sait bien que je
suis vieux et que je ne peux pas fépouser. Alors
on ne supposerait pas que je... que tu...
— Dites donc, laboureur 1 voilà votre enfant
qui se réveille, dit la petite Marie«
IX
lA PRlàRB DU SOIM
Petit-Pierre s'était soulevé et regardait autour
de lui d'un air tout pensif.
— Ah ! il n'en fait jamais d'autre quand il en-
tend manger, celui-là ! dit Germain : le bruit du
canon ne le réveillerait pas; mais quand on remue
les mâchoires auprès de lui, il ouvre les yeux tout
de suite.
— Vous avez dû être comme ça à son âge , dit
la petite Marie avec un sourire malin. Allons, m(Mi
n LA MARE AU DIABLI.
petit Pierre, tu cherches ton ciel de lit? Il est fait
de verdure, ce soir, mon enfant; mais ton père
n'en soupe pas moins. Veux-tu souper avec lui?
Je n'ai pas mangé ta part ; je me doutais bien que
tu la réclamerais!
— Marie , je veux que tu manges , »*écria le la-
boureur, je ne mangerai plus. Je suis un vorace,
un grossier : toi, tu te prives pour nous , ce n'est
pas juste, j*en ai honte. Tiens , ça m'ôte la faim ;
je ne veux pas que mon fils soupe, si tu ne soupes
pas.
— Laissez -nous tranquilles, répondit la petite
Marie, vous n'avez pas la clef de nos appétits. Le
mien est fermé aujourd'hui, mais celui de votre
Pierre est ouvert comme celui d'un petit loup.
Tenez , voyez comme il s'y prend i Oh 1 ce sera
aussi un rude laboureur 1
En effet, Petit-Pierre montra bientôt de qui il
était fils, et à peine éveillé, ne comprenant ni où
il était, ni comment il y était venu, il se mit à
dévorer. Puis, quand il n'eut plus faim, se trou-
vant excité comme il arrive aux enfants qui rom-
pent l^urs habitudes, il eut plus d'esprit, plus de
curiosité et plus de raisonnement qu'à l'ordinaire.
LÀ MARK Atl DIABLE. 1$
n se fit expliquer où il était, et quand il sut
que c'était au milieu d'un bois, il eut un peu
peur.
-— T a-t-il des méchantes bêtes dans ce bois,
demanda- 1- il à son père.
— Non, fit le père, il n'y en a point. Ne crains
rien.
— Tu as donc menti quand tu m'as dit que si
j'allais avec toi dans les grands bois les loups
m'emporteraient ?
— Voyei-vous ce raisonneur? dit Germain em-
barrassé.
— n a raison , reprit la petite Marie, vous lui
avez dit cela : il a bonne mémoire, il s'en sou-
vient. Mais apprends , mon petit Pierre , que ton
père ne ment jamais. Nous avons passé les grands
bois pendant que tu dormais, et nous sommes à
présent dans les petits bois, où il n*y a pas de
méchantes bêtes.
— Les petits bois sont-ils bien loin des grands T
— Assez loin; d'ailleurs les loups ne sortent
p^9 des grands bois. Et puis, s'il en venait ici^ ton
père les merait.
«• Et toi aussi, petite MarieT
M Là MARE AU DIABLl.
— Et nous aussi, car tu nous aiderais bien/
mon Pierre? Tu n'as pas peur, toiî Tu taperais
bien dessus !
— Oui, oui, dit l'enfant enorgueilli, en prenani
cne pose héroïque, nous les tuerions 1
— n n'y a personne conune toi pour parler aux
enfants, dit Germain à la petite Marie, et pour
leur faire entendre raison. Il est vrai qu'il n'y a
pas longtemps que tu étais toi-même un petit
enfant , et tu te souviens de ce que te disait ta
mère. Je crois bien que plus on est jeune, mieux
on s'entend avec ceux qui le sont. J'ai graftd'peur
qu'une fenune de trente ans, qui ne sait pas
encore ce que c'est que d'être mère, n'apprenne
avec peine à babiller et à raisonner avec des
marmots.
— Pourquoi donc pas, Germain? Je ne sais
pourquoi vous avez une mauvaise idée touchant
cette femme ; vous en reviendrez !
— Au diable la femme 1 dit Germain. Je vou-
drais en être revenu pour n'y plus retourner.
Qxfm -je besoin d'une femme que je ne connais
pasT*
— Mon petit père, dit l'enfant, pourquoi dono
Là MARE AU DIABLE. I<
Mt-ce que tu parles toujours de ta femme aujoui^
dliui, puisqu'elle est morte?...
— Hélas! tu ne l'as donc pas oubliée, toi, ta
pauvre chère mère ?
— Non , puisque je Tai vu mettre dans ano
belle boîte de bois blanc, et que ma gr^id^mèr*
m*a conduit auprès pour l'embrasser et lui dire
adieu!... Elle était toute blanche et toute froide,
et tous les soirs ma tante me fait prier le bon
Dieu pour qu'elle aille se réchauffer avec lui dans
le ciel. Crois- tu qu'elle y soit, à présent?
— Je l'espère, mon enfant; mais il faut tou-
jours prier, ça fait voir à ta mère que tu Taimes.
— Je vas dire ma prière, reprit Tenfant; je n'ai
pas pensé à la dire ce soir. Mais je ne peux pas
la dire tout seul; j'en oublie toujours un peu. 0
faut que la petite Marie m'aide.
— Oui, mon Pierre , je vas t'aider, dit la jeune
fille. Viens là, te mettre à genoux sur moi.
L'enfant s'agenouilla sur la jupe de laje^ne
fille, joignit ses petites mains, et se mit à récK'er
sa prière, d'abord avec attention et ferveur, car il
savait trèe*bien le commencement ; puis avee plus
de lenteur et d'hésitation, et enfin répétant mot à
Il LÀ MARK kV DIÂBLB.
mot ce que lui dictait la petite Marie, lorsqu'il
arriva à cet endroit de son oraison , où le som-
meil \e gagnant chaque soir, il n'avait jamais pu
rapprendre jusqu'au bout. Cette fois encore , le
travail de l'attention et la monotomie de son
propre accent produisirent leur effet accoutumé ,
il ne prononça plus qu'avec effort les dernières
syllabes , et encore après se les être fait répéter
trois fois; sa tête s'appesantit et se pencha sur la
poitrine de Marie : ses mains se détendirent , se
séparèrent et retombèrent ouvertes sur ses ge-
noux. A la lueur du feu du bivouac, Germain re-
garda son petit ange assoupi sur le cœur de la
jeune fille , qui, le soutenant dans ses bras et ré-
chauffant ses cheveux blonds de sa pure haleine,
s'était laissée aller aussi à une rêverie pieuse, et
priait mentalement pour l'âme de Catherine.
Germain fut attendri, chercha ce qu'il pourrait
dire à la petite Marie pour lui exprimer ce qu'elle
lui inspirait d'estime et de reconnaissance , mais
ne trouva rien qui pût rendre sa pensée. Il s'ap-
procha d'elle pour embrasser «on fils qu'elle tenait
toujours pressé contre son sein, et il eut peine à
détacher ses lèvres du front du petit Pierre.
LA Uklit KV DIABLI. 8S
— Vous l'embrassez trop fort, lui dit Marie en
repoussant doucement la tête du laboureur, vous
allez le réveiller. Laissez -moi le recoucher, puis-
que le voilà reparti pour les rêves du paradis.
L'enfant se laissa coucher, mais en s'étendant
sur la peau de chèvre du bât, il demanda s'il était
sur la Grise. Puis, ouvrant ses grands yeux bleus,
et les tenant fixés vers les branches pendant une
minute, il parut rêver tout éveillé, ou être frappé
d'une idée qui avait giisssé dans son esprit du-
rant le jour, et qui s'y formulait à l'approche du
sommeil. « Mon petit père, ditril, si tu veux me
donner une autre mère, je veux que ce soit la
petite Marie. »
Et, sans attendre de réponse, il ferma les yeux
et s'endormit.
X
MAL6RB LB THOID
La petite Marie ne parut pas faire d'autre atten-
tion aux pai'oles bizarres de Tenfant cvie de les
regarder comme une preuve d'amitié, elle Ten-
M L\ MARI kV DIABLE.
Teloppa avec soin, ranima le feu, et, comme 1«
brouillard endormi sur la mare voisine ne parais-
sait nullement près de s'éclaircir, elle conseilla à
Germain de s'arranger auprès du feu pour faire
un somme.
— Je vois que cela vous vient déjà, lui ditrelle,
car vous ne dites plus mot, et vous regardez la
braise comme votre petit faisait tout à Theure.
Allons, dormez, je veillerai à l'enfant et à vous.
— C'est toi qui dormiras, répondit le laboureur,
et moi je vous garderai tous les deux, car jamais
je n'ai jamais eu moins envie de dormir j j'ai cin-
quante idées dans la tête.
— Cinquante, c'est beaucoup, dit la fillette avec
une intention un peu moqueuse; il y a tant dt
gens qui seraient heureux d'en avoir une !
— Eh bien ! si je ne suis pas capable d'en avoir
cinquante, j'en ai du moins une qui ne me lâche
pas depuis une heure.
— Et je vas vous la dire, ainsi que celles que
vous aviez auparavant.
— Eh bien! oui, dis-la si tu la devines, Marie;
dis-la-moi toi-même, ça me fera plaisir.
— n y a une heure, reprit-elle, vous aviez l'idée
LA MARE AU DIABLE. SI
de manger et à présent vous avez Hdée de
dormir.
— Marie , je ne suis qu'un bouvier, mais vrai-
ment tu me prends pour un bœuf. Tu es une mé-
chante fille, et je vois bien que tu ne veux point
causer avec moi. Dors donc, cela vaudra mieux
que de critiquer un homme qui n'est pas gai.
— Si vous voulez causer, causons, dit la petite
fille en se couchant à demi auprès de l'enfant, et
en appuyant sa tête contre le bât. Vous êtes en
train de vous tourmenter, Germain, et en cela
vous ne montrez pas beaucoup de courage pour
un homme. Que ne dirais-je pas, moi, si je ne me
défendais pas de mon mieux contre mon propre
chagrin?
— Oui, sans doute, et c'est là justement ce qui
m'occupe , ma pauvre enfant ! Tu vas vivre loin
de tes parents et dans un vilain pays de landes et
de marécages, où tu attraperas les fièvres d'au-
tomne, où les bêtes à laine ne profitent pas, ce
qui chagrine toujours une bergère qui a bonne
intention; enfin tu seras au milieu d'étrangers qui
ne seront peut-être pas bons pour toi, qui ne com-
prendront pas ce que tu vaux. Tiens, ça me fait
i6 tk MARI kV DIABLI.
plus de peine que je ne peux te le dire, ^t j'ai
envie de te ramener chez ta mère au lieu d'aller
à Fourche.
— Vous parlez avec beaucoup de bonté , maii
sans raison^ mon pauvre Germain ; on ne doit pas
être lâche pour ses amis, et^ au lieu de me mon-
trer le mauvais côté de mon sort, vous devriei
m'en montrer le bon, comme vous faisiez quand
nous avons goûté chez la Rebec.
— Que veux-tu ! ça me paraissait ainsi dans ce
moment-là, et à présent ça me paraît autrement.
Tu ferais mieux de trouver un mari.
— Ça ne se peut pas, Germain, je vous l'ai dit;
etconmie ça ne se peut pas, je n'y pense pas.
— Mais enfin si ça se trouvait? Peut-être que
gi tu voulais me dire comme tu souhaiterais qu'il
fût , je parviendrais à imaginer quelqu'un.
— Imaginer n'est pas trouver. Moi , je n'ima-
gine rien puisque c'est inutile.
— Tu n'aurais pas l'idée de trouver un riche?
— Non, bien sûr, puisque je suis pauvre comme
Job.
— Mais s'il était à son aise, ça ne te ferait pas
de peine d'être bien logée, bien nourrie, bien
LÀ MARE kV DIÀBLI. fT
vêtue et dans une famille de braves gens qui te
permettrait d'assister ta mère!
— Ohl pour cela^ oui! assister ma mère est
tout mon souhait.
— Et si cela se rencontrait , quand même
l'homme ne serait pas de la première jeunesse,
tu ne ferais pas trop la difficile?
— Ah! pardonne^md; Germain. C'est juste-
ment la chose à laquelle je tiendrais. Je n'aime-
rais pas un vieux!
— Un vieux j sans doute; mait^ par exemple,
un homme de mon âge?
— Votre âge est vieux pour moi, Germain;
j'aimerais l'âge de Bastien, quoique Bastien ne
soit pas si joU homme que vous.
— Tu aimerais mieux Bastien le porcher? dit
Germain avec humeur. Un garçon qui a les yeux
faits comme les bêtes qu'il mène?
— Je passerais par-dessus ses yeux, à cause de
ses dix-huit ans.
Germain se sentit horriblement jaloux, ^ Al-
lons, dit-il, je vois que tu en tiens pour Bastien.
Cest une drôle d'idée, pas moins!
-•Oui, ce serait un® drôle d'idée, répondit la
M II MARK kV DIÂM.I.
petite Marie en riant aux éclats, et ça ferait un
drôle de mari. On lui ferait accroire tout ce qu'on
voudrait. Par exemple , l'autre jour , j'avais ra-
massé une tomate dans le jardin à monsieur le
curé; je lui ai dit que c'était une belle pomme
rouge, et il a mordu dedans comme un goulu. Si
vous aviez vu quelle grimace I Mon Dieu , qu'il
était vilain I
— Tu ne l'aimes donc pas, puisque tu te mo-
ques de luiT
— Ce ne serait pas une raison. Mais je ne l'aime
pas : il est brutal avec sa petite sœur, et il est
malpropre.
— Eh bien! tu ne te sens pas portée pour quel-
que autre?
— Qu'est-ce que ça vous fait, Germain?
— Ça ne me fait rien, c'est pour parler. Je vois,
petite fille, que tu as déjà un galant dans la tète.
— Non, Germain, vous vous trompez, je n'en
ai pas encore j ça pourra venir plus tard : mais
puisque je ne me marierai que quand j'aurai un
peu amassé , je suis destinée à me maner tard et
avec un vieux.
— Eh bien, prends-en un vieuT tout de suite.
LÀ MARE AU DIABLE. M
— Non pas! quand je ne serai plus jeune, ça
me sera égal; à présent, ce serait diff-^'-ent.
— Je vois bien, Marie, que je te déplais : c'est
assez clair, dit Germain avec dépit, et sans peser
ses paroles.
La petite Marie ne répondit pas. Germain sa
pencha vers elle : elle dormait; elle était tombée
vaincue et comme foudroyée par le sommeil,
comme font les enfants qui dorment déjà lors-
qu'ils babillent encore.
Germain fut content qu'elle n'eût pas fait at-
tention à ses dernières paroles; il reconnut
qu'elles n'étaient point sages, et il lui tourna le
dos pour se distraire et changer de pensée.
Mais il eut beau faire , il ne put s'endormir, ni
songer à autre chose qu'à ce qu'il venait de dire,
n tourna vingt fois autour du feu , il s'éloigna , il
revint; enfin, se sentant aussi agité que s'il eût
avalé de la poudre à canon, il s'appuya contre
l'arbre qui abritait les deux enfants et les regarda
dormir.
— Je ne sais pas comment je ne m'étais jamais
aperçu, pensait -il, que cette petite Marie est la
plus jolie fille du pays!... Elle n'a pas beaucoup
M Là IIÂBK AU DIÂBLI.
de couleur, mais elle a un petit visage frais comme
une roAe de buissons ! Quelle gentille bouche el
quel mignon petit nez!... Elle n'est pas grande
pour son âge, mais elle est faite comme une petite
caille et légère comme un petit pinson 1... Je ne
sais pas pourquoi on fait tant de cas chez nous
d'une grande et grosse femme bien vermeille...
La mienne était plutôt mince et pâle , et elle me
plaisait par-dessus tout... Celle-ci est toute déli-
cate j mais elle ne s'en porte pas plus mal, et elle
est j<4ie à voir comme un chevreau blanc 1... Et
puis, quel air doux et honnête! comme on lit
son bon coeur dans ses yeux, même lorsqu'ils
sont fermés pour dormir!... Quant à de l'esprit,
elle en a plus que ma chère Catherine n'en avait,
il faut en convenir, et on ne s'ennuierait pas avec
elle... C'est gai, c'est sage, c'est laborieux, c'est
aimant, et c'est drôle. Je ne vois pas ce qa'on
pourrait souhaiter de mieux...
Mais qu'ai- je à m'occuper de tout cela? repre-
nait Gerpiain, en tâchant de regarder d'un autre
eôté. Mon beau-père ne voudrait pas en entendre
parler, et toute la famille me traiterait de fou!...
D'ailleurs, elle-même ne voudrait pas de moi, la
il MARI àU DUBLl. •!
pauvre enfant I... Elle me trouve trop vieux : elle
me l'a dit... Elle n'est pas intéressée, elle se
soucie peu d'avoir encore de la misère et de la
peine, de porter de pauvres habits y et de souffrir
de la faim pendant deux ou trois mois de l'année,
pourvu qu'elle contente son cœur un jour, et
qu'elle puisse se donner à un mari qui lui plaira...
elle a raison, elle 1 je ferais de même à sa place...
et, dès à présent, si je pouvais suivre ma volonté,
aa lieu de m'embarquer dans un mariage qui ne
me sourit pas, je choisirais une fille à mon gré...
Plus Germain cherchait à raisonner et à se
calmer, moins il en venait à bout, n s'en allait à
vingt pas de là, ae perdre dans le brouillard j et
puis , tout d'un coup , il se retrouvait à genoux à
côté des deux enfants endormis. Une fois même
il voulut embrasser Petit-Pierre, qui avait un bras
paué autour du cou de Marie, et il se trompa si
bien que Marie, sentant une haleine chaude
comme le feu courir sur ses lèvres, se réveilla et
le regarda d'un air tout efifaré, ne comprenant
rieû du :^ut à ce qui se passait en lui.
— Je ne vous voyais pas, mes pauvres en-
fants! dit Germain en se retirant bien vite. J*ai
H LA. MARE AU DIABLE.
failli tomber sur vous et vous faire du mal.
La petite Marie eut la candeur de le croire , et
se rendormit. Germain passa de l'autre cAté du
feu , et jura à Dieu qu'il n'en bougerait jusqu'à
ce qu'elle fût réveillée. Il tint parole, mais ce ne
fut pas sans peine. Il crut qu'il en deviendrait fou.
Enfin, verb aainuit, le brouillard se dissipa , et
Germain put voir les étoiles briller à travers les
arbres. La lune se dégagea aussi des vapeurs qui
la couvraient et commença à semer des diamants
sur la mousse humide. Le tronc des chênes restait
dans une majestueuse obscurité; mais, un peu
plus loin, les tiges blanches des bouleaux sem-
blaient une rangée de fantômes dans leurs suaires.
Le feu se reflétait dans la mare; et les grenouilles,
commençant à s'y habituer, hasardaient quelques
notes grêles et timides; les branches anguleuses
des vieux arbres, hérissées de pâles lichens,
s'étendaient et s'entre-croisaient comme de grands
bras décharnés sur la tête de nos voyageurs;
c'était un bel endroit, mais si désert et si triste,
que Germain, las d'y souflrir, se mit à chanter et
i je*er des pierres dans l'eau pour s'étourdir sur
l'ennui efi&ayant de la solitude. Il désirait aussi
LÀ. HÀRE AU DIÀBLK. H
éveiller la petite Marie; et lorsqu'il vit qu'elle se
levait et regardait le temps ^ il lui proposa de se
remettre en route.
— Dans deux heures, lui dit-il , rapproche du
jour ren(kra l'air si froid , que nous ne pourrons
plus y tenir, malgré notre feu... A présent, on
voit à se conduire , et nous trouverons bien une
maison qui nous ouvrira , ou du moins quelque
grange ou nous pourrons passer à couvert le reste
de la nuit.
Marie n'avait pas de volonté; et, quoiqu'elle
eût encore grande envie de dormir , elle se dis-
posa à suivre Germain.
Celui-ci prit son fils dans ses bras sans le réveil-
ler, et voulut que Marie s'approchât de lui pour
se cacher dans son manteau, puisqu'elle ne vou-
lait pas reprendre sa cape roulée autour du petit
Pierre.
Qiand il sentit la jeune fille si près de lui, Ger-
main, qui s'était distrait et égayé un instant, re-
commença à perdre la tête. Deux ou trois fois il
s'éloigna brusquement, et la laissa marcher seule.
Puis voyant qu'elle avait peine à le suivre , il
l'attendait, l'attirait vivement près de lai, et la
f4 LA MARI AU DIABLE.
pressait si fort, qu'elle en était étonnée et même
fichée sans oser le dire.
Comme ils ne savaient point du tout de quellt
direction ils étaient partis, ils ne savaient pas
celle qu^ils suivaient; si bien, qu'ils remontèrent
encore une fois tout le bois, se retrouvèrent, de
nouveau, en face de la lande déserte, revinrent
sur leurs pas, et, après avoir tourné et marché
longtemps, ils aperçurent de la clarté à travers
les branches.
— - Bon ! voici une maison, dit Germain, et des
gens déjà éveillés, puisque le feu est allumé. Il
est donc bien tard?
Mais ce n'était pas une maison : c'était le feu
de bivouac qu'ils avaient couvert en partant, et
qui s'était rallumé à la brise...
Ils avaient marché pendant deux heures pour
se retrouver au point de départ.
XI
A LÀ BBLLB <TOILI.
—- Pour le coup j'y renonce 1 dit Germain en
frappant du pied. On nous a jeté un sort, c'est
LA MÂRB AU DIABLI. M
bien sùr^ et nous ne sortirons d'ici qu'au grand
jour. Il faut que cet endroit soit endiablé.
— Allons, allons, ne nous fâchons pas, dit
Marie, ei prenons-en notre parti. Nous ferons un
plus grand feu, Tenfant est si bien enveloppé
qu'il ne risque rien, et pour passer une nuit de-
hors nous n'en mourrons point. Où avez-vous
caché la bâtine, Germain T Au milieu des grands
houx , grand étourdi 1 C'est commode pour aller
la reprendre 1
— Tiens l'enfant, prends -le, que je retire son
lit des broussailles; je ne veux pas que tu te
piques les mains.
— C'est fait, voici le lit, et quelques piqûres ne
sont pas des coups de sabre, reprit la brave petite
aile.
Elle procéda de nouveau au coucher du petit
Pierre, qui était si bien endormi cette fois qu'il
ne s'aperçut en rien de ce nouveau voyage. Ger-
main mit tant de bois au feu que toute la forêt en
resplendit à la ronde : mais la petite Marie n'en
pouvait plus, et quoiqu'elle ne se plaignit de rien,
elle ne se soutenait plus sur ses jambes Elle était
pâle et ses dents cUumaient de froid et de fai-i
H LÀ MARK AU DIABLK.
blesse. Germain la prit dans ses bras pour la ré-
chauffer; et l'inquiétude, la compœsion, des mou-
vements de tendresse irrésistible s'emparant de
son cœur, firent taire ses sens. Sa langue se délia
comme par miracle, et toute honte cessant:
■^ Marie, lui dit-il, tu me plais, et je suis bien
malheureux de ne pas te plaire. Si tu voulais
m'accepter pour ton mari , il n'y aurait ni beau-
père, ni parents , ni voisins , ni conseils qui pus-
sent m'empêcher de me donner à toi. Je sais que
tu rendrais mes enfants heureux, que tu leur
apprendrais à respecter le souvenir de leur mère,
et, ma conscience étant en repos, je pourrais con-
tenter mon cœur. J'ai toujours eu de l'amitié
pour toi, et à présent je me sens si amoureux que
si tu me demandais de faire toute ma vie tes
mille volontés, je te le jurerais sur l'heure. Vois,
je t'en prie, conune je t'aime, et tâche d'oublier
mon âge. Pense que c'est une fausse idée qu'on
se fait quand on croit qu'un homme de trente ans
est vieux. D'ailleurs je n'ai que vingt -huit ansi
une jeune fille craint de se faire critiquer en pre-
nant un homme qui a dix ou douze ans de plus
qu'elle, pi^ce que ce n'est pas la coutume du
Là llàRE AU DIÀBLl. IV
pays; mais j'ai entendu dire que dans d'autres
pays 011 ne regardait poL'^t à cela ; qu'.Hu contraire
on aimait mieux donner pour soutien, k une jeu-
nesse ^ un homme raisonnable et d'un courage
bien éprouvé qu'un jeune gars qui peut se déran-
ger, et, de bon sujet qu'on le croyait, devenir un
mauvais garnement. D'ailleurs, les années ne font
pas toujours l'âge. Cela dépend de la force et
de la santé qu'on a. Quand un homme est usé
par trop de travail et de misère ou par la mau-
vaise conduite, il est vieux avant vingt-cinq ans.
Au lieu que moi... Mais tu ne m'écoutes pas ,
Marie.
— Si fait, Germain , je vous entends bien, ré-
pondit la petite Marie, mais je songe à ce que
m'a toujours dit ma mère : c'est qu'une femme
de soixante ans est bien à plaindre quand son
mari en a soixante-dix ou soixante-quinze, et qu'il
ne peut plus travailler pour la nourrir. Il devient
infirme, et il faut qu'elle le soigne à l'âge où elle
commencerait elle-même à avoir grand besoin de
ménagement et de repos. C'est ainsi qu'on arrive
à finir sur la paille.
—'Les puents ont raison de dire cela, j'en con-
S
M LA MARS kV DUBLt.
viens, Marie, reprit Germain; mais enfin ils sacri-
fieraient tout le temps de la jeunesse , qui est le
meilleur, à prévoir ce qu'on deviendra à l'âge où
Ton n'est plus bon à rien, et où il est indifférent
de finir d'une manière ou d'une autre. Mais moi,
je ne suis pas dans le danger de mourir de faim
sur mes vieux jours. Je suis à même d'amasseï
quelque chose, puisque vivant avec les parents de
ma femme , je travaille beaucoup et ne dépense
rien. D'ailleurs, je t'aimerai tant, vois-tu, que ça
m'empêchera de vieillir. On dit que quand un
homme est heureux, il se conserve, et je sens
bien que je suis plus jeune que Bastien pour t'ai-
mer; car il ne t'aime pas, lui, il est trop bête,
trop enfant pour comprendre comme tu es jolie
et bonne, et faite pour être recherchée. Allons,
Marie, ne me déteste pas, je ne suis pas un mé-
cluoit homme : j'ai rendu ma Catherine heu-
reuse, elle a dit devant Dieu à son ht de mort
qu'elle n'avait jamais eu de moi que du contente-
ment, et elle m'a recommandé de me remarier,
n semble que son esprit ait parlé ce soir à son
enfant, au moment où il s'est endormi. Est-
ce que tu n'as pas entendu ce qu'il disait! eà
LÀ MARE AU DIÀBLS. M
eomme sa petite bouche tremblait, pendant que
ses yeux regardaient en l'air quelque chose que
nous ne pouvions pas voir! Il voyait sa mère,
sois-en sûre, et c'était elle qui lui faisait dire qu'il
te voulait pour la remplacer.
— Germain , répondit Marie, tout étonnée et
toute pensive, vous parlez honnêtement et tout ce
que vous dites est vrai. Je suis sûre que je ferais
bien de vous aimer, si ça ne mécontentait pas
trop vos parents : mais que voulez-vous que j'y
fasse? le cœur ne m'en dit pas pour vous. Je vous
aime bien, mais quoique votre âge ne vous enlai-
disse pas, il me fait peur. Il me semble que vous
êtes quelque chose pour moi, comme un oncle ou
un parrain; que je vous dois le respect, et que
vous auriez des moments où vous me traiteriez
conmie une petite fille plutôt que comme votre
femme et votre égale. Enfin, mes camarades se
moqueraient peut-être de moi , et quoique ça soit
une sottise de faire attention à cela, je crois que
je serais honteuse et un peu triste le jour de
mes noœs.
— Ce sont là des raisons d*enfant; tu parles
tout à fait comme un enfant, Marie I
tM L4 MA.RE AU D1ABLI.
— Eh bien ! oui, je suis un enfant, dit-elle et
c'est à cause de cela que je crains un homme trop
raisonnable. Vous voyez bien que je suis trop
jeune pour vous, puisque déjà vous me reproche»
de parler sans raison ! Je ne puis pas a roir plus
de raison que mon âge n'en comporte.
— Hélas! mon Dieu, que je suis donc à plain-
dre d'être si maladroit et de dire si mal ce que je
pense ! s'écria Germain. Marie, vous ne ra'aimei
pas, voilà le fait; vous me trouvez trop simple et
trop lourd. Si vous m'aimiez un peu, vous ne
verriez pas si clairement mes défauts. Mais vous
ne m'aimez pas, voilà !
— Eh bien ! ce n'est pas ma faute, répondit-
elle , un peu blessée de ce qu'il ne la tutoyait
plus; j'y fais mon possible en vous écoutant,
mais plus je m'y essaie et moins je peux me
mettre dans la tête que nous devions être mari et
femme.
Gennain ne répondit pas. Il mit sa tête dans
ses deux mains et il fut impossible à la petite
Marie de savoir s'il pleurait, s'il boudait, ou s'il
était endormi. Elle fut un peu inquiète de le voir
si morne et de ne pas deviner ce qui roulait
Il MARI AU DIABLE. IN
dans son esprit; mais elle n'osa pas lui parler da-
vantagr<î, et comme elle était trop étonnée de ce
qui venait de se passer pour avoir envie de se ren-
dormir, elle attendit le jour avec irapanence, soi-
gnant toujours le feu et veillant l'enfant, dont
Germain paraissait ne plus se souvenir. Cependant
Germain ne dormait point; il ne réfléchissait pas
à son sort, et ne faisait ni projets de courage, ni
plans de séduction. Il souffrait, il avait une mon-
tagne d'ennui sur le cœur, n aurait voulu être
mort. Tout paraissait devoir tourner mal pour lui,
et s'il eût pu pleurer il ne l'aurait pas fait à demi.
Mais il y avait un peu de colère contre lui-même,
mêlée à sa peine, et il étouffait sans pouvoir et
sans vouloir se plaindre.
Quand le jour fut venu et que les bruits de la
campagne l'annoncèrent à Germain , il sortit son
visage de ses mains et se leva. Il vit que la petite
Marie n'avait pas dormi non plus, mais il ne sut
rien lui dire pour marquer sa sollicitude. Il était
tout à fait découragé. Il cacha de nouveau le bât
de la Grise dans les buissons, prit son sac sur son
épaule, et tenant son fils par la main :
— A présent, Marie, dit-il, nous allons tâche»
101 LÀ MA.RE kV DIABLK.
d'achever notre voyage. Veux-tu que je te coik
duise aux Ormeaux?
— Naus sortirons du bois ensemble, lui répon-
dit-elle, et quand nous saurons où nous sommes,
nous irons chacun de notre côté.
Germain ne répondit pas. Il était blessé de ce
que la jeune fille ne lui demandait pas de la
mener jusqu'aux Ormeaux, et il ne s'apercevait
pas qu'il le lui avait offert d'un ton qui semblait
provoquer un refus.
Un bûcheron qu'ils rencontrèrent au bout de
deux cents pas les mit dans le bon chemin , et
leur dit qu'après avoir passé la grande prairie ils
n'avaient qu'à prendre, l'un tout droit, l'autre sur
la gauche, pour gagner leurs différents gttes, qui
étaient d'ailleurs si voisins qu'on voyait distincte-
ment les maisons de Fourche de la ferme des Or-
meaux, et réciproquement.
Puis, quand ils eurent remercié et dépassé le
bûcheron , celui-ci les rappela pour leur deman-
der s'ils n'avaient pas perdu un cheval.
— J'ai trouvé, leur dit- il, une belle jument
grise dans ma cour, où peut-être le loup l'aura
forcée de chercher un refuge. Mes chiens ont
LÀ BIÀRE AU DIÀBLI. IM
jappé à nuitée, et au point du jour j'ai vu la bête
chevaline sous mon hangar; elle y est encore.
Allots-y, et si vous la reconnaissez^ emmenez-la.
Germain ayant donné d'avance le signalement
de la Grise et s'étant convaincu qu'il ^'agissait
bien d'elle , se mit en route pour aller rechercher
son bât. La petite Marie lui offrit alors de con-
duire son enfant aux* Ormeaux, où il viendrait
le reprendre lorsqu'il aurait fait son entrée à
Fourche.
— Il est un peu malpropre après la nuit que
nous avons passée, dit -elle. Je nettoierai ses
habits, je laverai son joli museau, je le peignerai,
et quand il sera beau et brave, vous pourrez le
présenter à votre nouvelle famille.
— Et qui te dit que je veuille aller à Fourche T
répondit Germain avec humeur. Peu^être n'irai-
jepas!
— Si fait Germain , vous devez y aller, voua
irez, reprit la jeune fille.
— Tu es bien pressée que je me marie avec
une autre, afin d'être sûre que je ne t'ennuierai
plus?
— Allons, Gernï'^m, ne pensez plus à cela : c'esk
164 LÀ HàRE au DIÂBLK.
une idée qui vous est venue dans la nuit , parce
que cette mauvaise aventure avait un peu dérangé
vos esprits. Mais à présent il faut que la raison
vous revienne; je vous promets d'oublier ce que
vous m'avez dit et de n'en jamais parler à per-
sonne.
— Ehl parles-en si tu veux. Je n'ai pas l'habi-
tude de renier mes paroles. Ce que je t'ai dit était
vrai, honnête, et je n'en rougirai devant personne.
— Oui; mais si votre femme savait qu'au mo-
ment d'arriver, vous avez pensé à une autre , ça
la disposerait mal pour vous. Ainsi faites attention
aux paroles que vous direz maintenant ; ne me
regardez pas comme ça devant le monde, avec un
air tout singulier. Songez au père Maurice qui
compte sur votre obéissance , et qui serait bien
en colère contre moi si je vous détournais de
faire sa volonté. Bonjour, Germam; j'emmène
Petit-Pierre afin de vous forcer d'aller à Fourche.
C'est un gage que je vous garde.
— Tu veux donc aller avec elle? dit le labou*"
reur à son fils, en voyant qu'il s'attachait aux
mains de la petite Marie , et qu'il la suivait réso-
lument.
Lk MARE AU DIABLE. IM
— Oui, père, répondit l'enfant qui avait écouté
et compris à sa manière ce qu'on venait de dire
sans méfiance devant lui. Je m'en vais avec ma
Marie mignonne : tu viendras me chercher: quand
tu auras fini de te marier; mais je veux que
Marie reste ma petite mère.
— Tu vois bien qu'il le veut, lui! dit Germain
à la jeune fille. Écoute, Petit-Pierre, ajouta-t-il,
moi je le souhaite, qu'elle soit ta mère et qu'elle
reste toujours avec toi : c'est elle qui ne le veut
pas. Tâchw qu'elle f accorde ce qu'elle me refuse.
— Sois tranquille, mon père, je lui ferai dire
oui : la petite Marie fait toujours ce que je veux.
n s'éloigna avec la jeune fille. Germain resta
seul, plus triste, plus irrésolu que jamais,
XII
LA LIONNB DU VILLAOB
Cependant, quand il eut réparé le désordre da
voyage dans ses vêteraf^its et dans l'équipage de
son cheval, quand il fut monté sur la Grise et
qu'on lui eut indiqué le cheoûa de Fourche, il
IM LA MARE AU DIABLI.
pensa qu'il n'y avait plus à reculer^ ei qu'il fallait
oublier cette nuit d'agitations comme un rèTe
dangereux.
n trouva le père Léonard au seuil de sa maison
blanche , assis sur un beau banc de bois peint en
vert-épinard. Il y avait six marches de pierre dis-
posées en perron, ce qui faisait voir que la maison
avait une cave. Le mur du jardin et de la chène-
vière était crépi à chaux et à sable. C'était une
belle habitation^ il s'en fallait de peu qu'on ne la
prît pour une maison de bourgeois.
Le futm' beau-père vint au-devant de Germain,
et après lui avob* demandé, pendant cinq minutes,
des nouvelles de toute sa famille, il ajouta la
phrase consacrée à questionner poliment ceux
qu'on rencontre, sur le but de leur voyage : Vous
êtes donc venu pour vous promener par iciJ
— Je suis venu vous voir, répondit le labou-
reur, et vous présenter ce petit cadeau de gibier
de la part de mon beau-père, en vous disant, aussi
de sa part, que vous dever savoir dans quelles in-
tentions je viens chez vous ,
— Ah ! ah I dit le père Léonard en riant et en
frappant sur son estomac rebondi , je vois, j'en-
LA MARK AU DIÀBLK. lOT
tends, j'y suisl Et, clignant de Toeil, il ajouta :
Vous ne berez pas le seul à faire vos compliments
mon jeune homme.Il y en a déjà trois à la maison
qui attendent comme vous. Moi, je ne renvoie
personne , et je serais bien embarrassé de donn»
tort ou raison à quelqu'un , car ce sont tous de
bons partis. Pourtant, à cause du père Maurice et
de la qualité des terres que vous cultivez, j'aime-
rais mieux que ce fût vous. Mais ma fille est ma-
jeure et maîtresse de son bien ; elle agira donc
selon son idée. Entrez, faites-vous connaître^ je
souhaite que vous ayez le bon numéro I
— Pardon, excuse, répondit Germain, fort sur-
pris de se trouver en surnuméraire là où il avait
compté d'être seul. Je ne savais pas que votre
fille fût déjà pourvue de prétendants, et je n'étais
pas venu pour la disputer aux autres.
— Si vous avez cru que, parce que vous tardiez
à venir, répondit, sans perdre sa bonne humeur,
le père Léonard, ma fille se trouvait au dépourvu,
vous vous êtes grandement trompé, mon garçon.
La Catherine a de quoi attirer lei^ épouseun, et
elle n'aura que l'embarras du choix. Mais, entrez
à la maiion, vous dis-je, et ne perdez pas cou-
IM LA MARE AU DIABLI.
rage. C'est une femme qui vaut la peine d'être
disputée.
Et poussant Germain par les épaules avec une
rude gaîté : — Allons, Catherine, s'écria-t-il en
entrant dans la maison, en voilà un de plus!
Cette manière joviale mais grossière d'être pré-
senté à la veuve , en présence de ses autres sou-
pirants , acheva de troubler et de mécontenter le
laboureur. Il se sentit gauche et resta quelques
instants sans oser lever les yeux sur la belle et sur
sa cour.
La veuve Guérin était bien faite et ne manquait
pas de fraîcheur. Mais elle avait une expression
de visage et une toilette qui déplurent tout d'abord
à Germain. Elle avait l'air hardi et content d'elle-
même, et ses cornettes garnies d'un triple rang de
dentelle, son tablier de soie, et son fichu de
blonde noire étaient peu en rapport avec Tidée
qu'il s'était faite d'une veuve sérieuse st rangée.
Cette recherche d'habillement et ces manières
dégagées la lui firent trouver vieille et laide,
quoiqu'elle ne fût ni l'un ni l'autre. Il pens*
qu'une si jolie parure et des manières si enjouées
siéraient à l'Age et à l'esprit fin de la petite Marie,
LA MARE AU DIABLE. IM
mais que cette veuve avait la plaisanterie lourde
et hasardée, et qu'elle portait sans distinction set
beaux atours.
Les trois prétendants étaient assis à une table
chargée de vins et de viandes, qui étaient là en
permanence pour eux toute la matinée du dir
manche; car le père Léonard aimait à faire montre
de sa richesse, et la veuve n'était pas fâchée non
plus d'étaler sa belle vaisselle, et de tenir table
comme une rentière. Germain, tout simple et con-
fiant qu'il était, observa les choses avec assez' de
pénétration , et pour la première fois de sa vie il
se tint sur la défensive en trinquant. Le père Léo-
nard l'avait forcé de prendre place avec ses
rivaux, et, s'asseyant lui-même vis-à-vis de hii, il
le traitait de son mieux, et s'occupait de lui avec
prédilection. Le cadeau de gibier, malgré la
brèche que Germain y avait faite pour son propre
compte, était encore assez copieux pour produire
de l'efifet. La veuve y parut sensible , et les pré-
tendants y jetèrent un coup d'oeil de dédain.
Germain se sentait mal à l'aise en cette com-
pagnie et ne mangeait pas de bon cœur. Le père
Léonard l'en plaisanta. •— Vous voilà bien triste ,
lie Là MARE AU DIABLt
lai diMl, et vous boudez contre votre verre. Il ne
fftut pas que l'amour vous coupe l'appétit , car uo
galant à jeun ne sait point trouver de jolies pa>
rôles comme celui qui s'est éclairci les idées avec
une petite pointe de vin. Germain fut mortifié
qu'on le supposât déjà amoureux, et l'air manière
de la veuve, qui baissa les yeux en souriant,
comme une personne sûre de son fait , lui donna
l'envie de protester contre sa prétendue défaite ;
mais il craignit de paraître incivil , sourit et prit
patienoe.
Les galants de la veuve lui parurent trois rus-
tres, n fallait qu'ils fussent bien riches pour
qu'elle admit leurs prétentions. L'un avait plus
de quarante ans et était quasi aussi gros que le
père Léonard; un autre était borgne et buvait
tant qu'il en était abruti ; le troisième était jeune
et assez joli garçon ; mais il voulait faire de Yeè'
prit et disait des choses si plates que cela faisai
pitié. Pourtant la veuve en riait comme si elle
e<lt admiré toutes ces sottises^ et, en cela^ elle ne
faiaait pas preuve de goût. Germain crut d'abord
qu'elle en était coiffée ; mais bientôt il s'&perçut
qall était lui-m4m« «ncouragé d'une manière
Ik MAKB kV DlÂBLt. 111
Darticulière , et qu'on souhaitait qu'il se livrât
davantage. Ce lui fut une raison pour se sentir et
se montrer plus froid et plus grave.
L'heure de la messe arriva , et on se leva de
table pour s'y rendre ensemble. Il fallait aller
jusqu'à Mers, à une bonne demi-lieue de \k, et
Germain était si fatigué qu'il eût fort souhaité
avoir le temps de faire un somme auparavant ;
mais il n'avait pas coutume de manquer la messe,
et il se mit en route avec les autres.
Les chemins étaient couverts de monde , et la
veuve marchait d'un air fier^ escortée de ses trois
prétendants, donnant le bras tantôt à l'un, tantôt
à l'autre, se rengorgeant et portant haut la tête.
Elle eût fort souhaité produire le quatrième aux
yeux des passants; mais Germain trouva si ridi-
cule d'être traîné ainsi de compagnie par un cotil-
lon, à la vue de tout le monde , qu'il se tint à
distance convenable, causant avec le père Léo>
nard, et trouvant moyen de le distraire et de
l'occuper assez pour qu'ils n'eussent point l'air
de faire partie de la bande.
il2 Ik MARS AU DIABLI.
XIII
LE MaItRI
Lorsqu^ls atteignirent le village, la veuve s'ar-
rêta pour les attendre. Elle voulait absolument
faire son entrée avec tout son monde; mais Ger-
main^ lui refusant cette satisfaction^ quitta le père
Léonard, accosta plusieurs personnes de sa con-
naissance, et entra dans l'église par une autre
porte. La veuve en eut du dépit.
Après la messe, elle se montra partout triom-
phante sur la pelouse où Ton dansait , et ouvrit la
danse avec ses trois amoureux successivement.
Germain la regarda faire, et trouva qu'elle dansait
bien, mais avec affectation.
— Eh bien 1 lui dit Léonard en lui frappant sur
répaule, vous ne faites donc pas danser ma fille!
Vous êtes aussi par trop timide 1
^ Je ne d^nse plus depuis que j'ai perdu ma
femme, répondit le laboureur.
— Eh bieni puisque vous en recherchez une
autre, le deuil est fini dans le cœur comme lur
l'habit.
LA MARE AU DIABLI. US
— Ce n'est pas une raison, père Léonard;
d'ailleurs je me trouve trop vieux, je n'aime plus
la danse.
— Écoutez , reprit Léonard en l'attirant dans
un endroit isolé, vous avez pris du dépit en en-
trant chez moi, de voir la place déjà entourée
d'assiégeants, et je vois que vous êtes très-fier;
mais ceci n'est pas raisonnable, mon garçon. Ma
fille est habituée à être courtisée , surtout depuis
deux ans qu'elle a fini son deuil, et ce n'est pas
à elle à aller au-devant de vous.
— C y a déjà deux ans que votre fille est à
marier, et elle n'a pas encore pris son parti? dit
Germain.
— Elle ne veut pas se presser, et elle a raison.
Quoiqu'elle ait la mine éveillée et qu'elle vous
paraisse peut-être ne pas beaucoup réfléchir, c'est
une femme d'un grand sens, et qui sait fort bien
ce qu'elle fait.
— Il ne me semble pas, dit Germain ingénu-
ment, car elle a trois galants à sa suite, et si elle
savait ce qu'elle veut, il y en aurait au moins
deux qu'elle trouverait de trop et qu'elle prierait
de tester chez eux.
114 LA MARE AU DIABLE.
— Pourquoi donc? vous u*y entendez rien,
Germ&'Q. Elle ne veut ni du vieux^ ni du borgne,
ni du jeune, j'en suis quasi certain; mais si elle
les renvoyait, on penserait qu'elle veut reste»
veuve, et il n'en viendrait pas d'autre.
— Ah! oui! ceux-là servent d'enseigne 1
— Gomme vous dites. Où est le mal, si cela leur
convient?
— Chacun son goût ! dit Germain.
— Je vois que ce ne serait pas le vôtre. Mais
voyons, on peut s'entendre, à supposer que
vous soyez préféré : on pourrait vous laisser la
place.
•—Oui, à supposer! Et en attendant qu'on
puisse le savoir, combien de temps faudrait -il
rester le nez au vent?
— Ça dépend de vous, je crois , si vous savez
parler et persuader. Jusqu'ici ma fille a très-bien
compris que le meilleur temps de sa vie serait
celui qu'elle passerait à se laisser courtiser, et
^e ne se sent pas pressée de devenir la servante
d'un homme, quand elle peut commander à plu-
Meurg. Ainsi, tant que le jeu lui plaira elle peut
se divertir; mais si vous plaisez plus que le jeu.
LA MÂRB AU DIABLK. 111
le jeu pourra cesser. Vous n'avez qu'à ne pas
?ous rebuter. Revenez tous les dimanches, faites-
la danser, donnez à connaître que vous vous
mettez sur les rangs, et si on vous trouve plus
aimable et mieux appris que les autres, un beau
jour on vous le dira sans doute.
— Pardon, père Léonard, votre fille a le droit
d'agir comme elle l'entend, et je n'ai pas celui de
la blâmer. A sa place , moi , j'agirais autrement ;
j'y mettrais plus de franchise et je ne ferais pas
perdre du temps à des hommes qui ont sans
doute quelque chose de mieux à faire qu'à tourner
autour (f une femme qui se moque d'eux. Mais ,
enfin , si elle trouve son amusement et son bon-
heur à cela, cela ne me regarde point. Seulement,
il faut que je vous dise une chose qui m'embar-
rasse un peu à vous avouer depuis ce matin ,
vu que vous avez commencé par vous tromper
sur mes intentions , et que vous ne m'avez pas
donné le temps de vous répondre : si bien que
vous croyez ce qui n'est point. Sachez donc que
je ne suis pas venu ici dans la vue de demander
votre fille en mariage , mais dans celle de vous
acheter une paire de bœufs que vous voulez con-
lie LA. MARK AU DIABLB.
duire en foire la semaine prochaine, et que moi
beau-père suppose lui convenir.
— J'entends , Germain , répondit Léonard fort
tranquillement; vous avez changé d'idée en
voyant ma fille avec ses amoureux. C'est comme
il vous plaira. Il paraît que ce qui attire les uns
rebute les autres, et vous avez le droit de vous
retirer puisque aussi bien vous n'avez pas encore
parlé. Si vous voulez sérieusement acheter mes
bœufs, venez les voir au pâturage; nous en cau-
serons, et, que nous fassions ou non ce marché,
vous viendrez dîner avec nous avant de vous en
retourner.
— Je ne veux pas que vous vous dérangiez ,
reprit Germain, vous avez peut-être affaire ici;
moi je m'ennuie un peu de voir danser et de ne
rien faire. Je vais voir vos bêtes, et je vous trou-
verai tantôt chez vous.
Là-dessus Germain s'esquiva et se dirigea vers
les prés, où Léonard lui avait, en effet, montré de
loin une partie de son bétail. Il était vrai que le
père Maurice en avait à acheter, et Germai^
pensa que s'il lui ramenait une belle paire de
bœufs d'un prix modéré, il se ferait mieux paiu
LA MARE AU DIABLE. 117
donner d'avoir manqué volontairement le but de
son voyage.
D marcha vite et se trouva bientôt à peu de dis-
tance des Ormeaux. Il éprouva alors le besoin
d'aller embrasser son fils, et même de revoir la
petite Marie, quoiqu'il eût perdu l'espoir et chassé
la pensée de lui devoir son bonheur. Tout ce
qu'il venait de voir et d'entendre, cette femme
coquette et vaine, ce père à la fois rusé et borné,
qui encourageait sa fille dans des habitudes d'or-
gueil et de déloyauté, ce luxe des villes, qui lui
paraissait une infraction à la dignité des mœurs
de la campagne , ce temps perdu à des pareles
oiseuses et niaises, cet intérieur si difi'érent du
tien, et surtout ce malaise profond que l'homme
des champs éprouve lorsqu'il sort de ses habi-
tudes laborieuses, tout ce qu'il avait subi d'ennui
et de confusion depuis quelques heures donnait
à Germain l'envie de se retrouver avec son enfant
et sa petite voisine. N'eût-il pas été amoureux de
cette dernière, il l'aurait encore cherchée pour se
distraire et lemettre ses esprits dans leur assiette
accoutumée.
Mais il regarda en vain dans les prairies envi^
T.
111 Là MARS iU DliBLE.
ronnantes , il n'y trouva ni la petite Marie ni le
petit Pierre : il était pourtant l'heure où les pas-
teurs sont aux champs. H y avait un grand trou-
peau dans une chôme; il demanda à un jeune
garçon^ qui le gardait^ si c'étaient les moutons de
la métairie des Ormeaux.
— Oui, dit l'enfant.
— En êtes-vous le berçer? est-ce que les gar-
çons gardent les bétes à laine des métairies, dans
votre endroit?
— Non. Je les garde aujourd'hui parce que la
bergère est partie : elle était malade.
— - Mais n'avez-vous pas une nouvelle bergère,
arrivée de ce matin?
— Oh! bien oui? elle est déjà partie aussi
— Comment, partie? n'avait-elle pas un enfant
avec elle?
— Oui : un petit garçon qui a pleuré. Ils se sont
en allés tous les deux au bout de deux heures.
— En allés, où?
— D'où ils venaient, apparemment. Je ne leur
ai pas demandé.
— Mais pourquoi donc s'en allaient -ils? dit
Germain de plus en plus inquiet.
Là IIARB kV DIÂBLI. lit
»Dame! est-ce que je sais?
— On ne s*est pas entendu sur le prix? ce
devait être pourtant une chose convenue d'avance.
— Je ne peux rien vous en dire. Je les ai vus
entrer et sortir, voilà tout.
Germain se dirigea vers la ferme et questionna
les métayers. Personne ne put lui expliquer le
fait; mais il était constant qu'après avoir causé
avec le fermier, la jeune fille était partie sans rien
dire, emmenant l'enfant qui pleurait.
— Est-ce qu'on a maltraité mon filsî s'écria
Germain dont les yeux s'enflammèrent.
— C'était donc votre fils? Comment se trouvait-
il avec cette petite? D'où êtes-vous donc, et com-
ment vous appelle-tronî
Germain, voyant que, selon l'habitude du pays,
on allait répondre à ses questions par d'autres
({uestions, frappa du pied avec impatience et
demanda à parler au maître.
Le maître n'y était pas : il n'avait pas coutume
de rester la journée entière quand il venait à la
ferme. Il était monté à cheval , et il était parti on
ne savait pour quelle autre de ses fermes.
— Mais «afin, dit Germain en proie à une vive
IM Là MARE AU DIIBLI.
anxiété, ne pouvez-vous savoir la raison du départ
de cette jeune fille?
Le métayer échangea un sourire étrange avec
sa femme, puis il répondit qu'il n'en savait rien,
que cela ne le regardait pas. Tout ce que Germain
put apprendre, c'est que la jeune fille et l'enfant
étaient allés du côté de Fourche. Il courut à Four-
che : la veuve et ses amoureux n'étaient pas de
retour, non plus que le père Léonard. La ser-
vante lui dit qu'une jeune fille et un enfant étaient
venus le demander, mais que, ne les connaissant
pas, elle n'avait pas voulu les recevoir, et leur
avait conseillé d'aller à Mers.
— Et pourquoi avez-vous refusé de les rece-
voir? dit Germain avec humeur. On est donc bien
méfiant dans ce pays -ci, qu'on n'ouvre pas la
porte à son prochain?
— Ah dame 1 répondit la servante , dans une
maison riche comme celle-ci on a raison de faire
bonne garde. Je réponds de tout quand les maî-
tres sont absents, et je ne peux pas ouvrir aux
premiers venus.
— C'est une laide coutume, dit Germain, et
j'aimerais mieux être pauvre que de vivre comme
LA MARE AU DIABLE. IM
cela dans la crainte. Adieu, la fille I adieu à votre
Tilain pays !
n s'enquit dans les maisons environnantes. On
avait vu la bergère et l'enfant. Comme le petit
était parti de Belair à l'improviste, sans toilette,
avec sa blouse un peu déchirée et sa petite peau
d'agneau sur le corps; comme aussi la petite
Marie était, pour cause, fort pauvrement vêtue
en tout temps , on les avait pris pour des men-
diants. On leur avait offert du pain; la jeune fille
en avait accepté un morceau pour l'enfant qui
avait faim, puis elle était partie très-vite avec lui,
et avait gagné les bois.
Germain réfléchit un instant , puis il demanda
si le fermier des Ormeaux n'était pas venu à
Fourche.
— Oui, lui répondi^on; il a passé à cheval peu
dlnstants après cette petite.
— Estrce qu'il a couru après elle?
— Ah 1 vous le connaissez donc? dit en riant le
cabaretier de l'endroit, auquel il s'adressait. Oui,
certes; c'est un gaillard endiablé pour courir
après les filles. Mais je ne crois pas qu'il ait at-
trapé cell&-là; quoique après tout, s'il l'eût vue...
in là MARK AU DIABLK.
— C'est assez , merci î Et il vola plutôt qu'il ne
courut à récurie de Léonard. Il jeta la bâtine sur
la Grise , sauta dessus , et partit au grand galop
dans la direction des bois de Chanteloube.
Le cœur lui bondissait d'inquiétude et de co-
1ère, la sueur lui coulait du front. Il mettait en
sang les flancs de la Grise, qui , en se voyant sur
le chemin de son écurie, ne se faisait pourtant pas
prier pour courir.
XIV
LA VIBILLI
Germain se retrouva bientôt à l'endroit où il
avait passé la nuit au bord de la mare. Le feu
fumait encore; une vieille femme ramassait le
reste de la provision de bois mort que la petite
Marie y avait entassée. Germain s'arrêta pour la
questionner. Elle était sourde, et, se méprenact
sur ses interrogations :
— Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare
au Diable. C'est un mauvais endroit, et il ne faut
L4 MARI AU DIABLI. IM
pas en approcher sans jeter trois pierres dedans
de la main gauche, en faisant le signe de la croix
de la main droite : ça éloigne les esprits. Autre-
ment il arri\'e des malheurs à ceux qui en font le
tour.
— Je ne vous parle pas de ca , dit Germain en
s'approchant d'elle et en criant à tue-tête :
— N*avez-vous pas vu passer dans le bois une
fille et un enfant t
-^ Oui, dit la vieille, il i^ eal noyé un petit
enfant !
Germain frémit de la tête aux pieds; mais heu-
reusement la vieille ajouta :
— Il y a bien longtemps de ça; en mémoire
de l'accident on y avait planté une belle croix;
mais, par une belle nuit de grand orage, les mau-
vais esprits Font jetée dans l'eau. On peut en voir
encore un bout. Si quelqu'un avait le malheur de
s'arrêter ici la nuit, il serait bien sûr de ne pou-
voir jamais en sortir avant le jour. Il aurait beau
marcher, marcher, il pourrait faire deux cents
Ueue.« dans le bois et se retrouver toujour''^ à la
même place.
L'imagination du labouieurse frappa malgré
m LA HARE AU DIABLE.
lui de ce qu'il entendait, et l'idée du malheur qui
devait arriver pour achever de j ustifier les asser-
tions de la vieille femme, s'empara si bien de sa
tête, qu'il se sentit froid par tout le corps. Déses-
pérant d'obtenir d'autres renseignements, il re-
monta à cheval et recommença de parcourir le
bois en appelant Pierre de toutes ses forces , et en
sifflant, faisant claquer son fouet, cassant les
branches pour remplir la forêt du bruit de sa
marche, écoutant ensuite si quelque voix lui
répondait; maisiln'entendait que la cloche des
vaches éparses dans les tailiis, et le cri sauvage
des porcs qui se disputaient la glandée.
Enfin Germain entendit derrière lui le bruit
d'un cheval qui courait sur ses traces, et un
homme entre deux âges, brun, robuste, habillé
comme un demi-bourgeois, lui cria de s'arrêter.
Germain n'avait jamais vu le fermier des Or-
meaux; mais un instinct de rage lui fit juger de
suite que c'était lui. Il se retourna, et, le toisant
de la tôte aux pieds, il attendit ce qu'il avait à
lui dire.
— N'avez-vous pas vu passer par ici une
jeune fille de quinze ou seize ans, avec un petit
LA HÂRE kV DIABLK. 125
garçon? dit le fermier en affectant un air d'indif*
lérence, quoiqu'il fût visiblement ému.
— Et que lui voulez-vous? répondit Germain
sans chercher à déguiser sa colère.
— Je pourrais vous dire que ça ne voas re-
garde pas , mon camarade ! mais comme je n'ai
pas de raisons pour le cacher, je vous dirai que
c'est une bergère que j'avais louée pour l'année
sans la connaître... Quand je l'ai vue arriver, elle
m'a semblé trop jeune et trop faible pour l'ou-
vrage de la ferme. Je l'ai remerciée, mais je
voulais lui payer les frais de son petit voyage , et
elle est partie fôchée pendant que j'avais le dos
tourné... Elle s'est tant pressée, qu'elle a même
oublié une partie de ses effets et de sa bourse,
qui ne contient pas grand'chose, à coup sûr;
quelques sous probablement!... mais enfin,
comme j'avais à passer par ici, je pensais la ren-
contrer et lui remettre ce qu'elle a oublié et ce
que je lui dois.
Germain avait l'âme trop honnête pour ne pas
hésiter en entendant cette histoire, sinon très-
vraisemblable, du moins possible, n attachait un
regard perçant sur le fermier, qui soutenait cette
IM LA MARS AU DIABLl
investigation avec beaucoup d'impudence on de
candeur.
— Je veux en avoir le oœur net, se dit Ger-
main, et, contenant son indignation :
— C'est une fille de chez nous, dit-il; je la
connais : elle doit être par ici... Avançons eD<
semble... nous la retrouverons sans doute.
— Vous avez raison, dit le fermier. Avan-
ÇOD&.... et pourtant, si nous ne la trouvons pas
au bout de l'avenue, j'y renonce... car il faut
que je prenne le chemin d'Ardentes.
— Oh 1 pensa le laboureur, je ne te quitte
pasl quand même je devrais tourner pendant
vingt-quatre heures avec toi autour de la Mare au
Diable I
— Attendez I dit tout à coup Germain en fixant
des yeux une touffe de genêts qui s'agitait singu-
lièrement : holà! holàl Petit- Pierre, est-ce toi,
mon enfant?
L'enfant, reconnaissant la voix de son père
sortit des genêts en sautant comme un chevreuil,
mais quand il le vit dans la compagnie du fer-
mier, il s'arrêta comme effrayé et resta incertain.
—Viens, mon Pierre 1 Tiens, c'est moi I s'écria
Là MiRE AU DIABLB. IIT
le laboureur en courant après lui^ et en sautant k
bas de son cheval pour le prendre dans ses bras :
et où est la petite Marie?
— Elle est là, qui se cache, parce qu'elle a
peur de ce vilain homme noir, et moi aussi.
— Eh! sois tranquille; je suis là... fifariel
Marie ! c'est moi 1
Marie approcha en rampant, et dès qu'elle vit
Germain, que le fermier suivait de près, elle
courut se jeter dans ses bras; et, s'attachant à lui
comme une fille à son père :
— Ah! mon brave Germain, lui dit-elle, vous
me défendrez ; je n'ai pas peur avec vous.
Germain eut le frisson. Il regarda Marie : elle
était pâle , ses vêtements étaient déchirés par les
épines où elle avait couru, cherchant le fourré,
comme une biche traquée par les chasseurs.
Mais il n'y avait ni honte ni désespoir sur sa
figure.
— Ton maître veut te parler, lui dit-il, en ob<
servant toujours ses traits.
— Mon maître? dit-elle fièrement; cet homme>
là n'est pas mon maître et ne le sera jamais!...
C'est vous, Germain, qui êtes mon maître. Je
IM LA MARE AU DIABLI.
veux que vous me remeniez avec vous... Je vous
servibai pour rien !
Le fermier s'était avancé, feig;nant lui peu
d'impatience.
— Hé! la petite, dit-il, vous avez oublié chez
nous quelque chose que je vous rapporte.
— Nenni, monsieur, répondit la petite Marie,
je n'ai rien oublié, et je n'ai rien à vous de-
mander...
— Écoutez un peu ici, reprit le fermier, j'ai
quelque chose à vous dire, moi!... Allons!...
n'ayez pas peur... deux mots seulement...
— Vous pouvez les dire tout haut... je n'ai pas
de secrets avec vous.
— Venez prendre votre argent, au moins.
— Mon argent? Vous ne me devez rien. Dieu
merci!
— Je m'en doutais bien, dit Germain à demi-
voix; mais c'est égal, Marie... écoute ce qu'il a
à te dire... car, moi, je suis curieux de le savoir.
Tu me le diras après : j'ai mes raisons pour ça.
Va auprès de son cheval... je ne te perds pas
de vue.
Marie fit trois pas vers le fermier, qui lui dit,
Là MARI AU DIABLS. IM
en se penchant sur le pommeau de sa selle et en
baissant la voix :
— Petite, voilà un beau louis d'or pour toi I tu
ne diras rien, entends-tu? Je dirai que je l'ai
trouvée trop faible pour l'ouvrage de ma ferme...
Et qu'il ne soit plus question de ça... Je repas-
serai par chez vous un de ces jours; et si tu n'as
rien dit, je te donnerai encore quelque chose...
Et puis, si tu es plus raisonnable , tu n'as qu*à
parler : jeté ramènerai chez moi, ou bien, j'irai
causer avec toi à la brune dans les prés. Quel
cadeau veux-tu que je te porte?
— Voilà,'monsieur, le cadeau que je vous fais,
moi I répondit à voix haute la petite Marie, en lui
jetant son louis d'or au visage,,, et même assez
rudement. Je vous remercie beaucoup, et vous
prie, quand vous repasserez par chez nous, de
me faire avertir : tous les garçons de mon endroit
iront vous recevoir, parce que chez nous, on aime
fort les bourgeois qui veulent en conter au.\
pauvres filles 1 Vous verrez ça, on vous attendra.
— Vous 4tes une menteuse et une sotte langue l
dit le fermier courroucé, en levant son bâton
d'un air de menace. Vous voudriez faire croire
lit LA MARE AU DiABLt.
ce qui n'est point, mais vous ne me tirerez pu
d'argent : on connaît vos pareilles 1
Marie s'était reculée effirayée; mais Germain
s'était élancé à la bride du cheval du fermier, et,
la secouant avec force :
— C'est entendu, maintenant! dit- il, et nouf
▼oyons assez de quoi il retourne... A terre 1 moD
homme 1 à terre 1 et causons tous les deux t
Le fermier ne se souciait pas d'engager la partie :
il éperonna son cheval pour se dégager, et voulut
frapper de son bâton les mains du latKmreur pour
lui faire lâcher prise; mais Germain esquiva le
coup , et, lui prenant la jambe, il le désarçonna
et le fit tomber sur la fougère, où il le terrassa,
quoique le fermier se fUt remis sur ses pieds et
se défendit vigoureusement. Quand il le tint souf
;ui:
— Homme de peu de cœurl lui dit Germain,
je pourrais te rouer de coups si je voulais ! Mais
je n'aime pas à faire du mal, et d'ailleurs aucune
correction n'amenderait ta conscience... Cepen-
dant , tu ne bougeras pas d'ici que tu n'aies de»
nandé pardon , à genoux, à cette jeune fille.
Le fermier, qui conaaissait ces sortes d'affiûres
1.4 MARK AD DUBLK. iSl
voulut prendre la chose en plaisantene. Il pré-
tendit que son péché n'était pas si grave ^ puis-
qu'il ne consistait qu'en paroles, e*. qu'il voulait
bien demander pardon, à condition qu'il embras-
serait la liUe, que Ton irait boire une pinte de vin
au plus prochain cabaret , et qu'on se quitterait
bons amis.
— Tu me fais peine ! lui répondit Germain en
lui poussant la face contre terre, et j'ai hÂte de
ne plus voir ta méchante mine. Tiens , rougis à
tu peux , et tâche de prendre le chemin des q^-
fronteux * quand tu passeras par chez now.
n ramassa le bâton de houx du fermier, le brisa
sur son genou pour lui montrer la force de ses
poignets , et en jeta les morceaux au loin avec
mépris.
Puis, prenant d'une main son fils, et de l'autre
la petite Marie, il s'éloigna tout tremblant d'io-
dignation.
1 . C'est le ^etnin qui dotonras de U rue priseipal* I l'entrée des tQ*
lages et les eâtoie k l'eitériear. On sappose que les lens qai craignent
d« reeciroir quelque af roni mérité le prenaeit |ou érittr d'être tu.
132 LA MARI AU DIABLI.
XV
LB RBTOUR A LA rBRMR
Au bout d'uD quart d'heure ils avaient franchi
les brandes. Ils trottaient sur la grand'route, et la
Grise hennissait à chaque objet de sa connais-
sance. Petit-Pierre racontait à son père ce qu*il
avait pu comprendre dans ce qui s'était passé.
— Quand nous sommes arrivés, dit -il, cet
homme-là est venu pour parler à ma Marie dans
la bergerie où nous avons été tout de suite , pour
voir les beaux moutons. Moi , J'étais monté dans
la crèche pour jouer, et cet homme -là ne me
voyait pas. Alors il a dit bonjour à ma Mîurie, et
il l'a embrassée.
— Tu t'es laissé embrasser, Marie T dit Ger-
main tout tremblant de colère.
— J'ai cru que c'était une honnêteté, une cou-
tume de l'endroit aux arrivées, comme, chez
vous, la grand'mère embrasse les jeunes filles
qui entrent à son service , pour leur faire voir
qu^elle les adopte et qu'elle leur sera comme une
Bière.
ta MARS kV DIABLE. Il»
— Et puis alors, reprit petit Pierre, qui était
fier d'avoir à raconter une aventure, cet homme-là
fa dit quelque chose de vilain, quelque chose que
tu m'as dit de ne jamais répéter et de ne pas m'en
souvenir : aussi je l'ai oublié bien vite. Cepen-
dant, si mon père veut que je lui dise ce que
c'était...
— Non, mon Pierre, je ne veux pas l'entendre,
et je veux que tu ne t'en souviennes jamais.
— En ce cas , je vas l'oublier encore , reprit
l'enfant. Et puis alors , cet homme-là a eu l'air
de se fâcher parce que Marie lui disait qu'elle
s'en irait. 11 lui a dit qu'il lui donnerait tout ce
qu'elle voudrait, cent francs! Et ma Marie s'est
fâchée aussi. Alors il est venu contre elle, comme
s'il voulait lui faire du mal. J'ai eu peur, et je me
«uis jeté contre Marie en criant. Alors cet homme-
là a dit comme ça : « Qu'est-ce que c'est que
çaî d'où sort cet enfant -là? Mettez- moi ça
dehors. » Et il a levé son bâton pour me battre.
Mais ma Marie Ta empêché, et elle lui a dit
comme ça : « Nous causerons plus tard^ mon-
sieur; à présent il faut que je conduise cet entani-
là à Fourche, et puis je reviendrai. » Et aussitôt
t
U« L4 MARI AU DIABLK.
qu'il a été sorti de la bergerie , ma Marie m'a dil
cx)mme ça : < Sauvons- nous, mon Pierre, aUon**
nou8-en d'ici bien vite, car cet homme -là est
méchant, et il ne nous ferait que du mal. » Alorg
nous avons passé derrière les granges, nous avons
passé un petit pré, et nous avons été à Fourche
pour te chercher. Mais tu n'y étais pas et on n'a
pas voulu nous laisser t'attendre. Et alors cet
homme-là j qui était monté sur son cheval noir,
est venu derrière nous, et nous nous sommes
sauvés plus loin, et puis nous avons été nous
cacher dans le bois. Et puis il y est venu aussi,
et quand nous Tentendiona venir, nous nous ca-
chions. Et puis, quand il avait passé nous re-
commencions à courir pour nous en aller chei
nous; et puis enfin tu es venu, et tu nous a
trouvés; et voilà coname tout ça est arrivé.
N'est-ce pas, ma Marie , que je n'ai rien oublié?
— Non, mon Pierre, et ça est la vérité. A
présent, Germain, vous rendrez témoignage fwur
moi, et vous direz à tout le monde de chez nous
que si je n'ai pas pu rester là-bas, ce n'est pas
faute de courage et d'envie de travailler.
— Et toi, Mahei ditGenxuùn , je te prierai dt
!LA MARE AU DIABLE. tU
te demander à toi-même si^ quand il s'agit de
défendre une femme et de punir un insolent, un
homme de vingt -huit ans n'est pas trop vieux?
Je voudrais un peu savoir si Bastien , ou tout
autre joU garçon, riche de dix ans moins que
moi, n'aurait pas été écrasé par cet homme -là ,
comme dit Petit- Pierre : qu'en penses -tu î
— Je pense, Germain, que vous m'avez rendu
un grand service, et que je vous en remercierai
toute ma vie.
— C'est là tout!
— Mon petit père, dit l'enfant, je n'ai pas
pensé à dire à la petite Marie ce que je t'avais
promis. Je n'ai pas eu le temps, mais je le lui
dirai à la maison, et je le dirai aussi à ma grand'-
mère.
Cette promesse de son enfant donna enfin à
réfléchir à Germain. Il s'agissait maintenant de
g'exphquer avec ses parents , et , en leur disant
ses griefs contre la veuve Guérin , de ne pas leur
dire quelles autres idées l'avaient disposé à tant
de clairvoyance et de sévérité. Quand on est heu-
reux et fier, le courage de faire accepter son
bonheur aux autres parait facile; mais éi^ rebut
Ilf LA MARK àU DIABLK.
d'un cOté, blâmé de Tautre, ne fait pas une situ»-
tion fort agréable. ^
Heureusement j le petit Pierre dormait quand
Us arrivèrent à la métairie^ et Germain le déposa,
sans réveiller, sur son lit. Puis il entra sur toutes
les explications qu'il put donner. Le père Mau-
rice, assis sur son escabeau à trois pieds, à l'entrée
de la maison, Técouta gravement, et, quoiqu'il
fût mécontent du résultat de ce voyage , lorsque
Germain, en racontant le système de coquetterie
de la veuve ; demanda à son beau -père s'il avait
le temps d'aller les cinquante-deux dimanches de
l'année faire sa cour, pour risquer d'être renvoyé
au bout de Tan, le beau-père répondit, en inclH
nant la tête en signe d'adhésion : a Tu n'as pas
tort, Germain ; ça ne se pouvait pas. » Et ensuite,
quand Germain raconta comme quoi il avait été
forcé de ramener la petite Marie au plus vite
pour la soustraire aux insultes, peut-être aux
violences d'un indigne maître, le père Maurice
approuva encore de la tête en disant : « Tu n'as
pas eu tort, Germain; ça se devait. »
Quand Germain eut achevé son récit et donné
toutes ses raisons , le beau-père et la belle-mère
Ll MARI AU DIÂBLI. ItT
firent simultanément mi gros soupir de résigna-
tion, ec se regardant. Puis, le chef de famille se
leva en disant : « Allons ! que la volonté de Dieu
toit faite I l'amitié ne se conmiande pas ! »
— Venez souper, Germain, dit la belle -mère.
n est malheureux que ça ne se soit pas mieux ar-
rangé; mais, enfin, Dieu ne le voulait pas, à ce
qu'il parait, n faudra voir ailleurs.
— Oui, ajouta le vieillard), comme dit ma
fenmie, on verra ailleurs.
n n'y eut pas d'autre bruit à la maison, et
quand, le lendemain, le petit Pierre se leva avec
les alouettes, au point du jour, n'étant plus excité
par les événements extraordinaires des jours pré-
cédents, il retomba dans Tapathie des petits
paysans de son ftge, oublia tout ce qui lui avait
trotté par la tête, et ne songea plus qu'à jouer
avec ses frères et à faire V homme avec les bœufs
et les chevaux.
Germain essaya d'oublier aussi, en se replon-
geant dans le travail; mais il devint si triste et si
distrait, que tout le monde le remarqua. Q ne
parlait pas à la petite Marie , il ne la regardait
même pas; et pourtant si on lui eût demandé
1.
III Li MARE AU DIABLI.
dans quel pré elle était et par quel chemin elle
avait passé , il n'était point d'heure du jour où il
n'eût pu le dire s'il avait voulu répondre. Il n'avait
pas osé demander à ses parents de la recueillir à
la ferme pendant l'hiver, et pourtant il savait bien
qu'elle devait gooftir de la misère. Mais elle n'en
soufirit pas, et la mère Guillette ne put jamais
comprendre comment sa petite provision de bois
ne diminuait point, et conmient son hangar se
trouvait rempli le matin lorsqu'elle l'avait laissé
presque vide le soir. Il en fut de même du blé et
des pommes de terre. Quelqu'un passait par la
lucarne du grenier, et vidait un sac sur le plan-
cher sans réveiller personne et sans laisser de
traces. La vieille en fut à la fois inquiète et réjouie;
elle engagea sa fille à n'en point parler, disant
que si on venait à savoir le miracle qui se faisait
chez elle , on la tiendrait pour sorcière. Elle pen-
sait bien que le diable s'en mêlait, mais elle n'était
pas pressée de se brouiller avec lui en appelant
les exorcismes du curé sur sa maison; elle se
disait qu'il seueit temps, lorsque Satan viendrait
Im demander son âme en retour de ses bienfaits.
La petite Marie comprenait mieux la vérité.
&4 MARE AU DUBLI. IM
mais elle n'osait en parler à Germain , de peur de
le voir revenir à son idée de mariage, et eHe
feignait avec lui de ne s'apercevoir de rien.
XVI
LA HàRB HAURICB
Un jour la mère Maurice se trouvant seule dans
le verger avec Germain , lui dit d'un air d'amitié :
« Mon pauvre gendre, je crois que vous n'êtes pas
bien. Vcus ne mangez pas aussi bien qu'à l'ordi-
naire, vous ne riez plus, vous causez de moins en
moins. Est-ce que quelqu'un de chez nous, ou
nous-mêmes, sans le savoir et sans le vouloir,
vous avons fait de la peine?
— Non, ma mère, répondit Germain, vous avez
toujours été aussi bonne pour moi que la mère
qui m'a mis au monde, et je serais un ingrat
si je me plaignais de vous, ou de votre mari, ou
de personne de la maison.
— En ce cas , mon enfant , c'est le chagrin de
la mort de votre femme qui vous revient. Au lien
IM LA MARE AU DIABLE
de s'en aller avec le temps, votre ennui empire ,
et il faut absolument faire ce que votre beau-père
TOUS a dit fort sagement : il faut vous remarier.
— Oui, ma mère, ce serait aussi mon idée;
mais les femmes que vous m'avez conseillé de
rechercher ne me conviennent pas. Quand je les
vois, au lieu d'oublier ma Catherine, j'y pense
davantage.
— C'est qu'apparemment , Germain, nous n'a-
vons pas su deviner votre goût. Il faut donc que
vous nous aidiez, en nous disant la vérité. Sans
doute il y a quelque part une femme qui est faite
pour vouis, car le bon Dieu ne fait personne sans
lui réserver son bonheur dans une autre personne.
Si donc vous savez où la prendre, cette femme
qu'il vous faut, prenez- la; et qu'elle soit belle ou
laide, jeune ou vieille, riche ou pauvre, nous
sommes décidés, mon vieux et moi, à vous
donner consentement; car nous sommes fatigués
de vous voir triste, et nous ne pouvons pas vivre
tranquilles si vous ne l'êtes point.
— Ma mère, vous êtes aussi bonne que le bon
Dieu , et mon père pareillement , répondit Ger-
main; mais votre compassion ne peut pas porter
LA UARB kV DIABLE. Ul
remède à mes ennuis : la fille que je voudras ne
veut point de moi.
— C'est donc qu'elle est trop jeune? S'attacher
à une jemiesse est déraison pour vous.
— Eh bien ! oui, bonne mère, j'ai cette folie de
m'être attaché à une jeunesse, et je m'en blâme. Je
fais mon possible pour n'y plus penser; mais que
je travaille ou que je me repose, que je sois à la
messe ou dans mon lit, avec mes enfants ou avec
vous, j'y pense toujours, je ne peux penser à autre
chose.
— Alors c'est comme un sort qu'on vous a jeté,
Germain? tl n'y a à ça qu'un remède, c'est que
cette fille change d'idée et vous écoute. Il faudra
donc que je m'en mêle, et que je voie si c'est pos-
sible. Vous allez me dire où elle est et comment
on l'appelle.
— Hélas! ma chère mère, je n'ose pas, dit Ger-
main, parce que vous allez vous moquer de moi.
— Je ne me moquerai pas de vous, Germain,
parce que vous êtes dans la peine et que je ne
veux pa« vous y mettre davantage. Serait-G4
point la FanchetteT
— Non, ma mke, ça ne Test poini.
142 LA MARE AU DIÀBLI.
— Ou la Rosette?
— Non.
— Dites donc, car je n'en finirai pas, s'il faut qut
je nomme toutes les filles du pays.
Germain baissa la tête et ne put se décider à ré-
pondre.
— Allons! dit la mère Maurice, je vous laisse
tranquille pour aujourd'hui , Germain ; peut-être
que demain vous serez plus confiant avec moi, ou
bien que votre belle-sœur sera plus adroite à vous
questionner.
Et elle ramassa sa corbeille pour aller étendre
son linge sur les buissons.
Germain fit conune les enfants qui se décident
quand ils voient qu'on ne s'occupera plus d'etx.
0 suivit sa belle -mère, et lui nomma enfin en
tremblant la petite Marie à la Guillette.
Grande fut la surprise de la mère Maurice :
c'était la dernière à laquelle elle eût songé. Mais
elle eut la délicatesse de ne point se récrier, et de
faire mentalement ses commentaires. Puis, voyant
que son silence accablait Germain, elle lui tendit
sa corbeille en lui disant : — Alors est-ce une
raison pour ne point m'aider dans mon travail?
LA MARK AV DIABLK. 143
Portez donc cette charge, et venez parler ayee
moi. Avez-vous bien réfléchi, Germain? étes-vous
bien décidé?
— Hélas ! ma chère mère, ce n'est pas comme
cela qu'il faut parler : je serais décidé si je pouvais
réussir; mais comme je ne serais pas écouté, je
ne suis décidé qu'à m'en guérir si je peux.
— Et si vous ne pouvez pas?
— Toute chose a son terme, mère Maurice :
quand le cheval est trop chargé , il tombe; et
quand le bœuf n'a rien à manger, il meurt.
— G est donc à dire que vous mourrez, si vous
ne réussissez point? A Dieu ne plaise^ Germain!
Je n'aime pas qu'un homme comme vous dise de
ces choses-là, parce que quand il les dit il les pense.
Vous êtes d'un grand courage, et la faiblesse est
iangereuse chez les gens forts. Allons, prenez de
l'espérance. Je ne conçois pas qu'une fille dans
la misère, et à laquelle vous faites beaucoi^
d'honneur en la recherchant, puisse vous refuser.
— C'est pourtant la vérité , elle me refuse.
— Et quelles raisons vous en donne-t-elle?
— Que vous lui avez toujours fait du bien, que
sa famille doit beaucoup à la vdfare, et qu'elle ne
144 Là Mà&S kV BUBLfe.
veut point vous déplaire en me détoumaDt d'un
mariage riche.
— Si elle dit cela, elle prouve de bons senti-
ments, et c'est honnête de sa part. Mais en vous
disant cela, Germain, elle ne vous guérit point,
car elle vous dit sans doute qu'elle vous aime, et
qu'elle vous épouserait si nous le voulions?
— Voilà le pirel elle dit que son cœur n'est
point porté vers moi.
— Si elle dit ce qu'elle ne pense pas, pour
mieux vous éloigner d'elle , c'est une enfant qui
mérite que nous l'aimions et que nous passions
par-dessus sa jeunesse à cause de sa grande
raison. '
— Oui! dit Germain, frappé d'une espérance
qu'il n'avait pas encore conçue : ça serait bien
sage et bien comme il faut de sa part! mais si elle
est si raisonnable, je crains bien que c'est à cause
que je lui déplais.
— Germain, dit la mère Maurice, vous allea
me promettre de vous tenir tranquille pendant
toute la semaine, de ne vous point tourmenter,
de manger, de dormir, et d'être gai comme au-
trefois. Moi, je parlerai à mon vieux, et si je la
LA MARK ATT DIABLfi. I4f
fais consentir, vous saurez alors le vrai sentiment
de la fille à votre endroit.
Germain, promit, et la semaine se passa sans
que le père Maurice lui dît un mot en particulier
et parût se douter de rien. Le laboureur s'efforça
de paraître tranquille, mais il était toujours plus
pâle et plus tourmenté*
XVII.
LA PETITE MARIE.
Enfin, le dimanche matin, au sortir de la
messe, sa belle-mère lui demanda ce qu'il avait
obtenu de sa bonne amie depuis la conversation
dans le verger.
— Mais, rien du tout, répondit-il. Je ne lui ai
pas parlé.
— Comment donc voulez-vous la persuader si
vous ne lui parlez pas?
— Je ne lui ai parlé qu'une fois, répondit Ger-
main. C'est quand nous avons été ensemble à
Fourche; et, depuis ce temps-là, je ne lui ai pas
dit un seul mot. Son refus m'a fait tant de peine
9
IM LA MARE AU DIABL8.
que j'aime mieux ne pas l'entendre recommencer
à me dire qu'elle ne m'aime pas.
— Eh bien, mon fils, il faut lui parler mainte-
nant; votre beau-père vous autorise à le faire.
Allés, décidez-vous! je vous le dis, et, s'il le
fout, je le veux; car vous ne pouvez pas rester
dans ce doute -là.
Germain obéit. Il arriva chez la Guillette, la
Mie basse et l'air accablé. La petite Marie était
seule au coin du feu, si pensive qu'elle n'entendit
pas venir Germain. Quand elle le vit devant elle,
elle sauta de surprise sur sa chaise, et devint
toute rouge.
— Petite Marie, lui dit-il en s'asseyant auprès
d'elle, je viens te faire de la peine et t'ennuyer,
je le sais bien : mais f homme et la femme de chez
nom (désignant ainsi, selon l'usage, les chefs de
famille) veulent que je te parle et que je te de-
mande de m'épouser. Tu ne le veux pas toi, je
m'y attends.
— Germain, répondit la petite Marie, c'est
donc .décidé que vous m'aimez?
— Ça te fiche, je le sais, mais ce n'est pas ma
faute : à tu pouvais changer d'avis, je serais trop
L4 MAEI kV DIABLE. UT
eontent j et sans doute je ne mérite pas que cela
soit. Voyons, regarde-moi^ Marie, je suis donc
bien affreux?
— NoD, Germain, répondit-elle en souriant,
TOUS êtes plus beau que moi.
— Ne te moque pas; regarde-moi avec indul-
gence; il ne me manque encore ni un cheveu ni
une dent. Mes yeux te disent que je t'aime. Re-
garde-moi donc dans les yeux, ça y est écrit, et
toute fille sait lire dans cette écriture -là.
Marie regarda dans les yeux de Germain avec
son assurance enjouée : puis, tout à coup, elle
détourna la tête et se mit à trembler.
— Ah ! mon Dieu! je te fais peur, dit Germain,
tu me regardes comme si j'étais le fermier des
Ormeaux. Ne me crains pas^ je t'en prie, cela me
Cût trop de mal. Je ne te dirai pas de mauvaises
paroles^ moi; je ne t'embrasserai pas malgré toi,
el quand tu voudras que je m'en aille, tu n'auras
qu'à me montrer la porte. Voyons, faut-il que je
aorte pour que tu finisses de trembler?
Marie tei dit la main au laboureur, mais sans
détourner sa tète penchée fers le foyer, et sans
direunoM»!
148 LA MARK AU DIABLI.
— Je comprends, dit Germain; tu me plains,
car tu es bonne; tu es fâchée de me rendre
malheureux : maia tu ne peux pourtant pas
m'aimerî
— Pourquoi me dites-vous de ces choses-là,
Germain? répondit enfin la peUte Marie, vous
voulez donc me faire pleurer?
— Pauvre petite fille, tu as bon cœur, je le
sais; mais tu ne m'aimes pas, et tu me caches ta
figure parce que tu crains de me laisser voir ton
déplaisir et ta répugnance. Et moi ! je n'ose pas
seulement te serrer la main! Dans le bois, quand
mon fils dormait, et que tu dormais aussi, j'ai
failli t'embrasser tout doucement. Mais je serais
mort de honte plutôt que de te le demander, et
j'ai autant souffert dans cette nuit-là qu'un homme
qui brûlerait à petit feu. Depuis ce temps-là j'ai
rêvé à toi toutes les nuits. Ahl comme je t'em-
brassais, Marie! Mais toi, pendant ce temps-là,
tQ dormais sans rêver. Et, à présent, sais-tu ce
que je pense? c'est que si tu te retournais pour
me regarder avec les yeux que j'ai pour toi, et si
lu approchais ton visage du mien , je crois que
'en tomberais mort de joie. Et toi; tu penses que
Vous ii"avez dui:c pas deviné (]ue je vous aime ?
LA MARE AU DIABLE. lit
si pareille chose f arrivait tu en mourrais de colère
et de honte!
Germain parlait comme dans un rêve sans en-
tendre ce qu'il disait. La petite Marie tremblait
toujours; mais comme il tremblait encore davan-
tage, il ne s'en apercevait plus. Tout à coup elle
se retourna; elle était toute en larmes et le regar-
dait d'un air de reproche. Le pauvre laboureur
crut que c'était le dernier coup , et, sans attendre
son arrêt, il se leva pour partir; mais la jeune
fille l'arrêta en l'entourant de ses deux bi-as, et,
cachant sa tête dans son sein : — Ah! Germain,
lui dit-elle en sanglotant, vous n'avez donc pas
deviné que je vous aime?
Germain serait devenu fou, si son fils qui le
cherchait et qui entra dans la chaumière au grand
galop sur un bâton, avec sa petite sœur en croupe
qui fouettait avec une branche d'osier ce coursier
ima^naire, ne l'eût rappelé à lui-même. Il le sou-
leva dans ses bras, et le mettant dans ceux de sa
fiancée: ^
— Tiens, lui dit-il, tu as fait plus d'un heureux
en m'Mmantl
APPENDICE
LES NOCES DE CAMPAGNE
Ici finit l'histoire du mariage de Germain, telle
qu'A me l'a racontée lui-même ^ le fin laboureur
qu'il est! Je te demande pardon, lecteur ami, de
n'avoir pas su te la traduire mieux; car c'est une
véritable traduction qu'il faut au langage antique
et naïf des paysans de la contrée que je chante
(comme on disait jadis). Ces gens-là parlent trop
français pour nous, et, depuis Rabelais et Mon-
taigne, les progrès de la langue nous, ont fait
perdre bien des vieilles richesses. Il en est ainsi
de tous les progrès, il faut en prendre son parti.
Mais c'est encore un plaisir d'entendre ces idio-
tismes pittoresques régner sur le vieux terroir du
centre de la France; d'autant plus ^ue c'est la
véritable expression du caractère moqueusement
15t LA MARE AU DIABLI.
tranquille et plaisamment disert des gens qui s'en
servent. La Touraine a conservé un certain nombre
précieux de locutions patriarcales. Mais la Touraine
s'est grandement civilisée avec et depuis la Re-
naissance. Elle s'est couverte de châteaux ^ de
routes, d'étrangers et de mouvement. Le Berry
est resté stationnaire, et je crois qu'après la Bre-
tagne et quelques provinces de l'extrême midi de
la France, c'est le pays le plus conservé qui se
puisse trouver à l'heure qu'il est. Certaines cou-
tumes sont si étranges, si curieuses, que j'espère
f amuser encore un instant, cher lecteur, si tu
permets que je te raconte en détail une noce de
campagne, celle de Germain, par exemple, à la-
quelle j'eus le plaisir d'assister il y a quelques
années.
Car, hélas! tout s'en va. Depuis seulement que
j'existe il s'est fait plus de mouvement dans les
idées et dans les coutumes de mon village, qu'il
ne s'en était vu durant des siècles avant la révo-
lution. Déjà la moitié des cérémonies celtiques,
païennes ou moyen âge, que j'ai vues encore en
pleine vigueur dans mon enfance, se sont effacées.
Encore un ou deux ans peut-être, et les chemins
LA. MARI AU DIABLE. ISI
àm fer passeront leur niveau sur nos vallées pro-
fondes, emportant, avec la rapidité de la foudre,
nos antiques traditions et nos merveilleuses lé-
gendes.
C'était en hiver, aux environs du carnaval,
époque de l'année où il est séant et convenable
chez noiis de faire les noces. Dans Tété on n'a
guère le temps, et les travaux d'une ferme ne
peuvent souffrir trois jours de retard , sans parler
des jours complémentaires affectés à la digestion
plus ou moins laborieuse de l'ivresse morale et
phyii^que que laisse une fête. — J'étais assis sous
le vaste manteau d'une antique cheminée de cui-
sine, lorsque des coups de pistolet, des hurle-
ments de chiens, et les sons aigus de la cornemuse
m'annoncèrent l'approche des riancés. Bientôt le
père et la mère Maurice, Germain et la petite
Marie, suivis de Jacques et de sa femme, des
principaux parents respectifs et des parrains et
marraines des fiancées, firent leur entrée dans la
cour.
La petite Marie n'ayant pas encore reçu les
cadeaux de noces, appelés livréei^ était «'êtue de
•e quelle avait de mieux dans ses bardes mo-
9.
1S4 Ik MIRI AU DIÂBLI.
destes : une robe de gros drap sombre , un fichu
blanc à grands ramages de couleurs voyantes^ un
tablier d'incarnat, indienne rouge fort à la mode
alors et dédaignée aujourd'hui^ une coiffe de
mousseline très-blanche, et dans cette forme heu-
reusement conservée, qui rappelle la coiffure
d'Anne Bole]^ et d'Agnès Sorel. Elle était fraîche
et souriante, point orgueilleuse du tout, quoiqu'il
y eût bien de quoi. Germain était grave et atten-
dri auprès d'elle, comme le jeune Jacob saluant
Rachel aux citernes de Laban. Toute autre fille
eût pris un air d'importance et une tenue de
triomphe; car, dans tous les rangs, c'est quelque
chose que d'être épousée pour ses beaux yeux.
Mais les yeux de la jeune fille étaient humid&s et
brillants d'amour; on voyait bien qu'elle était
profondément éprise, et qu'elle n'avait point le
loisir de s'occuper de l'opinion des autres. Son
petit air résolu ne l'avait point abandonnée; mais
c'était toute franchise et tout bon vouloir chez
elle; rien d'impertinent dans son succès, rien de
personnel dans le sentiment de sa force. Je ne vis
oncqu-es si gentille fiancée, lorsqu'elle répondait
Dettement à ses jeunes amies qui lui demandaient
LA MARI kV DlàBLS. ttS
» elle était conteuie : — Dame ! bien lûr ! je ne
me plains pas du bon Dieu.
Le père Maurice porta la parole; il venait faire
les compliments et invitations d'usage. Il attacha
d'abord au manteau de la cheminée ime branche
de laurier ornée de rubans; ceci s'appelle Y ex-
ploit ^ c'est-à-dire la lettre de faire part; puis il
distribua à chacun des invités une petite croix
faite d'un bout de ruban bleu traversé d'un autre
bout de ruban rose; le rose pour la fiancée, le
bleu pour l'épouseur; et les invités des deux
sexes durent garder ce signe pour en orner les
uns leur cornette, les autres leur boutonnière le
jour de la noce. C'est la lettre d'admission^ la
carte d'entrée.
Alors le père Maurice prononça son compli-
ment. Il invitait le mattre de la maison et toute
sa compagnie, c'est-à-dire tous ses enfants, tous
ses parents, tous ses amis et tous ses serviteurs,
à la bénédiction, au festin, à la divertissance^ à
la dansière et à tout ce qui en suit. Il ne manqua
pas de dire : — Je viens vous faire l'honneur de
vous semondre. Locution très -juste, bien qu'elle
nous paraisM un contre-«ens, puisqu'elle exprima
IM LA. MARK AU DIABLl.
l'idée de rendre les honneurs à ceux qu'on en
jugé dignes.
Malgré la libéralité de l'invitation portée ainsi
de maison en maison dans toute la paroisse, la
politesse, qui est grandement discrète chei les
paysans, veut que deux personnes seulement de
chaque famille en profitent, un chef de famille
sur le ménage, un de leurs enfants sur le nombre.
Ces invitations faites, les fiancés et leurs parents
allèrent d?ner ensemble à la métairie.
La petite Marie garda ses trois moutons sur le
communal, et GeruMin travailla la terre comme
gi de rien n'était.
La veille du jour marqué pour le mariage, vers
deux heures de l'après-midi, la musique arriva,
c'est-à-dire le cornemuseux et le vielleux, avec
leurs instruments ornés de longs rubans flottants,
et jouant une marche de circonstance, sur un
rhythme un peu lent pour des pieds qui ne se-
raient pas indigènes, mais parfaitement combina
avec la nature du terrain gras et des chemins on-
dulés de la contrée. Des coups de pistolet , th es
par les jeunes gens et les enfants, annoncèrent l€
conunencement de la noce. On se réunit peu à
LÀ MARE AU DIABLE. 157
p«u, et Ton dansa sur la pelouse devant la maison
pour se mettre en train. Quand la nuit fut venue,
on commença d'étranges préparatifs, on se sépar»
en deux bandes, et quand la nuit fut close, on
procéda à la cérémonie des livrées.
Ceci se passait au logis de la fiancée, la chak.v
mière à la Guillette. La Guillette prit avec elle sa
fille, une douzaine de jeunes et iolïes pastoures,
amies et parentes de sa fille , deux ou trois res-
pectables matrones , voisines fortes en bec ,
promptes à la réplique et gardiennes rigides des
anciens us. Puis elle choisit une douzaine de vi-
goureux champions, ses parents et amis; enfin le
vieux chanvreur de la paroisse, homme disert et
beau parleur s'il en fut.
Le rôle que joue en Bretagne le hazvalan, le
tailleur du village, c'est le broyeur de chanvre ou
le cardeur de laine (deux professions souvent
réunies en une seule) qui le remplit dans nos
campagnes. Il est de toutes les solennités tristes
ou gaies, parce qu'il est essentiellement érudit et
beau diseur, et, dans ces occasions, il a toujours
le soin de porter la parole pour accomplir digne-
ment certaines formalités usitées de temps immé-
15S LA MARE AU DIABLI.
morial. Les professions errantes^ qui introduisent
l^omme au sein des familles sans lui permettre
de se concentrer dans la sienne, sont propres h
le rendre bavard, plaisant, conteur et chanteur.
Le broyeur de chanvre est particuhèremenl
sceptique. Lui et un autre fonctionnaire rustique,
dont nous parlerons tout à l'heure, le fossoyeur,
sont toujours les esprits forts du lieu. Ds ont tant
parlé de revenants et ils savent si bien tous les
tours dont ces malins esprits sont capables, qu'ils
ne les craignent guère. C'est particulièrement la
nuit que tous, fossoyeurs, chanvreurs et reve-
nants exercent leur industrie. C'est aussi la nuit
que le chanvreur raconte ses lamentables légen-
des. Qu'on me permette une digression.
Quand le chanvre est arriva à point, c'est-à-dire
suffisamment trempé dans les eaux courantes et à
demi séché à la rive, on le rapporte dans la cour
des habitations ; on le place debout par petites
gerbes qui , avec leurs tiges écartées du bas et
leurs têtes Uées en boules, ressemblent déjà pas-
sablement le soir à une longue procession de petits
fantômes blancs, plantés sur leurs jambes grêles,
ei marchant sans bruit le long des murs.
LÀ MÀRB kV DUBII. lit
C'est à la fin de septembre, quand les nuits sont
encore tièdes, qu'à la pâle clarté de la lune on
commence à broyer. Dans la journée, le chanvre
a été chauffé au fourj on l'en retire, le soir, pour
le broyer chaud. On se sert pour cela d'une sorte
de chevalet surmonté d'un levier en bois, qui,
retombant sur des rainures, hache la plante sans
la couper. C'est alors qu'on entend la nuit, dans
les campagnes, ce bruit sec et saccadé de trois
coups frappés rapidement. Puis, un silence se
fait j c'est le mouvement du bras qui retire la poi-
gnée de chanvre pour la broyer sur une autre
partie de sa longueur. Et les trois coups recom-
mencent; c'est l'autre bras qui agit sur le levier,
et toujours ainsi jusqu'à ce que la lune soit voilée
par les premières lueurs de l'aube. Gomme ce tra-
vail ne dure que quelques jours dans l'année , les
chiens ne s'y habituent pas et poussent des hur-
lements plaintifs vers tous les points de l'horiion.
C'est le temps des bruits insolites et mystérieux
dans la campagne. Les grues émigrantes passent
dans des régions où , en plein jour, l'œil les dis-
tingue à peine. La nuit, on les entend seulement;
et ces voix rauques et gémissantes, perdues dans
1M LA MARE AU DIABLK.
les nuages, semblent l'appel et l'adieu d'ftntM
tourmentées qui s'efforcent de trouver le chemin
du ciel, et qu'una invincible fatalité force à planer
non loin de la terre , autour de la demeure des
hommes; car ces oiseaux voyageurs ont d'étranges
incertitudea et de mystérieuses anxiétés dans le
cours de leur traversée aérienne. Il leur arrive
parfois de perdre le vent, lorsque des brises capri-
cieuses se combattent ou se succèdent dans les
hautes régions. Alors on voit, lorsque ces déroutes
arrivent durant le jour, le chef de file fiotter à
l'aventure dans les airs, puis faire volte-face, re-
venir se placer à la queue de la phalange triangu-
laire, tandis qu'une savante manœuvre de ses com-
pagnons les ramène bientôt en bon ordre derrière
lui. Souvent, après de vains efforts, le guide épuisé
renonce à conduire la caravane j un autre se pré-
sente, essaie à son tour, et cède la place à un
troisième, qui retrouve le courant et engage vic-
torieusement la marche. Mais que de cris, que de
reproches, ^ue de remontrances, que de malédic-
tions sauvages ou de questions inquiètes sont
échangés, dans une langue inconnue^ ^ntre c«8
pèlerins ailétl
LA MâRE ÂU diable. 1«1
Dans la nuit sonore, on entend ces clameurs
sinistres tournoyer parfois assez longtemps au-
dessus des maisons ; et comme on ne p^ut rien
voir, on ressent malgré soi mie sorte de crainte
et de malaise sympathique, jusqu'à ce que cette
nuée sanglotante se soit perdue dans l'immensité.
Il y a d'autres bruits encore qui sont .propres à
ce moment de Tannée , et qui se passent princi-
palement dans les vergers. La cueille des fruits
n'est pas encore faite, et mille crépitations inusi-
tées font ressembler les arbres à des êtres animés.
Une branche grince, en se courbant, sous un poids
arrivé tout à coup à son dernier degré de déve-
loppement ; ou bien , une pomme se détache et
tombe à vos pieds avec un son mat sur la terre
humide. Alors vous entendez fuir, en frôlant les
branches et les herbes, un être que vous ne "ïoyei
pas : c'est le chien du paysan, ce rôdeur curieux,
inquiet, à la fois insolent et poltron, qui se glisse
partout, qui ne dort jamais, qui cherche toujours
on ne sait quoi, qui vous épie, caché dans les
broussailles, et prend la fuite au bruit de la
pomme tombé«. croyant que vous lui lancez une
pierre.
Itt LA MARI AU DIABLI.
Cest durant ces nuits-là^ nuits voilées et grisa-
très, que le chanvreur raconte ses étrangtss aven-
tures de follets et de lièvres blancs, d'âmes en peine
et de sorders transformés en loups, de sabbat au
carrefour et de chouettes prophétesses au cime-
tière. Je me souviens d'avoir passé ainsi les pre-
mières heures de la nuit autour des broyé* en
mouvement, dont la percussion impitoyable, in-
terrompant le récit du chanvreur à l'endroit le
plus terrible, nous faisait passer un frisson glacé
dans les veines. Et souvent aussi le bonhonune
continuait à parler en broyant; et il y avait quatre
à cinq mois perdus : mots effrayants, sans doute,
que nous n'osions pas lui faire répéter, et dont
l'omission ajoutait un mystère plus affreux aux
mystères déjà si sombres de son histoire. C'est en-
vain que les servantes nous avertissaient qu'il était
bien tard pour rester dehors, et que l'heure de
dormir était depuis longtemps sonnée pour nous :
elles-mêmes mouraient d'envie d'écouter encore;
et avec quelle **irreur ensuite nous traversions le
hameau pour rentrer chez nous 1 comme le porche
de réglise nous paraissait profond, et Tombre des
vieux arbres épaisse et noire ! Quant au cimetière,
LÀ. MA&K AU DIÀBLI. IM
M ne le voyait point; ou fermait les yeux en le
oôtoyant.
Maiâ le chanvreur n'est pas plus que le sacris-
tain adonné exclusivement au plaisir de faire
peur; il aime à faire rire, il est moqueur et sen-
timental au besoin, quand il faut chanter Famour
et rhyménée; c'est lui qui recueille et conserve
dans sa mémoire les chansons les plus anciennes,
et qui les transmet à la postérité. C'est donc lui
qui est chargé, dans les noces, du personnage que
nous allons lui voir jouer à la présentation des
livrées de la petite Marie.
II
LIS LIVRilS.
Quand tout ce monde fut réuni dans la maison,
on ferma , avec le plus grand soin, les portes et
les fenêtres ; on alla même barricader la lucarne
du grenier; on mit des planches, des tréteaux,
des souches et des tables en travers de toutes les
issues, comme si on se préparait à souteniv un
l«i LA MARE AU DIABLE.
siège; et il se fit dans cet intérieur fortifié un si-
lence d'attente assez solennel , jusqu'à ce qu'on
entendit au loin des chants, des rires , et le son
des instiuments rustiques. C'était la bande de
l'épouseur, Germain en tête , accompagné de ses
plus hardis compagnons, du fossoyeur, des pa-
rents, amis et serviteurs, qui formaient un joyeux
et solide cortège.
Cependant, à mesure qu'ils approchèrent de la
maison, ils se ralentirent, se concertèrent et firent
silence. Les jeunes filles, enfermées dans le logis,
s'étaient ménagé aux fenêtres de petites fentes,
par lesquelles elles les virent arriver et se déve-
lopper en ordre de bataille. Il tombait une pluie
fine et froide, qui ajoutait au piquant de la situa-
tion ; tandis qu'un grand feu pétillait dans T&tre
de la maison. Marie eût voulu abréger les len-
teurs inévitables de ce siège en règle ; elle n'ai-
mait pas à voir ainsi se morfondre son fiancé,
mais ejle n'avait pas voix au chapitre dans la cir-
constance, et même elle devait partager ostensi-
blemot la mutine cruauté de ses compagnes .
Quand les deux camps furent ainsi en pré*
sence, une décharge d'armes à feu, partie au de-
LÀ MA.IIB AU DIàBLE ISS
hors, mit eu grande rumeur tous le5 t^hiens des
environ». Ceux de la maison se précipitèrent
ver» la porte en aboyant, croyant qu'il s'agissait
d'une attaque réelle, et les petits enfants , que
leurs mères s'efforçaient en vain de rassurer, se
mirent à pleurer et à trembler. Toute cette scène
fut si bien jouée qu'un étranger y eût été pris ,
et eût songé peut-être à se mettre en état de dé-
fense contre une bande de chaufiFeurs.
Alors le fossoyeur, barde et orateur du fiancé,
se plaça devant la porte, et , d'une voix lamenta-
ble, engagea avec le chanvreur, placé à la lucarne
qui était située au-dessus de la même porte, 1«
dialogue suivant :
LB FOSSOTBOR.
Hélas! mes bonnes gens, mes chers paroissiens,
pour l'amour de Dieu, ouvrez -moi la porte.
Ll GHANVRBUR.
Qui êtes -vous donc, et pourquoi prener-vous
la licence de nous appeler vos chers paroissiens?
Nous ne vous connaissons pas.
LB ?OSSOTBUR.
Nous sommes d'honnêtes gens bien en peine.
16» LÀ MARE kV DIÀBLI.
N'ayez peur de nous, mes amis! donnez- nous
l'hospitalité. D tombe du verglas, nos pauvres
pieds sont gelés, et nous revenons de si loin que
nos sabots en sont fendus.
Ll CHANTKIUR.
Si vos sabots sont fendus , vous pouvez che^
cher par terre; vous trouverez bien un brin d'oi-
sil (d'osier) pour faire des areelets (petites lames
de fer en forme d'arcs qu'on place sur les sabots
fendus pour les consolider).
LE rOSSOTSCR.
Des areelets d'oisil, ce n'est guère solide. Vous
vous moquez de nous, bonnes gens, et raus fe-
riei mieux de nous ouvrir. On voit luire une belle
flamme dans votre logis; sans doute vous avez
mis la broche, et on se réjouit chez vous le cœur
et le ventre. Ouvrez donc à de pauvres pèlerins
qui mourront à votre porte si vous ne leur faites
merci.
tl CHAHVRICR.
Ah* ahl vous êtes des pèlerins? vous ne nous
disiez par cela. Et de quel pèlerinage arrivez*
vous, s'il vous plaliT
L4 MARE kV DIÂBLl. 191
LB FOSSOTBUR.
Nous VOUS dirons cela quand vous nous aurei
ouvert 1& porte, car nous venons de si loin que
vous ne voudriez pas le croire.
LB GHANTRBUR.
Vous ouvrir la porte î oui-da! nous ne sau-
rions nous fier à vous. Voyons : est-ce de Saint-
Sylvain de Pouligny que vous arrivez T
LB VOSSOTBUR.
Nous avons été à Saint-Sylvain de Pouligny,
mais nous avons été bien plus loin encore.
LB GHAHTBBDB.
Alors vous avez été jusqu'à Sainte -Solange 7
LB rOSSOTBVB.
A Sainte -Solange nous avons été, p«ur sûr;
mais nous avons été plus loin encore.
LB GKAHVRBOR.
Vous mentez; vous n'avez même jamais été
jusqu'à Sainte - Solange.
LB V08S0TBVR.
Nous avons été plus loin, car, à cette heure,
BOUS arrivons de Saint- Jacques de Goœpostelle.
lit LÀ MARB AU DIABLI.
LB CHANVRBUR.
Quelle bêtise nous contez -vous? Nous ne con-
naissons pas cette paroisse -là. Nous voyons bien
que vous êtes de mauvaises gens , des brigands ,
des rien du tout et des menteurs. Allez plus loin
chanter vos sornettes ; nous sommes sur nos gar-
des, et vous n'entrerez point céans.
LB rOSSOTBUR.
Hélas ! mon pauvre homme^ ayez pitié de nousl
Nous ne sommes pas des pèlerins^ vous l'avez de-
viné; mais nous sommes de malheureux bracon-
niers poursuivis par les gardes. Mémemeni les
gendarmes sont après nous, et, si vous ne nous
faites point cacher dans votre fenil ^ nous allons
être pris et conduits en prison.
LB CHANVRBOR.
Et qui nous prouvera que, cette fois-ci, vous
soyez ce que vous dites? car voilà déjà un men-
songe que vous n'avez pas pu soutenir.
LB rOSSOTBUR.
Si vous voulez nous ouvrir, nous vous montre-
rons une belle pièce de gibier que nous avons
tuée.
LA. MARE AV DIABLB. Uê
LB CHAHVRBUR.
Montrez-la tout de guite^ car noiu sommes en
méfiance.
LK FOSSOTIOR.
Eh bien j ouvrez une porte ou une fenêtre ,
qu'on vous passe la bête.
LB CHAnVRIDR.
Oh! que nenni! pas si sot! Je vous regarde par
un petit pertuis! et je ne vois parmi vous ni chas-
seurs, ni gibier.
Ici un garçon bouvier, trapu et d'une force
herculéenne, se détacha du groupe où il se tenait
inaperçu, éleva vers la lucarne une oie plumée,
passée dans une forte broche de fer, ornée de
bouquets de paille et de rubans.
— Oui-da! s'écria le chanvreur, après avoir
passé avec précaution un bras dehors pour tâter le
rôt; ceci n'est point une caille, ni une perdrix; ce
n'est ni un lièvre, ni un lapin; c'est quelque
chose comme une oie ou un dindon. Vraiment,
vous êtes de beaux chasseurs! et ce gibier -là ne
v«us a guère fait courir. Allez plus loin, mes
40
IT» LA MARS àtl DIABLK.
drôles! toutes vos menteries sont connues, et
vous pouvez bien aller chez vous faire cuire votre
souper. Vous ne luangerez pas le nôtre. ,
LB V0880IBDR.
Hélas 1 mon Dieu, où irons- nous fÎEdre cuire
notre gibier? C'est bien peu de chose pour tant
de monde que nous sonmies ; et, d'ailleurs, nous
n'avons ni feu ni lieu. A cette heure-ci toutes les
portes sont fermées, tout le monde est couché ;
il n'y a que vous qui fassiez la noce dans votre
maison, et il faut que vous ayez le cœur bien dur
pour nous laisser transir dehors. Ouvrez-nous,
braves gens, encore une foisj nous ne vous occa-
sionnerons pas de dépenses. Vous voyez bien
que nous apportons le rôti ; seulement un peu de
place à votre foyer, un peu de flamme pour le
faire cuire, et nous nous en irons contents.
LB GHANTRBDH.
Croyez -TOUS qu'il y ait trop de place chez no us,
et que le bois ne nous coûte rienî
LB VOSSOTECR.
Nous avons là une petite botte de paille pour
faire le teu, nous nous en contentercmsj doonei-
LA MARS AU DIABLE. ITl
nous seulement la permission de mettre la bro-
ehe en travers à votre cheminée.
LB CHANVRBUR.
Cela ne sera point; vous nous faites dégoût et
point du tout pitié. M'est avis que vous êtes ivres,
que vous n'avez besoin de rien, et que vous vou-
lez entrer chez nous pour voler notre feu et not
filles.
LK VOSSOTBUR.
Puisque vous ne voulez entendre à aucune
bonne raison, nous allons entrer chez vous pav
force.
M CHARTRIUR.
Essayei, si vous voulez. Nous sommes assez
bien renfermés pour ne pas vous craindre. Et
puisque vous êtes insolents, nous ne vous répon-
drons pas davantage.
Là -dessus le chanvreur ferma à grand bruit
l'huis de la lucarne, et redescendit dans la cham-
bre au-dessous , par une échelle. Puis il reprit la
fiancée par la main , et les jeunes gens des deux
sexes se joignant à eux, tous se migrent à danser
171 Lk MàRS AU DIÀBLI.
et à crier joyeusement , tandis que les niatronei
chantaient d'une voix perçante , et poussaient de
grands éclats de rire en signe de mépris et de
bravade contre ceux du dehors qui tentaient
l'assaut.
Les assiégeants, de leur côté , faisaient rage :
ils déchargeaient leurs pistolets dans les portes,
faisaient gronder les chiens, frappaient de ^ands
coups sur les murs, secouaient les volets, pous-
saient des cris effroyables; enfin c'était un va-
carme à ne pas s'entendre, une poussière et une
fumée à ne se point voir.
Pourtant cette attaque était simulée : le mo-
ment n'était pas venu de violer l'étiquette. Si l'on
parvenait, en rôdant, à trouver un passage non
gardé, ime ouverture quelconque, on pouvait
chercher à s'introduire par surprise, et alors, si
le porteur de la broche arrivait à mettre son rôti
au feu, la prise de possession du foyer ainsi con-
statée , la comédie finissait et le fiancé était vain-
queur.
Mais les issues de la maison n'étaient pas assez
nombreuses pour qu'on eût négUgé les précau-
tions d'usage y et nul ne se fût arrogé le droit
Là MARE AU DIABLE. 17S
d'eiTM^loyer la violence avant le moment fixé pour
la lutta.
Quand on fut las de sauter et de crier, le chan-
vreur songea à capituler. Il remonta à sa lucarne,
rouvrit avec précaution, et salua les assiégeants
désappointés par un éclat de rire.
— Eh bien, mes gars, dit -il, vous voilà bien
penauds! Vous pensiez que rien n'était plus fa-
cile que d'entrer céans, et vous voyez que notre
défense est bonne. Mais nous commençons à
avoir pitié de vous, si vous voulez vous soumettre
et accepter nos conditions,
LE rOSSOTRUR.
Parlez, mes braves gens; dites ce qu'il faut
faire pour approcher de votre foyer.
LB CHAMYREUR.
Il faut chanter, mes amis , mais chanter une
chanson que nous ne connaissions pas, et à la-
quelle nous ne puissions pas répondre par une
meilleure.
— Qu'à cela ne tienne ! répondit le fossoyeur,
et il entonna d'une voix puissante :
Voilà six mois que c^était le printemps,
49.
174 LA. IfàRE AU DIABLK.
— Me promenais sur l'herbêtte naisiante, ré-
pondit le chanvreur d'une voix un peu enrouée,
mais terrible. Vous moquez -vous, mes pauvres
gens, de nous chanter une pareille vieillerie? vous
voyez bien que nous vous arrêtons au premier
mot!
— C'était la fille d'un prince..,
— Qui voulait se marier, répondit le chan-
vreur. Passez, passez à une autre! nous con-
naissons celle-là un peu trop.
LB FOSSOYEUR.
Voulez- vous celle-ci ?
— En revenant de Nantes..,
LE CHANVREOR.
— J'étais bien fatigué, voyez f J'étais bien
fatigué.
Celle-là est du temps de ina grand'raèrc.
Voyons-en une autre I
Ll lOSSOTBUR.
— L'autre ^r en me promenant,».
Lit CHANTRBUR.
— Le Jong de ce bois charmant! En voilà une
qui est béte 1 Nos petits enfants ne voudraient pas
LA MARK AU DIABLK. 175
9e donner la peine de vous répondre! Quoi I Toilà
(out ce que vous saveiT
LK rOSSOTBDR.
Oh ! nous vous en dirons tant que vous ânires
par rester court.
n se passa bien une heure à combattre ainsi.
Comme les deux antagonistes étaient les deux
plus forts du pays sur la chanson , et que leur ré-
pertoire semblait inépuisable, cela eût pu durer
toute W nuit, d'autant plus que le chanvreur mit
un peu de malice à laisser chanter certaines com-
plaintes en dix, vingt ou trente couplets, feignant,
par son silence, de se déclarer vaincu. Alors on
triomphait dans le camp du fiancé, on chantait
en chœur à pleine voix , et on croyait qae-^etie
fois la partie adverse ferait défaut; mais, à la
moitié du couplet final, on entendait la voix rude
et enrhumée du vieux chanvreur beugler les der-
niers; après quoi il s'écriait : Vous n'aviez pas
besoin de vous fatiguer à en dire une si lon^e ,
mes enfants t Nous la savions sur le bout du
doigt 1
17< LA MARE AU DIABLE.
Une ou deux fois pourtant le chanvreur fit la
grimace, fro^Sja le sourcil et se retourna d'un
air désappointé vers les matrones attentives. Le
fossoyeur chantait quelque chose de si vieux, que
son adversaire Savait oublié, ou peut-être qu'il
ne Tavait jamais su -, mais aussitôt les bonnes
commères nasillaient, d'une voix aigre comme
celle de la mouette , le refrain victorieux j et le
fossoyeur, sommé de se rendre, passait à d'autres
essais.
Il eût été trop long d'attendre de quel côté res-
terait la victoire. Le parti de la fiancée déclara
qu'il faisait grâce à condition qu'on offrirait à
celle-ci un présent digne d'elle.
Alors commença le chant des livrées sur un air
solennel comme un chant d'égUse.
Les hommes du dehors dirent en basse-taille
à l'unisson :
Ovnei la porte, OBTrei ,
Marie, ma mignonne,
^MM d« beaux cadeaux à tobs présenter.
Héla si ma mie, lai8«ez-iioB8 entrer.
A quoi les fenmies repondirent de l'intérieur,
et en fausset, d'un ton dolent :
LÀ MARE AU DIABLE. nf
Mon père est en chagria, ma mère en grand' tristess*,
Et moi je sais fille de trop grand' merci
Pour ouvrir ma porte k cette htur» ici.
Les hommes reprirent le premier couplet jus-
qu'au quatrième vers, qu'ils modifièrent de U
sorte :
J'otu un htau momthoir à wui pr^tnUêr.
Mais, au nom de la fiancée, les femmes répon-
dirent de même que la première fois.
Pendant vingt couplets , au moins, les honwnes
énumérèrent tous les cadeaux de la livrée, men-
tionnant toujours un objet nouveau dans le der-
nier vers : un beau devanteau (tablier), de beaux
rubans, un habit de drap, de la dentelle, une
croix d'or, et jusqu'à un cent d'épingles pour
compléter la modeste corbeille de la mariée. Le
refus des matrones était irrévocable ; mais enfin
les garçons se décidèrent à parler d'un beau
mari à leur présenter, et elles répondirent en
s'adressant à la mariée, et en lui chantant avec les
hommes :
OoTrez la porte, onvrei,
Marie, ma mignonne,
^est an bean mari qni vient voas chercher.
Allons, B« mi«, laissons-lei estrer.
178 LA MARE AU DIÂBLI.
ni
LB M ARIASB.
Aussitôt le chanvreur tira la cheville de boif
qui fermait la porte à l'intérieur : c'était eDC(Nre,
k cette époque, la seule serrure connue dans la
plupart des habitations de notre hameau. La
bande du fiancé fit irruption dans la demeure de
la ûan(u\e, mais non sans combat; car les garçons
cantonnés dans la maison , même le vieux chan-
vreur et les vieilles commères, se mirent en devoir
de garder le foyer. Le porteur de la broche, sou-
tenu par les siens, devait arriver à planter le rôti
dans l'âtre. Ce fut une véritable bataille, quoi-
qu'on s'abstînt de se frapper et qu'il n'y eût point
de colère dans cette lutte. Mais on se poussait et
on se pressait si étroitement , et il y avait tant
d'ampur- propre en jeu dans cet essai de forcer
musculaires, que les résultats pouvaient être plui
sérieux qu'ils ne le paraissaient à travers les rirei
et les Cïiansons. Le pauvre vieux chanvreur, qui
se débattait comme un lion , fut collé à la mu-
raille et serré par la foule, jusqu'à perdre la res-
LÀ MARE AU DIABLI. ITt
piration. Plus d'un champion renversé fut foulé
aux pied^ involontairement, plus d'une main
cramponnée à la broche fut ensanglantée. Ces
jeux sont dangereux ^ et les accidents ont été as-
sez graves dans les derniers temps pour que nos
paysans aient résolu de laisser tomber en désué-
tude la cérémonie des livrées. Je crois que nous
avons vu la dernière à la noce de Françoise Meil>
lant , et encore la lutte ne fut-elle que simulée.
Cette lutte fut encore assez passionnée à la
noce de Germain. Il y avait une question de point
d'honneur de part et d'autre à envahir et à dé-
fendre le foyer de la Guillette. L'énorme broche
de fer fut tordue comme une vis sous les vigou-
reux poignets qui se la disputaient. Un coup de
pistolet mit le feu à une petite provision de chan-
vre en poupées, placée sur une claie^ au plafond.
Cet incident fit diversion, et, tandis que les uns
s'empressaient d'étouffer ce germe d'incendie, le
fossoyeur, qui était grimpé au grenier sans qu'on
s'en aperçût, descendit par la cheminée, et saisit
la broche au moment où le bouvier, qui la défen-
dait auprès de l'àtre, l'élevait au-dessus de sa
tète pour empêcher qu'elle ne M (ftt arradbée.
180 LÀ MÀlï AU DIABLE.
Quelque temps avant la prise d'assaut, les ma-
trones avaient eu le soin d'éteindre le feu, de
crainte ou'en se débattant auprès quelqu'un ne
vînt à y tomber et à se brûler. Le facétieux fos-
soyeur, d'accord avec le bouvier, s'empara donc
du trophée sans difficulté et le jeta en travers sur
ies landiers. C'en était fait 1 il n'était plus permis
d'y toucher. Il sauta au milieu de la chambre et
alluma un reste de paille, qui entourait la broche,
pour faire le simulacre de la cuisson du rôti, car
l'oie était en pièces et jonchait le plancher de ses
membres épars.
Il y eut alors beaucoup de rires et de discus-
sions fanfaronnes. Chacun montrait les horions
qu'il avait reçus, et comme c'était souvent la
main d'un ami qui avait frappé , personne ne se
plaignit ni se querella. Le chanvreur, à demi
aplati, se frottait les reins, disant qu'il s'en sou-
ciait fort peu, mais qu'il protestait contre la ruse
de son compère le fossoyeur, et que, s'il n'eût
été à demi mort , le foyer n'eût pas été conquis
si facilement. Les matrones balayaient le pavé,
et l'ordre se faisait. La table se couvrait de brocs
ie vin nouveau. Quand on eut trinqué enseoaJale
Li. MARK AU DIÂBLK. ^<^1
et repris haleine, le fiancé fut amené au milieu de
la chambre, et, armé d'une baguette, il dut se
soumettre à une nouvelle épreuve.
Pendant la lutte, la fiancée avait été cachée avec
trois de ses compagnes par sa mère, sa marraiue
et ses tantes, qui avaient fait asseoir les quatre
jeunes jeunes filles sur im banc, dans un coin re-
culé de la salle, et les avait couvertes d'un grand
drap blanc. Les trois compagnes avaient été
choisies de la même taille que Marie, et leurs cor-
nettes de hauteur identique, de sorte que le drap
leur couvrant la tête et les enveloppant jusque
parndessous les pieds, il était impossible de les
distinguer l'une de Tautrc.
Le fiancé ne devait les toucher qu'avec le bout
de sa baguette, et seulement pour désigner celle
qu'il jugeait être sa femme. On lui donnait le
temps d'examiner, mais avec les yeux seulement,
et les matrones, placées à ses côtés , veillaient ri-
goureusement à ce qu'il n'y eût point de super-
cherie. S'il se trompait , il ne pouvait danser de
la soirée avec sa fiancée , mais seulement avec
celle qu'il avait choisie par erreur.
Germain, se voyant en présence de ces fantô-
11
18^ LA MARE AU DIABLE.
mes enveloppés sous le même suaire ^ craignait
fort de se tromper; et, de fait, cela était arrivé
à bien d'autres ^ car les précautions étaient tou-
jours prises avec un soin consciencieux. Le cœur
lui battait. La petite Marie essayait bien de res-
pirer fort et d'agiter un peu le drap, mais ses
malignes rivales en faisaient autant, poussaient
le drap avec leurs doigts, et il y avait autant de
signes mystérieux que de jeunes filles sous le
voile. Les cornettes carrées maintenaient ce voile
si également qu'il était impossible de voir la
forme d'un front dessiné par ses plis.
Germain, après dix minutes d'hésitation, ferma
les yeux, recommanda son âme à Dieu, et tendit la
baguette au hasard. Il toucha le front de la petite
Marie , qui jeta le drap loin d'elle en criant vic-
toire, n eut alors la permission de l'embrasser,
et, l'enlevant dans ses bras robustes, il la porta
au milieu de la chambre, et ouvrit avec elle le
bal, qui dura jusqu'à deux heures du matin.
Alors on se sépara pour se réunir à huit heures.
CkHnme il y avait un certain nombre de jeunes
gens venus des environs , et qu'on n'avait pas des
lits pour tout le monde, chaque invitée du village
là MARK AU DIÀBLK. 181
reçut dans son lit deux ou trois jeunes compa^^nes,
tandis que les garçons allèrent péie-méle s'étendre
sur le foui»age du grenier de îa métairie. Vous
pouyeE bien penser que là ils ne dormirent guère,
car ils ne songèrent qu'à se lutiner les uns les
autres, à échanger des lazzis «t à se conter de
folles histoires. Dans les noces il y a de rigueur
trois nuits blanches, qu'on ne regrette point.
A l'heure marquée pour le départ, après qu'on
eut mangé la soupe au lait relevée d'une forte
dose de poivre, pour se mettre en appétit, car le
repas de noces promettait d'être copieux , on se
rassembla dans la cour de la ferme. Notre paroisse
étant supprimée, c'est à une demi-lieue de chez
nous qu'il fallait aller chercher la bénédiction
nuptiale. Il faisait un beau temps frais , mais les
chemins étant fort gfttés, chacun s'était muni d'un
cheval, et chaque homme prit en croupe une
compagne jeune ou vieille. Germain partit sur la
Grise, qui, bien pansée, ferrée à neuf et ornée
de rubans; piaffait et jetait le feu par les naseaux,
û alla chercher sa fiancée à la chaumière avec son
beau-frère Jacques , lequel , monté sur la vieille
Qrite, prit la bguut mère Guiliette en cfoupa
IM LA ItARB AU DIABLK.
tandis que Germain rentra dans la cour de la
ferme, amenant sa chère petite femme d'un air
de triomphe.
Puis la joyeu'^ cavalcade se mit en route, es-
cortée par les enfants à pied, qui couraient en
tirant des coups de pistolet et faisaient bondir les
chevaux. La mère Maurice était montée sur une
petite charrette avec les trois enfants de Germain
et les ménétriers. Ils ouvraient la marche au son
des instruments. Petit-Pierre était si beau, que la
vieille grand'mère en était tout orgueilleuse. Mais
l'impétueux enfant ne tint pas longtemps à ses
côtés. A un temps d'arrêt qu'il fallut faire à mi-
chemin pour s'engager dans un passage difficile^
il s'esquiva et alla supplier son père de l'asseoir
devant lui sur la Grise.
— Oui-da! répondit Germain, cela va nous at-
tirer de mauvaises plaisanteries ! il ne faut point.
— Je ne me soucie guère de ce que diront les
gens de Saint-Ghartier, dit la petite Marie. Pre-
nea-le, Germain, je vous en prie : je serai encore
plus fière de lui que de ma toilette de noces.
Germain céda, et le beau trio s'élança dans les
rangs au galop triomphant de la Grise,
LÀ MARS AU DIABLE. IM
Et, de fait, les gens de SaintrChartier, quoique
très-railleurs et un peu taquins à l'endroit des pa-
roisses environnantes réunies à la leur, ne songè-
rent point à rire en voyant un si beau marié, une
si jolie mariée, et un enfant qui eût fait envie à
la femme d'un roi. Petit-Pierre avait un habit
complet de drap bleu barbeau, un gilet rouge si
coquet et si court qu'il ne lui descendait guère
au-dessous du menton. Le tailleur du village lui
avait si bien serré les entournures qu'il ne pouvait
rapprocher ses deux petits bras. Aussi comme il
était fier 1 II avait un chapeau rond avec un^". ganse
noire et or, et une plume de paon sortant crâne-
ment d'une touflfe de plumes de pintade. Un bou-
quet de fleurs plus gros que sa tête lui couvrait
l'épaule, et les rubans lui flottaient jusqu'aux
pieds. Le chanvreur, qui était aussi le barbier et
le perruquier de l'endroit , lui avait coupé les che-
veux en rond, en lui couvrant la tête d'une écuelle
et retranchant tout ce qui passait, méthode infail-
lible pour assurer le coup de ciseau. Ainsi accoa-
tré , le pauvre enfant était inoins poétique , à coup
sûr, qu'avec ses longs cheveux au vent st sa peau
de mouton à la Saint-Jean-Baptiste ; mais il n'en
IM LA MARK kV DIÀBLI.
croyait rien , et tout le monde Tadmirait , disant
qu'il avait l'air d'nn petit homme. Sa beauté
triomphait de tout, et de quoi ne triompherait
pas, en effet , l'incomparable beauté de l'enfance t
Sa petite sœur Solange avait, pour la première
fois de sa vie , une cornette à la place du béguin
d'indienne que portent les petites filles jusqu'à
fàge de deux ou trois ans. Et quelle cornette)
plu£ haute et plus large que tout le corps de la
pauvrette. Aussi conune elle se trouvait belle!
Elle n'osait pas tourner la tête, et se tenait toute
raide, pensant qu'on la prendrait pour la mariée.
Quant au petit Sylvain , il était encore en robe ,
et, endormi sur les genoux de sa grand'mère, il
ne se doutait guère de ce que c'est qu'une noce.
Germain regardait ses enfants avec amour, et,
en arrivant à la mairie, il dit à sa fiancée :
— Tiens, Marie, j'arrive là un peu plus con-
tent que le jour où je t'ai ramenée chez nous, des
bois deChanteloube, croyant que tu ne m'aimerais
jamais; je te pris dans mes bras pour te mettre à
terre comme à présent; mais je pensais que nous
ne nous retrouverions plus jamais sur la pauvre
borme Grise avec cet enfant sur nos genoux.
LA MARE AU DIABLE. 187
Tiens, je faime tant, j'aime tant ces pauvres pe-
tits, je Suis si heureux que tu m'aimes, '^t que tu
les aimes, et que mes parents t'aiment, €* j'aime
tant ta mère et mes amis, et tout le moMde au-
jourd'hui, que je voudrais avoir trois ou quatre
coeurs pour y suffire. Vrai, c'est trop peu d'un
pour y loger tant d'amitiés et tant de contente-
ments! J'en ai comme mal à l'estomac.
n y eut une foule à la porte de la mairie et de
l'église pour regarder la jolie mariée. Pourquoi
ne dirions-nous pas son costume? il lui allait si
bien! Sa cornette de mousseline claire et brodée
partout, avait les barbes garnies de dentelle. Dans
ce temps-là les paysannes ne se permettaient pas
de montrer un seul cheveu; et quoiqu'elles ca-
chent sous leurs cornettes de magnifiques cheve-
lures roulées dans des rubans de fil blanc pour
soutenir la coiffe , encore aujourd'hui ce serait une
action indécente et honteuse que de se montrer
aux hommes la tête nue. Cependant elles se per^
mettent à présent de laisser passer sur le front un
mince bandeau qui les embellit beaucoup. Mais
je regrette la coiffure classique de mon temps :
ces dentelles blanches à cru sur la peau avaient
188 LU MARE AU DIABLK.
un caractère d'antique chasteté qui me semblait
plus solennel, et quand une figure était belle
ainsi, c'était d'une beauté dont rien ne peut ex-
primer le charme et la majesté naïve.
La petite Marie portait encore cette coiffure, e1
son front était si blanc et si pur, qu'il défiait le
blanc du linge de l'assombrir. Quoiqu'elle n'eût
pas fermé l'œil de la nuit, l'air du matin et sur-
tout la joie intérieure d'une âme aussi limpide que
le ciel, et puis encore un peu de flamme secrète^
contenue par la pudeur de l'adolescence , lui fai-
saient monter aux joues un éclat aussi suave que
la fleur du pêcher aux premiers rayons d'avril.
Son fichu blanc, chastement croisé sur son sein,
ne laissait voir que les contours délicats d'un cou
arrondi comme celui d'une tourterelle; son dés-
habillé de drap fin vert-myrte dessinait sa petite
taille , qui semblait parfaite , mais qui devait gran-
dir et se développer encore, car elle n'avait pas
dix -sept ans. Elle portait un tablier de soie violet-
pensée, avec la bavette, que nos villageoises ont
eu le tort d-sj supprimer et qui donnait tant d'élé-
gance et de modestie à la poitrine. Aujourd'hui
elles étalent leur fichu avec plus d'orgueil, mais
LA MARE AU DIABLE. IM
il n'y a plus dans leur toilette cette fine fleui
d'antique pudicité qui les faisait ressembler à des
vierges d'Holbein. Elles sont plus coquettes, plus
gracieuses. Le bon genre autrefois était une sorte
de raideur sévère qui rendait leur rare sourire
plus profond et plus idéal.
A l'offrande, Germain mit, selon l'usage, le
treisain, c'estrà-dire treize pièces d'argent, dans
la main de sa fiancée. Il lui passa au doigt une
bague d'argent, d'une forme invariable depuis
des siècles, mais que V alliance d'or a remplacée
désormais. Au sortir de l'église, Marie lui dit tout
bas : Est-ce bien la bague que je souhaitais? celle
que je vous ai demandée , Germain?
— Oui, répondit-il, celle que ma Catherine
avait au doigt lorsqu'elle est morte. C'est la même
bague pour mes deux mariages.
— Je vous remercie, Germain, dit la jeune
femme d'un Von sérieux et pénétré. Je <nourrai
avec, et si c'est avant vous, vous la garderez ^ui
le mariage de votre petite Solangdc
IM LA U4RI AU DIABLI.
IV.
LB CHOO,
On remonta à cheval et on revint très-vite à Bel*
Air. Le repas fut splendide, et dura, entremêlé
de danses et de chants, jusqu'à minuit. Les vieux
ne quittèrent point la table pendant quatone
heures. Le fossoyeur fit la cuisine et la fit fort
bien. Il était renommé pour cela, et il quittait ses
fourneaux pour venir danser et chanter entre
chaque service. Il était épileptique pourtant , ce
pauvre père Bontemps ! Qui s'en serait douté ? Il
était frais, fort, et gai comme un jeune homme.
Un jour nous le trouvâmes comme mort , tordu
par son mal dans un fossé , à l'entrée de la nuit.
Nous le rapportâmes chez nous dans une brouette,
et nous passâmes la nuit à le soigner. Trois jours
après il était de noce , chantait comme une grive
et sautait comme un cabri, se trémoussant à l'an*
cifnne mode. En sortant d'un mariage; il allait
creuser une fosse et clouer une bière. Il s'en ac
quittait pieusement, et quoiqu'il n'y parût point
ensuite à sa belle humeur, il en conservait une
LÀ MARI kV DIÂBLK. 191
impression sinistre qui hâtait le retour de son
accès. Sa femme, paralytique, ne bougeait de sa
chaise depuis vingt ans. Sa mère en a cent qua-
rante et vit encore. Mais lui, le pauvre homme ^
si gai, si bon, si amusant, il s'est tué l'an dernier
en tombant de son grenier sur le pavé. Sans doute,
il était en proie au fatal accès de son mal, et,
comme d'habitude, il s'était caché dans le foin
pour ne pas efifrayer et affliger sa famille. Il ter-
mina ainsi, d'une manière tragique, une vie
étrange comme lui-même, un mélange de choses
lugubres et folles, terribles et riantes, au milieu
desquelles son cœur était toujours resté bon et
son caractère aimable.
Mais nous arrivons a la troisième journée des
noces, qui est la plus curieuse, et qui s'est main-
tenu dans toute sa rigueur jusqu'à nos jours. Nous
ne parlerons pas de la rôtie que l'on porte au lit
nuptial; c'est un assez sot usage qui fait soufirir
la pudeur de la mariée et tend à détruire celle
des jeunes filles qui y assistent. D'ailleurs je crois
que c'est un usage de toutes les provinces, et qui
n'a chez nous rien de particulier.
De même que la cérémonie des livrées est le
t9t LA MARK AU DIABLE.
symbole de la prise de possession du cœur et du
domicile de la mariée , celle du chou est le sym-
bole de la fécondité de Thymen. Après le déjeuner
du lendemain de noces commence cette bizarre
représentation d'origine gauloise, mais qui, en
passaHt par le christianisme primitif, est devenue
peu à peu une sorte de mystère, ou de moralité
bouffonne du moyen âge.
Deux garçons (les plus enjoués et les mieux
disposés de la bande) disparaissent pendant le dé-
jeuner, vont se costumer, et enfin reviennent es-
cortés de la musique, des chiens, des enfants et
des coups de pistolet. Ils représentent un couple
de gueux, mari et femme, couverts des haillons
les j^us misérables. Le mari est le plus sale des
deux : c'est le vice qui l'a ainsi dégradé ; la femme
n'est que malheureuse et avilie par les désordres
de son époux.
Ils s'intitulent le jardinier et la jardinière j et
se disent préposés à la gaude et à la culture du
chou sacré. Mais le mari porte diverses qualifica-
tions qui toutes ont un sens. On l'appelle indiffé-
renmient le pailloux, parce qu'il est coiffé d'une
perruque de paille ou de chanvre, et que, poui
LÀ MARS AU DIABLE. IM
cacher sa nudité mal garantie par ses guenilles, il
s'entoure les jambes et une partie du corps de
paille /il se fait aussi un gros ventre ou ime bosse
avec de la paille ou du foin cachés sous sa blouse.
Le peilloux, parce qu'il est couvert de peille (de
guenilles). Enfin, le païen, ce qui est plus signiti»
catif encore, parce qu'il est censé, par son cynisme
et ses débauches, résumer en lui l'antipode de
toutes les vertus chrétiennes.
Il arrive, le visage barbouillé de suie et de fie
de vin, quelquefois atfublé d'un masque grotesque.
Une mauvaise tasse de terre ébréchée, ou un vieux
sabot, pendu à sa ceinture par une ficelle, lui
sert à demander Taumône du vin. Personne ne
lui refuse, et il feint de boire, puis il répand le
vin par terre, en signe de libation. A chaque pas,
il tombe, il se roule dans la boue; il affecte d'être
en proie à l'ivresse la plus honteuse. Sa pauvre
femme court après lui, le ramasse, appelle au se-
cours, arrache les cheveux de chanvre qui sor-
tenten mèches hérissées de sa cornette immonde,
pleure sur l'abjection de son mari et lui fait des
reproches pathétiques.
— Malheureux I lui dit-elle, vois où nous a x^
194 LÀ MARE AU DIABLI.
duils ta mauvaise conduite! J'ai beau filer, tra-
vailler pour toi, raccommoder tes habits! tu te
déchires, tu te souilles sans cesse. Tu m'as mangé
mon pauvre bien, nos six enfants soni sur la paille,
nous vivons dans une étable avec les animaux ;
nous voilà réduits à demander Taumôme , et en«
core tu es si laid ^ si dégoûtant , si méprisé , que
bientôt on nous jettera le pain comme à des
chiens. Hélas ! mes pauvres mondes (mes pauvres
gens), ayez pitié de nous! ayez pitié de moi! Je
n'ai pas mérité mon sort, et jamais femme n'a eu
un mari plus malpropre et plus détestable. Aidez-
moi à le ramasser, autrement les voitures l'écra-
seront comme un vieux tesson de bouteille, et je
serai veuve, ce qui achèverait de me faire mourir
de chagrin, quoique tout le monde dise que ce
serait un grand bonheur pour moi.
Tel est le rôle de la jardinière et ses lamenta-
tions continuelles durant toute la pièce. Car c'est
une véritable comédie libre, improvisée, jouée en
plein air, sur les chemins, à travers champs, ali-
mentée par tous les accidents fortuits qui se pré-
sentent, et à laquelle tout le monde prend part,
i;ens de la noce et du dehors, hôtes des maisons
LA MARE kV DIABLK. tOS
et passants des chemins pendant trois ou quatre
heures de la journée , ainsi qu'on va le voir. Le
thème est invariable, mais on brode à l'infini sur
ce thème, et c'est là qu'il faut voir l'instinct mi-
mique, l'abondance d'idées bouffonne8,la faconde,
l'esprit de repartie, et même l'éloquence naturelle
de nos paysans.
Le rôle de la jardinière est ordinairement con-
fié à un homme mince, imberbe et à teint frais,
qui sait donner une grande vérité à son person-
nage, et jouer le désespoir burlesque avec assez
de naturel pour qu'on en soit égayé et attristé en
même temps comme d'un fait réel. Ces hommes
maigres et imberbes ne sont pas rares dans nos
campagnes, et, chose étrange, ce sont parfois
les plus remarquables pour la force musculaire.
Après que le malheur de la femme est constaté,
les jeunes gens de la noce l'engagent à laisser là
son ivrogne de mari, et à se divertir avec eux. Ils
lui offrent le bras et l'entraînent. Peu à peu elle
s'abandonne, s'égaie et se met à courir, tantôt
avec l'un, tantôt avec l'autre, prenant des allures
dévergondées : nouvelle moralité^ l'inconduite du
mari provoque et amène celle de la femme.
m Ll MARI kJS DIABLK.
Le païen se réveille alors de son ivresse, il cher-
che des yeux sa compagne, s*arme d'une corde et
d'un bâton, et court après elle. On le fait courir,
on se cache, on passe la femme de l'un à l'autre,
on essaie de la distraire et de tromper le jaloux.
Ses amis s'etforcent de l'enivrer. Enfin il rejoint
son infidèle et veut la battre. Ce qu'il y a de plus
réel et de mieux observé dans cette parodie des
misères de la vie conjugale, c'est que le jaloux ne
s'attaque jamais à ceux qui lui enlèvent sa fenmie.
n est fort poli et prudent avec eux, il ne veut s'en
prendre qu'à la coupable, parce qu'elle est censée
ne pouvoir lui résister.
Mais au moment où il lève son bâton et apprête
sa corde pour attacher la délinquante, tous les
hommes de la noce s'interposent et se jettent entre
les deux époux. « Ne la battez pas! ne battez ja-
mais votre femme/» est la formule qui se répète
à satiété dans ces scènes. On désarme le mari, on
le force à pardonner, à embrasser sa femme,
et bientôt il affecte de l'aimer plus que jamais. D
s'en va bras dessus , bras dessous avec elle, en
chantant et en dansant, jusqu'à ce qu'un nouvel
accès d'ivresse le fasse rovier par terre i et alors
LÀ MARE AU DIABLK. 197
recommencent les lamentations de la femme, son
découragement, ses égarements simulés, la jalou-
sie du mari, l'intervention des voisins, et le rac-
conmiodement. Il y a dans tout cela un enseigne-
ment naïf, grossier même, qui sent fort son origine
moyen âge, mais qui fait toujours impression,
sinon sur les mariés, trop amoureux ou trop rai-
sonnables aujourd'hui pour en avoir besoin, du
moins sur les enfants et les adolescents. Le païen
eifraie et dégoûte tellement les jeunes filles, en
courant après elles et en feignant de vouloir les
embrasser, qu'elles fuient avec une émotion qui
n'a rien de joué. Sa face barbouillée et sou grand
bâton (inoflfensif pourtant) font jeter les ÏI\auts
cris aux marmots. C'est de la comédie de mœurs
à Tétat le plus élémentaire, mais aussi le plus
frappant.
Quand cette farce est bien mise en train, on se
dispose à aller chercher le chou. On apporte une
civière sur laquelle on place le païen armé cf une
bêche, d'une corde et d'une grande corbeille.
Quatre hommes vigoureux l'enlèvent sur leurs
épaules. Sa femme le suit à pied, les anciens
^ennent en groupe après lui d'un air grave et
198 Là mare au DIABIl.
pensif; puis la noce marche par couples au pas
réglé par la musique. Les coups de pistolet t^
commencent, les chiens hurlent plus que jamais à
lavue du païen immonde, ainsi porté en triomphe.
Les enfants Tencensent dérisoirement avec des
sabots au bout d'une ficelle.
Mais pourquoi cette ovation k un personnage si
repoussant? On marche à la conquête du chou
sacré, emblème de la fécondité matrimoniale, et
c'est cet ivrogne abruti qui , seul , peut porter la
main sur la plante symboUque. Sans doute il y
a là un mystère antérieur au christianisme, et qui
rappelle la fête des Saturnales, ou quelque bac-
chanale antique. Peut-être ce païen, qui est en
même temps le jardinier par excellence, n'est-il
rien moins que Priape en personne , le dieu des
jardins et de la débauche, divinité qui dut être
pourtant chaste et sérieuse dans son origine,
comme le mystère de la reproduction, mais que
la licence des mœurs et l'égarement des idées ont
dégradtie insensiblement.
Quoi qu'il en soit, la marche triomphale arrive
au logis de la mariée et s'introduit dans son jar-
din. Là on choisit le plut beau chou, ce qui ne se
Ik MARE AU DIABLE. t«0
fait pas vite, car les anciens tiennent conseil et
discutent à perte de vue, chacun plaidant pour le
chou qui lui paraît le plus convenable. On va aui
voix, et quand le choix est fixé, \e jardinier atta-
che sa corde autour de la tige, et s'éloigne autant
que le permet l'étendue du jardin. La jardinière
veille à ce que, dans sa chute, le légiune sacré ne
soit point endommagé. Les Plaisants de la noce,
le chanvreur, le fossoyeur, le charpentier ou le
sabotier (tous ceux enfin qui ne travaillent pas la
terre, et qui, passant leur vie chez les autres, sont
réputés avoir, et ont réellement plus d'esprit et
de babil que les simples ouvriers agriculteurs), se
rangent autour du chou. L'un ouvre une tiranchée
à la bêche, si profonde qu'on dirait qu'il s'agit
d'abattre un chêne. L'autre met sur son nez une
drogue en bois ou en carton qui simule une paire
de lunettes : il fait l'office d'tnpréftitfur, s'approche,
s'éloigne, lève un plan, lorgne les travailleurs,
t ire des hgnes, fait le pédant, s'écrie qu'on va tout
gftter, fait abandonner et reprendre le travail selon
sa fantaisie, et, le plus longuement, le plus ridi-
culement possible db'ige la besogne. Ceci est -il
une addition au formulaire antique de la cérémo-
M)» Là MARS kV DIABLE.
nie, en moquerie des théoriciens en général que
le paysan coutumier méprise souverainement, ou
en haine des arpenteurs qui règlent le cadastre et
/épartissent l'impôt, ou enfin des employés aux
pont» et chaussées qui convertissent des commu-
naux en routes, et font supprimer de vieux abus
chers au paysan? Tant il y a que ce personnage
de la comédie s'appelle le géomètre, et qu'il fait
son possible pour se rendre insupportable à ceux
qui tiennent la pioche et la pelle.
Enfin, après un quart d'heure de difficultés et
de momeries, pour ne pas couper les racines du
chou et le déplanter sans dommage, tandis que
des pelletées de terre sont lancées au nez des as-
sistants ( tant pis po'.u' qui ne se range pas assez
vite; fût-il évêque ou prince, il faut qu'il reçoive
le baptême de la terre), le païen tire la corde , la
païenne tend son tablier, et le chou tombe ma-
jestueusement aux vivat des spectateurs. Alors
on apporte la corbeille, et le couple païen y plante
le cho»' avec toutes sortes de soins et de précau-
tions. On l'entoure de terre fraîche, on le soMtient
avec des baguettes et des Uens , comme £9nt les
bouquetières des villes pour leurs spleiHlides ca-
LA MARE AU DIABLE. 301
mellias en pot; on pique des pommes rouges au
bout des baguettes, des branches de thym, de
sauge et de laurier tout autour; on chamarre le
tout de rubans et de banderoles ; on recharge le
trophée sur la civière avec le païen , qui doit le
maintenir en équilibre et le préserver d'accident,
et enfin on sort du jardin en bon ordre et au pas
de marche.
Mais là quand il s'agit de franchir la porte, de
même que lorsque ensuite il s'agit d'entrer dans
la cour de la maison du marié, un obstacle ima-
ginaire s'oppose au passage. Les porteurs du far-
deau trébuchent, poussent de grandes exclama-
tions, reculent, avancent encore, et, comme
repoussés par une force invincible, feignent de
succomber sou» le poids. Pendant cela, les assis-
tants crient, excitent et calment l'attelage humain.
€ Bellement, bellement, enfant! Là, là, courage I
Prenez garde! patience! Baissez -vous. La porte
est trop basse ! Serrez-vous, elle est trop étroite 1
un peu à gauche; à droite à présent! allons, du
cœur, vous y êtes! »
C'est ainsi que dans les années de récolte abon-
dante, le char à bœu&, chargé outre mesure de
tôt LA MÂ.HB AU DIABLI.
fourrage ou d© moissons, se trouve trop large on
trop haut pour entrer »ous le porche de la grange.
C'est ainsi qu'on crie &^rès les robustes animaux
pour les retenir ou les exciter; c'est ainsi qu'avec
de l'adresse et de vigoureux efforts on fait passer
la montagne des richesses , sans l'écrouler, sous
l'arc de triomphe rustique. C'est surtout le der-
nier charroi, appelé la gerbaude, qui demande ces
précautions, car c'est aussi une fête champêtre, et
la dernière gerbe enlevée au dernier sillon est
placée au sommet du char, ornée de rubans et
de fleurs, de même que le front des bœufs et
l'aiguillon du bouvier. Ainsi, l'entrée triom-
phale et pénible du chou dans la maison est un
simulacre de la prospérité et de la fécondité
qu'il représente.
Arrivé dans la cour du marié, le chou est en-
levé et porté au plus haut de la maison ou de la
grange. S'il est une cheminée, un pignon, un pi~
geonnier plus élevé que les autres faîtes, il faut,
à tout risque, porter ce fardeau au point culminani
de l'habitation. Le païen l'accompagne jusque-là,
le fixe, et l'arrose d'un grand broc de vin , tandis
^'une salve de coups de pistolet et les coutor-
Q -
Cû 3
3 s
LA MAftS kV DIÂBLI. «OS
sions joyeuses de la païenne signalent son inau-
furation.
La même cérémonie recommence immédiate-
ment. On va déterrer un autre chou dans le jar
din du marié pour le porter avec les mêmes
formalités sur le toit que sa femme vient d'aban-
donner pour le suivre. Ces trophées restent là
jusqu'à ce que le vent et la pluie détruisent les
corbeilles et emportent le chou. Mais ils y vivent
assez longtemps pour donner quelque chance de
succès à la prédiction que font les anciens et les
matrones en le saluant. « Beau chou, disent-ils,
vis et fleuris, afin que notre jeune mariée ait un
beau petit enfant avant la fin de l'année; car si tu
mourais trop vite ce serait signe de stérilité, et te
serais là-haut sur sa maison comme un mauvais
présage. »
La journîe est déjà avancée quand toutes ces
chose^^sont accomplies. Il ne reste plus qu'à faire
la conduite aux parrains et marraines des con-
joints. Quand ces parents putatifs demeurent au
loin, on les accompagne avec la musique et toute
la noce jusqu'aux limites de la paroisse. Là, on
danse encore sur le chemin et on les embrasieeo
204 Là MARE AU DIABLE
se séparant d'eux. Le païen et sa femme sont alors
débarbouillés et rhabillés proprement, quand la
fatigue de leur rôle ne les a pas forcés à aller faire
un somme.
On dansait, on chantait et on mangeait encore
à la métairie de Bel-Air, ce troisième jour de noce,
à minuit, lors du mariage de Germain. Les an-
ciens, attablés, ne pouvaient s'en aller, et poui
cause. Ils ne retrouvèrent leurs jambes et leurs
esprits que le lendemain au petit jour. Alors,
tandis que ceux-là regagnaient leurs demeures,
silencieux et trébuchants, Germain, fier et dispos,
sortit pour aller lier ses bœufs, laissant sommeiller
sa jeune compagne jusqu'au lever du soleil.
L'alouette, qui chantait en montant vers les cieux,
lui semblait être la voix de son cœur rendant
grâce à la Providence. Le givre, qui brillait aux
buissons décharnés, lui semblait la blancheur des
fleurs d'avril précédant l'apparition des feuilles.
Tout était riant et serein pour lui dans la nature.
Le petit Pierre avait tant ri et tant sauté la veille,
qu'il ne vint pas l'aider à conduire ses bœufs;
mais Germain était content d'être seul. Il se mit
à genoux dans le sillon qu'il allait refendre, et fit
LA MARE AU DIABLE. 205
la prière du matin avec une effusion si grande
que deux larmes coulèrent sur ses joues encore
humides de sueur.
On entendait au loin les chants des jeunes gar-
çons des paroisses voisines, qni partaient pour
retourner chez eux, et qui redisaient d'une voix
un peu enrouée les refrains joyeux de la veille.
FIN
U.
TABLE DES MATIÈRES
Hotloe I
I. L'aateiur an lecteur ^ I
II. Le laboer It
m. Le père Maurice i6
rv. Grermaiu le an laboureur M
V. LaGuillette *0
TI. Petit-Pierre 47
VII. Dans la lande M
VIII. Sous les grands chênes 61
m. La prière da soir ,, 11
X. Malgré le froid. -.■ 81
XI. A la beiie étoile 94
XII. La lionne du Tillag« lOB
XIII. Lbmaltre US
XIV. La yieille 182
XV. Le retoor à la ferme 139
XVI. La mère Maurice 139
XVII. La petite Marie 145
Apv»pndicp. — l. Les noces de campagne 151
II. I>" livrées !'3
111 L> ;!..inage... 17*
"ÎV Uotiou 19*
E. CnEVIN — lUFIvl .li^lUb Lie LA(i.NÏ — CJ13 2-17.
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