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Full text of "La mare au diable"

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CEUVRES 


GEORGE  SAND 


LA  MARE  AU  DIABLE 


CALMANN-LÉV Y,     EDITEURS 


ŒUVRES   COMPLETES 


GEORGE     SAND 

Nonvelle  édition  format  grand  in>18 


Toi. 
Leb  Amours  de  l'âge  d'or.....    1 

Adrum 1 

André 1 

ÂNTONIA 1 

Ai;T01'R  DE  LA  TABLE 4 

Le  Beau  Laurence l 

Les  Beaux  hessiedhs    de  Bois- 
Doré 2 

Cadio 1 

CÉSAR1NE  DiETRICH 1 

Le  Château  de  Pictordc 1 

Le  Château  des  Désertes i 

Le  Chêne  parlant 1 

Le    Cosipagnon    do    Tooa    de 

France 2 

La  Comtesse  deRcdolstadt 2 

La    Confession     d'une    jeune 

FILLE 2 

Constance  Verrier 1 

consuelo 3 

Correspondance 6 

La  Coupe 

Les  Dames  vertes 

La  Daniella 

La  Dernière  Aldini 

Le  Dernier  Amour 

Dernières  pages.. 

Les  Deux  frères.. 

Le  Diable  aux  champs 

Elle  et  Lui 

La  Famille  de  Germandre 

La  Filleule 

Flamarande 

Flavie 

Francia 

François  le  Champi 

Histoire  de  ma  Vie 

Un  Hiver  a  Majorque.  — Spi- 

ridion 

L'Homme  de  neige 

Horace 

lupRESsioNS  ET  Souvenirs 

Indiana..*  * 

Isidora 

.Jacques 

Jean  de  -La  Roche 

JeanZiswa.— (ïabriel 

Jkanhe  


▼oL 


Journal  d'un  votagbor  pendant 

la  guerre 

Laura 

Légendes  rustiques 

Lélia.— Métella.— Cora 

Lettres  d'un  Voyageur........ 

Li  CREZIA  Floriani.  —  Lavinia  . , 
Mademoiselle  La  Quintinie.... 

Mademoiselle  Merquem 

Les  Maîtres  sonneurs 

Les  Maîtres  mosaïstes 

il  ALGRÉTOCT 

La  Mare  au  Diable 

La  Marquise 

Le  Marquis  de  Villeubr 

Ma  soeur  Jeanne 

Mauprat 

Le  Mecnierd'ângibault 

Monsieur  Sylvestre 

Mont-Revéche. 

Nanon 

Narcisse 

Nouvelles  lettres  d'onvoyageur. 

Pauline 

La  Petite  Fadette 

Le  PÉCHÉ  DE  M.  Antoine 

Le  Piccinino 

Pierre  qui  roule 

Promenades  autour  d'us  vil- 
lage   

Questions  d'Art  et  de  Litté- 
rature  

Questions  politiques  et  so- 
ciales  

Le  Secrétaire  intime 

Les?  Cordes  de  la  Ltre 

Simon 

Souvenirs  de  1848 

Tamaris 

Teverino  — Leone  Léoni 

Théâtre  complet 

Théâtre  de  Nohant 

La  Tour  de  Percemont.  —  Ma- 
rianne  

L'USCOQUE 

Valentine 

Valvêdre 

La  Ville  noire •••.... 


X.  ORHVIN  —  IMPRIUERIB  DB  LAONT 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/lamareaudiableOOsand 


GEORGE   SAND 


LA  MARE 

AU  DIABLE 


"^W 
^ 


PARIS 
CALMANN-LÉVY,  ÉDITEURS 

3,    BDE    AUBBR,    3 
Droits  «La  reproduction  «t  de  tradietioa  rtumé^ 


NOTICE 


Quand  j'ai  commencé,  par  la  Mare  au 
Diable,  une  série  de  romans  champêtres,  que 
je  me  proposais  de  réunir  sous  le  titre  de 
Veillées  du  Ckanvreur,  je  n'ai  eu  aucun  sys- 
tème, aucune  prétention  révolutionnaire  en 
littérature.  Personne  ne  fait  une  révolution  à 
soi  tout  seul ,  et  il  en  est ,  surtout  dans  les 
arts,  que  l'humanité  accomplit  sans  trop  sa- 
voir comment ,  parce  que  c'est  tout  le  monde 
qui  s'en  charge.  Mais  ceci  n'est  pas  applicable 
au  roman  de  mœurs  rustiques  :  il  a  existé  de 
tout  temps  et  sous  toutes  les  formes ,  tantôt 
pompeuses,  tantôt  maniérées,  tantôt  naïves. 
Je  l'ai  dit,  et  dois  le  répéter  ici,  le  rêve  de 
la  vie  champêtre  a  été  de  tout  temps  l'idéal 


s  NOTICl. 

des  villes  et  même  celui  des  cours.  Je  n'ai 
rien  fait  de  neuf  en  suivant  la  pente  qui  ra- 
mène l'homme  civilisé  aux  charmes  de  la  vie 
primitive.  Je  n'ai  voulu  ni  faire  une  nouvelle 
langue,  ni  me  chercher  une  nouvelle  manière. 
On  me  l'a  cependant  affirmé  dans  bon  nombre 
de  feuilletons,  mais  je  sais  mieux  que  personne 
à  quoi  m'en  tenir  sur  mes  propres  desseins,  et 
je  m'étonne  toujours  que  la  critique  en  cher- 
che si  long,  quand  l'idée  la  plus  simple,  la 
circonstance  la  plus  vulgaire ,  sont  les  seules 
inspirations  auxquelles  les  productions  de  l'art 
doivent  l'être.  Pour  la  Mare  au  Diable  en  par- 
ticulier, le  fait  que  j'ai  rapporté  dans  l'avant- 
propos,  une  gravure  d'Holbein ,  qui  m'avait 
firappé,  une  scène  réelle  que  j'eus  sous  les 
yeux  dans  le  même  moment,  au  temps  des 
semailles,  voilà  tout  ce  qui  m'a  poussé  à  écrire 
cette  histoire  modeste,  placée  au  milieu  des 
humbles  paysages  que  je  parcourais  chaque 
jour.  Si  on  me  demande  ce  que  j'ai  voulu 
faire ,  je  répondrai  que  j'ai  voulu  faire  una 


NOTICE.  3 

chose  très-touchante  et  très-simple,  et  que  je 
n'ai  pas  réussi  à  mon  gré.  J'ai  bi^n  vu,  j'ai  bien 
senti  le  beau  dans  le  simple,  mais  voir  et  peindre 
sont  deuxl  Tout  ce  que  l'artiste  peut  espérer  de 
mieux ,  c'est  d'engager  ceux  qui  ont  des  yeux 
à  regarder  aussi.  Voyez  donc  la  simplicité, 
vous  autres,  voyez  le  ciel  et  les  champs,  et  les 
arbres ,  et  les  paysans  surtout  dans  ce  qu'ils 
ont  de  bon  et  de  vrai  :  vous  les  verrez  un  peu 
dans  mon  livre ,  vous  les  verrez  beaucoup 
mieux  dans  la  nature. 

ftEORGB   SAH». 
Mohaot.  IS  AytU  1851. 


LA 

MARE  AU  DIABLE 


I 

&'adtior  au  lbctkur 

A  U  saear  de  ton  vlsaite 
Tu  gagnerois  u  pauvre  Tie» 
Après  long  travail  etasaige, 
Voicy  la  mort  qai  te  eonvi*. 

Le  quatrain  en  vieux  français,  placé  au-dessous 
d'une  composition  d'Holbein ,  est  d'une  tristesse 
profonde  dans  sa  naïveté.  La  gravure  représente 
un  laboureur  conduisant  sa  charrue  au  milieu 
d'un  champ.  Une  vaste  campagne  s'étend  au  loin, 
on  y  voit  de  pauvres  cabanes  ;  le  soleil  se  couche 
derrière  la  colline.  C'est  la  fia  d'une  rude  jour- 
née de  travail.  Le  paysan  est  vieux ^  trapu, 
couvert  de  haillons.  L'attelage  de  quatre  chevaux 
qu'il  pousse  en  avant  est  maigre,  exténué  ;  \e  soc 
s'enfonce  dans  un  fonds  raboteux  et  rebelle.  Un 
seul  être  est  allègre  et  ingambe  dans  cette  scènp 


6  Là  HA.RE  AU  BIABLI. 

de  sueur  et  usaige.  C'est  un  personnage  fantas- 
tique ^  un  squelette  armé  d'un  fouet ,  qui  court 
dans  le  sillon  à  côté  des  chevaux  effrayés  et  les 
frappe,  servant  ainsi  de  valet  de  charrue  au  vieux 
laboureur.  C'est  la  mort,  ce  spectre  qu'Holbein  a 
introduit  allégoriquement  dans  la  succession  de 
sujets  philosophiques  et  religieux ,  à  la  fois  lugu- 
bres et  bouffons^  intitulée  les  Simulachres  de  la 
mort. 

Dans  cette  collection,  ou  plutôt  dans  cette  vaste 
composition  où  la  mort ,  jouant  son  rôle  à  toutes 
les  pages,  est  le  lien  et  la  pensée  dominante, 
Holbein  a  fait  comparaître  les  souverains,  les 
pontifes,  les  amants,  les  joueurs,  les  ivrognes, 
les  nonnes,  les  courtisanes,  les  brigands,  les 
pauvres,  les  guerriers,  les  moines,  les  juifs,  les 
voyageurs,  tout  le  monde  de  son  temps  et  du 
nôtre;  et  partout  le  spectre  de  la  mort  raille,  me- 
nace et  triomphe.  D'un  seul  tableau  elle  est  ab- 
sente. C'est  celui  où  le  pauvre  Lazare,  couché 
sur  un  <umier  à  la  porte  du  riche,  déclare  qu'il 
ne  la  craint  pas,  sans  doute  parce  qu'il  n'a  rien 
&  perdre  et  que  sa  vie  est  une  mort  anticipée. 

Cette  pensée  stoïcienne  du  christianisme  demi- 


LA  HÂRI  àU  DIABLE.  T 

païen  de  la  renaissance  est-elle  bien  consolante^  et 
les  âmes  religieuses  y  trouvent-elles  leur  compte  1 
L'ambitieux,  le  fourbe,  le  tyran,  le  débauché, 
tous  ces  pécheurs  superbes  qui  abusent  de  la  vie, 
et  que  la  mort  tient  par  les  cheveux,  vont  être 
punis,  sans  douté j  mais  Taveugle,  le  mendiant, 
le  fou,  le  pauvre  paysan,  sont-ils  dédommagés  de 
leur  longue  misère  par  la  seule  réflexion  que  la 
mort  n'est  pas  un  mal  pour  eux?  Non!  Une  tris- 
tesse implacable,  une  effroyable  fatalité  pèse  sur 
l'œuvre  de  l'artiste.  Cela  ressemble  à  une  malé- 
diction amère  lancée  sur  le  sort  de  l'humanité. 

C'est  bien  là  la  satire  douloureuse,  la  peinture 
vraie  de  la  société  qu'Holbein  avait  sous  les  yeux. 
Crime  et  malheur,  voilà  ce  qui  le  frappait;  mais 
nous,  artistes  d'un  autre  siècle,  que  peindrons* 
nous?  Chercherons -nous  dans  la  pensée  de  la 
mort  la  rémunération  de  l'humanité  présente? 
rinvoquerons-nous  comme  le  châtiment  de  l'in- 
justice et  le  dédommagement  de  la  souârance? 

Non,  nous  n'avons  plus  affaire  à  la  mort,  mais 
k  la  vie.  Nous  ne  croyons  plus  ni  au  néant  de  la 
tombe,  ni  au  salut  acheté  par  un  renoncement 
forcé;  nous  voulons  que  la  vie  soit  bonne ,  parce 


•  LA  HARE  AU  DIABLE. 

que  nous  voulons  qu'elle  soit  féconde.  H  faut  que 
Lazare  quitte  son  fumief;  afin  que  le  pauvre  ne 
se  réjouisse  plus  de  la  mort  du  riche.  Il  faut  que 
tous  soient  heureux,  afin  que  le  bonheur  de  quel- 
ques-uns ne  soit  pas  criminel  et  maudit  de  Dieu, 
n  faut  qu<>.le  laboureur,  en  semant  son  blé,  sache 
qu'if  travj  Ule  à  l'œuvre  de  vie ,  et  non  qu'il  se 
réjouisse  de  ce  que  la  mort  marche  à  ses  côtés.  D 
faut  enfin  que  la  mort  ne  soit  plus  ni  le  châtiment 
de  la  prospérité ,  ni  la  consolation  de  la  détresse. 
Dieu  ne  l'a  destinée  ni  à  punir,  ni  à  dédommager 
de  la  vie  ;  car  il  a  béni  la  vie ,  et  la  tombe  ne  doit 
pas  être  un  refuge  où  il  soit  permis  d'envoyer 
ceux  qu'on  ne  veut  pas  rendre  heureux. 

Certains  artistes  de  notre  temps,  jetant  un  re- 
gard sérieux  sur  ce  qui  les  entoure,  s'attachent  à 
peindre  la  douleur,  l'abjection  de  la  misère,  le 
fiunier  de  Lazare.  Ceci  peut  être  du  domaine  de 
l'art  et  de  la  philosophie;  mais,  en  peignant  la 
misère  si  laide,  si  avilie,  parfois  si  vicieuse  et  si 
criminelle,  leur  but  est -il  atteint,  et  l'effet  en 
est -il  salutaire,  comme  ils  le  voudraient?  Nous 
n'osons  pas  nous  prononcer  là-dessus.  On  peut 
nous  dire  qu'en  montrant  ce  soufi&e  creusé  sout 


l  MàRE  AU  DIABLE.  f 

le  solfragile'de  l'opulence,  ils  efitaient  le  mauvais 
riche,  corome,  au  temps  de  la  danse  macabre, 
<m  lui  montrait  sa  fosse  béante  et  la  mort  prête 
à  l'enlacer  dans  ses  bras  immondes.  Aujourd'hui 
on  lui  montre  le  baodit  crochetant  sa  porte  et 
l'assassin  guettant  son  sommeil.  Nous  confessons 
que  nou5  ne  comprenons  pas  trop  comment  on 
le  réconciliera  avec  l'humanité  qu'il  méprise, 
conmient  on  le  rendra  sensible  aux  douleurs  du 
pauvre  qu'il  redoute ,  en  lui  montrant  ce  pauvre 
sous  la  forme  du  forçat  évadé  et  du  rôdeur  de 
nuit.  L'aflfreuse  mort,  grinçant  des  dents  et  jouant 
du  violon  dans  les  images  d'Holbein  et  de  ses 
devanciers,  n'a  pas  trouvé  moyen,  sous  cet  as- 
pect ,  de  convertir  les  pervers  et  de  consoler  les 
victhnes.  Est-ce  que  notre  littérature  ne  procé- 
derait pas  un  peu  en  ceci  comme  les  artistes  da 
moyen  âge  et  de  la  renaisanceî 

Les  buveurs  d'Holbein  remphssent  leurs  coupes 
avec  \me  sorte  de  fureur  pour  écarter  l'idée  de  la 
mort,  qui,  mvisible  pour  eux,  leur  sert  d'échan- 
sen.  Les  mauvais  riches  d'aujourd'hui  deman- 
dent des  fortifications  et  des  canons  pour  écartei 
l'idée  d'une  jacquerie,  que  l'art  leur  montre  tra- 

4. 


10  LA  UâRI  au  DIIBLI. 

vaillant  dans  Tombre,  en  détail,  en  attendant  It 
monaent  de  fondre  sur  l'état  social.  L'Église  du 
moyen  âge  répondait  aux  terreurs  des  puissants 
de  la  terre  par  la  vente  des  indulgences.  Le  gou- 
vernement d'aujourd'hui  calme  l'inquiétude  des 
riches  en  leur  faisant  payer  beaucoup  de  gen- 
darmes et  de  geôliers,  de  baïonnettes  et  de  prisons. 

Albert  Durer,  Michel -Ange,  Holbein,  Callot, 
Goya,  ont  fait  de  puissantes  satires  des  maux  de 
leur  siècle  et  de  leur  pays.  Ce  sont  des  œuvres 
inomortelles,  des  pages  historiques  d'une  valeur 
incontestable  ;  nous  ne  voulons  donc  pas  dénier 
aux  artistes  le  droit  de  sonder  les  plaies  de  la 
société  et  de  les  mettre  à  nu  sous  nos  yeux;  mais 
0*y  a-t-il  pas  autre  chose  à  faire  maintenant  que  la 
peinture  d'épouvante  et  de  menace?  Dans  cett« 
littérature  de  mystères  d'iniquité,  que  le  talent  et 
f  imagination  ont  mise  à  la  mode ,  nous  aimons 
mieux  les  figures  douces  et  suaves  que  les  scélé- 
rats à  effet  dramatique.  Celles-là  peuvent  entre- 
prendre et  amener  des  conversions,  les  autres 
font  peur,  et  la  peur  ne  guérit  pas  l'égoîsme,  elle 
l'augmente. 

Nous  croyons  que  le  mission  de  l'art  est  un 


LA  MARE  AV  DIABLS.  11 

mission  de  sentiment  et  d'amour ,  que  le  roman 
d'aujourd'hui  devrait  remplacer  la  parabole  et 
l'apologue  des  temps  naïfs,  et  que  l'artiste  a  une 
tâche  plus  large  et  plus  poétique  que  celle  de 
proposer  quelques  mesures  de  prudence  et  de 
conciliation  pour  atténuer  l'eflFroi  qu'inspirent  ses 
peintures.  Son  but  devrait  être  de  faire  aimer  les 
objets  de  sa  sollicitude,  et  au  besoin,  je  ne  lui 
ferais  pas  un  reproche  de  les  embellir  un  peu. 
L'art  n'est  pas  une  étude  de  la  réalité  positive; 
c'est  une  recherche  de  la  vérité  idéale,  et  le 
Vicaire  de  Wakefield  fut  un  livre  plus  utile  et 
plus  sain  à  l'âme  que  le  Paysan  perverti  et  les 
Liaisons  dangereuses. 

Lecteur,  pardonnez-moi  ces  réflexions,  et  veuil- 
lez les  accepter  en  manière  de  préface.  Il  n'y  en 
aura  point  dans  l'historiette  que  je  vais  vous  ra- 
conter, et  elle  sera  si  courte  et  si  simple  que 
]'avais  besoin  de  m'en  excuser  d'avance,  en  vous 
disant  ce  que  je  pense  des  histoires  terribles. 

C'est  à  propos  d'un  laboureur  que  je  me  suis 
laissé  entraîner  à  cette  digression.  C'est  l'histoire 
d'un  laboureur  précisément  que  j'avais  l'intention 
de  voue  dire  et  que  je  vous  dirai  tout  à  l'heure. 


12  LA  MàRE  A.U  DIABLE. 

IL 

LB   LABOUR. 

Je  venais  de  regarder  longtemps  et  avec  une 
profonde  mélancolie  le  laboureur  d'Holbein,  et  je 
me  promenais  dans  la  campagne,  rêvant  à  la  vie 
des  champs  et  à  la  destinée  du  cultivateur.  Sans 
doute  il  est  lugubre  de  consumer  ses  forces  et  ses 
jours  à  fendre  le  sein  de  cette  terre  jalouse,  qui 
se  fait  arracher  les  trésors  de  sa  fécondité,  lors- 
qu'un morceau  de  pain  le  plus  noir  et  le  plus 
grossier  est,  à  la  fin  de  la  journée,  l'unique  ré- 
compense et  Tunique  profit  attachés  à  un  si  dur 
labeur.  Ces  richesses  qui  couvrent  le  sol,  ce»  mois- 
sons, ces  fruits,  ces  bestiaux  orgueilleux  qui 
s'engraissent  dans  les  longues  herbes,  sont  la  pro- 
priété  de  quelques-uns  et  les  instruments  de  la 
f  itigue  et  de  l'esclavage  du  plus  grand  nombre. 
L'homme  de  loisir  n'aime  en  général  pour  eux- 
mêmes,  ni  les  champs,  ni  les  prairies,  ni  le  spec- 
tacle de  la  nature,  ni  les  animaux  superbes  qui 
doivent  se  convertir  en  pièces  d'or  pour  son  usage. 
L'homme  de  loisir  vient  chercher  un  peu  d'air  et 


LA  MARE   AU  DIABLE.  18 

de  santé  dans  le  séjour  de  la  campagne,  puis  il 
retourne  dépenser  dans  les  grandes  villes  le  fruit 
du  travail  de  ses  vassaux. 

De  son  côté,  l'homme  du  travail  est  trop  acca- 
blé, trop  malheureux,  et  trop  effrayé  de  Tavenir, 
pour  jouir  de  la  beauté  des  campagnes  et  des 
charmes  de  la  vie  rustique.  Pour  lui  aussi  les 
champs  dorés,  les  belles  prairies,  les  animaux 
superbes,  représentent  des  sacs  d'écus  dont  il 
n'aura  qu'une  faible  part,  insuffisante  à  ses  be- 
soins, et  que,  pourtant,  il  faut  remplir,  chaque 
année,  ces  sacs  maudits,  pour  satisfaire  le  maître 
et  payer  le  droit  de  vivre  parcimonieusement  et 
misérablement  sur  son  domaine. 

Et  pourtant,  la  nature  est  éternellement  jeune, 
belle  et  généreuse.  Elle  verse  la  poésie  et  la  beauté 
à  tous  les  êtres,  à  toutes  les  plantes,  qu'on  laisse 
s'y  développer  à  souhait.  Elle  possède  le  secret 
du  bonheur,  et  nul  n'a  su  le  lui  rav^r.  Le  plus 
heureux  des  hommes  serait  celui  qui,  possédant 
la  science  de  son  labeur,  et  travaillant  de  ses 
mains,  nuisant  le  bien-être  et  la  liberté  dans 
l'exercice  de  sa  force  intelligente,  aurait  le  temps 
de  vivre  par  le  cœur  et  par  le  cerveau,  de  coin-< 


14  LA  MARI   AU  DIABLS. 

prendre  son  œuvre  et  d'aimer  celle  de  Dieu.  L'ar- 
tiste a  des  jouissances  de  ce  genre,  dans  la  con- 
templation et  la  reproduction  des  beautés  de  la 
nature:  mais,  en  voyant  la  douleur  des  hommes 
qui  peuplent  ce  paradis  de  la  terre,  l'artiste  au 
coeur  droit  et  humain  est  troublé  au  milieu  de  si 
jouissance.  Le  bonheur  serait  là  où  l'esprit,  le 
cœur  et  les  bras,  travaillant  de  concert  sous  FœH 
de  la  Providence,  une  sainte  harmonie  existerait 
entre  la  munificence  de  Dieu  et  les  ravissements 
de  l'âme  humaine.  C'est  alors  qu'au  lieu  de  la 
piteuse  et  affreuse  mort,  marchant  dans  son  sil< 
Ion,  le  fouet  à  la  main,  le  peintre  d'allégories 
pourrait  placer  à  ses  côtés  un  ange  radieux , 
semant  à  pleines  mains  le  blé  béni  sur  le  sillon 
fumant. 

Et  le  rêve  d'une  existence  douce,  Ubre,  poé- 
tique, laborieuse  et  simple  pour  l'homme  des 
champs,  n'est  pas  si  difficile  à  concevoir  qu'on 
doive  le  reléguer  parmi  les  chimères.  Le  mot 
triste  et  doux  de  Virgile  :  a  0  heureux  l'homme 
des  champs,  s'il  connaissait  son  bonheur!  »  est 
un  regret;  mais,  comme  tous  les  regrets,  c'est 
aussi  une  prédiction.  Un  jour  viendra  où  le  la- 


LA  MARE  AU  DIÀBLI.  Il 

boureuT  pourra  être  aussi  un  artiste,  sinon  pour 
exprimer  (ce  qui  importera  assez  peu  alors),  du 
moins  pour  sentir  le  beau.  Croit-on  que  cette 
mystérieuse  intuition  de  la  poésie  ne  soit  pas  en 
lui  déjà  à  l'état  d'instinct  et  de  vague  rêverie! 
Chez  ceux  qu'un  peu  d'aisance  protège  dès  au- 
jourd'hui, et  chez  qui  l'excès  du  malheur  n'étouffe 
pas  tout  développement  moral  et  intellectuel,  le 
bonheur  pur,  senti  et  apprécié  est  à  l'état  élé- 
mentaire; et,  d'ailleurs,  si  du  sein  de  la  douleur 
et  de  la  fatigue,  des  voix  de  poètes  se  sont  déjà 
élevées,  pourquoi  dirait-on  que  le  travail  des  bras 
est  exclusif  des  fonctions  de  l'âme  î  Sans  doute 
cette  exclusion  est  le  résultat  général  d'un  travail 
excessif  et  d'une  misère  profonde;  mais  qu'on  ne 
dise  pas  que  quand  l'homme  travaillera  modéré- 
ment et  utilement  il  n'y  aura  plus  que  de  mau- 
vais ouvriers  et  de  mauvais  poètes.  Celui  qui  puise 
de  nobles  jouissances  dans  le  sentiment  de  la 
poésie  est  un  vrai  poète,  n'eût-il  pas  fait  un  vers 
dans  toute  sa  vie. 

Mes  pensées  avaient  pris  ce  cours,  et  je  ne  m'a- 
percevais pas  que  cette  confiance  dans  l'éducabi» 
lité  dd  l'homme  était  fortifiée  en  moi  par  les  in- 


!•  LÀ  MARE  LU  DIABLK. 

fluences  extérieures.  Je  marchais  sur  la  lisière 
d'un  champ  que  des  paysans  étaient  en  train  de 
préparer  pour  la  semaille  prochaine.  L'arène 
était  vaste  comme  celle  du  tableau  d'Holbein.  Le 
paysage  était  vaste  aussi  et  encadrait  de  grandes 
iignes  de  verdure,  un  peu  rougie  aux  approches 
de  l'autonme,  ce  large  terrain  d'un  brun  vigou- 
reux, où  des  pluies  récentes  avaient  laissé,  dans 
quelques  sillons,  des  hgnes  d'eau  que  le  soleil 
faisait  briller  comme  de  minces  filets  d'argent.  La 
journée  était  claire  et  tiède,  et  la  terre,  fraîche- 
ment ouverte  par  le  tranchant  des  charrues, 
exhalait  une  vapeur  légère.  Dans  le  haut  du  champ 
un  vieillard,  dont  le  dos  large  et  la  figure  sévère 
rappelaient  celui  d'Holbein,  mais  dont  les  vête- 
ments n'annonçaient  pas  la  misère,  poussait  gra- 
vement son  areau  de  forme  antique,  traîné  pay 
deux  bœufs  tranquilles,  à  la  robe  d'un  jaune  pâle, 
véritables  patriarches  de  la  prairie,  hauts  de 
taille,  un  peu  maigres,  les  cornes  longues  et  ra- 
battues, de  ces  vieux  travailleurs  qu'une  longue 
habitude  a  rendus  frères,  comme  on  les  appelle 
dans  nos  campagnes,  et  qui,  privés  ''un  de  l'au- 
tre, se  refusent  au  travail  avec  un  nouveau  com- 


LA  MARE  AU  DIABLE.  IT 

pagnon  et  se  laissent  mourir  de  chagrin.  Les  gens 
qui  ne  connaissent  pas  la  campagne  taxent  de 
fable  l'amitié  du  bœuf  pour  son  camarade  d'atte- 
lage. Qu'ils  viennent  voir  au  fond  de  Tétable  un 
pauvre  animal  maigre,  exténué,  battant  de  sa 
queue  inquiète  ses  flancs  décharnés,  soufflant 
avec  effroi  et  dédain  sur  la  nourriture  qu'on  lui 
présente,  les  yeux  toujours  tournés  vers  la  porte, 
en  grattant  du  pied  la  place  vide  à  ses  côtés,  flai- 
rant les  jougs  et  les  chaînes  que  son  compa- 
gnon a  portés ,  et  l'appelant  sans  cesse  avec  de 
déplorables  mugissements.  Le  bouv'jer  dira  : 
c  C'est  une  paire  de  bœufs  perdue;  son  frère 
est  mort,  et  celui-là  ne  travaillera  plus.  Il  fau- 
drait pouvoir  l'engraisser  pour  l'abattre;  mais  il 
ne  veut  pas  manger,  et  bientôt  il  sera  mort  de 
faim.  B 

Le  vieux  laboureur  travaillait  lentement,  en 
silence,  sans  efforts  inutiles.  Son  docile  attelage 
oe  se  pressait  pas  plus  que  lui:  mais  grâce  à  la 
tontinuité  d'un  labeur  sans  distraction  et  d'une 
dépense  de  forces  éprouvées  et  soutenues,  son 
sillon  était  aussi  vite  creusé  que  celui  de  Mn  fils, 
qui  menait  y  à  quelque  distance,  quatre  bœufs 


Il  LA  MARE  AU  DIABLI. 

moins  robustes,  dans  une  veine  de  terres  plui 
fortes  et  plus  pierreuses. 

Mais  ce  qui  attira  ensuite  mon  attention  était 
véritablement  un  beau  spectacle,  un  noble  sujet 
pour  un  peintre.  A  l'autre  extrémité  de  la  plaine 
labourable,  un  jeune  homme  de  bonne  mine 
conduisait  un  attelage  magnifique  :  quatre  paires 
de  jeunes  animaux  à  robe  sombre  mêlée  de  noir 
fauve  à  reflets  de  feu,  avec  ces  têtes  courtes  et 
frisées  qui  sentent  encore  le  taureau  sauvage,  ces 
gros  yeux  farouches,  ces  mouvements  brusques, 
ce  travail  nerveux  et  saccadé  qui  s'irrite  encore 
du  joug  et  de  Taiguillon  et  n'obéit  qu'en  frémis- 
sant de  colère  à  la  domination  nouvellement  im- 
posée. C'est  ce  qu'on  appelle  des  hœu(s  fraîche- 
ment liés.  L'homme  qui  les  gouvernait  avait  à 
défricher  un  coin  naguère  abandonné  au  pâtu- 
rage et  rempU  de  souches  séculaires,  travail 
d'athlète  auquel  suffisaient  à  peine  son  éner- 
gie, sa  jeunesse  et  ses  huit  animaux  quasi  iii> 
domptés. 

Un  enfant  de  six  à  sept  ans,  beau  comme  un 
ange,  et  les  épaules  couvertes,  sur  s»  blouse, 
d'une  peau  d'agneau  qui  le  faisait  ressembler  au 


LA.  MARS.  AU  DIABLÏ.  19 

petit  saint  Jean-Baptiste  ères  peintres  de  la  Re- 
naissance^  marchait  dans  le  sillon  parallèle  à  la 
charrue  et  piquait  le  flanc  des  bœufs  avec  une 
gaule  longue  et  légère,  armée  d'un  aiguillon  peu 
acéré.  Les  fiers  animaux  frémissaient  sous  la 
petite  main  de  l'enfant,  et  faisaient  grincer  les 
jougs  et  les  courroies  liés  à  leur  front,  en  impri- 
mant au  timon  de  violentes  secousses.  Lorsqu'une 
racine  arrêtait  le  soc,  le  laboureur  criîdt  d'une 
voix  puissante,  appelant  chaque  bête  par  son 
nom,  mais  plutôt  pour  calmer  que  pour  exciter; 
caries  bœufs,  irrités  par  cette  brusque  résistance, 
bondissaient,  creusaient  la  terre  de  leurs  larges 
pieds  fourchus,  et  se  seraient  jetés  de  côté, em- 
portant Tareau  à  travers  champs,  si,  de  la  voix 
et  de  l'aiguillon,  leieune  homme  n'eût  maintenu 
les  quatre  premiers,  tandis  que  l'enfant  gouver- 
nait les  quatre  autreâ.  Il  criait  aussi,  le  pauvret, 
d'une  voix  qu'il  voulait  rendre  terrible  et  qui  re» 
tait  douce  comme  sa  figure  angélique.  Tout  cela 
était  beau  de  force  ou  de  grâce  :  le  paysage, 
l'homme,  l'enfant,  les  taureaux  sous  Ip  joug  ;  et, 
malgré  cette  lutte  puissante,  où  la  terre  était  vain- 
cue, il  y  avait  un  sentiment  de  douceur  et  de 


M  LÀ  MARS  AU  DIABLE. 

calme  profond  qui  planait  sur  toutes  choses. 
Quand  l'obstacle  était  surmonté  et  que  l'attelage 
reprenait  sa  marche  égale  et  solennelle,  le  labou- 
reur, dont  la  feinte  violence  n'était  qu'un  exer- 
cice de  vigueur  et  une  dépense  d'activité,  repre- 
nait tout  à  coup  la  sérénité  des  âmes  simples  et 
jetait  un  regard  de  contentement  paternel  sur  son 
enfant,  qui  se  retournait  pour  lui  sourire.  Puis  la 
voix  mâle  de  ce  jeune  père  de  famille  entonnait 
le  chant  solennel  et  mé>dncolique  que  l'antique 
tradition  du  pays  transmet,  non  à  tous  les  labou- 
reurs indistinctement,  mais  aux  plus  consommés 
dans  l'art  d'exciter  et  de  soutenir  l'ardeur  des 
i>œufs  de  travail.  Ce  chant,  dont  l'origine  fu» 
peut-être  considérée  comme  sacrée,  et  auquel  de 
mystérieuses  influences  ont  dû  être  attribuées 
jadis,  est  réputé  encore  aujourd'hui  posséder  la 
vertu  d'entretenir  le  courage  de  ces  animaux, 
d'apaiser  leurs  mécontentements  et  de  charmer 
l'ennui  de  leur  longue  besogne.  Il  ne  suffit  pas 
de  savoir  bien  les  conduire  en  traçant  un  sillon 
parfaitement  rectiligne,  de  leur  alléger  la  peine 
en  soulevant  ou  enfonçant  à  point  le  fer  dans  la 
terre  :  on  n'est  point  un  parfait  laboureur  si  on 


LA  MARK  AU  DIABLE.  SI 

ne  sait  ctianter  aux  bœufs,  et  c'est  là  une  science 
à  part  qui  exige  un  goût  et  des  moyens  particu- 
liers. ' 

Ce  chant  n'est,  à  vrai  dire,  qu'une  sorte  de  ré- 
citatif interrompu  et  repris  à  volonté.  Sa  forme 
irrégulière  et  ses  intonations  fausses  selon  les 
règles  de  Tart  musical  le  rendent  intraduisible. 
Mais  ce  n'en  est  pas  moins  un  beau  chant,  et 
tellement  approprié  à  la  nature  du  travail  qu'il 
accompagne,  à  l'allure  du  bœuf,  au  calme  des 
lieux  agrestes,  à  la  simplicité  des  hommes  qui  le 
disent,  qu'aucun  génie  étranger  au  travail  de  la 
terre  ne  l'eût  inventé,  et  qu'aucun  chanteur  autre 
qu'un  ^n  laboureur  de  cette  contrée  ne  saurait 
le  redire.  Aux  époques  de  l'année  où  il  n'y  a  pas 
d'autre  travail  et  d'autre  mouvement  dans  la 
campagne  que  celui  du  labourage,  ce  chant  si 
doux  et  si  puissant  monte  comme  une  voix  de  la 
brise,  à  laquelle  sa  tonalité  particulière  donne  une 
certaine  ressemblance.  La  note  finale  de  chaque 
phrase,  tenue  et  tremblée  avec  une  longueur  et 
une  puissance  d'haleine  incroyable,'  monte  d'un 
quart  dd  ton  en  faussant  systématiquement.  Cela 
Mt  sauvage^  mais  le  charme  en  est  indicible,  et 


M  LA  MARE  AU  DIABLE. 

quand  on  s'est  habitué  à  l'entendre,  on  ne  con- 
çoit pas  qu'un  autre  chant  pût  s'élever  à  ces 
heures  et  dans  ces  lieux -là,  sans  en  déranger 
l'harmonie. 

n  se  trouvait  donc  que  j'avais  sous  les  yeux  un 
tableau  qui  contrastait  avec  celui  d'Holbein,  quoi- 
que ce  fût  une  scène  pareille.  Au  lieu  d'un  triste 
vieillard,  un  homme  jeune  et  dispos;  au  heu 
d'un  attelage  de  chevaux  efflanqués  et  harassés, 
un  double  quadrige  de  bœufs  robustes  et  ardents; 
au  heu  de  la  mort,  un  bel  enfant;  au  heu  d'une 
image  de  désespoir  et  d'une  idée  de  destruction, 
un  spectacle  d'énergie  et  une  pensée  de  bon- 
heur. 

G^est  alors  que  le  quatrain  français 

A  la  ssear  de  ton  visaige,  ete. 

et  le  c  0/ortunatos.,.  agricolas  »  de  Virçile  me 
revinrent  ensemble  à  l'esprit,  et  qu'en  voyant  ce 
couple  si  beau,  l'homme  et  l'enfant, accomplir 
dans  des  conditions  si  poétiques ,  et  avec  tant  de 
grâce  unie  à  la  force ,  un  travail  plein  de  gran- 
deur  et  de  solennité,  je  sentis  une  pitié  profonde 
mêlée  à  un  respect  involontaire.  Heureux  le  1»> 


LA  MARE  AU  DIABLS.  23 

boureuri  oui,  sans  doute,  je  le  serais  à  sa  place, 
si  mon  bras ,  devenu  tout  d'un  cX)up  robuste ,  e» 
ma  poitrine  devenue  puissante ,  pouvaient  ainsi 
féconder  et  chanter  la  nature,  sans  que  mes  yeux 
cessassent  de  voir  et  mon  cerveau  de  comprendre 
l'harmonie  des  couleurs  et  des  sons,  la  finesse 
des  tons  et  la  grâce  des  contours,  en  un  mot  la 
beauté  mystérieuse  des  choses  1  et  surtout  sans 
que  mon  cœur  cessât  d'être  en  relation  avec  le 
sentiment  divin  qui  a  présidé  à  la  création  immor- 
telle et  subUme. 

Mais,  hélas  !  cet  homme  n'a  jamais  compris  le 
mystère  du  beau,  cet  enfant  ne  le  comprendra 
jamais  1...  Dieu  me  préserve  de  croire  qu'ils  ne 
soient  pas  supérieurs  aux  animaux  qu'ils  domi- 
nent, et  qu'ils  n'aient  pas  par  instants  une  sorte 
de  révélation  extatique  qui  charme  leur  fatigue  et 
endort  leurs  soucis?  Je  vois  sur  leurs  nobles 
fronts  le  sceau  du  Seigneur,  car  ils  sont  nés  rois 
de  la  terre  bien  mieux  que  ceux  qui  la  possèdent 
pour  l'avoir  payée.  Et  la  preuve  qu'ils  le  sentent, 
c'est  qu'on  ne  les  dépayserait  pas  impunément, 
c'est  qu'ils  'ùment  ce  sol  arrosé  de  leurs  tueurs, 
e'est  qa»  \%  vrai  paysan  meurt  de  nostalgie  sout 


M  LA  MARK  AU  DIABLE. 

le  harnais  du  soldat,  loin  du  champ  qui  l'a  vu 
naître.  Mais  il  manque  à  cet  homme  une  partie 
des  jouissances  que  je  possède,  jouissances  ina- 
matérielles  qui  lui  seraient  bien  dues,  à  lui,  l'ou- 
vrier du  vaste  temple  que  le  ciel  est  assez  vaste 
pour  embrasser.  Il  lui  manque  la  connaiiisance  de 
son  sentiment.  Ceux  qui  l'ont  condamné  à  la  ser- 
vitude dès  le  ventre  de  sa  mère,  ne  pouvant  lui 
ôter  la  rêverie,  lui  ont  ôté  la  réflexion. 

Eh  bien  !  tel  qu'il  est,  incomplet  et  condanmé  à 
une  étemelle  enfance,  il  est  encore  plus  beau  que 
celui  chez  qui  la  science  a  étouflfé  le  sentiment. 
Ne  vous  élevez  pas  au-dessus  de  lui,  vous  autres 
qui  vous  croyez  investis  du  droit  légitime  et  im- 
prescriptible de  lui  commander,  car  cette  erreur 
effroyable  où  vous  êtes  prouve  que  votre  esprit  a 
tué  votre  cœur,  et  que  vous  êtes  les  plus  incomplets 
et  les  plus  aveugles  des  hommes!...  J'aime  encore 
mieux  cette  simpUcité  de  son  âme  que  les  fausses 
lumières  de  la  vôtre;  et  si  j'avais  à  raconter  sa  vie, 
j'aurais  plus  de  plaisir  à  en  faire  ressortir  les  côtés 
doux  et  touchants,  que  vous  n'avez  de  mérite  à 
peindre  l'abjection  où  les  rigueurs  et  les  mépris 
de  vos  préceptes  sociaux  peuvent  le  («écipiter. 


LÀ  MARE  AU  DIABLE.  25 

Je  connaissais  ce  jeune  homme  et  ce  bel  enfant^ 
je  savais  leur  histoire,  car  ils  avaient  une  histoire, 
tout  le  monde  a  la  sienne,  et  chacun  pourrait 
intéresser  au  roman  de  sa  propre  vie,  s'il  l'avait 
compris....  Quoique  paysan  et  simple  laboureur, 
Germain  s'était  rendu  compte  de  ses  devoirs  et  de 
ses  affections.  Il  me  les  avait  racontés  naïvement, 
clairement,  et  je  l'avais  écouté  avec  intérêt. 
Quand  je  l'eus  regardé  labourer  assez  longtemps, 
je  me  demandai  pourquoi  son  histoire  ne  serait 
pas  écrite,  quoique  ce  fût  une  histoire  aussi 
simple,  aussi  droite  et  aussi  peu  ornée  que  le  sil- 
lon qu'il  traçait  avec  sa  charrue. 

L'année  prochaine,  ce  sillon  sera  comblé  et  cou- 
vert par  im  sillon  nouveau.  Ainsi  s'imprime  et 
disparaît  la  trace  de  la  plupart  des  hommes  dans 
le  champ  de  l'humanité.  Un  peu  de  terre  l'eflFace, 
et  les  sillons  que  nous  avons  creusés  se  succèdent 
les  uns  aux  autres  comme  les  tombes  dans  le 
cimetière.  Le  sillon  du  laboureur  ne  vaut-il  pas 
celui  de  l'oisif,  qui  a  pourtant  un  nom ,  un  nom 
qui  restera,  si ,  par  une  singularité  ou  une  absur- 
dité quelconque,  il  fait  un  peu  de  bruit  dans  le 
monde?... 

8 


26  Ik  MABE  kV  DIABLI. 

Eh  bien!  arrachons,  s'il  se  peut,  au  néant  de 
l'oubli,  le  sillon  de  Germain ,  le  fin  laboureur.  Il 
n'en  saura  rien  et  ne  s'en  inquiétera  guère;  mais 
i'aurai  eu  quelque  plaisir  à  le  tenter. 

III 

Ll  PBRB  HADRIOB. 

Germain,  lui  dit  un  jour  son  beau -père,  il  faut 
pourtant  te  décider  à  reprendre  femme.  Voilà 
bientôt  deux  ans  que  tu  es  veuf  de  ma  fille,  et  ton 
atné  a  sept  ans.  Tu  approches  de  la  trentaine, 
mon  garçon,  et  tu  sais  que,  passé  cet  &ge-là,  dans 
nos  pays,  un  honmie  est  réputé  trop  vieux  pour 
rentrer  en  ménage.  Tu  as  trois  beaux  enfants,  et 
jusqu'ici  ils  ne  nous  ont  point  embarrassés.  Ma 
femme  et  ma  bru  les  ont  soignés  de  leur  mieux, 
et  les  ont  aimés  comme  elles  le  devaient.  Voilà 
Petit-Pierre  quasi  élevé;  il  pique  déjà  les  bœufs 
assez  gentiment;  il  est  assez  sage  pour  garder  les 
bétes  au  pré ,  et  assez  fort  pour  menf^r  les  che- 
vaux à  Vabreuvoir.  Ce  n'est  donc  pas  celui-là  qui 
nous  gène  :  mais  les  deux  autres,  que  nous  ai- 


LA  MàRE  AU  DIABLE.  27 

mons  pourtant,  Dieu  le  sait,  les  pauvres  innocents 
nous  donnent  cette  année  beaucoup  de  souci.  Ma 
bru  est  près  d'accoucher ,  et  elle  en  a  encore  ud 
tout  petit  sur  les  bras.  Quand  celui  qu^  nous  at- 
tendons sera  venu ,  elle  ne  pourra  plus  s'occuper 
de  ta  petite  Solange  et  surtout  de  ton  Sylvain,  qui 
n'a  pas  quatre  ans  et  qui  ne  se  tient  guère  en  re- 
pos ni  le  jour  ni  la  nuit.  C'est  un  sang  vif  comme 
toi  :  ça  fera  un  bon  ouvrier,  mais  ça  fait  un  ter- 
rible enfant,  et  ma  vieille  ne  court  plus  assez  vite 
pour  le  rattraper  quand  il  se  sauve  du  côté  de  la 
fosse,  ou  quand  il  se  jette  sous  les  pieds  des 
bêtes.  Et  puis,  avec  cet  autre  que  ma  bru  va 
mettre  au  monde,  son  avant-dernier  va  retomber 
pendant  un  an  moins  sur  les  bras  de  ma  fenrnie. 
Donc  tes  enfants  nous  inquiètent  et  nous  surcha^ 
gent.  Nous  n'aimons  pas  à  voir  des  enfants  mal 
soignés;  et  quand  on  pense  aux  accidents  qui 
peuvent  leur  arriver,  faute  de  surveillance,  on  n'a 
pas  la  tête  en  repos.  Il  te  faut  donc  une  autr« 
femme  et  à  moi  une  autre  bru.  Songes-y,  mon 
garçon.  Je  t'ai  déjà  averti  plusieurs  fois,  le  temps 
se  passe,  les  'umées  ne  t'attendront  point.  Tu  dois 
à  tes  enfants  et  à  nous  autres,  qui  voulons  qu« 


H  LÀ  HÀRE  AU  DIABLE. 

tout  aille  bien  dans  la  maison,  de  te  marier  au 
plus  tôt. 

—  Eh  bien,  mon  père,  répondit  le  gendre,  si 
vous  le  voulez  absolument,  il  faudra  donc  vous 
contenter.  Mais  je  ne  veux  pas  vous  cacher  que 
cela  me  fera  beaucoup  de  peine,  et  que  je  n'en  ai 
guère  plus  d'envie  que  de  me  noyer.  On  sait  qui 
on  perd  et  on  ne  sait  pas  qui  l'on  trouve.  J'avais 
ane  brave  femme,  une  belle  femme,  douce,  cou- 
rageuse ,  bonne  à  ses  père  et  mèr« ,  bonne  à  son 
mari ,  bonne  à  ses  enfants,  bonne  au  travail,  aux 
champs  comme  à  la  maison,  adroite  à  l'ouvrage, 
bonne  à  tout  enfin;  et  quand  vous  me  l'avez  don- 
née, quand  je  l'ai  prise ,  nous  n'avions  pas  mis 
dans  nos  conditions  que  je  viendrais  à  l'oublier  si 
j'avais  le  malheur  de  la  perdre, 
s  —  Ce  que  tu  dis  là  est  d'un  bon  cœur,  Germain, 
reprit  le  père  Maurice;  je  sais  que  tu  as  aimé  m& 
fille,  que  tu  l'as  rendue  heureuse,  et  que  si  tu  avais 
pu  contenter  la  mort  en  passant  à  sa  place,  Cathe- 
rine serait  en  vie  à  l'heure  qu'il  est,  et  toi  dans  le 
cimetière.  Elle  méritait  bien  d'être  aimée  de  toi  à 
ce  point-là,  et  si  tu  ne  t'en  consoles  pas,  nous  ne 
nous  en  consolons  pas  non  plus.  Mais  je  ne  t« 


LA  MARS  AU  DIABLE.  M 

parle  pas  de  l'oublier.  Le  bon  Dieu  a  voulu  qu'elle 
nous  quittât,  et  nous  ne  passons  pas  un  jour  sans 
lui  faire  savoir  par  nos  prières,  no»  pensées,  nos 
paroles  et  nos  actions ,  que  nous  respectons  son 
souvenir  et  que  nous  sommes  fâchés  de  soa 
départ.  Mais  si  elle  pouvait  te  parler  de  Tautre 
monde  et  te  donner  à  connaître  sa  volonté,  elle 
te  commanderait  de  chercher  une  mère  pour  ses 
petits  orphelins.  Il  s'agit  donc  de  rencontrer  une 
femme  qui  soit  digne  de  la  remplacer.  Ce  ne  sera 
pas  bien  aisé;  mais  ce  n'est  pas  impossible;  et 
quand  nous  te  l'aurons  trouvée,  tu  l'aimeras 
comme  tu  aimais  ma  fille,  parce  que  tu  es  un 
honnête  homme,  et  que  tu  lui  sauras  gré  de  nous 
rendre  service  et  d'aimer  tes  enfants. 

—  C'est  bien ,  père  Maurice,  dit  Germain ,  je 
ferai  votre  volonté  comme  je  l'ai  toujours  faite. 

—  Cest  une  justice  à  te  rendre,  mon  fils,  que 
tu  as  toujours  écouté  l'amitié  et  les  bonnes  rai- 
sons de  ton  chef  de  famille.  Avisons  donc  ensem- 
ble au  choix  de  ta  nouvelle  femme.  D'abord  je  ne 
suis  ptkS  d'avis  que  tu  prennes  une  jeunesse.  Ce 
n'est  p%s  ce  qu'il  te  faut.  La  jeunesse  est  iégère; 
et  comme  c'est  un  fardeau  d'élever  treis  enfants, 

t. 


M  LA  MARE  AU  DIABLI. 

surtout  quand  ils  sont  d'un  autre  lit,  il  faut  uni 
bonne  âme  bien  sage ,  bien  douce  et  très-portée 
au  travail.  Si  ta  femme  n'a  pas  environ  le  mdme 
âge  que  toi,  elle  n'aura  pas  assez  de  raison  pour 
accepter  un  pareil  devoir.  Elle  te  trouvera  trop 
vif  tix  et  tes  enfants  trop  eunes.  Elle  se  plaindra 
et  tes  enfants  pâtiront. 

—  Voilà  justement  ce  qui  m'inquiète,  dit  Ger- 
main. Si  ces  pauvres  petits  venaient  à  être  mal- 
traités, haïs,  battus? 

—  A  Dieu  ne  plaise!  reprit  le  vieillard.  Mais  les 
méchantes  femmes  sont  plus  rares  dans  notre 
pays  que  les  bonnes,  et  il  faudrait  être  fou, 
pour  ne  pas  mettre  la  main  sur  celle  qui  con- 
vient. 

—  C'est  vrai,  mon  père  :  il  y  a  de  bonnes  filles 
dans  notre  village.  Il  y  a  la  Louise,  la  Sylvaine,  la 
Claudie,  la  Marguerite...  enfin,  celle  que  vous 
voudrez. 

—  Doucement,  doucement,  mon  garçon,  toutes 
ces  filles-là  sont  trop  jeunes  ou  trop  pauvres... 
ou  trop  jolies  filles;  car,  enfin,  il  faut  penser  à 
cela  aussi,  mon  fils.  Une  jolie  femme  n'est  pas 
toujours  aussi  rangée  qu'une  autre. 


LA  MARE  AU  DIABLI.  31 

i— Vous  voulez  donc  que  j'en  prenne  une  laide? 
dit  Germain  un  peu  inquiet. 

—  Non,  point  laide,  car  cette  femme  te  don- 
nera d'autres  enfants,  et  il  n'y  a  rien  de  si  tristt 
que  d'avoir  des  enfants  laids,  chétifs  et  malsains. 
Mais  une  femme  encore  fraîche,  d'une  bonne  santé 
et  qui  ne  soit  ni  belle  ni  laide,  ferait  très-bien  ton 
affaire. 

—  Je  vois  bien,  dit  Germain  en  souriant  un  peu 
tristement,  que,  pour  l'avoir  telle  que  vous  la  vou- 
lez, il  faudra  la  faire  faire  exprès  :  d'autant  plus 
que  vous  ne  la  voulez  point  pauvre,  et  que  les 
riches  ne  sont  pas  faciles  à  obtenir  surtout  pour 
un  veuf. 

—  Et  si  elle  était  veuve  elle-même,  Germain! 
là,  une  veuve  sans  enfants  et  avec  un  bon  bien? 

—  Je  n'en  connais  pas  pour  le  moment  dans 
notre  paroisse. 

—  Ni  moi  non  plus,  mais  il  y  en  a  ailleurs. 

—  Vous  avez  quelqu'un  en  vue,  mon  père; 
alorSj  dites-le  tout  de  suite. 


X'»  Là  UâBE  kV  DIÀBLI. 

IV 

CBRMAIN    LB   FIN   LABOUREUR 

—  Oui,  j'ai  quelqu'un  en  vue,  répondit  le  père 
Maurice.  C'est  une  Léonard,  veuve  d'un  Guérin, 
qui  demeure  à  Fourche. 

—  Je  ne  connais  ni  la  femme  ni  Tendroit, 
répondit  Germain  résigné,  mais  de  plus  en  plus 
triste. 

—  Elle  s'appelle  Catherine,  comme  ta  défunte. 

—  Catherine?  Oui,  ça  me  fera  plaisir  d'avoir  à 
dire  ce  nom-là;  Catherine!  Et  pourtant,  si  je  ne 
peux  pas  l'aimer  autant  que  l'autre,  ça  me  fera 
encore  plus  de  peine,  ça  me  la  rappellera  plus 
souvent. 

—  Je  te  dis  que  tu  l'aimeras  :  c'est  un  bon 
sujet,  une  femme  de  grand  cœur  ;  je  ne  l'ai  pas 
vue  depuis  longtemps,  elle  n'était  pas  laide  filU 
alors;  mais  elle  n'est  plus  jeune,  elle  a  trente- 
deux  ans.  Elle  est  d'une  bon.ie  famille,  tous  braves 
gens,  et  elle  a  bien  pour  huit  ou  dix  mille  francs 
de  terres,  qu'elle  vendrait  volontiers  pour  en 


LA  MARE  AU   DIABLE.  M 

acheter  d'autres  dans  l'endroit  où  elle  s'établirait; 
car  elle  songe  aussi  à  se  remarier,  et  je  sais  que, 
si  tcn  caractère  lui  convenait,  elle  ne  trouverait 
pas  ta  position  mauvaise. 

—  Vous  avez  donc  déjà  arrangé  tout  cela? 

—  Oui,  sauf  votre  avis  à  tous  les  deux;  et  c'est 
ce  qu'il  faudrait  vous  demander  l'un  à  l'autre,  en 
faisant  connaissance.  Le  père  de  cette  femme-là 
est  un  peu  mon  parent,  et  il  a  été  beaucoup  mon 
ami.  Tu  le  connais  bien,  le  père  Léonard? 

—  Oui,  je  l'ai  vu  vous  parler  dans  les  foires, 
et,  à  la  dernière,  vous  avez  déjeuné  ensemble; 
c'est  donc  de  cela  qu'il  vous  entretenait  si  longue- 
ment? 

—  Sans  doute;  il  te  regardait  vendre  tes  bêtes 
et  il  trouvait  que  tu  t'y  prenais  bien,  que  tu  étais 
un  garçon  de  bonne  mine,  que  tu  paraissais  actif 
et  entendu;  et  quand  je  lui  eus  dit  tout  ce  que  tu  es 
et  comme  tu  te  conduis  bien  avec  nous,  depuis  huit 
ans  que  nous  vivons  et  travaillons  ensemble,  sans 
avoir  jamais  eu  un  mot  de  chagrin  ou  de  colère,  il 
s'est  mis  dans  la  tête  de  te  faire  épouser  si  fille; 
ce  qui  me  convient  aussi,  jeté  le  confesse,  d'après 
la  bonne  renommée  qu'elle  a,  d'après  l'honnêteté 


n  Là  MàRE  kV  DIA6L1. 

dé  sa  famille  et  les  bonnes  affaires  où  je  sais  qu'ik 
sont. 

— Je  vois,  père  Maurice,  que  vous  tenez  un  peu 
aux  bonnes  affaires. 

—  Sans  doute,  j'y  tiens.  Est-ce  que  tu  n'y  tiens 
pas  aussi? 

—  J'y  tiens  si  vous  voulez,  pour  vous  faire  plai- 
sir; mais  vous  savez  que,  pour  ma  part,  je  ne 
m'embarrasse  jamais  de  ce  qui  me  revient  ou  de 
ce  qui  ne  me  revient  pas  dans  nos  profits.  Je  ne 
m'entends  pas  à  faire  des  partages,  et  ma  tête 
n'est  pas  bonne  pour  ces  choses-là.  Je  connais  la 
terre,  je  connais  les  bœufs,  les  chevaux,  les  atte- 
lages, les  semences,  la  battaison,  les  fourrages. 
Pour  les  moutons,  la  vigne,  le  jardinage,  les  me* 
nus  profits  et  la  culture  fine,  vous  savez  que  ç« 
regarde  votre  fils  et  que  je  ne  m'en  mêle  pas 
beaucoup.  Quant  à  l'argent,  ma  mémoire  est 
courte,,  et  j'aimerais  mieux  tout  céder  que  de 
disputer  sur  le  tien  et  le  mien.  Je  craindrais  de 
me  tromper  et  de  réclamer  ce  qui  ne  m'est  pas 
dû,  et  si  les  affaires  n'étaient  pas  simples  et  ciaires, 
je  ne  m'y  retrouverais  jamais. 

—  C'est  tant  pis,  mon  fils,  et  voilà  pourquoi 


tA  UARB  kV  DIABLE.  S| 

l'aimerais  que  tu  eusses  une  femme  de  tête  pour 
me  remplacer  quand  je  n'y  serai  plus.  Tu  n'as 
jamais  voulu  voir  clair  dan>^  nos  comptes,  et  ça 
pourrait  t'amener  du  désagrément  avec  mon  fils, 
quand  vous  ne  m'aurez  plus  pour  vous  mettre 
d'accord  et  vous  dire  ce  qui  vous  revient  à  cha- 
cun. 

— Puissiez-vpus  vivre  longtemps,  père  Maurice  I 
Mais  ne  vous  inquiétez  pas  de  ce  qui  sera  après 
vous;  Jamais  je  ne  me  disputerai  avec  votre  fils. 
Je  me  fie  à  Jacques  comme  à  vous-même,  et 
comme  je  n'ai  pas  de  bien  à  moi,  que  tout  ce  qui 
peut  me  revenir  provient  de  votre  fille  et  appar- 
tient à  nos  enfants,  je  peux  être  tranquille  et  vous 
aussi;  Jacques  ne  voudrait  pas  dépouiller  les  en- 
tants de  sa  sœur  pour  les  siens,  puisqu'il  les  aime 
quasi  autant  les  ims  que  les  autres. 

—  Tu  as  raison  en  cela,  Germain.  Jacques  est 
un  bon  fils,  un  bon  frère  et  un  homme  qui  aime 
la  vérité.  Mais  Jacques  peut  mourir  avant  toi, 
avant  que  vos  enfants  soient  élevés,  et  il  faut  tou- 
jours iionger,  dans  une  famille,  à  ne  pas  laisser 
des  mineurs  sans  un  chef  pour  les  bien  conseiller 
et  régler  leurs  différends.  Autrement  les  gens  de 


3&  LA  MARE  àU   DUBLX. 

loi  g*en  mêlent,  les  brouillent  ensemble  et  leus 
font  tout  manger  en  procès.  Ainsi  donc,  nous  ne 
devons  pas  penser  à  mettre  chez  nous  une  pei> 
Bonne  de  plus,  soit  homme,  scit  femme,  sans 
nous  dire  qu'un  jour  cette  personne-là  aura  peut- 
être  à  diriger  la  conduite  et  les  affaires  d'une  tren- 
taine d'enfants,  petits-enfants,  gendres  et  brus... 
On  ne  sait  pas  combien  une  famille  peut  s'ac' 
croître,  et  quand  la  ruche  est  trop  pleine,  qu'il 
fiaut  essaimer,  chacun  songe  à  emporter  son  miel. 
Quand  je  t'ai  pris  pour  gendre,  quoique  ma  fille 
fût  liche  et  toi  pauvre,  je  ne  lui  ai  pas  fait  repro- 
che de  t'avoir  choisi.  Je  te  voyais  bon  travailleur, 
et  je  savais  bien  que  la  meilleure  richesse  pour 
des  gens  de  campagne  comme  nous,  c'est  une 
paire  de  bras  et  un  cœur  comme  les  tiens.  Quand 
un  homme  apporte  cela  dans  une  famille,  il  ap- 
porte assez.  Mais  une  femme,  c'est  différent  :  son 
travail  dans  la  maison  est  bon  pour  conserver, 
non  pour  acquérir.  D'ailleurs,  à  présent  que  tu  es 
père  et  que  tu  cherches  femme,  il  faut  songer 
que  tes  nouveaux  enfants,  n'ayant  rien  â  préten- 
dre dans  l'héritage  de  ceux  du  premier  Ut,  se 
trouveraient  dans  la  misère  si  tu  venais  à  moiu*ir. 


Là.  MâRE  ÂU  DIÀBLK.  si 

à  moins  que  ta  femme  n'eût  quelque  bien  de  son 
côté.  Et  puis,  les  enfants  dont  tu  vas  augmenter 
notre  colonie  coûteront  quelque  chose  à  nourrir. 
Si  cela  retombait  sur  nous  seuls,  nous  les  nourri- 
rions, bien  certainement,  et  sans  nous  en  plaindre; 
m?'^  le  bien-être  de  tout  le  monde  en  serait  dimi- 
nué, et  les  premiers  enfants  auraient  leur  part  de 
privations  là-dedans.  Quand  les  familles  augmen- 
tent outre  mesure  sans  que  le  bien  augmente  en 
proportion,  la  misère  vient,  quelque  courage 
qu'on  y  mette.  Voilà  mes  observations,  Germain, 
pèse-les,  et  tâche  de  te  faire  agréer  à  la  veuve 
Guérin;  car  sa  bonne  conduite  et  ses  écus  appor- 
teront ici  de  l'aide  dans  le  présent  et  de  la  tran- 
quillité pour  l'avenir. 

—  C'est  dit .  mon  père.  Je  vais  tâcher  de  lui 
plaire  et  qu'elle  me  plaise. 

—  Pour  cela  il  faut  la  vou:  et  aller  la  trouver. 

—  Dans  son  endroit?  A  Fourche?  C'est  loin 
d'ici,  n'est-ce  pas?  et  nous  n'avons  guère  le  temps 
de  coin'ir  dans  cette  saison. 

—  Qtia.xid  il  s'agit  d'un  mariage  d'amour,  il  faut 
s'attendre  à  perdre  du  temps;  mais  quand  c'est 
un  mariage  de  raison  entre  deux  personnes  qui 


38  LÀ  MARE  AU  DIABLK. 

a'ont  pas  de  caprices  et  savent  ce  qu'elles  veu- 
lent, c'est  bientôt  décidé.  C'est  demain  samedi; 
lu  feras  ta  journée  de  labour  un  peu  ccAirte,  tu 
partiras  vers  les  deux  heures  après  dîner;  tu 
seras  à  Fourche  à  la  nuit;  la  lune  est;  grande 
dans  ce  momeniHîi,  les  chemins  sont  bons,  et  il 
n'y  a  pas  plus  de  trois  lieues  de  pays.  C'est  près 
du  Magnier.  D'ailleurs  tu  prendras  la  jument. 

—  J'aimerais  autant  aller  à  pied,  par  ce  temps 
frais. 

—  Oui ,  mais  la  jument  est  belle ,  et  un  pré- 
tendu qiii  arrive  aussi  bien  monté  a  meilleur  air. 
Tu  mettras  tes  habits  neufs,  et  tu  porteras  un  joli 
présent  de  gibier  au  père  Léonard.  Tu  arriveraf 
de  ma  part,  tu  causeras  avec  lui ,  tu  passeras  la 
journée  du  dimanche  avec  sa  fille ,  et  tu  revien- 
dras avec  un  oui  ou  un  non  lundi  matin. 

—  Cest  entendu,  répondit  tranquillement  Ger- 
main ;  et  pourtant  il  n'était  pas  tout  à  fait  tran- 
quille. 

Germain  avait  toujours  vécu  sagement  comme 
vivent  les  paysans  laborieux.  Marié  a  vingt  ans, 
il  n'avait  aimé  qu'une  femme  dans  sa  vie,  et,  de- 
puis son  veuvage,  quoiqu'il  fltt  d'un  caracièr* 


LÀ  MARE  AU  DIÀBLI.  39 

impétueux  et  enjoué ,  il  n'avait  ri  et  folâtré  avec 
aucune  autre.  Il  avait  porté  fidèlement  un  véri- 
table regret  dans  son  cœur,  et  ce  n'était  pas  sans 
crainte  et  sans  tristesse  qu'il  cédait  à  son  beau- 
père  ;  mais  le  beau-père  avait  toujours  gouverné 
iagement  la  famille,  et  Germain,  qui  s'était  dé- 
voué tout  entier  à  Tœuvre  commune,  et,  par 
conséquent ,  à  celui  qui  la  personnifiait ,  au  père 
de  famille ,  Germain  ne  comprenait  pas  qu'il  eût 
pu  se  révolter  contre  de  bonnes  raisons,  contre 
l'intérêt  de  tous. 

Néanmoins  il  était  triste.  Il  se  passait  peu  de 
jours  qu'il  ne  pleurât  sa  femme  en  secret ,  et, 
quoique  la  solitude  commençât  à  lui  peser,  il  était 
plus  effrayé  de  former  une  union  nouvelle  que 
désireux  de  se  soustraire  à  son  chagrin.  Il  se  di- 
sait vaguement  que  l'amour  eût  pu  le  consoler, 
en  venant  le  surprendre,  car  l'amour  ne  console 
pas  autrement.  On  ne  le  trouve  pas  quand  on  le 
cherche;  il  vient  à  nous  quand  nous  ne  l'atten- 
dons pas.  Ce  froid  projet  de  mariage  que  lui  mon- 
trait le  père  Maurice,  cette  fiancée  inconnue, 
peut-être  même  tout  ce  bien  qu'on  lui  disait  de 
la  raison  et  de  sa  vertu ,  lui  donnaient  à  penser. 


4t  Là  UARE  AU  DIÀBLK. 

Et  il  s'en  allait,  songeant,  comme  songent  les 
hommes  qui  n'ont  pas  assez  d'idées  pour  qu'elles 
se  combattent  entre  eiles ,  c'est-à-dire  ne  se  for- 
mulant pas  à  lui-même  de  belles  raisons  de  résis- 
tance et  d'égoïsme,  mais  soufifrant  d'une  douleur 
sourde,  et  ne  luttant  pas  contre  un  mal  qu'il  fal- 
lait accepter. 

Cependant  le  père  Maurice  était  rentré  à  la  mé- 
tairie, tandis  que  Germain,  entre  le  coucher  du 
soleil  et  la  nuit,  occupait  la  dernière  heure  du 
jour  à  fermer  les  brèches  que  les  moutons  avaient 
faites  à  la  bordure  d'un  enclos  voisin  des  bâti- 
ments. D  relevait  les  tiges  d'épine  et  les  soutenait 
avec  des  mottes  de  terre,  tandis  que  les  grives 
babillaient  dans  le  buisson  voisin  et  semblaient 
lui  crier  de  se  hâter,  curieuses  qu'elles  étaient  de 
venir  examiner  son  ouvrage  aussitôt  qu'il  serait 
parti. 


LÀ    CUILLBTTB 

Le  père  Maurice  trouva  chez  lui  une  vieille  voi- 
sine qui  était  venue  causer  avec  sa  £epune  tout  en 


LÀ  MARE  kV  DIA6LI.  41 

cherchant  de  la  braise  pour  allumer  son  feu.  La 
mère  Guillette  habitait  une  chaumière  fort  pauvre 
à  deux  portées  de  fusil  de  la  ferme.  Mais  c'était 
une  femme  d'ordre  et  de  volonté.  Sa  pauvre 
maison  était  propre  et  bien  tenue,  et  ses  vête- 
ments rapiécés  avec  soin  annonçaient  le  respect 
de  soi-même  au  miUeu  de  la  détresse. 

—  Vous  êtes  venue  chercher  le  feu  du  soir, 
mère  Guillette,  lui  dit  le  vieillard.  Voulez-vous 
quelque  autre  chose  î 

—  Non,  père  Maurice,  répondit-elle  ;  rien  pour 
le  moment.  Je  ne  suis  pas  quémandeuse,  voue  le 
savez,  et  je  n'abuse  pas  de  la  bonté  de  mes  amis. 

—  C'est  la  vérité;  aussi  vos  amis  sont  toujours 
prêts  à  vous  rendre  service. 

—  J'étais  en  train  de  causer  avec  votre  femme, 
et  je  lui  demandais  si  Germain  se  décidait  enfin  à 
se  remarier. 

—  Vous  n'êtes  point  une  bavarde,  répondit  le 
père  Maurice,  on  peut  parler  devant  vous  sans 
craindre  les  propos  :  ainsi  je  dirai  à  ma  femme 
et  à  vous  que  Germain  est  tout  à  fait  décidé  j  U 
part  demain  pour  le  domaine  de  Fourche. 

—  A  la  bonne  heur»  1  s'écria  la  mère  Maurice; 


42  LA  MARE  AU  DIABLE. 

ce  pauvre  enfant!  Dieu  veuille  qu'il  trouve  une 
fenune  aussi  bonne  et  aussi  brave  que  lui  I 

—  Ah  !  il  va  à  Fourche  î  observa  îa  Guiliette. 
Voyez  comme  ça  se  trouve!  cela  m'arrange  beau- 
coup, et  puisque  vous  me  demandiez  tout  à 
l'heure  si  je  désirais  quelque  chose ,  je  vas  vous 
dire ,  père  Maurice ,  en  quoi  vous  pouvez  m'obli- 
ger. 

—  Dites,  dites,  vous  obliger,  nous  le  voulons. 

—  Je  voudrais  que  Germain  prît  la  peine  d'em- 
mener ma  fille  avec  lui. 

—  Où  donc?  à  Fourche  î 

—  Non  pas  à  Fourche  ;  mais  aux  Ormeaux , 
où  elle  va  demeurer  le  reste  de  l'année. 

—  Conmient!  dit  la  mère  Maurice ,  vous  vous 
séparez  de  votre  fille? 

—  Il  faut  bien  qu'elle  entre  en  condition  et 
qu'elle  gagne  quelque  chose.  Ça  me  fait  assez  de 
peine  et  à  elle  aussi,  la  pauvre  âme  !  Nous  n'avons 
pas  pu  nous  décider  à  nous  quitter  à  l'époque  de 
la  Saint-Jean  ;  mais  voilà  que  la  Saint-Martin  ar- 
rive, et  qu'elle  trouve  une  bonne  place  de  ber- 
gère dans  les  fermes  des  Ormeaux.  Le  fermier 
passait  Tautre  jour  par  ici  en  revenant  de  la  foise* 


MARE   AU  DIABLE.  48 

D  vit  ma  petite  Marie  qui  gardait  ses  trois  mou- 
tons sur  le  communal,  a  Vous  n'êtes  guère  occu- 
pée, ma  petite  fille,  qu'il  lui  dit;  et  trois  moutons 
pour  une  pastoure,  ce  n'est  guère.  Voulez-vous 
en  garder  cent?  je  vous  emmène.  La  bergère  de 
chez  nous  est  tombée  malade,  elle  retourne  chez 
ses  parents,  et  si  vous  voulez  être  chez  nous  avant 
huit  jours,  vous  aurez  cinquante  francs  pour  le 
reste  de  Tannée  jusqu'à  la  Saint-Jean.  »  L'enfant 
a  refusé,  mais  elle  n'a  pu  se  défendre  d'y  songer 
et  de  me  le  dire  lorsqu'au  rentrant  le  soir  elle 
m'a  vue  triste  et  embarrassée  de  passer  l'hiver, 
qui  va  être  rude  et  long,  puisqu'on  »  vu,  cette 
année,  les  grues  et  les  oies  sauvages  traverser  les 
airs  un  grand  mois  plus  tôt  que  de  coutume. 
Nous  avons  pleuré  toutes  deux;  mais  enfin  le 
courage  est  venu.  Nous  nous  sommes  dit  que 
nous  ne  pouvions  pas  rester  ensemble ,  puisqu'il 
y  aà  peine  de  quoi  faire  vivre  une  seule  personne 
sur  notre  lopin  de  terre  ;  et  puisque  Marie  est  en 
âge  (la  voilà  qui  prend  seize  ans),  il  faut  bien 
qu'elle  fasse  comme  les  autres,  qu'elle  gagne  son 
pain  et  qu'elle  aide  sa  pauvre  mère. 
—  Mère  Guillette,  dit  le  vieux  laboureur,  s'il 


é4  LÀ  MARE  A.U  DIA.BLI. 

Ee  fallait  que  cinquante  francs  pour  vous  consoler 
de  vos  peines  et  vous  dispenser  d'envoyer  votre 
enfant  au  loin,  vrai,  je  vous  les  ferais  trouver, 
quoique  cinquante  francs  pour  des  gens  comme 
nous  ça  commence  à  peser.  Mais  en  toutes  choses 
il  faut  consulter  la  raison  autant  que  l'amitié. 
Pour  être  sauvée  de  la  misère  de  cet  hiver,  vous 
ne  le  serez  pas  de  la  misère  à  venir,  et  plus  votre 
fille  tardera  à  prendre  un  parti,  plus  elle  et  vous 
aurez  de  peine  à  vous  quitter.  La  petite  Marie  se 
fait  grande  et  forte ,  et  elle  n'a  pas  de  quoi  s'oc- 
cuper chez  vous.  Elle  pourrait  y  prendre  l'habi- 
tude de  la  fainéantise... 

—  Oh!  pour  cela  je  ne  le  crains  pas,  dit  la 
Guillette.  Marie  est  courageuse  autant  que  fille 
riche  et  à  la  tête  d'un  gros  travail  puisse  l'être. 
Elle  ne  reste  pas  un  instant  les  bras  croisés,  et 
quand  nous  n'avons  pas  d'ouvrage  elle  nettoie  et 
frotte  nos  pauvTes  meubles  qu'elle  rend  clars 
conune  des  miroirs.  C'est  une  enfant  qui  vaut  son 
pesant  d'or,  et  j'aurais  bien  mieux  aimé  qu'elle 
entrât  chez  vous  comme  bergère  que  d'aller  si 
loin  chez  des  gens  que  je  ne  connais  pas.  Vous 
l'auriez  prise  à  la  Saint -Jean,  si  nous  avions  su 


LA  MARE  AU  DIABLK.  4S 

nous  décider;  mais  à  présent  vous  avez  loué  tout 
votre  monde,  et  ce  n'est  qu'à  la  Saint -Jean  de 
l'autre  année  que  nous  pourrons  y  songer. 

—  Eh  !  j'y  consens  de  tout  mon  cœur,  Guillettel 
Cela  me  fera  plaisir.  Mais  en  attendant,  elle  fera 
bien  d'apprendre  un  état  et  de  s'habituer  à  servir 
\»6  autres. 

—  Oui,  sans  doute;  le  sort  en  est  jeté.  Le  fer- 
mier des  Ormeaux  l'a  fait  demander  ce  matin; 
nous  avons  dit  oui,  et  il  faut  qu'elle  parte.  Mais  la 
pauvre  enfant  ne  sait  pas  le  chemin,  et  je  n'ai- 
merais pas  à  l'envoyer  si  loin  toute  seule.  Puisque 
votre  gendre  va  à  Fourche  demain ,  il  peut  bien 
l'emmener.  Il  paraît  que  c'est  tout  à  côté  du  do- 
maine où  elle  va,  à  ce  qu'on  m'a  dit;  car  je  n'ai 
jamais  fait  ce  voyage -là. 

—  C'est  tout  à  côté,  et  mon  gendre  la  conduira. 
Cela  se  doit;  il  pourra  même  la  prendre  en  croupe 
sur  la  jument,  ce  qui  ménagera  ses  souUers.  Le 
voilà  q«ii  rentre  pour  souper.  Dis-moi ,  Germain , 
la  petite  Marie  à  la  mère  Guillette  s'en  va  bergère 
aux  Ormeaux.  Tu  la  condukas  sur  ton  cheval, 
n'est-ce  pas? 

—  C'est  bien,  répondit  Germain  qui  était  sou> 


M  LA  MARE   AU  DliBLR 

cieux,  mais  toujours  disposé  à  rendre  service  à 
son  prochain. 

Dans  notre  monde  à  nous,  pareille  chose  ne 
viendrait  pas  à  la  pensée  d'une  mère,  de  confier 
une  fille  de  seize  ans  à  un  homme  de  vingt-huit; 
car  Germain  n'avait  réellement  que  vingt>-huit  ans, 
et  quoique,  selon  les  idées  de  son  pays,  il  passai 
pour  vieux  au  point  de  vue  du  mariage ,  il  était 
encore  le  plus  bel  homme  de  l'endroit.  Le  travail 
ne  l'avait  pas  creusé  et  flétri  comme  la  plupart 
des  paysans  qui  ont  dix  années  de  labourage  sur 
la  tête.  Il  était  de  force  à  labourer  encore  dix  i>n« 
sans  paraître  vieux,  et  il  eût  fallu  que  le  p^?!ju^<^ 
de  l'âge  fût  bien  fort  sur  l'esprit  d'une  jeune  fille 
pour  l'empêcher  de  voir  que  Germam  avait  le 
teint  frais ,  l'œil  vif  et  bleu  comme  le  ciel  de  mai 
la  bouche  rose ,  des  dents  superbes ,  le  corps  élé- 
gant et  souple  comme  celui  d'un  jeune  cheval  qui 
n'a  pas  encore  quitté  le  pré. 

Mais  la  chasteté  des  mœurs  est  une  tradition 
sacrée  dans  certaines  campagnes  éloignées  du 
mouvement  corrompu  des  grandes  villes,  et,  entre 
toutes  les  familles  de  Bélair,  la  famille  de  Maurice 
était  réputée  honnête  et  servant  la  vérité.  Germain 


Là.  MARE  kV  DIABLB.  4V 

s'en  allait  chercher  femme;  Marie  était  une  en- 
fant trop  teune  et  trop  pauvre  pour  qu'il  y  son- 
geât dans  cette  vue,  et,  à  moins  d'être  un  san» 
cœur  et  un  mauvais  homme ,  il  était  impossible 
qu'il  eût  une  coupable  pensée  auprès  d'elle.  Le 
père  Maurice  ne  fut  donc  nullement  inquiet  de 
lui  voir  prendre  en  croupe  cette  jolie  fille;  la  Guil- 
lette  eût  cru  lui  faire  injure  si  elle  lui  eût  recom- 
mandé de  la  respecter  comme  sa  sœur;  Marie 
monta  sur  la  jument  en  pleurant,  après  avoir 
vingt  fois  embrassé  sa  mère  et  ses  jeunes  amies. 
Germain,  qui  était  triste  pour  son  compte,  com- 
patissait d'autant  plus  à  son  chagrin,  et  s'en  alla 
d'un  air  sérieux,  tandis  que  les  gens  du  voisinage 
disaient  adieu  de  la  main  à  la  pauvi'e  Marie  sans 
songer  à  mal. 

VI 

PITIT-PIBRRI 

La  Grise  était  jeune ,  belle  et  vigoureuse.  Elle 
portait  sans  effort  son  double  fardeau ,  couchant 
les  oreilles  et  rongeant  son  frein  ^  coioms  unt 


4t  LÀ  MARE  AU  DIABLE. 

fière  et  ardente  jument  au'elle  était.  En  passant 
devant  le  pré-long,  elle  aperçut  sa  mère,  qui  s'ap- 
pelait la  vieille  Grise,  comme  elle  la  jeune  Grise, 
et  elle  hennit  en  signe  d'adieu.  La  vieille  Grise 
approcha  de  la  haie  en  faisant  résonner  ses  en- 
ferges,  essaya  de  galoper  sur  la  marge  du  pré 
pour  suivTe  sa  fille;  puis,  la  voyant  prendre  le 
grand  trot,  elle  hennit  à  son  tour,  et  resta  pensive, 
inquiète,  le  nez  au  vent,  la  bouche  pleine  d'herbes 
qu'elle  ne  songeait  plus  à  manger. 

—  Cette  pauvre  bête  connaît  toujours  sa  pro- 
géniture, dit  Germain  pour  distraire  la  petite 
Marie  de  son  chagrin.  Ça  me  fait  penser  que  je 
n'ai  pas  embrassé  mon  Petit-Pierre  avant  de  par- 
tir. Le  mauvais  enfant  n'était  pas  là!  Il  voulait, 
hier  au  soir,  me  faire  promettre  de  l'emmener,  et 
il  a  pleuré  pendant  une  heure  dans  son  Ut.  Ce 
matin,  encore,  il  a  tout  essayé  pour  me  per- 
suader. Oh  !  qu'il  est  adroit  et  câlin  !  mais  quand 
il  a  vu  que  ça  ne  se  pouvait  pas,  monsieiu"  s'est 
fâché  :  il  est  parti  dans  les  champs ,  et  je  ne 
l'ai  pas  revu  de  la  journée. 

—  Moi ,  je  l'ai  vu,  dit  la  petite  Marie  en  faisant 
effort  pour  rentrer  ses  larmes.  Il  courait  avec  les 


LA  MARE  AU  DIABLI.  M 

enfants  de  Soûlas  du  côté  des  tailles,  et  je  me  suis 
bien  aoutée  qu'il  était  hors  de  la  maison  depuis 
longtemps,  car  il  avait  faim  et  mangeait  des  pru- 
nelles et  des  mûres  de  buisson.  Je  lui  ai  donné  le 
pain  de  mon  goûter ,  et  il  m'a  dit  :  Merci ,  ma 
Marie  mignonne  :  quand  tu  viendras  chez  nous, 
je  te  donnerai  de  la  galette.  C'est  un  enfant  trop 
gentil  que  vous  avez  là,  Germain! 

—  Oui,  qu'il  est  gentil,  reprit  le  laboureur,  et 
je  ne  sais  pas  ce  que  je  ne  ferais  pas  pour  lui  !  Si 
sa  grand'mère  n'avait  pas  eu  plus  de  raison  que 
moi,  je  n'aurais  pas  pu  me  tenir  de  l'emmener, 
quand  je  le  voyais  pleurer  si  fort  que  son  parvre 
petit  cœur  en  était  tout  gonflé. 

—  Eh  bien!  pourquoi  ne  l'auriez-vous  pas  em- 
mené,Germain?  Il  ne  vous  aurait  guère  embarrassé; 
il  est  si  raisonnable  quand  on  fait  sa  volonté  ! 

—  n  paraît  qu'il  aurait  été  de  trop  là  où  je  vais. 
Du  moins  c'était  l'avis  du  père  Maurice...  Moi, 
pourtant,  j'aurais  pensé  qu'au  contraire  il  fallait 
voir  comment  on  le  recevrait ,  et  qu'un  si  gentil 
enfant  re  pouvait  qu'être  pris  en  bonne  amitié... 
Mais  ils  disent  à  la  maison  qu'il  ne  faut  pas  com- 
mencer par  faire  voir  les  charges  du  ménage...  Je 


50  LA  MARE  AU  DIABLl. 

ne  sais  pas  pourquoi  je  te  parle  de  ça,  petite 
Marie  !  tu  n'y  comprends  rien. 

—  Si  fait,  Germain;  je  sais  que  vous  allez  pour 
voue  maner;  ma  mère  me  l'a  dit,  en  me  recom* 
mandant  de  n'en  parler  à  personne,  ni  chez  nous, 
ni  là  où  je  vais,  et  vous  pouvez  être  tranquille  : 
je  n'en  dirai  mot. 

—  Tu  feras  bien,  car  ce  n'est  pas  fait  ;  peut-être 
que  je  ne  conviendrai  pas  à  la  femme  en  question. 

—  Il  faut  espérer  que  si ,  Germain.  Pourquoi 
donc  xie  lui  conviendriez-vous  pas? 

—  Qui  sait?  J'ai  trois  enfants,  et  c'est  lourd 
pour  une  femme  qui  n'est  pas  leur  mère  ! 

—  C'est  vrai ,  mais  vos  enfants  ne  sont  pas 
comme  d'autres  enfants. 

—  Crois-tu? 

—  Ils  sont  beaux  comme  des  petits  anges,  et 
si  bien  élevés  qu'on  n'en  peut  pas  voir  de  plus 
aimables. 

—  Il  y  a  Sylvain  qui  n'est  pas  trop  commode. 

—  fl  est  tout  petit  !  il  ne  peut  pas  être  autre- 
ment que  terrible,  mais  il  a  tant  d'esprit  I 

—  C'est  vrai  qu'il  a  de  l'esprit  :  et  un  courage  I 
n  m  craint  ni  vaches»  ni  taureaux^  et  si  on  k 


LÀ  MARS  AV  DIABLI.  H 

laissait  faire,  il  grimperait  déjà  sur  les  chevaux 
avec  son  aîné. 

—  Moi,  à  votre  place,  j'aurais  amené  l'aîné. 
Bien  sûr  ça  vous  aurait  fait  aimer  tout  de  suite, 
d'avoir  un  enfant  si  beau! 

—  Oui,  si  la  femme  aime  les  enfants;  mais  à 
elle  ne  les  aime  pas  ! 

—  Est-ce  qu'il  y  a  des  femmes  qui  n'aiment 
pas  les  enfants? 

—  Pas  beaucoup,  je  pense;  mais  enfin  il  y  en 
a,  et  c'est  là  ce  qui  me  tourmente. 

—  Vous  ne  la  connaissez  donc  pas  du  tout  cette 
femme? 

—  Pas  plus  que  toi ,  et  je  crains  de  ne  pas  la 
mieux  connaître,  après  que  je  l'aurai  vue.  Je  ne 
suis  pas  méfiant,  moi.  Quand  on  me  dit  de  bonnes 
paroles ,  j'y  crois  :  mais  j'ai  été  plus  d'une  fois  à 
même  de  m'en  repentir,  car  les  paroles  ne  sont 
pas  des  actions. 

—  On  dit  que  c'est  une  fort  brave  femme. 

—  Qui  dit  cela?  le  père  Maurice  I 

—  Oui,  votre  beau-père 

—  C'est  fort  bien;  mais  il  ne  la  connaît  pas  non 
plus. 


52  Lk  MARE  kV  DIÀBLI. 

—  Eh  bien ,  vous  la  verrez  tantôt ,  vous  ferei 
grande  attention,  et  il  faut  espérer  que  vous  ne 
vous  tromperez  pas,  Germain. 

—  Tiens,  petite  Mane,  je  serais  bien  aise  que 
tu  entres  un  peu  dans  la  maison ,  avant  de  t'en 
aller  tout  droit  aux  Ormeaux  :  tu  es  fine,  toi ,  tu 
as  toujours  montré  de  Tesprit,  et  tu  fais  attention 
à  tout.  Si  tu  vois  Quelque  chose  qui  te  donne  à 
penser,  tu  m'en  avertiras  tout  doucement. 

—  Oh!  non,  Germain,  je  ne  ferai  pas  cela!  je 
craindrais  trop  de  me  tromper;  et,  d'ailleurs,  si 
une  parole  dite  à  la  légère  venait  à  vous  dégoûter 
de  ce  mariage,  vos  parents  m'en  voudraient,  et 
j'ai  bien  assez  de  chagrins  comme  ça ,  sans  en 
attirer  d'autres  sur  ma  pauvre  chère  femme  de 
mère. 

Comme  ils  devisaient  ainsi,  la  Grise  fit  un  écart 
en  dressant  les  oreilles,  puis  revint  sur  ses  pas, 
et  se  rapprocha  du  buisson,  où  quelque  chose 
qu'elle  commençait  à  reconnaître  l'avait  d'abord 
efiFrayée.  Germain  jeta  mi  regard  sur  le  buisson, 
et  vit  dans  le  fossé ,  sous  les  branches  épaisses  ef 
encore  fraîches  d'un  téteau  de  chêne,  quelque 
chose  qu'il  prit  pour  un  agneau. 


LA  MARE  AU  DIABLE.  S9 

—  C'est  une  bête  égarée,  dit-il ,  ou  morte,  cai 
elle  ne  bouge.  Peut-être  que  quelqu'un  la  cher- 
che; il  faut  voir! 

—  Ce  n'est  pas  une  bête,  s'écria  la  petite  Marie  : 
c'est  un  enfant  qui  dort;  c'est  votre  Petit-Pierre. 

—  Par  exemple  !  dit  Germain  en  descendant  de 
cheval  :  voyez  ce  petit  garnement  qui  dort  là ,  si 
loin  de  la  maison,  et  dans  un  fossé  où  quelque 
serpent  pourrait  bien  le  trouver  ! 

n  prit  dans  ses  bras  l'enfant ,  qui  lui  sourit  en 
ouvrant  les  yeux  et  jeta  ses  bras  autour  de  sod 
cou,  en  lui  disant  :  Mon  petit  père,  tu  vas  m'em- 
mener  avec  toi  ! 

—  Ah  oui!  toujours  la  même  chanson!  Que 
faisiez-vous  là,  mauvais  Pierre? 

—  J'attendais  mon  petit  père  à  passer,  dit  l'en- 
fant; je  regardais  sur  le  chemin,  et  à  force  de  re- 
garder, je  me  suis  endormi. 

—  Et  si  j'étais  passé  sans  te  voir,  tu  serais  resté 
toute  la  nuit  dehors,  et  le  loup  t'aurait  mangé  ! 

—  Oh  !  je  savais  bien  que  tu  me  verrais  !  ré- 
pondit Petit-Pierre  avec  confiance. 

—  Eh  bien,  à  présent,  mon  Pierre,  em- 
brasse-moi, dis -moi  adieu,  et  retourne  vite  à  la 


94  II  MARE  AU  DIABLE. 

maison,  si  tu  ne  veux  pas  qu'on  soupe  sans  toi. 

—  Tu  ne  veux  donc  pas  m'emmener?  s'écria  le 
petit  en  commençant  à  frotter  ses  yeux  pour  mon- 
trer qu'il  avait  dessein  de  pleurer. 

—  Tu  sais  bien  que  grand-père  et  grand'mère 
oe  le  veulent  pas,  dit  Germain,  se  retranchant 
derrière  l'autorité  des  vieux  parents ,  comme  un 
homme  qui  ne  compte  ijuère  sur  la  sienne 
propre. 

Mais  l'enfant  n'entendit  rien.  Il  se  prit  à  pleu- 
rer tout  de  bon ,  disant  que  puisque  son  père  em- 
menait la  petite  Marie,  il  pouvait  bien  l'emmener 
aussi.  On  lui  objecta  qu'il  fallait  passer  les  grands 
bois,  qu'il  y  avait  là  beaucoup  de  méchantes  bêtes 
qui  mangeaient  les  petits  enfants,  que  la  Grise  ne 
voulait  pas  porter  trois  personnes ,  qu'elle  l'avait 
déclaré  en  partant,  et  que  dans  le  pays  où  l'on  se 
rendait,  il  n'y  avait  ni  lit  ni  souper  pour  les  mar- 
mots. Toutes  ces  excellentes  raisons  ne  persua- 
dèrent point  Petit-Pierre;  il  se  jeta  sur  l'herbe, 
et  s'y  roula,  en  criant  que  son  petit  père  ne  l'ai- 
mait plus ,  et  que  s'il  ne  l'emmenait  pasj  il  ne 
rentrerait  point  du  jour  ni  de  la  nuit  à  la  maison. 

Germain  avait  un  cœur  de  père  aussi  tendre  et 


LÀ  MARE   411  DIÂBLB.  Si 

aussi  fiiible  que  celui  d'une  femme.  La  mort  de  la 
sienne,  les  soins  qu'il  avait  été  forcé  de  rendre 
seul  à  ses  petits,  aussi  la  pensée  que  ces  pauvres 
enfants  sans  mère  avaient  besoin  d'être  beaucoup 
aimés,  avaient  contribué  à  le  rendre  ainsi,  et 
il  se  fit  en  lui  un  si  ruée  combat,  d'autant  plus 
qu'il  rougissait  de  sa  faiblesse  et  s'efforçait  de 
cacher  son  malaise  à  la  petite  Marie,  que  la 
sueur  lui  en  vint  au  front  et  que  ses  yeux  se  bor- 
dèrent de  rouge  ,  prêts  à  pleurer  aussi.  Enfin  il 
essaya  de  se  mettre  en  colère;  mais,  en  se  re- 
tournant vers  la  petite  Marie,  comme  pour  la 
prendre  à  témoin  de  sa  fermeté  d'âme,  il  vit  que 
le  visage  de  cette  bonne  fille  était  baigné  de 
larmes,  et  tout  son  courage  l'abandonnant,  il  lui 
fut  impossible  de  retenir  les  siennes,  bien  qu'il 
grondât  et  menaçât  encore. 

—  Vrai ,  vous  avez  le  cœur  trop  dur,  lui  dit 
enfin  la  petite  Marie,  et ,  pour  ma  part ,  je  ne 
pourrai  jamais  résister  comme  cela  à  un  enfant 
qui  a  un  si  gros  chagrin.  Voyons,  Germain ,  em- 
menez-le. Votre  jument  est  bien  habituée  à  porter 
deux  personnes  et  un  enfant,  à  preuve  que  votre 
beau-frère  et  sa  femme,  qui  est  plus  lourde  que 


56  Là  mare  kV  DIÂBLS. 

moi  de  beaucoup,  vont  au  marché  le  samedi  avec 
leuF  garçon,  sur  le  dos  de  cette  bonne  bête.  Vous 
le  mettrez  à  cheval  devant  vous ,  et  û  ailleurs 
j'aime  mieux  m'en  aller  toute  seule  à  pied  que 
de  faire  de  la  peine  à  ce  petit. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  répondit  Germain,  qui 
mourait  d'envie  de  se  laisser  convaincre.  La 
Grise  est  forte  et  en  porterait  deux  de  plus ,  s'il 
y  avait  place  sur  son  échine.  Mais  que  ferons- 
nous  de  cet  enfant  en  route?  il  aura  froid,  il  aura 

faim et  qui  prendra  soin  de  lui  ce  soir  et 

demain  pour  le  coucher,  le  laver  et  1^  rhabiller? 
Je  n'ose  pas  donner  cet  ennui-là  à  une  femme  que 
je  ne  connais  pas,  et  qui  trouvera,  sans  doute,  que 
je  suis  bien  sans  façons  avec  elle  pour  commencer. 

—  D'après  l'amitié  ou  l'ennui  qu'elle  montrera, 
TOUS  la  connaîtrez  tout  de  suite,  Germain,  croyez- 
moi;  et  d'ailleurs,  si  elle  rebute  votre  Pierre,  moi 
je  m'en  charge.  J'irai  chez  elle  l'habiller  et  je 
l'emmènerai  aux  champs  demain.  Je  .^'^muserai 
toute  la  journée  et  j'aurai  soin  qu'il  ne  manque 
de  rien. 

—  Et  il  t'ennuiera ,  ma  pauvre  fille  <  Il  te  gd- 
neral  toute  une  journée,  c'est  longl 


Là  MARE  kV  DIABLE.  ft7 

—  Ça  me  fera  plaisir,  au  contraire,  ça  me  tien- 
dra compagnie,  et  ça  me  rendra  moins  triste  le 
premier  jour  que  j'aurai  à  passer  dans  un  nou- 
veau pays.  Je  me  figurerai  que  je  suis  encore 
chez  nous. 

L'enfant,  voyant  que  la  petite  Marie  prenait 
son  parti,  s'était  cramponné  à  sa  jupe  et  la  tenait 
si  fort  qu'il  eût  fallu  lui  faire  du  mal  pour  l'en 
arracher.  Quand  il  reconnut  que  son  père  cédait, 
il  prit  la  main  de  Marie  dans  ses  deux  petites 
mains  brunies  par  le  soleil ,  et  l'embrassa  en  sau- 
tant de  joie  et  en  la  tirant  vers  la  jument,  avec 
cette  impatience  ardente  que  les  enfants  portent 
dans  leurs  désirs. 

—  Allons,  allons,  dit  la  jeune  flUe,  en  le  sou- 
levant dans  ses  bras,  tâchons  d'apaiser  ce  pauvre 
cœur  qui  saute  comme  un  petit  oiseau ,  et  si  tu 
sens  le  fi-oid  quand  la  nuit  viendra ,  dis-le-moi , 
mon  Pierre,  je  te  serrerai  dans  ma  cape.  Em- 
brasse ton  petit  père,  et  demande -lui  pardon 
d'avoir  tait  le  méchant.  Dis  que  ça  ne  t'arrivera 
plus,  jamais  !  jamais,  entends-tu?    * 

—  Oui,  oui,  à  condition  que  je  ferai  toujours 
sa  volonté,  n'est-ce  pas?  dit  Germain  en  essuyant 


■  <S  Là  MA.RE  AU  DIABLA. 

les  yeux  du  petit  avec  son  mouchoir  :  ah  1  Marie, 
vous  me  le  gâtez,  ce  drôle-là  !...  Et  vraiment,  tu 
es  une  trop  bonne  fille,  petite  Marie.  Je  ne  sais 
pas  pourquoi  tu  n'es  pas  entrée  bergère  chez  nous 
à  la  Saint-Jean  dernière.  Tu  aurais  pris  soin  de 
mes  enfants,  et  j'aurais  mieux  aimé  te  payer  un 
bon  prix  pour  les  servir,  que  d'aller  chercher  une 
femme  qui  croira  peut-être  me  faire  beaucoup  de 
grâce  en  ne  les  détestant  pas. 

—  n  ne  faut  pas  voir  comme  ça  les  choses  par 
le  mauvais  côté,  répondit  la  petite  Marie,  en  te- 
nant la  bride  du  cheval  pendant  que  Germain 
plaçait  son  fils  sur  le  devant  du  large  bât  garni 
de  peau  de  chèvre  :  si  votre  fenune  n'aime  pas  les 
enfants,  vous  me  prendrez  à  votre  service  l'an 
prochain,  et,  soyez  tranquille,  je  les  amuserai  si 
bien  qu'ils  ne  s'apercevront  de  rien. 

VII 

DANS  LA    LÀNDK. 

i—  Ah  ça,  dit  Germain,  lorsqu'ils  eurent  fait 
quelques  pas,  que  va-tron  penser  à  la  maison  en 


11  ne  faut  pas  voir  les  choses  par  le  mauvais  côté,  dit  Marie 
en  tenant  les  brides  du  cheval. 


LA  MARE   AU  DIABLE.  M 

ne  voyant  pas  rentrer  ce  petit  bonhomme?  Les 
parents  vont  être  inquiets  et  le  chercheront  par- 
tout. 

—  Vous  allez  dire  au  cantonnier  qui  travaille 
là-haut  sur  la  route,  que  vous  l'emmenez,  et  vous 
hii  recommanderez  d'avertir  votre  monde. 

—  C'est  vrai,  Marie,  tu  t'avises  de  tout,  toii 
moi,  je  ne  pensais  plus  que  Jeannie  devait  être 
parla. 

—  Et  justement,  il  demeure  tout  près  de  la 
métairie  ;  il  ne  manquera  pas  de  faire  la  commis- 
sion. 

Quand  on  eut  avisé  à  cette  précaution,  Germain 
remit  la  jument  au  trot,  et  Petit-Pierre  était  si 
joyeux,  qu'il  ne  s'aperçut  pas  tout  de  suite  qu'il 
n'avait  pas  dîné;  mais  le  mouvement  du  cheval 
lui  creusant  l'estomac,  il  se  prit,  au  bout  d'une 
lieue,  à  bâiller,  à  pâlir,  et  à  confesser  qu'il  mou- 
rait de  faim. 

—  Voilà  que  ça  commence,  dtt  Germain.  Je 
savais  bien  que  nous  n'irions  pas  loin  sans  crue  c« 
monsieur  criât  la  faim  ou  la  soif. 

—  J'ai  soif  aussi  1  dit  Petit-Pierre. 

—  Ëh  bien  1  nous  allons  donc  entrer  dan*  le  ca- 


60  Là  MARE  kV  DIÂ.BLI. 

baret  de  la  mère  Rebec,  à  Gorlay,  au  Point  du 
four?  Belle  enseigne,  mais  pauvre  gîte  !  Allons 
liarie,  tu  boiras  aussi  un  doigt  de  vin. 

—  Non,  non,  je  n'ai  besoin  de  rien,  ditrelle,  je 
tiendrai  la  jument  pendant  que  vous  entrerez  avec 
le  petit. 

—  Mais  j'y  songe,  ma  bonne  fille,  tu  as  donné 
ce  matin  le  pain  de  ton  goûter  à  mon  Pierre ,  et 
toi  tu  es  à  jeun;  tu  n'as  pas  voulu  dîner  avec  nous 
à  la  maison,  tu  ne  faisais  que  pleurer. 

—  Oh!  je  n'avais  pas  faim,  j'avais  trop  de 
peine  1  et  je  vous  jure  qu'à  présent  encore  je  ne 
sens  aucune  envie  de  manger. 

—  Il  faut  te  forcer,  petite;  autrement  tu  seras 
malade.  Nous  avons  du  chemin  à  faire,  et  il  ne 
faut  pas  arriver  là-bas  comme  des  affamés  pour 
demander  du  pain  avant  de  dire  bonjour.  Moi- 
même  je  veux  te  donner  l'exemple,  quoique  je 
n'aie  pas  grand  appétit;  mais  j'en  viendrai  à  bout, 
m  que,  après  tout,  je  n'ai  pas  dîné  non  plus.  Je 
vous  voyais  pleurer,  toi  et  ta  mère,  et  ça  me  trou- 
blait le  cœur.  Allons,  allons,  je  vais  attacher  la 
Grise  à  la  porte  ;  descends,  je  le  veux. 

Ils  entrèrent  tous  trois  chez  la  Rebec^  et,  tn 


LA.  MâRE  au  diable.  Cl 

moins  d'un  quart  d'heure,  la  grosse  boiteuse  réus* 
sit  à  leur  servir  une  omelette  de  bonne  mine,  du 
pain  bis  et  du  vin  clairet. 

Les  paysans  ne  mangent  pas  vite,  et  le  petit 
Pierre  avait  si  grand  appétit  qu'il  se  passa  bien  une 
heure  avant  que  Germain  pût  songer  à  se  remet- 
tre en  route.  La  petite  Marie  avait  mangé  par 
complaisance  d'abord  ;  puis,  peu  à  peu ,  la  faim 
était  venue  :  car  à  seize  ans  on  ne  peut  pas  faire 
longtemps  diète^i  et  Tair  des  campagnes  est  impé- 
rieux. Les  bonnes  paroles  que  Germain  sut  lui 
dire  pour  la  consoler  et  lui  faire  prendre  courage 
produisirent  aussi  leur  effet  ;  elle  fit  effort  pour  se 
persuader  que  sept  mois  seraient  bientôt  passés, 
et  pour  songer  au  bonheur  qu'elle  aurait  de  se  re- 
trouver dans  sa  famille  et  dans  son  hameau,  puis- 
que le  père  Maurice  et  Germain  s'accordaient 
pour  lui  promettre  de  la  prendre  à  leur  service. 
Mais  comme  elle  commençait  à  s'égayer  et  à 
badiner  avec  le  petit  Pierre,  Germain  eut  la 
malheureuse  idée  de  lui  faire  regarder,  par  la 
fenêtre  du  cabaret,  la  belle  vue  de  la  vallée 
qu'on  voit  tout  entière  de  cette  hauteur,  et  qui  est 
si  riante,  si  verte  et  si  fertile.  Marie  regarda  et 

4 


62  LA  MARE  AU  DIÂBLS. 

demanda  si  de  là  on  voyait  les  maisons  de  Belair. 

—  Sans  doute,  dit  Germain,  et  la  meta  ne,  et 
même  ta  maison.  Tiens,  ce  petit  point  gris,  pas 
loin  du  grand  peuplier  à  Godard,  plus  bas  que  le 
clocher. 

—  Ah  !  je  la  vois,  dit  la  petite;  et  là-dessus  elle 
recommença  de  pleurer. 

—  J'ai  eu  tort  de  te  faire  songer  à  ça,  dit  Ger- 
main, je  ne  fais  que  des  bêtises  aujourd'hui! 
Allons,  Marie,  partons,  ma  fille;  les  jours  sont 
courts,  et  dans  une  heure,  quand  la  lune  mon- 
tera, il  ne  fera  pas  chaud. 

Ils  se  remirent  en  route,  traversèrent  la  grande 
brande,  et  comme,  pour  ne  pas  fatiguer  la  jeune 
fille  et  l'enfant  par  un  trop  grand  trot,  Germain 
ne  pouvait  faire  aller  la  Grise  bien  vite ,  le  soleil 
était  couché  quand  ils  quittèrent  la  route  pour 
gagner  les  bois. 

Germain  connaissait  le  chemin  jusqu'au  Ma- 
gnier;  mais  il  pensa  qu'il  aurait  plus  court  en  ne 
prenant  pas  l'avenue  de  Chanteloube,  mais  en 
descendant  par  Presles  et  la  Sépulture,  direction 
qu'il  n'avait  pas  l'habitude  de  prendre  quand  il 
allait  à  la  foire.  U  se  trompa  et  perdit  encore  un 


LA  MARE  AU  DIABLE.  63 

peu  de  temps  avant  d'entrer  dans  le  bois  ;  encore 
l'y  entra-t-»l  point  par  le  bon  côté,  et  il  ne  s'en 
aperçut  pas,  si  bien  qu'il  tourna  le  dos  à  Fourche 
et  gagna  beaucoup  plus  haut  du  côté  d'Ardente. 

Ce  qui  l'empêchait  alors  de  s'orienter,  c'étaii 
un  brouillard  qui  s'élevait  avec  la  nuit ,  un  de  ces 
brouillards  des  soirs  d'automne,  que  la  blancheur 
du  clair  de  lune  rend  plus  vagues  et  plus  trom- 
peurs encore.  Les  grandes  flaques  d'eau  dont 
les  clairières  sont  semées  exhalaient  des  vapeurs 
si  épaisses  que,  lorsque  la  Grise  les  traversait,  on 
ne  s'en  apercevait  qu'au  clapotement  de  ses  pieds 
et  à  la  peine  qu'elle  avait  à  les  tirer  de  la  vase. 

Quand  on  eut  enfin  trouvé  une  belle  allée  bien 
droite,  et  qu'arrivé  au  bout ,  Germain  chercha  à 
voir  où  il  était,  il  s'aperçut  bien  qu'il  s'était 
perdu  ;  car  le  père  Maurice ,  en  lui  expliquant 
son  chemin,  lui  avait  dit  qu'à  la  sortie  des  bois  il 
aurait  à  descendre  un  bout  de  côte  très-raide ,  à 
traverser  une  immense  prairie  et  à  passer  deux 
fois  la  rivière  à  gué.  Il  lui  avait  même  recom- 
mandé d'entrer  dans  cette  rivière  avec  précau- 
tion, parce  qu'au  commencement  de  la  saison  il 
y  avait  eu  de  grandes  pluies  et  que  l'eau  pouvait 


U  LA  MARE  AU  DIABLE. 

être  un  peu  haute.  Ne  voyant  ni  descente,  ni 
prairie ,  ni  rivière ,  mais  la  lande  unie  et  blanche 
comme  une  nappe  de  neige,  Germain  s'ai^éta, 
chercha  une  maison ,  attendit  un  passant ,  et  ne 
trouva  rien  qui  pût  le  renseigner.  Alors  il  revint  sur 
ses  pas  et  rentra  dans  les  bois.  Mais  le  brouillard 
s'épaissit  encore  plus,  la  lune  fut  tout  à  fait  voilée, 
les  chemins  étaient  affreux,  les  fondrières  profon- 
des. Par  deux  fois,  la  Grise  faillit  s'abattre;  char- 
gée comme  elle  l'était,  elle  perdait  courage,  et, 
si  elle  conservait  assez  de  discernement  pour  ne 
pas  se  heurter  contre  les  arbres ,  elle  ne  pouvait 
empêcher  que  ceux  qui  la  montaient  n'eussent 
affaire  à  de  grosses  branches,  qui  barraient  le 
chemin  à  la  hauteur  de  leurs  tètes  et  qui  les  met- 
taient fort  en  danger.  Germain  perdit  son  cha- 
peau dans  une  de  ces  rencontres  et  eut  grand' 
peine  à  le  retrouver.  Petit-Pierre  s'était  endormi, 
et,  se  laissant  aller  comme  un  sac,  il  embarrassait 
tellement  les  bras  de  son  père ,  que  celui-ci  ne 
pouvait  plus  ni  soutenir  ni  diriger  le  cheval. 

—  Je  crois  que  nous  sommes  ensorcelés,  dit 
Germain  en  s'arrêtant  :  car  ces  bois  Le  sont  pas 
asseï  grands  pour  qu'on  s'y  perde^  à  moins  d^tre 


LA  MARE  AU  DIABLE.  «f 

ivre,  et  il  y  a  deux  heures  au  moins  que  nous  y 
tournons  sans  pouvoir  en  sortir.  La  Grise  n'a 
qu'une  idée  en  tête ,  c'est  de  s'en  retourner  à  la 
maison,  et  c'est  elle  qui  me  fait  tromper.  Si  nous 
voulons  nous  en  aller  chez  nous,  nous  n'avons 
qu'à  la  laisser  faire.  Mais  quand  nous  sommes 
oeutrêtre  à  deux  pas  de  l'endroit  où  nous  devons 
coucher,  il  faudrait  être  fou  pour  y  renoncer  et  re- 
commencer une  si  longue  route.  Cependant,  je  ne 
sais  plus  que  faire.  Je  ne  vois  ni  ciel  ni  terre,  et  je 
crains  que  cet  enfant-là  ne  prenne  la  fièvre  si  nous 
restons  dans  ce  damné  brouillard,  ou  qu'il  ne  soit 
écrasé  par  notre  poids  si  le  cheval  vient  à  s'abat- 
tre en  avant. 

—  n  ne  faut  pas  nous  obstiner  davantage,  dit 
la  petite  Marie.  Descendons,  Germain;  donnez- 
moi  l'enfant,  je  le  porterai  fort  bien,  et  j'empê- 
cherai mieux  que  vous  que  la  cape,  se  déran- 
geant ,  ne  le  laisse  à  découvert.  Vous  conduirez 
la  jument  par  la  bride,  et  nous  verrons  ijeut-être 
plus  clair  quand  nous  serons  plus  près  de  terre. 

Ce  moyen  ne  réussit  qu'à  les  préserver  d'une 
chute  de  cheval,  car  le  brouillard  rampait  et  sem- 
blait se  coller  à  la  terre  humide.  La  marche  était 

A. 


M  LÀ  MARE  AU  DIABLE. 

pénible,  et  ils  furent  bientôt  si  harassés  qu'ils 
s'arrêtèrent  en  rencontrant  enfin  un  endroit  sec 
sous  de  grands  chênes.  La  petite  Marie  était  en 
nage,  mais  elle  ne  se  plaignait  ni  ne  s'inquiétait 
de  rien.  Occupée  seulement  de  l'enfant,  elle  s'as- 
sit sur  le  sable  et  le  coucha  sur  ses  genoux,  tan- 
dis que  Germain  explorait  les  environs,  après  avoir 
passé  les  rênes  de  la  Grise  dans  une  branc'ie 
d'arbre. 

Mais  la  Grise,  qui  s'ennuyait  fort  de  ce  voyage, 
donna  un  coup  de  reins,  dégagea  les  rênes^  rom- 
pit les  sangles ,  et  lâchant,  par  manière  d'acqmt, 
une  demi -douzaine  de  ruades  plus  haut  que  sa 
tête,  partit  à  travers  les  taillis,  montrant  fort  bien 
qu'elle  n'avait  besoin  de  personne  pour  retrouver 
son  chemin. 

—  Çà,  dit  Germain,  après  avoir  vainement 
cherché  à  la  rattraper,  nous  voici  à  pied,  et  rien 
ne  nous  servirait  de  nous  trouver  dans  le  bon 
chemin,  car  il  nous  faudrait  traverser  la  rivière  à 
piedj  et  à  voir  comme  ces  routes  sont  pleines 
d'eau,  nous  pouvons  être  sûrs  que  la  prairie  est 
sous  la  rivière.  Nous  ne  connaissons  pas  les  autres 
passages.  Il  noiis  faut  donc  attendre  que  ce  brouU> 


LA  MARE  AU  DIABLE.  tT 

lard  se  dissipe  ;  ça  ne  peut  pas  durer  plus  d'une 
heure  ou  deux.  Quand  nous  verrons  clair,  nous 
chercherons  une  maison ,  la  première  venue  à  la 
lisière  du  bois;  mais  à  présent  nous  ne  pouvons 
sortir  d'ici  ;  il  y  a  là  une  fosse,  un  étang ,  je  ne 
sais  quoi  devant  nous;  et  derrière,  je  ne  saurais 
pas  non  plus  dire  ce  qu'il  y  a,  car  je  ne  com- 
prends plus  par  quel  côté  nous  sommes  arrivés . 

VIII 

sous   LES  GRANDS   CHÊMES. 

—  Eh  bien  !  prenons  patience,  Germain,  dit  la 
petite  Marie.  Nous  ne  sommes  pas  mal  sur  cette 
petite  hauteur.  La  pluie  ne  perce  pas  la  feuillée  de 
ces  gros  chênes,  et  nous  pouvons  allumer  du  feo, 
car  je  sens  de  vieilles  souches  qui  ne  tiennent  à 
rien  et  qui  sont  assez  sèches  pour  flamber.  Vous 
avez  bien  du  feu,  Germain?  Vous  fumiez  votre 
pipe  tantôt. 

—  J'en  avais  1  mon  briquet  était  sur  le  bât  dans 
mon  sac,  avec  le  gibier  que  je  portais  à  ma 
future;  mais  la  maudite  jument  a  tout  emporté. 


M  LÀ  MARE  ÀV  DIABLE. 

môme  mon  manteau,  qu'elle  va  perdre  et  déchi- 
rer à  toutes  les  branches. 

—  Non  pas,  Germain;  labâtine,  le  manteau,  le 
sac,  tout  est  là  par  terre,  à  vos  pieds.  La  Grise  a 
cassé  les  sangles  et  tout  jeté  à  côté  d'elle  en  par- 
tant. 

—  C'est ,  vrai  Dieu ,  certain  1  dit  le  laboureur; 
et  si  nous  pouvons  trouver  un  peu  de  bois  mort  à 
tâtons ,  nous  réussirons  à  nous  sécher  et  à  nous 
réchauffer. 

—  Ce  n'est  pas  difficile,  dit  la  petite  Marie,  le 
bois  mort  craque  partout  sous  les  pieds  ^  mais 
donnez-moi  d'abord  ici  la  bâtine. 

—  Qu'en  veux-tu  faire? 

—  Un  lit  pour  le  petit  :  non,  pas  comme  ça,  à 
l'envers;  il  ne  roulera  pas  dans  la  ruelle;  et  c'est 
encore  tout  chaud  du  dos  de  la  bête.  Calez-moi 
ça  de  chaque  côté  avec  ces  pierres  que  vous 
voyez  là  ! 

—  Je  ne  les  vois  pas,  moi  1  Tu  as  donc  des  yeux 
de  chat  I 

—  Tenez I  voilà  qui  est  fait,  Germain!  Donner 
moi  votre  manteau,  que  j'enveloppe  ses  petits 
pieds  4  et  ma  cape  par-dessus  son  corps.  Voyez  1 


LÀ  MARE  AU  DIABLE.  «• 

s'il  n*est  pas  couché  là  aussi  bien  que  dans  soq 
lit!  et  tâtez-le  comme  il  a  chaud! 

—  C'est  vrai  I  tu  t'entends  à  soigner  les  enfants, 
Marie  ! 

—  Ce  n'est  pas  bien  sorcier.  A  présent ,  cher- 
chez votre  briquet  dans  votre  sac,  et  je  vais  arran- 
ger le  bois. 

—  Ce  bois  ne  prendra  jamais ,  il  est  trop  hu- 
mide. 

*—  Vous  doutez  de  tout,  Germain  I  vous  ne  vous 
souvenez  donc  pas  d'avoir  été  pâtour  et  d'avoir 
fait  de  grands  feux  aux  champs,  au  beau  milieu 
de  la  pluie? 

—  Oui ,  c'est  le  talent  des  enfants  qui  gardent 
les  bêtes;  mais  moi  j'ai  été  toucheur  de  bœufs 
aussitôt  que  j'ai  su  marcher. 

—  C'est  pour  cela  que  vous  êtes  plus  fort  de 
vos  bras  qu'adroit  de  vos  mains.  Le  voilà  bâti  ce 
bûcher,  vous  allez  voir  s'il  ne  flambera  pasl 
Donnez-moi  le  feu  et  une  poignée  de  fougère 
sèche.  C'est  bien  1  soufflez  à  présent;  vous  n'êtes 
pas  pounonique? 

—  Non  pas  que  je  sache,  dit  Germain  en  souf- 
flant comme  un  soufflet  de  forge.  Au  bout  d'un 


1ê  IL  MARE  AIT  DIABLE. 

instant,  la  flamme  brilla,  jeta  d'abord  une  lumière 
rouge,  et  finit  par  s'élever  en  jets  bleuâtres  sous 
le  feuillage  des  chênes,  luttant  contre  la  brume  et 
séchant  peu  à  peu  l'atmosphère  à  dix  pieds  à  la 
ronde. 

—  Maintenant,  je  vais  m'asseoir  auprès  du  pe- 
tit pour  qu'il  ne  lui  tombe  pas  d'étincelles  sur  le 
corps,  dit  la  jeune  fille.  Vous,  mettez  du  bois  et 
animez  le  feu,  Germain  1  nous  n'attraperons  ici 
ni  fièvre  ni  rhume,  je  vous  en  réponds. 

—  Ma  foi ,  tu  es  une  fille  d'esprit,  dit  Germain, 
et  tu  sais  faire  le  feu  comme  une  petite  sorcière 
de  nuit.  Je  me  sens  tout  ranimé,  et  le  cœur  me 
revient;  car  avec  les  jambes  mouillées  jusqu'aux 
genoux,  et  l'idée  de  rester  comme  cela  jusqu'au 
point  du  jour,  j'étais  de  fort  mauvaise  humeur 
tout  à  l'heure. 

—  Et  quand  on  est  de  mauvaise  humeur,  on  ne 
s'avise  de  rien,  reprit  la  petite  Marie. 

—  Et  tu  n'es  donc  jamais  de  mauvaise  humeur, 
toi? 

—  Eh  non  !  jamais.  A  quoi  bonî 

—  Oh  !  ce  n'est  bon  à  rien,  certainement;  mais 
le  moyen  de  s'en  empêcher,  quand  on  a  des  en- 


LA  MARE  AU  DIABLE.  71 

nuis!  Dieu  sait  que  tu  n'en  as  pas  manqué ^  toi, 
pourtant,  ma  pauvre  petite  :  car  tu  n'as  pas  tou- 
jours été  heureuse  ! 

—  C'est  vrai ,  nous  avons  souffert,  ma  pauvre 
mère  et  moi.  Nous  avions  du  chagrin,  mais  nous 
ne  perdions  jamais  courage. 

—  Je  ne  perdrais  pas  courage  pour  quelque 
ouvrage  que  ce  fût,  dit  Germain  ;  mais  la  misère 
me  fâcherait;  car  je  n'ai  jamais  manqué  de  rien. 
Ma  femme  m'avait  fait  riche  et  je  le  suis  encore; 
je  le  serai  tant  que  je  travaillerai  à  la  métairie  :  ce 
sera  toujours,  j'espère;  mais  chacun  doit  avoir  sa 
peine  !  j'ai  souffert  autrement. 

—  Oui,  vous  avez  perdu  votre  femme,  et  c'est 
grand' pitié! 

—  N'est-ce  pas? 

—  Oh  !  je  l'ai  bien  pleurée,  allez,  Germain I  car 
elle  était  si  bonne!  Tenez,  n'en  parlons  plus;  car 
je  la  pleurerais  encore,  tous  mes  chagrins  sont 
en  train  de  me  revenir  aujourd'hui. 

—  C'est  vrai  qu'elle  t'aimait  beaucoup,  petite 
Marie!  elle  faisait  grand  cas  de  toi  et  de  ta  mère. 
Allons  1  tu  pleures?  Voyons,  ma  fille,  je  ne  veiu 
pas  pleurer,  moi... 


Tt  LA.  MARE  AU  DIÀBLK. 

—  Vous  pleurez,  pourtant,  Germain!  Vous 
pleurez  aussi!  Quelle  honte  y  a-t-il  pour  un 
homme  à  pleurer  sa  femme î  Ne  vous  gênez  pasj 
allez  !  je  suis  bien  de  moitié  avec  vous  dans  cett« 
peine -là! 

—  Tu  as  un  bon  cœur,  Marie,  et  ça  me  fait  du 
bien  de  pleurer  avec  toi.  Mais  approche  donc  tes 
pieds  du  feu;  tu  as  tes  jupes  toutes  mouillées 
aussi,  pauvre  petite  fille  !  Tiens,  je  vas  prendre  ta 
place  auprès  du  petit,  chauffe-toi  mieux  que  ça. 

—  J'ai  assez  chaud ,  dit  RIarie  ;  et  si  vous  vou- 
lez vous  asseoir,  prenez  un  coin  du  manteau,  moi 
je  suis  très-bien. 

—  Le  fait  est  qu'on  est  pas  mal  ici,  dit  Germain 
en  s'asseyant  tout  auprès  d'elle.  Il  n'y  a  que  la 
faim  qui  me  tourmente  un  peu.  Il  est  bien  neuf 
heures  du  soir,  et  j'ai  eu  tant  de  peine  à  marcher 
dans  ces  mauvais  chemins,  que  je  me  sens  tout 
affaibli.  Est-ce  que  tu  n*as  pas  faim,  aussi,  toi, 
Marie? 

—  Moi?  pas  du  tout.  Je  ne  suis  pas  habituée.» 
comme  vous,  à  faire  quatre  repas,  et  j'ai  été  tant 
de  fois  me  coucher  sans  souper,  qu'une  fois  d« 
plus  ne  m'étûune  guère. 


Là  MARI  AU   DIABLE.  Yt 

—  Eh  bien,  c'est  commode  une  femme  conMne 
toi;  ça  ne  fait  pas  de  dépense^  dit  Germain  en 
souriant. 

—  Je  ne  suis  pas  une  femme^  dit  naïvement 
Marie,  sans  s'apercevoir  de  la  tournure  que  pre- 
naient les  idées  du  laboureur.  Est-ce  que  vous 
rêvez î 

—  Oui,  je  crois  que  je  rêve,  répondit  Germain; 
c'est  la  faim  qui  me  fait  divaguer  peut-être  ! 

—  Que  vous  êtes  donc  gourmand  !  reprit-elle 
en  s'égayant  un  peu  à  son  tour;  eh  bien!  si  vous 
nt)  pouvez  pas  vivre  cinq  ou  six  heures  sans  man- 
ger, estrce  que  vous  n'avez  pas  là  du  gibier  dans 
votre  sac,  et  du  feu  pour  le  faire  cmre? 

—  Diantre  !  c'est  une  bonne  idée  I  mais  le  pré- 
sent à  mon  futur  beau-père? 

— Vous  avez  six  perdrix  et  un  lièvre  1  Je  pense 
qu'il  ne  vous  faut  pas  tout  cela  pour  vous  rassa- 
sier? 

—  Mais  faire  cuire  cela  ici,  sans  broche  et  sans 
landiers,  ça  deviendra  du  charbon  I 

—  Non  pas,  dit  la  petite  Marie  ;  je  me  charge 
de  TOUS  le  faire  cuire  sous  la  cendre  sans  goût  de 
fumée.  Est-ce  que  vous  n'avez  jamais  attrapé  d'a- 

t 


T4  L4  M4RK  AU  DIABLK. 

louettes  dans  les  champs,  et  que  vous  ne  le»  at«s 
pas  fait  cuire  entre  deux  pierres?  Ah!  c'est  vrai! 
j'oublie  que  vous  n'avez  pas  été  pasteur  1  Voyons, 
plumez  cette  perdrix  I  Pas  si  forti  vous  lui  arra- 
chez la  peau! 

—  Tu  pourrais  bien  plumer  l'autre  pour  m« 
montrer  1 

—  Vous  voulez  donc  en  manger  deux?  Quel 
ogre.  Allons,  les  voilà  plumées,  je  vais  les  cuire. 

—  Tu  ferais  une  parfaite  cantinière ,  petite 
Marie;  mais,  par  malheur,  tu  n'as  pas  de  can- 
tine, et  je  tanà  réduit  à  boire  l'eau  de  cette 
mare. 

—  Vous  voudriez  du  vin,  pas  vraiî  II  vous  fau- 
drait peut-être  du  café?  vous  vous  croyez  à  la 
foire  sous  la  ramée  1  Appelez  Taubei^iiste  :  de  la 
liqueur  au  fin  laboureur  de  Belairl 

—  Ahl  petite  méchante,  vous  vous  moquez  de 
moit  Tous  ne  boiriez  pas  du  vin,  vous,  si  vous  en 
aviez! 

—  Moi?  j'en  ai  bu  ce  soir  avec  vous  chez  la 
Rebec,  pour  la  seconde  fois  de  ma  vie;  mais  si 
vous  êtes  bien  sage,  je  vais  vous  en  donner  un« 
bouteille  quasi  pleine^  et  du  bon  encore  1 


LA  1I4RB  AU  DIABLK.  Tf 

—  Gomment,  Marie,  ta  es  donc  sorcière,  déci- 
mentî 

—  Est-ce  que  vous  n'aves  pas  fait  la  folie  de 
demander  deux  bouteilles  de  vin  à  la  Rebect 
Vous  en  avez  bu  une  avec  votre  petit,  et  j'ai  à 
peine  avalé  trois  gouttes  de  celle  que  vous  aviez 
mise  devant  moi.  Cependant  vous  les  aves  payées 
toutes  les  deux  sans  y  regarder. 

~=  Eh  bien? 

—  Eh  bien ,  j'ai  mis  dans  mon  pnaier  celle  qui 
n'avait  pas  été  bue,  parce  que  j*ai  pensé  que  vous 
ou  votre  petit  auriez  soif  en  route;  et  la  voilà. 

—  Tu  es  la  fille  la  plus  avisée  que  j'aie  jamais 
rencontrée.  Voyez  1  elle  pleurait  pourtant,  cette 
pauvre  enfant,  en  sortant  de  l'auberge  I  ça  ne  l'a 
pas  empêchée  de  penser  aux  autres  plus  qu'à 
elle-même.  Petite  Marie,  l'homme  qui  Vépousera 
ne  sera  pas  sot. 

—  Je  l'espère,  car  je  n'aimerais  pas  un  sot. 
Allons,  mangez  vos  perdrix,  elles  sont  cuites  à 
point;  et,  faute  de  pain,  vous  vous  contenterez 
de  châtaig)^es. 

—  Et  où  diable  as-tu  pris  aussi  des  châtaignes! 

—  C'est  bien  étonnant!  tout  la  Iqng  du  chemin. 


7«  LA  MARI   AU  DIABLK. 

j'en  ai  pns  aux  branches  en  passant,  et  j'en  al 
rempli  mes  poches. 

—  Et  elles  sont  cuites  aussi? 

—  A  quoi  donc  aurais-je  eu  Tesprit  si  je  ne  les 
avais  pas  mises  dans  le  feu  dès  qu'il  a  été  allumé  T 
Ça  se  fait  toujours,  aux  champs. 

—  Ah  çà,  petite  Marie,  nous  allons  souper  en- 
semble! je  veux  boire  à  ta  santé  et  te  souhaiter 
un  bon  mari...  là,  comme  tu  le  souhaiterais  toi- 
même.  Dis-moi  un  peu  cela  I 

—  J'en  serais  fort  empêchée ,  Germain  ^  car  je 
n'y  ai  pas  encore  songé. 

—  Comment,  pas  du  tout?  jamais?  dit  Ger- 
main ,  en  commençant  à  manger  avec  un  appétit 
de  laboureur,  mais  coupant  les  meilleurs  mor- 
ceaux pour  les  o£frir  à  sa  compagne ,  qui  refusa 
obstinément  et  se  contenta  de  quelques  châtai- 
gnes. Dis-moi  donc,  petite  Marie,  reprit-il,  voyant 
qu'elle  ne  songeait  pas  à  lui  répondre,  tu  n'as  pas 
encore  eu  l'idée  du  mariage?  tu  esen  âge,  pourtanti 

—  Peut-être,  dit-elle  j  mais  je  suis  trop  pauvre, 
n  faut  au  moins  cent  écus  pour  entrer  en  mé- 
nage, et  je  dois  travailler  «iiq  ou  six  ans  pour  les 
amasser. 


LÀ  HÀRE  AU  DIABLE.  Tl 

—  Pauvre  fille  1  je  voudrais  que  le  père  Mau- 
rice voulût  bien  me  donner  cent  écus  pour  t'en 
faire  cadesu. 

—  Grand  merci ,  Germain.  Eh  bien!  qu'est- c« 
qu'on  dirait  de  moi? 

—  Que  veux-tu  qu'on  dise?  on  sait  bien  que  je 
suis  vieux  et  que  je  ne  peux  pas  fépouser.  Alors 
on  ne  supposerait  pas  que  je...  que  tu... 

—  Dites  donc,  laboureur  1  voilà  votre  enfant 
qui  se  réveille,  dit  la  petite  Marie« 


IX 

lA  PRlàRB  DU  SOIM 

Petit-Pierre  s'était  soulevé  et  regardait  autour 
de  lui  d'un  air  tout  pensif. 

—  Ah  !  il  n'en  fait  jamais  d'autre  quand  il  en- 
tend manger,  celui-là  !  dit  Germain  :  le  bruit  du 
canon  ne  le  réveillerait  pas;  mais  quand  on  remue 
les  mâchoires  auprès  de  lui,  il  ouvre  les  yeux  tout 
de  suite. 

—  Vous  avez  dû  être  comme  ça  à  son  âge ,  dit 
la  petite  Marie  avec  un  sourire  malin.  Allons,  m(Mi 


n  LA  MARE   AU  DIABLI. 

petit  Pierre,  tu  cherches  ton  ciel  de  lit?  Il  est  fait 
de  verdure,  ce  soir,  mon  enfant;  mais  ton  père 
n'en  soupe  pas  moins.  Veux-tu  souper  avec  lui? 
Je  n'ai  pas  mangé  ta  part  ;  je  me  doutais  bien  que 
tu  la  réclamerais! 

—  Marie ,  je  veux  que  tu  manges ,  »*écria  le  la- 
boureur,  je  ne  mangerai  plus.  Je  suis  un  vorace, 
un  grossier  :  toi,  tu  te  prives  pour  nous ,  ce  n'est 
pas  juste,  j*en  ai  honte.  Tiens ,  ça  m'ôte  la  faim  ; 
je  ne  veux  pas  que  mon  fils  soupe,  si  tu  ne  soupes 
pas. 

—  Laissez -nous  tranquilles,  répondit  la  petite 
Marie,  vous  n'avez  pas  la  clef  de  nos  appétits.  Le 
mien  est  fermé  aujourd'hui,  mais  celui  de  votre 
Pierre  est  ouvert  comme  celui  d'un  petit  loup. 
Tenez ,  voyez  comme  il  s'y  prend  i  Oh  1  ce  sera 
aussi  un  rude  laboureur  1 

En  effet,  Petit-Pierre  montra  bientôt  de  qui  il 
était  fils,  et  à  peine  éveillé,  ne  comprenant  ni  où 
il  était,  ni  comment  il  y  était  venu,  il  se  mit  à 
dévorer.  Puis,  quand  il  n'eut  plus  faim,  se  trou- 
vant excité  comme  il  arrive  aux  enfants  qui  rom- 
pent l^urs  habitudes,  il  eut  plus  d'esprit,  plus  de 
curiosité  et  plus  de  raisonnement  qu'à  l'ordinaire. 


LÀ  MARK  Atl  DIABLE.  1$ 

n  se  fit  expliquer  où  il  était,  et  quand  il  sut 
que  c'était  au  milieu  d'un  bois,  il  eut  un  peu 
peur. 

-—  T  a-t-il  des  méchantes  bêtes  dans  ce  bois, 
demanda- 1- il  à  son  père. 

—  Non,  fit  le  père,  il  n'y  en  a  point.  Ne  crains 
rien. 

—  Tu  as  donc  menti  quand  tu  m'as  dit  que  si 
j'allais  avec  toi  dans  les  grands  bois  les  loups 
m'emporteraient  ? 

—  Voyei-vous  ce  raisonneur?  dit  Germain  em- 
barrassé. 

—  n  a  raison ,  reprit  la  petite  Marie,  vous  lui 
avez  dit  cela  :  il  a  bonne  mémoire,  il  s'en  sou- 
vient. Mais  apprends ,  mon  petit  Pierre ,  que  ton 
père  ne  ment  jamais.  Nous  avons  passé  les  grands 
bois  pendant  que  tu  dormais,  et  nous  sommes  à 
présent  dans  les  petits  bois,  où  il  n*y  a  pas  de 
méchantes  bêtes. 

—  Les  petits  bois  sont-ils  bien  loin  des  grands  T 

—  Assez  loin;  d'ailleurs  les  loups  ne  sortent 
p^9  des  grands  bois.  Et  puis,  s'il  en  venait  ici^  ton 
père  les  merait. 

«•  Et  toi  aussi,  petite  MarieT 


M  Là  MARE  AU  DIABLl. 

—  Et  nous  aussi,  car  tu  nous  aiderais  bien/ 
mon  Pierre?  Tu  n'as  pas  peur,  toiî  Tu  taperais 
bien  dessus  ! 

—  Oui,  oui,  dit  l'enfant  enorgueilli,  en  prenani 
cne  pose  héroïque,  nous  les  tuerions  1 

—  n  n'y  a  personne  conune  toi  pour  parler  aux 
enfants,  dit  Germain  à  la  petite  Marie,  et  pour 
leur  faire  entendre  raison.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  a 
pas  longtemps  que  tu  étais  toi-même  un  petit 
enfant ,  et  tu  te  souviens  de  ce  que  te  disait  ta 
mère.  Je  crois  bien  que  plus  on  est  jeune,  mieux 
on  s'entend  avec  ceux  qui  le  sont.  J'ai  graftd'peur 
qu'une  fenune  de  trente  ans,  qui  ne  sait  pas 
encore  ce  que  c'est  que  d'être  mère,  n'apprenne 
avec  peine  à  babiller  et  à  raisonner  avec  des 
marmots. 

—  Pourquoi  donc  pas,  Germain?  Je  ne  sais 
pourquoi  vous  avez  une  mauvaise  idée  touchant 
cette  femme  ;  vous  en  reviendrez  ! 

—  Au  diable  la  femme  1  dit  Germain.  Je  vou- 
drais en  être  revenu  pour  n'y  plus  retourner. 
Qxfm  -je  besoin  d'une  femme  que  je  ne  connais 
pasT* 

—  Mon  petit  père,  dit  l'enfant,  pourquoi  dono 


Là  MARE   AU  DIABLE.  I< 

Mt-ce  que  tu  parles  toujours  de  ta  femme  aujoui^ 
dliui,  puisqu'elle  est  morte?... 

—  Hélas!  tu  ne  l'as  donc  pas  oubliée,  toi,  ta 
pauvre  chère  mère  ? 

—  Non ,  puisque  je  Tai  vu  mettre  dans  ano 
belle  boîte  de  bois  blanc,  et  que  ma  gr^id^mèr* 
m*a  conduit  auprès  pour  l'embrasser  et  lui  dire 
adieu!...  Elle  était  toute  blanche  et  toute  froide, 
et  tous  les  soirs  ma  tante  me  fait  prier  le  bon 
Dieu  pour  qu'elle  aille  se  réchauffer  avec  lui  dans 
le  ciel.  Crois- tu  qu'elle  y  soit,  à  présent? 

—  Je  l'espère,  mon  enfant;  mais  il  faut  tou- 
jours prier,  ça  fait  voir  à  ta  mère  que  tu  Taimes. 

—  Je  vas  dire  ma  prière,  reprit  Tenfant;  je  n'ai 
pas  pensé  à  la  dire  ce  soir.  Mais  je  ne  peux  pas 
la  dire  tout  seul;  j'en  oublie  toujours  un  peu.  0 
faut  que  la  petite  Marie  m'aide. 

—  Oui,  mon  Pierre ,  je  vas  t'aider,  dit  la  jeune 
fille.  Viens  là,  te  mettre  à  genoux  sur  moi. 

L'enfant  s'agenouilla  sur  la  jupe  de  laje^ne 
fille,  joignit  ses  petites  mains,  et  se  mit  à  récK'er 
sa  prière,  d'abord  avec  attention  et  ferveur,  car  il 
savait  trèe*bien  le  commencement  ;  puis  avee  plus 
de  lenteur  et  d'hésitation,  et  enfin  répétant  mot  à 


Il  LÀ  MARK  kV  DIÂBLB. 

mot  ce  que  lui  dictait  la  petite  Marie,  lorsqu'il 
arriva  à  cet  endroit  de  son  oraison ,  où  le  som- 
meil \e  gagnant  chaque  soir,  il  n'avait  jamais  pu 
rapprendre  jusqu'au  bout.  Cette  fois  encore ,  le 
travail  de  l'attention  et  la  monotomie  de  son 
propre  accent  produisirent  leur  effet  accoutumé , 
il  ne  prononça  plus  qu'avec  effort  les  dernières 
syllabes ,  et  encore  après  se  les  être  fait  répéter 
trois  fois;  sa  tête  s'appesantit  et  se  pencha  sur  la 
poitrine  de  Marie  :  ses  mains  se  détendirent ,  se 
séparèrent  et  retombèrent  ouvertes  sur  ses  ge- 
noux. A  la  lueur  du  feu  du  bivouac,  Germain  re- 
garda son  petit  ange  assoupi  sur  le  cœur  de  la 
jeune  fille ,  qui,  le  soutenant  dans  ses  bras  et  ré- 
chauffant ses  cheveux  blonds  de  sa  pure  haleine, 
s'était  laissée  aller  aussi  à  une  rêverie  pieuse,  et 
priait  mentalement  pour  l'âme  de  Catherine. 

Germain  fut  attendri,  chercha  ce  qu'il  pourrait 
dire  à  la  petite  Marie  pour  lui  exprimer  ce  qu'elle 
lui  inspirait  d'estime  et  de  reconnaissance ,  mais 
ne  trouva  rien  qui  pût  rendre  sa  pensée.  Il  s'ap- 
procha d'elle  pour  embrasser  «on  fils  qu'elle  tenait 
toujours  pressé  contre  son  sein,  et  il  eut  peine  à 
détacher  ses  lèvres  du  front  du  petit  Pierre. 


LA  Uklit  KV  DIABLI.  8S 

—  Vous  l'embrassez  trop  fort,  lui  dit  Marie  en 
repoussant  doucement  la  tête  du  laboureur,  vous 
allez  le  réveiller.  Laissez -moi  le  recoucher,  puis- 
que le  voilà  reparti  pour  les  rêves  du  paradis. 

L'enfant  se  laissa  coucher,  mais  en  s'étendant 
sur  la  peau  de  chèvre  du  bât,  il  demanda  s'il  était 
sur  la  Grise.  Puis,  ouvrant  ses  grands  yeux  bleus, 
et  les  tenant  fixés  vers  les  branches  pendant  une 
minute,  il  parut  rêver  tout  éveillé,  ou  être  frappé 
d'une  idée  qui  avait  giisssé  dans  son  esprit  du- 
rant le  jour,  et  qui  s'y  formulait  à  l'approche  du 
sommeil.  «  Mon  petit  père,  ditril,  si  tu  veux  me 
donner  une  autre  mère,  je  veux  que  ce  soit  la 
petite  Marie.  » 

Et,  sans  attendre  de  réponse,  il  ferma  les  yeux 
et  s'endormit. 


X 

MAL6RB   LB   THOID 

La  petite  Marie  ne  parut  pas  faire  d'autre  atten- 
tion aux  pai'oles  bizarres  de  Tenfant  cvie  de  les 
regarder  comme  une  preuve  d'amitié,  elle  Ten- 


M  L\  MARI  kV  DIABLE. 

Teloppa  avec  soin,  ranima  le  feu,  et,  comme  1« 
brouillard  endormi  sur  la  mare  voisine  ne  parais- 
sait nullement  près  de  s'éclaircir,  elle  conseilla  à 
Germain  de  s'arranger  auprès  du  feu  pour  faire 
un  somme. 

—  Je  vois  que  cela  vous  vient  déjà,  lui  ditrelle, 
car  vous  ne  dites  plus  mot,  et  vous  regardez  la 
braise  comme  votre  petit  faisait  tout  à  Theure. 
Allons,  dormez,  je  veillerai  à  l'enfant  et  à  vous. 

—  C'est  toi  qui  dormiras,  répondit  le  laboureur, 
et  moi  je  vous  garderai  tous  les  deux,  car  jamais 
je  n'ai  jamais  eu  moins  envie  de  dormir  j  j'ai  cin- 
quante idées  dans  la  tête. 

—  Cinquante,  c'est  beaucoup,  dit  la  fillette  avec 
une  intention  un  peu  moqueuse;  il  y  a  tant  dt 
gens  qui  seraient  heureux  d'en  avoir  une  ! 

—  Eh  bien  !  si  je  ne  suis  pas  capable  d'en  avoir 
cinquante,  j'en  ai  du  moins  une  qui  ne  me  lâche 
pas  depuis  une  heure. 

—  Et  je  vas  vous  la  dire,  ainsi  que  celles  que 
vous  aviez  auparavant. 

—  Eh  bien!  oui,  dis-la  si  tu  la  devines,  Marie; 
dis-la-moi  toi-même,  ça  me  fera  plaisir. 

—  n  y  a  une  heure,  reprit-elle,  vous  aviez  l'idée 


LA  MARE  AU  DIABLE.  SI 

de  manger et  à  présent  vous  avez  Hdée  de 

dormir. 

—  Marie ,  je  ne  suis  qu'un  bouvier,  mais  vrai- 
ment tu  me  prends  pour  un  bœuf.  Tu  es  une  mé- 
chante fille,  et  je  vois  bien  que  tu  ne  veux  point 
causer  avec  moi.  Dors  donc,  cela  vaudra  mieux 
que  de  critiquer  un  homme  qui  n'est  pas  gai. 

—  Si  vous  voulez  causer,  causons,  dit  la  petite 
fille  en  se  couchant  à  demi  auprès  de  l'enfant,  et 
en  appuyant  sa  tête  contre  le  bât.  Vous  êtes  en 
train  de  vous  tourmenter,  Germain,  et  en  cela 
vous  ne  montrez  pas  beaucoup  de  courage  pour 
un  homme.  Que  ne  dirais-je  pas,  moi,  si  je  ne  me 
défendais  pas  de  mon  mieux  contre  mon  propre 
chagrin? 

—  Oui,  sans  doute,  et  c'est  là  justement  ce  qui 
m'occupe ,  ma  pauvre  enfant  !  Tu  vas  vivre  loin 
de  tes  parents  et  dans  un  vilain  pays  de  landes  et 
de  marécages,  où  tu  attraperas  les  fièvres  d'au- 
tomne, où  les  bêtes  à  laine  ne  profitent  pas,  ce 
qui  chagrine  toujours  une  bergère  qui  a  bonne 
intention;  enfin  tu  seras  au  milieu  d'étrangers  qui 
ne  seront  peut-être  pas  bons  pour  toi,  qui  ne  com- 
prendront pas  ce  que  tu  vaux.  Tiens,  ça  me  fait 


i6  tk  MARI  kV  DIABLI. 

plus  de  peine  que  je  ne  peux  te  le  dire,  ^t  j'ai 
envie  de  te  ramener  chez  ta  mère  au  lieu  d'aller 
à  Fourche. 

—  Vous  parlez  avec  beaucoup  de  bonté ,  maii 
sans  raison^  mon  pauvre  Germain  ;  on  ne  doit  pas 
être  lâche  pour  ses  amis,  et^  au  lieu  de  me  mon- 
trer le  mauvais  côté  de  mon  sort,  vous  devriei 
m'en  montrer  le  bon,  comme  vous  faisiez  quand 
nous  avons  goûté  chez  la  Rebec. 

—  Que  veux-tu  !  ça  me  paraissait  ainsi  dans  ce 
moment-là,  et  à  présent  ça  me  paraît  autrement. 
Tu  ferais  mieux  de  trouver  un  mari. 

—  Ça  ne  se  peut  pas,  Germain,  je  vous  l'ai  dit; 
etconmie  ça  ne  se  peut  pas,  je  n'y  pense  pas. 

—  Mais  enfin  si  ça  se  trouvait?  Peut-être  que 
gi  tu  voulais  me  dire  comme  tu  souhaiterais  qu'il 
fût ,  je  parviendrais  à  imaginer  quelqu'un. 

—  Imaginer  n'est  pas  trouver.  Moi ,  je  n'ima- 
gine rien  puisque  c'est  inutile. 

—  Tu  n'aurais  pas  l'idée  de  trouver  un  riche? 

—  Non,  bien  sûr,  puisque  je  suis  pauvre  comme 
Job. 

—  Mais  s'il  était  à  son  aise,  ça  ne  te  ferait  pas 
de  peine  d'être  bien  logée,  bien  nourrie,  bien 


LÀ  MARE  kV  DIÀBLI.  fT 

vêtue  et  dans  une  famille  de  braves  gens  qui  te 
permettrait  d'assister  ta  mère! 

—  Ohl  pour  cela^  oui!  assister  ma  mère  est 
tout  mon  souhait. 

—  Et  si  cela  se  rencontrait ,  quand  même 
l'homme  ne  serait  pas  de  la  première  jeunesse, 
tu  ne  ferais  pas  trop  la  difficile? 

—  Ah!  pardonne^md;  Germain.  C'est  juste- 
ment la  chose  à  laquelle  je  tiendrais.  Je  n'aime- 
rais pas  un  vieux! 

—  Un  vieux j  sans  doute;  mait^  par  exemple, 
un  homme  de  mon  âge? 

—  Votre  âge  est  vieux  pour  moi,  Germain; 
j'aimerais  l'âge  de  Bastien,  quoique  Bastien  ne 
soit  pas  si  joU  homme  que  vous. 

—  Tu  aimerais  mieux  Bastien  le  porcher?  dit 
Germain  avec  humeur.  Un  garçon  qui  a  les  yeux 
faits  comme  les  bêtes  qu'il  mène? 

—  Je  passerais  par-dessus  ses  yeux,  à  cause  de 
ses  dix-huit  ans. 

Germain  se  sentit  horriblement  jaloux,  ^  Al- 
lons, dit-il,  je  vois  que  tu  en  tiens  pour  Bastien. 
Cest  une  drôle  d'idée,  pas  moins! 

-•Oui,  ce  serait  un®  drôle  d'idée,  répondit  la 


M  II  MARK  kV  DIÂM.I. 

petite  Marie  en  riant  aux  éclats,  et  ça  ferait  un 
drôle  de  mari.  On  lui  ferait  accroire  tout  ce  qu'on 
voudrait.  Par  exemple ,  l'autre  jour ,  j'avais  ra- 
massé une  tomate  dans  le  jardin  à  monsieur  le 
curé;  je  lui  ai  dit  que  c'était  une  belle  pomme 
rouge,  et  il  a  mordu  dedans  comme  un  goulu.  Si 
vous  aviez  vu  quelle  grimace  I  Mon  Dieu ,  qu'il 
était  vilain  I 

—  Tu  ne  l'aimes  donc  pas,  puisque  tu  te  mo- 
ques de  luiT 

—  Ce  ne  serait  pas  une  raison.  Mais  je  ne  l'aime 
pas  :  il  est  brutal  avec  sa  petite  sœur,  et  il  est 
malpropre. 

—  Eh  bien!  tu  ne  te  sens  pas  portée  pour  quel- 
que autre? 

—  Qu'est-ce  que  ça  vous  fait,  Germain? 

—  Ça  ne  me  fait  rien,  c'est  pour  parler.  Je  vois, 
petite  fille,  que  tu  as  déjà  un  galant  dans  la  tète. 

—  Non,  Germain,  vous  vous  trompez,  je  n'en 
ai  pas  encore  j  ça  pourra  venir  plus  tard  :  mais 
puisque  je  ne  me  marierai  que  quand  j'aurai  un 
peu  amassé ,  je  suis  destinée  à  me  maner  tard  et 
avec  un  vieux. 

—  Eh  bien,  prends-en  un  vieuT  tout  de  suite. 


LÀ  MARE  AU  DIABLE.  M 

—  Non  pas!  quand  je  ne  serai  plus  jeune,  ça 
me  sera  égal;  à  présent,  ce  serait  diff-^'-ent. 

—  Je  vois  bien,  Marie,  que  je  te  déplais  :  c'est 
assez  clair,  dit  Germain  avec  dépit,  et  sans  peser 
ses  paroles. 

La  petite  Marie  ne  répondit  pas.  Germain  sa 
pencha  vers  elle  :  elle  dormait;  elle  était  tombée 
vaincue  et  comme  foudroyée  par  le  sommeil, 
comme  font  les  enfants  qui  dorment  déjà  lors- 
qu'ils babillent  encore. 

Germain  fut  content  qu'elle  n'eût  pas  fait  at- 
tention à  ses  dernières  paroles;  il  reconnut 
qu'elles  n'étaient  point  sages,  et  il  lui  tourna  le 
dos  pour  se  distraire  et  changer  de  pensée. 

Mais  il  eut  beau  faire ,  il  ne  put  s'endormir,  ni 
songer  à  autre  chose  qu'à  ce  qu'il  venait  de  dire, 
n  tourna  vingt  fois  autour  du  feu ,  il  s'éloigna ,  il 
revint;  enfin,  se  sentant  aussi  agité  que  s'il  eût 
avalé  de  la  poudre  à  canon,  il  s'appuya  contre 
l'arbre  qui  abritait  les  deux  enfants  et  les  regarda 
dormir. 

—  Je  ne  sais  pas  comment  je  ne  m'étais  jamais 
aperçu,  pensait -il,  que  cette  petite  Marie  est  la 
plus  jolie  fille  du  pays!...  Elle  n'a  pas  beaucoup 


M  Là  IIÂBK  AU  DIÂBLI. 

de  couleur,  mais  elle  a  un  petit  visage  frais  comme 
une  roAe  de  buissons  !  Quelle  gentille  bouche  el 
quel  mignon  petit  nez!...  Elle  n'est  pas  grande 
pour  son  âge,  mais  elle  est  faite  comme  une  petite 
caille  et  légère  comme  un  petit  pinson  1...  Je  ne 
sais  pas  pourquoi  on  fait  tant  de  cas  chez  nous 
d'une  grande  et  grosse  femme  bien  vermeille... 
La  mienne  était  plutôt  mince  et  pâle ,  et  elle  me 
plaisait  par-dessus  tout...  Celle-ci  est  toute  déli- 
cate  j  mais  elle  ne  s'en  porte  pas  plus  mal,  et  elle 
est  j<4ie  à  voir  comme  un  chevreau  blanc  1...  Et 
puis,  quel  air  doux  et  honnête!  comme  on  lit 
son  bon  coeur  dans  ses  yeux,  même  lorsqu'ils 
sont  fermés  pour  dormir!...  Quant  à  de  l'esprit, 
elle  en  a  plus  que  ma  chère  Catherine  n'en  avait, 
il  faut  en  convenir,  et  on  ne  s'ennuierait  pas  avec 
elle...  C'est  gai,  c'est  sage,  c'est  laborieux,  c'est 
aimant,  et  c'est  drôle.  Je  ne  vois  pas  ce  qa'on 
pourrait  souhaiter  de  mieux... 

Mais  qu'ai- je  à  m'occuper  de  tout  cela?  repre- 
nait Gerpiain,  en  tâchant  de  regarder  d'un  autre 
eôté.  Mon  beau-père  ne  voudrait  pas  en  entendre 
parler,  et  toute  la  famille  me  traiterait  de  fou!... 
D'ailleurs,  elle-même  ne  voudrait  pas  de  moi,  la 


il  MARI  àU  DUBLl.  •! 

pauvre  enfant  I...  Elle  me  trouve  trop  vieux  :  elle 
me  l'a  dit...  Elle  n'est  pas  intéressée,  elle  se 
soucie  peu  d'avoir  encore  de  la  misère  et  de  la 
peine,  de  porter  de  pauvres  habits  y  et  de  souffrir 
de  la  faim  pendant  deux  ou  trois  mois  de  l'année, 
pourvu  qu'elle  contente  son  cœur  un  jour,  et 
qu'elle  puisse  se  donner  à  un  mari  qui  lui  plaira... 
elle  a  raison,  elle  1  je  ferais  de  même  à  sa  place... 
et,  dès  à  présent,  si  je  pouvais  suivre  ma  volonté, 
aa  lieu  de  m'embarquer  dans  un  mariage  qui  ne 
me  sourit  pas,  je  choisirais  une  fille  à  mon  gré... 

Plus  Germain  cherchait  à  raisonner  et  à  se 
calmer,  moins  il  en  venait  à  bout,  n  s'en  allait  à 
vingt  pas  de  là,  ae  perdre  dans  le  brouillard j  et 
puis ,  tout  d'un  coup ,  il  se  retrouvait  à  genoux  à 
côté  des  deux  enfants  endormis.  Une  fois  même 
il  voulut  embrasser  Petit-Pierre,  qui  avait  un  bras 
paué  autour  du  cou  de  Marie,  et  il  se  trompa  si 
bien  que  Marie,  sentant  une  haleine  chaude 
comme  le  feu  courir  sur  ses  lèvres,  se  réveilla  et 
le  regarda  d'un  air  tout  efifaré,  ne  comprenant 
rieû  du  :^ut  à  ce  qui  se  passait  en  lui. 

—  Je  ne  vous  voyais  pas,  mes  pauvres  en- 
fants! dit  Germain  en  se  retirant  bien  vite.  J*ai 


H  LA.  MARE   AU  DIABLE. 

failli  tomber  sur  vous  et  vous  faire  du  mal. 

La  petite  Marie  eut  la  candeur  de  le  croire ,  et 
se  rendormit.  Germain  passa  de  l'autre  cAté  du 
feu ,  et  jura  à  Dieu  qu'il  n'en  bougerait  jusqu'à 
ce  qu'elle  fût  réveillée.  Il  tint  parole,  mais  ce  ne 
fut  pas  sans  peine.  Il  crut  qu'il  en  deviendrait  fou. 

Enfin,  verb  aainuit,  le  brouillard  se  dissipa  ,  et 
Germain  put  voir  les  étoiles  briller  à  travers  les 
arbres.  La  lune  se  dégagea  aussi  des  vapeurs  qui 
la  couvraient  et  commença  à  semer  des  diamants 
sur  la  mousse  humide.  Le  tronc  des  chênes  restait 
dans  une  majestueuse  obscurité;  mais,  un  peu 
plus  loin,  les  tiges  blanches  des  bouleaux  sem- 
blaient une  rangée  de  fantômes  dans  leurs  suaires. 
Le  feu  se  reflétait  dans  la  mare;  et  les  grenouilles, 
commençant  à  s'y  habituer,  hasardaient  quelques 
notes  grêles  et  timides;  les  branches  anguleuses 
des  vieux  arbres,  hérissées  de  pâles  lichens, 
s'étendaient  et  s'entre-croisaient  comme  de  grands 
bras  décharnés  sur  la  tête  de  nos  voyageurs; 
c'était  un  bel  endroit,  mais  si  désert  et  si  triste, 
que  Germain,  las  d'y  souflrir,  se  mit  à  chanter  et 
i  je*er  des  pierres  dans  l'eau  pour  s'étourdir  sur 
l'ennui  efi&ayant  de  la  solitude.  Il  désirait  aussi 


LÀ.  HÀRE  AU  DIÀBLK.  H 

éveiller  la  petite  Marie;  et  lorsqu'il  vit  qu'elle  se 
levait  et  regardait  le  temps  ^  il  lui  proposa  de  se 
remettre  en  route. 

—  Dans  deux  heures,  lui  dit-il ,  rapproche  du 
jour  ren(kra  l'air  si  froid ,  que  nous  ne  pourrons 
plus  y  tenir,  malgré  notre  feu...  A  présent,  on 
voit  à  se  conduire ,  et  nous  trouverons  bien  une 
maison  qui  nous  ouvrira ,  ou  du  moins  quelque 
grange  ou  nous  pourrons  passer  à  couvert  le  reste 
de  la  nuit. 

Marie  n'avait  pas  de  volonté;  et,  quoiqu'elle 
eût  encore  grande  envie  de  dormir ,  elle  se  dis- 
posa à  suivre  Germain. 

Celui-ci  prit  son  fils  dans  ses  bras  sans  le  réveil- 
ler, et  voulut  que  Marie  s'approchât  de  lui  pour 
se  cacher  dans  son  manteau,  puisqu'elle  ne  vou- 
lait pas  reprendre  sa  cape  roulée  autour  du  petit 
Pierre. 

Qiand  il  sentit  la  jeune  fille  si  près  de  lui,  Ger- 
main, qui  s'était  distrait  et  égayé  un  instant,  re- 
commença à  perdre  la  tête.  Deux  ou  trois  fois  il 
s'éloigna  brusquement,  et  la  laissa  marcher  seule. 
Puis  voyant  qu'elle  avait  peine  à  le  suivre ,  il 
l'attendait,  l'attirait  vivement  près  de  lai,  et  la 


f4  LA  MARI  AU  DIABLE. 

pressait  si  fort,  qu'elle  en  était  étonnée  et  même 
fichée  sans  oser  le  dire. 

Comme  ils  ne  savaient  point  du  tout  de  quellt 
direction  ils  étaient  partis,  ils  ne  savaient  pas 
celle  qu^ils  suivaient;  si  bien,  qu'ils  remontèrent 
encore  une  fois  tout  le  bois,  se  retrouvèrent,  de 
nouveau,  en  face  de  la  lande  déserte,  revinrent 
sur  leurs  pas,  et,  après  avoir  tourné  et  marché 
longtemps,  ils  aperçurent  de  la  clarté  à  travers 
les  branches. 

— -  Bon  !  voici  une  maison,  dit  Germain,  et  des 
gens  déjà  éveillés,  puisque  le  feu  est  allumé.  Il 
est  donc  bien  tard? 

Mais  ce  n'était  pas  une  maison  :  c'était  le  feu 
de  bivouac  qu'ils  avaient  couvert  en  partant,  et 
qui  s'était  rallumé  à  la  brise... 

Ils  avaient  marché  pendant  deux  heures  pour 
se  retrouver  au  point  de  départ. 

XI 

A  LÀ  BBLLB  <TOILI. 

—-  Pour  le  coup  j'y  renonce  1  dit  Germain  en 
frappant  du  pied.  On  nous  a  jeté  un  sort,  c'est 


LA  MÂRB  AU  DIABLI.  M 

bien  sùr^  et  nous  ne  sortirons  d'ici  qu'au  grand 
jour.  Il  faut  que  cet  endroit  soit  endiablé. 

—  Allons,  allons,  ne  nous  fâchons  pas,  dit 
Marie,  ei  prenons-en  notre  parti.  Nous  ferons  un 
plus  grand  feu,  Tenfant  est  si  bien  enveloppé 
qu'il  ne  risque  rien,  et  pour  passer  une  nuit  de- 
hors nous  n'en  mourrons  point.  Où  avez-vous 
caché  la  bâtine,  Germain  T  Au  milieu  des  grands 
houx ,  grand  étourdi  1  C'est  commode  pour  aller 
la  reprendre  1 

—  Tiens  l'enfant,  prends -le,  que  je  retire  son 
lit  des  broussailles;  je  ne  veux  pas  que  tu  te 
piques  les  mains. 

—  C'est  fait,  voici  le  lit,  et  quelques  piqûres  ne 
sont  pas  des  coups  de  sabre,  reprit  la  brave  petite 
aile. 

Elle  procéda  de  nouveau  au  coucher  du  petit 
Pierre,  qui  était  si  bien  endormi  cette  fois  qu'il 
ne  s'aperçut  en  rien  de  ce  nouveau  voyage.  Ger- 
main mit  tant  de  bois  au  feu  que  toute  la  forêt  en 
resplendit  à  la  ronde  :  mais  la  petite  Marie  n'en 
pouvait  plus,  et  quoiqu'elle  ne  se  plaignit  de  rien, 
elle  ne  se  soutenait  plus  sur  ses  jambes  Elle  était 
pâle  et  ses  dents  cUumaient  de  froid  et  de  fai-i 


H  LÀ  MARK  AU  DIABLK. 

blesse.  Germain  la  prit  dans  ses  bras  pour  la  ré- 
chauffer; et  l'inquiétude,  la  compœsion,  des  mou- 
vements de  tendresse  irrésistible  s'emparant  de 
son  cœur,  firent  taire  ses  sens.  Sa  langue  se  délia 
comme  par  miracle,  et  toute  honte  cessant: 

■^  Marie,  lui  dit-il,  tu  me  plais,  et  je  suis  bien 
malheureux  de  ne  pas  te  plaire.  Si  tu  voulais 
m'accepter  pour  ton  mari ,  il  n'y  aurait  ni  beau- 
père,  ni  parents ,  ni  voisins ,  ni  conseils  qui  pus- 
sent m'empêcher  de  me  donner  à  toi.  Je  sais  que 
tu  rendrais  mes  enfants  heureux,  que  tu  leur 
apprendrais  à  respecter  le  souvenir  de  leur  mère, 
et,  ma  conscience  étant  en  repos,  je  pourrais  con- 
tenter mon  cœur.  J'ai  toujours  eu  de  l'amitié 
pour  toi,  et  à  présent  je  me  sens  si  amoureux  que 
si  tu  me  demandais  de  faire  toute  ma  vie  tes 
mille  volontés,  je  te  le  jurerais  sur  l'heure.  Vois, 
je  t'en  prie,  conune  je  t'aime,  et  tâche  d'oublier 
mon  âge.  Pense  que  c'est  une  fausse  idée  qu'on 
se  fait  quand  on  croit  qu'un  homme  de  trente  ans 
est  vieux.  D'ailleurs  je  n'ai  que  vingt -huit  ansi 
une  jeune  fille  craint  de  se  faire  critiquer  en  pre- 
nant un  homme  qui  a  dix  ou  douze  ans  de  plus 
qu'elle,  pi^ce  que  ce  n'est  pas  la  coutume  du 


Là  llàRE  AU  DIÀBLl.  IV 

pays;  mais  j'ai  entendu  dire  que  dans  d'autres 
pays  011  ne  regardait  poL'^t  à  cela  ;  qu'.Hu  contraire 
on  aimait  mieux  donner  pour  soutien,  k  une  jeu- 
nesse ^  un  homme  raisonnable  et  d'un  courage 
bien  éprouvé  qu'un  jeune  gars  qui  peut  se  déran- 
ger, et,  de  bon  sujet  qu'on  le  croyait,  devenir  un 
mauvais  garnement.  D'ailleurs,  les  années  ne  font 
pas  toujours  l'âge.  Cela  dépend  de  la  force  et 
de  la  santé  qu'on  a.  Quand  un  homme  est  usé 
par  trop  de  travail  et  de  misère  ou  par  la  mau- 
vaise conduite,  il  est  vieux  avant  vingt-cinq  ans. 
Au  lieu  que  moi...  Mais  tu  ne  m'écoutes  pas , 
Marie. 

—  Si  fait,  Germain ,  je  vous  entends  bien,  ré- 
pondit la  petite  Marie,  mais  je  songe  à  ce  que 
m'a  toujours  dit  ma  mère  :  c'est  qu'une  femme 
de  soixante  ans  est  bien  à  plaindre  quand  son 
mari  en  a  soixante-dix  ou  soixante-quinze,  et  qu'il 
ne  peut  plus  travailler  pour  la  nourrir.  Il  devient 
infirme,  et  il  faut  qu'elle  le  soigne  à  l'âge  où  elle 
commencerait  elle-même  à  avoir  grand  besoin  de 
ménagement  et  de  repos.  C'est  ainsi  qu'on  arrive 
à  finir  sur  la  paille. 

—'Les  puents  ont  raison  de  dire  cela,  j'en  con- 

S 


M  LA  MARS  kV  DUBLt. 

viens,  Marie,  reprit  Germain;  mais  enfin  ils  sacri- 
fieraient tout  le  temps  de  la  jeunesse ,  qui  est  le 
meilleur,  à  prévoir  ce  qu'on  deviendra  à  l'âge  où 
Ton  n'est  plus  bon  à  rien,  et  où  il  est  indifférent 
de  finir  d'une  manière  ou  d'une  autre.  Mais  moi, 
je  ne  suis  pas  dans  le  danger  de  mourir  de  faim 
sur  mes  vieux  jours.  Je  suis  à  même  d'amasseï 
quelque  chose,  puisque  vivant  avec  les  parents  de 
ma  femme ,  je  travaille  beaucoup  et  ne  dépense 
rien.  D'ailleurs,  je  t'aimerai  tant,  vois-tu,  que  ça 
m'empêchera  de  vieillir.  On  dit  que  quand  un 
homme  est  heureux,  il  se  conserve,  et  je  sens 
bien  que  je  suis  plus  jeune  que  Bastien  pour  t'ai- 
mer;  car  il  ne  t'aime  pas,  lui,  il  est  trop  bête, 
trop  enfant  pour  comprendre  comme  tu  es  jolie 
et  bonne,  et  faite  pour  être  recherchée.  Allons, 
Marie,  ne  me  déteste  pas,  je  ne  suis  pas  un  mé- 
cluoit  homme  :  j'ai  rendu  ma  Catherine  heu- 
reuse, elle  a  dit  devant  Dieu  à  son  ht  de  mort 
qu'elle  n'avait  jamais  eu  de  moi  que  du  contente- 
ment, et  elle  m'a  recommandé  de  me  remarier, 
n  semble  que  son  esprit  ait  parlé  ce  soir  à  son 
enfant,  au  moment  où  il  s'est  endormi.  Est- 
ce  que  tu  n'as  pas  entendu  ce  qu'il  disait!  eà 


LÀ  MARE  AU  DIÀBLS.  M 

eomme  sa  petite  bouche  tremblait,  pendant  que 
ses  yeux  regardaient  en  l'air  quelque  chose  que 
nous  ne  pouvions  pas  voir!  Il  voyait  sa  mère, 
sois-en  sûre,  et  c'était  elle  qui  lui  faisait  dire  qu'il 
te  voulait  pour  la  remplacer. 

—  Germain ,  répondit  Marie,  tout  étonnée  et 
toute  pensive,  vous  parlez  honnêtement  et  tout  ce 
que  vous  dites  est  vrai.  Je  suis  sûre  que  je  ferais 
bien  de  vous  aimer,  si  ça  ne  mécontentait  pas 
trop  vos  parents  :  mais  que  voulez-vous  que  j'y 
fasse?  le  cœur  ne  m'en  dit  pas  pour  vous.  Je  vous 
aime  bien,  mais  quoique  votre  âge  ne  vous  enlai- 
disse pas,  il  me  fait  peur.  Il  me  semble  que  vous 
êtes  quelque  chose  pour  moi,  comme  un  oncle  ou 
un  parrain;  que  je  vous  dois  le  respect,  et  que 
vous  auriez  des  moments  où  vous  me  traiteriez 
conmie  une  petite  fille  plutôt  que  comme  votre 
femme  et  votre  égale.  Enfin,  mes  camarades  se 
moqueraient  peut-être  de  moi ,  et  quoique  ça  soit 
une  sottise  de  faire  attention  à  cela,  je  crois  que 
je  serais  honteuse  et  un  peu  triste  le  jour  de 
mes  noœs. 

—  Ce  sont  là  des  raisons  d*enfant;  tu  parles 
tout  à  fait  comme  un  enfant,  Marie  I 


tM  L4  MA.RE  AU  D1ABLI. 

—  Eh  bien  !  oui,  je  suis  un  enfant,  dit-elle  et 
c'est  à  cause  de  cela  que  je  crains  un  homme  trop 
raisonnable.  Vous  voyez  bien  que  je  suis  trop 
jeune  pour  vous,  puisque  déjà  vous  me  reproche» 
de  parler  sans  raison  !  Je  ne  puis  pas  a  roir  plus 
de  raison  que  mon  âge  n'en  comporte. 

—  Hélas!  mon  Dieu,  que  je  suis  donc  à  plain- 
dre d'être  si  maladroit  et  de  dire  si  mal  ce  que  je 
pense  !  s'écria  Germain.  Marie,  vous  ne  ra'aimei 
pas,  voilà  le  fait;  vous  me  trouvez  trop  simple  et 
trop  lourd.  Si  vous  m'aimiez  un  peu,  vous  ne 
verriez  pas  si  clairement  mes  défauts.  Mais  vous 
ne  m'aimez  pas,  voilà  ! 

—  Eh  bien  !  ce  n'est  pas  ma  faute,  répondit- 
elle  ,  un  peu  blessée  de  ce  qu'il  ne  la  tutoyait 
plus;  j'y  fais  mon  possible  en  vous  écoutant, 
mais  plus  je  m'y  essaie  et  moins  je  peux  me 
mettre  dans  la  tête  que  nous  devions  être  mari  et 
femme. 

Gennain  ne  répondit  pas.  Il  mit  sa  tête  dans 
ses  deux  mains  et  il  fut  impossible  à  la  petite 
Marie  de  savoir  s'il  pleurait,  s'il  boudait,  ou  s'il 
était  endormi.  Elle  fut  un  peu  inquiète  de  le  voir 
si  morne  et  de  ne  pas  deviner  ce  qui  roulait 


Il  MARI  AU  DIABLE.  IN 

dans  son  esprit;  mais  elle  n'osa  pas  lui  parler  da- 
vantagr<î,  et  comme  elle  était  trop  étonnée  de  ce 
qui  venait  de  se  passer  pour  avoir  envie  de  se  ren- 
dormir, elle  attendit  le  jour  avec  irapanence,  soi- 
gnant toujours  le  feu  et  veillant  l'enfant,  dont 
Germain  paraissait  ne  plus  se  souvenir.  Cependant 
Germain  ne  dormait  point;  il  ne  réfléchissait  pas 
à  son  sort,  et  ne  faisait  ni  projets  de  courage,  ni 
plans  de  séduction.  Il  souffrait,  il  avait  une  mon- 
tagne d'ennui  sur  le  cœur,  n  aurait  voulu  être 
mort.  Tout  paraissait  devoir  tourner  mal  pour  lui, 
et  s'il  eût  pu  pleurer  il  ne  l'aurait  pas  fait  à  demi. 
Mais  il  y  avait  un  peu  de  colère  contre  lui-même, 
mêlée  à  sa  peine,  et  il  étouffait  sans  pouvoir  et 
sans  vouloir  se  plaindre. 

Quand  le  jour  fut  venu  et  que  les  bruits  de  la 
campagne  l'annoncèrent  à  Germain ,  il  sortit  son 
visage  de  ses  mains  et  se  leva.  Il  vit  que  la  petite 
Marie  n'avait  pas  dormi  non  plus,  mais  il  ne  sut 
rien  lui  dire  pour  marquer  sa  sollicitude.  Il  était 
tout  à  fait  découragé.  Il  cacha  de  nouveau  le  bât 
de  la  Grise  dans  les  buissons,  prit  son  sac  sur  son 
épaule,  et  tenant  son  fils  par  la  main  : 

—  A  présent,  Marie,  dit-il,  nous  allons  tâche» 


101  LÀ  MA.RE  kV   DIABLK. 

d'achever  notre  voyage.  Veux-tu  que  je  te  coik 
duise  aux  Ormeaux? 

—  Naus  sortirons  du  bois  ensemble,  lui  répon- 
dit-elle, et  quand  nous  saurons  où  nous  sommes, 
nous  irons  chacun  de  notre  côté. 

Germain  ne  répondit  pas.  Il  était  blessé  de  ce 
que  la  jeune  fille  ne  lui  demandait  pas  de  la 
mener  jusqu'aux  Ormeaux,  et  il  ne  s'apercevait 
pas  qu'il  le  lui  avait  offert  d'un  ton  qui  semblait 
provoquer  un  refus. 

Un  bûcheron  qu'ils  rencontrèrent  au  bout  de 
deux  cents  pas  les  mit  dans  le  bon  chemin ,  et 
leur  dit  qu'après  avoir  passé  la  grande  prairie  ils 
n'avaient  qu'à  prendre,  l'un  tout  droit,  l'autre  sur 
la  gauche,  pour  gagner  leurs  différents  gttes,  qui 
étaient  d'ailleurs  si  voisins  qu'on  voyait  distincte- 
ment les  maisons  de  Fourche  de  la  ferme  des  Or- 
meaux, et  réciproquement. 

Puis,  quand  ils  eurent  remercié  et  dépassé  le 
bûcheron ,  celui-ci  les  rappela  pour  leur  deman- 
der s'ils  n'avaient  pas  perdu  un  cheval. 

—  J'ai  trouvé,  leur  dit- il,  une  belle  jument 
grise  dans  ma  cour,  où  peut-être  le  loup  l'aura 
forcée  de  chercher  un  refuge.  Mes  chiens  ont 


LÀ   BIÀRE  AU  DIÀBLI.  IM 

jappé  à  nuitée,  et  au  point  du  jour  j'ai  vu  la  bête 
chevaline  sous  mon  hangar;  elle  y  est  encore. 
Allots-y,  et  si  vous  la  reconnaissez^  emmenez-la. 
Germain  ayant  donné  d'avance  le  signalement 
de  la  Grise  et  s'étant  convaincu  qu'il  ^'agissait 
bien  d'elle ,  se  mit  en  route  pour  aller  rechercher 
son  bât.  La  petite  Marie  lui  offrit  alors  de  con- 
duire son  enfant  aux*  Ormeaux,  où  il  viendrait 
le  reprendre  lorsqu'il  aurait  fait  son  entrée  à 
Fourche. 

—  Il  est  un  peu  malpropre  après  la  nuit  que 
nous  avons  passée,  dit -elle.  Je  nettoierai  ses 
habits,  je  laverai  son  joli  museau,  je  le  peignerai, 
et  quand  il  sera  beau  et  brave,  vous  pourrez  le 
présenter  à  votre  nouvelle  famille. 

—  Et  qui  te  dit  que  je  veuille  aller  à  Fourche  T 
répondit  Germain  avec  humeur.  Peu^être  n'irai- 
jepas! 

—  Si  fait  Germain ,  vous  devez  y  aller,  voua 
irez,  reprit  la  jeune  fille. 

—  Tu  es  bien  pressée  que  je  me  marie  avec 
une  autre,  afin  d'être  sûre  que  je  ne  t'ennuierai 
plus? 

—  Allons,  Gernï'^m,  ne  pensez  plus  à  cela  :  c'esk 


164  LÀ  HàRE  au  DIÂBLK. 

une  idée  qui  vous  est  venue  dans  la  nuit ,  parce 
que  cette  mauvaise  aventure  avait  un  peu  dérangé 
vos  esprits.  Mais  à  présent  il  faut  que  la  raison 
vous  revienne;  je  vous  promets  d'oublier  ce  que 
vous  m'avez  dit  et  de  n'en  jamais  parler  à  per- 
sonne. 

—  Ehl  parles-en  si  tu  veux.  Je  n'ai  pas  l'habi- 
tude de  renier  mes  paroles.  Ce  que  je  t'ai  dit  était 
vrai,  honnête,  et  je  n'en  rougirai  devant  personne. 

—  Oui;  mais  si  votre  femme  savait  qu'au  mo- 
ment d'arriver,  vous  avez  pensé  à  une  autre ,  ça 
la  disposerait  mal  pour  vous.  Ainsi  faites  attention 
aux  paroles  que  vous  direz  maintenant  ;  ne  me 
regardez  pas  comme  ça  devant  le  monde,  avec  un 
air  tout  singulier.  Songez  au  père  Maurice  qui 
compte  sur  votre  obéissance ,  et  qui  serait  bien 
en  colère  contre  moi  si  je  vous  détournais  de 
faire  sa  volonté.  Bonjour,  Germam;  j'emmène 
Petit-Pierre  afin  de  vous  forcer  d'aller  à  Fourche. 
C'est  un  gage  que  je  vous  garde. 

—  Tu  veux  donc  aller  avec  elle?  dit  le  labou*" 
reur  à  son  fils,  en  voyant  qu'il  s'attachait  aux 
mains  de  la  petite  Marie ,  et  qu'il  la  suivait  réso- 
lument. 


Lk  MARE  AU  DIABLE.  IM 

—  Oui,  père,  répondit  l'enfant  qui  avait  écouté 
et  compris  à  sa  manière  ce  qu'on  venait  de  dire 
sans  méfiance  devant  lui.  Je  m'en  vais  avec  ma 
Marie  mignonne  :  tu  viendras  me  chercher:  quand 
tu  auras  fini  de  te  marier;  mais  je  veux  que 
Marie  reste  ma  petite  mère. 

—  Tu  vois  bien  qu'il  le  veut,  lui!  dit  Germain 
à  la  jeune  fille.  Écoute,  Petit-Pierre,  ajouta-t-il, 
moi  je  le  souhaite,  qu'elle  soit  ta  mère  et  qu'elle 
reste  toujours  avec  toi  :  c'est  elle  qui  ne  le  veut 
pas.  Tâchw  qu'elle  f  accorde  ce  qu'elle  me  refuse. 

—  Sois  tranquille,  mon  père,  je  lui  ferai  dire 
oui  :  la  petite  Marie  fait  toujours  ce  que  je  veux. 

n  s'éloigna  avec  la  jeune  fille.  Germain  resta 
seul,  plus  triste,  plus  irrésolu  que  jamais, 

XII 

LA  LIONNB  DU  VILLAOB 

Cependant,  quand  il  eut  réparé  le  désordre  da 
voyage  dans  ses  vêteraf^its  et  dans  l'équipage  de 
son  cheval,  quand  il  fut  monté  sur  la  Grise  et 
qu'on  lui  eut  indiqué  le  cheoûa  de  Fourche,  il 


IM  LA  MARE  AU  DIABLI. 

pensa  qu'il  n'y  avait  plus  à  reculer^  ei  qu'il  fallait 
oublier  cette  nuit  d'agitations  comme  un  rèTe 
dangereux. 

n  trouva  le  père  Léonard  au  seuil  de  sa  maison 
blanche ,  assis  sur  un  beau  banc  de  bois  peint  en 
vert-épinard.  Il  y  avait  six  marches  de  pierre  dis- 
posées en  perron,  ce  qui  faisait  voir  que  la  maison 
avait  une  cave.  Le  mur  du  jardin  et  de  la  chène- 
vière  était  crépi  à  chaux  et  à  sable.  C'était  une 
belle  habitation^  il  s'en  fallait  de  peu  qu'on  ne  la 
prît  pour  une  maison  de  bourgeois. 

Le  futm'  beau-père  vint  au-devant  de  Germain, 
et  après  lui  avob*  demandé,  pendant  cinq  minutes, 
des  nouvelles  de  toute  sa  famille,  il  ajouta  la 
phrase  consacrée  à  questionner  poliment  ceux 
qu'on  rencontre,  sur  le  but  de  leur  voyage  :  Vous 
êtes  donc  venu  pour  vous  promener  par  iciJ 

—  Je  suis  venu  vous  voir,  répondit  le  labou- 
reur, et  vous  présenter  ce  petit  cadeau  de  gibier 
de  la  part  de  mon  beau-père,  en  vous  disant,  aussi 
de  sa  part,  que  vous  dever  savoir  dans  quelles  in- 
tentions je  viens  chez  vous , 

—  Ah  !  ah  I  dit  le  père  Léonard  en  riant  et  en 
frappant  sur  son  estomac  rebondi ,  je  vois,  j'en- 


LA  MARK  AU  DIÀBLK.  lOT 

tends,  j'y  suisl  Et,  clignant  de  Toeil,  il  ajouta  : 
Vous  ne  berez  pas  le  seul  à  faire  vos  compliments 
mon  jeune  homme.Il  y  en  a  déjà  trois  à  la  maison 
qui  attendent  comme  vous.  Moi,  je  ne  renvoie 
personne ,  et  je  serais  bien  embarrassé  de  donn» 
tort  ou  raison  à  quelqu'un ,  car  ce  sont  tous  de 
bons  partis.  Pourtant,  à  cause  du  père  Maurice  et 
de  la  qualité  des  terres  que  vous  cultivez,  j'aime- 
rais mieux  que  ce  fût  vous.  Mais  ma  fille  est  ma- 
jeure et  maîtresse  de  son  bien  ;  elle  agira  donc 
selon  son  idée.  Entrez,  faites-vous  connaître^  je 
souhaite  que  vous  ayez  le  bon  numéro  I 

—  Pardon,  excuse,  répondit  Germain,  fort  sur- 
pris de  se  trouver  en  surnuméraire  là  où  il  avait 
compté  d'être  seul.  Je  ne  savais  pas  que  votre 
fille  fût  déjà  pourvue  de  prétendants,  et  je  n'étais 
pas  venu  pour  la  disputer  aux  autres. 

—  Si  vous  avez  cru  que,  parce  que  vous  tardiez 
à  venir,  répondit,  sans  perdre  sa  bonne  humeur, 
le  père  Léonard,  ma  fille  se  trouvait  au  dépourvu, 
vous  vous  êtes  grandement  trompé,  mon  garçon. 
La  Catherine  a  de  quoi  attirer  lei^  épouseun,  et 
elle  n'aura  que  l'embarras  du  choix.  Mais,  entrez 
à  la  maiion,  vous  dis-je,  et  ne  perdez  pas  cou- 


IM  LA  MARE  AU  DIABLI. 

rage.  C'est  une  femme  qui  vaut  la  peine  d'être 
disputée. 

Et  poussant  Germain  par  les  épaules  avec  une 
rude  gaîté  :  —  Allons,  Catherine,  s'écria-t-il  en 
entrant  dans  la  maison,  en  voilà  un  de  plus! 

Cette  manière  joviale  mais  grossière  d'être  pré- 
senté à  la  veuve ,  en  présence  de  ses  autres  sou- 
pirants ,  acheva  de  troubler  et  de  mécontenter  le 
laboureur.  Il  se  sentit  gauche  et  resta  quelques 
instants  sans  oser  lever  les  yeux  sur  la  belle  et  sur 
sa  cour. 

La  veuve  Guérin  était  bien  faite  et  ne  manquait 
pas  de  fraîcheur.  Mais  elle  avait  une  expression 
de  visage  et  une  toilette  qui  déplurent  tout  d'abord 
à  Germain.  Elle  avait  l'air  hardi  et  content  d'elle- 
même,  et  ses  cornettes  garnies  d'un  triple  rang  de 
dentelle,  son  tablier  de  soie,  et  son  fichu  de 
blonde  noire  étaient  peu  en  rapport  avec  Tidée 
qu'il  s'était  faite  d'une  veuve  sérieuse  st  rangée. 

Cette  recherche  d'habillement  et  ces  manières 
dégagées  la  lui  firent  trouver  vieille  et  laide, 
quoiqu'elle  ne  fût  ni  l'un  ni  l'autre.  Il  pens* 
qu'une  si  jolie  parure  et  des  manières  si  enjouées 
siéraient  à  l'Age  et  à  l'esprit  fin  de  la  petite  Marie, 


LA  MARE  AU  DIABLE.  IM 

mais  que  cette  veuve  avait  la  plaisanterie  lourde 
et  hasardée,  et  qu'elle  portait  sans  distinction  set 
beaux  atours. 

Les  trois  prétendants  étaient  assis  à  une  table 
chargée  de  vins  et  de  viandes,  qui  étaient  là  en 
permanence  pour  eux  toute  la  matinée  du  dir 
manche;  car  le  père  Léonard  aimait  à  faire  montre 
de  sa  richesse,  et  la  veuve  n'était  pas  fâchée  non 
plus  d'étaler  sa  belle  vaisselle,  et  de  tenir  table 
comme  une  rentière.  Germain,  tout  simple  et  con- 
fiant qu'il  était,  observa  les  choses  avec  assez'  de 
pénétration ,  et  pour  la  première  fois  de  sa  vie  il 
se  tint  sur  la  défensive  en  trinquant.  Le  père  Léo- 
nard l'avait  forcé  de  prendre  place  avec  ses 
rivaux,  et,  s'asseyant  lui-même  vis-à-vis  de  hii,  il 
le  traitait  de  son  mieux,  et  s'occupait  de  lui  avec 
prédilection.  Le  cadeau  de  gibier,  malgré  la 
brèche  que  Germain  y  avait  faite  pour  son  propre 
compte,  était  encore  assez  copieux  pour  produire 
de  l'efifet.  La  veuve  y  parut  sensible ,  et  les  pré- 
tendants y  jetèrent  un  coup  d'oeil  de  dédain. 

Germain  se  sentait  mal  à  l'aise  en  cette  com- 
pagnie et  ne  mangeait  pas  de  bon  cœur.  Le  père 
Léonard  l'en  plaisanta.  •—  Vous  voilà  bien  triste , 


lie  Là  MARE  AU  DIABLt 

lai  diMl,  et  vous  boudez  contre  votre  verre.  Il  ne 
fftut  pas  que  l'amour  vous  coupe  l'appétit ,  car  uo 
galant  à  jeun  ne  sait  point  trouver  de  jolies  pa> 
rôles  comme  celui  qui  s'est  éclairci  les  idées  avec 
une  petite  pointe  de  vin.  Germain  fut  mortifié 
qu'on  le  supposât  déjà  amoureux,  et  l'air  manière 
de  la  veuve,  qui  baissa  les  yeux  en  souriant, 
comme  une  personne  sûre  de  son  fait ,  lui  donna 
l'envie  de  protester  contre  sa  prétendue  défaite  ; 
mais  il  craignit  de  paraître  incivil ,  sourit  et  prit 
patienoe. 

Les  galants  de  la  veuve  lui  parurent  trois  rus- 
tres, n  fallait  qu'ils  fussent  bien  riches  pour 
qu'elle  admit  leurs  prétentions.  L'un  avait  plus 
de  quarante  ans  et  était  quasi  aussi  gros  que  le 
père  Léonard;  un  autre  était  borgne  et  buvait 
tant  qu'il  en  était  abruti  ;  le  troisième  était  jeune 
et  assez  joli  garçon  ;  mais  il  voulait  faire  de  Yeè' 
prit  et  disait  des  choses  si  plates  que  cela  faisai 
pitié.  Pourtant  la  veuve  en  riait  comme  si  elle 
e<lt  admiré  toutes  ces  sottises^  et,  en  cela^  elle  ne 
faiaait  pas  preuve  de  goût.  Germain  crut  d'abord 
qu'elle  en  était  coiffée  ;  mais  bientôt  il  s'&perçut 
qall  était  lui-m4m«  «ncouragé  d'une  manière 


Ik  MAKB  kV  DlÂBLt.  111 

Darticulière ,  et  qu'on  souhaitait  qu'il  se  livrât 
davantage.  Ce  lui  fut  une  raison  pour  se  sentir  et 
se  montrer  plus  froid  et  plus  grave. 

L'heure  de  la  messe  arriva ,  et  on  se  leva  de 
table  pour  s'y  rendre  ensemble.  Il  fallait  aller 
jusqu'à  Mers,  à  une  bonne  demi-lieue  de  \k,  et 
Germain  était  si  fatigué  qu'il  eût  fort  souhaité 
avoir  le  temps  de  faire  un  somme  auparavant  ; 
mais  il  n'avait  pas  coutume  de  manquer  la  messe, 
et  il  se  mit  en  route  avec  les  autres. 

Les  chemins  étaient  couverts  de  monde ,  et  la 
veuve  marchait  d'un  air  fier^  escortée  de  ses  trois 
prétendants,  donnant  le  bras  tantôt  à  l'un,  tantôt 
à  l'autre,  se  rengorgeant  et  portant  haut  la  tête. 
Elle  eût  fort  souhaité  produire  le  quatrième  aux 
yeux  des  passants;  mais  Germain  trouva  si  ridi- 
cule d'être  traîné  ainsi  de  compagnie  par  un  cotil- 
lon, à  la  vue  de  tout  le  monde ,  qu'il  se  tint  à 
distance  convenable,  causant  avec  le  père  Léo> 
nard,  et  trouvant  moyen  de  le  distraire  et  de 
l'occuper  assez  pour  qu'ils  n'eussent  point  l'air 
de  faire  partie  de  la  bande. 


il2  Ik  MARS  AU  DIABLI. 

XIII 

LE   MaItRI 

Lorsqu^ls  atteignirent  le  village,  la  veuve  s'ar- 
rêta pour  les  attendre.  Elle  voulait  absolument 
faire  son  entrée  avec  tout  son  monde;  mais  Ger- 
main^  lui  refusant  cette  satisfaction^  quitta  le  père 
Léonard,  accosta  plusieurs  personnes  de  sa  con- 
naissance, et  entra  dans  l'église  par  une  autre 
porte.  La  veuve  en  eut  du  dépit. 

Après  la  messe,  elle  se  montra  partout  triom- 
phante sur  la  pelouse  où  Ton  dansait ,  et  ouvrit  la 
danse  avec  ses  trois  amoureux  successivement. 
Germain  la  regarda  faire,  et  trouva  qu'elle  dansait 
bien,  mais  avec  affectation. 

— Eh  bien  1  lui  dit  Léonard  en  lui  frappant  sur 
répaule,  vous  ne  faites  donc  pas  danser  ma  fille! 
Vous  êtes  aussi  par  trop  timide  1 

^  Je  ne  d^nse  plus  depuis  que  j'ai  perdu  ma 
femme,  répondit  le  laboureur. 

—  Eh  bieni  puisque  vous  en  recherchez  une 
autre,  le  deuil  est  fini  dans  le  cœur  comme  lur 
l'habit. 


LA  MARE  AU  DIABLI.  US 

—  Ce  n'est  pas  une  raison,  père  Léonard; 
d'ailleurs  je  me  trouve  trop  vieux,  je  n'aime  plus 
la  danse. 

—  Écoutez ,  reprit  Léonard  en  l'attirant  dans 
un  endroit  isolé,  vous  avez  pris  du  dépit  en  en- 
trant chez  moi,  de  voir  la  place  déjà  entourée 
d'assiégeants,  et  je  vois  que  vous  êtes  très-fier; 
mais  ceci  n'est  pas  raisonnable,  mon  garçon.  Ma 
fille  est  habituée  à  être  courtisée ,  surtout  depuis 
deux  ans  qu'elle  a  fini  son  deuil,  et  ce  n'est  pas 
à  elle  à  aller  au-devant  de  vous. 

—  C  y  a  déjà  deux  ans  que  votre  fille  est  à 
marier,  et  elle  n'a  pas  encore  pris  son  parti?  dit 
Germain. 

—  Elle  ne  veut  pas  se  presser,  et  elle  a  raison. 
Quoiqu'elle  ait  la  mine  éveillée  et  qu'elle  vous 
paraisse  peut-être  ne  pas  beaucoup  réfléchir,  c'est 
une  femme  d'un  grand  sens,  et  qui  sait  fort  bien 
ce  qu'elle  fait. 

—  Il  ne  me  semble  pas,  dit  Germain  ingénu- 
ment, car  elle  a  trois  galants  à  sa  suite,  et  si  elle 
savait  ce  qu'elle  veut,  il  y  en  aurait  au  moins 
deux  qu'elle  trouverait  de  trop  et  qu'elle  prierait 
de  tester  chez  eux. 


114  LA  MARE  AU  DIABLE. 

—  Pourquoi  donc?  vous  u*y  entendez  rien, 
Germ&'Q.  Elle  ne  veut  ni  du  vieux^  ni  du  borgne, 
ni  du  jeune,  j'en  suis  quasi  certain;  mais  si  elle 
les  renvoyait,  on  penserait  qu'elle  veut  reste» 
veuve,  et  il  n'en  viendrait  pas  d'autre. 

—  Ah!  oui!  ceux-là  servent  d'enseigne  1 

—  Gomme  vous  dites.  Où  est  le  mal,  si  cela  leur 
convient? 

—  Chacun  son  goût  !  dit  Germain. 

—  Je  vois  que  ce  ne  serait  pas  le  vôtre.  Mais 
voyons,  on  peut  s'entendre,  à  supposer  que 
vous  soyez  préféré  :  on  pourrait  vous  laisser  la 
place. 

•—Oui,  à  supposer!  Et  en  attendant  qu'on 
puisse  le  savoir,  combien  de  temps  faudrait -il 
rester  le  nez  au  vent? 

—  Ça  dépend  de  vous,  je  crois ,  si  vous  savez 
parler  et  persuader.  Jusqu'ici  ma  fille  a  très-bien 
compris  que  le  meilleur  temps  de  sa  vie  serait 
celui  qu'elle  passerait  à  se  laisser  courtiser,  et 
^e  ne  se  sent  pas  pressée  de  devenir  la  servante 
d'un  homme,  quand  elle  peut  commander  à  plu- 
Meurg.  Ainsi,  tant  que  le  jeu  lui  plaira  elle  peut 
se  divertir;  mais  si  vous  plaisez  plus  que  le  jeu. 


LA  MÂRB  AU  DIABLK.  111 

le  jeu  pourra  cesser.  Vous  n'avez  qu'à  ne  pas 
?ous  rebuter.  Revenez  tous  les  dimanches,  faites- 
la  danser,  donnez  à  connaître  que  vous  vous 
mettez  sur  les  rangs,  et  si  on  vous  trouve  plus 
aimable  et  mieux  appris  que  les  autres,  un  beau 
jour  on  vous  le  dira  sans  doute. 

—  Pardon,  père  Léonard,  votre  fille  a  le  droit 
d'agir  comme  elle  l'entend,  et  je  n'ai  pas  celui  de 
la  blâmer.  A  sa  place ,  moi ,  j'agirais  autrement  ; 
j'y  mettrais  plus  de  franchise  et  je  ne  ferais  pas 
perdre  du  temps  à  des  hommes  qui  ont  sans 
doute  quelque  chose  de  mieux  à  faire  qu'à  tourner 
autour  (f  une  femme  qui  se  moque  d'eux.  Mais , 
enfin ,  si  elle  trouve  son  amusement  et  son  bon- 
heur à  cela,  cela  ne  me  regarde  point.  Seulement, 
il  faut  que  je  vous  dise  une  chose  qui  m'embar- 
rasse un  peu  à  vous  avouer  depuis  ce  matin , 
vu  que  vous  avez  commencé  par  vous  tromper 
sur  mes  intentions ,  et  que  vous  ne  m'avez  pas 
donné  le  temps  de  vous  répondre  :  si  bien  que 
vous  croyez  ce  qui  n'est  point.  Sachez  donc  que 
je  ne  suis  pas  venu  ici  dans  la  vue  de  demander 
votre  fille  en  mariage ,  mais  dans  celle  de  vous 
acheter  une  paire  de  bœufs  que  vous  voulez  con- 


lie  LA.  MARK  AU  DIABLB. 

duire  en  foire  la  semaine  prochaine,  et  que  moi 
beau-père  suppose  lui  convenir. 

—  J'entends ,  Germain ,  répondit  Léonard  fort 
tranquillement;  vous  avez  changé  d'idée  en 
voyant  ma  fille  avec  ses  amoureux.  C'est  comme 
il  vous  plaira.  Il  paraît  que  ce  qui  attire  les  uns 
rebute  les  autres,  et  vous  avez  le  droit  de  vous 
retirer  puisque  aussi  bien  vous  n'avez  pas  encore 
parlé.  Si  vous  voulez  sérieusement  acheter  mes 
bœufs,  venez  les  voir  au  pâturage;  nous  en  cau- 
serons, et,  que  nous  fassions  ou  non  ce  marché, 
vous  viendrez  dîner  avec  nous  avant  de  vous  en 
retourner. 

—  Je  ne  veux  pas  que  vous  vous  dérangiez , 
reprit  Germain,  vous  avez  peut-être  affaire  ici; 
moi  je  m'ennuie  un  peu  de  voir  danser  et  de  ne 
rien  faire.  Je  vais  voir  vos  bêtes,  et  je  vous  trou- 
verai tantôt  chez  vous. 

Là-dessus  Germain  s'esquiva  et  se  dirigea  vers 
les  prés,  où  Léonard  lui  avait,  en  effet,  montré  de 
loin  une  partie  de  son  bétail.  Il  était  vrai  que  le 
père  Maurice  en  avait  à  acheter,  et  Germai^ 
pensa  que  s'il  lui  ramenait  une  belle  paire  de 
bœufs  d'un  prix  modéré,  il  se  ferait  mieux  paiu 


LA    MARE    AU    DIABLE.  117 

donner  d'avoir  manqué  volontairement  le  but  de 
son  voyage. 

D  marcha  vite  et  se  trouva  bientôt  à  peu  de  dis- 
tance des  Ormeaux.  Il  éprouva  alors  le  besoin 
d'aller  embrasser  son  fils,  et  même  de  revoir  la 
petite  Marie,  quoiqu'il  eût  perdu  l'espoir  et  chassé 
la  pensée  de  lui  devoir  son  bonheur.  Tout  ce 
qu'il  venait  de  voir  et  d'entendre,  cette  femme 
coquette  et  vaine,  ce  père  à  la  fois  rusé  et  borné, 
qui  encourageait  sa  fille  dans  des  habitudes  d'or- 
gueil et  de  déloyauté,  ce  luxe  des  villes,  qui  lui 
paraissait  une  infraction  à  la  dignité  des  mœurs 
de  la  campagne ,  ce  temps  perdu  à  des  pareles 
oiseuses  et  niaises,  cet  intérieur  si  difi'érent  du 
tien,  et  surtout  ce  malaise  profond  que  l'homme 
des  champs  éprouve  lorsqu'il  sort  de  ses  habi- 
tudes laborieuses,  tout  ce  qu'il  avait  subi  d'ennui 
et  de  confusion  depuis  quelques  heures  donnait 
à  Germain  l'envie  de  se  retrouver  avec  son  enfant 
et  sa  petite  voisine.  N'eût-il  pas  été  amoureux  de 
cette  dernière,  il  l'aurait  encore  cherchée  pour  se 
distraire  et  lemettre  ses  esprits  dans  leur  assiette 
accoutumée. 

Mais  il  regarda  en  vain  dans  les  prairies  envi^ 

T. 


111  Là  MARS  iU  DliBLE. 

ronnantes ,  il  n'y  trouva  ni  la  petite  Marie  ni  le 
petit  Pierre  :  il  était  pourtant  l'heure  où  les  pas- 
teurs sont  aux  champs.  H  y  avait  un  grand  trou- 
peau dans  une  chôme;  il  demanda  à  un  jeune 
garçon^  qui  le  gardait^  si  c'étaient  les  moutons  de 
la  métairie  des  Ormeaux. 

—  Oui,  dit  l'enfant. 

—  En  êtes-vous  le  berçer?  est-ce  que  les  gar- 
çons gardent  les  bétes  à  laine  des  métairies,  dans 
votre  endroit? 

—  Non.  Je  les  garde  aujourd'hui  parce  que  la 
bergère  est  partie  :  elle  était  malade. 

— -  Mais  n'avez-vous  pas  une  nouvelle  bergère, 
arrivée  de  ce  matin? 

—  Oh!  bien  oui?  elle  est  déjà  partie  aussi 

—  Comment,  partie?  n'avait-elle  pas  un  enfant 
avec  elle? 

—  Oui  :  un  petit  garçon  qui  a  pleuré.  Ils  se  sont 
en  allés  tous  les  deux  au  bout  de  deux  heures. 

—  En  allés,  où? 

—  D'où  ils  venaient,  apparemment.  Je  ne  leur 
ai  pas  demandé. 

—  Mais  pourquoi  donc  s'en  allaient -ils?  dit 
Germain  de  plus  en  plus  inquiet. 


Là  IIARB  kV  DIÂBLI.  lit 

»Dame!  est-ce  que  je  sais? 

—  On  ne  s*est  pas  entendu  sur  le  prix?  ce 
devait  être  pourtant  une  chose  convenue  d'avance. 

—  Je  ne  peux  rien  vous  en  dire.  Je  les  ai  vus 
entrer  et  sortir,  voilà  tout. 

Germain  se  dirigea  vers  la  ferme  et  questionna 
les  métayers.  Personne  ne  put  lui  expliquer  le 
fait;  mais  il  était  constant  qu'après  avoir  causé 
avec  le  fermier,  la  jeune  fille  était  partie  sans  rien 
dire,  emmenant  l'enfant  qui  pleurait. 

— Est-ce  qu'on  a  maltraité  mon  filsî  s'écria 
Germain  dont  les  yeux  s'enflammèrent. 

—  C'était  donc  votre  fils?  Comment  se  trouvait- 
il  avec  cette  petite?  D'où  êtes-vous  donc,  et  com- 
ment vous  appelle-tronî 

Germain,  voyant  que,  selon  l'habitude  du  pays, 
on  allait  répondre  à  ses  questions  par  d'autres 
({uestions,  frappa  du  pied  avec  impatience  et 
demanda  à  parler  au  maître. 

Le  maître  n'y  était  pas  :  il  n'avait  pas  coutume 
de  rester  la  journée  entière  quand  il  venait  à  la 
ferme.  Il  était  monté  à  cheval ,  et  il  était  parti  on 
ne  savait  pour  quelle  autre  de  ses  fermes. 

—  Mais  «afin,  dit  Germain  en  proie  à  une  vive 


IM  Là  MARE  AU  DIIBLI. 

anxiété,  ne  pouvez-vous  savoir  la  raison  du  départ 
de  cette  jeune  fille? 

Le  métayer  échangea  un  sourire  étrange  avec 
sa  femme,  puis  il  répondit  qu'il  n'en  savait  rien, 
que  cela  ne  le  regardait  pas.  Tout  ce  que  Germain 
put  apprendre,  c'est  que  la  jeune  fille  et  l'enfant 
étaient  allés  du  côté  de  Fourche.  Il  courut  à  Four- 
che :  la  veuve  et  ses  amoureux  n'étaient  pas  de 
retour,  non  plus  que  le  père  Léonard.  La  ser- 
vante lui  dit  qu'une  jeune  fille  et  un  enfant  étaient 
venus  le  demander,  mais  que,  ne  les  connaissant 
pas,  elle  n'avait  pas  voulu  les  recevoir,  et  leur 
avait  conseillé  d'aller  à  Mers. 

—  Et  pourquoi  avez-vous  refusé  de  les  rece- 
voir? dit  Germain  avec  humeur.  On  est  donc  bien 
méfiant  dans  ce  pays -ci,  qu'on  n'ouvre  pas  la 
porte  à  son  prochain? 

—  Ah  dame  1  répondit  la  servante ,  dans  une 
maison  riche  comme  celle-ci  on  a  raison  de  faire 
bonne  garde.  Je  réponds  de  tout  quand  les  maî- 
tres sont  absents,  et  je  ne  peux  pas  ouvrir  aux 
premiers  venus. 

—  C'est  une  laide  coutume,  dit  Germain,  et 
j'aimerais  mieux  être  pauvre  que  de  vivre  comme 


LA  MARE  AU  DIABLE.  IM 

cela  dans  la  crainte.  Adieu,  la  fille  I  adieu  à  votre 
Tilain  pays  ! 

n  s'enquit  dans  les  maisons  environnantes.  On 
avait  vu  la  bergère  et  l'enfant.  Comme  le  petit 
était  parti  de  Belair  à  l'improviste,  sans  toilette, 
avec  sa  blouse  un  peu  déchirée  et  sa  petite  peau 
d'agneau  sur  le  corps;  comme  aussi  la  petite 
Marie  était,  pour  cause,  fort  pauvrement  vêtue 
en  tout  temps ,  on  les  avait  pris  pour  des  men- 
diants. On  leur  avait  offert  du  pain;  la  jeune  fille 
en  avait  accepté  un  morceau  pour  l'enfant  qui 
avait  faim,  puis  elle  était  partie  très-vite  avec  lui, 
et  avait  gagné  les  bois. 

Germain  réfléchit  un  instant ,  puis  il  demanda 
si  le  fermier  des  Ormeaux  n'était  pas  venu  à 
Fourche. 

—  Oui,  lui  répondi^on;  il  a  passé  à  cheval  peu 
dlnstants  après  cette  petite. 

—  Estrce  qu'il  a  couru  après  elle? 

—  Ah  1  vous  le  connaissez  donc?  dit  en  riant  le 
cabaretier  de  l'endroit,  auquel  il  s'adressait.  Oui, 
certes;  c'est  un  gaillard  endiablé  pour  courir 
après  les  filles.  Mais  je  ne  crois  pas  qu'il  ait  at- 
trapé cell&-là;  quoique  après  tout,  s'il  l'eût  vue... 


in  là  MARK  AU  DIABLK. 

—  C'est  assez ,  merci  î  Et  il  vola  plutôt  qu'il  ne 
courut  à  récurie  de  Léonard.  Il  jeta  la  bâtine  sur 
la  Grise ,  sauta  dessus ,  et  partit  au  grand  galop 
dans  la  direction  des  bois  de  Chanteloube. 

Le  cœur  lui  bondissait  d'inquiétude  et  de  co- 
1ère,  la  sueur  lui  coulait  du  front.  Il  mettait  en 
sang  les  flancs  de  la  Grise,  qui ,  en  se  voyant  sur 
le  chemin  de  son  écurie,  ne  se  faisait  pourtant  pas 
prier  pour  courir. 


XIV 

LA  VIBILLI 

Germain  se  retrouva  bientôt  à  l'endroit  où  il 
avait  passé  la  nuit  au  bord  de  la  mare.  Le  feu 
fumait  encore;  une  vieille  femme  ramassait  le 
reste  de  la  provision  de  bois  mort  que  la  petite 
Marie  y  avait  entassée.  Germain  s'arrêta  pour  la 
questionner.  Elle  était  sourde,  et,  se  méprenact 
sur  ses  interrogations  : 

—  Oui,  mon  garçon,  dit-elle,  c'est  ici  la  Mare 
au  Diable.  C'est  un  mauvais  endroit,  et  il  ne  faut 


L4  MARI  AU  DIABLI.  IM 

pas  en  approcher  sans  jeter  trois  pierres  dedans 
de  la  main  gauche,  en  faisant  le  signe  de  la  croix 
de  la  main  droite  :  ça  éloigne  les  esprits.  Autre- 
ment il  arri\'e  des  malheurs  à  ceux  qui  en  font  le 
tour. 

—  Je  ne  vous  parle  pas  de  ca ,  dit  Germain  en 
s'approchant  d'elle  et  en  criant  à  tue-tête  : 

—  N*avez-vous  pas  vu  passer  dans  le  bois  une 
fille  et  un  enfant  t 

-^  Oui,  dit  la  vieille,  il  i^  eal  noyé  un  petit 
enfant  ! 

Germain  frémit  de  la  tête  aux  pieds;  mais  heu- 
reusement la  vieille  ajouta  : 

—  Il  y  a  bien  longtemps  de  ça;  en  mémoire 
de  l'accident  on  y  avait  planté  une  belle  croix; 
mais,  par  une  belle  nuit  de  grand  orage,  les  mau- 
vais esprits  Font  jetée  dans  l'eau.  On  peut  en  voir 
encore  un  bout.  Si  quelqu'un  avait  le  malheur  de 
s'arrêter  ici  la  nuit,  il  serait  bien  sûr  de  ne  pou- 
voir jamais  en  sortir  avant  le  jour.  Il  aurait  beau 
marcher,  marcher,  il  pourrait  faire  deux  cents 
Ueue.«  dans  le  bois  et  se  retrouver  toujour''^  à  la 
même  place. 

L'imagination  du  labouieurse  frappa  malgré 


m  LA    HARE    AU    DIABLE. 

lui  de  ce  qu'il  entendait,  et  l'idée  du  malheur  qui 
devait  arriver  pour  achever  de  j  ustifier  les  asser- 
tions de  la  vieille  femme,  s'empara  si  bien  de  sa 
tête,  qu'il  se  sentit  froid  par  tout  le  corps.  Déses- 
pérant d'obtenir  d'autres  renseignements,  il  re- 
monta à  cheval  et  recommença  de  parcourir  le 
bois  en  appelant  Pierre  de  toutes  ses  forces ,  et  en 
sifflant,  faisant  claquer  son  fouet,  cassant  les 
branches  pour  remplir  la  forêt  du  bruit  de  sa 
marche,  écoutant  ensuite  si  quelque  voix  lui 
répondait;  maisiln'entendait  que  la  cloche  des 
vaches  éparses  dans  les  tailiis,  et  le  cri  sauvage 
des  porcs  qui  se  disputaient  la  glandée. 

Enfin  Germain  entendit  derrière  lui  le  bruit 
d'un  cheval  qui  courait  sur  ses  traces,  et  un 
homme  entre  deux  âges,  brun,  robuste,  habillé 
comme  un  demi-bourgeois,  lui  cria  de  s'arrêter. 
Germain  n'avait  jamais  vu  le  fermier  des  Or- 
meaux; mais  un  instinct  de  rage  lui  fit  juger  de 
suite  que  c'était  lui.  Il  se  retourna,  et,  le  toisant 
de  la  tôte  aux  pieds,  il  attendit  ce  qu'il  avait  à 
lui  dire. 

—  N'avez-vous  pas  vu  passer  par  ici  une 
jeune  fille  de  quinze  ou  seize  ans,  avec  un  petit 


LA  HÂRE  kV  DIABLK.  125 

garçon?  dit  le  fermier  en  affectant  un  air  d'indif* 
lérence,  quoiqu'il  fût  visiblement  ému. 

—  Et  que  lui  voulez-vous?  répondit  Germain 
sans  chercher  à  déguiser  sa  colère. 

—  Je  pourrais  vous  dire  que  ça  ne  voas  re- 
garde pas ,  mon  camarade  !  mais  comme  je  n'ai 
pas  de  raisons  pour  le  cacher,  je  vous  dirai  que 
c'est  une  bergère  que  j'avais  louée  pour  l'année 
sans  la  connaître...  Quand  je  l'ai  vue  arriver,  elle 
m'a  semblé  trop  jeune  et  trop  faible  pour  l'ou- 
vrage de  la  ferme.  Je  l'ai  remerciée,  mais  je 
voulais  lui  payer  les  frais  de  son  petit  voyage ,  et 
elle  est  partie  fôchée  pendant  que  j'avais  le  dos 
tourné...  Elle  s'est  tant  pressée,  qu'elle  a  même 
oublié  une  partie  de  ses  effets  et  de  sa  bourse, 
qui  ne  contient  pas  grand'chose,  à  coup  sûr; 
quelques  sous  probablement!...  mais  enfin, 
comme  j'avais  à  passer  par  ici,  je  pensais  la  ren- 
contrer et  lui  remettre  ce  qu'elle  a  oublié  et  ce 
que  je  lui  dois. 

Germain  avait  l'âme  trop  honnête  pour  ne  pas 
hésiter  en  entendant  cette  histoire,  sinon  très- 
vraisemblable,  du  moins  possible,  n  attachait  un 
regard  perçant  sur  le  fermier,  qui  soutenait  cette 


IM  LA  MARS  AU  DIABLl 

investigation  avec  beaucoup  d'impudence  on  de 
candeur. 

—  Je  veux  en  avoir  le  oœur  net,  se  dit  Ger- 
main, et,  contenant  son  indignation  : 

—  C'est  une  fille  de  chez  nous,  dit-il;  je  la 
connais  :  elle  doit  être  par  ici...  Avançons  eD< 
semble...  nous  la  retrouverons  sans  doute. 

—  Vous  avez  raison,  dit  le  fermier.  Avan- 
ÇOD&....  et  pourtant,  si  nous  ne  la  trouvons  pas 
au  bout  de  l'avenue,  j'y  renonce...  car  il  faut 
que  je  prenne  le  chemin  d'Ardentes. 

—  Oh  1  pensa  le  laboureur,  je  ne  te  quitte 
pasl  quand  même  je  devrais  tourner  pendant 
vingt-quatre  heures  avec  toi  autour  de  la  Mare  au 
Diable  I 

—  Attendez  I  dit  tout  à  coup  Germain  en  fixant 
des  yeux  une  touffe  de  genêts  qui  s'agitait  singu- 
lièrement :  holà!  holàl  Petit- Pierre,  est-ce  toi, 
mon  enfant? 

L'enfant,  reconnaissant  la  voix  de  son  père 
sortit  des  genêts  en  sautant  comme  un  chevreuil, 
mais  quand  il  le  vit  dans  la  compagnie  du  fer- 
mier, il  s'arrêta  comme  effrayé  et  resta  incertain. 

—Viens,  mon  Pierre  1  Tiens,  c'est  moi  I  s'écria 


Là  MiRE  AU  DIABLB.  IIT 

le  laboureur  en  courant  après  lui^  et  en  sautant  k 
bas  de  son  cheval  pour  le  prendre  dans  ses  bras  : 
et  où  est  la  petite  Marie? 

—  Elle  est  là,  qui  se  cache,  parce  qu'elle  a 
peur  de  ce  vilain  homme  noir,  et  moi  aussi. 

—  Eh!  sois  tranquille;  je  suis  là...  fifariel 
Marie  !  c'est  moi  1 

Marie  approcha  en  rampant,  et  dès  qu'elle  vit 
Germain,  que  le  fermier  suivait  de  près,  elle 
courut  se  jeter  dans  ses  bras;  et,  s'attachant  à  lui 
comme  une  fille  à  son  père  : 

—  Ah!  mon  brave  Germain,  lui  dit-elle,  vous 
me  défendrez  ;  je  n'ai  pas  peur  avec  vous. 

Germain  eut  le  frisson.  Il  regarda  Marie  :  elle 
était  pâle ,  ses  vêtements  étaient  déchirés  par  les 
épines  où  elle  avait  couru,  cherchant  le  fourré, 
comme  une  biche  traquée  par  les  chasseurs. 
Mais  il  n'y  avait  ni  honte  ni  désespoir  sur  sa 
figure. 

—  Ton  maître  veut  te  parler,  lui  dit-il,  en  ob< 
servant  toujours  ses  traits. 

—  Mon  maître?  dit-elle  fièrement;  cet  homme> 
là  n'est  pas  mon  maître  et  ne  le  sera  jamais!... 
C'est  vous,  Germain,  qui  êtes  mon  maître.  Je 


IM  LA  MARE  AU  DIABLI. 

veux  que  vous  me  remeniez  avec  vous...  Je  vous 
servibai  pour  rien  ! 

Le  fermier  s'était  avancé,  feig;nant  lui  peu 
d'impatience. 

—  Hé!  la  petite,  dit-il,  vous  avez  oublié  chez 
nous  quelque  chose  que  je  vous  rapporte. 

—  Nenni,  monsieur,  répondit  la  petite  Marie, 
je  n'ai  rien  oublié,  et  je  n'ai  rien  à  vous  de- 
mander... 

—  Écoutez  un  peu  ici,  reprit  le  fermier,  j'ai 
quelque  chose  à  vous  dire,  moi!...  Allons!... 
n'ayez  pas  peur...  deux  mots  seulement... 

—  Vous  pouvez  les  dire  tout  haut...  je  n'ai  pas 
de  secrets  avec  vous. 

—  Venez  prendre  votre  argent,  au  moins. 

—  Mon  argent?  Vous  ne  me  devez  rien.  Dieu 
merci! 

—  Je  m'en  doutais  bien,  dit  Germain  à  demi- 
voix;  mais  c'est  égal,  Marie...  écoute  ce  qu'il  a 
à  te  dire...  car,  moi,  je  suis  curieux  de  le  savoir. 
Tu  me  le  diras  après  :  j'ai  mes  raisons  pour  ça. 
Va  auprès  de  son  cheval...  je  ne  te  perds  pas 
de  vue. 

Marie  fit  trois  pas  vers  le  fermier,  qui  lui  dit, 


Là  MARI  AU  DIABLS.  IM 

en  se  penchant  sur  le  pommeau  de  sa  selle  et  en 
baissant  la  voix  : 

—  Petite,  voilà  un  beau  louis  d'or  pour  toi  I  tu 
ne  diras  rien,  entends-tu?  Je  dirai  que  je  l'ai 
trouvée  trop  faible  pour  l'ouvrage  de  ma  ferme... 
Et  qu'il  ne  soit  plus  question  de  ça...  Je  repas- 
serai par  chez  vous  un  de  ces  jours;  et  si  tu  n'as 
rien  dit,  je  te  donnerai  encore  quelque  chose... 
Et  puis,  si  tu  es  plus  raisonnable ,  tu  n'as  qu*à 
parler  :  jeté  ramènerai  chez  moi,  ou  bien,  j'irai 
causer  avec  toi  à  la  brune  dans  les  prés.  Quel 
cadeau  veux-tu  que  je  te  porte? 

—  Voilà,'monsieur,  le  cadeau  que  je  vous  fais, 
moi  I  répondit  à  voix  haute  la  petite  Marie,  en  lui 
jetant  son  louis  d'or  au  visage,,,  et  même  assez 
rudement.  Je  vous  remercie  beaucoup,  et  vous 
prie,  quand  vous  repasserez  par  chez  nous,  de 
me  faire  avertir  :  tous  les  garçons  de  mon  endroit 
iront  vous  recevoir,  parce  que  chez  nous,  on  aime 
fort  les  bourgeois  qui  veulent  en  conter  au.\ 
pauvres  filles  1  Vous  verrez  ça,  on  vous  attendra. 

—  Vous  4tes  une  menteuse  et  une  sotte  langue  l 
dit  le  fermier  courroucé,  en  levant  son  bâton 
d'un  air  de  menace.  Vous  voudriez  faire  croire 


lit  LA  MARE  AU  DiABLt. 

ce  qui  n'est  point,  mais  vous  ne  me  tirerez  pu 
d'argent  :  on  connaît  vos  pareilles  1 

Marie  s'était  reculée  effirayée;  mais  Germain 
s'était  élancé  à  la  bride  du  cheval  du  fermier,  et, 
la  secouant  avec  force  : 

—  C'est  entendu,  maintenant!  dit- il,  et  nouf 
▼oyons  assez  de  quoi  il  retourne...  A  terre  1  moD 
homme  1  à  terre  1  et  causons  tous  les  deux  t 

Le  fermier  ne  se  souciait  pas  d'engager  la  partie  : 
il  éperonna  son  cheval  pour  se  dégager,  et  voulut 
frapper  de  son  bâton  les  mains  du  latKmreur  pour 
lui  faire  lâcher  prise;  mais  Germain  esquiva  le 
coup ,  et,  lui  prenant  la  jambe,  il  le  désarçonna 
et  le  fit  tomber  sur  la  fougère,  où  il  le  terrassa, 
quoique  le  fermier  se  fUt  remis  sur  ses  pieds  et 
se  défendit  vigoureusement.  Quand  il  le  tint  souf 
;ui: 

—  Homme  de  peu  de  cœurl  lui  dit  Germain, 
je  pourrais  te  rouer  de  coups  si  je  voulais  !  Mais 
je  n'aime  pas  à  faire  du  mal,  et  d'ailleurs  aucune 
correction  n'amenderait  ta  conscience...  Cepen- 
dant ,  tu  ne  bougeras  pas  d'ici  que  tu  n'aies  de» 
nandé  pardon ,  à  genoux,  à  cette  jeune  fille. 

Le  fermier,  qui  conaaissait  ces  sortes  d'affiûres 


1.4  MARK  AD  DUBLK.  iSl 

voulut  prendre  la  chose  en  plaisantene.  Il  pré- 
tendit que  son  péché  n'était  pas  si  grave  ^  puis- 
qu'il ne  consistait  qu'en  paroles,  e*.  qu'il  voulait 
bien  demander  pardon,  à  condition  qu'il  embras- 
serait la  liUe,  que  Ton  irait  boire  une  pinte  de  vin 
au  plus  prochain  cabaret ,  et  qu'on  se  quitterait 
bons  amis. 

—  Tu  me  fais  peine  !  lui  répondit  Germain  en 
lui  poussant  la  face  contre  terre,  et  j'ai  hÂte  de 
ne  plus  voir  ta  méchante  mine.  Tiens ,  rougis  à 
tu  peux ,  et  tâche  de  prendre  le  chemin  des  q^- 
fronteux  *  quand  tu  passeras  par  chez  now. 

n  ramassa  le  bâton  de  houx  du  fermier,  le  brisa 
sur  son  genou  pour  lui  montrer  la  force  de  ses 
poignets ,  et  en  jeta  les  morceaux  au  loin  avec 
mépris. 

Puis,  prenant  d'une  main  son  fils,  et  de  l'autre 
la  petite  Marie,  il  s'éloigna  tout  tremblant  d'io- 
dignation. 


1 .  C'est  le  ^etnin  qui  dotonras  de  U  rue  priseipal*  I  l'entrée  des  tQ* 
lages  et  les  eâtoie  k  l'eitériear.  On  sappose  que  les  lens  qai  craignent 
d«  reeciroir  quelque  af  roni  mérité  le  prenaeit  |ou  érittr  d'être  tu. 


132  LA  MARI  AU  DIABLI. 

XV 

LB    RBTOUR   A   LA   rBRMR 

Au  bout  d'uD  quart  d'heure  ils  avaient  franchi 
les  brandes.  Ils  trottaient  sur  la  grand'route,  et  la 
Grise  hennissait  à  chaque  objet  de  sa  connais- 
sance. Petit-Pierre  racontait  à  son  père  ce  qu*il 
avait  pu  comprendre  dans  ce  qui  s'était  passé. 

—  Quand  nous  sommes  arrivés,  dit -il,  cet 
homme-là  est  venu  pour  parler  à  ma  Marie  dans 
la  bergerie  où  nous  avons  été  tout  de  suite ,  pour 
voir  les  beaux  moutons.  Moi ,  J'étais  monté  dans 
la  crèche  pour  jouer,  et  cet  homme -là  ne  me 
voyait  pas.  Alors  il  a  dit  bonjour  à  ma  Mîurie,  et 
il  l'a  embrassée. 

—  Tu  t'es  laissé  embrasser,  Marie T  dit  Ger- 
main tout  tremblant  de  colère. 

—  J'ai  cru  que  c'était  une  honnêteté,  une  cou- 
tume de  l'endroit  aux  arrivées,  comme,  chez 
vous,  la  grand'mère  embrasse  les  jeunes  filles 
qui  entrent  à  son  service ,  pour  leur  faire  voir 
qu^elle  les  adopte  et  qu'elle  leur  sera  comme  une 
Bière. 


ta  MARS  kV  DIABLE.  Il» 

—  Et  puis  alors,  reprit  petit  Pierre,  qui  était 
fier  d'avoir  à  raconter  une  aventure,  cet  homme-là 
fa  dit  quelque  chose  de  vilain,  quelque  chose  que 
tu  m'as  dit  de  ne  jamais  répéter  et  de  ne  pas  m'en 
souvenir  :  aussi  je  l'ai  oublié  bien  vite.  Cepen- 
dant, si  mon  père  veut  que  je  lui  dise  ce  que 
c'était... 

—  Non,  mon  Pierre,  je  ne  veux  pas  l'entendre, 
et  je  veux  que  tu  ne  t'en  souviennes  jamais. 

—  En  ce  cas ,  je  vas  l'oublier  encore ,  reprit 
l'enfant.  Et  puis  alors ,  cet  homme-là  a  eu  l'air 
de  se  fâcher  parce  que  Marie  lui  disait  qu'elle 
s'en  irait.  11  lui  a  dit  qu'il  lui  donnerait  tout  ce 
qu'elle  voudrait,  cent  francs!  Et  ma  Marie  s'est 
fâchée  aussi.  Alors  il  est  venu  contre  elle,  comme 
s'il  voulait  lui  faire  du  mal.  J'ai  eu  peur,  et  je  me 
«uis  jeté  contre  Marie  en  criant.  Alors  cet  homme- 
là  a  dit  comme  ça  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que 
çaî  d'où  sort  cet  enfant -là?  Mettez- moi  ça 
dehors.  »  Et  il  a  levé  son  bâton  pour  me  battre. 
Mais  ma  Marie  Ta  empêché,  et  elle  lui  a  dit 
comme  ça  :  «  Nous  causerons  plus  tard^  mon- 
sieur; à  présent  il  faut  que  je  conduise  cet  entani- 
là  à  Fourche,  et  puis  je  reviendrai.  »  Et  aussitôt 

t 


U«  L4  MARI  AU  DIABLK. 

qu'il  a  été  sorti  de  la  bergerie ,  ma  Marie  m'a  dil 
cx)mme  ça  :  <  Sauvons- nous,  mon  Pierre,  aUon** 
nou8-en  d'ici  bien  vite,  car  cet  homme -là  est 
méchant,  et  il  ne  nous  ferait  que  du  mal.  »  Alorg 
nous  avons  passé  derrière  les  granges,  nous  avons 
passé  un  petit  pré,  et  nous  avons  été  à  Fourche 
pour  te  chercher.  Mais  tu  n'y  étais  pas  et  on  n'a 
pas  voulu  nous  laisser  t'attendre.  Et  alors  cet 
homme-là  j  qui  était  monté  sur  son  cheval  noir, 
est  venu  derrière  nous,  et  nous  nous  sommes 
sauvés  plus  loin,  et  puis  nous  avons  été  nous 
cacher  dans  le  bois.  Et  puis  il  y  est  venu  aussi, 
et  quand  nous  Tentendiona  venir,  nous  nous  ca- 
chions. Et  puis,  quand  il  avait  passé  nous  re- 
commencions à  courir  pour  nous  en  aller  chei 
nous;  et  puis  enfin  tu  es  venu,  et  tu  nous  a 
trouvés;  et  voilà  coname  tout  ça  est  arrivé. 
N'est-ce  pas,  ma  Marie ,  que  je  n'ai  rien  oublié? 

—  Non,  mon  Pierre,  et  ça  est  la  vérité.  A 
présent,  Germain,  vous  rendrez  témoignage  fwur 
moi,  et  vous  direz  à  tout  le  monde  de  chez  nous 
que  si  je  n'ai  pas  pu  rester  là-bas,  ce  n'est  pas 
faute  de  courage  et  d'envie  de  travailler. 

—  Et  toi,  Mahei  ditGenxuùn ,  je  te  prierai  dt 


!LA  MARE  AU  DIABLE.  tU 

te  demander  à  toi-même  si^  quand  il  s'agit  de 
défendre  une  femme  et  de  punir  un  insolent,  un 
homme  de  vingt -huit  ans  n'est  pas  trop  vieux? 
Je  voudrais  un  peu  savoir  si  Bastien ,  ou  tout 
autre  joU  garçon,  riche  de  dix  ans  moins  que 
moi,  n'aurait  pas  été  écrasé  par  cet  homme -là , 
comme  dit  Petit- Pierre  :  qu'en  penses -tu  î 

—  Je  pense,  Germain,  que  vous  m'avez  rendu 
un  grand  service,  et  que  je  vous  en  remercierai 
toute  ma  vie. 

—  C'est  là  tout! 

—  Mon  petit  père,  dit  l'enfant,  je  n'ai  pas 
pensé  à  dire  à  la  petite  Marie  ce  que  je  t'avais 
promis.  Je  n'ai  pas  eu  le  temps,  mais  je  le  lui 
dirai  à  la  maison,  et  je  le  dirai  aussi  à  ma  grand'- 
mère. 

Cette  promesse  de  son  enfant  donna  enfin  à 
réfléchir  à  Germain.  Il  s'agissait  maintenant  de 
g'exphquer  avec  ses  parents ,  et ,  en  leur  disant 
ses  griefs  contre  la  veuve  Guérin ,  de  ne  pas  leur 
dire  quelles  autres  idées  l'avaient  disposé  à  tant 
de  clairvoyance  et  de  sévérité.  Quand  on  est  heu- 
reux et  fier,  le  courage  de  faire  accepter  son 
bonheur  aux  autres  parait  facile;  mais  éi^  rebut 


Ilf  LA  MARK  àU  DIABLK. 

d'un  cOté,  blâmé  de  Tautre,  ne  fait  pas  une  situ»- 
tion  fort  agréable.  ^ 

Heureusement  j  le  petit  Pierre  dormait  quand 
Us  arrivèrent  à  la  métairie^  et  Germain  le  déposa, 
sans  réveiller,  sur  son  lit.  Puis  il  entra  sur  toutes 
les  explications  qu'il  put  donner.  Le  père  Mau- 
rice, assis  sur  son  escabeau  à  trois  pieds,  à  l'entrée 
de  la  maison,  Técouta  gravement,  et,  quoiqu'il 
fût  mécontent  du  résultat  de  ce  voyage ,  lorsque 
Germain,  en  racontant  le  système  de  coquetterie 
de  la  veuve  ;  demanda  à  son  beau -père  s'il  avait 
le  temps  d'aller  les  cinquante-deux  dimanches  de 
l'année  faire  sa  cour,  pour  risquer  d'être  renvoyé 
au  bout  de  Tan,  le  beau-père  répondit,  en  inclH 
nant  la  tête  en  signe  d'adhésion  :  a  Tu  n'as  pas 
tort,  Germain  ;  ça  ne  se  pouvait  pas.  »  Et  ensuite, 
quand  Germain  raconta  comme  quoi  il  avait  été 
forcé  de  ramener  la  petite  Marie  au  plus  vite 
pour  la  soustraire  aux  insultes,  peut-être  aux 
violences  d'un  indigne  maître,  le  père  Maurice 
approuva  encore  de  la  tête  en  disant  :  «  Tu  n'as 
pas  eu  tort,  Germain;  ça  se  devait.  » 

Quand  Germain  eut  achevé  son  récit  et  donné 
toutes  ses  raisons ,  le  beau-père  et  la  belle-mère 


Ll  MARI  AU  DIÂBLI.  ItT 

firent  simultanément  mi  gros  soupir  de  résigna- 
tion, ec  se  regardant.  Puis,  le  chef  de  famille  se 
leva  en  disant  :  «  Allons  !  que  la  volonté  de  Dieu 
toit  faite  I  l'amitié  ne  se  conmiande  pas  !  » 

—  Venez  souper,  Germain,  dit  la  belle -mère. 
n  est  malheureux  que  ça  ne  se  soit  pas  mieux  ar- 
rangé; mais,  enfin,  Dieu  ne  le  voulait  pas,  à  ce 
qu'il  parait,  n  faudra  voir  ailleurs. 

—  Oui,  ajouta  le  vieillard),  comme  dit  ma 
fenmie,  on  verra  ailleurs. 

n  n'y  eut  pas  d'autre  bruit  à  la  maison,  et 
quand,  le  lendemain,  le  petit  Pierre  se  leva  avec 
les  alouettes,  au  point  du  jour,  n'étant  plus  excité 
par  les  événements  extraordinaires  des  jours  pré- 
cédents, il  retomba  dans  Tapathie  des  petits 
paysans  de  son  ftge,  oublia  tout  ce  qui  lui  avait 
trotté  par  la  tête,  et  ne  songea  plus  qu'à  jouer 
avec  ses  frères  et  à  faire  V homme  avec  les  bœufs 
et  les  chevaux. 

Germain  essaya  d'oublier  aussi,  en  se  replon- 
geant dans  le  travail;  mais  il  devint  si  triste  et  si 
distrait,  que  tout  le  monde  le  remarqua.  Q  ne 
parlait  pas  à  la  petite  Marie ,  il  ne  la  regardait 
même  pas;  et  pourtant  si  on  lui  eût  demandé 

1. 


III  Li  MARE  AU  DIABLI. 

dans  quel  pré  elle  était  et  par  quel  chemin  elle 
avait  passé ,  il  n'était  point  d'heure  du  jour  où  il 
n'eût  pu  le  dire  s'il  avait  voulu  répondre.  Il  n'avait 
pas  osé  demander  à  ses  parents  de  la  recueillir  à 
la  ferme  pendant  l'hiver,  et  pourtant  il  savait  bien 
qu'elle  devait  gooftir  de  la  misère.  Mais  elle  n'en 
soufirit  pas,  et  la  mère  Guillette  ne  put  jamais 
comprendre  comment  sa  petite  provision  de  bois 
ne  diminuait  point,  et  conmient  son  hangar  se 
trouvait  rempli  le  matin  lorsqu'elle  l'avait  laissé 
presque  vide  le  soir.  Il  en  fut  de  même  du  blé  et 
des  pommes  de  terre.  Quelqu'un  passait  par  la 
lucarne  du  grenier,  et  vidait  un  sac  sur  le  plan- 
cher  sans  réveiller  personne  et  sans  laisser  de 
traces.  La  vieille  en  fut  à  la  fois  inquiète  et  réjouie; 
elle  engagea  sa  fille  à  n'en  point  parler,  disant 
que  si  on  venait  à  savoir  le  miracle  qui  se  faisait 
chez  elle ,  on  la  tiendrait  pour  sorcière.  Elle  pen- 
sait bien  que  le  diable  s'en  mêlait,  mais  elle  n'était 
pas  pressée  de  se  brouiller  avec  lui  en  appelant 
les  exorcismes  du  curé  sur  sa  maison;  elle  se 
disait  qu'il  seueit  temps,  lorsque  Satan  viendrait 
Im  demander  son  âme  en  retour  de  ses  bienfaits. 
La  petite  Marie  comprenait  mieux  la  vérité. 


&4  MARE  AU  DUBLI.  IM 

mais  elle  n'osait  en  parler  à  Germain ,  de  peur  de 
le  voir  revenir  à  son  idée  de  mariage,  et  eHe 
feignait  avec  lui  de  ne  s'apercevoir  de  rien. 


XVI 

LA  HàRB  HAURICB 

Un  jour  la  mère  Maurice  se  trouvant  seule  dans 
le  verger  avec  Germain ,  lui  dit  d'un  air  d'amitié  : 
«  Mon  pauvre  gendre,  je  crois  que  vous  n'êtes  pas 
bien.  Vcus  ne  mangez  pas  aussi  bien  qu'à  l'ordi- 
naire, vous  ne  riez  plus,  vous  causez  de  moins  en 
moins.  Est-ce  que  quelqu'un  de  chez  nous,  ou 
nous-mêmes,  sans  le  savoir  et  sans  le  vouloir, 
vous  avons  fait  de  la  peine? 

—  Non,  ma  mère,  répondit  Germain,  vous  avez 
toujours  été  aussi  bonne  pour  moi  que  la  mère 
qui  m'a  mis  au  monde,  et  je  serais  un  ingrat 
si  je  me  plaignais  de  vous,  ou  de  votre  mari,  ou 
de  personne  de  la  maison. 

—  En  ce  cas ,  mon  enfant ,  c'est  le  chagrin  de 
la  mort  de  votre  femme  qui  vous  revient.  Au  lien 


IM  LA  MARE  AU  DIABLE 

de  s'en  aller  avec  le  temps,  votre  ennui  empire , 
et  il  faut  absolument  faire  ce  que  votre  beau-père 
TOUS  a  dit  fort  sagement  :  il  faut  vous  remarier. 

—  Oui,  ma  mère,  ce  serait  aussi  mon  idée; 
mais  les  femmes  que  vous  m'avez  conseillé  de 
rechercher  ne  me  conviennent  pas.  Quand  je  les 
vois,  au  lieu  d'oublier  ma  Catherine,  j'y  pense 
davantage. 

—  C'est  qu'apparemment ,  Germain,  nous  n'a- 
vons pas  su  deviner  votre  goût.  Il  faut  donc  que 
vous  nous  aidiez,  en  nous  disant  la  vérité.  Sans 
doute  il  y  a  quelque  part  une  femme  qui  est  faite 
pour  vouis,  car  le  bon  Dieu  ne  fait  personne  sans 
lui  réserver  son  bonheur  dans  une  autre  personne. 
Si  donc  vous  savez  où  la  prendre,  cette  femme 
qu'il  vous  faut,  prenez- la;  et  qu'elle  soit  belle  ou 
laide,  jeune  ou  vieille,  riche  ou  pauvre,  nous 
sommes  décidés,  mon  vieux  et  moi,  à  vous 
donner  consentement;  car  nous  sommes  fatigués 
de  vous  voir  triste,  et  nous  ne  pouvons  pas  vivre 
tranquilles  si  vous  ne  l'êtes  point. 

—  Ma  mère,  vous  êtes  aussi  bonne  que  le  bon 
Dieu ,  et  mon  père  pareillement ,  répondit  Ger- 
main; mais  votre  compassion  ne  peut  pas  porter 


LA  UARB  kV  DIABLE.  Ul 

remède  à  mes  ennuis  :  la  fille  que  je  voudras  ne 
veut  point  de  moi. 

—  C'est  donc  qu'elle  est  trop  jeune?  S'attacher 
à  une  jemiesse  est  déraison  pour  vous. 

—  Eh  bien  !  oui,  bonne  mère,  j'ai  cette  folie  de 
m'être  attaché  à  une  jeunesse,  et  je  m'en  blâme.  Je 
fais  mon  possible  pour  n'y  plus  penser;  mais  que 
je  travaille  ou  que  je  me  repose,  que  je  sois  à  la 
messe  ou  dans  mon  lit,  avec  mes  enfants  ou  avec 
vous,  j'y  pense  toujours,  je  ne  peux  penser  à  autre 
chose. 

—  Alors  c'est  comme  un  sort  qu'on  vous  a  jeté, 
Germain?  tl  n'y  a  à  ça  qu'un  remède,  c'est  que 
cette  fille  change  d'idée  et  vous  écoute.  Il  faudra 
donc  que  je  m'en  mêle,  et  que  je  voie  si  c'est  pos- 
sible. Vous  allez  me  dire  où  elle  est  et  comment 
on  l'appelle. 

—  Hélas!  ma  chère  mère,  je  n'ose  pas,  dit  Ger- 
main, parce  que  vous  allez  vous  moquer  de  moi. 

—  Je  ne  me  moquerai  pas  de  vous,  Germain, 
parce  que  vous  êtes  dans  la  peine  et  que  je  ne 
veux  pa«  vous  y  mettre  davantage.  Serait-G4 
point  la  FanchetteT 

—  Non,  ma  mke,  ça  ne  Test  poini. 


142  LA  MARE  AU  DIÀBLI. 

—  Ou  la  Rosette? 

—  Non. 

—  Dites  donc,  car  je  n'en  finirai  pas,  s'il  faut  qut 
je  nomme  toutes  les  filles  du  pays. 

Germain  baissa  la  tête  et  ne  put  se  décider  à  ré- 
pondre. 

—  Allons!  dit  la  mère  Maurice,  je  vous  laisse 
tranquille  pour  aujourd'hui ,  Germain  ;  peut-être 
que  demain  vous  serez  plus  confiant  avec  moi,  ou 
bien  que  votre  belle-sœur  sera  plus  adroite  à  vous 
questionner. 

Et  elle  ramassa  sa  corbeille  pour  aller  étendre 
son  linge  sur  les  buissons. 

Germain  fit  conune  les  enfants  qui  se  décident 
quand  ils  voient  qu'on  ne  s'occupera  plus  d'etx. 
0  suivit  sa  belle -mère,  et  lui  nomma  enfin  en 
tremblant  la  petite  Marie  à  la  Guillette. 

Grande  fut  la  surprise  de  la  mère  Maurice  : 
c'était  la  dernière  à  laquelle  elle  eût  songé.  Mais 
elle  eut  la  délicatesse  de  ne  point  se  récrier,  et  de 
faire  mentalement  ses  commentaires.  Puis,  voyant 
que  son  silence  accablait  Germain,  elle  lui  tendit 
sa  corbeille  en  lui  disant  :  —  Alors  est-ce  une 
raison  pour  ne  point  m'aider  dans  mon  travail? 


LA  MARK  AV  DIABLK.  143 

Portez  donc  cette  charge,  et  venez  parler  ayee 
moi.  Avez-vous  bien  réfléchi,  Germain?  étes-vous 
bien  décidé? 

—  Hélas  !  ma  chère  mère,  ce  n'est  pas  comme 
cela  qu'il  faut  parler  :  je  serais  décidé  si  je  pouvais 
réussir;  mais  comme  je  ne  serais  pas  écouté,  je 
ne  suis  décidé  qu'à  m'en  guérir  si  je  peux. 

—  Et  si  vous  ne  pouvez  pas? 

—  Toute  chose  a  son  terme,  mère  Maurice  : 
quand  le  cheval  est  trop  chargé ,  il  tombe;  et 
quand  le  bœuf  n'a  rien  à  manger,  il  meurt. 

—  G  est  donc  à  dire  que  vous  mourrez,  si  vous 
ne  réussissez  point?  A  Dieu  ne  plaise^  Germain! 
Je  n'aime  pas  qu'un  homme  comme  vous  dise  de 
ces  choses-là,  parce  que  quand  il  les  dit  il  les  pense. 
Vous  êtes  d'un  grand  courage,  et  la  faiblesse  est 
iangereuse  chez  les  gens  forts.  Allons,  prenez  de 
l'espérance.  Je  ne  conçois  pas  qu'une  fille  dans 
la  misère,  et  à  laquelle  vous  faites  beaucoi^ 
d'honneur  en  la  recherchant,  puisse  vous  refuser. 

—  C'est  pourtant  la  vérité ,  elle  me  refuse. 

—  Et  quelles  raisons  vous  en  donne-t-elle? 

—  Que  vous  lui  avez  toujours  fait  du  bien,  que 
sa  famille  doit  beaucoup  à  la  vdfare,  et  qu'elle  ne 


144  Là  Mà&S  kV  BUBLfe. 

veut  point  vous  déplaire  en  me  détoumaDt  d'un 
mariage  riche. 

—  Si  elle  dit  cela,  elle  prouve  de  bons  senti- 
ments,  et  c'est  honnête  de  sa  part.  Mais  en  vous 
disant  cela,  Germain,  elle  ne  vous  guérit  point, 
car  elle  vous  dit  sans  doute  qu'elle  vous  aime,  et 
qu'elle  vous  épouserait  si  nous  le  voulions? 

—  Voilà  le  pirel  elle  dit  que  son  cœur  n'est 
point  porté  vers  moi. 

—  Si  elle  dit  ce  qu'elle  ne  pense  pas,  pour 
mieux  vous  éloigner  d'elle ,  c'est  une  enfant  qui 
mérite  que  nous  l'aimions  et  que  nous  passions 
par-dessus  sa  jeunesse  à  cause  de  sa  grande 
raison.  ' 

—  Oui!  dit  Germain,  frappé  d'une  espérance 
qu'il  n'avait  pas  encore  conçue  :  ça  serait  bien 
sage  et  bien  comme  il  faut  de  sa  part!  mais  si  elle 
est  si  raisonnable,  je  crains  bien  que  c'est  à  cause 
que  je  lui  déplais. 

—  Germain,  dit  la  mère  Maurice,  vous  allea 
me  promettre  de  vous  tenir  tranquille  pendant 
toute  la  semaine,  de  ne  vous  point  tourmenter, 
de  manger,  de  dormir,  et  d'être  gai  comme  au- 
trefois. Moi,  je  parlerai  à  mon  vieux,  et  si  je  la 


LA  MARK   ATT  DIABLfi.  I4f 

fais  consentir,  vous  saurez  alors  le  vrai  sentiment 
de  la  fille  à  votre  endroit. 

Germain,  promit,  et  la  semaine  se  passa  sans 
que  le  père  Maurice  lui  dît  un  mot  en  particulier 
et  parût  se  douter  de  rien.  Le  laboureur  s'efforça 
de  paraître  tranquille,  mais  il  était  toujours  plus 
pâle  et  plus  tourmenté* 

XVII. 

LA  PETITE  MARIE. 

Enfin,  le  dimanche  matin,  au  sortir  de  la 
messe,  sa  belle-mère  lui  demanda  ce  qu'il  avait 
obtenu  de  sa  bonne  amie  depuis  la  conversation 
dans  le  verger. 

—  Mais,  rien  du  tout,  répondit-il.  Je  ne  lui  ai 
pas  parlé. 

—  Comment  donc  voulez-vous  la  persuader  si 
vous  ne  lui  parlez  pas? 

—  Je  ne  lui  ai  parlé  qu'une  fois,  répondit  Ger- 
main. C'est  quand  nous  avons  été  ensemble  à 
Fourche;  et,  depuis  ce  temps-là,  je  ne  lui  ai  pas 
dit  un  seul  mot.  Son  refus  m'a  fait  tant  de  peine 

9 


IM  LA  MARE  AU  DIABL8. 

que  j'aime  mieux  ne  pas  l'entendre  recommencer 
à  me  dire  qu'elle  ne  m'aime  pas. 

—  Eh  bien,  mon  fils,  il  faut  lui  parler  mainte- 
nant; votre  beau-père  vous  autorise  à  le  faire. 
Allés,  décidez-vous!  je  vous  le  dis,  et,  s'il  le 
fout,  je  le  veux;  car  vous  ne  pouvez  pas  rester 
dans  ce  doute -là. 

Germain  obéit.  Il  arriva  chez  la  Guillette,  la 
Mie  basse  et  l'air  accablé.  La  petite  Marie  était 
seule  au  coin  du  feu,  si  pensive  qu'elle  n'entendit 
pas  venir  Germain.  Quand  elle  le  vit  devant  elle, 
elle  sauta  de  surprise  sur  sa  chaise,  et  devint 
toute  rouge. 

—  Petite  Marie,  lui  dit-il  en  s'asseyant  auprès 
d'elle,  je  viens  te  faire  de  la  peine  et  t'ennuyer, 
je  le  sais  bien  :  mais  f  homme  et  la  femme  de  chez 
nom  (désignant  ainsi,  selon  l'usage,  les  chefs  de 
famille)  veulent  que  je  te  parle  et  que  je  te  de- 
mande de  m'épouser.  Tu  ne  le  veux  pas  toi,  je 
m'y  attends. 

—  Germain,  répondit  la  petite  Marie,  c'est 
donc  .décidé  que  vous  m'aimez? 

—  Ça  te  fiche,  je  le  sais,  mais  ce  n'est  pas  ma 
faute  :  à  tu  pouvais  changer  d'avis,  je  serais  trop 


L4  MAEI   kV  DIABLE.  UT 

eontent  j  et  sans  doute  je  ne  mérite  pas  que  cela 
soit.  Voyons,  regarde-moi^  Marie,  je  suis  donc 
bien  affreux? 

—  NoD,  Germain,  répondit-elle  en  souriant, 
TOUS  êtes  plus  beau  que  moi. 

—  Ne  te  moque  pas;  regarde-moi  avec  indul- 
gence; il  ne  me  manque  encore  ni  un  cheveu  ni 
une  dent.  Mes  yeux  te  disent  que  je  t'aime.  Re- 
garde-moi donc  dans  les  yeux,  ça  y  est  écrit,  et 
toute  fille  sait  lire  dans  cette  écriture -là. 

Marie  regarda  dans  les  yeux  de  Germain  avec 
son  assurance  enjouée  :  puis,  tout  à  coup,  elle 
détourna  la  tête  et  se  mit  à  trembler. 

—  Ah  !  mon  Dieu!  je  te  fais  peur,  dit  Germain, 
tu  me  regardes  comme  si  j'étais  le  fermier  des 
Ormeaux.  Ne  me  crains  pas^  je  t'en  prie,  cela  me 
Cût  trop  de  mal.  Je  ne  te  dirai  pas  de  mauvaises 
paroles^  moi;  je  ne  t'embrasserai  pas  malgré  toi, 
el  quand  tu  voudras  que  je  m'en  aille,  tu  n'auras 
qu'à  me  montrer  la  porte.  Voyons,  faut-il  que  je 
aorte  pour  que  tu  finisses  de  trembler? 

Marie  tei  dit  la  main  au  laboureur,  mais  sans 
détourner  sa  tète  penchée  fers  le  foyer,  et  sans 
direunoM»! 


148  LA  MARK  AU  DIABLI. 

—  Je  comprends,  dit  Germain;  tu  me  plains, 
car  tu  es  bonne;  tu  es  fâchée  de  me  rendre 
malheureux  :  maia  tu  ne  peux  pourtant  pas 
m'aimerî 

—  Pourquoi  me  dites-vous  de  ces  choses-là, 
Germain?  répondit  enfin  la  peUte  Marie,  vous 
voulez  donc  me  faire  pleurer? 

—  Pauvre  petite  fille,  tu  as  bon  cœur,  je  le 
sais;  mais  tu  ne  m'aimes  pas,  et  tu  me  caches  ta 
figure  parce  que  tu  crains  de  me  laisser  voir  ton 
déplaisir  et  ta  répugnance.  Et  moi  !  je  n'ose  pas 
seulement  te  serrer  la  main!  Dans  le  bois,  quand 
mon  fils  dormait,  et  que  tu  dormais  aussi,  j'ai 
failli  t'embrasser  tout  doucement.  Mais  je  serais 
mort  de  honte  plutôt  que  de  te  le  demander,  et 
j'ai  autant  souffert  dans  cette  nuit-là  qu'un  homme 
qui  brûlerait  à  petit  feu.  Depuis  ce  temps-là  j'ai 
rêvé  à  toi  toutes  les  nuits.  Ahl  comme  je  t'em- 
brassais, Marie!  Mais  toi,  pendant  ce  temps-là, 
tQ  dormais  sans  rêver.  Et,  à  présent,  sais-tu  ce 
que  je  pense?  c'est  que  si  tu  te  retournais  pour 
me  regarder  avec  les  yeux  que  j'ai  pour  toi,  et  si 
lu  approchais  ton  visage  du  mien ,  je  crois  que 

'en  tomberais  mort  de  joie.  Et  toi;  tu  penses  que 


Vous  ii"avez  dui:c  pas  deviné  (]ue  je  vous  aime  ? 


LA   MARE  AU  DIABLE.  lit 

si  pareille  chose  f  arrivait  tu  en  mourrais  de  colère 
et  de  honte! 

Germain  parlait  comme  dans  un  rêve  sans  en- 
tendre ce  qu'il  disait.  La  petite  Marie  tremblait 
toujours;  mais  comme  il  tremblait  encore  davan- 
tage, il  ne  s'en  apercevait  plus.  Tout  à  coup  elle 
se  retourna;  elle  était  toute  en  larmes  et  le  regar- 
dait d'un  air  de  reproche.  Le  pauvre  laboureur 
crut  que  c'était  le  dernier  coup ,  et,  sans  attendre 
son  arrêt,  il  se  leva  pour  partir;  mais  la  jeune 
fille  l'arrêta  en  l'entourant  de  ses  deux  bi-as,  et, 
cachant  sa  tête  dans  son  sein  :  —  Ah!  Germain, 
lui  dit-elle  en  sanglotant,  vous  n'avez  donc  pas 
deviné  que  je  vous  aime? 

Germain  serait  devenu  fou,  si  son  fils  qui  le 
cherchait  et  qui  entra  dans  la  chaumière  au  grand 
galop  sur  un  bâton,  avec  sa  petite  sœur  en  croupe 
qui  fouettait  avec  une  branche  d'osier  ce  coursier 
ima^naire,  ne  l'eût  rappelé  à  lui-même.  Il  le  sou- 
leva dans  ses  bras,  et  le  mettant  dans  ceux  de  sa 
fiancée:     ^ 

—  Tiens,  lui  dit-il,  tu  as  fait  plus  d'un  heureux 
en  m'Mmantl 


APPENDICE 


LES  NOCES  DE  CAMPAGNE 


Ici  finit  l'histoire  du  mariage  de  Germain,  telle 
qu'A  me  l'a  racontée  lui-même  ^  le  fin  laboureur 
qu'il  est!  Je  te  demande  pardon,  lecteur  ami,  de 
n'avoir  pas  su  te  la  traduire  mieux;  car  c'est  une 
véritable  traduction  qu'il  faut  au  langage  antique 
et  naïf  des  paysans  de  la  contrée  que  je  chante 
(comme  on  disait  jadis).  Ces  gens-là  parlent  trop 
français  pour  nous,  et,  depuis  Rabelais  et  Mon- 
taigne, les  progrès  de  la  langue  nous,  ont  fait 
perdre  bien  des  vieilles  richesses.  Il  en  est  ainsi 
de  tous  les  progrès,  il  faut  en  prendre  son  parti. 
Mais  c'est  encore  un  plaisir  d'entendre  ces  idio- 
tismes  pittoresques  régner  sur  le  vieux  terroir  du 
centre  de  la  France;  d'autant  plus  ^ue  c'est  la 
véritable  expression  du  caractère  moqueusement 


15t  LA  MARE  AU  DIABLI. 

tranquille  et  plaisamment  disert  des  gens  qui  s'en 
servent.  La  Touraine  a  conservé  un  certain  nombre 
précieux  de  locutions  patriarcales.  Mais  la  Touraine 
s'est  grandement  civilisée  avec  et  depuis  la  Re- 
naissance. Elle  s'est  couverte  de  châteaux  ^  de 
routes,  d'étrangers  et  de  mouvement.  Le  Berry 
est  resté  stationnaire,  et  je  crois  qu'après  la  Bre- 
tagne et  quelques  provinces  de  l'extrême  midi  de 
la  France,  c'est  le  pays  le  plus  conservé  qui  se 
puisse  trouver  à  l'heure  qu'il  est.  Certaines  cou- 
tumes sont  si  étranges,  si  curieuses,  que  j'espère 
f amuser  encore  un  instant,  cher  lecteur,  si  tu 
permets  que  je  te  raconte  en  détail  une  noce  de 
campagne,  celle  de  Germain,  par  exemple,  à  la- 
quelle j'eus  le  plaisir  d'assister  il  y  a  quelques 
années. 

Car,  hélas!  tout  s'en  va.  Depuis  seulement  que 
j'existe  il  s'est  fait  plus  de  mouvement  dans  les 
idées  et  dans  les  coutumes  de  mon  village,  qu'il 
ne  s'en  était  vu  durant  des  siècles  avant  la  révo- 
lution. Déjà  la  moitié  des  cérémonies  celtiques, 
païennes  ou  moyen  âge,  que  j'ai  vues  encore  en 
pleine  vigueur  dans  mon  enfance,  se  sont  effacées. 
Encore  un  ou  deux  ans  peut-être,  et  les  chemins 


LA.  MARI  AU  DIABLE.  ISI 

àm  fer  passeront  leur  niveau  sur  nos  vallées  pro- 
fondes,  emportant,  avec  la  rapidité  de  la  foudre, 
nos  antiques  traditions  et  nos  merveilleuses  lé- 
gendes. 

C'était  en  hiver,  aux  environs  du  carnaval, 
époque  de  l'année  où  il  est  séant  et  convenable 
chez  noiis  de  faire  les  noces.  Dans  Tété  on  n'a 
guère  le  temps,  et  les  travaux  d'une  ferme  ne 
peuvent  souffrir  trois  jours  de  retard ,  sans  parler 
des  jours  complémentaires  affectés  à  la  digestion 
plus  ou  moins  laborieuse  de  l'ivresse  morale  et 
phyii^que  que  laisse  une  fête.  —  J'étais  assis  sous 
le  vaste  manteau  d'une  antique  cheminée  de  cui- 
sine, lorsque  des  coups  de  pistolet,  des  hurle- 
ments de  chiens,  et  les  sons  aigus  de  la  cornemuse 
m'annoncèrent  l'approche  des  riancés.  Bientôt  le 
père  et  la  mère  Maurice,  Germain  et  la  petite 
Marie,  suivis  de  Jacques  et  de  sa  femme,  des 
principaux  parents  respectifs  et  des  parrains  et 
marraines  des  fiancées,  firent  leur  entrée  dans  la 
cour. 

La  petite  Marie  n'ayant  pas  encore  reçu  les 
cadeaux  de  noces,  appelés  livréei^  était  «'êtue  de 
•e  quelle  avait  de  mieux  dans  ses  bardes  mo- 

9. 


1S4  Ik  MIRI  AU  DIÂBLI. 

destes  :  une  robe  de  gros  drap  sombre ,  un  fichu 
blanc  à  grands  ramages  de  couleurs  voyantes^  un 
tablier  d'incarnat,  indienne  rouge  fort  à  la  mode 
alors  et  dédaignée  aujourd'hui^  une  coiffe  de 
mousseline  très-blanche,  et  dans  cette  forme  heu- 
reusement conservée,  qui  rappelle  la  coiffure 
d'Anne  Bole]^  et  d'Agnès  Sorel.  Elle  était  fraîche 
et  souriante,  point  orgueilleuse  du  tout,  quoiqu'il 
y  eût  bien  de  quoi.  Germain  était  grave  et  atten- 
dri auprès  d'elle,  comme  le  jeune  Jacob  saluant 
Rachel  aux  citernes  de  Laban.  Toute  autre  fille 
eût  pris  un  air  d'importance  et  une  tenue  de 
triomphe;  car,  dans  tous  les  rangs,  c'est  quelque 
chose  que  d'être  épousée  pour  ses  beaux  yeux. 
Mais  les  yeux  de  la  jeune  fille  étaient  humid&s  et 
brillants  d'amour;  on  voyait  bien  qu'elle  était 
profondément  éprise,  et  qu'elle  n'avait  point  le 
loisir  de  s'occuper  de  l'opinion  des  autres.  Son 
petit  air  résolu  ne  l'avait  point  abandonnée;  mais 
c'était  toute  franchise  et  tout  bon  vouloir  chez 
elle;  rien  d'impertinent  dans  son  succès,  rien  de 
personnel  dans  le  sentiment  de  sa  force.  Je  ne  vis 
oncqu-es  si  gentille  fiancée,  lorsqu'elle  répondait 
Dettement  à  ses  jeunes  amies  qui  lui  demandaient 


LA  MARI  kV  DlàBLS.  ttS 

»  elle  était  conteuie  :  —  Dame  !  bien  lûr  !  je  ne 
me  plains  pas  du  bon  Dieu. 

Le  père  Maurice  porta  la  parole;  il  venait  faire 
les  compliments  et  invitations  d'usage.  Il  attacha 
d'abord  au  manteau  de  la  cheminée  ime  branche 
de  laurier  ornée  de  rubans;  ceci  s'appelle  Y  ex- 
ploit ^  c'est-à-dire  la  lettre  de  faire  part;  puis  il 
distribua  à  chacun  des  invités  une  petite  croix 
faite  d'un  bout  de  ruban  bleu  traversé  d'un  autre 
bout  de  ruban  rose;  le  rose  pour  la  fiancée,  le 
bleu  pour  l'épouseur;  et  les  invités  des  deux 
sexes  durent  garder  ce  signe  pour  en  orner  les 
uns  leur  cornette,  les  autres  leur  boutonnière  le 
jour  de  la  noce.  C'est  la  lettre  d'admission^  la 
carte  d'entrée. 

Alors  le  père  Maurice  prononça  son  compli- 
ment. Il  invitait  le  mattre  de  la  maison  et  toute 
sa  compagnie,  c'est-à-dire  tous  ses  enfants,  tous 
ses  parents,  tous  ses  amis  et  tous  ses  serviteurs, 
à  la  bénédiction,  au  festin,  à  la  divertissance^  à 
la  dansière  et  à  tout  ce  qui  en  suit.  Il  ne  manqua 
pas  de  dire  :  —  Je  viens  vous  faire  l'honneur  de 
vous  semondre.  Locution  très -juste,  bien  qu'elle 
nous  paraisM  un  contre-«ens,  puisqu'elle  exprima 


IM  LA.  MARK  AU  DIABLl. 

l'idée  de  rendre  les  honneurs  à  ceux  qu'on  en 
jugé  dignes. 

Malgré  la  libéralité  de  l'invitation  portée  ainsi 
de  maison  en  maison  dans  toute  la  paroisse,  la 
politesse,  qui  est  grandement  discrète  chei  les 
paysans,  veut  que  deux  personnes  seulement  de 
chaque  famille  en  profitent,  un  chef  de  famille 
sur  le  ménage,  un  de  leurs  enfants  sur  le  nombre. 

Ces  invitations  faites,  les  fiancés  et  leurs  parents 
allèrent  d?ner  ensemble  à  la  métairie. 

La  petite  Marie  garda  ses  trois  moutons  sur  le 
communal,  et  GeruMin  travailla  la  terre  comme 
gi  de  rien  n'était. 

La  veille  du  jour  marqué  pour  le  mariage,  vers 
deux  heures  de  l'après-midi,  la  musique  arriva, 
c'est-à-dire  le  cornemuseux  et  le  vielleux,  avec 
leurs  instruments  ornés  de  longs  rubans  flottants, 
et  jouant  une  marche  de  circonstance,  sur  un 
rhythme  un  peu  lent  pour  des  pieds  qui  ne  se- 
raient pas  indigènes,  mais  parfaitement  combina 
avec  la  nature  du  terrain  gras  et  des  chemins  on- 
dulés de  la  contrée.  Des  coups  de  pistolet ,  th  es 
par  les  jeunes  gens  et  les  enfants,  annoncèrent  l€ 
conunencement  de  la  noce.  On  se  réunit  peu  à 


LÀ  MARE  AU  DIABLE.  157 

p«u,  et  Ton  dansa  sur  la  pelouse  devant  la  maison 
pour  se  mettre  en  train.  Quand  la  nuit  fut  venue, 
on  commença  d'étranges  préparatifs,  on  se  sépar» 
en  deux  bandes,  et  quand  la  nuit  fut  close,  on 
procéda  à  la  cérémonie  des  livrées. 

Ceci  se  passait  au  logis  de  la  fiancée,  la  chak.v 
mière  à  la  Guillette.  La  Guillette  prit  avec  elle  sa 
fille,  une  douzaine  de  jeunes  et  iolïes  pastoures, 
amies  et  parentes  de  sa  fille ,  deux  ou  trois  res- 
pectables matrones ,  voisines  fortes  en  bec , 
promptes  à  la  réplique  et  gardiennes  rigides  des 
anciens  us.  Puis  elle  choisit  une  douzaine  de  vi- 
goureux champions,  ses  parents  et  amis;  enfin  le 
vieux  chanvreur  de  la  paroisse,  homme  disert  et 
beau  parleur  s'il  en  fut. 

Le  rôle  que  joue  en  Bretagne  le  hazvalan,  le 
tailleur  du  village,  c'est  le  broyeur  de  chanvre  ou 
le  cardeur  de  laine  (deux  professions  souvent 
réunies  en  une  seule)  qui  le  remplit  dans  nos 
campagnes.  Il  est  de  toutes  les  solennités  tristes 
ou  gaies,  parce  qu'il  est  essentiellement  érudit  et 
beau  diseur,  et,  dans  ces  occasions,  il  a  toujours 
le  soin  de  porter  la  parole  pour  accomplir  digne- 
ment certaines  formalités  usitées  de  temps  immé- 


15S  LA  MARE  AU  DIABLI. 

morial.  Les  professions  errantes^  qui  introduisent 
l^omme  au  sein  des  familles  sans  lui  permettre 
de  se  concentrer  dans  la  sienne,  sont  propres  h 
le  rendre  bavard,  plaisant,  conteur  et  chanteur. 

Le  broyeur  de  chanvre  est  particuhèremenl 
sceptique.  Lui  et  un  autre  fonctionnaire  rustique, 
dont  nous  parlerons  tout  à  l'heure,  le  fossoyeur, 
sont  toujours  les  esprits  forts  du  lieu.  Ds  ont  tant 
parlé  de  revenants  et  ils  savent  si  bien  tous  les 
tours  dont  ces  malins  esprits  sont  capables,  qu'ils 
ne  les  craignent  guère.  C'est  particulièrement  la 
nuit  que  tous,  fossoyeurs,  chanvreurs  et  reve- 
nants exercent  leur  industrie.  C'est  aussi  la  nuit 
que  le  chanvreur  raconte  ses  lamentables  légen- 
des. Qu'on  me  permette  une  digression. 

Quand  le  chanvre  est  arriva  à  point,  c'est-à-dire 
suffisamment  trempé  dans  les  eaux  courantes  et  à 
demi  séché  à  la  rive,  on  le  rapporte  dans  la  cour 
des  habitations  ;  on  le  place  debout  par  petites 
gerbes  qui ,  avec  leurs  tiges  écartées  du  bas  et 
leurs  têtes  Uées  en  boules,  ressemblent  déjà  pas- 
sablement le  soir  à  une  longue  procession  de  petits 
fantômes  blancs,  plantés  sur  leurs  jambes  grêles, 
ei  marchant  sans  bruit  le  long  des  murs. 


LÀ  MÀRB  kV  DUBII.  lit 

C'est  à  la  fin  de  septembre,  quand  les  nuits  sont 
encore  tièdes,  qu'à  la  pâle  clarté  de  la  lune  on 
commence  à  broyer.  Dans  la  journée,  le  chanvre 
a  été  chauffé  au  fourj  on  l'en  retire,  le  soir,  pour 
le  broyer  chaud.  On  se  sert  pour  cela  d'une  sorte 
de  chevalet  surmonté  d'un  levier  en  bois,  qui, 
retombant  sur  des  rainures,  hache  la  plante  sans 
la  couper.  C'est  alors  qu'on  entend  la  nuit,  dans 
les  campagnes,  ce  bruit  sec  et  saccadé  de  trois 
coups  frappés  rapidement.  Puis,  un  silence  se 
fait  j  c'est  le  mouvement  du  bras  qui  retire  la  poi- 
gnée de  chanvre  pour  la  broyer  sur  une  autre 
partie  de  sa  longueur.  Et  les  trois  coups  recom- 
mencent; c'est  l'autre  bras  qui  agit  sur  le  levier, 
et  toujours  ainsi  jusqu'à  ce  que  la  lune  soit  voilée 
par  les  premières  lueurs  de  l'aube.  Gomme  ce  tra- 
vail ne  dure  que  quelques  jours  dans  l'année ,  les 
chiens  ne  s'y  habituent  pas  et  poussent  des  hur- 
lements plaintifs  vers  tous  les  points  de  l'horiion. 

C'est  le  temps  des  bruits  insolites  et  mystérieux 
dans  la  campagne.  Les  grues  émigrantes  passent 
dans  des  régions  où ,  en  plein  jour,  l'œil  les  dis- 
tingue à  peine.  La  nuit,  on  les  entend  seulement; 
et  ces  voix  rauques  et  gémissantes,  perdues  dans 


1M  LA  MARE  AU  DIABLK. 

les  nuages,  semblent  l'appel  et  l'adieu  d'ftntM 
tourmentées  qui  s'efforcent  de  trouver  le  chemin 
du  ciel,  et  qu'una  invincible  fatalité  force  à  planer 
non  loin  de  la  terre ,  autour  de  la  demeure  des 
hommes;  car  ces  oiseaux  voyageurs  ont  d'étranges 
incertitudea  et  de  mystérieuses  anxiétés  dans  le 
cours  de  leur  traversée  aérienne.  Il  leur  arrive 
parfois  de  perdre  le  vent,  lorsque  des  brises  capri- 
cieuses se  combattent  ou  se  succèdent  dans  les 
hautes  régions.  Alors  on  voit,  lorsque  ces  déroutes 
arrivent  durant  le  jour,  le  chef  de  file  fiotter  à 
l'aventure  dans  les  airs,  puis  faire  volte-face,  re- 
venir se  placer  à  la  queue  de  la  phalange  triangu- 
laire, tandis  qu'une  savante  manœuvre  de  ses  com- 
pagnons les  ramène  bientôt  en  bon  ordre  derrière 
lui.  Souvent,  après  de  vains  efforts,  le  guide  épuisé 
renonce  à  conduire  la  caravane  j  un  autre  se  pré- 
sente, essaie  à  son  tour,  et  cède  la  place  à  un 
troisième,  qui  retrouve  le  courant  et  engage  vic- 
torieusement la  marche.  Mais  que  de  cris,  que  de 
reproches,  ^ue  de  remontrances,  que  de  malédic- 
tions sauvages  ou  de  questions  inquiètes  sont 
échangés,  dans  une  langue  inconnue^  ^ntre  c«8 
pèlerins  ailétl 


LA  MâRE  ÂU  diable.  1«1 

Dans  la  nuit  sonore,  on  entend  ces  clameurs 
sinistres  tournoyer  parfois  assez  longtemps  au- 
dessus  des  maisons  ;  et  comme  on  ne  p^ut  rien 
voir,  on  ressent  malgré  soi  mie  sorte  de  crainte 
et  de  malaise  sympathique,  jusqu'à  ce  que  cette 
nuée  sanglotante  se  soit  perdue  dans  l'immensité. 

Il  y  a  d'autres  bruits  encore  qui  sont  .propres  à 
ce  moment  de  Tannée ,  et  qui  se  passent  princi- 
palement dans  les  vergers.  La  cueille  des  fruits 
n'est  pas  encore  faite,  et  mille  crépitations  inusi- 
tées font  ressembler  les  arbres  à  des  êtres  animés. 
Une  branche  grince,  en  se  courbant,  sous  un  poids 
arrivé  tout  à  coup  à  son  dernier  degré  de  déve- 
loppement ;  ou  bien ,  une  pomme  se  détache  et 
tombe  à  vos  pieds  avec  un  son  mat  sur  la  terre 
humide.  Alors  vous  entendez  fuir,  en  frôlant  les 
branches  et  les  herbes,  un  être  que  vous  ne  "ïoyei 
pas  :  c'est  le  chien  du  paysan,  ce  rôdeur  curieux, 
inquiet,  à  la  fois  insolent  et  poltron,  qui  se  glisse 
partout,  qui  ne  dort  jamais,  qui  cherche  toujours 
on  ne  sait  quoi,  qui  vous  épie,  caché  dans  les 
broussailles,  et  prend  la  fuite  au  bruit  de  la 
pomme  tombé«.  croyant  que  vous  lui  lancez  une 
pierre. 


Itt  LA  MARI  AU  DIABLI. 

Cest  durant  ces  nuits-là^  nuits  voilées  et  grisa- 
très,  que  le  chanvreur  raconte  ses  étrangtss  aven- 
tures de  follets  et  de  lièvres  blancs,  d'âmes  en  peine 
et  de  sorders  transformés  en  loups,  de  sabbat  au 
carrefour  et  de  chouettes  prophétesses  au  cime- 
tière. Je  me  souviens  d'avoir  passé  ainsi  les  pre- 
mières heures  de  la  nuit  autour  des  broyé*  en 
mouvement,  dont  la  percussion  impitoyable,  in- 
terrompant le  récit  du  chanvreur  à  l'endroit  le 
plus  terrible,  nous  faisait  passer  un  frisson  glacé 
dans  les  veines.  Et  souvent  aussi  le  bonhonune 
continuait  à  parler  en  broyant;  et  il  y  avait  quatre 
à  cinq  mois  perdus  :  mots  effrayants,  sans  doute, 
que  nous  n'osions  pas  lui  faire  répéter,  et  dont 
l'omission  ajoutait  un  mystère  plus  affreux  aux 
mystères  déjà  si  sombres  de  son  histoire.  C'est  en- 
vain  que  les  servantes  nous  avertissaient  qu'il  était 
bien  tard  pour  rester  dehors,  et  que  l'heure  de 
dormir  était  depuis  longtemps  sonnée  pour  nous  : 
elles-mêmes  mouraient  d'envie  d'écouter  encore; 
et  avec  quelle  **irreur  ensuite  nous  traversions  le 
hameau  pour  rentrer  chez  nous  1  comme  le  porche 
de  réglise  nous  paraissait  profond,  et  Tombre  des 
vieux  arbres  épaisse  et  noire  !  Quant  au  cimetière, 


LÀ.  MA&K  AU  DIÀBLI.  IM 

M  ne  le  voyait  point;  ou  fermait  les  yeux  en  le 
oôtoyant. 

Maiâ  le  chanvreur  n'est  pas  plus  que  le  sacris- 
tain adonné  exclusivement  au  plaisir  de  faire 
peur;  il  aime  à  faire  rire,  il  est  moqueur  et  sen- 
timental au  besoin,  quand  il  faut  chanter  Famour 
et  rhyménée;  c'est  lui  qui  recueille  et  conserve 
dans  sa  mémoire  les  chansons  les  plus  anciennes, 
et  qui  les  transmet  à  la  postérité.  C'est  donc  lui 
qui  est  chargé,  dans  les  noces,  du  personnage  que 
nous  allons  lui  voir  jouer  à  la  présentation  des 
livrées  de  la  petite  Marie. 


II 

LIS  LIVRilS. 

Quand  tout  ce  monde  fut  réuni  dans  la  maison, 
on  ferma ,  avec  le  plus  grand  soin,  les  portes  et 
les  fenêtres  ;  on  alla  même  barricader  la  lucarne 
du  grenier;  on  mit  des  planches,  des  tréteaux, 
des  souches  et  des  tables  en  travers  de  toutes  les 
issues,  comme  si  on  se  préparait  à  souteniv  un 


l«i  LA   MARE  AU  DIABLE. 

siège;  et  il  se  fit  dans  cet  intérieur  fortifié  un  si- 
lence d'attente  assez  solennel ,  jusqu'à  ce  qu'on 
entendit  au  loin  des  chants,  des  rires ,  et  le  son 
des  instiuments  rustiques.  C'était  la  bande  de 
l'épouseur,  Germain  en  tête ,  accompagné  de  ses 
plus  hardis  compagnons,  du  fossoyeur,  des  pa- 
rents, amis  et  serviteurs,  qui  formaient  un  joyeux 
et  solide  cortège. 

Cependant,  à  mesure  qu'ils  approchèrent  de  la 
maison,  ils  se  ralentirent,  se  concertèrent  et  firent 
silence.  Les  jeunes  filles,  enfermées  dans  le  logis, 
s'étaient  ménagé  aux  fenêtres  de  petites  fentes, 
par  lesquelles  elles  les  virent  arriver  et  se  déve- 
lopper en  ordre  de  bataille.  Il  tombait  une  pluie 
fine  et  froide,  qui  ajoutait  au  piquant  de  la  situa- 
tion ;  tandis  qu'un  grand  feu  pétillait  dans  T&tre 
de  la  maison.  Marie  eût  voulu  abréger  les  len- 
teurs inévitables  de  ce  siège  en  règle  ;  elle  n'ai- 
mait pas  à  voir  ainsi  se  morfondre  son  fiancé, 
mais  ejle  n'avait  pas  voix  au  chapitre  dans  la  cir- 
constance, et  même  elle  devait  partager  ostensi- 
blemot  la  mutine  cruauté  de  ses  compagnes . 

Quand  les  deux  camps  furent  ainsi  en  pré* 
sence,  une  décharge  d'armes  à  feu,  partie  au  de- 


LÀ  MA.IIB   AU  DIàBLE  ISS 

hors,  mit  eu  grande  rumeur  tous  le5  t^hiens  des 
environ».  Ceux  de  la  maison  se  précipitèrent 
ver»  la  porte  en  aboyant,  croyant  qu'il  s'agissait 
d'une  attaque  réelle,  et  les  petits  enfants ,  que 
leurs  mères  s'efforçaient  en  vain  de  rassurer,  se 
mirent  à  pleurer  et  à  trembler.  Toute  cette  scène 
fut  si  bien  jouée  qu'un  étranger  y  eût  été  pris , 
et  eût  songé  peut-être  à  se  mettre  en  état  de  dé- 
fense contre  une  bande  de  chaufiFeurs. 

Alors  le  fossoyeur,  barde  et  orateur  du  fiancé, 
se  plaça  devant  la  porte,  et ,  d'une  voix  lamenta- 
ble, engagea  avec  le  chanvreur,  placé  à  la  lucarne 
qui  était  située  au-dessus  de  la  même  porte,  1« 
dialogue  suivant  : 

LB     FOSSOTBOR. 

Hélas!  mes  bonnes  gens,  mes  chers  paroissiens, 
pour  l'amour  de  Dieu,  ouvrez -moi  la  porte. 

Ll    GHANVRBUR. 

Qui  êtes -vous  donc,  et  pourquoi  prener-vous 
la  licence  de  nous  appeler  vos  chers  paroissiens? 
Nous  ne  vous  connaissons  pas. 

LB    ?OSSOTBUR. 

Nous  sommes  d'honnêtes  gens  bien  en  peine. 


16»  LÀ  MARE  kV  DIÀBLI. 

N'ayez  peur  de  nous,  mes  amis!  donnez- nous 
l'hospitalité.  D  tombe  du  verglas,  nos  pauvres 
pieds  sont  gelés,  et  nous  revenons  de  si  loin  que 
nos  sabots  en  sont  fendus. 

Ll    CHANTKIUR. 

Si  vos  sabots  sont  fendus ,  vous  pouvez  che^ 
cher  par  terre;  vous  trouverez  bien  un  brin  d'oi- 
sil  (d'osier)  pour  faire  des  areelets  (petites lames 
de  fer  en  forme  d'arcs  qu'on  place  sur  les  sabots 
fendus  pour  les  consolider). 

LE    rOSSOTSCR. 

Des  areelets  d'oisil,  ce  n'est  guère  solide.  Vous 
vous  moquez  de  nous,  bonnes  gens,  et  raus  fe- 
riei  mieux  de  nous  ouvrir.  On  voit  luire  une  belle 
flamme  dans  votre  logis;  sans  doute  vous  avez 
mis  la  broche,  et  on  se  réjouit  chez  vous  le  cœur 
et  le  ventre.  Ouvrez  donc  à  de  pauvres  pèlerins 
qui  mourront  à  votre  porte  si  vous  ne  leur  faites 
merci. 

tl    CHAHVRICR. 

Ah*  ahl  vous  êtes  des  pèlerins?  vous  ne  nous 
disiez  par  cela.  Et  de  quel  pèlerinage  arrivez* 
vous,  s'il  vous  plaliT 


L4  MARE  kV  DIÂBLl.  191 

LB    FOSSOTBUR. 

Nous  VOUS  dirons  cela  quand  vous  nous  aurei 
ouvert  1&  porte,  car  nous  venons  de  si  loin  que 
vous  ne  voudriez  pas  le  croire. 

LB    GHANTRBUR. 

Vous  ouvrir  la  porte  î  oui-da!  nous  ne  sau- 
rions nous  fier  à  vous.  Voyons  :  est-ce  de  Saint- 
Sylvain  de  Pouligny  que  vous  arrivez  T 

LB    VOSSOTBUR. 

Nous  avons  été  à  Saint-Sylvain  de  Pouligny, 
mais  nous  avons  été  bien  plus  loin  encore. 

LB    GHAHTBBDB. 

Alors  vous  avez  été  jusqu'à  Sainte -Solange  7 

LB    rOSSOTBVB. 

A  Sainte -Solange  nous  avons  été,  p«ur  sûr; 
mais  nous  avons  été  plus  loin  encore. 

LB    GKAHVRBOR. 

Vous  mentez;  vous  n'avez  même  jamais  été 
jusqu'à  Sainte  -  Solange. 

LB    V08S0TBVR. 

Nous  avons  été  plus  loin,  car,  à  cette  heure, 
BOUS  arrivons  de  Saint- Jacques  de  Goœpostelle. 


lit  LÀ  MARB  AU  DIABLI. 

LB    CHANVRBUR. 

Quelle  bêtise  nous  contez -vous?  Nous  ne  con- 
naissons pas  cette  paroisse -là.  Nous  voyons  bien 
que  vous  êtes  de  mauvaises  gens ,  des  brigands , 
des  rien  du  tout  et  des  menteurs.  Allez  plus  loin 
chanter  vos  sornettes  ;  nous  sommes  sur  nos  gar- 
des, et  vous  n'entrerez  point  céans. 

LB    rOSSOTBUR. 

Hélas  !  mon  pauvre  homme^  ayez  pitié  de  nousl 
Nous  ne  sommes  pas  des  pèlerins^  vous  l'avez  de- 
viné; mais  nous  sommes  de  malheureux  bracon- 
niers poursuivis  par  les  gardes.  Mémemeni  les 
gendarmes  sont  après  nous,  et,  si  vous  ne  nous 
faites  point  cacher  dans  votre  fenil  ^  nous  allons 
être  pris  et  conduits  en  prison. 

LB    CHANVRBOR. 

Et  qui  nous  prouvera  que,  cette  fois-ci,  vous 
soyez  ce  que  vous  dites?  car  voilà  déjà  un  men- 
songe que  vous  n'avez  pas  pu  soutenir. 

LB  rOSSOTBUR. 

Si  vous  voulez  nous  ouvrir,  nous  vous  montre- 
rons une  belle  pièce  de  gibier  que  nous  avons 
tuée. 


LA.  MARE  AV  DIABLB.  Uê 

LB     CHAHVRBUR. 

Montrez-la  tout  de  guite^  car  noiu  sommes  en 
méfiance. 

LK    FOSSOTIOR. 

Eh  bien  j  ouvrez  une  porte  ou  une  fenêtre , 
qu'on  vous  passe  la  bête. 

LB    CHAnVRIDR. 

Oh!  que  nenni!  pas  si  sot!  Je  vous  regarde  par 
un  petit  pertuis!  et  je  ne  vois  parmi  vous  ni  chas- 
seurs, ni  gibier. 

Ici  un  garçon  bouvier,  trapu  et  d'une  force 
herculéenne,  se  détacha  du  groupe  où  il  se  tenait 
inaperçu,  éleva  vers  la  lucarne  une  oie  plumée, 
passée  dans  une  forte  broche  de  fer,  ornée  de 
bouquets  de  paille  et  de  rubans. 

—  Oui-da!  s'écria  le  chanvreur,  après  avoir 
passé  avec  précaution  un  bras  dehors  pour  tâter  le 
rôt;  ceci  n'est  point  une  caille,  ni  une  perdrix;  ce 
n'est  ni  un  lièvre,  ni  un  lapin;  c'est  quelque 
chose  comme  une  oie  ou  un  dindon.  Vraiment, 
vous  êtes  de  beaux  chasseurs!  et  ce  gibier -là  ne 
v«us  a  guère  fait  courir.  Allez  plus  loin,  mes 

40 


IT»  LA  MARS  àtl  DIABLK. 

drôles!  toutes  vos  menteries  sont  connues,  et 
vous  pouvez  bien  aller  chez  vous  faire  cuire  votre 
souper.  Vous  ne  luangerez  pas  le  nôtre.    , 

LB  V0880IBDR. 

Hélas  1  mon  Dieu,  où  irons- nous  fÎEdre  cuire 
notre  gibier?  C'est  bien  peu  de  chose  pour  tant 
de  monde  que  nous  sonmies  ;  et,  d'ailleurs,  nous 
n'avons  ni  feu  ni  lieu.  A  cette  heure-ci  toutes  les 
portes  sont  fermées,  tout  le  monde  est  couché  ; 
il  n'y  a  que  vous  qui  fassiez  la  noce  dans  votre 
maison,  et  il  faut  que  vous  ayez  le  cœur  bien  dur 
pour  nous  laisser  transir  dehors.  Ouvrez-nous, 
braves  gens,  encore  une  foisj  nous  ne  vous  occa- 
sionnerons pas  de  dépenses.  Vous  voyez  bien 
que  nous  apportons  le  rôti  ;  seulement  un  peu  de 
place  à  votre  foyer,  un  peu  de  flamme  pour  le 
faire  cuire,  et  nous  nous  en  irons  contents. 

LB  GHANTRBDH. 

Croyez -TOUS  qu'il  y  ait  trop  de  place  chez  no  us, 
et  que  le  bois  ne  nous  coûte  rienî 

LB    VOSSOTECR. 

Nous  avons  là  une  petite  botte  de  paille  pour 
faire  le  teu,  nous  nous  en  contentercmsj  doonei- 


LA  MARS   AU  DIABLE.  ITl 

nous  seulement  la  permission  de  mettre  la  bro- 
ehe  en  travers  à  votre  cheminée. 

LB    CHANVRBUR. 

Cela  ne  sera  point;  vous  nous  faites  dégoût  et 
point  du  tout  pitié.  M'est  avis  que  vous  êtes  ivres, 
que  vous  n'avez  besoin  de  rien,  et  que  vous  vou- 
lez entrer  chez  nous  pour  voler  notre  feu  et  not 
filles. 

LK    VOSSOTBUR. 

Puisque  vous  ne  voulez  entendre  à  aucune 
bonne  raison,  nous  allons  entrer  chez  vous  pav 
force. 

M    CHARTRIUR. 

Essayei,  si  vous  voulez.  Nous  sommes  assez 
bien  renfermés  pour  ne  pas  vous  craindre.  Et 
puisque  vous  êtes  insolents,  nous  ne  vous  répon- 
drons pas  davantage. 

Là -dessus  le  chanvreur  ferma  à  grand  bruit 
l'huis  de  la  lucarne,  et  redescendit  dans  la  cham- 
bre au-dessous ,  par  une  échelle.  Puis  il  reprit  la 
fiancée  par  la  main ,  et  les  jeunes  gens  des  deux 
sexes  se  joignant  à  eux,  tous  se  migrent  à  danser 


171  Lk  MàRS  AU  DIÀBLI. 

et  à  crier  joyeusement ,  tandis  que  les  niatronei 
chantaient  d'une  voix  perçante ,  et  poussaient  de 
grands  éclats  de  rire  en  signe  de  mépris  et  de 
bravade  contre  ceux  du  dehors  qui  tentaient 
l'assaut. 

Les  assiégeants,  de  leur  côté ,  faisaient  rage  : 
ils  déchargeaient  leurs  pistolets  dans  les  portes, 
faisaient  gronder  les  chiens,  frappaient  de  ^ands 
coups  sur  les  murs,  secouaient  les  volets,  pous- 
saient des  cris  effroyables;  enfin  c'était  un  va- 
carme à  ne  pas  s'entendre,  une  poussière  et  une 
fumée  à  ne  se  point  voir. 

Pourtant  cette  attaque  était  simulée  :  le  mo- 
ment n'était  pas  venu  de  violer  l'étiquette.  Si  l'on 
parvenait,  en  rôdant,  à  trouver  un  passage  non 
gardé,  ime  ouverture  quelconque,  on  pouvait 
chercher  à  s'introduire  par  surprise,  et  alors,  si 
le  porteur  de  la  broche  arrivait  à  mettre  son  rôti 
au  feu,  la  prise  de  possession  du  foyer  ainsi  con- 
statée ,  la  comédie  finissait  et  le  fiancé  était  vain- 
queur. 

Mais  les  issues  de  la  maison  n'étaient  pas  assez 
nombreuses  pour  qu'on  eût  négUgé  les  précau- 
tions d'usage  y  et  nul  ne  se  fût  arrogé  le  droit 


Là  MARE  AU  DIABLE.  17S 

d'eiTM^loyer  la  violence  avant  le  moment  fixé  pour 
la  lutta. 

Quand  on  fut  las  de  sauter  et  de  crier,  le  chan- 
vreur  songea  à  capituler.  Il  remonta  à  sa  lucarne, 
rouvrit  avec  précaution,  et  salua  les  assiégeants 
désappointés  par  un  éclat  de  rire. 

—  Eh  bien,  mes  gars,  dit -il,  vous  voilà  bien 
penauds!  Vous  pensiez  que  rien  n'était  plus  fa- 
cile que  d'entrer  céans,  et  vous  voyez  que  notre 
défense  est  bonne.  Mais  nous  commençons  à 
avoir  pitié  de  vous,  si  vous  voulez  vous  soumettre 
et  accepter  nos  conditions, 

LE  rOSSOTRUR. 

Parlez,  mes  braves  gens;  dites  ce  qu'il  faut 
faire  pour  approcher  de  votre  foyer. 

LB     CHAMYREUR. 

Il  faut  chanter,  mes  amis ,  mais  chanter  une 
chanson  que  nous  ne  connaissions  pas,  et  à  la- 
quelle nous  ne  puissions  pas  répondre  par  une 
meilleure. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne  !  répondit  le  fossoyeur, 
et  il  entonna  d'une  voix  puissante  : 

Voilà  six  mois  que  c^était  le  printemps, 

49. 


174  LA.  IfàRE  AU  DIABLK. 

—  Me  promenais  sur  l'herbêtte  naisiante,  ré- 
pondit le  chanvreur  d'une  voix  un  peu  enrouée, 
mais  terrible.  Vous  moquez -vous,  mes  pauvres 
gens,  de  nous  chanter  une  pareille  vieillerie?  vous 
voyez  bien  que  nous  vous  arrêtons  au  premier 
mot! 

—  C'était  la  fille  d'un  prince.., 

—  Qui  voulait  se  marier,  répondit  le  chan- 
vreur. Passez,  passez  à  une  autre!  nous  con- 
naissons celle-là  un  peu  trop. 

LB    FOSSOYEUR. 

Voulez- vous  celle-ci  ? 

—  En  revenant  de  Nantes.., 

LE    CHANVREOR. 

—  J'étais  bien  fatigué,  voyez f  J'étais  bien 
fatigué. 

Celle-là  est  du  temps  de  ina  grand'raèrc. 
Voyons-en  une  autre  I 

Ll   lOSSOTBUR. 

—  L'autre  ^r  en  me  promenant,». 

Lit    CHANTRBUR. 

—  Le  Jong  de  ce  bois  charmant!  En  voilà  une 
qui  est  béte  1  Nos  petits  enfants  ne  voudraient  pas 


LA  MARK  AU  DIABLK.  175 

9e  donner  la  peine  de  vous  répondre!  Quoi  I  Toilà 
(out  ce  que  vous  saveiT 

LK    rOSSOTBDR. 

Oh  !  nous  vous  en  dirons  tant  que  vous  ânires 
par  rester  court. 

n  se  passa  bien  une  heure  à  combattre  ainsi. 
Comme  les  deux  antagonistes  étaient  les  deux 
plus  forts  du  pays  sur  la  chanson ,  et  que  leur  ré- 
pertoire semblait  inépuisable,  cela  eût  pu  durer 
toute  W  nuit,  d'autant  plus  que  le  chanvreur  mit 
un  peu  de  malice  à  laisser  chanter  certaines  com- 
plaintes en  dix,  vingt  ou  trente  couplets,  feignant, 
par  son  silence,  de  se  déclarer  vaincu.  Alors  on 
triomphait  dans  le  camp  du  fiancé,  on  chantait 
en  chœur  à  pleine  voix ,  et  on  croyait  qae-^etie 
fois  la  partie  adverse  ferait  défaut;  mais,  à  la 
moitié  du  couplet  final,  on  entendait  la  voix  rude 
et  enrhumée  du  vieux  chanvreur  beugler  les  der- 
niers; après  quoi  il  s'écriait  :  Vous  n'aviez  pas 
besoin  de  vous  fatiguer  à  en  dire  une  si  lon^e , 
mes  enfants  t  Nous  la  savions  sur  le  bout  du 
doigt  1 


17<  LA  MARE  AU  DIABLE. 

Une  ou  deux  fois  pourtant  le  chanvreur  fit  la 
grimace,  fro^Sja  le  sourcil  et  se  retourna  d'un 
air  désappointé  vers  les  matrones  attentives.  Le 
fossoyeur  chantait  quelque  chose  de  si  vieux,  que 
son  adversaire  Savait  oublié,  ou  peut-être  qu'il 
ne  Tavait  jamais  su  -,  mais  aussitôt  les  bonnes 
commères  nasillaient,  d'une  voix  aigre  comme 
celle  de  la  mouette ,  le  refrain  victorieux  j  et  le 
fossoyeur,  sommé  de  se  rendre,  passait  à  d'autres 
essais. 

Il  eût  été  trop  long  d'attendre  de  quel  côté  res- 
terait la  victoire.  Le  parti  de  la  fiancée  déclara 
qu'il  faisait  grâce  à  condition  qu'on  offrirait  à 
celle-ci  un  présent  digne  d'elle. 

Alors  commença  le  chant  des  livrées  sur  un  air 
solennel  comme  un  chant  d'égUse. 

Les  hommes  du  dehors  dirent  en  basse-taille 
à  l'unisson  : 

Ovnei  la  porte,  OBTrei , 

Marie,  ma  mignonne, 
^MM  d«  beaux  cadeaux  à  tobs  présenter. 
Héla  si  ma  mie,  lai8«ez-iioB8  entrer. 

A  quoi  les  fenmies  repondirent  de  l'intérieur, 
et  en  fausset,  d'un  ton  dolent  : 


LÀ  MARE  AU  DIABLE.  nf 

Mon  père  est  en  chagria,  ma  mère  en  grand'  tristess*, 
Et  moi  je  sais  fille  de  trop  grand'  merci 
Pour  ouvrir  ma  porte  k  cette  htur»  ici. 

Les  hommes  reprirent  le  premier  couplet  jus- 
qu'au quatrième  vers,  qu'ils  modifièrent  de  U 
sorte  : 

J'otu  un  htau  momthoir  à  wui  pr^tnUêr. 

Mais,  au  nom  de  la  fiancée,  les  femmes  répon- 
dirent de  même  que  la  première  fois. 

Pendant  vingt  couplets ,  au  moins,  les  honwnes 
énumérèrent  tous  les  cadeaux  de  la  livrée,  men- 
tionnant toujours  un  objet  nouveau  dans  le  der- 
nier vers  :  un  beau  devanteau  (tablier),  de  beaux 
rubans,  un  habit  de  drap,  de  la  dentelle,  une 
croix  d'or,  et  jusqu'à  un  cent  d'épingles  pour 
compléter  la  modeste  corbeille  de  la  mariée.  Le 
refus  des  matrones  était  irrévocable  ;  mais  enfin 
les  garçons  se  décidèrent  à  parler  d'un  beau 
mari  à  leur  présenter,  et  elles  répondirent  en 
s'adressant  à  la  mariée,  et  en  lui  chantant  avec  les 
hommes  : 

OoTrez  la  porte,  onvrei, 

Marie,  ma  mignonne, 
^est  an  bean  mari  qni  vient  voas  chercher. 
Allons,  B«  mi«,  laissons-lei  estrer. 


178  LA  MARE   AU  DIÂBLI. 

ni 

LB  M ARIASB. 

Aussitôt  le  chanvreur  tira  la  cheville  de  boif 
qui  fermait  la  porte  à  l'intérieur  :  c'était  eDC(Nre, 
k  cette  époque,  la  seule  serrure  connue  dans  la 
plupart  des  habitations  de  notre  hameau.  La 
bande  du  fiancé  fit  irruption  dans  la  demeure  de 
la  ûan(u\e,  mais  non  sans  combat;  car  les  garçons 
cantonnés  dans  la  maison ,  même  le  vieux  chan- 
vreur et  les  vieilles  commères,  se  mirent  en  devoir 
de  garder  le  foyer.  Le  porteur  de  la  broche,  sou- 
tenu par  les  siens,  devait  arriver  à  planter  le  rôti 
dans  l'âtre.  Ce  fut  une  véritable  bataille,  quoi- 
qu'on s'abstînt  de  se  frapper  et  qu'il  n'y  eût  point 
de  colère  dans  cette  lutte.  Mais  on  se  poussait  et 
on  se  pressait  si  étroitement ,  et  il  y  avait  tant 
d'ampur- propre  en  jeu  dans  cet  essai  de  forcer 
musculaires,  que  les  résultats  pouvaient  être  plui 
sérieux  qu'ils  ne  le  paraissaient  à  travers  les  rirei 
et  les  Cïiansons.  Le  pauvre  vieux  chanvreur,  qui 
se  débattait  comme  un  lion ,  fut  collé  à  la  mu- 
raille et  serré  par  la  foule,  jusqu'à  perdre  la  res- 


LÀ  MARE  AU  DIABLI.  ITt 

piration.  Plus  d'un  champion  renversé  fut  foulé 
aux  pied^  involontairement,  plus  d'une  main 
cramponnée  à  la  broche  fut  ensanglantée.  Ces 
jeux  sont  dangereux  ^  et  les  accidents  ont  été  as- 
sez graves  dans  les  derniers  temps  pour  que  nos 
paysans  aient  résolu  de  laisser  tomber  en  désué- 
tude la  cérémonie  des  livrées.  Je  crois  que  nous 
avons  vu  la  dernière  à  la  noce  de  Françoise  Meil> 
lant ,  et  encore  la  lutte  ne  fut-elle  que  simulée. 

Cette  lutte  fut  encore  assez  passionnée  à  la 
noce  de  Germain.  Il  y  avait  une  question  de  point 
d'honneur  de  part  et  d'autre  à  envahir  et  à  dé- 
fendre le  foyer  de  la  Guillette.  L'énorme  broche 
de  fer  fut  tordue  comme  une  vis  sous  les  vigou- 
reux poignets  qui  se  la  disputaient.  Un  coup  de 
pistolet  mit  le  feu  à  une  petite  provision  de  chan- 
vre en  poupées,  placée  sur  une  claie^  au  plafond. 
Cet  incident  fit  diversion,  et,  tandis  que  les  uns 
s'empressaient  d'étouffer  ce  germe  d'incendie,  le 
fossoyeur,  qui  était  grimpé  au  grenier  sans  qu'on 
s'en  aperçût,  descendit  par  la  cheminée,  et  saisit 
la  broche  au  moment  où  le  bouvier,  qui  la  défen- 
dait auprès  de  l'àtre,  l'élevait  au-dessus  de  sa 
tète  pour  empêcher  qu'elle  ne  M  (ftt  arradbée. 


180  LÀ  MÀlï  AU   DIABLE. 

Quelque  temps  avant  la  prise  d'assaut,  les  ma- 
trones avaient  eu  le  soin  d'éteindre  le  feu,  de 
crainte  ou'en  se  débattant  auprès  quelqu'un  ne 
vînt  à  y  tomber  et  à  se  brûler.  Le  facétieux  fos- 
soyeur, d'accord  avec  le  bouvier,  s'empara  donc 
du  trophée  sans  difficulté  et  le  jeta  en  travers  sur 
ies  landiers.  C'en  était  fait  1  il  n'était  plus  permis 
d'y  toucher.  Il  sauta  au  milieu  de  la  chambre  et 
alluma  un  reste  de  paille,  qui  entourait  la  broche, 
pour  faire  le  simulacre  de  la  cuisson  du  rôti,  car 
l'oie  était  en  pièces  et  jonchait  le  plancher  de  ses 
membres  épars. 

Il  y  eut  alors  beaucoup  de  rires  et  de  discus- 
sions fanfaronnes.  Chacun  montrait  les  horions 
qu'il  avait  reçus,  et  comme  c'était  souvent  la 
main  d'un  ami  qui  avait  frappé ,  personne  ne  se 
plaignit  ni  se  querella.  Le  chanvreur,  à  demi 
aplati,  se  frottait  les  reins,  disant  qu'il  s'en  sou- 
ciait fort  peu,  mais  qu'il  protestait  contre  la  ruse 
de  son  compère  le  fossoyeur,  et  que,  s'il  n'eût 
été  à  demi  mort ,  le  foyer  n'eût  pas  été  conquis 
si  facilement.  Les  matrones  balayaient  le  pavé, 
et  l'ordre  se  faisait.  La  table  se  couvrait  de  brocs 
ie  vin  nouveau.  Quand  on  eut  trinqué  enseoaJale 


Li.  MARK  AU   DIÂBLK.  ^<^1 

et  repris  haleine,  le  fiancé  fut  amené  au  milieu  de 
la  chambre,  et,  armé  d'une  baguette,  il  dut  se 
soumettre  à  une  nouvelle  épreuve. 

Pendant  la  lutte,  la  fiancée  avait  été  cachée  avec 
trois  de  ses  compagnes  par  sa  mère,  sa  marraiue 
et  ses  tantes,  qui  avaient  fait  asseoir  les  quatre 
jeunes  jeunes  filles  sur  im  banc,  dans  un  coin  re- 
culé de  la  salle,  et  les  avait  couvertes  d'un  grand 
drap  blanc.  Les  trois  compagnes  avaient  été 
choisies  de  la  même  taille  que  Marie,  et  leurs  cor- 
nettes de  hauteur  identique,  de  sorte  que  le  drap 
leur  couvrant  la  tête  et  les  enveloppant  jusque 
parndessous  les  pieds,  il  était  impossible  de  les 
distinguer  l'une  de  Tautrc. 

Le  fiancé  ne  devait  les  toucher  qu'avec  le  bout 
de  sa  baguette,  et  seulement  pour  désigner  celle 
qu'il  jugeait  être  sa  femme.  On  lui  donnait  le 
temps  d'examiner,  mais  avec  les  yeux  seulement, 
et  les  matrones,  placées  à  ses  côtés ,  veillaient  ri- 
goureusement à  ce  qu'il  n'y  eût  point  de  super- 
cherie. S'il  se  trompait ,  il  ne  pouvait  danser  de 
la  soirée  avec  sa  fiancée ,  mais  seulement  avec 
celle  qu'il  avait  choisie  par  erreur. 

Germain,  se  voyant  en  présence  de  ces  fantô- 

11 


18^  LA   MARE   AU  DIABLE. 

mes  enveloppés  sous  le  même  suaire  ^  craignait 
fort  de  se  tromper;  et,  de  fait,  cela  était  arrivé 
à  bien  d'autres  ^  car  les  précautions  étaient  tou- 
jours prises  avec  un  soin  consciencieux.  Le  cœur 
lui  battait.  La  petite  Marie  essayait  bien  de  res- 
pirer fort  et  d'agiter  un  peu  le  drap,  mais  ses 
malignes  rivales  en  faisaient  autant,  poussaient 
le  drap  avec  leurs  doigts,  et  il  y  avait  autant  de 
signes  mystérieux  que  de  jeunes  filles  sous  le 
voile.  Les  cornettes  carrées  maintenaient  ce  voile 
si  également  qu'il  était  impossible  de  voir  la 
forme  d'un  front  dessiné  par  ses  plis. 

Germain,  après  dix  minutes  d'hésitation,  ferma 
les  yeux,  recommanda  son  âme  à  Dieu,  et  tendit  la 
baguette  au  hasard.  Il  toucha  le  front  de  la  petite 
Marie ,  qui  jeta  le  drap  loin  d'elle  en  criant  vic- 
toire, n  eut  alors  la  permission  de  l'embrasser, 
et,  l'enlevant  dans  ses  bras  robustes,  il  la  porta 
au  milieu  de  la  chambre,  et  ouvrit  avec  elle  le 
bal,  qui  dura  jusqu'à  deux  heures  du  matin. 

Alors  on  se  sépara  pour  se  réunir  à  huit  heures. 
CkHnme  il  y  avait  un  certain  nombre  de  jeunes 
gens  venus  des  environs ,  et  qu'on  n'avait  pas  des 
lits  pour  tout  le  monde,  chaque  invitée  du  village 


là  MARK  AU  DIÀBLK.  181 

reçut  dans  son  lit  deux  ou  trois  jeunes  compa^^nes, 
tandis  que  les  garçons  allèrent  péie-méle  s'étendre 
sur  le  foui»age  du  grenier  de  îa  métairie.  Vous 
pouyeE  bien  penser  que  là  ils  ne  dormirent  guère, 
car  ils  ne  songèrent  qu'à  se  lutiner  les  uns  les 
autres,  à  échanger  des  lazzis  «t  à  se  conter  de 
folles  histoires.  Dans  les  noces  il  y  a  de  rigueur 
trois  nuits  blanches,  qu'on  ne  regrette  point. 

A  l'heure  marquée  pour  le  départ,  après  qu'on 
eut  mangé  la  soupe  au  lait  relevée  d'une  forte 
dose  de  poivre,  pour  se  mettre  en  appétit,  car  le 
repas  de  noces  promettait  d'être  copieux ,  on  se 
rassembla  dans  la  cour  de  la  ferme.  Notre  paroisse 
étant  supprimée,  c'est  à  une  demi-lieue  de  chez 
nous  qu'il  fallait  aller  chercher  la  bénédiction 
nuptiale.  Il  faisait  un  beau  temps  frais ,  mais  les 
chemins  étant  fort  gfttés,  chacun  s'était  muni  d'un 
cheval,  et  chaque  homme  prit  en  croupe  une 
compagne  jeune  ou  vieille.  Germain  partit  sur  la 
Grise,  qui,  bien  pansée,  ferrée  à  neuf  et  ornée 
de  rubans;  piaffait  et  jetait  le  feu  par  les  naseaux, 
û  alla  chercher  sa  fiancée  à  la  chaumière  avec  son 
beau-frère  Jacques ,  lequel ,  monté  sur  la  vieille 
Qrite,  prit  la  bguut  mère  Guiliette  en  cfoupa 


IM  LA  ItARB  AU  DIABLK. 

tandis  que  Germain  rentra  dans  la  cour  de  la 
ferme,  amenant  sa  chère  petite  femme  d'un  air 
de  triomphe. 

Puis  la  joyeu'^  cavalcade  se  mit  en  route,  es- 
cortée par  les  enfants  à  pied,  qui  couraient  en 
tirant  des  coups  de  pistolet  et  faisaient  bondir  les 
chevaux.  La  mère  Maurice  était  montée  sur  une 
petite  charrette  avec  les  trois  enfants  de  Germain 
et  les  ménétriers.  Ils  ouvraient  la  marche  au  son 
des  instruments.  Petit-Pierre  était  si  beau,  que  la 
vieille  grand'mère  en  était  tout  orgueilleuse.  Mais 
l'impétueux  enfant  ne  tint  pas  longtemps  à  ses 
côtés.  A  un  temps  d'arrêt  qu'il  fallut  faire  à  mi- 
chemin  pour  s'engager  dans  un  passage  difficile^ 
il  s'esquiva  et  alla  supplier  son  père  de  l'asseoir 
devant  lui  sur  la  Grise. 

—  Oui-da!  répondit  Germain,  cela  va  nous  at- 
tirer de  mauvaises  plaisanteries  !  il  ne  faut  point. 

—  Je  ne  me  soucie  guère  de  ce  que  diront  les 
gens  de  Saint-Ghartier,  dit  la  petite  Marie.  Pre- 
nea-le,  Germain,  je  vous  en  prie  :  je  serai  encore 
plus  fière  de  lui  que  de  ma  toilette  de  noces. 

Germain  céda,  et  le  beau  trio  s'élança  dans  les 
rangs  au  galop  triomphant  de  la  Grise, 


LÀ  MARS  AU  DIABLE.  IM 

Et,  de  fait,  les  gens  de  SaintrChartier,  quoique 
très-railleurs  et  un  peu  taquins  à  l'endroit  des  pa- 
roisses environnantes  réunies  à  la  leur,  ne  songè- 
rent point  à  rire  en  voyant  un  si  beau  marié,  une 
si  jolie  mariée,  et  un  enfant  qui  eût  fait  envie  à 
la  femme  d'un  roi.  Petit-Pierre  avait  un  habit 
complet  de  drap  bleu  barbeau,  un  gilet  rouge  si 
coquet  et  si  court  qu'il  ne  lui  descendait  guère 
au-dessous  du  menton.  Le  tailleur  du  village  lui 
avait  si  bien  serré  les  entournures  qu'il  ne  pouvait 
rapprocher  ses  deux  petits  bras.  Aussi  comme  il 
était  fier  1  II  avait  un  chapeau  rond  avec  un^".  ganse 
noire  et  or,  et  une  plume  de  paon  sortant  crâne- 
ment d'une  touflfe  de  plumes  de  pintade.  Un  bou- 
quet de  fleurs  plus  gros  que  sa  tête  lui  couvrait 
l'épaule,  et  les  rubans  lui  flottaient  jusqu'aux 
pieds.  Le  chanvreur,  qui  était  aussi  le  barbier  et 
le  perruquier  de  l'endroit ,  lui  avait  coupé  les  che- 
veux en  rond,  en  lui  couvrant  la  tête  d'une  écuelle 
et  retranchant  tout  ce  qui  passait,  méthode  infail- 
lible pour  assurer  le  coup  de  ciseau.  Ainsi  accoa- 
tré ,  le  pauvre  enfant  était  inoins  poétique ,  à  coup 
sûr,  qu'avec  ses  longs  cheveux  au  vent  st  sa  peau 
de  mouton  à  la  Saint-Jean-Baptiste  ;  mais  il  n'en 


IM  LA  MARK  kV   DIÀBLI. 

croyait  rien ,  et  tout  le  monde  Tadmirait ,  disant 
qu'il  avait  l'air  d'nn  petit  homme.  Sa  beauté 
triomphait  de  tout,  et  de  quoi  ne  triompherait 
pas,  en  effet , l'incomparable  beauté  de  l'enfance t 

Sa  petite  sœur  Solange  avait,  pour  la  première 
fois  de  sa  vie ,  une  cornette  à  la  place  du  béguin 
d'indienne  que  portent  les  petites  filles  jusqu'à 
fàge  de  deux  ou  trois  ans.  Et  quelle  cornette) 
plu£  haute  et  plus  large  que  tout  le  corps  de  la 
pauvrette.  Aussi  conune  elle  se  trouvait  belle! 
Elle  n'osait  pas  tourner  la  tête,  et  se  tenait  toute 
raide,  pensant  qu'on  la  prendrait  pour  la  mariée. 

Quant  au  petit  Sylvain ,  il  était  encore  en  robe , 
et,  endormi  sur  les  genoux  de  sa  grand'mère,  il 
ne  se  doutait  guère  de  ce  que  c'est  qu'une  noce. 

Germain  regardait  ses  enfants  avec  amour,  et, 
en  arrivant  à  la  mairie,  il  dit  à  sa  fiancée  : 

—  Tiens,  Marie,  j'arrive  là  un  peu  plus  con- 
tent que  le  jour  où  je  t'ai  ramenée  chez  nous,  des 
bois  deChanteloube,  croyant  que  tu  ne  m'aimerais 
jamais;  je  te  pris  dans  mes  bras  pour  te  mettre  à 
terre  comme  à  présent;  mais  je  pensais  que  nous 
ne  nous  retrouverions  plus  jamais  sur  la  pauvre 
borme  Grise  avec  cet  enfant  sur  nos  genoux. 


LA  MARE  AU  DIABLE.  187 

Tiens,  je  faime  tant,  j'aime  tant  ces  pauvres  pe- 
tits, je  Suis  si  heureux  que  tu  m'aimes,  '^t  que  tu 
les  aimes,  et  que  mes  parents  t'aiment,  €*  j'aime 
tant  ta  mère  et  mes  amis,  et  tout  le  moMde  au- 
jourd'hui, que  je  voudrais  avoir  trois  ou  quatre 
coeurs  pour  y  suffire.  Vrai,  c'est  trop  peu  d'un 
pour  y  loger  tant  d'amitiés  et  tant  de  contente- 
ments! J'en  ai  comme  mal  à  l'estomac. 

n  y  eut  une  foule  à  la  porte  de  la  mairie  et  de 
l'église  pour  regarder  la  jolie  mariée.  Pourquoi 
ne  dirions-nous  pas  son  costume?  il  lui  allait  si 
bien!  Sa  cornette  de  mousseline  claire  et  brodée 
partout,  avait  les  barbes  garnies  de  dentelle.  Dans 
ce  temps-là  les  paysannes  ne  se  permettaient  pas 
de  montrer  un  seul  cheveu;  et  quoiqu'elles  ca- 
chent sous  leurs  cornettes  de  magnifiques  cheve- 
lures roulées  dans  des  rubans  de  fil  blanc  pour 
soutenir  la  coiffe ,  encore  aujourd'hui  ce  serait  une 
action  indécente  et  honteuse  que  de  se  montrer 
aux  hommes  la  tête  nue.  Cependant  elles  se  per^ 
mettent  à  présent  de  laisser  passer  sur  le  front  un 
mince  bandeau  qui  les  embellit  beaucoup.  Mais 
je  regrette  la  coiffure  classique  de  mon  temps  : 
ces  dentelles  blanches  à  cru  sur  la  peau  avaient 


188  LU    MARE    AU  DIABLK. 

un  caractère  d'antique  chasteté  qui  me  semblait 
plus  solennel,  et  quand  une  figure  était  belle 
ainsi,  c'était  d'une  beauté  dont  rien  ne  peut  ex- 
primer le  charme  et  la  majesté  naïve. 

La  petite  Marie  portait  encore  cette  coiffure,  e1 
son  front  était  si  blanc  et  si  pur,  qu'il  défiait  le 
blanc  du  linge  de  l'assombrir.  Quoiqu'elle  n'eût 
pas  fermé  l'œil  de  la  nuit,  l'air  du  matin  et  sur- 
tout la  joie  intérieure  d'une  âme  aussi  limpide  que 
le  ciel,  et  puis  encore  un  peu  de  flamme  secrète^ 
contenue  par  la  pudeur  de  l'adolescence ,  lui  fai- 
saient monter  aux  joues  un  éclat  aussi  suave  que 
la  fleur  du  pêcher  aux  premiers  rayons  d'avril. 

Son  fichu  blanc, chastement  croisé  sur  son  sein, 
ne  laissait  voir  que  les  contours  délicats  d'un  cou 
arrondi  comme  celui  d'une  tourterelle;  son  dés- 
habillé de  drap  fin  vert-myrte  dessinait  sa  petite 
taille ,  qui  semblait  parfaite ,  mais  qui  devait  gran- 
dir et  se  développer  encore,  car  elle  n'avait  pas 
dix -sept  ans.  Elle  portait  un  tablier  de  soie  violet- 
pensée,  avec  la  bavette,  que  nos  villageoises  ont 
eu  le  tort  d-sj  supprimer  et  qui  donnait  tant  d'élé- 
gance et  de  modestie  à  la  poitrine.  Aujourd'hui 
elles  étalent  leur  fichu  avec  plus  d'orgueil,  mais 


LA  MARE  AU  DIABLE.  IM 

il  n'y  a  plus  dans  leur  toilette  cette  fine  fleui 
d'antique  pudicité  qui  les  faisait  ressembler  à  des 
vierges  d'Holbein.  Elles  sont  plus  coquettes,  plus 
gracieuses.  Le  bon  genre  autrefois  était  une  sorte 
de  raideur  sévère  qui  rendait  leur  rare  sourire 
plus  profond  et  plus  idéal. 

A  l'offrande,  Germain  mit,  selon  l'usage,  le 
treisain,  c'estrà-dire  treize  pièces  d'argent,  dans 
la  main  de  sa  fiancée.  Il  lui  passa  au  doigt  une 
bague  d'argent,  d'une  forme  invariable  depuis 
des  siècles,  mais  que  V alliance  d'or  a  remplacée 
désormais.  Au  sortir  de  l'église,  Marie  lui  dit  tout 
bas  :  Est-ce  bien  la  bague  que  je  souhaitais?  celle 
que  je  vous  ai  demandée ,  Germain? 

—  Oui,  répondit-il,  celle  que  ma  Catherine 
avait  au  doigt  lorsqu'elle  est  morte.  C'est  la  même 
bague  pour  mes  deux  mariages. 

—  Je  vous  remercie,  Germain,  dit  la  jeune 
femme  d'un  Von  sérieux  et  pénétré.  Je  <nourrai 
avec,  et  si  c'est  avant  vous,  vous  la  garderez  ^ui 
le  mariage  de  votre  petite  Solangdc 


IM  LA  U4RI   AU  DIABLI. 


IV. 


LB   CHOO, 


On  remonta  à  cheval  et  on  revint  très-vite  à  Bel* 
Air.  Le  repas  fut  splendide,  et  dura,  entremêlé 
de  danses  et  de  chants,  jusqu'à  minuit.  Les  vieux 
ne  quittèrent  point  la  table  pendant  quatone 
heures.  Le  fossoyeur  fit  la  cuisine  et  la  fit  fort 
bien.  Il  était  renommé  pour  cela,  et  il  quittait  ses 
fourneaux  pour  venir  danser  et  chanter  entre 
chaque  service.  Il  était  épileptique  pourtant ,  ce 
pauvre  père  Bontemps  !  Qui  s'en  serait  douté  ?  Il 
était  frais,  fort,  et  gai  comme  un  jeune  homme. 
Un  jour  nous  le  trouvâmes  comme  mort ,  tordu 
par  son  mal  dans  un  fossé ,  à  l'entrée  de  la  nuit. 
Nous  le  rapportâmes  chez  nous  dans  une  brouette, 
et  nous  passâmes  la  nuit  à  le  soigner.  Trois  jours 
après  il  était  de  noce ,  chantait  comme  une  grive 
et  sautait  comme  un  cabri,  se  trémoussant  à  l'an* 
cifnne  mode.  En  sortant  d'un  mariage;  il  allait 
creuser  une  fosse  et  clouer  une  bière.  Il  s'en  ac 
quittait  pieusement,  et  quoiqu'il  n'y  parût  point 
ensuite  à  sa  belle  humeur,  il  en  conservait  une 


LÀ  MARI  kV  DIÂBLK.  191 

impression  sinistre  qui  hâtait  le  retour  de  son 
accès.  Sa  femme,  paralytique,  ne  bougeait  de  sa 
chaise  depuis  vingt  ans.  Sa  mère  en  a  cent  qua- 
rante et  vit  encore.  Mais  lui,  le  pauvre  homme ^ 
si  gai,  si  bon,  si  amusant,  il  s'est  tué  l'an  dernier 
en  tombant  de  son  grenier  sur  le  pavé.  Sans  doute, 
il  était  en  proie  au  fatal  accès  de  son  mal,  et, 
comme  d'habitude,  il  s'était  caché  dans  le  foin 
pour  ne  pas  efifrayer  et  affliger  sa  famille.  Il  ter- 
mina ainsi,  d'une  manière  tragique,  une  vie 
étrange  comme  lui-même,  un  mélange  de  choses 
lugubres  et  folles,  terribles  et  riantes,  au  milieu 
desquelles  son  cœur  était  toujours  resté  bon  et 
son  caractère  aimable. 

Mais  nous  arrivons  a  la  troisième  journée  des 
noces,  qui  est  la  plus  curieuse,  et  qui  s'est  main- 
tenu dans  toute  sa  rigueur  jusqu'à  nos  jours.  Nous 
ne  parlerons  pas  de  la  rôtie  que  l'on  porte  au  lit 
nuptial;  c'est  un  assez  sot  usage  qui  fait  soufirir 
la  pudeur  de  la  mariée  et  tend  à  détruire  celle 
des  jeunes  filles  qui  y  assistent.  D'ailleurs  je  crois 
que  c'est  un  usage  de  toutes  les  provinces,  et  qui 
n'a  chez  nous  rien  de  particulier. 

De  même  que  la  cérémonie  des  livrées  est  le 


t9t  LA  MARK  AU  DIABLE. 

symbole  de  la  prise  de  possession  du  cœur  et  du 
domicile  de  la  mariée ,  celle  du  chou  est  le  sym- 
bole de  la  fécondité  de  Thymen.  Après  le  déjeuner 
du  lendemain  de  noces  commence  cette  bizarre 
représentation  d'origine  gauloise,  mais  qui,  en 
passaHt  par  le  christianisme  primitif,  est  devenue 
peu  à  peu  une  sorte  de  mystère,  ou  de  moralité 
bouffonne  du  moyen  âge. 

Deux  garçons  (les  plus  enjoués  et  les  mieux 
disposés  de  la  bande)  disparaissent  pendant  le  dé- 
jeuner, vont  se  costumer,  et  enfin  reviennent  es- 
cortés de  la  musique,  des  chiens,  des  enfants  et 
des  coups  de  pistolet.  Ils  représentent  un  couple 
de  gueux,  mari  et  femme,  couverts  des  haillons 
les  j^us  misérables.  Le  mari  est  le  plus  sale  des 
deux  :  c'est  le  vice  qui  l'a  ainsi  dégradé  ;  la  femme 
n'est  que  malheureuse  et  avilie  par  les  désordres 
de  son  époux. 

Ils  s'intitulent  le  jardinier  et  la  jardinière  j  et 
se  disent  préposés  à  la  gaude  et  à  la  culture  du 
chou  sacré.  Mais  le  mari  porte  diverses  qualifica- 
tions qui  toutes  ont  un  sens.  On  l'appelle  indiffé- 
renmient  le  pailloux,  parce  qu'il  est  coiffé  d'une 
perruque  de  paille  ou  de  chanvre,  et  que,  poui 


LÀ  MARS  AU  DIABLE.  IM 

cacher  sa  nudité  mal  garantie  par  ses  guenilles,  il 
s'entoure  les  jambes  et  une  partie  du  corps  de 
paille /il  se  fait  aussi  un  gros  ventre  ou  ime  bosse 
avec  de  la  paille  ou  du  foin  cachés  sous  sa  blouse. 
Le  peilloux,  parce  qu'il  est  couvert  de  peille  (de 
guenilles).  Enfin,  le  païen,  ce  qui  est  plus  signiti» 
catif  encore,  parce  qu'il  est  censé,  par  son  cynisme 
et  ses  débauches,  résumer  en  lui  l'antipode  de 
toutes  les  vertus  chrétiennes. 

Il  arrive,  le  visage  barbouillé  de  suie  et  de  fie 
de  vin,  quelquefois  atfublé  d'un  masque  grotesque. 
Une  mauvaise  tasse  de  terre  ébréchée,  ou  un  vieux 
sabot,  pendu  à  sa  ceinture  par  une  ficelle,  lui 
sert  à  demander  Taumône  du  vin.  Personne  ne 
lui  refuse,  et  il  feint  de  boire,  puis  il  répand  le 
vin  par  terre,  en  signe  de  libation.  A  chaque  pas, 
il  tombe,  il  se  roule  dans  la  boue;  il  affecte  d'être 
en  proie  à  l'ivresse  la  plus  honteuse.  Sa  pauvre 
femme  court  après  lui,  le  ramasse,  appelle  au  se- 
cours, arrache  les  cheveux  de  chanvre  qui  sor- 
tenten  mèches  hérissées  de  sa  cornette  immonde, 
pleure  sur  l'abjection  de  son  mari  et  lui  fait  des 
reproches  pathétiques. 
—  Malheureux  I lui  dit-elle,  vois  où  nous  a  x^ 


194  LÀ  MARE  AU  DIABLI. 

duils  ta  mauvaise  conduite!  J'ai  beau  filer,  tra- 
vailler pour  toi,  raccommoder  tes  habits!  tu  te 
déchires,  tu  te  souilles  sans  cesse.  Tu  m'as  mangé 
mon  pauvre  bien,  nos  six  enfants  soni  sur  la  paille, 
nous  vivons  dans  une  étable  avec  les  animaux  ; 
nous  voilà  réduits  à  demander  Taumôme ,  et  en« 
core  tu  es  si  laid ^  si  dégoûtant ,  si  méprisé ,  que 
bientôt  on  nous  jettera  le  pain  comme  à  des 
chiens.  Hélas  !  mes  pauvres  mondes  (mes  pauvres 
gens),  ayez  pitié  de  nous!  ayez  pitié  de  moi!  Je 
n'ai  pas  mérité  mon  sort,  et  jamais  femme  n'a  eu 
un  mari  plus  malpropre  et  plus  détestable.  Aidez- 
moi  à  le  ramasser,  autrement  les  voitures  l'écra- 
seront comme  un  vieux  tesson  de  bouteille,  et  je 
serai  veuve,  ce  qui  achèverait  de  me  faire  mourir 
de  chagrin,  quoique  tout  le  monde  dise  que  ce 
serait  un  grand  bonheur  pour  moi. 

Tel  est  le  rôle  de  la  jardinière  et  ses  lamenta- 
tions continuelles  durant  toute  la  pièce.  Car  c'est 
une  véritable  comédie  libre,  improvisée,  jouée  en 
plein  air,  sur  les  chemins,  à  travers  champs,  ali- 
mentée par  tous  les  accidents  fortuits  qui  se  pré- 
sentent, et  à  laquelle  tout  le  monde  prend  part, 
i;ens  de  la  noce  et  du  dehors,  hôtes  des  maisons 


LA  MARE  kV  DIABLK.  tOS 

et  passants  des  chemins  pendant  trois  ou  quatre 
heures  de  la  journée ,  ainsi  qu'on  va  le  voir.  Le 
thème  est  invariable,  mais  on  brode  à  l'infini  sur 
ce  thème,  et  c'est  là  qu'il  faut  voir  l'instinct  mi- 
mique, l'abondance  d'idées  bouffonne8,la  faconde, 
l'esprit  de  repartie,  et  même  l'éloquence  naturelle 
de  nos  paysans. 

Le  rôle  de  la  jardinière  est  ordinairement  con- 
fié à  un  homme  mince,  imberbe  et  à  teint  frais, 
qui  sait  donner  une  grande  vérité  à  son  person- 
nage, et  jouer  le  désespoir  burlesque  avec  assez 
de  naturel  pour  qu'on  en  soit  égayé  et  attristé  en 
même  temps  comme  d'un  fait  réel.  Ces  hommes 
maigres  et  imberbes  ne  sont  pas  rares  dans  nos 
campagnes,  et,  chose  étrange,  ce  sont  parfois 
les  plus  remarquables  pour  la  force  musculaire. 

Après  que  le  malheur  de  la  femme  est  constaté, 
les  jeunes  gens  de  la  noce  l'engagent  à  laisser  là 
son  ivrogne  de  mari,  et  à  se  divertir  avec  eux.  Ils 
lui  offrent  le  bras  et  l'entraînent.  Peu  à  peu  elle 
s'abandonne,  s'égaie  et  se  met  à  courir,  tantôt 
avec  l'un,  tantôt  avec  l'autre,  prenant  des  allures 
dévergondées  :  nouvelle  moralité^  l'inconduite  du 
mari  provoque  et  amène  celle  de  la  femme. 


m  Ll  MARI  kJS  DIABLK. 

Le  païen  se  réveille  alors  de  son  ivresse,  il  cher- 
che des  yeux  sa  compagne,  s*arme  d'une  corde  et 
d'un  bâton,  et  court  après  elle.  On  le  fait  courir, 
on  se  cache,  on  passe  la  femme  de  l'un  à  l'autre, 
on  essaie  de  la  distraire  et  de  tromper  le  jaloux. 
Ses  amis  s'etforcent  de  l'enivrer.  Enfin  il  rejoint 
son  infidèle  et  veut  la  battre.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
réel  et  de  mieux  observé  dans  cette  parodie  des 
misères  de  la  vie  conjugale,  c'est  que  le  jaloux  ne 
s'attaque  jamais  à  ceux  qui  lui  enlèvent  sa  fenmie. 
n  est  fort  poli  et  prudent  avec  eux,  il  ne  veut  s'en 
prendre  qu'à  la  coupable,  parce  qu'elle  est  censée 
ne  pouvoir  lui  résister. 

Mais  au  moment  où  il  lève  son  bâton  et  apprête 
sa  corde  pour  attacher  la  délinquante,  tous  les 
hommes  de  la  noce  s'interposent  et  se  jettent  entre 
les  deux  époux.  «  Ne  la  battez  pas!  ne  battez  ja- 
mais  votre  femme/»  est  la  formule  qui  se  répète 
à  satiété  dans  ces  scènes.  On  désarme  le  mari,  on 
le  force  à  pardonner,  à  embrasser  sa  femme, 
et  bientôt  il  affecte  de  l'aimer  plus  que  jamais.  D 
s'en  va  bras  dessus ,  bras  dessous  avec  elle,  en 
chantant  et  en  dansant,  jusqu'à  ce  qu'un  nouvel 
accès  d'ivresse  le  fasse  rovier  par  terre  i  et  alors 


LÀ  MARE  AU   DIABLK.  197 

recommencent  les  lamentations  de  la  femme,  son 
découragement,  ses  égarements  simulés,  la  jalou- 
sie du  mari,  l'intervention  des  voisins,  et  le  rac- 
conmiodement.  Il  y  a  dans  tout  cela  un  enseigne- 
ment naïf,  grossier  même,  qui  sent  fort  son  origine 
moyen  âge,  mais  qui  fait  toujours  impression, 
sinon  sur  les  mariés,  trop  amoureux  ou  trop  rai- 
sonnables aujourd'hui  pour  en  avoir  besoin,  du 
moins  sur  les  enfants  et  les  adolescents.  Le  païen 
eifraie  et  dégoûte  tellement  les  jeunes  filles,  en 
courant  après  elles  et  en  feignant  de  vouloir  les 
embrasser,  qu'elles  fuient  avec  une  émotion  qui 
n'a  rien  de  joué.  Sa  face  barbouillée  et  sou  grand 
bâton  (inoflfensif  pourtant)  font  jeter  les  ÏI\auts 
cris  aux  marmots.  C'est  de  la  comédie  de  mœurs 
à  Tétat  le  plus  élémentaire,  mais  aussi  le  plus 
frappant. 

Quand  cette  farce  est  bien  mise  en  train,  on  se 
dispose  à  aller  chercher  le  chou.  On  apporte  une 
civière  sur  laquelle  on  place  le  païen  armé  cf  une 
bêche,  d'une  corde  et  d'une  grande  corbeille. 
Quatre  hommes  vigoureux  l'enlèvent  sur  leurs 
épaules.  Sa  femme  le  suit  à  pied,  les  anciens 
^ennent  en  groupe  après  lui  d'un  air  grave  et 


198  Là  mare  au  DIABIl. 

pensif;  puis  la  noce  marche  par  couples  au  pas 
réglé  par  la  musique.  Les  coups  de  pistolet  t^ 
commencent,  les  chiens  hurlent  plus  que  jamais  à 
lavue  du  païen  immonde,  ainsi  porté  en  triomphe. 
Les  enfants  Tencensent  dérisoirement  avec  des 
sabots  au  bout  d'une  ficelle. 

Mais  pourquoi  cette  ovation  k  un  personnage  si 
repoussant?  On  marche  à  la  conquête  du  chou 
sacré,  emblème  de  la  fécondité  matrimoniale,  et 
c'est  cet  ivrogne  abruti  qui ,  seul ,  peut  porter  la 
main  sur  la  plante  symboUque.  Sans  doute  il  y 
a  là  un  mystère  antérieur  au  christianisme,  et  qui 
rappelle  la  fête  des  Saturnales,  ou  quelque  bac- 
chanale antique.  Peut-être  ce  païen,  qui  est  en 
même  temps  le  jardinier  par  excellence,  n'est-il 
rien  moins  que  Priape  en  personne ,  le  dieu  des 
jardins  et  de  la  débauche,  divinité  qui  dut  être 
pourtant  chaste  et  sérieuse  dans  son  origine, 
comme  le  mystère  de  la  reproduction,  mais  que 
la  licence  des  mœurs  et  l'égarement  des  idées  ont 
dégradtie  insensiblement. 

Quoi  qu'il  en  soit,  la  marche  triomphale  arrive 
au  logis  de  la  mariée  et  s'introduit  dans  son  jar- 
din. Là  on  choisit  le  plut  beau  chou,  ce  qui  ne  se 


Ik  MARE  AU  DIABLE.  t«0 

fait  pas  vite,  car  les  anciens  tiennent  conseil  et 
discutent  à  perte  de  vue,  chacun  plaidant  pour  le 
chou  qui  lui  paraît  le  plus  convenable.  On  va  aui 
voix,  et  quand  le  choix  est  fixé,  \e  jardinier  atta- 
che sa  corde  autour  de  la  tige,  et  s'éloigne  autant 
que  le  permet  l'étendue  du  jardin.  La  jardinière 
veille  à  ce  que,  dans  sa  chute,  le  légiune  sacré  ne 
soit  point  endommagé.  Les  Plaisants  de  la  noce, 
le  chanvreur,  le  fossoyeur,  le  charpentier  ou  le 
sabotier  (tous  ceux  enfin  qui  ne  travaillent  pas  la 
terre,  et  qui,  passant  leur  vie  chez  les  autres,  sont 
réputés  avoir,  et  ont  réellement  plus  d'esprit  et 
de  babil  que  les  simples  ouvriers  agriculteurs),  se 
rangent  autour  du  chou.  L'un  ouvre  une  tiranchée 
à  la  bêche,  si  profonde  qu'on  dirait  qu'il  s'agit 
d'abattre  un  chêne.  L'autre  met  sur  son  nez  une 
drogue  en  bois  ou  en  carton  qui  simule  une  paire 
de  lunettes  :  il  fait  l'office  d'tnpréftitfur,  s'approche, 
s'éloigne,  lève  un  plan,  lorgne  les  travailleurs, 
t  ire  des  hgnes,  fait  le  pédant,  s'écrie  qu'on  va  tout 
gftter,  fait  abandonner  et  reprendre  le  travail  selon 
sa  fantaisie,  et,  le  plus  longuement,  le  plus  ridi- 
culement possible  db'ige  la  besogne.  Ceci  est -il 
une  addition  au  formulaire  antique  de  la  cérémo- 


M)»  Là  MARS  kV  DIABLE. 

nie,  en  moquerie  des  théoriciens  en  général  que 
le  paysan  coutumier  méprise  souverainement,  ou 
en  haine  des  arpenteurs  qui  règlent  le  cadastre  et 
/épartissent  l'impôt,  ou  enfin  des  employés  aux 
pont»  et  chaussées  qui  convertissent  des  commu- 
naux en  routes,  et  font  supprimer  de  vieux  abus 
chers  au  paysan?  Tant  il  y  a  que  ce  personnage 
de  la  comédie  s'appelle  le  géomètre,  et  qu'il  fait 
son  possible  pour  se  rendre  insupportable  à  ceux 
qui  tiennent  la  pioche  et  la  pelle. 

Enfin,  après  un  quart  d'heure  de  difficultés  et 
de  momeries,  pour  ne  pas  couper  les  racines  du 
chou  et  le  déplanter  sans  dommage,  tandis  que 
des  pelletées  de  terre  sont  lancées  au  nez  des  as- 
sistants (  tant  pis  po'.u'  qui  ne  se  range  pas  assez 
vite;  fût-il  évêque  ou  prince,  il  faut  qu'il  reçoive 
le  baptême  de  la  terre),  le  païen  tire  la  corde ,  la 
païenne  tend  son  tablier,  et  le  chou  tombe  ma- 
jestueusement aux  vivat  des  spectateurs.  Alors 
on  apporte  la  corbeille,  et  le  couple  païen  y  plante 
le  cho»'  avec  toutes  sortes  de  soins  et  de  précau- 
tions. On  l'entoure  de  terre  fraîche,  on  le  soMtient 
avec  des  baguettes  et  des  Uens ,  comme  £9nt  les 
bouquetières  des  villes  pour  leurs  spleiHlides  ca- 


LA  MARE   AU  DIABLE.  301 

mellias  en  pot;  on  pique  des  pommes  rouges  au 
bout  des  baguettes,  des  branches  de  thym,  de 
sauge  et  de  laurier  tout  autour;  on  chamarre  le 
tout  de  rubans  et  de  banderoles  ;  on  recharge  le 
trophée  sur  la  civière  avec  le  païen ,  qui  doit  le 
maintenir  en  équilibre  et  le  préserver  d'accident, 
et  enfin  on  sort  du  jardin  en  bon  ordre  et  au  pas 
de  marche. 

Mais  là  quand  il  s'agit  de  franchir  la  porte,  de 
même  que  lorsque  ensuite  il  s'agit  d'entrer  dans 
la  cour  de  la  maison  du  marié,  un  obstacle  ima- 
ginaire s'oppose  au  passage.  Les  porteurs  du  far- 
deau trébuchent,  poussent  de  grandes  exclama- 
tions, reculent,  avancent  encore,  et,  comme 
repoussés  par  une  force  invincible,  feignent  de 
succomber  sou»  le  poids.  Pendant  cela,  les  assis- 
tants crient,  excitent  et  calment  l'attelage  humain. 
€  Bellement,  bellement,  enfant!  Là,  là,  courage I 
Prenez  garde!  patience!  Baissez -vous.  La  porte 
est  trop  basse  !  Serrez-vous,  elle  est  trop  étroite  1 
un  peu  à  gauche;  à  droite  à  présent!  allons,  du 
cœur,  vous  y  êtes!  » 

C'est  ainsi  que  dans  les  années  de  récolte  abon- 
dante, le  char  à  bœu&,  chargé  outre  mesure  de 


tôt  LA  MÂ.HB  AU  DIABLI. 

fourrage  ou  d©  moissons,  se  trouve  trop  large  on 
trop  haut  pour  entrer  »ous  le  porche  de  la  grange. 
C'est  ainsi  qu'on  crie  &^rès  les  robustes  animaux 
pour  les  retenir  ou  les  exciter;  c'est  ainsi  qu'avec 
de  l'adresse  et  de  vigoureux  efforts  on  fait  passer 
la  montagne  des  richesses ,  sans  l'écrouler,  sous 
l'arc  de  triomphe  rustique.  C'est  surtout  le  der- 
nier charroi,  appelé  la  gerbaude,  qui  demande  ces 
précautions,  car  c'est  aussi  une  fête  champêtre,  et 
la  dernière  gerbe  enlevée  au  dernier  sillon  est 
placée  au  sommet  du  char,  ornée  de  rubans  et 
de  fleurs,  de  même  que  le  front  des  bœufs  et 
l'aiguillon  du  bouvier.  Ainsi,  l'entrée  triom- 
phale et  pénible  du  chou  dans  la  maison  est  un 
simulacre  de  la  prospérité  et  de  la  fécondité 
qu'il  représente. 

Arrivé  dans  la  cour  du  marié,  le  chou  est  en- 
levé et  porté  au  plus  haut  de  la  maison  ou  de  la 
grange.  S'il  est  une  cheminée,  un  pignon,  un  pi~ 
geonnier  plus  élevé  que  les  autres  faîtes,  il  faut, 
à  tout  risque,  porter  ce  fardeau  au  point  culminani 
de  l'habitation.  Le  païen  l'accompagne  jusque-là, 
le  fixe,  et  l'arrose  d'un  grand  broc  de  vin ,  tandis 
^'une  salve  de  coups  de  pistolet  et  les  coutor- 


Q     - 

Cû        3 

3  s 


LA  MAftS  kV  DIÂBLI.  «OS 

sions  joyeuses  de  la  païenne  signalent  son  inau- 
furation. 

La  même  cérémonie  recommence  immédiate- 
ment. On  va  déterrer  un  autre  chou  dans  le  jar 
din  du  marié  pour  le  porter  avec  les  mêmes 
formalités  sur  le  toit  que  sa  femme  vient  d'aban- 
donner pour  le  suivre.  Ces  trophées  restent  là 
jusqu'à  ce  que  le  vent  et  la  pluie  détruisent  les 
corbeilles  et  emportent  le  chou.  Mais  ils  y  vivent 
assez  longtemps  pour  donner  quelque  chance  de 
succès  à  la  prédiction  que  font  les  anciens  et  les 
matrones  en  le  saluant.  «  Beau  chou,  disent-ils, 
vis  et  fleuris,  afin  que  notre  jeune  mariée  ait  un 
beau  petit  enfant  avant  la  fin  de  l'année;  car  si  tu 
mourais  trop  vite  ce  serait  signe  de  stérilité,  et  te 
serais  là-haut  sur  sa  maison  comme  un  mauvais 
présage.  » 

La  journîe  est  déjà  avancée  quand  toutes  ces 
chose^^sont  accomplies.  Il  ne  reste  plus  qu'à  faire 
la  conduite  aux  parrains  et  marraines  des  con- 
joints. Quand  ces  parents  putatifs  demeurent  au 
loin,  on  les  accompagne  avec  la  musique  et  toute 
la  noce  jusqu'aux  limites  de  la  paroisse.  Là,  on 
danse  encore  sur  le  chemin  et  on  les  embrasieeo 


204  Là  MARE  AU    DIABLE 

se  séparant  d'eux.  Le  païen  et  sa  femme  sont  alors 
débarbouillés  et  rhabillés  proprement,  quand  la 
fatigue  de  leur  rôle  ne  les  a  pas  forcés  à  aller  faire 
un  somme. 

On  dansait,  on  chantait  et  on  mangeait  encore 
à  la  métairie  de  Bel-Air,  ce  troisième  jour  de  noce, 
à  minuit,  lors  du  mariage  de  Germain.  Les  an- 
ciens, attablés,  ne  pouvaient  s'en  aller,  et  poui 
cause.  Ils  ne  retrouvèrent  leurs  jambes  et  leurs 
esprits  que  le  lendemain  au  petit  jour.  Alors, 
tandis  que  ceux-là  regagnaient  leurs  demeures, 
silencieux  et  trébuchants,  Germain,  fier  et  dispos, 
sortit  pour  aller  lier  ses  bœufs,  laissant  sommeiller 
sa  jeune  compagne  jusqu'au  lever  du  soleil. 
L'alouette,  qui  chantait  en  montant  vers  les  cieux, 
lui  semblait  être  la  voix  de  son  cœur  rendant 
grâce  à  la  Providence.  Le  givre,  qui  brillait  aux 
buissons  décharnés,  lui  semblait  la  blancheur  des 
fleurs  d'avril  précédant  l'apparition  des  feuilles. 
Tout  était  riant  et  serein  pour  lui  dans  la  nature. 
Le  petit  Pierre  avait  tant  ri  et  tant  sauté  la  veille, 
qu'il  ne  vint  pas  l'aider  à  conduire  ses  bœufs; 
mais  Germain  était  content  d'être  seul.  Il  se  mit 
à  genoux  dans  le  sillon  qu'il  allait  refendre,  et  fit 


LA    MARE     AU    DIABLE.  205 

la  prière  du  matin  avec  une  effusion  si  grande 
que  deux  larmes  coulèrent  sur  ses  joues  encore 
humides  de  sueur. 

On  entendait  au  loin  les  chants  des  jeunes  gar- 
çons des  paroisses  voisines,  qni  partaient  pour 
retourner  chez  eux,  et  qui  redisaient  d'une  voix 
un  peu  enrouée  les  refrains  joyeux  de  la  veille. 


FIN 


U. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Hotloe I 

I.  L'aateiur  an  lecteur ^ I 

II.  Le  laboer It 

m.  Le  père  Maurice i6 

rv.  Grermaiu  le  an  laboureur M 

V.  LaGuillette *0 

TI.  Petit-Pierre 47 

VII.  Dans  la  lande M 

VIII.  Sous  les  grands  chênes 61 

m.  La  prière  da  soir ,, 11 

X.  Malgré  le  froid. -.■ 81 

XI.  A  la  beiie  étoile 94 

XII.  La  lionne  du  Tillag« lOB 

XIII.  Lbmaltre US 

XIV.  La  yieille 182 

XV.  Le  retoor  à  la  ferme 139 

XVI.  La  mère  Maurice 139 

XVII.  La  petite  Marie 145 

Apv»pndicp. —  l.  Les  noces  de  campagne 151 

II.  I>"  livrées !'3 

111    L>   ;!..inage... 17* 

"ÎV    Uotiou 19* 


E.   CnEVIN    —    lUFIvl  .li^lUb    Lie   LA(i.NÏ    —    CJ13   2-17. 


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