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MEMOIRES ET SOLA/ENIRS
sur la
RêDolulion et l Empire
publiés avec des c/ocument^ inédite
Les Massacres
de Septembre
VINGTIÈME ÉoiTiox. Librairie académique PERRIN et C'".
Les Massacres
de Septembre
OUVRAGES DE G. LENOTRE
ACADÉMIE FRANÇAISE, Prix Berijer, I90Î.
La Guillotine pendant la Révolution, 12« édition.
Le Vrai Chevalier de Maison-Rouge, 11^ édition.
Le Baron de Batz, 9® édition.
Paris Révolutionnaire, 22^ édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, !■■' série, 39^ édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 2' série, 32^ édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 3* série, 27« édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 4® série, 15^ édition.
La Captivité et la Mort de Marie-Antoinette, 16« édition.
Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne,
15« édition.
Tournebut ; la Chouannerie normande au temps de
l'Empire (1804-1809), 13« édition.
Le Drame de Varennes. Juin 1791, 22^ édition.
12 volumes in-8° écu à 5 francs le volume broché.
Reliés amateur avec fers, le volume, 9 fr.
Mémoires et Souvenirs sur la Révolution et l'Empire, publiés
avec des documents inédits, par G. Lenotre.
Les Massacres de Septembre (1792), 19® édition.
Les Fils de Philippe-Égalité pendant la Terreur (1790-
1796), 13e édition.
La Fille de Louis XVL Marie-Thérèse, Charlotte de
France, Duchesse d'Angoulème (1794-1799), 17^ édition.
Le Tribunal Révolutionnaire (1793-1795), 20^ édition.
Quatre volumes in-16jésus à 3 fr. 50 le vol. broché.
Reliés amateur avec fers, le volume, 7 fr.
LA PRISON DE LA FORCE
Façade sur la rue du R,ûi-de-Sicile, avec, à l'angle de la rue des Ballets,
la borne sur laquelle l'ut tuée, suivant la tradition, la Princesse de
Lamballe.
(<^ MÉMOIRES ET SOUVENIRS
SUR LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE
Publiés avec des documents inédits
PAR
G. LENOTRE
Les Massacres
de Septembre
5 ,
PARIS
LIBRAIRIE ACADËmiQUE
PERRIN ET Cl", LIBRAIRES-ÉDITEURS
33, QDAI DBS GRANDS- AnOUSTIKS, 35
1910
Tous droits de reproduction et de tradnetiou réserTés pour tous nays.
I
LA FORGE
LA FORGE
Rue Saint-Antoine, à gauche pour qui va vers la Bas-
tille, précisément en face de la maison qui porte aujour-
d'hui le n° 113, s'ouvre en 1792, la rue des Ballets.
Trente pas de long, dix de large, de vieux grès bombés,
déclives vers le ruisseau qui coule au milieu de la chaus-
sée et qui vient se perdre à une grille d'égout, — « un
regard » — scellé dans le pavé de la rue Saint-Antoine ;
trois maisons à droite, une seule à gauche, sans plus, des
masures, anciennes de trois siècles, décrépites, sordides.
Barrant le décor formé par ces deux alignements, la façade
noire de la prison de La Force, en bordure de la rue du
Roi-de-Sicile — à l'époque de la Révolution, rue des
Droits de V Homme — qui se heurte là, en impasse, à la
rue des Ballets. A l'angle saillant, formé par la rencontre
des deux rues, une grosse borne. La prison, de ce côté,
est basse : un rez-de-chaussée, chargé d'un toit mansardé
presque aussi élevé que le bâtiment ; la porte ^ est dans
* « On me conduisit à La Grande Force... J'arrivai à mon affreuse
prison. L'entrée en était extrêmement basse et comme il faisait nuit
et que j'étais préoccupé... je ne pus mesurer des yeux la hauteur
de la porte et me heurtai la tête avec une extrême violence. La
force du coup fut telle, qu'elle ébranla tout mon être et que je ne
pus m'empêcher de m"écrier : « Ah ! je défaille, soutenez-moi. »
Mémoires inédits de l'internonce à Paris pendant la Révolution.
M*' de Salamon.
4 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
l'axe de la rue des Ballets. Surmontée d'une imposte pro-
tégée par de gros barreaux, elle donne accès à une
« entrée » exiguë : deux mètres en profondeur, trois en
largeur. A gauche s'ouvre le corps de garde : en face de
la porte d'entrée on passe dans le premier guichet, puis,
continuant tout droit, dans le second : ces deux guichets
forment deux pièces, de dimensions presque égales : cinq
pas sur quatre.
Quand on est parvenu dans le second guichet, tournant
toujours le dos à la rue des Ballets, on a, devant soi, une
porte donnant sur une cour ; à sa droite, une porte d'abord,
puis une cloison vitrée. Porte et cloison séparent le
second guichet du bureau du greffe, salle de trois mètres
sur six, éclairée d'une seule fenêtre, située à l'extrémité
et ouvrant sur la cour, en angle droit avec la porte de
sortie du second guichet. Cette cour est de peu d'étendue,
entourée de bâtiments bas ^ semblables à celui que nous
venons de traverser : on l'appelle Cour du Greffe -, ou
Première cour d'entrée ^. Plus loin, dans l'intérieur de la
prison, se trouvent d'autres cours, très vastes, la Cour
de la Dette, la Vit au lait, la Coitr des Femmes... et
d'autres. Le concierge s'appelle Bault* ; c'est une puis-
sance ; un concierge de prison, en ce temps-là, est le
directeur, le maître absolu de sa geôle.
Bault habite le bâtiment en bordure de la rue des
Droits de l'homme : sa cuisine est au rez-de-chaussée, sur
la rue ; son logement occupant l'étage mansardé, a une
entrée particulière, officielle, réservée aux fournisseurs
* Mémorial de Norvins, II, 186.
- Iden-
^ Archives nationales. Plan de la prison de La Force, N III Seine
1213.
* On trouve son nom écrit de bien des façons, Bault, Beau et
même Lebeau : la première ortographe est la véritable.
LA FORCE 5
de la prison, et une autre, plus discrète, dont il se sert à
Toccasion^.
Bault n'était pas un méchant homme ; sa femme, aflec-
tait des allures sans-culottes : lorsqu'on amenait un pri-
sonnier, elle était là et plaçait son mot. Weber, frère de
lait et valet de chambre de la reine, raconte qu'en arri-
vant à La Force, le 19 août 179^, il entendit M'"^ Bault
questionner les commissaires ; apprenant que son nou-
veau pensionnaire était arrêté pour avoir pris part, huit
jours auparavant, à la défense du château et de la famille
royale : « Fort bien, dit-elle, ça ira, ça ira ! » Néanmoins,
elle était loin d'être mauvaise ; en septembre 1793, Bault
et sa femme quittèrent La Force pour remplacer à la Con-
ciergerie leurs collègues Richard ; ils se trouvèrent être
les geôliers de Marie-Antoinette et il semble qu'ils se
montrèrent humains et même charitables envers leur
prisonnière. Les Bault avaient une fîUe qui, en 1792,
vivait avec eux à la Force.
Dans la rue Pavée, qui faisait angle avec la rue du Roi-
de-Sicile s'ouvrait l'entrée spéciale d'une autre prison for-
mant corps avec la première et qu'on appelait La Petite
Force. Cette entrée était une façade, encore inachevée en
1792 et toute neuve, un décor de théâtre, dû à l'architecte
Desmaisons ; de lourds pilastres vermiculés, une voûte
hardie, abritant un péristyle circulaire où les voitures
pouvaient tourner à couvert. Ce rez-de-chaussée, d'aspect
sinistre, attendait trois étages de fenêtres carrées et grillées.
* Mémorial de Norvins, II, 205. « Il Ducatel, (le successeur de Bault),
m'engagea à le suivre au bout d'un petit corridor fermé sur le carré
de notre appartement et du sien. (Norvins habitait à La Force, avec
un de ses amis, une chambre ayant vue sur la rue des Ballets.) Il
en ouvrit la porte et me conduisit à une autre qui menait à un
degré dérobé, au bas duquel était une forte porte de sûreté, qu'il
entr'ouvrit également et qui donnait sur la petite rue des Droits de
VHomme. »
6 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
La maison de détention s'étendait, derrière cette façade
étroite, jusqu'aux maisons particulières en bordure de la
rue Culture Sainte-Catherine (aujourd'hui rue de Sévigné).
On pouvait se rendre de l'une à l'autre prison, soit par le
chemin de ronde ménagé au pied de ces maisons, soit
par un dédale de passages percés au travers des bâtiments.
La Petite Force était la prison réservée aux femmes ; elle
avait sa concierge, M""^ de Hanère, qui vivait là avec sa
fille ; toutes deux braves personnes, pitoyables et douces.
Mais il semble bien que l'écrou des détenus de l'un et
l'autre sexe avait lieu au greffe de la grande prison, chez
Bault. M™^ de Tourzel, dans ses mémoires, conte qu'elle
et ses compagnes entrèrent à La Force par la rue des
Ballets et non par la rue Pavée, et c'est cependant, —
quoiqu'elles ne s'en rendissent pas compte, à La Petite
Force qu'elles furent internées, puisqu'elles se trouvaient
être les pensionnaires « de M"^ de Hanère* ».
Il n'est pas question de grouper ici lés événements qui
précédèrent les massacres de septembre, mais simplement
d'indiquer quelques faits nécessaires à la clarté des
narrations que nous ont laissées les témoins.
Depuis le 10 août, on amenait chaquejour à la prison de
la rue du Roi-de-Sicile et à celle de la rue Pavée, nombre
de suspects, arrêtés dans toutes les sections de Paris, com-
promis par leur attachement à la Famille royale ou sim-
plement soupçonnés de regretter la royauté, déjà virtuel-
lement abolie. Les récits qu'on va lire renseigneront
suffisamment sur la manière dont se faisaient ces
incarcérations. Ce qu'il importe simplement de noter ici,
c'est que les prisons se remplissaient à' aristocrates, qu'on
* Mémoires de la duchesse de Tourzel, t. II, p. 252.
LA FORCE 7
le savait dans Paris, que le gouvernement et la Commune
insurrectionnelle siégeant à l'Hôtel de Ville hésitaient sur
le moyen de se débarrasser, par la déportation ou autre-
ment, de ces pensionnaires encombrants.
Des orateurs de réunions publiques, des braillards de
carrefours, excitaient la population contre les détenus. La
précieuse bibliographie révolutionnaire entreprise par
M. Tourneu.x, mentionne une brochure dont la date n'est
pas indiquée, mais qui fut certainement mise en vente à
Paris dans la journée du l'^'' septembre : elle avait pour
titre : Grande trahison de Louis Capet. Complot découvert
pour assassiner dans la nuit du ^ au '^ de ce mois, tous
les bons citoyens de la capitale, par les aristocrates et
les prêtres réfractaires aidés des brigands et des scélé-
rats détenus dans les prisons de Paris, signé Charles
Boussemart, patriote saiis moustaches. Tel était le bruit
que la Commune laissait — ou faisait — circuler.
C'est une question longtemps débattue de savoir si le
gouvernement ou la Commune ordonnèrent les massacres
et en assumèrent tacitement la responsabilité. En dépit
de recherches actives et de déductions passionnées, jamais
ne fut découvert l'ordre écrit qui déchaîna la tuerie ; on
peut assurer cependant que si le gouvernement subit,
sans regrets exagérés, la catastrophe, la Commune, par
des mesures d'une inconséquence criminelle, la provoqua
el mit tout en œuvre pour en faciliter l'explosion. Le 2 sep-
tembre, alors que les assassinats, dans Paris, avaient
déjà commencé, elle écrivait, au nom du Peuple, aux
membres de la section des Quatre-Nations : « 3Ies cama-
rades, il vous est ordonné de juger tous les prisonniers
de r Abbaye, sans distinction, à l'exception de Vabbé Len-
fant S que vous mettrez dans un lieu sûr. A l'Hôtel de
' L'abbé Lenfant fut néantnoius massacré avec les autres détenus.
8 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Ville, le 2 septembre. Partis, sergent, administrateur,
Méhée, secrétaire-greffier^. » Un tel ordre équivalait
hypocritement à l'autorisation de tuer. Le même jour, les
membres de la Commune, comme s'ils eussent craint que
leur désir fût mal compris, renchérissaient par l'arrêté que
voici : « Le conseil géjiéral de la Commune ordonne
que tous les individus détenus à La Force pour dettes,
mois de nourrice, ou militaires pour cause de discipline,
soient mis en liberté sur-le-champ, en ayant soin toute-
fois d'examiner très scrupuleusement les écrous, afin
d'éviter qu'aucun contre-révolutionnaire puisse se sous-
traire à la loi du 2 septembre 1792. Nicoult, Columbeau,
Méhée, secrétaire-greffier adjoint.
Les historiens ont raconté avec quel art perfide la popu-
lace avait été montée « à la hauteur des circonstances » :
le 27 août eurent lieu solennellement les funérailles des
patriotes assassinés par les aristocrates, lors de lattaque
du château des Tuileries ; les corps des victimes furent
promenés dans la ville, sur un sarcophage tiré par des
bœufs ; les veuves et les orphelines suivaient, vêtues de
robes blanches serrées par des ceintures noires. Puis on
répandit le bruit de l'arrivée prochaine des Prussiens;
Paris était menacé d'un bombardement; tous les hommes
valides devaient partir à la rencontre de l'ennemi; que
deviendraient, en leur absence, les femmes et les vieil-
lards, laissés à la merci des contre-révolutionnaires dont
regorgeaient les prisons et qui avaient juré l'extermina-
tion des patriotes? Le 30 août, la ville, morne en certains
quartiers, était, sur d'autres points, enfiévrée; tout le jour
circulèrent par les rues des patrouilles conduisant à la
Mairie des « ci-devant », d'où ils étaient répartis sur les
.différentes prisons. Le 2 septembre, à midi, le canon
* Gazette française du 20 germinal, an IV.
LA FORGE 9
d'alarme tonna au Pont-Neuf : un grand drapeau noir fut
hissé sur l'Hôtel de Ville... Cette dangereuse mise en scène
avait pour but de « faire des héros » : elle fît des assas-
sins.
Bien peu. Car il serait injuste d'accuser le peuple pari-'
sien des massacres de septembre : cent cinquante égor-
geurs, au plus, suffirent à la besogne : parmi eux, plusieurs
bouchers ; les autres, constatation stupéfiante, étaient des
petits boutiquiers, de métiers tranquilles, fruitiers, tail-
leurs, chapeliers, cordonniers, horlogers, orfèvres, coif-
feurs, merciers... Voilà ceux qui, pendant une semaine,
terrorisèrent Paris : le peuple, lui, se contenta de regar-
der, d'être curieux, d'applaudir; d'apporter là son amour
efiFréné du spectacle, quel qu'il soit; et aussi cette sorte
d'équité fruste et servile qui le poussait à huer les cou-
pables et à embrasser ceux qu'on lui déclarait innocents.
Le peuple se retrouva aussi, parmi ces braves gens qui,
sans fausse honte, sans peur, sans dégoût des coudoie-
ments sinistres, se glissèrent au nombre des massacreurs
pour leur disputer quelques victimes... Des récits qui
vont suivre surgiront d'horribles figures; mais combien
d'autres y vont paraître, charitables et discrètement
héroïques ! A côté des brutes, ardentes à tuer, se dresse, à
point nommé, un inconnu qui, perdu dans la foule,
détourne une question décisive, souffle une réponse heu-
reuse, entame une harangue et arrête les coups... Ils
furent cent cinquante tueurs; combien plus nombreux
furent ceux qui, sans y réussir toujours, risquèrent leur
vie pour sauver des malheureux dont ils ne connaissaient
pas le nom et dont ils n'acceptèrent aucune récompense.
Ce sont ces comparses héroïques qu'il faut suivre à tra-
vers le drame : ils aident à supporter tant de tableaux
d'horreur dont, sans eux, on aurait scrupule à dresse
l'effroyable étalage.
REGIT DE WEBER
FRÈRE DE LAIT DE LA REINE MARIE-ANTOINETTE
Le premier de ces tableaux nous est fourni par Weber,
l'un des valets de chambre de la reine.
Weber était né à Vienne, au commencement d'août 1755 :
son père, conseiller de la magistrature et chef du bureau
de l'approvisionnement, avait épousé Constance Hoff-
mann, dont on citait la beauté et qui fut choisie, au mois
de novembre 1755, pour être la nourrice de la petite
archiduchesse Marie-Antoinette, qui venait de naître. Les
deux enfants furent élevés ensemble et Weber suivit en
France sa sœur de lait, lors de son mariage avec le Dau-
phin.
Il avait pris part, le 10 août 179:2, à la défense du châ-
teau des Tuileries : il parvint à s'échapper, gagna, par la
cour des Feuillants, la rue Saint-Honoré, et se disposait à
rentrer à son domicile, rue Sainte-Anne, lorsque deux
inconnus, passant près de lui, lui glissèrent, sans s'arrê-
ter, et « en regardant du côté opposé » : « On vous
cherche. »
Weber entra à l'hôtel de Ghoiseul, y dépouilla son cos-
tume de garde national, et alla passer la nuit chez
M. Arcambal, secrétaire du département de la Guerre. Le
lendemain, il demanda asile à l'ambassade d'Angleterre ;
mais milady Gower, l'ambassadrice, lui fit comprendre que
LA FORCE 11
le gîte n'était pas sûr : « Elle avait chez elle, comme chez
tous les ambassadeurs, deux ou trois espèces de jacobins
dont il ne lui était pas possible de se dél'aire. » Elle adressa
le fugitif à un Allemand, M. Dhill, qui habitait rue du
Temple et dont le dévouement royaliste lui était connu.
En route pour se rendre rue du Temple, Weber passa
devant la porte d'un de ses amis, M. de Mory, fils du cais-
sier de la Compagnie des Indes; il entra, apprit là que
la Famille royale allait être détenue au Temple, réfléchit
que la maison Dhill, où il comptait chercher une retraite,
serait, en raison de son voisinage de la célèbre tour,
terriblement surveillée... M. de Mory, voyant son émoi,
lui offrit asile dans sa maison. C'est idi que commence la
partie des Mémoires de Weber ayant trait aux événements
de septembre ; son texte sera cité intégralement.
Je passai cinq jours chez mon nouvel hôte dans la
plus parfaite sécurité. La pureté des principes de
M. de Mory et sa probité m'étaient trop bien connues,
pour avoir le moindre doute sur l'honnêteté de ses
procédés à mon égard. Mon domestique était d'ail-
leurs la seule personne qui connût le lieu de ma
retraite. Je n'avais pas balancé à lui confier ce secret
important, d'après la longue expérience que j'avais
de sa fidélité et de son attachement; il n'eût en effet
jamais été capable de me trahir, si les démagogues
n'eussent eu recours aux moyens les plus effrayants
pour le forcer à leur indiquer ma nouvelle demeure.
Je lui avais ordonné d'aller s'informer tous les
jours de ma part, auprès de certaines personnes du ser-
vice de la reine, de ce qui se passait dans la ville, à
l'Assemblée et surtout au Temple, et de venir m'en
12 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
rendre compte tous les soirs. Mais, s'étant aperçu,
dès le premier jour, qu'on observait ses démarches,
et que des mouchards le suivaient partout, il crut
devoir employer la ruse pour se rendre auprès de moi
sans se compromettre. Il se servit à cet effet du moyen
le plus capable de donner le change aux malveillants;
lorsqu'il sortait de mon appartement dont il était
resté gardien, il se rendait d'abord dans un quartier
éloigné ; là il prenait un fiacre qui le conduisait à
une certaine distance, et il faisait ensuite à pied le
reste du chemin pour arriver jusqu'à moi. Je lui
avais recommandé, dès le premier jour, dédire à tous
ceux qui pourraient demander de mes nouvelles,
que j'étais à une campagne dont il ignorait le nom.
Cette conduite, que la prudence commandait dans
un moment où je savais que tous ceux de mon batail-
lon % échappés le 10 août, étaient arrêtés ou en fuite,
nous réussit jusqu'au 18; mais à cettci époque, les
Jacobins, furieux de ne pouvoir découvrir ma retraite,
résolurent de se saisir de mon domestique.
Après avoir épuisé en vain tous les genres de
séduction, ils usèrent de rigueur. Accablé de mauvais
traitements, menacé môme de la guillotine s'il n'indi-
quait le lieu de ma retraite, il se vit dans la cruelle
nécessité de le découvrir.
Sur-le-champ, six hommes armés de piques furent
envoyés par ma section pour s'assurer de ma per-
sonne. Mais les hommes à piques étaient dans un tel
embarras, ils étaient saisis d'une si grande frayeur
* Tassin, commandant de bataillon; Wermaring, capitaine; Guis-
cher, lieutenant; Heck, sergent.
LA FORCE 13
lorsqu'il s'agissait d'arrêter un grenadier de mon
bataillon, que les six en question crurent qu'il était
prudent de demander un renfort de six de leurs
camarades de la section où je m'étais réfugié.
Ils arrivèrent donc au nombre de douze chez
M. de Mory , mon respectable hôte, comme nous allions
nous mettre à table, au moment où nous étions loin
de nous attendre à une pareille visite. Ils s'emparè-
rent de moi, et sans me laisser, pour ainsi dire, le
temps de prendre congé de M. de Mory, que cet événe-
ment avait jeté dans la plus grande consternation,
ils me conduisirent d'abord au bureau de la section
de la Croix-Rouge pour faire insérer dans le proto-
cole du jour le procès-verbal du secours que cette sec-
tion avait prêté à la mienne pour mon arrestation,
et lui promettre aide en pareille circonstance
Cette cérémonie d'usage terminée, on me fit monter
en voiture; le renfort se retira, et les six hommes de
ma section, seulement, m'escortèrent ensuite jusqu'à
mon corps de garde, rue Favart, où l'on me retint
quelque temps, et d'où j'arrivai enfin au couvent des
Filles-Saint-Thomas, rue Vivienne, pour y subir un
premier interrogatoire.
En passant rue de Richelieu devant la boutique de
mon marchand de linge, je me rappelai que j'avais
sur moi un rouleau de quarante doubles louis. Assuré
que j'allais être dévalisé en prison, je demandai aux
gens de l'escorte d'entrer un instant dans la boutique.
Ils me l'accordèrent sous la condition que je ne m'y
arrêterais qu'un moment.
Je me hâtai de faire à la marchande un court
14 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
exposé de ma situation; je lui dis à voix basse, que
je venais d'être arrêté, que l'on me conduisait en
prison, et que j'y serais vraisemblablement dépouillé ;
je la priais de tenir en dépôt ces quarante doubles
louis, et de me donner seulement cent livres en
assignats pour ma dépense journalière.
Sans attendre sa réponse, je jetai sur le comptoir
le rouleau, que je pris la précaution de couvrir de
linge à la vue de son beau-frère et de deux jeunes
personnes qui travaillaient à côté d'elle.
La marchande me répondit qu'il ne lui était pas
possible de me donner des assignats; que son mari
était à la campagne, et qu'il avait emporté par dis-
\raction la clef de son armoire. Je m'en consolai
'acilement, ayant encore quinze doubles louis dans
ma bourse; et mestimant assez heureux d'avoir
sauvé mon rouleau, je rejoignis mes conducteurs.
Arrivé à ma section, j'y fus interrogé par le prési-
dent ^ delà manière la plus vétilleuse, et d'après les
instigations de plusieurs Jacobins que je connaissais
pour être aussi furieux que bornés, et qui ne cessaient
de lui parler à voix basse contre moi, ce quil m'était
facile de juger d'après leurs gestes et leurs coups
d'oeil menaçants.
Comme j "étais occupé à répondre à une infinité de
questions, le beau-frère de la marchande de linge
arriva; il demanda la parole, et dit en présence de
tout le comité : « Je suis trop bon patriote pour ne
pas dénoncer le citoyen Wéber; je déclare qu'il a
* Collot d'Herbois, mauvais comédien de province.
LA FORCE 15
quitté son escorte pour entrer dans la boutique de
mon frère, et qu'il a déposé sur le comptoir un rou-
leau de doubles louis; il voulait que ma belle-sœur
tînt en dépôt cette somme. Mais ma famille ne vou-
lant avoir rien de commun avec un homme en état
d'arrestation, je m'empresse de remettre cet or sur
le bureau du citoyen président. »
Après m'avoir demandé d'où provenait cette somme,
et ce que je comptais en faire (question qui fut couverte
de huées de la part de tous les assistants) le président,
accoutumé à obtenir sur le théâtre des applaudisse-
ments de ce genre, décida sans se déconcerter que
le rouleau serait consigné à la trésorerie de la sec-
tion; il m'interrogea ensuite sur le lieu de ma nais-
sance, sur mon âge, sur mon état. Dès que j'eus satis-
fait à ses questions, il ajouta : « Étiez-vous du nombre
de ceux qui tirèrent le sabre contre les Marseillais,
à la place Louis XV ? » Ma réponse fut affirmative, en
ajoutant que je l'avais fait uniquement pour ma
défense personnelle.
Il continua : « La reine a-t-elle pris beaucoup de
part à votre situation ? Où vous êtes- vous retiré ensuite
avec les autres grenadiers ? »
Je répondis : « Ni le roi ni la reine n'ont entendu
parler de nous ; j'ignore ce que mes camarades blessés
sont devenus ce jour-là; pour mon compte je suis
resté chez un officier de service jusqu'à la nuit. »
« Vous êtes très attaché, me dit-il, au roi et
à la reine? — Ils sont mes bienfaiteurs, je me fais
gloire de leur être dévoué à la vie et à la mort. »
Plusieurs personnes remarquant avec quelle ani-
16 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
mosité le président faisait insérer dans le procès-ver-
bal ^ la dernière déclaration que je venais de faire,
et croyant y apercevoir mon arrêt de mort, s'écriè-
rent : « Mon Dieu, qu'il est rtialadroit ! Mon Dieu
que cet aveu est déplacé ! le voilà perdu ! »
Enfin, après m'avoir tenu, tantôt à la barre, et
tantôt enfermé dans une chapelle grillée, depuis
quatre jusqu'à neuf heures du soir, et m'avoir fait
signer le procès-verbal de l'interrogatoire que je
venais de subir, il me renvoya au corps-de-garde
pour y passer la nuit,- sans s'embarrasser ni des mur-
mures ni des cris d'improbation qui partaient de
toutes parts, contre les sentiments de prévention et
de haine qui perçaient dans sa conduite à mon égard.
Le lendemain, à dix heures du matin, on me con-
duisit en voiture, sous la même escorte, à l'Hôtel de
Ville; là un commissaire de ma section, après avoir
vérifié l'interrogatoire que j'avais subi la veille, lut à
haute voix les quatre crimes de lèse-nation dont j'étais
accusé :
« 1° D'être Autrichien ; 2° d'être frère de lait de la
reine; 3° d'avoir été du nombre des grenadiers des
Filles-Saint-Thomas qui avaient tiré le sabre contre
les fédérés ; 4° d'avoirescorté la Famille royale, malgré
l'ordre de M. Rœderer, jusqu'à la porte de l'Assemblée
nationale, le 10 août, à neuf heures du matin. »
Ce même commissaire y ajouta une nouvelle dépo-
sition, signée de mon propriétaire et de mon portier;
elle était conçue en ces termes :
* Ce procès-verbal du 18 août doit être sur le registrs ou daus les
archives de la section de 1792.
LA FORCE 17
et Nous félicitons la section et le comité de surveil-
lance d'avoir pu se saisir d'un aristocrate aussi dange-
reux que le citoyen Weber ; nous prévenons et nous
certifions qu'il n'y a pas un homme plus habile dans
le maniement des armes à feu ; que de plus il a appris
à tous les aristocrates ses amis à tirer au pistolet ; et
qu'enfin il a fait venir de son pays et leur a distribué
une quantité de ces armes. »
Sur cette nouvelle déposition je demandai la parole
pour me justifier, mais je fus interrompu par les huées
de toutes les tribunes, oiî la populace se relayait jour et
nuit depuis le 10 août, pourforger des dénonciations et
y applaudir. Un canonnier du faubourg Saint-Antoine,
ayant demandé la parole un instant après, me dénonça
de la manière suivante : « Je connais beaucoup ce
citoyen ; je l'ai vu entouré d'officiers suisses et de
tous ceux de l'état-major de la garde nationale qui
firent les insolents lorsque les aristocrates doublèrent
la garde du château. Je l'ai entendu haranguer ce jour-
là, et promettre formellement, le 9 août, de faire
tomber dans une demi-heure les têtes de Pétion et
de Manuel. »
Ce canonnier, quinem'avaitjamaisni vu ni entendu,
peu content de me charger de ces calomnies, prit à
témoin de la vérité de sa dénonciation un vieillard
en uniforme national, assis à côté de lui ; celui-ci
attesta les faits sans jamais m'avoir vu, sans même
se donner la peine de chercher des yeux celui à qui
on les imputait.
Pétion et Manuel, du haut de leur trône, sourirent
avec complaisance au canonnier et, après avoir donné
i
48 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
à l'élan de son patriotisme les éloges qu'il méritait
et l'avoir remercié surtout des moyens qu'il leur four-
nissait d'immoler une victime de plus, ils lui expé-
dièrent l'ordre de me conduire, accompagné de quatre
gendarmes, au comité de surveillance, etdelààriiôlel
de La Force.
La joie de la populace, lorsqu'elle me vit pour
ainsi dire à sa disposition, devint générale, et cette
canaille n'aurait pas si tôt mis fin à ses menaces et à
ses injures, si Manuel n'avait demandé la parole, pour
l'amuser d'une manière mille fois plus déchirante
pour moi, puisque laFamille royale était l'objet de ses
grossières plaisanteries.
Ce scélérat, pour égayer son ami Pétion, ainsi que
le reste de l'assemblée, s'égaya particulièrement sur
le compte de la reine de la manière la plus indécente.
Voici comment il s'exprima :
« Il faut convenir qu'il n'y a rien de si embarrassant
dans le monde qu'une famille royale et so» attirail.
Il est temps enfin de balayer ce cortège, d'arracher
à la reine toutes ces femmes qui l'entourent, et de les
mettre en lieu de sûreté, pour les empêcher de nous
nuire à l'avenir. »
Ces paroles excitèrent une approbation générale.
Sur-le-champ les cris : « A l'Abbaye, à La Force, les
femmes de la reine '■ » retentirent de tous côtés. II
continua : « J'ai vu hier la femme du roi; ce n'était
plus cette femme altière que rien ne pouvait fléchir;
je l'ai réellement vue pleurer; je lui ai beaucoup parlé
* Mn>° de Lamballe, surinteudante de la maison de la reine, M"" la
marquise de Tourzel, gouvernante des enfants de France.
LA FORCE 19
et à son fils aussi; je puis dire que le petit m'a fort
intéressé. J'ai dit entre autres choses à la femme du
roi que je voulais lui donner pour son service des
femmes de ma connaissance; elle m'a répondu qu'elle
n'en avait pas besoin, qu'elle et sa sœur sauraient se
servir réciproquement; à cela j'ai répondu à la femme
du roi : Fort bien, Madame, puisque vous ne voulez
pas accepter de ma main des femmes pour votre ser-
vice, vous n'avez qu'à vous servir vous-même, vous
ne serez pas embarrassée sur le choix. »
En débitant de pareilles indécences contre la lille
de Marie-Thérèse, Manuel fut souvent interrompu
par les applaudissements de Pétion et de tout son
auditoire.
Sur ces entrefaites, le canonnier qui n'avait pas
perdu de vue ses projets contre moi, arriva, accom-
pagné de deux commissaires, pour me remettre entre
les mains de quatre gendarmes, avec ordre de me
conduire au comité de surveillance.
Une troupe de poissardes, accompagnées d'autres
assassins soldés par la faction, s'empressa de me
suivre, et dit à haute voix à ceux qui tâchaient de
les retenir : « Nous ne sortons que pour un ins-
tant, ce n'est que pour faire voir du pays au frère de
lait de la reine qui a voulu faire sauter la tête de
M. Manuel et de M. le Maire. »
D'après ces propos dont je ne dissimule pas que je
fus très épouvanté, je m'attendais à être assassiné,
comme l'avaient été MM. Foulon et de Launay, sur
les marches de l'escalier par lequel je devais passer
pour me rendre au comité.
20 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Le ciel, qui voulait me conserver, m'inspira dans
le moment l'idée de m'adresser à Tofficier^ du corps
de garde qui avoisinait le fatal escalier. Cet officier
m'écouta avec intérêt, et ayant appris de moi le
sort dont j'étais menacé, il me retint quelques ins-
tants, pendant que la populace allait voir l'installation
de Santerre que la faction venait de faire nommer
commandant général de la garde nationale de Paris,
place à laquelle il visait depuis longtemps.
Effectivement, les assassins se dispersèrent pour
assistera cette cérémonie. L'officier saisit cet instant
pour me faire conduire au comité de surveillance,
dans une voiture de place, qui me déroba à tous les
regards.
C'est ainsi que j'échappai à ces assassins, dont un
des plus déterminés avait, m'a-t-on dit, préparé son
sabre pour me porter le premier coup ; les autres
n'auraient pas manqué alors de se jeter sur moi; ils
m'auraient déchiré, et auraient fini, comme de cou-
tume, par porter en triomphe ma tête au bout d'une
pique.
Arrivé au comité de surveillance, le canonnier fit
de nouveau sa déposition, après quoi on renvoya les
gendarmes, et je fus enfermé dans une chambre où
il me fallut rester depuis midi jusqu'à sept heures
du soir. Ce fut alors que deux commissaires" y arri-
' C'était un chevalier de Saint-Louis, dont malheureusement, je
n'ai pu savoir le nom.
* L'un d'eux était probablement le bourreau, car il dit à son
camarade, en traversant la place de Grève : « J'ai eu hier beaucoup
à travailler ici. »
LA FORCE 21
Virent pour me conduire en fiacre à l'hôtel de La
Force.
J'y fus enregistré selon l'usage ; le sieur Lebeau,
concierge de cette prison, me promit de me traiter
avec tous les égards possibles, et me fit mettre dans
la chambre appelée la chambre de Gondé, où étaient
déjà les chevaliers de Rhulières (commandant de la
garde à cheval de Paris) et de la Ghesnaye (comman-
dant de la garde nationale, et de service auprès de
la personne du roi, le 10 août) ; MM. Jurieu (premier
commis de la maison du roi et de la liste civile),
Vochel (premier commis du département de la guerre
et du bureau d'artillerie), et Desmarest (académicien).
Ges trois derniers furent élargis quelques jours après
et remplacés par MM. Le Fauchet (radministrateur
des Poudres et Salpêtres : son père, au moment de
son arrestation, se brûla la cervelle d'un coup de
pistolet), Saint-Brice (brigadier des gardes du corps
de M^' le comte d'Artois), baron de Battencourt (offi-
cier général), Poupard de Beaubourg (garde de Mon-
sieur), de la Merlière (commissaire de la comptabi-
lité), et Magontier (premier valet de chambre de
Monsieur).
La femme du concierge ayant appris que j'étais
arrêté pour la journée du 10 août, en témoigna la
plus grande satisfaction, en disant : « Fort bien, ça
ira, ça ira. »
Lebeau, s'étant aperçu que les expressions de sa
femme m'avaient affligé, chercha, aussitôt après le
départ des commissaires, à me consoler ; il me repré-.
senta que je ne devais pas m'affecter de ces démons-i
22 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
tratîons politiques commandées par les circonstances.
Les guichetiers, suivis de deux gros chiens,
venaient régulièrement à sept heures du matin
ouvrir les portes des prisons, et nous laissaient la
liberté de nous promener à l'ombre de deux rangs
d'arbres qui se trouvaient dans notre grande cour.
Ils revenaient à huit heures du soir avec la même
escorte ; et à grands cris, et aux coups redoublés
d'une sonnette, ils nous avertissaient de rentrer;
ils renfermaient ensuite tous les prisonniers : nous
étions obligés de pourvoir à notre subsistance et d'en
payer les frais. Il se trouva au nombre des personnes
en état d'arrestation, deux cuisiniers détenus comme
suspects ; ils se chargèrent de notre table à raison
de 3 francs par tête.
Je passai dans cette prison treize jours qui me
parurent autant de mois, et j'ose 1 assurer, les inquié-
tudes qui me consumaient provenaient autant de
l'ignorance oîi j'étais du sort de la Famille royale,
que de mon incertitude sur celui qui m'attendait.
Les chevaliers de Rhulières et de la Ghesnaye me
parurent également navrés de douleur. '
Ils m'apprirent que M. de la Porte (ministre de la
maison du roi et intendant de la liste civile), le
brave Durozoi (l'auteur de la Gazette de Paris), et
M. le baron Backmann (major général des gardes
suisses), avaient été successivement guillotinés.
M. Durozoi fut guillotiné le 25 août, à la place du
Carrousel, dite Egalité, en criant « qu'il se faisait
gloire de mourir le jour de la Saint-Louis, pour la
cause de la religion et pour celle de son roi ».
LA FORCE 23
M. Backmann mourut en héros. Comme ces trois
victimes de leur fidélité n'étaient pas plus coupables
cjue moi, et qu'aux yeux des factieux nous Tétions
autant qu'eux, nous nous attendions à chaque ins-
tant à nous voir arracher des prisons pour subir le
même sort.
Cependant j'échappai encore à ce danger, tandis
que mes deux compagnons de captivité y succom-
bèrent, comme je l'exposerai ci-après.
J'étais en prison depuis neuf jours, sans pouvoir
deviner le sort qui m'attendait; tout ce que je voyais,
tout ce que j'entendais, n'était pas fait pour me tran-
quilliser.
Pendant la nuit du 21 du même mois, nous avions
entendu, de notre prison, beaucoup de bruit dans la
cour de La Force et dans les chambres qui étaient
au-dessus de la nôtre. Ce bruit nous avait fort
inquiétés ; nous apprîmes le lendemain, de grand
matin, que notre concierge avait été enlevé par la
force armée et traîné à la barre de l'Assemblée natio-
nale pour se justifier d'avoir envoyé au comité de
surveillance un des prisonniers qui avait été mandé
à ce tribunal et qui se trouva pris de vin. Dans l'état
où était cet homme, personne ne sera surpris qu'il
ne se soit pas servi d'expressions bien mesurées
dans ses réponses. L'Assemblée, qui s'arrogeait le
droit de juger même les intentions, prétendait que
ceci était un coup prémédité de la part du concierge;
MllL'^
Le GhEFFE DE LA FllISON DE La r
conservé aux -
A. Entrée. — B. Première cour d'euliéi!. dite cour du Greffe. — C. Salle du greffe où se
aux détenus pour aller de l'intéi
iCiou/»- (P- wU
ViCZf
\ 1102 fd'après un plan manuscrit
k nationales).
il'ibunal du 3 septembre. — U. Cour intérieure, [.a ligne poinlillée indique le trajet impose
^ prison au lieu du massacre.
26 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
il parvint cependant à se disculper; mais le prison-
nier, pour expier une faute, qui dans tous les cas ne
pouvait mériter une punition bien grande, s'il eût eu
des hommes honnêtes pour juges, fut condamné par
le comité de surveillance à être mis au pilori.
Ce malheureux devenu furieux de cet acte de despo-
tisme entra dans la plus grande colère. 11 se répandit
eu invectives contre l'Assemblée nationale, contre
ses comités, et contre la populace qu'on avait payée
pour le bafouer, et il fit en descendant de l'échafaud
un geste qui exprimait énergiquement la rage et le
mépris.
Cette scène avait été préparée par Robespierre;
cet homme sanguinaire cherchait à exciter le peuple
contre les prisonniers, et à le porter à les massacrer
tous, et faire place ainsi à de nouveaux proscrits,
sans paraître encombrer les prisons.
Les satellites de ce scélérat s'écriaient avec fureur :
« 11 faut la tête du prisonnier qui a osé insulter la
nation » ; et ils se portèrent vers la prison pour en
faire justice eux-mêmes.
Le lendemain, ce malheureux fut jugé, condamné
et conduit au supplice; mais on l'assura secrètement,
un moment avant l'exécution, qu'il obtiendrait sa
grâce, s'il voulait dire et soutenir avec fermeté
« que tous les prisonniers étaient armés d'une ma-
nière formidable ; qu'ils étaient en état de faire dans
peu la contre-révolution; que pour lui, il abandon-
nait la vie sans regrets, parce qu'il était sûr que ses
camarades ne manqueraient pas de venger bientôt
sa mort ».
LA FORGE 27
Cet infortuné n'eut rien de plus pressé que de voci-
férer ces menaces contre la populace, et de l'accabler
de toutes ces prédictions; mais les Jacobins, qui
ne voulaient se servir de ce prisonnier que pour
donner à leurs brigands soldés et à la multitude un
prétexte de tomber sur les prisons, ne le firent pas
moins guillotiner aussitôt qu'il eut fini sa harangue.
Tel fut toujours le sort de ceux que Robespierre se
trouvait forcé de mettre dans ses secrets.
Animé de plus par les satellites de Marat et de
Robespierre, le peuple devint tout à fait furieux; et
ne trouvant plus les tribunaux assez expédilifs, il
proclama, le 28, dans les sections, sa souveraineté,
et il se disposa, tout à la fois, à l'aide de l'armée des
Jacobins, àremplir les fonctions d'accusateur, déjuge
ci de bourreau.
Pendant ce temps, les malheureux prisonniers,
avertis du plan de Robespierre, s'attendaient d'un
moment à l'autre à être massacrés, sans pouvoir
opposer la plus légère résistance. Ils passaient les
nuits à écrire les lettres les plus touchantes à leur
famille, à leurs amis, et à toutes leurs connaissances,
pour leur dire un dernier adieu, ou les engager à
travailler à leur élargissement.
Plusieurs de ces infortunés cherchèrent aussi les
moyens de s'évader, et eurent l'imprudence de dire,
assez haut pour être entendus, qu'il serait facile d'en-
foncer, avec les poutres qui se trouvaient au milieu
de notre cour, le mur de la petite rue du Théâtre de
Beaumarchais.
Soit que des espions eussent été chargés de nous
28 LES MASSACRES LE SEPTEMBRE
guetter ou que les gendarmes qui avaient une guérite
au premier étage eussent entendu ce propos, la muni-
cipalité en fut avertie, et les poutres furent enlevées,
le même jour, par une vingtaine d'ouvriers du fau-
bourg Saint-Antoine qui, pendant tout le temps que
dura leur expédition, nous lancèrent des regards ter-
ribles et nous parurent, dans leur pantomime, comme
ces muets qui précèdent le fatal cordon.
Le 30 août, les conseils officieux que nous avions
demandés, d'après la loi qui en accordait à cette
époque à tous les détenus, nous apprirent que les
lettres à nos parents et à nos amis n'avaient servi
qu'à allumer la pipe du concierge ; ils nous infor-
mèrent aussi que la guillotine avait été déclarée
permanente sur la place du Carrousel; que cette
place venait d'être nommée place de l'Egalité; qu'on
était convenu de l'étrenner par l'exécution du prince
de Poix, capitaine des gardes du corps et gouverneur
de Versailles, cherché partout à cet effet, et qui eut
le bonheur de se soustraire à toutes les recherches ;
qu'enfin les détenus de la journée du 10 août devaient
tous y subir le même sort.
Privé par là de toute consolation, et presque sans
espoir d'échapper à la fureur des Jacobins, j'écrivis
mon procès d'après les deux interrogatoires que
j'avais déjà subis, et je composai les réponses à toutes
les questions qui pouvaient m'être faites dans les
interrogatoires que je devais encore subir.
Rassuré un peu par cette précaution, et plus encore
par ma confiance dans l'Etre Suprême, j'attendis
avec résignation le moment redoutable de paraître
LA FORCE 29
devant les juges du nouveau tribunal populaire.
Nous passâmes plusieurs jours dans une situation
qu'il serait impossible de décrire.
Le 2 septembre, à quatre heures de l'après-dîner,
les guichetiers appellent les prisonniers sous prélexte
d'aller parler aux commissaires, ou de se faire ins-
crire pour les frontières.
Cet appel continua jusqu'au soir, et on nous dit que
les prisonniers qui ne rentraient plus avaient été
transférés dans une autre maison d'arrêt.
L'air inquiet, le ton sérieux et embarrassé des
guichetiers qui allaient et venaient continuellement,
accompagnés de gendarmes ou de gardes nationaux,
nous donnèrent assez d'inquiétudes pour ne pas nous
déshabiller ; enfin, fatigués d'entendre du bruit dans
la rue sans pouvoir distinguer ce que c'était, nous
nous jetâmes, vers une heure du matin, sur nos lits
pour prendre un peu de repos.
J'étais à peine sur mon grabat, en face de la
croisée, que mes yeux furent éblouis par une grande
clarté, produite par une grande quantité de flam-
beaux qui précédaient une horde armée. Cette troupe,
conduite par les guichetiers, se porta avec rapidité
vers le corridor de notre prison.
La porte fut ouverte avec fracas, six hommes à
piques se présentèrent, et demandèrent M. de Rhu-
lières, unde ceux qui se trouvaient dans ma chambre.
Ce prisonnier, s'étant mis sur son séant, répéta
deux fois : « C'est moi, Messieurs, c'est moi. »
Un officier municipal prit alors la parole, et éle-
vant la voix, de manière à être entendu des hommes
30 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
armés qui l'accompagnaient, et dont les guichetiers
pouvaient à peine contenir Timpatiente fureur, dit :
« Vous êtes accusé, monsieur de Rhulières, d'être un
des conspirateurs du 10 août; je viens vous dire de
recommander votre ûme à Dieu, car le peuple
demande votre tête. Je suis fàclié d'être chargé d'une
semblable mission, mais mon devoir m'y oblige. »
Le chevalier de Rhulières répondit avec calme :
« Il y a déjà longtemps que je m'attendais au sort que
vous m'annoncez ; j'aurais seulement cru, ajouta-t-ii,
qu'on m'aurait interrogé. »
Sur cette réponse, l'officier municipal s'approcha
de la porte, et apercevant que le peuple ne voulait
pas attendre, il lui rappela « qu'il avait promis d'obéir
à la loi, qu'il l'avait juré », et il demanda à cette
horde affamée de sang, s'il pouvait compter sur sa
promesse? Il ajouta pour la disposer à l'écouter :
« Voulez-vous permettre, mes camarades, mes con-
citoyens, que M. de Rhulières se rende au greffe
pour y être interrogé? » Ils se mirent à hurler tous
ensemble : « Oui, oui, qu'il vienne, mais qu'il se
dépêche. »
Le chevalier de Rhulières fut donc emmené à deux
heures du matin, le 3 septembre, pour subir son
interrogatoire devant le tribunal populaire établi dans
la chambre du concierge.
Une heure après, on vint chercher de la même
manière le chevalier de la Ghesnaye. Inquiets sur
le sort du chevalier de Rhulières, nous nous hasar-
dâmes de demander au guichetier ce qu'il était devenu.
«N'ayez aucune inquiétude à son égard, nous répon-
LA FORCE 31
dit-il, il y a déjà longtemps qu'il est à l'Abbaye. »
Ne sachant pas que cette phrase signifiait que
l'infortuné avait été massacré à la porte de l'hôtel,
aucun de nous ne s'affligea; nous nous félicitions au
contraire d'apprendre que le ciel avait conservé les
jours d'un homme aussi intéressant que le chevalier
de Rhulières, et nous conçûmes dès lors bien moins
d'inquiétudes sur le chevalier de la Chesnaye qui
avait dans sa poche, pour sa justification particu-
lière, les réquisitions de l'Hôtel de Ville, du comité
de surveillance et de la Commune, par lesquelles on
lui ordonnait, le 10 août, de repousser, en cas d'évé-
nement, la force par la force. Nous étions loin d'ima-
giner que ce qui devait le justifier, serait au contraire
le signal de sa mort.
Ayant vu enlever ainsi ces deux braves et loyaux
gentilshommes, accusés du crime de lèse-nation, et
sachant que j'étais détenu pour la même cause, je
m'attendais à chaque instant au même sort.
Je pris sur-le-champ le cahier qui contenait mon
procès et les réponses de toutes les questions et incul-
pations qu'on pouvait me faire; je le relus avec la
dernière attention, afin d'être prêt à tout événement.
Le départ des chevaliers de Rhulières et de la
Chesnaye avait réduit notre chambrée à MM. de
Saint-Brice, baron de Battencourt, Poupard de Beau-
bourg et moi; MM. Le Fauchet, de la Merlière et
Magontier ayant été élargis quelques jours aupara-
vant.
A quatre heures du matin, le chevalier de la Ches-
naye que nous attendions avec la plus grande impa-
32 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
tience pour savoir enfin de quoi il s'agissait, n'était
pas de retour ; les cris continuaient dans la rue sans
interruption; les prisonniers logés à côté, au-dessus,
et au-dessous de notre chambre, étaient sans cesse
arrachés de la leur, et traînés avec la dernière vio-
lence devant le tribunal redoutable ; ce bruit extra-
ordinaire redoublait nos inquiétudes ; il nous fut
impossible jusqu'à huit heures de nous arrêter à
aucune idée. Ce fut dans ce moment que nous vîmes
entrer une ioule d'hommes dans la cour. Ils se mirent
à regarder aux fenêtres, dans toutes les chambres,
au rez-de-chaussée, et apercevant quatre prisonniers
tout habillés sur leur lit, ils ordonnèrent au geôlier
d'ouvrir la porte de cette chambre.
Ils entrèrent comme des furibonds, nous prirent
au collet, nous secouèrent vivement, et nous traitant
de coquins, d'aristocrates, et nous reprochant de vou-
loir nous cacher; ils ajoutèrent en proférant mille
blasphèmes : « Qu'ils ne nous quitteraient plus, et
qu'ils allaient s'y prendre de manière à savoir qui
nous étions. » Comme j'ignorais qu'il s'agissait en
ce moment de marcher à la mort, je m'abandonnai
à toute l'indignation que ce traitement m'inspirait :
je saisis un de ces hommes armés à la poitrine, j'en
pris un autre au collet, et, en les secouant à mon
tour de la manière la plus vigoureuse, je leur dis :
« Le guichetier a dû vous dire que nous ne sommes
ni des coquins ni des gens à nous cacher ; vous devriez
respecter le malheur si vous aviez de l'âme, et sur-
tout vous rappeler que la loi défend de maltraiter
les prisonniers sans savoir s'ils sont coupables. »
LA FORCE 33
Stupéfaits de ma hardiesse, ils se regardèrent un
moment et me lâchèrent. Je continuai : « Un honnête
homme ne connaît pas la résistance quand il s'agit
d'obéir à la loi ; mais vous n'êtes que de vils oppres-
seurs; vous êtes armés et je ne le suis pas; votre con-
duite m'annonce des lâches ; je sers comme vous dans
la garde nationale; je peux comme vous reprendre
d'un instant à l'autre mes armes, et c'est alors que
je vous invite à m'attaquer. »
Les guichetiers leur ayant parlé à notre avantage,
ces satellites commencèrent à nous traiter avec un
peu plus d'égards; ils nous ordonnèrent néanmoins
de les suivre, parce qu'il était, dirent-ils, de leur
devoir de nous conduire devant le tribunal établi
dans la chambre du concierge.
Dès que nous fûmes sortis de la cour, escortés de
deux hommes armés, je perdis de vue mes compa-
gnons d'infortune, et ne pouvant deviner ce que
signifiait la quantité de sabres nus ensanglantés que
j'avais sous les yeux, et les cris, à ÏAhhaye^ à
Cohlentz, à l'Abbaye^ avec lesquels on accompagnait
de temps en temps un prisonnier à l'entrée de la rue,
j'attendis mon tour avec résignation à la porte de la
salle d'audience.
Il était dix heures du matin, lorsque je fus intro-
duit; je vis un homme fort replet, en uniforme de
garde national, et décoré d'une écharpe tricolore,
assis près d'une grande table sur laquelle étaient
placés les registres de la prison ; à côté de l'homme
à écharpe, qui faisait les fonctions de président du
tribunal populaire, siégeait le commis des prisons
3
34 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
et, autour de la table, deux grenadiers, deux fusil-
liers, deux chasseurs et deux forts de la Halle. Voilà
quels étaient les personnages qui composaient ce
tribunal; enfin beaucoup de Marseillais et d'autres
fédérés remplissaient la chambre d'audience comme
spectateurs.
Le président commença ainsi mon interrogatoire :
« Votre nom, votre âge, votre pays? » Il se mit ensuite
à regarder dans le registre l'article qui me concer-
nait, appelé, enfermes de prison, l'écrou. Le commis
de l'hôtel le lui montra du doigt; il me parut contenir
une vingtaine de lignes.
Après l'avoir parcouru des yeux, et trouvé que
j'étais détenu pour quatre crimes de lèse-nation et
surtout pour avoir passé la nuit du 10 août au châ-
teau, il se borna (je ne sais encore aujourd'hui pour
quel motif) à me faire cette question : « Pourquoi
avez-vous été, le 9 et le 10 août, aux Tuileries? »
Je répondis : « J'ai servi dans la garde naiionale de
Versailles ; mais depuis quelque temps, m.es affaires
m'ayant empêché de faire mon service, j'ai payé exac-
tement quarante sous tous les jours au citoyen qui
me remplaçait. L'Assemblée nationale ayant décrété
ensuite que tout homme dans ses meubles serait
regardé comme propriétaire et, à ce titre, obligé de
monter dorénavant sa garde en personne, je me suis
fait inscrire dans la section de ma demeure et j'y fais
exactement le service. » J'ajoutai : « Depuis trois
mois j'ai monté la garde, deux fois à l'Assemblée
nationale et autant de fois au château. Ayant reçu
le 9, à sept heures du matin, un billet imprimé de la
LA FORCE 35
part de M. Tassin (commandant de bataillon) pour
me rendre sur-le-champ au corps de garde, j'ai été
envoyé comme renfort avec dix-neuf de mes cama-
rades, dans les cours du château sous le commande-
ment de MM. Guicher (lieutenant) et Laurent (sous-
lie ateiiant), et j'y suis resté par ordre de mes chefs
jusqu'au dernier moment. »
Le président m'ayant écouté avec beaucoup d'atten-
tion adressa aux assistants les paroles suivantes :
« Quelqu'un de vous, citoyens, a-t-il connaissance
des faits que le citoyen Weber vient d'énoncer pour
sa justification? » Différentes personnes se levèrent
pour attester « qu'elles étaient parfaitement instruites
de tout ce que je venais d'avancer, et que je n'avais
rien dit que de très conforme à la vérité. » Un petit
chasseur surtout confirma par ses paroles et par ses
gestes l'exactitude de toutes mes réponses.
« Je ne vois donc plus, dit le président, en se levant
de son siège et en ôtant son chapeau, la moindre diffi-
culté de proclamer l'innocence dé Monsieur. » Et il se
mit à crier avec tous les spectateurs : Vive la nation!
Il m'ordonna d'en faire autant : j'obéis et je criai
comme eux : Vive la nation! Cette seconde cérémonie
terminée, le président proclama mon innocence en
ces termes : « Vous êtes libre, citoyen, mais la patrie
est en danger; il faut vous faire enrôler, et partir
sous trois jours pour les frontières. »
Gomme je me croyais, d'après ce prononcé, entière-
ment hors de danger, je répondis : « Il m'est absolu-
ment impossible, citoyen président, de me conformer
à ce dernier ordre; j'ai une mère âgée et infirme et
36 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
une sœur malheureuse ; l'une et l'autre ont besoin de
mes secours, elles n'ont que moi pour appui, il faut que
je retourne près d'elles : je ne puis les abandonner. »
Les deux hommes placés derrière moi répondent
tout à coup avec une espèce de fureur : « Citoyen, ce
n'est pas le moment de donner de pareilles raisons;
il faut du monde pour faire la guerre; la patrie a
besoin de soldats; nous-mêmes, en bons patriotes,
nous avons oublié que nous sommes époux et pères ;
oubliez, à notre exemple, que vous avez une mère et
une sœur. »
Le président après avoir jeté un coup d'œil sur le
commis des prisons, comme pour lui faire entendre
que ce serait sa faute si je périssais, me fixa atten-
tivement en me disant avec une sorte d'humeur :
« Je vous préviens, Monsieur, qu'il faut vous faire
enrôler, qu'il faut partir sans délai pour les fron-
tières; je ne vois d'autre moyen pour vous... » Il fit
ensuite une pause.
Ses regards, ses gestes, et le son de sa voix m'ayant
fait soupçonner quelque mystère, je pris mon parti
sur-le-champ, et dans l'espoir de leur échapper bientôt
(car j'eusse mieux aimé mourir que de porter les
armes contre mon souverain ou contre les intérêts
de mes bienfaiteurs), je répondis avec une sérénité
affectée : « Puisque vous avez besoin de moi. Mon-
sieur, j'irai aux frontières quand il vous plaira. »
Cette réponse excita de nouveau dans toute la salle
de grands cris de Vive la nation. Le président se hâta
d'expédier mon enrôlement et me fit signer le proto-
cole et ma cartouche.
LA FORCE 37
Je reçus alors, selon la coutume, l'accolade du pré-
sident et de quelques assistants. Un fort de la Halle
s'empressa de fendre la foule pour arriver jusqu'à
moi ; mais ce qui me surprit beaucoup, et ce qui sur-
prendra également mes lecteurs, c'est qu'il m'em-
brassa après m'en avoir demandé la permission que
je n'avais garde, comme on le pense bien, de lui
refuser ; il me dit ensuite : « Citoyen, c'est à moi que
vous aurez affaire dorénavant, vous n'avez qu'à me
suivre. »
Deux hommes armés, au fait de la cérémonie,
m'ayant donné le bras, me conduisirent avec force,
aux cris de Vive la nation, à la porte qui aboutit sur
la rue. Là ils me firent faire halte et passèrent les
premiers par le petit guichet : telle était la consigne
donnée aux assassins qui se tenaient en dehors, pour
épargner celui qui venait d'être jugé ; ceux au con-
traire que ce tribunal envoyait à r Abbaye ou à
Coblentz passaient les premiers, et étaient assommés
à ce fatal passage. Lorsque je fus dans la rue, ils me
prirent de nouveau par le bras et continuèrent, en
élevant et en tournant leurs chapeaux sur la pointe
de leurs sabres, leurs cris de Vive la nation; après
quoi nous continuâmes notre route par la ruelle
(appelée cul-de-sac des Prêtres^) qui donne dans la
rue Saint-Antoine, au milieu des satellites du même
faubourg et des Marseillais.
Ensuite le fort de la Halle qui nous précédait com-
manda une seconde halte.
* C'est la rue des Ballets que Weber désigne sous ce nom. (G. L.)
38 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Il se mit devant moi et cria : « A bas les cha-
peaux. » Des milliers de spectateurs se découvrirent
avec la plus grande rapidité ; alors, on fit silence pour
écouter le serment que j'allais prononcer d'après son
ordre, le bras droit et la main tendus au niveau de
l'épaule ; il était conçu en ces termes :
« Je jure d'être fidèle à la nation et de mourir à
mon poste en défendant le nouveau système de liberté
et d'égalité. »
Après la prestation de ce serment, auquel il m'était
impossible de me refuser, le môme homme s'étant
tourné de mon côté pour me montrer un tas de
cadavres percés et hachés à coups de sabres, me dit
d'un air hagard et féroce : « Vous voyez, citoyen
soldat, que nous punissons les traîtres comme ils le
méritent. »
Je reçus encore l'accolade fraternelle. Je passai
ensuite de bras en bras à plus de cent pas, toujours
embrassé par les gardes nationaux du faubourg Saint-
Antoine, et par une infinité d'autres gens presque
tous ivres; délivré enfin de toutes ces caresses, les
deux hommes armés qui me donnaient le bras, me
conduisirent dans une église ^ où se trouvait réuni le
petit nombre de personnes que le tribunal populaire
avait épargnées.
Deux commissaires, après avoir examiné atlentive-
ment ma cartouche, me dirent : « Nous avons ordre
de vous retenir jusqu'à ce que vous soyez réclamé
par quelqu'un de bien connu. »
' L'église de Gultare-Sainte-Catherine, dans la section de l'Arsenal,
nommée par le peuple Dépôt des innocents.
LA FORCE 39
Induit en erreur par les papiers publics que nos
conseils officieux et le limonadier nous apportaient
tous les jours, je croyais la plus grande partie de mes
camarades sauvés; en conséquence j'écrivis sur-le-
champ au commandant, et en son absence au lieute-
nant et au sous-lieutenant du poste de mon corps
de garde, pour prier celui qui s'y trouverait d'en-
voyer quelques-uns de mes camarades pour me récla-
mer, le prévenant que le tribunal populaire m'avait
déclaré innocent. En vérité, quand on réfléchit à ce
que CCS brigands appelaient un innocent, l'on rougit
d'avoir été trouvé tel à leurs yeux. — Quel affreux
abus de mots et de choses!
Je remis en présence des commissaires ce billet à
un jeune garde national du faubourg Saint-Antoine,
j'y joignis un assignat de cent sous, en le priant de
faire cette commission en fiacre et d'amener le plus
lot possible trois ou quatre de mes camarades, aux-
quels je voulais épargner, ainsi qu'à lui, la peine de
faire à pied un aussi long trajet.
Le jeune homme en uniforme fut conduit avec ma
lettre à la section.
Chénier^ nouveau président de cette section, était
convenu avec CoUot d'Herbois de me faire périr; en
conséquence, il eut à peine fini la lecture de ma lettre
qu'il écrivit à la section de l'Arsenal « de bien se
garder de me lâcher, et de me livrer à la section de
1792' sous bonne escorte ». Il finissait son billet pour
* Auteur d'une tragcfiie qui prêchait le régicide.
*Ma section des Filles-Saint-Thomas, après avoir perdu la plus
grande partie de ses grenadiers royalistes, le 10 août, prit, comme
40 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
prévenir qu'il envoyait cinq hommes à cet effet.
Il serait difficile de rendre la surprise du président
de la section de l'Arsenal, celle des commissaires du
dépôt, et surtout la mienne à la lecture de ce billet ;
on ne cessait de se le passer de main en main et de
le relire. « Comment donc a-t-il pu nous revenir, se
disaient-ils les, uns aux autres, c'est incroyable,
incompréhensible, le style de cette lettre démontre
qu'il est plus coupable que nous l'avions cru. »
Mais ce qui ajoutait au danger de ma situation,
c'est que la populace escaladait les fenêtres de
l'église pour demander « que les commissaires lui
livrassent le royaliste qui, disait-elle, avait offert de
l'or à la garde nationale pour défendre le roi et sa
famille, distribué des feuilles contre-révolutionnaires,
et qui n'avait pu échapper que par surprise à la ven-
geance du tribunal ».
Ce portrait me désignait un peu, je vis en même
temps des gens du peuple grimper sur les fenêtres
de la chapelle, qui semblaient m'indiquer et me
menacer par leurs gestes furieux. J'allais faire part
de mes alarmes aux commissaires, lorsque quatre
gardes nationaux arrivèrent et dirent à un homme
assis sur une marche de l'autel, à côté de moi, « qu'ils
étaient venus pour le reconduire chez lui et qu'il ne
devait pas avoir la moindre inquiétude ». Cet homme
dont on ne put me dire le nom', était de la plus belle
on l'a déjà vu, le nom de section de la Biblothèque, quelle con-
serva jusqu'au 2 septembre, jour du massacre des prisonniers ; elle
prit alors le titre de section de 1792, qu'elle changea encore depuis
peu pour prendre celui de section Le Peletier.
* L'abbé Bardy, vivement soupçonné d'avoir été l'assassin de so
LA FORGE 41
jBgure; il ne cessait de représenter aux commissaires
que le tribunal populaire l'avait proclamé innocent;
il insista surtout pour ne pas quitter notre salle,
mais, sans égard pour ses prières, il fut aussitôt
emmené.
Dès qu'il fut parti, la populace, ou, pour mieux
dire, les cannibales, descendirent des fenêtres, tout
devint calme dans la cour ; je commençai à croire
que je m'étais trompé, et que ce n'était pas à moi
qu'ils en voulaient.
Un instant après, M. de Tréfontaine * vint dans la
chapelle pour s'informer si le citoyen Chamilly, un
des quatre premiers valets de chambre du roi, était
parmi nous.
Il apprit d'un petit garçon, qui frottait tranquille-
ment au pied du maître-autel de Téglise, des bas
bleuâtres tout ensanglantés, queM. de Chamilly avait
été tué à huit heures du matin : « Ces bas, ce cha-
peau, ajouta-t-il, sontde ce monsieur-là; on vient de
m'en faire présent-. »
Après ces éclaircissements, M. de Tréfontaine s'en
retournait sans m'avoir aperçu ; je l'arrêtai pour lui
représenter qu'ayant été réclamé par ma section et
devanty être reconduit en plein jour par des hommes
à piques, je pouvais être reconnu et tomber entre
frère. Il fut renfermé à La Force et massacré le 3 septembre 1792.
Il avait été condamné à être pendu le 10 janvier ; mais son jugement
avait été suspendu par appel à d'autres tribunaux.
* Commissaire de la comptabilité, grenadier des Filles-Saint-Tho-
mas, ayant donné sa démission au mois de juin 1792. Il fut élu
officier municipal après le 10 août, et guillotiné en 1794.
* M. de Chamilly, comme on le verra, échappa au massacre. (G. L.
42 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
les mains du peuple qui, vu ses dispositions, et dans
l'éloignement où je me trouvais de ma section, s'em-
barrasserait fort peu de la loi du jour qui défendait
de faire le moindre mal à un homme acquitté parle
tribunal populaire.
M. de Tréfontaine était plein d'âme et d'humanité ;
il avait d'ailleurs beaucoup d'amitié pour moi : il
sentit toute l'horreur de ma position, et ne me quitta
qu'après m'avoir donné l'assurance qu'il allait, sans
retard, employer, en honnête homme, ses amis et
tout son crédit pour veiller à ma sûreté personnelle,
et me faire réclamer avec la plus grande célérité,
sans aucun danger pour moi.
Vers les quatre heures et demie, je fus instruit de
l'affreux traitement qu'avait essuyé le bel homme
qui était assis à côté de moi dans la chapelle, et que
quatre gardes avaient emmené sous le prétexte de le
conduire à sa maison.
Un membre du comité, qui arrivait de dehors,
nous dit : « L'homme que la garde nationale a voulu
conduire chez lui, n'a été qu'à la distance de quatre
rues, la populace l'a massacré au milieu de l'escorte,
en disant que c'était un abbé attaché au service de la
cour. »
Ce récit me fit renouveler mes instances aux gens
à piques pour les engager à ditTérer mon départ.
Il s'était écoulé plusieurs heures depuis le départ do
M. de Tréfontaine : je crus que d'autres affaires lui
avaient fait oublier les miennes ; désespérant enfin
de parvenir à déterminer les gens de mon escorte à
attendre jusqu'à la nuit, je me proposai de m'adresser
LA FOT\RE 43
à tout hasard à la députation qui venait de se faire
annoncer, pour la prier de répondre de moi et de me
conduire à ma section, mais quelle fut ma joie,
lorsque je vis entrer dans la salle, en habit bour-
geois, ceux des grenadiers de mon bataillon que j'ai-
mais le plus, tant pour leur zèle et leur bravoure,
que pour l'attachement sans bornes qu'ils avaieni;
toujours témoigné à la famille royale.
Que ce moment fut heui-eux pour moi! J'oubliai
toutes mes peines, tous mes dangers.
L'orateur de cette députation, tenant un papier à
la main\ adressa au président les paroles suivantes :
« La section de 1792 vient d'apprendre qu'un citoyen
Weber a été proclamé innocent par le tribunal popu-
laire de l'hôtel de La Force. Elle nous envoie avons,
citoyen président, pour vous remercier, ainsi que le
comité de la section de l'Arsenal, de l'asile que vous
avez bien voulu accorder au milieu de vous à un
citoyen de son arrondissement. La section de 1792
nous a chargés du présent certificat, par lequel vous
verrez qu'elle réclame le citoyen Weber, et qu'elle
désire le revoir dans son sein. »
Le président, s'étant tourné vers moi, médit àdemi-
* Premier sergent, nommé Heck. C'était un Allemand, aussi brave
qu'il était éloquent ; son opinion, dans les affaires de son bataillon,
prévalait presque toujours. On l'employa avec succès dans toutes
les circonstances critiques.
Le 9 août, à minuit, lorsque nous étions rangés en bataille en
face de la grande porte qui donne sur le Carrousel, il fut chargé,
en sa qualité de sergent, de passer dans les rangs pour mettre les
cartoucbes dans les gibernes ; arrivé à moi, il me poussa plusieurs
fois pour me faire tourner la tête, puis il me montra, en levant les
yeux au ciel avec douleur, les deux cartouches qu'il avait à distribuer
par homme.
44 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
voix : « Je suis charmé. Monsieur, que votre section
vous réclame d'une manière si authentique et si flat-
teuse pour vous. Je connais parfaitement votre con-
duite, et je ne suis point du tout étonné des procédés
de vos hraves camarades envers vous, surtout après
l'intérêt honnête qua fait paraître à votre égard Tof-
ficier municipal Tréfontaine; les deux commissaires
m'en ont rendu un compte exact .» Il ajouta : « Je
vous prie même de croire que j'aurais fini par
répondre de vous; je vous connais par la famille de
M. de Simonin^ avec laquelle j'ai passé chez vous à
Versailles une soirée agréable en 1788, et je me
serais fait un vrai plaisir de vous reconduire à votre
section. »
Le président, après avoir visé mon enrôlement du
tribunal populaire, le remit aux commissaires du
Dépôt des innocents-. Il y ajouta une espèce de rap-
port de toute l'affaire, qu'il rédigea, le plus possible,
à mon avantage, et fit escorter les gens à piques de
toute la députation, pour empêcher ces derniers de
dire au peuple qu'on venait de sauver un royaliste ;
il me fit ensuite sortir du côté opposé, par la troisième
cour, et avec les deux commissaires dont j'ai parlé,
et qui m'avaient donné à onze heures du matin leur
parole de ne me quitter que lorsqu'ils me sauraient
tout à fait en sûreté.
Dans la crainte que je ne fusse reconnu, mes braves
* Premier commis du dépôt des Affaires étrangères, et adminis-
trateur général de la loterie.
' Les sieurs Le Rouge, valet de chambre ; Fay, marchand du
faubourg Saint-Antoiue.
LA FORCE 45
conducteurs me firent faire plusieurs détours, pour
éviter les rues et les places oii nous pouvions aper-
cevoir des attroupements; nous arrivâmes enfin, à
sept heures du soir, dans ma section, où il y avait
un monde étonnant.
La députation qui m'y avait précédé avait annoncé
mon arrivée; dès que je parus dans la salle, elle
retentit d'applaudissements ; tous les assistants me
témoignèrent la plus vive satisfaction de revoir un
homme qui n'avait échappé au massacre général que
par une espèce de miracle ; ils me félicitèrent de la
manière la plus touchante sur mon heureux retour.
Les commissaires du Dépôt des innocents deman-
dèrent au comité de ma section le récépissé de tous
les papiers qui me concernaient, et se retirèrent.
Le comité ayant trouvé mon enrôlement parmi les
pièces qui lui avaient été remises, délibéra aussitôt
sur cette affaire, et un des membres, ayant demandé
la parole, fit cette motion : « Le citoyen Weber a été
assez heureux aujourd'hui pour être déclaré inno-
cent, par jugement du tribunal populaire; il s'est
enrôlé par reconnaissance, et a pris l'engagement
d'aller aux frontières ; mais comme il est Autrichien,
nous ne pouvons exiger de lui ce sacrifice, et nous
devons nous montrer aussi généreux que lui ; le
comité vous propose de refuser les services militaires
du citoyen Weber, et de déchirer sa cartouche. »
De nombreux applaudissements partirent de toutes
parts, et servirent de réponse à cette motion. Toutes
les personnes de ma connaissance, une infinité
d'autres qui m'étaient absolument inconnues, se
46 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
réunirent pour me complimenter sur mon heureuse
étoile ; et après m'avoir félicité de nouveau du
bonheur que j'avais eu d'échapj)cr à la mort, ils
s'avancèrent avec moi vers le président^ pour lui
faire signer mon élargissement.
Celui-ci, à la vue de mon nom et de ma qualité
d'étranger, se rappelant la promesse qu'il avait faite
à son ami Gollot d'Herbois de me livrer à la guillo-
tine ou au fer des assassins révoqua tout ce que le
comité avait décidé en ma faveur, et dit à haute voix :
« Le cas est trop grave pour prononcer dans un
moment sur une atîaire de cette importance. Le
citoyen Weber est accusé de crimes de lèse-nation :
ii est inconcevable qu'il ait été acquitté et déclaré
innocent par le tribunal populaire : ce tribunal a été
certainement surpris; je ne prendrai jamais sur moi
de me mêler de son élargissement. »
Plusieurs membres du comité, ayant pris ma
défense, essayèrent de démontrer au président que je
devais avoir ma liberté; ils s'en tinrent, pour cet
effet, à ce simple raisonnement : « Citoyen président,
dirent-ils, c'est le peuple souverain qui a reconnu et
j)roclamé l'innocence du citoyen Weber, le peuple
lui-même est en plein exercice de sa puissance ; c'est
lui-même qui a créé le tribunal, qui a prononcé l'élar-
gissement de ce citoyen ; et il ne vous appartient pas
de la différer d'un seul instant, sous quelque prétexte
que ce puisse être. »
Chénier, ne pouvant rien répondre à un argument
' M.-J. Chénier.
LA FORCE 47
qui, dans ses principes, était de la plus grande soli-
dité, entra dans une fureur horrible; il écumait de
rage, et comme on insistait toujours, il finit par
déclarer « qu'il aimait mieux donner sur-le-champ sa
démission de sa place, que de consentir à mon élar-
gissement » : puis, interprétant à son gré le silence
qui régnait dans l'assemblée, comme s'il l'avait maî-
trisée par son éloquence, il ordonna que, jusqu'à
l'arrivée de la garde, je serais enfermé dans une cha-
pelle qui se trouvait en face de la table du conseil,
et décida que je serais conduit à onze heures ou
minuit à l'Hôtel de Ville pour y réinstruire mon
procès.
La garde nationale arriva à cet effet une demi-
heure après ; mais le président s'étant aperçu que
tous les assistants étaient indignés du jugement qu'il
venait de rendre contre moi et que la rumeur deve-
nait générale, se hâta, par prudence, de changer
l'ordre, et se contenta, en attendant, de me faire
conduire au corps de garde.
A peine y étais-je arrivé que le commandant du
poste me présente l'ordre qu'il venait de recevoir de
me mettre en liberté.
Ne concevant pas d'où provenait un changement si
subit, j'en demandai la cause et les motifs à tout le
monde ; chacun voulait avoir le plaisir de me l'ap-
prendre ; enfin, le commandant aj-ant obtenu un
moment de silence, me dit : « La section s'est révoltée
contre le président qui a employé, en vrai Jacobin,
toutes ses ruses pour vous faire conduire à l'Hôtel de
Ville ; le comité et quelques-uns de vos camarades,
48 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
regardant votre mort comme certaine, si l'on vous
traduisait devant ce tribunal la seconde nuit des mas-
sacres, s'y sont opposés avec beaucoup de fermeté;
un garde national '■, prêt à partir pour les frontières,
a combattu le président avec la plus grande élo-
quence, par les lois du jour, en lui prouvant que la
volonté du peuple, une fois manifestée, devait être
sacrée pour lui comme pour tous : le président a sué
sang et eau ; il a voulu se démettre trois fois de sa
place avant de signer votre élargissement; mais se
sentant serré de près et voyant le garde national, ainsi
que ses amis, entrer en fureur, il s'est décidé à me
donner l'ordre de votre mise en liberté ; je pense
aussi que les murmures de la section entière, qui
marquait le plus grand mécontentement, ont beau-
coup contribué à déterminer cet homme, si acharné
à votre perte, à signer ce qu'on exigeait de lui. »
Dès que le commandant eut fini son récit, je m'em-
pressai de payer à mes nouveaux libérateurs le tribut
de la vive reconnaissance dont j'étais pénétré; ils
voulurent absolument m'accompagner et m'installer
à mon hôtel; ils m'y conduisirent en effet, dans la
crainte que je ne tombasse dans la main des Marseil-
lais ou de quelques autres assassins. On avait annoncé
au propriétaire, ainsi qu'à tous les autres locataires
de la maison, que le tribunal populaire de l'hôtel de
La Force, la section de l'Arsenal et celle de 1792,
m'avaient proclamé innocent ; ils dirent en particu-
lier à mon propriétaire que s'il s'avisait de me
♦ Goffiné.
LA FORCE 49
dénoncer une seconde fois, il aurait affaire à toute la
section.
Après avoir rempli les devoirs qu'exigeaient de
moi les circonstances où je me trouvais, et les vœux
de toutes les personnes qui s'étaient intéressées à
mon sort, je partis à onze heures du soir pour aller
demander un lit à M. Autran, agent de change. Celui-
ci, après m'avoir comblé d'amitiés, m'accorda la plus
généreuse hospitalité, et m'offrit ensuite, ainsi que
toute sa famille, tous les services dont je pouvais
avoir besoin. Un de ses neveux, M. Perrier, qui
connaissait le danger attaché à ma qualité d'étranger
et surtout à celle de frère de lait de la reine, me
pressa de quitter Paris le plus promptement possible;
M. Perrier avait à cette époque quelques liaisons avec
plusieurs membres de l'Hôtel de Ville; je le priai
d'en profiter en ma faveur, l'assurant que je me
mettrais en route pour l'Angleterre aussitôt qu'il me
serait possible d'entreprendre ce voyage sans m'ex-
poser de nouveau.
J'employai sur-le-champ tous mes soins à faire
lever les scellés qui avaient été apposés chez moi,
et à me procurer ensuite une quittance de capitation
pour me faciliter le moyen d'obtenir de l'Hôtel de
^ lie un passeport sans lequel je ne pouvais sortir
de Paris.
La plupart des royalistes qui se trouvaient au châ-
teau le 10 août n'existaient plus ; quantité d'autres
avaient été massacrés dans les prisons les 2 et 3 sep-
tembre, en conséquence les Jacobins, satisfaits de
leur triomphe, et ne croyant plus nécessaire d'attiser
4
50 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
la fureur populaire, sous leur éternel prétexte d'une
contre-révolution, firent décréter par TAssemblée
nationale, « l'ouverture des barrières, et aussi, pour
ne pas entraver le commerce, la liberté de voyager
sans passeport dans toute Tétendue de la France, à
condition, toutefois, de ne pas approcher de dix lieues
des frontières et de Tarmée ».
Le 11 de ce mois, les Marseillais, informés que le
frère de lait de la reine avait été non seulement
épargné à l'hôtel da La Force, mais encore que sa
section l'avait protégé, et avait même employé la vio-
lence pour l'arracher des mains du président (Ghé-
nier) et le remettre en liberté, s'occupèrent sur-le-
champ de la recherche des personnes qui avaient
parlé en faveur de cet aristocrate ; ils en découvri-
rent quelques-uns, les maltraitèrent, et jurèrent
publiquement au café du sieur Martin (place du Théâ-
tre-Italien) « qu'ils feraient l'impossible pour ren-
contrer cet Autrichien, et qu'ils lui flanqueraient
l'âme à l'envers » (expression de ces galériens pour
dire massacrer). C'était l'expression favorite de ces
forcenés dont le plus grand nombre avait été aux
galères. Les ternies ordinaires de tuer, assassiner,
massacrer, ne remplissaient pas assez leur bouche ; ils
ne frappaient plus assez fortement leur oreille pour
en faire usage. Ah ! il n'est que trop vrai, et ils l'ont
senti les premiers, que toutes les langues sont en
défaut, lorsqu'on veut peindre la méchanceté et la
noirceur de caractère de ces hommes de sang lors-
qu'on est forcé de rappeler ces féroces exploits qui
ont porté l'épouvante sur toute la terre.
LA FORGE 51
Ce fut dans la matinée du 11 septembre que la
section me fit remettre mes quarante doubles louis,
et que je parvins aussi, à force d'amis, d'argent et de
démarches, à faire lever les scellés mis chez moi par
l'huissier du quartier. J'eus à peine mainlevée de
mes effets, que je me hâtai de prendre quelques
bijoux, un peu de linge et les papiers qui m'in-
téressaient le plus ; il y avait parmi ces papiers deux
ettres que j'avais traduites de l'allemand en français
par ordre de la reine; elles étaient à la vérité très
insignifiantes ; elles pouvaient néanmoins me com-
promettre dans ce moment de crise ; mais je réfléchis
peu au danger auquel elles m'exposaient.
Muni de ce peu d'effets, j'allai rejoindre M. Per-
rier qui, après m'avoir fait sentir la nécessité de
quitter Paris, me fit partir sur-le-champ, avec deux
de ses enfants, pour sa terre de Saint-Lubin, à vingt
lieues de Paris, sur la route du Havre.
Les angoisses de Weber n'étaient pas à leur terme.
Quelques Marseillais, réunis au café .Martin, place du
Théâtre Italien où se tenait une sorte de club, jurèrent,
comme on l'a vu, « qu'ils feraient l'impossible pour ren-
contrer cet Autrichien et qu'ils lui flanqueraient Vâme à
l'envers ». Pourtant, le frère de lait de la reine parvint à
sortir de Paris et se mit en route pour Ronfleur où il comp-
tait s'embarquer. Arrêté à Damville et conduit à la mairie,
il fut traduit devant un tribunal de paysans qui « batail-
lèrent entre eux pour savoir s'il serait reconduit à Paris
comme aristocrate, ou égorgé sur-le-champ ». Après vingt-
quatre heures de pourparlers, il fut enfin mis en liberté
avec des excuses, arriva, non sans d'autres malencontres.
52 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
à Honfleur, parvint à passer au Havre où il s'embarqua pour
Portsmouth. Le 20 septembre, il touchait la terre anglaise.
C'est en émigration qu'il écrivit ses Mémoires dont la
première édition parut à Londres en 1806.
Nous ne quitterons pas Weber sans rapporter ici
quelques notes qu'il annexa, sous forme d'appendice, à
son récit : ces notes ajou tent de précieux détails à son heu-
reuse sortie de La Force et nous renseignent sur la mort
de M™^ de Lamballe et les indignes traitements que les
massacreurs firent subir au corps de l'amie de la reine.
Le massacre des prisonniers, qui commença le
2 septembre, avait attiré autour des maisons de force
mille et mille spectateurs de tout sexe et de tout âge;
ils applaudissaient tantôt aux assassins qui portaient
le dernier coup aux victimes condamnées par le tri-
bunal populaire, tantôt au petit nombre des personnes
qu'il avait épargnées.
J'étais du nombre de ces dernières; dès que les
gardes eurent fait tourner leurs chapeaux sur la pointe
de leurs sabres, en criant : Vive la Nation ! nous
fûmes applaudis à outrance; des femmes, me voyant
en bas de soie blancs, arrêtèrent avec violence les
deux gardes qui me donnaient le bras pour leur dire :
« Prenez donc garde, vous faites marcher Monsieur
dans le ruisseau. » Elles avaient raison, car il était
rempli de sang. L'attention de ces mégères m'étonna
d'autant plus qu'elles avaient battu des mains avec
fureur lorsqu'on avait égorgé ceux qui me précé-
daient.
Le sieur Grétu, pensionnaire du roi et grenadier des
Filles-Saint-Thomas, se glissa derrière la garde pour
LA FORCE 53
m'offrir ses services, au moment où j'étais enfermé
dans la chapelle * en face de la table du président, qui
m'avait fait subir mon premier interrogatoire.
Le même camarade m'ayant rencontré, après ma
délivrance de l'hôtel de La Force, s'employa encore
pour me faire avoir un passeport, ainsi que pour me
faire restituer les quarante doubles louis en dépôt chez
GoUot d'Herbois, et me proposa, à cet effet, de me
mener chez lui.
Il nous reçut poliment, parce que le sieur Crétu
avait été régisseur, pour le compte de la Montansier,
dans une troupe de comédiens de province dont le
susdit président était un acteur très médiocre.
Il nous dit que l'argent réclamé était entre les mains
du commissaire du quartier, à qui on avait fait par-
venir, en même temps, l'ordre de lever le scellé. Après
mille jactances sur le rôle important qu'il jouait et
sur les grands talents qu'il comptait déployer à
l'avenir, il ajouta que tout ce qui c'était passé depuis
le 10 août n'était rien en comparaison de ce qu'on
devait faire; il se plaignit amèrement de n'avoir pas
été consulté sur la manière d'apprendre à la reine la
mort de la princesse de Lamballe.
Ce monstre, soit pour me déchirer le cœur, soil
qu'entraîné pas sa fureur jacobine, il ne fît pas atten-
tion à moi, raconta, avec la joie et le sang-froid d'un
scélérat consommé, que cette infortunée princesse
avait été assassinée en sortant du guichet de l'hôtel de
La Force ; que son corps avait été livré aux poissardes ;
* Au couvent des Filles-Saint Thomas. (G. L.)
54 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
que ces infâmes créatures s'étaient amusées à lui faire
des ceintures de ses entrailles ; qu'elles avaient traîné
le cadavre nu dans tous les principaux endroits de la
ville, et qu'elles avaient fini par guetter le moment
cil la reine s'approcherait de la fenêtre pour hausser
la pique et lui montrer la tête de son amie. Il ajouta,
en soupirant de regret, que, s'il avait été consulté,
il aurait fait servir, dans un plat couvert, la tête de
M"^ de Lamballe pour le souper de la reine.
J'étais sans armes ; mes genoux fléchirent; je frémis
d'indignation et d'horreur, et Grétu, qui s'aperçut de
mon état et du nouveau péril que je courais, méprit
sous le bras et m'aida à sortir de cette maison infernale.
Je ne puis me refuser au pénible devoir de rapporter
ici plusieurs circonstances peu connues qui accom-
pagnèrent et qui suivirent la fin lamentable de la plus
digne et de la plus chère amie de la reine.
Trois lettres qui avaient été trouvées dans le bonnet
de M""^ de Lamballe au moment de son premier
interrogatoire ^, rendaient sa perte presque certaine.
Une de ces lettres était de la reine.
Ce fait, dont il n'est question dans aucun des
mémoires du temps, a été certifié par un des officiers
de M^'' le duc de Penthièvre, qui avait, par Tordre
de ce prince, suivi la princesse à l'Hôtel de Ville. Il
entendit distinctement un des commissaires dénoncer
ces malheureuses lettres qui, en edet, furent décou-
vertes. Cet infâme dénonciateur avait été attaché
huit ans à la princesse, et comblé de ses bienfaits.
' A rHôtel de Ville, le 19 août. (G. L.)
LA FORCE 5S
A cette nouvelle, S. A. M^' le duc do Penthièvre
écrivit le billet suivant à l'un des administrateurs de
"es domaines :
« Je vous prie, mon cher de ... s'il arrive malheur
à ma belle-fille, de faire suivre son corps partout où
il sera porté, et de la faire enterrer au plus prochain
cimetière, jusqu à ce que l'on puisse le transporter
à Dreux. »
Cet administrateur fit venir un officier du prince,
lui donna communication du billet de Son Altesse, et
ajouta : « Je vous charge. Monsieur, de faire remplir
les intentions du prince. »
C'était le 1" septembre, et il y avait une extrême
fermentation. M. de ... fit venir trois hommes, dont
deux étaient attachés au prince, et le troisième à sa
belle-fille, et leur faisant prendre un costume qui les
rendît méconnaissables aux brigands qui se portaient
déjà aux prisons, il leur donna une assez forte somme
en petits assignats, et leur recommanda de ne rien
épargner pour remplir les intentions de leur auguste
maître, si le malheur voulait que l'on ne pût sauver
la princesse.
Cependant elle avait échappé à la journée du 2, et
l'on commençait à espérer, quand le 3, on fut informé
que les massacres continuaient; enfin, on vint dire à
M. de ... que les scélérats avaient terminé les jours
de l'amie de la reine, et qu'ils paraissaient décidés à
assouvir sur ses restes palpitants leur infernale rage.
Ce fut alors que ces trois fidèles serviteurs, surmon-
tant l'horreur que ces cannibales leur inspiraient, se
mêlèrent à eux, pour tâcher de leur enlever le corps de
56 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
cette infortunée. Les cannibales voulurent le porter
d'abord à l'hôtel de Toulouse ^ On en vint prévenir les
officiers du prince, qui frémirent à cette seule idée;
cependant on ne voulut pas y opposer de résistance,
on ouvrit les galeries, et on attendit en tremblant
l'affreux cortège. Déjà ils étaient dans la rue de Cléry,
lorsqu'un homme, frappé de la douleur que les offi-
ciers du prince allaient éprouver, si leurs yeux étaient
forcés de contempler cethorrible spectacle, s'approcha
de Charlat qui portait sa tête, et lui demanda oii il
allait? « Faire baiser à cette ... ses beaux meubles.
— Vous vous trompez, ce n'est pas ici chez elle, elle
n'y demeure plus, c'est à l'hôtel Louvois ou aux Tui-
leries. » En effet, la princesse avait ses écuries rue do
Richelieu et un appartement au château, ce qui n'em-
pêchait pas que sa véritable habitation ne fût à l'hôtel
Toulouse; mais, heureusement, les brigands crurent
cet homme sensible, qui épargna ainsi cette profonde
douleur aux fidèles serviteurs du prince. Cette horde
de barbares ne s'arrêta donc pas à l'hôtel, et alla aux
Tuileries; mais on ne les y laissa pas entrer; alors ils
revinrent au coin de la rue des Ballets, faubourg
Saint-Antoine, en face du notaire, entrèrent dans un
cabaret où on espérait leur arracher ce cadavre
meurtri; mais ils le reprirent et jetèrent le corps sur
un monceau de cadavres près le Châtelet. Les émis-
saires de M^"" le duc de Penthièvre se flattaient de l'y
retrouver facilement et ne s'occupèrent plus que
d'avoir la tête.
* Qu'habitait le duc de Penthièvre. C'est actuellement la Banque
de France. (G. L.)
LA FORCE 57
Sa belle chevelure l'ornait encore, lorsque les
monstres prirent une nouvelle résolution, celle de
faire revoir à cette infortunée les lieux où elle avait
cessé d'être; car dans leur horrible délire, ils croyaient
que les restes insensibles de leur victime pouvaient
encore sentir leurs outrages. Au moment où la tête
passait sous la porte de La Force, un perruquier
s'élança et avec une dextérité inimaginable, il coupa
les tresses de cheveux.
Les émissaires de M^"" le duc de Penthièvre en
furent vivement affligés, car ils savaient que le prince
aurait tenu infiniment à conserver les cheveux de la
princesse; mais ils n'en devinrent que plus empressés
à se saisir de ce qui restait, et après avoir troublé
entièrement la raison de Charlat ils le déterminèrent
à laisser la pique à la porte d'un cabaret où deux
entrèrent avec lui. On dit que le nommé P... saisit
cet instant pour arracher le fer qui transperçait cette
tête, et la mettant dans une serviette, dont il s'était
pourvu à dessein, il avertit ses camarades, et se rendit
avec eux à la section de Popincourt, où il déclara
qu'il avait dans ce linge, une tête qu'il demandait à
déposer dans le cimetière des Quinze- Vingts, et que
le lendemain, il viendrait avec deux autres de ses
camarades pour la reprendre, et donnerait cent écus
en argent aux pauvres de la section.
Ils rendirent compte à M. de... de ce qu'ils avaient
fait; celui-ci leur recommanda d'aller de grand matin
le lendemain à la section, et d'un autre côté, il fit
des dispositions pour retrouver le corps. Une maison
à moitié démolie avait servi à recevoir les restes de
58 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
ces tristes viclimes. M. de... n'épargna ni soins ni
argent pour y trouver ceux de M""" de Lam balle,
sans y pouvoir réussir ; il fit fouiller dans les
décombres, mais sans aucun succès. Cependant
M. de. . . ne voyant pas revenir ceux qu'il avait envoyés,
commençait à suspecter leur fidélité, car il leur avait
compté tout l'argent qu'ils avaient demandé, quand
on vint lui dire que ces trois hommes étaient arrêtés,
comme ayant assassiné M™® de Lamballe.
M. de..., sans perdre de temps, courut àla section,
et rendit hommage à la vérité d'une manière si per-
suasive, que les commissaires de la section, non seule-
ment accordèrent la liberté aux serviteurs du prince,
mais l'autorisèrent à enlever la tête de M™^ de
Lamballe. M. de... se rendit au cimetière des Quinze-
Vingts, avec un plombier, fit mettre dans une boîte
de plomb tout ce qu'on avait pu conserver de ces restes
précieux, et les fit partir pour Dreux, oii ils furent
placés dans le même caveau qui attendait M. de
Penthièvre.
REGIT DE PAULINE DE TOURZEL
ET DE LA MARQUISE DE TOURZEL, SA MÈRE
Louise -Elisabeth - Félicité- Françoise - Ârmande - Anne -
Marie-Jeanne-Joséphine de Croy-Havré, née à Paris le
11 juin 1749^ épousa à quinze ans Louis-François du
Bouchet de Sourches, marquis de Tourzel, grand prévôt
de France. De cette union naquirent un fils et quatre
filles dont la plus jeune, Pauline, avait à peine dix ans
quand le marquis de Tourzel mourut en novembre 1786,
des suites d'un accident de chasse, à Fontainebleau ; sa
veuve rentra dans la retraite et y vécut jusqu'en 1789.
A cette époque, la reine lui confia la charge de gou-
vernante des Enfants de France, devenue vacante par
suite de l'émigration de M"-® de Polignac. « Madame,
dit Marie-Antoinette à la marquise de Tourzel en lui
remettant son fils et sa fille, j'avais confié mes enfants à
l'amitié, je les confie maintenant à la vertu... »
De fait M"^ de Tourzel, dans les circonstances grosses
de menaçants dangers oii elle assuma cette tâche dif-
ficile, fit preuve d'un courage et d'un dévouement
héroïques. Depuis le commencement d'août 1789 jusqu'au
19 août 1792, elle ne quitta pas un seul jour, pas une
seule nuit, le prince et la princesse qui lui étaient confiés :
elle les suivit de Versailles aux Tuileries ; elle fut du
voyage de Varennes, elle fut du 10 août, elle s'emprisonna
avec eux au Temple... Pauline ne l'avait pas quittée, sauf
à l'époque de la fuite de la Famille royale ; obligée de choi-
60 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
sir entre le jeune prince dont elle avait la garde et sa fîlle,
la marquise de Tourzel, n'avait pas hésité et elle s'était
séparée de son propre enfant. Pauline, au mois de
juin 1791, voyageait dans les Pays-Bas avec sa sœur,
iM"'^ de Gharost ; c'est à Tournai qu'elles apprirent la fuite
et l'arrestation du roi. Pauline ne rentra à Paris qu'au
mois de septembre et reprit aux Tuileries sa place auprès
du Dauphin et de Madame, dont l'âge se rapprochait du
sien. C'est d'une robe de toile à fleurs, commandée pour
Pauline de Tourzel et essayée sur elle, qu'était vêtue la
nile de Louis XVI pendant le voyage de Varennes.
Quand la Famille royale quitta le château des Tuileries,
dans la matinée du 10 août 1792, M""^ de Tourzel l'accom-
pagna jusqu'à l'Assemblée, abandonnant sa fîUe dans le
palais envahi. Pauline parvint à s'échapper, avec M""^ la
princesse de Tarente, à travers la fusillade ; toutes deux
gagnèrent les berges de la Seine ; reconnues, suivies
d'une foule très animée, elles furent poussées jusqu'à la
rue des Capucines ou siégeait le district : elles trouvèrent
là protection, et purent se réfugier à l'hôtel de la duchesse
de La Vallière, grand'mère de M^^ de Tarente, oii elles
passèrent la nuit. Le lendemain, 11 août, sous la garde
de son frère, M"^ de Tourzel rejoignit aux Feuillants sa
mère malade d'inquiétudes, et la Famille royale prison-
nière. C'est de là que, le surlendemain, elle les accompa-
gna au Temple.
La suite du roi et de la reine se composait, le jour de l'en-
trée dans la fatale tour, de M°^^^ Navarre et Bazire, femmes
de chambre de Madame Royale, de M""^ Thibault, pre-
mière femme de chambre de la reine ; de M"* Saint-Brice,
femme de chambre du prince royal, de M""^ de Tourzel et
de sa tille, de la princesse de Lamballe, et de M. Lorimier
de Chamilly, premier valet de chambre du roi et du prince
royal. Tous se logèrent, entassés, dans les appartements
LA FORCE 61
exigus de la petite Tour, appartements qu'avait occupés
jusqu'à ce jour M. Berthelemy, archiviste de l'Ordre de
Malte. Pauline coucha sur un lit de sangle, voisin de
celui qu'on avait dressé pour Madame Elisabeth, dans la
cuisine.
Cette installation ne devait pas être de longue durée.
Dès le jour où elle se faisait, le 13 août, le conseil géné-
ral de la Commune, sous l'autorité duquel l'Assemblée
avait placé la prison du Temple, arrête « que toutes les
personnes qui étaient ci-devant au service du roi et de sa
famille seront renvoyées^ ». Cet arrêté, cependant, resta
sans effet ; le 18, nouvelle résolution. — « Le conseil
autorise ses commissaires à faire exécuter son arrêté du
13, que M°>° Lamballe, sa fille (sic), M'"'^ de Tourzel et
toutes les femmes de chambre seraient mises en état d'ar-
restation au haut du donjon de la Tour, et que les deux
valets de chambre seront également mis en état d'arresta-
tion dans le haut du donjon 2. »
Cet ordre, pas plus que le précédent, n'est notifié aux
prisonniers ; mais le 19 août, le conseil décide que
^mes ç[e Navarre, Bazire... (suivent les noms cités plus
haut) seront mis en état d'arrestation et renfermés sépa-
rément à l'hôtel de La Force*.
Ici il convient de passer la plume à Pauline de Tourzel.
Son récit fut publié pour la première fois en 1861 dans un
volume édité chez Lecofifre, sous le titre Souvenirs de
Quarante ans. Récils d'une dame de Madame la Dauphine.
M. le prince de Béarn et de Ghalais a bien voulu nous
* Captivité et derniers moments de Louis XVI, récits originaux et
documents officiels recueillis et publiés pour la Société d'Histoire
contemporaine par le marquis de Beaucourt, t. II. Docwaieuts offi-
ciels, p. 30.
* Idem, p. 34.
* Idem, p. 35.
62 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
autoriser à reproduire ces pages émouvantes. Nous lui en
adressons ici nos respectueux remerciements.
La nuit du 19 au 20 août, il était environ minuit,
lorsque nous entendîmes frapper.
A travers la porte de notre chambre, on nous
signifia, de la part de la Commune de Paris, Tordre
qui venait d'être donné d'enlever du Temple la prin-
cesse de Lamballe, ma mère et moi.
Madame Elisabeth se leva sur-le-champ; elle-même
m'aida à m'habiller, m'embrassa et me conduisit
chez la reine. Nous trouvâmes tout le monde sur
pied.
Notre séparation d'avec la Famille royale fut dé-
chirante et, quoique l'on nous assurât que nous
reviendrions après avoir subi un interrogatoire, un
sentiment secret nous disait que nous la quittions
pour longtemps.
On nous fit traverser les souterrains aux flam-
beaux. A la porte du Temple, nous entrâmes dans
un fiacre, et l'on nous conduisit à l'Hôtel de Ville :
un offici-er de gendarmerie était avec nous dans la
voiture.
Arrivées, on nous fit monter dans une grande
salle, et l'on nous fit asseoir sur une banquette :
pour nous empêcher de causer ensemble, on nous
avait séparées en plaçant entre nous des officiers
municipaux.
Nous restâmes assises sur cette banquette plus de
deux heures. Enfin, vers les trois heures du matin,
on vint appeler la princesse de Lamballe pour l'in-
LA FORCE 63
terroger : ce fut l'aftUire d'un quart d'heure, après
lequel on appela ma mère ; je voulus la suivre, on
s'y opposa en disant que j'aurais mon tour.
Ma mère, en arrivant dans la salle d'interroga-
toire*, qui était publique, demanda que je fusse
ramenée auprès d'elle; mais on le lui refusa très
durement en lui disant que je ne courais aucun
danger, étant sous la sauvegarde du peuple.
On vint enfin me chercher et Ton me conduisit
à la salle d'interrogatoire; là, montée sur une estrade,
* « Séance du Conseil général de la Commune, 19 août :
— Une citoyenne demande à parler contre les femmes de chamlire
de la reine.
— Le conseil arrête que l'on commencera par interroger les
femmes en état de domesticité.
— M"»» de Navarre est interrogée et répond sur plusieurs points.
— M"»» Bazire est entendue.
— M"»» Thibaut, première femme de chambre de la reine, est inter-
rogée sur l'affaire du 10 août et se relire.
— M'»° Saint-Brice, femme de chambre du prince royal ; elle est
entendue et s'est retirée.
— M'^° de Tourzel, gouvernante des Enfants de France, après
avoir subi son interrogatoire, elle s'est retirée.
— M. de Chamiily, premier valet de chambre du roi, est interrogé,
après quoi il s'est retiré.
— M. François Hue, second valet de chambre du roi, est interrogé;
après son interrogatoire, il est renvoyé de la salie. Le Conseil arrête
que ce valet sera renvoyé à son poste.
— La discussion s'ouvre sur l'opinion à prononcer sur les paroles
entendues. »
Captivité et derniers moments de Louis XVI, ouv. cité, t. II. Docu-
ments officiels, p. 36.
Il faut remarquer que Pauline de Tourzel écrit : la nuit du 19 au
20 août, environ minuit, ce qui est exact. Il était donc au moins
trois heures du matin quand prirent fin les interrogatoires, et c'est
en effet l'heure indiquée par Pauline; le procès-verbal est néan-
moins daté séance du 19 août, quoiqu'on fût au -0. Remarquons
aussi que, dans ce procès-verbal, l'interrogatoire subi par M"« de
Lamballe n'est pas mentionné.
64 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
on était en présence d'une foule immense de peuple
qui remplissait la salle ; il y avait aussi des tribunes
remplies d'hommes et de femmes.
Billaud-Varenne % debout, faisait les questions,
et un secrétaire écrivait les réponses sur un grand
registre.
On me demanda mon nom, mon âge, et on me
questionna beaucoup sur la journée du 10 août,
m'engageant à déclarer ce que j'avais vu, ce que
j'avais entendu dire au roi et à la Famille royale.
Ils ne surent que ce que je voulais bien leur dire,
car je n'avais nullement peur ; je me trouvais comme
soutenu par une main invisible qui ne m'a jamais
abandonnée et m'a fait toujours conserver ma tôte et
beaucoup de sang-froid.
Je demandai très haut d'être réuni à ma mère et
de ne la plus quitter ; plusieurs voix s'élevèrent
pour dire : « Oui, oui », d'autres murmurèrent.
On me fit descendre les marches du gradin sur
lequel on était élevé, et après avoir traversé plusieurs
corridors, je me vis ramenée à ma mère, que je trouvai
bien inquiète de moi ; elle était avec la princesse de
Lamballe ; nous fûmes toutes les trois réunies.
Nous étions dans le cabinet de Tallien" et nous y
restâmes jusqu'à midi.
On vint alors nous chercher pour nous conduire à
la prison de La Force. On nous fit monter dans un
fiacre, il était entouré de gendarmes, suivi d'un
* Billaud-Varenne était substitut de Manuel, porcureur de la Com-
mune.
• Le secrétaire-général de la Commune.
LA FORGE 65
peuple immense. C'était un dimanche, il y avait un
officier de gendarmerie avec nous dans la voiture.
Ce fut par le guichet donnant sur la rue des Balais,
près la rue Saint-Antoine, que nous entrâmes dans
cette triste prison.
On nous fit d'abord passer dans le logement du
concierge pour inscrire nos noms sur le registre.
Je n'oublierai jamais que là un individu fort bien
mis, s'approchant de moi, restée seule dans la
chambre, me dit : « Mademoiselle, votre position
m'intéresse, je vous donne le conseil de quitter les
airs de cour que vous avez, d'être plus familière et
plus affable. »
Indignée de l'impertmence de ce monsieur, je le
regardai fixement et lui répondis que telle j'avais
été, telle je serais toujours, que rien ne pourrait
changer mon caractère, et que l'impression qu'il
remarquait sur mon visage n'était autre chose que
l'image de ce qui se passait dans mon cœur indigné
des horreurs que nous voyions.
Il se tut et se retira, l'air fort mécontent.
Ma mère, qui, pendant ce temps, était dans une
pièce à côté pour y signer le registre des écrous,
rentra dans la chambre, mais hélas, ce ne fut pas
pour longtemps.
M°*° de Lamballe, ma mère et moi, nous fûmes
séparées ; on nous conduisit dans des cachots diffé-
rents.
Je suppliai qu'on me réunît à ma mère, mais on
fut inexorable. Ainsi je me trouvai seule dans cette
infâme demeure.
66 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Peu de moments après, le guichetier entra pour
m'apporter une cruclie d'eau... Cet homme était un
très bon homme... Voyant mes pleurs et mon déses-
poir d'être séparée de ma mère, entendant mes sup-
plications d'être réunie à elle, il fut réellement
touché et dans un excellent mouvement dont je
garde une vraie reconnaissance, voulant me distraire
de ma peine, il me dit : « Je vais vous laisser mon
chien, surtout ne me trahissez pas, j'aurai l'air de
l'avoir oublié par mégarde. »
A six heures du soir, il revint ; il m'apportait à
manger ; et m'invitant à prendre quelque chose :
<c Mangez, mangez, me dit-il, cela vous donnera des
forces. » Je n'avais aucune disposition à manger...
« Écoutez, me dit-il à demi-voix, je vais vous confier
un secret qui vous fera plaisir. Votre mère est dans
le cabinet au-dessus du vôtre ; ainsi vous n'êtes pas
bien loin d'elle. D'ailleurs, ajouta-t-il, vous allez
avoir dans une heure la visite de Manuel, procureur
de la Commune, qui viendra pour s'assurer si tout
est dans l'ordre : n'ayez pas l'air, je vous en prie,
de savoir ce que je vous dis. »
Effectivement, quelque temps après, j'entendis
tirer les verrous du cachot voisin, puis ceux du
mien ; je vis entrer trois hommes, dont un, que je
reconnus très bien être Manuel, le même qui avait
conduit le roi au Temple.
Il trouva le cachot oii j'étais très humide et parla
de m'en faire changer.
Je saisis cette occasion de lui dire que tout m'était
égal, que la seule grâce que je sollicitais de lui par-
LA FORCE 67
ticulièrement était d'être réunie à ma mère. Je le
lui demandai avec une grande vivacité, et je vis que
ma prière le touchait. Il réHéchit un moment, et
me dit : « Demain je dois revenir ici, et nous ver-
rons, je ne vous oublierai pas. »
Le pauvre guichetier, en fermant ma porte, me
dit à voix basse : « Il est touché, je lui ai vu les
larmes dans les yeux ; ayez courage, à demain. »
Ce bon François, car c'était le nom de ce guiche-
tier, me donna de l'espoir et me fit un bien que je
ne puis exprimer.
Je me mis à genoux ; je fis ma prière avec un calme
et une tranquillité parfaite, je me jetai toute habillée
sur l'horrible grabat qui servait de lit; j'étais abîmée
de douleur et de fatigue ; je dormis jusqu'au jour.
Le lendemain, à sept heures du matin, ma porte
s'ouvrit, et je vis entrer Manuel, qui me dit : a J'ai
obtenu de la Commune la permission de vous réunir
à votre mère ; suivez-moi. »
Nous montâmes dans la chambre de ma mère ; je
me jetai dans ses bras, croyant tous mes malheurs
finis, puisque je me trouvais auprès d'elle...
Elle remercia beaucoup Manuel ; elle lui demanda
d'être réunies à la princesse de Lamballe, puisque
nous avions été transférées avec elle... Il hésita un
instant, puis il dit : « Je le veux bien; je prends cela
sur moi. » Il nous conduisit alors dans la chambre
de M™* de Lamballe, et à huit heures du matin, nous
étions toutes le trois seules ; nous éprouvâmes un
moment de bonheur de pouvoir partager ensemble
nos infortunes.
68 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Le lendemain matin, nous reçûmes un paquet
venant du Temple : c'étaient nos effets que nous
envoyait la reine ; elle-même, avec cette bonté qui
ne se démentit jamais avait pris soin de les rassem-
bler. Dans le paquet se trouvait cette robe de Madame
Elisabeth dont je vous ai parlé plus haut ^ ; elle
devient pour moi le gage d'un éternel souvenir, d'un
éternel attachement, et je la conserverai toute ma vie.
L'incommodité de notre logement, l'horreur de la
prison, le chagrin d'être séparées du roi et de sa
famille, la sévérité avec laquelle cette séparation
semblait nous annoncer que nous serions traitées,
tout cela m'attristait fort, je l'avoue, et effrayait
extrêmement cette malheureuse princesse de Lam-
balle.
Quant à ma mère, elle montrait cet admirable
courage que vous lui avez vu dans de tristes circons-
tances de sa vie; ce courage qui, n'ôtant rien à sa
sensibilité, laisse cependant à son âme toute la tran-
quillité nécessaire pour que son bon esprit puisse lui
être d'usage. Elle travaillait, elle lisait, elle causait
d'une manière aussi calme que si elle n'eût rien
craint ; elle paraissait affligée, mais ne semblait pas
même inquiète.
Nous étions depuis près de quinze jours dans ce
triste séjour, lorsqu'une nuit, vers une heure du
* C'était une robe de Madame Elisabeth que celle-ci s'occupait de
couper à la taille de Pauline, quand on sépara la Famille royale de
ses serviteurs (G. L.).
LA FORCE 69
matin, étant toutes trois couchées et endormies,
comme on dort dans une telle prison, de ce sommeil
qui laisse encore place à l'inquiétude, nous enten-
dîmes tirer les verrous de notre porte ; elle s'ouvrit,
un homme parut et dit :
— Mademoiselle de Tourzel, levez-vous prompte-
ment et suivez-moi...
Je tremblais, je ne répondais ni ne remuais...
— Que voulez-vous faire de ma fille? dit ma mère
à cet homme.
— Que vous importe, répondit-il, d'une manière
qui me parut bien dure ; il faut qu'elle se lève et
qu'elle me suive.
— Levez-vous, Pauline, me dit ma mère, et suivez-
le; il n'y a rien à faire ici que d'obéir.
Je me levai lentement, et cet homme restait tou-
jours dans la chambre.
— Dépêchez-vous, dit-il deux ou trois fois.
— Dépêchez-vous, Pauline, me dit aussi ma mère.
J'étais habillée, mais je n'avais pas changé de
place; j'allai alors à son lit. Je pris sa main pour la
baiser ; mais cet homme s'approcha, me prit par le
bras et m'entraîna malgré moi.
— Adieu Pauline, Dieu vous bénisse et vous pro-
tège ! cria ma mère.
Je ne pouvais lui répondre... deux grosses portes
étaient déjà entre elle et moi, et cet homme m'en-
traînait toujours.
Gomme nous descendions l'escalier, il entendit du
bruit. D'un air fort inquiet il me fit remonter quel-
ques marches et me poussa précipitamment dans un
70 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
petit cachot, ferma la porte, prit la clef et disparut.
Dans ce cachot brûlait un reste de chandelle. En
peu d'instants cette chandelle prit fin. Je ne peux
vous exprimer ce que je ressentais, ni les réflexions
sinistres que m'inspirait cette lueur tantôt forte,
tantôt mourante. Elle me représentait une ag-onie et
et me disposait à faire le sacrifice de ma vie, mieux
que n'auraient pu le faire les discours les plus tou-
chants. Elle s'éteignit entièrement. Je restai alors
dans une profonde obscurité.
Enfin, j'entendis ouvrir doucement la porte, on
m'appela à voix basse, et, à la lueur d'une petite
lanterne qu'il portait, je reconnus l'homme qui
m'avait enfermée pour être celui qui, dans la chambre
du concierge, lors de mon entrée à La Force, avait
voulu me donner des conseils.
Il me fit descendre à petit bruit ; au bas de l'esca-
lier il me fit entrer dans une chambre, et, me mon-
trant un paquet, il me dit de m'habiller avec ce que
je trouverais dedans. Il sortit, ferma la porte, et je
restai immobile, sans agir, presque sans penser.
Je ne sais combien de temps je restai dans cet état.
J'en fus tirée par le bruit de la porte qui se rouvrit,
et le môme homme parut.
— Quoi ! vous n'êtes point encore habillée ! me dit-
il d'un air inquiet. Il y va de votre vie si vous ne
sortez promptement d'ici.
J'ouvris alors le paquet ; il contenait des habits de
paysanne ; ils me parurent assez larges pour aller sur
les miens, je les eus passés en un instant.
Cet homme me prit par le bras, me fit sortir de la
LA FORCE 71
chambre; je me laissais entraîner sans faire aucune
question, presque même sans réflexion ; je voyais à
peine ce qui se passait autour de moi.
Lorsque nous fûmes sortis de la prison par la
porte donnant sur la rue du Roi-de-Sicile, j'aperçus
à la clarté du plus beau clair de lune une prodigieuse
multitude de peuple, et j'en fus entourée dans le
moment.
Tous ces hommes avaient l'air féroce; ils avaient
le sabre nu à la main, ils semblaient attendre quelque
victime pour la sacrifier. « Voici un prisonnier que
Ton sauve ! « crièrent-ils tous à la fois, en me mena-
çant de leurs sabres.
L'homme qui me conduisait faisait l'impossible
pour les écarter de moi et pour se faire entendre.
Je vis alors qu'il portait la marque qui distinguait
les membres de la Commune de Paris; cette marque
lui donnait le droit de se faire écouter : on le laissa
parler.
Il dit que je n'étais pas prisonnière, qu'une cir-
constance particulière m'avait amenée à La Force,
qu'il venait m'en tirer par ordre supérieur, les inno-
cents ne devant pas périr avec les coupables. Cette
phrase me fit frémir. Ma mère était restée enfermée.
Abîmée dans cette affreuse pensée, je n'entendis plus
rien. Cependant ces paroles firent effet sur la multi-
tude, et l'on allait enfin me laisser passer, lorsqu'un
soldat en uniforme de la garde nationale cria au
peuple qu'on le trompait, que j'étais M"* Pauline de
Tourzel. qu'il me connaissait fort bien pour m'a voir
vue aux Tuileries, chez M. le Dauphin lorsqu'il y
72 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
était de garde, et que mon sort ne devait pas être
différent de celui des autres prisonniers.
La fureur redoubla alors tellement contre moi et
contre mon protecteur, que je crus bien certaine-
ment que le seul service qu'il me rendrait serait de
me conduire à la mort au lieu de me la laisser
attendre.
Enfin, ou son adresse, ou son éloquence, ou mon
bonheur, me tira encore de ce danger, et nous nous
trouvâmes libres de poursuivre notre chemin.
Nous pouvions cependant rencontrer bien d'autres
obstacles, nous avions à traverser des rues dans les-
quelles nous devions trouver beaucoup de peuple ;
j'étais bien connue et je pouvais encore être arrêtée.
Cette crainte détermina mon libérateur, car je com-
mençais à voir que c'était le rôle que voulait rem-
plir envers moi cet homme qui m'avait inspiré tant
d'effroi et de terreur, cette crainte le détermina à me
laisser dans une petite cour fort sombre qui n'avait
pas d'issue, et il alla voir ce qui se passait aux envi-
rons. Il revint au bout d'une demi-heure ; il me dit
qu'il croyait prudent que je changeasse de costume;
il m'apportait un habit d'homme, un pantalon, une
redingote dont il voulait que je me vêtisse.
Ce déguisement qu'il pensait nécessaire, je le
refusai avec obstination , j'avais horreur de périr
sous des habits qui ne devaient pas être les miens.
Je lui fis remarquer qu'il n'avait apporté ni chapeau,
ni souliers; le déguisement devenait impossible ; je
restai comme j'étais.
Pour sortir d'oii nous étions, i} fallait repasser
LA FORCE 73
presque aux portes de la prison où étaient les assas-
sins, ou traverser une église (le Petit Saint- Antoine^)
dans laquelle se tenait l'assemblée de ceux qui don-
naient l'impulsion aux massacres. L'un et l'autre
chemin étaient également dangereux.
Nous choisîmes celui de l'église ; et je fus obligée
de la traverser par un bas-côté, me traînant presque
à terre, afin de n'être point aperçue de ceux qui for-
maient l'assemblée. Mon conducteur me fit entrer
dans une petite chapelle latérale, et, me plaçant
derrière les débris d'un autel renversé, me recom-
manda bien de ne pas remuer, quelque bruit que
j'entendisse, et d'attendre son retour qui serait le
plus prompt qu'il pourrait.
Je m'assis sur mes talons. Entendant beaucoup de
bruit, des cris même, je ne bougeai pas, bien résolue
à attendre là mon sort et remettant ma vie entre les
mains de la Providence, à laquelle je m'abandonnai
avec confiance, résignée à recevoir la mort si telle
était sa volonté.
Je fus très longtemps dans cette chapelle ; enfin,
* L'église du Petit Saint-Antoine avait une entrée sur la rue Saint-
Antoine, et une autre sur une cour, communiquant par un long
passage, avec la rue du Roi-de-Sicile. Le comité de la section des
Droits de l'Homme siégeait dans cette église.
Pour gagner la porte de l'église ouvrant sur la rue Saint-Antoine,
il eût fallu que le sauveur de Pauline suivît en sa compagnie toute
cette rue, depuis l'angle de la rue des Ballets : or la rue Saint-Antoine
était remplie d'une foule que le généreux libérateur avait tout intérêt
d'éviter. Il est donc bien indiqué que Pauline et l'homme qui la
dirigeait pénétrèrent dans le Petit Saint-Antoine par le passage
communiquant avec la rue du Roi-de-Sicile et que c'est par ce même
itinéraire qu'ils en sortirent.
Les Archives nationales conservent (série N III, Seine) un plan
manuscrit de l'église, du passage et de leurs abords.
74 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
je VIS arriver mon guide, et nous sortîmes de l'église
avec les mêmes précautions que nous avions prises
pour y entrer.
Très peu loin de là, mon libérateur s'arrêta à une
maison qu'il me dit être la sienne ; nous montâmes
dans une chambre au premier, et m'y ayant en-
fermée, il me quitta sur-le-champ; il était environ
neuf heures du matin.
J'eus un moment de joie en me trouvant seule; je
n'en jouis pas longtemps : le souvenir des périls
que j'avais courus ne me montrait que trop ceux
auxquels ma mère était livrée, et je restais tout
entière à mes craintes. Je m'y abandonnai pendant
plus d'une heure lorsque M. Hardy, car il est temps
que je vous nomme celui à qui nous devons la vie \
' UAlmanach nalional pour l'année 1793 (page 368) mentionne un
sieur Jean Hardy, cordonnier, trente-six ans, électeur du départe-
ment de Paris, pour la section des Droits de l'Homme. C'est là,
très certainement, le libérateur de M"" de Tourzel.
Jean Hardy habitait le n" 14 de la rue Glocheperce qui est, en effet,
très -peu loin de l'église du i'etit Saint-Antoine. Ce point de départ
étant donné, l'itinéraire qu'on va lire devient possible à reconstituer.
Je proposerai ceci : en plaçant la maison de Hardy sur le côté droit
de la rue Glocheperce (pour qui venait de la rue Saint-Antoine)
Pauline, sortant de la porte cochère et tournant à droite, devait se
dirij^er vers la rue du Roi-de-Sicile. Et c'est bien en effet de ce
côté qu'elle risquait de rencontrer le moins do passants, car, en
tournant à gauche, elle serait retombée, au bout de quelques pas,
dans la rue Saint-Antoine qu'il fallait éviter. Une fois à l'angle de
la rue du Roi-de-Sicile, qui est en effet la première rue qu'elle ren-
contrait, M"= de Tourzel devait la prendre à gauche. Si elle avait
pris à droite, elle serait allée se heurter aux massacreurs massés
devant La Force. Suivant donc la rue du Roi-de-Sicile continuée
par la rue de Bercy, elle rencontrait bientôt une petite place — c'est
la place du marché Saint-Jean — sur laquelle donnent trois rues :
la rue Renaud-le-Fefvre à gauche, la rue de la Verrerie, en face, la
rue Bourgtibourg à dmite. En s'engageant dans celle du milieu —
la rue de la Verrerie, — elle arrivait ainsi à l'un do ces étroits
LA FORCE 75
revint et me parut plus effrayé que je ne l'avais vu
encore.
Vous êtes connue, me dit-il; on sait que je vous
ai sauvée on veut vous ravoir ; on croit que vous
êtes ici, on peut vous y venir prendre ; il en faut
sortir tout de suite, mais non pas avec moi, ce serait
vous remettre dans un danger certain. Prenez ceci,
me dit-il, en me montrant un chapeau avec un voile
et un mantelet noir ; écoutez bien tout ce que je
vais vous dire; surtout n'en oubliez pas la moindre
chose.
En sortant de la porte cochère, vous tournerez
adroite, puis vous prendrez la première rue à gauche;
elle vous conduira sur une petite place dans laquelle
donnent trois rues ; vous prendrez celle du milieu,
puis, près d'une fontaine, vous trouverez un passage
qui vous conduira dans une grande rue ; vous y trou-
verez un fiacre près d'une allée ; cachez-vous dans
cette allée, et vous n'y serez pas longtemps sans me
voir paraître; partez vite, et surtout, me dit-il, après
me l'avoir encore répété, tâchez de n'oublier rien
de tout ce que je viens de vous dire, car je ne sau-
rais comment vous retrouver, et alors que pourriez-
vous devenir?
Je vis la crainte qu'il avait que je ne me souvinsse
pas bien de tous les renseigne m ctits qu'il m'avait
donnés ; cette crainte, en augmentant celle que
j'avais moi-même, me troubla tellement, que, en
passages (rue des Mauvais-Garçons ou rue des Deux-Portes) qu'in-
dique le plan de Vertiiquet et qui la ramenait à une grande rue —
qui était la rue de la Tixeranderie.
76 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
sortant de la maison, je savais à peine si je devais
tourner à droite ou à gauche; comme il vit de la
fenêtre que j'hésitais, il me fit un signe, et je me
souvins alors de tout ce qu'il m'avait dit^
Mes deux habillements, l'un sur l'autre me don-
naient une figure étrange : mon air inquiet pouvait
me faire paraître suspecte ; il me semblait que tout
le monde me regardait avec étonnement.
* Dans un autre passage de ses Souvenii's de Quarante ans, Pau-
line de Tourzel ajoute quelques détails :
« En entrant dans la maison où il demeurait, M. Hardy, j'ai
oublié de vous le dire, me conduisit d'abord chez une dame qui,
apparemment, était prévenue de mon arrivée. Elle vint à moi, de la
manière la plus obligeante, me fit des offres de secours et de ser-
vices. En vérité je ne savais où j'en étais. Cette femme était belle :
son visage, plein de calme, respirait la bonté et la douceur. J'avais
l'imagination encore frappée par l'aspect hideux des égorgeurs aux-
quels je venais d'échapper. Leurs figures atroces étaient toujours
devant moi. Ce contraste me troublait: je croyais rêver. Il me fallut
quelques instants pour me remettre ; et combien me parurent
douces ces prévenances, ces marques d'intérêt, après tant d'horreurs
dont je venais d'être témoin ; je revoyais une femme, une femme
compatissante !
« Je croyais que c'étaitîprès d'elle que j'allais retrouver le calme
dont j'avais si grand besoin ; mais je ne fis qu'une apparition chez
elle. L'appartement de M. Hardy était sur le même palier que celui
de cette femme dont la bienveillance me laissa une impression qui
ne s'est jamais effacée. Il me conduisit dans son appartement, comme
je vous l'ai dit, et c'est de là que je partis pour chercher, à travers
bien des dangers, cette voiture qui devait me conduire dans un
asile sûr.
« Cette personne à qui je dus ces premiers moments de consola-
tion était M""» Carnot, belle-sœur de celui qui fut directeur. Ce fut
elle qui prêta le chapeau, le voile et le mantelet dont je me couvris
lors de ma sortie de chez M. Hardy.
« Plus tard, ma mère et moi voulûmes lui aller témoigner notre
reconnaissance. M. Hardy nous dit qu'elle n'habitait plus Paris,
qu'elle était retirée à la campagne. Toutes nos recherches furent
inutiles, et je ne revis jamais cette personne à qui mon cœur était
si reconnaissant de son généreux accueil et du bien qu'elle m'avait
fait. »
LA FORCE 77
J'eus bien de la peine à arriver jusqu'à l'endroit oii
je devais trouver le fiacre; les jambes commençaient
à me manquer.
Mais enfin je l'aperçus et je ne puis dire la joie
que j'en ressentis ; je me crus pour lors absolument
sauvée.
Je me retirai dans l'allée qui était fort sombre, en
attendant que M. Hardy parût. Plus d'une heure
s'était écoulée, et il ne venait pas. Alors mes craintes
recommencèrent. Si je restais plus longtemps dans
cette allée, je craignais de paraître suspecte aux gens
du voisinage. Mais comment en sortir : Je ne con-
naissais pas le quartier dans lequel je me trouvais :
sije faisais la moindre question, je pouvais me mettre
dans un grand danger.
Enfin comme je méditais tristement sur le parti
que je devais prendre, je vis venir M. Hardy ; il était
avec un autre homme.
Ils me firent monter dans le fiacre et y montèrent
avec moi ; le nouveau venu se plaça sur le devant de
la voiture et me demanda si je le reconnaissais.
« Parfaitement, lui dis-je ; vous êtes Monsieur Bil-
laud-Varenne, c'est vous qui m'avez interrogée à
l'Hôtel de Ville. Il est vrai, dit-il ; je vais vous conduire
chez Danton afin de prendre ses ordres à votre sujet. »
Arrivés à la porte de Danton, ces messieurs des-
cendirent de voiture, montèrent chez lui et revinrent
peu après, me disant : « Vous voilà sauvée!... Nous
en avions assez... Nous sommes bien aises que cela
soit fini. »
« 11 ne nous reste plus maintenant, me dirent-ils,
78 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
qu'à VOUS conduire dans un endroit où vous ne puis-
siez pas être connue, autrement vous seriez encore en
danger. »
Je demandai à être menée chez la marquise de
Lède une de mes parentes : elle était très âgée, et je
pensais que son grand âge éloignerait d'elle les
soupçons.
Billaud-Varenne s'y opposa, à cause du grand
nombre de ses domestiques, dont plusieurs peut-
être ne garderaient pas le secret de mon arrivée dans
la maison. Il me demanda d'indiquer une maison
habitée par une personne dont l'obscurité serait une
sauvegarde pour moi.
Je me souvins alors de la bonne Babet, notre fille
de garde-robe ; je pensais que je ne pouvais être
mieux que dans une maison pauvre et dans un quar-
tier retiré.
Billaud-Varenne, car c'était toujours lui qui entrait
dans ce détail, me demanda le nom de la rue pour
l'indiquer au cocher.
Je nommai... la rue du Sépulcre.
Ce nom, dans un moment comme celui oiî nous
étions, lui fit une grande impression ; et je vis sur
son visage le sentiment d'horreur que lui inspirait
le rapprochement de ce nom de mauvaise augure avec
les événements qui se passaient. Il dit un mot tout
bas à M. Hardy, lui recommandant de me conduire là
où je demandais à aller, et disparut.
Pendant le chemin, je parlai de ma mère, je
demandai si elle était encore en prison ; je voulais
aller la rejoindre si elle y était encore ; je voulais
LA FORCE 79
aller moi-même plaider son innocence... Il me
paraissait affreux que ma mère fut exposée à la mort
à laquelle on venait de m'arracher... Moi sauvée...
ma mère condamnée à périr... cette idée me mettait
hors de moi.
M. Hardy chercha à me calmer; il me dit que
j'avais pu voir que depuis le moment oii il m'avait
séparée d'elle il n'avait été occupé que du soin de
me sauver ; qu'il y avait malheureusement employé
beaucoup de temps, mais qu'il espérait qu'il lui en
resterait encore assez pour sauver ma mère ; que
ma présence ne pourrait que nuire à ses desseins ;
qu'il allait sur-le-champ retournera la prison et qu'il
ne regarderait sa mission comme finie que lorsqu'il
nous aurait réunies ; qu'il me demandait du calme ;
qu'il avait tout espoir .. Il me laissa remplie de
reconnaissance pour le danger oii il s'était mis à
cause de moi, et avec l'espérance qu'il sauverait ma
mère de tous les périls qu^; je craignais pour elle.
Adieu, ma chère Joséphine, je suis si fatiguée que
je ne puis plus écrire. D'ailleurs ma mère me dit
qu'elle veut vous raconter elle-même ce qui la regarde ;
elle vous écrira demain * .
' Ce récit est une lettre écrite par Pauline, en octobre 1792, de
Vincennes, à M™» de Sainte-Aldegonde, sa sœur, alors à Bruxelles.
« Vous sentez bien, note-t-elle, que nous n'en avions point gardé
de copie : elle fut communiquée à ceux de notre famille qui étaient
émigrér3 en Belgique : beaucoup d'autres réfugiés en eurent con-
naissance, lies copies en coururent. Bien des années après, M. de
Béarn, étant à Riberpré chez M. d'Aubusson, trouva une de ces
copies entre les mains de ses filles : elles la tenaient de M"» de
Vitroiles. M. de Béarn connut alors ces détails qu'il n'avait jamais
pu obtenir de moi... J'ai longtemps éprouvé une répugnance invin-
cible à ramener me» pensées sur ces tristes objets... h
80 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
RÉCIT DE M™* LA MARQUISE DE TOURZEL *
Pauline vous a raconté les tristes épreuves par
lesquelles elle a passé; mais ce qu'elle a négligé de
vous dire, c'est la manière dont elle les a soutenues.
Elle a bien prouvé que la patience et le courage ne
sont incompatibles ni avec l'excessive jeunesse ni
avec l'extrême douceur ; elle n'a pas montré, m'a
dit M. Hardy, un moment de faiblesse dans ses
dangers, et je ne lui ai point vu un instant d'humeur
dans notre prison. Elle a bien adouci mes peines,
mais, en même temps, elle a bien augmenté mes
inquiétudes. L'idée que je lui faisais partager des
périls à l'abri desquels son âge devait naturellement
la mettre me tourmentait sans cesse et m'empêchait
de jouir du bonheur de l'avoir près de moi.
Elle vous a dit comme elle me fut enlevée une
nuit par un inconnu qui entra dans la chambre où
nous étions enfermées. Cette séparation me mit au
désespoir et comme hors de moi ; mais je plaçai ma
confiance en la bonté du ciel qui protège l'innocence.
Un secret pressentiment me disait qu'il veillerait sur
elle et qu'il ne l'éloignait de moi que pour la con-
server. C'est ainsi que je me consolais de perdre ses
soins si doux pour moi. Je ne souffris beaucoup que
* Cette lettre de la marquise de Tourzel à M"" de Sainte-Aldegonde,
sa fille, fut publiée pour la première fois en 1861, ainsi que le récit de
Pauline, dans les Souvenirs de Quarante ans. Il ne fait pas double
emploi avec celui, beaucoup plus développé, qu'on lit dans les
Mémoires de il/°" de Tourzel. publiés en deux volumes par M. le
duc des Gara. (Pion et U'», 1883.)
FAÇADE DE LA PRISON DE LA PETITE FORCE
Rue Pavée (18o0).
LA FORCE 81
dans cet instant où, après qu'elle fut sortie de la
chambre, j'entendis refermer les verrous de notre
porte sans pouvoir la suivre de l'oreille ou des yeux,
sans avoir aucun moyen de découvrir si on l'emme-
nait hors de la prison.
Vous jugez bien que je ne dormis pas le reste de
la nuit ; mes inquiétudes prenaient bien souvent le
dessus sur ma confiance; j'attendis avec bien de
l'impatience que l'on entrât dans notre chambre à
l'heure où l'on nous apportait notre déjeuner.
Lorsqu'on vint, nous apprîmes que les passions
fermentaient dans Paris depuis la veille au soir,
qu'on appréhendait des massacres; que les prisons
étaient menacées, et que plusieurs étaient déjà for-
cées.
C'est alors que je ne doutai plus que ce ne fût
pour sauver Pauline qu'on me l'avait enlevée, et il
ne me resta plus que le regret de ne pas savoir dans
quel lieu elle avait été menée. Je voyais clairement
le sort qui était réservé à M/"^ de Lamballe et à moi.
Je ne vous dirai pas que je le voyais sans frayeur,
mais au moins je supportais cette idée avec résigna-
tion. Il me sembla que s'il y avait des moyens de me
sauver des dangers que je prévoyais, je ne les tra-
verserais que par une grande présence d'esprit, et je
ne pensais plus à rien qu'à tâcher de la conserver.
Ce n'était pas chose facile, car l'extrême agitation
de ma malheureuse compagne, les questions conti-
nuelles qu'elle m'adressait, ses conjectures effrayantes
me troublaient beaucoup.
Je tâchai de la rassurer, de la calmer ; mais voyant
0
82 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
que je ne pouvais y réussir, je la priai de vouloir bien
ne plus me parler. Nous ne faisions en effet qu'aug-
menter nos craintes en les échangeant. Je voulus
essayer de lire : je pris un livre, puis un autre ;
rien ne pouvait me distraire; j'en essayai plusieurs,
mais je ne pouvais fixer mon attention sur aucun.
Je me souvins alors que j'avais remarqué mille
fois qu'aucune occupation n'absorbait autant les
idées que le travail des mains : je pris mon ouvrage.
Je travaillai environ .deux heures : au bout de ce
temps, je me trouvai assez calme pour penser que,
dans quelque situation que je pusse me trouver,
j'aurais la tranquillité nécessaire pour ne rien dire
ou ne rien faire qui fût capable de me nuire.
Vers l'heure du dîner, on vint prendre ma com-
pagne et moi, on nous fit descendre dans une petite
cour dans laquelle je trouvai plusieurs autres pri-
sonniers et un grand nombre de gens mal mis qui
avaient tous l'air féroce ; la plupart étaient ivres.
Il n'y avait pas longtemps que j'étais dans cette
cour lorsqu'il y entra un homme de beaucoup moins
mauvaise mine que ceux qui étaient là; sa figure
paraissait sombre, mais non pas cruelle. Il fit deux
ou trois fois le tour de la cour. Au dernier tour, il
passa fort près de moi, et sans tourner la tête de
mon côté, il me dit : « Votre fille est sauvée... » Il
continua son chemin et sortit de la cour.
Heureusement l'étonnement, la joie, suspendirent
un moment toutes mes facultés, sans quoi, je n'au-
rais pu m'empêcher de parler à cet homme, et peut-
être, de tomber à ses pieds ; mais lorsque je recou-
LA FORCE 83
vrai mes forces, je ne le vis plus : ainsi je n*eus pas
à contenir l'expression de la reconnaissance qui
débordait de mon cœur.
La certitude que Pauline était en sûreté me rem-
plit d'un nouveau courage, et me sentant sauvée
dans une aussi chère partie de moi-même, il me
sembla que je n'avais plus rien à craindre pour
l'autre.
Je commençai à faire quelques questions aux
gens qui étaient auprès de moi : ils me répondirent,
m'interrogèrent aussi à leur tour ; ils me deman-
dèrent d'abord mon nom, que je leur appris ; alors
ils me dirent qu'ils me connaissaient bien, qu'ils
avaient entendu parler de moi, que je n'avais pas
une très mauvaise réputation ; mais que j'avais
accompagné le roi lorsqu'il avait voulu fuir du
royaume, que cette action était inexcusable, et qu'ils
ne concevaient pas comment j'avais pu la faire.
Je leur répondis que je n'en avais cependant pas
le moindre remords, parce que je n'avais fait que
mon devoir. Je leur demandai s'ils ne croyaient pas
qu'on dût être fidèle à son serment ; ils répondirent
tous unanimement qu'il fallait mourir plutôt que d'y
manquer. « Eh bien, leur dis-je, j'ai pensé de môme,
voilà ce que vous blâmez : j'étais gouvernante de
M. le Dauphin, j'avais juré entre les mains du roi
de ne jamais le quitter, et je l'ai suivi dans ce voyage
comme je l'aurais suivi partout ailleurs, quoi qu'il
dût m'arriver. »
« Elle ne pouvait vraiment pas faire autrement,
dirent-il tous; mais c'est bien malheureux, ajou-
84 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
tèrent quelques-uns, d'être attaché à des gens qui
font de mauvaises actions. »
Je parlai longtemps avec ces hommes ; ils me
paraissaient frappés de tout ce qui était juste et rai-
sonnable, et je ne pouvais m'empêcher de m'étonner
que des gens qui ne semblaient pas avoir un mau-
vais naturel vinssent froidement commettre des
crimes que l'intérêt et la vengeance auraient pu à
peine expliquer.
Pendant notre conversation, un de ces hommes
aperçut un anneau que je portais à mon doigt et me
demanda ce qui était écrit autour : je le tirai, et le
lui présentai ; mais un de ses compagnons qui com-
mençait apparemment à s'intéresser à moi, et qui
craignait qu'on ne découvrît sur cet anneau quelque
signe de royalisme, s'en saisit et me le rendit en me
disant de lire moi-même ce qui était écrit, et que
l'on me croirait. Alors je lus : « Doînine salvum fac
Regem et Reginam et Delphiniim ; cela veut dire en
français, ajoutai-je : Dieu sauve le Roi, la Reine et le
Dauphin. »
Un mouvement d'indignation saisit tous ceux qui
m'entouraient, et je manquai perdre la bienveillance
qu'ils commençaient à me montrer.
« Jetez cet anneau à terre, crièrent-ils, foulez-le
aux pieds ! »
« C'est impossible, leur dis-je, tout ce que je puis
faire, c'est de l'ôter de mon doigt et de le mettre
dans ma poche, si vous êtes fâchés de le voir : je
suis attachée au roi parce qu'il est bon et que je
connais particulièrement sa bonté : je suis attachée à
LA FORCE 85
M. le Dauphin parce que, depuis plusieurs années
je prends soin de lui, et je l'aime comme mon enfant ;
je porte dans mon cœur le vœu qui est exprimé sur
cet anneau ; je ne puis le démentir en faisant ce que
vous me proposez ; vous me mépriseriez, j'en suis
suis sûre, si j'y consentais, et je veux mériter votre
estime; aussi je m'y refuse. — Faites comme vous
voudrez », dirent quelques-uns, et je mis l'anneau
dans ma poche.
Quelques gens d'aussi mauvaise mine que ceux
qui m'entouraient arrivent alors de l'autre côté de
la cour pour me demander de venir au secours
d'une femme qui se trouvait mal. J'allai et je vis
une jeune et jolie personne absolument évanouie ;
ceux qui la secouraient avaient essayé en vain de
la faire revenir, elle paraissait étouffer : pour la
mettre plus à l'aise, ils avaient détaché sa robe,
et lorsque j'arrivai, l'un deux se disposait à couper
son lacet avec le bout de son sabre... Je frémis pour
elle d'un tel secours et demandai qu'on me laissât
le soin de la délacer : pendant que j'y travaillais, un
des spectateurs aperçut à son cou un médaillon dans
lequel était un portrait qu'il ne pensa pas pouvoir
être autre que celui du roi ou de la reine, et s'appro-
chant de moi, il me dit bien bas : « Cachez ceci
dans votre poche, si on le trouvait sur elle, cela
pourrait lui nuire. »
Je ne pus m'empêcher de rire de la sensibilité de
cet homme, qui l'engageait à me demander si vive-
ment de prendre sur moi une chose qu'il pensait si
dangereuse à porter... et je m'étonnais à chaquej
86 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
j
jmoment davantage de ce mélange de pitié et de féro-
cité que montraient ceux qui m'entouraient. Cette
femme, qui était celle du premier valet de chambre
du roi (M™" de Septeail), étant revenue à elle, fut
emmenée hors de la cour. 11 n'y restait plus que
moi qu'on vint prendre peu de temps après. L'infor-
tunée princesse de Lamballe avait disparu pendant
que je répondais aux questions des gens qui m'en-
touraient.
Je savais par ces hommes que les prisonniers
étaient menés tour à tour au peuple qui était
attroupé aux portes de la prison, et que, après avoir
subi une espèce de jugement, on était absous ou
massacré.
Malgré cela, j'avais le pressentiment qu'il ne
m'arriverait rien et ma confiance fut bien augmentée
lorsque j'aperçus à la tête de ceux qui venaient me
chercher le même homme qui m'avait donné des
nouvelles de Pauline. Je pensai que celui qui était
déjà mon libérateur, puisqu'il m'avait rassurée sur
le sort de mon enfant, ne pouvait devenir mon
bourreau, et qu'il n'était là que pour me protéger.
Cette idée ayant encore augmenté mon courage, je
me présentai tranquillement devant le tribunal.
Je fus interrogée pendant environ dix minutes, au
bout desquelles des hommes à figures atroces s'em-
parèrent de ma personne ; ils me firent passer le
guichet de la prison du côté de la rue des Balais, et
je ne puis vous exprimer le trouble que j'éprouvai à
l'horrible spectacle qui s'offrit à moi.
Une espèce de montagne s'élevait centre la
LA FORCE 87
muraille ; elle était formée par les membres épars et
les vêtements sanglants de ceux qui avaient été
massacrés à cette place, une multitude d'assassins
entouraient ce monceau de cadavres ; deux hommes
étaient montés dessus, ils étaient armés de sabres et
couverts de sang.
C'étaient eux qui exécutaient les malheureux pri-
sonniers qu'on amenait là l'un après l'autre.
On les faisait monter sur ce monceau de cadavres
sous le prétexte de prêter le serment de fidélité à la
nation ; mais dès qu'ils y étaient montés, ils étaient
frappés, massacrés et livrés au peuple; leurs corps,
jetés sur les corps de ceux qui les avaient précédés,
servaient à élever cette horrible montagne dont l'as-
pect me parut si effroyable.
Lorsque je fus auprès, on voulut aussi me faire
monter, mais M. Hardy, qui me tenait par le bras,
et huit ou dix hommes qui m'entouraient prirent ma
défense. Ils assurèrent que j'avais déjà prêté serment;
à la nation, et autant par force que par adresse, ils
m'arrachèrent des mains de ces furieux et m'entraî-
nèrent loin de leur portée.
A quelque distance de là, nous rencontrâmes un
fiacre, on me mit dedans après en avoir fait des-
cendre la personne qui l'occupait. M. Hardy y monta
avec moi ainsi que quatre des gens qui nous entou-
raient, deux autres montèrent derrière, deux encore
se placèrent près du cocher, qu'on força d'aller très
vite, et en peu de minutes, je me trouvai loin de la
prison.
Dès que je fus en état de parler, ma première
88 LE& MASSACRES DE SEPTEMBRE
parole fut pour m'informer de ma Pauline. M. Hardy
me dit qu'elle était en sûreté et qu'elle allait m'êlre
rendue. Je lui demandai alors des nouvelles de ma
compagne de prison, la princesse de Lamballe, mais
hélas, son silence m'annonça qu'elle n'existait plus...
Il me dit qu'il aurait bien voulu la sauver, mais
qu'il n'avait pu en trouver le moyen.
Pendant le chemin, je remarquai avec étonnement
combien les hommes qui étaient dedans et autour du
fiacre étaient animés du désir de me sauver; ils pres-
saient sans cesse lecocher, ils avaient l'airde craindre
les passants : enfin chacun d'eux paraissait être per-
sonnellement intéressé à ma conservation. Leur
zèle pensa même coûter la vie à un excellent homme
chez lequel votre frère était caché : Pauline vous
racontera cette histoire, elle est vraiment louchante.
J'arrivai enfin dans la maison de notre bonne
parente, M""^ de Lède ; votre sœur vint m'y rejoindre,
et après avoir donné quelques moments au bonheur
de l'avoir retrouvée, je pensai à m'acquitter de ma
reconnaissance envers les gens qui m'avaient aidé
à me sauver. Ils paraissaient tous dans la misère et
je ne pensais pas qu'ils pussent refuser de l'argent ;
mais lorsque je voulus leur en donner, aucun d'eux
n'en voulut recevoir ; ils dirent qu'ils n'avaient
voulu me sauver que parce qu'on leur avait bien
prouvé que j'étais innocente ; qu'ils se trouvaient
bien heureux d'avoir réussi et qu'ils ne voulaient
pas être payés pour avoir été justes. Enfin quoi que
j'aie pu leur dire, il me fut impossible de leur faire
rien accepter, et tout ce que je pus obtenir d'eux fut
LA FORCE 89
que chacun me donnât son nom et son adresse. J'es-
père qu'un jour je trouverai les moyens de les récom-
penser de ce qu'ils ont si généreusement fait pour moi.
Nous restâmes fort tranquillement pendant deux
jours chez M'"'' de Lède ; le soir du troisième jour, on
vint me dire qu'un individu demandait à me parler
en particulier; je me rendis dans mon appartement,
et je trouvai un homme de la plus effrayante figure,
très grand avec une barbe énorme.
Cet homme me dit que je n'avais aucun risque à
courir à Paris et que je pouvais y rester, puisque
j'avais été jugée innocente, mais que ma fille, ayant
été sauvée sans passer devant le tribunal, pouvait
être reprise d'un moment à l'autre, et reconduite en
prison ; qu'il me donnait le conseil de l'enlever de
Paris, et le plus tôt possible, de manière que per-
sonne ne pût découvrir le lieu de sa retraite. Cela
dit, il sortit de la chambre.
Cet avertissement mejeta dans un trouble horrible.
J'envoyai sur-le-champ chercher M. Hardy, à qui je
racontai ce qui venait d'arriver. Il fut lui-même très
étonné de cette marque d'intérêt ; mais il me dit
qu'il ne fallait pas balancer un instant à prendre
un parti ; que le lendemain matin il viendrait de
bonne heure conférer avec moi de Farrangement à
prendre pour le départ, qu'il se chargeait de tout.
Effectivement, le lendemain, M. Hardy arriva
comme il l'avait promis. Il me dit qu'il avait loué
deux chambres à Vincennes, que tout était prêt pour
nous y recevoir, que personne dans la maison que
nous habiterions ne nous connaîtrait.
90 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Nous partîmes peu d'heures après avec M. Hardy,
qui nous conduisit dans un fiacre, et nous arrivâmes
à Vincennes non sans difficultés, car à la barrière
on voulait absolument nous obliger à présenter des
passeports. L'adresse et la présence d'esprit de
M. Hardy nous tirèrent de ce pas difficile ; il réussit
à nous faire passer ainsi que ma femme de chambre
et votre vieille bonne.
Nous sommes établies toutes les quatre ensemble,
n'ayant pas la permission de sortir, ni même de
nous mettre à la fenêtre de notre chambre.
C'est de notre triste exil que nous vous écrivons :
je ne sais comment ni dans combien de temps nous
sortirons de la maison oii nous sommes cachées.
Adieu, ma chère Joséphine, nous avons eu, avant
de quitter Paris, le plaisir de voir votre frère ; il est
caché chez de bien bonnes gens, et j'espère qu'il ne
sera pas découvert. Pauline vous racontera son his-
toire, qui vous intéressera sûrement, quoiqu'elle ne
soit pas à beaucoup près aussi tragique que la nôtre.
M™^ de Tourzel et sa fille séjournèrent à Vincennes jus-
qu'en décembre et allèrent à cette époque se fixer à leur
château d'Abondant, aux environs de Dreux.
Le désir d'entrer en relations avec la Famille royale déte-
nue au Temple, les ramena à Paris après l'exécution de
Louis XVL Le bon Hardy leur procura un passeport et
leur arrêta un petit appartement rue Bourgtibourg, non
loin de chez lui ; par l'intermédiaire d'une ouvrière,
M"'' Piou, chargée du deuil de l'orpheline du Temple,
M"'' de Tourzel se procura des nouvelles des prisonnières
et du Dauphin. Elle reçut la visite de l'abbé Edgeworth ;
LA FORCE 91
puis, au printemps, retourna avec sa fille à Abondant.
C'est là qu'elles furent toutes deux arrêtées : cinq mois
de détention aux Bénédictines anglaises, deux à Port-
Libre (l'ancien couvent de Port-Royal), les menèrent jus-
qu'au 9 thermidor où elles obtinrent leur liberté.
Un an plus tard, quand fut mort V Enfant du Temple, la
détention de Madame Royale subit quelque tempérament :
W^^ de Tourzel et Pauline obtinrent l'autorisation de
rendre visite à l'orpheline : elles ne réussirent point, il
est vrai, à l'accompagner lors de sa remise à l'Autriche, et
les démarches qu'elles tentèrent à ce sujet valurent à
M™® de Tourzel trois jours de détention à la prison des
Quatre-Nations, (l'Institut).
Le 15 janvier 1797, Pauline épousa le citoyen Béarn et
quitta sa mère pour aller s'établir à Meillant, en Berry.
Retour à Paris au printemps de cette même année ; nou-
velles menaces et fuite en Suisse après le coup d'État du
18 fructidor. Enfin le calme revint et la noble famille si
miraculeusement préservée vécut, sans incidents notables,
jusqu'à la Restauration.
Rien de plus émouvant que le récit qu'a tracé M""^ de
Béarn, du jour où, rentrée enfin aux Tuileries qu'elle
avait quittées le matin du 10 août 1792, elle s'y vit, avant
même l'arrivée de Louis XVIII, désigner un appartement.
« Le lendemain, écrit-elle, toutes les personnes venues
au-devant du roi étaient réunies dans un des grands
salons. Les courriers se succédaient de quart d'heure en
quart d'heure. Enfin un dernier courrier annonça que
l'arrivée était prochaine. On se lève, on forme la haie...
mes jambes fléchissaient sous moi, mon cœur battait bien
fort. Tout à coup les portes s'ouvrent, une voix retentis-
sante jette ces mots qui depuis si longtemps n'ont pas été
prononcés en France ;
92 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
— Le Roi!
« A ces mots je me sentis troublée jusqu'au fond de l'âme.:
Tous les souvenirs de ma jeunesse me refluaient à la
mémoire. Le passé redevenait l'avenir. Je ne voyais plus, je
n'entendais plus; cependant un cri: Ah! c'est Pauline l
me rappelle à moi-même ; je me trouve dans les bras de
cette chère princesse qui fondait en larmes ; les miennes
coulaient en abondance ; la tête appuyée sur mon épaule,
elle resta longtemps sans parler... »
C'est avec Pauline de Béarn que la duchesse d'Angou-
lême alla, un matin, vers sept heures, sans suite et sans
escorte, visiter le cimetière de la Madeleine où reposaient
les corps de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Pauline
resta l'amie de la fille de Louis XVI qui l'avait nommée
l'une de ses dames, la plus intime, la plus chère : elles ne
se quittèrent qu'en 1830.
M"* de Tourzel, à laquelle Louis XVIII avait conféré
en 1816 le titre de duchesse, mourut à Abondant le
15 mai 1832. Elle avait quatre-vingt-deux ans.
Et Hardy ?
Nous ne possédons sur cet étrange personnage que les
renseignements fournis par les Mémoires de la duchesse
de Tourzel et par les Souvenirs de Quarante ans. Les
voici, brièvement résumés.
Aussi longtemps que dura la Révolution, Hardy couvrit
de sa protection les deux nobles femmes qu'il avait sau-
vées. C'est lui qui leur loua deux chambres à Vincennes
dans une rue écartée, chez des hôtes à sa dévotion. Une
fois par décade il venait les voir ; elles ne recevaient des
visiteurs, elles n'écrivaient des lettres, elles n ouvraient
leurs fenêtres qu'avec la permission de M. Hardy. Il prit
sur elles « un empire absolu ». « Nous nous abstenions,
dit Pauline, de tout ce qu'il nous interdisait. »
LA FORCE 93
C'est lui qui, plus tard, alla chercher en Suisse la
sœur de Pauline, M™** de Charost, émigrée, et qui la
ramena à Paris. « Notre famille, note encore M"*^ de
Béarn, ne fut point ingrate envers ceux à qui nous devions
la vie : on fit beaucoup pour M. Hardy, et il y a peu d'an-
nées encore que ma mère donnait des secours à l'un des
individus qui l'avaient ramenée chez elle. »
SOUVENIRS D'UN VIEILLARD
A qui est due la narration qui va suivre ? Pas à un écri-
vain de marque, évidemment ; non plus même à un
homme habitué à noter ses impressions et à exprimer
clairement sa pensée. La forme en est fruste, au point que
certaines phrases restent presque inintelligibles ; et, pour
comble de maladresse, l'auteur, en homme qui prend la
plume pour la première fois et s'adresse à la postérité,
se complaît à la solennité et à une déplorable recherche
de tours et d'expressions.
Malgré ces défauts, malgré tant de beaux discours à la
Tile-Live qui ralentissent l'intérêt, ces pages sont si mani-
festement la déposition d'un témoin bien placé pour
voir, que nous les donnons sans y rien changer. Quel était
ce témoin ? On ne sait. La brochure originale est intitu-
lée Souvenirs d'un vieillard ou les Faits restés ignorés
des 10 août, 3, 4, 5, 9 eHS septembre ilO'i. Elle fut impri-
mée à Bruxelles en 1842 sans nom d'auteur. Pourtant elle
est signée Jovm. La première partie a trait aux événe-
ments du 10 août ; elle ne sera pas reproduite ici ; nous
entamons les Souvenirs à la page où commence le récit
des massacres de La Force.
LA FORCE 95
DE L INTERROGATOIRE ET DE LA LIBERATION
DE M. LE COMTE DE CHAMILLT
Informé par les marchands bouchers forains et
autres approvisionneurs qui se rendirent aux Halles
le 3 septembre 1792, qu'à la prison de La Force on
égorgeait les détenus, et que la majeure partie des
égorgeurs se composait de bouchers qui me furent
nommément cités, je conçus aussitôt toute l'ascen-
dance que je pouvais avoir pour amener à la tran-
quillité des hommes égarés qui me connaissaient
tous; ayant, dans leurs propres intérêts, récemment
et officieusement fait d'étonnantes choses, notam-
ment à l'occasion de leur envoi sur le marché de la
cour des Miracles, quand la police, pour les con-
traindre de s'y rendre, voulut employer la force en
se présentant aux Halles, avec deux cents hommes du
centre, des artilleurs et deux pièces d'artillerie.
Animé des mêmes sentiments qui pendant le
pillage et le carnage m'avaient fait le 10 août, lors
écoulé, connaître et trouver le bonheur au milieu
du péril, je me persuadai que je ne serais pas moins
heureux, que je l'avais été en mon essai au château
des Tuileries ; qu'en ressemblante circonstance d'as-
sassinats et de carnage, je devais y avoir été aguerri
et ne pas balancer, ni craindre de me porter à la
prison de La Force, lorsqu'il s'agissait d'y être secou-
rable : ainsi pensant, toutes observations furent inu-
tiles, je sortis à Finsu de mes bons parents et je m'y
rendis, mais avant d'y arriver je fus humainement
96 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
frappé de répugnance ; ia rue des Balais ne m'ayant
offert en perspective qu'un lac de sang et des égor-
geurs qui, rangés sur deux files, exécutaient l'hor-
rible massacre conçu par la Commune de Paris.
Deux de ses membres, sous l'imposant décorum de
l'écharpe communale, étaient installés au greffe de
cette prison pour enhardir de leur présence les assas-
sins par elle salariés, aussi les animer et les
seconder dans l'exécution de ce crime, en pronon-
çant la mort, en leur livrant les victimes.
Ayant alors remarqué que leurs vils satellites
regorgeaient de vin, et que pour affronter et mor-
guer la masse muette et gémissante, ils se faisaient
bravade d'en boire tour à tour, à même les brocs de
douze pintes, et se servaient de leurs coutelas rougis
et fumant le sang des victimes pour se partager le
pain qu'ils affectaient de dévorer avec rage; j'en
conclus alors qu'il me fallait absolument renoncer
au projet que j'avais formé de les amener à l'esprit
de tolérance, ce qui pendant quelques instants me
déconcerta.
Mais du milieu de la foule je gémissais de cette
cruelle attente, dans laquelle je pensais être et
devaient se trouver les détenus, qui, de l'intérieur de
la prison, ne pouvaient manquer d'entendre le déplo-
rable cri des victimes qui, à la porte même, se
voyaient sans rémission frappées et percées du fer
de ces meurtriers, puis traînées jusqu'à la rue Saint-
Antoine, et par ces furieux mises en monceaux et
foulées aux pieds, à demi mortes ou palpitantes
encore.
LA FORCE 97
L'humaine retenue me dispense de l'affligeant
tableau que je pourrais faire de ce qui se passa sous
mes yeux jusqu'au moment oiî j'entendis tout à coup
les égorgeurs s'écrier : « C'est la tête du valet de
chambre du roi qu'à présent il nous faut » et comme
si ]e signal ou l'ordre venait d'en être donné, ils
réitérèrent ce cri avec acharnement.
Alors inspiré et résolu de pénétrer en la prison,
je parvins à entrer dans la première pièce du greffe
011 se trouvait établi le prétoire ; les premiers détenus
que je vis paraître devant les officiers municipaux
qui y siégeaient comme chefs, dans l'exécution de ce
massacre, furent envoyés à r Abbaye; ces deux mots
étaient à la fois le signal et l'irrévocable arrêt de
mort \
J'en vis ensuite paraître un, qui au milieu de
plusieurs archers, était par eux rigoureusement mené
et tenu au collet, par le bout des manches et les pans
de son habit ; ceux qui le présentèrent ainsi annon-
cèrent aux officiers municipaux que c'était le valet
de chambre du roi, et que, de la volonté du peuple, ils
en demandaient la tête. « Ecce homol » leur répondit
' Un des indices les plus frappants que les massacres ne furent
point dus à l'explosion d'une colère populaire, mais qu'il faut y
voirie résultat d'une préparation savante, d'une entente préalable,
c'est que les juges de La Force, pour éviter toute scène violente à
l'intérieur de la prison, ne prononçaient point la sentence de mort
en présence du condamné : ils disaient seulement : Conduisez
monsieur à l'Abbaye. Le malheureux, croyant qu'on le transférait
seulement d'une prison à une autre suivait docilement ses égorgeurs.
A l'Abbaye la sentence de mort était : Conduisez monsieur à La Force.
Cette similitude de procédés est, en quelque sorte, la preuve qu'un
mot d'ordre avait été donné et que les divers groupes d'assassins
obéissaient à une même impulsion. (G. L.)
98 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
un de ces barbares revêtu de l'imposante écharpe,
puis craignant que ses satellites ne l'aient pas bien
compris, il ajouta en détendant le bras droit et leur
marquant de l'index la victime qu'il leur livrait :
« Voilà l'homme ! »
Les satellites qui aussitôt s'en saisissent, la fouillent
et la dépouillent de tout ce qu'ils trouvèrent dans ses
poches, et la malheureuse victime presque expirante
de douleur, semblait encore désirer les aider, en
conduisant leurs criminelles mains sur les objets
qu'elle savait avoir.
C'est ainsi que le respectable comte* fut dépouillé
d'un couteau, d'un flacon, d'une montre très antique
et guillochée, aussi de son portefeuille dans lequel
il s'est trouvé à l'ouverture sept cent quatre-vingt-
cinq francs en billets corsets, et deux billets de la
caisse Guillaume, d'ensemble vingt-cinq sols
Tandis que s'exécutait cette fouille, la victime
contre laquelle l'arrêt de mort venait d'être prononcé
éprouva une telle frayeur qu'elle tomba dans l'état
de la plus déchirante agonie; en peu d'instants elle
n'avait plus figure d'homme, toutes les membranes
qui maintiennent la carnation de la face humaine se
trouvèrent tellement irritées, qu'elles agissaient avec
dix fois plus de vitesse que les rouages d'un mouve-
ment à demi-seconde, et le vieillard qui, les mains
religieusement jointes, se tournait comme pour porter
* Claude-Christophe Lorimier d'Etoges de Chamilly, premier valet
de chambre de Louis XVI, avait en 1792 soixante ans. Il avait suivi
le roi au Temple d'où il était sorti le 19 août, au soir, en même
temps que M"»» de Tourzel, de Lamballe et autres. Gfaamiily fut
guillotiné le 5 messidor an II. (G. L.)
LA FORCE 99
ses regards vers le ciel et en invoquer la clémence,
ne cessait de dire et redire : « Mon Dieu ! mon Dieu !
vous seul le savez, je n'ai fait de mal à personne ;
non, Messieurs, disait-il à ses bourreaux je n'ai rien
fait, point fait de mal, je vous l'assure, etc.. » Mais
il est enfin par ces monstres entraîné, et déjà le
malheureux a, tout en chancelant, fait les premiers
pas vers la mort lorsque la Providence permit et
voulut que, prenant part à sa douleur, je me récrie
en ces termes :
« Serait-il possible, messieurs les officiers muni-
cipaux, que vous puissiez vous abuser jusqu'à croire,
que le peuple à qui vous serez un jour, et peut-être
dès avant demain, tenu de rendre compte de votre
gestion, pense qu'en ce moment Ecce homo soit toute
la forme judiciaire que vous prétendiez suivre pour
décider ainsi de la vie des hommes, et livrer à la
mort ceux dont on vous demande la tête? Il n'a, au
vieillard contre lequel vous venez de rendre ce fatal
arrêt, été imputé aucun grief, ni adressé aucun
reproche et vous n'en connaissez pas même le nom,
ne lui ayant, avant de prononcer la mort, fait ni
demandes ni questions. Ainsi que nous l'attestons
tous, (n'ayant été interrompu que par d'encourageants
suffrages, je continuai), devons-nous abandonner la
cause de ce vieillard quand nous savons tous que
justice est la devise du peuple? A cet égard, qui vou-
drait ici sortir avec moi, je vais, j'en jure, dans
l'instant même le faire prononcer. »
«Je me propose », me dit en me touchant l'épaule,
un jeune homme, couvert de l'uniforme de canon-
100 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nier bourgeois; nous sortîmes de suite, laissant le
comte entouré des auditeurs qui, m'ayant appuyé de
leurs suffrages, surent maintenir ses persécuteurs
pendant quelques instants.
Sur le succinct rapport que je rendis publiquement,
le peuple manifesta ses volontés et prononça que le
valet de chambre du roi serait paisiblement inter-
rogé et entendu, et que les objets dont on l'avait
dépouillé lui seraient remis.
Nous nous empressâmes de retourner au greffe,
mais avant d'y entrer, nous entendîmes le sinistre
cri : A r Abbaye.
Les assassins, en notre absence, venaient de faire
itérativement prononcer sur le sort de cette victime
dont ils se trouvaient une seconde fois saisis.
« Arrêtez tout cela, dis-je impérativement aux offi-
ciers municipaux, le peuple a prononcé, le valet
de chambre du roi sera paisiblement interrogé et
entendu ; craignez qu'au refus de ce faire, il emploie
les moyens de vous contraindre à respecter la loi
qu'il vous prescrit : vous y êtes ici sommés, et ceux
qui vous en demandent la tête le sont également de
vous remettre, sinon de déposer à l'instant même
sur votre bureau les objets dont ils l'ont dépouillé.
Justice! et je vous le dis, la volonté du peuple et
non le sang, le vol et le pillage, tel qu'il est informé
que cela vient de se faire, sous nos yeux et en votre
présence ! »
Les deux officiers, debout, se consultaient à mi-
voix, j'un d'eux bien déconcerté paraissait être
indécis à l'occasion du comte, mais son collègue lui
LA FORCE 101
dit : « Faites donc ce que vous voudrez, quant à
moi, comme a fait Pilate, je m'en lave les mains,
et je vais continuer, car il faut du sang... » Il prit
un siège et les archers lui présentèrent à l'instant
un détenu qu'il envoya à la mort.
L'autre officier passa dans la deuxième pièce du
greffe. Nous y suivîmes le valet de chambre du roi
qu'il fit approcher et placer à sa gauche ; les objets
dont il avait été dépouillé furent apportés et déposés
sur le bureau, et l'officier procéda à Tinterrogatoire.
Le comte alors déclara se nommer Christophe de!
Chamilly.
Cet interrogatoire eut lieu dans le plus grand
trouble, mais tandis qu'il se faisait, toujours accom-
pagné du jeune canonnier, je sortis nombre de fois
du greffe pour disposer et entretenir le peuple. Enfin,
j en obtins, à l'unanimité, que le comte, fût-il même
présumé coupable, serait conduit et installé en son
domicile, sous une bonne et sûre garde pour y être
au besoin requis. Telles furent les réclamations que
je fis en cet appel au peuple, qui y adhéra avec
amour et enthousiasme.
En cette occasion, je vis de près la mort, mais jej
ne sus la redouter, et lorsque les égorgeurs, au
centre de la rue des Balais, me couvrirent de leurs
poignards aiguisés, allaient m'en frapper, et que je
vis le canonnier pâlir^ et s'effrayer ; sans me troubler
je tins aux assassins ce langage :
« Vous qui prétendez audacieusement agir contre
la volonté du peuple, qui, en observant votre con-
duite, vous veille de près, pensez-vous m'en imposer
jl02 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
I
en me couvrant de vos baïonnettes et coutelas rougis
de sang? Voyez donc mon bras (leur dis-je, le tenant
jdétendu sous leur fer) et jugez si je tremble. » Les
'mots bravo, courage, vive la nation! ne frappez pas !
ne firent qu'un seul cri, et, toutes les bouches en
rendirent Técho ; nombre de personnes sortent de
la foule et se dirigent vers moi, elles m'entourent et
m'accompagnent, jusque dans la deuxième pièce du
greffe, à la confusion des égorgeurs qui, effrayés des
dispositions de la masse, restèrent muets.
« L'interrogatoire est absolument terminé et vos
arrêts annulés, dis-je à l'officier municipal, en y
entrant ; le peuple vient en définitif de se prononcer
et de conclure que le comte, valet de chambre du
roi, soit à l'instant même conduit à son domicile ;
vous êtes à cet effet sommé de quitter le siège et de
le protéger de votre présence, en nous accompagnant
pour l'y installer; ne perdez pas un instant, il est
impatient de le voir paraître ; munissez-vous donc
des objets qui vous ont été déposés, et sans différer,
levez-vous et sortons. »
Ce langage ayant été appuyé et réitéré par ceux qui
m'accompagnèrent, l'officier sérieux et pensif quitta
le siège, et nous sortîmes de la prison ; mais en se
montrant au peuple, il pâlit et trembla.
La satisfaction qu'éprouva et manifesta la masse
fut touchante ; j'affirme avoir remarqué et vu
répandre des larmes de sensibilité; aussi d'avoir au
milieu de l'orage, en ce jour d'alarmes et de mal-
heurs, goûté une deuxième fois le bonheur.
Nous longeâmes la rue des Balais, le comte était.
LA FORCE i03
à sa droite, tenu par l'officier; je le tenais au bras
gauciie ayant le bras droit sur sa tête, pour le garantir
autant que possible du premier coup qui aurait pu
lui être porté. Arrivé à la rue Saint-Antoine, les
égorgeurs osèrent prétendre le faire agenouiller sur
les cadavres amoncelés, mais j'appuyai fortement
sur la foule qui s'ouvrit de bonne grâce pour nous
livrer passage ; nous continuâmes notre marche.
A certaine distance, je vis approcher deux voitures
publiques (fiacres). Ayant fait signe au cocher qui
conduisait la première, il s'arrêta, je me présentai et
réclamai de la bienveillance de ceux qui l'occupaient
de nous la céder pour y faire monter le comte de
Chamilly que nous avions le bonheur de reconduire
à son domicile, ce qu'ils firent en nous félicitant.
Ceux qui obtinrent la deuxième nous suivirent.
Depuis le premier pas que nous fîmes hors de la
prison, le cri de Vive la Nation! aussi des acclama-
tions et frappements de mains ne cessèrent, que
lorsqu'on ne vit plus nos voitures.
Arrivés au boulevard Montmartre, nous perdîmes,
bien malheureusement, quelques minutes pour
entendre et répondre à l'aide de camp que nous
adressa le général Santerre, pour connaître le motif
qui engageait la foule à suivre notre voiture. Je lui
fis savoir par ce messager que le comte de Chamilly
venait d'échapper aux bras et aux fers des égorgeurs,
qui, à la prison de La Force, continuaient à massacrer
les détenus, sans qu'il paraisse se présenter qui que
ce soit pour les secourir. Le messager se retira et
^ous continuâmes notre marche.
104 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Nous perdîmes aussi malheureusement quelques
autres minutes pour entendre le même aide de camp
qui revint de la part du général féliciter le comte, et
l'informer que la Convention venait de recevoir la
nouvelle officielle de la victoire remportée sur l'ar-
mée prussienne, complètement battue entre Verdun
et... Pour le comte, je remerciai le messager et le
priai d'être auprès du général l'auditeur des malheu-
reux prisonniers^, ce qui ne produisit aucun effet.
A petite distance de la chaussée d'Antin, notre
voiture se trouve une troisième fois arrêtée, elle est
aussitôt approchée de plus de vingt personnes. Un
jeune homme se présente à la portière ; il mit alors
tant d'empressement pour l'ouvrir qu'il n'y parvint
pas ; mais le public la lui ouvre, le soulève et le
porte, pour ainsi dire jusque sur les genoux du
comte qu'il embrasse en disant et répétant : « Ah !
mon père! est-ce bien vous? mes yeux ne me
trompent-ils pas ? » Le comte, qui lui répondit par
des embrassements, lui dit avec bonté :
« Retourne-toi, embrasse et reconnais celui à qui
je dois la vie. — Serait-il possible, Monsieur? dit le
jeune homme en m'embrassant, que je vous sois
redevable du bonheur que j'éprouve en ce moment,
de retrouver et d'embrasser mon père ?... » Il con-
vient d'observer que du comte qu'il nommait et qua-
lifiait de père, ce jeune homme n'était pas le fils,
mais le neveu.
Nous arrivâmes enfin chaussée d'Antin, n** 10, et
ce fut d'après ma réponse au concierge, qui pour
annoncer l'arrivée et l'existence du comte, me laissa
LA FORCE 105
le soin d'ouvrir les vantaux de la porte de l'hôtel,
que je fis entrer les voitures jusque près des marches
du vestibule.
Au salon où le comte se rendit, nous n'entrâmes
qu'en petit nombre; il fut à la foule qui avait suivi,
offert et servi des rafraîchissements, etc.
J'étais en ces précieux instants trop inquiet sur le
sort des détenus, pour ne pas désirer que l'officier
en termine de suite, afin de retourner près d'eux :
le flatteur espoir que je concevais de pouvoir les
secourir me reportait au souvenir d'avoir, le 10 août,
joui d'un bonheur qui pouvait se renouveler en la
faveur de ces victimes, que je savais être exposées à
la fureur des meurtriers.
Mais il opposa à mes instances, qu'il fallait établir
et constater par procès-verbal, Tinstallation du comte
et la remise des objets qu'il allait lui restituer; je
prétendis inutilement qu'il était plus simple d'en
retirer un reçu ; il insista, se fit délivrer du papier,
et dressa l'acte, qu'il fit ensuite signer à chacun de
nous ; cette mesure infructueusement prise nous con-
duisit à d'inoubliables malheurs, en ce qu'elle nous
retint au moins une heure ; et ces instants, hélas !
aussi ceux qui se sont écoulés lors de la rencontre
de l'oncle par le neveu et enfin ceux qui ont deux
fois été prodigués pour entendre et répondre au mes-
sager du général, ces instants, dis-je avec douleur,
furent payés par le cruel martyre de l'infortunée prin-
cesse qui alors échappa à ma vigilance ^
* La princesse de Lamballe. C'est probablement vers onze heures
que les geôliers firent descendre la princesse de son cachot : il
106 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Ayant ainsi laissé le comte et son neveu au milieu
de ceux qui les félicitaient de leur heureux avène-
ment, nous montâmes dans les voitures que nous
avions déjà occupées ; je pris le soin de recommander
aux cochers de nous conduire au plus grand train à
la prison de Force. J'y avais remarqué dans la petite
cour du greffe divers personnages de l'intéressant
sexe féminin, qui m'avaient paru être séparément tenu
et rigidement gardés par les misérables satellites de
la Commune ; les dangers auxquels je les savais être
exposés excitaient mon ardeur et me faisaient désirer
d'arriver à temps pour leur devenir secourable. Le
canonnier ainsi qu'un sieur Dehanne partageaient mes
sentiments, promettaient de me seconder, et sur la
demande que je fis à l'officier municipal avec lequel
je m'étais, chemin faisant, à demi encamaradé, il se
proposa et promit de nous faire rentrer dans la
prison par le bâtiment pratiqué rue Pavée (au Marais),
ce qu'il fit. Nous en traversâmes librement les cours
et nous nous rendîmes ainsi que lui dans la deuxième
pièce du greffe où il s'installa.
Ceux des auditeurs qui m'avaient assisté de leurs
suffrages m'ayant reconnu, me témoignèrent les
regrets qu'ils avaient de ce que je m'étais absenté ;
ils ajoutèrent à l'affreux tableau qu'ils me firent des
tortures inouïes qu'endura la princesse la plus cruel-
lement martyrisée, que s'étant réellement soumise,
elle n'avait par sa douleur, ses cris, ses larmes, ni
les efforts qu'elle employa pour ne pas sortir, pu
devait être environ midi, le 3 septembre, lorsqu'elle fut massa-
crée. (G. L.)
LA FORCE 107
fléchir ses bourreaux, etc. Qu'enfin ceux qui en la
plaignant et désirant qu'elle fût délivrée, déploraient
sa perte, n'avaient pas eu le courage de se prononcer,
et qu'elle existait encore une demi-heure avant notre
arrivée.
J'affirme que j'ai, dès ce moment et depuis, tou-
jours constamment regretté de n'avoir pas eu rocca-
sion de me prononcer pour secourir cette victime, aux
risques et dangers d'en partager le sort.
DE TA LIBÉRATION DE m"® DE TOURZELLE *
Lorsque M"^ de Tourzelle parut au greffe, les
auditeurs, se récrièrent et se manifestèrent éner-
* Le narrateur est maaifestement peu au courant de la façon
dont fut sauvée Pauline de Tourzel. Néanmoins son récit n'est point
inexact. C'est, pensons-nous, vers midi, que M™» de Lamballe fut
massacrée : à cette heure, l'auteur des Souveni7's d'un vieillard,
occupé à reconduire jusqu'à son hôtel M. de Chamilly, était absent
de La Force. Il y reparut une demi-heure après la mort de la prin-
cesse, dit-il, soit à midi et demi et c'est alors qu'il assista à la
sortie de M"» de Tourzel. Cette chronologie n'est pas conforme au
récit de liétif de la Bretonne (cité par M. G. Bertin, il/"'» de Lam-
balle, p. 327.) — « J'arrive, dit Rétif, dans la rue Saint-Antoine, au
bout de celle des Ballets, au moment où un malheureux qui avait
vu comment on tuait sou prédécesseur, au lieu de s'arrêter étonné,
s'était mis à fuir à toutes jambes en sortant du guichet. Un homme
qui n'était pas des tueurs, mais une de ces machines sans rétlexiou
comme il y en a tant, l'arrêta par sa pique. Le misérable lu attaqué
par les poursuivenrs et massacré. Le piquier nous dit froidement :
'( Moi, je ne savais pas qu'on voulait le tuer. » Ce prélude allait
me faire retirer, quand une autre scène me frappa. Je vis sortir
deux femmes ; l'une que j'ai connue depuis par (ou pour?) l'inté-
ressante Saint-Brice, femme de chambre du ci-devant prince royal,
et une jeune personne de seize ans, c'était M"» de Tourzel. 11 y eut
une suspension de meurtre ; il se passait quelque chose dans l'in-
térieur... Je me flattais que tout était fini. Enfin je vis paraître une
femme pâle comme son linge, soutenue par un guichetier. On lui
i08 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
giquement, disant qu'on ne pouvait, à son âge, lui
supposer avoir été appelée et initiée dans les affaires
d'importance, qu'elle ne devait être mise à l'inquisi-
tion ni nullement inquiétée, toutes objections, obser-
vations et applications furent véhémentement faites à
l'égard de sa jeunesse et de son sexe, ce qui disposa
l'officier à simplifier ses questions et facilita à cette
intéressante personne d'y répondre sans trouble. L'of-
ficier prononça sa libération, les auditeurs y applau-
dirent avec joie et enthousiasme, et la masse la
sanctionna par d'expressifs sentiments d'allégresse et
des acclamations sans fin.
Nous la conduisîmes jusqu'à la rue Saint-Antoine et
la remîmes avec une religieuse confiance aux soins de
l'une des respectables personnes qui s'empressèrent
de lui offrir leurs services. J'ai par suite ouï que
c'était à l'officieux et méritant député Tallien, et qu'il
dit d'une voix rude : « Crie Vive la nation ! — Non ! Non ! », dit-
elle. On la fit monter sur un monceau de cadavres, un des tueurs
saisit le guichetier et l'éloigna. « Ha, s'écria l'infortunée, ne lui
faites pas de mal! » On lui répéta de crier : Vive la nation! Elle
refusa dédaigneusement. Alors un tueur la saisit, arracha sa robe
et lui ouvrit le ventre. Elle tomba et fut achevée par les autres...
Jamais pareille horreur ne s'était offerte à mon imagination. Je
voulus fuir, mes jambes faiblirent, je m'évanouis. »
Ainsi Rétif assure avoir vu sortir Pauline de Tourzel avant la mort
de M'"« de Lamballe, et le rédacteur des Souveîiirs d'un vieillard
prétend que celle-ci était morte une demi-heure au moins avant
que Pauline ne fût mise en liberté.
11 faut aussi remarquer que, dans sa lettre à sa sœur, Pauline
ne dit pas avoir comparu devant le tribunal improvisé qui siégeait
au greffe. Elle ne parle pas, non plus, de l'horrible monceau de cadavres
qui barrait la rue des Ballets à sa rencontre avec la rue Saint-
Antoine. Il faut croire que, par égard pour son âge. on lui épargna
la vue de cette boucherie et que Hardy l'entraîna tout de suite à
droite, en sortant du greffe, par la rue du Roi-de-Sicile; vers le
passage qui conduisait à l'église du Petit Saint-Antoine.
LA FORGE 109
s'était honoré de la protéger et de l'accompagner en
sa famille ^
INTERROGATOIRE, ARRET DE MORT ET LIBERATION
DE M™® LA DUCHESSE DE TOURZELLE ^
M""* deTourzelle, amenée au greffe, avait à peine
décliné ses noms qu'un audacieux quidam osa dicter
et prescrire à Tofiicier, les questions à lui faire, sur
ce qu'elle avait pu concevoir des rassemblements
qui avaient eu lieu aux Tuileries, les 9 et 10 août ;
sur l'heure à laquelle le roi s'était couché le 9 et levé
le 10, sur celle qu'il fit le 10 la revue de sa garde
suisse; si la reine l'y avait accompagné, etc., etc.
Sur le lever, le coucher et le passe-temps du Dau-
phin son élève, etc., etc.
Sur son départ et son voyage à Varennes, pourquoi
etdans quelles vues elle y avait accompagné la Famille
royale, par quelle porte et à quelle heure elle était
sortie des Tuileries, dans quelle voiture elle était
montée, en quel lieu l'attendait et qui était en cette
voiture, qui la conduisait, etc.
* « Je sais bien, et l'on peut lire dans le Moniteur du temps que
Tallien, accusé à l'Assemblée d'être l'auteur des massacres des 2 et
3 septembre, s'en défendit et se fit un mérite d'avoir donné l'ordre
de sauver M"« Pauline de Tourzel. M. Hardy, peut-être, n'a-t-il agi
que par les ordres de Tallien, mais je n'ai vu que M. Hardy et lui
seul a été mon libérateur. » [Souvenirs de Quarante ans.)
* La narration est ici en parfaite concordance, quoique beaucoup
plus riche en détails, avec le récit de M"">de Tourzel dans ses Mémoires.
Gomme ces Mémoires n'ont été publiés qu'en 1883, cette concor-
dance est une preuve de la véracité des Souvenirs d'un vieillard.
Est-il besoin cependant de faire remarquer que M"" de Tourzel ne
porta le titre de duchesse qu'à compter de la RestauratioD "*
no LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Il en vint ensuite à de ridicules et calomnieuses
imputations, pour établir des griefs sur la conduite
de la méritante duchesse qui ne répondit à la per-
fidie de son persécuteur qu'en gardant le silence et
le couvrant de mépris.
Contre cet ennemi, qui paraissait avoir juré la perte
de la duchesse, les auditeurs indiqués et irrités se
prononcèrent d'abord en murmures, et ils en vinrent
aux menaces; lorsqu'enfin l'officier, obsédé, ordonna
brièvement à la duchesse de lever la main et de prêter
le serment de ne donner à la Famille royale aucunes
nouvelles de son élargissement, ni d'entretenir avec
elle aucunes correspondances, la duchesse toute trem-
blante, parut en ce moment hésiter; néanmoins,
assisté des suffrages de ceux qui se joignirent à moi,
je l'engageai et pressai de faire cette promesse ; elle
céda en portant la main droite à la hauteur de la poi-
trine, et se soumettant à ne donner aucunes nouvelles
de son élargissement ni d'entretenir de correspon-
dance avec la Famille royale, puis baissa la main.
Mais stimulé par le quidam, l'officier lui dit aus-
sitôt : — « Levez, levez la main! et faites maintenant
le serment de ne jamais voir, ni même approcher de
la personne du Dauphin dont vous étiez et n'êtes
plus la gouvernante » ; la duchesse pâlit, et par un
mouvement expressif, peignit sa douleur en laissant
(comme si le bras droit se trouvait à l'instant fou-
droyé) tomber la main et prononçant avec le décisit
accent du désespoir : « Je ne puis le faire. »
« Non ! elle n'en fera rien, je l'aurais juré, et le
savais ! s'écria le misérable quidam ; envoyez-moi
LA FORCE m
donc laperfide à r Abbaye. — A l'Abbaye, à l'Abbaye,
répéta-t-il, elle le mérite au moins autant que celle
qui vient d'y être envoyée en votre absence \ Point
de rémission pour cette femme ; elle n'a plus de
droits à votre indulgence : c'est, je vous dis, l'en-
nemie de la France, et c'est elle qui dispose le cœur
de son élève à devenir le tyran des Français, etc..
A l'Abbaye, à l'A bbaye ! » Les archers toujours en guet,
comme lui prononcent et répètent ces mots de sinistre
signal ; et l'officier municipal qui pendant un instant
me parut rester pensif, ne leva la tête que pour pro-
noncer l'arrêt de mort.
Nous nous trouvâmes tous aussi consternés que la
duchesse, contre laquelle le fatal arrêt fut prononcé,
et nous la crûmes enfin perdue, lorsque nous vîmes
les archers s'en saisir.
« Non, monsieur rofficier municipal ! dis-je, avec
toute cette véhémence qui me fut de nouveau céles-
tement inspirée ; je ne serai pas assez faible pour
vous laisser ignorer qu'un malentendu a précédé et
seul déterminé l'arrêt par vous rendu ; mais si ce
malentendu est par vous reconnu, et que votre
raison s'en trouve frappée, j'ai la haute certitude
qu'il sera par vous-même rectifié, et que par le
peuple, toujours ami de la justice, vous en serez à
jamais loué et honoré. Vous avez, monsieur l'officier,
' M™» de Lamballe. Celle-ci fut, comme nous l'avons dit, massa-
crée vers midi. M"»» de Tourzel ne parut devant le tribunal du grefie
que beaucoup plus tard, à trois heures de l'après-midi environ.
D'après ses récits elle était descendue de son cachot vers onze heures,
avec la princesse de Lamballe. et dit être restée durant quatre
heures dans la petite cour du greffe.
H2 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
continuai-je, imposé à la dame de Tourzelle de se
soumettre par serment, de ne jamais voir ni appro-
cher de la personne du Dauphin ; elle s'y est bien
naïvement soumise, en répondant à votre demande
en ces termes : Je ne puis le faire. Cette réponse
n'ayant été criminalisée que par celui qui, devant
vous, s'est constamment déclaré être son cruel
ennemi et son lâche accusateur, de quel mérite peut
être l'application qu'il lui a plu d'en faire? Il vous a
méchamment présenté comme un refus, ce qui, pure-
ment dit, est une adhésion formelle ; il a enfin poussé
la perfidie jusqu'à solliciter et provoquer l'arrêt de
mort.
« Mais, monsieur l'officier, cette réponse : Je nt
puis le faire, c'est, je le soutiens, exprimer nette-
ment et positivement que la volonté est de ne pas
faire, que /'on ne fera pas; que l'on craindrait de
se compromettre en faisant^ et que Ion ne s'exposera
pas de faire ; cette réponse, dis-je, devant ainsi se
comprendre, Userait de toute justice que la dame de
Tourzelle fût par vous, monsieur l'officier, somméede
s'expliquer hautement et clairement, du sens de la
réponse qu'elle a faite, pour que vous puissiez en
faire l'application, » L'officier, qui alors paraissait
impatient d'en terminer, reprit avec chaleur : « Hé
bien ! qu'elle s'en explique donc nettement et de
suite. »
Alors M""^ de Tourzelle sut à l'instant se dégager
à la fois, du refus quelle avait fait, et des bras
de la mort, en disant à l'officier interrogateur : —
« J'ai, à ce que vous avez exigé de moi et m'avez
LA FORGE 413
demandé, absolument, répondu dans le sens que
vient de vous l'interpréter Monsieur. « — Vous l'en-
tendez, dit l'officier aux auditeurs (puis à la dame
de Tourzelle.) « Le concevant ainsi, levez-donc la
main, en disant : Vive la nation ! » ce qu'elle fit ;
alors l'officier prononça sa libération.
Le délateur ainsi que les archers étonnés et cou-
verts de mépris restèrent muets, et la duchesse se
vit à l'instant approchée et félicitée de ceux qui
avaient témoigné lui porter le plus vif intérêt et par-
tager sa douleur.
Nous quittâmes le greffe et sortîmes de la prison
en nombre ; nous longeâmes la rue des Balais jusqu'à
celle Saint-Antoine : le cri de joie et les frappements
de mains furent entendus et réitérés par tous ceux
qui sur elle portèrent leurs regards.
Mais arrivé près de l'affreux et dégoûtant monceau
de cadavres dont le sang bouillonnait encore, les égor-
geurs approchant M"^ de Tourzelle, voulurent la
soumettre à s'agenouiller sur les corps qui en for-
maient le socle, et lui faire prêter un serment. Ce
fut alors dans l'unique intention de la dispenser de
jeter les yeux sur un aussi répugnant tableau, que je
me hasardai de lui couvrir la figure et les oreilles
d'un large chapeau; nous traversâmes ainsi la foule
qui s'empressa de nous livrer passage.
A certaine distance, M™' la duchesse monta dans
la voiture que j'obtins des personnes qui l'occu-
paient, et toujours assisté du jeune canonnier, aussi
en ce moment du sieur Deshannes, et même de,...
etc., etc., qui à mon étonnementnous suivirent, nous
t
114 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
la conduisîmes faubourg Saint-Germain, à i'iiôtel par
elle indiquée *.
Aussitôt que j'eus informé le concierge de l'arrivée
de Madame et répondu affirmativement à la question
qu'il s'empressa de me faire; qu'elle était existante
et allait à l'instant paraître, il me quitta et courut
annoncer cette heureuse nouvelle, tandis que je
m'occupai de faire entrer et placer la voiture près
du vestibule.
M™° la duchesse en descendit aidée de tous ceux
qui s'empressèrent de l'approcher, et qui lui tendi-
rent les bras en répandant des larmes d'étonne-
ment et de joie.
Comme je recommandais au cocher de sortir sa
voiture et de m'attendre, la personne qui l'ap-
procha lui présenta un papier plié... « Ah ! pardon.
Monsieur, lui dis-je, mais c'est moi qui ai requis et
occupé ce cocher dont, j'ai encore besoin ; croyez
donc je vous prie qu'il sera satisfait. — Je n'en doute
aucunement, me répondit-il, mais ne vous opposez
pas à ce qu'il reçoive ce que j'ai le bonheur de lui
offrir en cette heureuse circonstance, prenez, lui dit-
il, mon ami. » — Le cocher reçut, comme je pronon-
çais : « Ainsi doit-il. »
Le même personnage s'offrit très civilement de
m'accompagner au salon, je me rendis à son invita-
tion et vis en y entrant M""^ la duchesse qui, tenant
d'une main un agenda et de l'autre un crayon recueil-
lait soigneusement les noms et demeures de ceux qui
l'avaient accompagnée, ce qui me fit alors présumer,
• L'hôtel de M"-» de Léde. (G.L.)
LA FORCE H5
qu'elle était dans rintention de répondre à l'intérêt
qu'on avait témoigné lui porter par des actes de libé-
ralité dont l'acceptation semblait détruire le mérite
d'une action, et dégrader tel qui pour des services
qui doivent officieusement se rendre à l'humanité
quand le péril est évident, aurait la bassesse de pré-
tendre ou la faiblesse d'accepter salaire ou récom-
pense; néanmoins, pensant que la duchesse se croi-
rait sans doute offensée, si je dédaignais d'accepter
ce qui en cette occasion pouvait m'ètre adressé à
domicile, je communiquai au sieur Deshannes qui
partagea mon sentiment, que j'étais dans Tintention
de ne pas me faire connaître, ce qu'il approuva. Nous
en étions enfin à ce point, lorsque la duchesse nous
approcha avec la plus attrayante aménité... Mais à
la demande qu'elle me fit, je répondis :
« N'ayant rien fait qui puisse mériter l'attention
de M""* la duchesse, je la supplie de me dispenser
de répondre, et, s'il lui plaît, seulement permettre
que je me présente pour obtenir des nouvelles de sa
santé, et la prie de croire à la sincérité de mon res-
pectueux dévouement. » (Je terminai et m'éloignai
en la saluant.) M""® la duchesse, qui ensuite s'adressa
au sieur Deshannes, en reçut semblable réponse...
RELATION DE MATON DE LA VARENNE
P.-A.-L. Maton de la Varenne naquit à Paris en 1760,
d'une famille de « noblesse de robe ». 11 était avocat ;
mais quelques années avant la Révolution, sa santé
débile l'obligea à renoncer au barreau. Il utilisait sa con-
naissance du droit à donner des consultations ; c'était non
pas un « agent d'affaires », mais un « homme de loi »,
ainsi qu'on disait alors.
En dépit de ses infirmités, il était « entreprenant et
résolu » ; il se déclara, dès l'abord, adversaire de la Révolu-
tion : compromis au 10 août il fut arrêté et incarcéré à La
Force. C'est le récit de ses angoisses qu'on va lire : cette
relation fut écrite peu après les événements et publiée en
1795 sous ce titre : Les crimes de Marat et des autres égor-
geurs ou Ma Résurrection où Von trouve non seulement
la preuve que Marat et divers autres scélérats, membres
des autorités publiques, ont provoqué tous les massacres
des prisonniers, mais encore des matériaux pour V his-
toire de la Révolution française.
Rendu à la liberté, Maton continua à se mêler, après
thermidor, à l'agitation royaliste ; forcé de se cacher après
le 18 fructidor, il se retira à Fontainebleau au commen-
cement de l'Empire et y vécut dans la retraite. C'est là
qu'il mourut le 26 mars 1813.
Des renseignements dont j'avais besoin* dans une
* Les premières pages de la relation n'ont pas Irait aux massacres
de septembre : Maton y parle de ses infirmités et apostrophe Marat
avec virulence.
LA FORCE 117
affaire à laquelle je m'intéressais, m'avaient fait
passer l'après-midi du 24 d'Auguste 1792 tant à la
mairie qu'à la commune, où j'avais parlé au secré-
taire (Tallien), lorsqu'en revenant chez moi sur les
neuf heures, je vis ma porte cochère investie par des
sbires. Avant d'entrer, je demandai à un voisin de
quoi il s'agissait : il me répondit qu'on me cherchait;
j'en demeurai d'abord surpris. Cependant, après
m'ètre recueilli, croyant que j'étais sans doute l'objet
de quelque méprise, je montai à mon appartement
qui était ouvert, éclairé partout, et rempli d'hommes,
armés et non armés. « Que voulez-vous leur dis-je?
— Monsieur, me répondirent-ils fort poliment, nous
sommes envoyés par la section du Théâtre-Français
pour faire une visite chez vous, et... — Vous avez
sans doute des ordres écrits, exhibez-le'^. — Je fus
satisfait sur-le-champ; ils portaient que tout fut exa-
miné dans mon domicile, que les scellés fussent mis
sur mes papiers, s il y avait lieu, et qu'on s'assurât
ensuite de ma personne. — Faites votre devoir. —
Il l'est, me répondirent-ils (avant que j'arrivasse,
on avait fouillé jusque sous les lits, pour voir si je ne
cachais pas des prêtres) et nous devons convenir que
vous n'êtes aucunement compromis. Il n'y a qu'une
légèreexplication à venir donner à la mairie, et cela ne
sera rien. Mais vous ferez bien de souper aupa-
ravant. »
Pendant que j'avalais un œuf, on rédigea un pro-
cès-verbal portant littéralement : « Nous navons
découvert chez le sieur de la Varenne rien d'opposé à
la Révolution^ et de relatif à la journée du dix; mais
118 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nous y avons trouvé^ au contraire, tous écrits attestant
son patriotisme. »
Puis, après avoir fait rafraîchir ceux qui m'étaient
venus faire la visite que je décris, je me rendis
à pied au comité de surveillance de la mairie -,
avec l'un deux, qui y porta plusieurs liasses de mes
papiers, la plupart relatifs à ma clientèle (j'étais pré-
cédemment avocat au Parlement).
Je me propose de les réclamer quand ils me
deviendront nécessaires.
Mon conducteur, que j'aurais bien pu quitter en
chemin, si j'avais eu quelque chose à craindre, m'in-
troduisit d'abord dans un petit cabinet oii se trouvait
un homme en écharpe. Un air de respect pour la
sublimité de ses fonctions, le ton d'importance qu'il
atîectait de prendre, des expressions bizarres qui
décelaient sa petitesse, des regards qu'il jetait dédai-
gneusement sur moi, une tête à cheveux presque
ras, d'une amplitude et d'une rotondité risible...
Voilà l'esquisse du personnage; j'ai su depuis qu'il
s'appelait Leclerc. — Je l'informai de ce qui venait
de m'arriver, et le priai de m'interroger, en lui
annonçant que mes affaires me rendaient nécessaire
chez moi le lendemain, que ma santé d'ailleurs ne
me permettait pas de passer une nuit ; je le détermi-
nai à prendre lecture du procès-verbal et demandai
ma liberté, en offrant une caution corporelle et pécu-
niaire s'il l'exigeait. « Je ne le puis, me dit-il, il y a
contre vous une dénonciation. » — J'insistai et je
* La Mairie était alors Installée au Palais de Justice dans l'ancien
hôtel du Premier Président. (G. L.)
LA FORCE 119
voulus qu'il appellât quelques-uns de ses collègues
pour délibérer sur ma demande. Un jeune homme,
nomme Parein, contre lequel j'avais dans plusieurs
ouvrages et plaidoyers, prouvé les plus grandes bas-
sesses \ se présenta, alors je me retirai. Un instant
après, il traversa l'antichambre où j'attendais, et
m'annonça que ma pétition était rejetée.
Je rentrai auprès de Leclerc pour lui faire de nou-
velles observations; mais je n'obtins de lui que cette
réponse à laquelle il mit toute sa ridicule gravité :
« Retirez-vous; les membres du Comité de surveil-
lance ont délibéré. »
On me montra sur-le-champ une espèce de cuisine
où il n'y avait d'autres sièges que le carreau et quel-
* L'extrait suivant du Courrier républicain, n» 452, du 11 plu-
viôse dernier (30 janvier 179û) fera connaître l'homme. « Ceux qui
connaissent les événements de Lyon se rappellent sans doute la
fameuse fusillade de 209 malheureux exécutés en vertu d'un juge-
ment, ou plutôt d'un ordre d'assassinat de la commission tempo-
raire présidée par un nommé Parein, jacobin, l'un de ceux qui
soufflent encore ici le feu de la discorde et les provocations à l'as-
sassinat ; mais quelques particularités de ce massacre ne sont pas
assez connues. — Pour l'exécuter, on fit d'abord avancer un batail-
lon de la réquisition qui, effrayé de ce qu'on lui faisait faire, fit sa
décharge en tremblant, et ne tua que 15 à 20 personnes. On le fit
donc retirer pour faire passer devant lui un bataillon de l'armée
révolutionnaire parisienne. Celui-ci tira avec assurance, mais n'as-
sassina cependant pas tout le monde. Quelqr.es-uns de ces infortunés
se trouvant encore debout, ou n'étant qu'estropiés, les cannibales
se ruèrent sur eux et en dépêchèrent autant qu'ils purent à coups de
sabres, de pistolets, de pioches, et les jetèrent ensuite morts ou
mourants dans une fosse qui avait été exprès creusée pour les
recevoir. On entendit encore leurs gémissements pendant toute la
nuit qui suivit cet horrible massacre. Quelques-uns qui n'étaient pas
mortellement blessés, soulevèrent les cadavres sous lesquels ils
étaient accablés, gagnèrent les villages voisins à la faveur des
ténèbres et sont parvenus, dit-on, à se sauver en Suisse. On demande
si ceux-là doivent être traités comme émigrés ? » [Note de Maton.)
120 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
ques planches. Je commençais à me résigner, lors-
qu'un homme me dit de le suivre. Après avoir tra-
versé une cour dans un corps de logis dont j'ignorais
l'existence, je passai au milieu de plus de cent
hommes à figures rébarbatives, armés de sabres,
piques et fusils, et dont les propos menaçants me
firent craindre pour ma vie; puis j'arrivai à un esca-
lier sale et étroit qui me conduisit à une espèce de
grenier rempli de personnes de tous états, qu'on
avait arrêtées comme moi, et qui n'avaient pour se
coucher que de la paille presque en poussière. La
frayeur glaça d'abord mes sens, et j'eus des pressen-
timents sinistres. Je m'y livrais, lorsqu'un des parti-
culiers qui étaient venus faire la perquisilion dans
mon domicile, touché sans doute des honnêtetés que
je lui avais faites, vint me réclamer, me fit descendre
avec lui, et me plaça pour la nuit dans un cabinet oii
étaient un garçon d'environ trente ans, nommé
Grouta, horloger rue du Harlay, capturé pour avoir
apostrophé le maire Pétion qui passait dans le
quartier ; la mère de ce jeune homme et une
ancienne maîtresse d'école, qui m'a dit s'appeler
Bataillot, dont quelques brefs du Pape trouvés chez
elle avaient causé l'arrestation. On leur promit,
comme à moi, qu'ils seraient entendus le lendemain
matin.
Une lampe, deux chaises de paille, une porte ren-
versée par terre, et un lit de sangle formaient le
mobilier de ce misérable réduit, oii mes trois compa-
gnons d'infortune étaient consignés depuis environ
quatre jours et quatre nuits. Nous nous consolâmes
LA FORCE 121
réciproquement, après quoi, vaincus par le sommeil,
nous essayâmes de nous y abandonner.
Le jeune homme^ se coucha sur la porte ; sa mère
et moi, nous nous jetâmes ensemble, et sans façon
sur le lit de sangle oii je tâchai inutilement de
m'assoupir; la maîtresse d'école resta surune chaise.
— En réfléchissant sur ce qui m'arrivait, je me per-
suadai qu'il y avait un projet de me traduire, sous
quelque prétexte, devant le redoutable tribunal du
n d'Auguste (supprimé par un décret du 1" décem-
bre 1792, et remplacé par celui créé le 10 mars 1793,
oii Robespierre a fait condamner tant d'innocents).
Je ne pouvais me dissimuler ni le nombre de mes
ennemis, ni leur rage : car dans le mois de mai pré-
cédent j'avais publié pour deux infortunés (Lami-
Evette et Durand) condamnés à l'échafaud auquel
j'avais réussi à les soustraire, un mémoire vigoureux
ayant pour titre : « Crime du Coinité des Recherches
de r Assemblée nationale constituante , et de plusieurs
faussaires créés et salariés par lui. » — Cet ouvrage
avait été cité avec éloge par différents journalistes et
l'édition en avait été épuisée. Les fonctions du Comité
des Recherches étant les mêmes que celles du Comité
de surveillance oii j'étais, on ne doit point s'étonner
que j'aie eu des malveillants dans ce dernier.
Le lendemain, on vint me dire que Panis et Sergent,
chefs du Comité, avaient la plus grande influence sur
le sort des personnes arrêtées, et qu'il fallait m'adres-
ser à eux. Je leur écrivis ; on m'annonça en réponse
* Il est mort deux ans après, des suites de la révolution qu'ont
opérés sur lui les événements que je raconte. {Note de Maton.)
122 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
qu'ils viendraient l'un et l'autre sur les huit heures
du soir. Il fallut me résigner; mais mon espoir fut
vain, et je passai encore une nuit comme la précé-
dente. Pendant le cours de la journée, on avait
amené avec nous un homme qu'on avait désarmé
avec affectation, et qui nous fut retiré dès qu'on
s'aperçut que je l'avais reconnu pour un espion ; une
jeune femme d'environ dix-huit ans, nommée
Laborde, qu'on avait enlevée parce qu'elle avait
refusé de dire ce qu'était devenu son mari, officier
de paix, un sexagénaire respectable, qu'on nomma
M. Broussin* et un particulier d'environ quarante
ans, trouvé porteur d'une petite canne à crosse, sem-
blable à celle de Colnot d'Angremont, décapité quel-
ques jours auparavant : soupçonné en conséquence
d'être un de ses complices. On nous ôta ce dernier au
bout dune heure, pour l'envoyer à la prison de
l'Abbaye.
Trente-six heures ainsi passées m'avaient excédé
de fatigue. Le dimanche, je priai avec les plus vives
instances tous les Membres de la Commune et du
Comité qui traversaient la galerie, de me faire inter-
roger, ou de me renvoyer sous caution. Leclerc, au
visage burlesquement sévère, était toujours là pour
les rendre inutiles" : Je les redoublai surtout auprès
* 11 est bon de se rappeler dans tout le cours de cet ouvrage que
le mot citoyen n'était point alors en usage. {Note de Maton.)
* L'extrait suivant des registres de l'Assemblée électorale de
Paris, du 8 mars 1793, donnera une idée de lui :
« L'Asserublée électorale, après avoir entendu son rapport contre
]e ciloyen Leclerc. ex-administrateur de police: con.>idérant que ce
dernier n'a été nommé juge que parce que, par de fausses déclara-
tions il a surpris la religion de l'Assemblée, arrête qu'il a perdu sa
LA FORCE 123
de son collègue Chartray, qui me promît avec beau-
coup de sensibilité de faire en sorte que j'allasse le
soir coucher chez moi. Vers les trois heures après
midi, il expédiait un ordre en conséquence, lorsqu'on
annonça l'arrivée de Panis ; il me dit de m'adresser
à lui.
Je le joignis aussitôt, non sans quelque répu-
gnance, car je n'ai jamais aimé demander la moindre
chose aux sots. J'invoquai auprès de lui quelques
titres qui devaientmefaire espérer uneprompte justice.
Cet homme qu'un cœur dur, une figure ignoble
et une ignorance crasse ^ auraient dû laisser végéter
dans son ancienne misère, et qui est cependant par-
venu à la Convention, me vit sans pitié souffrant,
persécuté sans cause légitime, crachant le sang, et
rejeta ma demande, comme il avait dédaigné les
pleurs des personnes qui avaient été chez lui solli-
citer ma liberté.
confiance, qu'elle le regarde comme indigne d'exercer les fonctions
délicates de juge, et qu'attendu que, d'après les principes, elle ne
peut revenir sur sa nomination, elle renvoyé par-devant le Conseil
général de la Commune, en l'invitant à poursuivre cette affaire par-
devant les tribunaux, etc. » La minute signée Lubin fils président.
Maire, secrétaire.
Leclerc n'en est pas moins resté juge. Aujourd'hui il végète dans
un emploi subalterne. (Note de Maton.)
* Elle est démontrée par ses écrits burlesques. J'ai maintenant
sous les yeux ses Prémices aux patriotes, de 1790, où il parle à'écrits
de boue (comme les siens sans doute), de noirs de l'enfer aristocra-
tique, de gueuseries verbales, à'infernalités, de souffle infect qui
corrompt d'excellents faits, d'apprendre à vivre à la vertu, de subir
le salaire de l'avoir fait, de tigres qui viennent jouir à nous tortu-
rer dans nos frères, de bourreaux du civisme. Ces dégoûtantes
tirades sont revêtues de sa signature après laquelle il se qualifie de
défenseur public ou homme de loi, modérant ici le cours d'une scé-
lératesse inouïe. {Note de Maton.)
124 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Le mauvais succès de la tentative que je venais de
faire auprès de lui, ne m'empêcha pas de l'attendre
encore, sous la surveillance d'une sentinelle, dans
l'espèce d'antichambre qui avoisinait son cabinet,
toujours dans l'espérance de vaincre son inllexibilité
meurtrière. Pendant ce temps, j'y vis une jeune per-
sonne que sa femme de chambre appelait à voix
basse Madame la princesse ^ et qui était arrêtée depuis
deux jours; un fédéré marseillais qui portait dans
ses yeux la soif du carnage, et qui disait : « Triple
nom d'un D... ! je ne suis pas venu de cent quatre-
vingts lieues pour ne pas f... cent quatre-vingts têtes
au bout de ma pique » (en effet, il massacra aux pri-
sons dans les journées des 2 à 3 septembre, dont je
parlerai) ; un gendarme qui tenait ce langage : « Il y
a environ huit jours, que les prisons ont manqué de
la sauter ; gare que ça n'arrive ; » un valet de bureau
qui disait : « Voilà qu'on apprête la mort aux traîtres ;
il faut qu'il n'en échappe pas un; » le sanguinaire
Marat, qui épiait ses victimes pour les recom-
mander, etc.
Tout ce que je voyais et j'entendais me glaçant
d'effroi, je revenais accablé de douleur auprès de mes
compagnons d'infortune, lorsque je fus reconnu par
un nommé Rossignol, habitant du faubourg Saint-
Antoine, qui me dit : « que pour le coup il me tenait,
qu'il allait bien se venger de ce que je l'avais fait
rester dans les prisons, et que j'allais lui payer le
mal que je lui avais fait. » Il faut que mes lecteurs
sachent en quoi consistait ce mal.
Un assassinat prémédité avait été commis, le
LA FORGE 125
27 janvier 1791, en la personne d'un particulier à
qui je m'intéressais, et le ministère public du qua-
trième tribunal d'arrondissement, en avait rendu
plainte. Parmi les nombreux accusés, figuraient un
quidam, garçon boucher, et Rossignol, depuis si ridi-
culement devenu Général d'armée. Je plaidai pour
la partie civile, et malgré les efforts de ce même
Parein, que j'ai précédemment cité et qui était aussi
incriminé, je parvins à faire rendre le 30 mai sui-
vant, un jugement (exécuté depuis) qui prononça la
peine de mort contre le boucher, et un ^;/e<s ample-
■ment informé^ contre Rossignol et autres. (Ce même
homme, que j'avais défendu avec tant de chaleur, a
perdu la vie sous les poignards le 31 décembre 1792).
On n'est plus étonné maintenant des menaces de
Rossignol. Parvenu depuis plusieurs jours, et je ne
sais comment, à la Commune provisoire, il pouvait
les effectuer d'une manière terrible, c'est aussi ce
qu'il a fait le lendemain.
Le reste de la journée n'eut rien de remarquable
que les différentes allées et venues de Caron-Beau-
marchais, qu'on avait arrêté le 23 ou le 24, et qu'on
envoya à l'Abbaye. Sur le soir, on nous amena une
fille d'environ trente-six ans, qui, je crois se nommait
Lebrun ; elle nous assura qu'on s'était emparé d'elle
sur son refus de dire oîi s'était réfugié un comte qui
demeurait avec elle.
Trois nuits passées sans fermer l'œil, et deux jours
pendant lesquels je n'avais pu me procurer qu'une
nourriture très insuffisante, m'avaient jeté dans un
état de dépérissement dont ceux qui me connaissent
126 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
peuvent seuls se faire une juste idée. La patience
m'échappa; j'assaillis tous les personnages qui pas-
saient avec des écharpes, et leur dis qu'il y avait de
la barbarie, des mauvais desseins cachés, de Fin-
famie, à retenir ainsi quelqu'un sans l'entendre. Un
de ceux à qui je m'adressais, me reconnut et me dit,
avec des expressions fort obligeantes, qu'il lisait
encore la veille un de mes mémoires, et que s'il cau-
sait la perte de ma liberté, je devais m'en applaudir.
Quelques instants, après, on mit en liberté cotte
même Bataillot qui avait passé six nuits sur une
chaise, et l'on envoya à Thôtel de La Force la der-
nière venue.
Accablé de lassitude, je recommençais à me
plaindre hautement du déni de justice que j'éprou-
vais, lorsqu'un gendarme vint m'appeler, tenant un
papier à la main, et m'annonça qu'on allait me con-
duire en prison. Je demandai à voir l'ordre dont il
était porteur, il me le montra sans difficulté ; voici
les termes de cette nouvelle lettre de cachet : « Le
concierge de l'hùtel de La Force recevra ywsç'w'à nouvel
ordre le sieur Ma ton-de-la- Varenne, se disant homme
de lois etc., etc., signés, Rossignol, Gally. »
En voyant la signature de Rossignol, l'indignation
et la colère s'emparèrent de moi. Furieux, je me
rendis au Comité de surveillance qui était presque
attenant au cabinet oîi j'étais et je déduisis à un
municipal mes griel's contre cet homme. Depuis ses
' Se disant homme de loil... Mais monstres, je ne vous ai indi-
qué aucune qualité, puisque vous n'avez pas voulu m'entendre.
(Note de Maton.)
LA FORCE 127
menaces de la veille, j'avais fait prendre dans mon
cabinet un exemplaire imprimé du jugement que
j'avais fait rendre contre lui ; je le remis à l'officier
dont je parle, en le priant de s'en servir en ma faveur.
Il me répondit avec beaucoup de douceur que j'avais
raison, alla au comité faire lecture du jugement,
mais ne put faire révoquer l'ordre, ainsi qu'il vint
me l'annoncer lui-même. Je demandai alors à paraître
pour me faire entendre; on me refusa encore cette
justice.
Ne pouvant plus opposer de résistance utile, je
demandai au gendarme un quart d'heure qu'il m'ac-
corda, et que j'employai à recevoir les consolations
du vénérable Broussin. La nuit, il m'avait avoué
qu'il était prêtre insermenté, mais qu'il n'avait été
arrêté que comme soupçonné d'avoir des relations
avec Durozoi*, auquel il n'avait jamais parlé, et qu'il
portait par prudence une perruque. Sur ce que je lui
avais demandé s'il avait laissé ignorer sa qualité à
la section où il avait été d'abord conduit, il m'avait
répondu qu'il devait la confesser, même au péril de
sa vie, et qu'il l'avait laissé écrire sur le procès-
verbal. Voici les dernières paroles qu'il me dit à
Foreille, en m'embrassant : « La charité chrétienne
ne peut nous empêcher de voir qu'on a choisi bien
des victimes ; mais souvenez-vous qu'il ne tombera
pas un cheveu de nos tètes que la providence ne l'ait
permis pour notre plus grand bien. Adieu, nous nous
rejoindrons peut-être bientôt dans l'éternité. » A ces
' Rédacteur de la Gazette de Paris, décapité le 24 d'Auguste 1792.
[Note de Maton.)
128 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
mots, je le quittai en sanglotant^, pour aller gagner
un fiacre, que le gendarme avait fait avancer dans
la cour de la mairie. J'y montai sur les trois heures
après midi, avec une parente qui ne m'avait quitté
que la nuit pendant la détention dont je viens de
rapporter les circonstances, et nous partîmes pour
riiôtel de La Force jusqu'oii elle voulut m'accompa-
gner.
Les divers propos qui avaient frappé mes oreilles
à la mairie me faisaient tellement craindre un mas-
sacre prochain dans les prisons, que, chemin faisant,
je conjurai ma parente d'employer dès le jour même
toutes mes connaissances, et de solliciter elle-même
pour ma prompte liberté. Pendant que je l'entrete-
nais de mes craintes, nous arrivâmes au quai Pelle-
tier, qui était couvert d'une multitude considérable
de personnes rassemblées, pour voir passer l'abbé
Sauvade, Guillot et Vimal, condamnés à mort pour
la fabrication de faux assignats de Passy. Déjà nous
avions presque entièrement dépassé le quai, et nous
allions traverser la Grève, oii nous apercevions la
guillotine^ lorsque deux hommes, nous voyant dans
un fiacre avec un gendarme et nous jugeant des mal-
faiteurs se dirent : « il faut guillotiner ceux-là en
attendant les autres, » Cette motion arriva jusqu'à
moi. Avant qu'elle fut connue du peuple, je parvins,
de concert avec le gendarme, à faire prendre au fiacre
une autre rue, et j'arrêtai devant l'hôtel de La Force,
' Au monienl où je rapporte ces paroles, mon cœur est aussi
déchiré qu'au moment de cette fatale séparation : et je verse des
larmes de sang sur le sort du malheureux ecclésiastique dont je
parlerai encore. {Note de Maton.)
LA FORCE 129
dont le fatal guichet s'ouvrit pour me recevoir. C'était
le lundi 27 d'Auguste 1792.
J'ai maintenant à tracer des scènes d'horreur aux-
quelles la postérité refuserait de croire, si elles
n'étaient attestées par toute la génération actuelle,
et si le supplice qui attend leurs auteurs n'en devait
être une preuve incontestable.
Après avoir laissé inscrire mon nom sur ce même
registre qui contenait l'écrou de Rossignol, pour
une accusation d'assassinat, et avoir payé aux diffé-
rents valets ce qu'ils me dirent leur être dû, je
demandai à être placé au quartier dit de la Bette ^
comme le plus sain et le plus commode. On s'em-
pressa de me satisfaire, car j'étais connu du con-
cierge pour avoir rendu des services essentiels à
plusieurs prisonniers, et l'on fit porter pour moi
un lit de sangles à la chambre de la Victoire.
En y entrant, je fus accueilli très civilement de
six prisonniers qui l'occupaient, du nombre desquels
était Constant, qui avait quitté son métier de perru-
quier pour faire le sauvage et avaler des cailloux,
tant au Palais, alors nommé Royal, qu'à la foire
Saint-Germain. Une indécence qu'il avait commise
sur ses tréteaux avec une femme presque nue, qu'il
voulait faire passer pour sauvage comme lui, les
avait fait traduire à la police correctionnelle, où ils
avaient été condamnés chacun à une détention de
deux années, dont il leur restait encore six mois à
subir; il s'était fait aimer du concierge par sa douceur
et avait été placé à la Dette, où il gagnait beaucoup
d'argent à coiffer et raser.
130 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Je reconnus aussi un de mes clients nommé
Durand, à qui mon malheur arracha des larmes;
il me força d'échanger mon lit contre le sien qui
était beaucoup meilleur, et eut pour moi les atten-
tions les plus marquées jusqu'à Tinstant où nous
fûmes séparés ainsi qu'on le verra.
La réflexion, l'espoir que je mettais dans le zèle
de mes amis, et plus que tout cela, un bon dîner,
m'ayant rendu un peu de calme, je descendis au
jardin pour y prendre l'air jusqu'à la fermeture. J'y
vis une infinité de personnes qui avaient eu un rang-
distingué, et j'y reconnus principalement les cheva-
liers de Saint-Louis de la Ghesnaye, avec lequel sa
qualité de trésorier du musée de Paris, dont je suis
membre, me donnait des liaisons depuis dix ans;
de Rhulières et de Saint-Brice, les abbés Bertrand,
ci-devant conseiller au Grand-Conseil, frère de l'ex-
ministre, Lebarbier de Blinières, vicaire épiscopal,
Flost, ancien vicaire de Conilans-l'Archevêque. un
autre député à l'Assemblée constituante ; de Chamilly,
valet de chambre de LouisXVP, et Guillaume l'aîné,
notaire, tous arrêtés soit pour la journée du dix,
soit comme dénoncés pour leurs opinions. Nous nous
donnâmes mutuellement des consolations, et nous
promîmes que le premier qui recouvrerait sa liberté
userait de tout son crédit pour la procurer aux
autres.
Remonté à ma chambre où nous fûmes tous
enfermés par des verrous et des serrures énormes,
* Décapité sous Robespierre. {Note de Maton.)
LA FORCE 131
je mis au lit et réfléchis jusqu'au lendemain matin
à tout ce que je devais faire pour hâter mon élar-
gissement. Dès la pointe du jour, j'écrivis à plusieurs
de mes amis qui m'avaient dans tous les temps,
oiïert leurs services, à Panis, à Danton, alors
ministre de la Justice, puis député à la Convention,
puis décapité le 16 germinal (5 avril 1794); à Char-
pentier son beau-père, limonadier, quai de TEcole ;
à Camille Desmoulins, secrétaire au Sceau, puis
député. Mes amis, un surtout chez qui j'avais dîné
le jour de mon arrestation, répondirent que les cir-
constances orageuses où nous nous trouvions leur
faisaient craindre de se compromettre ; Danton
promit de s'occuper de mon aff'aire et n'en fit rien;
son beau-père lui parla ou ne lui parla point de moi,
quoi qu'il eût pourtant bien promis de me recom-
mander; Desmoulins, contre lequel j'avais en 1790,
plaidé et fait prononcer des condamnations tout àfait
désagréables, et que je devais croire mon ennemi,
s'éleva au-dessus de tout ressentiment ; il ne vit en
moi qu'un homme de bien persécuté, et fit tous ses
efforts auprès de Panis pour que je fusse interrogé
ou relaxé. La peine de mort qu'il a subie depuis
avec Danton, ne m'empêche pas de faire connaître
la générosité dont il usa envers moi. Quant à Panis,
il déclara à la personne qui lui remit mes lettres ne
vouloir plus recevoir désormais de sollicitations.
Puissent les larmes qu'il a fait verser à tant de
malheureux et à leurs familles tomber en gouttes
brûlantes sur son cœur ! Puisse le remords déchirer
son âme.
132 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Mes jours se passaient ainsi dans la prison, à une
correspondance continuelle. Un désagrément que je
sentais bien vivement, était celui de ne pouvoir ni
fermer mes lettres, ni en recevoir de cachetées, ni
voir aucun être du dehors. Quoique nous ne puis-
sions avoir aucune communication externe sur les
affaires des circonstances, il n'en transpirait pas
moins parmi nous que tous les prisonniers de la
capitale, étaient menacés d'un massacre prochain.
Les abbés Bertrand et Flost combattaient ce bruit;
ce dernier surtout disait, en parlant des nombreux
ecclésiastiques insermentés qu'on avait arrêtés : « Si
Dieu a permis que nous fussions relégués ici, ce
n'était pas pour nous livrer à la mort. » Ce raison-
nement d'un homme pieux, prononcé avec cette
onction qui va au cœur, tempérait les craintes, et
chacun rappelait son courage. Mais une nouvelle qui
nous parvint le 31 d'Auguste au soir pensa nous le
faire perdre, Pétion qui était alors ainsi que Marat,
le dieu du jour, et qu'on a depuis voué à l'exécration
comme cet autre monstre était venu sur les cinq heures
à l'Assemblée législative, accompagné de sa munici-
palité ; et l'un des membres y avait tenu ce langage
atroce : « Nous avons fait arrêter les prêtres pertur-
bateurs; nous les avons mis dans une maison par-
ticulière, et dans deux jours, le sol de la liberté en
sera purgé. » En effet, le 2 et le 3 septembre, ils
furent égorgés, mais n'anticipons pas.
Déjà mon emprisonnement durait depuis environ
quatre jours, quand je reçus une lettre par laquelle
on m'annonçait qu'on allait sérieusement s'occuper
LA FORCE 133
de moi, et qu'on espérait m'embrasser le soir même.
Le lendemain matin on se plaignit dans une autre
lettre de la lenteur que l'on mettait à me rendre
justice; et faisant allusion à Rossignol qui m'avait
envoyé en prison, on me marquait que le rossignol
ne chante pas toujours.
Quelques instants après on me remit un billet de
ma mère ainsi conçu :
« Le secrétaire du Maire (Jozeau, ancien avocat)
m'a dit qu'il fallait que vous fissiez pour la munici-
palité, un mémoire, par lequel vous représenterez
qu'il est de toute nécessité que vous paraissiez
mercredi au tribunal Sainte-Geneviève. Il y a tant
d'entraves dans les affaires qu'on ne peut pas tra-
vailler à votre liberté avant deux fois vingt-quatre
heures. Vous écrirez aussi à M. Sergent, une lettre
pour que j'aie une permission de vous parler : (elle
ne Ta pas eue). Tranquillisez-vous, prenez patience
et soyez sûr qu'on ne néglige rien ni devant Dieu ni
devant les hommes : surtout, soignez votre santé. »
Je travaillai donc sur-le-champ à un mémoire oiî
je détaillai les circonstances de mon arrestation :
« Aux moyens sur lesquels je fonde ma demande
en liberté, y disais-je, se joint un intérêt non moins
puissant. J'ai été volé avec effraction le 10 juin
dernier. Le procès s'instruit actuellement contre un
nommé Lapointe, au cinquième arrondissement otj
je suis assigné pour le mercredi cinq septembre
prochain. Faut-il que je sois ruiné et que le coupable
triomphe parce que je ne suis pas libre ? »
Ce Lapointe, dont les noms patronymiques étaient
134 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Louis-Claude, avait été d'abord garçon limonadier,
après avoir été impliqué dans plusieurs procès
comme voleur, puis enfermé à Bicêtre, il recouvra
sa liberté en promettant de dénoncer les brigands
Il fut réincarcéré pour le vol du garde-meuble de la
Couronne, et redevint libre aux mêmes conditions.
Il fut encore emprisonné le 7 juillet 1792, pour
un vol avec effraction qui me fut fait et parvint à
sortir de La Force le 3 septembre suivant; en
disant aux massacreurs qu'il n'y était que parce
qu'il me devait 120 livres. Enfin le 8 messidor dernier
(26 juin 1794), il a subi sur la place de Grève la
punition due à ses crimes.
Je reviens à mon mémoire. Un de mes anciens
confrères se chargea de le faire valoir à la Commune
le samedi 1" septembre. Ses affaires qui l'empêchè-
rent de s'y rendre, et les événements des jours sui-
vants, rendirent inutile ma juste réclamation.
Ici mon cœur se navre, mes yeux s'inondent de
larmes, la douleur me suffoque, et la plume me
tombe des mains. Plaignons la nation juste et géné-
reuse qui a pu laisser commettre des crimes jus-
qu'alors inconnus dans l'histoire du monde.
J'ai déjà dit que toute communication verbale avec
les personnes du dehors nous était interdite, et que
toutes les lettres qui entraient et sortaient de la
prison étaient ouvertes par le concierge. Aucune
nouvelle extérieure ne devait donc parvenir jusqu'à
nous.
Cependant, soit que l'envie d'en fabriquer ou la
crainte en eût créé, soit qu'un des guichetiers en eût
LA FORCE 135
indiscrètement confié quelqu'une, en descendant au
jardin le dimanche deux septembre, sur les sept
iieures du matin, j'entendis un prisonnier qui disait
à un autre que le Ghâtelet avait manqué d'être forcé
pendant la nuit, et qu'on y aurait fait massacre,
s'il n'était survenu des forces suffisantes pour en
empêcher. Ce rapport, ainsi que je l'ai su quand
j'ai été libre, était faux; il ne me laissa pas moins
alors en proie à une agitation que j'eus soin de ne
communiquer à personne.
Bientôt après, nous apprîmes que Verdun était
assiégé, et qu'on demandait des troupes pour voler
à sa défense. Alors, beaucoup de jeunes gens qui
étaient détenus, soit pour des amendes prononcées
contre eux par la police correctionnelle, soit pour des
délits qui n'entraînaient point la peine capitale, pri-
rent la résolution dolfrir leurs bras, et d'expier dans
une campagne glorieuse, ou par l'effusion de leur
sang, les fautes qu'ils avaient commises. Je voulus
bien rédiger leurs intentions dans un mémoire
qu'ils firent passer aussitôt à l'Assemblée nationale.
Vers les deux heures après-midi, un grand homme,
assez mal vêtu, vint du dehors trouver le nommé
Joinville, chargé ce jour-là du guichet qui donne
sur la rue des Ballets, et lui parla à l'oreille. Celui-
ci parut un instaat stupéfait, de ce qu'il venait
d'apprendre; puis il répondit assez haut : « Qu'ils
viennent, s'ils le veulent, les massacrer; par ma foi,
je ne serai pas assez si bête d'aller me faire tuer
pour les prisonniers. » Je n'ai appris ce fait que
depuis ma liberté. La personne de qui je le tiens est
136 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
incapable d'en imposer; elle venait pour m'apporter
des nouvelles qui ne m'ont point été transmises, et
a entendu la réponse de Joinville à l'homme dont je
viens de parler; ce qui lui a causé pour moi les plus
vives alarmes.
Un nommé Maignen, qui attendait depuis quinze
ou seize mois le jugement de son procès, manquar.t
absolument de tout, s'était avisé d'élever une cui-
sine dans le jardin avec des pierres provenant d'une
démolition qu'on avait faite. Il avait obtenu, du con-
cierge sans doute, la permission de faire entrer sa
femme tous les matins dès l'ouverture, pour apporter
les provisions et préparer les aliments. Leur qualité
avait achalandé la cuisine, et presque tous les pri-
sonniers du quartier de la Dette, sans en excepter
les plus riches, s'y fournissaient. Ce jour, contre la
coutume, les vivres étaient entrés en petite quantité,
et manquaient déjà à l'heure oii les distributions ne
faisaient ordinairement que commencer. Nous ne
sûmes à quoi attribuer cela.
Sur les trois heures un gendarme qui était entré, je
ne sais pourquoi, dans notre quartier, dit àl'un d'entre
nous, qui nous en informa aussitôt, qu'on venait
de massacrer, vers le Pont-Neuf, sept personnes qu'on
avait envoyées de la Mairie à la prison de l'Abbaye,
et que, dès la veille, des femmes à demi ivres disaient
publiquement sur la terrasse des Feuillants, aux Tui-
leries, en parlant des détenus : « C'est demain qu'on
leur f... l'âme à l'envers dans les prisons. » Un
architecte nommé P... m'a assuré, il y a quelques
mois, avoir passé sur la terrasse à l'instant même.
LA FORCE 137
Ces propos, et ce qu'on était venu dire à l'oreille de
Joinville, font voir qu'on avait projeté le massacre des
prisonniers.
Sur les sept heures, on en appelait très fréquem-
ment, et ils ne reparaissaient plus. Chacun raison-
nait à sa manière sur cette particularité; mais nos
idées devinrent plus calmes, lorsque nous vînmes
à nous persuader que le besoin de forces avait fait
accueillir le mémoire que j'avais rédigé le matin
pour l'Assemblée nationale, et qu'on délivrait en con-
séquence tous ceux qui n'étaient point prévenus de
délits graves. C'était particulièrement l'opinion de
nos compagnons d'infortune Rhulière et de la Ches-
naye, avec lesquels je causais encore lorsqu'à huit
heures on nous enferma tous. Hélas ! ils ne pré-
voyaient pas le sort funeste dont ils étaient menacés.
Relégués dans nos chambres, nous entendions sans
cesse ouvrir le guichet qui donne sur le jardin, et le
guichetier Baptiste venait tantôt dans l'une, tantôt
dans l'autre, chercher des prisonniers qui en sortaient
avec mille démonstrations de joie; il s'adressait prin-
cipalement alors à ceux qui n'avaient que des affaires
depolice correctionnelle ; ce qui bannissaitnos craintes
de la journée.
Un dîner que la disette de vivres avait rendu fort
léger,et ma promenade de toute l'après-midi, m'avaient
donné de l'appétit : le bon Durand fouilla toute la
chambre pour nous trouver de quoi souper. Un mor-
ceau de pain fort court, que nous partageâmes entre
sept et un verre de vin qui se trouva dans une bou-
teille furent toute notre ressource. Je prenais le
138 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
parti de la résignation, et j'allais me mettre au lit,
lorsque j'aperçus dans le jardin un jeune homme,
nommé Duvoy, qu'on n'avait point encore renfermé.
Toute fierté était inutile, je lui demandai s'il pouvait
me donner de quoi souper; alors il se cramponna aux
barreaux de notre fenêtre et me présentait deux
œufs, lorsque Fimpossibilité de me procurer du feu
pour les faire cuire, me les fit refuser.
J'essayais de trouver le sommeil, lorsque la porte
de ma chambre s'ouvrit avec un bruit effroyable, et
qu'on en fit sortir Delang'e, détenu correctionnelle-
ment. Un instant après, il fut suivi d'un vieillard de
soixante-treize ans, nommé Berger qu'on retenait
depuis dix huit-mois en vertu d'un jugement sem-
blable.
Les autres chambres de notre corridor s'ouvraient
aussi sans cesse. Nous étions encore cinq dans la
mienne; tous, excepté moi, se livraient à l'espoir
consolant d'être élargis avant le jour, lorsqu'on vint
chercher Durand. Celui-ci se tenait tout habillé sur
son lit, pour ne pas se faire attendre. Il me serra la
main, me promit de me donner de ses nouvelles,
quelque chose qu'il lui arrivât, et sortit. Nous distin-
guâmes en même temps la voix de Delange, qui, après
avoir obtenu sa liberté, voulait absolument remonter
à sa chambre pour y prendre ses effets, et surtout un
petit chien caniche blanc qui faisait tout son amu-
sement. Ses sollicitations furent sans succès, parce
qu'on voulait empêcher les prisonniers d'être infor-
més des scènes affreuses qui se passaient déjà.
Pendant qu'on vidait ainsi les chambres, nous aper-
LA FORGE 139
çûmes de la nôtre un nommé Caraco, qui, craignant
sans doute, à cause de la nature de son délit, de ne
point obtenir l'élargissement que, suivant le bruit
commun, on accordait aux autres, montait le long
des piliers de la galerie, inhabitée depuis Tincendie
de La Force, et gagna les toits pour descendre ensuite
dans la rue oii il fut massacré. Duvoy tenta aussi
de s'évader ; mais heureusement son peu d'agilité
l'empêcha de réussir : je dis heureusement, car il
s'est tiré d'affaire.
Vers minuit, un nommé Barat, qui par la situation
de son local, était à portée d'entendre ce qui se pas-
sait, appela Gérard, mon camarade de chambre, et lui
dit ceci, que je n'oublierai jamais : « Mon ami, nous
sommes morts, on assassine les prisonniers à mesure
qu'ils comparaissent : j'entends leurs cris. » A peine
Gérard eut-il appris cette fatale nouvelle, qu'il nous
dit : « Notre dernière heure est arrivée, nous n'avons
plus aucune ressource. » J'avais quitté mon lit, pour
être à portée d'observer et d'écouter ; je répondis à
Gérard (et je m'efforçais de penser ainsi) que le bruit
venait du peuple du faubourg Saint-Antoine qui
faisait ses enrôlements pour marcher au secours de
Verdun, et qui traversait sans doute les rues, pour se
rendre auparavant à l'Hôtel de Ville.
A une heure du matin, le guichet qui conduisait
à notre quartier s'ouvrit de nouveau. Quatre hommes
en uniforme, tenant chacun un sabre nu et une
torche ardente, montèrent à notre corridor précédés
d'un guichetier, et entrèrent dans une chambre atte-
nante à la nôtre, pour faire perquisition dans une
140 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
cassette qu'ils brisèrent. A peine furent-ils descendus
qu'ils s'arrêtèrent sur la galerie, oij ils mirent à la
question un nommé Cuissa pour savoir ovi était La-
motte, qui, sous prétexte d'un trésor caché, dont il
offrait de donner la connaissance, avait quelques
mois auparavant, disaient-ils, escroqué une somme
de 300 livres à l'un d'entre eux, qu'il avait fait venir
exprès dîner avec lui.
Le malheureux qu'ils tenaient, et qui a perdu la
vie cette nuit-là, leur répondait tout tremblant qu'il
se souvenait bien du fait, mais ne pouvait leur dire
ce qu'était devenu le prisonnier. Résolus de trouver
ce Lamotte, et de le confronter à Cuissa ils montè-
rent avec ce dernier dans d'autres chambres, où ils
firent de nouvelles recherches qui, suivant les appa-
rences furent inutiles, puisqu'ils dirent entre eux :
« Allons le chercher dans les cadavres, car il faut, nom
de D...,que nous sachions ce qu'il est devenu. »
J'entendis en même temps appeler Louis Bardy,
dit l'abbé Bardy, qui fut amené et massacré sur l'heure
ainsi que je l'ai su. Il était accusé d'avoir, de con-
cert avec sa concubine, assassiné et coupé en mor-
ceaux, cinq ou six ans auparavant, son frère, audi-
teur en la chambre des Comptes de Montpellier, et
déjouait la science de tous ses juges par la subtilité,
l'adresse, l'éloquence même de ses réponses, et par
les incidents qu'il faisait naître. Il avait ancienne
ment réclamé sans succès mon ministère, je souhaite
qu'il soit mort innocent.
On peut juger delà frayeur oîi m'avaient jeté ces
mots : « Allons le chercher dans les cadavres. » Je
LA FORCE 141
ne vis plus d'autre parti à prendre que celui de me
résigner à la mort. Je lis donc mon testament, que
je terminai par cette phrase : « Je demande à ceux
qui me dépouilleront, je les somme même par le res-
pect dû aux morts, et au nom des lois qu'ils violent
par des assassinats dont un jour la nation leur deman-
dera compte, de faire passer à leurs adresses mon tes-
tament et la lettre qui y est jointe. »
A peine quittais-je la plume que je vis de nouveau
paraître deux hommes aussi en uniforme, dont l'un,
qui avait un bras et une manche de son habit cou-
verts de sang jusqu'à l'épaule, ainsi que son sabre,
disait : « Depuis deux heures que j'abats des mem-
bres, de droite et de gauche, je suis plus fatigué
qu'un maçon qui bat le plâtre depuis deux jours. »
Ils parlèrent ensuite de Rhulière, qu'ils se promirent
de faire passer par tous les degrés de la plus cruelle
souffrance; ils jurèrent par d'affreux serments de
couper la tête à oelui d'entre eux qui lui donnerait
un coup de pointe. Le malheureux militaire leur
ayant été livré, ils l'emmenèrent en criant : « Force
à la loi, » puis le mirent nu, et lui appliquèrent de
toutes leurs forces des coups de plat de sabre qui le
dépouillèrent bientôt jusqu'aux entrailles, et firent
ruisseler le sang de tout son corps. Enfin, après une
demi-heure de cris terribles, et une lutte des plus
courageuses contre ses assassins, il expira.
Trois quarts d'heure après, c'est-à-dire environ sur
les quatre heures du matin, on vint chercher Baudin
de la Ghesnaye, qu'on força de s'habiller.
Gomme sa chambre était au-dessous de la mienne
142 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
et que nos croisées étaient ouvertes, j'entendis le
guichelier lui dire, lorsqu'il voulait prendre son cha-
peau : « Laissez-le là, vous n'en avez plus besoin. » Il
sortit et marcha avec la fermeté du philosophe ai'
milieu des deux hommes dont je viens de parler, el
arriva au bureau du concierge, oii il subit une espèce
d'interrogatoire, après lequel l'interrogeant ordonna
qu'on le conduisît à V Abbaye; ce qui voulait dire
assommcz-le. Il passa donc le fatal guichet d'entrée,
et jeta un cri d épouvante en apercevant un monceau
de cadavres, se couvrit les yeux et le visag:e avec ses
mains, puis tomba percé de coups.
était ainsi que le précédent, accusé d'avoir
trempé dans l'affaire du 10 : hélas! il était innocent.
Soixante ans de vertus, qui ont toujours été hérédi-
taires dans sa famille, semblaient lui promettre une
meilleure fin.
Depuis sa mort, qui a fait à mon cœur une plaie
incurable, j ai su quune visite sévère faite dans ses
papiers n'avait rien otïert, qui pût faire regarder son
emprisonnement comme légitime, et que l'erreur de
ses meurtriers a été constatée par un certificat délivré
à sa respectable veuve\ J'ai appris d'elle, en allant
lui porter quelques paroles de consolation, qu'un
nommé Toussaint, ci-devant domestique d'un ancien
procureur au Parlement, nommé Châtelain, s'est
vanté d'avoir été un des juges à l'hôtel de La Force
dans la nuit du 2 septembre, et d'avoir condamné à
mort ce même la Ghesnaye, aux sollicitations duquel
* André Baudin de la Ghesnaye avait épousé Anue-Louise Jeu-
neux. (G. L.)
LA FORCE 443
il doit une pension dont il jouit pour s'être trouvé
au siège de la Bastille.
Une infinité de détenus des différents corps de logis
de la prison tels que Standé dit l'Allemand \ André
Roussey^ l'abbé de la Gardette, Simonot% de Touze
de la Neuf- Ville \ Etienne Deroncières* et autres,
eurent successivement le même sort que l'infortune
la Ghesnaye. Je craignais à chaque ouverture de
guichet d'entendre prononcer mon nom et de voir
entrer Rossignol*. Le trouble de mes sens ne m'em-
pêcha cependant point de penser aux moyens de me
soustraire à la fureur des assassins s'il était possible.
Je quittai ma robe de chambre et mon bonnet de
nuit pour me vêtir d'une grosse chemise fort saie,
d'une mauvaise redingote sans gilet et d'un vieux
chapeau rond que, dans la crainte de ce qui arrivait,
je m'étais fait apporter deux jours avant. Je pensai
qu'ainsi couvert je ne serais pas soupçonné d'être du
nombre des gens d'éducation qu'on immolait comme
traîtres. On verra que cette précaution ne m'a pas été
inutile.
* Stande de VoUemart dit Lallemand (Jean-René). Listes de G. de
Cassagnac.
* André Roussay.
^ Ou Simonet (Guillaume).
* Touzé de la Neuville (Louis).
* De Rousière (Jean-Étienne). Un jugement en date du l" mai 1812
a ordonné la rectification du nom, écrit Roussières. G. de Cassagnac.
Listes.
* Les Mémoires de Jean Rossignol ont été publiés (chez Pion) en
1896 par M. Victor Barrucand. Le manuscrit du fameux général ne
contient pas un mot ayant trait aux massacres. Le cahier corres-
pondant à cette époque de sa vie a disparu. (G. L.)
144 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Sur les cinq heures on vint chercher les abbés de
Blinières et Bertrand. Un homme qui était dans le
jardin cria : à tAbbaije ; mais un fédéré qui était au
guichet dit qu'il ne fallait point leur faire de mal.
J'ignore quel a été le sort du premier \ mais je sais
que le second s'est tiré d'affaire, car je l'ai revu plus
d'une année après.
A six heures et demie, on se présenta une seconde
fois à la chambre des deux ecclésiastiques, pour en
faire sortir le notaire (Guillaume, l'aîné) qui l'habi-
tait aussi. Tous les événements dont il avait été
témoin depuis la fermeture de la veille, lui ayant
fait croire sa vie dans le plus grand danger, il hésita
d'ouvrir sa porte qu'il avait barricadée ou fermée
intérieurement. Alors les hommes qui l'assaillaient
se répandirent en blasphèmes, le traitèrent d'ennemi
de la nation, de scélérat et allèrent chercher du ren-
fort. A peine étaient-ils disparus, que malgré le
saisissement où j'étais moi-même, je lui observai
par ma fenêtre, et sans pouvoir être vu de lui, qu'il
venait de commettre une grande imprudence en résis-
tant : « Eh, Monsieur, me répondit-il, ignorant sans
doute à qui, on n'assassine pas les gens sans les
entendre. » Ceux qu'on était allé chercher arrivè-
rent en même temps ; il leur ouvrit sa porte et ils se
saisirent de lui. J'ai été inquiet sur son sort pendant
plus de quinze jours, enfin j'ai su qu'il avait été
relaxé.
* Il échappa, très probablement. Les listes de G. de Cassagnac,
dressées d'après les archives de la Commune, ne contiennent aucun
nom ressemblant à celui de Blinières. (G. L.)
LA FORCE 145
Après toutes les expéditions qu'on vient de lire,
plusieurs des individus qui, suivant le langage usité
entre eux, faisaient justice des traîtres, se répandirent
sur notre galerie et dirent qu'il fallait lâcher les
autres. Un cri de Vive la nation! que fit entendre le
premier Decombe de Saint-Geniès, auquel on a
rendu la liberté, fut la réponse des prisonniers qui
restaient; et Benjamin-Harel-la- Vertu, l'un d'eux, fut
emmené sur l'heure presque en triomphe.
On sait que toutes les chambres de mon corridor
avaient été vidées, à l'exception de la mienne.
Nous y étions encore quatre qu'on semblait avoir
oubliés, et nous adressions en commun nos prières à
l'Eternel, pour qu'il nous tirât du péril. Pendant que
nous étions dans cette situation mille fois plus hor-
rible que la mort, le guichetier Baptiste vint nous
visiter seul, nous parla des meurtres sans nombre
qu'il avait vu commettre, nous dit qu'il nous avait
sauvés, en protestant que nous étions emprisonnés
pour batteries, qu'on avait voulu le tuer lui-même
à cause de nous, que nous n'avions plus rien à
craindre, et qu'il répondait de nos personnes.
L'assurance qu'il nous avait sauvés me parut un
moyen imaginé par lui pour exciter notre générosité;
car je l'avais vu exécuter tout en tremblant, et sans
oser répondre, les ordres qu'il recevait; néanmoins,
je lui pris les mains et le conjurai de nous faire sortir,
en lui promettant de lui donner ou faire donner cent
louis, s'il me conduisait chez moi, ou chez quelqu'un
de mes parents. Du bruit qu'il entendit le fit retirer
précipitamment.
10
146 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Nous entendîmes aussitôt, et nous aperçûmes
même de nos croisées, près desquelles nous étions
couchés aplat ventre, douze ou quinze hommes armés
jusqu'aux dents, et la plupart couverts de sang, qui
tenaient conseil à voix basse dans le jardin :
« Remontons dans toutes les chambres, disait l'un
d'eux, et qu'il n'en reste pas un seul, point de pitié. »
A ces mots je tirai de mon gousset un canif que
j'ouvris. Je m'interrogeais sur l'endroit oii je devais
m'en frapper, lorsque je réfléchis que la lame é lait trop
petite pour me percer mortellement sur l'heure et
que ce serait me livrer d'avance aux tourments qui
me menaçaient peut-être. La religion vint à mon
secours : je pris la résolution d'attendre l'événement,
et répétai plusieurs fois Yln manus, en excitant mes
compagnons d'infortune, surtout Gérard, à nous jeter
entre les bras de la Providence.
Entre sept et huit heures, quatre hommes armés
de bûches et de sabres vinrent nous déclarer qu'il
fallait les suivre.
Un d'eux, haut d'environ six pieds, et dont l'uni-
forme me parut celui d'un gendarme, tira à quar-
tier Gérard; ils causèrent à voix très basse et firent
des gestes qui me firent soupçonner une corruption.
La conversation finit par ces mots du prisonnier :
« Comme vous voyez, mon camarade, je n'ai été
arrêté que pour avoir souflleté un aristocrate. » L'ac-
cusation pour laquelle il était détenu était, malheu-
reusement pour lui, d'une bien plus dangereuse
conséquence : je ne crois pas devoir en rendre compte.
Pendant le colloque dont je viens de parler, je
LA FORCE 147
cherchais partout des souliers pour quitter les pan-
toufles de palais que je portais. Forcé de renoncer à
ma recherche, je descendis avec les autres, et vêtu
comme je l'ai dit précédemment. Constant dit
le Sauvage, Gérard et un troisième dont le nom
échappe à ma mémoire, étaient libres de tout leur
corps; quanta moi, quatre sabres étaient croisés sur
ma poitrine. Mes camarades obtinrent leur élargisse-
ment sans paraître au bureau du concierge (Bault) ;
je fus traduit devant le personnage en écharpe qui y
siégeait. Il était boiteux, assez grand, fluet de taille.
Il m'a reconnu et parlé sept ou huit mois après.
Quelques personnes m'ont assuré qu'il était fils d'un
ancien procureur et se nommait Ghepy. En traver-
sant la cour, dite des Nourrices, je la vis pleine
d'égorgeurs que pérorait Manuel, alors procureur de
la Commune^ puis député à la Convention à laquelle
il a donné sa démission, puis enfin exécuté à mort
(le 24 brumaire dernier, le 14 novembre 1794).
Arrivé au tribunal terrible, j'y fus interrogé ainsi :
« Comment vous nomme-t-on? Quelle est votre qua-
lité? Depuis quand êtes-vous ici? » Mes réponses
furent simples. « Mon nom est Maton de la Varenne
je suis ancien avocat, et détenu ici depuis huit jours
sans savoir pourquoi; j'espérais ma liberté samedi
* Dès le 28 d'Auguste précédent, il s'était transporté avec Pétion
aux carrières de Ménil-Montant, et ils y avaient fait rouvrir un puits
qu'on avait comblé quelques mois auparavant. Ils avaient encore
été reconnaître d'autres lieux d'excavation, notamment hors la
barrière Saint-Jacques dite Isoire ; et personne n'ignore que c'est
dans ces excavations qu'ont été transportés les cadavres des jour-
nées des 2 et 3 septembre, dont ils étaient les créateurs. (Noie de
Maton.)
148 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
dernier, mais les affaires publiques l'ont retardée. »
Je m'abstins de parler de Rossignol, car j'étais au
milieu de tous ses camarades du faubourg, qui
m'eussent immolé à son ressentiment, et dont un
disait derrière moi, sans me connaître : « Vous, Mon-
sieur de la peau fine, je vas me régaler d'un verre
de ton sang. » Le soi-disant juge du peuple cessa
ses questions, pour ne pas perdre de temps; mais il
ouvrit le registre de la prison, et après l'avoir exa-
miné, il dit : « Je ne vois absolument rien contre
lui. » Alors toutes les figures se déridèrent, et il
s'éleva un cri de Vive la nation, qui fut le signal de
ma délivrance.
Ce fut dans ce moment que je sentis plus vivement
qu'en aucun autre, la grandeur du péril auquel
j'échappais, et qu'une pâleur très voisine de l'éva-
nouissement se fit remarquer sur mon visage. Je fus
enlevé sur-le-champ, et conduit hors du guichet par
des hommes qui me soutinrent sous les aisselles, en
m'assurant que je n'avais rien à craindre, et que
j'étais sous la sauve-garde du peuple.
Je traversai ainsi la rue des Ballets qui était cou-
verte de chaque côté d'une triple haie de gens des
deux sexes et de tous les âges. Parvenu au bout, je
reculai d'horreur en apercevant dans le ruisseau un
monceau énorme de cadavres nus, souillés de boue
et de sang, sur lesquels il ma fallut prêter un serment.
Un égorgeur était monté dessus et animait les autres :
j'articulais les paroles qu'ils exigeaient de moi,
quand je fus reconnu par un de mes anciens clients
qui, sans doute, passait par hasard. Il répondit de
LA FORCE 149
moi, m'embrassa mille fois, et apitoya en ma faveui
les massacreurs même. Son nom est Golange, Napo-
litain, fabriquantdes cordes à violon, ruedeCharonne.,
On voulut d'abord me mener boire et manger au
comité de Saint-Louis, je refusai, en disant
qu'écbappé à la mort, je devais aller consoler plu--
sieurs personnes qui pleuraient peut-être ma perte.,
Mes raisons furent goûtées; je demandai un fiacre à
cause de ma faiblesse; après avoir passé à pied unn
partie de la rue Saint-Antoine, oii je fus rencontré et
embrassé encore par trois personnes, il en passa un
dont on fit descendre ceux qui l'occupaient, et j'y
montai avec mes conducteurs, dont le nombre s'aug-,
menta tellement en chemin, que le siège du cocher,
les portières, l'impériale, et le derrière en étaient
couverts.
On se rappelle que j'ai failli perdre la tête à la
guillotine le 27 d'Auguste en traversant le quai
Pelletier sous la conduite d'un gendarme : il semble
qu'un génie malfaisant était acharné à ma perte et
voulait que je tombasse sous le fer des assassins, à
la place de Grève, soit en allant en prison, soit en
revenant dans mes foyers. Au coin du même quai,
un homme qui, à mon extérieur défait, et au désor-
dre de mes vêtements, me prit pour un conspirateur
ou pour un criminel d'un autre genre, saisit la
bride d'un des chevaux du fiacre, et s'écria, en exci-
tant contre moi l'indignation publique : « Il ne faut
pas qu'il aille plus loin; assommons-le ici. » A peine
avait-il achevé, qu'un sabre fut levé sur lui par un
jeune homme qui se tenait à une portière; il aurait
|150 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
.été pourfendu jusqu'à la ceinture sans un mouve-
ment qu'il fit assez à temps pour éviter le coup.
Cet événement ne fit qu'augmenter l'espèce de
pompe de ma marche triomphale pendant laquelle
je me rappelais ces paroles du Psalmiste : Circum-
dederunt me dolores mortis. Sans cesse j'entendais
des cris de félicitation autour de moi : « Citoyens,
disait l'un, voilà un patriote qu'on avait renfermé
pour avoir trop bien parlé de la Nation. — Voyez
ce malheureux, disait un autre, ses parents l'avaient
faitmettreauxoubliettespours'emparerdeses biens ! »
En même temps, chacun se pressait autour de la
voiture pour me voir, et l'on m'embrassait sans cesse
par les portières.
Au milieu de ces accueils, qui en épuisant ma
sensibilité anéantissaient mes forces physiques ,
j'arrivai en face de la rue Planche-Mibray. Mes con-
ducteurs m'annoncèrent que j'allais traverser le
pont au Change pour voir sur sa culée les cadavres
des scélérats dont on avait fait justice au Châtelet, et
ensuite dans la cour du Palais ceux des prisonniers
de la Conciergerie. Alors je rappelai ma présence
d'esprit pour demander à ne point voir ce spectacle
hideux qu'il me serait impossible de supporter une
seconde fois.
Ma prière fut écoutée, et nous enfilâmes le pont
Notre-Dame, d'où, par des rues adjacentes, nous par-
vînmes à celle de la Barrillerie, otj demeurait mon
père. Mon arrivée chez lui causa la plus vive émo-
tion à ma mère. J'éprouvai aussi quelques instants
de saisissement, après lesquels je sentis ses joues col-
LA FORCE 151
lées sur les miennes, qu'elle arrosait de larmes.
C'était, comme on le voit, le 3 septembre. Après
avoir passé environ une heure à la maison pater-
nelle oii ceux qui m'y avaient conduit n'avaient
voulu accepter qu'un simple rafraîchissement, la
crainte où j'étais qu'on ne vînt m'y reprendre me
détermina à m'aller retirer dans un lieu sûr. En
chemin, je sus que l'infortunée Lamballe avait été
massacrée presque à l'instant de ma sortie. Un par-
ticulier nommé Gressac, en faveur duquel j'avais fait
un mémoire à imprimer dans son affaire, fut aussi
élargi en même temps. Avant de l'être, il vit entrer
dans sa chambre un homme qui, après lui avoir
demandé gaillardement la cause de sa détention, et
lui avoir promis de s'intéresser à lui quand son tour
arriverait, parce qu'il croyait le connaître, le rassura
en lui disant : « Au surplus, si tu es condamné, ne
t'inquiètes pas, j'aurai soin que le coup ne te fasse
pas languir. »
Ce client a été réincarcéré pendant dix-sept mois
sous Robespierre, et n^a échappé une seconde fois à
la mort qu'après celle de ce monstre.
Il était environ deux heures, lorsque les massa-
creurs, accablés de fatigue et ne pouvant plus lever
les bras, quoiqu'ils bussent continuellement de l'eau-
de-vie dans laquelle Manuel avait fait mettre de la
poudre à canon pour entretenir leur fureur, s'assi-
rent en rond sur les cadavres qui gisaient en face
de la prison pour reprendre haleine.
Une femme qui avait un panier rempli de petits
pains vint à passer, ils les lui prirent, et en trem-
152 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
pèrent chaque morceau dans les plaies de leurs vic-
times palpitantes.
Jamais les cannibales ne se montrèrent aussi
féroces et barbares. Les détenus de la prison que je
quittais n'étaient pas les seuls sous la hache meur-
trière : ceux des autres, des églises et des couvents
y étaient de même. Pendant ces égorgements, la
force publique restait dans une criminelle tranquil-
lité ; Billaud de Varennes disait aux assassins :
« Respectables citoyens, vous venez d'égorger des
scélérats ; vous avez fait votre devoir ; vous aurez
chacun 24 livres. » Les sanguinaires Gorsas etBrissot
dont Téchafaud nous a depuis vengés (les 7 et
30 octobre 1794) se demandaient si tels ou tels
avaient cessé de vivre, et savouraient de la Mairie
le parfum de leur chair en lambeaux. Enfin l'atroce
Marat et une horde d'hommes de proie comme lui,
envoyaient par toute la France, sous le contre-seing
du ministre de la Justice, la lettre suivante qui a
provoqué le meurtre des prisonniers de Lyon, de^
ceux d'Orléans à Versailles, etc..
« La Commune de Paris se hâte d'informer ses
frères de tous les départements qu'une partie des
conspirateurs féroces détenus dans les prisons a été
mise à mort par le peuple : acte de justice qui lui a
paru indispensable pour retenir par la terreur ces
légions de traîtres cachés dans ses murs au moment
oiî il allait marcher à l'ennemi ; et sans doute la
nation entière, après la longue suite de trahisons qui
l'ont conduite sur le bord de l'abîme, s' empressera
d'adopter ce moyen si nécessaire au salut public. »
LA FORCE 153
Je commençais à me tranquilliser dans ma retraite,
connue seulement chez mon père, lorsque sa domes-
tique vint m'y trouver le lendemain, tout effrayée,
et m'apprit que des camarades de Lapointe (qui en
déguisant les faits, comme je l'ai dit, avait obtenu sa
liberté) s'étaient présentés dans ma maison, y avaient
fait un bruit horrible, et juré que je périrais avant
trois fois vingt-quatre heures, ainsi que ma parente,
qu'on avait entendue juridiquement sur le vol qui
m'avait été fait.
Je pris alors la résolution de quitter Paris pendant
le temps des proscriptions, mais je n'en pus sortir
que le 12, parce que les barrières avaient été fermées
depuis le 10 d'Auguste, et que Manuel à qui j'avais
fait demander un laisser-passer, me l'avait refusé.
Je me retirai au Pecq, sous Saint-Germain-en-Laye,
chez une veuve Leroy, comme pensionnaire.
Il me fallait du calme après tous les assauts que
j'avais essuyés depuis le mois de juin : je croyais
l'avoir trouvé, lorsqu'une personne qui seule savait
où j'étais vint me trouver le 14, et me dit avoir été
averti la nuit par un homme dont elle me déclina le
nom, qu'on avait expédié à la Mairie un nouvel
ordre de m'arrêter, qui serait peut-être exécuté la
nuit même, quoique je crusse ma retraite ignorée.
Cet avis était une ruse imaginée par Lapointe et
ses adhérents pour m'éloigner de Paris, et se faire,
s'il était possible, décharger d'accusation en mon
absence : il n'en eut pas moins beaucoup de poids
sur mon esprit, celui qui me le faisait transmettre
CLami-Evette dont j'ai reconnu depuis qu'on se servait
154 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
à son insu pour m 'effrayer), ra'étant redevable de la
vie. Je passai une nuit presque semblable à celle
du 2 au 3, et déterminé à me précipiter par la
fenêtre de ma chambre, s'il arrivait quelque chose.
Mes craintes ne se réalisèrent point, mais elles me
déterminèrent à partir le lendemain pour me rendre
à pied et à travers, la forêt au village d'Eragny, où
je restai caché pendant huit jours chez une pauvre
veuve nommée Leroux.
On faisait alors dans tout le pays des visites domi-
ciliaires. J'eus une nouvelle frayeur à Eragny ; car
j'y étais à peine que la municipalité se répandit dans
les maisons du lieu, sous prétexte d'y chercher des
armes. Elle les visita toutes à l'exception de celle
où j'étais, dans laquelle elle ne crut pas devoir faire
de perquisition, aucun homme ne l'habitant. Ainsi
la Providence qui m'avait conservé la vie à l'hôtel
de La Force, me protégea encore visiblement dans
ma seconde retraite. Le résultat des travaux journa-
liers de l'Assemblée Législative m'y parvenant, je
lus les divers décrets qui défendaient de porter
atteinte à la liberté individuelle, sans des formalités
rigoureuses, qui ne pouvaient avoir lieu que dans
les cas de délits graves. N'en ayant commis aucun
et ma santé délabrée ne me permettant pas de con-
tinuer le régime de vie que je menais à Eragny, je
crus pouvoir reparaître et je retournai au Pecq, où
je restai pendant près de deux mois, après lesquels
je revins dans la capitale.
En y rentrant, j'ai appris avec un chagrin qui a
rouvert les plaies de mon âme, que le pieux ecclésias-
LA FORCE 455
tique Broussin qui m'avait fait à la Mairie des adieux
si touchants le 21 d'Auguste avant ma translation à
La Force, avait été massacré le dimanche 2 septembre
à cinq heures du soir, lorsqu'on le conduisait à
l'Abbaye.
J'ai su aussi que l'abbé Flost s'était soustrait aux
meurtriers, et plus d'un an après qu'il était en
Angleterre ; que le bon homme Durand qui avait
eu pour moi des attentions si délicates dans la prison,
avait passé sept jours et neuf heures sans nourriture,
et buvant seulement de son urine dans sa tabatière,
dans une chambre où on l'avait relégué pour prendre
sur lui des renseignements qu'on présumait devoir
lui être favorables \ Je lui écrivis sans savoir le lieu
de sa retraite, pour lui annoncer ma délivrance et le
féliciter de la sienne.
Peu de temps après, la personne qui s'était char-
gée de lui faire parvenir ma lettre, me remit la
réponse suivante, qu'elle m'assura venir de Londres.
« 24 décembre 1792.
« Et moi aussi, mon cher monsieur, à peine
« délivré, à peine jouissant de ma délivrance toute
« miraculeuse, j'appris, sur la demande que je m'en-
« pressai de faire ; ah ! j'appris avec ce plaisir indi-
« cible que les âmes sensibles, bonnes et reconnais-
« santés savent seules goûter, que mon zélé et si
' Edme Morizot, autre prisonnier, a souffert de même les angoisses
de la faim et de la soif pendant trois jours et demi, après lesquels
on l'a porté mourant de La Force à l'Hôtel-Dieu. {Note de Maton.)
156 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
« fort dévoué défenseur avoit échappé aux a ins :
« cette nouvelle infiniment agréable et consolante
« dissipa mes cruelles inquiétudes, mit le comble à
« mes vœux. A cela près, cette satisfaction de le
« voir, de l'embrasser, de le presser contre mon
« sein... ! Je le désirais ardemment ; mais le moyen !
« J'ignorais, cher monsieur, votre retraite; on se
« renfermait à dire que vous étiez à St-G... ; en
« demander davantage eût été une indiscrétion à
« laquelle on n'aurait probablement pas satisfait.
« Les circonstances étaient, autant pour vous que
(f pour moi, très critiques : de là les réticences, la
« circonspection de la part de vos amis et des miens ;
« ceux-ci en étaient volontiers plus alarmés que
« moi ; ils eussent plutôt consenti que je me rendisse
« auprès de vous en personne que de confier une
« lettre dont les inconvénients sont toujours incal-
« culables, par là, impossibles à parer ; et je dus
« être docile à leurs volontés. Ah ! si je l'eusse sue,
« votre retraite ! rien au monde ne m'eût retenu ;
« vous m'eussiez bientôt vu arriver et me précipiter
« dans vos bras. Quelle scène touchante se fût alors
« passée ! quelle émotion ! quel ravissement ! quel
« épanchement ! quelle consolation pour deux bons
« cœurs qui se connaissent, et unis par un de ces
« coups de l'infortune et de la scélératesse des
« hommes, séparés ensuite par cette même scéléra-
« tesse à son comble, et réunis enfin miraculeuse-
« ment, non sans avoir souffert les luttes les plus
« terribles!... Ah! mon bon ami (permettez-moi
« une expression qui m'a tant flatté), puisse-t-elle
LA FORGE 157
« VOUS flatter autant! Oui, j'eusse volé dans vos
« bras, je n'eusse jamais parti de Paris sans vous
« donner cette marque de ma confiance et de mon
« grand attachement. Loin de vous donc cette idée
« que j'aurais pu douter de votre discrétion; d'autres
« considérations ont pu seules rendre ma sœur
« particulièrement circonspecte : je lui dois cette
« justice, je me la dois à moi-même; rendez-nous
« là, et vous vous la rendrez en même temps à vous-
« même.
« Vous allez, dites-vous, écrire les angoisses par
« où vous avez passé ; cette agonie si terrible à
« laquelle vous avez résisté ; vous m'en promettez
« un exemplaire, je ne le lirai pas sans le plus
« grand intérêt; sans doute que j'aurai plus d'une
« fois à trembler et à frémir !... Dieu, c'est sous tes
« yeux que se sont passées ces scènes incroyables,
« tant elles sont horribles. Tu l'as permis, donc tu
« l'as voulu. Et cependant Jean Huss et Jérôme de
« Prague ^ ont été brûlés à Constance par un arrêt
« de les Sa?itos padres du concile, pour avoir soutenu
« jusques dans les flammes que Dieu était l'auteur
« du mal comme du bien ! Voilà les hommes ! Mais
« comment concilier l'exécution de tant de criminels
« complots avec cette bonté, cette justice, cette sur-
ce veillance de la Providence divine ? etc. Et moi
« aussi j'aurais à écrire la plus longue, la plus ter-
ce rible agonie qu'homme qui vive et a vécu ait
« jamais souffert; mais, il me faudrait une plume
' Nous supprimons une très longue note de Maton sur Jean Husa
qui n'a aucun rapport avec le récit.
lo8 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
« exercée... Ciel l que n'ai-je pas vu de mes propres
a yeux ! que n'ai-je pas entendu de mes propres
« oreilles ! J'ai vu immoler la première victime. Cet
« assassinat m'apprit le sujet de cette visite et cet
« attroupement extraordinaire. Je sus de suite que
« le cri horrible : A l'Abbaye ! était l'arrêt de mort,
« et celui non moins horrible, plus horrible encore :
« Vive la nation,, était l'annonce du dernier soupir
« rendu par la victime... ! J'ai pu en voir et entendre
« d'autres immolées, leu cris des mourants, le cli-
« quetis des poignards,.le3 coups de massue, les voix
« vocifères d'une multitude de monstres altérés de
« sang, demandant avec impatience de nouvelles
« victimes. Tout cela, je l'ai alternativement vu et
« entendu, hélas! trop longtemps... mille coups
« m'ont percé : j'ai souffert mille morts, mille fois
« j'ai expiré... Combien était affreuse ma destinée.
« Voilà donc le sort qui t'attend, malheureux D...!
« Adieu, ma sœur, adieu ce que je peux avoir de
« vrais amis. Et vous aussi, mon cher défenseur, je
« m'occupais de vous, je vous ai fait aussi mes adieux
« dans ces terribles instants ! Mais hélas ! ajoutais-
« je, où êtes-vous ? vous que l'injustice poursuit ?
« Peut-être êtes-vous déjà au rang des victimes ;
« peut-être ai-je entendu vos cris mourants ; voilà
« ce qu'à l'approche du péril imminent je disais, et
« j'ai été dans le cas de le répéter plusieurs fois...
« Un miracle m'a conservé, a conservé sans doute
« de même ce défenseur qui me sera toujours cher,
« que je n'ai garde d'oublier jamais, qui prendra
« toujours, je crois, le plus grand intérêt à mon
LA FORCE 159
« bonheur comme à mes infortunes. Je lui dois une
« réciprocité qui ne sedémentira jamais; je le jure sur
« mon âme ; je lui en donne encore pour garant une
« amitié dont il doit être aussi sûr que je le suis de
« celle que j'aime à croire qu'il me porte. Vous
« m'embrassez, mon bon ami ; et moi aussi, je vous
« embrasse on ne peut d'un meilleur cœur, on ne
« peut plus affectueusement. Mais quand ces embras-
« sements se réaliseront-ils ? Dieu veuille que ce soit
« bientôt ! Ce sera pour votre client, mon véritable
« ami, une des plus douces jouissances de sa vie.
« Je vous la souhaite bien bonne et bien heureuse,
« cette nouvelle année, c'est-à-dire que je désire
« que Tan 1793 voie se réaliser les vœux journaliers
« que je fais pour votre bonheur. »
Pour justifier l'horrible carnage des journées trop
mémorables des 2 et 3 septembre, on a prétendu,
comme la lettre fabriquée à la Mairie l'avait déjà
faussement annoncé à toute la France, qu'il exis-
tait dans les prisons une conspiration dont la
découverte avait causé ces exécutions sanglantes.
Cette accusation dont rien n'a jamais fourni le plus
léger adminicule, et que la suite a démontrée aussi
calomnieuse qu'elle était atroce, a été imaginée par
les monstres qui les ont commandées et commises ;
elle ne fait qu'augmenter le nombre incalculable de
ieurs forfaits, dont le souvenir me fait toujours hor-
reur, quoique dans VHercules furens^ si cette tra-
gédie est de lui, Sénèque le tragique ait dit :
« ... Qu£e fuit durum pati,
Meminisse dulce est ... »
160 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
La haine publique commençait à se manifester
contre les massacreurs ; cependant le péril où je
m'étais trouvé me laissait toujours de vives frayeurs,
et j'appréhendais qu'il ne se renouvelât. Quelqu'un
ayant témoigné mes inquiétudes à Tuhan, ce valet
de bureau qui disait, pendant ma détention à la
Mairie, lorsqu'on organisait le massacre des prisons :
« Voilà la mort aux traîtres qui s'apprête. » Il me
fit proposer de me procurer pour quinze livres une
attestation telle qu'il s'en délivrait alors beaucoup,
et portant en substance que le peuple n'avait rien
trouvé à ma charge en faisant justice dans les pri-
sons. La crainte qu'une pareille demande fît penser
à moi et eût des suites funestes m'en fit rejeter
l'idée.
J'ai promis à mes lecteurs l'histoire exacte et
simple de ma résurrection : je la leur livre, remplie
de détails souvent minutieux, que je n'ai pas cru
devoir omettre.
On a vu qu'elle a eu lieu le 3 septembre 1792 ; le
même jour de l'année suivante, j'ai trouvé à la cam-
pagne et, dans un mariage suivant mon cœur, un
adoucissement aux chagrins qui dévoraient ma
vie \..
Plusieurs années après les massacres dont il avait été
l'un des témoins. Maton de la Varennes publia un volume
intitulé Histoire particulière des événements qui ont eu
lieu en France pendant les mois de juin, juillet, d'août
* La fin de la brochure de Maton a trait à la réaction anti-mara-
tiste de 1795.
LA FORGE 161
et de septembre 1792 et gui ont opéré la chute du trône
royal par M. M... de la Varenne, jurisconsulte, ancien
membre de plusieurs académies et sociétés savantes, Vun
des proscrils échappés de la Saint-Barthélémy de 1792.
A Paris 1806. Dans ce volume il retrace, non seulement
les scènes de La Force auxquelles il avait assisté, mais
encore celles qui se passèrent à l'Abbaye, à la Concier-
gerie et ailleurs.
Nous efforçant à ne reproduire ici que des récits de
témoins oculaires, nous nous abstiendrons de rééditer
cette seconde narration de Maton. Elle est cependant pré-
cieuse à bien des égards, encore qu'elle fût publiée préci-
sément à l'époque oxx. Barbier accusait l'auteur de super-
cheries littéraires, accusation qui n'infirme en rien,
d'ailleurs, l'autorité de Maton comme historien des mas-
sacres (Voir l'introduction de la première édition du
Dictionnaire des ouvrages anonymes).
Il importe cependant d'emprunter à V Histoire particu-
lière quelques traits qui complètent les pages qu'on vient
de lire. En 1806, Maton, plus à l'aise pour parler, ajouta
au récit de ses angoisses plusieurs détails qui doivent être
retenus. C'est d'abord la composition du tribunal impro-
visé de La Force, qu'il avait cru prudent de taire en 1795.
A onze heures \ parut un homme à longue barbe
tombant sur sa poitrine, nommé Germain Truchon,
rayé plusieurs années auparavant du tableau des
avocats de Paris, pour bigamie. Ce misérable, qui,
lorsqu'il exerçait la profession dejurisconsulte, signait
Truchon delà Maison-Neuve, et se qualifiait de sieur
de Pettindorff, sortait tout récemment de la môme
* Du soir, le 2 septembre.
il
162 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
prison, où ce délit et plusieurs autres Tavaient fait
mettre. Il demanda insolemment l'ouverture des portes,
visita partout, et renvoya les femmes, à l'exception
de la princesse de Lamballe. Il installa ensuite,
comme grands juges du peuple, Dangé, Michonis,
Monneuse, et Laiguillon membres de la Commune,
qui, revêtus d'écliarpes municipales, se firent donner
les registres d'écrous, et envoyèrent à TAbbaye (ce
qui, signifiait à la mort) la plus grande partie des pri-
sonniers restants. Pierre Ghantreau, record d'huissier,
remplissait alors ce qu'il nommait les fonctions d'ac-
cusateur public. Sur ses conclusions (et il n'en don-
nait de favorables que pour des brigands de son
espèce) on était absous ou condammé.
"Voici, maintenant, la description du local et le portrait
des juges devant lesquels Maton comparut, et une révélation
bien précieuse sur la façon dont il échappa à la fureur
des assassins.
Entre sept et huit heures^, quatre brigands, por-
teurs de bûches et de sabres, vinrent avec un grand
bruit, nous sommer de les suivre. Nous descendîmes,
vêtus comme on l'a vu, mais ayant malheureusement
des pantoufles de maroquin rouge, tenus de tous
côtés parla chemise, et ayant plusieurs sabres croisés
sur la poitrine. Nous traversâmes la cour dite des
Nourrices, oii Manuel haranguait des égorgeurs, et
fûmes traduits au bureau du concierge, devant le per-
* Du matin, le 3 septembre.
LA FORCE 463
sonnage en écharpe qui y siégeait, qu'on dit se nom-
mer C..., pede claiido ce qui ferait croire que Dangé,
Michonis, Monneuse et Laiguillon étaient allés se
reposer de leurs travaux nocturnes.
Des pots, des pintes et des bouteilles couvraient
ce bureau et des monstres dont les figures hideuses
ne se peuvent décrire, l'entouraient les bras décou-
verts et ensanglantés jusqu'aux épaules, et comme
s'ils sortaient d'un bain de sang. Interrogés, nous
répondîmes sans frayeur, mais d'une manière ambi-
guë, qui ne nous exposât point à être convaincus de
dissimulation. Nous nous abstînmes surtout de nom-
mer Rossignol. « Je te connais de vue, dit un asses-
seur ; n'es-tu pas écrivain ? » Ravi de cette erreur,
nous répondîmes, mais encore de manière à n'être
pas compromis, si elle était reconnue, et à ne pas être
pris pour un « parlementaire », ce qui nous eût fait
assommer de suite, tant était grande lahaine, contre ce
qu'on appelait « la robe » : « Vous êtes bien heureux,
camarade, d'être assez riche pour ne pas faire un tel
métier. » « Va, Monsieur, de la peau fine, disait un
autre, je vais me régaler d'un verre de ton sang. »
On se parla à l'oreille, et l'envoi fatal à l'Abbaye
fut prononcé. Déjà renversé, frappé de toutes parts,
ayant plusieurs dents cassées, et traîné par les pieds
sur le pavé de la rue des Ballets, jusqu'aux cadavres
gisant dans le ruisseau de la rue Saint-Antoine, en
face de la prison, un homme à qui nous avions eu le
bonheur d'être utile, quinze jours avant, et à qui
nous pouvions l'être encore, nous reconnut, nous fit
un signe, et nous dit furtivement quelque chose que
164 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nous comprîmes. Notre réponse fut faite avec le
même mystère. On nous releva ; et sur des demandes
réitérées, au nom du bien public, nous fûmes portés
presque par lui seul, et réintégrés à La Force.
Il nous plaça, en entrant, sur un banc près du
guichet, comme pour nous faire reprendre nos esprits,
nous fit très bas une proposition à laquelle il fallut
bien souscrire, avec promesse d'honneur, de la tenir
toujours secrète. A ces conditions (que nous avons
religieusement tenues) la vie et la liberté nous furent
promises. Il entra ensuite au bureau, où l'on ne nous
croyait déjà plus du nombre des vivants, y resta
quelques minutes ; et nous y fûmes réintroduits.
Le président ouvrit le registre, qui portait seule-
ment de nous retenir, jusqu'à nouvel ordre, et dit :
« Gomment s'est-il fait que...? cela était une erreur,
car je ne vois absolument rien contre lui. » Alors,
toutes les figures se déridèrent ; un cri de Vioe la
nation! se fit entendre, et ce fut le signal de notre
délivrance. L'individu qui la causa, vivant encore en
1795, et ayant laissé deux enfants, nous avons cru
ne devoir publier ni son nom, ni à quel prix il l'a
mise ; et quoiqu'il n'existe plus, ce qui a été promis
sous la foi du serment, ne devant pas être révélé
quand la sûreté publique ne l'exige pas, nous descen-
drons avec notre secret dans le tombeau.
Enfin, terminons nos emprunts aux souvenirs de Maton
par ce tableau du transport des cadavres depuis les pri-
sons, théâtres du massacre, jusqu'aux lieux désignés pour
les inhumations.
LA FORCE 165
Ils duraient encore, et déjà, le 3, on voyait Paris
traversé en tous sens par des charrettes qui allaient
jeter les cadavres dans des excavations pratiquées
exprès hors la barrière Saint-Jacques, à Montrouge,
à Glamart, à Gharenton, aux carrières de Mesnil-
Montant, et dans un puits qui, après avoir été comblé,
avait été rouvert dès le 28 du mois précédent, par
ordre de Pétion et Manuel, rendus sur les lieux pour
les reconnaître.
Angélique Voyer et d'autres bacchantes, montées
sur ces voitures, comme des blanchisseuses sur du
linge sale, dansaient sur les corps mutilés, en criant
Vive la nation ! battaient la mesure sur les parties
dont la nudité était la plus apparente ; et portaient,
attachés à leur sein, des lambeaux que la pudeur ne
permet pas de nommer. Des cris d'horreur se mariaient
au chant de ce qu'on appelait la Carmagnole,
II
L'ABBAYE
o /
/? . /^
La prison de l'Abbaye et ses abords e; \
, ^^^ "^ ^ --^C !^^ ^^
WJ /' - o -Néç^ if £" fi/ *
)2 (avec l'indication des tracés actuels)
L'ABBAYE
Un peu de topographie de l'ancien Paris est ici indis-
pensable.
Lorsque venant du Pont-Neuf, on avait suivi, dans
l'état ancien des lieux, la rue de Buci, parvenu à l'extré-
mité de cette rue on avait devant soi le bâtiment de la
barrière des Sergents isolé au milieu d'un assez vaste
carrefour.
En tournant à droite, on rencontrait une place assez
exiguë, appelé le Petit-Marché, dont la prison de l'Abbaye
occupait le fond. C'était un bâtiment carré, à toit pointu
et portant une tourelle en encorbellement à chacun de ses
angles.
Là commençait la rue Sainte-Marguerite (aujourd'hui
rue Gozlin). Elle s'allongeait, entre deux rangs de mai-
sons bourgeoises, à vieilles façades, dont toutes celles de
droite appartenaient à l'abbaye de Saint-Germain-des-
Prés. Arrivé à mi-longueur de la rue Sainte-Marguerite,
on trouvait à gauche la rue des Ciseaux et, à droite, lui
faisant face, la première porte du célèbre monastère, à
travers laquelle on apercevait ce beau portail de l'église
Saint-Germain des-Prés, dû à l'architecte Gamard et qui
est encore debout aujourd'hui en bordure du boulevard
Saint-Germain.
Passant sous la porte Sainte-Marguerite, on tournait à
172 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
gauche après quelques pas dans la rue Ghildebert où
s'ouvrait, par une grille la cour du Parvis ; c'était une
:,our à peu près carrée, fermée à l'Est par le portail de
l'église et le bâtiment qui lui est juxtaposé servant actuel-
lement de dépendance au presbytère ; au couchant par
des bâtiments de service ; et au Nord par la façade de
l'Abbaye, percée d'une grande porte, conduisant au vaste
jardin qui s'étendait jusqu'à la rue du Colombier (rue
Jacob actuelle).
Sur ce jardin prenaient jour les immenses constructions
du monastère, — véritable dédale de chapelles, de cloîtres,
de salles d'assemblée, de cuisines, de celliers, d'écuries, —
bâties sur un plan assez irrégulier qu'on avait, à dififé-
rentes époques, tenté de rectifier : les plus anciennes
dataient du xiii^ siècle.
Dès qu'on avait franchi le grand porche séparant le
Parvis du jardin, on trouvait à sa droite le bâtiment des
hôtes où siégeait, en 1792, le comité civil de la section des
Quatre-Nations : il en reste d'importants fragments et une
façade intacte qu'on peut apercevoir en pénétrant dans la
cour delà maison du n° 14 bis de la rue de l'Abbaye.
Jusqu'à ces dernières années on croyait, d'après les
relations des acteurs et des témoins du drame et aussi
d'après les documents que, pour son Histoire des Mas-
sacres de Septembre, Granier de Cassagnac avait puisé aux
archives de la Commune de Paris, que les tueries avaient
eu pour théâtre le seuil même de la prison de l'Abbaye ;
certains passages de la relation de l'abbé Sicard, certaines
phrases de Jourdan semblaient bien désigner un autre
emplacement ; mais ces indications étaient trop vagues
pour qu'on pût en induire une certitude.
L ABBAYE 173
En 1896, M. l'abbé Bridier publia les Mémoires de
Ms"" de Salamon, l'internonce, qui lui aussi fut spectateur
des assassinats, et, de ce récit, tout s'éclaira : le massacre
n'avait pas eu lieu, ainsi qu'on l'avait toujours cru, devant
la porte de la prison ; mais bien dans un tout autre quar-
tier du monastère, au cœur même de l'Abbaye, dans la
cour du jardin, sous les fenêtres du bâtiment des hôtes.
Là était le lieu officiel du massacre : Jourgniac de Saint-
Méard, il est vrai, qui, par une des fenêtres de la prison,
assistait aux sanglantes scènes, a vu, de ses yeux, les
travailleurs abattre sur le sol de la rue Sainte-Marguerite,
en face même de la geôle, ceux de ses compagnons que
Maillard jugeait dans le greffe même ; mais il ignore
qu'ils ne recevaient là que les premiers coups et que,
morts ou seulement blessés, on les traînait par la rue
Sainte-Marguerite, la rue Ghildebert, la cour du Parvis,
et le grand porche, jusqu'au jardin où on achevait les
mourants et où s'élevait, d'instants en instants plus haut,
le tas énorme des victimes tirées des différents dépôts
que renfermait l'Abbaye. L'abbé Sicard note « qu'on
massacrait sous les fenêtres du Comité tous les prison-
niers qu'on allait chercher dans la grande prison. » Jour-
dan, en entrant, vers neuf heures du soir, dans la coup
de l'église (du Parvis) entend les cris répétés de Vive la
nation. « Ce vacarme, dit-il, était occasionné par des
prisonniers qu'on tirait de l'Abbaye (prison), que Von
amenait dans la cour du jardin pour être massacrés, et
et que chemin faisant on lardait de coups de sabre. »
Enfin, indication décisive, l'abbé Salamon, enfermé au
violon du comité, vit égorger « sous sa fenêtre » donnant
sur cette même cour du jardin, l'abbé Lenfant, prédica-
teur du roi, qui, une heure auparavant était enfermé avec
Saint-Méard dans la prison même.
Cette topographie a son importance. Dans la croyance
174 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
OÙ l'on était que la tuerie n'avait eu lieu que devant la
prison, on se servit, pour dresser la liste des morts, du
livre d'écrou de cette prison : il mentionnait 211 prison-
niers, desquels 1^7 sont portés comme massacrés,
43 comme élartjis. Le sort de 41 autres était resté incer-
tain. Donc le total des victimes variait entre 127 et 168.
Maintenant que nous savons, par M^'' de Salamon, que le
réfectoire et l'une des chapelles étaient bondés de détenus,
le calcul est à refaire. Aucun écrou n'a été dressé de ces
malheureux, mais le réfectoire en contenait 83, qui tous
périrent ; 63 autres se trouvaient dans la chapelle et de
ces derniers trois seulement échappèrent à la mort. Voilà
143 cadavres à ajouter à la sinistre liste qui doit se com-
pléter encore des 16 ecclésiastiques amenés en fiacre de
la Mairie et dont 13 furent les premiers frappés.
RELATION DE MEHÉE DE LATOUCIIE
Le pseudonyme Felhemesi dont est signé le récit sui-
vant est l'anagramme de Jean-Claude-Hipolite Méhée fils,
qui a laissé une sorte de nom — assez louche, — dans
l'histoire et qu'on désigne ordinairement sous celui de
Méhée de Latouche.
Ce personnage singulier était né à Meaux, le 2 no-
vembre 1762. Son père était un médecin assez renommé
de la ville où il s'était fixé après avoir servi comme chi-
rurgien aux armées*.
Méhée fils avait de l'esprit, de l'aplomb, beaucoup
d'activité et d'imagination ; il accepta avec empressement
une mission qui lui fut offerte et partit pour la Pologne,
d'où il passa en Russie.
Paris le revit en 1791 : élu, au 10 août, membre de la
Commune insurrectionnelle pour la section du Panthéon,
il se trouva être, à l'époque des massacres, le secrétaire-
greffier de cette assemblée, et c'est lui qui, en cette qua-
lité, signa différents arrêtés dont les assassins s'autori-
sèrent et des bons de travail délivrés aux massacreurs
pour prix de leur sinistre besogne.
Méhée protesta, il est vrai ; il observait que sa place à
la Commune lui imposait l'obligation d'un rôle purement
administratif, qu'il avait « tenu la plume », rien de plus.
* Méhée de Latouche, par Th. Lhuillier. Meaux, 1880.
176 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Toujours cst-il que ce moment décida de son étrange
carrière : pour tous il resta Méhée, le septembriseur. En
vain tenta-t-il, quand l'heure opportune eut sonné, de se
ranger, à la suite de Tallien, son patron, parmi les réac-
teurs ; dès 1796, la Gazette française^ lui jetait l'ef-
froyable épithète, et Méhée sombra sous l'opprobre.
Il lui restait un refuge qui fut celui de bien d'autres :
la police politique.. A vrai dire l'espionnage était sa
vocation, il y devait passer maître. Arrêté en nivôse an IX,
après l'explosion de la machine infernale, à l'époque où
Fouché profitait de cet attentat royaliste pour débarrasser
Paris des « restes impurs » du jacobinisme, Méhée est
déporté à l'île d'Oléron. Il s'en évade, gagne l'Angleterre,
dupe les chouans, la cour, les ministres en se faisant pas-
ser pour l'agent important d'un comité royaliste secret
dont le but est le renversement de Bonaparte, rentre en
France, rapportant une grosse somme, — 192 000 francs,
dit-on, — et les confidences de la politique anglaise
ayant, de plus, conquis des titres à la confiance, de la
police impériale qui l'employa jusqu'en 1814.
Il est vrai que, quand vint la Restauration, il lui fallut
déchanter. Méhée \e Septembriseur dut fuir. Maisoîi trou-
ver un asile ? On l'expulsa de France, il partit pour la
Suisse ; le gouvernement fédéral lui signifia d'avoir à quitter
le territoire. Méhée gagna les Pays-Bas, d'oiiilfut chassé
encore... Enfin il échoua à Kœnigsberg où le gouver-
nement de Louis XVIII lui servit i 000 francs de pension,
à condition qu'il se tiendrait tranquille.
C'était exiger l'impossible. En 1819, Méhée reparut à
Paris, universellement méprisé, mais cherchant encore
des dupes : il était sans ressources, abandonné de tous,
ne sortait guère, n'ayant rien gardé de sa joyeuse humeur
* Du 20 germ'nal aa IV.
L ABBAYE 177
et de son entrain de jadis. Il mourut à l'hôpital le
8 février 1827.
Tel est l'homme dont on va lire la relation ; elle fut
publiée en 1794 ^ après thermidor, c'est bien évident. Ce
n'est pas Méhée le Septembriseur qui l'a écrite, c'est Méhée
craignant les représailles, et ceci indique le ton de l'ou-
vrage. Ce qu'on ne peut nier c'est que l'auteur avait bien
vu les é\énements et que son témoignage est des plus pré-
cieux.
LA VÉRITÉ TOUT ENTIÈRE SUR LES VRAIS ACTEURS
DE LA JOURNÉE DU 2 SEPTEMBRE 1792
J'allais à mon poste sur les deux heures et demie,
je passais rue Dauphine, j'entends tout à coup des
huées. Je regarde, j'aperçois quatre fiacres à la suite
les uns des autres, escortés par des gardes nationaux
de départements (des fédérés marseillais et bretons).
Ces fiacres renfermaient chacun quatre individus;
c'étaient des gens arrêtés dans les visites domici-
liaires précédentes ; ils venaient d'être interrogés à
la Mairie ^ par Billaud-Varenne, substitut du procu-
reur de la Commune, qui les envoyait à l'Abbaye
pour y être provisoirement déposés. On s'ameute, les
cris redoublent : un des prisonniers sans doute aliéné,
échauffé par ces murmures, passe son bras à travers
la portière et donne un coup de canne sur la tête
d'un des fédérés qui accompagnaient; celui-ci,
* Maurice Tourneux. Bibliographie de l'histoire de Paris pendant
la Révolution française.
* La Mairie occupait une partie des bâtiments du Palais de Justice
dont l'entrée était place Dauphine et rue de Jérusalem.
12
178 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
furieux tire son sabre, monte sur le marchepied de
la voiture et le plonge à trois reprises dans le cœur de
son agresseur \ J'ai vu jaillir le sang à gros bouillons.
« Il faut les tuer tous, ce sont des scélérats, des aris-
tocrates », s'écrient les assistants ; tous les fédérés
mettent le sabre à la main et égorgent à l'instant
les trois compagnons de celui qui venait d'être im-
molé ; j'aperçus dans ce moment un jeune homme
vêtu d'une robe de chambre blanche, s'avancer hors
de la même voiture ; sa physionomie intéressante,
* L'abbé Sicard, le fameux instituteur des sourds-muets qui a
laissé une relation très connue de ses angoisses pendant ces terri-
bles heures, raconte ainsi ce début du massacre :
« Nous voilà six dans cette première voiture; les autres prison-
niers remplissent les cinq autres. On donne le signal du départ,
eu recommandant à tous les cocliers d'aller très lentement, sous
peine d'être massacrés sur leurs sièges, et en nous adressant mille
injures : les soldats qui devaient nous accompagner nous annon-
cent que nous n'arriverons pas jusqu'à l'Abbaye, que le peuple à
qui ils vont nous livrer, se fera enfin justice de ses ennemis et
nous égorgera dans la route. Ces mots terribles étaient accompagnés
de tous les accents de la rage, et de coups de sabre, de coups de
pique que ces scélérats assénaient sur chacun de nous. Les voitures
marchent ; bientôt le peuple se rassemble et nous suit en nous
insultant : « Oui, disent les soldats, ce soat vos ennemis, les com-
« plices de ceux qui ont livré Verdun; ceux qui n'attendaient que
« votre départ pour égorger vos femmes et vos enfants. Voilà nos
« sabres et nos piques ; donnez la mort à ces monstres. »
« Qu'on s'imagine combien le canon d'alarme, la nouvelle de la
prise de Verdun et ces discours provocateurs durent exciter le
caractère naturellement irascible d'une populace égarée à laquelle
on nous dénonçait comme ses plus cruels ennemis. Cette multitude
effrénée grossissait, de la manière la plus effrayante à mesure que
nous avancions vers l'Abbaye par le Pont-Neuf, la rue Dauphme et
le carrefour de Bussy. Nous voulûmes fermer les portières de la
voiture; on nous força de les laisser ouvertes pour avoir le plaisir
de nous outrager. Un de mes camarades reçut un coup de sabre sur
l'épaule ; un autre fut blessé à la joue, un autre au-dessus du nez.
J'occupais une des places dans le fond; mes compagnons recevaient
les coups qu'on dirigeait contre moi. » (G. L.)
L ABBAYE 179
mais pâle et éteinte, annonçait qu'il était très malade,
il avait rassemblé ses forces chancelantes, et déjà
atteint d'une blessure, il criait encore « grâce, grâce,
pardon », mais en vain; un coup mortel le réunit
au sort des autres.
Cette voiture qui était la dernière, ne conduisait
plus que des cadavres ; elle n'avait pourtant pas été
arrêtée pendant le carnage qui avait duré l'espace de
deux minutes. La foule augmente, « cresciteundo »;
les hurlements redoublent, on arrive à l'Abbaye^;
les cadavres des morts sont jetés dans la cour ; les
douze prisonniers vivants descendent pour entrer au
comité civil-; deux sont immolés en mettant pied à
terre ; dix parviennent à être introduits. Le comité
n'avait pas eu le temps de procéder au plus léger
interrogatoire, qu'une multitude armée de piques,
d'épées, de sabres, de baïonnettes vient fondre,
arrache et tue les prévenus. Un d'eux déjà percé de
coups se tenait encore attaché à l'habit d'un membre
du comité, luttant toujours contre la mort.
Trois restaient, du nombre desquels se trouvait
l'abbé Sicard, instituteur des sourds et muets ; déjà
les sabres étaient levés sur sa tête, lorsque Monnot,
horloger, se jette au-devant des piques, en s'écriant :
« Percez-moi, plutôt que d'immoler un homme utile
à la patrie » ; ces paroles prononcées avec le feu et
* C'est-à-dire dans la première cour du monastère : devant le por-
tail de l'église et le bâtiment accolé à ce portail encore existant
aujouidhui et qui formait un des côtes de la cour. (G. L.)
* Le comité civil de la section qui siégeait dans la grande salle
du bâtiment des hôtes, dont les fenêtres ouvraient sur la cour du
jardin. (G. L.)
180 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
l'élan d'une âme généreuse suspendirent la mort ; on
profita du moment de calme pour faire passer Sicard
avec les deux autres dans le fond du comité. L'un
de ces survivants était le sous-instituteur des sourds
et muets; le second était un avocat de Metz, arrivé
depuis quelques jours pour affaire et reconnu par
Jourdan membre du comité civil. Ces trois infortunés
s'assirent autour de la table du comité, faisant sem-
blant de délibérer comme membres. Cette ruse
courageuse était la seule qui pût réussir ^ : car, un
* L'exactitude du récit de Méhée est ici attestée par la Relalion de
l'abbé Sicard :
« Revenu de cette stupeur dans laquelle le massacre de mes
camarades m'avait jeté, je ne vois plus à mes côtés les monstres
qui assouvissaient leur fureur et leur rage sur d'autres infortunés.
Je saisis le moment; je m'élance de la voiture, et je me précipite
dans les bras des membres du comité. « Ah ! Messieurs, sauvez un
« malheureu.K. » Les commissaires me rejettent. « Allez-vous-en, me
« disent-ils, voulez-vous nous faire massacrer? » J'étais perdu, si l'un
d'eux ne m'eût reconnu. « Ah ! s'écrie-t-il, c'est l'abbé Sicard. Eh !
« comment étiez-vous là ? Entrez, nous vous sauverons aussi long-
ci temps que nous pourrons ». J'entre dans la salle du comité où j'au-
rais été en sûreté avec le seul de mes camarades qui s'était sauvé ; mais
une femme m'avait vu entrer. Elle court me dénoncer aux égor-
geurs. Ceux-ci continuent leurs massacres. Je me crus oublié pen-
dant quelques minutes : mais voilà qu'on frappe rudement à la porte,
et que l'on demande les deux prisonniers. Je me crois perdu, je
tire ma montre et je la présente à l'un des commissaires. « Vous la
« remettrez, lui dis-je, au premier sourd et muet qui viendra vous
« demander de mes nouvelles. » J'étais bien sûr que celte montre
irait à sa destination. Je connaissais l'attachement de Massieu,
c'était le nommer que de faire cette recommandation.
« Le commissaire refusela montre. « Il n'est pas temps de prendre
« ainsi votre parti, le danger n'est pas assez pressant, me dit-il, je
« vous avertirai. »
« Cependant les coups bientôt redoublèrent à la porte. On est prêt
de l'enfoncer. Je présente une seconde fois ma montre avec la
même prière : « A présent, me dit le commissaire, à la bonne heure,
je la remettrai à celui que vous dites. »
^ « La remise de ma montre était une espèce de testament de mort.
L ABBAYE 181
moment après, entrèrent des homme furieux, deman-
dant à grands cris la tête de l'abbé Sicard ; mais ne
le connaissant point, ils passèrent à côté de lui, et
sortirent persuadés qu'il était au nombre des cada-
vres.
Le sous-instituteur montra, pendant ces moments
effrayants, un courage et une présence d'esprit dignes
d'étonnement et d'admiration; il parlait très haut,
il chantait, buvait à la santé de la nation, avec la
gaîté de l'homme le moins en péril.
L'abbé Sicard tenant une plume à la main la lais-
sait couler rapidement sur le papier, sans savoir ce
qu'il traçait ; il écrivait entre autres l'histoire d'un
de ses petits sourds et muets, qui sans entendre ni
parler, avait fait arrêter, quelque temps auparavant.
Il ne me restait plus rien à laisser à mes amis. Je me mis à genoux,
et je ils à Dieu le sacrifice de ma vie. A peine eus-je fini mon
offrande, je me lève, j'embrasse mon dernier camarade : « Serrons-
« nous, mourons ensemble, la porte va s'ouvrir, les bourreaux sont
« là. lui dis-je, nous n'avons pas à vivre cinq minutes. »
« Enfin la porte s'ouvre. Quels hommes se précipitent sur nous !
Quelle rage ! Leur fureur les égare quelques minutes. J'étais au
milieu des commissaires, vêtu comme eux, peut-être l'âme moins
agitée, plus tranquille. Ils s'y trompèrent d'abord ; mais un pri-
sonnier qui s'était échappé, et que les flots de cette horrible horde
avaient transporté dans la salle, est reconnu. Je le suis aussi ; deux
hommes à piques s'écrient : « Les voici, ces deux b... que nous
« cherchons. » Aussitôt l'un prend ce prisonnier aux cheveux, et
l'autre enfonce à l'instant sa pique contre sa poitrine, et le renverse
mort à mes côtés ; son sang ruisselle dans la salle et le mien allait
couler; déjà la pique était lancée, quand un homme dont le nom
doit m'être si cher, averti par ses enfants qu'on massacrait à l'.^bbaye,
et qu'on parlait de l'abbé Sicard, accourt, fend la foule, et se pré-
cipitant entre la pique et moi, découvre sa poitrine. « Voilà dit-il,
« au monstre qui allait m'égorger, voilà la poitrine par où il faut
« passer pour aller à celle-là. C'est l'abbé Sicard, un des hommes les
« plus utiles à son pays, le père des sourds et muets ; il faut passer)
V sur mon corps pour aller jusqu'à lui. »
182 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
un voleur qui lui avait dérobé son portefeuille; il
me la donna comme signe de reconnaissance, s'il
échappait définitivement.
Il écrivit un instant après une lettre au prési-
dent de l'Assemblée nationale législative. Je remar-
quai l'inconséquence de cette démarche précipitée,
je lui ôtai la lettre et lui ordonnai, au nom de son
salut, de suspendre tout acte qui pourrait le déceler.
Le moment de crise, terrible oii il venait de se
trouver l'avait empêché de voir l'événement; je lui
appris que ses compagnons n'étaient plus ; il regarda
l'instant d'après dans la cour et vit leurs cadavres
étendus^ : « Hélas, me dit-il, ma vie est un miracle. »
Il était cinq heures du soir ; arrive Billaud de
Varenne, substitut du procureur de la Commune ; il
avait son écharpe, et le petit habit puce et la per-
ruque noire que l'on lui connaît : il marche sur les
cadavres, fait au peuple une courte harangue, et
finit ainsi : « Peuple, tu immoles tes ennemis, tu
fais ton devoir. » Cette oraison cannibale anime ;
les tueurs s'échaulî'ent davantage, ils demandent à
grands cris de nouvelles victimes ; comment étancher
cette soif de sang, croissante, inextinguible? Une
voix part du côté de Billaud : c'était celle de ce Mail-
lard, depuis connu sous le nom de Tape-dur : « Il
n'y a plus rien à faire ici, allons aux Carmes. » Ils
y courent, et cinq minutes après, je vis amener
les morts traînés par les pieds dans les ruisseaux.
* « Presque tous les égorgeurs étaient dans la cour intérieure sur
laquelle donnaient les croisées du comité. » Relation de 1 abbé Si-
card.
L*ABBAYE 183
Un tueur (je ne puis dire un homme) vêtu très gros-
sièrement et qui avait apparemment la commission
spéciale d'expédier « l'abbé l'Enfant », craignait
d'avoir manqué sa proie, il prend de l'eau, en jette
sur les cadavres couverts de sang et de poussière,
frotte leurs figures ensanglantées, les retourne, et
croit s'assurer enfin que l'abbé l'Enfant est parmi
eux.
L'expédition des Carmes est terminée, ou avancée;
une bande de massacreurs revient couverte de sang
et de poussière; ces monstres sont fatigués de car-
nage, mais non rassasiés de sang : ils sont hors d'ha-
leine, ils demandent à boire du vin, du vin ou la
mort. Que répondre à cette volonté irrésistible ? Le
comité civil de la section leur donne des bons de
24 pintes, assignés sur un marchand de vin voisin.
Bientôt ils ont bu, ils sont saoulés et contemplent
avec complaisance les cadavres jonchés dans la cour
de l'Abbaye.
« Que faisons-nous ici, s'écrie la même voix (du
môme Maillard revenu des Carmes), allons à l'Ab-
baye, il y a du gibier là » ; il dit, les tueurs répè-
tent en chœur : « Allons à l'Abbaye », et ils y volent
armés de leurs piques et de leurs sabres ensanglantés.
A peine deux minutes étaient écoulées que Ton ame-
nait les cadavres égorgés ; déjà plusieurs, traînés
dans les ruisseaux, venaient d'être réunis au monceau
de la cour de l'Abbaye S lorsque se forma, comme
* De ce récit, comme, d'ailleurs, de tous ceux laissés par les
témoins oculaires, il ressort bien évidemment que le massacre eut
lieu dans la cour du jardin, c'est-à-dire très loin de la prison mémo
184 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
par inspiration, une commission dite populaire, dont
les journaux rendirent compte le lendemain et qu'ils
appelèrent un tribunal équitable. La chronique et
Brissot lui donnèrent des éloges. Voici cependant
quelle était sa composition, et quelle fut à peu près
la conduite de ses membres.
Douze escrocs présidés par Maillard avec qui ils
avaient probablement combiné ce projet d'avance,
se trouvent, comme par hasard, parmi le peuple : et
là, bien connus les uns. des autres, ils se réunissent,
au nom du peuple souverain, soit de leur audace
privée, soit qu'ils eussent reçu mission secrète d'une
autorité supérieure, ils s'emparent des registres
d'écrous, ils les feuillettent et les parcourent ; les
de l'Abbaye où siégeait Maillard et d'où l'on tirait les victimes. Sans
doute, beaucoup furent immolées, dès la porte de la prison, d'autres
périrent dans le parcours de la prison à la cour du jardin, mais tous,
vivants, moribonds ou morts, furent traînés sous les fenêtres du
comité civil siégeant dans le bâtiment des Hôtes, c'est-à-dire à
l'endroit même où la rue Bonaparte rencontre aujourd'hui la place
Saint-Germain-des-Prés. Citons ici encore la Relation de l'abbé Si-
card :
« Le comité était alors rassemblé. On massacrait sous ses fenêtres,
dans les cours de l'Abbaye, tous les prisonniers qu'on allait chercher
dans la grande prison ; et les membres du comité délibéraient
tranquillement et sans se troubler sur les affaires publiques, et sans
faire aucune attention aux cris des victimes dont le sang ruisselait
dans la cour. On apportait sur la table du comité les bijoux, les
portefeuilles, les mouchoirs dégouttants de sang, trouvés dans les
poches de ces infortunés. J'étais assis autour de cette même table ;
on me vit frémir à cette vue. Le président (le citoyen Jourdan)
témoigna le même sentiment. Un des commissaires nous adressant
la parole : « Le sang des ennemis, nous dit-il, est pour les yeux des
« patriotes l'objet qui les flatte le plus. » Le président Jourdan et
moi, nous ne pûmes retenir un mouvement d'horreur.
«Un de ces bourreaux, les bras retroussés, armé d'un sabre fumant
de sang, entre dans l'enceinte où délibère ce comité. « Je viens
« vous demander pour nos braves frères d'armes qui égorgent ces
L ABBAYE 485
porte-clefs tremblent, la femme du geôlier, le
geôlier s'évanouissent : la prison est environnée
d'hommes furieux : Ton crie, les clameurs augmen-
tent, la porte est assaillie, elle va être forcée, lorsqu'un
des commissaires se présente au grillage extérieur,
et demande qu'on l'écoute; ses signes, ses gestes
obtiennent un moment de silence, les portes s'ou-
vrent, il s'avance, le livre des écrous à la main; il
se fait apporter un tabouret, monte dessus pour
mieux se faire entendre : « Mes camarades, mes amis,
s'écrie-t-il, vous êtes de bons patriotes, votre ressen-
timent est juste, et vos plaintes sont fondées. Guerre
ouverte aux ennemis du bien public ; ni trêve ni
ménagements, c'est un combat à mort ; je sens
« aristocrates, s'écrie-t-il, les souliers que ceux-ci ont à leurs pieds.
« Nos braves frères sont nu-pieds, et ils partent demain pour les
« frontières. » Les délibérants se regardent, et ils répondirent tous
« à la fois : « Rien n'est plus juste ; accordé. »
« A cette demande en succède une autre : « Nos braves frères tra
« vaillent depuis longtemps dans la cour, s'écrie un autre égorgeur
« qui entre tout essoufflé au comité, ils sont fatigués, leurs lèvres
« sont sèches ; je viens vous demander du vin pour eux. » Le comité
arrête qu'il leur sera délivré un bon pour vingt-quatre pots de vin.
« Quelques minutes après, le même homme vient renouveler la
même demande. 11 obtient encore un autre bon. Aussitôt entre un
marchand de vin, qui vient se plaindre de ce que l'on donne la pra-
tique aux marchands étrangers, quand il y a quelque bonne fête. On
l'apaise en lui permettant d'envoyer aussi de son vin aux braves
frères qui travaillaient dans la cour.
« On annonce un commissaire de la Commune, qui, par son ordre,
parcourait les difi'érentes sections. Il entre et adresse ces mots au
Comité : « La Commune vous fait dire que si vous avez besoin de
« secours, elle vous en enverra. — Non, lui répondirent les commis-
« saires, tout se passe bien chez nous. — Je viens, répliqua-t-il des
« Carmes et des autres prisons, tout s'y passe également bien. »
« Cette réponse expliquera à ceux qui pourraient l'ignorer encore,
quelle part prenait aux événements de cette affreuse journée, la
Commune de Paris. »
486 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
comme vous qu'il faut quïls périssent, mais si vous
êtes de bons citoyens, vous devez aimer la justice
Il n'est pas un de vous qui ne frémisse à l'idée
affreuse de tremper ses mains dans le sang de l'inno-
cence. — Oui, oui, répond le peuple. — Eh bien,
je vous le demande, quand vous voulez, sans rien
entendre, sans rien examiner, vous jeter comme des
tigres en fureur sur des hommes qui sont vos frères,
ne vous exposez-vous pas au regret tardif et déses-
pérant d'avoir frappé l'innocent au lieu du cou-
pable. »
Ici l'orateur est interrompu par un des assistants
qui, armé d'un sabre ensanglanté, les yeux étince-
lants de rage, fend la presse, et le réfute en ces
termes : « Dites donc, monsieur le citoyen, parlez
donc, est-ce que vous voulez aussi nous endormir ;
si les saprés gueux de Prussiens et d'Autrichiens
étaient à Paris, chercheraient-ils aussi les coupables?
Ne frapperaient-ils pas à tort et à travers, comme les
Suisses du 10 août; eh bien, moi, je ne suis pas ora-
teur, je n'endors personne, et je vous dis que je
suis père de famille, que j'ai une femme et cinq
enfants que je veux bien laisser ici à la garde de ma
section, pour aller combattre l'ennemi ; mais je n'en-
tends pas que pendant ce temps-là, les scélérats qui
sont dans cette prison, à qui d'autres scélérats vien-
dront ouvrir les portes, aillent égorger ma femme et
mes enfants ; j'ai trois garçons qui seront, je l'espère,
un jour, plus utiles à la patrie, que les coquins que
vous voulez conserver ; au reste, il n'y a qu'à les faire
sortir, nous leur donnerons des armes, et nous les
l'abbaye 487
combattrons à nombre égal ; mourir ici, mourir aux
frontières, je n'en serai pas moins tué par des scélé-
rats, et je leur vendrai chèrement ma vie ; et soit par
moi, soit par d'autres, la prison sera purgée de ces
sacrés gueux-là. »
« Il a raison, répète un cri général ; point de grâce,
il faut entrer. » On se pousse, on s'avance : « Un mo-
ment, citoyens, dit le premier orateur ; voici le livre
des écrous, il servira à donner des renseignements.
Ton pourra ainsi punir les scélérats, sans cesser d'être
justes ; le président lira l'écrou en présence de chaque
prisonnier, il recueillera ensuite les voix et pronon-
cera. » A chaque phrase, on entendait de toutes parts :
« Oui, oui, fort bien, il a raison, bravo, bravo » ; à la
fin du discours, plusieurs voix d'hommes apostés
crièrent : « Monsieur Maillard ; le citoyen Maillard,
président, c'est un brave homme, le citoyen Maillard
président. » Celui-ci, aux aguets de cette nomination,
jaloux d'un pareil ministère, entre aussitôt en fonc-
tions et dit qu'il va travailler en bon citoyen. La
commission s'organise, les compagnons de Maillard
Tenvironnent, ils conviennent entre eux d'une for-
mule d'interrogatoire très briève, qui ne devait con-
sister que dans l'identité des noms et prénoms ; ils
arrêtent que pour éviter toute scène violente dans
l'intérieur de la prison, on ne prononcera point la
mort en présence des condamnés, qu'on dira seule-
ment : « A La Force. »
On finissait de régler ces formalités très succinctes,
lorsqu'une voix se fait entendre par la fenêtre de la
salle des délibérations, et s' annonçant comme chargée
188 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
du vœu du peuple dit : « Il y a des Suisses dans la
prison, ne perdez pas de temps à les interroger, ils
sont tous coupables, il ne doit pas en échapper un
seul; » et la foule de crier : « C'est juste, c'est juste,
commençons par eux. » Le tribunal aussitôt pro-
nonce unanimement : A La Force.
Maillard président va leur annoncer leur sort. Il
se présente à eux. « Vous avez, leur dit-il, assassiné
le peuple au 10 août, il demande aujourd'hui ven-
geance, il faut aller à La Force. » Les malheureux
tombent tous à ses genoux et s'écrient : « Grâce,
grâce ! — Il ne s'agit, répond flegmatiquement Mail-
lard, que de vous transférer à La Force, peut-être
ensuite vous fera-t-on grâce. » Mais ils n'avaient que
trop entendu les cris furieux de la multitude qui jurait
de les exterminer ; aussi répliquèrent-ils d'une com-
mune voix : « Eh, Monsieur, pourquoi nous trompez-
vous? Nous savons bien que nous ne sortirons d'ici
que pour aller à la mort. » Paraissent au même temps
deux égorgeurs du dehors, l'un garçon boulanger,
l'autre Marseillais, qui leur disent du ton le plus
inflexible : « Allons, allons, décidez-vous, mar-
chons. » Alors, ce ne fut plus que des gémissements,
des lamentations horribles. Au milieu de ce spec-
tacle déchirant pour tout autre que Maillard, s'élève
la voix d'un des commissaires qui environnaient ces
infortunés, et leur dit : « Eh bien ! voyons donc quel
est celui de vous qui sort le premier ? » Tous les Suisses
de s'enfoncer dans la prison, de se serrer mutuelle-
ment, de se cramponner les uns aux autres, s'em-
brassant et poussant des cris plaintifs et douloureux
L ABBAYE 189
à l'aspect de la mort inévitable. L'empreinte du
désespoir rendait plus intéressante encore la figure
de quelques vieux vétérans; leurs cheveux blancs
inspiraient le respect, et leurs regards semblables à
celui de « Goligny » paraissaient retenir les assassins
qui étaient le plus près d'eux : mais la fureur de
ceux qui étaient sur le derrière et qui ne pouvaient
rien voir augmentait encore. Des hurlements redou-
blés demandent des victimes. Tout à coup un de ces
malheureux se présente avec intrépidité. Il avait une
redingote bleue, paraissait âgé d'environ trente ans.
Sa taille était au-dessus de l'ordinaire, sa physio-
nomie noble, son air martial. Il avait ce calme appa-
rent d'une fureur concentrée. « Je passe le premier,
dit-il du ton le plus ferme, je vais donner l'exemple :
nous soldats ne sommes pas les coupables, nos chefs
seuls le sont, cependant ils sont sauvés, et nous, nous
périssons, mais puisqu'il le faut, adieu. » Puis lançant
avec force son chapeau derrière sa tête, il crie à ceux
qui étaient devant : « Par où faut-il aller, montrez-
le-moi donc. » On lui ouvre les deux portes ; il est
annoncé à la multitude par ceux qui l'étaient venu
chercher ainsi que ses camarades, il s'avance avec
fierté. Tous les opérateurs se reculent, se séparant
brusquement en deux. II se forme autour de la vic-
time un cercle des plus acharnés, le sabre, la baïon-
nelte, la hache et la pique à la main ; le malheureux,
objet de ces terribles apprêts, fait deux pas en arrière,
promène tranquillement ses regards autour de lui,
croise les bras, reste un moment immobile ; puis
aussitôt qu'il aperçoit que tout est disposé, il s'élance
190 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
lui-même sur les piques et les baïonnettes et tombe
percé de mille coups.
Les derniers soupirs de l'infortuné mourant sont
entendus de ses malheureux camarades qui répon-
dent par des cris affreux; déjà plusieurs avaient
cherché à se cacher sous des tas de paille qui se
trouvaient dans une des salles de leur prison, lorsque
douze des plus forcenés massacreurs du dehors
viennent les prendre l'un après Tautre, et les immo-
lent successivement comme le premier. Un seul a le
bonheur d'échapper, déjà saisi par son habit, atteint
d'un premier coup, il allait subir le môme sort que
les autres, lorsqu'un Marseillais s'élance, se fait pas-
sage à travers la voûte d'acier prête à se refermer
sur lui-même: « Qu'allons-nous faire? s'écrie-t-il,
dans son patois, mes camarades, je connais ce bon
garçon : il n'est point un soldat du 10 août, il n'est
que fils de Suisse, et il s'est rendu lui-même en prison
parce qu'on lavait assuré que tout ce qui est Suisse
serait égorgé. »
Pendant cette minute de suspension d'égorgement
le jeune homme tire rapidement de sa poche des cer-
tificats, les exhausse au bout de ses bras levés en l'air;
sa jeunesse, une figure ingénue, les larmes qui cou-
laient en abondance de ses yeux, son air de candeur
et de simplicité, les papiers qu'il montrait de toute
sa force, se tenant toujours dans l'attitude la plus
apparente, tout cela paraît arrêter et émouvoir.
« Voyez-vous, s'écrie le Marseillais, profitant du
moment favorable, voyez-vous qu'il est innocent. —
Mettez-le en liberté, lui répond la multitude. » Aussitôt
i/abbaye 191
le Marseillais le prend par un bras, un massacreur
le prend par un autre ; on met bas les armes, plu-
sieurs l'embrassent et le félicitent. Il sort comme
triomphant des étreintes de la mort qui l'enveloppait
et est reconduit au milieu des cris de «Vive la nation, »
avec les démonstrations de la joie la plus vive et la
plus bruyante.
Cet instant de clémence est de bien courte durée :
on fait la lecture de la liste d'autres prisonniers :
« Grandmaison, Ghampclos, Maron', Vidant » et
autres accusés de fabrication de faux assignats, sont
appelés les premiers : on les fait descendre, ils sont
interrogés dans la forme brève convenue, ils veulent
répondre tous à la fois, mais par jugement unanime
du tribunal ils sont aussitôt envoyés « à La Force ».
Après eux paraît « Montmorin » Fex-ministre des
Affaires étrangères ; le président veut l'interroger, il
déclare d'une manière assez ferme « qu'il ne recon-
naît point les membres de la commission pour ses
juges, qu'ils n'en ont point le caractère ; que l'affaire
pour laquelle ils est détenu est pendante à un tri-
bunal légal, et qu'il ne doute pas que l'erreur dans
laquelle le public paraît être à son égard ne soit
bientôt rétractée ; qu'il espère confondre au plus tôt
ses dénonciateurs, faire triompher son innocence et
obtenir même des dommages et intérêts ».
On des assistants l'interrompt et dit brusquement :
« Monsieur le président, les crimes de M. de Mont-
morin sont connus, et puisque son affaire ne nous
• Le livre d'écrou portait Marcon. (G. L.)
192 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
regarde pas, je demande qu'il soit envoyé à La Force.
■ — Oui, oui, à La Force, crièrent les juges. — Vous
allez donc être transféré à La Force, dit ensuite le prési-
dent. — Monsieur le président, puisqu'on vous appelle
ainsi, réplique Montmorin du ton le plus ironique,
Monsieur le président, je vous prie de me faire avoir
une voiture. — Vous allez l'avoir, lui répond froide-
ment Maillard. » Un de ceux qui était là fait sem-
blant d'aller la chercher, sort et revient un instant
après, dire à Montmorin : « Monsieur, la voiture est
à la porte, il faut partir et promptement. » Mont-
morin réclame alors des effets, un nécessaire, une
montre, etc., qui étaient dans sa chambre, on lui
répond « qu'ils lui seront renvoyés ». Il se décide à
aller trouver la fatale voiture qui l'attendait.
Telle fut la fin d'un homme qui quoique gâté par
les préjugés de la naissance et de la fortune, avait
cependant assez de qualités personnelles pour mériter
un tout autre sort, si une ambition aulique et déme-
surée ne l'eût entraîné à conspirer contre son pays.
Après la mort de Montmorin, on demande une
seconde lecture de la liste des prisonniers, le nom
de Thierry, et plus encore la qualité de valet de
chambre du roi, fixe Tattcntion delà commission. Un
membre prend la parole et reproche à Thierry qu'on
venait d'amener quelques faits de royalisme : il
l'accuse surtout de s'être montré le 10 août, au châ-
teau des Tuileries, armé d'un poignard ; Thierry nie,
il prétend hardiment « qu'il a toujours été honnête
homme, que loin de conspirer contre son pays, il
eût été le premier à le défendre contre ses ennemis;
l'abbaye 193
que s'il s'est trouvé auprès du roi le 10 août, c'est que
son service Ty appelait, et qu'il avait fait son
devoir ». Maillard le somme de déclarer dans quel
poste du château il se trouvait au moment du combat.
Il répond « qu'il ne se rappelait pas précisément
l'endroit, qu'il était à ses affaires, qu'au surplus il
devait être traduit devant un tribunal légalement
institué, et que là il répondrait. — Vous ne nous
persuaderez jamais, Monsieur, lui dit un membre,
que vous n'êtes point un aristocrate ; vous approchiez
trop près du veto ; vous allez nous dire que vous
étiez obligé de faire ce qui vous était ordonné ; moi,
je vous répondrai tel maître, tel valet ; en consé-
quence, ce que je demande au président c'est qu'il
vous fasse transférer à La Force. » Maillard prononce
à La Force et Thierry n'est plus *.
Viennent ensuite Bocquillon et Buos ^, juges de
paix. « Vous êtes accusés par le peuple, leur dit aussitôt
Maillard, de vous être réunis à des collègues aussi
infâmes que vous, pour former au château des Tui-
leries un comité secret, destiné à venger la cour de
* La princesse de Tarante qui parut, le 3 septembre, devant ce
tribunal de Maillard, a laissé cette description : « J'avançais avec
peine au milieu de la foule qui remplissait la chambre ; il y régnait
une chaleur suffocante, et, quoiqu'il fît très grand jour, l'obscurité
y était presque entière. Je m'approche en tremblant de cette table
qu'entouraient les juges : elle était couverte de papiers, de bou-
teilles, de verres, de pipes et de sabres. Parmi ceux qui rendaient
les arrêts de mort, les uns étaient assis, les autres debout. Plusieurs,
ivres ou assouvis de sang, s'étaient endormis. A une fenêtre grillée
qui donnait sur une cour, étaient suspendus des hommes qui en
interceptaient la lumière et qui applaudissaient ou improuvaient
les jugements « Les Souvenirs de la princesse de Tarente ont été
édités en 1897 à Nantes, chez Grimaud. (G. L.)
• Buoh. (G. L.)
13
194 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
la journée du 20 juin, et à en punir les auteurs. —
Il est vrai, répondit Bocquillon d'un visage calme
et serein, que je me suis trouvé à ce comité; mais
je défie qu'on me prouve que j'aie participé à aucun
acte arbitraire. — A La Force, à La Force, » s'écriè-
rent les membres ; le président prononce; Bocquillon
et Buos ne sont plus.
Vigne de Gusay^, prévenu d'avoir participé à la
conduite des troupes qui avaient fusillé au Champ-de-
Mars ; Protot et Valviri accusés d'avoir volé la nation
en émettant de faux billets de quarante sous de la
maison de secours non numérotés et sans hypo-
thèque, furent de même envoyés à La Force d'après
le prononcé de Maillard, et au non du peuple souve-
rain.
Peut-être, sur l'étiquette des personnages que l'on
vient de voir passer à i^a Force, va-t-on s'imaginer
que le crime seul a péri; sans doute^ beaucoup de
coupables ont payé de leur vie de véritables forfaits,
mais le plus grand tort qu'ont fait à la morale pu-
blique ces massacres affreux, c'est que des actes
d'une illégalité aussi cruelle, loin de tourner au profit
de l'exemple, seule fin des supplices, honorent
presque les victimes au lieu de les flétrir, et laissent
à leurs adhérents le droit de réclamer leur mémoire,
comme celle de l'innocence martyrisée.
J'ai oublié de rappeler un forfait de plus, vomi
par les soi-disant chargés du peuple souverain. Avec
quelque rapidité que se fissent les opérations, ces
* Vignier de Gurny.{G. L.)
L ABBAYE 195
messieurs avaient encore îe temps et la précaution,
au lieu d'orner les victimes, de les dépouiller au
vif. Ils commençaient par leur enlever portefeuilles,
montres, bagues, diamants, assignats ; puis mettaient
toutes ces défroques tant dans leurs poches que dans
des corbeilles et cartons ; et j'ai les deux preuves
suivantes qu'ils se sont tout approprié :
1° Deux commissaires furent envoyés par la sec-
tion des Quatre-Nations pour réclamer, à la prière de
ses parents, un prisonnier qui n'avait aucune note
royaliste ; ils parvinrent après bien de la peine à le
faire élargir ; mais s'étant aperçus qu'il n'était dressé
aucun procès-verbal des effets précieux enlevés aux
condamnés, ils se permirent d'en faire l'observation
à ces prévôts spoliateurs; ceux-ci, très gênés d'être
devinés par des yeux dénonciateurs, voulurent d'abord
biaiser, éluder ; bientôt ils élevèrent le ton d'une
manière tellement torse et oblique, que le peuple
trompé sur l'objet de la discussion, et prenant les
commissaires de la section pour des prisonniers,
allait les égorger, lorsque ceux-ci baissant la voix et
adoucissant les reproches d'une probité intempes-
tive, filèrent promptement, et revinrent comme des
échappés.
2° Le comité civil de la section, chargé de se faire
rendre compte, n'a rien pu découvrir de toutes ces
dépouilles précieuses, quoique les prisonniers de
l'Abbaye particulièrement fussent la plupart des
gens de qualité très opulents.
La commission se divisa sur les deux heures du
matin, et se distribua les autres prisons de Paris.
196 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Il restait cependant encore quelques prisonniers, à
l'Abbaye ; la lassitude des opérateurs leur fit aban-
donner ce poste pendant quelques heures ; ils vinrent
se reposer au comité qu'ils avaient choisi pour le
théâtre de leurs orgies, se faisant donner « à boire,
à boire », et passèrent ainsi la nuit dans des ruis-
seaux de vin. Ils retournèrent à la prison de l'Abbaye,
le i;natin, et tuèrent ce qui restait, d'intervalle en
intervalle.
J'ai dit comme Billaud-Varennes était venu la
veille à la cour de l'Abbaye; Manuel était, de son
côté, venu à la prison vers les huit heures du soir, à
la lueur des flambeaux. Il avait harangué la com-
mission populaire, mais ses yeux exprimaient plus
le caractère de la contrainte, que de la joie sanglante
qui animait ceux de Billaud.
Billaud-Varennes revint le lendemain matin 3 sep-
tembre, vers midi, au comité de la section; il par-
lait, monté sur les marches de l'escalier, lorsqu'un
nommé Rhulières *, prisonnier de l'Abbaye, déjà
percé de plusieurs coups de pique, courait nu dans
la cour, tombant, se relevant; je l'ai vu faire encore
quelques pas chancelants, et lutter pendant plus de
dix minutes contre la mort qui l'atteignit enfin. Voici
les paroles abrégées, mais textuellement fidèles de
Billaud-Varennes aux massacreurs : « Respectables
* Il n'y avait pas de détenu de ce nom à l'Abbaye : les listes de
Granier de Cassagnac ne le mentionnent pas. Est-ce Ri/sne7\ soldat
suisse, ou Rubelle de Goupillières? On a vu déjà combien l'ortho-
graphe de Méhée est fantaisiste. Il est plus probable que ses souve-
nirs sont sur ce point confus et qu'il s'agit du Rhulières qu'on mit
nu, en effet, avant de le tuer, mais qui fut massacré à La Force et
non à l'Abbaye. (G. L.)
L*ABBAYE 197
citoyens, vous venez d'égorger des scélérats, vous
avez sauvé la patrie, la France entière vous doit une
reconnaissance éternelle, la municipalité ne sait com-
ment s'acquitter envers vous; sans doute le butin et
la dépouille de ces scélérats (montrant les cadavres)
appartiennent à ceux qui nous en ont délivrés ; mais
sans croire pour cela vous récompenser, je suis chargé
de vous offrir à chacun vingt-quatre livres, qui vont
vous être payées sur-le-champ [Applaudissements
nombreux des égorgeurs), respectables citoyens, con-
tinuez votre ouvrage^ et la patrie vous devra de nou-
veaux hommages. »
Nota bene que Billaud-Varennes est celui qui, en
sa qualité de substitut du procureur de la Commune,
avait dans la matinée des jours précédents, interrogé
à la Mairie les détenus par suite des visites domi-
ciliaires, notamment la femme Lamballe ; et qu'ils
avaient été distribués dans les diverses prisons.
Après le discours que je viens de rappeler, Billaud-
Varennes entre au comité et le charge de donner
les vingt-quatre livres qu'il vient de promettre aux
opérateurs. Le comité qui ne possède aucun fonds
lui demande les moyens de satisfaire aux engage-
ments qu'il vient d'imposer. Il répond laconiquement
de faire une liste, et s'en va sans donner d'autre
solution, et laissant le comité tremblant et effrayé
de cette terrible responsabilité envers les opérateurs.
En effet, à peine était-il sorti que ceux-ci fondent
en masse et demandent à grands cris la somme qui
vient de leur être allouée par Billaud-Varennes.
Jamais position ni spectacle ne furent plus horribles.
198 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
L'un a un sabre, une baïonnette ensanglantée;
l'autre une pique cassée et couverte de cervelle
humaine ; un autre a arraché un cœur palpitant qu'il
porte au bout d'une hallebarde brisée ; l'autre a coupé
des parties viriles qui lui servent à faire aux femmes
des plaisanteries outrageantes. Voilà les trophées, les
justifications abominables sur lesquelles ils fondent
leurs réclamations menaçantes. « Croyez- vous que
je n'aie gagné que vingt-quatre livres, disait haute-
ment un garçon boulanger, armé d'une massue, j'en
ai tué plus de quarante, pour ma part. » Deux
femmes furent rencontrées le matin, tenant à la
main de la soupe et de la viande dans un potage :
« Où allez-vous donc, leur dit une voisine? — Je por-
tons à déjeuner, répondirent-elles, à nos hommes
qui travaillent à l'Abbaye, — Y a-t-il encore de la
besogne, leur demande un tueur qui venait de cuver
son vin dans la cour? — S'il n'y en a plus, il faudra
bien en faire, répliquèrent les deux femmes. »
Inquiet de satisfaire ces réclamants furieux, le
comité s'occupe de dresser à l'instant la liste de
chacun d'eux, leur dit que l'argent est à la munici-
palité, et les engage à aller le toucher eux-mêmes;
ils y consentent et partent munis de la liste. Point
d'argent au comité de surveillance de la Commune.
Ils y attendent en vain jusqu'à onze heures du soir;
à minuit, ils reviennent jurant, sacrant, écumants
de rage, et menaçant le comité collectivement de lui
couper solidairement la gorge, s'ils ne sont à l'ins-
tant payés. Point de réplique à cette décision impé-
rative; un des membres du comité veut user de la
L ABBAYE 199
voie de représentation, mais le sabre est levé sur sa
tête; il se trouve muet; en un mot, c'est la bourse
ou la vie qu'il leur faut. A cet argument irrésistible,
un membre du comité, marchand de drap, demande
la permission de courir chez lui chercher de l'argent,
elle lui est accordée ; il revient incontinent, et avance
à ses risques la moitié du traitement des égorgeurs.
Voilà donc le comité provisoirement débarrassé de
ces monstres pour la nuit; mais après avoir cuvé la
boisson immodérée de quarante-huit heures conti-
nues, ils reviennent de grand matin chercher l'autre
moitié. Deux commissaires les conduisent fraternel-
lement à la Commune ; j'ai appris qu'ils avaient
été définitivement payés par le ministre Rolland, et
j'affirme qu'on ne les a point revus.
Le 3 septembre matin, Billaud-Varennes est entré
au conseil général de la Commune, tenant amicale-
ment par la main un massacreur couvert de sang,
et l'a présenté comme un brave homme qui avait
bien travaillé^ suivant son expression.
Voilà une esquisse très faible de ce qu'un seul
homme a pu recueillir, mais surtout de ce qu'il a pu
voir Dar lui-même, des horreurs du 2 septembre...
MON AGONIE DE TRENTE-HUIT HEURES
PAR
JOURGNIAC DE SAINT-MÉARD
Rééditer ce célèbre récit peut sembler à bien des gens
chose assez inutile ; aucun n'est plus connu, aucun n'a
été plus lu, discuté, réimprimé et démarqué. Il est,
pour ainsi dire, devenu classique; mais aussi il est si
pittoresque et si saisissant qu'il nous semble devoir obli-
gatoirement trouver place parmi les dépositions des
témoins du terrible drame ; et nous préférons le reproche
que certains lecteurs nous adresseront peut-être de l'avoir
reproduit, au regret que bien d'autres éprouveraient sans
doute de ne le point trouver ici.
De tous les récits contemporains de la Révolution, a dit
M. Maurice Tourneux^ dont la compétence n'est point
douteuse, aucun ne compte des réimpressions aussi nom-
breuses que celui de Jourgniac. Sur la lin de sa vie, l'au-
teur se flattait d'en posséder cinquante-huit éditions
différentes, y compris les contrefaçons. Jourgniac était
Gascon, mais sans trop d'exagération, puisque des cin-
quante-huit éditions dont il se vante, M. Tourneux en a
retrouvé vingt-deux, presque la moitié ! La silhouette de
l'auteur vaut, du reste, d'être esquissée.
* Bibliographie de l'histoire de Paris pendant la Révolution fran-
çaise, Tome I, n» 3480.
L ABBAYE 201
L'air bon entant, la bouche souriante, la joue fleurie,
une pointe d'accent gascon : il n'en fallait pas plus, jadis,
pour réussir dans le monde ; et telles étaient les raisons
du succès de M. Jourgniac de Saint-Méard, capitaine com-
mandant les chasseurs du régiment d'infanterie du roi,
qui se trouvait tenir garnison à Nancy en 1783.
Le capitaine Jourgniac (on disait aussi Journac), qui
s'était à lui-même conféré la noblesse, en ajoutant à son
nom très roturier celui d'une modeste terre de ses ancêtres,
s'était enrôlé à vingt ans et avait conquis son grade, non
pas à la pointe de son épée, car il n'eut pas à faire cam-
pagne, mais à force d'amabilité, de bons mots et de bouquets
à Chloris. En 1784, il vit le feu pour la première fois...
dans un incendie qui détruisit, à Nancy, la maison d'un
certain Laener, et où Jourgniac montra une intrépidité et
un sang-froid tels qu'il reçut les félicitations du roi.
Ses hommes l'aimaient fort : ils le savaient « sorti des
rangs », et il se montrait avec eux familier et indulgent.
Pourtant, aux premiers jours de la Révolution, ses chas-
seurs se mutinèrent : un des plus exaltés lui mit sous le
nez la Déclaration des Droits de l'Homme.
Cécile déconcerta : Jourgniac n'était point construit de
manière à rien comprendre aux événements qui allaient
se dérouler ; il avait, des Français d'autrefois, la sensibi-
lité, l'esprit, l'honnêteté, et aussi les jolis défauts complé-
mentaires de ces qualités nationales, la naïveté, la légèreté,
la hâblerie. Très satisfait de soi-même, il se classait parmi
les plus capables d'adopter les idées nouvelles et d'y trier
sagement le bon d'avec le mauvais. La vérité est qu'il n'y
entendit jamais rien, croyant que totit s'arrangerait à
l'aide de bons mots et d'agréables quatrains.
En présence de l'insubordination croissante des soldats
qu'il commandait, il fit imprimer à bon nombre d'exem-
plaires, en 1790, un Discours adressé aux chasseurs de son
202 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
régiment : il y laisse libre cours à sa faconde, se pro-
clame le premier chasseur de la compagnie, atteste que
ses soldats le chérissent, et fait « vibrer les cordes du
patriotisme et de la fraternité ». Électrisés par tant d'élo-
quence, les chasseurs de Jourgniac se révoltèrent tout à
fait et, au cours d'une marche militaire, le proclamèrent
général, sur le grand chemin de Nancy à Lunéville.
Promu de la sorte chef des révoltés, le brave Jourgniac
eut peur : il « brisa son épée », quitta l'armée, et regagna
Paris. Là, il fonda un petit journal, y déposa nombre de
jeux de mots et plusieurs romances, persuadé, en vrai
Français badin et bon vivant, que c'était aux passions
déchaînées le plus actif remède : il croyait éteindre cet
immense incendie en versant dans la flamme un flacon
d'eau de lavande !
En dépit de ses efi'orts et de ses chansons, la catastrophe
s'étendait : la monarchie venait de crouler, les Prussiens
étaient en France, l'anarchie régnait à Paris ; Jourgniac
s'obstinait à rimer. Il fut très étonné et commença à
soupçonner que « ça pouvait être sérieux », quand, le
22 août 1792, des hommes qu'il ne connaissait pas, des
messieurs, vinrent l'arrêter en son domicile, rue Groix-
des-Pe tits-Champs.
CHAPITRE I
QUATORZE HEURES DU COMITÉ DB SURVEILLANCE DE LA COMMUNE
Ce comité me fit arrêter le 22 août ; je fus emmené
à la Mairie à neuf heures du malin, oîî je restai
jusqu'à onze heures du soir*. Deux messieurs, sans
* Je fus arrêté par le sieur Niquette et par le sieur Pommier qui
fut fusillé ensuite à l'armée de Moreau. 11 avait servi d'abord au
L ABBAYE 203
doute membres de ce comité, me firent entrer dans
une salle ; un d'eux, accablé de fatigue, s'endormit.
Celui qui ne dormait pas me demanda si j'étais
M. Jourgniac Saint-Méard.
Je repondis oui.
— Asseyez-vous. Nous sommes tous égaux. Savez-
vous pourquoi on vous a arrêté?
— Un de ceux qui m'ont conduit ici m'a dit qu'on
me soupçonnait d'être le rédacteur d'un journal anti-
constitutionnel.
— Soupçonné n'est pas le mot; car je sais que le
Gautier qui passe pour être rédacteur du Journal de
la Cour et de la Ville est un homme de paille.
— On a surpris votre facilité à croire, Monsieur;
car son existence physique est aussi facile à prouver
que sa qualité de rédacteur.
— Je dois croire...
— Rien que la vérité; car vous êtes juste, puisque
vous êtes juge; d'ailleurs, je donne ma parole d'hon-
neur. . .
— Eh ! Monsieur, il n'est plus question de parole
d'honneur.
— Tant pis, Monsieur, car la mienne est bonne.
— On vous accuse d'avoir été sur les frontières,
régiment du Roi où il avait été nommé président du club révolu-
tionnaire des soldats. Ils étaient accompagnés de dix ou douze sol-
dats qu'ils renvoyèrent lorsque je les assurai que mon intention
était de me soumettre à la loi. Us me dirent qu'ils n'avaient emmené
avec eux une force aussi considérable que parce qu'on leur avait
assuré que j'étais dans l'intention de faire une vigoureuse résis-
tance. [Note de l'auteur.)
N. B. — Les notes de Tourgniac sont indiquées par des chiffres :
celles que nous avons cru devoir ajouter ont des rappels de lettres.
204 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
il y a dix ou onze mois ; d'y avoir fait des recrues que
vous avez conduites aux émigrés : à votre retour on
vous a arrêté, et vous vous êtes sauvé de prison.
— S'il m'était permis de penser que ce fût une
dénonciation sérieuse, je ne demanderais qu'une
heure pour prouver que je ne suis pas sorti de Paris
depuis vingt-trois mois. Et si...
— Oh ! je sais, Monsieur, que vous avez de l'esprit,
et que par votre astuce, vous trouveriez...
— Permettez-moi de dire que le mot astuce est de
trop ; il n'est question que d'absurdités ; car nous ne
parlons que des dénonciations qu'on a faites contre
moi.
— Connaissez-vous M. Durosoi, rédacteur de la
Gazette de Paris?
— Beaucoup de réputation, mais pas autrement;
je ne l'ai même jamais vu.
— Gela m'étonne, car on a trouvé dans ses papiers
des lettres que vous lui avez écrites.
— On n'en a trouvé qu'une; car je ne lui en ai écrit
qu'une, par laquelle je lui annonçais l'envoi d'un
discours que je fis aux chasseurs de ma compagnie,
à l'époque de l'insurrection de la garnison de Nancy,
et qu'il fit imprimer dans la Gazette de Paris. Voilà
l'unique correspondance que j'aie eue avec lui,
— Cela est vrai, et je dois même vous dire que
cette lettre ne vous compromet pas.
— Aucune de mes lettres, aucun de mes écrits,
et aucune de mes actions ne peuvent me compro-
mettre.
— Je vous ai vu chez M"" Vaufleury ; je vous ai
JOURGNIAC DE S A I N T- IVI E A R D
BiLlidlli. Nal. i;abinol des Estampes'.
l'abbaye 20d
vu aussi avec M. Peltier, rédacteur des Actes des
Apôtres.
— Cela doit être, car je vais souvent chez cette
dame, et je me promène quelquefois avec Peltier.
— N'êtes-vous pas chevalier de Saint- Louis ?
— Oui, Monsieur.
— Pourquoi n'en portez-vous pas la croix?
— La voilà, je l'ai toujours portée depuis six ans.
— C'en est assez pour aujourd'hui... Je vais rendre
compte au comité que vous êtes ici.
— Faites-moi le plaisir de lui dire aussi que s'il
me rend justice, il me renverra libre; car je ne suis
ni rédacteur, ni recruteur, ni conspirateur, ni dénon-
ciateur.
Un moment après, trois soldats me firent signe de
les suivre. Quand nous fûmes dans la cour, ils mïn-
vitèrent à monter avec eux dans un fiacre qui partit
après avoir reçu l'ordre de nous mener à « l'hôtel du
faubourg Saint-Germain ^ ».
* L'Histoire de la Révolution du 10 août, par Peltier, fournit sur
l'arrestation de Saint-Méard un paragraphe curieux. Les faits qui y
sont contenus ne sont mentionnés nulle part. Ils paraissent cepen-
dant authentiques.
« Le chevalier Jourgniac de Saint-Méard. capitaine au régiment
du Roi, était connu pour avoir fourni beaucoup de calembours au
Journal de la Cour et de la Ville ; il fut arrêté, mais ce fut moins
pour ce grief qu"on l'emprisonna que pour une querelle qu'il eut,
quelque temps avant le 10 août, chez le libraire Desenne avec le
magistrat Manuel. Elle avait fait tant de bruit que Saint-Méard avait
cru nécessaire de faire imprimer en forme de dialogue son apolo-
gie, afin de ne pas être déchiré tout de suite par les volontaires de
Manuel. » [Note des anciennes éditions.)
206 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
CFIAPITRE II
DIX JOURS A l'aBBAYB
Arrivé à l'hôtel indiqué par mes compagnons de
voyage, qui se trouva être la prison de l'Abbaye,
ils me présentèrent avec mon billet de logement au
concierge, qui, après m'avoir dit la phrase d'usage :
« Il faut espérer que cela ne sera pas long », me fit
placer dans une grande salle qui servait de chapelle
aux prisonniers de l'ancien régime. J'y comptai dix-
neuf personnes couchées sur des lits de sangle : on
me donne celui de M. Dangremont (*) à qui on avait
coupé la tête deux jours auparavant.
Le môme jour, et dans le moment que nous allions
nous mettre à table, M. de Ghantereine^ colonel de
la maison constitutionnelle du roi, se donna trois
coups de couteau, après avoir dit : « Nous sommes
tous destinés à être massacrés... Mon Dieu, je vais à
vous ! » Il mourut deux minutes après.
Le 23. — Je composai un mémoire, dans lequel je
démasquai la turpitude de mes dénonciateurs; j'en
envoyai des copies au ministre de la Justice, à ma
section, au comité de surveillance, et à tous ceux
que je savais prendre intérêt à l'injustice que j'éprou-
vais.
(A) Collenot d'Angremont (Louis-David), secrétaire de l'adminis-
tration de la garde nationale, exécuté le 21 août.
* Inspecteur du Garde-meubles de la Couronne.
l'abbaye 207
Vers cinq heures du soir. On nous donna pour
compagnon d'infortune, M. Durosoi, rédacteur de la
Gazette de Paris. Aussitôt qu'il m'entendit nommer,
il me dit, après les compliments d'usage : « Eh ! Mon-
sieur, que je suis heureux de vous trouver !... Je vous
aime depuis longtemps, et je ne vous connais cepen-
dant que par l'affaire de Nancy : permettez à un mal-
heureux dont la dernière heure s'avance, d'épancher
son cœur dans le vôtre. » Je l'embrassai. Il me fit
ensuite lire une lettre qu'il venait de recevoir, et par
laquelle une de ses amies lui mandait :
« Mon ami, préparez-vous à la mort ; vous êtes
condamné, et demain... Je m'arrache l'âme, mais
vous savez ce que je vous ai promis. Adieu. »
Pendant la lecture de cette lettre, je vis couler des
larmes de ses yeux ; il la baisa plusieurs fois, et je
lui entendis dire à demi-voix : « Hélas, elle en souf-
frira bien plus que moi. » Il se coucha sur mon lit, et
dégoûtés de parler des moyens qu'on avait employés
pour nous accuser et pour nous arrêter, nous nous
endormîmes. Dès la pointe du jour, il composa un
mémoire pour sa justification, qui, quoique écrit
avec énergie et fort de choses ne produisit aucun
effet favorable, car il eut la tête tranchée le lendemain
à la guillotine.
Le 25. — Les commissaires de la prison nous per-
mirent enfin de nous procurer le journal* du soir.
' Un nouveau prisonnier nous en porta plusieurs, un entre autres
intitulé le Courrier français dans lequel je lus ce que mes lecteurs
peuvent très bien se dispenser de lire.
« MM. Saint-Méard et Beaumarchais ont été arrêtés : le premier
était auteur du journal scandaleux qui paraissait sous le titre de
208 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
On avait placé dans la sacristie de la chapelle qui
nous servait de prison, un capitaine du régiment des
gardes-suisses, nommé Reding, qui, lors de Taffaire
du 10 août, reçut un coup de feu dont il eut le bras
cassé ; il avait en outre reçu quatre coups de sabre
sur la tête. Quelques citoyens le sauvèrent et le por-
tèrent dans un hôtel garni, d'oii on fut l'arracher
pour le constituer prisonnier à l'Abbaye, oii on lui
remit le bras pour la seconde fois. J'ai été étonné
bien souvent dans le cours de ma vie, mais jamais
autant qu'en regardant une sorte de garde-malade (qui
le soignait) : je reconnus en elle une personne avec
laquelle j'avais été intimement lié pendant douze ans.
Les particularités de cette anecdote incroyable
n'ayant rien de commun avec ma narration, je passe
à l'ordre de mon récit.
Le 26 à minuit. — Un officier municipal entra dans
notre chambre, pour inscrire nos noms et le jour que
Journal de la Cour et de la Ville. Il a été capitaine au régiment du
Roi ; et ce qu'il y a de remarquable, c'est qu'il est propriétaire de
la terre que le fameux Montaigne possédait près de Bordeaux.
M. Saint-Méard jouit de plus de 40 000 livres de rentes. »
Je pardonne à ce fabricant de nouvelles de m'avoir donné cette
terre, quoique elle appartienne à M. de Ségur, et plus de 40 000 li-
vres de rentes, quoique je n'en ai jamais eu la moitié, même
avant la Révolution. Je fais plus ; je ne suppose pas qu'il ait eu de
mauvaises intentions jusque-là ; mais je ne peux pas croire qu'il en
eût de bonnes, quand il a choisi le moment où j'étais sous le glaive
de la loi, pour publier que j'étais journaliste anticonstitutionnel;
car quoiqu'il fût ci-devant journaliste feuillant, c'est-à-dire très
constitutionnel, il savait que le sieur Gautier était rédacteur du
journal en question. Enfin, comment s'accordera-t-il sur la fortune
considérable qu'il m'a donnée, avec l'auteur des Révolutions de
Paris, qui assure que je travaillais à ce journal pour gagner ma vie?
S'il avait ajouté à cette balourdise, que je n'avais jamais travaillé
pour la taire arracher à personne, il aurait dit une vérité, et je lui
aurais pardonné le mensonge. (Note de l'auteur.)
L ABBAYE 209
nous avions été arrêtés. Il nous fît espérer que la
municipalité enverrait le lendemain des commis-
saires pour faire sortir ceux contre lesquels il n'y
avait que des dénonciations vagues. Cette annonce
me fit passer une bonne nuit, mais elle ne se réalisa
pas; au contraire, le nombre des prisonniers ne fit
qu'augmenter.
Le 27. — Nous entendîmes le bruit d'un coup de pis-
tolet qu'on tira dans l'intérieur de la prison ; aussitôt
on court précipitamment dans les escaliers et les
corridors ; on ouvre et on ferme avec vivacité des
serrures et des verrous ; on entre dans notre chambre,
cil un de nos guichetiers, après nous avoir comptés,
nous dit d'être tranquilles, que le danger était passé.
Voilà tout ce qu'a voulu nous dire sur cet événement
ce brusque et taciturne personnage.
Le 28 et le 29. — Nous ne fûmes distraits que par
l'arrivée des voitures qui amenaient à chaque instant
des prisonniers. Nous pouvions les voir d'une tou-
relle qui communiquait dans notre chambre, et dont
les fenêtres donnaient sur la rue Sainte-Marguerite.
Nous avons payé bien cruellement par la suite le
plaisir que nous avions d'entendre et d'apercevoir
ce qui se passait sur la place, dans la rue, et surtout
vis-à-vis le guichet de notre prison.
Le 30, à onze heures du soir. — On fit coucher dans
notre chambre un homme âgé d'environ quatre-
vingts ans ; nous apprîmes le lendemain que c'était
le sieur Cazotte, auteur du poème à.' Olivier^ du Diable
amoureux, etc^ La gaîté un peu folle de ce vieillard,
' Jacques Cazotte était âgé de soixante-treize ans ; Dijon fut Is
14
210 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
sa façon de parler orientale, fit diversion à notre
ennui; il cherchait très sérieusement à nous per-
suader, par l'histoire de Caïn et d'Abel, que nous
étions bien plus heureux que ceux qui jouissaient
de leur liberté. Il paraissait très fâché que nous eus-
sions l'air de n'en rien croire; il voulait absolument
nous faire convenir que notre situation n'était qu'une
« émanation de l'Apocalypse, etc., etc. » Je le piquai
au vif en lui disant que, dans notre position, on était
beaucoup plus heureux de croire à la prédestination
qu'à tout ce qu'il disait. Deux gendarmes, qui vinrent
le chercher pour le conduire au tribunal criminel,
terminèrent notre discussion.
Je ne perdais pas un instant pour me procurer les
attestations qui pouvaient me servir à prouver les
vérités que j'avançais dans mon mémoire. J'étais
aidé par un ami, mais par un ami comme il n'y en a
lieu de sa naissance. Son père, homme intègre, était greffier des
États de Bourgogne. Jacques Gazotte s'était rendu utile à sa patrie
dans l'administration de la Marine, et il avait, entre autres, rempli
avec distinction la place de commissaire-ordonnateur aux îles du
Vent, dans les guerres antérieures à celle de 1778. Ami précieux,
bon père, excellent époux, personne n'eut un caractère plus gai, un
esprit plus enjoué, un cœur plus sensible. Olivier, le Diable amou-
reux, le Lord impromptu ne sont pas des ouvrages dépourvus de
mérite. Son front chauve et ses cheveux blancs lui donnaient l'air
d'un véritable patriarche. 11 vivait relire à Pierry on Champagne,
au milieu d'une famille dont il faisait le bonheur. De ses deux lils,
l'un était dans la garde du Roi, l'autre servait au dehors à l'armée
des Bourbons. Une fille de vingt ans, modèle de grâces et de pieté
filiale, Elisabeth Gazotte, servait de secrétaire à son père dans sa
retraite. C'était elle qui avait écrit une partie des lettres fatales (qui
servirent de prétexte à sa mort). Dès le 18 août, un détachement de
gendarmerie nationale enveloppa sa maison. Il fut conduit avec sa
fille à Epernay, puis à Paris dans les prisons de l'Abbaye.
(Extrait de YHistoire de la Révolution par Peltier.)
L ABBAYE 211
plus, qui, pendant que mes compagnons d'infortune
élaient abandonnés des leurs, travaillait jour et nuit
pour me rendre service. Il oubliait que dans un
moment de fermentation et de méfiance, il pouvait
courir les mêmes risques que moi; qu'il se rendait]
suspect en s'intéressant à un prisonnier suspecté :
rien ne le retenait; et il m'a bien prouvé la vérité de
ce proverbe : « L'adversité est la pierre de touche des
amis. » C'est en grande partie à ses soins et à son
zèle que je suis redevable de la vie. Je dois au
public, à moi-même et à la vérité de nommer ce brave
homme : c'est M. Teyssier, négociant, rue Croix-;
des-Petits-Champs.
Les derniers jours du mois d'août me rappelèrent
la cruelle situation oii je m'étais trouvé à l'affaire de!
Nancy. Je faisais travailler mon imagination pour
comparer les risques que je courais avec ceux que
j'avais courus les mêmes jours, lorsque l'armée, com-
posée des régiments du Roi, de Mestre-de-Camp, de
Châteauvieux et de quelques bataillons de gardes
nationaux, me nomma son général, et me força de la
conduire à Lunéville, pour enlever aux carabiniers
le général Malseigne.
Le l^"" septembre. — On fit sortir de prison trois de
nos camarades, qui furent bien moins étonnés de
leur délivrance qu'ils ne l'avaient été de leur arresta-
tion, car ils étaient les plus zélés patriotes de leurs sec-
tions *. On en fit sortir quelques autres des chambres
* Les sieurs Saint-Félix, Laurent et Chignard. Ces deux derniers
ne sortirent que le dimanche 2 septembre. Ils furent réclamés par
leurs sections. (Note de l'auteur.)
242 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
voisines, notamment M. de Jaucourt, membre d'
l'Assemblée législative, qui, quelque temps avant,
avait donné sa démission de député.
CHAPITRE III
COMMENCEMENT DE MON AGONIE DE TRENTE-HDIT HEURES
Le dimanche 2 septembre. — Notre guichetier servi i
notre dîner plus tôt que de coutume ; son air effaré,
ses yeux hagards nous firent présager quelque chose
de sinistre ^ A deux heures, il rentra : nous l'entou-
râmes ; il fut sourd à toutes nos questions, et après
qu'il eut, contre son ordinaire, ramassé tous les cou-
teaux que nous avions soin de placer dans nos ser-
viettes, il fit sortir brusquement la garde-malade de
l'officier suisse Reding.
A deux heures et demie. — Le bruit effroyable que
faisait le peuple fut épouvantablement augmenté par
celui des tambours qui battaient la générale, par le^
trois coups de canon d'alarme et par le tocsin qu'on
sonnait de toutes parts*.
* Nommé Bertrand. Il avait été aboyeur à l'Opéra pour faire;
approcher les voitures.
* On se rappelle que le bruit de la prise de Verdun avant par
couru la capitale, des proclamations furent adressées au peuple. On
lui donna des armes : on sembla vouloir le diriger vers les lieux
qu'occupaient les ennemis. Le tocsin sonna. Le but apparent était
de réunir les citoyens pour le départ : l'on frémit de penser que
des hommes sanguinaires trouvaient, dans la défense du territoire,
un prétexte aux projets atroces qu'ils méditaient. Ce tocsin que les'
prisonniers entendaient, ces tambours qui battaient étaient auxj
L ABBAYE 213
Dans ces moments d'effroi, nous vîmes passer trois
voitures escortées par une foule innombrable de
femmes et d'hommes furieux, qui criaient : « A La
Force, à La Force^! » On les conduisit au cloître de
l'Abbaye, dont on avait fait des prisons pour les
prêtres. Un instant après, nous entendîmes dire qu'on
venait de massacrer tous les évoques et autres ecclé-
siastiques qui, disait-on, avaient été parqués en cet
endroit (*) .
Vers quatre heures. — Les cris déchirants d'un
homme qu'on hachait à coups de sabre nous attirè-
rent à la fenêtre de la tourelle, et nous vîmes, vis-à
vis le guichet de notre prison, le corps d'un homme
étendu mort sur le pavé ; un instant après, on en
massacra un autre, ainsi de suite ^.
yeux de tout le monde, excepté des assassins, le signai des dangers
de la patrie et nou pas celui du carnage. Les Français croyaient
sans doute marcher à l'étranger ; ils ne savaient pas qu'ils mar-
chaient au meurtre et au massacre de leurs concitoyens. [Note des
premières éditions.)
* Nous ne savions pas encore que ces mots, à La Force ! était
l'avertissement qu'on donnait quand on envoyait des victimes à la
mort.
(A) On n'eut des renseignements précis sur ce massacre « des
évêques et autres ecclésiastiques » que lorsque parurent en 1891 les
Mémoires inédits de l'internonce à Paris pendant la Révolution,
publiés par M. l'abbé Bridier. L'internonce, Msr de Salamon. était
parqué dans une chapelle de l'Abbaye avec une soixantaine de
prélats et de prêtres qui furent égorgés et dont les noms n'avaient
fait l'objet d'aucun écrou et n'étaient portés sur aucune liste.
' Après qu'on eût massacré tous les prêtres renfermés dans le
cloître, on commença le massacre des prisonniers, par tuer cent
cinquante-six soldats suisses, enfermés à l'Abbaye, dont pas un n'a
été sauvé. Vint ensuite le tour des autres prisonniers. On com-
mença par M. de Montmorin et par le sieur Thierry, valet de
chambre du roi. On appliquait à certains prisonniers une torche
214 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Il est de toute impossibilité d'exprimer l'horreur
du profond et sombre silence qui régnait pendant ces
exécutions ; il n'était interrompu que par les cris de
ceux qu'on immolait, et par les coups de sabre qu'on
leur donnait sur la tête. Aussitôt qu'ils étaient ter-
rassés, il s'élevait un murmure, renforcé par les
cris de « Vive la nation ! » mille fois plus effrayants
pour nous que l'horreur du silence.
Dans l'intervalle d'un massacre à l'autre, nous
entendions dire sous nos fenêtres : « 11 ne faut pas
qu'il en échappe un seul; il faut les tuer tous, et
surtout ceux qui sont dans la chapelle, oii il n'y a que
des conspirateurs. » C'était de nous qu'on parlait, et
je crois qu'il était inutile d'affirmer que nous avons
désiré bien des fois le bonheur de ceux qui étaient
renfermés dans les plus sombres cachots.
Tous les genres d'inquiétudes les plus effrayants
nous tourmentaient et nous arrachaient à nos lugubres
réflexions : un moment de silence dans la rue était
interrompu par le bruit qui se faisait dans l'intérieur
de la prison.
A cinq heures. — Plusieurs voix appelèrent forte-
ment M. Gazotte; un instant après nous entendîmes
passer sur les escaliers une foule de personnes qui
parlaient fort haut, des cliquetis d'armes, des cris
d'hommes et de femmes. C'était ce vieillard suivi de
sa fille qu'on entraînait. Lorsqu'il fut hors du guichet,
cette courageuse fille se précipita au cou de son père.
ardente sur le visage, lorsqu'ils sortaient du guichet pour être mas-
sacrés. On prenait cette précaution pour que le peuple ne les recon-i
nût pas. {Note de l'auteur.)
L ABBAYE 215
Le peuple touché de ce spectacle demanda sa grâce
et l'obtint ^
Vers sept heures. — Nous vîmes entrer doux
hommes, dont les mains ensanglantées étaient armées
de sabres ; ils étaient conduits par un guichetier
qui portait une torche, et qui leur indiqua le lit de l'in-
fortuné Reding. Dans ce moment atïreux, je lui serrai
la main, et je cherchai à le rassurer. Un de ces
hommes lit un mouvement pour l'enlever; mais ce
malheureux l'arrêta en lui disant d'une voix mou-
rante : « Eh! Monsieur, j'ai assez souffert; je ne
crains pas la mort; par grâce, donnez-la-moi ici. »
Ces paroles le rendirent immobile; mais son cama-
rade, en le regardant et en lui disant : « Allons donc »
le décida. Il l'enleva, le mit sur ses épaules, et fut le
porter dans la rue oii il reçut la mort^... J'ai les yeux
' Quelques jours avant le 2 septembre, M"« Cazotte, mise à
l'Abbaye avec son père, fut reconnue innocente ; mais elle ne vou-
lut pas l'y laisser seul et sans secours. Elle obtint la faveur de rester
auprès de lui. Arrivèrent ces journées effroyables qui furent les
dernières de tant de Français ; la veille, M"» Gazette, par le charme
de sa figure, la pureté de son âme et la chaleur de ses discours
avait su intéresser des Marseillais qui étaient entrés dans l'intérieur
de 1" Abbaye. Ce furent eux qui l'aidèrent à sauver Cazotte. Ce vieillard,
condamné après trente heures de carnage, allait périr sous les coups
dun groupe d'assassins. Sa fille se jette entre eux et lui, pâle, éche-
velée, et plus belle encore de son désordre et de ses larmes. « Vous
n'arriverez à mon père, s'écrie-t-elle, qu'après m'avoir percé le cœur. »
Un cri de grâce se fait entendre. Deu.K voix le répètent, les Mar-
seillais ouvrent le passage à -M''» Cazotte qui emmène son père et
vient le déposer dans le sein de sa famille.
(Ce morceau est extrait des notes du Mérite des Femmes, par
Legouvé.) [Note des premières éditions.)
* On trouve dans l'Histoire de la Révolution du 10 août par
M. Peltier, les détails suivants sur le malheureux Reding :
Saint-Méard n'a point osé retracer une circonstance affreuse qui
se passa sous ses yeux. Voici comment il me l'a dépeinte. Les
1216 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
si pleins de larmes, que je ne vois plus ce que j'écris.
Nous nous regardions sans proférer une parole ;
nous nous serrions les mains, nous nous embras-
sions... Immobiles, dans un morne silence, et les
yeux fixés, nous regardions le pavé de notre prison
que la lune éclairait dans l'intervalle de l'ombre
formée par les triples barreaux de nos fenêtres...
Mais bientôt les cris des nouvelles victimes nous
redonnaient notre première agitation, et nous rappe-
laient les dernières paroles que prononça M. Ghante-
reine en se plongeant un couteau dans le cœur : « Nous
sommes tous destinés à être massacrés... »
A minuit. — Dix hommes, le sabre à la main, pré-
cédés par deux guichetiers qui portaient des torches,
entrèrent dans notre prison, et nous ordonnèrent de
nous mettre chacun aux pieds de nos lits. Après qu'ils
nous eurent comptés, ils nous dirent que nous répon-
dions les uns des autres, et jurèrent que s'il en échap-
pait un seul, nous serions tous massacrés « sans être
entendus par M. le Président (*) ». Ces derniers mots
nous donnèrent une lueur d'espoir ; car nous ne
savions pas encore si nous serions entendus avant
d'être tués.
bourreaux qui vinrent chercher cet infortuné pour le faire marclier
au lieu de son supplice, voyant que sa blessure l'empêchait de se
soutenir, le chargèrent sur leurs épaules. La douleur lui arrachait
des cris déchirants. Un troisième bourreau qui suivait prit le parti,
pour apaiser le bruit, de lui scier la gorge avec son sabre, et il
commença cette exécution sous les yeux mêmes de ses compagnons
de chambrée. A peine était-il parvenu aux premières marches de
l'escalier, que ceux-ci s'aperçurent, à la cessation de ses cris, qu'il
avait cesse de respirer. (Note des premières édilions.)
à) Maillard.
l'abbaye 217
Le lundi 3 à deux heures du malin. — On enfonça à
coups redoublés une des portes de la prison : nous
pensâmes d'abord que c'était celle du guichet qu'on
enfonçait pour venir nous massacrer dans nos cham-
bres; mais nous fûmes un peu rassurés quand nous
entendîmes dire, sur l'escalier, que c'était celle d'un
cachot où quelques prisonniers s'étaient barricadés.
Peu après, nous apprîmes qu'on avait égorgé tous
ceux qu'on y avait trouvés.
A dix heures, — L'abbé Lenfant, confesseur du roi'
et l'abbé de Chapt-Rastignac% parurent dans la tri-
bune de la chapelle qui nous servait de prison, et
dans laquelle ils étaient entrés par une porte qui
donnait sur l'escalier. Ils nous annoncèrent que notre
dernière heure approchait, et nous invitèrent à nous
recueillir pour recevoir leur bénédiction. Un mouve-
ment électrique, qu'on ne peut définir, nous préci-
* L'abbé TEnfant, membre d'une société célèbre, prédicateur de
feu l'empereur Joseph II, dont il était singulièrement estimé,
ensuite de Louis XYI. On a même prétendu que dans les derniers
temps, il était confesseur de ce monarque. On lui attribue le dis-
cours à lire au conseil, sur le projet d'accorder l'état civil aux pro-
testants qui parut en 1787. Il est mort âgé de plus de soixante-dix
ans. Sa piété douce, l'aménité de son caractère, la siireté de son
commerce l'ont fait regretter vivement de ses amis.
* L'abbé Chapt-Rastignac, âgé de soixante-dix ans lorsqu'il perdit
la vie, d'une ancienne et illustre maison du Périgord, docteur de la
Société de Sorbonne, vicaire général du diocèse d'Arles, député à
l'Assemblée Constituante, était extrêmement cher à sa famille et à
ses amis. 11 avait cultivé les lettres avec fruit : il est l'auteur d'un
ouvrage intitulé : De Vaccord de la 7'évélation et de la raison contre
le divorce ; d'un autre écrit sur le Divorce en Pologne ; enGn d'une
traduction, du grec en français, de la Lettre synodale de Nicolas,
patriarche de Constantinople, à l'empereur Alexis Commène, sur le
pouvoir des empereurs, relativement à l'élection des métropole»
ecclésiastiques.
218 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
pita à genoux; et les mains jointes, nous la reçûmes.
Ce moment, quoique consolant, fut un des plus !
que nous ayons éprouvés. A la veille de paraître
devant l'Être Suprême, agenouillés devant deux de
ses ministres, nous présentions un spectacle indéfi-*
nissable L'âge de ces deux vieillards, leur position
au-dessus de nous, la mort planant sur nos têtes et
nous environnant de toutes parts : tout répandait sur
cette cérémonie une teinte auguste et lugubre ; elle
nous rapprochait de la divinité; elle nous rendait le
courage; tout raisonnement était suspendu, et le plus
froid et le plus incrédule en reçut autant d'impression
que le plus ardent et le plus sensible. Une demi-
heure après ces deux prêtres furent massacrés, et
nous entendîmes leurs cris!...
Quel est l'homme qui lira les détails suivants sans
que ses yeux se remplissent de larmes, sans éprouver
les crispations et les frémissements de la mort! Quel
est celui dont les cheveux ne se dresseront pas
d'horreur !
Notre occupation la plus importante était de savoir
quelle serait la position que nous devions prendre
pour recevoir la mort le moins douloureusement,
quand nous entrerions dans le lieu du massacre. Nous
envoyions de temps à autre quelques-uns de nos cama-
rades à la fenêtre de la tourelle, pour nous instruire
de celle que prenaient les malheureux qu'on immolait,
et pour calculer, d'après leur rapport, celle que nous
ferions bien de prendre. Ils nous rapportaient que
ceux qui étendaient leurs mains souffraient beaucoup
plus longtemps, parce que les coups de sabres étaient
l'abbaye 219
amortis avant de porter sur la tête ; qu'il y en avait
même dont les mains et les bras tombaient avant le
corps, et que ceux qui les plaçaient derrière le dos
devaient souffrir beaucoup moins. Eh bien, c'était
sur ces horribles détails que nous délibérions... Nous
calculions les avantages de cette dernière position, et
nous nous conseillions réciproquement de la prendre,
quand notre tour d'être massacrés serait venu !...
Vers midi. — Accablé, anéanti par une agitation plus
que surnaturelle, absorbé par des réflexions dont l'hor-
reur est inexprimable, je me jetai sur mon lit, et je
m'endormis profondément. Tout me fait croire que je
dois mon existence à ce moment de sommeil. « Il me
sembla que je paraissais devant le redoutable tribunal
qui devait me juger; on m'écoutait avec attention,
malgré le bruit affreux du tocsin et des cris que je
croyais entendre. Mon plaidoyer fini on me renvoyait
libre. » Ce rêve fit une impression si bienfaisante sur
mon esprit, qu'il dissipa totalement mes inquiétudes,
et je me réveillai avec le pressentiment qu'il se réa-
liserait. J'en racontai les particularités à mes com-
pagnons d'infortune, qui furent étonnés de l'assu-
rance que je conservai depuis ce moment jusqu'à
celui oii je comparus devant mes terribles juges.
A deux heures. — On fit une proclamation que le
peuple eut l'air d'écouter avec défaveur ; un instant
après, des curieux ou bienpeut-êtredes gens qui vou-
laient nous indiquer des moyens de nous sauver, pla-
cèrent une échelle contre la fenêtre de notre chambre ;
mais on les empocha d'y monter, en criant : « A
bas! A bas! c'est pour leur porter des armes. »
220 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Tous les tourments de la soif la plus dévorante se
joignaient aux angoisses que nous éprouvions à
chaque minute. Enfin, notre guichetier Bertrand *
parutseul, et nous obtînmes qu'il nous apporterait une
cruche d'eau ^: nous la bûmes avecd'aulantplusd'avi-
dité, qu'il y avait vingt-six heures que nous n'avions
pu en obtenir une seule goutte. Nous parlâmes de cette
négligence à un fédéré qui vint avec d'autres per-
sonnes faire la visite de notre prison ; il en fut
indigné au point, qu'en nous demandant le nom de
ce guichetier, il nous assura qu'il allait l'extermi-
ner. Il l'aurait fait, car il le disait; et ce ne fut
qu'après bien des supplications que nous obtînmes
sa grâce.
Cet petit adoucissement fut bientôt troublé par
des cris plaintifs que nous entendîmes au-dessus de
nous. Nous nous aperçûmes qu'ils venaient de la tri-
bune ; nous en avertissions tous ceux qui passaient
sur les escaliers. Enfin on entra dans cette tribune,
et on nous dit que c'était un jeune officier qui s'était
fait plusieurs blessures, dont pas une n'était morteUe,
parce que la lame du couteau dont il s'était servi.
* C'était la faute des circonstances et non la sienne, ni celle du
concierge, le citoyen Lavaquerie, qui, pendant que j'ai été détenu
à l'Abbaye, a rempli les devoirs que l'humanité impose à un honnête
homme. [Noie de l'auteur.)
* C'est dans ce moment qu'il nous dit qu'on avait empêché des
personnes malintentionnées de nous porter vingt-huit sabres ; qu'on
les avait saisis, et qu'on les avait déposés au corps de garde. Il
nous dit aussi que M. Manuel était dans la chambre de M. Lava-
querie, le concierge, qu'il regardait les écrous des prisonniers, et
qu'il avait fait bien des croix à côté de leurs noms. [Note de l'au-
teur.)
L ABBAYE 221
étant arrondie parle bout, n'avait pu pénétrer *. Cela
ne servit qu'à liàler le moment de son supplice.
A huit heures. — L'agitation du peuple se calma, et
nous entendîmes plusieurs voix crier : « Grâce, grâce
pour ceux qui restent ! » Ces mots furent applaudis,
mais faiblement. Cependant une lueur d'espoir s'em-
para de nous; quelques-uns même crurent leur déli-
vrance si prochaine, qu'ils avaient déjà mis leur paquet
sous leur bras ; mais bientôt de nouveaux cris de
mort nous replongèrent dans nos angoisses.
J'avais formé une liaison particulière avec le sieur
Maussabré, qu'on n'avait arrêté que parce qu'il avait
été aide de camp de M. de Brissac. Il avait souvent
donné des preuves de courage; mais la crainte d'être
assassiné lui avait comprimé le cœur. J'étais cepen-
dant parvenu à dissiper un peu ses inquiétudes, lors-
qu'il vint se jeter dans mes bras, en disant : « Mon
ami, je suis perdu : je viens d'entendre prononcer
mon nom dans la rue. » J'eus beau lui dire que c'étaient
peut-être des personnes qui s'intéressaient à lui; que
d'ailleurs la peur ne guérissait de rien; qu'au con-
traire elle pourrait le perdre : tout fut inutile. Il avait
perdu la tête au point que, ne trouvant pas oii se
cacher dans la chapelle, il monta dans la cheminée
de la sacristie, où il fut arrêté par des grilles qu'il
* Ce jeune oÊBcier se nommait Boisragon. Quelques autres prison-
niers se tuèrent dans leurs chambres, entre autres, un qui se brisa
le crâne contre la serrure de la porte de sa prison. Le sieur Loureur,
qui avait été notre compagnon de malheur dans la chapelle et qu'on
avait changé de chambre deux ou trois jours avant les journées
des 2, 3 et 4 septembre, m"a raconté ce l'ait qui s'est passé en sa
présence. (Noie de l'auteur.)
222 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
eut même la folie d'essayer de casser avec sa tête.
Nous rinvitùmes à descendre : après bien des diffi-
cultés, il revint avec nous ; mais sa raison ne revint
pas. C'est ce qui a causé sa mort dont jeparlerai dans
un moment.
Le sieur Emard, qui, la veille, m'avait donné des
renseignements pour faire un testament olographe,
me fit part des motifs pour lesquels on l'avait arrêté.
Je les trouvai si injustes, que, pour lui donner une
preuve de la certitude ovi j'étais qu'il ne périrait pas,
je lui fis présent d'une médaille d'argent, en le priant
de la conserver pour me la montrer dans dix ans...
S'il lit cet article, il lui rappellera sa promesse. Si
nous ne nous sommes pas vus, ce n'est pas ma faute;
car je ne sais oii le trouver, et il sait oii je suis.
A onze heures. — Dix personnes, armées de sabres
et de pistolets, nous ordonnèrent de nous mettre à
la file les uns des autres, et nous conduisirent dans
le second guichet, placé à côté de celui oii était le
tribunal qui allait nous juger. Je m'approchai avec
précaution d'une des sentinelles qui nous gardaient,
et je parvins peu à peu à lier une conversation avec
lui. Il me dit, dans un baragouin qui me fit com-
prendre qu'il était Provençal ou Languedocien, qu'il
avait servi huit ans dans le régiment de Lyonnais.
Je lui parlai patois; cela parut lui faire plaisir, et
l'intérêt que j'avais de lui plaire me donna une élo-
quence gasconne si persuasive, que je parvins à l'in-
téresser au point d'obtenir de lui ces mots qu'il est
impossible d'apprécier quand on n'a pas été dans le
guichet oiî j'étais. «Né té cougneichi pas, mé pér-
L ABBAYE 223
tant né pémsi pas que siasque un treste ; au con-
trairi, té crési un boun gouyat \ » Je cherchai dans
mon imagination tout ce qu'elle pouvait me fournir
pour le confirmer dans cette bonne opinion; j'y
réussis, car j'obtiens encore qu'il me laisserait entrer
dans le redoutable guichet pour voir juger un pri-
sonnier. J'en vis juger deux, dont un fournisseur de
la bouche du roi, qui, étant accusé d'être du complot
du 10, fut condammé et exécuté ; l'autre qui pleurait
et qui ne prononçait que des mots entrecoupés, était
déjà deshabillé, et allait partir pour La Force, lors-
qu'il fut reconnu par un ouvrier de Paris, qui attesta
qu'on le prenait pour un autre. Il fut renvoyé à un
plus amplement informé. J'ai appris depuis qu'il
avait été proclamé innocent.
Ce que je venais de voir fut un trait de lumière
qui m'éclaira sur la tournure que je devais donner à
mes moyens de défense. Je rentrai dans le second
guichet, ovi je vis quelques prisonniers qu'on venait
d'amener du dehors. Je priai mon Provençal de me
procurer un verre de vin. Il allait le chercher, lors-
qu'on lui dit de me reconduire dans la chapelle, oii je
rentrai sans avoir pu découvrir le motif pour lequel
on nous avait fait descendre. J'y trouvai dix nouveaux
prisonniers qui remplaçaient cinq des nôtres précé-
demment jugés. Je n'avais pas de temps à perdre
pour composer un nouveau mémoire ; j'y travaillai,
bien convaincu qu'il n'y avait que la fermeté et la
* Traduction : Je ne te connais pas, mais pourtant je ne pense pas
que tu sois un traître ; au contraire, je crois que tu es un bon
enfant.
224 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
franchise qui pouvaient me sauver, lorsque je vis
entrer mon Provençal qui, après avoir dit au guiche-
tier : « Bâcle la porte, à la tournante sulément, et
attens mé en defore^ » s'approcha de moi, et me
dit, après m'avoir touché la main :
« Béni pér tu. Baqui lou bin que mas demandât :
beu". » J'en avais bu plus de la moitié, lors qu'il mit
la main sur la bouteille, et me dit : « Sacrisdi, moun
amie, coumé y bas ; n'en boli per you ; à ta santat »
11 but le reste. « Né poudi pas damoura dans tu
loun ten; né rapélé-lé ce que té disi. Si ses un calou-
tin ou bé un conspirateur d'au castel dé mousu Béto,
sias flambât ; mé si né pas un treste, nage pas po ; té
respoundi de ta bisté.
— Eh ! Moun amie, seuy bien surtdé n'esta pas accu-
sât dé tout aco, ma passi pér esta un tantinet aris-
toucraté.
— Quoy ré qu'aco; les juges sabent bé qui ad'ou-
nestés gens pér-tout. Lou président es un houneste
homme que n'est pas un sot.
— Fasei mé lou plasei dé préga los juges de m'es-
couta ; né daémandà qu'aco.
— Lou siras, t'en respoundi. Arça adissias, amie
d'au courage m'en bau à mon poste ; taquerey dé fa
béné toun tour lou pu leu que sira poussible.
Embrasse mé, seuy à tu dé boun co ^. »
' Traduction : Ferme la porte seulement à la clef, et attends-moi
en dehors. (Note de l'auteur.)
* Je viens pour toi. Voilà le vin que tu m'as demandé, bois...
^ Sacre, mon ami, comme tu y vas: j'en veux pour moi ; à ta santé...
Je ne peux pas demeurer longtemps avec toi, mais rappelle-toi ce
que je te dis. Si tu es un prêtre ou un conspirateur du château de
L ABBAYE 225
Nous nous embrassâmes et il sortit.
Il faut avoir été prisonnier à l'Abbaye, le 3 sep-
tembre 1792, pour sentir rinfliience qu'eut cette petite
conversation sur mes espérances, et combien elle les
ranima.
Vers minuit. — Le bruit surnaturel qu'on n'avait pas
discontinué de faire depuis trente-six heures com-
mença à s'apaiser, nous pensâmes que nos juges et
le pouvoir exécutif ^ excédés defatigue, ne nousjuge-
raient que lorsqu'ils auraient pris un peu de repos.
Nous étions occupés à arranger nos lits, lorsqu'on
fit une nouvelle proclamation qui fut huée générale-
ment. Peu après, un homme demanda la parole au
peuple, et nous lui entendîmes dire très distincte-
ment : « Les prêtres et les conspirateurs qui restent,
et qui sont là, ont graissé la patte aux juges ; voilà
pourquoi ils ne les jugent pas. » Apeine eut-il achevé
de parler, qu'il nous sembla entendre qu'on l'assom-
mait. L'agitation du peuple devint une véhémence
effroyable. Le bruit augmentait à chaque instant, et
la fermentation était à son comble, lorsqu'on vint
M. Veto, tu es flambé ; mais si tu n'es pas un traître, n'aie pas peur,
je te réponds de ta vie.
Eh ! mon ami, je suis bien sûr de n'être pas accusé de tout cela,
mais je passe pour être un peu aristocrate. — Ce n'est rien que cela ;
les juges savent bien qu'il y a des honnêtes gens partout. Le prési-
dent est un honnête homme qui n'est pas un sot.
Faites-moi le plaisir de prier les juges de m'écouter ; je ne leur
demande que cela.
Tu le seras ; je t'en réponds. Or ça adieu, mon ami, du courage.
Je vas m'en retourner à mon poste ; je tâcherai de faire venir ton
tour le plus tôt qu'il me sera possible. Embrasse-moi : je suis à
toi de bon cœur. {Noie de raideur.)
« C'est ainsi qu'on nommait les tueurs. {No/e de l'auteur.)
226 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
chercher M. Défontaine, ancien garde du corps, dont
bientôt après nous entendîmes les cris de mort^ ; peu
après on arracha encore de nos bras deux de nos
camarades, ce qui me fit pressentir que mon heure
fatale approchait^.
Enfin le mardi, à une heure du matin, après avoir
souffert une agonie de trente-sept heures, qu'on ne
peut comparer même à la mort ; après avoir bu mille
et mille fois le calice d'amertume, la porte de ma
prison s'ouvre : on m'appelle :je parais. Trois hommes
me saisissent et m'entraînent dans l'affreux guichet.
CHAPITRE IV
DERNIÈRE CRISE DE MON AGONIS
A la lueur de deux torches, j'aperçus le terrible
tribunal qui allait me donner ou la vie ou la mort.
' On vint aussi chercher un officier supérieur de la nouvelle mai-
son du roi, de la part d'un des commissaires de la Commune, qui
était dans une chambre au-dessus de la nôtre. Is'ous demandâmes
la même faveur, mais inutilement. {Note de l'auteur.)
* Le premier fut M. de Vaugiraud, ancien officier aux gardes fran-
çaises, qu'on avait mis en prison parce qu'on n'avait pas trouvé,
dans la maison de campagne qu'il habitait, son fils que le comité
de surveillance de la Commune avait donné Tordre d'arrêter. Trois
ou quatre heures avant sa mort, il était allé à la fenêtre de la tou-
relle pour voir ce qui se passait vis-à-vis le guichet. Il rentra en
criant et en s'arrachant les cheveux. Il nous dit qu'il venait de voir
massacrer son fils. Il est mort pénétré de cette affreuse idée qui
s'est trouvée fausse. J'ai appris depuis que, comme il était bègue,
les moyens de défense qu'il fit valoir parurent suspects. Il fut con-
damné parce qu'il eut l'air effaré et embarrassé. Il passa aux yeux
des juges pour un des « conspirateurs du château des Tuileries qui
étaient irrévocablement proscrits ». {Note de l'auteur.)
L ABBAYE 227
Le président, en habit gris, un sabre à son côté, était
appuyé debout contre une table, sur laquelle on
voyait des papiers, une écritoire, des pipes et quel-
ques bouteilles. Cette table était entourée par dix
personnes, assises ou debout, dont deux étaient en
veste et en tablier; d'autres dormaient étendues sur
des bancs. Deux hommes en chemises teintes de sang,
le sabre à la main, gardaient la porte du guichet; un
vieux guichetier avait la main sur les verrous. En
présence du président, trois hommes tenaient un pri-
sonnier qui paraissait âgé de soixante ans.
On me plaça dans un coin du guichet; mes gar-
diens croisèrent leur sabre sur ma poitrine, et
m'avertirent que si je faisais le moindre mouvement
pour m'évader, ils me poignarderaient. Je cherchais
des yeux mon Provençal, lorsque je vis deux gardes
nationaux présenter au président une réclamation de
la section de la Croix-Rouge en faveur du prisonnier
qui était vis-à-vis de lui^ 11 leur dit « que ces deman-
des étaient inutiles pour les traîtres ». Alors le pri-
sonnier s'écria : « C'est affreux; votre jugement est
un assassinat. » Le président lui répondit : « J'en ai
les mains lavées; conduisez M. Maillé^.. » Ces mots
prononcés, on le poussa dans la rue, où je le vis mas-
sacrer par l'ouverture de la porte du guichet.
* Un d'eux était ivre, les propos qu'il tint ont peut-être causé la
mort de M. de Maillé qui avait été blessé au château des Tuileries
le 10 août. Il fut dénoncé par un ancien chirurgien de sa maison
en qui il avait mis toute sa confiance. (Noie de l'auteur.)
* Je crus m'apercevoir que le président prononçait cet arrêt à
contre-cœur; plusieurs tueurs étaient entrés dans le guichet, et y
causaient beaucoup de fermentation. {Noie de raideur.)
228 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Je me suis trouvé souvent dans des positions dan-
gereuses, et j'ai toujours eu le bonheur de savoir
maîtriser mon âme; mais dans celle-ci, l'effroi,
inséparable de ce qui se passait autour de moi,
m'aurait fait succomber sans ma conversation avec
le provençal, et surtout sans mon rêve qui me reve-
nait toujours à l'imagination.
Le président s'assit pour écrire, et après qu'il eut
apparemment enregistré (^) le nom du malheureux
qu'on expédiait, j'entendis dire : A un aulre.
Aussitôt, je fus traîné devant cet expéditif et san-
glant tribunal, en présence duquel la meilleure pro-
tection était de n'en point avoir, et où toutes les
ressources de l'esprit étaient nulles, si elles n'étaient
pas fondées sur la vérité. Deux de mes gardiens me
^a) On montrait, avant les incendies de 1871, aux Archives de la
Préfecture de Police, ce registre d ecrou de l'Abbaye qui fut placé,
durant deux jours et deux nuits, sur la table de Maillard. 11 avait
conservé la trace indélébile des crimes dont il fut le répertoire.
C'était un caliier d'environ 15 pouces de haut, recouvert en parche-
min : on voyait du sang sur ses faces extérieures ; on en voyait sur
ses pages : de larges diaprures de vin, aux couleurs plus pâles, se
mêlaient à ce sang : le long des listes d'écrou. du haut en bas, se
remarquaient des taciies rondes, moirées, comme faites avi'c le
bout du doigt. Granier de Cassagnac qui, pour écrire son histoire
des Massacres de Septembre, avait souvent manié ce précieux docu-
ment, raconte qu'un tueur de l'Abbaye, venu, vers 1860, à la Pré-
fecture de Police, pour solliciter un renseignement, vit l'archiviste,
M. Labat, poser silencieusement ce cahier sur la table. Cet homme
frissonna et dit : « Je reconnais ce registre : c'est celui que M. Mail-
lard avait devant lui. »
Interrogé sur ces taches rondes offrant une sorte de symétrie, le
vieillard répondit : « C'est bien simple : quand on avait expédié un
prisonnier, on s'approchait du registre pour lire le nom des autres.
Chacun désignait du doigt le nom de celui qu'il connaissait, en
disant : Et celui-là ? Ces taches sont les traces des doigts sanglants
qui furent appuyés sur le papier. »
l'abbaye 229
tenaient chacun par une main, et le troisième par le
collet de mon habit.
Le président m'adressant la parole. — « Votre nom,
votre profession?
Un des juges. — « Le moindre mensonge vous
perd.
« L'on me nomme Jourgniac Saint-Méard; j'ai
servi vingt-cinq ans en qualité d'officier, et je com-
parais à votre tribunal avec l'assurance d'un homme
qui îi'a rien à se reprocher, qui, par conséquent ne
mentira pas.
Le président. — « C'est ce que nous allons voir;
un moment \ Savez-vous quels sont les motifs de votre
arrestation?
« Oui, Monsieur le président^, et je peux croire,
d'après la fausseté des dénonciations faites contre
moi, que le comité de surveillance de la commune
ne m'aurait pas fait emprisonner, sans les précautions
que le salut du peuple lui commandait de prendre.
« On m'accuse d'être rédacteur du journal anti-
feuillant, intitulé : De la Cour et de la Ville. La vérité
est que cela n'est pas. C'est un nommé Gautier, dont
le signalement ressemble si peu au mien, que ce n'est
que par méchanceté qu'on peut m'avoir pris pour lui ;
et si je pouvais fouiller dans ma poche...
* Il regarda les écrous et les dénonciations qu'il fit ensuite passer
aux juges. {l>iole de Vavteur.)
* A mon grand déplaisir, on détournait souvent l'attention du
président et des Juges. On leur parlait à Toreille: on leur portait
des lettres ; une entre autres qu'on remit au président, et qu'on
avait trouvée dans la poche de M. Valcroissant, maréchal de camp,
adressée à M. Servant, ministre de la Guerre. [Note de l'auteur.)
230 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Je fis im mouvement inutile pour prendre mon
portefeuille; uq des juges s'en aperçut, et dit à ceux
qui me tenaient : « Lâchez Monsieur ». Alors je posai
sur la table les attestations de plusieurs commis,
facteurs, marchands et propriétaires de maisons chez
lesquels il a logé, qui prouvent qu'il était rédacteur
de ce journal, et seul propriétaire.
Un des juges. « Mais enfin il n'y a pas de fumée
sans feu ; il faut dire pourquoi on vous accuse de
cela.
« C'est ce que j'allais faire. Vous savez, Messieurs,
que ce journal était une espèce de tronc dans lequel
on déposait les calembours, quolibets, épigrammes,
plaisanteries, bonnes ou mauvaises qui se faisaient
à Paris et dans les quatre-vingt-trois départements.
Je pourrais dire que je n'en ai jamais fait pour ce
journal, puisqu'il n'existe aucun manuscrit de ma
main ; mais ma franchise qui m'a toujours bien servi,
me servira encore aujourd'hui, et j'avouerai que la
gaieté de mon caractère m'inspirait souvent des idées
plaisantes que j'envoyais au sieur Gautier. Voilà,
Messieurs, le simple résultat de cette grande dénoncia-
tion, qui est aussi absurde que celle dont je vais parler
est monstrueuse. On m'accuse d'avoir été sur les
frontières, d'y avoir fait des recrues, de les avoir
conduites aux émigrés... »
Il s'éleva un murmure général, qui ne me décon-
certa pas, et je dis en haussant la voix :
« Eh! Messieurs, Messieurs, j'ai la parole; je prie
Monsieur le président de vouloir bien me la main-
tenir ; jamais elle ne m'a été plus nécessaire. »
L ABBAYE 231
Presque tous les juges dirent en riant : « C'est
juste, c'est juste, silenoe ! »
« Mon dénonciateur est un monstre ; je vais prouver
cette vérité à des juges que le peuple n'aurait pas
choisis, s'il ne les avait pas crus capables de discerner
l'innocent d'avec le coupable. Voilà, Messieurs, des
certificats qui prouvent que je ne suis pas sorti de
Paris depuis vingt-trois mois. Voilà trois déclarations
des maîtres de maison chez lesquels j'ai logé depuis
ce temps, qui attestent la même chose. »
On était occupé à les examiner, lorsque nous fûmes
interrompus par l'arrivée d'un prisonnier qui prit
ma place devant le président. Ceux qui le tenaient
dirent que c'était encore un prêtre qu'on avait
déniché dans la chapelle. Après un fort court inter-
rogatoire, il fut envoyé à La Force. Il jeta son bré-
viaire sur la table, et fut entraîné hors du guichet,
oij il fut massacré. Cette expédition faite, je reparus
devant le tribunal.
Un des juges : « Je ne dis pas que ces certificats
soient faux; mais qui nous prouvera qu'ils sont
vrais?
« Votre réflexion est juste. Monsieur ; et pour vous
mettre à même de me juger avec connaissance de
cause, faites-moi conduire dans un cachot, jusqu'à
ce que des commissaires, que je prie Monsieur le pré-
sident de vouloir bien nommer, aient vérifié leur
validité. S'ils sont faux, je mérite la mort ».
Un des juges ^ qui, pendant mon interrogatoire
' Les traits de sa figure sont eravés dans mon cœur; et si j'ai le
»,onheur de le rencontrer, Je l'embrasserai
232 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
parut s'intéresser à moi, dit à demi voix.
« Un coupable ne parlerait pas avec cette assu-
rance ».
Un autre juge : « De quelle section êtes-vous?
« De celle de la halle au blé ».
Un garde national qui n'était pas du nombre des
juges : « Ah I Ah ! je suis aussi de cette section. Gliez
qui demeurez-vous?
« Chez M. Teyssier, rue Croix-des-Petits-Champs ».
Le garde national : « Je le connais; nous avons
même fait des affaires ensemble ; et je peux dire si
ce certificat est de lui... 11 le regarda et dit : Mes-
sieurs, je certifie que c'est la signature du citoyen
Teyssier ».
Avec quel plaisir j'aurais sauté au cou de cet ange
tutélaire ! Mais j'avais des choses si importantes à
traiter, qu'elles me détournèrent de ce devoir; et à
peine eut-il achevé de parler que je fis une exclama-
tion qui rappela l'attention de tous, en disant : « Eh!
Messieurs, d'après le témoignage de ce brave homme,
qui prouve la fausseté d'une dénonciation qui pouvait
me conduire à la mort, quelle idée pouvez-vous avoir
de mon dénonciateur? »
Le juge qui paraissait s'intéresser à moi. « — C'est
un gueux; et s'il était ici, on en ferait justice. Le
connaissez-vous ?
« Non, Monsieur; mais il doit l'être au comité de
surveillance de la commune, et j'avoue que si je le
connaissais je croirais rendre service au public, en
l'avertissant par des affiches, de s'en méfier comme
d'un chien enragé ».
l'abbaye 233
Un des juges. — « On voit que vous n'êtes pas fai-
seur de journal, et que vous n'avez pas fait de
recrues. Mais vous ne parlez pas des propos aristo-
crates que vous avez tenus au-Palais Royal chez des
libraires.
« Pourquoi pas? Je n'ai pas craint d'avouer ce que
j'ai écrit; je craindrais encore moins d'avouer ce que
j'ai dit, et même pensé. J'ai toujours conseillé l'obéis-
sance aux lois, et j'ai prêché d'exemple. J'avoue en
même temps que j'ai profité de la permission que
me donnait la Constitution, pour dire que je ne la
jugeais pas parfaite, parce que je croyais m'aperce-
voir qu'elle nous plaçait tous dans une position
fausse. Si c'est commettre un crime d'avoir dit cela,
alors la Constitution elle-même m'aurait tendu un
piège, et cette permission qu'elle me donnait de faire
connaître ses défauts, ne serait plus qu'un guet-
apens. J'ai dit aussi que presque tous les nobles de
l'Assemblée Constituante, qui se sont montrés si zélés
patriotes avaient beaucoup plus travaillé pour satis-
faire leurs intérêts et leur ambition que pour la
patrie ; et quand tout Paris paraissait engoué de leur
patriotisme, je disais : Ils vous trompent. Je m'en
rapporte à vous, Messieurs, l'événement a-t-il justifié
l'idée que j'avais d'eux? J'ai souvent blâmé les
manœuvres lâches et maladroites de certains person-
nages qui ne voulaient que la Constitution, rien que
la Constitution, toute la Constitution. Il y a longtem ps
que je prévoyais une grande catastrophe, résultat
nécessaire de cette Constitution, révisée par des
égoïstes qui, comme ceux dont j'ai déjà parlé, ne
234 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
travaillaient que pour eux, et surtout du caractère
des intrigants qui la défendaient. Dissimulation, cupi-
dité, et poltronnerie étaient les attributs de ces char-
latans. Fanatisme, intrépidité et franchise, formaient
le caractère de leurs ennemis. Il ne fallait pas des
lunettes bien longues pour voir qui devait l'em-
porter ».
L'attention qu'on avait à m'écouter, et à laquelle
j'avoue que je ne m'attendais pas, m'encourageait, et
j'allais faire le résumé de mille raisons qui me font
préférer le régime républicain à celui de la Constitu-
tion ; j'allais répéter ce que je disais tous les jours
dans la boutique de M. Desenne, lorsque le concierge
entra tout effaré, pour avertir qu'un prisonnier se
sauvait par une cheminée. Le président lui dit de
faire tirer sur lui des coups de pistolet ; mais que
s'il s'échappait, le guichetier en répondait sur sa
tête. C'était le malheureux Maussabré. On tira contre
lui quelques coups de fusil, et le guichetier, voyant
que ce moyen ne réussissait pas, alluma de la paille.
La fumée le fit tomber à moitié étouffé ; il fut achevé
devant la porte du guichet.
Je repris mon discours, en disant : o Personne,
Messieurs, n'a désiré plus que moi la réforme des
abus... Voilà des brochures que j'ai composées
avant et pendant la tenue des Etats généraux, elles
prouvent ce que je dis. J'ai toujours pensé qu'on
allait trop loin pour une Constitution et pas assez
pour une république. Je ne suis ni Jacobin ni
Feuillant. Je n'aimais pas les principes des premiers,
quoique bien plus conséquents et plus francs que
l'abbaye 235
ceux des seconds, que je détesterai jusqu'à ce qu'on
ait prouvé qu'ils ne sont pas la cause de tous les
maux que nous avons éprouvés. Enfin nous sommes
débarrassés d'eux... »
Un juge, d'un air impatienté : « Vous nous dites
toujours que vous n'êtes pas ça, ni ça : qu'êtes-vous
donc?
« J'étais franc royaliste ».
Il s'éleva un murmure général qui fut miraculeu-
sement apaisé par le juge qui avait l'air de s'inté-
resser à moi, qui dit mot pour mot :
« Ce n'est pas pour juger les opinions que nous
sommes ici, c'est pour en juger les résultats^ ».
A peine ces précieux mots furent-ils prononcés,
que je m'écriai : « Oui, Messieurs, j'ai été franc
royaliste, mais je n'ai jamais été payé pour l'être,
j'étais royaliste, parce que je croyais qu'un gouver-
nement monarchique convenait à ma patrie ; parce
que j'aimais le roi pour lui et franchement, j'ai
conservé ce sentiment dans mon cœur jusqu'au
1 0 août » .
Le murmure qui s'éleva avait un son plus flatteur
que l'autre; et pour entretenir jusqu'à la conclusion
la bonne opinion qu'on avait de moi, j'ajoutai :
« Je n'ai jamais entendu parler des complots que
par l'indignation publique. Toutes les fois que j'ai
trouvé l'occasion de secourir un homme, je l'ai fait
sans lui demander quels étaient ses principes... Voilà
* Les génies de Rousseau et de Voltaire réunis, en plaidant une
cause, auraient-ils pu mieux dire? (Note de l'auteur.)
236 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
des journaux*, même pairiotes, qui prouvent ce que
j'ai l'honneur de vous dire. J'ai toujours été aimé
des paysans de la terre dont j'étais le seigneur; car
dans le moment oii l'on brûlait les châteaux de mes
voisins, je fus dans le mien àSaint-Méard; les paysans
vinrent en foule me témoigner le plaisir qu'ils
avaient de me voir, et plantèrent un mai dans ma
cour. Je sais que ces détails doivent vous paraître
bien minutieux; mais, Messieurs, mettez-vous à ma
place, et jugez si c'est le moment de tirer parti de
toutes les vérités qui peuvent m'être avantageuses.
Je puis assurer que pas un soldat du régiment d'in-
fanteriedu Roi", dans lequel j'ai servi vingt-cinq ans,
n'a eu à se plaindre de moi ; je peux même me glori-
fier d'être un des officiers qu'ils ont le plus chéris.
La dernière preuve qu'ils m'en ont donnée n'est pas
équivoque, puisque deux jours avant l'affaire de
' Je leur montrai quelques journaux dans lesquels il est parlé de
moi favorablement. Le sieur Gorsas, qui avait plus que personne à
se plaindre du Journal de la Cour et de la Ville, n'aurait pas dit le
lendemain de ma délivrance, s"il m'en avait cru le rédacteur, ce qu'il
a dit dans le n» 6 de son journal {Le Courrier des 85 départements) :
« Le chevalier de Saint-Méard avait fourni quelques articles au
Journal de la Cour et de la Ville, mais ces articles n'avaient pas le
caractère de la hideuse malignité. Le chevalier de Saint-Méard con-
fesse franchement qu'il avait été royaliste, parce qu'il avait cru
Louis XVI de bonne foi. Il ne nie point ses articles et le chevalier de
Saint-Méard est enlevé dans les bras et porté en triomphe chez lui :
on lui donna même un titre à sa décharge. Le chevalier de Saint-
Méard n'était véritablement pas l'auteur de ces articles révoltants
qu'on trouvait souvent dans ce journal, et il a prouvé, dans quelques
circonstances que nous avons citées, qu'il était capable de bons
procédés et qu'il avait le cœur excellent. [Note de l'auteur.)
* Un des juges me marcha sur le pied, pour m'avertir apparem-
ment que j'allais me compromettre. J'étais sûr du contraire. {Noie
de l'auteur.)
L ABBAYE 237
Nancy, moment où leur défiance contre les officiers
était à son comble, ils me nommèrent leur général,
et m'obligèrent de commander l'armée qui se porta
à Lunéville pour délivrer trente cavaliers du régi-
ment de Mestre-de-Camp, que les carabiniers avaient
faits prisonniers, et pour leur enlever le général
Malseigne...
Un des juges : « Je verrai bien si vous avez servi
au régiment du roi. Y avez-vous connu ]\I. Moreau?
« Oui, Monsieur : j'en ai même connu deux; l'un,
très grand, très gros, et très raisonnable; l'autre,
très petit, très maigre et très... »
Je fis un mouvement avec la main, pour désigner
une tête légère.
Le même juge : « C'est cela même, je vois que vous
l'avez connu ».
Nous en étions là, lorsqu'on ouvrit une des portes
du guichet qui donne sur l'escalier, et je vis une
escorte de trois hommes qui conduisait M. Margue...,
ci-devant major, précédemment mon camarade au
régiment du roi, et mon compagnon de chambre à
l'Abbaye. On le plaça, pour attendre que je fusse jugé,
dans l'endroit où Ton m'avait mis quand on me con-
duisit dans le guichet.
Je repris mon discours.
« Après la malheureuse affaire de Nancy, je suis
venu à Paris, où je suis resté depuis cette époque.
J'ai été arrêté dans mon appartement, il y a douze
jours. Je m'attendais si peu à l'être que je n'avais
pas cessé de me montrer comme à l'ordinaire. On n'a
pas mis les scellés chez moi, parce qu'on n'y a rien
238 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
trouvé de suspect. Je n'ai jamais était inscrit sur ]a
liste civile. Je n'ai signé aucune pétition. Je n'ai eu
aucune correspondance répréhensible. Je ne suis pas
sorti de France depuis l'époque de la Révolution.
Pendant mon séjour dans la capitale, j'y ai vécu
tranquille ; je m'y suis livré à la gaieté de mon
caractère, qui d'accord avec mes principes, ne
m'a jamais permis de me mêler sérieusement
des affaires publiques, et encore moiiis de faire
mal à qui que ce soit. Voilà, Messieurs, tout ce que
je peux dire de ma conduite et de mes principes.
La sincérité des aveux que je viens de faire doit
vous convaincre que je ne suis pas un homme dan-
gereux. C'est ce qui me fait espérer que vous
voudrez bien m'accorder la liberté que je vous
demande, et à laquelle je suis attaché par besoin
et par principes. »
Le président, après avoir ôté son chapeau, dit :
« Je ne vois rien qui doive faire suspecter Mon-
sieur ; je lui accorde la liberté. Est-ce votre avis? »
Tous les juges : « Oui, oui; c'est juste ».
A peine ces mots divins furent-ils prononcés, que
tous ceux qui étaient dans le guichet m'embrassèrent.
J'entendis au-dessus de moi applaudir et crier bravo.
Je levai les yeux, et j'aperçus plusieurs têtes groupées
contre les barreaux du soupirail du guichet; et
comme elles avaient les yeux ouverts et mobiles, je
compris que le bourdonnement sourd et inquiétant,
que j'avais entendu pendant mon interrogatoire,
venait de cet endroit.
Le président chargea trois personnes d'aller en
l'abbaye 239
députation annoncer au peuple le jugement qu'on
venait de rendre. Pendant cette proclamation, je
demandai à mes juges un résumé de ce qu'ils venaient
de prononcer en ma faveur; ils me le promirent.
Le président me demanda pourquoi je ne portais pas
la croix de Saint-Louis, qu'il savait que j'avais.
Je lui répondis que mes camarades prisonniers
m'avaient invité à l'ôter. Il me dit que l'Assemblée
nationale n'ayant pas défendu encore de la porter,
on paraissait suspect en faisant le contraire. Les trois
députés rentrèrent, et me firent mettre mon chapeau
sur la tête ; ils me conduisirent hors du guichet.
Aussitôt que je parus dans la rue, un d'eux s'écria :
« Chapeau bas..., citoyens, voilà celui pour lequel vos
juges demandent aide et secours. » Ces paroles pronon-
cées, le pouvoir exécutif m'enleva, et, placé au milieu
de quatre torches je fus embrassé de tous ceux qui
m'entouraient. Tous les spectateurs crièrent : « Vive
la nation ! » Ces honneurs, auxquels je fus très sen-
sible, me mirent sous la sauvegarde du peuple, qui,
en applaudissant, me laissa passer, suivi des trois
députés que le Président avait chargés de m'escorter
jusque chez moi.
Un d'eux me dit qu'il était maçon, et établi dans
le faubourg Saint-Germain ; l'autre, né à Bourges, et
apprenti perruquier. Le troisième, vêtu de l'uni-
forme de garde national, me dit qu'il était fédéré.
Chemin faisant, le maçon me demanda si j'avais peur.
« Pas plus que vous, lui répondis-je. Vous devez vous
être aperçu que je n'ai pas été intimidé dans le gui-
chet; je ne tremblerai pas dans la rue. — Vous auriez
240 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
tort d'avoir peur, me dit-il, car actuellement vous
êtes sacré pour le peuple; et si quelqu'un vous frap-
pait, il périrait sur-le-champ. Je voyais bien que
vous n'étiez pas une de ces chenilles de la liste civile ;
mais j'ai tremblé pour vous, quand vous avez dit que
vous étiez officier du roi. Vous rappelez-vous que je
vous ai marché sur le pied? — Oui, mais j'ai cru que
c'était un des juges. — C'était parbleu bien moi ; je
croyais que vous alliez vous fourrer dans le haria, et
j'aurais été fâché de vous voir faire mourir ; mais
vous vous en êtes bieii tiré ; j'en suis bien aise, parce
que j'aime les gens qui ne boudent pas. » Arrivés
dans la rue Saint-Benoit, nous montâmes dans un
fiacre qui nous porta chez moi. Le premier mouve-
ment de mon hôte, de mon ami, fut en me voyant,
d'offrir son portefeuille à mes conducteurs qui le
refusèrent, et qui lui dirent en propres termes :
« Nous ne faisons pas ce métier pour de l'argent.
Voilà votre ami ; il nous a promis un verre d'eau-de-
vie; nous le boirons, et nous retournerons à notre
poste ». Ils me demandèrent une attestation qui
déclarât qu'ils m'avaient conduit chez moi sans acci-
dent. Je la leur donnai, en les priant de m'envoyer
celle que mes juges m'avaient promise, ainsi que mes
effets^ que j'avais laissés à l'Abbaye. Je fus les
accompagner jusqu'à la rue oii je les embrassai de
* D'après la réclamation que j'en ai faite depuis, MM. Jourdeuil et
Leclerc, administrateurs au département de surveillance, ont eu la
complaisance de me promettre, par écrit, un ordre nécessaire
pour la remise desdits effets ; je ne l'ai pas encore reçue, non plus
que mes effets ; mais je dois croire que je ne perds rien pour
attendre. (Note composée plusieurs jours après le manuscrit.)
L ABBAYE 241
bon cœur. Le lendemain, un des commissaires m'ap-
porta le certificat dont voici la copie :
Nous, commissaires nommés par le peuple pour
faire justice des traîtres détenus dans la prison de
l'Abbaye, avons fait comparaître, le 4 septembre, le
citoyen Jourgniac Saint-Méard, ancien officier décoré,
lequel a prouvé que les accusations portées contre
lui étaient fausses, et n'être jamais entré dans aucun
complot contre les patriotes; nous l'avons fait pro-
clamer innocent en présence du peuple, qui a applaudi
à la liberté que nous lui avons donnée. En foi de quoi
nous lui avons délivré le présent certificat, à sa
demande : nous invitons tous les citoyens à lui porter
aide et secours.
Signé : Poir... Ber...
A l'Abbaye, l'an IV de la liberté, et le premier de l'égalité.
Après quelques heures de sommeil, je m'empressai
de remplir les devoirs que Tamitié et la reconnais-
sance m'imposaient. Je fis imprimer une lettre pai
laquelle je fis part de mon heureuse délivrance à
tous ceux que je savais avoir pris quelque part à mon
malheur. Je fus le même jour me promener dans un
jardin public; je vis plusieurs personnes se frotter les
yeux pour voir si c'était bien moi; j'en vis d'autres
reculer d'effroi, comme si elles avaient vu un spectre.
Je fus embrassé, même de ceux que je ne connais-
sais pas; enfin ce fut un jour de fête pour moi. Mais
ce qu'on m'a dit depuis, ce qu'on m'a écrit et ce que
16
242 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
j'ai lu imprimé, m'a fait calculer combien l'efTet de
mon emprisonnement pouvait m'être défavorable
dans l'esprit de ceux qui ne me connaissaient pas, et
surtout dans un moment oii Ton croit, oii l'on con-
damne, où Ton exécute si précipitamment. J'ai cru
qu'il m'importait de produire un contre-effet. J'ai fait
connaître la vérité.
Le récit de ses aventures aurait laissé de Jourgniac une
bien fausse idée, si l'on ne devinait pas que, dès le jour
même, il se mit à écrire Ses malheurs : il avait trouvé un
titre admirable : Mon agonie de trente-huit heures. Le
13 septembre, l'ouvrage était livré à l'impression, et quoi-
que le moment fût peu favorable au lancement d'un vo-
lume, il fut tiré, dit-on, et vendu à 200 000 exemplaires.
Mais la leçon, quoique acceptée allègrement, avait
porté : le hardi Gascon renonça aux bons mots et aux petits
vers : il passa vingt ans à se faire oublier : il plongea, et,
quand il reparut sur l'eau, en 1814, ce fut pour s'impro-
viser solliciteur.
Son procédé était toujours le même : il rédigeait
mémoire sur mémoire, « saluant de ses acclamations » le
retour des Bourbons et réclamant le grade de colonel
« qui lui était dû pour vingt-quatre années de services
effectifs, sous Louis XV et sous Louis XVI. »
Après six ans — six ans ! — de requêtes soigneusement
rédigées, de vantardises sur ses anciennes campagnes, le
gouvernement allait être obligé de s'exécuter et de récom-
penser un quémandeur si persistant, lorsque quelqu'un
eut l'idée de lui demander, comme dernière pièce à insérer
dans son dossier, la preuve de son incarcération à
l'Abbaye — son plus beau titre de gloire... Cette preuve,
Jourgniac ne l'a pas ; Jourgniac la cherche et ne peut se
L ABBAYE 243
la procurer. Conçoit-on cette raillerie de la destinée ?
L'homme quia tiré son malheur à deux cent mille exem-
plaires, qui a pris un million de lecteurs pour confidents
de son agonie, est mis en demeure d'établir qu'il a dit la
vérité, et il ne peut y parvenir ? Le registre de Maillard
existait pourtant et son nom y était porté ; mais il ne
peut mettre la main sur ce précieux document. Enfin il a
ridée — sublime, mais maladroite, — de sortir la copie
légalisée du certificat de civisme que lui ont délivré les
juges de l'Abbaye après sa libération : cette fois, il faut
bien croire Jourgniac... mais sa cause est perdue ; est-il
bien urgent d'accorder un brevet d'officier supérieur dans
l'armée royale à un homme qui a obtenu la faveur des
sans-culottes ?
Et voilà comment Jourgniac ne fut jamais promu : dans
son acrimonie contre le gouvernement des Bourbons, il
en arrivait à regretter Maillard : « Ah! s'écriait-il, nous
avions, sous la Terreur, la consolation d'être torturés,
dépouillés et tués par des patriotes !... »
Et il pensait sans amertume, même avec quelque ten-
dresse, à « ces bons messieurs du greffe de l'Abbaye »,
qui, eux, du moins, lui avaient rendu justice...
III
LE COUVENT DES CARMES
LE COUVENT DES CARMES
Ici, pas une pierre n'a changé de place : quand on
pénètre dans ce sombre monastère de la rue de Vaugirard
que hantent de si terribles fantômes, on retrouve le décor
de la tuerie intact et saisissant. Voici la petite porte oii se
faisait l'appel des victimes, voici le couloir par lequel on
les poussait à la mort ; sur ces dalles ont trébuché leurs
pas. Là c'est le perron du massacre ; parmi les branches
d'une plante grimpante, cette simple inscription : hic ceci-
DERUNT (ils tombèrent ici) ; à cette étroite fenêtre apparut,
tout à coup, derrière la grille, la face pâle de Maillard,
criant à ses hommes : « Attendez ! ne les tuez pas si vite,
on va les juger ! » Et voilà le sombre corridor où eut lieu
ce simulacre de jugement.
Dans le grand jardin, actuellement réduit, où l'on fit la
chasse aux soutanes, se trouvait, au fond de l'enclos, une
bâtisse fort simple qui servait de chapelle ; beaucoup
moururent là, au pied d'une statue de la Vierge qui a été
conservée : c'est là, qu'après l'incident, on réunit les
corps ramassés dans les allées ^
* Lorsque le percement de la rue de Rennes obligea de démolir
cette chapelle, on conserva pieusement les fragments de dallage
et de boiseries qui portaient des traces de sang : ces fragments onl
trouvé place dans la crypte de l'église des Carmes où se trouve
aussi un modèle en réduction de la chapelle du jardin.
248 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Depuis le 45 août, on entassait, dans le couvent des
Garmes, les prêtres réfractaires arrêtés dans Paris et au*
environs : comme les moines n'avaient point, paraît-il,'
encore évacué complètement le couvent, on logea les,
détenus dans l'église, à peu près semblable alors à ce
qu'elle est aujourd'hui. Ils campaient là, se préparant à
la déportation, dont ils se croyaient menacés. Au 1" sep-
tembre ils étaient au nombre de cent cinquante. Trente-I
trois seulement échappèrent à la mort.
Les dépositions que nous publions ont été connues pour
la première fois en IBM par le livre de l'abbé Aimé Guil-
lon : Les martyrs de la Foi pendant la Révolution fran-
çaise. De ces trois relations deux sont dues à des prêtres
qui furent portés au nombre des morts sur la liste des vic-
times, l'abbé Saurin et l'abbé Vialas. La première qu'on
va lire a été écrite par l'abbé Berthelet, l'un des seize
qui furent officiellement épargnés. L'abbé Berthelet de
Barbot était prêtre-chanoine de Chartres, vicaire-général!
du diocèse de Mende; il est mort à Paris le 5 décembre1818.l
RELATION DE L'ABBE BERTHELET DE BARDOT
J'appris le 11 août après-midi, que des gardes
nationaux étaient venus chez moi pendant mon
absence pour me conduire à ma section, celle du
Luxembourg, Je m'y rendis de moi-même et m'a-
dressai à Legendre, qui la présidait, pour savoir ce
qu'on voulait de moi. Il me fit passer dans une salle
voisine où je trouvai trois particuliers qui me deman-
dèrent si j'étais prêtre, etc. Sur ma réponse affirma-
tive, ils m'envoyèrent dans une autre pièce oii je fus
bientôt rejoint par M^'" l'archevêque d'Arles ^ Nous y
restâmes jusqu'à neuf heures du soir, ignorant ce
qu'on voulait faire de nous. Nous fûmes appelés, alors,
fouillés et réunis à soixante autres ecclésiastiques
environ et conduits avec eux, entourés de gardes, par
les souterrains du grand et du petit séminaire, dans
l'église des Carmes.
Là, il nous fut défendu de parler : un garde fut mis
à côté de chacun de nous, et Tonnons apporta, pour
toute nourriture, du pain et de l'eau. C'est ainsi que
* Jean-Marie Dulau, archevêque d'Arles, né dans le diocèse de
Périgueux en 1738. Il avait été agent général du clergé, député aux
États généraux pour la sénéchaussée d'Arles.
250 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nous passâmes la première nuit ; et jusqu'au cin-
quième ou sixième jour nous couchâmes sur le pavé
de Téglise. 11 fut ensuitepermis à ceux qui en avaient
les moyens, de se procurer des lits de sangle et des
paillasses. Le lendemain du jour où nous avions été
enfermés étant un dimanche, nous demandâmes la
permission de dire ou d'entendre la messe ; et cette
consolation nous fut refusée, non seulement ce jour-
là, mais encore pendant tout le temps de notre déten-
tion. Nous évitâmes avec soin de donner aucun sujet
de plainte contre nous, et nous rejetâmes même la
proposition qui nous fut faite, à différentes reprises,
par un jeune homme, nommé Vigouroux, qui portait
l'habit ecclésiastique sans être attaché à cet état, de
profiter des occasions qu'on semblait nous offrir de
prendre la fuite; car on laissa plusieurs fois des
portes ouvertes, et même des armes à notre disposi-
tion. Sans examiner si c'était ou non une perfidie,
n'écoutant que notre conscience, nous craignîmes de
nous rendre coupables, ou de compromettre quelqu'un
par la fuite : et nous continuâmes à rester soumis aux
ordres que nous avions reçus. Cependant notre prison
se peuplait tous les jours davantage et, comme c'était
la nuit principalement qu'arrivaient d'autres prison-
niers, nous étions fréquemment troublés, dans notre
sommeil, par les propos outrageants et le cliquetis
des armes des gardes qui les amenaient.
Sur la fin du mois d'août, un commissaire vint
faire un appel général des prisonniers et l'on demanda
successivement à chacun en particulier s'il était
prêtre, ou dans les ordres sacrés. On écrivit nos
LE COUVENT DES CARMES 2M
réponses, et l'on élargit deux prisonniers qui décla-
rèrent n'être pas liés aux ordres. On retint néanmoins
parmi nous deux laïques : M. Duplain de Sainte-
Albine, et M. deValfons, ancien officier au régiment
de Champagne, qui déclara être catholique-romain,
et ne pas connaître d'autre motif de sa détention.
Quelques jours après cette visite, nous reçûmes celle
d'un autre commissaire de la section, qui nous parla
à chacun en particulier, et nous demanda nos cou-
teaux, nos ciseaux et nos canifs, après nous avoir
dit quelques mots de consolation. Nous voyions fré-
quemment aussi M. Manuel, procureur de la com-
mune. Il nous dit un jour que l'on avait examiné
nos papiers; que l'on n'avait rien trouvé qui pût nous
faire paraître coupables, et que nous serions bientôt
rendus à la liberté. Il nous revit, le 30 août, et nous
dit que les Prussiens étaient en Champagne; que le
peuple de Paris se levait en masse, et envoyait toute sa
jeunesse pour les combattre ; que l'on ne voulait point
laisser d'ennemis derrière soi, et que nous devions,
pour notre propre sûreté, et pour obéir au décret de
déportation, nous préparer à sortir de France. Sur
une observation de l'un de nous, il répondit que
l'on nous accorderait quelques heures pour prendre,
dans nos maisons, les choses dont nous aurions besoin
pour le voyage; et, le soir même, vers minuit, un
commissaire, accompagné de gendarmes, nous lut le
décret sur la déportation, et le laissa affiché dans le
sanctuaire. Dès le lendemain, nous nous hâtâmes de
recueillir le plus d'argent qu'il nous fût possible,
pour des voyages dont nous ne connaissions ni le terme.
252 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
ni la durée. Nous étions alors environ cent soixante
prisonniers.
(Dimanche, 2 septembre.)
Quelques-uns de nous avaient été visités ce jour-là
par des parents ou des amis qui leur serraient les
mains, et se contentaient de verser des larmes, sans
oser exprimer leurs craintes. Les mouvements pré-
cipités des gardes qui veillaient sur nous, les vocifé-
rations qui, des rues voisines, parvenaient jusqu'à
nos oreilles, le canon d'alarme que nous entendîmes
tirer, tout était fait pour nous donner de l'inquiétude ;
mais notre confiance en Dieu était parfaite. A deux
heures, le commissaire du comité de la section vint
faire précipitamment un appel individuel de toutes
nos personnes, et nous envoya dans le jardin, oii
nous descendîmes par un escalier à une seule rampe,
qui touchait presque à la chapelle de la Sainte-Vierge,
comprise dans l'église où nous étions prisonniers.
Nous arrivâmes dans ce jardin au travers de gardes
nouveaux, qui étaient sans uniformes, armés de piques
et coiffés d'un bonnet rouge : le commandant seul
avait un habit de garde national. A peine fûmes-
nous dans ce lieu de promenade, sur lequel donnaient
les fenêtres des cellules du cloître, que des gens
placés à ces fenêtres nous outragèrent par les propos
les plus infâmes et les plus sanguinaires. Nous nous
retirâmes au fond du jardin, entre une palissade de
charmilles et le mur qui le sépare de celui des dames
religieuses du Cherche-Midi. Plusieurs d'entre nous
se firent un refuge d'un petit oratoire placé dans un
LE COUVENT DES CARMES 253
angle du jardin ; et ils s'étaient mis à dire leurs prières
de vêpres, lorsque tout à coup la porte du jardin fui
ouverte avec fracas. Nous vîmes alors entrer en furieux
sept à huit jeunes gens dont chacun avait une cein-
ture garnie de pistolets, indépendamment de celui
qu'il tenait de la main gauche, en même temps que,
de la droite, il brandissait un sabre. Le premier ecclé-
siastique, qu'ils rencontrèrent et frappèrent fut M. de
Salins qui, profondément occupé d'une lecture, avait
paru ne s'apercevoir de rien. Ils le massacrèrent à
coups de sabre, et tuèrent ensuite ou blessèrent mor-
tellement tous ceux qu'ils abordaient, sans se donner
le temps de leur ôter entièrement la vie, tant ils
étaient pressés d'arriver au groupe d'ecclésiastiques
réfugiés au fond du jardin. Ils en approchèrent en
criant : L'archevêque d'Arles! r Archevêque d'Arles !
Ce saint prélat nous disait alors ces mots, inspirés par
une foi vive : Remercions Dieu, messieurs, de ce qu il
nous appelle à sceller de notre sang la Foi que nous
professons ; demandons-lui la grâce que nous ne sau-
rions obtenir par nos propres mérites, celle de la per-
sévérance finale. Alors M. Hébert, supérieur-général
de la Congrégation des Eudistes, demanda, pour lui
et pour nous, d'être jugés : on lui répondit par un
coup de pistolet qui lui cassa une épaule ; et l'on
ajouta que nous étions tous des scélérats, en criant
derechef: L'archevêque d' Arles ! T archevêque d^ Arles!
[Déjà les assassins' approchent du prélat en
* Le passage entre guillemets n'est pas de l'abbé Berthelet. Nous
trouvons ce récit dans les Martyrs de la Foi, par l'abbé Guillon.
Tome III, p. 39.
254 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
criant de plus en plus : « L'archevêque d'Arles !
l'archevêque d'Arles î » Il est encore à genoux au
pied de l'autel; mais quand il s'entend nommer, il se
lève pour aller s'offrir aux meurtriers; les prêtres l'en-
tourent pour le cacher et le retenir. « Laissez-moi
passer, leur dit-il, si mon sang peut les apaiser,
qu'importe que je meure ? Mon devoir n'est-il pas
d'épargner vos jours aux dépens même des miens? »
Les mains croisées sur la poitrine et les yeux fixés
vers le ciel, il marche gravement vers ceux qui le
réclament et leur dit, comme autrefois le Sauveur à
ceux qui venaient pour le saisir. « Je suis celui que
vous cherchez. — C'est donc toi, s'écrient ces
furieux, c'est donc toi, vieux coquin, qui es l'arche-
vêque d'Arles ? — Oui, Messieurs, c'est moi qui le
suis. — Ah! scélérat, c'est donc toi qui as fait verser le
sang de tant de patriotes dans la ville d'Arles ? — Je
n'ai jamais fait de mal à personne. — Et bien, moi,
répliqua l'un des forcenés, je vais t'en faire. » Et, à
rinstant, il lui assène un coup de sabre sur le front.
L'archevêque ne profère aucune plainte ; et pres-
qu'au même instant sa tête est frappée par derrière
d'un autre coup de sabre qui lui ouvre le crâne. Il
porte sa main droite pour couvrir ses yeux, et elle
est abattue à l'instant par un troisième coup. Un
quatrième le fait tomber assis, et un cinquième le
fait tomber par terre sans connaissance. Une pique
lui est enfoncée dans la poitrine avec tant de violence
que le fer n'en peut être retiré, et le corps du saint
prélat est foulé aux pieds par les assassins.]
Après l'avoir atrocement assassiné, les sicaires se
LE COUVENT DES CARMES 255
tournant vers nous qui restions immobiles d'admi-
ration sur la manière dont il était mort, nous frap-
pèrent avec leurs sabres et leurs piques, je reçus
une blessure à la cuisse; et M. l'évoque de Beauvais
en eut une cassée d'un coup de feu.
En ce moment, le commandant du poste, resté à
l'autre extrémité du jardin, nous ordonna de rentrer
dans l'église ; et nous nous acheminâmes, avec
plus ou moins de peine, vers l'escalier par lequel
nous en étions sortis ; mais des gendarmes y plon-
geaient leurs baïonnettes. Nous nous amoncelions
vers cet endroit sans pouvoir passer; les hommes à
piques vinrent y croiser aussi leurs armes d'une
manière effrayante; nous y eussions tous été tués si
par des prières réitérées, le commandant n'eût enfin
obtenu que ces assassins nous laisseraient entrer
dans l'église.
Nous nous reîiidîmes dans le sanctuaire; et auprès
de l'autel où nous nous donnâmes l'absolution les uns
aux autres, nojs récitâmes les prières des mourants et
nous nous recommandâmes à la bonté intlnie de Dieu.
Peu d'instants après arrivèrent les assassins pour
nous saisir et nous entraîner ; le commandant du
poste leur représenta que nous n'étions pas jugés,
et que nous étions encore sous la protection de laloi.
Ils répondirent que nous étions tous des scélérats, et
que nous péririons. En effet, ils firent descendre les
prisonniers peu à peu et en petit nombre dans le
jardin, à l'entrée duquel se postèrent les égorgeurs.
Ici venaient se placer certains détails que l'abbé Lapize
2S6 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
de la Pannonie, sauvé pareillement de ce massacre, a
fournis à M. l'abbé Barruel, et que Tabbé Berlhelet a
passé sous silence, par égard sans doute pour celui qui
avait contribué à le sauver lui-même.
Un commissaire de la section, envoyé avec la
mission apparente d'empêcher le massacre des prison-
niers,— ce commissaire se nommait Violette, membre
du comité, de la section du Luxembourg^ — vint
s'établir avec une table et le registre cCécrou de la
prison des Carmes^ auprès de la porte par laquelle
on descendait dans- le jardin. Là, il appelle et fait
venir les prêtres devant lui, deux par deux, pour
constater l'identité de leurs personnes, et s'assurer
qu'ils persévèrent dans le refus du serment ; il les
fait passer ensuite dans le corridor qui aboutit à
l'escalier par lequel on descend au jardin ; ils y sont
attendus par les assassins, qui les y égorgent aussitôt
qu'ils paraissent et font entendre à chaque fois des
hurlements affreux, entremêlés du cri de : Vive la
nation.
Dès la première immolation de ce genre, annoncée
de cette épouvantable manière, les prêtres qui sont
encore dans Téglise ne peuvent plus douter du sort
qui les attend au même lieu ; et néanmoins toujours
en prières au pied de l'autel, il n'en paraissent point
troublés. Ceux qui sont appelés à leur tour, par le
commissaire, se lèvent aussitôt, les uns avec la séré-
nité d'une âme pure et pleine de confiance en Dieu,
les autres avec un empressement très marqué d'aller
donner leur vie pour Jésus-Christ. L'un vient les
yeux baisses, continuant sa prière, qu'il n'inter-
Disposition d'une partie des locaux du couvent des carmes
K, Couloir.
B, Esralier montant au premier étage.
C, Eniiroil où s'installa le tribunal.
D, Sacristie.
E, Couloir conduisant à la crypte.
F, Eglise.
G, Chœur de l'église.
H, Cloitre.
I, Cour du cloitre aujourd'hui converte.
J, Perron dit « du ims>acre o.
La lij.i)e poinlillée in(lii|ue le parcours
imposé aux victimes pour se rendre de
l'Ëglise au lieu du massacre.
17
258 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
rompt que pour répondre au commissaire ; et il la
reprend tranquillement ensuite, en se rendant à l'es-
calier de la mort; il prie encore lorsqu'il tombe sous
le fer des assassins. Un autre son bréviaire ou l'Ecri-
ture Sainte à la main, marche avec ces livres de
divines promesses, et montre par son visage et sa
démarche, qu'il s'attend à les voir se réaliser quand
il recevra le coup fatal. Quelques-uns, présentant
aux assassins un front angélique les regardent avec
une douce charité, dans laquelle on ne peut mécon-
naître une touchante compassion pour leur frénésie
et leur aveuglement. C'est avec une céleste noblesse
que ces héros du sacerdoce reçoivent le coup mortel
qui les affranchit des persécutions des hommes et de
la corruption de la terre. Plusieurs enfin, en quit-
tant le sanctuaire pour aller comparaître devant le
commissaire, jettent des regards de prédestinés sur
la croix de l'autel, et répètent ces paroles de Jésus-
Christ : Mon Dieu, pardonnez-leur^ car ils ne savent ce
qu'ils font. Ainsi périrent en vrais martyrs, dans
cet endroit, trois illustres prélats, un très grand
nombre de prêtres, et un pieux laïque. Le commis-
saire lui-même fut touché de leur saint héroïsme.
Deux jours après, il ne pouvait s'empêcher de dire à
ceux des prêtres qu'il avait fait soustraire au massacre
et qui étaient encore détenus au comité de la section !
« Je m'y perds ; je n'y connais plus rien ; et tous
ceux qui auraient pu le voir n'en seraient pas moins
étonnés que moi. Vos prêtres allaient à la mort aveo
la même joie que s'ils fussent allés à des noces » !
Le nombre des prisonniers se trouvant réduit à
LE COULOIR DU MASSACRE AU COUVENT DES CARMES
Emplacement du Tribunal du 2 septembre 1792 [État achtcl).
LE COUVENT DES CARMES 259
une vingtaine, on nous fit lever du pied de l'autel,
et ranger deux à deux pour prendre la place de ceux
qui venaient d'être tués. Traversant la chapelle de
la Sainte-Vierge pour descendre à mon tour par le
petit escalier au bas duquel étaient les égorgeurs, je
fus reconnu par quelques voisins de mon domicile
qui me firent réclamer par le commissaire... Il dit
ces mots aux assassins : Frères et amis, en voilà un
que ses concitoyens réclament; dites, s'il vous plaît,
quil soit mis à part pour être jugé. Ils répondirent :
Qu'on le mette à part. Le commandant parvint à
faire cacher avec moi, sous des bancs, six autres de
mes confrères. Tout le reste fut massacré et dépouillé
de tout vêtement : après quoi les égorgeurs se reti-
rèrent.
Ce ne fut qu'avec des peines infinies, et au milieu
d'une multitude immense de femmes et d'hommes
habillés en femmes qui demandaient qu'on nous
livrât à leur fureur, que nos gardes, parvinrent à nous
conduire à l'église de Saint-Sulpice où la section
était assemblée.
Là, après avoir rendu compte de l'inutilité de sa
mission, le commissaire nous présenta au bureau,
et demanda que la section disposât de nous, suivant
sa sagesse. Aussitôt un homme se leva, et opina
pour qu'on nous livrât sur-le-champ au peuple qui
nous attendait, disait-il, pour nous égorger au pied
de l'escalier de l'église. Cette demande fut appuyée,
mais rejetée aussitôt par une réclamation presque
universelle. M. Leclerc, médecin, fut d'avis que l'on
nous séparât, que l'on nous donnât à chacun deux
260 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
gardes, et que la section nommât des commissaires
pour nous interroger. Cette motion fut adoptée. L'objet
de M. Leclerc, en gagnant du temps, était de se
rendre maître avec ceux qui pensaient comme lui,
des délibérations de la section, et par là de nous
sauver.
A minuit, les commissaires s'ajournèrent au lende-
main matin, et l'on nous conduisit dans une salle du
séminaire, dont on avait fait une prison ; nous y étions
depuis une heure, lorsqu'un des égorgeiirs vint se
plaindre à haute voix, tant en son nom qu'en celui
de ses camarades, qu'on les avait trompés, qu'on
leur avait promis trois louis, et qu'on ne voulait
leur en donner qu'un seul. Le commissaire répondit
qu'ils avaient encore, dans les prisons de Saint-Firmin,
de la Conciergerie, et d'autres, de l'ouvrage pour
deux jours, ce qui ferait les trois louis promis ; que
d'ailleurs, on s'était engagé à donner nos dépouilles ;
et que croyant devoir être déportés nous nous étions
presque tous fait habiller de neuf.
Végorgeur répliqua que ne sachant pas qu'ils
auraient nos habits, ils tailladaient les prisonniers à
coups de sabre ; que dans cet état des choses, les
fossoyeurs ne voulaient donner des dépouilles que
quatre cents francs ; qu'au surplus il allait vérifier
avec le commissaire si les prisonniers qui avaient
été réservés, étaient ou non habillés de neuf; et il
entra aussitôt avec le commissaire dans la salle où
nous étions. Heureusement nos habits examinés de
près se trouvèrent usés, et les deux hommes sorti-
rent ensemble.
LE COUVENT DES CARMES 261
11 m'est impossible, encore en ce moment, de
penser sans frémir à cette appréciation de ce que
nous pouvions valoir d'après nos vêtements, faite
au milieu de la nuit, après ce que nous avions vu, et
ce que nous devions craindre encore.
Le lendemain, nous fûmes interrogés chacun en
particulier, par trois commissaires. Le choix en
général avait été bien fait ; et nous ne tardâmes pas
à nous apercevoir du désir de ces messieurs de nous
arracher à la fureur des assassins. Nos amis emplo-
yèrent la matinée à chercher des citoyens qui
voulussent répondre de nous et ils en trouvèrent.
L'après-midi, l'on nous conduisit à la section où
les procès-verbaux des interrogatoires ayant été
lus, elle prononça la mise en liberté de chacun de
nous.
Cependant, on vint avertir le commandant qui
nous avait gardés la veille dans la prison des Carmes
que des gens apostés nous attendaient au bas de
l'escalier de l'église pour nous assassiner, lorsque
nous sortirions. Comme j'avais entendu cet avertis-
sement, le commandant, homme plein d'énergie et
de bonne volonté, nous dit à l'oreille : « Soyez tran-
quilles on a pourvu à votre sûreté. » En effet, quand
nous nous levâmes pour nous retirer, aussitôt se
levèrent avec nous un grand nombre de gardes natio-
naux qui le sabre à la main, nous placèrent au milieu
d'eux et nous conduisirent ainsi dans la communauté
des prêtres de Saint-Sulpice, où, nous ayant demandé
nos différents domiciles, ils se divisèrent en petites
troupes, nous accompagnèrent pendant la nuit, chacun
262 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
dans nos maisons, et nous recommandèrent de ne
pas sortir de quelques jours.
Telles sont les principales circonstances de ce qui
s'est passé par rapport à mes confrères et à moi,
dans les journées du 2 et 3 septembre. Aucun d'eux
n'a poussé un cri de douleur, n'a formé une plainte :
tous sont morts avec sérénité, et dans l'espérance
d'une meilleure vie. Quant à moi, qui n'ai pas été
jui^é digne de les accompagner, je proteste que dans
tout ce que je viens d'écrire, il n'est entré aucun
sentiment de vengeance, ni même d'amertume.
L'ABBÉ JEROME NOËL VIALAR
C'est par erreur qu'on l'a inscrit parmi les morts :
il s'évada, et passa chez Tétranger. Voici les détails
curieux qu'il nous a fournis lui-même sur son empri-
sonnement et son évasion. Secrétaire particulier de
l'archevêque dAlbi qui était député aux Etats géné-
raux, il était venu avec lui à Paris en 1789. Le mardi
28 août 1792, demeurant dans la rue du Cherche-
Midi^ il traversait, vêtu en laïque, la rue de Vaiigi-
rard, pour aller disparaître en quelque sorte dans le
vaste jardin du Luxembourg, lorsqu'il fut rencontré
par un piquet de gardes nationales dont un individu
le reconnut pour avoir logé en qualité de prêtre dans
un hôtel garni, voisin de son domicile. « C'est un
calotin », s'écrie-t-il, et donne ainsi le signal de
l'arrêter, lui demandant à l'instant même s'il a prêté
le serment. « Je n'étais pas fonctionnaire public,
répond l'abbé Vialar; la loi de ce serment ne me
regardait point. » Sur cette réponse, on le mène au
comité de la section du Luxembourg , dont le président
qu'on lui dit être ce jour-là un marchand de vin, lui
ht la même question ; et il répondit de la même
manière. Le président insista en lui disant : « Si
264 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
VOUS aviez été soumis au serment, l'auriez-vous
prêté » ? Blessé par l'inconséquence persécutrice du
président, l'abbé Vialar répliqua : « La loi n'examine
jamais ce qu'on aurait fait, ou, ce qu'on aurait pas
fait, dans telle ou telle circonstance hypothétique;
mais ce qu'on a fait ou ce qu'on a manqué de faire
en contravention à la loi dans un cas réel. » C'en était
assez pour le président; il reprit aussitôt : «Qu'on
le conduise aux Cannes ; et là, il sera traité comme
doit l'être tout -prêtre qui na pas fait le serment. »
l'abbé Vialar fut sur-le-champ mené dans ce lieu de
détention. Pour tout ce qui s'y passait, le récit de
l'abbé Vialar confirme les autres relations, en ajoutant
cependant que toutes les fois que les prêtres sortaient
de l'église pour se promener dans le jardin, et qu'ils
rentraient ensuite dans l'église on en faisait un appel
général pour être bien sûr qu'il n'était échappé aucune
victime. L'abbé Vialar se trouvait au fond du jardin,
à gauche , lorsque les assassins y entrèrent en
renversant d'un coup de sabre le premier prêtre
qu'ils rencontrèrent. Son premier mouvement fut de
tomber à genoux au pied du mur, et d'offrir à Dieu le
sacrifice de sa vie. Un moment après il se relève;
et jugeant que ce mur n'était pas impossible à fran-
chir, il l'escalade vers 1* milieu de sa longueur en
invitant l'évêque de Saintes qui passait près de lui,
à l'imiter. Ce prélat à qui ses forces le permettaient,
se contenta de répondre : « Et mon frère?... » Après
avoir franchi cette muraille, l'abbé Vialar se trouve
dans une espèce de cour close de l'autre côté par un
mur plus élevé que le premier, et dans laquelle était
LE COUVENT DES CARMES 265
un réduit situé sous l'oratoire du jardin des Carmes.
Il s'y tapit; et de là, il entend les gémissements des
victimes, les hurlements des assassins. Son âme en
est troublée : il sort de ce réduit, erre dans la cour
sans savoir où il va. Apercevant un bout de solive
fixée dans le grand mur, un peu au-dessus de la hau-
teur de son bras tendu, il s'élance, la saisit, s'en fait
un échelon au moyen duquel il atteint le sommet du
mur, et saute au delà. Un hôtel fermé de ce côté par
une grille, s'offre à ses yeux, il escalade la grille :
monte au hasard dans une maison qu'il trouve inha-
bitée et démeublée Parvenu comme égaré au plus
haut des étages, et voyant dans une chambre ouverte
un matelas sur Je plancher, il y tombe accablé de
lassitude, et y dort pendant deux ou trois heures. La
nuit arrivait quand il s'éveilla ; et entendant alors
parler vers la porte cochère de la maison, il descend,
rencontre une femme à laquelle il raconte son aven-
ture, se fait ouvrir, et va se réfugier dans la ville,
loin de sa demeure ancienne. Restant comme stupéfié
dans la nouvelle, il y séjourna deux mois, après les-
quels, voyant que la persécution augmentait de jour
en jour, il s'enfuit vers Senlis. Sur la route, il ren-
contra, non sans élonnement, l'abbé de Rochemure
qui avait été son compagnon de captivité, et qui
retournait sans défiance à Paris pour y chercher
quelques effets de peu de valeur qu'il avait laissés aux
Carmes. La stature de cet ecclésiastique, frère du
chanoine de Rochemure, grand vicaire de Senlis, qui
y résidait encore alors, avait contribué à son salut.
Vialar s'étant arrêté à Senlis, y vit naître un danger
266 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
qui ne lui permettait plus d'y rester. Il craignit d'y
être compris dans un recrutement de trois cent mille
hommes, ordonné par la Convention ; et il revint à
Paris, où il chercha vainement à se procurer un
passeport pour sortir do France. Ne pouvant l'obtenir,
et inspiré par la crainte, il se déguisa en marchand
colporteur, prit une pacotille sur son dos, traversa la
France, et arriva en Suisse, d'où vers la fin de 1793,
il se rendit à Rome. Lors de l'invasion des Etats
Romains par l'armée française, en 1798, il partit pour
la Russie, où il devint chapelain de l'ambassadeur de
Naples, près la cour de Saint-Pétersbourg. Revenu
en France au printemps de 1819, il en est reparti vers
la fin de juillet suivant, pour aller reprendre ses
fonctions de chapelain.
ÉVASION DE L'ABBÉ SAURIN
L'abbé Saurin de Marseille, ex jésuite, n'a point
péri, aux Carmes. Après son évasion, il put sortir
de France, et se rendit à Rome. Les particularités de
sa délivrance qu'il y raconta à MM. Vialar et d'Auri-
beau, de qui nous les avons apprises, méritent d'être
rapportées. Ce respectable prêtre attendait, dans une
chapelle de l'église des Carmes, que son tour d'être
massacré fût venu. Il entend un des assassins, qui
passait près de lui, parler avec l'accent provençal, et
s'en approche, en lui disant : « Mon ami, vous êtes
de la Provence? — Oui, répond celui-ci; et je suis
de Marseille. — Et moi aussi; je suis de la môme
ville. — Comment vous nommez-vous? — Saurin. —
Oh ! votre frère est mon parent ! — Eh bien, puisque
nous avons des rapports de famille, vous devriez bien
me tirer d'ici, car vous savez qu'on ne peut me
reprocher que ma qualité de prêtre. » Le Marseillais
à l'instant interpelle ses compagnons, et leur dit :
« Citoyens, cet homme est mon parent, et, en cette
qualité, il ne doit périr que par le glaive de la loi. »
— Bah ! répliquent-ils, ce prêtre est coupable comme
les autres, et doit périr avec eux. — Non, non; il n'en
268 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
sera pas ainsi; et quand je vous demande une excep-
tion, c'est que j'ai des droits pour l'obtenir. Sachez,
continua-t-il, non sans quelque supercherie, sachez,
que je me suis trouvé à la prise de la Bastille, aux jour-
nées des 5 et 6 octobre, à Versailles, à celle du 21 juin
aux Tuileries, et à la dernière affaire, celle du 10 août ;
voilà ajouta-t-il en découvrant sa poitrine, voilà les
blessures que j'y ai reçues. » L'abbé Saurin a assuré
qu'il n'y aperçut pas la plus petite égratignure. Le
stratagème n'en eut pas moins de succès ; et il fut
décidé que le Marseillais conduirait ce prêtre à la
section pour y être jugé. Quand l'un et l'autre furent
dans la rue voisine ( rue Cassette), le libérateur
demanda à l'abbé Saurin la redingote neuve dont il
était revêtu et lui donna en échange son habit de
garde national, qui était fort usé, pour lui servir de
sauvegarde. Gomme il demandait, en outre, quelque
argent pour prix du service qu'il venait de lui rendre,
celui-ci le gratifia d'un assignat de deux cents livres,
et ils se séparèrent. Quand l'abbé Saurin racontait
ces particularités, à Rome, il paraissait âgé d'environ
soixante ans. Il avait recueilli avec beaucoup de soin
des notices intéressantes sur les captifs de l'église
des Carmes, et chaque article était apostille de notes
marginales infiniment précieuses. Son manuscrit,
qu'il communiqua aux mêmes ecclésiastiques a été
rapporté par lui-même en Francelorsqu'ilyestrevenu;
et tout en regrettant de n'avoir su où le trouver, nous
désirons bien ardemment qu'il tombe en des mains
capables de le faire servir à la plus grande édifi-
cation des fidèles.
EXHUMATION DES RESTES DES VICTIMES
MAI 1867
Avant le prolongement de la rue de Rennes, décrété en
1866, on pénétrait, de la rue d'Assas, dans le jardin des
Carmes, en descendant un perron de quelques marches
et en suivant un passage en pente douce qui longeait cette
chapelle delà Vierge où étaient morts, en 1792, nombre
de prêtres et qu'on appelait la Chapelle des Martyrs. Un
puits qui se trouvait dans ce couloir passait pour avoir
reçu la dépouille des victimes de septembre : il était
depuis lors l'objet de la vénération des visiteurs ; on
l'avait surmonté d'une croix de bois et l'on y déposait des
couronnes.
Gomme le tracé de la nouvelle voie entamait le jardin
du couvent, et nécessitait la démolition de la chapelle et
du puits, on voulut sauver de la profanation les ossements
des prêtres septetnbrisés, et l'on entreprit des fouilles. Le
puits fut ouvert le 20 mai 1867 : on n'y trouva absolument
que des os de bœuf, de veau, de mouton et de poulet et,
pensant que, suivant une tradition très vraisemblable, les
corps avaient été portés, dès le 4 septembre 1792, au
cimetière de Vaugirard, on arrêta les fouilles, pour les
reprendre, il est vrai, quelques jours plus tard, en un
autre endroit du jardin. Cette nouvelle recherche donna
les résultats que l'on va lire : ces détails sont extraits du
270 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
rapport déposé à l'Archevêché en 1867 par les architectes
chargés du travail, rapport dont le texte intégral a été
publié dans le Bulletin du Comité (ï histoire et d'archéo-
logie du diocèse de Paris, octobre 1883.
Les fouilles pratiquées dans les parages du
passage communiquant à la rue d'Assas n'ayant donné
aucun résultat, nous avons consulté le plan d'experl
annexé à l'acte de vente des biens domaniaux. Ce plan
mentionne un puits dont on ne voyait plus de traces.
D'après les cotes de repère, ce puits devait se trouver
contig'u an bassin rectangulaire existant encore
aujourd'hui.
Le 23 mai, une fouille en recherche fut opérée et
mit à découvert le parement extérieur d'un mur; une
brèche pratiquée laissa voir l'intérieur du puits ; il
était comblé et voûté; la voûte était recouverte d'une
couche de terre végétale de quarante centimètres
d'épaisseur elle fut enlevée et la voûte démolie.
Le puits, de 1™,80 de diamètre, était remblayé jus-
qu'à 1"", 80 en contrebas de la naissance de la voûte,
dont l'arc avait quarante centimètres de flèche. Le
bassin rectangulaire se vidangeait dans le puits par
un tuyau en plomb de dix centimètres de dia-
mètre venant y aboutir à l'°,50 en contrebas du
sol.
Le 24 mai, un tourniquet fut disposé au-dessus du
puits pour opérer, à l'aide d'un seau, l'extraction du
remblai.
Une couche de terre végétale pure fut d'abord reti-
uée; elle laissa voir les premiers ossements, couchés
LE COUVENT DES CARMES 271
sur un lit de chaux de vingt centimètres d'épaisseur
et occupant dans le puits une zone de trente centimè-
tres d'épaisseur moyenne.
Au-dessus du lit de chaux, dans une hauteur de
deux mètres à peu près, le puits était garni d'osse-
ments gisant dans une substance brune de consis-
tance gélatineuse, d'odeur graisseuse et douceâtre,
mais sans fétidité. Plusieurs crânes retirés étaient
sciés horizontalement.
Le 25 mai, à la fin de la journée, toute cette zone
était sortie du puits.
Les os ont été chargés à la main, montés et dis-
posés sur le sol à la main ; le reste était chargé à la
pelle et déposé par terre dans un ordre déterminé.
afin de rendre plus faciles les recherches ultérieures
et le classement des éléments en grand nombre con-
tenus dans les substances extraites.
Le but étant d'arriver dans le plus bref délai à vider
entièrement le puits, on ne sortait immédiatement
que les ossements et les objets qui, par leur forme ou
leur volume, s'accusaient d'eux-mêmes; au fureta
mesure, les ossements, mis dans des boîtes faites
exprès, et accompagnés par nous, étaient transportés
dans l'ancienne cellule de M™" de Soyecourt et remis
à l'examen. Nous ne saurions trop remercier ici
MM. les professeurs des hautes études qui, pendant
les premiers instants, alors que l'établissement d'un
service de clôture nous a forcés de quitter la surveil-
lance pendant quelques heures, sont venus sponta-
nément nous remplacer près du puits.
Le 26 mai, une épaisseur de 1™,30 a été enlevée ;
272 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
elle se composait de débris de toutes sortes, dont
nous donnerons plus loin la momenclature.
Le 27 mai, nous avons rencontré une couche de
fumier presque pur, occupant une hauteur de qua-
rante centimètres, au-dessous de laquelle l'eau a com-
mencé à entraver le travail.
Enfin au delà du fumier et jusqu'au fond du puits,
c'est-à-dire dans une hauteur de 3"", 80, le remblai se
composait de terre végétale ; les dernières couches
contenaient des moellons en assez grand nombre.
L'extraction de cette dernière zone a été laborieuse;
les sources sont fort abondantes et l'eau gagnait à
chaque instant les puisatiers. Une première pompe
d'épuisement qui a fait convenablement le service
jusqu'au 30 mai s'est trouvée insuffisante. Nous avons
dû la remplacer par une pompe d'un plus fort débit
et organiser le service de nuit, sans lequel il eût fallu
consacrer chaque matin quatre heures à vider l'eau
accumulée pendant la nuit.
Le 8 juin, à six heures du matin, le puits était
vide : mais il restait encore à visiter soigneusement
les terres qui en provenaient, pour en extraire les osse-
ments et les objets divers qui pouvaient s'y rencontrer.
Les terres présentaient un cube de vingt mètres
environ ; la tâche était énorme, nous avons dû choisir
des aides. MM. Noël Bion, Louis Liberge, René
Ménard, Eugène Homberg, François Baugouïn,
Prosper Keller et Jean Keller ont bien voulu répondre
à notre appel; ils ont travaillé près de nous, sans
relâche, avec tout le dévouement que nous nous
attendions à rencontrer en eux.
LE COUVENT DES CARMES 273
M. Noël Bion a dirigé les recherches pendant la
journée du 13 juin.
Cette seconde partie du travail, commencée le 8
juin à midi, n'a été terminée, pour la partie des
terres contenant des ossements, que le 22 juin à six
heures du soir.
Nous avons retrouvé dans la terre tous les osse-
ments de petit volume, ainsi qu'un grand nombre
de fragments de différentes espèces que nous avons
classés d'après la place qu'ils occupaient dans le
puits : ainsi le remblai de terre végétale de la partie
du fond contenait, à l'état de débris uniformément
répartis, des cloches de maraîchers, un balai, des
verres et des bouteilles, un baril et deux tonneaux,
de la faïence artistique, de la vaisselle très commune,
une faïence blanche, des vases en terre vernie de dif-
férentes couleurs, des os d'animaux, os de gigot, etc.,
des vases de nuit, des pépins de citrouilles et de
melons, des noyaux de pêches et de prunes, des
amandes vertes, des morceaux de tentures, des gonds,
des cercles de barriques, des carreaux de marbre,
d'ardoise et de terre cuite, des écailles d'huîtres, etc.
La zone du fumier ne contenait guère, comme
substances étrangères, que des fragments de cloches
de verre et des faïences.
L'espace compris entre le fumier et les corps ren-
fermait dans un remblai de sable et de cailloux,
d'abord une tête d'arbre cassée formant un rameau
dont le bois a un mètre de hauteur, puis de la vais-
saille grossière, vernie intérieurement en blanc et
extérieurement en brun, à la marque des Pères
18
274 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Carmes ; quelques assiettes portent, dans un cercle
bleu, l'inscription : CARMES DEGH., d'autres, sim-
plement les initiales C. D. Une seule porte le Mont-
Carmel surmonté d'une croix flanquée de deux étoiles,
avec une étoile dans la montagne. Des os de bœuf,
de mouton et de poulet se trouvaient groupés en
assez grand nombre, avec des cloches de marais, des
vases de nuit et des vases à fleurs à anses torses en
faïence bleue et blanche, puis des faïences artisti-
ques, un peigne, des porcelaines fines et de la cris-
tallerie, des épongés, des lampions et des écailles
d'huîtres, des pots à confitures, des pots de pharmacie,
des bouteilles, une cuillère, une fourchette, un fer à
friser, un couteau dont la lame rongée par l'oxyda-
tion n'a plus que seize centimètres de longueur sur
quatre centimètres de largeur; il est encore muni de
sa douille.
Enfin cette série se trouve complétée par des gonds,
un disque en fer, des pentures et des clous, des ver-
rous, des manches de pelles et deux bêches très oxy-
dées et couvertes de fortes agglomérations, compo-
sées de débris divers rassemblés dans une masse qui
nous paraît être en partie du sang coagulé.
Au delà de cette couche, parmi les corps ensevelis
dans le sable et les cailloux, nous avons retrouvé les
cloches de marais et les débris de faïences.
Nous évaluons à 330 le nombre des cloches répar-
ties dans le puits. Ainsi que les bouteilles et les
verres, elles étaient fortement dévitrifiées.
Dans la partie occupée par les corps, les substances
étrangères se trouvaient principalement groupés dans
I
LE COUVENT DES CARMES 275
le tiers inférieur de la hauteur. C'étaient des clous,
un demi- éperon, une clef, quelques kilogrammes de
petits fragments de plomb en feuilles fortement corro-
dés; des plombs étirés et rainés ayant appartenu à des
vitraux d'église ; un râtelier postiche composé de
trois dents; la moitié d'une boîte en os portant les
heures graduées et qui a dû contenir un petit gnomon
en cuivre ; une demi-boucle de souliers, des che-
veux, des débris de toile et un morceau d'étoffe
brune dont il ne reste guère que la trame. Enfin
plusieurs fragments en cuivre, dont le principal est
une plaque tumulaire presque complète, portant deux
inscriptions sur Tune de ses faces, et sur l'autre
deux armoiries dont une de cardinal ; les autres pièces
semblent être aussi des plaques de tombeau, mais
elles sont tout à fait incomplètes.
Là se borne la nomenclature des pièces retrou-
vées ; elles ont toutes été déposées par nous dans la
cellule du couvent portant le numéro 14.
En terminant, nous croyons devoir consigner
quelques observations d'ensemble sur la manière
dont on a dû procéder pour faire cette inhuma-
tion.
Dans l'origine, le puits a été foré dans un terrain
qui se compose : d'abord d'une couche de terre végé-
tale de l'",30 d'épaisseur reposant sur un fond de
sable et de cailloux; on trouve le sable jusqu'à 4"", 80
au-dessous du sol. A cette profondeur règne une
assise de pierre dure de 55 centimètres de hauteur ;
à partir de cette assise, le puits est foré dans la pierre
tendre qui forme parements, La maçonnerie du puits.
276 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
fort bien exécutée du reste, repose sur l'assise de
pierre dure.
Il nous paraît assuré que le puits portait une mar-
gelle; en effet, les pierres qui composaient la voûte
que nous avons démolie, avaient presque toutes un
parement cintré comme les parements verticaux, et
aucune d'elles n'était taillée en voussoir. Nous pen-
sons donc que la margelle a dû fournir les matériaux
avec lesquels on a construit la voûte et que les moel-
lons qui garnissaient le fond du puits y étaient
tombés pendant la démolition préalable.
Quant à la manière dont le puits a été comblé, elle
se déduit facilement de la nature du sol. En effet, toute
la partie inférieure du puits, jusqu'à une hauteur de
4™, 70 est comblée avec de la terre végétale; cette
terre a dû être prise sur le bord même du puits ; la
hauteur de 4°*, 70 correspond à peu près à celle de la
hauteur de l'eau. La couche de fumier de 40 centi-
mètres d'épaisseur qui recouvrait immédiatement la
terre végétale a dû être établie dans le double but :
l'^de donner quelque solidité à la surface du remblai,
2° de rendre cette surface imperméable à l'eau.
A partir du fumier, le remblai change de nature;
il est exclusivement composé de sable fin et de cail-
loux qui ont dû être pris au fond de la fouille déjà
pratiquée pour remblayer les couches inférieures. Le
bassin qui existe aujourd'hui s'est trouvé naturelle-
ment creusé ; il a dû être maçonné presque immédia-
tement; ce qui nous le fait supposer, c'est que sa
maçonnerie est lutée extérieurement avec une argile
entièrement semblable à celle que l'on rencontre sur
LE COUVENT DES CARMES 277
une des pelles retirées du puits et que l'on rencontre
aussi, de distance en distance, parmi les corps.
Les cadavres mis dans le puits devaient le remplir
jusqu'à O'^jSO en contrebas du sol; ils ont été recou-
verts d'une couche de terre végétale qui a dû être
battue en cintre pour recevoir la maçonnerie de
la voûte qui a tout fermé ; au-dessus de la voûte,
40 centimètres de terre végétale ont nivelé Je sol et
fait disparaître toute trace du puits.
Avec le temps, la décomposition des corps, aussi
bien que la vidange du bassin, ont amené dans la
masse un affaissement qui a déterminé le vide cons-
taté dans la partie supérieure du puits à l'instant de
son ouverture.
Dressé par les architectes soussignés.
Paris, le 29 juin 1867.
Signé : Douillard frères.
ANNEXE AU PREMIER RAPPORT SUR LE PUITS DES MARTYRS,
DÉPOSÉ A l'archevêché
Vers le 20 juin 1867, alors que nous terminions
la visite des terres retirées du puits, un homme âgé,
qui ne s'est pas fait connaître, a déclaré à un ouvrier
du chantier que, le puits une fois rempli, plusieurs
corps qui n'avaient pu y trouver place avaient été
inhumés dans le voisinage; il désigna le dessous des
marches qui descendaient naguère de la rue d'Assas
au passage des martyrs. Le perron a été démoli; nous
avons fait fouiller les terres, tant en cet endroit que
278 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
dans les parages d'une pente douce peu éloignée du
puits; ces recherches n'ont donné aucun résultat. Le
25 juillet, à dix heures du matin, des terrassiers, en
pratiquant près du puits une tranchée destinée à
recevoir les fondations d'un mur, ont mis un crâne
à découvert. Ils ont suspendu le travail et sont venus
nous prévenir. Nous nous sommes immédiatement
transportés sur place et nous avons reconnu l'exis-
tence d'une fosse creusée en pleine terre, mesurant
deux mètres de longueur, sur un mètre de largeur
et un mètre cinquante centimètres de profondeur à
partir du sol. Cette fosse, dans sa largeur était immé-
diatement adossée au mur du puits dans sa partie
sud, c'est-à-dire placée symétriquement par rapport
au bassin.
Les corps occupaient au fond de la fosse, une hau-
teur de soixante dix centimètres; ils étaient recou-
verts, d'abord d'une couche de chaux de vingt
centimètres, puis d'une couche de terre végétale de
soixante centimètres d'épaisseur.
Quelques-uns des corps avaient la tête adossée au
mur du puits ; les autres étaient placés dans un sens
diamétralement opposé.
Les terres qui renfermaient ces ossements ont été
rétirées par nous à l'aide d'une truelle, avec le
plus grand soin; nous espérions pouvoir recons-
tituer chacun des corps dans son intégrité, mais nos
tentatives ont été vaines; la plus grande incohé-
rence régnait dans les places occupées par les osse-
ments.
Le 25 juillet au soir, tous ces restes étaient déposés
LE COUVENT DES CARMES 279
par nous dans l'ancienne cellule de M"* de Soyecourt,
mais séparés des ossements provenant du puits. C'est
là qu'ils ont été soumis à l'examen du médecin.
Dressé par les architectes soussignés.
Paris, le 27 juillet 1867.
Signé : Douillard, frères.
IV
LE DOSSIER DES MASSACREURS
DOCUMENTS INEDITS
LE DOSSIER DES MASSACREURS
Gomme on avait tué aux Carmes, à l'Abbaye, à La Force,
on tua à la Conciergerie, au séminaire de Saint-Firmin,
à la Tour Saint-Bernard, au Châtelet, à Bicêtre, à la Sal-
pêtrière. Sur ces six dernières prisons on ne possède que
les renseignements puisés par Granier de Cassagnac dans
les archives de la Commune, détruites en 1871 ; aucun
récit ne subsiste ; mais on a la comptabilité des cadavres.
En adoptant, sauf pour l'Abbaye, les chiffres que donne
Cassagnac, on parvient à dresser le tableau que voici :
Citoyens frappés
par la justice du peuple,
et dout la mort Citoyens
est authentiquée dont la mort n'est
soit par les écrous, pas authentiquée ou
soit par une liste ofticieile. qui ontdisparu.
Carmes. ....... 116
Conciergerie 100 278
Châtelet 223
La Force 65 106
Abbaye Saint-Germain. 318 54
Bicêtre 170
La Salpêtrière 35
Tour Saint-Bernard . . 73
Séminaire Saint-Firmin 76
Totaux. . . . 1.176 438
1.614
284 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Ce n'est point là, comme on peut le penser, un chiffre
mathématiquement exact ; mais il approche certainement
de très près la vérité.
En regard du nombre des victimes, il conviendrait de
placer celui des assassins, mais ici le mystère est presque
impénétrable. Quoique Peltier ait dit qu'il lui paraissait
peu probable qu'on recherchât jamais le nom des tueurs
de septembre « parce qu'on n'écrit pas l'histoire des
loups », Granier de Cassagnac a essayé de retrouver les
noms de ces douze escrocs qui formaient, suivant Méhée,
le tribunal de Maillard, à l'Abbaye. Il n'en a retrouvé que
six. Il les cite : c'étaient Bernier, un aubergiste, demeu-
rant rue du Four-Saint-Germain, n" 156 ; Bouvier, com-
pagnon chapelier, rue Sainte-Marguerite ; Delongeville,
demeurant enclos de l'Abbaye, cour des Moines (il reçut
32 livres pour sa peine) ; Grapin, domicilié dans la
section des Postes : il fut envoyé avec un homme de cœur
nommé Bachelard, à l'Abbaye, pendant les massacres,
pour réclamer deux prisonniers au nom de sa section.
Grapin, séduit par la besogne, s'installa auprès de Mail-
lard, et jugea avec lui les prisonniers, ainsi que le cons-
tate un certificat délivré par Maillard lui-même et portant
que Grapin l'a aidé, pendant soixante- trois heures, à faire
justice au nom du peuple ; Rativeau était fruitier, rue
Mazarine, et Renaudin, horloger, rue Ghildebert.
A La Force, la composition du tribunal changea plu-,
sieurs fois. Le président fut tantôt Lhuillier, tantôt Chepy,
fils, dit-on, d'un ancien procureur *. L'accusateur était un
nommé Pierre Ghantrot, avocat, rue de la Coutellerie. Il
déclara lui-même plus tard « qu'il avait fait les fonctions
de juge à La Force et qu'il avait lu les écrous sur les
« Ce Ghépy ne doit pas être confondu avec celui qui devint plus
tard commissaire général de police à Brest, et qui n'était pas à
Paris en septembre 1792.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 285
registres, mais que c'était après y avoir été contraint au
nom de la loi ». Les juges étaient au nombre de huit,
« ceints de leurs écharpes et présidant aux massacres,
quoiqu'ils eussent été envoyés par le conseil général pour
calmer le peuple », C'étaient Marino, Dangé, Monneuse^
Michonis, Jains, Lerguillon, Rossignol et René Joly.
Quant aux bourreaux, ils étaient, nous l'avons dit, en
très petit nombre, douze ou quinze à peine, pour La Force,
une vingtaine, peut-être, à l'Abbaye, dix à douze aux
Carmes, sans compter, évidemment, ceux qui s'amusèrent
et travaillèrent en amateurs.
Tous, le coup fait, disparurent. Que devinrent-ils pen-
dant la Terreur? Deux ou trois, sans plus, furent engagés
parmi les tape-dur de Maillard ; les autres, sans doute,
tentèrent de se faire oublier ; mais une horrible célébrité
leur était, dans leur quartier, à tout jamais constituée.
C'est pour eux que le peuple de Paris créa le mot de Sep-
temMriseur. Quand les mauvais jours furent passés, sous
la pression de l'opinion publique, une enquête fut entre-
prise au sujet des plus compromis : on en retrouva une
cinquantaine qu'on mit en accusation ; parmi eux étaient
Pierre Gonord, Petit-Manin, Pierre-Nicolas Renier, dit le
grand Nicolas, désignés pour être les assassins de la prin-
cesse de Laraballe et Antoine Badot qui avait porté une
oreille humaine en guise de cocarde à son bonnet rouge.
Mais ces hommes faisaient encore peur. Trois seule-
ment, le grand Nicolas, Damiens et Bourre furent con-
damnés, les 23 et 24 floréal an IV à vingt ans de fers. Le
jury déclara que les autres — même ceux qui avaient signé
et reçu des salaires, — n étaient pas convaincus du crime.
Cinq ans plus tard, après l'affaire de la machine infer-
* Ce Monneuse ou Moneuse n'avait que le nom de commun avec
le fameux bandit qui désola le Hainaut en 1794 et 1795.
286 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nale, la police consulaire jugea utile de débarrasser Paris
de la queue jacobine : on frappa un peu au hasard, mais
fort, et au nombre des « mis en surveillance », comptèi'ent
seize de ces individus auxquels la tradition, l'horreur
publique, avaient accolé, plus ou moins justement, le nom
de septembriseurs : c'étaient Bescher, Geyrat, Château,
Dufour, Fournier l'Américain, Gabriel, Gallebois Saint-
Amand, Gaspart, René Joly, Legros, Marlet, Monneuse,
Petit-Manin, Prévost, Quinou et Rossignol.
Ceyrat ne fut pas déporté : sa femme n'eut pas de peine
à établir qu'à l'époque des massacres il avait éié président
de sa section et non président d'un tribunal improvisé.
Quant à Gabriel (Charles-Théodore), on n'eut pas la peine
de l'envoyer à Gayenne, il y était déjà... et exerçait les
fonctions d'agent du gouvernement dans la colonie ; il est
noté comme ayant fait de bonnes études de droit, profes-
sant les belles-lettres et la botanique : en l'an XI il était
vice-président du tribunal d'appel de Cayenne, et, muni
d'un congé, il prit la route de France, fut capturé, en mer,
par les Anglais, emmené à Londres, d'oii il vint à Paris
comme prisonnier de guerre sur parole. Il habitait encore
rue du Bouloy, hôtel de Nortnandie, en 1805 ^
Les pièces inédites qu'on va lire sont extraites des dos-
siers de la police et datent des deux enquêtes entreprises
contre les tueurs de septembre, l'enquête de l'an III et
celle de l'an IX. On y rencontrera nombre de détails vits,
et quelques dépositions de témoins, qui complètent le
tableau et des portraits de « monstres » aussi terrifiants
qu'inexplicables.
* Les déportations du Consulat et de l'Empire, par Jeau Destrem*
LE DOSSIER DES MASSACREURS 287
PIERRE LOUIS MAYEUR
Interrogé le 28 fructidor 3® année par Lefort, accusateur
public du Tribunal Criminel en vertu de la loi du 22 messidor
dernier.
Demande : où il était le deux septembre 1792 *.
A répondu que le deux septembre, il était chez le
citoyen Houstet, ancien serrurier à Paris, rue de Ver-
neuil, N" 437 et mort depuis environ un ams; que j'ai
resté chez lui depuis environ unze heurs du matin
jusqu'à cinq a six heures du soir, ainsi que le cons-
tate le certificat du Citoyen Loisel, son commis, chez
lequel jetait a faire des contes avec ces locataires
comme étant chargé de ces affaire, Et qu'ayant entendu
dire qu'il y avait du tumulte dans Paris, que je me
sui randu chez moi et que j'ai prie mon fusi et mon
sabre pour me randre sur la place sulpice avec le
bataillon. Et que le citoyen tanche commandant de
bataillon nous enmennat au Carmes sur les sept
heures du soir pour y mettre le bon ordre Et pour
empêcher le massacre, mais malheureusement le
massacre était fini, et que La jai vu un sélera, dont
je ne connais point, qui fouettait un malheureux mas-
sacré dans un coridor, qu'aussitôt je sotat sur lui
avec la bayonnet au Bou du fusy et je lui dit selera
tu mériterait que je tan fie autant, tu vien assassiner
des malheureux. Et pour lors je lui arracha des mains
* Nous respectons l'orthographe de cette pièce ainsi que celle des
suivantes.
288 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
un portefeuille Et ce qu'il avait prie a ce victime;
aussitôt j'ai voulu Le remettre a un membre du
comité civil qui Etait La Et nau na pas voulu;
aussitôt J'ai sorty des Carmes et J'ai été dépossé au
Comité civil de la section tout ce que j 'avait, il y
avait deux ou trois Louis en or, Et dautre monnoye
Enoncé en la quittance du Comité civile Laquelle
est de 4 à 500 à ce que je croi.
De la jai retourné chez moi en dessandant par la
rue princesse jai rancontré le Citoyen {illisible) fils,
mon cousin, qu'il me priât daler avec lui réclamer
son père qui Etait détenu prisonnier a l'Abbaye Et
qui était mon noncle ; aussitôt jai été avec lui Et nous
Lavons réclamé dans la prison ce qui nous a été
accordé par Les Juges qui faisait périre Et nous
Lavons enlevez au millieux des sabres et des pique
ensanglantait. Et cest a cette endroit ou jattrapas du
sang sur moi des victimes égorgée Et jan nattrapas
a mon Bas Et même il falait passer dans le sang par
dessus les souliers, Dalieur je ne regardait point sur
moi au sang que je pouvait avoir, du plaisir que j'avais
davoir pue sauver mon noncle du péril ou il était.
Et de la jai rantré chez moi Et en entran jai
trouvez Le Citoyen Peuvret qui fondoit en Larmes en
la rue sur le sort de lun de ses amis qui était prison-
nier a l'Abbaye ou je fus le réclamer avec des voisin
pour le sauver, mais nos effort furt en vin Et nous
eume la douleur de le laisser et de nous en revenir
sans lui Et jai rantré a la maison ou je nesortatplus
du tous.
Demande si nous Etion Beaucoupe de monde
LE DOSSIER DES MASSACREURS 289
Lorsque nous fume au Carme Et si je connaissait
quelque Citoyens qui Etait sur la place,
A répondu qu'il était environ un cent et que je
ne connaissait personne que le Citoyen Merteit mar-
chand épicier Carrefour de la Croix rouge mais qu'il
n'est pas venu avec nous il a été avec un autre déta-
chement pour conduire des vivres a ce que je croi,
que dalieurs a peine si jetait arrivé que l'on nous fit
partir.
Demandé ci il connais quelqun de ceux qui assom-
mait tant au Carmes qu'a l'abbaye Germain et de
ceux qui jugais
A répondu que nom
Demande s'il a montré son sabre. Et son bas et son
jabot plen de sang.
A répondu que nom Et que le faite est faut, que
dalieur je ne cachait point ma Jambe, que celui que
j'avais attrappé a mon Bas vien de l'abbaye en sau-
vant mon noncle Et que je navals pas Eviter.
Demande si il avait été changé de chemise.
A répondu que nom.
Demandé si il avait pas dit a des voisin qu'il avait
encor un Billet de cinq Livres de la Caisse patrio-
tique qu'il avait oublié de randre mai qu'il yrait le
reporter demain Et si il navait pas montré une quit-
tance qu'il tenait du Comité civile Et si il n'avait
point donné a une voisine un Chapelet et un image.
A répondu que nom, que le faite est faut, que je ne
point donné ni chappelet ni ymage a personne Et je
nan e même pas vue, quant au billet de cinq Livres
cest également faut parce que J 'avait été passé au
19
290 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Comité civile Largent que j avait araché des mains
du cèlera avant que de rantrer a la maison Et dont
Jai La quittance qui est détaillée de toute la monnoye
Et papier qui Etait dans le portefeuilles et que
Joffre de justifier au premier jours.
Demandé ou il a été Le trois
A répondu que le troi il navait pas sorty de chez
lui que sur les sept heurs du soir pour aller a la
Chossé dentin avec son épouse Chez le Citoyen
Bomim son oncle Et qu'il en a sorty que sur les
unze heurs du soir heurs a laquelle il a party pour
san revenire chez lui avec son épouse.
Lecture faite au dit Mayeur de ses dires et décla-
ration a dit ycelle contenire vérité Et a persisté Et a
signé
Mayeur
Pour copie conforme a linterrogatoire que jai
suby ^,
CHARLES DEPRÉE»
Interrogé en nivôse an IX.
Je m'appelle Charles Deprée âgé de quarante trois
ans environ, natif de Sonnere (?) département de
' Archives nationales A. A. 6. Pièce 106.
Mayeur est ainsi désigné par Cassagnac (Uisloire des Girondins
et des massacres. II, page 514 : listes des assassiiis qui ont pWs part
aux massacres de septembre : « Mayeur, Pierre-Louis, né à Somme-
sous, près Châlons (Marne) âgé de vingt-huit ans, défenseur officieux,
domicilié rue des Boucheries Saint-Germain, n» 227. Cet individu
qui fut poursuivi pour les massacres de l'Abbaye, avait certainement
pris une part très active aux assassinats commis aux Carmes. »
* Ou Desprex.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 29i
l'Orne, voiturier, demeurant à Paris, rue de l'Our-
cine n° 9, d;\i::ion du Finistère.
— Depuis quand êtes-vous à Paris?
— Je suis domicilié à Paris depuis dix-huit mois.
— Vous y étiez à Tépoque des massacres de sep-
tembre mil sept cent quatre vingt douze, car nous
sommes instruits que vous avez participé à ces mas-
sacres.
— Je demeurais à cette époque à la maison blanche,
je seais que j'avais été dénoncé par deux individus
que je ne connaissais point j'ay été conduit à la con-
ciergerie oiî je suis resté vingt-cinq jours, après les-
quels j'ay été mis en liberté.
— Vous aves encore été arrêté pour autre cause,
il y a environ un an, qu'aviès vous fait?
— Jamais je n'ay été arrêté qu'en quatre-vingt
douze comme je vous Fai déjà dit.
— A.vés vous un frère ?
— J'en ay un qui est au service de la marine avant
la révolution.
— Vous avès été arrêté comme chauffeur et vous
avès soutenu qu'on se méprenait et que c'était
votre frère, apparament dont on voulait parier. Vous
avez donc au moins connaissance que votre frère
était du nombre des chauffeurs et vous avès profité
de son absence pour obtenir votre liberté.
— Je vous assure que cela est faux je n'ai point
été arrêté qu'en quatre vingt douze.
— Vous étiez nourrisseur de bestiaux lorsque vous
demeuriez à la maison blanche ?
— Gela est vrai.
292 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
— En ce cas, c'est bien vous qui avès participé
aux massacres des prisons en septembre quatre vingt
douze.
— Je vous assure que j'ay bien été accusé de ce
fait, mais je n^en suis point capable et j'ay été
acquitté.
Lecture faite du présent interrogatoire aud.
Cbarles Deprée, il dit icelui contenir vérité y per-
siste et a signé avec nous.
Deprée.
CHARLES DEPRÉE
Extrait des minutes du Greffe du Tribunal criminel du département
de Paris. Du 1" fructidor de l'an Ul de la République. Jugement
qui acquitte Charles Deprée.
Au nom de la République française une et indivi-
sible.
Le Tribunal criminel du département de Paris a
rendu le jugement suivant :
Vu par le Tribunal criminel du département de
Paris, l'acte d'accusation dressé le douze thermidor
l'an trois de la République française une et indivi-
sible, par le citoyen Tripier, l'un des substituts de
l'accusateur public, près le dit Tribunal contre
Charles Deprez, âgé de trente-huit ans, natif de
Saint-Sonner département de TOrne, nourrisseur de
bestiaux demeurant à la maison Rlanche commune
de Gentilly, près Paris, prévenu d'assassinat commis
dans les premiers jours de septembre, mil sept cent
quatre vingt douze sur les prisonniers détenus en la
LE DOSSIER DES MASSACREURS 293
maison de Bicètre, duquel acte d'accusation la teneur
suit :
Nicolas-Jean-Baptiste Tripier, substitut de l'accu-
sateur public, près le Tribunal criminel du départe-
ment de Paris... Déclare que Charles Deprez, âgé de
trente-huit ans, nourrisseur de Bestiaux, natif de
Saint-Sonner département de l'Orne, demeurant à la
maison Blanche, commune de Gentilly près Paris,
est traduit au tribunal criminel comme prévenu
d'avoir participé aux assassinats commis les pre-
mier, deux et trois septembre mil sept cent quatre
vingt douze, sur les prisonniers détenus à Bicètre.
Examen fait des pièces du Procès, il en résulte
que le deux septembre, l'administration du district
de Bourg-Egalité instruite des massacres qui se
commettaient dans la maison de Bicètre, servit une
circulaire à toutes les municipalités voisines de cette
maison pour les inviter à se constituer en perma-
nence et de faire mettre la garde nationale sous les
armes. Les citoyens Michelet et Duclou, employés au
district furent chargés de porter partie de ces lettres.
Comme la municipalité de Gentilly s'était déjà ren-
due à Bicètre, les citoyens Michelet et Duclou s'y
transportèrent pour lui remettre la lettre qui lui
était adressée. Entrés dans cette maison, ils y furent
consignés et se trouvèrent spectateurs forcés des
massacres qui si commettaient. Ils virent un homme
en chemise, bras retroussés, plein de sang, ayant
autour de sa tête un mouchoir bleu, et à la main un
sabre ensanglanté, occupé à ces horribles exécutions;
s'étant adressés à lui pour faire lever la consigne
294 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
qui les retenaient dans cette maison, et lui ayant
promis une Bouteille de vin pour récompense, il les
fit sortir et les conduisit dans un cabaret à la Maison
blanche, voisin de son domicile et leur déclara qu'il
était nourrisseur de bestiaux demeurant à la maison
Blanche, qu'il travaillait depuis deux jours et qu'il
était fatigué. Le citoyen Michelet lui ayant témoigné
son étonnement, sur les événemens qui venaient de
se passer, sous ses yeux et lui ayant demandé com-
ment il avait pu se déterminer à massacrer des
hommes sans armes et sans défense, il luy répondit
que jusqu'au septième cela lui avait beaucoup coûté,
mais qu'après ils n'y faisait pas plus d'attention qu'à
des veaux.
Pour s'assurer si Déprez était bien le même indi-
vidu qui avait été vu à Bicètre par les citoyens
Michelet et Duclou, et qui leur avait tenu ces propos,
il leur a été représenté et ils ont déclaré qu'ils le
reconnaissaient pour être le même individu.
Déprez a été interrogé par un des juges du Tribu-
nal, et il a répondu qu'il connaissait le citoyen
Michelet mais qu'il ne connaissait pas le citoyen
Duclou, que les deux et trois septembre mil sept cent
quatre vingt douze, il était chez lui, à la Maison
Blanche, que le soir de l'un de ces deux jours voyant
que sa municipalité se transportait à Bicètre avec la
force armée, il y était allé aussi, qu'il y avait vu des
hommes qu'on faisait mourir, et d'autres qu'on élar-
gissait, qu'il est resté à Bicètre toute la nuit parce
qu'on avait fermé les portes, qu'il avait un habit
bleu, mais qu'il ne se rappelle pas comment sa Lèle
LE DOSSIER DES MASSACREURS 203
était couverte, qu'il n'avait pour arme qu'un fusil et
n'avait point de sabre ; qu'il n'a pris aucune part
aux massacres, qu'il n'a pas parlé aux citoyens
Michelet et Duclou à Bicètre, qu'il ne les y a pas vus,
et n'a point bû avec eux à la maison blanche.
Dans ces circonstances, le substitut de l'accusateur
public demande acte au tribunal assemblé de la
déclaration qu'il fait, qu'il estime qu'il y a lieu d'ac-
cuser Charles Deprez de s'être rendu coupable d'as-
sassinat en participant méchamment et de dessein
prémédité aux Massacres commis les premier, deux
et trois, quatre et cinq septembre mil sept cent quatre
vingt douze, sur les personnes détenues dans la mai-
son de Bicètre; sur laquelle accusation, il sera pro-
noncé sans recours en cassation, fait au parquet du
Tribunal le onze Thermidor au trois de la Répu-
blique française une et indivisible.
Signé : Tripier.
Le jugement rendu le treize du dit mois de Ther-
midor par le Tribunal qui reçoit et admet l'accusa-
tion portée contre Charles Deprez pour raison des
faits contenus en l'acte soumis au Tribunal par le
substitut de l'accusateur public, en datte du onze du
dit mois. En conséquence, décerne ordonnance de
prise de corps contre le dit Charles Deprez, accusé.
Le Procès verbal de la signification des dits juge-
ments et ordonnance de prise de corps faite au dit
Charles Deprez accusé et de remise de sa personne
en la maison de Justice du département.
La déclaration du juré ordinaire de jugement
296 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
portant : « que des citoyens détenus dans la maison
nationale de Bicètre ont été mis à mort : mais que
Charles Deprez vuest pas convaincu Savoir coopéré à
ces homicides. »
.. Charles Deprez est acquitté de raccusation,
en conséquence, ordonne qu'il sera mis en liberté
sur le champ, si toutefois il n'est pas détenu pour
autres causes, et qu'il sera surci à l'exécution de la
présente ordonnance pendant vingt-quatre heures,
aux termes l'article dix sept de la loi sur l'institution
des jurés. Fait et prononcée l'audience publique du
Tribunal, le Premier Fructidor de l'an troisième de la
République française une et indivisible'.
DUBOIS. — François LACHE VRE. —Nicolas LION. — Nicolas
LEDOUX. — François MAILLET. — Antoine BOURRE. —
Pierre François DAMIENS. — Sébastien GODIN. — Mathieu
MARCUNA. — Jean DEBESCHE. — René JOLY. — Charles
DEBRENNE.
Du 20 brumaire, an 3» de la République française une et indivisible.
Ordonnance de Prise-de-Gorps contre François LA GHËVRE
André LION, Pierre DUBOIS et autres.
Dubois^. — Plusieurs ont vus Dubois dès les pre-
miers jours de septembre 4792 revenir chez luy avec
* Archives de la Préfecture de Police. Dossier de l'affaire du 3 ni-
vôse, an IX.
* Cassagnac signale deux Dubois. Le premier, Pierre, né à Chully
(Indre-et-Loire) , âgé de quarante-six ans, domicil ié rue de Nevers, 1807 ;
le second, Pierre, également, garçon charretier, domicilié au Gros-
Caillou, rue de la Boucherie. Ce dernier est porté sur l'état des
frais faits par la section des Quatre-Nations.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 297
une picque dont le fer Etait fort large et ensanglanté ;
il déclara qu'il venait de l'abbaye, que ceux qu'on
avait Expédiés étaient des coquins ; qu'il n'était pas
près de la prison lorsqu'on Exécutait les prisonniers
mais que les voyant souffrir et mutillé, il leur lançoit
un coup de picque du côté du cœur qui les empêchait
de souffrir, il montrait même une image représen-
tant un cœur enflammé quil dit être la figure de Ral-
liment qu'on avait trouvé sur les détenus ; d'autres
témoins luy ont Entendu dire et se vanter d'avance
d'avoir pris part à ces massacres, Et dire en montrant
sa picque. « Elle a reçu plusieurs coups de sabre,
mais elle a travaillé. » Une autre déclaration atteste
que Dubois a été vu au millieu des assassins tenant
à la main une picque dont le fer était ensanglanté;
Enfin quelques jours après les massacres, la femme
Dubois est allée chez le citoyen Doisy Chapelier luy
porter le chapeau de son mary teint de sang et percé
sur la forme d'un coup de bayonnette ou de picque
le citoyen Doisy et son épouse lui demandèrent sy
son mary avait été blessé Elle répondit que non, mais
qu'il était resté vingt-quatre heures à l'abbaye ; sur
Tobservation quils luy firent si son mary avait été
commandé de garde Elle répondit que nom, quil y
était allé pour tuer, qu'il était bien placé Et quil avait
une Bonne picque. — Dubois interrogé a déclaré que
le deux Septembre depuis midy jusqu'à six heures il
était resté au Musé, Rue de thionville : qu'après la
generalle Battue il s'est rendu a l'abbaye vers les
sept heures armé de sa picque, qu'a peinne arrivé il
est allé en patrouille, que revenu a la porte de leglise
298 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
il y est resté jusquau lendemain sept heures du matin
quil est rentré chez luy a neuf heures Et nest plus
sorly de la journée ; que, le quatre, il a travaillé chez
le Citoyen Ferry jusqua deux heures ; quil ne sait avec
qui il a fait patrouille le 2 et ne peut indiquer les
Citoyens avec lesquels il a passé la nuit du 2 au 3 ;
que sa picque notait pas ensanglantée mais seulle-
ment rouillée; quil na pris aucune paît aux mas-
sacres, que sa femme na point porté son chapeau a
racomoder chez le Citoyen Doisy ; quil na tenu aucun
des propos qu'on luy attribue, quil n'a point appro-
ché des assassins, quil na donné aucuns Reçus pour
salaires pendant ces journées Et quil ne sait pas
signer.
La Chèvre*. ■^— Plusieurs témoins attestent que le
six Septembre soir ils ont vu la Chèvre au poste de
la rue de Seinne armé d'une picque dont le fer était
couvert de sang jusqu'au manche ; quil avait les Bras
le visage et les vêtements teint de sang; qu'en se
présentant au Corps de Garde il dit quil n'y avait
plus personne a tuer dans les prisons, parce qu'il
avait tué le dernier de la force Et quil avait été de
prison en prison pour massacrer; un autre témoin,
qui est marchand de vin, a vu la Chèvre venir fré-
quemment, pendant les journées des massacres dans
sa Boutique pour y Boire, les mains, les vêtements
et les sabots teint de sang, armé d'une picque telle-
* Lachèvre, François, serrurier, âgé de trente-six ans, né à Huberville
(Seine-Inférieure), domicilié à Paris, rue de Seine, n» 1390. (Cassa»
gnac.)
LE DOSSIER DES MASSACREURS 299
ment ensanglantée qu'on ne pouvait distinguer la
couleur du fer ny celle du manche. — Devant le juge
qui l'a interrogé la Chèvre a répondu quil sest rendu
a la section le deux Septembre, a trois heures, armé
de sa picque ; a cinq heures il est allé dans la Cour
des Moines oii il a vu 13 ou 14 individus Étendu sans
vie, a sept heures s'est retiré chez lui ; a neuf heures
sest rendu a la porte de la prison de l'abbaye avec
le Citoyen Leveque, a été placé ne say par qui a
environ 30 pas de la porte de la prison ou il est resté
jusquau lendemain Trois, jusqua trois heures après
midy. Est allé dîner Et promener avec sa femme ; le
quatre a monté la Garde au poste de la rue de Seinne
jusqu'au cinq, puis est allée travailler; ne connaît
aucuns de ceux qui était placé auprès de lui a l'ab-
baye. N'a pris aucunne part aux massacres. N'a point
été vu ny chez le Citoyen Roger n'y au Corps de Garde
ses vêtements teints de sang.
Lion S — Plusieurs déclarations annoncent que
Lion, armé d'une espèce de picque ou halbarde, la
enfoncés dans le corps d'un particulier que Ion disait
être le dernier prisonnier de l'abbaye qui s'était déjà
évadé de Bicêtre ; parmi ces déclarations il en est des
personnes qui l'ont vu frapper ce malheureux, —
Interrogé Lyon a dit qu'il ne setait pas approché du
lieu des massacres qu'il avait seullement vu tirer le
dernier prisonnier Et avait entendu crier les autres
* Lyon (André-Nicolas), âgé de cinquante ans, né à Rouen, limo-
nadier rue Sainte-Marguerite, (aujourd'hui rue Gozlin), n» 424. (Caa.
sagnac.)
300 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
de chez lui, que pendant les journées qu'on duré les
massacres il n'a porté ny picque ny halbarde n'a pris
aucune part aux massacres.
Le Doux^ — Deux déclarations accusent Ledoux :
la l""^ ne présente que des propos recueillis par les-
quels il était présenté comme ayant concouru a ces
assassinats, la seconde porte que, deux mois environ
après, il a dit quil navait eu le bonheur que de n'égra-
tigner une douzaine au 2 septembre mais quil espérait
que cela recommencerait bientôt Et quil voulait pour
cette fois en tuer plus de deux cents pour sa part.
Dans son interrogatoire il a nié ce propos; est
convenu être allé voir le massacre mais ny avait pris
aucune part.
Maillet^. — Les pièces du procès présentent Maillet
comme un de ceux qui ont porté les premiers coups
et commencé les premiers assassinats sur les prison-
niers amenés dans les voitures le 2 septembre après
midy; il s'est approché de l'une de ces voitures dont
la portière était ouverte, a saisit par le collet un des
citoyens qu'elle renfermait, la jette en Bas, la ter-
rassée et luy a porté plusieurs coups de sabre sous
lesquels il a expiré ; un citoyen de la force armée
s'étant approché de Maillet Et lui ayant reproché sa
cruauté il luy répondit avec fureur — « Êtes-vous
• Ledoux (Louis- Augustin-Nicolas), âgé de vingt-neuf ans, cor-
donnier, rue de l'Échaudé, n» 1033. (Cassagnac.)
* Maillet (François), âgé de quarante-trois ans, né à AUonne-sur-
Oise, près Beauvais, couverturieret tambour du bataillon del'Abbaye,
rue Sainte-Marguerite. (Cassagnac.)
LE DOSSIER DES MASSACREURS 301
fait pour favoriser de pareils gens. » Et continua ; un
autre témoin a vu lors des massacres, Maillet ayant
les mains et son sabre ensanglanté.
Dans son interrogatoire il a répondu que le 2 sep-
tembre il avait reçu sur les deux heures l'ordre de
Battre la générale ce qui avait été terminé sur les
quatre heures ; quil était entré au quartier ou il était
resté jusqu'à six heures; qu'il était ensuite alloit
boire chez le Suisse de l'abbaye, qui ny est plus
aujourdhuy, avec des canoniers parti sur les fron-
tières ; qu'il nest sortie de chez le Suisse qu'au
moment de la retraite qu'après lavoir battu ; il est
rentré chez lui que le lendemain, dit n'a pus quitté
le quartier que le deux en battant la gênerai; il a
bien rencontré les voitures qui arrivoient mais quil
na frappé personne.
Bourré ^ — Un grand nombre de déclarations
s'élèvent contre Bourré et l'accusent : le 2 septembre
sur les dix heures du soir il est allé chez le Citoyen
Lévèque Marchand de vin ; a ceux qui se trouvoient
dans la boutique [il dit] — « Je viens de tuer le
juge de paix de Bonne nouvelle Lequel était sauvé
dans les comodités de la prison dont on l'a fait sortir
après avoir cassé la porte avec un merlin que l'on a
été chercher chez le Citoyen Requichot. » Et le len-
demain, trois, Bourré sest encore vanté d'avoir assas-
* Bour ou Bourre (Antoine), né à Laigneux (Rhône-et-Loire), domi-
cilié à Paris, cour et maison du tribunal de l'Abbaye. Avait été
gendarme en subsistance, s'est vanté d"a\'oir tué trente détenus.
Le trentième était, disait-il, le juge de paix de la section Bonne-
Nouvelle. (Gassagnac.)
302 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
siné, il a répété plusieurs fois quil avait aidé a en
tuer 30 et les faits dont il a cherché a se faire hon-
neur ne sont que trop conformes à la vérité puisque
2 témoins attestent l'avoir vu le 2 septembre a la
prison de Tabaye porter les premiers coups aux mal-
heureux que Ion égorgeait. Interrogé par un des
juges du Tribunal il a déclaré que le 2 septembre il
avait passé la revue avec son bataillon sur le vieux
gazon du Louvre, depuis quatre heures jusqu'à sept ;
qu'il était ensuite allé boire avec plusieurs de ses
camarades morts à l'armée ; qua neuf heures et demie
il était rantré chez lui ; quil en était sorti que le trois
a neuf heures du matin pour aller a la ville chercher
des vivres ; que le soir il s'était occupé aux prépara-
tifs pour son départ ; que le 4 quil n'avait pas même
vu le massacre de Fabaye ; quil navait tenu aucuns
des propos qui lui était attribué quil navoit aucune
part au forfait.
Damiens '■. — Tous les jours des preuves quel-
conques se reunissent contre Damiens : il a été vu
par un grand nombre de personnes, dans les journées
des 2, 3 et 4 septembre couvert de sang; il a venu
le 2 sur les neuf heures du soir dans le cabaret tenu
par le Citoyen Levèque ; il était accompagné de
Seguin, avait tous deux les mains ensanglanté; ils
demandèrent a boire ; une bouteille de vin leur fut
servi et après lavoir but il dit a Seguin — « allons-
' Damiens (Pierre-François), vinaigrier, né à Montmarquet (Somme),
âgé de quarante ans, domicilié rue Sainte-Marguerite, n" 426.
(Damiens fut envoyé le 14 frimaire an V, au bagne de Rochefort.
Cassagnac.)
LE DOSSIER DES MASSACREURS 303
nous en a notre besogne. » Le même jour il a été
trouvé couvert de sang-, les mains, le bras ensan-
glanté, revenant des massacres et rentrant chez lui;
le môme jour s'est vanté davoir coopéré a ces mas-
sacres; d'ailleurs une foule de témoins l'ont vu frapper
les victimes; l'un a déclaré que parmi les assassins
qui se sont porté a l'abaye le 2 septembre 1792 il na
indiqué que le nommé Damiens ; qui la vu massacrer
a la porte de la prison de l'abaye ; un autre assure
que le 2 septembre il a vu Damiens ouvrir le ventre
du Citoyen Delaleu, adjudant gênerai, quil avait été
renfermé dans la prison ; que non comptant de cela
ledit Damiens lui avait ouvert le côté et lui avait
arraché les poumons ; une autre dit quil la vu le
2 septembre ensanglanté et massacrer les prisonniers ;
quil le lui a représentée que cetoit une horreur de
tuer ainsi des hommes sans défense et quil la fit
trambler par les menaces quil lui attira cette remon-
trance ; un 4" certifie egallement avoir vu aussi les 2
et 3 septembre le nommé Damiens masacrer les pri-
sonniers de labaye ; il ajoute que six mois après,
Damiens voyant porter le pain aux prisonniers disait
quon feroit mieux de les massacrer que de les nourrir ;
enfin un 5® atteste aussi quil avoit vu Damiens mas-
sacrer les prisonniers de labaye le 2 septembre et
môme deux que Ion amenoits au Comité en sortant
de l'interrogatoire; quun Citoyen venant reclamer un
jeune homme il l'arrêtât par les bras et lui dit. —
« Tu nas pas encore vu le cœur dun aristocrate je
vais te le faire voir. » Qu'à l'instant il tua un prison-
nier, lui ouvrit le corps, lui arracha le cœur et le fit
304 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
baiser au premier qui fut couvert de sang. Contre
cette masse de preuves voici ce que Damiens répond
dans l'interrogatoire quil a subit au Tribunal : le
2 septembre, sur les deux heures. Je me suis rendu
en armes a ma section; environ deux heures après,
sortant de l'assemblée générale, jappercus plusieurs
voitures dans lesquelles il y avait des détenus; on
masacra plusieurs de ceux qui étoient dans les pre-
mières voitures. Je pressai la foule et j'arrivai a la
dernière voiture ou il y avoit plus qu'un détenu, je
voulu le sauver en le prenant par le bras et jai eu la
main droite pleine de sang; je me suis retiré saisi
d'horreur; j'ai fermé ma boutique et jy suis resté
jusqua neuf heures que Seguin arriva chez moi ; nous
restâmes un peu de tems a ma porte ; passe un pri-
sonnier qui sortait de labaye ; nous l'amename chez
le Citoyen Levêque ou nous restâmes jusqu'à six
heures ; je rentrai de suite chez moi et ne sorti ni
le 3 ni le 4 ni le 5 ; avant d'aller chez le Citoyen
Leveque jai eu la main ensanglanté et je nai pas été
vue chez lui couvert de sang. Je nai pris aucune part
aux massacres ; le fait et le propos qui me sont attri-
bués sont faux.
GoDiN^ — Les charges qui s'élèvent contre lui
Godin ne sont pas moins précises que celles qui ont
accusé Damiens. Un citoyen l'a vu le 2 septembre
Egorger à la porte de la prison de l'abaye ; un autre
* Godin (Augustin- Victor-Sébastien), âgé de trente-six ans, né au
Bourget (Seine), ex-boucher, conducteur de transports militaires,
domicilié Enclos de l'Abbaye, n« 1097. (Gassagnac.)
LE DOSSIER DES MASSACREURS 305
étant le 2 septembre sur les trois heures après midi
à la porte du Comité au moment où arrivoient les
voitures pleines de prisonniers, vit commettre les
1*"^ massacres sur ces malheureux et reconnu le
nommé Godin pour être un des premiers massacreurs,
le !'"■ à la tête; un 3° déclare que, le 2 septembre,
lors de l'arrivée des voitures pleines des prisonniers,
11 a vu Godin s'emparer le 1" d'un outil de menuisier
et monter les marches du Comité pour être plus a
porté de massacrer ; un 4' déclare quil a vu Godin
assomer les prisonniers, quil les recevoit à la porte
avec un bâton, les assomait avec un nommé Savard ;
il a été interrogé et a répondu que le 2 septembre
il setoit rendu en veste et en armes au quartier
général; quil a vu des voitures quil renfermoit des
détenus qui ont été massacrés dans la cour; quaprès
ces massacres il s'est retiré chez lui, y a déposé ses
armes, est allé au caffé rue de Seine ou il est resté
jusqu'à neuf heures et est de suite rentré chez lui il
s'est couché ; que le 3 il est parti a neuf heures du
matin pour le marché de Sceaux, qu'il n'a frappé
aucuns des prisonniers et n'a pris aucune part au
massacre.
Marcuna^ — A l'époque des massacres, Marcuna
etoit tambour dans la section de l'Unité; depuis iJ a
quitté cette section pour aller demeurer sur celle du
Luxembourg. Et d'après ces renseignemens quil est
' Marcuna (Etienne-Mathieu), né à Paris, âgé de quarante ans,
menuisier, tambour des grenadiers du bataillon de l'Abbaye. (Cas-
sagnac.)
306 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
designé par plusieurs témoins qui ignorait son nom :
l'un déclare que le 3 après midy il fut placé en fac-
tion dans le guichet de la prison de Tabaye que là,
autour d'une table, se trouvoit six à huit personnes
dont l'un faisoient les fonctions de président : il avait
entre les mains le registre de la geôle; qu'il reconnu
parmi elles, pour être de la section, un particulier,
alors tambour, dont il ignore le nom qui depuis a été
gendarme et quil croit demeurer dans la section de
l'ouest; quun prisonnier ne se trouvant point dans
la chambre indiqués, le tambour dit qu'il alloit le
chercher; quil amena un instant après un jeune
homme qu'après plusieurs questions on décida de
renvoyer à La Force c'est-à-dire à la mort ; quil fit
quelque résistance mais que le tambour le prit et le
jetta dehors ; un autre a vu, le 2 septembre, un par-
ticulier qui a cet époque étoit tambour de canonier
ou des grenadiers et qui pendant quelque tems a
continué de l'être, fraper avec une ardeur impitoyable
les malheureux que l'on trainoient de la maison de
labaye dans le jardin ; un 3^ a vu arriver les voilures
et masacrer le premier qui en descendit; ayant
reconnu un de ces détenus il aproche des voitures
pour le sauver et il fut assassiné dans ses bras ; il
appercu au même instant le nomme Marcuna, alors
tambour des grenadiers, ayant un sabre nue a la
main, courir après ce détenu; saisi d'horreur il cest
retiré. Dans l'interogatoire qu'il a subit au tribunal
Marcuna a déclaré que, le 2 septembre, il avoit vu
arriver des voilures, sur les trois heures, dans les-
quelles étoient des détenus ; il croit quon les a fait
LE DOSSIER DES MASSA.CREURS 307
descendre au Comi lé mais il sait qu'ils ont été masa-
cré ; qu'après ce masacre il est resté chez lui dont il
n'est sorti que pour battre le rapel; il est encore
rentré chez lui et y resté jusqu'à l'heure de la retraite
quil a batu et sest retiré dans son domicile pour se
coucher; le 3 il a fait son service a lordinaire ; il
avoit son sabre lors des masacres des détenus, mais
il n'en a fait aucun usage ; il n'est point entré dans
le guichet de la prison et netoit point au nombre de
ceux qui envoyoit les détenus a la mort.
Debesche \ — Il a été vu, lors des massacres, les
bras retroussés et dégoûtant le sang et sur la douleur
que témoignoit une citoyenne de ses scènes horribles,
il lui adressa les propos les plus menaçant ; le même
jour il parrut rue Margueritte, le sabre a la main et
teint de sang, disant quil etoit fatigué et quil falloit
que dautres allassent massacrer; le 3 septembre sur
les deux heures après midy sortant de la prison de
labaye pour aller du côté de la rue de Bussy il dit :
« Voilà comme je travaille la marchandise, la
lamme est restée dans le ventre d'un de ces scélérats;
en voila un autre, (montrant son sabre qu'il avoit à
la main), avec lequel je recommencerai lorsque jau-
rois dormi quelques heures. » — Voici la réponse
que fait Debesche dans son interrogatoire : le 2 sep-
tembre je me suis rendu Cours des Moines armé de
mon sabre ; je suis entré avec les officiers et dautres
dans la prison ; on a fait venir devant nous plusieurs
* Debêche (Jean), âgé de quarante-cinq ans, né à Paris, joaillier,
domicilié rue de Bucy, n» 1507. (Cassagnac.)
308 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
détenus ; on leur a demandé leurs noms on les a fait
sortir; jai sut quil y en avoit eu de massacré a la
porte ; j'étais là comme curieux je ne connois
aucune des personnes qui étoit avec moi Jans l'in-
térieur de la prison; j'y suis resté jusqu'au lende-
main matin sur les deux heures après midy ; je me
rapelle pas ce que jai fait le reste de la journée et
les deux jours suivants; je n'ai pris aucune part aux
massacres Je nai menacé aucun citoyen, nai point
été vu couvert de sang, nai point tenu les propos
quon mattribue, sait que le nommé Joly^ en a tenu
de pareils; on a pu se méprendre a cause de la res-
semblance qui existoient entre eux.
Debrenne ^ — Il a été vu aussi le 3 septembre 1792
tenant a la main son sabre teint de sang et disant
qu'il avoit bien arrangé ces bougres là ; des témoins
attestent quil a passé la nuit à ces massacres. Il sou-
tient dans son interogatoire quil n'est pas sorti les
2, 3 et 4 septembre, si ce n'est pour aller chez ses
voisins mais quil n'a point approché de la prison ni
du lieu ou se faisoient les massacres ; quil na point
tenu a la main de sabre couvert de sang^.
* Joly (René), fut déporté en vertu de l'arrêté des Consuls du
19 nivôse, an IX.
'Debrenne (Jean-Charles), né à Martigny, âgé de cinquante et un
ans, orfèvre, domicilié rue de Thionville (aujourd'hui rue Dauphine),
n» 1738.
' Archives nationales, A.A. 6. Pièce 118.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 301)
AUTRES DÉCLARATIONS CONCERNANT
SÉBASTIEN GODINi
Extrait des Minutes du greffe du Tribunal Criminel du départe-
'tient de Paris. 16 fructidor, an III.
COMITÉ CIVIL. SECTION DE l'uNITÉ
Âugustin-Victor-Sébastien Godin conducteur en
chef des transports militaires depuis trois ans, et
antérieurement marchand Boucher, est accusé de ce
qui suit.
Un citoyen déclare et signe que, le deux septembre,
depuis quatre heures du soir jusqu'à minuit et demi,
il se trouvoit renfermé dans l'appartement de la
citoyenne Thevenot, au l®*", maison du citoyen Sau-
vage rôtisseur, en face de la prison de l'Abbaye, et a
vu, avec horreur, égorger soixante trois personnes,'
dont les Egorgeurs étoient Godin boucher, enclos de
l'Abbaye.
Un autre citoyen déclare et signe qu'il a vu dans
la journée du deux septembre le nommé Godin bou-
cher, massacrer avec une batte, ou morceau de bois,
les hommes qui avoient été amenés dans des voi-
tures au Comité Civil de la section, et par lesquels
commencèrent les horribles .Tournées des deux et
trois septembre, se rappelant qu'il étoit sur les
marches du Comité Civil, et qu'il les assommoit à'
mesure qu'on les faisait sortir du Comité où ils
étoient d'abord tous entrés,
• Voir ci-dessus, page 304.
310 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Un autre Citoyen déclare et signe que le deux sep-
tembre à Tarrivée des A'oitures qui concuisoient des
Prisonniers au Comité Civil de la section de l'unité
il vit le nommé Godin, Boucher, prendre une hache
ou un outil quelconque des charpentiers qui tra-
vailloient dans la cour de l'Abbaye, et qu'il fut se
placer sur les marches du Comité et que la il con-
courut à l'assassinat des prisonniers qu'on faisait
sortir de force du Comité Civil.
Un autre Citoyen déclare et signe que le deux sep-
tembre il a vu le nommé Godin, boucher, assommer à
la porte du Comité, et ensuite lui a entendu dire dans
la cour du tribunal quil étoit déjà fatigué, parce qu'il
en avoit déjà beaucoup assommé, mais quil falloitque
tous les Patriotes se rallient et aillent à la porte de
la Prison où il alloit se porter à l'instant, qu'il alloit
se hâter d'y retourner.
Un Citoyen dans une lettre qu'il a adressée a
un de ses amis, en datte du quinze Thermidor de
l'an troisième, affirme que plusieurs Citoyens et
Citoyennes lui ont affirmé dans le tems où il habitoit
la section, que Godin étoit un des assassins le plus
acharné du deux septembre à l'abbaye, quil avoit
été apperçu portant de la chair humaine au bout de
sa picque, il ajoute que ses témoins pourront bien
en désigner d'autres.
Le Citoyen Godin pour détruire ces divers accusa-
tions, produit un certificat en datte du vingt deux
messidor, an troisième, souscript par cinq officiers
et sous-officiers de la Compagnie des canoniers de
la section de l'unité, qui atteste qu'il a servi dans leur
LE DOSSIER DES MASSACREURS 311
compagnie, que sa bonne conduite, son activité, et
son intelligence, lui ont fait mériter les suffrages de
ses Concitoyens, qu'il l'ont nommé à la place de ser-
gent de la dite Compagnie; qu'il n'est pas à leur
connaissance qu'il ait pris part aux massacres des
deux et trois septembre, qu'il a toujours joui de la
réputation d'un homme probe et d'un honnête homme.
Il produit encore un certificat en datte du vingt-
quatre Thermidor l'an troisième souscript par les
Citoyens d'Assilly, Belache, Fust, Becquart et Molle,
qui attestent qu'il a resté avec eux le deux septembre
mil sept cent quatre vingt douze à jouer au Domino,
depuis quatre heures après midy jusqu'à neuf, à un
caffé rue de Seine, vis-à-vis celle de l'Echaudé,
numéro quatre cent soixante trois ^
CHARLES-DENIS HACVILLE,
Interrogé en nivôse an IX.
Je m'appelle Charles-Denis Hacville, âgé de qua-
rante-un ans, natif de Gonesse, département de
Seine-et-Oise, chaircutier, demeurant à Paris, rue de
Seine Germain n° 1380, division de l'Unité
« Depuis quand êtes-vous à Paris?
— Il y a environ vingt-cinq ans
— Avez- vous une carte de sûreté?
— J'en avais une, mais la crainte de la perdre,
m'a déterminé à la renvoyer à ma femme lors de mon
arrestation.
* Archives nationales, A. A. 6. Pièce 119.
312 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
— Vous avez participé aux massacres des prisons
les deux et trois septembre?
— Jamais je n'y ait participé, je sais qu'on m'en
a taxé, mais je vous assure que c'est à tort.
— Vous vous êtes pourtant vanté publiquement
d'en avoir assassiné dix sujets à l'abbaye.
— J'ai été commandé de garde ce jour-là et je me
suis rendu dans la cour de l'Abbaye oii je suis resté
environ trois quarts d'heure, et je me suis sauvé der-
rière l'église d'où je me suis rendu chès moi aussitôt
que je l'ai pu, ayant eu moi-même horreur de ce que
j'avais vu pendant le peu de tems que je suis resté
dans la cour de l'Abbaye, je sais bien qu'on m'a fait
le reproche d'en avoir tué trente-deux mais cela est
très faux.
— Vous avies déjà été arrêté ?
— J'ay été arrêté comme septembriseur et j'ay été
acquitté, j'ay même mon jugement qui est dans mon
portefeuille à la maison avec ma carte.
Lecture faite du présent interrogatoire audit Char-
les-Denis Hacville il a dit icelui contenir vérité et y
persister et a signé avec nous.
Hacville ^
FRANÇOIS-JOSEPH PERNOT
Paris, le premier ventôse, an neuf de la République
Française une et indivisible.
* Archives de la Préfecture de Police. Dossier de l'affaire du 3 nivôse
an IX.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 313
Par devant nous, Commissaire interrogateur est
comparue Angélique Gauttier, femme Clerget horlo-
ger, rue du Petit-Pont, au coin de celle de laBucherie.
Laquelle nous a déclaré connaître le nommé
Pernot serrurier, demeurant à Paris rue Neuve-Mar-
tin n** 81 division des Gravilliers, pour être du pays
de son mari qui l'a fait travailler pour lui différentes
fois : qu'elle se rappelle que, le deux septembre, vers
cinq heures du matin, le d. Pernot s'est présenté chès
elle, accompagné d'un autre particulier, qu'il a
demandé à parler au G™ Clerget, qu'elle, comparante
lui a répondu que son mari avait pris médecine et
qu'il était hors d'état de parler à qui que ce soit;
que sur les instances réitérées du d. Pernot la compa-
rante a constamment refusé de le laisser parler à
son mari : que le d. Pernot était dans ce moment
armé d'un sabre qu'il tenait à la main et a dit qu'il
venait à dessein d'emmener le C*" Clerget avec lui
et a ajouté que depuis la conciergerie jusqu'au pont
au change, la rue était couverte des cadavres des
prisonniers qui avaient été tués, que le d. Pernot
tenait ce discours de manière à faire connaître que
cette expédition était de son goût, ayant entendu dire
même depuis que le d. Pernot s'était vanté d'avoir
mangé du cœur de la ci-devant Princesse de Lam-
balle, au surplus, ajoute la comparante, qu'elle a
entendu dire beaucoup d'autres choses sur le compte
du d. Pernot, mais qu'elle ne peut affirmer que ce
qu'elle a vu et entendu de la part du d. Pernot
regardant comme incertain ce dont elle n'a pas été
témoin elle même.
314 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Avons demandé à lad. femme Gierget si elle con-
naît quelques personnes qui puissent nous donner
desrenseignementspositifssurlecompteduditPernot.
A répondu qu'ayant été menacée ainsi que son
mari par le dit Pernot elle ne crois pas devoir en
dire davantage, qu'au surplus elle attend son mari,
qui esta la campagne, qu'il doit arriver aujourd'hui
ou demain et qu aussitôt qu'il sera de retour il se
présentera devant nous.
Lecture faite de la présente déclaration à lad.
femme Gierget, elle dit icelle, contenir vérité, y per-
sister et a signé avec nous.
Fme Glebget.
Ce jour, trois ventôse an neuf, est comparu devant
nous, G""^ interrogateur, le citoyen Gierget, horloger
rue du Petit-Pont n° 6, d'après invitation à lui faite
et lequel nous fait la déclaration suivante : quelques
jours après le dix août, le déclarant rencontra Pernot,
qui lui demanda s'il avait eu peur le dit jour dix août,
qu'ayant répondu que oui, Pernot lui dit alors : on
en a beaucoup tué, mais j'ai été dans la chambre
dun officier suisse trois jours après, avec un de mes
amis, nous l'avons tué, et nous lui avons pris sa
montre et ses boucles lesquelles me sont restées. Je
suis encore instruit par un citoyen Autin, tailleur,
rue Merry, maison d'un tapissier, que ledit Pernot
lui a dit avoir tué un scarde du roi à Versailles, lors
de l'affaire des 5 et 6 octobre, et qu'il lui avait fait un
habit avec le manteau de ce même Garde, dont il
s'est également emparé du cheval, et de tout son
LE DOSSIER DES MASSACREURS 315
équipement, dont les pistolets ont été vendus au
G®° Loviat, menuisier rue du Vert-Bois. Ce même
tailleur vous instruira également que Pernot, gardien
des scellés dans une maison, y avait tout pris et volé ;
il est également venu dire à ma femme, à l'époque
du massacre des prisons, qu'il venait me chercher
pour aller avec lui et que son sabre était encore
tout ensanglanté. Ajoute le déclarant, qu'un nommé
Boufllers, marchand d'habits dont Autin ou Loviat
pourront indiquer la demeure, lui demanda un jour,
s'il voyait Pernot, et lui dit qu'un jour il était allé
dîner chez Pernot avec sa femme et eue ledit Pernot
s'était vanté d'avoir mangé sa part du cœur de
Madame de Lamballe, que ce récit avait fait une
impression à sa femme, si forte que la femme dudit
Boufflers avait manqué en mourir.
Le citoyen Bernard, ofjBcier de santé, rue Honoré
n° 1405 et son épouse pourront donner des rensei-
gnements sur Pernot, notamment comme étant venu
pour le chercher dans la nuit du deux au trois sep-
tembre pour aller à la conciergerie.
Pour quoi a signé avec nous la précédente déclara-
tion de ce requis aussi signé.
Glerget.
FRANÇOIS-JOSEPH PERNOT
Interrogé en ventôse an IX.
Je m'appelle François-Joseph Pernot, âgé de trente-
huit ans, natif de Lure, département de la Haute-
316 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Saône, serrurier, demeurant à Paris, rue Neuve-
Martin n° 81, division de Gravilliers.
— Depuis quand êtes-vous à Paris?
— Il y a environ douze ans.
— ■ Vous avés participé aux massacres des deux et
trois septembre et vous vous êtes présenté chez le
citoyen Glerget, horloger rue de la Boucherie, tenant
encore votre sabre teint du sang des personnes que
vous aviès massacré.
— Gela est taux.
— Vous avés assassiné un garde du corps et lui
ayant volé son cheval et son équipement vous vous
êtes fait faire un habit de son manteau par le
nommé Autin, tailleur, rue Médéric.
— Je n'ay point assassiné un garde du corps, j'ay
été effectivement avec le bataillon à Versailles et en
revenant j'ay trouvé sur la route un cheval que j'ay
arrêté, je suis monté dessus et je l'ay mis dans Fécurie
du Grand-Cerf, rue du Verbois, et l'ayant conduit le
lendemain à la ville, on m'a dit de garder le manteau
et on m'a donné six francs.
GHARLES-FR'ANÇOIS-HONORÉ CORTETi
Du 20 nivôse an IX.
Citoyen Préfet,
Il est étonnant que d'après les arrestations qui ont
été faites on ait oublié le monstre nommé Cortay. Il
♦ Ou Gortey.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 317
demeure rue Basville entre la cour de la Moignon
et la cour neuve du Palais de Justice, section du
Pont Neuf. Son état est planeur. Il s'est vanté à qui a
voulu l'entendre, d'avoir massacré quatorze personnes
dans la prison de la Conciergerie, dans la nuit du 2 et
3 septembre, et de n'avoir quitté que parce que son
sabre était cassé. Sa femme est morte à la suite d'une
maladie que la frayeur de ce crime lui avait causé,
au reste vous pouvez faire prendre des renseigne-
ments sur sa section, vous verrez que les faits avancés
sont véritables
Salut et fraternité.
PRÉFECTURE DE POLICE
Paris, 22 nivôse an 9.
Le nommé Cortay, Planeur, est signalé comme un
des plus fameux septembriseurs, il s'est vanté d'avoir
à lui seul massacré quatorze personnes.
Il demeure rue Basville entre la rue Lamoignon et
la cour neuve du Palais de Justice.
Prendre de suite des renseignements positifs sur
cet individu.
Rapport le 26
p. le chef de la 1» Division, (illisible)
26 nivôse an 9.
Rapport des citoyens Bazin et Noël père, officiers
de Paix du 6* arrondissement et de l'attribution des
jeux.
318 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
En exécution de la surveillance (cy-jointe) à exercer
sur le nommé Gortay, Planeur.
Nous avons fait prendre les renseignements sui-
vants. Ledit Gortay, le premier jour du massacre des
prisons, fût à l'assemblée générale de sa section, oij
il fit voir le sang dont il était couvert, disant avoir
assommé quatorze prisonniers à sa part. Etant rentré
chès lui, sa femme qui était alors enceinte, fut telle-
ment affectée de le voir couvert de sang, que l'enfant
dont est accouchée, et qui vit encore porte sur le
visage et sur un bras des marques de sang, ce qui a
fait une telle impression à la mère qu'elle en est
morte de regrets ; il a été inarcéré pour ce fait, et a
été cependant relâché. Tous ses voisins attestent ces
faits, et sont surpris qu'il ne soit pas arrêté, attendu
qu'avant-hier, en buvant avec un de ses amis dans
un cabaret, il lui témoigna la crainte d'être arrêté,
ne sachant s'il devait fuir ou rester chès lui, il a
cependant travaillé hier tout le jour dans sa bou-
tique.
Le nommé Aubry, serrurier, demeurant rue Louis,
presque en face de Sainte-Anne, était avec lui lors
des massacres. Gortay assommait les prisonniers avec
des barres de fer que Aubry avait fourni aux assom-
meurs, et ce dernier traînait par les cheveux les
cadavres dans la rue, il est connu dans son quar-
tier pour un septembriseur.
Ils sont tous les deux de la connaissance du nommé
Lanoy demeurant rue Pont-au-Chou et travaillant
chez le citoyen Legay, carrossier, ancienne maison
du dépôt de la guillotine.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 319
Le 16 de ce mois, nous avons fait un Rapport sur
ledit Lanoy, signalé comme un septembriseur forcené
qui s'était flatté d'en avoir assommé vingt-deux dans
la première journée. Le Juge de Paix de la division
de l'indivisibilité, 8^ arrondissement, peut donner de
grands renseignements sur cet individu qui circule
dans son quartier où il est libre.
Signé : Bazln
PRÉFECTURE DE POLICE
RAPPORT
Paris, le 26 nivôse an 9 de la République française: une
et indivisible.
Le nommé Gortay, planeur, demeurant rue Basse-
ville, a été signalé comme un septembriseur.
Le Préfet a fait prendre des renseignements sur
cet individu, ils présentent les faits suivants :
Ledit Gortay, le premier jour du massacre des pri-
sonniers, s'est présenté à l'assemblée de sa section
et a dit avoir assommé quatorze personnes.
Le nommé Aubry, serrurier, demeurant rue Louis,
avait fourni des barres de fer aux assommeurs et lui-
même a traîné les cadavres par les cheveux dans la rue.
Ces deux individus sont de la connaissance du
nommé Lanoy, aussi septembriseur déjà connu.
L'épouse du premier qui se trouvait enceinte à
l'époque des massacres est morte des suites de l'im-
pression que lui a faite la vue de son mari couvert de
sang, revenant des prisons.
320 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Ces faits sont attestés par tous les voisins du
nommé Gortay; dans ce moment il témoigne de la
crainte ; mais cependant hier on l'a vu travailler chez
lui ; on ne pense pas qu'il songe à s'en aller.
On estime qu'il y a lieu à mandat d'amener, pour
examen, et ordonner ensuite ce qu'il appartiendra.
Bertr/^nd
Charles-Françoîs-Honoré CORTET
Préfecture de Police.
Je m'appelle François-Honoré Gortet, âgé de trente-
deux ans, natif de Sens, département de l'Yonne
planeur en glasserie, demeurant à Paris rue Basse-
ville, n° 22, division du Pont-Neuf.
— Vous connaisses le nommé Lannoy?
— Jamais je n'ay connu cet homme-là,
— Vous êtes cependant bien connu pour être lié
avec lui et avoir été avec lui aux Massacres des pri-
sons, les deux et trois septembre.
— Jamais je n'ay été aux massacres des prisons et
n'ay jamais connu Lannoy.
— Vous êtes cependant venu à l'assemblée de
votre section, le deux septembre, et vous vous y êtes
vanté d'avoir assommé quatorze personnes.
— Je vous assure que cela est faux.
— Vous avès dit n'avoir quitté que parce que votre
sabre était cassé ; non seulement vous vous êtes pré-
senté tout couvert de sang à votre section, mais
encore ayant été chès vous en cet état, votre femme,
LE DOSSIER DES MASSACREURS 321
qui était enceinte, a été si affectée de vous voir, qu'elle
est morte des suites du saisissement que vous lui avès
causé.
— Je vous assure que cela est faux, l'enfant vit
encore, c'est une petite fille de huit ans.
— Cet enfant ne peut pas avoir huit ans, vous
voyez que vous en imposez.
— C'est une erreur, c'est ma fille ainée qui a
huit ans^
GEORGES BUGLEAU
Interrogé le 2Z pluviôse an f.
Je m'appelle Georges Bugleau, âgé de quarante-
neuf ans, natif de Paris, fumiste, demeurant à Paris,
rue froid manteau, n° 180, division des Thuleries.
— Quel état profîessiès vous avant et depuis la
révolution ?
— Il y a vingt-cinq ans, j'enseignais l'écriture et
les calculs, en me mariant je me suis fait recevoir
marchand frippier tailleur, j'ai préféré cet état jus-
qu'en quatre vingt quatre, époque à laquelle je me
suis intéressé dans l'entreprise du Ramonage de
Paris qui m'a été cédée en quatre vingt six et je l'ai
continuée jusqu'à présent.
J'observe que dans le tems que j'étais frippier, ma
femme tenait la boutique et que j'ai été successive-
ment secrétaire de M. de Boisgelin alors maître df
la garde-robe du Roy et président des États de
* Archives de la Préfecture de Police. Dossier de l'affaire du 3 ni-
vôse, an IX.
21
322 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
Bretagne, et tenu les livres de divers marchands.
— Vous avès présidé aux massacres des deux et
trois septembre, à La Force: qui vous avait excité à
ces actes inhumains?
— Je vous déclare formellement n'y avoir jamais
présidé, j'étais à cette époque commissaire civil ;
nous avons appris le trois dans la matinée ce qui se
passait aux prisons, nous fûmes inquiets l'un et
l'autre du sort de Vilain Daubigny et de Maurice Syl-
vestre, alors garçon du Comité par l'avis duquel il
avait été envoyé à La Force et Daubigny par arrêté
de l'Assemblée générale ; nous avons tourné nos pas
du côté de La Force où nous sommes arrivés à l'ins-
tant où l'on massacrait M"^^ de Lamballe ce qui me
fit frémir d'horreur et en ayant témoigné le mouve-
ment dont j'étais agité, je fus prêt d'éprouver le
même sort : ayant inutilement regardé dans le mon-
ceau de cadavres et n'y ayant reconnu ni Vilain Dau-
bigny ni Maurice Sylvestre, nous pénétrâmes dans le
greffe de La Force où ayant compulsé la liste des
personnes massacrées et n'y trouvant pas les noms
des deux susnommés, le citoyen Lebcau nous pré-
senta un ordre signé Louis Sergent et Leclerc, alors
administrateurs de police, et en vertu duquel Dau-
bigny avait été mis en liberté la veille et lui ayant
demandé Maurice Sylvestre il me conduisit dans la
chambre où il était enfermé afin de ne me laisser
aucun doute sur son existence et je recommandai à
ce même Maurice de ne point parler, en sortant, du
motif de son arrestation : de retour à l'Assemblée
générale, j'y fis part de ce que j'avais découvert, elle
i
LE DOSSIER DES MASSACREURS 323
me nomma, ainsi que le citoyen Paillet membre de
la Commune, pour aller au greffe pour empêchfir que
le greffier se dessaisisse de l'ordre de mise en liberté
de Daubigny, ce qui fût fait, voilà les seuls motifs
qui m'ont fait aller à La Force.
— Quel motif a pu vous déterminer à jouer avec
les vingt-deux têtes des guillotinés le 31 mai ?
— Ceci est absolument faux.
— Votre conduite est connue pour être trop san-
guinaire pour occuper la place d'assesseur de juge
de paix de votre division et vous devriez depuis long-
temps vous en être démis.
— Je ne crois pas devoir me démettre d'une place
dans laquelle je n'ay point démérité, étant certaine-
ment irréprochable à tous égards.
— Aves-vous déjà été arrêté ?
— J'ay été détenu au Plessis pendant deux cent
trente jours au bout duquel tems j'ay été mis en liberté
sans connaître la cause de ma détention.
Lecture faite du présent interrogatoire audit
Georges Bugleau, il a dit iceluy contenir vérité, y
persister et a signé avec nous.
BUGLEAIJ *
Julien lUGHARD. — BONAU. — Piehre CARETÉ. —
Julien LEROI. ~ VEZIEU
Rapport du 30 nivôse, an 9.
Richard (Julien), demeurant au gros caillou, Isle
des cignes, n° 54, Division des Invalides, fils d'un
* ArciUcea de la Préfecture de Police. AITaire du 3 nivôse, an IX.
324 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
nourrîsseiir de bestiaux et charretier de sa profession,
a été guichetier au Grand Chàtelet ; il s'en est fait
chasser pour vexations envers les prisonniers, et
notamment pour leur avoir donné, au lieu de mou-
tarde, des excréments humains.
11 a été aussi roulier sur la roule d'Orléans et vive-
ment soupçonné d'avoir assassiné le conducteur d'une
voiture et d'avoir ensuite volé ladite voiture.
Il a manifesté dans les journées des 5 et 6 octobre
d'être fortement attaché au parti d'Orléans, pour
lequel il a eu plusieurs altercations très vives avec
différentes personnes contraires à ce parti.
11 a été chargé de faire signer une pétition au
GhampdeMars, le 17 juillet 1191, a ordonné, malgré
le Commissaire de Police de ladite Division et le
Comité civil, que les deux liommes qui furent trouvés
le dit jour à 8 heures du matin sous l'autel de la
Patrie et conduits par lui audit Comité, fussent
pendus, prétendant que le peuple l'avait ordonné;
son frère fut chargé de l'exécution qui eut lieu ; leurs
têtes furent coupées à l'aide de plusieurs individus
du gros caillou, lesquels ont été traduits au Tribunal
G*^ du 6^ arrondissement qui poursuivait l'affaire;
ils ont été amnistiés ainsi que le nommé Fontaine,
blanchisseur, demeurant rue de la Vierge, qui tua
d'un coup de fusil, un chasseur du bataillon de
Saint-Eustache qui était à la suite du drapeau
rouge qui se rendait au Champ de Mars Je dit jour,
et que le nommé Barbotte charretier, présentement
invalide détaché, avait barré la rue Dominique avec
ses voitures, à l'effet que la troupe, qui venait au
LE DOSSIER DES MASSACREURS 32r>
secours des deux victimes, ne put arriver à tcms,
pour empêcher leur exécution.
Dans la nuit du 9 au 10 août, il s'est présenté dans
la section des Invalides, avec un fusil et habillé en
carmagnole de Nankin jaune, il a été vu le matin du
10 août en habit de Suisse, ce qui fut cause que vers
le 12, les habitans de sa section furent révoltés de
sa conduite et s'étaient portés en masse chez lui
pour l'assassiner. L'Assemblée générale ayant ordonné
de faire une perquisition dans le domicile dudit
Richard il y fut trouvé un habit d'officier suisse :
Richard déclara avoir pris ledit habit après avoir tué
l'officier et l'avoir dépouillé : La fureur du peuple
était alors si grande contre lui que l'assemblée,
pour la conservation de ses jours, l'envoya à La
Force.
Ayant été mis en liberté, il fut nommé aide-de-
camp de Santerre alors commandant, et chargé par
lui d'aller à Orléans pour amener les prisonniers,
avec un détachement de la garde nationale, à Ver-
sailles OTÎ ils furent assassinés.
Au massacre des prisons, il a été vu prêchant le
massacre.
Lorsque Santerre fût commander dans la Vendée,
il le fit adjudant des charrois militaires.
La nuit du 31 mai, il fut vu avec le nommé Carété,
perruquier, courant la ville et disant que le tocsin
allait sonner : quelques tems après, il fut conduit au
Comité de Sûreté générale, en vertu de mandat
décerné par ledit Comité, pour avoir dit dans l'As-
semblé générale qu'il y avait plus de dix mille tètes
326 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
îi jetter à bas ; il fut mis en prison d'où il sortit au
bout de quelque tems.
Après le 9 thermidor, il fut remis de nouveau ù
La Force par ordre du môme Comité, mais ayant
voulu y révolutionner les prisonniers, il fut envoyé
par un autre ordre dudit Comité à Bicêtre, les fers
aux pieds et aux mains, d'où il s'est évadé avec
environ une cinquantaine d'autres détenus, et que
Julien l.EROi dit Égllator alors économe, avait laissé
évader; depuis, il a été employé dans les charrois de
différentes armées, ayant diflerents grades.
Il a été dans toutes les époques de la Révolution,
le plus ardent promoteur des principes anarchiques,
et l'apôtre des jacobins et des cordeliers dont il était
membre et le plus zélé partisan de leur doctrine, se
trouvant toujours à Paris à la tête des partis lors des
mouvements révolutionnaires.
Il n'a pas été vu à Paris depuis Prairial an 7%
Epoque où il est parti pour l'armée d'Italie dans les
charrois.
Le 3 nivôse dernier on disait qu'il était à Paris,
mais n'ayant pu s'en assurer, nous avons appris qu'il
était à Milan où il se donne la qualité d'Entrepre-
neur de subsistance militaire ; sa femme a reçu de lui
une lettre datée de Milan, 15 jours avant le 3 nivôse.
Tous les faits sus-énoncés ne sont qu'une faible
partie des griefs qu'il a commis : le tout est à la con-
naissance du juge de Paix et des habitans de la divi-
sion des Invalides, et le Comité civil de la dite sec-
tion en a fait un rapport en Prairial de l'an 3 au
Comité de Sûreté générale.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 327
Le nommé Bonau était du détachement de la garde
nationale qui accompagnait Richard lorsqu'il fut
chargé d'amener les prisonnier de Vendôme à Ver-
sailles, et qui a assisté au massacre des dits prison^
niers, ce qui fut cause que le dit Bonau a été mis en
prison à l'hôtel des Invalides pendant 3 mois environ
en Prairial an 3, par arrêté de l'Assemblée générale
de la section des Invalides ; ledit détachement était
commandé par un nommé Bouiray qui en l'an o a
été nommé commandant temporaire de Saint-Omer,
et qui présentement est à la suite et pensionné ;
Bonau peut donner des éclaircissements précieux
sur ce massacre ; il est invalide, demeurant à l'hôtel.
Le nommé Garété (Pierre), perruquier, demeurant
rue Dominique au gros caillou, présentement détenu
au grand dépôt de la Préfecture, a été un des prin-
cipaux acteurs de l'affaire du Champ de Mars: il s'est
tenu caché pendant le tems de la procédure qui s'en
est suivie et ne s'est montré qu'après l'amnistie ; il
est d'autant plus dangereux qu'il a toujours cherché
à corrompre la classe laborieuse des habitans de la
section, dont une partie était de ses pratiques ; il a
été mis en prison en Prairial an 3% lors de l'assas-
sinat du représentant du peuple Féraud.
Leroi (Julien), maître d'écriture a demeuré rue de
Grenelle au gros caillou et a prêché dans les diffé-
rens groupes de la ville et dans l'Assemblée générale
de sa section la loi agraire. Il était compris dans
l'aiïaire du Champ de Jlars, il fut mis en prison et
328 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
amnistié ; il a été chargé de rédiger et colporter la
pétition relative à cette affaire, conjointement avec
Richard et autres; il a assisté, comme membre de la
Commune de 92, au massacre des prisonniers de l'Ab-
baye, où il a fait conduire le 3 septembre matin les
Suisses prisonniers qui étaient détenus au Palais-
Bourbon. Etant économe à Bicêtre, il a fait évader
une cinquantaine de prisonniers, parmi lesquels
était Richard.
Vezieu a demeuré rue Dominique, division des
Invalides et a été secrétaire général de la Société des
Jacobins, où il était aussi chargé de remettre les
notes au Rédacteur du Journal de ladite Société,
après le 9 thermidor il a quitté Paris et n'y est revenu
qu'après le 18 F'® an 5"; on le dit présentement
demeurer au Louvre et attaché à la Bibliothèque
de l'Institut; cet homme était l'ami intime de Richard
et ses associés et d'un nommé Boivin ex-gendarme
et sa femme brocanteuse, demeurant rue de la Bou-
cherie des Invalides, lesquels étaient toujours avertis
par Vezieu des mouvemens qui devaient avoir lieu ;
ils se rendaient alors à Versailles, et ne revenaient à
Paris qu'après qu'ils étaient passés ; tous deux étaient
enregistrés aux Sociétés des Jacobins et Cordeliers.
Tous les sus-nommés étaient dirigés par Richard
et Vezieu pour figurer à la tête des partis lors des
mouvemens révolutionnaires ils professaient les
mêmes principes anarchiques, étaient la terreur des
clubs des Cordeliers et Jacobins.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 329
Tous les faits sus-énoncés sont à la connaissance
des habitans et du juge de Paix de la division des
Invalides.
Les officiers de Paix.
{Illisible) 1
• Archives de la Préfecture de Police. Affaire du 3 nivôse.
MAILLARD
Celui-ci mérite une mention particulière.
Il avait pour prénoms Stanislas-Marie (ou Maurice). Son
père était marchand à Gournay, et avait huit enfants :
l'aîné des fils, Thomas Maillard, était venu jeune à Paris,
et était entré en qualité de praticien chez un huissier à
cheval au Ghâtelet, nommé Antoine Pierrotin. En 1778, il
succédait à son patron, faisait venir de Gournay son frère
Stanislas et lui donnait une place dans son étude.
Stanislas était d'une taille élevée et mince ; il soignait
sa mise, affectait même une certaine recherche ; il aimait
à pérorer et parlait bien.
Dès 1789 il se montra ardent partisan des idées nou-
velles : le Moniteur le cite parmi les vainqueurs de la
Bastille : au o octobre, il est à Versailles, à la tête des
femmes parisiennes, et revient dans une voiture de la cour
pour recevoir les compliments des membres de la Muni-
cipalité.
Au commencement de septembre 1792, il avait vingt-
neuf ans et était marié depuis trois mois : il avait épousé
Angélique Parredde : la cérémonie du mariage religieux
avait eu lieu à l'église Saint-Sauveur. Il habitait, à cette
époque, rue Jean-Pain-Mollet, près de l'Hôtel de Ville.
On a vu ce qu'il fit à l'Abbaye : on affirme qu'il dirigea
LE DOSSIER DES MASSACREURS 331
aussi Vexpédition du couvent des Carmes : ce qui est cer-
tain c'est qu'il se multiplia...
Qui l'avait chargé de cette effroyable besogne ? Avait-il
reçu des instructions ? C'est possible. Pour être de bonne
foi, il faut reconnaître que si quelques prisonniers ont
échappé au massacre, c'est au semblant de tribunal
improvisé par Maillard qu'ils durent la vie.
Après septembre, il ne chercha pas, comme les autres,
à se faire oublier ; il sentait son importance et avait partie
liée avec la Révolution : à la tête d'une bande de soixante
mouchards, enrôlés par lui et payés par le comité de
sûreté générale, il espionne, enquête, arrête les aristo-
crates, recrute pour les prisons, donne la chasse au gibier
de guillotine, ceci lui valut le surnom de Tape-dur. Il était
persuadé, d'ailleurs, qu'il servait grandement la cause de
la liberté.
Car Maillard était un sincère : s'il n'eut consulté que ses
goûts, il eut vécu dans la retraite ; il était malade, très
affaibli et crachait le sang... Il fut arrêté le 11 octobre 1793
et incarcéré à La Force d'où on le transféra, trois jours
plus tard, au Luxembourg. Un mois après il était mis en
liberté car il avait de puissants protecteurs. En dépit de
ces appuis, une semaine ne se passa pas sans qu'il fût
arrêté de nouveau; mais cette fois les policiers le trou-
vèrent si faible qu'ils ne le jugèrent pas transporfable.
Sur le registre où sont consignées, à la Préfecture de
Police, toutes les arrestations, on lit cette note. — « Cet
homme est celui qui présida V espèce de tribunal établi à
l'Abbaye pendant les massacres. La réintégration à
La Force n'a pas eu lieu. Maillard était à ce moment
très gravement malade et un procès-verbal en date du
27 frimaire (17 décembre 1793) constate que, vu son état
de maladie, il ne pouvait être mis en arrestation que
332 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
chez lui. D\in autre côté, il y a recojnmandalion de ne
le laisser communiquer qu'avec son chirurgien et une
autre personne de Vart si le cas le requiert ^ ».
C'est ici que doit trouver place une lettre écrite en 1796
par un des aristocrates qui s'étaient trouvés prisonniers à
l'Abbaye en 179iJ. On y verra un des échappés du mas-
sacre, aller remercier Maillard de lui avoir sauvé la vie.
Chaumonl (Marne), le 3 avril 1796.
J'ai lu, citoyens, dans divers journaux, une cita-
tion à la requête du citoyen Méhée contre le citoyen
Jolivet, dit Baraleyre, en réparation, comme l'ayant
inculpé d'avoir signé des ordres de paiement relatifs
aux affreuses journées des 2 et 3 septembre. Afin de
fournir au citoyen Jolivet une preuve complète,
voici les faits positifs que j'affirme véritables.
Dans la nuit du 26 au 27 août, je fus arrêté et con-
duit à la Mairie. Vers les onze heures du matin, je
fus introduit dans un bureau oii étaient les citoyens
Sergent et Panis. Après un court interrogatoire, je
fus transféré à l'Abbaye et déposé dans la même
chambre oii était le ci-devant président Mole de
Champlâtreux, mon ancien et respectable ami. Le
dimanche 2 septembre, vers midi, la femme du con-
cierge me permit de descendre dans la chambre du
conseil. L'instant d'après arriva le citoyen Maillard,
surnommé depuis le taj^e-fort ou le tape-dru, accom-
pagné de deux hommes à longs sabres et à grandes
moustaches. A peine m'eut-il aperçu qu'il donna
* Archives de la Préfecture de Police. Répertoire Labat.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 333
ordre de me faire rentrer dans mon cachot. J'igno-
rais alors qui il était et quelle était sa puissance ;
aussi je ne pus m'empêcher de lui témoigner ma sur-
prise sur la manière dure avec laquelle il me trai-
tait ; sa réponse fut qu'il me reverrait bientôt. En
effet quelle fut ma surprise et mon effroi, la nuit sui-
vante, de le voir revêtu du pouvoir de grand juge du
peuple ! Je le fus bien davantage, lorsqu'au nom de
ce même peuple, il me sauva la vie. Cette action fut
pour moi un poids de reconnaissance qui me déter-
mina, quelque temps après, à chercher l'occasion de
le voir. Il logeait alors place de Grève, maison d'un
boulanger, en face l'Hôtel de Ville ; il fut flatté de
ma visite ; il se glorifia de m'avoir sauvé la vie ; il fit
plus, il voulut me faire connaître deux de ses agents
à qui il avait confié le dessein de me sauver. Alors il
me fit confidence que Sergent et Panis cherchaient
à le perdre dans l'esprit des membres du Comité de
Sûreté générale; mais qu'il était possesseur de deux
pièces originales qui le mettaient à l'abri de toutes
recherches. En effet, il me communiqua deux ordres
ainsi conçus :
AD NOM DU PEUPLE
Mes camarades,
n vous est ordonné de juger tous les prisonniers de
l'Abbaye, sans distinction, à l'exception de l'abbé
Lenfant, que vousmettrez dans un lieu sûr.
A l'Hôtel de Ville, le 2 septembre.
Sig7ié : Panis, Sergent, administrateurs,
Mèmèe, secrétaire-greffier.-
334 LES MASSACRES DE SEPTEriIiUE
♦ AU NOM DU PEUPLE
Mes camarades,
Il est enjoint de faire enlever les corps morts de
laver et nettoyer toutes les taches de sang, particuliè-
rement dans les cours, chambres, escaliers de l'Ab-
baye. A cet effet, vous êtes autorisés à prendre des
fossoyeurs, charretiers, ouvriers, etc.
A l'Hôtel de Ville, le 4 septembre.
Signé : Seugent, Panis, administrateurs,
Méhée, secrétaire-greffier.
Gomme mon assertion pourrait ne pas suffire au
citoyen Jolivet, je l'engage à se donner la peine de
faire les informations nécessaires pour se procurer
les pièces originales : elles doivent être entre les mains
de la veuve Maillard : elles sont connues de son père
et de son frère; elles le sont également des citoyens
Ployer, Moustache, de Joseph et de Jean (deux frères
du chirurgien de feu Maillard) qui tous vivaient dans
son ménage. Le citoyen Thomas, alors secrétaire-gref-
fier de la gendarmerie, de service à l'infâme tribu-
nal révolutionnaire, peut aussi vous indiquer oii elles
sont déposées. Le citoyen Lamerlière, chef d'un des
bureaux de liquidation de la Trésorerie nationale, peut
aussi vous donner les plus grands renseignements
sur cet objet ; il en a eu, comme moi, une connais-
sance parfaite.
Signé: D. Simon •.
' Gazette française du 20 germinal, an IV.
LE DOSSIER DES MASSACREURS 325
A l'époque où Simon lui rendit visite, Maillard était
mourant. Comprit-il qu'il devait, avant de trépasser,
essayer de laver son nom de la tache sanglante qui le
souillait? Était-il, en effet, convaincu de sa propre philan-
thropie et exaspéré d'être traité injustement de buveur de
sang? Toujours est-il qu'il employa le reste de ses forces,
à écrire les deux documents que voici : le premier inti-
tulé : Le voile tombe et le calomniateur est découvert, est
ainsi conçu :
Appelez-moi comme vous voudrez : je serai tou-
jours le même. Mais je vous répondrai à tous avec
la fermeté stoïque qui convient à un vrai répu-
blicain : je vous prouverai que je le suis, et ma
conduite a toujours été stimulée par les meilleurs
principes en patriotisme et républicanisme.
Vous paraissez ne pas me connaître; et par une
adresse apparente, mais bien mal intentionnée, vous
me confondez avec cette foule de Maillards qui se
présentent sur la scène révolutionnaire depuis le
10 août. Que faisaient ces hommes avant ce jour
mémorable ? Ils n'étaient pas connus, et existoient
tout entiers dans leur nullité ; mais depuis celte
époque célèbre, ou des événemens nouveaux en
retracèrent de passés aux yeux du public attentif ; ou
une certaine célébrité accompagnait le Maillard qui
parle dans ce moment à ses concitoyens, et en
appelle à leur jugement, jure de démasquer ses
détracteurs, pour faciliter la marche de l'opinion,
vraie boussole delà souveraineté du peuple. Eh bien !
depuis ce moment, ces différents Maillards, qui
336 LES MASSACRES DK SEPTEMBRE
sont tous inconnus au vrai Maillard, prennent le
masque de sa loyauté en patriotisme, comme tout
autre genre, pour commander l'attention générale,
lui enlever le fruit de son dévouement à la chose
publique, et ne lui laisser sans doute que l'enve-
loppe odieuse sous laquelle ils ont peut-être commis
quelques-unes de ces actions pour lesquelles Fabre
d'Eglantine l'attaque avec acharnement, et avec
son défaut ordinaire de jugement, puisque Maillard
n'a aucune connaissance des faits que Fabre a
avancés à la tribune de la Convention nationale, et
à celle des Jacobins.
Un décret est lancé contre le vrai Maillard. Pour
y parvenir, on le suppose employé dans les bureaux
de la Guerre ; ce fait est faux. Ensuite on le repré-
sente en meneur de clubs, et particulièrement de celui
de la rue Favart, au gré d'un certain Vincent, à qui
il n'a pas parlé depuis plus de dix mois. On dépeint
les membres de ce club comme des coupe-jarrets.
Je suis un des sociétaires de cette réunion de vrais
patriotes ; et je m'en fais honneur ; car c'est de là
qu'est partie l'étincelle de la sainte insurrection du
31 mai. Si cela est un crime, je l'expierai avec eux;
et avec eux je me fais gloire de l'avoir commis. Ce sont
eux encore qui ont eu le bonheur, le même jour, de
sonner le tocsin et de tirer le canon d'alarme; ce qui
est facile à prouver. Ils sont patriotes à toute épreuve
et se sont bien faits connoître à la section, et à la
municipalité. Il est vrai que cette société a été l'épou-
vante des muscadins et des scélérats qui abondaient
plus dans ce quartier, que dans tout autre, pour
LE DOSSIER DES MASSACREURS 337
empêcher les pièces patriotiques de prendre. On en a
donc aussi imposé sur cet article, au citoyen Fabre
d'Eglantine. S'il se fut réuni à ces sociétaires ; s'il
daignoit aller à ce club, il verroit qu'il n'est com-
posé que de braves, francs et loyaux républicains,
et non de coupe-jarrets.
Dans de certains journaux voués sourdement à
l'aristocratie expirante, Fabre me fait appeler le
Septembriseur. Qu'il se trompe grossièrement; il
m'est si aisé de prouver que sans moi, toutes les
personnes renfermées dans l'Abbaye eussent été
complettement égorgées et pillées ; que sans moi
encore, les 238 Suisses que l'infâme Pétion y fit
transférer du ci-devant palais Bourbon, dans le
moment où il n'était plus possible d'y contenir la
fureur du peuple, l'eussent été également. Je fus
assez heureux pour obtenir leur grâce du peuple.
Je les ai conduits moi-même à la maison com-
mune ; ce qui est constaté par un ordre que je sus
me faire donner, et que je conserve bien précieuse-
ment.
Le même jour, j'eus aussi le bonheur de couvrir
de mon corps un représentant du peuple, ainsi que
l'huissier porteurdu décret de l'Assemblée législative,
décret que je n'avais fait solliciter que pour sortir
de l'embarras extrême où l'acharnement du peuple
m'avoit jette. Oui certes sans moi, la représentation
nationale eût été souillée ce même jour. Eh ! quels
combats n'ai-je pas à soutenir pendant deux heures,
contre les partisans de Grange-Neuve, pour les
empêcher d'effectuer leur barbare dessein! Etourdis
22
338 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
par leurs propres, mais horribles clameurs, lors des
efforts que j'opposais à leur projet atroce, ils me
menacèrent de m'égorger. Je leur offris ma tête en
leur disant qu'ils couvriroient le peuple d'une tache
affreuse ; que la représentation nationale seroit
avilie à jamais, s'ils faisoient périr un de ses membres.
Enfin j'eus le bonheur de conduire ce député au
sein de l'Assemblée législative ; j'oubliai tous mes
tourments, et me crus trop récompensé.
J'ai donc été le défenseur des innocens, et je ne
Die suis souillé d'aucune atrocité. Mes détracteurs
peuvent bien rejetter leurs crimes sur moi ; mais
les registres de l'Abbaye les démentiront toujours,
et prouveront que je ne suis pas comme eux, un
homme de sang.
En lisant cette défense, tu rougiras, Fabre d'Eglan-
tine, d'avoir attaqué Maillard sans le connoîtro. Tu
rougirois bien plus si tu voulois te souvenir qu'il
fut un des vainqueurs de la Bastille ; que dans les
journées des 5 et 6 octobre, il étoit à la tête de ces
femmes courageuses qui portèrent, dans ce moment
si dangereux, le coup le plus hardi à la tyrannie ;
que le 10 août 1792, jour à jamais mémorable, il
empêcha les patriotes d'être les victimes des com-
plots affreux qui se tramoicnt au château des Tuil-
leries ; que le 31 mai, 1 et 2 juin, et dans toutes les
saintes insurrections faites pour le bien du peuple,
l'établissement de la liberté et de l'égalité, on a tou-
jours vu Maillard à son poste ; qu'il a découvert une
fabrique de faux assignats : que c'est ce même
Maillard qui a détruit l'agiotage de fond en comble.
I
LE DOSSIER DES MASSACREURS 339
La preuve de ce dernier fait est bien sensible : on
me persécute, l'agiotage renaît^.
Le second document, qu'on peut considérer comme
étant le testament de Maillard est un placard, grossière-
ment imprimé, encadré d'un brutal liseré bleu et rouge
sang. Il a pour titre : Pétition à la Convention nationale
par le républicain Maillard.
c Citoyens Législateurs,
C'est avec plaisir que j'ai appris le décret d'accu-
sation prononcé contre moi, quoique malade, et con-
damné môme par les médecins à rendre mon brevet
d'existence à la Nature qui me l'a confié. Une satis-
faction bien grande pour moi, est le fleuron que vous
m'ofTrez parce décret. J'espère que le tribunal révo-
lutionnaire me le donnera, et que je prouverai qu'un
des membres delà Convention a été mal instruit sur
mon compte, qu'on l'a induit en erreur, et qu'on Fa
trompé à coup sûr. Il connaîtra ma conduite et mes
mœurs en révolution. Je vous prie. Législateurs, de
me faire promptement traduire au Tribunal révolu-
tionnaire; sans quoi, sous peu de jours je ne pourrais
peut-être plus vous donner des détails qui intéres-
sent la République entière. Je me ferai porter comme
il me sera possible, mais il me faut une justice et que
l'honneur d'un Républicain soit réparé.
Je déclare au citoyen Fabre d'Eglantine, que je
n'ai jamais parlé à Ronsin ; que j'ai parlé deux fois
' Archives nationales, Vv'ia 81. Pièces juslificalives Dour le citoyen
Maillard.
340 LES MASSACRES DE SEPTEMBRE
dans ma vie à Vincent, pour affaires, à l'arrivée du
citoyen Bouchotte au Ministère ; que les membres
du Comité de Sûreté général, savent parfaitement que
ce sont eux qui m'ont donné ma liberté, que c'est
en imposer à l'Assemblée, que de dire que ce sont les
bureaux de Guerre. Jamais je n'ai donne de mission,
et n'ai eu qualité pour en donner dans aucuns départe-
ments. Il dit que je suis investi de pouvoirs terribles;
il a encore été induit en erreur à cet égard ; je n'en ai
pas, et voilà trois m'ois que je suis dans mon lit. Je
ne suis meneur d'aucun club; voilà six mois que je
n'ai été aux Italiens, qui étois reconnu par la Com-
mune de Paris, par une médaille du 10 août, ainsi
qu'on peut le prouver. Jamais je n'ai été a la tète de
ce club, qui est bien républicain; mais j'étais comme
tous les autres, en société d'amis ; le décret a donc
été surpris.
S'il est des Maillards coupables dans les bureaux
de la guerre ou de la cité, ou d'autres des sections de
Paris, qui soient de faux patriotes, ils s'évaderont.
Je réitère ma prière avec instance, de m'envoyer
promptement au Tribunal révolutionnaire. C'est le
désir du vrai républicain.
Maillard *
Quelques jours après avoir écrit cet appel à la postérité,
Stanislas Maillard mourait dans son petit logement de
la place de Grève. C'est le IS avril 1794 qu'il rendit son
brevet d'existence à la nature qui le lui avait confié.
* Archives natio7iales. Même Dossier.
TABLE DES MATIÈRES
LA FORCE
Récit de Weber, frère de lait de Marie-Antoinette 7 . 10
Récits de Pauline de Tourzel et de la marquise de Tourzel, sa
mère 59
Souvenirs d'un vieillard 94
Relation de Maton de la Varenne 116
L'ABBAYE
Souvenirs de Méhée, secrétaire de la Commune 175
Mon agonie de trente-huit heures de Jourgniac de Saint-Méard. 200
LE COUVENT DES CARMES
Relation de Tabbé Berthelet 249
L'abbé Jérôme-Noël Vialar 263
Evasion de l'abbé Saurin 267
Exhumation des restes des victimes, eu mai 1867 269
LE DOSSIER DES MASSACREURS
(documents inédits)
Mayeur. — Deprée. — Dubois. — Lachêvre. — Lion. — Ledoux. —
Jlaillet. — Bourre. — Damiens. — Godin. — Marcuna. — Debesche.
— Joly. — Debrienne. — Hacville. — Pernot. — Cortet. — Bugleau.
— Richard. — Bonau. — Careté. — Leroi. — Vezieu .... 283
Stanislas Maillard 330
I
E. GREVIN
IMPRIMERIE DE LAGNY
OUVRAGES DE G. LEiNOTRE
ACADÉMIE FRANÇAISK, Pi'ix Berger, 190i.
La Guillotine pendant la Ilévolution, 12^ édition.
Le Vrai Chevalier de Maison-Rouge, 11'= édition.
Le Daron de Batz, 9" édition.
Paris Révolutionnaire, 22"^ édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 1''* série, 35"= édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 2' série, 30° édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, 3« série, 24" édition.
Vieilles Maisons, Vieux Papiers, k" série, 10* édition.
La Captivité et la Mort de Marie-Antoinette, 1C« édition.
Le Marquis de la Rouerie et la Conjuration bretonne,
13* édition.
Tournebut ; la Chouannerie normande au temps de
l'Empire (1804-1809), 13'= édition.
Le Drame de Varennes. Juin 1791, 22" édition.
12 volumes in-8° écu à 5 francs le volume broclié.
Reliés amateur avec fers^ le volume, 9 fr.
Mémoires et Souvfnirs sur la Révolution et l'Empire, publiés
avec des documents inédits, par G. Lenotre.
Les Massacres de Septeurre (1792), 19" édition.
Les Fils de Philippe-Égalité pendant la Terreur (1790-
1790j, 13« édition.
La Fille de Louis XVL Marie-Thérèse, Charlotte de
France, Duchesse d'Angoulême (1794-1799), 17* édition.
Le Tridunal Révolutionnaire (1793-1793), 19® édition.
Quatre volumes in-16jésus à 3 fr. 50 le vol. broché.
Reliés amateur avec fers, le volume, 7 fr.
E. OREVIN — imprimerie DE LAGNY
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