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Full text of "La massacres de Septembre"

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in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


lnttp://www.arcliive.org/details/lamassacresdesepOOIenouoft 


MEMOIRES  ET  SOLA/ENIRS 

sur  la 

RêDolulion  et  l  Empire 

publiés  avec  des  c/ocument^  inédite 


Les  Massacres 
de  Septembre 


VINGTIÈME  ÉoiTiox.  Librairie  académique  PERRIN  et  C'". 


Les  Massacres 

de  Septembre 


OUVRAGES   DE   G.   LENOTRE 

ACADÉMIE  FRANÇAISE,  Prix  Berijer,  I90Î. 


La  Guillotine  pendant  la  Révolution,  12«  édition. 

Le  Vrai  Chevalier  de  Maison-Rouge,  11^  édition. 

Le  Baron  de  Batz,  9®  édition. 

Paris  Révolutionnaire,  22^  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  !■■'  série,  39^  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  2'    série,  32^  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  3*   série,  27«  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  4®   série,  15^  édition. 

La  Captivité  et  la  Mort  de  Marie-Antoinette,  16«  édition. 

Le  Marquis  de  la  Rouerie  et   la   Conjuration   bretonne, 
15«  édition. 

Tournebut  ;    la    Chouannerie    normande    au    temps    de 
l'Empire  (1804-1809),  13«  édition. 

Le  Drame  de  Varennes.  Juin  1791,  22^  édition. 

12  volumes  in-8°  écu  à  5  francs  le  volume  broché. 
Reliés  amateur  avec  fers,  le  volume,  9  fr. 


Mémoires  et  Souvenirs  sur  la  Révolution  et  l'Empire,  publiés 
avec  des  documents  inédits,  par  G.  Lenotre. 

Les  Massacres  de  Septembre  (1792),  19®  édition. 

Les  Fils  de  Philippe-Égalité  pendant  la  Terreur   (1790- 
1796),  13e  édition. 

La    Fille    de   Louis   XVL    Marie-Thérèse,    Charlotte    de 
France,  Duchesse  d'Angoulème  (1794-1799),  17^  édition. 

Le  Tribunal  Révolutionnaire  (1793-1795),  20^  édition. 

Quatre  volumes  in-16jésus  à  3  fr.  50  le  vol.  broché. 
Reliés  amateur  avec  fers,  le  volume,  7  fr. 


LA     PRISON    DE    LA    FORCE 

Façade  sur  la  rue  du  R,ûi-de-Sicile,  avec,  à  l'angle  de  la  rue  des  Ballets, 
la  borne  sur  laquelle  l'ut  tuée,  suivant  la  tradition,  la  Princesse  de 
Lamballe. 


(<^  MÉMOIRES   ET  SOUVENIRS 

SUR  LA  RÉVOLUTION  ET  L'EMPIRE 

Publiés  avec  des  documents  inédits 

PAR 

G.    LENOTRE 


Les  Massacres 

de  Septembre 


5  , 


PARIS 

LIBRAIRIE    ACADËmiQUE 
PERRIN   ET   Cl",    LIBRAIRES-ÉDITEURS 

33,    QDAI    DBS    GRANDS- AnOUSTIKS,    35 

1910 

Tous  droits  de  reproduction  et  de  tradnetiou  réserTés  pour  tous  nays. 


I 

LA  FORGE 


LA  FORGE 


Rue  Saint-Antoine,  à  gauche  pour  qui  va  vers  la  Bas- 
tille, précisément  en  face  de  la  maison  qui  porte  aujour- 
d'hui le  n°  113,  s'ouvre  en  1792,  la  rue  des  Ballets. 

Trente  pas  de  long,  dix  de  large,  de  vieux  grès  bombés, 
déclives  vers  le  ruisseau  qui  coule  au  milieu  de  la  chaus- 
sée et  qui  vient  se  perdre  à  une  grille  d'égout,  —  «  un 
regard  »  —  scellé  dans  le  pavé  de  la  rue  Saint-Antoine  ; 
trois  maisons  à  droite,  une  seule  à  gauche,  sans  plus,  des 
masures,  anciennes  de  trois  siècles,  décrépites,  sordides. 
Barrant  le  décor  formé  par  ces  deux  alignements,  la  façade 
noire  de  la  prison  de  La  Force,  en  bordure  de  la  rue  du 
Roi-de-Sicile  —  à  l'époque  de  la  Révolution,  rue  des 
Droits  de  V Homme  —  qui  se  heurte  là,  en  impasse,  à  la 
rue  des  Ballets.  A  l'angle  saillant,  formé  par  la  rencontre 
des  deux  rues,  une  grosse  borne.  La  prison,  de  ce  côté, 
est  basse  :  un  rez-de-chaussée,  chargé  d'un  toit  mansardé 
presque  aussi  élevé  que  le  bâtiment  ;  la  porte  ^  est  dans 

*  «  On  me  conduisit  à  La  Grande  Force...  J'arrivai  à  mon  affreuse 
prison.  L'entrée  en  était  extrêmement  basse  et  comme  il  faisait  nuit 
et  que  j'étais  préoccupé...  je  ne  pus  mesurer  des  yeux  la  hauteur 
de  la  porte  et  me  heurtai  la  tête  avec  une  extrême  violence.  La 
force  du  coup  fut  telle,  qu'elle  ébranla  tout  mon  être  et  que  je  ne 
pus  m'empêcher  de  m"écrier  :  «  Ah  !  je  défaille,  soutenez-moi.  » 
Mémoires  inédits  de  l'internonce  à  Paris  pendant  la  Révolution. 
M*'  de  Salamon. 


4  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

l'axe  de  la  rue  des  Ballets.  Surmontée  d'une  imposte  pro- 
tégée par  de  gros  barreaux,  elle  donne  accès  à  une 
«  entrée  »  exiguë  :  deux  mètres  en  profondeur,  trois  en 
largeur.  A  gauche  s'ouvre  le  corps  de  garde  :  en  face  de 
la  porte  d'entrée  on  passe  dans  le  premier  guichet,  puis, 
continuant  tout  droit,  dans  le  second  :  ces  deux  guichets 
forment  deux  pièces,  de  dimensions  presque  égales  :  cinq 
pas  sur  quatre. 

Quand  on  est  parvenu  dans  le  second  guichet,  tournant 
toujours  le  dos  à  la  rue  des  Ballets,  on  a,  devant  soi,  une 
porte  donnant  sur  une  cour  ;  à  sa  droite,  une  porte  d'abord, 
puis  une  cloison  vitrée.  Porte  et  cloison  séparent  le 
second  guichet  du  bureau  du  greffe,  salle  de  trois  mètres 
sur  six,  éclairée  d'une  seule  fenêtre,  située  à  l'extrémité 
et  ouvrant  sur  la  cour,  en  angle  droit  avec  la  porte  de 
sortie  du  second  guichet.  Cette  cour  est  de  peu  d'étendue, 
entourée  de  bâtiments  bas  ^  semblables  à  celui  que  nous 
venons  de  traverser  :  on  l'appelle  Cour  du  Greffe  -,  ou 
Première  cour  d'entrée  ^.  Plus  loin,  dans  l'intérieur  de  la 
prison,  se  trouvent  d'autres  cours,  très  vastes,  la  Cour 
de  la  Dette,  la  Vit  au  lait,  la  Coitr  des  Femmes...  et 
d'autres.  Le  concierge  s'appelle  Bault*  ;  c'est  une  puis- 
sance ;  un  concierge  de  prison,  en  ce  temps-là,  est  le 
directeur,  le  maître  absolu  de  sa  geôle. 

Bault  habite  le  bâtiment  en  bordure  de  la  rue  des 
Droits  de  l'homme  :  sa  cuisine  est  au  rez-de-chaussée,  sur 
la  rue  ;  son  logement  occupant  l'étage  mansardé,  a  une 
entrée  particulière,  officielle,  réservée  aux  fournisseurs 

*  Mémorial  de  Norvins,  II,  186. 
-  Iden- 

^  Archives  nationales.  Plan  de  la  prison  de  La  Force,  N  III  Seine 
1213. 

*  On  trouve  son  nom  écrit  de  bien  des  façons,  Bault,  Beau  et 
même  Lebeau  :  la  première  ortographe  est  la  véritable. 


LA    FORCE  5 

de  la  prison,  et  une  autre,  plus  discrète,  dont  il  se  sert  à 
Toccasion^. 

Bault  n'était  pas  un  méchant  homme  ;  sa  femme,  aflec- 
tait  des  allures  sans-culottes  :  lorsqu'on  amenait  un  pri- 
sonnier, elle  était  là  et  plaçait  son  mot.  Weber,  frère  de 
lait  et  valet  de  chambre  de  la  reine,  raconte  qu'en  arri- 
vant à  La  Force,  le  19  août  179^,  il  entendit  M'"^  Bault 
questionner  les  commissaires  ;  apprenant  que  son  nou- 
veau pensionnaire  était  arrêté  pour  avoir  pris  part,  huit 
jours  auparavant,  à  la  défense  du  château  et  de  la  famille 
royale  :  «  Fort  bien,  dit-elle,  ça  ira,  ça  ira  !  »  Néanmoins, 
elle  était  loin  d'être  mauvaise  ;  en  septembre  1793,  Bault 
et  sa  femme  quittèrent  La  Force  pour  remplacer  à  la  Con- 
ciergerie leurs  collègues  Richard  ;  ils  se  trouvèrent  être 
les  geôliers  de  Marie-Antoinette  et  il  semble  qu'ils  se 
montrèrent  humains  et  même  charitables  envers  leur 
prisonnière.  Les  Bault  avaient  une  fîUe  qui,  en  1792, 
vivait  avec  eux  à  la  Force. 

Dans  la  rue  Pavée,  qui  faisait  angle  avec  la  rue  du  Roi- 
de-Sicile  s'ouvrait  l'entrée  spéciale  d'une  autre  prison  for- 
mant corps  avec  la  première  et  qu'on  appelait  La  Petite 
Force.  Cette  entrée  était  une  façade,  encore  inachevée  en 
1792  et  toute  neuve,  un  décor  de  théâtre,  dû  à  l'architecte 
Desmaisons  ;  de  lourds  pilastres  vermiculés,  une  voûte 
hardie,  abritant  un  péristyle  circulaire  où  les  voitures 
pouvaient  tourner  à  couvert.  Ce  rez-de-chaussée,  d'aspect 
sinistre,  attendait  trois  étages  de  fenêtres  carrées  et  grillées. 

*  Mémorial  de  Norvins,  II,  205.  «  Il  Ducatel,  (le  successeur  de  Bault), 
m'engagea  à  le  suivre  au  bout  d'un  petit  corridor  fermé  sur  le  carré 
de  notre  appartement  et  du  sien.  (Norvins  habitait  à  La  Force,  avec 
un  de  ses  amis,  une  chambre  ayant  vue  sur  la  rue  des  Ballets.)  Il 
en  ouvrit  la  porte  et  me  conduisit  à  une  autre  qui  menait  à  un 
degré  dérobé,  au  bas  duquel  était  une  forte  porte  de  sûreté,  qu'il 
entr'ouvrit  également  et  qui  donnait  sur  la  petite  rue  des  Droits  de 
VHomme.  » 


6  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

La  maison  de  détention  s'étendait,  derrière  cette  façade 
étroite,  jusqu'aux  maisons  particulières  en  bordure  de  la 
rue  Culture  Sainte-Catherine  (aujourd'hui  rue  de  Sévigné). 
On  pouvait  se  rendre  de  l'une  à  l'autre  prison,  soit  par  le 
chemin  de  ronde  ménagé  au  pied  de  ces  maisons,  soit 
par  un  dédale  de  passages  percés  au  travers  des  bâtiments. 
La  Petite  Force  était  la  prison  réservée  aux  femmes  ;  elle 
avait  sa  concierge,  M""^  de  Hanère,  qui  vivait  là  avec  sa 
fille  ;  toutes  deux  braves  personnes,  pitoyables  et  douces. 
Mais  il  semble  bien  que  l'écrou  des  détenus  de  l'un  et 
l'autre  sexe  avait  lieu  au  greffe  de  la  grande  prison,  chez 
Bault.  M™^  de  Tourzel,  dans  ses  mémoires,  conte  qu'elle 
et  ses  compagnes  entrèrent  à  La  Force  par  la  rue  des 
Ballets  et  non  par  la  rue  Pavée,  et  c'est  cependant,  — 
quoiqu'elles  ne  s'en  rendissent  pas  compte,  à  La  Petite 
Force  qu'elles  furent  internées,  puisqu'elles  se  trouvaient 
être  les  pensionnaires  «  de  M"^  de  Hanère*  ». 


Il  n'est  pas  question  de  grouper  ici  lés  événements  qui 
précédèrent  les  massacres  de  septembre,  mais  simplement 
d'indiquer  quelques  faits  nécessaires  à  la  clarté  des 
narrations  que  nous  ont  laissées  les  témoins. 

Depuis  le  10  août,  on  amenait  chaquejour  à  la  prison  de 
la  rue  du  Roi-de-Sicile  et  à  celle  de  la  rue  Pavée,  nombre 
de  suspects,  arrêtés  dans  toutes  les  sections  de  Paris,  com- 
promis par  leur  attachement  à  la  Famille  royale  ou  sim- 
plement soupçonnés  de  regretter  la  royauté,  déjà  virtuel- 
lement abolie.  Les  récits  qu'on  va  lire  renseigneront 
suffisamment  sur  la  manière  dont  se  faisaient  ces 
incarcérations.  Ce  qu'il  importe  simplement  de  noter  ici, 
c'est  que  les  prisons  se  remplissaient  à' aristocrates,  qu'on 

*  Mémoires  de  la  duchesse  de  Tourzel,  t.  II,  p.  252. 


LA    FORCE  7 

le  savait  dans  Paris,  que  le  gouvernement  et  la  Commune 
insurrectionnelle  siégeant  à  l'Hôtel  de  Ville  hésitaient  sur 
le  moyen  de  se  débarrasser,  par  la  déportation  ou  autre- 
ment, de  ces  pensionnaires  encombrants. 

Des  orateurs  de  réunions  publiques,  des  braillards  de 
carrefours,  excitaient  la  population  contre  les  détenus.  La 
précieuse  bibliographie  révolutionnaire  entreprise  par 
M.  Tourneu.x,  mentionne  une  brochure  dont  la  date  n'est 
pas  indiquée,  mais  qui  fut  certainement  mise  en  vente  à 
Paris  dans  la  journée  du  l'^''  septembre  :  elle  avait  pour 
titre  :  Grande  trahison  de  Louis  Capet.  Complot  découvert 
pour  assassiner  dans  la  nuit  du  ^  au  '^  de  ce  mois,  tous 
les  bons  citoyens  de  la  capitale,  par  les  aristocrates  et 
les  prêtres  réfractaires  aidés  des  brigands  et  des  scélé- 
rats détenus  dans  les  prisons  de  Paris,  signé  Charles 
Boussemart,  patriote  saiis  moustaches.  Tel  était  le  bruit 
que  la  Commune  laissait  —  ou  faisait  —  circuler. 

C'est  une  question  longtemps  débattue  de  savoir  si  le 
gouvernement  ou  la  Commune  ordonnèrent  les  massacres 
et  en  assumèrent  tacitement  la  responsabilité.  En  dépit 
de  recherches  actives  et  de  déductions  passionnées,  jamais 
ne  fut  découvert  l'ordre  écrit  qui  déchaîna  la  tuerie  ;  on 
peut  assurer  cependant  que  si  le  gouvernement  subit, 
sans  regrets  exagérés,  la  catastrophe,  la  Commune,  par 
des  mesures  d'une  inconséquence  criminelle,  la  provoqua 
el  mit  tout  en  œuvre  pour  en  faciliter  l'explosion.  Le  2  sep- 
tembre, alors  que  les  assassinats,  dans  Paris,  avaient 
déjà  commencé,  elle  écrivait,  au  nom  du  Peuple,  aux 
membres  de  la  section  des  Quatre-Nations  :  «  3Ies  cama- 
rades, il  vous  est  ordonné  de  juger  tous  les  prisonniers 
de  r Abbaye,  sans  distinction,  à  l'exception  de  Vabbé  Len- 
fant  S  que  vous  mettrez  dans  un  lieu  sûr.  A  l'Hôtel  de 

'  L'abbé  Lenfant  fut  néantnoius  massacré  avec  les  autres  détenus. 


8  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Ville,  le  2  septembre.  Partis,  sergent,  administrateur, 
Méhée,  secrétaire-greffier^.  »  Un  tel  ordre  équivalait 
hypocritement  à  l'autorisation  de  tuer.  Le  même  jour,  les 
membres  de  la  Commune,  comme  s'ils  eussent  craint  que 
leur  désir  fût  mal  compris,  renchérissaient  par  l'arrêté  que 
voici  :  «  Le  conseil  géjiéral  de  la  Commune  ordonne 
que  tous  les  individus  détenus  à  La  Force  pour  dettes, 
mois  de  nourrice,  ou  militaires  pour  cause  de  discipline, 
soient  mis  en  liberté  sur-le-champ,  en  ayant  soin  toute- 
fois d'examiner  très  scrupuleusement  les  écrous,  afin 
d'éviter  qu'aucun  contre-révolutionnaire  puisse  se  sous- 
traire à  la  loi  du  2  septembre  1792.  Nicoult,  Columbeau, 
Méhée,  secrétaire-greffier  adjoint. 

Les  historiens  ont  raconté  avec  quel  art  perfide  la  popu- 
lace avait  été  montée  «  à  la  hauteur  des  circonstances  »  : 
le  27  août  eurent  lieu  solennellement  les  funérailles  des 
patriotes  assassinés  par  les  aristocrates,  lors  de  lattaque 
du  château  des  Tuileries  ;  les  corps  des  victimes  furent 
promenés  dans  la  ville,  sur  un  sarcophage  tiré  par  des 
bœufs  ;  les  veuves  et  les  orphelines  suivaient,  vêtues  de 
robes  blanches  serrées  par  des  ceintures  noires.  Puis  on 
répandit  le  bruit  de  l'arrivée  prochaine  des  Prussiens; 
Paris  était  menacé  d'un  bombardement;  tous  les  hommes 
valides  devaient  partir  à  la  rencontre  de  l'ennemi;  que 
deviendraient,  en  leur  absence,  les  femmes  et  les  vieil- 
lards, laissés  à  la  merci  des  contre-révolutionnaires  dont 
regorgeaient  les  prisons  et  qui  avaient  juré  l'extermina- 
tion des  patriotes?  Le  30  août,  la  ville,  morne  en  certains 
quartiers,  était,  sur  d'autres  points,  enfiévrée;  tout  le  jour 
circulèrent  par  les  rues  des  patrouilles  conduisant  à  la 
Mairie  des  «  ci-devant  »,  d'où  ils  étaient  répartis  sur  les 
.différentes  prisons.    Le   2  septembre,  à  midi,  le  canon 

*  Gazette  française  du  20  germinal,  an  IV. 


LA    FORGE  9 

d'alarme  tonna  au  Pont-Neuf  :  un  grand  drapeau  noir  fut 
hissé  sur  l'Hôtel  de  Ville...  Cette  dangereuse  mise  en  scène 
avait  pour  but  de  «  faire  des  héros  »  :  elle  fît  des  assas- 
sins. 

Bien  peu.  Car  il  serait  injuste  d'accuser  le  peuple  pari-' 
sien  des  massacres  de  septembre  :  cent  cinquante  égor- 
geurs,  au  plus,  suffirent  à  la  besogne  :  parmi  eux,  plusieurs 
bouchers  ;  les  autres,  constatation  stupéfiante,  étaient  des 
petits  boutiquiers,  de  métiers  tranquilles,  fruitiers,  tail- 
leurs, chapeliers,  cordonniers,  horlogers,  orfèvres,  coif- 
feurs, merciers...  Voilà  ceux  qui,  pendant  une  semaine, 
terrorisèrent  Paris  :  le  peuple,  lui,  se  contenta  de  regar- 
der, d'être  curieux,  d'applaudir;  d'apporter  là  son  amour 
efiFréné  du  spectacle,  quel  qu'il  soit;  et  aussi  cette  sorte 
d'équité  fruste  et  servile  qui  le  poussait  à  huer  les  cou- 
pables et  à  embrasser  ceux  qu'on  lui  déclarait  innocents. 
Le  peuple  se  retrouva  aussi,  parmi  ces  braves  gens  qui, 
sans  fausse  honte,  sans  peur,  sans  dégoût  des  coudoie- 
ments sinistres,  se  glissèrent  au  nombre  des  massacreurs 
pour  leur  disputer  quelques  victimes...  Des  récits  qui 
vont  suivre  surgiront  d'horribles  figures;  mais  combien 
d'autres  y  vont  paraître,  charitables  et  discrètement 
héroïques  !  A  côté  des  brutes,  ardentes  à  tuer,  se  dresse,  à 
point  nommé,  un  inconnu  qui,  perdu  dans  la  foule, 
détourne  une  question  décisive,  souffle  une  réponse  heu- 
reuse, entame  une  harangue  et  arrête  les  coups...  Ils 
furent  cent  cinquante  tueurs;  combien  plus  nombreux 
furent  ceux  qui,  sans  y  réussir  toujours,  risquèrent  leur 
vie  pour  sauver  des  malheureux  dont  ils  ne  connaissaient 
pas  le  nom  et  dont  ils  n'acceptèrent  aucune  récompense. 
Ce  sont  ces  comparses  héroïques  qu'il  faut  suivre  à  tra- 
vers le  drame  :  ils  aident  à  supporter  tant  de  tableaux 
d'horreur  dont,  sans  eux,  on  aurait  scrupule  à  dresse 
l'effroyable  étalage. 


REGIT  DE  WEBER 

FRÈRE    DE    LAIT    DE    LA    REINE    MARIE-ANTOINETTE 


Le  premier  de  ces  tableaux  nous  est  fourni  par  Weber, 
l'un  des  valets  de  chambre  de  la  reine. 

Weber  était  né  à  Vienne,  au  commencement  d'août  1755  : 
son  père,  conseiller  de  la  magistrature  et  chef  du  bureau 
de  l'approvisionnement,  avait  épousé  Constance  Hoff- 
mann, dont  on  citait  la  beauté  et  qui  fut  choisie,  au  mois 
de  novembre  1755,  pour  être  la  nourrice  de  la  petite 
archiduchesse  Marie-Antoinette,  qui  venait  de  naître.  Les 
deux  enfants  furent  élevés  ensemble  et  Weber  suivit  en 
France  sa  sœur  de  lait,  lors  de  son  mariage  avec  le  Dau- 
phin. 

Il  avait  pris  part,  le  10  août  179:2,  à  la  défense  du  châ- 
teau des  Tuileries  :  il  parvint  à  s'échapper,  gagna,  par  la 
cour  des  Feuillants,  la  rue  Saint-Honoré,  et  se  disposait  à 
rentrer  à  son  domicile,  rue  Sainte-Anne,  lorsque  deux 
inconnus,  passant  près  de  lui,  lui  glissèrent,  sans  s'arrê- 
ter, et  «  en  regardant  du  côté  opposé  »  :  «  On  vous 
cherche.  » 

Weber  entra  à  l'hôtel  de  Ghoiseul,  y  dépouilla  son  cos- 
tume de  garde  national,  et  alla  passer  la  nuit  chez 
M.  Arcambal,  secrétaire  du  département  de  la  Guerre.  Le 
lendemain,  il  demanda  asile  à  l'ambassade  d'Angleterre  ; 
mais  milady  Gower,  l'ambassadrice,  lui  fit  comprendre  que 


LA    FORCE  11 

le  gîte  n'était  pas  sûr  :  «  Elle  avait  chez  elle,  comme  chez 
tous  les  ambassadeurs,  deux  ou  trois  espèces  de  jacobins 
dont  il  ne  lui  était  pas  possible  de  se  dél'aire.  »  Elle  adressa 
le  fugitif  à  un  Allemand,  M.  Dhill,  qui  habitait  rue  du 
Temple  et  dont  le  dévouement  royaliste  lui  était  connu. 

En  route  pour  se  rendre  rue  du  Temple,  Weber  passa 
devant  la  porte  d'un  de  ses  amis,  M.  de  Mory,  fils  du  cais- 
sier de  la  Compagnie  des  Indes;  il  entra,  apprit  là  que 
la  Famille  royale  allait  être  détenue  au  Temple,  réfléchit 
que  la  maison  Dhill,  où  il  comptait  chercher  une  retraite, 
serait,  en  raison  de  son  voisinage  de  la  célèbre  tour, 
terriblement  surveillée...  M.  de  Mory,  voyant  son  émoi, 
lui  offrit  asile  dans  sa  maison.  C'est  idi  que  commence  la 
partie  des  Mémoires  de  Weber  ayant  trait  aux  événements 
de  septembre  ;  son  texte  sera  cité  intégralement. 

Je  passai  cinq  jours  chez  mon  nouvel  hôte  dans  la 
plus  parfaite  sécurité.  La  pureté  des  principes  de 
M.  de  Mory  et  sa  probité  m'étaient  trop  bien  connues, 
pour  avoir  le  moindre  doute  sur  l'honnêteté  de  ses 
procédés  à  mon  égard.  Mon  domestique  était  d'ail- 
leurs la  seule  personne  qui  connût  le  lieu  de  ma 
retraite.  Je  n'avais  pas  balancé  à  lui  confier  ce  secret 
important,  d'après  la  longue  expérience  que  j'avais 
de  sa  fidélité  et  de  son  attachement;  il  n'eût  en  effet 
jamais  été  capable  de  me  trahir,  si  les  démagogues 
n'eussent  eu  recours  aux  moyens  les  plus  effrayants 
pour  le  forcer  à  leur  indiquer  ma  nouvelle  demeure. 

Je  lui  avais  ordonné  d'aller  s'informer  tous  les 
jours  de  ma  part,  auprès  de  certaines  personnes  du  ser- 
vice de  la  reine,  de  ce  qui  se  passait  dans  la  ville,  à 
l'Assemblée  et  surtout  au  Temple,  et  de  venir  m'en 


12  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

rendre  compte  tous  les  soirs.  Mais,  s'étant  aperçu, 
dès  le  premier  jour,  qu'on  observait  ses  démarches, 
et  que  des  mouchards  le  suivaient  partout,  il  crut 
devoir  employer  la  ruse  pour  se  rendre  auprès  de  moi 
sans  se  compromettre.  Il  se  servit  à  cet  effet  du  moyen 
le  plus  capable  de  donner  le  change  aux  malveillants; 
lorsqu'il  sortait  de  mon  appartement  dont  il  était 
resté  gardien,  il  se  rendait  d'abord  dans  un  quartier 
éloigné  ;  là  il  prenait  un  fiacre  qui  le  conduisait  à 
une  certaine  distance,  et  il  faisait  ensuite  à  pied  le 
reste  du  chemin  pour  arriver  jusqu'à  moi.  Je  lui 
avais  recommandé,  dès  le  premier  jour,  dédire  à  tous 
ceux  qui  pourraient  demander  de  mes  nouvelles, 
que  j'étais  à  une  campagne  dont  il  ignorait  le  nom. 

Cette  conduite,  que  la  prudence  commandait  dans 
un  moment  où  je  savais  que  tous  ceux  de  mon  batail- 
lon %  échappés  le  10  août,  étaient  arrêtés  ou  en  fuite, 
nous  réussit  jusqu'au  18;  mais  à  cettci  époque,  les 
Jacobins,  furieux  de  ne  pouvoir  découvrir  ma  retraite, 
résolurent  de  se  saisir  de  mon  domestique. 

Après  avoir  épuisé  en  vain  tous  les  genres  de 
séduction,  ils  usèrent  de  rigueur.  Accablé  de  mauvais 
traitements,  menacé  môme  de  la  guillotine  s'il  n'indi- 
quait le  lieu  de  ma  retraite,  il  se  vit  dans  la  cruelle 
nécessité  de  le  découvrir. 

Sur-le-champ,  six  hommes  armés  de  piques  furent 
envoyés  par  ma  section  pour  s'assurer  de  ma  per- 
sonne. Mais  les  hommes  à  piques  étaient  dans  un  tel 
embarras,  ils  étaient  saisis  d'une  si  grande  frayeur 

*  Tassin,  commandant  de  bataillon;  Wermaring,  capitaine;  Guis- 
cher,  lieutenant;  Heck,  sergent. 


LA    FORCE  13 

lorsqu'il  s'agissait  d'arrêter  un  grenadier  de  mon 
bataillon,  que  les  six  en  question  crurent  qu'il  était 
prudent  de  demander  un  renfort  de  six  de  leurs 
camarades  de  la  section  où  je  m'étais  réfugié. 

Ils  arrivèrent  donc  au  nombre  de  douze  chez 
M.  de  Mory ,  mon  respectable  hôte,  comme  nous  allions 
nous  mettre  à  table,  au  moment  où  nous  étions  loin 
de  nous  attendre  à  une  pareille  visite.  Ils  s'emparè- 
rent de  moi,  et  sans  me  laisser,  pour  ainsi  dire,  le 
temps  de  prendre  congé  de  M.  de  Mory,  que  cet  événe- 
ment avait  jeté  dans  la  plus  grande  consternation, 
ils  me  conduisirent  d'abord  au  bureau  de  la  section 
de  la  Croix-Rouge  pour  faire  insérer  dans  le  proto- 
cole du  jour  le  procès-verbal  du  secours  que  cette  sec- 
tion avait  prêté  à  la  mienne  pour  mon  arrestation, 
et  lui  promettre  aide  en  pareille  circonstance 

Cette  cérémonie  d'usage  terminée,  on  me  fit  monter 
en  voiture;  le  renfort  se  retira,  et  les  six  hommes  de 
ma  section,  seulement,  m'escortèrent  ensuite  jusqu'à 
mon  corps  de  garde,  rue  Favart,  où  l'on  me  retint 
quelque  temps,  et  d'où  j'arrivai  enfin  au  couvent  des 
Filles-Saint-Thomas,  rue  Vivienne,  pour  y  subir  un 
premier  interrogatoire. 

En  passant  rue  de  Richelieu  devant  la  boutique  de 
mon  marchand  de  linge,  je  me  rappelai  que  j'avais 
sur  moi  un  rouleau  de  quarante  doubles  louis.  Assuré 
que  j'allais  être  dévalisé  en  prison,  je  demandai  aux 
gens  de  l'escorte  d'entrer  un  instant  dans  la  boutique. 
Ils  me  l'accordèrent  sous  la  condition  que  je  ne  m'y 
arrêterais  qu'un  moment. 

Je  me  hâtai  de  faire  à  la  marchande  un   court 


14  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

exposé  de  ma  situation;  je  lui  dis  à  voix  basse,  que 
je  venais  d'être  arrêté,  que  l'on  me  conduisait  en 
prison,  et  que  j'y  serais  vraisemblablement  dépouillé  ; 
je  la  priais  de  tenir  en  dépôt  ces  quarante  doubles 
louis,  et  de  me  donner  seulement  cent  livres  en 
assignats  pour  ma  dépense  journalière. 

Sans  attendre  sa  réponse,  je  jetai  sur  le  comptoir 
le  rouleau,  que  je  pris  la  précaution  de  couvrir  de 
linge  à  la  vue  de  son  beau-frère  et  de  deux  jeunes 
personnes  qui  travaillaient  à  côté  d'elle. 

La  marchande  me  répondit  qu'il  ne  lui  était  pas 
possible  de  me  donner  des  assignats;  que  son  mari 
était  à  la  campagne,  et  qu'il  avait  emporté  par  dis- 
\raction  la  clef  de  son  armoire.  Je  m'en  consolai 
'acilement,  ayant  encore  quinze  doubles  louis  dans 
ma  bourse;  et  mestimant  assez  heureux  d'avoir 
sauvé  mon  rouleau,  je  rejoignis  mes  conducteurs. 

Arrivé  à  ma  section,  j'y  fus  interrogé  par  le  prési- 
dent ^  delà  manière  la  plus  vétilleuse,  et  d'après  les 
instigations  de  plusieurs  Jacobins  que  je  connaissais 
pour  être  aussi  furieux  que  bornés,  et  qui  ne  cessaient 
de  lui  parler  à  voix  basse  contre  moi,  ce  quil  m'était 
facile  de  juger  d'après  leurs  gestes  et  leurs  coups 
d'oeil  menaçants. 

Comme  j "étais  occupé  à  répondre  à  une  infinité  de 
questions,  le  beau-frère  de  la  marchande  de  linge 
arriva;  il  demanda  la  parole,  et  dit  en  présence  de 
tout  le  comité  :  «  Je  suis  trop  bon  patriote  pour  ne 
pas  dénoncer  le    citoyen  Wéber;  je  déclare  qu'il  a 

*  Collot  d'Herbois,  mauvais  comédien  de  province. 


LA   FORCE  15 

quitté  son  escorte  pour  entrer  dans  la  boutique  de 
mon  frère,  et  qu'il  a  déposé  sur  le  comptoir  un  rou- 
leau de  doubles  louis;  il  voulait  que  ma  belle-sœur 
tînt  en  dépôt  cette  somme.  Mais  ma  famille  ne  vou- 
lant avoir  rien  de  commun  avec  un  homme  en  état 
d'arrestation,  je  m'empresse  de  remettre  cet  or  sur 
le  bureau  du  citoyen  président.  » 

Après  m'avoir  demandé  d'où  provenait  cette  somme, 
et  ce  que  je  comptais  en  faire  (question  qui  fut  couverte 
de  huées  de  la  part  de  tous  les  assistants)  le  président, 
accoutumé  à  obtenir  sur  le  théâtre  des  applaudisse- 
ments de  ce  genre,  décida  sans  se  déconcerter  que 
le  rouleau  serait  consigné  à  la  trésorerie  de  la  sec- 
tion; il  m'interrogea  ensuite  sur  le  lieu  de  ma  nais- 
sance, sur  mon  âge,  sur  mon  état.  Dès  que  j'eus  satis- 
fait à  ses  questions,  il  ajouta  :  «  Étiez-vous  du  nombre 
de  ceux  qui  tirèrent  le  sabre  contre  les  Marseillais, 
à  la  place  Louis  XV  ?  »  Ma  réponse  fut  affirmative,  en 
ajoutant  que  je  l'avais  fait  uniquement  pour  ma 
défense  personnelle. 

Il  continua  :  «  La  reine  a-t-elle  pris  beaucoup  de 
part  à  votre  situation  ?  Où  vous  êtes- vous  retiré  ensuite 
avec  les  autres  grenadiers  ?  » 

Je  répondis  :  «  Ni  le  roi  ni  la  reine  n'ont  entendu 
parler  de  nous  ;  j'ignore  ce  que  mes  camarades  blessés 
sont  devenus  ce  jour-là;  pour  mon  compte  je  suis 
resté  chez  un  officier  de  service  jusqu'à  la  nuit.  » 

«  Vous  êtes  très  attaché,  me  dit-il,  au  roi  et 
à  la  reine? — Ils  sont  mes  bienfaiteurs,  je  me  fais 
gloire  de  leur  être  dévoué  à  la  vie  et  à  la  mort.  » 

Plusieurs  personnes  remarquant  avec  quelle  ani- 


16  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

mosité  le  président  faisait  insérer  dans  le  procès-ver- 
bal ^  la  dernière  déclaration  que  je  venais  de  faire, 
et  croyant  y  apercevoir  mon  arrêt  de  mort,  s'écriè- 
rent :  «  Mon  Dieu,  qu'il  est  rtialadroit  !  Mon  Dieu 
que  cet  aveu  est  déplacé  !  le  voilà  perdu  !  » 

Enfin,  après  m'avoir  tenu,  tantôt  à  la  barre,  et 
tantôt  enfermé  dans  une  chapelle  grillée,  depuis 
quatre  jusqu'à  neuf  heures  du  soir,  et  m'avoir  fait 
signer  le  procès-verbal  de  l'interrogatoire  que  je 
venais  de  subir,  il  me  renvoya  au  corps-de-garde 
pour  y  passer  la  nuit,-  sans  s'embarrasser  ni  des  mur- 
mures ni  des  cris  d'improbation  qui  partaient  de 
toutes  parts,  contre  les  sentiments  de  prévention  et 
de  haine  qui  perçaient  dans  sa  conduite  à  mon  égard. 

Le  lendemain,  à  dix  heures  du  matin,  on  me  con- 
duisit en  voiture,  sous  la  même  escorte,  à  l'Hôtel  de 
Ville;  là  un  commissaire  de  ma  section,  après  avoir 
vérifié  l'interrogatoire  que  j'avais  subi  la  veille,  lut  à 
haute  voix  les  quatre  crimes  de  lèse-nation  dont  j'étais 
accusé  : 

«  1°  D'être  Autrichien  ;  2°  d'être  frère  de  lait  de  la 
reine;  3°  d'avoir  été  du  nombre  des  grenadiers  des 
Filles-Saint-Thomas  qui  avaient  tiré  le  sabre  contre 
les  fédérés  ;  4°  d'avoirescorté  la  Famille  royale,  malgré 
l'ordre  de  M.  Rœderer,  jusqu'à  la  porte  de  l'Assemblée 
nationale,  le  10  août,  à  neuf  heures  du  matin.  » 

Ce  même  commissaire  y  ajouta  une  nouvelle  dépo- 
sition, signée  de  mon  propriétaire  et  de  mon  portier; 
elle  était  conçue  en  ces  termes  : 

*  Ce  procès-verbal  du  18  août  doit  être  sur  le  registrs  ou  daus  les 
archives  de  la  section  de  1792. 


LA   FORCE  17 

et  Nous  félicitons  la  section  et  le  comité  de  surveil- 
lance d'avoir  pu  se  saisir  d'un  aristocrate  aussi  dange- 
reux que  le  citoyen  Weber  ;  nous  prévenons  et  nous 
certifions  qu'il  n'y  a  pas  un  homme  plus  habile  dans 
le  maniement  des  armes  à  feu  ;  que  de  plus  il  a  appris 
à  tous  les  aristocrates  ses  amis  à  tirer  au  pistolet  ;  et 
qu'enfin  il  a  fait  venir  de  son  pays  et  leur  a  distribué 
une  quantité  de  ces  armes.  » 

Sur  cette  nouvelle  déposition  je  demandai  la  parole 
pour  me  justifier,  mais  je  fus  interrompu  par  les  huées 
de  toutes  les  tribunes,  oiî  la  populace  se  relayait  jour  et 
nuit  depuis  le  10  août,  pourforger  des  dénonciations  et 
y  applaudir.  Un  canonnier  du  faubourg  Saint-Antoine, 
ayant  demandé  la  parole  un  instant  après,  me  dénonça 
de  la  manière  suivante  :  «  Je  connais  beaucoup  ce 
citoyen  ;  je  l'ai  vu  entouré  d'officiers  suisses  et  de 
tous  ceux  de  l'état-major  de  la  garde  nationale  qui 
firent  les  insolents  lorsque  les  aristocrates  doublèrent 
la  garde  du  château.  Je  l'ai  entendu  haranguer  ce  jour- 
là,  et  promettre  formellement,  le  9  août,  de  faire 
tomber  dans  une  demi-heure  les  têtes  de  Pétion  et 
de  Manuel.  » 

Ce  canonnier,  quinem'avaitjamaisni  vu  ni  entendu, 
peu  content  de  me  charger  de  ces  calomnies,  prit  à 
témoin  de  la  vérité  de  sa  dénonciation  un  vieillard 
en  uniforme  national,  assis  à  côté  de  lui  ;  celui-ci 
attesta  les  faits  sans  jamais  m'avoir  vu,  sans  même 
se  donner  la  peine  de  chercher  des  yeux  celui  à  qui 
on  les  imputait. 

Pétion  et  Manuel,  du  haut  de  leur  trône,  sourirent 
avec  complaisance  au  canonnier  et,  après  avoir  donné 

i 


48  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

à  l'élan  de  son  patriotisme  les  éloges  qu'il  méritait 
et  l'avoir  remercié  surtout  des  moyens  qu'il  leur  four- 
nissait d'immoler  une  victime  de  plus,  ils  lui  expé- 
dièrent l'ordre  de  me  conduire,  accompagné  de  quatre 
gendarmes,  au  comité  de  surveillance,  etdelààriiôlel 
de  La  Force. 

La  joie  de  la  populace,  lorsqu'elle  me  vit  pour 
ainsi  dire  à  sa  disposition,  devint  générale,  et  cette 
canaille  n'aurait  pas  si  tôt  mis  fin  à  ses  menaces  et  à 
ses  injures,  si  Manuel  n'avait  demandé  la  parole,  pour 
l'amuser  d'une  manière  mille  fois  plus  déchirante 
pour  moi,  puisque  laFamille  royale  était  l'objet  de  ses 
grossières  plaisanteries. 

Ce  scélérat,  pour  égayer  son  ami  Pétion,  ainsi  que 
le  reste  de  l'assemblée,  s'égaya  particulièrement  sur 
le  compte  de  la  reine  de  la  manière  la  plus  indécente. 
Voici  comment  il  s'exprima  : 

«  Il  faut  convenir  qu'il  n'y  a  rien  de  si  embarrassant 
dans  le  monde  qu'une  famille  royale  et  so»  attirail. 
Il  est  temps  enfin  de  balayer  ce  cortège,  d'arracher 
à  la  reine  toutes  ces  femmes  qui  l'entourent,  et  de  les 
mettre  en  lieu  de  sûreté,  pour  les  empêcher  de  nous 
nuire  à  l'avenir.  » 

Ces  paroles  excitèrent  une  approbation  générale. 
Sur-le-champ  les  cris  :  «  A  l'Abbaye,  à  La  Force,  les 
femmes  de  la  reine  '■  »  retentirent  de  tous  côtés.  II 
continua  :  «  J'ai  vu  hier  la  femme  du  roi;  ce  n'était 
plus  cette  femme  altière  que  rien  ne  pouvait  fléchir; 
je  l'ai  réellement  vue  pleurer;  je  lui  ai  beaucoup  parlé 

*  Mn>°  de  Lamballe,  surinteudante  de  la  maison  de  la  reine,  M""  la 
marquise  de  Tourzel,  gouvernante  des  enfants  de  France. 


LA   FORCE  19 

et  à  son  fils  aussi;  je  puis  dire  que  le  petit  m'a  fort 
intéressé.  J'ai  dit  entre  autres  choses  à  la  femme  du 
roi  que  je  voulais  lui  donner  pour  son  service  des 
femmes  de  ma  connaissance;  elle  m'a  répondu  qu'elle 
n'en  avait  pas  besoin,  qu'elle  et  sa  sœur  sauraient  se 
servir  réciproquement;  à  cela  j'ai  répondu  à  la  femme 
du  roi  :  Fort  bien,  Madame,  puisque  vous  ne  voulez 
pas  accepter  de  ma  main  des  femmes  pour  votre  ser- 
vice, vous  n'avez  qu'à  vous  servir  vous-même,  vous 
ne  serez  pas  embarrassée  sur  le  choix.  » 

En  débitant  de  pareilles  indécences  contre  la  lille 
de  Marie-Thérèse,  Manuel  fut  souvent  interrompu 
par  les  applaudissements  de  Pétion  et  de  tout  son 
auditoire. 

Sur  ces  entrefaites,  le  canonnier  qui  n'avait  pas 
perdu  de  vue  ses  projets  contre  moi,  arriva,  accom- 
pagné de  deux  commissaires,  pour  me  remettre  entre 
les  mains  de  quatre  gendarmes,  avec  ordre  de  me 
conduire  au  comité  de  surveillance. 

Une  troupe  de  poissardes,  accompagnées  d'autres 
assassins  soldés  par  la  faction,  s'empressa  de  me 
suivre,  et  dit  à  haute  voix  à  ceux  qui  tâchaient  de 
les  retenir  :  «  Nous  ne  sortons  que  pour  un  ins- 
tant, ce  n'est  que  pour  faire  voir  du  pays  au  frère  de 
lait  de  la  reine  qui  a  voulu  faire  sauter  la  tête  de 
M.  Manuel  et  de  M.  le  Maire.  » 

D'après  ces  propos  dont  je  ne  dissimule  pas  que  je 
fus  très  épouvanté,  je  m'attendais  à  être  assassiné, 
comme  l'avaient  été  MM.  Foulon  et  de  Launay,  sur 
les  marches  de  l'escalier  par  lequel  je  devais  passer 
pour  me  rendre  au  comité. 


20  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Le  ciel,  qui  voulait  me  conserver,  m'inspira  dans 
le  moment  l'idée  de  m'adresser  à  Tofficier^  du  corps 
de  garde  qui  avoisinait  le  fatal  escalier.  Cet  officier 
m'écouta  avec  intérêt,  et  ayant  appris  de  moi  le 
sort  dont  j'étais  menacé,  il  me  retint  quelques  ins- 
tants, pendant  que  la  populace  allait  voir  l'installation 
de  Santerre  que  la  faction  venait  de  faire  nommer 
commandant  général  de  la  garde  nationale  de  Paris, 
place  à  laquelle  il  visait  depuis  longtemps. 

Effectivement,  les  assassins  se  dispersèrent  pour 
assistera  cette  cérémonie.  L'officier  saisit  cet  instant 
pour  me  faire  conduire  au  comité  de  surveillance, 
dans  une  voiture  de  place,  qui  me  déroba  à  tous  les 
regards. 

C'est  ainsi  que  j'échappai  à  ces  assassins,  dont  un 
des  plus  déterminés  avait,  m'a-t-on  dit,  préparé  son 
sabre  pour  me  porter  le  premier  coup  ;  les  autres 
n'auraient  pas  manqué  alors  de  se  jeter  sur  moi;  ils 
m'auraient  déchiré,  et  auraient  fini,  comme  de  cou- 
tume, par  porter  en  triomphe  ma  tête  au  bout  d'une 
pique. 

Arrivé  au  comité  de  surveillance,  le  canonnier  fit 
de  nouveau  sa  déposition,  après  quoi  on  renvoya  les 
gendarmes,  et  je  fus  enfermé  dans  une  chambre  où 
il  me  fallut  rester  depuis  midi  jusqu'à  sept  heures 
du  soir.  Ce  fut  alors  que  deux  commissaires"  y  arri- 


'  C'était  un  chevalier  de  Saint-Louis,  dont  malheureusement,  je 
n'ai  pu  savoir  le  nom. 

*  L'un  d'eux  était  probablement  le  bourreau,  car  il  dit  à  son 
camarade,  en  traversant  la  place  de  Grève  :  «  J'ai  eu  hier  beaucoup 
à  travailler  ici.  » 


LA   FORCE  21 

Virent  pour  me  conduire  en  fiacre  à  l'hôtel  de  La 
Force. 

J'y  fus  enregistré  selon  l'usage  ;  le  sieur  Lebeau, 
concierge  de  cette  prison,  me  promit  de  me  traiter 
avec  tous  les  égards  possibles,  et  me  fit  mettre  dans 
la  chambre  appelée  la  chambre  de  Gondé,  où  étaient 
déjà  les  chevaliers  de  Rhulières  (commandant  de  la 
garde  à  cheval  de  Paris)  et  de  la  Ghesnaye  (comman- 
dant de  la  garde  nationale,  et  de  service  auprès  de 
la  personne  du  roi,  le  10  août)  ;  MM.  Jurieu  (premier 
commis  de  la  maison  du  roi  et  de  la  liste  civile), 
Vochel  (premier  commis  du  département  de  la  guerre 
et  du  bureau  d'artillerie),  et  Desmarest  (académicien). 
Ges  trois  derniers  furent  élargis  quelques  jours  après 
et  remplacés  par  MM.  Le  Fauchet  (radministrateur 
des  Poudres  et  Salpêtres  :  son  père,  au  moment  de 
son  arrestation,  se  brûla  la  cervelle  d'un  coup  de 
pistolet),  Saint-Brice  (brigadier  des  gardes  du  corps 
de  M^'  le  comte  d'Artois),  baron  de  Battencourt  (offi- 
cier général),  Poupard  de  Beaubourg  (garde  de  Mon- 
sieur), de  la  Merlière  (commissaire  de  la  comptabi- 
lité), et  Magontier  (premier  valet  de  chambre  de 
Monsieur). 

La  femme  du  concierge  ayant  appris  que  j'étais 
arrêté  pour  la  journée  du  10  août,  en  témoigna  la 
plus  grande  satisfaction,  en  disant  :  «  Fort  bien,  ça 
ira,  ça  ira.  » 

Lebeau,  s'étant  aperçu  que  les  expressions  de  sa 
femme  m'avaient  affligé,  chercha,  aussitôt  après  le 
départ  des  commissaires,  à  me  consoler  ;  il  me  repré-. 
senta  que  je  ne  devais  pas  m'affecter  de  ces  démons-i 


22  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

tratîons  politiques  commandées  par  les  circonstances. 

Les  guichetiers,  suivis  de  deux  gros  chiens, 
venaient  régulièrement  à  sept  heures  du  matin 
ouvrir  les  portes  des  prisons,  et  nous  laissaient  la 
liberté  de  nous  promener  à  l'ombre  de  deux  rangs 
d'arbres  qui  se  trouvaient  dans  notre  grande  cour. 

Ils  revenaient  à  huit  heures  du  soir  avec  la  même 
escorte  ;  et  à  grands  cris,  et  aux  coups  redoublés 
d'une  sonnette,  ils  nous  avertissaient  de  rentrer; 
ils  renfermaient  ensuite  tous  les  prisonniers  :  nous 
étions  obligés  de  pourvoir  à  notre  subsistance  et  d'en 
payer  les  frais.  Il  se  trouva  au  nombre  des  personnes 
en  état  d'arrestation,  deux  cuisiniers  détenus  comme 
suspects  ;  ils  se  chargèrent  de  notre  table  à  raison 
de  3  francs  par  tête. 

Je  passai  dans  cette  prison  treize  jours  qui  me 
parurent  autant  de  mois,  et  j'ose  1  assurer,  les  inquié- 
tudes qui  me  consumaient  provenaient  autant  de 
l'ignorance  oîi  j'étais  du  sort  de  la  Famille  royale, 
que  de  mon  incertitude  sur  celui  qui  m'attendait. 

Les  chevaliers  de  Rhulières  et  de  la  Ghesnaye  me 
parurent  également  navrés  de  douleur.  ' 

Ils  m'apprirent  que  M.  de  la  Porte  (ministre  de  la 
maison  du  roi  et  intendant  de  la  liste  civile),  le 
brave  Durozoi  (l'auteur  de  la  Gazette  de  Paris),  et 
M.  le  baron  Backmann  (major  général  des  gardes 
suisses),  avaient  été  successivement  guillotinés. 
M.  Durozoi  fut  guillotiné  le  25  août,  à  la  place  du 
Carrousel,  dite  Egalité,  en  criant  «  qu'il  se  faisait 
gloire  de  mourir  le  jour  de  la  Saint-Louis,  pour  la 
cause   de  la  religion    et  pour   celle  de  son  roi  ». 


LA   FORCE  23 

M.  Backmann  mourut  en  héros.  Comme  ces  trois 
victimes  de  leur  fidélité  n'étaient  pas  plus  coupables 
cjue  moi,  et  qu'aux  yeux  des  factieux  nous  Tétions 
autant  qu'eux,  nous  nous  attendions  à  chaque  ins- 
tant à  nous  voir  arracher  des  prisons  pour  subir  le 
même  sort. 

Cependant  j'échappai  encore  à  ce  danger,  tandis 
que  mes  deux  compagnons  de  captivité  y  succom- 
bèrent, comme  je  l'exposerai  ci-après. 

J'étais  en  prison  depuis  neuf  jours,  sans  pouvoir 
deviner  le  sort  qui  m'attendait;  tout  ce  que  je  voyais, 
tout  ce  que  j'entendais,  n'était  pas  fait  pour  me  tran- 
quilliser. 


Pendant  la  nuit  du  21  du  même  mois,  nous  avions 
entendu,  de  notre  prison,  beaucoup  de  bruit  dans  la 
cour  de  La  Force  et  dans  les  chambres  qui  étaient 
au-dessus  de  la  nôtre.  Ce  bruit  nous  avait  fort 
inquiétés  ;  nous  apprîmes  le  lendemain,  de  grand 
matin,  que  notre  concierge  avait  été  enlevé  par  la 
force  armée  et  traîné  à  la  barre  de  l'Assemblée  natio- 
nale pour  se  justifier  d'avoir  envoyé  au  comité  de 
surveillance  un  des  prisonniers  qui  avait  été  mandé 
à  ce  tribunal  et  qui  se  trouva  pris  de  vin.  Dans  l'état 
où  était  cet  homme,  personne  ne  sera  surpris  qu'il 
ne  se  soit  pas  servi  d'expressions  bien  mesurées 
dans  ses  réponses.  L'Assemblée,  qui  s'arrogeait  le 
droit  de  juger  même  les  intentions,  prétendait  que 
ceci  était  un  coup  prémédité  de  la  part  du  concierge; 


MllL'^ 


Le    GhEFFE    DE    LA    FllISON    DE    La    r 

conservé  aux  - 


A.  Entrée.  —  B.  Première  cour  d'euliéi!.  dite  cour  du  Greffe.  —  C.  Salle  du  greffe  où  se 

aux  détenus  pour  aller  de  l'intéi 


iCiou/»-   (P-  wU 


ViCZf 


\  1102  fd'après  un  plan  manuscrit 
k  nationales). 

il'ibunal  du  3  septembre.  —  U.  Cour  intérieure,  [.a  ligne  poinlillée  indique  le  trajet  impose 
^   prison  au  lieu  du  massacre. 


26  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

il  parvint  cependant  à  se  disculper;  mais  le  prison- 
nier, pour  expier  une  faute,  qui  dans  tous  les  cas  ne 
pouvait  mériter  une  punition  bien  grande,  s'il  eût  eu 
des  hommes  honnêtes  pour  juges,  fut  condamné  par 
le  comité  de  surveillance  à  être  mis  au  pilori. 

Ce  malheureux  devenu  furieux  de  cet  acte  de  despo- 
tisme entra  dans  la  plus  grande  colère.  11  se  répandit 
eu  invectives  contre  l'Assemblée  nationale,  contre 
ses  comités,  et  contre  la  populace  qu'on  avait  payée 
pour  le  bafouer,  et  il  fit  en  descendant  de  l'échafaud 
un  geste  qui  exprimait  énergiquement  la  rage  et  le 
mépris. 

Cette  scène  avait  été  préparée  par  Robespierre; 
cet  homme  sanguinaire  cherchait  à  exciter  le  peuple 
contre  les  prisonniers,  et  à  le  porter  à  les  massacrer 
tous,  et  faire  place  ainsi  à  de  nouveaux  proscrits, 
sans  paraître  encombrer  les  prisons. 

Les  satellites  de  ce  scélérat  s'écriaient  avec  fureur  : 
«  11  faut  la  tête  du  prisonnier  qui  a  osé  insulter  la 
nation  »  ;  et  ils  se  portèrent  vers  la  prison  pour  en 
faire  justice  eux-mêmes. 

Le  lendemain,  ce  malheureux  fut  jugé,  condamné 
et  conduit  au  supplice;  mais  on  l'assura  secrètement, 
un  moment  avant  l'exécution,  qu'il  obtiendrait  sa 
grâce,  s'il  voulait  dire  et  soutenir  avec  fermeté 
«  que  tous  les  prisonniers  étaient  armés  d'une  ma- 
nière formidable  ;  qu'ils  étaient  en  état  de  faire  dans 
peu  la  contre-révolution;  que  pour  lui,  il  abandon- 
nait la  vie  sans  regrets,  parce  qu'il  était  sûr  que  ses 
camarades  ne  manqueraient  pas  de  venger  bientôt 
sa  mort  ». 


LA    FORGE  27 

Cet  infortuné  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  voci- 
férer ces  menaces  contre  la  populace,  et  de  l'accabler 
de  toutes  ces  prédictions;  mais  les  Jacobins,  qui 
ne  voulaient  se  servir  de  ce  prisonnier  que  pour 
donner  à  leurs  brigands  soldés  et  à  la  multitude  un 
prétexte  de  tomber  sur  les  prisons,  ne  le  firent  pas 
moins  guillotiner  aussitôt  qu'il  eut  fini  sa  harangue. 
Tel  fut  toujours  le  sort  de  ceux  que  Robespierre  se 
trouvait  forcé  de  mettre  dans  ses  secrets. 

Animé  de  plus  par  les  satellites  de  Marat  et  de 
Robespierre,  le  peuple  devint  tout  à  fait  furieux;  et 
ne  trouvant  plus  les  tribunaux  assez  expédilifs,  il 
proclama,  le  28,  dans  les  sections,  sa  souveraineté, 
et  il  se  disposa,  tout  à  la  fois,  à  l'aide  de  l'armée  des 
Jacobins,  àremplir  les  fonctions  d'accusateur,  déjuge 
ci  de  bourreau. 

Pendant  ce  temps,  les  malheureux  prisonniers, 
avertis  du  plan  de  Robespierre,  s'attendaient  d'un 
moment  à  l'autre  à  être  massacrés,  sans  pouvoir 
opposer  la  plus  légère  résistance.  Ils  passaient  les 
nuits  à  écrire  les  lettres  les  plus  touchantes  à  leur 
famille,  à  leurs  amis,  et  à  toutes  leurs  connaissances, 
pour  leur  dire  un  dernier  adieu,  ou  les  engager  à 
travailler  à  leur  élargissement. 

Plusieurs  de  ces  infortunés  cherchèrent  aussi  les 
moyens  de  s'évader,  et  eurent  l'imprudence  de  dire, 
assez  haut  pour  être  entendus,  qu'il  serait  facile  d'en- 
foncer, avec  les  poutres  qui  se  trouvaient  au  milieu 
de  notre  cour,  le  mur  de  la  petite  rue  du  Théâtre  de 
Beaumarchais. 

Soit  que  des  espions  eussent  été  chargés  de  nous 


28  LES    MASSACRES    LE    SEPTEMBRE 

guetter  ou  que  les  gendarmes  qui  avaient  une  guérite 
au  premier  étage  eussent  entendu  ce  propos,  la  muni- 
cipalité en  fut  avertie,  et  les  poutres  furent  enlevées, 
le  même  jour,  par  une  vingtaine  d'ouvriers  du  fau- 
bourg Saint-Antoine  qui,  pendant  tout  le  temps  que 
dura  leur  expédition,  nous  lancèrent  des  regards  ter- 
ribles et  nous  parurent,  dans  leur  pantomime,  comme 
ces  muets  qui  précèdent  le  fatal  cordon. 

Le  30  août,  les  conseils  officieux  que  nous  avions 
demandés,  d'après  la  loi  qui  en  accordait  à  cette 
époque  à  tous  les  détenus,  nous  apprirent  que  les 
lettres  à  nos  parents  et  à  nos  amis  n'avaient  servi 
qu'à  allumer  la  pipe  du  concierge  ;  ils  nous  infor- 
mèrent aussi  que  la  guillotine  avait  été  déclarée 
permanente  sur  la  place  du  Carrousel;  que  cette 
place  venait  d'être  nommée  place  de  l'Egalité;  qu'on 
était  convenu  de  l'étrenner  par  l'exécution  du  prince 
de  Poix,  capitaine  des  gardes  du  corps  et  gouverneur 
de  Versailles,  cherché  partout  à  cet  effet,  et  qui  eut 
le  bonheur  de  se  soustraire  à  toutes  les  recherches  ; 
qu'enfin  les  détenus  de  la  journée  du  10  août  devaient 
tous  y  subir  le  même  sort. 

Privé  par  là  de  toute  consolation,  et  presque  sans 
espoir  d'échapper  à  la  fureur  des  Jacobins,  j'écrivis 
mon  procès  d'après  les  deux  interrogatoires  que 
j'avais  déjà  subis,  et  je  composai  les  réponses  à  toutes 
les  questions  qui  pouvaient  m'être  faites  dans  les 
interrogatoires  que  je  devais  encore  subir. 

Rassuré  un  peu  par  cette  précaution,  et  plus  encore 
par  ma  confiance  dans  l'Etre  Suprême,  j'attendis 
avec  résignation  le  moment  redoutable  de  paraître 


LA   FORCE  29 

devant  les   juges    du   nouveau  tribunal  populaire. 

Nous  passâmes  plusieurs  jours  dans  une  situation 
qu'il  serait  impossible  de  décrire. 

Le  2  septembre,  à  quatre  heures  de  l'après-dîner, 
les  guichetiers  appellent  les  prisonniers  sous  prélexte 
d'aller  parler  aux  commissaires,  ou  de  se  faire  ins- 
crire pour  les  frontières. 

Cet  appel  continua  jusqu'au  soir,  et  on  nous  dit  que 
les  prisonniers  qui  ne  rentraient  plus  avaient  été 
transférés  dans  une  autre  maison  d'arrêt. 

L'air  inquiet,  le  ton  sérieux  et  embarrassé  des 
guichetiers  qui  allaient  et  venaient  continuellement, 
accompagnés  de  gendarmes  ou  de  gardes  nationaux, 
nous  donnèrent  assez  d'inquiétudes  pour  ne  pas  nous 
déshabiller  ;  enfin,  fatigués  d'entendre  du  bruit  dans 
la  rue  sans  pouvoir  distinguer  ce  que  c'était,  nous 
nous  jetâmes,  vers  une  heure  du  matin,  sur  nos  lits 
pour  prendre  un  peu  de  repos. 

J'étais  à  peine  sur  mon  grabat,  en  face  de  la 
croisée,  que  mes  yeux  furent  éblouis  par  une  grande 
clarté,  produite  par  une  grande  quantité  de  flam- 
beaux qui  précédaient  une  horde  armée.  Cette  troupe, 
conduite  par  les  guichetiers,  se  porta  avec  rapidité 
vers  le  corridor  de  notre  prison. 

La  porte  fut  ouverte  avec  fracas,  six  hommes  à 
piques  se  présentèrent,  et  demandèrent  M.  de  Rhu- 
lières,  unde  ceux  qui  se  trouvaient  dans  ma  chambre. 

Ce  prisonnier,  s'étant  mis  sur  son  séant,  répéta 
deux  fois  :  «  C'est  moi,  Messieurs,  c'est  moi.  » 

Un  officier  municipal  prit  alors  la  parole,  et  éle- 
vant la  voix,  de  manière  à  être  entendu  des  hommes 


30  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

armés  qui  l'accompagnaient,  et  dont  les  guichetiers 
pouvaient  à  peine  contenir  Timpatiente  fureur,  dit  : 
«  Vous  êtes  accusé,  monsieur  de  Rhulières,  d'être  un 
des  conspirateurs  du  10  août;  je  viens  vous  dire  de 
recommander  votre  ûme  à  Dieu,  car  le  peuple 
demande  votre  tête.  Je  suis  fàclié  d'être  chargé  d'une 
semblable  mission,  mais  mon  devoir  m'y  oblige.  » 

Le  chevalier  de  Rhulières  répondit  avec  calme  : 
«  Il  y  a  déjà  longtemps  que  je  m'attendais  au  sort  que 
vous  m'annoncez  ;  j'aurais  seulement  cru,  ajouta-t-ii, 
qu'on  m'aurait  interrogé.  » 

Sur  cette  réponse,  l'officier  municipal  s'approcha 
de  la  porte,  et  apercevant  que  le  peuple  ne  voulait 
pas  attendre,  il  lui  rappela  «  qu'il  avait  promis  d'obéir 
à  la  loi,  qu'il  l'avait  juré  »,  et  il  demanda  à  cette 
horde  affamée  de  sang,  s'il  pouvait  compter  sur  sa 
promesse?  Il  ajouta  pour  la  disposer  à  l'écouter  : 
«  Voulez-vous  permettre,  mes  camarades,  mes  con- 
citoyens, que  M.  de  Rhulières  se  rende  au  greffe 
pour  y  être  interrogé?  »  Ils  se  mirent  à  hurler  tous 
ensemble  :  «  Oui,  oui,  qu'il  vienne,  mais  qu'il  se 
dépêche.  » 

Le  chevalier  de  Rhulières  fut  donc  emmené  à  deux 
heures  du  matin,  le  3  septembre,  pour  subir  son 
interrogatoire  devant  le  tribunal  populaire  établi  dans 
la  chambre  du  concierge. 

Une  heure  après,  on  vint  chercher  de  la  même 
manière  le  chevalier  de  la  Ghesnaye.  Inquiets  sur 
le  sort  du  chevalier  de  Rhulières,  nous  nous  hasar- 
dâmes de  demander  au  guichetier  ce  qu'il  était  devenu. 
«N'ayez  aucune  inquiétude  à  son  égard,  nous  répon- 


LA    FORCE  31 

dit-il,   il  y  a  déjà  longtemps  qu'il   est  à  l'Abbaye.  » 

Ne  sachant  pas  que  cette  phrase  signifiait  que 
l'infortuné  avait  été  massacré  à  la  porte  de  l'hôtel, 
aucun  de  nous  ne  s'affligea;  nous  nous  félicitions  au 
contraire  d'apprendre  que  le  ciel  avait  conservé  les 
jours  d'un  homme  aussi  intéressant  que  le  chevalier 
de  Rhulières,  et  nous  conçûmes  dès  lors  bien  moins 
d'inquiétudes  sur  le  chevalier  de  la  Chesnaye  qui 
avait  dans  sa  poche,  pour  sa  justification  particu- 
lière, les  réquisitions  de  l'Hôtel  de  Ville,  du  comité 
de  surveillance  et  de  la  Commune,  par  lesquelles  on 
lui  ordonnait,  le  10  août,  de  repousser,  en  cas  d'évé- 
nement, la  force  par  la  force.  Nous  étions  loin  d'ima- 
giner que  ce  qui  devait  le  justifier,  serait  au  contraire 
le  signal  de  sa  mort. 

Ayant  vu  enlever  ainsi  ces  deux  braves  et  loyaux 
gentilshommes,  accusés  du  crime  de  lèse-nation,  et 
sachant  que  j'étais  détenu  pour  la  même  cause,  je 
m'attendais  à  chaque  instant  au  même  sort. 

Je  pris  sur-le-champ  le  cahier  qui  contenait  mon 
procès  et  les  réponses  de  toutes  les  questions  et  incul- 
pations qu'on  pouvait  me  faire;  je  le  relus  avec  la 
dernière  attention,  afin  d'être  prêt  à  tout  événement. 

Le  départ  des  chevaliers  de  Rhulières  et  de  la 
Chesnaye  avait  réduit  notre  chambrée  à  MM.  de 
Saint-Brice,  baron  de  Battencourt,  Poupard  de  Beau- 
bourg et  moi;  MM.  Le  Fauchet,  de  la  Merlière  et 
Magontier  ayant  été  élargis  quelques  jours  aupara- 
vant. 

A  quatre  heures  du  matin,  le  chevalier  de  la  Ches- 
naye que  nous  attendions  avec  la  plus  grande  impa- 


32  LES    MASSACRES   DE    SEPTEMBRE 

tience  pour  savoir  enfin  de  quoi  il  s'agissait,  n'était 
pas  de  retour  ;  les  cris  continuaient  dans  la  rue  sans 
interruption;  les  prisonniers  logés  à  côté,  au-dessus, 
et  au-dessous  de  notre  chambre,  étaient  sans  cesse 
arrachés  de  la  leur,  et  traînés  avec  la  dernière  vio- 
lence devant  le  tribunal  redoutable  ;  ce  bruit  extra- 
ordinaire redoublait  nos  inquiétudes  ;  il  nous  fut 
impossible  jusqu'à  huit  heures  de  nous  arrêter  à 
aucune  idée.  Ce  fut  dans  ce  moment  que  nous  vîmes 
entrer  une  ioule  d'hommes  dans  la  cour.  Ils  se  mirent 
à  regarder  aux  fenêtres,  dans  toutes  les  chambres, 
au  rez-de-chaussée,  et  apercevant  quatre  prisonniers 
tout  habillés  sur  leur  lit,  ils  ordonnèrent  au  geôlier 
d'ouvrir  la  porte  de  cette  chambre. 

Ils  entrèrent  comme  des  furibonds,  nous  prirent 
au  collet,  nous  secouèrent  vivement,  et  nous  traitant 
de  coquins,  d'aristocrates,  et  nous  reprochant  de  vou- 
loir nous  cacher;  ils  ajoutèrent  en  proférant  mille 
blasphèmes  :  «  Qu'ils  ne  nous  quitteraient  plus,  et 
qu'ils  allaient  s'y  prendre  de  manière  à  savoir  qui 
nous  étions.  »  Comme  j'ignorais  qu'il  s'agissait  en 
ce  moment  de  marcher  à  la  mort,  je  m'abandonnai 
à  toute  l'indignation  que  ce  traitement  m'inspirait  : 
je  saisis  un  de  ces  hommes  armés  à  la  poitrine,  j'en 
pris  un  autre  au  collet,  et,  en  les  secouant  à  mon 
tour  de  la  manière  la  plus  vigoureuse,  je  leur  dis  : 
«  Le  guichetier  a  dû  vous  dire  que  nous  ne  sommes 
ni  des  coquins  ni  des  gens  à  nous  cacher  ;  vous  devriez 
respecter  le  malheur  si  vous  aviez  de  l'âme,  et  sur- 
tout vous  rappeler  que  la  loi  défend  de  maltraiter 
les  prisonniers  sans  savoir  s'ils  sont  coupables.  » 


LA   FORCE  33 

Stupéfaits  de  ma  hardiesse,  ils  se  regardèrent  un 
moment  et  me  lâchèrent.  Je  continuai  :  «  Un  honnête 
homme  ne  connaît  pas  la  résistance  quand  il  s'agit 
d'obéir  à  la  loi  ;  mais  vous  n'êtes  que  de  vils  oppres- 
seurs; vous  êtes  armés  et  je  ne  le  suis  pas;  votre  con- 
duite m'annonce  des  lâches  ;  je  sers  comme  vous  dans 
la  garde  nationale;  je  peux  comme  vous  reprendre 
d'un  instant  à  l'autre  mes  armes,  et  c'est  alors  que 
je  vous  invite  à  m'attaquer.  » 

Les  guichetiers  leur  ayant  parlé  à  notre  avantage, 
ces  satellites  commencèrent  à  nous  traiter  avec  un 
peu  plus  d'égards;  ils  nous  ordonnèrent  néanmoins 
de  les  suivre,  parce  qu'il  était,  dirent-ils,  de  leur 
devoir  de  nous  conduire  devant  le  tribunal  établi 
dans  la  chambre  du  concierge. 

Dès  que  nous  fûmes  sortis  de  la  cour,  escortés  de 
deux  hommes  armés,  je  perdis  de  vue  mes  compa- 
gnons d'infortune,  et  ne  pouvant  deviner  ce  que 
signifiait  la  quantité  de  sabres  nus  ensanglantés  que 
j'avais  sous  les  yeux,  et  les  cris,  à  ÏAhhaye^  à 
Cohlentz,  à  l'Abbaye^  avec  lesquels  on  accompagnait 
de  temps  en  temps  un  prisonnier  à  l'entrée  de  la  rue, 
j'attendis  mon  tour  avec  résignation  à  la  porte  de  la 
salle  d'audience. 

Il  était  dix  heures  du  matin,  lorsque  je  fus  intro- 
duit; je  vis  un  homme  fort  replet,  en  uniforme  de 
garde  national,  et  décoré  d'une  écharpe  tricolore, 
assis  près  d'une  grande  table  sur  laquelle  étaient 
placés  les  registres  de  la  prison  ;  à  côté  de  l'homme 
à  écharpe,  qui  faisait  les  fonctions  de  président  du 
tribunal  populaire,  siégeait  le  commis  des  prisons 

3 


34  LES    MASSACRES  DE    SEPTEMBRE 

et,  autour  de  la  table,  deux  grenadiers,  deux  fusil- 
liers,  deux  chasseurs  et  deux  forts  de  la  Halle.  Voilà 
quels  étaient  les  personnages  qui  composaient  ce 
tribunal;  enfin  beaucoup  de  Marseillais  et  d'autres 
fédérés  remplissaient  la  chambre  d'audience  comme 
spectateurs. 

Le  président  commença  ainsi  mon  interrogatoire  : 
«  Votre  nom,  votre  âge,  votre  pays?  »  Il  se  mit  ensuite 
à  regarder  dans  le  registre  l'article  qui  me  concer- 
nait, appelé,  enfermes  de  prison,  l'écrou.  Le  commis 
de  l'hôtel  le  lui  montra  du  doigt;  il  me  parut  contenir 
une  vingtaine  de  lignes. 

Après  l'avoir  parcouru  des  yeux,  et  trouvé  que 
j'étais  détenu  pour  quatre  crimes  de  lèse-nation  et 
surtout  pour  avoir  passé  la  nuit  du  10  août  au  châ- 
teau, il  se  borna  (je  ne  sais  encore  aujourd'hui  pour 
quel  motif)  à  me  faire  cette  question  :  «  Pourquoi 
avez-vous  été,  le  9  et  le  10  août,  aux  Tuileries?  » 
Je  répondis  :  «  J'ai  servi  dans  la  garde  naiionale  de 
Versailles  ;  mais  depuis  quelque  temps,  m.es  affaires 
m'ayant  empêché  de  faire  mon  service,  j'ai  payé  exac- 
tement quarante  sous  tous  les  jours  au  citoyen  qui 
me  remplaçait.  L'Assemblée  nationale  ayant  décrété 
ensuite  que  tout  homme  dans  ses  meubles  serait 
regardé  comme  propriétaire  et,  à  ce  titre,  obligé  de 
monter  dorénavant  sa  garde  en  personne,  je  me  suis 
fait  inscrire  dans  la  section  de  ma  demeure  et  j'y  fais 
exactement  le  service.  »  J'ajoutai  :  «  Depuis  trois 
mois  j'ai  monté  la  garde,  deux  fois  à  l'Assemblée 
nationale  et  autant  de  fois  au  château.  Ayant  reçu 
le  9,  à  sept  heures  du  matin,  un  billet  imprimé  de  la 


LA   FORCE  35 

part  de  M.  Tassin  (commandant  de  bataillon)  pour 
me  rendre  sur-le-champ  au  corps  de  garde,  j'ai  été 
envoyé  comme  renfort  avec  dix-neuf  de  mes  cama- 
rades, dans  les  cours  du  château  sous  le  commande- 
ment de  MM.  Guicher  (lieutenant)  et  Laurent  (sous- 
lie  ateiiant),  et  j'y  suis  resté  par  ordre  de  mes  chefs 
jusqu'au  dernier  moment.  » 

Le  président  m'ayant  écouté  avec  beaucoup  d'atten- 
tion adressa  aux  assistants  les  paroles  suivantes  : 
«  Quelqu'un  de  vous,  citoyens,  a-t-il  connaissance 
des  faits  que  le  citoyen  Weber  vient  d'énoncer  pour 
sa  justification?  »  Différentes  personnes  se  levèrent 
pour  attester  «  qu'elles  étaient  parfaitement  instruites 
de  tout  ce  que  je  venais  d'avancer,  et  que  je  n'avais 
rien  dit  que  de  très  conforme  à  la  vérité.  »  Un  petit 
chasseur  surtout  confirma  par  ses  paroles  et  par  ses 
gestes  l'exactitude  de  toutes  mes  réponses. 

«  Je  ne  vois  donc  plus,  dit  le  président,  en  se  levant 
de  son  siège  et  en  ôtant  son  chapeau,  la  moindre  diffi- 
culté de  proclamer  l'innocence  dé  Monsieur.  »  Et  il  se 
mit  à  crier  avec  tous  les  spectateurs  :  Vive  la  nation! 
Il  m'ordonna  d'en  faire  autant  :  j'obéis  et  je  criai 
comme  eux  :  Vive  la  nation!  Cette  seconde  cérémonie 
terminée,  le  président  proclama  mon  innocence  en 
ces  termes  :  «  Vous  êtes  libre,  citoyen,  mais  la  patrie 
est  en  danger;  il  faut  vous  faire  enrôler,  et  partir 
sous  trois  jours  pour  les  frontières.  » 

Gomme  je  me  croyais,  d'après  ce  prononcé,  entière- 
ment hors  de  danger,  je  répondis  :  «  Il  m'est  absolu- 
ment impossible,  citoyen  président,  de  me  conformer 
à  ce  dernier  ordre;  j'ai  une  mère  âgée  et  infirme  et 


36  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

une  sœur  malheureuse  ;  l'une  et  l'autre  ont  besoin  de 
mes  secours,  elles  n'ont  que  moi  pour  appui,  il  faut  que 
je  retourne  près  d'elles  :  je  ne  puis  les  abandonner.  » 

Les  deux  hommes  placés  derrière  moi  répondent 
tout  à  coup  avec  une  espèce  de  fureur  :  «  Citoyen,  ce 
n'est  pas  le  moment  de  donner  de  pareilles  raisons; 
il  faut  du  monde  pour  faire  la  guerre;  la  patrie  a 
besoin  de  soldats;  nous-mêmes,  en  bons  patriotes, 
nous  avons  oublié  que  nous  sommes  époux  et  pères  ; 
oubliez,  à  notre  exemple,  que  vous  avez  une  mère  et 
une  sœur.  » 

Le  président  après  avoir  jeté  un  coup  d'œil  sur  le 
commis  des  prisons,  comme  pour  lui  faire  entendre 
que  ce  serait  sa  faute  si  je  périssais,  me  fixa  atten- 
tivement en  me  disant  avec  une  sorte  d'humeur  : 
«  Je  vous  préviens,  Monsieur,  qu'il  faut  vous  faire 
enrôler,  qu'il  faut  partir  sans  délai  pour  les  fron- 
tières; je  ne  vois  d'autre  moyen  pour  vous...  »  Il  fit 
ensuite  une  pause. 

Ses  regards,  ses  gestes,  et  le  son  de  sa  voix  m'ayant 
fait  soupçonner  quelque  mystère,  je  pris  mon  parti 
sur-le-champ,  et  dans  l'espoir  de  leur  échapper  bientôt 
(car  j'eusse  mieux  aimé  mourir  que  de  porter  les 
armes  contre  mon  souverain  ou  contre  les  intérêts 
de  mes  bienfaiteurs),  je  répondis  avec  une  sérénité 
affectée  :  «  Puisque  vous  avez  besoin  de  moi.  Mon- 
sieur, j'irai  aux  frontières  quand  il  vous  plaira.  » 

Cette  réponse  excita  de  nouveau  dans  toute  la  salle 
de  grands  cris  de  Vive  la  nation.  Le  président  se  hâta 
d'expédier  mon  enrôlement  et  me  fit  signer  le  proto- 
cole et  ma  cartouche. 


LA   FORCE  37 

Je  reçus  alors,  selon  la  coutume,  l'accolade  du  pré- 
sident et  de  quelques  assistants.  Un  fort  de  la  Halle 
s'empressa  de  fendre  la  foule  pour  arriver  jusqu'à 
moi  ;  mais  ce  qui  me  surprit  beaucoup,  et  ce  qui  sur- 
prendra également  mes  lecteurs,  c'est  qu'il  m'em- 
brassa après  m'en  avoir  demandé  la  permission  que 
je  n'avais  garde,  comme  on  le  pense  bien,  de  lui 
refuser  ;  il  me  dit  ensuite  :  «  Citoyen,  c'est  à  moi  que 
vous  aurez  affaire  dorénavant,  vous  n'avez  qu'à  me 
suivre.  » 

Deux  hommes  armés,  au  fait  de  la  cérémonie, 
m'ayant  donné  le  bras,  me  conduisirent  avec  force, 
aux  cris  de  Vive  la  nation,  à  la  porte  qui  aboutit  sur 
la  rue.  Là  ils  me  firent  faire  halte  et  passèrent  les 
premiers  par  le  petit  guichet  :  telle  était  la  consigne 
donnée  aux  assassins  qui  se  tenaient  en  dehors,  pour 
épargner  celui  qui  venait  d'être  jugé  ;  ceux  au  con- 
traire que  ce  tribunal  envoyait  à  r Abbaye  ou  à 
Coblentz  passaient  les  premiers,  et  étaient  assommés 
à  ce  fatal  passage.  Lorsque  je  fus  dans  la  rue,  ils  me 
prirent  de  nouveau  par  le  bras  et  continuèrent,  en 
élevant  et  en  tournant  leurs  chapeaux  sur  la  pointe 
de  leurs  sabres,  leurs  cris  de  Vive  la  nation;  après 
quoi  nous  continuâmes  notre  route  par  la  ruelle 
(appelée  cul-de-sac  des  Prêtres^)  qui  donne  dans  la 
rue  Saint-Antoine,  au  milieu  des  satellites  du  même 
faubourg  et  des  Marseillais. 

Ensuite  le  fort  de  la  Halle  qui  nous  précédait  com- 
manda une  seconde  halte. 

*  C'est  la  rue  des  Ballets  que  Weber  désigne  sous  ce  nom.  (G.  L.) 


38  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Il  se  mit  devant  moi  et  cria  :  «  A  bas  les  cha- 
peaux. »  Des  milliers  de  spectateurs  se  découvrirent 
avec  la  plus  grande  rapidité  ;  alors,  on  fit  silence  pour 
écouter  le  serment  que  j'allais  prononcer  d'après  son 
ordre,  le  bras  droit  et  la  main  tendus  au  niveau  de 
l'épaule  ;  il  était  conçu  en  ces  termes  : 

«  Je  jure  d'être  fidèle  à  la  nation  et  de  mourir  à 
mon  poste  en  défendant  le  nouveau  système  de  liberté 
et  d'égalité.  » 

Après  la  prestation  de  ce  serment,  auquel  il  m'était 
impossible  de  me  refuser,  le  môme  homme  s'étant 
tourné  de  mon  côté  pour  me  montrer  un  tas  de 
cadavres  percés  et  hachés  à  coups  de  sabres,  me  dit 
d'un  air  hagard  et  féroce  :  «  Vous  voyez,  citoyen 
soldat,  que  nous  punissons  les  traîtres  comme  ils  le 
méritent.  » 

Je  reçus  encore  l'accolade  fraternelle.  Je  passai 
ensuite  de  bras  en  bras  à  plus  de  cent  pas,  toujours 
embrassé  par  les  gardes  nationaux  du  faubourg  Saint- 
Antoine,  et  par  une  infinité  d'autres  gens  presque 
tous  ivres;  délivré  enfin  de  toutes  ces  caresses,  les 
deux  hommes  armés  qui  me  donnaient  le  bras,  me 
conduisirent  dans  une  église  ^  où  se  trouvait  réuni  le 
petit  nombre  de  personnes  que  le  tribunal  populaire 
avait  épargnées. 

Deux  commissaires,  après  avoir  examiné  atlentive- 
ment  ma  cartouche,  me  dirent  :  «  Nous  avons  ordre 
de  vous  retenir  jusqu'à  ce  que  vous  soyez  réclamé 
par  quelqu'un  de  bien  connu.  » 

'  L'église  de  Gultare-Sainte-Catherine,  dans  la  section  de  l'Arsenal, 
nommée  par  le  peuple  Dépôt  des  innocents. 


LA    FORCE  39 

Induit  en  erreur  par  les  papiers  publics  que  nos 
conseils  officieux  et  le  limonadier  nous  apportaient 
tous  les  jours,  je  croyais  la  plus  grande  partie  de  mes 
camarades  sauvés;  en  conséquence  j'écrivis  sur-le- 
champ  au  commandant,  et  en  son  absence  au  lieute- 
nant et  au  sous-lieutenant  du  poste  de  mon  corps 
de  garde,  pour  prier  celui  qui  s'y  trouverait  d'en- 
voyer quelques-uns  de  mes  camarades  pour  me  récla- 
mer, le  prévenant  que  le  tribunal  populaire  m'avait 
déclaré  innocent.  En  vérité,  quand  on  réfléchit  à  ce 
que  CCS  brigands  appelaient  un  innocent,  l'on  rougit 
d'avoir  été  trouvé  tel  à  leurs  yeux.  —  Quel  affreux 
abus  de  mots  et  de  choses! 

Je  remis  en  présence  des  commissaires  ce  billet  à 
un  jeune  garde  national  du  faubourg  Saint-Antoine, 
j'y  joignis  un  assignat  de  cent  sous,  en  le  priant  de 
faire  cette  commission  en  fiacre  et  d'amener  le  plus 
lot  possible  trois  ou  quatre  de  mes  camarades,  aux- 
quels je  voulais  épargner,  ainsi  qu'à  lui,  la  peine  de 
faire  à  pied  un  aussi  long  trajet. 

Le  jeune  homme  en  uniforme  fut  conduit  avec  ma 
lettre  à  la  section. 

Chénier^  nouveau  président  de  cette  section,  était 
convenu  avec  CoUot  d'Herbois  de  me  faire  périr;  en 
conséquence,  il  eut  à  peine  fini  la  lecture  de  ma  lettre 
qu'il  écrivit  à  la  section  de  l'Arsenal  «  de  bien  se 
garder  de  me  lâcher,  et  de  me  livrer  à  la  section  de 
1792'  sous  bonne  escorte  ».  Il  finissait  son  billet  pour 

*  Auteur  d'une  tragcfiie  qui  prêchait  le  régicide. 

*Ma  section  des  Filles-Saint-Thomas,  après  avoir  perdu  la  plus 
grande  partie  de  ses  grenadiers  royalistes,  le  10  août,  prit,  comme 


40  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

prévenir  qu'il  envoyait   cinq   hommes   à  cet  effet. 

Il  serait  difficile  de  rendre  la  surprise  du  président 
de  la  section  de  l'Arsenal,  celle  des  commissaires  du 
dépôt,  et  surtout  la  mienne  à  la  lecture  de  ce  billet  ; 
on  ne  cessait  de  se  le  passer  de  main  en  main  et  de 
le  relire.  «  Comment  donc  a-t-il  pu  nous  revenir,  se 
disaient-ils  les,  uns  aux  autres,  c'est  incroyable, 
incompréhensible,  le  style  de  cette  lettre  démontre 
qu'il  est  plus  coupable  que  nous  l'avions  cru.  » 

Mais  ce  qui  ajoutait  au  danger  de  ma  situation, 
c'est  que  la  populace  escaladait  les  fenêtres  de 
l'église  pour  demander  «  que  les  commissaires  lui 
livrassent  le  royaliste  qui,  disait-elle,  avait  offert  de 
l'or  à  la  garde  nationale  pour  défendre  le  roi  et  sa 
famille,  distribué  des  feuilles  contre-révolutionnaires, 
et  qui  n'avait  pu  échapper  que  par  surprise  à  la  ven- 
geance du  tribunal  ». 

Ce  portrait  me  désignait  un  peu,  je  vis  en  même 
temps  des  gens  du  peuple  grimper  sur  les  fenêtres 
de  la  chapelle,  qui  semblaient  m'indiquer  et  me 
menacer  par  leurs  gestes  furieux.  J'allais  faire  part 
de  mes  alarmes  aux  commissaires,  lorsque  quatre 
gardes  nationaux  arrivèrent  et  dirent  à  un  homme 
assis  sur  une  marche  de  l'autel,  à  côté  de  moi,  «  qu'ils 
étaient  venus  pour  le  reconduire  chez  lui  et  qu'il  ne 
devait  pas  avoir  la  moindre  inquiétude  ».  Cet  homme 
dont  on  ne  put  me  dire  le  nom',  était  de  la  plus  belle 

on  l'a  déjà  vu,  le  nom  de  section  de  la  Biblothèque,  quelle  con- 
serva jusqu'au  2  septembre,  jour  du  massacre  des  prisonniers  ;  elle 
prit  alors  le  titre  de  section  de  1792,  qu'elle  changea  encore  depuis 
peu  pour  prendre  celui  de  section  Le  Peletier. 
*  L'abbé  Bardy,  vivement  soupçonné  d'avoir  été  l'assassin  de  so 


LA    FORGE  41 

jBgure;  il  ne  cessait  de  représenter  aux  commissaires 
que  le  tribunal  populaire  l'avait  proclamé  innocent; 
il  insista  surtout  pour  ne  pas  quitter  notre  salle, 
mais,  sans  égard  pour  ses  prières,  il  fut  aussitôt 
emmené. 

Dès  qu'il  fut  parti,  la  populace,  ou,  pour  mieux 
dire,  les  cannibales,  descendirent  des  fenêtres,  tout 
devint  calme  dans  la  cour  ;  je  commençai  à  croire 
que  je  m'étais  trompé,  et  que  ce  n'était  pas  à  moi 
qu'ils  en  voulaient. 

Un  instant  après,  M.  de  Tréfontaine  *  vint  dans  la 
chapelle  pour  s'informer  si  le  citoyen  Chamilly,  un 
des  quatre  premiers  valets  de  chambre  du  roi,  était 
parmi  nous. 

Il  apprit  d'un  petit  garçon,  qui  frottait  tranquille- 
ment au  pied  du  maître-autel  de  Téglise,  des  bas 
bleuâtres  tout  ensanglantés,  queM.  de  Chamilly  avait 
été  tué  à  huit  heures  du  matin  :  «  Ces  bas,  ce  cha- 
peau, ajouta-t-il,  sontde  ce  monsieur-là;  on  vient  de 
m'en  faire  présent-.  » 

Après  ces  éclaircissements,  M.  de  Tréfontaine  s'en 
retournait  sans  m'avoir  aperçu  ;  je  l'arrêtai  pour  lui 
représenter  qu'ayant  été  réclamé  par  ma  section  et 
devanty  être  reconduit  en  plein  jour  par  des  hommes 
à  piques,   je  pouvais  être  reconnu  et  tomber  entre 

frère.  Il  fut  renfermé  à  La  Force  et  massacré  le  3  septembre  1792. 
Il  avait  été  condamné  à  être  pendu  le  10  janvier  ;  mais  son  jugement 
avait  été  suspendu  par  appel  à  d'autres  tribunaux. 

*  Commissaire  de  la  comptabilité,  grenadier  des  Filles-Saint-Tho- 
mas, ayant  donné  sa  démission  au  mois  de  juin  1792.  Il  fut  élu 
officier  municipal  après  le  10  août,  et  guillotiné  en  1794. 
*  M.  de  Chamilly,  comme  on  le  verra,  échappa  au  massacre.  (G.  L. 


42  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

les  mains  du  peuple  qui,  vu  ses  dispositions,  et  dans 
l'éloignement  où  je  me  trouvais  de  ma  section,  s'em- 
barrasserait fort  peu  de  la  loi  du  jour  qui  défendait 
de  faire  le  moindre  mal  à  un  homme  acquitté  parle 
tribunal  populaire. 

M.  de  Tréfontaine  était  plein  d'âme  et  d'humanité  ; 
il  avait  d'ailleurs  beaucoup  d'amitié  pour  moi  :  il 
sentit  toute  l'horreur  de  ma  position,  et  ne  me  quitta 
qu'après  m'avoir  donné  l'assurance  qu'il  allait,  sans 
retard,  employer,  en  honnête  homme,  ses  amis  et 
tout  son  crédit  pour  veiller  à  ma  sûreté  personnelle, 
et  me  faire  réclamer  avec  la  plus  grande  célérité, 
sans  aucun  danger  pour  moi. 

Vers  les  quatre  heures  et  demie,  je  fus  instruit  de 
l'affreux  traitement  qu'avait  essuyé  le  bel  homme 
qui  était  assis  à  côté  de  moi  dans  la  chapelle,  et  que 
quatre  gardes  avaient  emmené  sous  le  prétexte  de  le 
conduire  à  sa  maison. 

Un  membre  du  comité,  qui  arrivait  de  dehors, 
nous  dit  :  «  L'homme  que  la  garde  nationale  a  voulu 
conduire  chez  lui,  n'a  été  qu'à  la  distance  de  quatre 
rues,  la  populace  l'a  massacré  au  milieu  de  l'escorte, 
en  disant  que  c'était  un  abbé  attaché  au  service  de  la 
cour.  » 

Ce  récit  me  fit  renouveler  mes  instances  aux  gens 
à  piques  pour  les  engager  à  ditTérer  mon  départ. 

Il  s'était  écoulé  plusieurs  heures  depuis  le  départ  do 
M.  de  Tréfontaine  :  je  crus  que  d'autres  affaires  lui 
avaient  fait  oublier  les  miennes  ;  désespérant  enfin 
de  parvenir  à  déterminer  les  gens  de  mon  escorte  à 
attendre  jusqu'à  la  nuit,  je  me  proposai  de  m'adresser 


LA    FOT\RE  43 

à  tout  hasard  à  la  députation  qui  venait  de  se  faire 
annoncer,  pour  la  prier  de  répondre  de  moi  et  de  me 
conduire  à  ma  section,  mais  quelle  fut  ma  joie, 
lorsque  je  vis  entrer  dans  la  salle,  en  habit  bour- 
geois, ceux  des  grenadiers  de  mon  bataillon  que  j'ai- 
mais le  plus,  tant  pour  leur  zèle  et  leur  bravoure, 
que  pour  l'attachement  sans  bornes  qu'ils  avaieni; 
toujours  témoigné  à  la  famille  royale. 

Que  ce  moment  fut  heui-eux  pour  moi!  J'oubliai 
toutes  mes  peines,  tous  mes  dangers. 

L'orateur  de  cette  députation,  tenant  un  papier  à 
la  main\  adressa  au  président  les  paroles  suivantes  : 
«  La  section  de  1792  vient  d'apprendre  qu'un  citoyen 
Weber  a  été  proclamé  innocent  par  le  tribunal  popu- 
laire de  l'hôtel  de  La  Force.  Elle  nous  envoie  avons, 
citoyen  président,  pour  vous  remercier,  ainsi  que  le 
comité  de  la  section  de  l'Arsenal,  de  l'asile  que  vous 
avez  bien  voulu  accorder  au  milieu  de  vous  à  un 
citoyen  de  son  arrondissement.  La  section  de  1792 
nous  a  chargés  du  présent  certificat,  par  lequel  vous 
verrez  qu'elle  réclame  le  citoyen  Weber,  et  qu'elle 
désire  le  revoir  dans  son  sein.  » 

Le  président,  s'étant  tourné  vers  moi,  médit  àdemi- 

*  Premier  sergent,  nommé  Heck.  C'était  un  Allemand,  aussi  brave 
qu'il  était  éloquent  ;  son  opinion,  dans  les  affaires  de  son  bataillon, 
prévalait  presque  toujours.  On  l'employa  avec  succès  dans  toutes 
les  circonstances  critiques. 

Le  9  août,  à  minuit,  lorsque  nous  étions  rangés  en  bataille  en 
face  de  la  grande  porte  qui  donne  sur  le  Carrousel,  il  fut  chargé, 
en  sa  qualité  de  sergent,  de  passer  dans  les  rangs  pour  mettre  les 
cartoucbes  dans  les  gibernes  ;  arrivé  à  moi,  il  me  poussa  plusieurs 
fois  pour  me  faire  tourner  la  tête,  puis  il  me  montra,  en  levant  les 
yeux  au  ciel  avec  douleur,  les  deux  cartouches  qu'il  avait  à  distribuer 
par  homme. 


44  LES    MASSACRES    DE   SEPTEMBRE 

voix  :  «  Je  suis  charmé.  Monsieur,  que  votre  section 
vous  réclame  d'une  manière  si  authentique  et  si  flat- 
teuse pour  vous.  Je  connais  parfaitement  votre  con- 
duite, et  je  ne  suis  point  du  tout  étonné  des  procédés 
de  vos  hraves  camarades  envers  vous,  surtout  après 
l'intérêt  honnête  qua  fait  paraître  à  votre  égard  Tof- 
ficier  municipal  Tréfontaine;  les  deux  commissaires 
m'en  ont  rendu  un  compte  exact  .»  Il  ajouta  :  «  Je 
vous  prie  même  de  croire  que  j'aurais  fini  par 
répondre  de  vous;  je  vous  connais  par  la  famille  de 
M.  de  Simonin^  avec  laquelle  j'ai  passé  chez  vous  à 
Versailles  une  soirée  agréable  en  1788,  et  je  me 
serais  fait  un  vrai  plaisir  de  vous  reconduire  à  votre 
section.  » 

Le  président,  après  avoir  visé  mon  enrôlement  du 
tribunal  populaire,  le  remit  aux  commissaires  du 
Dépôt  des  innocents-.  Il  y  ajouta  une  espèce  de  rap- 
port de  toute  l'affaire,  qu'il  rédigea,  le  plus  possible, 
à  mon  avantage,  et  fit  escorter  les  gens  à  piques  de 
toute  la  députation,  pour  empêcher  ces  derniers  de 
dire  au  peuple  qu'on  venait  de  sauver  un  royaliste  ; 
il  me  fit  ensuite  sortir  du  côté  opposé,  par  la  troisième 
cour,  et  avec  les  deux  commissaires  dont  j'ai  parlé, 
et  qui  m'avaient  donné  à  onze  heures  du  matin  leur 
parole  de  ne  me  quitter  que  lorsqu'ils  me  sauraient 
tout  à  fait  en  sûreté. 

Dans  la  crainte  que  je  ne  fusse  reconnu,  mes  braves 


*  Premier  commis  du  dépôt  des  Affaires  étrangères,  et  adminis- 
trateur général  de  la  loterie. 

'  Les  sieurs  Le  Rouge,  valet  de  chambre  ;  Fay,    marchand  du 
faubourg  Saint-Antoiue. 


LA   FORCE  45 

conducteurs  me  firent  faire  plusieurs  détours,  pour 
éviter  les  rues  et  les  places  oii  nous  pouvions  aper- 
cevoir des  attroupements;  nous  arrivâmes  enfin,  à 
sept  heures  du  soir,  dans  ma  section,  où  il  y  avait 
un  monde  étonnant. 

La  députation  qui  m'y  avait  précédé  avait  annoncé 
mon  arrivée;  dès  que  je  parus  dans  la  salle,  elle 
retentit  d'applaudissements  ;  tous  les  assistants  me 
témoignèrent  la  plus  vive  satisfaction  de  revoir  un 
homme  qui  n'avait  échappé  au  massacre  général  que 
par  une  espèce  de  miracle  ;  ils  me  félicitèrent  de  la 
manière  la  plus  touchante  sur  mon  heureux  retour. 

Les  commissaires  du  Dépôt  des  innocents  deman- 
dèrent au  comité  de  ma  section  le  récépissé  de  tous 
les  papiers   qui  me  concernaient,   et  se  retirèrent. 

Le  comité  ayant  trouvé  mon  enrôlement  parmi  les 
pièces  qui  lui  avaient  été  remises,  délibéra  aussitôt 
sur  cette  affaire,  et  un  des  membres,  ayant  demandé 
la  parole,  fit  cette  motion  :  «  Le  citoyen  Weber  a  été 
assez  heureux  aujourd'hui  pour  être  déclaré  inno- 
cent, par  jugement  du  tribunal  populaire;  il  s'est 
enrôlé  par  reconnaissance,  et  a  pris  l'engagement 
d'aller  aux  frontières  ;  mais  comme  il  est  Autrichien, 
nous  ne  pouvons  exiger  de  lui  ce  sacrifice,  et  nous 
devons  nous  montrer  aussi  généreux  que  lui  ;  le 
comité  vous  propose  de  refuser  les  services  militaires 
du  citoyen  Weber,  et  de  déchirer  sa  cartouche.  » 

De  nombreux  applaudissements  partirent  de  toutes 
parts,  et  servirent  de  réponse  à  cette  motion.  Toutes 
les  personnes  de  ma  connaissance,  une  infinité 
d'autres   qui   m'étaient   absolument   inconnues,   se 


46  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

réunirent  pour  me  complimenter  sur  mon  heureuse 
étoile  ;  et  après  m'avoir  félicité  de  nouveau  du 
bonheur  que  j'avais  eu  d'échapj)cr  à  la  mort,  ils 
s'avancèrent  avec  moi  vers  le  président^  pour  lui 
faire  signer  mon  élargissement. 

Celui-ci,  à  la  vue  de  mon  nom  et  de  ma  qualité 
d'étranger,  se  rappelant  la  promesse  qu'il  avait  faite 
à  son  ami  Gollot  d'Herbois  de  me  livrer  à  la  guillo- 
tine ou  au  fer  des  assassins  révoqua  tout  ce  que  le 
comité  avait  décidé  en  ma  faveur,  et  dit  à  haute  voix  : 
«  Le  cas  est  trop  grave  pour  prononcer  dans  un 
moment  sur  une  atîaire  de  cette  importance.  Le 
citoyen  Weber  est  accusé  de  crimes  de  lèse-nation  : 
ii  est  inconcevable  qu'il  ait  été  acquitté  et  déclaré 
innocent  par  le  tribunal  populaire  :  ce  tribunal  a  été 
certainement  surpris;  je  ne  prendrai  jamais  sur  moi 
de  me  mêler  de  son  élargissement.  » 

Plusieurs  membres  du  comité,  ayant  pris  ma 
défense,  essayèrent  de  démontrer  au  président  que  je 
devais  avoir  ma  liberté;  ils  s'en  tinrent,  pour  cet 
effet,  à  ce  simple  raisonnement  :  «  Citoyen  président, 
dirent-ils,  c'est  le  peuple  souverain  qui  a  reconnu  et 
j)roclamé  l'innocence  du  citoyen  Weber,  le  peuple 
lui-même  est  en  plein  exercice  de  sa  puissance  ;  c'est 
lui-même  qui  a  créé  le  tribunal,  qui  a  prononcé  l'élar- 
gissement de  ce  citoyen  ;  et  il  ne  vous  appartient  pas 
de  la  différer  d'un  seul  instant,  sous  quelque  prétexte 
que  ce  puisse  être.  » 

Chénier,  ne  pouvant  rien  répondre  à  un  argument 

'  M.-J.  Chénier. 


LA   FORCE  47 

qui,  dans  ses  principes,  était  de  la  plus  grande  soli- 
dité, entra  dans  une  fureur  horrible;  il  écumait  de 
rage,  et  comme  on  insistait  toujours,  il  finit  par 
déclarer  «  qu'il  aimait  mieux  donner  sur-le-champ  sa 
démission  de  sa  place,  que  de  consentir  à  mon  élar- 
gissement »  :  puis,  interprétant  à  son  gré  le  silence 
qui  régnait  dans  l'assemblée,  comme  s'il  l'avait  maî- 
trisée par  son  éloquence,  il  ordonna  que,  jusqu'à 
l'arrivée  de  la  garde,  je  serais  enfermé  dans  une  cha- 
pelle qui  se  trouvait  en  face  de  la  table  du  conseil, 
et  décida  que  je  serais  conduit  à  onze  heures  ou 
minuit  à  l'Hôtel  de  Ville  pour  y  réinstruire  mon 
procès. 

La  garde  nationale  arriva  à  cet  effet  une  demi- 
heure  après  ;  mais  le  président  s'étant  aperçu  que 
tous  les  assistants  étaient  indignés  du  jugement  qu'il 
venait  de  rendre  contre  moi  et  que  la  rumeur  deve- 
nait générale,  se  hâta,  par  prudence,  de  changer 
l'ordre,  et  se  contenta,  en  attendant,  de  me  faire 
conduire  au  corps  de  garde. 

A  peine  y  étais-je  arrivé  que  le  commandant  du 
poste  me  présente  l'ordre  qu'il  venait  de  recevoir  de 
me  mettre  en  liberté. 

Ne  concevant  pas  d'où  provenait  un  changement  si 
subit,  j'en  demandai  la  cause  et  les  motifs  à  tout  le 
monde  ;  chacun  voulait  avoir  le  plaisir  de  me  l'ap- 
prendre ;  enfin,  le  commandant  aj-ant  obtenu  un 
moment  de  silence,  me  dit  :  «  La  section  s'est  révoltée 
contre  le  président  qui  a  employé,  en  vrai  Jacobin, 
toutes  ses  ruses  pour  vous  faire  conduire  à  l'Hôtel  de 
Ville  ;  le  comité  et  quelques-uns  de  vos  camarades, 


48  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

regardant  votre  mort  comme  certaine,  si  l'on  vous 
traduisait  devant  ce  tribunal  la  seconde  nuit  des  mas- 
sacres, s'y  sont  opposés  avec  beaucoup  de  fermeté; 
un  garde  national  '■,  prêt  à  partir  pour  les  frontières, 
a  combattu  le  président  avec  la  plus  grande  élo- 
quence, par  les  lois  du  jour,  en  lui  prouvant  que  la 
volonté  du  peuple,  une  fois  manifestée,  devait  être 
sacrée  pour  lui  comme  pour  tous  :  le  président  a  sué 
sang  et  eau  ;  il  a  voulu  se  démettre  trois  fois  de  sa 
place  avant  de  signer  votre  élargissement;  mais  se 
sentant  serré  de  près  et  voyant  le  garde  national,  ainsi 
que  ses  amis,  entrer  en  fureur,  il  s'est  décidé  à  me 
donner  l'ordre  de  votre  mise  en  liberté  ;  je  pense 
aussi  que  les  murmures  de  la  section  entière,  qui 
marquait  le  plus  grand  mécontentement,  ont  beau- 
coup contribué  à  déterminer  cet  homme,  si  acharné 
à  votre  perte,  à  signer  ce  qu'on  exigeait  de  lui.  » 

Dès  que  le  commandant  eut  fini  son  récit,  je  m'em- 
pressai de  payer  à  mes  nouveaux  libérateurs  le  tribut 
de  la  vive  reconnaissance  dont  j'étais  pénétré;  ils 
voulurent  absolument  m'accompagner  et  m'installer 
à  mon  hôtel;  ils  m'y  conduisirent  en  effet,  dans  la 
crainte  que  je  ne  tombasse  dans  la  main  des  Marseil- 
lais ou  de  quelques  autres  assassins.  On  avait  annoncé 
au  propriétaire,  ainsi  qu'à  tous  les  autres  locataires 
de  la  maison,  que  le  tribunal  populaire  de  l'hôtel  de 
La  Force,  la  section  de  l'Arsenal  et  celle  de  1792, 
m'avaient  proclamé  innocent  ;  ils  dirent  en  particu- 
lier à   mon   propriétaire    que   s'il  s'avisait  de    me 

♦  Goffiné. 


LA    FORCE  49 

dénoncer  une  seconde  fois,  il  aurait  affaire  à  toute  la 
section. 

Après  avoir  rempli  les  devoirs  qu'exigeaient  de 
moi  les  circonstances  où  je  me  trouvais,  et  les  vœux 
de  toutes  les  personnes  qui  s'étaient  intéressées  à 
mon  sort,  je  partis  à  onze  heures  du  soir  pour  aller 
demander  un  lit  à  M.  Autran,  agent  de  change.  Celui- 
ci,  après  m'avoir  comblé  d'amitiés,  m'accorda  la  plus 
généreuse  hospitalité,  et  m'offrit  ensuite,  ainsi  que 
toute  sa  famille,  tous  les  services  dont  je  pouvais 
avoir  besoin.  Un  de  ses  neveux,  M.  Perrier,  qui 
connaissait  le  danger  attaché  à  ma  qualité  d'étranger 
et  surtout  à  celle  de  frère  de  lait  de  la  reine,  me 
pressa  de  quitter  Paris  le  plus  promptement  possible; 
M.  Perrier  avait  à  cette  époque  quelques  liaisons  avec 
plusieurs  membres  de  l'Hôtel  de  Ville;  je  le  priai 
d'en  profiter  en  ma  faveur,  l'assurant  que  je  me 
mettrais  en  route  pour  l'Angleterre  aussitôt  qu'il  me 
serait  possible  d'entreprendre  ce  voyage  sans  m'ex- 
poser  de  nouveau. 

J'employai  sur-le-champ  tous  mes  soins  à  faire 
lever  les  scellés  qui  avaient  été  apposés  chez  moi, 
et  à  me  procurer  ensuite  une  quittance  de  capitation 
pour  me  faciliter  le  moyen  d'obtenir  de  l'Hôtel  de 
^  lie  un  passeport  sans  lequel  je  ne  pouvais  sortir 
de  Paris. 

La  plupart  des  royalistes  qui  se  trouvaient  au  châ- 
teau le  10  août  n'existaient  plus  ;  quantité  d'autres 
avaient  été  massacrés  dans  les  prisons  les  2  et  3  sep- 
tembre, en  conséquence  les  Jacobins,  satisfaits  de 
leur  triomphe,  et  ne  croyant  plus  nécessaire  d'attiser 

4 


50  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

la  fureur  populaire,  sous  leur  éternel  prétexte  d'une 
contre-révolution,  firent  décréter  par  TAssemblée 
nationale,  «  l'ouverture  des  barrières,  et  aussi,  pour 
ne  pas  entraver  le  commerce,  la  liberté  de  voyager 
sans  passeport  dans  toute  Tétendue  de  la  France,  à 
condition,  toutefois,  de  ne  pas  approcher  de  dix  lieues 
des  frontières  et  de  Tarmée  ». 

Le  11  de  ce  mois,  les  Marseillais,  informés  que  le 
frère  de  lait  de  la  reine  avait  été  non  seulement 
épargné  à  l'hôtel  da  La  Force,  mais  encore  que  sa 
section  l'avait  protégé,  et  avait  même  employé  la  vio- 
lence pour  l'arracher  des  mains  du  président  (Ghé- 
nier)  et  le  remettre  en  liberté,  s'occupèrent  sur-le- 
champ  de  la  recherche  des  personnes  qui  avaient 
parlé  en  faveur  de  cet  aristocrate  ;  ils  en  découvri- 
rent quelques-uns,  les  maltraitèrent,  et  jurèrent 
publiquement  au  café  du  sieur  Martin  (place  du  Théâ- 
tre-Italien) «  qu'ils  feraient  l'impossible  pour  ren- 
contrer cet  Autrichien,  et  qu'ils  lui  flanqueraient 
l'âme  à  l'envers  »  (expression  de  ces  galériens  pour 
dire  massacrer).  C'était  l'expression  favorite  de  ces 
forcenés  dont  le  plus  grand  nombre  avait  été  aux 
galères.  Les  ternies  ordinaires  de  tuer,  assassiner, 
massacrer,  ne  remplissaient  pas  assez  leur  bouche  ;  ils 
ne  frappaient  plus  assez  fortement  leur  oreille  pour 
en  faire  usage.  Ah  !  il  n'est  que  trop  vrai,  et  ils  l'ont 
senti  les  premiers,  que  toutes  les  langues  sont  en 
défaut,  lorsqu'on  veut  peindre  la  méchanceté  et  la 
noirceur  de  caractère  de  ces  hommes  de  sang  lors- 
qu'on est  forcé  de  rappeler  ces  féroces  exploits  qui 
ont  porté  l'épouvante  sur  toute  la  terre. 


LA    FORGE  51 

Ce  fut  dans  la  matinée  du  11  septembre  que  la 
section  me  fit  remettre  mes  quarante  doubles  louis, 
et  que  je  parvins  aussi,  à  force  d'amis,  d'argent  et  de 
démarches,  à  faire  lever  les  scellés  mis  chez  moi  par 
l'huissier  du  quartier.  J'eus  à  peine  mainlevée  de 
mes  effets,  que  je  me  hâtai  de  prendre  quelques 
bijoux,  un  peu  de  linge  et  les  papiers  qui  m'in- 
téressaient le  plus  ;  il  y  avait  parmi  ces  papiers  deux 
ettres  que  j'avais  traduites  de  l'allemand  en  français 
par  ordre  de  la  reine;  elles  étaient  à  la  vérité  très 
insignifiantes  ;  elles  pouvaient  néanmoins  me  com- 
promettre dans  ce  moment  de  crise  ;  mais  je  réfléchis 
peu  au  danger  auquel  elles  m'exposaient. 

Muni  de  ce  peu  d'effets,  j'allai  rejoindre  M.  Per- 
rier  qui,  après  m'avoir  fait  sentir  la  nécessité  de 
quitter  Paris,  me  fit  partir  sur-le-champ,  avec  deux 
de  ses  enfants,  pour  sa  terre  de  Saint-Lubin,  à  vingt 
lieues  de  Paris,  sur  la  route  du  Havre. 

Les  angoisses  de  Weber  n'étaient  pas  à  leur  terme. 
Quelques  Marseillais,  réunis  au  café  .Martin,  place  du 
Théâtre  Italien  où  se  tenait  une  sorte  de  club,  jurèrent, 
comme  on  l'a  vu,  «  qu'ils  feraient  l'impossible  pour  ren- 
contrer cet  Autrichien  et  qu'ils  lui  flanqueraient  Vâme  à 
l'envers  ».  Pourtant,  le  frère  de  lait  de  la  reine  parvint  à 
sortir  de  Paris  et  se  mit  en  route  pour  Ronfleur  où  il  comp- 
tait s'embarquer.  Arrêté  à  Damville  et  conduit  à  la  mairie, 
il  fut  traduit  devant  un  tribunal  de  paysans  qui  «  batail- 
lèrent entre  eux  pour  savoir  s'il  serait  reconduit  à  Paris 
comme  aristocrate,  ou  égorgé  sur-le-champ  ».  Après  vingt- 
quatre  heures  de  pourparlers,  il  fut  enfin  mis  en  liberté 
avec  des  excuses,  arriva,  non  sans  d'autres  malencontres. 


52  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

à  Honfleur,  parvint  à  passer  au  Havre  où  il  s'embarqua  pour 
Portsmouth.  Le  20  septembre,  il  touchait  la  terre  anglaise. 

C'est  en  émigration  qu'il  écrivit  ses  Mémoires  dont  la 
première  édition  parut  à  Londres  en  1806. 

Nous  ne  quitterons  pas  Weber  sans  rapporter  ici 
quelques  notes  qu'il  annexa,  sous  forme  d'appendice,  à 
son  récit  :  ces  notes  ajou  tent  de  précieux  détails  à  son  heu- 
reuse sortie  de  La  Force  et  nous  renseignent  sur  la  mort 
de  M™^  de  Lamballe  et  les  indignes  traitements  que  les 
massacreurs  firent  subir  au  corps  de  l'amie  de  la  reine. 

Le  massacre  des  prisonniers,  qui  commença  le 
2  septembre,  avait  attiré  autour  des  maisons  de  force 
mille  et  mille  spectateurs  de  tout  sexe  et  de  tout  âge; 
ils  applaudissaient  tantôt  aux  assassins  qui  portaient 
le  dernier  coup  aux  victimes  condamnées  par  le  tri- 
bunal populaire,  tantôt  au  petit  nombre  des  personnes 
qu'il  avait  épargnées. 

J'étais  du  nombre  de  ces  dernières;  dès  que  les 
gardes  eurent  fait  tourner  leurs  chapeaux  sur  la  pointe 
de  leurs  sabres,  en  criant  :  Vive  la  Nation  !  nous 
fûmes  applaudis  à  outrance;  des  femmes,  me  voyant 
en  bas  de  soie  blancs,  arrêtèrent  avec  violence  les 
deux  gardes  qui  me  donnaient  le  bras  pour  leur  dire  : 
«  Prenez  donc  garde,  vous  faites  marcher  Monsieur 
dans  le  ruisseau.  »  Elles  avaient  raison,  car  il  était 
rempli  de  sang.  L'attention  de  ces  mégères  m'étonna 
d'autant  plus  qu'elles  avaient  battu  des  mains  avec 
fureur  lorsqu'on  avait  égorgé  ceux  qui  me  précé- 
daient. 

Le  sieur  Grétu,  pensionnaire  du  roi  et  grenadier  des 
Filles-Saint-Thomas,  se  glissa  derrière  la  garde  pour 


LA    FORCE  53 

m'offrir  ses  services,  au  moment  où  j'étais  enfermé 
dans  la  chapelle  *  en  face  de  la  table  du  président,  qui 
m'avait  fait  subir  mon  premier  interrogatoire. 

Le  même  camarade  m'ayant  rencontré,  après  ma 
délivrance  de  l'hôtel  de  La  Force,  s'employa  encore 
pour  me  faire  avoir  un  passeport,  ainsi  que  pour  me 
faire  restituer  les  quarante  doubles  louis  en  dépôt  chez 
GoUot  d'Herbois,  et  me  proposa,  à  cet  effet,  de  me 
mener  chez  lui. 

Il  nous  reçut  poliment,  parce  que  le  sieur  Crétu 
avait  été  régisseur,  pour  le  compte  de  la  Montansier, 
dans  une  troupe  de  comédiens  de  province  dont  le 
susdit  président  était  un  acteur  très  médiocre. 

Il  nous  dit  que  l'argent  réclamé  était  entre  les  mains 
du  commissaire  du  quartier,  à  qui  on  avait  fait  par- 
venir, en  même  temps,  l'ordre  de  lever  le  scellé.  Après 
mille  jactances  sur  le  rôle  important  qu'il  jouait  et 
sur  les  grands  talents  qu'il  comptait  déployer  à 
l'avenir,  il  ajouta  que  tout  ce  qui  c'était  passé  depuis 
le  10  août  n'était  rien  en  comparaison  de  ce  qu'on 
devait  faire;  il  se  plaignit  amèrement  de  n'avoir  pas 
été  consulté  sur  la  manière  d'apprendre  à  la  reine  la 
mort  de  la  princesse  de  Lamballe. 

Ce  monstre,  soit  pour  me  déchirer  le  cœur,  soil 
qu'entraîné  pas  sa  fureur  jacobine,  il  ne  fît  pas  atten- 
tion à  moi,  raconta,  avec  la  joie  et  le  sang-froid  d'un 
scélérat  consommé,  que  cette  infortunée  princesse 
avait  été  assassinée  en  sortant  du  guichet  de  l'hôtel  de 
La  Force  ;  que  son  corps  avait  été  livré  aux  poissardes  ; 

*  Au  couvent  des  Filles-Saint  Thomas.  (G.  L.) 


54  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

que  ces  infâmes  créatures  s'étaient  amusées  à  lui  faire 
des  ceintures  de  ses  entrailles  ;  qu'elles  avaient  traîné 
le  cadavre  nu  dans  tous  les  principaux  endroits  de  la 
ville,  et  qu'elles  avaient  fini  par  guetter  le  moment 
cil  la  reine  s'approcherait  de  la  fenêtre  pour  hausser 
la  pique  et  lui  montrer  la  tête  de  son  amie.  Il  ajouta, 
en  soupirant  de  regret,  que,  s'il  avait  été  consulté, 
il  aurait  fait  servir,  dans  un  plat  couvert,  la  tête  de 
M"^  de  Lamballe  pour  le  souper  de  la  reine. 

J'étais  sans  armes  ;  mes  genoux  fléchirent;  je  frémis 
d'indignation  et  d'horreur,  et  Grétu,  qui  s'aperçut  de 
mon  état  et  du  nouveau  péril  que  je  courais,  méprit 
sous  le  bras  et  m'aida  à  sortir  de  cette  maison  infernale. 

Je  ne  puis  me  refuser  au  pénible  devoir  de  rapporter 
ici  plusieurs  circonstances  peu  connues  qui  accom- 
pagnèrent et  qui  suivirent  la  fin  lamentable  de  la  plus 
digne  et  de  la  plus  chère  amie  de  la  reine. 

Trois  lettres  qui  avaient  été  trouvées  dans  le  bonnet 
de  M""^  de  Lamballe  au  moment  de  son  premier 
interrogatoire  ^,  rendaient  sa  perte  presque  certaine. 
Une  de  ces  lettres  était  de  la  reine. 

Ce  fait,  dont  il  n'est  question  dans  aucun  des 
mémoires  du  temps,  a  été  certifié  par  un  des  officiers 
de  M^''  le  duc  de  Penthièvre,  qui  avait,  par  Tordre 
de  ce  prince,  suivi  la  princesse  à  l'Hôtel  de  Ville.  Il 
entendit  distinctement  un  des  commissaires  dénoncer 
ces  malheureuses  lettres  qui,  en  edet,  furent  décou- 
vertes. Cet  infâme  dénonciateur  avait  été  attaché 
huit  ans  à  la  princesse,  et  comblé  de  ses  bienfaits. 

'  A  rHôtel  de  Ville,  le  19  août.  (G.  L.) 


LA    FORCE  5S 

A  cette  nouvelle,  S.  A.  M^'  le  duc  do  Penthièvre 
écrivit  le  billet  suivant  à  l'un  des  administrateurs  de 
"es  domaines  : 

«  Je  vous  prie,  mon  cher  de  ...  s'il  arrive  malheur 
à  ma  belle-fille,  de  faire  suivre  son  corps  partout  où 
il  sera  porté,  et  de  la  faire  enterrer  au  plus  prochain 
cimetière,  jusqu  à  ce  que  l'on  puisse  le  transporter 
à  Dreux.  » 

Cet  administrateur  fit  venir  un  officier  du  prince, 
lui  donna  communication  du  billet  de  Son  Altesse,  et 
ajouta  :  «  Je  vous  charge.  Monsieur,  de  faire  remplir 
les  intentions  du  prince.  » 

C'était  le  1"  septembre,  et  il  y  avait  une  extrême 
fermentation.  M.  de  ...  fit  venir  trois  hommes,  dont 
deux  étaient  attachés  au  prince,  et  le  troisième  à  sa 
belle-fille,  et  leur  faisant  prendre  un  costume  qui  les 
rendît  méconnaissables  aux  brigands  qui  se  portaient 
déjà  aux  prisons,  il  leur  donna  une  assez  forte  somme 
en  petits  assignats,  et  leur  recommanda  de  ne  rien 
épargner  pour  remplir  les  intentions  de  leur  auguste 
maître,  si  le  malheur  voulait  que  l'on  ne  pût  sauver 
la  princesse. 

Cependant  elle  avait  échappé  à  la  journée  du  2,  et 
l'on  commençait  à  espérer,  quand  le  3,  on  fut  informé 
que  les  massacres  continuaient;  enfin,  on  vint  dire  à 
M.  de  ...  que  les  scélérats  avaient  terminé  les  jours 
de  l'amie  de  la  reine,  et  qu'ils  paraissaient  décidés  à 
assouvir  sur  ses  restes  palpitants  leur  infernale  rage. 
Ce  fut  alors  que  ces  trois  fidèles  serviteurs,  surmon- 
tant l'horreur  que  ces  cannibales  leur  inspiraient,  se 
mêlèrent  à  eux,  pour  tâcher  de  leur  enlever  le  corps  de 


56  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

cette  infortunée.  Les  cannibales  voulurent  le  porter 
d'abord  à  l'hôtel  de  Toulouse  ^  On  en  vint  prévenir  les 
officiers  du  prince,  qui  frémirent  à  cette  seule  idée; 
cependant  on  ne  voulut  pas  y  opposer  de  résistance, 
on  ouvrit  les  galeries,  et  on  attendit  en  tremblant 
l'affreux  cortège.  Déjà  ils  étaient  dans  la  rue  de  Cléry, 
lorsqu'un  homme,  frappé  de  la  douleur  que  les  offi- 
ciers du  prince  allaient  éprouver,  si  leurs  yeux  étaient 
forcés  de  contempler  cethorrible  spectacle,  s'approcha 
de  Charlat  qui  portait  sa  tête,  et  lui  demanda  oii  il 
allait?  «  Faire  baiser  à  cette  ...  ses  beaux  meubles. 
— Vous  vous  trompez,  ce  n'est  pas  ici  chez  elle,  elle 
n'y  demeure  plus,  c'est  à  l'hôtel  Louvois  ou  aux  Tui- 
leries. »  En  effet,  la  princesse  avait  ses  écuries  rue  do 
Richelieu  et  un  appartement  au  château,  ce  qui  n'em- 
pêchait pas  que  sa  véritable  habitation  ne  fût  à  l'hôtel 
Toulouse;  mais,  heureusement,  les  brigands  crurent 
cet  homme  sensible,  qui  épargna  ainsi  cette  profonde 
douleur  aux  fidèles  serviteurs  du  prince.  Cette  horde 
de  barbares  ne  s'arrêta  donc  pas  à  l'hôtel,  et  alla  aux 
Tuileries;  mais  on  ne  les  y  laissa  pas  entrer;  alors  ils 
revinrent  au  coin  de  la  rue  des  Ballets,  faubourg 
Saint-Antoine,  en  face  du  notaire,  entrèrent  dans  un 
cabaret  où  on  espérait  leur  arracher  ce  cadavre 
meurtri;  mais  ils  le  reprirent  et  jetèrent  le  corps  sur 
un  monceau  de  cadavres  près  le  Châtelet.  Les  émis- 
saires de  M^""  le  duc  de  Penthièvre  se  flattaient  de  l'y 
retrouver  facilement  et  ne  s'occupèrent  plus  que 
d'avoir  la  tête. 

*  Qu'habitait  le  duc  de  Penthièvre.  C'est  actuellement  la  Banque 
de  France.  (G.  L.) 


LA   FORCE  57 

Sa  belle  chevelure  l'ornait  encore,  lorsque  les 
monstres  prirent  une  nouvelle  résolution,  celle  de 
faire  revoir  à  cette  infortunée  les  lieux  où  elle  avait 
cessé  d'être;  car  dans  leur  horrible  délire,  ils  croyaient 
que  les  restes  insensibles  de  leur  victime  pouvaient 
encore  sentir  leurs  outrages.  Au  moment  où  la  tête 
passait  sous  la  porte  de  La  Force,  un  perruquier 
s'élança  et  avec  une  dextérité  inimaginable,  il  coupa 
les  tresses  de  cheveux. 

Les  émissaires  de  M^""  le  duc  de  Penthièvre  en 
furent  vivement  affligés,  car  ils  savaient  que  le  prince 
aurait  tenu  infiniment  à  conserver  les  cheveux  de  la 
princesse;  mais  ils  n'en  devinrent  que  plus  empressés 
à  se  saisir  de  ce  qui  restait,  et  après  avoir  troublé 
entièrement  la  raison  de  Charlat  ils  le  déterminèrent 
à  laisser  la  pique  à  la  porte  d'un  cabaret  où  deux 
entrèrent  avec  lui.  On  dit  que  le  nommé  P...  saisit 
cet  instant  pour  arracher  le  fer  qui  transperçait  cette 
tête,  et  la  mettant  dans  une  serviette,  dont  il  s'était 
pourvu  à  dessein,  il  avertit  ses  camarades,  et  se  rendit 
avec  eux  à  la  section  de  Popincourt,  où  il  déclara 
qu'il  avait  dans  ce  linge,  une  tête  qu'il  demandait  à 
déposer  dans  le  cimetière  des  Quinze- Vingts,  et  que 
le  lendemain,  il  viendrait  avec  deux  autres  de  ses 
camarades  pour  la  reprendre,  et  donnerait  cent  écus 
en  argent  aux  pauvres  de  la  section. 

Ils  rendirent  compte  à  M.  de...  de  ce  qu'ils  avaient 
fait;  celui-ci  leur  recommanda  d'aller  de  grand  matin 
le  lendemain  à  la  section,  et  d'un  autre  côté,  il  fit 
des  dispositions  pour  retrouver  le  corps.  Une  maison 
à  moitié  démolie  avait  servi  à  recevoir  les  restes  de 


58  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

ces  tristes  viclimes.  M.  de...  n'épargna  ni  soins  ni 
argent  pour  y  trouver  ceux  de  M"""  de  Lam balle, 
sans  y  pouvoir  réussir  ;  il  fit  fouiller  dans  les 
décombres,  mais  sans  aucun  succès.  Cependant 
M.  de. . .  ne  voyant  pas  revenir  ceux  qu'il  avait  envoyés, 
commençait  à  suspecter  leur  fidélité,  car  il  leur  avait 
compté  tout  l'argent  qu'ils  avaient  demandé,  quand 
on  vint  lui  dire  que  ces  trois  hommes  étaient  arrêtés, 
comme  ayant  assassiné  M™®  de  Lamballe. 

M.  de...,  sans  perdre  de  temps,  courut  àla section, 
et  rendit  hommage  à  la  vérité  d'une  manière  si  per- 
suasive, que  les  commissaires  de  la  section,  non  seule- 
ment accordèrent  la  liberté  aux  serviteurs  du  prince, 
mais  l'autorisèrent  à  enlever  la  tête  de  M™^  de 
Lamballe.  M.  de...  se  rendit  au  cimetière  des  Quinze- 
Vingts,  avec  un  plombier,  fit  mettre  dans  une  boîte 
de  plomb  tout  ce  qu'on  avait  pu  conserver  de  ces  restes 
précieux,  et  les  fit  partir  pour  Dreux,  oii  ils  furent 
placés  dans  le  même  caveau  qui  attendait  M.  de 
Penthièvre. 


REGIT  DE  PAULINE  DE  TOURZEL 

ET   DE   LA   MARQUISE    DE    TOURZEL,    SA    MÈRE 

Louise -Elisabeth  -  Félicité-  Françoise  -  Ârmande  -  Anne - 
Marie-Jeanne-Joséphine  de  Croy-Havré,  née  à  Paris  le 
11  juin  1749^  épousa  à  quinze  ans  Louis-François  du 
Bouchet  de  Sourches,  marquis  de  Tourzel,  grand  prévôt 
de  France.  De  cette  union  naquirent  un  fils  et  quatre 
filles  dont  la  plus  jeune,  Pauline,  avait  à  peine  dix  ans 
quand  le  marquis  de  Tourzel  mourut  en  novembre  1786, 
des  suites  d'un  accident  de  chasse,  à  Fontainebleau  ;  sa 
veuve  rentra  dans  la  retraite  et  y  vécut  jusqu'en  1789. 

A  cette  époque,  la  reine  lui  confia  la  charge  de  gou- 
vernante des  Enfants  de  France,  devenue  vacante  par 
suite  de  l'émigration  de  M"-®  de  Polignac.  «  Madame, 
dit  Marie-Antoinette  à  la  marquise  de  Tourzel  en  lui 
remettant  son  fils  et  sa  fille,  j'avais  confié  mes  enfants  à 
l'amitié,  je  les  confie  maintenant  à  la  vertu...  » 

De  fait  M"^  de  Tourzel,  dans  les  circonstances  grosses 
de  menaçants  dangers  oii  elle  assuma  cette  tâche  dif- 
ficile, fit  preuve  d'un  courage  et  d'un  dévouement 
héroïques.  Depuis  le  commencement  d'août  1789  jusqu'au 
19  août  1792,  elle  ne  quitta  pas  un  seul  jour,  pas  une 
seule  nuit,  le  prince  et  la  princesse  qui  lui  étaient  confiés  : 
elle  les  suivit  de  Versailles  aux  Tuileries  ;  elle  fut  du 
voyage  de  Varennes,  elle  fut  du  10  août,  elle  s'emprisonna 
avec  eux  au  Temple...  Pauline  ne  l'avait  pas  quittée,  sauf 
à  l'époque  de  la  fuite  de  la  Famille  royale  ;  obligée  de  choi- 


60  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

sir  entre  le  jeune  prince  dont  elle  avait  la  garde  et  sa  fîlle, 
la  marquise  de  Tourzel,  n'avait  pas  hésité  et  elle  s'était 
séparée  de  son  propre  enfant.  Pauline,  au  mois  de 
juin  1791,  voyageait  dans  les  Pays-Bas  avec  sa  sœur, 
iM"'^  de  Gharost  ;  c'est  à  Tournai  qu'elles  apprirent  la  fuite 
et  l'arrestation  du  roi.  Pauline  ne  rentra  à  Paris  qu'au 
mois  de  septembre  et  reprit  aux  Tuileries  sa  place  auprès 
du  Dauphin  et  de  Madame,  dont  l'âge  se  rapprochait  du 
sien.  C'est  d'une  robe  de  toile  à  fleurs,  commandée  pour 
Pauline  de  Tourzel  et  essayée  sur  elle,  qu'était  vêtue  la 
nile  de  Louis  XVI  pendant  le  voyage  de  Varennes. 

Quand  la  Famille  royale  quitta  le  château  des  Tuileries, 
dans  la  matinée  du  10  août  1792,  M""^  de  Tourzel  l'accom- 
pagna jusqu'à  l'Assemblée,  abandonnant  sa  fîUe  dans  le 
palais  envahi.  Pauline  parvint  à  s'échapper,  avec  M""^  la 
princesse  de  Tarente,  à  travers  la  fusillade  ;  toutes  deux 
gagnèrent  les  berges  de  la  Seine  ;  reconnues,  suivies 
d'une  foule  très  animée,  elles  furent  poussées  jusqu'à  la 
rue  des  Capucines  ou  siégeait  le  district  :  elles  trouvèrent 
là  protection,  et  purent  se  réfugier  à  l'hôtel  de  la  duchesse 
de  La  Vallière,  grand'mère  de  M^^  de  Tarente,  oii  elles 
passèrent  la  nuit.  Le  lendemain,  11  août,  sous  la  garde 
de  son  frère,  M"^  de  Tourzel  rejoignit  aux  Feuillants  sa 
mère  malade  d'inquiétudes,  et  la  Famille  royale  prison- 
nière. C'est  de  là  que,  le  surlendemain,  elle  les  accompa- 
gna au  Temple. 

La  suite  du  roi  et  de  la  reine  se  composait,  le  jour  de  l'en- 
trée dans  la  fatale  tour,  de  M°^^^  Navarre  et  Bazire,  femmes 
de  chambre  de  Madame  Royale,  de  M""^  Thibault,  pre- 
mière femme  de  chambre  de  la  reine  ;  de  M"*  Saint-Brice, 
femme  de  chambre  du  prince  royal,  de  M""^  de  Tourzel  et 
de  sa  tille,  de  la  princesse  de  Lamballe,  et  de  M.  Lorimier 
de  Chamilly,  premier  valet  de  chambre  du  roi  et  du  prince 
royal.  Tous  se  logèrent,  entassés,  dans  les  appartements 


LA    FORCE  61 

exigus  de  la  petite  Tour,  appartements  qu'avait  occupés 
jusqu'à  ce  jour  M.  Berthelemy,  archiviste  de  l'Ordre  de 
Malte.  Pauline  coucha  sur  un  lit  de  sangle,  voisin  de 
celui  qu'on  avait  dressé  pour  Madame  Elisabeth,  dans  la 
cuisine. 

Cette  installation  ne  devait  pas  être  de  longue  durée. 

Dès  le  jour  où  elle  se  faisait,  le  13  août,  le  conseil  géné- 
ral de  la  Commune,  sous  l'autorité  duquel  l'Assemblée 
avait  placé  la  prison  du  Temple,  arrête  «  que  toutes  les 
personnes  qui  étaient  ci-devant  au  service  du  roi  et  de  sa 
famille  seront  renvoyées^  ».  Cet  arrêté,  cependant,  resta 
sans  effet  ;  le  18,  nouvelle  résolution.  —  «  Le  conseil 
autorise  ses  commissaires  à  faire  exécuter  son  arrêté  du 
13,  que  M°>°  Lamballe,  sa  fille  (sic),  M'"'^  de  Tourzel  et 
toutes  les  femmes  de  chambre  seraient  mises  en  état  d'ar- 
restation au  haut  du  donjon  de  la  Tour,  et  que  les  deux 
valets  de  chambre  seront  également  mis  en  état  d'arresta- 
tion dans  le  haut  du  donjon 2.  » 

Cet  ordre,  pas  plus  que  le  précédent,  n'est  notifié  aux 
prisonniers  ;  mais  le  19  août,  le  conseil  décide  que 
^mes  ç[e  Navarre,  Bazire...  (suivent  les  noms  cités  plus 
haut)  seront  mis  en  état  d'arrestation  et  renfermés  sépa- 
rément à  l'hôtel  de  La  Force*. 

Ici  il  convient  de  passer  la  plume  à  Pauline  de  Tourzel. 
Son  récit  fut  publié  pour  la  première  fois  en  1861  dans  un 
volume  édité  chez  Lecofifre,  sous  le  titre  Souvenirs  de 
Quarante  ans.  Récils  d'une  dame  de  Madame  la  Dauphine. 
M.  le  prince  de  Béarn  et  de  Ghalais  a  bien  voulu  nous 

*  Captivité  et  derniers  moments  de  Louis  XVI,  récits  originaux  et 
documents  officiels  recueillis  et  publiés  pour  la  Société  d'Histoire 
contemporaine  par  le  marquis  de  Beaucourt,  t.  II.  Docwaieuts  offi- 
ciels, p.  30. 

*  Idem,  p.  34. 

*  Idem,  p.  35. 


62  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

autoriser  à  reproduire  ces  pages  émouvantes.  Nous  lui  en 
adressons  ici  nos  respectueux  remerciements. 


La  nuit  du  19  au  20  août,  il  était  environ  minuit, 
lorsque  nous  entendîmes  frapper. 

A  travers  la  porte  de  notre  chambre,  on  nous 
signifia,  de  la  part  de  la  Commune  de  Paris,  Tordre 
qui  venait  d'être  donné  d'enlever  du  Temple  la  prin- 
cesse de  Lamballe,  ma  mère  et  moi. 

Madame  Elisabeth  se  leva  sur-le-champ;  elle-même 
m'aida  à  m'habiller,  m'embrassa  et  me  conduisit 
chez  la  reine.  Nous  trouvâmes  tout  le  monde  sur 
pied. 

Notre  séparation  d'avec  la  Famille  royale  fut  dé- 
chirante et,  quoique  l'on  nous  assurât  que  nous 
reviendrions  après  avoir  subi  un  interrogatoire,  un 
sentiment  secret  nous  disait  que  nous  la  quittions 
pour  longtemps. 

On  nous  fit  traverser  les  souterrains  aux  flam- 
beaux. A  la  porte  du  Temple,  nous  entrâmes  dans 
un  fiacre,  et  l'on  nous  conduisit  à  l'Hôtel  de  Ville  : 
un  offici-er  de  gendarmerie  était  avec  nous  dans  la 
voiture. 

Arrivées,  on  nous  fit  monter  dans  une  grande 
salle,  et  l'on  nous  fit  asseoir  sur  une  banquette  : 
pour  nous  empêcher  de  causer  ensemble,  on  nous 
avait  séparées  en  plaçant  entre  nous  des  officiers 
municipaux. 

Nous  restâmes  assises  sur  cette  banquette  plus  de 
deux  heures.  Enfin,  vers  les  trois  heures  du  matin, 
on  vint  appeler  la  princesse  de  Lamballe  pour  l'in- 


LA    FORCE  63 

terroger  :  ce  fut  l'aftUire  d'un  quart  d'heure,  après 
lequel  on  appela  ma  mère  ;  je  voulus  la  suivre,  on 
s'y  opposa  en  disant  que  j'aurais  mon  tour. 

Ma  mère,  en  arrivant  dans  la  salle  d'interroga- 
toire*, qui  était  publique,  demanda  que  je  fusse 
ramenée  auprès  d'elle;  mais  on  le  lui  refusa  très 
durement  en  lui  disant  que  je  ne  courais  aucun 
danger,  étant  sous  la  sauvegarde  du  peuple. 

On  vint  enfin  me  chercher  et  Ton  me  conduisit 
à  la  salle  d'interrogatoire;  là,  montée  sur  une  estrade, 


*  «  Séance  du  Conseil  général  de  la  Commune,  19  août  : 

—  Une  citoyenne  demande  à  parler  contre  les  femmes  de  chamlire 
de  la  reine. 

—  Le  conseil  arrête  que  l'on  commencera  par  interroger  les 
femmes  en  état  de  domesticité. 

—  M"»»  de  Navarre  est  interrogée  et  répond  sur  plusieurs  points. 

—  M"»»  Bazire  est  entendue. 

—  M"»»  Thibaut,  première  femme  de  chambre  de  la  reine,  est  inter- 
rogée sur  l'affaire  du  10  août  et  se  relire. 

—  M'»°  Saint-Brice,  femme  de  chambre  du  prince  royal  ;  elle  est 
entendue  et  s'est  retirée. 

—  M'^°  de  Tourzel,  gouvernante  des  Enfants  de  France,  après 
avoir  subi  son  interrogatoire,  elle  s'est  retirée. 

—  M.  de  Chamiily,  premier  valet  de  chambre  du  roi,  est  interrogé, 
après  quoi  il  s'est  retiré. 

—  M.  François  Hue,  second  valet  de  chambre  du  roi,  est  interrogé; 
après  son  interrogatoire,  il  est  renvoyé  de  la  salie.  Le  Conseil  arrête 
que  ce  valet  sera  renvoyé  à  son  poste. 

—  La  discussion  s'ouvre  sur  l'opinion  à  prononcer  sur  les  paroles 
entendues.  » 

Captivité  et  derniers  moments  de  Louis  XVI,  ouv.  cité,  t.  II.  Docu- 
ments officiels,  p.  36. 

Il  faut  remarquer  que  Pauline  de  Tourzel  écrit  :  la  nuit  du  19  au 
20  août,  environ  minuit,  ce  qui  est  exact.  Il  était  donc  au  moins 
trois  heures  du  matin  quand  prirent  fin  les  interrogatoires,  et  c'est 
en  effet  l'heure  indiquée  par  Pauline;  le  procès-verbal  est  néan- 
moins daté  séance  du  19  août,  quoiqu'on  fût  au  -0.  Remarquons 
aussi  que,  dans  ce  procès-verbal,  l'interrogatoire  subi  par  M"«  de 
Lamballe  n'est  pas  mentionné. 


64  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

on  était  en  présence  d'une  foule  immense  de  peuple 
qui  remplissait  la  salle  ;  il  y  avait  aussi  des  tribunes 
remplies  d'hommes  et  de  femmes. 

Billaud-Varenne  %  debout,  faisait  les  questions, 
et  un  secrétaire  écrivait  les  réponses  sur  un  grand 
registre. 

On  me  demanda  mon  nom,  mon  âge,  et  on  me 
questionna  beaucoup  sur  la  journée  du  10  août, 
m'engageant  à  déclarer  ce  que  j'avais  vu,  ce  que 
j'avais  entendu  dire  au  roi  et  à  la  Famille  royale. 

Ils  ne  surent  que  ce  que  je  voulais  bien  leur  dire, 
car  je  n'avais  nullement  peur  ;  je  me  trouvais  comme 
soutenu  par  une  main  invisible  qui  ne  m'a  jamais 
abandonnée  et  m'a  fait  toujours  conserver  ma  tôte  et 
beaucoup  de  sang-froid. 

Je  demandai  très  haut  d'être  réuni  à  ma  mère  et 
de  ne  la  plus  quitter  ;  plusieurs  voix  s'élevèrent 
pour  dire  :  «  Oui,  oui  »,  d'autres  murmurèrent. 

On  me  fit  descendre  les  marches  du  gradin  sur 
lequel  on  était  élevé,  et  après  avoir  traversé  plusieurs 
corridors,  je  me  vis  ramenée  à  ma  mère,  que  je  trouvai 
bien  inquiète  de  moi  ;  elle  était  avec  la  princesse  de 
Lamballe  ;  nous  fûmes  toutes  les  trois  réunies. 

Nous  étions  dans  le  cabinet  de  Tallien"  et  nous  y 
restâmes  jusqu'à  midi. 

On  vint  alors  nous  chercher  pour  nous  conduire  à 
la  prison  de  La  Force.  On  nous  fit  monter  dans  un 
fiacre,   il  était    entouré    de   gendarmes,   suivi   d'un 

*  Billaud-Varenne  était  substitut  de  Manuel,  porcureur  de  la  Com- 
mune. 

•  Le  secrétaire-général  de  la  Commune. 


LA   FORGE  65 

peuple  immense.  C'était  un  dimanche,  il  y  avait  un 
officier  de  gendarmerie  avec  nous  dans  la  voiture. 

Ce  fut  par  le  guichet  donnant  sur  la  rue  des  Balais, 
près  la  rue  Saint-Antoine,  que  nous  entrâmes  dans 
cette  triste  prison. 

On  nous  fit  d'abord  passer  dans  le  logement  du 
concierge  pour  inscrire  nos  noms  sur  le  registre. 

Je  n'oublierai  jamais  que  là  un  individu  fort  bien 
mis,  s'approchant  de  moi,  restée  seule  dans  la 
chambre,  me  dit  :  «  Mademoiselle,  votre  position 
m'intéresse,  je  vous  donne  le  conseil  de  quitter  les 
airs  de  cour  que  vous  avez,  d'être  plus  familière  et 
plus  affable.  » 

Indignée  de  l'impertmence  de  ce  monsieur,  je  le 
regardai  fixement  et  lui  répondis  que  telle  j'avais 
été,  telle  je  serais  toujours,  que  rien  ne  pourrait 
changer  mon  caractère,  et  que  l'impression  qu'il 
remarquait  sur  mon  visage  n'était  autre  chose  que 
l'image  de  ce  qui  se  passait  dans  mon  cœur  indigné 
des  horreurs  que  nous  voyions. 

Il  se  tut  et  se  retira,  l'air  fort  mécontent. 

Ma  mère,  qui,  pendant  ce  temps,  était  dans  une 
pièce  à  côté  pour  y  signer  le  registre  des  écrous, 
rentra  dans  la  chambre,  mais  hélas,  ce  ne  fut  pas 
pour  longtemps. 

M°*°  de  Lamballe,  ma  mère  et  moi,  nous  fûmes 
séparées  ;  on  nous  conduisit  dans  des  cachots  diffé- 
rents. 

Je  suppliai  qu'on  me  réunît  à  ma  mère,  mais  on 
fut  inexorable.  Ainsi  je  me  trouvai  seule  dans  cette 
infâme  demeure. 


66  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Peu  de  moments  après,  le  guichetier  entra  pour 
m'apporter  une  cruclie  d'eau...  Cet  homme  était  un 
très  bon  homme...  Voyant  mes  pleurs  et  mon  déses- 
poir d'être  séparée  de  ma  mère,  entendant  mes  sup- 
plications d'être  réunie  à  elle,  il  fut  réellement 
touché  et  dans  un  excellent  mouvement  dont  je 
garde  une  vraie  reconnaissance,  voulant  me  distraire 
de  ma  peine,  il  me  dit  :  «  Je  vais  vous  laisser  mon 
chien,  surtout  ne  me  trahissez  pas,  j'aurai  l'air  de 
l'avoir  oublié  par  mégarde.  » 

A  six  heures  du  soir,  il  revint  ;  il  m'apportait  à 
manger  ;  et  m'invitant  à  prendre  quelque  chose  : 
<c  Mangez,  mangez,  me  dit-il,  cela  vous  donnera  des 
forces.  »  Je  n'avais  aucune  disposition  à  manger... 
«  Écoutez,  me  dit-il  à  demi-voix,  je  vais  vous  confier 
un  secret  qui  vous  fera  plaisir.  Votre  mère  est  dans 
le  cabinet  au-dessus  du  vôtre  ;  ainsi  vous  n'êtes  pas 
bien  loin  d'elle.  D'ailleurs,  ajouta-t-il,  vous  allez 
avoir  dans  une  heure  la  visite  de  Manuel,  procureur 
de  la  Commune,  qui  viendra  pour  s'assurer  si  tout 
est  dans  l'ordre  :  n'ayez  pas  l'air,  je  vous  en  prie, 
de  savoir  ce  que  je  vous  dis.  » 

Effectivement,  quelque  temps  après,  j'entendis 
tirer  les  verrous  du  cachot  voisin,  puis  ceux  du 
mien  ;  je  vis  entrer  trois  hommes,  dont  un,  que  je 
reconnus  très  bien  être  Manuel,  le  même  qui  avait 
conduit  le  roi  au  Temple. 

Il  trouva  le  cachot  oii  j'étais  très  humide  et  parla 
de  m'en  faire  changer. 

Je  saisis  cette  occasion  de  lui  dire  que  tout  m'était 
égal,  que  la  seule  grâce  que  je  sollicitais  de  lui  par- 


LA   FORCE  67 

ticulièrement  était  d'être  réunie  à  ma  mère.  Je  le 
lui  demandai  avec  une  grande  vivacité,  et  je  vis  que 
ma  prière  le  touchait.  Il  réHéchit  un  moment,  et 
me  dit  :  «  Demain  je  dois  revenir  ici,  et  nous  ver- 
rons, je  ne  vous  oublierai  pas.  » 

Le  pauvre  guichetier,  en  fermant  ma  porte,  me 
dit  à  voix  basse  :  «  Il  est  touché,  je  lui  ai  vu  les 
larmes  dans  les  yeux  ;  ayez  courage,  à  demain.  » 

Ce  bon  François,  car  c'était  le  nom  de  ce  guiche- 
tier, me  donna  de  l'espoir  et  me  fit  un  bien  que  je 
ne  puis  exprimer. 

Je  me  mis  à  genoux  ;  je  fis  ma  prière  avec  un  calme 
et  une  tranquillité  parfaite,  je  me  jetai  toute  habillée 
sur  l'horrible  grabat  qui  servait  de  lit;  j'étais  abîmée 
de  douleur  et  de  fatigue  ;  je  dormis  jusqu'au  jour. 

Le  lendemain,  à  sept  heures  du  matin,  ma  porte 
s'ouvrit,  et  je  vis  entrer  Manuel,  qui  me  dit  :  a  J'ai 
obtenu  de  la  Commune  la  permission  de  vous  réunir 
à  votre  mère  ;  suivez-moi.  » 

Nous  montâmes  dans  la  chambre  de  ma  mère  ;  je 
me  jetai  dans  ses  bras,  croyant  tous  mes  malheurs 
finis,  puisque  je  me  trouvais  auprès  d'elle... 

Elle  remercia  beaucoup  Manuel  ;  elle  lui  demanda 
d'être  réunies  à  la  princesse  de  Lamballe,  puisque 
nous  avions  été  transférées  avec  elle...  Il  hésita  un 
instant,  puis  il  dit  :  «  Je  le  veux  bien;  je  prends  cela 
sur  moi.  »  Il  nous  conduisit  alors  dans  la  chambre 
de  M™*  de  Lamballe,  et  à  huit  heures  du  matin,  nous 
étions  toutes  le  trois  seules  ;  nous  éprouvâmes  un 
moment  de  bonheur  de  pouvoir  partager  ensemble 
nos  infortunes. 


68  LES   MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Le  lendemain  matin,  nous  reçûmes  un  paquet 
venant  du  Temple  :  c'étaient  nos  effets  que  nous 
envoyait  la  reine  ;  elle-même,  avec  cette  bonté  qui 
ne  se  démentit  jamais  avait  pris  soin  de  les  rassem- 
bler. Dans  le  paquet  se  trouvait  cette  robe  de  Madame 
Elisabeth  dont  je  vous  ai  parlé  plus  haut  ^  ;  elle 
devient  pour  moi  le  gage  d'un  éternel  souvenir,  d'un 
éternel  attachement,  et  je  la  conserverai  toute  ma  vie. 

L'incommodité  de  notre  logement,  l'horreur  de  la 
prison,  le  chagrin  d'être  séparées  du  roi  et  de  sa 
famille,  la  sévérité  avec  laquelle  cette  séparation 
semblait  nous  annoncer  que  nous  serions  traitées, 
tout  cela  m'attristait  fort,  je  l'avoue,  et  effrayait 
extrêmement  cette  malheureuse  princesse  de  Lam- 
balle. 

Quant  à  ma  mère,  elle  montrait  cet  admirable 
courage  que  vous  lui  avez  vu  dans  de  tristes  circons- 
tances de  sa  vie;  ce  courage  qui,  n'ôtant  rien  à  sa 
sensibilité,  laisse  cependant  à  son  âme  toute  la  tran- 
quillité nécessaire  pour  que  son  bon  esprit  puisse  lui 
être  d'usage.  Elle  travaillait,  elle  lisait,  elle  causait 
d'une  manière  aussi  calme  que  si  elle  n'eût  rien 
craint  ;  elle  paraissait  affligée,  mais  ne  semblait  pas 
même  inquiète. 


Nous  étions  depuis  près  de  quinze  jours  dans  ce 
triste   séjour,  lorsqu'une   nuit,  vers   une  heure   du 

*  C'était  une  robe  de  Madame  Elisabeth  que  celle-ci  s'occupait  de 
couper  à  la  taille  de  Pauline,  quand  on  sépara  la  Famille  royale  de 
ses  serviteurs  (G.  L.). 


LA    FORCE  69 

matin,  étant  toutes  trois  couchées  et  endormies, 
comme  on  dort  dans  une  telle  prison,  de  ce  sommeil 
qui  laisse  encore  place  à  l'inquiétude,  nous  enten- 
dîmes tirer  les  verrous  de  notre  porte  ;  elle  s'ouvrit, 
un  homme  parut  et  dit  : 

—  Mademoiselle  de  Tourzel,  levez-vous  prompte- 
ment  et  suivez-moi... 

Je  tremblais,  je  ne  répondais  ni  ne  remuais... 

—  Que  voulez-vous  faire  de  ma  fille?  dit  ma  mère 
à  cet  homme. 

—  Que  vous  importe,  répondit-il,  d'une  manière 
qui  me  parut  bien  dure  ;  il  faut  qu'elle  se  lève  et 
qu'elle  me  suive. 

—  Levez-vous,  Pauline,  me  dit  ma  mère,  et  suivez- 
le;  il  n'y  a  rien  à  faire  ici  que  d'obéir. 

Je  me  levai  lentement,  et  cet  homme  restait  tou- 
jours dans  la  chambre. 

—  Dépêchez-vous,  dit-il  deux  ou  trois  fois. 

—  Dépêchez-vous,  Pauline,  me  dit  aussi  ma  mère. 
J'étais    habillée,  mais  je   n'avais  pas   changé  de 

place;  j'allai  alors  à  son  lit.  Je  pris  sa  main  pour  la 
baiser  ;  mais  cet  homme  s'approcha,  me  prit  par  le 
bras  et  m'entraîna  malgré  moi. 

—  Adieu  Pauline,  Dieu  vous  bénisse  et  vous  pro- 
tège !  cria  ma  mère. 

Je  ne  pouvais  lui  répondre...  deux  grosses  portes 
étaient  déjà  entre  elle  et  moi,  et  cet  homme  m'en- 
traînait toujours. 

Gomme  nous  descendions  l'escalier,  il  entendit  du 
bruit.  D'un  air  fort  inquiet  il  me  fit  remonter  quel- 
ques marches  et  me  poussa  précipitamment  dans  un 


70  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

petit  cachot,  ferma  la  porte,  prit  la  clef  et  disparut. 

Dans  ce  cachot  brûlait  un  reste  de  chandelle.  En 
peu  d'instants  cette  chandelle  prit  fin.  Je  ne  peux 
vous  exprimer  ce  que  je  ressentais,  ni  les  réflexions 
sinistres  que  m'inspirait  cette  lueur  tantôt  forte, 
tantôt  mourante.  Elle  me  représentait  une  ag-onie  et 
et  me  disposait  à  faire  le  sacrifice  de  ma  vie,  mieux 
que  n'auraient  pu  le  faire  les  discours  les  plus  tou- 
chants. Elle  s'éteignit  entièrement.  Je  restai  alors 
dans  une  profonde  obscurité. 

Enfin,  j'entendis  ouvrir  doucement  la  porte,  on 
m'appela  à  voix  basse,  et,  à  la  lueur  d'une  petite 
lanterne  qu'il  portait,  je  reconnus  l'homme  qui 
m'avait  enfermée  pour  être  celui  qui,  dans  la  chambre 
du  concierge,  lors  de  mon  entrée  à  La  Force,  avait 
voulu  me  donner  des  conseils. 

Il  me  fit  descendre  à  petit  bruit  ;  au  bas  de  l'esca- 
lier il  me  fit  entrer  dans  une  chambre,  et,  me  mon- 
trant un  paquet,  il  me  dit  de  m'habiller  avec  ce  que 
je  trouverais  dedans.  Il  sortit,  ferma  la  porte,  et  je 
restai  immobile,  sans  agir,  presque  sans  penser. 

Je  ne  sais  combien  de  temps  je  restai  dans  cet  état. 
J'en  fus  tirée  par  le  bruit  de  la  porte  qui  se  rouvrit, 
et  le  môme  homme  parut. 

—  Quoi  !  vous  n'êtes  point  encore  habillée  !  me  dit- 
il  d'un  air  inquiet.  Il  y  va  de  votre  vie  si  vous  ne 
sortez  promptement  d'ici. 

J'ouvris  alors  le  paquet  ;  il  contenait  des  habits  de 
paysanne  ;  ils  me  parurent  assez  larges  pour  aller  sur 
les  miens,  je  les  eus  passés  en  un  instant. 

Cet  homme  me  prit  par  le  bras,  me  fit  sortir  de  la 


LA   FORCE  71 

chambre;  je  me  laissais  entraîner  sans  faire  aucune 
question,  presque  même  sans  réflexion  ;  je  voyais  à 
peine  ce  qui  se  passait  autour  de  moi. 

Lorsque  nous  fûmes  sortis  de  la  prison  par  la 
porte  donnant  sur  la  rue  du  Roi-de-Sicile,  j'aperçus 
à  la  clarté  du  plus  beau  clair  de  lune  une  prodigieuse 
multitude  de  peuple,  et  j'en  fus  entourée  dans  le 
moment. 

Tous  ces  hommes  avaient  l'air  féroce;  ils  avaient 
le  sabre  nu  à  la  main,  ils  semblaient  attendre  quelque 
victime  pour  la  sacrifier.  «  Voici  un  prisonnier  que 
Ton  sauve  !  «  crièrent-ils  tous  à  la  fois,  en  me  mena- 
çant de  leurs  sabres. 

L'homme  qui  me  conduisait  faisait  l'impossible 
pour  les  écarter  de  moi  et  pour  se  faire  entendre. 

Je  vis  alors  qu'il  portait  la  marque  qui  distinguait 
les  membres  de  la  Commune  de  Paris;  cette  marque 
lui  donnait  le  droit  de  se  faire  écouter  :  on  le  laissa 
parler. 

Il  dit  que  je  n'étais  pas  prisonnière,  qu'une  cir- 
constance particulière  m'avait  amenée  à  La  Force, 
qu'il  venait  m'en  tirer  par  ordre  supérieur,  les  inno- 
cents ne  devant  pas  périr  avec  les  coupables.  Cette 
phrase  me  fit  frémir.  Ma  mère  était  restée  enfermée. 
Abîmée  dans  cette  affreuse  pensée,  je  n'entendis  plus 
rien.  Cependant  ces  paroles  firent  effet  sur  la  multi- 
tude, et  l'on  allait  enfin  me  laisser  passer,  lorsqu'un 
soldat  en  uniforme  de  la  garde  nationale  cria  au 
peuple  qu'on  le  trompait,  que  j'étais  M"*  Pauline  de 
Tourzel.  qu'il  me  connaissait  fort  bien  pour  m'a  voir 
vue  aux  Tuileries,  chez  M.  le  Dauphin  lorsqu'il  y 


72  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

était  de  garde,  et  que  mon  sort  ne  devait  pas  être 
différent  de  celui  des  autres  prisonniers. 

La  fureur  redoubla  alors  tellement  contre  moi  et 
contre  mon  protecteur,  que  je  crus  bien  certaine- 
ment que  le  seul  service  qu'il  me  rendrait  serait  de 
me  conduire  à  la  mort  au  lieu  de  me  la  laisser 
attendre. 

Enfin,  ou  son  adresse,  ou  son  éloquence,  ou  mon 
bonheur,  me  tira  encore  de  ce  danger,  et  nous  nous 
trouvâmes  libres  de  poursuivre  notre  chemin. 

Nous  pouvions  cependant  rencontrer  bien  d'autres 
obstacles,  nous  avions  à  traverser  des  rues  dans  les- 
quelles nous  devions  trouver  beaucoup  de  peuple  ; 
j'étais  bien  connue  et  je  pouvais  encore  être  arrêtée. 
Cette  crainte  détermina  mon  libérateur,  car  je  com- 
mençais à  voir  que  c'était  le  rôle  que  voulait  rem- 
plir envers  moi  cet  homme  qui  m'avait  inspiré  tant 
d'effroi  et  de  terreur,  cette  crainte  le  détermina  à  me 
laisser  dans  une  petite  cour  fort  sombre  qui  n'avait 
pas  d'issue,  et  il  alla  voir  ce  qui  se  passait  aux  envi- 
rons. Il  revint  au  bout  d'une  demi-heure  ;  il  me  dit 
qu'il  croyait  prudent  que  je  changeasse  de  costume; 
il  m'apportait  un  habit  d'homme,  un  pantalon,  une 
redingote  dont  il  voulait  que  je  me  vêtisse. 

Ce  déguisement  qu'il  pensait  nécessaire,  je  le 
refusai  avec  obstination ,  j'avais  horreur  de  périr 
sous  des  habits  qui  ne  devaient  pas  être  les  miens. 
Je  lui  fis  remarquer  qu'il  n'avait  apporté  ni  chapeau, 
ni  souliers;  le  déguisement  devenait  impossible  ;  je 
restai  comme  j'étais. 

Pour  sortir  d'oii  nous  étions,  i}   fallait  repasser 


LA    FORCE  73 

presque  aux  portes  de  la  prison  où  étaient  les  assas- 
sins, ou  traverser  une  église  (le  Petit  Saint- Antoine^) 
dans  laquelle  se  tenait  l'assemblée  de  ceux  qui  don- 
naient l'impulsion  aux  massacres.  L'un  et  l'autre 
chemin  étaient  également  dangereux. 

Nous  choisîmes  celui  de  l'église  ;  et  je  fus  obligée 
de  la  traverser  par  un  bas-côté,  me  traînant  presque 
à  terre,  afin  de  n'être  point  aperçue  de  ceux  qui  for- 
maient l'assemblée.  Mon  conducteur  me  fit  entrer 
dans  une  petite  chapelle  latérale,  et,  me  plaçant 
derrière  les  débris  d'un  autel  renversé,  me  recom- 
manda bien  de  ne  pas  remuer,  quelque  bruit  que 
j'entendisse,  et  d'attendre  son  retour  qui  serait  le 
plus  prompt  qu'il  pourrait. 

Je  m'assis  sur  mes  talons.  Entendant  beaucoup  de 
bruit,  des  cris  même,  je  ne  bougeai  pas,  bien  résolue 
à  attendre  là  mon  sort  et  remettant  ma  vie  entre  les 
mains  de  la  Providence,  à  laquelle  je  m'abandonnai 
avec  confiance,  résignée  à  recevoir  la  mort  si  telle 
était  sa  volonté. 

Je  fus  très  longtemps  dans  cette  chapelle  ;  enfin, 

*  L'église  du  Petit  Saint-Antoine  avait  une  entrée  sur  la  rue  Saint- 
Antoine,  et  une  autre  sur  une  cour,  communiquant  par  un  long 
passage,  avec  la  rue  du  Roi-de-Sicile.  Le  comité  de  la  section  des 
Droits  de  l'Homme  siégeait  dans  cette  église. 

Pour  gagner  la  porte  de  l'église  ouvrant  sur  la  rue  Saint-Antoine, 
il  eût  fallu  que  le  sauveur  de  Pauline  suivît  en  sa  compagnie  toute 
cette  rue,  depuis  l'angle  de  la  rue  des  Ballets  :  or  la  rue  Saint-Antoine 
était  remplie  d'une  foule  que  le  généreux  libérateur  avait  tout  intérêt 
d'éviter.  Il  est  donc  bien  indiqué  que  Pauline  et  l'homme  qui  la 
dirigeait  pénétrèrent  dans  le  Petit  Saint-Antoine  par  le  passage 
communiquant  avec  la  rue  du  Roi-de-Sicile  et  que  c'est  par  ce  même 
itinéraire  qu'ils  en  sortirent. 

Les  Archives  nationales  conservent  (série  N  III,  Seine)  un  plan 
manuscrit  de  l'église,  du  passage  et  de  leurs  abords. 


74  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

je  VIS  arriver  mon  guide,  et  nous  sortîmes  de  l'église 
avec  les  mêmes  précautions  que  nous  avions  prises 
pour  y  entrer. 

Très  peu  loin  de  là,  mon  libérateur  s'arrêta  à  une 
maison  qu'il  me  dit  être  la  sienne  ;  nous  montâmes 
dans  une  chambre  au  premier,  et  m'y  ayant  en- 
fermée, il  me  quitta  sur-le-champ;  il  était  environ 
neuf  heures  du  matin. 

J'eus  un  moment  de  joie  en  me  trouvant  seule;  je 
n'en  jouis  pas  longtemps  :  le  souvenir  des  périls 
que  j'avais  courus  ne  me  montrait  que  trop  ceux 
auxquels  ma  mère  était  livrée,  et  je  restais  tout 
entière  à  mes  craintes.  Je  m'y  abandonnai  pendant 
plus  d'une  heure  lorsque  M.  Hardy,  car  il  est  temps 
que  je  vous  nomme  celui  à  qui  nous  devons  la  vie  \ 

'  UAlmanach  nalional  pour  l'année  1793  (page  368)  mentionne  un 
sieur  Jean  Hardy,  cordonnier,  trente-six  ans,  électeur  du  départe- 
ment de  Paris,  pour  la  section  des  Droits  de  l'Homme.  C'est  là, 
très  certainement,  le  libérateur  de  M""  de  Tourzel. 

Jean  Hardy  habitait  le  n"  14  de  la  rue  Glocheperce  qui  est,  en  effet, 
très  -peu  loin  de  l'église  du  i'etit  Saint-Antoine.  Ce  point  de  départ 
étant  donné,  l'itinéraire  qu'on  va  lire  devient  possible  à  reconstituer. 
Je  proposerai  ceci  :  en  plaçant  la  maison  de  Hardy  sur  le  côté  droit 
de  la  rue  Glocheperce  (pour  qui  venait  de  la  rue  Saint-Antoine) 
Pauline,  sortant  de  la  porte  cochère  et  tournant  à  droite,  devait  se 
dirij^er  vers  la  rue  du  Roi-de-Sicile.  Et  c'est  bien  en  effet  de  ce 
côté  qu'elle  risquait  de  rencontrer  le  moins  do  passants,  car,  en 
tournant  à  gauche,  elle  serait  retombée,  au  bout  de  quelques  pas, 
dans  la  rue  Saint-Antoine  qu'il  fallait  éviter.  Une  fois  à  l'angle  de 
la  rue  du  Roi-de-Sicile,  qui  est  en  effet  la  première  rue  qu'elle  ren- 
contrait, M"=  de  Tourzel  devait  la  prendre  à  gauche.  Si  elle  avait 
pris  à  droite,  elle  serait  allée  se  heurter  aux  massacreurs  massés 
devant  La  Force.  Suivant  donc  la  rue  du  Roi-de-Sicile  continuée 
par  la  rue  de  Bercy,  elle  rencontrait  bientôt  une  petite  place  —  c'est 
la  place  du  marché  Saint-Jean  —  sur  laquelle  donnent  trois  rues  : 
la  rue  Renaud-le-Fefvre  à  gauche,  la  rue  de  la  Verrerie,  en  face,  la 
rue  Bourgtibourg  à  dmite.  En  s'engageant  dans  celle  du  milieu  — 
la  rue  de  la  Verrerie,  —  elle  arrivait  ainsi  à  l'un  do  ces  étroits 


LA   FORCE  75 

revint  et  me  parut  plus  effrayé  que  je  ne  l'avais  vu 
encore. 

Vous  êtes  connue,  me  dit-il;  on  sait  que  je  vous 
ai  sauvée  on  veut  vous  ravoir  ;  on  croit  que  vous 
êtes  ici,  on  peut  vous  y  venir  prendre  ;  il  en  faut 
sortir  tout  de  suite,  mais  non  pas  avec  moi,  ce  serait 
vous  remettre  dans  un  danger  certain.  Prenez  ceci, 
me  dit-il,  en  me  montrant  un  chapeau  avec  un  voile 
et  un  mantelet  noir  ;  écoutez  bien  tout  ce  que  je 
vais  vous  dire;  surtout  n'en  oubliez  pas  la  moindre 
chose. 

En  sortant  de  la  porte  cochère,  vous  tournerez 
adroite,  puis  vous  prendrez  la  première  rue  à  gauche; 
elle  vous  conduira  sur  une  petite  place  dans  laquelle 
donnent  trois  rues  ;  vous  prendrez  celle  du  milieu, 
puis,  près  d'une  fontaine,  vous  trouverez  un  passage 
qui  vous  conduira  dans  une  grande  rue  ;  vous  y  trou- 
verez un  fiacre  près  d'une  allée  ;  cachez-vous  dans 
cette  allée,  et  vous  n'y  serez  pas  longtemps  sans  me 
voir  paraître;  partez  vite,  et  surtout,  me  dit-il,  après 
me  l'avoir  encore  répété,  tâchez  de  n'oublier  rien 
de  tout  ce  que  je  viens  de  vous  dire,  car  je  ne  sau- 
rais comment  vous  retrouver,  et  alors  que  pourriez- 
vous  devenir? 

Je  vis  la  crainte  qu'il  avait  que  je  ne  me  souvinsse 
pas  bien  de  tous  les  renseigne  m ctits  qu'il  m'avait 
donnés  ;  cette  crainte,  en  augmentant  celle  que 
j'avais  moi-même,   me  troubla  tellement,    que,   en 

passages  (rue  des  Mauvais-Garçons  ou  rue  des  Deux-Portes)  qu'in- 
dique le  plan  de  Vertiiquet  et  qui  la  ramenait  à  une  grande  rue  — 
qui  était  la  rue  de  la  Tixeranderie. 


76  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

sortant  de  la  maison,  je  savais  à  peine  si  je  devais 
tourner  à  droite  ou  à  gauche;  comme  il  vit  de  la 
fenêtre  que  j'hésitais,  il  me  fit  un  signe,  et  je  me 
souvins  alors  de  tout  ce  qu'il  m'avait  dit^ 

Mes  deux  habillements,  l'un  sur  l'autre  me  don- 
naient une  figure  étrange  :  mon  air  inquiet  pouvait 
me  faire  paraître  suspecte  ;  il  me  semblait  que  tout 
le  monde  me  regardait  avec  étonnement. 

*  Dans  un  autre  passage  de  ses  Souvenii's  de  Quarante  ans,  Pau- 
line de  Tourzel  ajoute  quelques  détails  : 

«  En  entrant  dans  la  maison  où  il  demeurait,  M.  Hardy,  j'ai 
oublié  de  vous  le  dire,  me  conduisit  d'abord  chez  une  dame  qui, 
apparemment,  était  prévenue  de  mon  arrivée.  Elle  vint  à  moi,  de  la 
manière  la  plus  obligeante,  me  fit  des  offres  de  secours  et  de  ser- 
vices. En  vérité  je  ne  savais  où  j'en  étais.  Cette  femme  était  belle  : 
son  visage,  plein  de  calme,  respirait  la  bonté  et  la  douceur.  J'avais 
l'imagination  encore  frappée  par  l'aspect  hideux  des  égorgeurs  aux- 
quels je  venais  d'échapper.  Leurs  figures  atroces  étaient  toujours 
devant  moi.  Ce  contraste  me  troublait:  je  croyais  rêver.  Il  me  fallut 
quelques  instants  pour  me  remettre  ;  et  combien  me  parurent 
douces  ces  prévenances,  ces  marques  d'intérêt,  après  tant  d'horreurs 
dont  je  venais  d'être  témoin  ;  je  revoyais  une  femme,  une  femme 
compatissante  ! 

«  Je  croyais  que  c'étaitîprès  d'elle  que  j'allais  retrouver  le  calme 
dont  j'avais  si  grand  besoin  ;  mais  je  ne  fis  qu'une  apparition  chez 
elle.  L'appartement  de  M.  Hardy  était  sur  le  même  palier  que  celui 
de  cette  femme  dont  la  bienveillance  me  laissa  une  impression  qui 
ne  s'est  jamais  effacée.  Il  me  conduisit  dans  son  appartement,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  et  c'est  de  là  que  je  partis  pour  chercher,  à  travers 
bien  des  dangers,  cette  voiture  qui  devait  me  conduire  dans  un 
asile  sûr. 

«  Cette  personne  à  qui  je  dus  ces  premiers  moments  de  consola- 
tion était  M""»  Carnot,  belle-sœur  de  celui  qui  fut  directeur.  Ce  fut 
elle  qui  prêta  le  chapeau,  le  voile  et  le  mantelet  dont  je  me  couvris 
lors  de  ma  sortie  de  chez  M.  Hardy. 

«  Plus  tard,  ma  mère  et  moi  voulûmes  lui  aller  témoigner  notre 
reconnaissance.  M.  Hardy  nous  dit  qu'elle  n'habitait  plus  Paris, 
qu'elle  était  retirée  à  la  campagne.  Toutes  nos  recherches  furent 
inutiles,  et  je  ne  revis  jamais  cette  personne  à  qui  mon  cœur  était 
si  reconnaissant  de  son  généreux  accueil  et  du  bien  qu'elle  m'avait 
fait.  » 


LA   FORCE  77 

J'eus  bien  de  la  peine  à  arriver  jusqu'à  l'endroit  oii 
je  devais  trouver  le  fiacre;  les  jambes  commençaient 
à  me  manquer. 

Mais  enfin  je  l'aperçus  et  je  ne  puis  dire  la  joie 
que  j'en  ressentis  ;  je  me  crus  pour  lors  absolument 
sauvée. 

Je  me  retirai  dans  l'allée  qui  était  fort  sombre,  en 
attendant  que  M.  Hardy  parût.  Plus  d'une  heure 
s'était  écoulée,  et  il  ne  venait  pas.  Alors  mes  craintes 
recommencèrent.  Si  je  restais  plus  longtemps  dans 
cette  allée,  je  craignais  de  paraître  suspecte  aux  gens 
du  voisinage.  Mais  comment  en  sortir  :  Je  ne  con- 
naissais pas  le  quartier  dans  lequel  je  me  trouvais  : 
sije  faisais  la  moindre  question,  je  pouvais  me  mettre 
dans  un  grand  danger. 

Enfin  comme  je  méditais  tristement  sur  le  parti 
que  je  devais  prendre,  je  vis  venir  M.  Hardy  ;  il  était 
avec  un  autre  homme. 

Ils  me  firent  monter  dans  le  fiacre  et  y  montèrent 
avec  moi  ;  le  nouveau  venu  se  plaça  sur  le  devant  de 
la  voiture  et  me  demanda  si  je  le  reconnaissais. 

«  Parfaitement,  lui  dis-je  ;  vous  êtes  Monsieur  Bil- 
laud-Varenne,  c'est  vous  qui  m'avez  interrogée  à 
l'Hôtel  de  Ville.  Il  est  vrai,  dit-il  ;  je  vais  vous  conduire 
chez  Danton  afin  de  prendre  ses  ordres  à  votre  sujet.  » 

Arrivés  à  la  porte  de  Danton,  ces  messieurs  des- 
cendirent de  voiture,  montèrent  chez  lui  et  revinrent 
peu  après,  me  disant  :  «  Vous  voilà  sauvée!...  Nous 
en  avions  assez...  Nous  sommes  bien  aises  que  cela 
soit  fini.  » 

«  11  ne  nous  reste  plus  maintenant,  me  dirent-ils, 


78  LES  MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

qu'à  VOUS  conduire  dans  un  endroit  où  vous  ne  puis- 
siez pas  être  connue,  autrement  vous  seriez  encore  en 
danger.  » 

Je  demandai  à  être  menée  chez  la  marquise  de 
Lède  une  de  mes  parentes  :  elle  était  très  âgée,  et  je 
pensais  que  son  grand  âge  éloignerait  d'elle  les 
soupçons. 

Billaud-Varenne  s'y  opposa,  à  cause  du  grand 
nombre  de  ses  domestiques,  dont  plusieurs  peut- 
être  ne  garderaient  pas  le  secret  de  mon  arrivée  dans 
la  maison.  Il  me  demanda  d'indiquer  une  maison 
habitée  par  une  personne  dont  l'obscurité  serait  une 
sauvegarde  pour  moi. 

Je  me  souvins  alors  de  la  bonne  Babet,  notre  fille 
de  garde-robe  ;  je  pensais  que  je  ne  pouvais  être 
mieux  que  dans  une  maison  pauvre  et  dans  un  quar- 
tier retiré. 

Billaud-Varenne,  car  c'était  toujours  lui  qui  entrait 
dans  ce  détail,  me  demanda  le  nom  de  la  rue  pour 
l'indiquer  au  cocher. 

Je  nommai...  la  rue  du  Sépulcre. 

Ce  nom,  dans  un  moment  comme  celui  oiî  nous 
étions,  lui  fit  une  grande  impression  ;  et  je  vis  sur 
son  visage  le  sentiment  d'horreur  que  lui  inspirait 
le  rapprochement  de  ce  nom  de  mauvaise  augure  avec 
les  événements  qui  se  passaient.  Il  dit  un  mot  tout 
bas  à  M.  Hardy,  lui  recommandant  de  me  conduire  là 
où  je  demandais  à  aller,  et  disparut. 

Pendant  le  chemin,  je  parlai  de  ma  mère,  je 
demandai  si  elle  était  encore  en  prison  ;  je  voulais 
aller  la  rejoindre  si  elle  y  était  encore  ;  je  voulais 


LA  FORCE  79 

aller  moi-même  plaider  son  innocence...  Il  me 
paraissait  affreux  que  ma  mère  fut  exposée  à  la  mort 
à  laquelle  on  venait  de  m'arracher...  Moi  sauvée... 
ma  mère  condamnée  à  périr...  cette  idée  me  mettait 
hors  de  moi. 

M.  Hardy  chercha  à  me  calmer;  il  me  dit  que 
j'avais  pu  voir  que  depuis  le  moment  oii  il  m'avait 
séparée  d'elle  il  n'avait  été  occupé  que  du  soin  de 
me  sauver  ;  qu'il  y  avait  malheureusement  employé 
beaucoup  de  temps,  mais  qu'il  espérait  qu'il  lui  en 
resterait  encore  assez  pour  sauver  ma  mère  ;  que 
ma  présence  ne  pourrait  que  nuire  à  ses  desseins  ; 
qu'il  allait  sur-le-champ  retournera  la  prison  et  qu'il 
ne  regarderait  sa  mission  comme  finie  que  lorsqu'il 
nous  aurait  réunies  ;  qu'il  me  demandait  du  calme  ; 
qu'il  avait  tout  espoir  ..  Il  me  laissa  remplie  de 
reconnaissance  pour  le  danger  oii  il  s'était  mis  à 
cause  de  moi,  et  avec  l'espérance  qu'il  sauverait  ma 
mère  de  tous  les  périls  qu^;  je  craignais  pour  elle. 

Adieu,  ma  chère  Joséphine,  je  suis  si  fatiguée  que 
je  ne  puis  plus  écrire.  D'ailleurs  ma  mère  me  dit 
qu'elle  veut  vous  raconter  elle-même  ce  qui  la  regarde  ; 
elle  vous  écrira  demain  * . 

'  Ce  récit  est  une  lettre  écrite  par  Pauline,  en  octobre  1792,  de 
Vincennes,  à  M™»  de  Sainte-Aldegonde,  sa  sœur,  alors  à  Bruxelles. 
«  Vous  sentez  bien,  note-t-elle,  que  nous  n'en  avions  point  gardé 
de  copie  :  elle  fut  communiquée  à  ceux  de  notre  famille  qui  étaient 
émigrér3  en  Belgique  :  beaucoup  d'autres  réfugiés  en  eurent  con- 
naissance, lies  copies  en  coururent.  Bien  des  années  après,  M.  de 
Béarn,  étant  à  Riberpré  chez  M.  d'Aubusson,  trouva  une  de  ces 
copies  entre  les  mains  de  ses  filles  :  elles  la  tenaient  de  M"»  de 
Vitroiles.  M.  de  Béarn  connut  alors  ces  détails  qu'il  n'avait  jamais 
pu  obtenir  de  moi...  J'ai  longtemps  éprouvé  une  répugnance  invin- 
cible à  ramener  me»  pensées  sur  ces  tristes  objets...  h 


80  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

RÉCIT    DE    M™*    LA  MARQUISE    DE    TOURZEL  * 

Pauline  vous  a  raconté  les  tristes  épreuves  par 
lesquelles  elle  a  passé;  mais  ce  qu'elle  a  négligé  de 
vous  dire,  c'est  la  manière  dont  elle  les  a  soutenues. 
Elle  a  bien  prouvé  que  la  patience  et  le  courage  ne 
sont  incompatibles  ni  avec  l'excessive  jeunesse  ni 
avec  l'extrême  douceur  ;  elle  n'a  pas  montré,  m'a 
dit  M.  Hardy,  un  moment  de  faiblesse  dans  ses 
dangers,  et  je  ne  lui  ai  point  vu  un  instant  d'humeur 
dans  notre  prison.  Elle  a  bien  adouci  mes  peines, 
mais,  en  même  temps,  elle  a  bien  augmenté  mes 
inquiétudes.  L'idée  que  je  lui  faisais  partager  des 
périls  à  l'abri  desquels  son  âge  devait  naturellement 
la  mettre  me  tourmentait  sans  cesse  et  m'empêchait 
de  jouir  du  bonheur  de  l'avoir  près  de  moi. 

Elle  vous  a  dit  comme  elle  me  fut  enlevée  une 
nuit  par  un  inconnu  qui  entra  dans  la  chambre  où 
nous  étions  enfermées.  Cette  séparation  me  mit  au 
désespoir  et  comme  hors  de  moi  ;  mais  je  plaçai  ma 
confiance  en  la  bonté  du  ciel  qui  protège  l'innocence. 
Un  secret  pressentiment  me  disait  qu'il  veillerait  sur 
elle  et  qu'il  ne  l'éloignait  de  moi  que  pour  la  con- 
server. C'est  ainsi  que  je  me  consolais  de  perdre  ses 
soins  si  doux  pour  moi.  Je  ne  souffris  beaucoup  que 

*  Cette  lettre  de  la  marquise  de  Tourzel  à  M""  de  Sainte-Aldegonde, 
sa  fille,  fut  publiée  pour  la  première  fois  en  1861,  ainsi  que  le  récit  de 
Pauline,  dans  les  Souvenirs  de  Quarante  ans.  Il  ne  fait  pas  double 
emploi  avec  celui,  beaucoup  plus  développé,  qu'on  lit  dans  les 
Mémoires  de  il/°"  de  Tourzel.  publiés  en  deux  volumes  par  M.  le 
duc  des  Gara.  (Pion  et  U'»,  1883.) 


FAÇADE    DE    LA    PRISON    DE    LA    PETITE    FORCE 
Rue  Pavée  (18o0). 


LA   FORCE  81 

dans  cet  instant  où,  après  qu'elle  fut  sortie  de  la 
chambre,  j'entendis  refermer  les  verrous  de  notre 
porte  sans  pouvoir  la  suivre  de  l'oreille  ou  des  yeux, 
sans  avoir  aucun  moyen  de  découvrir  si  on  l'emme- 
nait hors  de  la  prison. 

Vous  jugez  bien  que  je  ne  dormis  pas  le  reste  de 
la  nuit  ;  mes  inquiétudes  prenaient  bien  souvent  le 
dessus  sur  ma  confiance;  j'attendis  avec  bien  de 
l'impatience  que  l'on  entrât  dans  notre  chambre  à 
l'heure  où  l'on  nous  apportait  notre  déjeuner. 

Lorsqu'on  vint,  nous  apprîmes  que  les  passions 
fermentaient  dans  Paris  depuis  la  veille  au  soir, 
qu'on  appréhendait  des  massacres;  que  les  prisons 
étaient  menacées,  et  que  plusieurs  étaient  déjà  for- 
cées. 

C'est  alors  que  je  ne  doutai  plus  que  ce  ne  fût 
pour  sauver  Pauline  qu'on  me  l'avait  enlevée,  et  il 
ne  me  resta  plus  que  le  regret  de  ne  pas  savoir  dans 
quel  lieu  elle  avait  été  menée.  Je  voyais  clairement 
le  sort  qui  était  réservé  à  M/"^  de  Lamballe  et  à  moi. 
Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  le  voyais  sans  frayeur, 
mais  au  moins  je  supportais  cette  idée  avec  résigna- 
tion. Il  me  sembla  que  s'il  y  avait  des  moyens  de  me 
sauver  des  dangers  que  je  prévoyais,  je  ne  les  tra- 
verserais que  par  une  grande  présence  d'esprit,  et  je 
ne  pensais  plus  à  rien  qu'à  tâcher  de  la  conserver. 

Ce  n'était  pas  chose  facile,  car  l'extrême  agitation 
de  ma  malheureuse  compagne,  les  questions  conti- 
nuelles qu'elle  m'adressait,  ses  conjectures  effrayantes 
me  troublaient  beaucoup. 

Je  tâchai  de  la  rassurer,  de  la  calmer  ;  mais  voyant 

0 


82  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

que  je  ne  pouvais  y  réussir,  je  la  priai  de  vouloir  bien 
ne  plus  me  parler.  Nous  ne  faisions  en  effet  qu'aug- 
menter nos  craintes  en  les  échangeant.  Je  voulus 
essayer  de  lire  :  je  pris  un  livre,  puis  un  autre  ; 
rien  ne  pouvait  me  distraire;  j'en  essayai  plusieurs, 
mais  je  ne  pouvais  fixer  mon  attention  sur  aucun. 

Je  me  souvins  alors  que  j'avais  remarqué  mille 
fois  qu'aucune  occupation  n'absorbait  autant  les 
idées  que  le  travail  des  mains  :  je  pris  mon  ouvrage. 
Je  travaillai  environ  .deux  heures  :  au  bout  de  ce 
temps,  je  me  trouvai  assez  calme  pour  penser  que, 
dans  quelque  situation  que  je  pusse  me  trouver, 
j'aurais  la  tranquillité  nécessaire  pour  ne  rien  dire 
ou  ne  rien  faire  qui  fût  capable  de  me  nuire. 

Vers  l'heure  du  dîner,  on  vint  prendre  ma  com- 
pagne et  moi,  on  nous  fit  descendre  dans  une  petite 
cour  dans  laquelle  je  trouvai  plusieurs  autres  pri- 
sonniers et  un  grand  nombre  de  gens  mal  mis  qui 
avaient  tous  l'air  féroce  ;  la  plupart  étaient  ivres. 

Il  n'y  avait  pas  longtemps  que  j'étais  dans  cette 
cour  lorsqu'il  y  entra  un  homme  de  beaucoup  moins 
mauvaise  mine  que  ceux  qui  étaient  là;  sa  figure 
paraissait  sombre,  mais  non  pas  cruelle.  Il  fit  deux 
ou  trois  fois  le  tour  de  la  cour.  Au  dernier  tour,  il 
passa  fort  près  de  moi,  et  sans  tourner  la  tête  de 
mon  côté,  il  me  dit  :  «  Votre  fille  est  sauvée...  »  Il 
continua  son  chemin  et  sortit  de  la  cour. 

Heureusement  l'étonnement,  la  joie,  suspendirent 
un  moment  toutes  mes  facultés,  sans  quoi,  je  n'au- 
rais pu  m'empêcher  de  parler  à  cet  homme,  et  peut- 
être,  de  tomber  à  ses  pieds  ;  mais  lorsque  je  recou- 


LA    FORCE  83 

vrai  mes  forces,  je  ne  le  vis  plus  :  ainsi  je  n*eus  pas 
à  contenir  l'expression  de  la  reconnaissance  qui 
débordait  de  mon  cœur. 

La  certitude  que  Pauline  était  en  sûreté  me  rem- 
plit d'un  nouveau  courage,  et  me  sentant  sauvée 
dans  une  aussi  chère  partie  de  moi-même,  il  me 
sembla  que  je  n'avais  plus  rien  à  craindre  pour 
l'autre. 

Je  commençai  à  faire  quelques  questions  aux 
gens  qui  étaient  auprès  de  moi  :  ils  me  répondirent, 
m'interrogèrent  aussi  à  leur  tour  ;  ils  me  deman- 
dèrent d'abord  mon  nom,  que  je  leur  appris  ;  alors 
ils  me  dirent  qu'ils  me  connaissaient  bien,  qu'ils 
avaient  entendu  parler  de  moi,  que  je  n'avais  pas 
une  très  mauvaise  réputation  ;  mais  que  j'avais 
accompagné  le  roi  lorsqu'il  avait  voulu  fuir  du 
royaume,  que  cette  action  était  inexcusable,  et  qu'ils 
ne  concevaient  pas  comment  j'avais  pu  la  faire. 

Je  leur  répondis  que  je  n'en  avais  cependant  pas 
le  moindre  remords,  parce  que  je  n'avais  fait  que 
mon  devoir.  Je  leur  demandai  s'ils  ne  croyaient  pas 
qu'on  dût  être  fidèle  à  son  serment  ;  ils  répondirent 
tous  unanimement  qu'il  fallait  mourir  plutôt  que  d'y 
manquer.  «  Eh  bien,  leur  dis-je,  j'ai  pensé  de  môme, 
voilà  ce  que  vous  blâmez  :  j'étais  gouvernante  de 
M.  le  Dauphin,  j'avais  juré  entre  les  mains  du  roi 
de  ne  jamais  le  quitter,  et  je  l'ai  suivi  dans  ce  voyage 
comme  je  l'aurais  suivi  partout  ailleurs,  quoi  qu'il 
dût  m'arriver.  » 

«  Elle  ne  pouvait  vraiment  pas  faire  autrement, 
dirent-il  tous;   mais  c'est  bien  malheureux,   ajou- 


84  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

tèrent  quelques-uns,  d'être  attaché  à  des  gens  qui 
font  de  mauvaises  actions.  » 

Je  parlai  longtemps  avec  ces  hommes  ;  ils  me 
paraissaient  frappés  de  tout  ce  qui  était  juste  et  rai- 
sonnable, et  je  ne  pouvais  m'empêcher  de  m'étonner 
que  des  gens  qui  ne  semblaient  pas  avoir  un  mau- 
vais naturel  vinssent  froidement  commettre  des 
crimes  que  l'intérêt  et  la  vengeance  auraient  pu  à 
peine  expliquer. 

Pendant  notre  conversation,  un  de  ces  hommes 
aperçut  un  anneau  que  je  portais  à  mon  doigt  et  me 
demanda  ce  qui  était  écrit  autour  :  je  le  tirai,  et  le 
lui  présentai  ;  mais  un  de  ses  compagnons  qui  com- 
mençait apparemment  à  s'intéresser  à  moi,  et  qui 
craignait  qu'on  ne  découvrît  sur  cet  anneau  quelque 
signe  de  royalisme,  s'en  saisit  et  me  le  rendit  en  me 
disant  de  lire  moi-même  ce  qui  était  écrit,  et  que 
l'on  me  croirait.  Alors  je  lus  :  «  Doînine  salvum  fac 
Regem  et  Reginam  et  Delphiniim  ;  cela  veut  dire  en 
français,  ajoutai-je  :  Dieu  sauve  le  Roi,  la  Reine  et  le 
Dauphin.  » 

Un  mouvement  d'indignation  saisit  tous  ceux  qui 
m'entouraient,  et  je  manquai  perdre  la  bienveillance 
qu'ils  commençaient  à  me  montrer. 

«  Jetez  cet  anneau  à  terre,  crièrent-ils,  foulez-le 
aux  pieds  !  » 

«  C'est  impossible,  leur  dis-je,  tout  ce  que  je  puis 
faire,  c'est  de  l'ôter  de  mon  doigt  et  de  le  mettre 
dans  ma  poche,  si  vous  êtes  fâchés  de  le  voir  :  je 
suis  attachée  au  roi  parce  qu'il  est  bon  et  que  je 
connais  particulièrement  sa  bonté  :  je  suis  attachée  à 


LA   FORCE  85 

M.  le  Dauphin  parce  que,  depuis  plusieurs  années 
je  prends  soin  de  lui,  et  je  l'aime  comme  mon  enfant  ; 
je  porte  dans  mon  cœur  le  vœu  qui  est  exprimé  sur 
cet  anneau  ;  je  ne  puis  le  démentir  en  faisant  ce  que 
vous  me  proposez  ;  vous  me  mépriseriez,  j'en  suis 
suis  sûre,  si  j'y  consentais,  et  je  veux  mériter  votre 
estime;  aussi  je  m'y  refuse.  —  Faites  comme  vous 
voudrez  »,  dirent  quelques-uns,  et  je  mis  l'anneau 
dans  ma  poche. 

Quelques  gens  d'aussi  mauvaise  mine  que  ceux 
qui  m'entouraient  arrivent  alors  de  l'autre  côté  de 
la  cour  pour  me  demander  de  venir  au  secours 
d'une  femme  qui  se  trouvait  mal.  J'allai  et  je  vis 
une  jeune  et  jolie  personne  absolument  évanouie  ; 
ceux  qui  la  secouraient  avaient  essayé  en  vain  de 
la  faire  revenir,  elle  paraissait  étouffer  :  pour  la 
mettre  plus  à  l'aise,  ils  avaient  détaché  sa  robe, 
et  lorsque  j'arrivai,  l'un  deux  se  disposait  à  couper 
son  lacet  avec  le  bout  de  son  sabre...  Je  frémis  pour 
elle  d'un  tel  secours  et  demandai  qu'on  me  laissât 
le  soin  de  la  délacer  :  pendant  que  j'y  travaillais,  un 
des  spectateurs  aperçut  à  son  cou  un  médaillon  dans 
lequel  était  un  portrait  qu'il  ne  pensa  pas  pouvoir 
être  autre  que  celui  du  roi  ou  de  la  reine,  et  s'appro- 
chant  de  moi,  il  me  dit  bien  bas  :  «  Cachez  ceci 
dans  votre  poche,  si  on  le  trouvait  sur  elle,  cela 
pourrait  lui  nuire.  » 

Je  ne  pus  m'empêcher  de  rire  de  la  sensibilité  de 
cet  homme,  qui  l'engageait  à  me  demander  si  vive- 
ment de  prendre  sur  moi  une  chose  qu'il  pensait  si 
dangereuse  à  porter...    et  je  m'étonnais   à  chaquej 


86  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

j 

jmoment  davantage  de  ce  mélange  de  pitié  et  de  féro- 
cité que  montraient  ceux  qui  m'entouraient.  Cette 
femme,  qui  était  celle  du  premier  valet  de  chambre 
du  roi  (M™"  de  Septeail),  étant  revenue  à  elle,  fut 
emmenée  hors  de  la  cour.  11  n'y  restait  plus  que 
moi  qu'on  vint  prendre  peu  de  temps  après.  L'infor- 
tunée princesse  de  Lamballe  avait  disparu  pendant 
que  je  répondais  aux  questions  des  gens  qui  m'en- 
touraient. 

Je  savais  par  ces  hommes  que  les  prisonniers 
étaient  menés  tour  à  tour  au  peuple  qui  était 
attroupé  aux  portes  de  la  prison,  et  que,  après  avoir 
subi  une  espèce  de  jugement,  on  était  absous  ou 
massacré. 

Malgré  cela,  j'avais  le  pressentiment  qu'il  ne 
m'arriverait  rien  et  ma  confiance  fut  bien  augmentée 
lorsque  j'aperçus  à  la  tête  de  ceux  qui  venaient  me 
chercher  le  même  homme  qui  m'avait  donné  des 
nouvelles  de  Pauline.  Je  pensai  que  celui  qui  était 
déjà  mon  libérateur,  puisqu'il  m'avait  rassurée  sur 
le  sort  de  mon  enfant,  ne  pouvait  devenir  mon 
bourreau,  et  qu'il  n'était  là  que  pour  me  protéger. 
Cette  idée  ayant  encore  augmenté  mon  courage,  je 
me  présentai  tranquillement  devant  le  tribunal. 

Je  fus  interrogée  pendant  environ  dix  minutes,  au 
bout  desquelles  des  hommes  à  figures  atroces  s'em- 
parèrent de  ma  personne  ;  ils  me  firent  passer  le 
guichet  de  la  prison  du  côté  de  la  rue  des  Balais,  et 
je  ne  puis  vous  exprimer  le  trouble  que  j'éprouvai  à 
l'horrible  spectacle  qui  s'offrit  à  moi. 

Une    espèce    de    montagne    s'élevait    centre    la 


LA    FORCE  87 

muraille  ;  elle  était  formée  par  les  membres  épars  et 
les  vêtements  sanglants  de  ceux  qui  avaient  été 
massacrés  à  cette  place,  une  multitude  d'assassins 
entouraient  ce  monceau  de  cadavres  ;  deux  hommes 
étaient  montés  dessus,  ils  étaient  armés  de  sabres  et 
couverts  de  sang. 

C'étaient  eux  qui  exécutaient  les  malheureux  pri- 
sonniers qu'on  amenait  là  l'un  après  l'autre. 

On  les  faisait  monter  sur  ce  monceau  de  cadavres 
sous  le  prétexte  de  prêter  le  serment  de  fidélité  à  la 
nation  ;  mais  dès  qu'ils  y  étaient  montés,  ils  étaient 
frappés,  massacrés  et  livrés  au  peuple;  leurs  corps, 
jetés  sur  les  corps  de  ceux  qui  les  avaient  précédés, 
servaient  à  élever  cette  horrible  montagne  dont  l'as- 
pect me  parut  si  effroyable. 

Lorsque  je  fus  auprès,  on  voulut  aussi  me  faire 
monter,  mais  M.  Hardy,  qui  me  tenait  par  le  bras, 
et  huit  ou  dix  hommes  qui  m'entouraient  prirent  ma 
défense.  Ils  assurèrent  que  j'avais  déjà  prêté  serment; 
à  la  nation,  et  autant  par  force  que  par  adresse,  ils 
m'arrachèrent  des  mains  de  ces  furieux  et  m'entraî- 
nèrent loin  de  leur  portée. 

A  quelque  distance  de  là,  nous  rencontrâmes  un 
fiacre,  on  me  mit  dedans  après  en  avoir  fait  des- 
cendre la  personne  qui  l'occupait.  M.  Hardy  y  monta 
avec  moi  ainsi  que  quatre  des  gens  qui  nous  entou- 
raient, deux  autres  montèrent  derrière,  deux  encore 
se  placèrent  près  du  cocher,  qu'on  força  d'aller  très 
vite,  et  en  peu  de  minutes,  je  me  trouvai  loin  de  la 
prison. 

Dès  que  je   fus  en  état  de   parler,  ma   première 


88  LE&    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

parole  fut  pour  m'informer  de  ma  Pauline.  M.  Hardy 
me  dit  qu'elle  était  en  sûreté  et  qu'elle  allait  m'êlre 
rendue.  Je  lui  demandai  alors  des  nouvelles  de  ma 
compagne  de  prison,  la  princesse  de  Lamballe,  mais 
hélas,  son  silence  m'annonça  qu'elle  n'existait  plus... 
Il  me  dit  qu'il  aurait  bien  voulu  la  sauver,  mais 
qu'il  n'avait  pu  en  trouver  le  moyen. 

Pendant  le  chemin,  je  remarquai  avec  étonnement 
combien  les  hommes  qui  étaient  dedans  et  autour  du 
fiacre  étaient  animés  du  désir  de  me  sauver;  ils  pres- 
saient sans  cesse  lecocher,  ils  avaient  l'airde  craindre 
les  passants  :  enfin  chacun  d'eux  paraissait  être  per- 
sonnellement intéressé  à  ma  conservation.  Leur 
zèle  pensa  même  coûter  la  vie  à  un  excellent  homme 
chez  lequel  votre  frère  était  caché  :  Pauline  vous 
racontera  cette  histoire,  elle  est  vraiment  louchante. 

J'arrivai  enfin  dans  la  maison  de  notre  bonne 
parente,  M""^  de  Lède  ;  votre  sœur  vint  m'y  rejoindre, 
et  après  avoir  donné  quelques  moments  au  bonheur 
de  l'avoir  retrouvée,  je  pensai  à  m'acquitter  de  ma 
reconnaissance  envers  les  gens  qui  m'avaient  aidé 
à  me  sauver.  Ils  paraissaient  tous  dans  la  misère  et 
je  ne  pensais  pas  qu'ils  pussent  refuser  de  l'argent  ; 
mais  lorsque  je  voulus  leur  en  donner,  aucun  d'eux 
n'en  voulut  recevoir  ;  ils  dirent  qu'ils  n'avaient 
voulu  me  sauver  que  parce  qu'on  leur  avait  bien 
prouvé  que  j'étais  innocente  ;  qu'ils  se  trouvaient 
bien  heureux  d'avoir  réussi  et  qu'ils  ne  voulaient 
pas  être  payés  pour  avoir  été  justes.  Enfin  quoi  que 
j'aie  pu  leur  dire,  il  me  fut  impossible  de  leur  faire 
rien  accepter,  et  tout  ce  que  je  pus  obtenir  d'eux  fut 


LA   FORCE  89 

que  chacun  me  donnât  son  nom  et  son  adresse.  J'es- 
père qu'un  jour  je  trouverai  les  moyens  de  les  récom- 
penser de  ce  qu'ils  ont  si  généreusement  fait  pour  moi. 

Nous  restâmes  fort  tranquillement  pendant  deux 
jours  chez  M'"''  de  Lède  ;  le  soir  du  troisième  jour,  on 
vint  me  dire  qu'un  individu  demandait  à  me  parler 
en  particulier;  je  me  rendis  dans  mon  appartement, 
et  je  trouvai  un  homme  de  la  plus  effrayante  figure, 
très  grand  avec  une  barbe  énorme. 

Cet  homme  me  dit  que  je  n'avais  aucun  risque  à 
courir  à  Paris  et  que  je  pouvais  y  rester,  puisque 
j'avais  été  jugée  innocente,  mais  que  ma  fille,  ayant 
été  sauvée  sans  passer  devant  le  tribunal,  pouvait 
être  reprise  d'un  moment  à  l'autre,  et  reconduite  en 
prison  ;  qu'il  me  donnait  le  conseil  de  l'enlever  de 
Paris,  et  le  plus  tôt  possible,  de  manière  que  per- 
sonne ne  pût  découvrir  le  lieu  de  sa  retraite.  Cela 
dit,  il  sortit  de  la  chambre. 

Cet  avertissement  mejeta  dans  un  trouble  horrible. 
J'envoyai  sur-le-champ  chercher  M.  Hardy,  à  qui  je 
racontai  ce  qui  venait  d'arriver.  Il  fut  lui-même  très 
étonné  de  cette  marque  d'intérêt  ;  mais  il  me  dit 
qu'il  ne  fallait  pas  balancer  un  instant  à  prendre 
un  parti  ;  que  le  lendemain  matin  il  viendrait  de 
bonne  heure  conférer  avec  moi  de  Farrangement  à 
prendre  pour  le  départ,  qu'il  se  chargeait  de  tout. 

Effectivement,  le  lendemain,  M.  Hardy  arriva 
comme  il  l'avait  promis.  Il  me  dit  qu'il  avait  loué 
deux  chambres  à  Vincennes,  que  tout  était  prêt  pour 
nous  y  recevoir,  que  personne  dans  la  maison  que 
nous  habiterions  ne  nous  connaîtrait. 


90  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Nous  partîmes  peu  d'heures  après  avec  M.  Hardy, 
qui  nous  conduisit  dans  un  fiacre,  et  nous  arrivâmes 
à  Vincennes  non  sans  difficultés,  car  à  la  barrière 
on  voulait  absolument  nous  obliger  à  présenter  des 
passeports.  L'adresse  et  la  présence  d'esprit  de 
M.  Hardy  nous  tirèrent  de  ce  pas  difficile  ;  il  réussit 
à  nous  faire  passer  ainsi  que  ma  femme  de  chambre 
et  votre  vieille  bonne. 

Nous  sommes  établies  toutes  les  quatre  ensemble, 
n'ayant  pas  la  permission  de  sortir,  ni  même  de 
nous  mettre  à  la  fenêtre  de  notre  chambre. 

C'est  de  notre  triste  exil  que  nous  vous  écrivons  : 
je  ne  sais  comment  ni  dans  combien  de  temps  nous 
sortirons  de  la  maison  oii  nous  sommes  cachées. 

Adieu,  ma  chère  Joséphine,  nous  avons  eu,  avant 
de  quitter  Paris,  le  plaisir  de  voir  votre  frère  ;  il  est 
caché  chez  de  bien  bonnes  gens,  et  j'espère  qu'il  ne 
sera  pas  découvert.  Pauline  vous  racontera  son  his- 
toire, qui  vous  intéressera  sûrement,  quoiqu'elle  ne 
soit  pas  à  beaucoup  près  aussi  tragique  que  la  nôtre. 

M™^  de  Tourzel  et  sa  fille  séjournèrent  à  Vincennes  jus- 
qu'en décembre  et  allèrent  à  cette  époque  se  fixer  à  leur 
château  d'Abondant,  aux  environs  de  Dreux. 

Le  désir  d'entrer  en  relations  avec  la  Famille  royale  déte- 
nue au  Temple,  les  ramena  à  Paris  après  l'exécution  de 
Louis  XVL  Le  bon  Hardy  leur  procura  un  passeport  et 
leur  arrêta  un  petit  appartement  rue  Bourgtibourg,  non 
loin  de  chez  lui  ;  par  l'intermédiaire  d'une  ouvrière, 
M"''  Piou,  chargée  du  deuil  de  l'orpheline  du  Temple, 
M"''  de  Tourzel  se  procura  des  nouvelles  des  prisonnières 
et  du  Dauphin.  Elle  reçut  la  visite  de  l'abbé  Edgeworth  ; 


LA    FORCE  91 

puis,  au  printemps,  retourna  avec  sa  fille  à  Abondant. 
C'est  là  qu'elles  furent  toutes  deux  arrêtées  :  cinq  mois 
de  détention  aux  Bénédictines  anglaises,  deux  à  Port- 
Libre  (l'ancien  couvent  de  Port-Royal),  les  menèrent  jus- 
qu'au 9  thermidor  où  elles  obtinrent  leur  liberté. 

Un  an  plus  tard,  quand  fut  mort  V Enfant  du  Temple,  la 
détention  de  Madame  Royale  subit  quelque  tempérament  : 
W^^  de  Tourzel  et  Pauline  obtinrent  l'autorisation  de 
rendre  visite  à  l'orpheline  :  elles  ne  réussirent  point,  il 
est  vrai,  à  l'accompagner  lors  de  sa  remise  à  l'Autriche,  et 
les  démarches  qu'elles  tentèrent  à  ce  sujet  valurent  à 
M™®  de  Tourzel  trois  jours  de  détention  à  la  prison  des 
Quatre-Nations,  (l'Institut). 

Le  15  janvier  1797,  Pauline  épousa  le  citoyen  Béarn  et 
quitta  sa  mère  pour  aller  s'établir  à  Meillant,  en  Berry. 
Retour  à  Paris  au  printemps  de  cette  même  année  ;  nou- 
velles menaces  et  fuite  en  Suisse  après  le  coup  d'État  du 
18  fructidor.  Enfin  le  calme  revint  et  la  noble  famille  si 
miraculeusement  préservée  vécut,  sans  incidents  notables, 
jusqu'à  la  Restauration. 

Rien  de  plus  émouvant  que  le  récit  qu'a  tracé  M""^  de 
Béarn,  du  jour  où,  rentrée  enfin  aux  Tuileries  qu'elle 
avait  quittées  le  matin  du  10  août  1792,  elle  s'y  vit,  avant 
même  l'arrivée  de  Louis  XVIII,  désigner  un  appartement. 
«  Le  lendemain,  écrit-elle,  toutes  les  personnes  venues 
au-devant  du  roi  étaient  réunies  dans  un  des  grands 
salons.  Les  courriers  se  succédaient  de  quart  d'heure  en 
quart  d'heure.  Enfin  un  dernier  courrier  annonça  que 
l'arrivée  était  prochaine.  On  se  lève,  on  forme  la  haie... 
mes  jambes  fléchissaient  sous  moi,  mon  cœur  battait  bien 
fort.  Tout  à  coup  les  portes  s'ouvrent,  une  voix  retentis- 
sante jette  ces  mots  qui  depuis  si  longtemps  n'ont  pas  été 
prononcés  en  France  ; 


92  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

—  Le  Roi! 

«  A  ces  mots  je  me  sentis  troublée  jusqu'au  fond  de  l'âme.: 
Tous  les  souvenirs  de  ma  jeunesse  me  refluaient  à  la 
mémoire.  Le  passé  redevenait  l'avenir.  Je  ne  voyais  plus,  je 
n'entendais  plus;  cependant  un  cri:  Ah!  c'est  Pauline  l 
me  rappelle  à  moi-même  ;  je  me  trouve  dans  les  bras  de 
cette  chère  princesse  qui  fondait  en  larmes  ;  les  miennes 
coulaient  en  abondance  ;  la  tête  appuyée  sur  mon  épaule, 
elle  resta  longtemps  sans  parler...  » 

C'est  avec  Pauline  de  Béarn  que  la  duchesse  d'Angou- 
lême  alla,  un  matin,  vers  sept  heures,  sans  suite  et  sans 
escorte,  visiter  le  cimetière  de  la  Madeleine  où  reposaient 
les  corps  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette.  Pauline 
resta  l'amie  de  la  fille  de  Louis  XVI  qui  l'avait  nommée 
l'une  de  ses  dames,  la  plus  intime,  la  plus  chère  :  elles  ne 
se  quittèrent  qu'en  1830. 

M"*  de  Tourzel,  à  laquelle  Louis  XVIII  avait  conféré 
en  1816  le  titre  de  duchesse,  mourut  à  Abondant  le 
15  mai  1832.  Elle  avait  quatre-vingt-deux  ans. 

Et  Hardy  ? 

Nous  ne  possédons  sur  cet  étrange  personnage  que  les 
renseignements  fournis  par  les  Mémoires  de  la  duchesse 
de  Tourzel  et  par  les  Souvenirs  de  Quarante  ans.  Les 
voici,  brièvement  résumés. 

Aussi  longtemps  que  dura  la  Révolution,  Hardy  couvrit 
de  sa  protection  les  deux  nobles  femmes  qu'il  avait  sau- 
vées. C'est  lui  qui  leur  loua  deux  chambres  à  Vincennes 
dans  une  rue  écartée,  chez  des  hôtes  à  sa  dévotion.  Une 
fois  par  décade  il  venait  les  voir  ;  elles  ne  recevaient  des 
visiteurs,  elles  n'écrivaient  des  lettres,  elles  n  ouvraient 
leurs  fenêtres  qu'avec  la  permission  de  M.  Hardy.  Il  prit 
sur  elles  «  un  empire  absolu  ».  «  Nous  nous  abstenions, 
dit  Pauline,  de  tout  ce  qu'il  nous  interdisait.  » 


LA   FORCE  93 

C'est  lui  qui,  plus  tard,  alla  chercher  en  Suisse  la 
sœur  de  Pauline,  M™**  de  Charost,  émigrée,  et  qui  la 
ramena  à  Paris.  «  Notre  famille,  note  encore  M"*^  de 
Béarn,  ne  fut  point  ingrate  envers  ceux  à  qui  nous  devions 
la  vie  :  on  fit  beaucoup  pour  M.  Hardy,  et  il  y  a  peu  d'an- 
nées encore  que  ma  mère  donnait  des  secours  à  l'un  des 
individus  qui  l'avaient  ramenée  chez  elle.  » 


SOUVENIRS  D'UN  VIEILLARD 


A  qui  est  due  la  narration  qui  va  suivre  ?  Pas  à  un  écri- 
vain de  marque,  évidemment  ;  non  plus  même  à  un 
homme  habitué  à  noter  ses  impressions  et  à  exprimer 
clairement  sa  pensée.  La  forme  en  est  fruste,  au  point  que 
certaines  phrases  restent  presque  inintelligibles  ;  et,  pour 
comble  de  maladresse,  l'auteur,  en  homme  qui  prend  la 
plume  pour  la  première  fois  et  s'adresse  à  la  postérité, 
se  complaît  à  la  solennité  et  à  une  déplorable  recherche 
de  tours  et  d'expressions. 

Malgré  ces  défauts,  malgré  tant  de  beaux  discours  à  la 
Tile-Live  qui  ralentissent  l'intérêt,  ces  pages  sont  si  mani- 
festement la  déposition  d'un  témoin  bien  placé  pour 
voir,  que  nous  les  donnons  sans  y  rien  changer.  Quel  était 
ce  témoin  ?  On  ne  sait.  La  brochure  originale  est  intitu- 
lée Souvenirs  d'un  vieillard  ou  les  Faits  restés  ignorés 
des  10  août,  3,  4,  5,  9  eHS  septembre  ilO'i.  Elle  fut  impri- 
mée à  Bruxelles  en  1842  sans  nom  d'auteur.  Pourtant  elle 
est  signée  Jovm.  La  première  partie  a  trait  aux  événe- 
ments du  10  août  ;  elle  ne  sera  pas  reproduite  ici  ;  nous 
entamons  les  Souvenirs  à  la  page  où  commence  le  récit 
des  massacres  de  La  Force. 


LA  FORCE  95 


DE  L  INTERROGATOIRE  ET  DE  LA  LIBERATION 
DE  M.  LE  COMTE  DE  CHAMILLT 

Informé  par  les  marchands  bouchers  forains  et 
autres  approvisionneurs  qui  se  rendirent  aux  Halles 
le  3  septembre  1792,  qu'à  la  prison  de  La  Force  on 
égorgeait  les  détenus,  et  que  la  majeure  partie  des 
égorgeurs  se  composait  de  bouchers  qui  me  furent 
nommément  cités,  je  conçus  aussitôt  toute  l'ascen- 
dance que  je  pouvais  avoir  pour  amener  à  la  tran- 
quillité des  hommes  égarés  qui  me  connaissaient 
tous;  ayant,  dans  leurs  propres  intérêts,  récemment 
et  officieusement  fait  d'étonnantes  choses,  notam- 
ment à  l'occasion  de  leur  envoi  sur  le  marché  de  la 
cour  des  Miracles,  quand  la  police,  pour  les  con- 
traindre de  s'y  rendre,  voulut  employer  la  force  en 
se  présentant  aux  Halles,  avec  deux  cents  hommes  du 
centre,  des  artilleurs  et  deux  pièces  d'artillerie. 

Animé  des  mêmes  sentiments  qui  pendant  le 
pillage  et  le  carnage  m'avaient  fait  le  10  août,  lors 
écoulé,  connaître  et  trouver  le  bonheur  au  milieu 
du  péril,  je  me  persuadai  que  je  ne  serais  pas  moins 
heureux,  que  je  l'avais  été  en  mon  essai  au  château 
des  Tuileries  ;  qu'en  ressemblante  circonstance  d'as- 
sassinats et  de  carnage,  je  devais  y  avoir  été  aguerri 
et  ne  pas  balancer,  ni  craindre  de  me  porter  à  la 
prison  de  La  Force,  lorsqu'il  s'agissait  d'y  être  secou- 
rable  :  ainsi  pensant,  toutes  observations  furent  inu- 
tiles, je  sortis  à  Finsu  de  mes  bons  parents  et  je  m'y 
rendis,  mais  avant  d'y  arriver  je  fus  humainement 


96  LES    MASSACRES   DE    SEPTEMBRE 

frappé  de  répugnance  ;  ia  rue  des  Balais  ne  m'ayant 
offert  en  perspective  qu'un  lac  de  sang  et  des  égor- 
geurs  qui,  rangés  sur  deux  files,  exécutaient  l'hor- 
rible massacre  conçu  par  la  Commune  de  Paris. 

Deux  de  ses  membres,  sous  l'imposant  décorum  de 
l'écharpe  communale,  étaient  installés  au  greffe  de 
cette  prison  pour  enhardir  de  leur  présence  les  assas- 
sins par  elle  salariés,  aussi  les  animer  et  les 
seconder  dans  l'exécution  de  ce  crime,  en  pronon- 
çant la  mort,  en  leur  livrant  les  victimes. 

Ayant  alors  remarqué  que  leurs  vils  satellites 
regorgeaient  de  vin,  et  que  pour  affronter  et  mor- 
guer  la  masse  muette  et  gémissante,  ils  se  faisaient 
bravade  d'en  boire  tour  à  tour,  à  même  les  brocs  de 
douze  pintes,  et  se  servaient  de  leurs  coutelas  rougis 
et  fumant  le  sang  des  victimes  pour  se  partager  le 
pain  qu'ils  affectaient  de  dévorer  avec  rage;  j'en 
conclus  alors  qu'il  me  fallait  absolument  renoncer 
au  projet  que  j'avais  formé  de  les  amener  à  l'esprit 
de  tolérance,  ce  qui  pendant  quelques  instants  me 
déconcerta. 

Mais  du  milieu  de  la  foule  je  gémissais  de  cette 
cruelle  attente,  dans  laquelle  je  pensais  être  et 
devaient  se  trouver  les  détenus,  qui,  de  l'intérieur  de 
la  prison,  ne  pouvaient  manquer  d'entendre  le  déplo- 
rable cri  des  victimes  qui,  à  la  porte  même,  se 
voyaient  sans  rémission  frappées  et  percées  du  fer 
de  ces  meurtriers,  puis  traînées  jusqu'à  la  rue  Saint- 
Antoine,  et  par  ces  furieux  mises  en  monceaux  et 
foulées  aux  pieds,  à  demi  mortes  ou  palpitantes 
encore. 


LA    FORCE  97 

L'humaine  retenue  me  dispense  de  l'affligeant 
tableau  que  je  pourrais  faire  de  ce  qui  se  passa  sous 
mes  yeux  jusqu'au  moment  oiî  j'entendis  tout  à  coup 
les  égorgeurs  s'écrier  :  «  C'est  la  tête  du  valet  de 
chambre  du  roi  qu'à  présent  il  nous  faut  »  et  comme 
si  ]e  signal  ou  l'ordre  venait  d'en  être  donné,  ils 
réitérèrent  ce  cri  avec  acharnement. 

Alors  inspiré  et  résolu  de  pénétrer  en  la  prison, 
je  parvins  à  entrer  dans  la  première  pièce  du  greffe 
011  se  trouvait  établi  le  prétoire  ;  les  premiers  détenus 
que  je  vis  paraître  devant  les  officiers  municipaux 
qui  y  siégeaient  comme  chefs,  dans  l'exécution  de  ce 
massacre,  furent  envoyés  à  r Abbaye;  ces  deux  mots 
étaient  à  la  fois  le  signal  et  l'irrévocable  arrêt  de 
mort  \ 

J'en  vis  ensuite  paraître  un,  qui  au  milieu  de 
plusieurs  archers,  était  par  eux  rigoureusement  mené 
et  tenu  au  collet,  par  le  bout  des  manches  et  les  pans 
de  son  habit  ;  ceux  qui  le  présentèrent  ainsi  annon- 
cèrent aux  officiers  municipaux  que  c'était  le  valet 
de  chambre  du  roi,  et  que,  de  la  volonté  du  peuple,  ils 
en  demandaient  la  tête.  «  Ecce  homol  »  leur  répondit 

'  Un  des  indices  les  plus  frappants  que  les  massacres  ne  furent 
point  dus  à  l'explosion  d'une  colère  populaire,  mais  qu'il  faut  y 
voirie  résultat  d'une  préparation  savante,  d'une  entente  préalable, 
c'est  que  les  juges  de  La  Force,  pour  éviter  toute  scène  violente  à 
l'intérieur  de  la  prison,  ne  prononçaient  point  la  sentence  de  mort 
en  présence  du  condamné  :  ils  disaient  seulement  :  Conduisez 
monsieur  à  l'Abbaye.  Le  malheureux,  croyant  qu'on  le  transférait 
seulement  d'une  prison  à  une  autre  suivait  docilement  ses  égorgeurs. 
A  l'Abbaye  la  sentence  de  mort  était  :  Conduisez  monsieur  à  La  Force. 
Cette  similitude  de  procédés  est,  en  quelque  sorte,  la  preuve  qu'un 
mot  d'ordre  avait  été  donné  et  que  les  divers  groupes  d'assassins 
obéissaient  à  une  même  impulsion.  (G.  L.) 


98  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

un  de  ces  barbares  revêtu  de  l'imposante  écharpe, 
puis  craignant  que  ses  satellites  ne  l'aient  pas  bien 
compris,  il  ajouta  en  détendant  le  bras  droit  et  leur 
marquant  de  l'index  la  victime  qu'il  leur  livrait  : 
«  Voilà  l'homme  !  » 

Les  satellites  qui  aussitôt  s'en  saisissent,  la  fouillent 
et  la  dépouillent  de  tout  ce  qu'ils  trouvèrent  dans  ses 
poches,  et  la  malheureuse  victime  presque  expirante 
de  douleur,  semblait  encore  désirer  les  aider,  en 
conduisant  leurs  criminelles  mains  sur  les  objets 
qu'elle  savait  avoir. 

C'est  ainsi  que  le  respectable  comte*  fut  dépouillé 
d'un  couteau,  d'un  flacon,  d'une  montre  très  antique 
et  guillochée,  aussi  de  son  portefeuille  dans  lequel 
il  s'est  trouvé  à  l'ouverture  sept  cent  quatre-vingt- 
cinq  francs  en  billets  corsets,  et  deux  billets  de  la 
caisse  Guillaume,  d'ensemble  vingt-cinq  sols 

Tandis  que  s'exécutait  cette  fouille,  la  victime 
contre  laquelle  l'arrêt  de  mort  venait  d'être  prononcé 
éprouva  une  telle  frayeur  qu'elle  tomba  dans  l'état 
de  la  plus  déchirante  agonie;  en  peu  d'instants  elle 
n'avait  plus  figure  d'homme,  toutes  les  membranes 
qui  maintiennent  la  carnation  de  la  face  humaine  se 
trouvèrent  tellement  irritées,  qu'elles  agissaient  avec 
dix  fois  plus  de  vitesse  que  les  rouages  d'un  mouve- 
ment à  demi-seconde,  et  le  vieillard  qui,  les  mains 
religieusement  jointes,  se  tournait  comme  pour  porter 

*  Claude-Christophe  Lorimier  d'Etoges  de  Chamilly,  premier  valet 
de  chambre  de  Louis  XVI,  avait  en  1792  soixante  ans.  Il  avait  suivi 
le  roi  au  Temple  d'où  il  était  sorti  le  19  août,  au  soir,  en  même 
temps  que  M"»»  de  Tourzel,  de  Lamballe  et  autres.  Gfaamiily  fut 
guillotiné  le  5  messidor  an  II.  (G.  L.) 


LA    FORCE  99 

ses  regards  vers  le  ciel  et  en  invoquer  la  clémence, 
ne  cessait  de  dire  et  redire  :  «  Mon  Dieu  !  mon  Dieu  ! 
vous  seul  le  savez,  je  n'ai  fait  de  mal  à  personne  ; 
non,  Messieurs,  disait-il  à  ses  bourreaux  je  n'ai  rien 
fait,  point  fait  de  mal,  je  vous  l'assure,  etc..  »  Mais 
il  est  enfin  par  ces  monstres  entraîné,  et  déjà  le 
malheureux  a,  tout  en  chancelant,  fait  les  premiers 
pas  vers  la  mort  lorsque  la  Providence  permit  et 
voulut  que,  prenant  part  à  sa  douleur,  je  me  récrie 
en  ces  termes  : 

«  Serait-il  possible,  messieurs  les  officiers  muni- 
cipaux, que  vous  puissiez  vous  abuser  jusqu'à  croire, 
que  le  peuple  à  qui  vous  serez  un  jour,  et  peut-être 
dès  avant  demain,  tenu  de  rendre  compte  de  votre 
gestion,  pense  qu'en  ce  moment  Ecce  homo  soit  toute 
la  forme  judiciaire  que  vous  prétendiez  suivre  pour 
décider  ainsi  de  la  vie  des  hommes,  et  livrer  à  la 
mort  ceux  dont  on  vous  demande  la  tête?  Il  n'a,  au 
vieillard  contre  lequel  vous  venez  de  rendre  ce  fatal 
arrêt,  été  imputé  aucun  grief,  ni  adressé  aucun 
reproche  et  vous  n'en  connaissez  pas  même  le  nom, 
ne  lui  ayant,  avant  de  prononcer  la  mort,  fait  ni 
demandes  ni  questions.  Ainsi  que  nous  l'attestons 
tous,  (n'ayant  été  interrompu  que  par  d'encourageants 
suffrages,  je  continuai),  devons-nous  abandonner  la 
cause  de  ce  vieillard  quand  nous  savons  tous  que 
justice  est  la  devise  du  peuple?  A  cet  égard,  qui  vou- 
drait ici  sortir  avec  moi,  je  vais,  j'en  jure,  dans 
l'instant  même  le  faire  prononcer.  » 

«Je  me  propose  »,  me  dit  en  me  touchant  l'épaule, 
un  jeune  homme,   couvert  de  l'uniforme  de  canon- 


100  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

nier  bourgeois;  nous  sortîmes  de  suite,  laissant  le 
comte  entouré  des  auditeurs  qui,  m'ayant  appuyé  de 
leurs  suffrages,  surent  maintenir  ses  persécuteurs 
pendant  quelques  instants. 

Sur  le  succinct  rapport  que  je  rendis  publiquement, 
le  peuple  manifesta  ses  volontés  et  prononça  que  le 
valet  de  chambre  du  roi  serait  paisiblement  inter- 
rogé et  entendu,  et  que  les  objets  dont  on  l'avait 
dépouillé  lui  seraient  remis. 

Nous  nous  empressâmes  de  retourner  au  greffe, 
mais  avant  d'y  entrer,  nous  entendîmes  le  sinistre 
cri  :  A  r Abbaye. 

Les  assassins,  en  notre  absence,  venaient  de  faire 
itérativement  prononcer  sur  le  sort  de  cette  victime 
dont  ils  se  trouvaient  une  seconde  fois  saisis. 

«  Arrêtez  tout  cela,  dis-je  impérativement  aux  offi- 
ciers municipaux,  le  peuple  a  prononcé,  le  valet 
de  chambre  du  roi  sera  paisiblement  interrogé  et 
entendu  ;  craignez  qu'au  refus  de  ce  faire,  il  emploie 
les  moyens  de  vous  contraindre  à  respecter  la  loi 
qu'il  vous  prescrit  :  vous  y  êtes  ici  sommés,  et  ceux 
qui  vous  en  demandent  la  tête  le  sont  également  de 
vous  remettre,  sinon  de  déposer  à  l'instant  même 
sur  votre  bureau  les  objets  dont  ils  l'ont  dépouillé. 
Justice!  et  je  vous  le  dis,  la  volonté  du  peuple  et 
non  le  sang,  le  vol  et  le  pillage,  tel  qu'il  est  informé 
que  cela  vient  de  se  faire,  sous  nos  yeux  et  en  votre 
présence  !  » 

Les  deux  officiers,  debout,  se  consultaient  à  mi- 
voix,  j'un  d'eux  bien  déconcerté  paraissait  être 
indécis  à  l'occasion  du  comte,  mais  son  collègue  lui 


LA    FORCE  101 

dit  :  «  Faites  donc  ce  que  vous  voudrez,  quant  à 
moi,  comme  a  fait  Pilate,  je  m'en  lave  les  mains, 
et  je  vais  continuer,  car  il  faut  du  sang...  »  Il  prit 
un  siège  et  les  archers  lui  présentèrent  à  l'instant 
un  détenu  qu'il  envoya  à  la  mort. 

L'autre  officier  passa  dans  la  deuxième  pièce  du 
greffe.  Nous  y  suivîmes  le  valet  de  chambre  du  roi 
qu'il  fit  approcher  et  placer  à  sa  gauche  ;  les  objets 
dont  il  avait  été  dépouillé  furent  apportés  et  déposés 
sur  le  bureau,  et  l'officier  procéda  à  Tinterrogatoire. 
Le  comte  alors  déclara  se  nommer  Christophe  de! 
Chamilly. 

Cet  interrogatoire  eut  lieu  dans  le  plus  grand 
trouble,  mais  tandis  qu'il  se  faisait,  toujours  accom- 
pagné du  jeune  canonnier,  je  sortis  nombre  de  fois 
du  greffe  pour  disposer  et  entretenir  le  peuple.  Enfin, 
j  en  obtins,  à  l'unanimité,  que  le  comte,  fût-il  même 
présumé  coupable,  serait  conduit  et  installé  en  son 
domicile,  sous  une  bonne  et  sûre  garde  pour  y  être 
au  besoin  requis.  Telles  furent  les  réclamations  que 
je  fis  en  cet  appel  au  peuple,  qui  y  adhéra  avec 
amour  et  enthousiasme. 

En  cette  occasion,  je  vis  de  près  la  mort,  mais  jej 
ne  sus  la  redouter,  et  lorsque  les  égorgeurs,  au 
centre  de  la  rue  des  Balais,  me  couvrirent  de  leurs 
poignards  aiguisés,  allaient  m'en  frapper,  et  que  je 
vis  le  canonnier  pâlir^  et  s'effrayer  ;  sans  me  troubler 
je  tins  aux  assassins  ce  langage  : 

«  Vous  qui  prétendez  audacieusement  agir  contre 
la  volonté  du  peuple,  qui,  en  observant  votre  con- 
duite, vous  veille  de  près,  pensez-vous  m'en  imposer 


jl02  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

I 

en  me  couvrant  de  vos  baïonnettes  et  coutelas  rougis 
de  sang?  Voyez  donc  mon  bras  (leur  dis-je,  le  tenant 
jdétendu  sous  leur  fer)  et  jugez  si  je  tremble.  »  Les 
'mots  bravo,  courage,  vive  la  nation!  ne  frappez  pas  ! 
ne  firent  qu'un  seul  cri,  et,  toutes  les  bouches  en 
rendirent  Técho  ;  nombre  de  personnes  sortent  de 
la  foule  et  se  dirigent  vers  moi,  elles  m'entourent  et 
m'accompagnent,  jusque  dans  la  deuxième  pièce  du 
greffe,  à  la  confusion  des  égorgeurs  qui,  effrayés  des 
dispositions  de  la  masse,  restèrent  muets. 

«  L'interrogatoire  est  absolument  terminé  et  vos 
arrêts  annulés,  dis-je  à  l'officier  municipal,  en  y 
entrant  ;  le  peuple  vient  en  définitif  de  se  prononcer 
et  de  conclure  que  le  comte,  valet  de  chambre  du 
roi,  soit  à  l'instant  même  conduit  à  son  domicile  ; 
vous  êtes  à  cet  effet  sommé  de  quitter  le  siège  et  de 
le  protéger  de  votre  présence,  en  nous  accompagnant 
pour  l'y  installer;  ne  perdez  pas  un  instant,  il  est 
impatient  de  le  voir  paraître  ;  munissez-vous  donc 
des  objets  qui  vous  ont  été  déposés,  et  sans  différer, 
levez-vous  et  sortons.  » 

Ce  langage  ayant  été  appuyé  et  réitéré  par  ceux  qui 
m'accompagnèrent,  l'officier  sérieux  et  pensif  quitta 
le  siège,  et  nous  sortîmes  de  la  prison  ;  mais  en  se 
montrant  au  peuple,  il  pâlit  et  trembla. 

La  satisfaction  qu'éprouva  et  manifesta  la  masse 
fut  touchante  ;  j'affirme  avoir  remarqué  et  vu 
répandre  des  larmes  de  sensibilité;  aussi  d'avoir  au 
milieu  de  l'orage,  en  ce  jour  d'alarmes  et  de  mal- 
heurs, goûté  une  deuxième  fois  le  bonheur. 

Nous  longeâmes  la  rue  des  Balais,  le  comte  était. 


LA   FORCE  i03 

à  sa  droite,  tenu  par  l'officier;  je  le  tenais  au  bras 
gauciie  ayant  le  bras  droit  sur  sa  tête,  pour  le  garantir 
autant  que  possible  du  premier  coup  qui  aurait  pu 
lui  être  porté.  Arrivé  à  la  rue  Saint-Antoine,  les 
égorgeurs  osèrent  prétendre  le  faire  agenouiller  sur 
les  cadavres  amoncelés,  mais  j'appuyai  fortement 
sur  la  foule  qui  s'ouvrit  de  bonne  grâce  pour  nous 
livrer  passage  ;  nous  continuâmes  notre  marche. 

A  certaine  distance,  je  vis  approcher  deux  voitures 
publiques  (fiacres).  Ayant  fait  signe  au  cocher  qui 
conduisait  la  première,  il  s'arrêta,  je  me  présentai  et 
réclamai  de  la  bienveillance  de  ceux  qui  l'occupaient 
de  nous  la  céder  pour  y  faire  monter  le  comte  de 
Chamilly  que  nous  avions  le  bonheur  de  reconduire 
à  son  domicile,  ce  qu'ils  firent  en  nous  félicitant. 
Ceux  qui  obtinrent  la  deuxième  nous  suivirent. 

Depuis  le  premier  pas  que  nous  fîmes  hors  de  la 
prison,  le  cri  de  Vive  la  Nation!  aussi  des  acclama- 
tions et  frappements  de  mains  ne  cessèrent,  que 
lorsqu'on  ne  vit  plus  nos  voitures. 

Arrivés  au  boulevard  Montmartre,  nous  perdîmes, 
bien  malheureusement,  quelques  minutes  pour 
entendre  et  répondre  à  l'aide  de  camp  que  nous 
adressa  le  général  Santerre,  pour  connaître  le  motif 
qui  engageait  la  foule  à  suivre  notre  voiture.  Je  lui 
fis  savoir  par  ce  messager  que  le  comte  de  Chamilly 
venait  d'échapper  aux  bras  et  aux  fers  des  égorgeurs, 
qui,  à  la  prison  de  La  Force,  continuaient  à  massacrer 
les  détenus,  sans  qu'il  paraisse  se  présenter  qui  que 
ce  soit  pour  les  secourir.  Le  messager  se  retira  et 
^ous  continuâmes  notre  marche. 


104  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Nous  perdîmes  aussi  malheureusement  quelques 
autres  minutes  pour  entendre  le  même  aide  de  camp 
qui  revint  de  la  part  du  général  féliciter  le  comte,  et 
l'informer  que  la  Convention  venait  de  recevoir  la 
nouvelle  officielle  de  la  victoire  remportée  sur  l'ar- 
mée prussienne,  complètement  battue  entre  Verdun 
et...  Pour  le  comte,  je  remerciai  le  messager  et  le 
priai  d'être  auprès  du  général  l'auditeur  des  malheu- 
reux prisonniers^,  ce  qui  ne  produisit  aucun  effet. 

A  petite  distance  de  la  chaussée  d'Antin,  notre 
voiture  se  trouve  une  troisième  fois  arrêtée,  elle  est 
aussitôt  approchée  de  plus  de  vingt  personnes.  Un 
jeune  homme  se  présente  à  la  portière  ;  il  mit  alors 
tant  d'empressement  pour  l'ouvrir  qu'il  n'y  parvint 
pas  ;  mais  le  public  la  lui  ouvre,  le  soulève  et  le 
porte,  pour  ainsi  dire  jusque  sur  les  genoux  du 
comte  qu'il  embrasse  en  disant  et  répétant  :  «  Ah  ! 
mon  père!  est-ce  bien  vous?  mes  yeux  ne  me 
trompent-ils  pas  ?  »  Le  comte,  qui  lui  répondit  par 
des  embrassements,  lui  dit  avec  bonté  : 

«  Retourne-toi,  embrasse  et  reconnais  celui  à  qui 
je  dois  la  vie.  —  Serait-il  possible,  Monsieur?  dit  le 
jeune  homme  en  m'embrassant,  que  je  vous  sois 
redevable  du  bonheur  que  j'éprouve  en  ce  moment, 
de  retrouver  et  d'embrasser  mon  père  ?...  »  Il  con- 
vient d'observer  que  du  comte  qu'il  nommait  et  qua- 
lifiait de  père,  ce  jeune  homme  n'était  pas  le  fils, 
mais  le  neveu. 

Nous  arrivâmes  enfin  chaussée  d'Antin,  n**  10,  et 
ce  fut  d'après  ma  réponse  au  concierge,  qui  pour 
annoncer  l'arrivée  et  l'existence  du  comte,  me  laissa 


LA    FORCE  105 

le  soin  d'ouvrir  les  vantaux  de  la  porte  de  l'hôtel, 
que  je  fis  entrer  les  voitures  jusque  près  des  marches 
du  vestibule. 

Au  salon  où  le  comte  se  rendit,  nous  n'entrâmes 
qu'en  petit  nombre;  il  fut  à  la  foule  qui  avait  suivi, 
offert  et  servi  des  rafraîchissements,  etc. 

J'étais  en  ces  précieux  instants  trop  inquiet  sur  le 
sort  des  détenus,  pour  ne  pas  désirer  que  l'officier 
en  termine  de  suite,  afin  de  retourner  près  d'eux  : 
le  flatteur  espoir  que  je  concevais  de  pouvoir  les 
secourir  me  reportait  au  souvenir  d'avoir,  le  10  août, 
joui  d'un  bonheur  qui  pouvait  se  renouveler  en  la 
faveur  de  ces  victimes,  que  je  savais  être  exposées  à 
la  fureur  des  meurtriers. 

Mais  il  opposa  à  mes  instances,  qu'il  fallait  établir 
et  constater  par  procès-verbal,  Tinstallation  du  comte 
et  la  remise  des  objets  qu'il  allait  lui  restituer;  je 
prétendis  inutilement  qu'il  était  plus  simple  d'en 
retirer  un  reçu  ;  il  insista,  se  fit  délivrer  du  papier, 
et  dressa  l'acte,  qu'il  fit  ensuite  signer  à  chacun  de 
nous  ;  cette  mesure  infructueusement  prise  nous  con- 
duisit à  d'inoubliables  malheurs,  en  ce  qu'elle  nous 
retint  au  moins  une  heure  ;  et  ces  instants,  hélas  ! 
aussi  ceux  qui  se  sont  écoulés  lors  de  la  rencontre 
de  l'oncle  par  le  neveu  et  enfin  ceux  qui  ont  deux 
fois  été  prodigués  pour  entendre  et  répondre  au  mes- 
sager du  général,  ces  instants,  dis-je  avec  douleur, 
furent  payés  par  le  cruel  martyre  de  l'infortunée  prin- 
cesse qui  alors  échappa  à  ma  vigilance  ^ 

*  La  princesse  de  Lamballe.  C'est  probablement  vers  onze  heures 
que  les  geôliers  firent  descendre  la  princesse  de  son  cachot   :  il 


106  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Ayant  ainsi  laissé  le  comte  et  son  neveu  au  milieu 
de  ceux  qui  les  félicitaient  de  leur  heureux  avène- 
ment, nous  montâmes  dans  les  voitures  que  nous 
avions  déjà  occupées  ;  je  pris  le  soin  de  recommander 
aux  cochers  de  nous  conduire  au  plus  grand  train  à 
la  prison  de  Force.  J'y  avais  remarqué  dans  la  petite 
cour  du  greffe  divers  personnages  de  l'intéressant 
sexe  féminin,  qui  m'avaient  paru  être  séparément  tenu 
et  rigidement  gardés  par  les  misérables  satellites  de 
la  Commune  ;  les  dangers  auxquels  je  les  savais  être 
exposés  excitaient  mon  ardeur  et  me  faisaient  désirer 
d'arriver  à  temps  pour  leur  devenir  secourable.  Le 
canonnier  ainsi  qu'un  sieur  Dehanne  partageaient  mes 
sentiments,  promettaient  de  me  seconder,  et  sur  la 
demande  que  je  fis  à  l'officier  municipal  avec  lequel 
je  m'étais,  chemin  faisant,  à  demi  encamaradé,  il  se 
proposa  et  promit  de  nous  faire  rentrer  dans  la 
prison  par  le  bâtiment  pratiqué  rue  Pavée  (au  Marais), 
ce  qu'il  fit.  Nous  en  traversâmes  librement  les  cours 
et  nous  nous  rendîmes  ainsi  que  lui  dans  la  deuxième 
pièce  du  greffe  où  il  s'installa. 

Ceux  des  auditeurs  qui  m'avaient  assisté  de  leurs 
suffrages  m'ayant  reconnu,  me  témoignèrent  les 
regrets  qu'ils  avaient  de  ce  que  je  m'étais  absenté  ; 
ils  ajoutèrent  à  l'affreux  tableau  qu'ils  me  firent  des 
tortures  inouïes  qu'endura  la  princesse  la  plus  cruel- 
lement martyrisée,  que  s'étant  réellement  soumise, 
elle  n'avait  par  sa  douleur,  ses  cris,  ses  larmes,  ni 
les  efforts  qu'elle   employa   pour  ne  pas  sortir,   pu 

devait  être  environ  midi,  le  3  septembre,  lorsqu'elle   fut  massa- 
crée. (G.  L.) 


LA    FORCE  107 

fléchir  ses  bourreaux,  etc.  Qu'enfin  ceux  qui  en  la 
plaignant  et  désirant  qu'elle  fût  délivrée,  déploraient 
sa  perte,  n'avaient  pas  eu  le  courage  de  se  prononcer, 
et  qu'elle  existait  encore  une  demi-heure  avant  notre 
arrivée. 

J'affirme  que  j'ai,  dès  ce  moment  et  depuis,  tou- 
jours constamment  regretté  de  n'avoir  pas  eu  rocca- 
sion  de  me  prononcer  pour  secourir  cette  victime,  aux 
risques  et  dangers  d'en  partager  le  sort. 

DE  TA    LIBÉRATION    DE   m"®    DE   TOURZELLE  * 

Lorsque  M"^  de  Tourzelle  parut  au  greffe,  les 
auditeurs,    se   récrièrent   et  se  manifestèrent  éner- 

*  Le  narrateur  est  maaifestement  peu  au  courant  de  la  façon 
dont  fut  sauvée  Pauline  de  Tourzel.  Néanmoins  son  récit  n'est  point 
inexact.  C'est,  pensons-nous,  vers  midi,  que  M™»  de  Lamballe  fut 
massacrée  :  à  cette  heure,  l'auteur  des  Souveni7's  d'un  vieillard, 
occupé  à  reconduire  jusqu'à  son  hôtel  M.  de  Chamilly,  était  absent 
de  La  Force.  Il  y  reparut  une  demi-heure  après  la  mort  de  la  prin- 
cesse, dit-il,  soit  à  midi  et  demi  et  c'est  alors  qu'il  assista  à  la 
sortie  de  M"»  de  Tourzel.  Cette  chronologie  n'est  pas  conforme  au 
récit  de  liétif  de  la  Bretonne  (cité  par  M.  G.  Bertin,  il/"'»  de  Lam- 
balle, p.  327.)  —  «  J'arrive,  dit  Rétif,  dans  la  rue  Saint-Antoine,  au 
bout  de  celle  des  Ballets,  au  moment  où  un  malheureux  qui  avait 
vu  comment  on  tuait  sou  prédécesseur,  au  lieu  de  s'arrêter  étonné, 
s'était  mis  à  fuir  à  toutes  jambes  en  sortant  du  guichet.  Un  homme 
qui  n'était  pas  des  tueurs,  mais  une  de  ces  machines  sans  rétlexiou 
comme  il  y  en  a  tant,  l'arrêta  par  sa  pique.  Le  misérable  lu  attaqué 
par  les  poursuivenrs  et  massacré.  Le  piquier  nous  dit  froidement  : 
'(  Moi,  je  ne  savais  pas  qu'on  voulait  le  tuer.  »  Ce  prélude  allait 
me  faire  retirer,  quand  une  autre  scène  me  frappa.  Je  vis  sortir 
deux  femmes  ;  l'une  que  j'ai  connue  depuis  par  (ou  pour?)  l'inté- 
ressante Saint-Brice,  femme  de  chambre  du  ci-devant  prince  royal, 
et  une  jeune  personne  de  seize  ans,  c'était  M"»  de  Tourzel.  11  y  eut 
une  suspension  de  meurtre  ;  il  se  passait  quelque  chose  dans  l'in- 
térieur... Je  me  flattais  que  tout  était  fini.  Enfin  je  vis  paraître  une 
femme  pâle  comme  son  linge,  soutenue  par  un  guichetier.  On  lui 


i08  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

giquement,  disant  qu'on  ne  pouvait,  à  son  âge,  lui 
supposer  avoir  été  appelée  et  initiée  dans  les  affaires 
d'importance,  qu'elle  ne  devait  être  mise  à  l'inquisi- 
tion ni  nullement  inquiétée,  toutes  objections,  obser- 
vations et  applications  furent  véhémentement  faites  à 
l'égard  de  sa  jeunesse  et  de  son  sexe,  ce  qui  disposa 
l'officier  à  simplifier  ses  questions  et  facilita  à  cette 
intéressante  personne  d'y  répondre  sans  trouble.  L'of- 
ficier prononça  sa  libération,  les  auditeurs  y  applau- 
dirent avec  joie  et  enthousiasme,  et  la  masse  la 
sanctionna  par  d'expressifs  sentiments  d'allégresse  et 
des  acclamations  sans  fin. 

Nous  la  conduisîmes  jusqu'à  la  rue  Saint-Antoine  et 
la  remîmes  avec  une  religieuse  confiance  aux  soins  de 
l'une  des  respectables  personnes  qui  s'empressèrent 
de  lui  offrir  leurs  services.  J'ai  par  suite  ouï  que 
c'était  à  l'officieux  et  méritant  député  Tallien,  et  qu'il 

dit  d'une  voix  rude  :  «  Crie  Vive  la  nation  !  —  Non  !  Non  !  »,  dit- 
elle.  On  la  fit  monter  sur  un  monceau  de  cadavres,  un  des  tueurs 
saisit  le  guichetier  et  l'éloigna.  «  Ha,  s'écria  l'infortunée,  ne  lui 
faites  pas  de  mal!  »  On  lui  répéta  de  crier  :  Vive  la  nation!  Elle 
refusa  dédaigneusement.  Alors  un  tueur  la  saisit,  arracha  sa  robe 
et  lui  ouvrit  le  ventre.  Elle  tomba  et  fut  achevée  par  les  autres... 
Jamais  pareille  horreur  ne  s'était  offerte  à  mon  imagination.  Je 
voulus  fuir,  mes  jambes  faiblirent,  je  m'évanouis.  » 

Ainsi  Rétif  assure  avoir  vu  sortir  Pauline  de  Tourzel  avant  la  mort 
de  M'"«  de  Lamballe,  et  le  rédacteur  des  Souveîiirs  d'un  vieillard 
prétend  que  celle-ci  était  morte  une  demi-heure  au  moins  avant 
que  Pauline  ne  fût  mise  en  liberté. 

11  faut  aussi  remarquer  que,  dans  sa  lettre  à  sa  sœur,  Pauline 
ne  dit  pas  avoir  comparu  devant  le  tribunal  improvisé  qui  siégeait 
au  greffe.  Elle  ne  parle  pas,  non  plus,  de  l'horrible  monceau  de  cadavres 
qui  barrait  la  rue  des  Ballets  à  sa  rencontre  avec  la  rue  Saint- 
Antoine.  Il  faut  croire  que,  par  égard  pour  son  âge.  on  lui  épargna 
la  vue  de  cette  boucherie  et  que  Hardy  l'entraîna  tout  de  suite  à 
droite,  en  sortant  du  greffe,  par  la  rue  du  Roi-de-Sicile;  vers  le 
passage  qui  conduisait  à  l'église  du  Petit  Saint-Antoine. 


LA    FORGE  109 


s'était  honoré  de  la  protéger  et  de  l'accompagner  en 
sa  famille  ^ 


INTERROGATOIRE,     ARRET    DE   MORT    ET    LIBERATION 

DE    M™®    LA    DUCHESSE    DE    TOURZELLE  ^ 

M""*  deTourzelle,  amenée  au  greffe,  avait  à  peine 
décliné  ses  noms  qu'un  audacieux  quidam  osa  dicter 
et  prescrire  à  Tofiicier,  les  questions  à  lui  faire,  sur 
ce  qu'elle  avait  pu  concevoir  des  rassemblements 
qui  avaient  eu  lieu  aux  Tuileries,  les  9  et  10  août  ; 
sur  l'heure  à  laquelle  le  roi  s'était  couché  le  9  et  levé 
le  10,  sur  celle  qu'il  fit  le  10  la  revue  de  sa  garde 
suisse;  si  la  reine  l'y  avait  accompagné,  etc.,  etc. 

Sur  le  lever,  le  coucher  et  le  passe-temps  du  Dau- 
phin son  élève,  etc.,  etc. 

Sur  son  départ  et  son  voyage  à  Varennes,  pourquoi 
etdans  quelles  vues  elle  y  avait  accompagné  la  Famille 
royale,  par  quelle  porte  et  à  quelle  heure  elle  était 
sortie  des  Tuileries,  dans  quelle  voiture  elle  était 
montée,  en  quel  lieu  l'attendait  et  qui  était  en  cette 
voiture,  qui  la  conduisait,  etc. 

*  «  Je  sais  bien,  et  l'on  peut  lire  dans  le  Moniteur  du  temps  que 
Tallien,  accusé  à  l'Assemblée  d'être  l'auteur  des  massacres  des  2  et 
3  septembre,  s'en  défendit  et  se  fit  un  mérite  d'avoir  donné  l'ordre 
de  sauver  M"«  Pauline  de  Tourzel.  M.  Hardy,  peut-être,  n'a-t-il  agi 
que  par  les  ordres  de  Tallien,  mais  je  n'ai  vu  que  M.  Hardy  et  lui 
seul  a  été  mon  libérateur.  »  [Souvenirs  de  Quarante  ans.) 

*  La  narration  est  ici  en  parfaite  concordance,  quoique  beaucoup 
plus  riche  en  détails,  avec  le  récit  de  M"">de  Tourzel  dans  ses  Mémoires. 
Gomme  ces  Mémoires  n'ont  été  publiés  qu'en  1883,  cette  concor- 
dance est  une  preuve  de  la  véracité  des  Souvenirs  d'un  vieillard. 
Est-il  besoin  cependant  de  faire  remarquer  que  M""  de  Tourzel  ne 
porta  le  titre  de  duchesse  qu'à  compter  de  la  RestauratioD  "* 


no  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Il  en  vint  ensuite  à  de  ridicules  et  calomnieuses 
imputations,  pour  établir  des  griefs  sur  la  conduite 
de  la  méritante  duchesse  qui  ne  répondit  à  la  per- 
fidie de  son  persécuteur  qu'en  gardant  le  silence  et 
le  couvrant  de  mépris. 

Contre  cet  ennemi,  qui  paraissait  avoir  juré  la  perte 
de  la  duchesse,  les  auditeurs  indiqués  et  irrités  se 
prononcèrent  d'abord  en  murmures,  et  ils  en  vinrent 
aux  menaces;  lorsqu'enfin  l'officier,  obsédé,  ordonna 
brièvement  à  la  duchesse  de  lever  la  main  et  de  prêter 
le  serment  de  ne  donner  à  la  Famille  royale  aucunes 
nouvelles  de  son  élargissement,  ni  d'entretenir  avec 
elle  aucunes  correspondances,  la  duchesse  toute  trem- 
blante, parut  en  ce  moment  hésiter;  néanmoins, 
assisté  des  suffrages  de  ceux  qui  se  joignirent  à  moi, 
je  l'engageai  et  pressai  de  faire  cette  promesse  ;  elle 
céda  en  portant  la  main  droite  à  la  hauteur  de  la  poi- 
trine, et  se  soumettant  à  ne  donner  aucunes  nouvelles 
de  son  élargissement  ni  d'entretenir  de  correspon- 
dance avec  la  Famille  royale,  puis  baissa  la  main. 

Mais  stimulé  par  le  quidam,  l'officier  lui  dit  aus- 
sitôt :  —  «  Levez,  levez  la  main!  et  faites  maintenant 
le  serment  de  ne  jamais  voir,  ni  même  approcher  de 
la  personne  du  Dauphin  dont  vous  étiez  et  n'êtes 
plus  la  gouvernante  »  ;  la  duchesse  pâlit,  et  par  un 
mouvement  expressif,  peignit  sa  douleur  en  laissant 
(comme  si  le  bras  droit  se  trouvait  à  l'instant  fou- 
droyé) tomber  la  main  et  prononçant  avec  le  décisit 
accent  du  désespoir  :  «  Je  ne  puis  le  faire.  » 

«  Non  !  elle  n'en  fera  rien,  je  l'aurais  juré,  et  le 
savais  !   s'écria  le  misérable  quidam  ;   envoyez-moi 


LA    FORCE  m 

donc  laperfide  à  r Abbaye.  — A  l'Abbaye,  à  l'Abbaye, 
répéta-t-il,  elle  le  mérite  au  moins  autant  que  celle 
qui  vient  d'y  être  envoyée  en  votre  absence  \  Point 
de  rémission  pour  cette  femme  ;  elle  n'a  plus  de 
droits  à  votre  indulgence  :  c'est,  je  vous  dis,  l'en- 
nemie de  la  France,  et  c'est  elle  qui  dispose  le  cœur 
de  son  élève  à  devenir  le  tyran  des  Français,  etc.. 
A  l'Abbaye,  à  l'A  bbaye  !  »  Les  archers  toujours  en  guet, 
comme  lui  prononcent  et  répètent  ces  mots  de  sinistre 
signal  ;  et  l'officier  municipal  qui  pendant  un  instant 
me  parut  rester  pensif,  ne  leva  la  tête  que  pour  pro- 
noncer l'arrêt  de  mort. 

Nous  nous  trouvâmes  tous  aussi  consternés  que  la 
duchesse,  contre  laquelle  le  fatal  arrêt  fut  prononcé, 
et  nous  la  crûmes  enfin  perdue,  lorsque  nous  vîmes 
les  archers  s'en  saisir. 

«  Non,  monsieur  rofficier  municipal  !  dis-je,  avec 
toute  cette  véhémence  qui  me  fut  de  nouveau  céles- 
tement  inspirée  ;  je  ne  serai  pas  assez  faible  pour 
vous  laisser  ignorer  qu'un  malentendu  a  précédé  et 
seul  déterminé  l'arrêt  par  vous  rendu  ;  mais  si  ce 
malentendu  est  par  vous  reconnu,  et  que  votre 
raison  s'en  trouve  frappée,  j'ai  la  haute  certitude 
qu'il  sera  par  vous-même  rectifié,  et  que  par  le 
peuple,  toujours  ami  de  la  justice,  vous  en  serez  à 
jamais  loué  et  honoré.  Vous  avez,  monsieur  l'officier, 

'  M™»  de  Lamballe.  Celle-ci  fut,  comme  nous  l'avons  dit,  massa- 
crée vers  midi.  M"»»  de  Tourzel  ne  parut  devant  le  tribunal  du  grefie 
que  beaucoup  plus  tard,  à  trois  heures  de  l'après-midi  environ. 
D'après  ses  récits  elle  était  descendue  de  son  cachot  vers  onze  heures, 
avec  la  princesse  de  Lamballe.  et  dit  être  restée  durant  quatre 
heures  dans  la  petite  cour  du  greffe. 


H2  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

continuai-je,  imposé  à  la  dame  de  Tourzelle  de  se 
soumettre  par  serment,  de  ne  jamais  voir  ni  appro- 
cher de  la  personne  du  Dauphin  ;  elle  s'y  est  bien 
naïvement  soumise,  en  répondant  à  votre  demande 
en  ces  termes  :  Je  ne  puis  le  faire.  Cette  réponse 
n'ayant  été  criminalisée  que  par  celui  qui,  devant 
vous,  s'est  constamment  déclaré  être  son  cruel 
ennemi  et  son  lâche  accusateur,  de  quel  mérite  peut 
être  l'application  qu'il  lui  a  plu  d'en  faire?  Il  vous  a 
méchamment  présenté  comme  un  refus,  ce  qui,  pure- 
ment dit,  est  une  adhésion  formelle  ;  il  a  enfin  poussé 
la  perfidie  jusqu'à  solliciter  et  provoquer  l'arrêt  de 
mort. 

«  Mais,  monsieur  l'officier,  cette  réponse  :  Je  nt 
puis  le  faire,  c'est,  je  le  soutiens,  exprimer  nette- 
ment et  positivement  que  la  volonté  est  de  ne  pas 
faire,  que  /'on  ne  fera  pas;  que  l'on  craindrait  de 
se  compromettre  en  faisant^  et  que  Ion  ne  s'exposera 
pas  de  faire  ;  cette  réponse,  dis-je,  devant  ainsi  se 
comprendre,  Userait  de  toute  justice  que  la  dame  de 
Tourzelle  fût  par  vous,  monsieur  l'officier,  somméede 
s'expliquer  hautement  et  clairement,  du  sens  de  la 
réponse  qu'elle  a  faite,  pour  que  vous  puissiez  en 
faire  l'application,  »  L'officier,  qui  alors  paraissait 
impatient  d'en  terminer,  reprit  avec  chaleur  :  «  Hé 
bien  !  qu'elle  s'en  explique  donc  nettement  et  de 
suite.  » 

Alors  M""^  de  Tourzelle  sut  à  l'instant  se  dégager 
à  la  fois,  du  refus  quelle  avait  fait,  et  des  bras 
de  la  mort,  en  disant  à  l'officier  interrogateur  :  — 
«  J'ai,  à  ce  que  vous  avez  exigé  de  moi  et  m'avez 


LA   FORGE  413 

demandé,  absolument,  répondu  dans  le  sens  que 
vient  de  vous  l'interpréter  Monsieur.  «  —  Vous  l'en- 
tendez, dit  l'officier  aux  auditeurs  (puis  à  la  dame 
de  Tourzelle.)  «  Le  concevant  ainsi,  levez-donc  la 
main,  en  disant  :  Vive  la  nation  !  »  ce  qu'elle  fit  ; 
alors  l'officier  prononça  sa  libération. 

Le  délateur  ainsi  que  les  archers  étonnés  et  cou- 
verts de  mépris  restèrent  muets,  et  la  duchesse  se 
vit  à  l'instant  approchée  et  félicitée  de  ceux  qui 
avaient  témoigné  lui  porter  le  plus  vif  intérêt  et  par- 
tager sa  douleur. 

Nous  quittâmes  le  greffe  et  sortîmes  de  la  prison 
en  nombre  ;  nous  longeâmes  la  rue  des  Balais  jusqu'à 
celle  Saint-Antoine  :  le  cri  de  joie  et  les  frappements 
de  mains  furent  entendus  et  réitérés  par  tous  ceux 
qui  sur  elle  portèrent  leurs  regards. 

Mais  arrivé  près  de  l'affreux  et  dégoûtant  monceau 
de  cadavres  dont  le  sang  bouillonnait  encore,  les  égor- 
geurs  approchant  M"^  de  Tourzelle,  voulurent  la 
soumettre  à  s'agenouiller  sur  les  corps  qui  en  for- 
maient le  socle,  et  lui  faire  prêter  un  serment.  Ce 
fut  alors  dans  l'unique  intention  de  la  dispenser  de 
jeter  les  yeux  sur  un  aussi  répugnant  tableau,  que  je 
me  hasardai  de  lui  couvrir  la  figure  et  les  oreilles 
d'un  large  chapeau;  nous  traversâmes  ainsi  la  foule 
qui  s'empressa  de  nous  livrer  passage. 

A  certaine  distance,  M™'  la  duchesse  monta  dans 
la  voiture  que  j'obtins  des  personnes  qui  l'occu- 
paient, et  toujours  assisté  du  jeune  canonnier,  aussi 
en  ce  moment  du  sieur  Deshannes,  et  même  de,... 
etc.,  etc.,  qui  à  mon  étonnementnous  suivirent,  nous 

t 


114  LES    MASSACRES    DE   SEPTEMBRE 

la  conduisîmes  faubourg  Saint-Germain,  à  i'iiôtel  par 
elle  indiquée  *. 

Aussitôt  que  j'eus  informé  le  concierge  de  l'arrivée 
de  Madame  et  répondu  affirmativement  à  la  question 
qu'il  s'empressa  de  me  faire;  qu'elle  était  existante 
et  allait  à  l'instant  paraître,  il  me  quitta  et  courut 
annoncer  cette  heureuse  nouvelle,  tandis  que  je 
m'occupai  de  faire  entrer  et  placer  la  voiture  près 
du  vestibule. 

M™°  la  duchesse  en  descendit  aidée  de  tous  ceux 
qui  s'empressèrent  de  l'approcher,  et  qui  lui  tendi- 
rent les  bras  en  répandant  des  larmes  d'étonne- 
ment  et  de  joie. 

Comme  je  recommandais  au  cocher  de  sortir  sa 
voiture  et  de  m'attendre,  la  personne  qui  l'ap- 
procha lui  présenta  un  papier  plié...  «  Ah  !  pardon. 
Monsieur,  lui  dis-je,  mais  c'est  moi  qui  ai  requis  et 
occupé  ce  cocher  dont,  j'ai  encore  besoin  ;  croyez 
donc  je  vous  prie  qu'il  sera  satisfait.  —  Je  n'en  doute 
aucunement,  me  répondit-il,  mais  ne  vous  opposez 
pas  à  ce  qu'il  reçoive  ce  que  j'ai  le  bonheur  de  lui 
offrir  en  cette  heureuse  circonstance,  prenez,  lui  dit- 
il,  mon  ami.  »  —  Le  cocher  reçut,  comme  je  pronon- 
çais :  «  Ainsi  doit-il.  » 

Le  même  personnage  s'offrit  très  civilement  de 
m'accompagner  au  salon,  je  me  rendis  à  son  invita- 
tion et  vis  en  y  entrant  M""^  la  duchesse  qui,  tenant 
d'une  main  un  agenda  et  de  l'autre  un  crayon  recueil- 
lait soigneusement  les  noms  et  demeures  de  ceux  qui 
l'avaient  accompagnée,  ce  qui  me  fit  alors  présumer, 

•  L'hôtel  de  M"-»  de  Léde.  (G.L.) 


LA    FORCE  H5 

qu'elle  était  dans  rintention  de  répondre  à  l'intérêt 
qu'on  avait  témoigné  lui  porter  par  des  actes  de  libé- 
ralité dont  l'acceptation  semblait  détruire  le  mérite 
d'une  action,  et  dégrader  tel  qui  pour  des  services 
qui  doivent  officieusement  se  rendre  à  l'humanité 
quand  le  péril  est  évident,  aurait  la  bassesse  de  pré- 
tendre ou  la  faiblesse  d'accepter  salaire  ou  récom- 
pense; néanmoins,  pensant  que  la  duchesse  se  croi- 
rait sans  doute  offensée,  si  je  dédaignais  d'accepter 
ce  qui  en  cette  occasion  pouvait  m'ètre  adressé  à 
domicile,  je  communiquai  au  sieur  Deshannes  qui 
partagea  mon  sentiment,  que  j'étais  dans  Tintention 
de  ne  pas  me  faire  connaître,  ce  qu'il  approuva.  Nous 
en  étions  enfin  à  ce  point,  lorsque  la  duchesse  nous 
approcha  avec  la  plus  attrayante  aménité...  Mais  à 
la  demande  qu'elle  me  fit,  je  répondis  : 

«  N'ayant  rien  fait  qui  puisse  mériter  l'attention 
de  M""*  la  duchesse,  je  la  supplie  de  me  dispenser 
de  répondre,  et,  s'il  lui  plaît,  seulement  permettre 
que  je  me  présente  pour  obtenir  des  nouvelles  de  sa 
santé,  et  la  prie  de  croire  à  la  sincérité  de  mon  res- 
pectueux dévouement.  »  (Je  terminai  et  m'éloignai 
en  la  saluant.)  M""®  la  duchesse,  qui  ensuite  s'adressa 
au   sieur  Deshannes,  en  reçut  semblable  réponse... 


RELATION  DE  MATON  DE  LA  VARENNE 


P.-A.-L.  Maton  de  la  Varenne  naquit  à  Paris  en  1760, 
d'une  famille  de  «  noblesse  de  robe  ».  11  était  avocat  ; 
mais  quelques  années  avant  la  Révolution,  sa  santé 
débile  l'obligea  à  renoncer  au  barreau.  Il  utilisait  sa  con- 
naissance du  droit  à  donner  des  consultations  ;  c'était  non 
pas  un  «  agent  d'affaires  »,  mais  un  «  homme  de  loi  », 
ainsi  qu'on  disait  alors. 

En  dépit  de  ses  infirmités,  il  était  «  entreprenant  et 
résolu  »  ;  il  se  déclara,  dès  l'abord,  adversaire  de  la  Révolu- 
tion :  compromis  au  10  août  il  fut  arrêté  et  incarcéré  à  La 
Force.  C'est  le  récit  de  ses  angoisses  qu'on  va  lire  :  cette 
relation  fut  écrite  peu  après  les  événements  et  publiée  en 
1795  sous  ce  titre  :  Les  crimes  de  Marat  et  des  autres  égor- 
geurs  ou  Ma  Résurrection  où  Von  trouve  non  seulement 
la  preuve  que  Marat  et  divers  autres  scélérats,  membres 
des  autorités  publiques,  ont  provoqué  tous  les  massacres 
des  prisonniers,  mais  encore  des  matériaux  pour  V his- 
toire de  la  Révolution  française. 

Rendu  à  la  liberté,  Maton  continua  à  se  mêler,  après 
thermidor,  à  l'agitation  royaliste  ;  forcé  de  se  cacher  après 
le  18  fructidor,  il  se  retira  à  Fontainebleau  au  commen- 
cement de  l'Empire  et  y  vécut  dans  la  retraite.  C'est  là 
qu'il  mourut  le  26  mars  1813. 

Des  renseignements  dont  j'avais  besoin*  dans  une 

*  Les  premières  pages  de  la  relation  n'ont  pas  Irait  aux  massacres 
de  septembre  :  Maton  y  parle  de  ses  infirmités  et  apostrophe  Marat 
avec  virulence. 


LA    FORCE  117 

affaire  à  laquelle  je  m'intéressais,  m'avaient  fait 
passer  l'après-midi  du  24  d'Auguste  1792  tant  à  la 
mairie  qu'à  la  commune,  où  j'avais  parlé  au  secré- 
taire (Tallien),  lorsqu'en  revenant  chez  moi  sur  les 
neuf  heures,  je  vis  ma  porte  cochère  investie  par  des 
sbires.  Avant  d'entrer,  je  demandai  à  un  voisin  de 
quoi  il  s'agissait  :  il  me  répondit  qu'on  me  cherchait; 
j'en  demeurai  d'abord  surpris.  Cependant,  après 
m'ètre  recueilli,  croyant  que  j'étais  sans  doute  l'objet 
de  quelque  méprise,  je  montai  à  mon  appartement 
qui  était  ouvert,  éclairé  partout,  et  rempli  d'hommes, 
armés  et  non  armés.  «  Que  voulez-vous  leur  dis-je? 
—  Monsieur,  me  répondirent-ils  fort  poliment,  nous 
sommes  envoyés  par  la  section  du  Théâtre-Français 
pour  faire  une  visite  chez  vous,  et...  — Vous  avez 
sans  doute  des  ordres  écrits,  exhibez-le'^.  —  Je  fus 
satisfait  sur-le-champ;  ils  portaient  que  tout  fut  exa- 
miné dans  mon  domicile,  que  les  scellés  fussent  mis 
sur  mes  papiers,  s  il  y  avait  lieu,  et  qu'on  s'assurât 
ensuite  de  ma  personne.  —  Faites  votre  devoir.  — 
Il  l'est,  me  répondirent-ils  (avant  que  j'arrivasse, 
on  avait  fouillé  jusque  sous  les  lits,  pour  voir  si  je  ne 
cachais  pas  des  prêtres)  et  nous  devons  convenir  que 
vous  n'êtes  aucunement  compromis.  Il  n'y  a  qu'une 
légèreexplication  à  venir  donner  à  la  mairie,  et  cela  ne 
sera  rien.  Mais  vous  ferez  bien  de  souper  aupa- 
ravant. » 

Pendant  que  j'avalais  un  œuf,  on  rédigea  un  pro- 
cès-verbal portant  littéralement  :  «  Nous  navons 
découvert  chez  le  sieur  de  la  Varenne  rien  d'opposé  à 
la  Révolution^  et  de  relatif  à  la  journée  du  dix;  mais 


118  LES    MASSACRES  DE   SEPTEMBRE 

nous  y  avons  trouvé^  au  contraire,  tous  écrits  attestant 
son  patriotisme.  » 

Puis,  après  avoir  fait  rafraîchir  ceux  qui  m'étaient 
venus  faire  la  visite  que  je  décris,  je  me  rendis 
à  pied  au  comité  de  surveillance  de  la  mairie  -, 
avec  l'un  deux,  qui  y  porta  plusieurs  liasses  de  mes 
papiers,  la  plupart  relatifs  à  ma  clientèle  (j'étais  pré- 
cédemment avocat  au  Parlement). 

Je  me  propose  de  les  réclamer  quand  ils  me 
deviendront  nécessaires. 

Mon  conducteur,  que  j'aurais  bien  pu  quitter  en 
chemin,  si  j'avais  eu  quelque  chose  à  craindre,  m'in- 
troduisit d'abord  dans  un  petit  cabinet  oii  se  trouvait 
un  homme  en  écharpe.  Un  air  de  respect  pour  la 
sublimité  de  ses  fonctions,  le  ton  d'importance  qu'il 
atîectait  de  prendre,  des  expressions  bizarres  qui 
décelaient  sa  petitesse,  des  regards  qu'il  jetait  dédai- 
gneusement sur  moi,  une  tête  à  cheveux  presque 
ras,  d'une  amplitude  et  d'une  rotondité  risible... 
Voilà  l'esquisse  du  personnage;  j'ai  su  depuis  qu'il 
s'appelait  Leclerc.  —  Je  l'informai  de  ce  qui  venait 
de  m'arriver,  et  le  priai  de  m'interroger,  en  lui 
annonçant  que  mes  affaires  me  rendaient  nécessaire 
chez  moi  le  lendemain,  que  ma  santé  d'ailleurs  ne 
me  permettait  pas  de  passer  une  nuit  ;  je  le  détermi- 
nai à  prendre  lecture  du  procès-verbal  et  demandai 
ma  liberté,  en  offrant  une  caution  corporelle  et  pécu- 
niaire s'il  l'exigeait.  «  Je  ne  le  puis,  me  dit-il,  il  y  a 
contre  vous  une  dénonciation.  »  —  J'insistai  et  je 

*  La  Mairie  était  alors  Installée  au  Palais  de  Justice  dans  l'ancien 
hôtel  du  Premier  Président.  (G.  L.) 


LA   FORCE  119 

voulus  qu'il  appellât  quelques-uns  de  ses  collègues 
pour  délibérer  sur  ma  demande.  Un  jeune  homme, 
nomme  Parein,  contre  lequel  j'avais  dans  plusieurs 
ouvrages  et  plaidoyers,  prouvé  les  plus  grandes  bas- 
sesses \  se  présenta,  alors  je  me  retirai.  Un  instant 
après,  il  traversa  l'antichambre  où  j'attendais,  et 
m'annonça  que  ma  pétition  était  rejetée. 

Je  rentrai  auprès  de  Leclerc  pour  lui  faire  de  nou- 
velles observations;  mais  je  n'obtins  de  lui  que  cette 
réponse  à  laquelle  il  mit  toute  sa  ridicule  gravité  : 
«  Retirez-vous;  les  membres  du  Comité  de  surveil- 
lance ont  délibéré.  » 

On  me  montra  sur-le-champ  une  espèce  de  cuisine 
où  il  n'y  avait  d'autres  sièges  que  le  carreau  et  quel- 

*  L'extrait  suivant  du  Courrier  républicain,  n»  452,  du  11  plu- 
viôse dernier  (30  janvier  179û)  fera  connaître  l'homme.  «  Ceux  qui 
connaissent  les  événements  de  Lyon  se  rappellent  sans  doute  la 
fameuse  fusillade  de  209  malheureux  exécutés  en  vertu  d'un  juge- 
ment, ou  plutôt  d'un  ordre  d'assassinat  de  la  commission  tempo- 
raire présidée  par  un  nommé  Parein,  jacobin,  l'un  de  ceux  qui 
soufflent  encore  ici  le  feu  de  la  discorde  et  les  provocations  à  l'as- 
sassinat ;  mais  quelques  particularités  de  ce  massacre  ne  sont  pas 
assez  connues.  —  Pour  l'exécuter,  on  fit  d'abord  avancer  un  batail- 
lon de  la  réquisition  qui,  effrayé  de  ce  qu'on  lui  faisait  faire,  fit  sa 
décharge  en  tremblant,  et  ne  tua  que  15  à  20  personnes.  On  le  fit 
donc  retirer  pour  faire  passer  devant  lui  un  bataillon  de  l'armée 
révolutionnaire  parisienne.  Celui-ci  tira  avec  assurance,  mais  n'as- 
sassina cependant  pas  tout  le  monde.  Quelqr.es-uns  de  ces  infortunés 
se  trouvant  encore  debout,  ou  n'étant  qu'estropiés,  les  cannibales 
se  ruèrent  sur  eux  et  en  dépêchèrent  autant  qu'ils  purent  à  coups  de 
sabres,  de  pistolets,  de  pioches,  et  les  jetèrent  ensuite  morts  ou 
mourants  dans  une  fosse  qui  avait  été  exprès  creusée  pour  les 
recevoir.  On  entendit  encore  leurs  gémissements  pendant  toute  la 
nuit  qui  suivit  cet  horrible  massacre.  Quelques-uns  qui  n'étaient  pas 
mortellement  blessés,  soulevèrent  les  cadavres  sous  lesquels  ils 
étaient  accablés,  gagnèrent  les  villages  voisins  à  la  faveur  des 
ténèbres  et  sont  parvenus,  dit-on,  à  se  sauver  en  Suisse.  On  demande 
si  ceux-là  doivent  être  traités  comme  émigrés  ?  »  [Note  de  Maton.) 


120  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

ques  planches.  Je  commençais  à  me  résigner,  lors- 
qu'un homme  me  dit  de  le  suivre.  Après  avoir  tra- 
versé une  cour  dans  un  corps  de  logis  dont  j'ignorais 
l'existence,  je  passai  au  milieu  de  plus  de  cent 
hommes  à  figures  rébarbatives,  armés  de  sabres, 
piques  et  fusils,  et  dont  les  propos  menaçants  me 
firent  craindre  pour  ma  vie;  puis  j'arrivai  à  un  esca- 
lier sale  et  étroit  qui  me  conduisit  à  une  espèce  de 
grenier  rempli  de  personnes  de  tous  états,  qu'on 
avait  arrêtées  comme  moi,  et  qui  n'avaient  pour  se 
coucher  que  de  la  paille  presque  en  poussière.  La 
frayeur  glaça  d'abord  mes  sens,  et  j'eus  des  pressen- 
timents sinistres.  Je  m'y  livrais,  lorsqu'un  des  parti- 
culiers qui  étaient  venus  faire  la  perquisilion  dans 
mon  domicile,  touché  sans  doute  des  honnêtetés  que 
je  lui  avais  faites,  vint  me  réclamer,  me  fit  descendre 
avec  lui,  et  me  plaça  pour  la  nuit  dans  un  cabinet  oii 
étaient  un  garçon  d'environ  trente  ans,  nommé 
Grouta,  horloger  rue  du  Harlay,  capturé  pour  avoir 
apostrophé  le  maire  Pétion  qui  passait  dans  le 
quartier  ;  la  mère  de  ce  jeune  homme  et  une 
ancienne  maîtresse  d'école,  qui  m'a  dit  s'appeler 
Bataillot,  dont  quelques  brefs  du  Pape  trouvés  chez 
elle  avaient  causé  l'arrestation.  On  leur  promit, 
comme  à  moi,  qu'ils  seraient  entendus  le  lendemain 
matin. 

Une  lampe,  deux  chaises  de  paille,  une  porte  ren- 
versée par  terre,  et  un  lit  de  sangle  formaient  le 
mobilier  de  ce  misérable  réduit,  oii  mes  trois  compa- 
gnons d'infortune  étaient  consignés  depuis  environ 
quatre  jours  et  quatre  nuits.  Nous  nous  consolâmes 


LA    FORCE  121 

réciproquement,  après  quoi,  vaincus  par  le  sommeil, 
nous  essayâmes  de  nous  y  abandonner. 

Le  jeune  homme^  se  coucha  sur  la  porte  ;  sa  mère 
et  moi,  nous  nous  jetâmes  ensemble,  et  sans  façon 
sur  le  lit  de  sangle  oii  je  tâchai  inutilement  de 
m'assoupir;  la  maîtresse  d'école  resta  surune  chaise. 
—  En  réfléchissant  sur  ce  qui  m'arrivait,  je  me  per- 
suadai qu'il  y  avait  un  projet  de  me  traduire,  sous 
quelque  prétexte,  devant  le  redoutable  tribunal  du 
n  d'Auguste  (supprimé  par  un  décret  du  1"  décem- 
bre 1792,  et  remplacé  par  celui  créé  le  10  mars  1793, 
oii  Robespierre  a  fait  condamner  tant  d'innocents). 
Je  ne  pouvais  me  dissimuler  ni  le  nombre  de  mes 
ennemis,  ni  leur  rage  :  car  dans  le  mois  de  mai  pré- 
cédent j'avais  publié  pour  deux  infortunés  (Lami- 
Evette  et  Durand)  condamnés  à  l'échafaud  auquel 
j'avais  réussi  à  les  soustraire,  un  mémoire  vigoureux 
ayant  pour  titre  :  «  Crime  du  Coinité  des  Recherches 
de  r Assemblée  nationale  constituante ,  et  de  plusieurs 
faussaires  créés  et  salariés  par  lui.  »  —  Cet  ouvrage 
avait  été  cité  avec  éloge  par  différents  journalistes  et 
l'édition  en  avait  été  épuisée.  Les  fonctions  du  Comité 
des  Recherches  étant  les  mêmes  que  celles  du  Comité 
de  surveillance  oii  j'étais,  on  ne  doit  point  s'étonner 
que  j'aie  eu  des  malveillants  dans  ce  dernier. 

Le  lendemain,  on  vint  me  dire  que  Panis  et  Sergent, 
chefs  du  Comité,  avaient  la  plus  grande  influence  sur 
le  sort  des  personnes  arrêtées,  et  qu'il  fallait  m'adres- 
ser  à  eux.  Je  leur  écrivis  ;  on  m'annonça  en  réponse 

*  Il  est  mort  deux  ans  après,   des  suites   de  la  révolution  qu'ont 
opérés  sur  lui  les  événements  que  je  raconte.  {Note  de  Maton.) 


122  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

qu'ils  viendraient  l'un  et  l'autre  sur  les  huit  heures 
du  soir.  Il  fallut  me  résigner;  mais  mon  espoir  fut 
vain,  et  je  passai  encore  une  nuit  comme  la  précé- 
dente. Pendant  le  cours  de  la  journée,  on  avait 
amené  avec  nous  un  homme  qu'on  avait  désarmé 
avec  affectation,  et  qui  nous  fut  retiré  dès  qu'on 
s'aperçut  que  je  l'avais  reconnu  pour  un  espion  ;  une 
jeune  femme  d'environ  dix-huit  ans,  nommée 
Laborde,  qu'on  avait  enlevée  parce  qu'elle  avait 
refusé  de  dire  ce  qu'était  devenu  son  mari,  officier 
de  paix,  un  sexagénaire  respectable,  qu'on  nomma 
M.  Broussin*  et  un  particulier  d'environ  quarante 
ans,  trouvé  porteur  d'une  petite  canne  à  crosse,  sem- 
blable à  celle  de  Colnot  d'Angremont,  décapité  quel- 
ques jours  auparavant  :  soupçonné  en  conséquence 
d'être  un  de  ses  complices.  On  nous  ôta  ce  dernier  au 
bout  dune  heure,  pour  l'envoyer  à  la  prison  de 
l'Abbaye. 

Trente-six  heures  ainsi  passées  m'avaient  excédé 
de  fatigue.  Le  dimanche,  je  priai  avec  les  plus  vives 
instances  tous  les  Membres  de  la  Commune  et  du 
Comité  qui  traversaient  la  galerie,  de  me  faire  inter- 
roger, ou  de  me  renvoyer  sous  caution.  Leclerc,  au 
visage  burlesquement  sévère,  était  toujours  là  pour 
les  rendre  inutiles"  :  Je  les  redoublai  surtout  auprès 

*  11  est  bon  de  se  rappeler  dans  tout  le  cours  de  cet  ouvrage  que 
le  mot  citoyen  n'était  point  alors  en  usage.  {Note  de  Maton.) 

*  L'extrait  suivant  des  registres  de  l'Assemblée  électorale  de 
Paris,  du  8  mars  1793,  donnera  une  idée  de  lui  : 

«  L'Asserublée  électorale,  après  avoir  entendu  son  rapport  contre 
]e  ciloyen  Leclerc.  ex-administrateur  de  police:  con.>idérant  que  ce 
dernier  n'a  été  nommé  juge  que  parce  que,  par  de  fausses  déclara- 
tions il  a  surpris  la  religion  de  l'Assemblée,  arrête  qu'il  a  perdu  sa 


LA    FORCE  123 

de  son  collègue  Chartray,  qui  me  promît  avec  beau- 
coup de  sensibilité  de  faire  en  sorte  que  j'allasse  le 
soir  coucher  chez  moi.  Vers  les  trois  heures  après 
midi,  il  expédiait  un  ordre  en  conséquence,  lorsqu'on 
annonça  l'arrivée  de  Panis  ;  il  me  dit  de  m'adresser 
à  lui. 

Je  le  joignis  aussitôt,  non  sans  quelque  répu- 
gnance, car  je  n'ai  jamais  aimé  demander  la  moindre 
chose  aux  sots.  J'invoquai  auprès  de  lui  quelques 
titres  qui  devaientmefaire  espérer  uneprompte  justice. 

Cet  homme  qu'un  cœur  dur,  une  figure  ignoble 
et  une  ignorance  crasse  ^  auraient  dû  laisser  végéter 
dans  son  ancienne  misère,  et  qui  est  cependant  par- 
venu à  la  Convention,  me  vit  sans  pitié  souffrant, 
persécuté  sans  cause  légitime,  crachant  le  sang,  et 
rejeta  ma  demande,  comme  il  avait  dédaigné  les 
pleurs  des  personnes  qui  avaient  été  chez  lui  solli- 
citer ma  liberté. 

confiance,  qu'elle  le  regarde  comme  indigne  d'exercer  les  fonctions 
délicates  de  juge,  et  qu'attendu  que,  d'après  les  principes,  elle  ne 
peut  revenir  sur  sa  nomination,  elle  renvoyé  par-devant  le  Conseil 
général  de  la  Commune,  en  l'invitant  à  poursuivre  cette  affaire  par- 
devant  les  tribunaux,  etc.  »  La  minute  signée  Lubin  fils  président. 
Maire,  secrétaire. 

Leclerc  n'en  est  pas  moins  resté  juge.  Aujourd'hui  il  végète  dans 
un  emploi  subalterne.  (Note  de  Maton.) 

*  Elle  est  démontrée  par  ses  écrits  burlesques.  J'ai  maintenant 
sous  les  yeux  ses  Prémices  aux  patriotes,  de  1790,  où  il  parle  à'écrits 
de  boue  (comme  les  siens  sans  doute),  de  noirs  de  l'enfer  aristocra- 
tique, de  gueuseries  verbales,  à'infernalités,  de  souffle  infect  qui 
corrompt  d'excellents  faits,  d'apprendre  à  vivre  à  la  vertu,  de  subir 
le  salaire  de  l'avoir  fait,  de  tigres  qui  viennent  jouir  à  nous  tortu- 
rer dans  nos  frères,  de  bourreaux  du  civisme.  Ces  dégoûtantes 
tirades  sont  revêtues  de  sa  signature  après  laquelle  il  se  qualifie  de 
défenseur  public  ou  homme  de  loi,  modérant  ici  le  cours  d'une  scé- 
lératesse  inouïe.  {Note  de  Maton.) 


124  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Le  mauvais  succès  de  la  tentative  que  je  venais  de 
faire  auprès  de  lui,  ne  m'empêcha  pas  de  l'attendre 
encore,  sous  la  surveillance  d'une  sentinelle,  dans 
l'espèce  d'antichambre  qui  avoisinait  son  cabinet, 
toujours  dans  l'espérance  de  vaincre  son  inllexibilité 
meurtrière.  Pendant  ce  temps,  j'y  vis  une  jeune  per- 
sonne que  sa  femme  de  chambre  appelait  à  voix 
basse  Madame  la  princesse  ^  et  qui  était  arrêtée  depuis 
deux  jours;  un  fédéré  marseillais  qui  portait  dans 
ses  yeux  la  soif  du  carnage,  et  qui  disait  :  «  Triple 
nom  d'un  D...  !  je  ne  suis  pas  venu  de  cent  quatre- 
vingts  lieues  pour  ne  pas  f...  cent  quatre-vingts  têtes 
au  bout  de  ma  pique  »  (en  effet,  il  massacra  aux  pri- 
sons dans  les  journées  des  2  à  3  septembre,  dont  je 
parlerai)  ;  un  gendarme  qui  tenait  ce  langage  :  «  Il  y 
a  environ  huit  jours,  que  les  prisons  ont  manqué  de 
la  sauter  ;  gare  que  ça  n'arrive  ;  »  un  valet  de  bureau 
qui  disait  :  «  Voilà  qu'on  apprête  la  mort  aux  traîtres  ; 
il  faut  qu'il  n'en  échappe  pas  un;  »  le  sanguinaire 
Marat,  qui  épiait  ses  victimes  pour  les  recom- 
mander, etc. 

Tout  ce  que  je  voyais  et  j'entendais  me  glaçant 
d'effroi,  je  revenais  accablé  de  douleur  auprès  de  mes 
compagnons  d'infortune,  lorsque  je  fus  reconnu  par 
un  nommé  Rossignol,  habitant  du  faubourg  Saint- 
Antoine,  qui  me  dit  :  «  que  pour  le  coup  il  me  tenait, 
qu'il  allait  bien  se  venger  de  ce  que  je  l'avais  fait 
rester  dans  les  prisons,  et  que  j'allais  lui  payer  le 
mal  que  je  lui  avais  fait.  »  Il  faut  que  mes  lecteurs 
sachent  en  quoi  consistait  ce  mal. 

Un   assassinat   prémédité   avait   été    commis,    le 


LA    FORGE  125 

27  janvier  1791,  en  la  personne  d'un  particulier  à 
qui  je  m'intéressais,  et  le  ministère  public  du  qua- 
trième tribunal  d'arrondissement,  en  avait  rendu 
plainte.  Parmi  les  nombreux  accusés,  figuraient  un 
quidam,  garçon  boucher,  et  Rossignol,  depuis  si  ridi- 
culement devenu  Général  d'armée.  Je  plaidai  pour 
la  partie  civile,  et  malgré  les  efforts  de  ce  même 
Parein,  que  j'ai  précédemment  cité  et  qui  était  aussi 
incriminé,  je  parvins  à  faire  rendre  le  30  mai  sui- 
vant, un  jugement  (exécuté  depuis)  qui  prononça  la 
peine  de  mort  contre  le  boucher,  et  un  ^;/e<s  ample- 
■ment  informé^  contre  Rossignol  et  autres.  (Ce  même 
homme,  que  j'avais  défendu  avec  tant  de  chaleur,  a 
perdu  la  vie  sous  les  poignards  le  31  décembre  1792). 

On  n'est  plus  étonné  maintenant  des  menaces  de 
Rossignol.  Parvenu  depuis  plusieurs  jours,  et  je  ne 
sais  comment,  à  la  Commune  provisoire,  il  pouvait 
les  effectuer  d'une  manière  terrible,  c'est  aussi  ce 
qu'il  a  fait  le  lendemain. 

Le  reste  de  la  journée  n'eut  rien  de  remarquable 
que  les  différentes  allées  et  venues  de  Caron-Beau- 
marchais,  qu'on  avait  arrêté  le  23  ou  le  24,  et  qu'on 
envoya  à  l'Abbaye.  Sur  le  soir,  on  nous  amena  une 
fille  d'environ  trente-six  ans,  qui,  je  crois  se  nommait 
Lebrun  ;  elle  nous  assura  qu'on  s'était  emparé  d'elle 
sur  son  refus  de  dire  oîi  s'était  réfugié  un  comte  qui 
demeurait  avec  elle. 

Trois  nuits  passées  sans  fermer  l'œil,  et  deux  jours 
pendant  lesquels  je  n'avais  pu  me  procurer  qu'une 
nourriture  très  insuffisante,  m'avaient  jeté  dans  un 
état  de  dépérissement  dont  ceux  qui  me  connaissent 


126  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

peuvent  seuls  se  faire  une  juste  idée.  La  patience 
m'échappa;  j'assaillis  tous  les  personnages  qui  pas- 
saient avec  des  écharpes,  et  leur  dis  qu'il  y  avait  de 
la  barbarie,  des  mauvais  desseins  cachés,  de  Fin- 
famie,  à  retenir  ainsi  quelqu'un  sans  l'entendre.  Un 
de  ceux  à  qui  je  m'adressais,  me  reconnut  et  me  dit, 
avec  des  expressions  fort  obligeantes,  qu'il  lisait 
encore  la  veille  un  de  mes  mémoires,  et  que  s'il  cau- 
sait la  perte  de  ma  liberté,  je  devais  m'en  applaudir. 

Quelques  instants,  après,  on  mit  en  liberté  cotte 
même  Bataillot  qui  avait  passé  six  nuits  sur  une 
chaise,  et  l'on  envoya  à  Thôtel  de  La  Force  la  der- 
nière venue. 

Accablé  de  lassitude,  je  recommençais  à  me 
plaindre  hautement  du  déni  de  justice  que  j'éprou- 
vais, lorsqu'un  gendarme  vint  m'appeler,  tenant  un 
papier  à  la  main,  et  m'annonça  qu'on  allait  me  con- 
duire en  prison.  Je  demandai  à  voir  l'ordre  dont  il 
était  porteur,  il  me  le  montra  sans  difficulté  ;  voici 
les  termes  de  cette  nouvelle  lettre  de  cachet  :  «  Le 
concierge  de  l'hùtel  de  La  Force  recevra ywsç'w'à  nouvel 
ordre  le  sieur  Ma  ton-de-la- Varenne,  se  disant  homme 
de  lois  etc.,  etc.,  signés,  Rossignol,  Gally.  » 

En  voyant  la  signature  de  Rossignol,  l'indignation 
et  la  colère  s'emparèrent  de  moi.  Furieux,  je  me 
rendis  au  Comité  de  surveillance  qui  était  presque 
attenant  au  cabinet  oîi  j'étais  et  je  déduisis  à  un 
municipal  mes  griel's  contre  cet  homme.  Depuis  ses 

'  Se  disant  homme  de  loil...  Mais  monstres,  je  ne  vous  ai  indi- 
qué aucune  qualité,  puisque  vous  n'avez  pas  voulu  m'entendre. 
(Note  de  Maton.) 


LA    FORCE  127 

menaces  de  la  veille,  j'avais  fait  prendre  dans  mon 
cabinet  un  exemplaire  imprimé  du  jugement  que 
j'avais  fait  rendre  contre  lui  ;  je  le  remis  à  l'officier 
dont  je  parle,  en  le  priant  de  s'en  servir  en  ma  faveur. 
Il  me  répondit  avec  beaucoup  de  douceur  que  j'avais 
raison,  alla  au  comité  faire  lecture  du  jugement, 
mais  ne  put  faire  révoquer  l'ordre,  ainsi  qu'il  vint 
me  l'annoncer  lui-même.  Je  demandai  alors  à  paraître 
pour  me  faire  entendre;  on  me  refusa  encore  cette 
justice. 

Ne  pouvant  plus  opposer  de  résistance  utile,  je 
demandai  au  gendarme  un  quart  d'heure  qu'il  m'ac- 
corda, et  que  j'employai  à  recevoir  les  consolations 
du  vénérable  Broussin.  La  nuit,  il  m'avait  avoué 
qu'il  était  prêtre  insermenté,  mais  qu'il  n'avait  été 
arrêté  que  comme  soupçonné  d'avoir  des  relations 
avec  Durozoi*,  auquel  il  n'avait  jamais  parlé,  et  qu'il 
portait  par  prudence  une  perruque.  Sur  ce  que  je  lui 
avais  demandé  s'il  avait  laissé  ignorer  sa  qualité  à 
la  section  où  il  avait  été  d'abord  conduit,  il  m'avait 
répondu  qu'il  devait  la  confesser,  même  au  péril  de 
sa  vie,  et  qu'il  l'avait  laissé  écrire  sur  le  procès- 
verbal.  Voici  les  dernières  paroles  qu'il  me  dit  à 
Foreille,  en  m'embrassant  :  «  La  charité  chrétienne 
ne  peut  nous  empêcher  de  voir  qu'on  a  choisi  bien 
des  victimes  ;  mais  souvenez-vous  qu'il  ne  tombera 
pas  un  cheveu  de  nos  tètes  que  la  providence  ne  l'ait 
permis  pour  notre  plus  grand  bien.  Adieu,  nous  nous 
rejoindrons  peut-être  bientôt  dans  l'éternité.  »  A  ces 

'  Rédacteur  de  la  Gazette  de  Paris,  décapité  le  24  d'Auguste  1792. 
[Note  de  Maton.) 


128  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

mots,  je  le  quittai  en  sanglotant^,  pour  aller  gagner 
un  fiacre,  que  le  gendarme  avait  fait  avancer  dans 
la  cour  de  la  mairie.  J'y  montai  sur  les  trois  heures 
après  midi,  avec  une  parente  qui  ne  m'avait  quitté 
que  la  nuit  pendant  la  détention  dont  je  viens  de 
rapporter  les  circonstances,  et  nous  partîmes  pour 
riiôtel  de  La  Force  jusqu'oii  elle  voulut  m'accompa- 
gner. 

Les  divers  propos  qui  avaient  frappé  mes  oreilles 
à  la  mairie  me  faisaient  tellement  craindre  un  mas- 
sacre prochain  dans  les  prisons,  que,  chemin  faisant, 
je  conjurai  ma  parente  d'employer  dès  le  jour  même 
toutes  mes  connaissances,  et  de  solliciter  elle-même 
pour  ma  prompte  liberté.  Pendant  que  je  l'entrete- 
nais de  mes  craintes,  nous  arrivâmes  au  quai  Pelle- 
tier, qui  était  couvert  d'une  multitude  considérable 
de  personnes  rassemblées,  pour  voir  passer  l'abbé 
Sauvade,  Guillot  et  Vimal,  condamnés  à  mort  pour 
la  fabrication  de  faux  assignats  de  Passy.  Déjà  nous 
avions  presque  entièrement  dépassé  le  quai,  et  nous 
allions  traverser  la  Grève,  oii  nous  apercevions  la 
guillotine^  lorsque  deux  hommes,  nous  voyant  dans 
un  fiacre  avec  un  gendarme  et  nous  jugeant  des  mal- 
faiteurs se  dirent  :  «  il  faut  guillotiner  ceux-là  en 
attendant  les  autres,  »  Cette  motion  arriva  jusqu'à 
moi.  Avant  qu'elle  fut  connue  du  peuple,  je  parvins, 
de  concert  avec  le  gendarme,  à  faire  prendre  au  fiacre 
une  autre  rue,  et  j'arrêtai  devant  l'hôtel  de  La  Force, 

'  Au  monienl  où  je  rapporte  ces  paroles,  mon  cœur  est  aussi 
déchiré  qu'au  moment  de  cette  fatale  séparation  :  et  je  verse  des 
larmes  de  sang  sur  le  sort  du  malheureux  ecclésiastique  dont  je 
parlerai  encore.  {Note  de  Maton.) 


LA   FORCE  129 

dont  le  fatal  guichet  s'ouvrit  pour  me  recevoir.  C'était 
le  lundi  27  d'Auguste  1792. 

J'ai  maintenant  à  tracer  des  scènes  d'horreur  aux- 
quelles la  postérité  refuserait  de  croire,  si  elles 
n'étaient  attestées  par  toute  la  génération  actuelle, 
et  si  le  supplice  qui  attend  leurs  auteurs  n'en  devait 
être  une  preuve  incontestable. 

Après  avoir  laissé  inscrire  mon  nom  sur  ce  même 
registre  qui  contenait  l'écrou  de  Rossignol,  pour 
une  accusation  d'assassinat,  et  avoir  payé  aux  diffé- 
rents valets  ce  qu'ils  me  dirent  leur  être  dû,  je 
demandai  à  être  placé  au  quartier  dit  de  la  Bette ^ 
comme  le  plus  sain  et  le  plus  commode.  On  s'em- 
pressa de  me  satisfaire,  car  j'étais  connu  du  con- 
cierge pour  avoir  rendu  des  services  essentiels  à 
plusieurs  prisonniers,  et  l'on  fit  porter  pour  moi 
un  lit  de  sangles  à  la  chambre  de  la  Victoire. 

En  y  entrant,  je  fus  accueilli  très  civilement  de 
six  prisonniers  qui  l'occupaient,  du  nombre  desquels 
était  Constant,  qui  avait  quitté  son  métier  de  perru- 
quier pour  faire  le  sauvage  et  avaler  des  cailloux, 
tant  au  Palais,  alors  nommé  Royal,  qu'à  la  foire 
Saint-Germain.  Une  indécence  qu'il  avait  commise 
sur  ses  tréteaux  avec  une  femme  presque  nue,  qu'il 
voulait  faire  passer  pour  sauvage  comme  lui,  les 
avait  fait  traduire  à  la  police  correctionnelle,  où  ils 
avaient  été  condamnés  chacun  à  une  détention  de 
deux  années,  dont  il  leur  restait  encore  six  mois  à 
subir;  il  s'était  fait  aimer  du  concierge  par  sa  douceur 
et  avait  été  placé  à  la  Dette,  où  il  gagnait  beaucoup 
d'argent  à  coiffer  et  raser. 


130  LES   MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Je  reconnus  aussi  un  de  mes  clients  nommé 
Durand,  à  qui  mon  malheur  arracha  des  larmes; 
il  me  força  d'échanger  mon  lit  contre  le  sien  qui 
était  beaucoup  meilleur,  et  eut  pour  moi  les  atten- 
tions les  plus  marquées  jusqu'à  Tinstant  où  nous 
fûmes  séparés  ainsi  qu'on  le  verra. 

La  réflexion,  l'espoir  que  je  mettais  dans  le  zèle 
de  mes  amis,  et  plus  que  tout  cela,  un  bon  dîner, 
m'ayant  rendu  un  peu  de  calme,  je  descendis  au 
jardin  pour  y  prendre  l'air  jusqu'à  la  fermeture.  J'y 
vis  une  infinité  de  personnes  qui  avaient  eu  un  rang- 
distingué,  et  j'y  reconnus  principalement  les  cheva- 
liers de  Saint-Louis  de  la  Ghesnaye,  avec  lequel  sa 
qualité  de  trésorier  du  musée  de  Paris,  dont  je  suis 
membre,  me  donnait  des  liaisons  depuis  dix  ans; 
de  Rhulières  et  de  Saint-Brice,  les  abbés  Bertrand, 
ci-devant  conseiller  au  Grand-Conseil,  frère  de  l'ex- 
ministre,  Lebarbier  de  Blinières,  vicaire  épiscopal, 
Flost,  ancien  vicaire  de  Conilans-l'Archevêque.  un 
autre  député  à  l'Assemblée  constituante  ;  de  Chamilly, 
valet  de  chambre  de  LouisXVP,  et  Guillaume  l'aîné, 
notaire,  tous  arrêtés  soit  pour  la  journée  du  dix, 
soit  comme  dénoncés  pour  leurs  opinions.  Nous  nous 
donnâmes  mutuellement  des  consolations,  et  nous 
promîmes  que  le  premier  qui  recouvrerait  sa  liberté 
userait  de  tout  son  crédit  pour  la  procurer  aux 
autres. 

Remonté  à  ma  chambre  où  nous  fûmes  tous 
enfermés  par  des  verrous  et  des  serrures  énormes, 

*  Décapité  sous  Robespierre.  {Note  de  Maton.) 


LA   FORCE  131 

je  mis  au  lit  et  réfléchis  jusqu'au  lendemain  matin 
à  tout  ce  que  je  devais  faire  pour  hâter  mon  élar- 
gissement. Dès  la  pointe  du  jour,  j'écrivis  à  plusieurs 
de  mes  amis  qui  m'avaient  dans  tous  les  temps, 
oiïert  leurs  services,  à  Panis,  à  Danton,  alors 
ministre  de  la  Justice,  puis  député  à  la  Convention, 
puis  décapité  le  16  germinal  (5  avril  1794);  à  Char- 
pentier son  beau-père,  limonadier,  quai  de  TEcole  ; 
à  Camille  Desmoulins,  secrétaire  au  Sceau,  puis 
député.  Mes  amis,  un  surtout  chez  qui  j'avais  dîné 
le  jour  de  mon  arrestation,  répondirent  que  les  cir- 
constances orageuses  où  nous  nous  trouvions  leur 
faisaient  craindre  de  se  compromettre  ;  Danton 
promit  de  s'occuper  de  mon  aff'aire  et  n'en  fit  rien; 
son  beau-père  lui  parla  ou  ne  lui  parla  point  de  moi, 
quoi  qu'il  eût  pourtant  bien  promis  de  me  recom- 
mander; Desmoulins,  contre  lequel  j'avais  en  1790, 
plaidé  et  fait  prononcer  des  condamnations  tout  àfait 
désagréables,  et  que  je  devais  croire  mon  ennemi, 
s'éleva  au-dessus  de  tout  ressentiment  ;  il  ne  vit  en 
moi  qu'un  homme  de  bien  persécuté,  et  fit  tous  ses 
efforts  auprès  de  Panis  pour  que  je  fusse  interrogé 
ou  relaxé.  La  peine  de  mort  qu'il  a  subie  depuis 
avec  Danton,  ne  m'empêche  pas  de  faire  connaître 
la  générosité  dont  il  usa  envers  moi.  Quant  à  Panis, 
il  déclara  à  la  personne  qui  lui  remit  mes  lettres  ne 
vouloir  plus  recevoir  désormais  de  sollicitations. 

Puissent  les  larmes  qu'il  a  fait  verser  à  tant  de 
malheureux  et  à  leurs  familles  tomber  en  gouttes 
brûlantes  sur  son  cœur  !  Puisse  le  remords  déchirer 
son  âme. 


132  LES    MASSACRES  DE    SEPTEMBRE 

Mes  jours  se  passaient  ainsi  dans  la  prison,  à  une 
correspondance  continuelle.  Un  désagrément  que  je 
sentais  bien  vivement,  était  celui  de  ne  pouvoir  ni 
fermer  mes  lettres,  ni  en  recevoir  de  cachetées,  ni 
voir  aucun  être  du  dehors.  Quoique  nous  ne  puis- 
sions avoir  aucune  communication  externe  sur  les 
affaires  des  circonstances,  il  n'en  transpirait  pas 
moins  parmi  nous  que  tous  les  prisonniers  de  la 
capitale,  étaient  menacés  d'un  massacre  prochain. 
Les  abbés  Bertrand  et  Flost  combattaient  ce  bruit; 
ce  dernier  surtout  disait,  en  parlant  des  nombreux 
ecclésiastiques  insermentés  qu'on  avait  arrêtés  :  «  Si 
Dieu  a  permis  que  nous  fussions  relégués  ici,  ce 
n'était  pas  pour  nous  livrer  à  la  mort.  »  Ce  raison- 
nement d'un  homme  pieux,  prononcé  avec  cette 
onction  qui  va  au  cœur,  tempérait  les  craintes,  et 
chacun  rappelait  son  courage.  Mais  une  nouvelle  qui 
nous  parvint  le  31  d'Auguste  au  soir  pensa  nous  le 
faire  perdre,  Pétion  qui  était  alors  ainsi  que  Marat, 
le  dieu  du  jour,  et  qu'on  a  depuis  voué  à  l'exécration 
comme  cet  autre  monstre  était  venu  sur  les  cinq  heures 
à  l'Assemblée  législative,  accompagné  de  sa  munici- 
palité ;  et  l'un  des  membres  y  avait  tenu  ce  langage 
atroce  :  «  Nous  avons  fait  arrêter  les  prêtres  pertur- 
bateurs; nous  les  avons  mis  dans  une  maison  par- 
ticulière, et  dans  deux  jours,  le  sol  de  la  liberté  en 
sera  purgé.  »  En  effet,  le  2  et  le  3  septembre,  ils 
furent  égorgés,  mais  n'anticipons  pas. 

Déjà  mon  emprisonnement  durait  depuis  environ 
quatre  jours,  quand  je  reçus  une  lettre  par  laquelle 
on  m'annonçait  qu'on   allait  sérieusement  s'occuper 


LA   FORCE  133 

de  moi,  et  qu'on  espérait  m'embrasser  le  soir  même. 
Le  lendemain  matin  on  se  plaignit  dans  une  autre 
lettre  de  la  lenteur  que  l'on  mettait  à  me  rendre 
justice;  et  faisant  allusion  à  Rossignol  qui  m'avait 
envoyé  en  prison,  on  me  marquait  que  le  rossignol 
ne  chante  pas  toujours. 

Quelques  instants  après  on  me  remit  un  billet  de 
ma  mère  ainsi  conçu  : 

«  Le  secrétaire  du  Maire  (Jozeau,  ancien  avocat) 
m'a  dit  qu'il  fallait  que  vous  fissiez  pour  la  munici- 
palité, un  mémoire,  par  lequel  vous  représenterez 
qu'il  est  de  toute  nécessité  que  vous  paraissiez 
mercredi  au  tribunal  Sainte-Geneviève.  Il  y  a  tant 
d'entraves  dans  les  affaires  qu'on  ne  peut  pas  tra- 
vailler à  votre  liberté  avant  deux  fois  vingt-quatre 
heures.  Vous  écrirez  aussi  à  M.  Sergent,  une  lettre 
pour  que  j'aie  une  permission  de  vous  parler  :  (elle 
ne  Ta  pas  eue).  Tranquillisez-vous,  prenez  patience 
et  soyez  sûr  qu'on  ne  néglige  rien  ni  devant  Dieu  ni 
devant  les  hommes  :  surtout,  soignez  votre  santé.  » 

Je  travaillai  donc  sur-le-champ  à  un  mémoire  oiî 
je  détaillai  les  circonstances  de  mon  arrestation  : 

«  Aux  moyens  sur  lesquels  je  fonde  ma  demande 
en  liberté,  y  disais-je,  se  joint  un  intérêt  non  moins 
puissant.  J'ai  été  volé  avec  effraction  le  10  juin 
dernier.  Le  procès  s'instruit  actuellement  contre  un 
nommé  Lapointe,  au  cinquième  arrondissement  otj 
je  suis  assigné  pour  le  mercredi  cinq  septembre 
prochain.  Faut-il  que  je  sois  ruiné  et  que  le  coupable 
triomphe  parce  que  je  ne  suis  pas  libre  ?  » 

Ce  Lapointe,  dont  les  noms  patronymiques  étaient 


134  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Louis-Claude,  avait  été  d'abord  garçon  limonadier, 
après  avoir  été  impliqué  dans  plusieurs  procès 
comme  voleur,  puis  enfermé  à  Bicêtre,  il  recouvra 
sa  liberté  en  promettant  de  dénoncer  les  brigands 
Il  fut  réincarcéré  pour  le  vol  du  garde-meuble  de  la 
Couronne,  et  redevint  libre  aux  mêmes  conditions. 

Il  fut  encore  emprisonné  le  7  juillet  1792,  pour 
un  vol  avec  effraction  qui  me  fut  fait  et  parvint  à 
sortir  de  La  Force  le  3  septembre  suivant;  en 
disant  aux  massacreurs  qu'il  n'y  était  que  parce 
qu'il  me  devait  120  livres.  Enfin  le  8  messidor  dernier 
(26  juin  1794),  il  a  subi  sur  la  place  de  Grève  la 
punition  due  à  ses  crimes. 

Je  reviens  à  mon  mémoire.  Un  de  mes  anciens 
confrères  se  chargea  de  le  faire  valoir  à  la  Commune 
le  samedi  1"  septembre.  Ses  affaires  qui  l'empêchè- 
rent de  s'y  rendre,  et  les  événements  des  jours  sui- 
vants, rendirent  inutile  ma  juste  réclamation. 

Ici  mon  cœur  se  navre,  mes  yeux  s'inondent  de 
larmes,  la  douleur  me  suffoque,  et  la  plume  me 
tombe  des  mains.  Plaignons  la  nation  juste  et  géné- 
reuse qui  a  pu  laisser  commettre  des  crimes  jus- 
qu'alors inconnus  dans  l'histoire  du  monde. 

J'ai  déjà  dit  que  toute  communication  verbale  avec 
les  personnes  du  dehors  nous  était  interdite,  et  que 
toutes  les  lettres  qui  entraient  et  sortaient  de  la 
prison  étaient  ouvertes  par  le  concierge.  Aucune 
nouvelle  extérieure  ne  devait  donc  parvenir  jusqu'à 
nous. 

Cependant,  soit  que  l'envie  d'en  fabriquer  ou  la 
crainte  en  eût  créé,  soit  qu'un  des  guichetiers  en  eût 


LA    FORCE  135 

indiscrètement  confié  quelqu'une,  en  descendant  au 
jardin  le  dimanche  deux  septembre,  sur  les  sept 
iieures  du  matin,  j'entendis  un  prisonnier  qui  disait 
à  un  autre  que  le  Ghâtelet  avait  manqué  d'être  forcé 
pendant  la  nuit,  et  qu'on  y  aurait  fait  massacre, 
s'il  n'était  survenu  des  forces  suffisantes  pour  en 
empêcher.  Ce  rapport,  ainsi  que  je  l'ai  su  quand 
j'ai  été  libre,  était  faux;  il  ne  me  laissa  pas  moins 
alors  en  proie  à  une  agitation  que  j'eus  soin  de  ne 
communiquer  à  personne. 

Bientôt  après,  nous  apprîmes  que  Verdun  était 
assiégé,  et  qu'on  demandait  des  troupes  pour  voler 
à  sa  défense.  Alors,  beaucoup  de  jeunes  gens  qui 
étaient  détenus,  soit  pour  des  amendes  prononcées 
contre  eux  par  la  police  correctionnelle,  soit  pour  des 
délits  qui  n'entraînaient  point  la  peine  capitale,  pri- 
rent la  résolution  dolfrir  leurs  bras,  et  d'expier  dans 
une  campagne  glorieuse,  ou  par  l'effusion  de  leur 
sang,  les  fautes  qu'ils  avaient  commises.  Je  voulus 
bien  rédiger  leurs  intentions  dans  un  mémoire 
qu'ils  firent  passer  aussitôt  à  l'Assemblée  nationale. 

Vers  les  deux  heures  après-midi,  un  grand  homme, 
assez  mal  vêtu,  vint  du  dehors  trouver  le  nommé 
Joinville,  chargé  ce  jour-là  du  guichet  qui  donne 
sur  la  rue  des  Ballets,  et  lui  parla  à  l'oreille.  Celui- 
ci  parut  un  instaat  stupéfait,  de  ce  qu'il  venait 
d'apprendre;  puis  il  répondit  assez  haut  :  «  Qu'ils 
viennent,  s'ils  le  veulent,  les  massacrer;  par  ma  foi, 
je  ne  serai  pas  assez  si  bête  d'aller  me  faire  tuer 
pour  les  prisonniers.  »  Je  n'ai  appris  ce  fait  que 
depuis  ma  liberté.  La  personne  de  qui  je  le  tiens  est 


136  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

incapable  d'en  imposer;  elle  venait  pour  m'apporter 
des  nouvelles  qui  ne  m'ont  point  été  transmises,  et 
a  entendu  la  réponse  de  Joinville  à  l'homme  dont  je 
viens  de  parler;  ce  qui  lui  a  causé  pour  moi  les  plus 
vives  alarmes. 

Un  nommé  Maignen,  qui  attendait  depuis  quinze 
ou  seize  mois  le  jugement  de  son  procès,  manquar.t 
absolument  de  tout,  s'était  avisé  d'élever  une  cui- 
sine dans  le  jardin  avec  des  pierres  provenant  d'une 
démolition  qu'on  avait  faite.  Il  avait  obtenu,  du  con- 
cierge sans  doute,  la  permission  de  faire  entrer  sa 
femme  tous  les  matins  dès  l'ouverture,  pour  apporter 
les  provisions  et  préparer  les  aliments.  Leur  qualité 
avait  achalandé  la  cuisine,  et  presque  tous  les  pri- 
sonniers du  quartier  de  la  Dette,  sans  en  excepter 
les  plus  riches,  s'y  fournissaient.  Ce  jour,  contre  la 
coutume,  les  vivres  étaient  entrés  en  petite  quantité, 
et  manquaient  déjà  à  l'heure  oii  les  distributions  ne 
faisaient  ordinairement  que  commencer.  Nous  ne 
sûmes  à  quoi  attribuer  cela. 

Sur  les  trois  heures  un  gendarme  qui  était  entré,  je 
ne  sais  pourquoi,  dans  notre  quartier,  dit  àl'un  d'entre 
nous,  qui  nous  en  informa  aussitôt,  qu'on  venait 
de  massacrer,  vers  le  Pont-Neuf,  sept  personnes  qu'on 
avait  envoyées  de  la  Mairie  à  la  prison  de  l'Abbaye, 
et  que,  dès  la  veille,  des  femmes  à  demi  ivres  disaient 
publiquement  sur  la  terrasse  des  Feuillants,  aux  Tui- 
leries, en  parlant  des  détenus  :  «  C'est  demain  qu'on 
leur  f...  l'âme  à  l'envers  dans  les  prisons.  »  Un 
architecte  nommé  P...  m'a  assuré,  il  y  a  quelques 
mois,  avoir  passé  sur  la  terrasse  à  l'instant  même. 


LA   FORCE  137 

Ces  propos,  et  ce  qu'on  était  venu  dire  à  l'oreille  de 
Joinville,  font  voir  qu'on  avait  projeté  le  massacre  des 
prisonniers. 

Sur  les  sept  heures,  on  en  appelait  très  fréquem- 
ment, et  ils  ne  reparaissaient  plus.  Chacun  raison- 
nait à  sa  manière  sur  cette  particularité;  mais  nos 
idées  devinrent  plus  calmes,  lorsque  nous  vînmes 
à  nous  persuader  que  le  besoin  de  forces  avait  fait 
accueillir  le  mémoire  que  j'avais  rédigé  le  matin 
pour  l'Assemblée  nationale,  et  qu'on  délivrait  en  con- 
séquence tous  ceux  qui  n'étaient  point  prévenus  de 
délits  graves.  C'était  particulièrement  l'opinion  de 
nos  compagnons  d'infortune  Rhulière  et  de  la  Ches- 
naye,  avec  lesquels  je  causais  encore  lorsqu'à  huit 
heures  on  nous  enferma  tous.  Hélas  !  ils  ne  pré- 
voyaient pas  le  sort  funeste  dont  ils  étaient  menacés. 
Relégués  dans  nos  chambres,  nous  entendions  sans 
cesse  ouvrir  le  guichet  qui  donne  sur  le  jardin,  et  le 
guichetier  Baptiste  venait  tantôt  dans  l'une,  tantôt 
dans  l'autre,  chercher  des  prisonniers  qui  en  sortaient 
avec  mille  démonstrations  de  joie;  il  s'adressait  prin- 
cipalement alors  à  ceux  qui  n'avaient  que  des  affaires 
depolice  correctionnelle  ;  ce  qui  bannissaitnos  craintes 
de  la  journée. 

Un  dîner  que  la  disette  de  vivres  avait  rendu  fort 
léger,et  ma  promenade  de  toute  l'après-midi,  m'avaient 
donné  de  l'appétit  :  le  bon  Durand  fouilla  toute  la 
chambre  pour  nous  trouver  de  quoi  souper.  Un  mor- 
ceau de  pain  fort  court,  que  nous  partageâmes  entre 
sept  et  un  verre  de  vin  qui  se  trouva  dans  une  bou- 
teille  furent  toute  notre  ressource.   Je   prenais   le 


138  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

parti  de  la  résignation,  et  j'allais  me  mettre  au  lit, 
lorsque  j'aperçus  dans  le  jardin  un  jeune  homme, 
nommé  Duvoy,  qu'on  n'avait  point  encore  renfermé. 
Toute  fierté  était  inutile,  je  lui  demandai  s'il  pouvait 
me  donner  de  quoi  souper;  alors  il  se  cramponna  aux 
barreaux  de  notre  fenêtre  et  me  présentait  deux 
œufs,  lorsque  Fimpossibilité  de  me  procurer  du  feu 
pour  les  faire  cuire,  me  les  fit  refuser. 

J'essayais  de  trouver  le  sommeil,  lorsque  la  porte 
de  ma  chambre  s'ouvrit  avec  un  bruit  effroyable,  et 
qu'on  en  fit  sortir  Delang'e,  détenu  correctionnelle- 
ment.  Un  instant  après,  il  fut  suivi  d'un  vieillard  de 
soixante-treize  ans,  nommé  Berger  qu'on  retenait 
depuis  dix  huit-mois  en  vertu  d'un  jugement  sem- 
blable. 

Les  autres  chambres  de  notre  corridor  s'ouvraient 
aussi  sans  cesse.  Nous  étions  encore  cinq  dans  la 
mienne;  tous,  excepté  moi,  se  livraient  à  l'espoir 
consolant  d'être  élargis  avant  le  jour,  lorsqu'on  vint 
chercher  Durand.  Celui-ci  se  tenait  tout  habillé  sur 
son  lit,  pour  ne  pas  se  faire  attendre.  Il  me  serra  la 
main,  me  promit  de  me  donner  de  ses  nouvelles, 
quelque  chose  qu'il  lui  arrivât,  et  sortit.  Nous  distin- 
guâmes en  même  temps  la  voix  de  Delange,  qui,  après 
avoir  obtenu  sa  liberté,  voulait  absolument  remonter 
à  sa  chambre  pour  y  prendre  ses  effets,  et  surtout  un 
petit  chien  caniche  blanc  qui  faisait  tout  son  amu- 
sement. Ses  sollicitations  furent  sans  succès,  parce 
qu'on  voulait  empêcher  les  prisonniers  d'être  infor- 
més des  scènes  affreuses  qui  se  passaient  déjà. 

Pendant  qu'on  vidait  ainsi  les  chambres,  nous  aper- 


LA    FORGE  139 

çûmes  de  la  nôtre  un  nommé  Caraco,  qui,  craignant 
sans  doute,  à  cause  de  la  nature  de  son  délit,  de  ne 
point  obtenir  l'élargissement  que,  suivant  le  bruit 
commun,  on  accordait  aux  autres,  montait  le  long 
des  piliers  de  la  galerie,  inhabitée  depuis  Tincendie 
de  La  Force,  et  gagna  les  toits  pour  descendre  ensuite 
dans  la  rue  oii  il  fut  massacré.  Duvoy  tenta  aussi 
de  s'évader  ;  mais  heureusement  son  peu  d'agilité 
l'empêcha  de  réussir  :  je  dis  heureusement,  car  il 
s'est  tiré  d'affaire. 

Vers  minuit,  un  nommé  Barat,  qui  par  la  situation 
de  son  local,  était  à  portée  d'entendre  ce  qui  se  pas- 
sait, appela  Gérard,  mon  camarade  de  chambre,  et  lui 
dit  ceci,  que  je  n'oublierai  jamais  :  «  Mon  ami,  nous 
sommes  morts,  on  assassine  les  prisonniers  à  mesure 
qu'ils  comparaissent  :  j'entends  leurs  cris.  »  A  peine 
Gérard  eut-il  appris  cette  fatale  nouvelle,  qu'il  nous 
dit  :  «  Notre  dernière  heure  est  arrivée,  nous  n'avons 
plus  aucune  ressource.  »  J'avais  quitté  mon  lit,  pour 
être  à  portée  d'observer  et  d'écouter  ;  je  répondis  à 
Gérard  (et  je  m'efforçais  de  penser  ainsi)  que  le  bruit 
venait  du  peuple  du  faubourg  Saint-Antoine  qui 
faisait  ses  enrôlements  pour  marcher  au  secours  de 
Verdun,  et  qui  traversait  sans  doute  les  rues,  pour  se 
rendre  auparavant  à  l'Hôtel  de  Ville. 

A  une  heure  du  matin,  le  guichet  qui  conduisait 
à  notre  quartier  s'ouvrit  de  nouveau.  Quatre  hommes 
en  uniforme,  tenant  chacun  un  sabre  nu  et  une 
torche  ardente,  montèrent  à  notre  corridor  précédés 
d'un  guichetier,  et  entrèrent  dans  une  chambre  atte- 
nante à  la  nôtre,  pour  faire  perquisition  dans  une 


140  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

cassette  qu'ils  brisèrent.  A  peine  furent-ils  descendus 
qu'ils  s'arrêtèrent  sur  la  galerie,  oij  ils  mirent  à  la 
question  un  nommé  Cuissa  pour  savoir  ovi  était  La- 
motte,  qui,  sous  prétexte  d'un  trésor  caché,  dont  il 
offrait  de  donner  la  connaissance,  avait  quelques 
mois  auparavant,  disaient-ils,  escroqué  une  somme 
de  300  livres  à  l'un  d'entre  eux,  qu'il  avait  fait  venir 
exprès  dîner  avec  lui. 

Le  malheureux  qu'ils  tenaient,  et  qui  a  perdu  la 
vie  cette  nuit-là,  leur  répondait  tout  tremblant  qu'il 
se  souvenait  bien  du  fait,  mais  ne  pouvait  leur  dire 
ce  qu'était  devenu  le  prisonnier.  Résolus  de  trouver 
ce  Lamotte,  et  de  le  confronter  à  Cuissa  ils  montè- 
rent avec  ce  dernier  dans  d'autres  chambres,  où  ils 
firent  de  nouvelles  recherches  qui,  suivant  les  appa- 
rences furent  inutiles,  puisqu'ils  dirent  entre  eux  : 
«  Allons  le  chercher  dans  les  cadavres,  car  il  faut,  nom 
de  D...,que  nous  sachions  ce  qu'il  est  devenu.  » 

J'entendis  en  même  temps  appeler  Louis  Bardy, 
dit  l'abbé  Bardy,  qui  fut  amené  et  massacré  sur  l'heure 
ainsi  que  je  l'ai  su.  Il  était  accusé  d'avoir,  de  con- 
cert avec  sa  concubine,  assassiné  et  coupé  en  mor- 
ceaux, cinq  ou  six  ans  auparavant,  son  frère,  audi- 
teur en  la  chambre  des  Comptes  de  Montpellier,  et 
déjouait  la  science  de  tous  ses  juges  par  la  subtilité, 
l'adresse,  l'éloquence  même  de  ses  réponses,  et  par 
les  incidents  qu'il  faisait  naître.  Il  avait  ancienne 
ment  réclamé  sans  succès  mon  ministère,  je  souhaite 
qu'il  soit  mort  innocent. 

On  peut  juger  delà  frayeur  oîi  m'avaient  jeté  ces 
mots  :  «  Allons  le  chercher  dans  les  cadavres.  »  Je 


LA   FORCE  141 

ne  vis  plus  d'autre  parti  à  prendre  que  celui  de  me 
résigner  à  la  mort.  Je  lis  donc  mon  testament,  que 
je  terminai  par  cette  phrase  :  «  Je  demande  à  ceux 
qui  me  dépouilleront,  je  les  somme  même  par  le  res- 
pect dû  aux  morts,  et  au  nom  des  lois  qu'ils  violent 
par  des  assassinats  dont  un  jour  la  nation  leur  deman- 
dera compte,  de  faire  passer  à  leurs  adresses  mon  tes- 
tament et  la  lettre  qui  y  est  jointe.  » 

A  peine  quittais-je  la  plume  que  je  vis  de  nouveau 
paraître  deux  hommes  aussi  en  uniforme,  dont  l'un, 
qui  avait  un  bras  et  une  manche  de  son  habit  cou- 
verts de  sang  jusqu'à  l'épaule,  ainsi  que  son  sabre, 
disait  :  «  Depuis  deux  heures  que  j'abats  des  mem- 
bres, de  droite  et  de  gauche,  je  suis  plus  fatigué 
qu'un  maçon  qui  bat  le  plâtre  depuis  deux  jours.  » 
Ils  parlèrent  ensuite  de  Rhulière,  qu'ils  se  promirent 
de  faire  passer  par  tous  les  degrés  de  la  plus  cruelle 
souffrance;  ils  jurèrent  par  d'affreux  serments  de 
couper  la  tête  à  oelui  d'entre  eux  qui  lui  donnerait 
un  coup  de  pointe.  Le  malheureux  militaire  leur 
ayant  été  livré,  ils  l'emmenèrent  en  criant  :  «  Force 
à  la  loi,  »  puis  le  mirent  nu,  et  lui  appliquèrent  de 
toutes  leurs  forces  des  coups  de  plat  de  sabre  qui  le 
dépouillèrent  bientôt  jusqu'aux  entrailles,  et  firent 
ruisseler  le  sang  de  tout  son  corps.  Enfin,  après  une 
demi-heure  de  cris  terribles,  et  une  lutte  des  plus 
courageuses  contre  ses  assassins,  il  expira. 

Trois  quarts  d'heure  après,  c'est-à-dire  environ  sur 
les  quatre  heures  du  matin,  on  vint  chercher  Baudin 
de  la  Ghesnaye,  qu'on  força  de  s'habiller. 

Gomme  sa  chambre  était  au-dessous  de  la  mienne 


142  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

et  que  nos  croisées  étaient  ouvertes,  j'entendis  le 
guichelier  lui  dire,  lorsqu'il  voulait  prendre  son  cha- 
peau :  «  Laissez-le  là,  vous  n'en  avez  plus  besoin.  »  Il 
sortit  et  marcha  avec  la  fermeté  du  philosophe  ai' 
milieu  des  deux  hommes  dont  je  viens  de  parler,  el 
arriva  au  bureau  du  concierge,  oii  il  subit  une  espèce 
d'interrogatoire,  après  lequel  l'interrogeant  ordonna 
qu'on  le  conduisît  à  V Abbaye;  ce  qui  voulait  dire 
assommcz-le.  Il  passa  donc  le  fatal  guichet  d'entrée, 
et  jeta  un  cri  d  épouvante  en  apercevant  un  monceau 
de  cadavres,  se  couvrit  les  yeux  et  le  visag:e  avec  ses 
mains,  puis  tomba  percé  de  coups. 

était  ainsi  que  le  précédent,  accusé  d'avoir 
trempé  dans  l'affaire  du  10  :  hélas!  il  était  innocent. 
Soixante  ans  de  vertus,  qui  ont  toujours  été  hérédi- 
taires dans  sa  famille,  semblaient  lui  promettre  une 
meilleure  fin. 

Depuis  sa  mort,  qui  a  fait  à  mon  cœur  une  plaie 
incurable,  j  ai  su  quune  visite  sévère  faite  dans  ses 
papiers  n'avait  rien  otïert,  qui  pût  faire  regarder  son 
emprisonnement  comme  légitime,  et  que  l'erreur  de 
ses  meurtriers  a  été  constatée  par  un  certificat  délivré 
à  sa  respectable  veuve\  J'ai  appris  d'elle,  en  allant 
lui  porter  quelques  paroles  de  consolation,  qu'un 
nommé  Toussaint,  ci-devant  domestique  d'un  ancien 
procureur  au  Parlement,  nommé  Châtelain,  s'est 
vanté  d'avoir  été  un  des  juges  à  l'hôtel  de  La  Force 
dans  la  nuit  du  2  septembre,  et  d'avoir  condamné  à 
mort  ce  même  la  Ghesnaye,  aux  sollicitations  duquel 

*  André  Baudin  de  la  Ghesnaye  avait  épousé  Anue-Louise  Jeu- 
neux.  (G.  L.) 


LA   FORCE  443 

il  doit  une  pension  dont  il  jouit  pour  s'être  trouvé 
au  siège  de  la  Bastille. 

Une  infinité  de  détenus  des  différents  corps  de  logis 
de  la  prison  tels  que  Standé  dit  l'Allemand  \  André 
Roussey^  l'abbé  de  la  Gardette,  Simonot%  de  Touze 
de  la  Neuf- Ville  \  Etienne  Deroncières*  et  autres, 
eurent  successivement  le  même  sort  que  l'infortune 
la  Ghesnaye.  Je  craignais  à  chaque  ouverture  de 
guichet  d'entendre  prononcer  mon  nom  et  de  voir 
entrer  Rossignol*.  Le  trouble  de  mes  sens  ne  m'em- 
pêcha cependant  point  de  penser  aux  moyens  de  me 
soustraire  à  la  fureur  des  assassins  s'il  était  possible. 
Je  quittai  ma  robe  de  chambre  et  mon  bonnet  de 
nuit  pour  me  vêtir  d'une  grosse  chemise  fort  saie, 
d'une  mauvaise  redingote  sans  gilet  et  d'un  vieux 
chapeau  rond  que,  dans  la  crainte  de  ce  qui  arrivait, 
je  m'étais  fait  apporter  deux  jours  avant.  Je  pensai 
qu'ainsi  couvert  je  ne  serais  pas  soupçonné  d'être  du 
nombre  des  gens  d'éducation  qu'on  immolait  comme 
traîtres.  On  verra  que  cette  précaution  ne  m'a  pas  été 
inutile. 

*  Stande  de  VoUemart  dit  Lallemand  (Jean-René).  Listes  de  G.  de 
Cassagnac. 

*  André  Roussay. 

^  Ou  Simonet  (Guillaume). 

*  Touzé  de  la  Neuville  (Louis). 

*  De  Rousière  (Jean-Étienne).  Un  jugement  en  date  du  l"  mai  1812 
a  ordonné  la  rectification  du  nom,  écrit  Roussières.  G.  de  Cassagnac. 
Listes. 

*  Les  Mémoires  de  Jean  Rossignol  ont  été  publiés  (chez  Pion)  en 
1896  par  M.  Victor  Barrucand.  Le  manuscrit  du  fameux  général  ne 
contient  pas  un  mot  ayant  trait  aux  massacres.  Le  cahier  corres- 
pondant à  cette  époque  de  sa  vie  a  disparu.  (G.  L.) 


144  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Sur  les  cinq  heures  on  vint  chercher  les  abbés  de 
Blinières  et  Bertrand.  Un  homme  qui  était  dans  le 
jardin  cria  :  à  tAbbaije ;  mais  un  fédéré  qui  était  au 
guichet  dit  qu'il  ne  fallait  point  leur  faire  de  mal. 
J'ignore  quel  a  été  le  sort  du  premier \  mais  je  sais 
que  le  second  s'est  tiré  d'affaire,  car  je  l'ai  revu  plus 
d'une  année  après. 

A  six  heures  et  demie,  on  se  présenta  une  seconde 
fois  à  la  chambre  des  deux  ecclésiastiques,  pour  en 
faire  sortir  le  notaire  (Guillaume,  l'aîné)  qui  l'habi- 
tait aussi.  Tous  les  événements  dont  il  avait  été 
témoin  depuis  la  fermeture  de  la  veille,  lui  ayant 
fait  croire  sa  vie  dans  le  plus  grand  danger,  il  hésita 
d'ouvrir  sa  porte  qu'il  avait  barricadée  ou  fermée 
intérieurement.  Alors  les  hommes  qui  l'assaillaient 
se  répandirent  en  blasphèmes,  le  traitèrent  d'ennemi 
de  la  nation,  de  scélérat  et  allèrent  chercher  du  ren- 
fort. A  peine  étaient-ils  disparus,  que  malgré  le 
saisissement  où  j'étais  moi-même,  je  lui  observai 
par  ma  fenêtre,  et  sans  pouvoir  être  vu  de  lui,  qu'il 
venait  de  commettre  une  grande  imprudence  en  résis- 
tant :  «  Eh,  Monsieur,  me  répondit-il,  ignorant  sans 
doute  à  qui,  on  n'assassine  pas  les  gens  sans  les 
entendre.  »  Ceux  qu'on  était  allé  chercher  arrivè- 
rent en  même  temps  ;  il  leur  ouvrit  sa  porte  et  ils  se 
saisirent  de  lui.  J'ai  été  inquiet  sur  son  sort  pendant 
plus  de  quinze  jours,  enfin  j'ai  su  qu'il  avait  été 
relaxé. 

*  Il  échappa,  très  probablement.  Les  listes  de  G.  de  Cassagnac, 
dressées  d'après  les  archives  de  la  Commune,  ne  contiennent  aucun 
nom  ressemblant  à  celui  de  Blinières.  (G.  L.) 


LA   FORCE  145 

Après  toutes  les  expéditions  qu'on  vient  de  lire, 
plusieurs  des  individus  qui,  suivant  le  langage  usité 
entre  eux,  faisaient  justice  des  traîtres,  se  répandirent 
sur  notre  galerie  et  dirent  qu'il  fallait  lâcher  les 
autres.  Un  cri  de  Vive  la  nation!  que  fit  entendre  le 
premier  Decombe  de  Saint-Geniès,  auquel  on  a 
rendu  la  liberté,  fut  la  réponse  des  prisonniers  qui 
restaient;  et  Benjamin-Harel-la- Vertu,  l'un  d'eux,  fut 
emmené  sur  l'heure  presque  en  triomphe. 

On  sait  que  toutes  les  chambres  de  mon  corridor 
avaient  été  vidées,  à  l'exception  de  la  mienne. 
Nous  y  étions  encore  quatre  qu'on  semblait  avoir 
oubliés,  et  nous  adressions  en  commun  nos  prières  à 
l'Eternel,  pour  qu'il  nous  tirât  du  péril.  Pendant  que 
nous  étions  dans  cette  situation  mille  fois  plus  hor- 
rible que  la  mort,  le  guichetier  Baptiste  vint  nous 
visiter  seul,  nous  parla  des  meurtres  sans  nombre 
qu'il  avait  vu  commettre,  nous  dit  qu'il  nous  avait 
sauvés,  en  protestant  que  nous  étions  emprisonnés 
pour  batteries,  qu'on  avait  voulu  le  tuer  lui-même 
à  cause  de  nous,  que  nous  n'avions  plus  rien  à 
craindre,  et  qu'il  répondait  de  nos  personnes. 

L'assurance  qu'il  nous  avait  sauvés  me  parut  un 
moyen  imaginé  par  lui  pour  exciter  notre  générosité; 
car  je  l'avais  vu  exécuter  tout  en  tremblant,  et  sans 
oser  répondre,  les  ordres  qu'il  recevait;  néanmoins, 
je  lui  pris  les  mains  et  le  conjurai  de  nous  faire  sortir, 
en  lui  promettant  de  lui  donner  ou  faire  donner  cent 
louis,  s'il  me  conduisait  chez  moi,  ou  chez  quelqu'un 
de  mes  parents.  Du  bruit  qu'il  entendit  le  fit  retirer 
précipitamment. 

10 


146  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Nous  entendîmes  aussitôt,  et  nous  aperçûmes 
même  de  nos  croisées,  près  desquelles  nous  étions 
couchés  aplat  ventre,  douze  ou  quinze  hommes  armés 
jusqu'aux  dents,  et  la  plupart  couverts  de  sang,  qui 
tenaient  conseil  à  voix  basse  dans  le  jardin  : 
«  Remontons  dans  toutes  les  chambres,  disait  l'un 
d'eux,  et  qu'il  n'en  reste  pas  un  seul,  point  de  pitié.  » 

A  ces  mots  je  tirai  de  mon  gousset  un  canif  que 
j'ouvris.  Je  m'interrogeais  sur  l'endroit  oii  je  devais 
m'en  frapper,  lorsque  je  réfléchis  que  la  lame  é  lait  trop 
petite  pour  me  percer  mortellement  sur  l'heure  et 
que  ce  serait  me  livrer  d'avance  aux  tourments  qui 
me  menaçaient  peut-être.  La  religion  vint  à  mon 
secours  :  je  pris  la  résolution  d'attendre  l'événement, 
et  répétai  plusieurs  fois  Yln  manus,  en  excitant  mes 
compagnons  d'infortune,  surtout  Gérard,  à  nous  jeter 
entre  les  bras  de  la  Providence. 

Entre  sept  et  huit  heures,  quatre  hommes  armés 
de  bûches  et  de  sabres  vinrent  nous  déclarer  qu'il 
fallait  les  suivre. 

Un  d'eux,  haut  d'environ  six  pieds,  et  dont  l'uni- 
forme me  parut  celui  d'un  gendarme,  tira  à  quar- 
tier Gérard;  ils  causèrent  à  voix  très  basse  et  firent 
des  gestes  qui  me  firent  soupçonner  une  corruption. 
La  conversation  finit  par  ces  mots  du  prisonnier  : 
«  Comme  vous  voyez,  mon  camarade,  je  n'ai  été 
arrêté  que  pour  avoir  souflleté  un  aristocrate.  »  L'ac- 
cusation pour  laquelle  il  était  détenu  était,  malheu- 
reusement pour  lui,  d'une  bien  plus  dangereuse 
conséquence  :  je  ne  crois  pas  devoir  en  rendre  compte. 

Pendant  le  colloque  dont  je  viens  de  parler,  je 


LA   FORCE  147 

cherchais  partout  des  souliers  pour  quitter  les  pan- 
toufles de  palais  que  je  portais.  Forcé  de  renoncer  à 
ma  recherche,  je  descendis  avec  les  autres,  et  vêtu 
comme  je  l'ai  dit  précédemment.  Constant  dit 
le  Sauvage,  Gérard  et  un  troisième  dont  le  nom 
échappe  à  ma  mémoire,  étaient  libres  de  tout  leur 
corps;  quanta  moi,  quatre  sabres  étaient  croisés  sur 
ma  poitrine.  Mes  camarades  obtinrent  leur  élargisse- 
ment sans  paraître  au  bureau  du  concierge  (Bault)  ; 
je  fus  traduit  devant  le  personnage  en  écharpe  qui  y 
siégeait.  Il  était  boiteux,  assez  grand,  fluet  de  taille. 
Il  m'a  reconnu  et  parlé  sept  ou  huit  mois  après. 
Quelques  personnes  m'ont  assuré  qu'il  était  fils  d'un 
ancien  procureur  et  se  nommait  Ghepy.  En  traver- 
sant la  cour,  dite  des  Nourrices,  je  la  vis  pleine 
d'égorgeurs  que  pérorait  Manuel,  alors  procureur  de 
la  Commune^  puis  député  à  la  Convention  à  laquelle 
il  a  donné  sa  démission,  puis  enfin  exécuté  à  mort 
(le  24  brumaire  dernier,  le  14  novembre  1794). 
Arrivé  au  tribunal  terrible,  j'y  fus  interrogé  ainsi  : 
«  Comment  vous  nomme-t-on?  Quelle  est  votre  qua- 
lité? Depuis  quand  êtes-vous  ici?  »  Mes  réponses 
furent  simples.  «  Mon  nom  est  Maton  de  la  Varenne 
je  suis  ancien  avocat,  et  détenu  ici  depuis  huit  jours 
sans  savoir  pourquoi;  j'espérais  ma  liberté  samedi 

*  Dès  le  28  d'Auguste  précédent,  il  s'était  transporté  avec  Pétion 
aux  carrières  de  Ménil-Montant,  et  ils  y  avaient  fait  rouvrir  un  puits 
qu'on  avait  comblé  quelques  mois  auparavant.  Ils  avaient  encore 
été  reconnaître  d'autres  lieux  d'excavation,  notamment  hors  la 
barrière  Saint-Jacques  dite  Isoire  ;  et  personne  n'ignore  que  c'est 
dans  ces  excavations  qu'ont  été  transportés  les  cadavres  des  jour- 
nées des  2  et  3  septembre,  dont  ils  étaient  les  créateurs.  (Noie  de 
Maton.) 


148  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

dernier,  mais  les  affaires  publiques  l'ont  retardée.  » 
Je  m'abstins  de  parler  de  Rossignol,  car  j'étais  au 
milieu  de  tous  ses  camarades  du  faubourg,  qui 
m'eussent  immolé  à  son  ressentiment,  et  dont  un 
disait  derrière  moi,  sans  me  connaître  :  «  Vous,  Mon- 
sieur de  la  peau  fine,  je  vas  me  régaler  d'un  verre 
de  ton  sang.  »  Le  soi-disant  juge  du  peuple  cessa 
ses  questions,  pour  ne  pas  perdre  de  temps;  mais  il 
ouvrit  le  registre  de  la  prison,  et  après  l'avoir  exa- 
miné, il  dit  :  «  Je  ne  vois  absolument  rien  contre 
lui.  »  Alors  toutes  les  figures  se  déridèrent,  et  il 
s'éleva  un  cri  de  Vive  la  nation,  qui  fut  le  signal  de 
ma  délivrance. 

Ce  fut  dans  ce  moment  que  je  sentis  plus  vivement 
qu'en  aucun  autre,  la  grandeur  du  péril  auquel 
j'échappais,  et  qu'une  pâleur  très  voisine  de  l'éva- 
nouissement se  fit  remarquer  sur  mon  visage.  Je  fus 
enlevé  sur-le-champ,  et  conduit  hors  du  guichet  par 
des  hommes  qui  me  soutinrent  sous  les  aisselles,  en 
m'assurant  que  je  n'avais  rien  à  craindre,  et  que 
j'étais  sous  la  sauve-garde  du  peuple. 

Je  traversai  ainsi  la  rue  des  Ballets  qui  était  cou- 
verte de  chaque  côté  d'une  triple  haie  de  gens  des 
deux  sexes  et  de  tous  les  âges.  Parvenu  au  bout,  je 
reculai  d'horreur  en  apercevant  dans  le  ruisseau  un 
monceau  énorme  de  cadavres  nus,  souillés  de  boue 
et  de  sang,  sur  lesquels  il  ma  fallut  prêter  un  serment. 
Un  égorgeur  était  monté  dessus  et  animait  les  autres  : 
j'articulais  les  paroles  qu'ils  exigeaient  de  moi, 
quand  je  fus  reconnu  par  un  de  mes  anciens  clients 
qui,  sans  doute,   passait  par  hasard.  Il  répondit  de 


LA   FORCE  149 

moi,  m'embrassa  mille  fois,  et  apitoya  en  ma  faveui 
les  massacreurs  même.  Son  nom  est  Golange,  Napo- 
litain, fabriquantdes  cordes  à  violon,  ruedeCharonne., 
On  voulut  d'abord  me  mener  boire  et  manger  au 
comité  de  Saint-Louis,  je  refusai,  en  disant 
qu'écbappé  à  la  mort,  je  devais  aller  consoler  plu-- 
sieurs  personnes  qui  pleuraient  peut-être  ma  perte., 
Mes  raisons  furent  goûtées;  je  demandai  un  fiacre  à 
cause  de  ma  faiblesse;  après  avoir  passé  à  pied  unn 
partie  de  la  rue  Saint-Antoine,  oii  je  fus  rencontré  et 
embrassé  encore  par  trois  personnes,  il  en  passa  un 
dont  on  fit  descendre  ceux  qui  l'occupaient,  et  j'y 
montai  avec  mes  conducteurs,  dont  le  nombre  s'aug-, 
menta  tellement  en  chemin,  que  le  siège  du  cocher, 
les  portières,  l'impériale,  et  le  derrière  en  étaient 
couverts. 

On  se  rappelle  que  j'ai  failli  perdre  la  tête  à  la 
guillotine  le  27  d'Auguste  en  traversant  le  quai 
Pelletier  sous  la  conduite  d'un  gendarme  :  il  semble 
qu'un  génie  malfaisant  était  acharné  à  ma  perte  et 
voulait  que  je  tombasse  sous  le  fer  des  assassins,  à 
la  place  de  Grève,  soit  en  allant  en  prison,  soit  en 
revenant  dans  mes  foyers.  Au  coin  du  même  quai, 
un  homme  qui,  à  mon  extérieur  défait,  et  au  désor- 
dre de  mes  vêtements,  me  prit  pour  un  conspirateur 
ou  pour  un  criminel  d'un  autre  genre,  saisit  la 
bride  d'un  des  chevaux  du  fiacre,  et  s'écria,  en  exci- 
tant contre  moi  l'indignation  publique  :  «  Il  ne  faut 
pas  qu'il  aille  plus  loin;  assommons-le  ici.  »  A  peine 
avait-il  achevé,  qu'un  sabre  fut  levé  sur  lui  par  un 
jeune  homme  qui  se  tenait  à  une  portière;  il  aurait 


|150  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

.été  pourfendu  jusqu'à  la  ceinture  sans  un  mouve- 
ment qu'il  fit  assez  à  temps  pour  éviter  le  coup. 

Cet  événement  ne  fit  qu'augmenter  l'espèce  de 
pompe  de  ma  marche  triomphale  pendant  laquelle 
je  me  rappelais  ces  paroles  du  Psalmiste  :  Circum- 
dederunt  me  dolores  mortis.  Sans  cesse  j'entendais 
des  cris  de  félicitation  autour  de  moi  :  «  Citoyens, 
disait  l'un,  voilà  un  patriote  qu'on  avait  renfermé 
pour  avoir  trop  bien  parlé  de  la  Nation.  —  Voyez 
ce  malheureux,  disait  un  autre,  ses  parents  l'avaient 
faitmettreauxoubliettespours'emparerdeses  biens  !  » 
En  même  temps,  chacun  se  pressait  autour  de  la 
voiture  pour  me  voir,  et  l'on  m'embrassait  sans  cesse 
par  les  portières. 

Au  milieu  de  ces  accueils,  qui  en  épuisant  ma 
sensibilité  anéantissaient  mes  forces  physiques , 
j'arrivai  en  face  de  la  rue  Planche-Mibray.  Mes  con- 
ducteurs m'annoncèrent  que  j'allais  traverser  le 
pont  au  Change  pour  voir  sur  sa  culée  les  cadavres 
des  scélérats  dont  on  avait  fait  justice  au  Châtelet,  et 
ensuite  dans  la  cour  du  Palais  ceux  des  prisonniers 
de  la  Conciergerie.  Alors  je  rappelai  ma  présence 
d'esprit  pour  demander  à  ne  point  voir  ce  spectacle 
hideux  qu'il  me  serait  impossible  de  supporter  une 
seconde  fois. 

Ma  prière  fut  écoutée,  et  nous  enfilâmes  le  pont 
Notre-Dame,  d'où,  par  des  rues  adjacentes,  nous  par- 
vînmes à  celle  de  la  Barrillerie,  otj  demeurait  mon 
père.  Mon  arrivée  chez  lui  causa  la  plus  vive  émo- 
tion à  ma  mère.  J'éprouvai  aussi  quelques  instants 
de  saisissement,  après  lesquels  je  sentis  ses  joues  col- 


LA    FORCE  151 

lées  sur  les  miennes,  qu'elle  arrosait  de  larmes. 
C'était,  comme  on  le  voit,  le  3  septembre.  Après 
avoir  passé  environ  une  heure  à  la  maison  pater- 
nelle oii  ceux  qui  m'y  avaient  conduit  n'avaient 
voulu  accepter  qu'un  simple  rafraîchissement,  la 
crainte  où  j'étais  qu'on  ne  vînt  m'y  reprendre  me 
détermina  à  m'aller  retirer  dans  un  lieu  sûr.  En 
chemin,  je  sus  que  l'infortunée  Lamballe  avait  été 
massacrée  presque  à  l'instant  de  ma  sortie.  Un  par- 
ticulier nommé  Gressac,  en  faveur  duquel  j'avais  fait 
un  mémoire  à  imprimer  dans  son  affaire,  fut  aussi 
élargi  en  même  temps.  Avant  de  l'être,  il  vit  entrer 
dans  sa  chambre  un  homme  qui,  après  lui  avoir 
demandé  gaillardement  la  cause  de  sa  détention,  et 
lui  avoir  promis  de  s'intéresser  à  lui  quand  son  tour 
arriverait,  parce  qu'il  croyait  le  connaître,  le  rassura 
en  lui  disant  :  «  Au  surplus,  si  tu  es  condamné,  ne 
t'inquiètes  pas,  j'aurai  soin  que  le  coup  ne  te  fasse 
pas  languir.  » 

Ce  client  a  été  réincarcéré  pendant  dix-sept  mois 
sous  Robespierre,  et  n^a  échappé  une  seconde  fois  à 
la  mort  qu'après  celle  de  ce  monstre. 

Il  était  environ  deux  heures,  lorsque  les  massa- 
creurs, accablés  de  fatigue  et  ne  pouvant  plus  lever 
les  bras,  quoiqu'ils  bussent  continuellement  de  l'eau- 
de-vie  dans  laquelle  Manuel  avait  fait  mettre  de  la 
poudre  à  canon  pour  entretenir  leur  fureur,  s'assi- 
rent en  rond  sur  les  cadavres  qui  gisaient  en  face 
de  la  prison  pour  reprendre  haleine. 

Une  femme  qui  avait  un  panier  rempli  de  petits 
pains  vint  à  passer,  ils  les  lui  prirent,  et  en  trem- 


152  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

pèrent  chaque  morceau  dans  les  plaies  de  leurs  vic- 
times palpitantes. 

Jamais  les  cannibales  ne  se  montrèrent  aussi 
féroces  et  barbares.  Les  détenus  de  la  prison  que  je 
quittais  n'étaient  pas  les  seuls  sous  la  hache  meur- 
trière :  ceux  des  autres,  des  églises  et  des  couvents 
y  étaient  de  même.  Pendant  ces  égorgements,  la 
force  publique  restait  dans  une  criminelle  tranquil- 
lité ;  Billaud  de  Varennes  disait  aux  assassins  : 
«  Respectables  citoyens,  vous  venez  d'égorger  des 
scélérats  ;  vous  avez  fait  votre  devoir  ;  vous  aurez 
chacun  24  livres.  »  Les  sanguinaires  Gorsas  etBrissot 
dont  Téchafaud  nous  a  depuis  vengés  (les  7  et 
30  octobre  1794)  se  demandaient  si  tels  ou  tels 
avaient  cessé  de  vivre,  et  savouraient  de  la  Mairie 
le  parfum  de  leur  chair  en  lambeaux.  Enfin  l'atroce 
Marat  et  une  horde  d'hommes  de  proie  comme  lui, 
envoyaient  par  toute  la  France,  sous  le  contre-seing 
du  ministre  de  la  Justice,  la  lettre  suivante  qui  a 
provoqué  le  meurtre  des  prisonniers  de  Lyon,  de^ 
ceux  d'Orléans  à  Versailles,  etc.. 

«  La  Commune  de  Paris  se  hâte  d'informer  ses 
frères  de  tous  les  départements  qu'une  partie  des 
conspirateurs  féroces  détenus  dans  les  prisons  a  été 
mise  à  mort  par  le  peuple  :  acte  de  justice  qui  lui  a 
paru  indispensable  pour  retenir  par  la  terreur  ces 
légions  de  traîtres  cachés  dans  ses  murs  au  moment 
oiî  il  allait  marcher  à  l'ennemi  ;  et  sans  doute  la 
nation  entière,  après  la  longue  suite  de  trahisons  qui 
l'ont  conduite  sur  le  bord  de  l'abîme,  s' empressera 
d'adopter  ce  moyen  si  nécessaire  au  salut  public.  » 


LA   FORCE  153 

Je  commençais  à  me  tranquilliser  dans  ma  retraite, 
connue  seulement  chez  mon  père,  lorsque  sa  domes- 
tique vint  m'y  trouver  le  lendemain,  tout  effrayée, 
et  m'apprit  que  des  camarades  de  Lapointe  (qui  en 
déguisant  les  faits,  comme  je  l'ai  dit,  avait  obtenu  sa 
liberté)  s'étaient  présentés  dans  ma  maison,  y  avaient 
fait  un  bruit  horrible,  et  juré  que  je  périrais  avant 
trois  fois  vingt-quatre  heures,  ainsi  que  ma  parente, 
qu'on  avait  entendue  juridiquement  sur  le  vol  qui 
m'avait  été  fait. 

Je  pris  alors  la  résolution  de  quitter  Paris  pendant 
le  temps  des  proscriptions,  mais  je  n'en  pus  sortir 
que  le  12,  parce  que  les  barrières  avaient  été  fermées 
depuis  le  10  d'Auguste,  et  que  Manuel  à  qui  j'avais 
fait  demander  un  laisser-passer,  me  l'avait  refusé. 
Je  me  retirai  au  Pecq,  sous  Saint-Germain-en-Laye, 
chez  une  veuve  Leroy,  comme  pensionnaire. 

Il  me  fallait  du  calme  après  tous  les  assauts  que 
j'avais  essuyés  depuis  le  mois  de  juin  :  je  croyais 
l'avoir  trouvé,  lorsqu'une  personne  qui  seule  savait 
où  j'étais  vint  me  trouver  le  14,  et  me  dit  avoir  été 
averti  la  nuit  par  un  homme  dont  elle  me  déclina  le 
nom,  qu'on  avait  expédié  à  la  Mairie  un  nouvel 
ordre  de  m'arrêter,  qui  serait  peut-être  exécuté  la 
nuit  même,  quoique  je  crusse  ma  retraite  ignorée. 

Cet  avis  était  une  ruse  imaginée  par  Lapointe  et 
ses  adhérents  pour  m'éloigner  de  Paris,  et  se  faire, 
s'il  était  possible,  décharger  d'accusation  en  mon 
absence  :  il  n'en  eut  pas  moins  beaucoup  de  poids 
sur  mon  esprit,  celui  qui  me  le  faisait  transmettre 
CLami-Evette  dont  j'ai  reconnu  depuis  qu'on  se  servait 


154  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

à  son  insu  pour  m 'effrayer),  ra'étant  redevable  de  la 
vie.  Je  passai  une  nuit  presque  semblable  à  celle 
du  2  au  3,  et  déterminé  à  me  précipiter  par  la 
fenêtre  de  ma  chambre,  s'il  arrivait  quelque  chose. 
Mes  craintes  ne  se  réalisèrent  point,  mais  elles  me 
déterminèrent  à  partir  le  lendemain  pour  me  rendre 
à  pied  et  à  travers,  la  forêt  au  village  d'Eragny,  où 
je  restai  caché  pendant  huit  jours  chez  une  pauvre 
veuve  nommée  Leroux. 

On  faisait  alors  dans  tout  le  pays  des  visites  domi- 
ciliaires. J'eus  une  nouvelle  frayeur  à  Eragny  ;  car 
j'y  étais  à  peine  que  la  municipalité  se  répandit  dans 
les  maisons  du  lieu,  sous  prétexte  d'y  chercher  des 
armes.  Elle  les  visita  toutes  à  l'exception  de  celle 
où  j'étais,  dans  laquelle  elle  ne  crut  pas  devoir  faire 
de  perquisition,  aucun  homme  ne  l'habitant.  Ainsi 
la  Providence  qui  m'avait  conservé  la  vie  à  l'hôtel 
de  La  Force,  me  protégea  encore  visiblement  dans 
ma  seconde  retraite.  Le  résultat  des  travaux  journa- 
liers de  l'Assemblée  Législative  m'y  parvenant,  je 
lus  les  divers  décrets  qui  défendaient  de  porter 
atteinte  à  la  liberté  individuelle,  sans  des  formalités 
rigoureuses,  qui  ne  pouvaient  avoir  lieu  que  dans 
les  cas  de  délits  graves.  N'en  ayant  commis  aucun 
et  ma  santé  délabrée  ne  me  permettant  pas  de  con- 
tinuer le  régime  de  vie  que  je  menais  à  Eragny,  je 
crus  pouvoir  reparaître  et  je  retournai  au  Pecq,  où 
je  restai  pendant  près  de  deux  mois,  après  lesquels 
je  revins  dans  la  capitale. 

En  y  rentrant,  j'ai  appris  avec  un  chagrin  qui  a 
rouvert  les  plaies  de  mon  âme,  que  le  pieux  ecclésias- 


LA   FORCE  455 

tique  Broussin  qui  m'avait  fait  à  la  Mairie  des  adieux 
si  touchants  le  21  d'Auguste  avant  ma  translation  à 
La  Force,  avait  été  massacré  le  dimanche  2  septembre 
à  cinq  heures  du  soir,  lorsqu'on  le  conduisait  à 
l'Abbaye. 

J'ai  su  aussi  que  l'abbé  Flost  s'était  soustrait  aux 
meurtriers,  et  plus  d'un  an  après  qu'il  était  en 
Angleterre  ;  que  le  bon  homme  Durand  qui  avait 
eu  pour  moi  des  attentions  si  délicates  dans  la  prison, 
avait  passé  sept  jours  et  neuf  heures  sans  nourriture, 
et  buvant  seulement  de  son  urine  dans  sa  tabatière, 
dans  une  chambre  où  on  l'avait  relégué  pour  prendre 
sur  lui  des  renseignements  qu'on  présumait  devoir 
lui  être  favorables  \  Je  lui  écrivis  sans  savoir  le  lieu 
de  sa  retraite,  pour  lui  annoncer  ma  délivrance  et  le 
féliciter  de  la  sienne. 

Peu  de  temps  après,  la  personne  qui  s'était  char- 
gée de  lui  faire  parvenir  ma  lettre,  me  remit  la 
réponse  suivante,  qu'elle  m'assura  venir  de  Londres. 

«  24  décembre  1792. 

«  Et  moi  aussi,  mon  cher  monsieur,  à  peine 
«  délivré,  à  peine  jouissant  de  ma  délivrance  toute 
«  miraculeuse,  j'appris,  sur  la  demande  que  je  m'en- 
«  pressai  de  faire  ;  ah  !  j'appris  avec  ce  plaisir  indi- 
«  cible  que  les  âmes  sensibles,  bonnes  et  reconnais- 
«  santés  savent  seules  goûter,  que  mon  zélé  et  si 

'  Edme  Morizot,  autre  prisonnier,  a  souffert  de  même  les  angoisses 
de  la  faim  et  de  la  soif  pendant  trois  jours  et  demi,  après  lesquels 
on  l'a  porté  mourant  de  La  Force  à  l'Hôtel-Dieu.  {Note  de  Maton.) 


156  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

«  fort  dévoué  défenseur  avoit  échappé  aux  a ins  : 

«  cette  nouvelle  infiniment  agréable  et  consolante 
«  dissipa  mes  cruelles  inquiétudes,  mit  le  comble  à 
«  mes  vœux.  A  cela  près,  cette  satisfaction  de  le 
«  voir,  de  l'embrasser,  de  le  presser  contre  mon 
«  sein...  !  Je  le  désirais  ardemment  ;  mais  le  moyen  ! 
«  J'ignorais,  cher  monsieur,  votre  retraite;  on  se 
«  renfermait  à  dire  que  vous  étiez  à  St-G...  ;  en 
«  demander  davantage  eût  été  une  indiscrétion  à 
«  laquelle  on  n'aurait  probablement  pas  satisfait. 
«  Les  circonstances  étaient,  autant  pour  vous  que 
(f  pour  moi,  très  critiques  :  de  là  les  réticences,  la 
«  circonspection  de  la  part  de  vos  amis  et  des  miens  ; 
«  ceux-ci  en  étaient  volontiers  plus  alarmés  que 
«  moi  ;  ils  eussent  plutôt  consenti  que  je  me  rendisse 
«  auprès  de  vous  en  personne  que  de  confier  une 
«  lettre  dont  les  inconvénients  sont  toujours  incal- 
«  culables,  par  là,  impossibles  à  parer  ;  et  je  dus 
«  être  docile  à  leurs  volontés.  Ah  !  si  je  l'eusse  sue, 
«  votre  retraite  !  rien  au  monde  ne  m'eût  retenu  ; 
«  vous  m'eussiez  bientôt  vu  arriver  et  me  précipiter 
«  dans  vos  bras.  Quelle  scène  touchante  se  fût  alors 
«  passée  !  quelle  émotion  !  quel  ravissement  !  quel 
«  épanchement  !  quelle  consolation  pour  deux  bons 
«  cœurs  qui  se  connaissent,  et  unis  par  un  de  ces 
«  coups  de  l'infortune  et  de  la  scélératesse  des 
«  hommes,  séparés  ensuite  par  cette  même  scéléra- 
«  tesse  à  son  comble,  et  réunis  enfin  miraculeuse- 
«  ment,  non  sans  avoir  souffert  les  luttes  les  plus 
«  terribles!...  Ah!  mon  bon  ami  (permettez-moi 
«  une  expression  qui  m'a  tant  flatté),  puisse-t-elle 


LA   FORGE  157 

«  VOUS  flatter  autant!  Oui,  j'eusse  volé  dans  vos 
«  bras,  je  n'eusse  jamais  parti  de  Paris  sans  vous 
«  donner  cette  marque  de  ma  confiance  et  de  mon 
«  grand  attachement.  Loin  de  vous  donc  cette  idée 
«  que  j'aurais  pu  douter  de  votre  discrétion;  d'autres 
«  considérations  ont  pu  seules  rendre  ma  sœur 
«  particulièrement  circonspecte  :  je  lui  dois  cette 
«  justice,  je  me  la  dois  à  moi-même;  rendez-nous 
«  là,  et  vous  vous  la  rendrez  en  même  temps  à  vous- 
«  même. 

«  Vous  allez,  dites-vous,  écrire  les  angoisses  par 
«  où  vous  avez  passé  ;  cette  agonie  si  terrible  à 
«  laquelle  vous  avez  résisté  ;  vous  m'en  promettez 
«  un  exemplaire,  je  ne  le  lirai  pas  sans  le  plus 
«  grand  intérêt;  sans  doute  que  j'aurai  plus  d'une 
«  fois  à  trembler  et  à  frémir  !...  Dieu,  c'est  sous  tes 
«  yeux  que  se  sont  passées  ces  scènes  incroyables, 
«  tant  elles  sont  horribles.  Tu  l'as  permis,  donc  tu 
«  l'as  voulu.  Et  cependant  Jean  Huss  et  Jérôme  de 
«  Prague  ^  ont  été  brûlés  à  Constance  par  un  arrêt 
«  de  les  Sa?itos padres  du  concile,  pour  avoir  soutenu 
«  jusques  dans  les  flammes  que  Dieu  était  l'auteur 
«  du  mal  comme  du  bien  !  Voilà  les  hommes  !  Mais 
«  comment  concilier  l'exécution  de  tant  de  criminels 
«  complots  avec  cette  bonté,  cette  justice,  cette  sur- 
ce  veillance  de  la  Providence  divine  ?  etc.  Et  moi 
«  aussi  j'aurais  à  écrire  la  plus  longue,  la  plus  ter- 
ce  rible  agonie  qu'homme  qui  vive  et  a  vécu  ait 
«  jamais  souffert;  mais,  il  me  faudrait  une  plume 

'  Nous  supprimons  une  très  longue  note  de  Maton  sur  Jean  Husa 
qui  n'a  aucun  rapport  avec  le  récit. 


lo8  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

«  exercée...  Ciel  l  que  n'ai-je  pas  vu  de  mes  propres 
a  yeux  !  que  n'ai-je  pas  entendu  de  mes  propres 
«  oreilles  !  J'ai  vu  immoler  la  première  victime.  Cet 
«  assassinat  m'apprit  le  sujet  de  cette  visite  et  cet 
«  attroupement  extraordinaire.  Je  sus  de  suite  que 
«  le  cri  horrible  :  A  l'Abbaye  !  était  l'arrêt  de  mort, 
«  et  celui  non  moins  horrible,  plus  horrible  encore  : 
«  Vive  la  nation,,  était  l'annonce  du  dernier  soupir 
«  rendu  par  la  victime...  !  J'ai  pu  en  voir  et  entendre 
«  d'autres  immolées,  leu  cris  des  mourants,  le  cli- 
«  quetis  des  poignards,.le3  coups  de  massue,  les  voix 
«  vocifères  d'une  multitude  de  monstres  altérés  de 
«  sang,  demandant  avec  impatience  de  nouvelles 
«  victimes.  Tout  cela,  je  l'ai  alternativement  vu  et 
«  entendu,  hélas!  trop  longtemps...  mille  coups 
«  m'ont  percé  :  j'ai  souffert  mille  morts,  mille  fois 
«  j'ai  expiré...  Combien  était  affreuse  ma  destinée. 
«  Voilà  donc  le  sort  qui  t'attend,  malheureux  D...! 
«  Adieu,  ma  sœur,  adieu  ce  que  je  peux  avoir  de 
«  vrais  amis.  Et  vous  aussi,  mon  cher  défenseur,  je 
«  m'occupais  de  vous,  je  vous  ai  fait  aussi  mes  adieux 
«  dans  ces  terribles  instants  !  Mais  hélas  !  ajoutais- 
«  je,  où  êtes-vous  ?  vous  que  l'injustice  poursuit  ? 
«  Peut-être  êtes-vous  déjà  au  rang  des  victimes  ; 
«  peut-être  ai-je  entendu  vos  cris  mourants  ;  voilà 
«  ce  qu'à  l'approche  du  péril  imminent  je  disais,  et 
«  j'ai  été  dans  le  cas  de  le  répéter  plusieurs  fois... 
«  Un  miracle  m'a  conservé,  a  conservé  sans  doute 
«  de  même  ce  défenseur  qui  me  sera  toujours  cher, 
«  que  je  n'ai  garde  d'oublier  jamais,  qui  prendra 
«  toujours,  je  crois,  le  plus   grand  intérêt  à  mon 


LA   FORCE  159 

«  bonheur  comme  à  mes  infortunes.  Je  lui  dois  une 
«  réciprocité  qui  ne  sedémentira  jamais;  je  le  jure  sur 
«  mon  âme  ;  je  lui  en  donne  encore  pour  garant  une 
«  amitié  dont  il  doit  être  aussi  sûr  que  je  le  suis  de 
«  celle  que  j'aime  à  croire  qu'il  me  porte.  Vous 
«  m'embrassez,  mon  bon  ami  ;  et  moi  aussi,  je  vous 
«  embrasse  on  ne  peut  d'un  meilleur  cœur,  on  ne 
«  peut  plus  affectueusement.  Mais  quand  ces  embras- 
«  sements  se  réaliseront-ils  ?  Dieu  veuille  que  ce  soit 
«  bientôt  !  Ce  sera  pour  votre  client,  mon  véritable 
«  ami,  une  des  plus  douces  jouissances  de  sa  vie. 
«  Je  vous  la  souhaite  bien  bonne  et  bien  heureuse, 
«  cette  nouvelle  année,  c'est-à-dire  que  je  désire 
«  que  Tan  1793  voie  se  réaliser  les  vœux  journaliers 
«  que  je  fais  pour  votre  bonheur.  » 

Pour  justifier  l'horrible  carnage  des  journées  trop 
mémorables  des  2  et  3  septembre,  on  a  prétendu, 
comme  la  lettre  fabriquée  à  la  Mairie  l'avait  déjà 
faussement  annoncé  à  toute  la  France,  qu'il  exis- 
tait dans  les  prisons  une  conspiration  dont  la 
découverte  avait  causé  ces  exécutions  sanglantes. 
Cette  accusation  dont  rien  n'a  jamais  fourni  le  plus 
léger  adminicule,  et  que  la  suite  a  démontrée  aussi 
calomnieuse  qu'elle  était  atroce,  a  été  imaginée  par 
les  monstres  qui  les  ont  commandées  et  commises  ; 
elle  ne  fait  qu'augmenter  le  nombre  incalculable  de 
ieurs  forfaits,  dont  le  souvenir  me  fait  toujours  hor- 
reur, quoique  dans  VHercules  furens^  si  cette  tra- 
gédie est  de  lui,  Sénèque  le  tragique  ait  dit  : 

«  ...  Qu£e  fuit  durum  pati, 
Meminisse  dulce  est  ...  » 


160  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

La  haine  publique  commençait  à  se  manifester 
contre  les  massacreurs  ;  cependant  le  péril  où  je 
m'étais  trouvé  me  laissait  toujours  de  vives  frayeurs, 
et  j'appréhendais  qu'il  ne  se  renouvelât.  Quelqu'un 
ayant  témoigné  mes  inquiétudes  à  Tuhan,  ce  valet 
de  bureau  qui  disait,  pendant  ma  détention  à  la 
Mairie,  lorsqu'on  organisait  le  massacre  des  prisons  : 
«  Voilà  la  mort  aux  traîtres  qui  s'apprête.  »  Il  me 
fit  proposer  de  me  procurer  pour  quinze  livres  une 
attestation  telle  qu'il  s'en  délivrait  alors  beaucoup, 
et  portant  en  substance  que  le  peuple  n'avait  rien 
trouvé  à  ma  charge  en  faisant  justice  dans  les  pri- 
sons. La  crainte  qu'une  pareille  demande  fît  penser 
à  moi  et  eût  des  suites  funestes  m'en  fit  rejeter 
l'idée. 

J'ai  promis  à  mes  lecteurs  l'histoire  exacte  et 
simple  de  ma  résurrection  :  je  la  leur  livre,  remplie 
de  détails  souvent  minutieux,  que  je  n'ai  pas  cru 
devoir  omettre. 

On  a  vu  qu'elle  a  eu  lieu  le  3  septembre  1792  ;  le 
même  jour  de  l'année  suivante,  j'ai  trouvé  à  la  cam- 
pagne et,  dans  un  mariage  suivant  mon  cœur,  un 
adoucissement  aux  chagrins  qui  dévoraient  ma 
vie  \.. 


Plusieurs  années  après  les  massacres  dont  il  avait  été 
l'un  des  témoins.  Maton  de  la  Varennes  publia  un  volume 
intitulé  Histoire  particulière  des  événements  qui  ont  eu 
lieu  en  France  pendant  les  mois  de  juin,  juillet,  d'août 

*  La  fin  de  la  brochure  de  Maton  a  trait  à  la  réaction  anti-mara- 
tiste  de  1795. 


LA    FORGE  161 

et  de  septembre  1792  et  gui  ont  opéré  la  chute  du  trône 
royal  par  M.  M...  de  la  Varenne,  jurisconsulte,  ancien 
membre  de  plusieurs  académies  et  sociétés  savantes,  Vun 
des  proscrils  échappés  de  la  Saint-Barthélémy  de  1792. 
A  Paris  1806.  Dans  ce  volume  il  retrace,  non  seulement 
les  scènes  de  La  Force  auxquelles  il  avait  assisté,  mais 
encore  celles  qui  se  passèrent  à  l'Abbaye,  à  la  Concier- 
gerie et  ailleurs. 

Nous  efforçant  à  ne  reproduire  ici  que  des  récits  de 
témoins  oculaires,  nous  nous  abstiendrons  de  rééditer 
cette  seconde  narration  de  Maton.  Elle  est  cependant  pré- 
cieuse à  bien  des  égards,  encore  qu'elle  fût  publiée  préci- 
sément à  l'époque  oxx.  Barbier  accusait  l'auteur  de  super- 
cheries littéraires,  accusation  qui  n'infirme  en  rien, 
d'ailleurs,  l'autorité  de  Maton  comme  historien  des  mas- 
sacres (Voir  l'introduction  de  la  première  édition  du 
Dictionnaire  des  ouvrages  anonymes). 

Il  importe  cependant  d'emprunter  à  V Histoire  particu- 
lière quelques  traits  qui  complètent  les  pages  qu'on  vient 
de  lire.  En  1806,  Maton,  plus  à  l'aise  pour  parler,  ajouta 
au  récit  de  ses  angoisses  plusieurs  détails  qui  doivent  être 
retenus.  C'est  d'abord  la  composition  du  tribunal  impro- 
visé de  La  Force,  qu'il  avait  cru  prudent  de  taire  en  1795. 

A  onze  heures  \  parut  un  homme  à  longue  barbe 
tombant  sur  sa  poitrine,  nommé  Germain  Truchon, 
rayé  plusieurs  années  auparavant  du  tableau  des 
avocats  de  Paris,  pour  bigamie.  Ce  misérable,  qui, 
lorsqu'il  exerçait  la  profession  dejurisconsulte,  signait 
Truchon  delà  Maison-Neuve,  et  se  qualifiait  de  sieur 
de  Pettindorff,  sortait  tout  récemment  de  la  môme 

*  Du  soir,  le  2  septembre. 

il 


162  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

prison,  où  ce  délit  et  plusieurs  autres  Tavaient  fait 
mettre.  Il  demanda  insolemment  l'ouverture  des  portes, 
visita  partout,  et  renvoya  les  femmes,  à  l'exception 
de  la  princesse  de  Lamballe.  Il  installa  ensuite, 
comme  grands  juges  du  peuple,  Dangé,  Michonis, 
Monneuse,  et  Laiguillon  membres  de  la  Commune, 
qui,  revêtus  d'écliarpes  municipales,  se  firent  donner 
les  registres  d'écrous,  et  envoyèrent  à  TAbbaye  (ce 
qui,  signifiait  à  la  mort)  la  plus  grande  partie  des  pri- 
sonniers restants.  Pierre  Ghantreau,  record  d'huissier, 
remplissait  alors  ce  qu'il  nommait  les  fonctions  d'ac- 
cusateur public.  Sur  ses  conclusions  (et  il  n'en  don- 
nait de  favorables  que  pour  des  brigands  de  son 
espèce)  on  était  absous  ou  condammé. 

"Voici,  maintenant,  la  description  du  local  et  le  portrait 
des  juges  devant  lesquels  Maton  comparut,  et  une  révélation 
bien  précieuse  sur  la  façon  dont  il  échappa  à  la  fureur 
des  assassins. 


Entre  sept  et  huit  heures^,  quatre  brigands,  por- 
teurs de  bûches  et  de  sabres,  vinrent  avec  un  grand 
bruit,  nous  sommer  de  les  suivre.  Nous  descendîmes, 
vêtus  comme  on  l'a  vu,  mais  ayant  malheureusement 
des  pantoufles  de  maroquin  rouge,  tenus  de  tous 
côtés  parla  chemise,  et  ayant  plusieurs  sabres  croisés 
sur  la  poitrine.  Nous  traversâmes  la  cour  dite  des 
Nourrices,  oii  Manuel  haranguait  des  égorgeurs,  et 
fûmes  traduits  au  bureau  du  concierge,  devant  le  per- 

*  Du  matin,  le  3  septembre. 


LA    FORCE  463 

sonnage  en  écharpe  qui  y  siégeait,  qu'on  dit  se  nom- 
mer C...,  pede  claiido  ce  qui  ferait  croire  que  Dangé, 
Michonis,  Monneuse  et  Laiguillon  étaient  allés  se 
reposer  de  leurs  travaux  nocturnes. 

Des  pots,  des  pintes  et  des  bouteilles  couvraient 
ce  bureau  et  des  monstres  dont  les  figures  hideuses 
ne  se  peuvent  décrire,  l'entouraient  les  bras  décou- 
verts et  ensanglantés  jusqu'aux  épaules,  et  comme 
s'ils  sortaient  d'un  bain  de  sang.  Interrogés,  nous 
répondîmes  sans  frayeur,  mais  d'une  manière  ambi- 
guë, qui  ne  nous  exposât  point  à  être  convaincus  de 
dissimulation.  Nous  nous  abstînmes  surtout  de  nom- 
mer Rossignol.  «  Je  te  connais  de  vue,  dit  un  asses- 
seur ;  n'es-tu  pas  écrivain  ?  »  Ravi  de  cette  erreur, 
nous  répondîmes,  mais  encore  de  manière  à  n'être 
pas  compromis,  si  elle  était  reconnue,  et  à  ne  pas  être 
pris  pour  un  «  parlementaire  »,  ce  qui  nous  eût  fait 
assommer  de  suite,  tant  était  grande  lahaine,  contre  ce 
qu'on  appelait  «  la  robe  »  :  «  Vous  êtes  bien  heureux, 
camarade,  d'être  assez  riche  pour  ne  pas  faire  un  tel 
métier.  »  «  Va,  Monsieur,  de  la  peau  fine,  disait  un 
autre,  je  vais  me  régaler  d'un  verre  de  ton  sang.  » 
On  se  parla  à  l'oreille,  et  l'envoi  fatal  à  l'Abbaye 
fut  prononcé.  Déjà  renversé,  frappé  de  toutes  parts, 
ayant  plusieurs  dents  cassées,  et  traîné  par  les  pieds 
sur  le  pavé  de  la  rue  des  Ballets,  jusqu'aux  cadavres 
gisant  dans  le  ruisseau  de  la  rue  Saint-Antoine,  en 
face  de  la  prison,  un  homme  à  qui  nous  avions  eu  le 
bonheur  d'être  utile,  quinze  jours  avant,  et  à  qui 
nous  pouvions  l'être  encore,  nous  reconnut,  nous  fit 
un  signe,  et  nous  dit  furtivement  quelque  chose  que 


164  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

nous  comprîmes.  Notre  réponse  fut  faite  avec  le 
même  mystère.  On  nous  releva  ;  et  sur  des  demandes 
réitérées,  au  nom  du  bien  public,  nous  fûmes  portés 
presque  par  lui  seul,  et  réintégrés  à  La  Force. 

Il  nous  plaça,  en  entrant,  sur  un  banc  près  du 
guichet,  comme  pour  nous  faire  reprendre  nos  esprits, 
nous  fit  très  bas  une  proposition  à  laquelle  il  fallut 
bien  souscrire,  avec  promesse  d'honneur,  de  la  tenir 
toujours  secrète.  A  ces  conditions  (que  nous  avons 
religieusement  tenues)  la  vie  et  la  liberté  nous  furent 
promises.  Il  entra  ensuite  au  bureau,  où  l'on  ne  nous 
croyait  déjà  plus  du  nombre  des  vivants,  y  resta 
quelques  minutes  ;  et  nous  y  fûmes  réintroduits. 

Le  président  ouvrit  le  registre,  qui  portait  seule- 
ment de  nous  retenir,  jusqu'à  nouvel  ordre,  et  dit  : 
«  Gomment  s'est-il  fait  que...?  cela  était  une  erreur, 
car  je  ne  vois  absolument  rien  contre  lui.  »  Alors, 
toutes  les  figures  se  déridèrent  ;  un  cri  de  Vioe  la 
nation!  se  fit  entendre,  et  ce  fut  le  signal  de  notre 
délivrance.  L'individu  qui  la  causa,  vivant  encore  en 
1795,  et  ayant  laissé  deux  enfants,  nous  avons  cru 
ne  devoir  publier  ni  son  nom,  ni  à  quel  prix  il  l'a 
mise  ;  et  quoiqu'il  n'existe  plus,  ce  qui  a  été  promis 
sous  la  foi  du  serment,  ne  devant  pas  être  révélé 
quand  la  sûreté  publique  ne  l'exige  pas,  nous  descen- 
drons avec  notre  secret  dans  le  tombeau. 

Enfin,  terminons  nos  emprunts  aux  souvenirs  de  Maton 
par  ce  tableau  du  transport  des  cadavres  depuis  les  pri- 
sons, théâtres  du  massacre,  jusqu'aux  lieux  désignés  pour 
les  inhumations. 


LA    FORCE  165 

Ils  duraient  encore,  et  déjà,  le  3,  on  voyait  Paris 
traversé  en  tous  sens  par  des  charrettes  qui  allaient 
jeter  les  cadavres  dans  des  excavations  pratiquées 
exprès  hors  la  barrière  Saint-Jacques,  à  Montrouge, 
à  Glamart,  à  Gharenton,  aux  carrières  de  Mesnil- 
Montant,  et  dans  un  puits  qui,  après  avoir  été  comblé, 
avait  été  rouvert  dès  le  28  du  mois  précédent,  par 
ordre  de  Pétion  et  Manuel,  rendus  sur  les  lieux  pour 
les  reconnaître. 

Angélique  Voyer  et  d'autres  bacchantes,  montées 
sur  ces  voitures,  comme  des  blanchisseuses  sur  du 
linge  sale,  dansaient  sur  les  corps  mutilés,  en  criant 
Vive  la  nation  !  battaient  la  mesure  sur  les  parties 
dont  la  nudité  était  la  plus  apparente  ;  et  portaient, 
attachés  à  leur  sein,  des  lambeaux  que  la  pudeur  ne 
permet  pas  de  nommer.  Des  cris  d'horreur  se  mariaient 
au  chant  de  ce  qu'on  appelait  la  Carmagnole, 


II 
L'ABBAYE 


o  / 


/?  .  /^ 


La  prison  de  l'Abbaye  et  ses  abords  e;  \ 


,  ^^^   "^  ^     --^C  !^^  ^^ 

WJ  /'  -  o  -Néç^  if     £"        fi/  * 


)2  (avec  l'indication  des  tracés  actuels) 


L'ABBAYE 


Un  peu  de  topographie  de  l'ancien  Paris  est  ici  indis- 
pensable. 

Lorsque  venant  du  Pont-Neuf,  on  avait  suivi,  dans 
l'état  ancien  des  lieux,  la  rue  de  Buci,  parvenu  à  l'extré- 
mité de  cette  rue  on  avait  devant  soi  le  bâtiment  de  la 
barrière  des  Sergents  isolé  au  milieu  d'un  assez  vaste 
carrefour. 

En  tournant  à  droite,  on  rencontrait  une  place  assez 
exiguë,  appelé  le  Petit-Marché,  dont  la  prison  de  l'Abbaye 
occupait  le  fond.  C'était  un  bâtiment  carré,  à  toit  pointu 
et  portant  une  tourelle  en  encorbellement  à  chacun  de  ses 
angles. 

Là  commençait  la  rue  Sainte-Marguerite  (aujourd'hui 
rue  Gozlin).  Elle  s'allongeait,  entre  deux  rangs  de  mai- 
sons bourgeoises,  à  vieilles  façades,  dont  toutes  celles  de 
droite  appartenaient  à  l'abbaye  de  Saint-Germain-des- 
Prés.  Arrivé  à  mi-longueur  de  la  rue  Sainte-Marguerite, 
on  trouvait  à  gauche  la  rue  des  Ciseaux  et,  à  droite,  lui 
faisant  face,  la  première  porte  du  célèbre  monastère,  à 
travers  laquelle  on  apercevait  ce  beau  portail  de  l'église 
Saint-Germain  des-Prés,  dû  à  l'architecte  Gamard  et  qui 
est  encore  debout  aujourd'hui  en  bordure  du  boulevard 
Saint-Germain. 

Passant  sous  la  porte  Sainte-Marguerite,  on  tournait  à 


172  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

gauche  après  quelques  pas  dans  la  rue  Ghildebert  où 
s'ouvrait,  par  une  grille  la  cour  du  Parvis  ;  c'était  une 
:,our  à  peu  près  carrée,  fermée  à  l'Est  par  le  portail  de 
l'église  et  le  bâtiment  qui  lui  est  juxtaposé  servant  actuel- 
lement de  dépendance  au  presbytère  ;  au  couchant  par 
des  bâtiments  de  service  ;  et  au  Nord  par  la  façade  de 
l'Abbaye,  percée  d'une  grande  porte,  conduisant  au  vaste 
jardin  qui  s'étendait  jusqu'à  la  rue  du  Colombier  (rue 
Jacob  actuelle). 

Sur  ce  jardin  prenaient  jour  les  immenses  constructions 
du  monastère,  — véritable  dédale  de  chapelles,  de  cloîtres, 
de  salles  d'assemblée,  de  cuisines,  de  celliers,  d'écuries,  — 
bâties  sur  un  plan  assez  irrégulier  qu'on  avait,  à  dififé- 
rentes  époques,  tenté  de  rectifier  :  les  plus  anciennes 
dataient  du  xiii^  siècle. 

Dès  qu'on  avait  franchi  le  grand  porche  séparant  le 
Parvis  du  jardin,  on  trouvait  à  sa  droite  le  bâtiment  des 
hôtes  où  siégeait,  en  1792,  le  comité  civil  de  la  section  des 
Quatre-Nations  :  il  en  reste  d'importants  fragments  et  une 
façade  intacte  qu'on  peut  apercevoir  en  pénétrant  dans  la 
cour  delà  maison  du  n°  14  bis  de  la  rue  de  l'Abbaye. 


Jusqu'à  ces  dernières  années  on  croyait,  d'après  les 
relations  des  acteurs  et  des  témoins  du  drame  et  aussi 
d'après  les  documents  que,  pour  son  Histoire  des  Mas- 
sacres de  Septembre,  Granier  de  Cassagnac  avait  puisé  aux 
archives  de  la  Commune  de  Paris,  que  les  tueries  avaient 
eu  pour  théâtre  le  seuil  même  de  la  prison  de  l'Abbaye  ; 
certains  passages  de  la  relation  de  l'abbé  Sicard,  certaines 
phrases  de  Jourdan  semblaient  bien  désigner  un  autre 
emplacement  ;  mais  ces  indications  étaient  trop  vagues 
pour  qu'on  pût  en  induire  une  certitude. 


L  ABBAYE  173 

En  1896,  M.  l'abbé  Bridier  publia  les  Mémoires  de 
Ms""  de  Salamon,  l'internonce,  qui  lui  aussi  fut  spectateur 
des  assassinats,  et,  de  ce  récit,  tout  s'éclaira  :  le  massacre 
n'avait  pas  eu  lieu,  ainsi  qu'on  l'avait  toujours  cru,  devant 
la  porte  de  la  prison  ;  mais  bien  dans  un  tout  autre  quar- 
tier du  monastère,  au  cœur  même  de  l'Abbaye,  dans  la 
cour  du  jardin,  sous  les  fenêtres  du  bâtiment  des  hôtes. 
Là  était  le  lieu  officiel  du  massacre  :  Jourgniac  de  Saint- 
Méard,  il  est  vrai,  qui,  par  une  des  fenêtres  de  la  prison, 
assistait  aux  sanglantes  scènes,  a  vu,  de  ses  yeux,  les 
travailleurs  abattre  sur  le  sol  de  la  rue  Sainte-Marguerite, 
en  face  même  de  la  geôle,  ceux  de  ses  compagnons  que 
Maillard  jugeait  dans  le  greffe  même  ;  mais  il  ignore 
qu'ils  ne  recevaient  là  que  les  premiers  coups  et  que, 
morts  ou  seulement  blessés,  on  les  traînait  par  la  rue 
Sainte-Marguerite,  la  rue  Ghildebert,  la  cour  du  Parvis, 
et  le  grand  porche,  jusqu'au  jardin  où  on  achevait  les 
mourants  et  où  s'élevait,  d'instants  en  instants  plus  haut, 
le  tas  énorme  des  victimes  tirées  des  différents  dépôts 
que  renfermait  l'Abbaye.  L'abbé  Sicard  note  «  qu'on 
massacrait  sous  les  fenêtres  du  Comité  tous  les  prison- 
niers qu'on  allait  chercher  dans  la  grande  prison.  »  Jour- 
dan,  en  entrant,  vers  neuf  heures  du  soir,  dans  la  coup 
de  l'église  (du  Parvis)  entend  les  cris  répétés  de  Vive  la 
nation.  «  Ce  vacarme,  dit-il,  était  occasionné  par  des 
prisonniers  qu'on  tirait  de  l'Abbaye  (prison),  que  Von 
amenait  dans  la  cour  du  jardin  pour  être  massacrés,  et 
et  que  chemin  faisant  on  lardait  de  coups  de  sabre.  » 
Enfin,  indication  décisive,  l'abbé  Salamon,  enfermé  au 
violon  du  comité,  vit  égorger  «  sous  sa  fenêtre  »  donnant 
sur  cette  même  cour  du  jardin,  l'abbé  Lenfant,  prédica- 
teur du  roi,  qui,  une  heure  auparavant  était  enfermé  avec 
Saint-Méard  dans  la  prison  même. 
Cette  topographie  a  son  importance.  Dans  la  croyance 


174  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

OÙ  l'on  était  que  la  tuerie  n'avait  eu  lieu  que  devant  la 
prison,  on  se  servit,  pour  dresser  la  liste  des  morts,  du 
livre  d'écrou  de  cette  prison  :  il  mentionnait  211  prison- 
niers, desquels  1^7  sont  portés  comme  massacrés, 
43  comme  élartjis.  Le  sort  de  41  autres  était  resté  incer- 
tain. Donc  le  total  des  victimes  variait  entre  127  et  168. 
Maintenant  que  nous  savons,  par  M^''  de  Salamon,  que  le 
réfectoire  et  l'une  des  chapelles  étaient  bondés  de  détenus, 
le  calcul  est  à  refaire.  Aucun  écrou  n'a  été  dressé  de  ces 
malheureux,  mais  le  réfectoire  en  contenait  83,  qui  tous 
périrent  ;  63  autres  se  trouvaient  dans  la  chapelle  et  de 
ces  derniers  trois  seulement  échappèrent  à  la  mort.  Voilà 
143  cadavres  à  ajouter  à  la  sinistre  liste  qui  doit  se  com- 
pléter encore  des  16  ecclésiastiques  amenés  en  fiacre  de 
la  Mairie  et  dont  13  furent  les  premiers  frappés. 


RELATION  DE  MEHÉE  DE  LATOUCIIE 


Le  pseudonyme  Felhemesi  dont  est  signé  le  récit  sui- 
vant est  l'anagramme  de  Jean-Claude-Hipolite  Méhée  fils, 
qui  a  laissé  une  sorte  de  nom  —  assez  louche,  —  dans 
l'histoire  et  qu'on  désigne  ordinairement  sous  celui  de 
Méhée  de  Latouche. 

Ce  personnage  singulier  était  né  à  Meaux,  le  2  no- 
vembre 1762.  Son  père  était  un  médecin  assez  renommé 
de  la  ville  où  il  s'était  fixé  après  avoir  servi  comme  chi- 
rurgien aux  armées*. 

Méhée  fils  avait  de  l'esprit,  de  l'aplomb,  beaucoup 
d'activité  et  d'imagination  ;  il  accepta  avec  empressement 
une  mission  qui  lui  fut  offerte  et  partit  pour  la  Pologne, 
d'où  il  passa  en  Russie. 

Paris  le  revit  en  1791  :  élu,  au  10  août,  membre  de  la 
Commune  insurrectionnelle  pour  la  section  du  Panthéon, 
il  se  trouva  être,  à  l'époque  des  massacres,  le  secrétaire- 
greffier  de  cette  assemblée,  et  c'est  lui  qui,  en  cette  qua- 
lité, signa  différents  arrêtés  dont  les  assassins  s'autori- 
sèrent et  des  bons  de  travail  délivrés  aux  massacreurs 
pour  prix  de  leur  sinistre  besogne. 

Méhée  protesta,  il  est  vrai  ;  il  observait  que  sa  place  à 
la  Commune  lui  imposait  l'obligation  d'un  rôle  purement 
administratif,  qu'il  avait  «  tenu  la  plume  »,  rien  de  plus. 

*  Méhée  de  Latouche,  par  Th.  Lhuillier.  Meaux,  1880. 


176  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Toujours  cst-il  que  ce  moment  décida  de  son  étrange 
carrière  :  pour  tous  il  resta  Méhée,  le  septembriseur.  En 
vain  tenta-t-il,  quand  l'heure  opportune  eut  sonné,  de  se 
ranger,  à  la  suite  de  Tallien,  son  patron,  parmi  les  réac- 
teurs ;  dès  1796,  la  Gazette  française^  lui  jetait  l'ef- 
froyable épithète,  et  Méhée  sombra  sous  l'opprobre. 

Il  lui  restait  un  refuge  qui  fut  celui  de  bien  d'autres  : 
la  police  politique..  A  vrai  dire  l'espionnage  était  sa 
vocation,  il  y  devait  passer  maître.  Arrêté  en  nivôse  an  IX, 
après  l'explosion  de  la  machine  infernale,  à  l'époque  où 
Fouché  profitait  de  cet  attentat  royaliste  pour  débarrasser 
Paris  des  «  restes  impurs  »  du  jacobinisme,  Méhée  est 
déporté  à  l'île  d'Oléron.  Il  s'en  évade,  gagne  l'Angleterre, 
dupe  les  chouans,  la  cour,  les  ministres  en  se  faisant  pas- 
ser pour  l'agent  important  d'un  comité  royaliste  secret 
dont  le  but  est  le  renversement  de  Bonaparte,  rentre  en 
France,  rapportant  une  grosse  somme,  —  192  000  francs, 
dit-on,  —  et  les  confidences  de  la  politique  anglaise 
ayant,  de  plus,  conquis  des  titres  à  la  confiance,  de  la 
police  impériale  qui  l'employa  jusqu'en  1814. 

Il  est  vrai  que,  quand  vint  la  Restauration,  il  lui  fallut 
déchanter.  Méhée  \e  Septembriseur  dut  fuir.  Maisoîi  trou- 
ver un  asile  ?  On  l'expulsa  de  France,  il  partit  pour  la 
Suisse  ;  le  gouvernement  fédéral  lui  signifia  d'avoir  à  quitter 
le  territoire.  Méhée  gagna  les  Pays-Bas,  d'oiiilfut  chassé 
encore...  Enfin  il  échoua  à  Kœnigsberg  où  le  gouver- 
nement de  Louis  XVIII  lui  servit  i  000  francs  de  pension, 
à  condition  qu'il  se  tiendrait  tranquille. 

C'était  exiger  l'impossible.  En  1819,  Méhée  reparut  à 
Paris,  universellement  méprisé,  mais  cherchant  encore 
des  dupes  :  il  était  sans  ressources,  abandonné  de  tous, 
ne  sortait  guère,  n'ayant  rien  gardé  de  sa  joyeuse  humeur 


*  Du  20  germ'nal   aa  IV. 


L ABBAYE  177 

et  de   son  entrain    de  jadis.   Il   mourut    à    l'hôpital  le 
8  février  1827. 

Tel  est  l'homme  dont  on  va  lire  la  relation  ;  elle  fut 
publiée  en  1794  ^  après  thermidor,  c'est  bien  évident.  Ce 
n'est  pas  Méhée  le  Septembriseur  qui  l'a  écrite,  c'est  Méhée 
craignant  les  représailles,  et  ceci  indique  le  ton  de  l'ou- 
vrage. Ce  qu'on  ne  peut  nier  c'est  que  l'auteur  avait  bien 
vu  les  é\énements  et  que  son  témoignage  est  des  plus  pré- 
cieux. 

LA   VÉRITÉ   TOUT    ENTIÈRE    SUR   LES   VRAIS    ACTEURS 
DE   LA   JOURNÉE   DU  2  SEPTEMBRE   1792 

J'allais  à  mon  poste  sur  les  deux  heures  et  demie, 
je  passais  rue  Dauphine,  j'entends  tout  à  coup  des 
huées.  Je  regarde,  j'aperçois  quatre  fiacres  à  la  suite 
les  uns  des  autres,  escortés  par  des  gardes  nationaux 
de  départements  (des  fédérés  marseillais  et  bretons). 

Ces  fiacres  renfermaient  chacun  quatre  individus; 
c'étaient  des  gens  arrêtés  dans  les  visites  domici- 
liaires précédentes  ;  ils  venaient  d'être  interrogés  à 
la  Mairie  ^  par  Billaud-Varenne,  substitut  du  procu- 
reur de  la  Commune,  qui  les  envoyait  à  l'Abbaye 
pour  y  être  provisoirement  déposés.  On  s'ameute,  les 
cris  redoublent  :  un  des  prisonniers  sans  doute  aliéné, 
échauffé  par  ces  murmures,  passe  son  bras  à  travers 
la  portière  et  donne  un  coup  de  canne  sur  la  tête 
d'un    des    fédérés    qui    accompagnaient;    celui-ci, 

*  Maurice  Tourneux.  Bibliographie  de  l'histoire  de  Paris  pendant 
la  Révolution  française. 

*  La  Mairie  occupait  une  partie  des  bâtiments  du  Palais  de  Justice 
dont  l'entrée  était  place  Dauphine  et  rue  de  Jérusalem. 

12 


178  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

furieux  tire  son  sabre,  monte  sur  le  marchepied  de 
la  voiture  et  le  plonge  à  trois  reprises  dans  le  cœur  de 
son  agresseur  \  J'ai  vu  jaillir  le  sang  à  gros  bouillons. 
«  Il  faut  les  tuer  tous,  ce  sont  des  scélérats,  des  aris- 
tocrates »,  s'écrient  les  assistants  ;  tous  les  fédérés 
mettent  le  sabre  à  la  main  et  égorgent  à  l'instant 
les  trois  compagnons  de  celui  qui  venait  d'être  im- 
molé ;  j'aperçus  dans  ce  moment  un  jeune  homme 
vêtu  d'une  robe  de  chambre  blanche,  s'avancer  hors 
de  la  même  voiture  ;  sa  physionomie  intéressante, 

*  L'abbé  Sicard,  le  fameux  instituteur  des  sourds-muets  qui  a 
laissé  une  relation  très  connue  de  ses  angoisses  pendant  ces  terri- 
bles heures,  raconte  ainsi  ce  début  du  massacre  : 

«  Nous  voilà  six  dans  cette  première  voiture;  les  autres  prison- 
niers remplissent  les  cinq  autres.  On  donne  le  signal  du  départ, 
eu  recommandant  à  tous  les  cocliers  d'aller  très  lentement,  sous 
peine  d'être  massacrés  sur  leurs  sièges,  et  en  nous  adressant  mille 
injures  :  les  soldats  qui  devaient  nous  accompagner  nous  annon- 
cent que  nous  n'arriverons  pas  jusqu'à  l'Abbaye,  que  le  peuple  à 
qui  ils  vont  nous  livrer,  se  fera  enfin  justice  de  ses  ennemis  et 
nous  égorgera  dans  la  route.  Ces  mots  terribles  étaient  accompagnés 
de  tous  les  accents  de  la  rage,  et  de  coups  de  sabre,  de  coups  de 
pique  que  ces  scélérats  assénaient  sur  chacun  de  nous.  Les  voitures 
marchent  ;  bientôt  le  peuple  se  rassemble  et  nous  suit  en  nous 
insultant  :  «  Oui,  disent  les  soldats,  ce  soat  vos  ennemis,  les  com- 
«  plices  de  ceux  qui  ont  livré  Verdun;  ceux  qui  n'attendaient  que 
«  votre  départ  pour  égorger  vos  femmes  et  vos  enfants.  Voilà  nos 
«  sabres  et  nos  piques  ;  donnez  la  mort  à  ces  monstres.  » 

«  Qu'on  s'imagine  combien  le  canon  d'alarme,  la  nouvelle  de  la 
prise  de  Verdun  et  ces  discours  provocateurs  durent  exciter  le 
caractère  naturellement  irascible  d'une  populace  égarée  à  laquelle 
on  nous  dénonçait  comme  ses  plus  cruels  ennemis.  Cette  multitude 
effrénée  grossissait,  de  la  manière  la  plus  effrayante  à  mesure  que 
nous  avancions  vers  l'Abbaye  par  le  Pont-Neuf,  la  rue  Dauphme  et 
le  carrefour  de  Bussy.  Nous  voulûmes  fermer  les  portières  de  la 
voiture;  on  nous  força  de  les  laisser  ouvertes  pour  avoir  le  plaisir 
de  nous  outrager.  Un  de  mes  camarades  reçut  un  coup  de  sabre  sur 
l'épaule  ;  un  autre  fut  blessé  à  la  joue,  un  autre  au-dessus  du  nez. 
J'occupais  une  des  places  dans  le  fond;  mes  compagnons  recevaient 
les  coups  qu'on  dirigeait  contre  moi.  »  (G.  L.) 


L  ABBAYE  179 

mais  pâle  et  éteinte,  annonçait  qu'il  était  très  malade, 
il  avait  rassemblé  ses  forces  chancelantes,  et  déjà 
atteint  d'une  blessure,  il  criait  encore  «  grâce,  grâce, 
pardon  »,  mais  en  vain;  un  coup  mortel  le  réunit 
au  sort  des  autres. 

Cette  voiture  qui  était  la  dernière,  ne  conduisait 
plus  que  des  cadavres  ;  elle  n'avait  pourtant  pas  été 
arrêtée  pendant  le  carnage  qui  avait  duré  l'espace  de 
deux  minutes.  La  foule  augmente,  «  cresciteundo  »; 
les  hurlements  redoublent,  on  arrive  à  l'Abbaye^; 
les  cadavres  des  morts  sont  jetés  dans  la  cour  ;  les 
douze  prisonniers  vivants  descendent  pour  entrer  au 
comité  civil-;  deux  sont  immolés  en  mettant  pied  à 
terre  ;  dix  parviennent  à  être  introduits.  Le  comité 
n'avait  pas  eu  le  temps  de  procéder  au  plus  léger 
interrogatoire,  qu'une  multitude  armée  de  piques, 
d'épées,  de  sabres,  de  baïonnettes  vient  fondre, 
arrache  et  tue  les  prévenus.  Un  d'eux  déjà  percé  de 
coups  se  tenait  encore  attaché  à  l'habit  d'un  membre 
du  comité,  luttant  toujours  contre  la  mort. 

Trois  restaient,  du  nombre  desquels  se  trouvait 
l'abbé  Sicard,  instituteur  des  sourds  et  muets  ;  déjà 
les  sabres  étaient  levés  sur  sa  tête,  lorsque  Monnot, 
horloger,  se  jette  au-devant  des  piques,  en  s'écriant  : 
«  Percez-moi,  plutôt  que  d'immoler  un  homme  utile 
à  la  patrie  »  ;  ces  paroles  prononcées  avec  le  feu  et 

*  C'est-à-dire  dans  la  première  cour  du  monastère  :  devant  le  por- 
tail de  l'église  et  le  bâtiment  accolé  à  ce  portail  encore  existant 
aujouidhui  et  qui  formait  un  des  côtes  de  la  cour.  (G.  L.) 

*  Le  comité  civil  de  la  section  qui  siégeait  dans  la  grande  salle 
du  bâtiment  des  hôtes,  dont  les  fenêtres  ouvraient  sur  la  cour  du 
jardin.  (G.  L.) 


180  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

l'élan  d'une  âme  généreuse  suspendirent  la  mort  ;  on 
profita  du  moment  de  calme  pour  faire  passer  Sicard 
avec  les  deux  autres  dans  le  fond  du  comité.  L'un 
de  ces  survivants  était  le  sous-instituteur  des  sourds 
et  muets;  le  second  était  un  avocat  de  Metz,  arrivé 
depuis  quelques  jours  pour  affaire  et  reconnu  par 
Jourdan  membre  du  comité  civil.  Ces  trois  infortunés 
s'assirent  autour  de  la  table  du  comité,  faisant  sem- 
blant de  délibérer  comme  membres.  Cette  ruse 
courageuse  était  la  seule  qui  pût  réussir  ^  :  car,  un 

*  L'exactitude  du  récit  de  Méhée  est  ici  attestée  par  la  Relalion  de 
l'abbé  Sicard  : 

«  Revenu  de  cette  stupeur  dans  laquelle  le  massacre  de  mes 
camarades  m'avait  jeté,  je  ne  vois  plus  à  mes  côtés  les  monstres 
qui  assouvissaient  leur  fureur  et  leur  rage  sur  d'autres  infortunés. 
Je  saisis  le  moment;  je  m'élance  de  la  voiture,  et  je  me  précipite 
dans  les  bras  des  membres  du  comité.  «  Ah  !  Messieurs,  sauvez  un 
«  malheureu.K.  »  Les  commissaires  me  rejettent.  «  Allez-vous-en,  me 
«  disent-ils,  voulez-vous  nous  faire  massacrer?  »  J'étais  perdu,  si  l'un 
d'eux  ne  m'eût  reconnu.  «  Ah  !  s'écrie-t-il,  c'est  l'abbé  Sicard.  Eh  ! 
«  comment  étiez-vous  là  ?  Entrez,  nous  vous  sauverons  aussi  long- 
ci  temps  que  nous  pourrons  ».  J'entre  dans  la  salle  du  comité  où  j'au- 
rais été  en  sûreté  avec  le  seul  de  mes  camarades  qui  s'était  sauvé  ;  mais 
une  femme  m'avait  vu  entrer.  Elle  court  me  dénoncer  aux  égor- 
geurs.  Ceux-ci  continuent  leurs  massacres.  Je  me  crus  oublié  pen- 
dant quelques  minutes  :  mais  voilà  qu'on  frappe  rudement  à  la  porte, 
et  que  l'on  demande  les  deux  prisonniers.  Je  me  crois  perdu,  je 
tire  ma  montre  et  je  la  présente  à  l'un  des  commissaires.  «  Vous  la 
«  remettrez,  lui  dis-je,  au  premier  sourd  et  muet  qui  viendra  vous 
«  demander  de  mes  nouvelles.  »  J'étais  bien  sûr  que  celte  montre 
irait  à  sa  destination.  Je  connaissais  l'attachement  de  Massieu, 
c'était  le  nommer  que  de  faire  cette  recommandation. 

«  Le  commissaire  refusela  montre.  «  Il  n'est  pas  temps  de  prendre 
«  ainsi  votre  parti,  le  danger  n'est  pas  assez  pressant,  me  dit-il,  je 
«  vous  avertirai.  » 

«  Cependant  les  coups  bientôt  redoublèrent  à  la  porte.  On  est  prêt 
de  l'enfoncer.   Je   présente  une   seconde  fois   ma  montre   avec  la 
même  prière  :  «  A  présent,  me  dit  le  commissaire,  à  la  bonne  heure, 
je  la  remettrai  à  celui  que  vous  dites.  » 
^    «  La  remise  de  ma  montre  était  une  espèce  de  testament  de  mort. 


L ABBAYE  181 

moment  après,  entrèrent  des  homme  furieux,  deman- 
dant à  grands  cris  la  tête  de  l'abbé  Sicard  ;  mais  ne 
le  connaissant  point,  ils  passèrent  à  côté  de  lui,  et 
sortirent  persuadés  qu'il  était  au  nombre  des  cada- 
vres. 

Le  sous-instituteur  montra,  pendant  ces  moments 
effrayants,  un  courage  et  une  présence  d'esprit  dignes 
d'étonnement  et  d'admiration;  il  parlait  très  haut, 
il  chantait,  buvait  à  la  santé  de  la  nation,  avec  la 
gaîté  de  l'homme  le  moins  en  péril. 

L'abbé  Sicard  tenant  une  plume  à  la  main  la  lais- 
sait couler  rapidement  sur  le  papier,  sans  savoir  ce 
qu'il  traçait  ;  il  écrivait  entre  autres  l'histoire  d'un 
de  ses  petits  sourds  et  muets,  qui  sans  entendre  ni 
parler,  avait  fait  arrêter,  quelque  temps  auparavant. 

Il  ne  me  restait  plus  rien  à  laisser  à  mes  amis.  Je  me  mis  à  genoux, 
et  je  ils  à  Dieu  le  sacrifice  de  ma  vie.  A  peine  eus-je  fini  mon 
offrande,  je  me  lève,  j'embrasse  mon  dernier  camarade  :  «  Serrons- 
«  nous,  mourons  ensemble,  la  porte  va  s'ouvrir,  les  bourreaux  sont 
«  là.  lui  dis-je,  nous  n'avons  pas  à  vivre  cinq  minutes.  » 

«  Enfin  la  porte  s'ouvre.  Quels  hommes  se  précipitent  sur  nous  ! 
Quelle  rage  !  Leur  fureur  les  égare  quelques  minutes.  J'étais  au 
milieu  des  commissaires,  vêtu  comme  eux,  peut-être  l'âme  moins 
agitée,  plus  tranquille.  Ils  s'y  trompèrent  d'abord  ;  mais  un  pri- 
sonnier qui  s'était  échappé,  et  que  les  flots  de  cette  horrible  horde 
avaient  transporté  dans  la  salle,  est  reconnu.  Je  le  suis  aussi  ;  deux 
hommes  à  piques  s'écrient  :  «  Les  voici,  ces  deux  b...  que  nous 
«  cherchons.  »  Aussitôt  l'un  prend  ce  prisonnier  aux  cheveux,  et 
l'autre  enfonce  à  l'instant  sa  pique  contre  sa  poitrine,  et  le  renverse 
mort  à  mes  côtés  ;  son  sang  ruisselle  dans  la  salle  et  le  mien  allait 
couler;  déjà  la  pique  était  lancée,  quand  un  homme  dont  le  nom 
doit  m'être  si  cher,  averti  par  ses  enfants  qu'on  massacrait  à  l'.^bbaye, 
et  qu'on  parlait  de  l'abbé  Sicard,  accourt,  fend  la  foule,  et  se  pré- 
cipitant entre  la  pique  et  moi,  découvre  sa  poitrine.  «  Voilà  dit-il, 
«  au  monstre  qui  allait  m'égorger,  voilà  la  poitrine  par  où  il  faut 
«  passer  pour  aller  à  celle-là.  C'est  l'abbé  Sicard,  un  des  hommes  les 
«  plus  utiles  à  son  pays,  le  père  des  sourds  et  muets  ;  il  faut  passer) 
V  sur  mon  corps  pour  aller  jusqu'à  lui.  » 


182  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

un  voleur  qui  lui  avait  dérobé  son  portefeuille;  il 
me  la  donna  comme  signe  de  reconnaissance,  s'il 
échappait  définitivement. 

Il  écrivit  un  instant  après  une  lettre  au  prési- 
dent de  l'Assemblée  nationale  législative.  Je  remar- 
quai l'inconséquence  de  cette  démarche  précipitée, 
je  lui  ôtai  la  lettre  et  lui  ordonnai,  au  nom  de  son 
salut,  de  suspendre  tout  acte  qui  pourrait  le  déceler. 

Le  moment  de  crise,  terrible  oii  il  venait  de  se 
trouver  l'avait  empêché  de  voir  l'événement;  je  lui 
appris  que  ses  compagnons  n'étaient  plus  ;  il  regarda 
l'instant  d'après  dans  la  cour  et  vit  leurs  cadavres 
étendus^  :  «  Hélas,  me  dit-il,  ma  vie  est  un  miracle.  » 

Il  était  cinq  heures  du  soir  ;  arrive  Billaud  de 
Varenne,  substitut  du  procureur  de  la  Commune  ;  il 
avait  son  écharpe,  et  le  petit  habit  puce  et  la  per- 
ruque noire  que  l'on  lui  connaît  :  il  marche  sur  les 
cadavres,  fait  au  peuple  une  courte  harangue,  et 
finit  ainsi  :  «  Peuple,  tu  immoles  tes  ennemis,  tu 
fais  ton  devoir.  »  Cette  oraison  cannibale  anime  ; 
les  tueurs  s'échaulî'ent  davantage,  ils  demandent  à 
grands  cris  de  nouvelles  victimes  ;  comment  étancher 
cette  soif  de  sang,  croissante,  inextinguible?  Une 
voix  part  du  côté  de  Billaud  :  c'était  celle  de  ce  Mail- 
lard, depuis  connu  sous  le  nom  de  Tape-dur  :  «  Il 
n'y  a  plus  rien  à  faire  ici,  allons  aux  Carmes.  »  Ils 
y  courent,  et  cinq  minutes  après,  je  vis  amener 
les  morts  traînés  par  les  pieds  dans  les  ruisseaux. 

*  «  Presque  tous  les  égorgeurs  étaient  dans  la  cour  intérieure  sur 
laquelle  donnaient  les  croisées  du  comité.  »  Relation  de  1  abbé  Si- 
card. 


L*ABBAYE  183 

Un  tueur  (je  ne  puis  dire  un  homme)  vêtu  très  gros- 
sièrement et  qui  avait  apparemment  la  commission 
spéciale  d'expédier  «  l'abbé  l'Enfant  »,  craignait 
d'avoir  manqué  sa  proie,  il  prend  de  l'eau,  en  jette 
sur  les  cadavres  couverts  de  sang  et  de  poussière, 
frotte  leurs  figures  ensanglantées,  les  retourne,  et 
croit  s'assurer  enfin  que  l'abbé  l'Enfant  est  parmi 
eux. 

L'expédition  des  Carmes  est  terminée,  ou  avancée; 
une  bande  de  massacreurs  revient  couverte  de  sang 
et  de  poussière;  ces  monstres  sont  fatigués  de  car- 
nage, mais  non  rassasiés  de  sang  :  ils  sont  hors  d'ha- 
leine, ils  demandent  à  boire  du  vin,  du  vin  ou  la 
mort.  Que  répondre  à  cette  volonté  irrésistible  ?  Le 
comité  civil  de  la  section  leur  donne  des  bons  de 
24  pintes,  assignés  sur  un  marchand  de  vin  voisin. 
Bientôt  ils  ont  bu,  ils  sont  saoulés  et  contemplent 
avec  complaisance  les  cadavres  jonchés  dans  la  cour 
de  l'Abbaye. 

«  Que  faisons-nous  ici,  s'écrie  la  même  voix  (du 
môme  Maillard  revenu  des  Carmes),  allons  à  l'Ab- 
baye, il  y  a  du  gibier  là  »  ;  il  dit,  les  tueurs  répè- 
tent en  chœur  :  «  Allons  à  l'Abbaye  »,  et  ils  y  volent 
armés  de  leurs  piques  et  de  leurs  sabres  ensanglantés. 
A  peine  deux  minutes  étaient  écoulées  que  Ton  ame- 
nait les  cadavres  égorgés  ;  déjà  plusieurs,  traînés 
dans  les  ruisseaux,  venaient  d'être  réunis  au  monceau 
de  la  cour  de  l'Abbaye  S  lorsque  se  forma,  comme 

*  De  ce  récit,  comme,  d'ailleurs,  de  tous  ceux  laissés  par  les 
témoins  oculaires,  il  ressort  bien  évidemment  que  le  massacre  eut 
lieu  dans  la  cour  du  jardin,  c'est-à-dire  très  loin  de  la  prison  mémo 


184  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

par  inspiration,  une  commission  dite  populaire,  dont 
les  journaux  rendirent  compte  le  lendemain  et  qu'ils 
appelèrent  un  tribunal  équitable.  La  chronique  et 
Brissot  lui  donnèrent  des  éloges.  Voici  cependant 
quelle  était  sa  composition,  et  quelle  fut  à  peu  près 
la  conduite  de  ses  membres. 

Douze  escrocs  présidés  par  Maillard  avec  qui  ils 
avaient  probablement  combiné  ce  projet  d'avance, 
se  trouvent,  comme  par  hasard,  parmi  le  peuple  :  et 
là,  bien  connus  les  uns. des  autres,  ils  se  réunissent, 
au  nom  du  peuple  souverain,  soit  de  leur  audace 
privée,  soit  qu'ils  eussent  reçu  mission  secrète  d'une 
autorité  supérieure,  ils  s'emparent  des  registres 
d'écrous,  ils  les  feuillettent   et  les  parcourent  ;  les 

de  l'Abbaye  où  siégeait  Maillard  et  d'où  l'on  tirait  les  victimes.  Sans 
doute,  beaucoup  furent  immolées,  dès  la  porte  de  la  prison,  d'autres 
périrent  dans  le  parcours  de  la  prison  à  la  cour  du  jardin,  mais  tous, 
vivants,  moribonds  ou  morts,  furent  traînés  sous  les  fenêtres  du 
comité  civil  siégeant  dans  le  bâtiment  des  Hôtes,  c'est-à-dire  à 
l'endroit  même  où  la  rue  Bonaparte  rencontre  aujourd'hui  la  place 
Saint-Germain-des-Prés.  Citons  ici  encore  la  Relation  de  l'abbé  Si- 
card  : 

«  Le  comité  était  alors  rassemblé.  On  massacrait  sous  ses  fenêtres, 
dans  les  cours  de  l'Abbaye,  tous  les  prisonniers  qu'on  allait  chercher 
dans  la  grande  prison  ;  et  les  membres  du  comité  délibéraient 
tranquillement  et  sans  se  troubler  sur  les  affaires  publiques,  et  sans 
faire  aucune  attention  aux  cris  des  victimes  dont  le  sang  ruisselait 
dans  la  cour.  On  apportait  sur  la  table  du  comité  les  bijoux,  les 
portefeuilles,  les  mouchoirs  dégouttants  de  sang,  trouvés  dans  les 
poches  de  ces  infortunés.  J'étais  assis  autour  de  cette  même  table  ; 
on  me  vit  frémir  à  cette  vue.  Le  président  (le  citoyen  Jourdan) 
témoigna  le  même  sentiment.  Un  des  commissaires  nous  adressant 
la  parole  :  «  Le  sang  des  ennemis,  nous  dit-il,  est  pour  les  yeux  des 
«  patriotes  l'objet  qui  les  flatte  le  plus.  »  Le  président  Jourdan  et 
moi,  nous  ne  pûmes  retenir  un  mouvement  d'horreur. 

«Un  de  ces  bourreaux,  les  bras  retroussés,  armé  d'un  sabre  fumant 
de  sang,  entre  dans  l'enceinte  où  délibère  ce  comité.  «  Je  viens 
«  vous  demander  pour  nos  braves  frères  d'armes  qui  égorgent  ces 


L  ABBAYE  485 

porte-clefs  tremblent,  la  femme  du  geôlier,  le 
geôlier  s'évanouissent  :  la  prison  est  environnée 
d'hommes  furieux  :  Ton  crie,  les  clameurs  augmen- 
tent, la  porte  est  assaillie,  elle  va  être  forcée,  lorsqu'un 
des  commissaires  se  présente  au  grillage  extérieur, 
et  demande  qu'on  l'écoute;  ses  signes,  ses  gestes 
obtiennent  un  moment  de  silence,  les  portes  s'ou- 
vrent, il  s'avance,  le  livre  des  écrous  à  la  main;  il 
se  fait  apporter  un  tabouret,  monte  dessus  pour 
mieux  se  faire  entendre  :  «  Mes  camarades,  mes  amis, 
s'écrie-t-il,  vous  êtes  de  bons  patriotes,  votre  ressen- 
timent est  juste,  et  vos  plaintes  sont  fondées.  Guerre 
ouverte  aux  ennemis  du  bien  public  ;  ni  trêve  ni 
ménagements,    c'est  un    combat  à   mort  ;   je   sens 

«  aristocrates,  s'écrie-t-il,  les  souliers  que  ceux-ci  ont  à  leurs  pieds. 
«  Nos  braves  frères  sont  nu-pieds,  et  ils  partent  demain  pour  les 
«  frontières.  »  Les  délibérants  se  regardent,  et  ils  répondirent  tous 
«  à  la  fois  :  «  Rien  n'est  plus  juste  ;  accordé.  » 

«  A  cette  demande  en  succède  une  autre  :  «  Nos  braves  frères  tra 
«  vaillent  depuis  longtemps  dans  la  cour,  s'écrie  un  autre  égorgeur 
«  qui  entre  tout  essoufflé  au  comité,  ils  sont  fatigués,  leurs  lèvres 
«  sont  sèches  ;  je  viens  vous  demander  du  vin  pour  eux.  »  Le  comité 
arrête  qu'il  leur  sera  délivré  un  bon  pour  vingt-quatre  pots  de  vin. 

«  Quelques  minutes  après,  le  même  homme  vient  renouveler  la 
même  demande.  11  obtient  encore  un  autre  bon.  Aussitôt  entre  un 
marchand  de  vin,  qui  vient  se  plaindre  de  ce  que  l'on  donne  la  pra- 
tique aux  marchands  étrangers,  quand  il  y  a  quelque  bonne  fête.  On 
l'apaise  en  lui  permettant  d'envoyer  aussi  de  son  vin  aux  braves 
frères  qui  travaillaient  dans  la  cour. 

«  On  annonce  un  commissaire  de  la  Commune,  qui,  par  son  ordre, 
parcourait  les  difi'érentes  sections.  Il  entre  et  adresse  ces  mots  au 
Comité  :  «  La  Commune  vous  fait  dire  que  si  vous  avez  besoin  de 
«  secours,  elle  vous  en  enverra.  — Non,  lui  répondirent  les  commis- 
«  saires,  tout  se  passe  bien  chez  nous.  —  Je  viens,  répliqua-t-il  des 
«  Carmes  et  des  autres  prisons,  tout  s'y  passe  également  bien.  » 

«  Cette  réponse  expliquera  à  ceux  qui  pourraient  l'ignorer  encore, 
quelle  part  prenait  aux  événements  de  cette  affreuse  journée,  la 
Commune  de  Paris.  » 


486  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

comme  vous  qu'il  faut  quïls  périssent,  mais  si  vous 
êtes  de  bons  citoyens,  vous  devez  aimer  la  justice 
Il  n'est  pas  un  de  vous  qui  ne  frémisse  à  l'idée 
affreuse  de  tremper  ses  mains  dans  le  sang  de  l'inno- 
cence. —  Oui,  oui,  répond  le  peuple.  —  Eh  bien, 
je  vous  le  demande,  quand  vous  voulez,  sans  rien 
entendre,  sans  rien  examiner,  vous  jeter  comme  des 
tigres  en  fureur  sur  des  hommes  qui  sont  vos  frères, 
ne  vous  exposez-vous  pas  au  regret  tardif  et  déses- 
pérant d'avoir  frappé  l'innocent  au  lieu  du  cou- 
pable. » 

Ici  l'orateur  est  interrompu  par  un  des  assistants 
qui,  armé  d'un  sabre  ensanglanté,  les  yeux  étince- 
lants  de  rage,  fend  la  presse,  et  le  réfute  en  ces 
termes  :  «  Dites  donc,  monsieur  le  citoyen,  parlez 
donc,  est-ce  que  vous  voulez  aussi  nous  endormir  ; 
si  les  saprés  gueux  de  Prussiens  et  d'Autrichiens 
étaient  à  Paris,  chercheraient-ils  aussi  les  coupables? 
Ne  frapperaient-ils  pas  à  tort  et  à  travers,  comme  les 
Suisses  du  10  août;  eh  bien,  moi,  je  ne  suis  pas  ora- 
teur, je  n'endors  personne,  et  je  vous  dis  que  je 
suis  père  de  famille,  que  j'ai  une  femme  et  cinq 
enfants  que  je  veux  bien  laisser  ici  à  la  garde  de  ma 
section,  pour  aller  combattre  l'ennemi  ;  mais  je  n'en- 
tends pas  que  pendant  ce  temps-là,  les  scélérats  qui 
sont  dans  cette  prison,  à  qui  d'autres  scélérats  vien- 
dront ouvrir  les  portes,  aillent  égorger  ma  femme  et 
mes  enfants  ;  j'ai  trois  garçons  qui  seront,  je  l'espère, 
un  jour,  plus  utiles  à  la  patrie,  que  les  coquins  que 
vous  voulez  conserver  ;  au  reste,  il  n'y  a  qu'à  les  faire 
sortir,  nous  leur  donnerons  des  armes,  et  nous  les 


l'abbaye  487 

combattrons  à  nombre  égal  ;  mourir  ici,  mourir  aux 
frontières,  je  n'en  serai  pas  moins  tué  par  des  scélé- 
rats, et  je  leur  vendrai  chèrement  ma  vie  ;  et  soit  par 
moi,  soit  par  d'autres,  la  prison  sera  purgée  de  ces 
sacrés  gueux-là.  » 

«  Il  a  raison,  répète  un  cri  général  ;  point  de  grâce, 
il  faut  entrer.  »  On  se  pousse,  on  s'avance  :  «  Un  mo- 
ment, citoyens,  dit  le  premier  orateur  ;  voici  le  livre 
des  écrous,  il  servira  à  donner  des  renseignements. 
Ton  pourra  ainsi  punir  les  scélérats,  sans  cesser  d'être 
justes  ;  le  président  lira  l'écrou  en  présence  de  chaque 
prisonnier,  il  recueillera  ensuite  les  voix  et  pronon- 
cera. »  A  chaque  phrase,  on  entendait  de  toutes  parts  : 
«  Oui,  oui,  fort  bien,  il  a  raison,  bravo,  bravo  »  ;  à  la 
fin  du  discours,  plusieurs  voix  d'hommes  apostés 
crièrent  :  «  Monsieur  Maillard  ;  le  citoyen  Maillard, 
président,  c'est  un  brave  homme,  le  citoyen  Maillard 
président.  »  Celui-ci,  aux  aguets  de  cette  nomination, 
jaloux  d'un  pareil  ministère,  entre  aussitôt  en  fonc- 
tions et  dit  qu'il  va  travailler  en  bon  citoyen.  La 
commission  s'organise,  les  compagnons  de  Maillard 
Tenvironnent,  ils  conviennent  entre  eux  d'une  for- 
mule d'interrogatoire  très  briève,  qui  ne  devait  con- 
sister que  dans  l'identité  des  noms  et  prénoms  ;  ils 
arrêtent  que  pour  éviter  toute  scène  violente  dans 
l'intérieur  de  la  prison,  on  ne  prononcera  point  la 
mort  en  présence  des  condamnés,  qu'on  dira  seule- 
ment :  «  A  La  Force.  » 

On  finissait  de  régler  ces  formalités  très  succinctes, 
lorsqu'une  voix  se  fait  entendre  par  la  fenêtre  de  la 
salle  des  délibérations,  et  s' annonçant  comme  chargée 


188  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

du  vœu  du  peuple  dit  :  «  Il  y  a  des  Suisses  dans  la 
prison,  ne  perdez  pas  de  temps  à  les  interroger,  ils 
sont  tous  coupables,  il  ne  doit  pas  en  échapper  un 
seul;  »  et  la  foule  de  crier  :  «  C'est  juste,  c'est  juste, 
commençons  par  eux.  »  Le  tribunal  aussitôt  pro- 
nonce unanimement  :  A  La  Force. 

Maillard  président  va  leur  annoncer  leur  sort.  Il 
se  présente  à  eux.  «  Vous  avez,  leur  dit-il,  assassiné 
le  peuple  au  10  août,  il  demande  aujourd'hui  ven- 
geance, il  faut  aller  à  La  Force.  »  Les  malheureux 
tombent  tous  à  ses  genoux  et  s'écrient  :  «  Grâce, 
grâce  !  —  Il  ne  s'agit,  répond  flegmatiquement  Mail- 
lard, que  de  vous  transférer  à  La  Force,  peut-être 
ensuite  vous  fera-t-on  grâce.  »  Mais  ils  n'avaient  que 
trop  entendu  les  cris  furieux  de  la  multitude  qui  jurait 
de  les  exterminer  ;  aussi  répliquèrent-ils  d'une  com- 
mune voix  :  «  Eh,  Monsieur,  pourquoi  nous  trompez- 
vous?  Nous  savons  bien  que  nous  ne  sortirons  d'ici 
que  pour  aller  à  la  mort.  »  Paraissent  au  même  temps 
deux  égorgeurs  du  dehors,  l'un  garçon  boulanger, 
l'autre  Marseillais,  qui  leur  disent  du  ton  le  plus 
inflexible  :  «  Allons,  allons,  décidez-vous,  mar- 
chons. »  Alors,  ce  ne  fut  plus  que  des  gémissements, 
des  lamentations  horribles.  Au  milieu  de  ce  spec- 
tacle déchirant  pour  tout  autre  que  Maillard,  s'élève 
la  voix  d'un  des  commissaires  qui  environnaient  ces 
infortunés,  et  leur  dit  :  «  Eh  bien  !  voyons  donc  quel 
est  celui  de  vous  qui  sort  le  premier  ?  »  Tous  les  Suisses 
de  s'enfoncer  dans  la  prison,  de  se  serrer  mutuelle- 
ment, de  se  cramponner  les  uns  aux  autres,  s'em- 
brassant  et  poussant  des  cris  plaintifs  et  douloureux 


L  ABBAYE  189 

à  l'aspect  de  la  mort  inévitable.  L'empreinte  du 
désespoir  rendait  plus  intéressante  encore  la  figure 
de  quelques  vieux  vétérans;  leurs  cheveux  blancs 
inspiraient  le  respect,  et  leurs  regards  semblables  à 
celui  de  «  Goligny  »  paraissaient  retenir  les  assassins 
qui  étaient  le  plus  près  d'eux  :  mais  la  fureur  de 
ceux  qui  étaient  sur  le  derrière  et  qui  ne  pouvaient 
rien  voir  augmentait  encore.  Des  hurlements  redou- 
blés demandent  des  victimes.  Tout  à  coup  un  de  ces 
malheureux  se  présente  avec  intrépidité.  Il  avait  une 
redingote  bleue,  paraissait  âgé  d'environ  trente  ans. 
Sa  taille  était  au-dessus  de  l'ordinaire,  sa  physio- 
nomie noble,  son  air  martial.  Il  avait  ce  calme  appa- 
rent d'une  fureur  concentrée.  «  Je  passe  le  premier, 
dit-il  du  ton  le  plus  ferme,  je  vais  donner  l'exemple  : 
nous  soldats  ne  sommes  pas  les  coupables,  nos  chefs 
seuls  le  sont,  cependant  ils  sont  sauvés,  et  nous,  nous 
périssons,  mais  puisqu'il  le  faut,  adieu.  »  Puis  lançant 
avec  force  son  chapeau  derrière  sa  tête,  il  crie  à  ceux 
qui  étaient  devant  :  «  Par  où  faut-il  aller,  montrez- 
le-moi  donc.  »  On  lui  ouvre  les  deux  portes  ;  il  est 
annoncé  à  la  multitude  par  ceux  qui  l'étaient  venu 
chercher  ainsi  que  ses  camarades,  il  s'avance  avec 
fierté.  Tous  les  opérateurs  se  reculent,  se  séparant 
brusquement  en  deux.  II  se  forme  autour  de  la  vic- 
time un  cercle  des  plus  acharnés,  le  sabre,  la  baïon- 
nelte,  la  hache  et  la  pique  à  la  main  ;  le  malheureux, 
objet  de  ces  terribles  apprêts,  fait  deux  pas  en  arrière, 
promène  tranquillement  ses  regards  autour  de  lui, 
croise  les  bras,  reste  un  moment  immobile  ;  puis 
aussitôt  qu'il  aperçoit  que  tout  est  disposé,  il  s'élance 


190  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

lui-même  sur  les  piques  et  les  baïonnettes  et  tombe 
percé  de  mille  coups. 

Les  derniers  soupirs  de  l'infortuné  mourant  sont 
entendus  de  ses  malheureux  camarades  qui  répon- 
dent par  des  cris  affreux;  déjà  plusieurs  avaient 
cherché  à  se  cacher  sous  des  tas  de  paille  qui  se 
trouvaient  dans  une  des  salles  de  leur  prison,  lorsque 
douze  des  plus  forcenés  massacreurs  du  dehors 
viennent  les  prendre  l'un  après  Tautre,  et  les  immo- 
lent successivement  comme  le  premier.  Un  seul  a  le 
bonheur  d'échapper,  déjà  saisi  par  son  habit,  atteint 
d'un  premier  coup,  il  allait  subir  le  môme  sort  que 
les  autres,  lorsqu'un  Marseillais  s'élance,  se  fait  pas- 
sage à  travers  la  voûte  d'acier  prête  à  se  refermer 
sur  lui-même:  «  Qu'allons-nous  faire?  s'écrie-t-il, 
dans  son  patois,  mes  camarades,  je  connais  ce  bon 
garçon  :  il  n'est  point  un  soldat  du  10  août,  il  n'est 
que  fils  de  Suisse,  et  il  s'est  rendu  lui-même  en  prison 
parce  qu'on  lavait  assuré  que  tout  ce  qui  est  Suisse 
serait  égorgé.  » 

Pendant  cette  minute  de  suspension  d'égorgement 
le  jeune  homme  tire  rapidement  de  sa  poche  des  cer- 
tificats, les  exhausse  au  bout  de  ses  bras  levés  en  l'air; 
sa  jeunesse,  une  figure  ingénue,  les  larmes  qui  cou- 
laient en  abondance  de  ses  yeux,  son  air  de  candeur 
et  de  simplicité,  les  papiers  qu'il  montrait  de  toute 
sa  force,  se  tenant  toujours  dans  l'attitude  la  plus 
apparente,  tout  cela  paraît  arrêter  et  émouvoir. 
«  Voyez-vous,  s'écrie  le  Marseillais,  profitant  du 
moment  favorable,  voyez-vous  qu'il  est  innocent.  — 
Mettez-le  en  liberté,  lui  répond  la  multitude.  »  Aussitôt 


i/abbaye  191 

le  Marseillais  le  prend  par  un  bras,  un  massacreur 
le  prend  par  un  autre  ;  on  met  bas  les  armes,  plu- 
sieurs l'embrassent  et  le  félicitent.  Il  sort  comme 
triomphant  des  étreintes  de  la  mort  qui  l'enveloppait 
et  est  reconduit  au  milieu  des  cris  de  «Vive  la  nation,  » 
avec  les  démonstrations  de  la  joie  la  plus  vive  et  la 
plus  bruyante. 

Cet  instant  de  clémence  est  de  bien  courte  durée  : 
on  fait  la  lecture  de  la  liste  d'autres  prisonniers  : 
«  Grandmaison,  Ghampclos,  Maron',  Vidant  »  et 
autres  accusés  de  fabrication  de  faux  assignats,  sont 
appelés  les  premiers  :  on  les  fait  descendre,  ils  sont 
interrogés  dans  la  forme  brève  convenue,  ils  veulent 
répondre  tous  à  la  fois,  mais  par  jugement  unanime 
du  tribunal  ils  sont  aussitôt  envoyés  «  à  La  Force  ». 

Après  eux  paraît  «  Montmorin  »  Fex-ministre  des 
Affaires  étrangères  ;  le  président  veut  l'interroger,  il 
déclare  d'une  manière  assez  ferme  «  qu'il  ne  recon- 
naît point  les  membres  de  la  commission  pour  ses 
juges,  qu'ils  n'en  ont  point  le  caractère  ;  que  l'affaire 
pour  laquelle  ils  est  détenu  est  pendante  à  un  tri- 
bunal légal,  et  qu'il  ne  doute  pas  que  l'erreur  dans 
laquelle  le  public  paraît  être  à  son  égard  ne  soit 
bientôt  rétractée  ;  qu'il  espère  confondre  au  plus  tôt 
ses  dénonciateurs,  faire  triompher  son  innocence  et 
obtenir  même  des  dommages  et  intérêts  ». 

On  des  assistants  l'interrompt  et  dit  brusquement  : 
«  Monsieur  le  président,  les  crimes  de  M.  de  Mont- 
morin sont  connus,  et  puisque  son  affaire  ne  nous 

•  Le  livre  d'écrou  portait  Marcon.  (G.  L.) 


192  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

regarde  pas,  je  demande  qu'il  soit  envoyé  à  La  Force. 
■ —  Oui,  oui,  à  La  Force,  crièrent  les  juges.  —  Vous 
allez  donc  être  transféré  à  La  Force,  dit  ensuite  le  prési- 
dent.  —  Monsieur  le  président,  puisqu'on  vous  appelle 
ainsi,  réplique  Montmorin  du  ton  le  plus  ironique, 
Monsieur  le  président,  je  vous  prie  de  me  faire  avoir 
une  voiture.  —  Vous  allez  l'avoir,  lui  répond  froide- 
ment Maillard.  »  Un  de  ceux  qui  était  là  fait  sem- 
blant d'aller  la  chercher,  sort  et  revient  un  instant 
après,  dire  à  Montmorin  :  «  Monsieur,  la  voiture  est 
à  la  porte,  il  faut  partir  et  promptement.  »  Mont- 
morin réclame  alors  des  effets,  un  nécessaire,  une 
montre,  etc.,  qui  étaient  dans  sa  chambre,  on  lui 
répond  «  qu'ils  lui  seront  renvoyés  ».  Il  se  décide  à 
aller  trouver  la  fatale  voiture  qui  l'attendait. 

Telle  fut  la  fin  d'un  homme  qui  quoique  gâté  par 
les  préjugés  de  la  naissance  et  de  la  fortune,  avait 
cependant  assez  de  qualités  personnelles  pour  mériter 
un  tout  autre  sort,  si  une  ambition  aulique  et  déme- 
surée ne  l'eût  entraîné  à  conspirer  contre  son  pays. 

Après  la  mort  de  Montmorin,  on  demande  une 
seconde  lecture  de  la  liste  des  prisonniers,  le  nom 
de  Thierry,  et  plus  encore  la  qualité  de  valet  de 
chambre  du  roi,  fixe  Tattcntion  delà  commission.  Un 
membre  prend  la  parole  et  reproche  à  Thierry  qu'on 
venait  d'amener  quelques  faits  de  royalisme  :  il 
l'accuse  surtout  de  s'être  montré  le  10  août,  au  châ- 
teau des  Tuileries,  armé  d'un  poignard  ;  Thierry  nie, 
il  prétend  hardiment  «  qu'il  a  toujours  été  honnête 
homme,  que  loin  de  conspirer  contre  son  pays,  il 
eût  été  le  premier  à  le  défendre  contre  ses  ennemis; 


l'abbaye  193 

que  s'il  s'est  trouvé  auprès  du  roi  le  10  août,  c'est  que 
son  service  Ty  appelait,  et  qu'il  avait  fait  son 
devoir  ».  Maillard  le  somme  de  déclarer  dans  quel 
poste  du  château  il  se  trouvait  au  moment  du  combat. 
Il  répond  «  qu'il  ne  se  rappelait  pas  précisément 
l'endroit,  qu'il  était  à  ses  affaires,  qu'au  surplus  il 
devait  être  traduit  devant  un  tribunal  légalement 
institué,  et  que  là  il  répondrait.  —  Vous  ne  nous 
persuaderez  jamais,  Monsieur,  lui  dit  un  membre, 
que  vous  n'êtes  point  un  aristocrate  ;  vous  approchiez 
trop  près  du  veto  ;  vous  allez  nous  dire  que  vous 
étiez  obligé  de  faire  ce  qui  vous  était  ordonné  ;  moi, 
je  vous  répondrai  tel  maître,  tel  valet  ;  en  consé- 
quence, ce  que  je  demande  au  président  c'est  qu'il 
vous  fasse  transférer  à  La  Force.  »  Maillard  prononce 
à  La  Force  et  Thierry  n'est  plus  *. 

Viennent  ensuite  Bocquillon  et  Buos  ^,  juges  de 
paix.  «  Vous  êtes  accusés  par  le  peuple,  leur  dit  aussitôt 
Maillard,  de  vous  être  réunis  à  des  collègues  aussi 
infâmes  que  vous,  pour  former  au  château  des  Tui- 
leries un  comité  secret,  destiné  à  venger  la  cour  de 

*  La  princesse  de  Tarante  qui  parut,  le  3  septembre,  devant  ce 
tribunal  de  Maillard,  a  laissé  cette  description  :  «  J'avançais  avec 
peine  au  milieu  de  la  foule  qui  remplissait  la  chambre  ;  il  y  régnait 
une  chaleur  suffocante,  et,  quoiqu'il  fît  très  grand  jour,  l'obscurité 
y  était  presque  entière.  Je  m'approche  en  tremblant  de  cette  table 
qu'entouraient  les  juges  :  elle  était  couverte  de  papiers,  de  bou- 
teilles, de  verres,  de  pipes  et  de  sabres.  Parmi  ceux  qui  rendaient 
les  arrêts  de  mort,  les  uns  étaient  assis,  les  autres  debout.  Plusieurs, 
ivres  ou  assouvis  de  sang,  s'étaient  endormis.  A  une  fenêtre  grillée 
qui  donnait  sur  une  cour,  étaient  suspendus  des  hommes  qui  en 
interceptaient  la  lumière  et  qui  applaudissaient  ou  improuvaient 
les  jugements  «  Les  Souvenirs  de  la  princesse  de  Tarente  ont  été 
édités  en  1897  à  Nantes,  chez  Grimaud.  (G.  L.) 

•  Buoh.  (G.  L.) 

13 


194  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

la  journée  du  20  juin,  et  à  en  punir  les  auteurs.  — 
Il  est  vrai,  répondit  Bocquillon  d'un  visage  calme 
et  serein,  que  je  me  suis  trouvé  à  ce  comité;  mais 
je  défie  qu'on  me  prouve  que  j'aie  participé  à  aucun 
acte  arbitraire.  — A  La  Force,  à  La  Force,  »  s'écriè- 
rent les  membres  ;  le  président  prononce;  Bocquillon 
et  Buos  ne  sont  plus. 

Vigne  de  Gusay^,  prévenu  d'avoir  participé  à  la 
conduite  des  troupes  qui  avaient  fusillé  au  Champ-de- 
Mars  ;  Protot  et  Valviri  accusés  d'avoir  volé  la  nation 
en  émettant  de  faux  billets  de  quarante  sous  de  la 
maison  de  secours  non  numérotés  et  sans  hypo- 
thèque, furent  de  même  envoyés  à  La  Force  d'après 
le  prononcé  de  Maillard,  et  au  non  du  peuple  souve- 
rain. 

Peut-être,  sur  l'étiquette  des  personnages  que  l'on 
vient  de  voir  passer  à  i^a  Force,  va-t-on  s'imaginer 
que  le  crime  seul  a  péri;  sans  doute^  beaucoup  de 
coupables  ont  payé  de  leur  vie  de  véritables  forfaits, 
mais  le  plus  grand  tort  qu'ont  fait  à  la  morale  pu- 
blique ces  massacres  affreux,  c'est  que  des  actes 
d'une  illégalité  aussi  cruelle,  loin  de  tourner  au  profit 
de  l'exemple,  seule  fin  des  supplices,  honorent 
presque  les  victimes  au  lieu  de  les  flétrir,  et  laissent 
à  leurs  adhérents  le  droit  de  réclamer  leur  mémoire, 
comme  celle  de  l'innocence  martyrisée. 

J'ai  oublié  de  rappeler  un  forfait  de  plus,  vomi 
par  les  soi-disant  chargés  du  peuple  souverain.  Avec 
quelque  rapidité  que  se  fissent  les  opérations,  ces 

*  Vignier  de  Gurny.{G.  L.) 


L  ABBAYE  195 

messieurs  avaient  encore  îe  temps  et  la  précaution, 
au  lieu  d'orner  les  victimes,  de  les  dépouiller  au 
vif.  Ils  commençaient  par  leur  enlever  portefeuilles, 
montres,  bagues,  diamants,  assignats  ;  puis  mettaient 
toutes  ces  défroques  tant  dans  leurs  poches  que  dans 
des  corbeilles  et  cartons  ;  et  j'ai  les  deux  preuves 
suivantes  qu'ils  se  sont  tout  approprié  : 

1°  Deux  commissaires  furent  envoyés  par  la  sec- 
tion des  Quatre-Nations  pour  réclamer,  à  la  prière  de 
ses  parents,  un  prisonnier  qui  n'avait  aucune  note 
royaliste  ;  ils  parvinrent  après  bien  de  la  peine  à  le 
faire  élargir  ;  mais  s'étant  aperçus  qu'il  n'était  dressé 
aucun  procès-verbal  des  effets  précieux  enlevés  aux 
condamnés,  ils  se  permirent  d'en  faire  l'observation 
à  ces  prévôts  spoliateurs;  ceux-ci,  très  gênés  d'être 
devinés  par  des  yeux  dénonciateurs,  voulurent  d'abord 
biaiser,  éluder  ;  bientôt  ils  élevèrent  le  ton  d'une 
manière  tellement  torse  et  oblique,  que  le  peuple 
trompé  sur  l'objet  de  la  discussion,  et  prenant  les 
commissaires  de  la  section  pour  des  prisonniers, 
allait  les  égorger,  lorsque  ceux-ci  baissant  la  voix  et 
adoucissant  les  reproches  d'une  probité  intempes- 
tive, filèrent  promptement,  et  revinrent  comme  des 
échappés. 

2°  Le  comité  civil  de  la  section,  chargé  de  se  faire 
rendre  compte,  n'a  rien  pu  découvrir  de  toutes  ces 
dépouilles  précieuses,  quoique  les  prisonniers  de 
l'Abbaye  particulièrement  fussent  la  plupart  des 
gens  de  qualité  très  opulents. 

La  commission  se  divisa  sur  les  deux  heures  du 
matin,  et  se  distribua  les  autres  prisons  de  Paris. 


196  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Il  restait  cependant  encore  quelques  prisonniers,  à 
l'Abbaye  ;  la  lassitude  des  opérateurs  leur  fit  aban- 
donner ce  poste  pendant  quelques  heures  ;  ils  vinrent 
se  reposer  au  comité  qu'ils  avaient  choisi  pour  le 
théâtre  de  leurs  orgies,  se  faisant  donner  «  à  boire, 
à  boire  »,  et  passèrent  ainsi  la  nuit  dans  des  ruis- 
seaux de  vin.  Ils  retournèrent  à  la  prison  de  l'Abbaye, 
le  i;natin,  et  tuèrent  ce  qui  restait,  d'intervalle  en 
intervalle. 

J'ai  dit  comme  Billaud-Varennes  était  venu  la 
veille  à  la  cour  de  l'Abbaye;  Manuel  était,  de  son 
côté,  venu  à  la  prison  vers  les  huit  heures  du  soir,  à 
la  lueur  des  flambeaux.  Il  avait  harangué  la  com- 
mission populaire,  mais  ses  yeux  exprimaient  plus 
le  caractère  de  la  contrainte,  que  de  la  joie  sanglante 
qui  animait  ceux  de  Billaud. 

Billaud-Varennes  revint  le  lendemain  matin  3  sep- 
tembre, vers  midi,  au  comité  de  la  section;  il  par- 
lait, monté  sur  les  marches  de  l'escalier,  lorsqu'un 
nommé  Rhulières  *,  prisonnier  de  l'Abbaye,  déjà 
percé  de  plusieurs  coups  de  pique,  courait  nu  dans 
la  cour,  tombant,  se  relevant;  je  l'ai  vu  faire  encore 
quelques  pas  chancelants,  et  lutter  pendant  plus  de 
dix  minutes  contre  la  mort  qui  l'atteignit  enfin.  Voici 
les  paroles  abrégées,  mais  textuellement  fidèles  de 
Billaud-Varennes  aux  massacreurs  :  «  Respectables 

*  Il  n'y  avait  pas  de  détenu  de  ce  nom  à  l'Abbaye  :  les  listes  de 
Granier  de  Cassagnac  ne  le  mentionnent  pas.  Est-ce  Ri/sne7\  soldat 
suisse,  ou  Rubelle  de  Goupillières?  On  a  vu  déjà  combien  l'ortho- 
graphe de  Méhée  est  fantaisiste.  Il  est  plus  probable  que  ses  souve- 
nirs sont  sur  ce  point  confus  et  qu'il  s'agit  du  Rhulières  qu'on  mit 
nu,  en  effet,  avant  de  le  tuer,  mais  qui  fut  massacré  à  La  Force  et 
non  à  l'Abbaye.  (G.  L.) 


L*ABBAYE  197 

citoyens,  vous  venez  d'égorger  des  scélérats,  vous 
avez  sauvé  la  patrie,  la  France  entière  vous  doit  une 
reconnaissance  éternelle,  la  municipalité  ne  sait  com- 
ment s'acquitter  envers  vous;  sans  doute  le  butin  et 
la  dépouille  de  ces  scélérats  (montrant  les  cadavres) 
appartiennent  à  ceux  qui  nous  en  ont  délivrés  ;  mais 
sans  croire  pour  cela  vous  récompenser,  je  suis  chargé 
de  vous  offrir  à  chacun  vingt-quatre  livres,  qui  vont 
vous  être  payées  sur-le-champ  [Applaudissements 
nombreux  des  égorgeurs),  respectables  citoyens,  con- 
tinuez votre  ouvrage^  et  la  patrie  vous  devra  de  nou- 
veaux hommages.  » 

Nota  bene  que  Billaud-Varennes  est  celui  qui,  en 
sa  qualité  de  substitut  du  procureur  de  la  Commune, 
avait  dans  la  matinée  des  jours  précédents,  interrogé 
à  la  Mairie  les  détenus  par  suite  des  visites  domi- 
ciliaires, notamment  la  femme  Lamballe  ;  et  qu'ils 
avaient  été  distribués  dans  les  diverses  prisons. 

Après  le  discours  que  je  viens  de  rappeler,  Billaud- 
Varennes  entre  au  comité  et  le  charge  de  donner 
les  vingt-quatre  livres  qu'il  vient  de  promettre  aux 
opérateurs.  Le  comité  qui  ne  possède  aucun  fonds 
lui  demande  les  moyens  de  satisfaire  aux  engage- 
ments qu'il  vient  d'imposer.  Il  répond  laconiquement 
de  faire  une  liste,  et  s'en  va  sans  donner  d'autre 
solution,  et  laissant  le  comité  tremblant  et  effrayé 
de  cette  terrible  responsabilité  envers  les  opérateurs. 

En  effet,  à  peine  était-il  sorti  que  ceux-ci  fondent 
en  masse  et  demandent  à  grands  cris  la  somme  qui 
vient  de  leur  être  allouée  par  Billaud-Varennes. 
Jamais  position  ni  spectacle  ne  furent  plus  horribles. 


198  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

L'un  a  un  sabre,  une  baïonnette  ensanglantée; 
l'autre  une  pique  cassée  et  couverte  de  cervelle 
humaine  ;  un  autre  a  arraché  un  cœur  palpitant  qu'il 
porte  au  bout  d'une  hallebarde  brisée  ;  l'autre  a  coupé 
des  parties  viriles  qui  lui  servent  à  faire  aux  femmes 
des  plaisanteries  outrageantes.  Voilà  les  trophées,  les 
justifications  abominables  sur  lesquelles  ils  fondent 
leurs  réclamations  menaçantes.  «  Croyez- vous  que 
je  n'aie  gagné  que  vingt-quatre  livres,  disait  haute- 
ment un  garçon  boulanger,  armé  d'une  massue,  j'en 
ai  tué  plus  de  quarante,  pour  ma  part.  »  Deux 
femmes  furent  rencontrées  le  matin,  tenant  à  la 
main  de  la  soupe  et  de  la  viande  dans  un  potage  : 
«  Où  allez-vous  donc,  leur  dit  une  voisine?  —  Je  por- 
tons à  déjeuner,  répondirent-elles,  à  nos  hommes 
qui  travaillent  à  l'Abbaye,  —  Y  a-t-il  encore  de  la 
besogne,  leur  demande  un  tueur  qui  venait  de  cuver 
son  vin  dans  la  cour?  —  S'il  n'y  en  a  plus,  il  faudra 
bien  en  faire,  répliquèrent  les  deux  femmes.  » 

Inquiet  de  satisfaire  ces  réclamants  furieux,  le 
comité  s'occupe  de  dresser  à  l'instant  la  liste  de 
chacun  d'eux,  leur  dit  que  l'argent  est  à  la  munici- 
palité, et  les  engage  à  aller  le  toucher  eux-mêmes; 
ils  y  consentent  et  partent  munis  de  la  liste.  Point 
d'argent  au  comité  de  surveillance  de  la  Commune. 
Ils  y  attendent  en  vain  jusqu'à  onze  heures  du  soir; 
à  minuit,  ils  reviennent  jurant,  sacrant,  écumants 
de  rage,  et  menaçant  le  comité  collectivement  de  lui 
couper  solidairement  la  gorge,  s'ils  ne  sont  à  l'ins- 
tant payés.  Point  de  réplique  à  cette  décision  impé- 
rative;  un  des  membres  du  comité  veut  user  de  la 


L ABBAYE  199 

voie  de  représentation,  mais  le  sabre  est  levé  sur  sa 
tête;  il  se  trouve  muet;  en  un  mot,  c'est  la  bourse 
ou  la  vie  qu'il  leur  faut.  A  cet  argument  irrésistible, 
un  membre  du  comité,  marchand  de  drap,  demande 
la  permission  de  courir  chez  lui  chercher  de  l'argent, 
elle  lui  est  accordée  ;  il  revient  incontinent,  et  avance 
à  ses  risques  la  moitié  du  traitement  des  égorgeurs. 

Voilà  donc  le  comité  provisoirement  débarrassé  de 
ces  monstres  pour  la  nuit;  mais  après  avoir  cuvé  la 
boisson  immodérée  de  quarante-huit  heures  conti- 
nues, ils  reviennent  de  grand  matin  chercher  l'autre 
moitié.  Deux  commissaires  les  conduisent  fraternel- 
lement à  la  Commune  ;  j'ai  appris  qu'ils  avaient 
été  définitivement  payés  par  le  ministre  Rolland,  et 
j'affirme  qu'on  ne  les  a  point  revus. 

Le  3  septembre  matin,  Billaud-Varennes  est  entré 
au  conseil  général  de  la  Commune,  tenant  amicale- 
ment par  la  main  un  massacreur  couvert  de  sang, 
et  l'a  présenté  comme  un  brave  homme  qui  avait 
bien  travaillé^  suivant  son  expression. 

Voilà  une  esquisse  très  faible  de  ce  qu'un  seul 
homme  a  pu  recueillir,  mais  surtout  de  ce  qu'il  a  pu 
voir  Dar  lui-même,  des  horreurs  du  2  septembre... 


MON  AGONIE  DE  TRENTE-HUIT  HEURES 

PAR 

JOURGNIAC    DE   SAINT-MÉARD 


Rééditer  ce  célèbre  récit  peut  sembler  à  bien  des  gens 
chose  assez  inutile  ;  aucun  n'est  plus  connu,  aucun  n'a 
été  plus  lu,  discuté,  réimprimé  et  démarqué.  Il  est, 
pour  ainsi  dire,  devenu  classique;  mais  aussi  il  est  si 
pittoresque  et  si  saisissant  qu'il  nous  semble  devoir  obli- 
gatoirement trouver  place  parmi  les  dépositions  des 
témoins  du  terrible  drame  ;  et  nous  préférons  le  reproche 
que  certains  lecteurs  nous  adresseront  peut-être  de  l'avoir 
reproduit,  au  regret  que  bien  d'autres  éprouveraient  sans 
doute  de  ne  le  point  trouver  ici. 

De  tous  les  récits  contemporains  de  la  Révolution,  a  dit 
M.  Maurice  Tourneux^  dont  la  compétence  n'est  point 
douteuse,  aucun  ne  compte  des  réimpressions  aussi  nom- 
breuses que  celui  de  Jourgniac.  Sur  la  lin  de  sa  vie,  l'au- 
teur se  flattait  d'en  posséder  cinquante-huit  éditions 
différentes,  y  compris  les  contrefaçons.  Jourgniac  était 
Gascon,  mais  sans  trop  d'exagération,  puisque  des  cin- 
quante-huit éditions  dont  il  se  vante,  M.  Tourneux  en  a 
retrouvé  vingt-deux,  presque  la  moitié  !  La  silhouette  de 
l'auteur  vaut,  du  reste,  d'être  esquissée. 

*  Bibliographie  de  l'histoire  de  Paris  pendant  la  Révolution  fran- 
çaise, Tome  I,  n»  3480. 


L  ABBAYE  201 

L'air  bon  entant,  la  bouche  souriante,  la  joue  fleurie, 
une  pointe  d'accent  gascon  :  il  n'en  fallait  pas  plus,  jadis, 
pour  réussir  dans  le  monde  ;  et  telles  étaient  les  raisons 
du  succès  de  M.  Jourgniac  de  Saint-Méard,  capitaine  com- 
mandant les  chasseurs  du  régiment  d'infanterie  du  roi, 
qui  se  trouvait  tenir  garnison  à  Nancy  en  1783. 

Le  capitaine  Jourgniac  (on  disait  aussi  Journac),  qui 
s'était  à  lui-même  conféré  la  noblesse,  en  ajoutant  à  son 
nom  très  roturier  celui  d'une  modeste  terre  de  ses  ancêtres, 
s'était  enrôlé  à  vingt  ans  et  avait  conquis  son  grade,  non 
pas  à  la  pointe  de  son  épée,  car  il  n'eut  pas  à  faire  cam- 
pagne, mais  à  force  d'amabilité,  de  bons  mots  et  de  bouquets 
à  Chloris.  En  1784,  il  vit  le  feu  pour  la  première  fois... 
dans  un  incendie  qui  détruisit,  à  Nancy,  la  maison  d'un 
certain  Laener,  et  où  Jourgniac  montra  une  intrépidité  et 
un  sang-froid  tels  qu'il  reçut  les  félicitations  du  roi. 

Ses  hommes  l'aimaient  fort  :  ils  le  savaient  «  sorti  des 
rangs  »,  et  il  se  montrait  avec  eux  familier  et  indulgent. 
Pourtant,  aux  premiers  jours  de  la  Révolution,  ses  chas- 
seurs se  mutinèrent  :  un  des  plus  exaltés  lui  mit  sous  le 
nez  la  Déclaration  des  Droits  de  l'Homme. 

Cécile  déconcerta  :  Jourgniac  n'était  point  construit  de 
manière  à  rien  comprendre  aux  événements  qui  allaient 
se  dérouler  ;  il  avait,  des  Français  d'autrefois,  la  sensibi- 
lité, l'esprit,  l'honnêteté,  et  aussi  les  jolis  défauts  complé- 
mentaires de  ces  qualités  nationales,  la  naïveté,  la  légèreté, 
la  hâblerie.  Très  satisfait  de  soi-même,  il  se  classait  parmi 
les  plus  capables  d'adopter  les  idées  nouvelles  et  d'y  trier 
sagement  le  bon  d'avec  le  mauvais.  La  vérité  est  qu'il  n'y 
entendit  jamais  rien,  croyant  que  totit  s'arrangerait  à 
l'aide  de  bons  mots  et  d'agréables  quatrains. 

En  présence  de  l'insubordination  croissante  des  soldats 
qu'il  commandait,  il  fit  imprimer  à  bon  nombre  d'exem- 
plaires, en  1790,  un  Discours  adressé  aux  chasseurs  de  son 


202  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

régiment  :  il  y  laisse  libre  cours  à  sa  faconde,  se  pro- 
clame le  premier  chasseur  de  la  compagnie,  atteste  que 
ses  soldats  le  chérissent,  et  fait  «  vibrer  les  cordes  du 
patriotisme  et  de  la  fraternité  ».  Électrisés  par  tant  d'élo- 
quence, les  chasseurs  de  Jourgniac  se  révoltèrent  tout  à 
fait  et,  au  cours  d'une  marche  militaire,  le  proclamèrent 
général,  sur  le  grand  chemin  de  Nancy  à  Lunéville. 

Promu  de  la  sorte  chef  des  révoltés,  le  brave  Jourgniac 
eut  peur  :  il  «  brisa  son  épée  »,  quitta  l'armée,  et  regagna 
Paris.  Là,  il  fonda  un  petit  journal,  y  déposa  nombre  de 
jeux  de  mots  et  plusieurs  romances,  persuadé,  en  vrai 
Français  badin  et  bon  vivant,  que  c'était  aux  passions 
déchaînées  le  plus  actif  remède  :  il  croyait  éteindre  cet 
immense  incendie  en  versant  dans  la  flamme  un  flacon 
d'eau  de  lavande  ! 

En  dépit  de  ses  efi'orts  et  de  ses  chansons,  la  catastrophe 
s'étendait  :  la  monarchie  venait  de  crouler,  les  Prussiens 
étaient  en  France,  l'anarchie  régnait  à  Paris  ;  Jourgniac 
s'obstinait  à  rimer.  Il  fut  très  étonné  et  commença  à 
soupçonner  que  «  ça  pouvait  être  sérieux  »,  quand,  le 
22  août  1792,  des  hommes  qu'il  ne  connaissait  pas,  des 
messieurs,  vinrent  l'arrêter  en  son  domicile,  rue  Groix- 
des-Pe  tits-Champs. 


CHAPITRE  I 

QUATORZE   HEURES   DU  COMITÉ   DB  SURVEILLANCE   DE  LA    COMMUNE 

Ce  comité  me  fit  arrêter  le  22  août  ;  je  fus  emmené 
à  la  Mairie  à  neuf  heures  du  malin,  oîî  je  restai 
jusqu'à  onze  heures  du  soir*.  Deux  messieurs,  sans 

*  Je  fus  arrêté  par  le  sieur  Niquette  et  par  le  sieur  Pommier  qui 
fut  fusillé  ensuite  à  l'armée  de  Moreau.  11  avait  servi  d'abord  au 


L  ABBAYE  203 

doute  membres  de  ce  comité,  me  firent  entrer  dans 
une  salle  ;  un  d'eux,  accablé  de  fatigue,  s'endormit. 
Celui  qui   ne  dormait  pas  me   demanda   si  j'étais 
M.  Jourgniac  Saint-Méard. 
Je  repondis  oui. 

—  Asseyez-vous.  Nous  sommes  tous  égaux.  Savez- 
vous  pourquoi  on  vous  a  arrêté? 

—  Un  de  ceux  qui  m'ont  conduit  ici  m'a  dit  qu'on 
me  soupçonnait  d'être  le  rédacteur  d'un  journal  anti- 
constitutionnel. 

—  Soupçonné  n'est  pas  le  mot;  car  je  sais  que  le 
Gautier  qui  passe  pour  être  rédacteur  du  Journal  de 
la  Cour  et  de  la  Ville  est  un  homme  de  paille. 

—  On  a  surpris  votre  facilité  à  croire,  Monsieur; 
car  son  existence  physique  est  aussi  facile  à  prouver 
que  sa  qualité  de  rédacteur. 

—  Je  dois  croire... 

—  Rien  que  la  vérité;  car  vous  êtes  juste,  puisque 
vous  êtes  juge;  d'ailleurs,  je  donne  ma  parole  d'hon- 
neur. . . 

—  Eh  !  Monsieur,  il  n'est  plus  question  de  parole 
d'honneur. 

—  Tant  pis,  Monsieur,  car  la  mienne  est  bonne. 

—  On  vous  accuse  d'avoir  été  sur  les  frontières, 

régiment  du  Roi  où  il  avait  été  nommé  président  du  club  révolu- 
tionnaire des  soldats.  Ils  étaient  accompagnés  de  dix  ou  douze  sol- 
dats qu'ils  renvoyèrent  lorsque  je  les  assurai  que  mon  intention 
était  de  me  soumettre  à  la  loi.  Us  me  dirent  qu'ils  n'avaient  emmené 
avec  eux  une  force  aussi  considérable  que  parce  qu'on  leur  avait 
assuré  que  j'étais  dans  l'intention  de  faire  une  vigoureuse  résis- 
tance. [Note  de  l'auteur.) 

N.  B.  —  Les  notes  de  Tourgniac  sont  indiquées  par  des  chiffres  : 
celles  que  nous  avons  cru  devoir  ajouter  ont  des  rappels  de  lettres. 


204  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

il  y  a  dix  ou  onze  mois  ;  d'y  avoir  fait  des  recrues  que 
vous  avez  conduites  aux  émigrés  :  à  votre  retour  on 
vous  a  arrêté,  et  vous  vous  êtes  sauvé  de  prison. 

—  S'il  m'était  permis  de  penser  que  ce  fût  une 
dénonciation  sérieuse,  je  ne  demanderais  qu'une 
heure  pour  prouver  que  je  ne  suis  pas  sorti  de  Paris 
depuis  vingt-trois  mois.  Et  si... 

—  Oh  !  je  sais,  Monsieur,  que  vous  avez  de  l'esprit, 
et  que  par  votre  astuce,  vous  trouveriez... 

—  Permettez-moi  de  dire  que  le  mot  astuce  est  de 
trop  ;  il  n'est  question  que  d'absurdités  ;  car  nous  ne 
parlons  que  des  dénonciations  qu'on  a  faites  contre 
moi. 

—  Connaissez-vous  M.  Durosoi,  rédacteur  de  la 
Gazette  de  Paris? 

—  Beaucoup  de  réputation,  mais  pas  autrement; 
je  ne  l'ai  même  jamais  vu. 

—  Gela  m'étonne,  car  on  a  trouvé  dans  ses  papiers 
des  lettres  que  vous  lui  avez  écrites. 

—  On  n'en  a  trouvé  qu'une;  car  je  ne  lui  en  ai  écrit 
qu'une,  par  laquelle  je  lui  annonçais  l'envoi  d'un 
discours  que  je  fis  aux  chasseurs  de  ma  compagnie, 
à  l'époque  de  l'insurrection  de  la  garnison  de  Nancy, 
et  qu'il  fit  imprimer  dans  la  Gazette  de  Paris.  Voilà 
l'unique  correspondance  que  j'aie  eue  avec  lui, 

—  Cela  est  vrai,  et  je  dois  même  vous  dire  que 
cette  lettre  ne  vous  compromet  pas. 

—  Aucune  de  mes  lettres,  aucun  de  mes  écrits, 
et  aucune  de  mes  actions  ne  peuvent  me  compro- 
mettre. 

—  Je  vous  ai  vu  chez  M""  Vaufleury  ;  je  vous  ai 


JOURGNIAC    DE    S  A  I  N  T- IVI  E  A  R  D 

BiLlidlli.  Nal.  i;abinol  des  Estampes'. 


l'abbaye  20d 

vu  aussi  avec  M.   Peltier,   rédacteur  des  Actes  des 
Apôtres. 

—  Cela  doit  être,  car  je  vais  souvent  chez  cette 
dame,  et  je  me  promène  quelquefois  avec  Peltier. 

—  N'êtes-vous  pas  chevalier  de  Saint- Louis  ? 

—  Oui,  Monsieur. 

—  Pourquoi  n'en  portez-vous  pas  la  croix? 

—  La  voilà,  je  l'ai  toujours  portée  depuis  six  ans. 

—  C'en  est  assez  pour  aujourd'hui...  Je  vais  rendre 
compte  au  comité  que  vous  êtes  ici. 

—  Faites-moi  le  plaisir  de  lui  dire  aussi  que  s'il 
me  rend  justice,  il  me  renverra  libre;  car  je  ne  suis 
ni  rédacteur,  ni  recruteur,  ni  conspirateur,  ni  dénon- 
ciateur. 

Un  moment  après,  trois  soldats  me  firent  signe  de 
les  suivre.  Quand  nous  fûmes  dans  la  cour,  ils  mïn- 
vitèrent  à  monter  avec  eux  dans  un  fiacre  qui  partit 
après  avoir  reçu  l'ordre  de  nous  mener  à  «  l'hôtel  du 
faubourg  Saint-Germain  ^  ». 


*  L'Histoire  de  la  Révolution  du  10  août,  par  Peltier,  fournit  sur 
l'arrestation  de  Saint-Méard  un  paragraphe  curieux.  Les  faits  qui  y 
sont  contenus  ne  sont  mentionnés  nulle  part.  Ils  paraissent  cepen- 
dant authentiques. 

«  Le  chevalier  Jourgniac  de  Saint-Méard.  capitaine  au  régiment 
du  Roi,  était  connu  pour  avoir  fourni  beaucoup  de  calembours  au 
Journal  de  la  Cour  et  de  la  Ville  ;  il  fut  arrêté,  mais  ce  fut  moins 
pour  ce  grief  qu"on  l'emprisonna  que  pour  une  querelle  qu'il  eut, 
quelque  temps  avant  le  10  août,  chez  le  libraire  Desenne  avec  le 
magistrat  Manuel.  Elle  avait  fait  tant  de  bruit  que  Saint-Méard  avait 
cru  nécessaire  de  faire  imprimer  en  forme  de  dialogue  son  apolo- 
gie, afin  de  ne  pas  être  déchiré  tout  de  suite  par  les  volontaires  de 
Manuel.  »  [Note  des  anciennes  éditions.) 


206  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

CFIAPITRE   II 
DIX  JOURS    A    l'aBBAYB 

Arrivé  à  l'hôtel  indiqué  par  mes  compagnons  de 
voyage,  qui  se  trouva  être  la  prison  de  l'Abbaye, 
ils  me  présentèrent  avec  mon  billet  de  logement  au 
concierge,  qui,  après  m'avoir  dit  la  phrase  d'usage  : 
«  Il  faut  espérer  que  cela  ne  sera  pas  long  »,  me  fit 
placer  dans  une  grande  salle  qui  servait  de  chapelle 
aux  prisonniers  de  l'ancien  régime.  J'y  comptai  dix- 
neuf  personnes  couchées  sur  des  lits  de  sangle  :  on 
me  donne  celui  de  M.  Dangremont  (*)  à  qui  on  avait 
coupé  la  tête  deux  jours  auparavant. 

Le  môme  jour,  et  dans  le  moment  que  nous  allions 
nous  mettre  à  table,  M.  de  Ghantereine^  colonel  de 
la  maison  constitutionnelle  du  roi,  se  donna  trois 
coups  de  couteau,  après  avoir  dit  :  «  Nous  sommes 
tous  destinés  à  être  massacrés...  Mon  Dieu,  je  vais  à 
vous  !  »  Il  mourut  deux  minutes  après. 

Le  23.  —  Je  composai  un  mémoire,  dans  lequel  je 
démasquai  la  turpitude  de  mes  dénonciateurs;  j'en 
envoyai  des  copies  au  ministre  de  la  Justice,  à  ma 
section,  au  comité  de  surveillance,  et  à  tous  ceux 
que  je  savais  prendre  intérêt  à  l'injustice  que  j'éprou- 
vais. 

(A)  Collenot  d'Angremont  (Louis-David),  secrétaire  de  l'adminis- 
tration de  la  garde  nationale,  exécuté  le  21  août. 

*  Inspecteur  du  Garde-meubles  de  la  Couronne. 


l'abbaye  207 

Vers  cinq  heures  du  soir.  On  nous  donna  pour 
compagnon  d'infortune,  M.  Durosoi,  rédacteur  de  la 
Gazette  de  Paris.  Aussitôt  qu'il  m'entendit  nommer, 
il  me  dit,  après  les  compliments  d'usage  :  «  Eh  !  Mon- 
sieur, que  je  suis  heureux  de  vous  trouver  !...  Je  vous 
aime  depuis  longtemps,  et  je  ne  vous  connais  cepen- 
dant que  par  l'affaire  de  Nancy  :  permettez  à  un  mal- 
heureux dont  la  dernière  heure  s'avance,  d'épancher 
son  cœur  dans  le  vôtre.  »  Je  l'embrassai.  Il  me  fit 
ensuite  lire  une  lettre  qu'il  venait  de  recevoir,  et  par 
laquelle  une  de  ses  amies  lui  mandait  : 

«  Mon  ami,  préparez-vous  à  la  mort  ;  vous  êtes 
condamné,  et  demain...  Je  m'arrache  l'âme,  mais 
vous  savez  ce  que  je  vous  ai  promis.  Adieu.  » 

Pendant  la  lecture  de  cette  lettre,  je  vis  couler  des 
larmes  de  ses  yeux  ;  il  la  baisa  plusieurs  fois,  et  je 
lui  entendis  dire  à  demi-voix  :  «  Hélas,  elle  en  souf- 
frira bien  plus  que  moi.  »  Il  se  coucha  sur  mon  lit,  et 
dégoûtés  de  parler  des  moyens  qu'on  avait  employés 
pour  nous  accuser  et  pour  nous  arrêter,  nous  nous 
endormîmes.  Dès  la  pointe  du  jour,  il  composa  un 
mémoire  pour  sa  justification,  qui,  quoique  écrit 
avec  énergie  et  fort  de  choses  ne  produisit  aucun 
effet  favorable,  car  il  eut  la  tête  tranchée  le  lendemain 
à  la  guillotine. 

Le  25.  —  Les  commissaires  de  la  prison  nous  per- 
mirent enfin  de  nous  procurer  le  journal*  du  soir. 

'  Un  nouveau  prisonnier  nous  en  porta  plusieurs,  un  entre  autres 
intitulé  le  Courrier  français  dans  lequel  je  lus  ce  que  mes  lecteurs 
peuvent  très  bien  se  dispenser  de  lire. 

«  MM.  Saint-Méard  et  Beaumarchais  ont  été  arrêtés  :  le  premier 
était  auteur  du  journal  scandaleux  qui  paraissait  sous  le  titre  de 


208  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

On  avait  placé  dans  la  sacristie  de  la  chapelle  qui 
nous  servait  de  prison,  un  capitaine  du  régiment  des 
gardes-suisses,  nommé  Reding,  qui,  lors  de  Taffaire 
du  10  août,  reçut  un  coup  de  feu  dont  il  eut  le  bras 
cassé  ;  il  avait  en  outre  reçu  quatre  coups  de  sabre 
sur  la  tête.  Quelques  citoyens  le  sauvèrent  et  le  por- 
tèrent dans  un  hôtel  garni,  d'oii  on  fut  l'arracher 
pour  le  constituer  prisonnier  à  l'Abbaye,  oii  on  lui 
remit  le  bras  pour  la  seconde  fois.  J'ai  été  étonné 
bien  souvent  dans  le  cours  de  ma  vie,  mais  jamais 
autant  qu'en  regardant  une  sorte  de  garde-malade  (qui 
le  soignait)  :  je  reconnus  en  elle  une  personne  avec 
laquelle  j'avais  été  intimement  lié  pendant  douze  ans. 

Les  particularités  de  cette  anecdote  incroyable 
n'ayant  rien  de  commun  avec  ma  narration,  je  passe 
à  l'ordre  de  mon  récit. 

Le  26  à  minuit.  —  Un  officier  municipal  entra  dans 
notre  chambre,  pour  inscrire  nos  noms  et  le  jour  que 

Journal  de  la  Cour  et  de  la  Ville.  Il  a  été  capitaine  au  régiment  du 
Roi  ;  et  ce  qu'il  y  a  de  remarquable,  c'est  qu'il  est  propriétaire  de 
la  terre  que  le  fameux  Montaigne  possédait  près  de  Bordeaux. 
M.  Saint-Méard  jouit  de  plus  de  40  000  livres  de  rentes.  » 

Je  pardonne  à  ce  fabricant  de  nouvelles  de  m'avoir  donné  cette 
terre,  quoique  elle  appartienne  à  M.  de  Ségur,  et  plus  de  40  000  li- 
vres de  rentes,  quoique  je  n'en  ai  jamais  eu  la  moitié,  même 
avant  la  Révolution.  Je  fais  plus  ;  je  ne  suppose  pas  qu'il  ait  eu  de 
mauvaises  intentions  jusque-là  ;  mais  je  ne  peux  pas  croire  qu'il  en 
eût  de  bonnes,  quand  il  a  choisi  le  moment  où  j'étais  sous  le  glaive 
de  la  loi,  pour  publier  que  j'étais  journaliste  anticonstitutionnel; 
car  quoiqu'il  fût  ci-devant  journaliste  feuillant,  c'est-à-dire  très 
constitutionnel,  il  savait  que  le  sieur  Gautier  était  rédacteur  du 
journal  en  question.  Enfin,  comment  s'accordera-t-il  sur  la  fortune 
considérable  qu'il  m'a  donnée,  avec  l'auteur  des  Révolutions  de 
Paris,  qui  assure  que  je  travaillais  à  ce  journal  pour  gagner  ma  vie? 
S'il  avait  ajouté  à  cette  balourdise,  que  je  n'avais  jamais  travaillé 
pour  la  taire  arracher  à  personne,  il  aurait  dit  une  vérité,  et  je  lui 
aurais  pardonné  le  mensonge.  (Note  de  l'auteur.) 


L  ABBAYE  209 

nous  avions  été  arrêtés.  Il  nous  fît  espérer  que  la 
municipalité  enverrait  le  lendemain  des  commis- 
saires pour  faire  sortir  ceux  contre  lesquels  il  n'y 
avait  que  des  dénonciations  vagues.  Cette  annonce 
me  fit  passer  une  bonne  nuit,  mais  elle  ne  se  réalisa 
pas;  au  contraire,  le  nombre  des  prisonniers  ne  fit 
qu'augmenter. 

Le  27.  —  Nous  entendîmes  le  bruit  d'un  coup  de  pis- 
tolet qu'on  tira  dans  l'intérieur  de  la  prison  ;  aussitôt 
on  court  précipitamment  dans  les  escaliers  et  les 
corridors  ;  on  ouvre  et  on  ferme  avec  vivacité  des 
serrures  et  des  verrous  ;  on  entre  dans  notre  chambre, 
cil  un  de  nos  guichetiers,  après  nous  avoir  comptés, 
nous  dit  d'être  tranquilles,  que  le  danger  était  passé. 
Voilà  tout  ce  qu'a  voulu  nous  dire  sur  cet  événement 
ce  brusque  et  taciturne  personnage. 

Le  28  et  le  29.  —  Nous  ne  fûmes  distraits  que  par 
l'arrivée  des  voitures  qui  amenaient  à  chaque  instant 
des  prisonniers.  Nous  pouvions  les  voir  d'une  tou- 
relle qui  communiquait  dans  notre  chambre,  et  dont 
les  fenêtres  donnaient  sur  la  rue  Sainte-Marguerite. 
Nous  avons  payé  bien  cruellement  par  la  suite  le 
plaisir  que  nous  avions  d'entendre  et  d'apercevoir 
ce  qui  se  passait  sur  la  place,  dans  la  rue,  et  surtout 
vis-à-vis  le  guichet  de  notre  prison. 

Le  30,  à  onze  heures  du  soir.  —  On  fit  coucher  dans 
notre  chambre  un  homme  âgé  d'environ  quatre- 
vingts  ans  ;  nous  apprîmes  le  lendemain  que  c'était 
le  sieur  Cazotte,  auteur  du  poème  à.' Olivier^  du  Diable 
amoureux,  etc^  La  gaîté  un  peu  folle  de  ce  vieillard, 
'  Jacques  Cazotte  était  âgé  de  soixante-treize  ans  ;  Dijon  fut  Is 

14 


210  LES    MASSACRES    DE   SEPTEMBRE 

sa  façon  de  parler  orientale,  fit  diversion  à  notre 
ennui;  il  cherchait  très  sérieusement  à  nous  per- 
suader, par  l'histoire  de  Caïn  et  d'Abel,  que  nous 
étions  bien  plus  heureux  que  ceux  qui  jouissaient 
de  leur  liberté.  Il  paraissait  très  fâché  que  nous  eus- 
sions l'air  de  n'en  rien  croire;  il  voulait  absolument 
nous  faire  convenir  que  notre  situation  n'était  qu'une 
«  émanation  de  l'Apocalypse,  etc.,  etc.  »  Je  le  piquai 
au  vif  en  lui  disant  que,  dans  notre  position,  on  était 
beaucoup  plus  heureux  de  croire  à  la  prédestination 
qu'à  tout  ce  qu'il  disait.  Deux  gendarmes,  qui  vinrent 
le  chercher  pour  le  conduire  au  tribunal  criminel, 
terminèrent  notre  discussion. 

Je  ne  perdais  pas  un  instant  pour  me  procurer  les 
attestations  qui  pouvaient  me  servir  à  prouver  les 
vérités  que  j'avançais  dans  mon  mémoire.  J'étais 
aidé  par  un  ami,  mais  par  un  ami  comme  il  n'y  en  a 


lieu  de  sa  naissance.  Son  père,  homme  intègre,  était  greffier  des 
États  de  Bourgogne.  Jacques  Gazotte  s'était  rendu  utile  à  sa  patrie 
dans  l'administration  de  la  Marine,  et  il  avait,  entre  autres,  rempli 
avec  distinction  la  place  de  commissaire-ordonnateur  aux  îles  du 
Vent,  dans  les  guerres  antérieures  à  celle  de  1778.  Ami  précieux, 
bon  père,  excellent  époux,  personne  n'eut  un  caractère  plus  gai,  un 
esprit  plus  enjoué,  un  cœur  plus  sensible.  Olivier,  le  Diable  amou- 
reux, le  Lord  impromptu  ne  sont  pas  des  ouvrages  dépourvus  de 
mérite.  Son  front  chauve  et  ses  cheveux  blancs  lui  donnaient  l'air 
d'un  véritable  patriarche.  11  vivait  relire  à  Pierry  on  Champagne, 
au  milieu  d'une  famille  dont  il  faisait  le  bonheur.  De  ses  deux  lils, 
l'un  était  dans  la  garde  du  Roi,  l'autre  servait  au  dehors  à  l'armée 
des  Bourbons.  Une  fille  de  vingt  ans,  modèle  de  grâces  et  de  pieté 
filiale,  Elisabeth  Gazotte,  servait  de  secrétaire  à  son  père  dans  sa 
retraite.  C'était  elle  qui  avait  écrit  une  partie  des  lettres  fatales  (qui 
servirent  de  prétexte  à  sa  mort).  Dès  le  18  août,  un  détachement  de 
gendarmerie  nationale  enveloppa  sa  maison.  Il  fut  conduit  avec  sa 
fille  à  Epernay,  puis  à  Paris  dans  les  prisons  de  l'Abbaye. 
(Extrait  de  YHistoire  de  la  Révolution  par  Peltier.) 


L ABBAYE  211 

plus,  qui,  pendant  que  mes  compagnons  d'infortune 
élaient  abandonnés  des  leurs,  travaillait  jour  et  nuit 
pour  me  rendre  service.  Il  oubliait  que  dans  un 
moment  de  fermentation  et  de  méfiance,  il  pouvait 
courir  les  mêmes  risques  que  moi;  qu'il  se  rendait] 
suspect  en  s'intéressant  à  un  prisonnier  suspecté  : 
rien  ne  le  retenait;  et  il  m'a  bien  prouvé  la  vérité  de 
ce  proverbe  :  «  L'adversité  est  la  pierre  de  touche  des 
amis.  »  C'est  en  grande  partie  à  ses  soins  et  à  son 
zèle  que  je  suis  redevable  de  la  vie.  Je  dois  au 
public,  à  moi-même  et  à  la  vérité  de  nommer  ce  brave 
homme  :  c'est  M.  Teyssier,  négociant,  rue  Croix-; 
des-Petits-Champs. 

Les  derniers  jours  du  mois  d'août  me  rappelèrent 
la  cruelle  situation  oii  je  m'étais  trouvé  à  l'affaire  de! 
Nancy.  Je  faisais  travailler  mon  imagination  pour 
comparer  les  risques  que  je  courais  avec  ceux  que 
j'avais  courus  les  mêmes  jours,  lorsque  l'armée,  com- 
posée des  régiments  du  Roi,  de  Mestre-de-Camp,  de 
Châteauvieux  et  de  quelques  bataillons  de  gardes 
nationaux,  me  nomma  son  général,  et  me  força  de  la 
conduire  à  Lunéville,  pour  enlever  aux  carabiniers 
le  général  Malseigne. 

Le  l^""  septembre.  —  On  fit  sortir  de  prison  trois  de 
nos  camarades,  qui  furent  bien  moins  étonnés  de 
leur  délivrance  qu'ils  ne  l'avaient  été  de  leur  arresta- 
tion, car  ils  étaient  les  plus  zélés  patriotes  de  leurs  sec- 
tions *.  On  en  fit  sortir  quelques  autres  des  chambres 


*  Les  sieurs  Saint-Félix,  Laurent  et  Chignard.  Ces  deux  derniers 
ne  sortirent  que  le  dimanche  2  septembre.  Ils  furent  réclamés  par 
leurs  sections.  (Note  de  l'auteur.) 


242  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

voisines,  notamment  M.  de  Jaucourt,  membre  d' 
l'Assemblée  législative,  qui,  quelque  temps  avant, 
avait  donné  sa  démission  de  député. 


CHAPITRE  III 

COMMENCEMENT    DE    MON   AGONIE    DE    TRENTE-HDIT    HEURES 

Le  dimanche  2  septembre.  —  Notre  guichetier  servi  i 
notre  dîner  plus  tôt  que  de  coutume  ;  son  air  effaré, 
ses  yeux  hagards  nous  firent  présager  quelque  chose 
de  sinistre  ^  A  deux  heures,  il  rentra  :  nous  l'entou- 
râmes ;  il  fut  sourd  à  toutes  nos  questions,  et  après 
qu'il  eut,  contre  son  ordinaire,  ramassé  tous  les  cou- 
teaux que  nous  avions  soin  de  placer  dans  nos  ser- 
viettes, il  fit  sortir  brusquement  la  garde-malade  de 
l'officier  suisse  Reding. 

A  deux  heures  et  demie.  —  Le  bruit  effroyable  que 
faisait  le  peuple  fut  épouvantablement  augmenté  par 
celui  des  tambours  qui  battaient  la  générale,  par  le^ 
trois  coups  de  canon  d'alarme  et  par  le  tocsin  qu'on 
sonnait  de  toutes  parts*. 


*  Nommé  Bertrand.  Il  avait  été  aboyeur  à    l'Opéra  pour  faire; 
approcher  les  voitures. 

*  On  se  rappelle  que  le  bruit  de  la  prise  de  Verdun  avant  par 
couru  la  capitale,  des  proclamations  furent  adressées  au  peuple.  On 
lui  donna  des  armes  :  on  sembla  vouloir  le  diriger  vers  les  lieux 
qu'occupaient  les  ennemis.  Le  tocsin  sonna.  Le  but  apparent  était 
de  réunir  les  citoyens  pour  le  départ  :  l'on  frémit  de  penser  que 
des  hommes  sanguinaires  trouvaient,  dans  la  défense  du  territoire, 
un  prétexte  aux  projets  atroces  qu'ils  méditaient.  Ce  tocsin  que  les' 
prisonniers  entendaient,  ces  tambours  qui  battaient  étaient  auxj 


L  ABBAYE  213 

Dans  ces  moments  d'effroi,  nous  vîmes  passer  trois 
voitures  escortées  par  une  foule  innombrable  de 
femmes  et  d'hommes  furieux,  qui  criaient  :  «  A  La 
Force,  à  La  Force^!  »  On  les  conduisit  au  cloître  de 
l'Abbaye,  dont  on  avait  fait  des  prisons  pour  les 
prêtres.  Un  instant  après,  nous  entendîmes  dire  qu'on 
venait  de  massacrer  tous  les  évoques  et  autres  ecclé- 
siastiques qui,  disait-on,  avaient  été  parqués  en  cet 
endroit  (*) . 

Vers  quatre  heures.  —  Les  cris  déchirants  d'un 
homme  qu'on  hachait  à  coups  de  sabre  nous  attirè- 
rent à  la  fenêtre  de  la  tourelle,  et  nous  vîmes,  vis-à 
vis  le  guichet  de  notre  prison,  le  corps  d'un  homme 
étendu  mort  sur  le  pavé  ;  un  instant  après,  on  en 
massacra  un  autre,  ainsi  de  suite  ^. 


yeux  de  tout  le  monde,  excepté  des  assassins,  le  signai  des  dangers 
de  la  patrie  et  nou  pas  celui  du  carnage.  Les  Français  croyaient 
sans  doute  marcher  à  l'étranger  ;  ils  ne  savaient  pas  qu'ils  mar- 
chaient au  meurtre  et  au  massacre  de  leurs  concitoyens.  [Note  des 
premières  éditions.) 

*  Nous  ne  savions  pas  encore  que  ces  mots,  à  La  Force  !  était 
l'avertissement  qu'on  donnait  quand  on  envoyait  des  victimes  à  la 
mort. 

(A)  On  n'eut  des  renseignements  précis  sur  ce  massacre  «  des 
évêques  et  autres  ecclésiastiques  »  que  lorsque  parurent  en  1891  les 
Mémoires  inédits  de  l'internonce  à  Paris  pendant  la  Révolution, 
publiés  par  M.  l'abbé  Bridier.  L'internonce,  Msr  de  Salamon.  était 
parqué  dans  une  chapelle  de  l'Abbaye  avec  une  soixantaine  de 
prélats  et  de  prêtres  qui  furent  égorgés  et  dont  les  noms  n'avaient 
fait  l'objet  d'aucun  écrou  et  n'étaient  portés  sur  aucune  liste. 

'  Après  qu'on  eût  massacré  tous  les  prêtres  renfermés  dans  le 
cloître,  on  commença  le  massacre  des  prisonniers,  par  tuer  cent 
cinquante-six  soldats  suisses,  enfermés  à  l'Abbaye,  dont  pas  un  n'a 
été  sauvé.  Vint  ensuite  le  tour  des  autres  prisonniers.  On  com- 
mença par  M.  de  Montmorin  et  par  le  sieur  Thierry,  valet  de 
chambre  du  roi.  On  appliquait  à  certains  prisonniers  une  torche 


214  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Il  est  de  toute  impossibilité  d'exprimer  l'horreur 
du  profond  et  sombre  silence  qui  régnait  pendant  ces 
exécutions  ;  il  n'était  interrompu  que  par  les  cris  de 
ceux  qu'on  immolait,  et  par  les  coups  de  sabre  qu'on 
leur  donnait  sur  la  tête.  Aussitôt  qu'ils  étaient  ter- 
rassés, il  s'élevait  un  murmure,  renforcé  par  les 
cris  de  «  Vive  la  nation  !  »  mille  fois  plus  effrayants 
pour  nous  que  l'horreur  du  silence. 

Dans  l'intervalle  d'un  massacre  à  l'autre,  nous 
entendions  dire  sous  nos  fenêtres  :  «  11  ne  faut  pas 
qu'il  en  échappe  un  seul;  il  faut  les  tuer  tous,  et 
surtout  ceux  qui  sont  dans  la  chapelle,  oii  il  n'y  a  que 
des  conspirateurs.  »  C'était  de  nous  qu'on  parlait,  et 
je  crois  qu'il  était  inutile  d'affirmer  que  nous  avons 
désiré  bien  des  fois  le  bonheur  de  ceux  qui  étaient 
renfermés  dans  les  plus  sombres  cachots. 

Tous  les  genres  d'inquiétudes  les  plus  effrayants 
nous  tourmentaient  et  nous  arrachaient  à  nos  lugubres 
réflexions  :  un  moment  de  silence  dans  la  rue  était 
interrompu  par  le  bruit  qui  se  faisait  dans  l'intérieur 
de  la  prison. 

A  cinq  heures.  —  Plusieurs  voix  appelèrent  forte- 
ment M.  Gazotte;  un  instant  après  nous  entendîmes 
passer  sur  les  escaliers  une  foule  de  personnes  qui 
parlaient  fort  haut,  des  cliquetis  d'armes,  des  cris 
d'hommes  et  de  femmes.  C'était  ce  vieillard  suivi  de 
sa  fille  qu'on  entraînait.  Lorsqu'il  fut  hors  du  guichet, 
cette  courageuse  fille  se  précipita  au  cou  de  son  père. 

ardente  sur  le  visage,  lorsqu'ils  sortaient  du  guichet  pour  être  mas- 
sacrés. On  prenait  cette  précaution  pour  que  le  peuple  ne  les  recon-i 
nût  pas.  {Note  de  l'auteur.) 


L  ABBAYE  215 

Le  peuple  touché  de  ce  spectacle  demanda  sa  grâce 
et  l'obtint ^ 

Vers  sept  heures.  —  Nous  vîmes  entrer  doux 
hommes,  dont  les  mains  ensanglantées  étaient  armées 
de  sabres  ;  ils  étaient  conduits  par  un  guichetier 
qui  portait  une  torche,  et  qui  leur  indiqua  le  lit  de  l'in- 
fortuné Reding.  Dans  ce  moment  atïreux,  je  lui  serrai 
la  main,  et  je  cherchai  à  le  rassurer.  Un  de  ces 
hommes  lit  un  mouvement  pour  l'enlever;  mais  ce 
malheureux  l'arrêta  en  lui  disant  d'une  voix  mou- 
rante :  «  Eh!  Monsieur,  j'ai  assez  souffert;  je  ne 
crains  pas  la  mort;  par  grâce,  donnez-la-moi  ici.  » 

Ces  paroles  le  rendirent  immobile;  mais  son  cama- 
rade, en  le  regardant  et  en  lui  disant  :  «  Allons  donc  » 
le  décida.  Il  l'enleva,  le  mit  sur  ses  épaules,  et  fut  le 
porter  dans  la  rue  oii  il  reçut  la  mort^...  J'ai  les  yeux 

'  Quelques  jours  avant  le  2  septembre,  M"«  Cazotte,  mise  à 
l'Abbaye  avec  son  père,  fut  reconnue  innocente  ;  mais  elle  ne  vou- 
lut pas  l'y  laisser  seul  et  sans  secours.  Elle  obtint  la  faveur  de  rester 
auprès  de  lui.  Arrivèrent  ces  journées  effroyables  qui  furent  les 
dernières  de  tant  de  Français  ;  la  veille,  M"»  Gazette,  par  le  charme 
de  sa  figure,  la  pureté  de  son  âme  et  la  chaleur  de  ses  discours 
avait  su  intéresser  des  Marseillais  qui  étaient  entrés  dans  l'intérieur 
de  1" Abbaye.  Ce  furent  eux  qui  l'aidèrent  à  sauver  Cazotte.  Ce  vieillard, 
condamné  après  trente  heures  de  carnage,  allait  périr  sous  les  coups 
dun  groupe  d'assassins.  Sa  fille  se  jette  entre  eux  et  lui,  pâle,  éche- 
velée,  et  plus  belle  encore  de  son  désordre  et  de  ses  larmes.  «  Vous 
n'arriverez  à  mon  père,  s'écrie-t-elle,  qu'après  m'avoir  percé  le  cœur.  » 
Un  cri  de  grâce  se  fait  entendre.  Deu.K  voix  le  répètent,  les  Mar- 
seillais ouvrent  le  passage  à  -M''»  Cazotte  qui  emmène  son  père  et 
vient  le  déposer  dans  le  sein  de  sa  famille. 

(Ce  morceau  est  extrait  des  notes  du  Mérite  des  Femmes,  par 
Legouvé.)  [Note  des  premières  éditions.) 

*  On  trouve  dans  l'Histoire  de  la  Révolution  du  10  août  par 
M.  Peltier,  les  détails  suivants  sur  le  malheureux  Reding  : 

Saint-Méard  n'a  point  osé  retracer  une  circonstance  affreuse  qui 
se  passa  sous  ses  yeux.   Voici  comment  il  me  l'a  dépeinte.   Les 


1216  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

si  pleins  de  larmes,  que  je  ne  vois  plus  ce  que  j'écris. 

Nous  nous  regardions  sans  proférer  une  parole  ; 
nous  nous  serrions  les  mains,  nous  nous  embras- 
sions... Immobiles,  dans  un  morne  silence,  et  les 
yeux  fixés,  nous  regardions  le  pavé  de  notre  prison 
que  la  lune  éclairait  dans  l'intervalle  de  l'ombre 
formée  par  les  triples  barreaux  de  nos  fenêtres... 
Mais  bientôt  les  cris  des  nouvelles  victimes  nous 
redonnaient  notre  première  agitation,  et  nous  rappe- 
laient les  dernières  paroles  que  prononça  M.  Ghante- 
reine  en  se  plongeant  un  couteau  dans  le  cœur  :  «  Nous 
sommes  tous  destinés  à  être  massacrés...  » 

A  minuit.  —  Dix  hommes,  le  sabre  à  la  main,  pré- 
cédés par  deux  guichetiers  qui  portaient  des  torches, 
entrèrent  dans  notre  prison,  et  nous  ordonnèrent  de 
nous  mettre  chacun  aux  pieds  de  nos  lits.  Après  qu'ils 
nous  eurent  comptés,  ils  nous  dirent  que  nous  répon- 
dions les  uns  des  autres,  et  jurèrent  que  s'il  en  échap- 
pait un  seul,  nous  serions  tous  massacrés  «  sans  être 
entendus  par  M.  le  Président  (*)  ».  Ces  derniers  mots 
nous  donnèrent  une  lueur  d'espoir  ;  car  nous  ne 
savions  pas  encore  si  nous  serions  entendus  avant 
d'être  tués. 


bourreaux  qui  vinrent  chercher  cet  infortuné  pour  le  faire  marclier 
au  lieu  de  son  supplice,  voyant  que  sa  blessure  l'empêchait  de  se 
soutenir,  le  chargèrent  sur  leurs  épaules.  La  douleur  lui  arrachait 
des  cris  déchirants.  Un  troisième  bourreau  qui  suivait  prit  le  parti, 
pour  apaiser  le  bruit,  de  lui  scier  la  gorge  avec  son  sabre,  et  il 
commença  cette  exécution  sous  les  yeux  mêmes  de  ses  compagnons 
de  chambrée.  A  peine  était-il  parvenu  aux  premières  marches  de 
l'escalier,  que  ceux-ci  s'aperçurent,  à  la  cessation  de  ses  cris,  qu'il 
avait  cesse  de  respirer.  (Note  des  premières  édilions.) 

à)  Maillard. 


l'abbaye  217 

Le  lundi  3  à  deux  heures  du  malin.  —  On  enfonça  à 
coups  redoublés  une  des  portes  de  la  prison  :  nous 
pensâmes  d'abord  que  c'était  celle  du  guichet  qu'on 
enfonçait  pour  venir  nous  massacrer  dans  nos  cham- 
bres; mais  nous  fûmes  un  peu  rassurés  quand  nous 
entendîmes  dire,  sur  l'escalier,  que  c'était  celle  d'un 
cachot  où  quelques  prisonniers  s'étaient  barricadés. 
Peu  après,  nous  apprîmes  qu'on  avait  égorgé  tous 
ceux  qu'on  y  avait  trouvés. 

A  dix  heures,  —  L'abbé  Lenfant,  confesseur  du  roi' 
et  l'abbé  de  Chapt-Rastignac%  parurent  dans  la  tri- 
bune de  la  chapelle  qui  nous  servait  de  prison,  et 
dans  laquelle  ils  étaient  entrés  par  une  porte  qui 
donnait  sur  l'escalier.  Ils  nous  annoncèrent  que  notre 
dernière  heure  approchait,  et  nous  invitèrent  à  nous 
recueillir  pour  recevoir  leur  bénédiction.  Un  mouve- 
ment électrique,  qu'on  ne  peut  définir,  nous  préci- 

*  L'abbé  TEnfant,  membre  d'une  société  célèbre,  prédicateur  de 
feu  l'empereur  Joseph  II,  dont  il  était  singulièrement  estimé, 
ensuite  de  Louis  XYI.  On  a  même  prétendu  que  dans  les  derniers 
temps,  il  était  confesseur  de  ce  monarque.  On  lui  attribue  le  dis- 
cours à  lire  au  conseil,  sur  le  projet  d'accorder  l'état  civil  aux  pro- 
testants qui  parut  en  1787.  Il  est  mort  âgé  de  plus  de  soixante-dix 
ans.  Sa  piété  douce,  l'aménité  de  son  caractère,  la  siireté  de  son 
commerce  l'ont  fait  regretter  vivement  de  ses  amis. 

*  L'abbé  Chapt-Rastignac,  âgé  de  soixante-dix  ans  lorsqu'il  perdit 
la  vie,  d'une  ancienne  et  illustre  maison  du  Périgord,  docteur  de  la 
Société  de  Sorbonne,  vicaire  général  du  diocèse  d'Arles,  député  à 
l'Assemblée  Constituante,  était  extrêmement  cher  à  sa  famille  et  à 
ses  amis.  11  avait  cultivé  les  lettres  avec  fruit  :  il  est  l'auteur  d'un 
ouvrage  intitulé  :  De  Vaccord  de  la  7'évélation  et  de  la  raison  contre 
le  divorce  ;  d'un  autre  écrit  sur  le  Divorce  en  Pologne  ;  enGn  d'une 
traduction,  du  grec  en  français,  de  la  Lettre  synodale  de  Nicolas, 
patriarche  de  Constantinople,  à  l'empereur  Alexis  Commène,  sur  le 
pouvoir  des  empereurs,  relativement  à  l'élection  des  métropole» 
ecclésiastiques. 


218  LES  MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

pita  à  genoux;  et  les  mains  jointes,  nous  la  reçûmes. 

Ce  moment,  quoique  consolant,  fut  un  des  plus ! 

que  nous  ayons  éprouvés.  A  la  veille  de  paraître 
devant  l'Être  Suprême,  agenouillés  devant  deux  de 
ses  ministres,  nous  présentions  un  spectacle  indéfi-* 
nissable  L'âge  de  ces  deux  vieillards,  leur  position 
au-dessus  de  nous,  la  mort  planant  sur  nos  têtes  et 
nous  environnant  de  toutes  parts  :  tout  répandait  sur 
cette  cérémonie  une  teinte  auguste  et  lugubre  ;  elle 
nous  rapprochait  de  la  divinité;  elle  nous  rendait  le 
courage;  tout  raisonnement  était  suspendu,  et  le  plus 
froid  et  le  plus  incrédule  en  reçut  autant  d'impression 
que  le  plus  ardent  et  le  plus  sensible.  Une  demi- 
heure  après  ces  deux  prêtres  furent  massacrés,  et 
nous  entendîmes  leurs  cris!... 

Quel  est  l'homme  qui  lira  les  détails  suivants  sans 
que  ses  yeux  se  remplissent  de  larmes,  sans  éprouver 
les  crispations  et  les  frémissements  de  la  mort!  Quel 
est  celui  dont  les  cheveux  ne  se  dresseront  pas 
d'horreur  ! 

Notre  occupation  la  plus  importante  était  de  savoir 
quelle  serait  la  position  que  nous  devions  prendre 
pour  recevoir  la  mort  le  moins  douloureusement, 
quand  nous  entrerions  dans  le  lieu  du  massacre.  Nous 
envoyions  de  temps  à  autre  quelques-uns  de  nos  cama- 
rades à  la  fenêtre  de  la  tourelle,  pour  nous  instruire 
de  celle  que  prenaient  les  malheureux  qu'on  immolait, 
et  pour  calculer,  d'après  leur  rapport,  celle  que  nous 
ferions  bien  de  prendre.  Ils  nous  rapportaient  que 
ceux  qui  étendaient  leurs  mains  souffraient  beaucoup 
plus  longtemps,  parce  que  les  coups  de  sabres  étaient 


l'abbaye  219 

amortis  avant  de  porter  sur  la  tête  ;  qu'il  y  en  avait 
même  dont  les  mains  et  les  bras  tombaient  avant  le 
corps,  et  que  ceux  qui  les  plaçaient  derrière  le  dos 
devaient  souffrir  beaucoup  moins.  Eh  bien,  c'était 
sur  ces  horribles  détails  que  nous  délibérions...  Nous 
calculions  les  avantages  de  cette  dernière  position,  et 
nous  nous  conseillions  réciproquement  de  la  prendre, 
quand  notre  tour  d'être  massacrés  serait  venu  !... 

Vers  midi.  —  Accablé,  anéanti  par  une  agitation  plus 
que  surnaturelle,  absorbé  par  des  réflexions  dont  l'hor- 
reur est  inexprimable,  je  me  jetai  sur  mon  lit,  et  je 
m'endormis  profondément.  Tout  me  fait  croire  que  je 
dois  mon  existence  à  ce  moment  de  sommeil.  «  Il  me 
sembla  que  je  paraissais  devant  le  redoutable  tribunal 
qui  devait  me  juger;  on  m'écoutait  avec  attention, 
malgré  le  bruit  affreux  du  tocsin  et  des  cris  que  je 
croyais  entendre.  Mon  plaidoyer  fini  on  me  renvoyait 
libre.  »  Ce  rêve  fit  une  impression  si  bienfaisante  sur 
mon  esprit,  qu'il  dissipa  totalement  mes  inquiétudes, 
et  je  me  réveillai  avec  le  pressentiment  qu'il  se  réa- 
liserait. J'en  racontai  les  particularités  à  mes  com- 
pagnons d'infortune,  qui  furent  étonnés  de  l'assu- 
rance que  je  conservai  depuis  ce  moment  jusqu'à 
celui  oii  je  comparus  devant  mes  terribles  juges. 

A  deux  heures.  —  On  fit  une  proclamation  que  le 
peuple  eut  l'air  d'écouter  avec  défaveur  ;  un  instant 
après,  des  curieux  ou  bienpeut-êtredes  gens  qui  vou- 
laient nous  indiquer  des  moyens  de  nous  sauver,  pla- 
cèrent une  échelle  contre  la  fenêtre  de  notre  chambre  ; 
mais  on  les  empocha  d'y  monter,  en  criant  :  «  A 
bas!  A  bas!  c'est  pour  leur  porter  des  armes.  » 


220  LES    MASSACRES   DE    SEPTEMBRE 

Tous  les  tourments  de  la  soif  la  plus  dévorante  se 
joignaient  aux  angoisses  que  nous  éprouvions  à 
chaque  minute.  Enfin,  notre  guichetier  Bertrand  * 
parutseul,  et  nous  obtînmes  qu'il  nous  apporterait  une 
cruche  d'eau  ^:  nous  la  bûmes  avecd'aulantplusd'avi- 
dité,  qu'il  y  avait  vingt-six  heures  que  nous  n'avions 
pu  en  obtenir  une  seule  goutte.  Nous  parlâmes  de  cette 
négligence  à  un  fédéré  qui  vint  avec  d'autres  per- 
sonnes faire  la  visite  de  notre  prison  ;  il  en  fut 
indigné  au  point,  qu'en  nous  demandant  le  nom  de 
ce  guichetier,  il  nous  assura  qu'il  allait  l'extermi- 
ner. Il  l'aurait  fait,  car  il  le  disait;  et  ce  ne  fut 
qu'après  bien  des  supplications  que  nous  obtînmes 
sa  grâce. 

Cet  petit  adoucissement  fut  bientôt  troublé  par 
des  cris  plaintifs  que  nous  entendîmes  au-dessus  de 
nous.  Nous  nous  aperçûmes  qu'ils  venaient  de  la  tri- 
bune ;  nous  en  avertissions  tous  ceux  qui  passaient 
sur  les  escaliers.  Enfin  on  entra  dans  cette  tribune, 
et  on  nous  dit  que  c'était  un  jeune  officier  qui  s'était 
fait  plusieurs  blessures,  dont  pas  une  n'était  morteUe, 
parce  que  la  lame  du  couteau  dont  il  s'était  servi. 


*  C'était  la  faute  des  circonstances  et  non  la  sienne,  ni  celle  du 
concierge,  le  citoyen  Lavaquerie,  qui,  pendant  que  j'ai  été  détenu 
à  l'Abbaye,  a  rempli  les  devoirs  que  l'humanité  impose  à  un  honnête 
homme.  [Noie  de  l'auteur.) 

*  C'est  dans  ce  moment  qu'il  nous  dit  qu'on  avait  empêché  des 
personnes  malintentionnées  de  nous  porter  vingt-huit  sabres  ;  qu'on 
les  avait  saisis,  et  qu'on  les  avait  déposés  au  corps  de  garde.  Il 
nous  dit  aussi  que  M.  Manuel  était  dans  la  chambre  de  M.  Lava- 
querie, le  concierge,  qu'il  regardait  les  écrous  des  prisonniers,  et 
qu'il  avait  fait  bien  des  croix  à  côté  de  leurs  noms.  [Note  de  l'au- 
teur.) 


L  ABBAYE  221 

étant  arrondie  parle  bout,  n'avait  pu  pénétrer  *.  Cela 
ne  servit  qu'à  liàler  le  moment  de  son  supplice. 

A  huit  heures.  —  L'agitation  du  peuple  se  calma,  et 
nous  entendîmes  plusieurs  voix  crier  :  «  Grâce,  grâce 
pour  ceux  qui  restent  !  »  Ces  mots  furent  applaudis, 
mais  faiblement.  Cependant  une  lueur  d'espoir  s'em- 
para de  nous;  quelques-uns  même  crurent  leur  déli- 
vrance si  prochaine,  qu'ils  avaient  déjà  mis  leur  paquet 
sous  leur  bras  ;  mais  bientôt  de  nouveaux  cris  de 
mort  nous  replongèrent  dans  nos  angoisses. 

J'avais  formé  une  liaison  particulière  avec  le  sieur 
Maussabré,  qu'on  n'avait  arrêté  que  parce  qu'il  avait 
été  aide  de  camp  de  M.  de  Brissac.  Il  avait  souvent 
donné  des  preuves  de  courage;  mais  la  crainte  d'être 
assassiné  lui  avait  comprimé  le  cœur.  J'étais  cepen- 
dant parvenu  à  dissiper  un  peu  ses  inquiétudes,  lors- 
qu'il vint  se  jeter  dans  mes  bras,  en  disant  :  «  Mon 
ami,  je  suis  perdu  :  je  viens  d'entendre  prononcer 
mon  nom  dans  la  rue.  »  J'eus  beau  lui  dire  que  c'étaient 
peut-être  des  personnes  qui  s'intéressaient  à  lui;  que 
d'ailleurs  la  peur  ne  guérissait  de  rien;  qu'au  con- 
traire elle  pourrait  le  perdre  :  tout  fut  inutile.  Il  avait 
perdu  la  tête  au  point  que,  ne  trouvant  pas  oii  se 
cacher  dans  la  chapelle,  il  monta  dans  la  cheminée 
de  la  sacristie,  où  il  fut  arrêté  par  des  grilles  qu'il 


*  Ce  jeune  oÊBcier  se  nommait  Boisragon.  Quelques  autres  prison- 
niers se  tuèrent  dans  leurs  chambres,  entre  autres,  un  qui  se  brisa 
le  crâne  contre  la  serrure  de  la  porte  de  sa  prison.  Le  sieur  Loureur, 
qui  avait  été  notre  compagnon  de  malheur  dans  la  chapelle  et  qu'on 
avait  changé  de  chambre  deux  ou  trois  jours  avant  les  journées 
des  2,  3  et  4  septembre,  m"a  raconté  ce  l'ait  qui  s'est  passé  en  sa 
présence.  (Noie  de  l'auteur.) 


222  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

eut  même  la  folie  d'essayer  de  casser  avec  sa  tête. 
Nous  rinvitùmes  à  descendre  :  après  bien  des  diffi- 
cultés, il  revint  avec  nous  ;  mais  sa  raison  ne  revint 
pas.  C'est  ce  qui  a  causé  sa  mort  dont  jeparlerai  dans 
un  moment. 

Le  sieur  Emard,  qui,  la  veille,  m'avait  donné  des 
renseignements  pour  faire  un  testament  olographe, 
me  fit  part  des  motifs  pour  lesquels  on  l'avait  arrêté. 
Je  les  trouvai  si  injustes,  que,  pour  lui  donner  une 
preuve  de  la  certitude  ovi  j'étais  qu'il  ne  périrait  pas, 
je  lui  fis  présent  d'une  médaille  d'argent,  en  le  priant 
de  la  conserver  pour  me  la  montrer  dans  dix  ans... 
S'il  lit  cet  article,  il  lui  rappellera  sa  promesse.  Si 
nous  ne  nous  sommes  pas  vus,  ce  n'est  pas  ma  faute; 
car  je  ne  sais  oii  le  trouver,  et  il  sait  oii  je  suis. 

A  onze  heures.  —  Dix  personnes,  armées  de  sabres 
et  de  pistolets,  nous  ordonnèrent  de  nous  mettre  à 
la  file  les  uns  des  autres,  et  nous  conduisirent  dans 
le  second  guichet,  placé  à  côté  de  celui  oii  était  le 
tribunal  qui  allait  nous  juger.  Je  m'approchai  avec 
précaution  d'une  des  sentinelles  qui  nous  gardaient, 
et  je  parvins  peu  à  peu  à  lier  une  conversation  avec 
lui.  Il  me  dit,  dans  un  baragouin  qui  me  fit  com- 
prendre qu'il  était  Provençal  ou  Languedocien,  qu'il 
avait  servi  huit  ans  dans  le  régiment  de  Lyonnais. 
Je  lui  parlai  patois;  cela  parut  lui  faire  plaisir,  et 
l'intérêt  que  j'avais  de  lui  plaire  me  donna  une  élo- 
quence gasconne  si  persuasive,  que  je  parvins  à  l'in- 
téresser au  point  d'obtenir  de  lui  ces  mots  qu'il  est 
impossible  d'apprécier  quand  on  n'a  pas  été  dans  le 
guichet  oiî  j'étais.  «Né  té  cougneichi  pas,  mé  pér- 


L  ABBAYE  223 

tant  né  pémsi  pas  que  siasque  un  treste  ;  au  con- 
trairi,  té  crési  un  boun  gouyat  \  »  Je  cherchai  dans 
mon  imagination  tout  ce  qu'elle  pouvait  me  fournir 
pour  le  confirmer  dans  cette  bonne  opinion;  j'y 
réussis,  car  j'obtiens  encore  qu'il  me  laisserait  entrer 
dans  le  redoutable  guichet  pour  voir  juger  un  pri- 
sonnier. J'en  vis  juger  deux,  dont  un  fournisseur  de 
la  bouche  du  roi,  qui,  étant  accusé  d'être  du  complot 
du  10,  fut  condammé  et  exécuté  ;  l'autre  qui  pleurait 
et  qui  ne  prononçait  que  des  mots  entrecoupés,  était 
déjà  deshabillé,  et  allait  partir  pour  La  Force,  lors- 
qu'il fut  reconnu  par  un  ouvrier  de  Paris,  qui  attesta 
qu'on  le  prenait  pour  un  autre.  Il  fut  renvoyé  à  un 
plus  amplement  informé.  J'ai  appris  depuis  qu'il 
avait  été  proclamé  innocent. 

Ce  que  je  venais  de  voir  fut  un  trait  de  lumière 
qui  m'éclaira  sur  la  tournure  que  je  devais  donner  à 
mes  moyens  de  défense.  Je  rentrai  dans  le  second 
guichet,  ovi  je  vis  quelques  prisonniers  qu'on  venait 
d'amener  du  dehors.  Je  priai  mon  Provençal  de  me 
procurer  un  verre  de  vin.  Il  allait  le  chercher,  lors- 
qu'on lui  dit  de  me  reconduire  dans  la  chapelle,  oii  je 
rentrai  sans  avoir  pu  découvrir  le  motif  pour  lequel 
on  nous  avait  fait  descendre.  J'y  trouvai  dix  nouveaux 
prisonniers  qui  remplaçaient  cinq  des  nôtres  précé- 
demment jugés.  Je  n'avais  pas  de  temps  à  perdre 
pour  composer  un  nouveau  mémoire  ;  j'y  travaillai, 
bien  convaincu  qu'il  n'y  avait  que  la  fermeté  et  la 

*  Traduction  :  Je  ne  te  connais  pas,  mais  pourtant  je  ne  pense  pas 
que  tu  sois  un  traître  ;  au  contraire,  je  crois  que  tu  es  un  bon 
enfant. 


224  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

franchise  qui  pouvaient  me  sauver,  lorsque  je  vis 
entrer  mon  Provençal  qui,  après  avoir  dit  au  guiche- 
tier :  «  Bâcle  la  porte,  à  la  tournante  sulément,  et 
attens  mé  en  defore^  »  s'approcha  de  moi,  et  me 
dit,  après  m'avoir  touché  la  main  : 

«  Béni  pér  tu.  Baqui  lou  bin  que  mas  demandât  : 
beu".  »  J'en  avais  bu  plus  de  la  moitié,  lors  qu'il  mit 
la  main  sur  la  bouteille,  et  me  dit  :  «  Sacrisdi,  moun 
amie,  coumé  y  bas  ;  n'en  boli  per  you  ;  à  ta  santat  » 
11  but  le  reste.  «  Né  poudi  pas  damoura  dans  tu 
loun  ten;  né  rapélé-lé  ce  que  té  disi.  Si  ses  un  calou- 
tin  ou  bé  un  conspirateur  d'au  castel  dé  mousu  Béto, 
sias  flambât  ;  mé  si  né  pas  un  treste,  nage  pas  po  ;  té 
respoundi  de  ta  bisté. 

—  Eh  !  Moun  amie,  seuy  bien  surtdé  n'esta  pas  accu- 
sât dé  tout  aco,  ma  passi  pér  esta  un  tantinet  aris- 
toucraté. 

—  Quoy  ré  qu'aco;  les  juges  sabent  bé  qui  ad'ou- 
nestés  gens  pér-tout.  Lou  président  es  un  houneste 
homme  que  n'est  pas  un  sot. 

—  Fasei  mé  lou  plasei  dé  préga  los  juges  de  m'es- 
couta  ;  né  daémandà  qu'aco. 

—  Lou  siras,  t'en  respoundi.  Arça  adissias,  amie 
d'au  courage  m'en  bau  à  mon  poste  ;  taquerey  dé  fa 
béné  toun  tour  lou  pu  leu  que  sira  poussible. 
Embrasse  mé,  seuy  à  tu  dé  boun  co  ^.  » 

'  Traduction  :  Ferme  la  porte  seulement  à  la  clef,  et  attends-moi 
en  dehors.  (Note  de  l'auteur.) 

*  Je  viens  pour  toi.  Voilà  le  vin  que  tu   m'as  demandé,  bois... 

^  Sacre,  mon  ami,  comme  tu  y  vas:  j'en  veux  pour  moi  ;  à  ta  santé... 
Je  ne  peux  pas  demeurer  longtemps  avec  toi,  mais  rappelle-toi  ce 
que  je  te  dis.  Si  tu  es  un  prêtre  ou  un  conspirateur  du  château  de 


L  ABBAYE  225 

Nous  nous  embrassâmes  et  il  sortit. 

Il  faut  avoir  été  prisonnier  à  l'Abbaye,  le  3  sep- 
tembre 1792,  pour  sentir  rinfliience  qu'eut  cette  petite 
conversation  sur  mes  espérances,  et  combien  elle  les 
ranima. 

Vers  minuit.  —  Le  bruit  surnaturel  qu'on  n'avait  pas 
discontinué  de  faire  depuis  trente-six  heures  com- 
mença à  s'apaiser,  nous  pensâmes  que  nos  juges  et 
le  pouvoir  exécutif  ^  excédés  defatigue,  ne  nousjuge- 
raient  que  lorsqu'ils  auraient  pris  un  peu  de  repos. 
Nous  étions  occupés  à  arranger  nos  lits,  lorsqu'on 
fit  une  nouvelle  proclamation  qui  fut  huée  générale- 
ment. Peu  après,  un  homme  demanda  la  parole  au 
peuple,  et  nous  lui  entendîmes  dire  très  distincte- 
ment :  «  Les  prêtres  et  les  conspirateurs  qui  restent, 
et  qui  sont  là,  ont  graissé  la  patte  aux  juges  ;  voilà 
pourquoi  ils  ne  les  jugent  pas.  »  Apeine  eut-il  achevé 
de  parler,  qu'il  nous  sembla  entendre  qu'on  l'assom- 
mait. L'agitation  du  peuple  devint  une  véhémence 
effroyable.  Le  bruit  augmentait  à  chaque  instant,  et 
la  fermentation  était  à  son  comble,  lorsqu'on    vint 

M.  Veto,  tu  es  flambé  ;  mais  si  tu  n'es  pas  un  traître,  n'aie  pas  peur, 
je  te  réponds  de  ta  vie. 

Eh  !  mon  ami,  je  suis  bien  sûr  de  n'être  pas  accusé  de  tout  cela, 
mais  je  passe  pour  être  un  peu  aristocrate.  —  Ce  n'est  rien  que  cela  ; 
les  juges  savent  bien  qu'il  y  a  des  honnêtes  gens  partout.  Le  prési- 
dent est  un  honnête  homme  qui  n'est  pas  un  sot. 

Faites-moi  le  plaisir  de  prier  les  juges  de  m'écouter  ;  je  ne  leur 
demande  que  cela. 

Tu  le  seras  ;  je  t'en  réponds.  Or  ça  adieu,  mon  ami,  du  courage. 
Je  vas  m'en  retourner  à  mon  poste  ;  je  tâcherai  de  faire  venir  ton 
tour  le  plus  tôt  qu'il  me  sera  possible.  Embrasse-moi  :  je  suis  à 
toi  de  bon  cœur.  {Noie  de  raideur.) 

«  C'est  ainsi  qu'on  nommait  les  tueurs.  {No/e  de  l'auteur.) 


226  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

chercher  M.  Défontaine,  ancien  garde  du  corps,  dont 
bientôt  après  nous  entendîmes  les  cris  de  mort^  ;  peu 
après  on  arracha  encore  de  nos  bras  deux  de  nos 
camarades,  ce  qui  me  fit  pressentir  que  mon  heure 
fatale  approchait^. 

Enfin  le  mardi,  à  une  heure  du  matin,  après  avoir 
souffert  une  agonie  de  trente-sept  heures,  qu'on  ne 
peut  comparer  même  à  la  mort  ;  après  avoir  bu  mille 
et  mille  fois  le  calice  d'amertume,  la  porte  de  ma 
prison  s'ouvre  :  on  m'appelle  :je  parais.  Trois  hommes 
me  saisissent  et  m'entraînent  dans  l'affreux  guichet. 


CHAPITRE  IV 

DERNIÈRE    CRISE   DE   MON  AGONIS 

A  la  lueur  de  deux  torches,  j'aperçus  le  terrible 
tribunal  qui  allait  me  donner  ou  la  vie  ou  la  mort. 

'  On  vint  aussi  chercher  un  officier  supérieur  de  la  nouvelle  mai- 
son du  roi,  de  la  part  d'un  des  commissaires  de  la  Commune,  qui 
était  dans  une  chambre  au-dessus  de  la  nôtre.  Is'ous  demandâmes 
la  même  faveur,  mais  inutilement.  {Note  de  l'auteur.) 

*  Le  premier  fut  M.  de  Vaugiraud,  ancien  officier  aux  gardes  fran- 
çaises, qu'on  avait  mis  en  prison  parce  qu'on  n'avait  pas  trouvé, 
dans  la  maison  de  campagne  qu'il  habitait,  son  fils  que  le  comité 
de  surveillance  de  la  Commune  avait  donné  Tordre  d'arrêter.  Trois 
ou  quatre  heures  avant  sa  mort,  il  était  allé  à  la  fenêtre  de  la  tou- 
relle pour  voir  ce  qui  se  passait  vis-à-vis  le  guichet.  Il  rentra  en 
criant  et  en  s'arrachant  les  cheveux.  Il  nous  dit  qu'il  venait  de  voir 
massacrer  son  fils.  Il  est  mort  pénétré  de  cette  affreuse  idée  qui 
s'est  trouvée  fausse.  J'ai  appris  depuis  que,  comme  il  était  bègue, 
les  moyens  de  défense  qu'il  fit  valoir  parurent  suspects.  Il  fut  con- 
damné parce  qu'il  eut  l'air  effaré  et  embarrassé.  Il  passa  aux  yeux 
des  juges  pour  un  des  «  conspirateurs  du  château  des  Tuileries  qui 
étaient  irrévocablement  proscrits  ».  {Note  de  l'auteur.) 


L  ABBAYE  227 

Le  président,  en  habit  gris,  un  sabre  à  son  côté,  était 
appuyé  debout  contre  une  table,  sur  laquelle  on 
voyait  des  papiers,  une  écritoire,  des  pipes  et  quel- 
ques bouteilles.  Cette  table  était  entourée  par  dix 
personnes,  assises  ou  debout,  dont  deux  étaient  en 
veste  et  en  tablier;  d'autres  dormaient  étendues  sur 
des  bancs.  Deux  hommes  en  chemises  teintes  de  sang, 
le  sabre  à  la  main,  gardaient  la  porte  du  guichet;  un 
vieux  guichetier  avait  la  main  sur  les  verrous.  En 
présence  du  président,  trois  hommes  tenaient  un  pri- 
sonnier qui  paraissait  âgé  de  soixante  ans. 

On  me  plaça  dans  un  coin  du  guichet;  mes  gar- 
diens croisèrent  leur  sabre  sur  ma  poitrine,  et 
m'avertirent  que  si  je  faisais  le  moindre  mouvement 
pour  m'évader,  ils  me  poignarderaient.  Je  cherchais 
des  yeux  mon  Provençal,  lorsque  je  vis  deux  gardes 
nationaux  présenter  au  président  une  réclamation  de 
la  section  de  la  Croix-Rouge  en  faveur  du  prisonnier 
qui  était  vis-à-vis  de  lui^  11  leur  dit  «  que  ces  deman- 
des étaient  inutiles  pour  les  traîtres  ».  Alors  le  pri- 
sonnier s'écria  :  «  C'est  affreux;  votre  jugement  est 
un  assassinat.  »  Le  président  lui  répondit  :  «  J'en  ai 
les  mains  lavées;  conduisez  M.  Maillé^..  »  Ces  mots 
prononcés,  on  le  poussa  dans  la  rue,  où  je  le  vis  mas- 
sacrer par  l'ouverture  de  la  porte  du  guichet. 

*  Un  d'eux  était  ivre,  les  propos  qu'il  tint  ont  peut-être  causé  la 
mort  de  M.  de  Maillé  qui  avait  été  blessé  au  château  des  Tuileries 
le  10  août.  Il  fut  dénoncé  par  un  ancien  chirurgien  de  sa  maison 
en  qui  il  avait  mis  toute  sa  confiance.  (Noie  de  l'auteur.) 

*  Je  crus  m'apercevoir  que  le  président  prononçait  cet  arrêt  à 
contre-cœur;  plusieurs  tueurs  étaient  entrés  dans  le  guichet,  et  y 
causaient  beaucoup  de  fermentation.  {Noie  de  raideur.) 


228  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Je  me  suis  trouvé  souvent  dans  des  positions  dan- 
gereuses, et  j'ai  toujours  eu  le  bonheur  de  savoir 
maîtriser  mon  âme;  mais  dans  celle-ci,  l'effroi, 
inséparable  de  ce  qui  se  passait  autour  de  moi, 
m'aurait  fait  succomber  sans  ma  conversation  avec 
le  provençal,  et  surtout  sans  mon  rêve  qui  me  reve- 
nait toujours  à  l'imagination. 

Le  président  s'assit  pour  écrire,  et  après  qu'il  eut 
apparemment  enregistré (^)  le  nom  du  malheureux 
qu'on  expédiait,  j'entendis  dire  :  A  un  aulre. 

Aussitôt,  je  fus  traîné  devant  cet  expéditif  et  san- 
glant tribunal,  en  présence  duquel  la  meilleure  pro- 
tection était  de  n'en  point  avoir,  et  où  toutes  les 
ressources  de  l'esprit  étaient  nulles,  si  elles  n'étaient 
pas  fondées  sur  la  vérité.  Deux  de  mes  gardiens  me 


^a)  On  montrait,  avant  les  incendies  de  1871,  aux  Archives  de  la 
Préfecture  de  Police,  ce  registre  d  ecrou  de  l'Abbaye  qui  fut  placé, 
durant  deux  jours  et  deux  nuits,  sur  la  table  de  Maillard.  11  avait 
conservé  la  trace  indélébile  des  crimes  dont  il  fut  le  répertoire. 
C'était  un  caliier  d'environ  15  pouces  de  haut,  recouvert  en  parche- 
min :  on  voyait  du  sang  sur  ses  faces  extérieures  ;  on  en  voyait  sur 
ses  pages  :  de  larges  diaprures  de  vin,  aux  couleurs  plus  pâles,  se 
mêlaient  à  ce  sang  :  le  long  des  listes  d'écrou.  du  haut  en  bas,  se 
remarquaient  des  taciies  rondes,  moirées,  comme  faites  avi'c  le 
bout  du  doigt.  Granier  de  Cassagnac  qui,  pour  écrire  son  histoire 
des  Massacres  de  Septembre,  avait  souvent  manié  ce  précieux  docu- 
ment, raconte  qu'un  tueur  de  l'Abbaye,  venu,  vers  1860,  à  la  Pré- 
fecture de  Police,  pour  solliciter  un  renseignement,  vit  l'archiviste, 
M.  Labat,  poser  silencieusement  ce  cahier  sur  la  table.  Cet  homme 
frissonna  et  dit  :  «  Je  reconnais  ce  registre  :  c'est  celui  que  M.  Mail- 
lard avait  devant  lui.  » 

Interrogé  sur  ces  taches  rondes  offrant  une  sorte  de  symétrie,  le 
vieillard  répondit  :  «  C'est  bien  simple  :  quand  on  avait  expédié  un 
prisonnier,  on  s'approchait  du  registre  pour  lire  le  nom  des  autres. 
Chacun  désignait  du  doigt  le  nom  de  celui  qu'il  connaissait,  en 
disant  :  Et  celui-là  ?  Ces  taches  sont  les  traces  des  doigts  sanglants 
qui  furent  appuyés  sur  le  papier.  » 


l'abbaye  229 

tenaient  chacun  par  une  main,  et  le  troisième  par  le 
collet  de  mon  habit. 

Le  président  m'adressant  la  parole.  —  «  Votre  nom, 
votre  profession? 

Un  des  juges.  —  «  Le  moindre  mensonge  vous 
perd. 

«  L'on  me  nomme  Jourgniac  Saint-Méard;  j'ai 
servi  vingt-cinq  ans  en  qualité  d'officier,  et  je  com- 
parais à  votre  tribunal  avec  l'assurance  d'un  homme 
qui  îi'a  rien  à  se  reprocher,  qui,  par  conséquent  ne 
mentira  pas. 

Le  président.  —  «  C'est  ce  que  nous  allons  voir; 
un  moment \  Savez-vous  quels  sont  les  motifs  de  votre 
arrestation? 

«  Oui,  Monsieur  le  président^,  et  je  peux  croire, 
d'après  la  fausseté  des  dénonciations  faites  contre 
moi,  que  le  comité  de  surveillance  de  la  commune 
ne  m'aurait  pas  fait  emprisonner,  sans  les  précautions 
que  le  salut  du  peuple  lui  commandait  de  prendre. 

«  On  m'accuse  d'être  rédacteur  du  journal  anti- 
feuillant, intitulé  :  De  la  Cour  et  de  la  Ville.  La  vérité 
est  que  cela  n'est  pas.  C'est  un  nommé  Gautier,  dont 
le  signalement  ressemble  si  peu  au  mien,  que  ce  n'est 
que  par  méchanceté  qu'on  peut  m'avoir  pris  pour  lui  ; 
et  si  je  pouvais  fouiller  dans  ma  poche... 

*  Il  regarda  les  écrous  et  les  dénonciations  qu'il  fit  ensuite  passer 
aux  juges.  {l>iole  de  Vavteur.) 

*  A  mon  grand  déplaisir,  on  détournait  souvent  l'attention  du 
président  et  des  Juges.  On  leur  parlait  à  Toreille:  on  leur  portait 
des  lettres  ;  une  entre  autres  qu'on  remit  au  président,  et  qu'on 
avait  trouvée  dans  la  poche  de  M.  Valcroissant,  maréchal  de  camp, 
adressée  à  M.  Servant,  ministre  de  la  Guerre.  [Note  de  l'auteur.) 


230  LES   MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Je  fis  im  mouvement  inutile  pour  prendre  mon 
portefeuille;  uq  des  juges  s'en  aperçut,  et  dit  à  ceux 
qui  me  tenaient  :  «  Lâchez  Monsieur  ».  Alors  je  posai 
sur  la  table  les  attestations  de  plusieurs  commis, 
facteurs,  marchands  et  propriétaires  de  maisons  chez 
lesquels  il  a  logé,  qui  prouvent  qu'il  était  rédacteur 
de  ce  journal,  et  seul  propriétaire. 

Un  des  juges.  «  Mais  enfin  il  n'y  a  pas  de  fumée 
sans  feu  ;  il  faut  dire  pourquoi  on  vous  accuse  de 
cela. 

«  C'est  ce  que  j'allais  faire.  Vous  savez,  Messieurs, 
que  ce  journal  était  une  espèce  de  tronc  dans  lequel 
on  déposait  les  calembours,  quolibets,  épigrammes, 
plaisanteries,  bonnes  ou  mauvaises  qui  se  faisaient 
à  Paris  et  dans  les  quatre-vingt-trois  départements. 
Je  pourrais  dire  que  je  n'en  ai  jamais  fait  pour  ce 
journal,  puisqu'il  n'existe  aucun  manuscrit  de  ma 
main  ;  mais  ma  franchise  qui  m'a  toujours  bien  servi, 
me  servira  encore  aujourd'hui,  et  j'avouerai  que  la 
gaieté  de  mon  caractère  m'inspirait  souvent  des  idées 
plaisantes  que  j'envoyais  au  sieur  Gautier.  Voilà, 
Messieurs,  le  simple  résultat  de  cette  grande  dénoncia- 
tion, qui  est  aussi  absurde  que  celle  dont  je  vais  parler 
est  monstrueuse.  On  m'accuse  d'avoir  été  sur  les 
frontières,  d'y  avoir  fait  des  recrues,  de  les  avoir 
conduites  aux  émigrés...  » 

Il  s'éleva  un  murmure  général,  qui  ne  me  décon- 
certa pas,  et  je  dis  en  haussant  la  voix  : 

«  Eh!  Messieurs,  Messieurs,  j'ai  la  parole;  je  prie 
Monsieur  le  président  de  vouloir  bien  me  la  main- 
tenir ;  jamais  elle  ne  m'a  été  plus  nécessaire.  » 


L  ABBAYE  231 

Presque  tous  les  juges  dirent  en  riant  :  «  C'est 
juste,  c'est  juste,  silenoe  !  » 

«  Mon  dénonciateur  est  un  monstre  ;  je  vais  prouver 
cette  vérité  à  des  juges  que  le  peuple  n'aurait  pas 
choisis,  s'il  ne  les  avait  pas  crus  capables  de  discerner 
l'innocent  d'avec  le  coupable.  Voilà,  Messieurs,  des 
certificats  qui  prouvent  que  je  ne  suis  pas  sorti  de 
Paris  depuis  vingt-trois  mois.  Voilà  trois  déclarations 
des  maîtres  de  maison  chez  lesquels  j'ai  logé  depuis 
ce  temps,  qui  attestent  la  même  chose.  » 

On  était  occupé  à  les  examiner,  lorsque  nous  fûmes 
interrompus  par  l'arrivée  d'un  prisonnier  qui  prit 
ma  place  devant  le  président.  Ceux  qui  le  tenaient 
dirent  que  c'était  encore  un  prêtre  qu'on  avait 
déniché  dans  la  chapelle.  Après  un  fort  court  inter- 
rogatoire, il  fut  envoyé  à  La  Force.  Il  jeta  son  bré- 
viaire sur  la  table,  et  fut  entraîné  hors  du  guichet, 
oij  il  fut  massacré.  Cette  expédition  faite,  je  reparus 
devant  le  tribunal. 

Un  des  juges  :  «  Je  ne  dis  pas  que  ces  certificats 
soient  faux;  mais  qui  nous  prouvera  qu'ils  sont 
vrais? 

«  Votre  réflexion  est  juste.  Monsieur  ;  et  pour  vous 
mettre  à  même  de  me  juger  avec  connaissance  de 
cause,  faites-moi  conduire  dans  un  cachot,  jusqu'à 
ce  que  des  commissaires,  que  je  prie  Monsieur  le  pré- 
sident de  vouloir  bien  nommer,  aient  vérifié  leur 
validité.  S'ils  sont  faux,  je  mérite  la  mort  ». 

Un  des  juges  ^  qui,   pendant  mon   interrogatoire 

'  Les  traits  de  sa  figure  sont  eravés  dans  mon  cœur;  et  si  j'ai  le 
»,onheur  de  le  rencontrer,  Je  l'embrasserai 


232  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

parut  s'intéresser  à  moi,  dit  à  demi  voix. 

«  Un  coupable  ne  parlerait  pas  avec  cette  assu- 
rance ». 

Un  autre  juge  :  «  De  quelle  section  êtes-vous? 

«  De  celle  de  la  halle  au  blé  ». 

Un  garde  national  qui  n'était  pas  du  nombre  des 
juges  :  «  Ah  I  Ah  !  je  suis  aussi  de  cette  section.  Gliez 
qui  demeurez-vous? 

«  Chez  M.  Teyssier,  rue  Croix-des-Petits-Champs  ». 

Le  garde  national  :  «  Je  le  connais;  nous  avons 
même  fait  des  affaires  ensemble  ;  et  je  peux  dire  si 
ce  certificat  est  de  lui...  11  le  regarda  et  dit  :  Mes- 
sieurs, je  certifie  que  c'est  la  signature  du  citoyen 
Teyssier  ». 

Avec  quel  plaisir  j'aurais  sauté  au  cou  de  cet  ange 
tutélaire  !  Mais  j'avais  des  choses  si  importantes  à 
traiter,  qu'elles  me  détournèrent  de  ce  devoir;  et  à 
peine  eut-il  achevé  de  parler  que  je  fis  une  exclama- 
tion qui  rappela  l'attention  de  tous,  en  disant  :  «  Eh! 
Messieurs,  d'après  le  témoignage  de  ce  brave  homme, 
qui  prouve  la  fausseté  d'une  dénonciation  qui  pouvait 
me  conduire  à  la  mort,  quelle  idée  pouvez-vous  avoir 
de  mon  dénonciateur?  » 

Le  juge  qui  paraissait  s'intéresser  à  moi.  «  —  C'est 
un  gueux;  et  s'il  était  ici,  on  en  ferait  justice.  Le 
connaissez-vous  ? 

«  Non,  Monsieur;  mais  il  doit  l'être  au  comité  de 
surveillance  de  la  commune,  et  j'avoue  que  si  je  le 
connaissais  je  croirais  rendre  service  au  public,  en 
l'avertissant  par  des  affiches,  de  s'en  méfier  comme 
d'un  chien  enragé  ». 


l'abbaye  233 

Un  des  juges.  —  «  On  voit  que  vous  n'êtes  pas  fai- 
seur de  journal,  et  que  vous  n'avez  pas  fait  de 
recrues.  Mais  vous  ne  parlez  pas  des  propos  aristo- 
crates que  vous  avez  tenus  au-Palais  Royal  chez  des 
libraires. 

«  Pourquoi  pas?  Je  n'ai  pas  craint  d'avouer  ce  que 
j'ai  écrit;  je  craindrais  encore  moins  d'avouer  ce  que 
j'ai  dit,  et  même  pensé.  J'ai  toujours  conseillé  l'obéis- 
sance aux  lois,  et  j'ai  prêché  d'exemple.  J'avoue  en 
même  temps  que  j'ai  profité  de  la  permission  que 
me  donnait  la  Constitution,  pour  dire  que  je  ne  la 
jugeais  pas  parfaite,  parce  que  je  croyais  m'aperce- 
voir  qu'elle  nous  plaçait  tous  dans  une  position 
fausse.  Si  c'est  commettre  un  crime  d'avoir  dit  cela, 
alors  la  Constitution  elle-même  m'aurait  tendu  un 
piège,  et  cette  permission  qu'elle  me  donnait  de  faire 
connaître  ses  défauts,  ne  serait  plus  qu'un  guet- 
apens.  J'ai  dit  aussi  que  presque  tous  les  nobles  de 
l'Assemblée  Constituante,  qui  se  sont  montrés  si  zélés 
patriotes  avaient  beaucoup  plus  travaillé  pour  satis- 
faire leurs  intérêts  et  leur  ambition  que  pour  la 
patrie  ;  et  quand  tout  Paris  paraissait  engoué  de  leur 
patriotisme,  je  disais  :  Ils  vous  trompent.  Je  m'en 
rapporte  à  vous,  Messieurs,  l'événement  a-t-il  justifié 
l'idée  que  j'avais  d'eux?  J'ai  souvent  blâmé  les 
manœuvres  lâches  et  maladroites  de  certains  person- 
nages qui  ne  voulaient  que  la  Constitution,  rien  que 
la  Constitution,  toute  la  Constitution.  Il  y  a  longtem  ps 
que  je  prévoyais  une  grande  catastrophe,  résultat 
nécessaire  de  cette  Constitution,  révisée  par  des 
égoïstes  qui,  comme  ceux  dont  j'ai  déjà  parlé,  ne 


234  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

travaillaient  que  pour  eux,  et  surtout  du  caractère 
des  intrigants  qui  la  défendaient.  Dissimulation,  cupi- 
dité, et  poltronnerie  étaient  les  attributs  de  ces  char- 
latans. Fanatisme,  intrépidité  et  franchise,  formaient 
le  caractère  de  leurs  ennemis.  Il  ne  fallait  pas  des 
lunettes  bien  longues  pour  voir  qui  devait  l'em- 
porter ». 

L'attention  qu'on  avait  à  m'écouter,  et  à  laquelle 
j'avoue  que  je  ne  m'attendais  pas,  m'encourageait,  et 
j'allais  faire  le  résumé  de  mille  raisons  qui  me  font 
préférer  le  régime  républicain  à  celui  de  la  Constitu- 
tion ;  j'allais  répéter  ce  que  je  disais  tous  les  jours 
dans  la  boutique  de  M.  Desenne,  lorsque  le  concierge 
entra  tout  effaré,  pour  avertir  qu'un  prisonnier  se 
sauvait  par  une  cheminée.  Le  président  lui  dit  de 
faire  tirer  sur  lui  des  coups  de  pistolet  ;  mais  que 
s'il  s'échappait,  le  guichetier  en  répondait  sur  sa 
tête.  C'était  le  malheureux  Maussabré.  On  tira  contre 
lui  quelques  coups  de  fusil,  et  le  guichetier,  voyant 
que  ce  moyen  ne  réussissait  pas,  alluma  de  la  paille. 
La  fumée  le  fit  tomber  à  moitié  étouffé  ;  il  fut  achevé 
devant  la  porte  du  guichet. 

Je  repris  mon  discours,  en  disant  :  o  Personne, 
Messieurs,  n'a  désiré  plus  que  moi  la  réforme  des 
abus...  Voilà  des  brochures  que  j'ai  composées 
avant  et  pendant  la  tenue  des  Etats  généraux,  elles 
prouvent  ce  que  je  dis.  J'ai  toujours  pensé  qu'on 
allait  trop  loin  pour  une  Constitution  et  pas  assez 
pour  une  république.  Je  ne  suis  ni  Jacobin  ni 
Feuillant.  Je  n'aimais  pas  les  principes  des  premiers, 
quoique  bien  plus  conséquents  et  plus  francs   que 


l'abbaye  235 

ceux  des  seconds,  que  je  détesterai  jusqu'à  ce  qu'on 
ait  prouvé  qu'ils  ne  sont  pas  la  cause  de  tous  les 
maux  que  nous  avons  éprouvés.  Enfin  nous  sommes 
débarrassés  d'eux...  » 

Un  juge,  d'un  air  impatienté  :  «  Vous  nous  dites 
toujours  que  vous  n'êtes  pas  ça,  ni  ça  :  qu'êtes-vous 
donc? 

«  J'étais  franc  royaliste  ». 

Il  s'éleva  un  murmure  général  qui  fut  miraculeu- 
sement apaisé  par  le  juge  qui  avait  l'air  de  s'inté- 
resser à  moi,  qui  dit  mot  pour  mot  : 

«  Ce  n'est  pas  pour  juger  les  opinions  que  nous 
sommes  ici,  c'est  pour  en  juger  les  résultats^  ». 

A  peine  ces  précieux  mots  furent-ils  prononcés, 
que  je  m'écriai  :  «  Oui,  Messieurs,  j'ai  été  franc 
royaliste,  mais  je  n'ai  jamais  été  payé  pour  l'être, 
j'étais  royaliste,  parce  que  je  croyais  qu'un  gouver- 
nement monarchique  convenait  à  ma  patrie  ;  parce 
que  j'aimais  le  roi  pour  lui  et  franchement,  j'ai 
conservé  ce  sentiment  dans  mon  cœur  jusqu'au 
1 0  août  » . 

Le  murmure  qui  s'éleva  avait  un  son  plus  flatteur 
que  l'autre;  et  pour  entretenir  jusqu'à  la  conclusion 
la  bonne  opinion  qu'on  avait  de  moi,  j'ajoutai  : 

«  Je  n'ai  jamais  entendu  parler  des  complots  que 
par  l'indignation  publique.  Toutes  les  fois  que  j'ai 
trouvé  l'occasion  de  secourir  un  homme,  je  l'ai  fait 
sans  lui  demander  quels  étaient  ses  principes...  Voilà 


*  Les  génies  de  Rousseau  et  de  Voltaire  réunis,  en  plaidant  une 
cause,  auraient-ils  pu  mieux  dire?  (Note  de  l'auteur.) 


236  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

des  journaux*,  même  pairiotes,  qui  prouvent  ce  que 
j'ai  l'honneur  de  vous  dire.  J'ai  toujours  été  aimé 
des  paysans  de  la  terre  dont  j'étais  le  seigneur;  car 
dans  le  moment  oii  l'on  brûlait  les  châteaux  de  mes 
voisins,  je  fus  dans  le  mien  àSaint-Méard;  les  paysans 
vinrent  en  foule  me  témoigner  le  plaisir  qu'ils 
avaient  de  me  voir,  et  plantèrent  un  mai  dans  ma 
cour.  Je  sais  que  ces  détails  doivent  vous  paraître 
bien  minutieux;  mais,  Messieurs,  mettez-vous  à  ma 
place,  et  jugez  si  c'est  le  moment  de  tirer  parti  de 
toutes  les  vérités  qui  peuvent  m'être  avantageuses. 
Je  puis  assurer  que  pas  un  soldat  du  régiment  d'in- 
fanteriedu  Roi",  dans  lequel  j'ai  servi  vingt-cinq  ans, 
n'a  eu  à  se  plaindre  de  moi  ;  je  peux  même  me  glori- 
fier d'être  un  des  officiers  qu'ils  ont  le  plus  chéris. 
La  dernière  preuve  qu'ils  m'en  ont  donnée  n'est  pas 
équivoque,   puisque    deux  jours   avant   l'affaire   de 


'  Je  leur  montrai  quelques  journaux  dans  lesquels  il  est  parlé  de 
moi  favorablement.  Le  sieur  Gorsas,  qui  avait  plus  que  personne  à 
se  plaindre  du  Journal  de  la  Cour  et  de  la  Ville,  n'aurait  pas  dit  le 
lendemain  de  ma  délivrance,  s"il  m'en  avait  cru  le  rédacteur,  ce  qu'il 
a  dit  dans  le  n»  6  de  son  journal  {Le  Courrier  des  85  départements)  : 

«  Le  chevalier  de  Saint-Méard  avait  fourni  quelques  articles  au 
Journal  de  la  Cour  et  de  la  Ville,  mais  ces  articles  n'avaient  pas  le 
caractère  de  la  hideuse  malignité.  Le  chevalier  de  Saint-Méard  con- 
fesse franchement  qu'il  avait  été  royaliste,  parce  qu'il  avait  cru 
Louis  XVI  de  bonne  foi.  Il  ne  nie  point  ses  articles  et  le  chevalier  de 
Saint-Méard  est  enlevé  dans  les  bras  et  porté  en  triomphe  chez  lui  : 
on  lui  donna  même  un  titre  à  sa  décharge.  Le  chevalier  de  Saint- 
Méard  n'était  véritablement  pas  l'auteur  de  ces  articles  révoltants 
qu'on  trouvait  souvent  dans  ce  journal,  et  il  a  prouvé,  dans  quelques 
circonstances  que  nous  avons  citées,  qu'il  était  capable  de  bons 
procédés  et  qu'il  avait  le  cœur  excellent.  [Note  de  l'auteur.) 

*  Un  des  juges  me  marcha  sur  le  pied,  pour  m'avertir  apparem- 
ment que  j'allais  me  compromettre.  J'étais  sûr  du  contraire.  {Noie 
de  l'auteur.) 


L ABBAYE  237 

Nancy,  moment  où  leur  défiance  contre  les  officiers 
était  à  son  comble,  ils  me  nommèrent  leur  général, 
et  m'obligèrent  de  commander  l'armée  qui  se  porta 
à  Lunéville  pour  délivrer  trente  cavaliers  du  régi- 
ment de  Mestre-de-Camp,  que  les  carabiniers  avaient 
faits  prisonniers,  et  pour  leur  enlever  le  général 
Malseigne... 

Un  des  juges  :  «  Je  verrai  bien  si  vous  avez  servi 
au  régiment  du  roi.  Y  avez-vous  connu  ]\I.  Moreau? 

«  Oui,  Monsieur  :  j'en  ai  même  connu  deux;  l'un, 
très  grand,  très  gros,  et  très  raisonnable;  l'autre, 
très  petit,  très  maigre  et  très...  » 

Je  fis  un  mouvement  avec  la  main,  pour  désigner 
une  tête  légère. 

Le  même  juge  :  «  C'est  cela  même,  je  vois  que  vous 
l'avez  connu  ». 

Nous  en  étions  là,  lorsqu'on  ouvrit  une  des  portes 
du  guichet  qui  donne  sur  l'escalier,  et  je  vis  une 
escorte  de  trois  hommes  qui  conduisait  M.  Margue..., 
ci-devant  major,  précédemment  mon  camarade  au 
régiment  du  roi,  et  mon  compagnon  de  chambre  à 
l'Abbaye.  On  le  plaça,  pour  attendre  que  je  fusse  jugé, 
dans  l'endroit  où  Ton  m'avait  mis  quand  on  me  con- 
duisit dans  le  guichet. 

Je  repris  mon  discours. 

«  Après  la  malheureuse  affaire  de  Nancy,  je  suis 
venu  à  Paris,  où  je  suis  resté  depuis  cette  époque. 
J'ai  été  arrêté  dans  mon  appartement,  il  y  a  douze 
jours.  Je  m'attendais  si  peu  à  l'être  que  je  n'avais 
pas  cessé  de  me  montrer  comme  à  l'ordinaire.  On  n'a 
pas  mis  les  scellés  chez  moi,  parce  qu'on  n'y  a  rien 


238  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

trouvé  de  suspect.  Je  n'ai  jamais  était  inscrit  sur  ]a 
liste  civile.  Je  n'ai  signé  aucune  pétition.  Je  n'ai  eu 
aucune  correspondance  répréhensible.  Je  ne  suis  pas 
sorti  de  France  depuis  l'époque  de  la  Révolution. 
Pendant  mon  séjour  dans  la  capitale,  j'y  ai  vécu 
tranquille  ;  je  m'y  suis  livré  à  la  gaieté  de  mon 
caractère,  qui  d'accord  avec  mes  principes,  ne 
m'a  jamais  permis  de  me  mêler  sérieusement 
des  affaires  publiques,  et  encore  moiiis  de  faire 
mal  à  qui  que  ce  soit.  Voilà,  Messieurs,  tout  ce  que 
je  peux  dire  de  ma  conduite  et  de  mes  principes. 
La  sincérité  des  aveux  que  je  viens  de  faire  doit 
vous  convaincre  que  je  ne  suis  pas  un  homme  dan- 
gereux. C'est  ce  qui  me  fait  espérer  que  vous 
voudrez  bien  m'accorder  la  liberté  que  je  vous 
demande,  et  à  laquelle  je  suis  attaché  par  besoin 
et  par  principes.  » 

Le  président,  après  avoir  ôté  son  chapeau,  dit  : 

«  Je  ne  vois  rien  qui  doive  faire  suspecter  Mon- 
sieur ;  je  lui  accorde  la  liberté.  Est-ce  votre  avis?  » 

Tous  les  juges  :  «  Oui,  oui;  c'est  juste  ». 

A  peine  ces  mots  divins  furent-ils  prononcés,  que 
tous  ceux  qui  étaient  dans  le  guichet  m'embrassèrent. 
J'entendis  au-dessus  de  moi  applaudir  et  crier  bravo. 
Je  levai  les  yeux,  et  j'aperçus  plusieurs  têtes  groupées 
contre  les  barreaux  du  soupirail  du  guichet;  et 
comme  elles  avaient  les  yeux  ouverts  et  mobiles,  je 
compris  que  le  bourdonnement  sourd  et  inquiétant, 
que  j'avais  entendu  pendant  mon  interrogatoire, 
venait  de  cet  endroit. 

Le   président  chargea   trois  personnes  d'aller  en 


l'abbaye  239 

députation  annoncer  au  peuple  le  jugement  qu'on 
venait  de  rendre.  Pendant  cette  proclamation,  je 
demandai  à  mes  juges  un  résumé  de  ce  qu'ils  venaient 
de  prononcer  en  ma  faveur;  ils  me  le  promirent. 
Le  président  me  demanda  pourquoi  je  ne  portais  pas 
la  croix  de  Saint-Louis,  qu'il  savait  que  j'avais. 
Je  lui  répondis  que  mes  camarades  prisonniers 
m'avaient  invité  à  l'ôter.  Il  me  dit  que  l'Assemblée 
nationale  n'ayant  pas  défendu  encore  de  la  porter, 
on  paraissait  suspect  en  faisant  le  contraire.  Les  trois 
députés  rentrèrent,  et  me  firent  mettre  mon  chapeau 
sur  la  tête  ;  ils  me  conduisirent  hors  du  guichet. 
Aussitôt  que  je  parus  dans  la  rue,  un  d'eux  s'écria  : 
«  Chapeau  bas...,  citoyens,  voilà  celui  pour  lequel  vos 
juges  demandent  aide  et  secours.  »  Ces  paroles  pronon- 
cées, le  pouvoir  exécutif  m'enleva,  et,  placé  au  milieu 
de  quatre  torches  je  fus  embrassé  de  tous  ceux  qui 
m'entouraient.  Tous  les  spectateurs  crièrent  :  «  Vive 
la  nation  !  »  Ces  honneurs,  auxquels  je  fus  très  sen- 
sible, me  mirent  sous  la  sauvegarde  du  peuple,  qui, 
en  applaudissant,  me  laissa  passer,  suivi  des  trois 
députés  que  le  Président  avait  chargés  de  m'escorter 
jusque  chez  moi. 

Un  d'eux  me  dit  qu'il  était  maçon,  et  établi  dans 
le  faubourg  Saint-Germain  ;  l'autre,  né  à  Bourges,  et 
apprenti  perruquier.  Le  troisième,  vêtu  de  l'uni- 
forme de  garde  national,  me  dit  qu'il  était  fédéré. 
Chemin  faisant,  le  maçon  me  demanda  si  j'avais  peur. 
«  Pas  plus  que  vous,  lui  répondis-je.  Vous  devez  vous 
être  aperçu  que  je  n'ai  pas  été  intimidé  dans  le  gui- 
chet; je  ne  tremblerai  pas  dans  la  rue.  — Vous  auriez 


240  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

tort  d'avoir  peur,  me  dit-il,  car  actuellement  vous 
êtes  sacré  pour  le  peuple;  et  si  quelqu'un  vous  frap- 
pait, il  périrait  sur-le-champ.  Je  voyais  bien  que 
vous  n'étiez  pas  une  de  ces  chenilles  de  la  liste  civile  ; 
mais  j'ai  tremblé  pour  vous,  quand  vous  avez  dit  que 
vous  étiez  officier  du  roi.  Vous  rappelez-vous  que  je 
vous  ai  marché  sur  le  pied?  —  Oui,  mais  j'ai  cru  que 
c'était  un  des  juges.  —  C'était  parbleu  bien  moi  ;  je 
croyais  que  vous  alliez  vous  fourrer  dans  le  haria,  et 
j'aurais  été  fâché  de  vous  voir  faire  mourir  ;  mais 
vous  vous  en  êtes  bieii  tiré  ;  j'en  suis  bien  aise,  parce 
que  j'aime  les  gens  qui  ne  boudent  pas.  »  Arrivés 
dans  la  rue  Saint-Benoit,  nous  montâmes  dans  un 
fiacre  qui  nous  porta  chez  moi.  Le  premier  mouve- 
ment de  mon  hôte,  de  mon  ami,  fut  en  me  voyant, 
d'offrir  son  portefeuille  à  mes  conducteurs  qui  le 
refusèrent,  et  qui  lui  dirent  en  propres  termes  : 
«  Nous  ne  faisons  pas  ce  métier  pour  de  l'argent. 
Voilà  votre  ami  ;  il  nous  a  promis  un  verre  d'eau-de- 
vie;  nous  le  boirons,  et  nous  retournerons  à  notre 
poste  ».  Ils  me  demandèrent  une  attestation  qui 
déclarât  qu'ils  m'avaient  conduit  chez  moi  sans  acci- 
dent. Je  la  leur  donnai,  en  les  priant  de  m'envoyer 
celle  que  mes  juges  m'avaient  promise,  ainsi  que  mes 
effets^  que  j'avais  laissés  à  l'Abbaye.  Je  fus  les 
accompagner  jusqu'à  la  rue  oii  je  les  embrassai  de 

*  D'après  la  réclamation  que  j'en  ai  faite  depuis,  MM.  Jourdeuil  et 
Leclerc,  administrateurs  au  département  de  surveillance,  ont  eu  la 
complaisance  de  me  promettre,  par  écrit,  un  ordre  nécessaire 
pour  la  remise  desdits  effets  ;  je  ne  l'ai  pas  encore  reçue,  non  plus 
que  mes  effets  ;  mais  je  dois  croire  que  je  ne  perds  rien  pour 
attendre.  (Note  composée  plusieurs  jours  après  le  manuscrit.) 


L  ABBAYE  241 

bon  cœur.  Le  lendemain,  un  des  commissaires  m'ap- 
porta le  certificat  dont  voici  la  copie  : 

Nous,  commissaires  nommés  par  le  peuple  pour 
faire  justice  des  traîtres  détenus  dans  la  prison  de 
l'Abbaye,  avons  fait  comparaître,  le  4  septembre,  le 
citoyen  Jourgniac  Saint-Méard,  ancien  officier  décoré, 
lequel  a  prouvé  que  les  accusations  portées  contre 
lui  étaient  fausses,  et  n'être  jamais  entré  dans  aucun 
complot  contre  les  patriotes;  nous  l'avons  fait  pro- 
clamer innocent  en  présence  du  peuple,  qui  a  applaudi 
à  la  liberté  que  nous  lui  avons  donnée.  En  foi  de  quoi 
nous  lui  avons  délivré  le  présent  certificat,  à  sa 
demande  :  nous  invitons  tous  les  citoyens  à  lui  porter 
aide  et  secours. 

Signé  :  Poir...  Ber... 

A  l'Abbaye,  l'an  IV  de  la  liberté,  et  le  premier  de  l'égalité. 

Après  quelques  heures  de  sommeil,  je  m'empressai 
de  remplir  les  devoirs  que  Tamitié  et  la  reconnais- 
sance m'imposaient.  Je  fis  imprimer  une  lettre  pai 
laquelle  je  fis  part  de  mon  heureuse  délivrance  à 
tous  ceux  que  je  savais  avoir  pris  quelque  part  à  mon 
malheur.  Je  fus  le  même  jour  me  promener  dans  un 
jardin  public;  je  vis  plusieurs  personnes  se  frotter  les 
yeux  pour  voir  si  c'était  bien  moi;  j'en  vis  d'autres 
reculer  d'effroi,  comme  si  elles  avaient  vu  un  spectre. 
Je  fus  embrassé,  même  de  ceux  que  je  ne  connais- 
sais pas;  enfin  ce  fut  un  jour  de  fête  pour  moi.  Mais 
ce  qu'on  m'a  dit  depuis,  ce  qu'on  m'a  écrit  et  ce  que 

16 


242  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

j'ai  lu  imprimé,  m'a  fait  calculer  combien  l'efTet  de 
mon  emprisonnement  pouvait  m'être  défavorable 
dans  l'esprit  de  ceux  qui  ne  me  connaissaient  pas,  et 
surtout  dans  un  moment  oii  Ton  croit,  oii  l'on  con- 
damne, où  Ton  exécute  si  précipitamment.  J'ai  cru 
qu'il  m'importait  de  produire  un  contre-effet.  J'ai  fait 
connaître  la  vérité. 

Le  récit  de  ses  aventures  aurait  laissé  de  Jourgniac  une 
bien  fausse  idée,  si  l'on  ne  devinait  pas  que,  dès  le  jour 
même,  il  se  mit  à  écrire  Ses  malheurs  :  il  avait  trouvé  un 
titre  admirable  :  Mon  agonie  de  trente-huit  heures.  Le 
13  septembre,  l'ouvrage  était  livré  à  l'impression,  et  quoi- 
que le  moment  fût  peu  favorable  au  lancement  d'un  vo- 
lume, il  fut  tiré,  dit-on,  et  vendu  à  200  000  exemplaires. 

Mais  la  leçon,  quoique  acceptée  allègrement,  avait 
porté  :  le  hardi  Gascon  renonça  aux  bons  mots  et  aux  petits 
vers  :  il  passa  vingt  ans  à  se  faire  oublier  :  il  plongea,  et, 
quand  il  reparut  sur  l'eau,  en  1814,  ce  fut  pour  s'impro- 
viser solliciteur. 

Son  procédé  était  toujours  le  même  :  il  rédigeait 
mémoire  sur  mémoire,  «  saluant  de  ses  acclamations  »  le 
retour  des  Bourbons  et  réclamant  le  grade  de  colonel 
«  qui  lui  était  dû  pour  vingt-quatre  années  de  services 
effectifs,  sous  Louis  XV  et  sous  Louis  XVI.  » 

Après  six  ans  —  six  ans  !  —  de  requêtes  soigneusement 
rédigées,  de  vantardises  sur  ses  anciennes  campagnes,  le 
gouvernement  allait  être  obligé  de  s'exécuter  et  de  récom- 
penser un  quémandeur  si  persistant,  lorsque  quelqu'un 
eut  l'idée  de  lui  demander,  comme  dernière  pièce  à  insérer 
dans  son  dossier,  la  preuve  de  son  incarcération  à 
l'Abbaye  —  son  plus  beau  titre  de  gloire...  Cette  preuve, 
Jourgniac  ne  l'a  pas  ;  Jourgniac  la  cherche  et  ne  peut  se 


L  ABBAYE  243 

la  procurer.  Conçoit-on  cette  raillerie  de  la  destinée  ? 
L'homme  quia  tiré  son  malheur  à  deux  cent  mille  exem- 
plaires, qui  a  pris  un  million  de  lecteurs  pour  confidents 
de  son  agonie,  est  mis  en  demeure  d'établir  qu'il  a  dit  la 
vérité,  et  il  ne  peut  y  parvenir  ?  Le  registre  de  Maillard 
existait  pourtant  et  son  nom  y  était  porté  ;  mais  il  ne 
peut  mettre  la  main  sur  ce  précieux  document.  Enfin  il  a 
ridée  —  sublime,  mais  maladroite,  —  de  sortir  la  copie 
légalisée  du  certificat  de  civisme  que  lui  ont  délivré  les 
juges  de  l'Abbaye  après  sa  libération  :  cette  fois,  il  faut 
bien  croire  Jourgniac...  mais  sa  cause  est  perdue  ;  est-il 
bien  urgent  d'accorder  un  brevet  d'officier  supérieur  dans 
l'armée  royale  à  un  homme  qui  a  obtenu  la  faveur  des 
sans-culottes  ? 

Et  voilà  comment  Jourgniac  ne  fut  jamais  promu  :  dans 
son  acrimonie  contre  le  gouvernement  des  Bourbons,  il 
en  arrivait  à  regretter  Maillard  :  «  Ah!  s'écriait-il,  nous 
avions,  sous  la  Terreur,  la  consolation  d'être  torturés, 
dépouillés  et  tués  par  des  patriotes  !...  » 

Et  il  pensait  sans  amertume,  même  avec  quelque  ten- 
dresse, à  «  ces  bons  messieurs  du  greffe  de  l'Abbaye  », 
qui,  eux,  du  moins,  lui  avaient  rendu  justice... 


III 
LE  COUVENT  DES  CARMES 


LE  COUVENT  DES  CARMES 


Ici,  pas  une  pierre  n'a  changé  de  place  :  quand  on 
pénètre  dans  ce  sombre  monastère  de  la  rue  de  Vaugirard 
que  hantent  de  si  terribles  fantômes,  on  retrouve  le  décor 
de  la  tuerie  intact  et  saisissant.  Voici  la  petite  porte  oii  se 
faisait  l'appel  des  victimes,  voici  le  couloir  par  lequel  on 
les  poussait  à  la  mort  ;  sur  ces  dalles  ont  trébuché  leurs 
pas.  Là  c'est  le  perron  du  massacre  ;  parmi  les  branches 
d'une  plante  grimpante,  cette  simple  inscription  :  hic  ceci- 
DERUNT  (ils  tombèrent  ici)  ;  à  cette  étroite  fenêtre  apparut, 
tout  à  coup,  derrière  la  grille,  la  face  pâle  de  Maillard, 
criant  à  ses  hommes  :  «  Attendez  !  ne  les  tuez  pas  si  vite, 
on  va  les  juger  !  »  Et  voilà  le  sombre  corridor  où  eut  lieu 
ce  simulacre  de  jugement. 

Dans  le  grand  jardin,  actuellement  réduit,  où  l'on  fit  la 
chasse  aux  soutanes,  se  trouvait,  au  fond  de  l'enclos,  une 
bâtisse  fort  simple  qui  servait  de  chapelle  ;  beaucoup 
moururent  là,  au  pied  d'une  statue  de  la  Vierge  qui  a  été 
conservée  :  c'est  là,  qu'après  l'incident,  on  réunit  les 
corps  ramassés  dans  les  allées  ^ 

*  Lorsque  le  percement  de  la  rue  de  Rennes  obligea  de  démolir 
cette  chapelle,  on  conserva  pieusement  les  fragments  de  dallage 
et  de  boiseries  qui  portaient  des  traces  de  sang  :  ces  fragments  onl 
trouvé  place  dans  la  crypte  de  l'église  des  Carmes  où  se  trouve 
aussi  un  modèle  en  réduction  de  la  chapelle  du  jardin. 


248  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Depuis  le  45  août,  on  entassait,  dans  le  couvent  des 
Garmes,  les  prêtres  réfractaires  arrêtés  dans  Paris  et  au* 
environs  :  comme  les  moines  n'avaient  point,  paraît-il,' 
encore  évacué  complètement  le  couvent,  on  logea  les, 
détenus  dans  l'église,  à  peu  près  semblable  alors  à  ce 
qu'elle  est  aujourd'hui.  Ils  campaient  là,  se  préparant  à 
la  déportation,  dont  ils  se  croyaient  menacés.  Au  1"  sep- 
tembre ils  étaient  au  nombre  de  cent  cinquante.  Trente-I 
trois  seulement  échappèrent  à  la  mort. 

Les  dépositions  que  nous  publions  ont  été  connues  pour 
la  première  fois  en  IBM  par  le  livre  de  l'abbé  Aimé  Guil- 
lon  :  Les  martyrs  de  la  Foi  pendant  la  Révolution  fran- 
çaise. De  ces  trois  relations  deux  sont  dues  à  des  prêtres 
qui  furent  portés  au  nombre  des  morts  sur  la  liste  des  vic- 
times, l'abbé  Saurin  et  l'abbé  Vialas.  La  première  qu'on 
va  lire  a  été  écrite  par  l'abbé  Berthelet,  l'un  des  seize 
qui  furent  officiellement  épargnés.  L'abbé  Berthelet  de 
Barbot  était  prêtre-chanoine  de  Chartres,  vicaire-général! 
du  diocèse  de  Mende;  il  est  mort  à  Paris  le  5  décembre1818.l 


RELATION  DE  L'ABBE  BERTHELET  DE  BARDOT 


J'appris  le  11  août  après-midi,  que  des  gardes 
nationaux  étaient  venus  chez  moi  pendant  mon 
absence  pour  me  conduire  à  ma  section,  celle  du 
Luxembourg,  Je  m'y  rendis  de  moi-même  et  m'a- 
dressai à  Legendre,  qui  la  présidait,  pour  savoir  ce 
qu'on  voulait  de  moi.  Il  me  fit  passer  dans  une  salle 
voisine  où  je  trouvai  trois  particuliers  qui  me  deman- 
dèrent si  j'étais  prêtre,  etc.  Sur  ma  réponse  affirma- 
tive, ils  m'envoyèrent  dans  une  autre  pièce  oii  je  fus 
bientôt  rejoint  par  M^'"  l'archevêque  d'Arles  ^  Nous  y 
restâmes  jusqu'à  neuf  heures  du  soir,  ignorant  ce 
qu'on  voulait  faire  de  nous.  Nous  fûmes  appelés,  alors, 
fouillés  et  réunis  à  soixante  autres  ecclésiastiques 
environ  et  conduits  avec  eux,  entourés  de  gardes,  par 
les  souterrains  du  grand  et  du  petit  séminaire,  dans 
l'église  des  Carmes. 

Là,  il  nous  fut  défendu  de  parler  :  un  garde  fut  mis 
à  côté  de  chacun  de  nous,  et  Tonnons  apporta,  pour 
toute  nourriture,  du  pain  et  de  l'eau.  C'est  ainsi  que 


*  Jean-Marie  Dulau,  archevêque  d'Arles,  né  dans  le  diocèse  de 
Périgueux  en  1738.  Il  avait  été  agent  général  du  clergé,  député  aux 
États  généraux  pour  la  sénéchaussée  d'Arles. 


250  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

nous  passâmes  la  première  nuit  ;  et  jusqu'au  cin- 
quième ou  sixième  jour  nous  couchâmes  sur  le  pavé 
de  Téglise.  11  fut  ensuitepermis  à  ceux  qui  en  avaient 
les  moyens,  de  se  procurer  des  lits  de  sangle  et  des 
paillasses.  Le  lendemain  du  jour  où  nous  avions  été 
enfermés  étant  un  dimanche,  nous  demandâmes  la 
permission  de  dire  ou  d'entendre  la  messe  ;  et  cette 
consolation  nous  fut  refusée,  non  seulement  ce  jour- 
là,  mais  encore  pendant  tout  le  temps  de  notre  déten- 
tion. Nous  évitâmes  avec  soin  de  donner  aucun  sujet 
de  plainte  contre  nous,  et  nous  rejetâmes  même  la 
proposition  qui  nous  fut  faite,  à  différentes  reprises, 
par  un  jeune  homme,  nommé  Vigouroux,  qui  portait 
l'habit  ecclésiastique  sans  être  attaché  à  cet  état,  de 
profiter  des  occasions  qu'on  semblait  nous  offrir  de 
prendre  la  fuite;  car  on  laissa  plusieurs  fois  des 
portes  ouvertes,  et  même  des  armes  à  notre  disposi- 
tion. Sans  examiner  si  c'était  ou  non  une  perfidie, 
n'écoutant  que  notre  conscience,  nous  craignîmes  de 
nous  rendre  coupables,  ou  de  compromettre  quelqu'un 
par  la  fuite  :  et  nous  continuâmes  à  rester  soumis  aux 
ordres  que  nous  avions  reçus.  Cependant  notre  prison 
se  peuplait  tous  les  jours  davantage  et,  comme  c'était 
la  nuit  principalement  qu'arrivaient  d'autres  prison- 
niers, nous  étions  fréquemment  troublés,  dans  notre 
sommeil,  par  les  propos  outrageants  et  le  cliquetis 
des  armes  des  gardes  qui  les  amenaient. 

Sur  la  fin  du  mois  d'août,  un  commissaire  vint 
faire  un  appel  général  des  prisonniers  et  l'on  demanda 
successivement  à  chacun  en  particulier  s'il  était 
prêtre,    ou   dans  les  ordres  sacrés.  On  écrivit  nos 


LE    COUVENT    DES    CARMES  2M 

réponses,  et  l'on  élargit  deux  prisonniers  qui  décla- 
rèrent n'être  pas  liés  aux  ordres.  On  retint  néanmoins 
parmi  nous  deux  laïques  :  M.  Duplain  de  Sainte- 
Albine,  et  M.  deValfons,  ancien  officier  au  régiment 
de  Champagne,  qui  déclara  être  catholique-romain, 
et  ne  pas  connaître  d'autre  motif  de  sa  détention. 
Quelques  jours  après  cette  visite,  nous  reçûmes  celle 
d'un  autre  commissaire  de  la  section,  qui  nous  parla 
à  chacun  en  particulier,  et  nous  demanda  nos  cou- 
teaux, nos  ciseaux  et  nos  canifs,  après  nous  avoir 
dit  quelques  mots  de  consolation.  Nous  voyions  fré- 
quemment aussi  M.  Manuel,  procureur  de  la  com- 
mune. Il  nous  dit  un  jour  que  l'on  avait  examiné 
nos  papiers;  que  l'on  n'avait  rien  trouvé  qui  pût  nous 
faire  paraître  coupables,  et  que  nous  serions  bientôt 
rendus  à  la  liberté.  Il  nous  revit,  le  30  août,  et  nous 
dit  que  les  Prussiens  étaient  en  Champagne;  que  le 
peuple  de  Paris  se  levait  en  masse,  et  envoyait  toute  sa 
jeunesse  pour  les  combattre  ;  que  l'on  ne  voulait  point 
laisser  d'ennemis  derrière  soi,  et  que  nous  devions, 
pour  notre  propre  sûreté,  et  pour  obéir  au  décret  de 
déportation,  nous  préparer  à  sortir  de  France.  Sur 
une  observation  de  l'un  de  nous,  il  répondit  que 
l'on  nous  accorderait  quelques  heures  pour  prendre, 
dans  nos  maisons,  les  choses  dont  nous  aurions  besoin 
pour  le  voyage;  et,  le  soir  même,  vers  minuit,  un 
commissaire,  accompagné  de  gendarmes,  nous  lut  le 
décret  sur  la  déportation,  et  le  laissa  affiché  dans  le 
sanctuaire.  Dès  le  lendemain,  nous  nous  hâtâmes  de 
recueillir  le  plus  d'argent  qu'il  nous  fût  possible, 
pour  des  voyages  dont  nous  ne  connaissions  ni  le  terme. 


252  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

ni  la  durée.  Nous  étions  alors  environ  cent  soixante 
prisonniers. 

(Dimanche,  2  septembre.) 

Quelques-uns  de  nous  avaient  été  visités  ce  jour-là 
par  des  parents  ou  des  amis  qui  leur  serraient  les 
mains,  et  se  contentaient  de  verser  des  larmes,  sans 
oser  exprimer  leurs  craintes.  Les  mouvements  pré- 
cipités des  gardes  qui  veillaient  sur  nous,  les  vocifé- 
rations qui,  des  rues  voisines,  parvenaient  jusqu'à 
nos  oreilles,  le  canon  d'alarme  que  nous  entendîmes 
tirer,  tout  était  fait  pour  nous  donner  de  l'inquiétude  ; 
mais  notre  confiance  en  Dieu  était  parfaite.  A  deux 
heures,  le  commissaire  du  comité  de  la  section  vint 
faire  précipitamment  un  appel  individuel  de  toutes 
nos  personnes,  et  nous  envoya  dans  le  jardin,  oii 
nous  descendîmes  par  un  escalier  à  une  seule  rampe, 
qui  touchait  presque  à  la  chapelle  de  la  Sainte-Vierge, 
comprise  dans  l'église  où  nous  étions  prisonniers. 
Nous  arrivâmes  dans  ce  jardin  au  travers  de  gardes 
nouveaux,  qui  étaient  sans  uniformes,  armés  de  piques 
et  coiffés  d'un  bonnet  rouge  :  le  commandant  seul 
avait  un  habit  de  garde  national.  A  peine  fûmes- 
nous  dans  ce  lieu  de  promenade,  sur  lequel  donnaient 
les  fenêtres  des  cellules  du  cloître,  que  des  gens 
placés  à  ces  fenêtres  nous  outragèrent  par  les  propos 
les  plus  infâmes  et  les  plus  sanguinaires.  Nous  nous 
retirâmes  au  fond  du  jardin,  entre  une  palissade  de 
charmilles  et  le  mur  qui  le  sépare  de  celui  des  dames 
religieuses  du  Cherche-Midi.  Plusieurs  d'entre  nous 
se  firent  un  refuge  d'un  petit  oratoire  placé  dans  un 


LE    COUVENT    DES    CARMES  253 

angle  du  jardin  ;  et  ils  s'étaient  mis  à  dire  leurs  prières 
de  vêpres,  lorsque  tout  à  coup  la  porte  du  jardin  fui 
ouverte  avec  fracas.  Nous  vîmes  alors  entrer  en  furieux 
sept  à  huit  jeunes  gens  dont  chacun  avait  une  cein- 
ture garnie  de  pistolets,  indépendamment  de  celui 
qu'il  tenait  de  la  main  gauche,  en  même  temps  que, 
de  la  droite,  il  brandissait  un  sabre.  Le  premier  ecclé- 
siastique, qu'ils  rencontrèrent  et  frappèrent  fut  M.  de 
Salins  qui,  profondément  occupé  d'une  lecture,  avait 
paru  ne  s'apercevoir  de  rien.  Ils  le  massacrèrent  à 
coups  de  sabre,  et  tuèrent  ensuite  ou  blessèrent  mor- 
tellement tous  ceux  qu'ils  abordaient,  sans  se  donner 
le  temps  de  leur  ôter  entièrement  la  vie,  tant  ils 
étaient  pressés  d'arriver  au  groupe  d'ecclésiastiques 
réfugiés  au  fond  du  jardin.  Ils  en  approchèrent  en 
criant  :  L'archevêque  d'Arles!  r Archevêque  d'Arles  ! 
Ce  saint  prélat  nous  disait  alors  ces  mots,  inspirés  par 
une  foi  vive  :  Remercions  Dieu,  messieurs,  de  ce  qu  il 
nous  appelle  à  sceller  de  notre  sang  la  Foi  que  nous 
professons  ;  demandons-lui  la  grâce  que  nous  ne  sau- 
rions obtenir  par  nos  propres  mérites,  celle  de  la  per- 
sévérance finale.  Alors  M.  Hébert,  supérieur-général 
de  la  Congrégation  des  Eudistes,  demanda,  pour  lui 
et  pour  nous,  d'être  jugés  :  on  lui  répondit  par  un 
coup  de  pistolet  qui  lui  cassa  une  épaule  ;  et  l'on 
ajouta  que  nous  étions  tous  des  scélérats,  en  criant 
derechef:  L'archevêque  d' Arles  !  T  archevêque  d^ Arles! 
[Déjà    les     assassins'    approchent    du    prélat    en 


*  Le  passage  entre  guillemets  n'est  pas  de  l'abbé  Berthelet.  Nous 
trouvons  ce  récit  dans  les  Martyrs  de  la  Foi,  par  l'abbé  Guillon. 
Tome  III,  p.  39. 


254  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

criant  de  plus  en  plus  :  «  L'archevêque  d'Arles  ! 
l'archevêque  d'Arles  î  »  Il  est  encore  à  genoux  au 
pied  de  l'autel;  mais  quand  il  s'entend  nommer,  il  se 
lève  pour  aller  s'offrir  aux  meurtriers;  les  prêtres  l'en- 
tourent pour  le  cacher  et  le  retenir.  «  Laissez-moi 
passer,  leur  dit-il,  si  mon  sang  peut  les  apaiser, 
qu'importe  que  je  meure  ?  Mon  devoir  n'est-il  pas 
d'épargner  vos  jours  aux  dépens  même  des  miens?  » 
Les  mains  croisées  sur  la  poitrine  et  les  yeux  fixés 
vers  le  ciel,  il  marche  gravement  vers  ceux  qui  le 
réclament  et  leur  dit,  comme  autrefois  le  Sauveur  à 
ceux  qui  venaient  pour  le  saisir.  «  Je  suis  celui  que 
vous  cherchez.  —  C'est  donc  toi,  s'écrient  ces 
furieux,  c'est  donc  toi,  vieux  coquin,  qui  es  l'arche- 
vêque d'Arles  ?  —  Oui,  Messieurs,  c'est  moi  qui  le 
suis.  —  Ah!  scélérat,  c'est  donc  toi  qui  as  fait  verser  le 
sang  de  tant  de  patriotes  dans  la  ville  d'Arles  ?  —  Je 
n'ai  jamais  fait  de  mal  à  personne.  —  Et  bien,  moi, 
répliqua  l'un  des  forcenés,  je  vais  t'en  faire.  »  Et,  à 
rinstant,  il  lui  assène  un  coup  de  sabre  sur  le  front. 
L'archevêque  ne  profère  aucune  plainte  ;  et  pres- 
qu'au  même  instant  sa  tête  est  frappée  par  derrière 
d'un  autre  coup  de  sabre  qui  lui  ouvre  le  crâne.  Il 
porte  sa  main  droite  pour  couvrir  ses  yeux,  et  elle 
est  abattue  à  l'instant  par  un  troisième  coup.  Un 
quatrième  le  fait  tomber  assis,  et  un  cinquième  le 
fait  tomber  par  terre  sans  connaissance.  Une  pique 
lui  est  enfoncée  dans  la  poitrine  avec  tant  de  violence 
que  le  fer  n'en  peut  être  retiré,  et  le  corps  du  saint 
prélat  est  foulé  aux  pieds  par  les  assassins.] 
Après  l'avoir  atrocement  assassiné,  les  sicaires  se 


LE  COUVENT  DES  CARMES  255 

tournant  vers  nous  qui  restions  immobiles  d'admi- 
ration sur  la  manière  dont  il  était  mort,  nous  frap- 
pèrent avec  leurs  sabres  et  leurs  piques,  je  reçus 
une  blessure  à  la  cuisse;  et  M.  l'évoque  de  Beauvais 
en  eut  une  cassée  d'un  coup  de  feu. 

En  ce  moment,  le  commandant  du  poste,  resté  à 
l'autre  extrémité  du  jardin,  nous  ordonna  de  rentrer 
dans  l'église  ;  et  nous  nous  acheminâmes,  avec 
plus  ou  moins  de  peine,  vers  l'escalier  par  lequel 
nous  en  étions  sortis  ;  mais  des  gendarmes  y  plon- 
geaient leurs  baïonnettes.  Nous  nous  amoncelions 
vers  cet  endroit  sans  pouvoir  passer;  les  hommes  à 
piques  vinrent  y  croiser  aussi  leurs  armes  d'une 
manière  effrayante;  nous  y  eussions  tous  été  tués  si 
par  des  prières  réitérées,  le  commandant  n'eût  enfin 
obtenu  que  ces  assassins  nous  laisseraient  entrer 
dans  l'église. 

Nous  nous  reîiidîmes  dans  le  sanctuaire;  et  auprès 
de  l'autel  où  nous  nous  donnâmes  l'absolution  les  uns 
aux  autres,  nojs  récitâmes  les  prières  des  mourants  et 
nous  nous  recommandâmes  à  la  bonté  intlnie  de  Dieu. 
Peu  d'instants  après  arrivèrent  les  assassins  pour 
nous  saisir  et  nous  entraîner  ;  le  commandant  du 
poste  leur  représenta  que  nous  n'étions  pas  jugés, 
et  que  nous  étions  encore  sous  la  protection  de  laloi. 
Ils  répondirent  que  nous  étions  tous  des  scélérats,  et 
que  nous  péririons.  En  effet,  ils  firent  descendre  les 
prisonniers  peu  à  peu  et  en  petit  nombre  dans  le 
jardin,  à  l'entrée  duquel  se  postèrent  les  égorgeurs. 

Ici  venaient  se  placer  certains  détails  que  l'abbé  Lapize 


2S6  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

de  la  Pannonie,  sauvé  pareillement  de  ce  massacre,  a 
fournis  à  M.  l'abbé  Barruel,  et  que  Tabbé  Berlhelet  a 
passé  sous  silence,  par  égard  sans  doute  pour  celui  qui 
avait  contribué  à  le  sauver  lui-même. 

Un  commissaire  de  la  section,  envoyé  avec  la 
mission  apparente  d'empêcher  le  massacre  des  prison- 
niers,—  ce  commissaire  se  nommait  Violette,  membre 
du  comité,  de  la  section  du  Luxembourg^  —  vint 
s'établir  avec  une  table  et  le  registre  cCécrou  de  la 
prison  des  Carmes^  auprès  de  la  porte  par  laquelle 
on  descendait  dans-  le  jardin.  Là,  il  appelle  et  fait 
venir  les  prêtres  devant  lui,  deux  par  deux,  pour 
constater  l'identité  de  leurs  personnes,  et  s'assurer 
qu'ils  persévèrent  dans  le  refus  du  serment  ;  il  les 
fait  passer  ensuite  dans  le  corridor  qui  aboutit  à 
l'escalier  par  lequel  on  descend  au  jardin  ;  ils  y  sont 
attendus  par  les  assassins,  qui  les  y  égorgent  aussitôt 
qu'ils  paraissent  et  font  entendre  à  chaque  fois  des 
hurlements  affreux,  entremêlés  du  cri  de  :  Vive  la 
nation. 

Dès  la  première  immolation  de  ce  genre,  annoncée 
de  cette  épouvantable  manière,  les  prêtres  qui  sont 
encore  dans  Téglise  ne  peuvent  plus  douter  du  sort 
qui  les  attend  au  même  lieu  ;  et  néanmoins  toujours 
en  prières  au  pied  de  l'autel,  il  n'en  paraissent  point 
troublés.  Ceux  qui  sont  appelés  à  leur  tour,  par  le 
commissaire,  se  lèvent  aussitôt,  les  uns  avec  la  séré- 
nité d'une  âme  pure  et  pleine  de  confiance  en  Dieu, 
les  autres  avec  un  empressement  très  marqué  d'aller 
donner  leur  vie  pour  Jésus-Christ.  L'un  vient  les 
yeux    baisses,   continuant   sa  prière,  qu'il   n'inter- 


Disposition  d'une  partie  des  locaux  du  couvent  des  carmes 


K,  Couloir. 

B,  Esralier  montant  au  premier  étage. 

C,  Eniiroil  où  s'installa  le  tribunal. 

D,  Sacristie. 

E,  Couloir  conduisant  à  la  crypte. 

F,  Eglise. 

G,  Chœur  de  l'église. 


H,  Cloitre. 

I,  Cour  du  cloitre  aujourd'hui  converte. 

J,  Perron  dit  «  du  ims>acre  o. 

La  lij.i)e  poinlillée  in(lii|ue  le  parcours 
imposé  aux  victimes  pour  se  rendre  de 
l'Ëglise  au  lieu  du  massacre. 


17 


258  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

rompt  que  pour  répondre  au  commissaire  ;  et  il  la 
reprend  tranquillement  ensuite,  en  se  rendant  à  l'es- 
calier de  la  mort;  il  prie  encore  lorsqu'il  tombe  sous 
le  fer  des  assassins.  Un  autre  son  bréviaire  ou  l'Ecri- 
ture Sainte  à  la  main,  marche  avec  ces  livres  de 
divines  promesses,  et  montre  par  son  visage  et  sa 
démarche,  qu'il  s'attend  à  les  voir  se  réaliser  quand 
il  recevra  le  coup  fatal.  Quelques-uns,  présentant 
aux  assassins  un  front  angélique  les  regardent  avec 
une  douce  charité,  dans  laquelle  on  ne  peut  mécon- 
naître une  touchante  compassion  pour  leur  frénésie 
et  leur  aveuglement.  C'est  avec  une  céleste  noblesse 
que  ces  héros  du  sacerdoce  reçoivent  le  coup  mortel 
qui  les  affranchit  des  persécutions  des  hommes  et  de 
la  corruption  de  la  terre.  Plusieurs  enfin,  en  quit- 
tant le  sanctuaire  pour  aller  comparaître  devant  le 
commissaire,  jettent  des  regards  de  prédestinés  sur 
la  croix  de  l'autel,  et  répètent  ces  paroles  de  Jésus- 
Christ  :  Mon  Dieu,  pardonnez-leur^  car  ils  ne  savent  ce 
qu'ils  font.  Ainsi  périrent  en  vrais  martyrs,  dans 
cet  endroit,  trois  illustres  prélats,  un  très  grand 
nombre  de  prêtres,  et  un  pieux  laïque.  Le  commis- 
saire lui-même  fut  touché  de  leur  saint  héroïsme. 
Deux  jours  après,  il  ne  pouvait  s'empêcher  de  dire  à 
ceux  des  prêtres  qu'il  avait  fait  soustraire  au  massacre 
et  qui  étaient  encore  détenus  au  comité  de  la  section  ! 
«  Je  m'y  perds  ;  je  n'y  connais  plus  rien  ;  et  tous 
ceux  qui  auraient  pu  le  voir  n'en  seraient  pas  moins 
étonnés  que  moi.  Vos  prêtres  allaient  à  la  mort  aveo 
la  même  joie  que  s'ils  fussent  allés  à  des  noces  »  ! 
Le  nombre  des  prisonniers   se  trouvant  réduit  à 


LE  COULOIR  DU  MASSACRE  AU  COUVENT  DES  CARMES 

Emplacement  du  Tribunal  du  2  septembre  1792  [État  achtcl). 


LE  COUVENT  DES  CARMES  259 

une  vingtaine,  on  nous  fit  lever  du  pied  de  l'autel, 
et  ranger  deux  à  deux  pour  prendre  la  place  de  ceux 
qui  venaient  d'être  tués.  Traversant  la  chapelle  de 
la  Sainte-Vierge  pour  descendre  à  mon  tour  par  le 
petit  escalier  au  bas  duquel  étaient  les  égorgeurs,  je 
fus  reconnu  par  quelques  voisins  de  mon  domicile 
qui  me  firent  réclamer  par  le  commissaire...  Il  dit 
ces  mots  aux  assassins  :  Frères  et  amis,  en  voilà  un 
que  ses  concitoyens  réclament;  dites,  s'il  vous  plaît, 
quil  soit  mis  à  part  pour  être  jugé.  Ils  répondirent  : 
Qu'on  le  mette  à  part.  Le  commandant  parvint  à 
faire  cacher  avec  moi,  sous  des  bancs,  six  autres  de 
mes  confrères.  Tout  le  reste  fut  massacré  et  dépouillé 
de  tout  vêtement  :  après  quoi  les  égorgeurs  se  reti- 
rèrent. 

Ce  ne  fut  qu'avec  des  peines  infinies,  et  au  milieu 
d'une  multitude  immense  de  femmes  et  d'hommes 
habillés  en  femmes  qui  demandaient  qu'on  nous 
livrât  à  leur  fureur,  que  nos  gardes,  parvinrent  à  nous 
conduire  à  l'église  de  Saint-Sulpice  où  la  section 
était  assemblée. 

Là,  après  avoir  rendu  compte  de  l'inutilité  de  sa 
mission,  le  commissaire  nous  présenta  au  bureau, 
et  demanda  que  la  section  disposât  de  nous,  suivant 
sa  sagesse.  Aussitôt  un  homme  se  leva,  et  opina 
pour  qu'on  nous  livrât  sur-le-champ  au  peuple  qui 
nous  attendait,  disait-il,  pour  nous  égorger  au  pied 
de  l'escalier  de  l'église.  Cette  demande  fut  appuyée, 
mais  rejetée  aussitôt  par  une  réclamation  presque 
universelle.  M.  Leclerc,  médecin,  fut  d'avis  que  l'on 
nous  séparât,  que  l'on   nous  donnât  à  chacun  deux 


260  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

gardes,  et  que  la  section  nommât  des  commissaires 
pour  nous  interroger.  Cette  motion  fut  adoptée.  L'objet 
de  M.  Leclerc,  en  gagnant  du  temps,  était  de  se 
rendre  maître  avec  ceux  qui  pensaient  comme  lui, 
des  délibérations  de  la  section,  et  par  là  de  nous 
sauver. 

A  minuit,  les  commissaires  s'ajournèrent  au  lende- 
main matin,  et  l'on  nous  conduisit  dans  une  salle  du 
séminaire,  dont  on  avait  fait  une  prison  ;  nous  y  étions 
depuis  une  heure,  lorsqu'un  des  égorgeiirs  vint  se 
plaindre  à  haute  voix,  tant  en  son  nom  qu'en  celui 
de  ses  camarades,  qu'on  les  avait  trompés,  qu'on 
leur  avait  promis  trois  louis,  et  qu'on  ne  voulait 
leur  en  donner  qu'un  seul.  Le  commissaire  répondit 
qu'ils  avaient  encore,  dans  les  prisons  de  Saint-Firmin, 
de  la  Conciergerie,  et  d'autres,  de  l'ouvrage  pour 
deux  jours,  ce  qui  ferait  les  trois  louis  promis  ;  que 
d'ailleurs,  on  s'était  engagé  à  donner  nos  dépouilles  ; 
et  que  croyant  devoir  être  déportés  nous  nous  étions 
presque  tous  fait  habiller  de  neuf. 

Végorgeur  répliqua  que  ne  sachant  pas  qu'ils 
auraient  nos  habits,  ils  tailladaient  les  prisonniers  à 
coups  de  sabre  ;  que  dans  cet  état  des  choses,  les 
fossoyeurs  ne  voulaient  donner  des  dépouilles  que 
quatre  cents  francs  ;  qu'au  surplus  il  allait  vérifier 
avec  le  commissaire  si  les  prisonniers  qui  avaient 
été  réservés,  étaient  ou  non  habillés  de  neuf;  et  il 
entra  aussitôt  avec  le  commissaire  dans  la  salle  où 
nous  étions.  Heureusement  nos  habits  examinés  de 
près  se  trouvèrent  usés,  et  les  deux  hommes  sorti- 
rent ensemble. 


LE    COUVENT    DES    CARMES  261 

11  m'est  impossible,  encore  en  ce  moment,  de 
penser  sans  frémir  à  cette  appréciation  de  ce  que 
nous  pouvions  valoir  d'après  nos  vêtements,  faite 
au  milieu  de  la  nuit,  après  ce  que  nous  avions  vu,  et 
ce  que  nous  devions  craindre  encore. 

Le  lendemain,  nous  fûmes  interrogés  chacun  en 
particulier,  par  trois  commissaires.  Le  choix  en 
général  avait  été  bien  fait  ;  et  nous  ne  tardâmes  pas 
à  nous  apercevoir  du  désir  de  ces  messieurs  de  nous 
arracher  à  la  fureur  des  assassins.  Nos  amis  emplo- 
yèrent la  matinée  à  chercher  des  citoyens  qui 
voulussent  répondre  de  nous  et  ils  en  trouvèrent. 
L'après-midi,  l'on  nous  conduisit  à  la  section  où 
les  procès-verbaux  des  interrogatoires  ayant  été 
lus,  elle  prononça  la  mise  en  liberté  de  chacun  de 
nous. 

Cependant,  on  vint  avertir  le  commandant  qui 
nous  avait  gardés  la  veille  dans  la  prison  des  Carmes 
que  des  gens  apostés  nous  attendaient  au  bas  de 
l'escalier  de  l'église  pour  nous  assassiner,  lorsque 
nous  sortirions.  Comme  j'avais  entendu  cet  avertis- 
sement, le  commandant,  homme  plein  d'énergie  et 
de  bonne  volonté,  nous  dit  à  l'oreille  :  «  Soyez  tran- 
quilles on  a  pourvu  à  votre  sûreté.  »  En  effet,  quand 
nous  nous  levâmes  pour  nous  retirer,  aussitôt  se 
levèrent  avec  nous  un  grand  nombre  de  gardes  natio- 
naux qui  le  sabre  à  la  main,  nous  placèrent  au  milieu 
d'eux  et  nous  conduisirent  ainsi  dans  la  communauté 
des  prêtres  de  Saint-Sulpice,  où,  nous  ayant  demandé 
nos  différents  domiciles,  ils  se  divisèrent  en  petites 
troupes,  nous  accompagnèrent  pendant  la  nuit,  chacun 


262  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

dans  nos  maisons,  et  nous  recommandèrent  de  ne 
pas  sortir  de  quelques  jours. 

Telles  sont  les  principales  circonstances  de  ce  qui 
s'est  passé  par  rapport  à  mes  confrères  et  à  moi, 
dans  les  journées  du  2  et  3  septembre.  Aucun  d'eux 
n'a  poussé  un  cri  de  douleur,  n'a  formé  une  plainte  : 
tous  sont  morts  avec  sérénité,  et  dans  l'espérance 
d'une  meilleure  vie.  Quant  à  moi,  qui  n'ai  pas  été 
jui^é  digne  de  les  accompagner,  je  proteste  que  dans 
tout  ce  que  je  viens  d'écrire,  il  n'est  entré  aucun 
sentiment  de  vengeance,  ni  même  d'amertume. 


L'ABBÉ  JEROME  NOËL  VIALAR 


C'est  par  erreur  qu'on  l'a  inscrit  parmi  les  morts  : 
il  s'évada,  et  passa  chez  Tétranger.  Voici  les  détails 
curieux  qu'il  nous  a  fournis  lui-même  sur  son  empri- 
sonnement et  son  évasion.  Secrétaire  particulier  de 
l'archevêque  dAlbi  qui  était  député  aux  Etats  géné- 
raux, il  était  venu  avec  lui  à  Paris  en  1789.  Le  mardi 
28  août  1792,  demeurant  dans  la  rue  du  Cherche- 
Midi^  il  traversait,  vêtu  en  laïque,  la  rue  de  Vaiigi- 
rard,  pour  aller  disparaître  en  quelque  sorte  dans  le 
vaste  jardin  du  Luxembourg,  lorsqu'il  fut  rencontré 
par  un  piquet  de  gardes  nationales  dont  un  individu 
le  reconnut  pour  avoir  logé  en  qualité  de  prêtre  dans 
un  hôtel  garni,  voisin  de  son  domicile.  «  C'est  un 
calotin  »,  s'écrie-t-il,  et  donne  ainsi  le  signal  de 
l'arrêter,  lui  demandant  à  l'instant  même  s'il  a  prêté 
le  serment.  «  Je  n'étais  pas  fonctionnaire  public, 
répond  l'abbé  Vialar;  la  loi  de  ce  serment  ne  me 
regardait  point.  »  Sur  cette  réponse,  on  le  mène  au 
comité  de  la  section  du  Luxembourg ,  dont  le  président 
qu'on  lui  dit  être  ce  jour-là  un  marchand  de  vin,  lui 
ht  la  même  question  ;  et  il  répondit  de  la  même 
manière.   Le  président  insista  en  lui  disant  :  «   Si 


264  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

VOUS  aviez  été  soumis  au  serment,  l'auriez-vous 
prêté  »  ?  Blessé  par  l'inconséquence  persécutrice  du 
président,  l'abbé  Vialar  répliqua  :  «  La  loi  n'examine 
jamais  ce  qu'on  aurait  fait,  ou,  ce  qu'on  aurait  pas 
fait,  dans  telle  ou  telle  circonstance  hypothétique; 
mais  ce  qu'on  a  fait  ou  ce  qu'on  a  manqué  de  faire 
en  contravention  à  la  loi  dans  un  cas  réel.  »  C'en  était 
assez  pour  le  président;  il  reprit  aussitôt  :  «Qu'on 
le  conduise  aux  Cannes  ;  et  là,  il  sera  traité  comme 
doit  l'être  tout  -prêtre  qui  na  pas  fait  le  serment.  » 
l'abbé  Vialar  fut  sur-le-champ  mené  dans  ce  lieu  de 
détention.  Pour  tout  ce  qui  s'y  passait,  le  récit  de 
l'abbé  Vialar  confirme  les  autres  relations,  en  ajoutant 
cependant  que  toutes  les  fois  que  les  prêtres  sortaient 
de  l'église  pour  se  promener  dans  le  jardin,  et  qu'ils 
rentraient  ensuite  dans  l'église  on  en  faisait  un  appel 
général  pour  être  bien  sûr  qu'il  n'était  échappé  aucune 
victime.  L'abbé  Vialar  se  trouvait  au  fond  du  jardin, 
à  gauche ,  lorsque  les  assassins  y  entrèrent  en 
renversant  d'un  coup  de  sabre  le  premier  prêtre 
qu'ils  rencontrèrent.  Son  premier  mouvement  fut  de 
tomber  à  genoux  au  pied  du  mur,  et  d'offrir  à  Dieu  le 
sacrifice  de  sa  vie.  Un  moment  après  il  se  relève; 
et  jugeant  que  ce  mur  n'était  pas  impossible  à  fran- 
chir, il  l'escalade  vers  1*  milieu  de  sa  longueur  en 
invitant  l'évêque  de  Saintes  qui  passait  près  de  lui, 
à  l'imiter.  Ce  prélat  à  qui  ses  forces  le  permettaient, 
se  contenta  de  répondre  :  «  Et  mon  frère?...  »  Après 
avoir  franchi  cette  muraille,  l'abbé  Vialar  se  trouve 
dans  une  espèce  de  cour  close  de  l'autre  côté  par  un 
mur  plus  élevé  que  le  premier,  et  dans  laquelle  était 


LE  COUVENT  DES  CARMES  265 

un  réduit  situé  sous  l'oratoire  du  jardin  des  Carmes. 
Il  s'y  tapit;  et  de  là,  il  entend  les  gémissements  des 
victimes,  les  hurlements  des  assassins.  Son  âme  en 
est  troublée  :  il  sort  de  ce  réduit,  erre  dans  la  cour 
sans  savoir  où  il  va.  Apercevant  un  bout  de  solive 
fixée  dans  le  grand  mur,  un  peu  au-dessus  de  la  hau- 
teur de  son  bras  tendu,  il  s'élance,  la  saisit,  s'en  fait 
un  échelon  au  moyen  duquel  il  atteint  le  sommet  du 
mur,  et  saute  au  delà.  Un  hôtel  fermé  de  ce  côté  par 
une  grille,  s'offre  à  ses  yeux,  il  escalade  la  grille  : 
monte  au  hasard  dans  une  maison  qu'il  trouve  inha- 
bitée et  démeublée  Parvenu  comme  égaré  au  plus 
haut  des  étages,  et  voyant  dans  une  chambre  ouverte 
un  matelas  sur  Je  plancher,  il  y  tombe  accablé  de 
lassitude,  et  y  dort  pendant  deux  ou  trois  heures.  La 
nuit  arrivait  quand  il  s'éveilla  ;  et  entendant  alors 
parler  vers  la  porte  cochère  de  la  maison,  il  descend, 
rencontre  une  femme  à  laquelle  il  raconte  son  aven- 
ture, se  fait  ouvrir,  et  va  se  réfugier  dans  la  ville, 
loin  de  sa  demeure  ancienne.  Restant  comme  stupéfié 
dans  la  nouvelle,  il  y  séjourna  deux  mois,  après  les- 
quels, voyant  que  la  persécution  augmentait  de  jour 
en  jour,  il  s'enfuit  vers  Senlis.  Sur  la  route,  il  ren- 
contra, non  sans  élonnement,  l'abbé  de  Rochemure 
qui  avait  été  son  compagnon  de  captivité,  et  qui 
retournait  sans  défiance  à  Paris  pour  y  chercher 
quelques  effets  de  peu  de  valeur  qu'il  avait  laissés  aux 
Carmes.  La  stature  de  cet  ecclésiastique,  frère  du 
chanoine  de  Rochemure,  grand  vicaire  de  Senlis,  qui 
y  résidait  encore  alors,  avait  contribué  à  son  salut. 
Vialar  s'étant  arrêté  à  Senlis,  y  vit  naître  un  danger 


266  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

qui  ne  lui  permettait  plus  d'y  rester.  Il  craignit  d'y 
être  compris  dans  un  recrutement  de  trois  cent  mille 
hommes,  ordonné  par  la  Convention  ;  et  il  revint  à 
Paris,  où  il  chercha  vainement  à  se  procurer  un 
passeport  pour  sortir  do  France.  Ne  pouvant  l'obtenir, 
et  inspiré  par  la  crainte,  il  se  déguisa  en  marchand 
colporteur,  prit  une  pacotille  sur  son  dos,  traversa  la 
France,  et  arriva  en  Suisse,  d'où  vers  la  fin  de  1793, 
il  se  rendit  à  Rome.  Lors  de  l'invasion  des  Etats 
Romains  par  l'armée  française,  en  1798,  il  partit  pour 
la  Russie,  où  il  devint  chapelain  de  l'ambassadeur  de 
Naples,  près  la  cour  de  Saint-Pétersbourg.  Revenu 
en  France  au  printemps  de  1819,  il  en  est  reparti  vers 
la  fin  de  juillet  suivant,  pour  aller  reprendre  ses 
fonctions  de  chapelain. 


ÉVASION  DE  L'ABBÉ  SAURIN 


L'abbé  Saurin  de  Marseille,  ex  jésuite,  n'a  point 
péri,  aux  Carmes.  Après  son  évasion,  il  put  sortir 
de  France,  et  se  rendit  à  Rome.  Les  particularités  de 
sa  délivrance  qu'il  y  raconta  à  MM.  Vialar  et  d'Auri- 
beau,  de  qui  nous  les  avons  apprises,  méritent  d'être 
rapportées.  Ce  respectable  prêtre  attendait,  dans  une 
chapelle  de  l'église  des  Carmes,  que  son  tour  d'être 
massacré  fût  venu.  Il  entend  un  des  assassins,  qui 
passait  près  de  lui,  parler  avec  l'accent  provençal,  et 
s'en  approche,  en  lui  disant  :  «  Mon  ami,  vous  êtes 
de  la  Provence?  —  Oui,  répond  celui-ci;  et  je  suis 
de  Marseille.  —  Et  moi  aussi;  je  suis  de  la  môme 
ville.  — Comment  vous  nommez-vous?  — Saurin.  — 
Oh  !  votre  frère  est  mon  parent  !  —  Eh  bien,  puisque 
nous  avons  des  rapports  de  famille,  vous  devriez  bien 
me  tirer  d'ici,  car  vous  savez  qu'on  ne  peut  me 
reprocher  que  ma  qualité  de  prêtre.  »  Le  Marseillais 
à  l'instant  interpelle  ses  compagnons,  et  leur  dit  : 
«  Citoyens,  cet  homme  est  mon  parent,  et,  en  cette 
qualité,  il  ne  doit  périr  que  par  le  glaive  de  la  loi.  » 
—  Bah  !  répliquent-ils,  ce  prêtre  est  coupable  comme 
les  autres,  et  doit  périr  avec  eux.  —  Non,  non;  il  n'en 


268  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

sera  pas  ainsi;  et  quand  je  vous  demande  une  excep- 
tion, c'est  que  j'ai  des  droits  pour  l'obtenir.  Sachez, 
continua-t-il,  non  sans  quelque  supercherie,  sachez, 
que  je  me  suis  trouvé  à  la  prise  de  la  Bastille,  aux  jour- 
nées des  5  et  6  octobre,  à  Versailles,  à  celle  du  21  juin 
aux  Tuileries,  et  à  la  dernière  affaire,  celle  du  10  août  ; 
voilà  ajouta-t-il  en  découvrant  sa  poitrine,  voilà  les 
blessures  que  j'y  ai  reçues.  »  L'abbé  Saurin  a  assuré 
qu'il  n'y  aperçut  pas  la  plus  petite  égratignure.  Le 
stratagème  n'en  eut  pas  moins  de  succès  ;  et  il  fut 
décidé  que  le  Marseillais  conduirait  ce  prêtre  à  la 
section  pour  y  être  jugé.  Quand  l'un  et  l'autre  furent 
dans  la  rue  voisine  (  rue  Cassette),  le  libérateur 
demanda  à  l'abbé  Saurin  la  redingote  neuve  dont  il 
était  revêtu  et  lui  donna  en  échange  son  habit  de 
garde  national,  qui  était  fort  usé,  pour  lui  servir  de 
sauvegarde.  Gomme  il  demandait,  en  outre,  quelque 
argent  pour  prix  du  service  qu'il  venait  de  lui  rendre, 
celui-ci  le  gratifia  d'un  assignat  de  deux  cents  livres, 
et  ils  se  séparèrent.  Quand  l'abbé  Saurin  racontait 
ces  particularités,  à  Rome,  il  paraissait  âgé  d'environ 
soixante  ans.  Il  avait  recueilli  avec  beaucoup  de  soin 
des  notices  intéressantes  sur  les  captifs  de  l'église 
des  Carmes,  et  chaque  article  était  apostille  de  notes 
marginales  infiniment  précieuses.  Son  manuscrit, 
qu'il  communiqua  aux  mêmes  ecclésiastiques  a  été 
rapporté  par  lui-même  en  Francelorsqu'ilyestrevenu; 
et  tout  en  regrettant  de  n'avoir  su  où  le  trouver,  nous 
désirons  bien  ardemment  qu'il  tombe  en  des  mains 
capables  de  le  faire  servir  à  la  plus  grande  édifi- 
cation des  fidèles. 


EXHUMATION  DES  RESTES  DES  VICTIMES 

MAI    1867 


Avant  le  prolongement  de  la  rue  de  Rennes,  décrété  en 
1866,  on  pénétrait,  de  la  rue  d'Assas,  dans  le  jardin  des 
Carmes,  en  descendant  un  perron  de  quelques  marches 
et  en  suivant  un  passage  en  pente  douce  qui  longeait  cette 
chapelle  delà  Vierge  où  étaient  morts,  en  1792,  nombre 
de  prêtres  et  qu'on  appelait  la  Chapelle  des  Martyrs.  Un 
puits  qui  se  trouvait  dans  ce  couloir  passait  pour  avoir 
reçu  la  dépouille  des  victimes  de  septembre  :  il  était 
depuis  lors  l'objet  de  la  vénération  des  visiteurs  ;  on 
l'avait  surmonté  d'une  croix  de  bois  et  l'on  y  déposait  des 
couronnes. 

Gomme  le  tracé  de  la  nouvelle  voie  entamait  le  jardin 
du  couvent,  et  nécessitait  la  démolition  de  la  chapelle  et 
du  puits,  on  voulut  sauver  de  la  profanation  les  ossements 
des  prêtres  septetnbrisés,  et  l'on  entreprit  des  fouilles.  Le 
puits  fut  ouvert  le  20  mai  1867  :  on  n'y  trouva  absolument 
que  des  os  de  bœuf,  de  veau,  de  mouton  et  de  poulet  et, 
pensant  que,  suivant  une  tradition  très  vraisemblable,  les 
corps  avaient  été  portés,  dès  le  4  septembre  1792,  au 
cimetière  de  Vaugirard,  on  arrêta  les  fouilles,  pour  les 
reprendre,  il  est  vrai,  quelques  jours  plus  tard,  en  un 
autre  endroit  du  jardin.  Cette  nouvelle  recherche  donna 
les  résultats  que  l'on  va  lire  :  ces  détails  sont  extraits  du 


270  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

rapport  déposé  à  l'Archevêché  en  1867  par  les  architectes 
chargés  du  travail,  rapport  dont  le  texte  intégral  a  été 
publié  dans  le  Bulletin  du  Comité  (ï histoire  et  d'archéo- 
logie du  diocèse  de  Paris,  octobre  1883. 

Les  fouilles   pratiquées  dans  les  parages  du 

passage  communiquant  à  la  rue  d'Assas  n'ayant  donné 
aucun  résultat,  nous  avons  consulté  le  plan  d'experl 
annexé  à  l'acte  de  vente  des  biens  domaniaux.  Ce  plan 
mentionne  un  puits  dont  on  ne  voyait  plus  de  traces. 
D'après  les  cotes  de  repère,  ce  puits  devait  se  trouver 
contig'u  an  bassin  rectangulaire  existant  encore 
aujourd'hui. 

Le  23  mai,  une  fouille  en  recherche  fut  opérée  et 
mit  à  découvert  le  parement  extérieur  d'un  mur;  une 
brèche  pratiquée  laissa  voir  l'intérieur  du  puits  ;  il 
était  comblé  et  voûté;  la  voûte  était  recouverte  d'une 
couche  de  terre  végétale  de  quarante  centimètres 
d'épaisseur  elle  fut  enlevée  et  la  voûte  démolie. 

Le  puits,  de  1™,80  de  diamètre,  était  remblayé  jus- 
qu'à 1"",  80  en  contrebas  de  la  naissance  de  la  voûte, 
dont  l'arc  avait  quarante  centimètres  de  flèche.  Le 
bassin  rectangulaire  se  vidangeait  dans  le  puits  par 
un  tuyau  en  plomb  de  dix  centimètres  de  dia- 
mètre venant  y  aboutir  à  l'°,50  en  contrebas  du 
sol. 

Le  24  mai,  un  tourniquet  fut  disposé  au-dessus  du 
puits  pour  opérer,  à  l'aide  d'un  seau,  l'extraction  du 
remblai. 

Une  couche  de  terre  végétale  pure  fut  d'abord  reti- 
uée;  elle  laissa  voir  les  premiers  ossements,  couchés 


LE    COUVENT    DES    CARMES  271 

sur  un  lit  de  chaux  de  vingt  centimètres  d'épaisseur 
et  occupant  dans  le  puits  une  zone  de  trente  centimè- 
tres d'épaisseur  moyenne. 

Au-dessus  du  lit  de  chaux,  dans  une  hauteur  de 
deux  mètres  à  peu  près,  le  puits  était  garni  d'osse- 
ments gisant  dans  une  substance  brune  de  consis- 
tance gélatineuse,  d'odeur  graisseuse  et  douceâtre, 
mais  sans  fétidité.  Plusieurs  crânes  retirés  étaient 
sciés  horizontalement. 

Le  25  mai,  à  la  fin  de  la  journée,  toute  cette  zone 
était  sortie  du  puits. 

Les  os  ont  été  chargés  à  la  main,  montés  et  dis- 
posés sur  le  sol  à  la  main  ;  le  reste  était  chargé  à  la 
pelle  et  déposé  par  terre  dans  un  ordre  déterminé. 
afin  de  rendre  plus  faciles  les  recherches  ultérieures 
et  le  classement  des  éléments  en  grand  nombre  con- 
tenus dans  les  substances  extraites. 

Le  but  étant  d'arriver  dans  le  plus  bref  délai  à  vider 
entièrement  le  puits,  on  ne  sortait  immédiatement 
que  les  ossements  et  les  objets  qui,  par  leur  forme  ou 
leur  volume,  s'accusaient  d'eux-mêmes;  au  fureta 
mesure,  les  ossements,  mis  dans  des  boîtes  faites 
exprès,  et  accompagnés  par  nous,  étaient  transportés 
dans  l'ancienne  cellule  de  M™"  de  Soyecourt  et  remis 
à  l'examen.  Nous  ne  saurions  trop  remercier  ici 
MM.  les  professeurs  des  hautes  études  qui,  pendant 
les  premiers  instants,  alors  que  l'établissement  d'un 
service  de  clôture  nous  a  forcés  de  quitter  la  surveil- 
lance pendant  quelques  heures,  sont  venus  sponta- 
nément nous  remplacer  près  du  puits. 

Le  26  mai,  une  épaisseur  de  1™,30  a  été  enlevée  ; 


272  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

elle  se  composait  de  débris  de  toutes  sortes,  dont 
nous  donnerons  plus  loin  la  momenclature. 

Le  27  mai,  nous  avons  rencontré  une  couche  de 
fumier  presque  pur,  occupant  une  hauteur  de  qua- 
rante centimètres,  au-dessous  de  laquelle  l'eau  a  com- 
mencé à  entraver  le  travail. 

Enfin  au  delà  du  fumier  et  jusqu'au  fond  du  puits, 
c'est-à-dire  dans  une  hauteur  de  3"", 80,  le  remblai  se 
composait  de  terre  végétale  ;  les  dernières  couches 
contenaient  des  moellons  en  assez  grand  nombre. 

L'extraction  de  cette  dernière  zone  a  été  laborieuse; 
les  sources  sont  fort  abondantes  et  l'eau  gagnait  à 
chaque  instant  les  puisatiers.  Une  première  pompe 
d'épuisement  qui  a  fait  convenablement  le  service 
jusqu'au  30  mai  s'est  trouvée  insuffisante.  Nous  avons 
dû  la  remplacer  par  une  pompe  d'un  plus  fort  débit 
et  organiser  le  service  de  nuit,  sans  lequel  il  eût  fallu 
consacrer  chaque  matin  quatre  heures  à  vider  l'eau 
accumulée  pendant  la  nuit. 

Le  8  juin,  à  six  heures  du  matin,  le  puits  était 
vide  :  mais  il  restait  encore  à  visiter  soigneusement 
les  terres  qui  en  provenaient,  pour  en  extraire  les  osse- 
ments et  les  objets  divers  qui  pouvaient  s'y  rencontrer. 

Les  terres  présentaient  un  cube  de  vingt  mètres 
environ  ;  la  tâche  était  énorme,  nous  avons  dû  choisir 
des  aides.  MM.  Noël  Bion,  Louis  Liberge,  René 
Ménard,  Eugène  Homberg,  François  Baugouïn, 
Prosper  Keller  et  Jean  Keller  ont  bien  voulu  répondre 
à  notre  appel;  ils  ont  travaillé  près  de  nous,  sans 
relâche,  avec  tout  le  dévouement  que  nous  nous 
attendions  à  rencontrer  en  eux. 


LE  COUVENT  DES  CARMES  273 

M.  Noël  Bion  a  dirigé  les  recherches  pendant  la 
journée  du  13  juin. 

Cette  seconde  partie  du  travail,  commencée  le  8 
juin  à  midi,  n'a  été  terminée,  pour  la  partie  des 
terres  contenant  des  ossements,  que  le  22  juin  à  six 
heures  du  soir. 

Nous  avons  retrouvé  dans  la  terre  tous  les  osse- 
ments de  petit  volume,  ainsi  qu'un  grand  nombre 
de  fragments  de  différentes  espèces  que  nous  avons 
classés  d'après  la  place  qu'ils  occupaient  dans  le 
puits  :  ainsi  le  remblai  de  terre  végétale  de  la  partie 
du  fond  contenait,  à  l'état  de  débris  uniformément 
répartis,  des  cloches  de  maraîchers,  un  balai,  des 
verres  et  des  bouteilles,  un  baril  et  deux  tonneaux, 
de  la  faïence  artistique,  de  la  vaisselle  très  commune, 
une  faïence  blanche,  des  vases  en  terre  vernie  de  dif- 
férentes couleurs,  des  os  d'animaux,  os  de  gigot,  etc., 
des  vases  de  nuit,  des  pépins  de  citrouilles  et  de 
melons,  des  noyaux  de  pêches  et  de  prunes,  des 
amandes  vertes,  des  morceaux  de  tentures,  des  gonds, 
des  cercles  de  barriques,  des  carreaux  de  marbre, 
d'ardoise  et  de  terre  cuite,  des  écailles  d'huîtres,  etc. 

La  zone  du  fumier  ne  contenait  guère,  comme 
substances  étrangères,  que  des  fragments  de  cloches 
de  verre  et  des  faïences. 

L'espace  compris  entre  le  fumier  et  les  corps  ren- 
fermait dans  un  remblai  de  sable  et  de  cailloux, 
d'abord  une  tête  d'arbre  cassée  formant  un  rameau 
dont  le  bois  a  un  mètre  de  hauteur,  puis  de  la  vais- 
saille  grossière,  vernie  intérieurement  en  blanc  et 
extérieurement  en   brun,    à    la  marque   des   Pères 

18 


274  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Carmes  ;  quelques  assiettes  portent,  dans  un  cercle 
bleu,  l'inscription  :  CARMES  DEGH.,  d'autres,  sim- 
plement les  initiales  C.  D.  Une  seule  porte  le  Mont- 
Carmel  surmonté  d'une  croix  flanquée  de  deux  étoiles, 
avec  une  étoile  dans  la  montagne.  Des  os  de  bœuf, 
de  mouton  et  de  poulet  se  trouvaient  groupés  en 
assez  grand  nombre,  avec  des  cloches  de  marais,  des 
vases  de  nuit  et  des  vases  à  fleurs  à  anses  torses  en 
faïence  bleue  et  blanche,  puis  des  faïences  artisti- 
ques, un  peigne,  des  porcelaines  fines  et  de  la  cris- 
tallerie, des  épongés,  des  lampions  et  des  écailles 
d'huîtres,  des  pots  à  confitures,  des  pots  de  pharmacie, 
des  bouteilles,  une  cuillère,  une  fourchette,  un  fer  à 
friser,  un  couteau  dont  la  lame  rongée  par  l'oxyda- 
tion n'a  plus  que  seize  centimètres  de  longueur  sur 
quatre  centimètres  de  largeur;  il  est  encore  muni  de 
sa  douille. 

Enfin  cette  série  se  trouve  complétée  par  des  gonds, 
un  disque  en  fer,  des  pentures  et  des  clous,  des  ver- 
rous, des  manches  de  pelles  et  deux  bêches  très  oxy- 
dées et  couvertes  de  fortes  agglomérations,  compo- 
sées de  débris  divers  rassemblés  dans  une  masse  qui 
nous  paraît  être  en  partie  du  sang  coagulé. 

Au  delà  de  cette  couche,  parmi  les  corps  ensevelis 
dans  le  sable  et  les  cailloux,  nous  avons  retrouvé  les 
cloches  de  marais  et  les  débris  de  faïences. 

Nous  évaluons  à  330  le  nombre  des  cloches  répar- 
ties dans  le  puits.  Ainsi  que  les  bouteilles  et  les 
verres,  elles  étaient  fortement  dévitrifiées. 

Dans  la  partie  occupée  par  les  corps,  les  substances 
étrangères  se  trouvaient  principalement  groupés  dans 


I 


LE  COUVENT  DES  CARMES  275 

le  tiers  inférieur  de  la  hauteur.  C'étaient  des  clous, 
un  demi- éperon,  une  clef,  quelques  kilogrammes  de 
petits  fragments  de  plomb  en  feuilles  fortement  corro- 
dés; des  plombs  étirés  et  rainés  ayant  appartenu  à  des 
vitraux  d'église  ;  un  râtelier  postiche  composé  de 
trois  dents;  la  moitié  d'une  boîte  en  os  portant  les 
heures  graduées  et  qui  a  dû  contenir  un  petit  gnomon 
en  cuivre  ;  une  demi-boucle  de  souliers,  des  che- 
veux, des  débris  de  toile  et  un  morceau  d'étoffe 
brune  dont  il  ne  reste  guère  que  la  trame.  Enfin 
plusieurs  fragments  en  cuivre,  dont  le  principal  est 
une  plaque  tumulaire  presque  complète,  portant  deux 
inscriptions  sur  Tune  de  ses  faces,  et  sur  l'autre 
deux  armoiries  dont  une  de  cardinal  ;  les  autres  pièces 
semblent  être  aussi  des  plaques  de  tombeau,  mais 
elles  sont  tout  à  fait  incomplètes. 

Là  se  borne  la  nomenclature  des  pièces  retrou- 
vées ;  elles  ont  toutes  été  déposées  par  nous  dans  la 
cellule  du  couvent  portant  le  numéro  14. 

En  terminant,  nous  croyons  devoir  consigner 
quelques  observations  d'ensemble  sur  la  manière 
dont  on  a  dû  procéder  pour  faire  cette  inhuma- 
tion. 

Dans  l'origine,  le  puits  a  été  foré  dans  un  terrain 
qui  se  compose  :  d'abord  d'une  couche  de  terre  végé- 
tale de  l'",30  d'épaisseur  reposant  sur  un  fond  de 
sable  et  de  cailloux;  on  trouve  le  sable  jusqu'à  4"", 80 
au-dessous  du  sol.  A  cette  profondeur  règne  une 
assise  de  pierre  dure  de  55  centimètres  de  hauteur  ; 
à  partir  de  cette  assise,  le  puits  est  foré  dans  la  pierre 
tendre  qui  forme  parements,  La  maçonnerie  du  puits. 


276  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

fort  bien  exécutée  du  reste,  repose  sur  l'assise  de 
pierre  dure. 

Il  nous  paraît  assuré  que  le  puits  portait  une  mar- 
gelle; en  effet,  les  pierres  qui  composaient  la  voûte 
que  nous  avons  démolie,  avaient  presque  toutes  un 
parement  cintré  comme  les  parements  verticaux,  et 
aucune  d'elles  n'était  taillée  en  voussoir.  Nous  pen- 
sons donc  que  la  margelle  a  dû  fournir  les  matériaux 
avec  lesquels  on  a  construit  la  voûte  et  que  les  moel- 
lons qui  garnissaient  le  fond  du  puits  y  étaient 
tombés  pendant  la  démolition  préalable. 

Quant  à  la  manière  dont  le  puits  a  été  comblé,  elle 
se  déduit  facilement  de  la  nature  du  sol.  En  effet,  toute 
la  partie  inférieure  du  puits,  jusqu'à  une  hauteur  de 
4™, 70  est  comblée  avec  de  la  terre  végétale;  cette 
terre  a  dû  être  prise  sur  le  bord  même  du  puits  ;  la 
hauteur  de  4°*, 70  correspond  à  peu  près  à  celle  de  la 
hauteur  de  l'eau.  La  couche  de  fumier  de  40  centi- 
mètres d'épaisseur  qui  recouvrait  immédiatement  la 
terre  végétale  a  dû  être  établie  dans  le  double  but  : 
l'^de  donner  quelque  solidité  à  la  surface  du  remblai, 
2°  de  rendre  cette  surface  imperméable  à  l'eau. 

A  partir  du  fumier,  le  remblai  change  de  nature; 
il  est  exclusivement  composé  de  sable  fin  et  de  cail- 
loux qui  ont  dû  être  pris  au  fond  de  la  fouille  déjà 
pratiquée  pour  remblayer  les  couches  inférieures.  Le 
bassin  qui  existe  aujourd'hui  s'est  trouvé  naturelle- 
ment creusé  ;  il  a  dû  être  maçonné  presque  immédia- 
tement; ce  qui  nous  le  fait  supposer,  c'est  que  sa 
maçonnerie  est  lutée  extérieurement  avec  une  argile 
entièrement  semblable  à  celle  que  l'on  rencontre  sur 


LE    COUVENT    DES    CARMES  277 

une  des  pelles  retirées  du  puits  et  que  l'on  rencontre 
aussi,  de  distance  en  distance,  parmi  les  corps. 

Les  cadavres  mis  dans  le  puits  devaient  le  remplir 
jusqu'à  O'^jSO  en  contrebas  du  sol;  ils  ont  été  recou- 
verts d'une  couche  de  terre  végétale  qui  a  dû  être 
battue  en  cintre  pour  recevoir  la  maçonnerie  de 
la  voûte  qui  a  tout  fermé  ;  au-dessus  de  la  voûte, 
40  centimètres  de  terre  végétale  ont  nivelé  Je  sol  et 
fait  disparaître  toute  trace  du  puits. 

Avec  le  temps,  la  décomposition  des  corps,  aussi 
bien  que  la  vidange  du  bassin,  ont  amené  dans  la 
masse  un  affaissement  qui  a  déterminé  le  vide  cons- 
taté dans  la  partie  supérieure  du  puits  à  l'instant  de 
son  ouverture. 

Dressé  par  les  architectes  soussignés. 

Paris,  le  29  juin  1867. 

Signé  :  Douillard  frères. 

ANNEXE   AU  PREMIER  RAPPORT    SUR   LE   PUITS   DES  MARTYRS, 
DÉPOSÉ   A   l'archevêché 

Vers  le  20  juin  1867,  alors  que  nous  terminions 
la  visite  des  terres  retirées  du  puits,  un  homme  âgé, 
qui  ne  s'est  pas  fait  connaître,  a  déclaré  à  un  ouvrier 
du  chantier  que,  le  puits  une  fois  rempli,  plusieurs 
corps  qui  n'avaient  pu  y  trouver  place  avaient  été 
inhumés  dans  le  voisinage;  il  désigna  le  dessous  des 
marches  qui  descendaient  naguère  de  la  rue  d'Assas 
au  passage  des  martyrs.  Le  perron  a  été  démoli;  nous 
avons  fait  fouiller  les  terres,  tant  en  cet  endroit  que 


278  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

dans  les  parages  d'une  pente  douce  peu  éloignée  du 
puits;  ces  recherches  n'ont  donné  aucun  résultat.  Le 
25  juillet,  à  dix  heures  du  matin,  des  terrassiers,  en 
pratiquant  près  du  puits  une  tranchée  destinée  à 
recevoir  les  fondations  d'un  mur,  ont  mis  un  crâne 
à  découvert.  Ils  ont  suspendu  le  travail  et  sont  venus 
nous  prévenir.  Nous  nous  sommes  immédiatement 
transportés  sur  place  et  nous  avons  reconnu  l'exis- 
tence d'une  fosse  creusée  en  pleine  terre,  mesurant 
deux  mètres  de  longueur,  sur  un  mètre  de  largeur 
et  un  mètre  cinquante  centimètres  de  profondeur  à 
partir  du  sol.  Cette  fosse,  dans  sa  largeur  était  immé- 
diatement adossée  au  mur  du  puits  dans  sa  partie 
sud,  c'est-à-dire  placée  symétriquement  par  rapport 
au  bassin. 

Les  corps  occupaient  au  fond  de  la  fosse,  une  hau- 
teur de  soixante  dix  centimètres;  ils  étaient  recou- 
verts, d'abord  d'une  couche  de  chaux  de  vingt 
centimètres,  puis  d'une  couche  de  terre  végétale  de 
soixante  centimètres  d'épaisseur. 

Quelques-uns  des  corps  avaient  la  tête  adossée  au 
mur  du  puits  ;  les  autres  étaient  placés  dans  un  sens 
diamétralement  opposé. 

Les  terres  qui  renfermaient  ces  ossements  ont  été 
rétirées  par  nous  à  l'aide  d'une  truelle,  avec  le 
plus  grand  soin;  nous  espérions  pouvoir  recons- 
tituer chacun  des  corps  dans  son  intégrité,  mais  nos 
tentatives  ont  été  vaines;  la  plus  grande  incohé- 
rence régnait  dans  les  places  occupées  par  les  osse- 
ments. 

Le  25  juillet  au  soir,  tous  ces  restes  étaient  déposés 


LE  COUVENT  DES  CARMES  279 

par  nous  dans  l'ancienne  cellule  de  M"*  de  Soyecourt, 
mais  séparés  des  ossements  provenant  du  puits.  C'est 
là  qu'ils  ont  été  soumis  à  l'examen  du  médecin. 
Dressé  par  les  architectes  soussignés. 

Paris,  le  27  juillet  1867. 

Signé  :  Douillard,  frères. 


IV 

LE  DOSSIER  DES  MASSACREURS 


DOCUMENTS    INEDITS 


LE  DOSSIER  DES  MASSACREURS 


Gomme  on  avait  tué  aux  Carmes,  à  l'Abbaye,  à  La  Force, 
on  tua  à  la  Conciergerie,  au  séminaire  de  Saint-Firmin, 
à  la  Tour  Saint-Bernard,  au  Châtelet,  à  Bicêtre,  à  la  Sal- 
pêtrière.  Sur  ces  six  dernières  prisons  on  ne  possède  que 
les  renseignements  puisés  par  Granier  de  Cassagnac  dans 
les  archives  de  la  Commune,  détruites  en  1871  ;  aucun 
récit  ne  subsiste  ;  mais  on  a  la  comptabilité  des  cadavres. 

En  adoptant,  sauf  pour  l'Abbaye,  les  chiffres  que  donne 
Cassagnac,  on  parvient  à  dresser  le  tableau  que  voici  : 

Citoyens  frappés 
par  la  justice  du  peuple, 

et  dout  la  mort  Citoyens 

est  authentiquée  dont  la  mort  n'est 

soit  par  les  écrous,      pas  authentiquée  ou 
soit  par  une  liste  ofticieile.    qui  ontdisparu. 

Carmes.   .......  116 

Conciergerie 100  278 

Châtelet 223 

La  Force 65  106 

Abbaye  Saint-Germain.  318  54 

Bicêtre 170 

La  Salpêtrière 35 

Tour  Saint-Bernard  .    .  73 

Séminaire  Saint-Firmin  76 

Totaux.   .   .   .       1.176  438 

1.614 


284  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Ce  n'est  point  là,  comme  on  peut  le  penser,  un  chiffre 
mathématiquement  exact  ;  mais  il  approche  certainement 
de  très  près  la  vérité. 

En  regard  du  nombre  des  victimes,  il  conviendrait  de 
placer  celui  des  assassins,  mais  ici  le  mystère  est  presque 
impénétrable.  Quoique  Peltier  ait  dit  qu'il  lui  paraissait 
peu  probable  qu'on  recherchât  jamais  le  nom  des  tueurs 
de  septembre  «  parce  qu'on  n'écrit  pas  l'histoire  des 
loups  »,  Granier  de  Cassagnac  a  essayé  de  retrouver  les 
noms  de  ces  douze  escrocs  qui  formaient,  suivant  Méhée, 
le  tribunal  de  Maillard,  à  l'Abbaye.  Il  n'en  a  retrouvé  que 
six.  Il  les  cite  :  c'étaient  Bernier,  un  aubergiste,  demeu- 
rant rue  du  Four-Saint-Germain,  n"  156  ;  Bouvier,  com- 
pagnon chapelier,  rue  Sainte-Marguerite  ;  Delongeville, 
demeurant  enclos  de  l'Abbaye,  cour  des  Moines  (il  reçut 
32  livres  pour  sa  peine)  ;  Grapin,  domicilié  dans  la 
section  des  Postes  :  il  fut  envoyé  avec  un  homme  de  cœur 
nommé  Bachelard,  à  l'Abbaye,  pendant  les  massacres, 
pour  réclamer  deux  prisonniers  au  nom  de  sa  section. 
Grapin,  séduit  par  la  besogne,  s'installa  auprès  de  Mail- 
lard, et  jugea  avec  lui  les  prisonniers,  ainsi  que  le  cons- 
tate un  certificat  délivré  par  Maillard  lui-même  et  portant 
que  Grapin  l'a  aidé,  pendant  soixante- trois  heures,  à  faire 
justice  au  nom  du  peuple  ;  Rativeau  était  fruitier,  rue 
Mazarine,  et  Renaudin,  horloger,  rue  Ghildebert. 

A  La  Force,  la  composition  du  tribunal  changea  plu-, 
sieurs  fois.  Le  président  fut  tantôt  Lhuillier,  tantôt  Chepy, 
fils,  dit-on,  d'un  ancien  procureur  *.  L'accusateur  était  un 
nommé  Pierre  Ghantrot,  avocat,  rue  de  la  Coutellerie.  Il 
déclara  lui-même  plus  tard  «  qu'il  avait  fait  les  fonctions 
de  juge  à  La   Force  et   qu'il  avait  lu  les  écrous  sur  les 

«  Ce  Ghépy  ne  doit  pas  être  confondu  avec  celui  qui  devint  plus 
tard  commissaire  général  de  police  à  Brest,  et  qui  n'était  pas  à 
Paris  en  septembre  1792. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  285 

registres,  mais  que  c'était  après  y  avoir  été  contraint  au 
nom  de  la  loi  ».  Les  juges  étaient  au  nombre  de  huit, 
«  ceints  de  leurs  écharpes  et  présidant  aux  massacres, 
quoiqu'ils  eussent  été  envoyés  par  le  conseil  général  pour 
calmer  le  peuple  »,  C'étaient  Marino,  Dangé,  Monneuse^ 
Michonis,  Jains,  Lerguillon,  Rossignol  et  René  Joly. 

Quant  aux  bourreaux,  ils  étaient,  nous  l'avons  dit,  en 
très  petit  nombre,  douze  ou  quinze  à  peine,  pour  La  Force, 
une  vingtaine,  peut-être,  à  l'Abbaye,  dix  à  douze  aux 
Carmes,  sans  compter,  évidemment,  ceux  qui  s'amusèrent 
et  travaillèrent  en  amateurs. 

Tous,  le  coup  fait,  disparurent.  Que  devinrent-ils  pen- 
dant la  Terreur?  Deux  ou  trois,  sans  plus,  furent  engagés 
parmi  les  tape-dur  de  Maillard  ;  les  autres,  sans  doute, 
tentèrent  de  se  faire  oublier  ;  mais  une  horrible  célébrité 
leur  était,  dans  leur  quartier,  à  tout  jamais  constituée. 
C'est  pour  eux  que  le  peuple  de  Paris  créa  le  mot  de  Sep- 
temMriseur.  Quand  les  mauvais  jours  furent  passés,  sous 
la  pression  de  l'opinion  publique,  une  enquête  fut  entre- 
prise au  sujet  des  plus  compromis  :  on  en  retrouva  une 
cinquantaine  qu'on  mit  en  accusation  ;  parmi  eux  étaient 
Pierre  Gonord,  Petit-Manin,  Pierre-Nicolas  Renier,  dit  le 
grand  Nicolas,  désignés  pour  être  les  assassins  de  la  prin- 
cesse de  Laraballe  et  Antoine  Badot  qui  avait  porté  une 
oreille  humaine  en  guise  de  cocarde  à  son  bonnet  rouge. 

Mais  ces  hommes  faisaient  encore  peur.  Trois  seule- 
ment, le  grand  Nicolas,  Damiens  et  Bourre  furent  con- 
damnés, les  23  et  24  floréal  an  IV  à  vingt  ans  de  fers.  Le 
jury  déclara  que  les  autres  —  même  ceux  qui  avaient  signé 
et  reçu  des  salaires,  —  n  étaient  pas  convaincus  du  crime. 

Cinq  ans  plus  tard,  après  l'affaire  de  la  machine  infer- 


*  Ce  Monneuse  ou  Moneuse  n'avait  que  le  nom  de  commun  avec 
le  fameux  bandit  qui  désola  le  Hainaut  en  1794  et  1795. 


286  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

nale,  la  police  consulaire  jugea  utile  de  débarrasser  Paris 
de  la  queue  jacobine  :  on  frappa  un  peu  au  hasard,  mais 
fort,  et  au  nombre  des  «  mis  en  surveillance  »,  comptèi'ent 
seize  de  ces  individus  auxquels  la  tradition,  l'horreur 
publique,  avaient  accolé,  plus  ou  moins  justement,  le  nom 
de  septembriseurs  :  c'étaient  Bescher,  Geyrat,  Château, 
Dufour,  Fournier  l'Américain,  Gabriel,  Gallebois  Saint- 
Amand,  Gaspart,  René  Joly,  Legros,  Marlet,  Monneuse, 
Petit-Manin,  Prévost,  Quinou  et  Rossignol. 

Ceyrat  ne  fut  pas  déporté  :  sa  femme  n'eut  pas  de  peine 
à  établir  qu'à  l'époque  des  massacres  il  avait  éié président 
de  sa  section  et  non  président  d'un  tribunal  improvisé. 
Quant  à  Gabriel  (Charles-Théodore),  on  n'eut  pas  la  peine 
de  l'envoyer  à  Gayenne,  il  y  était  déjà...  et  exerçait  les 
fonctions  d'agent  du  gouvernement  dans  la  colonie  ;  il  est 
noté  comme  ayant  fait  de  bonnes  études  de  droit,  profes- 
sant les  belles-lettres  et  la  botanique  :  en  l'an  XI  il  était 
vice-président  du  tribunal  d'appel  de  Cayenne,  et,  muni 
d'un  congé,  il  prit  la  route  de  France,  fut  capturé,  en  mer, 
par  les  Anglais,  emmené  à  Londres,  d'oii  il  vint  à  Paris 
comme  prisonnier  de  guerre  sur  parole.  Il  habitait  encore 
rue  du  Bouloy,  hôtel  de  Nortnandie,  en  1805  ^ 

Les  pièces  inédites  qu'on  va  lire  sont  extraites  des  dos- 
siers de  la  police  et  datent  des  deux  enquêtes  entreprises 
contre  les  tueurs  de  septembre,  l'enquête  de  l'an  III  et 
celle  de  l'an  IX.  On  y  rencontrera  nombre  de  détails  vits, 
et  quelques  dépositions  de  témoins,  qui  complètent  le 
tableau  et  des  portraits  de  «  monstres  »  aussi  terrifiants 
qu'inexplicables. 

*  Les  déportations  du  Consulat  et  de  l'Empire,  par  Jeau  Destrem* 


LE    DOSSIER   DES    MASSACREURS  287 


PIERRE  LOUIS  MAYEUR 

Interrogé  le  28  fructidor  3®  année  par  Lefort,  accusateur 
public  du  Tribunal  Criminel  en  vertu  de  la  loi  du  22  messidor 
dernier. 

Demande  :  où  il  était  le  deux  septembre    1792  *. 

A  répondu  que  le  deux  septembre,  il  était  chez  le 
citoyen  Houstet,  ancien  serrurier  à  Paris,  rue  de  Ver- 
neuil,  N"  437  et  mort  depuis  environ  un  ams;  que  j'ai 
resté  chez  lui  depuis  environ  unze  heurs  du  matin 
jusqu'à  cinq  a  six  heures  du  soir,  ainsi  que  le  cons- 
tate le  certificat  du  Citoyen  Loisel,  son  commis,  chez 
lequel  jetait  a  faire  des  contes  avec  ces  locataires 
comme  étant  chargé  de  ces  affaire,  Et  qu'ayant  entendu 
dire  qu'il  y  avait  du  tumulte  dans  Paris,  que  je  me 
sui  randu  chez  moi  et  que  j'ai  prie  mon  fusi  et  mon 
sabre  pour  me  randre  sur  la  place  sulpice  avec  le 
bataillon.  Et  que  le  citoyen  tanche  commandant  de 
bataillon  nous  enmennat  au  Carmes  sur  les  sept 
heures  du  soir  pour  y  mettre  le  bon  ordre  Et  pour 
empêcher  le  massacre,  mais  malheureusement  le 
massacre  était  fini,  et  que  La  jai  vu  un  sélera,  dont 
je  ne  connais  point,  qui  fouettait  un  malheureux  mas- 
sacré dans  un  coridor,  qu'aussitôt  je  sotat  sur  lui 
avec  la  bayonnet  au  Bou  du  fusy  et  je  lui  dit  selera 
tu  mériterait  que  je  tan  fie  autant,  tu  vien  assassiner 
des  malheureux.  Et  pour  lors  je  lui  arracha  des  mains 

*  Nous  respectons  l'orthographe  de  cette  pièce  ainsi  que  celle  des 
suivantes. 


288  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

un  portefeuille  Et  ce  qu'il  avait  prie  a  ce  victime; 
aussitôt  j'ai  voulu  Le  remettre  a  un  membre  du 
comité  civil  qui  Etait  La  Et  nau  na  pas  voulu; 
aussitôt  J'ai  sorty  des  Carmes  et  J'ai  été  dépossé  au 
Comité  civil  de  la  section  tout  ce  que  j 'avait,  il  y 
avait  deux  ou  trois  Louis  en  or,  Et  dautre  monnoye 
Enoncé  en  la  quittance  du  Comité  civile  Laquelle 
est  de  4  à  500  à  ce  que  je  croi. 

De  la  jai  retourné  chez  moi  en  dessandant  par  la 
rue  princesse  jai  rancontré  le  Citoyen  {illisible)  fils, 
mon  cousin,  qu'il  me  priât  daler  avec  lui  réclamer 
son  père  qui  Etait  détenu  prisonnier  a  l'Abbaye  Et 
qui  était  mon  noncle  ;  aussitôt  jai  été  avec  lui  Et  nous 
Lavons  réclamé  dans  la  prison  ce  qui  nous  a  été 
accordé  par  Les  Juges  qui  faisait  périre  Et  nous 
Lavons  enlevez  au  millieux  des  sabres  et  des  pique 
ensanglantait.  Et  cest  a  cette  endroit  ou  jattrapas  du 
sang  sur  moi  des  victimes  égorgée  Et  jan  nattrapas 
a  mon  Bas  Et  même  il  falait  passer  dans  le  sang  par 
dessus  les  souliers,  Dalieur  je  ne  regardait  point  sur 
moi  au  sang  que  je  pouvait  avoir,  du  plaisir  que  j'avais 
davoir  pue  sauver  mon  noncle  du  péril  ou  il  était. 

Et  de  la  jai  rantré  chez  moi  Et  en  entran  jai 
trouvez  Le  Citoyen  Peuvret  qui  fondoit  en  Larmes  en 
la  rue  sur  le  sort  de  lun  de  ses  amis  qui  était  prison- 
nier a  l'Abbaye  ou  je  fus  le  réclamer  avec  des  voisin 
pour  le  sauver,  mais  nos  effort  furt  en  vin  Et  nous 
eume  la  douleur  de  le  laisser  et  de  nous  en  revenir 
sans  lui  Et  jai  rantré  a  la  maison  ou  je  nesortatplus 
du  tous. 

Demande    si  nous   Etion   Beaucoupe   de    monde 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  289 

Lorsque  nous  fume  au  Carme  Et  si  je  connaissait 
quelque  Citoyens  qui  Etait  sur  la  place, 

A  répondu  qu'il  était  environ  un  cent  et  que  je 
ne  connaissait  personne  que  le  Citoyen  Merteit  mar- 
chand épicier  Carrefour  de  la  Croix  rouge  mais  qu'il 
n'est  pas  venu  avec  nous  il  a  été  avec  un  autre  déta- 
chement pour  conduire  des  vivres  a  ce  que  je  croi, 
que  dalieurs  a  peine  si  jetait  arrivé  que  l'on  nous  fit 
partir. 

Demandé  ci  il  connais  quelqun  de  ceux  qui  assom- 
mait tant  au  Carmes  qu'a  l'abbaye  Germain  et  de 
ceux  qui  jugais 

A  répondu  que  nom 

Demande  s'il  a  montré  son  sabre.  Et  son  bas  et  son 
jabot  plen  de  sang. 

A  répondu  que  nom  Et  que  le  faite  est  faut,  que 
dalieur  je  ne  cachait  point  ma  Jambe,  que  celui  que 
j'avais  attrappé  a  mon  Bas  vien  de  l'abbaye  en  sau- 
vant mon  noncle  Et  que  je  navals  pas  Eviter. 

Demande  si  il  avait  été  changé  de  chemise. 

A  répondu  que  nom. 

Demandé  si  il  avait  pas  dit  a  des  voisin  qu'il  avait 
encor  un  Billet  de  cinq  Livres  de  la  Caisse  patrio- 
tique qu'il  avait  oublié  de  randre  mai  qu'il  yrait  le 
reporter  demain  Et  si  il  navait  pas  montré  une  quit- 
tance qu'il  tenait  du  Comité  civile  Et  si  il  n'avait 
point  donné  a  une  voisine  un  Chapelet  et  un  image. 

A  répondu  que  nom,  que  le  faite  est  faut,  que  je  ne 
point  donné  ni  chappelet  ni  ymage  a  personne  Et  je 
nan  e  même  pas  vue,  quant  au  billet  de  cinq  Livres 
cest  également  faut  parce  que  J 'avait  été  passé  au 

19 


290  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Comité  civile  Largent  que  j avait  araché  des  mains 
du  cèlera  avant  que  de  rantrer  a  la  maison  Et  dont 
Jai  La  quittance  qui  est  détaillée  de  toute  la  monnoye 
Et  papier  qui  Etait  dans  le  portefeuilles  et  que 
Joffre  de  justifier  au  premier  jours. 

Demandé  ou  il  a  été  Le  trois 

A  répondu  que  le  troi  il  navait  pas  sorty  de  chez 
lui  que  sur  les  sept  heurs  du  soir  pour  aller  a  la 
Chossé  dentin  avec  son  épouse  Chez  le  Citoyen 
Bomim  son  oncle  Et  qu'il  en  a  sorty  que  sur  les 
unze  heurs  du  soir  heurs  a  laquelle  il  a  party  pour 
san  revenire  chez  lui  avec  son  épouse. 

Lecture  faite  au  dit  Mayeur  de  ses  dires  et  décla- 
ration a  dit  ycelle  contenire  vérité  Et  a  persisté  Et  a 
signé 

Mayeur 

Pour  copie  conforme  a  linterrogatoire  que  jai 
suby  ^, 

CHARLES   DEPRÉE» 
Interrogé  en  nivôse  an  IX. 

Je  m'appelle  Charles  Deprée  âgé  de  quarante  trois 
ans  environ,  natif  de   Sonnere  (?)   département  de 

'  Archives  nationales  A. A.  6.  Pièce  106. 

Mayeur  est  ainsi  désigné  par  Cassagnac  (Uisloire  des  Girondins 
et  des  massacres.  II,  page  514  :  listes  des  assassiiis  qui  ont  pWs  part 
aux  massacres  de  septembre  :  «  Mayeur,  Pierre-Louis,  né  à  Somme- 
sous,  près  Châlons  (Marne)  âgé  de  vingt-huit  ans,  défenseur  officieux, 
domicilié  rue  des  Boucheries  Saint-Germain,  n»  227.  Cet  individu 
qui  fut  poursuivi  pour  les  massacres  de  l'Abbaye,  avait  certainement 
pris  une  part  très  active  aux  assassinats  commis  aux  Carmes.  » 

*  Ou  Desprex. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  29i 

l'Orne,  voiturier,  demeurant  à  Paris,  rue  de  l'Our- 
cine  n°  9,  d;\i::ion  du  Finistère. 

—  Depuis  quand  êtes-vous  à  Paris? 

—  Je  suis  domicilié  à  Paris  depuis  dix-huit  mois. 

—  Vous  y  étiez  à  Tépoque  des  massacres  de  sep- 
tembre mil  sept  cent  quatre  vingt  douze,  car  nous 
sommes  instruits  que  vous  avez  participé  à  ces  mas- 
sacres. 

—  Je  demeurais  à  cette  époque  à  la  maison  blanche, 
je  seais  que  j'avais  été  dénoncé  par  deux  individus 
que  je  ne  connaissais  point  j'ay  été  conduit  à  la  con- 
ciergerie oiî  je  suis  resté  vingt-cinq  jours,  après  les- 
quels j'ay  été  mis  en  liberté. 

—  Vous  aves  encore  été  arrêté  pour  autre  cause, 
il  y  a  environ  un  an,  qu'aviès  vous  fait? 

—  Jamais  je  n'ay  été  arrêté  qu'en  quatre-vingt 
douze  comme  je  vous  Fai  déjà  dit. 

—  A.vés  vous  un  frère  ? 

—  J'en  ay  un  qui  est  au  service  de  la  marine  avant 
la  révolution. 

—  Vous  avès  été  arrêté  comme  chauffeur  et  vous 
avès  soutenu  qu'on  se  méprenait  et  que  c'était 
votre  frère,  apparament  dont  on  voulait  parier.  Vous 
avez  donc  au  moins  connaissance  que  votre  frère 
était  du  nombre  des  chauffeurs  et  vous  avès  profité 
de  son  absence  pour  obtenir  votre  liberté. 

—  Je  vous  assure  que  cela  est  faux  je  n'ai  point 
été  arrêté  qu'en  quatre  vingt  douze. 

—  Vous  étiez  nourrisseur  de  bestiaux  lorsque  vous 
demeuriez  à  la  maison  blanche  ? 

—  Gela  est  vrai. 


292  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

—  En  ce  cas,  c'est  bien  vous  qui  avès  participé 
aux  massacres  des  prisons  en  septembre  quatre  vingt 
douze. 

—  Je  vous  assure  que  j'ay  bien  été  accusé  de  ce 
fait,  mais  je  n^en  suis  point  capable  et  j'ay  été 
acquitté. 

Lecture  faite  du  présent  interrogatoire  aud. 
Cbarles  Deprée,  il  dit  icelui  contenir  vérité  y  per- 
siste et  a  signé  avec  nous. 

Deprée. 

CHARLES  DEPRÉE 

Extrait  des  minutes  du  Greffe  du  Tribunal  criminel  du  département 
de  Paris.  Du  1"  fructidor  de  l'an  Ul  de  la  République.  Jugement 
qui  acquitte  Charles  Deprée. 

Au  nom  de  la  République  française  une  et  indivi- 
sible. 

Le  Tribunal  criminel  du  département  de  Paris  a 
rendu  le  jugement  suivant  : 

Vu  par  le  Tribunal  criminel  du  département  de 
Paris,  l'acte  d'accusation  dressé  le  douze  thermidor 
l'an  trois  de  la  République  française  une  et  indivi- 
sible, par  le  citoyen  Tripier,  l'un  des  substituts  de 
l'accusateur  public,  près  le  dit  Tribunal  contre 
Charles  Deprez,  âgé  de  trente-huit  ans,  natif  de 
Saint-Sonner  département  de  TOrne,  nourrisseur  de 
bestiaux  demeurant  à  la  maison  Rlanche  commune 
de  Gentilly,  près  Paris,  prévenu  d'assassinat  commis 
dans  les  premiers  jours  de  septembre,  mil  sept  cent 
quatre  vingt  douze  sur  les  prisonniers  détenus  en  la 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  293 

maison  de  Bicètre,  duquel  acte  d'accusation  la  teneur 
suit  : 

Nicolas-Jean-Baptiste  Tripier,  substitut  de  l'accu- 
sateur public,  près  le  Tribunal  criminel  du  départe- 
ment de  Paris...  Déclare  que  Charles  Deprez,  âgé  de 
trente-huit  ans,  nourrisseur  de  Bestiaux,  natif  de 
Saint-Sonner  département  de  l'Orne,  demeurant  à  la 
maison  Blanche,  commune  de  Gentilly  près  Paris, 
est  traduit  au  tribunal  criminel  comme  prévenu 
d'avoir  participé  aux  assassinats  commis  les  pre- 
mier, deux  et  trois  septembre  mil  sept  cent  quatre 
vingt  douze,  sur  les  prisonniers  détenus  à  Bicètre. 

Examen  fait  des  pièces  du  Procès,  il  en  résulte 
que  le  deux  septembre,  l'administration  du  district 
de  Bourg-Egalité  instruite  des  massacres  qui  se 
commettaient  dans  la  maison  de  Bicètre,  servit  une 
circulaire  à  toutes  les  municipalités  voisines  de  cette 
maison  pour  les  inviter  à  se  constituer  en  perma- 
nence et  de  faire  mettre  la  garde  nationale  sous  les 
armes.  Les  citoyens  Michelet  et  Duclou,  employés  au 
district  furent  chargés  de  porter  partie  de  ces  lettres. 
Comme  la  municipalité  de  Gentilly  s'était  déjà  ren- 
due à  Bicètre,  les  citoyens  Michelet  et  Duclou  s'y 
transportèrent  pour  lui  remettre  la  lettre  qui  lui 
était  adressée.  Entrés  dans  cette  maison,  ils  y  furent 
consignés  et  se  trouvèrent  spectateurs  forcés  des 
massacres  qui  si  commettaient.  Ils  virent  un  homme 
en  chemise,  bras  retroussés,  plein  de  sang,  ayant 
autour  de  sa  tête  un  mouchoir  bleu,  et  à  la  main  un 
sabre  ensanglanté,  occupé  à  ces  horribles  exécutions; 
s'étant  adressés  à  lui  pour  faire  lever  la  consigne 


294  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

qui  les  retenaient  dans  cette  maison,  et  lui  ayant 
promis  une  Bouteille  de  vin  pour  récompense,  il  les 
fit  sortir  et  les  conduisit  dans  un  cabaret  à  la  Maison 
blanche,  voisin  de  son  domicile  et  leur  déclara  qu'il 
était  nourrisseur  de  bestiaux  demeurant  à  la  maison 
Blanche,  qu'il  travaillait  depuis  deux  jours  et  qu'il 
était  fatigué.  Le  citoyen  Michelet  lui  ayant  témoigné 
son  étonnement,  sur  les  événemens  qui  venaient  de 
se  passer,  sous  ses  yeux  et  lui  ayant  demandé  com- 
ment il  avait  pu  se  déterminer  à  massacrer  des 
hommes  sans  armes  et  sans  défense,  il  luy  répondit 
que  jusqu'au  septième  cela  lui  avait  beaucoup  coûté, 
mais  qu'après  ils  n'y  faisait  pas  plus  d'attention  qu'à 
des  veaux. 

Pour  s'assurer  si  Déprez  était  bien  le  même  indi- 
vidu qui  avait  été  vu  à  Bicètre  par  les  citoyens 
Michelet  et  Duclou,  et  qui  leur  avait  tenu  ces  propos, 
il  leur  a  été  représenté  et  ils  ont  déclaré  qu'ils  le 
reconnaissaient  pour  être  le  même  individu. 

Déprez  a  été  interrogé  par  un  des  juges  du  Tribu- 
nal, et  il  a  répondu  qu'il  connaissait  le  citoyen 
Michelet  mais  qu'il  ne  connaissait  pas  le  citoyen 
Duclou,  que  les  deux  et  trois  septembre  mil  sept  cent 
quatre  vingt  douze,  il  était  chez  lui,  à  la  Maison 
Blanche,  que  le  soir  de  l'un  de  ces  deux  jours  voyant 
que  sa  municipalité  se  transportait  à  Bicètre  avec  la 
force  armée,  il  y  était  allé  aussi,  qu'il  y  avait  vu  des 
hommes  qu'on  faisait  mourir,  et  d'autres  qu'on  élar- 
gissait, qu'il  est  resté  à  Bicètre  toute  la  nuit  parce 
qu'on  avait  fermé  les  portes,  qu'il  avait  un  habit 
bleu,  mais  qu'il  ne  se  rappelle  pas  comment  sa  Lèle 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  203 

était  couverte,  qu'il  n'avait  pour  arme  qu'un  fusil  et 
n'avait  point  de  sabre  ;  qu'il  n'a  pris  aucune  part 
aux  massacres,  qu'il  n'a  pas  parlé  aux  citoyens 
Michelet  et  Duclou  à  Bicètre,  qu'il  ne  les  y  a  pas  vus, 
et  n'a  point  bû  avec  eux  à  la  maison  blanche. 

Dans  ces  circonstances,  le  substitut  de  l'accusateur 
public  demande  acte  au  tribunal  assemblé  de  la 
déclaration  qu'il  fait,  qu'il  estime  qu'il  y  a  lieu  d'ac- 
cuser Charles  Deprez  de  s'être  rendu  coupable  d'as- 
sassinat en  participant  méchamment  et  de  dessein 
prémédité  aux  Massacres  commis  les  premier,  deux 
et  trois,  quatre  et  cinq  septembre  mil  sept  cent  quatre 
vingt  douze,  sur  les  personnes  détenues  dans  la  mai- 
son de  Bicètre;  sur  laquelle  accusation,  il  sera  pro- 
noncé sans  recours  en  cassation,  fait  au  parquet  du 
Tribunal  le  onze  Thermidor  au  trois  de  la  Répu- 
blique française  une  et  indivisible. 

Signé  :  Tripier. 

Le  jugement  rendu  le  treize  du  dit  mois  de  Ther- 
midor par  le  Tribunal  qui  reçoit  et  admet  l'accusa- 
tion portée  contre  Charles  Deprez  pour  raison  des 
faits  contenus  en  l'acte  soumis  au  Tribunal  par  le 
substitut  de  l'accusateur  public,  en  datte  du  onze  du 
dit  mois.  En  conséquence,  décerne  ordonnance  de 
prise  de  corps  contre  le  dit  Charles  Deprez,  accusé. 

Le  Procès  verbal  de  la  signification  des  dits  juge- 
ments et  ordonnance  de  prise  de  corps  faite  au  dit 
Charles  Deprez  accusé  et  de  remise  de  sa  personne 
en  la  maison  de  Justice  du  département. 

La  déclaration    du  juré   ordinaire    de  jugement 


296  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

portant  :  «  que  des  citoyens  détenus  dans  la  maison 
nationale  de  Bicètre  ont  été  mis  à  mort  :  mais  que 
Charles  Deprez  vuest  pas  convaincu  Savoir  coopéré  à 
ces  homicides.  » 

..  Charles  Deprez  est  acquitté  de  raccusation, 
en  conséquence,  ordonne  qu'il  sera  mis  en  liberté 
sur  le  champ,  si  toutefois  il  n'est  pas  détenu  pour 
autres  causes,  et  qu'il  sera  surci  à  l'exécution  de  la 
présente  ordonnance  pendant  vingt-quatre  heures, 
aux  termes  l'article  dix  sept  de  la  loi  sur  l'institution 
des  jurés.  Fait  et  prononcée  l'audience  publique  du 
Tribunal,  le  Premier  Fructidor  de  l'an  troisième  de  la 
République  française  une  et  indivisible'. 


DUBOIS.  —  François  LACHE VRE.  —Nicolas  LION.  —  Nicolas 
LEDOUX.  —  François  MAILLET.  —  Antoine  BOURRE.  — 
Pierre  François  DAMIENS.  —  Sébastien  GODIN.  —  Mathieu 
MARCUNA.  —  Jean  DEBESCHE.  —  René  JOLY.  —  Charles 
DEBRENNE. 

Du  20  brumaire,  an  3»  de  la  République  française  une  et  indivisible. 

Ordonnance  de  Prise-de-Gorps  contre  François  LA  GHËVRE 
André  LION,  Pierre  DUBOIS  et  autres. 

Dubois^.  —  Plusieurs  ont  vus  Dubois  dès  les  pre- 
miers jours  de  septembre  4792  revenir  chez  luy  avec 

*  Archives  de  la  Préfecture  de  Police.  Dossier  de  l'affaire  du  3  ni- 
vôse, an  IX. 

*  Cassagnac  signale  deux  Dubois.  Le  premier,  Pierre,  né  à  Chully 
(Indre-et-Loire) ,  âgé  de  quarante-six  ans,  domicil  ié  rue  de  Nevers,  1807  ; 
le  second,  Pierre,  également,  garçon  charretier,  domicilié  au  Gros- 
Caillou,  rue  de  la  Boucherie.  Ce  dernier  est  porté  sur  l'état  des 
frais  faits  par  la  section  des  Quatre-Nations. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  297 

une  picque  dont  le  fer  Etait  fort  large  et  ensanglanté  ; 
il  déclara  qu'il  venait  de  l'abbaye,  que  ceux  qu'on 
avait  Expédiés  étaient  des  coquins  ;  qu'il  n'était  pas 
près  de  la  prison  lorsqu'on  Exécutait  les  prisonniers 
mais  que  les  voyant  souffrir  et  mutillé,  il  leur  lançoit 
un  coup  de  picque  du  côté  du  cœur  qui  les  empêchait 
de  souffrir,  il  montrait  même  une  image  représen- 
tant un  cœur  enflammé  quil  dit  être  la  figure  de  Ral- 
liment  qu'on  avait  trouvé  sur  les  détenus  ;  d'autres 
témoins  luy  ont  Entendu  dire  et  se  vanter  d'avance 
d'avoir  pris  part  à  ces  massacres,  Et  dire  en  montrant 
sa  picque.  «  Elle  a  reçu  plusieurs  coups  de  sabre, 
mais  elle  a  travaillé.  »  Une  autre  déclaration  atteste 
que  Dubois  a  été  vu  au  millieu  des  assassins  tenant 
à  la  main  une  picque  dont  le  fer  était  ensanglanté; 
Enfin  quelques  jours  après  les  massacres,  la  femme 
Dubois  est  allée  chez  le  citoyen  Doisy  Chapelier  luy 
porter  le  chapeau  de  son  mary  teint  de  sang  et  percé 
sur  la  forme  d'un  coup  de  bayonnette  ou  de  picque 
le  citoyen  Doisy  et  son  épouse  lui  demandèrent  sy 
son  mary  avait  été  blessé  Elle  répondit  que  non,  mais 
qu'il  était  resté  vingt-quatre  heures  à  l'abbaye  ;  sur 
Tobservation  quils  luy  firent  si  son  mary  avait  été 
commandé  de  garde  Elle  répondit  que  nom,  quil  y 
était  allé  pour  tuer,  qu'il  était  bien  placé  Et  quil  avait 
une  Bonne  picque.  —  Dubois  interrogé  a  déclaré  que 
le  deux  Septembre  depuis  midy  jusqu'à  six  heures  il 
était  resté  au  Musé,  Rue  de  thionville  :  qu'après  la 
generalle  Battue  il  s'est  rendu  a  l'abbaye  vers  les 
sept  heures  armé  de  sa  picque,  qu'a  peinne  arrivé  il 
est  allé  en  patrouille,  que  revenu  a  la  porte  de  leglise 


298  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

il  y  est  resté  jusquau  lendemain  sept  heures  du  matin 
quil  est  rentré  chez  luy  a  neuf  heures  Et  nest  plus 
sorly  de  la  journée  ;  que,  le  quatre,  il  a  travaillé  chez 
le  Citoyen  Ferry  jusqua  deux  heures  ;  quil  ne  sait  avec 
qui  il  a  fait  patrouille  le  2  et  ne  peut  indiquer  les 
Citoyens  avec  lesquels  il  a  passé  la  nuit  du  2  au  3  ; 
que  sa  picque  notait  pas  ensanglantée  mais  seulle- 
ment  rouillée;  quil  na  pris  aucune  paît  aux  mas- 
sacres, que  sa  femme  na  point  porté  son  chapeau  a 
racomoder  chez  le  Citoyen  Doisy  ;  quil  na  tenu  aucun 
des  propos  qu'on  luy  attribue,  quil  n'a  point  appro- 
ché des  assassins,  quil  na  donné  aucuns  Reçus  pour 
salaires  pendant  ces  journées  Et  quil  ne  sait  pas 
signer. 

La  Chèvre*.  ■^—  Plusieurs  témoins  attestent  que  le 
six  Septembre  soir  ils  ont  vu  la  Chèvre  au  poste  de 
la  rue  de  Seinne  armé  d'une  picque  dont  le  fer  était 
couvert  de  sang  jusqu'au  manche  ;  quil  avait  les  Bras 
le  visage  et  les  vêtements  teint  de  sang;  qu'en  se 
présentant  au  Corps  de  Garde  il  dit  quil  n'y  avait 
plus  personne  a  tuer  dans  les  prisons,  parce  qu'il 
avait  tué  le  dernier  de  la  force  Et  quil  avait  été  de 
prison  en  prison  pour  massacrer;  un  autre  témoin, 
qui  est  marchand  de  vin,  a  vu  la  Chèvre  venir  fré- 
quemment, pendant  les  journées  des  massacres  dans 
sa  Boutique  pour  y  Boire,  les  mains,  les  vêtements 
et  les  sabots  teint  de  sang,  armé  d'une  picque  telle- 

*  Lachèvre,  François,  serrurier,  âgé  de  trente-six  ans,  né  à  Huberville 
(Seine-Inférieure),  domicilié  à  Paris,  rue  de  Seine,  n»  1390.  (Cassa» 
gnac.) 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  299 

ment  ensanglantée  qu'on  ne  pouvait  distinguer  la 
couleur  du  fer  ny  celle  du  manche.  —  Devant  le  juge 
qui  l'a  interrogé  la  Chèvre  a  répondu  quil  sest  rendu 
a  la  section  le  deux  Septembre,  a  trois  heures,  armé 
de  sa  picque  ;  a  cinq  heures  il  est  allé  dans  la  Cour 
des  Moines  oii  il  a  vu  13  ou  14  individus  Étendu  sans 
vie,  a  sept  heures  s'est  retiré  chez  lui  ;  a  neuf  heures 
sest  rendu  a  la  porte  de  la  prison  de  l'abbaye  avec 
le  Citoyen  Leveque,  a  été  placé  ne  say  par  qui  a 
environ  30  pas  de  la  porte  de  la  prison  ou  il  est  resté 
jusquau  lendemain  Trois,  jusqua  trois  heures  après 
midy.  Est  allé  dîner  Et  promener  avec  sa  femme  ;  le 
quatre  a  monté  la  Garde  au  poste  de  la  rue  de  Seinne 
jusqu'au  cinq,  puis  est  allée  travailler;  ne  connaît 
aucuns  de  ceux  qui  était  placé  auprès  de  lui  a  l'ab- 
baye. N'a  pris  aucunne  part  aux  massacres.  N'a  point 
été  vu  ny  chez  le  Citoyen  Roger  n'y  au  Corps  de  Garde 
ses  vêtements  teints  de  sang. 

Lion  S  —  Plusieurs  déclarations  annoncent  que 
Lion,  armé  d'une  espèce  de  picque  ou  halbarde,  la 
enfoncés  dans  le  corps  d'un  particulier  que  Ion  disait 
être  le  dernier  prisonnier  de  l'abbaye  qui  s'était  déjà 
évadé  de  Bicêtre  ;  parmi  ces  déclarations  il  en  est  des 
personnes  qui  l'ont  vu  frapper  ce  malheureux,  — 
Interrogé  Lyon  a  dit  qu'il  ne  setait  pas  approché  du 
lieu  des  massacres  qu'il  avait  seullement  vu  tirer  le 
dernier  prisonnier  Et  avait  entendu  crier  les  autres 

*  Lyon  (André-Nicolas),  âgé  de  cinquante  ans,  né  à  Rouen,  limo- 
nadier rue  Sainte-Marguerite,  (aujourd'hui  rue  Gozlin),  n»  424.  (Caa. 
sagnac.) 


300  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

de  chez  lui,  que  pendant  les  journées  qu'on  duré  les 
massacres  il  n'a  porté  ny  picque  ny  halbarde  n'a  pris 
aucune  part  aux  massacres. 

Le  Doux^  —  Deux  déclarations  accusent  Ledoux  : 
la  l""^  ne  présente  que  des  propos  recueillis  par  les- 
quels il  était  présenté  comme  ayant  concouru  a  ces 
assassinats,  la  seconde  porte  que,  deux  mois  environ 
après,  il  a  dit  quil  navait  eu  le  bonheur  que  de  n'égra- 
tigner  une  douzaine  au  2  septembre  mais  quil  espérait 
que  cela  recommencerait  bientôt  Et  quil  voulait  pour 
cette  fois  en  tuer  plus  de  deux  cents  pour  sa  part. 

Dans  son  interrogatoire  il  a  nié  ce  propos;  est 
convenu  être  allé  voir  le  massacre  mais  ny  avait  pris 
aucune  part. 

Maillet^.  —  Les  pièces  du  procès  présentent  Maillet 
comme  un  de  ceux  qui  ont  porté  les  premiers  coups 
et  commencé  les  premiers  assassinats  sur  les  prison- 
niers amenés  dans  les  voitures  le  2  septembre  après 
midy;  il  s'est  approché  de  l'une  de  ces  voitures  dont 
la  portière  était  ouverte,  a  saisit  par  le  collet  un  des 
citoyens  qu'elle  renfermait,  la  jette  en  Bas,  la  ter- 
rassée et  luy  a  porté  plusieurs  coups  de  sabre  sous 
lesquels  il  a  expiré  ;  un  citoyen  de  la  force  armée 
s'étant  approché  de  Maillet  Et  lui  ayant  reproché  sa 
cruauté  il  luy  répondit  avec  fureur  —  «  Êtes-vous 

•  Ledoux  (Louis- Augustin-Nicolas),  âgé  de  vingt-neuf  ans,  cor- 
donnier, rue  de  l'Échaudé,  n»  1033.  (Cassagnac.) 

*  Maillet  (François),  âgé  de  quarante-trois  ans,  né  à  AUonne-sur- 
Oise,  près  Beauvais,  couverturieret  tambour  du  bataillon  del'Abbaye, 
rue  Sainte-Marguerite.  (Cassagnac.) 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  301 

fait  pour  favoriser  de  pareils  gens.  »  Et  continua  ;  un 
autre  témoin  a  vu  lors  des  massacres,  Maillet  ayant 
les  mains  et  son  sabre  ensanglanté. 

Dans  son  interrogatoire  il  a  répondu  que  le  2  sep- 
tembre il  avait  reçu  sur  les  deux  heures  l'ordre  de 
Battre  la  générale  ce  qui  avait  été  terminé  sur  les 
quatre  heures  ;  quil  était  entré  au  quartier  ou  il  était 
resté  jusqu'à  six  heures;  qu'il  était  ensuite  alloit 
boire  chez  le  Suisse  de  l'abbaye,  qui  ny  est  plus 
aujourdhuy,  avec  des  canoniers  parti  sur  les  fron- 
tières ;  qu'il  nest  sortie  de  chez  le  Suisse  qu'au 
moment  de  la  retraite  qu'après  lavoir  battu  ;  il  est 
rentré  chez  lui  que  le  lendemain,  dit  n'a  pus  quitté 
le  quartier  que  le  deux  en  battant  la  gênerai;  il  a 
bien  rencontré  les  voitures  qui  arrivoient  mais  quil 
na  frappé  personne. 

Bourré  ^  —  Un  grand  nombre  de  déclarations 
s'élèvent  contre  Bourré  et  l'accusent  :  le  2  septembre 
sur  les  dix  heures  du  soir  il  est  allé  chez  le  Citoyen 
Lévèque  Marchand  de  vin  ;  a  ceux  qui  se  trouvoient 
dans  la  boutique  [il  dit]  —  «  Je  viens  de  tuer  le 
juge  de  paix  de  Bonne  nouvelle  Lequel  était  sauvé 
dans  les  comodités  de  la  prison  dont  on  l'a  fait  sortir 
après  avoir  cassé  la  porte  avec  un  merlin  que  l'on  a 
été  chercher  chez  le  Citoyen  Requichot.  »  Et  le  len- 
demain, trois,  Bourré  sest  encore  vanté  d'avoir  assas- 

*  Bour  ou  Bourre  (Antoine),  né  à  Laigneux  (Rhône-et-Loire),  domi- 
cilié à  Paris,  cour  et  maison  du  tribunal  de  l'Abbaye.  Avait  été 
gendarme  en  subsistance,  s'est  vanté  d"a\'oir  tué  trente  détenus. 
Le  trentième  était,  disait-il,  le  juge  de  paix  de  la  section  Bonne- 
Nouvelle.  (Gassagnac.) 


302  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

siné,  il  a  répété  plusieurs  fois  quil  avait  aidé  a  en 
tuer  30  et  les  faits  dont  il  a  cherché  a  se  faire  hon- 
neur ne  sont  que  trop  conformes  à  la  vérité  puisque 
2  témoins  attestent  l'avoir  vu  le  2  septembre  a  la 
prison  de  Tabaye  porter  les  premiers  coups  aux  mal- 
heureux que  Ion  égorgeait.  Interrogé  par  un  des 
juges  du  Tribunal  il  a  déclaré  que  le  2  septembre  il 
avait  passé  la  revue  avec  son  bataillon  sur  le  vieux 
gazon  du  Louvre,  depuis  quatre  heures  jusqu'à  sept  ; 
qu'il  était  ensuite  allé  boire  avec  plusieurs  de  ses 
camarades  morts  à  l'armée  ;  qua  neuf  heures  et  demie 
il  était  rantré  chez  lui  ;  quil  en  était  sorti  que  le  trois 
a  neuf  heures  du  matin  pour  aller  a  la  ville  chercher 
des  vivres  ;  que  le  soir  il  s'était  occupé  aux  prépara- 
tifs pour  son  départ  ;  que  le  4  quil  n'avait  pas  même 
vu  le  massacre  de  Fabaye  ;  quil  navait  tenu  aucuns 
des  propos  qui  lui  était  attribué  quil  navoit  aucune 
part  au  forfait. 

Damiens  '■.  —  Tous  les  jours  des  preuves  quel- 
conques se  reunissent  contre  Damiens  :  il  a  été  vu 
par  un  grand  nombre  de  personnes,  dans  les  journées 
des  2,  3  et  4  septembre  couvert  de  sang;  il  a  venu 
le  2  sur  les  neuf  heures  du  soir  dans  le  cabaret  tenu 
par  le  Citoyen  Levèque  ;  il  était  accompagné  de 
Seguin,  avait  tous  deux  les  mains  ensanglanté;  ils 
demandèrent  a  boire  ;  une  bouteille  de  vin  leur  fut 
servi  et  après  lavoir  but  il  dit  a  Seguin  —  «  allons- 

'  Damiens  (Pierre-François),  vinaigrier,  né  à Montmarquet  (Somme), 
âgé  de  quarante  ans,  domicilié  rue  Sainte-Marguerite,  n"  426. 

(Damiens  fut  envoyé  le  14  frimaire  an  V,  au  bagne  de  Rochefort. 
Cassagnac.) 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  303 

nous  en  a  notre  besogne.  »  Le  même  jour  il  a  été 
trouvé  couvert  de  sang-,  les  mains,  le  bras  ensan- 
glanté, revenant  des  massacres  et  rentrant  chez  lui; 
le  môme  jour  s'est  vanté  davoir  coopéré  a  ces  mas- 
sacres; d'ailleurs  une  foule  de  témoins  l'ont  vu  frapper 
les  victimes;  l'un  a  déclaré  que  parmi  les  assassins 
qui  se  sont  porté  a  l'abaye  le  2  septembre  1792  il  na 
indiqué  que  le  nommé  Damiens  ;  qui  la  vu  massacrer 
a  la  porte  de  la  prison  de  l'abaye  ;  un  autre  assure 
que  le  2  septembre  il  a  vu  Damiens  ouvrir  le  ventre 
du  Citoyen  Delaleu,  adjudant  gênerai,  quil  avait  été 
renfermé  dans  la  prison  ;  que  non  comptant  de  cela 
ledit  Damiens  lui  avait  ouvert  le  côté  et  lui  avait 
arraché  les  poumons  ;  une  autre  dit  quil  la  vu  le 
2  septembre  ensanglanté  et  massacrer  les  prisonniers  ; 
quil  le  lui  a  représentée  que  cetoit  une  horreur  de 
tuer  ainsi  des  hommes  sans  défense  et  quil  la  fit 
trambler  par  les  menaces  quil  lui  attira  cette  remon- 
trance ;  un  4"  certifie  egallement  avoir  vu  aussi  les  2 
et  3  septembre  le  nommé  Damiens  masacrer  les  pri- 
sonniers de  labaye  ;  il  ajoute  que  six  mois  après, 
Damiens  voyant  porter  le  pain  aux  prisonniers  disait 
quon  feroit  mieux  de  les  massacrer  que  de  les  nourrir  ; 
enfin  un  5®  atteste  aussi  quil  avoit  vu  Damiens  mas- 
sacrer les  prisonniers  de  labaye  le  2  septembre  et 
môme  deux  que  Ion  amenoits  au  Comité  en  sortant 
de  l'interrogatoire;  quun  Citoyen  venant  reclamer  un 
jeune  homme  il  l'arrêtât  par  les  bras  et  lui  dit.  — 
«  Tu  nas  pas  encore  vu  le  cœur  dun  aristocrate  je 
vais  te  le  faire  voir.  »  Qu'à  l'instant  il  tua  un  prison- 
nier, lui  ouvrit  le  corps,  lui  arracha  le  cœur  et  le  fit 


304  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

baiser  au  premier  qui  fut  couvert  de  sang.  Contre 
cette  masse  de  preuves  voici  ce  que  Damiens  répond 
dans  l'interrogatoire  quil  a  subit  au  Tribunal  :  le 
2  septembre,  sur  les  deux  heures.  Je  me  suis  rendu 
en  armes  a  ma  section;  environ  deux  heures  après, 
sortant  de  l'assemblée  générale,  jappercus  plusieurs 
voitures  dans  lesquelles  il  y  avait  des  détenus;  on 
masacra  plusieurs  de  ceux  qui  étoient  dans  les  pre- 
mières voitures.  Je  pressai  la  foule  et  j'arrivai  a  la 
dernière  voiture  ou  il  y  avoit  plus  qu'un  détenu,  je 
voulu  le  sauver  en  le  prenant  par  le  bras  et  jai  eu  la 
main  droite  pleine  de  sang;  je  me  suis  retiré  saisi 
d'horreur;  j'ai  fermé  ma  boutique  et  jy  suis  resté 
jusqua  neuf  heures  que  Seguin  arriva  chez  moi  ;  nous 
restâmes  un  peu  de  tems  a  ma  porte  ;  passe  un  pri- 
sonnier qui  sortait  de  labaye  ;  nous  l'amename  chez 
le  Citoyen  Levêque  ou  nous  restâmes  jusqu'à  six 
heures  ;  je  rentrai  de  suite  chez  moi  et  ne  sorti  ni 
le  3  ni  le  4  ni  le  5  ;  avant  d'aller  chez  le  Citoyen 
Leveque  jai  eu  la  main  ensanglanté  et  je  nai  pas  été 
vue  chez  lui  couvert  de  sang.  Je  nai  pris  aucune  part 
aux  massacres  ;  le  fait  et  le  propos  qui  me  sont  attri- 
bués sont  faux. 

GoDiN^  —  Les  charges  qui  s'élèvent  contre  lui 
Godin  ne  sont  pas  moins  précises  que  celles  qui  ont 
accusé  Damiens.  Un  citoyen  l'a  vu  le  2  septembre 
Egorger  à  la  porte  de  la  prison  de  l'abaye  ;  un  autre 


*  Godin  (Augustin- Victor-Sébastien),  âgé  de  trente-six  ans,  né  au 
Bourget  (Seine),  ex-boucher,  conducteur  de  transports  militaires, 
domicilié  Enclos  de  l'Abbaye,  n«  1097.  (Gassagnac.) 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  305 

étant  le  2  septembre  sur  les  trois  heures  après  midi 
à  la  porte  du  Comité  au  moment  où  arrivoient  les 
voitures  pleines  de  prisonniers,  vit  commettre  les 
1*"^  massacres  sur  ces  malheureux  et  reconnu  le 
nommé  Godin  pour  être  un  des  premiers  massacreurs, 
le  !'"■  à  la  tête;  un  3°  déclare  que,  le  2  septembre, 
lors  de  l'arrivée  des  voitures  pleines  des  prisonniers, 
11  a  vu  Godin  s'emparer  le  1"  d'un  outil  de  menuisier 
et  monter  les  marches  du  Comité  pour  être  plus  a 
porté  de  massacrer  ;  un  4'  déclare  quil  a  vu  Godin 
assomer  les  prisonniers,  quil  les  recevoit  à  la  porte 
avec  un  bâton,  les  assomait  avec  un  nommé  Savard  ; 
il  a  été  interrogé  et  a  répondu  que  le  2  septembre 
il  setoit  rendu  en  veste  et  en  armes  au  quartier 
général;  quil  a  vu  des  voitures  quil  renfermoit  des 
détenus  qui  ont  été  massacrés  dans  la  cour;  quaprès 
ces  massacres  il  s'est  retiré  chez  lui,  y  a  déposé  ses 
armes,  est  allé  au  caffé  rue  de  Seine  ou  il  est  resté 
jusqu'à  neuf  heures  et  est  de  suite  rentré  chez  lui  il 
s'est  couché  ;  que  le  3  il  est  parti  a  neuf  heures  du 
matin  pour  le  marché  de  Sceaux,  qu'il  n'a  frappé 
aucuns  des  prisonniers  et  n'a  pris  aucune  part  au 
massacre. 

Marcuna^  —  A  l'époque  des  massacres,  Marcuna 
etoit tambour  dans  la  section  de  l'Unité;  depuis  iJ  a 
quitté  cette  section  pour  aller  demeurer  sur  celle  du 
Luxembourg.  Et  d'après  ces  renseignemens  quil  est 

'  Marcuna  (Etienne-Mathieu),  né  à  Paris,  âgé  de  quarante  ans, 
menuisier,  tambour  des  grenadiers  du  bataillon  de  l'Abbaye.  (Cas- 
sagnac.) 


306  LES  MASSACRES    DE   SEPTEMBRE 

designé  par  plusieurs  témoins  qui  ignorait  son  nom  : 
l'un  déclare  que  le  3  après  midy  il  fut  placé  en  fac- 
tion dans  le  guichet  de  la  prison  de  Tabaye  que  là, 
autour  d'une  table,  se  trouvoit  six  à  huit  personnes 
dont  l'un  faisoient  les  fonctions  de  président  :  il  avait 
entre  les  mains  le  registre  de  la  geôle;  qu'il  reconnu 
parmi  elles,  pour  être  de  la  section,  un  particulier, 
alors  tambour,  dont  il  ignore  le  nom  qui  depuis  a  été 
gendarme  et  quil  croit  demeurer  dans  la  section  de 
l'ouest;  quun  prisonnier  ne  se  trouvant  point  dans 
la  chambre  indiqués,  le  tambour  dit  qu'il  alloit  le 
chercher;  quil  amena  un  instant  après  un  jeune 
homme  qu'après  plusieurs  questions  on  décida  de 
renvoyer  à  La  Force  c'est-à-dire  à  la  mort  ;  quil  fit 
quelque  résistance  mais  que  le  tambour  le  prit  et  le 
jetta  dehors  ;  un  autre  a  vu,  le  2  septembre,  un  par- 
ticulier qui  a  cet  époque  étoit  tambour  de  canonier 
ou  des  grenadiers  et  qui  pendant  quelque  tems  a 
continué  de  l'être,  fraper  avec  une  ardeur  impitoyable 
les  malheureux  que  l'on  trainoient  de  la  maison  de 
labaye  dans  le  jardin  ;  un  3^  a  vu  arriver  les  voilures 
et  masacrer  le  premier  qui  en  descendit;  ayant 
reconnu  un  de  ces  détenus  il  aproche  des  voitures 
pour  le  sauver  et  il  fut  assassiné  dans  ses  bras  ;  il 
appercu  au  même  instant  le  nomme  Marcuna,  alors 
tambour  des  grenadiers,  ayant  un  sabre  nue  a  la 
main,  courir  après  ce  détenu;  saisi  d'horreur  il  cest 
retiré.  Dans  l'interogatoire  qu'il  a  subit  au  tribunal 
Marcuna  a  déclaré  que,  le  2  septembre,  il  avoit  vu 
arriver  des  voilures,  sur  les  trois  heures,  dans  les- 
quelles étoient  des  détenus  ;  il  croit  quon  les  a  fait 


LE    DOSSIER    DES    MASSA.CREURS  307 

descendre  au  Comi lé  mais  il  sait  qu'ils  ont  été  masa- 
cré  ;  qu'après  ce  masacre  il  est  resté  chez  lui  dont  il 
n'est  sorti  que  pour  battre  le  rapel;  il  est  encore 
rentré  chez  lui  et  y  resté  jusqu'à  l'heure  de  la  retraite 
quil  a  batu  et  sest  retiré  dans  son  domicile  pour  se 
coucher;  le  3  il  a  fait  son  service  a  lordinaire  ;  il 
avoit  son  sabre  lors  des  masacres  des  détenus,  mais 
il  n'en  a  fait  aucun  usage  ;  il  n'est  point  entré  dans 
le  guichet  de  la  prison  et  netoit  point  au  nombre  de 
ceux  qui  envoyoit  les  détenus  a  la  mort. 

Debesche  \  —  Il  a  été  vu,  lors  des  massacres,  les 
bras  retroussés  et  dégoûtant  le  sang  et  sur  la  douleur 
que  témoignoit  une  citoyenne  de  ses  scènes  horribles, 
il  lui  adressa  les  propos  les  plus  menaçant  ;  le  même 
jour  il  parrut  rue  Margueritte,  le  sabre  a  la  main  et 
teint  de  sang,  disant  quil  etoit  fatigué  et  quil  falloit 
que  dautres  allassent  massacrer;  le  3  septembre  sur 
les  deux  heures  après  midy  sortant  de  la  prison  de 
labaye  pour  aller  du  côté  de  la  rue  de  Bussy  il  dit  : 
«  Voilà  comme  je  travaille  la  marchandise,  la 
lamme  est  restée  dans  le  ventre  d'un  de  ces  scélérats; 
en  voila  un  autre,  (montrant  son  sabre  qu'il  avoit  à 
la  main),  avec  lequel  je  recommencerai  lorsque  jau- 
rois  dormi  quelques  heures.  »  —  Voici  la  réponse 
que  fait  Debesche  dans  son  interrogatoire  :  le  2  sep- 
tembre je  me  suis  rendu  Cours  des  Moines  armé  de 
mon  sabre  ;  je  suis  entré  avec  les  officiers  et  dautres 
dans  la  prison  ;  on  a  fait  venir  devant  nous  plusieurs 

*  Debêche  (Jean),  âgé  de  quarante-cinq  ans,  né  à  Paris,  joaillier, 
domicilié  rue  de  Bucy,  n»  1507.  (Cassagnac.) 


308  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

détenus  ;  on  leur  a  demandé  leurs  noms  on  les  a  fait 
sortir;  jai  sut  quil  y  en  avoit  eu  de  massacré  a  la 
porte  ;  j'étais  là  comme  curieux  je  ne  connois 
aucune  des  personnes  qui  étoit  avec  moi  Jans  l'in- 
térieur de  la  prison;  j'y  suis  resté  jusqu'au  lende- 
main matin  sur  les  deux  heures  après  midy  ;  je  me 
rapelle  pas  ce  que  jai  fait  le  reste  de  la  journée  et 
les  deux  jours  suivants;  je  n'ai  pris  aucune  part  aux 
massacres  Je  nai  menacé  aucun  citoyen,  nai  point 
été  vu  couvert  de  sang,  nai  point  tenu  les  propos 
quon  mattribue,  sait  que  le  nommé  Joly^  en  a  tenu 
de  pareils;  on  a  pu  se  méprendre  a  cause  de  la  res- 
semblance qui  existoient  entre  eux. 

Debrenne  ^  —  Il  a  été  vu  aussi  le  3  septembre  1792 
tenant  a  la  main  son  sabre  teint  de  sang  et  disant 
qu'il  avoit  bien  arrangé  ces  bougres  là  ;  des  témoins 
attestent  quil  a  passé  la  nuit  à  ces  massacres.  Il  sou- 
tient dans  son  interogatoire  quil  n'est  pas  sorti  les 
2,  3  et  4  septembre,  si  ce  n'est  pour  aller  chez  ses 
voisins  mais  quil  n'a  point  approché  de  la  prison  ni 
du  lieu  ou  se  faisoient  les  massacres  ;  quil  na  point 
tenu  a  la  main  de  sabre  couvert  de  sang^. 

*  Joly  (René),  fut  déporté  en  vertu  de  l'arrêté  des  Consuls  du 
19  nivôse,  an  IX. 

'Debrenne  (Jean-Charles),  né  à  Martigny,  âgé  de  cinquante  et  un 
ans,  orfèvre,  domicilié  rue  de  Thionville  (aujourd'hui  rue  Dauphine), 
n»  1738. 

'  Archives  nationales,  A.A.  6.  Pièce  118. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  301) 

AUTRES  DÉCLARATIONS  CONCERNANT 
SÉBASTIEN  GODINi 

Extrait  des  Minutes  du  greffe  du  Tribunal  Criminel  du  départe- 
'tient  de  Paris.  16  fructidor,  an  III. 

COMITÉ    CIVIL.    SECTION   DE    l'uNITÉ 

Âugustin-Victor-Sébastien  Godin  conducteur  en 
chef  des  transports  militaires  depuis  trois  ans,  et 
antérieurement  marchand  Boucher,  est  accusé  de  ce 
qui  suit. 

Un  citoyen  déclare  et  signe  que,  le  deux  septembre, 
depuis  quatre  heures  du  soir  jusqu'à  minuit  et  demi, 
il  se  trouvoit  renfermé  dans  l'appartement  de  la 
citoyenne  Thevenot,  au  l®*",  maison  du  citoyen  Sau- 
vage rôtisseur,  en  face  de  la  prison  de  l'Abbaye,  et  a 
vu,  avec  horreur,  égorger  soixante  trois  personnes,' 
dont  les  Egorgeurs  étoient  Godin  boucher,  enclos  de 
l'Abbaye. 

Un  autre  citoyen  déclare  et  signe  qu'il  a  vu  dans 
la  journée  du  deux  septembre  le  nommé  Godin  bou- 
cher, massacrer  avec  une  batte,  ou  morceau  de  bois, 
les  hommes  qui  avoient  été  amenés  dans  des  voi- 
tures au  Comité  Civil  de  la  section,  et  par  lesquels 
commencèrent  les  horribles  .Tournées  des  deux  et 
trois  septembre,  se  rappelant  qu'il  étoit  sur  les 
marches  du  Comité  Civil,  et  qu'il  les  assommoit  à' 
mesure  qu'on  les  faisait  sortir  du  Comité  où  ils 
étoient  d'abord  tous  entrés, 

•  Voir  ci-dessus,  page  304. 


310  LES    MASSACRES  DE    SEPTEMBRE 

Un  autre  Citoyen  déclare  et  signe  que  le  deux  sep- 
tembre à  Tarrivée  des  A'oitures  qui  concuisoient  des 
Prisonniers  au  Comité  Civil  de  la  section  de  l'unité 
il  vit  le  nommé  Godin,  Boucher,  prendre  une  hache 
ou  un  outil  quelconque  des  charpentiers  qui  tra- 
vailloient  dans  la  cour  de  l'Abbaye,  et  qu'il  fut  se 
placer  sur  les  marches  du  Comité  et  que  la  il  con- 
courut à  l'assassinat  des  prisonniers  qu'on  faisait 
sortir  de  force  du  Comité  Civil. 

Un  autre  Citoyen  déclare  et  signe  que  le  deux  sep- 
tembre il  a  vu  le  nommé  Godin,  boucher,  assommer  à 
la  porte  du  Comité,  et  ensuite  lui  a  entendu  dire  dans 
la  cour  du  tribunal  quil  étoit  déjà  fatigué,  parce  qu'il 
en  avoit  déjà  beaucoup  assommé,  mais  quil  falloitque 
tous  les  Patriotes  se  rallient  et  aillent  à  la  porte  de 
la  Prison  où  il  alloit  se  porter  à  l'instant,  qu'il  alloit 
se  hâter  d'y  retourner. 

Un  Citoyen  dans  une  lettre  qu'il  a  adressée  a 
un  de  ses  amis,  en  datte  du  quinze  Thermidor  de 
l'an  troisième,  affirme  que  plusieurs  Citoyens  et 
Citoyennes  lui  ont  affirmé  dans  le  tems  où  il  habitoit 
la  section,  que  Godin  étoit  un  des  assassins  le  plus 
acharné  du  deux  septembre  à  l'abbaye,  quil  avoit 
été  apperçu  portant  de  la  chair  humaine  au  bout  de 
sa  picque,  il  ajoute  que  ses  témoins  pourront  bien 
en  désigner  d'autres. 

Le  Citoyen  Godin  pour  détruire  ces  divers  accusa- 
tions, produit  un  certificat  en  datte  du  vingt  deux 
messidor,  an  troisième,  souscript  par  cinq  officiers 
et  sous-officiers  de  la  Compagnie  des  canoniers  de 
la  section  de  l'unité,  qui  atteste  qu'il  a  servi  dans  leur 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  311 

compagnie,  que  sa  bonne  conduite,  son  activité,  et 
son  intelligence,  lui  ont  fait  mériter  les  suffrages  de 
ses  Concitoyens,  qu'il  l'ont  nommé  à  la  place  de  ser- 
gent de  la  dite  Compagnie;  qu'il  n'est  pas  à  leur 
connaissance  qu'il  ait  pris  part  aux  massacres  des 
deux  et  trois  septembre,  qu'il  a  toujours  joui  de  la 
réputation  d'un  homme  probe  et  d'un  honnête  homme. 
Il  produit  encore  un  certificat  en  datte  du  vingt- 
quatre  Thermidor  l'an  troisième  souscript  par  les 
Citoyens  d'Assilly,  Belache,  Fust,  Becquart  et  Molle, 
qui  attestent  qu'il  a  resté  avec  eux  le  deux  septembre 
mil  sept  cent  quatre  vingt  douze  à  jouer  au  Domino, 
depuis  quatre  heures  après  midy  jusqu'à  neuf,  à  un 
caffé  rue  de  Seine,  vis-à-vis  celle  de  l'Echaudé, 
numéro  quatre  cent  soixante  trois  ^ 

CHARLES-DENIS  HACVILLE, 
Interrogé  en  nivôse  an  IX. 

Je  m'appelle  Charles-Denis  Hacville,  âgé  de  qua- 
rante-un ans,  natif  de  Gonesse,  département  de 
Seine-et-Oise,  chaircutier,  demeurant  à  Paris,  rue  de 
Seine  Germain  n°  1380,  division  de  l'Unité 

«  Depuis  quand  êtes-vous  à  Paris? 

—  Il  y  a  environ  vingt-cinq  ans 

—  Avez- vous  une  carte  de  sûreté? 

—  J'en  avais  une,  mais  la  crainte  de  la  perdre, 
m'a  déterminé  à  la  renvoyer  à  ma  femme  lors  de  mon 
arrestation. 

*  Archives  nationales,  A. A.  6.  Pièce  119. 


312  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

—  Vous  avez  participé  aux  massacres  des  prisons 
les  deux  et  trois  septembre? 

—  Jamais  je  n'y  ait  participé,  je  sais  qu'on  m'en 
a  taxé,  mais  je  vous  assure  que  c'est  à  tort. 

—  Vous  vous  êtes  pourtant  vanté  publiquement 
d'en  avoir  assassiné  dix  sujets  à  l'abbaye. 

—  J'ai  été  commandé  de  garde  ce  jour-là  et  je  me 
suis  rendu  dans  la  cour  de  l'Abbaye  oii  je  suis  resté 
environ  trois  quarts  d'heure,  et  je  me  suis  sauvé  der- 
rière l'église  d'où  je  me  suis  rendu  chès  moi  aussitôt 
que  je  l'ai  pu,  ayant  eu  moi-même  horreur  de  ce  que 
j'avais  vu  pendant  le  peu  de  tems  que  je  suis  resté 
dans  la  cour  de  l'Abbaye,  je  sais  bien  qu'on  m'a  fait 
le  reproche  d'en  avoir  tué  trente-deux  mais  cela  est 
très  faux. 

—  Vous  avies  déjà  été  arrêté  ? 

—  J'ay  été  arrêté  comme  septembriseur  et  j'ay  été 
acquitté,  j'ay  même  mon  jugement  qui  est  dans  mon 
portefeuille  à  la  maison  avec  ma  carte. 

Lecture  faite  du  présent  interrogatoire  audit  Char- 
les-Denis Hacville  il  a  dit  icelui  contenir  vérité  et  y 
persister  et  a  signé  avec  nous. 

Hacville  ^ 


FRANÇOIS-JOSEPH  PERNOT 

Paris,  le  premier  ventôse,  an  neuf  de  la  République 
Française  une  et  indivisible. 

*  Archives  de  la  Préfecture  de  Police.  Dossier  de  l'affaire  du  3  nivôse 
an  IX. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  313 

Par  devant  nous,  Commissaire  interrogateur  est 
comparue  Angélique  Gauttier,  femme  Clerget  horlo- 
ger, rue  du  Petit-Pont,  au  coin  de  celle  de  laBucherie. 

Laquelle  nous  a  déclaré  connaître  le  nommé 
Pernot  serrurier,  demeurant  à  Paris  rue  Neuve-Mar- 
tin n**  81  division  des  Gravilliers,  pour  être  du  pays 
de  son  mari  qui  l'a  fait  travailler  pour  lui  différentes 
fois  :  qu'elle  se  rappelle  que,  le  deux  septembre,  vers 
cinq  heures  du  matin,  le  d.  Pernot  s'est  présenté  chès 
elle,  accompagné  d'un  autre  particulier,  qu'il  a 
demandé  à  parler  au  G™  Clerget,  qu'elle,  comparante 
lui  a  répondu  que  son  mari  avait  pris  médecine  et 
qu'il  était  hors  d'état  de  parler  à  qui  que  ce  soit; 
que  sur  les  instances  réitérées  du  d.  Pernot  la  compa- 
rante a  constamment  refusé  de  le  laisser  parler  à 
son  mari  :  que  le  d.  Pernot  était  dans  ce  moment 
armé  d'un  sabre  qu'il  tenait  à  la  main  et  a  dit  qu'il 
venait  à  dessein  d'emmener  le  C*"  Clerget  avec  lui 
et  a  ajouté  que  depuis  la  conciergerie  jusqu'au  pont 
au  change,  la  rue  était  couverte  des  cadavres  des 
prisonniers  qui  avaient  été  tués,  que  le  d.  Pernot 
tenait  ce  discours  de  manière  à  faire  connaître  que 
cette  expédition  était  de  son  goût,  ayant  entendu  dire 
même  depuis  que  le  d.  Pernot  s'était  vanté  d'avoir 
mangé  du  cœur  de  la  ci-devant  Princesse  de  Lam- 
balle,  au  surplus,  ajoute  la  comparante,  qu'elle  a 
entendu  dire  beaucoup  d'autres  choses  sur  le  compte 
du  d.  Pernot,  mais  qu'elle  ne  peut  affirmer  que  ce 
qu'elle  a  vu  et  entendu  de  la  part  du  d.  Pernot 
regardant  comme  incertain  ce  dont  elle  n'a  pas  été 
témoin  elle  même. 


314  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Avons  demandé  à  lad.  femme  Gierget  si  elle  con- 
naît quelques  personnes  qui  puissent  nous  donner 
desrenseignementspositifssurlecompteduditPernot. 

A  répondu  qu'ayant  été  menacée  ainsi  que  son 
mari  par  le  dit  Pernot  elle  ne  crois  pas  devoir  en 
dire  davantage,  qu'au  surplus  elle  attend  son  mari, 
qui  esta  la  campagne,  qu'il  doit  arriver  aujourd'hui 
ou  demain  et  qu  aussitôt  qu'il  sera  de  retour  il  se 
présentera  devant  nous. 

Lecture  faite  de  la  présente  déclaration  à  lad. 
femme  Gierget,  elle  dit  icelle,  contenir  vérité,  y  per- 


sister et  a  signé  avec  nous. 


Fme  Glebget. 


Ce  jour,  trois  ventôse  an  neuf,  est  comparu  devant 
nous,  G""^  interrogateur,  le  citoyen  Gierget,  horloger 
rue  du  Petit-Pont  n°  6,  d'après  invitation  à  lui  faite 
et  lequel  nous  fait  la  déclaration  suivante  :  quelques 
jours  après  le  dix  août,  le  déclarant  rencontra  Pernot, 
qui  lui  demanda  s'il  avait  eu  peur  le  dit  jour  dix  août, 
qu'ayant  répondu  que  oui,  Pernot  lui  dit  alors  :  on 
en  a  beaucoup  tué,  mais  j'ai  été  dans  la  chambre 
dun  officier  suisse  trois  jours  après,  avec  un  de  mes 
amis,  nous  l'avons  tué,  et  nous  lui  avons  pris  sa 
montre  et  ses  boucles  lesquelles  me  sont  restées.  Je 
suis  encore  instruit  par  un  citoyen  Autin,  tailleur, 
rue  Merry,  maison  d'un  tapissier,  que  ledit  Pernot 
lui  a  dit  avoir  tué  un  scarde  du  roi  à  Versailles,  lors 
de  l'affaire  des  5  et  6  octobre,  et  qu'il  lui  avait  fait  un 
habit  avec  le  manteau  de  ce  même  Garde,  dont  il 
s'est  également  emparé  du  cheval,  et  de  tout   son 


LE  DOSSIER    DES    MASSACREURS  315 

équipement,  dont  les  pistolets  ont  été  vendus  au 
G®°  Loviat,  menuisier  rue  du  Vert-Bois.  Ce  même 
tailleur  vous  instruira  également  que  Pernot,  gardien 
des  scellés  dans  une  maison,  y  avait  tout  pris  et  volé  ; 
il  est  également  venu  dire  à  ma  femme,  à  l'époque 
du  massacre  des  prisons,  qu'il  venait  me  chercher 
pour  aller  avec  lui  et  que  son  sabre  était  encore 
tout  ensanglanté.  Ajoute  le  déclarant,  qu'un  nommé 
Boufllers,  marchand  d'habits  dont  Autin  ou  Loviat 
pourront  indiquer  la  demeure,  lui  demanda  un  jour, 
s'il  voyait  Pernot,  et  lui  dit  qu'un  jour  il  était  allé 
dîner  chez  Pernot  avec  sa  femme  et  eue  ledit  Pernot 
s'était  vanté  d'avoir  mangé  sa  part  du  cœur  de 
Madame  de  Lamballe,  que  ce  récit  avait  fait  une 
impression  à  sa  femme,  si  forte  que  la  femme  dudit 
Boufflers  avait  manqué  en  mourir. 

Le  citoyen  Bernard,  ofjBcier  de  santé,  rue  Honoré 
n°  1405  et  son  épouse  pourront  donner  des  rensei- 
gnements sur  Pernot,  notamment  comme  étant  venu 
pour  le  chercher  dans  la  nuit  du  deux  au  trois  sep- 
tembre pour  aller  à  la  conciergerie. 

Pour  quoi  a  signé  avec  nous  la  précédente  déclara- 
tion de  ce  requis  aussi  signé. 

Glerget. 


FRANÇOIS-JOSEPH  PERNOT 

Interrogé  en  ventôse  an  IX. 

Je  m'appelle  François-Joseph  Pernot,  âgé  de  trente- 
huit  ans,  natif  de  Lure,  département  de  la  Haute- 


316  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Saône,  serrurier,  demeurant  à  Paris,  rue    Neuve- 
Martin  n°  81,  division  de  Gravilliers. 

—  Depuis  quand  êtes-vous  à  Paris? 

—  Il  y  a  environ  douze  ans. 

— ■  Vous  avés  participé  aux  massacres  des  deux  et 
trois  septembre  et  vous  vous  êtes  présenté  chez  le 
citoyen  Glerget,  horloger  rue  de  la  Boucherie,  tenant 
encore  votre  sabre  teint  du  sang  des  personnes  que 
vous  aviès  massacré. 

—  Gela  est  taux. 

—  Vous  avés  assassiné  un  garde  du  corps  et  lui 
ayant  volé  son  cheval  et  son  équipement  vous  vous 
êtes  fait  faire  un  habit  de  son  manteau  par  le 
nommé  Autin,  tailleur,  rue  Médéric. 

—  Je  n'ay  point  assassiné  un  garde  du  corps,  j'ay 
été  effectivement  avec  le  bataillon  à  Versailles  et  en 
revenant  j'ay  trouvé  sur  la  route  un  cheval  que  j'ay 
arrêté,  je  suis  monté  dessus  et  je  l'ay  mis  dans  Fécurie 
du  Grand-Cerf,  rue  du  Verbois,  et  l'ayant  conduit  le 
lendemain  à  la  ville,  on  m'a  dit  de  garder  le  manteau 
et  on  m'a  donné  six  francs. 


GHARLES-FR'ANÇOIS-HONORÉ    CORTETi 
Du  20  nivôse  an  IX. 

Citoyen  Préfet, 

Il  est  étonnant  que  d'après  les  arrestations  qui  ont 
été  faites  on  ait  oublié  le  monstre  nommé  Cortay.  Il 

♦  Ou  Gortey. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  317 

demeure  rue  Basville  entre  la  cour  de  la  Moignon 
et  la  cour  neuve  du  Palais  de  Justice,  section  du 
Pont  Neuf.  Son  état  est  planeur.  Il  s'est  vanté  à  qui  a 
voulu  l'entendre,  d'avoir  massacré  quatorze  personnes 
dans  la  prison  de  la  Conciergerie,  dans  la  nuit  du  2  et 
3  septembre,  et  de  n'avoir  quitté  que  parce  que  son 
sabre  était  cassé.  Sa  femme  est  morte  à  la  suite  d'une 
maladie  que  la  frayeur  de  ce  crime  lui  avait  causé, 
au  reste  vous  pouvez  faire  prendre  des  renseigne- 
ments sur  sa  section,  vous  verrez  que  les  faits  avancés 
sont  véritables 
Salut  et  fraternité. 

PRÉFECTURE  DE  POLICE 

Paris,  22  nivôse  an  9. 

Le  nommé  Cortay,  Planeur,  est  signalé  comme  un 
des  plus  fameux  septembriseurs,  il  s'est  vanté  d'avoir 
à  lui  seul  massacré  quatorze  personnes. 

Il  demeure  rue  Basville  entre  la  rue  Lamoignon  et 
la  cour  neuve  du  Palais  de  Justice. 

Prendre  de  suite  des  renseignements  positifs  sur 
cet  individu. 

Rapport  le  26 
p.  le  chef  de  la  1»  Division,  (illisible) 

26   nivôse  an  9. 

Rapport  des  citoyens  Bazin  et  Noël  père,  officiers 
de  Paix  du  6*  arrondissement  et  de  l'attribution  des 
jeux. 


318  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

En  exécution  de  la  surveillance  (cy-jointe)  à  exercer 
sur  le  nommé  Gortay,  Planeur. 

Nous  avons  fait  prendre  les  renseignements  sui- 
vants. Ledit  Gortay,  le  premier  jour  du  massacre  des 
prisons,  fût  à  l'assemblée  générale  de  sa  section,  oij 
il  fit  voir  le  sang  dont  il  était  couvert,  disant  avoir 
assommé  quatorze  prisonniers  à  sa  part.  Etant  rentré 
chès  lui,  sa  femme  qui  était  alors  enceinte,  fut  telle- 
ment affectée  de  le  voir  couvert  de  sang,  que  l'enfant 
dont  est  accouchée,  et  qui  vit  encore  porte  sur  le 
visage  et  sur  un  bras  des  marques  de  sang,  ce  qui  a 
fait  une  telle  impression  à  la  mère  qu'elle  en  est 
morte  de  regrets  ;  il  a  été  inarcéré  pour  ce  fait,  et  a 
été  cependant  relâché.  Tous  ses  voisins  attestent  ces 
faits,  et  sont  surpris  qu'il  ne  soit  pas  arrêté,  attendu 
qu'avant-hier,  en  buvant  avec  un  de  ses  amis  dans 
un  cabaret,  il  lui  témoigna  la  crainte  d'être  arrêté, 
ne  sachant  s'il  devait  fuir  ou  rester  chès  lui,  il  a 
cependant  travaillé  hier  tout  le  jour  dans  sa  bou- 
tique. 

Le  nommé  Aubry,  serrurier,  demeurant  rue  Louis, 
presque  en  face  de  Sainte-Anne,  était  avec  lui  lors 
des  massacres.  Gortay  assommait  les  prisonniers  avec 
des  barres  de  fer  que  Aubry  avait  fourni  aux  assom- 
meurs,  et  ce  dernier  traînait  par  les  cheveux  les 
cadavres  dans  la  rue,  il  est  connu  dans  son  quar- 
tier pour  un  septembriseur. 

Ils  sont  tous  les  deux  de  la  connaissance  du  nommé 
Lanoy  demeurant  rue  Pont-au-Chou  et  travaillant 
chez  le  citoyen  Legay,  carrossier,  ancienne  maison 
du  dépôt  de  la  guillotine. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  319 

Le  16  de  ce  mois,  nous  avons  fait  un  Rapport  sur 
ledit  Lanoy,  signalé  comme  un  septembriseur  forcené 
qui  s'était  flatté  d'en  avoir  assommé  vingt-deux  dans 
la  première  journée.  Le  Juge  de  Paix  de  la  division 
de  l'indivisibilité,  8^  arrondissement,  peut  donner  de 
grands  renseignements  sur  cet  individu  qui  circule 
dans  son  quartier  où  il  est  libre. 

Signé  :  Bazln 


PRÉFECTURE  DE  POLICE 
RAPPORT 

Paris,  le  26  nivôse  an  9  de  la  République  française:  une 
et  indivisible. 

Le  nommé  Gortay,  planeur,  demeurant  rue  Basse- 
ville,  a  été  signalé  comme  un  septembriseur. 

Le  Préfet  a  fait  prendre  des  renseignements  sur 
cet  individu,  ils  présentent  les  faits  suivants  : 

Ledit  Gortay,  le  premier  jour  du  massacre  des  pri- 
sonniers, s'est  présenté  à  l'assemblée  de  sa  section 
et  a  dit  avoir  assommé  quatorze  personnes. 

Le  nommé  Aubry,  serrurier,  demeurant  rue  Louis, 
avait  fourni  des  barres  de  fer  aux  assommeurs  et  lui- 
même  a  traîné  les  cadavres  par  les  cheveux  dans  la  rue. 

Ces  deux  individus  sont  de  la  connaissance  du 
nommé  Lanoy,  aussi  septembriseur  déjà  connu. 

L'épouse  du  premier  qui  se  trouvait  enceinte  à 
l'époque  des  massacres  est  morte  des  suites  de  l'im- 
pression que  lui  a  faite  la  vue  de  son  mari  couvert  de 
sang,  revenant  des  prisons. 


320  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Ces  faits  sont  attestés  par  tous  les  voisins  du 
nommé  Gortay;  dans  ce  moment  il  témoigne  de  la 
crainte  ;  mais  cependant  hier  on  l'a  vu  travailler  chez 
lui  ;  on  ne  pense  pas  qu'il  songe  à  s'en  aller. 

On  estime  qu'il  y  a  lieu  à  mandat  d'amener,  pour 
examen,  et  ordonner  ensuite  ce  qu'il  appartiendra. 

Bertr/^nd 


Charles-Françoîs-Honoré  CORTET 
Préfecture  de  Police. 

Je  m'appelle  François-Honoré  Gortet,  âgé  de  trente- 
deux  ans,  natif  de  Sens,  département  de  l'Yonne 
planeur  en  glasserie,  demeurant  à  Paris  rue  Basse- 
ville,  n°  22,  division  du  Pont-Neuf. 

—  Vous  connaisses  le  nommé  Lannoy? 

—  Jamais  je  n'ay  connu  cet  homme-là, 

—  Vous  êtes  cependant  bien  connu  pour  être  lié 
avec  lui  et  avoir  été  avec  lui  aux  Massacres  des  pri- 
sons, les  deux  et  trois  septembre. 

—  Jamais  je  n'ay  été  aux  massacres  des  prisons  et 
n'ay  jamais  connu  Lannoy. 

—  Vous  êtes  cependant  venu  à  l'assemblée  de 
votre  section,  le  deux  septembre,  et  vous  vous  y  êtes 
vanté  d'avoir  assommé  quatorze  personnes. 

—  Je  vous  assure  que  cela  est  faux. 

—  Vous  avès  dit  n'avoir  quitté  que  parce  que  votre 
sabre  était  cassé  ;  non  seulement  vous  vous  êtes  pré- 
senté tout  couvert  de  sang  à  votre  section,  mais 
encore  ayant  été  chès  vous  en  cet  état,  votre  femme, 


LE   DOSSIER   DES    MASSACREURS  321 

qui  était  enceinte,  a  été  si  affectée  de  vous  voir,  qu'elle 
est  morte  des  suites  du  saisissement  que  vous  lui  avès 
causé. 

—  Je  vous  assure  que  cela  est  faux,  l'enfant  vit 
encore,  c'est  une  petite  fille  de  huit  ans. 

—  Cet  enfant  ne  peut  pas  avoir  huit  ans,  vous 
voyez  que  vous  en  imposez. 

—  C'est  une  erreur,  c'est  ma  fille  ainée  qui  a 
huit  ans^ 

GEORGES  BUGLEAU 
Interrogé  le  2Z  pluviôse  an  f. 

Je  m'appelle  Georges  Bugleau,  âgé  de  quarante- 
neuf  ans,  natif  de  Paris,  fumiste,  demeurant  à  Paris, 
rue  froid  manteau,  n°  180,  division  des  Thuleries. 

—  Quel  état  profîessiès  vous  avant  et  depuis  la 
révolution  ? 

—  Il  y  a  vingt-cinq  ans,  j'enseignais  l'écriture  et 
les  calculs,  en  me  mariant  je  me  suis  fait  recevoir 
marchand  frippier  tailleur,  j'ai  préféré  cet  état  jus- 
qu'en quatre  vingt  quatre,  époque  à  laquelle  je  me 
suis  intéressé  dans  l'entreprise  du  Ramonage  de 
Paris  qui  m'a  été  cédée  en  quatre  vingt  six  et  je  l'ai 
continuée  jusqu'à  présent. 

J'observe  que  dans  le  tems  que  j'étais  frippier,  ma 
femme  tenait  la  boutique  et  que  j'ai  été  successive- 
ment secrétaire  de  M.  de  Boisgelin  alors  maître  df 
la  garde-robe    du   Roy    et  président  des    États    de 

*  Archives  de  la  Préfecture  de  Police.  Dossier  de  l'affaire  du  3  ni- 
vôse, an  IX. 

21 


322  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

Bretagne,  et  tenu  les  livres   de   divers    marchands. 

—  Vous  avès  présidé  aux  massacres  des  deux  et 
trois  septembre,  à  La  Force:  qui  vous  avait  excité  à 
ces  actes  inhumains? 

—  Je  vous  déclare  formellement  n'y  avoir  jamais 
présidé,  j'étais  à  cette  époque  commissaire  civil  ; 
nous  avons  appris  le  trois  dans  la  matinée  ce  qui  se 
passait  aux  prisons,  nous  fûmes  inquiets  l'un  et 
l'autre  du  sort  de  Vilain  Daubigny  et  de  Maurice  Syl- 
vestre, alors  garçon  du  Comité  par  l'avis  duquel  il 
avait  été  envoyé  à  La  Force  et  Daubigny  par  arrêté 
de  l'Assemblée  générale  ;  nous  avons  tourné  nos  pas 
du  côté  de  La  Force  où  nous  sommes  arrivés  à  l'ins- 
tant où  l'on  massacrait  M"^^  de  Lamballe  ce  qui  me 
fit  frémir  d'horreur  et  en  ayant  témoigné  le  mouve- 
ment dont  j'étais  agité,  je  fus  prêt  d'éprouver  le 
même  sort  :  ayant  inutilement  regardé  dans  le  mon- 
ceau de  cadavres  et  n'y  ayant  reconnu  ni  Vilain  Dau- 
bigny ni  Maurice  Sylvestre,  nous  pénétrâmes  dans  le 
greffe  de  La  Force  où  ayant  compulsé  la  liste  des 
personnes  massacrées  et  n'y  trouvant  pas  les  noms 
des  deux  susnommés,  le  citoyen  Lebcau  nous  pré- 
senta un  ordre  signé  Louis  Sergent  et  Leclerc,  alors 
administrateurs  de  police,  et  en  vertu  duquel  Dau- 
bigny avait  été  mis  en  liberté  la  veille  et  lui  ayant 
demandé  Maurice  Sylvestre  il  me  conduisit  dans  la 
chambre  où  il  était  enfermé  afin  de  ne  me  laisser 
aucun  doute  sur  son  existence  et  je  recommandai  à 
ce  même  Maurice  de  ne  point  parler,  en  sortant,  du 
motif  de  son  arrestation  :  de  retour  à  l'Assemblée 
générale,  j'y  fis  part  de  ce  que  j'avais  découvert,  elle 


i 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  323 

me  nomma,  ainsi  que  le  citoyen  Paillet  membre  de 
la  Commune,  pour  aller  au  greffe  pour  empêchfir  que 
le  greffier  se  dessaisisse  de  l'ordre  de  mise  en  liberté 
de  Daubigny,  ce  qui  fût  fait,  voilà  les  seuls  motifs 
qui  m'ont  fait  aller  à  La  Force. 

—  Quel  motif  a  pu  vous  déterminer  à  jouer  avec 
les  vingt-deux  têtes  des  guillotinés  le  31  mai  ? 

—  Ceci  est  absolument  faux. 

—  Votre  conduite  est  connue  pour  être  trop  san- 
guinaire pour  occuper  la  place  d'assesseur  de  juge 
de  paix  de  votre  division  et  vous  devriez  depuis  long- 
temps vous  en  être  démis. 

—  Je  ne  crois  pas  devoir  me  démettre  d'une  place 
dans  laquelle  je  n'ay  point  démérité,  étant  certaine- 
ment irréprochable  à  tous  égards. 

—  Aves-vous  déjà  été  arrêté  ? 

—  J'ay  été  détenu  au  Plessis  pendant  deux  cent 
trente  jours  au  bout  duquel  tems  j'ay  été  mis  en  liberté 
sans  connaître  la  cause  de  ma  détention. 

Lecture  faite  du  présent  interrogatoire  audit 
Georges  Bugleau,  il  a  dit  iceluy  contenir  vérité,  y 
persister  et  a  signé  avec  nous. 

BUGLEAIJ  * 

Julien  lUGHARD.  —  BONAU.  —  Piehre  CARETÉ.  — 
Julien  LEROI.  ~  VEZIEU 

Rapport  du  30  nivôse,  an  9. 

Richard  (Julien),  demeurant  au  gros  caillou,  Isle 
des  cignes,  n°  54,  Division  des  Invalides,  fils  d'un 

*  ArciUcea  de  la  Préfecture  de  Police.  AITaire  du  3  nivôse,  an  IX. 


324  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

nourrîsseiir  de  bestiaux  et  charretier  de  sa  profession, 
a  été  guichetier  au  Grand  Chàtelet  ;  il  s'en  est  fait 
chasser  pour  vexations  envers  les  prisonniers,  et 
notamment  pour  leur  avoir  donné,  au  lieu  de  mou- 
tarde, des  excréments  humains. 

11  a  été  aussi  roulier  sur  la  roule  d'Orléans  et  vive- 
ment soupçonné  d'avoir  assassiné  le  conducteur  d'une 
voiture  et  d'avoir  ensuite  volé  ladite  voiture. 

Il  a  manifesté  dans  les  journées  des  5  et  6  octobre 
d'être  fortement  attaché  au  parti  d'Orléans,  pour 
lequel  il  a  eu  plusieurs  altercations  très  vives  avec 
différentes  personnes  contraires  à  ce  parti. 

11  a  été  chargé  de  faire  signer  une  pétition  au 
GhampdeMars,  le  17  juillet  1191,  a  ordonné,  malgré 
le  Commissaire  de  Police  de  ladite  Division  et  le 
Comité  civil,  que  les  deux  liommes  qui  furent  trouvés 
le  dit  jour  à  8  heures  du  matin  sous  l'autel  de  la 
Patrie  et  conduits  par  lui  audit  Comité,  fussent 
pendus,  prétendant  que  le  peuple  l'avait  ordonné; 
son  frère  fut  chargé  de  l'exécution  qui  eut  lieu  ;  leurs 
têtes  furent  coupées  à  l'aide  de  plusieurs  individus 
du  gros  caillou,  lesquels  ont  été  traduits  au  Tribunal 
G*^  du  6^  arrondissement  qui  poursuivait  l'affaire; 
ils  ont  été  amnistiés  ainsi  que  le  nommé  Fontaine, 
blanchisseur,  demeurant  rue  de  la  Vierge,  qui  tua 
d'un  coup  de  fusil,  un  chasseur  du  bataillon  de 
Saint-Eustache  qui  était  à  la  suite  du  drapeau 
rouge  qui  se  rendait  au  Champ  de  Mars  Je  dit  jour, 
et  que  le  nommé  Barbotte  charretier,  présentement 
invalide  détaché,  avait  barré  la  rue  Dominique  avec 
ses  voitures,  à  l'effet  que  la  troupe,  qui  venait  au 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  32r> 

secours  des  deux  victimes,  ne  put  arriver  à  tcms, 
pour  empêcher  leur  exécution. 

Dans  la  nuit  du  9  au  10  août,  il  s'est  présenté  dans 
la  section  des  Invalides,  avec  un  fusil  et  habillé  en 
carmagnole  de  Nankin  jaune,  il  a  été  vu  le  matin  du 
10  août  en  habit  de  Suisse,  ce  qui  fut  cause  que  vers 
le  12,  les  habitans  de  sa  section  furent  révoltés  de 
sa  conduite  et  s'étaient  portés  en  masse  chez  lui 
pour  l'assassiner.  L'Assemblée  générale  ayant  ordonné 
de  faire  une  perquisition  dans  le  domicile  dudit 
Richard  il  y  fut  trouvé  un  habit  d'officier  suisse  : 
Richard  déclara  avoir  pris  ledit  habit  après  avoir  tué 
l'officier  et  l'avoir  dépouillé  :  La  fureur  du  peuple 
était  alors  si  grande  contre  lui  que  l'assemblée, 
pour  la  conservation  de  ses  jours,  l'envoya  à  La 
Force. 

Ayant  été  mis  en  liberté,  il  fut  nommé  aide-de- 
camp  de  Santerre  alors  commandant,  et  chargé  par 
lui  d'aller  à  Orléans  pour  amener  les  prisonniers, 
avec  un  détachement  de  la  garde  nationale,  à  Ver- 
sailles OTÎ  ils  furent  assassinés. 

Au  massacre  des  prisons,  il  a  été  vu  prêchant  le 
massacre. 

Lorsque  Santerre  fût  commander  dans  la  Vendée, 
il  le  fit  adjudant  des  charrois  militaires. 

La  nuit  du  31  mai,  il  fut  vu  avec  le  nommé  Carété, 
perruquier,  courant  la  ville  et  disant  que  le  tocsin 
allait  sonner  :  quelques  tems  après,  il  fut  conduit  au 
Comité  de  Sûreté  générale,  en  vertu  de  mandat 
décerné  par  ledit  Comité,  pour  avoir  dit  dans  l'As- 
semblé générale  qu'il  y  avait  plus  de  dix  mille  tètes 


326  LES    MASSACRES    DE   SEPTEMBRE 

îi  jetter  à  bas  ;  il  fut  mis  en  prison  d'où  il  sortit  au 
bout  de  quelque  tems. 

Après  le  9  thermidor,  il  fut  remis  de  nouveau  ù 
La  Force  par  ordre  du  môme  Comité,  mais  ayant 
voulu  y  révolutionner  les  prisonniers,  il  fut  envoyé 
par  un  autre  ordre  dudit  Comité  à  Bicêtre,  les  fers 
aux  pieds  et  aux  mains,  d'où  il  s'est  évadé  avec 
environ  une  cinquantaine  d'autres  détenus,  et  que 
Julien  l.EROi  dit  Égllator  alors  économe,  avait  laissé 
évader;  depuis,  il  a  été  employé  dans  les  charrois  de 
différentes  armées,  ayant  diflerents  grades. 

Il  a  été  dans  toutes  les  époques  de  la  Révolution, 
le  plus  ardent  promoteur  des  principes  anarchiques, 
et  l'apôtre  des  jacobins  et  des  cordeliers  dont  il  était 
membre  et  le  plus  zélé  partisan  de  leur  doctrine,  se 
trouvant  toujours  à  Paris  à  la  tête  des  partis  lors  des 
mouvements  révolutionnaires. 

Il  n'a  pas  été  vu  à  Paris  depuis  Prairial  an  7% 
Epoque  où  il  est  parti  pour  l'armée  d'Italie  dans  les 
charrois. 

Le  3  nivôse  dernier  on  disait  qu'il  était  à  Paris, 
mais  n'ayant  pu  s'en  assurer,  nous  avons  appris  qu'il 
était  à  Milan  où  il  se  donne  la  qualité  d'Entrepre- 
neur de  subsistance  militaire  ;  sa  femme  a  reçu  de  lui 
une  lettre  datée  de  Milan,  15  jours  avant  le  3  nivôse. 

Tous  les  faits  sus-énoncés  ne  sont  qu'une  faible 
partie  des  griefs  qu'il  a  commis  :  le  tout  est  à  la  con- 
naissance du  juge  de  Paix  et  des  habitans  de  la  divi- 
sion des  Invalides,  et  le  Comité  civil  de  la  dite  sec- 
tion en  a  fait  un  rapport  en  Prairial  de  l'an  3  au 
Comité  de  Sûreté  générale. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  327 

Le  nommé  Bonau  était  du  détachement  de  la  garde 
nationale  qui  accompagnait  Richard  lorsqu'il  fut 
chargé  d'amener  les  prisonnier  de  Vendôme  à  Ver- 
sailles, et  qui  a  assisté  au  massacre  des  dits  prison^ 
niers,  ce  qui  fut  cause  que  le  dit  Bonau  a  été  mis  en 
prison  à  l'hôtel  des  Invalides  pendant  3  mois  environ 
en  Prairial  an  3,  par  arrêté  de  l'Assemblée  générale 
de  la  section  des  Invalides  ;  ledit  détachement  était 
commandé  par  un  nommé  Bouiray  qui  en  l'an  o  a 
été  nommé  commandant  temporaire  de  Saint-Omer, 
et  qui  présentement  est  à  la  suite  et  pensionné  ; 
Bonau  peut  donner  des  éclaircissements  précieux 
sur  ce  massacre  ;  il  est  invalide,  demeurant  à  l'hôtel. 

Le  nommé  Garété  (Pierre),  perruquier,  demeurant 
rue  Dominique  au  gros  caillou,  présentement  détenu 
au  grand  dépôt  de  la  Préfecture,  a  été  un  des  prin- 
cipaux acteurs  de  l'affaire  du  Champ  de  Mars:  il  s'est 
tenu  caché  pendant  le  tems  de  la  procédure  qui  s'en 
est  suivie  et  ne  s'est  montré  qu'après  l'amnistie  ;  il 
est  d'autant  plus  dangereux  qu'il  a  toujours  cherché 
à  corrompre  la  classe  laborieuse  des  habitans  de  la 
section,  dont  une  partie  était  de  ses  pratiques  ;  il  a 
été  mis  en  prison  en  Prairial  an  3%  lors  de  l'assas- 
sinat du  représentant  du  peuple  Féraud. 

Leroi  (Julien),  maître  d'écriture  a  demeuré  rue  de 
Grenelle  au  gros  caillou  et  a  prêché  dans  les  diffé- 
rens  groupes  de  la  ville  et  dans  l'Assemblée  générale 
de  sa  section  la  loi  agraire.  Il  était  compris  dans 
l'aiïaire  du  Champ  de  Jlars,  il  fut  mis  en  prison  et 


328  LES   MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

amnistié  ;  il  a  été  chargé  de  rédiger  et  colporter  la 
pétition  relative  à  cette  affaire,  conjointement  avec 
Richard  et  autres;  il  a  assisté,  comme  membre  de  la 
Commune  de  92,  au  massacre  des  prisonniers  de  l'Ab- 
baye, où  il  a  fait  conduire  le  3  septembre  matin  les 
Suisses  prisonniers  qui  étaient  détenus  au  Palais- 
Bourbon.  Etant  économe  à  Bicêtre,  il  a  fait  évader 
une  cinquantaine  de  prisonniers,  parmi  lesquels 
était  Richard. 

Vezieu  a  demeuré  rue  Dominique,  division  des 
Invalides  et  a  été  secrétaire  général  de  la  Société  des 
Jacobins,  où  il  était  aussi  chargé  de  remettre  les 
notes  au  Rédacteur  du  Journal  de  ladite  Société, 
après  le  9  thermidor  il  a  quitté  Paris  et  n'y  est  revenu 
qu'après  le  18  F'®  an  5";  on  le  dit  présentement 
demeurer  au  Louvre  et  attaché  à  la  Bibliothèque 
de  l'Institut;  cet  homme  était  l'ami  intime  de  Richard 
et  ses  associés  et  d'un  nommé  Boivin  ex-gendarme 
et  sa  femme  brocanteuse,  demeurant  rue  de  la  Bou- 
cherie des  Invalides,  lesquels  étaient  toujours  avertis 
par  Vezieu  des  mouvemens  qui  devaient  avoir  lieu  ; 
ils  se  rendaient  alors  à  Versailles,  et  ne  revenaient  à 
Paris  qu'après  qu'ils  étaient  passés  ;  tous  deux  étaient 
enregistrés  aux  Sociétés  des  Jacobins  et  Cordeliers. 

Tous  les  sus-nommés  étaient  dirigés  par  Richard 
et  Vezieu  pour  figurer  à  la  tête  des  partis  lors  des 
mouvemens  révolutionnaires  ils  professaient  les 
mêmes  principes  anarchiques,  étaient  la  terreur  des 
clubs  des  Cordeliers  et  Jacobins. 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  329 

Tous  les  faits  sus-énoncés  sont  à  la  connaissance 
des  habitans  et  du  juge  de  Paix  de  la  division  des 
Invalides. 

Les  officiers  de  Paix. 

{Illisible)  1 

•  Archives  de  la  Préfecture  de  Police.  Affaire  du  3  nivôse. 


MAILLARD 


Celui-ci  mérite  une  mention  particulière. 

Il  avait  pour  prénoms  Stanislas-Marie  (ou  Maurice).  Son 
père  était  marchand  à  Gournay,  et  avait  huit  enfants  : 
l'aîné  des  fils,  Thomas  Maillard,  était  venu  jeune  à  Paris, 
et  était  entré  en  qualité  de  praticien  chez  un  huissier  à 
cheval  au  Ghâtelet,  nommé  Antoine  Pierrotin.  En  1778,  il 
succédait  à  son  patron,  faisait  venir  de  Gournay  son  frère 
Stanislas  et  lui  donnait  une  place  dans  son  étude. 

Stanislas  était  d'une  taille  élevée  et  mince  ;  il  soignait 
sa  mise,  affectait  même  une  certaine  recherche  ;  il  aimait 
à  pérorer  et  parlait  bien. 

Dès  1789  il  se  montra  ardent  partisan  des  idées  nou- 
velles :  le  Moniteur  le  cite  parmi  les  vainqueurs  de  la 
Bastille  :  au  o  octobre,  il  est  à  Versailles,  à  la  tête  des 
femmes  parisiennes,  et  revient  dans  une  voiture  de  la  cour 
pour  recevoir  les  compliments  des  membres  de  la  Muni- 
cipalité. 

Au  commencement  de  septembre  1792,  il  avait  vingt- 
neuf  ans  et  était  marié  depuis  trois  mois  :  il  avait  épousé 
Angélique  Parredde  :  la  cérémonie  du  mariage  religieux 
avait  eu  lieu  à  l'église  Saint-Sauveur.  Il  habitait,  à  cette 
époque,  rue  Jean-Pain-Mollet,  près  de  l'Hôtel  de  Ville. 

On  a  vu  ce  qu'il  fit  à  l'Abbaye  :  on  affirme  qu'il  dirigea 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  331 

aussi  Vexpédition  du  couvent  des  Carmes  :  ce  qui  est  cer- 
tain c'est  qu'il  se  multiplia... 

Qui  l'avait  chargé  de  cette  effroyable  besogne  ?  Avait-il 
reçu  des  instructions  ?  C'est  possible.  Pour  être  de  bonne 
foi,  il  faut  reconnaître  que  si  quelques  prisonniers  ont 
échappé  au  massacre,  c'est  au  semblant  de  tribunal 
improvisé  par  Maillard  qu'ils  durent  la  vie. 

Après  septembre,  il  ne  chercha  pas,  comme  les  autres, 
à  se  faire  oublier  ;  il  sentait  son  importance  et  avait  partie 
liée  avec  la  Révolution  :  à  la  tête  d'une  bande  de  soixante 
mouchards,  enrôlés  par  lui  et  payés  par  le  comité  de 
sûreté  générale,  il  espionne,  enquête,  arrête  les  aristo- 
crates, recrute  pour  les  prisons,  donne  la  chasse  au  gibier 
de  guillotine,  ceci  lui  valut  le  surnom  de  Tape-dur.  Il  était 
persuadé,  d'ailleurs,  qu'il  servait  grandement  la  cause  de 
la  liberté. 

Car  Maillard  était  un  sincère  :  s'il  n'eut  consulté  que  ses 
goûts,  il  eut  vécu  dans  la  retraite  ;  il  était  malade,  très 
affaibli  et  crachait  le  sang...  Il  fut  arrêté  le  11  octobre  1793 
et  incarcéré  à  La  Force  d'où  on  le  transféra,  trois  jours 
plus  tard,  au  Luxembourg.  Un  mois  après  il  était  mis  en 
liberté  car  il  avait  de  puissants  protecteurs.  En  dépit  de 
ces  appuis,  une  semaine  ne  se  passa  pas  sans  qu'il  fût 
arrêté  de  nouveau;  mais  cette  fois  les  policiers  le  trou- 
vèrent si  faible  qu'ils  ne  le  jugèrent  pas  transporfable. 
Sur  le  registre  où  sont  consignées,  à  la  Préfecture  de 
Police,  toutes  les  arrestations,  on  lit  cette  note.  —  «  Cet 
homme  est  celui  qui  présida  V espèce  de  tribunal  établi  à 
l'Abbaye  pendant  les  massacres.  La  réintégration  à 
La  Force  n'a  pas  eu  lieu.  Maillard  était  à  ce  moment 
très  gravement  malade  et  un  procès-verbal  en  date  du 
27  frimaire  (17  décembre  1793)  constate  que,  vu  son  état 
de  maladie,  il  ne  pouvait  être  mis  en  arrestation  que 


332  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

chez  lui.  D\in  autre  côté,  il  y  a  recojnmandalion  de  ne 
le  laisser  communiquer  qu'avec  son  chirurgien  et  une 
autre  personne  de  Vart  si  le  cas  le  requiert  ^  ». 

C'est  ici  que  doit  trouver  place  une  lettre  écrite  en  1796 
par  un  des  aristocrates  qui  s'étaient  trouvés  prisonniers  à 
l'Abbaye  en  179iJ.  On  y  verra  un  des  échappés  du  mas- 
sacre, aller  remercier  Maillard  de  lui  avoir  sauvé  la  vie. 


Chaumonl  (Marne),  le  3  avril  1796. 

J'ai  lu,  citoyens,  dans  divers  journaux,  une  cita- 
tion à  la  requête  du  citoyen  Méhée  contre  le  citoyen 
Jolivet,  dit  Baraleyre,  en  réparation,  comme  l'ayant 
inculpé  d'avoir  signé  des  ordres  de  paiement  relatifs 
aux  affreuses  journées  des  2  et  3  septembre.  Afin  de 
fournir  au  citoyen  Jolivet  une  preuve  complète, 
voici  les  faits  positifs  que  j'affirme  véritables. 

Dans  la  nuit  du  26  au  27  août,  je  fus  arrêté  et  con- 
duit à  la  Mairie.  Vers  les  onze  heures  du  matin,  je 
fus  introduit  dans  un  bureau  oii  étaient  les  citoyens 
Sergent  et  Panis.  Après  un  court  interrogatoire,  je 
fus  transféré  à  l'Abbaye  et  déposé  dans  la  même 
chambre  oii  était  le  ci-devant  président  Mole  de 
Champlâtreux,  mon  ancien  et  respectable  ami.  Le 
dimanche  2  septembre,  vers  midi,  la  femme  du  con- 
cierge me  permit  de  descendre  dans  la  chambre  du 
conseil.  L'instant  d'après  arriva  le  citoyen  Maillard, 
surnommé  depuis  le  taj^e-fort  ou  le  tape-dru,  accom- 
pagné de  deux  hommes  à  longs  sabres  et  à  grandes 
moustaches.  A    peine  m'eut-il    aperçu  qu'il  donna 

*  Archives  de  la  Préfecture  de  Police.  Répertoire  Labat. 


LE   DOSSIER    DES    MASSACREURS  333 

ordre  de  me  faire  rentrer  dans  mon  cachot.  J'igno- 
rais alors  qui  il  était  et  quelle  était  sa  puissance  ; 
aussi  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  témoigner  ma  sur- 
prise sur  la  manière  dure  avec  laquelle  il  me  trai- 
tait ;  sa  réponse  fut  qu'il  me  reverrait  bientôt.  En 
effet  quelle  fut  ma  surprise  et  mon  effroi,  la  nuit  sui- 
vante, de  le  voir  revêtu  du  pouvoir  de  grand  juge  du 
peuple  !  Je  le  fus  bien  davantage,  lorsqu'au  nom  de 
ce  même  peuple,  il  me  sauva  la  vie.  Cette  action  fut 
pour  moi  un  poids  de  reconnaissance  qui  me  déter- 
mina, quelque  temps  après,  à  chercher  l'occasion  de 
le  voir.  Il  logeait  alors  place  de  Grève,  maison  d'un 
boulanger,  en  face  l'Hôtel  de  Ville  ;  il  fut  flatté  de 
ma  visite  ;  il  se  glorifia  de  m'avoir  sauvé  la  vie  ;  il  fit 
plus,  il  voulut  me  faire  connaître  deux  de  ses  agents 
à  qui  il  avait  confié  le  dessein  de  me  sauver.  Alors  il 
me  fit  confidence  que  Sergent  et  Panis  cherchaient 
à  le  perdre  dans  l'esprit  des  membres  du  Comité  de 
Sûreté  générale;  mais  qu'il  était  possesseur  de  deux 
pièces  originales  qui  le  mettaient  à  l'abri  de  toutes 
recherches.  En  effet,  il  me  communiqua  deux  ordres 
ainsi  conçus  : 

AD   NOM    DU   PEUPLE 

Mes  camarades, 
n  vous  est  ordonné  de  juger  tous  les  prisonniers  de 
l'Abbaye,  sans  distinction,   à  l'exception  de  l'abbé 
Lenfant,  que  vousmettrez  dans  un  lieu  sûr. 

A  l'Hôtel  de  Ville,  le  2  septembre. 

Sig7ié  :  Panis,   Sergent,    administrateurs, 
Mèmèe,  secrétaire-greffier.- 


334  LES    MASSACRES    DE    SEPTEriIiUE 

♦  AU   NOM   DU    PEUPLE 

Mes  camarades, 

Il  est  enjoint  de  faire  enlever  les  corps  morts  de 
laver  et  nettoyer  toutes  les  taches  de  sang,  particuliè- 
rement dans  les  cours,  chambres,  escaliers  de  l'Ab- 
baye. A  cet  effet,  vous  êtes  autorisés  à  prendre  des 
fossoyeurs,  charretiers,  ouvriers,  etc. 

A  l'Hôtel  de  Ville,  le  4  septembre. 

Signé  :  Seugent,  Panis,  administrateurs, 
Méhée,  secrétaire-greffier. 

Gomme  mon  assertion  pourrait  ne  pas  suffire  au 
citoyen  Jolivet,  je  l'engage  à  se  donner  la  peine  de 
faire  les  informations  nécessaires  pour  se  procurer 
les  pièces  originales  :  elles  doivent  être  entre  les  mains 
de  la  veuve  Maillard  :  elles  sont  connues  de  son  père 
et  de  son  frère;  elles  le  sont  également  des  citoyens 
Ployer,  Moustache,  de  Joseph  et  de  Jean  (deux  frères 
du  chirurgien  de  feu  Maillard)  qui  tous  vivaient  dans 
son  ménage.  Le  citoyen  Thomas,  alors  secrétaire-gref- 
fier de  la  gendarmerie,  de  service  à  l'infâme  tribu- 
nal révolutionnaire,  peut  aussi  vous  indiquer  oii  elles 
sont  déposées.  Le  citoyen  Lamerlière,  chef  d'un  des 
bureaux  de  liquidation  de  la  Trésorerie  nationale,  peut 
aussi  vous  donner  les  plus  grands  renseignements 
sur  cet  objet  ;  il  en  a  eu,  comme  moi,  une  connais- 
sance parfaite. 

Signé:  D.  Simon  •. 
'  Gazette  française  du  20  germinal,  an  IV. 


LE   DOSSIER  DES   MASSACREURS  325 

A  l'époque  où  Simon  lui  rendit  visite,  Maillard  était 
mourant.  Comprit-il  qu'il  devait,  avant  de  trépasser, 
essayer  de  laver  son  nom  de  la  tache  sanglante  qui  le 
souillait?  Était-il,  en  effet,  convaincu  de  sa  propre  philan- 
thropie et  exaspéré  d'être  traité  injustement  de  buveur  de 
sang?  Toujours  est-il  qu'il  employa  le  reste  de  ses  forces, 
à  écrire  les  deux  documents  que  voici  :  le  premier  inti- 
tulé :  Le  voile  tombe  et  le  calomniateur  est  découvert,  est 
ainsi  conçu  : 


Appelez-moi  comme  vous  voudrez  :  je  serai  tou- 
jours le  même.  Mais  je  vous  répondrai  à  tous  avec 
la  fermeté  stoïque  qui  convient  à  un  vrai  répu- 
blicain :  je  vous  prouverai  que  je  le  suis,  et  ma 
conduite  a  toujours  été  stimulée  par  les  meilleurs 
principes  en  patriotisme  et  républicanisme. 

Vous  paraissez  ne  pas  me  connaître;  et  par  une 
adresse  apparente,  mais  bien  mal  intentionnée,  vous 
me  confondez  avec  cette  foule  de  Maillards  qui  se 
présentent  sur  la  scène  révolutionnaire  depuis  le 
10  août.  Que  faisaient  ces  hommes  avant  ce  jour 
mémorable  ?  Ils  n'étaient  pas  connus,  et  existoient 
tout  entiers  dans  leur  nullité  ;  mais  depuis  celte 
époque  célèbre,  ou  des  événemens  nouveaux  en 
retracèrent  de  passés  aux  yeux  du  public  attentif  ;  ou 
une  certaine  célébrité  accompagnait  le  Maillard  qui 
parle  dans  ce  moment  à  ses  concitoyens,  et  en 
appelle  à  leur  jugement,  jure  de  démasquer  ses 
détracteurs,  pour  faciliter  la  marche  de  l'opinion, 
vraie  boussole  delà  souveraineté  du  peuple.  Eh  bien  ! 
depuis  ce   moment,    ces   différents   Maillards,    qui 


336  LES    MASSACRES    DK    SEPTEMBRE 

sont  tous  inconnus  au  vrai  Maillard,  prennent  le 
masque  de  sa  loyauté  en  patriotisme,  comme  tout 
autre  genre,  pour  commander  l'attention  générale, 
lui  enlever  le  fruit  de  son  dévouement  à  la  chose 
publique,  et  ne  lui  laisser  sans  doute  que  l'enve- 
loppe odieuse  sous  laquelle  ils  ont  peut-être  commis 
quelques-unes  de  ces  actions  pour  lesquelles  Fabre 
d'Eglantine  l'attaque  avec  acharnement,  et  avec 
son  défaut  ordinaire  de  jugement,  puisque  Maillard 
n'a  aucune  connaissance  des  faits  que  Fabre  a 
avancés  à  la  tribune  de  la  Convention  nationale,  et 
à  celle  des  Jacobins. 

Un  décret  est  lancé  contre  le  vrai  Maillard.  Pour 
y  parvenir,  on  le  suppose  employé  dans  les  bureaux 
de  la  Guerre  ;  ce  fait  est  faux.  Ensuite  on  le  repré- 
sente en  meneur  de  clubs,  et  particulièrement  de  celui 
de  la  rue  Favart,  au  gré  d'un  certain  Vincent,  à  qui 
il  n'a  pas  parlé  depuis  plus  de  dix  mois.  On  dépeint 
les  membres  de  ce  club  comme  des  coupe-jarrets. 
Je  suis  un  des  sociétaires  de  cette  réunion  de  vrais 
patriotes  ;  et  je  m'en  fais  honneur  ;  car  c'est  de  là 
qu'est  partie  l'étincelle  de  la  sainte  insurrection  du 
31  mai.  Si  cela  est  un  crime,  je  l'expierai  avec  eux; 
et  avec  eux  je  me  fais  gloire  de  l'avoir  commis.  Ce  sont 
eux  encore  qui  ont  eu  le  bonheur,  le  même  jour,  de 
sonner  le  tocsin  et  de  tirer  le  canon  d'alarme;  ce  qui 
est  facile  à  prouver.  Ils  sont  patriotes  à  toute  épreuve 
et  se  sont  bien  faits  connoître  à  la  section,  et  à  la 
municipalité.  Il  est  vrai  que  cette  société  a  été  l'épou- 
vante des  muscadins  et  des  scélérats  qui  abondaient 
plus   dans   ce  quartier,  que  dans  tout  autre,  pour 


LE   DOSSIER    DES    MASSACREURS  337 

empêcher  les  pièces  patriotiques  de  prendre.  On  en  a 
donc  aussi  imposé  sur  cet  article,  au  citoyen  Fabre 
d'Eglantine.  S'il  se  fut  réuni  à  ces  sociétaires  ;  s'il 
daignoit  aller  à  ce  club,  il  verroit  qu'il  n'est  com- 
posé que  de  braves,  francs  et  loyaux  républicains, 
et  non  de  coupe-jarrets. 

Dans  de  certains  journaux  voués  sourdement  à 
l'aristocratie  expirante,  Fabre  me  fait  appeler  le 
Septembriseur.  Qu'il  se  trompe  grossièrement;  il 
m'est  si  aisé  de  prouver  que  sans  moi,  toutes  les 
personnes  renfermées  dans  l'Abbaye  eussent  été 
complettement  égorgées  et  pillées  ;  que  sans  moi 
encore,  les  238  Suisses  que  l'infâme  Pétion  y  fit 
transférer  du  ci-devant  palais  Bourbon,  dans  le 
moment  où  il  n'était  plus  possible  d'y  contenir  la 
fureur  du  peuple,  l'eussent  été  également.  Je  fus 
assez  heureux  pour  obtenir  leur  grâce  du  peuple. 
Je  les  ai  conduits  moi-même  à  la  maison  com- 
mune ;  ce  qui  est  constaté  par  un  ordre  que  je  sus 
me  faire  donner,  et  que  je  conserve  bien  précieuse- 
ment. 

Le  même  jour,  j'eus  aussi  le  bonheur  de  couvrir 
de  mon  corps  un  représentant  du  peuple,  ainsi  que 
l'huissier  porteurdu  décret  de  l'Assemblée  législative, 
décret  que  je  n'avais  fait  solliciter  que  pour  sortir 
de  l'embarras  extrême  où  l'acharnement  du  peuple 
m'avoit  jette.  Oui  certes  sans  moi,  la  représentation 
nationale  eût  été  souillée  ce  même  jour.  Eh  !  quels 
combats  n'ai-je  pas  à  soutenir  pendant  deux  heures, 
contre  les  partisans  de  Grange-Neuve,  pour  les 
empêcher  d'effectuer  leur  barbare  dessein!  Etourdis 

22 


338  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

par  leurs  propres,  mais  horribles  clameurs,  lors  des 
efforts  que  j'opposais  à  leur  projet  atroce,  ils  me 
menacèrent  de  m'égorger.  Je  leur  offris  ma  tête  en 
leur  disant  qu'ils  couvriroient  le  peuple  d'une  tache 
affreuse  ;  que  la  représentation  nationale  seroit 
avilie  à  jamais,  s'ils  faisoient  périr  un  de  ses  membres. 
Enfin  j'eus  le  bonheur  de  conduire  ce  député  au 
sein  de  l'Assemblée  législative  ;  j'oubliai  tous  mes 
tourments,  et  me  crus  trop  récompensé. 

J'ai  donc  été  le  défenseur  des  innocens,  et  je  ne 
Die  suis  souillé  d'aucune  atrocité.  Mes  détracteurs 
peuvent  bien  rejetter  leurs  crimes  sur  moi  ;  mais 
les  registres  de  l'Abbaye  les  démentiront  toujours, 
et  prouveront  que  je  ne  suis  pas  comme  eux,  un 
homme  de  sang. 

En  lisant  cette  défense,  tu  rougiras,  Fabre  d'Eglan- 
tine,  d'avoir  attaqué  Maillard  sans  le  connoîtro.  Tu 
rougirois  bien  plus  si  tu  voulois  te  souvenir  qu'il 
fut  un  des  vainqueurs  de  la  Bastille  ;  que  dans  les 
journées  des  5  et  6  octobre,  il  étoit  à  la  tête  de  ces 
femmes  courageuses  qui  portèrent,  dans  ce  moment 
si  dangereux,  le  coup  le  plus  hardi  à  la  tyrannie  ; 
que  le  10  août  1792,  jour  à  jamais  mémorable,  il 
empêcha  les  patriotes  d'être  les  victimes  des  com- 
plots affreux  qui  se  tramoicnt  au  château  des  Tuil- 
leries  ;  que  le  31  mai,  1  et  2  juin,  et  dans  toutes  les 
saintes  insurrections  faites  pour  le  bien  du  peuple, 
l'établissement  de  la  liberté  et  de  l'égalité,  on  a  tou- 
jours vu  Maillard  à  son  poste  ;  qu'il  a  découvert  une 
fabrique  de  faux  assignats  :  que  c'est  ce  même 
Maillard  qui  a  détruit  l'agiotage  de  fond  en  comble. 


I 


LE    DOSSIER    DES    MASSACREURS  339 

La  preuve  de  ce  dernier  fait  est  bien   sensible  :  on 
me  persécute,  l'agiotage  renaît^. 

Le  second  document,  qu'on  peut  considérer  comme 
étant  le  testament  de  Maillard  est  un  placard,  grossière- 
ment imprimé,  encadré  d'un  brutal  liseré  bleu  et  rouge 
sang.  Il  a  pour  titre  :  Pétition  à  la  Convention  nationale 
par  le  républicain  Maillard. 

c  Citoyens  Législateurs, 

C'est  avec  plaisir  que  j'ai  appris  le  décret  d'accu- 
sation prononcé  contre  moi,  quoique  malade,  et  con- 
damné môme  par  les  médecins  à  rendre  mon  brevet 
d'existence  à  la  Nature  qui  me  l'a  confié.  Une  satis- 
faction bien  grande  pour  moi,  est  le  fleuron  que  vous 
m'ofTrez  parce  décret.  J'espère  que  le  tribunal  révo- 
lutionnaire me  le  donnera,  et  que  je  prouverai  qu'un 
des  membres  delà  Convention  a  été  mal  instruit  sur 
mon  compte,  qu'on  l'a  induit  en  erreur,  et  qu'on  Fa 
trompé  à  coup  sûr.  Il  connaîtra  ma  conduite  et  mes 
mœurs  en  révolution.  Je  vous  prie.  Législateurs,  de 
me  faire  promptement  traduire  au  Tribunal  révolu- 
tionnaire; sans  quoi,  sous  peu  de  jours  je  ne  pourrais 
peut-être  plus  vous  donner  des  détails  qui  intéres- 
sent la  République  entière.  Je  me  ferai  porter  comme 
il  me  sera  possible,  mais  il  me  faut  une  justice  et  que 
l'honneur  d'un  Républicain  soit  réparé. 

Je  déclare  au  citoyen  Fabre  d'Eglantine,  que  je 
n'ai  jamais  parlé  à  Ronsin  ;  que  j'ai  parlé  deux  fois 

'  Archives  nationales,  Vv'ia  81.  Pièces  juslificalives  Dour  le  citoyen 
Maillard. 


340  LES    MASSACRES    DE    SEPTEMBRE 

dans  ma  vie  à  Vincent,  pour  affaires,  à  l'arrivée  du 
citoyen  Bouchotte  au  Ministère  ;  que  les  membres 
du  Comité  de  Sûreté  général,  savent  parfaitement  que 
ce  sont  eux  qui  m'ont  donné  ma  liberté,  que  c'est 
en  imposer  à  l'Assemblée,  que  de  dire  que  ce  sont  les 
bureaux  de  Guerre.  Jamais  je  n'ai  donne  de  mission, 
et  n'ai  eu  qualité  pour  en  donner  dans  aucuns  départe- 
ments. Il  dit  que  je  suis  investi  de  pouvoirs  terribles; 
il  a  encore  été  induit  en  erreur  à  cet  égard  ;  je  n'en  ai 
pas,  et  voilà  trois  m'ois  que  je  suis  dans  mon  lit.  Je 
ne  suis  meneur  d'aucun  club;  voilà  six  mois  que  je 
n'ai  été  aux  Italiens,  qui  étois  reconnu  par  la  Com- 
mune de  Paris,  par  une  médaille  du  10  août,  ainsi 
qu'on  peut  le  prouver.  Jamais  je  n'ai  été  a  la  tète  de 
ce  club,  qui  est  bien  républicain;  mais  j'étais  comme 
tous  les  autres,  en  société  d'amis  ;  le  décret  a  donc 
été  surpris. 

S'il  est  des  Maillards  coupables  dans  les  bureaux 
de  la  guerre  ou  de  la  cité,  ou  d'autres  des  sections  de 
Paris,  qui  soient  de  faux  patriotes,  ils   s'évaderont. 

Je  réitère  ma  prière  avec  instance,  de  m'envoyer 
promptement  au  Tribunal  révolutionnaire.  C'est  le 
désir  du  vrai  républicain. 

Maillard  * 

Quelques  jours  après  avoir  écrit  cet  appel  à  la  postérité, 
Stanislas  Maillard  mourait  dans  son  petit  logement  de 
la  place  de  Grève.  C'est  le  IS  avril  1794  qu'il  rendit  son 
brevet  d'existence  à  la  nature  qui  le  lui  avait  confié. 

*  Archives  natio7iales.  Même  Dossier. 


TABLE    DES   MATIÈRES 


LA    FORCE 


Récit  de  Weber,  frère  de  lait  de  Marie-Antoinette 7  .  10 

Récits  de  Pauline  de  Tourzel  et  de  la  marquise  de  Tourzel,  sa 

mère 59 

Souvenirs  d'un  vieillard 94 

Relation  de  Maton  de  la  Varenne 116 


L'ABBAYE 

Souvenirs  de  Méhée,  secrétaire  de  la  Commune 175 

Mon  agonie  de  trente-huit  heures  de  Jourgniac  de  Saint-Méard.    200 


LE    COUVENT    DES    CARMES 

Relation  de  Tabbé  Berthelet 249 

L'abbé  Jérôme-Noël  Vialar 263 

Evasion  de  l'abbé  Saurin 267 

Exhumation  des  restes  des  victimes,  eu  mai  1867 269 


LE   DOSSIER    DES    MASSACREURS 
(documents  inédits) 

Mayeur.  —  Deprée.  —  Dubois.  —  Lachêvre.  —  Lion.  —  Ledoux.  — 
Jlaillet.  —  Bourre.  —  Damiens.  —  Godin.  —  Marcuna.  —  Debesche. 

—  Joly.  —  Debrienne.  —  Hacville.  —  Pernot.  —  Cortet.  —  Bugleau. 

—  Richard.  —  Bonau.  —  Careté.  —  Leroi.  —  Vezieu  ....     283 
Stanislas  Maillard 330 


I 


E.    GREVIN 


IMPRIMERIE    DE    LAGNY 


OUVRAGES   DE   G.    LEiNOTRE 

ACADÉMIE  FRANÇAISK,  Pi'ix  Berger,  190i. 


La  Guillotine  pendant  la  Ilévolution,  12^  édition. 

Le  Vrai  Chevalier  de  Maison-Rouge,  11'=  édition. 

Le  Daron  de  Batz,  9"  édition. 

Paris  Révolutionnaire,  22"^  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  1''*  série,  35"=  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  2'    série,  30°  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  3«   série,  24"  édition. 

Vieilles  Maisons,  Vieux  Papiers,  k"   série,  10*  édition. 

La  Captivité  et  la  Mort  de  Marie-Antoinette,  1C«  édition. 

Le  Marquis  de  la  Rouerie  et   la  Conjuration  bretonne, 
13*  édition. 

Tournebut  ;    la    Chouannerie    normande    au    temps   de 
l'Empire  (1804-1809),  13'=  édition. 

Le  Drame  de  Varennes.  Juin  1791,  22"  édition. 

12  volumes  in-8°  écu  à  5  francs  le  volume  broclié. 
Reliés  amateur  avec  fers^  le  volume,  9  fr. 


Mémoires  et  Souvfnirs  sur  la  Révolution  et  l'Empire,  publiés 
avec  des  documents  inédits,  par  G.  Lenotre. 

Les  Massacres  de  Septeurre  (1792),  19"  édition. 

Les  Fils  de  Philippe-Égalité  pendant  la  Terreur   (1790- 
1790j,  13«  édition. 

La    Fille    de  Louis  XVL    Marie-Thérèse,    Charlotte    de 
France,  Duchesse  d'Angoulême  (1794-1799),  17*  édition. 

Le  Tridunal  Révolutionnaire  (1793-1793),  19®  édition. 

Quatre  volumes  in-16jésus  à  3  fr.  50  le  vol.  broché. 
Reliés  amateur  avec  fers,  le  volume,  7  fr. 


E.    OREVIN    —    imprimerie    DE    LAGNY 


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