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Full text of "La mer"

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J. MICHELET 


L'A MER 


DEUXIÈME ÉDITION 


PARIS 
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C: 


1%, RUE PIERRE-SARRAZIN, 14 


1861 


Droit de traduction réservé. 


g* ne. - 23 4 
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TEEN 


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# 


UN REGARD SU 


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LA MER VUE DU RIVAGE 


Un brave marin hollandais, ferme et froid obser- 
vateur, qui passe sa vie sur la mer, dit franchement 
que la première impression qu’on en reçoit, c’est 

la crainte. L'eau, pour tout être terrestre, est l'é- 
lément non respirable, l'élément de l’asphyxie. 
Barrière fatale, éternelle, qui sépare irremédia- 
blement les deux mondes. Ne nous étonnons pas si 
l'énorme masse d’eau qu’on appelle la mer, incon- 
nue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, ap- 
parut toujours redoutable à l'imagination humaine. 

Les Orientaux n’y voient que le gouffre amer, 
la nuit de l'abime. Dans toutes les anciennes lan- 
ques, de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour 
synonyme ou analogue le désert et la nuit. 


i LA MER VUE DU RIVAGE. 

Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil, 
cette joie du monde et ce père de toute vie, som- 
brer, s’abimer dans les flots. C'est le deuil quoti- 
dien du monde, et spécialement de l'Ouest. Nous 
avons beau voir chaque jour ce spectacle, il à 
sur nous même puissance, même effet de mélan- 
colle. 

Si l'on plonge dans la mer à une certaine pro- 
fondeur, on perd bientôt la lumière ; on entre 
dans un crépuscule où persiste une seule cou- 
leur, un rouge sinistre; puis cela mème dispa- 
rait et la nuit complète se fait. C'est l'obscurité 
absolue, sauf peut-être des accidents de phospho- 
rescence effrayante. La masse, immense d’éten- 
due, énorme de profondeur, qui couvre la plus 
grande partie du globe, semble un monde de té- 
nèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les 
premiers hommes. On supposait que la vie cesse 
partout où manque la lumière, et qu'excepté les 
premières couches, toute l'épaisseur insondable, le 
fond (si l'abime a ‘un fond), était une noire soli- 
tude, rien que sable aride et cailloux, sauf des 
ossements et des débris, tant de biens perdus 
que l'élément avare prend toujours et ne rend ja- 
mais, les cachant jalousement au trésor profond des 
naufrages. 


L'eau de mer ne nous rassure aucunement par 


L 


LA MER VUE DU RIVAGE. : 


la transparence. Ce n'est point l’engageante nym- 
phe des sources, des limpides fontaines. Celle-ci 
est opaque et lourde ; elle frappe fort. Qui s’y ha- 
sarde, se sent fortement soulevé. Elle aide, il est 
vrai, le nageur, mais elle le maîtrise; il se sent 
comme un faible enfant, bercé d'une puissante 
main, qui peut aussi bien le briser. 

La barque une fois déliée, qui sait où un vent 
subit, un courant irrésistible, pourront la porter ? 
Ainsi nos pêcheurs du Nord, malgré eux, trou- 
vèrent l'Amérique polaire et rapportèrent la terreur 
du funèbre Groënland. Toute nation a ses récits, 
ses contes sur la mer. Homère, les Mille et une 
Nuits, nous ont gardé un bon nombre de ces tradi- 
tions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les 
calmes non moins meurtriers où l’on meurt de 


soif au milieu des eaux, les mangeurs d'hommes, 


les monstres, le léviathan, le kraken et le grand 
serpent de mer, etc. Le nom qu'on donne au désert, 
« le pays de la peur », on aurait pu le donner au 
grand désert maritime, Les plus hardis naviga- 
teurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes con- 
quérants qui voulaient englober le monde, attirés 
par les récits du pays de l'or et des Hespérides, 
dépassent la Méditerranée, se lancent sur Ja grande 
mer, mais s’y arrêtent bientôt. La ligne sombre, 
éternellement couverte de nuages, qu'on rencon- 


+ 
6 LA MER VUE DU RIVAGE. 


tre avant l'équateur, leur impose. Ils s'arrêtent. 
Ils disent : « C’est la mer des Ténèbres. » Et ils re- 
tournent chez eux. | 

& Il y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire. 
Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège ! 
On à vu, aux dernières îles, un colosse, une me- 
naçante figure qui disait: « N'allez pas plus 
« loin. » 


Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde 
ne différent en rien de ce qu’on peut voir tou- 
jours des émotions du novice, de la simple per- 
sonne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aper- 
coit la mer. On peut dire que tout être qui en‘a 
la surprise, ressent cette impression. Les animaux, 
visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque, 
lasse et débonnaire, l'eau traîne mollement au ri- 
vage, le cheval n’est pas rassuré ; il frémit et sou- 
vent refuse de passer le flot languissant. Le chien 
recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont 
il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l'élément 
douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur 
nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habi- 
tués à ce spectacle, n’en sont pas moins effrayés, 
irrités. En grandes bandes, par milliers, dans les 


LA MER VUE DU RIVAGE. 1 


longues nuits, ils hurlent contre la vague hur- 
lante, et font assaut de fureur avec l'océan du 
Nord. 


L'introduction naturelle, le vestibule de l'O- 
céan, qui prépare à le bien sentir, c'est le 
cours mélancolique des fleuves du nord-ouest, 
les vastes sables du Midi, ou les landes de 
Bretagne. Toute personne qui va à la mer 
par ces voies est très-frappée de la région 
intermédiaire qui l’annonce. Le long de ces 
fleuves, c'est un vague infini de jones, d'ose- 
raies, de plantes diverses, qui, par les degrés 
des eaux mêlées et peu à peu saumâtres, de- 
viennent enfin marines. Dans les landes, c’est, 
avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes el 
basses, fougères et bruyères. Étant encore à une 
lieue, deux lieues, vous remarquez les arbres ché- 
tifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur 
manière par des attitudes, j'allais dire par des 
sestes étranges, la proximité du grand tyran, el 
l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par 
les racines, ils fuiraient visiblement ; ils regar- 


dent vers la terre, tournent le dos à l'ennemi, 


8 LA MER VUE DU RIVAGE. 


semblent tout près de partir, en déroute, éche- 
velés. Ils ploient, se courbent jusqu'au sol, et 
ne pouvant mieux, fixés là se tordent au vent des 
tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et 
étend ses branches indéfiniment dans le sens hori- 
zontal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes, 
élèvent une fine poussière, l'arbre en est en- 
vahi, englouti. Ses pores se fermant, l'air lui 
manque ; il est étouffé, mais conserve sa forme 
et reste là arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre 
lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la 
mort même. 

Bien avant de voir la mer, on entend et on de- 
vine la redoutable personne. D'abord, c'est un 
bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu 
tous les bruits lui cèdent et en sont couverts. 
On en remarque bientôt la solennelle alternative, 
le retour invariable de la même note, forte et 
basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins 
régulière l’oscillation du pendule qui nous mesure 
l'heure. Mais ici le balancier n’a pas la monotonie 
des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir 
la vibrante intonation de la vie. En effet, au mo- 
ment du flux, quand la vague monte sur la vague, 
immense, électrique , il se mêle au roulement 
orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille 
êtres divers qu’elle apporte avec elle. Le reflux 


LA MER VUE DU RIVAGE. 9 


vient-il, un bruissement fait comprendre qu'avec 
les sables elle remporte ce monde de tribus fi- 
dèles, et le recueille en son sein. 

Que d’autres voix elle a encore! Pour peu 
qu'elle soit émue, ses plaintes et ses profonds 
soupirs contrastent avec le silence du morne ri- 
vage. Il semble se recueillir pour écouter la me- 
nace de celle qui le flattait hier d’un flot cares- 
sant. Que va-t-elle bientôt lui dire? Je ne veux pas 
le prévoir. Je ne veux point parler ici des épou- 
vantables concerts qu'elle va donner peut-être, de 
ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres 
sourds qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces 
cris surprenants où l’on croit entendre : Au se- 
cours !... Non, prenons-la dans ses jours graves, 
où elle est forte sans violence. 


Si l'enfant et l’ignorant ont toujours devant ce 
sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir 
que de crainte, il ne faut pas s’en étonner. Pour 
nous-mêmes, par bien des côtés, c’est encore une 
grande énigme. 

Quelle est son étendue réelle? Plus grande que 
celle de la terre, voilà ce qu’on sait le mieux. Sur la 

à. 


10 LA MER VUE DU RIVAGE,. 


surface du globe, l’eau est la généralité, la terre est 
l'exception. Mais leur proportion relative ? l’eau fait 
les quatre cinquièmes, c'est le plus probable; d’autres 
ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose diffi- 
cile à préciser. La terre augmente et diminue; elle 
est toujours en travail; telle partie s'abaisse, et telle 
monte. Certaines contrées polaires, découvertes et 
notées du navigateur, ne se retrouvent plus au 
voyage suivant. Ailleurs, des îles innombrables, 
des bancs immenses de madrépores, de coraux, 
se forment, s'élèvent et troublent la géogra- 
phie. 

La ‘profondeur de la mer est bien plus mconnue 
que son étendue. À peine les premiers sondages, 
peu nombreux et peu certains, ont-ils été faits 
encore. 

Les petites libertés hardies que nous prenons à 
la surface de l’élément indomptable, notre audace 
à courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne 
peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer. 
Elle reste, en réalité, fermée, impénétrable. Qu'un 
monde prodigieux de vie, de guerre et d'amour, de 
production de toute sorte, s'y meuve, on le devine 
bien et déjà on le sait un peu. Mais à peine nous 
y entrons. Nous avons hâte de sortir de cet élé- 
ment étranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il 
n'a pas besoin de nous. il se passe de l'homme à 


LA MER VUE DU RIVAGE, 11 


merveille, La nature semble tenir peu à avoir un 
tel témoin. Dieu est là tout seul chez lui. 

L'élément que nous appelons fluide, mobile, ca- 
pricieux, ne change pas réellement; il est la régu- 
larité même. Ce qui change constamment, c’est 
l'homme. Son corps (dont les quatre cinquièmes 
ne sont qu'eau, selon Berzélius) sera demain éva- 
poré. Cette apparition éphémère, en présence des 
grandes puissances immuables de la nature, n’a que 
trop raison de rêver. Quel que soit son très-juste 
espoir de vivre en son âme immortelle, l'homme 
n'en est pas moins attristé de ses morts fréquen- 
tes, des crises qui rompent à chaque instant la vie. 
La mer a l'air d'en triompher. Chaque fois que nous 
approchons d'elle, il semble qu’elle dise du fond 
de son immutabilité : « Demain tu passes, et moi 
jamais. Tes os seront dans la terre, dissous même 
à force de siècles, que je continuerai encore, ma- 
Jestueuse, indifférente, la grande vie équilibrée qui 
m’harmonise, heure par heure, à la vie des mondes 
lointains. » 

Opposition humiliante qui se révèle durement, 
et comme avec risée pour nous, surtout-aux vio- 
lentes plages, où la mer arrache aux falaises des 
cailloux qu’elle leur relance, qu'elle ramène deux 
fois par jour, les trainant avec un bruit sinistre 
comme de chaines et de boulets. Toute jeune ima- 


42 LA MER VUE DU RIVAGE. 


gination y voit une image de guerre, un combat, 
et d’abord s'effraye. Puis, observant que cette fu- 
reur a des bornes où elle s'arrête, l'enfant rassuré 
hait plutôt qu'il ne craint la chose sauvage qui 
semble lui en vouloir. Il lance à son tour des cail- 
loux à la grande ennemie rugissante. 

J'observais ce duel au Havre, en juillet 1831. 
Une enfant que j'amenais là en présence de la 
mer sentit son jeune courage et s'indigna de ces 
défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte iné- 
sale, à faire sourire, entre la main délicate de la 
fragile créature et l'épouvantable force qui en 
tenait si peu de compte. Mais on ne riait pas long- 
temps, lorsque venait la pensée du peu que vi- 
vrait l'être aimé, de son impuissance éphémère, 
en présence de l'infatigable éternité qui nous re- 
prend. — Tel fut l’un de mes premiers regards sur 
la mer. Telles mes rêveries, assombries du trop 
juste augure que m'inspirait ce combat entre la 
mer que je revois et l'enfant que je ne vois plus. 


+. 


PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 


On peut voir l'Océan partout. Partout il apparai- 
tra imposant et redoutable. Tel il est autour des 
caps qui regardent de tous côtés. Tel, et parfois 
plus terrible, aux lieux vastes, mais circonserits, 
où l'encadrement des rivages le gène et l’indigne, 
où il entre violent avec des courants rapides qui 
souvent heurtent aux écueils. On ne le voit pas in- 
fini, mais on le sent, on l'entend, on le devine in- 
fini, et l'impression n’en est que plus profonde. 

C'est celle que j'avais à Granville, sur cette plage 
tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui 
finit la Normandie et va commencer la Bretagne. 
La gaieté riche et aimable, quelquefois un peu vul- 
gaire, des belles campagnes normandes, dispa- 
rait, et par Granville, par le dangereux Saint-Mi- 


1% PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


chel-en-grève, on se trouve entré dans un monde 
tout autre. Granville est normand de race, breton 
d'aspect. Il oppose fièrement son rocher à l'assaut 
épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du 
Nord les fureurs discordantes des courants de la 
Manche, tantôt roulent de l'Ouest un long flot tou- 
jours grossi dans sa course de mille lieues, qui 
frappe de toute la force accumulée de l’Atlan- 
tique. 

J'aimais cette petite ville singulière et un peu 
triste qui vit de la pêche lointaine la plus dange- 
reuse. La famille sait qu’elle est nourrie des hasards 
de cette loterie, de la vie, de la mort de l'homme. 
Cela met en tout un sérieux harmonique au carac- 
tère sévère de cette côte. J’y ai bien souvent goûté 
la mélancolie du soir, soit que je me promenasse 
en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la 
haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil 
descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son 
énorme mappemonde, souvent rayée durement de 
raies noires et de raies rouges, s’abimait, sans s'ar- 
rôter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lu- 
mière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août, 
c'était déjà l’automne. Il n’y avait guère de crépus- 
cule. Lesoleil à peine disparu, le vent fraichissait, les 
vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne 
voyait guère que quelques ombres de femmes dans 


PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 15 


leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons 
attardés aux maigres pâturages des glacis, qui sur- 
plombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds, 
l’attristaient de bélements plaintifs. 

La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie 
à pic sur le bord de l’abime, noire, froide, battue 
d’un vent éternel, faisant front à la grande mer. I] 
n’y a là que de pauvres logis. On m’y mena chez un 
bonhomme dont l’art était de faire des tableaux de 
coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une 
obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l’é- 
troite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi 
saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi 
dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle 
du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir 
un monstre énorme de glaces pointues qui mar- 
chaïient à moi. Et cette mer de Granville, une 
armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble 
à l'assaut. 

Mon homme, sans être vieux, était souffreteux, 
fiévreux. Il tenait, en ce mois d'août, sa fenêtre cal- 
feutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je 
vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été 
ébranlée par un événement de famille. Son frère 
avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure. 
La mer lui restait sinistre, elle lui semblait gar- 
der contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, mfa- 


ES 


16 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 


tigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de 
vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle 
frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans 
les longues nuits. L'été, elle lui montrait d’imcom- 
mensurables orages, des éclairs d'un monde à l’au- - 
tre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte 
à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien 
plus haut encore, outrageusement venait lui frap- 
per dans sa fenêtre. Il n’était pas même sûr que la 
mer s’en tint toujours là. Elle pouvait, dans sa haine, 
lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas 
je moyen de chercher ün meilleur abri, et peut-être 
aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel 
magnétisme. Il n’eût pas osé se brouiller tout à 
fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un cer- 
tain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la 
désignait sans la nommer, comme l'Islandais en 
mer n'ose nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'en- 
tende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle 
lorsqu'il regardait la grève, et disait : « Cela me 
fait peur. » 

Était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort 
bon sens. Il me parut distingué-et intéressant. C’é- 
tait un être nerveux, très-finement organisé, trop 
pour de telles impressions. 

La mer fait beaucoup de fous. Livingston avait 
emmené d'Afrique un homme intelligent, coura- 


PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 17 


geux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas vu la 
mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à 
la fois cette double surprise et du redoutable élé- 
ment, et de tous les arts inconnus, ce fut trop 
fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on fit, 
il trouva moyen d'échapper, et se jeta aveuglément 
dans ces flots qui l'effrayaient et qui l'attiraient 
cependant. . 

D'autre part, la mer attache tellement les hom- 
mes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont 
vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne 
peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit 
port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles, 
résignaient leur office. Mais ils ne s’en consolaient 
point, ils trainaient misérablement, et leurs têtes 
s'égaraient. 


Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre 
une plate-forme qu’on appelle celle des Fous. Je ne 
connais aucun lieu plus propre à en faire que cette 
maison de vertige. Représentez-vous tout autour 
une grande plaine comme de cendre blanche, qui 


18 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse 
douceur est le piége le plus dangereux. C’est et ce 
n’est pas la terre, c'est et ce n’est pas la mer, l’eau 
douce non plus, quoiqu'en dessous des ruisseaux 
travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour 
de courts moments, un bateau s’y hasarderait. Et, 
si l’on passe quand l’eau se retire, on risque d’être 
englouti. J'en puis parler, je l'ai été presque moi- 
même. Une voiture fort légère, dans laquelle j'étais, 
disparut en deux minutes avec le cheval ; par mira- 
cle, j'échappai. Mais, moi-même à pied, j'enfonçais. 
À chaque pas, je sentais un affreux clapotement, 
comme un appel de l’abime qui me demandait dou- 
cement, m'invitait et m'attirait, et me prenait par- 
dessous. J'arrivai pourtant au roc, à la gigantesque 
abbaye, cloître, forteresse et prison, d’une subli- 
mité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n’est 
pas ici le lieu de décrire un tel monument. Sur un 
gros bloc de granit, il se dresse, monte et monte 
encore indéfiniment, comme une babel d'un titani- 
que entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais 
toujours cachot sur ‘cachot. Au plus bas, l'in pace 
des moines; plus haut, la cage de fer qu'y fit 
Louis XT; plus haut, celle de Louis XIV ; plus haut, 
la prison d'aujourd'hui. Tout cela dans un tour- 
billon, un vent, un trouble éternel. C'est le sépulcre 
moins la paix. 


_ PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 19 


Est-ce la faute de la mer si cette plage est per- 
fide ? point du tout. Elle arrive là, comme ailleurs, 
bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute est à 
la terre, dont l'immobilité sournoise paraît toujours 
innocente, et qui en dessous filtre sous la plage les 
eaux des ruisseaux, un mélange douceâtre et blan- 
châtre qui Ôôte toute solidité. La faute est surtout à 
l’homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les 
longs âges barbares, pendant qu'il rêve à la légende 
et fonde le grand pèlermage de l'archange vain- 
queur du diable, le diable prit possession de cette 
plaine délaissée. La mer en est fort innocente. Loin 
de faire mal, au contraire, elle apporte, cette fu- 
rieuse dans ses flots si menacants, un trésor de sel 
fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit 
toute culture et fait la charmante beauté des anciens 
marais de Dol, de nos jours transformés en jardins. 
C'est une mère un peu violente, mais enfin, c'est 
une mère. Riche en poissons, elle entasse sur Can- 
cale qui est en face, et sur d’autres bancs encore, 
des millions, des milliards d'huîtres, et de leurs 
coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se 
change en herbe, en fruits, et couvre les prairies de 
fleurs. 

Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer, 
ne pas céder aux idées fausses que peut donner la 
terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle nous 


20 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


ferait elle-même par la simple grandeur de ses 
phénomènes, par des fureurs apparentes qui sou- 
vent sont des bienfaits. 


IT 


SUITE — PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 


Les plages, les grèves et les falaises montrent la 
mer par trois aspects et toujours utilement. Elles 
l'expliquent, la traduisent, la mettent en rapport 
avec nous, celte grande puissance , sauvage au 
premier aspect, — mais divine au fond, donc, 
amie. 


L'avantage des falaises, c'est qu’au pied de ces 
hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on 
apprécie la marée, la respiration, disons-le, le pouls 
de la mer. Insensible sur la Méditerranée , 1l est 
marqué dans l'Océan. L'Océan respire comme moi, 
il concorde à mon mouvement intérieur, à celui 
d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec 


ri 


#& sé. 


99 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


lui, de supputer les jours, les heures, de regarder 
au ciel. Il me rappelle et à moi et au monde. 

Que je m'assoie aux falaises, à celle d’Antifer, 
par exemple, je vois ce spectacle immense. La mer, 
qui semblait morte tout à l'heure, a frissonné. Elle 
frémit. Signe premier du grand mouvement. La 
marée a dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné 
violemment la pointe du phare ; ses eaux divisées 
suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà 
qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp, 
Dieppe, pour s’enfoncer dans le canal, malgré les 
courants du Nord. À moi de me mettre en garde, 
et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque 
indifférente aux dunes ou collines de sable qu'on 
peut remonter partout, ici, au pied des falaises, 
impose une grande attention. Ce long mur de trente 
lieues n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites 
percées, qui font nos petits ports, s'ouvrent à d'assez 
grandes distances. 

D'autant plus curieusement, observe-t-on à la 
mer basse les assises superposées où se lit l’his- 
toire du globe, en gigantesques registres où les 
siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du 
temps. Chaque année en mange une page. C'est un 
monde en démolition, que la mer mord toujours en 
bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore 
bien plus d’en haut. Le flot en dissout le calcaire; 


Te GRÈVES ET FALAISES. 25 
emporte, rapporte, roule incessamment le silex 
non en galets. — Ce rude travail fait de’ 
cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai dé- 
sert maritime. Peu, très peu de plantes de mer 
échappent au broiement éternel du galet froissé, 
refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont. 
peur. Les poissons même se tiennent à distance. 
Grand contraste d’une campagne douce et tellement 
humanisée et d’une mer si imhospitalière. 

On ne la voit guère que d’en haut. En bas la 
nécessité dure de marcher sur un sol croulant, 
roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible, 
fait de la moindre promenade une violente gym- 
nastique. Il faut rester sur les sommets où les 
splendides villas, les beaux bois, les cultures ma- 
gnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'au 
bord du grand mur, et regardent à plaisir cette 
majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et 
de vaisseaux, qui séparent les deux rivages et les 
deux grands empires du monde. 


La terre et la mer ! quoi de plus ! Toutes deux 
ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer 
pour elle-même, son ami, son amant, ira plutôt la 
chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en 


, 


24 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


relation suivie avec elle, les grandes plages sabl 
neuses (si le sable n’est trop mou) sont bien p 
commodés. Elles permettent des promenades infi- 
nes. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre 
l'homme et la mer, des épanchements mystérieux. 
Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres 
arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je 
ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens. 
Il est là, le grand compagnon. Pour peu qu'il ne 
soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me 
hasarde à lui parler, et il ne dédaigne pas de ré- 
pondre. Que de choses nous nous sommes dites 
aux paisibles mois où la foule est absente sur les 
plages illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de 
Royanet de Saint-Georges ! C’est là qu'enun longtête- 
a-têle, quelque intimité s’établit. On y prend comme 
un sens nouveau pour comprendre la grande langue. 

On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Am- 
sterdam, le Zuiderzée apparait terreux et d’un flot 
de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on 
voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à 
franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse ; 
cette terre m’attache, toute sérieuse qu'elle peut 
ètre, c'est l'effort, la création, l'invention de 
de l’homme. Et la mer aussi me plait, par les trésors 
de vie féconde que je lui sais dans son sein. C'est 
une des plus peuplées du monde. Vienne la nuit de 


& PLAGES, GRÈVES ET FALAISES, 25 
int-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir 
des profondeurs l'ascension d’une autre mer, 
la mer des harengs. La plaine indéfinie des eaux ne 
sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une 
des révélations les plus triomphantes de la fécon- 
dité sans bornes de la nature. Voilà ce que je sens 
d'avance dans cette mer, et dans les tableaux 
où le génie en a marqué le caractère profond. La 
sombre Estacade de Ruysdael, plus qu'aucun tableau, 
n’a toujours attiré au Louvre. Pourquoi? dans les 
leintes roussâtres de ces eaux électrisées, je ne sens 
aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire, 
la fermentation, le flot de la vie. 


Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de 
l'Océan donne la plus haute impression, je dirais : 
celle de Bretagne, spécialement aux sauvages et 
sublimes promontoires de granit qui finissent l’an- 
cien monde, à celte pointe hardie qui défie les tem- 
pêtes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai 
mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui 
sont les meilleures impressions de la mer. J'ai be- 
soin d'expliquer ceci. 


Il y a tristesse et tristesse, — celle des fermes, 


) 


“ 


26 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


celle des forts, — celle des âmes trop sensibles 
qui pleurent sur elles-mêmes, et celle * + 
désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et 
bénissent toujours la nature, mais sentent les 
maux du monde, et puisent dans la tristesse même 
les forces pour agir ou créer. — Combien les nôtres 
ont besoin de retremper souvent leur âme dans cet 
état qu'on peut nommer la mélancolie héroïque ! 

Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays, 
Je ne me rendais pas compte de l'attrait sérieux qu'il 
avait pour moi. Au fond, c’est sa grande harmonie. 
Ailleurs, sans qu’on se l'explique, on sent une discor- 
dance entre le sol et l'habitant. La très-belle race 
normande, dans les cantons où elle est pure, où elle 
a gardé le rouge, le roux singulier de la Scandinavie, 
n'a nul rapport avec la terre qu'elle. occupe par 
hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le soi géologi- 
que le plus ancien du globe, sur le granit et le silex, 
marche la race primitive, un peuple aussi de granit. 
Race rude, de grande noblesse, d’une finesse de 
caillou. Autant la Normandie progresse, autant la 
Bretagne est en décadence. Imaginative et spi- 
rituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l’im- 
possible, les causes perdues. Mais si elle perd en 
{ant de choses, une lui reste, la plus rare, c’est le 
caractère. 

Si l’on veut sortir un peu de l'anglicisme insipide 


PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 21 


et de la vulgarité qui se prétend positive, enfin des 
nn si tristes, qu’on aille s'asseoir sur ces 
rocs, à la baie de Douarnenez, au promontoire de 
Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu'on se 
mette dans une barque aux basses îles du Mor- 
bihan. La mer y apporte un flot tiède que l’on 
n'entend même pas. La Bretagne, où elle est 
douce, est très-douce. Dans ses archipels vous di- 
riez l'onde des morts. Où elle est forte, elle est 
sublime. 

Je n’en sentis que les tristesses en 1831 ; elles 
ont passé dans mon histoire. Je ne connaissais 
pas alors le vrai caractère de cette mer. C'est aux 
anses les plus solitaires, entre ses rocs les plus 
sauvages, qu’elle est vraiment gaie, je veux dire vi- 
vante et joyeuse d’une grande vie. Ces rocs, vous les 
voyez couverts comme d'une couche d’aspérités gri- 
ses, mais ce sont des êtres animés, c’est tout un 
monde établi là, qui, au reflux, laissé à sec, se clôt 
et s’enferme. Il ouvre ses petites fenêtres quand la 
bonne mer, sa nourrice, lui rapporte ses aliments. 
Là travaille encore en foule cette population esti- 
mable des petits piqueurs de pierre, les oursins, 
observés et si bien décrits par M. Caillaud. Tout 
ce monde juge exactement au rebours de nous. La 
belle Normandie les effraye; 1ls ont horreur et ter- 
reur des rudes galets des falaises, sous lesquels ils 


28 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 


seraient broyés. Les calcaires croulants de Sain- 
tonge, avec leurs plages aimables, ne les rassurent 
pas davantage. Ils n'ont garde de s'établir sur ce 
qui doit tomber demain. Au contraire, ils sont 
heureux de sentir sous eux le sol immuable des 
rochers bretons. 

Apprenons d'eux, à n'en pas croire lappa- 
reñce, mais la vérité. Les rivages enchanteurs de 
la Flore la plus séduisante sont ceux que fuit 
la vie marine; ils sont riches, mais en fos- 
siles; curieux pour le géologue, ils l'instruisent 
par les os des morts. L'âpre granit au contraire 
voit sous lui la mer poissonneuse, sur lui une 
autre vie encore, le peuple intéressant, modeste, 
des mollusques travailleurs, pauvres petits ou- 
vriers dont la vie laborieuse fait le charme sé- 
rieux, la moralité de la mer. 

« Profond silence pourtant. Ce peuple infini est 
muet, il ne me dit rien. Sa vie est de lui à lui, sans 
rapport à moi, et pour moi elle vaut la mort. Soli- 
tude ! (dit un cœur de femme) grande et triste soli- 
tude !.. Je ne suis pas rassurée... » 

A tort. Tout est ami ici. Ges petits êtres me par- 
lent pas au monde, mais ils travaillent pour lui. Ils 
se remettent du discours à leur sublime père, l'O- 
céan, qui parle à leur place. Ils s'expliquent par sa 
grande voix. 


PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 29 


tre la terre silencieuse et les tribus muettes 
F | mer, il fait ici le dialogue, grand, fort et 
grave, sympathique, — l'harmonique concordance 
du grand Moi avec lui-même, ce beau débat qui 
n'est qu'Amour. 


av 


IV 


CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX.— FLEUVES DE LA MER 


La terre à jeté à peine un regard sur elle-même 
qu'elle s’est comparée, préférée au ciel. La géolo- 
gie, toute jeune, contre son aînée l'astronomie, 
reine orgueilleuse des sciences, a poussé un cri de 
Titan. « Nos montagnes, a-t-elle dit, ne sont pas je- 
tées au hasard, comme les étoiles dans le ciel : elles 
forment des systèmes où l’on trouve les éléments 
d’une ordonnance générale dont les constellations 
célestes ne présentent aucune trace. » Ce mot hardi, 
passionné, a échappé à un homme aussi modeste 
qu’illustre, M. Élie de Beaumont. 

Sans doute, on n’a pas démêlé encore l’ordre 
(probablement très-grand) qui règne dans le pêle- 
mêle apparent de la Voie lactée ; mais l'ordonnance 
plus visible de la superficie du globe résultant des 


32 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 


révolutions insondables de son intérieur garde 
cependant, gardera pour la plus ingénieuse science 
des ombres et des mystères. 

Les formes de la grande montagne émergée des 
eaux qu'on appelle proprement la terre, offrent 
plusieurs dispositions assez symétriques sans pou- 
voir être ramenées encore à ce qui semblerait un 
système total. Ces parties sèches et élevées appa- 
raissent plus ou moins, selon ce que l’eau en dé- 
couvre. C'est la mer, comme limite, qui trace, en 
réalité, la forme des continents. C'est par la mer 
qu’il convient de commencer toute géographie. 

Ajoutez une grande chose, révélée depuis peu d’an- 
nées. Tandis que la terre nous offre tels traits qui 
semblent discordants (exemple, le Nouveau monde 
étendu du nord au sud et l'Ancien d'est en ouest), 
là mer au contraire présente une très-grande har- 
monie, une correspondance exacte entre les deux 
hémisphères. C'est dans la partie fluide, qu'on 
croyait si capricieuse, qu'existe la régularité. 
Ce que ce globe a de plus ordonné, de plus 
symétrique, c'est ce qui paraît le plus libre, le 
jeu de la circulation. L'ossature et les vertè- 
bres du grand animal ont leurs singularités 
dont nous ne pouvons encore bien nous rendre 
compte. Mais son mouvement vital qui fait les cou- 
rants de la mer, qui de l’eau salée fait l'eau douce, 


é 


FLEUVES DE LA MER. 1. 


bientôt convertie en vapeur pour retourner à l'eau 
salée, cet admirable mécanisme est aussi parfait 
que celui de la circulation sanguine dans les ani- 
maux les plus élevés. Rien qui ressemble davan- 
tage à la transformation constante de notre sang, 
veineux et artériel. 


La face du globe parait bien autrement compré- 
hensible, si l’on en classe les régions non par chai- 
nes de montagnes, mais par bassins maritimes. 

L'Espagne du sud ressemble au Maroc plus qu'à 
la Navarre, la Provence à l'Algérie plus qu’au Dau- 
phiné ; la Sénégambie aux régions de l’Amazone 
plus qu’à la mer Rouge, et l'Amazone a plus d’ana- 
logie avec les régions humides de l'Afrique qu'avec 
ses voisins qui lui sont adossés, le Chi et le 
Pérou, etc. 

La symétrie de l'Atlantique est encore bien plus 
frappante dans les courants en dessous, dans les 
vents et brises en dessus. Leur action aide puissam- 
ment à créer ces analogies et à former ce qu'on 
peut dire : la fraternité des rivages. 

Le principe d'unité géographique, l'élément 
classificateur sera de plus en plus cherché dans 
le bassin maritime, où les eaux, les vents mes- 


34 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 


sagers fidèles, créent la relation, l'assimilation 
des bords opposés. On demandera moins cette idée 
d'unité géographique aux montagnes, dont les deux 
versants, souvent en contradiction, vous offrent 
sous même latitude des flores et des populations 
absolument opposées, ici l'invariable été, à deux 
pas l'éternel hiver selon les expositions. La mon- 
tagne donne rarement l'unité de la contrée, plus 
souvent sa dualité, son divorce et ses discor- 
dances. 

Cette vue de génie appartient à Bory de Saint- 
Vincent. Les découvertes récentes de Maury et les 
lois qu'il a posées la confirment de mille ma- 
nières. 


Dans l'immense vallée de la mer, sous la dou- 
ble montagne des deux continents, il n’y a, à 
proprement parler, que deux bassins : 

1° Le bassin de l'Atlantique; 

®% Le grand bassin de la mer Indienne et Paci- 
fique. 

On ne peut appeler bassin la ceinture indéter- 
minée de l'énorme océan Austral, qui n’a ni borne, 
ni rivage, qui vers le nord seulement vient enve- 


FLEUVES DE LA MER. 98 


lopper la Mer de l'Inde, la Mer de corail el Le Paci- 
fique. 

L'océan Austral, à lui seul, est plus grand qué 
toutes les mers. Il couvre presque la moitié de la sur- 
face du globe. Selon toute apparence, à l'étendue 
répond la profondeur. Tandis que les sondages ré- 
cents de l'Atlantique indiquent 10 ou 12,000 pieds, 
dans l'océan Austral, Ross et Denham ont trouvé 
14,000, 27,000, et jusqu'à 46,000 pieds. Ajoutez-y 
la masse des glaces antarctiques, infiniment plus 
vastes que nos glaces boréales. On n’est pas loin du 
vrai, sil'onsimplifie en disant : L'hémisphère Austral 
est le monde des eaux, et le Boréal celui de la terre. 


Celui qui part d'Europe et veut traverser l'A- 
tlantique, étant sorti heureusement de nos ports, 
trop souvent fermés par le vent d'Ouest, après avour 
franchi la zone variable de nos changeantes mers, 
entre bientôt dans le beau temps, la sérénité éter- 
nelle que les vents de N. E., les doux vents Alizés 
mettent sur la mer et dans le ciel. Tout sourit ; 
nulle inquiétude. Mais en avançant vers la Ligne, 
la brise vivifiante cesse, l'air devient étouffant. On 
entre dans la zone des calmes qui dominent sous 


55 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 
l'équateur, et séparent immuablement les Alizés de 
notre hémisphère boréal et les Alizés de l’hémis- 
phère Sud. De lourds nuages pèsent; de grandes 
pluies fondent à chaque instant. On s’attriste, on 
se plaint, mais sans ce rideau sombre, de quelles 
flèches de feu le soleil frapperait les têtes ébranlées 
sur le miroir de l'Atlantique ! Sans les déluges qui 
assaillent l’autre face du globe, la mer Indienne et 
la Mer de corail, quelle serait leur fermentation aux 
cratères de leurs vieux volcans ! Cetle masse noire 
de nuages, jadis la terreur, la barrière de la navi- 
sation, cette nuit subite étendue sur les eaux, c’esl 
précisément le salut, la facilité protectrice qui nous 
adoucit le passage, et nous fait bientôt retrouver 
au Sud le beau soleil et le ciel pur, la douceur 
des vents réguliers. 

Tout naturellement la chaleur de la Ligne élève 
l'eau en vapeurs, et forme cette bande sombre. 

L'observateur qui, d'une autre planète, regarde- 
rait la nôtre, verrait planer sur elle un anneau de 
nuages, à peu près comme on voit l'anneau de Sa- 
turne. S'il en cherchait l'usage, on pourrait lui 
répondre : C'est le régulateur qui, absorbant et 
rendant tour à tour, équilibre l’évaporation, la 
précipitation des eaux, distribue les pluies, les 
rosées, modifie la chaleur de chaque contrée, 
échange les vapeurs des deux mondes, emprunte 


FLEUVES DE LA MER. W 37 
au monde Austral de quoi faire les rivières, les 
fleuves de notre monde Boréal. Solidarité merveil- 
leuse. L'Amérique du Sud, dans ses grandes forêts, 
de leur respiration, condensèe en nuages, abreuve 
fraternellement les fleurs et les fruits de l'Eu- 
rope. L'air qui nous renouvelle, c’est le tribut que 
cent iles d'Asie, que la puissante flore de Java ou 
de Ceylan exhala, confia au grand messager des 
nuages qui roule avec la terre et lui verse la vie. 


Posez-vous (j'entends en esprit) sur une. des 
iles volcaniques que la mer Pacifique offre en si 
grand nombre et regardez au Sud. Derrière la Nou- 
velle-Hollande, vous verrez l'océan Austral assiéger 
d'un flot circulaire les deux pointes extrêmes de 
l’ancien et du nouveau continent. Point de terre au 
monde antarctique, ou de petites iles, ou de préten- 
dues terres polaires que les découvreurs ne mar- 
quent que pour les voir disparaître, et qui peut- 
ètre ne sont que des glaces. Des eaux sans fin, 
toujours des eaux. 

Du même observatoire où je vous place, eu 
contraste avec le cercle des eaux antarcliques, vous 
pouvez voir vers l'Est, vers l'hémisphère Arctique, 


3 


58  GERGLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 

ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler 
plus exactement, c'est un anneau détendu, une 
chaine lâche, que forment les volcans, d'abord aux 
Cordillières, puis sur les hauteurs de l’Asie, enfin 
dans ces groupes innombrables d’iles basaltiques 
dont fourmille l'océan Oriental. Les premiers vol- 
cans, ceux de l'Amérique, offrent sur mille lieues 
de long une succession de soixante phares gigan- 
tesques, dont les éruptions constantes dominent la 
côte abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de 
la Nouvelle-Zélande jusqu'au nord des Philippines, 
en ont quatre-vingts qui brülent, d'innombrables 
qui sont éteints. Si l’on pousse vers le nord (du 
Japon au Kamitchatka), cinquante cratères qui 
- flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu'aux 
iles Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques 
(Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). — Au total, 
trois cents volcans actifs dominent circulairement 
le monde oriental. 

Sur l’autre face du globe, notre océan Atlantique 
offrait un aspect analogue avant les révolutions qui 
éteignirent la plupart des volcans d'Europe, et 
d'autre part anéantirent le continent de l’Atlantide. 
flumboldt croit que cette grande ruine, si fortement 
attestée par la tradition, n'a été que trop réelle. 
‘ J'ose ajouter que l'existence de ce continent fut lo- 
oique dans la symétrie générale du monde, pour 


: FLEUVES DE LA MER. # 39 


. que celte face du globe fût harmonique à l’autre. 
Là s 'élevaient, avec le volcan de Ténériffe qui en 
est resté, avec nos volcans éteints d'Auvergne, du 
Rhin, d'Hereford, etc., ceux qui durent miner l’A- 
tlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à- 
vis des volcans des Antilles et autres cratères amé- 
ricains. 


De ces volcans enflammés ou éteints, de l'Inde et 
des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java, 
Er deux énormes fleuves d’eau chaude, qui 
s'en vont réchauffer le nord, et qu'on pourrait ap= 
peler les deux aortes du globe. Ils sont munis, où 
de côté ou en dessous, de leurs contre-courants 
qui, venant du nord, amènent l’eau froide, com- 
pensent l'effusion d'eau chaude et font l'équilibre. 
Aux deux courants chauds, très-salés, les courants 
froids administrent une masse d'eau plus douce, 
qui retourne à l'équateur, au grand foyer élec- 
trique qui doit la chauffer, la saler. 

Ces fleuves d'eau chaude, d'abord étroits, de 
quelques vingt lieues de large, gardant longtemps 
leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu 
cependant se coupent, s'attiédissent, mais s’é- 
tendent et prennent une largeur de mille lieues. 


40 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 


Maury estime que celui qui part des Antilles et 
qui pousse au nord vers nous déplace et modifie 
le quart des eaux de l’Atlantique. jé 

Ces grands traits de la vie des mers, observés 
récemment, étaient pourtant visibles autant que 
les continents même. Notre de cr 
lique, sa sœur, l'artère Indienne, s'annoncent as- 
sez par leur couleur. Des deux côlés également, 
cest un grand torrent bleu qui court sur les eaux 
vertes, très-bleu, d’un indigo si sombre, que les 
Japonais appellent le leur : le fleuve noir. 

On voit très-bien sourdre le nôtre, entre Cuba 
et la Floride; il sort brülant de sa chaudière, le 
solfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très-distimct 

“entre ses deux murs verts. L'Océan a beau faire; 
il le serre, ille comprime, mais il ne peut le péné- 
rer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle 
attraction moléculaire lient ces eaux bleues liées 
ensemble, si bien que, plutôt que d'admettre l'eau 
verte, elles s'accumulent, forment un dos, une 
voûte, qui a sa pente à droite et à gauche; tout 
objet qu'on y jette en dérive ct en glisse, élant plus 
haut que l'Océan. 

Rapide et fort, il court d'abord au nord, en sui- 
vant les États-Unis ; mais quand il arrive à la pointe 
du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse 
à l'Est. Son bras gauche se subordonne, comme 


FLEUVES DE LA MEP. | 4 


courant sous-marin, s'en va consoler le pôle, y 
créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu'on 
vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu 
dans une largeur immense, lorsque affaibli, fati- 
gué, il arrive enfin en Europe, il trouve l'Irlande et 
l'Anglete ai divisent encore ses eaux divisées 
à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il 
tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen 
encore d'apporter aux côtes d'Islande des bois 
américains, sans lesquels cette pauvre île, nei- 
geuse sous son volcan, mourrait. 


Ces deux frères, l’Indien, l'Américain, ont ceci 
de commun que, partis de la Ligne, du, foyer élec- 
trique du globe, ils emportent des puissances 
prodigieuses de création, d'agitation. D'une part, 
ils semblent la matrice profonde d'un monde d'ê- 
tres vivants, leur tiède et doux berceau. D'autre 
part, ils sont le centre et le véhicule des tem- 
pêtes ; les vents, les trombes, voyagent à la sur- 
face. Tant de douceur, tant de fureur, n'est-ce pas 
une contradiction ? Non, ceci prouve seulement 
que la fureur ne trouble que le dehors, les couches 
extérieures, peu profondes. Dans l’épaissenr, on 


49 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX, 


n’en sait rien. Les plus faibles des créatures, les 
atomes à coquille, les méduses microscopiques, êtres 
fluides qu'un rien dissout, profitant du même cou- 
rant, naviguent en pleine paix sous l’orage. 

Peu arrivent jusqu'à nous; ils vont jusqu'à 
Terre-Neuve, où le froid courant du pôle les 
atteint, les saisit, les tue. Terre-Neuve n’est autre 
chose que le grand ossuaire de ces voyageurs frap- 
pés par le froid. Les plus légers, quoique morts, 
restent en suspension, mais finissent par pleuvoir, 
comme neige, au fond de l'Océan. Ils y déposent ces 
bancs de coquilles microscopiques qui, de l'Irlande 
à l'Amérique, occupent ce fond. 

Maury appelle les deux fleuves d’eau chaude, 
l'Indien, l'Américain, les deux voies lactées de la 
mer. 


Semblables de chaleur, de couleur, de direction, 
décrivant précisément la même courbe, 1ls n'ont 
pas même destinée. L’Américain tout d’abord entre 
dans une rude mer, ouverte au nord, l'Atlantique, 
qui lâche et envoie contre lui l’armée flottante des 
glaces du pôle. Il y dépense sa chaleur. Au con- 
traire, le courant Indien, circulant d’abord par les 


FLEUVES DE LA MER. #5 


iles, arrive dans une mer fermée et mieux gardée 
du Nord. Il se maintient longtemps le même, 
chaud, électrique et créateur, et trace sur le globe 
une énorme trainée de vie. 

Son centre est l'apogée de l'énergie terrestre, 
en trésors végétaux, en monstres, en épices, en 
poisons. Des courants secondaires qui s’en échap- 
pent et vont au sud, résulte encore un autre 
monde, celui de la mer de Corail. Là, sur un espace, 
dit Maury, grand comme les quatre continents, les 
polypes consciencieusement bâtissent les milliers 
d’iles, les bancs et les récifs qui coupent peu à peu 
celte mer; écueils aujourd'hui dangereux et mau- 
dits du navigateur, mais qui montent, se lient à la 
longue, feront un continent, et qui sait ? dans un 
cataclysme, le refuge de l'espèce humaine. 


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LE POULS DE LA MER 


Notre terre n’est point solitaire, comme l’observe 
Jean Reynaud, dans le bel article de l'Encyclopédie. 
La courbe infiniment compliquée qu'elle décrit 
exprime les forces, les influences diverses qui agis- 
sent sur elle, témoigne de ses rapports et de ses 
communications avec le grand peuple des cieux. 

Ses relations hiérarchiques sont particulièrement 
visibles avec son chef le soleil, et la lune, qui, pour 
être sa servante, n'en a que plus de puissance sur 
elle. De même que les fleurs de la terre se tournent 
vers le soleil, la terre elle-même qui les porte le 
regarde, aspire vers lui. En ce qu’elle a de plus 
mobile, sa masse fluide, elle se soulève et fait signe 
qu'elle ressent son attraction. Elle déborde d'’elle- 


9, 


46 LE POULS DE LA MER. 


même, elle monte (selon qu’elle peut), et, vers les 
astres amis, deux fois par jour gonfle son sein, leur 
adresse au moins un soupir. 


Ne sent-elle pas l'attraction d'autres globes en- 
core ? Ses marées ne sont-elles gouvernées que par 
la lune et le soleil ? Tout le monde savant le disait, 
tout le monde marin le croyait. On s’en tenait aux 
résultats très-mcomplets de Laplace. De là des er- 
reurs terribles qui se résolvaient en naufrages. 
Aux dangereux bas-fonds de Saint-Malo, on se 
trompait de dix-huit pieds. C’est en 1859 que Cha- 
zallon, qui avait failli périr par suite de ces erreurs, 
commença à découvrir et calculer les ondulations 
secondaires, mais très-considérables, qui modifient 
la marée générale sous des influences diverses. 
Des astres moins dominants que le soleil et la lune 
ont sans doute aussi leur part d'action sur ce balan- 
cement des eaux de la terre. 

Sous quelle loi? Chazallon le dit : « L'ondula- 
tion de la marée dans un port suit la loi des 
cordes vibrantes. » Mot grave et de grande portée 
qui nous mène à comprendre que les rapports 
des astres entre eux sont les rapports mathémati- 


LE POULS DE LA MER. 47 


ques de la musique céleste, comme l'avait dit l’an- 
_tiquité. 

La terre, par sa grande marée et par les marées 
partielles, parle aux planètes ses sœurs. Répon- 
dent-elles ? On doit le penser. De leurs éléments 
fluides, elles doivent aussi se soulever, sensibles à 
l'élan de la terre. L’attraction mutuelle, la tendance 
de chaque astre à sortir de son égoïsme, doit créer 
à travers les cieux de sublimes dialogues. Malheu- 
reusement, l'oreille humaine en entend la moindre 
partie. 


Autre point à considérer. Ge n'est point au mo- 
ment du passage de l’astre influent que la mer 
lui cède. Elle n'a pas l’empressement d’une obéis- 
sance servile. Il lui faut du temps pour sentir et 
suivre l'ébranlement. Il faut qu'elle appelle à elle 
les eaux paresseuses, qu’elle vainque leur force d'i- 
nertie, qu'elle attire, entraine les plus éloignées. 
La rotation de la terre, si terriblement rapide, dé- 
place mcessamment les points soumis à l'attraction. 
Ajoutez que l’armée des flots, dans son mouvement 
d'ensemble, a toutes les contrariétés des obstacles 
naturels, îles, caps, détroits, directions si variées 


48 LE POULS DE LA MER. + 


des rivages, les obstacles non moins résistants des 
vents, des courants, les rivalités des fleuves de 
la terre, qui, tombés des monts, emportés par 
leurs pentes rapides, selon les fontes de neige et 
cent accidents imprévus, viennent se jeter au tra- 
vers et changer le mouvement régulier en luttes 
terribles. L'Océan ne cède pas. Le déploiement de 
forces que font les grandes rivières n’est pas pour 
l'intimider. Les eaux qu'on pousse sur lui, il les’ 
rembarre, les ramasse, les roule en montagne, 
jusqu'à Rouen, jusqu'à Bordeaux, dans une si 
grande violence, qu'on dirait qu'il va leur faire 
remonter les montagnes même. | 

Des obstacles si divers créent aux marées d’ap- « 
parentes irrégularités qui frappent, embarrassent 
l'esprit. Rien ne surprend plus que leurs heures 
contradictoires entre des ports très-voisins. Une 
marée du Havre, par exemple, en vaut deux de 
Dieppe (Chazallon, Baude, etc.). C'est une gloire 
du génie humain d'avoir soumis au calcul des phé- 
nomèênes si complexes. 


Mais sous ce mouvement extérieur la mer en a 
d'autres au dedans, ceux des courants qui la tra- 
versent à telle ou telle profondeur. Superposés 


LE POULS DE LA MER. 49 


à des étages différents, ou coulant latéralement en 
sens opposés, courants chauds, contre-courants 
froids, ils exécutent entre eux la circulation de la 
mer, l'échange des eaux douces et salées, la pulsa- 
tion alternative qui en est le résultat. Le chaud bat 
de la ligne au pôle, le froid du pôle à l’équa- 
teur. 
Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et 
peu méêlés, puissent se comparer strictement, 
comme on l'a fait quelquefois, aux vaisseaux, vei- 
nes et artères, des animaux supérieurs ? Non pas 
sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque res- 
semblance avec la circulation moins déterminée 
que Jes naturalistes ont trouvée récemment chez 
quelques êtres intérieurs, mollusques, annélides. 
Cette circulation lacunaire supplée, prépare la 
vasculaire ; le sang s’épanche en courants avant 
de se faire des canaux précis. 
Telle est la mer. Elle sernble un grand animal 
arrêté à ce premier degré d'organisation. 


Qui a révélé les courants, ces fluctuations régu- 
lières de l’abime où nous ne descendons jamais? 
qui nous à enseigné la géographie des eaux téné- 


50 LE POULS DE LA MER. 


breuses? Ceux qui y vivent ou qui y flottent, des 
animaux, des végétaux. 

Nous verrons comment la baleine, comment les 
atomes à coquilles (foraminifères), comment les 
bois américains, transportés jusqu’en Islande, ont 
concouru à révéler le fleuve a’eaux chaudes qui va 
des Antilles à l'Europe, et le contre-courant froid 
qui vient le joindre à Terre-Neuve, et passe à côté 
ou dessous, résolvant ses glaces en vastes brouil- 
lards. 

Une nute rouge d’animalcules, transportée par 
une tempête de l’Orénoque à la France, a expliqué 
le grand courant aérien du Sud-Ouest qui rafrai- 
chit notre Europe avec les pluies des Cordilières. _ 

Sans l'échange constant des eaux qui se fait par 
les courants dans les profondeurs de la mer, elle se 
comblerait par places de sels et de détritus. Il en 
serait comme de la mer Morte, qui, n'ayant ni 
écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés 
de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer 
seulement sur elle, les vents se font brülants, ari- 
des, portent la famine et la mort. 


Tant d'observalions dispersées sur les courants 


LE POULS DE LA MER. o1 


de l’air, de l’eau, les saisons, les vents, les tem- 
pêtes, restaient dans la tradition, dans la mémoire 
des pêcheurs, des marins, se perdaient souvent, 
mouraient avec eux. Le guide de la navigation, 
la météorologie, non centralisée, semblait vaine, 
et on en vint à la nier. L'illustre M. Biot lui 
demandait un compte sévère du peu qu’elle avait 
fait encore. Cependant, sur les deux rivages, euro- 
péen, américain, des hommes persévéranis fon- 
daient cette science niée sur la base de l’observa- 
tion. | 

Le dernier et le plus célèbre, Maury, l'Améri- 
cain, Courageusement entreprit ce qui eût fait 
reculer toute une administration, le dépouille- 
ment ét la mise en ordre de je ne sais com- 
bien de livres de bord, de ces informes docu- 
ments, souvent tronqués, que rapportent les 
capitaines. Ces extraits, rédigés en tables où 
ressortent les faits concordants, ont donné, en 
résultat, des règles, des généralités. Un con- 
grès des marins du globe, réuni à Bruxelles, a 
décidé que les observations, désormais écrites 
avec soin, seraient centralisées dans un même 
dépôt, l'observatoire de Wasinghton. 

Noble hommage de l'Europe à la jeune Amé- 
rique, au patient et ingénieux Maury, le savant 
poëte de la mer, qui en a résumé les lois, et qui a 


52 LE POULS DE LA MER. 


fait plus encore ; car par la force du cœur et par 
l'amour de la nature, autant que par le positif de 
ses résultats, il a enlevé le monde. Ses cartes et son 
premier ouvrage, tiré à cent cinquante mille, sont 
libéralement donnés aux marins de toute nation 
par la république des États-Unis. Nombre d’hom- 
mes éminents, en France et en Hollande, Jansen, 
Tricaut, Julien, Margolé, Zurcher et autres, se 
sont faits les interprètes, les éloquents mission- 
naires de cet apôtre de la mer. 

Pourquoi l'Amérique, en cela, a-t-elle fait plus 
que nous? l'Amérique, c’est le désir. Elle est jeune, 
et elle brûle d’être en rapport avec le globe. Sur 
son superbe continent, et au milieu de tant d'É- 
tats, elle se croit pourtant solitaire. Si loin de sa 
mère l’Europe, elle regarde vers ce centre de la 
civilisation, comme la terre vers le soleil, et tout 
ce qui la rapproche du grand luminaire la fait 
palpiter. Qu'on en juge par l'ivresse, par les fêtes 
si touchantes auxquelles donna lieu là-bas le télé- 
sraphe sous-marin qui mariait les deux rivages, 
promettait le dialogue et la réplique par minutes, 
de sorte que les deux mondes n'auraient plus 
qu'une pensée!” | 


LE POULS DE LA MER. 


55 

Maury nous a démontré avec un génie véri- 
table l'harmonie de l'air et de l’eau. Tel l'Océan 
maritime, tel l'océan aérien. Ses mouvements al- 
ternatifs, l'échange de ses éléments, sont tout à 
fait analogues. Il distribue la chaleur sur le monde, 
et fait la sécheresse ou l'humidité. Celle-ci, il la 
prend sur les mers, sur l'infini de l'océan cen- 
tral, aux tropiques surtout, aux grands bouilleurs 
de la chaudière universelle. Il se fait sec au contraire 
en passant sur les déserts brülés, les grands conti- 
nents, les glaciers (vrais pôles intermédiaires du 
globe) qui lui pompent jusqu’à sa dernière goutte. 
L'échauffement de l’équateur et le refroidissement 
du pôle, alternant la densité et la légèreté des va- 
peurs, les font voyager en courants et contre-cou- 
rants horizontaux qui s'échangent. Sous la ligne, 
la chaleur qui allége les vapeurs et les fait mon- 
ter crée des courants de bas en haut. Avant de 
se distribuer, elles planent en ce réservoir sombre 
qui (nous l'avons dit) fait autour du globe comme 
un anneau de nuages. 

Voilà donc des pulsations et maritimes et aérien- 
nes, autres que le pouls de la marée. Gelui-ci était 
extérieur, imprimé par d'autres astres au nôtre. 
Mais ce pouls des courants divers est intrinsèque à 
la terre, il est sa vie elle-même. 


24 LE POULS DE LA MER. 


Dans le livre de Maury, le coup de génie, selon 
moi, est d’avoir dit : « L'agent le plus apparent de la 
circulation maritime, la chaleur, n'y suffirait pas. 
Il en est un autre, non moins important, et plus 
encore, c’est le sel. » 

Le sel est si abondant dans la mer, que, si on le 
réunissait sur l'Amérique, il la couvrirait d’une 
montagne de 4,500 pieds d'épaisseur. 

La salure de la mer, sans varier beaucoup, aug- 
mente ou diminue pourtant selon les localités, les 
courants, le voisinage de l’équateur ou des pôles. 
Dessalée ou ressalée, la mer est par cela même 
lourde, ou légère, plus ou moins mobile. Ce 
mélange continuel, avec ses variations, fait courir 
l’eau plus ou moins vite, c'est-à-dire produit des 
courants, — et des courants horizontaux, au sein 
de la mer, — et des courants verticaux de la mer 
des eaux à celle de l'air. 


Un Français, M. Lartigue, a ingénieusement 
relevé plusieurs des lacunes et des inexactitudes que 
présente la géographie de Maury. (Annales marit.) 
Mais l’auteur américain, le prévenant en cela, ne 
cache nullement ce qu’il pense de l’incomplet de sa 


LE POULS DE LA MER. 99 


science. Sur quelques points, il déclare ne donner 
quedes hypothèses. Parfois ilest manifestement in- 
certain, rêveur, inquiet. Son livre, honnête et loyal, 
laisse surprendre aisément le combat intérieur 
que s'y livrent deux esprits : le littéralisme biblique, 
qui fait de la mer une chose, créée de Dieu en une 
fois, une machine tournant sous sa main, — et le 
sentiment moderne, la sympathie de la nature, pour 
qui la mer est animée, est une force de vie et pres- 
que une personne, où l'âme aimante du monde 
continue de créer toujours. 

Il est curieux de voir dans ce livre l’auteur ap- 
procher peu à peu du dernier point de vue par 
une invincible pente. Tout ce qu'il peut, il l’ex- 
plique d'abord mécaniquement, physiquement (par 
la pesanteur, la chaleur, la densité, etc.). Mais cela 
ne suffit pas. Il ajoute, en certains cas, telle at- 
traction moléculaire, telle action magnétique. Cela 
ne sufhit pas encore. Alors franchement il a re- 
cours aux lois physiologiques qui régissent la vie. 
Il donne à la mer un pouls, des artères, un cœur 
même. Sont-ce de simples formes de style, des 
comparaisons ? Point du tout. Il a (et c’est son gé- 
nie), il a en lui un sentiment impérieux, invincible, 
de la personnalité de la mer. 

Voilà le secret de sa puissance, voilà ce qui à 
ravi. Avant lui, c'était une chose pour tant de ma- 


56 LE POULS DE LA MER. 


rins qui traînaient sur ses eaux. Par lui, c'est une 
personne ; ils y sentent {ous une violente et redou- 
table maîtresse qu'on adore, qu'on veut dompter. 

Il aime, il aime la mer. Mais, d'autre part, à 
chaque instant, il se contient et s'arrête, craignant 
de dépasser le cadre où il voudrait s’enfermer. 
Comme Swammerdam, Bonnet, et tant de savants 
illustres d’âme religieuse, 1l craint qu'en expli- 
quant trop la Nature par elle-même, on ne fasse 
tort à Dieu. Timidité peu raisonnable. Plus on 
montre partout la vie, plus on fait sentir la grande 
Ame, adorable unité des êtres par qui ils s’engen- 
drent et se créent. Où donc serait le péril si l’on 
trouvait que la mer, dans son aspiration constante 
à l’existénce organisée, est la forme la plus éner- 
gique de l'éternel Désir qui jadis évoqua ce globe 
et toujours enfante en lui ! 

Cette mer salée comme du sang, qui a sa circula- 
tion, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme 
ainsi l'équateur), où elle échange ses deux sangs, un 
être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose, 
un élément morganique ? 

Voilà une grande horloge, une grande machine 
à vapeur qui imite à s'y méprendre le mouvement 
des forces vitales. Est-ce un jeu de la nature? ou 
bien ne faut-il pas croire qu'il y a dans ces masses 
un mélange d’animalité? 


LE POULS DE LA MER. 97 


Un fait énorme, qu'il pose, mais secondairement, 
de profil, c'est que l'infini vivant de la mer, les 
milliards de milliards d'êtres qu'elle fait et défait 
sans cesse, absorbent le lait de vie, l'écume mé- 
lée à ses eaux, leur Ôtent leurs sels divers, dont ils 
se font, eux et leurs coquilles, etc., etc. Par là, ils 
rendent cette eau dessalée, donc plus légère, par- 
tant mobile et courante. Aux laboratoires puissants 
d'organisation animale, comme celui de la mer des 
Indes, celui de la mer de Corail, cette force, ailleurs 
inoins remarquée, apparait ce qu'elle est, im- 
inense. " 

« Chacun de ces imperceptibles, dit Maury, change 


l'équilibre de l'Océan ; ils l’harmonisent, et sont ses 


compensaleurs. » —Est-ce assez dire ? ne seraient- 


. ils pas ses moteurs essentiels, qui ont créé ses 


LE $ 


grands courants, mis la machine en mouvement ? 
Qui sait si ce circulus vilal de l'animalité marine 
n'est pas le point de départ de tout le circulus phy- 
sique, si la mer anunalisée ne donne pas le branle 
éternel à la mer animalisable, non organisée encore, 
mais ne demandant qu à l'être el fermentant de vie 
prochaine ? 


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VI 


LES TEMPÈTES 


« Il se fait de temps en temps des commotions 
dans la mer qui semblent avoir pour but d'assurer 
les époques de ses travaux. Ces phénomènes peu- 
vent être considérés comme les spasmes de la 
mer. » (Maurvy.) 

Il entend par là spécialement les brusques mou- 
vements qui paraissent venir du dessous, et qui, 
dans les mers d'Asie, équivalent à de véritables 
tempêtes. Les causes qu'il leur assigne sont di- 
verses : l° la rencontre violente de deux marées, 
de deux courants ; 2° la surabondance subite des 
eaux de pluie à la surface; 5° la rupture et la fonte 
rapide des glaces, etc. D’autres ajoutent l'hypo- 
thèse des mouvements électriques, des souiève- 
ments vol’aniques, qui peuvent se faire au fond. 

Il est pourtant vraisemblable que le fond et la 


60 LES TEMPÊTES. 

grande masse des eaux sont assez paisibles. Autre- 
ment, la mer serait impropre à remplir sa grande 
fonction, de mère et nourrice des êtres. Maury 
l'appelle quelque part une grande nourricerie. Un 
monde d’êlres délicats, plus fragiles que ceux de 
la terre, sont bercés, allaités de ses eaux. Cela 
donne de son intérieur une idée très-douce, et 
porte à croire que ces agilations si violentes ne 
sont pas communes. 


De sa nature, elle est généralement régulière, 
soumise à de grands mouvements uniformes, pé- 
riodiques. Les tempêtes sont des violences passa- 
oéres que lui font les vents, les forces électriques 
ou certaines crises violentes d’évaporation. Ge sont 
des accidents qui se passent à la surface, et qui 
ne révèlent nullement la vraie, la mystérieuse 
personnalité de la mer. | 

Juger d'un tempérament humain sur quelques 
accès de fièvre, ce serait chose insensée. Combien 
plus de juger la mer sur ces mouvements momeu- 
tanés, extérieurs, qui paraissent n’affecter que des 
couches de quelques centaines de pied! 

Partoul où la. mer est profonde, sa vie continue 


LES TEMPÊTES. 61 
équilibrée, parfaitement balancée, calme et fé- 
conde, toute à ses enfantements. Elle ne s'aperçoit 
pas de ces petits accidents qui ne se passent qu’en 
haut. Les grandes légions de ses enfants qui vivent 
(quoi qu’on ait dit) au fond de sa paisible nuit et 
ne remontent tout au plus qu'une fois par an vers 
la lumitre et les tempêtes doivent aimer leur 
grande nourrice comme l'harmonie elle-même. 


Quoi qu'il en soit, ces accidents intéressent trop 
la vie de l'homme pour qu'il ne mette pas tous ses 
soins à les observer. Cela ne lui est pas facile. Il y 
garde peu son sang-frord. Les descriptions les 
plus sérieuses donnent des traits vagues et géné- 
raux, fort peu ce qui fait pour chaque tempête son 
originalité, ce qui l'individualise comme résultante 
imprévue de mille circonstances obscures, impos- 
sibles à démèler. L'observateur en süreté qui re- 
yarde du rivage voit mieux sans doute, n élan 
pas occupé de son péril. Mais peut-il juger de 
l'ensemble autant que celui qui est au centre du 
tourbillon et qui jouit de {ous côtés du terribie pa- 
lorama ? | 


62 LES TEMPÊTES. 


Nous devons aux navigateurs, nous autres hom- 
mes de terre, ce respect de tenir grand compte 
des faits qu'ils attestent, de ce qu'ils ont vu et 
souffert. Je trouve de très-mauvais goût la légè- 
reté sceptique que des savants de cabinet ont 
montrée relativement à ce que les marins nous di- 
sent, par exemple, de la hauteur des vagues. Ils 
plaisantent les navigateurs qui la portent à cent 
pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre me- 
sure à la tempête, et calculer précisément que 
l'eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un 
excellent observateur nous assure tout au con- 
traire avoir vu fort nettement, du rivage, en 
sécurité, des entassements de vagues plus élevés 
que les tours de Notre-Dame et plus que Mont- 
maärtre même. 

Il est trop évident qu’on parle de choses diffé- 
rentes. De là la contradiction. S'il s'agit de ce qui 
fait comme le champ de la tempête, son lit infé- 
rieur, si l'on parle des longues rangées de vagues 
qui roulent en lignes et gardent dans leur fureur 
quelque régularité, le rapport des ingénieurs est 
exact. Avec leurs crêtes arrondies et les vallées al- 
ternatives qu’elles présentent tour à tour, elles dé- 
ferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt- 
cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui 
ne vont pas. ensemble s'élèvent à bien d'autres 


LES TEMPÊTES, 65 
hauteurs. Dans leur choc, elles prennent des forces 
prodigieuses d'ascension, se lancent, et retombent 
d'un poids d'une incroyable lourdeur, à assommer, 
enfoncer, briser le vaisseau. Rien de lourd comme 
l'eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte, 
ces retombées épouvantables dont les marins par- 
lent, phénomènes dont on ne peut nullement cal- 
culer la grandeur réelle. 

Dans un jour, non de tempête, mais d'émotion, 
où l'Océan préludait par des gaietés sauvages, J'é- 
tais tranquillement assis sur un beau promontoire 
d'environ quatre-vingts pieds. Je m'amusais à le 
voir, sur une ligne d’un quart de lieue, faire l'as- 
saut de mon rocher, arrondir la verte crinière de 
sa longue vague, la pousser comme à la course. 
Elle frappait vaillamment, faisait trembler le pro- 
montoire ; j'avais le tonnerre sous mes pieds. Mais 
cette régularité se démentit tout à coup. Je ne sais 
quelle vague d'ouest vint par le travers frapper ou- 
trageusement ma grande vague régulière, qui me 
venait du midi. Dans le conflit, tout à coup le soleil 
me fut caché; sur mon promontoire si haut, ce fut, 
non une vapeur irisée d'écume légère, mais bien 
une grosse lame noire, qui bondit, tomba lour- 
dement, m'enveloppa, me baigna; j'en restai 
fortement mouillé. J'aurais voulu avoir là MM. les 
académiciens et MM. les ingémeurs qui me- 


64 LES TEMPÊTES. 


_ 


surent si précisément les combats de l'Océan. 


Il ne faut pas, assis chez soi, mettre en doute 
légèrement la véracité de tant d'hommes intrépides, 
endurcis et résignés, qui voient frop souvent la 
mort pour avoir la vanité puérile d’exagérer leurs 
dangers. Il ne faut pas non plus opposer les calmes 
récits des navigateurs ordinaires, qui suivent les 
grandes routes connues, aux tableaux, parfois 
émus, des audacieux découvreurs qui les visitèrent 
les premiers, qui relevèrent, décrivirent les ré- 
cifs, les écueils, attentifs à voir de près et étudier 
le péril, autant que le vulgaire marin, le roulier de 
la mer, cherche à l'éviter. Les Cook, les Péron, les 
Durville, et autres chercheurs, coururent de très- 
réels dangers dans les eaux, moins fréquentées 
alors, de la mer de Corail, de l'Australie, ete , obli- 
gés d'affronter de près des bancs qui changent sans 
cesse, des courants contrariés qui se croisent et 
qui produisent d’affreuses luttes intérieures aux 
passages étroits. 

« Sans tempête, par le roulis seul, le vent 
étant droit de l'arrière, une lamé qui vient de 
travers fait des secousses si dures, que la cloche 


LES TEMPÊTES. 65 


du vaisseau se met à tinter d'elle-même, et, si ces 
grands roulis duraient, avec leurs mouvements à 
faux, il en serait détraqué, démembré et démoli. 

« Aux acores du banc des Aiguilles, dit encore 
Durwville, les lames atteignaient quatre-vingts, cent 
pieds de hauteur. Jamais je ne vis une mer si 
monstrueuse. Ces vagues ne déferlaient sur nous 
heureusement que de leurs sommités, autrement 
la corvette était engloutie.. Dans cet horrible com- 
bat, elle resta immobile, ne sachant à qui entendre. 
Par moments, les marins, sur le pont, étaient sub- 
mergés. Affreux chaos qui ne dura pas moins de 
quatre heures de nuit. un siècle à blanchir les 
cheveux! ... — Telles sont les tempêtes australes, 
siterribles, que, même sur terre, les naturels qui 
les pressentent en sont épouvantés d'avance et se 
cachent dans leurs cavernes. » 


Quelque exactes, intéressantes, que soient ces 
descriptions, je n’ai garde de les copier. Encore 
moins m'enhardirais-je à imaginer, arranger les 
choses que je n’aurais pas vues. Je ne dirai qu'un 
mot des tempêtes que j'ai observées. J’y ai du 


4, 


66 LES TEMPÊTES. 


moins saisi, je crois, les caractères différents qui 
distinguent l'Océan et la Méditerranée. 

Pendant la moitié d'une année passée à deux 
lieues de Gênes, sur la plus jolie mer du monde, 
la plus abritée, à Nervi, je n’eus qu'une petite tem- 
pête de caprice qui dura peu, mais, dans ce court 
moment, ragea avec une furie singulière. La voyant 
mal de ma fenêtre, je sortis, et, par des ruelles 
tortueuses, entre les hauts palazzi, je me hasardai 
à descendre, non sur la plage (il n'y en a point), 
mais sur une corniche de noires roches volcaniques 
qui bordent le rivage, étroit sentier qui souvent 
n’a pas trois pieds de large, et qui, montant, des- 
cendant, souvent surplombant la mer, la domine 
de trente pieds, parfois de quarante ou soixante. 
On ne découvrait pas bien loin. Des tourbillons 
continuels tiraient le rideau. On voyait peu; ce 
qu'on voyait était borné et affreux. L'âpreté, les 
angles cassants de cette côte de cailloux, ses 
pointes et ses pics, ses rentrées subites et dures, 
#mposaient à la tempête des sauts, des bonds, des 
efforts incroyables, des tortures d'enfer. Elle grin- 
çait d'écume blanche, et comme d’exécrables sou- 
rires, à la férocité des laves qui, sans pitié, la bri- 
saient. C'étaient des bruits insensés, absurdes ; 
jamais rien de suivi; c'étaient des tonnerres dis- 
cordants, de si aigres sifflements comme ceux des 


LES TEMPÊTES. 67 


machines à vapeur, qu'on se bouchait les oreilles. 
Abasourdi d'un spectacle qui hébétait tous les sens, 
. J'essayai de me ravoir; m'appuyant bien à un mur 

qui rentrait el n'eût pas permis à la furieuse de 
me prendre, je compris mieux ce tapage. Rude et 
courte était la lame, et le plus dur du combat te- 
nait à cette côte étrange, découpée si sèchement, 
à ces angles cruels qui pointaient dans la tempête, 
déchiraient le flot. La corniche par-dessous, ici et 
là, l'enfonçait dans ses profondeurs tonnantes. 

L'œil aussi était blessé autant que l'oreille au 
contraste diabolique de cette neige éblouissante 
fouettant dans ces laves si noires. 

Au total, je le sentis, la mer, bien moins que 
la terre, rendait la chose terrible. C'est le con- 
traire sur l'Océan. 


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VII 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859 


La tempête que j'ai le mieux vue, c’est celle qui 
sévit dans l'Ouest le 24 et le 25 octobre 1859, qui 
reprit plus furieuse et dans une horrible gran- 
deur le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 50 et 
le 31, implacable, infatigable, six jours et six 
nuits, sauf un court moment de repos. Toutes nos 
côtes occidentales furent semées de naufrages. 
Avant, après, de très-graves perturbations baromé- 
triques eurent lieu; les fils télégraphiques furent 
brisés ou pervertis, les communications rompues. 
Des années chaudes avaient précédé. On entra par 
cette tempête dans une série fort différente de 
temps froids et pluvieux. L'année 1860 elle-même, 
jusqu'au jour où j'écris ceci, est livrée à la noyade 


obstinée des vents d'ouest et de sud qui semblent 
» > 


70 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 


vouloir nous jeter toutes les pluies de l'Atlantique 
et du grand Océan austral. 


J'observai cette tempête d’un lieu aimable et pai- 
sible, dont le caractère très-doux ne faisait rien 
attendre de tel. C'est le petit port de Saint-Georges, 
près Royan, à l'entrée de la Gironde. Je venais d'y 
passer cinq mois en grande tranquilité, me recueil- 
lant, interrogeant mon cœur, y cherchant de quoi 
répondre au sujet que j'ai traité en 1899, sujet si 
délicat, si grave. Le lieu, le livre, se mêlent agréa- 
blement dans mes souvenirs. Aurais-je pu l'écrire 
ailleurs? je ne sais. Ce qui est sûr, c'est que le 
parfum sauvage du pays, sa douceur sévère, les 
senteurs d'amertume vivifiante dont ses bruyères 
sont charmées, la flore des landes, la flore des 
dunes, ont fait beaucoup pour ce livre et s'y re- 
trouveront toujours. 

La population du lieu allait bien à cette nature. 
Rien de vulgaire, nulle grossièreté. Les agriculteurs 
y sont graves, de mœurs sérieuses. Les marins sont 
des pilotes, une petite tribu protestante, échappée 
aux persécutions. Une honnêteté primitive (la ser- 
rure n’est pas encore inventée dans ce village). Point 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 71 


de bruit. Une modestie rare chez les hommes de mer, 
la discrétion et le tact qu'on ne trouve pas toujours 
dans les classes les plus élevées. Bien vu, et bien 
voulu d'eux, je n'en eus pas moins la solitude né- 
cessaire au travail. D'autant plus m'intéressais-je à 
ces hommes et à leurs périls. Sans leur parler, 
chaque jour je les suivais de mes vœux dans leur 
métier héroïque. J'étais inquiet du temps, et me 
demandais souvent, en observant le dangereux pas- 
sage, si la mer, longtemps belle et douce, n'aurait 
pas de cruels retours. 

Ce lieu de danger n’est point triste. Chaque matin, 
de ma fenêtre, je voyais en face les voiles blanches, 
légèrement rosées de l’aurore, d’une foule de vais- 
seaux de commerce qui attendent le vent pour sor- 
tir. La Gironde, à cet endroit, n'a pas moins de 
trois lieues de large. Avec la solennité des grandes 
rivières d'Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux. 
Royan est un lieu de plaisir où l’on vient de tous 
ces pays de Gascogne. Sa baie et celle de Saint- 
Georges sont gratuitement régalées du spectacle 
des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent 
dans la chasse aventureuse qu'ils viennent faire en 
pleine rivière et jusqu’au milieu des baigneurs. Ils 
bondissent et se jettent en l'air à cinq ou six pieds 
de l'eau. Il semble qu'ils sachent à merveille que 
personne, en ce pays, ne se livre à la pêche, qu'à 


72 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 


ce lieu de grand combat où il s'agit à chaque heure 
de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe 
suère à convoiter l'huile d’un marsouin. 

A celte gaieté des eaux, joignez la belle et unique 
harmonie des deux rivages. Les riches vignes du 
Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son 
agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe, 
quelquefois un peu monotone, de la Méditerranée. 
Celui-ci est très-changeant. Des eaux de mer et des 
eaux douces s'élèvent des nuages 1risés qui projet- 
tent, sur le miroir d'où ils viennent, d’étranges 
couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créa- 
lions fantastiques, qu’on ne voit un moment que. 
pour les regretter, décorent de monuments bi- 
zarres, d'arcades hardies, de ponts sublimes, par- 
fois d’arcs de triomphe, la porte de l'Océan. 

Les deux plages, demi-circulaires, de Royan et 
de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux 
pieds les plus délicats la plus douce promenade 
qu'on prolonge sans se lasser dans la senteur des 
pins qui égayent la dune de leur jeune verdure. 
Les beaux promontoires qui séparent ces plages, et 
les landes de l'intérieur, vous envoient, même de 
loin, de salubres émanations. Celle qui domine 
aux dunes est quelque peu médicale, c'est l'odeur 
micllée des nnunortelles, où semble se concentrer 
tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes, 


LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. 75 


Meurissent les amers, avec un charme pénétrant 
qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C’est le 
thym et le serpolet, c’est la marjolaine amoureuse, 
” c'est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes 
vertus. La menthe poivrée, et surtout le petit œillet 
sauvage, ont les parfums les plus fins des épices 
de l'Orient. 

Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux 
chantaient mieux qu'ailleurs. Jamais je ne trouvai 
une alouette comme celle que j'entendis en juillet 
sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans 
l'esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui 
se couchait sur l'Océan. Sa voix qui venait de si 
haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être 
tellement puissante, n'était pas moins modeste et 
douce. C'est au nid, à l'humble sillon, aux petits 
qui la regardaient, qu’elle adressait visiblement ce 
chant agreste et sublime; on eût dit qu'elle inter- 
prétait en harmonie ce beau soleil, cette gloire où 
elle planait, sans orgueil, les encourageant, et di- 
sant ! « Montez, mes petits. » 

De tout cela, chants et parfum, air doux et mer 
adoucie par l’eau de la belle rivière, se compose 
une harmonie infiniment agréable, toutefois sans 
grand éclat. La lune m'y paraissait lumineuse sans 
vive clarté, les étoiles très-visibles, mais peu scm- 
tillantes. Climat heureux, tout humain, et qui se- 

5 


+ 


74 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 


rait voluptueux, s’il ne s'y méêlait je ne sais quoi 
qui fait réfléchir, éloigne de la rêverie et ramène à 
la pensée. 


Pourquoi? Sont-ce les sables mouvants, les dunes 
changeantes, les calcaires croulants et pleins de 
fossiles, qui vous avertissent de la mobilité univer- 
selle? Est-ce le souvenir silencieux, mais nulle- 
ment effacé, des persécutions protestantes? C'est 
aussi, et bien plus encore, la solennité du pas- 
sage, la fréquence des naufrages, la proximité 
d'une mer terrible entre toutes, qui rend l'inté- 
rieur sérieux. 

Un grand mystère se passe à ce point solennel, 
un traité, un mariage, mais bien autrement impor- 
tant qu'aucun hymen royal. Mariage, il est vrai, 
de raison entre époux peu assortis. La dame des 
eaux du Sud-Ouest, doublée de Tarn et de Dor- 
dogne, poussée de ses violents frères les torrents 
des Pyrénées, elle vient, cette aimable et souve- 
raine Gironde, s'offrir à son époux gigantesque, le 
vieil Océan. Mais nulle part il n’est plus dur, plus 
rébarbatf. La triste barrière des boues de Cha- 
rente, puis la longue ligne des sables qui l'ar- 


LA LEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 75 


rêtent cinquante lieues, le mettent de mauvaise 
humeur. Quand il n'amoneelle pas sa fureur con- 
tre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, il bat la pauvre 
Gironde. Elle ne sort pas, comme la Seine, abritée 
de plusieurs côtés. Elle tombe tout droit en face 
de l'Océan illimité. Le plus souvent il la rem- 
barre. Elle recule; elle se jette à droite, à gau- 
che. Elle se cache et dans les marais de Samntonge, 
et jusque sous les vignes du Médoc, communiquant 
à ses vins les qualités sobres et froides qui sont 
l'esprit de ses eaux, 

Maintenant, imaginez des hommes assez hardis 
pour se jeter, au grand débat, entre ces époux, 
pour aller dans une barque, affrontant les coups 
qu'ils se portent, chercher le vaisseau timide qui 
attend à l'embouchure et n'ose s'aventurer. C'est 
la vie de mes pilotes, modeste, mais si glorieuse, 
quand on saura la raconter. 

Il est facile à comprendre que le vieux roi des 
naufrages, l'antique thésaüriseur de tant de biens 
submergés, ne sait nul gré aux indiscrels qui 
viennent lui disputer sa proie. Si parfois 1l les 
laisse faire, souvent aussi, malicieux, sournois, 1l 
les atteint, se venge, charmé de noyer un pilote 
plus que d'engloutir deux vaisseaux. 

Il y avait pourtant quelque temps qu’on ne par- 
lait point d'accident. L'été, fort chaud, de 1899, 


76 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 


ne présenta guère de sinistres en ces parages 
qu'une barque brisée en juin. Mais je ne sais 
quelle agitation faisait prévoir des malheurs. Sep- 
tembre vint, et octobre. Le monde brillant des 
visiteurs, qui ne veut de la mer que ses sourires, 
déjà s'était éclipsé. Je restai, attaché là par mon 
travail inachevé, et aussi par l'attrait étrange 
qu'ont ces saisons intermédiaires. 

On remarquait des vents changeants, bizarres, 
et qu'on ne voit guère : exemple, un vent brülant 
de l’est, un souffle d'orage venant du côté toujours 
serein. Les nuits étaient parfois chaudes (et plus 
en septembre qu’en août), sans sommeil, agitées, 
nerveuses ; le pouls était fort, ému sans cause ap- 
parente, l'humeur inégale. 

Un jour que nous étions assis dans les pinadas, 
battus par le vent, un peu garantis pourtant par la 
dune, nous entendimes une jeune voix, singulière- 
ment claire et perçante; d'un fin et fort timbre 
d'acier. C'était pourtant une très-jeune fille, fort 
petite, de profil austère. Elle passait avec sa 
mère, et chantait de toutes ses forces des paroles 
d'une vieille chanson. Nous les priâmes de s’as- 
seoir et de la chanter tout du long. 

Ce petit poëme rustique disait merveilleusement 
le double esprit de la contrée. La Saintonge est 
agricole, aime le foyer. Ce ne sont pas là les Bas- 


LS 


LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859. ed 


ques, leur esprit d'aventures. Mais, malgré ses 
goûts sédentaires, elle se fait maritime, se lance 
dans les hasards. Pourquoi? La légende l'ex- 
plique : 

La jolie fille d’un roi, qui s'amuse à laver son 
linge, comme la Nausicaa de l'Odyssée, a laissé al- 
ler son anneau à la mer; le fils de la côte s’y jette 
pour le chercher, mais se noie. Elle pleure, et elle 
est changée dans le romarin du rivage, si amer et 
si parfumé. 

Cette ballade du naufrage, chantée à ce temps 
critique dans cette forêt gémissante d'orage im- 
minent, m'émut, me charma, mais en fortifiant 
mon pressentiment intérieur. 


Chaque fois que j'allais à Ro yan, je pouvais atten- 
dre qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques 
heures, l'orage me surprendrait sur la route sans 
abri. Il pesait sur moi dans les vignes de Saint- 
Georges et la lande du promontoire que je gravissais 
d'abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande 
plage circulaire de Royan que je suivais. La lande, 
quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums sau- 
vages, et ils me semblaient par moments plus péné- 


18 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 


trants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le 
vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non 
moins douce, de ses caresses suspectes, la mer 
venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais pas 
prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux 
préparaient. 

Pour prélude, après des soirées fort belles, écla- 
taient dans la nuit d’effroyables coups de vent. 
Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26. 
Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il n’y eût de 
grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans 
ces longues fluctuations de la crise équinoxiale, 
on attend d'abord un peu; puis, les choses se 
prolongeant, le devoir et le métier parlent; om 
passe outre et l'on se hasarde, au risque d'un coup 
subit. J'en eus l'impression très-forle. Je me dis : 
« Quelqu'un périt. » 

Cela n’était que trop vrai. 

Sur une barque de pilote qui allait, malgré le 
gros temps, tirer un vaisseau du danger de Ja 
passe, un malheureux fut enlevé, et la barque, 
près de périr elle-même, ne put jamais le repren- 
dre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte. 
Cequile rendait encore particulièrement regrettable, 
c'est que cet homme excellent, par un amour géné- 
reux qui n'est pas rare chez les marins, avait juste- 
ment épousé une pauvre fille incapable de travail, qui 


r 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE i59. 79 


par accident avait perdu plusieurs phalanges des 
doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte 
et veuve. 

On faisait une collecte, et j’allai porter à Royan 
ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai 
parla de l'événement avec une vraie douleur : 
« Tel est notre métier, monsieur; c’est surtout 
quand la mer est mauvaise que nous devons sor- 
ür. » Le commissaire de la marine, qui a en main 
les registres des vivants et des morts, et connait 
mieux que personne la destinée de ces familles, me 
parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que 
ceci n'était qu'un commencement. 

Je me remis en route par la plage, et j'eus le 
loisir, dans ce trajet assez long, d'observer, d’étu- 
dier, dans une zone de nuages qui, je crois, pou- 
vait s'étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues. 
À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage, 
attendait morne et passive. A ma droite, le Médoc, 
dont le fleuve me séparait, était dans un calme 
sombre. Derrière moi, venant de l’ouest, de l'Océan, 
montait un mondede nuages noirs. Mais, devant moi, 
un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux. 
Ce vent descendait la Gironde, et l’on eût pu espérer 
que la puissante rivière, par ce grand courant pro- 
tecteur, repousserait le rideau lugubre que l'Océan 
élevait. 


£0 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. 


Encore dans l'incertitude, je regardai derrière 
moi, et consultai Cordouan. Il me parut, sur son 
écueil, d'une pâleur fantastique. Sa tour semblait 
un fantôme qui disait : « Malheur! malheur ! » 


Je calculai mieux la situation. Je vis très-bien 
que le vent de terre non-seulement serait vaincu, 
mais qu'il était l'auxiliaire de son ennemi. Ce 
vent de terre soufflait très-bas sur la Gironde, en- 
fonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplamis- 
sait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres 
qui partaient de l'Océan ; il leur faisait comme un 
rail glissant, sur lequel montés ils venaient d’au- 
tant plus vite. En peu de temps, tout fut fini du 
côté de la terre, tout souffle cessa, tout s’éteigmit 
en teintes grises ; sans obstacle régnèrent les vents 
supérieurs. 

Quand j'arrivai dans les vignes de Vallière, près 
de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux 
champs, achevant en hâte ce qu'ils avaient à faire, 
et pensant que de longtemps on ne pourrait tra- 
vailler. Les premières gouttes de pluie tombaient, 
mais en un moment il fallut fuir à la maison. 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 81 


J'avais bien vu des orages. J'avais lu mille des- 
criptions de tempêtes, et je m'attendais à tout. Mais 
rien ne faisait prévoir l'effet que celle-ci eut par sa 
longue durée, sa violence soutenue, par son im- 
placable uniformité. Dès qu'il y a du plus ou du 
moins, une halte, un crescendo mème, enfin une 
variation, l'âme et les sens y trouvent quelque 
chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins 
impérieux de changement. Mais ici, cinq jours 
et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni di- 
minution, ce fut la même fureur et rien ne changea 
dans l'horrible. Point de tonnerre, point de com- 
bats de nuages, point de déchirement de la mer. Du 
premier coup, une grande tente grise ferma l'hori- 
zon en tous sens ; on se trouva enseveli dans ce lin- 
ceul d'un morne gris de cendre, qui n'ôtait pas 
toute lumière, et laissait découvrir une mer de 
plomb et de plâtre, odieuse et désolante de mono- 
tonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était 
toujours le hurlement d’une grande chaudière qui 
bout. Aucune poésie de terreur n’eût agi comme 
cette prose. Toujours, toujours le même son : Heu! 
heu ! heu ! ou Uh! uh! uh! 

Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que 
spectateurs de cette scène ; nous y étions mêlés. La 
mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frap- 

. pait pas un coup que la maison ne tremblät. Nos 
5 


82 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 18359. 


fenêtres recevaient (heureusement un peu de côté) 
l'immense vent du sud-ouest qui apportait un tor- 
rent, non, mais un déluge, l'Océan soulevé en pluie. 
Du premier jour, en grande hâte, et non sans beau- 
coup de peine, il fallut fermer les volets, allu- 
mer les bougies si l'on voulait voir en plein jour. 
Dans les pièces qui regardaient la campagne, le 
bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je 
persistais à travailler, curieux de voir si cette force 
sauvage réussirait à opprimer, entraver un libre 
esprit. Je maintins ma pensée active, maitresse 
d'elle-même. J'écrivais et je m'observais. A la 
longue seulement la fatigue et la privation de som- 
meil blessaient en moi une puissance, la plus déli- 
cale de l'écrivain, je crois, le sens du rhythme. Ma 
phrase venait inharmonique. Cette corde, dans 
mon imstrument, la première se trouva cassée. 

Le grand hurlement n'avait de variante que les 
voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur 
nous. Cette maison lui faisait obstacle; elle état 
pour lui un but quil assaillait de cent manières. 
C'était parfois le coup brusque d'un maître qui 
frappe à la porte; des secousses, comme d'une 
main forie pour arracher le volet; c'étaient des 
plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de 
ne pasentrer, des menaces si l'on n'ouvraii pas, en- 

x fin des emportements, d’effrayantes tentatives d'en- 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 89 


lever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pour- 
tant par le grand Heu! heu! Tant celui-ci était im- 
mense, puissant, épouvantable ! Le vent nous sem- 
blait secondaire. Cependant 1l réussissait à faire 
pénétrer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre 
vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places, 
versait des ondées. 

Chose plus sérieuse! la furie de l'ouragan, par un 
effort désespéré réussit à desceller le gond d’un 
volet, qui dès lors, quoique fermé encore, frémit, 
branla, s’agita. Il fallut le consolider en le liant 
fortement par ses ferrures à celui qui tenait mieux, 
et pour cela on dut hasarder d'ouvrir la fenêtre. Au 
moment où je l’ouvris, quoique abrité par les vo- 
lets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi- 
sourd par l’horrible force d’un bruit égal au canon, 
d'un coup de canon permanent qu'on m'eût, sans 
interruption, tiré sous l'oreille. Fapercevais, par 
les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces 
forces imcalculables. C'est que les vagues, croisées 
el brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient 
retomber. La rafale, par-dessous, les enlevait 
ccmme une plume, ces pesantes masses, les faisait 
fuir par la campagne. Qu’eût-ce été si, nos volets 
s'arrathant, la fenêtre s’enfonçant, le vent eût em- 
barqué chez nous ces grosses lames qu'il soulenait, 
poussait avec la roïideur d’une trombe, qu'il portes 


84 LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859. 


à travers les champs, terribles et toutes bran- 
dies ?.… 

Nous avions la chance bizarre de faire naufrage 
sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir 
son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C'était 
l'inquiétude des gens du village, comme ils nous le 
dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseil- 
lait de quitter. Mais nous supposions toujours que 
cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et 
nous disions toujours : « Demain. » 

Les nouvelles qui venaient par terre ne nous 
apprenaient que naufrages. Tout près de nous, le 
90 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud 
avec une trentaine d'hommes périt à la passe 
même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il 
était venu en face d'une petite plage de fin sable, 
où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette 
douce plage, enlevé par le tourbillon et sans 
doute à grande hauteur, il retomba d’un poids 
épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. IL 
resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus 
les hommes : on n’en trouva aucune trace. On sup- 
posa que peut-être tous avaient été balayés du pont. 

Ce tragique événement en faisait supposer bien 
d’autres, et l’on ne rêvait que malheurs. Mais la 
mer n'avait pas l'air d'en avoir encore assez. Tout 
le monde était à bout; elle, non. Je voyais nos pilotes 


LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 85 


se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud- 
ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul 
vaisseau, par bonheur pour eux, n'osa entreprendre 
d'entrer el ne réclama leur secours. Autrement, ils 
étaient là, prêts à donner leurs vies. 

Moi aussi, je regardais insatiablement cette 
mer, Je la regardais avec haine. N'étant pas en 
danger réel, je n’en avais que davantage l'ennui 
et la désolation. Elle était laide, d’affreuse mine. 
Rien ne rappelait les vains tableaux des poëtes. 
Seulement, par un contraste étrange, moins je 
me sentais bien vivant, plus, elle, elle avait l'air 
de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si 
furieux mouvement avaient pris une animation, 
et comme une âme fantastique. Dans la fureur 
générale, chacune avait sa fureur. Dans l'unifor- 
mité totale (chose vraie. quoique contradiclioire), 
il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la 
faute de mes veux et de mon cerveau fatigué? ou 
bien en était-il ainsi? Elles me faisaient l'effet 
d'un épouvantable mob, d'une horrible populace, 
non d'hommes, mais de chiens aboyants, un mil- 
lion, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt 
fous. Mais que dis-je? des chiens, des dogues? 
ce n’était pas cela encore. C'étaient des apparitions 
- exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni 
oreilles, n'ayant que des gueules écumantes. 


86 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. 


Monstres, que-voulez-vous donc? n’êtes-vous pas 
soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés : 
que demandez-vous ? — « Ta mort et la mort uni- 
verselle, la suppression de la terre, et le retour au 
chaos. » 


VIET 


LES PHARES 


impétueuse est la Manche, dans son détroit où 
s’engouffre le flux de l'océan du Nord. Apre est la 
mer de Bretagne, dans les remous violents de ses 
découpures basaltiques. Mais le golfe de Gascogne, 
de Cordouan à Biarritz, est une mer de contradic- 
tions, une énigme de combats. En allant vers le 
midi, elle devient tout à coup extraordinairemerit 
profonde, un abime où l'eau s’engouffre. Un ingé- 
mieux naturaliste la compare à un gigantesque en- 
tonnoir qui absorberait brusquement. Le flot, 
échappé de jà sous une pression épouvantable, 
remonte à des hauteurs dont nos mers ne donnent 
aucun autre exemple, 

La houle du Nord-Ouest est le moteur de la ma- 


88 LES PHARES. 


chine. Si elle est un peu plus nord, elle pousse au 
fond du golfe, va écraser Saint-Jean-de-Luz. Et, si 
elle est plus ouest, elle refoule la Gironde ; elle 
coiffe d'horribles lames l'infortuné Cordouan. 

On ne connait pas assez ce respectable person- 
nage, ce martyr des mers. Il est, entre tous les 
phares, je crois, l'aîné de l’Europe. Un seul peut 
disputer avec lui d’antiquité, la célèbre Lanterne 
de Gênes. Mais la différence est grande. Celle- 
ci, qui couronne un fort, assise bien tranquille- 
ment sur un bon et ferme roc, peut sourire de 
tous les orages. Cordouan est sur un écueil que 
l'eau ne quitte jamais. L’audace, en vérité, fut 
orande de bâtir dans le flot même, que dis-je? dans 
le flot violent, dans le combat éternel d’un tel 
fleuve et d'une telle mer. 

Il en reçoit à chaque instant ou de tranchants 
coups de fouet, ou de lourds soufflets qui ton- 
nent sur lui comme ferait le canon. C'est un as- 
saut éternel. Il n'est pas jusqu'à la Gironde, qui, 
poussée par le vent de terre, par les torrents des 
Pyrénées, ne vienne aussi par moments battre ce 
portier du passage, comme s’il était responsable des 
obstacles que lui oppose l'Océan qui est au delà. 

Il est cependant lui seul la lumière de cette mer. 
Celui qui manque Cordouan, poussé par le vent du 
Nord, a à craindre; il pourra manquer encore 


LES PHARES. 89 


Areachon. Cette mer, la plus terrible, est aussi 
la mer ténébreuse. La nuit, nul signe qui guide, 
nul point de repère. 

Pendant six mois de séjour que nous fimes sur 
cette plage, notre contemplation ordinaire, je dirai 
presque notre société habituelle, était Cordouan. 
Nous sentimes combien cette position de gardien 
des mers, de veilleur constant du détroit, en fai- 
saient une personne. Debout sur le vaste horizon 
du couchant, il apparaissait sous cent aspects variés. 
Parfois, dans une zone de gloire, il trromphait sous 
le soleil ; parfois, pâle et indistinct, 1l flottait dans 
le brouillard et ne disait rien de bon. Au soir, 
quand 1l allumait brusquement sa rouge lumière et 
lançait son regard de feu, il semblait un inspecteur 
zélé qui surveillait les eaux, pénétré et inquiet de 
sa responsabilité. Quoiqu'il arrivât de la mer, tou- 
jours on s’en prenait à lui. En éclairant la tempête, 
il en préservait souvent, et on la lui attribuait. 
C'est ainsi que l'ignorance traite trop souvent le 
génie, l'accusant des maux qu'il révèle. Nous- 
mêmes, nous nétions pas justes. S'il tardat à 
s’allumer, s'il venait du mauvais temps, nous 
l’accusions, nous le grondions. « Ah! Cordouan, 
Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous 
amener que des orages? » 


A 


LE 


90 LES PHARES. 


Ce fut lui pourtant, je crois, qui dans la tempête 
d'octobre sauva nos trente hommes. Le vaisseau 
fut brisé, mais ils échappèrent. | 

C'est beaucoup de voir son naufrage, d'échouer 
en pleine lumière, en connaissance du lieu, des 
circonstances et des ressources qui restent. « Grand 
Dieu, s’il faut périr, fais-nous périr au jour! » 

Quand le vaisseau, emporté de la haute mer par 
cette houle furieuse, arriva la nuit près des côtes, 
il avait mille chances pour une de ne pas entrer en 
Gironde. À sa droite, la pointe lumineuse de Grave 
lui dit d'éviter le Médoc; à sa gauche, le petit phare 
de Saint-Palais lui fit voir le dangereux roc de la 
Grand’Caute du côté de la Saintonge. Entre ces feux 
blancs et fixes éclatait sur l’écueil central le rouge 
éclair de Cordouan, qui, de minute en minute, 
montre le passage. | 

Par un effort désespéré, 1l passa, mais ce fut 
tout. Le vent, la lame, le courant, l'accablèrent à 
Saint-Palais. La trinité secourable des trois feux 
s'y réverbérait; les trente virent où ils étaient, 
qu'ils allaient tomber sur le sable, et qu'ils 
avaient chance de vie s'ils quittaient à temps le 
vaisseau. Ils se tinrent prêts à s’élancer, se fièrent 
à l'ouragan, à la fureur même du vent. Il les traita 
en effet précisément comme ces lames qu’ilemporte 
dans les terres sans leur permettre le retour. Heur- - 


LES PHARES. 1 


tés, froissés, ils allèrent tomber je ne sais où, mais 
enfin ils tombèrent vivants. 


Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux 
sauvent les phares? La lumière, vue dans ces 
nuits horribles de confusion, où les plus vaillants 
se troublent, non-seulement montre la route, mais 
elle soutient le courage, empêche l'esprit de s’é- 
garer. C'est un grand appui moral de se dire dans 
le danger suprême : « Persiste! encore un cf 
fort !.. Si le vent, la mer, sont contre, tu n'es 
pas seul ; l'Humanité est là qui veille pour toi. » 

Les anciens, qui suivaient les côtes et les regar- 
daient sans cesse, avaient, encore plus que nous, 
besoin de les éclairer. Les Étrusques, dit-on, com- 
mencèrent à entretenir des feux de nuit sur les 
pierres sacrées. Le phare était un autel, un temple; 
une colonne, une tour. Les Celtes en élevèrent 
aussi ; de très-importants dolmen existent précisé- 
ment aux points favorables d'où l'on peut le mieux 
voir des feux. L'empire romain avait illuminé, de 
promontoire en promontoire, toute la Méditer- 
ranée. 


92 LES PHARES. 


La grande terreur des pirates du Nord, la vie 
itremblante du sombre moyen âge , font éteindre tout 
cela. On n’a garde d'aider aux descentes. La mer 
est un objet de crainte. Tout vaisseau est un en- 
nemi, et, s'il échoue, une proie. Le pillage du nau- 
fragé est un revenu du seigneur : c’est le noble droit 
de bris. On sait ce comte de Léon enrichi par son 
écueil, « pierre précieuse, disait-il, plus que celles 
qu'on admire aux couronnes des rois. » 


De nos jours, innocemment, les pêcheurs ont 
souvent causé des naufrages en allumant au rivage 
des feux qu'on voyait de la mer. Les phares même 
en ont causé tant qu'on put les confondre entre 
eux. Un feu pris pour un feu voisin provoqua par- 
fois d'horribles méprises. 

C'est la France, après ses grandes guerres, qui 
prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière 
et de leur application au salut de la vie humaine. 
Armée du rayon de Fresnel (une lampe forte comme 
quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se 
fit une ceinture de ces puissantes flammes qui 
entre-croisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par 
l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos 
mers. | 

Pour le marin qui se dirige d’après les constel- 
lations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit 


LES PHARES. 95 


descendre. Elle créa à la fois planètes, étoiles fixes 
et satellites, mit dans ces astres inventés les nuan- 
ces et les caractères différents de ceux de là-haut. 
Elle varia la couleur, la durée, l'intensité de leur 
scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tran- 
quille, qui suffit aux nuits sereines; aux autres, 
une lumière mobile, tournante, un regard de feu 
qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci, 
comme les mystérieux animaux qui illuminent la 
mer, ont la palpitation vivante d’une flamme qui 
flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans 
les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent, 
semblent prendre part aux convulsions de l'Océan, 
et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux 
éclairs du ciel. 


Il faut songer qu'à cette époque (1826), et en 
1830 encore, toute la mer était ténébreuse. Très- 
peu de phares en Europe. Nul en Afrique que celui 
du Cap. Nul en Asie que Bombay, Calcutta, Madras. 
Pas un dans l'énorme étendue de l'Amérique du 
Sud. Depuis, toutes les nations ont suivi, mité la 
France. Peu à peu la lumière se fait. 


93 LES PHARES. 


Je voudrais pouvoir ici accomplir avec vous en 
une nuit la circumnavigalion de notre Océan, entre 
Dunkerque et Biarritz, et la revue des grands pha- 
res. Mais elle serait bien longue. 

Calais, de ses quatre phares de feux de couleurs 
différentes, qu'on doit voir de Douvres même, fait 
à l'Angleterre, au monde qui passe par l’Angle- 
terre, des signes hospitaliers. Le beau golfe de la 
Seine, entre la Hève et Barfleur, illuminé de pha- 
res amis, ouvre le Havre à l'Amérique et la reçoit 
directement au foyer, au cœur de la France. 

Elle-mème s'avance en mer pour recueillir les 
vaisseaux, éclairant d’un soin admirable toutes les 
pointes de la Bretagne. A l'avant-garde de Brest, à 
Saint-Matthieu, à Penmark, à l'ile de Sen, tout est 
couronné de feux, — tous différents, par éclairs de 
minutes ou de secondes, — qui disent au naviga- 
teur : « Gare! Observe ce rocher. Fuis cet écueil.… 
Tourne ici... Bon! te voilà dans le port. » 


Notez que toutes ces tours, élevées aux lieux. 


24 


dangereux, bâties souvent sur les brisants et dans 


les tempêtes même, posaient à l'art le problème 
de l’absolue solidité. Plusieurs s'élèvent à des hau- 


à 
je 
“r 
. 


LES PHARES. 95 


teurs immenses. L'architecture du moyen âge, 
dont on parle tant, ne se hasardait à bâtir si haut 
qu'en donnant à l'édifice des soutiens extérieurs, 
contre-forts, arcs-boutants, et, vers la pointe des 
tours, elle ne se fiait plus à la pierre, mais appe- 
lait le secours peu artiste des crampons de fer qui 
relaient les pierres entre elles. C'est ce qu’on peut 
voir aisément à la flèche de Strasbourg, Nos con- 
structeurs méprisent ces moyens. Le phare des 
Héaux, récemment bâti par M. Reynaud sur le 
dangereux écueil des Épées de Tréguier, a la sim- 
plicité sublime d'une gigantesque plante de mer. 
Il n’a que faire des contre-forts. Il enfonce dans 
la roche vive ses fondements taillés au ciseau. Sur 
une base de soixante pieds en largeur, il dresse sa 
colonne de vingt-quatre pieds de diamètre. $es 
larges pierres de granit sont encastrées l’une dans 
l'autre. De plus, pour les parties basses, les assises 
sont reliées par des dés (aussi de granit) qui pé- 
nêtrent à la fois dans des pierres superposées. 
Le tout est taillé si juste, que le ciment est su- 
perflu. Du bas au haut, toute pierre mordant ainsi 
dans sa voisine, le phare n’est qu’un bloc unique, 
plus un que son rocher même. La lame ne sait où 
se prendre. Elle bat, elle rage, elle glisse. Dans ses 
grands coups de tonnerre, tout ce qu'elle gagne, 
c'est que le phare branle et s'incline quelque peu. 


NN 


à 


96 LES PHARES. 


Mais cela n'a rien d’alarmant. On retrouve cette 
ondulation dans les plus anciennes, les plus solides 
tours. 


Donc, au lieu de tristes bastions qui jadis me- 
naçalent la mer, comme ceux que j'ai vus encore 
élevés contre les Barbaresques, la civilisation mo- 
derne bâtit les tours de la paix, de la bienveillante 
hospitalité. Beaux et nobles monuments, parfois 
sublimes aux yeux de l’art, et toujours touchants 
pour le cœur. Leurs feux de toutes couleurs, où se 
retrouvent l'or, l'argent des étoiles, offrent un fir- 
mament secourable qu’une Providence humaine a 
organisé sur la terre. Lorsque nul astre ne paraît, 
le marin voit encore ceux-ci, et reprend courage, 
en y revoyant son étoile, l’étoile de la Fraternité. 


On aime à s'asseoir près des phares, sous ces M 
feux amis, vrai foyer de la vie marine. Tel d’entre 
eux, et des moins anciens, est vénérable déjà pour 
les hommes qu'il a sauvés. Plus d'un souvenir s'y 


LES PHARES 97 


rattache; des traditions les entourent, de belles 
légendes, mais vraies. Deux générations sont assez 
pour qu'ils deviennent antiques, sacrés du temps. 
La mère dira souvent à la jeune famille : « Celui-ci 
sauva votre aïeul, et, sans lui, vous n'étiez pas 
nés. » 

Que de visites ils reçoivent de la femme inquiète 
qui épie le retour! Le soir, et même la nuit, vous 
la trouveriez là assise, attendant et demandant que 
la secourable lumière qui brille là-haut ramène 
 l’absent, le mette au port. 

Les anciens, fort justement, dans ces pierres sa- 
crées, honoraïient l’autel des dieux sauveurs de 
l’homme. Pour le cœur en pleine tempête, qui 
tremble et espère, la chose n’a pas changé, et 
dans l'obscurité des nuits, celle qui pleure et qui 
prie y voit l'autel et le dieu même. 


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LIVRE DEUXIEME 


LA GENÈSE DE LA MER 


FECONDITE 


Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin), 
cinq minutes après minuit, la grande pêche du ha- 
reng s'ouvre dans les mers du Nord. Des lueurs 
phosphorescentes ondulent ou dansent sur les flots. 
« Voilà les éclairs du hareng, » c'est le signal con- 
sacré qui s'entend de toutes les barques. Des profon- 
deurs à la surface un monde vivant vient de monter, 
suivant l'attrait de la chaleur, du désir et la lumière. 
Celle de la lune, pâle et douce, plait à la gent ti- 
mide ; elle est le rassurant fanal qui semble les en- 
hardir à leur grande fête d'amour. [ls montent, ils 
montent tous d'ensemble, pas un ne reste en ar- 
rière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne 
les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent 

6. 


192 FÉCO NDITÉ. 


ensevelis aux ténébreuses profondeurs ; ensemble 
ils viennent au printemps prendre leur petite part 
du bonheur universel, voir le jour, jouir et mourir. 
Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un 
de l'autre; ils naviguent en bancs compactes. 
« C'est (disaient les Flamands) comme si nos dunes 
se mettaient à voguer. » Entre l'Écosse, la Hol- 
lande et la Norvège, 1l semble qu'une ile immense 
se soit soulevée, et qu'un continent soit près 
d'émerger. Un bras s'en détache à l’est et s'engage 
dans le Sund, emplit l'entrée de la Baltique. A cer- 
tains passages étroits, on ne peut ramer ; la mer est 
solide. Millions de millions, milliards de milliards, 
qui osera hasarder de deviner le nombre de ces lé- 
gions ? On conte que jadis, près du Havre, un seul 
pêcheur en {rouva un matin dans ses filets huit cent 
mille. Dans un port d'Écosse, on en fit onze mille 
barils dans une nuit. 

Ils vont comme un élément aveugle et fatal, et 
nulle destruction ne les décourage. Hommes, pois- 
sons, tout fond sur eux ; ils vont, ils voguent tou- 
jours, Il ne faut pas s’en étonner : c'est qu’en nawi- 
guant ils aiment. Plus on en tue, plus ils produisent 
et mulüiplient chemin faisant. Les colonnes épaisses, 
profondes, dans l'électricité commune, flottent li- 
vrées uniquement à la grande œuvre du bonheur. 
Le tout va à l'impulsion du flot et du flot électrique. 


FÉCONDITÉ. 105 


Prenez dans la masse au hasard, vous en trouvez de 
féconds, vous en trouvez qui le furent et d’autres 
qui voudraient l'être. Dans ce monde, qui ne con- 
naît pas l’union fixe, le plaisir est une aventure, 
l'amour une navigation. Sur toute la route, ils 
épanchent des torrents de fécondité. 

À deux ou trois brasses d'épaisseur, l'eau dispa- 
raît sous l'abondance incroyable du flux maternel 
où nagent les œufs du hareng. C'est un spectacle, 
au lever du soleil, de voir aussi loin qu’on peut 
voir, à plusieurs lieues, la mer blanche de la lai- 
tance des mâles. 

Épaisses, grasses et visqueuses ondes, où la vic 
fermente dans le levain de la vie. Sur des centaines 
de lieues, en long et en large, c’est comme un vol- 
can de lait, et de lait fécond qui a fait son éruption, 
et qui a noyé la mer. 


Pleine de vie à la surface, la mer en serait 
comble si cette puissance indicible de produc- 
tion n'était violemment combattue par l'âpre 
ligue de toutes les destructions. Qu’on songe que 
chaque hareng a quarante, cinquante, jusqu'à 
soixante-dix mille œufs! Si la mort violente n'y 


10% FÉCONDITÉ. 

portait remède, chacun d'eux se multipliant en 
moyenne par cinquante mille, et chacun de ces 
cinquante mille se multipliant de même à son tour, 
ils arriveraient en fort peu de générations à com- 
bler, solidifier l'Océan, ou à le putréfier, à suppri- 
mer toute race et à faire du globe un désert. La vie 
impérieusement réclame ic l'assistance, l'indispen- 
sable secours de sa sœur, la mort. Elles se livrent 
un combat, une lutte immense qui n’est qu'harmo- 
nie et fait le salut. 

Dans la grande chasse universelle sur la race 
condamnée, ceux qui se chargent de rabattre, 
d'empêcher la masse de se disperser, ceux qui 
la poussent aux rivages, ce sont les géants de la 
mer. La baleine et les cétacés ne dédaignent pas ce 
gibier; ils le suivent, plongent dans les banes, 
entrent dans l'épaisseur vivante; de leurs gueules 
immenses ils absorbent par tonnes la proie infinie 
qui n’en est pas diminuée et fuit vers les côtes. Là 
s'opère une bien autre et plus grande destruction. 
D'abord les petits des petits, les moindres poissons 
avalent le frai et les œufs du hareng, se gorgent de 
laite, mangent l'avenir. Pour le présent, pour le 
hareng tout venu, la nature a fait un genre glouton 
qui, de ses yeux écartés, ne voit guère, n’en mange 
que mieux, qui n’est qu'estomac, la gourmande 
tribu des gades (merlan, morue, etc.). Le merlan 


FECONDITÉ. 105 


s'emplit, se comble de harengs, et devient gras. La 
morue s'emplit, se comble de merlans, et devient 
grasse. Si bien que le danger des mers, l'excès de la 
fécondité, recommence ici, plus terrible. La morue 
est bien autre chose que le hareng ; elle a jusqu'à 
neuf millions d'œufs! Une morue de cinquante livres 
en a quatorze livres pesant! le tiers de son poids! 
Ajoutez que cette bête, de maternité redoutable, est 
en amour neuf mois sur douze. C'est celle-ci qui 
mettrait le monde en péril. Au secours! lançons 
des vaisseaux, équipons des flottes. L'Angleterre 
seule y envoie vingt ou trente mille matelots. Com- 
bien l'Amérique et combien la France, la Hollande, 
toute la terre? La morue, à elle seule, a créé des 
colonies, fondé des comptoirs et des villes. Sa pré- 
paration est un art. Et cet art a une langue, tout un 
idiome technique propre aux pêcheurs de morue. 


Mais qu'est-ce que l'homme peut faire? La na- 
ture sait que nos petits efforts, nos flottes et 
nos pêcheries ne seraient rien pour son but, que 
la morue vaincrait l'homme. Elle ne se fie point 
à lui. Elle appelle des forces de mort bien au- 
trement énergiques. Du fond des fleuves à la 
mer arrive l'un des plus actifs, des plus détermi- 
nés mangeurs, l’esturgeon. Venu aux fleuves pour 
faire paisiblement l'amour, il en sort maigri et 


106 FÉCONDITÉ 


àpre; il rentre, d'un appélil immense, dans le 
banquet de la mer. Grande douceur pour l'af- 
famé de trouver la grasse morue qui a assimilé 
en elle les légions du hareng. Bonheur infini 
pour lui de trouver là concentrée la substance, de 
mordre en chair pleine. Ce vaillant mangeur de mo- 
rue, quoique moins fécond, l'est encore; il a 
quinze cent mille œufs. Un esturgeon de quatorze 
cents livres a cent livres de laite, ou quatre cent 
cinquante livres d'œufs. Le danger se représente. 
Le hareng a menacé de sa fécondité terrible; la 
morue a menacé ; l'esturgeon menace encore. 

Il faut que la nature mvente un suprême dévora- 
teur, mangeur admirable et producteur pauvre, de 
digestion immense et de génération avare. Monstre 
secourable et terrible qui coupe ce flot invincible de 
fécondité renaissante par un grand effort d’ab- 
sorption, qui avale toute espèce indifféremment, 
les morts, les vivants, que dis-je? tout ce qu'il 
rencontre. Le beau mangeur de la nature, mangeur 
patenté : le requin. 

Mais ces destructeurs terribles sont vaincus d'a- 
vance. Quelle que soit leur furie de manger, ils 
produisent peu. L’esturgeon, comme on a vu, est 
moins fécond que la morue, et le requin est sté- 
rile, si on le compare à tout autre poisson. Il ne se 
verse pas comme eux en torrents par toute la mer. 


FÉCONDITÉ. 407 


Vivipare, il élabore dans son sein le jeune requin, 
son héritier féodal, qui naît terrible et tout armé. 


Dans ses fécondes ténèbres, la mer peut sou- 
rire elle-même des destructeurs qu'elle suscite, 
bien sûre d’enfanter encore plus. Sa richesse 
principale défie toutes les fureurs de ces êtres 
dévorants, est inaccessible à leurs prises. Je parle 
du. monde infini d'atomes vivants, d'animaux mi- 
croscopiques, véritable abime de vie qui fermente 
dans son sein. 

On a dit que l'absence de la lumière solaire ex- 
cluait la vie, et cependant aux dernières profon- 
deurs le sol est jonché d'étoiles de mer. Les flots 
sont peuplés d’infusoires et de vers microscopiques. 
Des mollusques innombrables y trainent leurs co- 
quilles. Crabes bronzés, actinies ravonnantes, por- 
celaines neigeuses, cyclostomes dorés, volutes on- 
dulés, tout vit et se meut. Là pullulent les animal- 
cules lumineux qui, par moments attirés à la 
surface, y apparaissent en frainées, en serpents de 
feu, en guirlandes étincelantes. La mer, dans son 
épaisseur transparente, doit en être, ici et là, for- 
tuitement illuminée. Elle-même a un certain éclat, 
je ne sais quelle demi-lueur qu’on observe sur les 


108 FÉCONDITÉ. 


poissons et vivants et morts. Elle est sa propre lu- 
mière, son fanal à elle-même, son ciel, sa lune et 
ses étoiles. 


Chacun peut voir dans nos salines la fécondité de 
la mer. Les eaux que l’on y concentre y laissent des 
dépôts violets qui ne sont rien qu'infusoires. Tous 
les navigateurs racontent que, dans tel trajet assez 
long, ils n'ont traversé que des eaux vivantes. Frey- 
cinet a vu soixante millions de mètres carrés cou- 
verts d’un rouge écarlate qui n’est qu'un animal- 
plante, si petit qu’un mètre carré en contient qua- 
rante millions. Dans le golfe du Bengale, en 1854, le 
capitaine Kingman navigua pendant trente milles 
dans une énorme tache blanche qui donnait à la 
mer l'aspect d'une plaine couverte de neige. Pas un 
nuage, et pourtant un ciel gris de plomb, en con- 
traste avec la mer brillante. Vue de près, cette eau 
blanche était une gélatine, et, observée à la loupe, 
une masse d'animalcules qui s’agitant produisaient 
de bizarres effets lumineux. 

Péron raconte de même qu'il navigua, vingt 
lieues durant, à travers une sorte de poudre grise. 
Vue au microscope, ce n’était qu'une couche 
d'œufs d'espèce inconnue qui, sur cet espace 1m- 
mense, couvraient et cachaïent les eaux. 

Aux côtes désolées du Groënland, où l'homme se 


FÉCONDITÉ. 109 


figure que la nature expire, la mer est énormément 
peuplée. On navigue jusqu'à deux cents milles en 
longueur ou quinze en largeur sur des eaux d’un 
brun foncé, qui sont ainsi colorées d’une méduse 
microscopique. Chaque pied cube de cette eau en 
contient plus de cent dix mille. (Schleiden.} 

Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes 
sortes d’atomes gras, appropriés à la molle nature 
du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche 
et aspire, nourri comme un embryon au sein de la 
mère commune. Sait-il qu'il avale? A peine. La 
nourriture microscopique est comme un lait qui 
vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim, 
n'est que pour la terre; ici, elle est prévenue, igno- 
rée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche 
de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve. 
Que fera l'être de sa force? Toute dépense en est 
impossible. Elle est réservée pour l'amour. 


rm 


C'estl'œuvre réelle, le travail de ce grand inonde 
des mers : aimer et multiplier. L'amour emplit sa 
nuit féconde. Il plonge dans la profondeur, et 
semble plus riche encore chez les infiniment petits. 
Mais qui est vraiment l'atome”? Larsque vous croyez 


D] 


140 FÉCONDITÉ. 

tenir le dernier, l’indivisible, vous voyez qu'il aime 
encore et divise son existence pour en tirer un 
autre être. Aux plus bas degrés de la vie où tout 
autre organisme manque, vous trouvez déjà au 
complet toutes les formes de générations. 


Telle est la mer. Elle est, ce semble, la grande 
femelle du globe, dont l'infatigable désir, la con- 
ception permanente, l'enfantement, ne finit Ja- 
InaIs. 


IT 


LA MER DE LAIT 


L'eau de mer, même la plus pure, prise au 
large, loin de tout mélange, est légèrement blan- 
châtre et un peu visqueuse. Retenue entre les 
doigts, elle file et passe lentement. Les analyses 
chimiques n'expliquent pas ce caractère. IL y a là 
une substance organique qu'elles n’atteignent qu'en 
la détruisant, lui ôtant ce qu’elle a de spécial, et la 
ramenant violemment aux éléments généraux. 

Les plantes, les animaux marins, sont vêtus de 
cette substance, dont la mucosité, consolidée autour 
d'eux, a un effet de gélatine, parfois fixe et parfois 
tremblante. Ils apparaissent à travers comme sous 
un habit diaphane. Et rien ne contribue davantage 
aux illusions fantastiques que nous donne le monde 


112 LA MER DE LAIT. 


des mers. Les reflets en sont singuliers, souvent 
bizarrement irisés, sur les écailles des poissons, 
par exemple, sur les mollusques, qui semblent en 
tirer tout le luxe de leurs coquilles nacrées. 

Cest ce qui saisit le plus l'enfant qui voit pour 
la première fois un poisson. J'étais bien petit quand 
cela m'arriva, mais je m'en rappelle parfaitement 
la vive impression. Cet être brillant, glissant, dans 
ses écailles d'argent, me jeta dans un étonnement, 
un ravissement qu'on ne peut dire. J'essayai de le 
saisir, mais je le trouvai aussi difficile à prendre 
que l’eau qui fuyait dans mes petits doigts. Il me 
parut identique à l'élément où il nageait. J'eus l'i- 
dée confuse qu'il n’était rien autre chose que l’eau, 
l'eau animale, organisée. 

Longtemps après, devenu homme, je ne fus 
suère moins frappé en voyant sur une plage je 
ne sais quel rayonné. À travers son corps transpa- 
rent, je distinguais les cailloux, le sable. Incolore 
comme du verre, légèrement consistant, tremblant 
dès qu'on le remuait, 1l m'apparut comme aux an- 
ciens et comme à Réaumur encore, qui appelait 
simplement ces êtres une eau yélatinisée. 

Combien plus a-t-on cette impression quand on 
trouve en leur formation première les rubans d'un 
blanc jaunâtre où la mer fait l'ébauche molle de 
ses solides fucus, les laminaires, qui, brunissant , 


LA MER DE LAIT. 115 


arriveront à la solidité des peaux et des cuirs. Mais, 
tout jeunes, à l’état visqueux, dans leur élasticité, 
ils ont comme la consistance d’un flot solidifié, 
d'autant plus fort qu'il est plus mou. 

Ce que nous savons aujourd’hui de la génération 
et de l’organisation compliquée des êtres inférieurs, 
végétaux ou animaux, nous interdit l'explication des 
anciens et de Réaumur. Mais tout cela n'empêche 
pas de revenir à la question que posa le premier 
Bory de Saint-Vincent : « Qu'est-ce que le mucus de 
la mer? la viscosité que présente l’eau en général? 
N'est-ce pas l'élément universel de la vie? » 


Préoccupé de ces pensées, j'allai voir un chimiste 
illustre, esprit positif et solide, novateur prudent 
autant que hardi, et, sans préface, je lui posai ex 
abrupto ma question : « Monsieur, qu'est-ce, à 
votre avis, que cet élément visqueux, blanchâtre, 
qu'offre l'eau de mer? 

— Rien autre chose que la vie. » : 

Puis, revenant sur ce mot trop simple et trop 
absolu, il ajouta : « Je veux dire une matière à 
demi organisée et déjà tout organisahle. Elle n’est 
en certaines eaux qu’une densité d’infusoires, en 


114 LA MER DE LAIT. 


d’autres ce qui va l'être, ce qui peut le devenir. — 
Du reste, cette étude est à faire; elle n'a pas été 
encore commencée sérieusement. » (17 mai1860.) 
En le quittant, j'allai tout droit chez un grand 
physiologiste dont l'opinion n'a pas moins d’auto- 
riié sur mon esprit. Je lui pose la même question. 
Sa réponse fut très-longue, très-belle. En voici le 
sens : « On ne sait pas plus la constitution de l’eau 
qu'on ne sait celle du sang. Ge qu'on entrevoit le 
mieux, pour le mucus de l’eau de mer, c'est qu'il 
est tout à la fois une fin et un commencement. Ré- 
sulte-t-il des résidus innombrables de la mort qui 
les céderait à la vie? Oui, sans doute, c’est une loi; 
mais, en fait, dans ce monde marin, d'absorption 
rapide, la plupart des êtres sont absorbés vivants; ils 
netrainent pas à l’état de mort, comme il en advient 
sur la terre, où les destructions sont plus lentes. 
La mer est l'élément très-pur; la guerre et la mort 
y pourvoient et n’y laissent rien de rebutant. 
«Mais la vie, sans arriver à sa dissolution su- 
prême, mue sans cesse, exsude de soi tout ce qui 
est de trop pour elle. Chez nous autres, animaux 
terrestres, l'épiderme perd incessamment. Ces mues 
qu'on peut appeler la mort quotidienne et partielle, 
remplissent le monde des mers d’une richesse géla- 
tineuse dont la vie naissante profite à l'instant. 
Elle trouve en suspension là surabondance hui- 


LA MER DE LAIT. 115 


leuse de cette exsudation commune, les parcelles 
animées encore, les liquides encore vivants, qui 
n'ont pas le temps de mourir. Tout cela ne re- 
tombe pas à l’état morganique, mais entre rapide- 
ment dans les organismes nouveaux. C'est, de 
toutes les hypothèses, la plus vraisemblable; en 
sortir, c'est se jeter dans d'extrèmes difficultés. » 


Ces idées des hommes les plus avancés et les 
plus sérieux d'aujourd'hui ne sont point mconci- 
liables avec celles que professait, il y a près de trente 
ans, Geoffroy Saint-Hilaire sur le mucus général où 
il semble que la nature puise toute vie. « C’est, 
dit-il, la substance animalisable, le premier degré 
des corps organiques. Point d'êtres, animaux, vé- 
gétaux, qui n’en absorbent et n’en produisent au 
premier temps de la vie, et quelque faibles qu'ils 
soient. Son abondance augmente plutôt en raison 
de leur débilité. » 

Ce dernier mot ouvre une vue profonde sur la 
vie de la mer. Ses enfants pour la plupart semblent 
des fœtus à l’état gélatineux qui absorbent et qui 
produisent la matière muqueuse, en comblent les 
eaux, leur donnent la féconde douceur d’une ma- 


416 LA MER DE LAIT. 


trice infinie où sans cesse de nouveaux enfants vien- 
nent nager comme en un lait tiède. 


Assistons à l'œuvre divine. Prenons une goutte 
dans la mer. Nous y verrons recommencer la pri- 
mitive création. Dieu n’opère pas de telle façon au- 
jourd'hui, et d'autre demain. Ma goutte d’eau, je 
n'en fais pas doute, va dans ses transformations me 
raconter l'univers. Attendons et observons. 

Qui peut prévoir, deviner, l'histoirede cette goutte 
d'eau? — Plante-animal, animal-plante, quile pre- 
mier doit en sortir? 

Cette goulte, sera-ce l’infusoire, la monade pri- 
mitive qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vi- 
brion? qui, montant de rang en rang, polype, co- 
rail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans 
à la dignité d'insecte? 

Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil 
végétal, le léger duvet soyeux qu’on ne prendrait 
pas pour un être, et qui déjà n’est pas moms 
que le cheveu premier-né d’une jeune déesse, che- 
veu sensible, amoureux, dit si bien : cheveu de 
Vénus ? 


Ceci n’est point de la fable, c'est de l'histoire na- 


LA MER DE LAIT. 117 


turelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et ani- 
male) où s’épaissit la goutte d’eau, c’est bien l’ainé 
de la vie. 


Regardez au fond d'une source, vous ne voyez 
rien d'abord; puis, vous distinguez des gouttes un 
peu troubles. Avec une bonne lunette, ce trouble 
est un petit nuage, gélatineux? ou floconneux? Au 
microscope, ce flocon devient multiple, comme un 
groupe de filaments, de petits cheveux. On croit 
qu'ils sont mille fois plus fins que le plus fin 
cheveu de femme. Voilà la première et timide ten- 
tative de la vie qui voudrait s'organiser. Ces confer - 
ves, comme on les appelle, se trouvent universel- 
lement dans l’eau douce, et dans l’eau salée quand 
elle est tranquille. Elles commencent la double 
série des plantes originaires de mer et de celles qui 
sont devenues terresires quand la terre a émergé. 
Hors de l’eau monte la famille des innombrables 
champignons, dans l’eau celle des conferves, algues 
et autres plantes analogues. 

C'est l'élément primitif, indispensable de la vie, 
et on le trouve déjà où elle semble impossible. 
Dans les sombres eaux martiales chargées et sur- 

1. 


118 LA MER DE LAIT, 


chargées de fer, dans des eaux thermales très- 
chaudes, vous trouvez ce léger mucus et ces 
petites créatures qui ont l'air d’en être des 
gouttes à peine fixées, mais qui oscillent et se 
meuvent. Peu importe comme on les classe, que 
Candolle les honore du nom d'animaux, que Dujar- 
din les repousse au dernier rang des végétaux. Ils 
ne demandent qu’à vivre, à commencer par leur 
modeste existence la longue série des êtres qui 
_ne deviennent possibles que par eux. Ges petits, 
vivants ou morts, les nourrissent d'eux-mêmes et 
leur administrent d'en bas la gélatine de vie qu’ils 
puisent incessamment dans l’eau maternelle. 


C'est sans aucune vraisemblance qu'on montre 
comme spécimen de la création première des fos - 
siles ou ‘des empreintes d'animaux, de végétaux 
compliqués : des animaux (les trilobites) qui ont 
déjà des sens supérieurs, des yeux, par exemple; 
des végétaux gigantesques de puissante organisa- 
tion. Il est infiniment probable que des êtres bien 
plus simples précédèrent, préparèrent ceux-là, 
mais leur molle consistance n'a pas laissé trace. 
Comment ces faibles auraient-ils pu ne pas dispa- 


LA MER DE LAIT. 119 


raître, lorsque les plus dures coquilles sont per- 
cées, dissoutes? On a vu dans la mer du Sud des 
poissons à dents acérées brouter le corail, comme 
un mouton broute l'herbe. Les molles ébauches de 
la vie, les gélatines animées, mais à peine encore 
solides, ont fondu des millions de fois avant que la 
nature pût faire son robuste trilobite, son indestruc- 
tible fougère. 

Restituons à ces petits (conferves, algues micros- 
copiques, êtres flottants entre deux règnes, atomes 
indéeis encore qui convolent par moments du végé- 
tal à l'animal, de l'animal au végétal), restituons- 
leur le droit d’ainesse. qui, selon toute apparence, 
doit leur revenir. | 

Sur eux et à leurs dépens, commence à s'élever 
l'immense, la merveilleuse flore marine. 

A ce point où elle commence, je ne puis m'empé- 
cher de dire ma tendre sympathie pour elle. Pour 
trois raisons, je la bénis. 3 

Petites ou grandes, ces plantes ont trois carac- 
tères aimables : 

Leur innocence d’abord. Pas une ne donne la 
mort. Il n'y a nul poison végétal dans la mer. Tout, 
dans les plantes marines, est santé et salubrité, bé- 
nédiction de la vie. 

Ces innocentes ne demandent qu’à nourrir l’ani- 
malité. Plasieurs (comme les laminaires) ont un 


120 LA MER DE LAIT. 


sucre doux. Plusieurs ont une amertume salutaire 
(comme la belle céramie pourpre et violette, qu’on 
appelle mousse de Corse). Toutes concentrent un 
mucilage nourrissant, spécialement plusieurs fu- 
cus, la céramie des salanganes dont on mange les 
nids à la Chine, le capillaire, ce sauveur des poi- 
trines fatiguées. Pour tous les cas où l'on ordonne 
l'iode aujourd'hui, jadis l'Angleterre faisait des 
confitures de varech. 

Le troisième taractère qui frappe dans cette vé- 
gétation, c'est qu'elle est la plus amoureuse. On 
est tenté de le croire quand on voit ses étranges 
métamorphoses d’hymen. L'amour est l'effort de 
la vie pour être au delà de son être et pouvoir plus 
que sa puissance. On le voit par les lucioles et au- 
tres petits animaux qui s’exaltent jusqu’à la flamme, 
mais on ne le voit pas moins dans les plantes par 
les conjuguées, les algues, qui, au moment sacré, 
sortent de leur vie végétale, en usurpent une plus 
haute et s'efforcent d'être animaux. 


Où commencirent ces merveilles? Où se firent 
les premières ébauches de l’animalité? Quel dut 
être le théâtre primitif de l'organisation? 


LA MER DE LAIT. 121 


Jadis on en disputait fort. Aujourd’hui il y a sur 
ces choses un certain accord dans l’Europe savante. 
Je puis prendre la réponse dans nombre de livres 
acceptés, autorisés, mais j'aime mieux l'emprunter 
à un Mémoire récemment couronné par l’Académie 
des sciences et couvert par conséquent de sa haute 
autorité. 

On trouve des êtres vivants dans des eaux chaudes 
de quatre-vingts à quatre-vingt-dix degrés. C'est 
quand le globe refroidi descendit à cette tempéra- 
ture que la vie devint possible. L'eau alors avait 
absorbé en partie l'élément de mort, le gaz acide 
carbonique. On put respirer. 

Les mers furent d'abord semblables à ces par- 
ties de l'océan Pacifique qui n’ont que peu de pro- 
fondeur et sont semées de petits îlots bas. Ces 
îlots sont d'anciens volcans, des cratères éteints. 
Les voyageurs ne les connaissent que par le som- 
met qu'ils montrent et que les travaux des polypes 
exhaussent. Mais le fond, entre ces volcans, est 
probablement non moins volcanique , et dut être, 
pour les essais de la création primitive, un récep- 
tacle de vie. 

La tradition populaire a fait longtemps des vol- 
cans les gardiens des trésors souterrains qui, par 
moments, laissent échapper l'or caché dans les 
profondeurs. Fausse poésie qui a du vrai. Les 


122 LA MER DE LAIT. 


régions volcaniques ont en elles le trésor du 
globe, de puissantes vertus de fécondité. Elles 
douèrent la terre stérile. De la poussière de leurs 
laves, de leurs cendres toujours tièdes, la vie dut 
s'épanouir. | | 

On sait la richesse des flancs du Vésuve, des vals 
de l’Etna dans les longues racines qu'il pousse à la 
mer. On sait le paradis que forme sous l'Himalaya 
le beau cirque volcanique de la vallée de Cachemire. 
Cela se répèle à chaque pas pour les îles de la mer 
du Sud. 

Dans les circonstances les moins favorables, le 
voisinage des volcans et les courants chauds qui les 
accompagnent continuent la vie animale aux lieux 
les plus désolés. Sous l'horreur du pôle antarctique, 
non loin du volcan Érèbe, James Ross a trouvé des 
coraux vivants à mille brasses sous la mer glacée. 


Aux premiers âges du monde, les innombrables 
volcans avaient une action sous-marine bien plus 
puissante qu'aujourd'hui. Leurs fissures, leurs 
vallées intermédiaires, permirent au mucus ma- 
rin de s’accumuler par places, de s’électriser des 
courants. Là sans doute prit la gélatine, elle se 


LA MER DE LAIT. 123 


fixa, s’affermit, se travailla et fermenta de toute sa 
jeune puissance. 

Le levain en fut l'attrait de la substance pour 
elle-même. Des éléments créateurs, nativement 
dissous dans la mer, se firent des combinaisons, 
j'allais dire des mariages. Des vies élémentaires 
parurent, d'abord pour fondre et mourir. D’au- 
tres, enrichis de leurs débris, durèrent, êtres pré- 
paratoires, lents et patients créateurs qui, dès lors, 
commencèrent sous l'eau le travail éternel de fa- 
brication et le continuent sous nos yeux. 

La mer, qui les nourrissait tous, distribuait à 
chacun ce qui lui allait davantage. Chacun la dé- 
composant à sa manière, à son profit, les uns 
(polypes, madrépores, -coquilles) absorbèrent du 
calcaire, d'autres (comme les tuniciers du tripoli, 
les prêles rugueuses, etc.) concentrèrent de la si-. 
lice. Leurs débris, leurs constructions, vêtirent 
la sombre nudité des roches vierges, filles du feu, 
qui les avait arrachées du noyau planétaire, les 
lançait brülantes et stériles. 

Quartz, basaltes et porphyres, cailloux demi-vi- 
trifiés, tout cela reçut de nos petits créateurs une 
enveloppe moins inhumaine, des éléments doux et 
féconds qu’ils tiraient du lait maternel (j'appelle 
ainsi le mucus de la mer), qu’ils élaboraient, dé- 
posaient, dont ils firent la terre habitable. Dans 


424 LA MER DE LAIT, 


ces milieux plus favorables put s’accomplir l'amé- 
lioration, l'ascension des espèces primitives. 

Ces travaux durent se faire d’abord entre les iles 
volcaniques, au fond de leurs archipels, dans ces 
méandres sinueux, ces paisibles labyrinthes où la 
vague ne pénètre que discrètement, tièdes berceaux 
pour les premiers-nés. 

Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude 
dans les enfoncements profonds, par exemple des 
golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle 
donna à la terre les formes adorées, bénies, où se 
plaît à créer l'amour. De ses caresses assidues, ar- 
rondissant le rivage, elle lui donna les contours 
maternels, et j'allais dire la tendresse visible du 
sein de la femme, ce que l'enfant trouve si doux, 
abri, tiédeur et repos. 


IT 


L'ATOME 


Un pêcheur m'avait donné un jour le fond de son 
filet, trois créatures presque mourantes, un oursin, 
une étoile de mer, et une autre étoile, une jolie 
ophiure, qui agitait encore et perdit bientôt ses bras 
délicats. Je leur donnai de l’eau de mer, et les ou- 
bliai deux jours, occupé par d'autres soins. — Quand 
j'y revins, tout était mort. Rien n'était reconnais- 
sable : la scène était renouvelée. 

Une pellicule épaisse et gélatineuse s’était formée 
à la surface. J'en pris un atome au bout d’une ai- 
guille, et l’atome, sous le microscope, me montra 
ceci : 

Un tourbillon d'animaux, courts et forts, trapus, 
ardents (des kolpodes), allaient, venaient, ivres de 


126 L'ATONE. 


vie, — j'oserais dire, ravis d’être nés, faisant leur 
fête de naissance par une étrange bacchanale. 

Au second plan fourmillaient de tout petits ser- 
penteaux ouanguilles microscopiques qui nageaient 
moins qu'ils ne vibraient pour se darder en avant 
(on les nomme vibrions). 

Las d'un si grand mouvement, l'œil pourtant 
remarquait bientôt que tout n’était pas mobile. Il 
y avait des vibrions encore roides qui ne vibraient 
pas. Il y en avait de liés entre eux, enlacés, groupés 
en grappes, en essaims, qui ne s'étaient pas déta- 
chés et qui avaient l'air d'attendre le moment de 
la délivrance. 

Dans cette fermentation vivante d'êtres immobiles 
encore, se ruait, rageait, fourrageait, la meute 
désordonnée de ces gros trapus (les kolpodes), qui 
semblaient en faire pâture, s’en régaler, s’y engrais- 
ser, vivre là à discrétion. 

Notez que ce grand spectacle se déployait dans 
l'enceinte d’un atome pris à la pointe d’une aiguille 
sur la pellicule. Combien de scènes pareilles aurait 
offertes cet océan gélatineux, si promptement venu 
sur le vase! Le temps avait été merveilleusement 
mis à profit. Les mourants ou morts, de leur vie 
échappée, avaient sur-le-champ fait un monde. Pour 
trois animaux perdus, j'en avais gagné des millions: 
ceux-ci si jeunes et si vivants, emportés d’un mou- 


& L'ATOME. 127 


vement si violent, si absorbant, d'une vraie furie de 
vivre! 


Ce monde infini, tellement mêlé au nôtre, qui est 
partout autour de nous-mêmes, en nous, était à peu 
près inconnu jusqu'à ce temps. Swammerdam et 
autres, qui jadis l'avaient entrevu, furent arrêtés 
au premier pas. Bien tard, en 1850, le magicien 
Ehrenberg l'évoqua, le révéla, le classa. Il étudia 
la figure de ces invisibles, leur organisation, leurs 
mœurs, les vit absorber , digérer, naviguer, chas- 
ser, combattre. Leur génération lui resta obscure. 
Quels sont leurs amours ? ont-ils des amours ? Chez 
des êtres si élémentaires, la nature fait-elle les 
frais d’une génération compliquée ? Ou naîtraient- 
ils spontanément, comme telle moisissure végé- 
tale? la foule dit : « comme un champignon. » 

Grande question où plus d'un savant sourit et 
secoue la tête. On est si sûr de tenir dans sa main 
le mystère du monde, d'avoir invariablement fixé 
les lois de la vie! C'est à la nature d'obéir. Lors- 
qu'on dit à Réaumur, il y a cent ans, que la fe- 
melle du ver à soie pouvait produire seule et sans 
mâle, il ma, dit: « Rien ne vient de rien. » Le 
fait, toujours démenti, et toujours prouvé, vient de 


128 L’'ATOME. 


l'être enfin décidément et admis, non-seulement 
pour le ver à soie, mais pour l'abeille et certain 
papillon, pour d’autres animaux encore. 


De tout temps, chez toute nation, chez les sages 
et dans le peuple, on disait : « La mort fait la vie. » 
On supposait spécialement que la vie des imper- 
ceptibles surgit immédiatement des débris que la 
mort lui lègue. Harvey même, qui le premier for- 
mula la loi de génération, n’osa démentir cette 
ancienne croyance. En disant : Tout vient de l'œuf, 
il ajouta : ou des éléments dissous de la vie précé- 
dente. : 

C’est justement la théorie qui vient de renaître 
avec tant d'éclat par les expériences de M. Pouchet. 
Ïl établit que des débris d'infusoires et autres êtres 
se crée la gelée féconde, la « membrane prolifère, » 
d’où naissent non pas de nouveaux êtres, mais les 
germes, les ovules d’où ils pourront naître ensuite. 

Nous sommes dans un temps de miracles. Il faut 
en prendre son parti. Celui-ci n’a rien qui étonne. 

On aurait ri autrefois si quelqu'un eût prétendu 
que des animaux, indociles aux lois établies, se 
donnent la licence de respirer par la patte. Les beaux 


y L'ATOME. 129 


travaux de Milne Edwards ont mis cela en lumière. 
De même Cuvier et Blainville avaient, dit-on, observé 
que d’autres êtres, qui n'ont pas d'organes régu- 
liers de circulation, y suppléent par les intestins; 
mais ces grands naturalistes trouvèrent la chose 
si énorme, qu'ils n’osèrent la dire. Elle est établie 
aujourd’hui par le même Milne Edwards, par M. de 
Quatrefages, etc. 


Quoi qu'on pense de leur naissance, nos atomes 
nés une fois offrent un monde infiniment, admira- 
blement varié. Toutes les formes de vie y sont déjà 
représentées honorablement. S'ils se connaissent, ils 
doivent croire qu'ils composent entre eux une har- 
monie complète qui laisse peu à désirer. 

Ce ne sont pas des espèces dispersées, créées à 
part. C'est visiblement un règne, oùles genresdivers 
ont organisé une grande division du travail vital. Ils 
ont des êtres collectifs comme nos polypes et nos 
coraux, engagés encore, subissant les servitudes 
d'une vie commune. Ils ont de petits mollusques 
qui s’habillent déjà de mignonnes coquilles. Ils ont 
des poissons agiles et de frétillants insectes, de 
fiers crustacés, miniature des crabes futurs, comme 


150 L'ATOME. LR : 
eux, armés jusqu'aux dents, guerriers atomes qui 
chassent des atomes inoffensifs. | 

Tout cela dans une richesse énorme et épouvan- 
table qui humilie la pauvreté du monde visible. Sans 
parler de ces rhizopodes qui de leurs petitsmanteaux 
ont fait leur part des Apennins, surexhaussé les Cor- 
dillères, les seuls foraminifères, cette tribu si nom- 
breuse d’atomes à coquilles, comptent jusqu’à deux 
mille espèces (Charles d'Orbigny). On les trouve con- 
temporains de tousles âges dela terre. [lssereprésen- 
tent {oujours à diverses profondeurs dans nos trente 
crises du globe, variant quelque peu de formes, mais 
persistant comme genre, restant témoins identiques 
de la vie de la planète. Aujourd'hui le froid courant 
du pôle austral que la pointe de l'Amérique divise 
entre ses deux rivages en envoie impartialement 
quarante espèces vers la Plata, quarante vers Île 
Chili. Mais la grande manufacture où ils se créent 
et s'organisent paraît être le fleuve chaud de la mer 
qui part des Antilles. Les courants du Nord les tuent. 
Le grand torrent paternel les charrie morts à Terre- 
Neuve et dans tout notre océan, dont ils composent 
le fond. 


Quand l'illustre père des atomes, j'entends leur 


k 7 L'ATOME. 15i 


parrain, Ehrenberg, les baptisa, les patrona, les 
introduisit dans la science, on l’accusa de fai- 
blesse pour eux, on dit qu'il faisait trop valoir 
ses petites créatures. Il les déclarait compliqués, 
très-élevés d'organisation. Sa libéralité était telle 
pour eux, qu'il allait jusqu’à leur donner cent vingt 
estomacs. Le monde visible se piqua, et, par une 
réaction violente, Dujardin les réduisit à la dernière 
simplicité. Ces organes prétendus pour lui ne sont 
qu’apparence. Cependant, ne pouvant nier leur puis- 
sance d'absorption, il leur accorde le don d'impro- 
viser, à chaque instant, des estomacs d'à propos, 
à la mesure des morceaux qu'il s’agit d'avaler. 
Cette opinion n'a gagné nullement M. Pouchet 
(qui penche pour Ehrenberg). 


Ce qui est mcontestable et admirable chez cux, 
c’est la vigueur du mouvement. 

Plusieurs ont toute l'apparence d’une précoce in- 
dividualité. Ils ne restent pas longtemps asservis à 
la vie communiste et polypière où traînent leurs su- 
péricurs immédiats, les vrais polypes. Beaucoup de 
ces invisibles, de prime saut, sont individus, c’est- 
à-dire des êtres capables d’aller, venir seuls, à leur 


Fa 
152 L'ATOME. % 


fantaisie, de libres citoyens du monde qui ne dé- 
pendent que d'eux-mêmes dans la direction de leurs 
mouvements. 

Tout ce qui pourra s'imaginer de locomotions 
différentes, de manières d'aller dans le monde supé- 
rieur, est égalé, surpassé d'avance par les infusoires. 
Le tourbillon impétueux d'un astre puissant, d'un 
soleil qui entraine comme ses planètes les faibles 
qu'il a rencontrés, la course moins régulière de la 
comète échevelée qui traverse ou qui disperse des 
mondes vagues sur son passage, la gracieuse on- 
dulation de la svelte couleuvre qui suit l'eau ou 
nage à terre, la barque oscillante qui sait tourner à 
propos, dériver pour passer plus loin; enfin la rep- 
tation lente et circonspecte de nos tardigrades, qui 
s'appuient, s’attachent à tout, toutes ces allures di- 
verses se trouvent chez les imperceptibles. Mais 
avec quelle merveilleuse simplicité de moyens! Tel 
n’est lui-même qu'un fil qui, pouravancer, se darde, 
comme un tire-bouchon élastique. Tel, pour rame 
el gouvernail, n’a qu’une queue ondulante ou de 
petits cils qui vibrent. Les charmantes vorticelles 
comme des urnes de fleurs s’amarrent ensemble 
sur une ile (une petite plante, un petit crabe), puis 
s'isolent en détachant leur délicat pédoncule. 


% Sy 
L< | L'ATOME. 133 


- Ce qui frappe bien plus encore que les organes 
de mouvement, c'est ce qu'on pourrait appeler les 
expressions, les attitudes, les signes originaux de 
l'humeur et du caractère. Il y a des êtres apa- 
thiques, d’autres très-vifs et fantasques, d’autres 
agités pour la guerre, d'autres empressés sans 
cause (ce semble) et dans une vaine agitation. Par- 
fois, à travers une masse de gens tranquilles et 
paisibles, un étourdi, sourd et aveugle, renverse ou 
écarte tout. 

Prodigieuse comédie! Ils ont l'air de faire 
entre eux la répétition du drame que jouera notre 
monde, le noble et sérieux monde des gros ani- 
maux visibles. | 

A la tête des infusoires, nommons avec quelque 
respect les géants majestueux, les deux chefs 
d'ordre, le haut type du mouvement, celui de 
la force, lente, mais redoutable, armée. 

Prenez de la mousse d’un toit, mettez-la quel- 
ques jours dans l'eau, regardez au microscope. 
Un puissant animal, qui est, faut-il dire, l'éléphant, 
Ja baleine des infusoires, se meut avec une vigueur 
et une grâce de jeune vie que n’ont pas toujours ces 
colosses. Respect! c’est le roi des atomes, le roti- 
fère, ainsi nommé, parce qu'aux deux côtés de la 
tète il porte deux roues, organes de locomotion 
qui l’assimileraient au bateau à vapeur, ou peut- 

8 


PR 

54 L'ATOME. EL - 
être armes de chasse qui aident à atteimdre de 
pelites proies. | 

Tout fuit, tout cède, un seul résiste, ne craint 
rien, se fie à ses armes. C’est un monstre, mais 
déjà pourvu de sens supérieurs. Il a deux grands 
yeux de pourpre. Peu mobile, et vrai tardigrade, en 
revanche, il voit et il est armé. Il a, à ses fortes 
pattes, des ongles fort accentuës, qui lui servent à 
s’amarrer, au besoin, sans doute à combattre. 


Puissant début de la nature, qui, dans cette éco- 
nomie de substance et de matière, avec rien com- 
mence à créer de façon si majestueuse ! Sublime 
coup d’archet d'ouverture ! Ceux-ci (qu'importe la 
taille ?) ont une puissance colossale d'absorption et 
de mouvement que seront bien loin d’avoir les énor- 
mes animaux qu'on classe beaucoup plus haut dans 
la série animale. 

L'huître, fixée sur son rocher, la imace, mar- 
chant sur le ventre, sont au rotifère ce que me se- 
raient, à moi, les Alpes, les Cordillères, des êtres si 
disproporlionnés, qu'on ne peut les mesurer du re- 
gard, à peine du calcul et de la pensée. 

Cependant qu'est devenue chez ces montagnes ani- 


2 L'ATOME. 135 


males la prestesse et l’ardeur de vie que déployait 
lerotifère? Quelle chute nous faisons en mon- 

tant! Mes atomes étaient trop vivants, mobiles 
jusqu’à éblouir, et ces gigantesques bêtes sont 
frappées de paralysie. 

Que serait-ce si le rotifère pouvait concevoir l'être 
collectif où sommeille un infini, parexemple, la su- 
perbe, la colossale éponge étoilée que vous voyez 
au Muséum? Elle est à lui ce qu'est à l’homme le 
globe même de la terre avec ses neuf mille lieues 
de tour. Eh bien, je suis convaincu que dans cette 
comparaison, loin d'en être humilié, l'atome au- 
rait un accès d’orgueil et dirait : « Je suis grand. » 


Ah! rotifère, rotifère! Il ne faut 
sonne. 

Je sens bien tes avantages et ta supériorité. 
— Mais qui sait si cette vie caplive dont tu ris n’est 
pas un progrès! Ta liberté étourdie d’agitation ver- 
tigineuse serait-elle le terme des choses ? Pour pren- 
dre son point de départ vers des destinées plus 
hautes, la nature aime mieux subir un immobile 
enchantement. Elle entre au sépulcre obscur de 
ce triste communisme où chaque élément compte 


436 L'ATOME. 


peu. Elle apprend à dominer l'inquiétude indivi- 
duelle, à concentrer la substance au profit des vies 
supérieures. 

Elle sommeille là quelque temps, comme la Belle 
au bois dormant. Mais, sommeil ou captivité, en- 
sorcellement, quoi que ce soit, cet état n’est pas la 
mort. Elle vit, cette âpre matière de l'éponge, feu- 
trée de silex. Sans se mouvoir, sans respirer, sans 
organes de circulation, sans aucun appareil des 
sens, elle vit. Comment le sait-on ? 

Elle enfante deux fois par an. Elle a l'amour à sa 
manière, et même plus richement que bien d’au- 
tres. Au jour venu, de petites sphères échappent 
de la mère éponge, armées de faibles nageoires 
qui leur donnent quelques moments de mouve- 
ment et de liberté. Bientôt fixées, elles se mon- 
trent des spongilles délicates qui vont à leur tour 
grandir. 

Ainsi, dans l'absence apparente des sens et de 
tout organisme, dans cette mystérieuse énigme, au 
seuil douteux de la vie, la génération la révèle et 
fait l'ouverture du monde visible par lequel nous 
allons monter. Rien n’est encore, et dans ce rien 
apparaît déjà la maternité. Comme chez les dieux 
d'Égypte, Isis, Osiris, qui engendrent avant leur 
naissance, l'Amour ici naît avant l'être. 


IV 


FLEUR DE SANG 


Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la 
ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde 
de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équili- 
brer ses créations. Elle dépasse la vie végétale. 
Ses enfantements du premier coup vont jus 
vie animée. +0 

Mais ces animaux se parent d'un étrange luxe 
botanique, des livrées splendides d'une flore ex- 
centrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue 
des fleurs, des plantes et des arbustes ; vous les 
jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes 
ont des mouvements: ces arbustes sont irritables, 
ces fleurs frémissent d’une sensibilité naissante, où 
va poindre la volonté. | 

Oscillation pleine de charme, équivoque toute 

8 


158 FLEUR DE SANG. 


gracieuse! Aux limites des deux règnes, l’esprit, 
sous ces apparences flottantes d'une fantastique 
féerie, témoigne de son premier réveil. C'est une 
aube, c'est une aurore. Par les couleurs éclatantes, 
les nacres ou les émaux, il dit le songe de la nuit 
et la pensée du jour qui vient. ( 

Pensée ! Osons-nous dire ce mot? Non, c’est un 
songe, un rêve encore, mais qui peu à peu s’éclair- 
cit, comme les rêves du matin. 


Déjà au nord de l'Afrique, ou de l’autre côté 
sur le Cap, le végétal qui régnait seul dans la zone 
tempérée se voit des rivaux animés qui végètent 

aussi, fleurissent, l’égalent, le surpassent bientôt. 
© Le grand enchantement commence, et il va tou- 
jours augmenter, en s’avançant vers l'équateur. 

Des arbustes singuliers, élégants, les gorgones, 
les isis, étendent leur riche éventail. Le corail 
rougit sous les flots. 

A côté des brillants parterres d'une iris de toute 
couleur commencent les plantes de pierres, les ma- 
drépores où toutes branches (faut-il dire leursmains 
et leurs doigts?) fleurissent d'une neige rosée 
comme celle des pêchers, des pommiers. Sept cents 


or" 


FLEUR DE SANG. 139 


lieues avant l'équateur, et sept cents lieues au delà, 
continue cette magie d’illusion. 


Il est des êtres incertains, les corallines, par 
exemple, que les trois règnes se disputent. Elles 
tiennent de l'animal, elles tiennent du minéral ; 
finalement elles viennent d’être adjugées aux 
végétaux. Peut-être est-ce le point réel où la vie 
obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans 
se détacher encore de ce rude point de départ, 
comme pour nous avertir, nous si fiers et placés si 
haut, de la fraternité ternaire, du droit que l’humble 
minéral a de monter et s’animer, et de l'aspiration 
profonde qui est au sein de la Nature. 


« Nos prairies, nos forêts de terre, dit Darwin, 
paräissent désertes et vides, si on les compare à 
celles de mer. » Et, en effet, tous ceux qui courent 
sur les transparentes mers des Indes sont saisis 
de la fantasmagorie que leur offre le fond. Elle est 
surtout surprenante par l'échange singulier que les 
. planieset les animaux font de leurs insignes natu- 
rels, de leur apparence. Les plantes molles et géla- 
tineuses, avec des organes arrondis qui ne semblent 
niliges ni feuilles, affectant le gras, la douceur des 


140 FLEUR DE SANG. 


courbes animales, semblent vouloir qu'on s’y 
trompe, et qu'on les croie animaux. Les vrais ani- 
maux ont l’air de s’ingénier pour être plantes et res- 
sembler aux végétaux. Ils imitent tout de l’autre 
règne. Les uns ont la solidité, la quasi-éternité de 
l'arbre. Les autres sont épanouis, puis se fanent, 
comme la fleur. Ainsi l’anémone de mer s'ouvre 
en pâle marguerite rose, ou comme un aster gre- 
nat orné d’yeux d'azur. Mais, dès qu'elle a de sa 
corolle laissé échapper une fille, une anémone 
nouvelle, vous la voyez fondre et s’évanouir. 

Bien autrement variable, le protée des eaux, 
l'alcyon, prend toute forme et toute couleur. Il 
joue la plante, il joue le fruit; 1l se dresse en 
éventail, devient une haïe buissonneuse ou s’ar- 
rondit en gracieuse corbeille. Mais tout cela fugitif, 
éphémère, de vie si craintive, qu'au moindre fré- 
missement tout disparait, rien ne reste ; tout en un 
moment est rentré au sein de la mère commune. 
Vous retrouvez la sensitive dans une de ces formes 
légères ; la cornulaire, au toucher, se replie sur 
elle-même, ferme son sein, comme la fleur sensible 
à la fraicheur du soir. | 

Lorsque d'en haut vous vous penchez au bord des 
récifs, des bancs de coraux, vous voyez sous l’eau 
le fond du tapis, vert d’astrées et de tubipores, les 
fungies moulées en boules de neige, les méan- 


FLEUR DE SANG. 141 


drines historiées de leur petit labyrinthe, dont les 
vallées, les collines, se marquent en vives couleurs. 
Les cariophylles (ou œillets) de velours vert, nué 
d'orange, au bout de leur rameau calcaire, pt- 
- chent leurs petits aliments en remuant doucement 
dans l’eau leurs riches étamines d'or. 

Sur la tête de ce monde d'en bas, comme pour 
l'abriter du soleil, ondulant en saules, en lianes, 
ou se balançant en palmiers, les majestueuses 
gorgones de plusieurs pieds font, avec les arbres 
nains de l'isis, une forêt. D’un arbre à l’autre, 
la plumaria enroule sa spirale qu'on croirait une 
vrille de vigne et les fait correspondre ensemble par 
ses fins et légers rameaux, nuancés de brillants re- 
flets. 

Cela’ charme, cela trouble; c'est un vertige et 
comme un songe. La fée aux mirages glissants, 
l’eau, ajoute à ces couleurs un prisme de teintes 
fuyantes, une mobilité merveilleuse, une incon- 
stance capricieuse, une hésitation, un doute. 

Ai-je vu? Non, ce n’était pas. Était-ce un être 
ou un reflet? Oui pourtant, ce sont bien des êtres ; 
car je vois un monde réel qui s’y logeet qui s'y joue. 
Les mollusques y ont confiance, y traînent leur co- 
quille nacrée. Les crabes y ont confiance, y courent, 
y chassent. D'étranges poissons, ventrus et courts, 
vêtus d'or et de cent couleurs, y promènent leur 


142 FLEUR DE SANG, 


paresse. Des annélides pourpres, violettes, serpen- 
tent et s’agitent près de la délicate étoile, l’o- 
phiure, qui, sous le soleil, tend, détend, roule et 
déroule tour à tour ses bras élégants. 

Dans cette fantasmagorie, avec plus de gravité, 
le madrépore arborescent montre ses couleurs moins 
vives. Sa beauté est dans la forme. 

Elle est dans l’ensemble surtout, dans le noble 
aspect de la cité commune; l'individu est modeste, 
et la république imposante. Ici, elle a l’assise forte 
de l’aloës et du cactus. Aiïlleurs, c’est la tête du 
cerf, sa superbe ramure. Aïlleurs encore l’exten- 
sion des vigoureux rameaux d'un cèdre qui a d’a- 
bord tendu des bras horizontaux et qui va monter 
toujours. 

Ces formes, aujourd'hui dépouillées des milliers 
de fleurs vivantes qui les animaient, les couvraient, 
ont peut-être, en cet état sévère, un plus vif attrait 
pour l'esprit. J'aime à voir les arbres l’hiver, quand 
leurs fins rameaux, dégagés du luxe encombrant 
des feuilles, nous disent cequ'ilssont en eux-mêmes, 
révèlent délicatement leur personnalité cachée. Il 
en est ainsi de ces madrépores. Dans leur nudité ac- 
tuelle, de peintures devenues sculptures, plus abs- 
traits pour ainsi dire, il semble qu'ils vont nous 
apprendre le secret de ces petits peuples dont ils 
sont le monument. Plusieurs ont l’air de nous par- 


FLEUR DE SANG. 145 
ler par d'étranges caractères. Ils ont des enlace- 
ments, desenroulements compliqués qui visiblement 
diraient quelque chose. Qui saura les interpréter? 
et quel mot pourrait les traduire ? 

On sent bien qu'aujourd'hui encore il y a une 
pensée là-dedans. On ne s’en détache pas aisément. 
On y revient, et l'on y reste. On épèle, on croit 
comprendre. Puis, cette lueur vous fuit, et l’on se 
frappe le front. 

Combien les ruches d’abeilles dans leur froide 
géométrie sont moins significatives! Efles sont un 
produit de la vie. Mais ceci, c'est la vie même. La 
pierre ne fut pas simplement la base et l'abri de ce 
peuple ; elle fut un peuple antérieur, la génération 
primitive qui, peu à peu supprimée par les jeunes 
qui venaient dessus, a pris cette consistance. Donc, 
tout le mouvement d'alors, l'allure de la cité pre- 
mière, sont là visibles et saisissants, d’une vérité 
flagrante, comme tel détail vivant d'Herculanum ou 
Pompéi. Mais ici tout s’est fait sans violence et 
sans catastrophe, par un progrès naturel; il y a 
une paix sereine, un attrait singulier de dou- 
ceur. 

Tout sculpteur y admirerait les formes d'un art 
merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé 
d'infinies variantes, à changer et renouveler tous 
nos arts d'ornementation. 


144 FLEUR DE SANG. 


Mais il y a à considérer bien autre chose que la 
forme. Les riches arborescences où s’épancha l'ac- 
tivité de ces laborieuses tribus, les ingénieux la- 
byrinthes qui semblent chercher un fil, ce profond 
jeu symbolique de vie végétale et de toute vie, c’est 
l'effort d’une pensée, d’une liberté captive, ses tà- 
tonnements timides vers la lumière promise, — 
éclair charmant de la jeune âme engagée dans la vie 
commune, mais qui, doucement, sans violence, 
avec grâce, s’en émancipait. 

J'ai chez moi deux de ces petits arbres, d'espèce 
analogue, pourtant différente. Nul végétal n'est 
comparable. L'un de blancheur immaculée, comme 
d'un albâtre sans éclat, d’une richesse amoureuse 
qui, de chaque branche, elle-même ramifiée, donne 
à flot boutons, bourgeons, petites fleurs, sans ja- 
mais pouvoir dire : Assez. — L'autre, moins blanc et 
plus serré, dont tout rameau comprend un monde. 
Adorables tous les deux par la ressemblance et la 
dissemblance, l'innocence, la fraternité. Oh! qui 
me dirait le mystère de l'âme enfantme et char- 
mante qui a fait cette féerie! On la sent circuler 
encore, cette àme libre el captive, mais d’une cap- 
tivité aimée, qui rève la liberté et n’en voudrait pas 
Lout à fait. 


D. 


FLEUR DE SANG. 145 

Les arts n'ont pas su Jusqu'ici s'emparer de ces 
merveilles, qui les auraient tant servis. La belle sta- 
tue de la Nature (à la porte du Jardin des Plantes 
eût dû en être entourée. On ne devait montrer la 
Nature que dans la féerie triomphale qui ne la quitte 
jamais. Il fallait, sans ménager, exhausser de tous 
ses dons à la hauteur d’une montagne le trône ma- 
jestueux où on la faisait asseoir. Ses premiers-nés, 
les madrépores, heureux de s'enterrer dessous, en 
auraient fourni les assises, y mettant leurs rameaux 
d’albâtre, leurs méandres et leurs étoiles. Au-des- 
sus leurs sœurs onduleuses, de leur corps, de 
leurs fins cheveux, auraient fait un doux lit vivant 
pour embrasser mollement de leur caressant amour 
Ja divme Mère en son rêve de l'éternel enfantement. 
La peinture n'a pas réussi à ces choses mieux 
que la sculpture. Elle à peint les fleurs animées 
comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond, 
des couleurs extraordinairement différentes. Les 
cravures coloriées dont on se contente en donnent 
la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles, 
quoi qu'on fasse, n'en rendent jamais l'onctueuse 
douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux, 
si l’on s’en servait, comine l'a essayé Palissy, y se- 
raient toujours durs el froids ; admirables pour les 
reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop 
luisanis pour rendre ces molles et tendres créatures 

9 


146 FLEUR DE SANG. 


qui n'ont pas même de peau. Les petits poumons 
extérieurs que montrent les annélides, les légers 
tilets nuageux que font flotter certains polypes, 
les cheveux mobiles et sensibles qui ondoïent sous 
la méduse, sont des objets non-seulement délicats, 
mais attendrissants. Ils sont de toutes nuances, fines 
_ et vagues, et pourtant chaudes. C'est comme une 
‘haleine devenue visible. Vous y voyez une iris poui 
lamusement des yeux. Pour eux, c'est chose sé- 
rieuse, c'est leur sang, leur faible vie, traduite en 
teintes, en reflets, en lueurs changeantes, qui s'a- 
niment ou qui pälissent, tour à tour aspirent, ex- 
pirent.… Prenez garde. N’étouffez pas la petite âme 
flottante, muette, qui pourtant vous dit tout, et livre 
son mystère intime dans ces palpitantes couleurs. 


Les couleurs survivent peu. La plupart fondent 
et disparaissent. Eux-mêmes, les madrépores, ne 
laissent d'eux que leur base, qu'on croirait morga- 
nique, et qui n’est pourtant que la vie condensée, 
solidifiée. 

Les femmes, qui ont ce sens bien plus fin que 
nous, ne s’y sont pas (rompées ; elles ont senti 
confusément qu'un de ces arbres, ic corail, était 


PAT 


L à 
FLEUR DE SANG. 147 


une chose vivante. De là une juste préférence. La 
science eut beau leur soutenir que ce n'était qu'une 
pierre; puis, que ce n'était qu un arbuste. Elles x 
sentaient autre chose. 

« Madame, pourquoi -préférez-vous à toutes les 
pierres précieuses cet arbre d’un rouge douteux ? 
— Monsieur, il va à mon teint. Les rubis pâlis- 
sent. Celui-ci, mat et moins vif, relève plutôt la 
blancheur.. » | 

Elle a raison. Les deux objets sont parents. Dans 
le corail, comme sur sa lèvre et sur sa joue, c'est 
le fer qui fait la couleur (Vogel). IL rougit l'un et 
rose l’autre. 

«Mais, madame, ces pierres brillantes ont un 
poli incomparable. — Oui, mais celui-ci est doux. 
Il à la. douceur de la peau, et il en garde la tié- 
deur. Dès que je l'ai deux minutes, c’est ma chair 
et c'est moi-même. Et je ne m'en distingue plus. 

«— Madame, il est de plus beaux rouges. — Doc- 
teur, laissez-moi celui-ci. Je l'aime. Pourquoi? Je 
n'en sais rien. Ou, s’il v a une raison, celle qui en 
vaut bien une autre, c'est que son nom oriental el 
le vrai, c’est : « Fleur de sang. » 


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LES FAISEURS DE MONDES 


Notre Muséum d'Histoire naturelle, dans sa trop 
étroite enceinte, est un palais de féerie. Le génie 
des métamorphoses, de Lamarck et de Geoffroy, 
semble y résider partout. Dans la sombre salle d'en 
bas les madrépores, en silence, fondent le monde 
de plus en plus vivant, qui s'élève au-dessus d'eux. 
Plus haut le peuple des mers, ayant atteint sa com- 
plète énergie d'organisation dans ses animaux 
supérieurs, prépare les vies de la terre. Au som- 
met, les mammifères. — Sur lesquels la tribu di- 
vine des oiseaux déploie ses ailes et semble chanter 
encore. 

La foule ne regarde guère les premiers. Elle 
passe vite devant ces aînés du globe. Il fait froid, 
humide chez eux. Elle monte vers la lumière, vers 
tant de choses brillantes. Nacre, ailes de papillons, 


À 


150 LES FAISEURS DE MONDES. 


plumes d'oiseaux, c'est ce qui la charme. Moi qui 
m'arrête plus en bas, je me suis vu souvent seul 
dans l’obscure petite galerie. 

J'aime cette crypte de la grande église. J’y sens 
mieux l'âme sacrée, l'esprit présent de nos maîtres. 
leur grand, leur sublime effort, et aussi l'audace 
immortelle des voyageurs partis de là. Quelque 
part que soient leurs os, eux-mêmes restent au 
Muséum par les trésors qu'ils lui donnèrent et 
qu'ils ont payés de leur vie. 


L'autre jour, 1” octobre, m'y étant un peu at- 
tardé, j'y lisais non sans peine l'étiquette de quel- 
ques madrépores. L'une, placée tout près de la 
porte, me montra ce nom : « Lamarck. » 

Une chaleur me passa au cœur, un mouvement 
religieux. 

Grand nom et déjà antique ! C'est comme si, aux 
tombeaux de Saint-Denis, on voyait le nom de Clo- 
vis. La gloire de ses successeurs, leur royauté, 
leurs débats, ont obscurci, reculé dans le temps 
celui par lequel pourtant on passa d'un siècle à 
‘autre. C'est lui, cet aveugle Homère du Muséum, 
qui, par l'instinct du génie, créa, organisa, nomma, 


“à 0 


LA 


LES FAISEURS DE MONDES. 151 


ce qu'on ne savait guère encore, la classe des In- 
vertébrés. 

Une classe? mais c'est un monde, c’est l’abime 
de la vie molle et demi-organisée à qui manque 
encore la vertèbre, la centralisation osseuse, le 
soutien essentiel de la personnalité. Ils intéressent 
d'autant plus, car visiblement ils commencent tout. 
Humbles tribus, jusque-là négligées! Réaumur, 
dans les insectes, avait mis les crocodiles. Le 
glorieux comte de Buffon ne daigna savoir les 
noms de cette populace infime ; il les laissa hors 
du Versailles olympien qu'il élevait à la Nature. Ils 
attendirent jusqu'à Lamarck, ces grands peuples 
obscurs, confus, ces exilés de la science, qui pour- 
tant remplissent tout, ont tout préparé. C'étaient 
justement les aînés qu’on avait empêchés d'entrer. 
Les admis, à les compter, auraient été peu de 
chose. Si l'on veut juger par le nombre, on pouvait 
dire que l'exclue, oubliée, laissée à la porte, c’é- 
tait la Nature elle-même. 


Le génie des métamorphoses venait d’être éman- 
cipé par la botanique et par la chimie. Ce fut une 
chose hardie, mais féconde, de prendre Lamarck 


* 

152 LES FAISEURS DE MONDES. 

dans la botanique où il avait passé sa vie et de lui 
imposer d'enseigner les animaux. Ce génie ardent 
et fait aux miracles par les transformations des 
plantes, plein de foi dans l'unité de la vie, fit sortir 
et les animaux, et le grand animal, le globe, de 
l'état pétrifié où on les tenait. Il rétablit de forme en 
forme la circulation de l'esprit. Demi-aveugle, à 
tâtons, il toucha intrépidement mille choses dont 
les clairvoyants n'osaient approcher encore. Du 
moins, il y mettait sa flamme. Geoffroy, Cuvier et 
Blainville les ont trouvées chaudes et vivantes. 
« Tout est vivant, disait-il, ou le fut. Tout est vie, 
présente ou passée. » Grand effort révolutionnaire 
contre la matière inerte, et qui irait jusqu'à sup- 
primer l’inorganique. Rien ne serait mort tout à 
fait. Ce qui a vécu peut dormir et garder la vie la- 
tente, une aptitude à revivre. Qui est vraiment 
mort? personne. 

Ce mot a enflé d’un souffle immense les voiles 
du dix-neuvième siècle. Hasardé, ou non, il nous a 
poussés où nous n’aurions été jamais. Nous nous 
sommes mis en quête, demandant à chaque chose, 
histoire ou histoire naturelle : « Qui es-tu? — Je 
suis la vie. » — La mort a été fuyant sous le regard 
des sciences. L'esprit va toujours vainqueur et ia 
faisant reculer. 


La 
"+ 


LES FAISEURS DE MONDES. 153 


J9 


Entre ces ressuscités, je vois d'abord mes madré- 
pores. Jusque-là pierre morte et calcaire grossier, 
ils prirent l'intérêt de la vie. Lorsque Lamarck les 
réunit, les expliqua au Muséum, on venait de les 
surprendre dans le mystère de leur activité, dans 
leurs immenses créations. On avait appris d'eux 
comment se fait un monde. On commença à soup- 
çonner que, si la terre fait l'animal, l'animal aussi 
fait la terre, et que tous deux accomplissnt l’un 
pour l’autre l'office de création. 

L'animalité est partout. Elle emplit tout et peu- 
ple tout. On en trouve les restes ou l'empreinte 
jusque dans ces minéraux, comme le marbre sta- 
tuaire, l’albâtre, qui ont passé par le creuset des 
feux les plus destructeurs. À chaque pas dans la 
connaissance de l'actuel on découvre un passé 
énorme de vie animale. Du jour où l'optique permit 
d’apercevoir l'infusoire, on le vit faisant les mon- 
tagnes, on le vit pavant l'Océan. Le dur silex du 
tripoli est une masse d’animalcules, l'éponge un si- 
lex animé. Nos calcaires tout animaux. Paris est 
bâti d’infusoires. Une partie de l'Allemagne repose 
sur une mer de corail, aujourd’hui ensevelie. Infu- 
soires, coraux, testacés, c’est de la chaux, de la 
craie. Sans cesse ils latirent de la mer. Mais les 
poissons qui dévorent le corail le rendent comme 
craie, et restituent celle-ci aux eaux d’où elle est 

9. 


15! LES FAISEURS DE MONDES. 


venue. Ainsi la Mer de corail, dans son travail d’en- 
fantement, de soulèvements, de mouvements, dans 
ses constructions sans cesse augmentées ou affais- 
sées, bâties, ruinées, rebâties, est une fabrique im- 
mense de calcaire, qui va alternant entre ses deux 
vies : vie agissante aujourd'hui, vie disponible qui 
agira demain. 


Forster a vu, et très-bien vu (ce qu'on à nié à 
tort) que ces îles circulaires sont des cratères de 
volcans, exhaussés par les polypes. Dans toute hy- 
pothèse contraire on ne peut expliquer cette iden- 
tité de forme. C’est toujours un petit anneau d’en- 
viron cent pas de diamètre, fort bas, battu au 
dehors par les flots, mais renfermant au dedans un 
bassin tranquille. Quelques plantes de trois ou 
quatre espèces font une couronne de verdure clair- 
semée au bassin intérieur. L'eau est du plus beau 
vert. L’anneau est de sable blanc (résidu de coraux 
dissous) en contraste avec le bleu foncé de l'Océan. 
Sous l’eau salée, nos ouvriers travaillent. Selon 
leurs espèces ou leurs caractères, les uns plus har- 
dis aux brisants, aux côtés paisibles les bonnes 
gens timides. 

Voilà un monde peu varié. Attendez. Les vents, 


LES. FAISEURS DE MONDES. 155 


les courants, travaillent à l’enrichir. Il ne faut 
qu'une bonne tempête pour que les îles voisines 
fassent la fortune de celle-ci. C'est là une des plus 
magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est 
grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout, 
plus elle ést féconde. Une trombe passe sur une 
ile: le torrent qu'elle y produit, chargé de limon, 
de débris, de plantes mortes ou vivantes, parfois de 
forêts arrachées, flot noir, bourbeux, perce la mer, 
et bientôt poussé des vagues ici et Rà, distribue 
ces présents aux îles prochaines. 

Un grand messager de la vie, et l’un des plus trans- 
portables, c’est la solide noix de coco. Non-seule- 
ment elle voyage; mais, jetée sur les récifs, si elle 
trouve un peu de sable blanc, où périraient d’autres 
plantes, elle y prend et s’en contente. Si elle trouve 
une eau saumâtre qu'aucun végétal n’aimerait, elle 
la compte pour eau douce, et vit là, et s'enfonce là. 
Elle germe, elle pousse, et c'est un arbre, un ro- 
buste cocotier. Un arbre, c’est bientôt de l'eau 
douce, et des débris, donc de la terre. Cela invite 
d'autres arbres, et bientôt l'on voit des palmiers. 
Des vapeurs arrêtées par eux se fait un ruisseau 
qui, coulant du centre de l'ile, maintient dans la 
blanche ceinture une percée que respectent les po- 
lypes, habitants de l'eau salée. 


456 LES FAISEURS DE MONDES. 


On connaîl maïntenant la rapidité extrême de 
leur travail. A Rio-Janeiro, en quarante jours de 
relâche, des canots disparaissaient déjà sous les tu- 
bulaires qui s’en étaient emparés. Un détroit, près 
de l'Australie, comptait naguère vingt-six îlots. Il 
en a déjà cent cinquante bien reconnus; l'Amirauté 
anglaise annonce qu'il en a davantage, et qu'en 
vingt ans, dans sa longueur de quarante lieues, 1l 
sera impraticable. 

Le récif oriental de l'Australie à trois cent 
soixante lieues (cent vingt-sept sans interruption); 
celui de la Nouvelle-Calédonie, cent quarante-cinq 
lieues. Des groupes d’iles, dans le Pacifique, ont 
quatre cents lieues de long, sur cent cinquante de 
large. La seule chaîne des Maldives a presque cinq 
cents milles de long. Ajoutez les bancs de l'ile de 
France, les bas-fonds de la mer Rouge, incessam- 
ment exhaussés. 

Timor, avec ses environs, offre un monde tout 
animal. On ne foule que choses vivantes. Les roches 
offrent tant de formes bizarres, et de riches cou- 
leurs, qu'on en est saisi, ébloui. Vous les voyez dans 
un espace de plusieurs lieues dans l’eau de mer, 
peu profonde (peut-être d'un pied) qui travaillent 
tranquillement, mais activement continuent leur 
métier de créateurs. 

Le premier observateur intelligent fut Forster, 


LES FAISEURS DE MONDES, 157 


compagnon de Cook, qui les trouva à l'ouvrage, les 
prit sur le fait dans leur grande conspiration pour 
faire à pelit bruit des îles par milliers, des chaînes 
d'iles, peu à peu un continent. 

Cela se passait sous ses yeux comme aux premiers 
jours du monde. Des profondeurs sous-marines le 
feu central pousse un dôme, un cône, qui, s'en- 
{r’ouvrant, de sa lave pendant quelque temps faitun 
cratère circulaire. Mais la force volcanique s'é- 
puise. Et ce cratère tiède se couronne de gelée vi- 
vante, animale et polypière, qui, rejetant toujours” 
de soi un mucus, va exhaussant ce cirque jusqu'à 
la basse mer; pas plus haut ; car, au-dessus, ils se- 
raient toujours à sec; mais, d'autre part, pas plus 
bas ; car ils visent à la lumière. S'ils n'ont pas d’or- 
gane spécial pour la percevoir, elle les pénètre. Le 
puissant soleil des tropiques, qui traverse de part 
en part leur petit être transparent, semble avoir 
sur eux l'attraction d'un invincible magnétisme. 
Quand la mer baisse et les découvre, ils n’en restent 
pas moins ouverts et boivent la vive lumière. 


rm 


Dumont-d'Urville, qui si souvent côloyait leurs 
petites îles, dit : «C'est un étrange supplice de 


158 LES FAIÏISEURS.DE MONDES. 


voir de près la paix de ce bassin intérieur, de voir 
tout autour sous l’eau peu profonde des bancs avan- 
cés où s'élalent les coraux en parfaite sécurité, 
lorsqu’on est soi-même en pleine tempête. » Ce 
monde aimable est un écueil. Touchez et vous êtes 
brisé. La mer transparente vous montre un abîme 
à pic de cent brasses. Ne vous fiez pas aux ancres. 
Nul câble qui, au frottement, ne soit usé, bientôt 
coupé. L’anxiété est extrême dans les longues nuits 
où la houle australe vous pousse sur ces tranchants 
r'ASOITS. | 


Les innocents faiseurs d'écueils ne manquent 
pourtant pas de réponse aux accusations. [ls disent : 
« Donnez-nous le temps. Ces bords adoucis peu à 
peu deviendront hospitaliers. Laissez-nous faire. 
Les bancs liés aux bancs voisins n'auront plus ces 
remous terribles. Nous vous faisons un monde de 
rechange pour le cas où périrait le vôtre. Vous 
nous bénirez peut-être, s'il vous vient un cata- 
clysme, si, comme l’a dit quelqu'un, la mer verse 
d'un pôle à l'autre tous les dix mille ans. Vous vous 
tiendrez fort heureux de trouver là nos îles australes 
où nous aurons fait un refuge. 


LES FAISEURS DE MONDES. 159 


« Avouons-le, disent-ils encore, quand même 
malheureusement quelques vaisseaux y périraient, 
ce que nous faisons ici est utile, est bon et grand. 
Notre monde improvisé pourrait avoir quelque or- 
gueil. Sans parler dela beauté de ses triomphantes 
couleurs qui effacent celles de la terre, sans parler 
des gracieux cercles, des courbes où nous nous com- 
plaisons, — tant de problèmes obseurs qui vous ar- 
rêtent semblent chez nous avoir trouvé solution. La 
distribution du travail, une charmante variété dans 
une grande régularité, un ordre géométrique qui 
cependant a les grâces d'une liberté naissante, — 
où trouver cela chez vous autres hommes”? 

« Notre travail incessant pour alléger l'eau de 
ses sels y crée les courants magnifiques qui en font 
la vie, la salubrité: Nous sommes les esprits de la 
mer; nous lui donnons le mouvement. 

« Elle n'est pas ingrate, il est vrai. Elle vient à 
point nommé nous nourrir. Et, non moins exacte, 
la chaude lumière nous caresse, nous pare de ses 
riches couleurs. Nous sommes les bien-aimés de 
Dieu, ses ouvriers favoris. Il nous charge d’ébaucher 
ses mondes. Tous les puinés de ce globe qui vien- 
nent ont besoin de nous. Notre ami, le cocotier, ce 
géant qui sur notre île inaugure la vie terrestre, 
n’y parvient qu’en nous demandant nos poussières 
pour y puiser. La vie végétale, au fond, est un 


160 LES FAISEURS DE MONDES. 


egs, un don, une aumône de nos libéralités. 
Riche de nous, elle nourrira la création supérieure. 

« Mais pourquoi d'autres animaux? Nous sommes 
un monde complet, hormonique, et qui suffit. Le 
cercle de la création pourrait se fermer ici. Dieu 
par nous couronna son ile; sur son ancien vol- 
can de feu, il a fait un volcan de vie, — bien mieux, 
l'épanouissement de ce paradis vivant. Il a ce qu'il 
a voulu, et maintenant va se reposer. » 

Pas encore et pas encore. Une création doit mon- 
ter par-dessus la vôtre, une chose que vous ne 
craignez pas. Ce rival n'est pas la tempête, vous la 
bravez; ni l’eau douce, vous bâtissez à côté. Ce 
n’est pas même la terre qui peu à peu envahit et 
couvre vos constructions. Cette autre puissance, 
où est-elle? — En vous. Tout polype n'est pas ré- 
signé à rester polype. Il y a dans votre république 
telle créature inquiète, qui dit que la perfection de 
cette vie végétative ce n’est pas la vie. Elle en rêve 
une autre à part: — s’en aller et naviguer seule, 
voir l'inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard 
du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle 
et reste obscure en vous : 

C'est l'âme. 


FILLE DES MERS 


J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'a- 
créable petite ville d'Hyères, qui de loin regarde 
la mer, les îles et la presqu'ile dont sa côte est abri- 
tée. La mer, à cette distance, attire plus puissam- 
ment peut-être que si l’on était au bord. Les sen- 
tiers qui y mènent invitent, soit qu’on suive, entre 
les jardins, les haies de jasmin et de myrte, soit 
qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers 
et un petit bois mêlé de lauriers et de pins. Le bois 
n'empêche nullement qu'on n'ait de temps à autre 
quelques échappées de la mer. Ce lieu est, non 
sans raison, nommé Coste-Belle. Nous y rencon- 
trions souvent dans les beaux jours d’un doux hiver 
une fort touchante malade, une jeune princesse 
étrangère venue là de cinq cents lieues pour pro- 
longer quelque peu sa vie défaillante. Cette vie 


162 FILLE DES MERS. 


courte avait été triste et dure. A peine heureuse, 
elle se voyait mourir. Elle se traînait appuyée, 
tendrement enveloppée de celui qui vivait d’elle et 
comptait ne pas survivre. Si les vœux et les prières 
pouvaient prolonger une vie, elle eût vécu; elle 
avait pour elle ceux de tous, surtout des pauvres. 
Mais le printemps arrivait et sa fin. Dans un jour 
d'avril où tout renaissait, nous vimes passer en- 
core les deux ombres sous ce boïs, pâle comme un 
llysée de Virgile. 


Nous arrivâmes au golfe le cœur plein de cette pen- 
sée. Entre les rochers assez âpres, les lagunes que 
laissait la mer gardaient de petits animaux trop 
lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles 
étaient là toutes retirées en elles-mêmes et souf- 
frant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans co- 
quille, sans abri, tout éployée, gisait l'ombrelle 
vivante qu'on nomme assez mal méduse. Pourquoi 
ce terrible nom pour un être si charmant? Jamais 
je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées 
qu'on voit si souvent au bord de la mer. Gelle-ci 
était petite, de la grandeur de ma main, mais sin- 
culièrement jolie, de nuances douces: et légères. 
Elle était d'un blanc d'opale où se perdait, comme 


FILLE DES MERS, 165 


dans un nuage, une couronne de tendre lilas. Le 
vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux li- 
las flottait en dessus, et la délicate ombrelle (c'est-à- 
dire son propre corps), se trouvant dessous, touchait 
le rocher. Très-froissée en ce pauvre corps, elle était 
blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses 
organes pour respirer, absorber, et même aimer. 
Tout cela, sens dessus dessous, recevait d’aplomb 
le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus 
âpre par l’aridité du mistral qui s’y mélait par mo- 
ments. Double trait qui traversait la transparente 
créature. Vivant dans ce milieu de mer dont la 
contact est caressant, elle ne se cuirasse pas d’é- 
piderme résistante, comme nous autres animaux 
- de la terre; elle reçoit tout à vif. 

Près de sa lagune séchée, d’autres lagunes étaient 
plemes et communiquaient à la mer. Le salut était 
à un pas. Mais, pour elle qui ne se meut que par ses 
ondoyants cheveux, ce pas était infranchissable. 
Sous ce soleil, on pouvait croire qu’elle serait bien- 
{ôt dissoute, absorbée, évanouie. 

Rien de plus éphémère, de plus fugitif que ces 
filles de la mer. Il en est de plus fluides, comme 
la légère bande d'azur qu’on appelle ceinture de 
Vénus, et qui, à peine sortie de l’eau, se dissipe 
et disparaît. La méduse, un peu plus fixée, a plus 
de peine à mourir. 


164 FILLE DES MERS. 


Était-elle morte où mourante? Je ne crois pas 
aisément à la mort; je soutins qu'elle vivait. A 
tout hasard, il coûtait peu de l’ôter de là et de la 
jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à 
la toucher j'avais un peu de répugnance. La déli- 
cieuse créature, avec son innocence visible et l'iris 
de ses douces couleurs, était comme une gelée 
tremblotante, glissait, échappait. Je passai outre ce- 
pendant. Je glissai la main dessous, soulevai avec 
précaution le corps immobile, d'où tous les cheveux 
retombèrent, revenant à la position naturelle où ils 
sont quand elle nage. Telle je la mis dans l’eau voi- 
sine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie. 

Je me promenai sur le bord. Mais au bout de dix 
minutes, j'allai revoir ma méduse. Elle ondulait 
sous le vent. Réellement, elle remuait et se remet- 
tait à flot. Avec une grâce singulière, ses cheveux 
fuyant sous elle nageaïent, doucement l'éloignaient 
du rocher. Elle n'allait pas bien vite, mais enfin 
allait. Bientôt je la vis assez lom. 


Elle n'aura peul-êlre pas tardé de chavirer en- 
core. Il est impossible de naviguer avec des mpyens 
plus faibles et de façon plus dangereuse. Elles crai- 


FILLE DES MERS. 165 


gnent fort le rivage, où tant de choses dures les 
blessent, et, en pleine mer, le vent à chaque instant 
les retourne. Alors leurs cheveux-nageoires étant 
par-dessus, elles flottent à l'aventure, la proie des 
poissons, la joie des oiseaux, qui se font un jeu de les 
enlever. 

Pendant toute une saison passée aux bords de 
la Gironde, je les voyais fatalement poussées par 
la passe, jetées à la côte par centaines, sécher là 
misérablement. Celles-ci étaient grosses, blanches, 
fort belles à leur arrivée, comme de grands lustres 
de cristal avec de riches girandoles, où le soleil mi- 
roitant mettait des pierreries. Hélas! quel état diffé- 
rent au bout de deux jours! le sable fort heureusc- 
ment s’affaissait dessous, les cachait. 

Elles sont l'aliment de tous, et elles-mêmes n'ont 
guère d’aliment que la vie peu organisée, vague en- 
core, les atomes flottants de la mer. Elles les en- 
gourdissent, les éthérisent, pour ainsi parler, et les 
sucent sans les faire souffrir. Elles n’ont ni dents, 
ni armes. Nulle défense. Seulement quelques es- 
pèces (et non pas toutes, dit Forbes) peuvent, sion 
les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu, 
comme l'ortie. Sensation si faible, au reste, que 
Dicquemare n’a pas craint de la recevoir dans l'œil 
et l'a fait impunément. 


166 FILLE DES MERS, 


Voilà une créature bien peu garantie, et en grand 
hasard. Elle est supérieure déjà. Elle a des sens, 
et, si l'on en juge par les contractions, une suscep- 
übilité notable de souffrir. On ne peut, comme le 
polype, la partager impunément. Dans ce cas, lui, 
il se double; elle, elle meurt. Comme lui, gélali- 
neuse, elle semble un embryon, mais l'embryon 
trop tôt renvoyé du sein de la mère commune, uré 
de la base solide, de l'association qui fit la sécurité 
du polype, et lancé dans l'aventure. 


Comment est-elle partie, l’imprudente ? comment 
sans voile, rame ni gouvernail, avoir quitté le port”? 
Quel est son point de départ? 

Ellis, en 1750, avait vu sur un polype surgir 
une petite méduse. De nos jours plusieurs obser- 
vateurs ont vu et mis hors de doute qu'elle est 
une forme de polype, sortie de l'association. La 
méduse, pour le dire simplement, est un polype 
émancipé. | 

Quoi d'étonnant ? dit très-bien le sage M. l'orbes, 
qui les a tant étudiées. Cela veut dire seulement 
qu'à ce degré l'animal suit encore la loi végétale. 
De l'arbre, être collectif, sort l'individu, le fruit dé- 


FILLE DES MERS. 167 
taché, lequel fruit fera un autre arbre. Un poirier, 
c'est comme une sorte de polypier végétal, dont la 
poire (libre individu) peut nous donner un poirier. 

De même, dit Forbes encore, que la branche d’une 
plante qui allait se charger de feuilles s’arrète dans 
son développement, se contracte, devient un organe 
d'amour, je veux dire une fleur, — le polypier, 
contractant quelques-uns de ses polypes, transfor- 
mant leurs estomacs contraclés, fait le placenta, 
les œufs, d’où sort sa fleur mobile, la jeune et gra- 
cieuse méduse. (Ann. of the Nat. hist.,t. XIV, 587.) 


On aurait pu le deviner à cette grâce indécise, à 
cette faiblesse désarmée qui ne craint rien, qui 
s'embarque sans instruments pour naviguer, qui se 
confie trop à la vie. C’est la première et touchante 
échappée de l'âme nouvelle, sortie, sans défense 
encore, des sûretés de la vie commune, essayant 
d'être soi-même, d'agir et souffrir pour son compte, 
— molle ébauche de la nature libre, — embryon 
de la liberté. 

Être soi, être à soi seul un petit monde complet, 
grande tentation pour tous! universelle séduction! 
belle folie qui fait l'effort et tout le progrès du 


168 FILLE DES MERS. 


monde! Mais dans ces premiers essais, qu’elle 
semble peu justifiée! On dirait que la méduse fut 
créée pour chavirer. 

Chargée d’en haut, d'en bas mal assurée, elle 
est faite à l'opposé de la physalie, sa parenie. 
Celle-ci n’a au-dessus de l'eau qu'un petit bal- 
lon, une vessie insubmersible, et laisse trainer 
au fond ses longs tentacules, infiniment longs, de 
vmgt pieds ou davantage, qui l’assurent, balayent 
la mer, frappent le poisson de torpeur, le lui hvrent. 
Légère et msouciante, gonflant son ballon nacré, 
teinté de bleu ou de pourpre, elle lance, par ses 
srands cheveux de sinistre azur, un subul venin 
dont la décharge foudroie. 

Moins redoutables, les vélelles ne peuvent pé- 
rir non plus. Elles ont la forme de radeaux; 
leur petite organisation est déjà un peu solide; 
elles savent se diriger, tourner au vent la voile 
oblique. Les porpites, qui ne semblent qu'une 
fleur, une marguerite, ont pour elles leur légèreté; 
elles flottent même après leur mort. Il en est de 
même de tant d'êtres fantastiques et presque 
aériens, guirlandes à clochettes d'or ou guir- 
landes de boutons de roses (physsophore, stéphano- 
mie, etc.), ceintures azurées de Vénus. Tout cela 
nage et surnage invinciblement, ne craint que la 
terre, vogue au large, dans la grande mer, et, si vio- 


FILLE DES MERS. 169 


lente qu'elle semble, y trouve toujours son salut. 
Les porpites et les vélelles craignent si peu l'Océan, 
que, pouvant toujours surnager, ils font effort pour 
enfoncer, et, dès qu'il vient du gros temps, se ca- 
chent dans la profondeur. 

Telle n’est pas la pauvre méduse. Elle à à erain- 
dre le rivage, elle a à craindre l'orage. Elle pour- 
rait se faire pesante à volonté et descendre, mais 
l'abime lui est interdit; elle ne vit qu’à la surface, 
en pleine lumière, en plein péril. Elle voit, elle en- 
tend, et elle a le toucher fort délicat, beaucoup 
trop pour son malheur. Elle ne peut se diriger. Ses 
organes plus compliqués la surchargent et lui font 
perdre bien aisément l'équilibre. 

Aussi on est tenté de croire qu'elle se repent 
d'un essai de liberté si hasardeuse, qu'elle regrette 
l’état inférieur, la sécurité de la vie commune. Le 
polypier fit la méduse; la méduse fait le polypier. 
Elle rentre à l'association. Mais cette vie végétative 
est si ennuyeuse, qu’à la génération suivante, elle 
s’en émancipe encore et se relance au hasard de sa 
vaine navigation. Alternative bizarre, où elle flotte 
éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte, 
elle rêve le mouvement. 


10 


170 FILLE DES MERS. 


Ces étranges métamorphoses, qui tour à tour 
élèvent, abaissent, l'être indécis, et le font alterner 
entre deux vies si différentes, sont vraisemblable- 
ment le fait des espèces inférieures, des méduses 
qui n'ont pu entrer décidément encore dans la car- 
rière irrévocable de l'émancipation. Pour les autres, 
on croirait sans peine que leurs variétés charmantes 
marquent des progrès intérieurs de vie, des degrés 
de développement, les jeux, les grâces et les sourires 
de la liberté nouvelle. Celle-ci, artiste admirable, 
sur ce thème si simple de disque ou d’ombrelle 
qui flotte, d’un léger lustre de cristal où le soleil 
met des lueurs, a fait une création infinie de jolies 
variantes, un déluge de petites merveilles. 

Toutes ces belles, à l'envi, flottant sur le vert miroir 
dans leurs couleurs gaies et douces, dans les mille 
attraits d’une coquetterie enfantine et qui s’ignore, 
ont embarrassé la science, qui, pour leur trouver 
des noms, a dû appeler à son secours et les reines 
de l’histoire et les déesses de la mythologie. Celle-ci, 
c'est l’ondoyante Bérénice, dont la riche chevelure 
traine et fait un flot dans les flots. Celle-là, c’est la 
petite Orithye, épouse d'Éole, qui, au souffle de son 
époux, promène son urne blanche et pure, incer- 
laine, à peine affermie par l’enchevêtrement délicat 
de ses cheveux, que souvent elle enlace par-dessous. 
Là-bas, Dionée, la pleureuse, semble une pleine 


FILLE DES MERS. i71 


coupe d'albâtre qui laisse, en filets cristallins, dé- 
border de splendides larmes. Telles, en Suisse, j'ai 
vu s'épancher des cascades lasses et paresseuses, 
qui, ayant fait trop de détours, semblaient tomber 
de sommeil, de langueur. 


Dans la grande féerie d’illumination que la mer 

déploie aux nuits orageuses, la méduse a un rôle à 
part. Plongée, comme dans tant d’autres êtres, 
dans le phosphore électrique dont ils sont tous 
pénétrés, elle le rend à sa manière avec un charme 
personnel. 

Qu’elle est sombre, la nuiten mer, quand on n’v 
voit pas ce phosphore! Qu'elles sont vastes et re- 
doutables, ses ténèbres! Sur terre, l'ombre est 
moins obscure; on se reconnait toujours à la va- 
riété des objets qu’on touche, ou dont on pressent 
les formes ; ils vous donnent des points de repère. 
Mais la vaste nuit marine, un noir infini! rien et 
rien !.… Mille dangers possibles, inconnus ! 

On sent tout cela sur la côte même, quand on vit 
devant la mer. C’est une grande jouissance quand, 
l’air devenant électrique, on voit au loin apparaitre 
un léger ruban de feu pâle. Qu'est-ce cela ? On l'a 


172 FILLE DES MERS. 


vu chez soi sur le poisson mort, par exemple le 
hareng, Mais vivant, dans ses grandes flottes, dans 
les longues trainées visqueuses qu'il laisse derrière, 
il est encore plus lumineux. Cet éclat n’est point 
du tout le privilège de la mort. — Est-ce un ef- 
fet de la chaleur? Non, vous le trouvez aux deux 
pôles, et dans les mers Antarctiques, et dans les 
mers de Sibérie. Il est dans les nôtres, et dans 
toutes. | 

C'est l'électricité commune dont ces eaux, demi- 
vivantes, se dégagent aux temps orageux, inno- 
cente et pacifique foudre dont tous les êtres ma- 
rins sont alors les conducteurs. Ils l'aspirent et ils 
l'expirent, la restituent largement à leur mort. La 
mer la donne et la reprend. Le long des côtes et 
des détroits, les froissements et les remous la font 
circuler puissamment. Chaque être en prend, s'en 
empare plus ou moins selon sa nature. Ici, des 
surfaces immenses de paisibles infusoires font 
comme une mer lactée, d'une douce et blanche lu- 
mière, qui ensuite plus animée tourne au jaune du 
soufre embrasé. Ici, des cônes de lumières vont 
pirouettant sur eux-mêmes, ou roulent en boulets 
rouges. Un grand disque de feu se fait (pyrosome), 
qui part du jaune opalin, un moment frappé de vert, 
puis s’irrite, éclate dans le rouge, l'orange, puis s’as- 
sombrit d'azur. Ces changements ont quelque chose 


FILLE DES MERS. 175 


de régulier qui indiquerait une fonction naturelle, la 
contraction et dilatation d’un être qui souffle le feu. 

Cependant, à l'horizon, des serpents enflammés 
s’agitent sur une infinie longueur (parfois vingt-cinq 
ou trente lieues). Les biphores et les salpas, êtres 
transparents que traversent et la mer et le phosphore, 
donnent cette comédie serpentine. Étonnante asso- 
ciation qui mène ces danses effrénées, puis se sépare. 
Séparés, ses membres libres font des petits libres 
encore, qui, à leur tour, engendreront des répu- 
bliques dansantes, pour répandre sur la mer cette 
bacchanale de feu. 

De grandes flottes, plus paisibles, promènent sur 
les flots des lumières. Les vélelles allument la nuit 
leurs petites embarcations. Les béroës vont triom- 
phantes comme des flammes. Nulles plus magiques 
que celles de nos méduses. Est-ce un pur effet phv- 
sique, comme celui qui fait serpenter les salpas in- 
jectés de feu? Est-ce un acte d'aspiration, comme 
d'autres en donnent l'idée? Est-ce caprice, comme 
chez tant d'êtres qui se jouent aux étincelles d'une 
vaine et incons{ante joie? Non, les nobles et belles 
méduses (comme l'Océanique à couronne, comme 
la charmante Dionée) semblent exprimer des pen- 
sées graves. Sous elles, leurs cheveux lumineux, 
comme une sombre lampe qui veille, lancent des 
lueurs mystérieuses d'émeraude et d'autres cou- 

10. 


174 FILLE DES MERS. 

leurs qui, jaillissant ou pälissant, révèlent un sen- 
timent, et je ne sais quel mystère. On dirait l’es- 
prit de l’abîme qui en médite les secrets. On dirait 
l'âme qui vient ou celle qui doit vivre un jour. Ou 
bien faudrait-il y voir le rêve mélancolique d’une 
destinée impossible, qui ne doit jamais atteindre 
son but? Ou l'appel au bonheur d'amour qui seul 
nous console ici-bas? | 

On sait que, sur notre terre, chez nos lucioles, ce 
feu est le signal, l’aveu de l'amante qui se désigne, 
dit sa retraite et se trahit. A-t-l ce sens chez les 
méduses? On l’ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elles 
versent ensemble leur flamme et leur vie. La séve 
féconde, chez elles, la vertu de génération, y tient, 
et, à chaque éclair, échappe et va diminuant. 

Si l’on veut le plaisir cruel de redoubler cette 
féerie, on les expose à la chaleur. Alors elles 
s’exaspèrent, rayonnent et deviennent si belles, si 
belles !... que la scène est finie. Flamme, amour 
et vie, tout a fui, tout s'est écoulé à la fois. 


VIT 


LE PIQUEUR DE PIERRES 


Lorsque l'excellent docteur Livingston pénétra 
chez les pauvres peuplades de l'Afrique qui ont 
peine à se défendre des marchands d'esclaves et 
des lions, les femmes, le voyant armé de tous les 
arts protecteurs de l'Europe et l’invoquant avec 
raison comme une providence amie, lui disaient ce 
mot touchant : « Donne-nous le sommeil! » 

C'est le mot que tous les êtres vivants, chacun 
dans sa langue, adressent à la Nature. Tous dési- 
rent et rêvent la sécurité. On n'en peut douter 
quand on voit les efforts ingénieux qu'ils font pour 
se la donner. Ces efforts ont créé des arts. L'homme 
n'en invente pas un, sans trouver que les animaux 
l'avaient inventé avant lui, inspirés de cet instinct 
si fixe et si fort du salut. 


1476 LE PIQUEUR DE PIERRES, 


Is souffrent, ils craignent, ils veulent vivre. Il 
faut se garder de croire que les êtres peu avancés, 
embryonnaires, soient peu sensibles. Le contraire 
est certain. En tout embryon, ce qui est ébauché 
d'abord, c'est le système nerveux, c’est-à-dire la 
capacité de sentir et de souffrir. La douleur est 
l'aiguillon par lequel la prévoyance est peu à peu 
stimulée, et l'être pressé, forcé de s’ingénier. Le 
plaisir y sert aussi, et vous le voyez déjà dans ceux 
qu'on croirait les plus froids. On a justement noté 
chez le limaçon le bonheur qu'il a, après des recher- 
ches pénibles d'amour, de rencontrer l'objet aimé. 
Tous deux, d'une grâce émue, ondulant de leurs 
cous de cygne, s'adressent de vives caresses. Qui 
dit cela? le sévère, le très-exact Blainville. (Moll., 
p. 181.) 

Mais, hélas! combien la douleur est largement 
prodiguée ! Qui n’a vu avec tristesse les lents et pé- 
nibles efforts du mollusque sans coquille, qui traîne 
sur le ventre? Choquante mais trop fidèle image du 
fœtus qu'un hasard cruel aurait arraché de la mère, 
jeté sur le sol sans défense et nu. La triste bête 
épaissit sa peau autant qu'elle peut, adoucit les as- 
pérités et rend sa route glissante. N'importe. Elle 
doit subir un à un tous les obstacles, les chocs, les 
pointes de caillou. Elle est endurcie, résignée, je le 
veux bien. Et pourtant, à tel contact, elle se tord, 


LE PIQUEUR DE PIERRES. 177 


elle se contracte, donne les signes d’une très-vive 
sensibilité. 


Avec tout cela, elle aime, la grande Ame d’har- 
monie, qui est l'unité du monde. Elle aime, et par 
l'alternative de plaisir et de douleur elle cultive 
tous les êtres et les oblige à monter. 

Mais, pour monter, pour passer à un degré su- 
périeur, il faut qu'ils aient épuisé tout ce que l'in- 
férieur contient d'épreuves plus ou moins pénibles, 
de stimulants d'invention et d'art instinctif, Il 
faut même qu'ils aient exagéré leur genre, en aient 
rencontré l’excès, qui, par contraste, fait sentir le 
besoin d’un genre opposé. Le progrès se fait ainsi 
par une sorte d'oscillation entre les qualités con- 
traires qui tour à tour se dégagent et s’incarnent 
dans la vie. | ; 

Traduisons ces choses divines en langage hu- 
main, familier, peu digne de leur grandeur, mais 
qui les fera comprendre : 

La Nature, s'étant plu Ldicohiesà à faire et 
défaire la méduse, à varier à l'infini ce thème gra- 
cieux de liberté naissante, un matin se frappa le 
front, se dit : « J'ai fait un coup de tête. Cela est 
charmant. Mais j'ai oublié d'assurer la vie de 


178 LE PIQUEUR DE PIERRES. 


la pauvre créature. Elle ne pourra subsister que par 
l'infini du nombre, l’excès de sa fécondité. Il me 
faut maintenant un être plus prudent et mieux 
gardé. Qu'il soit craintif, s’il le faut. Mais surtout, 
je le veux, qu’il vive! » 


Ces craintifs, dès qu’ils apparurent, se jelèrent 
dans la prudence jusqu'aux limites dernières. Ils 
fuirent le jour, s’'enfermèrent. Pour se sauver des 
contacts durs, secs, tranchants, de la pierre, ils 
employèrent le moyen universel, celui de la mue. 
De leur mue gélatineuse, ils sécrétèrent une enve- 
loppe, un tube qui va s’allongeant autant que leur 
chemin s’allonge. Misérable expédient qui tient ces 
mineurs (les tarets) hors de la lumière et hors de 
l'air libre, qui leur cause une dépense énorme de 
substance. Chaque pas leur coûte infiniment, les 
frais d’une maison complète. Un être qui se ruine 
ainsi pour vivre ne peut que végéter pauvre, inca- 
pable de progrès. . 

La ressource n’est guère meilleure, de s’enseve- 
lir par moment, de se cacher dans le sable à la mer 
basse, en remontant quand le flux revient. C’est le 
manége que vous voyez chez les solen, Vie variable, 


LE PIQUEUR DE PIERRES. 179 
L L . LL » L . _ ++ 
mcertaine, fugitive deux fois par jour, el de con- 


stante inquiétude. 


Chez des êtres bien inférieurs, une chose obscure 
encore, qui devait changer le monde à la longue, 
avait commencé à poindre. Les simples étoiles de 
mer, dans leurs cinqrayons, avaient un certain sou- 
tien, quelque chose comme une charpente de pièces 
articulées, au dehors quelques épines, des suçoirs 
qui avancent, reculent à volonté. Un animal fort 
modeste, mais timide et sérieux, semble avoir fait 
son profit de cette ébauche grossière. Il dit, je pense, 
à la Nature : 

« Je suis né sans ambition. Je ne demande pas 
les dons brillants de messieurs les mollusques. 3e 
ne ferai nacre ni perle. Je ne veux pas de couleur 
brillante, un luxe qui me désignerait. Je désire en- 
core bien moins la grâce de vos étourdies les médu- 
ses, le charmeondoyant de leurs cheveux enflammés 
qui atuirent, les font attaquer et leur servent à faire 
naufrage. O mère! je ne veux qu’une chose, étre. 
ètre un, et sans appendices extérieurs et compro- 
mettants, — être ramassé, fort en moi, arrondi, 
car c'est la forme qui donnera le moins de prise, — 
l'être enfin centralisé. | 

« J'ai bien peu l'instinct des voyages. De la mer 
haute à la mer basse, rouler quelquelois, c'est as- 


180 LE PIQUEUR DE PIERRES. 


sez. Collé strictement sur mon roc, je résoudrai là 
le problème que votre futur favori, l’homme, doit 
chercher en vain, le problème de la sûreté : ex- 
clure strictement l'ennemi, tout en admettant l'ami, 
surtout l’eau, l'air et la lumière." Il m'en coûtera, 
je le sais, du travail, un constant effort. Couvert 
d’épines mobiles, je me ferai éviter. Hérissé, seul 
comme un ours, on m appellera l'oursin. » 


Combien ce sage animal est supérieur aux po- 
iypes, engagés dans leur propre pierre qu'ils font 
de pure sécrétion, sans travail réel, mais qui aussi 
ne leur donne nulle sûreté ! Combien il paraît supé- 
rieur à ses supérieurs eux-mêmes, je veux dire à 
tant de mollusques qui ont des sens plus variés, 
mais n'ont pas la fixe unité de son ébauche verté- 
brale, ni son persévérant travail, ni les ingénieux 
outils que ce travail a suscités! 

La merveille, c'est qu'il est à la fois lui, cette 
pauvre boule roulante, qu'on croit une châtaigne 
épineuse; 4 est un, et il est multiple; — il est fixe, 
et il est mobile, fait de deux mille quatre cents piè- 
ces qui se démontent à volonté. 

Voyons comment 1l se créa. 

C'était dans une anse étroite de la mer de Bre- 
tagne. Il n'avait pas là un doux lit de polypes mous 
et d'algues comme les oursins de la mer des Indes, 


LE PIQUEUR DE PIERRES. 181 


qui sont dispensés d'industrie. Il était devant le pé- 

ril, la difficulté, comme l'Ulysse de l'Odyssée, qui, 
jeté, ramené par le flot, essaye de s’amarrer au roc 
avec ses ongles ensanglantés. Chaque flux et chaque 
reflux, c'était pour le petit Ulysse une grande 
tempête. Mais sa grande volonté, son puissant dé- 
sir, lui fit si-bien baiser la roche, que ce baiser 
constant créa une ventouse qui fit le vide et l’umit 
à la roche même. 

Ce n'est pas tout : de ses épines qui grattaient, 
voulaient saisir, une se subdivisa, et devint une 
triple pince, véritable ancre de salut, qui seconde- 
rait la ventouse si celle-ci s’appliquait mal à une sur- 
face peu polie. 

Quand il eut pincé, aspiré puissamment sa roche, 
se sentit assis, il comprit de plus en plus qu'ilavait 
tout à gagner si, de convexe qu'elle était, il pou- 
vait la faire concave, y creuser à sa mesure un petit 
trou, se faire un nid. Car on n'est pas toujours 
jeune. On n’a pas les mêmes forces. Quelle dou- 
ceur ne serait-ce si, un jour, l'oursin émérite pou- 
vait relâcher quelque chose de l'effort de cet an- 
crage qui continue jour et nuit? 

Donc il creusa. C'est sa vie. Fait de pièces déta- 
chées, 1l agit par cinq épines qui, toujours pous- 
sant d'ensemble, se soudèrent et lui firent un pic 


admirable pour percer. 
il 


182 LE PIQUEUR DE PIERRES. 


Ce pic de cinq dents du plus bel émail est porté 
par une charpente délicate, quoique très-solide, 
formée de quarante pièces. Elles glissent dans une 
sorte de gaine, sortent, rentrent, ont un jeu parfait. 
Par cette élasticité, elles évitent les chocs violents. 
Bien plus, elles se réparent s’il survient des acci- 
dents. 

C'est rarement dans la pierre, qu'il méprise, c’est 
dans le roc, le granit, qu'il sculpte, ce héros du 
travail. Plus ce roc est dur, résistant, mieux il s’y 
sent affermi. Que lui importe d'ailleurs? Le temps 
ne fait rien à l'affaire, et tous les siècles sont à 
lui. Qu'il meure demain, ayant usé sa vie et son 
instrument, un autre vient s'établir là, continue à 
la même place. Ils communiquent peu dans leur 
vie, ces solitaires; mais la fraternité existe pour 
eux par la mort, et le jeune survenant, qui trouve 
besogne demi-faite, en jouit, bénit la mémoire du 
bon travailleur qui la prépara. 

Ne croyez pas qu'il s'agisse de frapper, et frap- 
per toujours. Il a son art. Une fois qu'il a bien 
attaqué le ciment qui ünit la roche, et bien dé- 
chaussé celle-ci, il mord les aspérités comme avec de 
petites tenailles, déracine le silex. Œuvre de grande 
patience, qui implique d'assez longs chômages pour 
que l’eau agisse aussi sur les places dénudées. On 
peut alors, de la première couche, aller à la seconde, 


LE PIQUEUR DE PIERRES. … 185 


et, par ces procédés lents et sûrs, en venifà bout. 

Dans cette vie uniforme, il y a des crises pour- 
tant, comme dans celle de l’ouvrier. La mer fuit de 
certains rivages. L'été, telle roche devient d'une 
insupportable chaleur. Il faut avoir deux maisons, 
une d'été, une d'hiver. 

Grand événement qu'un déménagement pareil 
pour un être sans pieds, qui, de tous côtés, a des 
pointes. M. Caillaud l’a observé, admiré dans ces 
moments. Les baguettes faibles et mobiles, qui 
jouent, avancent et reculent, ne sont nullement 
insensibles, quoiqu'il les garantisse un peu en 
sécrétant tout autour un peu de molle gélatine 
qui sans doute fait matelas. Enfin, il le faut, il se 
lance, 1l s’affermit sur ses pointes, comme sur au- 
tant de béquilles, roule son tonneau de Diogène, et, 
comme 1l peut, atteint le port. 

Là, renfermé de nouveau et dans sa coque héris- 
sée, et dans le petit nid qu’il trouve presque tou- 
jours commencé, il se renfonce en lui-même, en 
sa jouissance solitaire de sécurité bienheureuse. 
Que mille ennemis rôdent au dehors, que la vague 
tonne et mugisse ; tout cela, c'est pour son plaisir. 
Que le roc tremble aux coups de mer : il sait bien 
qu'il n’a rien à craindre, que c’est sa bonne nour- 
rice qui fait ce bruit. Il est bercé, il sommeille et 
lui dit : « Bonsoir. » 


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VIII 


COQUILLES, NACRE, PERLE 


L’oursin a posé la borne du génie défensif. Sa 
cuirasse, ou, si l’on veut, son fort de pièces mobiles, 
résistantes, cependant sensibles, rétractiles, et ré- 
parables en cas d’accident, ce fort, appliqué et an- 
cré invinciblement au rocher, bien plus le rocher 
creusé logeant le tout, de sorte que l'ennemi n'ait 
nul jour pour faire sauter la citadelle, — c'est un 
système complet qui ne sera pas surpassé. Nulle 
coquille n’est comparable, encore bien moins les 
ouvrages de l’industrie humaine. 

L'oursin est la fin des êtres circulaires et rayon- 
nés. En lui ils ont leur triomphe, leur plus haut 
développement. Le cercle a peu de variantes. Il est 
la forme absolue. Dans le globe de l’oursin, si 
simple, si compliqué, il atteint une perfection qui 
finit le premier monde. 


186 COQUILLES, NACRE, PERLE. 


La beauté du monde qui vient sera l'harmonie 
des formes doubles, leur équilibre, la grâce de leur 
oscillation. Des mollusques jusqu'à l'homme, tout 
être est fait désormais de deux moitiés associées. 
En chaque animal se trouve (mieux que l'unité) 
l'union. 

Le chef-d'œuvre de l’oursin avait dépassé le 
but même; ce miracle de la défense avait fait un 
prisonnier; il s'était non-seulement enfermé, mais 
enseveli, s’élait creusé une tombe. Sa perfection 
d'isolement l'avait séquestré, mis à part, privé de 
toute relation qui fait le progrès. 

Pour que le progrès reprenne par une ascension 
régulière, il faut descendre très-bas, à l'embryon 
élémentaire, qui d'abord n'aura de mouvement que 
celui des éléments. Le nouvel être est le serf de 
la planète, à ce point que, dans son œuf, il tourne 
comme la terre, décrivant sa double roue, sa rota- 
tion sur elle-même et sa rotation générale. 

Même émancipé de l’œuf, grandissant, devenant 
adulte, il restera embryon; c'est son nom, mou ou 
mollusque. 11 représentera dans une vague ébau- 
che le progrès des vies supérieures. Il en sera 
le fœtus, la larve ou nymphe, comme celle de l'in- 
secte, en qui, repliés et cachés, se trouvent pour- 
tant les organes de l'être ailé qui doit venir. 


COQUILLES, NACRE, PERLE. 187 


J'ai peur pour un être si faible. Le polype, non 
moins mou, risquait moins. Une vie égale étant dans 
toutes ses parties, la blessure, la mutilation, ne le 
tuaient pas ; il vivait, semblait même oublier la 
partie détruite. Le mollusque centralisé est bien 
autrement vulnérable. Quelle porte est ouverte à la 
mort ! 

Le mouvement incertain que possédait la méduse 
et qui parfois au hasard pouvait encore la sauver, le 
mollusque l'a bien peu, au moins dans les commence- 
ments. Tout ce qui lui est accordé, c'est de pouvoir, 
de sa mue, de la gelée qu’il exsude, se créer deux 
murs qui remplacent et la cuirasse de l’oursin, et 
le roc où il s'appliquait. Le mollusque a l’avantage 
de tirer de soi sa défense. Deux valves forment 
une maison. Maison légère et fragile; ceux qui 
flotient l'ont transparente. A ceux qui veulent 
s'attacher, le mucus filant, collant, procure un 
câble d'ancrage qu’on appelle leur byssus. Il se 
forme précisément, comme la soie, d'un élément 
d'abord tout gélatineux. La gigantesque tridacne 
(le bénitier des églises) tient si ferme par ce câble, 
que les madrépores s'y trompent. Ils la prennent 
pour une ile, bâtissent dessus, l’enveloppent, finis- 
sent par l'étouffer. 

Vie passive, vie immobile. Elle n’a d'autre évé- 
nement que la visite périodique du soleil et de la 


188 COQUILLES, NACRE, PERLE. 


lumière, d'autre action que d'absorber ce qui vient 
et de sécréter la gelée qui fit la maison, et peu à 
peu fera le reste. L’attraction de la lumière tou- 
jours dans le même sens centralise la vue. Voilà 
l'œil. La secrétion, fixée dans un effort toujours le 
même, fait un appendice, un organe qui tout à 
l'heure était le câble, et qui plus tard devient le 
pied, masse informe, inarticulée, qui peut se prêter 
à tout. C’est la nageoïre de ceux qui flottent, le 
poinçon de ceux qui se cachent et veulent enfoncer 
dans le sable, enfin le pied des rampants, un pied 
peu à peu contractile, qui leur permet de se trainer. 
Quelques-uns se hasarderont à le bander comme un 
arc pour sauter maladroitement. 

Pauvre troupeau, bien exposé, poursuivi de tou- 
tes tribus, heurté par la vague et froissé des rocs. 
Ceux qui ne réussissent pas à se bâtir une maison 
cherchent pour leur tente fragile un lit vivant. Ils 
demandent abri aux polypes, se perdent dans la 
mollesse des alcyons flottants. L’Avicule qui donne 
la perle cherche un peu de tranquillité dans la coupe 
des éponges. La Pinne cassante n'ose habiter que 
l'herbe vaseuse. La Pholade niche dans la pierre, 
recommence les arts de l'oursin ; mais dans quelle 
infériorité! au lieu du ciseau admirable qui 
peut faire l’envie des tailleurs de pierre, elle n’a 
qu'une petite râpe, et pour creuser un abri à 


COQUILLES, NACRE, PERLE. 189 


sa coquille fragile, elle use cette coquille même. 

Sauf très-peu d’exceptions, le mollusque est l'être 
craintif qui se sait la pâture de tous. Le Cône sent 
si bien qu’on le guette, qu'il n'ose sortir de chez lui, 
et y meurt de peur de mourir. La Volute, la Por- 
celaine, traînent lentement leurs jolies maisons, et les 
cachent autant qu'elles peuvent. Le Casque, pour 
mouvoir son palais, n’a qu'un petit pied de Chi- 
noise. Il renonce presque à marcher. 

Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre, 
plus d'identité entre l'habitant et le nid. Ici, tiré de 
sa substance, l'édifice est la continuation de son 
manteau de chair. Il en suit les formes et les tein- 
tes. L'architecte, sous l'édifice, en est lui-même la 
pierre vive. 

Art fort simple pour les sédentaires. L’huître 
inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu'une 
bonne boîte à charnière, qu’on puisse entre-bâiller 
un peu quand l’ermite prendra son repas, mais 
qu'il referme brusquement s’il craint d’être lui- 
même le repas de quelque voisin avide. 

La chose est plus compliquée pour le mol- 
lusque voyageur, qui se dit : « Je possède un 
pied, un organe pour marcher; donc je dois mar- 
cher. » La chère maison, il ne peut, à volonté, la 
quitter et la reprendre. En marche, elle lui est né- 
cessaire; c’est alors qu’on l’attaquera. Il faut qu'elle 

11. 


199 COQUILLES, NACRE, PERLE. 


abrite du moins le plus délicat de son être, l’arbre 
par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses 
petites racines, le nourrit et le répare. La tête est 
bien moins importante; plusieurs la perdent impu- 
nément; mais, si les viscères n'étaient toujours sous 
le bouclier, s'ils étaient blessés, il mourrait. 

Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie. 
Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans 
un logis tout ouvert ? Les indiscrets n'iront-ils pas 
y mettre un regard curieux ? qui sait, peut-être la 
dent! L’ermite y songe, il y emploie tout ce qu'il 
a d'industrie; mais nul instrument que le pied, qui 
lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore 
l'entrée, se développe à la longue un appendice ré- 
sistant qui tient lieu de porte. Il le met à l’ouver- 
ture, et le voilà fermé chez lui. 


La difficulté toutefois permanente, la contradic- 
tion qui reste encore dans sa nature, c'est qu'il faut 
qu'il soit garanti, mais en même temps en rapport 
avec le monde extérieur. Ilne peut, comme l'oursin, 
s'isoler. Ses éducateurs, l'air, la lumière, peuvent 
seuls affermir ce corps si mou, l'aider à se faire 
des organes. Il faut qu’il acquière des sens, l’ouie, 
l'odorat, guides de l’aveugle. Il faut qu’il acquière 
la vue. Il faut surtout qu'il respire. 

Grande fonction si impérieuse! nul n'y songe 


COQUILLES, NACRE, PERLE. 191 


quand elle est facile. Mais, si elle s'arrête un mo- 
ment, quel trouble terrible! Que notre poumon 
s’engorge, que le larynx seulement s'embarrasse 
pour une nuit, l'agitation, l'anxiété, sont extrèmes; 
on n’y tient pas; souvent même, à grand péril, on 
ouvre toutes les fenêtres. On sait que, chez les asth- 
matiques, cette torture va si loin, que, ne pouvant 
se servir de l'organe naturel, ils se créent un moyen 
supplémentaire de respirer. — De l’air! de l'air ! 
ou bien mourir | 

La nature ainsi pressée est terriblement inven- 
tive. Il ne faut pas s'étonner si ces pauvres en- 
fermés, étouffant sous leur maison, ont trouvé 
mille appareils, mille genres de soupapes qui les 
soulagent un peu. Tel respire par des lamelles qui 
se rangent autour du pied, tel par une sorte de 
peigne, tel par un disque, un bouclier, d'autres par 
des fils allongés; quelques-uns ont sur le côté de 
jolis panaches, ou sur le dos un mignon petit arbre 
qui tremble, va, vient, respire. 

Ces organes si sensibles, qui craignent tant d’être 
blessés, affectent des formes charmantes ; on dirait 
qu'ils veulent plaire, atlendrir, qu'ils demandent 
grâce. Leur innocente comédie joue toute la nature, 
prend toute forme et toute couleur. Ces petits en- 
fants de la mer, les mollusques, en grâce enfantine 
d'illusion, en riches nuances, lui font sa fête éter- 


192 COQUILLES, NACRE, PERLE. 


nelle, sa parure. Tant soit-elle austère, elle est 
forcée de sourire. 


Avec cela, la vie craintive est toute pleine de 
mélancolie. On ne peut s'empêcher de croire qu'elle 
ne souffre, la belle des belles, la fée des mers, 
l'Haliotide, de sa sévère réclusion. Elle a le pied, 
peut se traîner, mais ne l’ose. « Qui t’en empêche? 
— J'ai peur... le crabe me guette; que j'entr'ouvre, 
il est chez moi. Un monde de poissons voraces flotte 
au-dessus de ma tête. L'homme, mon cruel admi- 
rateur, me punit de ma beauté; poursuivie aux 
mers des Indes, jusque dans les eaux du pôle, 
maintenant en Californie, on me charge par vais- 
SEAUX. » 

L'infortunée, n'osant sorlir, a trouvé un moyen 
subtil de faire arriver l'air et l'eau. À sa maison 
elle fait de minimes fenêtres qui vont à ses petits 
poumons. La faim cependant l’oblige de se hasar- 
der. Vers le soir, elle rampe un peu alentour et 
pait quelques plantes, son unique nourriture. 

Remarquons ici en passant que ces merveilleuses 
coquilles, non-seulement l'Haliotide, mais la Veuve 
(blanche et noire), mais Bouche-d'Or (à nacre do- 
rée), sont de pauvres herbivores, de la plus sobre 
nourriture. — Vivante réfutation de ceux qui 
croient aujourd'hui la beauté fille de la mort, du 


| coouiLes, NACRE, PERLE. 193 
sang, du meurtre, d'une brutale accumulation de 
substance. 

Il ne faut à celles-ci presque rien pour vivre. 
Leur aliment, c’est surtout la lumière qu’elles boi- 
vent, dont elles se pénètrent, dont elles colorent 
et irisent leur appartement intérieur. C'est aussi 
l'amour solitaire qu’elles cachent en cette retraite. 
Chacune est double; en une seule, se trouvent l’a- 
mante et l'amant. Comme les palais de l'Orient ne 
montrent au dehors que de tristes murs et dissi- 
mulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et 
l'intérieur éblouit. L'hymen s’y fait aux lueurs 
d'une petite mer de nacre, qui, multipliant ses 
miroirs, donne à la maison, même close, l’enchan- 
tement d’un crépuscule féerique et mystérieux. 

C'est une grande consolation d’avoir, sinon le 
soleil, au moins une lune à soi, un paradis de douces 
nuances, qui, changeant toujours sans changer, 
donne à cette vie immobile ce peu de variété dont 
tout être a le besoin. 

Les enfants qui travaillent aux mines demandent 
aux visiteurs, non des vivres, non de l'argent, mais 
« de quoi faire de la lumière. » Il en est de même 
de ces enfants-ci, nos Haliotides. Chaque jour, quoi- 
que aveugles, elles sentent la lumière revenir, s’ou- 
vrent à elles avidement, la reçoivent, la contem- 
plent de tout leur corps transparent. Disparue, 


194 COQUILLES, NACRE, PERLE, 

elles la conservent en elles-mêmes, elles la cou- 
vent de leur amoureuse pensée. Elles l’attendent, 
elles l’espèrent ; elles se font leur petite âme de 
cet espoir, de ce désir. Qui doutera qu’à son re- 
tour elles n'aient bien autant que nous le ravis- 
sement du réveil? plus que nous, distraits par la 
vie, si multiple et si variée? 

Pour elles, l'éternité se passe à sentir et de- 
viner, à rêver et regretter le grand amant, le 
Soleil. Sans le voir à notre manière, elles per- 
çoivent certainement que cette chaleur, cette 
gloire lumineuse, leur vient du dehors, d’un 
grand centre puissant et doux. Elles aiment cet 
autre Moi, ce grand Moi qui les caresse, les 1llu- 
mine de joie, les monde de vie. Si elles pouvaient, 
sans doute, elles iraient au-devant de ses rayons. 
Du moins, attachées à leur seuil, comme le brame 
méditant aux portes de la pagode, elles lui offrent 
silencieusement... quoi? la félicité qu’il donne, et 
ce doux mouvement vers lui. — Fleur première du 
culte instinctif. C’est déjà aimer et prier, dire le pe- 
tit mot qu'un saint préférait à toute prière, le : Oh! 
dont le ciel se contente. Quand l'Indien le dit à l’au- 
rore, 1l sait que ce monde innocent, nacre, perle, 
humbles coquilles, s’unit à lui du fond des mers. 


ne NACRE, PERLE. 195 

Je comprends très-bien ce que sent, en présence 
de la perle, le cœur ignorant et charmant de la 
femme qui rêve, est émue, sans savoir pourquoi. 
Cette perle n’est pas une personne, mais ce n'est 
pas une chose. Il y a là une destinée. 

Quelle adorable blancheur! non, c'est candeur 
que je veux dire; — virginale? non; cest bien 
mieux; les vierges et les petites filles ont toujours, 
tant douces soient-elles, un peu de jeune verdeur. 
La candeur de celle-ci serait plutôt celle de l'inno- 
cente épouse, si pure, mais soumise à l'amour. 

Nulle ambition de briller. Elle adoucit, presque 
éteint ses lueurs. On n’y voit d'abord qu’un blanc 
mat. Ce n’est qu'au second regard qu'on com- 
_mence à découvrir son iris mystérieuse, et, comme 
on dit, son orient. 

Où vécut-elle? Demandez au profond Océan. De 
quoi? demandez au soleil. Elle a vécu de lumière 
et d'amour de la lumière, comme eût fait un pur 
esprit. 

Grand mystère! Mais elle-même, elle le fait 
assez comprendre. On sent que cet être si doux à 
vécu longtemps immobile, résigné, dans la quié- 
tude qui fait « attendre en attendant, » ne veut 
rien faire et rien vouloir que ce que voudra l'être 
aimé. 

L'enfant de la mer avait mis son beau rêve dans 


196 COQUILLES, NACRE, PERLE. 


sa coquille, et celle-ci dans sa nacre, et cette nacre 
dans sa perle, qui n'est qu’elle-même concentrée. 
Mais cette dernière n'arrive, dit-on, que par une 
blessure, une permanente souffrance, une dou- 
leur quasi éternelle, qui attire, absorbe tout l'être, 
anéantit sa vie vulgaire en cette divine poésie. 


J'ai oui dire que les grandes dames de l'Orient 
et du Nord, tout autrement délicates que les lourdes 
enrichies, évitaient les feux du diamant, et n’accor- 
daient de toucher leur fine peau qu'à la douce 
perle. 

En réalité, l'éclair du diamant fait tort à l’é- 
clair de l'amour. Un collier, deux bracelets de 
perles, c’est l'harmonie d’une femme :, l’ornement 
vraiment féminin, qui, au lieu d’amuser, émeut, 
attendrit l’attendrissement. Cela dit : « Aimons! 
Point de bruit! » 

La perle paraît amoureuse de la femme, elle de 
la perle. Ces dames du Nord, dès qu'elles les ont 
une fois mises, ne les quittent plus. Elles les por- 
tent jour et nuit, les cachent sous les vêtements. 
Dans de rares occasions, à travers les riches four- 


1 Voir la note à la fin du volume. 


. COQUILLES, NACRE, PERLE. 197 


rures, toujours doublées de satin blanc, on aper- 
çoit l’heureux bijou, l'inséparable collier. 

C'est comme la tunique de soie que l'odalisque 
porte en dessous, qu’elle aime tant. Elle ne quitte 
cette favorite qu’elle ne soit usée, déchirée et sans 
remède hors de combat, sachant que c'est un talis- 
man, l’infaillible aiguillon d'amour. 

Il en est ainsi de la perle. Comme la soie, elle 
s’imprègne du plus intime et boit la vie. Une force 
inconnue y passe, une vertu de celle qu'on aime. 
Quand elle a dormi tant de nuits sur son sein, dans 
sa chaleur, quand elle s’est ambrée de sa peau et 
a pris ces teintes blondes qui font délirer le cœur, 
le bijou n’est plus un bijou, c’est une partie de la: 
personne que ne doit plus voir l'œil indifférent. Un 
seul a droit de le connaître, et, sur ce collier, de 
surprendre le mystère de la femme aimée. 


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IX 


L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.) 


Les méduses et les mollusques ont été générale- 
ment d'innocentes créatures, on pourrait dire des 
enfants, et J'ai vécu avec eux dans un monde aima- 
ble de paix. Peu de carnassiers jusqu'ici. Ceux 
mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi ne détrui- 
saient que pour le besoin, et encore vivaient la 
plupart aux dépens de la vie commencée à peine, 
d’atomes, de gelée animale, qui n’est pas même 
organisée. Donc, la douleur était absente. Nulle 
cruauté et nulle colère. Leurs petites âmes, si 
douces, n’en avaient pas moins un rayon, l'as- 
piration vers la lumière, et vers celle qui nous 
vient du ciel, et vers celle de l'amour, révélé en 
changeante flamme, qui, la nuit, fait la joie des 
mers. 


200 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 


Maintenant, il me faut entrer dans un monde 
bien autrement sombre : la guerre, le meurtre. 
Je suis obligé d'avouer que, dès le commencement, 
dès l'apparition de la vie, apparut la mort violente, 
épuration rapide, utile purification, mais cruelle, 
de tout ce qui languissait, trainait ou aurait langui, 
de la création lente et faible dont la fécondité eût 
encombré le globe. 

Dans les terrains les plus anciens, on trouve 
deux bêtes meurtrières, le Mungeur etle Suceur. Le 
premier nous est révélé par l'empreinte du Trilo- 
bite, espèce aujourd’hui perdue, destructeur éteint 
des êtres éteints. Le second subsiste en un reste ef- 
frayant, un bec presque de deux pieds qui fut celui du 
grand suceur, seiche ou poulpe (Dujardin.) D’après 
untel bec, ce monstre, s’il lui était proportionné, 
aurait eu un corps énorme, des bras-suçoirs épou- 
vantables de vingt ou trente pieds peut-être, comme 
une prodigieuse araignée. 

Chose tragique : ces êtres de mort sont les pre- 
miers que l’on trouve au fond de la terre. Est-ce 
donc à dire que la mort ait pu précéder la vie? 
Non, mais les animaux mous qui alimentèrent 
ceux-ci ont fondu, n’ont pas laissé trace ni même 
empreinte d'eux-mêmes. 


Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux na- 


L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 201 


tions de différente origine? Le contraire est plus 
probable. Du mollusque , forme indécise, matière 
encore propre à tout, la force surabondante du 
jeune monde, sa riche pléthore, prodiguant l’alimen- 
tation, dut de bonne heure dégager deux formes, 
contraires d'apparence, qui allaient au même but. 
Elle enfla, souffla, sans mesure, le mollusque en 
un ballon, une vessie absorbante, qui, de plus en 
plus gonflée et d'autant plus affamée, — mais d’a- 
bord sans dents, — suça. D'autre part, la même 
force, développant le mollusque en membres arti- 
culés dont chacun se fit sa coquille, durcissant cet 
être encroûté, le durcit surtout aux pinces, aux 
mandibules pour mordre, broyer les choses les plus 
dures. 

Parlons seulement d'abord du premier dans ce 
chapitre. 


Le suceur du monde mou, gélatineux, l’est lui- 
même. En faisant la guerre aux mollusques, il 
reste mollusque aussi, c'est-à-dire toujours em- 
bryon. Il offre l'aspect étrange, ridicule, carica- 
tural, s’il n’était terrible, de l'embryon allant.en 
guerre, d'un fœtus cruel, furieux, mou, transpa- 
rent, mais tendu, soufflant d’un souffle meurtrier. 
Car ce n'est pas pour se nourrir uniquement 
quil guerroiïe. Il a besoin de détruire. Même ras- 


902  L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 


sasié, crevant, il détruit encore. Manquant d'ar- 
mure défensive, sous son ronflement menaçant, il 
n’en est pas moins inquiet; sa sûreté, c’est d’atta- 

quer. Il regarde toute créature comme un ennemi 

possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras, 

ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui 

lance, avant tout combat, ses effluves paralysantes, . 
engourdissantes, un magnétisme qui dispense du 

combat. 

Double force. À la puissance mécanique de ses 
bras-ventouses qui enlacent, immobilisent, ajoutez 
la force magique de cette foudre mystérieuse ; 
ajoutez l'ouie très-fine, l'œil perçant. Vous êtes 
effrayés. CEE 

Qu’était-ce donc, quand la richesse débordante 
du premier monde, où ils n’avaient point à cher- 
cher, plongés qu'ils étaient toujours dans une mer 
vivante d'alimentation, les gonflait indéfiniment, 
ces montres d'élastique enveloppe qui prêtait à 
volonté? Ils ont décru. Cependant Rang atteste qu'il 
en à vu un de la grosseur d’un tonneau. Péron, 
dans la mer du Sud, en a rencontré un autre, non 
moins gros. [l roulait, ronflait, dans la vague, avec 
grand bruit. Ses bras de six ou sept pieds, se dé- 
roulant en tout sens, simulaient une furieuse pan- 
tomime d'horribles serpents. 

D'après ces récits sérieux, on n'aurait pas dû, ce 


L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC. }. 203 


semble, repousser avec risée celui de Denis de Mon- 
fort, qui atteste avoir vu un énorme poulpe frapper 
de ses fouets électriques, enlacer, étouffer un dogue, 
malgré ses morsures, ses efforts, ses hurlements de 
douleur. 

Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme 
la machine à vapeur, se charger, surcharger de 
force, et alors prendre une puissance incalcu- 
lable d’élasticité, un élan jusqu'à sauter de la 
mer sur un vaisseau (D'Orbigny, article Céphal.). 
Ceci explique la merveille qui fit accuser de 
mensonge les anciens navigateurs. Ils avaient 
eu, disaient-ils, la rencontre d’un poulpe géant 
qui, sautant sur le tillac, embrassant de ses pro- 
digieux bras les mâts, les cordages, eût pris le 
vaisseau, dévoré les hommes, si l’on n’eût à coups 
de hache tranché ses bras. Mutilé, il retomba dans 
la mer. 

Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de 
soixante pieds. D’autres soutenaient avoir vu dans 
les mers du Nord une île mouvante d’une demi-lieue 
de tour, qui aurait été un poulpe, l'épouvantable 
kraken, le monstre des monstres, capable de lier et 
d'absorber une baleine de cent pieds de long. 

Ces monstres, s'ils ont existé, eussent mis en 
danger la nature. Ils auraient sucé le globe. Mais, 
d’une part, les oiseaux géants (peut-être l’épiornis) 


204 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 


purent leur faire la guerre. D'autre part, la terre, 
mieux réglée, dut affaiblir, dégonfler l’affreuse 
chimère en réduisant la gent mangeable, dimi- 
nuant l'alimentation. 


Grâce à Dieu, nos poulpes actuels sont un peu 
moins redoutables. Leurs espèces élégantes, l’argo- 
naute, gracieux nageur dans son onduleuse coquille, 
le calmar, bon navigateur, la jolie seiche aux yeux 
d'azur, se promènent sur l'Océan, n’attaquent que 
de petits êtres. 

En eux apparaît une idée, une ombre du futur 
appareil vertébral (l'os de seiche qu’on donne aux 
oiseaux). Ils brillent de toutes couleurs. Leur 
peau en change à chaque instant. On pourrait 
les appeler les caméléons de la mer. La seiche 
a le parfum exquis, l’ambre gris, qu'on ne trouve 
dans la baleine que comme résidu des seiches en 
nombre infini qu’elle absorbe. Les marsouins en. 
font aussi une immense destruction. Les seiches, 
qui sont sociables et vont par troupeaux, au 
mois de mai, viennent toutes aux rivages pour 
y déposer des grappes qui sont leurs œufs. Les 
marsouins les attendent là et en font des banquets 
splendides. Ces seigneurs sont si délicats, qu'ils ne 
mangent que la tête, les huit bras, morceau fort 
tendre et de facile digestion. Ils rejettent le plus 


: 


L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 205 


dur, l’arrière-corps. Toute la plage (exemple, à 
Royan) est couverte de milliers de ces misérables 
seiches ainsi mutilées. Les marsouins en font la 
fête avec des bonds inouïs, d'abord pour les ef- 
frayer, ensuite pour leur donner la chasse ; enfin, 
après le repas, ils se livrent aux exercices salu- 
taires de la gymnastique. 

La seiche, avec l’air bizarre que le bec lui donne, 
n’en excile pas moins l'intérêt. Toutes les nuances 
de l'iris la plus variée se succèdent et se fondent 
sur sa peau transparente selon le jeu de la lumière, 
le mouvement de la respiration. Mourante, elle vous 
regarde encore de son œil d'azur et trahit les der- 
nières émotions de la vie par des lueurs fugitives 
qui montent du fond à la surface, apparaissent par 
moments pour disparaître aussitôt. 


La décadence générale de cette classe, si énormé- 
ment importante aux premiers âges, est moins 
frappante dans les navigateurs (seiches, etc.), mais 
visible chez le poulpe, proprement dit, triste habi- 
tant de nos rivages. Il n’a pas, pour naviguer, la 
fermeté de la seiche, bâtie sur un os intérieur. Il 
n'a pas, comme l'argonaute, un extérieur résistant, 


12 


206  L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.) 


une coquille qui garantit les organes les plus vulné- 
rables. Il n'a pas l'espèce de voile qui seconde la 
navigation et dispense de ramer. Il barbote un peu 
sur la rive, où, tout au plus, on pourrait le com- 
parer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité 
lui donne des habitudes de ruse perfide, d’embus- 
cade, de craintive audace, si on ose dire. Il se dissi- 
mule, se tient coi aux fentes des rochers. La proie 
passe, il lui allonge prestement son coup de fouet. 
Les faibles sont engourdis, les forts se dégagent. 
L'homme ainsi frappé en nageant ne peut se trou- 
bler dans sa lutte avec un si misérable ennemi. Il 
doit, malgré son dégoût, l'empoigner, et, chose 
aisée, le retourner comme un gant. Il s'affaisse 
alors et retombe. 

On est choqué, irrité, d'avoir eu un moment de 
peur, au moins de saisissement. Il faut dire à ce 
ouerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant : 
« Faux brave, tu n'as rien au dedans. Tu es un 
masque plus qu’un être. Sans base, sans fixité, de | 
la personnalité tu n'as que l'orgueil encore. Tu 
ronîfles, machine à vapeur, tu ronfles, et tu n'es 
qu'une poche, — puis, retourné, une peau flasque 
et. molle, vessie piquée, ballon crevé, et demain 
un je ne Sais quoi sans nom, une eau de mer éva- 
noule. » 


X 


onusrAGs — 14 GUERRE ET L'INTRIGUE 


Si l’on visite d’abord notre riche collection des 
armures du moyen âge, et qu'après avoir con- 
templé ces pesantes masses de fer dont s’affu- 
blaient nos chevaliers, on aille immédiatement 
au Musée d'histoire naturelle voir les armures 
des crustacés, on a pitié des arts de l’homme. 
Les premières sont un carnaval de déguisements 
ridicules, encombrants et assommants, bons pour 
étouffer les guerriers et les rendre inoffensifs. 
Les autres, surtout les armes des terribles dé- 
capodes, sont tellement effrayantes, que, si elles 
étaient grossies seulement à la taille de l'homme, 
personne n’en soutiendrait la vue; les plus braves 
en seraient troublés, magnétisés de terreur. 

Ils sont là, tous en arrêt, dans leurs allures de 
combat, sous ce redoutable arsenal, offensif et dé- 


208 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 


fensif, qu'ils portaient si légèrement, fortes pinces, 
lances acérées, mandibules à trancher le fer, cui- 
rasses hérissées de dards qui n’ont qu’à vous em- 
brasser pour vous poignarder mille fois. On rend 
grâce à la nature qui les fit de cette grosseur. Car 
qui aurait pu les combattre ? Nulle arme à feu n'y 
eût mordu. L’éléphant se füt caché; le tigre eüût 
monté aux arbres; la peau du rhinocéros ne l’eût 
pas mis en sûreté. sd 

On sent que l'agent intérieur, lemoteur de cette 
machine, centralisé dans sa forme (presque tou- 
jours circulaire), eut par cela seul une force 
énorme. La svelte élégance de l’homme, sa forme 
longitudinale, divisée en trois parties, avec quatre 
grands appendices, divergents, éloignés du centre, 
en font, quoi qu'on dise, un être très-faible. Dans 
ces armures de chevaliers, les grands bras télé- 
graphiques, les lourdes jambes pendantes, donnent 
la triste impression d’un être décentralisé, impuis- 
sant et chancelant, qu’un choc léger couchait par 
terre. Au contraire, chez le crustacé, les appen- 
dices tiennent de si près et si bien à la masse 
ronde, courte, ramassée, que le moindre coup qu’il 
donna fut donné par toute la masse. Quand l'ami- 
mal pinça, piqua, trancha, ce fut de tout son être, 
qui, même au bout de son arme, avait sa complète 
énergie. 


CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 209 


Il a deux cerveaux (tête et tronc); mais, pour se 
serrer, obtenir cette terrible centralisation, l’ani- 
mal a pris un parti, c'est de n'avoir pas de cou, 
d’avoir sa tête dans son ventre. Merveilleuse sim- 
plification. Cette tête unit les yeux, les palpes, les 
pinces et les mâchoires. Dès que l’œil perçant a vu, 
les palpes tâtent, les pinces serrent, les mâchoires 
brisent, et derrière elles, sans intermédiaire, l’es- 
tomac, qui lui-même a une machine pour broyer, 
triture et dissout. En un moment tout est fini, la 
proie disparue, digérée. 

Tout est supérieur en cet être : 

Les yeux voient devant et derrière. Convexes, 
extérieurs, à facettes, ils sont à même d’embrasser 
une grande partie de l'horizon. 

Les palpes ou antennes, organes d'essai, d’aver- 
tissement, de triple expérimentation, ont le tact au 
bout, à la base l’ouie, l’odorat. Avantage immense 
que nous n'avons pas. Que serait-ce si la main hu- 
maine flairait, entendait? Combien notre observa- 
tion serait rapide et d'ensemble! Dispersée entre 
trois sens qui travaillent séparément, l'impres- 
sion par cela seul est souvent inexacte, ou s’éva- 
nouit. 

Des dix pieds (du décapode), six sont des mains, 
des tenailles, et, de plus, par l'extrémité, ce sont 
des organes de respiration. Le guerrier se tire ici 


42. 


9210 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 


par un expédient révolutionnaire du problème qui 
a tant embarrassé le pauvre mollusque : « Res- 
pirer, malgré la coquille. » Il a répondu à cela : 
« Je respirerai par le pied, la main. Cet en- 
droit faible où je pourrais donner prise, je le 
mets dans l’arme de guerre. Et qu'on vienne l'at- 
taquer là! » 


LR 
+ 


Leurs seuls ennemis redoutables sont la tempête 
et le rocher. Peu voyagent en haute mer, peu au 
fond. Ils sont presque tous au rivage à guetter des 
proies. Souvent, pendant qu'ils sont là à attendre 
que l’huiître bâille pour en faire leur déieuner, la 
mer grossit, les prend, les roule. Leur armure fait 
leur péril. Dure, sans élasticité, elle reçoit tous les 
chocs à sec, rudement et de manière cassante. 
Leurs pointes aux pointes du roc s’écachent, écla- 
tent, se brisent. Ils ne s’en tirent que mutilés. Heu- 
reusement, comme l'oursin, ils peuvent se répa- 
rer, substituer au membre brisé un membre sup- 
plémentaire. Ils comptent tellement là-dessus, que, 
pris, eux-mêmes ils se cassent un membre pour se 
délivrer. 

Il semble que la nature favorise spécialement 


CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 211 


des serviteurs si utiles. Contre son infini fécond, 
elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils 
sont partout, sur toutes plages, aussi diversifiés 
que la mer. Ses vautours, goëlands, mouettes, par- 
tagent avec les crustacés la fonction essentielle d’a- 
gents de la salubrité. Qu'un gros animal échoue, 
à l'instant l'oiseau dessus, le crabe dessous et de- 
dans, travaillent à le faire disparaitre. 

Le crabe minime et sauteur qu’on prendrait pour 
un insecte (le talitre) occupe les plages sablonneu- 
ses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quan- 
tité les méduses ou autres corps, vous voyez le sable 
onduler, se mouvoir, puis se couvrir des nuées de 
ces croque-morts danseurs, qui, fourmillants, sau- 
tillants, approprient gaiement la plage, s'efforçant 
de balayer tout entre deux marées. 

Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou 
cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien 
l'instinct de guerre, qu'ils savent employer jus- 
qu'au bruit pour effrayer leurs ennemis. En atti- 
tude menaçante, ils vont au combat les tenailles 
hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela, 
circonspects devant une force supérieure. Au mo- 
ment de la basse mer, du haut d’un roc, je les 
voyais. Mais, quoique je fusse bien haut, dès qu'ils 
se sentaient regardés, l'assemblée battait en re- 
traite; les guerriers, courant de travers, comme ils 


212 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 


font, en un moment, rentraient chacun sous sa 
guérite. Ce ne sont pas des Achille, mais plutôt des 
Annibal. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent. 
Ils mangent les vivants et les morts. L'homme 
blessé a tout à craindre. On conte qu’en une île 
déserte ils mangèrent plusieurs des marins de 
Drake, assaillis, accablés de leurs grouillantes lé- 
gions. 

Nul être vivant ne peut les combattre à armes 
égales. Le poulpe géant qui étouffe le plus petit 
crustacé y risque ses tentacules. Le poisson le plus 
glouton hésite pour avaler un être si épineux. 


Dès que le crustacé grossit, il est le tyran, l'ef- 
froi des deux éléments. Son inattaquable armure 
est en état d'attaquer tout. Il multiplierait à l'ex- 
cès, romprait la balance des êtres, s’il n'avait dans 
cette armure son entrave et son danger. Fixe et 
dure, ne prétant pas aux variations de la vie, elle 
est pour lui une prison. 

Pour s'ouvrir, à travers ce mur, la voie de la res- 
piration, il a dû en placer la porte dans un membre 
casuel qu’il perd fréquemment, la patte. Pour faire 
place à la croissance, à l'extension progressive de 
ses organes intérieurs, il faut, chose si dangereuse ! 
que la cuirasse, amollie par moments et flasque, 
ne soit qu'une peau. Elle n’admet un tel change- 


CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 9213 


ment qu'en se dépouillant, se pelant, jetant une 
partie d’elle-même. Mue complète. Les yeux, les 
branchies qui leur tiennent lieu de poumons, la su- 
bissent, comme tout le reste. 

C'est un spectacle de voir l'écrevisse se renver- 
ser, s’agiter, se tourmenter, pour s’arracher d'’elle- 
même. L'opération est si violente, qu'elle y brise 
quelquefois ses pattes. Elle reste épuisée, faible, 
molle. En deux ou trois jours, le calcaire reparaït, 
cuirasse la peau. Le crabe n’en est pas quitte ainsi; 
il lui faut beaucoup de temps pour reprendre sa ca- 
rapace. Et jusque-là tous les êtres, les plus faibles, 
en font curée. La justice et l'égalité reviennent ici 
terribles. Les victimes ont leur revanche. Le fort 
subit la loi des faibles, tombe à leur niveau, comme 
espèce, au grand balancement de la mort. 

Si l'on ne mourait qu'une fois ici-bas, il y aurait 
moins de tristesse. Mais tout être qui a vie doit 
mourir un peu tous les jours, c’est-à-dire muer, su- 
 bir la petite mort partielle qui renouvelle et fait vi- 
vre. De là un état de faiblesse et aussi de mélancolie 
qu'on n’avoue pas facilement. Mais que faire? L’oi- 
seau, qui change de plumage par saison, est triste. 
Plus triste la pauvre couleuvre à son grand chan- 
gement de peau. La personne humaine aussi mue 
de peau et de tout tissu, par mois, par jour, par in- 
stants; elle perd un peu d’elle-même incessam- 


214 CRUSTACÉS —LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 


ment, doucement. Elle n’en est pas abattue, elle est 
seulement affaiblie, dans un moment vague et rè- 
veur, où pâlit la flamme vitale pour revenir plus lu- 
cide. 

Combien la chose est plus terrible chez l’être où 
tout doit changer à la fois, la charpente se disjoin- 
dre, l'inflexible enveloppe s’écarter, s’arracher! Il 
est accablé, assommé, défaillant, absent de lui- 
même, livré au premier venu. 

_ Ilest des crustacés d’eau douce qui doivent mou- 
rir ainsi vingt fois en deux mois. D’autres (des crus- 
tacés suceurs) succombent à cette fatigue, ne peu- 
vent pas se refaire les mêmes, mais se déforment 
et perdent le mouvement. Ils donnent, pour ainsi 
dire, leur démission d'êtres chasseurs. Ils cher- 
chent lächement une vie paresseuse et. parasi- 
tique, un honteux abri aux viscères des grands ani- 
maux, qui, malgré eux, les nourrissent, s’épuisent 
à leur profit, quétent et travaillent pour eux. 


L'insecte, dans sa chrysalide, parait s’oublier, 
s'ignorer, rester étranger aux souffrances, on di- 
rait plutôt jouir de cette mort relative, comme un 
nourrisson dans le berceau tiède. Mais le crustacé, 


CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 25 


dans la mue, se voit, se sait tel qu'il est; précipité 
tout à coup de la vie la plus énergique à une déplo- 
rable impuissance. Il semble effaré, éperdu. Tout 
ce qu'il sait faire, c'est de passer sous une pierre, 
d'attendre tremblant. N'ayant jamais rencontré 
d'ennemi sérieux ni d'obstacle, dispensé de toute 
industrie par la supériorité de ses armes terribles, 
au jour où elles lui manquent, il n’a nulle res- 
source. L'association pourrait le protéger peut- 
être si la mue ne venait pour tous, et si chacun 
à ce moment n'était également désarmé, hors 
d'état de protéger les malades, l’étant lui-même. 
On dit pourtant qu’en certaines espèces le mâle 
veut défendre sa femelle, la suit, et que, si on la 
prend, les époux sont pris tous les deux. 


Cette terrible servitude de la mue, l'âpre recher- 
che de l'homme (de plus en plus roi des rivages), 
enfin la disparition d'espèces antiques qui les nour- 
rissaient richement, ont dû amener pour eux une 
certaine décadence. Le poulpe, qui n’est bon à rien, 
qu'on ne chasse ni ne mange, a bien déchu de taille 
et de nombre. Combien plus le crustacé, dont la 


216 CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 


chair est si excellente, et dont toute la nature a le 
goût et l'appétit! 

Ils ont l'air de le savoir. Ceux d’entre eux qui 
sont les moins forts imaginent, on ne peut dire 
des arts pour se protéger, mais de grossières pe- 
tites fraudes. Ils s'ingénient et s’intriguent. Ce der- 
nier mot est le vrai. Ils font l'effet d’intrigants, de 
gens déclassés, qui, sans métier avouable, vivent 
d'expédients, de ressources peu choisies. Factotum 
bâtards, ni chair ni poisson, ils s’arrangent un peu 
de tout, des morts, des mourants, des vivants, par- 
fois d'animaux terrestres. L’Oxystome se fait un 
masque, une visière, et vole la nuit. Le Birgus, le 
soir venu, quitte la mer, va à la maraude, monte 
même sur les cocotiers, mange des fruits, ne trou- 
vant mieux. Les Dromies se dissimulent en se fai- 
sant un habit de corps étrangers. Le Bernard l’er- 
mite, qui ne peut pas achever de durcir sa cara- 
pace, imagine, pour garder mieux la parlie qui 
reste molle, de se faire un faux mollusque. Il avise 
une coquille bien à sa taille, mange l'habitant, s’ac- 
commode du logis volé, si bien qu'il le porte avec 
lui. Le soir, dans ce déguisement, il va aux vivres: 
on l'entend, on le reconnait, le pèlerin, au bruit 
de la coquille, qu'il ne peut s'empêcher de faire en 
boitant et trébuchant. 

D’autres enfin, plus honnêtes, découragés du 


CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 217 


mouvement et des combats de la mer, se lais- 
sent gagner à la terre, moins guerrière et 
moins agitée. L'hiver, et presque toujours, ils 
l'habitent, y font des terriers. Peut-être ils chan- 
geraient tout à fait, et se constitueraient in- 
sectes, si la mer ne leur restait chère, comme leur 
patrie d'amour. De même qu'une fois par an les 
douze tribus d'Israël s’en allaient à Jérusalem pour 
la fête des Tabernacles, on voit sur certaines plages 
ces fidèles enfants de la mer qui s’en vont, en corps 
de peuple, lui présenter leurs hommages, lui con- 
fier leurs tendres œufs, à cette grande et bonne 
nourrice, et recommander leurs petits à celle qui 
berça leurs aïeux. 


13 


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XI 


LE POISSON 


Le libre élément, la mer, doit tôt ou tard nous 
créer un être à sa ressemblance, un être émi- 
nemment libre, glissant, onduleux, fluide, qui 
coule à l’image du flot, mais en qui la mobilité 
merveilleuse vienne d'un miracle intérieur, plus 
grand encore, d’un organisme central, fin et fort, 
très-élastique, tel que jusqu'ici nul être n’eut rien 
d'approchant. 

_ Le mollusque rampant sur le ventre fut le pauvre 
serf de la glèbe. Le poulpe, avec son orgueil, son 
enflure, son ronflement, mauvais nageur et point 
marcheur, n’est guère moins le serf du hasard; 
sans Sa puissance d’engourdir, il n'eût pas vécu. 
Le crustacé belliqueux, tour à tour si haut et si 
bas, la terreur, la risée de tous, subit les morts 


220 LE POISSON. 


alternatives où 1l est l’esclave, la proie, le jouet 
même du plus faible. 

Grandes ct terribles servitudes : comment nous 
en dégager ? 


La liberté est dans la force. Dès l'origine, à tà- 
(ons, la vie, en cherchant la force, semblait confu- 
sément rêver la future création d’un axe centrai 
qui ferait l'être un, et décuplerait la vigueur du 
mouvement. Les rayonnés, les mollusques, en eurent 
des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais. 
Mais ils étaient trop distraits par le problème acca- 
blant de la défense extéricuge. L'enveloppe, tou- 
jours l'enveloppe, c'est ce qui préoccupait obstiné- 
ment ces pauvres êtres. En ce genre, ils firent des 
chefs-d'œuvre : boule épineuse de l’oursin, conque 
tout à la fois ouverte et fermée de l’haliotide, en- 
lu l’'armure du crustacé à pièces articulées, per- 
fection de la défense, et terriblement offensive ! 
Quoi de plus? qu'ajoutera-t-on ? rien, ce semble. 

Rien ? non, tout. Qu'il vienne un être qui se fie 
au mouvement, un être de libre audace, qui mé- 
prise Lous ces sens comme infirmes ou tardigrades, 


+ 

LE POISSON. 291 
qui considère l'enveloppe comme chose subor- 
donnée et concentre la force en soi. 

Le crustacé s'entourait comme d'un squelette 
extérieur. Le poisson se le fait au centre, en son 
intime intérieur, sur l'axe où les nerfs, les mus- 
cles, tout organe viendra s'attacher. 

Fantasque invention, ce semble, et au rebours 
du bon sens : placer le dur, le solide, précisément 
à l'endroit que garde si bien la chair! L’os, si utile 
au dehors, le mettre à la place profonde où sa du- 
reté sert si peu ! 

Le crustacé dut en rire, quand il vit la première 
fois un être mou, gros, trapu (les poissons de la 
mer des Indes), qui, s’essayant, glissait, coulait, 
sans coquille, armure ni défense; n’ayant sa force 
qu'au dedans, protégé uniquement par sa fluidité 
gluante, par le mucus exubérant qui l'entoure, et 
qui, peu à peu, se fixe en écailles élastiques. Molle 


cuirasse qui prête et plie, qui cède sans céder tout 
à fait. 
24 j 


C'était une révolution analogue à celle de Gustave- 
Adolphe quand 1il allégea son soldat des pesantes 
armures de fer, ne lui couvrant plus la poitrine que 


299 LE POISSON. 


d'un justaucorps de chamoïs, d’une peau forte, lé- 
gère et souple. 

Révolution hardie, mais sage. Notre poisson, 
n'étant plus, comme le crabe, captif d’une armure, 
est du même coup délivré de la condition cruelle à 
laquelle tenait cette armure, la mue, le danger, la 
faiblesse, l'effort, la disperdition énorme de force 
qui se fait en ce moment. Il mue peu et lentement, 
comme l’homme et les grands animaux. Il épargne, 
amasse la vie, se crée le trésor d'un puissant sys- 
tème nerveux, à nombreux fils télégraphiques qui 
vont sonner, retentir à l'épine et au cerveau. Que 
l'os soit absent ou très-mou, que le poisson garde 
encore l'apparence embryonnaire, il n'en a pas 
moins sa grande harmonie par ce riche écheveau 
des filets nerveux. 

Nous n'avons pas dans le poisson les faiblesses 
élégantes du reptile et de l'insecte, si sveltes, qu’on 
peut, à telles places, couper comme un fil. Il est 
segmenté comme eux, mais ces segments sont des- 
sous, bien cachés et bien gardés. Il s’en aide p 
se contracter, sans s’exposer, comme ils font, à 
être aisément divisé. 

Comme le crustacé, le poisson préfère la force à 
la beauté, et, pour cela, il supprime le cou. Tête et 
tronc, tout est d’une masse. Principe admirable de 
force, qui fait que pour couper l’eau, un élément 


PA 
” LE POISSON. 225 
si divisible, 1l frappe énormément fort, s’il veut, 
mille fois plus qu'il ne faut. Alors c’est un trait, une 
flèche, la rapidité de la foudre. 

L'os intérieur, qui dans la seiche apparut unique 
et informe, ici est un grand système un, mais très- 
multiple, — un pour la force d'unité, -—- multiple 
pour l’élasticité, pour s'approprier aux muscles, 
qui, contractés, dilatés tour à tour, font le mouve- 
ment. Merveille, véritable merveille que cette forme 
du poisson, si compacte (à voir du dehors), et si 
contractable au dedans, cette carène de fines côtes 
si flexibles (dans le hareng, dans l'alose, etc.), où 
s’attachent les muscles moteurs qui poussent d'un 
choc alternatif. Aussi il n’expose au dehors que 
des rames auxiliaires, courtes nageoires qui ris- 
quent peu, qui, fortes, piquantes et gluantes, bles- 
sent, éludent, échappent. Que tout cela est supérieur 
au poulpe ou à la méduse, qui présentait à tout ve- 
nant de molles tentacules de chair, friand mor- 
ceau pour l'appétit des crustacés ou des marsouins! 
sh total, ce vrai fils de l'eau, mobile autant que 

mère, glisse à travers par son mucus, fend de 
sa tèle, choque des muscles (contractés sur ses ver- 
tèbres, sur ses fines côtes onduleuses), enfin de ses 
fortes nageoires il coupe, il rame, il dirige. 

La moindre de ces puissances suffirait. 11 les 
unit toutes, — type absolu du mouvement. 


994 LE POISSON. , 


L'oiseau même est moins mobile, en ce sens qu'il 
a besoin de poser. Il est fixé pour la nuit. Le poisson 
jamais. Endormi, il flotte encore. 

Mobile à ce point, il est en même temps au plus 
haut degré robuste et vivace. Partout où on voit 
de l'eau, on est sûr de le trouver; c'est l'être 
universel du globe. Aux plus hauts lacs des Cor- 
dillères et des montagnes d'Asie, où l'air est si 
raréfié, où nul être ne vit plus, là, dans une 
grande solitude, le poisson seul s’obstine à vi- 
vre. C'est le goujon, le poisson rouge, qui ont la 
gloire de voir ainsi toute la terre au-dessous d'eux. 
De même, aux grandes profondeurs, sous des pe- 
santeurs effroyables, habitent les harengs, les mo- 
rues. Forbes, qui divise la mer en une dizaine de 
couches ou étages superposés, les a trouvés tous 
habités, et au dernier, qu’on croit si sombre, 1] a 
trouvé un poisson muni d'admirables yeux, qui y 
voit par conséquent et trouve assez de lumière dans 
ce qui nous semble la nuit. 

Autre liberté du poisson. Nombre d'espèces ( 
mons, aloses, anguilles, esturgeons, etc.) ne | 
tent également l'eau douce et l'eau de mer, alter- 
nent, et régulièrement vont de l'une à l’autre. 
Plusieurs familles de poissons ont des espèces ma- 
rines et d’autres fluviatiles (exemples, les raies, les 
bars). 


# LE POISSON. 225 


Toutefois tel degré de chaleur, telle nourriture, 
telle habitude, semblent les fixer, les parquer, dans 
cet élément si libre. Les mers chaudes sont comme 
un mur pour les espèces polaires, qui les trouvent 
infranchissables.D'autre part, ceux des mers chaudes 
sont arrêtés aux courants froids du cap de Bonne- 
Espérance. Onne connaît que deux ou trois espèces de 
poissons cosmopolites. Peu fréquentent la haute mer. 
La plupart sont hittoraux et n'aiment que certains 
rivages. Ceux des États-Unis ne sont point ceux de 
l'Europe. Ajoutez des spécialités de goût, quine les 
enchaînent pas absolument, mais les retiennent. 
La raie barbote sur la vase, et les soles aux fonds 
sablonneux, les coites rampent sur les hauts-fonds, 
la murène se plaît sur les roches, et la perche sur 
les grèves, les balistes dans l'eau peu profonde 
sur un lit de madrépores. La scorpène, tour à tour 
nage et vole ; poursuivie par les poissons, elle s'é- 
lance, se soutient dans l'air, et si les oiseaux la 
chassent, elle plonge à l'instant dans les flots. 


SE 


* 


Le proverbe populaire : « Heureux comme un pois- 
son dans l'eau, » exprime une vérité. Dans les temps 
calmes, un ballon d'air, plus ou moins chargé et 

13. 


226 LE POISSON. 


qui lui permet de se faire plus ou moins pesant, le 
fait naviguer à son aise suspendu entre deux eaux. 
Il va, paisible, bercé, caressé du flot, dort, s’il veut, 
en route. Il est tout à la fois embrassé et isolé par 
la substance onctueuse qui rend sa peau, ses écail- 
les glissantes et imperméables. Son milieu est peu 
variable, toujours à peu près le même, pas trop 
froid et pas trop chaud. Quelle terrible différence 
entre une vie si commode et celle qui nous est dé- 
partie, à nous habitants de la terre! Chaque pas 
que nous faisons nous fait rencontrer des aspé- 
rités, des obstacles. La rude terre nous met des 
pierres au passage, nous fatigue, nous épuise à 
monter, descendre, remonter ses pentes. L'air va- 
rie selon les saisons, et souvent très-cruellement. 
L'eau, la froide pluie, pendant des nuits et des jours, 
tombe impitoyablement, nous pénètre, nous mor- 
fond, parfois gèle à nos cheveux, et nous entoure 
frissonnants des pointes aiguës de ses cristaux. 

La félicité du poisson, sa bienheureuse plénitude 
de vie, s'expriment sous les tropiques par le luxe 
de ses couleurs, et se traduit dans le nord par 
la vigueur du mouvement. Dans l'Océanie et la 
mer des Indes, ils jouent, errent et vagabondent, 
sous les formes les plus bizarres, les plus fantasti- 
ques parures; ils prennent leurs ébats joyeux entre 
les coraux, sur les fleurs vivantes. Nos poissons des 


LE POISSON. 227 


mers froides et tempérées sont les grands voiliers, 
les rameurs puissants, les vrais navigateurs. Lenrs 
formes allongées et sveltes en font des flèches de 
vitesse. Ils peuvent en remontrer à tout construc- 
teur de vaisseaux; quelques-uns ont jusqu’à dix na- 
geoires, qui, à volonté rames et voiles, peuvent être 
tenues toutes ouvertes, ou bien en partie pliées. 
La queue, merveilleux gouvernail, est aussi la prin- 
cipale rame. Les meilleurs nageurs l'ont fourchue. 
c’est l'épine entière qui aboutit là, et qui, contrac- 
tant ses muscles, fait avancer le poisson. 

La raie a deux nageoires immenses, deux grandes 
ailes pour battre les flots. Sa queue longue, souple 
et déliée, est une arme pour frapper, un fouet 
pour fendre et diviser la densité de la lame. Mince 
et déplaçant si peu d'eau, filant dans un sens obli- 
que, elle est par cela même aisément soulevée et 
n'a que faire de la vessie qui soutient les poissons 
épais. Ainsi tous ont des appareils appropriés à 
leur milieu. La sole est ovale, aplatie, pour se glis- 
ser dans le sable. L’anguille, pour se rouler sur les 
vases, prend des formes serpentines et se fait un 
long ruban. Les lophies, qui doivent vivre souvent 
accrochées aux rochers, ont des nageoires-mains 
qui rappellent le poisson moins que la grenouille. 


228 LE POISSON. 


La vue est le sens de l'oiseau, l'odorat celui du 
poisson. Le faucon dans les nuages perce du regard 
l'espace profond, voit le gibier presque invisible. 
De même, des profondeurs de l'eau, à l'odeur d'une 
proie tentante, la raie est avertie, remonte. Dans ce 
monde demi-obscur, de lueurs douteuses et trom- 
peuses, on se fie à l'odorat, parfois au toucher. 
Ceux qui, comme l’esturgeon, fouillent la vase, ont 
le tact exquis. Le requin, la raie, la morue (avec 
ses gros yeux écartés), voient mal, mais flairent et 
sentent. Chezla raie, l’odorat est sisensible, qu'elle 
a un voile tout exprès pour le fermer par moment, 
et en annuler Ja puissance, qui sans doute l’importu- 
nerait et la prendrait au cerveau. 

A ce puissant moyen de chasse, ajoutez des dents 
admirables, acérées, parfois en scie, mullipliées. 
chez quelques-uns en plusieurs rangées, au point 
de paver la bouche, le palais et le gosier. La langue 
même en est armée. Ces dents, fines, partant fra- 
giles, en ont d'autres, derrière, toutes prêtes, si 
elles cassent, pour les remplacer. 

Nous l'avons dit dès l'ouverture de ce second 
livre, il a fallu que la mer produisit ces êtres terri- 
bles, ces tout-puissants destructeurs, pour combat- 
tre, guérir elle-même l'étrange mal qui la travaille, 
l'excès de la fécondité. La Mort, chirurgien secou- 
rable, par une saignée persévérante, d'abondance 


LE POISSON, 229 


immense, la soulage de cette pléthore dont elle eût 
été noyée. L'épouvantable torrent de génération 
qui s'y fait, le déluge du hareng, les milliards 
d'œufs de la morue, tant d'effrayantes machines à 
multiplier, qui, décuplant, centuplant, comble- 
raient les océans, étoufferaient la nature, elle s’en 
défend surtout par l'engouffrement rapide de la 
machine de mort, le nageur armé, le poisson. 

Beau spectacle, grand, saisissant. Le combat uni- 
versel de la Mort et de l'Amour ne semble rien sur 
la terre lorsqu'on oppose vis-à-vis ce qu'il est au 
fond de la mer. Là, d'inconcevable grandeur, il 
effraye par sa furie, mais en regardant de plus près 
on le voit très-harmonique et d'un surprenant équi- 
libre. Cette furie est nécessaire. Cet échange de la 
substance, si rapide (à éblouir!), cctle prodigalité 
de la mort, c'est le salut. : 

Rien de triste; une joic sauvage semble régner 
dans tout cela. De cette vie de la mer, âprement mé- 
lée des deux forces qui semblent se détruire l'une 
l'autre, ressort une santé merveilleuse, une pureté 
incomparable, une beauté terrible et sublime. Dans 
les morts etdans les vivants, elle triompheégalement. 
Sans en faire grande différence, elle leur prête et 
leur reprend l'électricité, la lumière, elle en tire ce 
jeu d'étincelles, et cet infini d’éclairs pâles, qui, 
jusque sous la nuit du pôle, fait sa sinistre féerie. 


230 LE POISSON. 


La mélancolie de la mer n’est pas dans son in- 
souciance à multiplier la mort. Elle est dans son im- 
puissance de concilier le progrès avec l’excès du 
mouvement. 

Elle est cent fois et mille fois plus riche que la 
terre, plus rapidement féconde. Elle édifie même 
et bâlit.Les accroissements que prend la terre (on l’a 
vu par les coraux), elle les tient dela mer encore; 
car la mer n'est pas autre chose que le globe en 
son travail, en son plus actif enfantement. Elle a 
son obstacle unique dans cette rapidité. Son infé- 
riorité paraît à la difficulté qu'ellé a (elle si riche de 
génération) pour organiser l'Amour. 

On est triste quand on songe que les milliards et 
milliards des habitants de la mer n’ont que l’a- 
mour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces 
peuples qui, chacun à son tour, montent et vien- 
nent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière, 
donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à 
la chance inconnue. Ils aiment, et ils ne connaïtront 
jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût 
incarné. Ils enfantent, sans avoir jamais cette féli- 
cité de renaissance qu’on trouve en sa postérité. 

Peu, très-peu, des plus vivants, des plus guer- 
riers, des plus cruels, ont l'amour à notre manière, 
Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine, 
sont forcés de s'approcher. La nature leur a imposé 


LE POISSON. 231 


le péril de s'embrasser. Baiser terrible et suspect. 
Habitués à dévorer, engloutir tout à l’aveugle (ani- 
maux, bois, pierre, n'importe), cette fois, chose 
admirable! ils s’abstiennent. Quelque appétissants 
qu’ils puissent être l’un pour l’autre, impunément, 
ils s’approchent de leur scie, de leurs dents mor- 
telles. La femelle, intrépidement, se laisse accro- 
cher, maîtriser, par les terribles grappins qu'il lui 
jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle 
qui l’absorbe et l'emporte. Mëlés, les monstres fu- 
rieux roulent ainsi des semaines entières, ne pou- 
vant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni 
s’arracher l'un de l’autre, et, même en pleine tem- 
pête, invincibles, invariables dans leur farouche em- 
brassement. 

On prétend que, séparés même, ils se poursui- 
vent encore d'amour, que le fidèle requin, attaché à 
ce doux objet, la suit jusqu’à sa délivrance, aime 
son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage, 
et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et veille 
sur lui. Enfin, s’il vient un péril, cet excellent père 
le ravale et l’abrite dans sa vaste gueule, mais non 
pas pour le digérer. 


232 LE POISSON. 


Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir 
confus, c’est celui de la fixité. Le moyen violent, 
tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grap- 
pin sur la femelle, la fureur de leur union, donnent 
l'idée d'un amour de désespérés. Qui sait en effet 
si dans d'autres espèces, douces et propres à la fa- 
mille, qui sait si cette impuissance d'union, cette 
fluctuation sans fin d'un voyage éternel sans but, 
n'est pas une cause de tristesse? Ils deviennent, ces 
enfants des mers, tout amoureux de la terre. Beau- 
coup remontent dans les fleuves, acceptent la fadeur 
de l'eau douce, si pauvre et si peu nourrissante, 
pour lui confier, loin des tempêtes, l'espoir de leur 
postérité. Tout au moins ils se rapprochent des 
rivages de la mer, cherchent quelque anse sinueuse. 
Ils deviennent même industrieux, et, de sable, de 
limon, d'herbe, essayent de faire de petits nids. 
Effort touchant. Ils n’ont nullement les instruments 
de l'insecte, inerveille d'industrie animale. Ils 
sont dépourvus bien plus que l'oiseau. C'est à force 
de persévérance, sans mains, ni pattes, ni bec, uni- 
quement de leur pauvre corps, qu'ils rassemblent 
un paquet d'herbes, le percent, y passent et repas- 
sent, jusqu'à obtenir une certaine cohésion (voir 
Coste sur les épinoches). Mais que de choses les en- 
travent! La femelle, aveugle et gourmande, trouble 
letravail, menace les œufs. Le mâle ne les quitte 


LE POISSON. 233 


pas, les défend, les protège, plus mère que la mère 
elle-même. 

Cet instinct se trouve dans plusieurs espèces, 
spécialement chez les plus humbles, les gobies, un 
petit poisson, ni beau, n1 bon; si méprisé, qu'on ne 
daigne pas le pêcher; ou, pêché, on le rejette. Eh 
bien, ce dernier des derniers est un tendre père de 
famille, laborieux, qui, si petit, si faible, si dé- 
pourvu, n'en est pas moins l'architecte ingénieux, 
l'ouvrier du nid, et, de sa volonté seule, de sa ten- 
dresse, vient à bout de construire le berceau pro- 
tecteur. 

C'est pitié, cependant, de voir qu'un tel effort de 
cœur n’atteigne pas tout son but, que cet être soit 
arrêté à ce premier élan de l'art par la fatalité de 
sa nature. On tombe dans la rêverie. On sent que 
ce monde des eaux ne se suffit pas à lui-même. 


Grande mère qui commenças la vie, tu ne peux la 
mener à bout. Permets que ta fille, la Terre, con- 
tinue l’œuvre commencée. Tu le vois, dans ton sein 
même, au moment sacré, tes enfants rêvent la Terre 
et sa fixité; 1ls l'abordent, lui rendent hommage. 


234 LE POISSON. 


A toi de commencer encore la série des êtres 
nouveaux par un prodige inattendu, une ébauche 
‘ grandiose de la chaude vie amoureuse, de sang, 
de lait, de tendresse, qui dans les races terrestres 
aura son développement. 


XII 


LA BALEINE 


« Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer 
du Nord, voit une ile, un écueil, comme un dos de 
montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y 
enfonce l'ancre... L'île fuit et l'emporte. Léviathan 
fut cet écueil. » (Milton.) 

Erreur trop naturelle. Dumont Durville y fut 
trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous 
tout autour. En avançant, des taches blanches sem- 
blaient désigner un rocher. Autour de ce banc l’hi- 
rondelle et l'oiseau des tempêtes, le pétrel, se 
jouaient, s’ébattaient, tournoyaient. Le rocher sur- 
nageait, vénérable d'antiquité, tout gris de coro- 
nules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse 
se meut. Deux énormes jets d’eau, qui partent de 
son front, révèlent la baleine éveillée. 


256 LA BALEINE,. 


L'habitant d’une autre planète qui descendrait 
sur la nôtre en ballon, et, d'une grande hauteur, 
observerait la surface du globe, voulant savoir s’il 
est peuplé, dirait : « Les seuls êtres qu'il m'est 
donné de découvrir ici sont d'assez belle taille, de 
cent à deux cents pieds de long ; leurs bras n’ont 
que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue, 
de trente, bat royalement la mer, la maitrise, les 
fait avancer avec une rapidité, une aisance majes- 
tueuse, auxquelles on reconnaît très-bien les sou- 
verains de la planète. » 

Et il ajouterait : « ILest fâcheux que la partie so- 
lide de ce globe soit déserte, ou n'ait que des ani- 
malcules {rop petits pour qu'on les distingue. La 
mer seule est habitée, et d'une race bonne et 
douce. La famille y est en honneur, la mère allaite 
avec tendresse, et quoique ses. bras soient bien 
courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de ser- 
rer contre elle-même et de protéger son petit. » 


Is vont ensemble volontiers. On les voyait jadis 
naviguer deux à deux, parfois en grandes familles 
de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien 
n'était magnifique comme ces grandes flottes, par- 


LA BALEINE. 257 


fois illuminées de leur phosphorescence, lançant 
des colonnes d'eau de trente à quarante pieds qui, 
dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils 
approchaient paisibles, curieux, regardant le vais- 
seau comme un frère d'espèce nouvelle; ils y 
prenaient plaisir, faisaient fèle au nouveau venu. 
Dans leurs jeux ils se mettaient droits et re- 
tombaient de leur hauteur, à grand fracas, fai- 
sant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait 
jusqu’à toucher le navire, les canots. Confiance im- 
prudente, trompée si cruellement! En moins d'un 
siècle, la grande espèce de la baleine a presque 
disparu. 

Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de 
nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une 
succession d'estomacs où s’élabore la nourriture; 
les dents leur sont peu nécessaires, ils n’en ont pas. 
Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer; 
j'entends les fucus gigantesques, doux et gélati- 
neux; j'entends des couches d'infusoires, des bancs 
d'atomes imperceplibles. Pour de tels aliments, 
la chasse n'est pas nécessaire. N'ayant nulle occa- 
sion de gucrre, ils ont été dispensés de se faire les 
affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de 
mort et de supplice, que le requin ct tant de bêtes 
faibles ont acquis à force de meurtres. Ils ne pour- 
suivent point. (Boitard.) C'est l'aliment plutôt qui 


258 LA BALEINE. 


va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles, 
ils engouffrent un monde à peine organisé qui 
meurt avant d'avoir vécu, passe endormi à ce 
creuset de l'universel changement. 


Nul rapport entre cette douce race de mammi - 
fères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait, 
et les monstres de l’âge précédent, horribles avor- 
tons de la fange primitive. Les baleines, bien plus 
récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer 
libre et le globe en paix. 

Il avait rêvé son vieux rêve discordant des 
lézards-poissons, des dragons-volants, le règne 
effrayant du reptile; il sortait du brouillard 
sinistre, pour entrer dans l’aimable aurore des 
conceptions harmoniques. Nos carnivores n'a- 
vaient pas pris naissance. Il y eut un petit mo- 
ment (quelque cent mille années peut-être) de 
grande douceur et d'innocence, où sur terre pa- 
rurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui 
aiment tant leur famille, la portent sur eux et en 
eux, la font, s’il le faut, rentrer dans leur sein. Sur 
l'eau parurent les bons géants. 

Le lait de la mer, son huile, surabondaïent; sa 
chaude graisse animalisée fermentait dans une puis- 
sance inouie, voulait vivre. Elle gonfla, s’organisa 
en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu'elle 


LA BALEINE. 259 


doua de force incomparable et de ce qui vaut plus, 
du beau sang rouge ardent. Il parut pour la pre- 
mière fois. 


Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création 
à sang pâle, égoiste, languissante, végétante relati- 
vement, a l'air de n'avoir pas de cœur, si on la com- 
pare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette 
pourpre, y roule la colère ou l'amour. La force du 
monde supérieur, son charme, sa beauté, c’est le 
sang. Par lui commence une jeunesse toute nou- 
velle dans la nature, par lui une flamme de désir, 
l'amour, et l'amour de famille, de race, qui, étendu 
par l’homme, donnera le couronnement divm de 
la vie, la Pitié. 

Mais, avec ce don magnifique, augmente in: 
finiment la sensibilité nerveuse. On est plus 
vulnérable, bien plus capable de jouir, de souf- 
frir. La baleine n'ayant guère le sens du chas- 
seur, l'odorat, ni l'ouie très-développée, tout en 
elle profite au toucher. La graisse, qui la défend 
du froid, ne la garde nullement d'aucun choc. 
Sa peau, finement organisée, de six tissus dis- 
üncts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres 
qu'on y trouve sont des instruments de tact dé- 
licat. Tout cela animé, vivifié d’un riche flot de 
sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille 


# + 


240 LA BALEINE. 


différente, surpasse infiniment en abondance celui 
des mammifères terrestres. La baleine blessée en 
inonde la mer en un moment, la rougit à grande 
distance. Le sang que nous avons par gouttes iui 
fut prodigué par torrents. ».: 

La femelle porte neuf mois. Son airéslil lait, un 
peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme. 
Mais, comme elle doit toujours fendre la vagne, des 
mamelles en avant, placées sur la poitrine, expose- 
raient l'enfant à tous les chocs ; elles ont fui un peu 
plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d’où 
il est sorti. Le petit s'y abrite, profite du flot déjà 
brisé. 

La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie, 
resserre la mère à la ceinture et ne lui permet 
pas d'avoir la riche ceinture de la femme, ce mi- 
racle adorable d'une vie poste, assise et harmoni- 
que, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, a 
srande femme de mer, quelque tendre quelle soit, 
est forcée de faire tout dépendre de son combat 
contre les flots. Du reste, l'organisme est le même 
sous cet étrange masque; mème forme, même sen-. 
sibilité. Poisson dessus, femme dessous. 

Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois 
lui fait peur et la fait plonger si brasquement, 
qu'elle se blesse au fond. 

L'amour, chez eux, suuriis à des conditions dif- 


bd ci 
LA BALEINE. 241 


ficiles, veut un licu de profonde paix. Ainsi’que le 
noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la ba- 
leine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers 
les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux 
brouillards de Behring, sans doute aussi dans la 
mer tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La 
retrouvera-t-on ? On n’y va qu'à travers les défilés 
horribles que la glace ouvre, ferme et change à 
chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour 
eux, on croit qu'ils passent sous les glaces, d’une 
mer à l’autre, par la voie ténébreuse. Voyage témé- 
raire. Forcés de venir respirer de quart d'heure en 
quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air 
qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s’exposent 
beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine 
de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à 
temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force, 
nul coup de tête ne la briserait. Là on peut se noyer 
aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sa- 
chant cette histoire, ils s'engagent hardiment et 
passent. 

La solitude est grande. C'est un théâtre étrange 
de mort et de silence pour cette fête de l'ardente vie. 
Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être, 
témoins respectueux, prudents, observent à dis- 
tance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantas- 
tiques, ne manquent pas. Cristaux bleuätres, pics, 


14 


242 LA BALEINE. 


aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce 
sont les témoins qui siégent tout autour et re- 
gardent. 

Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est 
qu'il y faut l’expresse volonté. Ils n’ont pas l'arme 
tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent 
le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants 
les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré 
eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans 
un si grand accord, on dirait un combat. Des balei- 
niers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les 
amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés 
et debout, comme les deux tours de Notre-Dame, 
gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient 
de s’embrasser. Ils retombaient d'un poids im- 
mense.. L'ours et l'homme fuyaient épouvantés 
de leurs soupirs. 


La solution est inconnue. Celles qu’on a données 
semblent absurdes. Ce qui est sûr, c'est qu'en toute 
chose, pour l'amour, pour l'allaitement, pour la 
défense même, l'infortunée baleine subit la double 
servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de 
respirer. Elle ne respire que hors de l’eau; et si 


LA BALEINE. 245 


elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal ter- 
restre, apparlient à la terre? Point du tout. Si, par 
accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme 
de ses chairs, de sa graisse, l’accable ; ses organes 
s'affaissent. Elle est également étouffée. 

Dans le seul élément respirable pour elle, l’as- 
phyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non 
respirable où elle vit. 

Tranchons le mot. De la création grandiose du 
mammifère géant n’est sorti qu'un être impossible, 
premier jet poétique de la force créatrice, qui 
d’abord visa au sublime, puis revint par degrés au 
possible, au durable. L’admirable animal avait tout, 
taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne 
lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait 
été fait sans égard aux proportions générales de ce 
globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesan- 
teur. Il eut beau par-dessous se faire des os énor- 
mes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résis- 
tantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et 
ouverte. Dès qu'il échappe à l’eau son ennemie, il 
trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon 
l'écrase. 

Ses évents magnifiques, la superbe colonne d'eau 
qu'il lance à trente pieds, ce sont les signes, les 
témoins d’une organisation enfantine et barbare 
encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort, 


244 LA BALEINE. 


le souffleur essoufflé (c'est le vrai nom du genre), 
semble dire : « O nature! pourquoi m'avoir fait 
serf? » 


re 


Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas 
que l’ébauche splendide, mais manquée, pût durer. 
L'amour furtif, si difficile, l'allaitement au roulis 
des tempêtes entre l’asphyxie et le naufrage, les 
deux grands actes de la vie presque impossibles, se 
faisant par effort et par volonté héroïques ! — Quelles 
condilions d'existence! 

La mère n'a jamais qu'un petit, et c'est beau- 
coup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses : le 
travail de la nage, l’allaitement, et la fatale néces- 
sité de remonter! L'éducation, c'est un combat. 
Battu, roulé de l'Océan, l'enfant prend le lait 
comme au vol, quand la mère peut se coucher de 
côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d'élan. 
Elle sait qu'en son petit effort pour teter, il lâche- 
rait prise. Dans cet acte où la femme est passive, 
laisse faire l'enfant, la baleine est active. Profitant 
du moment, par un puissant piston, elle lui lance 
un tonneau de lait. 

Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand, 


LA BALEINE. 245 


quand le pêcheur féroce les attaque dans leur en- 
fant. On harponne le petit pour les faire suivre, el 
en effet ils font d'incroyables efforts pour le sau- 
ver, pour l'entrainer ; ils remontent, s'exposent 
aux coups pour le ramener à la surface et le faire 
respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant 
plonger et échapper, ils restent sur les eaux en 
plein péril pour suivre le petit corps flottant, 


Les naufrages sont communs chez eux, pour deux 
raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester 
dans les tempêtes aux couches inférieures et pai- 
sibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter; les forts 
suivent le destin du faible. Ils se noïent en famille. 

En décembre 1725, à l'embouchure de l'Elbe, 
huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres 
on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en 
Bretagne, à Audierne, même scène. D'abord des 
poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés. 
Puis on entendit des mugissements étranges, épou- 
vantables. C'était une grande famille de baleines 
que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient, 
ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles pé- 
rissaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes, 

14. 


246 LA BALEINE, 


et sans défense contre l'impitoyable flot, elles fu- 
rent (elles et eux) lancées à terre, assommées par 
le coup. | 

Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris 
perçanis, comme auraient fait des femmes, et 
aussi de navrantes lamentations de désespoir, 
comme si elles pleuraient leurs enfants. 


XII 


LES SIRÈNES 


J'aborde, et me voici à terre. J'ai assez et trop de 
naufrages. Je voudrais des races durables. Le cé- 
tacé disparaîtra. Réduisons nos conceptions, et de 
cette poésie gigantesque des premiers-nés de la ma- 
melle, du lait et du sang chaud, conservons tout, 
moins le géant. 

Conservons surtout la douceur, l'amour et la 
tendresse de famille. Ces dons divins, gardons-les 
bien dans les races, plus humbles, mais bonnes, 
où les deux éléments vont mettre en commun leur 
esprit. 

Les bénédictions de la terre se font sentir déjà. 
En quittant la vie du poisson, plusieurs choses, à 
lui impossibles, vont s’harmoniser aisément. 

Ainsi la baleine, mère tendre, connut l’étreinte 


248 LES SIRÈNES. 


et serra son enfant, mais elle ne le serra pas sur la 
mamelle; son bras était trop haut, et la mamelle, 
dans ce vaisseau vivant, ne pouvait être qu'à l'ar- 
rière. Chez les êlres nouveaux qui nagent, mais qui 
rampent aussi sur la terre (morses, lamantins, 
phoques, etc.), la mamelle, pour ne pas traîner, 
heurter dessous, remonte à la poitrine. Nous 
voyons apparaitre une ombre de la femme, forme 
et attitude gracieuse qui fait illusion à distance. 

En réalité, vue de près, avec moins de blan- 
cheur, de charme, c’est bien pourtant la mamelle 
féminine, ce globe qui, gonflé d'amour et du 
doux besoin d'allaiter, reproduit dans son mouvc- 
ment tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il 
réclame l'enfant pour le porter, lui donner l’ali- 
ment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui 
nageait. Celle qui pose, en a le bonheur. La fixité 
de la famille, la tendresse, à fond ressentie, et 
approfondie chaque jour (disons plus, la Société), 
ces grandes choses commencent, dès que l'enfant 
dort sur son sein. 


Mais comment se fit le passage du cétacé à l'am- 
phibie ? Essayons de le deviner. 


LES SIRÈNES. 249 


Leur parenté d'abord est évidente, Maints amphi- 
bies traînent encore, à leur très-grand dommage, 
la lourde queue de la baleine. Et celle-ci (chez une 
espèce du moins) a cachés dans sa queue l’ébauche 
et les commencements distincts des deux pieds de 
derrière qu'auront les plus hauts amphibies. 

Dans les mers semées d'îles, coupées de terres à 
chaque instant, les cétacés, constamment arrêtés, 
durent modifier leurs habitudes. Leur effort moins 
rapide, leur vie captive, diminua leur taille, la ré- 
duisit de la baleine à l'éléphant. L'éléphant de mer 
apparut. Gardant le souvenir des superbes défenses 
qui avaient armé certains cétacés dans leur grande 
vie marine, il montre encore de fortes dents en 
avant, mais peu offensives. Même les dents de mas- 
lication ne sont bien nettement ni herbivores, 
ni carnivores. Elles se prêtent mal aux deux régi- 
mes et doivent opérer lentement. 

Deux choses allégesient la baleine, sa masse 
d'huile qui la faisait flotter sur l’eau, et cette queue 
puissante dont le choc alternatif frappant des deux 
côtés la poussait en avant. Mais tout cela accable 
l'amphibie barbotant dans des caux peu profon- 
des, et rampant aux rochers, comme un lourd 
limaçon. Le poisson, si agile, rit d’un tel être qui 
n'en peut faire sa proie. Il n’atteint guère que les 
mollusques, lents comme lui. Il se fait peu à peu 


250 LES SIRÊNES. 


à manger les fucus abondants, gélatineux, qui 
nourrissent et engraissent, sans donner la vigueur 
de la nourriture animale. 

Tel on peut voir dansla mer Rouge, dans la mer 
des iles Malaises et celles d'Australie, traîner, sié- 
ger ce rare colosse, le dugong, qui domine l’eau de 
la poitrine et des mamelles. On le nomme parfois 
dugong des tabernacles, inerte idole qui impose, 
mais se défend à peine, et qui disparaîtra bientôt, 
rentrera dans le domaine de la fable, parmi ces lé- 
gendes réelles dont nous rions étourdiment. 


Qui a fait ce grand changement, créé ce cétacé 
terrestre, le dugong et le morse, son frère? La 
douceur de la terre, vraiment pacifique avant 
l'homme, — l'attrait d'aliments végétaux qui ne 
fuient pas comme la proie marine, — l'amour 
aussi sans doute, si difficile à la baleine, si facile 
dans la vie posée de l’amphibie. 

L'amour n’est plus fuite et hasard. La femelle 
n’est plus ce fier géant qu'il fallait suivre au bout du 
monde. Celle-ci est là soumise, sur les algues ondu- 
leuses, pour obéir à son seigneur. Elle lui rend la 
vie douce et molle. Peu de mystères. Les amphibies 
vivent bonnement au soleil. Les femelles, étant fort 
nombreuses, s’empressent et font sérail. De la 
sauvage poésie, on tombe aux mœurs bour- 


LES SIRÈNES. 251 


geoises, ou, si l'on veut, patriarcales, des plai- 
sirs trop faciles. Lui, le bon patriarche, respec- 

” table par sa forte tête, ses moustaches et ses 
défenses, il trône entre Agar et Sarah, Rebecca 
et Lia, qu'il aime fort, ainsi que ses enfants qui lui 
font un petit troupeau. Dans sa vie immobile, la 
grande force de cet être sanguin tourne toute aux 
tendresses de famille. Il embrasse les siens d'un 
amour tendre, orgueilleux, colérique. Il est vaillant, 
prêt à mourir pour eux. Hélas! sa force et sa fu- 
reur lui servent peu. Sa masse énorme le livre à 
l'ennemi. Il rugit, il se traine, veut combattre et 
ne peut, gigantesque avorton, manqué entre deux 
mondes, pauvre Caliban désarmé ! 


La pesanteur, fatale à la baleine, l’est bien plus 
à ceux-ci. Réduisons donc la taille encore, allégeons 
l'embonpoint, assouplissons l’épine, supprimons 
surtout cette queue, ou plutôt fendons-en la four- 
che en deux appendices charnus qui vont être bien 
plus utiles. Le nouvel être, le phoque, plus léger, 
bon nageur, bon pêcheur, vivant de la mer, mais 
ayant son amour à terre (son petit paradis), em- 
ploiera sa vie dans l'effort d'y revenir toujours, à 


252 LES SIRÈNES. 


celte terre, de gravir le rocher où sa femme, ses 
enfants l’appellent, où il leur porte le poisson. Son 
cibicr à Ja bouche, n'ayant pas les défenses dont 
le morse s'aidait pour gravir, il y met les quatre 
membres du haut, du bas, s’accrochant au varech, 
distendant, divisant chacun d'eux selon son pou- 
voir, de sorte qu'à la longue ramifié, il montre 
cinq doigts. 

Ce qui est très-beau dans le phoque, ce qui émeut 
dès qu’on voit sa ronde tête, c’est la capacité du cer- 
veau. Nul être, sauf l’homme, ne l’a développé à ce 
point (Boitard). L'impression est forte, et bien plus 
que celle du singe, dont la grimace nous est anti- 
pathique. Je me souviendrai toujours des phoques 
du Jardin d'Amsterdam, charmant musée, si riche, 
si bien organisé, et l'un des beaux lieux de la 
terre. C'était le 12 juillet, après une pluie d'orage; 
l'air était lourd : deux phoques cherchaient le frais 
au fond de l’eau, nageaïent et bondissaient. Quand 
ils se reposérent, ils regardèrent le voyageur, in- 
telligents et sympathiques, posèrent sur moi leurs 
doux yeux de velours. Le regard était un peu triste. 
Il leur manquait, il me manquait aussi la langue 
intermédiaire. On ne peut pas en détacher les yeux. 
On regrette, entre l’âme et l’âme, d’avoir cette 
éternelle barrière. 

La terre cst leur patrie de cœur : ils y naïssent, 


LES SIRÈNES. 255 


ils y aiment; blessés, ils y viennent mourir. Ils y 
mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur 
les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont 
doux, bons voisins, se défendent l’un l’autre. Seu- 
lement, au temps d'amour, ils délirent et se 
battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu'il 
établit à terre sur un rocher mousseux d’étendue 
suffisante. C'est son quartier à lui, et il ne souffre 
pas qu'on empiète, fait respecter son droit d’oc- 
cupation. Les femelles sont douces et sans dé- 
fense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s’'agi- 
tent douloureusement avec des regards de déses- 
poir. | 
Elles portent neuf mois, et élèvent l’enfant cinq 
ou six mois, lui enseignant à nager, à pêcher, à 
choisir les bons aliments. Elles le garderaient bien 
plus, si le mari n'était jaloux. Il le chasse, crai- 
gnant que la trop faible mère ne lui donne un rival 
en lui. 


Une si courte éducation a limité sans doute les 
progrès que le phoque aurait faits. La maternité 
n'est complète que chez les Lamantins, excellente 
tribu, où les parents n'ont pas le courage de 
renvoyer l'enfant. La mère le garde très-longtemps. 

15 


25 LES SIRÈNES. 

Enceinte de nouveau, allaitant un second enfant, 
on la voit mener avec elle l’ainé, un jeune mâle 
que le père ne maltraite pas, qu'il aime aussi, et 
qu'il laisse à la mère. 

Cette extrême tendresse, particulière aux Laman- 
tins, s’est exprimée dans l'organisation par un pro- 
grès physique. Chez le phoque, grand nageur, chez 
l’éléjhant marin, si lourd, le bras reste nageoire. 
IL est serré et engagé au corps; il ne peut pas se 
délier. Enfin, le Lamantin femelle, tendre femme 
amphibie, mama di l'eau, disent nos nègres, ac- 
complit le miracle. Tout se délie par un effort 
constant. La nature s’ingénie dans l’idée fixe de 
caresser l'enfant, de le prendre et de l'approcher 
Les ligaments cèdent, s'étendent, laissent aller l’a- 

vant-bras, et de ce bras rayonne un polype palmé. 
— C'est la main. 

Donc celle-ci a ce bonheur suprême, elle em- 
brasse son enfant de sa main pour l'embrasser de 
sa poitrine. Elle le prend et le met sur son cœur. 

Voilà deux grandes choses qui pouvaient mener 
loin ces amplhubies : " 

Déjà chez eux, la main est née, l'organe d'indus- 
trie, l'essentiel instrument du travail à venir. Qu'elle 
s’assouplisse, aide les dents, comme chez le Castor, 
et l’art commencera, d'abord l'art d'abriter La fa- 
mille 


LES SIRÈNES. 955 

D'autre part, l'éducation est devenue possible. 

L'enfant posé sur le cœur de la mère et lentement 

s'imbibant de sa vie, restant longtemps près d’elle 

et à l'âge où il peut apprendre, tout cela tient à la 

bonté du père qui garde l’innocent rival. Et c’est 
ce qui permet le progrès. 


Si l'on en croyait certaimes traditions, le progrès 
eût continué. Les amphibies développés, rapprochés 
de la forme humaine, seraient devenus demi-hom- 
mes, hommes de mer, tritons ou sirènes.Seulement. 
au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux- 
ci seraient restés muets, dans l'impuissance de se 
faire un langage, de s'entendre avec l’homme, d'ob- 
tenir sa pilié. Ces races auraient péri, comme 
nous voyons périr l'infortuné Castor, qui ne peut 
parler, mais qui pleure. 

On a dit fort légèrement que ces figures étranges 
étaient des phoques. Mais, put-on s’y tromper ? Le 
phoque, en toutes ses espèces, est connu fort an- 
ciennement. Dès le septième siècle, au temps de 
saint Colomban, on le pêchait, on l’apportait et l'on 
mangeait sa chair. 

Les hommes et femmes de mer, dont on parle 


256 LES SIRÈNES. 


au seizième siècle, ont été vus non un moment 
sur l'eau, mais amenés sur terre, montrés, nour- 
ris dans les grands centres, Anvers et Amster- 
dam, chez Charles Quint et Philippe II, donc, sous 
les yeux de Vésale et des premiers savants. On 
mentionne une femme marine qui vécut longues 
années en habit de religieuse, dans un couvent où 
tous pouvaient la voir. Elle ne parlait pas, mais tra- 
vaillait, filait. Seulement elle ne pouvait se corriger 
d'aimer l’eau et de faire effort pour y revenir. 

On dira : Si ces êtres ont existé réellement, pour- 
quoi furent-ils si rares? Hélas ! nous n’avons pas à 
chercher bien loin la réponse. C'est que générale- 
ment on les tuait. Il y avait péché à les laisser en 
vie, « car ils étaient des monstres. » C’est ce que 
disent expressément les vieux récits. 

Tout ce qui n’était pas dans les formes connues 
de l’animalité, et tout ce qui, au contraire, appro- 
chait de celles de l’homme, passait pour monstre, et 
on le dépêchait. La mère qui avait le malheur de 
mettre au monde un fils mal conformé ne pouvait 
le défendre ; on l’étouffait entre des matelas. On 
supposait qu'il était fils du Diable, une invention 
de sa malice pour outrager la création, calomnier 
Dieu. D'autre part, ces Sirénéens, trop analogues à 
l’homme, passaient d'autant plus pour une illusion 
diabolique. Le moyen âge en avait tant d'horreur, 


LES SIRÈNES. 951 


que leurs apparitions étaient comptées dans les af- 
freux prodiges que Dieu permet dans sa colère pour 
terrifier le péché. A peine osait-on les nommer. On 
avait hâte de les faire disparaitre. Le hardi seizième 
siècle les crut encore « des diables en fourrure 
d'hommes, » qu'on ne devait toucher que du har- 
pon. Ils devenaient très-rares,lorsque des mécréants 
firent la spéculation de les garder, de les montrer. 

En reste-t-il au moins des débris, des ossements? 
On le saura quand les Musées d'Europe commence- 
ront à faire l'exposition complète de leurs immenses 
dépôts. La place manque, je le sais bien, et elle 
manquera toujours, s’il faut pour cela des palais. 
Mais le plus simple abri, un toit vaste (et très-peu 
coûteux) permettrait d’étaler des choses aussi soli- 
des. Jusqu'ici, on n’en voit que des échantillons et 
des pièces choisies. 


Ajoutons que l'exposition des amphibies empail- 
lés, pour être vraie, doit présenter ces monstres 
trop ressemblants à l’homme, par les côtés et dans 
les poses où ils firent cette illusion. Laissez-leur cet 
honneur ; ils l'ont assez payé. Que la mère Phoque 
ou la mère Lamantine m'apparaisse sur son rocher 
en sirène, dans le premier usage de la main et de 
la mamelle, tenant son enfant sur son sein. 


958 LES SIRÈNES. 


Est-ce à dire que ces êtres auraient pu monter 
jusqu'à nous? Est-ce à dire qu'ils aient été les au- 
teurs, les aïeux de l’homme? Mallet l’a cru. Moi, 
je n'y vois aucune vraisemblance. 

La mer commença tout, sans doute. Mais ce n’est 
pas des plus hauts animaux de mer que sortit la 
série parallèle des formes terrestres dont l’homme 
est le couronnement. Ils étaient trop fixés déjà, 
trop spéciaux, pour donner l'ébauche molle d'une 
nature si différente. Ils avaient poussé loin, presque 
épuisé, la fécondité de leurs genres. Dans ce cas, 
les aînés périssent ; et c'est très-bas, chez les cadets 
obscurs de quelque classe parente, que surgit la 
sérienouvelle qui montera plus haut. (V. nos notes.) 

L'homme leur fut, non un fils, mais un frère, — 
un frère cruellement ennemi. 


Le voilà arrivé, le fort des forts, l'ingénieux, 
l'actif, le cruel roi du monde. Mon livre s’illumine. 
Mais aussi que va-t-il montrer? Et que de choses 
tristes il me faut maintenant amener dans cette 
lumière ! | We 

Ce créateur, ce Dieu tyran, il a su faire une 
seconde nature dans la nature. Mais qu'a-t-il fait 


LES SIRÈNES. 20 


de l’autre, la primitive, sa nourrice et sa mère ? 
Des dents qu'elle lui fit, il lui mordit le sein. 

Tant d'animaux qui vivaient doucement, s’hu- 
manisaient et commençaient des arts, aujourd’hui 
effarés, abrutis, ne sont que des bêtes. Les singes 
rois de Ceylan, dont la sagesse fut célébrée dans 
l'Inde, sont devenus d’effroyables sauvages. Le 
brame de la création, l'Éléphant, chassé, asservi, 
n'est plus qu’une bête de somme. 

Les plus libres des êtres, qui naguère égayaient 
la mer, ces bons phoques, ces douces baleines, le 
pacifique orgueil de l’Océan, tout cela a fui aux 
mers des pôles, au monde affreux des glaces. Mais 
ils ne peuvent tous supporter une vie si dure, 
encore un peu de temps, ils disparaîtront tout à 
fait. 

Une race infortunée, celle des paysans polonais, 
a trouvé dans son cœur le sens, l'intelligence de 
l'exilé muet, refugié aux lacs de la Lithuanie. Ils 
disent : « Qui fait pleurer le Castor ne réussit 
Jamais. » 

L'artiste est devenu une bête craintive, qui ne 
sait plus, ne peut plus rien. Ceux qui subsistent 
encore en Amérique, reculant et fuyant toujours, 
n'ont le courage de rien faire. Un voyageur naguère 
en trouva un qui, loin, très-loin vers les hauts lacs, 
timidement reprenait son métier, voulait bâtir le 


260 LES SIRÈNES. 


foyer de famille, coupait du bois. Quand il aperçut 
l'homme, le bois lui échappa ; il n’osa même fuir, 
etil ne sut que fondre en larmes. 


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2° * à 


LE HARPON 


« Le marin qui arrive en vue du Groënland n'a 
(dit naïvement John Ross) aucun plaisir à voir cette 
terre. » Je le crois bien. C’est d’abord une côte 
de fer, d'aspect impitoyable, où le noir granit es- 
carpé ne garde pas même la neige. Partout ailleurs, 


des glaces. Point de végétation. Cette terre désolée, 
qui #fous cache le pôle, semble un pays de mort et 
de famine. 


Pendant le temps très-court où l’eau n’est pas 
gelée, on pourrait vivre encore. Mais elle l’est neuf 
mois sur douze. Tout ce temps-là, que faire? et 
que manger? On ne peut guère chercher. La nuit 
dure plusieurs mois, et parfois si profonde, que 
Kane, entouré de ses chiens, ne les retrouvait qu'à 


Ma 


L.. 
\ Fr 
264 “10 LE HARPON. 
leur souffle, à leur haleine humide. Dans cette lon- 
gue, si longue obscurité, sur cette terre désespé- 
rée, stérile, vêtue d’impénétrables glaces, errent ce- 
pendant deux solitaires qui s'obstinent à vivre là, 
dans l’horreur d’un monde impossible. L’un d'eux 
est l’ours pêcheur, âpre rôdeur sous sa riche 
fourrure et dans sa graisse épaisse, qui lui permet 
des intervalles de jeûne. L’autre, figure bizarre, 
fait l’effet, à distance, d’un poisson dressé sur la 
queue, poisson mal conformé et gauche, à longues 
nageoires pendantes. Ce faux poisson, c'est l’homme. 
Is se flairent et se cherchent. Ils ont faim l'un de 
l’autre. L'ours fuit parfois pourtant, décline le com- 
bat, croyant l’autre encore plus féroce et plus cruel- 
lement affamé. 

L'homme qui a faim est terrible. Armé d’une 
simple arête de poisson, 1l poursuit cette bête 
énorme. Mais il aurait péri cent fois, s’il n’avait eu 
à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vé- 
cut que par un crime. La terre ne donnant rien, il 
chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne 
{rouva à tuer que son ami le phoque. En lui 1l trou- 
vait concentrée la graisse de la mer, l'huile, sans 
laquelle il serait mort de froid, encore plus que de 
faim. 

Le rêve du Groënlandais, c’est, à sa mort, de 
passer dans la lune, où il y aura du bois de 


sos + dti 


#. «ET es u | Fr E € 
, LE HARPON. - SEA, 965 


chauffage, le feu, la lumière du foyer. L'huile ici- 
bas tient lieu de ‘quel Bue largement, elle le 
réchauffe. 1 RR ? it 

Grand contraste entre l'homme et les amphibies 
somnolents, qui, même en ce climat, savent vivre 
sans grandes souffrances. L’œil doux du phoque 
l'indique assez. Nourrisson de la mer, 1l est tou- 
jours en rapport avec elle. Il y reste des inter- 
stices où l'excellent nageur sait se pourvoir. Tout 
lourd qu'on le croirait, il monte adroitement sur 
un glaçon et se fait voiturer. L'eau épaisse de mol- 
lusques, grasse d'atomes animés, nourrit riche- 
ment le poisson pour l’usage du phoque, qui, bien 
repu, s'endort sur son rocher d'un lourd sommeil 
que rien ne rompt. 

La vie de l’homme est toute contraire. Il semble 
être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre. 
Sur les photographies que nous avons de l'Esqui- 
mau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du re- 
gard, dans son œil dur et noir, sombre comme la 
nuit. Il semble pétrifié d’une vision, du spectacle 
habituel d’un infini lugubre. Cette nature de Ter- 
reur éternelle a caché d’un masque d’airain sa forte 
intelligence, rapide cependant et pleme d'expé- 
dients dans une vie de dangers imprévus. 


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266 J'en LE nn 
 Qu'aurait-il fait? Sa famille avait faim, et ses en- 


fants criaient ; sa femme enceinte greloltait sur la 
neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement 
ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui 
piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et : 
le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le 
phoque était là. Et que de poissons dans un phoque, 
quelle richesse d'huile accumuléel Il était là en- 
dormi, sans défense. Même éveillé, 1l ne fuit guère. 
Ise laisse approcher, toucher. Comme le lamantin, 
il faut le battre, si on veut l’éloigner. Ceux qu'on 
prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, 1ls vous 
suivent obstinément. Une telle facilité dut troubler 
l'homme et le faire hésiter, combattre la tenta- 
tion. Enfin, le froid vainquit, et il fit cet assassi- 
nat. Dès lors, il fut riche et vécut. 

La chair nourrit ces affamés. L'huile, absorbée 
à flots, les réchauffa. Les os servirent à mille usages 
domestiques. Des fibres on fit des cordes et des 
filets. La peau du phoque, coupée à la taille de Ja 
femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour 
les deux, sauf la pointe un peu basse qu'elle allonge. 
Plus un petit ruban de cuir rouge qu'elle met ga- 
lamment en bordure pour lui plaire et pour être 
aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c’est qu'in- 
dustrieusement, de peaux cousues, ils firent la ma- 
chine légtre, forte pourtant, où cet hoinme intré- 


LE HARPON. 267 
+ " : 


pide ose monter, et qu'il nomme une barque. 

Misérable petit véhicule long, mince et qui ne 
pèse rien. Il est très-strictement fermé, sauf un 
trou, où le rameur se met, serrant la peau à sa 
ceinture. On gagerait toujours que cela va chavi- 
rer… Mais point. Il file comme une flèche sur le 
dos de la vague, disparaît, reparait, dansles remous 
durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les 
montagnes flottantes. 

Homme et canot, c'est un. Le tout est un pois- 
son artificiel. Mais qu'il est inférieur au vrai! Il n’a 
pas l'appareil, la vessie natatoire qui soutient 
l’autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n'a pas 
l'huile, qui, plus légère que l’eau, veut toujours 
surnager et remonter à la surface. Il n’a pas sur- 
tout ce qui fait, chez le vrai poisson, la vigueur du 
mouvement, sa vive contraction de l'épine pour 
frapper de forts coups de queue. Ce qu'il imite seu- 
lement, faiblement, ce sont les nageoires. Ses rames 
qui ne sont pas serrées au corps, mais mues au 
loin par un long bras, sont bien molles en compa- 
raison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare 
tout cela ? La terrible énergie de l’homme, et, sous 
ce masque fixe, sa vive raison, qui, par éclairs, 
décide, invente et trouve, de minute en minute, 
remédie sans cesse aux périls de cette peau flot- 
tante qui seule le défend de ia mort. 


268 LE HARPON. 


. 

Très-souvent on ne peut passer : on trouve une 
barre de glace. Alors les rôles changent. La barque 
portait l'homme, et maintenant il porte la barque, 
la prend sur son épaule, traverse la glace craquante 
et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flot- 
tants, venant à sa rencontre, n’offrent entre eux 
que d’étroits corridors qui s'ouvrent, se ferment 
tout à coup. Il peut y disparaître, s’ensevelir vivant. 
IL peut, de moment en moment, voir les deux 
murs bleuâtres, s’approchant, peser sur sa barque, 
sur lui, d’une si épouvantable pression, qu'il en soit 
aminci jusqu'à l'épaisseur d’un cheveu. Un grand 
navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les 
deux moitiés écrasées, aplaties. 


Ils assurent que leurs pères ont pêché la baleine. 
Moins misérables alors, leur terre étant moins 
froide, ils s'ingéniaient mieux, avaient du fer sans 
doute. Peut-être 1l leur venait de Norvége ou d’Is- 
lande. Les baleines ont toujours surabondé aux 
mers du Groënland. Grand objet de concupiscence 
pour ceux dont l’huile est le premier besoin. Le 
poisson la donne par gouttes, et le phoque à flots; 
la baleine en montagne. 


LE HARPON. 269 


Ce fut un homme, celui, qui le premier tenta un 
pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer 
grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les 
glaces, seul à seul, joignit le colosse. 

Celui qui se fia tellement à sa force et à son cou- 
rage, à la vigueur du bras, à la roideur du coup, à 
la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu'il per- 
cerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse. 

Celui qui crut qu'àson réveil terrible, dans la tem- 
pête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups 
de queue, il n'allait pas l’engouffrer avec lui. 
Comble d'audace! il ajoutait un câble à son har- 
pon pour poursuivre sa proie, bravait l’effroyable 
secousse, sans songer que la bête effrayée pouvait 
descendre brusquement, s'enfuir en profondeur, 
plonger la tête en bas. 

Il y a un bien autre danger. C'est qu'au lieu de la 
baleine, on ne trouve à sa place l’ennemi de la 
baleine, la terreur de la mer, le Cachalot. Il n’est 
pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts 
pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou 
vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur! c’est 
lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre. 
Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d'hor- 
riblesmächoires, à tout dévorer, homme et barque. 

semble ivre de sang. Sa rage aveugle épouvante 
tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s’é- 


270 LE HARPON. 


chouent même au rivage, se cachent dans le sable 
ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent 
approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce 
du Cachalot est l’Ourque, ou le Physétère des an- 
ciens, tellement craint des Islandais, qu'ils n’osaient 
le nommer en mer, de peur qu'il n’entendit et 
n'arrivât. Ils croyaient au contraire qu'une espèce 
de baleine (la Jubarte) les aimait et les protégeait, 
et provoquait le monstre afin de les sauver. 


Plusieurs disent que les premiers qui affron- 
tèrent une si effrayante aventure avaient besoin 
d'être exaltés, excentriques et cerveaux brülés. La 
chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les 
sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les 
héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du 
Mont perdu, et pêcheurs effrénés, ils couraient en 
batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de 
Gascogne. Ils y pêchaient le thon. Ils y virent jouer 
des baleines, et se mirent à courir après, comme ils 
s'acharnent après l'isard dans les fondrières, les 
abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme 


LE HARPON. 271 


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gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour 
la chance et pour le péril, ilsle chassèrent à mort et 
n'importe où, quelque part qu’il les conduisit. Sans 
s'en apercevoir, ils poussalent jusqu'au pôle. 

Là, le pauvre colosse croyait en être quitte, et, 
ne supposant pas, sans doute, qu’on püt être si fou, 
il dormait tranquillement, quand nos étourdis 
héroïques approchaïent sans souffler. 

Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus 
leste, s’élançait de la barque, et, sur ce dos im- 
mense, sans souci de sa vie, d’un han! enfonçait le 
harpon. 


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DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS 


Qui a ouvert aux hommes la grande navigation? 
qui révéla la mer, en marqua les zones et les voies ? 
enfin, qui découvrit le globe? La baleine et le ba- 
leinier. 

Tout cela bien avant Colomb et les fameux cher- 
cheurs d'or, qui eurent toute la gloire, retrouvant à 
grand bruit ce qu’avaient trouvé les pêcheurs. 

La traversée de l'Océan, que l'on célébra tant au 
quinzième siècle, s'était faite souvent par le pas- 
sage étroit d'Islande en Groënland, et même par 
le large ; car les Basques allaient à Terre-Neuve. 
Le moindre danger était la traversée pour des gens 
qui cherchaient au bout du monde ce suprême 


274 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


danger, le duel avec la baleine. S’en aller dans les 
mers du Nord, se prendre corps à corps avec la 
montagne vivante, en pleine nuit, et, on peut le 
dire, en plein naufrage, le pied sur elle et le gouffre 
dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trem- 
pés de cœur pour prendre en grande insouciance 
les événements ordinaires de la mer. 

Noble guerre, grande école de courage. Cette pé- 
che n’était pas comme aujourd'hui un carnage facile 
qui se fait prudemment de loin avec une machine : 
on frappait de sa main, on risquait vie pour vie. On 
tuait peu de baleines, mais on gagnait infiniment en 
habileté maritime, en patience, en sagacité, en in- 
trépidité. On rapportait moins d'huile et plus de 
gloire. : 

Chaque nation se montrait là dans son génie par- 
üculier. On les reconnaissait à leurs allures. Il y a 
cent formes de courage, et leurs variétés graduées 
élaient comme une gamme héroïque. Au Nord, les 
Scandinaves, les races rousses (de la Norvêge en 
Flandre), leur sanguine fureur. — Au Midi, l'élan 
Basque et la folie lucide qui se guida si bien autour 
du monde. — Au centre, la fermeté Bretonne, 
muette et paliente, mais, à l'heure du danger, d’une 
excentricité sublime.— Enfin, la sagesse Normande, 
armée de l’assocration et de toute prévoyance, cou- 
rage calculé, bravant tout, mais pour le succés. 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 215 
Telle était la beauté de l’homme, dans cette mani- 
festation souveraine du courage humain. 


On doit beaucoup à la baleine: sans elle, les 
pêcheurs se seraient tenus à la côte, car presque 
tout poisson est riverain; c'est elle qui lesémancipa, 
et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large, 
ct, de proche en proche, si loin, qu'en la suivant 
toujours, ils se trouvèrent avoir passé, à leur insu, 
d'un monde à l’autre. 

Il y avait moins de glace alors, et ils assurent 
avoir touché le pôle (à sept lieues seulement de dis- 
tance. Le Groënland ne les séduisit pas : ce n’est 
pas la terre qu’ils cherchaïent, mais la mer seule- 
ment et les routes de la baleine. L’Océan entier est 
son gite, et elle s'y promène, en large surtout. 
Chaque espèce habite de préférence une certaine 
latitude, une zone d’eau plus ou moins froide. 
Voilà ce qui traça les grandes divisions de l’Atlan- 
tique. 

La populace des baleines inférieures qui ont une 
nageoire sur le dos (baléinoptères) se trouvent 


276 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


au plus chaud et au plus froid, sous la ligne et 
aux mers polaires. 

Dans la grande région intermédiaire, le cachalot 
féroce incline au sud, dévaste les eaux tièdes. 

Au contraire, la baleine franche les craint, ou les 
craignait plutôt (car elle est si rare aujourd'hui !). 
Nourrie spécialement de mollusques et autres vies 
élémentaires, elle les cherchait dans les eaux tem- 
pérées, un peu au nord. Jamais on ne la trouvait 
dans le chaud courant du midi; c’est ce qui fit re- 
marquer le courant, et amena cette découverte 
essentielle de la vraie voie d'Amérique en Europe. 
D'Europe en Amérique, on est poussé par les vents. 
alizés. 

Si la baleme franche a horreur des eaux chaudes 
et ne peut passer l'équateur, elle ne peut tourner 
l'Amérique. Comment doncse fait-il qu’une baleine 
blessée de notre côté dans l'Atlantique se retrouve 
parfois de l’autre, entre l'Amérique et l'Asie? C’est 
qu'un passage existe au nord. Seconde découverte. 
Vive lueur jetée sur la forme du globe et la géogra- 
phie des mers. 

De proche en proche, la baleine nous a menés 
partout. Rare aujourd'hui, elle nous fait fouiller les 
deux pôles, le dernier coin du Pacifique au détroit 
du Behring, et l'infini des eaux antarctiques. Il 
est même une région énorme qu'aucun vaisseau 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 277 


d'État ni de commerce ne traverse jamais, à quel- 
ques degrés au delà des pointes d'Amérique et d’A- 
frique. Nul n’y va que les baleiniers. 


Si l'on avait voulu, on eût fait bien plus tôt les 
grandes découvertes du quinzième siècle. Il fallait 
s'adresser aux rôdeurs de la mer, aux Basques, aux 
Islandais ou Norvégiens, et à nos Normands. Pour 
des raisons diverses, on s’en défiait. Les Portugais 
ne voulaient employer que des hommes à eux, et 
de l’école qu'ils avaient formée. Ils craignaient nos 
Normands, qu'ils chassaient et dépossédaient de la 
côte d'Afrique. D'autre part, les rois de Castille 
tinrent toujours pour suspects leurs sujets, les Bas- 
ques, qui, par leurs priviléges, étaient comme une 
république, et de plus passaient pour des têtes 
dangereuses, ndomptables. C’est ce qui fit manquer 
à ces princes plus d’une entreprise. Ne parlons que 
d'une seule, l’Invincible Armada. Philippe II, qui 
avait deux vieux amiraux basques, la fit comman- 
der par un Castillan. On agit contre leur avis : de 
là le grand désastre. 


978 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


Une maladie terrible avait éclaté au quinzième 
siècle, la faim, la soif de l'or, le besoin absolu de 
l'or. Peuples et rois, tous pleuraient pour l'or. Il 
n'y avait plus aucun moyen d'équilibrer les dé- 
penses et les reccttes. Fausse monnaie, cruels pro- 
cès et guerres atroces,on employait tout, mais point 
d'or. Les alchimistes en promettaient, et on allait 
“en faire dans peu; mais il fallait attendre. Le fisc, 
comme un lion furieux de faim, mangeait des Juifs, 
mangeait des Maures, et de cette riche nourriture 
il ne lui restait rien aux dents. 

Les peuples étaient de même. Maigres et sucés 
jusqu'à l'os, ils demandaient, imploraient un mi- 
racle qui ferait venir l'or du ciel. 

On connaît la très-belle histoire de Sinbad (Mille 
et une Nuits), son début, d'histoire éternelle, 
qui se renouvelle toujours. Le pauvre travailleur 
Hindbad, le dos chargé de bois, entend de la rue 
les concerts, les galas qui se font au palais de 
Sinbad, le grand voyageur enrichi. Il se compare, 
envie. Mais l’autre lui raconte tout ce qu'il a souf- 
fert pour conquérir de l'or. Hindbad est effrayé du 
récit. L'effet total du conte est d’exagérer les pé- 
rils, mais aussi les profits de cette grande loteric 
des voyages, et de décourager le travail séden- 
taire. 

La légende qui, au quinzième siècle, broullait 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 970 


toutes les cervelles, c'était un réchauffé de la fable 
des Hespérides, un Eldorado, terre de l'or, qu’on 
plaçait dans les Indes et qu'on soupçonnait être 
le paradis terrestre, subsistant toujours ici-bas. 
Il ne s'agissait que de le trouver. On n'avait garde 
de le chercher au nord. Voilà pourquoi on fit si 
peu d'usage de la découverte de Terre-Neuve et du 
Groënland. Au midi, au contraire, on avait déjà 
trouvé en Afrique de la poudre d’or. Cela encou- 
rageait. 

Les rêveurs et les érudits d’un siècle pédantesque 
entassaient, commentaient les textes. Et la décou- 
verte, peu difficile d'elle-même, le devenait à force 
de lectures, de réflexions, d’utopies chimériques. 
Cette terre de l'or était-elle, n'était-elle pas le pa- 
radis ? Était-elle à nos antipodes? et avions-nous 
des antipodes?.. À ce mot, les docteurs, les robes 
noires, arrêtaient les savants, leur rappelaient que 
là-dessus la doctrine de l'Église était formelle, 
l’hérésie des antipodes ayant été expressément con- 
damnée. 

Voilà une grave difficulté ! On était là arrêté 
court. 

Pourquoi l'Amérique, déjà découverte, se trouva- 
t-elle encore si difficile à découvrir? C'est qu’on 
désirait à la fois et qu'on craignait de la trouver. 


280 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


Le savant libraire italien, Colomb, était bien sûr 
de son affaire. Il avait été en Islande recueillir les 
traditions; et, d'autre part, les Basques lui disaient 
tout ce qu'ils savaient de Terre-Neuve. Un Gallicien 
y avait été jeté et y avait habité. Colombpritpour as- 
sociés des pilotes établis en Andalousie, les Pinzon, 
qu'oncroit être identiques aux Pinçon de Dieppe. 

Ce dernier point est vraisemblable. Nos Nor- 
mands et les Basques, sujets de la Castille, étaient 
en intime rapport. Ce sont ceux-ci, qu'on nommait 
Castillans, qui, sous le Normand Béthencourt, 
firent la célèbre expédition des Canaries (Navar- 
rete). Nos rois donnèrent des priviléges aux Gastil- 
lans établis à Honfleur et à Dieppe; et, par contre, 
les Dieppois avaient des comptoirs à Séville. Il 
n’est pas sûr qu'un Dieppois ait trouvé l'Amc- 
rique quatre ans avant Colomb ; mais il est pres- 
que sûr que ces Pinçon d’Andalousie étaient des 
armateurs normands. 

Ni Basques, ni Normands, n'auraient pu, en 
leur propre nom, se faire autoriser par la Castille. 
Il y fallut un Italien habile et éloquent, un Génois 
obstiné qui poursuivit quinze ans la chose, qui 
trouvât le moment unique, empoignât l’occasion, 
sût lever le scrupule. Le moment fut celui où la 
ruine des Maures coûta si cher à la Castille, où l'on 
criait de plus en plus : « De l'or! » Le moment fut 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 281 


celui où l'Espagne victorieuse frémissait de sa 
guerre de croisade et d'inquisition. L’Italien saisit 
ce levier, fut plus dévot que les dévots. IL agit par 
l'Église même : on fit scrupule à Isabelle de laisser 
tant de nations païennes dans les ombres de la 
mort. On lui démontra clairement que découvrir la 
terre de l'or, c'était se mettre à même d’extermi- 
ner le Turc et reprendre Jérusalem. 

On sait que, sur trois vaisseaux, les Pinçon en 
fournirent deux et les menèrent eux-mêmes. Ils 
allèrent en avant. L’un d'eux, il est vrai, se 
trompa; mais les autres, François Pinçon et son 
jeune frère Vincent, pilote du vaisseau la Nina, 
firent signe à Colomb qu'il devait les suivre au 
sud-ouest (12 octobre 1492). Colomb, qui allait 
droit à l’ouest, eût rencontré dans sa plus grande 
force le courant chaud qui va des Antilles à l'Eu- 
rope. Il n'aurait traversé ce mur liquide qu'avec 
grande difficulté. Il eût péri ou navigué si lente- 
ment, que son équipage se füt révolté. Au con- 
traire, les Pinçon, qui peut-être avaient là-dessus 
des traditions, naviguèrent comme s'ils avaient 
connaissance de ce courant; ils ne l’affrontèrent 
pas à sa sortie, mais, déclinant au sud, passèrent 
sans peine, et abordèrent au lieu même où les vents 
alizés poussent les eaux, d'Afrique en Amérique, 
aux parages d'Haïti. 

16. 


282 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


Ceci est constaté par le journal même de Co- 
lomb, qui, franchement, avoue que les Pinçon le 
dirigèrent. 

Qui vit le premier l'Amérique? Un matelot des 
Pinçon, si l’on en croit l'enquête royale de 1543. 

Il semblait d'après tout cela qu'une forte part 
du gain et de la gloire eût dû leur revenir. Ils plai- 
dèrent. Mais le roi jugea en faveur de Colomb. 
Pourquoi? Parce que, vraisemblablement, les Pin- 
con étaient des Normands, et que l'Espagne aima 
mieux reconnaître le droit d'un Génois sans 
consistance et sans patrie que celui des Français, 
de la grande nation rivale, des sujets de Louis XII 
et de François [*, qui un jour auraient pu trans- 
férer ce droit à leurs maïtres. Un des Pincon mou- 
rut de désespoir. 

Du reste, qui avait levé le grand obstacle des 
répugnances religieuses ? fait décider l'expédition, 
avec tant d’éloquence, d'adresse et de persévérance? 
Colomb, le seul Colomb. Il était le vrai créateur de 
l'entreprise, et il en fut aussi l'exécuteur très- 
héroïque. Il mérite la gloire qu'il garde dans la 
postérité. 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 985 


Je crois, comme M. Jules de Blosseville (un 
noble cœur, bon juge des grandes choses), je crois 
qu'il n'y eut réellement de difficile en ces décou- 
vertes que le tour du monde, l’entreprise de Ma- 
gellan et de son pilote, le Basque Sébastien del 
Cano. 

Le plus brillant, le plus facile, avait été la tra- 
versée de l'Atlantique, sous le souffle des vents 
alizés, la rencontre de l'Amérique, dès longtemps 
découverte au nord. 

Les Portugais firent une chose bien moins extra- 
ordinaire encore en mettant tout un siècle à dé- 
couvrir la côte occidentale de l'Afrique. Nos Nor- 
mands, en peu de temps, en avaient trouvé la 
moitié. Malgré ce qu'on a dit de l’école de Lisbonne 
et de la louable persévérance du prince Henri qui 
la créa, le Vénitien Cadamosto témoigne dans sa 
relation du peu d’habileté des pilotes portugais. 
Dès qu'ils en eurent un vraiment hardi et de génie, 
Barthélemy Diaz, qui doubla le Cap, ils le rempla- 
cèrent par Gama, un grand seigneur de la maison 
du roi, homme de guerre surtout. Ils étaient plus 
 préoccupés de conquêtes à faire et de trésors à 
prendre que de découvertes proprement dites. Gama 
fut admirable de courage; mais il ne fut que trop 
fidèle aux ordres qu’il avait de ne souffrir personne 
dans les mêmes mers. Un vaisseau de pèlerins de 


284 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


la Mecque, tout chargé de familles, qu'il égorgea 
barbarement, exaspéra toutes les haines, augmenta 
dans tout l'Orient l’horreur du nom chrétien, ferma 
de plus en plus l’Asie. 


Est-il vrai que Magellan ait vu le Pacifique mar- 
qué d'avance sur un globe par l'Allemand Behaim ? 
Non, ce globe qu’on a ne le montre pas. Aurait-1l 
vu chez son maître, le roi de Portugal, une carte 
qui l'indiquait? On l’a dit, non prouvé. Il est bien 
plus probable que les aventuriers qui déjà, depuis 
une vingtaine d'années, couraient le continent amé- 
ricain, avaient vu, de leurs yeux vu la mer Paci- 
fique. Ce bruit qui circulait s'accordait à merveille 
avec l’idée que donnait le calcul d'un tel contre- 
poids, nécessaire à l'hémisphère que nous habitons 
et à l'équilibre du globe. 

Il n’y a pas de vie plus terrible que celle de Ma- 
gellan. Tout est combat, navigations loimtaines, 
fuites et procès, naufrages, assassinat manqué, 
enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique. 
Il se bat dans les Indes. Il se marie chez les Malais, 
si braves et si féroces. Lui-même semble avoir été 
tel. 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 285 


Dans son long séjour en Asie, il recueille toutes 
les lumières, prépare sa grande expédition, sa ten- 
tative d'aller par l'Amérique aux îles même des 
épices, aux Moluques. Les prenant à la source, on 
était sûr de les avoir à meilleur prix qu'on n'avait pu 
encore, en les tirant de l’occident de l'Inde. L’en- 
treprise, dans son idée originaire, fut ainsi toute 
commerciale. (Voy. Navarrete, F. Denis, Charton.) 
Un rabais sur le poivre fut l'inspiration primitive du 
voyage le plus héroïque qu'on ait fait sur cette pla- 
nôte. 

L'esprit de cour, l'intrigue, dominait tout alors 
en Portugal. Magellan, maltraité, passa en Espagne, 
et magnifiquement Charles-Quint lui donna cinq 
vaisseaux. Mais il n’osa se fier tout à fait au trans- 
fuge portugais; il lui imposa un associé castillan. 
Magellan partit entre deux dangers, la malveillance 
castillane et la vengeance portugaise, qui le cher- 
chait pour l’assassiner. Il eut bientôt révolte sur la 
flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomp- 
table et barbare. Il mit aux fers l'associé, se fit 
seul chef. Il fit poignarder, égorger, écorcher les 
récalcitrants. — À travers tout cela, naufrage! 
et des vaisseaux perdus. — Personne ne voulait 
plus le suivre, quand on vit l’effrayant aspect de 
la pointe de l'Amérique, la désolée Terre de feu, 
et le funèbre Cap Forward. Cette contrée arrachée 


28) DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 


du continent par de violentes convulsions, par la 
furieuse ébullition de mille volcans, semble une 
tourmente de granit. Boursouflée, crevassée par un 
refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sont des 
pics aigus, des clochers excentriques, d’affreuses et 
noires mamelles, des dents atroces à trois pointes, 
et toute cette masse de lave, de basalte, de fontes 
de feu, est coiffée de lugubre neige. 

Tous en avaient assez. Il dit : « Plus loin! » Il 
chercha, il tourna, il se démêla de cent îles, entra 
dans une mer sans bornes, ce jour-là pacifique, et 
qui en a gardé le nom. 

Il périt dans les Philippines. Quatre vaisseaux 
périrent. Le seul qui resta, la Victoire, à la fin n'eut 
plus que treize hommes, maisil avait son grand pi- 
lote, l’intrépide et l’indestructible, le Basque Sébas- 
tien, qui revint seul ainsi (1521), ayant le premier 
des mortels fait le tour du monde. 

Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais 
de sa sphéricité. Cette merveille physique de l’eau 
uniformément étendue sur une boule où elle 
adhère sans s’écarter, ce miracle était démontré. 
Le Pacifique enfin était connu, le grand et mysté- 
rieux laboratoire où, loin de nos yeux, la nature 
travaille profondément la vie, nous élabore des 
mondes, des continents nouveaux. 

Révélation d’immense portée, non matérielle 


DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 287 
seulement, mais morale, qui centuplait l'audace 
de l’homme et le lançait dans un autre voyage 
sur le libre océan des sciences, dans l'effort (té- 
méraire, fécond) de faire le tour de l'infini. 


ie 26 


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ET [A UURE run à 


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I 


LA LOT DES TEMPÊTES . 


C'est d'hier qu'on a su construire des vaisseaux 
propres à la navigation australe, à la lame si lon- 
gue et si forte, qui, sur ces eaux sans bornes, va 
roulant, s entassant, et fait de vraies montagnes. 
Que dire de ces premiers, les-Diaz et les Magellan, 
qui s’y hasardèrent sur les lourdes petites coques 
de ce temps-là? 

Pour les mers polaires surtout, arctiques et 
antarctiques, 1l faut des navires faits exprès. Ils 
furent vaillants, ceux qui, comme un Cabot, un 
Brentz, un Willoughby, sur des chaloupes informes, 
remontant le torrent de glaces, affrontèrent le 
Spitzhberg, ouvrirent le Groënland par son ertrée 
funèbre, le cap Adieu, percèrent jusqu'à ce coin 
où, de nos jours encore, furent brisés deux cents 
baleiniers. | 


ê 17 


290 LA LOI DES TEMPÊTES. 


Ce qui fait le sublime de ces anciens héros, c'est 
leur ignorance même, leur aveugle courage, leur 
résolution désespérée. Ils ne connaissaient rien à 
la mer, bravaient d’effrayants phénomènes dont ils 
ne soupçonnaient pas la cause. Ils ne savaient pas 
mieux le ciel. La boussole fut tout leur bagage. 
Nul de ces instruments physiques qui nous guident 
et nous parlent en langage si précis. Ils allaient 
comme les yeux fermés et dans la nuit. Ils étaient 
effrayés, ils le disent eux-mêmes, mais n’en dé- 
mordaient pas. Les tempêtes de mer, les tourbil- 
lons de l'air, les tragiques dialogues de ces deux 
océans, les orages magnétiques qu'on appelle au- 
rores boréales, toute cette fantasmagorie leur sem- 
blait la fureur de la nature troublée et irritée, la 
lutte des démons. Ç 


Les progrès ont été lents pendant trois siècles. 
On voit dans Cook et dans Péron combien, même 
en ces temps si près de nous, la navigation était 
difficile, périlleuse, incertaine. 

Cook, de si grand courage, mais de vive imagis 
nation, en est ému, et dit dans son journal : « Les 
dangers sont si grands, que j'ose dire que per- 


LA LOI DES TEMPÊTES. 291 


sonne ne se hasardera à aller plus loin que 
moi. » 

Or c'est précisément depuis que les voyages ont 
commencé de manière régulière et poussé au plus 
loin. 

Un grand siècle, un siècle Titan, le dix-neu- 
vième, a froidement observé ces objets. Il à le 
premier osé regarder l'orage à la face, noter 
sa furie, écrire, pour ainsi dire, sous sa dic- 
tée. Ses présages, ses caractères, ses résultats, 
tout a été enregistré. Puis on a expliqué et généra- 
lisé. Un système a surgi, nommé d'un titre hardi 
qui jadis eût semblé impie : « Loi des tempêtes. » 

Donc ce qu'on avait cru un caprice se ramènerait 
à une loi. Ces faits terribles, rentrant dans certai- 
nes formes régulières, perdraient en grande partie 
leur puissance de vertige. Calme et fort, l'homme 
en plein péril aviserait si l'on ne peut leur opposer 
des moyens de défense non moins réguliers. En 
deux mots, s1 la tempête arrive à faire une science, 
ne peut-on créer un art du salut? un art d'éviter 
l'ouragan, et d’en profiter mème? 


Cette science ne put commencer tant qu'on se 


299 LA LOI DES TEMPÊTES. 


tint aux vieilles idées qui attribuaient la tempête 
au « caprice des vents. » Une observation atten- 
tive fit connaître que les vents n’ont point de ca- 
price, — qu'ils sont l'accident, parfois l'agent de 
la tempête, mais qu’elle est en général un phéno- 
mène électrique et souvent se passe des vents. 

Le frère du conventionnel Romme (principal au- 
teur du calendrier) posa les premières bases. Les 
Anglais avaient remarqué que, dans les tempêtes 
de l'Inde, ils naviguaient longtemps sans avancer 
et se retrouvaient au point de départ. Romme 
réunit toutes les observations, montra qu’il en était 
de.même dans les ouragans de la Chine, de l’A- 
frique, de la mer des Antilles. Le premier il nota 
que les coups de vent rectilignes sont plus rares, 
et qu'en général la tempête a le caractère circu- 
laire, est un tourbillon. 

La tempête tourbillonnante des États-Unis en 
1815, celle de 1821 (l'année d’une grande éruption 
de l'Hécla), où les vents soufflaient de tous les points 
vers un centre, éveillèrent l'attention de l'Amérique 
et de l'Europe. Brande en Allemagne, et en même 
temps Redfield, de New-York, firent le premier pas 
après Romme. Ils établirent cette loi, que la tem- 
pète élait généralement un tourbillon progressif qui 
avance en tournant sur lui-même. | 

En 1835, l'ingénieur anglais Reid, envoyé à la 


LA LOI DES TEMPÊTES. 293 


Barbade, après la célèbre Lourmente qui tua quinze 
cents personnes, précisa le double mouvement de 
rotation. Mais sa découverte capitale, c'est qu'il 
observa, formula : Que dans notre hémisphère bo- 
réal la tempête tourne de droite à gauche, c'est-à- 
dire part de l’est, va au nord, tourne à l’ouest, au 
sud, pour revenir à l'est. Dans l'hémisphère austral, 
la tempête tourne de qauche à droite. 

Observation de grande utilité pratique, qui guide 
désormais la manœuvre. 

Reid très-justement prit pour son livre ce grand 
titre : De la loi des tempêtes. 


C'était la loi de leur mouvement, non l'explication 
de leur cause. Cela ne disait pas ce qui les fait et 
ce qu'elles sont en elles-mêmes. 

lei la France reparaît. Peltier (Causes des trom- 
bes, 1840) a établi, et par un grand nombre de 
faiis et par ses ingénieuses expériences, que les 
trombes de terre et de mer sont des phénomènes 
électriques, où les vents jouent un rôle secondaire. 
Beccaria, 1l y a cent ans, l'avait soupçonné. Mais il 
était réservé à Peltier de pénétrer la chose en la 


294 LA LOI DES TEMPÊTES 


reproduisant, de faire des trombes en miniature et 
des tempêtes d'agrément. | 

Les trombes électriques naissent volontiers près 
des volcans, aux soupiraux du monde souterrain; 
donc elles sont plus communes dans les mers d’A- 
sie que dans les nôtres. 

L'Atlantique, ouverte aux deux bouts et toute 
traversée par les vents, doit avoir moins de trom- 
bes, plus de coups de vent rectilignes. Cependant 
Piddmgton en cite une infinité de circulaires. 

De 1840 à 1850, se sont faites à Calcutta et New- 
York les immenses compilations de Piddington et 
de Maury. Le second, si illustre par ses cartes, ses 
Directions, sa Géographie de la mer, évangile de la 
marine d'aujourd'hui. Piddington, moins artiste, 
non moins savant, dans son Guide du marin, 
l'encyclopédie des tempêtes, donne les résultats 
d'une expérience infinie, les moyens minutieux de 
calculer l'éloignement de la cyclône ou tourbillon, 
d'en déterminer la vitesse, d'apprécier la courbe 
des vents, la nature des diverses lames. Il a corro- 
boré les idées de Peltier, adopté la cause électri- 
que, réfuté les explications qu’on cherchait dans 
les vents en prenant l'effet pour la cause. 


LA LOI DES TEMPÊTES. 295 


L'art ancien des augures, la science des présa- 
ges, nullement méprisable, reçoit dans cet excellent 
livre un heureux renouvellement. 

Le coucher du soleil n'est point indifférent. S'il 
est rouge, si la mer en garde des lames sanglantes, 
l’autre océan, celui de l'air, te prépare un orage. 
Un anneau autour du soleil, une lueur rouge dans 
un cercle pâle, des étoiles changeantes et qui sem- 
blent descendre, ce sont des signes d’un travail me- 
naçant dans la région supérieure. 

C'est bien pis si tu vois, sur un ciel sale, de pe- 
tits nuages filer comme des flèches d’un pourpre 
sombre, si des masses compactes se mettent à fi- 
gurer des édifices étranges, des arcs-en-ciel brisés, 
des ponts en ruines et cent autres caprices. Tu 
peux croire que déjà le drame a commencé là- 
haut. Tout est calme, mais à l'horizon tremblent 
des éclairs pâles. Tout est calme, et, dans ce si- 
lence, on surprend par instants des bruits roulants 
qui s'arrêtent soudain. La mer vient au rivage, 
plaintive et gonflée de soupirs. Parfois même, du 
fond, monte un bruit sourd... Ici sois attentif : 
« C'est l'appel de la mer. » (Locution anglaise.) 

L'oiseau est averti. S'il n’est pas loin des côtes, 
on le voit (cormoran, goëland ou mouette) qui re- 
gagne la terre à tire-d’aile, quelque trou de ro- 
cher. En haute mer, ton vaisseau leur sert d'île et 


296 LA LOI DES TEMPÊTES. 


de point de repos. Ils tournent tout autour, et parfois 
franchement te demandent l'hospitalité, perchent 
an moment sur tes mâts. Bientôt viendra le pétrel 
sombre, l'oiseau au vol sinistre, qui, si habile- 
ment, entre lui et l'orage, sait mettre le vaisseau 
en danger. 

Réjouis-toi s’il tonne. La décharge électrique se 
fait en haut. Autant de moins sur la tempête. Ob- 
servation antique, mais confirmée scientifiquement 
par Peltier, et par l'expérience de Piddington et de 
tant d'autres. 

Si l'électricité, accumulée en haut, descend si- 
lencieuse, s’il ne pleut pas, la décharge se fera en 
bas, créera des courants circulaires. Il y aura 
trombe et tempête. 


La trombe parfois vous prend en rade. En 1698, 
le capitaine Langford, au port et bien ancré, vit la 
trombe venir, et sur-le-champ partit, se mit sous la 
protection de la mer. Les navires plus prudents 
restèrent et furent brisés. 

À Madras et à la Barbade, des signaux sont don- 
nés pour avertir les vaisseaux à l'ancre. Au Canada, 
le télégraphe électrique, plus prompt encore que 


LA LOI DES TEMPÊTES. 297 


l’électricité du ciel, fait circuler de port en port 
l'avis de la tempête qui doit aller de l’un à l’autre. 

Pour le marin en pleine mer, la baromètre est 
le grand conseiller. Sa sensibilité parfaite révèle les 
degrés précis du poids dont l'orage l’opprime. 
Muet d’abord, il a l'air de dormir. Mais un léger 
coup l’a frappé, coup d'archet qui prélude. Le voilà 
inquiet. Il répond, vibre, oscille; 1l se replie, des- 
cend. L’atmosphère élastique, sous les lourdes va- 
peurs, pèse, puis tout à coup rebondit et remonte. 
Le baromètre a son orage à lui. Des lueurs de pâle 
lumière lui échappent parfois du mercure et rem- 
plissent son tube (Péron l'observa à Maurice). Dans 
les rafales, il semble respirer. « Le baromètre à 
eau, dans ses fluctuations, disent Daniel et Bar- 
low, avait l’haleine, le souffle d’un animal sau- 
vage. » = 

Elle avance pourtant, la cyclône, et parfois fran- 
chement, s'illuminant dans sa vaste épaisseur de 
toutes ses lueurs électriques. Parfois elle s'annonce 
par des jets, des boules de feu. En 1772, au grand 
ouragan des Antilles où la mer monta de soixante- 
dix pieds, dans le noir de la nuit, les mornes des ri- 
vages s’éclairèrent de globes enflammés. 

L'approche est plus ou moins rapide. Dans l'océan 
Indien, semé d'îles et d'obstacles, la trombe ne fait 
souvent que deux milles à l'heure, tandis qu'au 

A7. 


208 LA LOI DES TEMPÊTES. 


courant chaud qui nous vient des Antilles, elle se 
précipite à raison de quarante-trois milles. Sa force 
de translation serait incalculable si elle n’avait en 
elle-même une oscillation sous la lutte des vents du 
dedans, du dehors. 

Lente ou rapide, sa fureur est la même. En 
1789, il suffit d’un moment et d'une lame pour 
briser dans le port de Coringa tous les vaisseaux, 
les lancer dans les planes; seconde lame, la ville 
est noyée; à la troisième elle s'écroule; vingt mille 
habitants écrasés. En 1822, au contraire, aux bou- 
ches du Bengale, on vit la trombe, pendant vingt- 
quatre heures, aspirer l'air, et l'eau monter d’au- 
tant; et cinquante mille hommes engloutis. 

L'aspect est différent. En Afrique, c’est la tor- 
nada. Par un temps calme et clair, on sent de l’op- 
pression à la poitrine. Un point noir apparaît au 
ciel, comme une aile de vautour. Ce vautour fond; 
il est immense; tout disparaît, tout tourne. C’est 
fait en un quart d'heure. Terre dévastée, mer bou- 
leversée. Du vaisseau nulle nouvelle. La nature ne 
s’en souvient plus. 

Vers Sumatra et au Bengale, vous voyez, vers le 
soir ou dans la nuit (point au matin), se faire un 
are en haut. Dans un moment il a grandi, et de 
cette arche noire descendent, sur une lumière 
lerne, des nappes de tristes éclairs pâles. Malheur 


LA LOI DES TEMPÊTES. 299 


à qui reçoit le premier vent qui sort de là! Il peut 
sombrer, être englouti. 

Mais la forme ordinaire est celle d’un entonnoir. 
Un marin qui s’y laissa prendre dit : « Je me vis 
comme au fond d’un cratère énorme de volcan; 
autour de nous, rien que ténèbres; en haut, une 
échappée et un peu de lumière. » C’est ce que l'an 
appelle techniquement l'œil de la tempête. 

Engrené, il n’y a plus à s’en dédire; elle vous 

tient. Rugissements sauvages, hurlements plain- 
tifs, râle et cris de noyade, gémissements du 
malheureux vaisseau qui redevient vivant, comme 
dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet 
affreux concert n'empêche pas d'entendre aux cor. 
dages d’aigres sifflements de serpents. Tout à coup 
un silence. Le noyau dela trombe passe alors dans 
l'horrible foudre, qui rend sourd, presque aveu- 
gle.. Vous revenez à vous. Elle a rompu les mâts 
sans qu'on en ait rien entendu. 
. L'équipage parfois en garde longtemps les ongles 
noirs et la vue affaiblie (Seymour). On se souvient 
alors avec horreur qu’au moment du passage la 
trombe, aspirant l’eau, aspirait aussi le navire, 
voulait le boire, le tenait suspendu dans l'air et 
hors de l’eau, puis elle le Jâchait, le faisait plonger 
dans l’abime. | 

En la voyant ainsi se gorger et s’enfler, absorber 


309 LA LOI DES TEMPÊTES. 


et vagues et vaisseaux, les Chinois l'ont conçue 
comme une horrible femme, la mère Typhon, qui, 
en planant au ciel, choisissant ses victimes, conçoit, 
s'emplit et se fait grosse, pleine d'enfants de mort, 
les tourbillons de fer (Keu Woo). 

On lui a fait des temples et des autels. On la 
prie, on l'adore, dans l'espoir de l'humaniser. 


Le brave Piddinglon ne l'adore pas. Tout au con- 
traire. Il en parle sans ménagement. Il l'appelle 
un corsaire trop fort, un coquin de pirate qui 
abuse de ses forces, et qu’on ne doit pas se piquer 
de combattre. Il faut le fuir, sans point d'hon- 
neur. 

Ce perfide ennemi vous tend parfois un piége. 
Par un bon vent, il vous invite. Il a hâte de vous 
embrasser. Laissez là ce bon vent, et tournez-lui le 
dos, s’il est possible. Naviguez au plus loin de ce 
dangereux compagnon. N'allez pas voguer de con- 
serve. Il prendrait son moment pour vous engre- 
ner dans sa danse, vous maitriser, vous avaler. 

Je voudrais suivre cet excellent homme dans tous 
ses conseils paternels. Ils seraient inutiles si les 
deux adversaires, la trombhe et le vaisseau, étaient 


LA LOI DES TEMPÊTES. 51 


dans un petit espace enfermés en champ clos. Mais 
rarement il en est ainsi. Le plus souvent, ce tour- 
noiement d'air et d'eau est immense, dans un cercle 
de dix, vingt, trente lieues. Cela donne au vais- 
seau des chances pour observer et se tenir à une 
honnête distance, Le point est de savoir surtout où 
elle est centrale, cette trombe, où elle a son foyer 
d'attraction; puis de connaitre son allure, sa vi- 
tesse à venir vous joindre. 


C'est une belle lumière pour le marin- de mar- 
cher aujourd'hui entre ces deux flambeaux! D'un 
côté, son Maury lui enseigne les lois générales de 
l'air et de la mer, l’art de choisir et suivre les cou- 
ran{s; il le dirige par des voies calculées, qui sont 
comme les rues de l'Océan. D'autre côté, son Pid- 
dington, dans un pelit volume, lui résume et lui 
met en main l'expérience des tempêtes, ce qu'on 
fit pour les éviter, parfois pour en profiter mème. 

Cela explique et justifie les belles paroles d'un 
Hollandais, le capitaine Jansen : « Sur mer, la pre- 
mière impression est le sentiment de l'abime, de 
l'infini, de notre néant. Sur le plus grand navire, 
on se sent toujours en péril. Mais, lorsque les yeux 


302 LA LOI DES TEMPÊTES. 


de l'esprit ont sondé l’espace et la profondeur, le 
danger disparaît pour l’homme. Il s’élève et com- 
prend. Guidé par l'astronomie, instruit des routes 
liquides, dirigé par les cartes de Maury, il trace 
sa route sur la mer en sécurité. » 

Cela est simplement sublime. La tempête n’est 
pas supprimée. Mais ce qui l’est, c'est l'ignorance, 
c'est le trouble et le vertige qui fait l'obscurité de 
ce péril, et le pire de tout péril, ce qu'il eut de 
fantastique. — Du moins, si l'on périt, on sait 
pourquoi. Grande, très-grande sécurité, de con- 
server l'esprit lucide, l'âme en pleine lumière, 
résignée aux effets quelconques des grandes lois 
divines du monde qui, au prix de quelques nau- 
frages, font l'équilibre et le salut. 


Lo à 


IV 


LES MERS DES POLES 


Le plus tentant pour l'homme, c’est l’inutile et 
l'impossible. De toutes les entreprises maritimes, 
celle où il a mis le plus de persévérance, c’est la 
découverte d’un passage au nord de l'Amérique 
pour aller tout droit d'Europe en Asie. Le plus 
simple bon sens eût fait juger d'avance que, si 


ce passage existait, dans une latitude si froide, 


dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait 
point, que personne n’y voudrait passer. 

Notez que cette région n'a pas la platitude des 
côtes Sibériques, où l’on glisse en traîneau. C'est 
une montagne de mille lieues horriblement acci- 
dentée, avec de profondes coupures, des mers qui 
dégèlent un moment pour regeler, des corridors 
de glaces qui changent tous les ans, s'ouvrent et se 


394 LES MERS DES POLES. 


referment sur vous. Il vient d'être trouvé, ce pas- 
sage, par un homme qui, engagé très-loi, et ne 
pouvant plus reculer, s’est jeté en avant et a passé 
(4853). On sait maintenant ce que c'est. Voilà les 
imaginalions calmées, et personne n'en à plus 
envie. 

Quand j'ai dit l’inutile, je l’ai dit pour le but 
qu'on s'était proposé de créer, une voie commer- 
ciale. — Mais, en suivant cette folie, on a trouvé 
maintes choses nullement folles, très-utiles pour 
la science, pour la géographie, la météorologie, 
l'étude du magnétisme de la terre. 


Que voulait-on dès l’origine? S'ouvrir un che- 
min court au pays de l'or, aux Indes orientales. 
L'Angleterre et autres États, jaloux de l'Espagne 
et du Portugal, comptaient les surprendre par là 
au cœur de leur lointain empire, au sanctuaire de 
la richesse. Du temps d'Élizabeth, des chercheurs 
ayant trouvé ou cru trouver quelques parcelles 
d'or au Groënland, exploitèrent la vicille lé- 
gende du Nord, le trésor caché sous le pôle, les 
masses d’or gardées par les gnomes, elc. Et les 
têtes se prirent. Sur un espoir si raisonnable, une 


LES MERS DES lOLES. 309 


grande flolte de seize vaisseaux fut envoyée, em- 
menant comme volontaires les fils des plus nobles 
familles. On se disputa à qui partirait pour cel 
Eldorado polaire. Ce qu'on trouva, ce fut la mort, 
la faim, des murs de glaces. 

Cet échec n'y fit rien. Pendant plus de trois 
siècles, avec une persévérance étonnante, les 
explorateurs s’y acharnent. C'est une succession 
de martyrs. Cabot, le premier, n'est sauvé que 
par la révolte de son équipage qui l'empêche d'aller 
plus loin. Brentz meurt de froid, et Willoughby de 
faim. Cortereal périt, corps et biens. Hudson est 
jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une 
chaloupe, et l’on ne sait ce qu'il devient. Behring, 
en trouvant le détroit qui sépare: l'Amérique de 
l'Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans 
une île déserte. De nos jours, Franklin est perdu 
dans les glaces; on ne le retrouve que mort, ayant 
eu, lui et les siens, la nécessité terrible d'en venir 
à la dernière ressource (de se manger les uns les 
autres)! 


Tout ce qui peut décourager les hommes se 
trouve réuni dès l'entrée de ces navigations du 


306 LES MERS DES POLES. 


Nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouil- 
lard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre 
de givre. Les cordages se roïdissent; les voiles s’im- 
mobilisent; le pont est glissant de verglas; la mia- 
nœuvre difficile. Les écueils mouvants qu'on a à 
craindre se distinguent à peine. Au haut du mât, 
dans sa logette chargée de frimas, le veilleur (vraie 
stalactite vivante) signale, de moment en moment, 
l'approche d’un nouvel ennemi, d’un blanc fan- 
tôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois 
cents pieds au-dessus de l'eau. 

Mais cette procession lugubre qui annonce le 
monde des glaces, ce combat pour les éviter, 
donnent plutôt envie d'aller plus loin. Il y a dans 
l'inconnu du Pôle je ne sais quel attrait d'horreur 
sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans 
tenter le passage, ont seulement été au Nord, et 
contemplé le Spitzherg, en gardent l'esprit frappé. 
Cette masse de pics, de chaînes, de précipices, qui 
porte à quatre mille cinq cents pieds son front de 
cristaux, est comme une apparition dans la sombre 
mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se déta- 
chent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres, 
en étincelles, en pierreries, qui lui font un éblouis- 
sant diadème. 

Pendant la nuit de plusieurs mois, l'aurore bo- 
réale éclate à ehaque instant dans les splendeurs 


LES MERS DES POLES. 207 


bizarres d’une illumination sinistre. Vastes et 
effrayants incendies qui remplissent tout l'horizon, 
éruption de jets magnifiques; un fantastique Etna, 
inondant de lave illusoire la scène de l'éternel 
hiver. 

Tout est prisme dans une atmosphère de parti- 
cules glacées, où l'air n’est que miroirs et petits cris- 
taux. De là de surprenants mirages. Nombre d’ob- 
jets vus à l’envers, pour un moment apparaissent 
la tête en bas. Les couches d'air qui produisent ces 
effets sont en révolution constante; ce qui y devient 
plus léger monte à son tour et change tout; la 
moindre variation de température abaisse, élève, 
incline le miroir; l'image se confond avec l’objet, 
puis s’en sépare, se disperse; une autre image 
redressée monte au-dessus, une troisième apparaît 
pâle, affaiblie, de nouveau renversée. 

C'est le monde de l'illusion. Si vous aimez les 
songes, si, rêvant éveillé, vous vous plaisez à 
suivre la mobile improvisation et le jeu des nuages, 
allez au Nord; tout cela seretrouve réel, et non moins 
fugitif, dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le 
chemin, elles donnent ce spectacle. Elles singent 
toutes les architectures. Voici du grec classique, des 
portiques et des colonnades. Des obélisques égyp- 
tiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel. 
appuyées d'aiguilles tombées. Puis voici venir des 


308 LES MERS DES POLES. 


montagnes, Ossa sur Pélion, la cité des Géants, qui, 
régularisée, vous donne des murs cyclopéens, des 
tables et dolmens druidiques. Dessous s'enfoncent 
des grottes sombres. Mais tout cela caduc; tout, 
aux frissons du vent, ondule et croule. On n’y prend 
pas plaisir, parce que rien ne s’assoit. À chaque 
instant, dans ce monde à l'envers, la loi de pesan- 
teur n’est rien : le faible, le léger, portent le fort; 
c'est, ce semble, un art insensé, un gigantesque 
jeu d'enfant, qui menace et peut écraser. 

Il arrive parfois un incident terrible. A travers la 
grande flotte qui majestueusement, lentement, 
descend du nord, vient brusquement du sud un 
géant de base profonde, qui, enfonçant de six, de 
sept cents pieds sous la mer, est violemment poussé 
par les courants d'en bas. Il écarte ou renverse 
tout; il aborde, il arrive à la plaine de glaces, 
mais iln'est pas embarrassé. « La banquise fut bri- 
sée en une minute sur un espace de plusieurs milles. 
Elle craqua, tonna, comme cent pièces de canon; 
ce fut comme un tremblement de terre. La mon- 
tagne courut près de nous; tout fut comble, entre 
elle et nous, de blocs brisés. Nous périssions; 
mais elle fila, rapidement emportée au nord-est. » 
(Duncan, 1826.) | 


LES MERS DES POLES, 909 


C'est en 1818, après la guerre européenne, 
quon reprit celte guerre contre la nature, la 
recherche du grand passage. Elle s’ouvrit par 
un grave et singulier événement. Le brave ca- 
pitaine John Ross, envoyé avec deux vaisseaux 
dans la baie de Baffin, fut dupe des fantasma- 
yories de ce monde des songes. IL vit distinc- 
tement une terre qui n’existait pas, soutint qu’on 
ne pouvait passer. Au retour, on l'accable, on lui 
dit qu’il n’a pas osé; on lui refuse même de prendre 
sa revanche et de rétablir son honneur. Un mar- 
chand de liqueurs de Londres se piqua de faire 
plus que l'empire britannique. Il lui donna cinq 
cent mille francs, et Ross retourna, déterminé à 
passer ou mourir. Ni l'un, ni l’autre, ne lui fut 
accordé! Mais il resta, je ne sais combien d’hivers, 
ignoré, oublié, dans ces terribles solitudes. Il ne 
fut ramené que par des baleiniers qui, trouvant 
ce sauvage, lui demandèrent si jadis il n'avait 
pas rencontré par hasard feu le capitaine John 
Ross. | 

Son lieutenant Parry,qui s'était cru sûr de passer, 
fit quatre fois quatre efforts obstinés; tantôt par la 
baie de Baffin et l'Ouest, tantôt par le Spitzberg et 
le Nord. Il fit des découvertes, s'avança hardiment 
avec-un traîneau-barque, qui tour à tour flottait ou 
passait les glaçons. Mais ceux-ci, invariables dans 


310 LES MERS DES POLES. 


leur route du Sud, l'emportaient toujours en ar- 
rière. Il ne passa pas plus que Ross. 

En 1832, un courageux jeune homme, un Fran- 

çais, Jules de Blosseville, voulut que cette gloire 
appartint à la France. Il y mit sa vie, son argent; 
il paya pour périr. Il ne put même avoir un vais- 
seau de son choix : on lui donna la Lilloise, qui fit 
eau le jour même du départ. (Voir la notice de son 
frère.) Il la raccommoda à ses frais, pour quarante 
mille francs. Dans ce hasardeux véhicule, il voulait 
attaquer la côte de fer, le Groënland oriental. Selon 
toute apparence, 1l n’y arriva même pas. On n’en 
eut nulle nouvelle. 

Les expéditions des Anglais étaient tout autre- 
ment préparées, avec grande prudence, grande dé- 
pense, mais ne réussissaient guère mieux. En 1845, 
l'infortuné Franklin se perdit dans les glaces. 
Douze ans durant, on le chercha. L’Angleterre y 
montra une honorable obstination. Tous y aidèrent. 
Des Américains, des Français, y ont péri. Les pics, 
les caps de la région désolée, à côté du nom de 
Franklin, gardent celui de notre Bellot et des autres, 
qui se dévouèrent à sauver un Anglais. De son côté, 
John Ross avait offert de diriger les nôtres dans la 
recherche de Blosseville, d'organiser l'expédition. 
Le sombre Groënland est paré de tels souvenirs, et 
le désert n’est plus désert, lorsque l’on y retrouve 


LES MERS DES POLES. 911 


ces noms, qui y témoignent de la fraternité hu- 
maine. 

Lady Franklin fut admirable de foi. Jamais elle 
ne voulut se croire veuve. Elle sollicita incessam- 
ment de nouvelles expéditions. Elle jura qu'il vivait 
encore, et elle le persuada si bien, que, sept an- 
nées après qu'il fut perdu, on le nomma contre- 
amiral. Elle avait raison, il vivait. En 1850, les Es- 
quimaux le virent, disent-ils, avec une soixantaine 
d'hommes. Bientôt ils ne furent plus que trente, ne 
purent plus marcher ni chasser. Il leur fallut man- 
ger ceux qui mouraient. Si l’on eût écouté lady 
Franklin, on l'aurait retrouvé. Car elle disait (et le 
bon sens disait) qu’il fallait le chercher au Sud; 
qu'un homme, dans cette situation désespérée, 
n’irait pas l’aggraver en marchant vers le Nord. 
L’Amirauté, qui probablement s’inquiétait bien 
moins de Franklin que du fameux passage, pous- 
sait toujours ses envoyés au Nord. La pauvre femme 
désolée finit par faire elle-même ce qu'on ne vou- 
lait pas faire. Elle arma à grands frais un vaisseau 
pour le Sud. Mais il était trop tard. On trouva les 
os de Franklin. 


Pendant ce temps, des voyages plus longs, et ce- 


512 LES MERS DES POLES. 


pendant plus heureux, furent faits vers le pôle 
antarctique. Là, ce n'est pas ce mélange de terre, 
de mer, de glaces et de dégels tempêtueux qui font 
l'horreur du Groënland. C’est une grande mer sans 
bornes, de lame forte et violente. Une immense 
glacière, bien plus étendue que la nôtre. Peu de 
terre. La plupart de celles qu'on a vucs ou cru 
voir laissent toujours ce doute, si leurs chan- 
geants rivages ne seraient pas une simple ligne de 
glaces continues ct accumulées. Tout varie selon les 
hivers. Morel en 1820, Weddell en 1824, Ballerry 
en 1839, trouvèrent une échancrure, pénétrèrent 
dans une mer libre que plusieurs n'ont pu retrou- 
ver: Fe 

Le Français Kerguclen et l'Anglais James Ross 
ont eu des résultats certains, trouvé des terres 1n- 
coutestables. 

Le premier, en 1771, découvrit la grande île 
Kerguelen, que les Anglais appellent la Désola- 
tion. Longue de deux cents lieues, clle-a d'excel- 
lents ports, ct, malgré le climat, une assez riche 
vie animale, de phoques, d'oiseaux, qui peuvènt 
approvisionner un vaisseau, Cette gloricuse décou- 
verte, que Louis XVI à son avénement récompensa 
d’un grade, fut la perte de Kerguclen. On lui for- 
gea des crimes. La furieuse rivalité des nobles ofi- 
cicrs d'alors l'accabla. Ses jaloux servirent deMté- 


LES MERS DES POLES, 515 


moins contre lui. C’est d'un cachot de six pieds 
carrés qu'il data le récit de sa découverte (1782). 
En 1838, la France, l'Angletérre, l'Amérique, fi- 
rent trois expéditions dans l'intérêt des sciences. 
L'illustre Duperrey avait ouvert la voie des ob- 
servations magnétiques. On eût voulu les conti- 
nuer sous le pôle même. Les Anglais chargèrent de 
cette étude une expédition confiée à James Ross, 
neveu, élève et lieutenant de John Ross, dont nous 
avons parlé. Ce fut un armement modèle, où tout 
fut calculé, choisi, prévu. James revint sans avoir 
perdu un seul homme ni eu même un malade. 
L'Américain et le Français Wilkes et Dumont- 
d'Urville n'étaient nullement armés ainsi. Les dan- 
gers et les maladies furent terribles pour eux. Plus 
heureux, James, tournant le cercle antarctique, 
entra dans les glaces, et trouva une terre réelle. 
Il avoue, avec: une remarquable modestie, qu'il 
dut ce succès uniquement au soin admirable 
avec lequel on avait préparé ses vaisseaux. 
L'Érèbe et. la Terreur, de leurs fortes machines, 
de leur scie, de leur proue, de leur poitrail de 
fer, ouvrirent la ceinture de glaces, naviguèrent 
à travers la croûte grinçante, et au delà trouvèrent 
une rner libre, avec des phoques, des oiseaux, des 
baleines. Un volcan, de douze mille pieds, aussi 
haut que l'Etna, jetait des flammes. Nulle végé- 
15 


314 LES MERS DES POLES. 


tation, nul abord; un granit pé où la neige 
ne tient même pas. C'est la terre: point de doute. 
L'Etna du pôle, qu’on a nommé Érèbe, avec sa co- 
lonne de feux, reste là pour le témoigner. 

Donc un noyau terrestre centralise la glace an- 
tarctique (1841). 


Pour revenir à notre pôle arctique, les mois 
d'avril et mai 1853 sont pour lui une grande 
date. 

En avril, on trouva le passage cherché pendant 
trois cents ans. On dut la chose à un heureux coup 
de désespoir. 

Le capitaine Maclure, entré par le détroit de Beh- 
ring, enfermé dans les glaces, affamé, au bout de 
deux ans, ne pouvant retourner, se hasarda à mar- 
cher en avant. Il ne fit que quarante milles, et 
trouva dans la mer de l'Est des vaisseaux anglais. 
Sa hardiesse le sauva, et la grande découverte fut 
enfin consommée. 

Au même moment, mai 1853, partit une expé- 
dition de New-York pour l'extrême Nord. Un jeune 
marin, Elischa Kent Kane, qui n'avait pas trente 
ans, ef qui déjà avait couru toute la terre, venait 


LES MERS DES POLES. 319 


de lancer une idée, hasardée, mais très-belle, qui 
piquait vivement l'ambition américaine. De même 
. que Wilkes avait promis de découvrir un monde, 
Kane s’engageait à trouver une mer, une mer libre 
sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur rou- 
tine, cherchaient d'est en ouest, Kane allait mon- 
ter droit au nord, et prendre possession de ce b:s- 
sin inexploré. Les imaginations furent saisies. Un 
armateur de New-York, M. Grinnell, donna géné- 
reusement deux vaisseaux. Les sociétés savantes 
aidèrent et tout le public. Les dames, de leurs 
mains, travaillaient aux préparatifs avec un zèle 
religieux. Les équipages, choisis, formés de volon- 
taires, jurèrent trois choses : obéissance, absti- 
nence de liqueurs et de tout langage profane. Une 
première expédition, qui manqua, ne découragea 
pas M. Grinnell ni le public américain. Une se- 
conde fut organisée avec le secours de certaines 
sociétés de Londres qui avaient en vue ou la pro- 
pagation biblique ou une dernière recherche de 
Franklin. 

Peu de voyages sont plus intéressants. On s’ex- 
plique à merveille l’ascendant que le jeune Kane 
avait exercé. Chaque ligne est marquée de sa 
force, de sa vivacité brillante, et d’un merveil- 
leux en avant! I] sait tout, il est sûr de tout, ar- 
dent, mais positif. Il ne mollira pas, on le sent, 


316 LES MERS DES POLES. 


devant les obstacles. Il ira loin, et aussi loin 
qu'on peut aller. Le combat est curieux entre un 
tel caractère et l’impitoyable lenteur de la na- 
ture du Nord, remparts d'obstacles terribles. A 
peine est-il parti, qu'il est déjà pris de l'hiver, 
forcé d'hiverner six mois sous les glaces. Au prin- 
temps même, un froid de soixante-dix degrés! 
À l'approche du second hiver, au 28 août, il 
est abandonné; 1l ne lui reste que huit hommes 
sur dix-sept. Moins il a d'hommes et de ressources, 
plus il est âpre et dur, voulant, dit-il, se faire mieux 
respecter. Ses bons amis les Esquimaux qui aident 
à le nourrir, et dont il est même forcé de prendre 
quelques petits objets (p. 440), se sont accommodés 
chez lui de trois vases de cuivre. En retour, il leur 
prend deux femmes. Châtiment excessif, sauvage. 
Entre huit matelots qui lui sont restés à grand - 
peine, et dans un relâchement forcé de la discipline, 
il était guère prudent d'amener là ces pauvres 
créatures. Elles étaient mariées. « Sivu, femme de 
Metek, et Aningna, femme de Marsinga, » restent 
à pleurer cinq jours. Kane s’efforce d’en rire et de 
nous en faire rire : « Elles pleuraïent, dit-il, et chan- 
taient des lamentations, mais ne perdaient pas 
l'appétit. » Les maris, les parents, arrivent avec 
les objets dérobés, et prennent tout en douceur, 
comme des hommes intelligents, qui n’ont d'ar- 


LES MERS DES POLES. 317 


mes que des arêtes de poissons contre des re- 
volver. Ils souscrivent à tout, promettent amitié, 
alliance. Mais, quelques jours après, ils ont fui, 
disparu! dans quels sentiments d'amitié? on le 
devine. Ils diront sur leur route aux peuplades er- 
rantes combien il faut fuir l’homme blanc. Voilà 
comme on se ferme un monde. 

La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les 
misères, que les uns meurent, les autres veulent 
retourner. Kane ne lâche pas prise : il a promis 
une mer, il faut qu’il en trouve une. Complots, 
désertions, trahisons, tout ajoute à l'horreur de 
la situation. Au troisième hivernage, sans vi- 
vres, sans chauffage, il serait mort si d'autres 
Esquimaux ne l'eussent nourri de leur pêche : lui, 
il chassait pour eux. Pendant ce temps, quelques- 
uns de ses hommes, envoyés en expédition, ont la 
bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin. 
Ils rapportent du moins qu'ils ont aperçu une 
grande étendue d'eau libre et non gelée, et, autour, 
des oiseaux, qui semblaient s'abriter dans ce climat 
moins rude. 

Cest tout ce qu'il fallait pour revenir. Kane, 
sauvé par les Esquimaux, qui n’abusèrent pas de 
leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse 
son vaisseau dans les glaces. 

Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage 

18 


318 LES MERS DES POLES. 


de quatre-vingt-deux jours, à revenir au sud; mais 
c'est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui 
approcha du pôle plus près qu'aucun mortel, mou- 
rant, emporta la couronne que les sociétés sa- 
vantes de la France ont mise à son tombeau, le 
grand prix de géographie. 

Dans ce récit, où 1l y a tant de choses terribles, 
il y en a une touchante. Elle donne la mesure des 
souffrances excessives d’un tel voyage : c’est la 
mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve, 
admirables; 1l avait des chiens Esquimaux; c'étaient 
ses compagnons plus qu'aucun homme. Dans ses 
longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils 
veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les té- 
nèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de 
ces bonnes bêtes, qui venaient réchauffer ses mains. 
Les Terre-Neuve d'abord furent malades : il l'attri- 
bue à la privation de lumière; quand on leur mon- 
trait des lanternes, ils allaient mieux. Mais, peu 
à peu, une mélancolie étrange les gagna, 1ls de- 
vinrent fous. Les chiens Esquimaux les suivirent : 
il n’y eut pas jusqu'à sa chienne Flora, la plus sage, 
la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres 
et qui ne succombät. C'est le seul pot, je crois, 
dans son âpre récit, où ce ferme cœur semble 
ému. 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER 


En revenant sur tout ce qui précède et sur toute 
l'histoire des voyages, on a deux sentiments con- 
traires : 

4° L'admiration de l'audace, du génie, avec les- 
quels l’homme a conquis les mers, maïitrisé sa pla- 
nète. 

2 L'étonnement de le voir si imhabile en tout ce 
qui touche l’homme; de voir que, pour la conquête 
des choses, il n’a su faire nul emploi des personnes: 
que partout le navigateur est venu en ennemi, à 
. brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été, 
chacun dans son petit monde, l'instrument spécial 
pour le mettre en valeur. 

Voilà l’homme en présence du globe qu'il vient” 
de découvrir : 1l est là comme un musicien novice 


320 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 


devant un orgue immense, dont à peine il tire 
quelques notes. Sorlant du moyen âge, après tant 
de théologie et de philosophie, il s'est trouvé bar- 
bare : de l'instrument sacré, 1l n’a su que casser 
les touches. 

Les chercheurs d'or oni commencé, comme on 
a vu, ne voulant qu'or, rien de plus, brisant 
l'homme. Colomb, le meilleur de tous, dans son 
propre journal, montre cela avec une naïveté ter- 
rible qui, d'avance, fait frémir de ce que feront 
ses successeurs. Dès qu'il touche Haïti : « Où est 
l'or? et qui a de l'or? » ce sont ses premiers mots. 
Les naturels en souriaient, étaient étonnés de 
cette faim d'or. Ils lui promettaient d'en chercher. 
Ils s'ôtaient leurs propres anneaux pour satisfaire 
plus tôt ce pressant appétit. | 

Il nous fait un touchant portrait de cette race 
infortunée, de sa beauté, de sa bonté, de son at- 
tendrissante confiance. Avec tout cela, le Gérois 
a sa mission d'avarice, ses dures habitudes d’es- 
prit. Les guerres turques, les galères alroces et 
leurs forçats, les ventes d'hommes, c'était la vie 
commune. La vue de ce jeune monde désarmé, 
ces pauvres corps tout nus d'enfants, de femmes 
innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire 

“qu'une pensée tristement mercantile, c'est qu'on 

pourrait les faire esclaves. 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 321 


Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève : « car 
ils appartiennent au roi et à la reine. » Mais 
il dit ces sombres paroles, bien significatives : 
« Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront 
tous les travaux qu'on leur commandera. Mille 
d'entre eux fuient devant trois des nôtres. Si Vos 
Altesses m'ordonnaient de les emmener ou de les 
asservir ici, rien ne s’y opposerait; il suffirait de 
cinquante hommes. » (14 oct. et 16 déc.) 

Tout à l'heure reviendra d'Europe l'arrêt gé- 
néral de ce peuple. Ils sont les serfs de l'or, tous 
employés à le chercher, tous soumis aux travaux 
forcés. Lui-même nous apprend que, douze ans 
après, les six septièmes de la population ont dis- 
paru ; et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle 
tomba d'un million d’âmes à quatorze mille. 


Ce qui suit, on le sait. Le mineur, le planteur, 
exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse 
aux dépens du sang noir. Et qu'est-il arrivé? Le 
noir seul a vécu, et vit, dans les terres basses et 
chaudes, immensément fécondes. L'Amérique lui 
restera : l'Europe a fait précisément l'envers de £e 
qu'elle a voulu. 


322 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 


Son impuissance coloniale a éclaté partout. L’a- 
venturier français n’a pas vécu; il venait sans 
famille, et apportait ses vices, fondait ‘dans la 
masse barbare, au lieu de la civiliser. L’Anglais, 
sauf deux pays tempérés où il a passé en masse et en 
famille, ne vit pas davantage au delà des mers; l'Inde 
ne saura pas dans un siècle qu'il y vécut. Le mis- 
sionnaire protestant, catholique, a-t-il eu influence, 
a-t-il fait un chrétien? « Pas un, » me disait Bur- 
nouf, si informé. Il y a entre eux et nous trente 
siècles, trente religions. Si l’on veut forcer leur cer- 
veau, il advient ce que M. de Humboldt observa 
dans les villages américains, qu'on appelle encore 
les Missions; ayant perdu la séve indigène sans rien 
prendre de nous, vivants de corps et morts d'esprit, 
stériles, inutiles à jamais, ils restent de grands 
enfants, hébétés, idiots. 

Nos voyages de savants, qui font tant d'honneur 
aux modernes, le contact de l'Europe civilisée qui 
va partout, ont-ils profité aux sauvages? Je ne le 
vois pas. Pendant que les races héroïques de l'Amé- 
rique du Nord périssent de faim et de misère, les 
races molles et douces de l'Océanie fondent, à la 
honte de nos navigateurs, qui, là, au bout du monde, 
jettent le masque de décence, ne se contraignent 
plus. Population aimable et faible, où Bougain- 
ville trouva l'excès de l’abandon, où les marchands 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER 393 


apôtres de l'Angleterre gagnent de l’argent et point 
d’âmes, elle s'écoule misérablement dévorée de nos 
vices, de nos maladies. 

La longue côte de Sibérie avait naguère des 
habitants. Sous ce climat si dur, des nomades 
vivaient, chassant les animaux à fourrures pré- 
cieuses, qui les nourrissalent, les couvraient. La 
police russe, insensée, les a forcés de se fixer et 
de se faire agriculteurs, là où la culture est Impos- 
sible. Donc, ils meurent, et plus d'hommes. 
D'autre part, le commerce, insatiable et impré- 
voyant, n'épargnant pas la bête à ses saisons d’a- 
mour, l’a également exterminée. Solitude, aujour- 
d'huïi, parfaite solitude, sur une côte de mille lieues 
de long. Que le vent siffle, que la mer gèle. Que 
l'aurore boréale transfigure la longue nuit. La 
nature aujourd'hui n'a plus de témoin qu'’elle- 
même. 

Le premier soin, dans les voyages arctiques du 
Groënland, aurait dû être de former à tout prix 
une bonne amitié avec les Esquimaux, d’adoucir 
leurs misères, d'adopter leurs enfants, et d’en éle- 
ver en Europe, de faire au milieu d'eux des colo- 
mes, des écoles de découvreurs. On voit dans John 
Ross, et partout, qu'ils sont intelligents et très-vite 
acceptent les arts de l'Europe. Des mariages se se- 
raient faits entre leurs filles et nos marins : une po- 


9 24 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER, 


pulation mixte serait née, à laquelle ce continent 
du Nord aurait appartenu. C'était le vrai moyen de 
trouver aisément, de régulariser le passage qu'on 
désirait tant. IL y fallait trente ans; on en a mis 
trois cents; et il se trouve qu’on n’a rien fait, parce 
qu’en effrayant ces pauvres sauvages qui vont au 
Nord et meurent, on a brisé définitivement l’homme 
du lieu et le génie du lieu! Qu'importe d'avoir vu 
ce désert, s’il devient à jamais Imhabitable et im- 
possible ? 


On peut juger que si l’homme a ainsi traité 
l'homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur. 
pour les animaux. Des espèces les plus douces, 1l a 
fait d’horribles carnages, les a ensauvagées.et bar- 
barisées pour toujours. 

Les anciennes relations s'accordent à dire qu'à 
nos premières approches, ils ne montraient que 
confiance et curiosité sympathique. On passait à 
travers les familles paisibles des lamantins et des 
phoques, qui laissaient approcher. Les pingouins, 
les manchots, suivaient le voyageur, profitaient du 
foyer, et, la nuit, venaient se glisser sous L'habit 
des matelots. 

Nos pères supposaiént volontiers, et non sans 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 929 


vraisemblance, que les animaux sentent comme 
nous. Les Flamands attiraient l'alose par un bruit 
de clochettes (Valenc. 20, 527). Quand on faisait de 
la musique sur les barques, on ne manquait pas de 
voir venir la baleine (Noël, 225); la jubarte spécia- 
lement se plaisait avec les hommes, venait tout 
autour jouer et folâtrer. 


Ce que les animaux avaient de meilleur, et ce 
qu'on a presque détruit à force de persécutions, 
c'était le mariage. Isolés, fugitifs, ils n’ont mainte- 
nant que l'amour passager, sont tombés à l’état 
d'un misérable célibat, qui de plus en plus est sté- 
rile. 

Le mariage, fixe, réel, c'est la vie de nature qui 
se trouvait presque chez tous. Le mariage, et d'un 
seul amour, fidèle jusqu’à la mort, existe chez le 
chevreuil, chez la pie, le pigeon, l’inséparable (es- 
pèce de joli perroquet), chez le courageux kami- 
chi, etc. Pour les autres oiseaux, il dure au moir:s 
jusqu’à ce que les petits soient élevés. La famille 
est alors forcée de se séparer par le besoin qu'elle 
a d'étendre le rayon où elle cherche sa nourriture. 

Le lièvre dans sa vie agitée, la chauve-souris 

19 


326 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 


dans ses ténèbres, sont très-tendres pour la famille. 
Il n'est pas jusqu'aux crustacés, aux poulpes, qui ne 
s'aiment et ne se défendent; la femelle prise, le 
mâle se précipite et se fait prendre. 

Combien plus l'amour, la famille, le mariage au 
sens propre, existent-ils chez les doux amphibiesl 
Leur lenteur, leur vie sédentaire, favorisent l’union 
fixe. Chez le Morse (éléphant marin), cet animal 
énorme et de figure bizarre, l’amour est intrépide; 
le mari se fait tuer pour la femme, elle pour l’en- 
fant. Mais ce qui est unique, ce qu'on ne retrouve 
nulle part, même chez les plus hauts animaux, c’est 
que le petit, déjà sauvé et caché par la mère, la 
voyant combattre pour lui, accourt pour la dé- 
fendre, et, d’un cœur admirable, vient combattre 
et mourir pour elle. 

Chez l’Otarie, autre amphibie, Steller vit une 
scène étrange, une scène de ménage absolument 
humaine : | ; 

Une femelle s’était laissé voler son petit. Le mari, 
furieux, la battait. Elle rampait devant lui, le baï- 
sait, pleurait à chaudes larmes : « Sa poitrine était 
inondée. » 

Les baleines, qui n’ont pas la vie fixe de ces am- 
phibies, dans leurs courses errantes à travers 
l'Océan, vont cependant volontiers deux à deux. 
Duhamel et Lacépède disent qu’en 1723, deux ba- 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 327 


leines qu'on rencontra ainsi, ayant été blessées, 
aucune ne voulut quitter l'autre. Quand lune fut 
tuée, l’autre se jeta sur son corps avec d’épouvan- 
tables mugissements. 

S'il était dans le monde un être qu’on dût ména- : 
ger, c'était la baleine franche, admirable trésor, où 
la nature a entassé tant de richesses. Etre, de plus, 
inoffensif, qui ne fait la guerre à personne, et ne 
se nourrit point des espèces qui nous alimentent. 
Sauf sa queue redoutable, elle n’a nulle arme, nulle 
défense. Et elle a tant d’ennemis ! Tout le monde est 
hardi contre elle. Nombre d'espèces s’établissent 
sur elle et vivent d’elle, jusqu’à ronger sa langue. 
Le Narval, armé de perçantes défenses, les lui en- 
fonce dans la chair. Des Dauphins sautent et la 
mordent; et le Requin, au vol, d’un coup de scie, 
lui arrache un lambeau sanglant. | 

Deux êtres, aveugles et féroces, s’attaquent à l'a- 
venir, font lâchement la guerre aux femelles plemes; 
c'est le cachalot, et c’est l’homme. L’horrible 
cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est 
dents, mâchoires, de ses quarante-huit dents, la 
mord au ventre, lui mange son petit dans le 
corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même. 
L'homme la fait souffrir plus longtemps : il la sai- 
gne, lui fait, coup sur coup, de cruelles blessures. 
Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle tres- 


D28 LA GUERRE AUX RACES DE LA MEK. 


salle, elle a des retours terribles de force et de 
douleur. Elle est morte, et sa queue, comme gal- 
vanisée, frémit d'un mouvement redoutable. Ils vi- 
brent, ces pauvres bras, naguère chauds d'amour 
maternel; ils semblent vivre encore et chercher en- 
core le petit. 


On ne peul se représenter ce que fut cette guerre, 
il y a cent ans ou deux cents ans, lorsque les ba- 
leines abondaient, nayviguaient par familles, lorsque 
des peuples d'amphibies couvraient tous les riva- 
ses. On faisait des massacres immenses, des effu- 
sions de sang, telles qu’on n’en vit jamais dans les 
plus grandes batailles. On tuait en un jour des 
quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants 
marins! C'est-à-dire qu'on tuait pour tuer. Car 
comment profiter de cet abatis de colosses dont 
un seul à tant d'huile et tant de sang? Que voulait- 
on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? souil- 
ler la mer? 

On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux, 
rapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur, 
savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait 
à inartyriser, désespérer, faire mourir lentement, 


LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 529 


des animaux trop lourds, ou trop doux, pour se re- 
venger. Péron vit un matelot qui s’acharnait ainsi 
sur la femelle d'un phoque; elle pleurait comme 
une femme, gémissait, et chaque fois qu'elle ou- 
vrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros avi- 
ron, et lui cassait les dents. 

Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Dumont 
Durwille, les Anglais et Américains ont exterminé 
les phoques en quatre ans. Par une fureur aveugle, 
ils égorgeaient les nouveaux-nés, tuaient les fe- 
melles pleines. Souvent, ils tuent pour la peau 
seule, et perdent des quantités énormes d'huile 
dont on eût profité. 


Ces carnages sont une école détestable de fé- 
rocité, qui déprave indignement l'homme. Les 
plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse 
de bouchers. Honte de la nature! On voit alors 
en tous (même, à l’occasion, dans les plus dé- 
licates personnes), on voit quelque chose surgir 
d'inattendu, d'horrible, Chez un aimable peuple, 
au plus charmant rivage, il se fait une étrange 
fête. On réunit jusqu'à cinq cents ou six cents thons, 
pour les égorger en un jour. Dans une enceinte de 


330 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER, 


barques, le vaste filet, la madrague divisée en plu- 
sieurs chambres, soulevée par des cabestans, les 
fait peu à peu arriver en haut dans la chambre de 
mort. Autour, deux cents hommes cuivrés, avec des 
harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues à 
la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes 
et leurs amants. Elles se mettent au bord et au plus 
près, pour bien voir la tuerie, parent l'enceinte d'un 
cercle charmant. Le signal est donné, on frappe. 
Ces poissons qu'on dirait des hommes, bondissent, 
piqués, percés, tranchés, rougissant l’eau de plus 
en plus. Leur agitation douloureuse, et la furie de 
leurs bourreaux, la mer qui n’est plus mer, mais 
je ne sais quoi d’écumant qui vit et fume, tout cela 
porte à la tête. Ceux qui venaient pour regarder 
agissent, ils trépignent, ils crient, ils trouvent 
qu'on tue lentement. Enfin, on circonscrit l’es- 
pace; la masse fourmillante des blessés, des morts, 
des mourants, se concentre dans un seul point : 
sauts convulsifs, coups furieux; l’eau mi: et la 
rosée rouge. 

Et cela a coinblé l'ivresse. Même la femme délire 
et s’oublie; elle est emportée du vertige. Tout fini, 
elle soupire, épuisée, mais non satisfaite, et dit en 
partant : « Quoi! c’est tout?» 


VI 


LE DROIT DE LA MER 


Un grand écrivain populaire qui donne à tout 
ce qu'il touche un caractère de simplicité lumi- 
neuse et saisissante, Eugène Noël a dit: « On 
peut faire de l'Océan une fabrique immense de 
vivres, un laboratoire de subsistances plus pro- 
ductif que la terre même; fertiliser tout, mers, 
fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la 
terre; voici venir l’art de cultiver les eaux... En- 
tendez-vous, nations ! » (Pisciculture.) 

Plus productif que la terre? Comment cela? 
M. Baude l'explique très-bien dans un impor- 
tant travail sur la pêche qu'il a publié. C’est 
qué le poisson est, entre tous les êtres, suscep- 
tible de prendre, avec une nourriture minime, 
le plus énorme accroissement. Pour l’entretenir 
seulement, il né faut rien où présque rien. Ron- 


KE LE DROIT DE LA MER 


delet raconte qu'une carpè qu'il garda trois ans 
dans une bouteille d’eau sans lui donner à man- 
ger, grossit cependant de sorte qu’elle n'aurait 
pu être tirée de la bouteille. Le saumon, pendant 
le séjour de deux mois qu'il fait dans l’eau douce, 
s'abstient presque de nourriture et pourtant ne 
dépérit pas. Son séjour dans les eaux salées lui 
donne en moyenne (accroissement prodigieux !) 
six livres de chair. Cela ne ressemble guère au lent 
et coûteux progrès de nos animaux terrestres. Si 
l'on metlait en un tas ce que mange pour s’en- 
graisser un bœuf, ou seulement un porc, on serait 
effrayé de voir la montagne de nourriture qu'ils 
consomment pour en venir là. 

Aussi celui de tous les peuples où la ques- 
tion de subsistance a été la plus menaçante, le 
peuple chinois, si prolifique, si nombreux, avec ses 
trois cents millions d'hommes, s’est adressé direc- 
tement à cette grande puissance de génération, la 
plus riche manufacture de vie nourrissante. Sur 
tout le cours de ses grands fleuves, de prodigieuses 
multitudes ont cherché dans l'eau une alimenta- 
tion plus régulière que celle de la culture des 
plantes. L’agriculteur tremble toujours ; un coup 
de vent, une gelée, le moindre accident, lui enlève 
tout et le frappe de famine. Au contraire, la mois- 
son vivante qui pousse au fond de ces fleuves nour- 


LE DROIT DE LA MER. 339 


rit invariablement les innombrables familles qui 
la couvrent de leurs barques, et qui, sûres de leurs 
poissons, fourmillent et multiplient de même. 

En mai, sur le fleuve central de l'Empire, se fait 
un commerce immense de frai de poisson, que des 
marchands viennent acheter pour le revendre par- 
tout à ceux qui veulent déposer dans leurs viviers 
domestiques l'élément de fécondation. Chacun à 
ainsi sa réserve, qu'il nourrit tout bonnement avec 
les débris du ménage. 

Les Romains agissaient de même. Ils poussaient 
l'art de l’acclimatation jusqu’à faire éclore dans 
l'eau douce les œufs des poissons de mer. 

La fécondation artificielle, trouvée au dernier 
siècle par Jacobi en Allemagne, pratiquée au nôtre 
en Angleterre avec le plus fructueux succès, a été 
rémventée chez nous, vers 1840, par un pêcheur 
de la Bresse, Remy, et c’est depuis ce temps qu'il 
est devenu populaire et en France et en Europe. 

Entre les mains de nos savants, Coste, Pou- 
chet, etc., cette pratique est devenue une science. 
Un a connu, entre autres choses, ies reialions ré- 
gulières de la mer et de l’eau douce, je veux dire 
les habitudes de certains poissons de mer qui 
viennent dans nos rivières à certaines saisons. 
L'anguille, quel qu'en soit le berceau, dès qu’elle 
a acquis seulement la grosseur d'une épingle, 


19. 


394 LE DROIT DE LA MER. 


s’'empresse de remonter la Seine, en tel nombre 
et d’un tel torrent, que le fleuve s’en trouve blan- 
chi. Ce trésor, qui, ménagé, donnerait des milliards 
de poissons pesant chacun plusieurs livres, est in- 
dignement dévasté. On vend par baquets, à vil prix, 
ces germes si précieux. Le saumon n'est pas moins 
fidèle. Il revient invariablement de la mer à la 
rivière où il a pris naissance. Ceux qu’on a mar- 
qués d'un signe se représentent sans qu'aucun 
presque manque à l'appel. Leur amour du fleuve 
natal est tel, que s’il est coupé par des barrages, 
des cascades même, ils s’élancent et font de mor- 
tels efforts pour y remonter. | 


La mer, qui commença la vie sur ce globe, en 
serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme 
savait seulement respecter l'ordre qui y règne et 
s’abstenait de le troubler. 

Il ne doit pas oublier qu'elle a sa vie propre et 
sacrée, ses fonclions tout indépendantes, pour le 
salut de la planète. Elle contribue puissamment 
à en créer l'harmonie, à en assurer la conservalion, 
la salubrité, Tout cela se faisait, pendant des mil- 


LE DROIT DE LA MER. 939 


lions de siècles peut-être, avant la naissance de 
l’homme. On se passait à merveille de lui et de sa 
sagesse. Ses aînés, enfants de la mer, accomplis- 
saient entre eux parfaitement la circulation de sub- 
stance, les échanges, les successions de vie, qui sont 
le mouvement rapide de purification constante. 
Que peut-il à ce mouvement, continué si loin de 
lui, dans ce monde obscur et profond? Peu en 
bien, davantage en mal. La destruction de telle 
espèce peut être une atteinte fâcheuse à l'ordre, 
à l'harmonie du tout. Qu'il prélève une moisson 
raisonnable sur celles qui pullulent surabondam- 
ment, à la bonne heure; qu’il vive sur des indivi- 
dus, mais qu’il conserve les espèces ; dans chacune 
il doit respecter le rôle que toutes elles jouent, 
de fonctionnaires de la nature. 
Nous avons déjà traversé deux âges de barbarie. 
Au premier, on dit comme Homère : « La mer 
stérile. » On ne la traverse que pour chercher au- 
delà des trésors fabuleux, ou exagérés follement. 
Au second, on aperçut que la richesse de la 
met est surtout en elle-même, et l’on mit la main 
dessus, mais de manière aveugle, brutale, violente. 
À la haine de la nature qu'eut le moyen 
âge, S'est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle, 
armée de maächities terribles, qui tuent de loin, 
tuent sans péril, tuent en masse. À chaque progrès 


356 LE DROIT DE LA MER 


dans l'art, progrès de barbarie féroce, progrès 
dans l’extermination. 

Exemple : le harpon lancé par une machine fou- 
droyante. Exemple : la drague, le filet destructeur, 
employé dès 1700, filet qui traîne, immense cet 
lourd, et moissonne jusqu’à l'espérance, a balayé 
le fond de l'Océan. On nous le défendait. Mais l'é- 
tranger venait et draguait sous nos yeux. (V. Ti- 
faigue.) Des espèces s'enfuirent de la Manche, pas- 
sèreut vers là Gironde. D'autres ont défailli pour 
toujours. Îl en sera de même d’un poisson excel- 
lent, magnifique, le maquereau, qu'on poursuit bar- 
barement en toute saison. (Valence. Diet. X, 352.) 


La prodigieuse génération de la morue ne la ga- 


vantit pas. Elle diminue même à Terre-Neuve. 
Peut-être elle s’exile vers des solitudes inconnues. 


Il faut que les grandes nations s'entendent pour 
substituer à cet état sauvage un état de civilisation, 
où l'homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens, 
ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France, 
l'Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres 
nalious et les décident à promuilguer, toutes en- 
semble, un Droit de la mer. 


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JE DROIT DE LA MEB. 337 


Les vieux règlements spéciaux des pêches rive- 
raines ne peuvent plus servir à rien dans la naviga- 
tion moderne. Il faut un code commun des nations, 
applicable à toutes les mers, un code qui régu- 
larise, non-seulement les rapports de l’homme 
à l'homme, mais ceux de l’homme aux ani- 
maux. | 

Ce qu'il se doit, ce qu'il leur doit, c’est de ne. 
plus faire de la pêche une chasse aveugle, barbare, 
où l'on tue plus qu'on ne peut prendre, où le 
pêcheur immole sans profit le petit qui, dans un 
an, l'aurait richement nourri, et qui, par la mort 
d'un seul, l'eût dispensé de donner la mort à une 
foule d’autres. 

Ce que l’homme se doit et leur doit, c'est de ne 
pas prodiguer sans cause la mort et la douleur. 

Les Hollandais et les Anglais ont l'attention de 
tuer immédiatement le hareng. Les Français, plus 
néghigents, le jettent dans la barque et l’entas- 
sent, le laissent mourir d’asphyxie. Cette longue 
“agonie l’altère, lui ôte de son goût, de sa fer- 
meté. Il est macéré de douleur, il lui advient ce 
qu'on observe dans les besliaux qui meurent de 
maladie. Pour la morue, nos pêcheurs la dé- 
coupent au moment où elle est prise; celle qui 
tombe la nuit aux filets, et qui a de longues heures 
d'efforts, d'agonie désespérée, ne vaut rien en com- 


358 LE DROIT DE LA MER. 


paraison de celle qu’on tüe du premier coup. 
(excellentés observations de M. Baude). 


Sur terre, les temps de la chasse sont réglés; 
ceux de la pêche doivent l'être également, en 
ayant égard aux saisons où se reproduit chaque 
espèce. | 

Elle doit être aménagée, comme on fait pour la 
coupe des bois, en laissant à la production le temps 
de se réparer. 

Les petits, les femelles pleines, doivent être res- 
pectés, spécialement dans les espèces qui ne sont 
pas surabondantes, spécialement chez les êtres su- 
périeurs et moins prolifiques, les meiés les am- 
phibies: 

Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre 
estomac; démontrent que c'est notre fatalité d’a- 
voir besoin de la mort. Nous devons compenser 
cela en multipliant la vie. 

Sur terre, nous créons, défendons les troupeaux, 
nous faisons multiplier nombre d'êtres qui ne nai- 
traient pas, seraient moins féconds, ou périraient 
jeunes; dévorés des hôtes féroces. C'est un quasi- 
droit que nous avons sur eux: 


LE DROIT DE LA MER. 5: 

Dans les eaux, il y a encore plus de jeünes vies 
annulées : en les défendant, en les propageant, et 
les rendant très-nombreuses, nous nous éréoûs un 
droit de vivre du trop-plein. La génération y est 
susceptible d'être dirigée comme un élément, indé- 
finiment augmentée. L'homme, en ce monde-là 
surtout, apparaît le grand magicien, le puissant 
promoteur de l'amour et de la fécondité. Il est l’ad- 
wersaire de la mort; car, s'il en profite lui-même, 
la part qu'il s’adjuge n'ést rien, en comparaison des 
torrents de vie qu'il peut créer à volonté. 

Pour les espèces précieuses qui sont près de dis: 
paraître, surtout pour la baleine, l'animal le plus 
grand, la vie la plus riche de toute la créa- 
tion, il faut la paix absolue pour un demi-siècle. 
Elle réparera ses désastres. N'étant plus pour- 
suivie, elle reviendra dans son climat naturel, la 
zone tempérée; elle y retrouvera son innocente vie 
de paître la prairie vivante, les petits êtres élémen- 
taires. Replacée dans ses habitudes ét dans son ali- 
mentation, elle refleurira, reprendra ses propor- 
tions gigantesques; nous reverrons des baléines de 
deux cents, trois cents pieds de long. Que sés ancieñs 
rendez-vous d'amour soient sacrés. Cela aidera 
beaucoup à la rendre de noüveau féconde. Jadis 
elle préférait une baie de la Californie. Pourquoi 
ne pas la lui laissér? Elle n’irait plus cherchér les 


240 - LE DROIT DE LA MER. 


glaces atroces du pôle, les misérables retraites où 
l'on va follement la troubler encore, de manière à 
rendre impossible l'amour dont on eût profité. 


La paix pour la baleine franche; la paix pour 
le dugong, le morse, Le lamantin, ces pré- 
cieuses espèces, qui bientôt auraent «sparu. I 
leur faut une longue paix, comme ceile qui très- 
sagement a été ordonnée en Suisse pour le bouque- 
tin, bel animal qu'on avait traqué, et presque 
détruit; on le croyait perdu même, et bientôt il a 
reparu. 

Pour tous, amphibies et poissons, il faut une 
saison de repos : il faut une Tréve de Dieu. 

La meilleure manière de les multiplier, c'est de 
les épargner au moment où ils se reproduisent, à 
l'heure où la nature accomplit en eux son œuvre 
de maternité. 

Ils semblent qu'eux-mèmes ils sachent qu'à ce 
moment ils sont sacrés : ils perdent leur timidité, 
ils montent à la lumière, ils approchent des rivages; 
ils ont l'air de se croire sûrs de quelque protec- 
tion. 


Uest l'apogée de leur beauté, de leur force. 


LE DROIT DE LA ME! o#1 


Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, in- 
diquent le suprème rayonnement de la vie. En 
toute espèce qui n’est point menaçante par l'excès 
de la fécondité, il faut religieusement respecter ce 
moment. Qu'ils meurent après, à la bonne heure ! 
S'il faut les tuer, tuez-les! mais que d’abord ils 
aient vécu. 

Toute vie innocente a droit au moment du bon- 
heur, au moment où l'individu, quelque bas qu'il 
semble placé, dépasse la limite étroite de son moi 
individuel, veut au delà de lui-même, et de son 
désir obscur pénètre dans l'infini où il doit se per- 
pétuer. 

Que l’homme y coopère! Qu'il aide à la nature! 
Il en sera béni, de l’abime aux étoiles. Il aura un 
regard de Dieu, s’il se fait avec lui promoteur de la 
vie, de la félicité, s’il distribue à tous la part que 
les plus petits même ont droit d’en avoir ici-bas. 


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LIVRE QUATRIÈME 


———————_—————— 


LA RENAISSANCE PAR LA MER 


LAL 


'ORIGINE DES BAINS DE MER 


La mer, si mal traitée par l’homme dans cetle 
suerre impitoyable, n’en a pas moins été pour lui 
vénéreuse et bienfaisante. Lorsque la terre qu'il 
aime tant, la rude terre l'usait, l'épuisait, c'est 
cette mer redoutée, maudite, qui l’accueillait sans 
rancune, le reprenait sur son sein, lui rendait la 
séve et la vie. 

N'est-ce pas d'elle en effet que surgit la vie pri- 
titive? Elle en a tous les éléments dans une mer- 
veilleuse plénitude. Pourquoi, quand nous défail- 
lons, n'irions-nous pas nous refaire à la source 
‘Ichordante qui nous invite à puiser ? 

Elle est bonne et large pour tous, mais plus 
‘.enfaisante, ce semble, plus sympathique pour 


+ 


546 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


les créatures moins éloignées de la vie naturelle, 
pour les enfants innocents qui souffrent des péchés 
de leurs pères, pour les femmes, victimes sociales, 
dont les fautes sont surtout d’amour, et qui, moins 
coupables que nous, portent cependant bien plus 
le poids de la vie. La mer, qui est une femme, se 
plait à les relever; elle donne sa force. à leur fai- 
blesse; elle dissipe leurs langueurs; elle les pare 
ct les refait belles, jeunes de son éternelle frai- 
cheur. Vénus, qui jadis sortit d'elle, en renaît 
encore tous les jours, — non pas la Vénus énervée, 
la pleureuse, la mélancolique, — la vraie Vénus 
victorieuse, dans sa puissance triomphale de fécon- 
dité, de désir. ; 


Comment entre cette grande force, salutaire, 
mais âpre, sauvage, et notre grande faiblesse, 
peut se faire le rapprochement ? Quelle union entre 
deux partis à ce point disproportionnés? C'était 
une grande question. Un art, une initiation, y furent 
nécessaires. Pour les comprendre, il faut connaitre 
le temps et l’occasion où cet art commença à se 
révéler: ” 

Entre deux âges de force, la force de la Renais- 


è 


L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 341 


sance, la force de la Révolution, il y eut un temps 
- d’affaissement, où des signes graves accusèrent ane 
énervation morale et physique. Le vieux monde 
qui s’en allait, et le jeune qui n'arrivait pas, laissè- 
rent entre eux un entr’acte d’un siècle ou deux. 
Conçues du vide, naquirent des générations faï- 
bles, maladives. L’excès des plaisirs, l'excès des 
misères, les décimaient également. Ea France, trois 
fois ruinée de fond en comble en un siècle, s’acheva 
dans une orgie de malades, la Régence. L'Angle- 
terre, qui pourtant alors grandissait sur nos ruines, 
ne semblait guère moins atteinte. L’idée puritaine 
y avait fabli et nulle autre ne venait. Aplatie sous 
Charles IE, elle traversa plus tard le bourbeux 
marais des Walpole. Dans l’affaissement public, les 
bas instincts se firent jour. Le beau livre du Ro- 
binson laisse entrevoir l’apparition imminente de 
l'alcoolisme. Un autre livre (terrible), où la mé- 
decine s’aidait de toutes les menaces bibliques, 
dénonça le sombre suicide de dépravation égoïste 
qui fuyait le mariage. 

Pensées troubles, habitudes mauvaises, vie molle 
et malsane, tout cela se traduisait physiquement 
par le relâchement des tissus, l'affaissement morbide 
des chairs, les serofules, etc. Des carnations char- 
mantes cachaiïent les plus tristes maux. Anne d’Au- 
triche, renommée pour son extrême fraîcheur, était 


à 


D48 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


morte d'un ulcère. La princesse de Soubise, cette 
blonde éblouissante, fondit, pour ainsi LR” s'en 
alla comme en lambeaux. # 

En Angleterre, un grand seigneur curieux, le 
duc de Newcastle, demande au docteur Russell 
pourquoi la race s’altère, va dégénérant, pourquoi 
ces lis et ces roses couvrent des scrofules. : 

IL est fort rare qu’une race entamée se raffer- 
misse. La race anglaise le fit cependant. Elle re- 
prit (pour soixante-dix ou quatre-vingts ans) une 
force extraordinaire et une extrême activité. Elle 
dut sa rénovation d’abord à ses grandes affaires 
(rien de sain comme le mouvement), el aussi, 1l faut 
le dire, au changement de ses habitudes. Elle adopta 
une autre alimentation, une autre éducation, une 
autre médecine ; chacun voulut être for! pour agir, 
commercer, gagner. 

I n'y fallut pas de génie. Les grandes idées de 
cetterénovation étaient trouvées, mais 1] fallait les ap- 
pliquer. Le morave Coménius, devançant Rousseau 
d'un siècle, avait dil : « Revenez à la nature. Sui- 
vez-la dans l'éducation. » Le saxon Hoffmann avait 
dit : « Revenez à la nature. Suivez-la dans la mé- 
decine. » 

Hoffmann était venu à point, vers le temps de la 
Régence, après l’orgie des plaisirs et l'orgie de 
médicaments par laquelle on aggravait l'autre. Il 


t FA 


2 


L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 249 


dit : « Fuyez les médecins; soyez sobre et buvez de 
l'eau. » Ce fut une réforme morale. Ainsi nous 
avons vu Priessnitz (1830), après les bacchanales 
de la Restauration, imposer à la haute aristo- 
cratie de l'Europe la plus rude pénitence, la nour- 
rir du pain des paysans, tenir en plein hiver les 
dames les plas délicates sous les cascades d’eau de 
neige, au milieu des sapins du Nord, dans un en- 
fer de froid qui, par réaction, en fait un de feu. 
Tellement violent est, dans l'homme, l'amour de la 
vie, si forie est sa peur de la mort, sa dévotion à la 
Nature, quand il en espère un répit. 

Au fait, pourquoi l’eau ne serait-elle pas le salut 
de l'homme? Selon Berzélius, il n'est qu'eau (aux 
quatre cinquièmes), et, demain, il va se résoudre en 
eau. Elle est, dans la plupart des plantes, juste en 
même proportion. Et de mème, comme eau salée, 
elle couvre les quatre cinquièmes du globe. Elle est, 
_ pour l'élément aride, une constante hydrothérapie 
quille guérit de sa sécheresse. Elle le désaltère, le 


… nourrit, gonfle ses fruits, ses moissons. Etrange et 


”. À 


prodigieuse fée ! Avec peu, elle fait tout ; avec peu, 


- elle détruit tout, basalte, granit et porphyre. Elle 


est la grande force, mais la plus élastique, qui se 
prête aux transitions de l’universelle métamor- 
phose. Elle enveloppe, pénètre, trash transforme 
la nature. | 


# ; CR à 


20 


390 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


Dans quel affreux désert, dans quelle sombre fo- 
rêt ne va-t-on pas chercher les eaux qui sortent de 
la terrel Quelle religion superstitieuse pour ces 
sources redoutables qui nous apportent les vertus 
cachées et les esprits du globe! J'ai vu des fanati- 
ques qui n'avaient de Dieu que Carlsbad, ce mira- 
culeux rendez-vous des eaux les plus contradic- 
toires. J'ai vu des dévots de Barëèges. Et, moi-même, 
j'eus l'esprit frappé devant les fanges bouillonnan- 
tes où l’eau sulfureuse d’Acqui fourmille, se travaille 
elle-même avec d’étranges pulsations qu’on ne voit 
qu'aux êtres animés. | ; 

Les thermes, c’est la vie ou la mort; leur ac- 
tion est décisive. Que de malades auraient langui 
et leur ont dû une prompte fin! Souvent ces 
puissantes eaux donnent une subite renaissance, 
ramènent un moment la santé et font un rap- 
pel redoutable des passions d'où est né le mal. 
Celles-ci reviennent violentes, à gros bouillons, sa 
- comme les sources brûlantes qui les réveillent. 
Fumées, vapeurs sulfureuses, air enivrant de la 
contrée, tout cela semble l'aura qui gonflait, trou- 
blait la sibylle et la forçait de parler. C'est ae ) 
éruption en nous qui fait éclater en dehors ce 
qu’on aurait caché le plus. Rien ne l’est dans ces 
babels où, sous prétexte de santé, on vit hors des 
lois de ce monde, comme dans les libertés de. 


L'ORIGINE DES BAINS DE MEP. 551 


l’autre. Morts et mortes, aux tables de jeu, pâles, 
ouvrent leur nuit sinistre de jouissances effrénées 
qui souvent n’ont pas de réveil. 


Autre est le souffle de la mer. De lui-même, il 
purifie. 

Cette pureté vient aussi de l’air. Elle vient sur- 
tout de l'échange rapide qui se fait de l’un à l’au- 
tre, de la transformation mutuelle des deux océans. 
Nul repos; nulle part la vie ne languit et ne s’en- 
dort. La mer la fait, défait, refait. De moment en 
moment, elle passe, sauvage et vivace, par le 
creuset de la mort. L'air encore plus violent, battu 
et rebattu du vent, emporté des tourbillons, con- 
centré pour éclater dans les trombes électriques, 
est en révolution constante. 

re, à la terre, c'est un repos ; vivre à la mer, 
- c'est ün combat, un combat vivifiant pour qui peut 
le supporter. 


Le moyen âge avait l'horreur et le dégoût de la 
À Der « royaume du Prince des vents; » on nommait 


392 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


ainsi le Diable. Le noble dix-septième siècle n'avait 
garde d'aller vivreentrelesrudesmatelots.Lechâteau 
d'aspect monotone, avec un jardin maussade, était 
presque toujours placé loin, au plus lom de la mer, 
dans quelque lieu sans air, sans vue, enveloppé de 
bois humides. De même, le manoir anglais, perdu 
dans l'ombre des grands arbres et dans le pesant 
brouillard, se mirait souvent dans la boue d’un 
insalubre marais. Ce qui frappe aujourd'hui dans 
l'Angleterre, ses nombreuses villas maritimes, l'a- 
mour du séjour de la mer, les bains jusqu'en pleim 
hiver, tout cela est chose moderne, préméditée et 
voulue. 

Les populations des côtes que la mer nourrit 
lui étaient plus sympathiques. Leur instinct y pres- 
sentait une grande puissance de vie. Elles étaient 
frappées d’abord de sa vertu purgative. Elles avaient 
fort bien remarqué que cette purgation aïdait à 
neutraliser le mal du temps, les scrofules, les 
plaies qui en résultaient. Elles croyaient son amer- 
tume excellente contre les vers qui tourmentent les 
enfants. Elles mangeaient volontiers des algues el 
certains polypes (Halcyonia), devinant l'iode dont ils 
sont chargés, et sa puissance constrictive pour as- 
sainir, raffermir les tissus. Ces recettes populaires 
furent connues et recueillies par Russell ; elles le 
mirent sur la voie et l’aidèrent fort à répondre à la 


7 


Ÿ 


L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 350 


grave question que lui adressail le due de Newcastle. 
De sa réponse il fit un livre important et curieux : 
De tabe glandulari, seu de usu uquæ marinæ, 1790, 

Il y dit un mot de génie : « Ine s'agit pas de gué- 
rir, mais de refaire et créer. » 

Il se propose un miracle, mais un miracle possi- 
ble : faire des chairs, créer des tissus. C’est dire 
assez qu'il travaille sur l'enfant de préférence, qui, 
quoique compromis de race, peut encore être 
refait. 

C'était l’époque où Bakewell venait d'inventer 
la viande. Les bestiaux, dont jusque-là on ne tirait 
guère que du lait, allaient donner désormais une 
nourriture plus généreuse. Le fade régime lacté 
devait être délaissé par ceux qui de plus en plus 
se lançaient dans l’action. 

Russell, de son côté, à point, dans ce petit livre, 
inventa la mer, je veux dire, la mit à la mode. 

Le tout se résume en un mot, mais ce mot est à 
la fois une médecine et une éducation : 1° il faut 
boire l'eau de mer, s'y baigner et manger toute 
chose marine où sa vertu est concentrée; 2° il 
faut vêtir très-peu l'enfant, le tenir toujours en 
rapport avec l'air. — De l'air, de l’eau, rien de 
plus. 

Le dernier conseil était bien hardi. Tenir l'enfant 
presque nu, sous un climat humide ét variable, 


20. 


394 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


c'était se résigner d'avance à sacrifier les faibles. 
Les forts survécurent, et la race, perpétuée par eux 
seuls, en fut d'autant mieux relevée. Ajoutez que 
les affaires, le mouvement, la navigation, enlevant 
l'enfant aux écoles et l’émancipant de bonne heure, 
il fut quitte de l'éducation assise et de la vie de 
cul-de-jatte que l'Angleterre réserva aux seuls en- 
fants de ses lords, aux nobles élèves d'Oxford et de 
Cambridge. 


Dans son livre ingénieux, éclairé du :seul in- 
stinct populaire, Russell était loin de deviner 
qu’en un siècle toutes les sciences viendraient lui 
donner raison, et que chacune révélant quelque as- 
pect nouveau du sujet, en la mer on découvrirait 
toute une thérapeutique. 

Les plus précieux éléments de l’animalité ter- 
restre sont richement dans la mer, entiers et in- 
variables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire 
la vie. 

Donc, la science a pu dire à tous : « Venez ici, 
nations, venez, travailleurs fatigués, venez, jeunes 
femmes épuisées, enfants punis des vices de vos 
pères; — approchez, pâle humanité, — et dites-moi 


à 


L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 358 


tout franchement, en présence de la mer, ce qu’il 
vous faudrait pour vous relever. Ce principe répa- 
rateur, quel qu'il soit, il se trouve en elle, » 

La base universelle de vie, le mucus embryon- 
naire, la vivante gelée animale où l'homme naquit 
et renait, où il prit et reprend sans cesse la moel- 
leuse consistance de son être, la mer l’a tellement, 
ce trésor, que c'est la mer elle-même. Elle en fait, 
en enveloppe ses végétaux, ses animaux, la léur 
donne prodiguement, Sa générosité fait honte à 
‘économie de la terre. Elle donne; sachez done 
recevoir. Sa richesse nourricière va vous allaiter 
par torrents. 

« Mais, disent-ils, nous sommes atteints dans ce 
qui fait le soutien et comme la charpente de 
l'homme. Nos os plient, courbés, déjetés, par la 
trop fable nourriture qui ne fait que tromper la 
faim ; ils sont ramollis, chancellent. » Eh bien, le 
calcaire qui leur manque abonde tellement dans la 
mer, quelle en comble ses coquilles, ses madré- 
pores constructeurs, jusqu’à faire des continents. 
Ses poissons le font voyager par bancs et par gran- 
des flottes, si grandes, qu'échouées aux rivages, ce 
riche aliment sert d'engrais. 

Et vous, jeune femme maladive qui, sans oser 
même vous plaindre, descendez vers le tombeau, 
qui ne le voit ? Vous fondez, vous vous écoulez de 


# 


990 L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 


vous-même. Mais la puissance tonique, la salubre 
tonicité qui rassure tout tissu vivant, elle est tri- 
plement dans la mer. Elle l’a répandue dans ses 
eaux 1odées à la surface; elle l’a dans son varech, qui 
s'en imprègne incessamment; elle l’a, tout anima- 
lisée, dans sa plus féconde tribu, les gades (mo- 
rues, etc.). La morue et ses millions d'œufs suffirait 
à elle seule pour ioder toute la terre. 

Est-ce la chaleur qui vous manque? La mer l'a, 
et la plus parfaite, cette chaleur insensible que tous 
les corps gras recèlent, latente, mais si puissante, 
que si elle n’était répandue, balancée, équilibrée, 
elle fondrait toutes les glaces, ferait du pôle un 
équateur. 

Le beau sang rouge, le sang chaud, c’est le triom- 
phe de la mer. Par lui elle a animé, armé d'incom- 
parable force, ses géants, tellement au-dessus de 
toute création terrestre. Elle a fait cet élément ; elle 
peut bien, pour vous, le refaire, vous roser, vous 
relever, pauvre fleur penchée, pâlie. Elle en re- 
“orge, en surabonde. Dans ces enfants de la 
mer, le sang lui-même est une mer, qui, au pre- 
mier coup, roule et fume, empourpre au loin 
l'Océan. 

Voilà le mystère révélé. Tous les principes qui, 
en toi, sont unis, elle les a divisés, cette grande 
personne impersonnelle. Elle à tes os, elle a ton 


L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 997 


sang, elle a ta séve et {a chaleur, chaque élément 
représenté par tel ou tel de ses enfants. 

Et elle a ce que tu n'as guère, le trop-plein et 
l'excès de force. Son souffle donne je ne sais quoi 
de gai, d’actif, de créateur, ce qu'on pourrait ap- 
peler un héroïsme physique. Avec toute sa vio- 
lence, la grande génératrice n'en verse pas moins 
l'âpre joie, l’alacrité vive et féconde, la flamme de 
sauvage amour dont elle palpite elle-même. 


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II 


CHOIX DU RIVAGE 


La terre est son médecin; chaque climat est un 
remède. La médecine, de plus en plus, sera une 
émigration. 

Une émigration prévoyante. On agira pour l’a- 
venir; on ne restera pas inerte, à couver des 
maux incurables, mais on ira au-devant par l'édu- 
cation, l'hygiène, surtout par des voyages, — non 
rapides et étourdis, nuisibles, comme ceux d'au- 
jourd'hui, mais calculés habilement pour profiter 
des secours, des vivifications puissantes que la na- 
ture a partout en réserve. 

La Jouvence de l’avenir se trouvera dans ces deux 
choses : Une science de l’émigration, un art de l'accli- 
matation. L'homme est jusqu'ici un captif, comme 
l'huître sur le rocher. S'il émigre quelque peu hors 
de sa zone tempérée, ce n’est que pour mourir. Il 


, 4 


260 CHOIX DU RIVAGE. 


ne sera libre et homme que quand cet art spécial 
l'aura fait véritablement l'habitant de sa planète. 

Peu de maladies guérjssent dans les circonstances 
et les lieux où elles naissent et qui les ont faites. 
Elles tiennent à certaines habitudes que ces lieux 
perpétuent et rendent invincibles. Nulle réforme 
(physique ou morale) pour qui reste obstinément 
dans son péché originel. 

La médecine, éclairée par toutes les sciences auxi- 
liaires, en viendra à nous donner des méthodes, des 
directions, pour nous conduire avec prudence dans 
celte voie nouvelle. Les transitions surtout ont be- 
soin d'être ménagées. Peut-on, sans préparation, 
sans quelque modification de vie, de régime, être 
brusquement transféré d’un climat tout intérieur 
(Paris, Lyon, Dijon, Strasbourg) dans un climat ma- 
ritime? Peut-on, sans avoir longtemps respiré l'air de 
la côte, commencer les bains de mer? Peut-on, sans 
quelque habitude de prudente hydrothérapie, com- 
mencée dans l'intérieur, aller braver, au grand air, 
la constriction nerveuse, l’horripilation d'une eau 
froide qu'on garde sur soi au retour, et souvent 
sous un grand vent? Ces questions préalables atti- 
reront de plus en plus l'attention des médecins. 

L'extrémerapidité des voyages en chemin de fer est 
une chose antimédicale. Aller, comme on fait, en 
vingt heures de Paris à la Méditerranée, en traversant 


CHOIX DU RIVAGE. 561 


d'heure en heure des climats si différents, c'est la 
chose la plus imprudente pour une personne ner- 
veuse. Elle arrive ivre à Marseille, pleine d’agitation, 
de vertige. — Quand madame de Sévigné mettait un 
mois pour aller de Bretagne en Provence, elle fran- 
chissait peu à peu et par degrés ménagés la violente 
opposition de ces deux climats. Elle passait insen- 
siblement de la zone maritime de l'ouest dans 
celle de l’est, dans le climat tout terrestre de 
Bourgogne. Puis, cheminant lentement sur le haut 
- Rhône en Dauphiné, elle affrontait avec moins de 
peine les grands vents, Valence, Avignon. Enfin, 
se reposant à Aix, dans la Provence intérieure, hors 
du Rhône et hors des côtes, elle s'y faisait Proven- 
çale de poitrine, de respiration. Alors, seulement 
alors, elle approchait de la mer. 


La France a l'avantage admirable d’avoir les 
deux mers. De là des facilités d’alterner selon les 
saisons, les tempéraments, les degrés de la mala- 
die, entre la tonicité salée de la Méditerranée, et 
la tonicité plus moite, plus douce (n'étaient les 
tempêtes), que nous offre l’Océan. 

Sur chacune des deux mers, il y a une échelle 
; 21 


362 CHOIX DU RIVAGE. 


graduée de stations, plus où moins douces, plus ou 
moins fortifiantes. Il est très-intéressant d’obser- 
ver cette double gamme, et le plus souvent de la 
suivre, en allant du faible au fort. 

Celle de l'Océan, qui part des eaux fortes et for- 
tifiantes, ventées, agitées, de la Manche, s’adoucit 
extrêmement au midi de la Bretagne, s’humanise 
encore en Gironde et trouve une grande douceur au 
bassin fermé d'Arcachon. 

Celle de la Méditerranée, pour ainsi dire cireu- 
laire, a sa note la plus haute dans le climat sec et 
vif de Provence et de Gênes. Elle s’amolht vers 
Pise ; elle s’équilibre en Sicile, obtient à Alger un 
degré remarquable de fixité. Au retour, grande 
douceur à Valence et à Majorque, aux petits ports 
du Roussillon, si bien abrités du nord. 


La Méditerranée est belle surtout par deux ca- 
ractères : son cadre si harmonique, et la vivacité, 
la transparence de l'air et de la lumière. C’est une 
mer bleue très-amère, très-salée. Elle perd par 
évaporation trois fois plus d’eau qu’elle n’en reçoit 
par les fleuves. Elle ne serait plus que sel, et de- 
viendrait d'une âcreté comparable à la mer Morte, 


CHOIX DU RIVAGE. 305 


si des courants inférieurs, comme celui de Gi- 
braltar, ne la tempéraient sans cesse par les eaux 
de l'Océan. 

Tout ce que j'ai vu de ses rivages était beau, mais 
un peu âpre. Rien de vulgaire. La trace des feux 
souterrains qu'on y trouve partout, ses sombres ro- 
chers plutoniques, ne sont jamais ennuyeux, comme 
les longues dunes de sable ou les sédiments aqueux 
des falaises. Si les fameux bois d’orangers semblent 
un peu monotones, en revanche, aux coins abrités, 
la végétation africaine, les aloëès et les cactus, dans 
les champs des haies exquises où dominent le 
myrte et le jasmin, enfin des landes odorantes, sau- 
vagement parfumées, tout vous charme. Sur votre 
tête, il est vrai, le plus souvent de chauves et sté- 
riles montagnes vous suivent à l'horizon. Leurs 
longs pieds, leurs vastes racines, qui se continuent 
dans la mer, se distinguent jusqu'au fond des eaux. 
« Il me semblait que ma barque, dit un voya- 
seur, nageât entre deux atmosphères, eût de l'air 
dessus et dessous. » Il décrit le monde varié de 
plantes et d'animaux qu’il contemplait sous ce cris- 
tal dans les parages de Sicile. Moins heureux, sur 
la mer de Gênes, dans une eau aussi transparente, 
je ne voyais que le désert. Les sèches roches volca- 
niques du rivage, avec leurs marbres noirs, ou d’un 
blanc encore plus lugubre, me représentaient au 


364 CHOIX DU RIVAGE. 


fond du brillant miroir des monuments naturels, 
comme des sarcophages antiques, des églises ren- 
versées. J’y croyais voir parfois tels aspects des ca- 
thédrales de Florence ou de Pise. Parfois aussi, il 
me semblait voir des sphinx silencieux, des mons- 
tres innomés encore, balemes? éléphants? je ne 
sais, des chimères et d’étranges songes; mais, de 
vie réelle, aucune. 

Telle qu’elle est, cette belle mer, avec ces climats 
puissants, elle trempe admirablement l’homme. 
Elle lui donne la force sèche, la plus résistante ; 
elle fait les plus solides races. Nos hercules du 
Nord sont plus forts peut-être, mais certaine- 
ment moins robustes, moins acclimatables par- 
tout, que le marin provençal, catalan, celui de 
Gênes, de Calabre, de Grèce. Ceux-ci, cuivrés et 
bronzés, passent à l'état de métal. Riche couleur 
qui n’est point un accident de l'épiderme, mais 
une imbibition profonde de soleil et de vie. Un sage 
médecin de mes amis envoyait ses clients blafards, 
de Paris, de Lyon, prendre là des bains de soleil ; 
lui-même s’y exposait sur un rocher des heures en- 
tières. Il ne défendait que sa tête, et pour tout le 
reste acquérait le plus beau teint africain. 

Les malades vraiment malades iront en Sicile, 
à Alser, à Madère, aux Canaries. Mais la régéné- 
ration des faibles, des fatigués, des pâles popula- 


CHOIX DU RIVAGE. 365 


tions urbaines, se fera peut-être mieux dans les 
climats moins égaux. Elle doit être attendue sur- 
tout des pays qui ont donné la plus haute énergie 
du globe, — l'acier du genre humain, la Grèce, — 
et la race de silex, fine, aiguisée, imdestructible, 
des Colomb et des Doria, des Massëna, des Gari- 
baldi. 


Nos ports de l'extrême Nord, Dunkerque, Boulo- 
one, Dieppe, à la rencontre des vents et des cou- 
rants de la Manche, sont encore une fabrique 
d'hommes qui les fait et les refait. Ce grand souffle 
et cette grande mer, dans leur éternel combat, 
c'est à ressusciter les morts. On y voit réellement 
des renaissances inattendues. Qui n’a pas de lé- 
sions graves est remis en un moment. Toule la 
machine humaine joue, bon gré, mal gré, forte- 
ment; elle digère, elle respire. La nature y est 
exigeante et sait bien la faire aller. Les végétaux 
si robustes qui verdoient jusqu'à la côte sous 
les plus grands vents de mer nous font honte 
de nos langueurs. Chacun des petits ports nor- 
mands est une percée dans la falaise où l'infati- 
gable nord-ouest (le Norouais en bon normand) 


366 CHOIX DU RIVAGE. 


souffle et siffle et nous ravive. Tout cela, bien en- 
tendu, moins violent à l'entrée de la Seine, sous 
les pommiers d'Honfleur et de Trouville. La bonne 
rivière, en sortant, incline mollement à gauche 
et y porte les influences d’un aimable et doux ca- 
ractère. 

On a vu plus haut la mer véhémente, souvent 
terrible, de Granville, Saint-Malo, Cancale. C’est là 
la meilleure école où doivent aller les jeunes 
gens. Là est le défi de la mer à l’homme, la lutte où 
les forts deviendront très-forts. La grande gymnas- 
tique navale doit se faire dans ces parages entre 
Normands et Bretons. 


S'1l s'agissait, au contraire, d’une vie entamée, 
futile, d’un enfant faible et maladif, ou d’une 
femme trop aimée, fatiguée du travail d'amour, 
nous chercherions un lieu plus doux pour abriter 
ce trésor. Une plage tout à fait paisible et une eau 
déjà moins froide, sans aller beaucoup au Midi, c'est 
celle qu’on trouve au milieu des petites îles et : 
presqu'iles endormies du Morbihan. Tous ces îlots 
font entre eux un labyrinthe mêlé plus que celui 
où jadis un roi cacha sa Rosamonde. Confiez la 


CHOIX DU RIVAGE. 367 


vôtre à cette mer discrète. Personne n'en saura rien 
que les vieilles pierres druidiques, qui, seules avec 
quelques pêcheurs, habitent ces lieux sauvages et 
doux.— « Mais, dit-elle, de quoi y vit-on? — Surtout 
de pêche, madame. — Et de quoi encore? — De 
pêche. » Ce n’est pas loin de Saint-Gildas, l'abbaye 
où les Bretons disent qu'Héloïse vint rejoindre 
Abailard. Ils y vécurent de peu de chose, du ré- 
gime sobre et solitaire de Robinson, de Vendredi. 

Des lieux plus civilisés, aimables, charmants, se 
trouvent en allant au Midi : Pornic, Royan et Saint- 
Georges, Arcachon, etc. 

J'ai parlé ailleurs de Saint-Georges, la douce plage 
aux senteurs amères. Arcachon est aussi très-doux 
dans ses pinadas résineuses qui ont si bonne odeur 
de vie. Sans l’invasion mondaine de cette grande et 
riche Bordeaux, sans la foule qui, à certains jours, 
afflue et se précipite, c’est bien là qu’on aimerait 
à cacher ses chers malades, les tendres et déli- 
cats objets pour qui l’on craint le choc du monde. 
Ce lieu, tant qu'il fut contenu dans son bassin inté- 
rieur, avait le contraste d'offrir un calme profond, 
absolu, à deux pas d'une mer terrible. Hors du 
phare, le furieux golfe de Gascogne. Au dedans, 
une eau somnolente et la langueur d’un flot muet 
qui ne fait guère plus de bruit que n'en peut faire 
le petit pied sur le coussin élastique de la molle al- 


968 CHOIX DU RIVAGE. 


gue marine dont on affermit un sable trop mou. 

Dans un climat intermédiaire, qui n’est ni Nord, 
ni Midi, n1 Bretagne, ni Vendée, j'ai vu, revu avec 
plaisir, l’aimable et sérieux abri de Pornic, ses 
bons marins, ses jolies filles, charmantes sous leurs 
bonnets pointus. C’est un petit lieu reposé, qui, 
ayant devant lui la longue île (presqu'île plutôt) de 
Noirmoutiers, ne reçoit qu'une mer oblique, indi- 
recte et bien ménagée. Cette mer est à peine entrée 
quelle s'humanise; elle file, de sa vague ridée, du 
lin, ce semble, ou de la moire. Dans ce bassin de 
quelques lieues, elle s’en est creusé de petits, des 
anses étroites à pentes douces pour les femmes 
ou des baignoires pour les enfants. Ces jolies pla- 
ges sablées, que de respectables rochers séparent 
et cachent aux indiscrets, amusent de leurs petits 
mystères. On y voit quelque vie marine, mais bien 
plus pauvre qu’autrefois. L'abri sert, mais il nuit 
aussi. Le monde des eaux ne reçoit pas dans ce 
bassin trop tranquille une riche alimentation, et il 
le délaisse. De moins en moins cette mer tire le 
grand flot de l'Océan. Elle met la sourdine à ses 
bruits. On ne les entend qu’affaiblis. Demi-silence 
d'un grand charme. Nulle part ailleurs je n'ai trouvé 
avec une plus grande douceur la liberté de rêverie, 
la grâce des mers mourantes. | 


[IT 


L'HABITATION 


Qu'on permette à un ignorant, qui a cependant 
acquis de l’expérience à ses dépens, de donner 
quelques conseils sur les points dont les livres ne 
parlent pas, et dont les médecins se préoccupent 
rarement jusqu'ici. Pour que ces conseils soient 
moins vagues, je les adresse à une personne malade 
qui voudrait se diriger. Est-ce une personne fic- 
tive ? Point du tout. Celle à qui je parle, je l’ai réel- 
lement rencontrée, et plus d’une fois dans ma vie. 

Voici une jeune dame malade, ou près de l’être, 
affaiblie, un enfant plus faible encore. On a traversé 
l'hiver, le printemps, fort péniblement. Cependant 
nulle lésion grave. Faïiblesse, anémie seulement ; 
rien qu’une difficulté de vivre. On les envoie à la 
mer pour y passer tout l'été. 

21. 


370 L'HABITATION. 


Grande dépense pour une fortune médiocre et peu 
aisée. Pénible dérangement pour une maîtresse 
de maison. Dure séparation surtout pour des époux 
très-unis. On négocie. On voudrait faire adoucir 
la sentence. Un mois ne suffirait-il pas? Mais le 
très-sage médecin insiste. Il croit qu'un court sé- 
jour nuit souvent plus qu'il ne sert. L’impression 
brusque, violente des bains, sans préparation, est 
très-propre à ébranler les santés les plus robustes. 
Toute personne raisonnable doit s’acclimater d’a- 
bord, respirer ; le mois de juin est excellent pour 
cela ; — juillet et août pour les bains; — septembre 
et parfois même octobre délassent des grandes cha- 
leurs, adoucissent l'excitation qu’a produite l'âcreté 
saline, consolident les résultats, et même par leurs 
grands vents frais aguerrissent contre les froids de 
l'hiver. 

Peu d'hommes sont libres tout l'été. C'est beau- 
coup si le mari pourra rejoindre sa femme un mois 
ou deux, en août, septembre. Quelque disposé qu'il 
soit à lui sacrifier tout intérêt secondaire, pour 
elle-même il doit rester. Il est, dans la vie serrée 
de l’homme de labeur, des chaînes qu'il ne pourrait 
rompre qu’au grand détriment de la famille. Donc 
il faut qu'elle parte seule. Et les voilà divorcés !" 

Seule? Elle ne l’a jamais été. Elle serait plus ras- 
surée si elle suivait une famille d’amis riches, qui 


L'HABITATION. 371 


s'en va complète, mari, femme, enfants, domes- 
tiques. — Si j'osais donner mon avis, je dirais : 
« Qu'elle parte seule. » 

Ce départ en compagnie, d’abord gai et agréable, 
a souvent des suites tout autres. On s’incommode, 
on se brouille, et l’on revient ennemis, — ou (pis en- 
core) trop amis. Le désæuvrement des bains a trop 
souvent des résultats imprévus, qu’on regrette toute 
la vie. Le moindre inconvénient qui, selon moi, n’est 
pas petit, c'est que des gens qui, séparés, auraient 
mieux senti la mer, et en auraient rapporté une 
bonneet grande impression, vont, s’il leur faut vivre 
ensemble, continuer la vie de la grande ville (frivo- 
lité, vulgarité, fausse gaieté, etc.). Seul, on s'occupe, 
et on pense. Ensemble, on jase, on médit. Ces 
amis riches et mondains traiîneront la jeune dame à 
leurs amusements. Elle en aura l'agitation, une 
existence plus trouble, et plus antimédicale que 
celle qu’elle avait à Paris. Elle manquera tout 
à fait le but. Réfléchissez-y, madame. Soyez 
courageuse et prudente. C'est dans une soli- 
tude sérieuse, dans la petite vie innocente que 
vous aurez là avec votre enfant, vie, s’il le faut, 
enfantine, mais pure, mais noble, poétique, 
c'est, dis-je, dans une telle vie que vous trou- 
verez vraiment le renouvellement désiré. La jus- 
tice délicate et tendre qui vous fait craindre le 


912 L'HABITATION. 


plaisir, quand un autre qui reste au logis travaille 
pour la famille, elle vous comptera, croyez-le. La 
mer vous en aimera mieux, si vous ne voulez d’a- 
mie qu'elle. En ce repos, elle vous prodiguera son 
trésor de vie, de jeunesse. L’enfant croîtra comme 
un bel arbre, et vous fleurirez dans la grâce. Vous 
reviendrez jeune, adorée. 


Elle se résigne. Elle part. La station est indi- 
quée. Elle est connue. On apprécie par l'analyse 
chimique la valeur réelle des eaux. Mais 1l y a 
une infinité de circonstances locales qu’on ne 
devine pas de loin. Rarement le médecin les 
connaît. L'homme, si occupé, de la grande ville, 
n’a guère eu l’occasion ni le loisir d'étudier ces 
localités. 

Pour quelques-unes, importantes, on a publié 
des guides, qui ne sont pas sans mérite. On y voit 
les maladies innombrables dont on peut guérir dans 
la station recommandée. Mais peu, très-peu spéci- 
fient la chose essentielle qu'on y cherche, l’origina- 
lité du lieu; ils n'osent en dire nettement le fort et 
le faible, la place que ce lieu occupe dans l’échelle 


L'HABITATION. 373 


des stations. C'est un éloge général, et tellement 
général, qu'il est fort peu instructif. 

Quelle est l'exposition précise? Si vous regardez 
la carte, la côte est tournée au midi. Mais cela n’ap- 
prend rien du tout. Il peut se faire que telle courbe 
particulière du terrain place votre habitation sousune 
influence très-froide, que, par exemple, un torrent 
qui débouche à la côte, un vallon caché, perfide, 
vous souffle le vent du Nord, ou que, par un pli de 
terrain, le vent d'Ouest s’engouffre et vous noie de 
ses torrents. 

Y a-t-1l des marais dans le voisinage? Presque 
toujours on peut dire : Oui. Mais la différence est 
grande siles marais sont salés, renouvelés, assainis 
par la mer,—ou des marais dormants d'eau douce 
qui, après les sécheresses, donnent des émanations 
fiévreuses. 

La mer est-elle très-pure, ou mêlée? et dans quelle 
proportion? Grand mystère qu'on craint d’éclaircir. 
Mais, pour les personnes nerveuses, pour les no- 
vices qui commencent la série des bains de mer, 
les plus doux sont les meilleurs. Une mer un peu 
mêlée, un air moins salé et moins âcre, une plage 
moins désolée qui offre les agréments de la cam- 
pagne, ce sont les meilleures circonstances. 

Un point grave et capital, c’est le choix de l'habi- 
tation. Qui vous dirigera? Personne. Il faut voir, 


374 L’'HABITATION. 


observer soi-même. Vous tirerez fort peu de lu- 
mière de ceux qui ont visité le pays, qui même y 
ont séjourné. Ils le louent ou ils le blâment, moins 
selon son vrai mérite que selon les plaisirs qu’ils y 
ont trouvés, les amis qu'ils y ont laissés. Ils vous 
adressent à ces amis, qui vous reçoivent à merveille . 
Et, au bout de quelques jours, vous voyez les in- 
convénients. Vous vous trouvez habiter la maison 
la moins commode, parfois malsaine et dangereuse. 
N'importe, vous êtes lié. Vous blesseriez la personne 
qui vous a envoyé là, et cette famille aimable, 
bonne, hospitalière, qui vous a reçu. 

« Eh bien, je resterai libre. Mais en arrivant, 
s'il se trouve un médecin honnête, estimé, je le 
prierai de m'éclairer. » — Honnête! ce n’est pas 
assez ; 1l faudrait qu'il fût intrépide, héroïque, 
pour parler franchement là-dessus. Il se brouille- 
rait à mort avec tous les habitants. Ce serait un 
homme perdu. Il serait au ban du pays. Il vivrait 
seul comme un loup, heureux encore si quelque 
soir on ne lui faisait un mauvais parti. 


J'ai l'horreur des constructions absurdement 
légères, que la spéculation nous fait pour un cli- 


L'HABITATION. 979 


mat si variable. Ces maisonnettes de carton sont 
les piéges les plus dangereux. Comme on vient 
aux grandes chaleurs, on accepte ce bivouac. Mais 
souvent on y reste en septembre, et parfois même 
en octobre, dans le grand vent, sous les pluies. 

Les propriétaires du pays, pour eux, bien por- 
tants, se bâtissent de bonnes et solides maisons, 
très-bien garanties. Et pour nous, pauvres ma- 
lades, ils font des maisons en ee d'absurdes 
chalets (non feutrés de mousse, à la suisse), mais ou- 
verts, où rien ne joint. C’est trop se moquer de nous. 

Dans ces villas, d'apparence luxueuse, au fond 
misérables, rien de prévu. Des salons, des pièces 
d’apparat en vue de la mer, mais nulle d'intérieur 
agréable. Rien de ce doux confortable dont une 
femme a besoin. Elle ne sait où se retirer. Elle vit 
comme en demi-tempête, et subit à chaque instant 
de brusques passages de température. 

D'autre part, la maison solide du pêcheur, du 
bourgeois même, est souvent basse et humide, in- 
commode, inconvenante par certaines dispositions. 
Souvent elle n’a pas de plafond double, épais, mais 
un simple plancher de bois, par où passe et monte 
l'air d'un froid rez-de-chaussée. De là, rhumes et 
rhumatismes, gastrites et vingt maladies. 

Quel que soit votre choix, madame, entre ces 
deux habitations, savez-vous bien ce que je veux 


376 L’'HABITATION. 


pour vous avant toute chose? Riez, si vous voulez, 
n'importe. Quoique nous soyons en juin, c’est une 
très-bonne cheminée, et à l'épreuve du vent. Dans 
notre beau pays de France, avec son froid nord- 
ouest, avec son pluvieux sud-ouest, qui, cette an- 
née, a régné seulement neuf mois sur douze, il faut 
pouvoir faire du feu en tout temps. Il faut par un 
soir humide, quand votre enfant revient grelottant 
et ne peut reprendre chaleur avant le coucher, il 
faut un moment de feu clair. 

Deux choses en tout logis doivent être prévues 
d'abord : le feu et l’eau; — une eau passable, chose 
assez rare près de la mer. Si elle est tout à fait 
mauvaise, essayez de suppléer par la bière ou quel- 
que boisson du pays, qui vous dispense de l’eau. 

Que ne puis-je bâtir pour vous d’une parole la 
villa de l'avenir, telle que je l'ai dans l'esprit ! Je ne 
parle pas de la maison de faste, du château, que les 
riches voudront se faire à la mer. Je parle de 
l'humble maison des médiocres fortunes. C’est un 
art nouveau à créer, dont on ne paraît pas se 
douter. Ce qu'on essaye est copié de types en con- 
tradiction avec nos climats et la vie des côtes. Ces 
kiosques, accidentés d’ornements légers, sont bons 
pour des lieux abrités, mais ici ils font trem- 
bler : on croit que le vent va les emporter. Les 
chalets, qui dans la Suisse étendent des toits im- 


L'HABITATION. 377 


menses pour se défendre des neiges et serrer les 
foins, ont le grave inconvénient d'ôter trop de lu- 
 mière. Le soleil (dans nos mers du Nord) ne doit 
pas être écarté, mais très-précieusement recueilli. 
Quant aux imitations de chapelles, d'églises gothi- 
ques, si incommodes comme logement, laissons ces 
joujoux ridicules. 

Le premier problème, à la mer, c'est une grande 
solidité, une fermeté, une épaisseur de murs qui 
exclue le tremblement, le roulis qu'on sent par- 
tout dans leurs frêles constructions, une assise ras- 
surante, qui, dans les plus grandes tempêtes, 
donne à la femme timide la sécurité, le sourire, et 
ce bonheur du contraste qui fait dire : « Qu'on 
est bien ici ! » 

Le second point, c’est que le côté de la maison 
qui regarde la terre soit si parfaitement abrité, 
qu’on puisse y oublier la mer, et qu'à côté de ce 
srand mouvement on y trouve le plus grand repos. 

Pour répondre à ces deux besoins, je préférerais 
la forme qui donne le moins de prise au vent, la 
forme demi-circulaire, celle d’un croissant, dont la 
partie convexe me donnerait sur la mer un pano- 
rama varié, verrait le soleil tourner tout autour de 
fenêtre en fenêtre et le recevrait à toute heure. 

Le concave de ce demi-cercle, l'intérieur, serait 
protégé par les cornes du croissant, de manière à 


3178 L'HABITATION. 


embrasser le joli petit parterre de la maîtresse de 
maison. À partir de ce parterre, l’'abaissement pro- 
oressif du sol permettrait de faire un jardin d'une 
certaine étendue, garanti des vents de mer. Sou- 
vent un pli de terrain en neutralise l'influence. 

« Flore fuit la mer, » nous dit-on. Ce qu'elle 
fuit, c’est la négligence de l’homme. Je vois d'ici à 
Étretat, devant une très-forte mer, au plus haut 
de la falaise, et au plus grand vent, une ferme avec 
un verger et des arbres admirables. Quelle précau- 
tion a-t-on prise? Un simple remblai de cinq pieds 
de haut, en laissant venir dessus toute végéta- 
tion fortuite, un buisson. Derrière ce remblai a 
poussé une ligne d’ormes assez forts qui ont abrité 
tout le reste. Telles localités de Bretagne auraient 
pu aussi me servir d'exemple. Qui ne sait tout ce 
que Roscoff produit de fruits, de légumes, jusqu’à 
en fournir à bas prix la Normandie même. 

Pour revenir à l'édifice, je le veux fort peu élevé. 
Seulement un rez-de-chaussée, avec un premier : 
étage pour les chambres à coucher. Point de haut 
grenier, mais quelques chambres basses, qui 1s0- 
lent le premier du toit. 

Donc, la maison sera petite. En revanche, qu’elle 
soit épaisse, qu’elle ait deux lignes de chambres, 
un appartement sur la mer et un autre vers la 
terre. 


L'IHABITATION. 3919 


Le rez-de-chaussée, vers la terre, serait un peu 
abrité par le premier étage, qui déborderait de qua- 
tre ou cinq pieds seulement. Cela ferait dans ce 
croissant intérieur une sorte de galerie pour le 
mauvais temps. Les chambres du bas seront la 
salle à manger, une petite pièce peut-être pour 
les livres (voyages, histoire naturelle), une autre 
pour la baignoire. Je n'entends nullement une 
vraie bibliothèque, ni une luxueuse salle de bains. 
L'essentiel, le très-simple, le commode, et rien 
de plus. 

J'aimerais, dans les jours violents où la plage 
n’est pas tenable pour une faible poitrine, j'aime- 
rais à voir la dame, assise bien à l'abri, lire, tra- 
vailler, dans son parterre. Elle y aurait un peu de 
vie, fleurs, volière, un petit bassin qu’on remplirait 
d’eau de mer, et où elle pourrait chaque jour rap- 
porter ses découvertes, les petites curiosités que 
lui donneraient les pêcheurs. 

Pour la volière, j'aimerais mieux que ce fût la 
libre volière que j'ai conseillée ailleurs, celle où 
les oiseaux viennent chercher la protection de la 
nuit et un peu de nourriture. On la ferme sur 
eux le soir pour les garder de la chouette, et on 
la leur ouvre au matin. Ils reviennent fort exac- 
tement. Je crois même que si la volière était grande 
et qu'on y plaçât l'arbre qui leur est ordinaire, ils 


380 L'HABITATION. 


y couveraient volontiers, sous votre protection, et 
vous confieraient leurs petits. 

Vie sérieuse, vie charmante. Quelle grâce de so- 
litude est dans ce petit entr’acte de la vie, dans ce 
court veuvage! La situation est nouvelle. Plus de 
ménage, plus d’affaires. Avec l'enfant, elle est 
seule bien plus qu'elle ne serait sans lui. Si elle 
n’avait avec elle le petit compagnon, une compagne 
lui viendrait, la rêverie, menant les vains songes. 
Mais cet innocent gardien, l’enfant, ne le permet 
pas. Il l’occupe, il la fait parler. Il rappelle la 
maison. Avec lui, elle a toujours ce sentiment 
que quelqu'un travaille là-bas pour eux et compte 
aussi les jours. | 

Fleurissez, pure, aimable fleur. Plus jeune au- 
jourd'hui que jamais, vous vous retrouvez demoi- 
selle, libre, et de liberté bien douce, sous la garde 
de votre enfant. 


IV 


PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER 


C'est un grand et brusque passage de quitter 
Paris en ce beau moment pour la plage déserte ; 
Paris alors éblouissant de ses jardins magnifiques 
et de ses marronniers en fleurs. Juin serait très- 
beau à la côte si l’on s’y trouvait à deux, avant l'in- 
vasion de la foule. Mais, lorsque l'on y vient seui, 
le tête-à-tête avec la mer et la noble société de cette 
grande solitaire, ne sont pas sans quelque tristesse. 

Aux premières visites qu'on fait à la plage, l'im- 
pression est peu favorable. C’est monotone, et c'est 
sauvage, aride. La grandeur inusitée du spectacle 
fait, par contraste, sentir qu’on est faible et pe- 
tit; le cœur est un peu serré. La délicate poi- 
trie qui respirait dans une chambre, et qui tout 
à coup se trouve en cette chambre de l'univers, 


382 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER 


au soleil et au grand vent, éprouve de l'oppression. 
L'enfant joue, va, vient, court. Elle s’assoit, et, 
immobile, elle frissonne à ce souffle froid. La tié- 
deur du nid délaissé lui revient à la pensée. Ce- 
pendant l'enfant s'amuse. Cela la console un peu. 

Tout cela changera, madame. Affermissez-vous. 
L'impression sera tout autre, lorsque, connais- 
sant mieux la mer, vous la sentirez si peuplée. La 
constriction pénible que vous sentez à la poitrine 
disparaîtra par l'habitude. Il faut se faire à cet air 
frais, mais salé et âpre, qui ne rafraichit nullement. 
Ïl faut s’y faire lentement, ne pas vouloir expressé- 
ment l'aspirer. Peu à peu, n'y songeant plus, dans 
les recoins abrités, en jouant avec votre enfant, vous 
respirerez librement, et vous vous dilaterez. Mais 
pour les commencements, restez peu de temps à la 
plage. Dirigez vos promenades vers l'intérieur du 
pays. 

La terre, votre amie d'habitude, vous rappelle. 
Les forêts de pins rivalisent avec la mer en émana- 
tions salubres. Les leurs, toutes résineuses, sont to- 
nifiantes comme elles, et elles n’en ont pas l'âcreté. 
Elles pénètrent tout notre être, nous entrent par 
tous les pores, modifient le sang, l’assaimissent, 
nous parfument d’un subtil arome. Aux landes, 
derrière les pins, les simples et les herbes un peu 
dures que vous foulez vous prodiguent des sen- 


Li 


PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 583 


teurs, —non fades, enivrantes, comme celle des dan- 
gereuses roses, — mais agréablement amères. As- 
seyez-vous au milieu d'elles, et, comme elles, bien 
abritée, par ce léger pli de terrain. Ne dirait-on pas 
qu’on est ici à cent lieues de la mer? Aspirez-les, 
ces purs esprits, l’âme de ces sauvages fleurs, vos 
sœurs par la pureté. Cueillez-en, s'il le faut, ma- 
dame. Elles ne demandent pas mieux. Un peu 
rudes, mais si suaves ! elles ont ce singulier mystère 
dans leur parfum virginal, de calmer et d'affermir. 
Ne craignez pas de les cacher dans votre sem, sur 
votre cœur. 


N'oublions pas de remarquer que ces landes 
abritées sont brülantes à certaines heures. Elles 
absorbent, elles concentrent les rayons du soleil. 
La faible femme y sécherait. La jeune fille, riche de 
vie, S'enflammerait, bouillonnerait, aurait de re- 
doutables fièvres. Sa têle se perdrait de mirages 
étonnants et dangereux. Pour y aller, il faut choi- 
sir des jours couverts, moites et doux; ou bien se 
lever de bonne heure, quand tout est frais, quand 
le thym garde un peu de sa rosée, lorsque le lapin 
agile erre encore et fait tous ses tours. 


384 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 


Mais revenons à l'Océan. Aux heures où il se 
retire, il manifeste lui-même et vous offre en 
quelque sorte la riche vie qu'il nourrit en lui. Il 
faut le suivre pas à pas, avancer sur le sable hu- 
mide, qui alors enfonce peu. N'ayez peur. Le flot 
amolli tout au plus veut baiser vos pieds. Si 
vous regardez, vous verrez que ce sable n’est pas 
mort, qu'ici et là s’agitent nombre de retarda- 
taires que le reflux a surpris. Des petits poissons 
s'y cachent, sur certaines plages. A l'embouchure 
des rivières, l’anguille frétille dessous, et fait 
de petits tremblements de terre. Le crabe, trop 
acharné au repas ou au combat, a voulu, mais un 
peu tard, rejoindre la mer. Sa fuite laisse à la sur- 
face une mosaïque étrange, le zigzag de sa marche 
oblique. Où cette ligne finit, vous le découvrez blotti 
qui attend la marée prochaine. Le solen (manche 
de couteau) a plongé, mais sa retraite est trahie par 
l'entonnoir qu'il réserve pour respirer. La vénus 
l'est par un fucus attaché à sa coquille qui dépasse 
à la surface et révèle son logis. Les ondulations du 
sol vous dénoncent les galeries des annélides guer- 
rières ; leur arsenal vous charmerait, et l'iris (vue 
au microscope) de leurs changeantes couleurs. 

Le plus beau coup de théâtre se fait aux grandes 
marées. L'Océan qui monta beaucoup, d'autant 
plus, au reflux, recule. Il découvre alors, il hwre des 


PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 389 


espaces immenses, inconnus. Le mystérieux fond 
de la mer, sur lequel on fait tant de rêves, apparait. 
Vous surprenez là, dans le mouvement, dans la vie, 
dans le secret de leurs retraites, des populations 
étonnées qui se croyaient bien à l'abri, et qui, ja- 
mais, presque jamais, n’avaient été sous le soleil, 
encore moins sous les yeux de l’homme. 

Rassurez-vous, peuple effrayé. C'est ici l'œil cu- 
rieux, mais compatissant, d'une femme. Ce n'est 
pas la main du pêcheur. Que veut celle-ci? Rien 
que vous voir, vous saluer, vous montrer à son en- 
fant, et vous laisser à votre élément naturel, en 
vous souhaitant bonne santé et toute prospérité. 

Parfois il n’est pas nécessaire d’errer bien loin. 
On trouve tout en un point. L'Océan s'amuse à faire 
dans le rocher creusé des océans en miniature qui 
n’en sont pas moins complets, un monde de quelques 
pieds carrés. On s’assoit, et l’on regarde. Plus on 
regarde longtemps, plus on voit des vies, d’abord 
inaperçues, qui se détachent. On y resterait indé- 
{iniment, si le maître, le souverain impérieux de la 
plage, ne vous en chassait par le flux. 

Demain, on y retournera. Cest l’école, c’est le 
muséum, l'intarissable amusement pour l'enfant 
et pour la mère. Là, la pénétrante finesse de Ja 
femme, et son tendre cœur, tout d’abord saisissent 
et devinent. La maternité lui dit tout, comment la 

22 


586 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 


vie va se créant, s’enfantant. Voulez-vous savoir 
pourquoi son instinct si vite lui révèle la création, 
pourquoi elle entre de plain-pied (comme quelqu'un 
rentrerait chez soi) dans le mystère de la nature? 
Elle est la nature elle-même. 

Au fond de l’eau onctueuse, de petites algues, 
petites, mais grasses et nourrissantes, d'autres 
plantes lilliputiennes de fins et jolis dessins, sont 
là, prairie patiente, pour alimenter leurs bes- 
tiaux, les mollusques, qui broutent dessus. Pa- 
telle et buccin, turbot, moules violettes, tellines 
roses ou lilas, fous, gens tranquilles, attendront. 
Mieux garanties, les balanes, dans leur ville forti- 
fiée, ferment leurs quadruples volets. Demain, ils 
y seront encore. Est-ce à dire qu'en leur mertie ils 
ne rêvent pas le mouvement ? qu’ils n’aient pas la 
confuse idée et l'amour de l'inconnu ? de quelqu'un 
de bienveillant qui viendra à certaines heures les 
rafraîchir et les nourrir ?... Oh! ils y songent, ils 
attendent. Veufs du grand époux l'Océan, ils sa- 
vent qu’il va revenir vers la terre et la caresser. 
D'avance, ils regardent vers lui, et ceux qui ont des 
maisons fixes ont bien soin de tenir la porte en ce 
sens et prête à ouvrir. S'il est un peu violent, tant 
mieux, ils n’en sont que plus aises, trop heureux de 
ce flot vivant qui va puissamment les bercer. 

«Vois, mon enfant, à notre approche, ces im- 


PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 387 


mobiles ont resté seuls. Mais d’autres, plus vifs, 
avaient fui. Les voilà qui se rassurent. La crevette 
sautillante, de ses palpes fines et légères, irise 
l'eau ; elle se charge de faire la vague el la tempête 
à la mesure d'un tel océan. L’araignée de mer, 
lente et incertaine, se livre par sa craintive audace:; 
elle remonte à la lumière, à la surface tiède. Un 
personnage prudent, tapi au fond du goëmon, sous 
les corallines violettes, le crabe s’avance curieux, et, 
après un coup d'œil furtif, se replonge en sa forêt. 

« Mais que vois-je? et qu'est ceci? Une grosse 
coquille immobile prend vie, entreprend d’avan- 
cer. Oh! ceci n'est pas naturel. La fraude est 
grossière. L'imtrus se trahit par ses étranges cul- 
butes... Qui ne vous reconnaîtrait, beau masque, 
sire Bernard l'Ermite, crabe rusé qui voulez faire 
l'innocent mollusque. Votre mauvaise conscience 
vous trouble et vous agite trop. » 

Au rivage de notre océan, étrangères à ces 
mouvements, les fleurs animées épanouissent leur 
corolle. Près de la lourde anémone, de char- 
mantes petites fées, des annélides, apparaissent 
et se produisent au soleil. D'un tube tortueux 
surgit un disque, une ombrelle blanche ou lilas, 
et parfois de couleur de chair. Rejetée un peu de 
côté, elle a dégagé d’elle-même un objet qui n’a 
rien de comparable dans le monde végétal. Pas une 


dé. * 


388 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 


n'est semblable à sa sœur; toutes sont inimitables 
par le délicat velouté. | 

En voici une, sans ombrelle, qui laisse flotter une 
nuée de filets légers, floconneux, à peine teintée 
d'un gris d'argent; cinq filets s échappent plus longs, 
richement colorés de cerise. Ils ondulent, se nouent, 
se dénouent, s’enchevêtrent aux cheveux d'argent, 
en faisant sous l’eau de charmants mirages. Ce 
n’est rien pour nos sens grossiers; c'est beaucoup 
pour celle où la vie nerveuse, le fin génie maladif 
de la femme vibre à toute chose. À ces couleurs 
rougissantes, pâlissantes, tour à tour, elle se sent 
et se reconnait, elle sent la flamme de la vie, qui 
flamboie, brille et s'éteint. Attendrissante vision ! 
Elle replonge ses regards au charmant petit océan, 
et elle y voit mieux la Nature, mère féconde, mais 
si sévère, qui, à se dévorer soi-même, semble trou- 
ver une àpre joie. 

Elle resta bien rêveuse, oppressée de cette pen- 
sée. La femme ne serait pas la femme, c’est-à-dire 
le charme du monde, si elle n’avait un don tou- 
chant : La tendresse pour toute vie, la pitié et ses 
belles larmes. 

Elle ne pleurait pas encore, mais était si près de 
pleurer! L'enfant le vit. Étant déjà, comme ils 
sont, attentifs, de sens rapide, il se tut. Ils re- 


vinrent silencieux. F 
S- 


PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 589 


C'était l'aimable premier jour où, pour lui, elle 
commença à épeler avec son cœur la langue de la 
nature. Et cette langue du premier coup lui avait 
adressé des mots d'un mystère si émouvant, que le 
pauvre cœur fut atteint. 

Le jour baissait. L'oiseau de mer attardé forçait 
de rames, regagnait la terre et son md. En remon- 
tant par la falaise et le jardin déjà obscur, un pre- 
mier cri d'oiseau de nuit, aigu, sinistre, s’entendit. 
Mais la volière de refuge était bien fermée, les oi- 
seaux dormaient la tête sous l’aile. Elle s'en assura 
elle-même, elle vit tout en süreté. Son cœur s’al- 
légea d’un soupir, et elle embrassa son fils. 


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V 


BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 


Si, comme disent certains médecins français, les 
bains de mer n’ont qu'une action mécanique, ne 
donnent au sang aucun principe nouveau, et ne sont 
qu'une simple branche de l'hydrothérapie, — il faut 
avouer que c’est, des formes de l'hydrothérapie, la 
plus dure, la plus hasardeuse. Du moment que 
cette eau, si riche de vie, n’en donne pas plus que 
de l’eau claire, il est insensé de faire de telles ex- 
périences en plein air, à tous les hasards du vent, 
du soleil, de mille accidents. 

Quiconque voit sortir de l’eau la pauvre créature 
qui prend un de ses premiers bains, qui la voit 
pâle, hâve, effrayante, avec un frisson mortel, sent 
la dureté d’un tel essai, tout ce qu’il a de danger 
pour certaines constitutions. Soyez sûr que per- 


392 BAINS. — RENAISSANCE DE LA _ (0 


sonne n'ira affronter une chose si pénible, si l'on 
peut chez soi suppléer, sans danger, par une douce 
et prudente hydrothérapie. 

Ajoutez que l'impression, comme si elle n’était 
assez forte, s'aggrave pour la femme nerveuse de 
la présence de la foule. C’est une cruelle exhibition 
devant un monde critique, devant les rivales char- 
mées de la trouver laide une fois, devant les 
hommes légers, sottement rieurs et sans pitié, qui 
observent, la lorgnette en main, les tristes hasards 
de toilette d'une pauvre femme humiliée. 

Pour endurer tout cela, il faut que la malade ait 
foi, une foi forte à la mer, qu'elle croie qu'aucun 
autre remède ne servirait, qu'elle veuille à tout 
prix s'imbiber des vertus de ses eaux. 

«Pourquoi pas? disent les Allemands. Si le pre- 
mier moment du bain vous contracte et ferme vos 
pores, le second, la réaction de chaleur qui vient 
ensuite, les rouvre, dilate la peau, et la rend fort 
susceptible d'absorber la vie de la mer. » 

Les deux opérations se font presque toujours en 
cinq ou six minutes. Au delà, le bain nuit souvent. 

Du reste, il ne faut arriver à cette violente 
émotion des bains froids que préparé par l'usage 
des bains tièdes qui facilitent l'absorption. Notre 
peau, qui, tout entière, se compose de petites 
bouches, et qui à sa façon absorbe et digère 


" à RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 395 


comme l'estomac, a besoin de s’habituer à cette 
forte nourriture, à boire le mucus de la mer, ce lait 
salé qui est sa vie, dont elle fait et refait les êtres. 
Dans la suècession graduée des bains chauds, tièdes 
_et presque froids, la peau prendra cette habitude, 
ce besoin; elle en prendra soif, et boira de plus en 
plus. 

Pour la rude cérémonie des premiers bains froids, 
il faut du moins éviter l’odieux regard des foules. 
Qu'elle se fasse en lieu sûr, sans témoin que l’in- 
dispensable, une personne dévouée, qui secoure au 
besoin, qui veille, soutienne, frictionne au dur mo- 
ment du retour avec de très-chaudes laines, donne 
un léger cordial d'une boisson chaude, où l’on met 
quelques gouttes d’élixir puissant. 

«Mais, dira-t-on, le danger est moindre sous les 
yeux de tous. Nous sommes loin de Virginie, qui, 
dans un extrême péril, aima mieux se noyer que 
de prendre un bain. »— Erreur. Nous sommes plus 
nerveux que nous ne fûmes jamais. Et l'impression 
dont je parle est si vive et si révoltante, j'entends 
pour certaines personnes, qu'elle peut entraîner 
des effets mortels, anévrisme, apoplexie. 


594 BAINS.—RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 


J'aime le peuple, et je hais la foule: surtout 
la foule bruyante des viveurs, qui viennent at- 
trister la mer de leur gaieté, de leurs modes, de 
leurs ridicules. Quoi! la terre n'est:pas assez 
grande ? Il faut que vous veniez ici faire la guerre 
aux pauvres malades, vulgariser la majesté de 
la mer, la sauvage et la vraie grandeur ! 

J'eus le malheureux hasard de passer un jour du 
Havre à Honfleur sur un bateau chargé, surchargé 
de ces imbéciles. Dans cette traversée si courte, ils 
eurent le temps de s’ennuyer, et organisèrent un 
bal. Je ne sais qui (un maitre de danse?) avait sa 
pochette en poche, et jouait des contredanses 
devant l'Océan. Il est vrai qu'on n’entendait rien. A 
peine une petite note aigre grinçait à travers la 
basse solennelle, formidable, qui grondait autour 
de nous. 

Je conçois bien la tristesse de la dame qui voit 
en juillet sa chère solitude troublée par cette in- 
vasion, tant de fats, tant d’incroyables, de cau- 
seuses, de curieuses. La liberté a cessé. La demeure 
la plus écartée a toute la nuit l'écho des élégantes 
guinguettes, de café, de casino. Le jour, des nuées 
d'agréables, en gants jaunes et bottes vernies, pa- 
pillonnent sur la plage. Une personne seule est re- 
marquée. Seule ? Pourquoi? On se le demande. On 
approche, on veut par l'enfant entamer conversa- 


BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 395 


tion; on lui ramasse des coquilles. Bref, la dame, 
embarrassée, excédée, reste chez elle ou ne sort 
que le matin. Là-dessus, mille commentaires mal- 
veillants. Il lui en revient quelque chose. Elle n’est 
pas sans inquiétude. Ces importuns qu'elle écarte 
sont parfois des gens influents, qui pourraient 
nuire à son mari. 

Nulle part plus qu'aux bains de mer on n'est 
imaginatif. Les nuits de juillet et d'août, ardentes 
et de peu de sommeil, sont agitées de tout cela. 
Si au matin elle s'endort, elle n’en est pas plus 
tranquille. Les bains, loin de rafraichir, ajou- 
tent l'irritation saline à la chaleur caniculaire. De 
la jeunesse, elle a repris non la force, mais le 
bouillonnement. Faible encore, et toute nerveuse, 
elle est d'autant plus troublée de cet orage inté- 
rieur. 

Intérieur, mais non caché. La mer, l'impitoyable 
mer, amène et révèle à la peau toute cette excita- 
tion qu'on voudrait garder secrète. Elle la trahit 
par des rougeurs, de légères efflorescences. Toutes 
ces petites misères, dont souffrent encore plus les 
enfants, et que les mères aiment en eux comme 
un retour de santé, elles en sont humiliées, quand 
elles les ont elles-mêmes. Elles craignent d’en 
être moins aimées. Tant elles connaissent peu 
l'homme! Elles ignorent que le grand attrait, le 


396 BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 


plus vif aiguillon d'amour, c'est moins la beauté 
que l'orage. 

«Mais, s'il allait me trouver laide! » C’est ce 
qu'elle ditchaque matin en se regardant au miroir. 
Elle craint, tout en le désirant, l’arrivée de celui 
qu’elle aime. Elle se sent pourtant bien seule, elle 
a peur sans savoir pourquoi, au milieu de cette 
foule. Elle n’ose plus s'écarter, se promener à dis- 
tance. Son agitation va croissant. Elle prend fièvre, 
elle s’alite.… A peine vingt-quatre heures après, 
elle le voit auprès d'elle. 

Qui l’a averti? Non pas elle. Mais, de sa grosse 
écriture, une petite main a écrit : « Mon cher papa, 
venez vite. Maman est au lit. Elle a dit l’autre 
jour : S'il était là!» 

Il a paru. Elle est guérie. Voilà un homme bien- 
heureux ! Heureux de la voir remise, heureux d’être 
nécessaire, heureux de la voir si belle. Elle a bruni, 
mais qu’elle est jeune! quelle vie dans son char- 
mant regard! quel doux rayonnement de santé dans 
la soie de ses beaux cheveux qui ondoient indé- 
pendanis ! 


Est-ce un conte que l’on vient de lire? Cette re- 
naissance si promple de vie, de beauté, de tendresse, 


BAINS.— RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 397 


cette charmante aventure de retrouver dans sa 
femme une jeune maitresse émue, si heureuse du 
retour, ce miracle, est-ce une fiction ? Point du tout. 
C'est l’agréable spectacle qu'on a très-souvent. 
S'il est rare chez les riches, il ne l’est point dans 
les familles laborieuses et captives de leurs de- 
voirs. Leurs séparations forcées sont pénibles; les 
échappées, qui permettent enfin de se réunir, ont 
un charme qu'on ne cache point; on n'y rougit pas 
d'être heureux. 

Quand on connaît la tension prodigieuse de la 
vie moderne pour les hommes de travail (c’est-à- 
dire pour tout le monde, moins quelques oisifs), on 
est trop heureux d'observer ces scènes de joie où 
la famille réunie dilate un moment son cœur. Ceux 
qui n'en ont pas diront que c’est bourgeois, pro- 
saique. La forme importe peu, quand le fond est si 
touchant. Le négociant soucieux qui, d'échéance 
en échéance, a sauvé encore la barque où est la 
destinée des siens, la victime administrative, l’em- 
ployé qu'usent l'injustice et la tyrannie des bu- 
reaux, ces caplifs ont quitté leur chaine, et, dans 
ce repos trop court, une aimable et tendre famille 
voudrait leur faire tout oublier. La mère, l'enfant, 
y sont habiles. De leur gaieté, de leurs caresses, 
des distractions de la mer, ils s'emparent de l’es- 
prit chagrin, éveillent en lui d’autres pensées. 


23 


398 BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 


C'est leur triomphe ; ils le mènent, lui font visiter 
leur plage, contempler leur mer, jouissent de son 
admiration. Car tout cela est à eux. L'océan où ils se 
baignent, ils en ont pris possession et se plaisent : à 
lui en faire part. 

La femme redevient tout aille bienveillante 
à celte foule même qui jusqu'ici l'inquiétait. Elle se 
sent si bien près de lui, tellement dans son har- 
monie! Elle est plus qu’en sécurité, elle est brave; 
elle est familière avec la mer, avec la vague. Elle 
assure qu'elle va nager : «elle veut dompter la 
mer. » Ambition un peu bien forte. Elle est tout 
d'abord primée par son concurrent, son enfant, 
tout autrement leste et hardi. Se croyant tenue, 
elle nage. Autrement, elle a peur, enfonce. 

Elle se dédommagera à force de bains. Car elle 
est tombée amoureuse de la mer; elle en est jalouse. 
Cette mer, en effet, ne fait pas de médiocres pas- 
sions. Je ne sais quelle ivresse électrique est en 
elle, qu'on voudrait toute absorber. 


VI 


LA RENAISSANCE DU CŒUR ET DE LA FRATERNITÉ 


Trois formes de la nature étendent et grandissent 
notre âme, la font sortir d'elle-même et voguer 
dans l'infini. 

Le variable océan de l’air, avec sa fête de lu- 
mière, ses vapeurs et son clair-obscur, sa fan- 
tasmagorie mobile de créations, capricieuses, si 
promptement évanouies. 

Le fixe océan de la terre, son ondulation que l'on 
suit du haut des grandes montagnes, les soulève- 
ments qui témoignent de sa mobilité antique, la 
sublimité des sommets, de leurs glaces éternelles. 

Enfin l'océan des eaux, moins mobile que le 
premier, et moins fixe que le second, docile aux 
mouvements célestes dans son balancement régu- 
lier. 


% 
400 LA RENAISSANCE DU CŒUR 


Ces trois choses font la gamme où l'infini parle à 
notre âme. Toutefois notons la différence : 

La première est si mobile, que nous l’observons 
à peine : elle trompe, elle leurre, elle amuse; elle 
disperse et rompt nos pensées. C'est par moment 
l'espoir immense, un jour subit dans l'infini; on 
va voir jusqu’au fond de Dieu. Non, tout s'enfuit; 
le cœur est chagrin, trouble et plein de doute. 
Pourquoi m'avoir fait entrevoir ce sublime songe 
de lumière ? je ne puis plus l'oublier, et le monde 
en reste obscur. 

Le fixe océan des montagnes ne fuit pas ainsi. 
Au contraire. Îl nous arrête à chaque pas, nous 1m- 
pose une très-dure et salutaire gymnastique. La 
contemplation s’y achète par la plus violente action. 
Cependant l’opacité de la terre, comme la trans- 
parence de l'air, souvent nous trompe et nous 
égare. Qui ne sait que Ramond, dix ans, chercha 
en vain le Mont perdu, qu’on voit et qu'on ne peut 
atteindre ? 

Grande, très-srande différence entre les deux 
éléments : la terre est muette, et l'Océan parle. 
L'Océan est une voix. Il parle aux astres lointains, 
répond à leur mouvement dans sa langue grave et 
solennelle. Il parle à la terre, au rivage, d'un ac- 
cent pathétique, dialogue avec leurs échos; plaintif, 
menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’a- 


ET DE LA FRATERNITÉ. 401 


dresse à l'homme surtout. Comme il est le creuset 
fécond où la création commença et continue dans sa 
puissance, il en a la vivante éloquence; c’est la vie 
qui parle à la vie. Les êtres qui, par millions, mil- 
liards, naissent de lui, ce sont ses paroles. La mer 
de lait dont ils sortent, la féconde gelée marine, 
avant.même de s'organiser, blanche, écumante, elle 
parle. Tout cela ensemble, mêlé, c'est la grande 
voix de l'Océan. 

Que dit-11? I! dit la vie, la métamorphose éter- 
nelle. Il dit l’existence fluide. Il fait honte aux am- 
bitions pétrifiées de la vie terrestre. 

Que dit-il? Immortalité. Une force indomptable 
de vie est au plus bas de la nature. Combien plus 
au plus haut, dans l’âme! 

Que dit-il ? Solidarité. Acceptons le rapide échange 
qui, dans l'individu, existe entre ses éléments divers. 
Acceptons la loi supérieure qui unit les membres 
vivants d’un même corps : humanité. Et, au-dessus, 
là loi suprême qui nous fait coopérer, créer, avec 
la grande Ame, associés (dans notre mesure) à 
l’aimante Harmonie du monde, solidaires dans la 
vie de Dieu. 


402 LA RENAISSANCE DU CŒUR 


La mer, très-distinctement, dans ses voix que 
l'on croit confuses, articule ces graves paroles. 
Mais l’homme n'entend pas aisément quand il ar- 
rive au rivage assourdi par les bruits vulgaires, 
las, surmené, prosaïsé. Le sens de la haute vie, 
même chez le meilleur, a baissé. Il est en garde 
contre elle. Qui aura prise sur lui? La Nature? 
Non pas encore. Adouci par la famille, par l'in- 
nocence de l'enfant, par la tendresse de la femme, 
l'homme reprend d'abord intérêt aux choses de 
l'humanité. On voit là que les âmes ont des sexes 
et sentent très-diversement. Elle, elle est plus tou- 
chée de la mer, de la poésie de l'infini; mais lui, 
de l’homme de mer, de ses dangers, de son drame 
de chaque jour, de la flottante destinée de sa fa- 
mille. Quoique la femme soit tendre aux misères 
individuelles, elle ne donne pas aux classes un 
aussi sérieux intérêt. Tout homme laborieux qui 
vient à la côte fixe son attention principale sur la 
vie des hommes de travail, pêcheurs, marins, cette 
vie rude, hasardeuse, de grand péril, de peu de 
gain. 

Je le vois, pendant que la femme se lève et qu'on 
habille l'enfant, se promener sur la grève. Par une 
froide matinée, après une nuit de grande pluie, une à 
une, les barques reviennent ; tout est trempé, mor- 
fondu; les habits de ces gens dégouttent. Les jeunes 


L z 


. ET DE LA FRATERNITÉ. 405 


enfants aussi-ont passé la nuit en mer. Que rap- 
porte-t-on ? Pas grand'chose. On revient en vie pour- 
tant. Au vent violent de cette nuit, les bateaux em- 
barquaient des lames. On a vu de près la mort. 
Grande occasion pour l’homme qui se plaignait tant 
hier, de revenir sur lui-même, de dire : « Mon sort 
est plus doux. » 

Le soir, par le couchant douteux, où des nuages 
cuivrés montent sur une mer sinistre, il les voit 
déjà repartir. « N'’aurons-nous pas de mauvais 
temps? leur dit-11. — Monsieur, il faut vivre. » 
Ils partent, avec eux leurs enfants. Leurs femmes, 
plus que sérieuses, suivent des yeux, et plus d’une 
fait tout bas quelques prières. Qui ne s’y joindrait? 
L’étranger fait des vœux lui-même; il dit : « La 
nuit sera mauvaise. On voudrait les voir re- 
venus. » 

Ainsi la mer ouvre le cœur. Et les plus durs y 
sont pris. Quoi qu’on fasse,'on se retrouve homme. 
Ah! on n'en a que trop sujet! Toutes les formes 
de misères s’y trouvent chez des populations bra- 
ves, intelligentes, honnêtes, qui sont incompara- 
blement les meilleures de notre pays. J'ai beau- 
coup vécu à la côte. Toute vertu héroïque, qu'on 
noterait dans l'intérieur comme chose rare, est la 
vie commune. Et, ce qui est curieux, nul orgueil! 
Tout l’orgueil en France est pour la vie militaire. 


€ 


“4 
404 LA RENAISSANCE DU CŒUR 


Hors de là, les plus grands dangers ne comptent 
pas; on trouve tout simple de les braver chaque 
jour, et sans jamais s’en vanter. Je n’ai jamais vu 
des hommes plus modestes (j'allais dire timides) 
que nos pilotes de Gironde, qui, de Royan, de 
Saint-Georges, vont intrépidement sans cesse au 
grand combat de Cordouan. Là, comme à Gran- 
ville (et partout), les femmes seules parlaient, 
crialent, réglaient tout, faisaient les affaires. Ces 
braves gens, une fois à terre, ne soufflaient mot, 
aussi paisibles que leurs vaillantes épouses étaient 
bruyantes et superbes, exerçant sur les enfants 
toute l'autorité paternelle. Le mari suivait à la let- 
tre le mot du poëte romain : « Heureux de n'être 
rien chez moi. » 

Leurs dames, fort intéressées avec l'étranger et 
dans toute la vie commune, n'avaient pas moins, il 
faut le dire, dans les grandes circonstances, un cœur 
royal, magnifique et généreux. À Saint-Georges, 
elles donnaient tous leurs draps pour la charpie des 
blessés de Solferino. A Étretat, trois Anglais s’é- 
tant brisés presque à la côte, dans un endroit inac- 
cessible, toute la population se précipita au se- 
cours, et, tant qu'ils furent en péril, se désespéra; 
hommesiet femmes donnèrent tous les signes d’une 
violente sensibilité. Sauvés, on les recueillit avec 
des cris, avec des larmes. Ils furent hébergés, rha- 


Fu 
ET DE LA FRATERNITÉ. 405 


billés, comblés d'amitiés, de dons. (Avril 1859.) 

Oh ! le bon peuple de France! Et combien pour- 
tant jusqu'ici il a la vie triste et dure! Dans le ré- 
gime des classes (qui du reste est si utile et nous 
donne une si grande force), il faut qu’il quitte à 
chaque instant les avantages du commerce pour la 
marine de l’État, très-sévère, et de plus en plus. 
La manœuvre, il y a quarante ans, s’y faisait en- 
core en chantant. Aujourd'hui, elle est muette. 
(Jal, Arch. 11, 522.) Dans la marine du commerce, 
les grandes pêches ont cessé. Les primes de la ba- 
leine ne profitaient qu'aux armateurs. (Boitard, 
Dict., art. Cétacés, Baleine.) La morue a diminué, 
le maquereau faiblit, le hareng s'éloigne. Un très- 
précieux petit livre (Histoire de Rose Duchemin par 
elle-même) donne un tableau saisissant de cette 
misère. Le spirituel Alphonse Karr, qui a écrit 
sous la dictée de cette femme de pêcheur, a eu 
le tact excellent de n'y changer pas un seul 
mot. | 

Étretat n’est pas proprement un port. Fort bas, 
au niveau de la mer, il en est défendu uniquement 
par une montagne de galets, barrière dont la tem- 
pête es le seul ingénieur, y poussant, y ajoutant 
de nouvelles jetées de cailloux. Aucun abri. Donc 
il faut, selon l’ancien et rude usage celtique, que 
chaque barque qui arrive soit remontée sur le quai, 


23. 


406 LA RENAISSANCE DU CŒUR 


tirée par une corde qui se roule sur un cabestan. 
Le cabestan, à quatre barres, est fort péniblement 
tourné par la famille du pêcheur, sa femme, ses 


filles et leurs amies ; car les garçons sont en mer. 


On comprend la difficulté. La lourde barque, en 
montant, heurte de galet en galet, d'obstacle en 
obstacle, et ne les franchit que par sauts. Chaque 
saut et chaque secousse retentit à ces poitrines de 
femmes, et ce n’est point une figure de dire que 
ce retour si dur se fait sur leur chair froissée, sur 
leur sein, leur propre cœur. 

Je fus d'abord attristé, blessé. Mon premier élan 
était de me meitre aussi de la partie et d'aider. La 
chose eût paru singulière, et je ne sais quelle fausse 
honte m'arrêta. Mais, chaque jour, j'assistais, au 
moins de mes vœux. Je venais, je regardais. Ces 
jeunes et charmantes filles (rarement jolies, mais 
charmantes) n'avaient point le court jupon rouge de 
l'ancien costume des côtes, mais de longues robes; 
elles étaient pour la plupart affinées de race et d’es- 
prit, et plusieurs fort délicates; elles tenaient de 
la demoiselle. Courbées sur celte œuvre rude 
(filiale, et, partant, relevée), elles n'étaient pas sans 
grâce ni fierté; leur jeune cœur, dans ce très- 
pénible effort, ne donnait à la faiblesse pas une 
plainte, pas un soupir. 

Ce petit quai de galets, très-petit, est encore 


ET DE LA FRATERNITÉ... 407 


trop grand. J'y voyais nombre de barques aban- 
données, inutiles. La pêche est devenue stérile. 
Le poisson a fui. Étretat languit, périt, près de 
Dieppe languissante. De plus en plus, il est réduit 
à la ressource des bains; il attend sa vie des baiï- 
gneurs, du hasard des logements, qui, tantôt 
loués, tantôt vides, rapportent un jour, et l’autre 
appauvrissent. Ce mélange avec Paris, le Paris 
mondain, quelque cher que celui-ci paye, est un 
fléau pour le pays. 

Nos populations normandes, qui découvrirent 
lAmérique, qui, dès le quatorzième siècle, con- 
quirent la côte d'Afrique, de moins en moins 
aiment la mer. Beaucoup tournent désormais le 
dos à la côte et regardent vers l'intérieur. Le des- 
cendant de celui qui jadis lança le harpon se ré- 
signe au métier de femme, devient un cotonnier 
blème de Montville ou de Bolbec. 

C'est à la science, à la loi, d'arrêter cette déca- 
dence. La première, par sa direction habile, si 
elle est fermement suivie, créera l’économie de la 
mer et reconslituera la pêche, école de la ma- 
rime. La seconde, moins exclusivement influen- 
cée de l'intérêt de la terre, gardera dans le ma- 
rin la fleur du pays, élite à part, nullement com- 
parable aux grandes masses dont nous tirons le 
soldat, et qui sera le vrai soldat dans telles cir- 


408 LA RENAISSANCE DU CŒUR, ETC. 


constances qui trancheraient le nœud du monde. 

Telle était ma rêverie sur ce petit quai d'Étretat 
dans le sombre été de 1860, où la pluie tombait à 
flots, pendant que le dur cabestan grinçait, que la 
corde criait, que la barque montait lentement. 

Elle traine aussi, celle du siècle, et elle a peine 
à monter. Il y a lenteur, il y a fatigue, comme en 
1750. Il serait bon qu’on aidât et qu'on se mit 
à la barre. Mais plusieurs perdent le temps, jouent 
aux coquilles, aux catiloux. 

On dit que Scipion, le vainqueur de Carthage, et 
Térence, captif échappé de ce naufrage d'un monde, 
ramassaient des coquilles au bord de la mer, bons 
amis dans l'indifférence et dans l'abandon du passé. 
Ils y goûtaient ce bonheur d'oublier, d'effacer la 
vie, de redevenir enfants. Rome ingrate, Carthage 
détruite, leurs deux patries, leur pesaient peu, ne 
laissant guère trace à leur âme, pas plus que la 
ride du flot. 

Nous, ce n'est pas là notre vœu. Nous ne vou- 
lons pas être enfants. Nous ne voulons pas oublier, 
mais, de persévérante ardeur, aider la manœuvre 
pénible de ce grand siècle fatigué. Nous voulons 
remonter la barque, et pousser de nos fortes mains 
au cabestan de l'avenir. 


PES | 


VII 


VITA NUOVA DES NATIONS 


Pendant que j'achevais ce livre, en décembre 
1860, la ressuscitée, l'Italie, notre glorieuse mère 
à tous, m'envoie de belles étrennes. Une nouvelle, 
une brochure, m'arrivent de Florence. 

C'est un pays d'où il nous vient souvent de gran- 
des nouvelles : en 1500, celle de Dante; en 1500, 
celle d'Amerigo; en 1600, Galilée. Quelle sera 
donc aujourd'hui la nouvelle de Florence? 

Oh ! bien petite en apparence | Mais qui sait ? im- 
mense par les résultats! C’est un discours de quel- 
ques pages, un opuscule médical; le tre n'a rien 
qui attire; 1l éloignerait plutôt. Et pourtant il y a 
là un germe de conséquence incalculable, et qui 
peut changer le monde. 


410 VITA NUOVA DES NATIONS. 


En regard du titre, je vois le portrait de deux en- 
fants, l’un mort et l’autre mourant aux hôpitaux de 
Florence. L'auteur est le médecin, qui (chose rare) 
avait tellement pris à cœur ses petits malades, 
pauvres enfants inconnus, qu'il a voulu écrire sa 
douleur et ses regrets. 

Le premier, de sept ou huit ans, de fine et austère 
noblesse, dans l’amertume, ce semble, d’un grand 
destin machevé, a sur l’oreiller une fleur. Sa mère, 
trop pauvre pour lui donner autre chose, lui en 
apportait en venant le voir; il les gardait avec tant 
de soin, tant de religion, qu’on lui a laissé 
celle-ci. 

L'autre, plus petit, dans la grâce attendrissante 
de son âge de quatre ou cinq ans, visiblement va 
mourir; ses yeux flottent dans le dernier rêve. Ces 
enfants avaient témoigné de la sympathie l’un pour 
l’autre. Sans pouvoir parler, ils aimaïent à se voir, 
à se regarder, et le compatissant médecin les avait 
fait placer en face l’un de l’autre. Il les a rappro- 
chés dans la gravure comme ils l’ontété en mourant. 

C'est une chose tout italienne. On se garderait 
bien ailleurs de se montrer faible et tendre; on 
craindrait le ridicule. En Jtalie, point. Le doc- 
teur écrit devant le public tout comme s'il était 
seul. Il s’épanche sans réserve avec une abon- 
dance, une sensibilité féminine, qui fait sou- 


VITA NUOVA DES NATIONS. 411 


rire et pleurer. Il faut avouer aussi que la langue 
y fait beaucoup, langue charmante de femmes et 
d'enfants, si tendre, et pourtant brillante, jolie 
dans la douleur même. C'est une pluie de larmes 
et de fleurs. 

Puis il s'arrête et s'excuse. S'il a parlé ainsi, ce 
n’est pas sans cause. « C’est que ces enfants ne se- 
raient pas morts si on avait pu les envoyer à la 
mer. » Conclusion : il faudrait établir à la côte un 
hospice d'enfants. 

Voilà un homme bien habile. Il a pris le cœur. 
Tout suivra. Les hommes sont attentifs, touchés, 
les dames en pleurs. Elles prient, elles veu- 
lent, elles exigent. On ne peut rien leur re- 
fuser. Sans attendre le gouvernement, une libre 
société fonde sur-le-champ les Bains d'enfants à 
Viareggio. 

On connaît cette belle route, ce demi-cercle en- 
chanteur que fait la Méditerranée quand on a quitté 
l’âpreté de Gênes, qu’on a dépassé la rade magni- 
fique de la Spezzia, et qu’on s’enfonce sous les oli- 
viers virgiliens de la Toscane. À mi-chemin de Li- 
vourne, une côte conquise sur la mer offre le petit 
port solitaire que consacre désormais la charmante 
fondation. 

Florence a eu l'initiative de la charité sur toute 
l'Europe, des hospices avant l’an 1000. En 1287, 


412 VITA NUOVA DES NATIONS. 


quand la divine Béatrix inspira Dante, son père 
fonda celui de S. Maria Nuova. Luther, dans son 
voyage, peu favorable à l'Italie, n’admire pas moins 
ses hôpitaux, les belles dames italiennes qui, voi- 
lées, sans gloriole, allaient y servir les malades. 


‘ 


La nouvelle fondation sera pour l'Europe un mo- 
dèle. Nous devons cela aux enfants. La vie d’enfer 
que nous menons, celte vie de travail terrible et 
d'excès plus meurtriers, c’est sur eux qu'elle re- 
tombe. 

On ne peut se dissimuler la profonde altération 
dont sont visiblement atteintes nos races de l'Occi- 
dent. Les causes en sont nombreuses. La plus frap- 
pante, c’est l’immensité, la rapidité croissante de 
notre travail. Elle est forcée pour la plupart, 1m- 
posée par le métier. Mais ceux même à qui le mé- 
tier ne commande pas ne se précipitent pas moins. 
Je ne sais quelle ardeur d'aller de plus en plus 
vite est maintenant dans le tempérament, l'hu- 
meur, l’âcreté du sang. Tous les siècles furent pa- 
resseux, stériles, si on les compare. Nos résultats 
sont immenses. Nous versons de notre cerveau un 


VITA NUOVA DES NATIONS. 415 


merveilleux fleuve de sciences, d’arts, d'inventions, 
d'idées, de produits, dont nous inondons le globe, 
le présent, même l'avenir. Mais à quel prix tout 
cela? Au prix d’une effusion épouvantable de force, 
d’une dépense cérébrale qui d'autant énerve la gé- 
nération. Nos œuvres sont prodigieuses et nos en- 
fants misérables. 

Notez que ce grand effort, cette excessive pro- 
duction, c'est le fait d'un petit nombre. L'Amé- 
rique fait peu, l'Asie rien. Et dans l’Europe elle- 
même tout se fait par quelques millions d'hommes 
de l'extrême Occident. Les autres rient de les voir 
s’user et croient les remplacer. Pauvres barbares, 
pensez-vous donc que tel Russe ou tel pionnier des 
États-Unis de l'Ouest sera demain un artiste, un 
mécanicien d'Angleterre ou un opticien de Paris? 
Nous sommes tels par l’affinement et l'éducation 
des siècles. Une longue tradition est en nous. Qu’ad- 
viendra-t-il si nous mourons? Nul n’est prêt pour 
nous succéder. 

Ce travail exterminateur, ce suicide de fécon- 
dité, s’il nous plait de l'accepter pour l'intérêt du 
genre humain, nous ne pouvons en conscience vou- 
loir y perdre nos enfants et les enterrer avec nous. 
Et c'est pourtant ce qui arrive. Ils naissent tout 
préparés; ds ont nos arts dans le sang, mais aussi 
notre fatigue. D'effrayante précocité, ils savent, ils 


414 VITA NUOVA DES NATIONS. 


peuvent, ils feraient. Mais ils ne font rien; ils 
meurent. 

L'enfance de l’homme, comme celle des plantes 
et de toute chose, a besoin de repos, d'air, de 
douce liberté. Ici tout lui est contraire, nos 
mérites autant que nos vices. Tout semblerait 
combiné pour étouffer les enfants. Les aïi- 
mons-nous? Oui, sans doute. Et cependant nous 
les tuons. Une société si agitée, si violente, c'est 
(qu’elle le sache ou non) une vraie guerre à l’en- 
fance. | 

Il est des moments surtout dans son développe- 
ment, des crises où elle tient à un fil. La vie a l’air 
d'hésiter, de se demander : « Durerai-je ? » A ces 
moments décisifs, notre contact, le séjour des 
villes et la vie des foules, pour ces créatures chan- 
celantes, c’est la mort. Ou (pis encore) c’est l’en- 
trée d’une longue carrière de maladies. Un misé- 
rable commence qui, tombant, se relevant, retom- 
bant, les trois quarts du temps se trainera à la 
charge de la charité publique. 

Il faut couper court à cela. Il faut prévoir. Il faut 
tirer l'enfant de ce milieu funeste, l'ôter à l’homme, 
le donner à la Nature, lui faire aspirer la vie dans 
_les souffles de la mer. L'enfant malade y guérirait. 
L'enfant trouvé y grandirait. Affermi, fortifié, plus 
Jun y prendrait une vocation maritime; au lieu 


ù VITA NUOVA DES NATIONS. 415 


d’un ouvrier débile, d'un habitué d'hôpital, l'État 
aurait un robuste et hardi marin. 


Du reste, pourquoi l'État? Florence nous a prouvé 
que cœur royal vaut royauté. La femme est une 
royauté. Il lui appartient d'ordonner. 

Si J'étais une belle jeune dame, je sais bien ce 
que je ferais. J’aurais ma magnificence, mon luxe, 
el je dirais un jour, dans ces moments où l’amour 
atteste, proteste, jure, éprouve le besoin de donner, 
je dirais : «Je vous prends au mot. Mais ne croyez 
pas m’amuser avec les présents ordinaires. Je hais 
vos gros cachemires d'aujourd'hui qu’on fait dans 
l’Inde sur les dessins de Londres. Je fais peu de 
cas des diamants. Les diamants vont courir les 
rues. M. Berthelot, qui refait la nature en partie 
double, qui crée tant de choses vivantes, bien plus 
aisément encore va nous prodiguer les diamants. 

« J'aime le solide. Je veux une bonne maison à 
la côte, un peu abritée et bien soleillée, pour loger 
cinquante enfants. Il n’y faut pas grand mobilier. 
Une fois établis là, ils ne mourront pas de faim. Il 
n’y aura pas une dame allant à la mer qui n'y aide 
avec grande joie. Si les Béatrix de Florence ont fondé 
de telles maisons, pourquoi pas celles de France? 
Est-ce que nous sommes moins belles, et vous au- 
tres moins amoureux ? 


416 VITA NUOVA DES NATIONS. 


« Si la mer m'a embellie, comme vous me le 
dites du matin au soir, vous lui devez de donner un 
souvenir à son rivage. Et, si vous m’aimez, je sup- 
pose que vous devez être heureux d'être encore ici 
de moitié, de créer ensemble une chose, de com- 
mencer avec moi ce petit monde d’enfants près de 
la grande nourrice. Qu'elle garde un gage durable 
de tendresse et de pur amour! Qu'elle témoigne, 
par une œuvre vive, que nous fûmes, devant l’ infini, 
unis d'une sainte pensée. » 


Une femme ainsi commencerait. Et une autre 
continuerait, la mère commune, la France. Nulle 
institution plus utile; nuls sacrifices mieux placés. 
Mais il n'en faudrait pas beaucoup. Il suffirait d'y 
transférer quelques établissements de l'intérieur. 
Ce serait un allégement. Car tel de ces établisse- 
ments est d'immense dépense en pure perte; 1l 
pourrait être défini une fabrique de malades qui 
toute la vie mendieront de nouveaux secours. 

Les Romains ne savaient pas ce que c’est que 
marchander en ce qui touche la santé publique 
et la vie de tous. Quand on voit leur munificence, 
leurs travaux pour amener des eaux salubres même 
aux villes secondaires, leurs prodigieux aquedues, 


VITA NUOVA DES NATIONS. 417 


leurs Ponts-du-Gard, etc., les thermes immenses 
où la foule venait se baigner gratis (tout au plus 
pour une obole), on sent leur haute sagesse. Ils 
eurent aussi des piscines d’eau de mer, où l’on na- 
geait. Ce qu'ils firent pour une plèbe oisive et im- 
productive, hésiterions-nous à le faire pour sauver 
la race de ces créateurs uniques qui font tout le 
progrès du globe? 

Je ne parle pas ici des enfants seuls, mais de 
tous. Chaque ville à aujourd'hui dans son sein une 
autre ville encombrée, c’est l'hôpital, où le tra- 
vailleur défaillant vient, revient sans cesse. Il 
cote ainsi énormément, à qui? aux autres travail- 
leurs, qui, en dernière analyse, portent toute dé- 
pense publique. Il meurt jeune, laisse les siens à 
leur charge. Il serait bien plus aisé de prévenir que 
de guérir. L'homme pour qui l'on peut beaucoup, 
c'est moins le malade que celui qui va le devenir, 
qui est au bout de ses forces. Dix jours de repos 
à la mer le remettraient, conserveraient un solide 
travailleur. Le transport, le très-simple abri d'un 

si court séjour d'été, une table publique à bas 
prix, coûteraient infiniment moins qu'un long sé- 
jour d'hôpital. Et l'homme serait sauvé, la famille 
et les enfants; un homme souvent irréparable; car, 
je l'ai dit, chacun d'eux est la production tardive 
d’une longue tradition d'industrie; il est lui-même 


M8 VITA NUOVA DES NATIONS. 


une œuvre d'art, de l'art humain, si inconnu, où 
l'humanité va s'élevant, se formant, comme puis- 
sance de création. 

Qui me donnera de voir cette élite de la terre, 
cette foule du peuple inventeur, créateur et fabri- 
cateur, qui sue et s’use pour le monde, reprendre 
incessamment ses forces à la grande piscine de 
Dieu! Toute l'humanité en profite; elle fleurit du 
labeur énorme de ceux-ci. Elle leur doit toute 
jouissance, toute élégance, toute lumière. Elle 
prospère de leurs bienfaits, vit de leur moelle et 
de leur sang. Qu'on donnât-à ceux-ci la rénova- 
tion de nature, l'air, la mer, un jour de repos, ce 


serait une justice, un bienfait encore pour le genre 


humain, à qui ils sont si nécessaires, et qui, de- 
main, par leur mort, se trouvera orphelin. 

Ayez pitié de vous-mêmes, pauvres hommes 
d'Occident. Aidez-vous sérieusement, avisez au sa- 
lut commun. La Terre vous supplie de vivre; elle 
vous offre ce qu’elle a de meilleur, la mer, pour 
vous relever. Elle se perdrait en vous perdant. 
Car vous êtes son génie, son âme inventive. De 
votre vie, elle vit, et, vous morts, elle mourrait. 


toit ft dE à 


+ 


NOTES 


« Le gros animal la Terre, qui a pour cœur un ai- 
mant, a à sa surface un être douteux, électrique et 
phosphorescent, plus sensible que lui-même, infiniment 
plus fécond. Î 

« Cet être, qu'on nomme la Mer, est-ce un parasite 
du grand animal? Non. Elle n'a pas une personnalité 
distincte et hostile. Elle féconde, vivifie la Terre de ses 
vapeurs. Elle semble être la Terre même en ce qu'elle 
a de plus productif, autrement dit son organe principal 
de fécondité. » 

Voilà des rêves allemands. Est-ce à dire que tout y 
soit rêve ? Plus d’un grand esprit, sans aller jusque-là, 
semble admettre pour la Terre, pour la Mer, une sorte 
de personnalité obscure. Ritter et Lyell ont dit : « La 
Terre se travaille elle-même. Serait-elle impuissante 
pour s'organiser ? Comment supposer que la force créa- 
trice qu'on trouve en tout être du globe soit refusée 
au globe même ? » 

Mais comment le globe agit-il? Comment aujourd'hui 
s’accroit-1l? Par la Mer et la vie marine. 

La solution de ces hautes questions supposerait une 
étude profonde de sa physiologie, que l’on n’a pas faite 
encore. Cependant, depuis vingt ans, tout gravite de 
ce côté : 

i° On a étudié le côté irrégulier, extérieur, des mou- 
vements de la mer, cherché la Loi des tempétes; 

2° On a approfondi les mouvements propres à la Mer, 


429 NOTES. 


ses courants, le jeu de ses artères"et de ses veines, dont 
les premières lancent l’eau salée de l'équateur aux pôles, 
les secondes la ramènent dessalée du pôle à l’équateur; 

3° La troisième question, la plus intérieure, dont la 
nouvelle chimie donnera l’éclaircissement, c’est celle 
de la nature propre du mucus marin, de ce gluant gé- 
latineux qu'offre partout l’eau de mer, et qui pee 
être un liquide vivant. 

C’est tout récemment que la sonde de Brooke, et spé- 
cialement les sondages du câble transatlantique, ont 
commencé à révéler le fond de la mer. 

Est-elle peuplée dans ses profondeurs? On le niaït; 
Forbes, James Ross, y ont trouvé partout la vie. 

Avant ces belles découvertes, qui n’ont pas vingt an- 
nées de date, on ne pouvait entreprendre le livre de la 
Mer. Celui de M. Hartwig en fut le premier essai. 

Pour moi, j'étais encore loin de cette idée lorsqu'en 
1845, préparant mon livre le Peuple, je commençai en 
Normandie l'étude de la population des côtes. Dans les 
quinze dernières années, ce sujet vaste et difficile a été 
grandissant pour moi et m'a suivi de plage en plage. 


Le [+ livre, Un regard sur les mers, n'est, comme 
ce titre l'indique, qu’une promenade préalable. Toutes 
les matières importantes reviendront dans les livres 
suivants. 

J'en excepte deux, les marées et les phares. Ici, mon 
guide principal a été M. Chazallon; son important An- 
nuaire, qui compte aujourd'hui vingt volumes. Le pre- 
mier est de 1859. Si l’on donnait une couronne civique à 
celui qui sauve une vie humaine, combien n’en eût-il pas 
reçu ! Jusqu'à lui, les erreurs sur les marées étaient 
énormes. Par un travail immense, il a rectifié les obser- 


- 


- à =" NOTES. 421 
__ vations pour me cinq cents ports, de l’Adour à 


l'Elbe. — Son Annuaire donne sur les phares les ren- 
seignements les plus précis. Rapprochez-en l'exposé 
clair et agréable que M. de Quatrefages (Souvenirs) a fait 
du système d'éclairage de Fresnel et Arago. L'admi- 
rable invention des phares à éclipses est due à Descroi- 
zilles et à Lemoine, tous deux de Dieppe. (V. M. Ferey.) 

Pour les noms divers de la mer (p. 3), voir Ad. Pictet, 
Origines Indo-Européennes. — Sur l’eau, Introduction 
de l'Annuaire des eaux de France (par Deville); Aimé, 
Annales de chimie, I, V, XIT, XII, XV; Morren, tb1- 
dem, T, et Acad. de Bruxelles, XIV, etc. — Sur la sa- 
lure de la mer, Chapmann, cité par Tricaut, Ann. 
d'hydrographie, XII, 1857; et Thomassy, Bulletin de 
la Société géographique, 4 juin 1860. 

Page 19. S. Michel en grève. Je n'ai bien compris 
cette plage et les questions qui s’y rattachent qu’en li- 
sant dans la Revue des Deux Mondes les très-beaux articles 
de M. Baude, si instructifs, pleins de faits, pleins d’idées. 
Je parle ailleurs de ses vues excellentes sur la pêche. 

En parlant de la Bretagne (ch. 111, p. 25), j'aurais 
dû remercier le livre de Cambry, qui m'en a donné 
jadis la première impression. Il faut le lire dans l'édition 
que Souvestre a enrichie (et doublée, on peut le dire) 
de ses notes et notices excellentes, qui faisaient dès lors 
prévoir les Derniers Bretons. Dans plusieurs petits ro- 
mans, admirables de vérité, Souvestre a donné les 
meilleurs tableaux que l’on ait de nos côtes de l'Ouest, 
spécialement pour le Finistère, et aussi pour les pa- 
rages voisins de la Loire. J'aurais été heureux de citer 
quelque chose d’un si agréable écrivain (d’un ami si re- 
grettable). Mais je me suis interdit dans ce petit livre 
toute citation littéraire. 


+2 
PSS 


422 NOTES. 


Le mot remarquable d'Élie de Beaumont (ch. 1, 
p. 51) se trouve en tête d'un article qui est un grand 


livre, son article Terrains, dans le Dictionnaire de 


M. d'Orbigny. 
Chap. vis, p.70. Ce que je dis de Royan et Saint- 


Georges, on le retrouvera bien mieux dit dans les char- 


mants livres de Pelletan, dans sa Naissance d'une ville, 
et dans son Pasteur du Désert. Ce pasteur est, comme 


L 


LA 


on sait, le grand-père de Pelletan, le ministre Jarous- 


seau, admirable et héroïque pour sauver ses ennemis. La 


petite maison qui subsiste est un temple de l'Humanité. 


NOTES DU LIVRE II. Genèse de la mer.— Cnar. 1. 
Fécondité. — Sur le Hareng, voir anonyme hollandais, 
trad. par De Reste, tome I; Noël de la Morimière, dans 
ses très-bons ouvrages, imprimés et inédits : Valencien- 
nes, Poissons ; etc. 

Car. 11. Mer de lait. — Bory de Saint-Vincent, Dict. 
classique, articles Mer et Matière; Zimmermann, le 
Monde avant l'homme. Ce beau livre populaire est dans 
les mains de tout le monde.— A la p. 121, je suis l'ou- 
vrage de M: Bronn, que l'Académie des Sciences a cou- 
ronné. — Sur l’innocuité des plantes de la mer, voir la 


Botanique de Pouchet, livre de premier ordre. Pour 


les plantes qui se font animaux, Vaucher, Conferves, 
1803; Decaisne et Thuret, Annales des Sc. nat., 1845, 
tomes III, XIV, XVI, et Comptes de l'Acud., 1853, tome 
XXXVI; articles de Montagne, Dict. d'Orb. — Sur les 
volcans, voir Humboldt, Cosmos, IV° partie, et Ritter, 
trad. par Élisée Reclus, Revue Germ., 30 novembre 
1859. x 
Cap. ur. L'Afome. J'ai cité dans le texte les maitres, 


e 


Ü 


NOTES. 423. 


E è Ehrenberg, Dujardin, Pouchet (Hétérogénie). La généra- 


LT 


tion spontanée vaincra à la longue. 
CHap. 1v, v, vi, etc. Pour monter dans tout ce livre à 
la vie supérieure, j'ai pris pour fil conducteur l'hypo- 


* thèse de la métamorphose, sans vouloir sérieusement 
“construire une chaîne des êtres. L'idée de métamorphose 


ascendante est naturelle à l'esprit, et nous est en quel- 


‘que sorte imposée fatalement. Cuvier lui-même avoue 


(fin de l'Introduction aux Poissons) que, si cette théorie 
n’a pas de valeur historique, « elle en a une logique. » 
— Sur l'éponge, voir Paul Gervais, Dict. d'Orb., V, 575; 
Grant, dans Chenu, 307, etc. — Sur les polypes, co- 
raux, madrépores (ch. 1v et v), outre Forster, Péron, 
Darwin, consulter aussi Quoy et Gaimard ; Lamouroux, 
Polypes flexibles ; Milne Edwards, Polypes et ascidies 
de la Manche, etc. Voir aussi sur le calcaire les deux 
géologies de Lyell. 

Cmar. vi. Méduses, physalies, etc. Voir Ehrenberg, 
Lesson, Dujardin, etc. Forbes montre par les analogies 
végétales que ces métamorphoses animales sont un phé- 
nomène très-simple : Ann. of the Natural History, 
déc. 1844. Lire aussi ses excellentes dissertations : Me- 
dusæ, in-4°, 1848. 

Cap. vu. L'oursin. Voir spécialement les curieuses 
dissertations où M. Caïllaud a consigné sa découverte. 

Cmar. viu. Coquilles, nacre, perle (Mollusques). — 
L'ouvrage capital est la Malacologie de Blainville. Sur 
la perle, Mœbius de Hambourg, Revue Germ., 31 juillet 
1858. J'ai consulté très-utilement sur ce sujet notre cé- 
lèbre joaillier, M. Froment Meurice. — Si j'ai parlé de 
la perle comme parure essentielle de la femme, c’est 
qu'on a découvert l’art de faire des perles naturelles. 
Toute femme, je n’en doute pas, pourra bientôt en porter. 


424 NOTES. 


Cuap. 1x. Le poulpe. — Cuvier, Blainville, Dujardin, 
Ann. des Sciences nat., 1" série, tome V, p. 214, et 
2e série, tomes III, XVI etXWII; Robin et Second, Lo- 
comotion des céphalopodes, Revue de :00lagies 1849, 
p. 998. 

CHap.x. Crustacés. — Outre l'ouvrage cap et clas- 
sique de M. Milne Edwards, j'ai consulté d’Orbigny et 
divers voyageurs. Voir le bel Atlas de Dumont d’Urville. 

Car. x1. Poisson.— L’Introduction de Cuvier, Valen- 
ciennes, article Poisson (Dict. d'Orbigny); c’est tout un 
livre, savant et excellent. Sur l'anatomie, voir la célèbre 
dissertation de Geoffroy. Ge que j'ai dit sur les nids de 
poisson, je le dois à MM. Coste et Gerbe. 

CHap. x et xr11. Baleines, amphibies, sirènes.—- La- 
cépède est ici éloquent et instructif. Rien de meilleur 
que les articles de Boitard (Dict. d’Orbigny). 


NOTES DU LIVRE III. Conquête de la mer. — Tout 
ce livre est naturellement sorti de la lecture des voya- 
geurs, depuis la primitive histoire de Dieppe ( Vitet, 
Estancelin), jusqu'aux découvertes récentes. Voir sur- 
tout Kerguelon, John Ross, Parry, Weddell, Dumont 
d'Urville, James Ross, et Kane; Biot, Journal des Savants, 
et l’abrégé judicieux, lumineux, que M. Laugel a donné 
de ces voyages (Revue des Deux Mondes). — Sur la pê- 
che, outre le grand ouvrage de Duhamel, voir Tiphaï- 
gne, Histoire économique des mers occidentales de 
France, 1760. | 

Cuae. ur. Loi des tempôtes; ajoutez aux livres cités 
dans le texte l’excellent résumé de M. F. Julien (Cou- 
rants, etc.), et le curieux système de M. Adhémar, sur 
un déplacement de la mer qui se ferait tous les dix 
mille ans. 


NOTES. 425 


NOTES DU LIVRE IV. Renaissance par la mer. — 
Dès 4725, Marsigli semble avoir soupçonné l'iode. En 
1750, un ouvrage anonyme, Comes domesticus, recom- 
mande les bains de mer. 

La bibliographie de la mer serait infinie. Toutes les 
bibliothèques m'ont fourni des secours. Je me plais à 
citer, entre autres bons livres, les Manuels et Guides 
de MM. Guadet, Roccas, Cochet, Ernst, etc. J'en ai 
trouvé de très-rares (comme Russell) à l'École de mé- 
decine, beaucoup de spéciaux, d'étrangers au Dépôt de 
la marine (par exemple, la Méditerranée de Smith, 
1854); je ne puis assez reconnaître l’obligeance de M. le 
directeur, celle de M. le bibliothécaire, qui m a souvent 
indiqué des livres peu connus. 

Sur la dégénérescence des races, voir Morel (1857); 
Magnus Huss, Alcoholismus (1852); etc. 

Je dois la connaissance de la brochure du docteur 
Barrellay (Ospixi marini) à mon illustre ami Montanelli, 
et aux charmants articles de M. Dall’ Ongaro. 

Mon savant ami, le docteur Lortet, de Lyon, en re- 
cevant la première édition de cet ouvrage, m'écrit : 
« Pour les enfants étiolés, j'ai obtenu de bons résultats 
d'une exposition prolongée à la lumière (une lumière 
vive, excitante). Il faudrait une plage méditerranéenne, 
que l'enfant y vécüût nu, n’ayant que la tête couverte et 
le caleçon, qu'il se roulât dans la mer, dans le sable 
chaud. À proximité, un hangar, une sorte de serre, 
qui, fermée de fenêtres pour les jours froids, n’en re- 

cevrait pas moins le soleil. » 


P.S. J'apprends avec bonheur que l'administration 
parisienne de l’Assistance publique crée en ce moment 


426 . NOTES. 


un établissement de ce genre. Qu'il "ne soit permis ‘ 


d'exprimer mes vœux | 

Le premier, c’est ue centralise pis ses enfants 
dans un même lieu; qu'on ne fasse pas un Versailles, 
une fondation fastueuse, mais plusieurs petité établisse- 
ments dans des stations différentes, où les jeunes ma- 
lades soient répartis selon la différence des maladies et 
des tempéraments. . 

Mon second vœu, c'est que cette création, pour être 
durable, profite à l'État, loin de lui être onéreuse: que 
les enfants trouvés que l’on y placerait, les convales- 
cents valides, les malades rétablis, soient emplovés, 
selon les lieux, aux travaux les moins fatigants des 
ports et de la navigation, aux métiers qui s’y rattachent, 
qu'ils y prennent l'habitude et le goût dé la vie marine. 
Lorsque des populations malheureusement trop nom- 
breuses de pêcheurs et de matelots tournent le dos à la 
mer et se font industrielles, il faut suppléer à cette dé- 
sertion. Il faut faire des hommes tout neufs, qui n’aient 
pas entendu débattre dans la cabane paternelle les pro- 
fits de la vie prudente, abritée, de l'intérieur. 

Il faut que l'adoption de la France crée un peuple de 
marins qui, voué d'avance à son mêtier héroïque, le 
préfère à tout; qui, dès les premières années, bercé par 
la Mer, n'aime que cette grande nourriee et ne la dis- 
tingue pas de la Patrie elle-même. 


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FIN DES NOTES. 


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x Plages, grèves et falaises (suite). . . . . . . . 
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. L'atome. 
. Fleur de sang. . 
. Les faiseurs de mc 
Fille des mers. . . . . . . LR. don 
. Le piqueur de pierres. . 42. . .., #4 Es 
. Coquilles, nacre, perle. . . . . AIRE FR 
. L'écumeur de mer (poulpe, etc.).. ns. . . . . 
. Crustacés. La guerre et l'intrigue... . : ... . 
Le poisson "77. << - . 
. La baleine. . . Er DO ALS. . 0. Pi 


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à Livre L°. — Un REGARD SUR LES MERS. 


La mer vue du rivage. 4%. . M, . LÀ di. 
Plages, grèves et falaises. . . M2" . Lu 


Cercle des eaux, ee de feux. - Fleuves de la mer. 
Le pouls de la mer. . | 
Les tempêtes... . . . . . . | À AE. cie 
La tempête d'octobre 1859. CRENE € 


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s Livre I. — La GENÈSE DE LAMER., 


CRU ET D, Du 7 


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Livre II. — CoNQUÊTE DE LA MER. e 
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dé Le harpon.. : * .u 4. RP RU RS nn 
Il. Découverte des trois deëans-  .*. T0 É-* : 5678 
III. La loi des tempêtes. . . . . , . . NE ‘0: 
IV: Les mers'les pôles... . ANR 303 
V. La guerre aux races de la mer. OR 319 
VI. Le droit de la mer. . . eu 5 CR 
© Jaivre IV. — La RENAISSANCE PAR LA MER. 

I. L'origine des “bains de mer. - 7 . 34 
IT. Choix du rivage. . . . . RE es, OS 359 
HI. LbatiOon... . ‘NERO RER ÿ. LES OR 
IV. Première aspirat en de la mers. . . . . . . 981 
V. Bains. — Renaissance de la beauté. . . . . . . 391 
_VI. La rénaissance du cœur et de la fraternité. . . . à 

VII. Vita nuova des nations. . . . . . +, | 
NOTES. 7... . Fe os 0 SOC 419 

FIN DE LA TABLE. 
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