Full text of "La mer"
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J. MICHELET
L'A MER
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C:
1%, RUE PIERRE-SARRAZIN, 14
1861
Droit de traduction réservé.
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LA MER VUE DU RIVAGE
Un brave marin hollandais, ferme et froid obser-
vateur, qui passe sa vie sur la mer, dit franchement
que la première impression qu’on en reçoit, c’est
la crainte. L'eau, pour tout être terrestre, est l'é-
lément non respirable, l'élément de l’asphyxie.
Barrière fatale, éternelle, qui sépare irremédia-
blement les deux mondes. Ne nous étonnons pas si
l'énorme masse d’eau qu’on appelle la mer, incon-
nue et ténébreuse dans sa profonde épaisseur, ap-
parut toujours redoutable à l'imagination humaine.
Les Orientaux n’y voient que le gouffre amer,
la nuit de l'abime. Dans toutes les anciennes lan-
ques, de l'Inde à l'Irlande, le nom de la mer a pour
synonyme ou analogue le désert et la nuit.
i LA MER VUE DU RIVAGE.
Grande tristesse de voir tous les soirs le soleil,
cette joie du monde et ce père de toute vie, som-
brer, s’abimer dans les flots. C'est le deuil quoti-
dien du monde, et spécialement de l'Ouest. Nous
avons beau voir chaque jour ce spectacle, il à
sur nous même puissance, même effet de mélan-
colle.
Si l'on plonge dans la mer à une certaine pro-
fondeur, on perd bientôt la lumière ; on entre
dans un crépuscule où persiste une seule cou-
leur, un rouge sinistre; puis cela mème dispa-
rait et la nuit complète se fait. C'est l'obscurité
absolue, sauf peut-être des accidents de phospho-
rescence effrayante. La masse, immense d’éten-
due, énorme de profondeur, qui couvre la plus
grande partie du globe, semble un monde de té-
nèbres. Voilà surtout ce qui saisit, intimida les
premiers hommes. On supposait que la vie cesse
partout où manque la lumière, et qu'excepté les
premières couches, toute l'épaisseur insondable, le
fond (si l'abime a ‘un fond), était une noire soli-
tude, rien que sable aride et cailloux, sauf des
ossements et des débris, tant de biens perdus
que l'élément avare prend toujours et ne rend ja-
mais, les cachant jalousement au trésor profond des
naufrages.
L'eau de mer ne nous rassure aucunement par
L
LA MER VUE DU RIVAGE. :
la transparence. Ce n'est point l’engageante nym-
phe des sources, des limpides fontaines. Celle-ci
est opaque et lourde ; elle frappe fort. Qui s’y ha-
sarde, se sent fortement soulevé. Elle aide, il est
vrai, le nageur, mais elle le maîtrise; il se sent
comme un faible enfant, bercé d'une puissante
main, qui peut aussi bien le briser.
La barque une fois déliée, qui sait où un vent
subit, un courant irrésistible, pourront la porter ?
Ainsi nos pêcheurs du Nord, malgré eux, trou-
vèrent l'Amérique polaire et rapportèrent la terreur
du funèbre Groënland. Toute nation a ses récits,
ses contes sur la mer. Homère, les Mille et une
Nuits, nous ont gardé un bon nombre de ces tradi-
tions effrayantes, les écueils et les tempêtes, les
calmes non moins meurtriers où l’on meurt de
soif au milieu des eaux, les mangeurs d'hommes,
les monstres, le léviathan, le kraken et le grand
serpent de mer, etc. Le nom qu'on donne au désert,
« le pays de la peur », on aurait pu le donner au
grand désert maritime, Les plus hardis naviga-
teurs, Phéniciens et Carthaginois, les Arabes con-
quérants qui voulaient englober le monde, attirés
par les récits du pays de l'or et des Hespérides,
dépassent la Méditerranée, se lancent sur Ja grande
mer, mais s’y arrêtent bientôt. La ligne sombre,
éternellement couverte de nuages, qu'on rencon-
+
6 LA MER VUE DU RIVAGE.
tre avant l'équateur, leur impose. Ils s'arrêtent.
Ils disent : « C’est la mer des Ténèbres. » Et ils re-
tournent chez eux. |
& Il y aurait de l'impiété à violer ce sanctuaire.
Malheur à celui qui suivrait sa curiosité sacrilège !
On à vu, aux dernières îles, un colosse, une me-
naçante figure qui disait: « N'allez pas plus
« loin. »
Ces terreurs, un peu enfantines, du vieux monde
ne différent en rien de ce qu’on peut voir tou-
jours des émotions du novice, de la simple per-
sonne qui, venue de l'intérieur, tout à coup aper-
coit la mer. On peut dire que tout être qui en‘a
la surprise, ressent cette impression. Les animaux,
visiblement, se troublent. Même au reflux, lorsque,
lasse et débonnaire, l'eau traîne mollement au ri-
vage, le cheval n’est pas rassuré ; il frémit et sou-
vent refuse de passer le flot languissant. Le chien
recule et aboie, injurie à sa manière la lame dont
il a peur. Jamais il ne fait la paix avec l'élément
douteux qui lui semble plutôt hostile. Un voyageur
nous raconte que les chiens du Kamtchatka, habi-
tués à ce spectacle, n’en sont pas moins effrayés,
irrités. En grandes bandes, par milliers, dans les
LA MER VUE DU RIVAGE. 1
longues nuits, ils hurlent contre la vague hur-
lante, et font assaut de fureur avec l'océan du
Nord.
L'introduction naturelle, le vestibule de l'O-
céan, qui prépare à le bien sentir, c'est le
cours mélancolique des fleuves du nord-ouest,
les vastes sables du Midi, ou les landes de
Bretagne. Toute personne qui va à la mer
par ces voies est très-frappée de la région
intermédiaire qui l’annonce. Le long de ces
fleuves, c'est un vague infini de jones, d'ose-
raies, de plantes diverses, qui, par les degrés
des eaux mêlées et peu à peu saumâtres, de-
viennent enfin marines. Dans les landes, c’est,
avant la mer, une mer préalable d'herbes rudes el
basses, fougères et bruyères. Étant encore à une
lieue, deux lieues, vous remarquez les arbres ché-
tifs, souffreteux, rechignés, qui annoncent à leur
manière par des attitudes, j'allais dire par des
sestes étranges, la proximité du grand tyran, el
l'oppression de son souffle. S'ils n'étaient pris par
les racines, ils fuiraient visiblement ; ils regar-
dent vers la terre, tournent le dos à l'ennemi,
8 LA MER VUE DU RIVAGE.
semblent tout près de partir, en déroute, éche-
velés. Ils ploient, se courbent jusqu'au sol, et
ne pouvant mieux, fixés là se tordent au vent des
tempêtes. Ailleurs encore, le tronc se fait petit et
étend ses branches indéfiniment dans le sens hori-
zontal. Sur les plages où les coquilles, dissoutes,
élèvent une fine poussière, l'arbre en est en-
vahi, englouti. Ses pores se fermant, l'air lui
manque ; il est étouffé, mais conserve sa forme
et reste là arbre de pierre, spectre d'arbre, ombre
lugubre qui ne peut disparaître, captive dans la
mort même.
Bien avant de voir la mer, on entend et on de-
vine la redoutable personne. D'abord, c'est un
bruit lointain, sourd et uniforme. Et peu à peu
tous les bruits lui cèdent et en sont couverts.
On en remarque bientôt la solennelle alternative,
le retour invariable de la même note, forte et
basse, qui de plus en plus roule, gronde. Moins
régulière l’oscillation du pendule qui nous mesure
l'heure. Mais ici le balancier n’a pas la monotonie
des choses mécaniques. On y sent, on croit y sentir
la vibrante intonation de la vie. En effet, au mo-
ment du flux, quand la vague monte sur la vague,
immense, électrique , il se mêle au roulement
orageux des eaux le bruit des coquilles et de mille
êtres divers qu’elle apporte avec elle. Le reflux
LA MER VUE DU RIVAGE. 9
vient-il, un bruissement fait comprendre qu'avec
les sables elle remporte ce monde de tribus fi-
dèles, et le recueille en son sein.
Que d’autres voix elle a encore! Pour peu
qu'elle soit émue, ses plaintes et ses profonds
soupirs contrastent avec le silence du morne ri-
vage. Il semble se recueillir pour écouter la me-
nace de celle qui le flattait hier d’un flot cares-
sant. Que va-t-elle bientôt lui dire? Je ne veux pas
le prévoir. Je ne veux point parler ici des épou-
vantables concerts qu'elle va donner peut-être, de
ses duos avec les rocs, des basses et des tonnerres
sourds qu'elle fait au fond des cavernes, ni de ces
cris surprenants où l’on croit entendre : Au se-
cours !... Non, prenons-la dans ses jours graves,
où elle est forte sans violence.
Si l'enfant et l’ignorant ont toujours devant ce
sphinx une stupeur admirative et moins de plaisir
que de crainte, il ne faut pas s’en étonner. Pour
nous-mêmes, par bien des côtés, c’est encore une
grande énigme.
Quelle est son étendue réelle? Plus grande que
celle de la terre, voilà ce qu’on sait le mieux. Sur la
à.
10 LA MER VUE DU RIVAGE,.
surface du globe, l’eau est la généralité, la terre est
l'exception. Mais leur proportion relative ? l’eau fait
les quatre cinquièmes, c'est le plus probable; d’autres
ont dit les deux tiers ou les trois quarts. Chose diffi-
cile à préciser. La terre augmente et diminue; elle
est toujours en travail; telle partie s'abaisse, et telle
monte. Certaines contrées polaires, découvertes et
notées du navigateur, ne se retrouvent plus au
voyage suivant. Ailleurs, des îles innombrables,
des bancs immenses de madrépores, de coraux,
se forment, s'élèvent et troublent la géogra-
phie.
La ‘profondeur de la mer est bien plus mconnue
que son étendue. À peine les premiers sondages,
peu nombreux et peu certains, ont-ils été faits
encore.
Les petites libertés hardies que nous prenons à
la surface de l’élément indomptable, notre audace
à courir sur ce profond inconnu, sont peu, et ne
peuvent rien faire au juste orgueil que garde la mer.
Elle reste, en réalité, fermée, impénétrable. Qu'un
monde prodigieux de vie, de guerre et d'amour, de
production de toute sorte, s'y meuve, on le devine
bien et déjà on le sait un peu. Mais à peine nous
y entrons. Nous avons hâte de sortir de cet élé-
ment étranger. Si nous avons besoin de lui, lui, il
n'a pas besoin de nous. il se passe de l'homme à
LA MER VUE DU RIVAGE, 11
merveille, La nature semble tenir peu à avoir un
tel témoin. Dieu est là tout seul chez lui.
L'élément que nous appelons fluide, mobile, ca-
pricieux, ne change pas réellement; il est la régu-
larité même. Ce qui change constamment, c’est
l'homme. Son corps (dont les quatre cinquièmes
ne sont qu'eau, selon Berzélius) sera demain éva-
poré. Cette apparition éphémère, en présence des
grandes puissances immuables de la nature, n’a que
trop raison de rêver. Quel que soit son très-juste
espoir de vivre en son âme immortelle, l'homme
n'en est pas moins attristé de ses morts fréquen-
tes, des crises qui rompent à chaque instant la vie.
La mer a l'air d'en triompher. Chaque fois que nous
approchons d'elle, il semble qu’elle dise du fond
de son immutabilité : « Demain tu passes, et moi
jamais. Tes os seront dans la terre, dissous même
à force de siècles, que je continuerai encore, ma-
Jestueuse, indifférente, la grande vie équilibrée qui
m’harmonise, heure par heure, à la vie des mondes
lointains. »
Opposition humiliante qui se révèle durement,
et comme avec risée pour nous, surtout-aux vio-
lentes plages, où la mer arrache aux falaises des
cailloux qu’elle leur relance, qu'elle ramène deux
fois par jour, les trainant avec un bruit sinistre
comme de chaines et de boulets. Toute jeune ima-
42 LA MER VUE DU RIVAGE.
gination y voit une image de guerre, un combat,
et d’abord s'effraye. Puis, observant que cette fu-
reur a des bornes où elle s'arrête, l'enfant rassuré
hait plutôt qu'il ne craint la chose sauvage qui
semble lui en vouloir. Il lance à son tour des cail-
loux à la grande ennemie rugissante.
J'observais ce duel au Havre, en juillet 1831.
Une enfant que j'amenais là en présence de la
mer sentit son jeune courage et s'indigna de ces
défis. Elle rendait guerre pour guerre. Lutte iné-
sale, à faire sourire, entre la main délicate de la
fragile créature et l'épouvantable force qui en
tenait si peu de compte. Mais on ne riait pas long-
temps, lorsque venait la pensée du peu que vi-
vrait l'être aimé, de son impuissance éphémère,
en présence de l'infatigable éternité qui nous re-
prend. — Tel fut l’un de mes premiers regards sur
la mer. Telles mes rêveries, assombries du trop
juste augure que m'inspirait ce combat entre la
mer que je revois et l'enfant que je ne vois plus.
+.
PLAGES, GRÈVES ET FALAISES
On peut voir l'Océan partout. Partout il apparai-
tra imposant et redoutable. Tel il est autour des
caps qui regardent de tous côtés. Tel, et parfois
plus terrible, aux lieux vastes, mais circonserits,
où l'encadrement des rivages le gène et l’indigne,
où il entre violent avec des courants rapides qui
souvent heurtent aux écueils. On ne le voit pas in-
fini, mais on le sent, on l'entend, on le devine in-
fini, et l'impression n’en est que plus profonde.
C'est celle que j'avais à Granville, sur cette plage
tumultueuse de grand flot et de grand vent, qui
finit la Normandie et va commencer la Bretagne.
La gaieté riche et aimable, quelquefois un peu vul-
gaire, des belles campagnes normandes, dispa-
rait, et par Granville, par le dangereux Saint-Mi-
1% PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
chel-en-grève, on se trouve entré dans un monde
tout autre. Granville est normand de race, breton
d'aspect. Il oppose fièrement son rocher à l'assaut
épouvantable des vagues, qui tantôt apportent du
Nord les fureurs discordantes des courants de la
Manche, tantôt roulent de l'Ouest un long flot tou-
jours grossi dans sa course de mille lieues, qui
frappe de toute la force accumulée de l’Atlan-
tique.
J'aimais cette petite ville singulière et un peu
triste qui vit de la pêche lointaine la plus dange-
reuse. La famille sait qu’elle est nourrie des hasards
de cette loterie, de la vie, de la mort de l'homme.
Cela met en tout un sérieux harmonique au carac-
tère sévère de cette côte. J’y ai bien souvent goûté
la mélancolie du soir, soit que je me promenasse
en bas sur la grève déjà obscurcie, soit que, de la
haute ville qui couronne le rocher, je visse le soleil
descendre dans l'horizon un peu brumeux. Son
énorme mappemonde, souvent rayée durement de
raies noires et de raies rouges, s’abimait, sans s'ar-
rôter à faire au ciel les fantaisies, les paysages de lu-
mière, qui souvent ailleurs égayent la vue. En août,
c'était déjà l’automne. Il n’y avait guère de crépus-
cule. Lesoleil à peine disparu, le vent fraichissait, les
vagues couraient rapides, vertes et sombres. On ne
voyait guère que quelques ombres de femmes dans
PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 15
leurs capes noires doublées de blanc. Les moutons
attardés aux maigres pâturages des glacis, qui sur-
plombent la grève de quatre-vingts ou de cent pieds,
l’attristaient de bélements plaintifs.
La haute ville, fort petite, a sa face du nord bâtie
à pic sur le bord de l’abime, noire, froide, battue
d’un vent éternel, faisant front à la grande mer. I]
n’y a là que de pauvres logis. On m’y mena chez un
bonhomme dont l’art était de faire des tableaux de
coquilles. Monté par une sorte d'échelle dans une
obscure petite chambre, je vis, encadrée dans l’é-
troite fenêtre, cette vue tragique. Elle me fut aussi
saisissante que l'avait été en Suisse, prise aussi
dans une fenêtre, et par une vive surprise, celle
du glacier du Grindelwald. Le glacier me fit voir
un monstre énorme de glaces pointues qui mar-
chaïient à moi. Et cette mer de Granville, une
armée de flots ennemis qui venaient d'ensemble
à l'assaut.
Mon homme, sans être vieux, était souffreteux,
fiévreux. Il tenait, en ce mois d'août, sa fenêtre cal-
feutrée. En regardant ses ouvrages et causant, je
vis qu'il avait la tête un peu faible. Elle avait été
ébranlée par un événement de famille. Son frère
avait péri sur cette grève dans une cruelle aventure.
La mer lui restait sinistre, elle lui semblait gar-
der contre lui une mauvaise volonté. L'hiver, mfa-
ES
16 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES
tigablement, elle flagellait sa vitre de neige ou de
vents glacés. Elle ne le laissait pas dormir. Elle
frappait sous lui son roc, sans trêve ni repos, dans
les longues nuits. L'été, elle lui montrait d’imcom-
mensurables orages, des éclairs d'un monde à l’au- -
tre. Aux grandes marées, c'était bien pis. Elle monte
à soixante pieds, et son écume furieuse, sautant bien
plus haut encore, outrageusement venait lui frap-
per dans sa fenêtre. Il n’était pas même sûr que la
mer s’en tint toujours là. Elle pouvait, dans sa haine,
lui jouer quelque mauvais tour. Mais il n'avait pas
je moyen de chercher ün meilleur abri, et peut-être
aussi était-il retenu, à son insu, par je ne sais quel
magnétisme. Il n’eût pas osé se brouiller tout à
fait avec la terrible fée. Il avait pour elle un cer-
tain respect. Il en parlait peu, et plus souvent la
désignait sans la nommer, comme l'Islandais en
mer n'ose nommer l'Ourque, de peur qu'elle n'en-
tende et ne vienne. Je vois encore sa mine pâle
lorsqu'il regardait la grève, et disait : « Cela me
fait peur. »
Était-ce un fou? Nullement, il parlait de fort
bon sens. Il me parut distingué-et intéressant. C’é-
tait un être nerveux, très-finement organisé, trop
pour de telles impressions.
La mer fait beaucoup de fous. Livingston avait
emmené d'Afrique un homme intelligent, coura-
PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 17
geux, qui bravait les lions. Mais il n'avait pas vu la
mer. Quand il monta sur un vaisseau, et qu'il eut à
la fois cette double surprise et du redoutable élé-
ment, et de tous les arts inconnus, ce fut trop
fort pour son cerveau. Il délira; quoi qu'on fit,
il trouva moyen d'échapper, et se jeta aveuglément
dans ces flots qui l'effrayaient et qui l'attiraient
cependant. .
D'autre part, la mer attache tellement les hom-
mes qui se sont confiés longtemps à elle, qui ont
vécu avec elle et dans sa familiarité, qu'ils ne
peuvent la quitter jamais. J'ai vu, dans un petit
port, de vieux pilotes qui, devenus trop faibles,
résignaient leur office. Mais ils ne s’en consolaient
point, ils trainaient misérablement, et leurs têtes
s'égaraient.
Au plus haut de Saint-Michel, on vous montre
une plate-forme qu’on appelle celle des Fous. Je ne
connais aucun lieu plus propre à en faire que cette
maison de vertige. Représentez-vous tout autour
une grande plaine comme de cendre blanche, qui
18 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
est toujours solitaire, sable équivoque dont la fausse
douceur est le piége le plus dangereux. C’est et ce
n’est pas la terre, c'est et ce n’est pas la mer, l’eau
douce non plus, quoiqu'en dessous des ruisseaux
travaillent le sol incessamment. Rarement, et pour
de courts moments, un bateau s’y hasarderait. Et,
si l’on passe quand l’eau se retire, on risque d’être
englouti. J'en puis parler, je l'ai été presque moi-
même. Une voiture fort légère, dans laquelle j'étais,
disparut en deux minutes avec le cheval ; par mira-
cle, j'échappai. Mais, moi-même à pied, j'enfonçais.
À chaque pas, je sentais un affreux clapotement,
comme un appel de l’abime qui me demandait dou-
cement, m'invitait et m'attirait, et me prenait par-
dessous. J'arrivai pourtant au roc, à la gigantesque
abbaye, cloître, forteresse et prison, d’une subli-
mité atroce, vraiment digne du paysage. Ce n’est
pas ici le lieu de décrire un tel monument. Sur un
gros bloc de granit, il se dresse, monte et monte
encore indéfiniment, comme une babel d'un titani-
que entassement, roc sur roc, siècle sur siècle, mais
toujours cachot sur ‘cachot. Au plus bas, l'in pace
des moines; plus haut, la cage de fer qu'y fit
Louis XT; plus haut, celle de Louis XIV ; plus haut,
la prison d'aujourd'hui. Tout cela dans un tour-
billon, un vent, un trouble éternel. C'est le sépulcre
moins la paix.
_ PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 19
Est-ce la faute de la mer si cette plage est per-
fide ? point du tout. Elle arrive là, comme ailleurs,
bruyante et forte, mais loyale. La vraie faute est à
la terre, dont l'immobilité sournoise paraît toujours
innocente, et qui en dessous filtre sous la plage les
eaux des ruisseaux, un mélange douceâtre et blan-
châtre qui Ôôte toute solidité. La faute est surtout à
l’homme, à son ignorance, à sa négligence. Dans les
longs âges barbares, pendant qu'il rêve à la légende
et fonde le grand pèlermage de l'archange vain-
queur du diable, le diable prit possession de cette
plaine délaissée. La mer en est fort innocente. Loin
de faire mal, au contraire, elle apporte, cette fu-
rieuse dans ses flots si menacants, un trésor de sel
fécond, meilleur que le limon du Nil, qui enrichit
toute culture et fait la charmante beauté des anciens
marais de Dol, de nos jours transformés en jardins.
C'est une mère un peu violente, mais enfin, c'est
une mère. Riche en poissons, elle entasse sur Can-
cale qui est en face, et sur d’autres bancs encore,
des millions, des milliards d'huîtres, et de leurs
coquilles brisées elle donne cette riche vie qui se
change en herbe, en fruits, et couvre les prairies de
fleurs.
Il faut entrer dans la vraie intelligence de la mer,
ne pas céder aux idées fausses que peut donner la
terre voisine, ni aux illusions terribles qu'elle nous
20 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
ferait elle-même par la simple grandeur de ses
phénomènes, par des fureurs apparentes qui sou-
vent sont des bienfaits.
IT
SUITE — PLAGES, GRÈVES ET FALAISES
Les plages, les grèves et les falaises montrent la
mer par trois aspects et toujours utilement. Elles
l'expliquent, la traduisent, la mettent en rapport
avec nous, celte grande puissance , sauvage au
premier aspect, — mais divine au fond, donc,
amie.
L'avantage des falaises, c'est qu’au pied de ces
hauts murs bien plus sensiblement qu'ailleurs on
apprécie la marée, la respiration, disons-le, le pouls
de la mer. Insensible sur la Méditerranée , 1l est
marqué dans l'Océan. L'Océan respire comme moi,
il concorde à mon mouvement intérieur, à celui
d'en haut. Il m'oblige de compter sans cesse avec
ri
#& sé.
99 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
lui, de supputer les jours, les heures, de regarder
au ciel. Il me rappelle et à moi et au monde.
Que je m'assoie aux falaises, à celle d’Antifer,
par exemple, je vois ce spectacle immense. La mer,
qui semblait morte tout à l'heure, a frissonné. Elle
frémit. Signe premier du grand mouvement. La
marée a dépassé Cherbourg et Barfleur, tourné
violemment la pointe du phare ; ses eaux divisées
suivent le Calvados, s'exhaussent au Havre; voilà
qu'elles viennent à moi, vers Étretat, Fécamp,
Dieppe, pour s’enfoncer dans le canal, malgré les
courants du Nord. À moi de me mettre en garde,
et d'observer bien son heure. Sa hauteur, presque
indifférente aux dunes ou collines de sable qu'on
peut remonter partout, ici, au pied des falaises,
impose une grande attention. Ce long mur de trente
lieues n'a pas beaucoup d'escaliers. Ses étroites
percées, qui font nos petits ports, s'ouvrent à d'assez
grandes distances.
D'autant plus curieusement, observe-t-on à la
mer basse les assises superposées où se lit l’his-
toire du globe, en gigantesques registres où les
siècles accumulés offrent tout ouvert le livre du
temps. Chaque année en mange une page. C'est un
monde en démolition, que la mer mord toujours en
bas, mais que les pluies, les gelées, attaquent encore
bien plus d’en haut. Le flot en dissout le calcaire;
Te GRÈVES ET FALAISES. 25
emporte, rapporte, roule incessamment le silex
non en galets. — Ce rude travail fait de’
cette côte, si riche du côté de la terre, un vrai dé-
sert maritime. Peu, très peu de plantes de mer
échappent au broiement éternel du galet froissé,
refroissé. Les mollusques et les coquilles en ont.
peur. Les poissons même se tiennent à distance.
Grand contraste d’une campagne douce et tellement
humanisée et d’une mer si imhospitalière.
On ne la voit guère que d’en haut. En bas la
nécessité dure de marcher sur un sol croulant,
roulant, de boulets, rend l'étroite plage impossible,
fait de la moindre promenade une violente gym-
nastique. Il faut rester sur les sommets où les
splendides villas, les beaux bois, les cultures ma-
gnifiques, les blés, les jardins, avancent jusqu'au
bord du grand mur, et regardent à plaisir cette
majestueuse rue de la Manche, pleine de barques et
de vaisseaux, qui séparent les deux rivages et les
deux grands empires du monde.
La terre et la mer ! quoi de plus ! Toutes deux
ont ici un charme. Cependant celui qui aime la mer
pour elle-même, son ami, son amant, ira plutôt la
chercher dans un lieu moins varié. Pour entrer en
,
24 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
relation suivie avec elle, les grandes plages sabl
neuses (si le sable n’est trop mou) sont bien p
commodés. Elles permettent des promenades infi-
nes. Elles laissent rêver. Elles souffrent, entre
l'homme et la mer, des épanchements mystérieux.
Jamais je ne me suis plaint de ces vastes et libres
arènes où d'autres trouvent un grand ennui. Je
ne m'y trouve pas seul. Je vais, je viens, je le sens.
Il est là, le grand compagnon. Pour peu qu'il ne
soit pas trop ému, de mauvaise humeur, je me
hasarde à lui parler, et il ne dédaigne pas de ré-
pondre. Que de choses nous nous sommes dites
aux paisibles mois où la foule est absente sur les
plages illimitées de Scheveningen et d'Ostende, de
Royanet de Saint-Georges ! C’est là qu'enun longtête-
a-têle, quelque intimité s’établit. On y prend comme
un sens nouveau pour comprendre la grande langue.
On trouve triste l'Océan, lorsque des tours d'Am-
sterdam, le Zuiderzée apparait terreux et d’un flot
de plomb, lorsqu'aux dunes de Scheveningen on
voit ses eaux surplombantes, toujours prêtes à
franchir la digue. Moi, ce combat m'intéresse ;
cette terre m’attache, toute sérieuse qu'elle peut
ètre, c'est l'effort, la création, l'invention de
de l’homme. Et la mer aussi me plait, par les trésors
de vie féconde que je lui sais dans son sein. C'est
une des plus peuplées du monde. Vienne la nuit de
& PLAGES, GRÈVES ET FALAISES, 25
int-Jean, où s'ouvre la pêche, vous allez voir
des profondeurs l'ascension d’une autre mer,
la mer des harengs. La plaine indéfinie des eaux ne
sera pas assez grande pour ce déluge vivant, une
des révélations les plus triomphantes de la fécon-
dité sans bornes de la nature. Voilà ce que je sens
d'avance dans cette mer, et dans les tableaux
où le génie en a marqué le caractère profond. La
sombre Estacade de Ruysdael, plus qu'aucun tableau,
n’a toujours attiré au Louvre. Pourquoi? dans les
leintes roussâtres de ces eaux électrisées, je ne sens
aucunement le froid de la mer du Nord; au contraire,
la fermentation, le flot de la vie.
Si l'on me demandait néanmoins quelle côte de
l'Océan donne la plus haute impression, je dirais :
celle de Bretagne, spécialement aux sauvages et
sublimes promontoires de granit qui finissent l’an-
cien monde, à celte pointe hardie qui défie les tem-
pêtes, domine l'Atlantique. Nulle part, je n'ai
mieux senti les nobles et hautes tristesses, qui
sont les meilleures impressions de la mer. J'ai be-
soin d'expliquer ceci.
Il y a tristesse et tristesse, — celle des fermes,
)
“
26 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
celle des forts, — celle des âmes trop sensibles
qui pleurent sur elles-mêmes, et celle * +
désintéressés, qui pour eux acceptent le sort et
bénissent toujours la nature, mais sentent les
maux du monde, et puisent dans la tristesse même
les forces pour agir ou créer. — Combien les nôtres
ont besoin de retremper souvent leur âme dans cet
état qu'on peut nommer la mélancolie héroïque !
Lorsqu'il y a près de trente ans je visitais ce pays,
Je ne me rendais pas compte de l'attrait sérieux qu'il
avait pour moi. Au fond, c’est sa grande harmonie.
Ailleurs, sans qu’on se l'explique, on sent une discor-
dance entre le sol et l'habitant. La très-belle race
normande, dans les cantons où elle est pure, où elle
a gardé le rouge, le roux singulier de la Scandinavie,
n'a nul rapport avec la terre qu'elle. occupe par
hasard. Au contraire, en Bretagne, sur le soi géologi-
que le plus ancien du globe, sur le granit et le silex,
marche la race primitive, un peuple aussi de granit.
Race rude, de grande noblesse, d’une finesse de
caillou. Autant la Normandie progresse, autant la
Bretagne est en décadence. Imaginative et spi-
rituelle, elle n'en aime pas moins l'absurde, l’im-
possible, les causes perdues. Mais si elle perd en
{ant de choses, une lui reste, la plus rare, c’est le
caractère.
Si l’on veut sortir un peu de l'anglicisme insipide
PLAGES, GRÈVES ET FALAISES. 21
et de la vulgarité qui se prétend positive, enfin des
nn si tristes, qu’on aille s'asseoir sur ces
rocs, à la baie de Douarnenez, au promontoire de
Penmark. Ou, si le vent est trop fort, qu'on se
mette dans une barque aux basses îles du Mor-
bihan. La mer y apporte un flot tiède que l’on
n'entend même pas. La Bretagne, où elle est
douce, est très-douce. Dans ses archipels vous di-
riez l'onde des morts. Où elle est forte, elle est
sublime.
Je n’en sentis que les tristesses en 1831 ; elles
ont passé dans mon histoire. Je ne connaissais
pas alors le vrai caractère de cette mer. C'est aux
anses les plus solitaires, entre ses rocs les plus
sauvages, qu’elle est vraiment gaie, je veux dire vi-
vante et joyeuse d’une grande vie. Ces rocs, vous les
voyez couverts comme d'une couche d’aspérités gri-
ses, mais ce sont des êtres animés, c’est tout un
monde établi là, qui, au reflux, laissé à sec, se clôt
et s’enferme. Il ouvre ses petites fenêtres quand la
bonne mer, sa nourrice, lui rapporte ses aliments.
Là travaille encore en foule cette population esti-
mable des petits piqueurs de pierre, les oursins,
observés et si bien décrits par M. Caillaud. Tout
ce monde juge exactement au rebours de nous. La
belle Normandie les effraye; 1ls ont horreur et ter-
reur des rudes galets des falaises, sous lesquels ils
28 PLAGES, GRÈVES ET FALAISES.
seraient broyés. Les calcaires croulants de Sain-
tonge, avec leurs plages aimables, ne les rassurent
pas davantage. Ils n'ont garde de s'établir sur ce
qui doit tomber demain. Au contraire, ils sont
heureux de sentir sous eux le sol immuable des
rochers bretons.
Apprenons d'eux, à n'en pas croire lappa-
reñce, mais la vérité. Les rivages enchanteurs de
la Flore la plus séduisante sont ceux que fuit
la vie marine; ils sont riches, mais en fos-
siles; curieux pour le géologue, ils l'instruisent
par les os des morts. L'âpre granit au contraire
voit sous lui la mer poissonneuse, sur lui une
autre vie encore, le peuple intéressant, modeste,
des mollusques travailleurs, pauvres petits ou-
vriers dont la vie laborieuse fait le charme sé-
rieux, la moralité de la mer.
« Profond silence pourtant. Ce peuple infini est
muet, il ne me dit rien. Sa vie est de lui à lui, sans
rapport à moi, et pour moi elle vaut la mort. Soli-
tude ! (dit un cœur de femme) grande et triste soli-
tude !.. Je ne suis pas rassurée... »
A tort. Tout est ami ici. Ges petits êtres me par-
lent pas au monde, mais ils travaillent pour lui. Ils
se remettent du discours à leur sublime père, l'O-
céan, qui parle à leur place. Ils s'expliquent par sa
grande voix.
PLAGES, GRÈVES ET FALAISES 29
tre la terre silencieuse et les tribus muettes
F | mer, il fait ici le dialogue, grand, fort et
grave, sympathique, — l'harmonique concordance
du grand Moi avec lui-même, ce beau débat qui
n'est qu'Amour.
av
IV
CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX.— FLEUVES DE LA MER
La terre à jeté à peine un regard sur elle-même
qu'elle s’est comparée, préférée au ciel. La géolo-
gie, toute jeune, contre son aînée l'astronomie,
reine orgueilleuse des sciences, a poussé un cri de
Titan. « Nos montagnes, a-t-elle dit, ne sont pas je-
tées au hasard, comme les étoiles dans le ciel : elles
forment des systèmes où l’on trouve les éléments
d’une ordonnance générale dont les constellations
célestes ne présentent aucune trace. » Ce mot hardi,
passionné, a échappé à un homme aussi modeste
qu’illustre, M. Élie de Beaumont.
Sans doute, on n’a pas démêlé encore l’ordre
(probablement très-grand) qui règne dans le pêle-
mêle apparent de la Voie lactée ; mais l'ordonnance
plus visible de la superficie du globe résultant des
32 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
révolutions insondables de son intérieur garde
cependant, gardera pour la plus ingénieuse science
des ombres et des mystères.
Les formes de la grande montagne émergée des
eaux qu'on appelle proprement la terre, offrent
plusieurs dispositions assez symétriques sans pou-
voir être ramenées encore à ce qui semblerait un
système total. Ces parties sèches et élevées appa-
raissent plus ou moins, selon ce que l’eau en dé-
couvre. C'est la mer, comme limite, qui trace, en
réalité, la forme des continents. C'est par la mer
qu’il convient de commencer toute géographie.
Ajoutez une grande chose, révélée depuis peu d’an-
nées. Tandis que la terre nous offre tels traits qui
semblent discordants (exemple, le Nouveau monde
étendu du nord au sud et l'Ancien d'est en ouest),
là mer au contraire présente une très-grande har-
monie, une correspondance exacte entre les deux
hémisphères. C'est dans la partie fluide, qu'on
croyait si capricieuse, qu'existe la régularité.
Ce que ce globe a de plus ordonné, de plus
symétrique, c'est ce qui paraît le plus libre, le
jeu de la circulation. L'ossature et les vertè-
bres du grand animal ont leurs singularités
dont nous ne pouvons encore bien nous rendre
compte. Mais son mouvement vital qui fait les cou-
rants de la mer, qui de l’eau salée fait l'eau douce,
é
FLEUVES DE LA MER. 1.
bientôt convertie en vapeur pour retourner à l'eau
salée, cet admirable mécanisme est aussi parfait
que celui de la circulation sanguine dans les ani-
maux les plus élevés. Rien qui ressemble davan-
tage à la transformation constante de notre sang,
veineux et artériel.
La face du globe parait bien autrement compré-
hensible, si l’on en classe les régions non par chai-
nes de montagnes, mais par bassins maritimes.
L'Espagne du sud ressemble au Maroc plus qu'à
la Navarre, la Provence à l'Algérie plus qu’au Dau-
phiné ; la Sénégambie aux régions de l’Amazone
plus qu’à la mer Rouge, et l'Amazone a plus d’ana-
logie avec les régions humides de l'Afrique qu'avec
ses voisins qui lui sont adossés, le Chi et le
Pérou, etc.
La symétrie de l'Atlantique est encore bien plus
frappante dans les courants en dessous, dans les
vents et brises en dessus. Leur action aide puissam-
ment à créer ces analogies et à former ce qu'on
peut dire : la fraternité des rivages.
Le principe d'unité géographique, l'élément
classificateur sera de plus en plus cherché dans
le bassin maritime, où les eaux, les vents mes-
34 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
sagers fidèles, créent la relation, l'assimilation
des bords opposés. On demandera moins cette idée
d'unité géographique aux montagnes, dont les deux
versants, souvent en contradiction, vous offrent
sous même latitude des flores et des populations
absolument opposées, ici l'invariable été, à deux
pas l'éternel hiver selon les expositions. La mon-
tagne donne rarement l'unité de la contrée, plus
souvent sa dualité, son divorce et ses discor-
dances.
Cette vue de génie appartient à Bory de Saint-
Vincent. Les découvertes récentes de Maury et les
lois qu'il a posées la confirment de mille ma-
nières.
Dans l'immense vallée de la mer, sous la dou-
ble montagne des deux continents, il n’y a, à
proprement parler, que deux bassins :
1° Le bassin de l'Atlantique;
®% Le grand bassin de la mer Indienne et Paci-
fique.
On ne peut appeler bassin la ceinture indéter-
minée de l'énorme océan Austral, qui n’a ni borne,
ni rivage, qui vers le nord seulement vient enve-
FLEUVES DE LA MER. 98
lopper la Mer de l'Inde, la Mer de corail el Le Paci-
fique.
L'océan Austral, à lui seul, est plus grand qué
toutes les mers. Il couvre presque la moitié de la sur-
face du globe. Selon toute apparence, à l'étendue
répond la profondeur. Tandis que les sondages ré-
cents de l'Atlantique indiquent 10 ou 12,000 pieds,
dans l'océan Austral, Ross et Denham ont trouvé
14,000, 27,000, et jusqu'à 46,000 pieds. Ajoutez-y
la masse des glaces antarctiques, infiniment plus
vastes que nos glaces boréales. On n’est pas loin du
vrai, sil'onsimplifie en disant : L'hémisphère Austral
est le monde des eaux, et le Boréal celui de la terre.
Celui qui part d'Europe et veut traverser l'A-
tlantique, étant sorti heureusement de nos ports,
trop souvent fermés par le vent d'Ouest, après avour
franchi la zone variable de nos changeantes mers,
entre bientôt dans le beau temps, la sérénité éter-
nelle que les vents de N. E., les doux vents Alizés
mettent sur la mer et dans le ciel. Tout sourit ;
nulle inquiétude. Mais en avançant vers la Ligne,
la brise vivifiante cesse, l'air devient étouffant. On
entre dans la zone des calmes qui dominent sous
55 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
l'équateur, et séparent immuablement les Alizés de
notre hémisphère boréal et les Alizés de l’hémis-
phère Sud. De lourds nuages pèsent; de grandes
pluies fondent à chaque instant. On s’attriste, on
se plaint, mais sans ce rideau sombre, de quelles
flèches de feu le soleil frapperait les têtes ébranlées
sur le miroir de l'Atlantique ! Sans les déluges qui
assaillent l’autre face du globe, la mer Indienne et
la Mer de corail, quelle serait leur fermentation aux
cratères de leurs vieux volcans ! Cetle masse noire
de nuages, jadis la terreur, la barrière de la navi-
sation, cette nuit subite étendue sur les eaux, c’esl
précisément le salut, la facilité protectrice qui nous
adoucit le passage, et nous fait bientôt retrouver
au Sud le beau soleil et le ciel pur, la douceur
des vents réguliers.
Tout naturellement la chaleur de la Ligne élève
l'eau en vapeurs, et forme cette bande sombre.
L'observateur qui, d'une autre planète, regarde-
rait la nôtre, verrait planer sur elle un anneau de
nuages, à peu près comme on voit l'anneau de Sa-
turne. S'il en cherchait l'usage, on pourrait lui
répondre : C'est le régulateur qui, absorbant et
rendant tour à tour, équilibre l’évaporation, la
précipitation des eaux, distribue les pluies, les
rosées, modifie la chaleur de chaque contrée,
échange les vapeurs des deux mondes, emprunte
FLEUVES DE LA MER. W 37
au monde Austral de quoi faire les rivières, les
fleuves de notre monde Boréal. Solidarité merveil-
leuse. L'Amérique du Sud, dans ses grandes forêts,
de leur respiration, condensèe en nuages, abreuve
fraternellement les fleurs et les fruits de l'Eu-
rope. L'air qui nous renouvelle, c’est le tribut que
cent iles d'Asie, que la puissante flore de Java ou
de Ceylan exhala, confia au grand messager des
nuages qui roule avec la terre et lui verse la vie.
Posez-vous (j'entends en esprit) sur une. des
iles volcaniques que la mer Pacifique offre en si
grand nombre et regardez au Sud. Derrière la Nou-
velle-Hollande, vous verrez l'océan Austral assiéger
d'un flot circulaire les deux pointes extrêmes de
l’ancien et du nouveau continent. Point de terre au
monde antarctique, ou de petites iles, ou de préten-
dues terres polaires que les découvreurs ne mar-
quent que pour les voir disparaître, et qui peut-
ètre ne sont que des glaces. Des eaux sans fin,
toujours des eaux.
Du même observatoire où je vous place, eu
contraste avec le cercle des eaux antarcliques, vous
pouvez voir vers l'Est, vers l'hémisphère Arctique,
3
58 GERGLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
ce que Ritter nomme le cercle de feu. Pour parler
plus exactement, c'est un anneau détendu, une
chaine lâche, que forment les volcans, d'abord aux
Cordillières, puis sur les hauteurs de l’Asie, enfin
dans ces groupes innombrables d’iles basaltiques
dont fourmille l'océan Oriental. Les premiers vol-
cans, ceux de l'Amérique, offrent sur mille lieues
de long une succession de soixante phares gigan-
tesques, dont les éruptions constantes dominent la
côte abrupte et les eaux lointaines. Les autres, de
la Nouvelle-Zélande jusqu'au nord des Philippines,
en ont quatre-vingts qui brülent, d'innombrables
qui sont éteints. Si l’on pousse vers le nord (du
Japon au Kamitchatka), cinquante cratères qui
- flamboient, illuminent de leurs lueurs jusqu'aux
iles Aléoutiennes, et les sombres mers arctiques
(Léopold de Buch, Ritter, Humboldt). — Au total,
trois cents volcans actifs dominent circulairement
le monde oriental.
Sur l’autre face du globe, notre océan Atlantique
offrait un aspect analogue avant les révolutions qui
éteignirent la plupart des volcans d'Europe, et
d'autre part anéantirent le continent de l’Atlantide.
flumboldt croit que cette grande ruine, si fortement
attestée par la tradition, n'a été que trop réelle.
‘ J'ose ajouter que l'existence de ce continent fut lo-
oique dans la symétrie générale du monde, pour
: FLEUVES DE LA MER. # 39
. que celte face du globe fût harmonique à l’autre.
Là s 'élevaient, avec le volcan de Ténériffe qui en
est resté, avec nos volcans éteints d'Auvergne, du
Rhin, d'Hereford, etc., ceux qui durent miner l’A-
tlantide. Tous ensemble ils constituaient le vis-à-
vis des volcans des Antilles et autres cratères amé-
ricains.
De ces volcans enflammés ou éteints, de l'Inde et
des Antilles, de la mer de Cuba, de la mer de Java,
Er deux énormes fleuves d’eau chaude, qui
s'en vont réchauffer le nord, et qu'on pourrait ap=
peler les deux aortes du globe. Ils sont munis, où
de côté ou en dessous, de leurs contre-courants
qui, venant du nord, amènent l’eau froide, com-
pensent l'effusion d'eau chaude et font l'équilibre.
Aux deux courants chauds, très-salés, les courants
froids administrent une masse d'eau plus douce,
qui retourne à l'équateur, au grand foyer élec-
trique qui doit la chauffer, la saler.
Ces fleuves d'eau chaude, d'abord étroits, de
quelques vingt lieues de large, gardant longtemps
leur vigueur et leur puissante identité, peu à peu
cependant se coupent, s'attiédissent, mais s’é-
tendent et prennent une largeur de mille lieues.
40 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
Maury estime que celui qui part des Antilles et
qui pousse au nord vers nous déplace et modifie
le quart des eaux de l’Atlantique. jé
Ces grands traits de la vie des mers, observés
récemment, étaient pourtant visibles autant que
les continents même. Notre de cr
lique, sa sœur, l'artère Indienne, s'annoncent as-
sez par leur couleur. Des deux côlés également,
cest un grand torrent bleu qui court sur les eaux
vertes, très-bleu, d’un indigo si sombre, que les
Japonais appellent le leur : le fleuve noir.
On voit très-bien sourdre le nôtre, entre Cuba
et la Floride; il sort brülant de sa chaudière, le
solfe du Mexique. Il court, chaud, salé, très-distimct
“entre ses deux murs verts. L'Océan a beau faire;
il le serre, ille comprime, mais il ne peut le péné-
rer. Je ne sais quelle densité intrinsèque, quelle
attraction moléculaire lient ces eaux bleues liées
ensemble, si bien que, plutôt que d'admettre l'eau
verte, elles s'accumulent, forment un dos, une
voûte, qui a sa pente à droite et à gauche; tout
objet qu'on y jette en dérive ct en glisse, élant plus
haut que l'Océan.
Rapide et fort, il court d'abord au nord, en sui-
vant les États-Unis ; mais quand il arrive à la pointe
du grand banc de Terre-Neuve, son bras droit pousse
à l'Est. Son bras gauche se subordonne, comme
FLEUVES DE LA MEP. | 4
courant sous-marin, s'en va consoler le pôle, y
créer la mer tiède (je veux dire non glacée) qu'on
vient de découvrir. Quant au bras droit, épandu
dans une largeur immense, lorsque affaibli, fati-
gué, il arrive enfin en Europe, il trouve l'Irlande et
l'Anglete ai divisent encore ses eaux divisées
à Terre-Neuve. Défaillant, perdu dans la mer, il
tiédit pourtant un peu la Norvège, et trouve moyen
encore d'apporter aux côtes d'Islande des bois
américains, sans lesquels cette pauvre île, nei-
geuse sous son volcan, mourrait.
Ces deux frères, l’Indien, l'Américain, ont ceci
de commun que, partis de la Ligne, du, foyer élec-
trique du globe, ils emportent des puissances
prodigieuses de création, d'agitation. D'une part,
ils semblent la matrice profonde d'un monde d'ê-
tres vivants, leur tiède et doux berceau. D'autre
part, ils sont le centre et le véhicule des tem-
pêtes ; les vents, les trombes, voyagent à la sur-
face. Tant de douceur, tant de fureur, n'est-ce pas
une contradiction ? Non, ceci prouve seulement
que la fureur ne trouble que le dehors, les couches
extérieures, peu profondes. Dans l’épaissenr, on
49 CERCLE DES EAUX, CERCLE DE FEUX,
n’en sait rien. Les plus faibles des créatures, les
atomes à coquille, les méduses microscopiques, êtres
fluides qu'un rien dissout, profitant du même cou-
rant, naviguent en pleine paix sous l’orage.
Peu arrivent jusqu'à nous; ils vont jusqu'à
Terre-Neuve, où le froid courant du pôle les
atteint, les saisit, les tue. Terre-Neuve n’est autre
chose que le grand ossuaire de ces voyageurs frap-
pés par le froid. Les plus légers, quoique morts,
restent en suspension, mais finissent par pleuvoir,
comme neige, au fond de l'Océan. Ils y déposent ces
bancs de coquilles microscopiques qui, de l'Irlande
à l'Amérique, occupent ce fond.
Maury appelle les deux fleuves d’eau chaude,
l'Indien, l'Américain, les deux voies lactées de la
mer.
Semblables de chaleur, de couleur, de direction,
décrivant précisément la même courbe, 1ls n'ont
pas même destinée. L’Américain tout d’abord entre
dans une rude mer, ouverte au nord, l'Atlantique,
qui lâche et envoie contre lui l’armée flottante des
glaces du pôle. Il y dépense sa chaleur. Au con-
traire, le courant Indien, circulant d’abord par les
FLEUVES DE LA MER. #5
iles, arrive dans une mer fermée et mieux gardée
du Nord. Il se maintient longtemps le même,
chaud, électrique et créateur, et trace sur le globe
une énorme trainée de vie.
Son centre est l'apogée de l'énergie terrestre,
en trésors végétaux, en monstres, en épices, en
poisons. Des courants secondaires qui s’en échap-
pent et vont au sud, résulte encore un autre
monde, celui de la mer de Corail. Là, sur un espace,
dit Maury, grand comme les quatre continents, les
polypes consciencieusement bâtissent les milliers
d’iles, les bancs et les récifs qui coupent peu à peu
celte mer; écueils aujourd'hui dangereux et mau-
dits du navigateur, mais qui montent, se lient à la
longue, feront un continent, et qui sait ? dans un
cataclysme, le refuge de l'espèce humaine.
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LE POULS DE LA MER
Notre terre n’est point solitaire, comme l’observe
Jean Reynaud, dans le bel article de l'Encyclopédie.
La courbe infiniment compliquée qu'elle décrit
exprime les forces, les influences diverses qui agis-
sent sur elle, témoigne de ses rapports et de ses
communications avec le grand peuple des cieux.
Ses relations hiérarchiques sont particulièrement
visibles avec son chef le soleil, et la lune, qui, pour
être sa servante, n'en a que plus de puissance sur
elle. De même que les fleurs de la terre se tournent
vers le soleil, la terre elle-même qui les porte le
regarde, aspire vers lui. En ce qu’elle a de plus
mobile, sa masse fluide, elle se soulève et fait signe
qu'elle ressent son attraction. Elle déborde d'’elle-
9,
46 LE POULS DE LA MER.
même, elle monte (selon qu’elle peut), et, vers les
astres amis, deux fois par jour gonfle son sein, leur
adresse au moins un soupir.
Ne sent-elle pas l'attraction d'autres globes en-
core ? Ses marées ne sont-elles gouvernées que par
la lune et le soleil ? Tout le monde savant le disait,
tout le monde marin le croyait. On s’en tenait aux
résultats très-mcomplets de Laplace. De là des er-
reurs terribles qui se résolvaient en naufrages.
Aux dangereux bas-fonds de Saint-Malo, on se
trompait de dix-huit pieds. C’est en 1859 que Cha-
zallon, qui avait failli périr par suite de ces erreurs,
commença à découvrir et calculer les ondulations
secondaires, mais très-considérables, qui modifient
la marée générale sous des influences diverses.
Des astres moins dominants que le soleil et la lune
ont sans doute aussi leur part d'action sur ce balan-
cement des eaux de la terre.
Sous quelle loi? Chazallon le dit : « L'ondula-
tion de la marée dans un port suit la loi des
cordes vibrantes. » Mot grave et de grande portée
qui nous mène à comprendre que les rapports
des astres entre eux sont les rapports mathémati-
LE POULS DE LA MER. 47
ques de la musique céleste, comme l'avait dit l’an-
_tiquité.
La terre, par sa grande marée et par les marées
partielles, parle aux planètes ses sœurs. Répon-
dent-elles ? On doit le penser. De leurs éléments
fluides, elles doivent aussi se soulever, sensibles à
l'élan de la terre. L’attraction mutuelle, la tendance
de chaque astre à sortir de son égoïsme, doit créer
à travers les cieux de sublimes dialogues. Malheu-
reusement, l'oreille humaine en entend la moindre
partie.
Autre point à considérer. Ge n'est point au mo-
ment du passage de l’astre influent que la mer
lui cède. Elle n'a pas l’empressement d’une obéis-
sance servile. Il lui faut du temps pour sentir et
suivre l'ébranlement. Il faut qu'elle appelle à elle
les eaux paresseuses, qu’elle vainque leur force d'i-
nertie, qu'elle attire, entraine les plus éloignées.
La rotation de la terre, si terriblement rapide, dé-
place mcessamment les points soumis à l'attraction.
Ajoutez que l’armée des flots, dans son mouvement
d'ensemble, a toutes les contrariétés des obstacles
naturels, îles, caps, détroits, directions si variées
48 LE POULS DE LA MER. +
des rivages, les obstacles non moins résistants des
vents, des courants, les rivalités des fleuves de
la terre, qui, tombés des monts, emportés par
leurs pentes rapides, selon les fontes de neige et
cent accidents imprévus, viennent se jeter au tra-
vers et changer le mouvement régulier en luttes
terribles. L'Océan ne cède pas. Le déploiement de
forces que font les grandes rivières n’est pas pour
l'intimider. Les eaux qu'on pousse sur lui, il les’
rembarre, les ramasse, les roule en montagne,
jusqu'à Rouen, jusqu'à Bordeaux, dans une si
grande violence, qu'on dirait qu'il va leur faire
remonter les montagnes même. |
Des obstacles si divers créent aux marées d’ap- «
parentes irrégularités qui frappent, embarrassent
l'esprit. Rien ne surprend plus que leurs heures
contradictoires entre des ports très-voisins. Une
marée du Havre, par exemple, en vaut deux de
Dieppe (Chazallon, Baude, etc.). C'est une gloire
du génie humain d'avoir soumis au calcul des phé-
nomèênes si complexes.
Mais sous ce mouvement extérieur la mer en a
d'autres au dedans, ceux des courants qui la tra-
versent à telle ou telle profondeur. Superposés
LE POULS DE LA MER. 49
à des étages différents, ou coulant latéralement en
sens opposés, courants chauds, contre-courants
froids, ils exécutent entre eux la circulation de la
mer, l'échange des eaux douces et salées, la pulsa-
tion alternative qui en est le résultat. Le chaud bat
de la ligne au pôle, le froid du pôle à l’équa-
teur.
Est-ce à dire que ces courants, assez distincts et
peu méêlés, puissent se comparer strictement,
comme on l'a fait quelquefois, aux vaisseaux, vei-
nes et artères, des animaux supérieurs ? Non pas
sans doute à la rigueur. Mais ils ont quelque res-
semblance avec la circulation moins déterminée
que Jes naturalistes ont trouvée récemment chez
quelques êtres intérieurs, mollusques, annélides.
Cette circulation lacunaire supplée, prépare la
vasculaire ; le sang s’épanche en courants avant
de se faire des canaux précis.
Telle est la mer. Elle sernble un grand animal
arrêté à ce premier degré d'organisation.
Qui a révélé les courants, ces fluctuations régu-
lières de l’abime où nous ne descendons jamais?
qui nous à enseigné la géographie des eaux téné-
50 LE POULS DE LA MER.
breuses? Ceux qui y vivent ou qui y flottent, des
animaux, des végétaux.
Nous verrons comment la baleine, comment les
atomes à coquilles (foraminifères), comment les
bois américains, transportés jusqu’en Islande, ont
concouru à révéler le fleuve a’eaux chaudes qui va
des Antilles à l'Europe, et le contre-courant froid
qui vient le joindre à Terre-Neuve, et passe à côté
ou dessous, résolvant ses glaces en vastes brouil-
lards.
Une nute rouge d’animalcules, transportée par
une tempête de l’Orénoque à la France, a expliqué
le grand courant aérien du Sud-Ouest qui rafrai-
chit notre Europe avec les pluies des Cordilières. _
Sans l'échange constant des eaux qui se fait par
les courants dans les profondeurs de la mer, elle se
comblerait par places de sels et de détritus. Il en
serait comme de la mer Morte, qui, n'ayant ni
écoulement ni mouvement, voit ses bords chargés
de sel, ses plantes incrustées de cristaux. À passer
seulement sur elle, les vents se font brülants, ari-
des, portent la famine et la mort.
Tant d'observalions dispersées sur les courants
LE POULS DE LA MER. o1
de l’air, de l’eau, les saisons, les vents, les tem-
pêtes, restaient dans la tradition, dans la mémoire
des pêcheurs, des marins, se perdaient souvent,
mouraient avec eux. Le guide de la navigation,
la météorologie, non centralisée, semblait vaine,
et on en vint à la nier. L'illustre M. Biot lui
demandait un compte sévère du peu qu’elle avait
fait encore. Cependant, sur les deux rivages, euro-
péen, américain, des hommes persévéranis fon-
daient cette science niée sur la base de l’observa-
tion. |
Le dernier et le plus célèbre, Maury, l'Améri-
cain, Courageusement entreprit ce qui eût fait
reculer toute une administration, le dépouille-
ment ét la mise en ordre de je ne sais com-
bien de livres de bord, de ces informes docu-
ments, souvent tronqués, que rapportent les
capitaines. Ces extraits, rédigés en tables où
ressortent les faits concordants, ont donné, en
résultat, des règles, des généralités. Un con-
grès des marins du globe, réuni à Bruxelles, a
décidé que les observations, désormais écrites
avec soin, seraient centralisées dans un même
dépôt, l'observatoire de Wasinghton.
Noble hommage de l'Europe à la jeune Amé-
rique, au patient et ingénieux Maury, le savant
poëte de la mer, qui en a résumé les lois, et qui a
52 LE POULS DE LA MER.
fait plus encore ; car par la force du cœur et par
l'amour de la nature, autant que par le positif de
ses résultats, il a enlevé le monde. Ses cartes et son
premier ouvrage, tiré à cent cinquante mille, sont
libéralement donnés aux marins de toute nation
par la république des États-Unis. Nombre d’hom-
mes éminents, en France et en Hollande, Jansen,
Tricaut, Julien, Margolé, Zurcher et autres, se
sont faits les interprètes, les éloquents mission-
naires de cet apôtre de la mer.
Pourquoi l'Amérique, en cela, a-t-elle fait plus
que nous? l'Amérique, c’est le désir. Elle est jeune,
et elle brûle d’être en rapport avec le globe. Sur
son superbe continent, et au milieu de tant d'É-
tats, elle se croit pourtant solitaire. Si loin de sa
mère l’Europe, elle regarde vers ce centre de la
civilisation, comme la terre vers le soleil, et tout
ce qui la rapproche du grand luminaire la fait
palpiter. Qu'on en juge par l'ivresse, par les fêtes
si touchantes auxquelles donna lieu là-bas le télé-
sraphe sous-marin qui mariait les deux rivages,
promettait le dialogue et la réplique par minutes,
de sorte que les deux mondes n'auraient plus
qu'une pensée!” |
LE POULS DE LA MER.
55
Maury nous a démontré avec un génie véri-
table l'harmonie de l'air et de l’eau. Tel l'Océan
maritime, tel l'océan aérien. Ses mouvements al-
ternatifs, l'échange de ses éléments, sont tout à
fait analogues. Il distribue la chaleur sur le monde,
et fait la sécheresse ou l'humidité. Celle-ci, il la
prend sur les mers, sur l'infini de l'océan cen-
tral, aux tropiques surtout, aux grands bouilleurs
de la chaudière universelle. Il se fait sec au contraire
en passant sur les déserts brülés, les grands conti-
nents, les glaciers (vrais pôles intermédiaires du
globe) qui lui pompent jusqu’à sa dernière goutte.
L'échauffement de l’équateur et le refroidissement
du pôle, alternant la densité et la légèreté des va-
peurs, les font voyager en courants et contre-cou-
rants horizontaux qui s'échangent. Sous la ligne,
la chaleur qui allége les vapeurs et les fait mon-
ter crée des courants de bas en haut. Avant de
se distribuer, elles planent en ce réservoir sombre
qui (nous l'avons dit) fait autour du globe comme
un anneau de nuages.
Voilà donc des pulsations et maritimes et aérien-
nes, autres que le pouls de la marée. Gelui-ci était
extérieur, imprimé par d'autres astres au nôtre.
Mais ce pouls des courants divers est intrinsèque à
la terre, il est sa vie elle-même.
24 LE POULS DE LA MER.
Dans le livre de Maury, le coup de génie, selon
moi, est d’avoir dit : « L'agent le plus apparent de la
circulation maritime, la chaleur, n'y suffirait pas.
Il en est un autre, non moins important, et plus
encore, c’est le sel. »
Le sel est si abondant dans la mer, que, si on le
réunissait sur l'Amérique, il la couvrirait d’une
montagne de 4,500 pieds d'épaisseur.
La salure de la mer, sans varier beaucoup, aug-
mente ou diminue pourtant selon les localités, les
courants, le voisinage de l’équateur ou des pôles.
Dessalée ou ressalée, la mer est par cela même
lourde, ou légère, plus ou moins mobile. Ce
mélange continuel, avec ses variations, fait courir
l’eau plus ou moins vite, c'est-à-dire produit des
courants, — et des courants horizontaux, au sein
de la mer, — et des courants verticaux de la mer
des eaux à celle de l'air.
Un Français, M. Lartigue, a ingénieusement
relevé plusieurs des lacunes et des inexactitudes que
présente la géographie de Maury. (Annales marit.)
Mais l’auteur américain, le prévenant en cela, ne
cache nullement ce qu’il pense de l’incomplet de sa
LE POULS DE LA MER. 99
science. Sur quelques points, il déclare ne donner
quedes hypothèses. Parfois ilest manifestement in-
certain, rêveur, inquiet. Son livre, honnête et loyal,
laisse surprendre aisément le combat intérieur
que s'y livrent deux esprits : le littéralisme biblique,
qui fait de la mer une chose, créée de Dieu en une
fois, une machine tournant sous sa main, — et le
sentiment moderne, la sympathie de la nature, pour
qui la mer est animée, est une force de vie et pres-
que une personne, où l'âme aimante du monde
continue de créer toujours.
Il est curieux de voir dans ce livre l’auteur ap-
procher peu à peu du dernier point de vue par
une invincible pente. Tout ce qu'il peut, il l’ex-
plique d'abord mécaniquement, physiquement (par
la pesanteur, la chaleur, la densité, etc.). Mais cela
ne suffit pas. Il ajoute, en certains cas, telle at-
traction moléculaire, telle action magnétique. Cela
ne sufhit pas encore. Alors franchement il a re-
cours aux lois physiologiques qui régissent la vie.
Il donne à la mer un pouls, des artères, un cœur
même. Sont-ce de simples formes de style, des
comparaisons ? Point du tout. Il a (et c’est son gé-
nie), il a en lui un sentiment impérieux, invincible,
de la personnalité de la mer.
Voilà le secret de sa puissance, voilà ce qui à
ravi. Avant lui, c'était une chose pour tant de ma-
56 LE POULS DE LA MER.
rins qui traînaient sur ses eaux. Par lui, c'est une
personne ; ils y sentent {ous une violente et redou-
table maîtresse qu'on adore, qu'on veut dompter.
Il aime, il aime la mer. Mais, d'autre part, à
chaque instant, il se contient et s'arrête, craignant
de dépasser le cadre où il voudrait s’enfermer.
Comme Swammerdam, Bonnet, et tant de savants
illustres d’âme religieuse, 1l craint qu'en expli-
quant trop la Nature par elle-même, on ne fasse
tort à Dieu. Timidité peu raisonnable. Plus on
montre partout la vie, plus on fait sentir la grande
Ame, adorable unité des êtres par qui ils s’engen-
drent et se créent. Où donc serait le péril si l’on
trouvait que la mer, dans son aspiration constante
à l’existénce organisée, est la forme la plus éner-
gique de l'éternel Désir qui jadis évoqua ce globe
et toujours enfante en lui !
Cette mer salée comme du sang, qui a sa circula-
tion, qui a un pouls et un cœur (Maury nomme
ainsi l'équateur), où elle échange ses deux sangs, un
être qui a tout cela est-il sûr qu’il soit une chose,
un élément morganique ?
Voilà une grande horloge, une grande machine
à vapeur qui imite à s'y méprendre le mouvement
des forces vitales. Est-ce un jeu de la nature? ou
bien ne faut-il pas croire qu'il y a dans ces masses
un mélange d’animalité?
LE POULS DE LA MER. 97
Un fait énorme, qu'il pose, mais secondairement,
de profil, c'est que l'infini vivant de la mer, les
milliards de milliards d'êtres qu'elle fait et défait
sans cesse, absorbent le lait de vie, l'écume mé-
lée à ses eaux, leur Ôtent leurs sels divers, dont ils
se font, eux et leurs coquilles, etc., etc. Par là, ils
rendent cette eau dessalée, donc plus légère, par-
tant mobile et courante. Aux laboratoires puissants
d'organisation animale, comme celui de la mer des
Indes, celui de la mer de Corail, cette force, ailleurs
inoins remarquée, apparait ce qu'elle est, im-
inense. "
« Chacun de ces imperceptibles, dit Maury, change
l'équilibre de l'Océan ; ils l’harmonisent, et sont ses
compensaleurs. » —Est-ce assez dire ? ne seraient-
. ils pas ses moteurs essentiels, qui ont créé ses
LE $
grands courants, mis la machine en mouvement ?
Qui sait si ce circulus vilal de l'animalité marine
n'est pas le point de départ de tout le circulus phy-
sique, si la mer anunalisée ne donne pas le branle
éternel à la mer animalisable, non organisée encore,
mais ne demandant qu à l'être el fermentant de vie
prochaine ?
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VI
LES TEMPÈTES
« Il se fait de temps en temps des commotions
dans la mer qui semblent avoir pour but d'assurer
les époques de ses travaux. Ces phénomènes peu-
vent être considérés comme les spasmes de la
mer. » (Maurvy.)
Il entend par là spécialement les brusques mou-
vements qui paraissent venir du dessous, et qui,
dans les mers d'Asie, équivalent à de véritables
tempêtes. Les causes qu'il leur assigne sont di-
verses : l° la rencontre violente de deux marées,
de deux courants ; 2° la surabondance subite des
eaux de pluie à la surface; 5° la rupture et la fonte
rapide des glaces, etc. D’autres ajoutent l'hypo-
thèse des mouvements électriques, des souiève-
ments vol’aniques, qui peuvent se faire au fond.
Il est pourtant vraisemblable que le fond et la
60 LES TEMPÊTES.
grande masse des eaux sont assez paisibles. Autre-
ment, la mer serait impropre à remplir sa grande
fonction, de mère et nourrice des êtres. Maury
l'appelle quelque part une grande nourricerie. Un
monde d’êlres délicats, plus fragiles que ceux de
la terre, sont bercés, allaités de ses eaux. Cela
donne de son intérieur une idée très-douce, et
porte à croire que ces agilations si violentes ne
sont pas communes.
De sa nature, elle est généralement régulière,
soumise à de grands mouvements uniformes, pé-
riodiques. Les tempêtes sont des violences passa-
oéres que lui font les vents, les forces électriques
ou certaines crises violentes d’évaporation. Ge sont
des accidents qui se passent à la surface, et qui
ne révèlent nullement la vraie, la mystérieuse
personnalité de la mer. |
Juger d'un tempérament humain sur quelques
accès de fièvre, ce serait chose insensée. Combien
plus de juger la mer sur ces mouvements momeu-
tanés, extérieurs, qui paraissent n’affecter que des
couches de quelques centaines de pied!
Partoul où la. mer est profonde, sa vie continue
LES TEMPÊTES. 61
équilibrée, parfaitement balancée, calme et fé-
conde, toute à ses enfantements. Elle ne s'aperçoit
pas de ces petits accidents qui ne se passent qu’en
haut. Les grandes légions de ses enfants qui vivent
(quoi qu’on ait dit) au fond de sa paisible nuit et
ne remontent tout au plus qu'une fois par an vers
la lumitre et les tempêtes doivent aimer leur
grande nourrice comme l'harmonie elle-même.
Quoi qu'il en soit, ces accidents intéressent trop
la vie de l'homme pour qu'il ne mette pas tous ses
soins à les observer. Cela ne lui est pas facile. Il y
garde peu son sang-frord. Les descriptions les
plus sérieuses donnent des traits vagues et géné-
raux, fort peu ce qui fait pour chaque tempête son
originalité, ce qui l'individualise comme résultante
imprévue de mille circonstances obscures, impos-
sibles à démèler. L'observateur en süreté qui re-
yarde du rivage voit mieux sans doute, n élan
pas occupé de son péril. Mais peut-il juger de
l'ensemble autant que celui qui est au centre du
tourbillon et qui jouit de {ous côtés du terribie pa-
lorama ? |
62 LES TEMPÊTES.
Nous devons aux navigateurs, nous autres hom-
mes de terre, ce respect de tenir grand compte
des faits qu'ils attestent, de ce qu'ils ont vu et
souffert. Je trouve de très-mauvais goût la légè-
reté sceptique que des savants de cabinet ont
montrée relativement à ce que les marins nous di-
sent, par exemple, de la hauteur des vagues. Ils
plaisantent les navigateurs qui la portent à cent
pieds. Des ingénieurs ont cru pouvoir prendre me-
sure à la tempête, et calculer précisément que
l'eau ne monte guère à plus de vingt pieds. Un
excellent observateur nous assure tout au con-
traire avoir vu fort nettement, du rivage, en
sécurité, des entassements de vagues plus élevés
que les tours de Notre-Dame et plus que Mont-
maärtre même.
Il est trop évident qu’on parle de choses diffé-
rentes. De là la contradiction. S'il s'agit de ce qui
fait comme le champ de la tempête, son lit infé-
rieur, si l'on parle des longues rangées de vagues
qui roulent en lignes et gardent dans leur fureur
quelque régularité, le rapport des ingénieurs est
exact. Avec leurs crêtes arrondies et les vallées al-
ternatives qu’elles présentent tour à tour, elles dé-
ferlent au plus dans une hauteur de vingt à vingt-
cinq pieds. Mais les vagues qui se contrarient et qui
ne vont pas. ensemble s'élèvent à bien d'autres
LES TEMPÊTES, 65
hauteurs. Dans leur choc, elles prennent des forces
prodigieuses d'ascension, se lancent, et retombent
d'un poids d'une incroyable lourdeur, à assommer,
enfoncer, briser le vaisseau. Rien de lourd comme
l'eau de mer. Ce sont ces jets de vagues en lutte,
ces retombées épouvantables dont les marins par-
lent, phénomènes dont on ne peut nullement cal-
culer la grandeur réelle.
Dans un jour, non de tempête, mais d'émotion,
où l'Océan préludait par des gaietés sauvages, J'é-
tais tranquillement assis sur un beau promontoire
d'environ quatre-vingts pieds. Je m'amusais à le
voir, sur une ligne d’un quart de lieue, faire l'as-
saut de mon rocher, arrondir la verte crinière de
sa longue vague, la pousser comme à la course.
Elle frappait vaillamment, faisait trembler le pro-
montoire ; j'avais le tonnerre sous mes pieds. Mais
cette régularité se démentit tout à coup. Je ne sais
quelle vague d'ouest vint par le travers frapper ou-
trageusement ma grande vague régulière, qui me
venait du midi. Dans le conflit, tout à coup le soleil
me fut caché; sur mon promontoire si haut, ce fut,
non une vapeur irisée d'écume légère, mais bien
une grosse lame noire, qui bondit, tomba lour-
dement, m'enveloppa, me baigna; j'en restai
fortement mouillé. J'aurais voulu avoir là MM. les
académiciens et MM. les ingémeurs qui me-
64 LES TEMPÊTES.
_
surent si précisément les combats de l'Océan.
Il ne faut pas, assis chez soi, mettre en doute
légèrement la véracité de tant d'hommes intrépides,
endurcis et résignés, qui voient frop souvent la
mort pour avoir la vanité puérile d’exagérer leurs
dangers. Il ne faut pas non plus opposer les calmes
récits des navigateurs ordinaires, qui suivent les
grandes routes connues, aux tableaux, parfois
émus, des audacieux découvreurs qui les visitèrent
les premiers, qui relevèrent, décrivirent les ré-
cifs, les écueils, attentifs à voir de près et étudier
le péril, autant que le vulgaire marin, le roulier de
la mer, cherche à l'éviter. Les Cook, les Péron, les
Durville, et autres chercheurs, coururent de très-
réels dangers dans les eaux, moins fréquentées
alors, de la mer de Corail, de l'Australie, ete , obli-
gés d'affronter de près des bancs qui changent sans
cesse, des courants contrariés qui se croisent et
qui produisent d’affreuses luttes intérieures aux
passages étroits.
« Sans tempête, par le roulis seul, le vent
étant droit de l'arrière, une lamé qui vient de
travers fait des secousses si dures, que la cloche
LES TEMPÊTES. 65
du vaisseau se met à tinter d'elle-même, et, si ces
grands roulis duraient, avec leurs mouvements à
faux, il en serait détraqué, démembré et démoli.
« Aux acores du banc des Aiguilles, dit encore
Durwville, les lames atteignaient quatre-vingts, cent
pieds de hauteur. Jamais je ne vis une mer si
monstrueuse. Ces vagues ne déferlaient sur nous
heureusement que de leurs sommités, autrement
la corvette était engloutie.. Dans cet horrible com-
bat, elle resta immobile, ne sachant à qui entendre.
Par moments, les marins, sur le pont, étaient sub-
mergés. Affreux chaos qui ne dura pas moins de
quatre heures de nuit. un siècle à blanchir les
cheveux! ... — Telles sont les tempêtes australes,
siterribles, que, même sur terre, les naturels qui
les pressentent en sont épouvantés d'avance et se
cachent dans leurs cavernes. »
Quelque exactes, intéressantes, que soient ces
descriptions, je n’ai garde de les copier. Encore
moins m'enhardirais-je à imaginer, arranger les
choses que je n’aurais pas vues. Je ne dirai qu'un
mot des tempêtes que j'ai observées. J’y ai du
4,
66 LES TEMPÊTES.
moins saisi, je crois, les caractères différents qui
distinguent l'Océan et la Méditerranée.
Pendant la moitié d'une année passée à deux
lieues de Gênes, sur la plus jolie mer du monde,
la plus abritée, à Nervi, je n’eus qu'une petite tem-
pête de caprice qui dura peu, mais, dans ce court
moment, ragea avec une furie singulière. La voyant
mal de ma fenêtre, je sortis, et, par des ruelles
tortueuses, entre les hauts palazzi, je me hasardai
à descendre, non sur la plage (il n'y en a point),
mais sur une corniche de noires roches volcaniques
qui bordent le rivage, étroit sentier qui souvent
n’a pas trois pieds de large, et qui, montant, des-
cendant, souvent surplombant la mer, la domine
de trente pieds, parfois de quarante ou soixante.
On ne découvrait pas bien loin. Des tourbillons
continuels tiraient le rideau. On voyait peu; ce
qu'on voyait était borné et affreux. L'âpreté, les
angles cassants de cette côte de cailloux, ses
pointes et ses pics, ses rentrées subites et dures,
#mposaient à la tempête des sauts, des bonds, des
efforts incroyables, des tortures d'enfer. Elle grin-
çait d'écume blanche, et comme d’exécrables sou-
rires, à la férocité des laves qui, sans pitié, la bri-
saient. C'étaient des bruits insensés, absurdes ;
jamais rien de suivi; c'étaient des tonnerres dis-
cordants, de si aigres sifflements comme ceux des
LES TEMPÊTES. 67
machines à vapeur, qu'on se bouchait les oreilles.
Abasourdi d'un spectacle qui hébétait tous les sens,
. J'essayai de me ravoir; m'appuyant bien à un mur
qui rentrait el n'eût pas permis à la furieuse de
me prendre, je compris mieux ce tapage. Rude et
courte était la lame, et le plus dur du combat te-
nait à cette côte étrange, découpée si sèchement,
à ces angles cruels qui pointaient dans la tempête,
déchiraient le flot. La corniche par-dessous, ici et
là, l'enfonçait dans ses profondeurs tonnantes.
L'œil aussi était blessé autant que l'oreille au
contraste diabolique de cette neige éblouissante
fouettant dans ces laves si noires.
Au total, je le sentis, la mer, bien moins que
la terre, rendait la chose terrible. C'est le con-
traire sur l'Océan.
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VII
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859
La tempête que j'ai le mieux vue, c’est celle qui
sévit dans l'Ouest le 24 et le 25 octobre 1859, qui
reprit plus furieuse et dans une horrible gran-
deur le vendredi 28 octobre, dura le 29, le 50 et
le 31, implacable, infatigable, six jours et six
nuits, sauf un court moment de repos. Toutes nos
côtes occidentales furent semées de naufrages.
Avant, après, de très-graves perturbations baromé-
triques eurent lieu; les fils télégraphiques furent
brisés ou pervertis, les communications rompues.
Des années chaudes avaient précédé. On entra par
cette tempête dans une série fort différente de
temps froids et pluvieux. L'année 1860 elle-même,
jusqu'au jour où j'écris ceci, est livrée à la noyade
obstinée des vents d'ouest et de sud qui semblent
» >
70 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859.
vouloir nous jeter toutes les pluies de l'Atlantique
et du grand Océan austral.
J'observai cette tempête d’un lieu aimable et pai-
sible, dont le caractère très-doux ne faisait rien
attendre de tel. C'est le petit port de Saint-Georges,
près Royan, à l'entrée de la Gironde. Je venais d'y
passer cinq mois en grande tranquilité, me recueil-
lant, interrogeant mon cœur, y cherchant de quoi
répondre au sujet que j'ai traité en 1899, sujet si
délicat, si grave. Le lieu, le livre, se mêlent agréa-
blement dans mes souvenirs. Aurais-je pu l'écrire
ailleurs? je ne sais. Ce qui est sûr, c'est que le
parfum sauvage du pays, sa douceur sévère, les
senteurs d'amertume vivifiante dont ses bruyères
sont charmées, la flore des landes, la flore des
dunes, ont fait beaucoup pour ce livre et s'y re-
trouveront toujours.
La population du lieu allait bien à cette nature.
Rien de vulgaire, nulle grossièreté. Les agriculteurs
y sont graves, de mœurs sérieuses. Les marins sont
des pilotes, une petite tribu protestante, échappée
aux persécutions. Une honnêteté primitive (la ser-
rure n’est pas encore inventée dans ce village). Point
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 71
de bruit. Une modestie rare chez les hommes de mer,
la discrétion et le tact qu'on ne trouve pas toujours
dans les classes les plus élevées. Bien vu, et bien
voulu d'eux, je n'en eus pas moins la solitude né-
cessaire au travail. D'autant plus m'intéressais-je à
ces hommes et à leurs périls. Sans leur parler,
chaque jour je les suivais de mes vœux dans leur
métier héroïque. J'étais inquiet du temps, et me
demandais souvent, en observant le dangereux pas-
sage, si la mer, longtemps belle et douce, n'aurait
pas de cruels retours.
Ce lieu de danger n’est point triste. Chaque matin,
de ma fenêtre, je voyais en face les voiles blanches,
légèrement rosées de l’aurore, d’une foule de vais-
seaux de commerce qui attendent le vent pour sor-
tir. La Gironde, à cet endroit, n'a pas moins de
trois lieues de large. Avec la solennité des grandes
rivières d'Amérique, elle a la gaieté de Bordeaux.
Royan est un lieu de plaisir où l’on vient de tous
ces pays de Gascogne. Sa baie et celle de Saint-
Georges sont gratuitement régalées du spectacle
des jeux folâtres auxquels les marsouins se livrent
dans la chasse aventureuse qu'ils viennent faire en
pleine rivière et jusqu’au milieu des baigneurs. Ils
bondissent et se jettent en l'air à cinq ou six pieds
de l'eau. Il semble qu'ils sachent à merveille que
personne, en ce pays, ne se livre à la pêche, qu'à
72 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859.
ce lieu de grand combat où il s'agit à chaque heure
de diriger et sauver les vaisseaux, on ne songe
suère à convoiter l'huile d’un marsouin.
A celte gaieté des eaux, joignez la belle et unique
harmonie des deux rivages. Les riches vignes du
Médoc regardent les moissons de la Saintonge, son
agriculture variée. Le ciel n’a pas la beauté fixe,
quelquefois un peu monotone, de la Méditerranée.
Celui-ci est très-changeant. Des eaux de mer et des
eaux douces s'élèvent des nuages 1risés qui projet-
tent, sur le miroir d'où ils viennent, d’étranges
couleurs, verts clairs, roses et violets. Des créa-
lions fantastiques, qu’on ne voit un moment que.
pour les regretter, décorent de monuments bi-
zarres, d'arcades hardies, de ponts sublimes, par-
fois d’arcs de triomphe, la porte de l'Océan.
Les deux plages, demi-circulaires, de Royan et
de Saint-Georges, sur leur sable fin, donnent aux
pieds les plus délicats la plus douce promenade
qu'on prolonge sans se lasser dans la senteur des
pins qui égayent la dune de leur jeune verdure.
Les beaux promontoires qui séparent ces plages, et
les landes de l'intérieur, vous envoient, même de
loin, de salubres émanations. Celle qui domine
aux dunes est quelque peu médicale, c'est l'odeur
micllée des nnunortelles, où semble se concentrer
tout le soleil et la chaleur des sables. Aux landes,
LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859. 75
Meurissent les amers, avec un charme pénétrant
qui réveille le cerveau, ravive le cœur. C’est le
thym et le serpolet, c’est la marjolaine amoureuse,
” c'est la sauge bénie de nos pères pour ses grandes
vertus. La menthe poivrée, et surtout le petit œillet
sauvage, ont les parfums les plus fins des épices
de l'Orient.
Il me semblait que, sur ces landes, les oiseaux
chantaient mieux qu'ailleurs. Jamais je ne trouvai
une alouette comme celle que j'entendis en juillet
sur le promontoire de Vallière. Elle montait dans
l'esprit des fleurs, montait dorée du soleil qui
se couchait sur l'Océan. Sa voix qui venait de si
haut (elle était peut-être à mille pieds), pour être
tellement puissante, n'était pas moins modeste et
douce. C'est au nid, à l'humble sillon, aux petits
qui la regardaient, qu’elle adressait visiblement ce
chant agreste et sublime; on eût dit qu'elle inter-
prétait en harmonie ce beau soleil, cette gloire où
elle planait, sans orgueil, les encourageant, et di-
sant ! « Montez, mes petits. »
De tout cela, chants et parfum, air doux et mer
adoucie par l’eau de la belle rivière, se compose
une harmonie infiniment agréable, toutefois sans
grand éclat. La lune m'y paraissait lumineuse sans
vive clarté, les étoiles très-visibles, mais peu scm-
tillantes. Climat heureux, tout humain, et qui se-
5
+
74 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859.
rait voluptueux, s’il ne s'y méêlait je ne sais quoi
qui fait réfléchir, éloigne de la rêverie et ramène à
la pensée.
Pourquoi? Sont-ce les sables mouvants, les dunes
changeantes, les calcaires croulants et pleins de
fossiles, qui vous avertissent de la mobilité univer-
selle? Est-ce le souvenir silencieux, mais nulle-
ment effacé, des persécutions protestantes? C'est
aussi, et bien plus encore, la solennité du pas-
sage, la fréquence des naufrages, la proximité
d'une mer terrible entre toutes, qui rend l'inté-
rieur sérieux.
Un grand mystère se passe à ce point solennel,
un traité, un mariage, mais bien autrement impor-
tant qu'aucun hymen royal. Mariage, il est vrai,
de raison entre époux peu assortis. La dame des
eaux du Sud-Ouest, doublée de Tarn et de Dor-
dogne, poussée de ses violents frères les torrents
des Pyrénées, elle vient, cette aimable et souve-
raine Gironde, s'offrir à son époux gigantesque, le
vieil Océan. Mais nulle part il n’est plus dur, plus
rébarbatf. La triste barrière des boues de Cha-
rente, puis la longue ligne des sables qui l'ar-
LA LEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 75
rêtent cinquante lieues, le mettent de mauvaise
humeur. Quand il n'amoneelle pas sa fureur con-
tre Bayonne et Saint-Jean-de-Luz, il bat la pauvre
Gironde. Elle ne sort pas, comme la Seine, abritée
de plusieurs côtés. Elle tombe tout droit en face
de l'Océan illimité. Le plus souvent il la rem-
barre. Elle recule; elle se jette à droite, à gau-
che. Elle se cache et dans les marais de Samntonge,
et jusque sous les vignes du Médoc, communiquant
à ses vins les qualités sobres et froides qui sont
l'esprit de ses eaux,
Maintenant, imaginez des hommes assez hardis
pour se jeter, au grand débat, entre ces époux,
pour aller dans une barque, affrontant les coups
qu'ils se portent, chercher le vaisseau timide qui
attend à l'embouchure et n'ose s'aventurer. C'est
la vie de mes pilotes, modeste, mais si glorieuse,
quand on saura la raconter.
Il est facile à comprendre que le vieux roi des
naufrages, l'antique thésaüriseur de tant de biens
submergés, ne sait nul gré aux indiscrels qui
viennent lui disputer sa proie. Si parfois 1l les
laisse faire, souvent aussi, malicieux, sournois, 1l
les atteint, se venge, charmé de noyer un pilote
plus que d'engloutir deux vaisseaux.
Il y avait pourtant quelque temps qu’on ne par-
lait point d'accident. L'été, fort chaud, de 1899,
76 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859.
ne présenta guère de sinistres en ces parages
qu'une barque brisée en juin. Mais je ne sais
quelle agitation faisait prévoir des malheurs. Sep-
tembre vint, et octobre. Le monde brillant des
visiteurs, qui ne veut de la mer que ses sourires,
déjà s'était éclipsé. Je restai, attaché là par mon
travail inachevé, et aussi par l'attrait étrange
qu'ont ces saisons intermédiaires.
On remarquait des vents changeants, bizarres,
et qu'on ne voit guère : exemple, un vent brülant
de l’est, un souffle d'orage venant du côté toujours
serein. Les nuits étaient parfois chaudes (et plus
en septembre qu’en août), sans sommeil, agitées,
nerveuses ; le pouls était fort, ému sans cause ap-
parente, l'humeur inégale.
Un jour que nous étions assis dans les pinadas,
battus par le vent, un peu garantis pourtant par la
dune, nous entendimes une jeune voix, singulière-
ment claire et perçante; d'un fin et fort timbre
d'acier. C'était pourtant une très-jeune fille, fort
petite, de profil austère. Elle passait avec sa
mère, et chantait de toutes ses forces des paroles
d'une vieille chanson. Nous les priâmes de s’as-
seoir et de la chanter tout du long.
Ce petit poëme rustique disait merveilleusement
le double esprit de la contrée. La Saintonge est
agricole, aime le foyer. Ce ne sont pas là les Bas-
LS
LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859. ed
ques, leur esprit d'aventures. Mais, malgré ses
goûts sédentaires, elle se fait maritime, se lance
dans les hasards. Pourquoi? La légende l'ex-
plique :
La jolie fille d’un roi, qui s'amuse à laver son
linge, comme la Nausicaa de l'Odyssée, a laissé al-
ler son anneau à la mer; le fils de la côte s’y jette
pour le chercher, mais se noie. Elle pleure, et elle
est changée dans le romarin du rivage, si amer et
si parfumé.
Cette ballade du naufrage, chantée à ce temps
critique dans cette forêt gémissante d'orage im-
minent, m'émut, me charma, mais en fortifiant
mon pressentiment intérieur.
Chaque fois que j'allais à Ro yan, je pouvais atten-
dre qu'en ce petit voyage, qui n'est que de quelques
heures, l'orage me surprendrait sur la route sans
abri. Il pesait sur moi dans les vignes de Saint-
Georges et la lande du promontoire que je gravissais
d'abord. Il pesait, plus lourd encore, dans la grande
plage circulaire de Royan que je suivais. La lande,
quoiqu'en octobre, avait tous ses parfums sau-
vages, et ils me semblaient par moments plus péné-
18 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859.
trants que jamais. Sur la plage, encore paisible, le
vent me soufflait au visage, tiède et doux, et, non
moins douce, de ses caresses suspectes, la mer
venait lécher mes pieds. Je ne m'y laissais pas
prendre, et je me doutais assez de ce que tous deux
préparaient.
Pour prélude, après des soirées fort belles, écla-
taient dans la nuit d’effroyables coups de vent.
Cela revint plusieurs fois, et spécialement le 26.
Cette nuit-là, je ne doutai pas qu'il n’y eût de
grands sinistres. Nos marins étaient sortis. Dans
ces longues fluctuations de la crise équinoxiale,
on attend d'abord un peu; puis, les choses se
prolongeant, le devoir et le métier parlent; om
passe outre et l'on se hasarde, au risque d'un coup
subit. J'en eus l'impression très-forle. Je me dis :
« Quelqu'un périt. »
Cela n’était que trop vrai.
Sur une barque de pilote qui allait, malgré le
gros temps, tirer un vaisseau du danger de Ja
passe, un malheureux fut enlevé, et la barque,
près de périr elle-même, ne put jamais le repren-
dre. Il laissait trois enfants et une femme enceinte.
Cequile rendait encore particulièrement regrettable,
c'est que cet homme excellent, par un amour géné-
reux qui n'est pas rare chez les marins, avait juste-
ment épousé une pauvre fille incapable de travail, qui
r
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE i59. 79
par accident avait perdu plusieurs phalanges des
doigts. Terrible situation : elle est infirme, enceinte
et veuve.
On faisait une collecte, et j’allai porter à Royan
ma petite offrande. Un pilote que je rencontrai
parla de l'événement avec une vraie douleur :
« Tel est notre métier, monsieur; c’est surtout
quand la mer est mauvaise que nous devons sor-
ür. » Le commissaire de la marine, qui a en main
les registres des vivants et des morts, et connait
mieux que personne la destinée de ces familles, me
parut aussi triste et inquiet. On sentait bien que
ceci n'était qu'un commencement.
Je me remis en route par la plage, et j'eus le
loisir, dans ce trajet assez long, d'observer, d’étu-
dier, dans une zone de nuages qui, je crois, pou-
vait s'étendre, en tous sens, à huit ou dix lieues.
À ma gauche, la Saintonge, dont je suivais le rivage,
attendait morne et passive. A ma droite, le Médoc,
dont le fleuve me séparait, était dans un calme
sombre. Derrière moi, venant de l’ouest, de l'Océan,
montait un mondede nuages noirs. Mais, devant moi,
un vent de terre soufflait contre eux (de Bordeaux.
Ce vent descendait la Gironde, et l’on eût pu espérer
que la puissante rivière, par ce grand courant pro-
tecteur, repousserait le rideau lugubre que l'Océan
élevait.
£0 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859.
Encore dans l'incertitude, je regardai derrière
moi, et consultai Cordouan. Il me parut, sur son
écueil, d'une pâleur fantastique. Sa tour semblait
un fantôme qui disait : « Malheur! malheur ! »
Je calculai mieux la situation. Je vis très-bien
que le vent de terre non-seulement serait vaincu,
mais qu'il était l'auxiliaire de son ennemi. Ce
vent de terre soufflait très-bas sur la Gironde, en-
fonçait, abattait tout obstacle inférieur, aplamis-
sait par-dessous la voie aux hauts nuages sombres
qui partaient de l'Océan ; il leur faisait comme un
rail glissant, sur lequel montés ils venaient d’au-
tant plus vite. En peu de temps, tout fut fini du
côté de la terre, tout souffle cessa, tout s’éteigmit
en teintes grises ; sans obstacle régnèrent les vents
supérieurs.
Quand j'arrivai dans les vignes de Vallière, près
de Saint-Georges, beaucoup de gens étaient aux
champs, achevant en hâte ce qu'ils avaient à faire,
et pensant que de longtemps on ne pourrait tra-
vailler. Les premières gouttes de pluie tombaient,
mais en un moment il fallut fuir à la maison.
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 81
J'avais bien vu des orages. J'avais lu mille des-
criptions de tempêtes, et je m'attendais à tout. Mais
rien ne faisait prévoir l'effet que celle-ci eut par sa
longue durée, sa violence soutenue, par son im-
placable uniformité. Dès qu'il y a du plus ou du
moins, une halte, un crescendo mème, enfin une
variation, l'âme et les sens y trouvent quelque
chose qui détend, distrait, qui répond à ses besoins
impérieux de changement. Mais ici, cinq jours
et cinq nuits, sans trêve, sans augmentation ni di-
minution, ce fut la même fureur et rien ne changea
dans l'horrible. Point de tonnerre, point de com-
bats de nuages, point de déchirement de la mer. Du
premier coup, une grande tente grise ferma l'hori-
zon en tous sens ; on se trouva enseveli dans ce lin-
ceul d'un morne gris de cendre, qui n'ôtait pas
toute lumière, et laissait découvrir une mer de
plomb et de plâtre, odieuse et désolante de mono-
tonie furieuse. Elle ne savait qu'une note. C'était
toujours le hurlement d’une grande chaudière qui
bout. Aucune poésie de terreur n’eût agi comme
cette prose. Toujours, toujours le même son : Heu!
heu ! heu ! ou Uh! uh! uh!
Nous habitions sur la plage. Nous étions plus que
spectateurs de cette scène ; nous y étions mêlés. La
mer par moments venait à vingt pas. Elle ne frap-
. pait pas un coup que la maison ne tremblät. Nos
5
82 LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 18359.
fenêtres recevaient (heureusement un peu de côté)
l'immense vent du sud-ouest qui apportait un tor-
rent, non, mais un déluge, l'Océan soulevé en pluie.
Du premier jour, en grande hâte, et non sans beau-
coup de peine, il fallut fermer les volets, allu-
mer les bougies si l'on voulait voir en plein jour.
Dans les pièces qui regardaient la campagne, le
bruit, la commotion, étaient tout aussi sensibles. Je
persistais à travailler, curieux de voir si cette force
sauvage réussirait à opprimer, entraver un libre
esprit. Je maintins ma pensée active, maitresse
d'elle-même. J'écrivais et je m'observais. A la
longue seulement la fatigue et la privation de som-
meil blessaient en moi une puissance, la plus déli-
cale de l'écrivain, je crois, le sens du rhythme. Ma
phrase venait inharmonique. Cette corde, dans
mon imstrument, la première se trouva cassée.
Le grand hurlement n'avait de variante que les
voix bizarres, fantasques, du vent acharné sur
nous. Cette maison lui faisait obstacle; elle état
pour lui un but quil assaillait de cent manières.
C'était parfois le coup brusque d'un maître qui
frappe à la porte; des secousses, comme d'une
main forie pour arracher le volet; c'étaient des
plaintes aiguës par la cheminée, des désolations de
ne pasentrer, des menaces si l'on n'ouvraii pas, en-
x fin des emportements, d’effrayantes tentatives d'en-
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 89
lever le toit. Tous ces bruits étaient couverts pour-
tant par le grand Heu! heu! Tant celui-ci était im-
mense, puissant, épouvantable ! Le vent nous sem-
blait secondaire. Cependant 1l réussissait à faire
pénétrer la pluie. Notre maison (j'allais dire notre
vaisseau) faisait eau. Le grenier, percé par places,
versait des ondées.
Chose plus sérieuse! la furie de l'ouragan, par un
effort désespéré réussit à desceller le gond d’un
volet, qui dès lors, quoique fermé encore, frémit,
branla, s’agita. Il fallut le consolider en le liant
fortement par ses ferrures à celui qui tenait mieux,
et pour cela on dut hasarder d'ouvrir la fenêtre. Au
moment où je l’ouvris, quoique abrité par les vo-
lets, je me sentis comme dans un tourbillon, demi-
sourd par l’horrible force d’un bruit égal au canon,
d'un coup de canon permanent qu'on m'eût, sans
interruption, tiré sous l'oreille. Fapercevais, par
les fentes, une chose qui donnait la mesure de ces
forces imcalculables. C'est que les vagues, croisées
el brisées contre elles-mêmes, souvent ne pouvaient
retomber. La rafale, par-dessous, les enlevait
ccmme une plume, ces pesantes masses, les faisait
fuir par la campagne. Qu’eût-ce été si, nos volets
s'arrathant, la fenêtre s’enfonçant, le vent eût em-
barqué chez nous ces grosses lames qu'il soulenait,
poussait avec la roïideur d’une trombe, qu'il portes
84 LA TEMPÊTE D’'OCTOBRE 1859.
à travers les champs, terribles et toutes bran-
dies ?.…
Nous avions la chance bizarre de faire naufrage
sur terre. Notre maison, si avancée, pouvait voir
son toit emporté, ou tout un étage peut-être. C'était
l'inquiétude des gens du village, comme ils nous le
dirent, leur pensée de chaque nuit. On nous conseil-
lait de quitter. Mais nous supposions toujours que
cette tempête si longue aurait une fin pourtant, et
nous disions toujours : « Demain. »
Les nouvelles qui venaient par terre ne nous
apprenaient que naufrages. Tout près de nous, le
90 octobre, un navire qui venait de la mer du Sud
avec une trentaine d'hommes périt à la passe
même. Après avoir évité les rocs, les écueils, il
était venu en face d'une petite plage de fin sable,
où les femmes se baignent. Eh bien, sur cette
douce plage, enlevé par le tourbillon et sans
doute à grande hauteur, il retomba d’un poids
épouvantable, fut assommé, éreinté, disloqué. IL
resta là comme un corps mort. Qu'étaient devenus
les hommes : on n’en trouva aucune trace. On sup-
posa que peut-être tous avaient été balayés du pont.
Ce tragique événement en faisait supposer bien
d’autres, et l’on ne rêvait que malheurs. Mais la
mer n'avait pas l'air d'en avoir encore assez. Tout
le monde était à bout; elle, non. Je voyais nos pilotes
LA TEMPÊTE D'OCTOBRE 1859. 85
se hasarder derrière un mur qui les couvrait du sud-
ouest, observer soucieusement, secouer la tête. Nul
vaisseau, par bonheur pour eux, n'osa entreprendre
d'entrer el ne réclama leur secours. Autrement, ils
étaient là, prêts à donner leurs vies.
Moi aussi, je regardais insatiablement cette
mer, Je la regardais avec haine. N'étant pas en
danger réel, je n’en avais que davantage l'ennui
et la désolation. Elle était laide, d’affreuse mine.
Rien ne rappelait les vains tableaux des poëtes.
Seulement, par un contraste étrange, moins je
me sentais bien vivant, plus, elle, elle avait l'air
de vivre. Toutes ces vagues électrisées par un si
furieux mouvement avaient pris une animation,
et comme une âme fantastique. Dans la fureur
générale, chacune avait sa fureur. Dans l'unifor-
mité totale (chose vraie. quoique contradiclioire),
il y avait un diabolique fourmillement. Était-ce la
faute de mes veux et de mon cerveau fatigué? ou
bien en était-il ainsi? Elles me faisaient l'effet
d'un épouvantable mob, d'une horrible populace,
non d'hommes, mais de chiens aboyants, un mil-
lion, un milliard de dogues acharnés, ou plutôt
fous. Mais que dis-je? des chiens, des dogues?
ce n’était pas cela encore. C'étaient des apparitions
- exécrables et innomées, des bêtes sans yeux ni
oreilles, n'ayant que des gueules écumantes.
86 LA TEMPÊTE D’OCTOBRE 1859.
Monstres, que-voulez-vous donc? n’êtes-vous pas
soûls des naufrages que j'apprends de tous côtés :
que demandez-vous ? — « Ta mort et la mort uni-
verselle, la suppression de la terre, et le retour au
chaos. »
VIET
LES PHARES
impétueuse est la Manche, dans son détroit où
s’engouffre le flux de l'océan du Nord. Apre est la
mer de Bretagne, dans les remous violents de ses
découpures basaltiques. Mais le golfe de Gascogne,
de Cordouan à Biarritz, est une mer de contradic-
tions, une énigme de combats. En allant vers le
midi, elle devient tout à coup extraordinairemerit
profonde, un abime où l'eau s’engouffre. Un ingé-
mieux naturaliste la compare à un gigantesque en-
tonnoir qui absorberait brusquement. Le flot,
échappé de jà sous une pression épouvantable,
remonte à des hauteurs dont nos mers ne donnent
aucun autre exemple,
La houle du Nord-Ouest est le moteur de la ma-
88 LES PHARES.
chine. Si elle est un peu plus nord, elle pousse au
fond du golfe, va écraser Saint-Jean-de-Luz. Et, si
elle est plus ouest, elle refoule la Gironde ; elle
coiffe d'horribles lames l'infortuné Cordouan.
On ne connait pas assez ce respectable person-
nage, ce martyr des mers. Il est, entre tous les
phares, je crois, l'aîné de l’Europe. Un seul peut
disputer avec lui d’antiquité, la célèbre Lanterne
de Gênes. Mais la différence est grande. Celle-
ci, qui couronne un fort, assise bien tranquille-
ment sur un bon et ferme roc, peut sourire de
tous les orages. Cordouan est sur un écueil que
l'eau ne quitte jamais. L’audace, en vérité, fut
orande de bâtir dans le flot même, que dis-je? dans
le flot violent, dans le combat éternel d’un tel
fleuve et d'une telle mer.
Il en reçoit à chaque instant ou de tranchants
coups de fouet, ou de lourds soufflets qui ton-
nent sur lui comme ferait le canon. C'est un as-
saut éternel. Il n'est pas jusqu'à la Gironde, qui,
poussée par le vent de terre, par les torrents des
Pyrénées, ne vienne aussi par moments battre ce
portier du passage, comme s’il était responsable des
obstacles que lui oppose l'Océan qui est au delà.
Il est cependant lui seul la lumière de cette mer.
Celui qui manque Cordouan, poussé par le vent du
Nord, a à craindre; il pourra manquer encore
LES PHARES. 89
Areachon. Cette mer, la plus terrible, est aussi
la mer ténébreuse. La nuit, nul signe qui guide,
nul point de repère.
Pendant six mois de séjour que nous fimes sur
cette plage, notre contemplation ordinaire, je dirai
presque notre société habituelle, était Cordouan.
Nous sentimes combien cette position de gardien
des mers, de veilleur constant du détroit, en fai-
saient une personne. Debout sur le vaste horizon
du couchant, il apparaissait sous cent aspects variés.
Parfois, dans une zone de gloire, il trromphait sous
le soleil ; parfois, pâle et indistinct, 1l flottait dans
le brouillard et ne disait rien de bon. Au soir,
quand 1l allumait brusquement sa rouge lumière et
lançait son regard de feu, il semblait un inspecteur
zélé qui surveillait les eaux, pénétré et inquiet de
sa responsabilité. Quoiqu'il arrivât de la mer, tou-
jours on s’en prenait à lui. En éclairant la tempête,
il en préservait souvent, et on la lui attribuait.
C'est ainsi que l'ignorance traite trop souvent le
génie, l'accusant des maux qu'il révèle. Nous-
mêmes, nous nétions pas justes. S'il tardat à
s’allumer, s'il venait du mauvais temps, nous
l’accusions, nous le grondions. « Ah! Cordouan,
Cordouan, ne sauras-tu donc, blanc fantôme, nous
amener que des orages? »
A
LE
90 LES PHARES.
Ce fut lui pourtant, je crois, qui dans la tempête
d'octobre sauva nos trente hommes. Le vaisseau
fut brisé, mais ils échappèrent. |
C'est beaucoup de voir son naufrage, d'échouer
en pleine lumière, en connaissance du lieu, des
circonstances et des ressources qui restent. « Grand
Dieu, s’il faut périr, fais-nous périr au jour! »
Quand le vaisseau, emporté de la haute mer par
cette houle furieuse, arriva la nuit près des côtes,
il avait mille chances pour une de ne pas entrer en
Gironde. À sa droite, la pointe lumineuse de Grave
lui dit d'éviter le Médoc; à sa gauche, le petit phare
de Saint-Palais lui fit voir le dangereux roc de la
Grand’Caute du côté de la Saintonge. Entre ces feux
blancs et fixes éclatait sur l’écueil central le rouge
éclair de Cordouan, qui, de minute en minute,
montre le passage. |
Par un effort désespéré, 1l passa, mais ce fut
tout. Le vent, la lame, le courant, l'accablèrent à
Saint-Palais. La trinité secourable des trois feux
s'y réverbérait; les trente virent où ils étaient,
qu'ils allaient tomber sur le sable, et qu'ils
avaient chance de vie s'ils quittaient à temps le
vaisseau. Ils se tinrent prêts à s’élancer, se fièrent
à l'ouragan, à la fureur même du vent. Il les traita
en effet précisément comme ces lames qu’ilemporte
dans les terres sans leur permettre le retour. Heur- -
LES PHARES. 1
tés, froissés, ils allèrent tomber je ne sais où, mais
enfin ils tombèrent vivants.
Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux
sauvent les phares? La lumière, vue dans ces
nuits horribles de confusion, où les plus vaillants
se troublent, non-seulement montre la route, mais
elle soutient le courage, empêche l'esprit de s’é-
garer. C'est un grand appui moral de se dire dans
le danger suprême : « Persiste! encore un cf
fort !.. Si le vent, la mer, sont contre, tu n'es
pas seul ; l'Humanité est là qui veille pour toi. »
Les anciens, qui suivaient les côtes et les regar-
daient sans cesse, avaient, encore plus que nous,
besoin de les éclairer. Les Étrusques, dit-on, com-
mencèrent à entretenir des feux de nuit sur les
pierres sacrées. Le phare était un autel, un temple;
une colonne, une tour. Les Celtes en élevèrent
aussi ; de très-importants dolmen existent précisé-
ment aux points favorables d'où l'on peut le mieux
voir des feux. L'empire romain avait illuminé, de
promontoire en promontoire, toute la Méditer-
ranée.
92 LES PHARES.
La grande terreur des pirates du Nord, la vie
itremblante du sombre moyen âge , font éteindre tout
cela. On n’a garde d'aider aux descentes. La mer
est un objet de crainte. Tout vaisseau est un en-
nemi, et, s'il échoue, une proie. Le pillage du nau-
fragé est un revenu du seigneur : c’est le noble droit
de bris. On sait ce comte de Léon enrichi par son
écueil, « pierre précieuse, disait-il, plus que celles
qu'on admire aux couronnes des rois. »
De nos jours, innocemment, les pêcheurs ont
souvent causé des naufrages en allumant au rivage
des feux qu'on voyait de la mer. Les phares même
en ont causé tant qu'on put les confondre entre
eux. Un feu pris pour un feu voisin provoqua par-
fois d'horribles méprises.
C'est la France, après ses grandes guerres, qui
prit l'initiative des nouveaux arts de la lumière
et de leur application au salut de la vie humaine.
Armée du rayon de Fresnel (une lampe forte comme
quatre mille, et qu'on voit à douze lieues), elle se
fit une ceinture de ces puissantes flammes qui
entre-croisent leurs lueurs, les pénètrent l’une par
l'autre. Les ténèbres disparurent de la face de nos
mers. |
Pour le marin qui se dirige d’après les constel-
lations, ce fut comme un ciel de plus qu'elle fit
LES PHARES. 95
descendre. Elle créa à la fois planètes, étoiles fixes
et satellites, mit dans ces astres inventés les nuan-
ces et les caractères différents de ceux de là-haut.
Elle varia la couleur, la durée, l'intensité de leur
scintillation. Aux uns, elle donna la lumière tran-
quille, qui suffit aux nuits sereines; aux autres,
une lumière mobile, tournante, un regard de feu
qui perce aux quatre coins de l'horizon. Ceux-ci,
comme les mystérieux animaux qui illuminent la
mer, ont la palpitation vivante d’une flamme qui
flamboie et pâlit, qui jaillit et qui se meurt. Dans
les sombres nuits de tempêtes, ils s'émeuvent,
semblent prendre part aux convulsions de l'Océan,
et, sans s'étonner, ils rendent feu pour feu aux
éclairs du ciel.
Il faut songer qu'à cette époque (1826), et en
1830 encore, toute la mer était ténébreuse. Très-
peu de phares en Europe. Nul en Afrique que celui
du Cap. Nul en Asie que Bombay, Calcutta, Madras.
Pas un dans l'énorme étendue de l'Amérique du
Sud. Depuis, toutes les nations ont suivi, mité la
France. Peu à peu la lumière se fait.
93 LES PHARES.
Je voudrais pouvoir ici accomplir avec vous en
une nuit la circumnavigalion de notre Océan, entre
Dunkerque et Biarritz, et la revue des grands pha-
res. Mais elle serait bien longue.
Calais, de ses quatre phares de feux de couleurs
différentes, qu'on doit voir de Douvres même, fait
à l'Angleterre, au monde qui passe par l’Angle-
terre, des signes hospitaliers. Le beau golfe de la
Seine, entre la Hève et Barfleur, illuminé de pha-
res amis, ouvre le Havre à l'Amérique et la reçoit
directement au foyer, au cœur de la France.
Elle-mème s'avance en mer pour recueillir les
vaisseaux, éclairant d’un soin admirable toutes les
pointes de la Bretagne. A l'avant-garde de Brest, à
Saint-Matthieu, à Penmark, à l'ile de Sen, tout est
couronné de feux, — tous différents, par éclairs de
minutes ou de secondes, — qui disent au naviga-
teur : « Gare! Observe ce rocher. Fuis cet écueil.…
Tourne ici... Bon! te voilà dans le port. »
Notez que toutes ces tours, élevées aux lieux.
24
dangereux, bâties souvent sur les brisants et dans
les tempêtes même, posaient à l'art le problème
de l’absolue solidité. Plusieurs s'élèvent à des hau-
à
je
“r
.
LES PHARES. 95
teurs immenses. L'architecture du moyen âge,
dont on parle tant, ne se hasardait à bâtir si haut
qu'en donnant à l'édifice des soutiens extérieurs,
contre-forts, arcs-boutants, et, vers la pointe des
tours, elle ne se fiait plus à la pierre, mais appe-
lait le secours peu artiste des crampons de fer qui
relaient les pierres entre elles. C'est ce qu’on peut
voir aisément à la flèche de Strasbourg, Nos con-
structeurs méprisent ces moyens. Le phare des
Héaux, récemment bâti par M. Reynaud sur le
dangereux écueil des Épées de Tréguier, a la sim-
plicité sublime d'une gigantesque plante de mer.
Il n’a que faire des contre-forts. Il enfonce dans
la roche vive ses fondements taillés au ciseau. Sur
une base de soixante pieds en largeur, il dresse sa
colonne de vingt-quatre pieds de diamètre. $es
larges pierres de granit sont encastrées l’une dans
l'autre. De plus, pour les parties basses, les assises
sont reliées par des dés (aussi de granit) qui pé-
nêtrent à la fois dans des pierres superposées.
Le tout est taillé si juste, que le ciment est su-
perflu. Du bas au haut, toute pierre mordant ainsi
dans sa voisine, le phare n’est qu’un bloc unique,
plus un que son rocher même. La lame ne sait où
se prendre. Elle bat, elle rage, elle glisse. Dans ses
grands coups de tonnerre, tout ce qu'elle gagne,
c'est que le phare branle et s'incline quelque peu.
NN
à
96 LES PHARES.
Mais cela n'a rien d’alarmant. On retrouve cette
ondulation dans les plus anciennes, les plus solides
tours.
Donc, au lieu de tristes bastions qui jadis me-
naçalent la mer, comme ceux que j'ai vus encore
élevés contre les Barbaresques, la civilisation mo-
derne bâtit les tours de la paix, de la bienveillante
hospitalité. Beaux et nobles monuments, parfois
sublimes aux yeux de l’art, et toujours touchants
pour le cœur. Leurs feux de toutes couleurs, où se
retrouvent l'or, l'argent des étoiles, offrent un fir-
mament secourable qu’une Providence humaine a
organisé sur la terre. Lorsque nul astre ne paraît,
le marin voit encore ceux-ci, et reprend courage,
en y revoyant son étoile, l’étoile de la Fraternité.
On aime à s'asseoir près des phares, sous ces M
feux amis, vrai foyer de la vie marine. Tel d’entre
eux, et des moins anciens, est vénérable déjà pour
les hommes qu'il a sauvés. Plus d'un souvenir s'y
LES PHARES 97
rattache; des traditions les entourent, de belles
légendes, mais vraies. Deux générations sont assez
pour qu'ils deviennent antiques, sacrés du temps.
La mère dira souvent à la jeune famille : « Celui-ci
sauva votre aïeul, et, sans lui, vous n'étiez pas
nés. »
Que de visites ils reçoivent de la femme inquiète
qui épie le retour! Le soir, et même la nuit, vous
la trouveriez là assise, attendant et demandant que
la secourable lumière qui brille là-haut ramène
l’absent, le mette au port.
Les anciens, fort justement, dans ces pierres sa-
crées, honoraïient l’autel des dieux sauveurs de
l’homme. Pour le cœur en pleine tempête, qui
tremble et espère, la chose n’a pas changé, et
dans l'obscurité des nuits, celle qui pleure et qui
prie y voit l'autel et le dieu même.
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LIVRE DEUXIEME
LA GENÈSE DE LA MER
FECONDITE
Dans la nuit de la Saint-Jean (du 24 au 25 juin),
cinq minutes après minuit, la grande pêche du ha-
reng s'ouvre dans les mers du Nord. Des lueurs
phosphorescentes ondulent ou dansent sur les flots.
« Voilà les éclairs du hareng, » c'est le signal con-
sacré qui s'entend de toutes les barques. Des profon-
deurs à la surface un monde vivant vient de monter,
suivant l'attrait de la chaleur, du désir et la lumière.
Celle de la lune, pâle et douce, plait à la gent ti-
mide ; elle est le rassurant fanal qui semble les en-
hardir à leur grande fête d'amour. [ls montent, ils
montent tous d'ensemble, pas un ne reste en ar-
rière. La sociabilité est la loi de cette race; on ne
les voit jamais qu’ensemble. Ensemble ils vivent
6.
192 FÉCO NDITÉ.
ensevelis aux ténébreuses profondeurs ; ensemble
ils viennent au printemps prendre leur petite part
du bonheur universel, voir le jour, jouir et mourir.
Serrés, pressés, ils ne sont jamais assez près l’un
de l'autre; ils naviguent en bancs compactes.
« C'est (disaient les Flamands) comme si nos dunes
se mettaient à voguer. » Entre l'Écosse, la Hol-
lande et la Norvège, 1l semble qu'une ile immense
se soit soulevée, et qu'un continent soit près
d'émerger. Un bras s'en détache à l’est et s'engage
dans le Sund, emplit l'entrée de la Baltique. A cer-
tains passages étroits, on ne peut ramer ; la mer est
solide. Millions de millions, milliards de milliards,
qui osera hasarder de deviner le nombre de ces lé-
gions ? On conte que jadis, près du Havre, un seul
pêcheur en {rouva un matin dans ses filets huit cent
mille. Dans un port d'Écosse, on en fit onze mille
barils dans une nuit.
Ils vont comme un élément aveugle et fatal, et
nulle destruction ne les décourage. Hommes, pois-
sons, tout fond sur eux ; ils vont, ils voguent tou-
jours, Il ne faut pas s’en étonner : c'est qu’en nawi-
guant ils aiment. Plus on en tue, plus ils produisent
et mulüiplient chemin faisant. Les colonnes épaisses,
profondes, dans l'électricité commune, flottent li-
vrées uniquement à la grande œuvre du bonheur.
Le tout va à l'impulsion du flot et du flot électrique.
FÉCONDITÉ. 105
Prenez dans la masse au hasard, vous en trouvez de
féconds, vous en trouvez qui le furent et d’autres
qui voudraient l'être. Dans ce monde, qui ne con-
naît pas l’union fixe, le plaisir est une aventure,
l'amour une navigation. Sur toute la route, ils
épanchent des torrents de fécondité.
À deux ou trois brasses d'épaisseur, l'eau dispa-
raît sous l'abondance incroyable du flux maternel
où nagent les œufs du hareng. C'est un spectacle,
au lever du soleil, de voir aussi loin qu’on peut
voir, à plusieurs lieues, la mer blanche de la lai-
tance des mâles.
Épaisses, grasses et visqueuses ondes, où la vic
fermente dans le levain de la vie. Sur des centaines
de lieues, en long et en large, c’est comme un vol-
can de lait, et de lait fécond qui a fait son éruption,
et qui a noyé la mer.
Pleine de vie à la surface, la mer en serait
comble si cette puissance indicible de produc-
tion n'était violemment combattue par l'âpre
ligue de toutes les destructions. Qu’on songe que
chaque hareng a quarante, cinquante, jusqu'à
soixante-dix mille œufs! Si la mort violente n'y
10% FÉCONDITÉ.
portait remède, chacun d'eux se multipliant en
moyenne par cinquante mille, et chacun de ces
cinquante mille se multipliant de même à son tour,
ils arriveraient en fort peu de générations à com-
bler, solidifier l'Océan, ou à le putréfier, à suppri-
mer toute race et à faire du globe un désert. La vie
impérieusement réclame ic l'assistance, l'indispen-
sable secours de sa sœur, la mort. Elles se livrent
un combat, une lutte immense qui n’est qu'harmo-
nie et fait le salut.
Dans la grande chasse universelle sur la race
condamnée, ceux qui se chargent de rabattre,
d'empêcher la masse de se disperser, ceux qui
la poussent aux rivages, ce sont les géants de la
mer. La baleine et les cétacés ne dédaignent pas ce
gibier; ils le suivent, plongent dans les banes,
entrent dans l'épaisseur vivante; de leurs gueules
immenses ils absorbent par tonnes la proie infinie
qui n’en est pas diminuée et fuit vers les côtes. Là
s'opère une bien autre et plus grande destruction.
D'abord les petits des petits, les moindres poissons
avalent le frai et les œufs du hareng, se gorgent de
laite, mangent l'avenir. Pour le présent, pour le
hareng tout venu, la nature a fait un genre glouton
qui, de ses yeux écartés, ne voit guère, n’en mange
que mieux, qui n’est qu'estomac, la gourmande
tribu des gades (merlan, morue, etc.). Le merlan
FECONDITÉ. 105
s'emplit, se comble de harengs, et devient gras. La
morue s'emplit, se comble de merlans, et devient
grasse. Si bien que le danger des mers, l'excès de la
fécondité, recommence ici, plus terrible. La morue
est bien autre chose que le hareng ; elle a jusqu'à
neuf millions d'œufs! Une morue de cinquante livres
en a quatorze livres pesant! le tiers de son poids!
Ajoutez que cette bête, de maternité redoutable, est
en amour neuf mois sur douze. C'est celle-ci qui
mettrait le monde en péril. Au secours! lançons
des vaisseaux, équipons des flottes. L'Angleterre
seule y envoie vingt ou trente mille matelots. Com-
bien l'Amérique et combien la France, la Hollande,
toute la terre? La morue, à elle seule, a créé des
colonies, fondé des comptoirs et des villes. Sa pré-
paration est un art. Et cet art a une langue, tout un
idiome technique propre aux pêcheurs de morue.
Mais qu'est-ce que l'homme peut faire? La na-
ture sait que nos petits efforts, nos flottes et
nos pêcheries ne seraient rien pour son but, que
la morue vaincrait l'homme. Elle ne se fie point
à lui. Elle appelle des forces de mort bien au-
trement énergiques. Du fond des fleuves à la
mer arrive l'un des plus actifs, des plus détermi-
nés mangeurs, l’esturgeon. Venu aux fleuves pour
faire paisiblement l'amour, il en sort maigri et
106 FÉCONDITÉ
àpre; il rentre, d'un appélil immense, dans le
banquet de la mer. Grande douceur pour l'af-
famé de trouver la grasse morue qui a assimilé
en elle les légions du hareng. Bonheur infini
pour lui de trouver là concentrée la substance, de
mordre en chair pleine. Ce vaillant mangeur de mo-
rue, quoique moins fécond, l'est encore; il a
quinze cent mille œufs. Un esturgeon de quatorze
cents livres a cent livres de laite, ou quatre cent
cinquante livres d'œufs. Le danger se représente.
Le hareng a menacé de sa fécondité terrible; la
morue a menacé ; l'esturgeon menace encore.
Il faut que la nature mvente un suprême dévora-
teur, mangeur admirable et producteur pauvre, de
digestion immense et de génération avare. Monstre
secourable et terrible qui coupe ce flot invincible de
fécondité renaissante par un grand effort d’ab-
sorption, qui avale toute espèce indifféremment,
les morts, les vivants, que dis-je? tout ce qu'il
rencontre. Le beau mangeur de la nature, mangeur
patenté : le requin.
Mais ces destructeurs terribles sont vaincus d'a-
vance. Quelle que soit leur furie de manger, ils
produisent peu. L’esturgeon, comme on a vu, est
moins fécond que la morue, et le requin est sté-
rile, si on le compare à tout autre poisson. Il ne se
verse pas comme eux en torrents par toute la mer.
FÉCONDITÉ. 407
Vivipare, il élabore dans son sein le jeune requin,
son héritier féodal, qui naît terrible et tout armé.
Dans ses fécondes ténèbres, la mer peut sou-
rire elle-même des destructeurs qu'elle suscite,
bien sûre d’enfanter encore plus. Sa richesse
principale défie toutes les fureurs de ces êtres
dévorants, est inaccessible à leurs prises. Je parle
du. monde infini d'atomes vivants, d'animaux mi-
croscopiques, véritable abime de vie qui fermente
dans son sein.
On a dit que l'absence de la lumière solaire ex-
cluait la vie, et cependant aux dernières profon-
deurs le sol est jonché d'étoiles de mer. Les flots
sont peuplés d’infusoires et de vers microscopiques.
Des mollusques innombrables y trainent leurs co-
quilles. Crabes bronzés, actinies ravonnantes, por-
celaines neigeuses, cyclostomes dorés, volutes on-
dulés, tout vit et se meut. Là pullulent les animal-
cules lumineux qui, par moments attirés à la
surface, y apparaissent en frainées, en serpents de
feu, en guirlandes étincelantes. La mer, dans son
épaisseur transparente, doit en être, ici et là, for-
tuitement illuminée. Elle-même a un certain éclat,
je ne sais quelle demi-lueur qu’on observe sur les
108 FÉCONDITÉ.
poissons et vivants et morts. Elle est sa propre lu-
mière, son fanal à elle-même, son ciel, sa lune et
ses étoiles.
Chacun peut voir dans nos salines la fécondité de
la mer. Les eaux que l’on y concentre y laissent des
dépôts violets qui ne sont rien qu'infusoires. Tous
les navigateurs racontent que, dans tel trajet assez
long, ils n'ont traversé que des eaux vivantes. Frey-
cinet a vu soixante millions de mètres carrés cou-
verts d’un rouge écarlate qui n’est qu'un animal-
plante, si petit qu’un mètre carré en contient qua-
rante millions. Dans le golfe du Bengale, en 1854, le
capitaine Kingman navigua pendant trente milles
dans une énorme tache blanche qui donnait à la
mer l'aspect d'une plaine couverte de neige. Pas un
nuage, et pourtant un ciel gris de plomb, en con-
traste avec la mer brillante. Vue de près, cette eau
blanche était une gélatine, et, observée à la loupe,
une masse d'animalcules qui s’agitant produisaient
de bizarres effets lumineux.
Péron raconte de même qu'il navigua, vingt
lieues durant, à travers une sorte de poudre grise.
Vue au microscope, ce n’était qu'une couche
d'œufs d'espèce inconnue qui, sur cet espace 1m-
mense, couvraient et cachaïent les eaux.
Aux côtes désolées du Groënland, où l'homme se
FÉCONDITÉ. 109
figure que la nature expire, la mer est énormément
peuplée. On navigue jusqu'à deux cents milles en
longueur ou quinze en largeur sur des eaux d’un
brun foncé, qui sont ainsi colorées d’une méduse
microscopique. Chaque pied cube de cette eau en
contient plus de cent dix mille. (Schleiden.}
Ces eaux nourrissantes sont denses de toutes
sortes d’atomes gras, appropriés à la molle nature
du poisson, qui paresseusement ouvre la bouche
et aspire, nourri comme un embryon au sein de la
mère commune. Sait-il qu'il avale? A peine. La
nourriture microscopique est comme un lait qui
vient à lui. La grande fatalité du monde, la faim,
n'est que pour la terre; ici, elle est prévenue, igno-
rée. Aucun effort de mouvement, nulle recherche
de nourriture. La vie doit flotter comme un rêve.
Que fera l'être de sa force? Toute dépense en est
impossible. Elle est réservée pour l'amour.
rm
C'estl'œuvre réelle, le travail de ce grand inonde
des mers : aimer et multiplier. L'amour emplit sa
nuit féconde. Il plonge dans la profondeur, et
semble plus riche encore chez les infiniment petits.
Mais qui est vraiment l'atome”? Larsque vous croyez
D]
140 FÉCONDITÉ.
tenir le dernier, l’indivisible, vous voyez qu'il aime
encore et divise son existence pour en tirer un
autre être. Aux plus bas degrés de la vie où tout
autre organisme manque, vous trouvez déjà au
complet toutes les formes de générations.
Telle est la mer. Elle est, ce semble, la grande
femelle du globe, dont l'infatigable désir, la con-
ception permanente, l'enfantement, ne finit Ja-
InaIs.
IT
LA MER DE LAIT
L'eau de mer, même la plus pure, prise au
large, loin de tout mélange, est légèrement blan-
châtre et un peu visqueuse. Retenue entre les
doigts, elle file et passe lentement. Les analyses
chimiques n'expliquent pas ce caractère. IL y a là
une substance organique qu'elles n’atteignent qu'en
la détruisant, lui ôtant ce qu’elle a de spécial, et la
ramenant violemment aux éléments généraux.
Les plantes, les animaux marins, sont vêtus de
cette substance, dont la mucosité, consolidée autour
d'eux, a un effet de gélatine, parfois fixe et parfois
tremblante. Ils apparaissent à travers comme sous
un habit diaphane. Et rien ne contribue davantage
aux illusions fantastiques que nous donne le monde
112 LA MER DE LAIT.
des mers. Les reflets en sont singuliers, souvent
bizarrement irisés, sur les écailles des poissons,
par exemple, sur les mollusques, qui semblent en
tirer tout le luxe de leurs coquilles nacrées.
Cest ce qui saisit le plus l'enfant qui voit pour
la première fois un poisson. J'étais bien petit quand
cela m'arriva, mais je m'en rappelle parfaitement
la vive impression. Cet être brillant, glissant, dans
ses écailles d'argent, me jeta dans un étonnement,
un ravissement qu'on ne peut dire. J'essayai de le
saisir, mais je le trouvai aussi difficile à prendre
que l’eau qui fuyait dans mes petits doigts. Il me
parut identique à l'élément où il nageait. J'eus l'i-
dée confuse qu'il n’était rien autre chose que l’eau,
l'eau animale, organisée.
Longtemps après, devenu homme, je ne fus
suère moins frappé en voyant sur une plage je
ne sais quel rayonné. À travers son corps transpa-
rent, je distinguais les cailloux, le sable. Incolore
comme du verre, légèrement consistant, tremblant
dès qu'on le remuait, 1l m'apparut comme aux an-
ciens et comme à Réaumur encore, qui appelait
simplement ces êtres une eau yélatinisée.
Combien plus a-t-on cette impression quand on
trouve en leur formation première les rubans d'un
blanc jaunâtre où la mer fait l'ébauche molle de
ses solides fucus, les laminaires, qui, brunissant ,
LA MER DE LAIT. 115
arriveront à la solidité des peaux et des cuirs. Mais,
tout jeunes, à l’état visqueux, dans leur élasticité,
ils ont comme la consistance d’un flot solidifié,
d'autant plus fort qu'il est plus mou.
Ce que nous savons aujourd’hui de la génération
et de l’organisation compliquée des êtres inférieurs,
végétaux ou animaux, nous interdit l'explication des
anciens et de Réaumur. Mais tout cela n'empêche
pas de revenir à la question que posa le premier
Bory de Saint-Vincent : « Qu'est-ce que le mucus de
la mer? la viscosité que présente l’eau en général?
N'est-ce pas l'élément universel de la vie? »
Préoccupé de ces pensées, j'allai voir un chimiste
illustre, esprit positif et solide, novateur prudent
autant que hardi, et, sans préface, je lui posai ex
abrupto ma question : « Monsieur, qu'est-ce, à
votre avis, que cet élément visqueux, blanchâtre,
qu'offre l'eau de mer?
— Rien autre chose que la vie. » :
Puis, revenant sur ce mot trop simple et trop
absolu, il ajouta : « Je veux dire une matière à
demi organisée et déjà tout organisahle. Elle n’est
en certaines eaux qu’une densité d’infusoires, en
114 LA MER DE LAIT.
d’autres ce qui va l'être, ce qui peut le devenir. —
Du reste, cette étude est à faire; elle n'a pas été
encore commencée sérieusement. » (17 mai1860.)
En le quittant, j'allai tout droit chez un grand
physiologiste dont l'opinion n'a pas moins d’auto-
riié sur mon esprit. Je lui pose la même question.
Sa réponse fut très-longue, très-belle. En voici le
sens : « On ne sait pas plus la constitution de l’eau
qu'on ne sait celle du sang. Ge qu'on entrevoit le
mieux, pour le mucus de l’eau de mer, c'est qu'il
est tout à la fois une fin et un commencement. Ré-
sulte-t-il des résidus innombrables de la mort qui
les céderait à la vie? Oui, sans doute, c’est une loi;
mais, en fait, dans ce monde marin, d'absorption
rapide, la plupart des êtres sont absorbés vivants; ils
netrainent pas à l’état de mort, comme il en advient
sur la terre, où les destructions sont plus lentes.
La mer est l'élément très-pur; la guerre et la mort
y pourvoient et n’y laissent rien de rebutant.
«Mais la vie, sans arriver à sa dissolution su-
prême, mue sans cesse, exsude de soi tout ce qui
est de trop pour elle. Chez nous autres, animaux
terrestres, l'épiderme perd incessamment. Ces mues
qu'on peut appeler la mort quotidienne et partielle,
remplissent le monde des mers d’une richesse géla-
tineuse dont la vie naissante profite à l'instant.
Elle trouve en suspension là surabondance hui-
LA MER DE LAIT. 115
leuse de cette exsudation commune, les parcelles
animées encore, les liquides encore vivants, qui
n'ont pas le temps de mourir. Tout cela ne re-
tombe pas à l’état morganique, mais entre rapide-
ment dans les organismes nouveaux. C'est, de
toutes les hypothèses, la plus vraisemblable; en
sortir, c'est se jeter dans d'extrèmes difficultés. »
Ces idées des hommes les plus avancés et les
plus sérieux d'aujourd'hui ne sont point mconci-
liables avec celles que professait, il y a près de trente
ans, Geoffroy Saint-Hilaire sur le mucus général où
il semble que la nature puise toute vie. « C’est,
dit-il, la substance animalisable, le premier degré
des corps organiques. Point d'êtres, animaux, vé-
gétaux, qui n’en absorbent et n’en produisent au
premier temps de la vie, et quelque faibles qu'ils
soient. Son abondance augmente plutôt en raison
de leur débilité. »
Ce dernier mot ouvre une vue profonde sur la
vie de la mer. Ses enfants pour la plupart semblent
des fœtus à l’état gélatineux qui absorbent et qui
produisent la matière muqueuse, en comblent les
eaux, leur donnent la féconde douceur d’une ma-
416 LA MER DE LAIT.
trice infinie où sans cesse de nouveaux enfants vien-
nent nager comme en un lait tiède.
Assistons à l'œuvre divine. Prenons une goutte
dans la mer. Nous y verrons recommencer la pri-
mitive création. Dieu n’opère pas de telle façon au-
jourd'hui, et d'autre demain. Ma goutte d’eau, je
n'en fais pas doute, va dans ses transformations me
raconter l'univers. Attendons et observons.
Qui peut prévoir, deviner, l'histoirede cette goutte
d'eau? — Plante-animal, animal-plante, quile pre-
mier doit en sortir?
Cette goulte, sera-ce l’infusoire, la monade pri-
mitive qui, s’agitant et vibrant, se fait bientôt vi-
brion? qui, montant de rang en rang, polype, co-
rail ou perle, arrivera peut-être en dix mille ans
à la dignité d'insecte?
Cette goutte, ce qui va en venir, sera-ce le fil
végétal, le léger duvet soyeux qu’on ne prendrait
pas pour un être, et qui déjà n’est pas moms
que le cheveu premier-né d’une jeune déesse, che-
veu sensible, amoureux, dit si bien : cheveu de
Vénus ?
Ceci n’est point de la fable, c'est de l'histoire na-
LA MER DE LAIT. 117
turelle. Ce cheveu de deux natures (végétale et ani-
male) où s’épaissit la goutte d’eau, c’est bien l’ainé
de la vie.
Regardez au fond d'une source, vous ne voyez
rien d'abord; puis, vous distinguez des gouttes un
peu troubles. Avec une bonne lunette, ce trouble
est un petit nuage, gélatineux? ou floconneux? Au
microscope, ce flocon devient multiple, comme un
groupe de filaments, de petits cheveux. On croit
qu'ils sont mille fois plus fins que le plus fin
cheveu de femme. Voilà la première et timide ten-
tative de la vie qui voudrait s'organiser. Ces confer -
ves, comme on les appelle, se trouvent universel-
lement dans l’eau douce, et dans l’eau salée quand
elle est tranquille. Elles commencent la double
série des plantes originaires de mer et de celles qui
sont devenues terresires quand la terre a émergé.
Hors de l’eau monte la famille des innombrables
champignons, dans l’eau celle des conferves, algues
et autres plantes analogues.
C'est l'élément primitif, indispensable de la vie,
et on le trouve déjà où elle semble impossible.
Dans les sombres eaux martiales chargées et sur-
1.
118 LA MER DE LAIT,
chargées de fer, dans des eaux thermales très-
chaudes, vous trouvez ce léger mucus et ces
petites créatures qui ont l'air d’en être des
gouttes à peine fixées, mais qui oscillent et se
meuvent. Peu importe comme on les classe, que
Candolle les honore du nom d'animaux, que Dujar-
din les repousse au dernier rang des végétaux. Ils
ne demandent qu’à vivre, à commencer par leur
modeste existence la longue série des êtres qui
_ne deviennent possibles que par eux. Ges petits,
vivants ou morts, les nourrissent d'eux-mêmes et
leur administrent d'en bas la gélatine de vie qu’ils
puisent incessamment dans l’eau maternelle.
C'est sans aucune vraisemblance qu'on montre
comme spécimen de la création première des fos -
siles ou ‘des empreintes d'animaux, de végétaux
compliqués : des animaux (les trilobites) qui ont
déjà des sens supérieurs, des yeux, par exemple;
des végétaux gigantesques de puissante organisa-
tion. Il est infiniment probable que des êtres bien
plus simples précédèrent, préparèrent ceux-là,
mais leur molle consistance n'a pas laissé trace.
Comment ces faibles auraient-ils pu ne pas dispa-
LA MER DE LAIT. 119
raître, lorsque les plus dures coquilles sont per-
cées, dissoutes? On a vu dans la mer du Sud des
poissons à dents acérées brouter le corail, comme
un mouton broute l'herbe. Les molles ébauches de
la vie, les gélatines animées, mais à peine encore
solides, ont fondu des millions de fois avant que la
nature pût faire son robuste trilobite, son indestruc-
tible fougère.
Restituons à ces petits (conferves, algues micros-
copiques, êtres flottants entre deux règnes, atomes
indéeis encore qui convolent par moments du végé-
tal à l'animal, de l'animal au végétal), restituons-
leur le droit d’ainesse. qui, selon toute apparence,
doit leur revenir. |
Sur eux et à leurs dépens, commence à s'élever
l'immense, la merveilleuse flore marine.
A ce point où elle commence, je ne puis m'empé-
cher de dire ma tendre sympathie pour elle. Pour
trois raisons, je la bénis. 3
Petites ou grandes, ces plantes ont trois carac-
tères aimables :
Leur innocence d’abord. Pas une ne donne la
mort. Il n'y a nul poison végétal dans la mer. Tout,
dans les plantes marines, est santé et salubrité, bé-
nédiction de la vie.
Ces innocentes ne demandent qu’à nourrir l’ani-
malité. Plasieurs (comme les laminaires) ont un
120 LA MER DE LAIT.
sucre doux. Plusieurs ont une amertume salutaire
(comme la belle céramie pourpre et violette, qu’on
appelle mousse de Corse). Toutes concentrent un
mucilage nourrissant, spécialement plusieurs fu-
cus, la céramie des salanganes dont on mange les
nids à la Chine, le capillaire, ce sauveur des poi-
trines fatiguées. Pour tous les cas où l'on ordonne
l'iode aujourd'hui, jadis l'Angleterre faisait des
confitures de varech.
Le troisième taractère qui frappe dans cette vé-
gétation, c'est qu'elle est la plus amoureuse. On
est tenté de le croire quand on voit ses étranges
métamorphoses d’hymen. L'amour est l'effort de
la vie pour être au delà de son être et pouvoir plus
que sa puissance. On le voit par les lucioles et au-
tres petits animaux qui s’exaltent jusqu’à la flamme,
mais on ne le voit pas moins dans les plantes par
les conjuguées, les algues, qui, au moment sacré,
sortent de leur vie végétale, en usurpent une plus
haute et s'efforcent d'être animaux.
Où commencirent ces merveilles? Où se firent
les premières ébauches de l’animalité? Quel dut
être le théâtre primitif de l'organisation?
LA MER DE LAIT. 121
Jadis on en disputait fort. Aujourd’hui il y a sur
ces choses un certain accord dans l’Europe savante.
Je puis prendre la réponse dans nombre de livres
acceptés, autorisés, mais j'aime mieux l'emprunter
à un Mémoire récemment couronné par l’Académie
des sciences et couvert par conséquent de sa haute
autorité.
On trouve des êtres vivants dans des eaux chaudes
de quatre-vingts à quatre-vingt-dix degrés. C'est
quand le globe refroidi descendit à cette tempéra-
ture que la vie devint possible. L'eau alors avait
absorbé en partie l'élément de mort, le gaz acide
carbonique. On put respirer.
Les mers furent d'abord semblables à ces par-
ties de l'océan Pacifique qui n’ont que peu de pro-
fondeur et sont semées de petits îlots bas. Ces
îlots sont d'anciens volcans, des cratères éteints.
Les voyageurs ne les connaissent que par le som-
met qu'ils montrent et que les travaux des polypes
exhaussent. Mais le fond, entre ces volcans, est
probablement non moins volcanique , et dut être,
pour les essais de la création primitive, un récep-
tacle de vie.
La tradition populaire a fait longtemps des vol-
cans les gardiens des trésors souterrains qui, par
moments, laissent échapper l'or caché dans les
profondeurs. Fausse poésie qui a du vrai. Les
122 LA MER DE LAIT.
régions volcaniques ont en elles le trésor du
globe, de puissantes vertus de fécondité. Elles
douèrent la terre stérile. De la poussière de leurs
laves, de leurs cendres toujours tièdes, la vie dut
s'épanouir. | |
On sait la richesse des flancs du Vésuve, des vals
de l’Etna dans les longues racines qu'il pousse à la
mer. On sait le paradis que forme sous l'Himalaya
le beau cirque volcanique de la vallée de Cachemire.
Cela se répèle à chaque pas pour les îles de la mer
du Sud.
Dans les circonstances les moins favorables, le
voisinage des volcans et les courants chauds qui les
accompagnent continuent la vie animale aux lieux
les plus désolés. Sous l'horreur du pôle antarctique,
non loin du volcan Érèbe, James Ross a trouvé des
coraux vivants à mille brasses sous la mer glacée.
Aux premiers âges du monde, les innombrables
volcans avaient une action sous-marine bien plus
puissante qu'aujourd'hui. Leurs fissures, leurs
vallées intermédiaires, permirent au mucus ma-
rin de s’accumuler par places, de s’électriser des
courants. Là sans doute prit la gélatine, elle se
LA MER DE LAIT. 123
fixa, s’affermit, se travailla et fermenta de toute sa
jeune puissance.
Le levain en fut l'attrait de la substance pour
elle-même. Des éléments créateurs, nativement
dissous dans la mer, se firent des combinaisons,
j'allais dire des mariages. Des vies élémentaires
parurent, d'abord pour fondre et mourir. D’au-
tres, enrichis de leurs débris, durèrent, êtres pré-
paratoires, lents et patients créateurs qui, dès lors,
commencèrent sous l'eau le travail éternel de fa-
brication et le continuent sous nos yeux.
La mer, qui les nourrissait tous, distribuait à
chacun ce qui lui allait davantage. Chacun la dé-
composant à sa manière, à son profit, les uns
(polypes, madrépores, -coquilles) absorbèrent du
calcaire, d'autres (comme les tuniciers du tripoli,
les prêles rugueuses, etc.) concentrèrent de la si-.
lice. Leurs débris, leurs constructions, vêtirent
la sombre nudité des roches vierges, filles du feu,
qui les avait arrachées du noyau planétaire, les
lançait brülantes et stériles.
Quartz, basaltes et porphyres, cailloux demi-vi-
trifiés, tout cela reçut de nos petits créateurs une
enveloppe moins inhumaine, des éléments doux et
féconds qu’ils tiraient du lait maternel (j'appelle
ainsi le mucus de la mer), qu’ils élaboraient, dé-
posaient, dont ils firent la terre habitable. Dans
424 LA MER DE LAIT,
ces milieux plus favorables put s’accomplir l'amé-
lioration, l'ascension des espèces primitives.
Ces travaux durent se faire d’abord entre les iles
volcaniques, au fond de leurs archipels, dans ces
méandres sinueux, ces paisibles labyrinthes où la
vague ne pénètre que discrètement, tièdes berceaux
pour les premiers-nés.
Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude
dans les enfoncements profonds, par exemple des
golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle
donna à la terre les formes adorées, bénies, où se
plaît à créer l'amour. De ses caresses assidues, ar-
rondissant le rivage, elle lui donna les contours
maternels, et j'allais dire la tendresse visible du
sein de la femme, ce que l'enfant trouve si doux,
abri, tiédeur et repos.
IT
L'ATOME
Un pêcheur m'avait donné un jour le fond de son
filet, trois créatures presque mourantes, un oursin,
une étoile de mer, et une autre étoile, une jolie
ophiure, qui agitait encore et perdit bientôt ses bras
délicats. Je leur donnai de l’eau de mer, et les ou-
bliai deux jours, occupé par d'autres soins. — Quand
j'y revins, tout était mort. Rien n'était reconnais-
sable : la scène était renouvelée.
Une pellicule épaisse et gélatineuse s’était formée
à la surface. J'en pris un atome au bout d’une ai-
guille, et l’atome, sous le microscope, me montra
ceci :
Un tourbillon d'animaux, courts et forts, trapus,
ardents (des kolpodes), allaient, venaient, ivres de
126 L'ATONE.
vie, — j'oserais dire, ravis d’être nés, faisant leur
fête de naissance par une étrange bacchanale.
Au second plan fourmillaient de tout petits ser-
penteaux ouanguilles microscopiques qui nageaient
moins qu'ils ne vibraient pour se darder en avant
(on les nomme vibrions).
Las d'un si grand mouvement, l'œil pourtant
remarquait bientôt que tout n’était pas mobile. Il
y avait des vibrions encore roides qui ne vibraient
pas. Il y en avait de liés entre eux, enlacés, groupés
en grappes, en essaims, qui ne s'étaient pas déta-
chés et qui avaient l'air d'attendre le moment de
la délivrance.
Dans cette fermentation vivante d'êtres immobiles
encore, se ruait, rageait, fourrageait, la meute
désordonnée de ces gros trapus (les kolpodes), qui
semblaient en faire pâture, s’en régaler, s’y engrais-
ser, vivre là à discrétion.
Notez que ce grand spectacle se déployait dans
l'enceinte d’un atome pris à la pointe d’une aiguille
sur la pellicule. Combien de scènes pareilles aurait
offertes cet océan gélatineux, si promptement venu
sur le vase! Le temps avait été merveilleusement
mis à profit. Les mourants ou morts, de leur vie
échappée, avaient sur-le-champ fait un monde. Pour
trois animaux perdus, j'en avais gagné des millions:
ceux-ci si jeunes et si vivants, emportés d’un mou-
& L'ATOME. 127
vement si violent, si absorbant, d'une vraie furie de
vivre!
Ce monde infini, tellement mêlé au nôtre, qui est
partout autour de nous-mêmes, en nous, était à peu
près inconnu jusqu'à ce temps. Swammerdam et
autres, qui jadis l'avaient entrevu, furent arrêtés
au premier pas. Bien tard, en 1850, le magicien
Ehrenberg l'évoqua, le révéla, le classa. Il étudia
la figure de ces invisibles, leur organisation, leurs
mœurs, les vit absorber , digérer, naviguer, chas-
ser, combattre. Leur génération lui resta obscure.
Quels sont leurs amours ? ont-ils des amours ? Chez
des êtres si élémentaires, la nature fait-elle les
frais d’une génération compliquée ? Ou naîtraient-
ils spontanément, comme telle moisissure végé-
tale? la foule dit : « comme un champignon. »
Grande question où plus d'un savant sourit et
secoue la tête. On est si sûr de tenir dans sa main
le mystère du monde, d'avoir invariablement fixé
les lois de la vie! C'est à la nature d'obéir. Lors-
qu'on dit à Réaumur, il y a cent ans, que la fe-
melle du ver à soie pouvait produire seule et sans
mâle, il ma, dit: « Rien ne vient de rien. » Le
fait, toujours démenti, et toujours prouvé, vient de
128 L’'ATOME.
l'être enfin décidément et admis, non-seulement
pour le ver à soie, mais pour l'abeille et certain
papillon, pour d’autres animaux encore.
De tout temps, chez toute nation, chez les sages
et dans le peuple, on disait : « La mort fait la vie. »
On supposait spécialement que la vie des imper-
ceptibles surgit immédiatement des débris que la
mort lui lègue. Harvey même, qui le premier for-
mula la loi de génération, n’osa démentir cette
ancienne croyance. En disant : Tout vient de l'œuf,
il ajouta : ou des éléments dissous de la vie précé-
dente. :
C’est justement la théorie qui vient de renaître
avec tant d'éclat par les expériences de M. Pouchet.
Ïl établit que des débris d'infusoires et autres êtres
se crée la gelée féconde, la « membrane prolifère, »
d’où naissent non pas de nouveaux êtres, mais les
germes, les ovules d’où ils pourront naître ensuite.
Nous sommes dans un temps de miracles. Il faut
en prendre son parti. Celui-ci n’a rien qui étonne.
On aurait ri autrefois si quelqu'un eût prétendu
que des animaux, indociles aux lois établies, se
donnent la licence de respirer par la patte. Les beaux
y L'ATOME. 129
travaux de Milne Edwards ont mis cela en lumière.
De même Cuvier et Blainville avaient, dit-on, observé
que d’autres êtres, qui n'ont pas d'organes régu-
liers de circulation, y suppléent par les intestins;
mais ces grands naturalistes trouvèrent la chose
si énorme, qu'ils n’osèrent la dire. Elle est établie
aujourd’hui par le même Milne Edwards, par M. de
Quatrefages, etc.
Quoi qu'on pense de leur naissance, nos atomes
nés une fois offrent un monde infiniment, admira-
blement varié. Toutes les formes de vie y sont déjà
représentées honorablement. S'ils se connaissent, ils
doivent croire qu'ils composent entre eux une har-
monie complète qui laisse peu à désirer.
Ce ne sont pas des espèces dispersées, créées à
part. C'est visiblement un règne, oùles genresdivers
ont organisé une grande division du travail vital. Ils
ont des êtres collectifs comme nos polypes et nos
coraux, engagés encore, subissant les servitudes
d'une vie commune. Ils ont de petits mollusques
qui s’habillent déjà de mignonnes coquilles. Ils ont
des poissons agiles et de frétillants insectes, de
fiers crustacés, miniature des crabes futurs, comme
150 L'ATOME. LR :
eux, armés jusqu'aux dents, guerriers atomes qui
chassent des atomes inoffensifs. |
Tout cela dans une richesse énorme et épouvan-
table qui humilie la pauvreté du monde visible. Sans
parler de ces rhizopodes qui de leurs petitsmanteaux
ont fait leur part des Apennins, surexhaussé les Cor-
dillères, les seuls foraminifères, cette tribu si nom-
breuse d’atomes à coquilles, comptent jusqu’à deux
mille espèces (Charles d'Orbigny). On les trouve con-
temporains de tousles âges dela terre. [lssereprésen-
tent {oujours à diverses profondeurs dans nos trente
crises du globe, variant quelque peu de formes, mais
persistant comme genre, restant témoins identiques
de la vie de la planète. Aujourd'hui le froid courant
du pôle austral que la pointe de l'Amérique divise
entre ses deux rivages en envoie impartialement
quarante espèces vers la Plata, quarante vers Île
Chili. Mais la grande manufacture où ils se créent
et s'organisent paraît être le fleuve chaud de la mer
qui part des Antilles. Les courants du Nord les tuent.
Le grand torrent paternel les charrie morts à Terre-
Neuve et dans tout notre océan, dont ils composent
le fond.
Quand l'illustre père des atomes, j'entends leur
k 7 L'ATOME. 15i
parrain, Ehrenberg, les baptisa, les patrona, les
introduisit dans la science, on l’accusa de fai-
blesse pour eux, on dit qu'il faisait trop valoir
ses petites créatures. Il les déclarait compliqués,
très-élevés d'organisation. Sa libéralité était telle
pour eux, qu'il allait jusqu’à leur donner cent vingt
estomacs. Le monde visible se piqua, et, par une
réaction violente, Dujardin les réduisit à la dernière
simplicité. Ces organes prétendus pour lui ne sont
qu’apparence. Cependant, ne pouvant nier leur puis-
sance d'absorption, il leur accorde le don d'impro-
viser, à chaque instant, des estomacs d'à propos,
à la mesure des morceaux qu'il s’agit d'avaler.
Cette opinion n'a gagné nullement M. Pouchet
(qui penche pour Ehrenberg).
Ce qui est mcontestable et admirable chez cux,
c’est la vigueur du mouvement.
Plusieurs ont toute l'apparence d’une précoce in-
dividualité. Ils ne restent pas longtemps asservis à
la vie communiste et polypière où traînent leurs su-
péricurs immédiats, les vrais polypes. Beaucoup de
ces invisibles, de prime saut, sont individus, c’est-
à-dire des êtres capables d’aller, venir seuls, à leur
Fa
152 L'ATOME. %
fantaisie, de libres citoyens du monde qui ne dé-
pendent que d'eux-mêmes dans la direction de leurs
mouvements.
Tout ce qui pourra s'imaginer de locomotions
différentes, de manières d'aller dans le monde supé-
rieur, est égalé, surpassé d'avance par les infusoires.
Le tourbillon impétueux d'un astre puissant, d'un
soleil qui entraine comme ses planètes les faibles
qu'il a rencontrés, la course moins régulière de la
comète échevelée qui traverse ou qui disperse des
mondes vagues sur son passage, la gracieuse on-
dulation de la svelte couleuvre qui suit l'eau ou
nage à terre, la barque oscillante qui sait tourner à
propos, dériver pour passer plus loin; enfin la rep-
tation lente et circonspecte de nos tardigrades, qui
s'appuient, s’attachent à tout, toutes ces allures di-
verses se trouvent chez les imperceptibles. Mais
avec quelle merveilleuse simplicité de moyens! Tel
n’est lui-même qu'un fil qui, pouravancer, se darde,
comme un tire-bouchon élastique. Tel, pour rame
el gouvernail, n’a qu’une queue ondulante ou de
petits cils qui vibrent. Les charmantes vorticelles
comme des urnes de fleurs s’amarrent ensemble
sur une ile (une petite plante, un petit crabe), puis
s'isolent en détachant leur délicat pédoncule.
% Sy
L< | L'ATOME. 133
- Ce qui frappe bien plus encore que les organes
de mouvement, c'est ce qu'on pourrait appeler les
expressions, les attitudes, les signes originaux de
l'humeur et du caractère. Il y a des êtres apa-
thiques, d’autres très-vifs et fantasques, d’autres
agités pour la guerre, d'autres empressés sans
cause (ce semble) et dans une vaine agitation. Par-
fois, à travers une masse de gens tranquilles et
paisibles, un étourdi, sourd et aveugle, renverse ou
écarte tout.
Prodigieuse comédie! Ils ont l'air de faire
entre eux la répétition du drame que jouera notre
monde, le noble et sérieux monde des gros ani-
maux visibles. |
A la tête des infusoires, nommons avec quelque
respect les géants majestueux, les deux chefs
d'ordre, le haut type du mouvement, celui de
la force, lente, mais redoutable, armée.
Prenez de la mousse d’un toit, mettez-la quel-
ques jours dans l'eau, regardez au microscope.
Un puissant animal, qui est, faut-il dire, l'éléphant,
Ja baleine des infusoires, se meut avec une vigueur
et une grâce de jeune vie que n’ont pas toujours ces
colosses. Respect! c’est le roi des atomes, le roti-
fère, ainsi nommé, parce qu'aux deux côtés de la
tète il porte deux roues, organes de locomotion
qui l’assimileraient au bateau à vapeur, ou peut-
8
PR
54 L'ATOME. EL -
être armes de chasse qui aident à atteimdre de
pelites proies. |
Tout fuit, tout cède, un seul résiste, ne craint
rien, se fie à ses armes. C’est un monstre, mais
déjà pourvu de sens supérieurs. Il a deux grands
yeux de pourpre. Peu mobile, et vrai tardigrade, en
revanche, il voit et il est armé. Il a, à ses fortes
pattes, des ongles fort accentuës, qui lui servent à
s’amarrer, au besoin, sans doute à combattre.
Puissant début de la nature, qui, dans cette éco-
nomie de substance et de matière, avec rien com-
mence à créer de façon si majestueuse ! Sublime
coup d’archet d'ouverture ! Ceux-ci (qu'importe la
taille ?) ont une puissance colossale d'absorption et
de mouvement que seront bien loin d’avoir les énor-
mes animaux qu'on classe beaucoup plus haut dans
la série animale.
L'huître, fixée sur son rocher, la imace, mar-
chant sur le ventre, sont au rotifère ce que me se-
raient, à moi, les Alpes, les Cordillères, des êtres si
disproporlionnés, qu'on ne peut les mesurer du re-
gard, à peine du calcul et de la pensée.
Cependant qu'est devenue chez ces montagnes ani-
2 L'ATOME. 135
males la prestesse et l’ardeur de vie que déployait
lerotifère? Quelle chute nous faisons en mon-
tant! Mes atomes étaient trop vivants, mobiles
jusqu’à éblouir, et ces gigantesques bêtes sont
frappées de paralysie.
Que serait-ce si le rotifère pouvait concevoir l'être
collectif où sommeille un infini, parexemple, la su-
perbe, la colossale éponge étoilée que vous voyez
au Muséum? Elle est à lui ce qu'est à l’homme le
globe même de la terre avec ses neuf mille lieues
de tour. Eh bien, je suis convaincu que dans cette
comparaison, loin d'en être humilié, l'atome au-
rait un accès d’orgueil et dirait : « Je suis grand. »
Ah! rotifère, rotifère! Il ne faut
sonne.
Je sens bien tes avantages et ta supériorité.
— Mais qui sait si cette vie caplive dont tu ris n’est
pas un progrès! Ta liberté étourdie d’agitation ver-
tigineuse serait-elle le terme des choses ? Pour pren-
dre son point de départ vers des destinées plus
hautes, la nature aime mieux subir un immobile
enchantement. Elle entre au sépulcre obscur de
ce triste communisme où chaque élément compte
436 L'ATOME.
peu. Elle apprend à dominer l'inquiétude indivi-
duelle, à concentrer la substance au profit des vies
supérieures.
Elle sommeille là quelque temps, comme la Belle
au bois dormant. Mais, sommeil ou captivité, en-
sorcellement, quoi que ce soit, cet état n’est pas la
mort. Elle vit, cette âpre matière de l'éponge, feu-
trée de silex. Sans se mouvoir, sans respirer, sans
organes de circulation, sans aucun appareil des
sens, elle vit. Comment le sait-on ?
Elle enfante deux fois par an. Elle a l'amour à sa
manière, et même plus richement que bien d’au-
tres. Au jour venu, de petites sphères échappent
de la mère éponge, armées de faibles nageoires
qui leur donnent quelques moments de mouve-
ment et de liberté. Bientôt fixées, elles se mon-
trent des spongilles délicates qui vont à leur tour
grandir.
Ainsi, dans l'absence apparente des sens et de
tout organisme, dans cette mystérieuse énigme, au
seuil douteux de la vie, la génération la révèle et
fait l'ouverture du monde visible par lequel nous
allons monter. Rien n’est encore, et dans ce rien
apparaît déjà la maternité. Comme chez les dieux
d'Égypte, Isis, Osiris, qui engendrent avant leur
naissance, l'Amour ici naît avant l'être.
IV
FLEUR DE SANG
Au cœur du globe, dans les eaux chaudes de la
ligne et sur leur fond volcanique, la mer surabonde
de vie à ce point de ne pouvoir, ce semble, équili-
brer ses créations. Elle dépasse la vie végétale.
Ses enfantements du premier coup vont jus
vie animée. +0
Mais ces animaux se parent d'un étrange luxe
botanique, des livrées splendides d'une flore ex-
centrique et luxuriante. Vous voyez à perte de vue
des fleurs, des plantes et des arbustes ; vous les
jugez tels aux formes, aux couleurs. Et ces plantes
ont des mouvements: ces arbustes sont irritables,
ces fleurs frémissent d’une sensibilité naissante, où
va poindre la volonté. |
Oscillation pleine de charme, équivoque toute
8
158 FLEUR DE SANG.
gracieuse! Aux limites des deux règnes, l’esprit,
sous ces apparences flottantes d'une fantastique
féerie, témoigne de son premier réveil. C'est une
aube, c'est une aurore. Par les couleurs éclatantes,
les nacres ou les émaux, il dit le songe de la nuit
et la pensée du jour qui vient. (
Pensée ! Osons-nous dire ce mot? Non, c’est un
songe, un rêve encore, mais qui peu à peu s’éclair-
cit, comme les rêves du matin.
Déjà au nord de l'Afrique, ou de l’autre côté
sur le Cap, le végétal qui régnait seul dans la zone
tempérée se voit des rivaux animés qui végètent
aussi, fleurissent, l’égalent, le surpassent bientôt.
© Le grand enchantement commence, et il va tou-
jours augmenter, en s’avançant vers l'équateur.
Des arbustes singuliers, élégants, les gorgones,
les isis, étendent leur riche éventail. Le corail
rougit sous les flots.
A côté des brillants parterres d'une iris de toute
couleur commencent les plantes de pierres, les ma-
drépores où toutes branches (faut-il dire leursmains
et leurs doigts?) fleurissent d'une neige rosée
comme celle des pêchers, des pommiers. Sept cents
or"
FLEUR DE SANG. 139
lieues avant l'équateur, et sept cents lieues au delà,
continue cette magie d’illusion.
Il est des êtres incertains, les corallines, par
exemple, que les trois règnes se disputent. Elles
tiennent de l'animal, elles tiennent du minéral ;
finalement elles viennent d’être adjugées aux
végétaux. Peut-être est-ce le point réel où la vie
obscurément se soulève du sommeil de pierre, sans
se détacher encore de ce rude point de départ,
comme pour nous avertir, nous si fiers et placés si
haut, de la fraternité ternaire, du droit que l’humble
minéral a de monter et s’animer, et de l'aspiration
profonde qui est au sein de la Nature.
« Nos prairies, nos forêts de terre, dit Darwin,
paräissent désertes et vides, si on les compare à
celles de mer. » Et, en effet, tous ceux qui courent
sur les transparentes mers des Indes sont saisis
de la fantasmagorie que leur offre le fond. Elle est
surtout surprenante par l'échange singulier que les
. planieset les animaux font de leurs insignes natu-
rels, de leur apparence. Les plantes molles et géla-
tineuses, avec des organes arrondis qui ne semblent
niliges ni feuilles, affectant le gras, la douceur des
140 FLEUR DE SANG.
courbes animales, semblent vouloir qu'on s’y
trompe, et qu'on les croie animaux. Les vrais ani-
maux ont l’air de s’ingénier pour être plantes et res-
sembler aux végétaux. Ils imitent tout de l’autre
règne. Les uns ont la solidité, la quasi-éternité de
l'arbre. Les autres sont épanouis, puis se fanent,
comme la fleur. Ainsi l’anémone de mer s'ouvre
en pâle marguerite rose, ou comme un aster gre-
nat orné d’yeux d'azur. Mais, dès qu'elle a de sa
corolle laissé échapper une fille, une anémone
nouvelle, vous la voyez fondre et s’évanouir.
Bien autrement variable, le protée des eaux,
l'alcyon, prend toute forme et toute couleur. Il
joue la plante, il joue le fruit; 1l se dresse en
éventail, devient une haïe buissonneuse ou s’ar-
rondit en gracieuse corbeille. Mais tout cela fugitif,
éphémère, de vie si craintive, qu'au moindre fré-
missement tout disparait, rien ne reste ; tout en un
moment est rentré au sein de la mère commune.
Vous retrouvez la sensitive dans une de ces formes
légères ; la cornulaire, au toucher, se replie sur
elle-même, ferme son sein, comme la fleur sensible
à la fraicheur du soir. |
Lorsque d'en haut vous vous penchez au bord des
récifs, des bancs de coraux, vous voyez sous l’eau
le fond du tapis, vert d’astrées et de tubipores, les
fungies moulées en boules de neige, les méan-
FLEUR DE SANG. 141
drines historiées de leur petit labyrinthe, dont les
vallées, les collines, se marquent en vives couleurs.
Les cariophylles (ou œillets) de velours vert, nué
d'orange, au bout de leur rameau calcaire, pt-
- chent leurs petits aliments en remuant doucement
dans l’eau leurs riches étamines d'or.
Sur la tête de ce monde d'en bas, comme pour
l'abriter du soleil, ondulant en saules, en lianes,
ou se balançant en palmiers, les majestueuses
gorgones de plusieurs pieds font, avec les arbres
nains de l'isis, une forêt. D’un arbre à l’autre,
la plumaria enroule sa spirale qu'on croirait une
vrille de vigne et les fait correspondre ensemble par
ses fins et légers rameaux, nuancés de brillants re-
flets.
Cela’ charme, cela trouble; c'est un vertige et
comme un songe. La fée aux mirages glissants,
l’eau, ajoute à ces couleurs un prisme de teintes
fuyantes, une mobilité merveilleuse, une incon-
stance capricieuse, une hésitation, un doute.
Ai-je vu? Non, ce n’était pas. Était-ce un être
ou un reflet? Oui pourtant, ce sont bien des êtres ;
car je vois un monde réel qui s’y logeet qui s'y joue.
Les mollusques y ont confiance, y traînent leur co-
quille nacrée. Les crabes y ont confiance, y courent,
y chassent. D'étranges poissons, ventrus et courts,
vêtus d'or et de cent couleurs, y promènent leur
142 FLEUR DE SANG,
paresse. Des annélides pourpres, violettes, serpen-
tent et s’agitent près de la délicate étoile, l’o-
phiure, qui, sous le soleil, tend, détend, roule et
déroule tour à tour ses bras élégants.
Dans cette fantasmagorie, avec plus de gravité,
le madrépore arborescent montre ses couleurs moins
vives. Sa beauté est dans la forme.
Elle est dans l’ensemble surtout, dans le noble
aspect de la cité commune; l'individu est modeste,
et la république imposante. Ici, elle a l’assise forte
de l’aloës et du cactus. Aiïlleurs, c’est la tête du
cerf, sa superbe ramure. Aïlleurs encore l’exten-
sion des vigoureux rameaux d'un cèdre qui a d’a-
bord tendu des bras horizontaux et qui va monter
toujours.
Ces formes, aujourd'hui dépouillées des milliers
de fleurs vivantes qui les animaient, les couvraient,
ont peut-être, en cet état sévère, un plus vif attrait
pour l'esprit. J'aime à voir les arbres l’hiver, quand
leurs fins rameaux, dégagés du luxe encombrant
des feuilles, nous disent cequ'ilssont en eux-mêmes,
révèlent délicatement leur personnalité cachée. Il
en est ainsi de ces madrépores. Dans leur nudité ac-
tuelle, de peintures devenues sculptures, plus abs-
traits pour ainsi dire, il semble qu'ils vont nous
apprendre le secret de ces petits peuples dont ils
sont le monument. Plusieurs ont l’air de nous par-
FLEUR DE SANG. 145
ler par d'étranges caractères. Ils ont des enlace-
ments, desenroulements compliqués qui visiblement
diraient quelque chose. Qui saura les interpréter?
et quel mot pourrait les traduire ?
On sent bien qu'aujourd'hui encore il y a une
pensée là-dedans. On ne s’en détache pas aisément.
On y revient, et l'on y reste. On épèle, on croit
comprendre. Puis, cette lueur vous fuit, et l’on se
frappe le front.
Combien les ruches d’abeilles dans leur froide
géométrie sont moins significatives! Efles sont un
produit de la vie. Mais ceci, c'est la vie même. La
pierre ne fut pas simplement la base et l'abri de ce
peuple ; elle fut un peuple antérieur, la génération
primitive qui, peu à peu supprimée par les jeunes
qui venaient dessus, a pris cette consistance. Donc,
tout le mouvement d'alors, l'allure de la cité pre-
mière, sont là visibles et saisissants, d’une vérité
flagrante, comme tel détail vivant d'Herculanum ou
Pompéi. Mais ici tout s’est fait sans violence et
sans catastrophe, par un progrès naturel; il y a
une paix sereine, un attrait singulier de dou-
ceur.
Tout sculpteur y admirerait les formes d'un art
merveilleux qui, dans les mêmes motifs, a trouvé
d'infinies variantes, à changer et renouveler tous
nos arts d'ornementation.
144 FLEUR DE SANG.
Mais il y a à considérer bien autre chose que la
forme. Les riches arborescences où s’épancha l'ac-
tivité de ces laborieuses tribus, les ingénieux la-
byrinthes qui semblent chercher un fil, ce profond
jeu symbolique de vie végétale et de toute vie, c’est
l'effort d’une pensée, d’une liberté captive, ses tà-
tonnements timides vers la lumière promise, —
éclair charmant de la jeune âme engagée dans la vie
commune, mais qui, doucement, sans violence,
avec grâce, s’en émancipait.
J'ai chez moi deux de ces petits arbres, d'espèce
analogue, pourtant différente. Nul végétal n'est
comparable. L'un de blancheur immaculée, comme
d'un albâtre sans éclat, d’une richesse amoureuse
qui, de chaque branche, elle-même ramifiée, donne
à flot boutons, bourgeons, petites fleurs, sans ja-
mais pouvoir dire : Assez. — L'autre, moins blanc et
plus serré, dont tout rameau comprend un monde.
Adorables tous les deux par la ressemblance et la
dissemblance, l'innocence, la fraternité. Oh! qui
me dirait le mystère de l'âme enfantme et char-
mante qui a fait cette féerie! On la sent circuler
encore, cette àme libre el captive, mais d’une cap-
tivité aimée, qui rève la liberté et n’en voudrait pas
Lout à fait.
D.
FLEUR DE SANG. 145
Les arts n'ont pas su Jusqu'ici s'emparer de ces
merveilles, qui les auraient tant servis. La belle sta-
tue de la Nature (à la porte du Jardin des Plantes
eût dû en être entourée. On ne devait montrer la
Nature que dans la féerie triomphale qui ne la quitte
jamais. Il fallait, sans ménager, exhausser de tous
ses dons à la hauteur d’une montagne le trône ma-
jestueux où on la faisait asseoir. Ses premiers-nés,
les madrépores, heureux de s'enterrer dessous, en
auraient fourni les assises, y mettant leurs rameaux
d’albâtre, leurs méandres et leurs étoiles. Au-des-
sus leurs sœurs onduleuses, de leur corps, de
leurs fins cheveux, auraient fait un doux lit vivant
pour embrasser mollement de leur caressant amour
Ja divme Mère en son rêve de l'éternel enfantement.
La peinture n'a pas réussi à ces choses mieux
que la sculpture. Elle à peint les fleurs animées
comme elle aurait fait des fleurs. Ce sont, au fond,
des couleurs extraordinairement différentes. Les
cravures coloriées dont on se contente en donnent
la plus pauvre idée. Leurs teintes plates, pâles,
quoi qu'on fasse, n'en rendent jamais l'onctueuse
douceur, la souplesse, la tiède émotion. Les émaux,
si l’on s’en servait, comine l'a essayé Palissy, y se-
raient toujours durs el froids ; admirables pour les
reptiles, pour les écailles de poissons, ils sont trop
luisanis pour rendre ces molles et tendres créatures
9
146 FLEUR DE SANG.
qui n'ont pas même de peau. Les petits poumons
extérieurs que montrent les annélides, les légers
tilets nuageux que font flotter certains polypes,
les cheveux mobiles et sensibles qui ondoïent sous
la méduse, sont des objets non-seulement délicats,
mais attendrissants. Ils sont de toutes nuances, fines
_ et vagues, et pourtant chaudes. C'est comme une
‘haleine devenue visible. Vous y voyez une iris poui
lamusement des yeux. Pour eux, c'est chose sé-
rieuse, c'est leur sang, leur faible vie, traduite en
teintes, en reflets, en lueurs changeantes, qui s'a-
niment ou qui pälissent, tour à tour aspirent, ex-
pirent.… Prenez garde. N’étouffez pas la petite âme
flottante, muette, qui pourtant vous dit tout, et livre
son mystère intime dans ces palpitantes couleurs.
Les couleurs survivent peu. La plupart fondent
et disparaissent. Eux-mêmes, les madrépores, ne
laissent d'eux que leur base, qu'on croirait morga-
nique, et qui n’est pourtant que la vie condensée,
solidifiée.
Les femmes, qui ont ce sens bien plus fin que
nous, ne s’y sont pas (rompées ; elles ont senti
confusément qu'un de ces arbres, ic corail, était
PAT
L à
FLEUR DE SANG. 147
une chose vivante. De là une juste préférence. La
science eut beau leur soutenir que ce n'était qu'une
pierre; puis, que ce n'était qu un arbuste. Elles x
sentaient autre chose.
« Madame, pourquoi -préférez-vous à toutes les
pierres précieuses cet arbre d’un rouge douteux ?
— Monsieur, il va à mon teint. Les rubis pâlis-
sent. Celui-ci, mat et moins vif, relève plutôt la
blancheur.. » |
Elle a raison. Les deux objets sont parents. Dans
le corail, comme sur sa lèvre et sur sa joue, c'est
le fer qui fait la couleur (Vogel). IL rougit l'un et
rose l’autre.
«Mais, madame, ces pierres brillantes ont un
poli incomparable. — Oui, mais celui-ci est doux.
Il à la. douceur de la peau, et il en garde la tié-
deur. Dès que je l'ai deux minutes, c’est ma chair
et c'est moi-même. Et je ne m'en distingue plus.
«— Madame, il est de plus beaux rouges. — Doc-
teur, laissez-moi celui-ci. Je l'aime. Pourquoi? Je
n'en sais rien. Ou, s’il v a une raison, celle qui en
vaut bien une autre, c'est que son nom oriental el
le vrai, c’est : « Fleur de sang. »
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LES FAISEURS DE MONDES
Notre Muséum d'Histoire naturelle, dans sa trop
étroite enceinte, est un palais de féerie. Le génie
des métamorphoses, de Lamarck et de Geoffroy,
semble y résider partout. Dans la sombre salle d'en
bas les madrépores, en silence, fondent le monde
de plus en plus vivant, qui s'élève au-dessus d'eux.
Plus haut le peuple des mers, ayant atteint sa com-
plète énergie d'organisation dans ses animaux
supérieurs, prépare les vies de la terre. Au som-
met, les mammifères. — Sur lesquels la tribu di-
vine des oiseaux déploie ses ailes et semble chanter
encore.
La foule ne regarde guère les premiers. Elle
passe vite devant ces aînés du globe. Il fait froid,
humide chez eux. Elle monte vers la lumière, vers
tant de choses brillantes. Nacre, ailes de papillons,
À
150 LES FAISEURS DE MONDES.
plumes d'oiseaux, c'est ce qui la charme. Moi qui
m'arrête plus en bas, je me suis vu souvent seul
dans l’obscure petite galerie.
J'aime cette crypte de la grande église. J’y sens
mieux l'âme sacrée, l'esprit présent de nos maîtres.
leur grand, leur sublime effort, et aussi l'audace
immortelle des voyageurs partis de là. Quelque
part que soient leurs os, eux-mêmes restent au
Muséum par les trésors qu'ils lui donnèrent et
qu'ils ont payés de leur vie.
L'autre jour, 1” octobre, m'y étant un peu at-
tardé, j'y lisais non sans peine l'étiquette de quel-
ques madrépores. L'une, placée tout près de la
porte, me montra ce nom : « Lamarck. »
Une chaleur me passa au cœur, un mouvement
religieux.
Grand nom et déjà antique ! C'est comme si, aux
tombeaux de Saint-Denis, on voyait le nom de Clo-
vis. La gloire de ses successeurs, leur royauté,
leurs débats, ont obscurci, reculé dans le temps
celui par lequel pourtant on passa d'un siècle à
‘autre. C'est lui, cet aveugle Homère du Muséum,
qui, par l'instinct du génie, créa, organisa, nomma,
“à 0
LA
LES FAISEURS DE MONDES. 151
ce qu'on ne savait guère encore, la classe des In-
vertébrés.
Une classe? mais c'est un monde, c’est l’abime
de la vie molle et demi-organisée à qui manque
encore la vertèbre, la centralisation osseuse, le
soutien essentiel de la personnalité. Ils intéressent
d'autant plus, car visiblement ils commencent tout.
Humbles tribus, jusque-là négligées! Réaumur,
dans les insectes, avait mis les crocodiles. Le
glorieux comte de Buffon ne daigna savoir les
noms de cette populace infime ; il les laissa hors
du Versailles olympien qu'il élevait à la Nature. Ils
attendirent jusqu'à Lamarck, ces grands peuples
obscurs, confus, ces exilés de la science, qui pour-
tant remplissent tout, ont tout préparé. C'étaient
justement les aînés qu’on avait empêchés d'entrer.
Les admis, à les compter, auraient été peu de
chose. Si l'on veut juger par le nombre, on pouvait
dire que l'exclue, oubliée, laissée à la porte, c’é-
tait la Nature elle-même.
Le génie des métamorphoses venait d’être éman-
cipé par la botanique et par la chimie. Ce fut une
chose hardie, mais féconde, de prendre Lamarck
*
152 LES FAISEURS DE MONDES.
dans la botanique où il avait passé sa vie et de lui
imposer d'enseigner les animaux. Ce génie ardent
et fait aux miracles par les transformations des
plantes, plein de foi dans l'unité de la vie, fit sortir
et les animaux, et le grand animal, le globe, de
l'état pétrifié où on les tenait. Il rétablit de forme en
forme la circulation de l'esprit. Demi-aveugle, à
tâtons, il toucha intrépidement mille choses dont
les clairvoyants n'osaient approcher encore. Du
moins, il y mettait sa flamme. Geoffroy, Cuvier et
Blainville les ont trouvées chaudes et vivantes.
« Tout est vivant, disait-il, ou le fut. Tout est vie,
présente ou passée. » Grand effort révolutionnaire
contre la matière inerte, et qui irait jusqu'à sup-
primer l’inorganique. Rien ne serait mort tout à
fait. Ce qui a vécu peut dormir et garder la vie la-
tente, une aptitude à revivre. Qui est vraiment
mort? personne.
Ce mot a enflé d’un souffle immense les voiles
du dix-neuvième siècle. Hasardé, ou non, il nous a
poussés où nous n’aurions été jamais. Nous nous
sommes mis en quête, demandant à chaque chose,
histoire ou histoire naturelle : « Qui es-tu? — Je
suis la vie. » — La mort a été fuyant sous le regard
des sciences. L'esprit va toujours vainqueur et ia
faisant reculer.
La
"+
LES FAISEURS DE MONDES. 153
J9
Entre ces ressuscités, je vois d'abord mes madré-
pores. Jusque-là pierre morte et calcaire grossier,
ils prirent l'intérêt de la vie. Lorsque Lamarck les
réunit, les expliqua au Muséum, on venait de les
surprendre dans le mystère de leur activité, dans
leurs immenses créations. On avait appris d'eux
comment se fait un monde. On commença à soup-
çonner que, si la terre fait l'animal, l'animal aussi
fait la terre, et que tous deux accomplissnt l’un
pour l’autre l'office de création.
L'animalité est partout. Elle emplit tout et peu-
ple tout. On en trouve les restes ou l'empreinte
jusque dans ces minéraux, comme le marbre sta-
tuaire, l’albâtre, qui ont passé par le creuset des
feux les plus destructeurs. À chaque pas dans la
connaissance de l'actuel on découvre un passé
énorme de vie animale. Du jour où l'optique permit
d’apercevoir l'infusoire, on le vit faisant les mon-
tagnes, on le vit pavant l'Océan. Le dur silex du
tripoli est une masse d’animalcules, l'éponge un si-
lex animé. Nos calcaires tout animaux. Paris est
bâti d’infusoires. Une partie de l'Allemagne repose
sur une mer de corail, aujourd’hui ensevelie. Infu-
soires, coraux, testacés, c’est de la chaux, de la
craie. Sans cesse ils latirent de la mer. Mais les
poissons qui dévorent le corail le rendent comme
craie, et restituent celle-ci aux eaux d’où elle est
9.
15! LES FAISEURS DE MONDES.
venue. Ainsi la Mer de corail, dans son travail d’en-
fantement, de soulèvements, de mouvements, dans
ses constructions sans cesse augmentées ou affais-
sées, bâties, ruinées, rebâties, est une fabrique im-
mense de calcaire, qui va alternant entre ses deux
vies : vie agissante aujourd'hui, vie disponible qui
agira demain.
Forster a vu, et très-bien vu (ce qu'on à nié à
tort) que ces îles circulaires sont des cratères de
volcans, exhaussés par les polypes. Dans toute hy-
pothèse contraire on ne peut expliquer cette iden-
tité de forme. C’est toujours un petit anneau d’en-
viron cent pas de diamètre, fort bas, battu au
dehors par les flots, mais renfermant au dedans un
bassin tranquille. Quelques plantes de trois ou
quatre espèces font une couronne de verdure clair-
semée au bassin intérieur. L'eau est du plus beau
vert. L’anneau est de sable blanc (résidu de coraux
dissous) en contraste avec le bleu foncé de l'Océan.
Sous l’eau salée, nos ouvriers travaillent. Selon
leurs espèces ou leurs caractères, les uns plus har-
dis aux brisants, aux côtés paisibles les bonnes
gens timides.
Voilà un monde peu varié. Attendez. Les vents,
LES. FAISEURS DE MONDES. 155
les courants, travaillent à l’enrichir. Il ne faut
qu'une bonne tempête pour que les îles voisines
fassent la fortune de celle-ci. C'est là une des plus
magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est
grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout,
plus elle ést féconde. Une trombe passe sur une
ile: le torrent qu'elle y produit, chargé de limon,
de débris, de plantes mortes ou vivantes, parfois de
forêts arrachées, flot noir, bourbeux, perce la mer,
et bientôt poussé des vagues ici et Rà, distribue
ces présents aux îles prochaines.
Un grand messager de la vie, et l’un des plus trans-
portables, c’est la solide noix de coco. Non-seule-
ment elle voyage; mais, jetée sur les récifs, si elle
trouve un peu de sable blanc, où périraient d’autres
plantes, elle y prend et s’en contente. Si elle trouve
une eau saumâtre qu'aucun végétal n’aimerait, elle
la compte pour eau douce, et vit là, et s'enfonce là.
Elle germe, elle pousse, et c'est un arbre, un ro-
buste cocotier. Un arbre, c’est bientôt de l'eau
douce, et des débris, donc de la terre. Cela invite
d'autres arbres, et bientôt l'on voit des palmiers.
Des vapeurs arrêtées par eux se fait un ruisseau
qui, coulant du centre de l'ile, maintient dans la
blanche ceinture une percée que respectent les po-
lypes, habitants de l'eau salée.
456 LES FAISEURS DE MONDES.
On connaîl maïntenant la rapidité extrême de
leur travail. A Rio-Janeiro, en quarante jours de
relâche, des canots disparaissaient déjà sous les tu-
bulaires qui s’en étaient emparés. Un détroit, près
de l'Australie, comptait naguère vingt-six îlots. Il
en a déjà cent cinquante bien reconnus; l'Amirauté
anglaise annonce qu'il en a davantage, et qu'en
vingt ans, dans sa longueur de quarante lieues, 1l
sera impraticable.
Le récif oriental de l'Australie à trois cent
soixante lieues (cent vingt-sept sans interruption);
celui de la Nouvelle-Calédonie, cent quarante-cinq
lieues. Des groupes d’iles, dans le Pacifique, ont
quatre cents lieues de long, sur cent cinquante de
large. La seule chaîne des Maldives a presque cinq
cents milles de long. Ajoutez les bancs de l'ile de
France, les bas-fonds de la mer Rouge, incessam-
ment exhaussés.
Timor, avec ses environs, offre un monde tout
animal. On ne foule que choses vivantes. Les roches
offrent tant de formes bizarres, et de riches cou-
leurs, qu'on en est saisi, ébloui. Vous les voyez dans
un espace de plusieurs lieues dans l’eau de mer,
peu profonde (peut-être d'un pied) qui travaillent
tranquillement, mais activement continuent leur
métier de créateurs.
Le premier observateur intelligent fut Forster,
LES FAISEURS DE MONDES, 157
compagnon de Cook, qui les trouva à l'ouvrage, les
prit sur le fait dans leur grande conspiration pour
faire à pelit bruit des îles par milliers, des chaînes
d'iles, peu à peu un continent.
Cela se passait sous ses yeux comme aux premiers
jours du monde. Des profondeurs sous-marines le
feu central pousse un dôme, un cône, qui, s'en-
{r’ouvrant, de sa lave pendant quelque temps faitun
cratère circulaire. Mais la force volcanique s'é-
puise. Et ce cratère tiède se couronne de gelée vi-
vante, animale et polypière, qui, rejetant toujours”
de soi un mucus, va exhaussant ce cirque jusqu'à
la basse mer; pas plus haut ; car, au-dessus, ils se-
raient toujours à sec; mais, d'autre part, pas plus
bas ; car ils visent à la lumière. S'ils n'ont pas d’or-
gane spécial pour la percevoir, elle les pénètre. Le
puissant soleil des tropiques, qui traverse de part
en part leur petit être transparent, semble avoir
sur eux l'attraction d'un invincible magnétisme.
Quand la mer baisse et les découvre, ils n’en restent
pas moins ouverts et boivent la vive lumière.
rm
Dumont-d'Urville, qui si souvent côloyait leurs
petites îles, dit : «C'est un étrange supplice de
158 LES FAIÏISEURS.DE MONDES.
voir de près la paix de ce bassin intérieur, de voir
tout autour sous l’eau peu profonde des bancs avan-
cés où s'élalent les coraux en parfaite sécurité,
lorsqu’on est soi-même en pleine tempête. » Ce
monde aimable est un écueil. Touchez et vous êtes
brisé. La mer transparente vous montre un abîme
à pic de cent brasses. Ne vous fiez pas aux ancres.
Nul câble qui, au frottement, ne soit usé, bientôt
coupé. L’anxiété est extrême dans les longues nuits
où la houle australe vous pousse sur ces tranchants
r'ASOITS. |
Les innocents faiseurs d'écueils ne manquent
pourtant pas de réponse aux accusations. [ls disent :
« Donnez-nous le temps. Ces bords adoucis peu à
peu deviendront hospitaliers. Laissez-nous faire.
Les bancs liés aux bancs voisins n'auront plus ces
remous terribles. Nous vous faisons un monde de
rechange pour le cas où périrait le vôtre. Vous
nous bénirez peut-être, s'il vous vient un cata-
clysme, si, comme l’a dit quelqu'un, la mer verse
d'un pôle à l'autre tous les dix mille ans. Vous vous
tiendrez fort heureux de trouver là nos îles australes
où nous aurons fait un refuge.
LES FAISEURS DE MONDES. 159
« Avouons-le, disent-ils encore, quand même
malheureusement quelques vaisseaux y périraient,
ce que nous faisons ici est utile, est bon et grand.
Notre monde improvisé pourrait avoir quelque or-
gueil. Sans parler dela beauté de ses triomphantes
couleurs qui effacent celles de la terre, sans parler
des gracieux cercles, des courbes où nous nous com-
plaisons, — tant de problèmes obseurs qui vous ar-
rêtent semblent chez nous avoir trouvé solution. La
distribution du travail, une charmante variété dans
une grande régularité, un ordre géométrique qui
cependant a les grâces d'une liberté naissante, —
où trouver cela chez vous autres hommes”?
« Notre travail incessant pour alléger l'eau de
ses sels y crée les courants magnifiques qui en font
la vie, la salubrité: Nous sommes les esprits de la
mer; nous lui donnons le mouvement.
« Elle n'est pas ingrate, il est vrai. Elle vient à
point nommé nous nourrir. Et, non moins exacte,
la chaude lumière nous caresse, nous pare de ses
riches couleurs. Nous sommes les bien-aimés de
Dieu, ses ouvriers favoris. Il nous charge d’ébaucher
ses mondes. Tous les puinés de ce globe qui vien-
nent ont besoin de nous. Notre ami, le cocotier, ce
géant qui sur notre île inaugure la vie terrestre,
n’y parvient qu’en nous demandant nos poussières
pour y puiser. La vie végétale, au fond, est un
160 LES FAISEURS DE MONDES.
egs, un don, une aumône de nos libéralités.
Riche de nous, elle nourrira la création supérieure.
« Mais pourquoi d'autres animaux? Nous sommes
un monde complet, hormonique, et qui suffit. Le
cercle de la création pourrait se fermer ici. Dieu
par nous couronna son ile; sur son ancien vol-
can de feu, il a fait un volcan de vie, — bien mieux,
l'épanouissement de ce paradis vivant. Il a ce qu'il
a voulu, et maintenant va se reposer. »
Pas encore et pas encore. Une création doit mon-
ter par-dessus la vôtre, une chose que vous ne
craignez pas. Ce rival n'est pas la tempête, vous la
bravez; ni l’eau douce, vous bâtissez à côté. Ce
n’est pas même la terre qui peu à peu envahit et
couvre vos constructions. Cette autre puissance,
où est-elle? — En vous. Tout polype n'est pas ré-
signé à rester polype. Il y a dans votre république
telle créature inquiète, qui dit que la perfection de
cette vie végétative ce n’est pas la vie. Elle en rêve
une autre à part: — s’en aller et naviguer seule,
voir l'inconnu, le vaste monde, se créer, au hasard
du naufrage, certaine chose qui va poindre en elle
et reste obscure en vous :
C'est l'âme.
FILLE DES MERS
J'ai passé les premiers mois de 1858 dans l'a-
créable petite ville d'Hyères, qui de loin regarde
la mer, les îles et la presqu'ile dont sa côte est abri-
tée. La mer, à cette distance, attire plus puissam-
ment peut-être que si l’on était au bord. Les sen-
tiers qui y mènent invitent, soit qu’on suive, entre
les jardins, les haies de jasmin et de myrte, soit
qu'en montant quelque peu on traverse les oliviers
et un petit bois mêlé de lauriers et de pins. Le bois
n'empêche nullement qu'on n'ait de temps à autre
quelques échappées de la mer. Ce lieu est, non
sans raison, nommé Coste-Belle. Nous y rencon-
trions souvent dans les beaux jours d’un doux hiver
une fort touchante malade, une jeune princesse
étrangère venue là de cinq cents lieues pour pro-
longer quelque peu sa vie défaillante. Cette vie
162 FILLE DES MERS.
courte avait été triste et dure. A peine heureuse,
elle se voyait mourir. Elle se traînait appuyée,
tendrement enveloppée de celui qui vivait d’elle et
comptait ne pas survivre. Si les vœux et les prières
pouvaient prolonger une vie, elle eût vécu; elle
avait pour elle ceux de tous, surtout des pauvres.
Mais le printemps arrivait et sa fin. Dans un jour
d'avril où tout renaissait, nous vimes passer en-
core les deux ombres sous ce boïs, pâle comme un
llysée de Virgile.
Nous arrivâmes au golfe le cœur plein de cette pen-
sée. Entre les rochers assez âpres, les lagunes que
laissait la mer gardaient de petits animaux trop
lents qui n'avaient pu la suivre. Quelques coquilles
étaient là toutes retirées en elles-mêmes et souf-
frant de rester à sec. Au milieu d'elles, sans co-
quille, sans abri, tout éployée, gisait l'ombrelle
vivante qu'on nomme assez mal méduse. Pourquoi
ce terrible nom pour un être si charmant? Jamais
je n'avais arrêté mon attention sur ces naufragées
qu'on voit si souvent au bord de la mer. Gelle-ci
était petite, de la grandeur de ma main, mais sin-
culièrement jolie, de nuances douces: et légères.
Elle était d'un blanc d'opale où se perdait, comme
FILLE DES MERS, 165
dans un nuage, une couronne de tendre lilas. Le
vent l'avait retournée. Sa couronne de cheveux li-
las flottait en dessus, et la délicate ombrelle (c'est-à-
dire son propre corps), se trouvant dessous, touchait
le rocher. Très-froissée en ce pauvre corps, elle était
blessée, déchirée en ses fins cheveux qui sont ses
organes pour respirer, absorber, et même aimer.
Tout cela, sens dessus dessous, recevait d’aplomb
le soleil provençal, âpre à son premier réveil, plus
âpre par l’aridité du mistral qui s’y mélait par mo-
ments. Double trait qui traversait la transparente
créature. Vivant dans ce milieu de mer dont la
contact est caressant, elle ne se cuirasse pas d’é-
piderme résistante, comme nous autres animaux
- de la terre; elle reçoit tout à vif.
Près de sa lagune séchée, d’autres lagunes étaient
plemes et communiquaient à la mer. Le salut était
à un pas. Mais, pour elle qui ne se meut que par ses
ondoyants cheveux, ce pas était infranchissable.
Sous ce soleil, on pouvait croire qu’elle serait bien-
{ôt dissoute, absorbée, évanouie.
Rien de plus éphémère, de plus fugitif que ces
filles de la mer. Il en est de plus fluides, comme
la légère bande d'azur qu’on appelle ceinture de
Vénus, et qui, à peine sortie de l’eau, se dissipe
et disparaît. La méduse, un peu plus fixée, a plus
de peine à mourir.
164 FILLE DES MERS.
Était-elle morte où mourante? Je ne crois pas
aisément à la mort; je soutins qu'elle vivait. A
tout hasard, il coûtait peu de l’ôter de là et de la
jeter dans la lagune d'à côté. S'il faut tout dire, à
la toucher j'avais un peu de répugnance. La déli-
cieuse créature, avec son innocence visible et l'iris
de ses douces couleurs, était comme une gelée
tremblotante, glissait, échappait. Je passai outre ce-
pendant. Je glissai la main dessous, soulevai avec
précaution le corps immobile, d'où tous les cheveux
retombèrent, revenant à la position naturelle où ils
sont quand elle nage. Telle je la mis dans l’eau voi-
sine. Elle enfonça, ne donnant aucun signe de vie.
Je me promenai sur le bord. Mais au bout de dix
minutes, j'allai revoir ma méduse. Elle ondulait
sous le vent. Réellement, elle remuait et se remet-
tait à flot. Avec une grâce singulière, ses cheveux
fuyant sous elle nageaïent, doucement l'éloignaient
du rocher. Elle n'allait pas bien vite, mais enfin
allait. Bientôt je la vis assez lom.
Elle n'aura peul-êlre pas tardé de chavirer en-
core. Il est impossible de naviguer avec des mpyens
plus faibles et de façon plus dangereuse. Elles crai-
FILLE DES MERS. 165
gnent fort le rivage, où tant de choses dures les
blessent, et, en pleine mer, le vent à chaque instant
les retourne. Alors leurs cheveux-nageoires étant
par-dessus, elles flottent à l'aventure, la proie des
poissons, la joie des oiseaux, qui se font un jeu de les
enlever.
Pendant toute une saison passée aux bords de
la Gironde, je les voyais fatalement poussées par
la passe, jetées à la côte par centaines, sécher là
misérablement. Celles-ci étaient grosses, blanches,
fort belles à leur arrivée, comme de grands lustres
de cristal avec de riches girandoles, où le soleil mi-
roitant mettait des pierreries. Hélas! quel état diffé-
rent au bout de deux jours! le sable fort heureusc-
ment s’affaissait dessous, les cachait.
Elles sont l'aliment de tous, et elles-mêmes n'ont
guère d’aliment que la vie peu organisée, vague en-
core, les atomes flottants de la mer. Elles les en-
gourdissent, les éthérisent, pour ainsi parler, et les
sucent sans les faire souffrir. Elles n’ont ni dents,
ni armes. Nulle défense. Seulement quelques es-
pèces (et non pas toutes, dit Forbes) peuvent, sion
les attaque, sécréter une liqueur qui pique un peu,
comme l'ortie. Sensation si faible, au reste, que
Dicquemare n’a pas craint de la recevoir dans l'œil
et l'a fait impunément.
166 FILLE DES MERS,
Voilà une créature bien peu garantie, et en grand
hasard. Elle est supérieure déjà. Elle a des sens,
et, si l'on en juge par les contractions, une suscep-
übilité notable de souffrir. On ne peut, comme le
polype, la partager impunément. Dans ce cas, lui,
il se double; elle, elle meurt. Comme lui, gélali-
neuse, elle semble un embryon, mais l'embryon
trop tôt renvoyé du sein de la mère commune, uré
de la base solide, de l'association qui fit la sécurité
du polype, et lancé dans l'aventure.
Comment est-elle partie, l’imprudente ? comment
sans voile, rame ni gouvernail, avoir quitté le port”?
Quel est son point de départ?
Ellis, en 1750, avait vu sur un polype surgir
une petite méduse. De nos jours plusieurs obser-
vateurs ont vu et mis hors de doute qu'elle est
une forme de polype, sortie de l'association. La
méduse, pour le dire simplement, est un polype
émancipé. |
Quoi d'étonnant ? dit très-bien le sage M. l'orbes,
qui les a tant étudiées. Cela veut dire seulement
qu'à ce degré l'animal suit encore la loi végétale.
De l'arbre, être collectif, sort l'individu, le fruit dé-
FILLE DES MERS. 167
taché, lequel fruit fera un autre arbre. Un poirier,
c'est comme une sorte de polypier végétal, dont la
poire (libre individu) peut nous donner un poirier.
De même, dit Forbes encore, que la branche d’une
plante qui allait se charger de feuilles s’arrète dans
son développement, se contracte, devient un organe
d'amour, je veux dire une fleur, — le polypier,
contractant quelques-uns de ses polypes, transfor-
mant leurs estomacs contraclés, fait le placenta,
les œufs, d’où sort sa fleur mobile, la jeune et gra-
cieuse méduse. (Ann. of the Nat. hist.,t. XIV, 587.)
On aurait pu le deviner à cette grâce indécise, à
cette faiblesse désarmée qui ne craint rien, qui
s'embarque sans instruments pour naviguer, qui se
confie trop à la vie. C’est la première et touchante
échappée de l'âme nouvelle, sortie, sans défense
encore, des sûretés de la vie commune, essayant
d'être soi-même, d'agir et souffrir pour son compte,
— molle ébauche de la nature libre, — embryon
de la liberté.
Être soi, être à soi seul un petit monde complet,
grande tentation pour tous! universelle séduction!
belle folie qui fait l'effort et tout le progrès du
168 FILLE DES MERS.
monde! Mais dans ces premiers essais, qu’elle
semble peu justifiée! On dirait que la méduse fut
créée pour chavirer.
Chargée d’en haut, d'en bas mal assurée, elle
est faite à l'opposé de la physalie, sa parenie.
Celle-ci n’a au-dessus de l'eau qu'un petit bal-
lon, une vessie insubmersible, et laisse trainer
au fond ses longs tentacules, infiniment longs, de
vmgt pieds ou davantage, qui l’assurent, balayent
la mer, frappent le poisson de torpeur, le lui hvrent.
Légère et msouciante, gonflant son ballon nacré,
teinté de bleu ou de pourpre, elle lance, par ses
srands cheveux de sinistre azur, un subul venin
dont la décharge foudroie.
Moins redoutables, les vélelles ne peuvent pé-
rir non plus. Elles ont la forme de radeaux;
leur petite organisation est déjà un peu solide;
elles savent se diriger, tourner au vent la voile
oblique. Les porpites, qui ne semblent qu'une
fleur, une marguerite, ont pour elles leur légèreté;
elles flottent même après leur mort. Il en est de
même de tant d'êtres fantastiques et presque
aériens, guirlandes à clochettes d'or ou guir-
landes de boutons de roses (physsophore, stéphano-
mie, etc.), ceintures azurées de Vénus. Tout cela
nage et surnage invinciblement, ne craint que la
terre, vogue au large, dans la grande mer, et, si vio-
FILLE DES MERS. 169
lente qu'elle semble, y trouve toujours son salut.
Les porpites et les vélelles craignent si peu l'Océan,
que, pouvant toujours surnager, ils font effort pour
enfoncer, et, dès qu'il vient du gros temps, se ca-
chent dans la profondeur.
Telle n’est pas la pauvre méduse. Elle à à erain-
dre le rivage, elle a à craindre l'orage. Elle pour-
rait se faire pesante à volonté et descendre, mais
l'abime lui est interdit; elle ne vit qu’à la surface,
en pleine lumière, en plein péril. Elle voit, elle en-
tend, et elle a le toucher fort délicat, beaucoup
trop pour son malheur. Elle ne peut se diriger. Ses
organes plus compliqués la surchargent et lui font
perdre bien aisément l'équilibre.
Aussi on est tenté de croire qu'elle se repent
d'un essai de liberté si hasardeuse, qu'elle regrette
l’état inférieur, la sécurité de la vie commune. Le
polypier fit la méduse; la méduse fait le polypier.
Elle rentre à l'association. Mais cette vie végétative
est si ennuyeuse, qu’à la génération suivante, elle
s’en émancipe encore et se relance au hasard de sa
vaine navigation. Alternative bizarre, où elle flotte
éternellement. Mobile, elle rêve le repos. Inerte,
elle rêve le mouvement.
10
170 FILLE DES MERS.
Ces étranges métamorphoses, qui tour à tour
élèvent, abaissent, l'être indécis, et le font alterner
entre deux vies si différentes, sont vraisemblable-
ment le fait des espèces inférieures, des méduses
qui n'ont pu entrer décidément encore dans la car-
rière irrévocable de l'émancipation. Pour les autres,
on croirait sans peine que leurs variétés charmantes
marquent des progrès intérieurs de vie, des degrés
de développement, les jeux, les grâces et les sourires
de la liberté nouvelle. Celle-ci, artiste admirable,
sur ce thème si simple de disque ou d’ombrelle
qui flotte, d’un léger lustre de cristal où le soleil
met des lueurs, a fait une création infinie de jolies
variantes, un déluge de petites merveilles.
Toutes ces belles, à l'envi, flottant sur le vert miroir
dans leurs couleurs gaies et douces, dans les mille
attraits d’une coquetterie enfantine et qui s’ignore,
ont embarrassé la science, qui, pour leur trouver
des noms, a dû appeler à son secours et les reines
de l’histoire et les déesses de la mythologie. Celle-ci,
c'est l’ondoyante Bérénice, dont la riche chevelure
traine et fait un flot dans les flots. Celle-là, c’est la
petite Orithye, épouse d'Éole, qui, au souffle de son
époux, promène son urne blanche et pure, incer-
laine, à peine affermie par l’enchevêtrement délicat
de ses cheveux, que souvent elle enlace par-dessous.
Là-bas, Dionée, la pleureuse, semble une pleine
FILLE DES MERS. i71
coupe d'albâtre qui laisse, en filets cristallins, dé-
border de splendides larmes. Telles, en Suisse, j'ai
vu s'épancher des cascades lasses et paresseuses,
qui, ayant fait trop de détours, semblaient tomber
de sommeil, de langueur.
Dans la grande féerie d’illumination que la mer
déploie aux nuits orageuses, la méduse a un rôle à
part. Plongée, comme dans tant d’autres êtres,
dans le phosphore électrique dont ils sont tous
pénétrés, elle le rend à sa manière avec un charme
personnel.
Qu’elle est sombre, la nuiten mer, quand on n’v
voit pas ce phosphore! Qu'elles sont vastes et re-
doutables, ses ténèbres! Sur terre, l'ombre est
moins obscure; on se reconnait toujours à la va-
riété des objets qu’on touche, ou dont on pressent
les formes ; ils vous donnent des points de repère.
Mais la vaste nuit marine, un noir infini! rien et
rien !.… Mille dangers possibles, inconnus !
On sent tout cela sur la côte même, quand on vit
devant la mer. C’est une grande jouissance quand,
l’air devenant électrique, on voit au loin apparaitre
un léger ruban de feu pâle. Qu'est-ce cela ? On l'a
172 FILLE DES MERS.
vu chez soi sur le poisson mort, par exemple le
hareng, Mais vivant, dans ses grandes flottes, dans
les longues trainées visqueuses qu'il laisse derrière,
il est encore plus lumineux. Cet éclat n’est point
du tout le privilège de la mort. — Est-ce un ef-
fet de la chaleur? Non, vous le trouvez aux deux
pôles, et dans les mers Antarctiques, et dans les
mers de Sibérie. Il est dans les nôtres, et dans
toutes. |
C'est l'électricité commune dont ces eaux, demi-
vivantes, se dégagent aux temps orageux, inno-
cente et pacifique foudre dont tous les êtres ma-
rins sont alors les conducteurs. Ils l'aspirent et ils
l'expirent, la restituent largement à leur mort. La
mer la donne et la reprend. Le long des côtes et
des détroits, les froissements et les remous la font
circuler puissamment. Chaque être en prend, s'en
empare plus ou moins selon sa nature. Ici, des
surfaces immenses de paisibles infusoires font
comme une mer lactée, d'une douce et blanche lu-
mière, qui ensuite plus animée tourne au jaune du
soufre embrasé. Ici, des cônes de lumières vont
pirouettant sur eux-mêmes, ou roulent en boulets
rouges. Un grand disque de feu se fait (pyrosome),
qui part du jaune opalin, un moment frappé de vert,
puis s’irrite, éclate dans le rouge, l'orange, puis s’as-
sombrit d'azur. Ces changements ont quelque chose
FILLE DES MERS. 175
de régulier qui indiquerait une fonction naturelle, la
contraction et dilatation d’un être qui souffle le feu.
Cependant, à l'horizon, des serpents enflammés
s’agitent sur une infinie longueur (parfois vingt-cinq
ou trente lieues). Les biphores et les salpas, êtres
transparents que traversent et la mer et le phosphore,
donnent cette comédie serpentine. Étonnante asso-
ciation qui mène ces danses effrénées, puis se sépare.
Séparés, ses membres libres font des petits libres
encore, qui, à leur tour, engendreront des répu-
bliques dansantes, pour répandre sur la mer cette
bacchanale de feu.
De grandes flottes, plus paisibles, promènent sur
les flots des lumières. Les vélelles allument la nuit
leurs petites embarcations. Les béroës vont triom-
phantes comme des flammes. Nulles plus magiques
que celles de nos méduses. Est-ce un pur effet phv-
sique, comme celui qui fait serpenter les salpas in-
jectés de feu? Est-ce un acte d'aspiration, comme
d'autres en donnent l'idée? Est-ce caprice, comme
chez tant d'êtres qui se jouent aux étincelles d'une
vaine et incons{ante joie? Non, les nobles et belles
méduses (comme l'Océanique à couronne, comme
la charmante Dionée) semblent exprimer des pen-
sées graves. Sous elles, leurs cheveux lumineux,
comme une sombre lampe qui veille, lancent des
lueurs mystérieuses d'émeraude et d'autres cou-
10.
174 FILLE DES MERS.
leurs qui, jaillissant ou pälissant, révèlent un sen-
timent, et je ne sais quel mystère. On dirait l’es-
prit de l’abîme qui en médite les secrets. On dirait
l'âme qui vient ou celle qui doit vivre un jour. Ou
bien faudrait-il y voir le rêve mélancolique d’une
destinée impossible, qui ne doit jamais atteindre
son but? Ou l'appel au bonheur d'amour qui seul
nous console ici-bas? |
On sait que, sur notre terre, chez nos lucioles, ce
feu est le signal, l’aveu de l'amante qui se désigne,
dit sa retraite et se trahit. A-t-l ce sens chez les
méduses? On l’ignore. Ce qui est sûr, c'est qu'elles
versent ensemble leur flamme et leur vie. La séve
féconde, chez elles, la vertu de génération, y tient,
et, à chaque éclair, échappe et va diminuant.
Si l’on veut le plaisir cruel de redoubler cette
féerie, on les expose à la chaleur. Alors elles
s’exaspèrent, rayonnent et deviennent si belles, si
belles !... que la scène est finie. Flamme, amour
et vie, tout a fui, tout s'est écoulé à la fois.
VIT
LE PIQUEUR DE PIERRES
Lorsque l'excellent docteur Livingston pénétra
chez les pauvres peuplades de l'Afrique qui ont
peine à se défendre des marchands d'esclaves et
des lions, les femmes, le voyant armé de tous les
arts protecteurs de l'Europe et l’invoquant avec
raison comme une providence amie, lui disaient ce
mot touchant : « Donne-nous le sommeil! »
C'est le mot que tous les êtres vivants, chacun
dans sa langue, adressent à la Nature. Tous dési-
rent et rêvent la sécurité. On n'en peut douter
quand on voit les efforts ingénieux qu'ils font pour
se la donner. Ces efforts ont créé des arts. L'homme
n'en invente pas un, sans trouver que les animaux
l'avaient inventé avant lui, inspirés de cet instinct
si fixe et si fort du salut.
1476 LE PIQUEUR DE PIERRES,
Is souffrent, ils craignent, ils veulent vivre. Il
faut se garder de croire que les êtres peu avancés,
embryonnaires, soient peu sensibles. Le contraire
est certain. En tout embryon, ce qui est ébauché
d'abord, c'est le système nerveux, c’est-à-dire la
capacité de sentir et de souffrir. La douleur est
l'aiguillon par lequel la prévoyance est peu à peu
stimulée, et l'être pressé, forcé de s’ingénier. Le
plaisir y sert aussi, et vous le voyez déjà dans ceux
qu'on croirait les plus froids. On a justement noté
chez le limaçon le bonheur qu'il a, après des recher-
ches pénibles d'amour, de rencontrer l'objet aimé.
Tous deux, d'une grâce émue, ondulant de leurs
cous de cygne, s'adressent de vives caresses. Qui
dit cela? le sévère, le très-exact Blainville. (Moll.,
p. 181.)
Mais, hélas! combien la douleur est largement
prodiguée ! Qui n’a vu avec tristesse les lents et pé-
nibles efforts du mollusque sans coquille, qui traîne
sur le ventre? Choquante mais trop fidèle image du
fœtus qu'un hasard cruel aurait arraché de la mère,
jeté sur le sol sans défense et nu. La triste bête
épaissit sa peau autant qu'elle peut, adoucit les as-
pérités et rend sa route glissante. N'importe. Elle
doit subir un à un tous les obstacles, les chocs, les
pointes de caillou. Elle est endurcie, résignée, je le
veux bien. Et pourtant, à tel contact, elle se tord,
LE PIQUEUR DE PIERRES. 177
elle se contracte, donne les signes d’une très-vive
sensibilité.
Avec tout cela, elle aime, la grande Ame d’har-
monie, qui est l'unité du monde. Elle aime, et par
l'alternative de plaisir et de douleur elle cultive
tous les êtres et les oblige à monter.
Mais, pour monter, pour passer à un degré su-
périeur, il faut qu'ils aient épuisé tout ce que l'in-
férieur contient d'épreuves plus ou moins pénibles,
de stimulants d'invention et d'art instinctif, Il
faut même qu'ils aient exagéré leur genre, en aient
rencontré l’excès, qui, par contraste, fait sentir le
besoin d’un genre opposé. Le progrès se fait ainsi
par une sorte d'oscillation entre les qualités con-
traires qui tour à tour se dégagent et s’incarnent
dans la vie. | ;
Traduisons ces choses divines en langage hu-
main, familier, peu digne de leur grandeur, mais
qui les fera comprendre :
La Nature, s'étant plu Ldicohiesà à faire et
défaire la méduse, à varier à l'infini ce thème gra-
cieux de liberté naissante, un matin se frappa le
front, se dit : « J'ai fait un coup de tête. Cela est
charmant. Mais j'ai oublié d'assurer la vie de
178 LE PIQUEUR DE PIERRES.
la pauvre créature. Elle ne pourra subsister que par
l'infini du nombre, l’excès de sa fécondité. Il me
faut maintenant un être plus prudent et mieux
gardé. Qu'il soit craintif, s’il le faut. Mais surtout,
je le veux, qu’il vive! »
Ces craintifs, dès qu’ils apparurent, se jelèrent
dans la prudence jusqu'aux limites dernières. Ils
fuirent le jour, s’'enfermèrent. Pour se sauver des
contacts durs, secs, tranchants, de la pierre, ils
employèrent le moyen universel, celui de la mue.
De leur mue gélatineuse, ils sécrétèrent une enve-
loppe, un tube qui va s’allongeant autant que leur
chemin s’allonge. Misérable expédient qui tient ces
mineurs (les tarets) hors de la lumière et hors de
l'air libre, qui leur cause une dépense énorme de
substance. Chaque pas leur coûte infiniment, les
frais d’une maison complète. Un être qui se ruine
ainsi pour vivre ne peut que végéter pauvre, inca-
pable de progrès. .
La ressource n’est guère meilleure, de s’enseve-
lir par moment, de se cacher dans le sable à la mer
basse, en remontant quand le flux revient. C’est le
manége que vous voyez chez les solen, Vie variable,
LE PIQUEUR DE PIERRES. 179
L L . LL » L . _ ++
mcertaine, fugitive deux fois par jour, el de con-
stante inquiétude.
Chez des êtres bien inférieurs, une chose obscure
encore, qui devait changer le monde à la longue,
avait commencé à poindre. Les simples étoiles de
mer, dans leurs cinqrayons, avaient un certain sou-
tien, quelque chose comme une charpente de pièces
articulées, au dehors quelques épines, des suçoirs
qui avancent, reculent à volonté. Un animal fort
modeste, mais timide et sérieux, semble avoir fait
son profit de cette ébauche grossière. Il dit, je pense,
à la Nature :
« Je suis né sans ambition. Je ne demande pas
les dons brillants de messieurs les mollusques. 3e
ne ferai nacre ni perle. Je ne veux pas de couleur
brillante, un luxe qui me désignerait. Je désire en-
core bien moins la grâce de vos étourdies les médu-
ses, le charmeondoyant de leurs cheveux enflammés
qui atuirent, les font attaquer et leur servent à faire
naufrage. O mère! je ne veux qu’une chose, étre.
ètre un, et sans appendices extérieurs et compro-
mettants, — être ramassé, fort en moi, arrondi,
car c'est la forme qui donnera le moins de prise, —
l'être enfin centralisé. |
« J'ai bien peu l'instinct des voyages. De la mer
haute à la mer basse, rouler quelquelois, c'est as-
180 LE PIQUEUR DE PIERRES.
sez. Collé strictement sur mon roc, je résoudrai là
le problème que votre futur favori, l’homme, doit
chercher en vain, le problème de la sûreté : ex-
clure strictement l'ennemi, tout en admettant l'ami,
surtout l’eau, l'air et la lumière." Il m'en coûtera,
je le sais, du travail, un constant effort. Couvert
d’épines mobiles, je me ferai éviter. Hérissé, seul
comme un ours, on m appellera l'oursin. »
Combien ce sage animal est supérieur aux po-
iypes, engagés dans leur propre pierre qu'ils font
de pure sécrétion, sans travail réel, mais qui aussi
ne leur donne nulle sûreté ! Combien il paraît supé-
rieur à ses supérieurs eux-mêmes, je veux dire à
tant de mollusques qui ont des sens plus variés,
mais n'ont pas la fixe unité de son ébauche verté-
brale, ni son persévérant travail, ni les ingénieux
outils que ce travail a suscités!
La merveille, c'est qu'il est à la fois lui, cette
pauvre boule roulante, qu'on croit une châtaigne
épineuse; 4 est un, et il est multiple; — il est fixe,
et il est mobile, fait de deux mille quatre cents piè-
ces qui se démontent à volonté.
Voyons comment 1l se créa.
C'était dans une anse étroite de la mer de Bre-
tagne. Il n'avait pas là un doux lit de polypes mous
et d'algues comme les oursins de la mer des Indes,
LE PIQUEUR DE PIERRES. 181
qui sont dispensés d'industrie. Il était devant le pé-
ril, la difficulté, comme l'Ulysse de l'Odyssée, qui,
jeté, ramené par le flot, essaye de s’amarrer au roc
avec ses ongles ensanglantés. Chaque flux et chaque
reflux, c'était pour le petit Ulysse une grande
tempête. Mais sa grande volonté, son puissant dé-
sir, lui fit si-bien baiser la roche, que ce baiser
constant créa une ventouse qui fit le vide et l’umit
à la roche même.
Ce n'est pas tout : de ses épines qui grattaient,
voulaient saisir, une se subdivisa, et devint une
triple pince, véritable ancre de salut, qui seconde-
rait la ventouse si celle-ci s’appliquait mal à une sur-
face peu polie.
Quand il eut pincé, aspiré puissamment sa roche,
se sentit assis, il comprit de plus en plus qu'ilavait
tout à gagner si, de convexe qu'elle était, il pou-
vait la faire concave, y creuser à sa mesure un petit
trou, se faire un nid. Car on n'est pas toujours
jeune. On n’a pas les mêmes forces. Quelle dou-
ceur ne serait-ce si, un jour, l'oursin émérite pou-
vait relâcher quelque chose de l'effort de cet an-
crage qui continue jour et nuit?
Donc il creusa. C'est sa vie. Fait de pièces déta-
chées, 1l agit par cinq épines qui, toujours pous-
sant d'ensemble, se soudèrent et lui firent un pic
admirable pour percer.
il
182 LE PIQUEUR DE PIERRES.
Ce pic de cinq dents du plus bel émail est porté
par une charpente délicate, quoique très-solide,
formée de quarante pièces. Elles glissent dans une
sorte de gaine, sortent, rentrent, ont un jeu parfait.
Par cette élasticité, elles évitent les chocs violents.
Bien plus, elles se réparent s’il survient des acci-
dents.
C'est rarement dans la pierre, qu'il méprise, c’est
dans le roc, le granit, qu'il sculpte, ce héros du
travail. Plus ce roc est dur, résistant, mieux il s’y
sent affermi. Que lui importe d'ailleurs? Le temps
ne fait rien à l'affaire, et tous les siècles sont à
lui. Qu'il meure demain, ayant usé sa vie et son
instrument, un autre vient s'établir là, continue à
la même place. Ils communiquent peu dans leur
vie, ces solitaires; mais la fraternité existe pour
eux par la mort, et le jeune survenant, qui trouve
besogne demi-faite, en jouit, bénit la mémoire du
bon travailleur qui la prépara.
Ne croyez pas qu'il s'agisse de frapper, et frap-
per toujours. Il a son art. Une fois qu'il a bien
attaqué le ciment qui ünit la roche, et bien dé-
chaussé celle-ci, il mord les aspérités comme avec de
petites tenailles, déracine le silex. Œuvre de grande
patience, qui implique d'assez longs chômages pour
que l’eau agisse aussi sur les places dénudées. On
peut alors, de la première couche, aller à la seconde,
LE PIQUEUR DE PIERRES. … 185
et, par ces procédés lents et sûrs, en venifà bout.
Dans cette vie uniforme, il y a des crises pour-
tant, comme dans celle de l’ouvrier. La mer fuit de
certains rivages. L'été, telle roche devient d'une
insupportable chaleur. Il faut avoir deux maisons,
une d'été, une d'hiver.
Grand événement qu'un déménagement pareil
pour un être sans pieds, qui, de tous côtés, a des
pointes. M. Caillaud l’a observé, admiré dans ces
moments. Les baguettes faibles et mobiles, qui
jouent, avancent et reculent, ne sont nullement
insensibles, quoiqu'il les garantisse un peu en
sécrétant tout autour un peu de molle gélatine
qui sans doute fait matelas. Enfin, il le faut, il se
lance, 1l s’affermit sur ses pointes, comme sur au-
tant de béquilles, roule son tonneau de Diogène, et,
comme 1l peut, atteint le port.
Là, renfermé de nouveau et dans sa coque héris-
sée, et dans le petit nid qu’il trouve presque tou-
jours commencé, il se renfonce en lui-même, en
sa jouissance solitaire de sécurité bienheureuse.
Que mille ennemis rôdent au dehors, que la vague
tonne et mugisse ; tout cela, c'est pour son plaisir.
Que le roc tremble aux coups de mer : il sait bien
qu'il n’a rien à craindre, que c’est sa bonne nour-
rice qui fait ce bruit. Il est bercé, il sommeille et
lui dit : « Bonsoir. »
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VIII
COQUILLES, NACRE, PERLE
L’oursin a posé la borne du génie défensif. Sa
cuirasse, ou, si l’on veut, son fort de pièces mobiles,
résistantes, cependant sensibles, rétractiles, et ré-
parables en cas d’accident, ce fort, appliqué et an-
cré invinciblement au rocher, bien plus le rocher
creusé logeant le tout, de sorte que l'ennemi n'ait
nul jour pour faire sauter la citadelle, — c'est un
système complet qui ne sera pas surpassé. Nulle
coquille n’est comparable, encore bien moins les
ouvrages de l’industrie humaine.
L'oursin est la fin des êtres circulaires et rayon-
nés. En lui ils ont leur triomphe, leur plus haut
développement. Le cercle a peu de variantes. Il est
la forme absolue. Dans le globe de l’oursin, si
simple, si compliqué, il atteint une perfection qui
finit le premier monde.
186 COQUILLES, NACRE, PERLE.
La beauté du monde qui vient sera l'harmonie
des formes doubles, leur équilibre, la grâce de leur
oscillation. Des mollusques jusqu'à l'homme, tout
être est fait désormais de deux moitiés associées.
En chaque animal se trouve (mieux que l'unité)
l'union.
Le chef-d'œuvre de l’oursin avait dépassé le
but même; ce miracle de la défense avait fait un
prisonnier; il s'était non-seulement enfermé, mais
enseveli, s’élait creusé une tombe. Sa perfection
d'isolement l'avait séquestré, mis à part, privé de
toute relation qui fait le progrès.
Pour que le progrès reprenne par une ascension
régulière, il faut descendre très-bas, à l'embryon
élémentaire, qui d'abord n'aura de mouvement que
celui des éléments. Le nouvel être est le serf de
la planète, à ce point que, dans son œuf, il tourne
comme la terre, décrivant sa double roue, sa rota-
tion sur elle-même et sa rotation générale.
Même émancipé de l’œuf, grandissant, devenant
adulte, il restera embryon; c'est son nom, mou ou
mollusque. 11 représentera dans une vague ébau-
che le progrès des vies supérieures. Il en sera
le fœtus, la larve ou nymphe, comme celle de l'in-
secte, en qui, repliés et cachés, se trouvent pour-
tant les organes de l'être ailé qui doit venir.
COQUILLES, NACRE, PERLE. 187
J'ai peur pour un être si faible. Le polype, non
moins mou, risquait moins. Une vie égale étant dans
toutes ses parties, la blessure, la mutilation, ne le
tuaient pas ; il vivait, semblait même oublier la
partie détruite. Le mollusque centralisé est bien
autrement vulnérable. Quelle porte est ouverte à la
mort !
Le mouvement incertain que possédait la méduse
et qui parfois au hasard pouvait encore la sauver, le
mollusque l'a bien peu, au moins dans les commence-
ments. Tout ce qui lui est accordé, c'est de pouvoir,
de sa mue, de la gelée qu’il exsude, se créer deux
murs qui remplacent et la cuirasse de l’oursin, et
le roc où il s'appliquait. Le mollusque a l’avantage
de tirer de soi sa défense. Deux valves forment
une maison. Maison légère et fragile; ceux qui
flotient l'ont transparente. A ceux qui veulent
s'attacher, le mucus filant, collant, procure un
câble d'ancrage qu’on appelle leur byssus. Il se
forme précisément, comme la soie, d'un élément
d'abord tout gélatineux. La gigantesque tridacne
(le bénitier des églises) tient si ferme par ce câble,
que les madrépores s'y trompent. Ils la prennent
pour une ile, bâtissent dessus, l’enveloppent, finis-
sent par l'étouffer.
Vie passive, vie immobile. Elle n’a d'autre évé-
nement que la visite périodique du soleil et de la
188 COQUILLES, NACRE, PERLE.
lumière, d'autre action que d'absorber ce qui vient
et de sécréter la gelée qui fit la maison, et peu à
peu fera le reste. L’attraction de la lumière tou-
jours dans le même sens centralise la vue. Voilà
l'œil. La secrétion, fixée dans un effort toujours le
même, fait un appendice, un organe qui tout à
l'heure était le câble, et qui plus tard devient le
pied, masse informe, inarticulée, qui peut se prêter
à tout. C’est la nageoïre de ceux qui flottent, le
poinçon de ceux qui se cachent et veulent enfoncer
dans le sable, enfin le pied des rampants, un pied
peu à peu contractile, qui leur permet de se trainer.
Quelques-uns se hasarderont à le bander comme un
arc pour sauter maladroitement.
Pauvre troupeau, bien exposé, poursuivi de tou-
tes tribus, heurté par la vague et froissé des rocs.
Ceux qui ne réussissent pas à se bâtir une maison
cherchent pour leur tente fragile un lit vivant. Ils
demandent abri aux polypes, se perdent dans la
mollesse des alcyons flottants. L’Avicule qui donne
la perle cherche un peu de tranquillité dans la coupe
des éponges. La Pinne cassante n'ose habiter que
l'herbe vaseuse. La Pholade niche dans la pierre,
recommence les arts de l'oursin ; mais dans quelle
infériorité! au lieu du ciseau admirable qui
peut faire l’envie des tailleurs de pierre, elle n’a
qu'une petite râpe, et pour creuser un abri à
COQUILLES, NACRE, PERLE. 189
sa coquille fragile, elle use cette coquille même.
Sauf très-peu d’exceptions, le mollusque est l'être
craintif qui se sait la pâture de tous. Le Cône sent
si bien qu’on le guette, qu'il n'ose sortir de chez lui,
et y meurt de peur de mourir. La Volute, la Por-
celaine, traînent lentement leurs jolies maisons, et les
cachent autant qu'elles peuvent. Le Casque, pour
mouvoir son palais, n’a qu'un petit pied de Chi-
noise. Il renonce presque à marcher.
Telle vie et telle habitation. Dans nul autre genre,
plus d'identité entre l'habitant et le nid. Ici, tiré de
sa substance, l'édifice est la continuation de son
manteau de chair. Il en suit les formes et les tein-
tes. L'architecte, sous l'édifice, en est lui-même la
pierre vive.
Art fort simple pour les sédentaires. L’huître
inerte, que la mer viendra nourrir, ne veut qu'une
bonne boîte à charnière, qu’on puisse entre-bâiller
un peu quand l’ermite prendra son repas, mais
qu'il referme brusquement s’il craint d’être lui-
même le repas de quelque voisin avide.
La chose est plus compliquée pour le mol-
lusque voyageur, qui se dit : « Je possède un
pied, un organe pour marcher; donc je dois mar-
cher. » La chère maison, il ne peut, à volonté, la
quitter et la reprendre. En marche, elle lui est né-
cessaire; c’est alors qu’on l’attaquera. Il faut qu'elle
11.
199 COQUILLES, NACRE, PERLE.
abrite du moins le plus délicat de son être, l’arbre
par lequel il respire et celui qui puise la vie par ses
petites racines, le nourrit et le répare. La tête est
bien moins importante; plusieurs la perdent impu-
nément; mais, si les viscères n'étaient toujours sous
le bouclier, s'ils étaient blessés, il mourrait.
Ainsi prudent, cuirassé, il cherche sa petite vie.
Sa journée faite, la nuit sera-t-il en sécurité dans
un logis tout ouvert ? Les indiscrets n'iront-ils pas
y mettre un regard curieux ? qui sait, peut-être la
dent! L’ermite y songe, il y emploie tout ce qu'il
a d'industrie; mais nul instrument que le pied, qui
lui sert à toutes choses. De ce pied, qui veut clore
l'entrée, se développe à la longue un appendice ré-
sistant qui tient lieu de porte. Il le met à l’ouver-
ture, et le voilà fermé chez lui.
La difficulté toutefois permanente, la contradic-
tion qui reste encore dans sa nature, c'est qu'il faut
qu'il soit garanti, mais en même temps en rapport
avec le monde extérieur. Ilne peut, comme l'oursin,
s'isoler. Ses éducateurs, l'air, la lumière, peuvent
seuls affermir ce corps si mou, l'aider à se faire
des organes. Il faut qu’il acquière des sens, l’ouie,
l'odorat, guides de l’aveugle. Il faut qu’il acquière
la vue. Il faut surtout qu'il respire.
Grande fonction si impérieuse! nul n'y songe
COQUILLES, NACRE, PERLE. 191
quand elle est facile. Mais, si elle s'arrête un mo-
ment, quel trouble terrible! Que notre poumon
s’engorge, que le larynx seulement s'embarrasse
pour une nuit, l'agitation, l'anxiété, sont extrèmes;
on n’y tient pas; souvent même, à grand péril, on
ouvre toutes les fenêtres. On sait que, chez les asth-
matiques, cette torture va si loin, que, ne pouvant
se servir de l'organe naturel, ils se créent un moyen
supplémentaire de respirer. — De l’air! de l'air !
ou bien mourir |
La nature ainsi pressée est terriblement inven-
tive. Il ne faut pas s'étonner si ces pauvres en-
fermés, étouffant sous leur maison, ont trouvé
mille appareils, mille genres de soupapes qui les
soulagent un peu. Tel respire par des lamelles qui
se rangent autour du pied, tel par une sorte de
peigne, tel par un disque, un bouclier, d'autres par
des fils allongés; quelques-uns ont sur le côté de
jolis panaches, ou sur le dos un mignon petit arbre
qui tremble, va, vient, respire.
Ces organes si sensibles, qui craignent tant d’être
blessés, affectent des formes charmantes ; on dirait
qu'ils veulent plaire, atlendrir, qu'ils demandent
grâce. Leur innocente comédie joue toute la nature,
prend toute forme et toute couleur. Ces petits en-
fants de la mer, les mollusques, en grâce enfantine
d'illusion, en riches nuances, lui font sa fête éter-
192 COQUILLES, NACRE, PERLE.
nelle, sa parure. Tant soit-elle austère, elle est
forcée de sourire.
Avec cela, la vie craintive est toute pleine de
mélancolie. On ne peut s'empêcher de croire qu'elle
ne souffre, la belle des belles, la fée des mers,
l'Haliotide, de sa sévère réclusion. Elle a le pied,
peut se traîner, mais ne l’ose. « Qui t’en empêche?
— J'ai peur... le crabe me guette; que j'entr'ouvre,
il est chez moi. Un monde de poissons voraces flotte
au-dessus de ma tête. L'homme, mon cruel admi-
rateur, me punit de ma beauté; poursuivie aux
mers des Indes, jusque dans les eaux du pôle,
maintenant en Californie, on me charge par vais-
SEAUX. »
L'infortunée, n'osant sorlir, a trouvé un moyen
subtil de faire arriver l'air et l'eau. À sa maison
elle fait de minimes fenêtres qui vont à ses petits
poumons. La faim cependant l’oblige de se hasar-
der. Vers le soir, elle rampe un peu alentour et
pait quelques plantes, son unique nourriture.
Remarquons ici en passant que ces merveilleuses
coquilles, non-seulement l'Haliotide, mais la Veuve
(blanche et noire), mais Bouche-d'Or (à nacre do-
rée), sont de pauvres herbivores, de la plus sobre
nourriture. — Vivante réfutation de ceux qui
croient aujourd'hui la beauté fille de la mort, du
| coouiLes, NACRE, PERLE. 193
sang, du meurtre, d'une brutale accumulation de
substance.
Il ne faut à celles-ci presque rien pour vivre.
Leur aliment, c’est surtout la lumière qu’elles boi-
vent, dont elles se pénètrent, dont elles colorent
et irisent leur appartement intérieur. C'est aussi
l'amour solitaire qu’elles cachent en cette retraite.
Chacune est double; en une seule, se trouvent l’a-
mante et l'amant. Comme les palais de l'Orient ne
montrent au dehors que de tristes murs et dissi-
mulent leurs merveilles, ici le dehors est rude et
l'intérieur éblouit. L'hymen s’y fait aux lueurs
d'une petite mer de nacre, qui, multipliant ses
miroirs, donne à la maison, même close, l’enchan-
tement d’un crépuscule féerique et mystérieux.
C'est une grande consolation d’avoir, sinon le
soleil, au moins une lune à soi, un paradis de douces
nuances, qui, changeant toujours sans changer,
donne à cette vie immobile ce peu de variété dont
tout être a le besoin.
Les enfants qui travaillent aux mines demandent
aux visiteurs, non des vivres, non de l'argent, mais
« de quoi faire de la lumière. » Il en est de même
de ces enfants-ci, nos Haliotides. Chaque jour, quoi-
que aveugles, elles sentent la lumière revenir, s’ou-
vrent à elles avidement, la reçoivent, la contem-
plent de tout leur corps transparent. Disparue,
194 COQUILLES, NACRE, PERLE,
elles la conservent en elles-mêmes, elles la cou-
vent de leur amoureuse pensée. Elles l’attendent,
elles l’espèrent ; elles se font leur petite âme de
cet espoir, de ce désir. Qui doutera qu’à son re-
tour elles n'aient bien autant que nous le ravis-
sement du réveil? plus que nous, distraits par la
vie, si multiple et si variée?
Pour elles, l'éternité se passe à sentir et de-
viner, à rêver et regretter le grand amant, le
Soleil. Sans le voir à notre manière, elles per-
çoivent certainement que cette chaleur, cette
gloire lumineuse, leur vient du dehors, d’un
grand centre puissant et doux. Elles aiment cet
autre Moi, ce grand Moi qui les caresse, les 1llu-
mine de joie, les monde de vie. Si elles pouvaient,
sans doute, elles iraient au-devant de ses rayons.
Du moins, attachées à leur seuil, comme le brame
méditant aux portes de la pagode, elles lui offrent
silencieusement... quoi? la félicité qu’il donne, et
ce doux mouvement vers lui. — Fleur première du
culte instinctif. C’est déjà aimer et prier, dire le pe-
tit mot qu'un saint préférait à toute prière, le : Oh!
dont le ciel se contente. Quand l'Indien le dit à l’au-
rore, 1l sait que ce monde innocent, nacre, perle,
humbles coquilles, s’unit à lui du fond des mers.
ne NACRE, PERLE. 195
Je comprends très-bien ce que sent, en présence
de la perle, le cœur ignorant et charmant de la
femme qui rêve, est émue, sans savoir pourquoi.
Cette perle n’est pas une personne, mais ce n'est
pas une chose. Il y a là une destinée.
Quelle adorable blancheur! non, c'est candeur
que je veux dire; — virginale? non; cest bien
mieux; les vierges et les petites filles ont toujours,
tant douces soient-elles, un peu de jeune verdeur.
La candeur de celle-ci serait plutôt celle de l'inno-
cente épouse, si pure, mais soumise à l'amour.
Nulle ambition de briller. Elle adoucit, presque
éteint ses lueurs. On n’y voit d'abord qu’un blanc
mat. Ce n’est qu'au second regard qu'on com-
_mence à découvrir son iris mystérieuse, et, comme
on dit, son orient.
Où vécut-elle? Demandez au profond Océan. De
quoi? demandez au soleil. Elle a vécu de lumière
et d'amour de la lumière, comme eût fait un pur
esprit.
Grand mystère! Mais elle-même, elle le fait
assez comprendre. On sent que cet être si doux à
vécu longtemps immobile, résigné, dans la quié-
tude qui fait « attendre en attendant, » ne veut
rien faire et rien vouloir que ce que voudra l'être
aimé.
L'enfant de la mer avait mis son beau rêve dans
196 COQUILLES, NACRE, PERLE.
sa coquille, et celle-ci dans sa nacre, et cette nacre
dans sa perle, qui n'est qu’elle-même concentrée.
Mais cette dernière n'arrive, dit-on, que par une
blessure, une permanente souffrance, une dou-
leur quasi éternelle, qui attire, absorbe tout l'être,
anéantit sa vie vulgaire en cette divine poésie.
J'ai oui dire que les grandes dames de l'Orient
et du Nord, tout autrement délicates que les lourdes
enrichies, évitaient les feux du diamant, et n’accor-
daient de toucher leur fine peau qu'à la douce
perle.
En réalité, l'éclair du diamant fait tort à l’é-
clair de l'amour. Un collier, deux bracelets de
perles, c’est l'harmonie d’une femme :, l’ornement
vraiment féminin, qui, au lieu d’amuser, émeut,
attendrit l’attendrissement. Cela dit : « Aimons!
Point de bruit! »
La perle paraît amoureuse de la femme, elle de
la perle. Ces dames du Nord, dès qu'elles les ont
une fois mises, ne les quittent plus. Elles les por-
tent jour et nuit, les cachent sous les vêtements.
Dans de rares occasions, à travers les riches four-
1 Voir la note à la fin du volume.
. COQUILLES, NACRE, PERLE. 197
rures, toujours doublées de satin blanc, on aper-
çoit l’heureux bijou, l'inséparable collier.
C'est comme la tunique de soie que l'odalisque
porte en dessous, qu’elle aime tant. Elle ne quitte
cette favorite qu’elle ne soit usée, déchirée et sans
remède hors de combat, sachant que c'est un talis-
man, l’infaillible aiguillon d'amour.
Il en est ainsi de la perle. Comme la soie, elle
s’imprègne du plus intime et boit la vie. Une force
inconnue y passe, une vertu de celle qu'on aime.
Quand elle a dormi tant de nuits sur son sein, dans
sa chaleur, quand elle s’est ambrée de sa peau et
a pris ces teintes blondes qui font délirer le cœur,
le bijou n’est plus un bijou, c’est une partie de la:
personne que ne doit plus voir l'œil indifférent. Un
seul a droit de le connaître, et, sur ce collier, de
surprendre le mystère de la femme aimée.
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IX
L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.)
Les méduses et les mollusques ont été générale-
ment d'innocentes créatures, on pourrait dire des
enfants, et J'ai vécu avec eux dans un monde aima-
ble de paix. Peu de carnassiers jusqu'ici. Ceux
mêmes qui étaient forcés de vivre ainsi ne détrui-
saient que pour le besoin, et encore vivaient la
plupart aux dépens de la vie commencée à peine,
d’atomes, de gelée animale, qui n’est pas même
organisée. Donc, la douleur était absente. Nulle
cruauté et nulle colère. Leurs petites âmes, si
douces, n’en avaient pas moins un rayon, l'as-
piration vers la lumière, et vers celle qui nous
vient du ciel, et vers celle de l'amour, révélé en
changeante flamme, qui, la nuit, fait la joie des
mers.
200 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.).
Maintenant, il me faut entrer dans un monde
bien autrement sombre : la guerre, le meurtre.
Je suis obligé d'avouer que, dès le commencement,
dès l'apparition de la vie, apparut la mort violente,
épuration rapide, utile purification, mais cruelle,
de tout ce qui languissait, trainait ou aurait langui,
de la création lente et faible dont la fécondité eût
encombré le globe.
Dans les terrains les plus anciens, on trouve
deux bêtes meurtrières, le Mungeur etle Suceur. Le
premier nous est révélé par l'empreinte du Trilo-
bite, espèce aujourd’hui perdue, destructeur éteint
des êtres éteints. Le second subsiste en un reste ef-
frayant, un bec presque de deux pieds qui fut celui du
grand suceur, seiche ou poulpe (Dujardin.) D’après
untel bec, ce monstre, s’il lui était proportionné,
aurait eu un corps énorme, des bras-suçoirs épou-
vantables de vingt ou trente pieds peut-être, comme
une prodigieuse araignée.
Chose tragique : ces êtres de mort sont les pre-
miers que l’on trouve au fond de la terre. Est-ce
donc à dire que la mort ait pu précéder la vie?
Non, mais les animaux mous qui alimentèrent
ceux-ci ont fondu, n’ont pas laissé trace ni même
empreinte d'eux-mêmes.
Les mangeurs et les mangés étaient-ils deux na-
L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 201
tions de différente origine? Le contraire est plus
probable. Du mollusque , forme indécise, matière
encore propre à tout, la force surabondante du
jeune monde, sa riche pléthore, prodiguant l’alimen-
tation, dut de bonne heure dégager deux formes,
contraires d'apparence, qui allaient au même but.
Elle enfla, souffla, sans mesure, le mollusque en
un ballon, une vessie absorbante, qui, de plus en
plus gonflée et d'autant plus affamée, — mais d’a-
bord sans dents, — suça. D'autre part, la même
force, développant le mollusque en membres arti-
culés dont chacun se fit sa coquille, durcissant cet
être encroûté, le durcit surtout aux pinces, aux
mandibules pour mordre, broyer les choses les plus
dures.
Parlons seulement d'abord du premier dans ce
chapitre.
Le suceur du monde mou, gélatineux, l’est lui-
même. En faisant la guerre aux mollusques, il
reste mollusque aussi, c'est-à-dire toujours em-
bryon. Il offre l'aspect étrange, ridicule, carica-
tural, s’il n’était terrible, de l'embryon allant.en
guerre, d'un fœtus cruel, furieux, mou, transpa-
rent, mais tendu, soufflant d’un souffle meurtrier.
Car ce n'est pas pour se nourrir uniquement
quil guerroiïe. Il a besoin de détruire. Même ras-
902 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.).
sasié, crevant, il détruit encore. Manquant d'ar-
mure défensive, sous son ronflement menaçant, il
n’en est pas moins inquiet; sa sûreté, c’est d’atta-
quer. Il regarde toute créature comme un ennemi
possible. Il lui lance à tout hasard ses longs bras,
ou plutôt ses fouets armés de ventouses. Il lui
lance, avant tout combat, ses effluves paralysantes, .
engourdissantes, un magnétisme qui dispense du
combat.
Double force. À la puissance mécanique de ses
bras-ventouses qui enlacent, immobilisent, ajoutez
la force magique de cette foudre mystérieuse ;
ajoutez l'ouie très-fine, l'œil perçant. Vous êtes
effrayés. CEE
Qu’était-ce donc, quand la richesse débordante
du premier monde, où ils n’avaient point à cher-
cher, plongés qu'ils étaient toujours dans une mer
vivante d'alimentation, les gonflait indéfiniment,
ces montres d'élastique enveloppe qui prêtait à
volonté? Ils ont décru. Cependant Rang atteste qu'il
en à vu un de la grosseur d’un tonneau. Péron,
dans la mer du Sud, en a rencontré un autre, non
moins gros. [l roulait, ronflait, dans la vague, avec
grand bruit. Ses bras de six ou sept pieds, se dé-
roulant en tout sens, simulaient une furieuse pan-
tomime d'horribles serpents.
D'après ces récits sérieux, on n'aurait pas dû, ce
L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC. }. 203
semble, repousser avec risée celui de Denis de Mon-
fort, qui atteste avoir vu un énorme poulpe frapper
de ses fouets électriques, enlacer, étouffer un dogue,
malgré ses morsures, ses efforts, ses hurlements de
douleur.
Le poulpe, cette machine terrible, peut, comme
la machine à vapeur, se charger, surcharger de
force, et alors prendre une puissance incalcu-
lable d’élasticité, un élan jusqu'à sauter de la
mer sur un vaisseau (D'Orbigny, article Céphal.).
Ceci explique la merveille qui fit accuser de
mensonge les anciens navigateurs. Ils avaient
eu, disaient-ils, la rencontre d’un poulpe géant
qui, sautant sur le tillac, embrassant de ses pro-
digieux bras les mâts, les cordages, eût pris le
vaisseau, dévoré les hommes, si l’on n’eût à coups
de hache tranché ses bras. Mutilé, il retomba dans
la mer.
Quelques-uns avaient cru lui voir des bras de
soixante pieds. D’autres soutenaient avoir vu dans
les mers du Nord une île mouvante d’une demi-lieue
de tour, qui aurait été un poulpe, l'épouvantable
kraken, le monstre des monstres, capable de lier et
d'absorber une baleine de cent pieds de long.
Ces monstres, s'ils ont existé, eussent mis en
danger la nature. Ils auraient sucé le globe. Mais,
d’une part, les oiseaux géants (peut-être l’épiornis)
204 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.).
purent leur faire la guerre. D'autre part, la terre,
mieux réglée, dut affaiblir, dégonfler l’affreuse
chimère en réduisant la gent mangeable, dimi-
nuant l'alimentation.
Grâce à Dieu, nos poulpes actuels sont un peu
moins redoutables. Leurs espèces élégantes, l’argo-
naute, gracieux nageur dans son onduleuse coquille,
le calmar, bon navigateur, la jolie seiche aux yeux
d'azur, se promènent sur l'Océan, n’attaquent que
de petits êtres.
En eux apparaît une idée, une ombre du futur
appareil vertébral (l'os de seiche qu’on donne aux
oiseaux). Ils brillent de toutes couleurs. Leur
peau en change à chaque instant. On pourrait
les appeler les caméléons de la mer. La seiche
a le parfum exquis, l’ambre gris, qu'on ne trouve
dans la baleine que comme résidu des seiches en
nombre infini qu’elle absorbe. Les marsouins en.
font aussi une immense destruction. Les seiches,
qui sont sociables et vont par troupeaux, au
mois de mai, viennent toutes aux rivages pour
y déposer des grappes qui sont leurs œufs. Les
marsouins les attendent là et en font des banquets
splendides. Ces seigneurs sont si délicats, qu'ils ne
mangent que la tête, les huit bras, morceau fort
tendre et de facile digestion. Ils rejettent le plus
:
L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.). 205
dur, l’arrière-corps. Toute la plage (exemple, à
Royan) est couverte de milliers de ces misérables
seiches ainsi mutilées. Les marsouins en font la
fête avec des bonds inouïs, d'abord pour les ef-
frayer, ensuite pour leur donner la chasse ; enfin,
après le repas, ils se livrent aux exercices salu-
taires de la gymnastique.
La seiche, avec l’air bizarre que le bec lui donne,
n’en excile pas moins l'intérêt. Toutes les nuances
de l'iris la plus variée se succèdent et se fondent
sur sa peau transparente selon le jeu de la lumière,
le mouvement de la respiration. Mourante, elle vous
regarde encore de son œil d'azur et trahit les der-
nières émotions de la vie par des lueurs fugitives
qui montent du fond à la surface, apparaissent par
moments pour disparaître aussitôt.
La décadence générale de cette classe, si énormé-
ment importante aux premiers âges, est moins
frappante dans les navigateurs (seiches, etc.), mais
visible chez le poulpe, proprement dit, triste habi-
tant de nos rivages. Il n’a pas, pour naviguer, la
fermeté de la seiche, bâtie sur un os intérieur. Il
n'a pas, comme l'argonaute, un extérieur résistant,
12
206 L'ÉCUMEUR DE MER (POULPE, ETC.)
une coquille qui garantit les organes les plus vulné-
rables. Il n'a pas l'espèce de voile qui seconde la
navigation et dispense de ramer. Il barbote un peu
sur la rive, où, tout au plus, on pourrait le com-
parer au caboteur qui serre la côte. Son infériorité
lui donne des habitudes de ruse perfide, d’embus-
cade, de craintive audace, si on ose dire. Il se dissi-
mule, se tient coi aux fentes des rochers. La proie
passe, il lui allonge prestement son coup de fouet.
Les faibles sont engourdis, les forts se dégagent.
L'homme ainsi frappé en nageant ne peut se trou-
bler dans sa lutte avec un si misérable ennemi. Il
doit, malgré son dégoût, l'empoigner, et, chose
aisée, le retourner comme un gant. Il s'affaisse
alors et retombe.
On est choqué, irrité, d'avoir eu un moment de
peur, au moins de saisissement. Il faut dire à ce
ouerrier qui vient soufflant, ronflant, jurant :
« Faux brave, tu n'as rien au dedans. Tu es un
masque plus qu’un être. Sans base, sans fixité, de |
la personnalité tu n'as que l'orgueil encore. Tu
ronîfles, machine à vapeur, tu ronfles, et tu n'es
qu'une poche, — puis, retourné, une peau flasque
et. molle, vessie piquée, ballon crevé, et demain
un je ne Sais quoi sans nom, une eau de mer éva-
noule. »
X
onusrAGs — 14 GUERRE ET L'INTRIGUE
Si l’on visite d’abord notre riche collection des
armures du moyen âge, et qu'après avoir con-
templé ces pesantes masses de fer dont s’affu-
blaient nos chevaliers, on aille immédiatement
au Musée d'histoire naturelle voir les armures
des crustacés, on a pitié des arts de l’homme.
Les premières sont un carnaval de déguisements
ridicules, encombrants et assommants, bons pour
étouffer les guerriers et les rendre inoffensifs.
Les autres, surtout les armes des terribles dé-
capodes, sont tellement effrayantes, que, si elles
étaient grossies seulement à la taille de l'homme,
personne n’en soutiendrait la vue; les plus braves
en seraient troublés, magnétisés de terreur.
Ils sont là, tous en arrêt, dans leurs allures de
combat, sous ce redoutable arsenal, offensif et dé-
208 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE.
fensif, qu'ils portaient si légèrement, fortes pinces,
lances acérées, mandibules à trancher le fer, cui-
rasses hérissées de dards qui n’ont qu’à vous em-
brasser pour vous poignarder mille fois. On rend
grâce à la nature qui les fit de cette grosseur. Car
qui aurait pu les combattre ? Nulle arme à feu n'y
eût mordu. L’éléphant se füt caché; le tigre eüût
monté aux arbres; la peau du rhinocéros ne l’eût
pas mis en sûreté. sd
On sent que l'agent intérieur, lemoteur de cette
machine, centralisé dans sa forme (presque tou-
jours circulaire), eut par cela seul une force
énorme. La svelte élégance de l’homme, sa forme
longitudinale, divisée en trois parties, avec quatre
grands appendices, divergents, éloignés du centre,
en font, quoi qu'on dise, un être très-faible. Dans
ces armures de chevaliers, les grands bras télé-
graphiques, les lourdes jambes pendantes, donnent
la triste impression d’un être décentralisé, impuis-
sant et chancelant, qu’un choc léger couchait par
terre. Au contraire, chez le crustacé, les appen-
dices tiennent de si près et si bien à la masse
ronde, courte, ramassée, que le moindre coup qu’il
donna fut donné par toute la masse. Quand l'ami-
mal pinça, piqua, trancha, ce fut de tout son être,
qui, même au bout de son arme, avait sa complète
énergie.
CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 209
Il a deux cerveaux (tête et tronc); mais, pour se
serrer, obtenir cette terrible centralisation, l’ani-
mal a pris un parti, c'est de n'avoir pas de cou,
d’avoir sa tête dans son ventre. Merveilleuse sim-
plification. Cette tête unit les yeux, les palpes, les
pinces et les mâchoires. Dès que l’œil perçant a vu,
les palpes tâtent, les pinces serrent, les mâchoires
brisent, et derrière elles, sans intermédiaire, l’es-
tomac, qui lui-même a une machine pour broyer,
triture et dissout. En un moment tout est fini, la
proie disparue, digérée.
Tout est supérieur en cet être :
Les yeux voient devant et derrière. Convexes,
extérieurs, à facettes, ils sont à même d’embrasser
une grande partie de l'horizon.
Les palpes ou antennes, organes d'essai, d’aver-
tissement, de triple expérimentation, ont le tact au
bout, à la base l’ouie, l’odorat. Avantage immense
que nous n'avons pas. Que serait-ce si la main hu-
maine flairait, entendait? Combien notre observa-
tion serait rapide et d'ensemble! Dispersée entre
trois sens qui travaillent séparément, l'impres-
sion par cela seul est souvent inexacte, ou s’éva-
nouit.
Des dix pieds (du décapode), six sont des mains,
des tenailles, et, de plus, par l'extrémité, ce sont
des organes de respiration. Le guerrier se tire ici
42.
9210 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L'INTRIGUE.
par un expédient révolutionnaire du problème qui
a tant embarrassé le pauvre mollusque : « Res-
pirer, malgré la coquille. » Il a répondu à cela :
« Je respirerai par le pied, la main. Cet en-
droit faible où je pourrais donner prise, je le
mets dans l’arme de guerre. Et qu'on vienne l'at-
taquer là! »
LR
+
Leurs seuls ennemis redoutables sont la tempête
et le rocher. Peu voyagent en haute mer, peu au
fond. Ils sont presque tous au rivage à guetter des
proies. Souvent, pendant qu'ils sont là à attendre
que l’huiître bâille pour en faire leur déieuner, la
mer grossit, les prend, les roule. Leur armure fait
leur péril. Dure, sans élasticité, elle reçoit tous les
chocs à sec, rudement et de manière cassante.
Leurs pointes aux pointes du roc s’écachent, écla-
tent, se brisent. Ils ne s’en tirent que mutilés. Heu-
reusement, comme l'oursin, ils peuvent se répa-
rer, substituer au membre brisé un membre sup-
plémentaire. Ils comptent tellement là-dessus, que,
pris, eux-mêmes ils se cassent un membre pour se
délivrer.
Il semble que la nature favorise spécialement
CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 211
des serviteurs si utiles. Contre son infini fécond,
elle a dans les crustacés un infini d'absorption. Ils
sont partout, sur toutes plages, aussi diversifiés
que la mer. Ses vautours, goëlands, mouettes, par-
tagent avec les crustacés la fonction essentielle d’a-
gents de la salubrité. Qu'un gros animal échoue,
à l'instant l'oiseau dessus, le crabe dessous et de-
dans, travaillent à le faire disparaitre.
Le crabe minime et sauteur qu’on prendrait pour
un insecte (le talitre) occupe les plages sablonneu-
ses, habite dessous. Qu'un naufrage jette en quan-
tité les méduses ou autres corps, vous voyez le sable
onduler, se mouvoir, puis se couvrir des nuées de
ces croque-morts danseurs, qui, fourmillants, sau-
tillants, approprient gaiement la plage, s'efforçant
de balayer tout entre deux marées.
Grands, robustes, pleins de ruse, les crabes ou
cancres sont un peuple de combat. Ils ont si bien
l'instinct de guerre, qu'ils savent employer jus-
qu'au bruit pour effrayer leurs ennemis. En atti-
tude menaçante, ils vont au combat les tenailles
hautes et faisant claquer leurs pinces. Avec cela,
circonspects devant une force supérieure. Au mo-
ment de la basse mer, du haut d’un roc, je les
voyais. Mais, quoique je fusse bien haut, dès qu'ils
se sentaient regardés, l'assemblée battait en re-
traite; les guerriers, courant de travers, comme ils
212 CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE.
font, en un moment, rentraient chacun sous sa
guérite. Ce ne sont pas des Achille, mais plutôt des
Annibal. Dès qu'ils se sentent forts, ils attaquent.
Ils mangent les vivants et les morts. L'homme
blessé a tout à craindre. On conte qu’en une île
déserte ils mangèrent plusieurs des marins de
Drake, assaillis, accablés de leurs grouillantes lé-
gions.
Nul être vivant ne peut les combattre à armes
égales. Le poulpe géant qui étouffe le plus petit
crustacé y risque ses tentacules. Le poisson le plus
glouton hésite pour avaler un être si épineux.
Dès que le crustacé grossit, il est le tyran, l'ef-
froi des deux éléments. Son inattaquable armure
est en état d'attaquer tout. Il multiplierait à l'ex-
cès, romprait la balance des êtres, s’il n'avait dans
cette armure son entrave et son danger. Fixe et
dure, ne prétant pas aux variations de la vie, elle
est pour lui une prison.
Pour s'ouvrir, à travers ce mur, la voie de la res-
piration, il a dû en placer la porte dans un membre
casuel qu’il perd fréquemment, la patte. Pour faire
place à la croissance, à l'extension progressive de
ses organes intérieurs, il faut, chose si dangereuse !
que la cuirasse, amollie par moments et flasque,
ne soit qu'une peau. Elle n’admet un tel change-
CRUSTACÉS — LA GUERRE ET L’INTRIGUE. 9213
ment qu'en se dépouillant, se pelant, jetant une
partie d’elle-même. Mue complète. Les yeux, les
branchies qui leur tiennent lieu de poumons, la su-
bissent, comme tout le reste.
C'est un spectacle de voir l'écrevisse se renver-
ser, s’agiter, se tourmenter, pour s’arracher d'’elle-
même. L'opération est si violente, qu'elle y brise
quelquefois ses pattes. Elle reste épuisée, faible,
molle. En deux ou trois jours, le calcaire reparaït,
cuirasse la peau. Le crabe n’en est pas quitte ainsi;
il lui faut beaucoup de temps pour reprendre sa ca-
rapace. Et jusque-là tous les êtres, les plus faibles,
en font curée. La justice et l'égalité reviennent ici
terribles. Les victimes ont leur revanche. Le fort
subit la loi des faibles, tombe à leur niveau, comme
espèce, au grand balancement de la mort.
Si l'on ne mourait qu'une fois ici-bas, il y aurait
moins de tristesse. Mais tout être qui a vie doit
mourir un peu tous les jours, c’est-à-dire muer, su-
bir la petite mort partielle qui renouvelle et fait vi-
vre. De là un état de faiblesse et aussi de mélancolie
qu'on n’avoue pas facilement. Mais que faire? L’oi-
seau, qui change de plumage par saison, est triste.
Plus triste la pauvre couleuvre à son grand chan-
gement de peau. La personne humaine aussi mue
de peau et de tout tissu, par mois, par jour, par in-
stants; elle perd un peu d’elle-même incessam-
214 CRUSTACÉS —LA GUERRE ET L'INTRIGUE.
ment, doucement. Elle n’en est pas abattue, elle est
seulement affaiblie, dans un moment vague et rè-
veur, où pâlit la flamme vitale pour revenir plus lu-
cide.
Combien la chose est plus terrible chez l’être où
tout doit changer à la fois, la charpente se disjoin-
dre, l'inflexible enveloppe s’écarter, s’arracher! Il
est accablé, assommé, défaillant, absent de lui-
même, livré au premier venu.
_ Ilest des crustacés d’eau douce qui doivent mou-
rir ainsi vingt fois en deux mois. D’autres (des crus-
tacés suceurs) succombent à cette fatigue, ne peu-
vent pas se refaire les mêmes, mais se déforment
et perdent le mouvement. Ils donnent, pour ainsi
dire, leur démission d'êtres chasseurs. Ils cher-
chent lächement une vie paresseuse et. parasi-
tique, un honteux abri aux viscères des grands ani-
maux, qui, malgré eux, les nourrissent, s’épuisent
à leur profit, quétent et travaillent pour eux.
L'insecte, dans sa chrysalide, parait s’oublier,
s'ignorer, rester étranger aux souffrances, on di-
rait plutôt jouir de cette mort relative, comme un
nourrisson dans le berceau tiède. Mais le crustacé,
CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 25
dans la mue, se voit, se sait tel qu'il est; précipité
tout à coup de la vie la plus énergique à une déplo-
rable impuissance. Il semble effaré, éperdu. Tout
ce qu'il sait faire, c'est de passer sous une pierre,
d'attendre tremblant. N'ayant jamais rencontré
d'ennemi sérieux ni d'obstacle, dispensé de toute
industrie par la supériorité de ses armes terribles,
au jour où elles lui manquent, il n’a nulle res-
source. L'association pourrait le protéger peut-
être si la mue ne venait pour tous, et si chacun
à ce moment n'était également désarmé, hors
d'état de protéger les malades, l’étant lui-même.
On dit pourtant qu’en certaines espèces le mâle
veut défendre sa femelle, la suit, et que, si on la
prend, les époux sont pris tous les deux.
Cette terrible servitude de la mue, l'âpre recher-
che de l'homme (de plus en plus roi des rivages),
enfin la disparition d'espèces antiques qui les nour-
rissaient richement, ont dû amener pour eux une
certaine décadence. Le poulpe, qui n’est bon à rien,
qu'on ne chasse ni ne mange, a bien déchu de taille
et de nombre. Combien plus le crustacé, dont la
216 CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L’INTRIGUE.
chair est si excellente, et dont toute la nature a le
goût et l'appétit!
Ils ont l'air de le savoir. Ceux d’entre eux qui
sont les moins forts imaginent, on ne peut dire
des arts pour se protéger, mais de grossières pe-
tites fraudes. Ils s'ingénient et s’intriguent. Ce der-
nier mot est le vrai. Ils font l'effet d’intrigants, de
gens déclassés, qui, sans métier avouable, vivent
d'expédients, de ressources peu choisies. Factotum
bâtards, ni chair ni poisson, ils s’arrangent un peu
de tout, des morts, des mourants, des vivants, par-
fois d'animaux terrestres. L’Oxystome se fait un
masque, une visière, et vole la nuit. Le Birgus, le
soir venu, quitte la mer, va à la maraude, monte
même sur les cocotiers, mange des fruits, ne trou-
vant mieux. Les Dromies se dissimulent en se fai-
sant un habit de corps étrangers. Le Bernard l’er-
mite, qui ne peut pas achever de durcir sa cara-
pace, imagine, pour garder mieux la parlie qui
reste molle, de se faire un faux mollusque. Il avise
une coquille bien à sa taille, mange l'habitant, s’ac-
commode du logis volé, si bien qu'il le porte avec
lui. Le soir, dans ce déguisement, il va aux vivres:
on l'entend, on le reconnait, le pèlerin, au bruit
de la coquille, qu'il ne peut s'empêcher de faire en
boitant et trébuchant.
D’autres enfin, plus honnêtes, découragés du
CRUSTACÉS— LA GUERRE ET L'INTRIGUE. 217
mouvement et des combats de la mer, se lais-
sent gagner à la terre, moins guerrière et
moins agitée. L'hiver, et presque toujours, ils
l'habitent, y font des terriers. Peut-être ils chan-
geraient tout à fait, et se constitueraient in-
sectes, si la mer ne leur restait chère, comme leur
patrie d'amour. De même qu'une fois par an les
douze tribus d'Israël s’en allaient à Jérusalem pour
la fête des Tabernacles, on voit sur certaines plages
ces fidèles enfants de la mer qui s’en vont, en corps
de peuple, lui présenter leurs hommages, lui con-
fier leurs tendres œufs, à cette grande et bonne
nourrice, et recommander leurs petits à celle qui
berça leurs aïeux.
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XI
LE POISSON
Le libre élément, la mer, doit tôt ou tard nous
créer un être à sa ressemblance, un être émi-
nemment libre, glissant, onduleux, fluide, qui
coule à l’image du flot, mais en qui la mobilité
merveilleuse vienne d'un miracle intérieur, plus
grand encore, d’un organisme central, fin et fort,
très-élastique, tel que jusqu'ici nul être n’eut rien
d'approchant.
_ Le mollusque rampant sur le ventre fut le pauvre
serf de la glèbe. Le poulpe, avec son orgueil, son
enflure, son ronflement, mauvais nageur et point
marcheur, n’est guère moins le serf du hasard;
sans Sa puissance d’engourdir, il n'eût pas vécu.
Le crustacé belliqueux, tour à tour si haut et si
bas, la terreur, la risée de tous, subit les morts
220 LE POISSON.
alternatives où 1l est l’esclave, la proie, le jouet
même du plus faible.
Grandes ct terribles servitudes : comment nous
en dégager ?
La liberté est dans la force. Dès l'origine, à tà-
(ons, la vie, en cherchant la force, semblait confu-
sément rêver la future création d’un axe centrai
qui ferait l'être un, et décuplerait la vigueur du
mouvement. Les rayonnés, les mollusques, en eurent
des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais.
Mais ils étaient trop distraits par le problème acca-
blant de la défense extéricuge. L'enveloppe, tou-
jours l'enveloppe, c'est ce qui préoccupait obstiné-
ment ces pauvres êtres. En ce genre, ils firent des
chefs-d'œuvre : boule épineuse de l’oursin, conque
tout à la fois ouverte et fermée de l’haliotide, en-
lu l’'armure du crustacé à pièces articulées, per-
fection de la défense, et terriblement offensive !
Quoi de plus? qu'ajoutera-t-on ? rien, ce semble.
Rien ? non, tout. Qu'il vienne un être qui se fie
au mouvement, un être de libre audace, qui mé-
prise Lous ces sens comme infirmes ou tardigrades,
+
LE POISSON. 291
qui considère l'enveloppe comme chose subor-
donnée et concentre la force en soi.
Le crustacé s'entourait comme d'un squelette
extérieur. Le poisson se le fait au centre, en son
intime intérieur, sur l'axe où les nerfs, les mus-
cles, tout organe viendra s'attacher.
Fantasque invention, ce semble, et au rebours
du bon sens : placer le dur, le solide, précisément
à l'endroit que garde si bien la chair! L’os, si utile
au dehors, le mettre à la place profonde où sa du-
reté sert si peu !
Le crustacé dut en rire, quand il vit la première
fois un être mou, gros, trapu (les poissons de la
mer des Indes), qui, s’essayant, glissait, coulait,
sans coquille, armure ni défense; n’ayant sa force
qu'au dedans, protégé uniquement par sa fluidité
gluante, par le mucus exubérant qui l'entoure, et
qui, peu à peu, se fixe en écailles élastiques. Molle
cuirasse qui prête et plie, qui cède sans céder tout
à fait.
24 j
C'était une révolution analogue à celle de Gustave-
Adolphe quand 1il allégea son soldat des pesantes
armures de fer, ne lui couvrant plus la poitrine que
299 LE POISSON.
d'un justaucorps de chamoïs, d’une peau forte, lé-
gère et souple.
Révolution hardie, mais sage. Notre poisson,
n'étant plus, comme le crabe, captif d’une armure,
est du même coup délivré de la condition cruelle à
laquelle tenait cette armure, la mue, le danger, la
faiblesse, l'effort, la disperdition énorme de force
qui se fait en ce moment. Il mue peu et lentement,
comme l’homme et les grands animaux. Il épargne,
amasse la vie, se crée le trésor d'un puissant sys-
tème nerveux, à nombreux fils télégraphiques qui
vont sonner, retentir à l'épine et au cerveau. Que
l'os soit absent ou très-mou, que le poisson garde
encore l'apparence embryonnaire, il n'en a pas
moins sa grande harmonie par ce riche écheveau
des filets nerveux.
Nous n'avons pas dans le poisson les faiblesses
élégantes du reptile et de l'insecte, si sveltes, qu’on
peut, à telles places, couper comme un fil. Il est
segmenté comme eux, mais ces segments sont des-
sous, bien cachés et bien gardés. Il s’en aide p
se contracter, sans s’exposer, comme ils font, à
être aisément divisé.
Comme le crustacé, le poisson préfère la force à
la beauté, et, pour cela, il supprime le cou. Tête et
tronc, tout est d’une masse. Principe admirable de
force, qui fait que pour couper l’eau, un élément
PA
” LE POISSON. 225
si divisible, 1l frappe énormément fort, s’il veut,
mille fois plus qu'il ne faut. Alors c’est un trait, une
flèche, la rapidité de la foudre.
L'os intérieur, qui dans la seiche apparut unique
et informe, ici est un grand système un, mais très-
multiple, — un pour la force d'unité, -—- multiple
pour l’élasticité, pour s'approprier aux muscles,
qui, contractés, dilatés tour à tour, font le mouve-
ment. Merveille, véritable merveille que cette forme
du poisson, si compacte (à voir du dehors), et si
contractable au dedans, cette carène de fines côtes
si flexibles (dans le hareng, dans l'alose, etc.), où
s’attachent les muscles moteurs qui poussent d'un
choc alternatif. Aussi il n’expose au dehors que
des rames auxiliaires, courtes nageoires qui ris-
quent peu, qui, fortes, piquantes et gluantes, bles-
sent, éludent, échappent. Que tout cela est supérieur
au poulpe ou à la méduse, qui présentait à tout ve-
nant de molles tentacules de chair, friand mor-
ceau pour l'appétit des crustacés ou des marsouins!
sh total, ce vrai fils de l'eau, mobile autant que
mère, glisse à travers par son mucus, fend de
sa tèle, choque des muscles (contractés sur ses ver-
tèbres, sur ses fines côtes onduleuses), enfin de ses
fortes nageoires il coupe, il rame, il dirige.
La moindre de ces puissances suffirait. 11 les
unit toutes, — type absolu du mouvement.
994 LE POISSON. ,
L'oiseau même est moins mobile, en ce sens qu'il
a besoin de poser. Il est fixé pour la nuit. Le poisson
jamais. Endormi, il flotte encore.
Mobile à ce point, il est en même temps au plus
haut degré robuste et vivace. Partout où on voit
de l'eau, on est sûr de le trouver; c'est l'être
universel du globe. Aux plus hauts lacs des Cor-
dillères et des montagnes d'Asie, où l'air est si
raréfié, où nul être ne vit plus, là, dans une
grande solitude, le poisson seul s’obstine à vi-
vre. C'est le goujon, le poisson rouge, qui ont la
gloire de voir ainsi toute la terre au-dessous d'eux.
De même, aux grandes profondeurs, sous des pe-
santeurs effroyables, habitent les harengs, les mo-
rues. Forbes, qui divise la mer en une dizaine de
couches ou étages superposés, les a trouvés tous
habités, et au dernier, qu’on croit si sombre, 1] a
trouvé un poisson muni d'admirables yeux, qui y
voit par conséquent et trouve assez de lumière dans
ce qui nous semble la nuit.
Autre liberté du poisson. Nombre d'espèces (
mons, aloses, anguilles, esturgeons, etc.) ne |
tent également l'eau douce et l'eau de mer, alter-
nent, et régulièrement vont de l'une à l’autre.
Plusieurs familles de poissons ont des espèces ma-
rines et d’autres fluviatiles (exemples, les raies, les
bars).
# LE POISSON. 225
Toutefois tel degré de chaleur, telle nourriture,
telle habitude, semblent les fixer, les parquer, dans
cet élément si libre. Les mers chaudes sont comme
un mur pour les espèces polaires, qui les trouvent
infranchissables.D'autre part, ceux des mers chaudes
sont arrêtés aux courants froids du cap de Bonne-
Espérance. Onne connaît que deux ou trois espèces de
poissons cosmopolites. Peu fréquentent la haute mer.
La plupart sont hittoraux et n'aiment que certains
rivages. Ceux des États-Unis ne sont point ceux de
l'Europe. Ajoutez des spécialités de goût, quine les
enchaînent pas absolument, mais les retiennent.
La raie barbote sur la vase, et les soles aux fonds
sablonneux, les coites rampent sur les hauts-fonds,
la murène se plaît sur les roches, et la perche sur
les grèves, les balistes dans l'eau peu profonde
sur un lit de madrépores. La scorpène, tour à tour
nage et vole ; poursuivie par les poissons, elle s'é-
lance, se soutient dans l'air, et si les oiseaux la
chassent, elle plonge à l'instant dans les flots.
SE
*
Le proverbe populaire : « Heureux comme un pois-
son dans l'eau, » exprime une vérité. Dans les temps
calmes, un ballon d'air, plus ou moins chargé et
13.
226 LE POISSON.
qui lui permet de se faire plus ou moins pesant, le
fait naviguer à son aise suspendu entre deux eaux.
Il va, paisible, bercé, caressé du flot, dort, s’il veut,
en route. Il est tout à la fois embrassé et isolé par
la substance onctueuse qui rend sa peau, ses écail-
les glissantes et imperméables. Son milieu est peu
variable, toujours à peu près le même, pas trop
froid et pas trop chaud. Quelle terrible différence
entre une vie si commode et celle qui nous est dé-
partie, à nous habitants de la terre! Chaque pas
que nous faisons nous fait rencontrer des aspé-
rités, des obstacles. La rude terre nous met des
pierres au passage, nous fatigue, nous épuise à
monter, descendre, remonter ses pentes. L'air va-
rie selon les saisons, et souvent très-cruellement.
L'eau, la froide pluie, pendant des nuits et des jours,
tombe impitoyablement, nous pénètre, nous mor-
fond, parfois gèle à nos cheveux, et nous entoure
frissonnants des pointes aiguës de ses cristaux.
La félicité du poisson, sa bienheureuse plénitude
de vie, s'expriment sous les tropiques par le luxe
de ses couleurs, et se traduit dans le nord par
la vigueur du mouvement. Dans l'Océanie et la
mer des Indes, ils jouent, errent et vagabondent,
sous les formes les plus bizarres, les plus fantasti-
ques parures; ils prennent leurs ébats joyeux entre
les coraux, sur les fleurs vivantes. Nos poissons des
LE POISSON. 227
mers froides et tempérées sont les grands voiliers,
les rameurs puissants, les vrais navigateurs. Lenrs
formes allongées et sveltes en font des flèches de
vitesse. Ils peuvent en remontrer à tout construc-
teur de vaisseaux; quelques-uns ont jusqu’à dix na-
geoires, qui, à volonté rames et voiles, peuvent être
tenues toutes ouvertes, ou bien en partie pliées.
La queue, merveilleux gouvernail, est aussi la prin-
cipale rame. Les meilleurs nageurs l'ont fourchue.
c’est l'épine entière qui aboutit là, et qui, contrac-
tant ses muscles, fait avancer le poisson.
La raie a deux nageoires immenses, deux grandes
ailes pour battre les flots. Sa queue longue, souple
et déliée, est une arme pour frapper, un fouet
pour fendre et diviser la densité de la lame. Mince
et déplaçant si peu d'eau, filant dans un sens obli-
que, elle est par cela même aisément soulevée et
n'a que faire de la vessie qui soutient les poissons
épais. Ainsi tous ont des appareils appropriés à
leur milieu. La sole est ovale, aplatie, pour se glis-
ser dans le sable. L’anguille, pour se rouler sur les
vases, prend des formes serpentines et se fait un
long ruban. Les lophies, qui doivent vivre souvent
accrochées aux rochers, ont des nageoires-mains
qui rappellent le poisson moins que la grenouille.
228 LE POISSON.
La vue est le sens de l'oiseau, l'odorat celui du
poisson. Le faucon dans les nuages perce du regard
l'espace profond, voit le gibier presque invisible.
De même, des profondeurs de l'eau, à l'odeur d'une
proie tentante, la raie est avertie, remonte. Dans ce
monde demi-obscur, de lueurs douteuses et trom-
peuses, on se fie à l'odorat, parfois au toucher.
Ceux qui, comme l’esturgeon, fouillent la vase, ont
le tact exquis. Le requin, la raie, la morue (avec
ses gros yeux écartés), voient mal, mais flairent et
sentent. Chezla raie, l’odorat est sisensible, qu'elle
a un voile tout exprès pour le fermer par moment,
et en annuler Ja puissance, qui sans doute l’importu-
nerait et la prendrait au cerveau.
A ce puissant moyen de chasse, ajoutez des dents
admirables, acérées, parfois en scie, mullipliées.
chez quelques-uns en plusieurs rangées, au point
de paver la bouche, le palais et le gosier. La langue
même en est armée. Ces dents, fines, partant fra-
giles, en ont d'autres, derrière, toutes prêtes, si
elles cassent, pour les remplacer.
Nous l'avons dit dès l'ouverture de ce second
livre, il a fallu que la mer produisit ces êtres terri-
bles, ces tout-puissants destructeurs, pour combat-
tre, guérir elle-même l'étrange mal qui la travaille,
l'excès de la fécondité. La Mort, chirurgien secou-
rable, par une saignée persévérante, d'abondance
LE POISSON, 229
immense, la soulage de cette pléthore dont elle eût
été noyée. L'épouvantable torrent de génération
qui s'y fait, le déluge du hareng, les milliards
d'œufs de la morue, tant d'effrayantes machines à
multiplier, qui, décuplant, centuplant, comble-
raient les océans, étoufferaient la nature, elle s’en
défend surtout par l'engouffrement rapide de la
machine de mort, le nageur armé, le poisson.
Beau spectacle, grand, saisissant. Le combat uni-
versel de la Mort et de l'Amour ne semble rien sur
la terre lorsqu'on oppose vis-à-vis ce qu'il est au
fond de la mer. Là, d'inconcevable grandeur, il
effraye par sa furie, mais en regardant de plus près
on le voit très-harmonique et d'un surprenant équi-
libre. Cette furie est nécessaire. Cet échange de la
substance, si rapide (à éblouir!), cctle prodigalité
de la mort, c'est le salut. :
Rien de triste; une joic sauvage semble régner
dans tout cela. De cette vie de la mer, âprement mé-
lée des deux forces qui semblent se détruire l'une
l'autre, ressort une santé merveilleuse, une pureté
incomparable, une beauté terrible et sublime. Dans
les morts etdans les vivants, elle triompheégalement.
Sans en faire grande différence, elle leur prête et
leur reprend l'électricité, la lumière, elle en tire ce
jeu d'étincelles, et cet infini d’éclairs pâles, qui,
jusque sous la nuit du pôle, fait sa sinistre féerie.
230 LE POISSON.
La mélancolie de la mer n’est pas dans son in-
souciance à multiplier la mort. Elle est dans son im-
puissance de concilier le progrès avec l’excès du
mouvement.
Elle est cent fois et mille fois plus riche que la
terre, plus rapidement féconde. Elle édifie même
et bâlit.Les accroissements que prend la terre (on l’a
vu par les coraux), elle les tient dela mer encore;
car la mer n'est pas autre chose que le globe en
son travail, en son plus actif enfantement. Elle a
son obstacle unique dans cette rapidité. Son infé-
riorité paraît à la difficulté qu'ellé a (elle si riche de
génération) pour organiser l'Amour.
On est triste quand on songe que les milliards et
milliards des habitants de la mer n’ont que l’a-
mour vague encore, élémentaire, impersonnel. Ces
peuples qui, chacun à son tour, montent et vien-
nent en pèlerinage vers le bonheur et la lumière,
donnent à flots le meilleur d'eux-mêmes, leur vie, à
la chance inconnue. Ils aiment, et ils ne connaïtront
jamais l'être aimé où leur rêve, leur désir se fût
incarné. Ils enfantent, sans avoir jamais cette féli-
cité de renaissance qu’on trouve en sa postérité.
Peu, très-peu, des plus vivants, des plus guer-
riers, des plus cruels, ont l'amour à notre manière,
Ces monstres si dangereux, le requin et sa requine,
sont forcés de s'approcher. La nature leur a imposé
LE POISSON. 231
le péril de s'embrasser. Baiser terrible et suspect.
Habitués à dévorer, engloutir tout à l’aveugle (ani-
maux, bois, pierre, n'importe), cette fois, chose
admirable! ils s’abstiennent. Quelque appétissants
qu’ils puissent être l’un pour l’autre, impunément,
ils s’approchent de leur scie, de leurs dents mor-
telles. La femelle, intrépidement, se laisse accro-
cher, maîtriser, par les terribles grappins qu'il lui
jette. Et, en effet, elle n'est pas dévorée. C'est elle
qui l’absorbe et l'emporte. Mëlés, les monstres fu-
rieux roulent ainsi des semaines entières, ne pou-
vant, quoique affamés, se résigner au divorce, ni
s’arracher l'un de l’autre, et, même en pleine tem-
pête, invincibles, invariables dans leur farouche em-
brassement.
On prétend que, séparés même, ils se poursui-
vent encore d'amour, que le fidèle requin, attaché à
ce doux objet, la suit jusqu’à sa délivrance, aime
son héritier présomptif, unique fruit de ce mariage,
et jamais, jamais ne le mange. Il le suit et veille
sur lui. Enfin, s’il vient un péril, cet excellent père
le ravale et l’abrite dans sa vaste gueule, mais non
pas pour le digérer.
232 LE POISSON.
Si la vie des mers a un rêve, un vœu, un désir
confus, c’est celui de la fixité. Le moyen violent,
tyrannique, du requin, ces prises d'acier, ce grap-
pin sur la femelle, la fureur de leur union, donnent
l'idée d'un amour de désespérés. Qui sait en effet
si dans d'autres espèces, douces et propres à la fa-
mille, qui sait si cette impuissance d'union, cette
fluctuation sans fin d'un voyage éternel sans but,
n'est pas une cause de tristesse? Ils deviennent, ces
enfants des mers, tout amoureux de la terre. Beau-
coup remontent dans les fleuves, acceptent la fadeur
de l'eau douce, si pauvre et si peu nourrissante,
pour lui confier, loin des tempêtes, l'espoir de leur
postérité. Tout au moins ils se rapprochent des
rivages de la mer, cherchent quelque anse sinueuse.
Ils deviennent même industrieux, et, de sable, de
limon, d'herbe, essayent de faire de petits nids.
Effort touchant. Ils n’ont nullement les instruments
de l'insecte, inerveille d'industrie animale. Ils
sont dépourvus bien plus que l'oiseau. C'est à force
de persévérance, sans mains, ni pattes, ni bec, uni-
quement de leur pauvre corps, qu'ils rassemblent
un paquet d'herbes, le percent, y passent et repas-
sent, jusqu'à obtenir une certaine cohésion (voir
Coste sur les épinoches). Mais que de choses les en-
travent! La femelle, aveugle et gourmande, trouble
letravail, menace les œufs. Le mâle ne les quitte
LE POISSON. 233
pas, les défend, les protège, plus mère que la mère
elle-même.
Cet instinct se trouve dans plusieurs espèces,
spécialement chez les plus humbles, les gobies, un
petit poisson, ni beau, n1 bon; si méprisé, qu'on ne
daigne pas le pêcher; ou, pêché, on le rejette. Eh
bien, ce dernier des derniers est un tendre père de
famille, laborieux, qui, si petit, si faible, si dé-
pourvu, n'en est pas moins l'architecte ingénieux,
l'ouvrier du nid, et, de sa volonté seule, de sa ten-
dresse, vient à bout de construire le berceau pro-
tecteur.
C'est pitié, cependant, de voir qu'un tel effort de
cœur n’atteigne pas tout son but, que cet être soit
arrêté à ce premier élan de l'art par la fatalité de
sa nature. On tombe dans la rêverie. On sent que
ce monde des eaux ne se suffit pas à lui-même.
Grande mère qui commenças la vie, tu ne peux la
mener à bout. Permets que ta fille, la Terre, con-
tinue l’œuvre commencée. Tu le vois, dans ton sein
même, au moment sacré, tes enfants rêvent la Terre
et sa fixité; 1ls l'abordent, lui rendent hommage.
234 LE POISSON.
A toi de commencer encore la série des êtres
nouveaux par un prodige inattendu, une ébauche
‘ grandiose de la chaude vie amoureuse, de sang,
de lait, de tendresse, qui dans les races terrestres
aura son développement.
XII
LA BALEINE
« Le pêcheur, attardé dans les nuits de la mer
du Nord, voit une ile, un écueil, comme un dos de
montagne, qui plane, énorme, sur les flots. Il y
enfonce l'ancre... L'île fuit et l'emporte. Léviathan
fut cet écueil. » (Milton.)
Erreur trop naturelle. Dumont Durville y fut
trompé. Il voyait au loin des brisants, un remous
tout autour. En avançant, des taches blanches sem-
blaient désigner un rocher. Autour de ce banc l’hi-
rondelle et l'oiseau des tempêtes, le pétrel, se
jouaient, s’ébattaient, tournoyaient. Le rocher sur-
nageait, vénérable d'antiquité, tout gris de coro-
nules, de coquilles et de madrépores. Mais la masse
se meut. Deux énormes jets d’eau, qui partent de
son front, révèlent la baleine éveillée.
256 LA BALEINE,.
L'habitant d’une autre planète qui descendrait
sur la nôtre en ballon, et, d'une grande hauteur,
observerait la surface du globe, voulant savoir s’il
est peuplé, dirait : « Les seuls êtres qu'il m'est
donné de découvrir ici sont d'assez belle taille, de
cent à deux cents pieds de long ; leurs bras n’ont
que vingt-quatre pieds, mais leur superbe queue,
de trente, bat royalement la mer, la maitrise, les
fait avancer avec une rapidité, une aisance majes-
tueuse, auxquelles on reconnaît très-bien les sou-
verains de la planète. »
Et il ajouterait : « ILest fâcheux que la partie so-
lide de ce globe soit déserte, ou n'ait que des ani-
malcules {rop petits pour qu'on les distingue. La
mer seule est habitée, et d'une race bonne et
douce. La famille y est en honneur, la mère allaite
avec tendresse, et quoique ses. bras soient bien
courts, elle trouve moyen, dans la tempête, de ser-
rer contre elle-même et de protéger son petit. »
Is vont ensemble volontiers. On les voyait jadis
naviguer deux à deux, parfois en grandes familles
de dix ou douze, dans les mers solitaires. Rien
n'était magnifique comme ces grandes flottes, par-
LA BALEINE. 257
fois illuminées de leur phosphorescence, lançant
des colonnes d'eau de trente à quarante pieds qui,
dans les mers polaires, montaient fumantes. Ils
approchaient paisibles, curieux, regardant le vais-
seau comme un frère d'espèce nouvelle; ils y
prenaient plaisir, faisaient fèle au nouveau venu.
Dans leurs jeux ils se mettaient droits et re-
tombaient de leur hauteur, à grand fracas, fai-
sant un gouffre bouillonnant. Leur familiarité allait
jusqu’à toucher le navire, les canots. Confiance im-
prudente, trompée si cruellement! En moins d'un
siècle, la grande espèce de la baleine a presque
disparu.
Leurs mœurs, leur organisation, sont celles de
nos herbivores. Comme les ruminants, ils ont une
succession d'estomacs où s’élabore la nourriture;
les dents leur sont peu nécessaires, ils n’en ont pas.
Ils paissent aisément les vivantes prairies de la mer;
j'entends les fucus gigantesques, doux et gélati-
neux; j'entends des couches d'infusoires, des bancs
d'atomes imperceplibles. Pour de tels aliments,
la chasse n'est pas nécessaire. N'ayant nulle occa-
sion de gucrre, ils ont été dispensés de se faire les
affreuses mâchoires et les scies, ces instruments de
mort et de supplice, que le requin ct tant de bêtes
faibles ont acquis à force de meurtres. Ils ne pour-
suivent point. (Boitard.) C'est l'aliment plutôt qui
258 LA BALEINE.
va à eux, apporté par le flot. Innocents et paisibles,
ils engouffrent un monde à peine organisé qui
meurt avant d'avoir vécu, passe endormi à ce
creuset de l'universel changement.
Nul rapport entre cette douce race de mammi -
fères qui ont, comme nous, le sang rouge et le lait,
et les monstres de l’âge précédent, horribles avor-
tons de la fange primitive. Les baleines, bien plus
récentes, trouvèrent une eau purifiée, la mer
libre et le globe en paix.
Il avait rêvé son vieux rêve discordant des
lézards-poissons, des dragons-volants, le règne
effrayant du reptile; il sortait du brouillard
sinistre, pour entrer dans l’aimable aurore des
conceptions harmoniques. Nos carnivores n'a-
vaient pas pris naissance. Il y eut un petit mo-
ment (quelque cent mille années peut-être) de
grande douceur et d'innocence, où sur terre pa-
rurent les êtres excellents (sarigues, etc.), qui
aiment tant leur famille, la portent sur eux et en
eux, la font, s’il le faut, rentrer dans leur sein. Sur
l'eau parurent les bons géants.
Le lait de la mer, son huile, surabondaïent; sa
chaude graisse animalisée fermentait dans une puis-
sance inouie, voulait vivre. Elle gonfla, s’organisa
en ces colosses, enfants gâtés de la nature, qu'elle
LA BALEINE. 259
doua de force incomparable et de ce qui vaut plus,
du beau sang rouge ardent. Il parut pour la pre-
mière fois.
Ceci est la vraie fleur du monde. Toute la création
à sang pâle, égoiste, languissante, végétante relati-
vement, a l'air de n'avoir pas de cœur, si on la com-
pare à la vie généreuse qui bouillonne dans cette
pourpre, y roule la colère ou l'amour. La force du
monde supérieur, son charme, sa beauté, c’est le
sang. Par lui commence une jeunesse toute nou-
velle dans la nature, par lui une flamme de désir,
l'amour, et l'amour de famille, de race, qui, étendu
par l’homme, donnera le couronnement divm de
la vie, la Pitié.
Mais, avec ce don magnifique, augmente in:
finiment la sensibilité nerveuse. On est plus
vulnérable, bien plus capable de jouir, de souf-
frir. La baleine n'ayant guère le sens du chas-
seur, l'odorat, ni l'ouie très-développée, tout en
elle profite au toucher. La graisse, qui la défend
du froid, ne la garde nullement d'aucun choc.
Sa peau, finement organisée, de six tissus dis-
üncts, frémit et vibre à tout. Les papilles tendres
qu'on y trouve sont des instruments de tact dé-
licat. Tout cela animé, vivifié d’un riche flot de
sang rouge, qui, même en tenant compte de la taille
# +
240 LA BALEINE.
différente, surpasse infiniment en abondance celui
des mammifères terrestres. La baleine blessée en
inonde la mer en un moment, la rougit à grande
distance. Le sang que nous avons par gouttes iui
fut prodigué par torrents. ».:
La femelle porte neuf mois. Son airéslil lait, un
peu sucré, a la tiède douceur du lait de femme.
Mais, comme elle doit toujours fendre la vagne, des
mamelles en avant, placées sur la poitrine, expose-
raient l'enfant à tous les chocs ; elles ont fui un peu
plus bas, dans un lieu plus paisible, au ventre d’où
il est sorti. Le petit s'y abrite, profite du flot déjà
brisé.
La forme de vaisseau, inhérente à une telle vie,
resserre la mère à la ceinture et ne lui permet
pas d'avoir la riche ceinture de la femme, ce mi-
racle adorable d'une vie poste, assise et harmoni-
que, où tout se fond dans la tendresse. Celle-ci, a
srande femme de mer, quelque tendre quelle soit,
est forcée de faire tout dépendre de son combat
contre les flots. Du reste, l'organisme est le même
sous cet étrange masque; mème forme, même sen-.
sibilité. Poisson dessus, femme dessous.
Elle est infiniment timide. Un oiseau parfois
lui fait peur et la fait plonger si brasquement,
qu'elle se blesse au fond.
L'amour, chez eux, suuriis à des conditions dif-
bd ci
LA BALEINE. 241
ficiles, veut un licu de profonde paix. Ainsi’que le
noble éléphant, qui craint les yeux profanes, la ba-
leine n'aime qu'au désert. Le rendez-vous est vers
les pôles, aux anses solitaires du Groënland, aux
brouillards de Behring, sans doute aussi dans la
mer tiède qu'on a trouvée près du pôle même. La
retrouvera-t-on ? On n’y va qu'à travers les défilés
horribles que la glace ouvre, ferme et change à
chaque hiver, comme pour empêcher le retour. Pour
eux, on croit qu'ils passent sous les glaces, d’une
mer à l’autre, par la voie ténébreuse. Voyage témé-
raire. Forcés de venir respirer de quart d'heure en
quart d'heure, quoiqu'ils aient des réserves d'air
qui peuvent leur suffire un peu plus, ils s’exposent
beaucoup sous cette énorme croûte percée à peine
de quelques soupiraux. S'ils ne les trouvent à
temps, elle est si dure et si épaisse, que nulle force,
nul coup de tête ne la briserait. Là on peut se noyer
aussi bien que Léandre dans l'Hellespont. Ne sa-
chant cette histoire, ils s'engagent hardiment et
passent.
La solitude est grande. C'est un théâtre étrange
de mort et de silence pour cette fête de l'ardente vie.
Un ours blanc, un phoque, un renard bleu peut-être,
témoins respectueux, prudents, observent à dis-
tance. Les lustres et girandoles, les miroirs fantas-
tiques, ne manquent pas. Cristaux bleuätres, pics,
14
242 LA BALEINE.
aigrettes de glace éblouissante, neiges vierges, ce
sont les témoins qui siégent tout autour et re-
gardent.
Ce qui rend cet hymen touchant et grave, c'est
qu'il y faut l’expresse volonté. Ils n’ont pas l'arme
tyrannique du requin, ces attaches qui maîtrisent
le plus faible. Au contraire, leurs fourreaux glissants
les séparent, les éloignent. Ils se fuient malgré
eux, échappent, par ce désespérant obstacle. Dans
un si grand accord, on dirait un combat. Des balei-
niers prétendent avoir eu ce spectacle unique. Les
amants, d'un brûlant transport, par instant, dressés
et debout, comme les deux tours de Notre-Dame,
gémissant de leurs bras trop courts, entreprenaient
de s’embrasser. Ils retombaient d'un poids im-
mense.. L'ours et l'homme fuyaient épouvantés
de leurs soupirs.
La solution est inconnue. Celles qu’on a données
semblent absurdes. Ce qui est sûr, c'est qu'en toute
chose, pour l'amour, pour l'allaitement, pour la
défense même, l'infortunée baleine subit la double
servitude et de sa pesanteur et de la difficulté de
respirer. Elle ne respire que hors de l’eau; et si
LA BALEINE. 245
elle y reste elle étouffe. Donc elle est animal ter-
restre, apparlient à la terre? Point du tout. Si, par
accident, elle échoue à la côte, la pesanteur énorme
de ses chairs, de sa graisse, l’accable ; ses organes
s'affaissent. Elle est également étouffée.
Dans le seul élément respirable pour elle, l’as-
phyxie lui vient aussi bien que dans cette eau non
respirable où elle vit.
Tranchons le mot. De la création grandiose du
mammifère géant n’est sorti qu'un être impossible,
premier jet poétique de la force créatrice, qui
d’abord visa au sublime, puis revint par degrés au
possible, au durable. L’admirable animal avait tout,
taille et force, sang chaud, doux lait, bonté. Il ne
lui manquait rien que le moyen de vivre. Il avait
été fait sans égard aux proportions générales de ce
globe, sans égard à la loi impérieuse de la pesan-
teur. Il eut beau par-dessous se faire des os énor-
mes. Ses côtes gigantesques ne sont pas assez résis-
tantes pour tenir sa poitrine suffisamment libre et
ouverte. Dès qu'il échappe à l’eau son ennemie, il
trouve la terre son ennemie, et son pesant poumon
l'écrase.
Ses évents magnifiques, la superbe colonne d'eau
qu'il lance à trente pieds, ce sont les signes, les
témoins d’une organisation enfantine et barbare
encore. En la lançant au ciel par ce puissant effort,
244 LA BALEINE.
le souffleur essoufflé (c'est le vrai nom du genre),
semble dire : « O nature! pourquoi m'avoir fait
serf? »
re
Sa vie fut un problème, et il ne semblait pas
que l’ébauche splendide, mais manquée, pût durer.
L'amour furtif, si difficile, l'allaitement au roulis
des tempêtes entre l’asphyxie et le naufrage, les
deux grands actes de la vie presque impossibles, se
faisant par effort et par volonté héroïques ! — Quelles
condilions d'existence!
La mère n'a jamais qu'un petit, et c'est beau-
coup. Elle et lui sont tiraillés par trois choses : le
travail de la nage, l’allaitement, et la fatale néces-
sité de remonter! L'éducation, c'est un combat.
Battu, roulé de l'Océan, l'enfant prend le lait
comme au vol, quand la mère peut se coucher de
côté. Elle est, dans ce devoir, admirable d'élan.
Elle sait qu'en son petit effort pour teter, il lâche-
rait prise. Dans cet acte où la femme est passive,
laisse faire l'enfant, la baleine est active. Profitant
du moment, par un puissant piston, elle lui lance
un tonneau de lait.
Le mâle la quitte peu. Leur embarras est grand,
LA BALEINE. 245
quand le pêcheur féroce les attaque dans leur en-
fant. On harponne le petit pour les faire suivre, el
en effet ils font d'incroyables efforts pour le sau-
ver, pour l'entrainer ; ils remontent, s'exposent
aux coups pour le ramener à la surface et le faire
respirer. Mort, ils le défendent encore. Pouvant
plonger et échapper, ils restent sur les eaux en
plein péril pour suivre le petit corps flottant,
Les naufrages sont communs chez eux, pour deux
raisons. Ils ne peuvent, comme les poissons, rester
dans les tempêtes aux couches inférieures et pai-
sibles. Puis, ils ne veulent pas se quitter; les forts
suivent le destin du faible. Ils se noïent en famille.
En décembre 1725, à l'embouchure de l'Elbe,
huit femelles échouèrent, et près de leurs cadavres
on trouva leurs huit mâles. En mars 1784, en
Bretagne, à Audierne, même scène. D'abord des
poissons, des marsouins, vinrent à la côte effarés.
Puis on entendit des mugissements étranges, épou-
vantables. C'était une grande famille de baleines
que poussait la tempête, qui luttaient, gémissaient,
ne voulaient point mourir. Ici encore les mâles pé-
rissaient avec les femelles. Nombreuses, enceintes,
14.
246 LA BALEINE,
et sans défense contre l'impitoyable flot, elles fu-
rent (elles et eux) lancées à terre, assommées par
le coup. |
Deux accouchèrent sur le rivage, avec des cris
perçanis, comme auraient fait des femmes, et
aussi de navrantes lamentations de désespoir,
comme si elles pleuraient leurs enfants.
XII
LES SIRÈNES
J'aborde, et me voici à terre. J'ai assez et trop de
naufrages. Je voudrais des races durables. Le cé-
tacé disparaîtra. Réduisons nos conceptions, et de
cette poésie gigantesque des premiers-nés de la ma-
melle, du lait et du sang chaud, conservons tout,
moins le géant.
Conservons surtout la douceur, l'amour et la
tendresse de famille. Ces dons divins, gardons-les
bien dans les races, plus humbles, mais bonnes,
où les deux éléments vont mettre en commun leur
esprit.
Les bénédictions de la terre se font sentir déjà.
En quittant la vie du poisson, plusieurs choses, à
lui impossibles, vont s’harmoniser aisément.
Ainsi la baleine, mère tendre, connut l’étreinte
248 LES SIRÈNES.
et serra son enfant, mais elle ne le serra pas sur la
mamelle; son bras était trop haut, et la mamelle,
dans ce vaisseau vivant, ne pouvait être qu'à l'ar-
rière. Chez les êlres nouveaux qui nagent, mais qui
rampent aussi sur la terre (morses, lamantins,
phoques, etc.), la mamelle, pour ne pas traîner,
heurter dessous, remonte à la poitrine. Nous
voyons apparaitre une ombre de la femme, forme
et attitude gracieuse qui fait illusion à distance.
En réalité, vue de près, avec moins de blan-
cheur, de charme, c’est bien pourtant la mamelle
féminine, ce globe qui, gonflé d'amour et du
doux besoin d'allaiter, reproduit dans son mouvc-
ment tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il
réclame l'enfant pour le porter, lui donner l’ali-
ment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui
nageait. Celle qui pose, en a le bonheur. La fixité
de la famille, la tendresse, à fond ressentie, et
approfondie chaque jour (disons plus, la Société),
ces grandes choses commencent, dès que l'enfant
dort sur son sein.
Mais comment se fit le passage du cétacé à l'am-
phibie ? Essayons de le deviner.
LES SIRÈNES. 249
Leur parenté d'abord est évidente, Maints amphi-
bies traînent encore, à leur très-grand dommage,
la lourde queue de la baleine. Et celle-ci (chez une
espèce du moins) a cachés dans sa queue l’ébauche
et les commencements distincts des deux pieds de
derrière qu'auront les plus hauts amphibies.
Dans les mers semées d'îles, coupées de terres à
chaque instant, les cétacés, constamment arrêtés,
durent modifier leurs habitudes. Leur effort moins
rapide, leur vie captive, diminua leur taille, la ré-
duisit de la baleine à l'éléphant. L'éléphant de mer
apparut. Gardant le souvenir des superbes défenses
qui avaient armé certains cétacés dans leur grande
vie marine, il montre encore de fortes dents en
avant, mais peu offensives. Même les dents de mas-
lication ne sont bien nettement ni herbivores,
ni carnivores. Elles se prêtent mal aux deux régi-
mes et doivent opérer lentement.
Deux choses allégesient la baleine, sa masse
d'huile qui la faisait flotter sur l’eau, et cette queue
puissante dont le choc alternatif frappant des deux
côtés la poussait en avant. Mais tout cela accable
l'amphibie barbotant dans des caux peu profon-
des, et rampant aux rochers, comme un lourd
limaçon. Le poisson, si agile, rit d’un tel être qui
n'en peut faire sa proie. Il n’atteint guère que les
mollusques, lents comme lui. Il se fait peu à peu
250 LES SIRÊNES.
à manger les fucus abondants, gélatineux, qui
nourrissent et engraissent, sans donner la vigueur
de la nourriture animale.
Tel on peut voir dansla mer Rouge, dans la mer
des iles Malaises et celles d'Australie, traîner, sié-
ger ce rare colosse, le dugong, qui domine l’eau de
la poitrine et des mamelles. On le nomme parfois
dugong des tabernacles, inerte idole qui impose,
mais se défend à peine, et qui disparaîtra bientôt,
rentrera dans le domaine de la fable, parmi ces lé-
gendes réelles dont nous rions étourdiment.
Qui a fait ce grand changement, créé ce cétacé
terrestre, le dugong et le morse, son frère? La
douceur de la terre, vraiment pacifique avant
l'homme, — l'attrait d'aliments végétaux qui ne
fuient pas comme la proie marine, — l'amour
aussi sans doute, si difficile à la baleine, si facile
dans la vie posée de l’amphibie.
L'amour n’est plus fuite et hasard. La femelle
n’est plus ce fier géant qu'il fallait suivre au bout du
monde. Celle-ci est là soumise, sur les algues ondu-
leuses, pour obéir à son seigneur. Elle lui rend la
vie douce et molle. Peu de mystères. Les amphibies
vivent bonnement au soleil. Les femelles, étant fort
nombreuses, s’empressent et font sérail. De la
sauvage poésie, on tombe aux mœurs bour-
LES SIRÈNES. 251
geoises, ou, si l'on veut, patriarcales, des plai-
sirs trop faciles. Lui, le bon patriarche, respec-
” table par sa forte tête, ses moustaches et ses
défenses, il trône entre Agar et Sarah, Rebecca
et Lia, qu'il aime fort, ainsi que ses enfants qui lui
font un petit troupeau. Dans sa vie immobile, la
grande force de cet être sanguin tourne toute aux
tendresses de famille. Il embrasse les siens d'un
amour tendre, orgueilleux, colérique. Il est vaillant,
prêt à mourir pour eux. Hélas! sa force et sa fu-
reur lui servent peu. Sa masse énorme le livre à
l'ennemi. Il rugit, il se traine, veut combattre et
ne peut, gigantesque avorton, manqué entre deux
mondes, pauvre Caliban désarmé !
La pesanteur, fatale à la baleine, l’est bien plus
à ceux-ci. Réduisons donc la taille encore, allégeons
l'embonpoint, assouplissons l’épine, supprimons
surtout cette queue, ou plutôt fendons-en la four-
che en deux appendices charnus qui vont être bien
plus utiles. Le nouvel être, le phoque, plus léger,
bon nageur, bon pêcheur, vivant de la mer, mais
ayant son amour à terre (son petit paradis), em-
ploiera sa vie dans l'effort d'y revenir toujours, à
252 LES SIRÈNES.
celte terre, de gravir le rocher où sa femme, ses
enfants l’appellent, où il leur porte le poisson. Son
cibicr à Ja bouche, n'ayant pas les défenses dont
le morse s'aidait pour gravir, il y met les quatre
membres du haut, du bas, s’accrochant au varech,
distendant, divisant chacun d'eux selon son pou-
voir, de sorte qu'à la longue ramifié, il montre
cinq doigts.
Ce qui est très-beau dans le phoque, ce qui émeut
dès qu’on voit sa ronde tête, c’est la capacité du cer-
veau. Nul être, sauf l’homme, ne l’a développé à ce
point (Boitard). L'impression est forte, et bien plus
que celle du singe, dont la grimace nous est anti-
pathique. Je me souviendrai toujours des phoques
du Jardin d'Amsterdam, charmant musée, si riche,
si bien organisé, et l'un des beaux lieux de la
terre. C'était le 12 juillet, après une pluie d'orage;
l'air était lourd : deux phoques cherchaient le frais
au fond de l’eau, nageaïent et bondissaient. Quand
ils se reposérent, ils regardèrent le voyageur, in-
telligents et sympathiques, posèrent sur moi leurs
doux yeux de velours. Le regard était un peu triste.
Il leur manquait, il me manquait aussi la langue
intermédiaire. On ne peut pas en détacher les yeux.
On regrette, entre l’âme et l’âme, d’avoir cette
éternelle barrière.
La terre cst leur patrie de cœur : ils y naïssent,
LES SIRÈNES. 255
ils y aiment; blessés, ils y viennent mourir. Ils y
mènent leurs femelles enceintes, les couchent sur
les algues et les nourrissent de poisson. Ils sont
doux, bons voisins, se défendent l’un l’autre. Seu-
lement, au temps d'amour, ils délirent et se
battent. Chacun a trois ou quatre épouses, qu'il
établit à terre sur un rocher mousseux d’étendue
suffisante. C'est son quartier à lui, et il ne souffre
pas qu'on empiète, fait respecter son droit d’oc-
cupation. Les femelles sont douces et sans dé-
fense. Si on leur fait du mal, elles pleurent, s’'agi-
tent douloureusement avec des regards de déses-
poir. |
Elles portent neuf mois, et élèvent l’enfant cinq
ou six mois, lui enseignant à nager, à pêcher, à
choisir les bons aliments. Elles le garderaient bien
plus, si le mari n'était jaloux. Il le chasse, crai-
gnant que la trop faible mère ne lui donne un rival
en lui.
Une si courte éducation a limité sans doute les
progrès que le phoque aurait faits. La maternité
n'est complète que chez les Lamantins, excellente
tribu, où les parents n'ont pas le courage de
renvoyer l'enfant. La mère le garde très-longtemps.
15
25 LES SIRÈNES.
Enceinte de nouveau, allaitant un second enfant,
on la voit mener avec elle l’ainé, un jeune mâle
que le père ne maltraite pas, qu'il aime aussi, et
qu'il laisse à la mère.
Cette extrême tendresse, particulière aux Laman-
tins, s’est exprimée dans l'organisation par un pro-
grès physique. Chez le phoque, grand nageur, chez
l’éléjhant marin, si lourd, le bras reste nageoire.
IL est serré et engagé au corps; il ne peut pas se
délier. Enfin, le Lamantin femelle, tendre femme
amphibie, mama di l'eau, disent nos nègres, ac-
complit le miracle. Tout se délie par un effort
constant. La nature s’ingénie dans l’idée fixe de
caresser l'enfant, de le prendre et de l'approcher
Les ligaments cèdent, s'étendent, laissent aller l’a-
vant-bras, et de ce bras rayonne un polype palmé.
— C'est la main.
Donc celle-ci a ce bonheur suprême, elle em-
brasse son enfant de sa main pour l'embrasser de
sa poitrine. Elle le prend et le met sur son cœur.
Voilà deux grandes choses qui pouvaient mener
loin ces amplhubies : "
Déjà chez eux, la main est née, l'organe d'indus-
trie, l'essentiel instrument du travail à venir. Qu'elle
s’assouplisse, aide les dents, comme chez le Castor,
et l’art commencera, d'abord l'art d'abriter La fa-
mille
LES SIRÈNES. 955
D'autre part, l'éducation est devenue possible.
L'enfant posé sur le cœur de la mère et lentement
s'imbibant de sa vie, restant longtemps près d’elle
et à l'âge où il peut apprendre, tout cela tient à la
bonté du père qui garde l’innocent rival. Et c’est
ce qui permet le progrès.
Si l'on en croyait certaimes traditions, le progrès
eût continué. Les amphibies développés, rapprochés
de la forme humaine, seraient devenus demi-hom-
mes, hommes de mer, tritons ou sirènes.Seulement.
au rebours des mélodieuses sirènes de la fable, ceux-
ci seraient restés muets, dans l'impuissance de se
faire un langage, de s'entendre avec l’homme, d'ob-
tenir sa pilié. Ces races auraient péri, comme
nous voyons périr l'infortuné Castor, qui ne peut
parler, mais qui pleure.
On a dit fort légèrement que ces figures étranges
étaient des phoques. Mais, put-on s’y tromper ? Le
phoque, en toutes ses espèces, est connu fort an-
ciennement. Dès le septième siècle, au temps de
saint Colomban, on le pêchait, on l’apportait et l'on
mangeait sa chair.
Les hommes et femmes de mer, dont on parle
256 LES SIRÈNES.
au seizième siècle, ont été vus non un moment
sur l'eau, mais amenés sur terre, montrés, nour-
ris dans les grands centres, Anvers et Amster-
dam, chez Charles Quint et Philippe II, donc, sous
les yeux de Vésale et des premiers savants. On
mentionne une femme marine qui vécut longues
années en habit de religieuse, dans un couvent où
tous pouvaient la voir. Elle ne parlait pas, mais tra-
vaillait, filait. Seulement elle ne pouvait se corriger
d'aimer l’eau et de faire effort pour y revenir.
On dira : Si ces êtres ont existé réellement, pour-
quoi furent-ils si rares? Hélas ! nous n’avons pas à
chercher bien loin la réponse. C'est que générale-
ment on les tuait. Il y avait péché à les laisser en
vie, « car ils étaient des monstres. » C’est ce que
disent expressément les vieux récits.
Tout ce qui n’était pas dans les formes connues
de l’animalité, et tout ce qui, au contraire, appro-
chait de celles de l’homme, passait pour monstre, et
on le dépêchait. La mère qui avait le malheur de
mettre au monde un fils mal conformé ne pouvait
le défendre ; on l’étouffait entre des matelas. On
supposait qu'il était fils du Diable, une invention
de sa malice pour outrager la création, calomnier
Dieu. D'autre part, ces Sirénéens, trop analogues à
l’homme, passaient d'autant plus pour une illusion
diabolique. Le moyen âge en avait tant d'horreur,
LES SIRÈNES. 951
que leurs apparitions étaient comptées dans les af-
freux prodiges que Dieu permet dans sa colère pour
terrifier le péché. A peine osait-on les nommer. On
avait hâte de les faire disparaitre. Le hardi seizième
siècle les crut encore « des diables en fourrure
d'hommes, » qu'on ne devait toucher que du har-
pon. Ils devenaient très-rares,lorsque des mécréants
firent la spéculation de les garder, de les montrer.
En reste-t-il au moins des débris, des ossements?
On le saura quand les Musées d'Europe commence-
ront à faire l'exposition complète de leurs immenses
dépôts. La place manque, je le sais bien, et elle
manquera toujours, s’il faut pour cela des palais.
Mais le plus simple abri, un toit vaste (et très-peu
coûteux) permettrait d’étaler des choses aussi soli-
des. Jusqu'ici, on n’en voit que des échantillons et
des pièces choisies.
Ajoutons que l'exposition des amphibies empail-
lés, pour être vraie, doit présenter ces monstres
trop ressemblants à l’homme, par les côtés et dans
les poses où ils firent cette illusion. Laissez-leur cet
honneur ; ils l'ont assez payé. Que la mère Phoque
ou la mère Lamantine m'apparaisse sur son rocher
en sirène, dans le premier usage de la main et de
la mamelle, tenant son enfant sur son sein.
958 LES SIRÈNES.
Est-ce à dire que ces êtres auraient pu monter
jusqu'à nous? Est-ce à dire qu'ils aient été les au-
teurs, les aïeux de l’homme? Mallet l’a cru. Moi,
je n'y vois aucune vraisemblance.
La mer commença tout, sans doute. Mais ce n’est
pas des plus hauts animaux de mer que sortit la
série parallèle des formes terrestres dont l’homme
est le couronnement. Ils étaient trop fixés déjà,
trop spéciaux, pour donner l'ébauche molle d'une
nature si différente. Ils avaient poussé loin, presque
épuisé, la fécondité de leurs genres. Dans ce cas,
les aînés périssent ; et c'est très-bas, chez les cadets
obscurs de quelque classe parente, que surgit la
sérienouvelle qui montera plus haut. (V. nos notes.)
L'homme leur fut, non un fils, mais un frère, —
un frère cruellement ennemi.
Le voilà arrivé, le fort des forts, l'ingénieux,
l'actif, le cruel roi du monde. Mon livre s’illumine.
Mais aussi que va-t-il montrer? Et que de choses
tristes il me faut maintenant amener dans cette
lumière ! | We
Ce créateur, ce Dieu tyran, il a su faire une
seconde nature dans la nature. Mais qu'a-t-il fait
LES SIRÈNES. 20
de l’autre, la primitive, sa nourrice et sa mère ?
Des dents qu'elle lui fit, il lui mordit le sein.
Tant d'animaux qui vivaient doucement, s’hu-
manisaient et commençaient des arts, aujourd’hui
effarés, abrutis, ne sont que des bêtes. Les singes
rois de Ceylan, dont la sagesse fut célébrée dans
l'Inde, sont devenus d’effroyables sauvages. Le
brame de la création, l'Éléphant, chassé, asservi,
n'est plus qu’une bête de somme.
Les plus libres des êtres, qui naguère égayaient
la mer, ces bons phoques, ces douces baleines, le
pacifique orgueil de l’Océan, tout cela a fui aux
mers des pôles, au monde affreux des glaces. Mais
ils ne peuvent tous supporter une vie si dure,
encore un peu de temps, ils disparaîtront tout à
fait.
Une race infortunée, celle des paysans polonais,
a trouvé dans son cœur le sens, l'intelligence de
l'exilé muet, refugié aux lacs de la Lithuanie. Ils
disent : « Qui fait pleurer le Castor ne réussit
Jamais. »
L'artiste est devenu une bête craintive, qui ne
sait plus, ne peut plus rien. Ceux qui subsistent
encore en Amérique, reculant et fuyant toujours,
n'ont le courage de rien faire. Un voyageur naguère
en trouva un qui, loin, très-loin vers les hauts lacs,
timidement reprenait son métier, voulait bâtir le
260 LES SIRÈNES.
foyer de famille, coupait du bois. Quand il aperçut
l'homme, le bois lui échappa ; il n’osa même fuir,
etil ne sut que fondre en larmes.
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2° * à
LE HARPON
« Le marin qui arrive en vue du Groënland n'a
(dit naïvement John Ross) aucun plaisir à voir cette
terre. » Je le crois bien. C’est d’abord une côte
de fer, d'aspect impitoyable, où le noir granit es-
carpé ne garde pas même la neige. Partout ailleurs,
des glaces. Point de végétation. Cette terre désolée,
qui #fous cache le pôle, semble un pays de mort et
de famine.
Pendant le temps très-court où l’eau n’est pas
gelée, on pourrait vivre encore. Mais elle l’est neuf
mois sur douze. Tout ce temps-là, que faire? et
que manger? On ne peut guère chercher. La nuit
dure plusieurs mois, et parfois si profonde, que
Kane, entouré de ses chiens, ne les retrouvait qu'à
Ma
L..
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264 “10 LE HARPON.
leur souffle, à leur haleine humide. Dans cette lon-
gue, si longue obscurité, sur cette terre désespé-
rée, stérile, vêtue d’impénétrables glaces, errent ce-
pendant deux solitaires qui s'obstinent à vivre là,
dans l’horreur d’un monde impossible. L’un d'eux
est l’ours pêcheur, âpre rôdeur sous sa riche
fourrure et dans sa graisse épaisse, qui lui permet
des intervalles de jeûne. L’autre, figure bizarre,
fait l’effet, à distance, d’un poisson dressé sur la
queue, poisson mal conformé et gauche, à longues
nageoires pendantes. Ce faux poisson, c'est l’homme.
Is se flairent et se cherchent. Ils ont faim l'un de
l’autre. L'ours fuit parfois pourtant, décline le com-
bat, croyant l’autre encore plus féroce et plus cruel-
lement affamé.
L'homme qui a faim est terrible. Armé d’une
simple arête de poisson, 1l poursuit cette bête
énorme. Mais il aurait péri cent fois, s’il n’avait eu
à manger que ce redoutable compagnon. Il ne vé-
cut que par un crime. La terre ne donnant rien, il
chercha vers la mer, et comme elle était close, il ne
{rouva à tuer que son ami le phoque. En lui 1l trou-
vait concentrée la graisse de la mer, l'huile, sans
laquelle il serait mort de froid, encore plus que de
faim.
Le rêve du Groënlandais, c’est, à sa mort, de
passer dans la lune, où il y aura du bois de
sos + dti
#. «ET es u | Fr E €
, LE HARPON. - SEA, 965
chauffage, le feu, la lumière du foyer. L'huile ici-
bas tient lieu de ‘quel Bue largement, elle le
réchauffe. 1 RR ? it
Grand contraste entre l'homme et les amphibies
somnolents, qui, même en ce climat, savent vivre
sans grandes souffrances. L’œil doux du phoque
l'indique assez. Nourrisson de la mer, 1l est tou-
jours en rapport avec elle. Il y reste des inter-
stices où l'excellent nageur sait se pourvoir. Tout
lourd qu'on le croirait, il monte adroitement sur
un glaçon et se fait voiturer. L'eau épaisse de mol-
lusques, grasse d'atomes animés, nourrit riche-
ment le poisson pour l’usage du phoque, qui, bien
repu, s'endort sur son rocher d'un lourd sommeil
que rien ne rompt.
La vie de l’homme est toute contraire. Il semble
être là malgré Dieu, maudit, et tout lui fait la guerre.
Sur les photographies que nous avons de l'Esqui-
mau, on lit sa destinée terrible dans la fixité du re-
gard, dans son œil dur et noir, sombre comme la
nuit. Il semble pétrifié d’une vision, du spectacle
habituel d’un infini lugubre. Cette nature de Ter-
reur éternelle a caché d’un masque d’airain sa forte
intelligence, rapide cependant et pleme d'expé-
dients dans une vie de dangers imprévus.
‘$ 47" »
Le pe LE .e A
: 3: à -
266 J'en LE nn
Qu'aurait-il fait? Sa famille avait faim, et ses en-
fants criaient ; sa femme enceinte greloltait sur la
neige. Le vent du pôle leur jetait infatigablement
ce déluge de givre, ce tourbillon de fines flèches qui
piquent et entrent, hébètent, font perdre la voix et :
le sens. La mer fermée, plus de poisson. Mais le
phoque était là. Et que de poissons dans un phoque,
quelle richesse d'huile accumuléel Il était là en-
dormi, sans défense. Même éveillé, 1l ne fuit guère.
Ise laisse approcher, toucher. Comme le lamantin,
il faut le battre, si on veut l’éloigner. Ceux qu'on
prend jeunes, on a beau les rejeter à la mer, 1ls vous
suivent obstinément. Une telle facilité dut troubler
l'homme et le faire hésiter, combattre la tenta-
tion. Enfin, le froid vainquit, et il fit cet assassi-
nat. Dès lors, il fut riche et vécut.
La chair nourrit ces affamés. L'huile, absorbée
à flots, les réchauffa. Les os servirent à mille usages
domestiques. Des fibres on fit des cordes et des
filets. La peau du phoque, coupée à la taille de Ja
femme, la couvrit frissonnante. Même habit pour
les deux, sauf la pointe un peu basse qu'elle allonge.
Plus un petit ruban de cuir rouge qu'elle met ga-
lamment en bordure pour lui plaire et pour être
aimée. Mais ce qui fut bien plus utile, c’est qu'in-
dustrieusement, de peaux cousues, ils firent la ma-
chine légtre, forte pourtant, où cet hoinme intré-
LE HARPON. 267
+ " :
pide ose monter, et qu'il nomme une barque.
Misérable petit véhicule long, mince et qui ne
pèse rien. Il est très-strictement fermé, sauf un
trou, où le rameur se met, serrant la peau à sa
ceinture. On gagerait toujours que cela va chavi-
rer… Mais point. Il file comme une flèche sur le
dos de la vague, disparaît, reparait, dansles remous
durs, saccadés, que font les glaces autour, entre les
montagnes flottantes.
Homme et canot, c'est un. Le tout est un pois-
son artificiel. Mais qu'il est inférieur au vrai! Il n’a
pas l'appareil, la vessie natatoire qui soutient
l’autre, le fait à volonté lourd ou léger. Il n'a pas
l'huile, qui, plus légère que l’eau, veut toujours
surnager et remonter à la surface. Il n’a pas sur-
tout ce qui fait, chez le vrai poisson, la vigueur du
mouvement, sa vive contraction de l'épine pour
frapper de forts coups de queue. Ce qu'il imite seu-
lement, faiblement, ce sont les nageoires. Ses rames
qui ne sont pas serrées au corps, mais mues au
loin par un long bras, sont bien molles en compa-
raison, et bien promptes à se fatiguer. Qui répare
tout cela ? La terrible énergie de l’homme, et, sous
ce masque fixe, sa vive raison, qui, par éclairs,
décide, invente et trouve, de minute en minute,
remédie sans cesse aux périls de cette peau flot-
tante qui seule le défend de ia mort.
268 LE HARPON.
.
Très-souvent on ne peut passer : on trouve une
barre de glace. Alors les rôles changent. La barque
portait l'homme, et maintenant il porte la barque,
la prend sur son épaule, traverse la glace craquante
et se remet à flot plus loin. Parfois des monts flot-
tants, venant à sa rencontre, n’offrent entre eux
que d’étroits corridors qui s'ouvrent, se ferment
tout à coup. Il peut y disparaître, s’ensevelir vivant.
IL peut, de moment en moment, voir les deux
murs bleuâtres, s’approchant, peser sur sa barque,
sur lui, d’une si épouvantable pression, qu'il en soit
aminci jusqu'à l'épaisseur d’un cheveu. Un grand
navire eut cette destinée. Il fut coupé en deux, les
deux moitiés écrasées, aplaties.
Ils assurent que leurs pères ont pêché la baleine.
Moins misérables alors, leur terre étant moins
froide, ils s'ingéniaient mieux, avaient du fer sans
doute. Peut-être 1l leur venait de Norvége ou d’Is-
lande. Les baleines ont toujours surabondé aux
mers du Groënland. Grand objet de concupiscence
pour ceux dont l’huile est le premier besoin. Le
poisson la donne par gouttes, et le phoque à flots;
la baleine en montagne.
LE HARPON. 269
Ce fut un homme, celui, qui le premier tenta un
pareil coup, qui, mal monté, mal armé, et la mer
grondant sous ses pieds, dans les ténèbres, dans les
glaces, seul à seul, joignit le colosse.
Celui qui se fia tellement à sa force et à son cou-
rage, à la vigueur du bras, à la roideur du coup, à
la pesanteur du harpon. Celui qui crut qu'il per-
cerait et la peau et le mur de lard, la chair épaisse.
Celui qui crut qu'àson réveil terrible, dans la tem-
pête que le blessé fait de ses sauts et de ses coups
de queue, il n'allait pas l’engouffrer avec lui.
Comble d'audace! il ajoutait un câble à son har-
pon pour poursuivre sa proie, bravait l’effroyable
secousse, sans songer que la bête effrayée pouvait
descendre brusquement, s'enfuir en profondeur,
plonger la tête en bas.
Il y a un bien autre danger. C'est qu'au lieu de la
baleine, on ne trouve à sa place l’ennemi de la
baleine, la terreur de la mer, le Cachalot. Il n’est
pas grand, n'a guère que soixante ou quatre-vingts
pieds. Sa tête, à elle seule, fait le tiers, vingt ou
vingt-cinq. Dans ce cas, malheur au pêcheur! c’est
lui qui devient le poisson, il est la proie du monstre.
Celui-ci a quarante-huit dents énormes et d'hor-
riblesmächoires, à tout dévorer, homme et barque.
semble ivre de sang. Sa rage aveugle épouvante
tous les cétacés, qui fuient en mugissant, s’é-
270 LE HARPON.
chouent même au rivage, se cachent dans le sable
ou la boue. Mort même, ils le redoutent, n'osent
approcher de son cadavre. La plus sauvage espèce
du Cachalot est l’Ourque, ou le Physétère des an-
ciens, tellement craint des Islandais, qu'ils n’osaient
le nommer en mer, de peur qu'il n’entendit et
n'arrivât. Ils croyaient au contraire qu'une espèce
de baleine (la Jubarte) les aimait et les protégeait,
et provoquait le monstre afin de les sauver.
Plusieurs disent que les premiers qui affron-
tèrent une si effrayante aventure avaient besoin
d'être exaltés, excentriques et cerveaux brülés. La
chose, selon eux, n'aurait pas commencé par les
sages hommes du Nord, mais par nos Basques, les
héros du vertige. Marcheurs terribles, chasseurs du
Mont perdu, et pêcheurs effrénés, ils couraient en
batelet leur mer capricieuse, le golfe ou gouffre de
Gascogne. Ils y pêchaient le thon. Ils y virent jouer
des baleines, et se mirent à courir après, comme ils
s'acharnent après l'isard dans les fondrières, les
abîmes, et les plus affreux casse-cou. Cet énorme
LE HARPON. 271
-i
gibier, énormément tentant pour sa grosseur, pour
la chance et pour le péril, ilsle chassèrent à mort et
n'importe où, quelque part qu’il les conduisit. Sans
s'en apercevoir, ils poussalent jusqu'au pôle.
Là, le pauvre colosse croyait en être quitte, et,
ne supposant pas, sans doute, qu’on püt être si fou,
il dormait tranquillement, quand nos étourdis
héroïques approchaïent sans souffler.
Serrant sa ceinture rouge, le plus fort, le plus
leste, s’élançait de la barque, et, sur ce dos im-
mense, sans souci de sa vie, d’un han! enfonçait le
harpon.
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DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS
Qui a ouvert aux hommes la grande navigation?
qui révéla la mer, en marqua les zones et les voies ?
enfin, qui découvrit le globe? La baleine et le ba-
leinier.
Tout cela bien avant Colomb et les fameux cher-
cheurs d'or, qui eurent toute la gloire, retrouvant à
grand bruit ce qu’avaient trouvé les pêcheurs.
La traversée de l'Océan, que l'on célébra tant au
quinzième siècle, s'était faite souvent par le pas-
sage étroit d'Islande en Groënland, et même par
le large ; car les Basques allaient à Terre-Neuve.
Le moindre danger était la traversée pour des gens
qui cherchaient au bout du monde ce suprême
274 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
danger, le duel avec la baleine. S’en aller dans les
mers du Nord, se prendre corps à corps avec la
montagne vivante, en pleine nuit, et, on peut le
dire, en plein naufrage, le pied sur elle et le gouffre
dessous, ceux qui faisaient cela étaient assez trem-
pés de cœur pour prendre en grande insouciance
les événements ordinaires de la mer.
Noble guerre, grande école de courage. Cette pé-
che n’était pas comme aujourd'hui un carnage facile
qui se fait prudemment de loin avec une machine :
on frappait de sa main, on risquait vie pour vie. On
tuait peu de baleines, mais on gagnait infiniment en
habileté maritime, en patience, en sagacité, en in-
trépidité. On rapportait moins d'huile et plus de
gloire. :
Chaque nation se montrait là dans son génie par-
üculier. On les reconnaissait à leurs allures. Il y a
cent formes de courage, et leurs variétés graduées
élaient comme une gamme héroïque. Au Nord, les
Scandinaves, les races rousses (de la Norvêge en
Flandre), leur sanguine fureur. — Au Midi, l'élan
Basque et la folie lucide qui se guida si bien autour
du monde. — Au centre, la fermeté Bretonne,
muette et paliente, mais, à l'heure du danger, d’une
excentricité sublime.— Enfin, la sagesse Normande,
armée de l’assocration et de toute prévoyance, cou-
rage calculé, bravant tout, mais pour le succés.
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 215
Telle était la beauté de l’homme, dans cette mani-
festation souveraine du courage humain.
On doit beaucoup à la baleine: sans elle, les
pêcheurs se seraient tenus à la côte, car presque
tout poisson est riverain; c'est elle qui lesémancipa,
et les mena partout. Ils allèrent, entraînés, au large,
ct, de proche en proche, si loin, qu'en la suivant
toujours, ils se trouvèrent avoir passé, à leur insu,
d'un monde à l’autre.
Il y avait moins de glace alors, et ils assurent
avoir touché le pôle (à sept lieues seulement de dis-
tance. Le Groënland ne les séduisit pas : ce n’est
pas la terre qu’ils cherchaïent, mais la mer seule-
ment et les routes de la baleine. L’Océan entier est
son gite, et elle s'y promène, en large surtout.
Chaque espèce habite de préférence une certaine
latitude, une zone d’eau plus ou moins froide.
Voilà ce qui traça les grandes divisions de l’Atlan-
tique.
La populace des baleines inférieures qui ont une
nageoire sur le dos (baléinoptères) se trouvent
276 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
au plus chaud et au plus froid, sous la ligne et
aux mers polaires.
Dans la grande région intermédiaire, le cachalot
féroce incline au sud, dévaste les eaux tièdes.
Au contraire, la baleine franche les craint, ou les
craignait plutôt (car elle est si rare aujourd'hui !).
Nourrie spécialement de mollusques et autres vies
élémentaires, elle les cherchait dans les eaux tem-
pérées, un peu au nord. Jamais on ne la trouvait
dans le chaud courant du midi; c’est ce qui fit re-
marquer le courant, et amena cette découverte
essentielle de la vraie voie d'Amérique en Europe.
D'Europe en Amérique, on est poussé par les vents.
alizés.
Si la baleme franche a horreur des eaux chaudes
et ne peut passer l'équateur, elle ne peut tourner
l'Amérique. Comment doncse fait-il qu’une baleine
blessée de notre côté dans l'Atlantique se retrouve
parfois de l’autre, entre l'Amérique et l'Asie? C’est
qu'un passage existe au nord. Seconde découverte.
Vive lueur jetée sur la forme du globe et la géogra-
phie des mers.
De proche en proche, la baleine nous a menés
partout. Rare aujourd'hui, elle nous fait fouiller les
deux pôles, le dernier coin du Pacifique au détroit
du Behring, et l'infini des eaux antarctiques. Il
est même une région énorme qu'aucun vaisseau
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 277
d'État ni de commerce ne traverse jamais, à quel-
ques degrés au delà des pointes d'Amérique et d’A-
frique. Nul n’y va que les baleiniers.
Si l'on avait voulu, on eût fait bien plus tôt les
grandes découvertes du quinzième siècle. Il fallait
s'adresser aux rôdeurs de la mer, aux Basques, aux
Islandais ou Norvégiens, et à nos Normands. Pour
des raisons diverses, on s’en défiait. Les Portugais
ne voulaient employer que des hommes à eux, et
de l’école qu'ils avaient formée. Ils craignaient nos
Normands, qu'ils chassaient et dépossédaient de la
côte d'Afrique. D'autre part, les rois de Castille
tinrent toujours pour suspects leurs sujets, les Bas-
ques, qui, par leurs priviléges, étaient comme une
république, et de plus passaient pour des têtes
dangereuses, ndomptables. C’est ce qui fit manquer
à ces princes plus d’une entreprise. Ne parlons que
d'une seule, l’Invincible Armada. Philippe II, qui
avait deux vieux amiraux basques, la fit comman-
der par un Castillan. On agit contre leur avis : de
là le grand désastre.
978 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
Une maladie terrible avait éclaté au quinzième
siècle, la faim, la soif de l'or, le besoin absolu de
l'or. Peuples et rois, tous pleuraient pour l'or. Il
n'y avait plus aucun moyen d'équilibrer les dé-
penses et les reccttes. Fausse monnaie, cruels pro-
cès et guerres atroces,on employait tout, mais point
d'or. Les alchimistes en promettaient, et on allait
“en faire dans peu; mais il fallait attendre. Le fisc,
comme un lion furieux de faim, mangeait des Juifs,
mangeait des Maures, et de cette riche nourriture
il ne lui restait rien aux dents.
Les peuples étaient de même. Maigres et sucés
jusqu'à l'os, ils demandaient, imploraient un mi-
racle qui ferait venir l'or du ciel.
On connaît la très-belle histoire de Sinbad (Mille
et une Nuits), son début, d'histoire éternelle,
qui se renouvelle toujours. Le pauvre travailleur
Hindbad, le dos chargé de bois, entend de la rue
les concerts, les galas qui se font au palais de
Sinbad, le grand voyageur enrichi. Il se compare,
envie. Mais l’autre lui raconte tout ce qu'il a souf-
fert pour conquérir de l'or. Hindbad est effrayé du
récit. L'effet total du conte est d’exagérer les pé-
rils, mais aussi les profits de cette grande loteric
des voyages, et de décourager le travail séden-
taire.
La légende qui, au quinzième siècle, broullait
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 970
toutes les cervelles, c'était un réchauffé de la fable
des Hespérides, un Eldorado, terre de l'or, qu’on
plaçait dans les Indes et qu'on soupçonnait être
le paradis terrestre, subsistant toujours ici-bas.
Il ne s'agissait que de le trouver. On n'avait garde
de le chercher au nord. Voilà pourquoi on fit si
peu d'usage de la découverte de Terre-Neuve et du
Groënland. Au midi, au contraire, on avait déjà
trouvé en Afrique de la poudre d’or. Cela encou-
rageait.
Les rêveurs et les érudits d’un siècle pédantesque
entassaient, commentaient les textes. Et la décou-
verte, peu difficile d'elle-même, le devenait à force
de lectures, de réflexions, d’utopies chimériques.
Cette terre de l'or était-elle, n'était-elle pas le pa-
radis ? Était-elle à nos antipodes? et avions-nous
des antipodes?.. À ce mot, les docteurs, les robes
noires, arrêtaient les savants, leur rappelaient que
là-dessus la doctrine de l'Église était formelle,
l’hérésie des antipodes ayant été expressément con-
damnée.
Voilà une grave difficulté ! On était là arrêté
court.
Pourquoi l'Amérique, déjà découverte, se trouva-
t-elle encore si difficile à découvrir? C'est qu’on
désirait à la fois et qu'on craignait de la trouver.
280 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
Le savant libraire italien, Colomb, était bien sûr
de son affaire. Il avait été en Islande recueillir les
traditions; et, d'autre part, les Basques lui disaient
tout ce qu'ils savaient de Terre-Neuve. Un Gallicien
y avait été jeté et y avait habité. Colombpritpour as-
sociés des pilotes établis en Andalousie, les Pinzon,
qu'oncroit être identiques aux Pinçon de Dieppe.
Ce dernier point est vraisemblable. Nos Nor-
mands et les Basques, sujets de la Castille, étaient
en intime rapport. Ce sont ceux-ci, qu'on nommait
Castillans, qui, sous le Normand Béthencourt,
firent la célèbre expédition des Canaries (Navar-
rete). Nos rois donnèrent des priviléges aux Gastil-
lans établis à Honfleur et à Dieppe; et, par contre,
les Dieppois avaient des comptoirs à Séville. Il
n’est pas sûr qu'un Dieppois ait trouvé l'Amc-
rique quatre ans avant Colomb ; mais il est pres-
que sûr que ces Pinçon d’Andalousie étaient des
armateurs normands.
Ni Basques, ni Normands, n'auraient pu, en
leur propre nom, se faire autoriser par la Castille.
Il y fallut un Italien habile et éloquent, un Génois
obstiné qui poursuivit quinze ans la chose, qui
trouvât le moment unique, empoignât l’occasion,
sût lever le scrupule. Le moment fut celui où la
ruine des Maures coûta si cher à la Castille, où l'on
criait de plus en plus : « De l'or! » Le moment fut
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 281
celui où l'Espagne victorieuse frémissait de sa
guerre de croisade et d'inquisition. L’Italien saisit
ce levier, fut plus dévot que les dévots. IL agit par
l'Église même : on fit scrupule à Isabelle de laisser
tant de nations païennes dans les ombres de la
mort. On lui démontra clairement que découvrir la
terre de l'or, c'était se mettre à même d’extermi-
ner le Turc et reprendre Jérusalem.
On sait que, sur trois vaisseaux, les Pinçon en
fournirent deux et les menèrent eux-mêmes. Ils
allèrent en avant. L’un d'eux, il est vrai, se
trompa; mais les autres, François Pinçon et son
jeune frère Vincent, pilote du vaisseau la Nina,
firent signe à Colomb qu'il devait les suivre au
sud-ouest (12 octobre 1492). Colomb, qui allait
droit à l’ouest, eût rencontré dans sa plus grande
force le courant chaud qui va des Antilles à l'Eu-
rope. Il n'aurait traversé ce mur liquide qu'avec
grande difficulté. Il eût péri ou navigué si lente-
ment, que son équipage se füt révolté. Au con-
traire, les Pinçon, qui peut-être avaient là-dessus
des traditions, naviguèrent comme s'ils avaient
connaissance de ce courant; ils ne l’affrontèrent
pas à sa sortie, mais, déclinant au sud, passèrent
sans peine, et abordèrent au lieu même où les vents
alizés poussent les eaux, d'Afrique en Amérique,
aux parages d'Haïti.
16.
282 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
Ceci est constaté par le journal même de Co-
lomb, qui, franchement, avoue que les Pinçon le
dirigèrent.
Qui vit le premier l'Amérique? Un matelot des
Pinçon, si l’on en croit l'enquête royale de 1543.
Il semblait d'après tout cela qu'une forte part
du gain et de la gloire eût dû leur revenir. Ils plai-
dèrent. Mais le roi jugea en faveur de Colomb.
Pourquoi? Parce que, vraisemblablement, les Pin-
con étaient des Normands, et que l'Espagne aima
mieux reconnaître le droit d'un Génois sans
consistance et sans patrie que celui des Français,
de la grande nation rivale, des sujets de Louis XII
et de François [*, qui un jour auraient pu trans-
férer ce droit à leurs maïtres. Un des Pincon mou-
rut de désespoir.
Du reste, qui avait levé le grand obstacle des
répugnances religieuses ? fait décider l'expédition,
avec tant d’éloquence, d'adresse et de persévérance?
Colomb, le seul Colomb. Il était le vrai créateur de
l'entreprise, et il en fut aussi l'exécuteur très-
héroïque. Il mérite la gloire qu'il garde dans la
postérité.
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 985
Je crois, comme M. Jules de Blosseville (un
noble cœur, bon juge des grandes choses), je crois
qu'il n'y eut réellement de difficile en ces décou-
vertes que le tour du monde, l’entreprise de Ma-
gellan et de son pilote, le Basque Sébastien del
Cano.
Le plus brillant, le plus facile, avait été la tra-
versée de l'Atlantique, sous le souffle des vents
alizés, la rencontre de l'Amérique, dès longtemps
découverte au nord.
Les Portugais firent une chose bien moins extra-
ordinaire encore en mettant tout un siècle à dé-
couvrir la côte occidentale de l'Afrique. Nos Nor-
mands, en peu de temps, en avaient trouvé la
moitié. Malgré ce qu'on a dit de l’école de Lisbonne
et de la louable persévérance du prince Henri qui
la créa, le Vénitien Cadamosto témoigne dans sa
relation du peu d’habileté des pilotes portugais.
Dès qu'ils en eurent un vraiment hardi et de génie,
Barthélemy Diaz, qui doubla le Cap, ils le rempla-
cèrent par Gama, un grand seigneur de la maison
du roi, homme de guerre surtout. Ils étaient plus
préoccupés de conquêtes à faire et de trésors à
prendre que de découvertes proprement dites. Gama
fut admirable de courage; mais il ne fut que trop
fidèle aux ordres qu’il avait de ne souffrir personne
dans les mêmes mers. Un vaisseau de pèlerins de
284 DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
la Mecque, tout chargé de familles, qu'il égorgea
barbarement, exaspéra toutes les haines, augmenta
dans tout l'Orient l’horreur du nom chrétien, ferma
de plus en plus l’Asie.
Est-il vrai que Magellan ait vu le Pacifique mar-
qué d'avance sur un globe par l'Allemand Behaim ?
Non, ce globe qu’on a ne le montre pas. Aurait-1l
vu chez son maître, le roi de Portugal, une carte
qui l'indiquait? On l’a dit, non prouvé. Il est bien
plus probable que les aventuriers qui déjà, depuis
une vingtaine d'années, couraient le continent amé-
ricain, avaient vu, de leurs yeux vu la mer Paci-
fique. Ce bruit qui circulait s'accordait à merveille
avec l’idée que donnait le calcul d'un tel contre-
poids, nécessaire à l'hémisphère que nous habitons
et à l'équilibre du globe.
Il n’y a pas de vie plus terrible que celle de Ma-
gellan. Tout est combat, navigations loimtaines,
fuites et procès, naufrages, assassinat manqué,
enfin la mort chez les barbares. Il se bat en Afrique.
Il se bat dans les Indes. Il se marie chez les Malais,
si braves et si féroces. Lui-même semble avoir été
tel.
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 285
Dans son long séjour en Asie, il recueille toutes
les lumières, prépare sa grande expédition, sa ten-
tative d'aller par l'Amérique aux îles même des
épices, aux Moluques. Les prenant à la source, on
était sûr de les avoir à meilleur prix qu'on n'avait pu
encore, en les tirant de l’occident de l'Inde. L’en-
treprise, dans son idée originaire, fut ainsi toute
commerciale. (Voy. Navarrete, F. Denis, Charton.)
Un rabais sur le poivre fut l'inspiration primitive du
voyage le plus héroïque qu'on ait fait sur cette pla-
nôte.
L'esprit de cour, l'intrigue, dominait tout alors
en Portugal. Magellan, maltraité, passa en Espagne,
et magnifiquement Charles-Quint lui donna cinq
vaisseaux. Mais il n’osa se fier tout à fait au trans-
fuge portugais; il lui imposa un associé castillan.
Magellan partit entre deux dangers, la malveillance
castillane et la vengeance portugaise, qui le cher-
chait pour l’assassiner. Il eut bientôt révolte sur la
flotte, et déploya un terrible héroïsme, indomp-
table et barbare. Il mit aux fers l'associé, se fit
seul chef. Il fit poignarder, égorger, écorcher les
récalcitrants. — À travers tout cela, naufrage!
et des vaisseaux perdus. — Personne ne voulait
plus le suivre, quand on vit l’effrayant aspect de
la pointe de l'Amérique, la désolée Terre de feu,
et le funèbre Cap Forward. Cette contrée arrachée
28) DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS.
du continent par de violentes convulsions, par la
furieuse ébullition de mille volcans, semble une
tourmente de granit. Boursouflée, crevassée par un
refroidissement subit, elle fait horreur. Ce sont des
pics aigus, des clochers excentriques, d’affreuses et
noires mamelles, des dents atroces à trois pointes,
et toute cette masse de lave, de basalte, de fontes
de feu, est coiffée de lugubre neige.
Tous en avaient assez. Il dit : « Plus loin! » Il
chercha, il tourna, il se démêla de cent îles, entra
dans une mer sans bornes, ce jour-là pacifique, et
qui en a gardé le nom.
Il périt dans les Philippines. Quatre vaisseaux
périrent. Le seul qui resta, la Victoire, à la fin n'eut
plus que treize hommes, maisil avait son grand pi-
lote, l’intrépide et l’indestructible, le Basque Sébas-
tien, qui revint seul ainsi (1521), ayant le premier
des mortels fait le tour du monde.
Rien de plus grand. Le globe était sûr désormais
de sa sphéricité. Cette merveille physique de l’eau
uniformément étendue sur une boule où elle
adhère sans s’écarter, ce miracle était démontré.
Le Pacifique enfin était connu, le grand et mysté-
rieux laboratoire où, loin de nos yeux, la nature
travaille profondément la vie, nous élabore des
mondes, des continents nouveaux.
Révélation d’immense portée, non matérielle
DÉCOUVERTE DES TROIS OCÉANS. 287
seulement, mais morale, qui centuplait l'audace
de l’homme et le lançait dans un autre voyage
sur le libre océan des sciences, dans l'effort (té-
méraire, fécond) de faire le tour de l'infini.
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I
LA LOT DES TEMPÊTES .
C'est d'hier qu'on a su construire des vaisseaux
propres à la navigation australe, à la lame si lon-
gue et si forte, qui, sur ces eaux sans bornes, va
roulant, s entassant, et fait de vraies montagnes.
Que dire de ces premiers, les-Diaz et les Magellan,
qui s’y hasardèrent sur les lourdes petites coques
de ce temps-là?
Pour les mers polaires surtout, arctiques et
antarctiques, 1l faut des navires faits exprès. Ils
furent vaillants, ceux qui, comme un Cabot, un
Brentz, un Willoughby, sur des chaloupes informes,
remontant le torrent de glaces, affrontèrent le
Spitzhberg, ouvrirent le Groënland par son ertrée
funèbre, le cap Adieu, percèrent jusqu'à ce coin
où, de nos jours encore, furent brisés deux cents
baleiniers. |
ê 17
290 LA LOI DES TEMPÊTES.
Ce qui fait le sublime de ces anciens héros, c'est
leur ignorance même, leur aveugle courage, leur
résolution désespérée. Ils ne connaissaient rien à
la mer, bravaient d’effrayants phénomènes dont ils
ne soupçonnaient pas la cause. Ils ne savaient pas
mieux le ciel. La boussole fut tout leur bagage.
Nul de ces instruments physiques qui nous guident
et nous parlent en langage si précis. Ils allaient
comme les yeux fermés et dans la nuit. Ils étaient
effrayés, ils le disent eux-mêmes, mais n’en dé-
mordaient pas. Les tempêtes de mer, les tourbil-
lons de l'air, les tragiques dialogues de ces deux
océans, les orages magnétiques qu'on appelle au-
rores boréales, toute cette fantasmagorie leur sem-
blait la fureur de la nature troublée et irritée, la
lutte des démons. Ç
Les progrès ont été lents pendant trois siècles.
On voit dans Cook et dans Péron combien, même
en ces temps si près de nous, la navigation était
difficile, périlleuse, incertaine.
Cook, de si grand courage, mais de vive imagis
nation, en est ému, et dit dans son journal : « Les
dangers sont si grands, que j'ose dire que per-
LA LOI DES TEMPÊTES. 291
sonne ne se hasardera à aller plus loin que
moi. »
Or c'est précisément depuis que les voyages ont
commencé de manière régulière et poussé au plus
loin.
Un grand siècle, un siècle Titan, le dix-neu-
vième, a froidement observé ces objets. Il à le
premier osé regarder l'orage à la face, noter
sa furie, écrire, pour ainsi dire, sous sa dic-
tée. Ses présages, ses caractères, ses résultats,
tout a été enregistré. Puis on a expliqué et généra-
lisé. Un système a surgi, nommé d'un titre hardi
qui jadis eût semblé impie : « Loi des tempêtes. »
Donc ce qu'on avait cru un caprice se ramènerait
à une loi. Ces faits terribles, rentrant dans certai-
nes formes régulières, perdraient en grande partie
leur puissance de vertige. Calme et fort, l'homme
en plein péril aviserait si l'on ne peut leur opposer
des moyens de défense non moins réguliers. En
deux mots, s1 la tempête arrive à faire une science,
ne peut-on créer un art du salut? un art d'éviter
l'ouragan, et d’en profiter mème?
Cette science ne put commencer tant qu'on se
299 LA LOI DES TEMPÊTES.
tint aux vieilles idées qui attribuaient la tempête
au « caprice des vents. » Une observation atten-
tive fit connaître que les vents n’ont point de ca-
price, — qu'ils sont l'accident, parfois l'agent de
la tempête, mais qu’elle est en général un phéno-
mène électrique et souvent se passe des vents.
Le frère du conventionnel Romme (principal au-
teur du calendrier) posa les premières bases. Les
Anglais avaient remarqué que, dans les tempêtes
de l'Inde, ils naviguaient longtemps sans avancer
et se retrouvaient au point de départ. Romme
réunit toutes les observations, montra qu’il en était
de.même dans les ouragans de la Chine, de l’A-
frique, de la mer des Antilles. Le premier il nota
que les coups de vent rectilignes sont plus rares,
et qu'en général la tempête a le caractère circu-
laire, est un tourbillon.
La tempête tourbillonnante des États-Unis en
1815, celle de 1821 (l'année d’une grande éruption
de l'Hécla), où les vents soufflaient de tous les points
vers un centre, éveillèrent l'attention de l'Amérique
et de l'Europe. Brande en Allemagne, et en même
temps Redfield, de New-York, firent le premier pas
après Romme. Ils établirent cette loi, que la tem-
pète élait généralement un tourbillon progressif qui
avance en tournant sur lui-même. |
En 1835, l'ingénieur anglais Reid, envoyé à la
LA LOI DES TEMPÊTES. 293
Barbade, après la célèbre Lourmente qui tua quinze
cents personnes, précisa le double mouvement de
rotation. Mais sa découverte capitale, c'est qu'il
observa, formula : Que dans notre hémisphère bo-
réal la tempête tourne de droite à gauche, c'est-à-
dire part de l’est, va au nord, tourne à l’ouest, au
sud, pour revenir à l'est. Dans l'hémisphère austral,
la tempête tourne de qauche à droite.
Observation de grande utilité pratique, qui guide
désormais la manœuvre.
Reid très-justement prit pour son livre ce grand
titre : De la loi des tempêtes.
C'était la loi de leur mouvement, non l'explication
de leur cause. Cela ne disait pas ce qui les fait et
ce qu'elles sont en elles-mêmes.
lei la France reparaît. Peltier (Causes des trom-
bes, 1840) a établi, et par un grand nombre de
faiis et par ses ingénieuses expériences, que les
trombes de terre et de mer sont des phénomènes
électriques, où les vents jouent un rôle secondaire.
Beccaria, 1l y a cent ans, l'avait soupçonné. Mais il
était réservé à Peltier de pénétrer la chose en la
294 LA LOI DES TEMPÊTES
reproduisant, de faire des trombes en miniature et
des tempêtes d'agrément. |
Les trombes électriques naissent volontiers près
des volcans, aux soupiraux du monde souterrain;
donc elles sont plus communes dans les mers d’A-
sie que dans les nôtres.
L'Atlantique, ouverte aux deux bouts et toute
traversée par les vents, doit avoir moins de trom-
bes, plus de coups de vent rectilignes. Cependant
Piddmgton en cite une infinité de circulaires.
De 1840 à 1850, se sont faites à Calcutta et New-
York les immenses compilations de Piddington et
de Maury. Le second, si illustre par ses cartes, ses
Directions, sa Géographie de la mer, évangile de la
marine d'aujourd'hui. Piddington, moins artiste,
non moins savant, dans son Guide du marin,
l'encyclopédie des tempêtes, donne les résultats
d'une expérience infinie, les moyens minutieux de
calculer l'éloignement de la cyclône ou tourbillon,
d'en déterminer la vitesse, d'apprécier la courbe
des vents, la nature des diverses lames. Il a corro-
boré les idées de Peltier, adopté la cause électri-
que, réfuté les explications qu’on cherchait dans
les vents en prenant l'effet pour la cause.
LA LOI DES TEMPÊTES. 295
L'art ancien des augures, la science des présa-
ges, nullement méprisable, reçoit dans cet excellent
livre un heureux renouvellement.
Le coucher du soleil n'est point indifférent. S'il
est rouge, si la mer en garde des lames sanglantes,
l’autre océan, celui de l'air, te prépare un orage.
Un anneau autour du soleil, une lueur rouge dans
un cercle pâle, des étoiles changeantes et qui sem-
blent descendre, ce sont des signes d’un travail me-
naçant dans la région supérieure.
C'est bien pis si tu vois, sur un ciel sale, de pe-
tits nuages filer comme des flèches d’un pourpre
sombre, si des masses compactes se mettent à fi-
gurer des édifices étranges, des arcs-en-ciel brisés,
des ponts en ruines et cent autres caprices. Tu
peux croire que déjà le drame a commencé là-
haut. Tout est calme, mais à l'horizon tremblent
des éclairs pâles. Tout est calme, et, dans ce si-
lence, on surprend par instants des bruits roulants
qui s'arrêtent soudain. La mer vient au rivage,
plaintive et gonflée de soupirs. Parfois même, du
fond, monte un bruit sourd... Ici sois attentif :
« C'est l'appel de la mer. » (Locution anglaise.)
L'oiseau est averti. S'il n’est pas loin des côtes,
on le voit (cormoran, goëland ou mouette) qui re-
gagne la terre à tire-d’aile, quelque trou de ro-
cher. En haute mer, ton vaisseau leur sert d'île et
296 LA LOI DES TEMPÊTES.
de point de repos. Ils tournent tout autour, et parfois
franchement te demandent l'hospitalité, perchent
an moment sur tes mâts. Bientôt viendra le pétrel
sombre, l'oiseau au vol sinistre, qui, si habile-
ment, entre lui et l'orage, sait mettre le vaisseau
en danger.
Réjouis-toi s’il tonne. La décharge électrique se
fait en haut. Autant de moins sur la tempête. Ob-
servation antique, mais confirmée scientifiquement
par Peltier, et par l'expérience de Piddington et de
tant d'autres.
Si l'électricité, accumulée en haut, descend si-
lencieuse, s’il ne pleut pas, la décharge se fera en
bas, créera des courants circulaires. Il y aura
trombe et tempête.
La trombe parfois vous prend en rade. En 1698,
le capitaine Langford, au port et bien ancré, vit la
trombe venir, et sur-le-champ partit, se mit sous la
protection de la mer. Les navires plus prudents
restèrent et furent brisés.
À Madras et à la Barbade, des signaux sont don-
nés pour avertir les vaisseaux à l'ancre. Au Canada,
le télégraphe électrique, plus prompt encore que
LA LOI DES TEMPÊTES. 297
l’électricité du ciel, fait circuler de port en port
l'avis de la tempête qui doit aller de l’un à l’autre.
Pour le marin en pleine mer, la baromètre est
le grand conseiller. Sa sensibilité parfaite révèle les
degrés précis du poids dont l'orage l’opprime.
Muet d’abord, il a l'air de dormir. Mais un léger
coup l’a frappé, coup d'archet qui prélude. Le voilà
inquiet. Il répond, vibre, oscille; 1l se replie, des-
cend. L’atmosphère élastique, sous les lourdes va-
peurs, pèse, puis tout à coup rebondit et remonte.
Le baromètre a son orage à lui. Des lueurs de pâle
lumière lui échappent parfois du mercure et rem-
plissent son tube (Péron l'observa à Maurice). Dans
les rafales, il semble respirer. « Le baromètre à
eau, dans ses fluctuations, disent Daniel et Bar-
low, avait l’haleine, le souffle d’un animal sau-
vage. » =
Elle avance pourtant, la cyclône, et parfois fran-
chement, s'illuminant dans sa vaste épaisseur de
toutes ses lueurs électriques. Parfois elle s'annonce
par des jets, des boules de feu. En 1772, au grand
ouragan des Antilles où la mer monta de soixante-
dix pieds, dans le noir de la nuit, les mornes des ri-
vages s’éclairèrent de globes enflammés.
L'approche est plus ou moins rapide. Dans l'océan
Indien, semé d'îles et d'obstacles, la trombe ne fait
souvent que deux milles à l'heure, tandis qu'au
A7.
208 LA LOI DES TEMPÊTES.
courant chaud qui nous vient des Antilles, elle se
précipite à raison de quarante-trois milles. Sa force
de translation serait incalculable si elle n’avait en
elle-même une oscillation sous la lutte des vents du
dedans, du dehors.
Lente ou rapide, sa fureur est la même. En
1789, il suffit d’un moment et d'une lame pour
briser dans le port de Coringa tous les vaisseaux,
les lancer dans les planes; seconde lame, la ville
est noyée; à la troisième elle s'écroule; vingt mille
habitants écrasés. En 1822, au contraire, aux bou-
ches du Bengale, on vit la trombe, pendant vingt-
quatre heures, aspirer l'air, et l'eau monter d’au-
tant; et cinquante mille hommes engloutis.
L'aspect est différent. En Afrique, c’est la tor-
nada. Par un temps calme et clair, on sent de l’op-
pression à la poitrine. Un point noir apparaît au
ciel, comme une aile de vautour. Ce vautour fond;
il est immense; tout disparaît, tout tourne. C’est
fait en un quart d'heure. Terre dévastée, mer bou-
leversée. Du vaisseau nulle nouvelle. La nature ne
s’en souvient plus.
Vers Sumatra et au Bengale, vous voyez, vers le
soir ou dans la nuit (point au matin), se faire un
are en haut. Dans un moment il a grandi, et de
cette arche noire descendent, sur une lumière
lerne, des nappes de tristes éclairs pâles. Malheur
LA LOI DES TEMPÊTES. 299
à qui reçoit le premier vent qui sort de là! Il peut
sombrer, être englouti.
Mais la forme ordinaire est celle d’un entonnoir.
Un marin qui s’y laissa prendre dit : « Je me vis
comme au fond d’un cratère énorme de volcan;
autour de nous, rien que ténèbres; en haut, une
échappée et un peu de lumière. » C’est ce que l'an
appelle techniquement l'œil de la tempête.
Engrené, il n’y a plus à s’en dédire; elle vous
tient. Rugissements sauvages, hurlements plain-
tifs, râle et cris de noyade, gémissements du
malheureux vaisseau qui redevient vivant, comme
dans sa forêt, se lamente avant de mourir, tout cet
affreux concert n'empêche pas d'entendre aux cor.
dages d’aigres sifflements de serpents. Tout à coup
un silence. Le noyau dela trombe passe alors dans
l'horrible foudre, qui rend sourd, presque aveu-
gle.. Vous revenez à vous. Elle a rompu les mâts
sans qu'on en ait rien entendu.
. L'équipage parfois en garde longtemps les ongles
noirs et la vue affaiblie (Seymour). On se souvient
alors avec horreur qu’au moment du passage la
trombe, aspirant l’eau, aspirait aussi le navire,
voulait le boire, le tenait suspendu dans l'air et
hors de l’eau, puis elle le Jâchait, le faisait plonger
dans l’abime. |
En la voyant ainsi se gorger et s’enfler, absorber
309 LA LOI DES TEMPÊTES.
et vagues et vaisseaux, les Chinois l'ont conçue
comme une horrible femme, la mère Typhon, qui,
en planant au ciel, choisissant ses victimes, conçoit,
s'emplit et se fait grosse, pleine d'enfants de mort,
les tourbillons de fer (Keu Woo).
On lui a fait des temples et des autels. On la
prie, on l'adore, dans l'espoir de l'humaniser.
Le brave Piddinglon ne l'adore pas. Tout au con-
traire. Il en parle sans ménagement. Il l'appelle
un corsaire trop fort, un coquin de pirate qui
abuse de ses forces, et qu’on ne doit pas se piquer
de combattre. Il faut le fuir, sans point d'hon-
neur.
Ce perfide ennemi vous tend parfois un piége.
Par un bon vent, il vous invite. Il a hâte de vous
embrasser. Laissez là ce bon vent, et tournez-lui le
dos, s’il est possible. Naviguez au plus loin de ce
dangereux compagnon. N'allez pas voguer de con-
serve. Il prendrait son moment pour vous engre-
ner dans sa danse, vous maitriser, vous avaler.
Je voudrais suivre cet excellent homme dans tous
ses conseils paternels. Ils seraient inutiles si les
deux adversaires, la trombhe et le vaisseau, étaient
LA LOI DES TEMPÊTES. 51
dans un petit espace enfermés en champ clos. Mais
rarement il en est ainsi. Le plus souvent, ce tour-
noiement d'air et d'eau est immense, dans un cercle
de dix, vingt, trente lieues. Cela donne au vais-
seau des chances pour observer et se tenir à une
honnête distance, Le point est de savoir surtout où
elle est centrale, cette trombe, où elle a son foyer
d'attraction; puis de connaitre son allure, sa vi-
tesse à venir vous joindre.
C'est une belle lumière pour le marin- de mar-
cher aujourd'hui entre ces deux flambeaux! D'un
côté, son Maury lui enseigne les lois générales de
l'air et de la mer, l’art de choisir et suivre les cou-
ran{s; il le dirige par des voies calculées, qui sont
comme les rues de l'Océan. D'autre côté, son Pid-
dington, dans un pelit volume, lui résume et lui
met en main l'expérience des tempêtes, ce qu'on
fit pour les éviter, parfois pour en profiter mème.
Cela explique et justifie les belles paroles d'un
Hollandais, le capitaine Jansen : « Sur mer, la pre-
mière impression est le sentiment de l'abime, de
l'infini, de notre néant. Sur le plus grand navire,
on se sent toujours en péril. Mais, lorsque les yeux
302 LA LOI DES TEMPÊTES.
de l'esprit ont sondé l’espace et la profondeur, le
danger disparaît pour l’homme. Il s’élève et com-
prend. Guidé par l'astronomie, instruit des routes
liquides, dirigé par les cartes de Maury, il trace
sa route sur la mer en sécurité. »
Cela est simplement sublime. La tempête n’est
pas supprimée. Mais ce qui l’est, c'est l'ignorance,
c'est le trouble et le vertige qui fait l'obscurité de
ce péril, et le pire de tout péril, ce qu'il eut de
fantastique. — Du moins, si l'on périt, on sait
pourquoi. Grande, très-grande sécurité, de con-
server l'esprit lucide, l'âme en pleine lumière,
résignée aux effets quelconques des grandes lois
divines du monde qui, au prix de quelques nau-
frages, font l'équilibre et le salut.
Lo à
IV
LES MERS DES POLES
Le plus tentant pour l'homme, c’est l’inutile et
l'impossible. De toutes les entreprises maritimes,
celle où il a mis le plus de persévérance, c’est la
découverte d’un passage au nord de l'Amérique
pour aller tout droit d'Europe en Asie. Le plus
simple bon sens eût fait juger d'avance que, si
ce passage existait, dans une latitude si froide,
dans la zone hérissée des glaces, il ne servirait
point, que personne n’y voudrait passer.
Notez que cette région n'a pas la platitude des
côtes Sibériques, où l’on glisse en traîneau. C'est
une montagne de mille lieues horriblement acci-
dentée, avec de profondes coupures, des mers qui
dégèlent un moment pour regeler, des corridors
de glaces qui changent tous les ans, s'ouvrent et se
394 LES MERS DES POLES.
referment sur vous. Il vient d'être trouvé, ce pas-
sage, par un homme qui, engagé très-loi, et ne
pouvant plus reculer, s’est jeté en avant et a passé
(4853). On sait maintenant ce que c'est. Voilà les
imaginalions calmées, et personne n'en à plus
envie.
Quand j'ai dit l’inutile, je l’ai dit pour le but
qu'on s'était proposé de créer, une voie commer-
ciale. — Mais, en suivant cette folie, on a trouvé
maintes choses nullement folles, très-utiles pour
la science, pour la géographie, la météorologie,
l'étude du magnétisme de la terre.
Que voulait-on dès l’origine? S'ouvrir un che-
min court au pays de l'or, aux Indes orientales.
L'Angleterre et autres États, jaloux de l'Espagne
et du Portugal, comptaient les surprendre par là
au cœur de leur lointain empire, au sanctuaire de
la richesse. Du temps d'Élizabeth, des chercheurs
ayant trouvé ou cru trouver quelques parcelles
d'or au Groënland, exploitèrent la vicille lé-
gende du Nord, le trésor caché sous le pôle, les
masses d’or gardées par les gnomes, elc. Et les
têtes se prirent. Sur un espoir si raisonnable, une
LES MERS DES lOLES. 309
grande flolte de seize vaisseaux fut envoyée, em-
menant comme volontaires les fils des plus nobles
familles. On se disputa à qui partirait pour cel
Eldorado polaire. Ce qu'on trouva, ce fut la mort,
la faim, des murs de glaces.
Cet échec n'y fit rien. Pendant plus de trois
siècles, avec une persévérance étonnante, les
explorateurs s’y acharnent. C'est une succession
de martyrs. Cabot, le premier, n'est sauvé que
par la révolte de son équipage qui l'empêche d'aller
plus loin. Brentz meurt de froid, et Willoughby de
faim. Cortereal périt, corps et biens. Hudson est
jeté par les siens, sans vivres, sans voiles, dans une
chaloupe, et l’on ne sait ce qu'il devient. Behring,
en trouvant le détroit qui sépare: l'Amérique de
l'Asie, périt de fatigue, de froid, de misère, dans
une île déserte. De nos jours, Franklin est perdu
dans les glaces; on ne le retrouve que mort, ayant
eu, lui et les siens, la nécessité terrible d'en venir
à la dernière ressource (de se manger les uns les
autres)!
Tout ce qui peut décourager les hommes se
trouve réuni dès l'entrée de ces navigations du
306 LES MERS DES POLES.
Nord. Bien avant le cercle polaire, un froid brouil-
lard pèse sur la mer, vous morfond, vous couvre
de givre. Les cordages se roïdissent; les voiles s’im-
mobilisent; le pont est glissant de verglas; la mia-
nœuvre difficile. Les écueils mouvants qu'on a à
craindre se distinguent à peine. Au haut du mât,
dans sa logette chargée de frimas, le veilleur (vraie
stalactite vivante) signale, de moment en moment,
l'approche d’un nouvel ennemi, d’un blanc fan-
tôme gigantesque, qui souvent a deux cents, trois
cents pieds au-dessus de l'eau.
Mais cette procession lugubre qui annonce le
monde des glaces, ce combat pour les éviter,
donnent plutôt envie d'aller plus loin. Il y a dans
l'inconnu du Pôle je ne sais quel attrait d'horreur
sublime, de souffrance héroïque. Ceux qui, sans
tenter le passage, ont seulement été au Nord, et
contemplé le Spitzherg, en gardent l'esprit frappé.
Cette masse de pics, de chaînes, de précipices, qui
porte à quatre mille cinq cents pieds son front de
cristaux, est comme une apparition dans la sombre
mer. Ses glaciers, sur les neiges mates, se déta-
chent en vives lueurs, vertes, bleues, pourpres,
en étincelles, en pierreries, qui lui font un éblouis-
sant diadème.
Pendant la nuit de plusieurs mois, l'aurore bo-
réale éclate à ehaque instant dans les splendeurs
LES MERS DES POLES. 207
bizarres d’une illumination sinistre. Vastes et
effrayants incendies qui remplissent tout l'horizon,
éruption de jets magnifiques; un fantastique Etna,
inondant de lave illusoire la scène de l'éternel
hiver.
Tout est prisme dans une atmosphère de parti-
cules glacées, où l'air n’est que miroirs et petits cris-
taux. De là de surprenants mirages. Nombre d’ob-
jets vus à l’envers, pour un moment apparaissent
la tête en bas. Les couches d'air qui produisent ces
effets sont en révolution constante; ce qui y devient
plus léger monte à son tour et change tout; la
moindre variation de température abaisse, élève,
incline le miroir; l'image se confond avec l’objet,
puis s’en sépare, se disperse; une autre image
redressée monte au-dessus, une troisième apparaît
pâle, affaiblie, de nouveau renversée.
C'est le monde de l'illusion. Si vous aimez les
songes, si, rêvant éveillé, vous vous plaisez à
suivre la mobile improvisation et le jeu des nuages,
allez au Nord; tout cela seretrouve réel, et non moins
fugitif, dans la flotte des glaces mouvantes. Sur le
chemin, elles donnent ce spectacle. Elles singent
toutes les architectures. Voici du grec classique, des
portiques et des colonnades. Des obélisques égyp-
tiens apparaissent, des aiguilles qui pointent au ciel.
appuyées d'aiguilles tombées. Puis voici venir des
308 LES MERS DES POLES.
montagnes, Ossa sur Pélion, la cité des Géants, qui,
régularisée, vous donne des murs cyclopéens, des
tables et dolmens druidiques. Dessous s'enfoncent
des grottes sombres. Mais tout cela caduc; tout,
aux frissons du vent, ondule et croule. On n’y prend
pas plaisir, parce que rien ne s’assoit. À chaque
instant, dans ce monde à l'envers, la loi de pesan-
teur n’est rien : le faible, le léger, portent le fort;
c'est, ce semble, un art insensé, un gigantesque
jeu d'enfant, qui menace et peut écraser.
Il arrive parfois un incident terrible. A travers la
grande flotte qui majestueusement, lentement,
descend du nord, vient brusquement du sud un
géant de base profonde, qui, enfonçant de six, de
sept cents pieds sous la mer, est violemment poussé
par les courants d'en bas. Il écarte ou renverse
tout; il aborde, il arrive à la plaine de glaces,
mais iln'est pas embarrassé. « La banquise fut bri-
sée en une minute sur un espace de plusieurs milles.
Elle craqua, tonna, comme cent pièces de canon;
ce fut comme un tremblement de terre. La mon-
tagne courut près de nous; tout fut comble, entre
elle et nous, de blocs brisés. Nous périssions;
mais elle fila, rapidement emportée au nord-est. »
(Duncan, 1826.) |
LES MERS DES POLES, 909
C'est en 1818, après la guerre européenne,
quon reprit celte guerre contre la nature, la
recherche du grand passage. Elle s’ouvrit par
un grave et singulier événement. Le brave ca-
pitaine John Ross, envoyé avec deux vaisseaux
dans la baie de Baffin, fut dupe des fantasma-
yories de ce monde des songes. IL vit distinc-
tement une terre qui n’existait pas, soutint qu’on
ne pouvait passer. Au retour, on l'accable, on lui
dit qu’il n’a pas osé; on lui refuse même de prendre
sa revanche et de rétablir son honneur. Un mar-
chand de liqueurs de Londres se piqua de faire
plus que l'empire britannique. Il lui donna cinq
cent mille francs, et Ross retourna, déterminé à
passer ou mourir. Ni l'un, ni l’autre, ne lui fut
accordé! Mais il resta, je ne sais combien d’hivers,
ignoré, oublié, dans ces terribles solitudes. Il ne
fut ramené que par des baleiniers qui, trouvant
ce sauvage, lui demandèrent si jadis il n'avait
pas rencontré par hasard feu le capitaine John
Ross. |
Son lieutenant Parry,qui s'était cru sûr de passer,
fit quatre fois quatre efforts obstinés; tantôt par la
baie de Baffin et l'Ouest, tantôt par le Spitzberg et
le Nord. Il fit des découvertes, s'avança hardiment
avec-un traîneau-barque, qui tour à tour flottait ou
passait les glaçons. Mais ceux-ci, invariables dans
310 LES MERS DES POLES.
leur route du Sud, l'emportaient toujours en ar-
rière. Il ne passa pas plus que Ross.
En 1832, un courageux jeune homme, un Fran-
çais, Jules de Blosseville, voulut que cette gloire
appartint à la France. Il y mit sa vie, son argent;
il paya pour périr. Il ne put même avoir un vais-
seau de son choix : on lui donna la Lilloise, qui fit
eau le jour même du départ. (Voir la notice de son
frère.) Il la raccommoda à ses frais, pour quarante
mille francs. Dans ce hasardeux véhicule, il voulait
attaquer la côte de fer, le Groënland oriental. Selon
toute apparence, 1l n’y arriva même pas. On n’en
eut nulle nouvelle.
Les expéditions des Anglais étaient tout autre-
ment préparées, avec grande prudence, grande dé-
pense, mais ne réussissaient guère mieux. En 1845,
l'infortuné Franklin se perdit dans les glaces.
Douze ans durant, on le chercha. L’Angleterre y
montra une honorable obstination. Tous y aidèrent.
Des Américains, des Français, y ont péri. Les pics,
les caps de la région désolée, à côté du nom de
Franklin, gardent celui de notre Bellot et des autres,
qui se dévouèrent à sauver un Anglais. De son côté,
John Ross avait offert de diriger les nôtres dans la
recherche de Blosseville, d'organiser l'expédition.
Le sombre Groënland est paré de tels souvenirs, et
le désert n’est plus désert, lorsque l’on y retrouve
LES MERS DES POLES. 911
ces noms, qui y témoignent de la fraternité hu-
maine.
Lady Franklin fut admirable de foi. Jamais elle
ne voulut se croire veuve. Elle sollicita incessam-
ment de nouvelles expéditions. Elle jura qu'il vivait
encore, et elle le persuada si bien, que, sept an-
nées après qu'il fut perdu, on le nomma contre-
amiral. Elle avait raison, il vivait. En 1850, les Es-
quimaux le virent, disent-ils, avec une soixantaine
d'hommes. Bientôt ils ne furent plus que trente, ne
purent plus marcher ni chasser. Il leur fallut man-
ger ceux qui mouraient. Si l’on eût écouté lady
Franklin, on l'aurait retrouvé. Car elle disait (et le
bon sens disait) qu’il fallait le chercher au Sud;
qu'un homme, dans cette situation désespérée,
n’irait pas l’aggraver en marchant vers le Nord.
L’Amirauté, qui probablement s’inquiétait bien
moins de Franklin que du fameux passage, pous-
sait toujours ses envoyés au Nord. La pauvre femme
désolée finit par faire elle-même ce qu'on ne vou-
lait pas faire. Elle arma à grands frais un vaisseau
pour le Sud. Mais il était trop tard. On trouva les
os de Franklin.
Pendant ce temps, des voyages plus longs, et ce-
512 LES MERS DES POLES.
pendant plus heureux, furent faits vers le pôle
antarctique. Là, ce n'est pas ce mélange de terre,
de mer, de glaces et de dégels tempêtueux qui font
l'horreur du Groënland. C’est une grande mer sans
bornes, de lame forte et violente. Une immense
glacière, bien plus étendue que la nôtre. Peu de
terre. La plupart de celles qu'on a vucs ou cru
voir laissent toujours ce doute, si leurs chan-
geants rivages ne seraient pas une simple ligne de
glaces continues ct accumulées. Tout varie selon les
hivers. Morel en 1820, Weddell en 1824, Ballerry
en 1839, trouvèrent une échancrure, pénétrèrent
dans une mer libre que plusieurs n'ont pu retrou-
ver: Fe
Le Français Kerguclen et l'Anglais James Ross
ont eu des résultats certains, trouvé des terres 1n-
coutestables.
Le premier, en 1771, découvrit la grande île
Kerguelen, que les Anglais appellent la Désola-
tion. Longue de deux cents lieues, clle-a d'excel-
lents ports, ct, malgré le climat, une assez riche
vie animale, de phoques, d'oiseaux, qui peuvènt
approvisionner un vaisseau, Cette gloricuse décou-
verte, que Louis XVI à son avénement récompensa
d’un grade, fut la perte de Kerguclen. On lui for-
gea des crimes. La furieuse rivalité des nobles ofi-
cicrs d'alors l'accabla. Ses jaloux servirent deMté-
LES MERS DES POLES, 515
moins contre lui. C’est d'un cachot de six pieds
carrés qu'il data le récit de sa découverte (1782).
En 1838, la France, l'Angletérre, l'Amérique, fi-
rent trois expéditions dans l'intérêt des sciences.
L'illustre Duperrey avait ouvert la voie des ob-
servations magnétiques. On eût voulu les conti-
nuer sous le pôle même. Les Anglais chargèrent de
cette étude une expédition confiée à James Ross,
neveu, élève et lieutenant de John Ross, dont nous
avons parlé. Ce fut un armement modèle, où tout
fut calculé, choisi, prévu. James revint sans avoir
perdu un seul homme ni eu même un malade.
L'Américain et le Français Wilkes et Dumont-
d'Urville n'étaient nullement armés ainsi. Les dan-
gers et les maladies furent terribles pour eux. Plus
heureux, James, tournant le cercle antarctique,
entra dans les glaces, et trouva une terre réelle.
Il avoue, avec: une remarquable modestie, qu'il
dut ce succès uniquement au soin admirable
avec lequel on avait préparé ses vaisseaux.
L'Érèbe et. la Terreur, de leurs fortes machines,
de leur scie, de leur proue, de leur poitrail de
fer, ouvrirent la ceinture de glaces, naviguèrent
à travers la croûte grinçante, et au delà trouvèrent
une rner libre, avec des phoques, des oiseaux, des
baleines. Un volcan, de douze mille pieds, aussi
haut que l'Etna, jetait des flammes. Nulle végé-
15
314 LES MERS DES POLES.
tation, nul abord; un granit pé où la neige
ne tient même pas. C'est la terre: point de doute.
L'Etna du pôle, qu’on a nommé Érèbe, avec sa co-
lonne de feux, reste là pour le témoigner.
Donc un noyau terrestre centralise la glace an-
tarctique (1841).
Pour revenir à notre pôle arctique, les mois
d'avril et mai 1853 sont pour lui une grande
date.
En avril, on trouva le passage cherché pendant
trois cents ans. On dut la chose à un heureux coup
de désespoir.
Le capitaine Maclure, entré par le détroit de Beh-
ring, enfermé dans les glaces, affamé, au bout de
deux ans, ne pouvant retourner, se hasarda à mar-
cher en avant. Il ne fit que quarante milles, et
trouva dans la mer de l'Est des vaisseaux anglais.
Sa hardiesse le sauva, et la grande découverte fut
enfin consommée.
Au même moment, mai 1853, partit une expé-
dition de New-York pour l'extrême Nord. Un jeune
marin, Elischa Kent Kane, qui n'avait pas trente
ans, ef qui déjà avait couru toute la terre, venait
LES MERS DES POLES. 319
de lancer une idée, hasardée, mais très-belle, qui
piquait vivement l'ambition américaine. De même
. que Wilkes avait promis de découvrir un monde,
Kane s’engageait à trouver une mer, une mer libre
sous le pôle. Tandis que les Anglais, dans leur rou-
tine, cherchaient d'est en ouest, Kane allait mon-
ter droit au nord, et prendre possession de ce b:s-
sin inexploré. Les imaginations furent saisies. Un
armateur de New-York, M. Grinnell, donna géné-
reusement deux vaisseaux. Les sociétés savantes
aidèrent et tout le public. Les dames, de leurs
mains, travaillaient aux préparatifs avec un zèle
religieux. Les équipages, choisis, formés de volon-
taires, jurèrent trois choses : obéissance, absti-
nence de liqueurs et de tout langage profane. Une
première expédition, qui manqua, ne découragea
pas M. Grinnell ni le public américain. Une se-
conde fut organisée avec le secours de certaines
sociétés de Londres qui avaient en vue ou la pro-
pagation biblique ou une dernière recherche de
Franklin.
Peu de voyages sont plus intéressants. On s’ex-
plique à merveille l’ascendant que le jeune Kane
avait exercé. Chaque ligne est marquée de sa
force, de sa vivacité brillante, et d’un merveil-
leux en avant! I] sait tout, il est sûr de tout, ar-
dent, mais positif. Il ne mollira pas, on le sent,
316 LES MERS DES POLES.
devant les obstacles. Il ira loin, et aussi loin
qu'on peut aller. Le combat est curieux entre un
tel caractère et l’impitoyable lenteur de la na-
ture du Nord, remparts d'obstacles terribles. A
peine est-il parti, qu'il est déjà pris de l'hiver,
forcé d'hiverner six mois sous les glaces. Au prin-
temps même, un froid de soixante-dix degrés!
À l'approche du second hiver, au 28 août, il
est abandonné; 1l ne lui reste que huit hommes
sur dix-sept. Moins il a d'hommes et de ressources,
plus il est âpre et dur, voulant, dit-il, se faire mieux
respecter. Ses bons amis les Esquimaux qui aident
à le nourrir, et dont il est même forcé de prendre
quelques petits objets (p. 440), se sont accommodés
chez lui de trois vases de cuivre. En retour, il leur
prend deux femmes. Châtiment excessif, sauvage.
Entre huit matelots qui lui sont restés à grand -
peine, et dans un relâchement forcé de la discipline,
il était guère prudent d'amener là ces pauvres
créatures. Elles étaient mariées. « Sivu, femme de
Metek, et Aningna, femme de Marsinga, » restent
à pleurer cinq jours. Kane s’efforce d’en rire et de
nous en faire rire : « Elles pleuraïent, dit-il, et chan-
taient des lamentations, mais ne perdaient pas
l'appétit. » Les maris, les parents, arrivent avec
les objets dérobés, et prennent tout en douceur,
comme des hommes intelligents, qui n’ont d'ar-
LES MERS DES POLES. 317
mes que des arêtes de poissons contre des re-
volver. Ils souscrivent à tout, promettent amitié,
alliance. Mais, quelques jours après, ils ont fui,
disparu! dans quels sentiments d'amitié? on le
devine. Ils diront sur leur route aux peuplades er-
rantes combien il faut fuir l’homme blanc. Voilà
comme on se ferme un monde.
La suite est bien lugubre. Si cruelles sont les
misères, que les uns meurent, les autres veulent
retourner. Kane ne lâche pas prise : il a promis
une mer, il faut qu’il en trouve une. Complots,
désertions, trahisons, tout ajoute à l'horreur de
la situation. Au troisième hivernage, sans vi-
vres, sans chauffage, il serait mort si d'autres
Esquimaux ne l'eussent nourri de leur pêche : lui,
il chassait pour eux. Pendant ce temps, quelques-
uns de ses hommes, envoyés en expédition, ont la
bonne fortune de voir la mer dont il a tant besoin.
Ils rapportent du moins qu'ils ont aperçu une
grande étendue d'eau libre et non gelée, et, autour,
des oiseaux, qui semblaient s'abriter dans ce climat
moins rude.
Cest tout ce qu'il fallait pour revenir. Kane,
sauvé par les Esquimaux, qui n’abusèrent pas de
leur nombre, ni de son extrême misère, leur laisse
son vaisseau dans les glaces.
Faible, épuisé, il réussit encore, par un voyage
18
318 LES MERS DES POLES.
de quatre-vingt-deux jours, à revenir au sud; mais
c'est pour y mourir. Ce jeune homme intrépide, qui
approcha du pôle plus près qu'aucun mortel, mou-
rant, emporta la couronne que les sociétés sa-
vantes de la France ont mise à son tombeau, le
grand prix de géographie.
Dans ce récit, où 1l y a tant de choses terribles,
il y en a une touchante. Elle donne la mesure des
souffrances excessives d’un tel voyage : c’est la
mort de ses chiens. Il en avait de Terre-Neuve,
admirables; 1l avait des chiens Esquimaux; c'étaient
ses compagnons plus qu'aucun homme. Dans ses
longs hivernages, des nuits de tant de mois, ils
veillaient autour du vaisseau. Sortant dans les té-
nèbres épaisses, il rencontrait le souffle tiède de
ces bonnes bêtes, qui venaient réchauffer ses mains.
Les Terre-Neuve d'abord furent malades : il l'attri-
bue à la privation de lumière; quand on leur mon-
trait des lanternes, ils allaient mieux. Mais, peu
à peu, une mélancolie étrange les gagna, 1ls de-
vinrent fous. Les chiens Esquimaux les suivirent :
il n’y eut pas jusqu'à sa chienne Flora, la plus sage,
la plus réfléchie, qui ne délirât comme les autres
et qui ne succombät. C'est le seul pot, je crois,
dans son âpre récit, où ce ferme cœur semble
ému.
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER
En revenant sur tout ce qui précède et sur toute
l'histoire des voyages, on a deux sentiments con-
traires :
4° L'admiration de l'audace, du génie, avec les-
quels l’homme a conquis les mers, maïitrisé sa pla-
nète.
2 L'étonnement de le voir si imhabile en tout ce
qui touche l’homme; de voir que, pour la conquête
des choses, il n’a su faire nul emploi des personnes:
que partout le navigateur est venu en ennemi, à
. brisé les jeunes peuples, qui, ménagés, eussent été,
chacun dans son petit monde, l'instrument spécial
pour le mettre en valeur.
Voilà l’homme en présence du globe qu'il vient”
de découvrir : 1l est là comme un musicien novice
320 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER.
devant un orgue immense, dont à peine il tire
quelques notes. Sorlant du moyen âge, après tant
de théologie et de philosophie, il s'est trouvé bar-
bare : de l'instrument sacré, 1l n’a su que casser
les touches.
Les chercheurs d'or oni commencé, comme on
a vu, ne voulant qu'or, rien de plus, brisant
l'homme. Colomb, le meilleur de tous, dans son
propre journal, montre cela avec une naïveté ter-
rible qui, d'avance, fait frémir de ce que feront
ses successeurs. Dès qu'il touche Haïti : « Où est
l'or? et qui a de l'or? » ce sont ses premiers mots.
Les naturels en souriaient, étaient étonnés de
cette faim d'or. Ils lui promettaient d'en chercher.
Ils s'ôtaient leurs propres anneaux pour satisfaire
plus tôt ce pressant appétit. |
Il nous fait un touchant portrait de cette race
infortunée, de sa beauté, de sa bonté, de son at-
tendrissante confiance. Avec tout cela, le Gérois
a sa mission d'avarice, ses dures habitudes d’es-
prit. Les guerres turques, les galères alroces et
leurs forçats, les ventes d'hommes, c'était la vie
commune. La vue de ce jeune monde désarmé,
ces pauvres corps tout nus d'enfants, de femmes
innocentes et charmantes, tout cela ne lui inspire
“qu'une pensée tristement mercantile, c'est qu'on
pourrait les faire esclaves.
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 321
Il ne veut pas pourtant qu’on les enlève : « car
ils appartiennent au roi et à la reine. » Mais
il dit ces sombres paroles, bien significatives :
« Ils sont craintifs et faits pour obéir. Ils feront
tous les travaux qu'on leur commandera. Mille
d'entre eux fuient devant trois des nôtres. Si Vos
Altesses m'ordonnaient de les emmener ou de les
asservir ici, rien ne s’y opposerait; il suffirait de
cinquante hommes. » (14 oct. et 16 déc.)
Tout à l'heure reviendra d'Europe l'arrêt gé-
néral de ce peuple. Ils sont les serfs de l'or, tous
employés à le chercher, tous soumis aux travaux
forcés. Lui-même nous apprend que, douze ans
après, les six septièmes de la population ont dis-
paru ; et Herrera ajoute qu’en vingt-cinq ans elle
tomba d'un million d’âmes à quatorze mille.
Ce qui suit, on le sait. Le mineur, le planteur,
exterminèrent un monde, le repeuplant sans cesse
aux dépens du sang noir. Et qu'est-il arrivé? Le
noir seul a vécu, et vit, dans les terres basses et
chaudes, immensément fécondes. L'Amérique lui
restera : l'Europe a fait précisément l'envers de £e
qu'elle a voulu.
322 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER.
Son impuissance coloniale a éclaté partout. L’a-
venturier français n’a pas vécu; il venait sans
famille, et apportait ses vices, fondait ‘dans la
masse barbare, au lieu de la civiliser. L’Anglais,
sauf deux pays tempérés où il a passé en masse et en
famille, ne vit pas davantage au delà des mers; l'Inde
ne saura pas dans un siècle qu'il y vécut. Le mis-
sionnaire protestant, catholique, a-t-il eu influence,
a-t-il fait un chrétien? « Pas un, » me disait Bur-
nouf, si informé. Il y a entre eux et nous trente
siècles, trente religions. Si l’on veut forcer leur cer-
veau, il advient ce que M. de Humboldt observa
dans les villages américains, qu'on appelle encore
les Missions; ayant perdu la séve indigène sans rien
prendre de nous, vivants de corps et morts d'esprit,
stériles, inutiles à jamais, ils restent de grands
enfants, hébétés, idiots.
Nos voyages de savants, qui font tant d'honneur
aux modernes, le contact de l'Europe civilisée qui
va partout, ont-ils profité aux sauvages? Je ne le
vois pas. Pendant que les races héroïques de l'Amé-
rique du Nord périssent de faim et de misère, les
races molles et douces de l'Océanie fondent, à la
honte de nos navigateurs, qui, là, au bout du monde,
jettent le masque de décence, ne se contraignent
plus. Population aimable et faible, où Bougain-
ville trouva l'excès de l’abandon, où les marchands
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER 393
apôtres de l'Angleterre gagnent de l’argent et point
d’âmes, elle s'écoule misérablement dévorée de nos
vices, de nos maladies.
La longue côte de Sibérie avait naguère des
habitants. Sous ce climat si dur, des nomades
vivaient, chassant les animaux à fourrures pré-
cieuses, qui les nourrissalent, les couvraient. La
police russe, insensée, les a forcés de se fixer et
de se faire agriculteurs, là où la culture est Impos-
sible. Donc, ils meurent, et plus d'hommes.
D'autre part, le commerce, insatiable et impré-
voyant, n'épargnant pas la bête à ses saisons d’a-
mour, l’a également exterminée. Solitude, aujour-
d'huïi, parfaite solitude, sur une côte de mille lieues
de long. Que le vent siffle, que la mer gèle. Que
l'aurore boréale transfigure la longue nuit. La
nature aujourd'hui n'a plus de témoin qu'’elle-
même.
Le premier soin, dans les voyages arctiques du
Groënland, aurait dû être de former à tout prix
une bonne amitié avec les Esquimaux, d’adoucir
leurs misères, d'adopter leurs enfants, et d’en éle-
ver en Europe, de faire au milieu d'eux des colo-
mes, des écoles de découvreurs. On voit dans John
Ross, et partout, qu'ils sont intelligents et très-vite
acceptent les arts de l'Europe. Des mariages se se-
raient faits entre leurs filles et nos marins : une po-
9 24 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER,
pulation mixte serait née, à laquelle ce continent
du Nord aurait appartenu. C'était le vrai moyen de
trouver aisément, de régulariser le passage qu'on
désirait tant. IL y fallait trente ans; on en a mis
trois cents; et il se trouve qu’on n’a rien fait, parce
qu’en effrayant ces pauvres sauvages qui vont au
Nord et meurent, on a brisé définitivement l’homme
du lieu et le génie du lieu! Qu'importe d'avoir vu
ce désert, s’il devient à jamais Imhabitable et im-
possible ?
On peut juger que si l’homme a ainsi traité
l'homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur.
pour les animaux. Des espèces les plus douces, 1l a
fait d’horribles carnages, les a ensauvagées.et bar-
barisées pour toujours.
Les anciennes relations s'accordent à dire qu'à
nos premières approches, ils ne montraient que
confiance et curiosité sympathique. On passait à
travers les familles paisibles des lamantins et des
phoques, qui laissaient approcher. Les pingouins,
les manchots, suivaient le voyageur, profitaient du
foyer, et, la nuit, venaient se glisser sous L'habit
des matelots.
Nos pères supposaiént volontiers, et non sans
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 929
vraisemblance, que les animaux sentent comme
nous. Les Flamands attiraient l'alose par un bruit
de clochettes (Valenc. 20, 527). Quand on faisait de
la musique sur les barques, on ne manquait pas de
voir venir la baleine (Noël, 225); la jubarte spécia-
lement se plaisait avec les hommes, venait tout
autour jouer et folâtrer.
Ce que les animaux avaient de meilleur, et ce
qu'on a presque détruit à force de persécutions,
c'était le mariage. Isolés, fugitifs, ils n’ont mainte-
nant que l'amour passager, sont tombés à l’état
d'un misérable célibat, qui de plus en plus est sté-
rile.
Le mariage, fixe, réel, c'est la vie de nature qui
se trouvait presque chez tous. Le mariage, et d'un
seul amour, fidèle jusqu’à la mort, existe chez le
chevreuil, chez la pie, le pigeon, l’inséparable (es-
pèce de joli perroquet), chez le courageux kami-
chi, etc. Pour les autres oiseaux, il dure au moir:s
jusqu’à ce que les petits soient élevés. La famille
est alors forcée de se séparer par le besoin qu'elle
a d'étendre le rayon où elle cherche sa nourriture.
Le lièvre dans sa vie agitée, la chauve-souris
19
326 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER.
dans ses ténèbres, sont très-tendres pour la famille.
Il n'est pas jusqu'aux crustacés, aux poulpes, qui ne
s'aiment et ne se défendent; la femelle prise, le
mâle se précipite et se fait prendre.
Combien plus l'amour, la famille, le mariage au
sens propre, existent-ils chez les doux amphibiesl
Leur lenteur, leur vie sédentaire, favorisent l’union
fixe. Chez le Morse (éléphant marin), cet animal
énorme et de figure bizarre, l’amour est intrépide;
le mari se fait tuer pour la femme, elle pour l’en-
fant. Mais ce qui est unique, ce qu'on ne retrouve
nulle part, même chez les plus hauts animaux, c’est
que le petit, déjà sauvé et caché par la mère, la
voyant combattre pour lui, accourt pour la dé-
fendre, et, d’un cœur admirable, vient combattre
et mourir pour elle.
Chez l’Otarie, autre amphibie, Steller vit une
scène étrange, une scène de ménage absolument
humaine : | ;
Une femelle s’était laissé voler son petit. Le mari,
furieux, la battait. Elle rampait devant lui, le baï-
sait, pleurait à chaudes larmes : « Sa poitrine était
inondée. »
Les baleines, qui n’ont pas la vie fixe de ces am-
phibies, dans leurs courses errantes à travers
l'Océan, vont cependant volontiers deux à deux.
Duhamel et Lacépède disent qu’en 1723, deux ba-
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 327
leines qu'on rencontra ainsi, ayant été blessées,
aucune ne voulut quitter l'autre. Quand lune fut
tuée, l’autre se jeta sur son corps avec d’épouvan-
tables mugissements.
S'il était dans le monde un être qu’on dût ména- :
ger, c'était la baleine franche, admirable trésor, où
la nature a entassé tant de richesses. Etre, de plus,
inoffensif, qui ne fait la guerre à personne, et ne
se nourrit point des espèces qui nous alimentent.
Sauf sa queue redoutable, elle n’a nulle arme, nulle
défense. Et elle a tant d’ennemis ! Tout le monde est
hardi contre elle. Nombre d'espèces s’établissent
sur elle et vivent d’elle, jusqu’à ronger sa langue.
Le Narval, armé de perçantes défenses, les lui en-
fonce dans la chair. Des Dauphins sautent et la
mordent; et le Requin, au vol, d’un coup de scie,
lui arrache un lambeau sanglant. |
Deux êtres, aveugles et féroces, s’attaquent à l'a-
venir, font lâchement la guerre aux femelles plemes;
c'est le cachalot, et c’est l’homme. L’horrible
cachalot, où la tête est le tiers du corps, où tout est
dents, mâchoires, de ses quarante-huit dents, la
mord au ventre, lui mange son petit dans le
corps. Hurlante de douleur, il la mange elle-même.
L'homme la fait souffrir plus longtemps : il la sai-
gne, lui fait, coup sur coup, de cruelles blessures.
Lente à mourir, dans sa longue agonie, elle tres-
D28 LA GUERRE AUX RACES DE LA MEK.
salle, elle a des retours terribles de force et de
douleur. Elle est morte, et sa queue, comme gal-
vanisée, frémit d'un mouvement redoutable. Ils vi-
brent, ces pauvres bras, naguère chauds d'amour
maternel; ils semblent vivre encore et chercher en-
core le petit.
On ne peul se représenter ce que fut cette guerre,
il y a cent ans ou deux cents ans, lorsque les ba-
leines abondaient, nayviguaient par familles, lorsque
des peuples d'amphibies couvraient tous les riva-
ses. On faisait des massacres immenses, des effu-
sions de sang, telles qu’on n’en vit jamais dans les
plus grandes batailles. On tuait en un jour des
quinze ou vingt baleines et quinze cents éléphants
marins! C'est-à-dire qu'on tuait pour tuer. Car
comment profiter de cet abatis de colosses dont
un seul à tant d'huile et tant de sang? Que voulait-
on dans ce sanglant déluge? Rougir la terre? souil-
ler la mer?
On voulait le plaisir des tyrans, des bourreaux,
rapper, sévir, jouir de sa force et de sa fureur,
savourer la douleur, la mort. Souvent on s’amusait
à inartyriser, désespérer, faire mourir lentement,
LA GUERRE AUX RACES DE LA MER. 529
des animaux trop lourds, ou trop doux, pour se re-
venger. Péron vit un matelot qui s’acharnait ainsi
sur la femelle d'un phoque; elle pleurait comme
une femme, gémissait, et chaque fois qu'elle ou-
vrait sa bouche sanglante, il frappait d’un gros avi-
ron, et lui cassait les dents.
Aux nouvelles Shetlands du sud, dit Dumont
Durwille, les Anglais et Américains ont exterminé
les phoques en quatre ans. Par une fureur aveugle,
ils égorgeaient les nouveaux-nés, tuaient les fe-
melles pleines. Souvent, ils tuent pour la peau
seule, et perdent des quantités énormes d'huile
dont on eût profité.
Ces carnages sont une école détestable de fé-
rocité, qui déprave indignement l'homme. Les
plus hideux instincts éclatent dans cette ivresse
de bouchers. Honte de la nature! On voit alors
en tous (même, à l’occasion, dans les plus dé-
licates personnes), on voit quelque chose surgir
d'inattendu, d'horrible, Chez un aimable peuple,
au plus charmant rivage, il se fait une étrange
fête. On réunit jusqu'à cinq cents ou six cents thons,
pour les égorger en un jour. Dans une enceinte de
330 LA GUERRE AUX RACES DE LA MER,
barques, le vaste filet, la madrague divisée en plu-
sieurs chambres, soulevée par des cabestans, les
fait peu à peu arriver en haut dans la chambre de
mort. Autour, deux cents hommes cuivrés, avec des
harpons, des crochets, attendent. De vingt lieues à
la ronde arrivent le beau monde, les jolies femmes
et leurs amants. Elles se mettent au bord et au plus
près, pour bien voir la tuerie, parent l'enceinte d'un
cercle charmant. Le signal est donné, on frappe.
Ces poissons qu'on dirait des hommes, bondissent,
piqués, percés, tranchés, rougissant l’eau de plus
en plus. Leur agitation douloureuse, et la furie de
leurs bourreaux, la mer qui n’est plus mer, mais
je ne sais quoi d’écumant qui vit et fume, tout cela
porte à la tête. Ceux qui venaient pour regarder
agissent, ils trépignent, ils crient, ils trouvent
qu'on tue lentement. Enfin, on circonscrit l’es-
pace; la masse fourmillante des blessés, des morts,
des mourants, se concentre dans un seul point :
sauts convulsifs, coups furieux; l’eau mi: et la
rosée rouge.
Et cela a coinblé l'ivresse. Même la femme délire
et s’oublie; elle est emportée du vertige. Tout fini,
elle soupire, épuisée, mais non satisfaite, et dit en
partant : « Quoi! c’est tout?»
VI
LE DROIT DE LA MER
Un grand écrivain populaire qui donne à tout
ce qu'il touche un caractère de simplicité lumi-
neuse et saisissante, Eugène Noël a dit: « On
peut faire de l'Océan une fabrique immense de
vivres, un laboratoire de subsistances plus pro-
ductif que la terre même; fertiliser tout, mers,
fleuves, rivières, étangs. On ne cultivait que la
terre; voici venir l’art de cultiver les eaux... En-
tendez-vous, nations ! » (Pisciculture.)
Plus productif que la terre? Comment cela?
M. Baude l'explique très-bien dans un impor-
tant travail sur la pêche qu'il a publié. C’est
qué le poisson est, entre tous les êtres, suscep-
tible de prendre, avec une nourriture minime,
le plus énorme accroissement. Pour l’entretenir
seulement, il né faut rien où présque rien. Ron-
KE LE DROIT DE LA MER
delet raconte qu'une carpè qu'il garda trois ans
dans une bouteille d’eau sans lui donner à man-
ger, grossit cependant de sorte qu’elle n'aurait
pu être tirée de la bouteille. Le saumon, pendant
le séjour de deux mois qu'il fait dans l’eau douce,
s'abstient presque de nourriture et pourtant ne
dépérit pas. Son séjour dans les eaux salées lui
donne en moyenne (accroissement prodigieux !)
six livres de chair. Cela ne ressemble guère au lent
et coûteux progrès de nos animaux terrestres. Si
l'on metlait en un tas ce que mange pour s’en-
graisser un bœuf, ou seulement un porc, on serait
effrayé de voir la montagne de nourriture qu'ils
consomment pour en venir là.
Aussi celui de tous les peuples où la ques-
tion de subsistance a été la plus menaçante, le
peuple chinois, si prolifique, si nombreux, avec ses
trois cents millions d'hommes, s’est adressé direc-
tement à cette grande puissance de génération, la
plus riche manufacture de vie nourrissante. Sur
tout le cours de ses grands fleuves, de prodigieuses
multitudes ont cherché dans l'eau une alimenta-
tion plus régulière que celle de la culture des
plantes. L’agriculteur tremble toujours ; un coup
de vent, une gelée, le moindre accident, lui enlève
tout et le frappe de famine. Au contraire, la mois-
son vivante qui pousse au fond de ces fleuves nour-
LE DROIT DE LA MER. 339
rit invariablement les innombrables familles qui
la couvrent de leurs barques, et qui, sûres de leurs
poissons, fourmillent et multiplient de même.
En mai, sur le fleuve central de l'Empire, se fait
un commerce immense de frai de poisson, que des
marchands viennent acheter pour le revendre par-
tout à ceux qui veulent déposer dans leurs viviers
domestiques l'élément de fécondation. Chacun à
ainsi sa réserve, qu'il nourrit tout bonnement avec
les débris du ménage.
Les Romains agissaient de même. Ils poussaient
l'art de l’acclimatation jusqu’à faire éclore dans
l'eau douce les œufs des poissons de mer.
La fécondation artificielle, trouvée au dernier
siècle par Jacobi en Allemagne, pratiquée au nôtre
en Angleterre avec le plus fructueux succès, a été
rémventée chez nous, vers 1840, par un pêcheur
de la Bresse, Remy, et c’est depuis ce temps qu'il
est devenu populaire et en France et en Europe.
Entre les mains de nos savants, Coste, Pou-
chet, etc., cette pratique est devenue une science.
Un a connu, entre autres choses, ies reialions ré-
gulières de la mer et de l’eau douce, je veux dire
les habitudes de certains poissons de mer qui
viennent dans nos rivières à certaines saisons.
L'anguille, quel qu'en soit le berceau, dès qu’elle
a acquis seulement la grosseur d'une épingle,
19.
394 LE DROIT DE LA MER.
s’'empresse de remonter la Seine, en tel nombre
et d’un tel torrent, que le fleuve s’en trouve blan-
chi. Ce trésor, qui, ménagé, donnerait des milliards
de poissons pesant chacun plusieurs livres, est in-
dignement dévasté. On vend par baquets, à vil prix,
ces germes si précieux. Le saumon n'est pas moins
fidèle. Il revient invariablement de la mer à la
rivière où il a pris naissance. Ceux qu’on a mar-
qués d'un signe se représentent sans qu'aucun
presque manque à l'appel. Leur amour du fleuve
natal est tel, que s’il est coupé par des barrages,
des cascades même, ils s’élancent et font de mor-
tels efforts pour y remonter. |
La mer, qui commença la vie sur ce globe, en
serait encore la bienfaisante nourrice, si l’homme
savait seulement respecter l'ordre qui y règne et
s’abstenait de le troubler.
Il ne doit pas oublier qu'elle a sa vie propre et
sacrée, ses fonclions tout indépendantes, pour le
salut de la planète. Elle contribue puissamment
à en créer l'harmonie, à en assurer la conservalion,
la salubrité, Tout cela se faisait, pendant des mil-
LE DROIT DE LA MER. 939
lions de siècles peut-être, avant la naissance de
l’homme. On se passait à merveille de lui et de sa
sagesse. Ses aînés, enfants de la mer, accomplis-
saient entre eux parfaitement la circulation de sub-
stance, les échanges, les successions de vie, qui sont
le mouvement rapide de purification constante.
Que peut-il à ce mouvement, continué si loin de
lui, dans ce monde obscur et profond? Peu en
bien, davantage en mal. La destruction de telle
espèce peut être une atteinte fâcheuse à l'ordre,
à l'harmonie du tout. Qu'il prélève une moisson
raisonnable sur celles qui pullulent surabondam-
ment, à la bonne heure; qu’il vive sur des indivi-
dus, mais qu’il conserve les espèces ; dans chacune
il doit respecter le rôle que toutes elles jouent,
de fonctionnaires de la nature.
Nous avons déjà traversé deux âges de barbarie.
Au premier, on dit comme Homère : « La mer
stérile. » On ne la traverse que pour chercher au-
delà des trésors fabuleux, ou exagérés follement.
Au second, on aperçut que la richesse de la
met est surtout en elle-même, et l’on mit la main
dessus, mais de manière aveugle, brutale, violente.
À la haine de la nature qu'eut le moyen
âge, S'est ajoutée l’âpreté mercantile, industrielle,
armée de maächities terribles, qui tuent de loin,
tuent sans péril, tuent en masse. À chaque progrès
356 LE DROIT DE LA MER
dans l'art, progrès de barbarie féroce, progrès
dans l’extermination.
Exemple : le harpon lancé par une machine fou-
droyante. Exemple : la drague, le filet destructeur,
employé dès 1700, filet qui traîne, immense cet
lourd, et moissonne jusqu’à l'espérance, a balayé
le fond de l'Océan. On nous le défendait. Mais l'é-
tranger venait et draguait sous nos yeux. (V. Ti-
faigue.) Des espèces s'enfuirent de la Manche, pas-
sèreut vers là Gironde. D'autres ont défailli pour
toujours. Îl en sera de même d’un poisson excel-
lent, magnifique, le maquereau, qu'on poursuit bar-
barement en toute saison. (Valence. Diet. X, 352.)
La prodigieuse génération de la morue ne la ga-
vantit pas. Elle diminue même à Terre-Neuve.
Peut-être elle s’exile vers des solitudes inconnues.
Il faut que les grandes nations s'entendent pour
substituer à cet état sauvage un état de civilisation,
où l'homme plus réfléchi ne gaspille plus ses biens,
ne se nuise plus à lui-même. Il faut que la France,
l'Angleterre, les États-Unis, proposent aux autres
nalious et les décident à promuilguer, toutes en-
semble, un Droit de la mer.
se À
ve
rs
7: 2A n
SR
FE
JE DROIT DE LA MEB. 337
Les vieux règlements spéciaux des pêches rive-
raines ne peuvent plus servir à rien dans la naviga-
tion moderne. Il faut un code commun des nations,
applicable à toutes les mers, un code qui régu-
larise, non-seulement les rapports de l’homme
à l'homme, mais ceux de l’homme aux ani-
maux. |
Ce qu'il se doit, ce qu'il leur doit, c’est de ne.
plus faire de la pêche une chasse aveugle, barbare,
où l'on tue plus qu'on ne peut prendre, où le
pêcheur immole sans profit le petit qui, dans un
an, l'aurait richement nourri, et qui, par la mort
d'un seul, l'eût dispensé de donner la mort à une
foule d’autres.
Ce que l’homme se doit et leur doit, c'est de ne
pas prodiguer sans cause la mort et la douleur.
Les Hollandais et les Anglais ont l'attention de
tuer immédiatement le hareng. Les Français, plus
néghigents, le jettent dans la barque et l’entas-
sent, le laissent mourir d’asphyxie. Cette longue
“agonie l’altère, lui ôte de son goût, de sa fer-
meté. Il est macéré de douleur, il lui advient ce
qu'on observe dans les besliaux qui meurent de
maladie. Pour la morue, nos pêcheurs la dé-
coupent au moment où elle est prise; celle qui
tombe la nuit aux filets, et qui a de longues heures
d'efforts, d'agonie désespérée, ne vaut rien en com-
358 LE DROIT DE LA MER.
paraison de celle qu’on tüe du premier coup.
(excellentés observations de M. Baude).
Sur terre, les temps de la chasse sont réglés;
ceux de la pêche doivent l'être également, en
ayant égard aux saisons où se reproduit chaque
espèce. |
Elle doit être aménagée, comme on fait pour la
coupe des bois, en laissant à la production le temps
de se réparer.
Les petits, les femelles pleines, doivent être res-
pectés, spécialement dans les espèces qui ne sont
pas surabondantes, spécialement chez les êtres su-
périeurs et moins prolifiques, les meiés les am-
phibies:
Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre
estomac; démontrent que c'est notre fatalité d’a-
voir besoin de la mort. Nous devons compenser
cela en multipliant la vie.
Sur terre, nous créons, défendons les troupeaux,
nous faisons multiplier nombre d'êtres qui ne nai-
traient pas, seraient moins féconds, ou périraient
jeunes; dévorés des hôtes féroces. C'est un quasi-
droit que nous avons sur eux:
LE DROIT DE LA MER. 5:
Dans les eaux, il y a encore plus de jeünes vies
annulées : en les défendant, en les propageant, et
les rendant très-nombreuses, nous nous éréoûs un
droit de vivre du trop-plein. La génération y est
susceptible d'être dirigée comme un élément, indé-
finiment augmentée. L'homme, en ce monde-là
surtout, apparaît le grand magicien, le puissant
promoteur de l'amour et de la fécondité. Il est l’ad-
wersaire de la mort; car, s'il en profite lui-même,
la part qu'il s’adjuge n'ést rien, en comparaison des
torrents de vie qu'il peut créer à volonté.
Pour les espèces précieuses qui sont près de dis:
paraître, surtout pour la baleine, l'animal le plus
grand, la vie la plus riche de toute la créa-
tion, il faut la paix absolue pour un demi-siècle.
Elle réparera ses désastres. N'étant plus pour-
suivie, elle reviendra dans son climat naturel, la
zone tempérée; elle y retrouvera son innocente vie
de paître la prairie vivante, les petits êtres élémen-
taires. Replacée dans ses habitudes ét dans son ali-
mentation, elle refleurira, reprendra ses propor-
tions gigantesques; nous reverrons des baléines de
deux cents, trois cents pieds de long. Que sés ancieñs
rendez-vous d'amour soient sacrés. Cela aidera
beaucoup à la rendre de noüveau féconde. Jadis
elle préférait une baie de la Californie. Pourquoi
ne pas la lui laissér? Elle n’irait plus cherchér les
240 - LE DROIT DE LA MER.
glaces atroces du pôle, les misérables retraites où
l'on va follement la troubler encore, de manière à
rendre impossible l'amour dont on eût profité.
La paix pour la baleine franche; la paix pour
le dugong, le morse, Le lamantin, ces pré-
cieuses espèces, qui bientôt auraent «sparu. I
leur faut une longue paix, comme ceile qui très-
sagement a été ordonnée en Suisse pour le bouque-
tin, bel animal qu'on avait traqué, et presque
détruit; on le croyait perdu même, et bientôt il a
reparu.
Pour tous, amphibies et poissons, il faut une
saison de repos : il faut une Tréve de Dieu.
La meilleure manière de les multiplier, c'est de
les épargner au moment où ils se reproduisent, à
l'heure où la nature accomplit en eux son œuvre
de maternité.
Ils semblent qu'eux-mèmes ils sachent qu'à ce
moment ils sont sacrés : ils perdent leur timidité,
ils montent à la lumière, ils approchent des rivages;
ils ont l'air de se croire sûrs de quelque protec-
tion.
Uest l'apogée de leur beauté, de leur force.
LE DROIT DE LA ME! o#1
Leurs livrées brillantes, leur phosphorescence, in-
diquent le suprème rayonnement de la vie. En
toute espèce qui n’est point menaçante par l'excès
de la fécondité, il faut religieusement respecter ce
moment. Qu'ils meurent après, à la bonne heure !
S'il faut les tuer, tuez-les! mais que d’abord ils
aient vécu.
Toute vie innocente a droit au moment du bon-
heur, au moment où l'individu, quelque bas qu'il
semble placé, dépasse la limite étroite de son moi
individuel, veut au delà de lui-même, et de son
désir obscur pénètre dans l'infini où il doit se per-
pétuer.
Que l’homme y coopère! Qu'il aide à la nature!
Il en sera béni, de l’abime aux étoiles. Il aura un
regard de Dieu, s’il se fait avec lui promoteur de la
vie, de la félicité, s’il distribue à tous la part que
les plus petits même ont droit d’en avoir ici-bas.
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LIVRE QUATRIÈME
———————_——————
LA RENAISSANCE PAR LA MER
LAL
'ORIGINE DES BAINS DE MER
La mer, si mal traitée par l’homme dans cetle
suerre impitoyable, n’en a pas moins été pour lui
vénéreuse et bienfaisante. Lorsque la terre qu'il
aime tant, la rude terre l'usait, l'épuisait, c'est
cette mer redoutée, maudite, qui l’accueillait sans
rancune, le reprenait sur son sein, lui rendait la
séve et la vie.
N'est-ce pas d'elle en effet que surgit la vie pri-
titive? Elle en a tous les éléments dans une mer-
veilleuse plénitude. Pourquoi, quand nous défail-
lons, n'irions-nous pas nous refaire à la source
‘Ichordante qui nous invite à puiser ?
Elle est bonne et large pour tous, mais plus
‘.enfaisante, ce semble, plus sympathique pour
+
546 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
les créatures moins éloignées de la vie naturelle,
pour les enfants innocents qui souffrent des péchés
de leurs pères, pour les femmes, victimes sociales,
dont les fautes sont surtout d’amour, et qui, moins
coupables que nous, portent cependant bien plus
le poids de la vie. La mer, qui est une femme, se
plait à les relever; elle donne sa force. à leur fai-
blesse; elle dissipe leurs langueurs; elle les pare
ct les refait belles, jeunes de son éternelle frai-
cheur. Vénus, qui jadis sortit d'elle, en renaît
encore tous les jours, — non pas la Vénus énervée,
la pleureuse, la mélancolique, — la vraie Vénus
victorieuse, dans sa puissance triomphale de fécon-
dité, de désir. ;
Comment entre cette grande force, salutaire,
mais âpre, sauvage, et notre grande faiblesse,
peut se faire le rapprochement ? Quelle union entre
deux partis à ce point disproportionnés? C'était
une grande question. Un art, une initiation, y furent
nécessaires. Pour les comprendre, il faut connaitre
le temps et l’occasion où cet art commença à se
révéler: ”
Entre deux âges de force, la force de la Renais-
è
L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 341
sance, la force de la Révolution, il y eut un temps
- d’affaissement, où des signes graves accusèrent ane
énervation morale et physique. Le vieux monde
qui s’en allait, et le jeune qui n'arrivait pas, laissè-
rent entre eux un entr’acte d’un siècle ou deux.
Conçues du vide, naquirent des générations faï-
bles, maladives. L’excès des plaisirs, l'excès des
misères, les décimaient également. Ea France, trois
fois ruinée de fond en comble en un siècle, s’acheva
dans une orgie de malades, la Régence. L'Angle-
terre, qui pourtant alors grandissait sur nos ruines,
ne semblait guère moins atteinte. L’idée puritaine
y avait fabli et nulle autre ne venait. Aplatie sous
Charles IE, elle traversa plus tard le bourbeux
marais des Walpole. Dans l’affaissement public, les
bas instincts se firent jour. Le beau livre du Ro-
binson laisse entrevoir l’apparition imminente de
l'alcoolisme. Un autre livre (terrible), où la mé-
decine s’aidait de toutes les menaces bibliques,
dénonça le sombre suicide de dépravation égoïste
qui fuyait le mariage.
Pensées troubles, habitudes mauvaises, vie molle
et malsane, tout cela se traduisait physiquement
par le relâchement des tissus, l'affaissement morbide
des chairs, les serofules, etc. Des carnations char-
mantes cachaiïent les plus tristes maux. Anne d’Au-
triche, renommée pour son extrême fraîcheur, était
à
D48 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
morte d'un ulcère. La princesse de Soubise, cette
blonde éblouissante, fondit, pour ainsi LR” s'en
alla comme en lambeaux. #
En Angleterre, un grand seigneur curieux, le
duc de Newcastle, demande au docteur Russell
pourquoi la race s’altère, va dégénérant, pourquoi
ces lis et ces roses couvrent des scrofules. :
IL est fort rare qu’une race entamée se raffer-
misse. La race anglaise le fit cependant. Elle re-
prit (pour soixante-dix ou quatre-vingts ans) une
force extraordinaire et une extrême activité. Elle
dut sa rénovation d’abord à ses grandes affaires
(rien de sain comme le mouvement), el aussi, 1l faut
le dire, au changement de ses habitudes. Elle adopta
une autre alimentation, une autre éducation, une
autre médecine ; chacun voulut être for! pour agir,
commercer, gagner.
I n'y fallut pas de génie. Les grandes idées de
cetterénovation étaient trouvées, mais 1] fallait les ap-
pliquer. Le morave Coménius, devançant Rousseau
d'un siècle, avait dil : « Revenez à la nature. Sui-
vez-la dans l'éducation. » Le saxon Hoffmann avait
dit : « Revenez à la nature. Suivez-la dans la mé-
decine. »
Hoffmann était venu à point, vers le temps de la
Régence, après l’orgie des plaisirs et l'orgie de
médicaments par laquelle on aggravait l'autre. Il
t FA
2
L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 249
dit : « Fuyez les médecins; soyez sobre et buvez de
l'eau. » Ce fut une réforme morale. Ainsi nous
avons vu Priessnitz (1830), après les bacchanales
de la Restauration, imposer à la haute aristo-
cratie de l'Europe la plus rude pénitence, la nour-
rir du pain des paysans, tenir en plein hiver les
dames les plas délicates sous les cascades d’eau de
neige, au milieu des sapins du Nord, dans un en-
fer de froid qui, par réaction, en fait un de feu.
Tellement violent est, dans l'homme, l'amour de la
vie, si forie est sa peur de la mort, sa dévotion à la
Nature, quand il en espère un répit.
Au fait, pourquoi l’eau ne serait-elle pas le salut
de l'homme? Selon Berzélius, il n'est qu'eau (aux
quatre cinquièmes), et, demain, il va se résoudre en
eau. Elle est, dans la plupart des plantes, juste en
même proportion. Et de mème, comme eau salée,
elle couvre les quatre cinquièmes du globe. Elle est,
_ pour l'élément aride, une constante hydrothérapie
quille guérit de sa sécheresse. Elle le désaltère, le
… nourrit, gonfle ses fruits, ses moissons. Etrange et
”. À
prodigieuse fée ! Avec peu, elle fait tout ; avec peu,
- elle détruit tout, basalte, granit et porphyre. Elle
est la grande force, mais la plus élastique, qui se
prête aux transitions de l’universelle métamor-
phose. Elle enveloppe, pénètre, trash transforme
la nature. |
# ; CR à
20
390 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
Dans quel affreux désert, dans quelle sombre fo-
rêt ne va-t-on pas chercher les eaux qui sortent de
la terrel Quelle religion superstitieuse pour ces
sources redoutables qui nous apportent les vertus
cachées et les esprits du globe! J'ai vu des fanati-
ques qui n'avaient de Dieu que Carlsbad, ce mira-
culeux rendez-vous des eaux les plus contradic-
toires. J'ai vu des dévots de Barëèges. Et, moi-même,
j'eus l'esprit frappé devant les fanges bouillonnan-
tes où l’eau sulfureuse d’Acqui fourmille, se travaille
elle-même avec d’étranges pulsations qu’on ne voit
qu'aux êtres animés. | ;
Les thermes, c’est la vie ou la mort; leur ac-
tion est décisive. Que de malades auraient langui
et leur ont dû une prompte fin! Souvent ces
puissantes eaux donnent une subite renaissance,
ramènent un moment la santé et font un rap-
pel redoutable des passions d'où est né le mal.
Celles-ci reviennent violentes, à gros bouillons, sa
- comme les sources brûlantes qui les réveillent.
Fumées, vapeurs sulfureuses, air enivrant de la
contrée, tout cela semble l'aura qui gonflait, trou-
blait la sibylle et la forçait de parler. C'est ae )
éruption en nous qui fait éclater en dehors ce
qu’on aurait caché le plus. Rien ne l’est dans ces
babels où, sous prétexte de santé, on vit hors des
lois de ce monde, comme dans les libertés de.
L'ORIGINE DES BAINS DE MEP. 551
l’autre. Morts et mortes, aux tables de jeu, pâles,
ouvrent leur nuit sinistre de jouissances effrénées
qui souvent n’ont pas de réveil.
Autre est le souffle de la mer. De lui-même, il
purifie.
Cette pureté vient aussi de l’air. Elle vient sur-
tout de l'échange rapide qui se fait de l’un à l’au-
tre, de la transformation mutuelle des deux océans.
Nul repos; nulle part la vie ne languit et ne s’en-
dort. La mer la fait, défait, refait. De moment en
moment, elle passe, sauvage et vivace, par le
creuset de la mort. L'air encore plus violent, battu
et rebattu du vent, emporté des tourbillons, con-
centré pour éclater dans les trombes électriques,
est en révolution constante.
re, à la terre, c'est un repos ; vivre à la mer,
- c'est ün combat, un combat vivifiant pour qui peut
le supporter.
Le moyen âge avait l'horreur et le dégoût de la
À Der « royaume du Prince des vents; » on nommait
392 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
ainsi le Diable. Le noble dix-septième siècle n'avait
garde d'aller vivreentrelesrudesmatelots.Lechâteau
d'aspect monotone, avec un jardin maussade, était
presque toujours placé loin, au plus lom de la mer,
dans quelque lieu sans air, sans vue, enveloppé de
bois humides. De même, le manoir anglais, perdu
dans l'ombre des grands arbres et dans le pesant
brouillard, se mirait souvent dans la boue d’un
insalubre marais. Ce qui frappe aujourd'hui dans
l'Angleterre, ses nombreuses villas maritimes, l'a-
mour du séjour de la mer, les bains jusqu'en pleim
hiver, tout cela est chose moderne, préméditée et
voulue.
Les populations des côtes que la mer nourrit
lui étaient plus sympathiques. Leur instinct y pres-
sentait une grande puissance de vie. Elles étaient
frappées d’abord de sa vertu purgative. Elles avaient
fort bien remarqué que cette purgation aïdait à
neutraliser le mal du temps, les scrofules, les
plaies qui en résultaient. Elles croyaient son amer-
tume excellente contre les vers qui tourmentent les
enfants. Elles mangeaient volontiers des algues el
certains polypes (Halcyonia), devinant l'iode dont ils
sont chargés, et sa puissance constrictive pour as-
sainir, raffermir les tissus. Ces recettes populaires
furent connues et recueillies par Russell ; elles le
mirent sur la voie et l’aidèrent fort à répondre à la
7
Ÿ
L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 350
grave question que lui adressail le due de Newcastle.
De sa réponse il fit un livre important et curieux :
De tabe glandulari, seu de usu uquæ marinæ, 1790,
Il y dit un mot de génie : « Ine s'agit pas de gué-
rir, mais de refaire et créer. »
Il se propose un miracle, mais un miracle possi-
ble : faire des chairs, créer des tissus. C’est dire
assez qu'il travaille sur l'enfant de préférence, qui,
quoique compromis de race, peut encore être
refait.
C'était l’époque où Bakewell venait d'inventer
la viande. Les bestiaux, dont jusque-là on ne tirait
guère que du lait, allaient donner désormais une
nourriture plus généreuse. Le fade régime lacté
devait être délaissé par ceux qui de plus en plus
se lançaient dans l’action.
Russell, de son côté, à point, dans ce petit livre,
inventa la mer, je veux dire, la mit à la mode.
Le tout se résume en un mot, mais ce mot est à
la fois une médecine et une éducation : 1° il faut
boire l'eau de mer, s'y baigner et manger toute
chose marine où sa vertu est concentrée; 2° il
faut vêtir très-peu l'enfant, le tenir toujours en
rapport avec l'air. — De l'air, de l’eau, rien de
plus.
Le dernier conseil était bien hardi. Tenir l'enfant
presque nu, sous un climat humide ét variable,
20.
394 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
c'était se résigner d'avance à sacrifier les faibles.
Les forts survécurent, et la race, perpétuée par eux
seuls, en fut d'autant mieux relevée. Ajoutez que
les affaires, le mouvement, la navigation, enlevant
l'enfant aux écoles et l’émancipant de bonne heure,
il fut quitte de l'éducation assise et de la vie de
cul-de-jatte que l'Angleterre réserva aux seuls en-
fants de ses lords, aux nobles élèves d'Oxford et de
Cambridge.
Dans son livre ingénieux, éclairé du :seul in-
stinct populaire, Russell était loin de deviner
qu’en un siècle toutes les sciences viendraient lui
donner raison, et que chacune révélant quelque as-
pect nouveau du sujet, en la mer on découvrirait
toute une thérapeutique.
Les plus précieux éléments de l’animalité ter-
restre sont richement dans la mer, entiers et in-
variables, salubres, vivants, en dépôt pour refaire
la vie.
Donc, la science a pu dire à tous : « Venez ici,
nations, venez, travailleurs fatigués, venez, jeunes
femmes épuisées, enfants punis des vices de vos
pères; — approchez, pâle humanité, — et dites-moi
à
L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 358
tout franchement, en présence de la mer, ce qu’il
vous faudrait pour vous relever. Ce principe répa-
rateur, quel qu'il soit, il se trouve en elle, »
La base universelle de vie, le mucus embryon-
naire, la vivante gelée animale où l'homme naquit
et renait, où il prit et reprend sans cesse la moel-
leuse consistance de son être, la mer l’a tellement,
ce trésor, que c'est la mer elle-même. Elle en fait,
en enveloppe ses végétaux, ses animaux, la léur
donne prodiguement, Sa générosité fait honte à
‘économie de la terre. Elle donne; sachez done
recevoir. Sa richesse nourricière va vous allaiter
par torrents.
« Mais, disent-ils, nous sommes atteints dans ce
qui fait le soutien et comme la charpente de
l'homme. Nos os plient, courbés, déjetés, par la
trop fable nourriture qui ne fait que tromper la
faim ; ils sont ramollis, chancellent. » Eh bien, le
calcaire qui leur manque abonde tellement dans la
mer, quelle en comble ses coquilles, ses madré-
pores constructeurs, jusqu’à faire des continents.
Ses poissons le font voyager par bancs et par gran-
des flottes, si grandes, qu'échouées aux rivages, ce
riche aliment sert d'engrais.
Et vous, jeune femme maladive qui, sans oser
même vous plaindre, descendez vers le tombeau,
qui ne le voit ? Vous fondez, vous vous écoulez de
#
990 L'ORIGINE DES BAINS DE MER.
vous-même. Mais la puissance tonique, la salubre
tonicité qui rassure tout tissu vivant, elle est tri-
plement dans la mer. Elle l’a répandue dans ses
eaux 1odées à la surface; elle l’a dans son varech, qui
s'en imprègne incessamment; elle l’a, tout anima-
lisée, dans sa plus féconde tribu, les gades (mo-
rues, etc.). La morue et ses millions d'œufs suffirait
à elle seule pour ioder toute la terre.
Est-ce la chaleur qui vous manque? La mer l'a,
et la plus parfaite, cette chaleur insensible que tous
les corps gras recèlent, latente, mais si puissante,
que si elle n’était répandue, balancée, équilibrée,
elle fondrait toutes les glaces, ferait du pôle un
équateur.
Le beau sang rouge, le sang chaud, c’est le triom-
phe de la mer. Par lui elle a animé, armé d'incom-
parable force, ses géants, tellement au-dessus de
toute création terrestre. Elle a fait cet élément ; elle
peut bien, pour vous, le refaire, vous roser, vous
relever, pauvre fleur penchée, pâlie. Elle en re-
“orge, en surabonde. Dans ces enfants de la
mer, le sang lui-même est une mer, qui, au pre-
mier coup, roule et fume, empourpre au loin
l'Océan.
Voilà le mystère révélé. Tous les principes qui,
en toi, sont unis, elle les a divisés, cette grande
personne impersonnelle. Elle à tes os, elle a ton
L'ORIGINE DES BAINS DE MER. 997
sang, elle a ta séve et {a chaleur, chaque élément
représenté par tel ou tel de ses enfants.
Et elle a ce que tu n'as guère, le trop-plein et
l'excès de force. Son souffle donne je ne sais quoi
de gai, d’actif, de créateur, ce qu'on pourrait ap-
peler un héroïsme physique. Avec toute sa vio-
lence, la grande génératrice n'en verse pas moins
l'âpre joie, l’alacrité vive et féconde, la flamme de
sauvage amour dont elle palpite elle-même.
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II
CHOIX DU RIVAGE
La terre est son médecin; chaque climat est un
remède. La médecine, de plus en plus, sera une
émigration.
Une émigration prévoyante. On agira pour l’a-
venir; on ne restera pas inerte, à couver des
maux incurables, mais on ira au-devant par l'édu-
cation, l'hygiène, surtout par des voyages, — non
rapides et étourdis, nuisibles, comme ceux d'au-
jourd'hui, mais calculés habilement pour profiter
des secours, des vivifications puissantes que la na-
ture a partout en réserve.
La Jouvence de l’avenir se trouvera dans ces deux
choses : Une science de l’émigration, un art de l'accli-
matation. L'homme est jusqu'ici un captif, comme
l'huître sur le rocher. S'il émigre quelque peu hors
de sa zone tempérée, ce n’est que pour mourir. Il
, 4
260 CHOIX DU RIVAGE.
ne sera libre et homme que quand cet art spécial
l'aura fait véritablement l'habitant de sa planète.
Peu de maladies guérjssent dans les circonstances
et les lieux où elles naissent et qui les ont faites.
Elles tiennent à certaines habitudes que ces lieux
perpétuent et rendent invincibles. Nulle réforme
(physique ou morale) pour qui reste obstinément
dans son péché originel.
La médecine, éclairée par toutes les sciences auxi-
liaires, en viendra à nous donner des méthodes, des
directions, pour nous conduire avec prudence dans
celte voie nouvelle. Les transitions surtout ont be-
soin d'être ménagées. Peut-on, sans préparation,
sans quelque modification de vie, de régime, être
brusquement transféré d’un climat tout intérieur
(Paris, Lyon, Dijon, Strasbourg) dans un climat ma-
ritime? Peut-on, sans avoir longtemps respiré l'air de
la côte, commencer les bains de mer? Peut-on, sans
quelque habitude de prudente hydrothérapie, com-
mencée dans l'intérieur, aller braver, au grand air,
la constriction nerveuse, l’horripilation d'une eau
froide qu'on garde sur soi au retour, et souvent
sous un grand vent? Ces questions préalables atti-
reront de plus en plus l'attention des médecins.
L'extrémerapidité des voyages en chemin de fer est
une chose antimédicale. Aller, comme on fait, en
vingt heures de Paris à la Méditerranée, en traversant
CHOIX DU RIVAGE. 561
d'heure en heure des climats si différents, c'est la
chose la plus imprudente pour une personne ner-
veuse. Elle arrive ivre à Marseille, pleine d’agitation,
de vertige. — Quand madame de Sévigné mettait un
mois pour aller de Bretagne en Provence, elle fran-
chissait peu à peu et par degrés ménagés la violente
opposition de ces deux climats. Elle passait insen-
siblement de la zone maritime de l'ouest dans
celle de l’est, dans le climat tout terrestre de
Bourgogne. Puis, cheminant lentement sur le haut
- Rhône en Dauphiné, elle affrontait avec moins de
peine les grands vents, Valence, Avignon. Enfin,
se reposant à Aix, dans la Provence intérieure, hors
du Rhône et hors des côtes, elle s'y faisait Proven-
çale de poitrine, de respiration. Alors, seulement
alors, elle approchait de la mer.
La France a l'avantage admirable d’avoir les
deux mers. De là des facilités d’alterner selon les
saisons, les tempéraments, les degrés de la mala-
die, entre la tonicité salée de la Méditerranée, et
la tonicité plus moite, plus douce (n'étaient les
tempêtes), que nous offre l’Océan.
Sur chacune des deux mers, il y a une échelle
; 21
362 CHOIX DU RIVAGE.
graduée de stations, plus où moins douces, plus ou
moins fortifiantes. Il est très-intéressant d’obser-
ver cette double gamme, et le plus souvent de la
suivre, en allant du faible au fort.
Celle de l'Océan, qui part des eaux fortes et for-
tifiantes, ventées, agitées, de la Manche, s’adoucit
extrêmement au midi de la Bretagne, s’humanise
encore en Gironde et trouve une grande douceur au
bassin fermé d'Arcachon.
Celle de la Méditerranée, pour ainsi dire cireu-
laire, a sa note la plus haute dans le climat sec et
vif de Provence et de Gênes. Elle s’amolht vers
Pise ; elle s’équilibre en Sicile, obtient à Alger un
degré remarquable de fixité. Au retour, grande
douceur à Valence et à Majorque, aux petits ports
du Roussillon, si bien abrités du nord.
La Méditerranée est belle surtout par deux ca-
ractères : son cadre si harmonique, et la vivacité,
la transparence de l'air et de la lumière. C’est une
mer bleue très-amère, très-salée. Elle perd par
évaporation trois fois plus d’eau qu’elle n’en reçoit
par les fleuves. Elle ne serait plus que sel, et de-
viendrait d'une âcreté comparable à la mer Morte,
CHOIX DU RIVAGE. 305
si des courants inférieurs, comme celui de Gi-
braltar, ne la tempéraient sans cesse par les eaux
de l'Océan.
Tout ce que j'ai vu de ses rivages était beau, mais
un peu âpre. Rien de vulgaire. La trace des feux
souterrains qu'on y trouve partout, ses sombres ro-
chers plutoniques, ne sont jamais ennuyeux, comme
les longues dunes de sable ou les sédiments aqueux
des falaises. Si les fameux bois d’orangers semblent
un peu monotones, en revanche, aux coins abrités,
la végétation africaine, les aloëès et les cactus, dans
les champs des haies exquises où dominent le
myrte et le jasmin, enfin des landes odorantes, sau-
vagement parfumées, tout vous charme. Sur votre
tête, il est vrai, le plus souvent de chauves et sté-
riles montagnes vous suivent à l'horizon. Leurs
longs pieds, leurs vastes racines, qui se continuent
dans la mer, se distinguent jusqu'au fond des eaux.
« Il me semblait que ma barque, dit un voya-
seur, nageât entre deux atmosphères, eût de l'air
dessus et dessous. » Il décrit le monde varié de
plantes et d'animaux qu’il contemplait sous ce cris-
tal dans les parages de Sicile. Moins heureux, sur
la mer de Gênes, dans une eau aussi transparente,
je ne voyais que le désert. Les sèches roches volca-
niques du rivage, avec leurs marbres noirs, ou d’un
blanc encore plus lugubre, me représentaient au
364 CHOIX DU RIVAGE.
fond du brillant miroir des monuments naturels,
comme des sarcophages antiques, des églises ren-
versées. J’y croyais voir parfois tels aspects des ca-
thédrales de Florence ou de Pise. Parfois aussi, il
me semblait voir des sphinx silencieux, des mons-
tres innomés encore, balemes? éléphants? je ne
sais, des chimères et d’étranges songes; mais, de
vie réelle, aucune.
Telle qu’elle est, cette belle mer, avec ces climats
puissants, elle trempe admirablement l’homme.
Elle lui donne la force sèche, la plus résistante ;
elle fait les plus solides races. Nos hercules du
Nord sont plus forts peut-être, mais certaine-
ment moins robustes, moins acclimatables par-
tout, que le marin provençal, catalan, celui de
Gênes, de Calabre, de Grèce. Ceux-ci, cuivrés et
bronzés, passent à l'état de métal. Riche couleur
qui n’est point un accident de l'épiderme, mais
une imbibition profonde de soleil et de vie. Un sage
médecin de mes amis envoyait ses clients blafards,
de Paris, de Lyon, prendre là des bains de soleil ;
lui-même s’y exposait sur un rocher des heures en-
tières. Il ne défendait que sa tête, et pour tout le
reste acquérait le plus beau teint africain.
Les malades vraiment malades iront en Sicile,
à Alser, à Madère, aux Canaries. Mais la régéné-
ration des faibles, des fatigués, des pâles popula-
CHOIX DU RIVAGE. 365
tions urbaines, se fera peut-être mieux dans les
climats moins égaux. Elle doit être attendue sur-
tout des pays qui ont donné la plus haute énergie
du globe, — l'acier du genre humain, la Grèce, —
et la race de silex, fine, aiguisée, imdestructible,
des Colomb et des Doria, des Massëna, des Gari-
baldi.
Nos ports de l'extrême Nord, Dunkerque, Boulo-
one, Dieppe, à la rencontre des vents et des cou-
rants de la Manche, sont encore une fabrique
d'hommes qui les fait et les refait. Ce grand souffle
et cette grande mer, dans leur éternel combat,
c'est à ressusciter les morts. On y voit réellement
des renaissances inattendues. Qui n’a pas de lé-
sions graves est remis en un moment. Toule la
machine humaine joue, bon gré, mal gré, forte-
ment; elle digère, elle respire. La nature y est
exigeante et sait bien la faire aller. Les végétaux
si robustes qui verdoient jusqu'à la côte sous
les plus grands vents de mer nous font honte
de nos langueurs. Chacun des petits ports nor-
mands est une percée dans la falaise où l'infati-
gable nord-ouest (le Norouais en bon normand)
366 CHOIX DU RIVAGE.
souffle et siffle et nous ravive. Tout cela, bien en-
tendu, moins violent à l'entrée de la Seine, sous
les pommiers d'Honfleur et de Trouville. La bonne
rivière, en sortant, incline mollement à gauche
et y porte les influences d’un aimable et doux ca-
ractère.
On a vu plus haut la mer véhémente, souvent
terrible, de Granville, Saint-Malo, Cancale. C’est là
la meilleure école où doivent aller les jeunes
gens. Là est le défi de la mer à l’homme, la lutte où
les forts deviendront très-forts. La grande gymnas-
tique navale doit se faire dans ces parages entre
Normands et Bretons.
S'1l s'agissait, au contraire, d’une vie entamée,
futile, d’un enfant faible et maladif, ou d’une
femme trop aimée, fatiguée du travail d'amour,
nous chercherions un lieu plus doux pour abriter
ce trésor. Une plage tout à fait paisible et une eau
déjà moins froide, sans aller beaucoup au Midi, c'est
celle qu’on trouve au milieu des petites îles et :
presqu'iles endormies du Morbihan. Tous ces îlots
font entre eux un labyrinthe mêlé plus que celui
où jadis un roi cacha sa Rosamonde. Confiez la
CHOIX DU RIVAGE. 367
vôtre à cette mer discrète. Personne n'en saura rien
que les vieilles pierres druidiques, qui, seules avec
quelques pêcheurs, habitent ces lieux sauvages et
doux.— « Mais, dit-elle, de quoi y vit-on? — Surtout
de pêche, madame. — Et de quoi encore? — De
pêche. » Ce n’est pas loin de Saint-Gildas, l'abbaye
où les Bretons disent qu'Héloïse vint rejoindre
Abailard. Ils y vécurent de peu de chose, du ré-
gime sobre et solitaire de Robinson, de Vendredi.
Des lieux plus civilisés, aimables, charmants, se
trouvent en allant au Midi : Pornic, Royan et Saint-
Georges, Arcachon, etc.
J'ai parlé ailleurs de Saint-Georges, la douce plage
aux senteurs amères. Arcachon est aussi très-doux
dans ses pinadas résineuses qui ont si bonne odeur
de vie. Sans l’invasion mondaine de cette grande et
riche Bordeaux, sans la foule qui, à certains jours,
afflue et se précipite, c’est bien là qu’on aimerait
à cacher ses chers malades, les tendres et déli-
cats objets pour qui l’on craint le choc du monde.
Ce lieu, tant qu'il fut contenu dans son bassin inté-
rieur, avait le contraste d'offrir un calme profond,
absolu, à deux pas d'une mer terrible. Hors du
phare, le furieux golfe de Gascogne. Au dedans,
une eau somnolente et la langueur d’un flot muet
qui ne fait guère plus de bruit que n'en peut faire
le petit pied sur le coussin élastique de la molle al-
968 CHOIX DU RIVAGE.
gue marine dont on affermit un sable trop mou.
Dans un climat intermédiaire, qui n’est ni Nord,
ni Midi, n1 Bretagne, ni Vendée, j'ai vu, revu avec
plaisir, l’aimable et sérieux abri de Pornic, ses
bons marins, ses jolies filles, charmantes sous leurs
bonnets pointus. C’est un petit lieu reposé, qui,
ayant devant lui la longue île (presqu'île plutôt) de
Noirmoutiers, ne reçoit qu'une mer oblique, indi-
recte et bien ménagée. Cette mer est à peine entrée
quelle s'humanise; elle file, de sa vague ridée, du
lin, ce semble, ou de la moire. Dans ce bassin de
quelques lieues, elle s’en est creusé de petits, des
anses étroites à pentes douces pour les femmes
ou des baignoires pour les enfants. Ces jolies pla-
ges sablées, que de respectables rochers séparent
et cachent aux indiscrets, amusent de leurs petits
mystères. On y voit quelque vie marine, mais bien
plus pauvre qu’autrefois. L'abri sert, mais il nuit
aussi. Le monde des eaux ne reçoit pas dans ce
bassin trop tranquille une riche alimentation, et il
le délaisse. De moins en moins cette mer tire le
grand flot de l'Océan. Elle met la sourdine à ses
bruits. On ne les entend qu’affaiblis. Demi-silence
d'un grand charme. Nulle part ailleurs je n'ai trouvé
avec une plus grande douceur la liberté de rêverie,
la grâce des mers mourantes. |
[IT
L'HABITATION
Qu'on permette à un ignorant, qui a cependant
acquis de l’expérience à ses dépens, de donner
quelques conseils sur les points dont les livres ne
parlent pas, et dont les médecins se préoccupent
rarement jusqu'ici. Pour que ces conseils soient
moins vagues, je les adresse à une personne malade
qui voudrait se diriger. Est-ce une personne fic-
tive ? Point du tout. Celle à qui je parle, je l’ai réel-
lement rencontrée, et plus d’une fois dans ma vie.
Voici une jeune dame malade, ou près de l’être,
affaiblie, un enfant plus faible encore. On a traversé
l'hiver, le printemps, fort péniblement. Cependant
nulle lésion grave. Faïiblesse, anémie seulement ;
rien qu’une difficulté de vivre. On les envoie à la
mer pour y passer tout l'été.
21.
370 L'HABITATION.
Grande dépense pour une fortune médiocre et peu
aisée. Pénible dérangement pour une maîtresse
de maison. Dure séparation surtout pour des époux
très-unis. On négocie. On voudrait faire adoucir
la sentence. Un mois ne suffirait-il pas? Mais le
très-sage médecin insiste. Il croit qu'un court sé-
jour nuit souvent plus qu'il ne sert. L’impression
brusque, violente des bains, sans préparation, est
très-propre à ébranler les santés les plus robustes.
Toute personne raisonnable doit s’acclimater d’a-
bord, respirer ; le mois de juin est excellent pour
cela ; — juillet et août pour les bains; — septembre
et parfois même octobre délassent des grandes cha-
leurs, adoucissent l'excitation qu’a produite l'âcreté
saline, consolident les résultats, et même par leurs
grands vents frais aguerrissent contre les froids de
l'hiver.
Peu d'hommes sont libres tout l'été. C'est beau-
coup si le mari pourra rejoindre sa femme un mois
ou deux, en août, septembre. Quelque disposé qu'il
soit à lui sacrifier tout intérêt secondaire, pour
elle-même il doit rester. Il est, dans la vie serrée
de l’homme de labeur, des chaînes qu'il ne pourrait
rompre qu’au grand détriment de la famille. Donc
il faut qu'elle parte seule. Et les voilà divorcés !"
Seule? Elle ne l’a jamais été. Elle serait plus ras-
surée si elle suivait une famille d’amis riches, qui
L'HABITATION. 371
s'en va complète, mari, femme, enfants, domes-
tiques. — Si j'osais donner mon avis, je dirais :
« Qu'elle parte seule. »
Ce départ en compagnie, d’abord gai et agréable,
a souvent des suites tout autres. On s’incommode,
on se brouille, et l’on revient ennemis, — ou (pis en-
core) trop amis. Le désæuvrement des bains a trop
souvent des résultats imprévus, qu’on regrette toute
la vie. Le moindre inconvénient qui, selon moi, n’est
pas petit, c'est que des gens qui, séparés, auraient
mieux senti la mer, et en auraient rapporté une
bonneet grande impression, vont, s’il leur faut vivre
ensemble, continuer la vie de la grande ville (frivo-
lité, vulgarité, fausse gaieté, etc.). Seul, on s'occupe,
et on pense. Ensemble, on jase, on médit. Ces
amis riches et mondains traiîneront la jeune dame à
leurs amusements. Elle en aura l'agitation, une
existence plus trouble, et plus antimédicale que
celle qu’elle avait à Paris. Elle manquera tout
à fait le but. Réfléchissez-y, madame. Soyez
courageuse et prudente. C'est dans une soli-
tude sérieuse, dans la petite vie innocente que
vous aurez là avec votre enfant, vie, s’il le faut,
enfantine, mais pure, mais noble, poétique,
c'est, dis-je, dans une telle vie que vous trou-
verez vraiment le renouvellement désiré. La jus-
tice délicate et tendre qui vous fait craindre le
912 L'HABITATION.
plaisir, quand un autre qui reste au logis travaille
pour la famille, elle vous comptera, croyez-le. La
mer vous en aimera mieux, si vous ne voulez d’a-
mie qu'elle. En ce repos, elle vous prodiguera son
trésor de vie, de jeunesse. L’enfant croîtra comme
un bel arbre, et vous fleurirez dans la grâce. Vous
reviendrez jeune, adorée.
Elle se résigne. Elle part. La station est indi-
quée. Elle est connue. On apprécie par l'analyse
chimique la valeur réelle des eaux. Mais 1l y a
une infinité de circonstances locales qu’on ne
devine pas de loin. Rarement le médecin les
connaît. L'homme, si occupé, de la grande ville,
n’a guère eu l’occasion ni le loisir d'étudier ces
localités.
Pour quelques-unes, importantes, on a publié
des guides, qui ne sont pas sans mérite. On y voit
les maladies innombrables dont on peut guérir dans
la station recommandée. Mais peu, très-peu spéci-
fient la chose essentielle qu'on y cherche, l’origina-
lité du lieu; ils n'osent en dire nettement le fort et
le faible, la place que ce lieu occupe dans l’échelle
L'HABITATION. 373
des stations. C'est un éloge général, et tellement
général, qu'il est fort peu instructif.
Quelle est l'exposition précise? Si vous regardez
la carte, la côte est tournée au midi. Mais cela n’ap-
prend rien du tout. Il peut se faire que telle courbe
particulière du terrain place votre habitation sousune
influence très-froide, que, par exemple, un torrent
qui débouche à la côte, un vallon caché, perfide,
vous souffle le vent du Nord, ou que, par un pli de
terrain, le vent d'Ouest s’engouffre et vous noie de
ses torrents.
Y a-t-1l des marais dans le voisinage? Presque
toujours on peut dire : Oui. Mais la différence est
grande siles marais sont salés, renouvelés, assainis
par la mer,—ou des marais dormants d'eau douce
qui, après les sécheresses, donnent des émanations
fiévreuses.
La mer est-elle très-pure, ou mêlée? et dans quelle
proportion? Grand mystère qu'on craint d’éclaircir.
Mais, pour les personnes nerveuses, pour les no-
vices qui commencent la série des bains de mer,
les plus doux sont les meilleurs. Une mer un peu
mêlée, un air moins salé et moins âcre, une plage
moins désolée qui offre les agréments de la cam-
pagne, ce sont les meilleures circonstances.
Un point grave et capital, c’est le choix de l'habi-
tation. Qui vous dirigera? Personne. Il faut voir,
374 L’'HABITATION.
observer soi-même. Vous tirerez fort peu de lu-
mière de ceux qui ont visité le pays, qui même y
ont séjourné. Ils le louent ou ils le blâment, moins
selon son vrai mérite que selon les plaisirs qu’ils y
ont trouvés, les amis qu'ils y ont laissés. Ils vous
adressent à ces amis, qui vous reçoivent à merveille .
Et, au bout de quelques jours, vous voyez les in-
convénients. Vous vous trouvez habiter la maison
la moins commode, parfois malsaine et dangereuse.
N'importe, vous êtes lié. Vous blesseriez la personne
qui vous a envoyé là, et cette famille aimable,
bonne, hospitalière, qui vous a reçu.
« Eh bien, je resterai libre. Mais en arrivant,
s'il se trouve un médecin honnête, estimé, je le
prierai de m'éclairer. » — Honnête! ce n’est pas
assez ; 1l faudrait qu'il fût intrépide, héroïque,
pour parler franchement là-dessus. Il se brouille-
rait à mort avec tous les habitants. Ce serait un
homme perdu. Il serait au ban du pays. Il vivrait
seul comme un loup, heureux encore si quelque
soir on ne lui faisait un mauvais parti.
J'ai l'horreur des constructions absurdement
légères, que la spéculation nous fait pour un cli-
L'HABITATION. 979
mat si variable. Ces maisonnettes de carton sont
les piéges les plus dangereux. Comme on vient
aux grandes chaleurs, on accepte ce bivouac. Mais
souvent on y reste en septembre, et parfois même
en octobre, dans le grand vent, sous les pluies.
Les propriétaires du pays, pour eux, bien por-
tants, se bâtissent de bonnes et solides maisons,
très-bien garanties. Et pour nous, pauvres ma-
lades, ils font des maisons en ee d'absurdes
chalets (non feutrés de mousse, à la suisse), mais ou-
verts, où rien ne joint. C’est trop se moquer de nous.
Dans ces villas, d'apparence luxueuse, au fond
misérables, rien de prévu. Des salons, des pièces
d’apparat en vue de la mer, mais nulle d'intérieur
agréable. Rien de ce doux confortable dont une
femme a besoin. Elle ne sait où se retirer. Elle vit
comme en demi-tempête, et subit à chaque instant
de brusques passages de température.
D'autre part, la maison solide du pêcheur, du
bourgeois même, est souvent basse et humide, in-
commode, inconvenante par certaines dispositions.
Souvent elle n’a pas de plafond double, épais, mais
un simple plancher de bois, par où passe et monte
l'air d'un froid rez-de-chaussée. De là, rhumes et
rhumatismes, gastrites et vingt maladies.
Quel que soit votre choix, madame, entre ces
deux habitations, savez-vous bien ce que je veux
376 L’'HABITATION.
pour vous avant toute chose? Riez, si vous voulez,
n'importe. Quoique nous soyons en juin, c’est une
très-bonne cheminée, et à l'épreuve du vent. Dans
notre beau pays de France, avec son froid nord-
ouest, avec son pluvieux sud-ouest, qui, cette an-
née, a régné seulement neuf mois sur douze, il faut
pouvoir faire du feu en tout temps. Il faut par un
soir humide, quand votre enfant revient grelottant
et ne peut reprendre chaleur avant le coucher, il
faut un moment de feu clair.
Deux choses en tout logis doivent être prévues
d'abord : le feu et l’eau; — une eau passable, chose
assez rare près de la mer. Si elle est tout à fait
mauvaise, essayez de suppléer par la bière ou quel-
que boisson du pays, qui vous dispense de l’eau.
Que ne puis-je bâtir pour vous d’une parole la
villa de l'avenir, telle que je l'ai dans l'esprit ! Je ne
parle pas de la maison de faste, du château, que les
riches voudront se faire à la mer. Je parle de
l'humble maison des médiocres fortunes. C’est un
art nouveau à créer, dont on ne paraît pas se
douter. Ce qu'on essaye est copié de types en con-
tradiction avec nos climats et la vie des côtes. Ces
kiosques, accidentés d’ornements légers, sont bons
pour des lieux abrités, mais ici ils font trem-
bler : on croit que le vent va les emporter. Les
chalets, qui dans la Suisse étendent des toits im-
L'HABITATION. 377
menses pour se défendre des neiges et serrer les
foins, ont le grave inconvénient d'ôter trop de lu-
mière. Le soleil (dans nos mers du Nord) ne doit
pas être écarté, mais très-précieusement recueilli.
Quant aux imitations de chapelles, d'églises gothi-
ques, si incommodes comme logement, laissons ces
joujoux ridicules.
Le premier problème, à la mer, c'est une grande
solidité, une fermeté, une épaisseur de murs qui
exclue le tremblement, le roulis qu'on sent par-
tout dans leurs frêles constructions, une assise ras-
surante, qui, dans les plus grandes tempêtes,
donne à la femme timide la sécurité, le sourire, et
ce bonheur du contraste qui fait dire : « Qu'on
est bien ici ! »
Le second point, c’est que le côté de la maison
qui regarde la terre soit si parfaitement abrité,
qu’on puisse y oublier la mer, et qu'à côté de ce
srand mouvement on y trouve le plus grand repos.
Pour répondre à ces deux besoins, je préférerais
la forme qui donne le moins de prise au vent, la
forme demi-circulaire, celle d’un croissant, dont la
partie convexe me donnerait sur la mer un pano-
rama varié, verrait le soleil tourner tout autour de
fenêtre en fenêtre et le recevrait à toute heure.
Le concave de ce demi-cercle, l'intérieur, serait
protégé par les cornes du croissant, de manière à
3178 L'HABITATION.
embrasser le joli petit parterre de la maîtresse de
maison. À partir de ce parterre, l’'abaissement pro-
oressif du sol permettrait de faire un jardin d'une
certaine étendue, garanti des vents de mer. Sou-
vent un pli de terrain en neutralise l'influence.
« Flore fuit la mer, » nous dit-on. Ce qu'elle
fuit, c’est la négligence de l’homme. Je vois d'ici à
Étretat, devant une très-forte mer, au plus haut
de la falaise, et au plus grand vent, une ferme avec
un verger et des arbres admirables. Quelle précau-
tion a-t-on prise? Un simple remblai de cinq pieds
de haut, en laissant venir dessus toute végéta-
tion fortuite, un buisson. Derrière ce remblai a
poussé une ligne d’ormes assez forts qui ont abrité
tout le reste. Telles localités de Bretagne auraient
pu aussi me servir d'exemple. Qui ne sait tout ce
que Roscoff produit de fruits, de légumes, jusqu’à
en fournir à bas prix la Normandie même.
Pour revenir à l'édifice, je le veux fort peu élevé.
Seulement un rez-de-chaussée, avec un premier :
étage pour les chambres à coucher. Point de haut
grenier, mais quelques chambres basses, qui 1s0-
lent le premier du toit.
Donc, la maison sera petite. En revanche, qu’elle
soit épaisse, qu’elle ait deux lignes de chambres,
un appartement sur la mer et un autre vers la
terre.
L'IHABITATION. 3919
Le rez-de-chaussée, vers la terre, serait un peu
abrité par le premier étage, qui déborderait de qua-
tre ou cinq pieds seulement. Cela ferait dans ce
croissant intérieur une sorte de galerie pour le
mauvais temps. Les chambres du bas seront la
salle à manger, une petite pièce peut-être pour
les livres (voyages, histoire naturelle), une autre
pour la baignoire. Je n'entends nullement une
vraie bibliothèque, ni une luxueuse salle de bains.
L'essentiel, le très-simple, le commode, et rien
de plus.
J'aimerais, dans les jours violents où la plage
n’est pas tenable pour une faible poitrine, j'aime-
rais à voir la dame, assise bien à l'abri, lire, tra-
vailler, dans son parterre. Elle y aurait un peu de
vie, fleurs, volière, un petit bassin qu’on remplirait
d’eau de mer, et où elle pourrait chaque jour rap-
porter ses découvertes, les petites curiosités que
lui donneraient les pêcheurs.
Pour la volière, j'aimerais mieux que ce fût la
libre volière que j'ai conseillée ailleurs, celle où
les oiseaux viennent chercher la protection de la
nuit et un peu de nourriture. On la ferme sur
eux le soir pour les garder de la chouette, et on
la leur ouvre au matin. Ils reviennent fort exac-
tement. Je crois même que si la volière était grande
et qu'on y plaçât l'arbre qui leur est ordinaire, ils
380 L'HABITATION.
y couveraient volontiers, sous votre protection, et
vous confieraient leurs petits.
Vie sérieuse, vie charmante. Quelle grâce de so-
litude est dans ce petit entr’acte de la vie, dans ce
court veuvage! La situation est nouvelle. Plus de
ménage, plus d’affaires. Avec l'enfant, elle est
seule bien plus qu'elle ne serait sans lui. Si elle
n’avait avec elle le petit compagnon, une compagne
lui viendrait, la rêverie, menant les vains songes.
Mais cet innocent gardien, l’enfant, ne le permet
pas. Il l’occupe, il la fait parler. Il rappelle la
maison. Avec lui, elle a toujours ce sentiment
que quelqu'un travaille là-bas pour eux et compte
aussi les jours. |
Fleurissez, pure, aimable fleur. Plus jeune au-
jourd'hui que jamais, vous vous retrouvez demoi-
selle, libre, et de liberté bien douce, sous la garde
de votre enfant.
IV
PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER
C'est un grand et brusque passage de quitter
Paris en ce beau moment pour la plage déserte ;
Paris alors éblouissant de ses jardins magnifiques
et de ses marronniers en fleurs. Juin serait très-
beau à la côte si l’on s’y trouvait à deux, avant l'in-
vasion de la foule. Mais, lorsque l'on y vient seui,
le tête-à-tête avec la mer et la noble société de cette
grande solitaire, ne sont pas sans quelque tristesse.
Aux premières visites qu'on fait à la plage, l'im-
pression est peu favorable. C’est monotone, et c'est
sauvage, aride. La grandeur inusitée du spectacle
fait, par contraste, sentir qu’on est faible et pe-
tit; le cœur est un peu serré. La délicate poi-
trie qui respirait dans une chambre, et qui tout
à coup se trouve en cette chambre de l'univers,
382 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER
au soleil et au grand vent, éprouve de l'oppression.
L'enfant joue, va, vient, court. Elle s’assoit, et,
immobile, elle frissonne à ce souffle froid. La tié-
deur du nid délaissé lui revient à la pensée. Ce-
pendant l'enfant s'amuse. Cela la console un peu.
Tout cela changera, madame. Affermissez-vous.
L'impression sera tout autre, lorsque, connais-
sant mieux la mer, vous la sentirez si peuplée. La
constriction pénible que vous sentez à la poitrine
disparaîtra par l'habitude. Il faut se faire à cet air
frais, mais salé et âpre, qui ne rafraichit nullement.
Ïl faut s’y faire lentement, ne pas vouloir expressé-
ment l'aspirer. Peu à peu, n'y songeant plus, dans
les recoins abrités, en jouant avec votre enfant, vous
respirerez librement, et vous vous dilaterez. Mais
pour les commencements, restez peu de temps à la
plage. Dirigez vos promenades vers l'intérieur du
pays.
La terre, votre amie d'habitude, vous rappelle.
Les forêts de pins rivalisent avec la mer en émana-
tions salubres. Les leurs, toutes résineuses, sont to-
nifiantes comme elles, et elles n’en ont pas l'âcreté.
Elles pénètrent tout notre être, nous entrent par
tous les pores, modifient le sang, l’assaimissent,
nous parfument d’un subtil arome. Aux landes,
derrière les pins, les simples et les herbes un peu
dures que vous foulez vous prodiguent des sen-
Li
PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 583
teurs, —non fades, enivrantes, comme celle des dan-
gereuses roses, — mais agréablement amères. As-
seyez-vous au milieu d'elles, et, comme elles, bien
abritée, par ce léger pli de terrain. Ne dirait-on pas
qu’on est ici à cent lieues de la mer? Aspirez-les,
ces purs esprits, l’âme de ces sauvages fleurs, vos
sœurs par la pureté. Cueillez-en, s'il le faut, ma-
dame. Elles ne demandent pas mieux. Un peu
rudes, mais si suaves ! elles ont ce singulier mystère
dans leur parfum virginal, de calmer et d'affermir.
Ne craignez pas de les cacher dans votre sem, sur
votre cœur.
N'oublions pas de remarquer que ces landes
abritées sont brülantes à certaines heures. Elles
absorbent, elles concentrent les rayons du soleil.
La faible femme y sécherait. La jeune fille, riche de
vie, S'enflammerait, bouillonnerait, aurait de re-
doutables fièvres. Sa têle se perdrait de mirages
étonnants et dangereux. Pour y aller, il faut choi-
sir des jours couverts, moites et doux; ou bien se
lever de bonne heure, quand tout est frais, quand
le thym garde un peu de sa rosée, lorsque le lapin
agile erre encore et fait tous ses tours.
384 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER.
Mais revenons à l'Océan. Aux heures où il se
retire, il manifeste lui-même et vous offre en
quelque sorte la riche vie qu'il nourrit en lui. Il
faut le suivre pas à pas, avancer sur le sable hu-
mide, qui alors enfonce peu. N'ayez peur. Le flot
amolli tout au plus veut baiser vos pieds. Si
vous regardez, vous verrez que ce sable n’est pas
mort, qu'ici et là s’agitent nombre de retarda-
taires que le reflux a surpris. Des petits poissons
s'y cachent, sur certaines plages. A l'embouchure
des rivières, l’anguille frétille dessous, et fait
de petits tremblements de terre. Le crabe, trop
acharné au repas ou au combat, a voulu, mais un
peu tard, rejoindre la mer. Sa fuite laisse à la sur-
face une mosaïque étrange, le zigzag de sa marche
oblique. Où cette ligne finit, vous le découvrez blotti
qui attend la marée prochaine. Le solen (manche
de couteau) a plongé, mais sa retraite est trahie par
l'entonnoir qu'il réserve pour respirer. La vénus
l'est par un fucus attaché à sa coquille qui dépasse
à la surface et révèle son logis. Les ondulations du
sol vous dénoncent les galeries des annélides guer-
rières ; leur arsenal vous charmerait, et l'iris (vue
au microscope) de leurs changeantes couleurs.
Le plus beau coup de théâtre se fait aux grandes
marées. L'Océan qui monta beaucoup, d'autant
plus, au reflux, recule. Il découvre alors, il hwre des
PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 389
espaces immenses, inconnus. Le mystérieux fond
de la mer, sur lequel on fait tant de rêves, apparait.
Vous surprenez là, dans le mouvement, dans la vie,
dans le secret de leurs retraites, des populations
étonnées qui se croyaient bien à l'abri, et qui, ja-
mais, presque jamais, n’avaient été sous le soleil,
encore moins sous les yeux de l’homme.
Rassurez-vous, peuple effrayé. C'est ici l'œil cu-
rieux, mais compatissant, d'une femme. Ce n'est
pas la main du pêcheur. Que veut celle-ci? Rien
que vous voir, vous saluer, vous montrer à son en-
fant, et vous laisser à votre élément naturel, en
vous souhaitant bonne santé et toute prospérité.
Parfois il n’est pas nécessaire d’errer bien loin.
On trouve tout en un point. L'Océan s'amuse à faire
dans le rocher creusé des océans en miniature qui
n’en sont pas moins complets, un monde de quelques
pieds carrés. On s’assoit, et l’on regarde. Plus on
regarde longtemps, plus on voit des vies, d’abord
inaperçues, qui se détachent. On y resterait indé-
{iniment, si le maître, le souverain impérieux de la
plage, ne vous en chassait par le flux.
Demain, on y retournera. Cest l’école, c’est le
muséum, l'intarissable amusement pour l'enfant
et pour la mère. Là, la pénétrante finesse de Ja
femme, et son tendre cœur, tout d’abord saisissent
et devinent. La maternité lui dit tout, comment la
22
586 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER.
vie va se créant, s’enfantant. Voulez-vous savoir
pourquoi son instinct si vite lui révèle la création,
pourquoi elle entre de plain-pied (comme quelqu'un
rentrerait chez soi) dans le mystère de la nature?
Elle est la nature elle-même.
Au fond de l’eau onctueuse, de petites algues,
petites, mais grasses et nourrissantes, d'autres
plantes lilliputiennes de fins et jolis dessins, sont
là, prairie patiente, pour alimenter leurs bes-
tiaux, les mollusques, qui broutent dessus. Pa-
telle et buccin, turbot, moules violettes, tellines
roses ou lilas, fous, gens tranquilles, attendront.
Mieux garanties, les balanes, dans leur ville forti-
fiée, ferment leurs quadruples volets. Demain, ils
y seront encore. Est-ce à dire qu'en leur mertie ils
ne rêvent pas le mouvement ? qu’ils n’aient pas la
confuse idée et l'amour de l'inconnu ? de quelqu'un
de bienveillant qui viendra à certaines heures les
rafraîchir et les nourrir ?... Oh! ils y songent, ils
attendent. Veufs du grand époux l'Océan, ils sa-
vent qu’il va revenir vers la terre et la caresser.
D'avance, ils regardent vers lui, et ceux qui ont des
maisons fixes ont bien soin de tenir la porte en ce
sens et prête à ouvrir. S'il est un peu violent, tant
mieux, ils n’en sont que plus aises, trop heureux de
ce flot vivant qui va puissamment les bercer.
«Vois, mon enfant, à notre approche, ces im-
PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 387
mobiles ont resté seuls. Mais d’autres, plus vifs,
avaient fui. Les voilà qui se rassurent. La crevette
sautillante, de ses palpes fines et légères, irise
l'eau ; elle se charge de faire la vague el la tempête
à la mesure d'un tel océan. L’araignée de mer,
lente et incertaine, se livre par sa craintive audace:;
elle remonte à la lumière, à la surface tiède. Un
personnage prudent, tapi au fond du goëmon, sous
les corallines violettes, le crabe s’avance curieux, et,
après un coup d'œil furtif, se replonge en sa forêt.
« Mais que vois-je? et qu'est ceci? Une grosse
coquille immobile prend vie, entreprend d’avan-
cer. Oh! ceci n'est pas naturel. La fraude est
grossière. L'imtrus se trahit par ses étranges cul-
butes... Qui ne vous reconnaîtrait, beau masque,
sire Bernard l'Ermite, crabe rusé qui voulez faire
l'innocent mollusque. Votre mauvaise conscience
vous trouble et vous agite trop. »
Au rivage de notre océan, étrangères à ces
mouvements, les fleurs animées épanouissent leur
corolle. Près de la lourde anémone, de char-
mantes petites fées, des annélides, apparaissent
et se produisent au soleil. D'un tube tortueux
surgit un disque, une ombrelle blanche ou lilas,
et parfois de couleur de chair. Rejetée un peu de
côté, elle a dégagé d’elle-même un objet qui n’a
rien de comparable dans le monde végétal. Pas une
dé. *
388 PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER.
n'est semblable à sa sœur; toutes sont inimitables
par le délicat velouté. |
En voici une, sans ombrelle, qui laisse flotter une
nuée de filets légers, floconneux, à peine teintée
d'un gris d'argent; cinq filets s échappent plus longs,
richement colorés de cerise. Ils ondulent, se nouent,
se dénouent, s’enchevêtrent aux cheveux d'argent,
en faisant sous l’eau de charmants mirages. Ce
n’est rien pour nos sens grossiers; c'est beaucoup
pour celle où la vie nerveuse, le fin génie maladif
de la femme vibre à toute chose. À ces couleurs
rougissantes, pâlissantes, tour à tour, elle se sent
et se reconnait, elle sent la flamme de la vie, qui
flamboie, brille et s'éteint. Attendrissante vision !
Elle replonge ses regards au charmant petit océan,
et elle y voit mieux la Nature, mère féconde, mais
si sévère, qui, à se dévorer soi-même, semble trou-
ver une àpre joie.
Elle resta bien rêveuse, oppressée de cette pen-
sée. La femme ne serait pas la femme, c’est-à-dire
le charme du monde, si elle n’avait un don tou-
chant : La tendresse pour toute vie, la pitié et ses
belles larmes.
Elle ne pleurait pas encore, mais était si près de
pleurer! L'enfant le vit. Étant déjà, comme ils
sont, attentifs, de sens rapide, il se tut. Ils re-
vinrent silencieux. F
S-
PREMIÈRE ASPIRATION DE LA MER. 589
C'était l'aimable premier jour où, pour lui, elle
commença à épeler avec son cœur la langue de la
nature. Et cette langue du premier coup lui avait
adressé des mots d'un mystère si émouvant, que le
pauvre cœur fut atteint.
Le jour baissait. L'oiseau de mer attardé forçait
de rames, regagnait la terre et son md. En remon-
tant par la falaise et le jardin déjà obscur, un pre-
mier cri d'oiseau de nuit, aigu, sinistre, s’entendit.
Mais la volière de refuge était bien fermée, les oi-
seaux dormaient la tête sous l’aile. Elle s'en assura
elle-même, elle vit tout en süreté. Son cœur s’al-
légea d’un soupir, et elle embrassa son fils.
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BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ.
Si, comme disent certains médecins français, les
bains de mer n’ont qu'une action mécanique, ne
donnent au sang aucun principe nouveau, et ne sont
qu'une simple branche de l'hydrothérapie, — il faut
avouer que c’est, des formes de l'hydrothérapie, la
plus dure, la plus hasardeuse. Du moment que
cette eau, si riche de vie, n’en donne pas plus que
de l’eau claire, il est insensé de faire de telles ex-
périences en plein air, à tous les hasards du vent,
du soleil, de mille accidents.
Quiconque voit sortir de l’eau la pauvre créature
qui prend un de ses premiers bains, qui la voit
pâle, hâve, effrayante, avec un frisson mortel, sent
la dureté d’un tel essai, tout ce qu’il a de danger
pour certaines constitutions. Soyez sûr que per-
392 BAINS. — RENAISSANCE DE LA _ (0
sonne n'ira affronter une chose si pénible, si l'on
peut chez soi suppléer, sans danger, par une douce
et prudente hydrothérapie.
Ajoutez que l'impression, comme si elle n’était
assez forte, s'aggrave pour la femme nerveuse de
la présence de la foule. C’est une cruelle exhibition
devant un monde critique, devant les rivales char-
mées de la trouver laide une fois, devant les
hommes légers, sottement rieurs et sans pitié, qui
observent, la lorgnette en main, les tristes hasards
de toilette d'une pauvre femme humiliée.
Pour endurer tout cela, il faut que la malade ait
foi, une foi forte à la mer, qu'elle croie qu'aucun
autre remède ne servirait, qu'elle veuille à tout
prix s'imbiber des vertus de ses eaux.
«Pourquoi pas? disent les Allemands. Si le pre-
mier moment du bain vous contracte et ferme vos
pores, le second, la réaction de chaleur qui vient
ensuite, les rouvre, dilate la peau, et la rend fort
susceptible d'absorber la vie de la mer. »
Les deux opérations se font presque toujours en
cinq ou six minutes. Au delà, le bain nuit souvent.
Du reste, il ne faut arriver à cette violente
émotion des bains froids que préparé par l'usage
des bains tièdes qui facilitent l'absorption. Notre
peau, qui, tout entière, se compose de petites
bouches, et qui à sa façon absorbe et digère
" à RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 395
comme l'estomac, a besoin de s’habituer à cette
forte nourriture, à boire le mucus de la mer, ce lait
salé qui est sa vie, dont elle fait et refait les êtres.
Dans la suècession graduée des bains chauds, tièdes
_et presque froids, la peau prendra cette habitude,
ce besoin; elle en prendra soif, et boira de plus en
plus.
Pour la rude cérémonie des premiers bains froids,
il faut du moins éviter l’odieux regard des foules.
Qu'elle se fasse en lieu sûr, sans témoin que l’in-
dispensable, une personne dévouée, qui secoure au
besoin, qui veille, soutienne, frictionne au dur mo-
ment du retour avec de très-chaudes laines, donne
un léger cordial d'une boisson chaude, où l’on met
quelques gouttes d’élixir puissant.
«Mais, dira-t-on, le danger est moindre sous les
yeux de tous. Nous sommes loin de Virginie, qui,
dans un extrême péril, aima mieux se noyer que
de prendre un bain. »— Erreur. Nous sommes plus
nerveux que nous ne fûmes jamais. Et l'impression
dont je parle est si vive et si révoltante, j'entends
pour certaines personnes, qu'elle peut entraîner
des effets mortels, anévrisme, apoplexie.
594 BAINS.—RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ.
J'aime le peuple, et je hais la foule: surtout
la foule bruyante des viveurs, qui viennent at-
trister la mer de leur gaieté, de leurs modes, de
leurs ridicules. Quoi! la terre n'est:pas assez
grande ? Il faut que vous veniez ici faire la guerre
aux pauvres malades, vulgariser la majesté de
la mer, la sauvage et la vraie grandeur !
J'eus le malheureux hasard de passer un jour du
Havre à Honfleur sur un bateau chargé, surchargé
de ces imbéciles. Dans cette traversée si courte, ils
eurent le temps de s’ennuyer, et organisèrent un
bal. Je ne sais qui (un maitre de danse?) avait sa
pochette en poche, et jouait des contredanses
devant l'Océan. Il est vrai qu'on n’entendait rien. A
peine une petite note aigre grinçait à travers la
basse solennelle, formidable, qui grondait autour
de nous.
Je conçois bien la tristesse de la dame qui voit
en juillet sa chère solitude troublée par cette in-
vasion, tant de fats, tant d’incroyables, de cau-
seuses, de curieuses. La liberté a cessé. La demeure
la plus écartée a toute la nuit l'écho des élégantes
guinguettes, de café, de casino. Le jour, des nuées
d'agréables, en gants jaunes et bottes vernies, pa-
pillonnent sur la plage. Une personne seule est re-
marquée. Seule ? Pourquoi? On se le demande. On
approche, on veut par l'enfant entamer conversa-
BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 395
tion; on lui ramasse des coquilles. Bref, la dame,
embarrassée, excédée, reste chez elle ou ne sort
que le matin. Là-dessus, mille commentaires mal-
veillants. Il lui en revient quelque chose. Elle n’est
pas sans inquiétude. Ces importuns qu'elle écarte
sont parfois des gens influents, qui pourraient
nuire à son mari.
Nulle part plus qu'aux bains de mer on n'est
imaginatif. Les nuits de juillet et d'août, ardentes
et de peu de sommeil, sont agitées de tout cela.
Si au matin elle s'endort, elle n’en est pas plus
tranquille. Les bains, loin de rafraichir, ajou-
tent l'irritation saline à la chaleur caniculaire. De
la jeunesse, elle a repris non la force, mais le
bouillonnement. Faible encore, et toute nerveuse,
elle est d'autant plus troublée de cet orage inté-
rieur.
Intérieur, mais non caché. La mer, l'impitoyable
mer, amène et révèle à la peau toute cette excita-
tion qu'on voudrait garder secrète. Elle la trahit
par des rougeurs, de légères efflorescences. Toutes
ces petites misères, dont souffrent encore plus les
enfants, et que les mères aiment en eux comme
un retour de santé, elles en sont humiliées, quand
elles les ont elles-mêmes. Elles craignent d’en
être moins aimées. Tant elles connaissent peu
l'homme! Elles ignorent que le grand attrait, le
396 BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ.
plus vif aiguillon d'amour, c'est moins la beauté
que l'orage.
«Mais, s'il allait me trouver laide! » C’est ce
qu'elle ditchaque matin en se regardant au miroir.
Elle craint, tout en le désirant, l’arrivée de celui
qu’elle aime. Elle se sent pourtant bien seule, elle
a peur sans savoir pourquoi, au milieu de cette
foule. Elle n’ose plus s'écarter, se promener à dis-
tance. Son agitation va croissant. Elle prend fièvre,
elle s’alite.… A peine vingt-quatre heures après,
elle le voit auprès d'elle.
Qui l’a averti? Non pas elle. Mais, de sa grosse
écriture, une petite main a écrit : « Mon cher papa,
venez vite. Maman est au lit. Elle a dit l’autre
jour : S'il était là!»
Il a paru. Elle est guérie. Voilà un homme bien-
heureux ! Heureux de la voir remise, heureux d’être
nécessaire, heureux de la voir si belle. Elle a bruni,
mais qu’elle est jeune! quelle vie dans son char-
mant regard! quel doux rayonnement de santé dans
la soie de ses beaux cheveux qui ondoient indé-
pendanis !
Est-ce un conte que l’on vient de lire? Cette re-
naissance si promple de vie, de beauté, de tendresse,
BAINS.— RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ. 397
cette charmante aventure de retrouver dans sa
femme une jeune maitresse émue, si heureuse du
retour, ce miracle, est-ce une fiction ? Point du tout.
C'est l’agréable spectacle qu'on a très-souvent.
S'il est rare chez les riches, il ne l’est point dans
les familles laborieuses et captives de leurs de-
voirs. Leurs séparations forcées sont pénibles; les
échappées, qui permettent enfin de se réunir, ont
un charme qu'on ne cache point; on n'y rougit pas
d'être heureux.
Quand on connaît la tension prodigieuse de la
vie moderne pour les hommes de travail (c’est-à-
dire pour tout le monde, moins quelques oisifs), on
est trop heureux d'observer ces scènes de joie où
la famille réunie dilate un moment son cœur. Ceux
qui n'en ont pas diront que c’est bourgeois, pro-
saique. La forme importe peu, quand le fond est si
touchant. Le négociant soucieux qui, d'échéance
en échéance, a sauvé encore la barque où est la
destinée des siens, la victime administrative, l’em-
ployé qu'usent l'injustice et la tyrannie des bu-
reaux, ces caplifs ont quitté leur chaine, et, dans
ce repos trop court, une aimable et tendre famille
voudrait leur faire tout oublier. La mère, l'enfant,
y sont habiles. De leur gaieté, de leurs caresses,
des distractions de la mer, ils s'emparent de l’es-
prit chagrin, éveillent en lui d’autres pensées.
23
398 BAINS. — RENAISSANCE DE LA BEAUTÉ.
C'est leur triomphe ; ils le mènent, lui font visiter
leur plage, contempler leur mer, jouissent de son
admiration. Car tout cela est à eux. L'océan où ils se
baignent, ils en ont pris possession et se plaisent : à
lui en faire part.
La femme redevient tout aille bienveillante
à celte foule même qui jusqu'ici l'inquiétait. Elle se
sent si bien près de lui, tellement dans son har-
monie! Elle est plus qu’en sécurité, elle est brave;
elle est familière avec la mer, avec la vague. Elle
assure qu'elle va nager : «elle veut dompter la
mer. » Ambition un peu bien forte. Elle est tout
d'abord primée par son concurrent, son enfant,
tout autrement leste et hardi. Se croyant tenue,
elle nage. Autrement, elle a peur, enfonce.
Elle se dédommagera à force de bains. Car elle
est tombée amoureuse de la mer; elle en est jalouse.
Cette mer, en effet, ne fait pas de médiocres pas-
sions. Je ne sais quelle ivresse électrique est en
elle, qu'on voudrait toute absorber.
VI
LA RENAISSANCE DU CŒUR ET DE LA FRATERNITÉ
Trois formes de la nature étendent et grandissent
notre âme, la font sortir d'elle-même et voguer
dans l'infini.
Le variable océan de l’air, avec sa fête de lu-
mière, ses vapeurs et son clair-obscur, sa fan-
tasmagorie mobile de créations, capricieuses, si
promptement évanouies.
Le fixe océan de la terre, son ondulation que l'on
suit du haut des grandes montagnes, les soulève-
ments qui témoignent de sa mobilité antique, la
sublimité des sommets, de leurs glaces éternelles.
Enfin l'océan des eaux, moins mobile que le
premier, et moins fixe que le second, docile aux
mouvements célestes dans son balancement régu-
lier.
%
400 LA RENAISSANCE DU CŒUR
Ces trois choses font la gamme où l'infini parle à
notre âme. Toutefois notons la différence :
La première est si mobile, que nous l’observons
à peine : elle trompe, elle leurre, elle amuse; elle
disperse et rompt nos pensées. C'est par moment
l'espoir immense, un jour subit dans l'infini; on
va voir jusqu’au fond de Dieu. Non, tout s'enfuit;
le cœur est chagrin, trouble et plein de doute.
Pourquoi m'avoir fait entrevoir ce sublime songe
de lumière ? je ne puis plus l'oublier, et le monde
en reste obscur.
Le fixe océan des montagnes ne fuit pas ainsi.
Au contraire. Îl nous arrête à chaque pas, nous 1m-
pose une très-dure et salutaire gymnastique. La
contemplation s’y achète par la plus violente action.
Cependant l’opacité de la terre, comme la trans-
parence de l'air, souvent nous trompe et nous
égare. Qui ne sait que Ramond, dix ans, chercha
en vain le Mont perdu, qu’on voit et qu'on ne peut
atteindre ?
Grande, très-srande différence entre les deux
éléments : la terre est muette, et l'Océan parle.
L'Océan est une voix. Il parle aux astres lointains,
répond à leur mouvement dans sa langue grave et
solennelle. Il parle à la terre, au rivage, d'un ac-
cent pathétique, dialogue avec leurs échos; plaintif,
menaçant tour à tour, il gronde ou soupire. Il s’a-
ET DE LA FRATERNITÉ. 401
dresse à l'homme surtout. Comme il est le creuset
fécond où la création commença et continue dans sa
puissance, il en a la vivante éloquence; c’est la vie
qui parle à la vie. Les êtres qui, par millions, mil-
liards, naissent de lui, ce sont ses paroles. La mer
de lait dont ils sortent, la féconde gelée marine,
avant.même de s'organiser, blanche, écumante, elle
parle. Tout cela ensemble, mêlé, c'est la grande
voix de l'Océan.
Que dit-11? I! dit la vie, la métamorphose éter-
nelle. Il dit l’existence fluide. Il fait honte aux am-
bitions pétrifiées de la vie terrestre.
Que dit-il? Immortalité. Une force indomptable
de vie est au plus bas de la nature. Combien plus
au plus haut, dans l’âme!
Que dit-il ? Solidarité. Acceptons le rapide échange
qui, dans l'individu, existe entre ses éléments divers.
Acceptons la loi supérieure qui unit les membres
vivants d’un même corps : humanité. Et, au-dessus,
là loi suprême qui nous fait coopérer, créer, avec
la grande Ame, associés (dans notre mesure) à
l’aimante Harmonie du monde, solidaires dans la
vie de Dieu.
402 LA RENAISSANCE DU CŒUR
La mer, très-distinctement, dans ses voix que
l'on croit confuses, articule ces graves paroles.
Mais l’homme n'entend pas aisément quand il ar-
rive au rivage assourdi par les bruits vulgaires,
las, surmené, prosaïsé. Le sens de la haute vie,
même chez le meilleur, a baissé. Il est en garde
contre elle. Qui aura prise sur lui? La Nature?
Non pas encore. Adouci par la famille, par l'in-
nocence de l'enfant, par la tendresse de la femme,
l'homme reprend d'abord intérêt aux choses de
l'humanité. On voit là que les âmes ont des sexes
et sentent très-diversement. Elle, elle est plus tou-
chée de la mer, de la poésie de l'infini; mais lui,
de l’homme de mer, de ses dangers, de son drame
de chaque jour, de la flottante destinée de sa fa-
mille. Quoique la femme soit tendre aux misères
individuelles, elle ne donne pas aux classes un
aussi sérieux intérêt. Tout homme laborieux qui
vient à la côte fixe son attention principale sur la
vie des hommes de travail, pêcheurs, marins, cette
vie rude, hasardeuse, de grand péril, de peu de
gain.
Je le vois, pendant que la femme se lève et qu'on
habille l'enfant, se promener sur la grève. Par une
froide matinée, après une nuit de grande pluie, une à
une, les barques reviennent ; tout est trempé, mor-
fondu; les habits de ces gens dégouttent. Les jeunes
L z
. ET DE LA FRATERNITÉ. 405
enfants aussi-ont passé la nuit en mer. Que rap-
porte-t-on ? Pas grand'chose. On revient en vie pour-
tant. Au vent violent de cette nuit, les bateaux em-
barquaient des lames. On a vu de près la mort.
Grande occasion pour l’homme qui se plaignait tant
hier, de revenir sur lui-même, de dire : « Mon sort
est plus doux. »
Le soir, par le couchant douteux, où des nuages
cuivrés montent sur une mer sinistre, il les voit
déjà repartir. « N'’aurons-nous pas de mauvais
temps? leur dit-11. — Monsieur, il faut vivre. »
Ils partent, avec eux leurs enfants. Leurs femmes,
plus que sérieuses, suivent des yeux, et plus d’une
fait tout bas quelques prières. Qui ne s’y joindrait?
L’étranger fait des vœux lui-même; il dit : « La
nuit sera mauvaise. On voudrait les voir re-
venus. »
Ainsi la mer ouvre le cœur. Et les plus durs y
sont pris. Quoi qu’on fasse,'on se retrouve homme.
Ah! on n'en a que trop sujet! Toutes les formes
de misères s’y trouvent chez des populations bra-
ves, intelligentes, honnêtes, qui sont incompara-
blement les meilleures de notre pays. J'ai beau-
coup vécu à la côte. Toute vertu héroïque, qu'on
noterait dans l'intérieur comme chose rare, est la
vie commune. Et, ce qui est curieux, nul orgueil!
Tout l’orgueil en France est pour la vie militaire.
€
“4
404 LA RENAISSANCE DU CŒUR
Hors de là, les plus grands dangers ne comptent
pas; on trouve tout simple de les braver chaque
jour, et sans jamais s’en vanter. Je n’ai jamais vu
des hommes plus modestes (j'allais dire timides)
que nos pilotes de Gironde, qui, de Royan, de
Saint-Georges, vont intrépidement sans cesse au
grand combat de Cordouan. Là, comme à Gran-
ville (et partout), les femmes seules parlaient,
crialent, réglaient tout, faisaient les affaires. Ces
braves gens, une fois à terre, ne soufflaient mot,
aussi paisibles que leurs vaillantes épouses étaient
bruyantes et superbes, exerçant sur les enfants
toute l'autorité paternelle. Le mari suivait à la let-
tre le mot du poëte romain : « Heureux de n'être
rien chez moi. »
Leurs dames, fort intéressées avec l'étranger et
dans toute la vie commune, n'avaient pas moins, il
faut le dire, dans les grandes circonstances, un cœur
royal, magnifique et généreux. À Saint-Georges,
elles donnaient tous leurs draps pour la charpie des
blessés de Solferino. A Étretat, trois Anglais s’é-
tant brisés presque à la côte, dans un endroit inac-
cessible, toute la population se précipita au se-
cours, et, tant qu'ils furent en péril, se désespéra;
hommesiet femmes donnèrent tous les signes d’une
violente sensibilité. Sauvés, on les recueillit avec
des cris, avec des larmes. Ils furent hébergés, rha-
Fu
ET DE LA FRATERNITÉ. 405
billés, comblés d'amitiés, de dons. (Avril 1859.)
Oh ! le bon peuple de France! Et combien pour-
tant jusqu'ici il a la vie triste et dure! Dans le ré-
gime des classes (qui du reste est si utile et nous
donne une si grande force), il faut qu’il quitte à
chaque instant les avantages du commerce pour la
marine de l’État, très-sévère, et de plus en plus.
La manœuvre, il y a quarante ans, s’y faisait en-
core en chantant. Aujourd'hui, elle est muette.
(Jal, Arch. 11, 522.) Dans la marine du commerce,
les grandes pêches ont cessé. Les primes de la ba-
leine ne profitaient qu'aux armateurs. (Boitard,
Dict., art. Cétacés, Baleine.) La morue a diminué,
le maquereau faiblit, le hareng s'éloigne. Un très-
précieux petit livre (Histoire de Rose Duchemin par
elle-même) donne un tableau saisissant de cette
misère. Le spirituel Alphonse Karr, qui a écrit
sous la dictée de cette femme de pêcheur, a eu
le tact excellent de n'y changer pas un seul
mot. |
Étretat n’est pas proprement un port. Fort bas,
au niveau de la mer, il en est défendu uniquement
par une montagne de galets, barrière dont la tem-
pête es le seul ingénieur, y poussant, y ajoutant
de nouvelles jetées de cailloux. Aucun abri. Donc
il faut, selon l’ancien et rude usage celtique, que
chaque barque qui arrive soit remontée sur le quai,
23.
406 LA RENAISSANCE DU CŒUR
tirée par une corde qui se roule sur un cabestan.
Le cabestan, à quatre barres, est fort péniblement
tourné par la famille du pêcheur, sa femme, ses
filles et leurs amies ; car les garçons sont en mer.
On comprend la difficulté. La lourde barque, en
montant, heurte de galet en galet, d'obstacle en
obstacle, et ne les franchit que par sauts. Chaque
saut et chaque secousse retentit à ces poitrines de
femmes, et ce n’est point une figure de dire que
ce retour si dur se fait sur leur chair froissée, sur
leur sein, leur propre cœur.
Je fus d'abord attristé, blessé. Mon premier élan
était de me meitre aussi de la partie et d'aider. La
chose eût paru singulière, et je ne sais quelle fausse
honte m'arrêta. Mais, chaque jour, j'assistais, au
moins de mes vœux. Je venais, je regardais. Ces
jeunes et charmantes filles (rarement jolies, mais
charmantes) n'avaient point le court jupon rouge de
l'ancien costume des côtes, mais de longues robes;
elles étaient pour la plupart affinées de race et d’es-
prit, et plusieurs fort délicates; elles tenaient de
la demoiselle. Courbées sur celte œuvre rude
(filiale, et, partant, relevée), elles n'étaient pas sans
grâce ni fierté; leur jeune cœur, dans ce très-
pénible effort, ne donnait à la faiblesse pas une
plainte, pas un soupir.
Ce petit quai de galets, très-petit, est encore
ET DE LA FRATERNITÉ... 407
trop grand. J'y voyais nombre de barques aban-
données, inutiles. La pêche est devenue stérile.
Le poisson a fui. Étretat languit, périt, près de
Dieppe languissante. De plus en plus, il est réduit
à la ressource des bains; il attend sa vie des baiï-
gneurs, du hasard des logements, qui, tantôt
loués, tantôt vides, rapportent un jour, et l’autre
appauvrissent. Ce mélange avec Paris, le Paris
mondain, quelque cher que celui-ci paye, est un
fléau pour le pays.
Nos populations normandes, qui découvrirent
lAmérique, qui, dès le quatorzième siècle, con-
quirent la côte d'Afrique, de moins en moins
aiment la mer. Beaucoup tournent désormais le
dos à la côte et regardent vers l'intérieur. Le des-
cendant de celui qui jadis lança le harpon se ré-
signe au métier de femme, devient un cotonnier
blème de Montville ou de Bolbec.
C'est à la science, à la loi, d'arrêter cette déca-
dence. La première, par sa direction habile, si
elle est fermement suivie, créera l’économie de la
mer et reconslituera la pêche, école de la ma-
rime. La seconde, moins exclusivement influen-
cée de l'intérêt de la terre, gardera dans le ma-
rin la fleur du pays, élite à part, nullement com-
parable aux grandes masses dont nous tirons le
soldat, et qui sera le vrai soldat dans telles cir-
408 LA RENAISSANCE DU CŒUR, ETC.
constances qui trancheraient le nœud du monde.
Telle était ma rêverie sur ce petit quai d'Étretat
dans le sombre été de 1860, où la pluie tombait à
flots, pendant que le dur cabestan grinçait, que la
corde criait, que la barque montait lentement.
Elle traine aussi, celle du siècle, et elle a peine
à monter. Il y a lenteur, il y a fatigue, comme en
1750. Il serait bon qu’on aidât et qu'on se mit
à la barre. Mais plusieurs perdent le temps, jouent
aux coquilles, aux catiloux.
On dit que Scipion, le vainqueur de Carthage, et
Térence, captif échappé de ce naufrage d'un monde,
ramassaient des coquilles au bord de la mer, bons
amis dans l'indifférence et dans l'abandon du passé.
Ils y goûtaient ce bonheur d'oublier, d'effacer la
vie, de redevenir enfants. Rome ingrate, Carthage
détruite, leurs deux patries, leur pesaient peu, ne
laissant guère trace à leur âme, pas plus que la
ride du flot.
Nous, ce n'est pas là notre vœu. Nous ne vou-
lons pas être enfants. Nous ne voulons pas oublier,
mais, de persévérante ardeur, aider la manœuvre
pénible de ce grand siècle fatigué. Nous voulons
remonter la barque, et pousser de nos fortes mains
au cabestan de l'avenir.
PES |
VII
VITA NUOVA DES NATIONS
Pendant que j'achevais ce livre, en décembre
1860, la ressuscitée, l'Italie, notre glorieuse mère
à tous, m'envoie de belles étrennes. Une nouvelle,
une brochure, m'arrivent de Florence.
C'est un pays d'où il nous vient souvent de gran-
des nouvelles : en 1500, celle de Dante; en 1500,
celle d'Amerigo; en 1600, Galilée. Quelle sera
donc aujourd'hui la nouvelle de Florence?
Oh ! bien petite en apparence | Mais qui sait ? im-
mense par les résultats! C’est un discours de quel-
ques pages, un opuscule médical; le tre n'a rien
qui attire; 1l éloignerait plutôt. Et pourtant il y a
là un germe de conséquence incalculable, et qui
peut changer le monde.
410 VITA NUOVA DES NATIONS.
En regard du titre, je vois le portrait de deux en-
fants, l’un mort et l’autre mourant aux hôpitaux de
Florence. L'auteur est le médecin, qui (chose rare)
avait tellement pris à cœur ses petits malades,
pauvres enfants inconnus, qu'il a voulu écrire sa
douleur et ses regrets.
Le premier, de sept ou huit ans, de fine et austère
noblesse, dans l’amertume, ce semble, d’un grand
destin machevé, a sur l’oreiller une fleur. Sa mère,
trop pauvre pour lui donner autre chose, lui en
apportait en venant le voir; il les gardait avec tant
de soin, tant de religion, qu’on lui a laissé
celle-ci.
L'autre, plus petit, dans la grâce attendrissante
de son âge de quatre ou cinq ans, visiblement va
mourir; ses yeux flottent dans le dernier rêve. Ces
enfants avaient témoigné de la sympathie l’un pour
l’autre. Sans pouvoir parler, ils aimaïent à se voir,
à se regarder, et le compatissant médecin les avait
fait placer en face l’un de l’autre. Il les a rappro-
chés dans la gravure comme ils l’ontété en mourant.
C'est une chose tout italienne. On se garderait
bien ailleurs de se montrer faible et tendre; on
craindrait le ridicule. En Jtalie, point. Le doc-
teur écrit devant le public tout comme s'il était
seul. Il s’épanche sans réserve avec une abon-
dance, une sensibilité féminine, qui fait sou-
VITA NUOVA DES NATIONS. 411
rire et pleurer. Il faut avouer aussi que la langue
y fait beaucoup, langue charmante de femmes et
d'enfants, si tendre, et pourtant brillante, jolie
dans la douleur même. C'est une pluie de larmes
et de fleurs.
Puis il s'arrête et s'excuse. S'il a parlé ainsi, ce
n’est pas sans cause. « C’est que ces enfants ne se-
raient pas morts si on avait pu les envoyer à la
mer. » Conclusion : il faudrait établir à la côte un
hospice d'enfants.
Voilà un homme bien habile. Il a pris le cœur.
Tout suivra. Les hommes sont attentifs, touchés,
les dames en pleurs. Elles prient, elles veu-
lent, elles exigent. On ne peut rien leur re-
fuser. Sans attendre le gouvernement, une libre
société fonde sur-le-champ les Bains d'enfants à
Viareggio.
On connaît cette belle route, ce demi-cercle en-
chanteur que fait la Méditerranée quand on a quitté
l’âpreté de Gênes, qu’on a dépassé la rade magni-
fique de la Spezzia, et qu’on s’enfonce sous les oli-
viers virgiliens de la Toscane. À mi-chemin de Li-
vourne, une côte conquise sur la mer offre le petit
port solitaire que consacre désormais la charmante
fondation.
Florence a eu l'initiative de la charité sur toute
l'Europe, des hospices avant l’an 1000. En 1287,
412 VITA NUOVA DES NATIONS.
quand la divine Béatrix inspira Dante, son père
fonda celui de S. Maria Nuova. Luther, dans son
voyage, peu favorable à l'Italie, n’admire pas moins
ses hôpitaux, les belles dames italiennes qui, voi-
lées, sans gloriole, allaient y servir les malades.
‘
La nouvelle fondation sera pour l'Europe un mo-
dèle. Nous devons cela aux enfants. La vie d’enfer
que nous menons, celte vie de travail terrible et
d'excès plus meurtriers, c’est sur eux qu'elle re-
tombe.
On ne peut se dissimuler la profonde altération
dont sont visiblement atteintes nos races de l'Occi-
dent. Les causes en sont nombreuses. La plus frap-
pante, c’est l’immensité, la rapidité croissante de
notre travail. Elle est forcée pour la plupart, 1m-
posée par le métier. Mais ceux même à qui le mé-
tier ne commande pas ne se précipitent pas moins.
Je ne sais quelle ardeur d'aller de plus en plus
vite est maintenant dans le tempérament, l'hu-
meur, l’âcreté du sang. Tous les siècles furent pa-
resseux, stériles, si on les compare. Nos résultats
sont immenses. Nous versons de notre cerveau un
VITA NUOVA DES NATIONS. 415
merveilleux fleuve de sciences, d’arts, d'inventions,
d'idées, de produits, dont nous inondons le globe,
le présent, même l'avenir. Mais à quel prix tout
cela? Au prix d’une effusion épouvantable de force,
d’une dépense cérébrale qui d'autant énerve la gé-
nération. Nos œuvres sont prodigieuses et nos en-
fants misérables.
Notez que ce grand effort, cette excessive pro-
duction, c'est le fait d'un petit nombre. L'Amé-
rique fait peu, l'Asie rien. Et dans l’Europe elle-
même tout se fait par quelques millions d'hommes
de l'extrême Occident. Les autres rient de les voir
s’user et croient les remplacer. Pauvres barbares,
pensez-vous donc que tel Russe ou tel pionnier des
États-Unis de l'Ouest sera demain un artiste, un
mécanicien d'Angleterre ou un opticien de Paris?
Nous sommes tels par l’affinement et l'éducation
des siècles. Une longue tradition est en nous. Qu’ad-
viendra-t-il si nous mourons? Nul n’est prêt pour
nous succéder.
Ce travail exterminateur, ce suicide de fécon-
dité, s’il nous plait de l'accepter pour l'intérêt du
genre humain, nous ne pouvons en conscience vou-
loir y perdre nos enfants et les enterrer avec nous.
Et c'est pourtant ce qui arrive. Ils naissent tout
préparés; ds ont nos arts dans le sang, mais aussi
notre fatigue. D'effrayante précocité, ils savent, ils
414 VITA NUOVA DES NATIONS.
peuvent, ils feraient. Mais ils ne font rien; ils
meurent.
L'enfance de l’homme, comme celle des plantes
et de toute chose, a besoin de repos, d'air, de
douce liberté. Ici tout lui est contraire, nos
mérites autant que nos vices. Tout semblerait
combiné pour étouffer les enfants. Les aïi-
mons-nous? Oui, sans doute. Et cependant nous
les tuons. Une société si agitée, si violente, c'est
(qu’elle le sache ou non) une vraie guerre à l’en-
fance. |
Il est des moments surtout dans son développe-
ment, des crises où elle tient à un fil. La vie a l’air
d'hésiter, de se demander : « Durerai-je ? » A ces
moments décisifs, notre contact, le séjour des
villes et la vie des foules, pour ces créatures chan-
celantes, c’est la mort. Ou (pis encore) c’est l’en-
trée d’une longue carrière de maladies. Un misé-
rable commence qui, tombant, se relevant, retom-
bant, les trois quarts du temps se trainera à la
charge de la charité publique.
Il faut couper court à cela. Il faut prévoir. Il faut
tirer l'enfant de ce milieu funeste, l'ôter à l’homme,
le donner à la Nature, lui faire aspirer la vie dans
_les souffles de la mer. L'enfant malade y guérirait.
L'enfant trouvé y grandirait. Affermi, fortifié, plus
Jun y prendrait une vocation maritime; au lieu
ù VITA NUOVA DES NATIONS. 415
d’un ouvrier débile, d'un habitué d'hôpital, l'État
aurait un robuste et hardi marin.
Du reste, pourquoi l'État? Florence nous a prouvé
que cœur royal vaut royauté. La femme est une
royauté. Il lui appartient d'ordonner.
Si J'étais une belle jeune dame, je sais bien ce
que je ferais. J’aurais ma magnificence, mon luxe,
el je dirais un jour, dans ces moments où l’amour
atteste, proteste, jure, éprouve le besoin de donner,
je dirais : «Je vous prends au mot. Mais ne croyez
pas m’amuser avec les présents ordinaires. Je hais
vos gros cachemires d'aujourd'hui qu’on fait dans
l’Inde sur les dessins de Londres. Je fais peu de
cas des diamants. Les diamants vont courir les
rues. M. Berthelot, qui refait la nature en partie
double, qui crée tant de choses vivantes, bien plus
aisément encore va nous prodiguer les diamants.
« J'aime le solide. Je veux une bonne maison à
la côte, un peu abritée et bien soleillée, pour loger
cinquante enfants. Il n’y faut pas grand mobilier.
Une fois établis là, ils ne mourront pas de faim. Il
n’y aura pas une dame allant à la mer qui n'y aide
avec grande joie. Si les Béatrix de Florence ont fondé
de telles maisons, pourquoi pas celles de France?
Est-ce que nous sommes moins belles, et vous au-
tres moins amoureux ?
416 VITA NUOVA DES NATIONS.
« Si la mer m'a embellie, comme vous me le
dites du matin au soir, vous lui devez de donner un
souvenir à son rivage. Et, si vous m’aimez, je sup-
pose que vous devez être heureux d'être encore ici
de moitié, de créer ensemble une chose, de com-
mencer avec moi ce petit monde d’enfants près de
la grande nourrice. Qu'elle garde un gage durable
de tendresse et de pur amour! Qu'elle témoigne,
par une œuvre vive, que nous fûmes, devant l’ infini,
unis d'une sainte pensée. »
Une femme ainsi commencerait. Et une autre
continuerait, la mère commune, la France. Nulle
institution plus utile; nuls sacrifices mieux placés.
Mais il n'en faudrait pas beaucoup. Il suffirait d'y
transférer quelques établissements de l'intérieur.
Ce serait un allégement. Car tel de ces établisse-
ments est d'immense dépense en pure perte; 1l
pourrait être défini une fabrique de malades qui
toute la vie mendieront de nouveaux secours.
Les Romains ne savaient pas ce que c’est que
marchander en ce qui touche la santé publique
et la vie de tous. Quand on voit leur munificence,
leurs travaux pour amener des eaux salubres même
aux villes secondaires, leurs prodigieux aquedues,
VITA NUOVA DES NATIONS. 417
leurs Ponts-du-Gard, etc., les thermes immenses
où la foule venait se baigner gratis (tout au plus
pour une obole), on sent leur haute sagesse. Ils
eurent aussi des piscines d’eau de mer, où l’on na-
geait. Ce qu'ils firent pour une plèbe oisive et im-
productive, hésiterions-nous à le faire pour sauver
la race de ces créateurs uniques qui font tout le
progrès du globe?
Je ne parle pas ici des enfants seuls, mais de
tous. Chaque ville à aujourd'hui dans son sein une
autre ville encombrée, c’est l'hôpital, où le tra-
vailleur défaillant vient, revient sans cesse. Il
cote ainsi énormément, à qui? aux autres travail-
leurs, qui, en dernière analyse, portent toute dé-
pense publique. Il meurt jeune, laisse les siens à
leur charge. Il serait bien plus aisé de prévenir que
de guérir. L'homme pour qui l'on peut beaucoup,
c'est moins le malade que celui qui va le devenir,
qui est au bout de ses forces. Dix jours de repos
à la mer le remettraient, conserveraient un solide
travailleur. Le transport, le très-simple abri d'un
si court séjour d'été, une table publique à bas
prix, coûteraient infiniment moins qu'un long sé-
jour d'hôpital. Et l'homme serait sauvé, la famille
et les enfants; un homme souvent irréparable; car,
je l'ai dit, chacun d'eux est la production tardive
d’une longue tradition d'industrie; il est lui-même
M8 VITA NUOVA DES NATIONS.
une œuvre d'art, de l'art humain, si inconnu, où
l'humanité va s'élevant, se formant, comme puis-
sance de création.
Qui me donnera de voir cette élite de la terre,
cette foule du peuple inventeur, créateur et fabri-
cateur, qui sue et s’use pour le monde, reprendre
incessamment ses forces à la grande piscine de
Dieu! Toute l'humanité en profite; elle fleurit du
labeur énorme de ceux-ci. Elle leur doit toute
jouissance, toute élégance, toute lumière. Elle
prospère de leurs bienfaits, vit de leur moelle et
de leur sang. Qu'on donnât-à ceux-ci la rénova-
tion de nature, l'air, la mer, un jour de repos, ce
serait une justice, un bienfait encore pour le genre
humain, à qui ils sont si nécessaires, et qui, de-
main, par leur mort, se trouvera orphelin.
Ayez pitié de vous-mêmes, pauvres hommes
d'Occident. Aidez-vous sérieusement, avisez au sa-
lut commun. La Terre vous supplie de vivre; elle
vous offre ce qu’elle a de meilleur, la mer, pour
vous relever. Elle se perdrait en vous perdant.
Car vous êtes son génie, son âme inventive. De
votre vie, elle vit, et, vous morts, elle mourrait.
toit ft dE à
+
NOTES
« Le gros animal la Terre, qui a pour cœur un ai-
mant, a à sa surface un être douteux, électrique et
phosphorescent, plus sensible que lui-même, infiniment
plus fécond. Î
« Cet être, qu'on nomme la Mer, est-ce un parasite
du grand animal? Non. Elle n'a pas une personnalité
distincte et hostile. Elle féconde, vivifie la Terre de ses
vapeurs. Elle semble être la Terre même en ce qu'elle
a de plus productif, autrement dit son organe principal
de fécondité. »
Voilà des rêves allemands. Est-ce à dire que tout y
soit rêve ? Plus d’un grand esprit, sans aller jusque-là,
semble admettre pour la Terre, pour la Mer, une sorte
de personnalité obscure. Ritter et Lyell ont dit : « La
Terre se travaille elle-même. Serait-elle impuissante
pour s'organiser ? Comment supposer que la force créa-
trice qu'on trouve en tout être du globe soit refusée
au globe même ? »
Mais comment le globe agit-il? Comment aujourd'hui
s’accroit-1l? Par la Mer et la vie marine.
La solution de ces hautes questions supposerait une
étude profonde de sa physiologie, que l’on n’a pas faite
encore. Cependant, depuis vingt ans, tout gravite de
ce côté :
i° On a étudié le côté irrégulier, extérieur, des mou-
vements de la mer, cherché la Loi des tempétes;
2° On a approfondi les mouvements propres à la Mer,
429 NOTES.
ses courants, le jeu de ses artères"et de ses veines, dont
les premières lancent l’eau salée de l'équateur aux pôles,
les secondes la ramènent dessalée du pôle à l’équateur;
3° La troisième question, la plus intérieure, dont la
nouvelle chimie donnera l’éclaircissement, c’est celle
de la nature propre du mucus marin, de ce gluant gé-
latineux qu'offre partout l’eau de mer, et qui pee
être un liquide vivant.
C’est tout récemment que la sonde de Brooke, et spé-
cialement les sondages du câble transatlantique, ont
commencé à révéler le fond de la mer.
Est-elle peuplée dans ses profondeurs? On le niaït;
Forbes, James Ross, y ont trouvé partout la vie.
Avant ces belles découvertes, qui n’ont pas vingt an-
nées de date, on ne pouvait entreprendre le livre de la
Mer. Celui de M. Hartwig en fut le premier essai.
Pour moi, j'étais encore loin de cette idée lorsqu'en
1845, préparant mon livre le Peuple, je commençai en
Normandie l'étude de la population des côtes. Dans les
quinze dernières années, ce sujet vaste et difficile a été
grandissant pour moi et m'a suivi de plage en plage.
Le [+ livre, Un regard sur les mers, n'est, comme
ce titre l'indique, qu’une promenade préalable. Toutes
les matières importantes reviendront dans les livres
suivants.
J'en excepte deux, les marées et les phares. Ici, mon
guide principal a été M. Chazallon; son important An-
nuaire, qui compte aujourd'hui vingt volumes. Le pre-
mier est de 1859. Si l’on donnait une couronne civique à
celui qui sauve une vie humaine, combien n’en eût-il pas
reçu ! Jusqu'à lui, les erreurs sur les marées étaient
énormes. Par un travail immense, il a rectifié les obser-
-
- à =" NOTES. 421
__ vations pour me cinq cents ports, de l’Adour à
l'Elbe. — Son Annuaire donne sur les phares les ren-
seignements les plus précis. Rapprochez-en l'exposé
clair et agréable que M. de Quatrefages (Souvenirs) a fait
du système d'éclairage de Fresnel et Arago. L'admi-
rable invention des phares à éclipses est due à Descroi-
zilles et à Lemoine, tous deux de Dieppe. (V. M. Ferey.)
Pour les noms divers de la mer (p. 3), voir Ad. Pictet,
Origines Indo-Européennes. — Sur l’eau, Introduction
de l'Annuaire des eaux de France (par Deville); Aimé,
Annales de chimie, I, V, XIT, XII, XV; Morren, tb1-
dem, T, et Acad. de Bruxelles, XIV, etc. — Sur la sa-
lure de la mer, Chapmann, cité par Tricaut, Ann.
d'hydrographie, XII, 1857; et Thomassy, Bulletin de
la Société géographique, 4 juin 1860.
Page 19. S. Michel en grève. Je n'ai bien compris
cette plage et les questions qui s’y rattachent qu’en li-
sant dans la Revue des Deux Mondes les très-beaux articles
de M. Baude, si instructifs, pleins de faits, pleins d’idées.
Je parle ailleurs de ses vues excellentes sur la pêche.
En parlant de la Bretagne (ch. 111, p. 25), j'aurais
dû remercier le livre de Cambry, qui m'en a donné
jadis la première impression. Il faut le lire dans l'édition
que Souvestre a enrichie (et doublée, on peut le dire)
de ses notes et notices excellentes, qui faisaient dès lors
prévoir les Derniers Bretons. Dans plusieurs petits ro-
mans, admirables de vérité, Souvestre a donné les
meilleurs tableaux que l’on ait de nos côtes de l'Ouest,
spécialement pour le Finistère, et aussi pour les pa-
rages voisins de la Loire. J'aurais été heureux de citer
quelque chose d’un si agréable écrivain (d’un ami si re-
grettable). Mais je me suis interdit dans ce petit livre
toute citation littéraire.
+2
PSS
422 NOTES.
Le mot remarquable d'Élie de Beaumont (ch. 1,
p. 51) se trouve en tête d'un article qui est un grand
livre, son article Terrains, dans le Dictionnaire de
M. d'Orbigny.
Chap. vis, p.70. Ce que je dis de Royan et Saint-
Georges, on le retrouvera bien mieux dit dans les char-
mants livres de Pelletan, dans sa Naissance d'une ville,
et dans son Pasteur du Désert. Ce pasteur est, comme
L
LA
on sait, le grand-père de Pelletan, le ministre Jarous-
seau, admirable et héroïque pour sauver ses ennemis. La
petite maison qui subsiste est un temple de l'Humanité.
NOTES DU LIVRE II. Genèse de la mer.— Cnar. 1.
Fécondité. — Sur le Hareng, voir anonyme hollandais,
trad. par De Reste, tome I; Noël de la Morimière, dans
ses très-bons ouvrages, imprimés et inédits : Valencien-
nes, Poissons ; etc.
Car. 11. Mer de lait. — Bory de Saint-Vincent, Dict.
classique, articles Mer et Matière; Zimmermann, le
Monde avant l'homme. Ce beau livre populaire est dans
les mains de tout le monde.— A la p. 121, je suis l'ou-
vrage de M: Bronn, que l'Académie des Sciences a cou-
ronné. — Sur l’innocuité des plantes de la mer, voir la
Botanique de Pouchet, livre de premier ordre. Pour
les plantes qui se font animaux, Vaucher, Conferves,
1803; Decaisne et Thuret, Annales des Sc. nat., 1845,
tomes III, XIV, XVI, et Comptes de l'Acud., 1853, tome
XXXVI; articles de Montagne, Dict. d'Orb. — Sur les
volcans, voir Humboldt, Cosmos, IV° partie, et Ritter,
trad. par Élisée Reclus, Revue Germ., 30 novembre
1859. x
Cap. ur. L'Afome. J'ai cité dans le texte les maitres,
e
Ü
NOTES. 423.
E è Ehrenberg, Dujardin, Pouchet (Hétérogénie). La généra-
LT
tion spontanée vaincra à la longue.
CHap. 1v, v, vi, etc. Pour monter dans tout ce livre à
la vie supérieure, j'ai pris pour fil conducteur l'hypo-
* thèse de la métamorphose, sans vouloir sérieusement
“construire une chaîne des êtres. L'idée de métamorphose
ascendante est naturelle à l'esprit, et nous est en quel-
‘que sorte imposée fatalement. Cuvier lui-même avoue
(fin de l'Introduction aux Poissons) que, si cette théorie
n’a pas de valeur historique, « elle en a une logique. »
— Sur l'éponge, voir Paul Gervais, Dict. d'Orb., V, 575;
Grant, dans Chenu, 307, etc. — Sur les polypes, co-
raux, madrépores (ch. 1v et v), outre Forster, Péron,
Darwin, consulter aussi Quoy et Gaimard ; Lamouroux,
Polypes flexibles ; Milne Edwards, Polypes et ascidies
de la Manche, etc. Voir aussi sur le calcaire les deux
géologies de Lyell.
Cmar. vi. Méduses, physalies, etc. Voir Ehrenberg,
Lesson, Dujardin, etc. Forbes montre par les analogies
végétales que ces métamorphoses animales sont un phé-
nomène très-simple : Ann. of the Natural History,
déc. 1844. Lire aussi ses excellentes dissertations : Me-
dusæ, in-4°, 1848.
Cap. vu. L'oursin. Voir spécialement les curieuses
dissertations où M. Caïllaud a consigné sa découverte.
Cmar. viu. Coquilles, nacre, perle (Mollusques). —
L'ouvrage capital est la Malacologie de Blainville. Sur
la perle, Mœbius de Hambourg, Revue Germ., 31 juillet
1858. J'ai consulté très-utilement sur ce sujet notre cé-
lèbre joaillier, M. Froment Meurice. — Si j'ai parlé de
la perle comme parure essentielle de la femme, c’est
qu'on a découvert l’art de faire des perles naturelles.
Toute femme, je n’en doute pas, pourra bientôt en porter.
424 NOTES.
Cuap. 1x. Le poulpe. — Cuvier, Blainville, Dujardin,
Ann. des Sciences nat., 1" série, tome V, p. 214, et
2e série, tomes III, XVI etXWII; Robin et Second, Lo-
comotion des céphalopodes, Revue de :00lagies 1849,
p. 998.
CHap.x. Crustacés. — Outre l'ouvrage cap et clas-
sique de M. Milne Edwards, j'ai consulté d’Orbigny et
divers voyageurs. Voir le bel Atlas de Dumont d’Urville.
Car. x1. Poisson.— L’Introduction de Cuvier, Valen-
ciennes, article Poisson (Dict. d'Orbigny); c’est tout un
livre, savant et excellent. Sur l'anatomie, voir la célèbre
dissertation de Geoffroy. Ge que j'ai dit sur les nids de
poisson, je le dois à MM. Coste et Gerbe.
CHap. x et xr11. Baleines, amphibies, sirènes.—- La-
cépède est ici éloquent et instructif. Rien de meilleur
que les articles de Boitard (Dict. d’Orbigny).
NOTES DU LIVRE III. Conquête de la mer. — Tout
ce livre est naturellement sorti de la lecture des voya-
geurs, depuis la primitive histoire de Dieppe ( Vitet,
Estancelin), jusqu'aux découvertes récentes. Voir sur-
tout Kerguelon, John Ross, Parry, Weddell, Dumont
d'Urville, James Ross, et Kane; Biot, Journal des Savants,
et l’abrégé judicieux, lumineux, que M. Laugel a donné
de ces voyages (Revue des Deux Mondes). — Sur la pê-
che, outre le grand ouvrage de Duhamel, voir Tiphaï-
gne, Histoire économique des mers occidentales de
France, 1760. |
Cuae. ur. Loi des tempôtes; ajoutez aux livres cités
dans le texte l’excellent résumé de M. F. Julien (Cou-
rants, etc.), et le curieux système de M. Adhémar, sur
un déplacement de la mer qui se ferait tous les dix
mille ans.
NOTES. 425
NOTES DU LIVRE IV. Renaissance par la mer. —
Dès 4725, Marsigli semble avoir soupçonné l'iode. En
1750, un ouvrage anonyme, Comes domesticus, recom-
mande les bains de mer.
La bibliographie de la mer serait infinie. Toutes les
bibliothèques m'ont fourni des secours. Je me plais à
citer, entre autres bons livres, les Manuels et Guides
de MM. Guadet, Roccas, Cochet, Ernst, etc. J'en ai
trouvé de très-rares (comme Russell) à l'École de mé-
decine, beaucoup de spéciaux, d'étrangers au Dépôt de
la marine (par exemple, la Méditerranée de Smith,
1854); je ne puis assez reconnaître l’obligeance de M. le
directeur, celle de M. le bibliothécaire, qui m a souvent
indiqué des livres peu connus.
Sur la dégénérescence des races, voir Morel (1857);
Magnus Huss, Alcoholismus (1852); etc.
Je dois la connaissance de la brochure du docteur
Barrellay (Ospixi marini) à mon illustre ami Montanelli,
et aux charmants articles de M. Dall’ Ongaro.
Mon savant ami, le docteur Lortet, de Lyon, en re-
cevant la première édition de cet ouvrage, m'écrit :
« Pour les enfants étiolés, j'ai obtenu de bons résultats
d'une exposition prolongée à la lumière (une lumière
vive, excitante). Il faudrait une plage méditerranéenne,
que l'enfant y vécüût nu, n’ayant que la tête couverte et
le caleçon, qu'il se roulât dans la mer, dans le sable
chaud. À proximité, un hangar, une sorte de serre,
qui, fermée de fenêtres pour les jours froids, n’en re-
cevrait pas moins le soleil. »
P.S. J'apprends avec bonheur que l'administration
parisienne de l’Assistance publique crée en ce moment
426 . NOTES.
un établissement de ce genre. Qu'il "ne soit permis ‘
d'exprimer mes vœux |
Le premier, c’est ue centralise pis ses enfants
dans un même lieu; qu'on ne fasse pas un Versailles,
une fondation fastueuse, mais plusieurs petité établisse-
ments dans des stations différentes, où les jeunes ma-
lades soient répartis selon la différence des maladies et
des tempéraments. .
Mon second vœu, c'est que cette création, pour être
durable, profite à l'État, loin de lui être onéreuse: que
les enfants trouvés que l’on y placerait, les convales-
cents valides, les malades rétablis, soient emplovés,
selon les lieux, aux travaux les moins fatigants des
ports et de la navigation, aux métiers qui s’y rattachent,
qu'ils y prennent l'habitude et le goût dé la vie marine.
Lorsque des populations malheureusement trop nom-
breuses de pêcheurs et de matelots tournent le dos à la
mer et se font industrielles, il faut suppléer à cette dé-
sertion. Il faut faire des hommes tout neufs, qui n’aient
pas entendu débattre dans la cabane paternelle les pro-
fits de la vie prudente, abritée, de l'intérieur.
Il faut que l'adoption de la France crée un peuple de
marins qui, voué d'avance à son mêtier héroïque, le
préfère à tout; qui, dès les premières années, bercé par
la Mer, n'aime que cette grande nourriee et ne la dis-
tingue pas de la Patrie elle-même.
»
FIN DES NOTES.
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Fille des mers. . . . . . . LR. don
. Le piqueur de pierres. . 42. . .., #4 Es
. Coquilles, nacre, perle. . . . . AIRE FR
. L'écumeur de mer (poulpe, etc.).. ns. . . . .
. Crustacés. La guerre et l'intrigue... . : ... .
Le poisson "77. << - .
. La baleine. . . Er DO ALS. . 0. Pi
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à Livre L°. — Un REGARD SUR LES MERS.
La mer vue du rivage. 4%. . M, . LÀ di.
Plages, grèves et falaises. . . M2" . Lu
Cercle des eaux, ee de feux. - Fleuves de la mer.
Le pouls de la mer. . |
Les tempêtes... . . . . . . | À AE. cie
La tempête d'octobre 1859. CRENE €
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Livre II. — CoNQUÊTE DE LA MER. e
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Il. Découverte des trois deëans- .*. T0 É-* : 5678
III. La loi des tempêtes. . . . . , . . NE ‘0:
IV: Les mers'les pôles... . ANR 303
V. La guerre aux races de la mer. OR 319
VI. Le droit de la mer. . . eu 5 CR
© Jaivre IV. — La RENAISSANCE PAR LA MER.
I. L'origine des “bains de mer. - 7 . 34
IT. Choix du rivage. . . . . RE es, OS 359
HI. LbatiOon... . ‘NERO RER ÿ. LES OR
IV. Première aspirat en de la mers. . . . . . . 981
V. Bains. — Renaissance de la beauté. . . . . . . 391
_VI. La rénaissance du cœur et de la fraternité. . . . à
VII. Vita nuova des nations. . . . . . +, |
NOTES. 7... . Fe os 0 SOC 419
FIN DE LA TABLE.
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