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Full text of "La mission Hourst : sur le Niger et au pays des Touaregs"

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on  War.  Révolution,  and  Peace 


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I.A 


MISSION   HOURST 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits  de  repro- 
duction et  de  traduction  en  France  et  dans  tous  les  pays  étrangers, 
y  compris  la  Suède  et  la  Norvège. 

Ce  volume  a  été  déposé  au  ministère  de  l'intérieur  (section  de  la 
librairie)  en  décembre  1897. 


PARIS.   —  TVP.    DE    E.    PLON,  NOURRIT    ET   C'",    8,    RIE    GARANCIÈRE.   —  2805. 


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[,F.     1,II:L"  i'KNAN  r     U1-:    XAISjI.AU     IIUUKSI' 


SUR    LE    NIGER 

ET  AU   PAYS   DES  TOUAREGS 


MISSION  HOURST 


Lk  Lit;L:Tp:NANT  ni:  vaisskau  HOURST 


Ouvrage  illusirê  de    i  x,»  gravures 

d'aprts  l«s  pbatD([rapbl«i  d«  la  Hlastan 


^PARIS 

E.   PLOM,   NOURRIT   ht   C',   IMPRIMEURS-ÉDITEURS 
1S98 


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Mon  chkr  Commandant, 


Vous  m'avez  demandé  quelques  lignes  pour  sentir 
de  préface  à  la  narration  de  votre  beau  voyage  sur  le 
Niger,  et  je  vous  les  envoie  bien  volontiers;  car  le 
souvenir  des  bons  officiers  qui  ont  servi  avec  moi  au 
Soudan  m'est  toujours  infiniment  agréable. 

Vous  avez  été  au  Soudan,  alors  que  les  difficultés 
du  commencement  étaient  loin  encore  d'être  finies. 
Mieux  que  beaucoup  d^autres,  venus  après  vous, 
vous  pouvez  apprécier  ce  que  la  France  y  a  fait, 
parce  qu'après  avoir  vu  les  obstacles  et  les  hésitations 
du  début,  vous  avez  pu  aller  plus  loin  qu'aucun  de 
vos  devanciers  et  apporter  quelque  précision  dans 
les  rêves  que  nous  faisons  pour  l'avenir  de  notre  nou- 
velle colonie. 

Il  n'est  que  d^hier,  et  pourtant  il  semble  déjà  bien 
loin  le  temps  où  chaque  pas  en  avant  que  nous  fai- 
sions de  ce  côté  effrayait  ceux  qui  l'avaient  conseillé 
ou  ordonné;  où  l'on  parlait  sans  cesse  d'abandonner 
des  territoires  à  peine  conquis  ;  où  l'on  agitait  la  dif- 
ficile question  de  rester  les  maîtres  de  la  boucle  du 


VIII 


Niger  tout  en  rétrogradant  en  deçà  de  la  branche  oc- 
cidentale du  grand  fleuve  qui  devait  être,  assurait-on 
contre  toute  évidence,  la  bonne  frontière  du  Soudan 
français. 

Les  procédés  ont  un  peu  changé.  Ahmadou  et  Sa- 
niory,  refoulés  et  chassés  de  leurs  anciens  États,  ont 
permis,  pour  un  temps,  de  ne  plus  appliquer  la  mé- 
thode jugée  bonne  autrefois  et  qui,  de  1880  à  1893, 
ne  nous  avait  jamais  valu  que  des  succès.  Le  com- 
mandant supérieur  du  Soudan  tenait  alors  tout  en 
main,  coordonnait  les  efforts,  appréciait  la  possibilité 
et  l'opportunité  de  la  marche  en  avant,  pouvait  ne 
l'entreprendre  que  quand  il  était  sûr  du  succès  et 
dirigeait  lui-même  les  opérations  militaires  quand  il 
le  croyait  néc^essaire. 

Aujourd'hui,  c'est  à  Paris  que  se  centralisent  les 
efforts.  Nous  marchons  à  grands  pas.  S'il  est  faible- 
ment défendu,  il  semble  que  notre  pavillon  n'est 
jamais  porté  trop  loin,  les  compétitions  de  nos  rivaux 
nous  obligent  à  aller  très  vite.  Quelques  officiers, 
décidés  et  habiles,  à  la  tête  de  petites  troupes,  si 
petites  que  l'écho  de  leurs  coups  de  fusil  peut  facile- 
ment se  perdre  à  travers  les  grands  espaces  de 
l'Afrique,  ont  poursuivi,  un  peu  de  tous  les  côtés, 
l'œuvre  commencée.  Ils  sont  partis  pour  le  Soudan 
avec  leurs  missions  déterminées,  ils  ont  générale- 
ment réussi  et  ajouté  de  belles  pages  à  l'histoire  co- 
loniale de  leur  pays. 

Il  arrive  bien  parfois  que  quelque  village,  quelque 


IX 


province  ne  se  laisse  pas  séduire  par  nos  paroles  de 
paix,  mais  alors  la  vieille  valeur  française  montre  une 
fois  de  plus  qu^elle  sait  venir  à  bout  des  entreprises 
les  plus  difficiles  et  les  plus  périlleuses,  et  que  les 
bons  chefs  font  les  bons  soldats,  ces  soldats  fussent- 
ils  noirs.  Mais  vraiment  les  troupes  mises  en  route 
sont  de  si  faible  effectif  qu^il  y  aurait  mauvaise  grâce 
à  ne  pas  admettre  que  des  résultats  aussi  importants 
ne  peuvent  être  obtenus  avec  de  si  petits  moyens  que 
par  des  procédés  pacifiques  et  du  consentement  de 
nos  nouveaux  sujets.  N'est-il  pas,  d'ailleurs,  admis 
par  le  plus  grand  nombre  des  Français  que  les  noirs 
de  l'Afrique  ne  sauraient  éprouver  que  les  plus  vives 
sympathies  pour  nous  qui  avons  fait  la  Révolution  et 
aboli  l'esclavage? 

Vous  avez  bénéficié,  mon  cher  commandant,  de  la 
nouvelle  méthode  appliquée  dans  la  conduite  des 
affaires  du  Soudan,  et  votre  mission,  que  vous  sou- 
haitiez ardemment  depuis  longtemps,  après  vous  avoir 
été  refusée,  puis  vous  avoir  été  accordée,  vous  a  de 
nouveau  été  refusée,  pour  vous  être,  peu  après,  défi- 
nitivement accordée.  Je  souhaite  que  cette  nouvelle 
méthode  réussisse  toujours  aussi  bien  qu'elle  a  réussi 
pour  vous.  Vous  vous  êtes  prestement  mis  en  route 
pour  ne  pas  risquer  de  voir  une  nouvelle  décision 
prise  à  votre  égard;  vous  avez  bien  fait;  vous  étiez 
sûr  de  vous  et  vous  avez  marché  à  un  éclatant  succès. 

Les  résultats  qui  vous  sont  dus  sont  des  plus  pré- 
cieux, et,  sans  parler  de  leur  valeur  géographique,  ils 


viennent  démontrer  que  nous  n'avons  pas  fait  fausse 
route,  que  nos  efforts  sont  justifiés  et  que,  si  le  Sou- 
dan français  a  encore  des  détracteurs  en  France, 
c'est  seulement  parce  qu'il  est  français  et  que,  si 
quelque  pavillon  étranger  y  flottait,  il  serait  pour  nous 
un  objet  de  convoitise  ou  de  regrets,  tout  comme  la 
région  des  bouches  du  Niger  qui  ne  le  vaut  pas. 

Tous  ceux  qui  ont  peiné  au  Soudan  se  réjouiront 
de  votre  œuvre,  ils  vous  en  seront  reconnaissants. 

\'otre  mission,  à  vous,  a  été  absolument,  entière- 
ment pacifique.  Vous  vous  en  glorifiez,  et  vous  avez 
raison  :  vous  alliez  reconnaître  et  non  pas  conquérir. 
\''ous  aviez  trop  l'expérience  des  choses  du  Soudan, 
votre  jugement  est  trop  droit  pour  n'avoir  pas  vu  que 
les  résultats  que  vous  obtiendriez  en  seraient  plus 
féconds.  Vous  aviez  l'expérience  des  choses  du 
Soudan,  et  je  me  plais,  en  l'écrivant,  à  penser  que  la 
préface  que  vous  me  demandez,  la  préface  de  votre 
œuvre,  nous  l'avons,  il  y  a  longtemps  déjà,  faite  en- 
semble. Vous  y  travailliez  quand,  au  Soudan,  je  vous 
comptais  parmi  les  meilleurs  officiers,  quand  vous 
commandiez  la  flottille  du  Niger,  quand  vous  l'orga- 
nisiez, quand  vous  alliez  étudier  le  Tankisso  et  le 
Niger  du  côté  de  sa  source  avant  de  le  descendre 
jusqu'à  son  embouchure,  quand,  cessant  pour  quel- 
que temps  d'être  seulement  marin,  vous  preniez  votre 
part  de  gloire  dans  la  lutte  contre  les  Toucouleurs  ou 
que  vous  couriez,  à  la  tête  de  nos  contingents  de 
Ségou,  contenir  les  révoltés  de  Baninko  et  que  vous 


XI 


teniez  bon  jusqu^à  ce  que  je  puisse  arriver  à  la  res- 
cousse. Vous  aviez  alors  pour  compagnon  ce  brave 
docteur  Grall  qui,  plus  tard,  est  tombé  sous  les  coups 
des  Touaregs. 

Pour  tenter  une  nouvelle  aventure,  vous  avez  eu 
la  bonne  fortune  de  trouver  encore  de  braves  compa- 
gnons, et,  partis  camarades,  vous  êtes  rev-enus  des 
amis.  La  bonne  intelligence  a  régné  parmi  vous;  le 
zèle  que  vous  avez  apporté  dans  l'accomplissement 
de  votre  mission,  votre  amour  de  la  vérité,  votre  dé- 
cision dans  les  cas  difficiles,  devaient  vous  attirer 
l'estime  et  l'affection  de  ceux  qui  travaillaient  avec 
vous,  et,  au  retour,  les  sentiments  qu'ils  professent 
pour  leur  ancien  chef  donnent  une  autorité  encore 
plus  grande  à  vos  travaux.  Vos  cartes  et  votre  narra- 
tion seront  utiles  à  ceux  qui  vous  suivront.  V'otre 
livre  sera  placé  à  côté  de  ceux,  trop  rares  aujourd'hui, 
écrits  seulement  pour  raconter  ce  qu'on  a  vu,  ce 
qu'on  a  fait,  ce  qu'on  a  appris.  On  le  consultera 
comme  nous  avons  pu  consulter  ceux  de  Mage  ou  de 
Binger,  certain  de  n'y  trouver  que  la  vérité. 

Et  maintenant,  mon  cher  commandant,  avez-vous 
été  récompensé  suivant  vos  mérites?  Ici  je  ne  suis 
plus  juge,  et  je  voudrais  me  rappeler  mot  à  mot  ce  que 
Faidherbe  disait  au  lieutenant  de  vaisseau  Mage, 
votre  devancier,  parce  que,  si  mes  souvenirs  me 
servent  bien,  cela  pourrait  encore  s'appliquer  tout 
à  fait  à  vous.  C'est  que  les  services  les  plus  récom- 
pensés ne  sont  généralement  pas  les  plus  méritoires 


XII 


par  le  mal  quMls  ont  donné  et  par  la  grandeur  du  but 
visé  et  atteint. 

Comme  Mage,  vous  avez  travaillé  pour  votre  pays, 
pour  rintéret  général  et  pour  Thumanité,  et  ce  sont 
là  des  êtres  de  raison  qui  ne  sollicitent  guère  pour 
ceux  qui  se  dévouent  à  leur  ser\'ice  ;  mais  à  les  servir 
on  acquiert  gloire  et  contentement  de  soi. 


Général  Akchinard. 


Adcn,  le  lo  oclobre  1897. 


5 


CHAPITRE  PREMIER 
jusqu'à  kavbs. 


Henri  Barth,  le  plus  grand  voyageur  des  temps  modernes, 
notre  illustre  devancier  au  Niger,  était  prisonnier  à  Mas- 
seyna.  On  l'avait  chaîné  de  chaînes,  et,  dans  l'attente  de  la 
mort,  encore  tout  entier  à  son  œuvre,  il  trouvait  le  calme 
superbe  d'écrire  :  «  Le  meilleur  moyen  de  tirer  les  noirs  de 
leur  barbarie  est  de  créer  des  centres  sur  les  grands  fleuves. 
L'influence  civilisatrice  s'étendra  ensuite  natureUement  en 
suivant  les  cours  d'eau,  n 

Et  dans  son  rêve  généreux,  qui  pouvait  être  le  dernier,  il 
se  réconfortait  en  pensant  que  bientôt  les  idées  de  tok'rance 
et  de  progrès  s'achemineraient,  par  les  routes  fluviales,  par 
les  ■  chemins  qui  marchent  u,  jusqu'au  cœur  du  continent 


2         SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

noir.  Peut-être  alors  son  sang  versé  servirait-il  la  cause  gé- 
nérale de  l'humanité  dont  il  s'était  fait  l'apôtre. 

Plus  que  tous  autres,  peut-être,  les  pays  du  Niger  se 
prêtent  à  cette  conception  de  Barth.  C'est  au  bord  des  eaux, 
dans  les  terrains  fertilisés  par  de  bienfaisantes  inondations, 
que  semble  s'être  concentrée  la  vie.  C'est  en  suivant  les 
fleuves,  les  rivières,  en  s'étendant  sur  les  lacs,  que  doit  se 
faire  la  marche  en  avant.  Le  Niger,  ses  affluents,  ses  sys 
tèmes  lacustres,  encore  partiellement  inconnus,  donnent, 
même  sur  la  carte,  l'image  d'un  organisme  complet.  Comme, 
dans  le  corps  humain,  les  vaisseaux  sanguins,  les  nerfs  por- 
tent partout  la  vie  et  transmettent  la  volonté,  de  même  le 
grand  fleuve,  ramifié  presque  à  l'infini,  semble  devoir  char- 
rier jusqu'aux  extrêmes  confins  le  commerce,  la  civilisation, 
les  idées  de  tolérance  et  de  progrès,  qui  sont  la  vie  et  l'âme 
d'un  pays. 

Pour  utiliser  ainsi  cette  artère  géante,  —  et  c'est  un  devoir 
que  nous  avons  assumé,  puisque  ces  pays  ont  été,   à  la  de- 
mande de  la  France,  dits  (ïîNjlue?ice  française,  —  il  fallait 
'  d'abord  la  connaître. 

C'est  à  cette  tâche  que  nous  nous  sommes  attelés,  mes 
compagnons  et  moi.  La  Providence  nous  y  a  aidés,  elle  a 
voulu  notre  réussite  en  dépit  de  diflîcultés  de  tous  ordres. 
Nous  eûmes  le  grand  bonheur  de  revenir  au  complet,  sains 
et  saufs.  Nous  en  eûmes  un  plus  rare  encore  :  notre  passage 
n'a  pas  coûté  une  existence  humaine,  même  à  ceux  qui  nous 
furent,  sur  la  route,  malveillants  ou  hostiles. 

Et  c'est  le  plus  grand  honneur  de  la  mission  que  j'ai  com- 
mandée. 

I 

La  logique,  du  reste,  autant  que  l'humanité,  nous  impo- 
sait, dans  les  limites  extrêmes  du  possible,  une  règle  de 
conduite  pacifique.  Que  peuvent  penser  de  la  civilisation  que 


JUSQU'A   KAYES.  3 

nous  allons  leur  porter  des  gens,  nègres  ou  non,  auxquels 
on  montre,  comme  premiers  bienfaits,  des  coups  de  fusil, 
du  sang  versé,  la  guerre? 

Que  l'on  ne  se  trompe  pas,  cependant,  sur  ma  pensée. 
Souvent  il  a  fallu,  longtemps  encore  il  faudra,  même  en  se 
conformant  aux  plus  élevés  des  sentiments  dont  nous  nous 
honorons,  avoir  recours  à  la  guerre  pour  imposer  nos  idées 
de  justice.  Dans  l'état  de  barbarie  des  races  africaines,  là 
surtout  où  a  pénétré  la  fausse  civilisation  islamique,  le  relè- 
vement moral  des  classes  inférieures  lèse  par  trop  les  intérêts 
matériels  des  dirigeants,  chefs,  sorciers  ou  marabouts  :  contre 
eux  il  faut  la  force. 

La  devise  qu'a  choisie,  —  ironie?  besoin  de  symétrie?  — 
la  Compagnie  Royale  du  Niger  :  «  Pax^  J^^,  ^^^  »>  est 
certes  la  plus  belle,  la  plus  complète,  qui  convienne  à  un 
peuple  rêvant,  dans  la  colonisation,  à  côté  d'un  gain  vénal, 
d'améliorations  humanitaires.  Mais  on  ne  l'appliquera  pas 
sans  peine  ni  luttes.  La  Paix?  Que  deviendraient  les  fruc- 
tueuses chasses  à  l'esclave  entreprises  sous  couvert  de  reli- 
gion,  dont  vivent  les  Samory ,  les  Amadou,  le  chef  du. 
Sokoto  et  leurs  bandes?  Le  Droit?  Mais  les  populations, 
opprimées  parce  que  douces,  pressurées  parce  que  produc- 
tives, se  refuseraient  alors  à  subir  leurs  conquérants,  Tou- 
couleurs,  Peuls  ou  autres;  le  captif  se  trouverait  l'égal  du 
maître.  L'Art?  la  Science,  le  Travail  qui  rend  libre?  Qu'ad- 
viendrait-il des  sorciefll,  des  marabouts  faméliques,  de  leurs 
impostures  et  de  leurs  momeries?  11  y  a  eu,  il  ^j^ura,  c'est 
fatal,  des  résistances  obstinées.  Il  faut  qu'elles'soîènt  brisées, 
Teffort  dût-il  coûter  du  sang.  Ce  sang-là  multipliera  la  mois- 
son future. 

Tout  autre  est  le  cas  d'une  mission  d'exploration  :  elle 
n'a  pas  à  s*imposer,  mais  à  séduire  ;  elle  n'a  pas  à  conquérir, 
mais  à  reconnaître.  La  tâche,  bornée  si  l'on  veut,  du  voya- 


4         SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

geur,  n'en  sera  que  plus  difficile.  En  pays  neuf,  l'ignorance 
lui  rendra  les  indigènes  hostiles,  plutôt  qu'un  mauvais  vou- 
loir basé  sur  des  raisons  sérieuses.  On  le  dira  sorcier,  diable 
ou  malfaisant.  On  voudra  l'entraver  dans  sa  route,  lui  faire 
rebrousser  chemin,  et,  en  désespoir  de  cause,  le  piller, 
l'anéantir... 

Les  armes  perfectionnées,  la  discipline,  un  coup  de  force, 
briseront  quelquefois  l'obstacle  :  le  voyageur  passera.  Mais 
après  ? 

Après,  c'est  la  route  fermée  devant  lui.  De  proche  en 
proche,  les  populations  se  soulèveront,  et,  comme  à  Stanley 
dans  sa  trouée  sanglante,  il  lui  faudra  laisser  sur  son  pas- 
sage, s'il  est  en  force,  toute  une  traînée  de  cadavres  ! 

Après,  c'est  aussi,  c'est  surtout,  la  route  barrée  derrière 
lui,  fermée  pour  de  longues  années  à  toute  tentative  paci- 
fique. C'est  la  difficulté  grossie,  quelquefois  rendue  insur- 
montable pour  ceux  qui  voudraient  reprendre  ou  compléter 
la  tâche. 

Je  n'ai  certes  pas  la  prétention  d'avoir  laissé  derrière  moi 
des  peuples  tout  à  notre  dévotion,  un  territoire  entièrement 
conquis  à  nos  idées,  où  la  France  n'ait  plus  qu'à  installer 
ses  commerçants  et  ses  administrateurs.  Mais  je  crois  pou- 
voir dire  que,  là  où  notre  passage  n'a  pas  amélioré  la  situa- 
tion, il  ne  l'a  du  moins  pas  rendue  plus  mauvaise,  et  j'en 
suis  fier. 

Remonter  le  Sénégal,  gagner  le  Niger  à  son  terminus  na- 
vigable, le  redescendre  jusqu'à  la  mer,  voilà  résumé  tout 
notre  voyage. 

L'idée  n'en  est  pas  neuve.  Mon  ami  Félix  Dubois  la  fait 
très  judicieusement  remonter  à  Colbert.  Et  cependant,  il  v 
a  à  peine  un  siècle,  on  ne  savait  encore  où  le  Niger  prfcnait 
sa  source,  ni  quelle  était  son  embouchure;  pour  sa  géogra- 


JUSQU'A    KAYES.  s 

ie,  on  s'en  tenait  à  Hérodote,  à  Ibn  Batouta  et  à  Léon 
ifricain. 

Il  faut  rendre  justice  à  ses  rivaux  :  les  Anglais  les  pre- 
ers  tentèrent  de  réaliser  le  rêve  de  Colbert.  En  1797, 
écossais  Mungo-Park  atteignait  le  haut  Niger  par  la  Guinée  : 
II  n'y  a  donc  dans  ton  pays  ni  fleuve,  ni  rivières,  ni  rien 


tout,  que  tu  veux,  au  risque  de  tes  jours,  voir  le  Dio- 
a?  B  lui  disait  un  chef  du  Kasso.  Il  s'arrêta  à  Silla,  près 

notre  poste  actuel  de  Sansanding.  Renouvelant  quelques 
nées  plus  tard  sa  tentative,  il  trouva,  dans  les  environs 

Boussa,  croit-on,  une  mort  sur  la  nature  de  laquelle  on 
:st  pas  complètement  renseigné. 
Bien  qu'illustre  en  Angleterre,  Mungo-Park  fut  longtemps 

France  un  inconnu,  même  dans  les  sphères  coloniales, 
ons  pour  mémoire,  car  elle  est  dans  toutes  les  bouches, 
lecdote  suivante  : 


6         SUR   LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

En  189...,  une  personne  très  renseignée  disait  à  M.  X..., 
haut  mandarin  colonial  français  :  «  Les  pays  du  Niger  ne 
manquent  pas  d'avenir.  Voyez  ce  qu'en  dit  Mungo-Park.  » 
Et  ici,  citations  sur  citations.  «  Mais,  monsieur,  tout  cela 
est  très  intéressant.  Si  M.  Mungo-Park  est  à  Paris,  amenez- 
le  donc  au  ministère.  »  Et  comme  l'autre  lui  expliquait  la 
mort  de  Park,  en  1805  :  a  Ah!  tenez,  s'écria  M.  X...,  pen- 
sant avoir  trouvé  contre  le  Soudan  un  argument  décisif,  je 
parie  qu'il  est  mort  de  la  fièvre,  votre  Park  î  » 

Peut-être,  après  tout,  confondait-il  avec  le  Parc  Monceau, 
dont  la  salubrité  avait  été  récemment  incriminée. 

C'est  juste  cent  ans  après  la  première  tentative  de  Mungo- 
Park  que  nous  accomplîmes  notre  voyage. 

Et,  au  point  de  départ  près,  Sénégal  au  lieu  de  Gambie, 
c'est  absolument  celui  qu'avait  tenté  le  grand  voyageur 
écossais...  mais  couronné  de  succès. 

Evidemment,  — et  on  le  dira,  —  notre  itinéraire  en  terres 
inconnues  était  plus  borné.  Depuis  1805,  les  Européens  ont 
conquis  la  moitié  de  l'Afrique.  Nous  partions  de  pays  français 
pour  tomber  en  protectorat  anglais.  Puis,  d'autres  voyageurs 
avaient  reconnu  avant  nous  des  sections  de  notre  route. 
Park,  lui,  devait  pousser  toujours  à  travers  des  pays  vierges. 

Peut-être  tous  ces  avantages  —  en  notre  faveur  —  étaient- 
ils  précisément  une  difficulté  de  plus. 

Me  trouvant  à  Paris  en  octobre  1893,  à  la  veille  de  re- 
tourner à  l'état-major  du  Souftan  français,  je  rencontrai  un 
jour  le  colonel  Monteil  :  «  Allez  donc,  me  dit-il,  trouver 
M.  Delcassé(i).  11  a  quelque  chose  à  vous  dire.  »  Le  lende- 
main, je  me  présentai  au  pavillon  de  Flore.  «  Vous  partez 
pour  le  Soudan,  me  dit  M.  Delcassé.  Qu'allez-vous  y  faire? 

(i)   Alors  sous-secrétaire  d'Etat  au.\  colonies. 


JUSQU'A   KAYES.  7 

—  On  ne  m'a  pas  absolument  fixé.  J'ai  entendu  parler  de 
l'exploration  hydrographique  du  cours  du  Bafing  et  du 
Bakhoy  (i);  vous  devez  sans  doute  le  savoir  mieux  que  moi. 

—  Eh  bien  !  je  préférerais  vous  voir  redescendre  le  cours  du 
Niger,  selon  un  projet  dont  Monteil  m'a  parlé,  et  que  vous 
avez,  paraît-il,  soumis  à  mon  prédécesseur.  —  Je  le  pré- 
férerais, moi  aussi,  d'autant  mieux  que  je  le  demande  depuis 
cinq  ans!  —  Alors  c'est  entendu;  remettez-moi  une  note  et 
un  devis  de  dépenses.  » 

Et  c'est  ainsi  que  fut  décidée,  en  deux  minutes,  l'explora- 
tion du  Niger. 

Depuis  cinq  ans,  en  effet  (Rapport  de  décembre  1888), 
j'avais  fait  cette  proposition;  mais  il  y  en  avait  dix  qu'un 
autre,  qui  fut  mon  chef  vénéré,  mon  ami  et  mon  maître  en 
toutes  les  choses  soudanaises,  le  lieutenant  de  vaisseau  Da- 
voust,  avait  formé  ce  projet.  11  était  mort  à  la  peine. 

Après  l'occupation  de  Bamakou,  un  homme  d'une  grande 
énergie,  d'une  endurance  et  d'une  ténacité  à  toute  épreuve, 
l'enseigne  de  vaisseau  Froger,  dont  il  faut  citer  le  nom 
toutes  les  fois  qu'on  parle  de  la  pénétration  française  au  Sou- 
dan, avait  transporté  pièce  à  pièce,  et  Dieu  sait  au  prix  de 
quelles  fatigues,  une  cannonière  française  jusqu'au  Niger. 
Là,  il  l'avait  assemblée,  lancée,  et  depuis  1884  elle  flottait 
sur  le  fleuve.  Cette  cannonière,  baptisée  Niger^  fut,  après 
Froger,  commandée  par  Davoust.  Celui-ci,  en  acceptant  ce 
commandement,  espérait  conduire  son  bateau  jusqu'à  Tom- 
bouctou.  Il  demandait  en  outre,  comme  la  logique  semblait 
l'imposer,  à  descendre  jusqu'au  bout  du  bief  navigable,  jus- 
qu'à la  mer  si  cela  se  pouvait.  Cette  autorisation  lui  fut  re- 
fusée. On  l'arrêta  à  Nouhou  du  Massina.  Exténué  de  dysen- 

(i)   Deux  rivières  qui  se  réunissent  à  Bafoulabé  pour  former  le  Sénégal. 


s         SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

terie  et  de  fièvre,  il  dut  revenir  en  France,  bien  contre  son 
gré,  sans  même  avoir  atteint  Tombouctou. 

Cet  honneur  était  réservé  à  Caron,  son  successeur.  Avec 
le  sous-lieutenant  Lefort  et  le  docteur  Jouenne,  Caron  attei- 
gnit Koriomé,  port  de  la  ville  mystérieuse;  les  intrigues  des 
Toucouleurs  et  des  marchands  du  Nord  lui  rendirent  les 
Touaregs  hostiles.  Il  ne  put  pénétrer  dans  l'antique  métro- 
pole saharienne.  Mais  il  rapportait  de  son  expédition  une  ma- 
gnifique carte  au  1/50,000*  du  cours  du  fleuve,  travail  sans 
précédent  peut-être  sur  aucune  rivière  d'Afrique.  Cette  carte 
prouvait  jusqu'à  l'évidence  que,  de  Koulikoro  à  Tombouc- 
tou, soit  sur  une  longueur  de  huit  cents  kilomètres,  le  Niger 
est  parfaitement  navigable,  exempt  d'entraves  dé  route,  tou- 
jours accessible  à  la  petite  batellerie,  presque  toujours  à  des 
vapeurs  ou  à  des  chalands  à  fort  tirant  d'eau. 

Davoust  revint  à  la  charge  en  1S88.  C'est  à  cette  époque 
qu'il  me  fit  l'honneur  de  me  prendre  comme  second.  Nous 
devions  alors,  c'était  décidé,  redescendre  le  fleuve  jusqu'à 
obstacle  infranchissable. 

Mais  il  était  écrit  que  jamais  Davoust  ne  verrait  le  succès 
définitif. 

Que  se  passa-t-il?  Au  moment  où  nous  allions  partir,  ordre 
nous  parvint  de  n'en  rien  faire.  Nous  hivernâmes  à  Manam- 
bougou,  point  malsain  par  excellence;  nous  fûmes  forcés  de 
construire,  en  paille  et  torchis,  les  misérables  cases  des- 
tinées à  couvrir  matériel  et  personnel.  Dans  de  telles  con- 
ditions, la  mort  venait  vite.  Nous  étions  arrivés  dix-huit 
blancs  à  la  flottille.  Moins  d'un  an  après,  nous  restions  cinq. 
Les  autres  étaient  semés  sur  la  route  du  retour,  ou  dans 
notre  petit  cimetière  de  Manambougou. 

Mon  pauvre  Davoust,  lui,  était  revenu  mourir  à  Kita. 
L'ordre  suspendant  notre  départ  lui  avait  porté  le  coup 
mortel.  Auparavant  déjà,  il  ne  se  soutenait  plus  que  par 
des  prodiges  d'une  énergie  sauvage.   Il  vivait  uniquement 


JUSQU'A    KAYES.  9 

« 

par  et  pour  la  réalisation  de  son  projet.  «  A\o\v  failli  des- 
cendre le  Niger,  me  disait- il  en  s'exaltant,  a  rendu  Mungo- 
Park  illustre.  Nous,  nous  réussirons  !  » 

Il  ne  put  voir  renverser  sans  raisons  tous  ses  plans  si 
longtemps  caressés,  si  péniblement  amenés  à  la  presque 
réalisation.  C'était  trop  lourd  à  supporter  pour  le  peu  de 
forces  qui  lui  restaient.  Il  continua  toutefois  à  monter  avec 
moi  le  MagCj  canonnière  pareille  au  Niger  que  nous  avions 
transportée  de  France  ;  il  put  même  en  faire  les  essais  ;  mais 
au  mois  de  décembre,  il  reprenait  la  route  de  la  patrie,  il 
allait  y  chercher  des  forces  et  essayer  de  convaincre  ceux 
qui  dirigent  nos  colonies. 

Il  ne  put  atteindre  la  France. 

Il  repose  à  Kita...  Lorsque  nous  croyions  tout  perdu,  la 
mission  irrémédiablement  compromise,  nous  avons  été  nous 
recueillir  sur  sa  tombe. 

C'est  peut-être  cela  qui  nous  a  porté  bonheur. 

Combien  sont  tombés  ainsi,  et  des  meilleurs!  Sur  quelle 
fumure  de  cadavres  lèvera  la  riche  moisson  que  l'on  peut 
espérer  du  Soudan  français!  Ceux-là,  a-t-on  osé  dire,  s'en 
allaient  chercher  des  galons  et  des  croix  —  des  croix  faites 
à  la  hâte  de  deux  planches  clouées  par  un  camarade  inhabile, 
au  coin  d'un  champ  de  mil,  à  l'ombre  d'un  baobab,  croix 
éphémères,  bientôt  rongées  par  les  termites,  et  qui,  du  mort 
vaillant,  ne  perpétuent  même  pas  le  souvenir. 

Ces  morts-là,  nous  ne  devons  pas  les  pleurer.  Il  faut  les 
honorer  et  les  suivre. 

Donc,  Davoust  mort,  je  jurai  qu'un  bateau  portant  son 
nom  descendrait  le  fleuve,  puisque  lui  avait  succombé  à  la 
tâche.  Cette  promesse  est  de  1888.  C'est  seulement  en  1896 
que  j'ai  pu  m'en  libérer.  Mais  j'ai  tenu  mon  serment. 

Certes,  huit  ou  dix  ans  d'avance  auraient  bien  modifié  les 


lo       SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS    DES  TOUAREGS. 

résultats  politiques  de  la  mission.  Aux  négociations  de  1890, 
si  néfastes  pour  notre  influence  dans  le  bas  Niger,  nos  pléni- 
potentiaires auraient,  par  exemple,  pu  affirmer  qu'il  n'existe 
de  rapides  à  Bourroum  que  dans  l'imagination  de  sir  Edward 
Mallet,  ce  qui  avait  bien  son  importance. 

Mais,  sans  chercher  ce  que  la  mission  aurait  dû  être, 
voyons  seulement  ce  qu'elle  fut. 

Mon  projet,  adopté  par  M.  Delcassé,  était  celui  de  Da- 
voust,  légèrement  modifié.  Au  lieu  d'opérer  avec  des  canon- 
nières à  vapeur  calant  un  mètre,  je  trouvais  avantage  à  me 
servir  de  chalands  à  l'aviron  réduits  à  une  calaison  minimum. 
Une  lecture  attentive  de  Barth  révèle,  en  effet,  des  diffi- 
cultés sérieuses  de  navigation,  du  moins  quant  aux  passages 
qu'il  trouva  sur  sa  route,  car  Barth  n'avance  guère  que  ce 
que  lui-même  a  vu.  Un  flotteur  de  quarante  centimètres  de 
tirant  d'eau  passe  nécessairement  des  rapides  où  se  seraient 
misérablement  crevés  le  Ma^e  et  le  Niger. 

En  outre,  une  canonnière  à  vapeur  exige  du  combustible, 
c'est-à-dire  du  bois.  Il  faut  aller  en  couper.  C'est  une  occa- 
sion pour  les  malveillants  de  manifester  leur  hostilité.  Puis 
la  machine  peut  venir  à  manquer.  Mieux  vaut  l'aviron  :  c'est 
plus  lent,  mais  c'est  plus  sûr.  N'avions-nous  pas  le  courant, 
du  reste?  Rien  qu'en  nous  y  laissant  aller,  nous  étions  bien 
certains  d'arriver  au  but,  sinon  à  bon  port.  Le  fleuve  nous 
porterait,  nous  et  nos  chalands,  avec  ou  dessous,  comme  di- 
saient les  mères  Spartiates. 

Enfin,  la  méthode  était  élégante.  Descendre  le  Niger  à 
l'aviron,  à  la  fin  du  dix-neuvième  siècle,  était  amusant,  sem- 
blait plus  audacieux ,  puisqu'on  aurait  pu  tenter  autrement 
la  chose.  Bien  m'en  prit,  du  reste;  car  jamais,  au  grand 
jamais,  les  canonnières  n'auraient  passé  là  où  s'en  tira  mon 
brave  D avons t,  notre  petit  bateau. 

Cette  résolution  arrêtée,  restait  à  construire  l'embarca- 
tion, cette  inséparable  compagne  de  voyage,   (c  Comme  on 


JUSQU'A   KAYES.  ii 

fait  son  lit,  on  se  couche  »,  pensais-je,  et  j'y  mis  tous  mes 
soins. 

Il  la  fallait  solide,  mais  légère,  commode  à  démonter, 
réalisant  le  minimum  strictement  nécessaire  d'habitabilité, 
pouvant  porter  huit  à  dix  tonnes ,  et  facilement  manœu- 
vrable. 

Précisément,  dans  le  courant  de  cette  année  1893,  la  mé- 
tallurgie de  l'aluminium  avait  fait  de  grands  progrès.  Monteil 
avait  osé  employer  ce  métal  pour  la  construction  d'une  petite 
embarcation  destinée  à  l'Oubanghi.  Suivre  son  exemple  était 
un  peu  risqué.  Savait-on  alors  ce  que  réaliserait  l'aluminium? 
Somme  toute,  nos  vies  dépendaient  presque  exclusivement 
de  la  solidité  de  notre  embarcation.  Mais  je  trouvai  à  la  lé- 
gèreté du  métal  de  grands  avantages  pour  les  transports  par 
terre,  et  il  fallait  les  prévoir.  Enfin ,  là  encore,  la  solution 
semblait  élégante. 

Bref,  je  me  décidai  pour  l'aluminium. 

Je  ne  m'en  applaudis  pas  outre  mesure,  je  l'avoue.  Pas 
assez  dur,  crevant  facilement  sous  le  choc,  flexible  à  la  pres- 
sion, l'aluminium  m'a  souvent  fait  regretter  la  tôle  d'acier. 
Toutefois,  je  dois  le  dire  en  sa  faveur,  nous  n'avons  pas  eu  à 
tirer  parti  de  sa  qualité  maîtresse,  la  légèreté.  Nous  n'avons 
jamais  eu,  sur  la  route,  à  le  démonter,  à  le  porter  par  tran- 
ches, à  bras,  en  face  d'obstacles  infranchissables  autrement. 
Tel  il  a  été  monté  à  Koulikoro,  tel  il  est  arrivé  à  Wari.  C'est 
peut-être  heureux;  je  ne  sais  si  les  trous  de  boulons,  ova- 
lisés,  auraient  bien  supporté  les  démontages.  En  résumé,  le 
Davoustj  bateau  en  aluminium,  a  atteint  l'embouchure  du 
Niger  :  c'est  tout  ce  qu'on  lui  demandait. 

Laissez-moi  vous  le  présenter,  mon  D  avons  t. 

C'est  un  flotteur  qui  n'est  pas  beau.  Il  tient  du  sabot  et  de 
la  caisse  à  savon  :  c'est  dire  que  l'arrière  est  carré,  tandis 
que  l'avant  se  relève  en  pointe.  Cette  pointe  du  sabot  sera, 


12       SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

soit  dit  en  passant,  fort  utile  pour  sauter  à  terre  sans  nous 
mouiller  les  pieds. 

Il  a  treize  mètres  de  long,  deux  mètres  cinquante  de  large, 
et  ne  cale  que  quarante  centimètres,  ce  qui  ne  l'empêche 
pas  de  porter  neuf  tonnes.  Deux  cloisons  étanches  le  divi- 
sent en  trois  compartiments.  Celui  du  milieu  forme  la  cale. 
Là  s'entasseront  nos  richesses  :  vivres,  munitions,  ballots 
d'étoffe.  Cette  cale  est  recouverte  de  tôles  d'acier  qui  ser- 
vent de  pont  et,  en  même  temps,  contribuent  fortement  à  la 
solidité  générale. 

Les  compartiments  extrêmes,  surmontés  de  deux  légères 
constructions  en  planches,  deux  roufs,  servent  de  cham- 
bres. Ces  planches  seront  bien  minces  contre  les  ardeurs  du 
soleil,  contre  les  tornades;  mais  il  m'est  impossible,  on  le 
comprend,  d'alourdir  le  bateau  outre  mesure,  pour  une  simple 
question  de  confort.  Au  centre  se  dressera  un  canon-revol- 
ver. Sur  le  pont  de  tôle,  en  abord,  s'assiéront  les  rameurs, 
ou  plutôt  les  nageurs,  pour  parler  marin. 

Trois  voiles,  deux  triangulr.ires,  une  carrée,  nous  aide- 
ront, le  vent  échéant.  Une  voilure  pareille  sur  un  bateau  de 
quinze  mètres  n'a  rien  de  précisément  réglementaire  dans 
la  marine,  mais,  ba!i  !  au  centre  africain,  ni  camarades,  ni 
ingénieurs,  m  viendront  plaisanter  mon  innovation;  elle 
nous  est  commode,  et  quelle  bonne  histoire  si  les  Anglais 
télégraphiaient  en  Europe,  à  notre  arrivée  chez  eux  :  «  Un 
trois-mâts  français,  venant  de  Tombouctou,  a  descendu  le 
Niger.  » 

Ces  éléments  donnés,  il  fallait  sectionner  le  bateau.  Le 
problème  consistait  à  le  diviser,  pour  le  transport  à  tête 
d'homme,  en  pièces  ne  dépassant  pas  chacune  vingt-cinq  à 
trente  kilos.  C'est  tout  ce  qu'on  peut  moralement  exiger 
d'un  noir  qui  n'est  pas  coltineur  de  son  état. 

Tout  d'abord,  je  le  coupe  de  l'avant  à  l'arrière  en  deux 
parties  symétriques,  dans  le  plan  longitudinal,  et  ces  deux 


JUSQU'A   KAYES.  13 

moitiés  viendront  se  boulonner  sur  une  plaque  d'acier  qui 
fera  quille.  Puis,  chacune  d'elles  est  encore  subdivisée  en 
tranches.  Les  joints  sont  faits  au  cuir.  La  plus  lourde  des 
pièces  pèse  trente-sept  kilos  :  c'est  l'arrière.  Mais  on  peut 
se  mettre  à  deux  pour  le  porter. 

Cette  coque,  à  fond  absolument  plat,  sera  manœuvrée  par 
un  long  gouvernail  dont  la  roue  est  placée  au  seuil  de  ma 
chambre  ;  je  l'aurai  ainsi  près  de  moi.  Sur  ma  cabine  sont 
disposés  le  compas  de  route  et  la  tente  qui  doit  nous  abriter 
dans  la  journée,  une  tente  de  toile  bariolée  bis  et  rouge,  le 
bord  en  est  dentelé  ;  nous  nous  croirons  sur  les  plages  nor- 
mandes. Le  toit  de  ma  chambre  me  servira  de  table  de  tra- 
vail pour  l'hydrographie. 

Le  Davoust  était  tout  juste  habitable,  tout  juste  commode 
à  manœuvrer;  il  portait  tout  juste  le  strict  indispensable. 
Mais  pourvu  qu'il  nous  conduisît  tout  juste  au  but,  je  n'en 
demandais  pas  plus. 

Je  ne  devais  pas  m'embarquer  seul  pour  descendre  le  Ni- 
ger. Restait  donc  la  question  du  personnel. 

De  toutes  les  chances,  souvent  inespérées,  qui  ont  marqué 
notre  voyage,  qui  ont  contribué  à  son  succès,  il  en  est  une 
dont  je  dois  peut-être  remercier  davantage  la  Providence , 
c'est  de  m'avoir  donné  comme  compagnons  de  route  précisé- 
ment ceux  qui  m'ont  accompagné. 

A  tous  ceux  qui  savent,  par  expérience,  ce  qu'est  le  soleil 
d'Afrique,  qui  connaissent  l'action  combinée  des  maladies, 
des  privations,  d'une  nourriture  anémiante,  des  dangers 
constants  et  des  responsabilités  de  toutes  les  heures ,  à  ceux 
qui  ont  souffert  eux-mêmes  des  caractères  aigris,  des  dé- 
fauts mis  en  évidence,  de  l'insociabilité  tropicale,  j'ai  en- 
tendu dire  :  0  Vous  étiez  partis  cinq  camarades,  vous  revenez 
cinq  amis.  Voilà  certes  le  plus  étonnant  de  votre  affaire!  » 

Le  premier  de  ces  compagnons,  le  plus  ancien  en  date. 


14       SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

qui  prit  sa  part  de  la  peine  comme  du  succès,   c'est  l'en- 
seigne,  maintenant  lieutenant  de  vaisseau  Baudry. 

Ouvrier  de  la  première  heure,  Baudry,  longtemps  avant 
que  ma  mission  fût  chose  décidée,  m'avait  demandé  à  m*ac- 
compagner,  le  cas  échéant.  Il  se  trouvait  à  Paris,  devant 
comme  moi  partir  pour  le  Soudan  à  l'état-major.  Il  était  lui 
aussi  piqué  de  la  tarentule  coloniale,  maladie  grave,  dont  on 
ne  se  guérit  guère  qu'en  la  promenant  aux  colonies.  Quel** 
ques  minutes  après  la  décision  du  sous-secrétaire  d'État, 
l'affaire  était  entendue,  il  partait  avec  moi. 

11  a  été  le  compagnon  des  bonnes  et  des  mauvaises  heures. 
Ensemble  nous  avons  souffert  des  événements  qui,  deux  ans 
durant,  nous  retinrent,  comme  sous  séquestre,  au  Soudan 
français,  av^nt  le  départ  définitif.  Il  adoptait  mes  idées,  les 
faisait  siennes,  et  s'occupait  immédiatement  de  leur  réalisa- 
tion. Il  est.  juste  que  je  le  nomme  ici  le  premier,  pour  dire 
l'aide  que  j'ai  reçue  de  lui,  partout,  toujours. 

Nous  trouverions  le  reste  du  personnel  à  Saint-LoutS| 
car  Baudry  et  moi  étions,  d'abord,  les  deux  seuls  blançfl 
prévus  de  l'expédition.  Nous  devions  alors  nous  adjoindre 
huit  laptots  sénégalais,  dont  un  gradé,  prêtés  par  la  maiiiuK^ 
Je  savais  pouvoir  engager  là-bas  autant  de  braves  gèsudj 
fidèles,  solides,  dévoués  jusqu'à  la  mort,  qu'il  m'eniaudiailit 

Restait  la  grave  question  de  l'interprète  indigène.  J'avaîi  • 
mon  homme  en  vue,  mais  sans  savoir  s'il  était  disponible. 
Je  fis  immédiatement  demander  à  la  colonie  du  Sénégal  de 
mettre  à  ma  disposition  Mandao  Ousmane.  .        > 

J'avais  connu  et  apprécié  Mandao  à  la  flottille  du  Nigen 
Les  actes  de  dévouement  de  sa  famille  à  la  PVance  ne  sont 
plus  à  compter.  Lettré,  intelligent,  très  courageux  sous  des 
dehors  un  peu  timides,  très  fin,  et  très  fier,  Mandao  était  le 
type  le  plus  parfait  du  noir  affiné.  Il  eût  été  pour  nous  un 
aide  précieux  et  un  ami.  Je  savais  que  son  ambition  était 


JUSQU'A   KAYES.  17 

d*être  décoré,  comme  l'avait  été  son  père,  un  des  auxiliaires 
les  plus  appréciés  du  général  Faidherbe.  Il  devait  mourir  au 
champ  d'honneur,  tué  pendant  la  colonne  Monteil. 

Si  quelque  curieux  vous  demande  :  a  Quelle  est  la  pre 
mière  préparation  pour  aller  explorer  le  centre  Afrique?  » 
répondez  sans  hésitation  :  «  C'est  d'être  acheteur  de  soldes 
sur  la  place  de  Paris.  »  Voici  pourquoi  : 

La  monnaie  courante,  au  Niger,  est  généralement  le  cauri, 
petit  coquillage  provenant  de  la  côte  du  Mozambique.  11  en 
faut  de  trois  à  cinq  mille  pour  équivaloir  à  cinq  francs.  C'est, 
comme  vous  voyez,  une  monnaie  encombrante,  lourde  comme 
le  billon  Spartiate  et  qui  même   n'est  pas   connue  partout. 
Dans  bien  des  villages,  on  compte   exclusivement  en  mar- 
chandises :   «   Combien  ce  mouton?  —  Dix    coudées  (cinq 
mètres)  de  toile  blanche,  ou  cinquante  perles  dorées,  ou  tant 
de  miroirs,  ou  tant  de  feuilles  de  papier,  ou  tant  de  barres 
de  sel.  »  Suivant  ce  dont  le  vendeur  a  besoin. 
On  doit  se  prémunir  en  conséquence. 
Outre  cela,  il  faut  des  objets  de  cadeaux.  Des  articles  de 
commerce  divers  et  inattendus  trouvent  ici  leur  placement. 
La  plombagine,   en  tubes,    servira  à   noircir  les  yeux  des 
Peules coquettes  pour  en  rehausser  l'éclat;  les  embrasses  de 
rideaux  se  transformeront  en  baudriers,  en  cordons  de  sabres 
pour  les  guerriers  ;  des  accessoires  de  cotillon ,  des  peignes 
^n  celluloïd  se  planteront  dans  les  chevelures  crépues.  Prenez 
^ussides  pipes,  des  tabatières,  des  hameçons,  des  aiguilles, 
^^s  couteaux  et  des  ciseaux,  des  burnous  en  serviette  éponge, 
^^s boutons  de  porcelaine  ou  de  verre,  du  corail,  de  l'ambre, 
^^s  foulards,  des  ombrelles  tricolores,  etc.,  etc. 

Aux  chefs  puissants,  il  vou§  faudra  offrir  des  selles  de 
velours  brodées,  des  armes,  de  riches  vêtements,  des  étoffes 
de  prix.  Les  goûts  changent  d'une  race  à  l'autre;  la  mode, 
d'un  village  au  suivant.  Puis,  nous  devons  rapporter,  —  c'est 


i8       SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

spécifié  dans  les  Instructions,  —  des  renseignements  com- 
merciaux pour  les  voyageurs  qui  nous  suivraient.  Alors, 
varions  le  plus  possible  nos  échantillons. 

Enfin,  noirs  et  Touaregs  sont  de  grands  enfants.  Ils  se 
battent  pour  s'amuser,  quand  ils  ont  un  sabre  ou  un  fusil. 
Ils  joueraient  tout  aussi  bien  avec  un  lapin  mécanique,  une 
toupie  d'Allemagne  ou  une  poupée  qui  dirait  papa.  Donc 
nous  emporterons  des  jouets,  des  lézards  qui  rampent,  des 
grenouilles  qui  sautent,  des  boîtes  à  musique,  même  un  petit 
organina  qui  joue  des  quadrilles  à  chahut  en  avalant  des 
mètres  de  papier  perforé. 

Et  je  n'ai  pas  tout  dit. 

Maintenant,  mettez,  en  face  de  ce  programme  incohérent, 
deux  officiers  de  marine  revenant,  l'un  du  Soudan,  l'autre 
de  Chine;  dites-leur,  en  donnant  l'argent  :  «  Débrouillez- 
vous!  »  et  vous  verrez  leur  tête.  Mais,  s'ils  sont  renseignés, 
ils  iront  tout  droit  trouver  Léon  Bolard,  commissionnaire  en 
marchandises,  spécialiste  pour  explorations. 

Et  alors  ils  s'amuseront  comme  des  fous  pendant  un  mois. 
C'est  ce  que  nous  avons  fait. 

Je  me  souviendrai  longtemps  de  ces  courses  chez  des 
fournisseurs  pas  toujours  gracieux,  qu'on  dérangeait  quel- 
quefois pour  des  vétilles.  Nous  arrivions  certains  jours  à  dé- 
velopper, sur  le  pavé  de  Paris,  trente  kilomètres,  mesurés 
au  podomètre. 

Le  plus  drôle  était  la  chasse  aux  soldes.  Des  étoffes  légè- 
rement défraîchies,  des  laissés  pour  compte,  sont  d'excel- 
lentes trouvailles  pour  l'explorateur  un  peu  soucieux  des 
deniers  de  l'Etat;  mais  ce  qu'il  faut  marcher  et  monter  de 
fois  au  quatrième  étage  pour  réaliser  cette  économie  !  Nous 
eûmes  ainsi  quinze  cents  mètres  de  velours  à  dix-neuf  sous» , 
des  couteaux  représentant  la  tour  Eiffel,  d'autres  avec  de 
allusions  politiques  au  Panama,  et  le  reste  ! 


JUSQU'A    KAYES.  19 

Au  bout  d*un  mois,  Baudry  et  moi  étions  fourbus,  Bolard 
seul  était  infatigable.  Mais  nous  avions  pour  vingt-sept  mille 
francs  de  marchandises. 

Tout  cela  s'entassait  dans  un  sous-sol  du  pavillon  de 
Flore.  Quel  capharnaûm!  On  y  empilait  calicot  sur  sabres  de 
cavalerie,  Pélion  sur  Ossa. 

Nous  reçûmes  là  des  visiteurs  de  marque.  M.  Grodet, 
nommé  gouverneur  du  Soudan,  vint  nous  y  voir,  fort  aimable, 
semblant  s'intéresser  beaucoup  à  tout  ce  que  nous  faisions. 
Quantum  mutata,.. 

On  en  était  alors  à  l'emballage,  et  ce  n'est  pas  l'opération 
la  plus  facile.  L'explorateur  doit  être  doublé  d'un  emballeur 
de  premier  ordre.  Les  colis  ne  doivent  pas  dépasser  vingt- 
cinq  kilos.  Il  les  faut  tout  d'abord  d'une  absolue  étanchéité, 
puis  maniables,  de  formes  géométriques,  faciles  à  arrimer. 
Les  objets,  les  étoffes  qui  les  composent  doivent  être  rap- 
prochés sans  se  nuire,  sans  se  froisser,  et  le  plus  difficile  est 
encore  de  composer  des  assortiments,  pour  n'être  pas  obligé 
d'éventrer,  dès  le  début,  tous  ses  ballots. 

Et  quelle  comptabilité  ! 

A  côté  de  cela,  des  objets  spéciaux  devaient  frapper  l'ima- 
gination de  l'indigène.  C'étaient  la  bicyclette  de  Baudry , 
des  tubes  de  Geisler,  une  couronne  électrique;  enfin,  et  par- 
dessus tout,  un  phonographe  Edison,  —  le  cinématographe 
n'était  pas  encore  inventé.  Notre  instrument  était  un  des 
premiers  qui  aient  paru  en  France.  Il  devait  rapporter  des 
chants  indigènes,  et  je  comptais  beaucoup  sur  lui  pour  in- 
téresser les  chefs,  les  lettrés,  et  leur  faire,  en  les  amusant, 
oublier  leurs  desseins  hostiles. 

Comme  armement,  le  ministère  de  la  guerre  nous  prêtait 
dix  mousquetons  Lebel,  modèle  1893,  et  dix  revolvers  der- 
nier   modèle  ,   avec  dix  mille  cartouches  :  c'étaient   mille 


ao       SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

coups  par  homme,  c'est-à-dire  plus  que  suflSsant,  pensais-je. 

Enfin,  la  marine  nous  prêtait  également  un  canon  Hotch- 
kiss  à  tir  rapide  de  trente-sept  millimètres,  avec  munitions 
et  accessoires. 

Le  25  décembre,  rien  ne  manquait,  que  le  Davoust  encore 
inaclievé.  Baudry  partit  de  Bordeaux,  le  jour  de  Noël,  avec 
la  plus  grande  partie  du  matériel.  Le  5  janvier,  je  m'em- 


barquais à  mon  tour  sur  le  Brésil,  des  Messageries 
times,  emportant  mon  bateau  démonté. 


Dakar,  accroupi  au  fond  de  sa  baie,  au  pied  des  hauteurs 
dont  l'ensemble  forme  le  cap  \'ert,  a  hérité,  au  point  de  vue 
commercial,  de  l'importance  de  Gorée.  C'est  un  tlot  de  ver- 
dure qu'encadrent  des  rochers  sombres  et  des  sables  bril- 
lants. 

Ah!  si  Dakar  était  anglais,  quelle  ville  commerciale  de 
premier  ordre ,   quelle  citadelle   imprenable ,    quel  arsenal 


JUSQU'A    KAYES.  21 

bien  monté  nos  rivaux  en  auraient  fait  depuis  longtemps! 

Mais  Dakar  est  français.  Sans  nier  ses  progrès,  on  ne  peut 
s'empêcher  de  les  juger  bien  lents.  Il  serait  en  effet  impos- 
sible de  trouver  sur  toute  la  côte  ouest  un  point  mieux  choisi. 
C'est  l'analogue  de  Cherbourg,  dans  les  mers  d'Afrique.  La 
rade  est  sûre,  on  y  entre  à  toute  heure;  le  mouillage  est 
excellent,  l'air  relativement  salubre  ;  l'eau  ne  manque  point. 

Et  quelle  admirable  position  militaire  ! 

Lorsque,  la  guerre  déclarée,  le  canal  de  Suez  sera  obs- 
trué, la  route  des  Indes  et  d'Extrême-Orient  reprendra  son 
ancien  tracé ,  et  Dakar  deviendra  0  le  poignard  au  cœur  de 
l'Angleterre  » ,  comme  Napoléon  disait  de  Cherbourg.  Pourvue 
abondamment  de  charbon,  dotée  de  cales  et  d'ateliers,  Dakar, 
dans  la  prochaine  guerre,  pourrait  être  le  centre  de  ravitail- 
lement de  toute  une  flotte  de  croiseurs  rapides  et  de  torpil- 
leurs, pourchassant  le  commerce  anglais.  Il  serait  aussi  le 
camp  retranché  où  nos  bateaux  viendraient  se  mettre  à 
l'abri  devant  des  forces  supérieures.  Cela  sera,  espérons-le. 
En  attendant,  la  rivalité  Saint-Louis-Dakar-Rufisque  n'ar- 
range guère  les  affaires  de  l'une  ni  de  l'autre  de  ces  trois 
villes. 

Dakar  intéresse  particulièrement  les  pays  du  Niger,  et 
c'est  pourquoi  je  crois  devoir  m'étendre  un  peu  sur  son  pré- 
sent et  sur  son  avenir  :  là  aboutira  le  commerce  futur  —  que 
je  crois  considérable  —  du  Soudan,  quand  Kayes  sera  reliée 
à  Saint-Louis,  Badoumbé  à  Koulikoro,  par  le  grand  railway 
français  de  l'Afrique  occidentale. 

Dakar  avait  pour  moi  un  autre  intérêt.  C'était  le  pied  remis 
enfin  sur  la  terre  d'Afrique,  après  une  longue  absence  de 
deux  ans.  Je  pensais  avoir  à  lutter,  —  et  alors,  de  front, 
face  à  face,  —  pour  la  réalisation  de  mes  projets,  seulement 
avec  des  difficultés  matérielles.  Et  l'heure  où  je  vis,  sur  le 
quai  de  la  gare  du  chemin  de  fer  Dakar-Saint-Louis ,  les 
ballots,  les  colis,  les  pièces  du  Davoust^  bien  au  complet, 


?.2       SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

symétriquement  alignés,  fut  une  des  bonnes  heures  de  ma 
vie.  On  a  souvent  dit  :  «  Le  plus  difficile,  dans  une  explora- 
tion, c'est  de  partir.  »  Je  me  croyais  parti,  et,  dès  lors, 
sûr  du  succès...  Combien  je  devais  en  rabattre! 

Grâce  au  concours  bienveillant  de  tous,  du  gouverneur, 
M.  de  Lamothe,  et  du  commandant  de  la  marine,  le  com- 
mandant du  Rocher,  Baudry  m'a  admirablement  préparé  la 
besogne. 

Mais  nous  n'avons  pas  de  temps  à  perdre  !  Un  accident 
d'hélice  a  donné  trois  jours  de  retard  au  Brest/,  et  il  nous 
faut  quand  même  prendre  le  premier  départ  pour  le  haut 
fleuve.  Dès  le  lendemain  matin ,  en  route  pour  Saint- 
Louis.  Les  pièces  du  Davoust^  encombrantes,  à  formes  gau- 
ches, à  peine  emballées  à  la  hâte  à  Paris,  arrimées  tant  bien 
que  mal  à  Bordeaux,  dansent  la  sarabande  sur  les  plates- 
formes  du  chemin  de  fer  qui  les  emportent,  et  cela  m'effraye 
un  peu  pour  mon  pauvre  bateau.  Bah  !  il  en  verra  bien  d'au- 
tres, et  je  n'ai  pas,  aujourd'hui,  le  cœur  à  m'attrister. 

Deux  mots  sur  le  chemin  de  fer  Dakar-Saint-Louis.  Le 
pays  qu'il  traverse  est  légèrement  ondulé,  peu  arrosé,  triste 
<l'aspect  :  c'est  le  Cayor.  La  race  qui  l'habite  a  été  dure  à 
soumettre.  En  continuelle  révolte,  elle  nous  infligea  plusieurs 
fois,  par  surprise,  des  désastres  :  à  Thiès,  où  le  poste  entier 
fut  massacré;  à  M'pal,  où  périt  un  escadron  de  spahis.  Le 
Cayor  eut  des  chefs,  des  Damels,  comme  Samba-Laobé  et 
Lat  Dior,  derniers  champions  de  la  résistance,  illustres  dans 
les  annales  sénégalaises,  véritables  héros  qu'on  regrette  de 
n'avoir  pu  ramener  à  nous. 

Les  gouverneurs  successifs  du  Sénégal  se  heurtèrent  tous 
à  la  résistance  du  Cayor,  à  l'insoumission  de  ses  habitants. 
Mais  ce  qu'avaient  en  vain  entrepris  ceux  qui  s'appelaient 
Faidherbe,  Pinet-Laprade,  Brière  de  l'Isle,  pour  ne  citer  que 
les  plus  illustres,  la  voie  ferrée,  pacifiquement,  en  est  venue 


JUSQU'A   KAYES,  33 

à  bout  en  quelques  années.  Aujourd'hui,  grâce  au  chemin  de 
fer,  le  Cayor  est  tranquille.  Ce  n'est  pas  tout;  la  contrée, 
jadis  infertile  et  déshéritée,  est  devenue,  par  la  culture  des 
arachides  qu'enlèvent  les  wagons,  aux  mois  de  la  traite,  un 
pays  riche  et  productif. 

Tant  il  est  vrai  que  paix  et  commerce  marchent  de  front, 
que  le  meilleur  moyen,  le  seul,  de  pacifier  un  pays,  de  se 


concilier  ses  habitants,  est  de  leur  donner  du  bien-être  en 
ouvrant  des  routes  commerciales. 

Bravo  donc  pour  le  chemin  de  fer  Dakar-Saint-Louis! 
Bravo  !  malgré  les  hésitations,  les  erreurs,  peut-être,  qui  en 
marquèrent  les  débuts. 

Dire  qu'on  y  trouve  toutes  les  commodités,  tout  le  confort 
désirable,  non  certes,  A  la  saison  chaude  surtout,  c'est  un 
supplice  que  d'y  voyager,  un  avant-goût  de  l'enfer,  et  le 
conseil  qu'on  donne  aux  débutants,  à  Dakar,  est  toujours 
bon  :  o  Prenez  de  la  glace,  prenez-en  beaucoup.  Vous  en 


34       SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

ferez  un  double  emploi  :  rafratchissez  vos  boissons  en  route; 
mettez-en  dans  un  mouchoir  sur  votre  tête,  sous  votre  cas- 
que !  Peut-être  ainsi  vous  en  tirerez-vous  sans  accès  de 
lièvre  et  sans  étouffer.   > 

Ce  voyage,  qui   semblerait  devoir  n'être  une  partie  de 
plaisir  pour  personne,  en  est  une  cependant  pour  les  noirs. 


^^^LSiïS^ife^ 

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Ils  prennent  le  train  pour  s'amuser.  On  n'escomptait  guère, 
au  début,  cet  élément  de  recettes,  surtout  après  qu'un  des 
premiers  trains,  en  déraillant,  eut  écrasé  tout  un  wagon 
d'indigènes  contre  un  gros  baobab  ;  on  crut  alors  que  c'était 
fini  pour  de  bon. 

Bien  au  contraire.  Dès  le  lendemain,  les  noirs  revinrent 
en  foule.  Mais  ils  s'étaient  prémunis  de  talismans.  Les  mara- 
bouts, qui  font  commerce  de  ces  porte-bonheur,  avaient  tout 
simplement  ajouté  une  nouvelle  corde  à  leur  arc  :  ils  ven- 
daient "  grisgris  contre  chemin  de  fer  ». 


JUSQU'A  KAYES.  25 

Voilà  le  noir  tout  entier.  Qu'il  ait  confiance  dans  son  gris- 
gris,  il  bravera  mille  dangers;  qu'il  ait  confiance  dans  son 
chef,  il  le  suivra  sans  hésitation,  sans  défaillance ,  au  bout 
du  monde.  Inspirez-lui  donc  la  confiance,  vous  pourrez  tout 
en  tirer. 

Baudry  était  venu  à  ma  rencontre  sur  la  ligne.  Avec  lui 
était  un  noir,   soigneusement  enveloppé  dans  un  «  tamba 


sembé  »,  châle  indigène.  Cet  homme  était  Mandao,  l'inter- 
prète que  j'avais  demandé.  Sans  hésiter,  il  avait  voulu  nous 
accomp^ner,  et  c'était  une  bonne  carte  de  plus  dans  nos 
mains.  Allons,  tout  allait  bien  ! 


Le  17  janvier  au  soir,  à  six  heures,  nous  étions  à  Saint- 
Louis.  Un  officier  de  l'état-major  du  gouverneur  m'atten- 
dait. M.  de  Lamothe  me  reçut  de  façon  charmante;  nous 
nous  connaissions,  du  reste,  depuis  longtemps.  Tout  ce  qu'il 
pouvait  fKiur  nous,  il  promit  de  le  faire,  et  il  le  fit. 


a6       SUR   LE    NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

I-e  Brière  de  l'Islc,  de  la  Compagnie  Devès  et  Chaiimet. 
devait  partir  le   ig  pour   le  haut  fleuve.    11  était  déjà  en 
surcharge .    Comment 
(aire  ?  Et  le  tempspres- 
sait. 

Dès  le  matin  du  iS, 
j'engageai  les  laptols 
qui  devaient  nous  sui- 
vre. La  plu  part  étaient 
des  Sarracolais.  Leur 
tribu  habite  sur  le  Sé- 
négal, entre  Bakel  et 
Kayes.  L'éloge  n'en 
est  plus  à  redire.  Entre  plus  de  cent  candidats,  Baudry  en 
avait  déjà  trié  une  dizaine  et  un  second  maître  pilote  de  la 
station  locale,  tous  avant  fait  campagne  et  déjà  anciens  au 
service,  tous  solides,  bien  portants,  bien  découplés,  heu- 
reux de  courir  les  aventures.  J'eus  seulement  à  en  éliminer 
trois  et  à  ratifier  le  choix  des  autres,  car  nous  devions  nous 
limiter  à  huit  hommes,  patron  compris.  Dans  la  suite,  ces 
laptots  furent  congé- 
diés, par  ordre  du  gou- 
verneur Grodet,  avant 
le  départ  définitif.  Inu- 
tile donc  de  les  pré- 
senter. Seul,  Bouba- 
kar-Singo,  le  second 
maître,  qui  devait  être  ^^^^^^__^ 
patron  du  Davoust,  ^^^^^Cs  J  \  '^  Vl\ 
mérite    une    mention  —     ^^~      "^ 

spéciale.  C'était  un 
Sarracolais  superbe,  excellent  marin;  et,  quand  venait  la 
tornade,  il  se  mettait  à  l'eau,  nu,  et  entonnait,  sous  l'averse 
diluvienne,  toutes  les  prières  de  son  répertoire. 


JUSQU'A   KAYES.  117 

Nos  laptots  engagés,  on  les  équipa,  on  les  habilla,  et  tout 
de  suite  on  les  mit  au  travail,  car  nous  avions  trouvé  la  solu- 
tion pour  le  transport  du  matériel. 

L'administration  nous  prêtait  un  clialand  en  fer,  de  35  ton- 
neaux; nous  y  arrimions  tout,  et  le  Brière  de  liste  le  pre- 
nait à  la  remorque. 

Ce  ne  fut  pas,  du  reste,  sans  peine  que  put  se  terminer 


cet  arrimage.  Enfin,  nous  étions  prêts  à  l'heure,  tant  bien 
que  mal.  Le  19  au  soir,  le  Brière  larguait  ses  amarres,  et 
nous  filions  pour  le  haut  fleuve,  tandis  que  nos  amis  de 
Saint-Louis,  du  gouvernement,  de  la  marine,  des  maisons 
de  commerce,  nous  faisaient  de  grands  gestes  d'adîeu,  en 
nous  criant  :  «  Bonne  chance  !  n 

Quelle  arche  de  Noé  que  ce  chaland  de  35  tonnes!  Il  y 
avait  de  tout  là  dedans,  et  beaucoup  de  n  pagaille  »  :  des 
Japtots,  des  voiles,  des  rois  maures  passagers,  des  ballots, 
des  moutons  et  des  femmes.  A  l'arrière,  on  avait  construit. 


28       SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

avec  les  tôles  du  Davoust,  un  appentis  pour  abriter  ce  petit 
monde.  Oisifs  toute  la  journée,  ils  faisaient  les  lézards  au 
soleil  sur  le  plan  incliné  du  toit.  On  prolita  des  deux  ou 
trois  jours  de  remorque  pour  recenser  les  ballots  numérotés. 
Chose  extraordinaire,  invraisemblable,  rien  ne  manquait.  Et 
il  fallait  voir  Bilali  Coumba,  un  hercule,  soulever,  comme 
une  petite  modiste  son  carton  à  chapeaux,  la  caisse  d'instru- 
ments, zinguée,  qui  dépassait  cent  dix  kilos. 

C'est  Bilali  qui  me  fit  un  jour  cette  réponse,  marquée  au 
coin  du  bon  sens  : 

On  avait  distribué  aux  hommes  des  cuillers  de  bois,  pour 
leur  usage  personnel.  Naturellement,  ils  mangeaient,  comme 
tout  bon  noir,  avec  leurs  doigts,  faisant  la  boule  de  p&tée, 
■  la  pétrissant  avant  de  la  porter  à  la  bouche.  Et  comme  je 
plaisantais  Bilali  ;  «  Mais,  mon  ami,  à  quoi  te  sert  ta  cuiller?* 
il  me  dit,  montrant  ses  mains,  des  battoirs  :  a  Y  a  bon  pour 
travailkr,  y  a  bon  pour  manger.  « 

.■\insi  que  Jeanne  d'Arc  son  drapeau,  il  les  voulait  à  l'hon- 
neur comme  à  la  peine. 

I.a  traversée  eut  des  péripéties,  le  clapotis  défonça  le 
chaland,  il  fallut  même  le 
cimenter.  Enfin,  nous  ar- 
rivâmes le  23  à  Oualaldé, 
point  extrême  à  cette 
époque  de  la  navîgatÛHi  à 
vapeur  sur  le  fleuve.  Peut- 
être  pourrait-on  remonter 
beaucoup  plus  haut,  jus- 
qu'à Kaédi,  presque  en 
toute  saison  ;  mais  il  fau- 
drait pour  cela  complète- 
ment abandonner  les  for- 
mes  de  carène  actuelles.  Nous  n'en  sommes  pas  encore  là.  - 
Le  Briùrc  de  l'Isle  redescendit. 


3<'      SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Désormais,  nous  allions  voler  Je  nos  propres  ailes.  Péni- 
blement, lentement,  mais  sans  arrêt,  à  la  perche,  à  la  cor- 
delle,  jusqu'au  soir  tombé,  notre  35  tonnes  se  traîna  sur  le 
fleuve,  oiJ  les  bancs  découvraient  déjà.  On  passa  ainsi  Kaédi, 
Matam,  Saldé. 

Puis,  coup  sur  coup,  nous  arrivèrent  deux  nouvelles  atro- 
cement tristes. 

A  Saldé,  la  mort  d'Aube. 

A  Bakel.  le  massacre  du  colonel  Bonnier  et  de  sa  colonne. 
On  a  beaucoup  trop  parlé,  dit  bien  des  inepties  voulues, 
sur  ces  morts  glorieuses.  On  a,  autour  de  ces  cendres  de 
soldats  tués  au  feu,  en  plein  combat,  suscité  de  honteuses 
polémiques.  Les  hyènes,  du  moins,  elles,  ne  travaillent  que 
la  nuit. 

Poui*  moi,  je  perdais  là,  avec  un  chef  que  j'aimais,  nombre 
de  vieux  amis,  compagnons  de  feu,  camarades  de  poste. 
Hâtivement  nous  fî- 
mes le  trajet  Bakel- 
Kayes,  pour  avoir  des 
nouvelles.  Nous  étions 
plongés  dans  une  af- 
ion  profonde, 
jointe  à  quelque  in- 
quiétude de  ce  qu'on 
nous  réservait. 

Le  13  février,  nous 
arrivions  à  Kayes. 
Je  me  rendis  immédiatement  au  gouvernement  avec 
Baudry  et  Mandao.  Le  gouverneur,  M.  Grodet,  m'apprit 
qu'il  était  autorise,  par  dépêche,  à  surseoir  à  ma  mis- 
sion et  à  nous  employer  à  sa  guise.  Le  personnel  était 
dispersé.  Baudry  était  envoyé  à  marches  forcées  sur  le 
Niger  pour  conduire  à  Tombouctou  de  vagues  convois 
de    ravitaillement.   On   disposerait  ultérieurement  de   moi. 


JUSQU'A   KAVES.  31 

Plus  tard,  on  m'envoya  commander  la  flottille  du  Niger! 

Cette  dépêche,  je  la  veux  citer  ici.  Naguère  encore, 
M.  Grodet  se  défendait  d'avoir  été  pour  quelque  chose  dans 
l'arrêt  de  deux  ans  imposé  à  notre  mission  : 

a  Colonies  à  gouverneur ^  Soudan.  —  Autorise  surseoir 
mission  Hourst  et  disposer  de  cet  officier.   » 

On  le  voit,  le  gouverneur  du  Soudan  était  autorisé,  —  il 
pouvait  donc  le  faire  ou  non,  —  à  surseoir,  à  nous  arrêter 
pour  le  temps  limité  qui  lui  semblerait  convenable.  La  polé- 
mique serait  hors  de  mise. 

Une  réflexion  cependant;  tandis  que,  pendant  deux  ans, 
nous  étions  immobilisés,  sans  grand  profit  pour  le  pays,  sur 
les  bords  du  Niger,  en  amont  de  Tombouctou,  Decœur,  Baud 
et  d'autres  marchaient  du  Dahomev  sur  Sav.  Voit-on  bien 
quels  avantages  immédiats,  politiques  et  diplomatiques,  la 
France  eût  alors  retirés  d'une  jonction,  en  réunissant  les 
hinterlands  des  deux  colonies? 

Il  est  vrai  que  Decœur  et  Baud  ne  partaient  pas  du  Sou- 
dan, mais  du  Dahomey,  où  le  gouverneur  Ballot  envoyait 
des  explorations,  au  lieu  de  les  arrêter. 

Mais  j'abrège.  Inutile  de  raconter  par  le  menu  les  vexa- 
tions mesquines,  les  déboires,  les  tristesses  sans  nombre 
que  nous  endurâmes.  Inutile,  en  remuant  toutes  nos  amer- 
tumes passées,  de  décourager,  peut-être,  les  bonnes  volontés 
de  l'avenir.  Nous  réussîmes  cependant  à  nous  rendre  utiles. 
Tout  en  approvisionnant  Tombouctou,  menacé  de  disette, 
—  et  là  encore  il  faudrait  chercher  bien  haut  les  responsa- 
bilités, —  je  pus  lever  la  carte  de  tout  le  système  lacustre 
qui  s'étend  à  l'ouest  de  la  ville. 

Le  plus  important  de  ces  lacs,  Faguibine,  est  une  véri- 
table mer  intérieure  avec  ses  îlots,  ses  promontoires  et  ses 
tempêtes.  C'est  une  vaste  cuvette  (cent  dix  kilomètres  de 
long,  vingt  de  large;  les  fonds,  à  la  sonde,  dépassent  parfois 


32       SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

cinquante  mètres)  qu'emplit  le  Niger,  gonflé  par  les  crues. 
Nous  y  fîmes  un  raid  tout  pacifique  avec  VAube,  embarca- 
tion que  je  vous  présenterai  plus  tard,  tandis  que  le  «  terri- 
ble »  Ngouna,  chef  des  Kel  Antassar  hostiles,  se  livrait  sur 
ses  bords  à  de  prudentes  retraites.  C'est  là  que,  pour  la  pre- 
mière fois,  je  pris  contact  avec  les  Touaregs. 

Baudry,  de  son  côté,  allait,  avec  un  chaland,  sur  Tlssa- 
Ber,  déjà  reconnu  par  Caron,  constater  la  navigabilité  du 
fleuve  aux  eaux  hautes. 

D'avoir  voulu  nous  employer,  de  nous  avoir  fait  quand 
même  servir  à  quelque  chose,  comme  aussi  de  la  bienveillante 
affection  qu'ils  nous  témoignèrent,  je  dois  respectueusement 
remercier  mes  chefs  militaires,  les  commandants  de  Tom- 
bouctou,  les  colonels  JolTre  et  Kbener.  Ce  fut  une  consola- 
tion à  nos  ennuis,  et  la  meilleure,  la  plus  réconfortante  que 
puisse  souhaiter  un  offîcicr. 

Kn  mai  1^95,  je  reçus  l'ordre  de  rentrer  en  France.  Bau- 
dry, fatigué,  atteint  heureusement  plus  au  moral  qu'au  phy- 
sique, m'avait  précédé  de  deux  mois.  Comme  je  l'ai  dit,  nos 
laptots  avaient  été  congédiés,  —  par  mesure  d'économie, 
disait  l'ordre.  —  Notre  matériel  était  dispersé.  Le  bateau 
restait  à  Bafoulabé,  et  dans  quel  état,  grand  Dieu!  On  aurait 
juré  que  les  pièces  en  avaient  été  intentionnellement  faussées 
à  coups  de  marteau.  Nos  chronomètres  —  de  petites  mon- 
tres de  torpilleurs,  chef-d'œuvre  de  précision  d'un  véritable 
artiste,  M.  Thomas  —  servaient,  à  Badoumbé,  d'horloge  au 
télégraphiste  du  poste.  Nos  ballots,  dont  je  n'avais  point 
reçu  décharge,  étaient  envoyés  à  Mopti,  pour  la  mission 
Destenave,  qu'on  avait  dû  faire  partir.  Mes  amis  de  France, 
à  qui  j'adressais  des  appels  désespérés,  se  taisaient.  Baudry 
lui-même  ne  donnait  pas  signe  de  vie. 

Tout  semblait  définitivement  perdu.    11  n'avait   pas  été 
sursis  à  ma  mission,  elle  était  dissoute,  détruite. 


JUSQU'A    KAYES.  33 

Pour  la  première  fois,  je  l'avoue,  en  reprenant  navré,  sous 
rhivernage,  étape  par  étape,  la  route  de  France,  en  envisa- 
geant tristement  mes  pauvres  projets,  je  crus  à  leur  effon- 
drement définitif. 

Au  moins  avais-je  la  consolation  d'avoir,  comme  Davoust, 
lutté  jusqu'au  bout. 

Le  20  juillet,  à  Bafoulabé,  j'étais  précisément  en  proie  à 
une  rage  froide,  en  face  des  pièces  faussées  de  mon  Davoust, 
quand  on  me  remit  une  dépêche. 

Elle  était  du  colonel  de  Trentinian ,  qui  avait  —  enfin  !  — 
succédé  à  M.  Grodet  dans  le  gouvernement  du  Soudan. 

Elle  disait  : 

«  Le  ministre  des  colonies  reprend  le  projet  primitif  de 
votre  mission.  » 

J'ai  eu  des  minutes  de  joie  émotionnelle  et  de  bonheur 
dans  ma  vie.  Eh  bien!  pas  même  le  jour  où,  tenant  depuis 
près  d'un  mois  dans  le  pays  de  Diena  révolté,  j'ai  vu  arriver 
la  colonne  de  secours;  pas  même,  en  décembre  dernier,  à 
l'heure  du  débarquement  à  Marseille,  quand  j'ai  senti  tous 
les  obstacles  franchis,  les  difficultés  surmontées,  les  dangers 
passés,  la  réussite  enfin  complète,  pas  même  alors,  je  n'ai 
éprouvé  joie  plus  profonde.  Je  pouvais  donc  tenir  mon  ser- 
ment, et  aussi  confondre,  par  l'action,  par  le  succès,  ceux, 
mal  conseillés  ou  peu  scrupuleux,  ceux  qui  nous  avaient  mis 
l'entrave  au  pied. 

Voici  ce  qui  s'était  passé  : 

En  France,  dit-on,  les  absents  ont  toujours  tort.  Notre 
histoire  tendrait  à  le  prouver.  De  tous  ceux  qui,  à  mon  dé- 
part, avaient  protesté  de  leur  dévouement,  m'avaient  con- 
grratulé  par  avance,  voire  même  chaudement  pressé  sur  leur 
poitrine,  bien  peu  —  j'allais  dire  personne  —  avaient  pris 
fait  et  cause  pour  nous.  Les  Sociétés  géographiques,  scien- 
tifiques,  mirifiques,   poussent  en   France   comme   champi- 

3 


34      SUR   LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

gnons.  Petites  chapelles  concurrentes,  elles  se  détestent,  se 
mordent,  pérorent,  déclament,  banquettent.  Sans  grand  ef- 
fort, sans  risques,  leurs  gros  bonnets  —  j'allais  dire  leurs 
grands  actionnaires  —  se  font  réclame  et  notoriété  sur  le 
dos  de  quelques  membres  actifs  qui  vont  peiner  au  loin. 

Demandez-leur  aide,  secours,  appui,  aux  moments  péni- 
bles :  ils  n'en  ont  cure.  Plus  tard,  au  retour,  si  vous  vous 
êtes  bien  débrouillés,  et  si  vous  êtes  bien  gentils,  vous  en 
tirerez...  du  bruit. 

J'ai  souvent  pensé  à  elles,  en  regardant,  derrière  les  chefs 
nègres,  marcher  leurs  griots.  Ils  vont,  jouant  de  la  flûte 
ou  du  violon,  ils  agitent  des  sonnettes,  ils  battent  de  la 
caisse,  hurlent  à  tue-tête  leurs  flatteries.  Toutes  les  compa- 
raisons leur  sont  bonnes  pour  le  chef  :  la  lune,  le  soleil  et 
le  reste  :  «  Tu  es  mon  père,  tu  es  ma  mère,  je  suis  ton 
captif.  » 

Mais  viennent  des  revers  à  ce  chef  qu'on  encensait,  que 
la  mauvaise  fortune  ou  la  défaite  s'abatte  sur  lui,  les  voilà 
tous,  les  griots,  qui  s'en  vont  porter  au  plus  heureux  de 
l'heure  flûtes  et  violons,  sonnettes  et  flagorneries  ! 

Ah  !  les  thuriféraires  ! 

J'éprouve  toutefois  un  plaisir  reconnaissant  à  le  dire,  il  se 
trouve  des  exceptions  à  cette  règle. 

Et  je  n'en  veux  citer  qu'une.  Aux  heures  adverses,  pour 
nous  réconforter,  comme  aux  jours  d'espérance,  pour  nous 
encourager,  toujours  mon  cher  et  vénéré  ami  M.  Gauthiot, 
secrétaire  général  de  la  Société  de  géographie  commerciale, 
s'est  trouvé  là,  mettant  à  notre  disposition  son  influence,  sa 
parole  persuasive  et  sa  haute  autorité  en  matière  géogra- 
phique et  coloniale. 

Dès  son  arrivée  à  Paris,  Baudry  l'alla  trouver,  non  sans 
une  arrière-pensée  :  a  Eh  bien  !  et  la  mission  ?  —  Fichue, 
à  moins  que  vous  ne  nous  tiriez  de  là.  —  Je  m'en  occu- 
perai. » 


JUSQU'A   KAYES.  35 

Ensuite,  il  s'en  fut  chez  mon  vieil  ami  Marchand,  qui,  à 
cette  heure,  doit  faire  merveille  au  Congo  :  «  Et  Hourst,  et 
la  descente  du  Niger?  —  Vous  voyez  ce  qu'il  en  reste  !  — 
Il  y  a  peut-être  quelque  chose  à  tenter.  » 

Tous  deux  firent  leur  force.  Ce  fut  M.  Gauthiot  qui  enleva 
la  dernière  redoute.  La  question  d'argent  semblait  grosse  de 
difficultés,  car  on  bouclait  le  budget  :  a  Monsieur  le  ministre, 
dit-il,  j'arrive  les  mains  pleines.  »  C'étaient  cinq  mille  francs 
votés  par  le  Comité  de  l'Afrique  française,  pour  mon  voyage 
d'exploration. 

L'effort  de  ces  troupes  fraîches  fut  décisif. 

Le  ministre  des  colonies  était  alors  M.  Chautemps,  heu- 
reusement ;  le  gouverneur  général  de  l'Afrique  occidentale, 
M.  Chaudié;  le  directeur  de  la  défense  aux  Colonies,  le  co- 
lonel aujourd'hui  général  Archinard.  C'est  d'eux  trois  que 
dépendait  l'ordre  définitif.  Je  n'ai  qu'un  mot  à  en  dire  :  ce 
furent,  avec  M.  Gauthiot,  les  quatre  parrains  de  la  mission 
reconstituée;  et  nous  leur  en  sommes  tous,  à  tous,  respec- 
tueusement reconnaissants. 

«  Je  n'ai  eu  dans  tout  cela,  m'écrivait  Baudry,  qu'une 
simple  action  de  présence.  » 

La  question  d'argent,  ai-je  dit?  Il  fallait  en  effet  partir 
sur  des  bases  nouvelles.  Les  conditions  étaient  autrement 
défavorables  que  deux  ans  auparavant.  Rien  n'était  changé 
du  côté  des  Touaregs,  mais  on  savait  par  le  Soudan  que 
Amadou  Cheikou,  le  sultan  détrôné  de  Ségou,  se  reconsti- 
tuait un  empire  sur  les  bords  du  Niger.  Puis,  la  mission 
Toutée  était  en  route;  on  en  était  sans  nouvelles,  et  il  est 
souvent  plus  difficile  de  venir  second  que  premier  en  pays 

neuf. 

Le  colonel  Archinard  avait  donc  voulu  renforcer  sérieuse- 
ment notre  effectif  :  c'étaient  d'abord  trois  chalands  au  lieu 
d'un  seul,  et  cela  exigeait  vingt  laptots,  au  lieu  de  huit. 


36      SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Puis,  le  lieutenant  Bluzet,  un  déjà  vieux  Soudanais,  quoique 
tout  jeune  de  grade,  serait  chargé  de  l'instruction  militaire, 
c  Prenez  un  médecin,  dit  encore  le  colonel,  cela  fera  un 
fusil  de  plus!  »  C'est  Taburet,  mon  ancien  médecin  à  la  flot- 
tille du  Niger,  que  je  choisis  par  dépêche. 

Tout  cela  multipliait  les  frais.  Le  budget,  le  petit  budget 
d'une  si  grosse  mission  fut  dur  à  équilibrer.  On  y  parvint. 
Bluzet,  Baudry,  sur  leur  solde,  firent  des  avances.  Bolard 
se  mit  encore  une  fois  en  campagne,  avec  son  zèle  ordinaire 
et  son  activité. 

a  Vous  partez  quatre,  disait  Marchand  à  Baudry,  en  l'ac- 
compagnant à  la  gare  d'Orléans.  Il  en  reviendra  bien  unî  » 

Dieu  merci,  nous  sommes  revenus  au  complet. 

Dès  la  réception  de  la  dépêche  du  colonel  de  Trentinian. 
sans  en  chercher  plus  long,  je  me  mis  à  l'ouvrage.  Il  fallait 
rassembler  à  Bafoulabé  tout  notre  matériel  épars  aux  quatre 
coins  du  pays.  11  ^fallait  mettre  le  Davoust  en  état.  Pour 
cela,  il  n'était  qu'un  moyen  possible  :  le  monter,  le  pousser 
à  l'eau;  on  n'aurait  ainsi  point  de  déboires  pour  le  lançage 
définitif.  Je  fus  aidé  par  un  quartier-maître  mécanicien,  Sau- 
zereau,  qui  m'avait  déjà  rendu,  à  la  flottille,  les  plus  grands 
services.  C'était  dur,  mais  on  y  parvint,  et  ce  fut  un  beau 
jour,  au  poste  de  Bafoulabé,  que  le  baptême  du  Davoust. 
C'était  la  première  fois  qu'il  flottait  depuis  les  essais  du  pont 
Royal,  à  Paris.  Un  missionnaire  de  Dinguira  s'était  dérangé 
tout  exprès  pour  le  bénir.  Le  colonel  de  Trentinian  avait 
bien  voulu  venir  de  Kayes,  et  le  Davoust  faisait,  ma  foi,  un 
effet  joli,  très  joli,  sur  le  Bakhoy.  J'aimais  mieux  le  voir  là 
que  sur  la  Seine,  Digui,  second  maître  pilote  de  la  flottille, 
que  je  gardais  pour  patron,  au  lieu  et  place  de  Boubakar 
congédié,  se  montrait  enchanté  de  son  bateau. 

Tout  compte  fait,  il  manquait  nombre  de  colis  à  l'appel. 
Heureusement,  le  capitaine  Destenaves  avait  emporté  au 


JUSQU'A   KAYES.  37 

Mossi  seulement  quelques  ballots  de  prix;  le  reste  était  à 
Ségou.  Mais,  des  conserves,  des  approvisionnements,  plus 
rien  ne  restait,  qu'une  caisse  de  «  cognac  fin  bois  »  qui  fit, 
à  très  petites  doses,  nos  délices;  il  y  en  avait  encore,  un 
an  après ,  à  Fort-Archinard.  Vous  voyez  si  nous  fûmes 
sobres.  La  bicyclette  de  Baudry,  qu'on  baptisa,  je  ne  sais 
pourquoi,  Suzanne,  fut  retrouvée,  en  piteux  état,  du  reste. 
Mais  Sauzereau  était  un  spécialiste  en  la  matière,  et  bientôt 
il  la  fit  rouler  sur  la  route  de  Badoumbé,  au  grand  ébahisse- 
ment  des  noirs. 

Je  n'avais  plus  qu'à  attendre  Baudry  à  Kayes.  J'y  des- 
cendis et  je  le  vis,  un  beau  matin,  me  tomber  dans  les  bras, 
avec  Bluzet  et  vingt  laptots;  je  parle  au  figuré  pour  les  lap- 
tots,  bien  entendu.  Par  économie,  on  ne  les  avait  point  ha- 
billés, et  l'on  eût  dit  une  bande  de  forbans.  Cela  me  fit  bonne 
impression  ;  j'en  connaissais  plusieurs,  qui  avaient  déjà  servi 
sous  moi.  Ces  hommes,  certes,  ne  valaient  pas  les  premiers, 
ceux  que  j'avais  dû  licencier  sur  l'ordre  du  gouverneur,  mais 
ils  se  formeraient  à  la  route. 

Tout  s'était  bien  passé,  pour  Baudry  et  Bluzet.  Ils  avaient 
même  trouvé  les  loisirs,  sur  le  bateau  qui  les  montait  de 
Saint- Louis,  de  rimer  à  deux  :  la  collaboration  commençait. 
Et  le  soir  à  table,  où  de  copieuses  libations  —  copieuses 
pour  le  pays,  s'entend  —  étaient  faites  en  l'honneur  de  la 
mission  reconstituée,  ils  nous  dirent  ce  sonnet  : 

NUIT    DE    FLEUVE 

Sur  le  Fleuve  huileux,  le  lourd  bateau  se  traine, 

Et  s'essouffle,  difforme,  encombré  de  colis, 

Oii  des  nègres  se  sont  affalés,  endormis 

Dans  la  candeur  d'une  paix  humble  et  souveraine. 

Cependant  que  parmi  les  deux  un  peu  pâlis 
Lente  et  douce  erre  la  lune,  comme  uoe  reine 
Qui  laisserait  sur  des  gazons  frôler  sa  traîne 
De  mousseline,  avec  des  astres  dans  les  plis. 


SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Ombre  au  vert  alTaibli  des  gonakiers  touffus, 

S'élève  lentement  du  rivage  dilTus 

Le  brouillard  exhalé  des  nuits  paludéennes, 

Et,  sans  écho,  dans  le  silence  et  la  torpeur, 
Monte,  en  sifflets  stridents,  l'âme  du  vieux  vapeur 
De  l'eau  dormante  aux  gerbes  d'or  échéréennes. 


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CHAPITRE  II 


DE    KAYES    A    TOMBOUCTOU. 


Le  lo  octobre  1895,  nous  quittâmes  définitivement 
'^jes.  Nos  colis  étaient  embarqués  de  la  veille  sur  trois 
P'a.  t  es-forme  s  du  chemin  de  fer;  le  personnel  prit  place  dans 
'^^  w^ons.  Outre  Baudry,  Bluzet,  et  le  mécanicien  Sau- 
*r-«aU|  qui  devait  remonter  le  Davoust,  il  était  ainsi  con- 
't*tué  :  le  second  maître  pilote  Samba  Amadi,  dit  Digui, 
'^rrime  d'une  stature  colossale  et  d'une  force  herculéenne, 
P'''-*-s  remarquable  encore  par  son  zèle,  sa  fidélité  et  son 
*^^esse  comme  marin;  l'interprète  Suleyman  Goundiamou, 
ancien  laptot  de  Caron  dans  son  voyage  à  Tombouctou;  le 
l^'aducteur  d'arabe  Abdoulaye  Dem,  petit  Toucouleur  futé 
et  intelligent,  plus  lettré  que  la  moyenne  des  marabouts 
noirs,  et  vingt  laptots  ou  marins  indigènes. 


40       SUR   LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Le  soir,  sans  incident,  nous  arrivons  à  Bafoulabé.  Un  bac 
à  traille  nous  y  {ait  traverser  le  Bafing,  une  des  deux  ri- 
vières dont  la  réunion  forme  le  fleuve  Sénégal.  Une  voie 
Decauvillede  60  centimètres  part  de  la  rive  droite  du  Bating 
et  suit  le  cours  de  l'autre  affluent,  le  Bakhoy,  jusqu'au  village 
de  Dioubeba,  où  nous  campons  le  13  au  soir. 


Jusque-là,  notre  voyage  s'était,  on  le  voit,  effectué  par 
des  moyens  de  transport  trts  civilisés.  A  partir  de  Diou- 
beba, les  difficultés  allaient  commencer. 

Le  véhicule  qui  sert,  dans  le  Soudan  français,  à  transpor- 
ter jusqu'au  Niger  les  vivres,  munitions,  etc.,  nécessaires  à 
nos  différents  postes,  est  la  voilure  Lefebvre,  dont  on  a  tant 
parlé  à  propos  de  l'expédition  de  Madagascar.  C'est  une 
caisse  en  tôle  montée  sur  un  essieu  deux  fois  coudé  pourvu 
de  roues;  on  y  attelle  un  mulet. 

Cela  réalise-t-il  l'îdéal?  Est-ce  aussi  mauvais  qu'on  le  dit? 
Je  ne  me  permettrai  pas  de  résoudre  la  question.  La  vérité 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOL'.  41 

est  peut-être  entre  ces  extrêmes.  Si,  d'une  part,  ces  voi- 
tures ont  toujours  pu  suivre  nos  colonnes  au  Soudan,  de 
l'autre,  me  semble-t-il,  leur  poids  mort  pourrait,  sans  incon- 
vénient, être  diminué.  L'avantage  que  présentent  les  caisses 
métalliques  d'être  étanches  et,  à  la  rigueur,  de  franchir 
comme  flotteurs  (sans  chargement)  les  cours  d'eau,    ne  me 


paraît  pas  bien  considérable.  Je  n'ai  d'ailleurs  jamais   vu 
exécuter  cette  manœuvre  aux  voitures  Lefebvre. 

Quand  les  colis  à  transporter  sont  petits,  de  (ormes  sensi- 
blement géométriques,  l'arrimage  s'en  fait  assez  bien.  Mais 
tel  n'était  pas  notre  cas,  et  nos  bagages  encombrants  eurent 
un  mal  énorme  à  tenir  dans  les  caissons. 

Le  14,  arrivaient  les  mulets  ;  une  partie  devait  être  attelée 
aux  voitures,  l'autre  porter  sur  des  bâts.  Le  lieutenant  Os- 
terman  était  détaché  au  convoi  de  la  mission.  Toute  la  jour- 
née fut  employée  au  chargement,  ainsi  que  le  lendemain. 


42       SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES  TOUAREGS. 

Les  pièces  du  Davoust  ne  pouvant  en  aucun  cas  être  trans- 
portées par  voitures,  j'avais  demandé  soixante-dix  porteurs 
pour  les  en  charger;  ils  arrivèrent  le  soir.  Dès  lors,  rien  ne 
s'opposait  plus  à  notre  départ. 

On  a  dépeint  trop  de  fois  la  route  de  ravitaillement  du 
Soudan  pour  que  je  refasse  le  tableau  des  étapes  qui  amè- 
nent le  voyageur  des  bords  du  Sénégal  à  ceux  du  Niger. 
Pour  nous,  les  difficultés  ordinaires  se  compliquaient  de  la 
diversité  de  nos  moyens  de  transport  :  voitures,  mulets  de 
bât,  porteurs;  en  outre,  nous  trou>antêtre  le  premier  convoi 
à  voyager  depuis  l'hivernage,  le  chemin  n'avait  pas  encore 
été  complètement  refait  devant  nous.  Les  premiers  jours 
furent  pénibles  ;  hommes  et  animaux  étaient  rendus  quand 
on  arrivait  à  l'étape,  quelquefois  après  midi.  Mais  chacun  y 
mit  du  sien,  devint  plus  adroit,  et  trois  jours  après  le  départ, 
nos  matelots  noirs  étaient  aussi  à  leur  affaire  que  les  con- 
ducteurs du  convoi. 

Voici  quelle  est  en  général  notre  besogne  de  la  journée. 
Vers  deux  heures  du  matin ,  à  un  coup  de  corne ,  tout  le 
monde  se  lève  ;  les  conducteurs  donnent  à  leurs  animaux  la 
musette,  quelques  poignées  de  mil  qui  les  soutiendront  du- 
rant la  route.  Bluzet,  que  j'ai  spécialement  chargé  des  por- 
teurs, rassemble  son  monde,  tandis  que  notre  cuisinier  fait 
rapidement  chauffer  une  tasse  de  café,  préparée  la  veille- 
Une  heure  après,  à  la  lueur  des  torches  de  paille,  dans  la 
clarté  desquelles  nos  noirs,  fantastiquement  illuminés,  sem- 
blent une  théorie  de  diables  venus  pour  faire  sabbat  au 
Centre  Afrique,  les  porteurs  se  mettent  en  marche. 

Bluzet  chevauche  en  tête,  jetant  de  temps  à  autre  un 
coup  d'œil  en  arrière,  tandis  que  deux  ou  trois  laptots  cou- 
rent à  la  queue  ou  sur  les  flancs  de  la  petite  colonne,  comme 
des  chiens  de  berger  occupés  d'un  troupeau.  Quelque  cent 
mètres  plus  loin,  le  convoi  de  voitures  s'ébranle  à  son  tour, 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  43 

:  le  sourd  grondement  de  ses  roues  en  fer;  fermant  la 
che,  les  mulets  de  bât. 

n  instant  on  chemine  silencieux  dans  le  grand  calme  de 
uit  tropicale,  troublé  seulement  par  le  cri  de  l'oiseau- 
me  ou  par  le  bruit  d'enclume  du  «  forgeron  n.  un  autre 


;au  soudanais.  Mais  voilà  un  trou  au  milieu  du  chemin  : 
:eiition!  Kini  houio!  (A  droite  !)  Et,  d'un  conducteur  à 
rtre,  le  cri  :  Kini  boulo  !  se  répète,  avertit  de  l'obstacle, 
vient  qu'il  faut  appuyer  à  droite  pour  le  tourner.  Au 
op,  maintenant,  pour  regagner  la  voiture  de  tête!  Cette 
i,  tout  s'est  bien  passé;  mais,  souvent,  la  roue  tombe  dans 
ondrière,  et,  malgré  les  coups  de  collier  du  mulet,  elle  y 


44       SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

reste.  11  faut  venir  à  la  rescousse  :  conducteurs,  laptots, 
poussent  à  l'épaule;  cris,  jurons,  encouragements.  Out! 
enfin,  ça  y  est.  En  route! 

Voici  maintenant  un  marigot,  un  de  ces  petits  ruisseaux  à 
sec  pendant  une  partie  de  l'année,  qui  sont  une  des  carac- 
téristiques du  pays.  On  a  bien,  avant  la  saison  pluvieuse, 
pratiqué  des  rampes  d'accès  ou  jeté  un  pont  de  fortune,  mais 


sous  l'action  des  orages  torrentiels  de  l'hivernage,  les  rampes 
sont  éboulées,  le  pont  à  demi  démoli.  Halte!  Et  il  faut  re- 
faire le  travail,  couper  du  bois,  de  l'herbe,  apporter  des 
pierres  et  de  la  terre;  soit  une  heure  ou  deux  de  besogne. 
On  passe. 

Devant  nous,  l'horizon  s'illumine  d'une  couleur  chaude  : 
c'est  le  soleil  qui  se  llve.  Rapidement  son  disque  paraît,  et, 
en  attendant  qu'il  nous  brûle  de  ses  rayons,  son  éclat, 
encore  adouci  par  les  brumes  d'où  il  émerge,  donne  un  en- 
train nouveau  à  la  caravane.  Un  conducteur  pousse  un  long 


DE   KAYES   A    TOMBOUCTOU.  45 

cri,  perçant  et  rauque  à  la  fois  :  c'est  un  griot  qui  entame 
une  de  ces  mélopées  dans  laquelle  repassent  les  noms  des 
chefs  et  des  héros  d'autrefois  :  Soundiata,  Soumangourou, 
Monson,  Bina  Ah.  Au  refrain,  à  mi-voix,  ses  camarades  lui 
répondent.  Puis  un  autre  sort  de  son  sac  en  peau  de  bouc 
une  flûte  de  bambou  creux,  et  égrenne,  dès  heures  durant, 
six  notes,  toujours  les  mêmes.  Devant  les  porteurs,  notre 


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griot  Ouali  pince  les  cordes  en  boyau  de  son  balloun,  sorte 
de  harpe  primitive,  composée  d'une  calebasse  et  d'un  mor,- 
ceau  de  bois  tordu,  auquel  pendent  des  plaquettes  de  fer- 
blanc  qui  s'entre-choquent. 

Et  les  kilomètres  se  franchissent.  D'heure  en  heure,  dix 
minutes  de  repos  délassent  hommes  et  bêtes,  jusqu'au  mo- 
ment où  devant  nous  des  toits  pointus  de  cases  en  paille  ou 
les  terrasses  plates  de  maisons  en  terre  émergent  de  la  ver- 
dure :  c'est  le  village  oii  l'on  va  camper. 

Les  voitures  sont  formées  en  parc,  les  mulets  dételés  ou 


46       SUR   LE   NIGER    KT   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

débâtés  s'alignent  à  la  corde,  tous  tenus  par  un  pied.  Tout 
à  l'heure,  on  va  les  mener  boire  au  ruisseau  voisin,  puis  on 
étalera  devant  eux  le  grain  sur  lequel  ils  se  jetteront  en 
gloutons,  et  la  paille  qu'ils  mâchonneront  lentement  tout  le 
reste  du  jour. 

Un  coup  d'œil  aux  chargements  ;  rien  de  défait,  rien  de 
cassé.  Bon  !  Pendant  ce  temps,  sur  trois  pierres,  notre  cui- 


3 

Bj5^                  ■—     »^j*îa 

y?cr^-.-'â's^i;^^BJ 

sinier  noir  a  disposé  sa  marmite;  une  table  pliante  a  été 
dressée,  à  côté  de  gourbis  rapidement  construits  en  herbe 
verte  qui  sent  bon.  Le  déjeuner  terminé,  nous  nous  livrerons 
là  aux  douceurs  de  la  sieste. 

L'après-midi,  on  va  voir  les  animaux,  qui,  reposés,  dres- 
sent maintenant  joyeusement  les  oreilles.  Braves  bêtes,  ces 
mulets,  ces  Fali-Ba  (grands  ânes),  comme  les  nomment  les 
noirs.  On  les  a  arrachés  à  leur  pays  natal,  l'Algérie;  en- 
tassés dans  l'entrepont  d'un  bâtiment,  secoués  par  le  roulis, 
ils  ont  été  amenés  à  Kayes,  et  leur  supplice  a  commencé... 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  4? 

Sous  ce  soleil  de  plomb  auquel  ils  ne  sont  pas  habitués,  ils 
ont  dû  traîner  leur  voiture,  comme  un  forçat  son  boulet.  Au 
lieu  de  l'orge  et  de  l'avoine  de  la  patrie,  ils  ont  maintenant 
le  mil  dur  et  amer;  au  lieu  du  foin  parfumé,  les  graminées 
rêches  du  Soudan.  Tant  qu'ils  vivront,  —  oh  !  ce  ne  sera 
pas  long,  cinq  ans  au  plus,  —  ils  referont  la  route  déjà  faite, 
franchiront  les  mêmes  marigots  jusqu'au  moment  où,  tombée 
entre  les  brancards,  leur  carcasse  amaigrie  sera  poussée  dans 
la  broussC)  à  la  plus  grande  joie  de  la  hyène  et  du  chacal, 
dont  le  rire  et  le  glapissement  troubleront,  la  nuit,  le  som- 
meil du  voyageur. 

Est-ce  l'ardeur  du  soleil  d'Afrique  qui  a  fait  éclore ,  au 
cours  de  la  mission,  des  velléités  poétiques  chez  certains 
de  ses  membres?  Je  ne  sais,  mais  voici  ce  que  l'un  d'eux 
écrivit,  en  le  dédiant  aux  mânes  des  Fali-Ba  tombés  sous  le 
ciel  du  Soudan.  Je  prie  les  critiques  d'être  indulgents  pour 
ces  productions  intertropicales. 

LE    MULET    A    LA    CORDE. 

Vers  le  mil  répandu  son  nnaigre  col  se  ploie, 
Il  le  renifle  avec  des  airs  de  gourmet  fin, 
Glisse  en  dessous  un  œil  ami  vers  son  voisin, 
Et  son  oreille  bat  le  rythme  de  sa  joie, 

Ne  se  rappelant  plus  déjà  le  dur  chemin, 
Et  la  côte  cruelle,  et  l'homme  qui  rudoie, 
Et  la  terre  qui  brûle,  et  le  ciel  qui  flamboie. 
Et  qu'il  en  est  ainsi  pour  lui  jusqu'à  la  fln. 

Puis  il  digère,  lent  comme  après  une  orgie; 
Et  le  divin  sommeil  tombe  sur  lui  parmi 
La  brousse  qui  crépite  aux  gloires  du  Midi. 

Et  parfois,  tout  noyé  de  vague  nostalgie, 

Des  repas  d'autrefois  souvenir  incertain, 

Son  œil  s'éclaire  au  fond  d'un  doux  rêve  lointain. 

Enfin,  le  soleil  tombe;  le  service  de  garde  est  réglé  pour 
la  nuit,  le  repas  du  soir  nous  rassemble  de  nouveau  autour 


48      SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

de  la  petite  table,  une  dernière  causerie  s'engage  où  les  vi- 
sions d'avenir,  les  projets  pour  l'expédition,  se  mêlent  aux 
histoires  rétrospectives  (bientôt  on  les  saura  par  cœur  et  on 
pourra  leur  donner  un  numéro).  Puis  chacun  s'en  va,  sur 
son  lit  de  camp,  goûter  le  repos  que  voudront  bien  lui  laisser 
les  moustiques  (oh!  les  sales  bêtes!)  toujours  habiles  à  s'in- 
troduire par  le  moindre  trou  de  la  moustiquaire,  jusqu'au 
matin  où  le  coup  de  corne  du  réveil  viendra  sonner  le  recom- 
mencement d'une  journée  pareille  à  la  précédente. 

C'est  là  notre  existence  pendant  vingt  JQurs,  avec,  comme 
intermèdes,  des  passages  de  fleuves,  des  voitures  qui  ver- 
sent, des  essieux  ou  des  brancards  qui  cassent. 

A  noter  cependant,  à  Kita,  le  fait  jusqu'alors  inconnu 
d'une  course  de...  bicyclettes.  La  nôtre,  Suzanne,  a  ren- 
contré une  rivale,  elle  n'est  que  la  seconde  arrivée  au  Sou- 
dan, un  commerçant  de  Kita  en  possède  aussi  une.  Le  match 
s'engage  près  du  poste  sur  une  piste  faite  à  souhait,  et  bien 
que  Suzanne  n'ait  que  des  caoutchoucs  creux,  elle  bat, 
montée  par  notre  mécanicien  Sauzereau,  l'autre  bécane,  ce- 
pendant pourvue  de  pneumatiques.  Pendant  ce  temps,  le 
musique  des  Pères  du  Saint-Esprit,  de  petits  négrillons  dont 
peu  dépassent  la  taille  de  leurs  cuivres,  nous  joue  les  meil- 
leurs morceaux  de  son  répertoire,  sous  la  direction  du  frère 
Marie  Abel,  qui  se  démène  au  milieu  de  ses  exécutants,  et 
fait  penser,  avec  sa  grande  barbe,  au  Père  éternel  menant 
un  concert  d'anges  passés  au  cirage.  Vous  voyez  qu'on  sait 
se  distraire  au  Soudan. 

Le  6  novembre,  nous  étions  à  Bamako.  Après  un  jour  de 
repos,  nous  partions  pour  Koulikoro,  fin  de  notre  traversée 
terrestre;  nous  allions  redevenir  marins. 

La  veille  de  notre  arrivée,  comme  nous  déjeunions  à  l'étape 
de  Toulimandio,  nous  avions  vu  soudain  apparaître  dans  la 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  49 

case  notre  brave  docteur  Taburet,  rouge,  suant,  soufflant. 
Comme  je  l'ai  dit,  les  deux  chalands  Enseigne  Aube  et  Le 
Dautec,  de  l'ancienne  flottille  du  Niger,  avaient  été  mis  à  la 
disposition  de  la  mission.  Taburet  était,  sur  une  dépêche  de 
moi,  venu  de  Djenné  à  Ségou,  les  avait  pris  et  conduits  à 


Koulikoro;  puis,  impatient,  il  était  remonté  par  le  fleuve 
jusqu'à  Toulimandio  avec  le  Le  Dantec,  au-devant  de  nous. 
Les  questions  s'entre-croîsèrent.  Taburet  ne  savait  guère 
qu'une  chose,  c'est  qu'il  accompagnait  la  mission.  Il  me  fallut 
le  mettre  au  courant  de  tous  les  événements  survenus  de- 
puis notre  séparation  en  juin,  et  c'est  en  devisant  et  che- 
vauchant càte  à  côte  que  nous  avons  fait  la  dernière  étape. 


.5°      SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Koulikoro,  ou  mieux  Kourokoro,  le  vieux  rocher,  m'était 
bien  connu;  j'y  avais  séjourné  avec  la  flottille  du  Niger,  en 
1889,  pendant  près  d'un  an.  C'est  un  point  extrêmement 
important,  comme  marquant  le  terminus  amont  de  la  naviga- 
tion du  bief  central  du  Niger.  On  peut,  à  la  rigueur,  remon- 
ter un  peu  plus  haut,  comme  on  vient  de  le  voir  faire  à 
Taburet,  jusqu'à  Toulimandio  et  même  Manambougou,  quand 
les  eaux  sont  hautes  ;  mais,  à  cause  du  grand  nombre  d'écueils 
qui  parsèment  le  fleuve,  il  vaut  mieux  s'en  tenir  à  Kou- 
likoro, qui  d'ailleurs  présente  d'autres  avantages. 

Ce  n'est  pas  sans  une  extrême  satisfaction  que  je  vis  se 
dessiner  la  colline  qui  surmonte  le  village,  colline  très  cu- 
rieuse par  sa  forme  abrupte,  et  que  surmonte  un  plateau  où 
autrefois  nous  avions  construit  un  camp.  Une  légende  se 
rapporte  à  Koulikoro  et  à  cette  colline,  celle  de  Souman- 
gourou,  dans  laquelle  on  retrouve  trace  de  la  lutte  que  sou- 
tinrent autrefois  les  Soninkés  des  bords  du  Niger  contre  les 
Malinkés  venus  de  Kita. 

Soundiata  était  le  septième  fils  d'un  chasseur  de  Kita 
et  d'une  femme  originaire  du  Toron.  Il  était  venu  au  monde 
chétif  et  contrefait,  et  ne  pouvait  comme  ses  frères  aller  à  la 
chasse  et  rapporter  du  gibier  à  sa  mère.  Celle-ci  en  conçut 
de  la  honte,  et  se  laissa  entraîner  jusqu'à  maudire  ce  fils  qui 
lui  faisait  si  peu  d'honneur.  «  Mieux  vaut  la  mort  que  la 
honte  »,  dit  Soundiata.  «  Moun  kafisa  malo  di  toro  »,  répète 
le  refrain  que  chantent  les  griots.  11  s'enfuit  dans  les  bois 
et  y  rencontra  une  sorcière;  elle  exerça  sur  lui  l'art  des 
charmes,  et  Soundiata  devint  le  plus  fort  guerrier  du  voisi- 
nage. Il  retourna  chez  son  père,  contrefaisant  toujours  Tin- 
firme  ,  et  lui  demanda  un  bâton  pour  s'appuyer.  Le  chasseur 
coupa  pour  lui  une  branche  d'arbre,  mais  Soundiata  la  rompit 
comme  une  paille  ;  ce  furent  successivement  un  arbrisseau, 
le  tronc  d'un  cailcedra,  puis  une  énorme  canne  de  fer  à  la- 


52       SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

quelle  travaillî;rent  pendant  un  an  tous  les  forgerons  du 
pays,  que  l'on  offrit  au  jeune  homme  sans  plus  de  succès. 
Devant  ce  prodige  évident,  son  père  et  ses  frères  lui  aban- 
donnèrent le  pouvoir.  Son  courage,  sa  force,  et  la  connais- 
sance de  la  magie,  legs  de  la  sorcière,  rangèrent  bientôt 
sous  les  ordres  de  Soundiata  tous  les  Malinkés,  et  Samorv, 


-Malinké  lui-même,  prétend  à  l'heure  actuelle  qu'il  est  Soun- 
diata revenu  sur  terre. 

Soumangourou ,  grand  guerrier  et  savant  en  sortilèges 
aussi,  régnait  sur  les  bords  du  Niger,  Des  arcanes  terribles 
et  mystérieux  le  rendaient  invincible  ;  îl  ne  devait  être  battu 
que  si  un  ennemi  pouvait  dérober  la  première  poignée  de 
nourriture  qu'il  portait  à  sa  bouche.  Soundiata  résolut  de 
s'emparer  des  terres  de  Soumangourou,  et,  connaissant  la 
force  magique  qui  protégeait  son  ennemi,  il  lui  fit  proposer 
en  mariage  sa  sœur  Ma,  en  signe  d'amitié  et  d'alliance. 

Soumangourou  se  prit  d'amour  pour  Ma,  l'épousa  et  l'ep- 


DE    KAYES   A   TOMBOUCTOU.  53 

mena  dans  son  pays.  Il  eut  bientôt  en  sa  femme  une  telle 
confiance  qu'à  elle  seule  il  confia  le  soin  de  préparer  ses 
aliments  et  de  les  servir. 

Or,  un  jour  que  le  chef  soninké  avait  bu,  plus  que  de  rai- 
son, du  dolo  (hydromel),  Ma  lui  apporta  sa  nourriture,  et  après 
avoir  posé  devant  lui  la  calebasse  qui  contenait  le  tau  (bouillie 
de  mil  ou  de  maïs),  au  moment  où  il  tenait  dans  sa  main  la 
première  boulette  qu'il  s'apprêtait  à  porter  à  sa  bouche,  elle 
se  coula  contre  lui  comme  pour  le  caresser  et,  d'un  mouve- 
ment en  apparence  involontaire,  la  fit  tomber. 

((  Laisse  ce  morceau,  ami,  il  est  sale  »,  dit-elle  en  le  jetant 
dans  un  coin  de  la  case.  Grisé  d'amour  autant  que  de  bois- 
son, Soumangourou  ne  prit  pas  garde  à  la  traîtrise.  L'astu- 
cieuse Ma,  après  son  départ,  ramassa  la  bouchée  de  tau  et 
l'envoya  à  son  frère.  Dès  lors,  Soundiata  pouvait  marcher 
contre  son  rival. 

Et  c'est  ce  qu'il  fit.  A  Massala  se  rencontrèrent  les  deux 
armées;  les  Soninkés  furent  écrasés.  Soumangourou  sus- 
pendit ses  armes  à  un  arbre  que  l'on  montre  encore  devant 
la  porte  du  village,  puis  se  réfugia  sur  la  montagne  de  Kou- 
likoro,  où  son  rival  les  changea  en  pierre,  lui,  son  cheval  et 
son  griot  favori. 

Mais,  quoique  pétrifié,  le  chef  soninké  conserve  sa  puis- 
sance magique  et  couvre  le  village  de  sa  protection.  Au 
pied  de  la  colline,  deux  rochers  sacrés  reçoivent  les  offrandes 
des  noirs,  épis  de  mil,  poulets,  calebasses  de  degué  (bouillie 
claire  de  farine  de  mil). 

Soumangourou  passe,  ou  plutôt  passait,  pour  ne  pas  vou- 
loir de  voisins.  Aussi,  quand  une  première  fois,  en  1885,  un 
poste  fut  construit  sur  la  terrasse  de  la  colline,  le  chef  du 
village  crut-il  devoir  prévenir  l'officier  qui  le  bâtissait  que 
son  œuvre  s^écroulerait.  C'est  effectivement  ce  qui  arriva  ; 
trop  hâtivement  faite,  la  construction  s'effondra  à  la  suite 


54       SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

d'un  violent  orage.  En  1889,  j'avais  entrepris  à  mon  tour 
d'édifier,  presque  au  même  endroit,  des  cases  en  terre  pour 
y  loger  le  personnel  de  la  flottille.  Pressé  par  le  temps, 
j'avais  d'abord  élevé  une  charpente  en  bois,  et  l'on  plaçait 
le  toit  qu'elle  supportait  en  même  temps  que  se  poursuivait 
la  construction  des  murs.  J'avais  naturellement  soutenu  les 
coins  de  ma  charpente  par  des  pièces  de  bois  posées  dans 
l'angle.  Mon  maçon,  s'en  trouvant  gêné,  n'imagina  rien  de 
mieux  que  de  les  enlever.  Ce  que  l'on  prévoit  arriva  :  la 
charpente  fit  château  de  cartes,  entraînant  le  toit  et  les  cou- 
vreurs, heureusement  sans  accident.  Du  coup,  l'influence  de 
Soumangourou  était  manifeste,  et,  malgré  menaces  et  objur- 
gations, il  me  fut  impossible  de  trouver  dans  le  village  des 
indigènes  voulant  bien  encore  travailler.  J'étais  fort  ennuyé. 
Par  bonheur  je  me  rappelai  la  manière  dont  un  général  de  la 
première  République  fit  liquéfier,  à  Naples,  le  sang  de  saint 
Janvier,  d'abord  rebelle  au  miracle.  Je  fis  présent  à  Sou- 
mangourou d'un  mouton  blanc,  prévenant  en  même  temps 
le  sorcier  qui  règle  les  rites  de  son  culte,  qu'il  avait  le  choix 
entre  un  beau  cadeau  ou  des  coups  de  corde,  suivant  que 
son  maître  se  déclarerait  pour  ou  contre  moi.  En  pareille 
occurrence,  ajoutai-je,  Soumangourou  fera  le  nécessaire  pour 
le  plus  grand  bien  de  son  serviteur.  Le  résultat  fut  celui  que 
j'attendais,  et  l'oracle,  consulté,  déclara  que  toute  permis- 
sion m'était  accordée  de  résider  là  où  je  voulais.  Depuis,  je 
passe  dans  les  pays  bambaras  pour  être  au  mieux  avec  Sou- 
mangourou. 

La  montagne  de  Koulikoro  est  un  lieu  de  refuge  pour  les 
esclaves  évadés  qui ,  fuyant  l'injustice  ou  la  brutalité  de 
leurs  maîtres,  viennent  se  déclarer  captifs  de  Soumangou- 
poxx  ;  personne  n'oserait  les  toucher  tant  qu'ils  ne  quittent 
pas  les  environs  du  rocher.  Ils  y  ont  bâti  des  cases  et  culti- 
vent pour  leur  nourriture. 


DE    KAYES   A    TOMBOUCTOU,  55 

Enfin,  le  serment  fait  au  rocher  sacré  en  mangeant  le 
degué  est  inviolable.  Qui  mentirait,  qui  se  parjurerait,  per- 
drait la  vie.  Lorsque  je  commandais  le  poste,  j'ai  plusieurs 
fois  usé  de  cette  croyance,  et  démêlé  ainsi  la  vérité  dans  des 
affaires  de  justice  trop  embrouillées  pour  être  résolues  par 
mes  simples  lumières. 

J'ajouterai  que  Soumangourou  est  aussi  l'ennemi  des  vo- 
leurs. Lorsqu'un  objet  est  volé  dans  le  village  de  Koulikoro, 
on  entend,  la  nuit,  un  griot  parcourir  les  rues,  appelant  le 
héros,  et  le  priant  de  faire  mourir  le  coupable  s'il  ne  rapporte 
pas  le  produit  de  son  larcin.  Généralement  le  volé  rentre  en 
possession  de  son  bien.  On  appelle,  je  ne  sais  pourquoi, 
cette  façon  commode  de  remplacer  le  pouvoir  attribué  en 
Europe  à  saint  Antoine  de  Padoue  :  Oucllè  da,  appeler  la 
porte. 

Les  premiers  jours  de  notre  séjour  à  Koulikoro  se  passè^ 
rent  à  déballer  et  à  vérifier  notre  matériel.  Nous  mîmes  à 
terre  les  deux  chalands  en  bois  de  l'ancienne  flottille  ra- 
menés par  Taburet,  pour  y  faire  les  réparations  indispensa- 
bles. Hélas!  quelle  désagréable  surprise!  Ce  n'est  pas  ré- 
paration qu'il  fallait  dire,  mais  presque  réfection  totale. 
Durant  le  dernier  hivernage,  le  bois  du  bordé  s'était  pourri, 
mal  tenu  propre  d'ailleurs,  et  plus  de  la  moitié  des  bordages 
étaient  à  remplacer.  Se  mettre  courageusement  au  travail 
était  le  seul  parti  à  prendre.  Heureusement,  notre  ami  Os- 
terman,  qui  nous  avait  déjà  rendu  tant  de  services  durant 
le  transport,  se  trouvait  chargé  à  Koulikoro  de  l'atelier  de 
construction  des  pirogues  servant  à  ravitailler  les  postes  du 
fleuve  ;  il  nous  aida  de  tout  son  pouvoir.  Retaillei  des  plan- 
ches, clouer,  boulonner,  calfater,  telle  fut  notre  occupation 
durant  un  mois.  Nous  parvînmes  à  remettre  nos  petits  bâti- 
ments en  état ,  mais  nous  n'arrivâmes  jamais  à  leur  re- 
donner leur  étanchéité   première ,    et ,    en   particulier  pour 


56       SUR    LE   NIGER    ET    AU    TAVS   DES   TOUAREGS. 

ï'Aiilu;  l'eau  qu'il  n'a  cessé  de  faire  en  quantité  considé- 
rable a  été  un  sujet  de  constante  inquiétude  pendant  tout 
le  voyage. 

Notre  mécanicien,  Sauzereau,  s'était,  pendant  ce  temps, 
attelé  au  montage  du  Dii7-oiisf,  opération  devenue  quelque 
peu  difficile  :  nombre  de  pièces  avaient  été  faussées,  soit  en 


cours  de  route,  soit  durant  l'abandon  de  l'embarcation  à 
Badoumbé.  !-à  aussi  il  fallut  s'ingénier,  renforcer  les  tran- 
ches par  des  pièces  de  bois  ou  des  lattes  en  fer.  Le  19  no- 
vembre, nous  le  lancions,  mais  par  les  joints  mal  serrés 
l'eau  entrait  à  flots,  et  notre  pauvre  bateau  ressemblait  quel- 
que peu  à  une  passoire.  Attrape  à  serrer  les  boulons!  Les 
pieds  baignant,  en  costume  trî's  primitif,  nous  nous  armons 
de  clefs  anglaises  et  faisons  de  notre  mieux.  Taburet  se  dis- 
tingue tout  particulit-rement  à  ce  travail,  même  il  y  va  de  si 


DE   KAYES   A    TOMBOUCTOU.  57 

bon  cœur  qu'il  décapite  les  boulons  sous  ses  efforts  trop 
vaillants.  11  faut  modérer  l'énergie  de  notre  brave  docteur. 
Enfin,  pas  mal  de  coups  de  clef,  un  peu  de  mastic,  un  peu 
d'étoupe,  et  nous  as- 
séchons le  bâtiment. 
Nous  construisons 
deux  pailtottes  sur 
l'Aube,  nous  montons 
les  roufs  en  planches 
du  Davoust ,  que  je 
tends  à  l'intérieur. 
luxe  inouï,  de  jolies 
nattes  jaunes  du  pays, 
dont  le  ton  s'harmo-  /nir..i.v  ..  =cwci 

nise  très  agréablement  avec   le  gris  clair  dont  sont  peintes 
les  boiseries. 


Tandis  que  nous  travaillons  ainsi,  nous  pouvons  observer 
à  loisir  la  vie  du  village.  Nous  arrivons  précisément  au  mo- 


ment d'une  fête  qui  tous  les  ans 


e  joies  et  réjouissances 
cheï    les    Hambaras, 
sauf   peut-être    chez 
ceux  à  l'occasion  des- 
quels la  fête  se  donne. 
Je  parle  du  Bouloukou 
ou    circoncision ,    ac- 
complie sur  les  jeunes 
noirs  d'une  douzaine 
d'années ,    en    même 
temps  qu'on  pratique 
chez  les   jeunes  filles 
du  même  âge  l'opération  barbare  de  l'excision. Les  forgerons, 
les  forgeronnes,  qui  constituent  une  caste  spéciale  chez  les 
Bambaras,  comme  d'ailleurs  chez  presque  tous  les  indigènes 


58       SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

soudanais,  sont  les  opérateurs.  Le  soir,  les  patients  sont 
conduits  en  dehors  du  village,  dans  un  bois  réputé  sacré, 
où  on  les  fait  danser  et  crier  jusqu'à  obtenir  par  la  fatigue, 
jointe  d'ailleurs  à  de  copieuses  libations  de  dolo  ou  bière  de 
mil,  une  espèce  de  demi-anesthésie.  L'opération  est  alors 
accomplie  au  moyen  d'un  petit  couteau  tranchant ,  sur  un 
mortier  à  piler  le  mil  renversé.  Les  enfants  doivent  ne 
pousser  ni  cri  ni  gémissement,  et  affecter  une  indifférence 
que  les  malheureux  n'éprouvent  certainement  pas,  à  en  juger 
par  l'expression  de  leurs  visages.  Les  jeunes  filles  subissent 
un  traitement  analogue ,  mais  alors  que  leurs  frères  sont 
guéris  en  une  dizaine  de  jours ,  elles  restent  malades  pen- 
dant plus  d'un  mois.  Durant  le  temps  de  la  convalescence, 
les  enfants  ne  rentrent  pas  dans  les  cases  familiales.  Sous 
la  conduite  des  forgerons,  ils  vont,  dans  la  journée,  en 
bandes,  circuler  dans  le  village  en  chantant,  et  il  est  de  cou- 
tume que  sur  le  marché  ils  peuvent  prendre  ce  qui  est  à 
leur  guise  sans  qu'on  exige  d'eux  aucun  payement.  Les 
filles  sont,  tout  ce  temps-là,  enveloppées  d'un  grand  voile 
blanc,  les  garçons  portent  sur  la  tête  un  bonnet  de  forme 
spéciale ,  les  uns  et  les  autres  ont  à  la  main ,  et  agitent 
sans  cesse,  un  instrument  fait  de  morceaux  de  calebasse 
enfilés  sur  une  mince  branche  d'arbre,  dont  le  cliquetis  s'en- 
tend au  loin. 

A  Koulikoro ,  l'année  qui  suit  l'excision ,  les  filles  font 
encore  une  autre  fête  que  l'on  nomme  Ouansofili.  Au  centre 
du  village  se  dresse  un  baobab  énorme,  plusieurs  fois  cen- 
tenaire, et  qui  passe  pour  donner  aux  femmes  la  fécondité. 
Les  circoncises  de  l'année  précédente  se  rendent  en  groupe 
près  de  l'arbre  sacré,  et  frottent  contre  le  tronc  leur  ventre, 
espoir  des  générations  futures.  La  cérémonie  se  termine  par 
une  buverie,  à  la  suite  de  laquelle  il  se  passe  généralement 
des  scènes  qui,  plus  peut-être  que  le  baobab  vénéré,  assu- 
rent la  perpétuité  de  la  race  bambara.   Un  soir  que  j'étais 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  59 

allé  "v-oir  un  Ouansofili,  je  tombai  au  milieu  de  la  théorie 
des  j  ^unes  filles,  et,  pour  ne  pas  compromettre  ma  dignité 
de  commandant  du  poste  et  de  la  flottille  du  Niger,  je  fus 
forc&  «l'imiter  le  fils  de  Jacob,  à  cela  près  que,  la  tempéra- 
ture   ne  permettant  pas  l'emploi  d'un  manteau,  je  ne  laissai 


^"*''*ïie  pièce  de  ma  garde-robe  entre  les  mains  de  la  jeu- 
"^*=s^  féminine  du  village. 

'^  loccasion  du  Bouloukou,  Kiéka-Sanké  vint  nous  donner 
""  tam-tam  de  sa  façon.  Kîéka-Sanké  est  un  Koridjouga, 
^"'^'^re  une  caste,  aux  mœurs  spéciales,  de  danseurs,  de 
'^  **ïteurs,  je  dirais  volontiers,  de  compositeurs. 

^^nké  est  une  de  mes  vieilles  connaissances ,  et  si  ses 


6o      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

momeries  m'ont  souvent  distrait,  j'ai  tiré  aussi  grand  profit 
de  ses  renseignements,  alors  que  la  rive  droite  était  encore 
au  pouvoir  des  Toucouleurs,  et  que  j'avais  des  voisins  à  sur- 
veiller à  Gouni  et  dans  son  propre  village,  en  face  de  moi, 
sur  l'autre  rive  du  fleuve. 

Sa  profession  lui  donnait  le  moyen  d'aller  partout,  de  tout 
voir  sans  être  soupçonné,  et  il  lui  est  arrivé  souvent  de  me 
prévenir  en  temps  utile  de  ce  que  les  Toucouleurs  pouvaient 
penser  ou  tramer.  Mais  ces  moments  troublés  sont  passés, 
et  c'est  dans  l'exercice  de  son  art  qu'il  faut  voir  maintenant 
le  Koridjouga.  Son  grand  succès  est  de  se  déguiser  en  femme, 
et  il  en  imite  merveilleusement  les  manières.  Tout  en  dan- 
sant, il  agite  en  mesure  une  calebasse  pleine  de  petits  cailloux, 
et  compose,  avec  une  verve  très  caustique,  des  chants  sur 
les  événements  du  moment.  Un  des  privilèges  du  Korid- 
jouga est,  en  effet,  de  pouvoir  tout  dire  sans  que  nul  ait  à 
s'en  fâcher,  et  il  ne  s'en  prive  pas. 

A  mon  premier  séjour,  Sanké  prenait  surtout  à  partie  les 
Toucouleurs  musulmans.  Je  me  souviens  qu'une  fois,  faisant 
allusion  à  leurs  nombreux  salams  et  à  leurs  génuflexions  le 
front  dans  la  poussière,  il  s'écriait  :  «  Quel  plaisir  ces  gens 
pensent-ils  faire  à  Allah,  en  lui  montrant  trois  fois  par  jour 
leurs...  derrières?  »  Je  demande  pardon  à  mes  lectrices  :  le 
bambara,  dans  les  mots ,  comme  le  latin ,  brave  l'honnê- 
teté. 

Cette  fois-ci,  Sanké,  après  avoir  débité  son  petit  journal 
comme  de  coutume,  nous  mima  la  prise  d'un  village.  Coiffé 
d'énormes  plumes ,  enfourchant  un  bâton  à  tête  de  cheval 
qui  devait  représenter  son  coursier,  un  fusil  de  bois  à  la 
main,  il  était  à  lui  seul  l'assaillant  et  l'assiégé.  Ce  n'était 
pas  un  spectacle  peu  intéressant  que  de  le  voir  mimer  » 
avec  un  art  que  bien  des  comédiens  lui  envieraient,  Tair 
farouche  du  cavalier  qui  charge,  la  démarche  cauteleuse  du 
fantassin   caché  derrière  un   obstacle ,    attendant   l'ennemi 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  6i 

pour  l'abattre  au  passage,  la  chute  du  blessé,  les  convulsions 
du  mourant.  La  fête  se  termina  par  un  chant  à  la  louange 
des  Français  en  général,  de  nous  en  particulier.  Sanké  con- 
seillait aux  femmes,  dans  sa  chanson,  d'abandonner  leurs 
fuseaux  à  filer  le  coton,  les  blancs  devant  leur  donner  argent 
et  vêtements  pour  des  travaux  plus  agréables  et  moins  fati- 
gants. Je  gaze. 


Le  12  décembre,  nous  embarquions  le  dernier  colis,  et, 
à  deux  heures  et  demie,  nous  nous   mettions  en  route. 

Le  17,  nous  mouillons  devant  Segou.  Nous  devons  y 
prendre,  dans  les  magasins  du  service  administratif,  la  plus 
grande  partie  des  trois  mois  de  vivres  de  réserve  que  nous 
emportons,  soît  cent  cinquante  caisses.  Devant  cet  amon- 
cellement, Bluzet  lève  les  bras  au  ciel  de  désespoir  :  a  On 
ne  les  fera  jamais  rentrer  dans  nos  cales,  ou  alors  je  nie 
l'axiome  que  le  contenant  doit  être  plus  grand  que  le  con- 
tenu. B  II  ignore  les  ressources  de  l'arrimage.  Baudry  plonge 


fia       SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

à  fond  de  cale,  et  on  ne  le  revoit  plus  de  la  journée.  C'est  le 
métierqu'il  devait  faire,  en  sa  qualité  de  second,  durant  onze 
mois,  déballant,  remballant,  cherchant  au  milieu  de  notre 
fouillis  de  caisses  et  de  colis  celle  qui  devait  contenir  l'objet 
désiré.  J'avoue  l'avoir  bien  souvent  plaint  de  tout  mon  cœur, 
d'autant  que  la  température,  sous  le  pont  d'acier  qui  recou- 
vrait notre  cale,  n'était  pas  des  plus  faciles  à  endurer. 


A  deux  heures  de  l'après-midi  arrivait,  de  retour  du  Mas- 
sina,  qu'il  venait  de  commander  depuis  plus  d'un  an,  le  ca- 
pitaine Destenaves,  ancien  résident  de  Bandiagara. 

Destenaves  avait  conduit  une  mission  dans  le  Mossi  et  à 
Dori.  Ue  cette  dernière  ville,  située  sur  les  confins  du  pays- 
des  Touaregs,  il  rapportait  des  renseignements  intéressants, 
et  ramenait  en  outre  un  vieillard,  Abdoul  Dori,  qui  se  dé- 
clara prêt  à  nous  accompagner  dans  notre  expédition. 

Abdoul  était  un  Peul  diavandou  ;  on  nomme  ainsi,  chez  les 
Peuls,  une  famille  qui,  par  certains  côtés,  se  rapproche  des 


DE   KAYES   A    TOMBOUCTOU.  63 

griots,  dont  j'ai  déjà  eu  l'occasion  de  parler.  Le  diavandou 
s'attache  à  la  personne  d'un  chef,  qu'il  sert  comme  confi- 
dent, courrier,  homme  à  tout  faire.  Il  le  flagorne  de  son 
mieux  et,  parce  procédé,  en  tire  toujours  aile  ou  pied.  On 
ne  peut  dénier  aux  diavandous ,  à  défaut  de  grandeur  de 
caractère,  beaucoup  d'adresse  et  d'intelligence.  Si  Abdoul 
s'était  réellement  résolu  à  nous  suivre,  il  nous  aurait  rendu 
les  plus  grands  services.  Mais  le  rusé  compère,  comme  on  le 
verra,  avait  ses  projets  particuliers;  peut-être  même  était-ce 
un  espion  envoyé  par  les  Toucouleurs  pour  nous  épier  et 
nous  desservir. 

Destenaves  était  d'ailleurs  furieux.  Si  sa  mission  avait 
réussi  à  Dori,  elle  avait  échoué  dans  le  Mossi;  il  avait  même 
été  forcé  d'y  échanger  des  coups  de  fusil.  Il  en  rejetait,  non 
sans  raison,  la  faute  sur  l'ancien  gouverneur  du  Soudan.  En 
effet,  M.  Grodet,  au  lieu  de  le  laisser  aller  d'abord  à  Bobo 
Dioulasso,  où  il  était  certain  d'un  bon  accueil,  lui  avait 
imposé  un  programme  maladroit.  N'ayant  pu,  devant  les 
ordres  ministériels,  l'empêcher  absolument  de  partir,  comme 
il  l'avait  fait  pour  nous,  il  l'avait  forcé  à  se  diriger  vers  les 
pays  du  Mossi,  certainement  mal  préparés  à  le  recevoir. 

Partis  le  18  au  matin  de  Segou,  nous  arrivions  dans  la  jour- 
née à  Sansanding,  où  mon  brave  ami  Mademba  nous  attendait. 

Tous  les  voyageurs  qui  ont  passé  chez  Mademba  et  ont 
écrit  la  relation  de  leur  voyage,  ont  cru  devoir,  et  ce  n'est 
que  justice,  rendre  à  ce  digne  homme  un  témoignage  mérité 
de  reconnaissance. 

Mademba  Seye  est  un  ancien  employé  indigène  des  postes 
^t  télégraphes.  Il  s'est  particulièrement  distingué  dans  la 
construction  de  la  ligne  qui,  longeant  le  Sénégal,  traverse 
les  pays  toucouleurs  du  Fouta  sénégalais.  A  ce  moment,  les 
^oucouleurs  étaient  très  montés  contre  nous,  très  arrogants, 
P^ce  qu'aucune  répression  n'était  tirée    de  leurs  méfaits 


64      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

quotidiens.  Ils  arrêtaient  les  chalands  de  Saint-Louis,  mo- 
lestaient les  traitants,  pillaient  les  marcliandises.  Il  fallut  à 
Madeniba  une  rare  énergie,  une  grande  audace,  un  esprit 
très  souple  et  très  délié,  pour  vaincre  les  difficultés  qui 

naissaient  sous  ses  pas. 


Plus  tard,  il  fit  merveille  au  Soudan;  sa  défense  dans  le 
vill^e  de  Guînina  est  un  fait  de  guerre  des  plus  glorieux.  11 
y  tint  t6te  victorieusement,  avec  seulement  la  toute  petite 
équipe  qui  lui  servait  à  poser  ta  ligne,  aux  troupesde  Fabou. 
frère  de  Samory.  Le  colonel  Gallieni  l'appela  auprès  de  lui 
pour  en  faire,  en  quelque  sorte,  son  interprète  en  chef,  et  il 
conserva  cette  situation  jusqu'au  moment  où,  les  Toucou- 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  65 

ïurs  chassés  de  Segou  et  de  Nioro,  on  organisa  les  pays 
ue  nous  venions  de  conquérir. 

On  fit  à  Mademba,  avec  Sansanding  comme  capitale,  un 
etit  empire  ;  il  eut  le  commandement  d'un  certain  nombre 
e  sofas  ou  guerriers  captifs  d'Amadou,  qui  s'étaient  ren- 
ius ,  et  le  contrôleur  des  postes  Mademba  devint  le  fama 
Vlademba,  le  mot  fama  désignant  les  chefs,  les  rois,  chez 
es  Bambaras. 

Mademba  s'est  fait  une  cour,  montrant  en  cela  un  juste 
sentiment  de  la  politique  à  suivre.  Très  civilisé  de  goûts  et 
d'allures  quand  il  vivait  au  milieu  de  nous,  il  a  compris  que, 
pour  en  imposer  à  ses  nouveaux  sujets,  il  lui  fallait  cepen- 
dant adopter  les  coutumes  de  leurs  chefs.  Il  s'est  d'abord 
bâti  un  palais.  C'est  une  grande  enceinte  rectangulaire  ;  la 
oorte  en  est  ornée  d'ornements  rudimentaires  en  argile. 
^ans  un  premier  vestibule  ou  bolo,  sont  les  gardes  ou  da- 
isîguis,  armés  de  fusils.  On  passe  ensuite  par  une  succès- 
ion  de  cours  et  d'autres  bolos  où,  le  soir,  mugissent  les 
^ceufs,  bêlent  les  moutons  royaux.  Une  dernière  porte, 
S^rdée  ou  plutôt  surveillée  par  une  quinzaine  d'enfants,  et 
^^  pénètre  dans  l'appartement  particulier  du  fama.  Pourquoi 
i^s  enfants?  C'est,  dit-on,  qu'on  ne  peut  jamais  être  sûr  de 
Personnes;  que  des  enfants,  s'ils  aperçoivent  quelque  chose 
dinrégulier,  ne  savent  pas  retenir  leur  langue,  et  que  le 
fama,  de  la  sorte,  en  est  tôt  ou  tard  informé.  Pour  la  même 
raison,  je  pense,  et  aussi  peut-être  dans  un  but  esthétique, 
Je  service  particulier  du  fama  est  fait  exclusivement  par  des 
femmes.  Ce  sont,  en  général,  les  filles  des  forgerons  ou 
jriots  spécialement  attachés  au  chef;  leur  nom,  korosiguis, 
iignifie  «  qui  siège  à  côté  ».  Mademba  a  d'ailleurs  la  main 
leureuse  dans  le  choix  de  ses  servantes,  et  nulle  part,  au 
>oudan,  je  n'ai  vu  pareille  collection  de  jolies  filles. 

Enfin,  derrière  les  appartements  royaux,  tout  autour  d'une 
aste  cour,  sont  les  cases  des  épouses  de  Mademba;  mais 

S 


66       SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

ici  commence  l'au-delà  du  mur  de  la  vie  privée,  et  je  vous  y 
conduirais  d'autant  moins  que  je  n'y  suis  jamais  allé  moi- 
même. 

Entouré  de  ses  griots,  de  ses  griotes  et  de  ses  gardes,  vêtu 
d'un  superbe  burnous  vert,  sur  lequel  brille  la  croix  de  la 
Légion  d'honneur,  vaillamment  gagnée,  Mademba  vient  au- 
devant  de  nous  jusqu'au  bord  du  fleuve.  Cris,  vociférations 
nous  accueillent,  qui  sont  de  joie  et  de  sympathie.  Si  l'on 
n'était  pas  prévenu,  on  pourrait  les  prendre  pour  autant  de 
déclarations  de  guerre. 

Nous  entrons  chez  le  fama.  Là,  le  burnous  enlevé,  le  chef 
noir  disparaît  et  nous  retrouvons  le  Mademba  d'autrefois, 
instruit,  intelligent,  fin  causeur,  très  au  courant  des  choses 
d'Europe,  l'homme  que  tous  les  Français  de  passage  au  Sou- 
dan ont  connu  et  apprécié.  Il  nous  fait  les  honneurs  d'un 
excellent  repas,  très  européen,  et  nous  buvons  ensemble  un 
verre  de  Champagne;  il  ne  le  dédaigne  pas,  quoique  bon 
musulman,  car  il  n'a  rien  du  sot  fanatisme  de  la  plupart  de 
ses  coreligionnaires. 

J'avais,  dès  le  départ,  tenu  à  mes  laptots  ce  petit  di^' 
cours  :  «  Mes  amis,  je  sais  qu'il  vous  en  coûtera,  mais  va^^ 
me  ferez  le  plaisir,  passé  Tombouctou,  de  ne  point  courti^^^ 
de  trop  près  les  femmes  que  vous  pourrez  rencontrer,  c^^^ 
amènerait  des  disputes,  peut-être  des  rixes  avec  les  in<i*^^ 
gènes ,  et  nous  aurons  bien  assez  des  hostilités  que  no^^ 
trouverons  sans  nous  en  créer  d'autres  ;  je  vous  avertis,    ^^ 
reste,  que  vous  toucherez  votre  solde  pour  la  dernière  foi  =5   *' 
Sansanding.  Là,  en  revanche,  je  vous  payerai  deux  mois,    ^ 
vous  aurez  trois  jours  pour  les  dépenser.  Prenez-en  donc  p^^^*^ 
un  an,  et  même  plus  \  fini  Sansanding^  fini  les  femmes  -    ' 

L'expérience  me  l'avait  appris,  en  effet,  c'est  souvent    ^^ 
tempérament   trop  ardent   des  noirs  formant  l'escorte  ^^ 


DE   KAYES   A    TOMBOUCTOU. 


67 


usions  qu'ont  été  dus  les  insuccès.  Je  ne  dis  pas  que  ma 
isigne,  renouvelée  du  Petit  Duc,  ait  été  toujours  rigou- 
tsement  observée,  qu'il  n'y  ait  pas  eu,  par-ci  par-là,  quel- 
es  accrocs  en  cours  de  route  ;  mais,  du  moins,  ai-je  pu  ainsi 
vier  à  l'inconvénient  que  je  signale. 


Je  leur  avais  dit  de  s'en  donner,  à  mes  gaillards  ;  ils  s'en 
'"'lièrent,  j'en  réponds.  Jusqu'à  une  heure  et  demie  le  22, 
)n  ne  vit  pas  grand  monde  à  bord.  En  revanche,  neuf  mois 
'P«s  notre  passage  à  Sansandîng,  la  statistique,  si  elle 
-ïistait  dans  les  Etats  de  Mademba,  aurait,  je  crois,  accusé 
nie  forte  proportion  d'accroissement  dans  les  natalités. 

'^u  moment  du  départ,  il  fallut  envoyer  quérir  notre  petit 


68      SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Tierno  Abdoulaye  Dem  :  il  avait   oublie^  l'heure  entre  les 
bras  d'une  Circé  couleur  de  houille. 

Pendant  ce  temps,  et  dans  un  ordre  d'idées  plus  sérieux, 
nous  nous  livrons  à  des  amusements  utiles.  Ils  me  donnent 
la  mesure  de  l'impression  produite  par  nos  instruments  de 
séduction  :  le  petit  orgue,  la  bicyclette,  le  phonographe. 

Déjà  l'orgue  fait  merveille.  Pour  notre  bécane  Suzanne, 
c'est  du  délire.  Quant  au  phonographe,  les  plus  graves  en 
poussent  des  cris. 

Mademba  a  dans  sa  suite  une  ancienne  griote  d'Amadou, 
Yakaré,  femme  d'une  quarantaine  d'années,  qui  passe  pour 
une  des  plus  habiles  du  pays  bambara. 

Ses  chants  de  guerre  ou  d'amour  ont  une  saveur  particu- 
lière, digne  d'être  goûtée  même  en  Europe;  on  en  jugera 
par  cet  échantillon,  où  elle  glorifie  le  Douga,  le  Vautotufi 
Monson,  le  plus  grand  des  famas  bambaras  : 

Braves,  héros,  qui  de  vous  peut  railler  le  Douga? 

Je  te  le  dis,  cela  te  porterait  malheur  si  tu  te  moquais  de  lidi 

La  raillerie  fut  fatale  à  Diakourouna  Toutoun. 

Samaniana  Baci  a  voulu  jouer  avec  le  Douga  ; 

Il  a  voulu  plaisanter  avec  lui, 

Mais  ce  jeu  n'a  pas  plu  au  Vautour, 

Il  a  pris  Baniana  Dankoun, 

Il  lui  a  coupé  la  tête  qu'il  a  ôtée  de  son  cou. 

Dankoun  avait  dit  que  des  Bambaras 

Ne  pouvaient  abandonner  des  sacrifices  commencés  (i). 

Je  chante  le  Douga  Jaribata  (2), 

Le  Vautour  à  quatre  ailes, 

Un  oiseau  capable,  s'il  plane, 

De  gratter  le  sol  des  serres  ; 

S'il  descend  à  terre, 

Il  peut  creuser  un  puits. 

On  comprend  l'effet  produit  lorsque,  après  que  la  griote 

(i)  Bamana  Dankoun  avait  répondu  à  Monson  qui  le  mandait  :  «Lorsque  les 
sacrifices  que  je  fais  seront  terminés,  j'irai  te  trouver»»  ;  d'où  colère  du  fama. 

(2)  Je  n'ai  pu  savoir  ce  que  veut  dire  Jaribata.  —  Les  griots  ont  quel- 
quefois dans  leurs  chants  des  mots  que  les  Bambaras  actuels  ne  com- 
prennent pas  eux-mêmes,  et  qui  sont  peut-être  des  expressions  d'un  langage 
ancien  tombé  en  désuétude. 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  69 

avait  chanté,  le  phonographe,  sans  le  secours  de  personne, 
reprenait  son  chant. 

Les  meilleures  choses  doivent  avoir  une  fin,  et,  au  vît  dés- 
espoir de  mes  laptots,  je  donnai,  le  22,  le  signal  du  départ. 

Au-dessous  de  Sansanding,  le  Niger  croît  sensiblement 


en  profondeur.  Ce  fait  explique  en  même  temps  l'importance 
déchue  de  ce  village  comme  centre  commercial  et  celle  qui 
lui  est  réservée.  Le  commerce  se  fait,  en  effet,  sur  le  fleuve, 
au  moyen  de  grandes  pirogues  mesurant  jusqu'à  dix-huit 
mètres,  portant  jusqu'à  vingt  tonnes,  et  composées  de  mor- 
ceaux de  bois  cousus.  Des  trous,  percés  sur  leurs  bords, 
sont  reliés  par  des  cordes  en  fibres,  tirées  des  feuilles  du 
rônier  ou  du  dâ,  sorte  d'hibiscus  qui  donne  des  fils  très  solides. 
Au  temps  de  la  prospérité  de  Sansanding,  de  Djenné,  de 
Tombouctou,  lorsque  les  hordes  sauvages  des  Toucouleurs 


70      SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

n'étaient  pas  encore  venues  apporter,  au  nom  de  l'Islam,  la 
dévastation  et  la  mort,  ces  lourdes  machines,  qui  calent  par- 
fois jusqu'à  deux  mètres ,  s'arrêtaient  à  Sansanding.  Vers 
l'amont,  le  transport  se  faisait,  une  bonne  partie  de  l'année, 
au  moyen  d'embarcations  plus  petites.  Il  fallait  forcément 
un  entrepôt  pour  les  marchandises,  ce  terminus  était  imposé 
par  la  nature;  ainsi  fut  créée  la  ville  de  Sansanding.  A  mon 
avis,  elle  a  pu  compter,  au  temps  de  sa  prospérité,  trente  à 
quarante  mille  habitants,  réduits  maintenant  à  trois  ou  quatre 
mille,  malgré  l'essor  que  lui  redonnent  des  temps  nloins  trou- 
blés et  l'intelligence  de  Mademba. 

Lorsqu'on  aura  poussé  le  chemin  de  fer  de  Kayes  jusqu'à 
Koulikoro,  lorsque  des  bâtiments  à  vapeur  sillonneront  le 
Niger ,  des  causes  pareilles  produiront ,  toute  proportion 
gardée,  des  effets  semblables.  Les  bateaux  à  vapeur  ne 
pourront  naviguer  toute  l'année  qu'au-dessous  de  Sansan- 
ding, car  tous  les  perfectionnements  qu'on  apportera  à  leur 
construction  ne  leur  donneront  pas  un  tirant  d'eau  inférieur 
à  cinquante  ou  soixante  centimètres.  Au-dessus  de  ce  point, 
il  faudra  toujours  en  revenir,  durant  une  période  plus  ou 
moins  longue  chaque  année,  au  transport  par  petits  chalands 
tel  qu'il  se  pratique  aujourd'hui,  ou  bien  interrompre  pen- 
dant quatre  mois  environ  le  transit.  Sansanding  se  trouvera 
dépôt  ou  point  de  transbordement,  et  l'importance  commer- 
ciale de  sa  position  se  manifestera  de  nouveau. 

J'ajouterai  qu'heureusement  il  présente  des  commodités 
toutes  particulières  à  beaucoup  de  points  de  vue  :  accostage 
facile,  port  abrité  pour  les  embarcations  contre  la  violence 
des  tornades ,  sol  sec  donnant  un  meilleur  état  sanitaire 
qu'en  d'autres  endroits  du  Soudan,  population  douce,  tra- 
vailleuse, intelligente  et  énergique. 

Bientôt  le  Niger,  qui  jusque-là  a  coulé  entre  des  rives 
généralement  bien  déterminées,  change  d'aspect.  Les  berges 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  71 

s'abaissent;  derrière  elles,  le  pays  devient  absolument  plat, 
sans  une  ondulation,  de  sorte  qu'aux  hautes  eaux  une  nappe 
liquide,  d'une  étendue  parfois  immense,  le  recouvre.  Çà  et 
là,  sur  de  petites  éminences,  se  dressent  les  villages,  recon- 
naissables  de  loin  aux  rôniers  qui  les  dominent.  En  même 
temps  apparaît  l'herbe  sucrée  que  les  indigènes  nomment 
bourgou.  Elle  caractérisera  la  végétation  riveraine  jusqu^à 
Say.  C'est  une  sorte  de  chiendent  aquatique,  ras  près  du  sol 
lorsque,  les  eaux  s'étant  retirées,  la  terre  est  sèche.  Mais 
que  l'inondation  arrive,  le  bourgou  émet,  avec  une  incroyable 
rapidité,  des  rejetons  qui  poussent  assez  vite  pour  toujours 
émerger  du  liquide.  Les  indigènes  tirent  des  feuilles  du 
bourgou  une  boisson  sucrée,  d'un  goût  assez  fade  pour  être 
peu  prisée  par  l'Européen,  mais  qu'ils  aiment  beaucoup.  On 
pourrait,  je  crois,  essayer  d'en  obtenir  de  l'alcool.  Pour 
nous,  hydrographes,  le  bourgou  offrait  une  ressource  pré- 
cieuse :  croissant,  comme  je  l'ai  dit,  en  même  temps  que 
l'eau  monte,  il  indique  avec  la  plus  grande  netteté  toutes  les 
parties  terreuses  du  fond  du  fleuve  qui  émergent  en  saison 
sèche.  Enfin,  lorsqu'on  est  surpris  par  une  tornade,  on  peut 
trouver  un  refuge  contre  les  lames  en  se  mettant  à  l'abri  au 
milieu  d'une  de  ces  prairies  flottantes. 

Le  I"  janvier  1896  nous  étions  à  Gourao,  sur  le  lac  Debo. 
Je  venais  d'y  séjourner  près  de  deux  ans  avec  la  flottille  du 
Niger,  composée  des  canonnières  Niger  et  Mage  et  de  cha- 
lands construits  avec  des  bois  du  pays.  Deux  de  ces  chalands 
faisaient  partie  de  la  petite  flotte  de  la  mission. 

Entre  temps  nous  fîmes  une  visite  au  tombeau  de  Sidi 
Hamet  Beckay,  dans  le  village  de  Sarédina.  J'aurai  souvent 
à  revenir  sur  ce  personnage;  je  me  bornerai,  pour  l'instant, 
à  dire  que,  grâce  à  lui,  Barth  a  pu  séjourner  six  mois  à  Tom- 
bouctou  et,  plus  tard,  poursuivre  en  sécurité  son  voyage, 


72      SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

redescendre  le  cours  du  fleuve  et  regagner,  par  Say ,  Sokoto, 
d'où  il  était  parti  un  an  et  demi  auparavant.  Grâce  à  lui,  il 
put  révéler  dans  ses  détails  à  l'Europe  la  cité  encore  si  mys- 
térieuse de  Tombouctou  que,  seul,  le  voyage  du  Français 
René  Caillé  avait  fait  connaître. 

Lorsque  El  Hadj  Omar  et  ses  hordes  fanatiques  vinrent 
ravager  le  Massina,  Hamet  Beckay  essaya  d'abord,  au  nom 
de  la  religion  mulsumane  dont  il  représentait  l'interprétation 
la  plus  élevée,  si  rarement  comprise  par  ses  sectateurs, 
d'arrêter  par  la  persuasion  le  conquérant  toucouleur.  El  Hadj 
ayant  passé  outre  à  ses  remontrances,  Beckay  organisa  la 
résistance,  appela  aux  armes  les  Touaregs,  ses  fidèles  amis, 
et  les  Peuls,  ses  anciens  adversaires.  Mais  il  expira  à  Saré* 
dina,  sans  avoir  pu  encore  faire  œuvre  utile.  Il  fut,  rapporte 
l'histoire,  saisi  en  pleine  santé  de  sombres  pressentiments 
sur  sa  fin  prochaine.  Il  fit  appeler  ses  intimes  et,  dédarant 
que  bientôt  peut-être  il  lui  faudrait  faire  un  lointain  voyage, 
leur  remit  son  turban  et  son  sabre,  le  premier  pour  son  fils 
Abiddin,  le  second  pour  son  gendre  Beckay  Ould  Amà  La- 
mine. Il  voulait  indiquer  par  là  qu'il  léguait  à  Abiddin  le 
pouvoir  spirituel  et  le  temporel  à  Ama  Lamine.  Puis  il  com- 
manda de  le  laisser  prier  seul  pendant  la  sieste.  Lorsque  ses 
partisans  revinrent,  ils  trouvèrent  le  grand  marabout  le  cha- 
pelet à  la  main,  les  yeux  fermés,  dans  une  attitude  d'extase. 
Après  quelque  temps,  effrayés  de  le  voir  immobile,  les  assis- 
tants voulurent  le  réveiller  et  le  touchèrent.  Mais  le  corps 
inanimé  roula  à  terre  :  l'esprit  d' Hamet  Beckay  avait  quitté 
son  enveloppe  charnelle.  Beckay  Ould  Ama  Lamine  continua 
la  lutte  entreprise  par  son  beau-père  ;  à  lui  et  à  ses  fidèles 
revient  l'honneur  d'avoir  assiégé  et  tué  El  Hadj  Omar  dans 
Hamdallahi.  Les  conquêtes  sanglantes  des  Toucouleurs  fu- 
rent pour  un  instant  arrêtées,  et  le  Soudan  occidental  sauvé 
de  tomber  entre  les  mains  des  féroces  Talibés  d'El  Hadj. 

Sarédina  est  à  environ  quatre  kilomètres  du  fleuve.  Pour 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU. 


73 


y  atteindre,  nous  dûmes  traverser  une  plaine  en  partie 
inondée,  recouverte  d'herbes,  dans  lesquelles  nichent  des 
quantités  d'oiseaux  aquatiques.  Parvenus  au  village,  nous 
nous  fîmes  indiquer  Tendroit  où  dort  le  marahout.  C'est  une 
petite  case  en  terre,  soutenue  par  des  pieux  de  bois.  L'amas 
de  briques  sèches  qui  formait  autrefois  la  tombe  d'Hamet 
Beckay  est  presque  détruit.  Sans  respect  de  l'être  pieux  et 


magnanime  qui  repose  là,  les  habitants  du  village  ont  utilisé 
son  tombeau  pour  serrer  des  filets  et  des  instruments  ara- 
toires. J'ai  demandé,  dans  un  rapport  au  gouverneur  du 
Soudan,  que  le  nécessaire  soit  fait  pour  qu'Hamet  Beckay 
ait  une  demeure  plus  digne  de  lui.  J'espère  que  ma  prière  sera 
entendue  :  il  serait  convenable  et  politique  de  ne  pas  laisser 
périr  le  souvenir  d'un  homme  d'autant  plus  estimable,  que 
son  esprit  de  tolérance  est  plus  rare  parmi  ses  coreligion- 
naires. Cet  acte  de  pieux  respect  serait  de  nature  à  aug- 
menter considérablement  notre  influence  morale  sur   tous 


74      SUR    LE    NIGER    ET   AU    l'AVS   DES   TOUAREGS. 

les  musulmans  de  la  région,  et,  en  particulier,  sur  cette 
famille  si  intéressante  des  Kountas,  à  laquelle  appartenait 
Hamet  Beckay. 

A  Gourao,  nous  avions  à  prendre  des  munitions  pour  nos 
canons  et  nos  fusils,  et  des  armes,  notamment  un  canon- 
revolver  de  l'ancienne  flottille.  Le  travail  causé  par  ces  di- 


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verses  occupations  nous  força  à  séjourner  jusqu'au  3;  dans 
l'après-midi    de    cette    journée,    nous    continuâmes    notre 


Le  7  nous  étions  à  Saréféré.  gros  marché,  point  très  im- 
portant, situé  près  du  confluent  du  Niger  et  du  Kolikoli. 
bras  du  fleuve  qui  s'en  est  détaché  un  peu  en  dessus  du  lac 
Debo.  Notre  vieil  Abdoul  Dori,  le  guide  que  nous  avions 
eng£^é  à  Segou,  nous  y  amena  un  jeune  homme  nommé 
Habiboulaye.  C'était  un  Kounta,  et  je  vais  profiter  de  sa 


DE    KAYES   A    TOMBOUCTOU.  75 

visite  pour  dire  tout  de  suite  quel  est  ce  peuple  dont  j'aurai 
si  souvent  à  parler. 

Les  Kountas  sont  de  race  arabe  ;  ils  tirent  leur  origine  du 
fameux  conquérant  de  l'Afrique  septentrionale,  Sidi  Okba, 
natif  de  l'Yemen.  Après  avoir  soumis  à  la  religion  de  Ma- 
homet tout  le  nord  de  la  péninsule  africaine,  jusque  près  de 
Tanger,  Sidi  Okba  succomba  assassiné  près  de  Biskra,  où 
son  tombeau  se  voit  encore. 

Sa  descendance  s'est  répandue  en  maints  endroits;  les 
Kountas  ont  fait  souche  au  Touat,  où.  marabouts  vénérés, 
ils  ont,  ils  eurent  surtout,  une  grande  influence. 

Dans  la  première  moitié  du  siècle,  la  situation  de  Tom- 
bouctou  était  très  difficile  et  très  précaire.  Vers   1800,   en 
effet,  un  marabout  peul,  du  nom  d'Othman  dan  Fodio,  s'était 
taillé  un  empire  entre  le  lac  Tchad  et  le  Niger,   et  à  son 
exemple,  tous  les  Peuls  répandus  dans  la  boucle  du  fleuve, 
jusque-là  soumis  aux  chefs    indigènes,    s'étaient    révoltés, 
généralement  avec  succès.  Au  Massina,  un  chef,  Sonninké 
d'origine,  il  est  vrai,  mais  depuis  longtemps  vivant  avec  les 
Peuls,  Amadou  Lobbo  Cissé,  dressa  l'étendard  de  la  révolte 
au  nom  de  l'Islam.  Sa  tentative,  après  des  alternatives  di- 
verses,  réussit.    Lui  et  ses   fils  fondèrent  plus  tard,  avec 
Hamdallahi  pour  capitale,  un  empire  dont  la  puissance  s'éten- 
dit bientôt  sur  les  deux  rives  du  Niger,  jusqu'à  Tombouc- 
tou.  Arrivés  là,  les  Peuls  trouvèrent  devant  eux  les  tribus 
Touaregs,  jalouses  de  conserver  leur  indépendance.  La  guerre 
éclata  bientôt;  elle  dura  plus  d'un  demi-siècle,  sans  que  les 
Touaregs  aient  jamais  été  entamés.  L'invasion  des  Toucou- 
leurs  d'El  Hadj  Omar  réconcilia  plus  tard  les  combattants 
contre  ce  troisième  larron. 

Pendant  ces  temps  de  trouble,  Tombouctou,  placée  jus- 
tement à  la  frontière  des  deux  nations,  passait  successive- 
nient  d'une  main  à  l'autre.  Pillée  des  deux  mains,  elle  péri- 
clita et  dépérit  rapidement.    . 


76      SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

En  cette  occurrence,  les  marchands  de  la  ville,  pour  mettre 
leurs  vies,  leurs  biens,  leur  commerce,  sous  une  protection 
capable  de  leur  assurer  quelque  sécurité ,  envoyèrent  au 
Touat  demander  à  un  marabout  kounta  très  respecté,  Sidi 
Moktar,  de  venir  s'établir  dans  le  voisinage  de  la  cité  mar- 
chande. Ils  espéraient,  par  la  vénération  dont  sa  piété  était 
entourée»  mettre  un  terme  aux  déprédations  dont  la  ville 
était  victime. 

Sidi  Moktar  accepta  et  vint  avec  sa  famille  camper  près 
de  Tombouctou.  11  emmenait  avec  lui  quelques-uns  de  ses 
parents.  Les  plus  célèbres  sont  Sidi  Alouatta  et  Sidi  Hamet 
Beckay,  ses  frères,  et  Amadi,  son  neveu. 

Barth  nous  a  fait  connaître  leur  figure  et  leur  caractère. 
Celui  dont  nous  avons  le  plus  à  nous  occuper  est  Hamet 
Beckay,  son  protecteur. 

Imbu  de  la  lecture  de  l'ouvrage  de  Barth,  et  m'étant,  un 
an  durant,  trouvé  déjà  en  contact  avec  les  Touaregs,  je  sou- 
haitais vivement,  persuadé  que  le  sort  de  la  mission  en  pou- 
vait dépendre,  de  trouver,  comme  mon  prédécesseur,  un 
homme  universellement  connu  et  vénéré,  pour  nous  couvrir 
de  sa  protection. 

Les  Touaregs,  et  on  jugera  par  la  suite  si  j'avais  raison, 
me  semblaient  diables  moins  noirs  qu'on  n'a  coutume  de  les 
dire  chez  nous.   En  revanche,  j'avais  cru  distinguer  quels 
traits  de  leur  caractère  pouvaient  me  créer  de  grandes  diffi- 
cultés. Si  je  ne  les  accusais  pas  de  férocité  instinctive,  je  les 
savais  prompts  à  prendre  ombrage,  défiants,  pleins  d'appré- 
hension pour  ce  qui  est  nouveau,  prêts  à  considérer  tout 
étranger  comme  un  espion.  Pour  eux,  le  voyageur  est  sou- 
vent l'avant-coureur  d'une  expédition  guerrière  qui  leur  ra- 
vira leur  plus  grande  richesse,  l'indépendance. 

Il  me  fallait  des  répondants,  des  patrons,  et  j'avais  résolu, 
si  faire  se  pouvait,  de  les  trouver  parmi  les  Kountas.   Les 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  77 

traditions  de  tolérance  dont  Hamet  Beckay  avait  fait  preuve 
s'étaient,  pensais-je,  conservées  au  moins  chez  quelques-uns 
de  sa  famille. 

Je  ne  me  le  cachais  pas  cependant,  par  la  force  des 
choses,  parce  que  d'autres  marabouts  étaient  venus  plus 
tard  prêcher  la  guerre  sainte  et  la  haine  de  l'infidèle,  les 
Kountas  avaient  sûrement  dû  être  forcés,  pour  ne  pas  perdre 
leur  prestige,  de  hurler  avec  les  loups.  Mais  il  était  encore 
temps,  pensais-je,  de  faire  appel  à  l'exemple  de  l'aïeul.  L'ex- 
périence a  prouvé  que  j'avais  raison. 

Je  mis  toute  mon  éloquence  en  œuvre  pour  séduire  le 
jeune  Habiboulaye,  et  j'y  réussis.  J'appris  par  lui  que  les 
Kountas  étaient  maintenant  divisés  en  plusieurs  groupes. 
Lui  et  son  frère  Hamadi ,  fils  de  Sidi  Alouatta ,  le  frère 
d' Hamet  Beckay,  étaient  restés  à  Tombouctou  lorsque  nous 
avions  occupé  cette  ville,  et  s'étaient  entièrement  ralliés  à 
nous. 

Dans  la  boucle ,  au  sud  du  fleuve,  commandait  Alouatta, 
fils  d'Amadi,  qui  nous  voyait  d'un  œil  bienveillant.  Plus  loin, 
Baye  et  Baba  Hamet,  fils  d' Hamet  Beckay,  pouvaient,  à  mon 
avis,  devenir  d'utiles  auxiliaires  en  souvenir  de  leur  père. 

Habiboulaye  ne  me  cachait  pas,  il  est  vrai,  que  d'autres 
Kountas  nous  étaient,  eux,  carrément  hostiles;  un  certain 
Abiddin  notamment,  généralement  domicilié  au  Touat,  pous- 
sait les  Hoggar  contre  nous  ;  il  était  même  venu  à  deux  re- 
prises tout  près  de  Tombouctou  essayer  de  soulever  les  po- 
pulations. 

Fortifié  dans  mes  résolutions,  ayant  d'ailleurs  tiré  tout  le 
possible  de  Habiboulaye,  qui  n'était  qu'un  enfant,  je  résolus 
de  m'ouvrir  de  mes  projets  à  Hamadi,  dès  mon  arrivée  à 
Tombouctou,  et  de  lui  demander  des  recommandations  pour 
ses  parents. 

Contrariés  par  un  violent  vent  d'est,  qui  soulevait  sur  le 


78      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

fleuve  un  clapotis  ralentissant  fort,  mettant  même  parfois 
obstacle  à  notre  marche,  nous  n'arrivâmes  que  le  1 1  janvier 
au  soir  à  Kabara. 

Tombouctou,  on  le  sait,  n'est  pas  sur  le  fleuve.  Il  en  est 
distant,  aux  eaux  les  plus  basses,  d'une  quinzaine  de  kilo- 
mètres ;  Djitafé  est  alors  le  point  le  plus  rapproché  où  peu- 
vent aborder  les  pirogues.  Lorsque  l'eau  monte,  celles<i 
pénètrent  dans  un  bras  latéral  et  arrivent  d'abord  à  Koriomé, 
puis  à  Day.  La  hausse  continuant,  une  sorte  de  ruisseau 
qui  a  été ,  dit-on ,  creusé  ou  du  moins  approfondi  à  bras 
d'hommes,  donne  accès  jusqu'à  Kabara.  Enfin,  quand  la  crue 
bat  son  plein,  des  excavations  situées  derrière  la  dune  de 
Kabara  se  remplissent  à  leur  tour  successivement,  et  l'on 
peut  atteindre  par  eau  Tombouctou  lui-même.  Le  reste  du 
temps,  c'est  à  dos  de  chameaux  ou  d'ânes  que  le  transport 
se  fait  entre  le  port,  mobile  suivant  l'étiage,  et  Tombouctou. 

L'ancienne  «  capitale  de  la  Nigritie  ou  Soudan  »,  comme 
on  disait,  il  n'y  a  pas  encore  bien  longtemps,  dans  les  géo- 
graphies  scolaires,  a  perdu,  depuis  qu'elle  est  tombée  entre 
nos  mains,  tout  caractère  mystérieux;  mais  les  avis  restent 
partagés  sur  son  rôle  présent  et  sur  son  avenir.  Mon  ami 
Félix  Dubois  en  a  donné  la  description.  11  serait  oiseux, 
sinon  outrecuidant,  de  la  vouloir  refaire.  Je  me  bornerai  à 
noter  la  raison  de  l'ancienne  grande  importance  commerciale 
de  Tombouctou,  relative  s'entend.  Un  auteur  arabe  dit: 
«  Tombouctou  est  le  point  de  rencontre  du  chameau  et  de  la 
pirogue.  »  Cette  seule  condition  ne  suffirait  pas  à  assurer  la 
prospérité  de  la  ville;  nombre  de  points  du  fleuve  la  rem 
plissent  aussi  bien  et  même  mieux  que  Tombouctou  :  nous 
l'avons  vu,  en  effet,  la  pirogue  et  le  chameau  ne  s'y  ren- 
contrent que  quelques  jours  par  an,  quelquefois  pas  du  tout. 

A  mon  avis,  il  faut  chercher  ailleurs  une  explication,  et  je 
pense  l'avoir  trouvée.  La  voici  :  les  chameaux  ne  peuvent 
pas  impunément  s'approcher  des  cours  d'eau;  sur  les  rives, 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  79 

it  jusqu'à  une  certaine  distance,  par  suite  du  régime  d'înon- 
iation  presque  général  qui  régit  le  système  hydrologique  du 
•tiger  moyen,  poussent  des  herbes  succulentes  renfermant 
«aucoup  d'eau,  sur  lesquelles  le  chameau  se  jette  en  glouton, 
nais  qui  ne  tardent  pas  à  faire  périr  le  sobre  animal,  habi- 
llé à  des  aliments  plus  secs. 
Or,  précisément,  par  un  jeu  de  la  nature,  la  partie,  je  ne 


K 


Jirai  pas  aride,  mais  ne  contenant  du  moins  ni  ruisseaux, 
tii  mares  permanentes,  de  l'immense  espace  appelé  en  bloc 
ît  bien  improprement  Sahara,  atteint  Tombouclou,  Dès 
ors,  les  caravanes  peuvent  accéder  à  la  ville  sans  rien  crain- 
Ire  pour  leurs  animaux.  Tombouctou  est,  pourrait-on  dire, 
ion  point  un  port  du  Niger  sur  le  Sahara,  mais  bien  un  port 
[u  Sahara  près  du  Niger, 

Tant  que  le  commerce  de  Tombouctou  se  fera  principale- 
nent  par  les  caravanes  venant  du  Nord,  la  ville  conservera, 
'imagine,  toute  son  importance;  mais  lorsque  notre  chemin 


8o      SUR   LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

de  fer  du  Soudan  sera  construit,  les  marchandises  arriveront 
par  le  fleuve;  alors  cette  importance  diminuera,  se  réduira 
au  transit  du  sel  extrait  en  abondance  des  mines  de  Taou- 
deni,  situées  à  vingt  jours  de  marche  dans  le  Nord. 

Lors  de  notre  arrivée,  Kabara  seulement  était  accessible 
aux  embarcations.  Le  port  était  encombré  de  ces  g^randes 
pirogues  en  planches  cousues  dont  j'ai  déjà  parlé,  et  un 
échange  considérable  de  sel  et  de  grain  s'opérait  sur  les 
quais. 

Dès  le  lendemain,  je  me  rends  à  Tombouctou.  J'y  suis 
reçu  à  bras  ouverts  par  le  commandant  Rejou,  chargé  de  la 
région . 

J'ai  un  premier  projet  à  faire  aboutir,  et  je  m'en  occupe 
immédiatement  :  décider  le  Père  Hacquart,  supérieur  de  la 
mission  des  Pères  blancs  à  Tombouctou,  à  nous  accompa- 
gner. 

Quand  je  dis  décider,  c'est  inexact.  Je  ne  doutais  pas  tin 
instant  que  le  Père  ne  fût  très  heureux  de  venir  avec  nous. 
Compagnon  de  d'Attanoux  dans  son  voyage  chez  les  Toua- 
regs du  Nord,  ancien  commandant  des  Frères  armés  de 
Mgr  Lavigerie,  le  Père  Hacquart  ne  pouvait  manquer  d'être 
conquis  par  l'idée  d'accomplir  un  pareil  voyage.  Mais  je  k 
savais  trop  homme  de  devoir  pour  hésiter  un  instant  eati€ 
le  projet  le  plus  séduisant  pour  ses  goûts  et  ses  préférenoeSi 
et  les  intérêts  de  la  mission  qu'il  dirigeait  à  TomboudMi 
depuis  un  an,  et  à  laquelle  ses  rares  qualités  avaient:  Ifi. 
donner  déjà  vie  et  activité.  .  j 

D'autre  part,  au  point  de  vue  même  de  l'œuvre  à  laquidlA 
le  Père  Hacquart  et  ses  confrères  se  sont  consacrés,  detr 
cendre  le  Niger,  entrer  en  relation  avec  ses  riverains,. re* 
venir  en  possession  de  tous  les  renseignements  nécessaire^ 
pour  le  plan  d'une  évangélisation  future,  c'était  peut-être 
avancer  l'avenir  de  bien  des  années.  Le  but  que  poursuivrait 
le  Père  Hacquart  serait  semblable  au  nôtre  :  voir,  étudier, 


kT^  v^ 


LE    R.    P.    HACO 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  83 

se  créer  des  amis,  en  laissant  à  ses  chefs  le  soin  de  décider 
plus  tard  de  la  conduite  à  tenir. 

Pour  moi,  pour  la  réussite  de  l'œuvre  entreprise,  le  con- 
cours du  Père  Hacquart  était  capital.  Familiarisé  déjà  avec 
les  mœurs,  les  coutumes  des  Touaregs,  il  serait  un  conseil 
précieux;  arabisant  distingué,  il  pourrait,  dans  bien  des  cas, 
s'entretenir  directement  avec  certains  indigènes,  —  chose 
importante,  —  comme  aussi  contrôler  traductions  et  écri- 
tures de  mon  interprète  arabe,  Tierno  Abdoulaye  Dem. 
Enfin,  surtout,  son  intelligence,  la  hauteur  de  ses  vues,  la 
droiture  et  l'énergie  de  son  caractère  étaient  un  sûr  garant 
que  je  pourrais,  en  toute  circonstance,  trouver  en  lui  le  con- 
trôle le  plus  précieux,  le  plus  efficace,  de  mes  actes,  de  mes 
projets. 

Le  Père  Hacquart  a  été  pour  nous,  en  effet,  tout  ce  que 
je  viens  de  dire.  Souvent,  sur  ses  conseils,  j'ai  changé  mes 
desseins,  et  toujours  je  m'en  suis  bien  trouvé.  Qu'il  me  per- 
mette de  lui  exprimer  ici  toute  ma  reconnaissance,  et  de  le 
proclamer  hautement  :  si  la  Mission  du  Niger  a  passé  sans 
un  coup  de  fusil  au  milieu  de  tant  de  populations  diverses, 
parfois  mal  disposées,  c'est  en  grande  partie  à  lui  qu'en  re- 
vient rhonneur. 

Comme  je  l'espérais ,  le  Père  Hacquart  accéda  à  mes 
désirs;  dès  lors  nous  étions  cinq. 

En  revanche,  notre  personnel  indigène  diminuait.  Un 
laptot,  nommé  Matar  Samba,  se  trouvait  indisposé  depuis  le 
départ  de  Sansanding.  Dans  les  derniers  jours  son  état 
s'aggrava;  de  l'avis  du  docteur  Taburet  comme  de  celui  de 
son  collègue  de  Tombouctou,  cet  homme,  probablement  tu- 
berculeux, ne  pouvait  être  pour  nous  d'aucune  aide,  mais,  au 
contraire,  une  source  d'embarras.  Je  me  décidai  à  le  laisser 
à  Tombouctou,  et  j'eus  la  joie,  au  passage  à  Dakar,  à  notre 
retour,  de  le  retrouver  rétabli,  sinon  complètement  guéri. 


84      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

Aidé  du  Père  Hacquart,  je  me  mis  tout  de  suite  eh  rapport 
avec  Hamadi,  le  Kounta  dont  j'ai  parlé;  il  promit  de  faire 
tout  pour  décider  son  parent  Alouatta  à  venir  nous  voir  au 
passage.  Détail  typique,  il  me  répondit,  comme  je  l'enga- 
geais à  se  joindre  à  nous  :  «  Non  ;  je  pourrais  ainsi  susciter 
des  défiances;  vous  auriez  peut-être  à  en  souffrir.  Je  pré- 
fère écrire  à  Alouatta;  cela  le  décidera  bien  mieux,  car,  de 
la  sorte,  je  ne  parais  pas  céder  à  une  pression,  mais  seule- 
ment l'inviter,  en  bon  parent,  à  venir  prendre  part  à  la 
bonne  aubaine,  aux  cadeaux  que  tu  apportes.  » 

J'essavai  ensuite  de  trouver  à  Tombouctou  des  indigènes 
en  relation  avec  les  Aouelliminden,  cette  grande  tribu  touareg 
dont  je  parlerai  si  souvent  plus  tard  ;  mais,  soit  que  ce  fût 
réel,  soit  crainte  de  se  compromettre,  ils  m'affirmèrent  tous 
n'avoir  plus  avec  eux  aucun  rapport. 

En  revanche,  un  Touatien ,  Bechir  ould  Mbirikat,  établi 
depuis  longtemps  à  Tombouctou,  et  que  je  connaissais  déjà, 
me  remit  des  lettres  pour  son  cousin  Mohammed,  qui  vit  au 
milieu  des  Touaregs  Igouadaren,  et  pour  le  chérif  Salla  ould 
Kara,  chef  du  village  de  Tosaye,  ancien  élève  d'Hamet 
Beckav  et  ami  de  Barth. 

Bechir  me  donna,  en  outre,  un  conseil.  Je  le  suivis  immé- 
diatement, sans  en  mesurer  encore  toute  l'importance.  Ce 
conseil  a  peut-être  plus  contribué  que  nos  propres  paroles  et 
nos  propres  actions  à  la  réussite  de  notre  entreprise,  a  Ra- 
conte-leur, me  dit  Bechir,  que  tu  es  le  fils  d'Abdoul  Kerim.  ■ 
Abdoul  Kerim  est  le  nom  arabe  qu'avait  pris  Barth  pour  son 
voyage.  Cette  façon  de  se  baptiser  d'un  vocable  indigène 
peut,  au  premier  abord,  sembler  quelque  peu  risible.  Je  me 
souviens  d'avoir  vu  représenter  au  Châtelet  je  ne  sais  plus 
quelle  pièce,  où  un  voyageur  emmenait  son  domestique  au 
cœur  de  l'Afrique.  Ce  dernier,  possédé  de  la  passion  des 
voyages  et  très  ferré  sur  les  faits  et  gestes  des  explorateurs, 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  85 

[ui  demandait  comme  seule  grâce  de  changer  son  nom  de 
foseph  en  celui  de  Mohammed  ben  Abdallah.  C'est  plus 
euphonique,  disait-il;  et  la  salle  éclatait  de  rire. 

Eh  bien!  c'est  Joseph  qui  avait  raison;  si  Barth  n'avait 
Das  fait  comme  lui,  son  nom  européen  ne  serait  pas  resté 
^ravé  dans  les  cerveaux  des  noirs  et  des  Touaregs  ;  en  tout 
:as,  ils  ne  l'auraient  pas  transmis  à  leurs  descendants,  et  je 
n'aurais  pu,  comme  cela  m'est  arrivé  souvent,  résoudre  des 
situations,  parfois  très  difficiles,  par  ces  simples  mots  :  «  Je 
suis  le  fils  (ou  plutôt  le  neveu)  d'Abdoul  Kerim.  » 

Ce  que  l'on  ne  saurait  trop  admirer,  c'est  le  caractère  de 
Barth,  si  haut,  si  droit,  si  capable  d'impressionner  ses  inter- 
locuteurs, que  le  seul  fait  de  son  passage,  il  y  a  près  d'un 
demi-siècle,  alors  qu'il  était  pauvre,  en  butte  à  mille  dan- 
a;ers,  sauvegardé  seulement  par  la  protection  de  son  ami 
Beckay,  a  suffi  pour  ouvrir  la  route  à  son  parent  d'emprunt. 

Combien  peu  de  voyageurs  pourraient  se  vanter  d'en 
ivoir  fait  autant,  dans  des  temps  plus  modernes  surtout! 
Plus  d'un,  après  un  passage  obtenu  de  vive  force,  a  laissé 
lerrière  lui  un  chemin  plus  difficile,  plus  périlleux  à  ses  suc- 
resseurs  ! 

Je  désirais  m'attacher  un  agent  politique  connaissant 
)ien  le  pays,  parlant  le  tamaschek  ou  langage  des  Touaregs, 
x>ur  l'envoyer  en  avant-garde  porter  des  missives  aux  chefs 
m  plaider  notre  cause  auprès  d'eux. 

Sur  les  conseils  d'Hammadi,  je  fis  choix  d'un  certain  Sidi 
lamet,  quelque  peu  allié  aux  Kountas,  et  employé  à  la  per- 
eption  des  revenus  des  douanes  de  Tombouctou,  sous  les 
rdres  de  l'interprète  du  poste,  Saïd. 

Je  dois  rendre  justice  à  ce  dernier  :  il  ne  se  prêta  pas  de 
-es  bonne  grâce  à  cette  combinaison,  et,  s'il  agit  sur  son 
ibordonné,  ce  fut  plutôt  pour  le  détourner  de  nous  suivre 
le  pour  l'y  engager.  Le  commandant  Rejou  dut  intervenir 


86      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

personnellement,  et  lorsque  plus  tard,  àTosaye,  Sidi  Hamet, 
affolé,  me  supplia  de  le  laisser  s'en  retourner,  je  ne  crois  pas 
me  tromper  en  disant  que  le  manque  de  complaisance  de 
Saïd  à  l'égard  de  notre  mission  fut  pour  quelque  chose  dans 
cette  défaillance  morale.  Je  le  lui  pardonne,  d'ailleurs,  de 
tout  cœur.  Sidi  Hamet  était  son  bras  droit,  son  principal 
agent  de  renseignements  ;  sans  lui ,  Saïd  devait  se  trouver 
bien  embarrassé,  même  dans  ses  fonctions  d'interprète. 

Le  i6,  je  retournai  passer  une  journée  à  Kabara,  où 
j'avais  convié  les  notables  de  Tombouctou  à  venir  entendre 
les  merveilles  du  phonographe.  Ce  fut  une  séance  qui  de- 
meurera longtemps  dans  l'esprit  des  habitants.  Parmi  les 
plus  attentifs,  étaient  les  deux  fils  du  chef  des  Kountasde 
l'Est,  qui  réside  à  Mabrouk.  J'étais  sûr  que  la  rumeur  de 
ces  choses  extraordinaires  me  précéderait. 

Le  commandant  Rejou  avait  déjà  prévenu  de  notre  arri- 
vée Sakhaoui,  chef  des  Igouadaren  Aoussa,  la  première  tribu 
touareg  que  nous  devions  rencontrer  en  descendant  le 
fleuve.  Sur  le  soir,  arrivèrent  deux  envoyés  de  ce  dernier, 
avec  une  missive  passablement  incompréhensible,  qui  déno- 
tait, à  travers  sa  phraséologie  amphigourique,  deux  choses  : 
la  première,  que  Sakhaoui  n'avait  aucun  désir  de  nous  voir; 
la  seconde,  qu'il  avait  grand'peur. 

On  fit  de  la  morale  aux  messagers,  on  finit  par  les  pei- 
suader  que  nous  n'avions  à  l'égard  des  Igouadaren  aucune 
intention  mauvaise,  et  ce  fut  nantis  d'une  nouvelle  lettre 
qu'ils  retournèrent  vers  leur  chef. 

Pendant  ce  temps,  Sidi  Hamet,  dûment  endoctriné,  était 
parti  vers  Alouatta  pour  lui  fixer  un  rendez-vous  à  Kagha, 
petit  village  de  la  rive  droite,  à  une  cinquantaine  de  kilo- 
mètres de  Tombouctou.  En  même  temps,  et  pour  la  première 
fois,  j'énonçais  ma  soi-disant  parenté  avec  Abdoul  Kerim, 


DE   KAYES   A   TOMBOUCTOU.  87 

prenant  moi-même  le  nom  arabe  d'Abd  el  Kader  (serviteur 
du  Tout- Puissant). 

Sidi  Hamet  devait,  sa  mission  remplie  chez  les  Kountas, 
se  rendre  chei  les  Igouadaren  de  Sakhaoui  et  nous  y  at- 
tendre. 


Ayant  ainsi  tout  disposé  le  mieux  possible,  visité  les  ba- 


teaux, réparé  les  petites  avaries  survenues  en  cours  de 
route,  il  ne  nous  restait  plus  qu'à  nous  abandonner  au  cou- 
rant du  fleuve  et  à  la  volonté  de  Dieu. 

Ce  ne  fut  pas  sans  une  certaine  émotion  que  le  mercredi 
22  janvier,  accompagnés  par  tous  nos  camarades  de  la  gar- 
nison de  Tombouctou,  escortés  d'une  grande  quantité  d'in- 
digènes qui  appelaient,  de  plus  ou  moins  bon  cœur,  la  pro- 
tection d'Allah  sur  la  tète  des  voyageurs,  nous  quittâmes 
Kabara. 

Tant  que  les  chalands  furent  en  vue  du  poste,  nous  pûmes 


88      SUR    LE   NEGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

apercevoir  les  niouclioirs  et  les  casques  qui  s'agitaient  en 
signe  d'adieu.  Lorsque  le  pavillon  du  fort  disparut  à  l'hori- 
zon de  la  plaine  herbeuse,  nous  sentîmes  un  léger  serre- 
ment de  cœur  :  tout  ce  qui,  si  loin  de  France,  représentait 
encore  le  pays,  venait  de  s'éclipser  ià-kas.  Cinq  blancs. 
vingt-huit  noirs,  nous  étions  désormais  réduits  à  nos  seules 
forces,  à  nos  seules  ressources.  Combien  de  nous  en  revien- 
draient? Combien  étaient  destinés  à  dormir  leur  dernier 
sommeil  sous  la  terre  d'Afrique  ? 


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CHAPITRE  III 


DE    TOMBOUCïOU    A    TOSAYE. 


Nous  ne  faisons,  le  22  janvier,  qu'une  ItIs  courte  étape 
.  nous  mouillons  vers  midi  à  Geïgelia,  petit  village  pittores- 
^ement  juché  sur  une  dune  rougeâtre,  un  peu  au-dessous 
u  confluent  amont  de  ce  bras  du  fleuve  permettant,  comme 
■  l'ai  dit,  d'accéder  à  Day  et  à  Kabara. 


Il  est  décidé  quon  passera  l'après-midi  à  s'installer.  Jus- 
"'ici,  en  effet,  nous  avons  remis  de  jour  en  jour  la  tâcbe 
accommoder  nos  angles  sortants  aux  angles  rentrants  de 
•Js  coquilles.  Maintenant  nos  trois  petits  bâtiments  sont 
'^it  notre  monde,  les  forteresses  flottantes  qui  doivent  des- 
cndre  avec  nous  jusqu'à  la  mer,  /ne/:  Allah!  (s'il  plaît  à 
^ieu)  comme  disent  les  musulmans.  11  faut  nous  y  tasser  de 
lolre  mieux. 


90      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Dans  le  Davoust^  j'occupe  la  cabine  de  l'avant.  A  droite, 
mon  lit  en  planches;  pour  matelas,  des  couvertures  de  ca- 
deau que  Ton  extraira  une  à  une  quand  besoin  sera,  sauf  à 
les  remplacer  par  celles  placées,  en  ballots,  dans  notre  cale. 

A  gauche,  une  vaste  table;  ses  pieds  sont  des  piles  de 
caisses.  Un  peu  partout,  des  livres,  des  instruments,  une 
malle  en  fer-blanc  contenant  nos  objets  de  cadeau  les  plus 
précieux  :  cafetans ,  burnous  en  velours ,  turbans  brodés 
d'or. 

Sur  les  nattes  de  paille  qui  tapissent  les  parois,  j*ai  cloué 
en  arc-en-ciel  des  photographies  d'une  cantatrice  célèbre, 
achetées  rue  de  Rivoli,  en  un  jour  d'enthousiasme  musical. 
Le  hasard  me  les  a  fait  retrouver  au  fond  d'une  malle,  où 
elles  se  sont  glissées  par  mégarde  au  moment  de  mon  départ 
de  France.  Ces  portraits,  comme  on  le  verra,  ont  eu  leur 
action  politique  aux  bords  du  Niger.  Leur  faisant  face,  la 
gravure,  réglementaire  à  bord,  du  président  de  la  Répu- 
blique, ou  plutôt  du  sultan  des  Français,  ainsi  que  je  dirai 
là-bas.  N'oublions  pas  le  phonographe,  précieusement  serré 
dans  sa  caisse,  ses  piles,  des  tubes  de  Geissler,  de  petites 
lampes  électriques,  une  couronne  de  féerie  qui  s'illumine  en 
pressant  sur  un  commutateur,  tous  objets  qui,  jusqu'ici, 
n'avaient  figuré  que  dans  le  bagage  des  voyageurs  de  Jules 
Verne. 

La  chambre  de  l'arrière  est  le  retira  du  P.  Hacquart,  et  de 
plus...  l'arsenal.  Son  lit  est  fait,  pacifiquement,  de  caisses 
de  biscuit  et  de  riz,  avec  le  matelas  obligatoire  de  couver- 
tures; mais  aux  parois,  au  plafond,  partout,  j'ai  accroché  des 
fusils  de  cadeau,  des  revolvers,  et  même  des  Kropatcheks 
de  rechange;  un  nombre  respectable  de  caisses  de  cartou- 
ches achève  de  donnera  ce  réduit  un  aspect  de  salle  d'armes. 
Sur  le  pont,  tout  autour  du  canon-revolver  qui  se  dresse  sur 
un  pivot  en  tôle,  d'autres  caisses,  pleines  de  cartouches,  ser- 
vent de  sièges  pour  les  rameurs. 


DE  TOMBOUCTOLT  A  TOSAYE.  gi 

Quant  à  l'intérieur  de  la  cale,  chef-d'œuvre  deringéniosité 
d'arrimage  de  Baudry,  je  défie  au  plus  habile  d'y  faire  entrer 
encore  une  aiguille. 

Sur  l'Allée,  la  paillote  avant  abrite  Baudry  et  Bluzet,  peu 
à  leur  aise  à  deux  dans  un  si  petit  espace;  celle  de  l'arrière 
est  réservée  à  Taburet  et  à  ses  caisses  de  médicaments. 

Notre  petit  chaland  le  Le  Daiitec,  pourvu  lui  aussi  d'une 


paillote,  servira  de  débarras.  C'est,  pour  le  moment,  et  en 
attendant  qu'on  l'utilise  comme  infirmerie,  usage  que  je  sou- 
haite lui  voir  remplir  le  moins  souvent  possible,  le  campe- 
ment de  bohémiens  où  logent  l'interprète  Suleyman  et  le 
traducteur  arabe  Tierno  Abdoulaye  Dem. 

Qu'on  me  permette  maintenant  de  présenter  plus  ample- 
ment nos  auxiliaires  noirs  : 

Ce  sont  d'abord  nos  vinçt  laptots,  réduits  à  dix-neuf  par 
le  départ  de  Matar  Samba,  et  leurchef  Digui,  dont  j'ai  parlé. 


92      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

Celui-là,  nous  le  verrons,  nous  le  jugerons  à  l'œuvre;  point 
n^est  besoin  à  l'avance  d'en  dire  tout  le  bien  qu'il  mérite. 

Suleyman  Goundiamou  et  Tierno  sont  les  lettrés  de  la 
bande.  Suleyman  parle  à  peu  près  le  français,  bien  qu'il  dise 
la  noce  pour  un  os,  cherchicane  pour  certificat,  et  traduise 
régulièrement  keffir  (infidèle)  par  chrétien.  Quant  à  Tierno, 
c'est  un  futé,  un  rusé,  de  la  fidélité  duquel  j'ai  douté  quel- 
quefois ;  mais  j'ai  dû  me  soumettre  à  l'évidence,  et  je  lui 
rends  justice  :  en  toutes  circonstances  il  a  pris  notre  parti 
contre  ses  coreligionnaires,  ses  compatriotes  et  même  ses 
parents.  Paresseux,  d'ailleurs,  comme  un  loir,  pour  tout  ce 
qui  n'est  pas  écrire  de  l'arabe;  mais  n'est-il  pas  là  pour  ça? 
En  définitive,  un  bon  petit  garçon  que  nous  aurions  pu  diffi- 
cilement remplacer  par  meilleur  que  lui  parmi  ceux  de  sa 
race. 

Notre  charpentier  Abdoulaye  est  un  grand  Ouolof,  fort 
comme  un  hercule,  intelligent,  chez  lequel  la  paresse  arrive 
par  accès,  mais  par  accès  sérieux. 

«  Abdoulave  !  voilà  ton  poil  dans  la  main  qui  repousse!  » 
C'était  ainsi  que  nous  le  rappelions  à  l'ordre.  Si  cette  objur- 
gation n'était  pas  immédiatement  comprise,  elle  était  suivie 
d'une  punition,  voire  d'un  solide  coup  de  poing;  Abdoulaye 
le  savait  et  se  remettait  à  l'ouvrage ,  il  abattait  alors  le  tra- 
vail de  quatre. 

Abdoulaye  n'est  pas  marabout,  certes.  Il  a  même  pour 
les  spiritueux  un  culte  qu'il  n'a  pas  eu  souvent  l'occasion  de 
pratiquer  en  cours  de  route ,  le  malheureux  ;  mais  il  s'est 
rattrapé  en  arrivant  au  Dahomey.  De  dix  jours,  nous  ne 
l'avons  plus  revu,  il  n'a  pas  dessoûle. 

Mes  premiers  rapports  avec  Abdoulaye  avaient  eu  préci- 
sément pour  cause  son  amour  de  la  dive  bouteille.  Lorsque, 
au  mois  de  mai  1894,  j'avais  pris  le  commandement  de  la 
flottille,  Abdoulaye,  ayant  trouvé  la  porte  du  magasin  ou- 
verte, s'était  laissé  aller  à  son  penchant,  et  je  l'avais  ren- 


DE   TOMBOUCTOU    A    TOSAYE.  93 

contré  ivre  mort  à  côté  d'un  nombre  respectable  de  bou- 
teilles vides.  Le  réveil  fut  moins  agréable,  et  Abdoulaye 
s'est  toujours  souvenu  de  la  danse  qu'il  reçut  à  cette  occa- 
sion. 

Voilà  le  personnel,  je  dirai  officiel,  de  la  mission.  En 
outre,  chacun  de  nous  a  son  domestique.  J'ai  Mamé,  un 
Saracolais  intelligent,  parlant  le  songhai,  langue  des  noirs 
riverains  du  Niger,  depuis  Djenné  jusqu'en  dessous  de  Say. 
C'est  un  garçon  extrêmement  fidèle  et  dévoué.  Sa  caracté- 
ristique est  une  lenteur  dans  les  mouvements  qui  lui  donne 
vaguement  la  démarche  d'un  caméléon.  Heureux  défaut,  ou 
plutôt  précieuse  qualité,  qu'apprécieront  tous  ceux  qui  ont 
été  forcés  de  se  faire  servir  par  des  noirs  du  Soudan  :  grâce 
à  elle,  Mamé  n'a  jamais  rien  cassé  chez  moi. 

Le  domestique  de  Baudry  se  nomme  Moussa;  il  est  fils 
du  chef  de  Diamou,  village  des  bords  du  Sénégal.  C'est  le 
philosophe,  l'homme  instruit,  de  notre  maison  militaire.  Il  lit 
et  écrit  assez  correctement  le  français ,  mais  ses  études  le 
détournent  quelque  peu  du  service  de  son  maître.  Si  Baudry 
a  pu,  autant  qu'il  l'a  voulu,  exercer  ses  talents  pédagogi- 
ques sur  un  élève  plein  de  bonne  volonté,  en  revanche  ses 
chaussures  ont  été  rarement  cirées  —  je  veux  dire  graissées 
—  durant  le  cours  du  voyage. 

Le  hasard  a  donné  à  Bluzet,  pour  garçon,  précisément  le 
fils  du  forgeron  du  père  de  Moussa.  Fily,  c'est  son  nom,  est 
donc,  de  par  sa  descendance,  l'homme  de  confiance,  le 
dévoué  de  Moussa,  qui  en  profite  sans  vergogne  pour  lui  faire 
faire  une  partie  de  sa  besogne. 

A  condition  de  le  tenir  ferme,  Fily  est  un  bon  domestique 
et  un  cuisinier  de  premier  ordre  (pour  le  pays,  s'entend); 
ses  nougats  aux  arachides  ont  été  souvent  fort  appréciés  sur 
notre  table. 

Enfin,  le  Père  Hacquart  et  Taburet  ont  à  leur  service 
deux  garçons  répondant  l'un  et  l'autre  au  nom  de  Mamadou, 


94      SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

et  que,  pour  les  distinguer,   on  appelle  Mamadou  père  et 
Mamadou  docteur. 

Ajoutons  un  chien  jaune  qui  a  nom,  je  ne  sais  pourquoi, 
Meyer,  et  la  ménagerie  sera  complète. 

Nous  avons  bien  aussi  possédé  deux  chats,  dont  Tun,  en 
dépit  de  la  réputation  de  sa  race,  était  un  nageur  remar- 
quable ;  mais  ces  petits  animaux ,  qui  se  comportaient  d'ail- 
leurs fort  peu  congrûment  à  bord,  disparurent  au  bout  de 
quelques  jours. 

Malgré  ses  dénégations,  j'ai  toujours  soupçonné  Bluzet, 
ennemi  juré  de  la  gent  féline,  et  dont  le  lit  avait  eu  plus 
particulièrement  à  souffrir  de  leurs  façons  inconvenantes,  dé 
les  avoir  aidés  à  déserter  nos  demeures  flottantes. 

J'ai  oublié  le  vieil  Abdoul  Dori,  mais  celui-là,  il  est  vrai, 
ne  fit  pas  long  séjour  à  bord.  J'ai  déjà  dit  que  je  le  soup- 
çonne de  s'être  engagé  parmi  nous  dans  de  mauvaises  inten- 
tions. Il  me  fit  lui  avancer  à  notre  passage  au  Massina  une 
assez  forte  somme  ;  il  disait  la  devoir  à  un  de  ses  compa- 
triotes et  vouloir  la  rembourser  avant  de  s'engager  dans  une 
aventure  si  périlleuse.  Lorsque  le  rusé  coquin  en  fut  venu  à 
ses  fins,  il  changea  de  façons.  A  Segou,  d'après  lui,  le  voyage 
devait  être  relativement  facile.  Sa  dette  payée,  il  essaya  de 
terrifier  mes  laptots,  en  leur  racontant  les  fables  les  plus 
fantastiques  sur  la  cruauté  des  Touaregs,  et  des  histoires 
décourageantes  sur  les  rapides  que  la  suite  nous  démontra 
malheureusement  en  partie  vraies. 

Il  s'aperçut  bientôt  qu'il  perdait  son  temps.  Mes  hommes 
vinrent,  d'eux-mêmes,  me  prévenir  qu* Abdoul  cherchait  à 
les  décourager.  On  pense  si  je  lui  fis  comprendre  que  c'était 
un  jeu  à  ne  pas  tenter.  Voyant  le  peu  de  réussite  de  sa  ma- 
nœuvre, et  nullement  désireux  de  continuer  la  route  avec 
nous,  il  contrefit  le  malade,  se  prétendant  atteint  de  dysen- 
terie. Le  docteur  n'eut  pas  de  peine  à  reconnaître  son  men- 
songe,  et  je   lui   déclarai  que,   malade  ou  bien  portant,  il 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  95 

devait  me  suivre.  La  ruse  ayant  échoué,  il  essaya  de  se  pro- 
curer un  mal  de  ventre  réel,  et  se  mit  à  coucher  sans  vête- 
ment par  les  nuits  les  plus  fraîches.  A  ce  jeu,  s'il  ne  se  pro- 
cura pas  la  dysenterie  de  ses  rêves,  du  moins  attrapa-t-il  une 
pneumonie  double  qui  se  déclara  le  jour  même  de  notre  dé- 
part. Il  resta  encore  deux  jours  avec  nous,  puis,  sérieuse- 
ment malade,  se  mit  à  délirer.  Je  me  décidai,  pris  de  pitié, 
à  le  renvoyer  à  Tombouctou  par  une  pirogue  louée  au  village 
de  Bourrem.  J'ignore  ce  qu'il  est  devenu,  mais  j'engage  ceux 
qui  pourraient  le  rencontrer  à  l'avenir  et  seraient  séduits  par  • 
ses  manières  mielleuses  et  sa  faconde,  à  s'en  défier.  En  ce 
qui  nous  concerne,  je  considère  comme  un  bonheur  que  la 
peur  ait  été  pour  lui  plus  grande  que  le  désir  de  mal  faire. 
Le  personnage  eût  pu  être  extrêmement  dangereux,  surtout 
à  Say,  son  pays  d'origine,  où  il  se  serait  rendu  complice  de 
nos  ennemis. 

La  première,  sinon  la  plus  importante  besogne  de  notre 
mission,  consistait  à  dresser  le  plus  exactement  possible  la 
carte  du  fleuve  que  nous  étions  appelés  à  parcourir.  Dans 
ce  but,  j'avais  fait  construire  des  viseurs  de  grandeur  exac- 
tement mesurée,  qui  devaient  nous  servir,  portés  par  chaque 
chaland,  à  établir  une  triangulation  mobile  sur  le  fleuve; 
deux  chalands  auraient  suivi  les  rives,  l'autre  le  chenal  pro- 
fond. 

Nous  essayâmes  ce  système  durant  la  journée  du  23,  la 
première  où  nous  naviguions  en  pays  à  peu  près  inconnu.  Il 
fut  rapidement  jugé  impraticable.  Le  soir,  nous  avions  fait 
moins  de  sept  kilomètres.  A  ce  compte,  en  y  comprenant  les 
arrêts  forcés,  nous  aurions  mis  des  années  à  parvenir  à  l'em- 
bouchure. 

Nous  nous  arrêtâmes  au  procédé  suivant  :  le  Davoust 
suivrait  la  rive  gauche,  \ Aube  la  rive  droite,  en  levant  les 
sinuosités  des   berges;    les  deux  chalands  se  relevant  fré- 


96      SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

quemment  en  azimut  et  en  distance.  En  même  temps,  Bau- 
dry,  sur  le  Le  Dantec,  zigzaguerait  à  la  recherche  du  chenal, 
en  sondant  constamment. 

Les  inexactitudes,  déjà  atténuées  en  prenant  la  moyenne 
des  tracés  des  deux  grandes  embarcations,  le  seraient  encore 
au  moyen  de  positions  astronomiques  déterminées  le  plus 
souvent  possible. 

C'est  le  procédé  constamment  suivi  jusqu'à  Ansongo,  c'est- 
à-dire  dans  toute  la  partie  navigable  du  cours  du  Niger. 
Sans  atteindre  à  la  précision  d'un  levé  régulier,  il  me  paraît 
suffisant  pour  les  premiers  bâtiments  qui  navigueront  après 
nous  :  ils  auront  l'indication  du  chenal  dans  sa  position  par 
rapport  aux  berges,  la  configuration  de  celles-ci,  les  distances 
d'un  point  à  un  autre,  l'emplacement  des  villages  et  des  acci- 
dents du  sol. 

En  aval  d'Ansongo,  dans  la  région  des  rapides,  nous  avons 
dû,  Baudry  et  moi,  abandonner  le  travail  hydrographique, 
pour  nous  occuper  exclusivement  de  la  conduite  de  nos  em- 
barcations. C'est  donc  Bluzet  qui  seul  a  dressé  la  carte. 
Celle-ci  n'est  d'ailleurs  plus  guère  à  cette  hauteur  qu'un 
objet  de  pure  curiosité,  car  jamais,  pratiquement,  il  ne  saurait 
s'établir  une  navigation,  surtout  une  navigation  à  vapeur, 
dans  des  passages  aussi  difficiles.  Sa  seule  raison  d'être  est 
précisément  de  démontrer  que  la  navigation  ne  peut  exister, 
et  de  fixer,  par  conséquent,  les  esprits  sur  le  choix  à  faire 
entre  les  diverses  voies  d'accès  au  Soudan  occidental  qui 
ont  été  proposées. 

Après  avoir  passé  devant  les  villages  d'iloa,  Bourrem, 
Bori,  dont  les  habitants  viennent,  en  pirogue,  au-devant  de 
nous  et  nous  apportent  des  cadeaux  :  des  chèvres,  des 
moutons,  des  œufs  et  des  poules,  nous  arrivons  le  25,  vers 
une  heure,  devant  Kagha.  Au  moment  où  nous  atteignons 
l'embouchure  du   marigot  qui  y  conduit,  —  car  le    village 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  97 

n*est  pas  sur  le  fleuve  même,  mais  un  peu  dans  l'intérieur, 
—  nous  sommes  rejoints  en  pirogue  par  un  grand  diable  à  la 
figure  intelligente,  aux  cheveux  crépus,  auréolant  sa  tête 
d'une  tignasse  plus  pittoresque  que  propre.  C'est  un  Kounta. 
II  connaît  les  Français,  a  été  dans  les  villages  de  Médine  et 
de  Nioro  dans  notre  Soudan,  et  parle  même  un  peu  le 
soninké,  langue  maternelle  de  la  plupart  de  nos  laptots. 

Il  nous  guide,  mais,  malgré  tous  ses  efforts,  nous  ne  pou- 
vons, l'eau  manquant,  atteindre  le  village  même  de  Kagha; 
nous  sommes  forcés  de  camper  au  pied  d'une  petite  dune 
couverte  de  palmiers  nains,  à  environ  dix-huit  cents  mètres 
des  premières  cases. 

Une  députation  des  Kountas  du  village  ne  tarde  pas  à 
nous  joindre.  Sidi  Hamet  est  arrivé,  il  y  a  deux  jours,  avec 
ma  lettre  pour  Alouatta  ;  mais  ce  dernier  n'était  pas  au 
village,  on  ne  sait  même  pas  exactement  où  il  se  trouve  en 
ce  moment,  ni  si  ma  missive  l'a  atteint. 

Il  y  a  une  quinzaine  de  jours,  en  effet,  un  razzi  de  Kel 
Gossi,  tribu  touareg  dont  les  terrains  de  parcours  sont  à  peu 
près  au  centre  de  la  boucle  du  Niger,  a  enlevé  une  cen- 
taine de  bœufs  au  chef  des  Kountas  du  Sud;  Alouatta  s'est 
mis  en  route  pour  rejoindre  les  voleurs  et  leur  persuader, 
au  nom  d'Allah  et  de  Mahomet,  de  restituer  le  bien  mal 
acquis . 

Si  extraordinaire  que  paraisse  ce  trait  de  mœurs,  il  est 
courant  aux  pays  touaregs.  Une  tribu  vole  à  un  voisin  tout 
ou  partie  de  ses  troupeaux  :  si  ce  dernier  n'est  pas  en  force 
pour  récupérer,  les  armes  à  la  main,  ce  qui  lui  a  été  enlevé, 
il  essayera  de  la  conciliation,  et  rentrera  généralement,  non 
pas  dans  la  totalité,  mais  dans  une  partie  de  ses  biens.  C'est 
toujours  ainsi  que  cela  se  passe  lorsque  le  volé  est  un  mara- 
bout, et,  fait  à  noter,  ces  pillages  n'impliquent  pas  l'état  de 
guerre  :  ces  mêmes  Kel  Gossi  seraient  très  bien  venus,  le 


98      SUR    LE  NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

lendemain,  demander  à  Alouatta  d'implorer  pour  eux  la  pro- 
tection du  ciel  et  lui  acheter  des  talismans. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cette  situation  fâcheuse  me  fait  craindre 
de  ne  pas  voir  Alouatta.  Faute  de  pouvoir  m'entretenir  avec 
lui,  je  cause  avec  ses  parents,  dont  je  cherche  à  me  faire 
des  amis,  et  je  leur  sers  la  fable  de  ma  parenté  avec  Bartli- 
Abdoul  Kerim. 

Il  se  produit  alors  un  vrai  changement  à  vue;  leur  atti- 
tude, jusque-là  réservée,  devient  des  plus  cordiales.  Pour 
continuer  mon  effet,  je  fais  fonctionner  le  phonographe.  Le 
Kounta  à  tête  de  Maure  chante  dans  son  pavillon  une  poésie 
arabe,  qui  n'est  autre  que  le  chant  de  guerre  d'Hamet  Bec- 
kay,  l'ami  de  mon  oncle,  et  il  faut  voir  la  stupeur  de  tous 
lorsque  l'instrument  répète  le  chant.  Nous  sommes,  dès  lors, 
les  meilleurs  amis  du  monde.  Tous  m'expriment  le  regret  de 
ne  pas  me  voir  palabrer  avec  leur  chef.  «  Ne  voulant  pas  te 
tromper,  me  disent-ils,  nous  ne  te  promettons  pas  la  visite 
d' Alouatta,  mais,  si  tu  veux  l'attendre,  tu  verras  son  frère 
Abiddin,  qui  est  en  ce  moment  à  Arhlal,  à  une  vingtaine  de 
kilomètres.  On  va  l'envoyer  chercher  immédiatement,  w 

La  proposition  me  plaît  trop  pour  ne  pas  y  accéder,  et  les 
messagers  partent. 

Avec  nos  amis  les  Kountas,  est  venu  un  petit  groupe  de 
Touaregs  KclTemoulaï,  résidant  un  peu  en  aval,  versGanto, 
et  évidemment  envoyé  aux  informations. 

Ce  sont  de  grands  et  solides  gaillards,  élancés  et  nerveux. 
Bien  que  la  tribu  n'ait  pas  de  campement  sur  le  bord  même 
du  fleuve,  je  leur  annonce  que  j'irai  les  voir  en  remontant 
le  marigot  qui  mène  à  Ganto.  Je  tiens  en  effet  à  m'assurer 
de  leurs  intentions.  Les  Kel  Temoulaï  étaient  une  des  deux 
tribus  qui  se  partageaient  la  domination  des  environs  de 
Tonibouctou  ;  Kabara  et  la  partie  sud  de  la  plaine  qui  entoure 
la  ville  leur  appartenaient.  Nous  les  en  avons  chassés,  et  ils 


DE   TOMBOUCTOU    A    TOSAYE.  99 

se  sont  repliés  vers  l'est,  se  groupant  autour  d'un  chef  plus 
que  centenaire ,  Madounia ,  qui  résidait  déjà  dans  les  alen- 
tours de  Ganto. 

Le  lendemain  26,  nous  recevions  un  courrier  de  France; 
le  commandant  de  Tombouctou  avait  pu  nous  le  faire  par- 
venir par  pirogue.  Nous  devions  en  avoir  un  autre,  quinze 
jours  après,  à  Rhergo;  puis,  pendant  dix  mois,  ce  fut  la  pri- 
vation complète  de  toutes  nouvelles  du  pays. 

Dans  l'après-midi,  arrive  Abiddin.  Assez  grand,  maigre, 
l'air  peu  aimable  et  point  communicatif,  j'a\  oue  que  son  pre- 
mier aspect  n'est  pas  synipatiiique.  11  ne  parait  guère,  de 
son  côté,  désireux  d'entrer  plus  avant  dans  nos  bonnes 
grâces,  et  c'est  d'un  ton  assez  sec  qu'il  répond  à  mes  pro- 
testations d'amitié.  Nous  causons  pendant  une  heure  envi- 
ron, sans  qu'il  fasse  montre  de  meilleurs  sentiments  à  notre 
égard,  et  je  commence  à  désespérer  d'en  tirer  quelque  chose. 

Le  soir,  je  me  renseigne  sur  sa  situation,  sur  le  rôle  qu'il 
joue  dans  le  pays.  Il  est  l'aîné  d'Alouatta,  mais,  dès  son  plus 
jeune  âge,  il  a  montré  des  dispositions  si  belliqueuses,  si 
contraires  à  la  douceur  que  doit  posséder,  en  théorie  du 
moins,  un  marabout,  que  son  père  a  désigné  Alouatta  comme 
son  successeur,  évinçant  Abiddin,  et  lui  refusant,  pour  la 
reporter  sur  le  cadet  de  ses  enfants ,  la  baraka,  la  bénédic- 
tion paternelle.  L'épisode  ne  rappelle-t-il  pas  c^lui  d'Ksau  et 

.,f  - 

de  Jacob?  v 

Abiddin  ne  s'est,  d'ailleurs,  pas  montré  autrement  mécon- 
tent de  voir  son  frère  élevé  à  sa  place  à  la  dignité  de  chef 
religieux  des  Kountas.  Il  s'est  réservé  dans  la  tribu  la  direc- 
tion des  expéditions  de  guerre. 

Et  dans  ces  dernières,  il  paraît  qu'il  excelle.  Les  Kel 
Antassar,  cette  tribu  qui  a  été  notre  dernier  ennemi  dans 
les  environs  de  Tombouctou  ,  savent  quelque  chose  de  sa 
valeur.  A  la  tète  d'un  petit  nombre  d'hommes,  il  est.  à  cent 


100     SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

reprises,  tombé  sur  leurs  campements;  et  je  m'explique  alors 
la  cause  réelle  de  la  froideur  que  m'a  témoignée  Abiddin  : 
il  aurait  voulu,  lorsque,  après  une  inaction  coupable  de  plus 
d'un  an,  nous  nous  sommes  décidés  à  agir,  être  appelé  à 
prendre  sa  part  de  la  fêté.  Il  eût  trouvé  là  une  bonne  occa- 
sion de  se  venger  de  son  vieil  ennemi  N'Gouna,  le  chef  des 
Kel  Antassar.  De  notre  côté,  il  est  malheureux  qu'on  ait 
ignoré  à  Tombouctou  l'existence  et  le  caractère  d'un  tel 
homme.  Ne  fût-ce  que  comme  guides,  lui  et  ses  Kountas 
nous  auraient  été  des  auxiliaires  précieux. 

Nous  combinons  un  plan  diplomatique  pour  capter  la  con- 
fiance d' Abiddin.  Lorsqu'il  revient  nous  voir,  le  lendemain 
matin ,   je   l'entreprends    sur   mon   parent   Abdoul    Kerim  ; 
j'éveille  son  esprit  en  lui  montrant  le  phonographe.  11  paraît 
se  départir  quelque  peu  de  son  humeur  de  vieux  loup;  alors 
je  passe  la  parole  au  Père  Hacquart,  qui,  en  arabe,  le  se- 
monce, vertement  même,  sur  son  manque  de  politesse  et  da- 
ménité  :  notre  homme  est  à  nous;  il  reconnaît  ses  torts,  et 
finalement  nous  promet    son   aide  et  des  recommandations 
pour  ses  connaissances.  Le  soir,  en  effet,  il  revient  nous  voir 
avec  des  lettres,  une  pour  Salla  ould  Kara,  l'autre  pour  un 
certain  cherif  du  nom  de  Hameit,  que  nous  devons  rencon- 
trer au  delà  d'Al  Oualidjo;  la  dernière,  la  plus  importante, 
pour  Madidou,  chef  des  Touaregs  Aouelliminden. 

Cette  missive  pour  Madidou  me  cause  une  grande  joie. 
Je  connais  approximativement,  en  effet,  les  populations  aux- 
quelles nous  allons  avoir  affaire  en  redescendant  le  fleuve. 
Ce  sont,  d'abord,  les  Igouadaren,  divisés  en  deux  fractions 
ennemies  sous  la  conduite  de  deux  chefs,  frères  d'ailleurs, 
Sakhaoui  et  Sakhib.  Plus  loin,  nous  trouverons  des  Kel  Es 
Souk,  marabouts  de  race  touareg,  une  petite  tribu,  celle  des 
Tademeket  Kel  Bourroum,  chef  Younès,  pour  qui  Abiddin 
nous  donne  aussi  une  lettre;  ensuite,  c'est-à-dire  au  delà  de 
Tosaye ,   et  jusqu'à  un  point  que  je  ne  puis  encore  déter- 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  loi 

miner,  mais  qui  doit  être  assez  éloigné,  nous  rentrons  dans 
les  territoires  de  la  grande  confédération  des  Aouelliminden. 

Sur  le  chef  de  ces  derniers,  Abiddin,  qui  a  passé,  il  y  a  un 
an,  un  mois  auprès  de  lui,  ne  tarit  pas  d'éloges,  tandis  qu'il 
se  montre  plein  de  mépris  pour  les  petites  tribus  pillardes 
que  nous  devons  rencontrer  d'abord. 

a  C'est  un  lion,  me  dit-il,  les  autres  sont  des  chacals!  » 

Madidou ,  afïirme-t-il ,  fait  la  guerre,  et,  naturellement, 
dans  ce  cas,  le  butin  qu'il  ramasse  est  de  bonne  prise,  mais 
il  aurait  honte  de  piller,  comme  les  Kel  Temoulaï  ou  les 
Igouadaren,  les  gens  paisibles,  les  noirs  cultivateurs,  les 
marchands  sans  défense.  «  Il  n'y  a  rien  au-dessus  de  Ma- 
didou, si  ce  n'est  Dieu.  »  A  travers  les  exagérations  orien- 
tales d'Abiddin,  reconnaissance  du  ventre,  peut-être,  pour 
l'hospitalité  du  chef  des  Aouelliminden ,  je  distingue  pour- 
tant  que  Madidou  doit  être  quelqu'un.  Ecrivant  au  lieu- 
tenant-gouverneur du  Soudan,  par  le  retour  de  la  pirogue  qui 
avait  apporté  notre  courrier,  je  lui  disais  :  «  Je  suis  main- 
tenant à  peu  près  convaincu  que,  si  Madidou  le  veut  bien, 
nous  passerons  sans  encombre;  mais  s'il  s'y  oppose,  nous 
n'arriverons  que  très  difficilement  à  descendre  le  fleuve.  » 
Euphémisme,  je  puis  le  déclarer,  car  je  pensais  :  Si  Madi- 
dou ne  veut  pas  nous  laisser  passer,  nous  tâcherons  de  le 
faire  quand  même,  mais  nous  y  laisserons  très  certainement 
nos  os. 

On  comprend  si  le  passage  chez  les  Aouelliminden  était 
l'objet  de  nos  entretiens.  Ayant  tout  lieu  de  nous  louer  du 
premier  résultat  obtenu  avec  Abiddin ,  nous  cherchâmes 
mieux.  Le  soir,  je  l'entreprends  de  nouveau  :  maintenant  il 
est  tout  à  fait  notre  ami  et  ne  quitte  guère  le  bord  que  pour 
manger.  Je  lui  rappelle  la  grandeur  de  sa  race,  Sidi  Moktar 
et  ses  frères  médiateurs  entre  les  peuples  de  la  région.  Je 
lui  fais  voir  que  c'est  à  l'explosion  du  fanatisme,  contre 
lequel  son  grand-oncle  a  lutté,  qu'est  due  la  diminution  de 


I02     SUR    LK    NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

l'influence  des  Kountas.  Nous  aussi,  nous  avons  combattu 
les  propagateurs  de  ces  doctrines  déclarées  fausses  et  con- 
traires à  la  vraie  morale  de  l'Islam  par  Hamet  Beckay,  et 
nous  avons  chassé  les  Toucouleurs  comme  voulait  le  faire  ce 
dernier. 

Si  nous  blancs ,  disposant  de  la  force  ,  nous  concluions 
une  alliance  solide  avec  les  Kountas,  qui  mettraient  à  notre 
service  leur  influence  religieuse,  cette  antique  puissance  re- 
naîtrait; ils  seraient  nos  honnêtes  courtiers,  travailleraient 
à  la  pacification  du  pays,  qui  leur  devrait  les  bienfaits  delà 
tranquillité  et  leur  resterait  reconnaissant. 

D'autre  part,  s'ils  nous  ménageaient  une  alliance  avec  les 
Aouelliminden,  dont  nous  ne  convoitons  en  aucune  façon  les 
territoires,  les  petites  tribus  pillardes,  Igouadaren,  Kel  Te- 
moulaï,  seraient  réduites  à  cesser  leurs  déprédations,  puisque 
tous  les  marchands  du  fleuve  seraient  ou  nos  protégés  ou 
ceux  de  nos  nouveaux  amis.  Prises  entre  les  Aouelliminden 
et  nous,  elles  ne  pourraient,  sans  risque  de  destruction  ou 
tout  au  moins  de  graves  représailles,  commettre  d'insultes 
envers  les  uns  j)as  plus  qu'envers  les  autres. 

Abiddin  paraît  séduit;  la  conception  a  frappé  son  intelli- 
gence relativement  très  ouverte.  Et,  je  l'ajoute  tout  de  suite, 
ma  persuasion  est  que  ce  projet,  esquissé  au  chef  kounta, 
donne  la  solution  du  problème  de  la  pacification,  de  la  mise 
en  valeur  de  la  réo;ion  de  Tombouctou. 

Nous  arriverions  ainsi  très  rapidement  à  écarter  des  popu- 
lations, nos  protégées,  tout  danger  de  déprédation  de  la  part 
des  Touarei{s,  nous  favoriserions  la  création  de  centres  et  de 
courants  commerciaux,  et  nous  pourrions  alléger  notre  budget 
colonial,  déjà  si  chargé,  de  la  dépense  considérable  d'une 
partie  de  l'entretien  des  troupes  cantonnées  à  Tombouctou. 

«  Evidemment,  nous  dit  Abiddin,  si  vous  pouviez  vous 
entendre  avec  Madidou,  être  amis,  il  n'en  saurait  résulter 
que  du  bien,  beaucoup  de  bien  pour  nous  tous.   Il  faudrait 


DE    TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  103 

quelqu'un  qui  puisse  être  l'intermédiaire  entre  vous,  mais 
qui?  —  Iloua  (toi)  »,  dit  le  Père  Hacquart,  entrant  dans  la 
conversation.  Abiddin  fait  un  bond;  évidemment  il  n'a  pas 
prévu  la  proposition.  Le  Père  le  presse  de  son  éloquence 
persuasive,  et  il  finit  par  accepter. 

Il  vient  passer  toute  la  journée  du  lendemain  avec  nous 
et  demande  les  soins  du  docteur,  car  il  est  fort  souffrant  de 
rhumatismes  et  d'une  cystite.  Je  conviens  avec  lui  que  nous 
irons  à  Rhergo,  que  nous  attendrons  là  de  ses  nouvelles; 
quand  il  nous  fera  avertir  de  nous  remettre  en  marche,  c'est 
que  lui-même  nous  aura  dépassés  et  sera  en  route  pour  aller 
chez  Madidou. 

Le  29,  désespérant  de  voir  arriver  Alouatta,  toujours  en 
pourparlers  avec  les  Kel  Gossi,  nous  nous  décidons  à  quitter 
Kagha  ;  mais  à  peine  débouqués  du  marigot,  une  brise  vio- 
lente nous  prend  debout ,  nous  empêchant  absolument 
d'avancer,  et  nous  devons  aller  chercher  un  refuge  dans  le 
bourgou  de  la  rive  gauche.  Ce  n'est  qu'à  deux  heures  que 
nous  pouvons  enfin  faire  route  et  aller  mouiller  à  Milali. 
Nous  étions  endormis  lorsque  nos  factionnaires  préviennent 
le  blanc  de  quart  qu'une  pirogue  s'avance  en  criant.  C'est 
un  messager  d' Alouatta;  il  a  enfin  reçu  notre  courrier  et 
arrivera  le  lendemain  à  Kagha,  où  il  nous  prie,  si  nous  le 
pouvons,  de  retourner. 

Trop  heureux  de  l'incident,  nous  revenons,  le  lendemain , 
sur  nos  pas,  et  Alouatta  vient,  vers  quatre  heures  du  soir, 
nous  voir  avec  sa  suite.  C'est  un  grand  jeune  homme  à  l'air 
doux  et  timide,  très  foncé  de  peau,  fort  intelligent.  11  passe 
pour  avoir  le  don  de  miracle  et  de  prophétie.  On  prétend 
même  qu'il  a  prédit  sa  mort  à  Tidiani ,  l'ancien  chef  du 
Massina,  un  an  avant  l'événement. 

Tout  ayant  été  réglé  avec  Abiddin,  Alouatta  n'a  plus  qu'à 
confirmer,  ce  qu'il  fait  volontiers.  On  fait  fonctionner  devant 


104    SUR   LE   NIC.ER    KT   AL"    PAYS   DES   TOUAREGS. 

lui  le  phonographe,  la  bicyclette;  une  lunette  astronomique 
cause  son  admiration  en  lui  montrant  à  distance  les  gens  de 
Kagha  qu'il  peut  reconnaître.  Nous  passons  avec  Alouatta 
la  journée  du  31  janvier.  Puis,  et  pour  de  bon  cette  fois-ci, 
en  route. 

Une  forte  hrise  d'est  des  plus  contrariantes  réduit  beau- 


coup notre  marche,  et  ce  n'est  que  le  3  février  que  nous  arri- 
vons à  Ganto.  où  nous  devons  voir  les  Kel  Temoulaï. 

A  notre  approche,  les  noirs  du  village  (les  Touar^s  ont 
leurs  campements  sur  la  rive  opposée  et  un  peu  dans  l'in- 
térieur) se  mettent  à  balayer  soigneusement  la  berge  sur 
laquellenous  descendrons  tantôt.  Hienlôt  notre  tente  s'élève, 
abritant  nos  pliants,  et  les  Kel  Temoulaï  arrivent. 

Ce  .«ont  R'alif,  frire  de  R'abbas,  chef  de  la  tribu,  et  les 
deux  fils  de  ce  dernier,  avec  une  petite  suite. 

I.e  palabre    est    difficile;    faute  de  quelqu'un    sachant  le 


DE    TOMBOUCTOU    A   TOSAVE.  103 

tamachek  ou  langue  des  Touaregs ,  il  nous  faut  causer  en 
songhai.  avec  mon  domestique  Manié  comme  interprète. 
C'est  la  première  fois  que  nous  voyons  des  Touaregs  chez 
eux,  et  l'intérêt  est  puissant  pour  chacun  de  nous.  Ils  ont 
d'ailleurs  des  types  admirables,  et  j'ai  rarement  ailleurs  ren- 


contré la  pureté  de  traits  des  Kel  Temoulaï,  du  moins  dans 
ce  qu'on  voit  de  leur  figure,  dont  le  bas  reste  obstinément 
C3ché  par  le  voile  ou  tagelmoitst.  Tous  sont  habillés  de  pan- 
'^'ons  tombant  jusqu'au  cou-de-pied,  et  de  manteaux  ou 
"îubous  en  étoffe  bleu  foncé.  Les  principaux  ont,  sur  la  poi- 
'■■'ne,  une  poche  en  flanelle  rouge.  De  la  main  droite  ils 
''^nnent  une  lance  en  fer  de  deux  mètres  de  long;  au  bras 


io6    SUR    I.H   NIGER    ET   Al."    PAYS   DES   TOUAREGS. 

gauche,  un  poignard  est  retenu  par  un  bracelet  qui  le  main- 
tient toujours  à  portée  de  la  jnain,  sans  pour  cela  causer 
aucune  gène.  Knfin  quelques-uns  ont  au  côté,  pendu  par  un 
cordon,  un  sabre  droit  dont  la  poignée  en  forme  de  croix  rap- 
pelle les  épées  du  moyen  âge. 

I,e  palabre  se  termine  assez  amicalement,  et  bientôt  dau- 


tres  Touaregs  passent  en  pirogue  le  marigot  et  viennent 
grossir  !a  bande  de  nos  visiteurs.  Nous  faisons  connaissance 
avec  un  des  traits  les  plus  caractéristiques  et  aussi  les  plus 
insupportables  de  leur  raci  :  la  mendicité  continuelle.  Je  sais 
bien  que  ces  pauvres  gens  n'ont  rien  que  le  produit  de  leurs 
troupeaux  ou  des  champs  que  les  noirs  cultivent  en  leur 
payant  une  redevance.  Noire  arrivée  avec  de  belles  étoffes, 
des  verroteries  merveilleuses,  des  bibelots  de  toute  sorte, 
est  par  conséquent  une  aubaine  dont  il  faut  profiter.  Mais 
vrai,  ils  exagcrent,  et  le  mot  ikjal  (donne-moi)  devient  un 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  107 

rtfrain  que  nous  ne  cesserons  plus  d'entendre  durant  des 
mois.  Je  dois  le  dire,  d'ailleurs,  jamais  aucun  Touareg  ne 
m'a  fait  une  demande  en  l'accompagnant  d'une  menace.  J'ai 
donné  souvent,  j'ai  donné  beaucoup,  et  j'estime  que  le  vrai 
moyen  pour  un  voyageur  de  se  concilier,  à  lui  et  à  ceux  qui 
le  suivront,  les  sympathies  des  populations  qu'il  traverse, 


est  d'être  très  généreux  quand  c'est  possible,  mais  de  ne 
jamais  donner  que  ce  qu'il  veut  et  à  qui  il  veut. 

Il  m'est  arrivé  souvent  de  céder  à  l'imporlunité  qui  restait 
respectueuse  et  courtoise;  je  ne  l'aurais  jamais  fait  devant 
une  demande  qui  eût  donné  à  mon  présent  les  apparences 
d'un  tribut. 

Parmi  nos  nouveaux  amis  se  trouve  le  fils  de  Madounia, 
ce  chef  centenaire  dont  j'ai  parlé.  Il  n'a  guère  qu'une  dou- 
zaine d'années.  Cela  prouve  en  faveur  de  la  forte  constitu- 
tion des  Touaregs,   ou  bien  corrobore   tout  simplement  la 


io8    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

réponse  de  ce  médecin  célèbre  à  un  questionneur  :  «  A  cin- 
quante ans  on  a  des  enfants  quelquefois ,  à  soixante  jamais, 
à  quatre-vingts  toujours.  » 

Notre  petit  ami  a  une  bien  jolie  figure,  mais  un  très  mau- 
vais caractère.  J'excite  son  irascibilité  en  mettant  dans  une 
calebasse  d'eau  une  pièce  de  cinq  francs  que  je  le  défie  de 
saisir.  Il  me  regarde  d'un  air  narquois  et  avance  la  main; 
mais,  au  moment  où  il  touche  le  liquide,  il  pousse  un  hurle- 
ment et  tombe  à  la  renverse  en  se  tenant  le  bras.  Sournoi- 
sement, j'ai  plongé  dans  l'eau  le  fil  d'une  bobine  de  Ruhm- 
korff  cachée  dans  ma  chambre.  Il  est  furieux  et,  comme  tout 
le  monde  se  moque  de  lui,  pleure  de  rage.  Je  le  console  par 
un  cadeau,  et  nous  nous  séparons  tout  à  fait  bons  amis. 

Le  lendemain,  avant  le  départ,  d'autres  Touaregs  encore 
viennent  nous  voir  et,  il  faut  bien  le  dire,  mendier  un  petit 
cadeau.  Deux  d'entre  eux,  avec  une  confiance  qui  nous  est 
sensible,  prouvant  combien  ils  sont  rassurés  sur  nos  inten- 
tions, nous  accompagnent  même,  faisant  route  avec  nous 
sur  le  Davoust  jusqu'à  midi.  L'un  est  le  fils  de  R'abbas, 
l'autre  de  son  frère  R'alif.  Le  premier  n'a  qu'une  dizaine 
d'années  et  ne  porte  pas  encore  le  voile.  Ils  offrent  tous 
deux  le  type  de  cette  beauté  particulière  de  la  race  Kel  Te- 
moulaï,  que  j'ai  déjà  signalée. 

Le  6,  toujours  fort  gênés  par  le  vent,  nous  atteignons 
Rhergo.  Autrefois  très  grand  village,  plus  ancien,  dit-on,  que 
Tombouctou,  son  importance  a  fondu  au  profit  de  sa  voisine. 
Dans  ces  derniers  temps  seulement,  alors  qu'une  politique 
coupable  laissait  sans  protection  les  environs  de  notre  poste, 
Rhergo  a  failli  absorber  à  son  profit  le  commerce  de  Tom- 
bouctou. Un  razzi  de  Hoggars,  ces  Touaregs  du  Sud  Al- 
gérien qui  ont  tué  Flatters,  est  venu  couper  court  à  cette 
velléité  d'accroissement  en  ruinant  presque  entièrement  la 
ville.  Je  fus  étonné  d'entendre,  si  loin  de  leurs  terrains  de 


110    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

parcours  habituel,  parler  des  Hoggars;  le  fait  est  vrai  ce- 
pendant, nous  devions  en  avoir  bientôt  la  preuve. 

Nous  prenons  nos  dispositions  pour  passer  quelques  jours 
à  Rhergo,  afin  de  donner  à  Abiddin  le  temps  de  nous  faire 
parvenir  de  ses  nouvelles. 

Le  lendemain,  la  population  se  décide  à  entrer  en  relation 
avec  nous.  Une  députation  nous  vient  trouver  dès  le  matin. 
Nous  la  voyons  cheminer  le  long  du  sentier  qui  mène  au 
village,  distant  d'un  kilomètre  et  demi  environ.  Un  peu 
avant  d'atteindre  notre  campement ,  elle  s'arrête ,  et  tous 
ses  membres  se  livrent  à  un  salam  solennel.  Protestations 
d'amitié,  offres  de  services,  expressions  ([<.  dévouement. 
Finalement  on  me  remet  en  grande  pompe  un  papier  :  c'est 
un  traité  de  protectorat  conclu  avec  Tombouctou. 

Une  douce  manie,  qui  serait  bien  inoffensive,  si  elle  n'avait 
le  tort  de  fausser  les  idées  des  Français  de  France  peu  au 
courant  du  fond  des  questions  coloniales ,  est  celle  des 
traités. 

Passe  encore  pour  les  pays  objets  de  litige,  de  contesta- 
tions, entre  d'autres  puissances  européennes  et  nous.  Là, 
les  traités  peuvent  avoir  une  importance ,  toute  factice 
d'ailleurs.  Dans  le  partage  de  l'Afrique ,  les  chancelleries 
européennes  ont,  en  effet,  commencé  par  imaginer  une  sorte 
de  règle  du  jeu,  consistant  à  donner  une  valeur  fictive  à  de 
soi-disant  pactes  conclus  avec  les  chefs  indigènes.  Nous 
avons  accepté  cette  règle,  et  il  serait  aussi  difficile  main- 
tenant de  revenir  là-dessus  que  de  faire  admettre  qu'au 
piquet  l'as  n'est  pas  plus  fort  que  le  roi.  Nous  sommes  donc 
bien  forcés,  pour  faire  comme  tout  le  monde,  de  nous  pré- 
senter devant  le  tapis  vert  des  conférences  internationales 
avec  des  atouts,  et  de  passer  des  traités  avec  des  gens,  sou- 
vent quelconques,  que  nous  baptisons  volontiers  princes  ou 
rois.  Nos  traités  valent  ceux  des  .\nglais,  ceux  des  Anglais 


DE    TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  m 

.-aient  ceux  des  Allemands,  des  Espagnols  ou  des  Italiens, 
;t  le  tout,  si  on  se  plaçait  sur  le  terrain  de  !a  vérité  et  de  la 
x>nne  foi,  vaudrait  zéro  en  cliiffre;  j'aurai  l'occasion  par  la 
iuite  de  le  démontrer. 

Mais  lorsque  ce  besoin  n'existe  pas,  qu'est-ce  que  cela 
lous  fait  de  posséder,  en  double  ou  triple  expédition,  des 


actes  diplomatiques  en  tant  d'articles,  auxquels  une  des  par- 
ties contractantes  au  moins  n'a  compris  goutte? 

C'est  ainsi  que  je  vis  avec  stupeur,  sur  le  traité  de 
lîhergo,  que  le  village  devait  nous  payer  un  tribut  annuel, 
Dr,  si  quelqu'un  commande  à  Rhergo,  c'est  Sakhaoui,  chef 
les  Igouadaren,  et  non  pas  nous,  —  je  parle  du  moins  au 
■noment  de  mon  passage,  —  et  le  fait  de  ce  tribut  promis, 
amais  exigé,  jamais  réclamé,  n'a  certainement  pas  été  de 
lature  à  accroître  dans  ces  parages  l'idée  de  notre  supériorité. 

Les  gens  de  Rhergo,  cauteleux  et  en  dessous,  nous  piai- 


112     SUR    l.K   NR.KR    KT    AU    l'AVS   DES   TOUAREGS. 

sent  peu.  Ils  se  disent  tliérifs,  descendants  de  Mahomet  par 
consét|uent;  mais  je  les  croirais  fort  en  peine  de  prouver 
leur  filiation,  Co  n'est,  en  tout  cas.  ni  la  finesse  de  leur; 
traits  ni  la  blancheur  de  leur  peau  qui  permettraient  de  leur 
attribuer  une  origine  arabe. 

Dans  la  soirée,    Sidi   Ilaniet  nous  revient,  de  retour  de 


chez  les  Igouadaren.  11  a  été  a.ssez  bien  reçu  par  eux,  mais, 
lorsqu'il  a  annoncé  notre  venue  prochaine,  ils  ont  pri> 
peur  et,  nous  croyant  une  expédition  nombreuse,  voulaient 
quitter  les   bords  du  Heuve  et  se  réfugier  dans  l'intérieur. 

Les  femmes  leur  ont  fait  honte,  leur  reprochant  de  man- 
quer l'occasion  d'avoir  des  cadeaux;  elles  ont  déclaré,  pour 
couper  court  à  toute  discussion,  que  Ihonime  assez  poltron 
pour  se  sauver  devant  un  danger  imaginaire  ne  trouverait 
pas  place,  le  soir,  dans  le  lit  conjugal. 

I,a  perspecti\  e  île  voir  leurs  éj)c>u,ses  imiter  la  grève  altrî— 


DE   TOMBOUCTOU   A   TOSAYE.  113 

buée  par  Aristophane  aux  femmes  de  Mycène,  a  eu  raison 
des  velléités  de  départ  des  maris,  et  Sidi  Hamet  m'annonce 
que  tout  est  arrangé,  que  nous  serons  bien  accueillis.  Il  a 
vu,  chez  les  Igouadaren,  Mohamed  ould  Mbîrikat,  ce  cousin 
de  mon  ami  Bechir  pour  lequel  j'ai  une  lettre;  il  nous  rap- 
porte un  fusil  pris  à  la  colonne  Bonnier  et  qui  était  en  pos- 


*ssion  du  chef  des  Kel  Antassar  de  l'Est.  A  l'annonce  de 

ootre  arrivée,  celui-ci  est  venu  le  donner  à  Mohamed,  dé- 
•^larant  ne  pas  vouloir  garder  par  devers  lui  un  objet  aussi 
^*ïïipromettant. 

E)e  fait,  si  nous  avions  pu  immédiatement  nous  rendre 
™ez  Sakhaoui,  nous  aurions  sans  doute  reçu  assez  bon 
^Cueil.  Malheureusement,  nous  avions  promis  à  Abiddin 
<i attendre  à  Rhergo,  et,  pendant  ce  temps,  nos  ennemis, 

*s  marabouts  en  particulier,  avaient  beau  jeu  pour  travailler 

«>titre  nous. 


114    SUR   LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Le  8,  Taburet  et  le  Père  Hacquart  vont  au  village.  Ils  y 
découvrent  un  marchand  de  Tombouctou  auquel  un  Igoua- 
daren  nommé  Ibnou,  parent  de  Sakhaoui  et  mis  là  probable- 
ment pour  nous  espionner,  a  volé  ses  marchandises.  Le 
marchand  a  voulu  se  plaindre  à  nous,  mais  le  chef  de  Rhergo 
l'a  menacé,  s'il  le  faisait,  de  lui  couper  le  cou  après  notre 
départ. 

Le  chef  étant,  me  dit-on,  impotent,  je  fais  venir  son  fils 
et  lui  adresse  une  verte  semonce.  J'envoie  aussi  chercher 
Ibnou,  qui  se  présente  et  proteste  de  son  repentir.  Je  fais 
semblant  d'y  croire,  et  il  revient,  un  moment  après,  traînant 
deux  chèvres,  qu'il  m'offre.  Je  les  accepte,  avec  le  vif  espoir 
qu'il  les  aura  volées  aux  chérifs  du  village,  qui,  décidément, 
me  plaisent  de  moins  en  moins.  Puis,  à  mon  tour,  je  lui  fais 
quelques  cadeaux,  notamment  un  vêtement  pour  sa  femme. 

Le  lendemain,  nous  recevons  la  visite  d'Alif,  frère  de 
Sakhaoui,  qui  nous  offre  un  beau  taureau.  On  Tabat  d*ime 
balle  de  Lebel,  ce  qui  n'a  pas  l'air  d'effrayer  peu  le  Touareg. 
Puis,  le  9,  c'est  de  nouveau  Ibnou  avec  une  chèvre,  à  vendre 
cette  fois.  Mais  le  principal  but  de  sa  visite  est  de  demander 
une  rallonge  pour  le  vêtement  de  sa  femme.  Il  nous  explique 
que  celle-ci  est  grosse  comme  le  périmètre  de  notre  tente, 
de  sorte  qu'avec  l'étoffe  de  notre  cadeau,  il  ne  peut  habiller 
qu'un  seul  côté  de  son  épouse.  Ce  doit  donc  être,  au  point 
de  vue  touareg,  une  superbe  femme,  car  la  beauté  se  mesure 
au  poids  chez  ce  peuple.  On  arrive  à  la  corpulence  rêvée  par 
un  gavage  de  lait  caillé,  analogue  à  celui  des  oies  que  l'on 
engraisse  en  mues. 

Notre  horizon  politique  s'assombrit;  notre  séjour  pro- 
longé à  Rhergo,  où  nous  ne  recevons  toujours  pas  de  lettres 
d'Abiddin,  doit  sembler  très  étrange  aux  Touaregs,  qui  n'en 
saisissent  sans  doute  pas  la  raison.  Nous  avons,  en  outre, 
reçu  un  courrier  en  pirogue  de  Tombouctou,  et,  bien  que 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  115 

lyant  fait  repartir  immédiatement,  je  suis  sûr  qu'il  a  été 
1.  Je  me  mets  à  la  place  de  Sakhaoui,  et,  connaissant  le 
ractère  ombrageux  des  Touaregs,  je  suis  persuadé  que, 
>ur  lui,  nous  sommes  l'avant-garde  d'une  expédition  plus 
>mbreuse  qui  va  venir  de  Tombouctou  et  dont  il  se  défie. 
arrivée  du  courrier  doit  l'avoir  affermi  dans  sa  conviction. 


évidemment,  il  faudrait  partir  tout  de  suite,  si  même  il  en 
it  temps  encore,  pour  réussir  à  établir  des  relations  vrai- 
lent  cordiales  avec  les  Igouadaren.  Seulement,  entre  deux 
uts  d'importance  inégale,  je  pense  plus  sage  de  faire  un 
lioix.  Or,  pour  nous,  les  Igouadaren  sont  peu  de  chose,  — 
"ont-ils  pas,  d'ailleurs,  eux  aussi,  un  traité  de  protectorat 
vec  Tombouctou?  —  tandis  que,  comme  je  l'ai  dit,  les  Aouel- 
minden  sont  tout,  et  je  ne  veux  qu'à  la  dernière  limite  perdre 
avantage  que  peut  me  donner  un  voyage  d'Abiddin  chez 


ii6    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Le  lo  au  soir,  ça  se  gâte  tout  à  fait.  Sidi  Hamet,  qui  est 
allé  au  village,  en  revient  avec  une  lettre  remise  par  un 
Touareg  à  un  captif  de  chérif.  Drôle  d'administration  des 
postes!  Cette  lettre  est  absolument  incompréhensible,  eu 
égard  aux  nouvelles  que  nous  avait  apportées  Sidi  Hamet. 
Sakhaoui  m'engage  à  retourner  à  Tombouctou,  où  se  trouve, 
dit-il,  tout  ce  que  je  puis  espérer  rencontrer  plus  loin,  et 
qu'il  se  charge  d'ailleurs  de  me  faire  parvenir.  Il  veillera 
cependant  sur  nous  si  nous  voulons  continuer.  Mais  sa  lettre 
devient  presque  menaçante  vers  la  fin  :  a  Prends  garde,  dit- 
il,  prends  surtout  bien  garde  de  ne  faire  de  mal  à  aucun  des 
miens.  » 

Le  lendemain,  Sidi  Hamet  part  avec  une  lettre,  et  il  re- 
vient le  12  dans  la  nuit.  Il  n'est  pas  seul;  avec  lui  est  un 
grand  Igouadaren,  aux  gestes  amples,  à  l'air  entendu,  qui 
répond  au  nom  de  R'alli. 

La  lettre  de  Sakhaoui  aurait  été,  me  dit  celui-ci,  écrite  par 
un  marabout  Kel  es  Souk,  Sakhaoui  ne  sachant  pas  écrire, 
comme  d'ailleurs  tous  les  Touaregs ,  et  la  pensée  du  chef 
aurait  été  absolument  dénaturée.  Sakhaoui  est  dans  les  meil- 
lures  dispositions,  il  nous  attend  avec  impatience,  etc.,  etc. 

Je  ne  crois  qu'à  moitié  tout  ce  que  me  dit  notre  ami 
R'alli.  Il  ajoute  d'ailleurs  que  des  marabouts,  un  en  particu- 
lier qui  était  à  Kabara  avant  notre  arrivée,  cherchent  à  faire 
de  l'agitation  contre  nous. 

Mais,  comme  depuis  huit  jours  nous  attendons  sans  succès 
des  nouvelles  d'Abiddin,  je  ne  pense  pas,  dès  lors,  qu'il  nous 
en  envoie,  et  je  me  décide  à  aller  chez  Sakhaoui,  chef  des 
Igouadaren . 

Le  14,  nous  mouillons  sur  une  petite  langue  de  terre  qui 
sépare  du  fleuve  un  lagon  formant  un  port  admirable.  Der- 
rière les  dunes,  que  nous  voyons  du  mouillage,  est,  nous 
dit-on,  le  campement  de  Sakhaoui. 


DE   TOMBOUCTOU   A   TOSAYE.  117 

Sur  le  soir,  une  pirogue  nous  accoste,  portant  un  petit 
Arabe  au  corps  rabougri,  aux  grands  cheveux  en  broussailles, 
à  Toeil  vif  et  intelligent  :  c'est  le  principal  serviteur  de  Mo- 
hamed ould  Mbirikat.  11  se  nomme  Tahar  et  est  l'élève  du 
grand  Beckay,  l'ami  de  Barth. 

Il  nous  apporte  une  mauvaise  nouvelle  :  Mohamed  est 
malade,  il  a  la  fièvre.  Mais,  ajoute-t-il,  selon  toutes  proba- 
bilités, il  viendra  vous  rejoindre  demain. 

Le  lendemain  au  matin,  nous  tournons  la  presqu'île  pour 
pénétrer  dans  le  petit  lac  qui  se  nomme  Zarhoï.  Nous  jetons 
Tancre  en  face  de  notre  ancien  mouillage.  En  route,  Mo- 
hamed, fidèle  à  sa  promesse,  nous  a  rattrapés. 

Vers  dix  heures,  la  plage,  qui  jusque-là  est  restée  déserte, 
s'anime  :  ce  sont  les  envoyés  de  Sakhaoui,  son  frère  d'abord, 
sale,  déguenillé  plus  qu'aucun  Touareg  que  j'aie  vu  jus- 
qu'ici, et  le  chef  des  Kel  Oulli,  une  tribu  de  la  petite  confé- 
dération qui  prend  le  nom  d'Igouadaren. 

La  conversation  s'engage  :  Sakhaoui  est  malade ,  puis  il 
n'est  pas  nécessaire  qu'il  vienne,  puisque  ses  envoyés  au- 
torisés apportent  sa  parole. 

En  somme,  la  réception  n'est  pas  précisément  celle  que 
Sidi  Hamet,  puis  R'alli,  nous  avaient  laissé  espérer.  Pour- 
tant Mohamed  confirme  les  dires  de  notre  envoyé  :  il  y  a 
quelques  jours,  Sakhaoui  l'a  fait  appeler  pour  lui  demander 
conseil,  et  sur  son  avis  formellement  exprimé  qu'il  ne  courait 
aucun  danger,  il  a  dit  vouloir  nous  recevoir  en  personne. 

Evidemment ,  depuis ,  les  marabouts ,  Kel  es  Souk  ou 
autres,  ont  accompli  leur  œuvre,  nous  dépeignant  comme 
des  traîtres  et  peut-être  comme  des  gens  armés  d'un  pouvoir 
magique  fatal  ;  ils  ont  mis  tout  en  œuvre,  selon  leur  habi- 
tude ,  pour  nous  empêcher  d'entrer  avec  les  Touaregs  en 
des  relations  de  confiance  :  ce  serait  la  perte  de  leur  in- 
fluence. 


ii8    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

L'abstentîon  de  Sakhaoui  me  peine  énormément.  Non  que 
je  tienne  à  voir  le  personnage.  Il  ne  m'appartient  pas  d'ail- 
leurs de  lui  rien  proposer,  il  relève  directement  de  Tom- 
bouctou;  mais  je  crains,  et  à  juste  titre,  que,  ne  venant  pas 
nous  voir,  lui  premier,  les  autres  chefs  touaregs  imitent  son 
abstention.  C'est  effectivement  ce  qui  est  arrivé. 

Mohamed  se  rend  au  camp  pour  essayer  de  décider 
Sakhaoui,  mais  sans  succès.  En  revanche,  nos  amis  du  matin 
et  quelques  autres  viennent  nous  mendier  des  cadeaux  ;  je 
les  leur  fais  bien  volontiers  :  c'est  ma  dernière  cartouche 
pour  voir  le  chef. 

D'autres  ennuis  nous  assaillent.  C'est  d'abord  Y  Aube  qui 
fait  énormément  d'eau.  Nous  débarquons  tout  le  contenu  des 
cales,  et  nous  cherchons  à  boucher  avec  du  mastic  les  fissures 
d'où  elle  s'écoule,  mais  nous  y  parvenons  assez  mal.  Durant 
tout  le  voyage,  nous  serons  poursuivis  par  cette  inquiétude 
de  perdre  un  de  nos  bateaux,  incapable  de  continuer. 

Puis,  un  de  mes  laptots,  Samba-Soumaré,  a  une  pneu- 
monie grave,  et  Taburet  craint  pour  son  existence.  Il  délire, 
heureusement  d'une  façon  assez  tranquille,  mais  il  faut  veiller 
sur  lui,  par  crainte  qu'il  ne  devienne  plus  furieux  et  ne  fasse 
quelque  sottise. 

Le  i6,  nous  séjournons  encore.  Notre  ami  R'alli  vient  à 
bord  ;  avec  de  grands  gestes  et  son  éloquence  cocasse,  il 
proteste  que  Sakhaoui  viendra.  Il  est  très  tiraillé,  nombre 
de  gens  le  détournent  de  nous  rendre  visite,  mais  lui,  R'alli, 
se  charge  de  le  décider.  Il  y  a  peut-être  du  vrai  dans  ce 
qu'il  dit,  et,  quoique  peu  convaincu  de  son  influence  sur  le 
chef  des  Igouadaren,  je  lui  donne  un  beau  cadeau.  Il  faut 
savoir  ne  pas  compter  et  faire  largement  la  part  de  la  «  ré- 
clame ». 

Le  soir,  l'afïluence  des  visiteurs  augmente  encore  si  pos- 
sible, et  nous  voyons  quantité  de  gens  intéressants  par  les 
souvenirs  de  Barth  qu'ils  rappellent;  le  fils  d'El  Ouaghdou, 


DE   TOMBOUCTOU   A   TOSAYE.  i  [9 

qui  fut  l'ami  fidèle  du  voyageur,  celui  de  Konga,  un  petit 
Touareg  qu'il  avait  pris  en  affection  et  qui,  nonobstant  les 
pressentiments  moroses  sur  sa  destinée  dont  il  était  affligé, 
a  vécu  de  longues  années.  Tout  le  monde  parle  d'Abdoul 
Kerim,  tout  te  monde  se  souvient  de  lui,  et  il  m'est,  une 
fois  de  plus,  donné  de  constater,  comme  je  pourrai  si  sou- 


vent le  faire  plus  tard,  quelle  empreinte  profonde  a  laissée 
derrière  lui  le  génial  voyageur. 


Tandis  que  nous  sommes  à  causer,  arrivent  des  messagers 
de  Sakhaoui.  Ils  rapportent  les  cadeaux  que  j'ai  faits  le 
matin  à  R'alli,  «  C'est  un  vulgaire  imposteur,  me  fait  dire  le 
chef,  il  est  honteux  de  sa  conduite,  car  il  parle  sans  cesse, 
sans  rime  ni  raison,  et  nous  a  promis  en  cadeau  une  vache, 
alors  que  chacun  sait  qu'il  n'en  possède  point.  » 

R'alli  fait  demander  s'il  peut  se  présenter.  Sur  ma  réponse 


120    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

affirmative,  il  s'introduit  et  me  tient  un  long  discours.  Il 
déclare  d'abord  qu'il  voudrait  être  mort.  Il  désire  rendre  les 
cadeaux ,  sentiment  bien  extraordinaire  pour  un  Touareg. 
L'assistance  hurle  contre  lui  avec  des  démonstrations  hos- 
tiles, les  poignards  sont  à  demi  tirés  des  fourreaux;  je  me 
demande  un  moment  si  tout  cela  n'est  pas  une  comédie  des- 
tinée à  faire  naître  un  tumulte,  à  la  faveur  duquel  nous 
pourrions  être  plus  facilement  pillés.  Mais  non;  sans  aucune 
effusion  de  sang,  les  armes  réintègrent  leur  gaine.  Les  autres 
Igouadaren  en  veulent  à  R'alli  par  jalousie,  parce  qu'il  a  été 
mieux  servi  qu'eux,  et  peut-être  aussi  lui  font  un  crime  des 
sentiments  bienveillants  qu'il  a  exprimés  à  notre  égard.  Si 
R'alli  est  un  farceur,  ce  dont  j'ai  d'ailleurs  toujours  eu  l'im- 
pression, il  a  été,  du  moins,  le  premier  à  venir  vers  nous, 
sans  éprouver  cette  défiance  stupide  qui  nous  empêchera  si 
longtemps  de  vivre  en  absolus  bons  termes  avec  les  Toua- 
regs. C'est  ce  que  j'exprime  à  l'assemblée,  et  j'ajoute  :  a  Si 
R'alli  est  un  individu  de  peu  de  confiance,  Sakhaoui  a  été 
au  moins  léger  en  nous  l'envoyant  à  Rhergo  comme  mes- 
sager. » 

Je  déclare,  en  outre,  que  j'entends  rester  libre  de  disposer 
de  mon  bien  à  ma  guise,  même  en  faveur  d'un  esclave  ou 
d'un  chien,  et  je  commande  à  R'alli  de  reprendre  ses  pré- 
sents, ce  qui  n'a  pas  l'air  de  lui  faire  un  mince  plaisir.  Tout 
s'apaise. 

Viennent  nous  visiter,  en  outre,  Achour,  frère  de  Sakhaoui, 
chef  des  imrads  ou  serfs,  et  le  fils  du  chef  des  Kel  Antassar 
de  l'Est.  Celui-ci  n'a,  du  reste,  pas  suivi  son  parent  N*Gouna 
dans  sa  lutte  contre  nous,  aux  environs  de  Tombouctou, 
mais  s'est  tout  de  même  éloigné  à  notre  approche. 

J'ai  perdu  tout  espoir  de  voir  Sakhaoui.  A-t-il  eu  peur  de 
se  compromettre  auprès  des  siens?  Les  marabouts  lui  ont-ils 
monté  la  tête,  fait  craindre  quelque  chose  de  notre  part?  Le 
mieux  est  de  ne  pas  insister  et  de  nous  rendre  chez  son  frère 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  121 

ennemi,  Sakhib,  dont  les  campements  sont  en  face,  sur  l'autre 
rive. 

Notre  passage,  ainsi  limité  dans  ses  effets,  ne  peut,  s'il  ne 
fait  pas  de  bien,  faire  du  mal.  Si  près  de  Tombouctou,  avec 
des  populations  qui  sont,  virtuellement  du  moins,  nos  pro- 
tégées, je  ne  saurais  engager  motu  proprio  aucune  action, 
pas  plus  diplomatique  que  militaire  :  cela  regarde  l'autorité 
supérieure  du  Soudan.  Est-ce  trop  présumer  que  d'espérer 
avoir  contribué  par  notre  douceur,  notre  patience,  à  rendre 
des  relations  ultérieures  plus  faciles  à  établir?  Nous  aurons 
montré  que  nous  ne  sommes  pas  les  bêtes  féroces  que  nos 
ennemis  se  plaisent  à  représenter.  Enfin,  quelques-uns  des 
Touaregs,  si  petit  qu'en  soit  le  nombre,  nous  seront  recon- 
naissants des  cadeaux  donnés,  et,  comme  ils  ont  été  relati- 
vement fort  beaux,  j'espère  qu'un  renom  de  générosité  nous 
précédera,  et  incitera  les  tribus  que  nous  allons  rencontrer 
par  la  suite  à  lier  amitié  avec  nous. 

Pour  éviter  de  donner  de  nouveaux  présents,  nous  appa- 
reillons, le  17,  à  la  première  heure.  Mais  la  brise  se  lève  et 
nous  force  à  mouiller  dans  les  herbes  à  l'entrée  du  lagon  de 
Zarhoï.  Un  instant  après,  comme  nous  l'avions  prévu,  les 
Igouadaren  arrivent  à  notre  ancien  campement,  et  font  une 
mine  fort  déconfite  en  voyant  la  poule  aux  œufs  d'or  en- 
volée. Mais  ils  ont  bientôt  découvert  notre  mouillage  et 
viennent  en  face,  avec  de  grands  gestes,  nous  crier  d'ac- 
coster. Ils  voudraient  recommencer  la  conversation  profi- 
table, mais  e  finita  la  commedia.  Vers  onze  heures,  nous  pou- 
vons nous  mettre  en  marche  le  long  de  la  rive  gauche  où, 
pendant  un  instant,  toute  une  cavalcade  nous  suit.  Parmi 
les  cavaliers,  Sidi  Hamet  croit  reconnaître  Sakhaoui  lui- 
même.  Nous  traversons  et  allons  mouiller  sur  une  langue  de 
terre,  un  peu  en  amont  du  campement  de  Sakhib,  à  Kar- 
dieba.  Mohamed  ould  Mbirikat  doit  venir  nous  v  retrouver. 


122     SUR   LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Il  est  bien  évident  que  nous  ne  verrons  pas  plus  Sakhib 
que  Sakhaoui.  Eût-il  eu  la  plus  grande  envie  d'abord  de 
nous  rendre  visite,  il  serait  obligé,  pour  conserver  sa  dignité, 
de  ne  pas  faire  autrement  que  son  frère.  Mais  ses  envoyés 
sont  arrivés,  porteurs  de  bonnes  paroles,  accompagnés,  ou 
plutôt  précédés  de  Mohamed, 


Sakhib  est,  par  droit  de  naissance,  le  vrai  chef  des  Igoua- 
daren.  Son  frère  s'est  déclaré  son  ennemi,  et  a  entratnéavec 
lui  une  partie  de  la  tribu,  à  la  suite  d'une  affaire  d'amour 
que  Ton  m'a  ainsi  contée  :  Une  belle  de  l'endroit  aurait 
été,  encore  jeune  fille,  la  maîtresse  de  Sakhaoui.  Avec  une 
candeur  qui  est  de  toutes  les  latitudes,  Sakhib,  séduit  par 
les  charmes  de  la  demoiselle,  l'épousa.  Instruit  plus  tard  de 
son  malheur  avant  la  lettre,  il  l'a  répudiée,  et  cette  autre 
Hélène  est  allée  contracter  une  nouvelle  union  avec  Sakha- 
oui, l'ancien  ami  de  son  cœur.  Inde  ir;e. 


DE   TOMBOUCTOU   A   TOSAYE.  123 

Le  conte  peut  être  vrai,  mais  c'est  dans  le  caractère 
même  des  Igouadaren  qu'il  faut,  à  mon  avis,  chercher  la 
cause  de  l'état  d'anarchie  dans  lequel  ils  vivent,  et  de  la 
ruine  presque  absolue  des  rives  du  Niger,  de  Rhergo  à 
Tosaye. 

Je  parlerai  plus  tard  du  caractère  des  Touaregs,  me  ré- 
servant de  les  montrer  à  l'œuvre,  avant  d'essayer  de  les 
juger.  J'en  pense  beaucoup  de  bien,  si  je  les  envisage  sous 
certains  côtés,  tout  en  ne  me  dissimulant  pas  leurs  défauts  à 
d'autres  points  de  vue.  Mais,  dans  ce  plaidoyer,  concernant 
surtout  les  grandes  confédérations  soumises  à  des  règles,  à 
des  lois  sanctionnées  par  la  tradition,  je  fais  immédiatement, 
dans  l'intérêt  même  de  ma  démonstration ,  exception  pour 
les  petites  tribus,  bien  inférieures  au  point  de  vue  moral,  qui 
existent ,  comme  une  sorte  d'écume ,  à  la  limite  de  ces 
grandes  agglomérations. 

Il  y  a  d'abord  des  hordes  de  brigands,  n'obéissant  à  per- 
sonne, et  tirant  toutes  leurs  ressources  du  banditisme  et  du 
pillage.  Mais  il  y  a  aussi,  dans  le  cas  particulier  qui  nous 
occupe,  une  tribu  importante  qui,  peu  à  peu,  par  ambition 
d*indépendance  et  de  commandement,  a  perdu,  au  contact 
des  étrangers,  la  plupart  des  qualités  du  Touareg,  en  en 
conservant  tous  les  défauts. 

Les  Igouadaren,  —  dont  la  tribu  des  loraghen,  qui  com- 
mande aujourd'hui  à  nos  Azgueurs  algériens,  est  sortie, — 
sont  restés  longtemps  alliés  et  soumis  aux  Aouelliminden. 
Au  moment  même  du  passage  de  Barth,  ils  avaient  essayé 
de  s'en  séparer  et  de  prendre  la  prépondérance,  en  s'ap- 
puyant  sur  les  Peuls,  envahisseurs  du  Massina;  nous  voyons 
dans  le  récit  de  Barth  que  le  plus  grand  souci  de  son  pro- 
tecteur El  Beckay  était  précisément  d'empêcher  la  scission, 
et  que  sa  plus  grande  douleur  fut  de  n'y  pas  réussir. 

Les  Aouelliminden  repoussèrent  les  Peuls,  et,  dès  lors, 
les  Igouadaren,  traîtres  à  leurs  compatriotes,  furent  regardés 


124    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

par  eux  comme  des   ennemis   bons  à  razzier  à   l'occasion. 
J'avoue  ne  pouvoir  en  tenir  rigueur  aux  Aouelliminden. 

Lorsque,  une  seconde  fois,  El  Hadj  Omar  et  ses  Toucou- 
leurs  essayèrent  de  faire  prévaloir  par  les  armes  la  supré- 
matie d'un  islamisme  intolérant  et  barbare,  El  Beckay,  nous 
l'avons  vu,  se  dressa  encore  devant  lui  au  nom  de  doctrines 
plus  humaines.  Les  Aouelliminden,  comme  aussi  les  Irege- 
naten  de  la  rive  droite  du  Niger,  furent  ses  auxiliaires.  Le 
grand  homme  put  mourir,  l'élan  était  brisé.   Une  dernière 
vague  de  cette  tempête  qui  s'était  levée  de  l'Ouest,   vint 
déferler  au  pied  de  Tombouctou  :  une  armée  de  Toucouleurs 
y  parvint;  mais,  près  de  Goundam,  elle  fut  détruite  et  mas- 
sacrée. Encore  une  fois,  les  Touaregs  étaient  sauvés.  Toute 
la  politique  du  prudent  successeur  d'El  Hadj,  Tidiani,  ne 
put  faire  avancer  d'un  pas  l'envahissement;  il  dut,  et  encore 
fallut-il  qu'il  y  employât  toutes  les  ressources  de  son  génie 
souple  et  astucieux,  consacrer  tous  ses  efforts  à  maintenir 
en  servitude  le  territoire  conquis.   11  nous  appartenait  d'en 
chasser  son  cousin  et  successeur  Amadou. 

Mais,  dans  ces  luttes  qui  durèrent  plus  de  trente  ans,  nous 
voyons  encore  les  Igouadaren,  toutes  les  fois  que  cela  leur  a 
été  possible,  s'allier  à  l'étranger  contre  leurs  compatriotes. 

De  la  tribu,  l'anarchie  est  descendue  aux  chefs;  des  chefs, 
aux  simples  guerriers.  Si,  dans  les  grandes  confédérations,  il 
existe  une  coutume,  une  tradition  qui  peut  modérer  le  pou- 
voir de  la  force  brutale,  rien  de  semblable  chez  les  Igoua- 
daren. Sakhaoui  et  Sakhib  se  sont  disputés,  ont  bataillé. 
Chaque  guerrier  a  suivi  celui  des  deux  frères  qu'il  préférait, 
mais,  par  cela  même,  l'autorité  du  chef  a  été  réduite  à  néant. 
S'il  avait  voulu  l'imposer  pour  empêcher  pillages  et  exac- 
tions, il  aurait  été  abandonné  au  profit  de  son  rival.  Les 
villages  de  noirs  sont  passés  alternativement  d'une  main  à 
l'autre,  à  la  suite  des  fortunes  diverses  de  la  guerre,  les 
marchands  ont  été  dépouillés  de  leurs  biens  sans  pouvoir  en 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  125 

appeler  à  aucune  protection.  Le  résultat  le  plus  clair  a  été  la 
ruine  du  pays. 

Notre  arrivée  à  Tombouctou  a  été  très  heureuse  pour  les 
Igouadaren.  Ne  pouvant  plus  compter  sur  l'appui  des  Tou- 
couleurs  aux  prises  avec  nous,  ils  eussent  été  facilement 
réduits  par  les  Aouelliminden,  et,  sans  doute,  leurs  tribus 
seraient  devenues,  sans  notre  présence,  des  imrads  ou  serfs, 
comme  il  est  arrivé  à  tant  d'autres. 

Bien  conseillé  par  Mohamed ,  Sakhaoui  a  envoyé  des 
messagers  à  Tombouctou.  11  a  signé  ou  soi-disant,  car  aucun 
Touareg  ne  sait  lire  ni  écrire  l'arabe,  tous  les  traités  que 
l'on  a  voulu ,  et  cela  avec  d'autant  plus  de  facilité  qu'il 
ignorait  le  premier  mot  de  leur  texte.  Tandis  qu'il  professait 
pour  nous  les  bons  sentiments  dont  il  venait  de  nous  donner 
la  preuve,  il  se  couvrait  de  notre  protection  morale  contre 
ses  puissants  voisins  de  l'Est.  Ayant  ainsi,  et  très  habile- 
ment en  somme,  tiré  parti  de  nous,  lui  et  ses  gens  ont  pu 
tout  à  leur  aise  continuer  leurs  méfaits.  Sakhib,  en  guerre 
avec  son  frère,  a  su  tout  de  même  s'entendre  avec  lui  pour 
cette  fructueuse  campagne  diplomatique. 

Aussi  les  IcTouadaren  devaient-ils  redouter  surtout  de  nous 
voir  contracter  amitié  avec  les  Aouelliminden,  car  alors  leur 
plan  devenait  vain.  S'ils  n'osèrent  empêcher  de  force  notre 
marche,  ils  nous  représentèrent  du  moins  sous  les  plus  noires 
couleurs  à  leurs  voisins  immédiats  ;  nous  leur  devons  le 
mauvais  accueil  que  nous  reçûmes  àTosaye,  des  Tademeket 
Kel  Bourroum,  leurs  parents,  et  les  difficultés  de  nos  pre- 
mières relations  avec  les  Aouelliminden. 

On  m'a  dépeint  Sakhib  comme  plus  juste  et  moins  pillard 
que  son  frère,  avec  lequel  il  s'est  empressé  de  conclure  une 
trêve  momentanée  à  l'annonce  de  notre  approche.  Les 
Igouadaren  Aoussa  de  Sakhaoui  ne  songent  d'ailleurs  guère, 
en  ce  moment,  à  la  lutte.  On  a  annoncé  la  venue  d'un  razzi 


126    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

d'Aouelliminden,  et  nous  voyons  les  bœufs,  les  moutons,  les 
femmes,  se  presser  sur  la  rive,  en  face  de  nous,  et  chercher 
à  gagner  un  abri  dans  les  tles  du  fieuve.  Je  ne  crois  pas 
beaucoup  à  l'exactitude  de  la  nouvelle.  Si  elle  est  vraie, 
c'est  une  complication  dont  nous  nous  passerions  bien  vo- 
lontiers. 


Toute  la  journée  du  19,  nous  recevons  la  visite  de  tous 
les  frères,  fils,  cousins,  oncles,  neveux  grands  et  petits,  du 
chef.  Cela  (ait,  à  un  moment  donné,  un  déploiement  de  forces 
assez  imposant  et  un  tableau  des  plus  pittoresques.  J'ai  en- 
touré notre  camp  d'une  corde,  barrière  morale  contre  la  cu- 
riosité de  nos  visiteurs,  et  empêchant  aussi  nos  laptots  de  ^ 
trop  mêler  à  eux,  au  risque  d'une  dispute. 

Baudry  enfourche  Suzanne  et,  au  grand  ahurissement  d** 
Touaregs,  pédale  sur  le  terrain  plat  qui  nous  sépare  d'une 
petite  ligne  de  dunes.  Le  cheval  de  fer  est  bientôt  célèbre 


DE   TOMBOUCTOL-   A   TOSAVE.  la? 

;  campement,  et  on  vient  en  foule  le  contempler. 
i  nos  visiteurs  ont  véritablement  grand  air  sous  le 
lubou  touareg,  orné  de  la  poche  rouge  sur  la  poitrine. 
poses,  naturellement  pittoresques,  les  feraient  volon- 
irendre  pour  de  nobles  seigneurs  iiers  et  hautains, 
:,  appuyés  sur  leur  lance,  ils  regardent  aulour  deux. 


rs  yeux  grands  et  noirs  abrités  par  le  voile.  Mais 
la  distribution  des  cadeaux,  le  vernis  s'effrite,  le 
seigneur  disparaît,  et  il  ne  reste  plus  qu'un  sauvage 
pace,  très  avide,  jusqu'au  moment  où,  sa  vaste  poche 
ï,  il  reprend  son  air  dédaigneux. 

îomme,  bien  excusables.  Que  l'on  s'imagine  un  nabab 
rant  nos  campagnes,  et  distribuant  autour  de  lui  dia- 
et  pierres  précieuses.  Nos  compatriotes,  je  gage,  ne 
it  pas  plus  dignes  d'aspect  que  les  Touaregs.  Or, 
!  le  peu  de  valeur  de  nos  cadeaux,  pipes,  petits  cou- 


128    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

teaux,  bracelets  et  bagues  en  celluloïd,  étoffes  blanches  et 
de  couleur,  chacun  d'eux  représentait  là-bas  autant  qu'un 
bijou  chez  nous. 

Mais  si  la  foule  est  nombreuse,  Sakhib  y  brille  par  son 
absence.  Les  femmes  non  plus  ne  se  montrent  guère,  preuve 
qu'on  n'est  pas  entièrement  persuadé  de  nos  bonnes  inten- 
tions. Quelques-unes  viennent  pourtant,  entre  autres  une 
'  forgeronne  qui  se  dit  malade  et  réclame  les  soins  du  docteur. 
Taburet  cherche  vainement  à  déterminer  ce  dont  elle  souffre; 
je  crois  d'ailleurs  que  la  maladie  n'est  qu'un  prétexte,  et, 
autant  qu'on  en  juge  par  le  langage  des  gestes,  cette  jeune 
personne  accepterait  volontiers  de  l'un  de  nous  une  hospi- 
talité nocturne,  écossaise,  mais  bien  rétribuée. 

Nous  repoussons,  avec  une  pudeur  toute  britannique,  l'oc- 
casion, pourtant  rare,  d'une  fusion  des  races,  et,  la  nuit 
tombant,  nos  amis,  qui  se  sont  comportés  de  façon  plus  dis- 
crète que  les  gens  de  Sakhaoui,  se  décident  à  se  retirer. 

Mohamed  ould  Mbirikat  reste  seul  avec  nous  sur  la  plage, 
et,  jusqu'à  une  heure  avancée,  nous  causons  ensemble.  Ce 
brave  homme  s'est  relativement  très  bien   conduit,  et,  si 
nous  n'avons  pas  réussi  à  voir  Sakhib  et  Sakhaoui,  ce  n'est 
pas  faute  qu'il  ait  employé  toute  son  éloquence  en  notre 
faveur.  D'ailleurs,  ses  intérêts  sont  intimement  liés  à  ceux 
des  Igouadaren,  chez  lesquels  il  vit  sans  défense,  achetant 
du  grain  pour  le  revendre  à  Tombouctou  ;  il  y  avait  donc 
dans  l'aide  qu'il  nous  portait  une  limite  à  ne  pas  dépasser 
sans  se  compromettre.  Je  lui  fais  un  cadeau  de  valeur,  et, 
de  son  côté,  il  me  donne  une  provision  de  riz  qu'il  possède 
au  village  de  Goungi,  situé  dans  l'île  Aoutel  Makkoren,  o^ 
nous  serons  demain. 

Après  une  nuit  tranquille,  nous  faisons  route.  Mais  l'éte^' 
nelle,  l'énervante  brise,  nous  force  à  mouiller,  et  noi^^ 
sommes  rejoints  par  une  pirogue,  dans  laquelle  est  aux  let'S 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  laç 

ropre  frère  de  Sakhib,  fou  depuis  cinq  ans.  Il  est  tran- 
le  tant  qu'on  le  met  ainsi  dans  l'impossibilité  de  nuire, 
s,  dès  qu'on  le  lâche,  il  devient  furieux,  frappe  et  blesse 
t  le  monde.  Taburet  prescrit  un  traitement  quelconque, 
l'absence  de  douches  et  de  camisoles  de  force.  Nous  dé- 
sons le  village  d'Agata,  où  réside  le  chérif  Hameit,  pour 


uel  nous  avons  une  lettre  d'Abiddin,  et  où  nous  aperce- 
is  au  sec  une  cinquantaine  de  pirogues.  Le  soir,  nous 
x)stons  près  d'un  petit  village,  dans  une  tle.  Le  chef  a  le 
is  cassé  d'un  coup  de  sabre,  œuvre  d'un  Igouadaren  de 
khib,  à  qui  il  refusait  de  laisser  prendre  son  riz.  Décide- 
nt ceux  de  la  rive  droite  valent  ceux  de  la  rive  gauche  ; 
que  l'on  comprend  difficilement,  ce  sont  les  noirs,  les 
nghais,  qui,  plus  nombreux  que  leurs  oppresseurs,  aussi 
:n  armés,  se  laissent  ainsi  maltraiter  sans  se  défendre. 
tte  lâcheté  m'ôte  les   sentiments  de   sympathie  que  je 


130     SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

pourrais  avoir  pour  eux,  étant  donnée  leur  situation  misé- 
rable. 


Nous  repartons  de  très  bonne  heure,  mais  notre  gfuide  se 
trouble,  et  ne  reconnaît  plus  la  route  qui  doit  nous  conduire 
à  Goungi.  Une  pirogue  nous  remet  dans  le  droit  chemin;  il 
faut  remonter  jusqu'au-dessus  d'Agata,  et  prendre  un  autre 
bras  que  nous  avions  laissé  à  gauche.  Nous  arrivons  non  sans 
peine  au  village,  passant  sur  des  digues  de  retenue,  derrière 
lesquelles  sont  des  rizières  maintenant  inondées.  Goungi, 
petit,  misérable,  est  peuplé  de  captifs  des  chérifs  d'Agata. 
On  nous  remet  le  riz  de  Mohamed,  mais  il  est  encore  recou- 
vert de  sa  balle,  et  il  nous  faut  le  faire  décortiquer;  cela  nous 
prendra  toute  la  journée  du  lendemain. 

Un  Kel  es  Souk,  à  l'air  très  affaire,  vient  me  demander 
pendant  la  nuit,  se  disant  porteur  des  plus  graves  nou- 
velles. Tout  le  Sahara  est  allié  contre  les  Français  et  marche 
sur  Tombouctou,  Aouelliminden,  Hoggars,  Maschdoufs,  etc. 
Madidou  lui-même  est  avec  sa  colonne  à  Bamba.  Le  conte 
est  réellement  trop  gros,  il  ne  passe  pas.  Sans  perdre  mon 
sang-froid,  je  remercie,  par  l'intermédiaire  du  Père  Hac- 
quart,  mon  ren seigneur,  qui  parle  bien  arabe,  et  je  le 
prie  d'aller  porter  mes  meilleures  salutations  à  Madidou.  Le 
vieux  coquin,  entrant  plus  directement  dans  la  question  qui 
l'amène,  essaye  de  m'extorquer  un  vêtement,  sans  succès 
d'ailleurs,  et  je  le  mets  à  la  porte. 

• 

Dès  que  nous  nous  arrêtons,  c'est  une  pluie  de  visites, 
presque  aussi  ennuyeuse  que  celle ,  au  sens  propre  du  mot. 
qui  tombe  depuis  la  veille.  Le  22  au  matin,  arrivent  d'abord 
des  messagers  de  Sakhaoui.  Ils  viennent,  en  son  nom,  me 
demander  conseil.  Le  commandant  de  Tombouctou  lui  a  en- 
voyé une  lettre  annonçant  la  venue  prochaine  du  colonel  de 


5- 

1 

1 

K 

M 

L i 

^ 


132    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Trentinian,  gouverneur  du  Soudan.   Il  lui  fait  dire  de  se 
rendre   à   Tombouctou,    et   Sakhaoui  est   très   effrayé.   Je 
rassure  de  mon  mieux  l'envoyé,  mais  je  suis  bien  persuadé 
que  Sakhaoui  ne  bougera  pas.  Pour  nous,  ce  message  fera 
évidemment  le  plus  déplorable  effet,  et  je  lis  sur  mon  journal 
que,  ce  jour-là,  j'ai  dû  me  mettre  fort  en  colère  contre  la 
politique  du  Soudan.  «  Nous  sommes  réellement  des  gens 
bien  extraordinaires,  y  vois-je;  nous  nous  imaginons  que  les 
Touaregs  vont  venir  d'eux-mêmes  se  jeter  dans  nos  bras, 
sans  employer,  pour  les  y  amener,  ni  moyens  persuasifs  ni 
action  coercitive.  Mais,  bon  Dieu!  si  ces  braves  gens  pou- 
vaient nous  envoyer  au  diable,  d'où  leurs  marabouts  pré- 
tendent que  nous  venons,  ils  le  feraient  volontiers.  Et  je 
ne  saurais  leur  en  tenir  rigueur  :  je  vois  bien  ce  qu'ils  ont  à 
perdre  à  notre  présence,  mais  pas  trop  ce  qu'ils  ont  à  ga- 
gner. Etant  donnée  l'apathie  avec  laquelle  on  traite  les  ques- 
tions commerciales ,  je  ne  prévois  pas  encore  le  jour  où  ils 
pourront  remplacer,  soit  par  des  droits  de  passage,  soit  par 
la  fourniture  des  moyens   de   transport ,  les   impôts  qu'ils 
lèvent  maintenant  par  la  force.  » 

J'ai  pu  m'en  convaincre  depuis  :  parler  des  questions  co- 
loniales en  France,  c'est  prêcher  dans  le  désert.  Aussi  m'ex- 
citerais-je  moins  le  cas  échéant.  Je  n'en  demeure  pas  moins 
persuadé  que  j'écrivais,  alors  comme  maintenant,  l'exacte, 
la  stricte  vérité. 

C'est  ensuite  le  tour  de  R'alli.  Depuis  longtemps  on  ne 
le  voyait  plus,  celui-là.  De  l'instant  où  nous  nous  sommes 
conduits  à  son  égard  comme  nous  l'avons  fait  à  Zarhoï,  il  est 
devenu,  il  le  jure  trois  fois  par  Allah,  notre  fidèle,  notre 
dévoué,  notre  soldat.  Il  n'a  pas  voulu  nous  laisser  partir 
sans  aller,  devant  nous,  préparer  les  voies.  Il  a  donc  précédé 
nos  chalands  et  a  trouvé,  sur  la  rive  droite,  des  chérifs, 
des  imbéciles,  des  gens  qui  ne  nous  connaissent  pas  comme 


DE   TOMBOUCTOU   A   TOSAYE.  133 

il  nous  connaît,  qui  battaient  le  iabala  (tambour  de  guerre). 
Ou  plutôt  il  n'en  a  trouvé  qu'un;  mais  comme  les  sons  de 
l'instrument  auraient  pu  en  faire  venir  d'autres,  il  l'a  d'abord 
confisqué.  Puis,  lui,  R'alli,  ayant  demandé  pourquoi  tout 
ce  bruit,  l'autre  lui  a  répondu  qu'il  craignait  que  les  blancs 
ne   vinssent   lui  prendre  ses   biens,   bœufs,  moutons,  etc. 


«  Alors,  ajoute-t-il  d'un  air  aimable,  pour  bien  lui  montrer 
qu'il  n'avait  rien  à  craindre,  je  lui  ai  tout  enlevé.  »  —  Je 
tne  mets  à  hurler  r  «  En  voilà  une  façon  de  nous  faire  des 
amis!  —  Pour  le  lui  restituer  après  votre  passage  n,  ajoute- 
t-il  avec  un  sourire.  Si  l'histoire  est  vraie,  et  je  n'en  met- 
trais pas  ma  main  au  feu,  je  puis  déclarer,  sans  l'avoir  vérifié, 
que  le  malheureux  chérif  ne  retrouvera  pas  tout  au  com- 
plet. ■  Seulement,  ajoute  R'alli,  de  même  que  tu  habilles 
tes  hommes,  tu  dois  me  vêtir,  moi,  ton  soldat,  a  Je  lui  fais 
remarquer  que  je  lui  ai  déjà  donné  de  quoi  faire  des  com- 


134    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

plets  à  toute  une  famille,  a  Oui,  mais  maintenant  mon  boubou 
et  mon  pantalon  sont  sales.  —  Lave-les  donc,  animal!  —  Fi! 
voudrais-tu  que  ton  soldat  s'abaisse  à  de  pareils  soins,  lors- 
qu'il a  un  chef  tel  que  toi  ?  » 

Chérif  Hameit,  àqui  j'ai  envoyé  la  veille  la.lettre  d'Abid- 
din,  nous  répond  très  impoliment,  déclarant  que  la  religion 
lui  défend  d'avoir  rien  de  commun  avec  des  infidèles. 

Je  me  console  de  ce  nouvel  insuccès  en  causant  avec  le 
j)etit  Kounta  Tahar,  le  compagnon  de  Mohamed,  venu  à 
Goungi  voir  si  on  nous  remettait  le  riz  de  son  patron. 

Il  me  raconte  la  mort,  en  iSgo,  près  de  Saredina,  d'Abid- 
din,  fils  de  Hamet  Beckay,  dont  il  a  été  un  des  fidèles,  à 
Gardio,  près  du  lac  Debo. 

Ils  étaient  venus  faire  un  pèlerinage  au  tombeau  du  grand 
marabout,  et  aussi  tâcher  de  recruter  des  partisans  contre 
les  Toucouleurs  du  Massina,  avec  lesquels  Abiddin  conti- 
nuait la  guerre.  Deux  colonnes  parties  l'une  de  Mopti, 
l'autre  de  Djenné,  les  cernèrent.  Ils  se  battirent  en  déses- 
pérés, mais  furent  accables  sous  le  nombre.  Abiddin,  blessé 
une  première  fois,  tombe  aux  mains  de  l'ennemi,  en  fut 
retiré  par  les  fidèles  Bambaras  du  Djenneri,  qui  toujours 
suivirent  sa  fortune.  Trois  balles  vinrent  en  même  temps 
l'achever.  Alors,  il  s'éleva  une  tornade  tellement  forte  que 
l'on  dut  cesser  le  combat  et  que  les  rares  survivants  purent 
3'enfuir. 

Le  début  du  vent,  extrêmement  violent  et  sec,  souleva 
une  telle  quantité  de  sable,  que  le  cadavre  d' Abiddin  y  f ^^ 
enseveli,  et  personne  n'a  jamais  pu  retrouver  la  place  ou 
git  son  corps ,  comme  si  la  nature  avait  voulu  le  mettre  à 
l'abri  des  profanations  et  des  insultes. 

Les  tornades  jouent  d'ailleurs  un  grand  rôle  dans  Th*^' 
toire  guerrière  des  Kountas.  Hamet  Beckay  passait  pour  1^^ 


DK  TOMBOUCTOU  A  TOSAVE.  13S 

alner  à  son  gré,  et  avoir  fait  ainsi  plusieurs  fois  périr  des 
es  qui  venaient  l'attaquer.  Celle  de  Saredina  arriva  trop 
pour  sauver  son  fils. 

■t-ce  cette  histoire  qui  a  excité  les  cieux  à  s'ouvrir?  mais 
la  soirée  survient  une  violente  tornade  :  éclairs,  ton- 


,  pluie  diluvienne,  rien  n'y  manque,  et  tout  est  trempé 
d,  nous  compris,  naturellement. 


tre  riz  décortiqué,  mis  en  sac  et  en  cale,  nous  allons 
1er,  le  lendemain,  devant  Bamba,  pour  y  déjeuner. 
:ienne  ville,  la  kasbah  des  Touaregs,  encore  debout  au 
s  de  Barth,  n'existe  plus,  mais  l'accumulation  des  im- 
ices  de  ce  qui  (ut  le  village  a  produit  des  buttes,  comme 
nbouctou;  leur  nombre  et  leur  étendue  montrent  qu'il 
sxister  là  une  cilé  importante. 


136    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

L'aspect  du  paysage  est  extrêmement  pittoresque  ;  les 
alentours  ombragés  de  buissons  épineux  servent  maintenant 
de  cimetière  aux  habitants,  qui  ont  émigré  un  peu  en  aval, 
sur  une  dune  complètement  entourée  d'eau  et  formant  île  à 
l'époque  de  la  crue.  On  trouve  à  Bamba  quelques  dattiers 
redevenus  sauvages  et  d'un  aspect  très  majestueux.  Nous 
visitons  l'emplacement  du  village,  et  allons  mouiller  devant 
le  nouveau  Bamba.  Déjà,  les  eaux  baissant,  les  habitants  ne 
se  trouvent  pas  en  sûreté  sur  leur  dune,  qui  n'est  plus  que 
presqu'île,  et  se  disposent  à  transporter  leur  village  sur  une 
île  du  Niger,  située  en  face.  Les  premiers  arrivés  y  ont 
dressé  même  quelques  cases,  qui  tachent  de  points  blancs 
le  vert  du  bourgou. 

Nous  recevons  des  envoyés  du  chef  Abder  Rhaman,  avec 
une  lettre  :  s'il  ne  vient  pas  en  personne,  déclare-t-il,  c'est 
de  crainte  que  nous  ne  puissions  nous  comprendre  et  qu'il 
en  résulte  du  mai. 

Arrive  ensuite  une  bande  de  Kel  Oulli,  serfs  des  Igouara- 
den,  avec  dix,  vingt,  trente  moutons;  ils  viennent,  disent- 
ils,  nous  les  donner.  Sur  l'instant,  et  le  nombre  des  bêtes 
croissant  sans  cesse,  je  me  demande  si  cette  générosité  inac- 
coutumée ne  cache  pas  de  mauvais  desseins.  Mais  non  ;  ce 
sont  là  de  très  braves  gens  ;  le  mérite  de  leur  munificence 
s'atténue  bien,  il  est  vrai,  si  Ton  va  au  fond  des  choses. 
Cadeau  pour  cadeau,  ils  le  savent  :  je  ne  prendrai  pas  leurs 
bêtes  sans  leur  donner  quelque  chose  en  échange.  J'ai  toutes 
les  peines  du  monde  à  faire  comprendre  aux  Kel  Oulli  que 
nos  bateaux  ne  sont  pas  des  parcs  à  moutons ,  et  je  me 
borne  à  choisir  dans  le  troupeau  les  cinq  animaux  les  plus 
gras. 

Les  imrads  ou  serfs  m'ont  semblé  partout  de  très  bonnes 
gens,  doux  et  inoffensifs  quand  on  ne  leur  cherche  pas  que- 
relle.  Chose  curieuse  et  absolument  contraire  à  ce  qui  se 


DE  TOMBOUCTOU   A  TOSAVE.  137 

passe  pour  les  Touaregs  algériens,  ils  sont  beaucoup  plus 
blancs  de  teint  que  les  nobles  ou  Ihaggaren. 

Abder  Rhaman,  malgré  ce  que  dit  sa  lettre,  se  décide  tout 
de  même  à  nous  visiter.  C'est  un  Arma,  un  descendant  des 


anciens  conquérants  marocains.  Sa  contenance  est  fière;  il 
paraît  énergique  et  bon. 

Nous  avons  avec  lui  une  très  amicale  conversation,  pen- 
dant laquelle  tous  les  éclopés,  tous  les  malades  du  village 
viennent  demander  des  soins  médicaux.  Le  docteur  se  mul- 
tiplie au  milieu  d'une  vraie  cour  des  miracles. 


Durant  la  nuit  du  23  ; 


24,   nous 


138    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

par  un  remue-ménage  singulier.  Nous  prenons  les  précau- 
tions voulues  pour  être  en  état  de  parer  à  tout  événement. 
Au  matin,  Abder  Rhaman  revient  nous  donner  Texplication 
du  mystère  :  un  razzi  de  Hoggars  est  tombé  sur  les  campe- 
ments des  Igouadaren.  Sakhaoui  a  envoyé  dix  hommes  en 
reconnaissance  avec  son  frère.  Ils  ont  rencontré  Tennemi, 
supérieur  en  force,  et  ont  dû  battre  en  retraite  avec  deux 
blessés.  Le  frère  de  Sakhaoui  a  eu  son  cheval  tué. 

A  la  nouvelle  de  l'approche  des  Hoggars,  portée  à  Bamba 
durant  la  nuit,  le  village  a  déménagé.  Le  bruit  nocturne  était 
causé  par  le  passage  des  pirogues,  transportant  le  pauvre 
mobilier  des  habitants  et  les  matériaux  de  leurs  cases  sur  la 
pointe  d'Aoutel  Makkoren.  On  n'a  pas  osé  nous  prévenir, 
dans  la  crainte  de  recevoir  un  coup  de  feu  du  factionnaire. 

Je  regrette  profondément  de  ne  pas  avoir  été  à  Zarhoï 
au  moment  de  la  nouvelle  de  l'arrivée  des  Hoggars.  Nous 
aurions  pu  peut-être  donner  un  coup  de  main  à  Sakhaoui 
pour  les  repousser,  contribuer  ainsi  à  venger  le  massacre  de 
Flatters,  et  le  danger  aurait  probablement  jeté  le  chef  des 
Igouadaren  dans  nos  bras. 

J'ai  eu  plus  tard,  du  moins,  la  consolation  d'apprendre 
que  la  colonne  des  Hoggars,  s'étant  avancée  vers  Tombouc- 
tou,  fut  surprise  et  en  partie  détruite  par  les  spahis  du  capi- 
taine Laperrine. 

Une  courte  marche  l'après-midi  nous  met  à  Eguedeche, 
où  nous  jetons  l'ancre,  à  côté  d'un  petit  village  de  captifs, 
situé  sur  la  rive  même  du  fleuve.  Tout  d'abord  les  noirs 
prennent  la  fuite,  et  ce  sont  des  cases  désertes  que  nous 
trouvons,  lorsque  nous  mettons  pied  à  terre.  Pourtant,  un 
vagissement  sort  de  l'une  d'elles;  le  Père  Hacquart  y 
plonge,  et  ressort  portant  sur  ses  bras  un  petit  garçon  d'un 
an  environ.  Il  hurle,  effrayé;  mais  bientôt  les  caresses  du 
Père  le  rassurent,  et  il  se  met  à  jouer  avec  sa  grande  barbe. 


DE   TOMBOL'CTOU    A   TOSAYE.  139 

Les  parents  ne  sont  pas  loin,  ils  ont  vu  le  manège  de  der- 
rière des  bouquets  de  palmiers  nains,  où  ils  s'étaient  cachés, 
et  les  voilà  qui  reviennent,  rassurés,  eux  aussi,  et  suivis  de 
leurs  compatriotes,  que  l'exemple  entraîne. 

Le  grand  village  d'Eguedeche  est  un  peu  dans  l'intérieur, 
caché  à  nos  yeux  par  une  dune.  Les  habitants,  les  maîtres 


des  esclaves  du  petit  village  où  nous  sommes  mouillés,  sont 
des  Kountas.  On  nous  montre  les  ruines  d'une  case  en  terre 
qui  a  appartenu  à  Sidi  el  Amin,  un  des  frères  de  Hamet 
Beckav-  Le  chef  d'Eguedeche  vient  en  personne  avec  un  de 
ses  parents,  qui  appartient  précisément  à  la  fraction  de  tribu 
commandée  par  Etaba  Hamet,  fils  d'El  Beckay.  Je  l'engage 
à  retourner  vers  son  chef  nous  annoncer,  dire  que  je  suis  le 
neveu  d'Abdoul  Kerim,  et  que  je  désire  voir  Baba  Hamet  et 
son  frère  Baye. 

Les  nouvelles  du  razzi  des  Hoggars  sont  confirmées. 


I40    SUR    LE   NIGER   ET    AU   PAYS    DES   TOUAREGS. 

Si  nous  restons  en  assez  bons  termes  avec  les  habitants 
de  la  rive  gauche ,  nous  sentons  une  hostilité  sourde  qui 
croît  de  plus  en  plus  sur  la  rive  droite.  Durant  la  journée 
du  25,  une  aventure  lui  donne  corps. 

Nous  avons  dû  nous  arrêter  vers  huit  heures.  \JAube 
est  mouillé  au  pied  d'une  dune  ;  le  Davoust  s'est  mis  dans 
l'herbe  près  d'un  village,  dont  les  habitants  viennent  nous 
vendre  œufs  et  poulets  contre  de  la  verroterie.  La  brise  est 
tombée,  et  j'ai  déjà  donné  le  signal  de  marcher,  lorsque, 
d'un  groupe  de  Touaregs  posté  sur  la  dune  depuis  une  demi- 
heure,  examinant  nos  bâtiments  sans  s'approcher,  un  noir  se 
détache  et  demande  à  nous  parler. 

Il  porte  à  la  main  une  couverture  de  laine  rouge  que  j'avais 
envoyée  de  Rhergo  à  Mohamed  ould  Mbirikat,  et  que  ce 
dernier  nous  a  dit  lui  avoir  été  soustraite  par  Abou,  frère  de 
Sakhib,  moitié  par  persuasion,  moitié  d'autorité. 

Cette  couverture  est,  me  déclare  l'envoyé,  destinée  à  nous 
montrer  qu'il  vient  de  la  part  d'Abou.  Il  nous  enjoint  de 
nous  éloigner  de  la  rive  droite,  de  passer  sur  le  fleuve  si 
nous  voulons,  mais  sans  accoster. 

\J Aube  est  déjà  en  route,  et  nous  avons  bien  peu  de  temps 
pour  marcher  durant  la  journée,  à  cause  de  la  maudite  brise 
qui,  presque   chaque   jour,    nous  fait  perdre  les  meilleures 
heures  :  je  résiste  au  désir  de  demeurer  en  place  pour  voir 
ce  que  fera  Abou.  Je  lui  fais  répondre  toutefois  que  je  me 
mets  en  route  non  point  d'après  ses  ordres,  mais  parce  que 
j'allais  le  faire  de  ma  propre  volonté.  M 'étant  au  préalable 
entendu  avec  son  frère  aîné ,  ajoutai-je ,  je  n*ai  rien  à  dé- 
mêler avec  Abou,  et  ne  lui  reconnais  aucune  autorité  dans  le 
pays. 

Le  soir,  nous  essayons  vainement  de  mouiller  au  village 
de  Mareïkoïra;  le  bourgou  nous  empêche  d'approcher,  et 
nous  sommes  forcés  de  séjourner  dans  une  petite  île  en  face. 


DE    TOMBOUCTOU    A    TOSAYE.  141 

Nous  tâchons  sans  succès  d'attirer  les  habitants;  ils  vien- 
nent bien,  avec  leurs  pirogues,  jusqu'à  la  limite  des  herbes, 
mais  refusent  d'accoster  notre  île.  J'aurais  voulu,  cependant, 
obtenir  des  renseignements  sur  ce  qui  se  trame,  et  aussi 
acheter  du  bois  à  brûler.  Dans  ces  parages,  où  l'herbe  em- 
pêche souvent  d'atteindre  la  rive  même,  la  question  du  bois 
pour  la  cuisine  devient  parfois  fort  gênante,  et  il  nous  faut 
en  être  très  économes.  Cependant,  loin  de  manquer,  ce  qui 
serait  une  grande  difficulté  pour  la  navigation  à  vapeur,  il 
existe  en  abondance;  mais  il  faut,  pour  se  le  procurer,  aller 
jusqu'à  la  première  ligne  de  dunes,  au  delà  des  plus  grandes 
inondations.  Là,  on  rencontre  du  gommier,  excellent  pour 
la  chaufïe  ;  le  tout  est  de  décider  les  indigènes  à  le  couper  et 
à  l'apporter. 

Le  26,  une  pirogue  nous  croise,  montée  par  des  gens  de 

Bamba;  ils  nous  disent  que  les  Tademeket  Kel  Bourroum  se 

sont  réunis  à  Dongoe  pour  nous  attaquer. 

C'est  l'occasion  pour  Sidi  Hamet  d'une  crise  de  larmes;  il 

la  termine  en  me  demandant  l'autorisation  de  nous  quitter  à 

Tosaye  pour  regagner  Tombouctou. 

Depuis  notre  passage  chez  les  Igouadaren,  le  caractère  de 
notre  guide  a  subi  une  transformation  peu  à  son  avantage. 
Je  sais  qu'il  y  a  reçu  une  lettre  venant  de  Tombouctou.  Que 
contenait-elle?  Je  l'ignore.  Le  brave  garçon  est  amoureux 
fou,  et  très  jaloux  de  sa  femme.  Une  si  belle  femme,  nous 
a-t-il  dit  un  jour,  et  si  bien  habillée  !  Elle  a  au  moins  pour 
quatre  barres  de  sel  sur  les  épaules.  Craint-il  le  sort  des 
maris  de  Molière?  La  peur  qu'il  témoigne  est-elle  réelle? 
Toujours  est-il  qu'il  est,  ou  feint  d'être,  en  proie  à  la  terreur 
la  plus  profonde.  Lui  qui,  jusqu'à  Kardieba,  a  toujours  été 
gai,  hardi,  content  de  mener  à  bonne  fin  toutes  les  entre- 
prises que  je  lui  commandais  d'accomplir,  lui  qui  témoignait 
d'une  confiance  inébranlable  dans  la  réussite  de  mes  projets 


142     SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

d'entente  avec  les  Aouelliminden,  il  ne  parle  plus  mainte- 
nant que  du  triste  sort  qui  l'attend  ;  nous  serons  massacrés,  lui 
aussi,  bien  entendu,  et  il  ne  re verra  plus  sa  femme,  sa  chère 
femme,  qui  porte  pour  quatre  barres  de  sel  sur  le  dos,  etc. 
Au  début,  j'ai  cherché,  en  le  prenant  par  la  douceur  ou 
en  le  rudoyant,  à  remonter  son  moral  tombé  à  un  niveau  très 
bas.  Rien  n'y  a  fait.  Et  comme  j'estime  qu'il  est  extrême- 
ment dangereux  pour  nous  de  placer  notre  confiance  en  un 
pareil  poltron,   très  capable  de  nous  cacher  la  vérité,  s'il 
croit  réussir  ainsi  à  éviter  d'aller  plus  loin ,  je  lui  accorde, 
assaisonnée  de  quelques  mots  peu  aimables,  l'autorisation 
qu'il  me  demande.  Cela  le  calme  pour  un  temps,  mais  il  re- 
commence bientôt  des  jérémiades  sur  ses  dangers  au  retour; 
pour  y  couper  court,  je  lui  interdis  de  me  parler. 

Il  est  certain  pourtant  qu'il  y  a  du  vrai  dans  ce  que  pré- 
tend Sidi  Hamet.  Les  figures  que  nous  rencontrons  devien- 
nent de  plus  en  plus  hostiles.  Le  27  au  matin,  nous  franchis- 
sons le  passage  rocheux  de  Tinalschiden,  puis  Dongoe,  où 
nous  devions  être  attaqués.  Nous  sommes  suivis,  sur  les 
deux  rives,  par  des  cavaliers  touaregs^  une  trentaine 
d'hommes  en  tout.  Jusqu'ici,  ce  n'est  pas  bien  terrible,  et 
d'ailleurs  ils  s'abstiennent  de  toute  manifestation  hostile.  Le 
vent  nous  force  à  nous  arrêter  quelques  instants  en  face  de 
Dongoe,  sur  la  rive  gauche.  Un  cavalier  se  détache  et  vient 
héler  le  Davoust.  J'échange  avec  lui  des  salutations,  prélude 
obligé  de  tout  entretien,  même  lorsqu'il  doit  tourner  à  l'aigre- 
Je  lui  demande  des  nouvelles  du  pays;  il  me  répond  que 
j'en  aurai  à  Tosaye,  cliez  Sala  ould  Kara. 

Vers  deux  heures,  nous  apercevons  devant  nous,  au  milieu 
du  fleuve,  deux  puissantes  masses  rocheuses.  Ce  sont  Baror 
et  Chabor,  rocs  signalés  par  Barth  ;  comme  des  jalons,  ils 
marquent  le  défilé  de  Tosaye.  Une  pirogue  se  détache  delà 


DE   TOMBOUCTOU    A   TOSAYE.  143 

'e  gauche,  elle  porte  un  parent  de  Sala  qui  vient  s'offrir 
ur  guide.  La  troupe  des  Touaregs  de  la  rive  droite  s'est 
gmentée;  je  voudrais  leur  parler,  mais  notre  pilote  m'en 
ipèche.  Quelques  coups  d'aviron  nous  conduisent  devant  la 
le  de  Sala,  Sala  Koïra  ou  Tosaye.  Nous  accostons. 


CHAPITRE  IV 


DE    TOSAVK 


Tosaye  est  un  village  de  chérifs.  Ce  sont  gens  pacifiques 
et  peureux  au  suprême  degré;  pourtant,  devant  nous,  sur 
la  plage,  circulent  des  groupes  en  tenue  de  campagne  :poiir 
remplacer  le  courage  qui  leur  manque,  les  paisibles  chérils  se 
sont  armés  jusqu'aux  dents;  chacun  d'eux  est  un  véritable 
arsenal  ambulant.  Cela  nous  fait  rire;  mais,  chose  plus 
grave,  derrière  le  village  nous  apercevons  des  groupes  de 
Touaregs  qui  ont  l'air  d'attendre.  Notre  guide,  dès  l'accos- 
tage, saute  à  terre  et  ne  reparaît  plus.  Personne  n'a  l^r 
désireux  d'engager  avec  nous  la  conversation.  Je  dis  àSii 
Hamet  de  descendre  et  de  me  ramener  le  chef  Sala  ou  un 
de  ses  envoyés  :  notre  agent  politique  refuse  d'abord  éneiy 


iDE   TOSAYE   A   FAFA.  145 

uement.  Il  me  faut  le  jeter  presque  de  force  hors  du  bord. 
l  aborde  un  des  groupes,  celui  qui  paraît  le  moins  hostile, 
ntre  dans  une  case  et  nous  fait  attendre  une  demi-heure 
Dn  retour. 

Il  revient  avec  un  frère  de  Sala  et  de  mauvaises,  très 
lauvaises  nouvelles  :  Sala,  coïncidence  fâcheuse,  est  parti 
n  voyage  ;  les  gens  du  village ,  redoutant  de  nous  voir  en 
itte  avec  les  Touaregs,  seraient  bien  heureux  que  nous  ne 
Bscendions  pas  chez  eux.  Puis  toute  une  série  de  rensei- 
nements  souvent  contradictoires,  mais  toujours  alarmants. 
^n  grand  rassemblement  s'est  formé,  au  défilé  de  Tosaye, 
Dur  s'opposera  notre  passage  :  Aouelliminden,  Tademeket, 
lountas,  etc.  Sala  lui-môme  s'y  trouve. 

Quel  parti  prendre?  Nous  avons  besoin  de  vivres,  notre 

îserve  commence  à  s'entamer,  et  je   voudrais  acheter  du 

rain.  Qui  sait  ce  qui  nous  attend  plus  bas? 

Je  veux  aussi  des  guides.  Depuis  notre  départ  de  Tom- 

:)uctou,  on  nous  rebat  les  oreilles  avec  le  défilé  de  Tosaye, 

n  étroitesse  et  ses  difficultés.   Barth  lui-même  n'est  pas 

!S  rassurant  à  cet  égard.  Il  prétend  qu'une  pierre  vigou- 

isement  lancée  peut  aller  d'une  rive  à   l'autre;  il  laisse 

poser  aussi  l'existence  de  courants  puissants,  peut-être 

apides. 

n  nous  a  raconté  qu'il  y  a  une  dizaine  d'années,   une 

e  de  Toucouleurs  essaya,  montée  sur  des  pirogues,  de 

mdre  le  Niger.  A  Tosaye,  elle  fut  anéantie,  écrasée 

les  quartiers  de  roche  que  les  indigènes  roulaient  et 

itaient  du  haut  des  falaises.  Je  sais  qu'il  faut  faire  la 

î  l'exagération;  malgré  tout,  je  n'en  crains  pas  moins 

Dassage  resserré  du  fleuve  nous  n'entrions  en  lutte 

î  mauvaises  conditions  avec  les  riverains.  Essayons 

moyens  politiques  tant  que  cela  demeurera  possible. 

ns  avoir  l'air  de  m'inquiéter  autrement  des  discours 

lamet  et  de  son  air  terrorisé,  j'entame  avec  le  frère 

10 


146    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES- TOUAREGS. 

de  Sala   une  conversation   que  je  fais  bientôt  tomber  sur 
Abdoul  Kerim. 

Je  révèle  ma  parenté,  et  cela,  comme  toujours,  produit 
un  effet  escompté  à  l'avance.  Sala  ne  sait  pas  que  je  suis  le 
neveu  de  Barth  ;  il  faut  le  lui  apprendre.  Et  comme  marque 
de  reconnaissance,  comme  signe  que  je  dis  bien  la  vérité,  je 
lui  fais  citer  le  nom  de  la  cuisinière  de  son  maître  El  Beckav. 

0 

Elle  s'appelle  Diko. 

Certes,  lorsque,  avec  sa  précision  germanique,  Barth  enre- 
gistrait le  nom  de  cette  utile  mais  humble  servante  de  son 
protecteur,  le  renseignement  ne  semblait  pas  d'une  haute 
importance  pour  les  générations  futures.  Lui-même  ne  se 
doutait  pas  du  service  qu'il  rendrait  ainsi,  presque  un  demi- 
siècle  plus  tard,  à  son  parent  d'emprunt. 

Avec  une  pareille  preuve,  comment  ne  pas  reconnaître 
en  moi  le  neveu  de  mon  oncle?  D'autant  que  Diko  n'est  pas 
morte  ;  elle  réside  dans  un  campement  de  l'intérieur.  Du 
coup,  Sala  n'est  plus  parti  en  voyage,  peut-être  même 
viendra-t-il  nous  visiter.  Son  frère  saute  à  terre  lui  rap- 
porter la  nouvelle;  son  aspect,  ses  manières  sont  complè- 
tement transformés. 

Il  ne  tarde  pas  à  revenir.  Effectivement,  Sala  ne  s'est  pas 
éloigné  ;  il  est  dans  le  village.  Au  récit  de  son  frère,  il  s'est 
mis  à  pleurer,  il  voit  ainsi  réalisée  une  prophétie  de  son 
maître. 

Lorsque,  en  effet,  Harth ,  accompagné  d'El  Beckay. 
arriva  à  Tosaye,  le  voyageur  allemand  courut,  sans  s'en  dou- 
ter, un  des  plus  grands  dangers  qu'il  eût  jamais  rencontrés  au 
cours  de  son  aventureuse  expédition. 

Les  Tademeket  Kel  Bourroum  avaient  résolu  sa  mort,  et 
toute  l'éloquence,  toute  l'influence  religieuse  de  son  pro- 
tecteur, ne  purent  les  ramener  à  des  sentiments  plus  hu- 
mains. 

Se  voyant  sur  le  point  d'être  débordé  par  l'explosion  des 


DE   TOSAYE   A   FAFA.  147 

haines  et  du  fanatisme,  El  Beckay  joua,  en  faveur  de  son 
ami,  une  grosse  partie.  Il  déclara  aux  Touaregs  que  ni  lui  ni 
eux  n'étaient  assez  puissants  pour  trancher  leur  litige,  et 
que  le  grand  chef,  l'amenolcal  de  la  confédération  des  Aouel- 
liminden,  El  Khotab,  devait  juger  en  dernier  ressort. 

Abandonnant  les  rives  du  fleuve,  il  se  rendit  tout  seul 
chez  ce  dernier,  le  persuada  et  obtint  un  sauf-conduit  pour 
son  protégé. 

Barth  n'a  jamais  connu  ce  danger  qu'il  courut.  Nous  lisons 
seulement  dans  son  ouvrage  qu'El  Beckay  fit  une  absence 
de  quatre  jours,  pour  aller  chercher  des  chameaux  frais  et 
remplacer  ceux  que  le  voyage  avait  déjà  fatigués  :  simple 
prétexte,  qui  fait  encore  ressortir  la  délicatesse  des  procédés 
du  grand  marabout  kounta  ne  voulant  pas  alarmer  son  ami. 

Or,  pendant  qu'il  discutait  avec  les  Tademeket,  El  Beckay, 
saisi  d'un  délire  prophétique,  pronostiqua  qu'un  jour  le  fils 
d'Abdoul  Kerini  reviendrait  dans  les  mêmes  parages  avec 
trois  bateaux. 

Nous  avions  trois  bateaux;  je  me  donnais,  avec  preuves 
à  l'appui,  comme  neveu  de  Barth  :  impossible  de  nier  la  réa- 
lisation de  la  prophétie. 

Ajoutons,  en  outre,  que  Madidou  est  précisément  le  fils 
de  cet  El  Khotab  sauveur  de  mon  oncle. 

Sala  me  fit  dire  par  son  frère  qu'il  ne  viendrait  pas  lui- 
même  à  bord,  par  crainte  de  me  desservir  en  dévoilant  à 
tous  l'amitié  qui  désormais  nous  unissait;  mais,  désireux  de 
nous  être  utile,  il  allait  se  rendre  auprès  de  Madidou  ou 
tout  au  moins  lui  écrire,  et  il  espérait  avoir  le  même  succès 
qu'autrefois  son  maître  El  Beckay.  En  attendant,  il  pour- 
voirait à  tous  nos  besoins. 

De  fait,  durant  la  journée  du  lendemain,  nous  achetâmes 
autant  de  grain  qu'il  nous  en  fallait,  et  Sala  nous  donna 
comme  guide  son  propre  fils  Ibrahim. 


148    SUR    LK   NIGER    ET    AU    PAVS    DES   TOUAREGS. 

Nous  partons  le  samedi  29  février,  vers  une  heure,  et 
passons  entre  Baror  et  la  rive  gauche.  Bientôt  nous  voyons 
de  nouveau  surgir  sur  la  rive  droite  ces  Touaregs  que  j'ai 
déjà  signalés.  Ce  sont  des  Tademeket,  et  Sala  nous  a  pré- 
venus de  nous  en  défier.  Ils  accompagnent  les  bateaux, 
mais,  pour  le  moment,  sans  gestes  hostiles. 


,  1   1 

r,.:u... 

1"- 

1 

Nous  arrivons  sans  incident  devant  la  très  pittoresque 
entrée  du  défilé. 

De  la  rive  droite  se  détache  une  ligne  de  roches  barrant 
en  partie  la  passe.  Dans  l'étroite  porte  ainsi  laissée,  le  cou- 
rant est  peut-être  très  fort  lorsque  les  eaux  sont  complète- 
ment basses;  pour  l'instant,  au  contraire,  le  fleuve  est  abso- 
lument calme  et  l'eau  tourne  lentement,  couverte  de  flocons 
d'écume,  dans  un  espace  assez  resserré,  mesuiant  cent  vingt 
à  cent  cinquante  mètres  de  largeur. 

A  droite  et  à  gauche,  des  falaises  noires  et  roi^es,  comme 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  149 

calcinées,  coupées  çà  et  là  de  filons  de  quartz  blanc,  donnent 
au  paysage  un  aspect  majestueux,  mais  profondément  triste. 
Bafth  raconte  que,  selon  les  indigènes,  la  peau  d'un  jeune 
bœuf  découpée  en  lanières  n'atteindrait  pas  le  fond  en  cet 
endroit.  Des  préoccupations  d'une  autre  nature  nous  empê- 
chent de  vérifier  son  dire. 

Bientôt,  et  précisément  à  l'endroit  que  Barth  marque,  à 
tort  d'ailleurs,  comme  le  plus  grand  resserrement  du  fleuve, 
un  groupe  de  cavaliers  se  détache  de  la  troupe  des  Tade- 
meket,  et  l'un  d'eux  s'avance,  porteur  d'une  lettre  qu'il 
montre  de  loin. 

Dès  la  veille,  nous  avons  prévu  et  étudié  les  manœuvres 
à  opérer  dans  les  divers  cas  qui  peuvent  se  présenter. 
J'accoste  le  Davoust  à  la  berge  pour  prendre  la  lettre  du 
Touareg,  mais  le  Le  Daniec  et  Y  Aube  restent  à  droite  et  à 
gauche,  à  cinquante  mètres  de  terre,  prêts  à  battre  la  plage 
de  leur  feu  croisé,  si  quelque  embûche  cachée  se  découvrait. 

Je  prends  la  lettre,  et  le  Père  Ilacquart  la  déchiffre  aus- 
sitôt. C'est  une  vraie  déclaration  de  guerre,  au  reste  conçue 
dans  les  termes  les  plus  convenables;  le  protocole  n'aurait 
rien  à  y  reprendre. 

Younès,  chef  des  Tademeket,  me  salue  mille  fois,  m'en- 
voie tous  ses  vœux  de  prospérité.  Son  plus  grand  plaisir 
serait  de  nous  laisser  passer  sur  le  fleuve  et  même  de  nous 
y  aider.  Malheureusement,  nous  suivons  deux  routes,  deux 
religions  différentes.  Je  n'ai  plus  qu'à  m'en  retourner  à  Tom- 
bouctou,  sinon  il  se  verra  forcé  de  me  faire  la  guerre. 

Je  réponds  que,  pour  faire  la  guerre,  il  faut  être  au  moins 
deux  à  la  vouloir.  Mes  goûts,  comme  aussi  les  instructions 
reçues  de  mon  chef,  me  prescrivent  de  l'éviter  à  tout  prix. 
En  conséquence,  je  passerai  tranquillement  sur  le  Niger, 
tant  qu'il  sera  possible  d'y  naviguer.  Si  le  fleuve  devenait 
assez  mauvais  pour  que  les  riverains  pussent  s'opposer  à 


I50    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

notre  voyage,  les  Tademeket  n'avaient  qu'à  attaquer,  ils 
verraient  ma  réponse. 

Tandis  que  le  Père  et  Tierno  traduisaient  cette  lettre, 
j'observais  notre  héraut  d'armes.  Prudemment,  après  avoir 
remis  sa  missive,  il  s'était  abrité  derrière  un  quartier  de 
roc.  Voyant  que  nous  ne  nous  occupions  pas  de  lui,  il  se 
décida  à  avancer  un  œil,  puis  l'autre,  et  bientôt  fut  dehors 
tout  entier. 

((  Eh  bien  !  me  dit-il,  malgré  tout  cela,  est-ce  qu'il  n  y 
aurait  pas  moyen  d'avoir  un  pantalon  ?  » 

La  question  me  parut  charmante  ;  Tinexpressible  du  pauvre 
diable  se  définissait  facilement  :  des  trous  attachés  avec  de 
la  ficelle  ;  mais  ce  n'était  guère  le  moment  d'en  demander  un 
autre  ! 

Voilà  bien,  direz-vous,  le  Touareg  quémandeur.  Le  défaut 
a  pourtant  son  bon  côté.  Je  suis  convaincu  qu'en  satisfaisant 
d'abord  notre  interlocuteur,  en  donnant  en  outre  quelques 
cadeaux  aux  autres  Tademeket,  on  les  aurait  vite  et  facile- 
ment conduits  de  l'hostilité  à  la  bienveillance. 

Si  je  ne  l'ai  pas  tenté,  c'est  qu'à  vrai  dire  je  voulais  me 
réserver  pour  les  Aouelliminden  proprement  dits  ;  je  crai- 
gnais de  plus,  en  cas  d'erreur,  quelque  querelle,  quelque 
rixe,  rendant  plus  difficile  l'établissement  de  bonnes  rela- 
tions ultérieures. 

Ma  réponse  remise,  nous  fîmes  route.  En  nous  voyant  nous 
éloigner,  les  Touaregs  poussèrent  des  cris  sauvages.  Devant 
nous,  pas  un  écueil,  rien  qu'une  eau  noire  resserrée  entre 
les  hautes  falaises  sur  lesquelles  nous  apercevons  bientôt 
les  Tademeket.  11  y  a  bien  maintenant  cent  cavaliers  et 
nombre  de  gens  à  pied.  Ils  crient,  s'excitent,  se  livrent  à 
une  fantasia  furieuse,  brandissant  leurs  lances,  frappant  du 
sabre  leur  bouclier  blanc  en  peau  d'antilope.  C'est  un  spec- 


152    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

tacle  qu'on  payerait  cher  dans  un  cirque.  N'était  l'appréhen- 
sion de  l'avenir,  nous  nous  enthousiasmerions  pour  ce  ta- 
bleau. Des  femmes,  des  enfants  même  se  joignent  au  cortège, 
tandis  que  nous  défilons  lentement  sur  les  eaux  sans  courant 
de  la  passe. 

Bientôt  les  berges  s'abaissent,  des  rives  verdoyantes  con- 
trastent avec  les  roches  noires  de  Tosaye,  et,  avisant  une 
petite  île,  Adria,  nous  allons  y  mouiller. 

Des  gens  qui  ne  sont  pas  contents,  par  exemple,  ce  sont 
mes  laptots.  Les  cris,  les  menaces,  les  défis  des  Touaregs, 
ont  excité  leurs  instincts  guerriers,  et,  sombres,  ils  causent 
entre  eux.  Pour  un  peu  ils  m'accuseraient  de  lâcheté.  Digui 
me  demande  à  prendre  la  pirogue  et  à  aller  tout  seul  se 
mesurer  avec  les  ennemis.  Je  le  rabroue  vertement.  Il  n'y 
a  pas  d'ailleurs  que  les  noirs  à  être  furieux  :  Bluzet  et  Ta- 
buret  sentent  à  leur  tour  leur  bile  remuer  et  me  font  grise 
mine.  J'avoue  que,  moi  aussi,  je  commence  à  m'énerver,  et 
il  me  faut  appeler  à  mon  aide  tout  mon  raisonnement  pour 
rester  impassible.  Aurais-je  réussi  à  me  calmer  si  le  Père 
Hacquart  n'avait  pas  été  là?  je  n'en  réponds  pas. 

Heureusement  il  a,  plus  que  nous,  conservé  son  sang- 
froid.  En  somme,  me  dit-il,  il  n'y  aurait  qu'un  mince  cou- 
rage de  notre  part  à  répondre  par  des  coups  de  fusil  ou  de 
canon  aux  insultes  de  gens  armés  de  lances  et  de  sabres; 
dans  son  voyage  chez  les  Azgueurs  avec  d'Attanoux,  eux 
aussi  ont  été  d'abord  accueillis  d'une  façon  hostile;  du 
calme,  de  l'adresse,  ont  fait  de  leurs  ennemis  de  la  veille 
leurs  meilleurs  amis  du  lendemain. 

Je  harangue  mon  monde.  Le  calme  se  rétablit  un  peu 
dans  les  esprits,  si  bien  que  par  gaminerie  nous  nous  amu- 
sons à  capturer  une  vingtaine  de  chèvres  qui  paissent  dans 
notre  île  et  à  les  orner  de  colliers  en  velours  multicolores. 

Des  noirs,  qui  ont  leur  village  dans  une  petite  île  voisine 


DE   TOSAYE   A    FAFA.  153 

de  la  nôtre,  viennent  nous  voir  et  nous  apporter  des  mou- 
tons. Ils  n'ont  pas  l'air  le  moins  du  monde  troublés  de  ce 
qui  arrive.  Sans  doute,  ils  en  ont  vu  bien  d'autres. 

«  Ce  sont  des  danseurs  »,  me  dit  l'un  d'eux  en  me  mon- 
trant les  Touaregs,  qui  continuent  à  gesticuler. 

Le  lendemain,  i"  mars,  nous  continuons  notre  route 
accompagnés  sur  la  rive  droite  par  les  Tademeket.  Nous 
côtoyons  les  îles  de  Bourroum.  Le  fleuve  est  ici  très  large; 
il  coule  ensuite  nettement  délimité  par  deux  lignes  de  dunes 
sur  chaque  rive. 

L'aspect  est  peut-être  plus  grandiose  que  tout  ce  que  le 
Niger  a  offert  jusqu'ici  à  nos  regards.  La  dune  puissante 
semble  toujours  inviolée,  car  le  vent  efface  immédiatement 
sur  le  sable  la  trace  du  passant;  elle  a  une  poésie  triste, 
soulignée  plutôt  qu'atténuée  par  la  ligne  vert  sombre  du 
bourgou  baignant  dans  l'eau  du  fleuve.  Comme  je  comprends 
bien,  malgré  sa  monotonie  apparente,  l'effet  produit  par  le 
Sahara  sur  ceux  qui  l'ont  parcouru!  On  a,  en  regardant  l'im- 
mensité du  sable,  un  peu  de  cette  attraction  hypnotique  que 
donne  la  contemplation  de  la  mer.  Je  ne  suis  point  seul  à 
sentir  ainsi,  car  Baudry  nous  lit  le  sonnet  suivant  de  sa  com- 
position : 

LA  DUNE 

A  l'horizon  confus  se  dressent  des  mirages  ; 
Jusqu'aux  oueds,  où,  vers  le  Nord  ultramontain, 
Les  troupeaux,  en  été,  cherchent  des  pâturages, 
La  Dune  ondule  et  se  confond  dans  le  lointain, 

Silice  illuminée,  ocre  d'or  et  d'étain 
Irradiés,  micas  éblouissants,  parages 
Où  depuis  six  mille  ans  les  soleils  ont  déteint. 
Les  ravins  sont  taris,  qu'ont  creusés  les  orages. 

Près  du  fleuve  arrêté,  sur  le  sable  roussi, 

L'Homme  apparaît,  très  bien  campé,  très  maigre  aussi, 

Et,  sans  dépareiller  la  chose  déhanchée 


154    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Que  dessine  au  ciel  bleu  sa  chamelle  couchée, 
Ayant,  h.  son  côté,  planté  son  javelot, 
L'Amacher  (i)  accroupi  regarde  couler  l'eau. 

De  temps  en  temps,  sur  les  hauteurs,  derrière  la  crête 
jaune  du  sable,  nous  voyons  réapparaître  nos  compagnons 
touaregs.  Mais  leur  bel  enthousiasme  du  matin  s'est  refroidi. 
Les  chevaux  sont  fatigués,  les  gens  aussi.  Les  seconds  tirent 
les  premiers  par  la  figure  et  font  une  mine  piteuse.  En  telle 
compagnie,  nous  arrivons,  vers  cinq  heures  du  soir,  au 
village  de  Bia,  sur  la  rive  gauche. 

Ibrahim,  le  fils  de  Sala,  ne  tient  pas  à  aller  plus  loin.  Il 
décide  un  vieux  Songhaï,  habitant  du  village,  à  le  rem- 
placer. Chose  remarquable  et  qui  me  donne  quelque  espoir 
pour  la  suite,  si  les  Tademeket  continuent  leurs  vociféra- 
tions sur  la  rive  droite,  la  gauche  du  moins  ne  montre  aucun 
signe  d'hostilité.  Nous  avons  vu  passer  des  piétons  et  des 
cavaliers  qui  ont  curieusement  regardé  les  embarcations, 
mais  sans  marque  de  crainte  ou  de  haine. 

La  nuit  tombée,  nous  nous  mettons  à  table.  Soudain 
s'élève  du  fleuve,  en  face  de  nous,  un  grand  bruit,  comme 
de  pagaies  qui  battraient  l'eau  ou  de  chevaux  à  la  nage.  Aux 
armes!  En  un  instant  chacun  est  à  son  poste.  Le  tumulte 
cesse.  Du  village  de  Bia  on  nous  crie  qu'il  était  dû  aux 
bœufs  des  Touaregs  traversant  un  petit  bras  du  fleuve.  Mal- 
heureusement pour  cette  version,  le  lendemain  nous  con- 
statons qu'il  n*y  a  en  face  de  nous  ni  bras  ni  marigot. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  suis  enchanté  de  l'incident  :  il  ma 
démontré  mieux  que  tous  les  exercices  que,  le  cas  échéant, 
nos  hommes  se  conduiraient  avec  sang-froid. 

Un  instant  après,  une  pirogue  venant  de  la  rive  droite 
accoste,  montée  par  un  homme  qui  nous  apporte  un  mouton. 

(i)   Touareg. 


DE    TOSAYE   A   FAFA.  155 

Il  se  dit  gabibi  (noir)  et  habitant  d'un  village  un  peu  dans 
l'intérieur.  Mais  la  couleur  relativement  claire  de  sa  peau 
nous  fait  penser  que  c'est  plutôt  un  Touareg  venu  pour  es- 
pionner. Il  est  arrivé  au  moment  où  nos  laptots  étaient 
encore  à  leur  poste,  il  peut  rapporter  ce  qu'il  a  vu. 

Le  2  mars,  nos  ennemis  les  Tademeket  ont  disparu,  non 
sans  céder  leur  place  à  une  nouvelle  tribu ,  les  Tenger 
Eguedeche,  auxquels  se  mêlent  des  Kel  es  Souk.  La  guerre 
sainte  est  décidément  proclamée  dans  le  pays.  C'est  aux  cris 
de  La  illa  il  allait  !  que  l'on  nous  fait  la  conduite.  De  temps 
en  temps  la  troupe  s'arrête  et  un  salam  solennel  la  prosterne 
contre  terre.  Nous  recommençons  à  être  singulièrement 
agacés.  Pour  un  rien,  je  donnerais  l'ordre  de  commencer  le 
feu.  Heureusement,  encore  une  fois,  une  circonstance  im- 
prévue calme  mes  velléités  belliqueuses.  Ce  ne  sont  plus 
seulement  des  hommes  qui  nous  suivent,  mais  beaucoup  de 
femmes  et  d'enfants.  Il  y  a  un  de  ces  gamins,  grand  comme 
une  botte,  qui,  tout  à  fait  sur  le  bord  du  fîeuve,  envoie  dans 
notre  direction  des  poignées  de  poussière.  La  première  balle 
serait  pour  lui,  restons  patients.  En  tête  du  cortège,  un  Kel 
es  Souk,  monté  sur  un  grand  chameau  blanc,  nous  suit  de- 
puis Tosaye.  Celui-là  ne  saura  jamais  à  combien  peu  a  tenu 
sa  vie.  Vingt  fois  je  l'ai  eu  au  bout  d'une  carabine,  vingt 
fois  m'a  retenu  la  réflexion  que  nous  ne  courions  aucun 
danger  immédiat;  il  n'y  aurait  aucune  bravoure  à  tirer  à  la 
cible  sur  un  malheureux  qui  n'est  peut-être  qu'un  ignorant. 

Nous  arrivons  ainsi  au  village  de  Ha,  situé  sur  un  bras 
latéral  du  Niger.  Nous  accostons  et  essayons  de  parlementer. 
Les  habitants  se  sauvent  comme  une  nuée  de  sauterelles.  On 
nous  crie  de  partir,  et,  comme  nous  demandons  le  chef  de 
village,  on  nous  répond  qu'il  est  chez  les  Touaregs.  Nous 
attendons  une  heure.  Le  village  est  maintenant  entièrement 
déserté,  mais  le  chef  ne  vient  toujours  pas.  En  revanche. 


156    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

le  tabula  (tambour  de  guerre)  résonne  tout  autour  de  nous, 
et  une  masse  compacte  de  cinq  à  six  cents  guerriers  s*est 
réunie  dans  la  plaine  en  face  du  mouillage.  Vociférations 
encore  plus  épouvantables  que  la  veille. 

Essayons  de  l'intimidation.  Depuis  le  matin,  on  nous  crie 
que  nos  canons  et  nos  fusils  ne  peuvent  tirer,  qu'Allah  le 
leur  a  défendu.  Pour  montrer  ce  dont  ils  sont  capables,  je 
me  décide  à  envoyer  à  toute  volée,  à  2,400  mètres,  par- 
dessus le  groupe  hostile,  un  obus  dont  nous  percevons  bien 
faible  l'éclatement  dans  le  lointain.  La  bande  s'égaille  d'abord 
comme  une  volée  de  moineaux,  mais,  la  première  terreur 
passée,  se  reforme  et  s'avance  avec  un  courage  que  je  ne 
puis  m'empêcher  d'admirer.  Nous  n'avons  plus ,  à  moins 
d'engager  la  lutte,  qu'à  appareiller,  et  nous  allons  mouillera 
quelques  kilomètres  de  là,  en  face  du  mont  Tondibi,  «  mon- 
tagne noire  »  en  langue  songhaï,  ainsi  nommée  je  ne  sais 
pourquoi,  puisqu'elle  est  d'un  beau  rouge  d'ocre. 

Et  le  lendemain  commence  comme  la  veille.  La  horde  des 
Tenger  Eguedeche  nous  poursuit  en  hurlant.  Lorsque  nous 
mouillons  pour  déjeuner  sur  la  rive  droite ,  ils  prennent 
quelque  distance,  mais  continuent  à  nous  épier  et  recom- 
mencent leurs  fantasias  et  leurs  vociférations  à  notre  départ. 

Soudain,  vers  deux  heures,  nous  voyons,  suivant  la  rive 
et  venant  de  l'aval,  un  Touareg  grand  et  de  belle  mine, 
monté  sur  un  cheval  noir  superbe.  A  ses  habits  propres  et 
même  soignés  on  reconnaît  un  chef.  Il  s'avance  vers  la 
foule  arrêtée  à  sa  vue,  dit  quelques  mots,  et  tous  au  même 
instant  se  taisent  et  s'accroupissent.  Il  redescend  alors  vers 
nous,  fait  un  signe  de  la  main  comme  d'amitié,  et,  grave- 
ment appuyé  sur  sa  lance  en  fer,  dont  nous  voyons  les  orne- 
ments de  cuivre  briller  au  soleil,  nous  regarde  passer. 

Depuis,  plus  un  mot,  plus  un  cri;  la  rive  droite  semble 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  157 

déserte  en  apparence.  Seulement,  derrière  un  buisson,  de-ci 
de-là,  un  reflet  sur  des  armes  nous  révèle  une  sentinelle 
touareg  cachée,  épiant  nos  mouvements. 

J'ai  su  depuis  que  le  Touareg  au  beau  cheval  était  un 
envoyé  de  Madidou,  dépêché  au-devant  des  Tenger  Egue- 
deche,  pour  leur  enjoindre  de  cesser  leurs  démonstrations 
hostiles.  L'amenokal  leur  faisait  dire  qu'il  entendait  se  pro- 
noncer seul  sur  la  façon  dont  devaient  être  traités  les  étran- 
gers ;  en  conséquence,  jusqu'à  sa  décision  personne  n'avait 
à  nous  manifester  Tamitié  ou  la  haine. 

Nous  avons  un  peu  de  difficulté  à  comprendre  notre  guide. 
Le  songhaï  qu'il  parle  est  déjà  assez  différent  de  celui  de 
Tombouctou.  Vers  le  soir,  il  veut  nous  engager  dans  un  petit 
marigot  se  dirigeant  vers  la  gauche  et  à  l'extrémité  duquel 
nous  distinguons,  à  la  jumelle,  une  quantité  considérable  de 
chameaux  au  pâturage.  Par  prudence,  laissant  au  lendemain 
le  soin  de  savoir  pourquoi  ce  rassemblement  d'animaux,  qui 
généralement  sont  tenus  plus  loin  des  rives,  je  fais  accoster 
dans  une  île  en  face  du  village  de  Forgo.  Nous  entendons 
battre  le  tabala  autour  de  nous.  \'ers  huit  heures  on  nous 
hèle,  et  une  pirogue  amène  le  frère  du  chef  de  village.  Je 
n'aime  pas  son  allure  pleine  de  réticences.  Il  parle  avec 
obstination  du  tabala  de  Madidou,  qui,  dit-il,  s'entend  dans 
tout  le  pays,  de  Bourroum  à  Ansongo,  lorsqu'on  le  frappe. 
Il  nous  promet  des  cadeaux  de  la  part  de  son  frère.  Inutile 
de  dire  que  nous  ne  les  avons  jamais  vus. 

Au  petit  jour  nous  repartons,  sur  un  fleuve  semé  d'îles 
nombreuses. 

Devant  nous  à  gauche,  nous  apercevons  de  très  beaux 
arbres  au  feuillage  touffu,  et  brusquement,  du  sein  de  la  ver- 
dure, émerge  une  masse  grise,  en  forme  de  pyramide  tron- 


158    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

quée.  Il  n'y  a  pas  de  doute  possible,  c'est  le  tombeau  du 
fondateur  de  la  dynastie  songhaï,  Mohamed  Askia,  et  Gao 
est  devant  nous,  Gao,  l'antique  capitale  du  Soudan  occi- 
dental, Gao,  la  plus  puissante  cité  que  jamais  civilisation 
nègre  ait  su  fonder,  la  métropole  d'où  les  routes  rayon- 
naient, apportant  au  Niger  les  produits  du  Tchad  et  de 
l'Egypte,  Gao,  que  seuls  deux  Européens  avant  nous,  Barth 
et  Mungo-Park,  avaient  pu  contempler. 

On  comprend  notre  émotion  à  l'aspect  de  cette  étape  du 
voyage,  de  Gao  émergeant  des  brumes  matinales  du  fleuve, 
ville  morte  maintenant,  mais  que  peut-être  nous  sommes 
appelés  à  faire  revivre. 

Un  grand  peuple  a  existé  dont  le  cœur  était  là.  Les 
Askias  avaient  réuni  sous  leur  domination  toutes  les  con- 
trées africaines  du  Tchad  au  Sénégal  et  du  désert  à  Sav; 
l'empire  songhaï  était  alors  non  seulement  le  plus  puissant 
de  l'Afrique,  mais  encore  du  monde  contemporain. 

Félix  Dubois,  dans  Tomhouctou  la  Mystérieuse^  adonné, 
d'après  le  Tarich  es  Soudan,  une  histoire  des  Songhaïs  qui, 
très  heureusement,  complète  et  discute  les  renseignements 
qu'avant  lui  Barth  avait  rapportés  sur  ce  peuple. 

Vouloir  y  ajouter  serait  oiseux.  Je  dois  dire  cependant 
que  j'ai  été  frappé  de  voir,  plus  bas,  sur  le  cours  du  Niger, 
les  Songhaïs  prendre  le  nom  de  Djerma,  commun  au  peu- 
ple, à  sa  langue  et  à  la  contrée  qu'il  habite.  Ce  même  nom, 
Djerma,  désigne  l'oasis  nord-africaine  déjà  connue  des  an- 
ciens comme  étant  Garama,  patrie  des  Garamantes  :  le  rap- 
prochement s'imposait. 

Et  je  me  demande  si  les  deux  vocables  n'ont  pas  même 
origine,  si  la  race  garaman tique  ou,  comme  on  Ta  nommée 
aussi,  sub-éthyopienne ,  n'a  pas  été  la  souche  première  de 
toutes  les  tribus  noires  actuelles  qui  peuplent  le  Soudan 
occidental. 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  159 

Dans  cette  hypothèse,  la  plupart  des  révolutions  ethniques 
qui  ont  bouleversé  sa  surface  ne  seraient,  en  définitive,  que 
la  lutte  entre  trois  races  :  la  noire,  dont  je  viens  de  parler; 
la  race  berbère,  dont  les  Touaregs  sont  les  représentants  les 
plus  purs,  et  enfin  la  race  peule,  venue  de  l'Est  et  peut-être 
descendant  des  anciens  Egyptiens. 

Je  donne  ma  supposition  pour  ce  qu'elle  vaut,  en  atten- 
dant qu'une  étude  plus  complète  des  langues  locales  ou  la 
découverte  de  manuscrits  anciens  jettent  un  jour  plus  vif 
sur  la  question. 

L'empire  songhaï  de  Gao,  qui  brilla  un  moment  d'un  tel 
éclat,  portait  en  lui  les  germes  de  sa  perte  :  ses  chefs  étaient 
mulsumans.  La  polygamie  permise  par  l'islam  donnait  à 
chacun  d'eux,  en  ses  nombreux  enfants,  une  légion  de  con- 
currents prêts  à  le  déposséder  pour  usurper  son  trône.  C'est 
à  ces  mœurs  et  surtout  à  la  détestable  morale  musulmane , 
toujours  disposée  à  trouver  une  excuse  à  tous  les  méfaits, 
que  les  Askias  durent  leur  rapide  déclin. 

Mais  d'autres  émotions  encore,  en  dehors  de  celles  évo- 
quées en  notre  esprit  par  ces  souvenirs  historiques,  nous 
étreignaient  à  la  vue  de  Gao. 

C'était  là,  en  effet,  nous  avait-on  dit,  ou  dans  les  envi- 
rons, que  nous  arriverions  ou  non  à  nous  entendre  avec  le 
chef  des  Aouelliminden.  Ma  propre  prédiction,  si  bien  vérifiée 
par  la  suite,  restait  sans  cesse  présente  à  mon  esprit  :  j'es- 
time qu'il  nous  sera  aussi  facile  de  passer  avec  le  consente- 
ment et  Taide  de  Madidou,  que  difficile  de  le  faire  contre  sa 
volonté. 

Nous  chenalons  entre  des  îlots  immergés,  recouverts  de 
bourgou,  et  nous  passons  devant  de  gros  villages  en  paille 
où  se  voient  à  la  jumelle  des  rassemblements  considérables. 


i6o    SUR    LE    NIGER    ET   AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

Tout  cet  ensemble  porte  le  nom  de  Gao,  ou  mieux  Gao-Gao. 
Nous  nous  efforçons,  non  sans  difficultés,  d'approcher  du 
village  central,  où  la  mosquée  sert  de  repère.  Mais  la  rive 
est  basse,  à  demi  inondée;  c'est  une  rizière  que  cultivent 
les  habitants.  Il  nous  faut  bientôt  nous  arrêter. 

L'aspect  du  village  et  des  berges  n'est  pas  rassurant  :  les 
noirs  déménagent  leurs  cases,  qui  à  pied,  qui  en  pirogues, 
emportent  leurs  objets  les  plus  précieux  ;  sous  les  arbres, 
sur  les  rives,  de  nombreux  groupes  de  Touaregs,  montés  ou 
à  pied,  contemplent,  immobiles,  nos  manœuvres.  Tous  ont 
le  grand  attirail  de  guerre,  lance,  sabre  et  vaste  bouclier. 
D'une  serviette  je  fais  un  drapeau  blanc,  je  l'attache  à  un 
bambou  planté  dans  le  sol  mouillé,  et  nous  attendons. 

Longue  et  anxieuse  attente.  Les  noirs  continuent  à  fuir, 
les  Touaregs  semblent  se  concerter.  Enfin,  deux  individus 
se  détachent  de  la  berge  et,  dans  la  vase  jusqu'à  mi-cuisse, 
s'approchent,  mais  à  distance  respectueuse.  Leur  peur  est 
grande,  et  la  conversation  s'engage  de  loin;  quand  nous 
voulons  approcher,  ils  se  sauvent.  Une  bonne  demi-heure  se 
passe  aies  apprivoiser;  enfin  ils  se  décident,  tremblants,  à 
venir  près  de  nous. 

Ce  sont  deux  parents  du  chef  de  village,  des  Armas.  Leur 
première  parole  est  une  prière,  celle  de  nous  en  aller  dans 
une  île  qu'on  nous  montre,  à  deux  kilomètres  environ,  car, 
disent-ils,  ils  craignent  de  nous  voir  nous  battre  avec  les 
Touaregs  et  leur  village  en  souffrir. 

Nous  essayons  de  les  rassurer  :  nous  ne  venons  pas  faire 
la  guerre ,  mais  bien  au  contraire  nous  entendre  avec  les 
Touaregs.  Et,  d'abord,  où  est  Madidou?  Madidou  est  près 
d'ici,  mais  pourtant  pas  dans  le  village.  Et  que  signifie  ce 
rassemblement  de  forces  comme  si  la  guerre  menaçait?  C'est 
pour  résister  à  un  razzi  de  Kel  Aïr  qui  est  signalé.  J'évite 
de  répondre  que,  les  Kel  Aïr  se  trouvant  fort  loin  à  l'esté! 


i62     SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

au  nord,  il  est  étonnant  qu'on  se  soit  ainsi  rassemblé  sur  les 
bords  du  Niger  pour  leur  tenir  tête. 

Rentrons  dans  le  vif  de  la  question.  Je  prie  les  ambassa- 
deurs d'annoncer  à  Madidou  le  neveu  d'Abdoul  Kerim,  que 
son  père  a  reçu  et  bien  traité  il  y  a  une  cinquantaine  d'an- 
nées. Nous  ne  sommes  en  aucune  façon  venus  pour  faire  le 
mal;  la  preuve,  c'est  que,  les  Tademeket  et  les  Tenger 
Eguedeche  nous  ayant  déclaré  la  guerre,  nous  n'avons  pas 
même  répondu. 

Mon  oncle  a  donné  à  El  Khotab  un  cheval,  j'apporte  la 
selle  à  son  fils.  Je  découvre  alors  une  superbe  selle  en  ve- 
lours brodé  d'or,  le  plus  bel  article  de  cadeau  de  la  mission  : 
c'est  le  moment  ou  jamais  de  le  placer.  Le  sultan  des  Fran- 
çais m'a  envoyé  près  du  chef  des  Aouelliminden  pour  l'en- 
tretenir d'affaires  les  concernant  comme  nous;  je  désire  une 
entrevue  avec  lui  ou  au  moins  avec  ses  mandataires  autorisés. 

Nos  interlocuteurs  s'en  retournent,  et  nous  restons  sans 
nouvelles  jusqu'à  quatre  heures.  Les  mêmes  personnages 
reviennent  :  Madidou  est  ici  avec  beaucoup  de  monde  (ça,  je 
m'en  doutais);  il  discute  avec  ses  principaux  conseillers  en 
ce  moment.  «  Mais,  disent-ils,  pour  prouver  vos  bonnes 
intentions  aux  indigènes,  allez  dans  l'île,  ce  qui  vous  mon- 
trera en  même  temps  qu'on  ne  vous  veut  pas  de  mal.  Là 
vous  verrez  les  envoyés  de  Madidou.  » 

J'aime  mieux  avoir  l'air  de  céder  à  cette  invitation  pres- 
sante que  d'agir  tnolu  pi'oprio.  Au  fond,  je  ne  suis  pas  fâché 
de  m'éloigner  un  peu  des  Touaregs.  Evidemment,  dans  leur 
palabre,  sur  dix  avis  émis,  neuf  auront  comme  conclusion 
de  nous  attaquer  :  dans  notre  île,  nous  serons  à  l'abri  de 
toute  surprise;  on  verra  demain. 

Nous  avons  évalué  à  plusieurs  milliers  le  nombre  des 
guerriers  dont  la  rive  est  couverte  ;  c'est  autre  chose,  cette 
fois,  que  les  Tademeket  et  les  Tenger  Eguedeche. 


DE   TOSAYE   A    FAFA. 


.63 


Nous  appareillons  donc ,  et  à  la  nuit  tombante  nous 
sommes  campés  à  notre  nouveau  poste.  En  souvenir  de  mon 
vénérable  et  digne  ami  Gauthiot,  qui  a  été,  comme  je  l'ai 
raconté,  le  défenseur  de  la  mission  contre  toutes  les  influences 
mauvaises  qui  se  liguaient  contre  elle  en  France,  je  baptise  de 
son  nom  ce  coin  de  terre  enserré  par  le  fleuve,  noire  fleuve, 
là  où  notre  destinée  va  vraisemblablement  se  décider. 

Si  je  disais  que  je  dormis  bien  et  l'esprit  tranquille  dans 


la  nuit  du  4  au  5  mars,  je  pense  qu'on  ne  me  croirait  pas. 

A  courir  des  dangers  matériels,  à  combattre  la  nature  ou 
les  hommes,  on* apporte  un  courage  plus  ou  moins  grand, 
mais  on  s'y  fait,  en  somme,  comme  le  mineur  aux  risques 
de  grisou  ou  d'écrasement,  qui  sont  pour  lui  de  tous  les 
instants.  Ce  à  quoi  on  ne  s'habitue  jamais,  ce  qui  produit  à 
la  longue  une  grande  fatigue  cérébrale,  c'est  la  responsabi- 
lité, c'est  la  pensée  qu'un  seul  mot  maladroit,  ou  seulement 
mal  traduit,  peut  perdre  ceux  qui  vous  ont  sui\-i  de  con- 
fiance, pour  lesquels  on  est  tout  maintenant. 

Le  Père  Hacquart  non  plus  n'a  pas  beaucoup  dormi  cette 
nuit-là.  Aurait-il  reposé  si  je  l'avais  laissé  s'étendre  sur  sa 


i64    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

couchette?  Je  ne  sais,  mais  j'avais  besoin  de  ses  conseils  et 
de  son  expérience,  et  nous  passâmes  une  nuit  blanche,  dis- 
cutant ce  qu'il  y  aurait  à  dire  le  lendemain. 

Résultat  de  notre  conférence  ;  voir  venir,  tirer  parti  le 
mieux  possible  d'une  situation  que  nous  n'avons  guère  d'élé- 
ments pour  prévoir  ;  en  un  mot ,  selon  l'expression  des 
marins,  faire  la  voilure  du  temps. 

Pourtant  le  Père  est  optimiste,  par  caractère  d'abord,  et 
ensuite  parce  que  nos  aventures,  par  un  singulier  hasard, 
ont  absolument  l'air  de  coïncider,  en  date  et  en  nature,  avec 
celles  qui  lui  sont  advenues  deux  ans  auparavant  dans  le 
Sahara. 

C'est  précisément  le  5  mars  que  d'Attanoux  et  lui  sont 
arrivés  à  s'entendre  avec  les  Touaregs  Azgueurs;  donc... 

Toute  la  nuit,  la  rive  gauche  a  été  éclairée  par  les  feux 
des  bivouacs  touaregs,  un  véritable  incendie.  Nous  ne  nous 
sommes  pas  trompés,  il  y  a  un  gros,  très  gros  rassemblement. 

Et,  au  matin,  le  cœur  me  bat  fort  lorsqu'une  pirogue  vient 
vers  nous  et  que  nous  distinguons,  outre  un  noir,  envoyé  du 
chef  de  village,  un  Touareg  et  un  autre  indigène,  qu'à  ses 
cheveux  crépus  nous  reconnaissons  pour  un  Maure  ou  un 
Kounta. 

Le  bateau  accoste;  le  troisième  personnage  est  bien  un 
Kounta;  quant  au  Touareg,  c'est  le  forgeron  de  Madidou. 

Pourquoi  le  forgeron?  C'est  que,  dans  le  Soudan,  cette 
caste,  car  c'en  est  une,  a  su  prendre  auprès  des  chefs  noirs 
une  influence  considérable ,  et  les  Touaregs  riverains  du 
Niger  ont  imité  les  nègres. 

Tous  les  forgerons,  il  s'en  faut,  ne  forgent  pas.  Ce  sont 
des  familiers,  des  conseillers,  et,  en  définitive,  ce  sont  eux 
qui  détiennent  véritablement  l'autorité.  Comme  il  arrive 
souvent,  le  premier  ministre  est  plus  que  le  roi. 


DE   TOSAYE   A   FAFA.  165 

Salutations  de  part  et  d'autre,  on  s'assied.  J'ai  le  bout 
des  doigts  froid  et  la  gorge  sèche  ;  pourtant  je  m'efforce  de 
conserver  mon  air  le  plus  calme  et  le  plus  détaché. 

Je  commence  mon  discours.  Le  Kounta  sait  l'arabe,  ce 
qui  me  permet,  chose  heureuse,  de  me  servir  du  Père  Hac- 
quart  comme  interprète  ;  il  répète  en  tamaschek  mes  paroles 
au  forgeron  : 

«  Je  salue  Madidou;  le  commandant  de  Tombouctou  salue 
Madidou  ;  le  sultan  des  Français  salue  Madidou.  Nous  sommes 
le  peuple  blanc  qui  a  chassé  il  y  a  deux  ans  les  Tenguereguif 
et  les  Kel  Temoulaï  de  Tombouctou.  Nous  étions  déjà  venus 
deux  fois  en  bateau,  pour  lier  amitié  et  faire  du  commerce, 
sans  aucune  intention  de  conquête  ;  les  Touaregs  nous  avaient 
mal  reçus,  insultés,  provoqués;  nous  les  avons  attaqués, 
battus,  punis.  Allah  nous  a  donné  la  ville,  nous  y  sommes, 
nous  V  resterons. 

«  Mais  les  Touaregs  de  Tombouctou  n'ont  rien  de  commun 
avec  les  Aouelliminden  ;  ils  étaient  même  leurs  ennemis. 
Entre  Madidou  et  nous  il  n'y  a  jamais  eu  de  guerre. 

«  Maintenant  que  nous  sommes  voisins,  le  sultan  des  Fran- 
çais a  pensé  qu'il  était  mauvais  de  rester  plus  longtemps 
sans  se  connaître. 

<c  Si  nous  parvenons  à  lier  amitié,  il  n'en  résultera  que 
du  bien  pour  les  uns  et  les  autres.  Eux  viendront  à  Tom- 
bouctou vendre  leurs  bœufs,  leurs  moutons,  leur  gomme,  et 
ils  acquerront  en  échange  des  étoffes,  des  perles  et  tous  les 
objets  que  les  seuls  blancs  savent  fabriquer. 

a  Rester  plus  longtemps  sans  faire  connaissance,  ce  se- 
rait laisser  la  poudre  à  côté  du  feu.  Un  jour  viendrait  où, 
sans  même  le  vouloir,  sans  qu'il  y  ait  de  leur  faute  ni  de 
la  nôtre,  un  malentendu  amènerait  une  rixe  et  celle-ci  la 
guerre. 

a  Or,  si  nous  n*ignorons  pas  leur  puissance,  eux  doivent 


i66    SUR    LK    NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

aussi  savoir  la  nôtre.  Nous  pourrions  avoir  du  mal,  mais  eux 
encore  plus. 

«  En  tout  cas,  il  est  bien  plus  digne,  bien  plus  loyal,  pour 
eux  comme  pour  nous,  qui  sommes  les  uns  et  les  autres  de 
noble  race,  de  savoir  à  quoi  nous  en  tenir.  Le  sultan  des 
blancs  m'a  choisi  comme  envoyé  en  raison  de  ma  parenté 
avec  Abdoul  Kérim,  qui  fut  l'ami  des  Kounta  et  des  Aouel- 
liminden.  Que  dois-je  lui  rapporter  de  la  part  de  Madidou  : 
la  paix  ou  la  guerre?  » 

Le  discours  était  net,  la  réponse  ne  le  fut  pas  moins  : 

a  Madidou  vous  salue.  Si  vous  venez  animés  de  senti- 
ments pacifiques,  comme  vous  l'avez  dit  hier  à  l'homme  de 
Gao,  il  est  votre  ami,  il  vous  donnera  des  guides  pour  aller 
où  vous  voudrez,  Say  ou  Sokoto.  Si  le  mal  advient,  il  vien- 
dra du  ciel;  la  terre,  Madidou  en  répond,  n 

Ce  début  ne  pouvait  que  nous  plaire. 

Nous  apprenons  au  jeune  Kounta,  le  second  envoyé,  que 
nous  sommes  en  bons  termes  avec  ses  parents  de  Tombouc- 
tou  et  de  Kagha;  puis  nous  cherchons  à  amuser  nos  gens  : 
phonographe,  bicyclette,  boîte  à  musique,  etc.,  tout  notre 
matériel  défile;  enfin,  après  m'être  consulté  avec  le  Père 
Hacquart,  je  me  décide  à  tenter  un  grand  coup  :  sans  rien 
demander,  sans  rien  ajouter,  je  congédie  l'ambassadeur  en 
lui  donnant,  pour  la  porter  à  Madidou,  la  belle  selle  en 
velours. 

La  pirogue  traverse  le  fleuve.  Nous  voyons  un  Touareg  se 
détacher  d'un  groupe  de  cavaliers;  il  monte  un  beau  cheval 
bai  et,  chose  exceptionnelle,  est  armé  d'un  fusil.  Il  vient 
au-devant  de  l'embarcation,  on  lui  présente  la  selle,  et  les 
Touaregs  qui  sont  derrière  lui,  en  voyant  l'objet,  agitent 
leurs  bouchers  et  poussent  des  cris  stridents. 

La  pirogue  repasse  immédiatement.  Le  cavalier  que  nous 
venons  de  voir  est  Madidou  en  personne  ;  il  remercie  mille 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  167 

fois  du  cadeau  qu'on  'ui  fait,  et  voulait  même  venir;  mais  ses 
frères,  craignant  quelque  trahison  ou  quelque  maléfice,  l'en 
ont  empêché.  Notre  générosité  a  porté;  rien  qu'à  l'attitude 
du  forgeron,  on  peut  préjuger  des  sentiments  de  son  maître. 

A  son  tour,  maintenant.  Je  lui  fais  un  beau  présent 
d'étoffes,  perles,  couteaux,  voiles,  et  il  est  enchanté.  Pour- 
tant Madidou  désirerait  encore  deux  choses.  Il  n'ose  cepen- 
dant insister  si  c'est  trop  difficile,  car  on  lui  a  déjà  donné 
plus  que  ni  lui  ni  ses  ancêtres  ne  reçurent  jamais. 

La  première,  c'est  dix  pièces  d'argent,  non  pas  pour  lui 
d'ailleurs,  mais  pour  sa  femme.  Celle-ci  a  entendu  parler  de 
ce  métal  blanc,  qui  se  travaille  comme  le  cuivre  et  dont  on 
fait  aussi  des  bijoux,  mais  qui  n'est  pas  du  cuivre,  et  elle 
voudrait  le  connaître  autrement  que  de  réputation.  C'est  trop 
facile  à  satisfaire,  et  même  aux  dix  pièces  de  cinq  francs 
j'ajoute  deux  anneaux  d'or. 

Quant  au  second  désir  de  ramenokal  —  je  le  donne  en 
mille  à  deviner  —  c'est...  le  portrait  du  président  de  la 
République. 

Un  cadeau  que  les  voyageurs  allemands  ou  anglais  n'ont 
jamais  manqué  de  faire  aux  chefs  indigènes,  c'est  le  portrait 
de  leur  souverain.  Le  fait  peut  prêter  à  un  rire  irréfléchi; 
il  n'en  est  pas  moins  exact  qu'il  est  d'un  grand  effet  de 
montrer  une  photographie ,  un  dessin ,  une  chromo  mieux 
encore,  en  disant  :  «  Voilà  notre  sultan  !  » 

Nous  avions  dans  cette  intention  emporté,  deux  ans  au- 
paravant, au  début  de  la  mission,  cent  portraits  coloriés  de 
M.  Carnot. 

Celui-ci  mort,  nous  n'avions  pu  nous  procurer  que  quel- 
ques gravures  du  président  Félix  Faure,  de  celles-là  mêmes 
qu'on  voit  dans  toutes  les  mairies,  et  qui  sont  réglemen- 
taires dans  les  appartements  des  commandants,  à  bord  des 
bâtiments  de  la  flotte. 


i68    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Le  portrait  du  sultan  des  Français  était,  partout  où  nous 
passions,  un  objet  de  grande  curiosité;  je  l'avais  épingle 
dans  ma  cabine,  et  tout  le  monde  voulait  le  voir.  C'était  le 
portrait  en  buste,  au  bas  duquel  se  distingue  le  monocle, 
pendu  au  bout  d'un  ruban.  Généralement,  après  avoir  consi- 
déré la  gravure  en  silence,  les  Touaregs  me  posaient  deux 
questions  : 

—  Est-ce  ton  père? 

—  Pourquoi  a-t-il  trois  yeux? 
Voulant  parler  du  monocle. 

J'avais  trouvé  un  moyen  simple  de  répondre  à  la  fois  à  ces 
deux  demandes.  «  Certes,  c'est  mon  père,  c'est  notre  père  à 
tous,  et,  s'il  a  trois  yeux,  c'est  précisément  qu'il  a  tellement 
d'enfants  qu'il  ne  lui  en  faut  pas  moins  pour  les  regarder 
tous  à  la  fois.  » 

Jamais  mon  explication  à  double  détente  n'a  rencontré 
un  incrédule,  mes  raisons  paraissaient  bonnes  et  suflRsantes. 

Pendant  que  nous  en  sommes  au  portrait  du  Président, 
permettez-moi  de  raconter  comment,  à  Koulikoro,  le  domes- 
tique du  lieutenant  Osterman  avait  trouvé  moyen  d'en  tirer 
parti.  Le  soir,  il  nous  dérobait  la  gravure  et  la  portait  au 
village.  Pour  la  contempler,  les  hommes  devaient  payer 
quarante  cauris  (un  peu  moins  d'un  sou)  ;  quant  aux  femmes, 
la  petite  crapule  se  contentait  d'un  salaire  en  nature. 

Sur  la  plainte  d'un  mari  ainsi  trompé  pour  le  plaisir  de 
contempler  l'image  de  M.  Félix  Faure,  nous  surprîmes  le 
manège.  Inutile  d'ajouter  que  le  coupable  expia  par  quel- 
ques journées  de  fers,  précédées  d'une  admonestation  par 
la  voix  et  le  geste,  d'avoir  ainsi  mis  au  service  de  ses  pas- 
sions la  sympathie  que  les  femmes  bambaras  ressentaient 
pour  le  sultan  des  Français. 

Revenons  à  Madidou.  Il  avait  entendu  parler  du  portrait, 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  169 

et,  désireux  de  le  posséder,  il  me  le  faisait  demander.  Cela 
partait  d'un  trop  bon  sentiment  pour  qu'il  pût  y  avoir  de 
notre  part  l'ombre  d'une  objection,  et  c'est  ainsi  que  le  por- 
trait du  président  de  la  République  orne  en  ce  moment  la 
tente  du  chef  des  Aouelliminden ,  et  voyage  avec  lui  des 
rives  du  Niger  au  plateau  de  l'Aïr. 

Après  le  déjeuner,  notre  Kounta  revient  encore.  Madidou 
nous  demande  quand  nous  désirons  partir.  Le  Kounta  laisse 
même  entrevoir  la  possibilité  de  sa  visite,  un  peu  plus  bas 
sur  le  fleuve.  Dans  tous  les  cas,  l'amenokal  promet  d'en- 
voyer quelqu'un  de  ses  proches  pour  nous  remettre  une 
lettre.  Par  écrit  seront  fixées  les  diverses  promesses  qu'il 
nous  a  faites  et  qu'il  nous  renouvelle,  en  ce  qui  concerne 
notre  amitié  et  la  protection  de  nos  compatriotes  ou  sujets 
respectifs. 

Madidou  a  hâte  de  partir.  Le  razzi  des  Kel  Gheres  ou  Kel 
Aïr,  dont  on  nous  a  parlé  à  l'arrivée,  n'est  que  trop  réel  ;  il 
a  même,  me  dit-on,  attaqué  le  campement  de  Kountas,  amis 
des  AouelHminden,  où  commandent  Baye  et  Baba  Hamet, 
fils  d'El  Beckay.  C'est  ce  qui  explique  l'absence  de  ceux-ci. 

Le  chef  a  donc  hâte  de  voir  tout  réglé  de  notre  côté  pour 
se  retourner  contre  ses  ennemis.  11  va  envoyer  partout,  le 
long  du  fleuve,  des  messagers  et  des  lettres  enjoignant  aux 
chefs,  ses  vassaux,  de  nous  bien  traiter,  de  nous  donner  des 
guides,  des  vivres,  et  de  nous  aider  au  besoin. 

J'aurais  bien  voulu  avoir  une  entrevue  personnelle  avec 
l'amenokal.  Mais  j'étais  payé  pour  savoir  qu'on  ne  voit  pas 
facilement  les  chefs  touaregs.  11  était  bien  évident,  en  outre, 
que  si  Madidou,  par  largeur  d'idées,  par  tolérance,  et  grâce 
aussi  à  la  tradition  qu'il  tenait  de  son  père,  avait  refusé  de 
céder  aux  conseils  hostiles,  un  fort  parti  devait  pourtant 
exister  contre  nous  ;  il  fallait  éviter  de  donner  des  armes 


I70    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

à  nos  adversaires  en  leur  fournissant  matière  à  des  inter- 
prétations malveillantes.  Insister  f>our  prolonger  notre  sé- 
jour, ou  pour  voir  le  chef,  eût  présenté  ce  dernier  inconvé- 
nient. 

Je  fixai  donc  le  départ  au  lendemain  matin. 

Nous  renvoyons  nos  guides,  bien  payés,  et  ils  passent 
avec  la  pirogue.  Mais,  pendant  leur  traversée,  la  colonne 
touareg  s'est  disloquée.  Un  groupe  attend  l'embarcation  à 
l'accostage.  Nos  guides  pensent  que  c'est  pour  voir  si  nous 
n'avons  pas  été  trop  généreux  et  pour...  partager  avec  eux; 
aussi  préfèrent-ils  rebrousser  chemin  et  revenir  encore  une 
fois  vers  nous. 

A  ce  moment  s'élève  un  grand  bruit  sur  la  rive  droite  ; 
ce  sont  tous  les  petits  chefs  qui  avaient  commandé  à  leurs 
forgerons  de  passer  le  bras  de  fleuve  et  de  venir  nous  saluer 
de  leur  part,  visite  intéressée  et  dans  l'espoir  d'un  cadeau. 
Madidou  n'a  pas  voulu  auprès  de  nous  cette  afîluence  de 
gens,  il  n'est  sans  doute  pas  sûr  de  tous,  et  il  a  fait  re- 
brousser chemin  aux  messagers ,  d'où  quelques  récrimina- 
tions dont  nous  avons  entencju  l'écho. 

Néanmoins  El  Yacin,  un  des  principaux  chefs  de  tribus  ou 
Amrars,  nous  expédie  son  conseiller.  Comme  la  pirogue  ne 
revient  pas  le  chercher,  il  prend  son  parti  de  l'incident  et, 
gaiement,  s'installe  dans  un  coin  à  bord  sans  manifester 
aucune  crainte. 

Mais  auparavant  il  a  voulu  tout  voir,  tout  entendre,  tout 
toucher. 

J'ai  dit  qu'un  des  ornements  de  ma  cabine  était  un  pan- 
neau composé  de  photographies  d'une  cantatrice  célèbre. 
Ces  portraits  n'excitaient  pas  moins  la  curiosité  que  celui  du 
Président,  qui  leur  faisait  face,  d'autant  que  les  costumes 
d'Eisa,  de   Brunhilde,  d'Elisabeth  ou  de  Salammbô  parais- 


DE   TOSAYE   A    FAFA. 


lyt 


saient  aux  Touaregs  le  comble  de  l'élégance ,  ce  qui ,  par 
parenthèse,  prouve  en  faveur  de  leur  sens  esthétique. 

Notre  forgeron,  après  un  long  moment  de  contemplation, 
se  retourne  vers  moi  :  «  C'est  une  des  femmes  de  ton  pays, 
ça?  —  Oui.  —  Et  sont-elles  toutes  aussi  jolies?  —  Mais  cer- 
tainement. —  Alors  il  faut  que  vous  soyez  de  bien  grands 
imbéciles  pour  les  avoir  quittées  et  être  venus  jusqu'ici.  » 

J'essayai  de  faire  comprendre  à  mon  interlocuteur  les 
satisfactions  qui  pouvaient  nous  attendre  au  retour  :  éloges 
de  nos  chefs,  estime  de  nos  concitoyens,  notoriété  dans  tout 
notre  pays;  il  demeura  réfractaire. 

Pour  bien  montrer  notre  intention  de  décamper  dès  le 
lendemain,  nous  avons  replié  nos  tentes,  la  rive  devient  peu 
à  peu  complètement  déserte  en  face  de  nous.  La  nuit  faite, 
nous  renvoyons  définitivement  nos  jTuides. 

Le  6,  de  bon  matin,  guidés  par  un  pilote  que  le  chef  de 
Gao  nous  a  envoyé,  nous  nous  mettons  en  route  pour  Bour- 
nou,  où  Madidou  a  son  campement,  et  nous  y  arrivons  vers 
onze  heures. 

Le  fleuve  reste  facilement  navigable,  bien  que  de  place 
en  place  des  remous  indiquent,  des  écueils  affleurant  sans 
doute  aux  eaux  basses.  En  revanche,  les  rives  prennent  un 
aspect  de  plus  en  plus  rocheux  et  sauvage. 

Ce  sont  de  hautes  falaises  noires  ou  rouges,  couvertes 
de  gommiers  et  de  sycomores.  Bournou  a  été  très  exacte- 
ment décrit  et  même  dessiné  par  Barth.  Nous  mouillons  au 
pied  de  la  berge  à  pic  haute  d'une  centaine  de  mètres.  Notre 
guide  va  au  village  dont  on  aperçoit  les  cases  à  un  kilomètre 
environ,  et  revient  avec  un  remplaçant. 

Quanta  Madidou,  il  a,  paraît-il,  couché  à  son  campement, 
mais  est  reparti  à  la  première  heure.  Nous  le  rencontrerons 
peut-être  à  Dergona,  où  nous  changerons  de  pilote. 


172    SUR    LK    NIGER    ET    AU   l'AYS   DES   TOUAREGS. 

Après  déjeuner,  nous  repartons.  I.a  rive  gauche  devient 
extrêmement  pittoresque,  des  falaises  de  roches  rouges  bi- 
zarrement découpées  simulent  par  endroits  des  ruines  de 
châteaux  forts.  .\u  loin,  sur  la  droite,  s'estompe  une  ligne 
de  hautes  montagnes  rocheuses.  Décidément,  nous  avons 
ahandonné  la  région  des  dunes. 


Nous  passons  la  nuit  près  de  Dergona,  dont  nous  voyons 
les  feux,  et  le  lendemain  nous  y  arrivons  de  bon  matin.  Pas 
de  Madidou.  Il  s'est  enfoncé  dans  l'intérieur,  toujours  à 
cause  du  ranzi  des  Kel  Aïr.  A  la  nuit  tombante,  nous  sommes 
à  Balia  (Tahaliat  de  lîarlh). 

Près  du  débarcadère  est  une  pirogue  chaînée  de  grains 
dont  les  marins  s'enfuient  d'abord.  Peu  à  peu,  rassurés,  ils 
reviennent  et  nous  apprennent  quantité  de  choses  intéres- 
santes sur  la  situation  des  pays  voisins  de  Say, 

Près   de   Zinder    habite   une  population   de   marins  pil- 


DE   TOSAVE   A    FAFA.  173 

lards;    ce  sont  les  Kourteyes.    Récemment   ils   ont   razzié 
Balia. 

Nous  devons  aussi  rencontrer  là  Amadou  Cheikou,  Il 
possède  le  long  du  fleuve  quelques  villages  dont  l'un  est 
entouré  d'un  tata  (muraille  en  terre).  Il  a  décidé  une  tribu 
peule,  les  Gaberos,  qui  vivaient  auparavant  près  de  Gao 
sous  la  suzeraineté  des  Aouelliminden,  à  émigrer  pour  le  re- 


joindre. Dernièrement,  il  a  envoyé  à  Dergona  l'ordre  d'en 
faire  autant,  mais  sans  succès. 

Le  fleuve  devient  de  plus  en  plus  rocheux;  ça  sent  les 
écueils  et  les  rapides,  sans  que  toutefois  jusqu'ici  il  y  ait  eu 
de  difficulté  de  navigation.  Nous  arrivons  ainsi  devant  la 
pointe  de  l'île  d'Ansongo. 

Orientés  sur  une  même  ligne  sud-est,  nord-ouest,  quatre 
gros  blocs  de  cailloux,  de  l'effet  le  plus  pittoresque,  semblent 
les  jalons  destinés  à  repérer  un  point  leniarquable  du  fleuve. 


174    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

De  fait,  c'est  très  exactement  en  aval  de  cet  endroit  que 
commencent  les  difficultés  qui  rendront  à  jamais  cette  partie 
du  Niger  pratiquement  innavigable. 

Le  8  marS)  pour  déjeuner,  nous  mouillons  sur  la  rive 
gauche,  en  face  de  l'une  de  ces  masses  rocheuses,  Beba; 
puis,  prenant  le  bras  le  plus  à  gauche,  à  deux  heures  nous 
sommes  devant  le  village  d^Ansongo,  habité  par  des  Kel  es 
Souk.  Le  chef  de  la  tribu,  El  Mekki,  s'y  trouve  lui-même. 

Devant,  à  toucher  le  mouillage,  une  ligne  de  rochers  barre 
entièrement  le  bras  du  fleuve  où  nous  nous  trouvons.  Leurs 
têtes  affleurent  presque,  et  il  est  impossible  de  passer  par- 
dessus. Baudry,  en  pirogue,  découvre,  tout  à  fait  sur  la 
gauche,  contre  la  berge,  un  chenal  étroit,  sinueux,  mais 
susceptible  pourtant  de  nous  donner  issue. 

Pendant  ce  temps,  les  Kel  es  Souk  et  les  noirs,  leurs  tri- 
butaires,  se  sont  assemblés  sur  la  plage.  Après  quelques 
cadeaux  de  peu  de  valeur,  nous  engageons  la  conversation, 
et  tout  paraît  devoir  aller  pour  le  mieux.  El  Mekki  fournira 
vivres  et  pilotes,  et  viendra  même  sans  doute  nous  voir. 

J'en  suis  extrêmement  heureux.  J'ai  fort  appréhendé  le 
contact  des  Kel  es  Souk  :  on  les  a  vus  à  l'œuvre,  d'ailleurs. 
Tant  que  leur  hostilité  a  été  le  fait  d'individus  isolés,  elle 
n'a  pas  pu  grand'chose  contre  nous  ;  mais  à  présent  nous 
avons  affaire  au  chef  de  toute  la  tribu,  et  il  importe  au  plus 
haut  degré  de  se  le  concilier. 

Les  Kel  es  Souk,  nous  le  dirons  plus  loin,  sont  de  même 
race,  de  même  souche  que  les  Touaregs. 

Séparés  toutefois  du  tronc  commun,  lors  de  la  prise  de 
Tademekka  par  les  Songhaïs  de  Gao,  ils  se  sont  convertis  de 
meilleure  heure  à  l'islam,  de  telle  sorte  qu'ils  sont  aujour- 
d'hui les  marabouts  des  Touaregs. 

11  en  résulte  pour  eux  une  force  morale  considérable,  et  je 


DE   TOSAYE   A    FAFA.  175 

m'étais  laissé  dire  que,  seul,  El  Mekki  pourrait  mettre  son 
veto  aux  résolutions  favorables  ou  défavorables  de  Madidou 
à  notre  égard. 

L'amitié  du  personnage  avait,  on  le  voit,  son  prix. 

Avant  la  brume,  nous  appareillons  pour  traverser  le  bar- 


rage, ce  qui  se  fait  sans  accident;  mouillés  en  face  du  village, 
nous  attendons  le  lendemain. 

Le  g,  nous  retraversons  de  bonne  heure.  Hélas!  la  journée 
commence  mal  :  El  Mekki  ne  vient  pas,  mais  à  sa  place 
deux  messagers  qui,  sous  je  ne  sais  quel  mauvaiis  prétexte, 
nous  expriment  qu'il  est  impossible  de  nous  fournir  des 
guides. 

Je  proteste,  invoquant  le  nom  de  Madidou,  sans  rien 
obtenir. 

La  nécessité  politique  nous  commandait  de  nous  faire  un 


176     SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

ami  d'El  Mekki  ;  mais  il  y  en  avait  une  autre,  plus  pratique 
et  plus  immédiate  encore  :  les  rapides. 

Comme  je  l'ai  dit,  ils  commencent  à  Ansongo.  Nous  ne 
connaissions  pas  encore  toute  leur  difficulté  ;  mais  ce  qu*en 
dit  Barth,  — et  nous  ne  l'avions  pas  jusqu'ici  pris  en  défaut, 
—  suffisait  à  nous  démontrer  l'absolue  nécessité  de  pilotes; 
à  chaque  instant  il  fallait  en  effet  choisir,  entre  les  divers 
bras  du  fleuve,  le  plus  praticable. 

Je  m'arme  de  patience,  je  cherche  à  discuter;  peine  per- 
due. Même,  quelques  noirs  s'étant  avancés  jusqu^à  la  rive, 
les  Kel  es  Souk  les  font  rentrer  au  villaore. 

Arrive  une  seconde  députation ,  gens  hostiles ,  figures 
fermées... 

«  Quelles  sont  vos  intentions?  —  Le  bien  et  la  paix.  — 
Quelle  est  votre  religion?  —  Celle  d'Issa,  du  prophète  que  le 
vôtre  donne  comme  son  prédécesseur.  Nous  sommes  des 
Kitabi,  des  gens  du  livre.  Votre  religion  même  vous  ordonne 
de  nous  traiter  en  amis,  lorsque  nous  avons  à  votre  égard 
des  sentiments  amicaux,  m  Tierno  s'empoigne  avec  ses  col- 
lègues marabouts  pour  leur  faire  entendre  raison,  mais  sans 
grand  succès.  «  Pourtant,  dis-je,  vos  pères  ont  laissé  un 
chrétien  passer  en  paix  sur  leur  territoire,  et  même  ils  l'ont 
aidé.  Ce  chrétien,  mon  oncle  Abdoul  Kerim,  était  l'ami  et  le 
protégé  de  Sidi  Hamet  Beckay  :  pensez-vous  mieux  faire 
que  vos  pères  et  que  le  cheik  vénéré  dans  tout  le  Soudan, 
en  agissant  autrement  qu'eux?  w 

Surprise,  interrogations  :  «  Quoi  !  tu  es  le  neveu  d' Abdoul 
Kerim?  » 

Chaque  jour  je  relis  l'ouvrage  de  Barth  ;  aussi  suis-je  diffi- 
cile à  prendre  en  défaut  sur  ses  aventures. 

Or,  il  lui  est  arrivé,  précisément  un  peu  avant  Ansongo, 
ce  que  j'appellerais  volontiers  «  une  bien  bonne  ». 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  177 

Sans  manquer  au  respect  que  je  dois  à  sa  mémoire,  je 
soupçonne  mon  oncle,  mon  digne  et  excellent  oncle,  d'avoir 
ébauché  sur  les  rives  du  Niger  au  moins  une  idylle  avec  une 
jeune  beauté  des  Kel  es  Souk. 

Elle  avait  nom  Neschroun.  Barth ,  généralement  plus 
réservé  sur  l'esthétique  des  filles  d'Eve  noires  ou  seulement 
brunes  qu'il  lui  était  donné  de  contempler,  s'étend  longue- 
ment sur  sa  figure  avenante,  ses  airs  gracieux,  la  beauté  de 
ses  yeux  noirs  et  de  ses  cheveux  partagés  sur  le  front,  à  la 
Vierge.  Il  ne  néglige  même  pas  de  nous  instruire  qu'elle 
portait  une  tunique  à  bandes ,  alternativement  rouges  et 
noires,  des  mieux  seyantes. 

La  sympathie  sans  doute  fut  réciproque,  car,  dit-il,  a  elle 
me  demanda,  moitié  en  plaisantant,  si  je  voulais  l'épouser  ». 

Ce  qui  empêcha  ce  penchant  de  se  donner  un  libre  cours, 
au  moins  légalement,  ce  fut  une  question  de  chameaux. 

«  Je  lui  exprimai  tous  mes  regrets,  ajoute  Barth,  et,  tout 
en  lui  montrant  combien  j'étais  sensible  à  l'honneur  qu'elle 
me  faisait,  je  lui  fis  remarquer  que  mes  chameaux  étaient 
trop  fatigués  pour  la  porter.  » 

J'ai  dit  un  mot  de  l'embonpoint,  beauté  recherchée,  des 
femmes  touaregs.  Lorsque  cet  embonpoint  est  arrivé  à  la  limite 
voulue,  par  un  gavage  méthodique,  une  belle  femme  peut 
hardiment  demander  à  entrer  dans  la  société  des  Cent  kilos. 

Cette  beauté  a  un  nom,  teboulloden  en  langue  touareg,  et 
cette  onomatopée  rend  assez  bien  le  balancement  gélatineux 
de  toutes  les  parties  pendantes  de  la  Vénus  touareg  qui  ne 
se  contente  pas  d'être  callipyge. 

Neschroun  était  sans  doute  légèrement  teboulloden  ^  et 
c'est  pourquoi  les  chameaux  fatigués  du  voyageur  allemand 
n'auraient  pu  porter  ce  supplément  de  bagage. 

Une  bonne  histoire,  comme  on  voit,  à  donner  pour  preuve 
d'identité  aux  messagers  d'El  Mekki. 

Mais  précisément  Neschroun  est  la  propre  sœur  de  ce 


178    SUR   LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

dernier,  et  elle  existe  encore  ;  on  pense  si  à  cor  et  à  cri  je 
demande  à  la  voir.  Son  campement  est  malheureusement 
trop  loin  dans  l'intérieur  des  terres ,  elle  ne  saurait  venir, 
mais  je  lui  envoie  en  cadeau  une  glace  à  trois  faces  garnie 
de  peluche,  article  à  3  fr.  75.  —  On  voit  que  je  suis  géné- 
reux. 

Les  messagers  s'en  retournent  raconter  TafFaire  à  El 
Mekki.  Nous  voilà  derechef  amis.  On  nous  donne  pour 
guides  deux  propres  captifs  de  case  du  chef  des  Kel  es 
Souk,  et  nous  partons,  non  sans  avoir  envoyé  nos  plus  af- 
fectueux compliments  à  celle  qui  aurait  pu  être  ma  tante,  si 
elle  avait  été  moins  grasse  ou  les  chameaux  de  Barth  mieux 
portants. 

Mon  cher  oncle,  mon  brave  oncle,  mon  oncle  providentiel, 
vous  nous  avez  encore  tiré  une  rude  épine  du  pied  le  jour 
où  vous  eûtes  l'heureuse  idée  de  raconter  vos  amours  avec 
la  fille  des  Kel  es  Souk. 

Le  courant,  très  violent,  atteint  sept  kilomètres  à  l'heure. 
Nous  ne  tardons  pas  à  voir  que  notre  pain  blanc  a  été  mangé 
le  premier,  et  qu'il  ne  faut  plus  naviguer  sans  une  extrême 
prudence. 

Une  fausse  manœuvre  de  VAube,  causée  par  une  brise 
fraîche  du  sud,  le  fait  échouer  sur  un  fond  de  gros  gravier. 
C'est  peu  dangereux;  nous  l'en  tirons.  Mais,  sorti  du  chenal, 
il  va  cette  fois  donner,  très  violemment,  contre  une  pointe 
de  roche  sur  laquelle  il  reste  planté.  Beaucoup  d'eau  tout 
autour  de  l'écueil,  ce  qui  rend  le  déséchouement  très  diffi- 
cile; les  laptots  ne  peuvent  prendre  pied  dans  l'eau.  Pour- 
tant, après  une  heure  d'efforts  à  la  nage,  VAube  est  remisa 
flot. 

Cent  mètres  plus  loin  nous  doublons  la  pointe  aval  de  l'île 
d'Ansongo. 

Le  bras  de  droite,   visible   maintenant,    est  absolumeat 


i8o    SL-R   LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

encombré  de  roches  et  de  rapides.  Nos  chalands  n'y  seraient 
certainement  pas  passés. 

Devant  nous,  des  remous  indiquent  encore  des  écueils. 
Nos  guides  sont  de  braves  gens,  mais  je  ne  leur  crois  pas 
beaucoup  la  pratique  du  fleuve.  Je  me  décide  à  faire  mouiller 
les  deux  grosses  embarcations.  Nous  enlevons  la  paillote  du 
Le  Datttec,  qui  donne  prise  au  vent ,  et ,  après  avoir  armé  tous 
les  avirons  qu'il  peut  porter,  nous  partons,  Baudry  et  moi, 
reconnaître  le  chenal,  très  tortueux,  mais  en  somme  assez 


large  et  profond.  Nous  revenons  à  bord,  et,  sans  autre  inci- 
dent, nous  passons  et  allons  mouiller,  à  la  rive  gauche,  dans 
les  herbes. 

VA  uhe  depuis  son  échouage  fait  énormément  d'eau.  Quatre 
hommes  avec  des  seaux  suffisent  à  peine  à  le  vider.  11  y  > 
évidemment  une  voie  d'eau.  Notre  charpentier  Abdoulaye 
plonge  et  reconnaît  qu'une  planche  du  fond  est  déclouée. 
On  la  remet  en  place  tant  bien  que  mal. 

Pour  achever  cette  journée,  déjà  fertile  en  émotions,  une 
tornade  nous  trempe,  tandis  que,  des  herbes  de  la  rive,  il  se 
dégage  une  odeur  de  musc  écœurante  à  faire  vomir. 

De  temps  à  autre  un  remous  près  du  bateau  :  c'est  un 
caïman  qui  plonge.  11  ne  ferait  pas  bon  tomber  du  bord  en 
cet  endroit. 


DE   TOSAYE    A   FAFA.  i8i 

Un  bief  à  peu  près  dégagé  nous  conduit  le  lendemain  de- 
vant la  pointe  de  l'île  de  Bouré,  probablement  Tibouraouen 
de  Barth.  Un  village  est  très  pittoresque  ment  juché  sur  de 
grosses  masses  de  roc.  Sur  la  rive  gauche,  en  face,  un  ma- 
melon a  ses  Rancs  couverts  de  tentes.  Au  sommet,  un  véri- 
table bataillon  carré  de  Touaregs  prêts  à  la  défensive.  Les 
piétons  sont  aux  premiers  rangs,  au  centre  les  cavaliers  et 
les   méharistes.   Tous,   immobiles,   regardent  les   bateaux 


avancer.  Nous  accostons  l'île.  Timides  d'abord,  les  noirs 
approchent.  Puis  une  pirogue  traverse,  amenant  quelques 
Touaregs.  Nos  guides,  avec  force  gestes,  expliquent  qui 
nous  sommes,  ce  que  nous  voulons.  Alors  le  bataillon  carré 
fond  en  un  clin  d'oeil;  c'est  un  va-et-vient  continuel  de  la 
rive  gauche  à  l'île,  et  nous  sommes  en  un  nnoment  entourés 
de  trois  ou  quatre  cents  personnes.  Ce  sont  des  Ifoghas  et 
des  Chérifs.  D'abord  ils  ont  eu  peur  en  voyant  nos  bâti- 
ments, mais  maintenant  nous  sommes  les  meilleurs  amis  du 
monde.  En  avant  les  petits  cadeaux,  bagues,  bracelets,  pipes, 
couteaux.  Du  coup,  c'est  du  déhre.  On  nous  donne  en 
échange  des  œufs,  du  beurre,  des  poules  et  quelques  jolis 
sacs  en  cuir  {abelbodh).  Nous  reprenons  notre  marche  par  le 


i82    SLR  LE  NIGER   ET  AU  PAVS  DES  TOUAREGS. 

bras  de  gauche.  Il  est  étroit,  tout  hérissé  de  cailloux.  Sur  la 
rive,  de  belles  niasses  rocheuses.  D'innombrables  troupeaux 
paissent  l'herbe  et  le  bourgou  succulent. 

Toute  une  population  nous  suit  en  huriant,  comme  au- 
dessus  de  Gao;  mais  cette  (ois  ce  sont  des  sentiments  paci- 
fiques et  amicaux  qui  l'animent.  L'enthousiasme  redouble 
chaque  fois  que  nous  accostons  la  rive  pour  distribuer  des 


cadeaux,  aux  hommes,  aux  femmes,  aux  enfants  même, 
petits  gaillards  à  l'air  éveillé,  qui  se  précipitent  dans  l'eau 
et  s'y  battent  pour  se  disputer  une  bague  ou  un  grain  de 
verre.  De  temps  en  temps,  un  chef  plus  important  reçoit  le 
complet,  objet  des  vœux  de  tout  Touareg  :  huit  mètres  de 
guinée,  cinq  pour  le  boubou,  trois  pour  le  pantalon.  Certaine- 
ment le  souvenir  de  notre  passage  subsistera  longtemps,  et 
j'espère  que  le  premier  qui  nous  suivra  pourra  se  recom- 
mander d'Abd-el-ICader,  puisque  ainsi  je  me  nomme,  de 
même  que  je  me  suis,  moi,  recommandé  d'Abdoul  Kerim. 


DE   TOSAVE    A   FAFA.  183 

L'île  de  Bouré  n'appartient  pas  aux  Touaregs.  Par  un 
tait  que  je  crois  unique  sur  tout  le  cours  du  Niger  de  Tom- 
bouctou  à  Sansan  Haoussa,  un  chef  songhaï,  Idris,  en  est  le 
légitime  propriétaire.  11  ne  paye  aucun  tribut  à  Madidou,  et 
si  les  troupeaux  des  Chérifs  et  des  Hoghas  sont  maintenant 
dans  son  territoire,  c'est  avec  son  autorisation  et  par  crainte 
du  razzi  des  Kçl  Aïr. 

Nous  nous  arrêtons  au  village  d'Idris,  qui  vient  nous  voir. 


TROIPEAI'X    A    BOURÉ. 

Nous  concluons  amitié  avec  lui,  lui  laissant  un  écrit,  sorte 
de  traité  de  protectorat,  et  un  pavillon.  Il  nous  donne  trois 
de  ses  sujets,  dont  l'un  est  son  propre  frère,  en  remplace- 
ment de  nos  guides  d'Ansongo,  Ceux-ci,  bien  récompensés, 
s'en  vont  rejoindre  leur  village. 

Ces  Songhaïs  d'Idris  sont  des  hommes  superbes,  voilés 
comme  les  Touaregs  et  armés  comme  eux,  mais  d'un  noir 
foncé.  Ils  sont  en  général  d'une  très  haute  stature  et  d'une 
force  herculéenne. 

Véritablement  on  a  plaisir  à  trouver,  au  lieu  des  popu- 
lations nègres  abruties  que  nous  avons  rencontrées  jus- 
<ju'ici,  de  véritables  hommes,  et  l'on  comprend  ce  qu'a  dû 


i84     SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

être  la  race,  lorsqu'elle  dominait  le  Soudan  occidental  avec 
pour  chefs  les  Askia  et  pour  capitale  Gao. 

Malgré  tous  leurs  efforts,  toute  leur  adresse,  nos  guides 
n'ont  pu  empêcher  de  nouveaux  échouages  et  des  avaries 
dans  la  journée  du  1 1 .  UAube  touche  dès  le  départ  sur  un 


REhIkiUIK  ' 


caillou  gros  comme  une  tête  d'homme.  Pendant  trois  heures 
il  y  reste  accroché  par  le  milieu,  dans  un  courant  d'enfer, avec 
un  écueil  à  droite  et  un  à  gauche,  sur  lesquels  il  paraît  im- 
possible qu'il  ne  se  jette,  si  nous  parvenons  à  le  déséchouer. 

Tout  le  monde  est  arrivé  au  secours.  Nos  hommes  se  sont 
mis  à  l'eau,  montrant  autant  d'énergie  que  de  dévouement. 
Nos  guides  en  ont  fait  autant. 

Nous  nous  attendions  à  chaque  instant  à  voir  le  bateau 
se  partager  en  deux,  l'avant  d'un  côté,  l'arrière  de  l'autre. 
Enfin  on  a  pu  placer  un  grappin  sur  la  rive  gauche,  et,  après 


DE   TOSAYE   A   FAFA.  185 

deux  essais  infructueux  marqués  par  combien  d'efforts,  une 
partie  du  monde  soulevant  le  bord  échoué,  l'autre  halant  par 
Tarrière  sur  le  grappin,  on  a  réussi  à  faire  tourner  le  bateau. 
Pris  en  flanc  par  le  courant,  il  s'est  déséchoué  et  a  pu  re- 
joindre le  Davoust^  non  sans  avoir  encore  touché  en  route. 

Départ  vers  deux  heures.  Toujours  des  cailloux  de  tous 
côtés.  Pourtant  il  paraît  que  ce  n'est  rien  ;  les  guides  disent  : 
«  Quand  vous  serez  à  Labezenga,  vous  verrez.  »  Charmante 
perspective  ! 

Le  soir,  nous  couchons  à  Bintia  (Bitin  de  Barth). 

Arrivée  à  Fafa  le  12  vers  sept  heures  du  matin.  —  Le 
fleuve  y  est  partagé  en  deux  bras  par  une  île  où  se  cache  le 
village,  et  l'entrée  n'en  est  pas  faite  pour  rassurer.  Mais 
d'autres  soins  nous  réclament  avant  d'aller  l'étudier. 

Dès  que  nous  sommes  mouillés ,  arrive  vers  nous  un 
Touareg.  C'est  l'envoyé  de  Djamarata,  neveu  de  Madidou. 
Djamarata  est  au  village,  spécialement  délégué  par  son  oncle 
au-devant  de  nous  pour  compléter  les  négociations  ouvertes 
à  Gao  et  nous  remettre  la  lettre  que  j'ai  demandée. 

Le  village  de  Fafa  est  peuplé  de  Peuls.  Comme  partout 
où  nous  nous  trouvons  face  à  face  avec  les  Touaregs,  les 
sédentaires  sont  affolés. 

Que  va-t-il  sortir  de  ce  contact  entre  des  blancs ,  des 
individus  de  race  supérieure?  Vont-ils  se  disputer,  se  battre? 
Et  la  peur  de  jouer  le  rôle  du  fer  entre  l'enclume  et  le  mar- 
teau les  trouble  profondément. 

Le  vieux  brave  homme  de  chef  monte  sur  le  Davoust,  Il 
ne  veut  pas  que  je  descende  à  terre  ;  il  faut  que  Djamarata 
vienne  à  bord,  il  ne  sort  pas  de  là.  Heureusement  nos  Son- 
ghaïs  d'Idris  sont  plus  braves.  Ils  cherchent  à  rassurer  le 
vieux  et  finalement  le  rabrouent.  Djamarata  s'est  assis  à 
une  centaine  de  mètres  de  la  rive,  entouré  d'une  douzaine 


i86     SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

de  Touaregs.  Le  frère  d'Idris  me  prend  par  le  bras,  et  nous 
allons  vers  lui.  Nous  nous  saluons,  nous  nous  donnons  la 
main,  nous  n'avons,  ni  les  uns  ni  les  autres,  l'air  de  gens 
qui  vont  se  manger.  Mais  cela  ne  rassure  pas  notre  vieux 
fou,  qui,  par  un  sentiment  qui  l'honore  d'ailleurs,  et  pour 
nie  protéger,  vient  s'accroupir  entre  mes  jambes. 


fâ 

Wm 

■ 

'^Tït^^^^^^^^^^^l 

Djamarata  est  un  jeune  homme  d'une  trentaine  d'années, 
autant  que  nous  permet  d'en  juger  le  tagelmoust  qui  cache 
le  bas  de  sa  figure;  i!  est  extrêmement  élégant  et  noble 
d'allure  ;  ses  immenses  yeux  noirs  trahissent  une  intelligence 
peu  ordinaire.  Les  enfants  mâles  de  Madidou  étant  encore 
en  bas  âge,  c'est  lui  le  bras  droit,  le  confident  et  aussi  le 
principal  chef  de  guerre  de  l'amenokal. 

Notre  palabre  est  très  bref  :  je  répète  simplement  mon 
discours  de  Gao,  et  Djamarata  me  confirme  que  c'est  bien 
ce  qui  a  été  redit  au  chef  des  Aouelliminden. 


DE   TOSAYE    A    FAFA.  187 

Reste  la  question  de  la  lettre.  Comme  il  n'a  pas  dans  sa 
suite  de  marabout  sachant  écrire  l'arabe,  il  accepte  sans  ré- 
pugnance, preuve  de  confiance,  que  ce  soit  Tierno  qui  la 
rédige,  et,  sur-le-champ,  ce  dernier  se  met  en  devoir  de  le 
faire.  Voici  quel  en  est  le  texte  : 

Lettre  de  Madidou  et  de  son  neveu  Djamarata 
au  Sulta?:  des  Français. 

L'objet  de  cette  lettre  est  de  t'apprendre  que  nous  nous 
sommes  entendus  avec  ton  envoyé  nommé  commandant 
Hourst,  connu  sous  le  nom  de  Abd-el-Kader,  sur  les  points 
suivants  :  Entre  nous  et  vous  il  n'y  aura  que  le  bien  et  la 
paix;  vos  commerçants  viendront  chez  nous  par  terre  ou 
par  eau  et  s'en  retourneront ,  assurés  que  personne  chez 
nous  ne  les  molestera  en  aucune  façon.  Vous  n'apporterez 
aucun  trouble  dans  nos  possessions  ni  dans  nos  usages  tra- 
ditionnels civils  ou  religieux.  Sachez  aussi  que,  dès  que  vos 
envoyés  seront  revenus  et  vous  auront  garanti  notre  véra- 
cité, vous  nous  verrez  aller  chez  vous  isolés  ou  par  groupes, 
parterre  ou  par  eau.  Ceci  est  l'exacte  vérité,  qui  ne  com- 
porte ni  réticences  ni  mensonges,  et  dont  il  n'y  a  pas  à 
douter.  Quand  vous  nous  aurez  fait  les  promesses  que  nous 
mentionnons,  nous  serons  des  frères.  Et  le  salut. 

Djamarata  demande  qu'à  mon  tour  je  laisse  entre  ses 
mains  une  preuve  écrite  de  notre  entente  verbale.  Cela  me 
semble  trop  juste,  et  voici  ma  réponse  : 

Lettre  du  commandant  Hourst ^  surjiommé  Abd-el-Kader^  à 
Madidou  y  amenokal  des  Aouellimtndenj  et  à  Djamarata  j 
son  neveu. 

Le  but  de  la  présente  est  que  vous  sachiez  que ,  envoyé 
ar  le  Sultan  des  Français  vers  vous  avec  la  mission  d'éta- 


i88    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

blir  entre  nous  la  paix  éternelle  et  des  relations  de  com- 
merce et  d'amitié,  ayant  reçu  de  lui  les  pouvoirs  nécessaires 
pour  parler  en  son  nom,  je  puis  vous  assurer  que  notre 
désir  n*est  pas  autre  chose  que  ce  que  vous  exprimez  dans 
votre  lettre.  Nous  ne  voulons  pas  construire  de  postes  chez 
vous,  ni  toucher  à  vos  possessions,  ni  rien  changer  à  vos 
traditions  civiles  ou  religieuses. 

Vous  pouvez  venir  chez  nous  pacifiquement,  par  groupes 
ou  isolés,  pour  le  commerce  ou  pour  nous  visiter.  A  partir 
de  nos  possessions,  qui  sont  à  l'ouest  de  la  dune  d'Ernessé, 
vous  ne  trouverez  que  le  bien  et  la  paix. 

Quant  à  ce  que  vous  dites  au  sujet  de  votre  religion,  nous 
sommes  régis  par  la  loi  de  Sidna  Issa  (Jésus),  nous  savons 
qu*il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu,  nous  prions,  nous  jeûnons,  nous 
faisons  l'aumône.  Par  conséquent,  nous  ne  pouvons  empê- 
cher cela  chez  les  autres  sans  être  indignes  de  la  protection 
de  Dieu. 

Sachez  que  tout  ceci  est  l'absolue  et  l'exacte  vérité,  que 
nous  sommes  de  race  noble,  que  le  mensonge  nous  est  in- 
connu tout  comme  à  vous,  qui  êtes  de  race  noble. 

Venez  donc  sans  crainte  chez  nous ,  à  Tombouctou  ou 
bien  partout  où  vous  voudrez.  La  vérité  se  montrera. 

Le  restant  de  la  journée  se  passe  en  causeries  avec  les 
Touaregs  et  aussi  en  distribution  de  présents.  Pendant  ce 
temps ,  Baudry  va  avec  Digui  reconnaître  le  passage  au- 
dessous  de  Fafa. 

Pour  la  deuxième  fois,  un  traité  ou  plus  exactement  une 
entente  écrite  est  intervenue  entre  une  confédération  touareg 
et  nous.  A  la  suite  du  splendide  voyage  de  Duveyrier  dans 
le  Sud  algérien  et  chez  les  Touaregs  Azgueurs,    une  mis 
sion,  qui  comprenait  le  prince  de  Polignac,   avait  passé 
Rhadamès  une  convention  avec  ceux-ci. 


DE   TOSAYE   A   FAFA.  189 

Pour  la  deuxième  fois  aussi,  ceux  qui  ont  conclu  ces 
arrangements,  qui  ont  eu  affaire  directement,  d'homme  à 
homme,  de  voix  à  voix,  avec  les  chefs  touaregs,  déclarent 
les  avoir  trouvés  loyaux  et,  dans  une  certaine  mesure,  con- 
ciliants. 

Je  vais ,  en  parlant  des  Touaregs  en  général ,  dire  toute 
mon  opinion  sur  ces  traités,  en  même  temps  que  sur  la  race 
et  sur  le  parti  qu'on  en  peut  tirer.  Je  demande-la  permission 
d'arrêter  pour  un  moment  ici  le  récit  de  notre  voyage,  afin 
d'essayer  de  faire  connaître  ce  peuple  si  intéressant  et  peut- 
être  si  calomnié. 


CHAPITRE   V 


LES    TOLARKGS. 


Depuis  mon  retour  en  France,  lorsque  je  rencontre  quel- 
qu'un qui,  selon  l'expression  usitée,  s'intéresse  au  mouve- 
ment géographique  et  colonial ,  je  subis  un  interrogatoire 
extraordinaire;  il  m"est  même  arrivé  d'avoir  la  conversation 
suivante  : 

—  Vraiment,  monsieur,  vous  êtes  allé  chez  les  Toua- 
regs? ce  sont  des  sauvages,  n'est-ce  pas?  Est-ce  qu'ils  man- 
gent les  gens? 

Je  proteste  que,  même  dans  les  plus  grandes  disettes, 
ils  n'ont  jamais  goûté  d'un  gigot  de  leur  prochain. 

—  Mais,  du  moins,  ÎIs  sont  cruels,  voleurs,  pillards,  sa.*^* 
foi  ni  loi  ? 

Et  je  ne  suis  pas  bien  sûr  d'avoir  jamais  convaincu  qu  ^' 
qu'un  que,  si  les  Touaregs  ont  des  défauts,  ils  ne  manque  ^' 


LES    TOUAREGS.  191 

pas  de  qualités,  que  leur  état  social,  pour  si  différent  qu'il 
soit  du  nôtre,  n'en  est  pas  moins  un,  et  qu'il  serait  à  la  fois 
humain  et  politique  de  profiter  des  qualités  de  la  race  et  de 
les  développer.  Il  vaut  mieux  atténuer  et  au  besoin  com- 
battre leurs  défauts  que  proposer  l'extermination  en  masse, 
d'ailleurs  impossible,  de  toute  une  grande  famille  humaine 
appropriée  à  un  centre  où  elle  seule  peut  vivre. 

Les  truismes,  les  opinions  toutes  faites,  sont  une  chose 
bien  commode  ;  par  leur  emploi,  on  évite  de  penser,  à  plus 
forte  raison  d'aller  voir  sur  place;  c'est  moins  fatigant,  plus 
simple  et  à  la  portée  de  tous;  il  y  a  gros  à  parier  que  la 
mode  n'en  passera  pas  de  sitôt  dans  notre  pays,  ni  dans  les 
autres  non  plus,  d'ailleurs. 

Peut-être  prêcherai-je  encore  dans  le  désert.  Je  voudrais 
toutefois  mettre  ceux  qui  consentent  à  faire  table  rase  des 
idées  préconçues  en  état  de  juger  en  meilleure  connaissance 
de  cause.  Puissé-je  réussir! 

Il  ne  faut  ni  exagérer  ni  trop  généraliser  pourtant. 

D'une  part,  je  viens  de  le  dire,  les  Touaregs  ont  de  graves 
défauts,  graves  surtout  parce  qu'ils  s'accommodent  mal  du 
contact,  de  la  pénétration  de  la  civilisation  européenne. 

De  l'autre,  lorsque  j'aurai  relevé  chez  les  Touaregs  des 
qualités  palpables,  lorsque  je  les  aurai  montrés  souvent  sus- 
ceptibles de  sentiments  nobles  et  élevés,  il  faudra  pourtant 
se  garder  de  conclure  que  tous  les  Touaregs  sont  taillés  sur 
le  même  patron. 

A  mon  avis,  il  faut  seulement  se  demander  si,  dans  leur 
état  de  nature,  les  Touaregs  sont  inférieurs,  au  point  de  vue 
moral,  aux  autres  populations  indigènes  avec  lesquelles,  de 
gré  ou  de  force,  nous  avons  su  trouver  un  modus  vivendi^ 
noirs  de  l'Afrique,  Annamites  de  Cochinchine,  Arabes  et 
kabyles  d'Algérie. 


192    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS    DES   TOUAREGS. 

A  la  question  posée  ainsi  je  réponds  hardiment  :   Non. 
Non  !  les  Touaregs  ne  sont  pas  plus  barbares  que  d'autres. 

Et  j'en  donne  comme  preuve  notre  voyage.  On  y  a  vu  à 
l'œuvre  des  Touaregs,  j'ai  montré  leur  passage  de  l'hostilité 
à  la  bienveillance;  dans  le  chapitre  suivant  on  nous  verra 
protégés,  sauvés  par  eux.  Ce  qui  nous  est  arrivé  peut,  il  me 
semble,  advenir  encore  à  d'autres. 

Suis-je  seul  de  mon  avis?  Barth  dut  l'existence  à  la  pro- 
tection active  dont  les  Tademeket  à  Tombouctou,  les  Aouel- 
liminden,  à  Tosaye,  le  couvrirent. 

Duveyrier  voyagea  plus  d'un  an  en  pays  touareg.  Guidé, 
soutenu  par  Ikhenoukhen,  le  chef  des  Azgueurs,  non  seule- 
ment il  n'eut  rien  à  redouter  d'eux,  mais  encore  fut  misa 
l'abri  de  toute  insulte  de  la  part  même  des  Senoussis  et  des 
tribus  révoltées  contre  nous  sous  la  conduite  de  Mohammed 
ben  Abdallah. 

Notre  exemple  n'est  donc  pas  isolé.  11  le  sera  bientôt 
encore  moins,  si  on  se  décide  à  prendre  plus  intimement  con- 
tact avec  les  Touaregs.  N'ayons  pas  la  crainte  irraisonnée  de 
ne  trouver  que  traîtres  et  assassins,  mais  aussi  prenons  les 
précautions  rendues  nécessaires  par  l'absence  de  gendar- 
merie au  Sahara. 

Parmi  tous  les  peuples,  il  en  est  peu  qui  aient  le  droit 
de  revendiquer  une  descendance,  une  lignée  plus  ancienne 
que  les  Touaregs. 

a  Nous  sommes  Imochar,  Imouhar,  Imazighen  »,  disent, 
suivant  leurs  dialectes,  les  Touaregs.  Et  tous  ces  mots 
viennent  d'une  même  racine  tamaschek  (langue  des  Toua- 
regs), la  racine  ahar  :  qui  est  libre,  indépendant,  qui  peut 
prendre,  qui  pille  (nous  verrons  ce  que  piller  signifie  pour  le 
Touareg).  Le  lion,  en  tamaschek,  s^appelle  Ahar. 

Et  si  nous  remontons  à  l'antiquité,  si  nous  lisons  Héro- 
dote, nous  constatons  qu'il  donne  comme  habitant  la  Libye 


LES  TOUAREGS.  193 

ribu  des  Maziques.  Ce  sont  les  Numides  de  Jugurtha  et 
Massinissa;  ce  dernier  nom  se  traduit  même  presque 
oralement  dans  la  langue  actuelle,  mess  n'esen,  leur  maître, 
naître  des  gens,  et  le  mot  Mazique  est  une  forme  grecque 
s  laquelle  on  retrouve  les  Imazighen  de  nos  jours. 
>i  cette  preuve  étymologique  ne  suffisait  pas,  il  en  existe 
î  autre,  irréfragable  :  l'écriture  touareg. 
Jn  peu  partout,  gravées  au  couteau  sur  les  troncs  d'ar- 
s,  eiitaillées  dans  le  roc,  on  rencontre  des  inscriptions 
caractères  particuliers  :  les  tifinar ^  et  actuellement  tout 
uareg  qui  attend,  s'ennuie,  ne  sait  que  faire,  que  ce  soit 
•  les  rives  du  Niger  aussi  bien  que  sur  les  plateaux  de 
ïr,  ou  sur  les  cimes  volcaniques  de  TAtakor  n'Ahaggar, 
it  encore,  suivant  sa  science,  son  nom,  celui  de  sa  belle, 
»  phrases,  quelquefois  des  poésies  entières,  sur  le  roc  ou 
is  le  tronc  des  arbres. 

3es  tifinar  sont  identiques,  ou  peu  s'en  faut,  aux  carac- 
os dont  est  composée  la  fameuse  inscription  de  1  ugga, 
.emporaine  de  l'époque  carthaginoise. 

\ochar  (singulier,   Amacher)  est  le  nom  par  lequel  les 

regs   du  Niger   se   désignent   généralement.    Ils   sont 

regs  (singulier,  Targui),  disent  les  Arabes;  Sourgou, 

les  Songhaïs  ;  Bourdame,  disent  les  Peuls. 

!une  de  ces  appellations  n'a,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  de 

*ation,  de  racine  injurieuse.    Suivant  la  langue  qu'il 

in  Touareg  se  servira  indifféremment  de  l'une  d'entre 

)n  a  prétendu  que  Touareg  signifiait  abandonné  de 

es  Arabes  expliquent  tout  par  des  calembours.  Une 

cine  arabe,  qu'on  pourrait  aussi  bien  adopter,   vou- 

î  les  nomades,  les  errants. 

vouloir  apporter  en  la  question  un  supplément  de 
-  ou  d'obscurité,  —  je  ferai  remarquer  qu'une  tribu 
est  appelée  Tarka  (nous  verrons  que  les  Touaregs 

13 


:94    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOfAREGS. 

sont  Berbères),  qu'une  fraction  des  Aouellimînden  se  nomme 
les  Tarkaï-ïamout ,  que  le  grand  conquérant  berbère  de 
l'Espagne  s'appelait  Tarik, 

Je  crois  beaucoup  plus  raisonnable  d'admettre  que  les 
Arabes  ont  appliqué  à  tout  le  peuple  le  nom  d'une  de  ses 
tribus,  celle  peut-être  avec  laquelle  ils  étaient  le  plus  en 


contact.  Le  nom  même  de  Berbère,  caractéristique  de  toute 
une  race  qui  comprend,  outre  les  Touaregs,  les  Kabyles,  les 
Chambas,  etc.,  n'est-il  pas  celui  d'une  de  ses  fractions, les 
Berabers  du  Maroc? 

Sous  la  décadence  romaine,  les  Berbères,  les  Touaregs, 
furent  les  ouailles,  tort  peu  ferventes  d'ailleurs,  semble-i-i'' 
de  saint  Augustin  et  de  ses  successeurs;  puis,  après  une 
période  d'obscurité  dans  leur  histoire,  vint  la  conquête  mi"' 
sulmane.  Rebelles  d'abord,  les  Berbères  finirent  par  accepter 


LES   TOUAREGS.  195 

l'Islam,  sans  être  plus  attachés  à  leur  nouvelle  religion  qu'à 
l'ancienne.  En  ce  qui  concerne  en  particulier  les  Touaregs, 
il  ne  fallut  pas,  paraît-il,  les  convertir  moins  de  quatorze 
fois. 

Et  ce  sont  précisément  ces  tribus ,  si  hostiles  au  joug 
étranger,  fuyant  devant  lui  et  s'enfonçant  dans  le  désert 
pour  échapper  aux  envahisseurs,  qui  formèrent  la  souche  des 
Imochars  actuels. 

En  ce  qui  concerne  les  Aouelliminden,  leur  nom  même 
indique  leur  origine  :  ce  sont  les  descendants  {puld  lemta) 
des  Lemta  ou  Lemtouma,  tribu  sanhadjienne  qui  finit  par 
conquérir  et  absorber  les  tribus  consanguines. 

Cela,  c'est  presque  de  l'histoire. 

Grands  amateurs  de  merveilleux  ,  les  Touaregs  Aouelli- 
minden racontent  ainsi  leur  origine.  Je  traduis  aussi  littéra- 
lement que  possible  le  récit  de  l'un  d'eux  : 

a  Moi  je  dis  (i)  :  Les  ancêtres  des  Imochars  ne  sont 
autres  que  des  génies. 

a  Les  femmes  d'un  village  du  nom  d'Alkori  allèrent  une 
nuit  danser  dans  la  brousse.  Elle6  s'endormirent. 

0  Survinrent  des  génies  :  ils  virent  les  femmes,  ils  atten- 
dirent leur  sommeil,  ils  les  entourèrent,  ils  les  rendirent 
mères . 

a  Au  matin  elles  retournèrent  au  village. 

tt  Des  lunes  étant  mortes  (des  mois  s'étant  écoulés),  les 
hommes  du  village  virent  qu'elles  étaient  enceintes. 

«  Le  chef  du  village  dit  :  «  Saisissons-les  et  tuons-les.  » 

u  Le  cadi  répondit  :  «  Non,  attendons  qu'elles  aient  en- 
«  fanté.  » 

«  Ils  attendirent  jusqu'à  ce  que  fussent  mortes  neuf 
lunes;  chaque  femme  donna  le  jour  à  un  garçon. 

(i)  Les  Touaregs  commencent  ainsi  tous  leurs  récits. 


196    SUR    LE    NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

«  Quelques-uns  dirent  :  a  Maintenant,  tuons  les  mères  et 
«  les  enfants.  » 

«  Le  cadi  répondit  :  a  Non,  attendons  qu'ils  aient  grandi; 
«  personne,  excepté  Dieu,  ne  peut  créer  une  âme.  » 

a  Ils  attendirent  donc. 

«  Les  enfants  grandissaient,  ils  luttaient  avec  les  autres 
enfants  du  village,  ils  se  fabriquèrent  des  sabres,  des  poi- 
gnards de  bras,  des  lances  en  fer,  ce  que  personne  ne  con- 
naissait dans  le  pays. 

«  Le  chef  du  village  dit  :  «  Si  nous  ne  les  mettons  pas  à 
«  mort,  ces  enfants  deviendront  nos  maîtres;  tuons-les  tout 
«  de  suite,  avant  qu'ils  aient  toute  leur  force.  » 

tt  Tout  le  monde  répondit  :  «  Certainement,  tu  as  raison.  » 

<(  Ils  envoyèrent  un  d'entre  eux  appeler  les  oncles  des 
jeunes  gens.  Ils  leur  dirent  :  «  Ce  que  nous  voulons,  c'est 
«  que  vous  tuiez  vos  neveux,  sans  quoi  nous  vous  tuerons 
((  vous-mêmes.  » 

«  Les  oncles  répondirent  :  «  Nous  ne  pouvons  rien  que 
«  votre  volonté  ;  cependant,  nous  ne  saurions  mettre  à  mort 
«  le  sang  de  nos  nombrils  (nos  plus  proches  parents).  Prenez 
«  donc  vos  armes,  et  faites  vous-mêmes  selon  que  vous  vou- 
«  drez.  » 

«  —  Bien,  dit  le  chef,  alors  quittez  le  village  et  ne  revenez 
«  que  demain  dans  la  soirée.  » 

«  Ils  partirent;  pourtant,  l'un  d'eux  put  prévenir  sa  sœur, 
et  les  fils  des  génies  surent  par  elle  ce  qu'on  voulait  leur 
faire . 

«  Ils  se  sauvèrent,  ils  marchèrent  du  soir  jusqu'au  matin; 
au  matin,  ils  gravirent  une  montagne. 

«  Au  matin ,  le  chef  du  village  battit  son  tambour  de 
guerre,  on  mit  les  selles  sur  les  chevaux. 

«  Les  gens  du  village  suivirent  les  enfants  jusqu'à  V^^' 
droit  où  ils  avaient  gravi  la  montagne;  là  ils  perdirent  ^^ 
trace. 


LES   TOUAREGS.  197 

«  Un  des  enfants  dit  :  w  Est-ce  que  nous  allons  nous 
«  battre  ici?  »  Les  autres  répondirent  :  «  Certes.  »  Ils  s^ap- 
prêtaient  à  crier  pour  appeler  l'ennemi  et  commencer  le 
combat,  lorsqu'un  autre  dit  :  «  Il  vaut  mieux  aller  d'abord 
«  au  village  et  nous  battre  avec  ceux  qui  y  sont  demeurés.  » 

«  Ils  descendirent  la  montagne  par  l'autre  versant;  ils 
allèrent  au  village.  Quand  ceux  qui  y  étaient  restés  les 
virent,  ils  eurent  peur  :  «  Hélas!  voici  les  enfants  qui  re- 
«  viennent  vers  nous  :  ils  ont  défait  la  troupe  que  nous 
((  avions  envoyée  contre  eux.  » 

«  Un  homme  sortit,  les  fils  des  génies  le  prirent,  ils  se 
firent  renseigner  par  lui,  puis  ils  tirèrent  leurs  sabres  et  le 
tuèrent. 

«  Ils  entrèrent  dans  le  village,  ils  combattirent  ;  ils  arri- 
vèrent jusqu'à  la  case  du  chef,  un  homme  très  vieux. 

«  Il  se  leva,  vint  vers  eux.  Us  crièrent  :  «  Tu  voulais 
«  nous  tuer  et,  avec  nous,  nos  mères;  maintenant  c'est  toi 
«  qui  vas  mourir.  Tes  enfants,  tes  petits-enfants,  tes  neveux 
«  sont  morts.  C'est  fini.  » 

«  Ils  lui  jetèrent  leurs  lances,  une  d'elles  atteignit  son 
cœur  et  ressortit  de  l'autre  côté.  Ils  poussèrent  un  cri  : 
«  Meure  ta  mère,  fils  de  prostituée  !  »  Ils  brûlèrent  le  village, 
ils  tuèrent  les  femmes  et  les  enfants.  Un  seul  homme  se 
sauva.  Il  courut  vers  l'armée ,  il  lui  fit  des  nouvelles  (lui 
donna  des  nouvelles).  Il  leur  dit  :  «  Vous  n'avez  donc  pas 
«  rencontré  les  enfants?  —  Non.  —  Vous  n'avez  pas  vu 
leur  trace?  —  Nous  l'avons  perdue.  » 

«  11  dit  :  «  Allez  au  village,  il  ne  reste  plus  un  homme  en 
«  vie,  plus  une  femme  en  vie,  plus  un  enfant  en  vie.  » 

ff   Ils   mirent  leurs  chevaux  au  galop,  ils  arrivèrent   au 

village.  Les  enfants  des  génies  sortirent,  ils  commencèrent 

^^  Combat.  On  se  battit  depuis  dix  heures  du  matin  jusqu'au 

toucher  du  soleil.   Les  enfants  furent  vainqueurs,   tuèrent 

^ous  leurs  ennemis  et  prirent  le  tambour  de  guerre. 


193    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

n  Des  fils  des  génies,  soixante  étaient  morts,  soixante  sur- 
vivaient et  furent  les  pères  des  Touaregs.   » 

Au  quinzième  siècle,  les  Touaregs  avaient  fondé,  à  quatre 
cent  cinquante  kilomètres  environ  dans  le  nord  de  Gao,  une 
grande  cité  :  Es-Souk  ou  Tademekka.  Il  est  probable  qu'ils 


y  menaient  une  existence  mi-nomade,  mi -sédentaire,  comme 
il  arrive  encore  de  nos  jours  à  certaines  tribus  ou  fractions 
de  tribus  à  Rliat,  Tintelloust  et  Zinder  (Gober).  A  la  même 
époque,  l'empire  noir  songhaï  des  Askia  avait  atteint  son 
apogée  aux  bords  du  Niger,  avec  Gao  pour  capitale. 

Un  Askia  alla  attaquer  I':s-Souk  et  la  détruisit.  Plutôt 
que  de  subir  le  joug  de  l'étranger,  les  Touaregs,  aban- 
donnant leur  métropole,  s'enfuirent  vers  les  cimes  du  Ahaggïr 
ou  vers  les  plateaux  de  l'Aïr.  II  ne  resta,  dit  la  légende,  a 
Es-Souk  qu'un  seul  homme,  Mohamed  ben  Eddani,  quire- 


LES   TOUAREGS.  iç»9 

constitua  une  tribu  nouvelle,  les  Kel  es  Souk  actuels,  en 
donnant  en  mariage  ses  filles  à  des  Arabes,  chérifs  de  la 
tribu  d'El  Abaker,  descendante  des  Ansar  ou  premiers  com- 
pagnons du  Prophète. 

C'est  ainsi  que  cette  tribu  des  Kel  es  Souk  fournit  aujour- 
d'hui les  marabouts  des  Touaregs  et  qu'elle  a  abandonné, 
pour  la  stricte  observance  de  la  loi  musulmane,  la  plupart 
des  coutumes  traditionnelles  qui  règlent  encore  l'existence 
des  véritables  Touaregs. 

Vint  l'invasion  marocaine  :  les  Arma  ou  Rouma,  soldats 
du  sultan  de  Fez,  détruisirent,  grâce  à  leurs  armes  à  feu,  les 
années  et  la  puissance  songhaï;  mais,  trop  peu  nombreux, 
ils  se  fondirent,  au  bout  de  quelques  générations,  dans  la 
race  noire,  et  perdirent  leurs  vertus  guerrières. 

Protégés  contre  l'invasion  par  la  nature  pauvre  et  aride 
des  contrées  qu'ils  habitaient,  les  Touaregs  prirent  dans  la 
rude  vie  qu'ils  s'étaient  imposée  la  rusticité,  la  bravoure, 
les  instincts  guerriers  que  donne  l'adversité.  .\  leur  tour,  ils 
revinrent  sur  leurs  anciens  ennemis  ,  les  Songha'is ,  qui 
s'unirent  vainement  aux  Armas,  descendants  des  conqué- 
rants marocains.  Les  noirs  furent  défaits,  réduits  en  ser- 
vage, et,  depuis,  la  race  touareg  commande  aux  rives  du 
Niger,  de  Tombouctou  presque  jusqu'à  Say. 

Son  histoire  est  dès  lors  une  série  de  guerres  de  tribus 
à  tribus ,  dans  lesquelles  les  Aouelliminden  finirent  par 
prendre  la  prépondérance  qu'ils  ont  encore.  J'ai  dit  com- 
ment ils  arrêtèrent  l'invasion  peule,  puis  celle  des  Toucou- 

La  prise  de  Tombouctou  par  nos  armes  marque  l'écrase- 
ment d'une  fraction  semi-indépendante  :  les  Tenguereguîf 
et  les  Kel  Temoulaï;  nous  avons  parlé  de  la  situation  des 
Igouadaren.  Quant  à  la  puissance  des  .-Vouelliminden,  elle 
est  restée  intacte.  Je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que. 


I 


200    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

si  leur  indépendance  était  menacée,  ils  pourraient  mettre 
vingt  mille  hommes  sur  pied,  dont  un  tiers  de  cavaliers. 

Si  Ton  réfléchit  à  la  bravoure  des  Touaregs,  si  on  met  en 
ligne  de  compte  la  grande  difficulté  pour  nos  troupes  de  par- 
courir la  région  qu'ils  habitent,  on  reconnaîtra  qu'ils  sont 
loin  d'être  quantité  négligeable,  et  que  la  conquête  effective 
de  leurs  terrains  de  parcours  coûterait  cher. 

Ces  territoires  que  peuplent  aujourd'hui  les  tribus  toua- 
regs, avons-nous,  d'autre  part,  intérêt  à  les  posséder?  Je 
réponds  résolument  non,  et  je  m'explique. 

11  y  a  lieu  de  bien  distinguer,  dans  le  Soudan  occidental, 
deux  sortes  de  terrains  que  j'appellerais  volontiers  terres  à 
sédentaires  et  terres  à  nomades. 

Les  premières,  ce  sont  les  rives  des  fleuves  et  des  rivières, 
notre  Soudan  entre  Kayes  et  Bamako  et  tout  le  long  du 
Niger,  jusque  vers  Tombouctou.  Là  peuvent  se  récolter  le 
caoutchouc,  la  gutta,  le  coton,  etc.  ;  là  habitent  les  noirs,  et 
il  est  indispensable,  pour  que  notre  commerce  s'y  fasse  en 
sécurité,  que  nous  ayons  une  influence  territoriale  prépon- 
dérante, sinon  exclusive. 

Mais,  dans  les  terres  à  nomades,  sur  la  rive  droite  du 
Sénégal,  sur  le  Niger  au  delà  de  Tombouctou,  si  on  en  ex- 
cepte les  bords  mêmes  du  fleuve,  nous  trouvons  comme 
principales  richesses  à  exploiter  la  gomme  et  les  produits 
des  troupeaux,  deux  articles  dont  seuls  des  nomades  peu- 
vent approvisionner  nos  commerçants. 

Dès  lors,  inutile  d'essayer  d'imposer  à  ces  populations  un 
joug  contre  lequel  elles  se  révolteront ,  tant  qu'il  leur  en 
restera  la  force.  Il  est  préférable  de  leur  faire  des  enclaves, 
des  sortes  de  terrains  réservés ,  comme  les  Américains  en 
ont  fait  aux  Peaux-Rouges.  On  veillera,  bien  entendu,  à  ce 
que  les  Touaregs  n'en  sortent  pas  pour  aller  piller,  mais  je 
suis  convaincu  que  lorsqu'ils  sauront  leur  liberté,  leurs  cou 


LES   TOUAREGS.  aoi 

tûmes  à  l'abri,  ils  accepteront  volontiers  le  modus  vivendi, 
surtout  si  le  commerce  des  produits  recueillis  par  eux- 
mêmes  et  vendus  à  nos  marchands  améliore  leur  mode 
d'existence  actuelle. 


Mie 


vaut  donc,  au  lieu  de  condamner  en  bloc,  sur  des 


opinions  toutes  faites,  la  race  touareg,  l'étudier,  jauger  sa 
valeur  morale,  et  en  tirer  le  meilleur  parti  possible. 

Des  défauts,  les  Touaregs  en  ont  certes,  et  de  nombreux. 
Orgueilleux,  farouches,  pillards,  mendiants,  ils  sont  tout 
•^ela  au  suprême  degré.  Un  de  leurs  travers  rendra  nos  pre- 
■niers  contacts  avec  eux  difficiles  :  leur  susceptibilité  ;  ils 
*ont  prompts  à  prendre  ombrage,  à  craindre  l'asservissement 
^'  l'invasion;  ils  sont  accessibles  aux  défiances  que  les  en- 
"^tiis  de  notre  civilisation,  les  marabouts  en  particulier, 
^^Tit  toujours  prêts  à  faire  naître  en  eux. 


202     SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Mais,  à  côté  de  cela,  de  nobles  vertus  doivent  être  signa- 
lées à  leur  avantage  :  leur  bravoure  est  proverbiale  ;  la  dé- 
fense de  l'hôte  est  chez  eux,  comme  chez  les  Arabes,  une 
véritable  religion;  la  fermeté,  l'endurance  des  Touaregs  est 
une  des  conditions  de  leur  existence  même.  Enfin,  et  en 
cela  je  m'inscris  tout  particulièrement  en  faux  contre  l'opi- 
nion reçue,  le  Touareg  est  fidèle  à  ses  promesses  et  déteste 
le  vol. 

«  Ne  t'engage  jamais  que  pour  la  moitié  de  ce  que  tu  peux 
tenir  »,  dit  un  proverbe  touareg,  et,  de  l'aveu  de  leurs  en- 
nemis mêmes,  ce  n'est  pas  seulement  paroles  en  l'air.  Nos 
propres  aventures  en  sont  une  preuve  frappante. 

Quant  au  vol,  je  puis  certifier  que,  tant  que  nous  sommes 
restés  en  pays  touareg,  jamais  le  plus  petit  larcin  n'a  été 
commis  à  bord.  Il  y  avait  pourtant  dans  le  plus  grand  dé- 
sordre étoffes,  verroterie,  couteaux,  miroirs,  etc.,  toutes 
choses  bien  tentantes,  répandues  un  peu  partout  dans  nos 
chambres,  sur  le  pont  des  bateaux. 

Rien  n'eût  été  plus  facile  que  de  nous  soustraire  quelque 
objet.  Me  scrais-je  aperçu  du  vol,  il  est  probable  que  je 
n'aurais  rien  dit,  de  peur  de  quelque  dispute,  de  quelque 
rixe. 

A  voir  ces  richesses,  dépassant  tout  ce  que  leur  imagina- 
tion avait  jamais  pu  concevoir,  les  yeux  de  nos  visiteurs 
brillaient  de  convoitise.  C'étaient  des  demandes,  de  la  men- 
dicité à  n'en  plus  finir.  J'avais  souvent  grand'peine  à  me 
débarrasser  des  importuns.  Jamais  pourtant  aucun  d'eux  n a 
cherché  à  s'approprier  ce  qui  ne  lui  appartenait  pas. 

J'ai  dit  pourtant  tantôt  que  les  Touaregs  étaient  pillards, 
et  le  lecteur  se  demandera  peut-être  comment  des  gens  peu- 
vent être  à  la  fois  pillards  et  pas  voleurs. 

C'est  qu'il  faut,  quand  on  juge  de  l'âme  d'un  peuple,  éviter 
de  le  faire  avec  les  idées  courantes  de  notre  monde.  PiU^^ 


LES   TOUAREGS.  203 

et  voler  sont  deux  choses  essentiellement  différentes  chez 
les  Touaregs. 

Pillards,  tous  les  nomades  le  sont.  A  vrai  dire,  la  mani- 
festation la  plus  commune  de  la  guerre  chez  eux,  c'est  le 
pillage.  Sans  cesse,  dans  les  migrations  nécessitées  par  leur 
genre  de  vie  même,  les  casus  helli  surgissent.  On  peut  rendre 
cette  justice  aux  Touaregs  que,  dans  ce  cas,  ils  font  d'abord 
appel  à  la  diplomatie.  Dans  des  assemblées  ou  myiad^  la 
question  litigieuse  est  discutée  ;  souvent  on  fait  appel  à  des 
arbitres,  généralement  à  des  marabouts  influents. 

Si  la  conciliation  ne  réussit  pas,  il  faut  recourir  aux  armes. 
II  y  a  bien  la  guerre  ouverte,  le  combat  comme  en  champ 
clos,  où  les  guerriers  s'appellent,  se  défient,  mais  il  y  a 
aussi  le  razzi,  la  course,  le  pillage.  On  cherchera  à  enlever  à 
l'ennemi  ses  troupeaux,  et,  par  cela  même,  en  le  privant  de 
ses  moyens  d'existence ,  on  le  contraindra  à  demander  la 
paix. 

Le  reproche  fait  aux  Touaregs  de  piller  les  caravanes  est 
aussi  mal  fondé.  Ils  les  respectent  quand  elles  ont  payé  le 
droit  de  passage,  par  lequel  elles  achètent  encore  la  protec- 
tion de  la  tribu  contre  les  coupeurs  de  route  ;  et  il  en  est,  au 
Soudan,  tout  comme  en  Italie  des  voleurs  de  grand  chemin. 
Il  est  vrai  que,  si  les  commerçants,  se  croyant  assez  forts 
pour  s'ouvrir  passage,  même  par  la  violence,  refusent  l'im- 
pôt, la  caravane  devient  de  bonne  prise  pour  qui  s'en  em- 
pare. 

Y  a-t-il  bien  loin  de  là  à  ce  qui  se  passe  chez  nous  ?  Avisez- 
vous  de  refuser  le  payement  des  douanes  ou  des  octrois  : 
les  préposés  feront  main  basse  sur  la  contrebande,  sans  pré- 
judice de  l'amende,  voire  de  la  prison,  qui  vous  frappera. 
Pour  n'avoir  point  à  leur  service  de  gens  revêtus  d'un  uni- 
forme, on  ne  peut  cependant  refuser  aux  Touaregs  le  droit 
de  prélever  un  impôt  de  transit.  Quant  à  piller  des  mar- 
chands une  fois  le  tribut  touché,  non.  S'ils  agissaient  ainsi. 


204    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

aucun  commerce  ne  serait  possible  à  travers  le  Sahara,  et, 
très  logiquement,  ils  répondent  lorsqu'on  leur  fait  ce  re- 
proche :  «  On  ne  casse  pas  l'écuelle  dans  laquelle  on  a  l'ha- 
bitude de  manger.  Our  irezz  aouadem  akous  oua  deritett.  » 

Vis-à-vis  de  chrétiens,  d'infidèles,  de  keffirs,  il  est  vrai, 
on  pourra  trouver  le  Touareg  moins  jaloux  de  tenir  sa  parole, 
d'user  de  bonne  foi  ;  la  faute  en  est  surtout  aux  marabouts, 
qui  leur  répètent  qu'ils  n'y  sont  point  tenus,  appuyant  leur 
dire  de  raisons  tirées  ou  soi-disant  du  Coran. 

Mais,  dans  l'un  comme  dans  l'autre  cas,  piller,  c'est  encore 
montrer  du  courage,  exposer  son  existence.  Il  n'y  a  pas  si 
longtemps  que  nos  ancêtres,  allant  gahaigner  en  Sicile  ou 
en  Palestine,  n'étaient  pas  beaucoup  plus  excusables  que  les 
Touaregs. 

Tout  autre  est  le  vol,  le  larcin  bas  et  lâche  commis  en 
cachette,  et,  de  cela,  le  Touareg  a  l'horreur  et  la  honte  au- 
tant, peut-être  plus  que  nous. 

Si  l'on  cherche  à  pénétrer,  à  étudier  plus  profondément 
la  société  touareg,  on  est  tout  d'abord  frappé  de  l'analogie 
que  présente  son  organisation  avec  celle  de  la  société  euro- 
péenne au  moyen  âge. 

A  vrai  dire,  —  châteaux  forts  mis  à  part,  —  un  Touareg 
entouré  de  sa  tribu  ou  de  sa  fraction  de  tribu  sans  cesse 
guerroyant  pour  se  défendre  ou  pour  attaquer,  brutal  et 
violent,  mais  chevaleresque  et  d'âme  élevée,  trouvant  dans 
le  respect  de  la  femme  un  contrepoids  à  ses  instincts  sau- 
vages en  même  temps  qu'un  soutien  de  son  courage,  pillant 
les  marchands  qui  veulent  se  soustraire  à  l'impôt,  mais  pro- 
tégeant ceux  qui  ont  payé  le  droit  traditionnel,  ne  possède 
pas  une  âme  bien  différente  de  celle  que  pouvait  avoir  le 
sire  de  Coucy. 


Toujours  comme  nous  au  moyen  âge,  les   Touaregs 


se 


LES   TOUAREGS.  205 

divisent   en   deux  grandes   castes    :    les    Ihaggaren   et  les 
Imrads,  les  seigneurs  et  les  vassaux. 

D'où  provient  cette  scission?  De  causes  bien  dissembla- 
bles sans  doute.  Certaines  tribus  vaincues  par  d'autres  sont 
devenues  leurs  vassales.  Ailleurs  il  y  a  eu  des  soumissions 
pour  obtenir  le  droit  de  s'établir  sur  des  territoires  déjà 
possédés. 

Mais,  quelle  que  soit  l'origine  de  cette  sujétion,  en  prin- 
cipe le  Ahaggar  (singulier  de  Ihaggaren)  est  propriétaire  des 
pâturages  et  des  troupeaux;  l'Amrid  (singulier  d' Imrads)  les 
exploite,  mais  n'a  rien  à  lui. 

Au  premier ,  le  combat ,  la  lutte ,  la  protection  de  ses 
Imrads;  ce  qui  lui  vaut  de  percevoir  un  impôt.  L'Amrid  est 
censé  n'avoir  que  l'usufruit  du  bien  de  son  suzerain,  mais 
en  fait,  et  depuis  de  longues  générations,  tout  ce  qu'on  peut 
exiger  de  lui,  c'est  qu'il  paye  redevance. 

Aussi,  généralement,  les  Imrads  sont-ils  plus  riches, 
mieux  habillés,  quelquefois  plus  influents  que  les  Ihaggaren. 

Lorsque  la  tribu  est  menacée  gravement,  que  les  nobles 
ne  suffisent  plus  à  la  lutte,  les  Imrads  se  battent,  et  fort 
courageusement,  mais  seulement  en  ce  cas;  en  temps  ordi- 
naire, il  appartient  aux  Ihaggaren  de  les  défendre. 

Au-dessous  des  Imrads,  nous  trouvons  les  Belle  ou  Rel- 
iâtes, esclaves  noirs  nés  depuis  plusieurs  générations  chez 
leurs  maîtres. 

L'attachement  des  Reliâtes  pour  les  Touaregs  est  in- 
croyable, preuve  qu'ils  sont  bien  traités  par  eux.  Dans  les 
combats  livrés  autour  de  Tombouctou  aux  tribus  qui  s'oppo- 
saient à  notre  établissement,  fréquemment  on  a  fait  pri- 
sonniers des  Reliâtes.  Quelque  douceur  dont  on  ait  usé 
envers  eux,  malgré  la  perspective  d'une  liberté  complète 
gagnée  par  le  seul  fait  de  rester  parmi  nous,  jamais  on  n'en 
a  conservé  un.  Ils  se  sont  tous  enfuis  pour  rejoindre  leurs 


2o6    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

maîtres.  Dans  les  expéditions,  ils  donnent  un  appoint  sérieux 
à  rinfanterie  des  Touaregs,  et  leur  valeur  ne  le  cède  pas  à 
celle  des  hommes  libres. 

Un  point  du  caractère  touareg  tout  spécial  et  très  parti- 
culièrement en  leur  faveur,  c'est  que,  s'ils  ont  des  esclaves, 
ils  n'en  vendent  point.  Avant  notre  arrivée  à  Tombouctou, 
cette  ville  était  le  centre  de  l'exportation  des  captifs  vers 
Tripoli  d'une  part,  le  Maroc  de  l'autre.  C'étaient  des  con- 
voyeurs mossi  qui  amenaient  la  triste  marchandise  jusqu'à 
la  ville  et  la  vendaient  aux  Marocains  et  aux  Touatiens. 

Nous  avons  vu,  nous  verrons  encore,  que  toute  la  popu- 
lation noire  qui  borde  le  Niger  est  dans  un  tel  état  d'abais- 
sement ,  vit  dans  une  telle  soumission  vis-à-vis  des  Toua- 
regs, qu'il  ne  viendrait  pas  à  l'idée  d'un  Songhaï  ou  d'un 
Arma  d'opposer  la  moindre  résistance  à  leurs  ordres. 

Rien  n'eût  donc  empêché  un  Touareg,  manquant  d'ar- 
gent ou  de  vêtements,  de  saisir  parmi  les  noirs  des  villages 
—  les  Gabibis ,  comme  on  les  appelle  —  un  ou  plusieurs 
esclaves  et  de  les  vendre  à  Tombouctou.  A  vrai  dire,  cela  ne 
lui  eût  pas  coûté  plus  que  de  prendre  un  bœuf  dans  son 
troupeau  pour  l'amener  au  marché  de  la  ville. 

Eh  bien,  jamais  le  cas  ne  s'est  présenté  :  j'ai  interrogé^ 
ce  sujet  bien  des  noirs;  leur  réponse  a  été  unanime. 

Au  dernier  échelon  de  l'échelle,  nous  trouvons  enfin  1^^ 

• 

noirs  riverains,  Songhaïs,  Armas.  Ils  cultivent  le  mil,  leri^ 
et  le  tabac.  Lorsque  leurs  maîtres  sont  dans  un  état  d'anar- 
chie analogue  à  ce  que  nous  avons  rencontré  chez  les  Igoua* 
daren,  ils  sont  assez  à  plaindre,  souffrant  du  contre-coup 
des  luttes  entre  tribus.  Chez  les  Aouelliminden,  leur  sort 
paraît  plus  heureux.  L'impôt  perçu,  ils  sont  tranquilles.  L^^ 
grands  chefs,  tels  que  Madidou,  les  protègent  contre  de  trop 
rudes  exactions  de  la  part  des  simples  Touaregs. 


LES   TOUAREGS.  207 

Due  n'avoir  d'ailleurs  pour  eux  qu'une  pitié  très  rela- 
is sont  aussi  nombreux  que  les  Touaregs,  aussi  bien 

le  courage  seul  leur  manque  donc  pour  recouvrer 
dépendance.  Si  Ton  cherchait  une  justice  historique, 
Trait  faire  remarquer  que  les  ancêtres  des  Songhaïs 
K-mêmes  préparé  l'état  actuel  de  leurs  descendants  en 
détruire  Es-Souk,  en  forçant  les  Touaregs  à  vivre  de 
istence  présente. 

r  ce  qui  est  du  projet  de  s'appuyer  sur  les  noirs  pour 
r  les  Touaregs,  c'est  une  simple  et  dangereuse  utopie  ; 
î  songhaï  est  trop  complètement  aveulie  par  trois 
de  servitude. 

ai  pas  besoin  de  faire  remarquer  l'erreur  grossière  qui 
e   à  dire   :   «   Nous   devons    favoriser   les    noirs   aux 

des  Touaregs,  parce  que  ce  sont  des  producteurs  et 
jaregs  des  inutiles.  »  Le  Touareg  travaille  autant  que 
,  à  autre  chose,  il  est  vrai  :  il  paît  des  troupeaux  au 

cultiver  la  terre.  Lorsque  les  moyens  de  transport 
suffisants  pour  pénétrer  facilement  jusqu'à  Tombouc- 
est  lui  au  contraire  qui,  prêtant  ses  chameaux,  récol- 
L  gomme ,  vendant  des  peaux  et  des  laines ,  sera  le 
al  producteur. 

i  accusé  les  Touaregs  d'être  cruels.  Encore  une  erreur 
Seuls  peut-être,  parmi  les  Africains,  ils  ne  tuent  pas 
risonniers  après  le  combat.  Il  faut  avoir  assisté  à  la 
l'un  village  par  des  noirs  pour  savoir  l'épouvantable 
îrie  qui  la  termine.  Tout  ce  qui  n'a  pas  de  valeur  mar- 
;  comme  esclave  est  passé  au  fil  de  l'épée;  les  vieil- 
ont  égorgés  ;  aux  enfants  trop  jeunes  pour  suivre  on 
la  tête  contre  une  pierre.  Jamais  les  Touaregs  ne  se 
t  coupables  de  pareille  atrocité.  Au  moment  de  notre 
e  à  Zinder,  Bokar  Ouandieïdou,  chef  des  Logomaten, 
ilus  de  deux  cents  prisonniers  toucouleurs  provenant 


2o8    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

des  combats  livrés  deux  ans  auparavant;  il  les  nourrissait. 
Après  le  fatal  combat  des  Tacoubao,  où  le  colonel  Bonnier 
fut  tué,  un  de  ses  officiers,  le  capitaine  Regad,  put,  dernier 
officier  survivant  avec  le  capitaine  Nigotte,  se  soustraire  aux 
coups  de  l'ennemi.  Mais,  tandis  que  le  dernier  revenait  vers 
Tombouctou   et   parvenait  à  se   sauver,    Regad  prit   vers 
l'Ouest  et  fut  capturé  par  les  noirs  des  villages  de  Dongoî. 
Ceux-ci  l'amenèrent  aux  Touaregs  Tenguereguif .  Malgré  Ja 
surexcitation  encore  récente  du  combat,  les  Tenguereguif 
ne  voulurent  pas  tuer  eux-mêmes  notre  malheureux  compa- 
triote. «  Faites-en  ce  que  vous  voudrez  »,   dirent-ils  aux 
noirs,  et  ceux-ci  l'assassinèrent. 

Enfin,  on  a  dit  encore  que  les  Touaregs  étaient  fanatiques. 
Jamais  je  n'en  ai  vu  un  seul  faire  salam,  encore  moins  jeûner. 
Que  les  marabouts  aient  sur  eux  une  grande  influence,  cela 
n'est  que  trop  vrai,  malheureusement.  Mais  c'est  Tascea- 
dant  de  gens  astucieux  sur  de  grands  enfants,  de  sorcier^ 
sur  un  peuple  superstitieux.  «  Vous  êtes  chrétiens,  etnoi»-^ 
ne  devons  rien  avoir  de  commun  avec  les  infidèles  »,  noi^  ^ 
disait  Younès  à  Tosaye.  Bon  prétexte,  et  qui  le  ferait  rii    '^ 
lui-même!  Younès,  pas  plus  que  ses  compatriotes,  n'a  jama»--^ 
suivi  les  préceptes  de  l'islam,  et  je  l'en  félicite. 

Comment  se  fait-il  que,  livrés  à  eux-mêmes,  sans  presqu-     ^ 
de  contact  avec  les  civilisations  plus  avancées,   en  butte      -^ 
l'influence  dissolvante  de  l'islamisme,  portés  par  leurcaracr^* 
tère  vers  tous  les  défauts  inhérents  aux  violents,  les  Tou^-^ 
regs  aient  conservé  ces  quaUtés  morales?  Ici,  nous  retom^ 
bons  encore  en  plein  moyen  âge.  La  femme,  son  influence ^ 
sa  douceur,  ont  accompli  cette  œuvre  bienfaisante.  Telle  F^ 
dame  du  seigneur,  facilement  brutal  et  emporté,  grossier  et 
sauvage ,  savait  l'assouplir,  lui  inspirait  le  goût  et  le  désir 
des   gestes  héroïques   dont  elle  devenait  (le  prix,    telle  b 


LES   TOUAREGS.  309 

E  touareg,  sous  la  tente,  chantant  les  hauts  faits  de 
de  son  cœur,  lui  a  donné  des  instincts  chevaleresques, 
:ntiments  hauts  et  nobles. 

Touareg,  à  l'inverse  de  tous  les  musulmans,  n'a  qu'une 
e,    mais   c'est  véritablement  la   moitié  de  lui-même. 


MME    TOUAREG. 


ifdla  femme  est  libre  de  son  choix.  Durant  notre  séjour 
,  on  nous  avait  annoncé  le  marine  de  Reichata,  fille 
adidou,  avec  le  fils  d'El-Yacin,  un  des  chefs  de  tribu 
us  puissants  de  la  confédération.  Je  lui  envoyai  même 
adeaux  à  cette  occasion.  Un  mois  après,  un  nouvel 
é  du  chef  des  Aouelliminden  nous  racontait  que  la 
personne,  quoi  qu'aient  pu  faire  ses  parents,  avait 


210    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

refusé  son  fiancé.  Sa  volonté  était  sacrée,  l'Amenokal  lui- 
même  n'aurait  point  passé  outre. 

Son  futur  choisi ,  la  plus  grande  liberté  est  donnée  à  la 
jeune  Touareg  pour  le  voir.  Elle  fait  parfois  seule  une  cen- 
taine de  kilomètres  à  chameau  pour  lui  rendre  visite.  Les 
Touaregs  prétendent  que  cette  liberté  est  sans  inconvénient. 
II  y  a  pourtant  dans  la  langue  tamaschek  jusqu'à  trois  mots 
à   ma  connaissance   pour  dire  bâtard,  et  s'il   est  vrai  que 
l'abondance  des  mots  dans  une  langue  correspond  à  la  fré- 
quence de  ce  qu'il  exprime,  il  faut  penser  que  ces  flirts  sont 
quelquefois  du  genre  de  celui  que  définissait  la  Vie  pari- 
sienne :  «  Un  jeune  homme  et  une  jeune  fille  vont  se  pro- 
mener ensemble;  si  au  bout  de  neuf  mois  elle  n'a  pas  d'en- 
fants... c'est  qu'ils  ont  bien  flirté.  » 

Quelle  que  soit  la  réserve  ou  la  liberté  des  filles  touaregs, 
il  est  certain  qu'une  fois  mariées,  elles  se  conduisent  généra- 
lement d'une  façon  très  correcte.  L'honneur  touareg  ne  plai- 
sante pas  avec  les  infortunes  conjugales,  et,  sous  "peine  de 
honte,  le  mari  trompé  doit  laver  son  insulte  dans  le  sang. 

Cependant,  la  femme  touareg  peut,  doit  même  avoir  des 
amis  du    sexe  fort,   pour  les  yeux  et  le  cœur  seulement, 
assurent-elles,  et,  cette  fois,   nous  revenons  au  siècle  des 
rondels  et  des  cours  d'amour.  Ces  amis,  véritables  sigisbées, 
chanteront  leur  belle  dans  le  combat;  c'est  avec  son  nort^ 
comme  cri  de  guerre  qu'ils  se  précipiteront  sur  l'ennemi.  I^^ 
femme,  de  son  côté,  dira  en  vers  les  exploits  de  ses  chev 
liers,  elle  ornera  pour  eux  le  cuir  des  boucliers  ou  des  fou 
reaux  de  sabre.  Tout  se  borne  là,  paraît-il.  Ne  se  croiiai 
on  pas  au  temps  où  Pétrarque  chantait  Laure,  bonne  gros 
dondon  d'ailleurs,  mère  de  sept  enfants? 


Hélas  !  il  faut  tout  dire,  et  ce  mot  me  ramène  à  mon  suje 
les  dames  touaregs.  Que  ne  puis-je,  après  leur  esprit,  le 


LES   TOUAREGS.  211 

manières,  leur  rôle  bienfaisant  dans  la  société  du  désert, 
admirer  leur  plastique!  La  vérité  m'oblige  à  avouer  que 
jamais  bœuf  Durham  à  l'engrais,  jamais  oie  en  mue,  n'ont 
atteint  leur  adiposité. 

Leurs  figures  sont  agréables,  parfois  même  fort  jolies.  Des 
traits  fins,  mobiles,  un  nez  élégant,  de  grands  yeux  ex- 
pressifs et  des  cheveux  très  longs  et  très  noirs,  partagés 
sur  le  front  en  bandeaux  et  rattachés  ensuite  en  une  longue 
tresse.  Mais  le  reste!  Un  Niagara  de  chairs  molles,  des  bras 
comme  des  cuisses,  et  les  cuisses  à  l'avenant,  l'aspect  trem- 
blotant d'un  plat  de  gelée  à  la  devanture  d'un  charcutier. 

Ce  genre  de  beauté,  car  c'est  une  beauté  aux  yeux  des 
Touaregs,  porte  le  nom  de  teboulloden,  ainsi  que  je  l'ai  dit 
au  précédent  chapitre. 

On  m'a  raconté  à  ce  sujet  l'histoire  que  voici  : 

Au  campement ,  lorsque  les  dames  sont  assises ,  recou- 
vrant de  leurs  appas  postérieurs  de  larges  surfaces  du  sol, 
les  gamins,  il  y  en  a  partout,  s'approchent  en  sournois  et, 
armés  d'une  épine  de  mimosa,  piquent  sans  pitié  les  roton- 
dités de  leurs  sœurs,  tantes  ou  cousines.  «  Aïe  !  fait  la  vic- 
time. —  Qu'est-ce  qu'il  y  a  donc?  —  Mais  tu  me  piques, 
petit  imbécile.  —  Comment!  je  te  pique?  Ah  bien!  c'était  à 
toi  tout  ça?  que  veux-tu,  c'était  si  loin  que  je  croyais  que 
c*était  à  une  autre.  » 

Les  guerriers  touaregs  sont,  à  l'inverse  de  leurs  épouses, 
g"éiiéralement  secs  et  nerveux;  leurs  attaches  sont  d'une 
extrême  finesse,  leur  démarche  grave  et  lente,  avec  ce  pas 
'"G levé  que  l'on  a  comparé  à  celui  de  l'autruche  et  que  donne 
^  habitude  de  s'appuyer,  en  marchant,  sur  la  lance. 

Ce  qui  frappe  tout  d'abord  dans  le  costume  touareg,  c'est 
*^  voile,  litham  en  arabe,  tagelmoust  en  tamaschek,  qui, 
^Oxivrant  la  figure,  ne  laisse  voir  que  les  yeux.  C'est  une 
^^xide  d'étoffe  généralement  noire  ;  elle  enveloppe  d'abord 


311     SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

la  tête  comme  un  turban,  puis  passe  devant  la  bouche  et 
revient  une  dernière  fois  former  sur  le  front  comme  une 
sorte  de  visière. 

Le  tagelmoust  est  caractéristique  du  Touareg,  à  quelque 
confédération  qu'il  appartienne.  Un  Amacher  bien  élevé  ne 


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le  quitte  jamais ,  pas  même  pour  manger  ou  dormir.  Les 
noirs  riverains  ont  par  imitation  adopté  cette  pratique.  Mais 
souvent  leurs  voiles  sont  blancs,  comme  aussi  quelquefois 
ceux  des  Touaregs  eux-mêmes,  lorsqu'ils  sont  trop  pauvres 
pour  se  procurer  les  étoffes  noires  lustrées  du  Haoussa. 

L'origine  de  la  coutume  du  voile  paraît  être  une  raison 
d'hygiène.  Dans  les  grandes  courses  au  milieu  des  sablcs> 


LES    TOUAREGS.  213 

il  protège  contre  la  poussière  les  organes  respiratoires.  Mais, 
à  la  longue,  il  s*est  attaché  au  port  du  tagelmoust  une  idée 
de  décence,  et  il  serait  très  inconvenant  pour  un  Touareg 
de  se  laisser  voir  à  visage  découvert. 

Les  femmes,  elles,  ne  se  cachent  pas  la  figure.  Il  faut 
encore  remarquer  cette  différence  entre  les  coutumes  musul- 
manes ordinaires,  qui  commandent  à  la  femme  de  se  voiler, 
et  celles  des  Touaregs.  En  revanche,  c'est  une  très  grande 
marque  de  politesse  de  la  part  d'une  femme,  lorsqu'elle  parle 
à  une  personne  à  qui  elle  veut  marquer  du  respect,  de  se 
couvrir  la  bouche  d'un  pan  de  son  vêtement. 

Pour  expliquer  l'origine  de  leur  coutume ,  les  Touaregs 
racontent  une  légende  ;  ils  en  ont  pour  tout. 

«  Autrefois,  disent-ils,  ainsi  que  chez  tous  les  musulmans, 
les  femmes  portaient  le  voile  et  les  hommes  avaient  la  figure 
nue. 

a  Certain  jour,  l'ennemi  vint  surprendre  un  campement 
de  nos  ancêtres.  Si  brusque  fut  l'attaque,  si  inopinée  la  ten- 
tative des  assaillants,  qu'une  terreur  panique  s'empara  des 
guerriers.  Abandonnant  leurs  familles,  leurs  biens,  ils  s'en- 
fuirent, jetant  leurs  armes,  ne  cherchant  le  salut  que  dans 
la  rapidité  de  leur  course. 

o  Mais  les  femmes,  ramassant  sabres,  lances  et  poignards, 
firent  tête  à  l'ennemi  et  le  repoussèrent. 

((  Depuis  ce  jour,  en  signe  d'admiration  pour  le  courage 
de  leurs  épouses  et  de  honte  pour  leur  conduite,  les  hommes 
prirent  le  voile,  les  femmes  montrèrent  leurs  traits.  » 

Le  costume  des  Touaregs  se  compose ,  outre  le  voile , 
d'une  tunique  en  étoffe  de  coton  noire  et  lustrée,  qui  tombe 
jusqu'à  mi-jambes  et  porte  sur  le  devant  une  énorme  poche. 

Le  grand  «  chic  »,  le  dernier  cri  de  la  mode,  est  d'avoir 
Cette  poche  en  étoffe  rouge.  Mais,  quelle  que  soit  sa  cou- 


214    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

leur,  elle  offre  toujours  cette  particularité  :  elle  est  immense. 
On  ne  saurait  s4ttiaginer  tout  ce  qui  peut  tenir  dans  la  poche 
d'un  Touareg.  Etoffes,  perles,  couvertures  même,  s'y  en- 
gouffrent, et  vraiment,  à  voir  le  petit  volume  qu'elles  y  font, 
on  croirait  à  ces  prestidigitateurs  qui  logent  dans  le  fon 
d'un  chapeau  un  boulet  de  canon,  une  cage  avec  des  oiseaux, 
un  aquarium  où  nagent  des  poissons  rouges. 

Un  pantalon  ample  et  long  couvre  les  jambes,  serré  à  1 
ceinture  par  une  coulisse,  et  des  sandales  en  cuir  de  bœuf  oi 
d'antilope  protègent  les  pieds  contre  la  chaleur  cuisante  di 
sable,  surchauffé  par  le  soleil. 

Pour  compléter  le  costume,  attachés  au  cou  par  de  mince: 
cordons,  pendent  des  quantités  de  sachets  en  cuir  contenan 
des  amulettes  destinées  à  appeler  tous  les  bonheurs  sur  le 
possesseur,  à  écarter  de  lui  toutes  les  influences  néfastes. 

L'armement  des  Touaregs  est  composé  entièrement  d'à 
mes  blanches.    Il  est  très  rare  que  l'un  d'eux  possède 
fusil,  et  encore  ne  s'en  sert-il  pas  volontiers.   Ils  ont  po 
l'arme  à  feu  une  sorte  de  crainte  superstitieuse  mêlée 
mépris.   «  Ce  ne  sont  pas  des  armes  dignes  d'être  porté  < 
par  des  hommes,  disent-ils,  que  celles  qui  permettent  mên 
à  une  femme  d'avoir  raison  du  guerrier  le  plus  courageux - 

L'arme  nationale  par  excellence  est  le  tellaky  le  poigna. 
de  bras,  long  de  quarante  à  cinquante  centimètres,  et  doi"^'' 
le  fourreau  est  attaché  au  poignet  gauche  par  un  bracelet  ^  ""^ 
cuir.  La  poignée  du  tellak  est  en  forme  de  croix,  elle  ne  ge  i'»  ^ 
pas  la  main  gauche,  qui  s'appuie  dessus  en  temps  ordinai 
Vienne  un  danger,  et  l'arme  est,  sans  aucune  peine,  reti 
du  fourreau  par  la  main  droite. 

La  lance  est  entièrement  en  fer,  ornée  généralement    «^^ 
cuivre,  ou  bien  sa  pointe  est  seule  de  métal,  et  le  manct^^ 
en  bois.  Les  Ihaggaren  ont  seuls  le  droit  de  porter  la  lan^^^ 
.en  fer,  comme  aussi  le  takouba,  sabre  pendu  au  côté  par  «-^^ 
cordon  en  coton  ou  en  soie. 


LES   TOUAREGS.  215 

Suivant  le  cas,  la  lance  est  une  arme  de  jet  ou  de  hast. 
A  cheval,  les  Touaregs  l'emploient  comme  les  lanciers  de 
chez  nous,  mais  aussi,  et  très  habilement,  ils  savent  la  jeter 
au  loin  quand  ils  combattent  à  pied.  A  quinze  mètres,  il  est 
rare  qu'un  Touareg  manque  son  but. 

Pour  se  garer,  enfin,  des  coups  de  l'ennemi,  le  guerrier  a 
son  bouclier,  en  peau  d'antilope  ou  de  jeune  éléphant,  qu'il 
porte  à  son  côté  lorsqu'il  est  à  cheval  et  soutient  du  bras 
gauche  pendant  le  combat.  Ces  boucliers  sont  parés  d'orne- 
ments en  cuir  rouge  et  vert,  de  beaucoup  de  goût  quelque- 
fois. N'oublions  pas  Xahabeg,  à  la  fois  arme  et  parure, 
anneau  de  pierre  passé  sur  le  bras  gauche,  à  la  hauteur  du 
biceps. 

Les  chevaux  sont  petits  et  laids,  mais  vigoureux.  Les 
Touareors  les  montent  au  moven  d'une  selle  en  bois  recou- 
verte  de  cuir,  un  épais  tapis  de  feutre  protégeant  le  dos  de 
l'animal.  Les  mors  sont  en  fer  très  bien  forgé,  la  bride  en 
cuir  tressé;  les  étriers  en  cuivre,  très  étroits,  gros  comme 
un  bracelet  d'enfant,  donnent  passage  seulement  au  gros 
orteil  du  cavalier. 

Mais  la  monture  par  excellence,  celle  qui  sert  à  la  guerre 
comme  au  voyage,  porte  les  ballots  de  marchandises  ou  les 
objets  de  campement  et  fournit,  par  surcroît,  la  viande  et  le 
lait,  c'est  le  chameau. 

La  langue  tamaschek  est  prodigue  de  noms  pour  cet  utile 
animal  ;  suivant  son  âge,  ses  qualités,  elle  a  des  appellations 
différentes.  Le  chameau  de  charge,  atrinis,  est  une  forte  et 
lourde  bête  servant  au  transport;  Vareggan,  chameau  de 
selle,  plus  vif,  mieux  découplé,  sert  de  monture.  L'un  et 
l'autre  se  conduisent  au  moyen  d'une  bride  tirant  sur  un 
anneau  fixé,  dès  le  jeune  âge,  au  nez  de  l'animal. 

Le  chameau,  c'est  la  richesse  :  a  Combien  de  chameaux 
possède  ton  père?  »  me  demandait  un  Touareg.  Et  il  me  fut 


2i6    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

bien  difficile  de  lui  persuader  que,  chez  nous,  Tutile  animal 
n'avait  pas  son  emploi. 

Le  costume  des  femmes,  plus  simple  que  celui  de  leurs 
maris,  est  constitué  par  une  pièce  d'étoffe  qui  s'enroule 
autour  de  la  taille ,  un  pagne ,  et  par  un  châle  (fariouel) 
qu'elles  posent  sur  leur  tête  ;  elles  s'y  drapent  aussi  gracieu- 
sement que  le  permet  leur  grosseur. 

Les  bijoux,  en  cuivre,  sont  rares,  mais  par  cela  même 
appréciés.  D'une  façon  générale,  tout  ce  qui  peut  se  pendre 
au  cou  et  faire  breloque  est  le  bien  reçu.  Une  vieille  boîte 
de  sardines  est  un  galant  cadeau  à  offrir  à  une  dame. 

La  maison  du  Touareg,  c'est  sa  tente.  Les  plus  pauvres 
seulement  logent  sous  des  abris  en  paille,  des  gourbis  {ehan). 

La  tente  (ehakit)  est  en  peau,  soutenue  par  un  pieu  cen- 
tral. Les  bords  en  sont  irréguliers,  et  l'on  se  sert  des  den- 
telures pour  les  attacher  à  des  piquets  fixés  au  sol. 

La  nuit,  la  tente  se  ferme,  enclôt  son  propriétaire;  mais, 
dans  le  jour,  elle  reste  ouverte  du  côté  opposé  au  soleil; 
des  sortes  de  stores,  en  minces  lattes  de  bois  retenues  par 
du  cuir  tressé,  tamisent  les  rayons  réverbérés  par  le  sable. 

Un  camp  de  tentes  est  un  amezzar* ;  un  groupe  de  cam- 
pements voisins  est  généralement  occupé  par  la  même 
tribu  (taousi)^  dont  le  chef  [amrar)  a  autorité  sur  ses  pa- 
rents. 

Les  Imrads  ont  autour  de  leurs  camps  des  clôtures  en 
palissades  [afaradj)  où  se  réfugient  le  soir,  à  l'abri  de  la 
dent  du  lion,  les  troupeaux  de  bœufs  et  de  moutons. 

Les  Ihaggaren  n'ont  généralement  pas  de  troupeaux  avec 
eux,  ou,  alors,  une  partie  de  leurs  Imrads  vivent  dans  le 
campement  et  s'occupent  du  bétail. 

Dans  la  tente,  la  femme  est  maîtresse.  A  elle  appartient 


LES   TOUAREGS.  317 

le  soin  de  commander  aux  esclaves.  Elle  trait  le  lait  et  s'oc- 
cupe de  la  cuisine. 

Mais,  chez  les  tribus  prépondérantes  surtout,  ces  soins 
de  surveillance  n'absorbent  qu'une  partie  de  la  journée.  Les 
nuits  sont  si  douces,  d'ailleurs,  que  tout  bon  Touareg  ne 
cherchera  pas  le  repos  avant  minuit. 

Que  fait-elle,  alors  ?  Elle  travaille  le  cuir  comme  on  brode 
chez  nous.  Elle  chante  en 


s'accompagnantdel'flOTSi7(/, 
violon  à  une  seule  corde. 
Elle  compose  des  vers. 

Oui,  des  vers.  Que  ne 
puis-je ,  pour  plaider  ia 
cause  de  mes  aniîs  toua- 
regs, appeler  à  mon  aide 
tous  les  bas  bleus  de  notre 
Europe!  La  conformité  d'oc- 
cupation les  intéresserait  à 
leurs  sœurs  du  désert. 

Encore  dois-je   dire    que 
les  vers  touaregs  ont  toujours  le  nombre  et  la  rime.  Que  n'en 
est-il  de  même  de  toutes  les  élucubrations  lyriques  féminines  ! 

Les  hommes,  eux  aussi,  se  livrent  à  la  poésie.  Je  n'ai  pu 
rapporter,  manque  de  temps  et  de  sujets,  aucune  de  ces  pro- 
ductions du  Niger,  mais  je  ne  résiste  pas  au  plaisir  d'en 
citer  deux  exemples,  donnés  dans  sa  grammaire  tamaschek 
par  le  commandant  Hanotaux  et  qui  proviennent  des  Toua- 
regs du  Nord. 

Le  premier  est  un  madrigal  écrit  par  Bedda  ag  Ida  sur 
Valbum  d'une  jeune  Jille  d'Alger.  Notons  que  ce  Bedda  fut 
le  premier  Touareg  qui  vint  en  Algérie. 

Je  dis  :  Ton  nom,  Anf^elina, 


2i8    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Ton  œil  qui  tue  par  son  éclat 

Prive  de  raison  le  cœur  du  fils  d'Adam  ; 

Si  l'on  pouvait  l'assigner  une  valeur,  je  donnerais  pour  toi 

Six  mille  pièces  d'or,  je  donnerais  mon  cheval. 

Celui  qui  te  possédera  trouvera  un  doux  sommeil. 

Avant  que  cette  jeune  fille  eût  l'âge  nubile, 

Nous  ne  pensions  pas  que  la  gazelle  prît  forme  humaine  ; 

Maintenant  nous  l'avons  vu. 

Si  elle  venait  dans  nos  pays  de  plaine, 

Il  n'est  pas  un  homme  qui  n'irait  vers  elle. 

Est-ce  assez  galant  pour  un  prétendu  sauvage  ! 

Quant  au  second  morceau  de  poésie,  c'est  une  satire  :  la 
fille  d'Aboukias  avait  dû  repousser  les  désirs  de  quelque  ad- 
mirateur fervent,  mais  rancunier  : 

Toi,  fille  d'Aboukias,  tu  es  venue, 

Et  le  soleil  était  chaud  quand  tu  nous  as  dit  bonjour  ; 

Naguère,  quand  je  ne  faisais  qu'entendre  rapporter  tes  paroles. 

Le  désir  nous  tuait  d'aller  où  tu  étais. 

Je  pensais  que  tu  ressemblais  aux  houris. 

Maintenant  nous  savons  ce  que  tu  as  fait. 

Ta  bouche  est  indiscrète,  tu  n'as  pas  de  retenue, 

Tu  mourras  dans  la  trahison. 

Si  tu  étais  de  bonne  race,  sais-tu  ce  que  tu  ferais  ? 

Tu  ne  parlerais  d'aucune  femme, 

Tu  te  connaîtrais  toi-même. 

Moi,  je  te  dirai  une  parole, 

Des  gens  qui  te  valent  te  la  confirmeront. 

Ils  étaient  mariés  quand  tu  n'étais  pas  née. 

Ils  ont  fait  des  voyages  dont  tu  n'as  pas  entendu  parler, 

Ils  sellent  leurs  chameaux  dans  les  lieux  que  tu  ignores. 

Ce  sont  des  jeunes  gens  que  tu  voudrais  connaître, 

Ils  traient  le  lait  de  chamelles  qui  ne  t'appartiennent  pas. 

Quant  à  toi,  l'homme  dont  tu  as  parlé, 

Ce  que  tu  lui  as  donné  ne  nous  fait  pas  défaut, 

A  lui,  ou  à  d'autres  si  tu  aimes  mieux. 

Rien  ne  peut  donner  une  idée  de  la  vigoureuse  tournure 
de  ces  vers  dans  la  langue  tamaschek.  Celle-ci  est  d'ailleurs 
forte,  pleine  et  chantée,  sans  cet  abus  des  gutturales,  que 
les  Touaregs  reprochent  aux  Arabes,  les  apppelant  par  dén- 
sion  Takhamkhatnen, 


LES   TOUAREGS.  219 

En  disant  ces  vers,  en  narrant  des  histoires  qui  se  pro- 
longent souvent  durant  plusieurs  veillées,  les  dames  touaregs 
«  tiennent  salon  ».  Autour  d'elles  se  pressent  les  hommes 
revêtus  de  leurs  plus  beaux  habits ,  attentifs  à  se  faire 
briller.  De  ceux  qui  ont  été  braves  aux  derniers  combats, 
on  raconte  les  prouesses;  les  lâches,  au  contraire,  qui  n'ont 
eu  garde  de  se  montrer,  on  les  persifle.  Il  est  facile  de  com- 
prendre que  de  pareilles  coutumes,  si  contraires  à  celles  des 
musulmans,  donnent  à  la  femme  un  grand  ascendant  sur  ses 
admirateurs. 

Ainsi  se  passent  les  jours  tant  que  les  pâturages  suffisent 
aux  troupeaux  de  la  tribu.  Mais  un  moment  vient  où  l'herbe 
se  fait  rare,  il  faut  décamper  pour  aller  plus  loin  chercher  un 
meilleur  emplacement. 

Alors  l'amezzar'  prend  l'animation  d'une  ruche  d'abeilles. 
Les  chameaux  de  charge  sont  rassemblés,  chacun  s'occupe 
à  abattre  les  tentes  et  à  les  charger  sur  les  animaux,  à  em- 
baller la  modeste  vaisselle  du  ménaore. 

Pendant  ce  temps  les  jeunes  gens  sont  allés  reconnaître 
un  endroit  propre  à  un  nouvel  établissement.  Ils  reviennent 
et  prennent  la  tête  du  convoi,  guides  et  protecteurs  à  la  fois. 

Derrière  eux  s'avancent,  jacassant,  les  femmes,  dans  des 
sortes  de  berceaux  recouverts  de  peaux  et  portés  sur  le  dos 
des  chameaux.  Plus  graves,  les  vieillards  entourent  l'amrar. 

Enfin  cheminent,  conduits  par  des  esclaves,  les  animaux 
de  bât.  L'armée  des  guerriers  les  garde  contre  un  pillage, 
qui,  au  désert,  est  toujours  à  prévoir  et  à  redouter. 

Voici  atteinte  la  place  du  nouveau  camp.  Tentes  et  m.o- 
bilier  sont  déchargés.  On  les  dresse,  on  le  range,  et  la  vie 
ordinaire  reprend  pour  quelques  semaines  ou  quelques  mois, 
suivant  la  fertilité  du  nouveau  territoire  où  s'établit  la  tribu. 

Telle   est  l'existence  en  temps  de  paix.   Mais  chez  les 


i. 


220    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Ihaggaren  toujours,  chez  les  Imrads  souvent,  la  guerre  vient 
compliquer  de  ses  dangers  les  occupations  pacifiques. 

Pour  les  nomades,  la  lutte  est  en  effet  presque  une  né- 
cessité. Certaines  années  de  sécheresse,  les  pâturages  sont 
misérables  et  infertiles.  Il  faut  pourtant  que  les  troupeaux 
mangent;  d'où  des  disputes,  des  rixes,  dans  lesquelles  l'au- 
torité de  l'Amenokal,  lorsqu'il  en  a  une,  intervient  le  plus 
souvent  pour  empêcher  l'effusion  du  sang,  si  les  belligérants 
appartiennent  à  la  même  confédération. 

Lorsqu'il  n'en  est  pas  ainsi,  de  particulières,  les  querelles 
deviennent  générales,  et  c'est  pourquoi  nous  voyons  les 
Aouelliminden  en  lutte  depuis  des  temps  très  reculés  et 
presque  sans  interruption  avec  les  Hoggars  au  nord,  avec 
les  Kel  Gheress  à  l'ouest. 

De  la  guerre,  les  Imrads,  les  travailleurs,  souffrent  peu. 
Tout  est  tellement  réglé  par  la  tradition  chez  les  Touaregs 
que  la  bataille  elle-même  a  pris  les  apparences  d'une  figure 
de  quadrille. 

En  général,  on  a  d'abord  tenu  palabre  ;  la  conciliation  ayant 
échoué,  on  a  résolu  d'en  venir  aux  mains.  On  se  sépare  en 
se  donnant  rendez-vous,  et  au  jour  dit,  comme  au  combat 
des  Trente,  les  armées  [attabou)  sont  en  présence. 

Elles  s'avancent  en  bataillon  serré.  Quelquefois,  le  Touareg 
se  bat  à  cheval,  mais  souvent  il  préfère  descendre  avant  le 
combat.  On  se  défie,  on  crie,  en  marchant  les  uns  contreles 
autres.  A  quinze  mètres,  les  lances  volent,  généralement 
parées  par  le  bouclier. 

Cependant  la  mêlée  devient  plus  confuse.  D'un  rang  à 
l'autre  ce  sont  des  défis  personnels,  et  fréquemment  les  deux 
armées  s'arrêtent  d'un  commun  accord  pour  laisser  leurs 
chefs  s'attaquer  en  combat  singulier. 

Les  lances,  devenues  inutiles,  ont  été  jetées,  mais  le  poi- 
gnard (te lia k)  et  le  sabre  [takoubd]  brillent  à  la  main.  De  part 


LES   TOUAREGS.  aai 

d'autre  le  sang  coule  à  flots.  Là  deux  guerriers,  en  se 
lant  à  distance  de  bras ,  cherchent  à  se  percer  de  leurs 
Ses.  Ici  deux  autres  plus  acharnés  se  sont  pris  corps  à 
■ps,  usant  du  poignard  pour  frapper,  ou  de  l'anneau  de 
is  en  pierre  pour  s'écraser  le  crâne. 


Un  des  partis  se  trouve  inférieur  en  force  ou  en  nombre. 
s  guerriers  s'enfuient  :  «la!  la.  Our  adellin  roitr'oucn 
saden.  Ah!  ah!  Il  n'y  aura  pas  de  violons  pour  vous  a, 
ent  les  vainqueurs.  Et  à  ce  sarcasme  qui  leur  montre  leurs 
nmes  irritées,  méprisantes,  à  la  pensée  que,  s'ils  triom- 
aient,  ils  seraient  accueillis  par  des  chants  de  louange,  les 
^rds  reviennent  tenter  encore  le  sort  des  armes. 


222    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Dans  ces  combats  on  se  tue  sans  pitié,  mais,  comme  je  l'ai 
dit,  la  lutte  finie,  les  prisonniers  ont  la  vie  sauve. 

On  m'a  même  affirmé,  et  je  tiens  de  plusieurs  excellentes 
sources,  que,  la  guerre  terminée,  lorsqu'un  parti  a  demandé 
la  paix,  les  vainqueurs,  avant  de  les  renvoyer  chez  eux, 
habillent  à  neuf  ceux  de  leurs  ennemis  encore  captifs  entre 
leurs  mains. 

Mais,  le  plus  souvent,  la  manifestation  de  la  guerre,  c'est 
la  course,  le  razzi  arabe. 

Aussi  dangereuse  quelquefois  que  le  combat  de  front,  elle 
offre  l'avantage  de  donner  du  butin,  un  profit  immédiat,  à 
l'assaillant  victorieux. 

Elle  permet  enfin,  se  faisant  toujours  par  surprise,  de  dé- 
ployer non  seulement  le  courage  personnel,  mais  encore  la 
ruse,  la  promptitude  à  l'attaque,  l'endurance  aux  privations, 
la  connaissance  du  pays,  qualités  militaires  dont  les  Toua- 
regs ne  sont  pas  moins  fiers. 

Et  ici  j'ouvre  une  parenthèse.  Un  des  graves  reproches 
formulés  contre  eux,  précisément  à  cause  de  leur  faconde 
se  battre,  c'est  celui  de  traîtrise. 

Je  ne  puis  condamner  leur  habileté  à  surprendre.  Les 
surprises,  les  combats  de  nuit,  ne  sont  pas,  que  je  sache, 
tenus  en  déshonneur  en  Europe. 

Le  règlement  militaire  lui-même  en  traite ,  et  dit  seule- 
ment qu'elles  ne  doivent  s'employer  qu'avec  des  troupes  très 
disciplinées,  très  dans  la  main.  C'est  donc  à  l'éloge  des 
Touaregs,  puisque  cette  façon  d'agir  constitue  leur  princi- 
pale manière  de  combattre. 

La  nature  même  de  l'existence  nomade,  forçant  à  tenir  les 
campements  peu  nombreux  et  relativement  éloignés,  facilite 
la  course. 

Dans  le  plus  grand  secret  se  font  les  préparatifs;  des  pié- 


LES   TOUAREGS.  223 

tons  endurants,  des  cavaliers  solides,  des  meharistes  habiles, 
prennent  seuls  part  à  l'expédition. 

On  se  met  en  marche,  généralement  en  petite  troupe,  cent 
au  plus  si  la  route  est  longue,  et  elle  l'est  souvent.  Des  guides 
experts  conduisent  le  razzi  par  des  chemins  peu  fréquentés. 
La  connaissance  parfaite  des  |K)ints  d'eau  est  la  principale 
garantie  du  succès. 


Puis,  se  glissant  entre  les  campements  ennemis  situés  sur 
la  frontière,  toujours  aux  aguets,  car  leur  position  les  rend 
plus  exposés,  l'expédition  tombe  sur  un  amezzar',  sur  une 
tribu. 

L'habileté  consiste  à  ce  que  rien  n'ait  prévenu  les  assaillis 
du  danger  qu'ils  courent.  Parfois,  cependant,  ils  en  sont 
avertis,  mais  généralement  trop  tard  pour  envoyer  des  cour- 
riers à  leurs  amis  et  les  appeler  au  secours. 

Alors  tout  fuit,  hors  les  femmes  ;  car,  si  les  hommes  qui 
résistent  sont  mis  à  mort,  jamais  un  Touareg  ne  se  souillera 


224    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

du  sang  d'une  femme  sans  défense.  Les  troupeaux,  bœufs, 
moutons,  chameaux,  sont  poussés  au  hasard  dans  la  brousse. 
Mais  les  assaillants,  les  pillards  {imohagen)  savent  les  ras- 
sembler. 

Le  tout  est  maintenant  d'emporter  le  butin  assez  vite  pour 
ne  pas  avoir  à  craindre  un  retour  offensif  des  pillés  (imihû- 
gen). 

Ceux-ci  pourtant  ne  sont  pas  restés  inactifs.  Prévenus  par 
des  messagers  ou  par  des  feux  allumés  au  sommet  des  dunes, 
leurs  parents  se  sont  rassemblés.  Une  colonne  est  formée  et 
part  pour  rattraper  les  capteurs. 

A  ces  derniers  maintenant  le  mauvais  rôle.  Les  lourds 
chameaux  de  charge,  les  troupeaux,  gênent  leur  marche. 
S'ils  n'ont  pas  une  avance  suffisante,  ils  seront  rejoints  et 
risqueront,  embarrassés  de  leur  butin,  souvent  inférieurs  en 
nombre,  de  se  voir  enlever  leur  prise  et  fréquemment  de 
payer  cher  leur  audace. 

Le  talent,  pour  une  troupe  qui  poursuit  un  razzi,  est 
même,  bien  plus  que  de  le  rejoindre  directement  à  la  course, 
de  le  devancer,  de  le  tourner,  d'occuper  un  point  d'eau, 
puits,  mare,  où  l'ennemi  doit  forcément  passer. 

11  arrive  ainsi  fatigué,  tandis  que  les  autres  sont  frais  et 
dispos  ;  il  meurt  de  soif,  quand  les  autres  se  sont  désaltérés 
à  leur  aise. 

Et  c'est  ainsi  razzi  sur  razzi,  jusqu'à  ce  qu'un  des  partis, 
trop  éprouvé ,  demande  la  paix  ou  qu'un  marabout  inter- 
vienne. Alors,  après  d'innombrables  pourparlers,  des  assem- 
blées où  les  Touaregs  sont  aussi  jaloux  de  faire  briller  leur 
éloquence  qu'ils  ont  été  soigneux  de  maintenir  leur  honneur 
guerrier,  on  conclut  une  paix,  généralement  peu  durable, 
mais  qui  sert  en  tout  cas  de  prétexte  à  des  ripailles,  rares 
chez  les  frugaux  Touaregs. 

Les  enfants  sont  très  doucement  traités  dans  les  camps 


LES   TOUAREGS.  225 

aregs.  Sauf  pour  ingurgiter  aux  jeunes  filles  les  jattes  de 
caillé  qui  leur  donneront  l'embonpoint  recherché,  on  ne 
bat  jamais.  Dès  qu'ils  peuvent  se  tenir  sur  leurs  jambes, 
petits  garçons  sont  exercés  au  jet  de  la  lance  avec  des 
es  appropriées  à  leur  taille.  Le  père  donne  tous  ses  soins 
îtte  éducation  guerrière.  La  mère  s'occupe  plus  spéciale- 
it  des  filles,  leur  enseigne  le  travail  des  peaux,  le  chant, 
a  lecture  des  caractères  dont  j'ai  parlé, 
x'est  ainsi  que  les  femmes  sont  généralement  plus  habiles 
les  hommes  à  tracer  ou  déchiffrer  les  tifinar. 

Jne  singulière  coutume,  qui  n'est  pas  d'ailleurs  particu- 
e  aux  seuls  Touaregs,  règle,  dans  la  plupart  des  tribus, 
dre  de  succession  ;  le  neveu  hérite  de  l'oncle,  et  non  le  fils 
père.  La  même  loi  fait  de  l'enfant  d'une  femme  imrad  un 
',  du  fils  de  la  femme  esclave  un  esclave  aussi,  quel  que 

le  père,  homme  libre  ou  non.  Le  ventre  teint  l'enfant, 
;nt  les  Touare£:s.  C'est  la  loi  Beni-Oumia. 
-es  grandes  tribus  des  Aouelliminden  repoussent  cette 
tume,  prétendant  qu'elle  provient  d'une  injurieuse  dé- 
ce  à  l'égard  de  la  vertu  des  femmes.  «  On  est  toujours 
;ain  d'être  le  fils  de  sa  mère,  non  de  son  père,  disent-ils  ; 
t  pourquoi  de  moins  nobles  que  nous  ont  adopté  ce  mode 
succession.  Ils  sont  sûrs  que  dans  les  veines  du  neveu 
le  le  sang  de  l'oncle.  » 
lais  les  autres  Touaregs,  toujours  galants,  prétendent 

c'est  calomnie  et  font  remonter  l'origine  de  la  loi  Beni- 
nia  à  Gheres,  père  de  la  tribu  des  Kel  Gheres. 
ïheres  avait  une  épouse,  Fatimata  Azzer'a,  et  une  sœur, 
irinecha.  Chacune   avait   un  fils.   Celui  de   la   première 
•pelait  Itouei,  l'autre  R'isa. 

e  sentant  devenir  vieux ,  Gheres  voulut  éprouver  sa 
me.  Il  se  dit  malade  et  alla  consulter  un  vieux  sorcier, 
s  sa  demeure,  sur  une  haute  dune  dont  il  ne  descendait 

15 


226    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS  DES   TOUAREGS. 

jamais.  Il  n'y  avait  pourtant  là  aucun  puits,  et  le  sorcier  ne 
possédait  ni  bœuf,  ni  mouton,  ni  chameau.  Personne  ne 
savait  ce  qu'il  buvait  ni  ce  dont  il  se  nourrissait. 

A  son  retour  au  campement,  Gheres  fit  appeler  Fatimata  : 
«  Femme,  dit-il,  toi  seule  peux  me  guérir.  Mes  jours  sont 
comptés,  à  moins  que  je  ne  fasse  avec  la  cervelle  d'un  enfant 
une  pommade  magique  pour  m*enduire  le  corps.  Donne-moi 
ton  fils. 

—  Mon  fils  est  à  moi,  dit  Fatimata,  j'ai  eu  la  peine  de 
l'enfanter  et  de  l'élever.  Certes,  après  lui,  c'est  toi  que  je 
préfère,  mais  cependant,  dussent  tes  jours  en  dépendre,  je 
ne  veux  pas  qu'il  meure.  » 

Le  chef  manda  alors  Gherinecha  et  lui  fit  la  même  demande 
qu'à  sa  femme. 

«  Après  toi,  mon  frère,  dit-elle,  c'est  R'isa  que  j'aime  le 
mieux.  Mais,  puisque  Dieu  m'inflige  la  douleur  de  perdre 
l'un  des  deux,  je  choisis  :  prends  l'enfant,  fais  ce  que  t'a  dit 
le  sorcier,  et  qu'Allah  te  protège  !  » 

Gheres  cacha  son  neveu  dans  la  brousse,  puis  il  tua  un 
chevreau,  en  prit  la  cervelle,  s'en  frotta  le  corps  et  revint  au 
campement,  où  il  appela  tous  ses  parents  et  ses  sujets. 

11  narra  l'aventure.  Chacun  admira  le  dévouement  de 
Gherinecha.  Alors,  découvrant  l'enfant  qu'un  captif  avait 
amené  sans  qu'on  s'en  aperçût,  caché  sous  un  manteau  : 

«  Voici,  dit-il,  mon  successeur  et  mon  héritier.  Puisque 
ma  sœur  m'aime  plus  que  ma  femme,  il  est  juste  qu'à  son 
fils  reviennent,  après  ma  mort,  mes  biens  et  mes  droits.  » 

La  loi  Beni-Oumia  a  eu  ce  résultat  heureux  de  protéger, 
là  oii  elle  est  appliquée,  la  pureté  du  sang  des  Touaregs.  L^ 
fils  d'une  femme  noire  captive  était  et  restait  captif,  quelles 
que  fussent  la  puissance  et  la  lignée  de  son  père. 

Chez  les  véritables  Aouelliminden,  chez  les  trois  grandes 
tribus  des  Kel  Koumeden,  des  Kel  Ahara  et  des  Kel  Ted- 
jiouane ,  qui  commandent  au  reste  de  la  confédération  e^ 


LES   TOUAREGS.  227 

Qt  pas  suivi  la  règle  commune,  la  couleur  s'est  au  con- 
ire  foncée  par  le  mélange  du  sang  des  esclaves  noires. 

^es  Touaregs  sont  extrêmement  superstitieux.  J'ai  dit 
)ondance  de  talismans  dont  ils  se  parent. 
Zhez  eux,  les  démons  (alchinen)  jouent  un  grand  rôle.  Ils 
nblent  les  considérer  comme  des  êtres  presque  humains, 
)itant  les  montagnes,  y  campant,  vivant  d'une  vie  ana- 
ue  à  celle  de  leurs  tribus.  Les  génies  ont  leurs  querelles, 
rs  guerres,  leurs  razzis. 

Cependant  ils  jouissent  de  la  propriété  de  se  rendre  invi- 
les. Us  viennent  alors  traire  les  vaches  et  boire  le  lait, 
enez  garde,  lorsque  vous  sortez  la  nuit,  de  ne  pas  heurter 
alchin  (singulier  d'dr/f/r///6';/).  Rien  ne  paraît  d'abord,  mais 
lendemain ,  quand  vous  vous  réveillez ,  votre  pied  endo- 
i  vous  refuse  service.  Vous  avez  marché  sur  le  pied  du 
mon. 

Les  Touaregs  sont  d'une  bravoure  indiscutée,  et  cepen- 

t  l'idée  de  la  mort  leur  est  souverainement  désacrréable. 

ne  disent  pas  :  Il  est  mort,  mais  :  Abu,  il  est  disparu. 

t  une  marque  de  parfaite  mauvaise  éducation  de  parler 

parent  défunt ,    de  prononcer  son   nom  ;   on  doit  dire 

ianiy   un  tel.  Seuls  les  descendants  de  chefs  illustres, 

Is  d'amenokal,  tolèrent  qu'on  leur  parle  de  leurs  ancê- 

L'orgueil  est  alors  plus  fort  que  la  superstition. 

is  avons  trouvé  sur  notre  route  deux  confédérations, 
•uadaren  et  les  Aouelliminden.   Les  premiers,  avons- 
u,  sont  en  proie  à  l'anarchie,  et  pillent  les  commer- 
çais leur  importance  est  infime, 
est  tout  autrement  des  Aouelliminden.  Je  ne  dis  pas 
taines  de  leurs  tribus  ne  soient  dangereuses  à  ren- 
de fréquents  essais  d'insubordination  contre  l'au- 
ntrale  se  produisent  même  ;  durant  notre  séjour  à 


228    SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Say,  les  Cheibatan  essayèrent  de  se  soustraire  à  la  suie- 
raineté  de  l'Amenokal  ;  Madidou  et  son  neveu  Djamarata  les 
punirent  cruellement. 

Mais  on  peut,  en  général,  faire  fond  sur  la  protection  pro- 
mise par  le  chef,  et,  à  ce  titre,  les  Aouellimînden  seront  sans 


doute  les  premiers  Touaregs  que  nous    entraînerons  dans 
une  voie  plus  civilisée. 

Les  véritables  Aouellimiiiden,  les  descendants  directs  dts 
Lemta,  sont  peu  nombreux.  Ils  comprennent,  à  l'heure  ac- 
tuelle, trois  tribus  i  les  Kel  Koumeden,  les  Kel  Ahara,  If^ 
Kel  Tedjiouanc.  La  preiiùtre  fournît  l'Amenokal  dans  l'onlt* 
ordinaire  de  progéniture,  c'esl-à-dire  que  tous  les  frères  i*- 


LES   TOUAREGS. 


229 


gnent  d'abord,  puis  les  fils  de  l'aîné  d'entre  eux,  et  ainsi  de 
suite. 

La  volonté  de  la  confédération  pourrait  d'ailleurs  changer 
cet  ordre.  L'Amenokal  n'est  régulièrement  investi  qu'après 
le  consentement  des  Ihaggaren  réunis  en  assemblée.  Mais 
le  cas  est  rare,  sinon  inconnu,  où  ce  droit  de  veto  se  soit 
produit . 

Le  prédécesseur  de  Madidou  était  Alimsar,  qui  avait  suc- 
cédé à  son  frère  El  Khotab,  le  protecteur  de  Barth.  Je  donne 
ci-dessous  la  généalogie  de  la  descendance  d'El  Khotab  et 
d' Alimsar,  telle  que  j'ai  pu  me  la  procurer  : 


EL    KHOTAB 


MAOIDOU 
vrègne  actuellement) 


ELAOUI 


A(.OLA 

■,mort^ 


BAlJJEHOUN 

iinort) 


KAKIkARI 


ASSALMI        EL  MEKKI        MOUSA        MOURSA        DJAMARATA        IMOL'HAOJIL  1    flls  \h 


ALIMSAR 


DOURRATA 

(.mort) 

ANEIROUM  2  autreS  fîls  iP) 


AZOïJHOLR  FiHiROUN  ?  auires  fils  :7'j 


2  flls  V?) 


1   flls 


Voici  maintenant  la  liste  des  tribus  composant  la  confé- 
dération des  Aouelliminden  avec  le  nom  de  leurs  chefs  : 

TRIBUS    NOBLES    OU    IHAGGAREN 


Kel  Koumeden,  chef  Madidou. 

Kel  Ahara,  chef  El  Yasan. 

Kel  Tedjiouane,  chef  Arreian. 

Iderragagen. 

Tarkaitamol't. 

Tahabanat. 

Ibehaouen,  chef  Sar'adou. 

Ifoghas,  chef  Ourouziga. 

Ihegaren,  chef  El  Aouedech. 


Kel  Tekeniouen,  chef  Bourhan. 
Kel  Takabout,  chef  Alouania. 
Teradabeben,  chef  Sidaouat. 
Tenguereguedkche,  chef  Ouari- 

gorou. 
Tademekket,  chef  Younès. 
Idalbabou,  chef  Ihouar. 
Ahianallan. 


2.^o    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 


TRIBUS    SERVES    OU     IMRAD 


Ki£L  Gossi,  chef  Our  illies. 
Irreganaten,  chef  Our  orda. 
Iol'ERarouarar'en,  chef  Maha- 

moud. 
Imideddar'en,  chef  Houberzan. 
Ibonc.itan,  chef  Allabi. 
Tafagagat,  chef  Karrabaou. 


Tar'ahil,  chef  Ekerech. 
Ikairiraen,  chef  Ezemek. 
Erkaten,  chef  Elanousi. 
Ikaouellaten,  chef  Ibounafan. 
Ihaiaouen,  chef  Abba. 
Kel   R'ezafan,    chef    Amache- 
cha. 


A  ces  tribus,  qui  forment  la  véritable  confédération,  il  faut 
joindre  les  suivantes,  soumises  par  la  force  il  y  a  plus  ou 
moins  longtemps  ou  qui  ont  accepté  de  bonne  grâce  le  pro- 
tectorat des  Aouelliminden  : 


OuDALEN,  chef  Niougi. 
Cheibatan,  chef  Rafiek. 
Logomaten  ,    chef    Bokar  Oiian- 
dieïdou. 


Eratafan,  chef  Yoba. 

Ibendasan. 

Ahiananourde,  chef  Amadida. 

Tabotan,  chef  Mouley. 


Chacune  de  ces  dernières  tribus  possède  des  tribus  imrads; 
je  n'en  connais  de  nom  qu'une  seule,  celle  des  Ekonou, 
vassaux  des  Oudalen. 


Qu'ils  soient  de  la  rive  droite  ou  de  la  gauche,  les  Toua- 
regs du  Niger,  outre  les  déplacements  qu'ils  font  à  la  re- 
cherche des  pâturages,  ont  deux  migrations  annuelles  bien 
tranchées. 

En  saison  sèche,  de  décembre  à  mai,  les  hauts  pays  sont 
stériles,  les  mares,  les  puits  sans  eau.  Alors,  les  Touaregs 
gagnent  le  fleuve.  Les  gras  pâturages  de  bourgou  qui  le 
bordent  nourrissent  leurs  bestiaux.  Il  leur  est  facile,  en 
tenant  leurs  chameaux  un  peu  dans  l'intérieur,  de  parer  à 
l'inconvénient  que  j'ai  signalé  à  propos  de  Tombouctou,  la 
maladie  résultant  de  la  pâture  d'herbes  trop  aqueuses. 

C'est  l'époque  où  les  noirs  payent  l'impôt  de  mil,  de  maïs, 
de  tabac;  c'est  celle  aussi  où  se  font  les  expéditions  de 
guerre.  , 


LES   TOUAREGS.  2ji 

Mais,  durant  le  reste  de  Tannée,  la  pluie  tombe  à  torrents 
sur  les  rives  du  fleuve.  Quoiqu'elle  y  soit  moins  abondante, 
elle  fertilise  les  hauts  pays;  les  mares  se  remplissent,  les 
puits  sont  pleins  d'eau,  et,  souvent,  débordent. 

Les  nomades  remontent  alors.  Les  Aouelliminden,  en  par- 
ticulier, vont  s'établir  dans  leurs  campements  d'hivernage 
sur  les  bords  d'un  oued ,  d'une  de  ces  rivières  ensablées 
analogues  à  celles  d'Algérie,  et  dont  l'embouchure  est  près 
de  Gao. 

Il  résulte  des  renseignements  que  j'ai  pu  recueillir  que 
l'oued  de  Gao  remonte  très  haut  vers  le  nord.  Dans  sa  partie 
supérieure,  il  coule  en  toutes  saisons.  Ce  serait  l'Igharghar 
du  Sud,  signalé  par  Duveyrier,  l'Astapus  des  anciens,  qui 
descend  de  l'Atakor  n'Ahaggar. 

Ainsi  se  trouve  confirmée  cette  appréciation  de  Barth  que 
les  dépressions  marécageuses,  les  dallouls,  qui  débouchent 
sur  le  Xgilbi  Sokoto,  ne  peuvent  venir  de  plus  haut  que 
l'Aïr. 

A  mon  avis,  d'ailleurs,  l'oued  de  Gao  a  été,  avant  son 
ensablement,  un  affluent  du  Niger.  Le  fleuve,  alors,  coulait 
bien  plus  puissant  qu'aujourd'hui. 

Si  on  examine  en  effet  la  nature  de  ses  rives,  on  ne  tarde 
pas  à  constater  que  partout,  ou  à  peu  près,  une  ligne  de 
falaises  érodées  par  l'eau  forme  comme  un  second  lit  qui  a 
dû  servir  à  l'ancien  Niger. 

Dans  leur  émigration  annuelle ,  les  Aouelliminden  remon- 
tent jusqu'aux  environs  de  l'Aïr.  Ils  y  sont  en  contact  avec 
les  Kel  Gheres,  leurs  ennemis,  et  la  possession  des  pâtu- 
rages de  saison  sèche  a  dû  être  l'origine  de  leur  inimitié, 
plusieurs  fois  séculaire. 

Les  tribus  de  la  rive  gauche  gagnent  aussi  l'intérieur  de 
la  boucle  du  Niger,  s'avançant  jusque  près  de  Dori.  Là  se 


232     SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

trouve  une  série  de  maxes  et  de  lacs,  Oursi,  Belli,  etc., 
dont  j'ai  essayé  sur  la  carte  de  donner,  par  renseignements, 
une  esquisse ,  sans  être  certain  d'y  avoir  très  exactement 
réussi. 

L'hydrographie  de  l'intérieur  de  la  boucle  réserve  de 
grosses  et  curieuses  surprises  aux  explorateurs  de  l'avenir. 

Que  pensent  mes  lecteurs  des  Touaregs,  maintenant  que 
j'ai  essayé  de  les  faire  vivre  sous  leurs  yeux? 

Certes,  je  ne  les  ai  pas  présentés  comme  de  petits  saints, 
comme  des  habitants  d'une  moderne  Utopie,  où  tout  est 
bien,  où  tout  est  bon,  l'homme  sans  vices,  la  femme  sans 
défauts. 

Mais  peut-être  pensera-t-on  avec  moi  qu'ils  ont  un  carac- 
tère assez  tranché,  beaucoup  de  qualités  à  côté  de  défauts 
indéniables.  Leur  intelligence  mérite  qu'on  essaye  de  les 
amener  à  un  genre  de  vie  meilleur,  plus  facile  surtout  à  sup- 
porter pour  leurs  voisins. 

Je  ne  me  dissimule  pas  avec  quelle  peine  on  remonte  les 
courants,  on  combat  les  idées  toutes  faites.  C'est  toujours 
difficile,  et  quelquefois  dangereux. 

En  185g,  un  jeune  Français  de  moins  de  vingt  ans,  Du- 
veyrier,  débarquait  à  Constantine.  Trois  ans  durant  il  par- 
courut le  Sahara  algérien.  Protégé  par  l'émir  Ikhenoukhen, 
chef  des  Azgueurs,  il  vécut  plus  d'un  an  parmi  les  Touaregs. 

Après  son  retour,  une  mission  envoyée  par  le  gouverneur 
de  l'Algérie  signait  avec  les  Azgueurs  le  traité  de  Rha- 
damès. 

Puis,  selon  la  tradition  immuable  de  la  politique  coloniale 
française,  au  lieu  de  pousser  de  l'avant  en  profitant  des  ré- 
sultats acquis,  on  s'endormit  dans  l'inaction. 

Du  veyrier  avait  représenté  les  Touaregs  tels  qu'il  les  avait 
vus  ;  il  avait  dit,  comme  je  viens  d'essayer  de  le  faire,  leurs 
qualités  et  leurs  défauts,  avait  affirmé  la  possibilité  de  s'en- 


LES   TOUAREGS. 


I  avait  bien  le  droit,  puisqu'il  y  avait 


tendre  avec  eux. 
réussi  lui-même. 

Lorsque  Flatters  périt,  vingt  ans  après,  il  n'y  eut  pas 
assez  de  pierres  pour  lapider  Duveyrîer,  accusé  d'un  opti- 
misme mensonger. 

Flatters  cependant  avait  été  tué  chez  les  Hoggars,  tribu 
dont  le  voyageur  avait  signalé  lui-même  l'état  anarchique, 
état  qui  n'avait  fait  que  s'accroître.  11  avait  voulu  passer, 
malgré  l'amrar  qui  se  déclarait  incapable  de  le  protéger. 
Duveyrier ,  lui,  re- 
commande de  ne  ja- 
mais s'avancer  en  pays 
touareg  sans  une  sau- 
vegarde efficace.  \'im- 
porte,on  le  rendit  res- 
ponsable du  désastre. 

Et  comme  épilogue, 
désespéré  de  ces  accu- 
sations, malade  encore 
des  fièvres  rapportées 
de  son  voyage ,  dé- 
goûté de  l'ingratitude  de  ses  compatriotes,  Duveyrier  arma 
son  revolver  et  s'en  alla,  par  delà  la  vie,  chercher  la  justice, 
si  elle  existe. 

Les  Anglais  l'eussent  fait  pair  du  royaume  et  lui  eussent 
élevé  des  statues;  notre  ignorance,  pour  ne  pas  dire  pis,  le 
conduisit  au  suicide. 

L'exemple  n'est  pas  encourageant. 

Certes,  pour  nous  faire  briller,  m  mousser  » ,  il  eût  clé  plus 
simple  à  moi  de  présenter  les  Touaregs  connue  d'irréconci- 
liables sauvages,  de  raconter  mille  entraves  soulevées  par 
eux,  de  narrer  des  combats  imaginaires  avec  leurs  bandes, 
où  ma  présence  d'esprit,  mon  sang-froid,  notre  courage  à 
tous,  auraient  seuls  sauvé  l'expédition. 


234    SUR    LE    NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

J'ai  préféré  dire  la  vérité  pour  la  vérité  elle-même,  et  dans 
l'intérêt  de  mon  pays. 

Au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  j'apprends  la  mort  de  deux 
officiers  et  de  leurs  hommes,  tués  près  de  Tombouctou, 
dans  un  combat  contre  un  razzi  de  Hoggars,  —  toujours  les 
Hoggars. 

Et  j'en  conclus,  une  fois  de  plus,  ce  que  j'ai  bien  des  fois 
répété  lorsque  j'étais  à  Tombouctou  :  on  ne  viendra  à  bout 
des  nomades  que  par  les  nomades  eux-mêmes. 

C'est  en  apprivoisant  certaines  tribus,  en  recrutant  chez 
elles  des  corps  auxiliaires,  des  Maghzen,  qu'on  assoira,  avec 
le  minimum  de  frais  possible,  notre  influence  sur  les  Toua- 
regs. 

Parmi  les  tribus  qui  se  prêtent  le  mieux  à  ce  rôle,  je  mets 
en  première  ligne  les  Aouelliminden ,  ennemis  héréditaires 
des  Hoggars. 

Ou  plutôt,  je  dis  qu'en  augmentant  l'autorité  de  leur  chef, 
on  arrivera,  si  on  sait  s'assurer  de  lui  en  même  temps,  aune 
pacification  complète. 

Dans  cet  ordre  d'idées,  j'avais  proposé  le  projet  suivant  : 
armer  les  Aouelliminden  d'une  centaine  ou  deux  de  fusils  à 
piston  dont  les  cheminées  très  grosses  ne  pourraient  em- 
ployer qu'une  capsule  spéciale  fabriquée  dans  nos  pyro- 
technies. 

Avec  cent  fusils,  les  Aouelliminden  seraient  invincibles. 
Ils  ne  feraient  qu'une  bouchée  de  leurs  ennemis  Kel  Gheres 
ou  Hoggars. 

La  nécessité  d'avoir  nos  capsules  les  mettrait  dans  nos 
mains,  forcément  soumis  et  dévoués.  En  ne  leur  distribuant 
que  peu  à  peu  ces  munitions,  nous  aurions  le  moyen  de 
supprimer  leur  puissance  le  jour  où  ils  ne  se  plieraient  pas  à 
nos  volontés. 

Contre  un  pareil  service,  l'Amenokal,  qui  me  l'a  d'ailleurs 


LES   TOUAREGS.  235 

formellement  promis,  et  par  ses  envoyés,  et  par  écrit,  pro- 
tégera nos  commerçants. 

Que  ceux-ci  pourtant  soient  prudents!  Je  suis  convaincu 
que  mes  compagnons  ou  moi  pourrions  retourner  sans  crainte 
chez  les  Aouelliminden,  parce  que  nous  y  sommes  connus. 
Je  Tai  proposé,  sans  obtenir  plus  de  succès  que  je  n^en  ai 
eu  pour  ma  demande  de  fusils. 

Mais  des  personnes  nouvelles  ne  devront  pas  s'engager  à 
la  légère,  pénétrer  dans  les  territoires  touaregs  sans  la  pro- 
tection formelle  du  chef. 

Que  diable!  Quand  un  grand-duc  manifeste  l'intention  de 
visiter  les  cabarets  des  boulevards  extérieurs,  on  lui  adjoint 
bien  un  Jaume  ou  un  Rossignol.  Si  une  protection  est  utile 
à  Paris,  on  admettra  qu'elle  puisse  être  indispensable  au 
Sahara. 

Quand  Madidou  dit  :  «  Oui,  venez  »,  vous  pouvez  aller. 
Je  suis  convaincu  qu'on  ne  courra  aucun  risque  dans  les 
territoires  qui  lui  sont  soumis. 

Avec  les  Aouelliminden,  nous  conquerrons  le  Sahara.  Vers 
le  Tchad,  vers  l'Aïr,  vers  l' Algérie-Tunisie,  le  Touareg  nous 
donnera  le  moyen  de  pénétrer.  11  y  trouvera  son  compte 
et  s'en  apercevra  bientôt  à  l'amélioration  de  son  genre  de 
vie. 

Le  pense-t-on  assez  sot  pour  repousser  l'occasion  de 
gagner  étoffes,  verroterie,  couvertures,  etc.?  S'il  l'était, 
même,  je  réponds  que  sa  femme  ne  le  serait  pas. 

La  race  se  civilisera;  ses  défauts,  qui  dérivent  tous  de  la 
violence,  disparaîtront  :  la  société  moderne  aura  conquis  un 
nouveau  terrain  en  Afrique. 

Et  pourtant  il  me  vient  une  réflexion  :  pour  les  Touaregs, 
sera-ce  un  bien? 

Quand  j'imagine  leur  vie  errante,  libre  de  toute  entrave, 
'Gur  monde  où  le  courage  est  la  première  des  vertus,   où 


236    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

les  gens  sont  presque  égaux  à  qualités  égales,  je  me  demande 
s'ils  ne  sont  pas  plus  heureux  que  nous. 

Leur  existence  est  pénible  et  frugale,  il  est  vrai,  mais 
l'habitude  la  leur  a  rendue  facile  à  supporter.  D'ailleurs,  la 
fortune  est  à  qui  sait  la  conquérir,  et  ce  sont  les  razzis  qui 
l'apportent.  Dépouiller  les  vaincus,  c'est  aussi  laver  l'injure 
héréditaire;  la  vendetta  sépare  souvent  les  tribus  au  pays 
touareg.  L'épée,  en  frappant  l'ennemi,  donne  ses  biens.  On 
venge  l'ancêtre  massacré,  pillé,  et  du  même  coup  on  s'enri- 
chit. 

Contre  les  Chambas ,  leurs  adversaires  séculaires ,  les 
Azgueurs  chantent  le  chant  de  R'otman,  cité  par  Duveyrier, 
qui  le  nomme  à  juste  titre  la  Marseillaise  touareg. 

Meure  ta  mère  !  Ma'atalla  le  diable  est  dans  ton  corps  ! 

Ces  hommes  (les  Touaregs),  tu  les  prends  pour  des  lâches; 

Cependant  ils  savent  voyager  et  faire  la  guerre, 

Ils  savent  partir  de  bon  matin  et  marcher  le  soir, 

Ils  savent  surprendre  en  son  lit  l'ennemi  couché, 

Le  riche  qui  dort  au  milieu  de  ses  troupeaux  agenouillés. 

Celui  qui  a  orgueilleusement  dressé  sa  large  tente, 

Celui  qui  a  déployé  en  leur  entier  ses  tapis  et  ses  doux  lainages, 

Celui  dont  le  ventre  est  plein  de  blé  cuit  avec  de  la  viande, 

Et  arrosé  de  beurre  fondu  et  de  lait  chaud  sortant  du  pis  des  chamelles. 

Ils  le  clouent  de  leur  lance  pointue  comme  une  épine, 

Et  il  se  met  à  crier  jusqu'à  ce  que  son  Ame  s'envole. 

Nous  le  laverons  de  son  bien  sans  même  lui  laisser  l'eau. 

Sa  goulue  de  femme  ne  pourra  plus  supporter  son  désespoir. 

Mœurs  sauvages,  mais  du  moins  sentiments  héroïques  et 
fiers.  A  leur  transformation,  que  gagnera  le  Touareg? 

Dans  quelques  siècles,  là  où  se  dresse  l'amezzar',  s'élè- 
veront des  villes. 

Les  fils  des  Ihaggaren  de  maintenant  seront  des  citoyens. 
Rien  ne  rappellera  plus  en  eux  les  anciens  chevaliers  du 
désert. 

Ils  ne  partiront  plus  en  guerre,  en  razzi  contre  les  tribus 
voisines,  ils  ne   pilleront   plus,    dira-t-on.    Mais  peut-être 


LES   TOUAREGS. 


237 


aussi,  dans  une  Bourse  qui  remplacera  la  tente  de  l'Ameno- 
kal,  essayeront-ils  de  lancer  des  affaires  véreuses,  des  mines 
problématiques.  Que  seront-ils  alors?  des  voleurs. 

Décidément,  j'aime  mieux  mes  pillards  :  Imochar  qui  est 
libre,  qui  pille  comme  le  lion  Ahar. 


CHAPITRE  VI 


DE    FAFA    A    SAY. 


Depuis,  nous  en  avons  vu  bien  d'autres,  et  notre  appré- 
hension devant  le  passage  de  Fafa  a  pu  nous  paraître  enfan- 
tine; mais  il  faut  lavouer  cependant  :  pour  un  début,  il 
n'est  pas  commode. 

Etroit,  embarrassé,  et  surtout  rendu  difficile  par  un  cou- 
rant violent,  tel  est  Fafa.  11  y  a  deux  passages  très  durs,  k 
premier  surtout.  Nous  embarquons  comme  guide  le  propre 
fils  du  chef  de   village   qui  devait   plus  tard   nous  rendre 
visite  à  Say.  Grâce  à  lui  et  à  ses  aides,  nous  franchissons 
sans  trop  de  difficultés  le  premier  rapide.  La  drosse  (cordag* 
qui  communique  au  gouvernail  les  mouvements  de  la  roueti' 
la  barre)  cassa  cependant  juste  au  moment  où  nous  en  se»*' 
tions.  Trente  secondes  plus  tôt,   le  Davoust,   incapable  *^' 
manœuvrer,  se  serait  jeté  sur  les  écueils.  Notre  avarie  c"  ■* 
parée,  nous  nous  lançons  de  nouveau  dans  le  courant,    -^ 
milieu  des  innombrables  îles  qui  parsèment  le  lit  du  fieuw;^^' 


DE   FAFA    A   SAY.  239 

t  notre  bonne  étoile  nous  amène  dans  un  bief  calme,  s'éten- 
ant  jusqu'à  Ouatagouna,  où  nous  retrouvons  les  cailloux. 
Le  soir,  nous  sommes  à  Karou.  L'Auèe  acncort  touché, 
lais  très  légèrement;  tous  ces  chocs  ne  sont  pas  faits  pour 
méliorer  l'étanchéité  de  sa  coque,  et  l'eau  qu'il  embarque 
st,  de  plus  en  plus,  un  sujet  d'inquiétude  et  de  fatigue.  Il 


,  toutes  les  heures,  vider  la  cale,  au  grand  détriment 
epos  de  ses  passagers,  éveillés  périodiquement  par  le 
des  seaux. 

rou  est  un  joli  village  en  paille.  On  y  remarque  un 
nombre  de  ces  greniers  à  mil,  en  forme  de  ruche 
Iles,  signalés  par  Barth.  Nous  en  voyons  en  quantité 
quelques  jours.  Les  habitants  sont  des  captifs  de 
îu  Rima'ibès,  et  des  Bdlates,  esclaves  des  Touaregs, 
lef  de  ces  derniers  nous  exprime  sa  satisfaction  d'avoir 
blancs  avant  de  mourir.  Il  voudrait  bien,  dit-il,  nous 


240     SIR   LE   NIGER    ET   Af    PAYS   DES   TOUAREGS. 

donner  des  moutons,  mais  il  a  appris  que  nous  nous  nour- 
rissions exclusivement  de  la  chair  d'animaux  noirs,  et  il  n'en 
a  pas  de  cette  couleur. 

Je  proteste;  la  couleur  du  poil  nous  inquiète  beaucoup 
moins  que  la  qualité  de  la  viande,  et  il  va  nous  chercher  un 
magnifique  bélier.  Ce  sont  les  marabouts  qui,  pour  augmenter 
notre  réputation  de  sorciers  nuisibles,  ont  imaginé  la  fable 


des  moutons  noirs.  Il  est,  ( 


effet. 


le  coutume  dans  tout 
le  Soudan  :  les  bêtes 
données  en  cadeau 
doivent  être  autant 
que  possible  de  cou- 
leur blanche,  en  si- 
gne de  paix.  On  nous 
dit  que  Bokar  Ouan- 
dieïdou,  chef  des  Lo- 
gomaten,  réunit  une 
colonne  et  s'ap[Hête 
à  nous  attaquer. 
De  Karou,  un  nous  montre  des  montagnes  qui  bordentle 
fameux  rapide  de  l.abezenga,  où  nous  serons  demain.  On 
nous  donne  un  guide,  un  vieux  bonhomme  très  réputé, 
paraît-il,  mais  qui  ne  nous  paraît  pas,  à  nous,  briller  par 
l'intelligence. 


C'est  le  14  mars  que  nous  avons  vu  ce  terrible  Labeienga; 

nous  pouvons  vivre  longtemps.  Je  suis  certain  que  personne 
de  nous  ne  l'oubliera. 

Notre  guide  a  commencé  la  journée  par  une  quantité  de 
mômerics  destinées,  paraît-il,  à  nous  rendre  propices  les 
génies  malfaisants.  D'un  sac  en  cuir,  il  a  sorti  des  cailloui 
plats,  schisteux,  ([ui  ont  été  recueillis  dans  le  rapide.  Il* 
enveloppé  chacun  d'eux  dans  un  morceau  de  toile,  a  crachi 
dessus,  et  les  a  disposés,  un  peu  partout,  sur  le  bateau. 


DE    FAFA    A    SAY.  241 

Le  courant  nous  emporte  avec  une  belle  vitesse  sur  un 
fleuve  assez  facile.  De  temps  à  autre,  j'essaye  de  distraire 
notre  pilote  de  la  confection  de  ses  sortilèges,  pour  en 
tirer  quelques  renseignements  ;  mais  il  me  répond  du  bout 
des  lèvres  qu'il  n'y  a  aucun  danger,  qu'il  nous  arrêtera  à 
temps. 

Soudain,  devant  nous,  au  détour  d'une  petite  pointe  qui 


intercepte  la  vue,  je  perçois  un  bruit  singulier,  une  sorte  de 
mugissement  vague.  En  même  temps,  le  courant  augmente, 
nous  sommes  entraînés  avec  une  rapidité  d'au  moins  huit 
kilomètres  à  l'heure.  Nous  prêtons  l'oreille,  mais  au  même 
instant  nous  apercevons  le  fleuve  barré  sur  toute  sa  largeur 
—  neuf  cents  mètres  environ  —  par  une  muraille  de  rochers 
au-dessus  de  laquelle  bondissent  les  eaux. 

Notre  idiot  de  guide  a  levé  la  tête,  il  voit  le  danger  main- 
tenant; il  fait  signe  d'aller  à  la  berge,  l'animal!  Avec  le  cou- 
rant qui  nous  entraîne,  tenter  cette  manœuvre  serait  à  coup 


242     SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

sûr  vouloir  être  entraînés  inertes,  sans  vitesse,  et  pris  par  le 
travers  sur  la  ligne  d'écueils.  Nous  nous  approchons  avec 
une  rapidité  qui  me  paraît  vertigineuse.  Au  tiers  de  la  lar- 
geur, sur  la  droite,  il  me  semble  qu'il  y  a  moins  d'écume; 
effectivement,  c'est  la  passe,  la  porte,  c'est  là  qu'il  faut 
nous  lancer.  Pourrons-nous  y  arriver? 

Nos  laptots  forcent  sur  leurs  avirons  à  les  casser,  la  sueur 
ruisselle  sur  leur  épiderme  luisant.  J'ai  eu  tout  juste  le  temps 
de  hisser  le  signal  :  «  imiter  la  manœuvre  »  ;  heureusement, 
Baudry  et  le  patron  du  Z^  Dantec  m'ont  compris ,  ils  sont 
derrière  nous.  Maintenant,  lève  rames!  et  au  petit  bonheur. 
Notre  vitesse  s'accélère  encore,  le  fleuve  aspire  le  bateau 
vers  la  passe  où  il  se  déverse  dans  le  bief  inférieur,  on  se 
sent  tomber,  on  éprouve  l'attraction  du  tourbillon;  enfin, 
comme  une  flèche,  nous  avons  franchi  le  pas. 

Aux  autres,  maintenant.  Nous  nous  retournons;  un  cri 
d'effroi  sort  de  nos  bouches.  Le  Le  Dantec ,  qui  venait  derrière 
nous,  s'est  subitement  arrêté,  son  mât  craqué  s'est  abattu 
sur  l'avant  sous  la  violence  du  choc,  les  hommes  ont  été 
précipités  au  fond  de  l'embarcation  :  le  chaland  a  rencontré, 
à  moins  d'un  mètre  de  l'endroit  où  nous  avons  passé  nous- 
mêmes,  une  roche  dont  les  tourbillons  cachent  la  présence. 
11  est  échoué.  Heureusement,  il  n'enfonce  pas.  Mais  une 
pensée  nous  vient  comme  un  éclair  :  Et  Y  Aube! 

yj'Aîibe  arrive,  emporté  par  le  courant.  Devant  lui,  la 
passe  est  obstruée,  il  va  écraser  le  Le  Dantec  et  s'écraser 
lui-même  ;  nos  amis  sont  perdus  ! 

Mais  non!  un  jet  d  écume  jaillit  sur  l'avant,  un  autre  sur 
l'arrière;  Baudry  a  fait  jeter  l'ancre  et  le  grappin.  Pourvu 
qu'ils  mordent  ! 

Ça  y  est,  les  ancres  ont  croche,  1'^ «i^  s'est  arrêté  court 
à  moins  de  cent  mètres  du  Z^  Dantec,  à  la  marge  du  rapide. 

Mais  que  se  passe-t-il  donc?  Nous  voyons  VAube  s'in- 
cliner après  de  45  degrés.  La  force  du  courant  est  telle  que, 


DE   FAFA    A   SAY.  243 

prenant  Tembarcation  en  dessous,  tandis  que  la  chaîne  de 
l'ancre  et  l'amarre  du  grappin  résistent  en  haut,  il  produit 
l'effet  qui  nous  a  d'abord  terrifiés. 

J'accoste  le  Davoust  à  la  rive.  Il  faut  maintenant  tâcher 
de  sauver  nos  deux  autres  chalands. 

Pour  le  Z.^  DanteCy  c'est  relativement  facile.  Cette  petite 
embarcation  est  extraordinaire,  tellement  flexible,  tellement 
élastique,  qu'elle  en  est  quitte  pour  deux  planches  du  fond 
fendues.  Digui,  que  j'envoie  avec  du  renfort,  la  ramène. 

Reste  \ Auhej  et  son  sauvetage  est  plus  que  difficile,  d'au- 
tant que  son  gouvernail  a  été  cassé  dans  la  manœuvre.  On 
lève  l'ancre ,  mais  pour  le  grappin ,  impossible  ;  il  est  pris 
sans  doute  entre  deux  quartiers  de  roche,  et  tous  les  efforts 
ne  réussissent  qu'à  le  fixer  plus  fortement. 

Et,  sous  l'action  du  vent  et  des  remous  du  courant,  voici 
le  chaland  qui  se  met  à  décrire  des  demi-cercles  autour  de 
son  grappin.  Quand  l'amarre  sera  coupée,  il  n'y  aura  maté- 
riellement pas  le  temps  de  tenter  une  manœuvre  quel- 
conque. Il  faut  que  la  section  soit  faite  juste  au  moment  où 
le  bateau  se  présente  devant  la  passe.  Une  seconde  plus  tôt, 
une  seconde  plus  tard,  il  est  perdu. 

J'ai  gravi  une  petite  butte  et  je  suis,  le  cœur  serré,  les 
préparatifs  de  la  manœuvre  que  Baudry  s'apprête  à  tenter. 
C'est  le  moment  que  choisit  un  Touareg  pour  me  frapper  sur 
l'épaule  et  me  saluer  de  la  formule  :  Salam  raîeikoiim^  ma^ 
hindia.  On  pense  si  je  le  reçois. 

Mais,  sans  se  départir  de  son  calme,  il  me  dit  : 
(c  Je  vois  que  tu  as  de  la  peine.  De  mon  campement, 
derrière  les  collines,  j'ai  suivi  vos  manœuvres  depuis  ce 
matin  et  je  vous  ai  crus  perdus.  Dieu  t'a  sauvé,  et  il  va 
sauver  aussi  tes  parents.  Moi,  j'ai  défendu  à  ma  tribu  de 
venir  vous  importuner,  car  tu  sais  que  nous  mendions  tou- 
jours. Maintenant,  je  m'en  vais;  mais  si  tu  as  besoin  de  nous. 


244    SUR    LE    NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Touaregs  ou  noirs,  envoie-moi  seulement  un  messager,  nous 
sommes  à  ta  disposition;  c'est  d'ailleurs  l'ordre  de  TAme- 
nokal.  » 

Et  comme  il  terminait,  je  vois  Digui  asséner  un  coup  de 
hache  sur  l'amarre  du  grappin.  \JAube  tombe  dans  le  rapide, 
mais  il  ne  peut  éviter  l'écueil  déjà  fatal  au  Le  Dantec.  \\ 
touche,  se  dé  jauge  complètement  du  côté  tribord.  Est-il 
crevé?  —  Non,  sa  vitesse  est  telle  qu'il  passe  quand  même. 
Il  est  sauvé.  Un  instant  après,  il  accoste  à  côté  de  nous. 

a  Pas  de  trou,  Baudry? —  Non,  je  ne  crois  pas,  mais  nous 
l'avons  échappé  belle.  »  Vérification  faite,  il  n'y  a  pas  de  voie 
d'eau.  Baudry  prétend  même  que  ça  doit  avoir  recloué  les 
planches. 

Mon  Touareg,  que  j'ai  oublié,  m'adresse  de  nouveau  la 
parole.  «  Enhi!  vois!  »  Et  sous  son  voile,  ses  yeux  noirs 
sauvages  sont  brillants  de  plaisir,  comme  s'il  lui  était  arrivé 
à  lui-même  quelque  chose  d'heureux. 

Ça  des  brutes,  ça  des  gens  accessibles  seulement  aux  sen- 
timents mauvais?  Allons  donc! 

Où  était  son  intérêt?  n'eût-il  pas  mieux  valu  pour  lui  que 
nos  bateaux  s'engloutissent  dans  le  rapide?  Nos  personnes 
et  nos  biens  devenaient  alors  sans  conteste  sa  propriété. 

La  Providence  me  fasse  seulement  la  grâce  de  ne  jamais 
trouver  parmi  mes  compatriotes  pire  que  les  Touaregs. 

Il  eut  son  (c  complet  »,  le  brave  homme,  et  d'autres  choses 
encore.   De  son  pas  allongé  et  cadencé,  il  retourna  chez  li^^ 
en  nous  criant  comme  adieu  :  a  Ikfak  iallah  el  Kheir.  ^-^ 
Que  Dieu  te  donne  le  bien.  » 

C'était  là  le  premier  passage  de  Labezenga,  le  plus  facile* 
Nous  faisons  à  peine  quelques  centaines  de  mètres,  ur»^ 
véritable  chute  de  o",6o  de  haut  nous  barre  la  route.  -^ 
droite,  des  hauteurs  couronnent  la  rive;  à  gauche,  plusieu- 


DE   FAFA   A   SAY.  245 

îles  forment  des  bras;  mais,  d^un  côté  comme  de  l'autre, 
nous  semble-t-il,  la  route  est  coupée,  sans  aucun  espoir 
de  pouvoir  franchir  les  obstacles  qui  l'obstruent. 

Tout  l'après-midi,  Baudry  est  allé  chercher  la  passe  pra- 
ticable, avec  notre  guide  de  Karou.  C'est  partout  spectacle 
effrayant,  une  chute  ininterrompue,  des  bouillonnements,  et 
un  courant  de  sept  à  huit  milles  au  moins.  Le  fleuve  se 
tord  littéralement  sur  lui-même ,  et  se  déverse  deux  fois 
alternativement  d'une  de  ses  rives  vers  l'autre.  Il  y  a  cer- 
tainement une  diffé- 
rence de  plus  de  deux 
mètres  de  niveau  à 
niveau. 

Le  moins  imprati- 
cable est  encore  sur 
la  gauche  de  notre 
mouillage ,  entre  deux 

^\  L     «  Al'BE  I)    DANS    LES    RAPIDES. 

îles  ;  mais  je  n'aurais 

jamais  cru  qu'un  bâtiment  pût  passer  là.  Il  faut  cependant 
bien  tenter  la  [fortune;  tout  retard  rendrait  notre  passage 
encore  plus  difficile,  car  l'eau  baisse  rapidement. 

Le  dimanche  15,  au  matin,  le  Père  Hacquart  nous  dit  la 
messe,  et  nous  nous  préparons  au  passage.  —  L'équipage  de 
nos  deux  grands  chalands  est  isolément  insuffisant  pour 
chacun  d'eux.  Il  va  falloir,  et  c'est  d'ailleurs  ce  que  nous 
ferons  tant  que  nous  serons  dans  des  passages  aussi  diffi- 
ciles, faire  franchir,  l'un  après  l'autre,  à  chaque  embarca- 
^^oii)  les  points  dangereux,  en  doublant  son  équipage  d'une 
escouade  supplémentaire,  prise  à  bord  de  l'autre  bateau. 

En  outre,  Digui  est  le  seul  patron  capable  de  tenter  de 


246    SUR    LE    NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

pareils  tours  de  force.  Idris,  le  quartier-maître  de  Y  Aube, 
perd  un  peu  la  tête  devant  les  rapides,  et  comme  il  ne  sert 
de  rien  de  commander,  une  fois  la  manœuvre  commencée, 
comme  tout  ce  qu'on  peut  faire,  c'est  l'indiquer  à  l'avance  et 
en  laisser  ensuite  l'exécution  à  l'intelligence  du  pilote,  Digui 
est  le  seul  de  mes  hommes  capable  de  tenir  la  barre. 

Nous  prenons  une  bonne  tasse  de  café,  peut-être  la  der- 
nière, et  le  D avons t  se  met  en  route.  Baudry  nous  suit  en 
pirogue. 

C'est  le  même  spectacle  que  la  veille,  un  passage  étroit, 
un  courant  d'enfer,  ce  sentiment  d'aspiration  de  l'abîme  qui 
fait  le  cœur  se  serrer,  la  respiration  s'arrêter.  A  droite,  à 
gauche ,  avec  un  vacarme  effroyable ,  l'eau  rejaillit  sur 
d'énormes  blocs.  Tout  à  coup  une  secousse  formidable,  le 
bateau  manque  sous  nos  pieds.  C'était  le  jour  du  Davoust. 
Un  écueil  inaperçu  a  crevé  le  bateau  sur  l'avant,  dans  ma 
cabine.  Par  la  déchirure,  d'une  trentaine  de  centimètres, 
l'eau  entre  à  flots.  Il  y  en  a,  en  dix  secondes,  plus  d'un  pied 
dans  le  fond. 

11  était  écrit  que  nous  devions  aller  jusqu'à  la  mer,  terme 
du  voyage.  Contre  toutes  les  chances,  contre  le  raisonne- 
ment, contre  la  logique,  le  miracle  demandé  s'est  toujours 
produit  au  moment  voulu.  Et  certes,  c'est  par  douzaines 
qu'il  nous  en  a  fallu,  des  miracles. 

Nous  avions  une  telle  vitesse,  en  choquant  notre  écueiU 
que  le  chaland  grimpa  dessus  et  y  resta  un  instant  suspend^ 
avant  de  le  franchir,  avant  de  se  retrouver  en  eau  profond^- 

Par  un  bonheur  inouï,  mon  domestique,  Mamé,  se  troi^' 
vait  au  moment  de  l'accident  dans  ma  cabine,  et  la  vo^^ 
d'eau  s'ouvrit  presque  sous  ses  pieds. 

Oter  son  burnous,  le  rouler  en  boule,  l'introduire  dans  ^ 
blessure  de  la  coque,   fut  pour  le  brave  garçon  l'affaire 
quelques  secondes,  juste  le  temps  pendant  lequel  la  roc 
nous  soutint,  nous  empêchant  de  couler  à  pic.  Nous  étio 


DE   FAFA    A    SAY.  247 

sauvés.  Le  miracle  s'était  produit.  Qu'on  remarque  seule- 
ment le  concours  de  circonstances  qu'il  fallait  pour  qu'il  fût 
possible  :  vitesse  énorme  nous  faisant  monter  sur  Técueil, 
présence  de  Marné  dans  ma  chambre,  voie  d'eau  à  sa  portée. 

Le  Le  Dantec  passe  avec  nous  sans  accident.  C'est  au 
tour  de  V Aube,  Digui  tente  avec  lui  une  manœuvre  extraor- 
dinaire d'audace.  Convaincu  que  l'écueil  qui  faillit  nous  être 
fatal  ne  peut  être  évité,  de  toute  la  vitesse  que  lui  com- 
munique le  courant,  il  lance,  sur  la  berge  couverte  d'herbe, 
le  bateau  qui  opère  une  véritable  ascension.  Puis,  se  re- 
tenant au  bourgou,  il  le  laisse  descendre  par  l'arrière,  culer, 
selon  le  terme  maritime. 

Il  était  pourtant  dit  que  nous  devions  tous  payer  notre 
impôt  à  cet  infernal  Labezenga  :  une  pointe  imprévue  arrête 
y  Aube  au  moment  où  il  revenait  tranquillement  nous  re- 
joindre. 

Il  était   deux  heures   de   l'après-midi.    Nous   avions  mis 
huit  heures  pour  faire  mille  mètres  en  ligne  droite.  Nous 
étions  affamés,   rien  ne  creusant  comme  les  émotions.  Je 
m'institue  cuisinier,  et,  plongeant   dans   notre  réserve  de 
conserves,  qui,  pensons-nous,  peut  être  entamée,  vu  la  so- 
lennité de  la  circonstance,  je  ramène  ce  qui  me  tombe  sous 
la  main.  J'en  opère  le  mélange  dans  une  casserole,  et  nous 
dévorons  un  plat,  sans  doute  inconnu  jusqu'à  ce  jour,  que  je 
baptise  tripes  à  la  Labezenga.  J'en  donne  la  composition 
3^ux  émules  de  Vatel  :  tripes  à  la  mode  de  Caen,    truffes, 
^èpes,  haricots  verts;  poivrez  largement,  pimentez  abon- 
^^.mment,  et  servez  chaud.  Dans  les  environs  du  15*  degrés 
<l^and  on  vient  d'échapper  à  la  noyade  et  à  la  dent  des  caï- 
^^ns,    c'est  exquis.   Je   n'ai  jamais   osé   recommencer  en 
^  '*ance  mon  olla  podrida. 


248    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Après  quelque  repos,  bien  mérité,  pensera-t-on,  Baudry  se 
rend  avec  Digui  au  village  de  Labezenga  pour  y  chercher 
des  guides.  II  revient  terrifié  de  ce  qu'il  a  vu. 

Pendant  près  d'un  mois  encore  nous  devions  vivre  de 
cette  existence.  Mon  récit  en  donne  un  aperçu.  Je  désire 
avant  tout  ne  point  dramatiser  après  coup  notre  voyage. 
Une  fois  engagés,  quand  la  nature  même  des  choses  vous 
pousse,  qu'il  faut  à  tout  prix  aller  de  Tavant,  on  finit  par 
prendre  une  certaine  accoutumance  du  danger.  Je  jure  bien 
pourtant  que,  pour  tout  l'or  du  monde,  je  ne  recommencerais 
pas  ce  que  nous  avons  fait,  dans  de  pareilles  conditions.  Dix 
fois  par  jour  :  rapides  devant!  la  reconnaissance,  les  émo- 
tions de  l'attente,  puis  cette  sensation  épouvantable  dupas- 
sage,  alors  que  le  bateau  se  dérobe  sous  vous,  plonge  dans 
l'écume,  et  qu'il  semble  de  toute  évidence  qu'il  ne  va  plus 
se  relever. 

Ou  bien  encore  lorsqu'un  écueil  barre  le  passage,  que  Ton 
fait  force  de  rames ,  gagnant  pouce  à  pouce  contre  le  cou- 
rant qui  vous  entraîne ,  et  qu'on  finit  par  passer  au  ras  du 
rocher,  sentant  qu'à  dix  centimètres  près  c'est  la  vie  ou  la 
mort. 

Et  ce  serait  sans  doute  possible,  la  mort,  si  on  coulait 
dans  un  rapide.  Le  meilleur  nageur  ne  saurait  lutter  avec  de 
pareils  courants;  lancé  contre  une  roche,  il  s'y  écraserait. 

Mais,  en  admettant  même  que  par  miracle  on  échappe  à  la 
noyade,  le  rapide  passé,  un  autre  danger  se  présente. 

En  dessous  de  chacun  d'eux  se  trouvent,  nombreux, 
d'énormes  caïmans  attendant  pour  le  saisir  le  poisson  étourdi, 
et  l'on  n'échapperait  pas  à  ce  nouveau  genre  de  mort,  un  des 
plus  affreux  auxquels  on  puisse  songer. 

Le  caïman  ne  tue  pas  sa  proie  comme  le  requin;  il  la 
plonge  sous  l'eau  et  la  noie.  Se  sent-on,  par  la  pensée,  happé 
par  les  énormes  dents  de  la  bête  et  entraîné  jusqu'à  ce  que 
s'ensuive  la  mort  par  asphyxie? 


DE   FAFA   A    SAY.  249 

Le  général  Skobeleff  disait  un  jour  :  n  Si  quelqu'un  pré- 
tend devant  vous  qu'il  n'a  jamais  eu  peur,  crachez-lui  au 
visage  en  l'appelant  menteur,  n 

Nous,  je  puis  l'avouer,  nous  pouvons  l'avouer,  nous  avons 
eu  peur  pendant  un  mois,  peur  le  jour  à  chaque  passage,  et 
peur  encore  la  nuit,  car  le  rêve  continuait  la  réalité  sous 


forme  d'affreux  cauchemars,  dans  lesquels  caïmans  et  rapides 
continuaient  à  jouer  leur  rôle. 

J'en  appelle  d'avance  au  premier  qui,  après  nous,  des- 
cendra le  Niger  pour  dire  si  j'exagère  et  si  je  dramatise. 

Il  fallait  pourtant  passer,  et,  pour  cela,  tout  d'abord  rempla- 
cer par  quelque  chose  de  plus  étanclie  le  vêtement  de  Mamé, 
qui  bouchait  toujours  la  voie  d'eau  du  Davoust.  Nous  avions 
bien  emporté,  en  vue  d'un  pareil  événement,  une  plaque  d'alu- 
minium,  mais  nous  n'avions    ni  le  temps  ni  la  possibilité 


aso     SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS    DES   TOUAREGS. 

de  la  river.  Provisoirement,  un  morceau  de  bois  fut  taillé  à 
la  demande  des  formes  de  la  coque  ;  nous  l'appliquâmes  sur  le 
trou,  en  interposant  un  matelas  d'étoupes  goudronnées,  et 
en  serrant  le  tout  par  deux  forts  boulons.  Du  mastic  assura 
tant  bien  que  mal  l'étanchéité.  Cela  pouvait  marcher  ainsi. 
La  journée  du  lendemain,   i6,  fut  encore  grosse  d'émo- 


tions. Trois  rapides  successifs,  très  durs,  très  difficiles,  com- 
plètent le  passage  de  Labezenga.  Chaque  fois  les  chalands  se 
sont  arrêtés  en  amont  de  la  chute;  on  est  allé  reconnaître, 
puis  les  embarcations  ont  passé  à  tour  de  rôle  avec  équipage 
renforcé.  Digui  a  continué  à  montrer  une  audace  tranquille, 
un  sang-froid,  un  courage,  un  coup  d'oeil,  une  précision  ab — 
solument  remarquables.  Nous  pouvons  dire  hautement  que^ 
nous  lui  devons  les  bateaux  et  nos  existences. 


Un  petit  bief  à  peu  près  tranquille  i 


mène  à  Katougoui 


DE    FAFA   A    SAV.  251 

dont  la  population  nous  fait  un  accueil  excellent.  Nous  y  pre- 
nons de  nouveaux  guides,  qui  doivent  nous  conduire  à  Ayorou, 

Des  rapides,  des  rapides,  des  rapides.  Nous  approchons 
d'Ayorou,  et  le  fleuve  ne  cesse  pas  d'être  terrifiant;  cinq  ou 
six  fois  par  jour  nous  nous  échouons,  risquant  à  chacune  de 


crever  nos  bateaux.  Nous  sommes  le  18  à  Ayorou,  joli  village 
en  paille  sur  une  île  rocheuse.  Mes  nerfs  sont  à  bout.  Le 
soir,  pendant  le  dîner,  je  m'évanouis  et  ne  reviens  à  moi  que 
deux  heures  après,  très  surpris  de  me  trouver  couché  sur 
une  natte,  enveloppé  de  couvertures  et  gardé  par  un  laptot 
qui  m'évente. 

J'envoie  d'Ayorou  vingt  fusils  à  Madidou,  en  témoignage 

<ie  reconnaissance  pour  la  façon  dont  nous  ont  traités  ses 

populations. 

Nous  continuons,  le  19,  vers  Kendadji,  sans  que  la  navi- 


252    SLR   LE  NIGER  ET  AU   PAYS  DES  TOUAREGS. 

gation  soit  plus  facile,  au  contraire.  Le  fleuve  devient  im- 
possible, des  milliers  d'iles,  des  bras  se  ramifiant  de  tous 
côtés ,  des  rapides  ininterrompus.  Une  végétation  magni- 
fique couronne  les  (lots  :  palmiers,  rôniers  et  sycomores. 

Nous  crevons  les  deux  bateaux  sur  une  même  pointe  de 
roche.  Le  Davousl  se  refait  son  ancien  trou.  Comment  aucune 
de  nos  embarcations  n'y  est-elle  restée  ?  Comment  sommes- 


nous  encore  tous  au  complet?  Le  mot  miracle  que  j'ai  déjà 
employé  n'est  pas  trop  fort  pour  l'expliquer. 

Enfin,  après  des  difficultés  extraordinaires,  des  passages 
inouïs,  des  manœuvres  admirables  de  Dîgui,  nous  arrivons 
devant  Kendadji. 

Hélas!  nos  misères  ne  sont  pas  finies,  te  fleuve  devant 
nous  roule  terrible.  Des  cailloux  partout.  Par  où  passer? 

Jusqu'ici  du  moins  les  indigènes.  Touaregs  ou  noirs,  nous 
ont  prêté  toute  l'aide  qu'ils  ont  pu.  Les  ordres  de  Madido" 


DE   FAFA   A   SAY. 


2S3 


exactement  accomplis.  Pas  la  plus  petite  entrave  ne 
té  apportée,  depuis  Ansongo. 

à  Kendadji,  la  scène  change.  Nos  guides  de  Ka- 
sont  ailés  au  village  ,  nous  priant  de  les  laisser 
palabrer,  et  c'est  seulement  le  soir,  après  avoir  été 
1  quarantaine  toute  la  journée,  qu'un  émissaire  du 
décide  à  entendre  raison  :  a  ils  avaient  peur,  car 


jent  (le  capitaine  Toutée)  a  tué  beaucoup  de  monde 
r  l'année  précédente,  n 

efforce  de  rassurer  l'envoyé;  il  promet  pour  le  len- 
la  visite  du  chef  lui-même,  qui,  en  effet,  vient  nous 
nous  amène  enfin  des  guides. 

est  allé  reconnaître  les  rapides  aval.  Vers  midi  il 
bsolument  affolé.  «  11  faut  partir  tout  de  suite,  il  y  a 
te  assez  d'eau  pour  nos  bateaux,  et  elle  baisse  rapi- 
;  dans  une  heure,  il  sera  peut-être  trop  tard.  » 


254    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Quel  passage  !  nous  marchons  mouillés  sur  une  ancre  et  un 
grappin  dont  on  file  successivement  les  amarres.  Les  hommes, 
à  l'eau,  poussent  le  bateau.  Nous  cognons  de  tous  côtés  sur 
les  roches,  heureusement  avec  une  vitesse  insuffisante  pour 
nous  faire  grand  mal.  Puis  nous  nous  lançons  dans  un  for- 
midable dédale  d'écueils.  Il  y  en  a  partout;  nous  touchons 
encore  à  plusieurs  reprises,  sans  nous  faire  de  trou,  heureu- 
sement. Devant  nous,  encore  des  cailloux.  Quousque  tandem? 

Le  22  k  onze  heures,  nous  sommes  à  Toumaré.  Le  chef 
de  village  commence  par  refuser  des  guides,  puis,  devant  un 
beau  cadeau,  il  s'amadoue. 

Décidément,  c'est  comme  chez  feu  Nicolet,  de  plus  fort 
en  plus  fort  !  Nous  avons  fait  en  tout  sept  kilomètres  dans 
la  journée  du  23.   Le  fleuve  n'a  plus  de  fleuve  que  le  nom, 
c'est  un  labyrinthe  de  petits  bras,  très  resserrés  entre  des 
îlots  innombrables,  couverts  de  champs  de  mil  et  de  beaux 
arbres.  Le  lit  de  ces  chenaux  est  encombré  de  rochers,  entre 
lesquels  nos  chalands  doivent  se  livrer  à  une  véritable  danse 
serpentine,  à  laquelle  ils  sont  peu  préparés.  Nous  arrivons  ^ 
deux  heures  au  village  de  Desa.  La  soirée  se  passe  en  vain^^ 
paroles.  Une  sourde  hostilité  s'accentue  autour  de  nous.  L^ 
premier  soin  des  naturels  est  de  s'informer  «  si  nous  somm^  ^ 
les  mêmes  blancs  qui  sont  venus  l'année  précédente  ».  Enfi 
nous  finissons  par  obtenir  des  guides  qui  nous  mèneront  ju 
qu'à  Farca. 

Les  caïmans  font  leurs  œufs,  et  tous  les  ans  à  cette  épc^^ 
que,  nous  disent  nos  laptots,  il  pleut  et  il  vente.  C'est  poui 
quoi,  devant   le  mauvais   temps,   nous  sommes  obligés 
séjourner  toute  la  matinée  mouillés  devant  Desa.  Nous  pa^  ^*'' 
tons   vers   deux  heures.   Quel  fleuve!   Avant   d'arriver  ^■-^ 
mouillage  où  nous  couchons,  devant  un  petit  village  qui  ^^ 
nomme  encore  Desa,  nous  passons  dans  un  endroit  de  ciï^Ç 


DE   FAFA   A    SAY.  255 

^^tres  de  large.  Les  habitants  du  petit  Desa  sont  ces  Kour- 
^^yes  qu*on  nous  a  représentés  en  dessous  de  Gao  comme 
^^rouches  et  inhospitaliers. 

De  fait,  leur  premier  accueil  n'est  pas  des  plus  chauds. 
*  Pourquoi  êtes-vous  venus  chez   nous?  Pourquoi   n'êtes- 
vous  pas  restés  dans  le  grand  village?  »  Avec  beaucoup  de 
patience,  beaucoup  de  douceur,  nous  les  apprivoisons  peu  à 
peu.  Ils  nous  donnent  une  version  originale  du  combat  qu'a 
livré   Tannée   dernière  le  capitaine  Toutée.    Ce  n'est  pas, 
d'après  eux,  avec  les  Touaregs  qu'il  s'est  battu,  mais  avec 
les  habitants  mêmes  de  Zinder.  Tous  les  noirs  riverains  du 
Xiger  portent  le  costume,  le  voile  et  l'armement  touaregs, 
et  cela  explique  la  méprise.  Les  Touaregs  attendaient  l'ex- 
pédition à  Satoni  pour  l'attaquer,  mais  elle  a  fait  demi-tour 
avant  d'arriver  à  ce  passage.  Les  Ouagobés  de  Zinder,  sur 
l'ordre  de  Bokar  Ouandieïdou,  et  aussi  parce  qu'un  faction- 
naire avait,  maladroitement,  tué  le  neveu  du  chef  de  village, 
le  prenant  pour  un   voleur,   encouragés  par  le  mouvement 
de  retraite  des  blancs  qu'ils  ont  attribué  à  la  crainte,  ont 
attaqué  les  pirogues.  Ils  ont  eu  cinquante  hommes  tués. 

Nous  sommes  le  lendemain,  vers  midi,  devant  Satoni,  et 
ï^ous  mouillons  le  soir  près  de  la  rive  droite,  où  nous  distin- 
Çuons  de  hautes  dunes,  sur  lesquelles  sont  perchés  trois  vil- 
*^ges  et  un  campement  touareg. 

Nous  touchons,  j'en  ai  l'intuition,  à  un  instant  singulière- 
'^ent  périlleux  de  notre  expédition.  Toutes  ces  défiances,  ces 
résistances,  sont  de  mauvais  augure,  et,  d'autre  part,  7îous 
^onimes  complètement  à  la  merci  des  indigènes. 

Plus  haut,  en  effet,  lorsque  les  Kel-es-Souk  et  les  Ta- 
^Gmeket  voulaient  nous  barrer  la  route,  le  fleuve  libre  de 
^Ovit  obstacle  nous  permettait  de  rire  de  leurs  efforts.  En 
^^ssous  d'Ansongo,  si  les  difficultés  de  navigation  étaient 
Considérables,  du  moins  pouvions-nous  compter  sur  la  bonne 


256    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

volonté  des  indigènes  à  nous  rendre  service,  ou  du  moins 
sur  leur  neutralité. 

Ici,  je  sens  que  d'un  instant  à  l'autre  la  poudre  peut  parler; 
à  notre  approche  les  femmes,  les  enfants  se  cachent.  Pour 
avoir  des  guides,  il  me  faut  user  de  tous  les  moyens,  caresses, 
cadeaux,  menaces  même,  et  sans  guides  nous  sommes  perdus. 

Le  fleuve  se  divise  en  effet  en  milliers  de  bras.  Comment, 
sur  dix  qui  se  présentent  de  front,  choisir  le  bon?  Dans  les 
passes  même  où  le  meilleur  d'entre  eux  nous  mène,  la  moin- 
dre hésitation,  la  plus  petite  incertitude  de  manœuvre,  voilà 
l'embarcation  perdue,  trouée,  coulée.  De  place  en  place,  des 
buttes  de  cailloux  couvertes  d'arbres  nous  dominent;  vingt 
hommes  armés  de  flèches  ou  de  javelots  auraient  facilement 
raison  de  nous. 

Peu  après  notre  arrivée,  une  pirogue  nous  aborde;  elle 
contient  le  fils  du  chef  de  Farca,  qui  ne  peut  dissimuler  un 
mouvement  de  satisfaction  en  apprenant  que  nous  ne  sommes 
pas  les  mcmes  blancs  que  Vannée  précédente.  Nous  avons  à 
peine  entamé  la  conversation  que  trois  Touaregs  accostent  à 
leur  tour. 

C'est  un  parent  de  Bokar  Ouandieïdou,  chef  des  Logo- 
maten,  son  forgeron,  et  un  jeune  homme,  fils  d*El  Mekki,  le 
chef  des  Kel-es-Souk  d'Ansongo. 

La  situation  va  se  dénouer.  Nous  avons  la  gorge  sèche 
d'émotion.  Que  va-t-il  sortir  de  l'entretien,  la  paix  ou  la 
guerre? 

«  Bokar  te  salue  ;  il  te  fait  dire  qu*à  la  nouvelle  de  ton 
approche,  il  avait  réuni  une  colonne.  Les  Ouagobés  de  Zinder, 
les  Kourteyes,  les  Peuls  et  les  Toucouleurs  d* Amadou  Chei- 
kou,  avaient  palabré  avec  lui,  et  nous  étions  tous  d'accord 
pour  rassembler  nos  forces  et  vous  barrer  la  route.  Il  y  a 
encore,  chez  Bokar,  des  Toucouleurs  venus  pour  prendre 
avec  lui  les  dernières  dispositions. 


DE   FAFA   A   SAY.  257 

a  Mais,  il  y  a  deux  jours,  le  jeune  homme  que  tu  vois 
est  venu  chez  nous,  envoyé  par  Madidou,  nous  donner 
l'ordre  non  seulement  de  ne  te  faire  aucun  mal,  mais  encore 
de  t'aider  si  besoin  était.  Ne  crains  donc  rien;  personne  ne 
parle  sur  les  paroles  de  V Amenokal.  Si  tu  jetais  un  poignard 
en  Tair  en  disant  :  «  Il  est  pour  Madidou  !  »  il  ne  tou- 
cherait pas  terre  avant  d'être  en  ses  mains.  » 

Ainsi,  je  ne  m'étais  pas  trompé;  une  coalition  formidable 
se  formait  devant  nous ,  et  je  ne  saurais  trop  le  répéter  : 
nous  étions  perdus  sans  rémission. 

Respectueux  de  sa  parole,  en  fils  de  cette  noble  race  qu'il 
est  et  dont,  à  juste  titre,  il  commande  la  plus  belle  peut-être 
des  confédérations,  l' Amenokal  interposait,  juste  au  moment 
voulu,  sa  toute-puissance.  Je  le  dis  bien  haut,  en  face  de  nos 
concitoyens  :  si  nous  avons  revu  notre  pays  ;  si  nous  avons 
pu,  les  premiers,  redescendre  jusqu'à  la  mer  le  cours  du 
grand  fleuve  des  noirs;  si  nos  squelettes  ne  blanchissent  pas 
aujourd'hui  sur  les  bords  du  Niger,  nous  le  devons  au  grand 
chef  des  Aouelliminden,  à  Madidou  Ag  el  Khotab,  et  à  lui 
seul. 

Je  ne  crois  pas  avoir  pareille  dette  de  reconnaissance 
envers  aucun  homme  de  ma  race. 

Son  rôle  de  sauveur  accompli,  notre  jeune  ami,  le  fils  d'El 
Mekki,  devint  promptement  fatigant. 

N'avait-il  pas  mis  dans  sa  tête  de  nous  convertir  à  l'Islam? 
A  vrai  dire,  les  raisons  sur  lesquelles  il  étayait  sa  tentative 
de  prosélytisme  faisaient  plus  honneur  à  son  cœur  qu'à  sa 
puissance  de  logique. 

«  Nous  nous  connaissons  maintenant,  disait-il,  et  voilà 
que  vous  partez.  Nous  vous  aimons  et  nous  pensons  qu'aussi 
vous  nous  aimez.  Nous  ne  pouvons  guère  avoir  l'espoir  de 
vous  revoir  en  cette  vie,  ne  nous  ôtez  pas  celui  de  vous  ren- 
contrer dans  l'autre. 

17 


258    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

a  Lorsque  nous  serons  tous  morts,  nous,  bons  sectateurs 
de  la  vraie  foi,  nous  irons  jouir  dans  le  paradis  de  biens  im- 
périssables. Vous  qui  êtes  pourtant  de  braves  gens,  vous  ne 
sauriez  passer  el  Sirat,  le  pont  qui  va  aux  jardins  du  Pro- 
phète, et  vous  roulerez  dans  Tenfer,  où  vous  brûlerez  éter- 
nellement, sans  que  nous  puissions  fK)ur  vous  autre  chose 
que  vous  plaindre. 

«  Eh  bien,  ne  continuez  pas  dans  la  mauvaise  voie,  restez 
quelque  temps  parmi  nous ,  on  vous  instruira  des  vérités 
essentielles ,  et  nous  pourrons  espérer  nous  réunir  dans 
l'éternité.  » 

Le  plus  amusant  est  que  le  Père  Hacquart,  dont  le  cos- 
tume arabe  l'avait  séduit,  était  la  principale  victime  de  l'ar- 
dent prosélytisme  du  jeune  Touareg. 

Etre  missionnaire,  et  se  voir  catéchiser!  le  Père  en  bon- 
dissait. 

La  nuit  tombant,  il  fallut  se  séparer,  et  notre  ami  s'en 
alla,  tout  triste  du  peu  de  succès  de  son  éloquence. 

Nous  arrivons  à  Farca  le  lendemain  26,  vers  deux  heures. 

Le  chef  du  village,  le  frère  du  chef  de  Zinder,  propre  père 
du  jeune  homme  tué  par  le  factionnaire  du  capitaine  Toutée, 
et  un  nombre  assez  considérable  de  notables  viennent  au- 
devant  de  nous. 

Ils  confirment  ce  qui  nous  a  été  dit  :  c'est  bien  avec  les 
gens  de  Zinder,  non  avec  les  Touaregs,  que  Texpédition 
précédente  s'est  battue. 

Bokar  a  fait  dire  aux  Ouagobés  de  nous  bien  traiter;  aussi 
nous  serviront-ils  eux-mêmes  de  guides.  Mais  on  me  prie  de 
ne  pas  mouiller  au  village  de  Zinder.  Je  désirerais  pourtant 
visiter  ce  centre,  important  par  l'abondance  des  céréales 
qu'on  cultive  aux  alentours. 

Farca  est  dans  une  île  couverte  de  faux  rôniers  ;  une  vraie 
forêt  des  mêmes  arbres  s'aperçoit  dans  une  autre  île  en  face. 


DE   FAFA    A   SAV.  259 

Le  village,  abandonné  après  le  passage  du  capitaine  Toutée, 
commence  à  se  reconstruire. 

C'est  le  point  le  plus  haut  atteint  par  la  précédente  ex- 
pédition; il  est  situé  par  14"  29'  \.  de  longitude  et  o'  57'  E. 
de  latitude,  à  trente  kilomètres  de  Zinder  et  à  huit  cent 
soixante  de  Tombouctou  (i). 


La  liaison  entre  les  missions  parties  de  la  côte  de  Guinée 
et  celles  venant  du  Soudan  français  était  faite.  Sur  son  cours 
entier,  le  Niger  avait  été  parcouru  par  des  Français. 

En  dessous  de  Farca,  le  fleuve  devient  moins  difficile. 
Nous  sommes  suivis,  le  lendemain,  et  encore  le  surlende- 

(i)  J'insiste  sur  la  place  exacte  de  Farca.  Le  cipiiaine  Toutée  dit  dans 
une  note  de  son  ouvrage  Dahomey,  Xig'er,  Toiiarrg,  qu'il  se  croyait  beau- 
coup plus  près  de  Tombouctou,  n'aj-ani  paî  fait  d'observations  astronomi- 
ques et  ayant  commis  une  erreur  d'un  jour  sur  son  journal.  CeLte  rectifica- 
tion parait  un  peu  tardive  après  les  articles  publics  à  son  retour  par  les 


26o    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS    DES   TOUAREGS. 

main,  par  une  vraie  flottille  de  pirogues.  Un  neveu  du  chef 
de  Zinder,  du  nom  de  Boso,  voyage  avec  nous.  Je  pense 
qu'au  moins  jusqu'au  moment  où  nous  entrerons  en  contact 
avec  Amadou  Cheikou,  tout  danger  est  conjuré  quant  à 
l'hostilité  des  habitants. 

Les  îles  qui  parsèment  le  fleuve  sont  peuplées  de  Kour- 
teyes  et  de  Ouagobés.  C'est  à  cette  dernière  race  qu'appar- 
tiennent les  habitants  de  Zinder,  et  pas  du  tout  à  la  race 
songhaï.  Leur  nom  indique  clairement  que  ce  sont  des  Sonin- 
kés,  des  parents,  par  conséquent,  de  nos  laptots.  Sarakolais, 
Markas,  Dalins,  etc.,  sont  en  effet  les  diverses  appellations, 
suivant  les  pays,  des  Soninkés.  Le  fait  paraîtra  surprenant 
d'abord,  de  trouver,  à  une  si  grande  distance  du  bassin  du 
Sénégal,  une  population  qui  passe  pour  y  avoir  son  habitat; 
mais  nous  devions,  plus  près  encore  de  Say,  rencontrer  une 
autre  tribu  de  même  origine,  les  Sillabés,  pour  lesquels  on 
ne  peut  en  aucune  façon  hésiter,  car  ils  ont  conservé  la 
langue  de  leurs  ancêtres. 

Quelques  kilomètres  avant  Zinder,  le  fleuve  redevient 
rocheux  et  difficile,  du  moins  dans  les  bras  où  nos  guides 
nous  ont  conduits,  en  nous  faisant  sans  cesse  appuyer  vers 
la  rive  gauche. 

J'ai  tout  lieu  de  croire  qu'il  y  a,  près  du  village  lui-même, 
un  meilleur  chenal,  mais  on  nous  le  fit  éviter. 

Le  28  au  soir,  nous  voyons  par  notre  travers  les  cases 

journaux  et  le  Bulletin  du  Comité  de  l'Afrique  française,  et  qui  laisser^ent 
croire  que  Farca  est  dans  la  banlieue  de  notre  dernier  poste  soudanais. 
Notre  expédition  se  trouverait  alors  réduite  à  des  résultats  vraiment  bien 
minces.  Suum  eut  que. 

Au  sujet  de  la  reconnaissance  de  notre  protectorat  par  les  habitants  de 
Farca,  il  a  dû  se  produire  une  grosse  erreur  d'interprétation  pour  le  moins. 
Les  lecteurs  ont  pu  se  rendre  compte  que,  malheureusement,  notre  influence 
ne  s'étendait  pas  aussi  loin.  L'attitude  hostile  des  gens  de  Zinder,  parents 
et  suzerains  de  ceux  de  F'arca,  et  qui  ont  attaqué  le  capitaine  Toutée, 
aurait  pu  suffire  à  le  lui  prouver  à  lui-même. 


DE  FAFA  A  SAV.  361 

ider,  et  une  députalion  du  village  nous  apporte  des 
Je  manifeste  l'intention  d'aller  rendre  visite  au  chef; 
n  détourne  d'abord  sous  divers  prétextes;  j'insiste,  et 

is  cette  réponse  :  n  Viens  si  tu  veux  ;  mais  si  tu  désires 
:tre  agréable,  ne  viens  pas.  Nous  le  savons  main- 
,  tu  ne  veux  pas  nous  faire  de  mal;  mais  le  dernier 


passé  ici  a  tué  beaucoup  de   monde  ;  les  mères ,  les 
5  des  morts  auront  leur  peine  renouvelée,  si  elles  te 


et  ou  non,  le  prétexte  me  parait  respectable.  Nous 
d'ailleurs  frisé  de  si  près  la  guerre  avec  Zinder  et  les 
;gs,  que  cela  me  rend  extrêmement  prudent.  Je  ne 
donc  pas  Zinder,  mais  du  moins  ceux  qui  viendront 
nous  pourront  se  recommander  de  notre  souvenir,  et 
rront  pas,  de  notre  faute,  les  dangers  auxquels  nous 
échappé. 


202    SUR    LE   NIGER    EX   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

En  dessous  de  Zinder,  le  fleuve  redevient  désespérant. 
Après  avoir  fait  péniblement  quinze  cents  mètres,  nous  trou- 
vons de  nouveaux  guides  qui  nous  attendent  (on  a  hâte  de 
nous  voir  partis).  «  Je  ne  sais  pas  comment  nous  passe- 
rons »,  dit  Digui.  Nous  nous  en  tirons  encore;  VAube  trouve 
pourtant  le  moyen  de  racler  un  caillou,  mais  doucement. 
Dans  la  journée,  nous  avons  fait,  en  tout,  sept  kilomètres. 

Le  lundi  30  est  encore  fertile  en  émotions.  \^\4ube  s'échoue 
trois  fois,  dont  la  dernière  sérieusement,  au  passage  de 
Kokoro.  Décidément  nous  n'en  finirons  jamais!  Le  pauvre 
chaland  a  trois  planches  du  fond  cassées  et  fait  de  Teau 
comme  un  panier. 

Les  rives  sont  superbes.  Partout  de  gros  villages  ,  de 
magnifiques  cultures  de  mil.  Toutes  les  îles  sont  recouvertes 
d'une  couche  d'humus  excessivement  gras,  qui  sent  très 
mauvais  d'ailleurs ,  mais  dont  les  indigènes  ont  fait  des 
champs  fertiles. 

Au  mouillage,  nous  trouvons  notre  vieil  ami,  le  forgeron 
de  Bokar  Ouandieïdou.  Lui-même,  paraît-il,  aurait  voulu 
nous  rendre  visite  et  nous  a  attendus  jusqu'à  hier.  Amadou 
a  essayé  une  dernière  fois  de  le  tourner  contre  nous;  il  lui  a 
envoyé  des  courriers  pour  le  presser  de  nous  attaquer  ;  mais 
Bokar  a  répondu  qu'aux  ordres  de  Madidou,  il  n'avait  qu'à 
obéir. 

La  journée  du  3 1  commence  par  un  nouvel  échouage  de 
VAube,  puis  le  fleuve  devient  parfait,  comme  nous  ne  l'avons 
pas  vu  depuis  longtemps.  Quelques  petits  cailloux  à  peine, 
juste  de  quoi  rompre  la  monotonie  du  voyage. 

Mais  cela  ne  peut  durer,  les  écueils  se  multiplient,  et 
c'est  au  tour  du  Davoust  de  se  jeter  à  toute  vitesse  sur  une 
pointe,  sans  se  trouer  toutefois,  mais  il  s'en  est  fallu  d'un 
rien.  Nous  passons  devant  le  gros  village,  ou  plutôt  la  grosse 
agglomération  de  villages  de  Malo,  dix  mille  habitants  peut- 


DE    FAFA    A    SAY.  263. 

être,  et  nous  couchons  un  peu  au  delà  d'Azemay ,  avant  un 
passage  difficile  qui  demande  à  être  reconnu.  Nous  avons 
fait  vingt-cinq  kilomètres.  Une  belle  journée! 

Nous  rencontrons  au  mouillage  un  nommé  Ousman,  de 
Say.  Il  est  venu,  dit-il,  voir  un  de  ses  parents,  mais  s'in- 
quiète surtout  de  nos  intentions  à  l'égard  d'Amadou;  il  nous- 
demande  passage  à  bord. 

La  chaleur  commence  à  être  cruelle  :  rester  toute  une 
journée  debout,  les  yeux  fixés  sur  la  page  blanche  du  cahier 
d'hydrographie  ,  sans  compter  les  émotions  des  passages , 
devient  vraiment  pénible.  Nous  nous  consolons  en  pensant 
au  repos  prochain,  à  Say.  Je  ne  partage  pourtant  pas  toute 
la  confiance  de  mes  compagnons  et  surtout  de  Taburet, 
toujours  optimiste;  il  rêve  de  lait  par  calebasses,  d'œufs  par 
monceaux  ,  et  se  livre  déjà  à  des  châteaux  en  Espagne 
culinaires.  Or,  toutes  les  fois  que  nous  nous  sommes  atten- 
dus à  un  accueil  excellent ,  il  a  fallu  en  rabattre ,  et  c'est 
précisément  là  où  nous  nous  sommes  défiés  des  populations 
qu'elles  ont  été  le  plus  accueillantes.  Le  souvenir  de  Zinder 
est  encore  présent  pour  le  prouver  :  notre  prédécesseur  a  dit 
et  écrit  qu'il  y  avait  été  reçu  en  libérateur  ;  nous  avons , 
nous,  manqué  d'y  trouver  le  terme  fatal  de  notre  voyage. 

Nous  atteignons,  le  i"  avril,  Sansan-Haoussa,  vers  deux 
heures.  C'est  un  très  gros  village,  et  cependant  nous  éprou- 
vons une  désillusion.  Nous  nous  attendions  à  voir  une  ville 
avec  tata  ou  mur  en  terre  (Sansan  veut  dire  enceinte  for- 
tifiée). Il  y  a  bien  une  enceinte,  mais  elle  est  en  paille.  En 
paille  également  sont  les  maisons.  Mais  les  greniers  à  mil 
sont  superbes.  Nous  sonmies  mouillés  en  face  de  l'emplace- 
ment du  marché,  et  il  a  lieu,  paraît-il,  le  lendemain.  Le  chef 
du  village  vient  nous  voir  ;  c'est  un  Kourteye  ;  il  nous  fera 
conduire  chez  le  chef  de  sa  tribu,  un  peu  plus  bas,  à  Sorbo. 


a64    SfR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Après  une  nuit  où,  par  extraordinaire,  nous  n'entendons 
pas  mugir  de  rapide,  nous  allons  mouiller  sur  la  rive  gauche, 
au  village  même.  Nous  sommes  vite  entourés  d'une  foule 
d'hommes,  de  femmes  et  d'entants;  ceux-ci  et  celles-là  mar- 
quent une  confiance  dont  nous  sommes  déshabitués  depuis 
quelque  temps  ;  les  malades  affluent  chez  Taburet  ;  les  mar- 
chands d'ivoire  et  de  plumes   d'autruche  accourent.    Les 


plumes  sont  pourtant  relativement  chères ,  une  belle  dé- 
pouille complète  vaut  250,000  cauris,  près  de  75  francs.  Il 
est  arrivé,  nous  dit-on,  une  caravane  de  Rhat  qui  a  beau- 
coup fait  monter  les  prix.  Effectivement,  un  petit  Rhatien 
d'une  douzaine  d'années  vient  nous  voir,  et  s'entretient  lon- 
guement en  arabe  avec  le  Père  Hacquart.  Il  fait  confec- 
tionner, par  le  marabout  de  sa  caravane,  un  gris-gris  pour 
nous  protéger  dans  les  rapides  à  venir. 

Nous  trouvons,  pour  la  première  fois  depuis  Gao,  la  pré- 
cieuse noix  de  Kola,  si  goûtée  de  nos  noirs,  et  je  leur  fais 


DE   FAFA   A   SAY.  265 

le  plus  grand  plaisir  en  mon  pouvoir  en  leur  en  distribuant 
une  bonne  quantité.  La  noix  vaut  150  cauris,  soit  environ 
trois  sous. 

On  recommence  ici,  comme  on  le  voit,  à  parler  des  cauris, 
ces  coquillages  qui  constituent  la  monnaie  usuelle  depuis  les 
sources  du  Niger  jusqu'à  Tombouctou.  On  sait  que  ce  sont 
de  petites  coquilles  univalves  ;  elles  viennent  de  la  côte  est 
africaine. 

Nous  allons  avec  le  Père  Hacquart  rendre  au  chef  de  village 
sa  visite  de  la  veille.  Il  paraît  peu  désireux  de  nous  voir  trop 
longtemps  séjourner  dans  son  pays.  Il  a  peur.  Pourquoi?  Les 
Toucouleurs,  dont  nous  reconnaissons,  à  n'en  pas  douter, 
de  nombreux  représentants  dans  le  village,  doivent  le  tra- 
vailler ferme  contre  nous. 

Deux  individus  viennent  nous  demander  passage  :  l'un 
est  un  Peul  de  Moumi  (Massina)  fixé  dans  ce  pays-ci  depuis 
neuf  ans;  il  se  nomme  Mamadou.  Nous  devions  avoir  sou- 
vent affaire  à  lui  durant  notre  séjour  à  Say. 

L'autre  est  Toucouleur  ;  il  s'appelle  Sulcyman,  parle  ouolof, 
et  a  suivi  Amadou  Cheikou  dans  son  exode,  de  Nioro  jusqu'à 
Dounga.  C'est  un  vieux,  sourd,  l'air  pas  très  intelligent.  Il 
nous  expose  qu'en  récompense  de  sa  longue  fidélité.  Amadou 
lui  a  pris  son  fusil,  son  seul  bien,  pour  le  donner  à  un  de  ses 
sofas  (captifs  militaires).  Ce  dernier  malheur  l'a  dégoûté  de 
la  guerre  sainte,  où,  dit-il,  on  gagne  plus  de  coups  que  de 
bénéfice,  et  il  veut  rentrer  en  nous  accompagnant  dans  son 
pays,  le  Fouta  sénégalais,  dont  le  chef  actuel  est  un  de  ses 
parents. 

Il  ne  sait  pas  ce  que  nous  venons  chercher,  il  ne  sait  pas 
quel  est  notre  chemin  de  retour.  Rien  ne  peut,  mieux  que 
ce  fait,  montrer  la  confiance  que  nous  inspirons,  même  à  nos 
pires  ennemis. 

Au  premier  abord,  je  me  défiai  de  Suleyman,  peut-être 


266    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

espion,  peut-être  traître  destiné  à  détourner  nos  hommes  de 
leur  devoir.  Cependant ,  tout  en  me  promettant  de  le  sur- 
veiller de  près,  j'acceptai  de  l'emmener,  en  lui  tenant  un 
discours  à  peu  près  ainsi  conçu  :  «  Je  ne  sais  si  tu  es  men- 
teur ou  de  bonne  foi.  Tes  parents  sont  généralement  traîtres 
et  trompeurs,  et  ce  n'est  pas  une  recommandation  pour  toi 
que  d'appartenir  à  la  race  toucouleur.  Cependant,  je  ne  veux 
pas  supposer  le  mal  peut-être  à  tort.  Viens  avec  nous,  tu 
seras  traité  comme  mes  propres  hommes.  Si  nous  sommes 
dans  l'abondance,  tu  en  auras  ta  part;  si  nous  manquons  du 
nécessaire,  tu  te  serreras,  comme  tout  le  monde,  le  ventre 
avec  une  corde.  Mais  si  jamais  tu  nous  trompes,  ta  tête  ne 
restera  pas  un  instant  sur  tes  épaules.  Tu  es  prévenu,  va- 
t'en  si  tu  veux,  reste  s'il  te  plaît.  » 

Et  j'ajoute  que  Suleyman  le  Toucouleur,  ou,  comme  on 
l'appela  tout  de  suite,  Suleyman  Foutanké,  nous  fut  tou- 
jours fidèle.  Je  l'ai  ramené  à  Saint-Louis,  et  il  jouit  en  ce 
moment,  dans  son  village  natal,  d'un  repos  qui  doit  lui  pa- 
raître doux,  après  trente  ans  de  vie  errante. 

Nous  partons  le  2  dans  l'après-midi,  et  le  soir  nous  couchons 
non  loin  de  Sorbo,  où  nous  devons  voir  le  chef  des  Kourteves. 

Nous  y  arrivons  le  lendemain  et  y  passons  la  matinée. 
Nous  sommes  très  bien  reçus  par  le  chef,  Yousouf  Ousman. 
Ne  lui  dites  pas  que  j'ai  révélé  son  état  civil  à  mes  compa- 
triotes, car  chez  les  Kourteyes,  c'est  une  grande  inconve- 
nance d'appeler  quelqu'un  par  son  nom.  Pareille  superstition 
existe  pour  les  chefs,  dans  les  pays  bambaras  du  haut  Niger, 
où  j'ai  pu  l'observer. 

Yousouf  est  un  homme  grand  et  avenant ,  de  quarante- 
cinq  ans  environ  ,  qui  a  succédé  tout  dernièrement  à  son 
père.  Au  moment  de  notre  arrivée,  il  était  malade,  atteint 
d'une  conjonctivite.  Taburet  le  soigna,  le  guérit,  et  con- 
tribua à  nous  mettre  dans  ses  bonnes  grâces. 


DE   FAFA   A   SAY.  267 

L'ancien  chef  a  été  grand  ami  d'Amadou,  lui  a  fourni  des 
pirogues  pour  traverser  le  fleuve,  et  si  les  Toucouleurs  ont 
réussi  à  asseoir  leur  autorité  sur  les  pays  arrachés  aux 
Djermas  de  Karma  et  de  Dounga,  ils  le  lui  doivent  en 
partie. 

Mais  Yousouf ,  et  il  ne  le  cache  pas ,  commence  à  s'in- 
quiéter de  l'avenir.  Autant  qu'il  l'a  pu  sans  se  compromettre 
trop  ouvertement,  il  a  cherché  à  nous  être  utile.  Si  jamais 
nous  venons  chasser  Amadou  des  environs  de  Say,  ce  que 
j'espère,  nous  trouverons  certainement  des  auxiliaires  dans 
les  Kourteyes. 

Il  nous  donna  pour  guide,  avec  charge  de  nous  conduire  à 
Say,  son  propre  chef  de  captifs,  Hugo,  excellent  homme  et 
bon  pilote.  Inutile  de  dire  que  nous  le  baptisâmes  irrespec- 
tueusement :  Victor. 

Rassurés  sur  ce  point  qui  m'inquiétait,  certains  d'avoir  un 
guide  pour  Say,  nous  allons  coucher,  après  une  navigation 
facile,  près  du  village  de  Koutoukolé. 

Le  3,  nous  passons  devant  Karma.  Nous  sommes  chez  les 
Toucouleurs.  De  tous  côtés,  on  nous  signale  par  des  feux; 
le  tabala  (tambour  de  guerre)  bat  à  notre  approche.  Un 
groupe  de  cavaliers  nous  suit  et  nous  observe.  Mais  le  fleuve 
est  maintenant  commode  :  un  dernier  rapide,  celui  de  Boubo, 
que  nous  franchissons  le  même  soir,  et  il  n'y  a  plus  devant 
nous  que  quelques  roches  faciles  à  éviter. 

Boubo,  en  face  duquel  nous  couchons,  est,  comme  Karma, 
sous  l'autorité  directe  d'Ali  Bouri,  cet  ancien  chef  ouolof 
qui,  chassé  du  Cayor  par  les  Français,  est  allé  chercher  un 
refuge  à  Nioro,  auprès  d'Amadou,  dont  il  a  suivi  la  fortune. 
C'est  à  tort  que  le  capitaine  Toutée  l'a  cru  tué  dans  l'atta- 
que de  Kompa,  au  moment  de  son  passage.  Ali  Bouri,  tou- 
jours vivant,  malheureusement  pour  nous,  se  trouve,  nous 
dit-on,  dans  le  pays  de  Sorgoé,  proche  des  terrains  de  par- 


268    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

cours  des  Kel  Ghercss.  Il  y  travaille  à  créer  des  partisans  à 
Amadou. 

En  face  de  notre  mouilla^re,  sur  la  rive  droite,  Bokar 
Ouandieïdou  s'est  battu  l'an  dernier  avec  les  Foutankés.  et 
leur  a  infligé  une  défaite  sérieuse.  Plus  de  deux  cents  des 
guerriers  d'Amadou  sont  encore,  à  l'heure  actuelle,  prison- 
niers du  chef  touareg.  Malheureusement,  après  l'affaire  de 


Zinder,  le  chef  de  Say  a  réussi  à  réconcilier  les  deux  enne- 
mis, et  nous  avons  vu  que  cette  entente  avait  failli  se  réa- 
liser à  nos  dépens. 


Le  dimanche  5  avril,  c'est  Pâques.  Le  Père  Hacquart 
nous  dit  la  messe,  et  nous  déliions,  sur  un  fleuve  charmant, 
précédés  par  la  pirogue  de  Hugo  qui  nous  guide,  devant  de 
gros  villages  appartenant  tous  aux  chefs  de  guerre  d'Ama- 
dou. Nous  couchons  en  face  de  Saga. 

Demain  nous  dépasserons  Dounga,  le  village  d'Amadou. 


DE    FAFA    A    SAY.  269 

Par  un  sentiment  de  coquetterie,  je  fais  tout  ranger  à  bord. 
Nos  mâts,  qui  avaient  été  abattus  pour  donner  moins  de 
prise  au  vent,  se  relèvent,  couronnés  du  pavillon  tricolore, 
et  nous  voilà  en  route. 

Notre  brave  Hugo  n'est  pas  partisan  des  démonstrations  : 
(c  Qu'est-ce  que  tu  vas  faire  sur  la  rive  gauche  ?  Ne  peux-tu 
pas  me  suivre  et  passer  à  droite,  où  tu  ne  crains  rien?  Quand 
tu  auras  reçu  des  coups  de  fusil,  tu  seras  bien  avancé. 
D'ailleurs,  si  tu  ne  me  suis  pas  exactement,  qui  te  mon- 
trera les  cailloux  ?  » 

Mais  il  nous  a  dit  la  veille  qu'il  n'y  avait  plus  d'écueils 
jusqu'à  Say.  Nous  le  laissons  donc  suivre  tout  seul  sa  rive 
droite  et  nous  défilons  devant  Dounga,  à  cent  mètres  de  la 
rive. 

Un  groupe  d'une  vingtaine  de  cavaliers  nous  suit  depuis 
le  matin  ;  il  s'arrête  devant  le  débarcadère  du  village  ;  les 
Foutankés  dessellent  leurs  chevaux  et  les  font  boire.  Sur  la 
hauteur  où  domine  le  village ,  un  millier  de  guerriers  se 
presse  en  un  bataillon  carré. 

Tous  gardent  un  calme  absolu  :  pas  un  cri,  pas  une 
menace.  Nous  passons  très  doucement,  entraînés  par  le  cou- 
rant, faisant  fière  mine;  mes  ennemis  sent,  de  leur  côté, 
vraiment  très  dignes;  bref,  c'est  un  peu  l'attitude  prêtée 
aux  chiens  de  faïence,  quand  ils  se  regardent. 

Quoi  qu'il  en  soit,  je  devais  m'applaudir  d'avoir,  en  quel- 
que sorte,  offert  le  combat  aux  Toucouleurs,  leur  laissant  la 
liberté  de  l'accepter  ou  non.  Cela  paraissait  une  bravade  et 
l'était  peut-être  un  peu;  mais  vieux  combattant  du  Soudan, 
collaborateur  pour  ma  faible  part  des  Galliéni  et  des  Ar- 
chinard,  j'aurais  préféré  courir  tous  les  risques  que  de  laisser 
penser  aux  Toucouleurs,  nos  ennemis  historiques,  que  je  les 
craignais.  Cette  attitude  nous  donna,  plus  tard,  un  ascen- 
dant dont  nous  eûmes  besoin. 

Quarante  kilomètres,  et  nous  couchons  à  côté  de  Say, 


270    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

assez  près  pour  en  distinguer  les  arbres;  le  lendemain 
nous  atteignons  la  ville ,  objet  de  nos  désirs  depuis  si 
longtemps. 

Say  est  un  village  relativement  grand,  mais  loin  pourtant 
d'avoir  l'importance  qu'on  lui  a  quelquefois  donnée.  Des 
cases  en  paille,  recouvertes  d'un  toit  pointu,  entourées  de 
palissades  également  en  paille,  le  composent;  une  seule 
maison  en  terre,  le  vestibule  d'entrée  du  chef. 

Le  fleuve  coule  à  l'est  de  la  ville.  A  l'ouest  est  une  dé- 
pression, prairies  en  saison  sèche,  marais  durant  l'hivernage. 

Nous  prenons  un  premier  mouillage ,  puis ,  comme  des 
odeurs  nauséabondes  s'exhalent  des  tas  d'ordures  bordant 
le  fleuve,  nous  allons  nous  établir  à  l'extrémité  sud  du  vil- 
lage, où  la  rive  est  plus  propre. 

Nos  passagers  sont  allés  annoncer  notre  arrivée,  et  bientôt 
nous  recevons  la  visite  du  vieil  Abdou,  qui  commande  les 
captifs  du  chef  de  Say.  Baud  et  Vermesch  ont  eu  affaire  à 
lui  et  nous  l'ont  recommandé  ;  Monteil  en  parle  aussi.  Il 
paraît  un  très  brave  homme. 

Après  l'échange  obligé  des  politesses,  je  lui  demande  à 
rendre  visite  à  son  maître,  Amadou  Satourou,  connu  géné- 
ralement sous  le  nom  de  Modibo  (lettré,  savant).  Il  s'en  re- 
tourne porter  mes  paroles,  et  nous  attendons  longtemps, 
longtemps. 

L^impatience  nous  grille;  mais  j'ai  de  mauvais  pressenti- 
ments, surtout  en  voyant  tant  tarder  la  réponse. 

Cependant ,  le  Modibo  a  signé  traités  sur  traités  avec 
Monteil,  avec  Baud  et  Decœur,  avec  Toutée;  mais  je  sais 
trop  combien  peu  un  instrument  diplomatique ,  tel  qu'un 
traité,  engage  un  noir,  pour  m'y  fier  absolument. 

Les  musulmans  sont  en  général,  je  parle  des  chefs  et  des 
marabouts  du  moins ,  menteurs  et  de  mauvaise  foi.  Il  )'  ^ 


DE    FAFA    A    SAY.  271 

cent  manières,  y  compris  la  restriction  mentale,  de  jurer  sur 
le  Coran  sans  être  en  rien  tenu.  Aurait-on  été  entièrement 
de  bonne  foi,  le  Prophète  n'enseigne-t-il  pas  qu'on  rachète 
un  serment  violé  par  quatre  jours  de  jeûne? 

Si,  même  lorsqu'ils  s'engagent  ^7  leur  manière^  les  musul- 
mans sont  aussi  fourbes,  qu'est-ce  que  cela  doit  être  lors- 
qu'ils emploient  des  moyens  qui  ne  leur  sont  pas  coutu- 
miers,  des  moyens  qui  n'ont  pour  eux  aucune  valeur  morale? 
Parmi  ceux-ci,  je  tiens  au  premier  chef  les  traités  en  tant 
d'articles  que  nous  passons  avec  eux. 

Pour  prendre  patience,  on  fait  la  causette  avec  un  mara- 
bout kourteye  qui  vient  nous  dire  bonjour.  Il  lit  la  lettre  de 
Madidou  difficilement,  mais  avec  intérêt.  Je  lui  demande  si 
c'est  l'habitude  du  Modibo  de  faire  ainsi  poser  les  visiteurs. 
«  Oui,  me  répond-il,  c'est  pour  se  donner  plus  d'importance, 
mais  tu  le  verras  quand  la  chaleur  sera  tombée.  » 

Nous  patientons  donc,  et,  en  effet,  vers  cinq  heures, 
Amadou  Satourou  m'envoie  chercher.   Que  de  protocoles! 

Selon  mon  habitude  constante,  je  vais  chez  le  chef  sans 
armes,  accompagné  seulement  de  Suleyman  et  de  Tierno 
Abdoulaye. 

On  nous  fait  d'abord  faire  antichambre  dans  la  case  en 
terre  dont  j'ai  parlé;  les  murs  en  sont  creusés  à  l'intérieur 
de  centaines  de  petites  niches  qu'on  dirait  faites  pour  un 
pigeonnier. 

Enfin,  Sa  Majesté  consent  à  nous  faire  introduire. 

Ni  beau,  ni  sympathique,  ni  propre,  le  a  Roi  »  de  Say. 
C'est  un  gros  homme  aux  yeux  chassieux  toujours  fuyants, 
\ine  sorte  de  poussah  nègre.  11  est  accroupi  sur  un  lit  en 
tiges  de  palmier,  drapé  dans  une  couverture  du  pays  dont  la 
couleur  est  difficile  à  distinguer  sous  une  couche  de  crasse. 
Une  trentaine  d'hommes  armés  l'entourent.  A  sa  gauche 
se  tient  son  chef  de  captifs,  Abdou  ;  à  sa  droite,  un  grand 


272    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

vieillard  sec  qu'on  me  dit  être  le  cadi  du  village,  puis,  à  ma 
forte  et  désagréable  surprise,  quantité  de  Toucouleurs.  Su- 
leyman,  Abdoulaye  surtout,  qui  les  ont  reconnus,  échangent 
avec  moi  un  regard  anxieux.  Dès  lors,  je  sens  que  mes 
appréhensions  étaient  fondées.  Je  m'assieds  toutefois  de  lair 
le  plus  tranquille,  sur  un  mortier  en  bois  renversé,  et  je 
commence  mon  discours  : 


VUE    DE    SA  Y 


«  Le  sultan  des  Français  te  salue,  le  chef  du  Soudan  te 
salue ,  etc.  Nous  venons  de  Tombouctou.  Partout  nous 
sommes  passés  avec  la  paix.  Nous  sommes  maintenant  fati- 
gués, le  fleuve  est  bas;  conformément  aux  conventions  que 
tu  as  conclues  avec  nous,  nous  te  demandons  l'hospitalité 
pour  nous  reposer,  pour  réparer  nos  embarcations  trouées 
par  les  rocs  ;  il  me  faudrait  aussi  un  courrier  pour  prévenir, 
à  Bandiagara,  nos  parents  que  nous  sommes  arrivés  à  bon 
port.  Tout  ce  dont  nous  avons  besoin  pour  notre  existence 
sera,  d'ailleurs,  payé  à  tes  gens,  selon  des  prix  librement 


DE    FAFA    A    SAY.  273 

consentis.  Je  désire  enfin  aller  voir  Ibrahim  Galadjo,  ton 
ami,  le  nôtre. 

c(  —  Im|)ossible,  répond  le  Modibo.  Galadjo  n'est  pas  en 
ce  moment  dans  sa  capitale,  il  rassemble  une  colonne;  puis, 
tu  n'aurais  pas  le  temps  de  faire  ce  voyage. 
«  —  Ah  !  et  pourquoi? 

(I  —  Parce  que ,  comme  tes  prédécesseurs ,  tu  ne  dois 
passer  ici  que  quatre  ou  cinq  jours  au  plus  :  c'est  l'habitude.  » 
S'il  me  restait  une  illusion,  elle  m'aurait  été  vite  enlevée. 
D'ailleurs,  l'aspect  de  l'assistance  ne  me  permet,  ni  de  douter 
de  ses  sentiments ,  ni  d'ignorer  ceux  qui  ont  fait  le  coup  : 
les  Toucouleurs  ricanent  et  agitent  leurs  fusils  d'un  air  hos- 
tile. Seul,  Abdou  veut  parler  en  notre  faveur,  mais  le  Modibo 
lui  impose  silence  et  le  cadi  fait  chorus  contre  nous.  Un 
griot  commence  un  chant  dont  les  quelques  mots  que  je 
saisis  ne  sont  guère  à  notre  louange.  Cela  paraît  devoir  se 
gâter  tout  à  fait. 

Que  faire?  Je  l'ai  dit,  nous  étions  rendus,  épuisés,  le  fleuve 

était  à  demi  sec,  les  bateaux  avariés.  Pourtant,  il  ne  nous 

aurait  pas  été  impossible ,  —  mon  Dieu ,  quand  on  a  déjà 

tant  fait  le  Juif  errant,  un  peu  plus,  un  peu  moins,  n'est  pas 

pour  embarrasser,  —  il  ne  nous  aurait  pas  été  impossible  de 

poursuivre   encore    pendant   une    centaine   de    kilomètres , 

d'aller  chercher  en  d'autres  pays  un  accueil  plus  hospitalier, 

et  d'y  passer  la  mauvaise  saison,  rapprochés   d'autant  de 

notre  objectif  ultérieur,  Boussa  et  les  bouches  du  fleuve. 

Une  chose  dicta  ma  conduite,  —  et  je  me  rends  cette  jus- 
tice que  j'eus  la  décision  prompte,  —  le  souci  d'accomplir  à 
la  lettre ,  militairement ,  les  dernières  instructions  reçues 
avant  le  départ.  Ces  instructions,  les  voici  : 

«  Bamako  de  Saint-Louis,  n"  5074.^  Dépôt  le  23  novembre 

à  4  h.  30  du  soir.  —  Prendrai  mesures  pour  que  vous 

trouviez  instructions  complémentaires  à  Say,  Dans  le  cas 
0^  circonstances  imprévues  feraient  qu^ elles  ne  seraient  pas 


274    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

parvenues  à  votre  arrivée  en  ce  point ^  vous  les  attendries.  » 
On  voit  que  c'était  net,  clair,  précis.  Evidemment,  de 
pareils  ordres  ne  pouvaient  venir  que  de  l'ignorance  où  on 
était  en  France  de  l'état  des  choses  à  Say,  sinon  ils  eussent 
été  ridicules.  Evidemment  encore,  un  ordre  n'est  impératif 
que  si  celui  qui  le  donne  sait,  au  moment  de  l'exécution,  la 
situation  exacte  où  se  trouve  celui  qui  doit  l'exécuter. 

Mais  il  pouvait  d'autre  part  arriver,  —  cela  s'est  rare- 
ment vu  en  politique  coloniale,  mais  se  verra  peut-être  un 
jour,  —  que  notre  présence  à  Say  fût  reliée  à  un  plan  d'en- 
semble d'opérations  dans  la  boucle  du  Niger  ou  par  le  Da- 
homey. Cela  n'était  pas,  il  est  presque  inutile  de  le  dire; 
mais  j'étais  autorisé  à  le  penser;  je  n'avais  pas,  en  tout  cas. 
le  droit  de  croire  le  contraire. 

Donc,  envers  et  contre  tout  et  tous,  je  me  décidai  à 
rester. 

Ah!  si  nous  étions  partis  un  an  plus  tôt,  si  M.  Grodet  ne 
nous  avait  pas  arrêtés,  retenus  au  Soudan,  si  nous  avions 
accompli  à  Say  notre  jonction  avec  la  mission  Decœur-Baud, 
ou  même  avec  l'expédition  Toutée,  que  les  choses  auraient 
été  changées  ! 

Si  même  on  avait  voulu,  mais  voulu  sérieusement,  nous 
faire  parvenir  les  instructions  annoncées ,  et  qu'on  eût  en- 
voyé, soit  du  Dahomey,  soit  de  Bandiagara,  une  petite  mis- 
sion, une  petite  troupe,  chargée  de  nous  les  porter,  je  suis 
convaincu  qu'à  l'heure  actuelle  Amadou  Satourou  serait  en 
fuite  comme  Amadou  Cheikou,  que  le  Niger  vers  Say  serait 
purgé  des  marchands  d'esclaves.  Tous  ces  bandits,  aussi 
lâches  que  cruels  et  pillards,  se  seraient  enfuis  au  premier 
bruit  d'un  mouvement  des  Français  vers  leur  pays. 

Il  devait  en  être  autrement,  voilà  tout.  L'instant  n'est 
pas  de  récriminer.  Je  me  considérerais  même  comme  très 
heureux  si  ce  qui  nous  est  arrivé  servait  d'exemple,  et  em* 


DE    FAFA    A    SAY.  275 

péchait  à  l'avenir  d'abandonner  sans  ordres  les  missions 
qu'on  a  lancées,  généralement  d'ailleurs  d'assez  mauvaise 
grâce,  au  cœur  du  continent  africain.  On  semble  trop  sou- 
vent les  oublier  jusqu'au  jour  où  parvient  la  nouvelle  qu'elles 
ont  rejoint  la  limite  des  pays  civilisés,  après  un  raid  quel- 
quefois plus  glorieux  que  productif,  —  à  moins  qu'elles 
n'aient  péri,  quelque  part,  sur  la  terre  des  noirs. 

Vouloir  demeurer,  c'était  bien;  restait  à  le  pouvoir. 
Nous  étions  exactement  vingt-neuf,  cinq  blancs  et  vingt- 
quatre  noirs,  plus  trois  enfants,  les  domestiques  de  Bluzet, 
du  père  et  de  Taburet ,  et  le  Toucouleur  Suleyman  ,  sur 
lequel  on  ne  pouvait  provisoirement  beaucoup  compter. 
C'était  peu  contre  les  cinq  cents  fusils  d'Amadou  et  de  ses 
Toucouleurs  ou  Foutankés,  comme  on  les  appelle  plus  sou- 
vent, contre  les  gens  de  Say  et  tous  ceux  qui  plus  ou  moins 
dépendaient  du  Modibo. 

11  m'est  arrivé  quelquefois,    à  certains  de   mes    lecteurs 
sans  doute  aussi,  de  jouer  au  poker. 

On  sait  que  l'habileté  consiste,  lorsqu'on  n'a  rien  ou  pas 
grand'chose  dans  son  jeu,  à  faire  croire  à  l'adversaire  qu'on 
est  au  contraire  amplement  fourni  :  cela  s'appelle  le  bluff. 
Si  ma  bourse  a  parfois  souffert  de  ce  jeu  américain,  du  moins 
devait-il  me  servir  en  l'appliquant  à  la  politique. 
Et  je  le  fis...  énergiquement. 

Si  jamais  homme  s'en  est  allé  dîner  après  avoir  reçu  une 
poignée  de  sottises^  c'est  bien  le  Modibo  en  ce  7  avril,  date 
de  notre  entrevue. 

«  Voilà  sept  ans  que  je  vis  avec  les  noirs,  je  connais  ce 
fleuve  qui  coule  devant  ton  village  depuis  l'endroit  où  il  sort 
de  terre,  je  suis  allé  encore  dans  beaucoup  de  pays,  j'ai 
connu  Amadou  Cheikou,  qui  est  un  grand  menteur  (tête  des 
Toucouleurs  de  l'assistance),  et  son  fils  Madani  qui  ne  vau 
P21S  mieux  que  lui. 


276    SUR   LE   NMGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

«  Mais  je  dois  avouer  que  nulle  part  je  n'ai  rien  vu  de 
comparable  à  ce  que  je  vois  aujourd'hui, 

o  Nos  parents  sont  venus  ici,  les  uns  seuls,  les  autres 
avec  des  soldats  r  tous  t'ont  gorgé  de  cadeaux.  Tu  as  pro- 
mis, juré  alliance  avec  nous,  Français;  aujourd'hui  tu  trahis 
ta  parole,  c'est  bien  !  Mon  sultan,  qui  est  un  vrai  sultan,  et 


non  un  mauvais  chef  comme  toi  qui  t'allonges  sur  une  cou- 
verture pourrie  dans  une  case  sale,  a  bien  voulu  te  compter 
comme  de  ses  acnis  ;  il  t'a  fait  un  trop  grand  honneur.  Tu  es 
plus  vil  que  les  animaux  immondes  dont  votre  prophète  dé- 
fend la  chair.  Ecoute  ce  que  je  te  dis  :  Mon  chef  m'a  com- 
mandé de  rester  ici,  et  j'y  resterai,  un  jour  si  je  veux,  un  an 
si  je  veux,  dix  ans  si  je  veux.  Nous  ne  sommes  que  trentei 
vous  êtes  nombreux  comme  les  grains  de  sable  :  essayez''' 
nous  chasser.  Je  ne  commence  pas  moi-même  la  guend 
parce  que  mon  chef  me  l'a  défendu  ;  mais  commencez,  vousp 


DE    FAFA    A    SAY.  277 

et  vous  verrez.  Nous  avons  pour  nous  Dieu,  qui  punit  les 
parjures;  il  me  suffit,  je  ne  vous  crains  pas.  Adieu,  nous 
allons  chercher,  pour  nous  établir,  un  endroit  où  il  n'y  ait 
que  des  bêtes  :  dans  ce  pays,  elles  sont  meilleures  que  les 
hommes.  Fais  ta  colonne  et  viens  me  chasser  —  si  tu  le 
peux  toutefois.  » 

Suleyman  était  un  interprète  précieux  lorsqu'il  avait  de 
pareils  discours  à  traduire.  Le  brave  garçon,  d'humeur  peu 
amène,  répugnait  aux  belles  phrases  flatteuses  et  souvent 
les  écourtait;  mais  lorsqu'on  lui  faisait  traduire  quelque 
chose  dans  le  genre  du  discours  que  je  viens  de  citer,  de 
quel  cœur  il  y  allait!  Il  y  aurait  plutôt  ajouté  de  son  cru. 

Aussi,  sous  cette  apostrophe  véhémente,  le  Modibo  resta- 
t-il  aplati,  et  avec  lui  son  entourage.  Quels  grisgris,  quels 
fétiches  ne  devaient  pas  avoir  ces  infidèles,  ces  blancs  mau- 
dits, pour  se  permettre  une  pareille  audace,  seuls,  sans 
armes,  au  milieu  de  trente  fusils? 

II  importait  pourtant  de  ne  pas  laisser  le  temps  à  notre 
hôte  déloyal  de  revenir  de  sa  stupeur.  Nous  filâmes  —  à 
l'anglaise  —  et  je  crois  que  nous  fîmes  bien  de  ne  pas  nous 
attarder  trop.  Ce  ne  fut  pas,  pour  ma  part,  sans  une  cer- 
taine satisfaction  que,  franchis  les  deux  à  trois  cents  mètres 
qui  nous  séparaient  du  fleuve,  je  vis  flotter  les  pavillons  de 
nos  bateaux. 

Mais  ce  qui  ne  se  peut  décrire,  c'est  la  mine  déconfite  de 
tout  mon  monde  lorsque,  arrivé  en  coup  de  vent  et  de  l'hu- 
meur que  l'on  conçoit,  au  milieu  des  tentes  déjà  dressées, 
des  cuisines  préparées,  je  dis  :  «  Ramassez  tout  ça,  bonne 
garde,  et  parés  à  partir!  » 

Adieu  la  bonne  chère,  notre  installation  en  sûreté.  C^était 
la  veille,  les  quarts  de  nuit  à  reprendre,  l'attention  de  tous 
instants.  Pour  nos  laptots,  dont  quelques-uns  avaient  déjà 
lié  connaissance  avec  les  citoyennes  de  Say,  c'était  aussi  la 


27«    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

perspective  d'amours  avec  de  noires  Vénus  qui  s'enfuyait, 
et,  dame!  quatre  mois  de  vie  cénobitique  commençaient  à 
leur  peser. 

Une  nuit  pendant  laquelle  nous  fûmes  tout  yeux  et 
oreilles,  et  qui  fut  une  nuit  blanche  pour  moi,  me  permit  de 
prendre  un  parti.  Je  voulais  séjourner  à  Say  coûte  que 
coûte;  le  mieux  était,  tout  en  restant  des  animaux  aquati- 
ques, gardés  par  notre  Niger,  d'étendre  un  peu  la  surface 
des  ponts  de  nos  bateaux,  réellement  étroite  pour  notre 
commodité.  Une  île  ferait  donc  notre  affaire.  II  fut  convenu 
que  le  lendemain  nous  partirions  à  sa  recherche. 

Dans  la  matinée  du  S.  .-\bdou  essaya  d'opérer  un  rappro- 
chement. Le  pauvre  diable  y  perdit  son  temps  et  ses  parole;- 
C'e^t  le  seul  homme  de  Sav  qui,  dans  son  for  intérieur,  eut 
pour  nous  quelque  sympathie,  et  il  le  prouva  :  jamais  il  ne 
se  inèla  des  intrigues  incohérentes  qui  occupèrent  notre 
temps  durant  cinq  mois  et  demi;  jamais  nous  ne  le  revûne?; 
jamais  il  ne  revint  mendier  quelque  cadeau,  comme  les  ma- 
rabouts faux  et  faméliques  qui  forment  la  pseudo-cour  de 
son  chef  :  l'esclave  valait  mieux  que  le  maître. 

I.e  8,  à  midi,  chargeant  mentalement  Say  de  toutes  les 
malédictions  que  méritait  sa  conduite,  assez  navré  toute- 
fois de  nos  espérances  déçues,  je  commandai  :  Pousse!  et 
unt'  fois  encore  les  eaux  du  Niger  nous  emportèrent. 


CHAPITRE   VII 


Sl':jOL"R    A    SAV. 


Bientôt,  on  aperçoit,  à  un  dûtour  du  lleuve,  un  bouquet 
d'arbres,  dans  une  île  qui  semble  faite  exprès  pour  nous. 
On  accoste,  on  dresse  les  tentes. 


Le  propre  d'une  île,  c'est  d'être  entourée  d'eau  de  tous 
côtés.  La  nôtre  n'y  manque  point,  du  moins  pour  l'instant. 
A  gauche,  en  regardant  l'aval  du  fleuve,  coule  le  grand  bras, 
le  plus  profond,  mais  où  les  cailloux  affleurent  déjà,  se  de- 
vinent; à  main  droite,  un  bras  moindre,  barré  en  tête  par 
un  rapide;  puis  s'enfonçant  dans  les  terres,  sur  la  droite 
extrême,  un  tout  petit  embranchement  allant,  à  gros  cou- 
rant, rejoindre  le  lit  principal  je  ne  sais  où. 

Notre  île  a  deux  cents  mètres  de  long  sur  quarante  de 
large;  en  amont,  elle  est  formée  d'un  banc  rocheux,  pro- 
longé à  l'aval  par  des  terrains  bas  d'alluvions.  Tout  cela  est 


28o    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

hérissé  de  termitières,  désertes  en  avril.  Quelques  beaux 
tamariniers  très  élevés ,  peu  touflfuâ ,  et  d'autres  arbres  à 
gros  troncs,  à  feuillage  maigre,  à  bois  dense,  nous  ombra- 
gent. Avec  ces  termitières,  ces  cailloux,  ces  arbres  tortus  et 
décharnés,  notre  tlot,  quand  nous  y  abordons,  a  l'aspect 
sauvage  et  désolé. 

Le  site  toutefois  n'est  pas  laid.  Sur  la  rive  gauche,  tout 
•  à  fait  déserte,  les  terrains  d'inondation  ne  s'étendent  guère 
en  profondeur;  tout  près  s'élèvent  des  collines  boisées,  par- 
fois même  la  rive  tombe  à  pic  dans  le  fleuve.  Presque  en  face 
de  nous,  une  grande  falaise,  blanche  de  guano  ou  de  calcaire, 
serait  tout  à  fait  propice  à  l'établissement  d'un  poste  durable. 
Dénudée,  elle  fait  tache  sur  la  verdure;  et,  du  soir  au  matin, 
du  crépuscule  au  lever  du  soleil,  d'immenses  bandes  de 
grands  singes  noirs  viennent  y  tenir  «  palabre  »,  comme  des 
nègres.  Souvent,  la  nuit,  leurs  cris,  presque  humains,  nous 
effrayèrent,  mirent  en  éveil  les  factionnaires. 

Toute  cette  rive  gourma,  de  Kibtachi  jusqu'aux  villages 
des  Toucouleurs  en  amont,  est  déserte  et  mal  famée.  Quel- 
quefois nous  y  voyons  passer  des  rôdeurs  armés  de  flèches, 
en  quête  de  captifs  à  voler,  ou  bien  des  biches  y  viennent 
boire.  La  rive  droite  est  plus  gaie.  En  face  de  nous  se  montre 
Talibia,  petit  village  de  culture  de  Say.  On  distingue  les 
pignons  de  ses  cases  pointues,  entourées  de  palissades  et  de 
saniés  (i).  Quand  le  mil  fut  haut,  ces  toitures  disparurent 
dans  la  verdure ,  formant  un  coin  riant  de  paysage.  Les 
femmes  puisent  l'eau  sur  la  berge,  ou  se  baignent  dans  le 
bras  du  fleuve.  Les  jours  de  marché  à  Say,  les  vendredis, 
c'est  grand  tralala  à  Talibia  :  hommes,  femmes,  enfants,  dès 
le  matin,  partent  pour  la  ville  comme  nos  maraîchers,  avec, 
sur  la  tête,  le  beurre,  les  nattes,  tout  le  travail  de  la  semaine. 

En  amont  de  Talibia  et  du  confluent  du  troisième  bras, 

(i)   Clôtures  de  nattes. 


SÉJOUR    A   SAY.  aSi 

la  futaie  s'épaissit,  devient  touffue,  impénétrable.  Une  petite 
route  suit  la  rive,  à  travers  les  hautes  herbes,  et  ce  fut,  pen- 
dant notre  long  séjour,  la  quotidienne  distraction  du  matin, . 
d'interroger,  de  la  pointe  de  notre  île,  cette  voyette,  par 
laquelle  seulement  nous  arrivaient  pêle-mêle  rois,  ambassa- 
deurs, marabouts,  vendeuses,  ou...  hétaïres  de  marque,  tous 


personnages  que  nous   vous   présenterons   tout   à   l'heure. 

Notre  île  était  déserte.  Les  gens  de  Talibia  y  faisaient 
bien,  avant  notre  passage,  des  lougans,  des  champs  de  mil; 
mais  jamais  ils  n'y  habitaient,  jamais  même  ils  n'y  passaient 
la  nuit.  C'est  qu'elle  avait  très  mauvaise  réputation.  Des 
diables  la  hantaient,  des  diables  horribles,  qui,  dès  le  coucher 
du  soleil,  sous  forme  de  grands  singes  fantastiques,  grim- 
paient aux  tamariniers  et  se  livraient  dans  l'ombre  à  un 
sabbat  d'enfer. 

Sans  faire  intervenir  le  surnaturel,  il  est  certain  que  des 


282     SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS, 

gens  attardés  dans  l'île  ou  sur  la  rive  gauche  n'ont  jamais 
reparu.  Peut-être  bien  des  Djermankobès  pillards  les  ont-ils 
faits  captifs,  à  moins  que  les  hyènes  ou  les  lions...  ! 

Toujours  est-il  que  ces  diables  de  Talibia,   comme  plus 
tard  ceux  de  Ouro  et  de  Géba,  nous  furent  propices.  Tous 
ces  êtres-là,  qu'ils  soient  de  Koulikoro,  du  Débo,  ou  de  Pon- 
toise,  sont  cousins  germains.  Les  nôtres  étaient  les  esprits 
du  Niger.   «   Ils  ne  peuvent  donc   rien,    expliquaient  nos 
Noirs,  contre   une  mission   dont  le  chef,  ami  de  Souman- 
gourou,  le  grand  diable  de  Koulikoro,  connaît  le  fleuve  à  sa 
source,  quand  tout  petit  il  sort  de  terre,  là  où  personne  ne 
l'a  vu.  )) 

J'imagine  que,  depuis  notre  départ,  les  indigènes  de 
Talibia  n'ont  pas  fréquenté  davantage  l'île.  Notre  passage 
n'a  pas  dû  la  réhabiliter,  et  il  est  probable  qu'à  présent 
courent  d'étranges  bruits  sur  les  esprits  qui  hantent  nos 
ruines. 

C'était  quelque  chose  que  d'être  dans  une  île.  On  était 
garé  des  hyènes.  Encore  fallait-il  mettre  notre  campement  à 
l'abri  des  Toucouleurs  et  de  leurs  amis. 

La  première  défense  que  nous  dressâmes,  défense  toute 
morale,  fut  de  baptiser  notre  demeure.  En  témoignage  de 
reconnaissance,  on  l'appela  Fort-Archinard,  et  cela  valait 
bien  des  abatis.  Ce  nom  était  comme  un  bâton  fétiche  à  deux 
bouts  :  il  donnait  confiance  à  nos  hommes,  il  effrayait  su- 
perstitieusement les  Toucouleurs.  Il  n'est  pas,  au  Soudan, 
un  marabout,  ni  un  tirailleur,  ni  un  sofa  de  Samory,  ni  un 

• 

talibé  d'Amadou,  ni  un  ami,  ni  un  ennemi  de  nos  armes,  qui 
n'ait  profondément  gravé  dans  la  mémoire,  case  peur,  ou 
case  confiance,  le  nom  du  Colonel^  —  le  général  Archinard 
restera  toujours  au  Soudan  le  «  colonel  »,  —  à  qui,  légen- 
dairement,  jamais  un  village  n'a  résisté  un  jour  entier. 
Puis  on  fit  dire  partout,  crier  bien  haut,  ce  nouveau  bap- 


SÉJOUR   A    SAY.  283 

tême,  pour  que  la  nouvelle  en  parvînt,  de  bouche  en  bouche, 
à  Amadou. 

Cela  lui  a  sûrement  donné  de  mauvais  rêves. 

A  côté  de  la  barrière  morale,  il  en  fallait  une  matérielle  : 
deux  cents  mètres  sur  quarante,  c'est  peu  de  surface,  quand 
il  faut,  à  trente-cinq,  y  vivre,  s'y  créer  son  univers,  mais 
c'était  déjà  trop  pour  y  établir  une  défense  efficace. 

Il  était  prudent  de  réduire  le  camp  proprement  dit  à  la 
pointe  nord  de  l'île.  Entre  six  termitières,  comme  points 
d'appui,  on  dressa  des  abatis.  Tout  était  bon,  les  branches, 
les  souches,  les  épines,  les  broussailles.  On  fit  tomber  tous 
les  arbres  qui  couvraient  le  bas  de  l'île.  Ce  travail,  par  la 
même  occasion,  dégageait  le  champ  de  tir,  tout  en  appau- 
vrissant le  paysage.  On  nivela  le  terrain,  on  rasades  termi- 
tières, on  monta  deux  canons.  L'un  en  amont,  sur  une 
énorme  souche  qui  semblait  là  tout  exprès ,  battait  le  pays 
presque  jusqu'à  Say;  l'autre,  sur  un  gros  tronc  d'arbre, 
qu'on  enfonça  solidement,  tenait  en  respect  l'aval.  A  côté 
de  chacun  d'eux,  des  factionnaires  restèrent  en  permanence. 
Puis  le  pauvre  ^liide  fut  délesté,  tant  bien  que  mal  réparé, 
aménagé  à  seize  avirons,  armé  du  canon-revolver  du  Da- 
voust,  prêt  à  marcher,  pour  l'attaque  comme  pour  la  défense, 
jusqu'à  Say,  jusqu'à  Dounga. 

Bref,  les  premiers  travaux  urgents,  fiévreusement  entre- 
pris, vigoureusement  poussés,  furent  terminés  en  quelques 
jours.  Alors,  en  sécurité  relative,  on  se  mit  avec  entrain  à  la 
construction  du  tata  (i). 

Bien  que  vous  n'ayez  peut-être  jamais  été  maçon,  vous 
le  deviendriez  rapidement  au  Soudan,  tout  au  moins  à  la 
manière  des  nègres.   Il  n'y  a  ici  ni  pierres,   ni  chaux,  ni 

(i)  Défense  en  terre  dont  sont  entourés  les  villages  de  sédentaires,  ou 
réduit  fortifié  servant  de  résidence  aux  chefs. 


284    SUR    LE    NIGKR    HT    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

sable,  mais  seulement  de  l'eau,  et  de  la  terre  plus  ou  moins 
argileuse.  Avec  cela,  il  vous  faut  fabriquer  les  briques,  le 
mortier,  le  lait  à  crépir.  L'argile  est  pétrie  en  la  foulant  aux 
pieds,  puis  on  en  fait  des  toiifas  (i),  grosses  boules  que  le 
maçon,  le  barc,  juxtapose  horizontalement,  entre  deux  cou- 
ches de  mortier.  Quant  à  lui,  «  baré  »,  il  se  tient  à  califour- 
chon sur  la  crête,  et  chante,  toujours  le  même  motif,  du 
reste,  tandis  que  des  aides  lui  passent  silencieusement  les 
toufas.  Dans  tous  les  pays  du  monde,  les  maçons  sont  gais, 
comme  les  couvreurs  et  comme  les  oiseaux. 

Notre  meilleur  maçon  était  un  grand  diable  de  Sarracolais, 
nommé  Samba  Demba,  le  palefrenier  de  Suzanne  la  bicy- 
clette. Quand  il  s'y  mettait,  on  voyait  le  mur  monter,  mon- 
ter. Kt  cela  nous  rendait  plus  gais,  car,  avec  le  mur,  gran- 
dissait la  sécurité. 

Et  puis...  «  quand  le  bâtiment  va,  tout  va  ». 

Notre  tata  se  composait  d'un  mur  à  tracé  triangulaire, 
ayant  dix  à  quinze  mètres  sur  chaque  face.  L'épaisseur  de 
son  profil  nous  mettait  à  l'abri  des  balles  des  fusils  de  traite, 
des   fusils    a   bougnouls  ».    11  était  même  à   Tépreuve  des 
armes  à  tir  rapide  que  les  Anglais  ont  vendues  jadis  à  notre 
ennemi  Samory.  A  deux  mètres  cinquante  de  hauteur  étaient 
ménagées  une  quarantaine  de  meurtrières,  distribuées  entre 
les  trois  faces.    Puis,  adossés  intérieurement  au  mur,  des 
contreforts,   épais  d'un  mètre,   servaient  à  la  fois  de  ban- 
quettes et  de  magasins  à  munitions.  Cette  construction  sera 
bien,  un  jour  ou  l'autre,  si  elle  n'est  pas  réoccupée,  lavée, 
délayée  par  les  tornades  ;  il  s'y  fera  des  éboulis  et  des  brè- 
ches; mais,  longtemps  encore,  j'imagine,  des  ruines  impo- 
santes attesteront,  en  ce  point  du  Niger,  le  séjour  de  la 
mission  française  et  notre  occupation  effective. 

(i)   Briques  plates  ou  cylindriques. 


SÉJOUR    A    SAV.  a8s 

Je  ne  sais  plus  quel  roi  de  Ségou  rendit  son  tata  impre- 
nable en  en  jetant  les  fondations  sur  des  cadavres  humains. 
Faute  de  cette  précaution,  dont  nous  nous  abstînmes,  quel- 
ques centaines  d'iiommes  bien  déterminés  auraient,  à  tout 
moment,  pu  emporter  d'assaut  Fort-Archinard.  J'im^ne 
toutefois  qu'il  leur  en  aurait  coûté  gros. 


Au  sommet  d'une  termitière,  au  bout  du  plus  long  bambou 
qu'on  pût  trouver,  on  hissa  le  pavillon  tricolore. 

Et  dans  cette  île  perdue  d'Archinard,  à  plus  de  deux  cents 
lieues  de  tout  être  européen,  en  dépit  du  vieil  .Amadou,  et 
du  chef  de  Say,  et  de  leurs  menées,  et  des  coalitions  hos- 
tiles, et  du  mortel  hivernage,  et  des  nostalgies  déprimantes, 
nous  sommes  restés,  nous  avons  vécu  cinq  mois,  nous  nous 
sommes  fait  respecter,  nous,  nos  laptots,  le  nom  français, 
sous  la  garde  du  pavillon. 

Le  tata  construit,  il  fallait  un  peu  songer  à  notre  confort. 


286    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

puisque  nous  n'avions  rien  de  mieux  à  faire.  Bluzet,  qui  fut 
déjà  l'architecte  du  fort,  entreprit  la  construction  des  cases. 
Nous  eûmes  chacun  notre  palais,  mais  combien  simple!  Une 
meule  de  foin  creuse,  de  quatre  mètres  de  diamètre,  sou- 
tenue par  un  piquet  central.  Des  perches  entrelacées  consti- 
tuaient la  carcasse  de  la  toiture  ;  un  réseau  de  cordes  for- 
mait filet  sur  la  paille.  Une  petite  fenêtre  était  ménagée,  un 
trou,  un  «  hublot  »,  pour  aérer  sans  donner  prise  à  la  pluie; 
puis,  une  porte  basse,  orientée  à  contre  des  tornades. 

Enfin,  pour  se  garer  des  balles  possibles,  on  édifia,  à  l'in- 
térieur des  cases,  une  murette  de  terre,  haute  de  cinquante 
centimètres  (c'était  à  peu  près  là  qu'affleuraient  nos  abdo- 
mens pendant  la  nuit),  et  chacun  s'ingénia  à  donner  l'aspect 
le  plus  confortable  à  sa  meule  creuse.  Il  faut  être  juste  et 
reconnaître  que  deux  cases  surtout  brillaient  par  leur  désor- 
dre :  la  mienne  et  celle  de  Baudrv.  C'était,  chez  ce  dernier, 
un  capharnaûm  de  montres,  d'instruments,  de  médicaments, 
d'échantillons,  d'objets  d'échange  et...  de  crapauds. 

Chez  le  Père  Hacquart,  décoration  très  sobre  :  des  images 
de  piété  clouées  au  piquet  central  et,  sur  la  murette,  j'allais 
dire  dans  un  coin,  un...  cornet  à  pistons,  qui  fit  plus  tard 
la  joie  du  chef  de  Boussa,  mais  dont  jamais,  je  Tavoue  à 
regret,  nous  n'entendîmes  un  son.  Chez  Bluzet,  la  note  ar- 
tistique dominait.  Il  y  avait  des  tentures  de  velours  à  dix- 
huit  sous,  un  peu  fripé,  et  des  draperies  indigènes.  Dans  la 
case  de  Taburet,  pharmacie  en  même  temps,  une  odeur 
épouvantable  d'iodoforme,  ou  plutôt  de  tous  les  désinfectants 
connus,  et,  précieusement  gardé  sur  une  caisse-table-com- 
mode-étagère ,  dans  une  boîte  en  fer-blanc  veuve  de  pal- 
mers,  un  souvenir  longtemps  contemplé  et  qui  ne  le  quit- 
tait jamais,  le  portrait  de  la  fiancée  qu'il  devait  épouser  au 
retour. 

Le  jeune  Fili  Kanté,  garçon  de  Bluzet,  cuisinier  en  pied 
de  la  mission,  qui  joignait  à  ses  nombreuses  qualités  dômes- 


SÉJOUR   A    SAY. 


287 


ques  celle  de  forgeron  et  un  peu  celle  de  pitre,  coiffa  cha- 
une  de  nos  cases  d'un  chapeau  pointu. 

Apiès  quelques  tornades,  elles  le  portaient  sur  l'oreille. 

Les  habitations  des  hommes  étaient  à  peu  près  analo- 
ues  :  il  y  en  avait  deux,  une  par  bordée,  plus  spacieuses, 
aturetlement,  et  rectangulaires.    Puis  on  fit  un  grand  ma- 


asin  étanche,  où  toutes  nos  richesses  furent  transportées, 
.a  paillette  avant  de  VAuèe,  piquée  en  terre,  servit  telle 
uelle  de  refuge  aux  interprètes,  marabouts,  garçons  et 
utres  irréguliers;  on  recouvrit  le  tout,  dans  la  limite  du 
ossible,  de  toiles  de  tentes,  de  bâches. 

Et  nous  voilà  à  l'abri  —  vous  voyeï  comment!  —  des 
itempéries  de  l'hivernage  et  des  balles  des  Toucouleurs. 

Il  n'était  du  reste  que  temps.  Déjà  nous  avions  reçu,  sans 
ite,  quelques  tornades.  Nous  possédions  bien  des  tentes, 
lais  le  mieux  était  encore,  en  entendant  la  bourrasque  pré- 


288    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

liminaire,  à  la  vue  de  la  fantasia  des  feuilles  sèches  sur  la 
rive  gauche,  de  vêtir,  au  galop,  son  complet  de  cuir  ou  son 
caoutchouc,  et  d'aller  recevoir  Touragan  dehors,  en  lui  pré- 
sentant les  épaules,  tout  en  raidissant  les  haubans  de  sa 
tente.  C'était  le  seul  moyen  de  ne  pas  la  recevoir  sur  le  dos 
—  la  tente,  mais  pas  la  pluie. 

Tout  cela  fut  le  travail  d'un  mois,  d'un  mois  de  dur  labeur, 
sans  relâche  pour  aucun.  Le  matin,  une  bordée  allait  à  la 
paille  ou  au  bois;  l'autre  gardait  le  camp  et  faisait  monter  le 
tata.  Un  grand  soulagement  pour  tous  fut  de  voir  la  fin  de 
ces  travaux,  mais  il  n'allait  pas  sans  une  certaine  appréhen- 
sion d'ennui,  comme  en  témoignent  ces  fragments  de  notes 
de  voyage  : 

«  i6  mai,  —  Le  tata  est  terminé,  ce  matin  :  les  cases, 
une  salle  pour  manger,  un  gourbi  de  palabres  pour  nos  ser- 
viteurs, une  cuisine,  et  un  four  qui  ne  servira  guère.  H 
n'y  a  plus  de  gros  œuvre  à  exécuter  pour  le  poste.  Suzanne 
seule  reste  sans  gîte.  Dieu!  que  nous  allons  nous  ennuyer!  » 

Certes  oui,  nous  en  avons  eu,  des  jours  d'ennui!  Mais  qui 
n'en  a  pas,  même  à  bord,  même  en  garnison?  Heureusement 
encore  avions-nous,  pour  rompre  la  monotonie  des  heures, 
tout  un  petit  monde  en  miniature  qui  s'était  constitué  autour 
de  nous,  des  hôtes  assidus,  des  courtisans,  des  marchands 
attitrés,  des  traîtres,  et  nous  aurions  pu,  sur  un  signe, 
avoir...  le  reste. 

Passons  aux  présentations  : 

Deux  hommes  surtout  jouèrent  un  rôle  prépondérant  dans 
notre  existence  à  Fort-Archinard  :  ce  furent  Ousman  et  le 
PouUo. 

Ousman  était  cet  homme  de  Say,  ce  Koyrabero,  qui  nous 
était  venu  attendre  avant  Sansan-Haoussa,  sans  doute  pour 


SÉJOUR   A   SAV.  389 

lionner,  et  qui  descendit  jusqu'à  Say  sur  le  Davousl.  Etre 
gaire,  sans  intelligence  et  sans  dignité,  il  garda,  pendant 
t  notre  séjour,  un  rôle  ignoble  et  louche  d'entremetteur, 
ighaï  mâtiné  de  Peul,  il  avait  la  duplicité  du  Peul,  tout 
conservant  la   bêtise  du  Songhaï.   Physiquement  assez 


B^ 


lu  diable,  aux  traits  fins,  d'un  noir  de  corbeau,  mais  déjà 

:,  tuberculeux  et  lépreux,  ce  qui  ne  l'empêchait  point  de 

18  donner  la  main  trois  fois  au  moins  par  jour. 

[|  venait  souvent  avec  un  marabout  plus  phtisique  encore 

î  lui,  nommé  Ali. 

Le  Poullo,  le  Poullo  Sîdibé,  était  un  tout  autre  homme. 

es  grand,  très  maigre,  assez  clair  de  teint,  il  portait,  un 


290    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

peu  sur  Toreille,  une  chéchia  superbement  sale.  Ses  bras 
levaient,  agitaient,  en  des  gestes  de  sémaphore,  un  grand 
boubou  en  loques.  Toujours  l'air  mystérieux  et  sibyllin,  il 
vous  entraînait  à  part  dans  un  coin,  sur  un  tertre  ou  une 
termitière,  loin  des  oreilles  indiscrètes,  et  vous  contait,  avec 
le  plus  grand  sérieux ,  les  fausses  nouvelles  les  plus  invrai- 
semblables, comme  nous  en  aurons  tout  à  rheure  des  spé- 
cimens. Kt  il  faut  signaler  encore  son  sourire  dégagé  quand 
on   lui   faisait  amicalement  remarquer  ses  tentatives  d'ex- 
ploitation :  «  Tant  que  tu  seras  là,  me  disait-il  en  riant,  je 
n'irai  plus  à  mon  champ,  je  ne  soigne  plus  mon  troupeau. 
C'est  toi  ma  vache  à  lait,  c'est  toi  mon  grand  lougan.  » 

Celui-ci  ne  cachait  pas  son  jeu.  On  pouvait  du  moins  es- 
pérer le  tenir  par  l'intérêt. 

Ces  deux  hommes,  Ousman,  le  PouUo,  avaient  des  qua- 
lités communes  :  l'âpreté  au  cadeau  et  l'imperturbable  sérieux 
dans  le  mensonge.  Mais,  tandis  que  le  Poullo  opérait  avec 
l'allure  d'un  grand  seigneur,  un  sourire  entendu  d'homme 
supérieur,  le  chic  que  peut  avoir  un  Peul  qui  s'est  frotté 
aux  Touaregs,  Ousman  ne  laissait  percer  que  ses  mauvais 
instincts,  sa  veulerie,  son  avarice. 

Tous  deux  avaient  le  monopole  des  nouvelles,  presque  tou- 
jours fausses,  ai-je  dit,  qu'on  nous  apportait  du  marché  de 
Say.  Ils  en  prirent  un  autre,  également  très  lucratif.  C'était 
l'introduction,  la  présentation  d'envoyés  plus  ou  moins  au- 
thentiques, plus  ou  moins  intéressants,  des  chefs  de  village 
ou  de  canton  des  environs.  Au  début,  le  Poullo  —  Khalifa 
était  son  nom  —  opérait  seul,  et  c'était  pour  nous  la  pre- 
mière distraction  matinale  d'aller,  montés  sur  la  termitière 
amont,  interroger  l'horizon.  On  distinguait  —  la  chose  man- 
quait rarement  —  un  point  rouge  qui  s'avançait  de  notre  côté. 

u  Vers  huit  heures,  loin  sur  la  lisière  du  bois,  côté  Say, 
on  aperçoit  la  maigre  silhouette  du  Poullo  Sidibé,  son  fez 
sordide  en  équilibre  instable.  Il  a  derrière  lui  un  monsieur  à 


SÉJOUR    A    SAV.  29t 

bou  blanc  propre.   Beau  page,  mon  beau  page,  quelle 
velle  apportez? 

Avec  cet  étonnant  personnage,  toutes  les  suppositions 
t  possibles.  Je  m'attends  à  le  voir,  un  beau  matin,  nous 
oncer,  avec  son  geste   très  protocolaire  d'introducteur 


mbassadeurs  :  n  Amadou  Cheikou!  »  a  l'Emir-el-Mou- 
nin!  »  à  moins  que  ce  ne  soit  le  Grand  Turc,  ou  i/ie 
een.'  »  (Notes  de  route,  i6  mai.) 

l'était  bien,  mais  dès  qu'Ousman  comprit  les  bénéfices  à 
!r  du  métier  de  nouvelliste,  il  établit  la  concurrence.  Les 
■oyés,  généralement  recrutés  au  marché  du  vendredi,  à 
r,  vinrent  alors  deux  par  deux,  chacun  avec  son  cornac. 


aga    SUR   LE  NIGER   ET   AU  PAYS  DES  TOUAREGS. 

Après  la  concurrence ,  suivit ,  logiquement ,  le  syndicat. 
J'imagine  toutefois  que,  dans  cette  association,  si  Ousman 
tira  quelquefois  les  marrons  du  feu,  ce  fut  le  plus  souvent 
Khalifa  qui  les  mangea. 

Il  fallait  s'étendre  plus  particulièrement  sur  ces  deux  indi- 
vidus :  leur  rôle  fut  prépondérant.  Mais  avec  eux  grat- 
taient, plus  ou  moins  importants  dans  notre  ciel,  des  per- 
sonnages secondaires. 

__,  D'abord    le    chef    effectif  du 

!  village  d'en  face,    un  Kourteje 

nommé  Mamadou ,  comme  une 
bonne  moitié  de  ses  coreligion- 
naires. Assez  clair  de  teint, 
intelligent  et  canaille,  homme 
à  vendre  pour  toutes  les  trsiàr 
sons.  Il  y  a  dans  la  langue 
peule  un  mot  spécial  pour  si- 
gnifier :  II  Donner  un  petit  ra- 
deau pour  en  recevoir  un  Uis 
gros.  ■  j"ignore  si  le  mot  existe, 
,  mais  à  coup  sûr  le  Koyrabew 
[jratique  la  chose,  et  le  Mamadou  d'en  face  y  manquait 
moins  que  tout  autre.  Un  jour  cependant  vint  où  ses  espé- 
rances de  cadeau  furent  déçues.  II  fut,  en  cette  occasion, 
tout  à  fait  incorrect.  On  dut  le  mettre  brutalement  à  1* 
porte,  et,  depuis  ce  moment,  il  fila  doux.  Les  laptols, 
dans  leur  franc-parler,  l'avaient  surnommé  Mamadou-Cha- 
rogne,  et  il  avait  bien  dû  leur  jouer  quelque  tour  de  sa  façon 
pour  mériter  cette  épithète. 

Parmi  nos  hôtes  habituels  était  aussi  un  tout  petit  enfant, 
le  fils  du  fameux  Abd-el-Kader  de  Tombouctou,  hôte  d« 
Sociétés  de  géographie,  membre  correspondant  de  celles 
Paris,  le  grand  «  fumiste  »  qu'on  fit  en  France  ministre 


.vec  la  nu: 


1  songha'i 


SEJOUR   A  SAV.  393 

jlénîpotentiaire  malgré  lui ,  et  qui  servit  de  guide  à  mon 
uni  Caron  dans  son  beau  voyage.  Abd-el-Kader,  chassé  de 
Tombouctou,  vagabonda  par  toute  la  Boude.  Il  continue 
encore  sans  doute,  sous  prétexte  de  pèlerinage  à  la  Mecque, 
vivant,  en  bon  marabout,  de  l'exploitation  du  Koyrabero, 
prenant  des  femmes,  les  laissant,  et  semant  un  peu  partout 

des  enfants  sur  sa  route.  On 

dit  qu'il  est  chez  Samory. 
On  appelait  son  fils  l'Ara- 

bou.  Il  était  très  fier  de  sa 

naissance  et  considérait  son 

papa  comme  un  saint.  Tout 

petit  pour  son  âge.  avec  une 

grosse  tête  d'hydrocéphale, 

il  était  très  sensible,   d'une 

grande  intelligence  et  de  sen- 
timents fort  délicats.  Dès  no- 
tre arrivée  à  Say,  il  était  venu 

bravement  sur  nos  chalands, 

et,  bien  qu'il  tremblât  de  tous 

ses  membres,  nous  avait  ex- 
pliqué sa  situation.  Nous  lui 
fîmes  fête,  en  lui  donnant  du 
Sucre.  Les  gamins  de  Say  le 
Considéraient  un  peu  comme  un  blanc,  comme  un  toubabou. 
Et,  chose  curieuse,  quand  il  y  avait  des  tiraillements  avec 
es  femmes  du  marché,  à  cause  du  bruit  qu'elles  faisaient,  des 
:hants  séditieux  qu'elles  dansaient,  chansons  d'.'Mibouri  ou 
l'Amadou,  c'était  lui  qu'elles  députaient  pour  tout  concilier. 
a  Fils  d'ambassadeur,  ambassadeur  moi-même!  n 
Cet  enfant  nous  était  sincèrement  attaché.  De  par  son 
ère,  plus  ou  moins  Touatien,  il  se  jugeait  blanc  comme 
ous,  et,  de  tous  nos  hôtes,  c'est  vraisemblablement  le  seul 
ui  fût  tout  à  fait  désintéressé,  —  au  sucre  près. 


294    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Du  reste,  dans  toute  cette  population  de  Koyraberos,  les 
plus  séduisants  sont  les  enfants,  garçons  ou  filles.  Le  noir, 
jusqu'à  douze  ou  quinze  ans,  s'il  n'est  pas  complètement 
dégénéré,  a  l'esprit  alerte  et  l'œil  gai.  Mais,  dès  qu'il  devient 
adulte,  les  appétits,  chez  l'homme,  la  maternité  sans  cesse 
répétée,  chez  la  femme,  les  abêtissent  rapidement.  Le  fata- 
lisme de  sa  religion  donne  en  outre  au  musulman  noir  l'œil 
terne  du  bœuf  qui  attend  sans  savoir  quoi.  Il  semble  qu'en 
isolant  des  enfants,  choisis  avec  soin,   sans  tares,  en  leur 
donnant  une  éducation  raisonnée,  en  les  soustrayant  aux 
mauvaises  influences  extérieures,  on  arriverait,  de  généra- 
tion en  génération,  à  améliorer  la  race,  à  former  des  sujets 
industrieux,  travailleurs  et  progressant. 

Peut-être  aussi  cet  arrêt  subit,  ce  retour  en  arrière  de 
l'intelligence  chez  les  nègres  adolescents,  provient-il  de  la 
manière  qu'ont  adoptée  les  femmes  de  ces  pays  pour  porter 
leurs  petits.  Elles  les  ont,  comme  on  sait,  tout  le  long  du 
jour  à  cheval  sur  le  dos,  tenus  par  un  pagne  noué  au-dessus 
des  seins.  Elles  s'en  occupent  à  peine ,  même  lorsqu'ils 
crient.  C'est  toujours  avec  leur  enfant  qu'elles  vont  au 
fleuve,  battent  le  linge,  font  la  cuisine,  et  même,  et  sur- 
tout, pilent  le  couscous.  La  tête  du  petit,  qui  sort  seule  du 
pagne,  est  ébranlée,  re jetée  rudement  en  arrière  à  chaque 
coup  de  pilon.  Il  est  possible  que  l'effet  de  cette  sarabande, 
subie  par  un  tout  jeune  cerveau,  se  retrouve  plus  tard, 
quand  l'enfant  est  arrivé  à  sa  croissance,  qu'il  concourt  à 
l'abrutissement  de  la  race. 

En  tout  cas,  cette  manière  de  comprimer  la  poitrine  avec 
le  pagne  déforme  physiquement,  et  avec  une  effrayante  ra- 
pidité ,  les  femmes  même  très  jeunes.  Personne  n'ignore 
qu'on  a  vu  des  négresses  donner  le  sein  à  leur  enfant  par- 
dessus leur  épaule  ou  sous  l'aisselle. 

A  l'heure  qu'il  est,  —  à  moins  que  nous  n'ayons  fait  le 


SÉJOUR    A    SAY.  295 

pas  décisif  sur  Say,  par  l'occupation  effective,  —  Amadou 
Cheikou  est  le  maître  incontesté  du  pays,  dès  qu'y  cesse 
l'influence  touareg  de  Madidou,  c'est-à-dire  depuis  Zinder. 
Doungaest  le  premier  gîte  d'étape  un  peu  durable  de  l'exode 
des  Toucouleurs.  Les  circonstances  ont  admirablement  servi 
leur  chef.  Chassé  du  Ségou,  du  Nioro,  du  Macina,  par  nos 
armes,  en  punition  de  ses  innombrables  trahisons  et  de  ses 
crimes,  il  se  réfugia  à  Douentza,  puis  à  Dori.  Mais  ayant 
voulu,  saintement,  en  bon  marabout,  empoisonner  le  chef 
du  pays  pour  prendre  sa  place,  on  l'expulsa  de  la  ville,  et  il 
dut  recommencer  à  fuir.  Beaucoup  de  ses  fidèles  le  quittè- 
rent pour  revenir  en  vaincus  au  Macina.  Fugitif  de  village 
en  village,  il  passait  ses  journées  sur  le  seuil  d'une  case, 
essayant  en  vain  de  retenir  les  transfuges. 

Les  jours  furent  durs  à  la  horde  toucouleur.  Plus  moyen 
de  vivre  en  marabouts  exploiteurs.  Les  Peuls  du  Torodi 
refusèrent  la  route.  Ibrahim  Galadio,  dont  l'influence  était 
prépondérante  dans  tout  le  pays,  ne  lui  était  guère  favorable. 
Les  Toucouleurs  s'emparèrent  alors  de  Larba,  dans  le  Son- 
ghaï  indépendant  ;  mais  les  Logomaten,  Touaregs  de  Bokar 
Ouandieïdiou,  leur  infligèrent  une  sanglante  défaite,  repre- 
nant Larba  et  faisant  trois  cents  prisonniers. 

Le  cercle  se  reformait,  hostile,  sur  Amadou,  qui  sentait, 
bien  avant  qu'ils  y  fussent,  les  tirailleurs  français  sur  ses 
derrières  (l'expérience  l'avait  rendu  sage),  quand  se  présenta 
un  sauveur. 

C'était  le  chef  de  Say.  Il  s'en  fut  trouver  Ibrahim  Galadio 
et  l'Amirou  du  Torodi,  les  convainquit,  les  rallia  à  la  bonne 
cause  de  la  vraie  religion,  et,  en  même  temps  qu'il  signait 
un  traité  avec  nous,  livrait  passage  à  Amadou,  contre  lequel 
il  feignait  de  désirer  notre  assistance. 

Amadou  passa  le  fleuve  et  reçut  l'hospitalité  des  gens  du 
Djerma,  qui  lui  donnèrent  Dounga  comme  résidence. 

Profitant  de  querelles  de  famille,  d'hôte  bientôt  il  devint 


296    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

maître  et  s^empara  du  gros  village  de  Karma.  C'est  seule- 
ment quand  ils  furent  captifs  que  les  Djermankobès  s'aper- 
çurent qu'ils  n'avaient  réchauffé  qu'un  serpent. 

A  présent,  Amadou  est  grand  marabout,  de  par  son  père 
El-Hadj-Omar.  Il  est  grand  chef  militaire,  de  par  les  cinq 
cents  fusils  de  ses  Toucouleurs.  Il  commande  ou  donne  le 
mot  d'ordre  de  Zinder  à  Kibtachi.  Des  circonstances  mal- 
heureuses, le  sang  versé  par  des  chrétiens,  ont  groupé  au- 
tour de  lui  tout  le  pays  musulman.  Il  peut  disposer  de  dix  à 
vingt  mille  archers,  ou  hommes  armés  de  lances. 

Son  but,  ou  plutôt  celui  d'Alibouri,  le  véritable  homme 
d'action  de  son  entourage ,  semble  être  de  donner  la  main 
d'un  côté  à  Samory,  de  l'autre  au  sultan  du  Sokoto,  de  qui 
il  est  encore  coupé  par  le  Kebbi,  le  Maouri,  le  Gober.  Il  a 
d'ailleurs  chez  Samory  un  frère,  chef  de  colonne,  qui  s'y 
est  enfui  après  notre  succès  de  Nioro.  Il  parviendra  à  se» 
fins,  si  nous  n'y  mettons  bon  ordre.  Sa  confédération  est 
unie  par  les  pratiques  musulmanes,  tandis  que  ses  adver- 
saires indigènes,  beaucoup  plus  braves,  beaucoup  plus  résis- 
tants individuellement,  sont  sans  lien  entre  eux. 

Ce  serait  la  jonction  des  trois  grands  chasseurs  d'esclaves 
de  l'Afrique  occidentale,  Samory,  Amadou,  Emir-el-Mou- 
menin  du  Sokoto.  On  peut  s'attendre  alors  à  la  dépopulation 
complète  des  pays  du  Niger,  au-dessus  de  Say.  Amadou  a 
déjà  commencé  en  aval  :  les  rives  y  sont  désertes,  les  villages 
ruinés,  et  il  pousse  des  fleurs  et  des  gousses  soyeuses  sur 
les  berges,  où  les  femmes,  avant  l'arrivée  des  Toucouleurs, 
venaient  puiser  l'eau  et  laver  leurs  pagnes. 

Espérons  toutefois  que  la  récente  occupation  de  Fandou, 
et  la  politique  de  protectorat  effectif  sur  les  populations  féti- 
chistes, produiront  un  résultat  salutaire  (i). 

(i)  L'occupation  de  Say  est  maintenant  un  fait  accompli.  Amadou  s  est 
enfui  vers  le  nord-est.  Mais  nous  devons  plus  que  jamais  rester  en  défian<^^ 
contre  ses  troupes  aidées  par  l'émir  de  Sokoto.  Nous  devons  surtout  nous 


SÉJOUR    A    SAY.  397 

ul  homme  en  situation  de  tenir  tète  à  Amadou  était 
Galadio.  Galadio  est  un  étranger  dans  le  pays.  Son 
vint,  chassé  du  Macina  par  les  Peuls  d'Amadou- 
I  {Amadou  le  grand),  le  fondateur  de  l'éphémère  dy- 
i'Hamdallahi.  Galadio  a  des  fusils,  Galadio  a  un 
,  il  est  aussi  fort  que  les  Toucouleurs,  et  on  ne  sau- 


iliquer  son  ralliement,  sa  subordination  à  Amadou 
I,  que  par  le  prestige  qui  s'attache  encore  au  nom 
idj-Omar.  Et  cependant,  l'ancien  sultan  de  Ségou 
su  de  tous,  un  musulman  sans  foi  ni  loi,  couvert  de 
traître  à  son  père,  maudit  par  lui,  cruel  à  ses  femmes, 
u  de  ses  frères,  avare  pour  ses  sofas,  et,  par-dessus 
ndateur  d'une  hérésie  ! 

1  garde  contre  une  action  offensive  de  Samory.  Une  partie  de  la 
glaise  ne  parle-t-elle  pas  d'armer  et  de  pousser  contre  nous  ce 


298    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES  TOUAREGS. 

Le  Torodi  marche  tout  à  fait  avec  les  Toucouleurs.  Avec 
eux  aussi  gravitent  les  gens  de  Say,  mais  ceux-ci  sont  peu  à 
craindre,  en  tant  que  guerriers.  Say  n'est  qu^une  pépinière 
de  marabouts  médiocres  et  intolérants.  On  y  défend  les  tam- 
tams,  les  jeux,  les  danses  publiques.  Il  n'a  guère  qu'une 
importance  historique. 

Avec  Amadou  également  sont  les  Gaberos,  vassaux  ré- 
voltés des  Aouelliminden.  Ils  furent  volontairement,  libre- 
ment, ses  soldats  de  la  première  heure,  puis  un  jour  qu'ils 
battaient  leur  tabala(i),  un  envoyé  de  Dounga  parcourut  les 
villages  en  crevant  les  tambours,  ce  qui,  en  pays  nègres, 
est  la  suprême  insulte  à  un  peuple.  Avec  lui,  un  héraut 
d'armes  allait  criant  :  «  Désormais,  dans  le  pays,  il  n'y  aura 
d'autre  tabala  que  celui  d'Amadou  Cheikou,  fils  d'El-Hadj- 
Omar.  » 

Et,  à  l'évocation  de  ce  nom  prestigieux,  les  Gaberos  bais- 
sèrent la  tête.  Bientôt  après,  ils  payèrent  l'impôt. 

Les  Sidibés  se  joignirent  à  eux.  Gaberos  et  Sidibés  sont 
des  tribus  peules. 

D'autres  tribus,  les  Sillabés,  par  exemple,  sont,  comme 
les  Ouagobés  de  Zinder,  des  Sarracolais  du  Sénégal,  émigrés 
là  à  la  suite  de  querelles  intestines  avec  les  Diaouara  de 
Nioro.  Les  Kourteyes,  eux,  seraient  des  Peuls  du  Macina, 
joints  à  des  Rimaïbés  (2),  à  des  Bozos,  émigrés  du  Fitouka, 
au  temps  des  Ardos  du  Macina,  sous  les  derniers  Askias. 

C'est  ce  qui  explique  sans  doute  leurs  qualités,  leur  valeur 
nationale,  qu'on  ne  trouve  guère  chez  les  Peuls  purs,  mais 
souvent  chez  les  hommes  de  cette  race,  mélangés  au  sang 
noir. 

Les  Ouagobés,  les  Kourteyes,  les  Sillabés  ont  marche 
avec  Amadou,   c'est  certain,   pendant  notre  séjour,  mais 

(i)   Tambour  de  guerre. 
(2)   Captifs  de  case. 


SÉJOUR   A   SAY.  299 

mollement.  Peut-être,  s'ils  avaient  su  notre  présence  dans 
le  pays  définitive,  s'ils  n'avaient  pas  craint  les  représailles 
après  notre  départ,  auraient-ils  pris  —  mollement  également 
—  fait  et  cause  pour  nous.  C'est  sur  ces  éléments,  qui  ne 
sont  ni  franchement  songhaïs,  ni  franchement  peuls,  que 
devra  faire  fond  l'occupation  future. 

Toutes  ces  tribus  sont  musulmanes.  En  outre,  dans  l'état 
politique  du  pays  de  Say,  il  faut  tenir  grand  compte  du 
Gourma,  des  gens  de  Fandou  et  de  ceux  du  Mossi.  Ceux-ci 
sont  païens.  Malheureusement,  l'islamisme  gagne  chaque 
jour  dans  ces  régions  sur  le  fétichisme.  Certes,  les  païens  ne 
valent  pas  cher.  Ils  sont  cruels,  défiants,  ivrognes,  crédules 
en  leurs  sorciers  ;  mais  ils  valent  encore  mieux  que  les  mu- 
sulmans :  si  le  fétichiste  est  perfectible,  le  musulman  ne  l'est 
point. 

La  politique  qui  s'impose  dans  la  région  de  Say  est  d'op- 
poser ,  à  la  coalition  maraboutique  groupée  autour  d'Ama- 
dou ,  les  gens  du  Gourma  fétichiste ,  ceux  du  Dendi ,  du 
Kebbi,  musulmans  des  plus  tièdes.  Ce  sera  la  barrière  à 
l'intrusion  du  fanatisme  et  de  l'intolérance. 

Etant  donnés  ces  éléments  et  le  cadre  où  ils  opéraient, 
voyons  un  peu  comment,  à  Fort-Archinard,  nous  occupions 
la  journée. 

Le  matin,  vers  cinq  heures  et  demie,  celui  de  nous  cinq 
qui  a  le  quart  commande  :  «  Branle-bas!  »  comme  à  bord.  Il 
est  rare  qu'il  s'attarde.  Avec  le  branle-bas  vient  la  fin  de  la 
veille,  et,  quand  on  détient  le  quart  depuis  des  heures,  on 
s'empresse  d'aller  dormir  encore  un  peu,  fît-il  jour,  le  seul 
sommeil  réparateur,  par  ces  nuits  étouffantes,  étant  celui  du 
matin. 

Puis  les  laptots  s'étirent  paresseusement.  Digui,  le  pre- 
mier levé,  les  sort  de  leurs  couvertures,  les  bouscule,  chavire 
les  moustiquaires,  en  criant,  parodie  du  bord  :  «  Entends-tu, 


300    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

les  laptots,  debout,  debout,  debout  au  quart!  debout!  »  Ils 
aiment  beaucoup  se  rappeler  qu'ils  sont  marins,  et  ils  en 
sont  fiers. 

Puis  levé,  étiré,  réveillé,  chacun,  se  tournant  vers  le 
soleil  levant,  commence  son  salam. 

La  plupart  de  nos  noirs  sont  musulmans.  Certains  qui 
n'étaient  au  Sénégal  que  fervents  très  tièdes  deviennent 
zélés,  à  mesure  qu'ils  s'éloignent  de  leur  patrie.  Chez  beau- 
coup, c'est  une  manière  de  snobisme.  Chez  d'autres,  c'est  un 
sentiment  religieux  instinctif,  une  sorte  de  frayeur  super- 
stitieuse, la  religion  naturelle  de  la  crainte.  Et  cependant  il 
serait  injuste  de  les  accuser  d'avoir  peur.  Ce  sont  person- 
nellement, pour  la  plupart,  des  gens  courageux  à  l'excès, 
nous  en  avons  eu  maintes  fois  la  preuve. 

A  remarquer,  à  ce  sujet,  un  fait  assez  curieux  :  les  périodes 
de  zèle  outré,  les  salams  à  n'en  plus  finir,  avec  des  airs  pen- 
chés et  des  poses  confites,  coïncident  souvent  avec  des 
phases  de  malhonnêteté,  de  mensonge,  de  trahison.  Un  de 
nos  garçons  —  très  fidèle  jusque-là  —  a  commencé  à  faire 
salam  le  jour  même  où  il  se  mettait  à  «  chaparder  »  des 
perles;  un  homme  en  qui  j'avais  toute  confiance  portait 
ostensiblement,  depuis  quelques  jours,  des  chapelets  au  cou 
et  aux  bras  :  cela  me  donna  l'éveil.  Certes  il  avait  raison  de 
demander  pardon  à  Dieu,  de  marmotter  toute  la  journée  : 
«  A  s  ta  far  ou  Haye,  astajar  oïdlaye!  Pardon!  pardon  !  »  car 
il  s'était  mis  en  même  temps  à  dévaliser  consciencieusement 
la  boutique  du  marché,  dont,  circonstance  aggravante,  il 
était  chargé. 

Il  y  avait  toutefois,  parmi  nos  hommes,  des  musulmans 
de  bonne  foi  :  Samba  Ahmady,  le  quartier-maître,  qui  se 
cachait  pour  faire  sa  prière,  mais  qui  se  montra  foncièrement 
probe;  Digui,  surtout,  mais  c'était  un  croyant,  un  philo- 
sophe, plutôt  qu'un  mahométan  aveugle.  Il  savait  remercier 


SÉJOUR    A   SAY.  301 

Allah  sans  ostentation,  quand  les  difficultés  étaient  passées, 
et,  tout  en  disant  leur  fait  aux  mauvais  marabouts,  parlait 
parfois  d'une  façon  touchante  parce  que  naïve,  mais  élevée, 
du  rôle  de  la  Providence. 

Et  c'est  bien  rare,  surtout  chez  un  noir  illettré. 

Quant  à  Ahmady  Mody,  encore  un  très  honnête  celui-là, 
il  avait  là-dessus  une  théorie  : 


a  Pourquoi  ne  fais-tu  pas  salam  comme  les  autres,  Ahmady 
Mody? 

—  Commandant,  je  suis  trop  petit.  Je  ferai  quand  je  serai 
marié!  » 


Puis  on  se  mettait  au  travail;  toujours  il  y  avait  quelque 
chose  à  faire  :  réparations  aux  bateaux ,  annexes  au  tata, 
déballage  ou  remballage  des  marchandises,  corvées  exté- 
rieures pour  aller  au  bois  ou  à  la  paille,  recensement,  exer- 
cice ou  tir.  On  entendait  le  charpentier  Abdoulaye  raboter 


302     SUR    LK    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

consciencieusement  ses  planches  à  avirons  en  chantant.  Et 
sa  chanson  n'a  pas  varié  d'un  iota  pendant  toute  la  durée  du 
séjour.  C'était  sur  un  rythme  très  monotone ,  toujours  le 
même  mot  :  «  Sam  -  ba  '  la  -  o  -  bé  '  é  ~  â  -  ê  -  é -  c  -  é  -  c [\).  » 
Je  crois  qu'il  n'en  a  jamais  su  davantage,  et,  bien  que  ce  fût 
un  chant  séditieux,  sans  qu'il  y  pensât,  c'était  si  drôle  qu'il 
n'y  avait  pas  moyen  de  lui  en  vouloir. 

Abdoulayc,  grand  diable  de  Ouolof,  admirablement  dé- 
couplé, n'avait  qu'une  ambition,  pendant  notre  séjour  à  Fort- 
Archinard,  aller  «  casser  la  gueule  »  à  son  compatriote  .\li- 
bouri,  originaire  du  même  village  que  lui.  De  ce  que  Alibouri 
est  l'âme  damnée  d'Amadou,  le  champion  de  la  guerre  à 
outrance  contre  les  Français,  Abdoulaye  lui  en  veut  à  mort: 
«  Alibouri,  c'est  mauvais  Ouolof!  » 

Lorscjue  le  camp  était  nettoyé,  arrivaient  les  marchands, 
hommes  et  femmes,  car  nous  avions  un  marché  à  Fort-Ar- 
chinard.  Au  début  de  l'occupation,  étant  donnée  l'hostilité 
déclarée  d'Amadou  Satourou,  une  de  nos  craintes  avait  été 
qu'il  n'essa\  ât  d'avoir  raison  de  nous  par  la  famine.  Il  est 
vrai  qu'il  y  avait  un  village  en  face,  et  nous  aurions  eu,  à 
tout  prendre,  la  ressource  d'aller  réquisitionner  à  main  armée 
jusqu'à  Say  même.  Mais  ces  moyens  me  répugnaient.  Ils 
auraient  occasionné  des  accrocs  trop  sensibles  à  la  ligne  de 
conduite,  toute  pacifique,  qu'enjoignaient  mes  instructions  et 
que  je  désirais  tenir.  Certes,  dès  le  début,  les  gens  de  Say 
montrèrent  plutôt  de  la  mauvaise  volonté  à  nous  vendre.  Ils 
risquaient  fort,  il  est  vrai,  d'être  pillés  sur  la  route,  — ce 
qui  se  produisit,  du  reste,  —  et  le  chef  de  Say,  s'il  les  laissait 
venir,  ne  les  encourageait  guère;  ceux  qui  venaient,  en  tout 
cas,  affichaient  les  prétentions  les  plus  extravagantes.  On 

(i)  Samba  Laobé  est  un  des  héros  de  la  résistance  contre  nous  au  Cayor. 
Tué  en  combat  sinijuîlcr  par  le  sous-lieutenant  de  spahis  Chauvey,  tt\ 
1886. 


SÉJOUR    A    SAY.  303 

lous  demandait  trente-cinq,  quarante  coudées  d'étoffe  (vingt 
■nètres)  pour  de  maigres  moulons.  Mais  enfin,  nous  avions 
Jes  provisions  pour  nous  et  nos  hommes,  et  c'était  le  prin- 
:ipal. 

Dès  le  matin,  on  voyait  les  marchands  s'accroupir  en  face 
Ju  poste,  sur  la  rive  opposée,  attendant  que  le  petit  chaland, 


ivec  quelques  hommes,  vînt  les  chercher.  C'étaient  quel- 
ques vendeurs,  maïs  surtout  des  femmes.  11  semblait  qu'à 
3ay,  avant  leur  départ,  on  leur  fit  passer  un  examen  de 
aideur;  je  n'ai  jamais  vu  ailleurs  guenons  aussi  affreuses 
jue  les  premières  marchandes  qui  nous  vinrent  de  Say.  On 
se  fait,  au  bout  de  peu  de  temps,  à  la  beauté  des  femmes 
noires;  on  arrive  à  trouver  à  leurs  traits  autant  de  charmes 
peut-être  qu'à  ceux  des  femmes  d'autre  couleur;  on  les  ap- 
précie même,  en  tant  que  noires,  en  raison  du  type.  Mais 
il  est  une  chose  qu'on  ne  peut  enlever  aux  négresses,  c'est 


304    SUR    LE   NEGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

que,  comme  les  Anglaises,  quand  elles  sont  laides,  elles  le 
sont  i'i  faire  peur. 

Kltes  installaient  leur  petit  commerce  sur  un  terre-plein, 
k  l'amont  de  l'île.  Le  marchand  «  bougnoul  (i)  «  a  une 
manière  trts  parliculicre  de  procéder.  On  ne  marchande  pas 
avec  lui,  ou  bien  c'est  seulement  par  gestes.  Le  dioula  (2), 
accroupi,  étale  ses  marchandises  devant  son  échoppe.  Passe 


l'acheteur,  qui  propose  ses  caurîs  ou  sa  toile  :  si  le  prix  corx- 
vient,  le  marché  esl  conclu,  sinon  le  dioula  remue  la  tête. 
fait  signe  que  non,  et  le  chaland  passe,  ou  bien,  s'accrou- 
pissant  à  son  tour,  attend.  De  temps  en  temps,  il  laisse 
tomber  un  prix  ou  ajoute  quelques  cauris  au  tas  qu'il  avait 
offert  d'abord.  Rien  d'analogue  au  bruit  de  nos  foires,  au 
verbiage  de  nos  marchés.  C'est  toujours  à  qui  lassera  l'autre, 
mais  sans  l'accabler  de  paroles. 


SÉJOUR   A  SAY.  305 

Xe  prix  que  fait  un  noir  n'est  jamais,  jamais,  celui  auquel 
"^^eut  vendre.  On  doit,  en  moyenne,  obtenir  un  rabais  de 
itié,  quelquefois  de  beaucoup  plus. 


^otre  première  occupation  au  marché  fut  (nous  ne  savions 
a.s  quelle  attitude  prendraient,  dans  l'avenir,  les  Koyra- 
eros,  et  il  fallait  tout  de  suite  profiter  de  leur  bonne  vo- 
>nté  relative),  notre  première  occupation  fut  de  nous  con- 
tituer  un  stock  de  grain  et  un  troupeau. 

En  peu  de  temps,  —  la  chose  était  normale,  étant  donnés 
10s  prix  d'achat,  —  nous  eûmes  devant  nous  trois  mois  de 
p'ain,  riz  ou  mil,  et  des  moutons.  Après  cela,  on  pouvait 
i^oîr  venir,  et,  songeant  alors  à  l'économie,  imposer  nos  prix. 
La  monnaie  courante  était  la  toile  blanche,  et  j'imagine  fort 
lu*il  se  produisit  à  Say  une  opération  commerciale  qui  sem- 
blerait déceler  une  certaine  intelligence  chez  quelques-uns 
les  notables.  On  accapara  nos  marchandises  :  la  toile,  le 
uivre,  les  perles. 
Voici  ce  qui  se  passa  : 

Comme  nous  donnions  seulement  une  ou  deux  coudées  de 

ile  en  payement  d'objets  de  peu  de  valeur,  il  était  impos- 

ble  de  l'utiliser  directement.  Ces  petits  morceaux  étaient 

vendus  à  des  spéculateurs.  Ils  les  achetaient  à  vil  prix  aux 

sogneux  qui  venaient  à  Fort- Archinard  ;  cette  toile  ne  fut 

nais  remise  sur  le  marché  de  Say,  tout  au  moins  jusqu'à 

tre  départ.  Elle  dut  alors  atteindre  des  prix  considérables. 

Votre  mercuriale  eut  des  hauts  et  des  bas.  Après  Suley- 

1,  qui   causait  trop,    d'autres   en  furent  charges.   Nous 

imes  pas,  parmi  nos  laptots,  un  seul  bon  dioula.  Baudry 

en  désespoir  de  cause,  obligé  de  s'y  mettre  lui-même. 

»  les  matins,  il  allait  aux  provisions,  achetait  le  grain, 

loutons,  le  lait,  le  beurre.   Peut-être  est-il  le  seul  à 

ir  point  fait  danser  l'anse  du  panier. 


20 


3o6    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

On  en  était  venu  à  connaître  toutes  les  horribles  guenons 
qui  nous  fournissaient.  On  causait  avec  elles  par  gestes  d'a- 
bord, puis  chacun  en  la  langue  qu'il  étudiait.  Le  Père  Hac- 
quart  avait  auprès  d'elles  un  grand  succès,  parlant  l'arabe 
des  pseudo-marabouts  et  baragouinant  le  songhav  aux  Koyra- 


berosetaux  Koyraberottes.  Beaucoup  de  moricaudes  avaient 
trouvé  un  truc  lucratif  :  au  lieu  de  vendre,  elles  donnaient. 
On  venait  porter  en  cadeaux  au  Père,  au  commandant,  ïh^ 
autres  officiers,  quelques  calebasses  de  miel,  d'arachides,  de 
lait,  des  œufs,  des  poulets.  C'était  toujours  le  mêmepnn- 
cipe  :  donner  un  peu  pour  recevoir  beaucoup  en  retour.  El  " 
est  bien  difficile  de  refuser,  quand  on  vous  offre  aimablement. 
Nous  montâmes  ainsi  un  superbe  poulailler.  Les  poule* 


SÉJOUR   A   SAY.  307 

vivaient  dans  les  abatis  de  l'enceinte.  Mais  leur  vie  ne  fut 
pas  toujours  rose  à  Fort-Archinard  :  elles  étaient  trop  fami- 
lières, les  pauvres  bêtes,  et  cela  leur  coûta  cher.  Moi  d'un 
côté,  Bluzet  de  l'autre  (cet  âge  est  sans  pitié),  nous  instal- 
lâmes un  tir  à  la  silhouette  sur  ces  malheureuses.  Avec  un 
arc  minuscule,  des  bouts  de  bambou  armés  d'une  épingle, 
nous  blessions  impitoyablement  celles  qui  venaient  boire  à 
l'eau  commune,  ou  qui,  à  l'heure  de  la  sieste,  allaient  jus- 
qu'à troubler  notre  repos,  cherchant  un  peu  de  fraîcheur 
dans  les  cases. 

Ce  fut  même  le  sujet  d'une  expérience  assez  concluante  : 
Ousman  ayant  apporté  —  clandestinement  —  des  flèches 
empoisonnées,  on  enfonça  la  pointe  de  l'une  d'elles  dans  la 
cuisse  d'une  poule  déjà  blessée  par  Bluzet.  L'effet  fut  fou- 
droyant :  le  surlendemain,  elle  était  guérie  de  sa  première 
blessure,  elle  se  remettait  à  courir  comme  devant. 

Il  ne  faudrait  cependant  pas  conclure  trop  rigoureusement 
de  cette  expérience  et  faire  fi  des  flèches  empoisonnées.  Il 
en  est  de  mortelles.  L'enduit  qu'elles  portent  est  formé  de 
cire  et  de  kouna,  extrait  d'une  strophantée  assez  commune. 
C^est  un  poison  très  violent,  mais  il  semble  perdre  rapide- 
ment son  efficacité.  Le  meilleur  réactif  est  de  brûler  immé- 
diatement la  blessure,  ou  bien  de  l'entourer  d'injections  sous- 
cutanées  de  chlorure  d'or.  Le  plus  simple  est  encore  de 
mettre  un  peu  de  poudre  dans  la  plaie  et  de  l'allumer.  Mais 
c*est  là  remède  de  Spartiate. 

Notre  marché  était  la  grande  distraction  de  la  matinée. 
C'est  là  qu'on  put  recueillir  des  types,  là  qu'on  put  faire  une 
petite  étude  sur  les  marques  des  tribus.  A  Say  et  dans  les 
environs,  la  population  est  très  mélangée  :  Songhaïs,  Peuls, 
Haoussas,  Djermankobés,  Macinankés,  Mossis,  Gourounsi, 
Kourteyes,  etc.  Toutes  ces  populations  ont  des  cicatrices 
différentes  sur  les  joues,  comme  dans  beaucoup  de  peuplades 
africaines. 


3o8    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

C'était  aussi  là  qu'on  apprenait  certaines  nouvelles,  quel- 
quefois les  plus  sûres.  Du  reste,  on  reconnut  bientôt  l'état 
des  populations  et  leur  degré  d'hostilité,  rien  qu'à  la  façon 
dont  les  marchands  se  présentaient.  Étaient-ils  nombreux, 
c'est  que  tout  allait  bien,  c'est  que  des  bruits  d'expédition 
française  circulaient  réellement  et  que  Amadou  Satourou  fai- 


sait semblant  de  venir  à  résipiscence.  Devenaient-ils  rares, 
alors  des  colonnes  hostiles  se  réunissaient,  on  ne  savait 
pourquoi,  mais  vraisemblablement  pour  nous  attaquer;  ou 
bien  une  nouvelle  entrave  venait  d'être  apportée  à  notre 
commerce.  Une  fois,  entre  autres,  Amadou  Satourou  voulut 
nous  prendre  par  la  famine  :  les  moutons  ne  nous  arrivèrent 
point  comme  d'habitude.  Sur  la  menace  d'aller  en  chercher 
à  Say,  faite  à  Ousman  pour  qu'il  la  répétât,  nous  eûmes  dès 
le  lendemain  ce  qu'il  nous  fallait  ;  jamais  nous  ne  mangeâmes 
si  bonne  viande,  à  si  bon  compte. 


SÉJOUR   A   SAY.  309 

L'heure  du  marché  était  aussi  celle  où  Taburet  donnait 
ses  consultations  aux  indigènes.  La  malpropreté,  la  noncha- 
lance, le  manque  de  soins,  la  misère  surtout,  font  de  terribles 
ravages  chez  toute  cette  population.  Il  y  aurait  ample  mois- 
son à  observation  pour  un  médecin  qui  voudrait  étudier  sur 
le  vif  quantités  de  maladies  devenues  rares  dans  les  pays 
civilisés.  On  aurait  formé,  des  visiteurs  matineux  qui  venaient 
trouver  Taburet,  une  effrayante  Cour  des  Miracles  :  des  tu- 
berculeux et  des  syphilitiques  arrivés  sans  traitement  aucun 
aux  derniers  accidents  ;  des  aveugles ,  des  goitreux ,  des 
hydrocéphales,  des  éléphantiasiques ,  des  lépreux  surtout; 
peu  de  maladies  nerveuses,  semble-t-il.  Mais  le  traitement 
était  difficile  à  suivre,  la  plupart  du  temps  impossible.  Ils 
arrivaient  quelquefois,  les  malheureux,  les  éclopés,  de  très 
loin,  au  médecin  blanc,  avec  l'espérance  d'en  obtenir  la  gu^ 
rison  immédiate,  alors  qu'ils  étaient  incurables.  Comment 
leur  recommander  la  propreté,  alors  qu'une  de  leurs  médi- 
cations consiste  à  traiter  les  plaies,  et  même  les  ophtalmies, 
par  des  applications  de  limon  et  de  bouse  de  vache?  Com- 
ment leur  prescrire  les  reconstituants?  la  viande  saignante? 
Ils  sont  trop  pauvres.  Les  vins  généreux?  Aurions-nous  pu 
leur  en  procurer,  ils  l'auraient  jeté  avec  horreur,  parce  que 
musulmans.  La  quinine?  Son  amertume  leur  aurait  donné  le 
soupçon  d'un  empoisonnement.  Ils  venaient  là  comme  au 
miracle.  Quelques  badigeonnages  à  l'iode,  des  lavages,  des 
pansements  antiseptiques,  une  solution  d'iodure  de  potas- 
sium, voilà  tout  ce  qu'on  pouvait  leur  prescrire,  quelquefois 
sans  résultat. 

On  consultait  Taburet  à  tout  propos. 

Une  jolie  Peule  de  Saga,  au  teint  clair,  aux  attaches  fines, 
a  manqué  à  la  réserve  que  les  mœurs  de  sa  tribu  imposent, 
paraît-il,  aux  jeunes  filles,  et  sa  grossesse  est  déjà  très  ap- 
parente. Elle  vient  timidement  demander  «  médicaments  ». 


3IO    SUR   LE   NIGER   ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Et  comme  on  lui  dit  que  son  cas  est  incurable,  que  notre 
religion  nous  défend  de  supprimer  une  existence,  elle  arrive 
le  lendemain  avec  sa  mère.  Celle-ci  conte  que  dans  son 
village  on  les  tuerait  toutes  les  deux  à  coups  de  pierres,  si 
elles  rentraient  ainsi,  ou  bien,  par  mesure  de  clémence,  on 
les  laisserait  aux  fers  jusqu'à  mourir.  La  jeune  fille  était 
jolie;  beaucoup  de  ceux  du  village  Tont  demandée  en  ma- 
riage; elle  les  a  repoussés.  Aussi,  tous  veulent  se  venger  et 
appliqueront,  sans  y  rien  adoucir,  les  «  justes  lois  »  musul- 
manes dans  toute  leur  rigueur.  Elle  n'a  plus  ni  père,  ni  frère, 
ni  défenseur.  Le  séducteur  s'est  retiré  :  la  coutume  n'au- 
torise pas  la  recherche  de  la  paternité. 

Ce  sont  les  gens  de  Say  qui ,  par  dérision ,  ont  dit  à  la 
mère  de  mener  sa  fille  aux  Chrétiens,  qu'elle  n'était  plus 
bonne  qu'à  ça.  Si  nous  ne  pouvons  la  guérir,  elles  n'ont 
plus  qu'à  s'exiler  ensemble  dans  quelque  village  fétichiste 
du  Gourma,  où  elles  vivront  inconnues  et  misérables. 

Et  toutes  deux,  la  mère,  les  larmes  aux  yeux,  la  fille, 
prostrée,  implorent  :  «  Safarikoy,  safarikoy!  Docteur,  doc- 
teur! »  Je  me  demande  quel  serait,  dans  ces  pays  fanatiques, 
le  devoir  de  conscience  d'un  médecin  disposant  du  néces- 
saire, ce  qui  n'était  pas  le  cas. 

C'est  tout  de  même  navrant ,  ce  drame  de  famille.  Je 
m'attarde  longuement  à  essayer  de  les  consoler.  Mais  la 
vieille  tient  à  son  médicament  :  elle  m'offre  en  échange  tout 
ce  que  dans  sa  pauvre  cervelle  de  vieillard  elle  pense  devoir 
me  plaire,  sa  fille  elle-même  qui  restera  avec  nous,  qui  s'at- 
tachera à  nos  pas,  qui  nous  suivra  où  nous  irons. 

Je  charge  Digui  de  les  pousser  dehors  le  plus  doucement 
possible,  avec  une  grosse  charité  qui  leur  permettra  de 
gagner  quelque  village  de  païens  pitoyables. 

Et  elles  s'en  vont,  la  mère  pleurant  sur  ses  loques,  la 
petite,  les  pieds  gonflés,  louchant  sur  son  ventre. 


SÉJOUR    A    SAY.  311 

A  ce  sujet,  Suleyman,  l'interprète,  qui  en  sait  parfois  de 
bien  drôles,  me  contait  : 

«  De  tous  temps,  les  prophètes,  les  marabouts,  les  chefs 
noirs  fondateurs  de  dynastie  religieuse,  se  sont  élevés  avec 
dureté  contre  la  dissolution  des  mœurs  chez  les  jeunes  filles. 
Ce  n'est,  du  reste,  que  façade  :  la  plupart  des  marabouts 
sont  des  avorteurs. 

«  Chez  Amadou,  on  pillait  l'homme  et  la  femme  fautifs; 
chez  Abdoul  Boubakar,  on  saccageait  tout  le  village,  excel- 
lent procédé  pour  se  procurer  chevaux,  captifs...  et  le  reste. 
Dans  d'autres  pays,  encore  maintenant,  on  met  aux  fers  la 
coupable,  mais  la  coupable  seulement.  Si  le  séducteur  se 
déclare,  il  peut,  en  payant  une  forte  amende  au  chef  de 
village,  éviter  le  châtiment.  Quant  à  la  pauvre  misérable 
fille,  le  plus  souvent  elle  meurt  aux  fers. 

—  Ce  sont  mœurs  de  musulmans,  et  Dieu  sait  pourtant  ce 
que  sont  chez  eux  les  femmes!  — 

«  Samory  avait  coutume  de  tuer  les  deux  coupables. 

a  Tiéba,  son  ennemi  et  son  voisin,  professait  sur  le  sexe 
faible  en  général ,  et  sur  ses  mœurs ,  une  aimable  philo- 
sophie. Quand  Samory  fut  vaincu  par  Tiéba,  les  plus  pré- 
cieux auxiliaires  de  ce  dernier  furent  des  nomades,  des 
Dioulas,  des  gens  étrangers  au  pays.  Ils  étaient  passés  par 
Sikasso,  y  avaient  connu  des  femmes  aux  mœurs  faciles, 
s'y  étaient  ruinés  pour  elles,  y  avaient  élu  domicile  par  la 
force  des  choses.  Or,  aux  pays  noirs,  les  voyageurs,  ceux 
qui  ont  beaucoup  vu,  sont  généralement  braves  et  de  bon 
conseil. 

(c  A  Samory  qui  coupait  des  têtes,  conformément  au  Coran, 
Sarankéni,  sa  femme,  préférée  encore  aujourd'hui,  fit  tou- 
cher du  doigt,  sous  le  coup  de  l'échec,  la  cause  de  sa  défaite  : 
grâce  aux  femmes  faciles,  retenant  les  étrangers,  Tiéba  avait 
triomphé.  Samory  se  rendit  à  de  si  bonnes  raisons.  Depuis 


3ia    SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

lors ,  me  dit  Suleyman ,  —  et  ici  la  note  me  paraît  outrée, 
—  si  un  homme  de  Samory  trouve  en  défaut  une  femme  ou 
une  fille  de  sa  maison,  il  est  de  bon  ton  de  donner  quelque 
boubou  au  camarade ,  ou  de  bonnes  paroles,  ou  des  rafraî- 
chissements. La  règle  est  générale  dans  tous  les  États  du 
Fama. 


Il  Sarankéni,  la  grande  favorite,  la  donneuse  de  conseils, 
en  est  seule  exceptée.  » 

C'était  peut-être  le  contraire  qu'elle  cherchait,  étant  jeune 
alors. 

Pendant  l'heure  du  marché,  nous  allions  aussi  faire  un  tour 
au  jardin ,  au  potager.  Un  officier  de  la  garnison  de  Tombouctou 
avait  bien  voulu  nous  donner,  avant  le  départ,  quelques  pa- 
quets de  graines  usuelles.  On  fit,  sous  la  haute  direction  du 
docteur,  défricher  un  carré  de  terre,  on  la  fuma,  on  y  sema. 

Ce  n'est  rien  d'avoir  semé,  encore  faut-il  récolter.  Malgré 


SÉJOUR   A   SAY.  313 

les  attentions  délicates  d'Atchino,  le  Dahoméen,  notre  jar- 
dinier d'occasion,  qui,  tous  les  matins,  arrosait  religieuse- 
ment les  graines;  malgré  nos  visites  renouvelées  poliment 
matin  et  soir,  il  n'en  sortit  pas  grand'chose.  Peut-être  les 
moutons  et  les  chèvres,  gourmands,  en  eurent-ils  la  primeur, 
malgré  la  haie  d'épines  qu'on  dressa  tout  autour. 

Nous  n'eûmes  guère,  et  encore  fut-ce  tout  à  la  fin  du 
séjour,  que  des  tomates,  très  largement,  quelques  concom- 
bres, de  petits  radis  roses,  deux  malheureuses  carottes  et 
trois  têtes  de  salade.  Je  vous  laisse  à  penser  la  joie  qui 
éclata  chez  tous,  quand  Taburet  nous  fit  triomphalement 
servir  trois  radis  par  tête  ! 

Et  cependant,  merci  au  jardin  et  au  jardinier!  Si  nous 
eûmes  peu  de  légumes ,  du  moins  eûmes-nous  l'espérance 
d'en  avoir,  le  plaisir  de  voir  pousser  quelques  herbes  sau- 
vages, qu'on  prophétisait  choux,  laitue,  betteraves,  et  de 
dire  avec  joie  :  «  Quand  nous  aurons  de  ceci...  Quand  nous 
aurons  de  cela...  »  L'espérance  du  superflu  concourt  au  bon- 
heur quand  on  a  l'indispensable  à  côté. 

Et  puisque  nous  en  sommes  sur  ce  sujet,  fastidieux,  mais 
vital,  des  comestibles,  voyons  un  peu  la  façon  dont  nous 
avons  matériellement  vécu  pendant  notre  long  séjour  à  Fort- 
Archinard. 

Bien  que  venant  de  loin,  il  faut  être  strictement  véridique. 
Eh  bien,  j'ai  presque  honte  de  l'avouer,  nous  n'en  avons 
jamais  été  réduits  à  manger  nos  chiens.  Et  la  raison  n'en  fut 
pas  l'absence  complète  de  ces  amis  de  l'homme  dans  notre 
personnel.  Loin  de  là.  Nous  eûmes  successivement  trois 
chiens,  sans  compter  les  chats,  tous  trois  indifféremment 
appelés  Meyer.  C'étaient  des  chiens  du  pays,  jaunes,  efflan- 
qués, un  peu  sauvages.  Tous  eurent  une  triste  fin.  Ils  se 
perdirent,  je  ne  sais  où.  Mais,  encore  une  fois,  nous  ne  les 
mangeâmes  point,  je  le  jure  par  Mahomet! 


314    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

A  défaut  de  chiens,  nous  pûmes  toutefois  nous  nourrir. 
Jamais  les  moutons  ni  le  riz  ne  firent  défaut.  Ce  n'était  pas 
brillant  comme  viande  :  il  nous  fallait  garder  toujours  tout 
un  troupeau  dans  notre  île;  les  pâturages  étaient  rares  sur 
nos  deux  cents  mètres,  pour  nos  trente  ou  quarante  bêtes. 
Au  bout  de  quelques  jours  de  cette  nourriture,   ou  de  ce 
jeûne,  nos  moutons  s^anémiaient,  et  leur  viande  devenait 
verdâtre.  On  la  mangeait  toutefois,  dans  la  demi-obscurité. 
Puis,  le  riz  était  toujours  bon.  Celui  de  ce  pays  est  petit, 
légèrement  rougeâtre,  gonfle  moins  à  la  cuisson  que  le  riz 
blanc  de  Cochinchine  ou  du  Pégou,  mais  il  est  préférable, 
ayant  un  goût  plus  prononcé.  Taburet  jura  au  début  ses 
granJs  dieux  qu'il  préférait  mourir  de  faim  à  manger  du  riz, 
et  ne  put  bientôt  plus  s'en  passer.  Fili  Kanté,  déjà  nommé, 
devint  un  cuisinier  hors  pair  ;  et  certes  il   eut  à  cela  du 
mérite,  car  personne  de  nous  n'était  en  état  de  lui  donner 
des  conseils;  seul,  prétendait-on,  le  commandant  ;  mais  après 
avoir  mis  l'eau  à  la  bouche  de  ses  compagnons  en  leur  an- 
nonçant que,  dès  l'arrivée  à  Say,  il  prendrait  la  direction  de 
la  popote,  il  ne  s'en  occupa  jamais. 

Si,  cependant;  c'est  lui  qui  présidait  à  l'exécution  des  mé- 
chouis (i).  Et  les  méchouis  de  Fort-Archinard  étaient  réputés 
fameux...  dans  l'île! 

Riz  et  mouton ,  c'était  là  le  fond  de  la  nourriture.  Fili 
Kanté,  tous  les  matins,  venait  trouver  le  chef  de  gamelle, 
et,  comme  une  trouvaille,  lui  disait  :  «  Mon  lieutenant,  je 
vais  faire  ce  matin  du  mouton  au  riz.  —  Et  quoi  encore?  — 
Une  omelette.  —  Et  quoi  encore?  —  Du  nougat  et  du  fro- 
mage. )) 

Oui,  vous  avez  bien  lu,  du  nougat.  Rien  de  Montélimar, 
toutefois  :  «  Prenez  du  miel,  faites-le  bouillir;  ajoutez-y  des 
arachides  grillées  et  décortiquées;   versez  le  tout  sur  une 

(i)  Mouton  rôti  tout  entier  à  la  broche,  à  la  mode  arabe. 


SÉJOUR    A    SAY.  315 

surface  froide,  le  dessus  d'une  caisse  en  bois  sale,  si  vous 
n-avez  rien  de  meilleur  et  que  vous  vouliez  imiter  Fili,  et 
laissez  refroidir.  >» 

Vous  aurez  là  un  dessert  qui  en  vaut  bien  un  autre...  sur- 
tout quand  d'autres  font  défaut. 

Vous  avez  encore  bien  lu,  du  fromage.  La  plupart  du 
temps,  nous  eûmes  du  lait  à  volonté.  On  en  faisait,  du  jour 
au  lendemain,  un  fromage  supérieur,  tout  à  fait  délicat, 
assurions-nous.  C'était  le  dessert  du  matin,  et  le  nougat 
celui  du  soir. 

Quelquefois,  nous  péchions.  Le  Niger,  à  Fort-Archinard, 
n'est  pas  excessivement  poissonneux.  Pourtant,  avec  un 
pétard  de  fulmicoton  ,  nous  fîmes  quelquefois  des  pêches 
abondantes  qui  suffisaient  à  la  ration.  Les  poissons  sont  les 
mêmes  que  dans  le  Sénégal.  Ceux  dits  «  capitaine  »  et 
(c  ntébé  »  sont  de  chair  très  fine  et  atteignent  parfois  de  très 
fortes  dimensions.  Nous  avons  péché  à  Gourao,  sur  le  Debo, 
un  u  capitaine  »  de  trente-six  kilos.  Il  fallait  deux  hommes 
pour  le  porter,  et,  suspendu  à  une  perche,  il  traînait  à 
terre.  Mais  ce  furent  pièces  très  rares  à  Fort-Archinard. 

11  y  a  encore  le  mâchoiran,  poisson  de  vase,  à  gueule 
aplatie  ;  mais  défiez- vous.  Si  vous  mangez  par  mégarde,  à  la 
pleine  lune,  la  graisse  de  la  queue  de  mâchoiran,  et  Dieu 
Sait  s'il  en  a,  si  vous  buvez  du  lait  frais  par  là-dessus,  si 
Vous  couchez  ensuite  toute  la  nuit  à  l'air,  sur  une  couverture 
blanche,  et  qu'au  matin  vous  buviez  une  écuelle  d'eau... 
Vous  attraperez  la  lèpre.  Je  ne  crois  pas  que  les  lépreux  de 
Say  aient  pris  tant  de  précautions. 

Il  est  une  chose  enfin  qui  nous  rendit  les  plus  grands  ser- 
vices. Je  veux  parler  des  conserves  Prevet  en  tablettes  com- 
primées. Nous  leur  devons  un  témoignage  de  reconnais- 
sance :  julienne,  carottes,  choux  de  Bruxelles,  poires  et 
pommes,  sont  surtout  à  recommander  aux  voyageurs.  C'est 
léger,  peu  encombrant,  bien  divisé.  S'en  servir,  c'est  s'en 


3'6  SUR  LE  NIGER  ET  AU  PAYS  DES  TOUAREGS, 
trouver  bien.  —  Rica  de  la  réclame.  —  Mais  encore  faut-il 
savoir  les  préparer,  et  ne  pas  procéder  comme  Baudry ,  nous 
faisant,  un  beau  jour,  servir  des  épinards  Prevet  tels  quels, 
sans  aucun  apprêt,  rappelant  vaguement  le  foin  bouilli.  Si 
jamais  vous  voyagez  avec  lui,  ne  le  nommez  pas  chef  de  ga- 
melle. 


Dans  la  matinée,  on  travaillait  à  la  carte,  et  bien  nous  en 
prit,  car  nous  n'aurions  jamais  pu  finir  à  Paris,  dans  le  temps 
limité  qui  nous  a  été  attribué.  On  fit  en  double,  pour  paiw 
à  toute  éventualité  de  perte  d'un  chaland,  la  carte,  grosso 
modo,  de  Tombouctou  à  Say.  Puis  venait  l'heure  de  l'apé- 
ritif, qui  nous  réunissait  tous  :  vingt  centigrammes  de  quiDioe 
dissous  dans  deux  centilitres  d'alcool.  C'est,  à  la  vérité,  peu 
aimable  au  goût.  Abdoulaye  lui-même  aurait,  je  crois,  renâclé 
devant  le  tafia  servi  de  cette  façon;  mais  pour  ouvrir  l'ap- 
pétit, pour  aider  à  passer  l'éternel  mouton  et  l'éternel  ri/i 


SÉJOUR   A   SAY.  317 

Teau,  surtout  pour  atténuer  en  simples  mouvements  fébriles 
les  accès  de  fièvre  qu'on  devrait  avoir,  le  procédé  est  ex- 
cellent. 

C'est,  et  nous  ne  devons  pas  nous  lasser  de  le  répéter, 
c'est  à  la  quinine  préventive,  quotidiennement,  régulière- 
ment administrée  par  ordre,  que  la  mission  doit  d'être  re- 
venue, malgré  les  fatigues  surmontées,  au  complet,  en  bon 
appétit  et  en  bonne  santé. 

Je  lui  dois  aussi,  revanche  bénigne  de  tant  d'accès  de 
fièvre  écartés,  bénéfice  de  la  santé  que  nous  montrons  au 
retour  sur  nos  figures,  un  formidable  accès...  de  rire. 

C'était  en  janvier  dernier.  De  retour  en  l'rance,  je  venais 
d'exposer,  en  séance  publique,  les  résultats  de  la  mission,  et 
nous  descendions,  assez  entourés,  mes  compagnons  et  moi, 
le  grand  escalier  de  la  Sorbonne.  Deux  messieurs,  rutilants 
de  santé,  coloniaux  de  France,  géograplies  puisqu'ils  étaient 
là,  passèrent  près  de  nous,  échangeant  leurs  impressions, 
a  Peuh!  disait  l'un  d'eux  avec  une  moue,  ils  n'ont  même 
pas  une  sale  tête  !  » 

Le  déjeuner  fini,  chacun  allait  faire  un  peu  de  sieste,  se 
reposer  pendant  la  grande  chaleur.  C'est  incontestablement 
une  bien  mauvaise  habitude  que  la  sieste ,  si  agréable , 
semble-t-il,  dans  les  pays  tropicaux.  Beaucoup  de  lourdeurs, 
de  fatigues  d'estomac,  lui  sont  dues.  Il  est  bien  préférable 
de  ne  la  faire  qu'occasionnellement,  pour  réparer  des  dé- 
penses de  force  exceptionnelles.  Toutefois,  il  est  bon  de 
s'étendre  une  petite  heure  après  le  repas,  en  lisant,  en  écri- 
vant, sans  dormir.  Pour  terminer  ce  conseil,  que  suivront, 

• 

Je  n'en  doute  pas,  tous  ceux  qui  voyageront  au  Soudan,  per- 
mettez-moi d'en  ajouter  un  autre  :  «  Faites  ce  que  je  dis,  et 
^on  point  ce  que  j'ai  fait.  » 

Tous  les  laptots  ne  dormaient  pas,  pendant  ces  heures  de 


3i8    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

repos.  Beaucoup  les  occupaient  à  causer  entre  eux,  à  dis- 
cuter les  nouvelles  du  jour,  ou  encore  à  se  faire  mutuelle- 
ment recelé  élémentaire.  Le  nègre,  même  adulte,  a  souvent 
très  bonne  volonté  pour  s'instruire.  Son  ambition  se  borne 
généralement  à  pouvoir  écrire  une  lettre  à  ses  amis,  à  sa 
famille.    Il  aime,  du  reste,  beaucoup   à  correspondre.  J'ai 
connu  des  boys,  au  Soudan,  qui  dépensaient  le  plus  clair  de 
leur  solde  en  dépêches  télégraphiques.  J'en  sais  d'autres,  et 
celui  de  Baudry  était  du  nombre,  dont  le  meilleur  du  temps 
se  passait  à  faire  des  lettres,  pendant  notre  séjour  à  Say, 
lettres   qui   n'arrivaient  pas,  et  pour  cause.    Elles  étaient 
toutes  à  peu  près  calquées  sur  ce  thème  : 

«  Mon  cher  monsieur  Fili  Kanté.  Je  t'écris  pour  te  dire 
que  la  mission  hydrographique  du  Niger  est  arrivée  à  Fort- 
Archinard,  et  que  tout  le  monde  se  porte  bien,  grâce  à  Dieu. 
Quand  tu  m'écriras,  tu  me  donneras  des  nouvelles  de  mon 
père,  de  ma  mère  et  de  mes  amis  de  Diamou(son  village).  Je 
serais  bien  content  que  tu  m'envoies  douze  tamba  sembé 
(couvertures),  quatre  chevaux,  dix  moutons...,  etc. 

«  Je  te  salue,  mon  cher  monsieur  Fili  Kanté. 

«  Signé  :  MOUSSA-DIAK H I TÉ, ^jrft?«  du  L'  Baudn'-'' 

Ne  dirait-on  pas  la  lettre,  émaillée  à  l'envi  de  fautes  pana- 
chées, du  soldat  Dumanet  à  ses  parents?  Rien  n'y  manque, 
pas  même  l'essai  de  «  taper  »  le  correspondant. 

A  côté  de  ceux  qui  écrivaient  à  leur  famille  ou  à  leurs  amis, 
il  y  avait  les  enragés  de  calculs.  Samba  Demba,  le  pale- 
frenier de  Suzanne,  bornait  ses  ambitions  à  savoir  déchiffrer 
un  «  matricule  ».  Pendant  toute  la  sieste,  et  souvent  même 
aux  heures  de  travail,  on  l'entendait  lire  les  nombres  les 
plus  fantastiques,  pour  lui  du  moins,  car  ceux  des  noirs  qui 
ne  sont  pas  du  pays  où  le  cauris  est  monnaie  courante  ne 
perçoivent  pas  très  bien  les  nombres  au  delà  de  mille,  tt 
Samba  Demba  lisait  les  «  matricules  »  de  neuf  chiffres  et  au 


SÉJOUR    A   SAY,  319 

delà  que  lui  écrivait,  complaisamment,  le  Père  Hacquart, 
pendant  que  le  doux  et  honnête  Ahmady-Mody,  le  sondeur 
de  VAuèe,  s'escrimait,  mais  en  vain,  à  apprendre,  en  suivant 
sur  un  carton  la  tête  en  bas,  b-a,  ba,  b-é,  bé,  ou  deux  fois 
deux  (ont  quatre,  deux  fois  trois  font  six.  Le  marabout 
Tierno  Abdoulaye,  lui,  faisait  des  vers  arabes  et  les  chan- 
tait. Alors,  une  voix  s'élevait,  dominant  tout  :  c'était  Ta- 
buret,  dont  la  case  était  proche,  et  qui  ronchonnait  de  ne 
pouvoir  dormir. 

Tous  ces  braves  gens,  avides  d'apprendre,  avaient  un 
côté  quelque  peu  enfantin.  Mais  il  est  certain  qu'on  arri- 
verait très  vite  à  les  faire  «  lire,  écrire  et  un  peu  calculer  », 
comme  on  dit  aux  écoles  élémentaires  de  bord  :  lire,  sans 
trop  comprendre;  écrire,  sans  bien  savoir  quoi;  calculer, 
sans  application,  je  le  reconnais,  quoique  cependant  !..,  En 
tout  cas,  cela  les  soustrairait  à  l'influence  néfaste  du  mara- 
bout. 


i  chaleur   devenue  plus  supportable, 


Le  soleil  tombé , 
venait  l'heure  du 
bain.  A  la  pointe 
nord  de  notre  île,  se 
formaient,  au  fur  et 
k  mesure  de  la  des- 
cente des  eaux,  de 
petits  bassins  ;  entre 
des  rochers ,  sur  fond 
de  sable,  l'eau  se  dé- 
versait en  cascades, 
en  douche  naturelle. 
Quelques-uns  d'entre  nous  étaient  enragés  pour  ce  genre  de 
sport.  Sur  ce  sujet  aussi,  les  avis  sont  partagés  en  Afrique. 
La  douche  journalière  est-elle  hygiénique?  Certes,  le  bain, 


320    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

dans  Teau  à  moitié  tiédie  par  les  ardeurs  du  soleil  est  sain, 
rafraîchit,  et  une  méticuleuse  propreté  facilite  la  transpira- 
tion. Mais  peut-être,  à  la  longue,  tous  les  jours,  est-ce  débi- 
litant, et  on  a  vu  souvent  des  accès  de  fièvre  consécutifs  à 
des  bains  froids  trop  prolongés.  Là  encore,  il  y  a  deux  écoles, 
mais  quelle  est  la  bonne?  Faites-en  ce  que  vous  voudrez. 

A  Fort-Archinard ,  on  avait  dans  Teau  le  voisinage  de 
poissons,  très  familiers,  qui,  à  la  fin  des  journées  chaudes, 
cherchaient  l'eau  tombant  des  cascades,  plus  fraîche  et  aérée. 
Ils  venaient  vous  heurter  le  dos  ou  les  épaules,  et  cette 
impression  inattendue  était  d'autant  plus  désagréable  qu'on 
avait  encore  la  compagnie  —  plus  éloignée ,  il  est  vrai  : 
ceux-là  se  tenaient  généralement  à  distance  respectueuse, 
—  la  compagnie  des  caïmans. 

Dieu  !  en  avons-nous  vu  descendre  au  fil  de  l'eau,  ou  faire 
les  lézards  —  les  grands  lézards,  — au  soleil,  sur  les  cailloux 
à  demi  émergés,  de  ces  horribles  bêtes  grises!  Quelques-uns 
avaient  élu  domicile,  tout  près  de  nous,  le  long  de  l'île,  pré- 
cisément aux  points  où  généralement  nous  péchions  au  ful- 
micoton;  mais  leur  voisinage  n'empêchait  pas  nos  laptots 
d'aller  au  fleuve,  ni  nous  non  plus,  du  reste. 

Enfin,  avec  le  coucher  du  soleil  venait  le  dîner.  Oh!  les 
beaux  couchants  admirés  pendant  cet  hivernage!  Toutes  les 
teintes  de  l'arc-en-ciel  s'irisaient  sur  nos  créneaux,  tandis  que 
dans  l'est,  au-dessus  de  la  rive  sombre  boisée,  montaient  les 
cirrus  rouges  précurseurs,  puis  l'arc  effrayant  de  la  tornade. 
Et,  souvent,  le  soleil  n'était  pas  encore  caché,  que  flam- 
baient déjà,  ininterrompus,  les  éclairs,  et  le  tonnerre  roulait 
sans  trêve,  comme  une  artillerie  au  fort  de  la  bataille.  Les 
suppositions,  et  les  questions,  et  la  conversation  de  circon- 
stance, allaient  leur  train  autour  de  la  table.  Qu'allait  nous 
apporter  la  tornade?  Les  cases  tiendraient-elles  encore  cette 
fois-ci?  Feraient-elles  beaucoup  d'eau?  «  Fili,  dépêche-toi, 


SÉJOUR    A    SAY.  3ai 

>rte  le  nougat  avant  la  pluJe  !  »  disait  Biuzet.  Et  les  cha- 
.s,  étaient-ils  amarrés,  bien  tenus?  Le  factionnaire  avait- 
pèlerine  ?  etc. 
e  Père  Hacquart  devint,  à  cette  école,  un  météorologiste 


arquable.  Il  ne  se  trompait  guère  plus  d'une  fois  sur 
K,  dans  ses  prédictions  pour  le  temps. 
.'arc  terrible  monte,  monte,  est  bientôt  presque  au  zénith, 
rlère  lui,  dans  l'est,  c'est  une  grande  lueur  mouillée, 
me  un  incendie  lointain,  derrière  un  verre  dépoli,  comme 
itrine  illuminée  d'un  magasin  du  boulevard,  vue  à  tra- 
la  pluie. 
irs  tout  le  monde  se  disperse,  pour  regagner  sa  case 


3i2    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

allumer  sa  bougie,  pendant  que  tombe  la  rafale,  dans  un 
tourbillonnement  de  feuilles  arrachées.  Les  arbres  craquent, 
les  toitures  plient,  la  pluie  fait  grêlons,  et  dans  le  grand 
sabbat  de  l'ouragan  on  entend  vaguement,  quand  le  tonnerre 
s'interrompt,  l'appel  des  factionnaires,  sous  le  déluge  :  Bon 
quart  devant  !  Bon  quart  derrière  ! 

Puis,  quand  s'est  un  peu  apaisé  le  coup  de  fouet  initial, 
on  va  constater  les  dégâts,  le  Père  Hacquart  sort  une  der- 
nière fois  pour  examiner  le  temps,  on  entend  tel  d'entre 
nous  qui  se  fâche  :  la  pluie  est  entrée  sous  son  toit,  comme 
un  voleur;  ou  bien  l'eau  ruisselle  par  le  seuil.  Et  l'on  rit  un 
peu  de  sa  mésaventure,  car  tout  le  monde  est  logé  à  la  même 
marque. 

C'est  en  général  à  cela  que  se  bornèrent  les  dégâts;  les 
constructions  tinrent  bon.  Une  fois  seulement,  nous  eûmes 
à  déplorer  un  malheur,  pas  trop  épouvantable,  il  est  vrai,  et 
à  en  craindre  un  plus  sérieux. 

Un  ménage  de  cigognes,  noires  et  blanches,  s'était  fami- 
lièrement niché  dans  le  grand  tamarinier  qui  formait  l'angle 
est  aval  du  tata.  C'était  pour  nous  grigris  de  bonheur,  talis- 
man certain  de  la  bienveillance  d'Allah  pendant  la  durée  de 
notre  séjour.  Les  cigognes  sont  des  oiseaux  bien  particu- 
liers. On  leur  prête  des  actes  d'intelligence  étonnants  qui 
tendraient  à  les  faire  croire  assujettis  à  certaines  règles  so- 
ciales. Ce  nous  fut  une  distraction,  le  soir,  et  non  des  moin- 
dres, de  suivre  les  détails  de  leur  vie  de  famille,  leur  instal- 
lation,  leurs  amours,  leurs  conversations  crépusculaires, 
lorsque,  posés  sur  la  même  branche,  tournés  vers  nous  comme 
s'ils  nous  regardaient,  ils  balançaient  posément  leurs  têtes 
trop  lourdes,  comme  des  vieux  en  face  d'inventions  éton- 
nantes, comme  des  savants  discutant  sentencieusement  de 
choses  abstraites. 

Malgré  leur  air  docte  et  rassis,  ce  couple,  —  ce  devait  être 


SÉJOUR    A   SAY.  323 

lUt  jeune  ménage  sans  l'expérience  des  choses  de  la  vie, 
!cha  par  l'instinct  :  le  nid,  de  brindilles  sèches,  fut  en- 
tré sur  une  grosse  branche  morte,  et,  dans  une  tornade 
violente,  tout  cassa,  branche  et  nid  s'abattirent  sur  le 


n  à  tir  rapide  amont,  renversant  Ibrahim  Boubakar,  le 
annaire,  qui  en  fut  heureusement  quitte  pour  la  peur... 
uelques  contusions  à  la  jambe.  Mais  trois  jeunes  cigo- 
ux  nés  de  l'union,  précipités  à  terre,  furent  ramassés 
s  après  la  tornade  :  on  les  empailla, 
and  désespoir  chez  nos  hommes.  Le  charme  qui  nous 
lit  bonheur  allait  être  rompu.  Mais  ces  bonnes  bêtes  de 
;nes,  bien  que  privées  de  leurs  petits,  eurent  à  cœur 


324    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

sans  doute  de  nous  servir  de  talisman  jusqu'à  la  fin.  Elles 
continuèrent  à  tournoyer  autour  de  notre  tamarinier  et  à  se 
causer,  tristement,  le  soir.  Ce  ne  fut  que  quelques  jours 
avant  notre  départ  qu'elles  émigrèrent  vers  le  Nord. 

Aussi,  grâce  à  elles,  eûmes-nous  la  veine  jusqu'au  bout. 

Sous  le  coup  de  fouet  de  la  tornade,  la  température  s'était 
soudainement  rafraîchie.  Il  faut  voir  les  courbes  thermomé- 
triques pour  se  faire  une  idée  de  cette  soudaineté.  En  cinq 
minutes ,  l'enregistreur  sautait  parfois  de  quarante-cinq  à 
trente  degrés.  Il  semblait  aussi,  à  cette  détente  calorique, 
en  correspondre  une  autre,  électrique  et  nerveuse.  Alors 
enfin  on  pouvait  dormir  un  peu,  si  les  moustiques  ne  se 
mettaient  pas  trop  de  la  partie.  Oh!  cette  musique,  ce  bour- 
donnement, sans  trêve  ni  merci,  plus  agaçant  que  les  piqûres, 
et  contre  lequel  la  moustiquaire  est  sans  effet. 

A  la  musique  des  moustiques  se  joignait  dans  les  cases  le 
plain-chant  des  crapauds.  Ils  venaient,  très  familiers,  se 
nicher  partout,  au  frais,  dans  les  livres,  sous  les  cantines, 
dans  l'eau  des  canaris,  et  leur  voix  grave,  bien  timbrée, 
infatigable,  faisait  écho  aux  chœurs  lointains  de  leurs  frères 
sauvages,  jasant  dans  les  herbes  du  fleuve.  Bien  que  cane 
soit  pas  géographiquement  la  place,  permettez-moi  de  vous 
citer  ce  sonnet,  continuation  des  élucubrations  intertropi- 
cales de  la  mission  : 

HYMNE   D'AMOUR. 

Lorsque  le  soir  est  fait  sur  la  plaine  endormie, 
Lorsque  les  chants  lointains  des  Bambaras  obtus, 
Les  pagayeurs  et  les  insectes  se  sont  tus, 
Et  qu'aux  vents  desséchants  succède  l'accalmie. 

S'élève,  répétée,  une  plainte  gémie. 
Son  crescendo,  dans  l'herbe  haute  et  les  lotus, 
Monte,  en  accords  plaqués,  sur  des  rythmes  têtus 
De  lamentations,  comme  d'un  Jérémie. 


SÉJOUR   A    SAY.  325 

Et  ces  plains-chants,  voisins  des  notes  liturgiques, 
Credo  litanies  d'espoirs  déçus,  latents, 
Aimés  du  cœur  expatrié  qui  les  entend, 

Triste  accompagnement  aux  rêves  nostalgiques, 
Ce  sont,  aux  bords  boueux  du  Niger  inondé, 
Des  crapauds  amoureux  l'hymne  dévergondé. 

Dans  tous  les  pays  du  monde,  après  la  pluie  vient  le  beau 
temps,   et  la  nuit  s'achevait  étoilée,   limpide,  claire  d'une 
clarté  humide  que  n'atteignent  jamais  nos  nuits  des  pays 
tempérés.  Avec  le  vent  portant  du  fleuve,  on  entendait  alors 
comme  un  ruissellement,  conformément  au  proverbe  peulh  : 
«  Oiilouioulou  ko  tiaygueulj  so  mayo  hcwi,  dêgiiiet.  » 
«  Oulouloulou,  crie  le  ruisseau;  le  gros  fleuve  se  tait.  » 
C'était  le  rappel  discret  à  la  réalité,  au  rapide  d'aval,  à 
notre  emprisonnement  prolongé. 

Et  les  nuits  se  passaient  tranquilles,  gardées  par  un  blanc, 
un  sous-officier  noir,  et  deux  laptots  de  veille.  De  Tom- 
bouctou  à  Lokodja,  du  21  janvier  au  21  octobre,  nous  avons 
fait,  à  cinq  Européens,  ce  qu'on  appelle,  à  bord,  le  quart  à 
courir,  sans  discontinuer.  Avouons  qu'à  certains  moments, 
à  Fort-Archinard  par  exemple,  il  fallait  user  de  stratagèmes, 
se  donnerdu  mouvement,  se  pincer,  se  baigner  les  pieds,  les 
poignets,  la  tête,  pour  ne  pas  succomber  à  la  fatigue  enva- 
hissante. 

Quelquefois,  ces  nuits  passées  sur  la  chaise  pliante  du 
Père  Hacquart,  et  sous  la  lune,  ne  manquaient  pas  d'un 
certain  charme,  et,  puisque  nous  en  sommes  aux  citations, 
qu'on  me  permette  encore  celle-ci  : 

QUART   DE    NUIT. 

Sur  mon  sigui,  la  pipe  aux  dents.  V^idé,  l'esprit 

Qu'à  sa  corne  accrocha,  ridicule  trophée, 

La  lune,  rognure  d'ongle  de  quelle  fée. 

—  Et  je  tourne  avec  vous,  pendant  ce  quart  de  nuit, 

Orion,  vieille  garde,  et  jamais  relevée, 

Et  vous,  û  croix  du  Sud,  mystique  espoir  qui  luit. 


326    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Et  toi,  vieux  char  septentrional  que  conduit 
Quel  archange,  vers  quelle  fôte  triomphée! 

Et  Vénus,  toute  nue,  à  l'horizon  pâli, 

Courtisane  baignée  au  lait  astral  jailli 

Jadis,  fardeau  trop  lourd,  de  mamelles  trop  vieilles... 

—  Vers  quoi  montent,  dans  le  sommeil  des  frais  matins, 
Des  hymnes  de  crapauds  lubriques  et  lointains, 
Et  la  voix  des  laptots  chantant  Tappel  des  veilles. 

Et  les  journées  s'écoulaient,  uniformément  pareilles,  d'une 
monotonie  à  donner  la  fièvre.  Au  début,  le  travail  d'installa- 
tion apporta  quelque  variété,  mais  cela  dura  peu. 

L'hivernage,  au  Soudan,  ne  serait  peut-être  pas  une  saison 
plus  mauvaise  que  les  autres,  à  condition  de  s'y  livrer  à  une 
certaine  activité,  démarcher,  de  faire  de  la  route,  de  changer 
d'air.  Mais  il  devient  vraiment  mortel,  quand  on  est  obligé 
de  piétiner  sur  place,  de  croupir  toujours  dans  les  mêmes 
miasmes,  d'aspirer  nuit  et  jour  les  mêmes  microbes. 

C'est  fatalement  ce  qui  nous  arrivait  :  les  populations 
étaient  hostiles,  et  nous  étions  peu  nombreux.  Même  pour 
une  courte  excursion,  il  eût  fallu  partager  nos  fusils  et  les 
laptots  :  la  moitié  pour  marcher,  la  moitié  pour  la  garde  du 
camp.  Avec  les  indisponibles,  chaque  bordée  n'eût  suffi  à 
fournir  ni  un  service  d'éclaireurs,  en  route,  ni  un  roulement 
de  sentinelles,  à  Fort-Archinard.  Lorsqu'on  devait  aller  au 
bois ,  même  en  vue  du  fort ,  la  protection  du  camp  restait 
aux  éclopés,  aux  marmitons,  aux  interprètes,  et  je  n'étais 
pas  toujours  rassuré,  même  sur  leur  compte,  quand  je  voyais 
partir  le  matin  ces  corvées. 

La  seule  route  sûre  que  nous  ayons,  le  fleuve,  était  blo- 
quée, par  en  haut  comme  par  en  bas;  rapide  en  amont, 
rapide  en  aval.  Les  plus  petites  pirogues  elles-mêmes  ne 
passaient  pas. 

On  a  parlé  d'hivernage   dans  les  glaces.  Cela  doit  être 


SÉJOUR    A   SAY.  317 

évidemment  très  dur.  Mais  celui  que  nous  passâmes  à  Say 
fut  vraiment  pénible.  J'affirme,  sans  comparer,  qu'il  nous  a 
fallu  une  forte  dose  d'énergie  et  de  vitalité  pour  nous  en 
tirer  tous  les  cinq. 


La  température  se  mit  bientôt  de  la  partie.  Elle  pro- 
gressa presque  régulièrement,  jusqu'en  juin,  et  à  partir  de 
là  se  maintint  ferme.  Le  thermomètre  enregistreur,  installé 
sous  une  petite  toiture  en  bois,  atteignait,  quotidiennement, 
de  fantastiques  maxima.  Un  mois  durant,  le  maximum  a 
varié  entre  quarante  et  cinquante  degrés  centigrades,  Kt 
cette  température  se  maintenait,  de  plus  en  plus  lourde  et 


328    SUR   LE   NIGER   EN   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

fatigante,  jusqu'au  coucher  du  soleil,  pour  rester,  la  nuit, 
un  peu  au-dessus  de  trente  degrés;  notez  que  c'était  une 
chaleur  d'hivernage,  un  air  à  peu  près  saturé  d'humidité! 

J'ai  vu  autrefois  —  dans  des  livres  de  voyages  —  des 
pays  où,  pour  ne  pas  succomber  à  la  chaleur,  on  vivait  dans 
des  trous  en  terre,  pendant  que  des  nègres  vous  versaient 
sur  la  tête  des  calebasses  d'eau  plus  ou  moins  fraîche.  Nous 
n'en  avons  jamais  été  là.  Mais  je  croîs,  toutefois,  que  Say 
peut  concourir,  au  moins  pour  juin  et  juillet,  parmi  les 
points  les  plus  chauds  du  globe. 

Dans  cette  étuve,  l'appétit  tomba. 

Alors  s'ouvrit  une  ère  d'ennui  farouche. 

En  face  de  cette  effrayante  perspective  :  vivre  sur  ce  bout 
de  terre,  dans  cette  serre  chaude,  en  pays  hostile,  avec  la 
certitude  de  n'en  pas  bouger,  cinq  mois  durant,  cinq  mois 
pendant  lesquels  il  nous  faudrait  supporter  patiemment  les 
tornades  du  ciel,  dans  des  cases  perméables,  et  les  menées 
d'Amadou,  toute  gaieté,  toute  énergie,  s'évanouirent.  On  se 
mit  à  supputer  les  jours  restants  jusqu'à  la  délivrance, 
comme  des  potaches,  comme  des  prisonniers.  Les  journées, 
rarement  intéressantes,  n'apportaient  même  pas  avec  elles 
matière  à  conversations  quotidiennes.  On  parlait  alors  plus 
souvent  de  France,  et  cela  exaspérait  l'ennui.  Taburet,  doué 
d'une  prodigieuse  mémoire  des  dates,  reprenait  un  à  un,  en 
remontant  le  cours  de  sa  vie ,  les  anniversaires  du  quan- 
tième. 

Mais,  chose  plus  grave,  avec  l'ennui  arrivèrent  les  accès 
de  fièvre,  heureusement  bénins,  grâce  à  la  quinine  préven- 
tive, mais  anémiants  à  la  longue,  et,  marchant  de  conserve 
avec  la  fièvre,  la  soudanite^  espèce  de  fièvre  morale,  maladie 
tout  à  fait  spéciale  à  la  terre  d'Afrique. 

La  soudanite  se  traduit  chez  chacun  par  une  excentricité 
différente.    C'est    l'action   du  soleil    sur   un    tempérament 


350    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

anémié,  sur  une  case  affaiblie  du  cerveau.  Quelquefois,  à 
quatre  heures  du  matin,  au  très  petit  jour,  on  entendait, 
dans  l'intérieur  du  poste,  des  détonations  répétées.  Emoiî 
c'était  l'un  de  nous  qui  s'amusait  à  casser  à  coups  de  revolver 
des  bouteilles  jetées  à  l'eau  :  soudanite.  D'autres  fois,  on 
entrait  dans  une  case.  Le  propriétaire  de  ce  palais,  sans 
souci  de  la  chaleur,  s'y  était  hermétiquement  enfermé,  bou- 
chant toutes  les  ouvertures,  tous  les  interstices  par  où  pou- 
vait filtrer  un  rayon  de  lumière.  La  case  entière  était  tendue 
dégainée,  d'étoffes  bleues,  sous  prétexte...  que  la  lumière 
rouge  ou  blanche  donnait  la  fièvre  :  soudanite^  etc. 

Et  les  exemples  seraient  nombreux  à  citer,  pendant  notre 
séjour  à  Fort-Archinard. 

Chez  chacun,  cependant,  cette  maladie  a  un  effet  constant: 
elle  donne  l'esprit  de  contradiction  absolue,  provoque  Tin- 
tolérance  intégrale. 

Il  faut  être  juste,  et  le  reconnaître,  nous  en  étions  tous 
atteints  à  des  degrés  divers.  Cela  peut  paraître  supportable, 
dans  un  poste  ordinaire,  avec  des  occupations  qui  vous  éloi- 
gnent souvent  les  uns  des  autres;  mais  dans  cette  île,  dans 
cette  cage,  en  contact,  en  frottements  continuels,  heurtant 
nos  angles  sans  les  user,  anémiés,  inaclifs,  presque  oisifs,  il 
ne  fallut  pas  longtemps  à  nos  caractères  pour  s'aigrir. 

Les   conversations   de   table  tournèrent  à  la   discussion. 
Toute  discussion  était  motif  à  contradictions,  souvent  ora- 
geuses. Chacun  de  nous,  tenant  quand  même  pour  son  idée, 
se  donnait,  comme  il  sied,  toujours  raison,  même  lorsqu'il 
venait  de  défendre  d'extravagants  paradoxes.  Parfois,  quand 
un  orage  de  discussion  avait  éclaté ,  on  restait  des  heures 
entières  à  table,  à  s'entre-regarder,  sans  mot  dire,  et  chacun 
se  demandait,  à  part  soi,  comment  cela  tournerait  bientôt. 
J'avais  beau  jouer  sur  ma  flûte,  dans  la  nuit  ou  aux  heures 
de  sieste,  —  souda nite  encore  —  tous  les  motifs  de  Y  Or  du 
Rhifij  ou  de  Tristan  et  Yseult,  même  cette  musique  n'adou- 


SÉJOUR   A   SAY.  331 

cissait  pas  les  caractères.  La  pression  était  trop  forte,  tout 
allait  se  gâter... 

Quand  nous  tomba  du  ciel  l'idée  d'un  dérivatif. 

Et  je  vous  laisse  à  penser  si  chacun  s'y  précipita  comme 
dans  les  bras  d'un  sauveur. 

C'était  le  travail. 

Alors  tout  rentra  dans  l'ordre. 

La  chose  était  simple.  On  se  mit,  à  qui  mieux  mieux,  à 
dresser  les  vocabulaires  des  idiomes  —  plus  ou  moins  bar- 
bares —  qu'on  parle  sur  les  bords  du  Niger. 

Il  n'y  avait  qu'à  choisir. 

L'Afrique  est  certes  le  continent  où  il  reste  le  plus  de 
traces  de  la  confusion  biblique  des  langues  :  sur  la  côte,  la 
multiplicité  en  est  presque  infinie. 

Entre  Abo,  par  exemple,  au  sommet  du  delta  du  Niger, 
et  la  mer,  on  trouve  sur  les  bords  du  fleuve,  m'a  dit  un 
employé  de  la  Compagnie  du  Niger,  sept  dialectes  qui  n'exis- 
tent que  là  seulement,  et  qui  n'ont  entre  eux  aucune  parenté, 
du  moins  apparente.  11  semble  qu'un  nombre  considérable 
de  migrations,  l'une  refoulant  l'autre,  sont  venues  mourir  à 
la  côte,  comme  des  vagues  à  la  plage;  et  de  ces  populations, 
peut-être  importantes,  sont  restés  seulement  des  îlots  dis- 
tincts, isolés  dans  la  forêt  tropicale,  gardant  leurs  mœurs, 
leurs  dialectes,  leurs  sacrifices. 

Plus  loin  dans  l'intérieur,  les  dernières  migrations  venues 
se  sont  superposées,  enchevêtrées,  plutôt  que  refoulées. 
Aussi  trouve-t-on,  à  côté  les  uns  des  autres,  des  dialectes 
de  caractères  absolument  différents  :  touareg,  peul,  songhaï, 
bambara,  bozo,  mossi,  etc.,  répandus  sur  de  très  grands 
espaces. 

Chacun  se  mit  donc  à  la  tâche.  Avec  le  Père  Hacquart  je 
m'attelai  au  touareg.  Le  Poullo  Khalifa  se  révéla  un  pro- 
fesseur médiocre ,  mais  plein  de  bonne  volonté ,  jamais  à 


332    SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

court  pour  donner  la  signification  d'un  mot,  quelquefois  ap- 
proximative, du  reste.  J'ai  parlé  de  la  langue  touareg  dans 
un  chapitre  précédent.  Après  Khalifa  vint  un  autre  Peul, 
encore   un    Mahamadou,    baragouinant  plus   ou  moins,  lui 
aussi,  la  langue  du  désert,   puis  une  forgeronne  de  Bokar 
Ouandieïdiou ,    attachée   au   service    d'Ibrahim    Galadio  et 
qu'il  nous  prêta.  Ce  fut  de  tous  nos  professeurs  de  langues 
le  plus  intéressant.  Elle  avait  une  voix  effrayante,  était  laide 
comme  les  sept  péchés  capitaux  d'un  nègre,  ne  s'en  doutait 
pas,  et  faisait  des  grâces.  Ces  trois  personnages  et  quelques 
autres  permirent  d'établir  un  vocabulaire  touareg  sérieux  et 
comparé. 

Le  Père  Hacquart  s'attacha,  en  outre,  à  l'étude  du  songhaï. 

Le  songhaï  est  parlé  dans  toute  la  partie  du  fleuve  entre 
Say  et  Tombouctou,  et  beaucoup  plus  loin  dans  l'Est  et  dans 
l'Ouest,  puisqu'on  le  trouve  encore  à  Djenné  et  à  Aghades. 
Du  côté  de  Say  on  appelle  cette  langue  djermanké.  Les  pro- 
fesseurs de  songhaï  étaient  un  peu  tout  le  monde.  C'est  un 
idiome  simple,  qui  se  parle  du  nez,  mais  qui  sera  bien  utile 
à  connaître,  et  que  les  Pères  Blancs,  de  Tombouctou,  étu- 
dient tout  particulièrement. 

Le  Tierno  Abdoulaye  Dem,  un  certain  nombre  de  laptots, 
le  vieux Suleyman,  ce  transfuge d'Ahmadou,  qui,  las  datant 
marcher  à  la  suite  de  son  maître,  nous  était  venu  rejoindre 
pour  retourner  avec  nous  dans  son  Fouta,  se  rassemblaient 
tous  les  jours  dans  la  case  de  Baudry,  transformée  en  Aca- 
démie peule. 

Les  choses  les  plus  inattendues  jaillissaient  de  ces  séances. 
Le  peul  est  une  très  jolie  langue,  déjà  étudiée  par  le  général 
Faidherbe  et  par  M.  de  Giraudon,  mais  sur  laquelle  on  est 
loin  d'avoir  tout  dit.  Elle  semble  difficile  à  rattacher  à  quelque 
autre.  C'est  la  langue  absolument  nécessaire  pour  com- 
mercer, pour  voyager,  de  Saint-Louis  au  Tchad.  On  a  ima- 


SÉJOUR    A    SAY.  333 

giné  bien  des  théories  sur  la  migration  des  Peuls,  et  il  a  dû 
s^y  mêler  bien  des  sottises.  Baudry,  qui  s'était  donné  corps 
et  âme  à  cette  étude,  découvrit  dans  cette  langue  des  règles 
grammaticales  extraordinaires,  des  formes  —  des  formes!  — 
à  faire  reculer  d'épouvante  M.  Brid'oison  lui-même.  On  ne 
pouvait  plus  dire  trois  mots  à  table  sans  que,  à  cette  manière 
de  parler,  il  déclarât  qu'on  pouvait  adopter  une  forme  peule. 
Il  est  certain  que  l'exemple  suivant  donne  en  un  seul  mot 
un  sens  assez  compliqué.  Mais  il  est  également  certain,  de 
l'aveu  de  Baudry  comme  de  celui  de  Tierno  Abdoulaye , 
qu'il  est  généralement  peu  employé. 

Nannantoundiritde ,  faire  semblant  d'aller  se  demander, 
mutuellement  et  réciproquement,  des  nouvelles  l'un  de  l'autre. 

Tierno  Abdoulaye,  Toucouleur  du  Sénégal,  avait  la  pré- 
tention de  savoir  à  peu  près  parler  le  peul,  sa  langue  mater- 
nelle. Mais,  des  que  Baudry  lui  en  eut  expliqué  les  règles 
de  formation  des  mots,  qu'il  avait  cru  démêler,  Tierno  vit 
bien  qu'il  n'était  qu'un  ignare  et  se  mit  à  parler  le  peul 
gram-ma-ti-ca-le-ment,  si  bien  que  beaucoup  de  ses  cama- 
rades hésitaient  à  le  comprendre.  Ils  y  perdaient  la  tête, 
mais  Baudry  fut  bien  content  d'avoir  fait  un  prosélyte. 

Les  gens  du  Macina  ou  de  la  Boucle  parlent  très  douce- 
ment, sans,  du  reste,  trop  généraliser  les  formes,  en  s'écou- 
tant  dire,  comme  s'ils  connaissaient  la  beauté  de  leur  lan- 
gage :  il  permet  d'exprimer  un  nombre,  presque  infini  de 
nuances,  et,  s'il  n'a  guère  de  littérature,  en  dehors  de  quel- 
ques chansons  très  difficiles  à  obtenir  des  griots,  il  four- 
mille en  dictons. 

En  voici  quelques-uns;  comme  tous  les  proverbes,  ils  per- 
dent leur  sel  à  la  traduction. 

«  Quand  on  ne  peut  pas  teter  sa  mère,  on  tette  sa  grand'- 
mère.  » 

a  Qui  a  mangé  sa  hache  et  sa  pelle  ne  crache  pas  sur  les 
pistaches  grillées.  » 


334    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

«  Un  bâton  peut  pourrir  dans  Teau,  sans  pour  cela  de- 
venir caïman.  » 

«  Il  y  a  peau  de  mouton  et  peau  de  vache,  mais  c'est 
toujours  de  la  peau.  » 

Bluzet,  lui,  avait  déniché,  par  l'intermédiaire  d'Ousman, 
un  cordonnier,  un  «  garanké  »,  originaire  du  Mossi.  C'était 
un  brave  et  digne  homme,  comme  m'ont  semblé  générale- 
ment  ses  compatriotes.    Les   Mossis,   du  moins  ceux  que 
nous  avons  vus,  sont  des  brutes  faciles  à  effrayer,  comme 
tous  les  êtres  d'instinct,  mais  très  honnêtes.  Bluzet  eut,  au 
début,  bien  de  la  peine  à  obtenir  de  ce  brave  Mossi  quelques 
notions  sur  la  langue,  puis,  quand  il  eut  pris  confiance,  cela 
marcha  tout  seul.  Il  ne  dédaignait  même  pas  le  monologue, 
comme  il  appert  de  la  petite  histoire  suivante,  qu'il  raconta 
un  jour,  en  mossi,  dans  la  case  de  Bluzet  : 

«  Sur  la  route  de  Say,  une  femme  qui  allait  porter  du  lait 
au  marché  s'était  assise  et  endormie  au  pied  d'un  arbre. 

«  Survinrent  trois  jeunes  gens.  Dès  qu'il  vit  la  marchande, 
l'un  d'entre  eux  dit  aux  autres  : 

((  Suivez-moi  et  imitez-moi  dans  ce  que  je  ferai.  » 

«  Ils  s'approchèrent,  en  faisant  un  détour  par  la  brousse  : 
«  Hou  !  hou  !  »  cria  le  jeune  homme  quand  il  fut  à  côté  de  la 
donneuse.  —  Et  les  autres  crièrent  comme  lui  :  «  Hou  ! 
hou  !  » 

«  La  femme,  effrayée,  s'enfuit,  laissant  la  calebasse  de  lait 
par  terre. 

«  Alors  le  plus  âgé  des  jeunes  gens  dit  :  a  Ce  lait  est  à 
«  moi,  parce  que  je  suis  l'aîné.  —  Non,  il  est  à  moi,  dit  le 
«  second,  parce  que  j'ai  eu  l'idée  de  faire  :  Hou!  hou!  — 
«  Non,  certes,  répliqua  le  troisième,  c'est  moi  qui  le  boirai, 
«  car  j'ai  une  lance,  et  vous  n'avez  que  des  bâtons.  » 

«  Vint  à  passer  un  marabout.  «  Prenons-le  pour  juge.  » 
Et  ils  lui  soumirent  leur  cas. 


SÉJOUR   A   SAY.  335 

u  —  Je  ne  vois  rien  dans  le  Coran  sur  votre  affaire,  dit  le 
n  «iaint  homme;  pourtant,  montrez-moi  ce  lait,  »  Il  le  prit, 
le  regarda,  le  but.  ■  Ce  lait  est  vraiment  bon,  ajouta-t-il; 
n  mais,  sur  votre  affaire,  décidément,  je  ne  vols  rien  dans  le 
il  Coran,  n 

Avec  deux  autres  vocabulaires,  moins  complets,  le  gourma 
et  le  bozo,  nous  arrivâmes  à  un  total  de  plus  de  dix  mille 
mots  nouveaux  avec  d'intéressantes  remarques  grammati- 
cales. 

Et  ce  travail  très  absorbant,  sinon  très  intelligent,  qui 
fort  heureusement  dégénéra  pour  chacun  de  nous  en  mono- 
manie, contribua  plus  que  tout  autre  à  nous  faire  passer  les 
derniers  mois  de  noire  séjour  à  Fort-Arcliinard  — ■  sans  en 
mourir. 


CHAPITRE  VIII 

INCOHÉKK  NCES    ET    FAUSSES    NOUVELLES. 


Revenons  maintenant  à  notre  arrivée  à  Say.  Quoique  les 
journées  y  fussent  ordinairement  monotones,  elles  appor- 
taient quelquefois  leur  petit  stock  d'événements  ou  de  nou- 
velles, dont  notre  ennui  grossissait  l'importance.  Il  serait 
fastidieux,  tant  pour  le  lecteur  que  pour  moi,  de  reprendre, 
jour  par  jour,  le  journal  de  notre  hivernage.  Dans  ces  notes, 
écrites  sous  des  impressions  souvent  changeantes,  percent 
tantôt  la  mauvaise  humeur,  tantôt  une  joie  exubérante, 
tantôt  la  misanthropie  née  de  l'inaction;  des  pa^es  voisines 
se  contredisent,  comme  se  contredisaient  nos  renseigneurs 
indigènes.  11  en  est  ainsi  de  l'ouvrage  de  Barth,  où  le  même 
individu  est  présenté,  à  quelques  jours  d'intervalle,  sous  des 
aspects  tout  différents,  et  parfois  contraires. 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       337 

Ces  pages  in  extenso  pourraient  tout  au  plus  servir  à  une 
psychologie  du  mensonge  chez  le  musulman  et  chez  le  nègre. 
En  les  abrégeant)  nous  montrerons  les  alternatives  par  les- 
quelles nous  avons  passé. 

Qu'on  m'excuse  si  cette  lecture  est  incohérente,  comme 
étaient  incohérentes  les  nouvelles  qui  nous  parvenaient, 
comme  l'était  surtout  notre  vie  dans  Fort-Archinard,  sans 
cesse  ballottée  d'espoir  en  inquiétude. 

Vendredi  10  avril,  —  Les  événements  se  succèdent.  Nos 
abatis  sont  terminés,  solides,  et  à  l'épreuve  d'une  attaque. 
(C'était  le  lendemain  de  notre  arrivée,  nous  n'avions  pas 
chômé  !) 

On  a  mis  aujourd'hui  \ Auhe  au  sec,  et  cela  n'a  pas  été 
tout  seul.  Gradés,  interprètes,  domestiques,  un  peu  les 
blancs,  se  sont  joints  aux  laptots  pour  haler  sur  les  palans. 
Dans  cette  opération,  qui  consistait  à  le  retourner  sur  le 
flanc,  le  pauvre  Aube  aurait  bien  pu  tomber  en  morceaux, 
car  il  est  complètement  délié.  Mais  il  a  tenu  bon,  encore 
une  fois.  Vous  verrez  qu'il  ne  nous  lâchera  pas  avant  la  fin. 

Nous  avons  d'aujourd'hui  une  nouvelle  recrue.  Avec  Su- 
leyman  Foutanké,  cela  fait  deux.  Voici  comment  elle  nous 
est  arrivée  :  Pendant  la  sieste,  on  entend  un  homme  nous 
crier,  de  l'autre  bord  :  «  Agony  !  Agony  !  »  en  agitant  un 
linge  blanc.  On  l'envoie  chercher  par  le  Le  Dantec,  «  Agony! 
Agony!  »  nous  répète-t-il,  tout  essoufflé  et  très  joyeux.  Im- 
possible de  le  comprendre,  mais  il  nous  montre  avec  insis- 
tance son  bonnet,  qu'on  voit  très  bien  être  de  toile  euro- 
péenne. Que  signifie  donc  cet  «  Agony  »  ? 

Tédian  Diarra,  une  grande  brute  de  Bambara,  qui  a  fait, 
comme  conducteur  et  ordonnance  du  général  Dodds,  la  cam- 
pagne du  Dahomey,  finit  par  comprendre  et  nous  explique. 
Cet  homme  est  un  porteur  de  la  mission  Decœur;  à  Say,  il 


338    SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

fut  atteint  d'un  épanchement  de  synovie,  et  confié  au  chef 
de  village,  pour  être  remis  au  premier  Français  qui  passerait 
par  là.   Le  pauvre  diable,  —  Atchino  est  son  nom,  ou  du 
moins  celui  sous  lequel  nous  l'avons  connu,  —  est  d'Agony, 
sur  rOuémé,  et  c'est  ce  qu'il  essaye  de  nous  faire  com- 
prendre. Il  a  bien  cru  ne  revoir  jamais  son  village,  ses  ba- 
naniers, ses  palmiers  à  huile,  et  dès  qu'il  a  su  notre  arrivée 
à  Say,  il  est  venu  se  réfugier  chez  nous.   Plus  tard,  j'in- 
demnisai son  hôte  des  soins  qu'il  avait  eus  pour  lui.  Puis 
d'Atchino,  on  fit  un  jardinier.  C'était,  du  reste,  un  brave 
garçon,  très  courageux  au  travail,  une  bonne  recrue. 

Lundi  ij.  —  Terminé  les  réparations  de  VAube.  Il  fait, 
malgré  cela,  de  l'eau  comme  une  écumoire.  Mais  «  ça  se 
tassera  ».  Voilà  le  grand  mot  lâché,  celui  avec  lequel  on  dore 
les  plusamères  pilules,  en  exploration,  et  dans  la  vie.  Inutile 
de  partir  en  expédition,  si  vous  n'êtes  pas  résolu  à  la  philo- 
sophie du  tassement,  s'appliquant  à  tous  les  inconvénients 
de  l'existence.  Faut-il  tenir  vingt-cinq  sur  le  pont  d'un 
bateau  grand  comme  la  main?  Qu'importe!  embarquez  tou- 
jours, ça  se  tassera.  Faut-il  prendre  des  vivres,  des  objets 
d'échange?  Vous  n'avez  plus  de  place  à  bord,  vos  cales  sont 
pleines,  vos  ponts  encombrés.  Prenez  quand  même,  case 
tassera.  Vous  trouvez-vous  en  pays  hostile?  De  tous  côtés 
vous  parviennent  des  bruits  de  guerre,  de  colonnes;  des 
milliers  et  des  milliers  d'indigènes  se  réunissent  pour  vous 
attaquer.  N'ayez  crainte,  ils  ne  seront  pas  si  nombreux,  ça 
se  tassera.  Vous  êtes  en  face  de  rapides  à  passer,  si  nom- 
breux qu'on  ne  les  compte  plus  devant.  Allez-vous  reculer, 
lâcher  pied?  Non,  marchez  de  l'avant.  Quand  vous  les  aurez 
franchis  un  à  un,  ça  se  tassera,  le  centième  n'ayant  pas  de 
raisons  d'être  plus  difficile  que  le  premier,  —  à  moins  que 
vous  n'y  laissiez  votre  vie  et  vos  bateaux.  Alors,  c'est  le 
tassement  définitif. 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       339 

Au  camp  se  présentent  un  diavandou  et  sa  sœur.  Les 
diavandous,  pasteurs,  confidents,  se  retrouvent  partout  où 
sont  les  Peuls.  Je  ne  sais  quel  commerce,  légitime  ou  non, 
tient  la  sœur.  Lui,  vient  nous  offrir  ses  services.  U  exerce 
tous  les  métiers  de  diavandou,  nous  vendra  du  lait  ou  es- 
pionnera pour  notre  compte.  C'est  un  petit  homme,  chétif 


et  malade.  On  lui  fait  boire  de  l'eau  claire  additionnée  de 
quinine,  en  lui  donnant  ce  breuvage  amer  comme  un  com- 
posé de  tous  les  talismans  infernaux.  Les  sorcières  de  Mac- 
beth, à  notre  dire,  n'auraient  pu  élaborer  philtre  plus  épou- 
vantable . 

Notre  diavandou  jura  sur  le  Coran,  sans  restriction  men- 
tale, de  nous  être  fidèle;  nos  sortilèges  et  ce  grisgris  de- 
vaient lui  donner  la  mort  s'il  trahissait.  Puis  on  l'envoya 
voir  ce  qui  se  passait  chez  Amadou.  Je  ne  sais  ce  qu'il  est 
devenu.  Peut-être,  s'il  nous  a  vendus,  la  quinine  l'aura- 


340    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS  DES  TOUAREGS. 

t-elle  tué  par  auto-suggestion;  peut-être  a-t-il  été  simple- 
ment supprimé  par  nos  ennemis  ;  peut-être  est-il  mort  de  sa 
belle  mort  :  on  ne  le  revit  jamais  au  camp,  sa  sœur  non  plus. 

C'est  vers  cette  même  époque  qu'apparaît  à  Fort-Archi- 
nard  le  PouUo  Khalifa.  Il  est  envoyé,  dit-il,  par  Ibrahim 
Galadio,  Tami  de  Monteil.  Il  nous  demande  ce  que  nous 
voulons.  C'est  plutôt  lui  qui  veut  quelque  chose.  On  lui 
donne  une  belle  chéchia  rouge  pour  remplacer  la  sienne, 
grasse  et  dégoûtante.  Par  la  suite,  nous  l'avons  gratifié  de 
bien  d'autres  cadeaux,  mais,  chose  bizarre,  il  porta  toujours, 
pour  venir  chez  nous,  ses  vêtements  les  plus  sordides. 

Jeudi  2j,  —  Le  soir,  alerte  assez  brusque.  Une  grande 
clameur  s'élève  de  Talibia  :  aboiements  de  chiens;  hulule^ 
ments  de  femmes  ;  torches  promenées  dans  la  nuit.  Puis  1  -^We 

tumulte   s'éloigne.    Sont -ce   les   Toucouleurs  qui  seraier -jf 

venus  pour  nous  surprendre  et  qui  s'en  vont  bruyammecz — it 
en  nous  trouvant  sur  nos  gardes?  On  hèle  Mahmadou  Ch-;^. 
rogne;  pas  de  réponse.  Marné  tire  en  l'air  un  coup  de  fu'ssi/ 
de  chasse;  rien  ne  bronche.    Le  calme  s'est  fait,  mais     h 
nuit,  pour  nous,   se  passe  à  veiller,  d'autant  mieux  qu*xi/î 
homme  en  boubou  blanc  a  essayé,  le  matin  même,  de  démo- 
raliser nos  laptos  et  d'effrayer  les  marchands.  Il  criait  de /a 
rive  gauche  qu'Amadou  avait  lâché  sur  nous  les  Sidibès,  en 
leur  permettant  de  nous  faire  la  guerre,  en  leur  promettant 
la  bénédiction  d'Allah  !  Cette  coïncidence  nous  met  sur  nos 
gardes.  * 

Le  lendemain,  le  Mahmadou  nous  donne  l'explication  de 
ce  tapage  nocturne  :  il  n'était  pas  question  d'une  attaque, 
mais  bien...  d'une  noce.  Chez  les  Koyraberos,  nous  affirme- 
t-il,  on  ne  consomme  le  mariage  qu'après  avoir  ravi  de  force 
sa  femme.   Il  faut  accomplir  le  rite  de  l'enlèvement,  rite 
bruyant  s'il  en  est.  Quand  le  jeune  homme  vient  payer  la 


\ 


INCOHÉRENCES  ET  FAUSSES  NOUVELLES.       341 

dot  de  sa  fiancée,  il  est  de  bon  ton  pour  les  parents  de  faire 
la  moue  :  la  dot,  allègue nt-it s,  est  insuffisante,  le  mil  trop 
cher,  ils  ne  peuvent  donner  de  festin  d'épousailles  digne  de 
leur  fille,  ils  doivent  la  garder  encore  jusqu'après  le  travail 

des  champs,  etc.,  etc. 

Le  jeune  homme  alors  s'en  retourne,  la  tête  basse,  ras- 


semble dans  son  village  ses  parents,  ses  camarades,  ceux 
qui  crient  le  plus  haut,  ceux  qui  courent  le  mieux,  et,  avec 
leur  aide,  vient  enlever  de  vive  force  l'élue  de  son  cœur,  au 
milieu  des  cris,  des  bravos,  des  rires,  des  mal  é  die  lions  jouée  s, 
et  de  la  joie  exubérante  de  tous,  parents  compris.  On  accom- 
pagne, on  poursuit  les  ravisseurs  en  tumulte,  jusqu'aux  der- 
nières cases  du  village.  Et  la  cérémonie  se  continue  par  des 
festins  de  Camache,  comme  tous  les  marines...  en  pays  noir. 


Bientôt  après  commencèrent  nos  relations  avec  Galadio. 


342    SUR    LE    NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Pendant  tout  l'hivernage,  cet  homme  fut  notre  espérance. 
Nous  avons  compté  sur  lui,  jusqu'aux  derniers  moments, 
comme  sur  notre  meilleur  ami.  De  fait,  il  était  plus  raison- 
nable que  les  autres.  Mais,  ne  l'oublions  pas,   la  sagesse, 
chez  le  musulman,  chez  le  Peul  surtout,  a  pour  corollaire 
une  profonde  duplicité.  Les  Peuls  n'ont  pas  de  mot  unique 
pour  dire  «  conseiller  » ,  mais  ils  disent  a  donner  un  mauvais 
conseil  »,  «  trahir  par  le  conseil  ».  C'est  l'idée  simple,  l'idée 
première  qui  leur  vient  à  l'esprit;  et  quand,  par  extraor- 
dinaire, on  tient  absolument  à  traduire  «  conseiller  pour  le 
bon  motif  »,  il  faut  tourner  toute  une  phrase  ou  employer 
uiïQ  forme  dérivée.  Cela  peint  tout  le  caractère  des  Peuls. 
Galadio  était  sur  ce  point  resté  Peul,  quoique  Bambara, 
Coulibaly  par  sa  mère;  toujours  il  nous  trompa,  toujours  il 
nous  abusa  par  de  belles  paroles.  Mais  il  faut  lui  rendre  jus- 
tice :  en  homme   sage ,    il  se   montra   soucieux   avant  tout 
d'éviter  la  guerre  ouverte.  Prévoyait-il  le  fâcheux  résultat 
qu'elle  aurait  pour  sa  puissance  ?  Craignait-il  cette  calamité 
pour  le  pays  où  il  vit,  pour  les  sujets  qu'il  administre?  Tou- 
jours est-il  qu'il  sut  ménager  la  chèvre  et  le  chou,  Amadou 
et  nous.  Pendant  notre  séjour,  il  nous  amena  à  croire  que, 
le  cas  échéant,  il  aurait  tout  au  moins  gardé  à  notre  égard 
une  stricte  neutralité.  Il  gagna  à  cela  de  superbes  cadeaux. 
Il  fut  traité  presque  à  l'égal  de  Madidou,  eut,  comme  lui, 
une  selle  de  velours  vert  brodée  d'or.  Ses  envoyés,  munis 
d'un  laissez-passer,  se  virent  reçus  avec  honneur,  car  ce  fut 
à  la  fin,  seulement  tout  à  la  fin,  qu'on  découvrit  le  pot  aux 
roses.   Il  conclut  même  avec  moi,  de  son  plein  gré,  sur  sa 
demande,  un  traité  très  précis,  l'engageant  formellement, 
signé  de  son  nom ,  en  double  texte ,  arabe  et  français,  et 
manifesta  le  plus  grand  désir  d'entrer  en  relation  avec  Ban- 
diagara. 

jo  avril,  —  Khalifa  est  décidément  un  homme  extraor- 


INCOHÉRENCES   ET    FAUSSES   NOUVELLES.       343 

dinaire.  Cette  nuit,  dans  l'ombre  et  le  mystère,  avec  des 
signaux  de  reconnaissance  convenus,  la  lune  couchée,  il 
devait  nous  amener  en  pirogue  le  propre  frère  du  chef  de 
Say.  On  guette  toute  la  nuit  le  signal,  la  bougie  qui  doit  être 
allumée  sur  le  fleuve  :  rien  ne  luit.  Est-ce  que  tout  simple- 
ment le  Poullo  aurait  eu  envie  d'une  boîte  d'allumettes  et 
d'une  bougie?  C'est  bien  possible,  car  l'une  de  ses  grandes 
distractions,  quand  il  est  dans  nos  cases,  —  il  devient  très 
familier,  —  est  de  faire  craquer  des  allumettes  les  unes  après 
les  autres.  H  n'est  pas  le  seul,  du  reste.  Baudry  a  également 
cette  fâcheuse  manie  :  heureusement,  notre  provision  est 
suflfisante,  même  pour  ces  petits  jeux,  bien  pardonnables  au 
Soudan. 

Le  lendemain,  Khalifa  et  le  frère  du  chef  de  Say  nous  arri- 
vent enfin.  Encore  plus  d'ombre  et  de  mystère.  On  a  éloigné 
jusqu'à  l'Arabou,  qui  voulait  coucher  au  camp,  et  qui  pleu- 
rait toutes  ses  larmes,  le  pauvre  petit,  en  croyant  que  les 
blancs  «  ses  frères  »  le  chassaient.  Précautions  bien  inu- 
tiles :  le  frère  d'Amadou  Satourou  est  plus  poli  que  son  chef 
de  village,  mais  il  ne  semble  pas  beaucoup  plus  sincère.  Sa 
démarche  est  toute  personnelle,  dit-il.  Son  plus  grand  désir 
est  de  s'entremettre;  mais  ce  qu'il  souhaite  surtout,  c'est  un 
boubou  et  un  Coran.  Comme  sa  fraternité  est  fort  douteuse, 
on  remet  le  cadeau  à  une  autre  fois,  au  jour  où  il  aura  fait 
ses  preuves  d'amitié,  en  nous  procurant  un  courrier  pour 
Bandiagara.  Il  s'en  va,  promettant  de  s'employer. 

Des  «  grands  frères  »,  des  «  petits  frères  »,  on  nous  en 
prodigue  à  foison.  Mais,  comme  les  Peuls  et  presque  tous 
les  Soudanais  n'ont  dans  leur  langue  ni  masculin  ni  féminin, 
c'est,  quand  ils  veulent  parler  français,  une  salade  originale 
de  tous  les  degrés  de  parenté,  sans  distinction  de  sexe. 
Abdoullaye  nous  disait  très  bien  :  0  Mon  grand-père,  qui 
était  la  femme  du  roi  du  Cayor  » ,  et  il  n'est  pas  rare  de 


V 


V 


344    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS  DES   TOUAREGS. 

voir  un  tirailleur  vous  amener  c  pour  gagner  cadeau  » , 
a  pour  gagner  dimanche  »,  une  jeune  fille,  qui  n^est  sans 
doute  liée  à  lui  que  par  des  liens  éphémères  :  c  Capitaine, 
voilà  mon  petit  frère  !  Il  vient  dire  bonjour  capitaine.  »  A 
remarquer  que  toutes  ces  sœurs  de  tirailleurs  sont  générale- 
ment jolies  et  peu  farouches.  Les  malins  savent  bien  ce 
qu'ils  font  ! 

Sur  notre  journal  de  bord,  à  noter,  en  passant,  dans  le 
même  ordre  d'idées  : 

/"  mai,  —  Le  petit-fils  de  Galadio,  qui  nous  rend  visite, 
en  a  trouvé  une  bien  bonne.  Il  est  venu,  dit-il,  saluer  son  j 

grand'père.  Vous  l'avez  deviné,  son  grand-père,  c'est  moi, 
le  grand  frère  de  son  vrai  grand-père.  On  s'y  perd,  mais  lui  x 

ne  perd  point  la  tète,  et  demande  un  cadeau. 

Dimanche  j  mat.  —  Avant-hier,  nous  avons  eu  des  nou-  -^  ^ 
velles  curieuses  par  un  gamin  d'une  quinzaine  d'années.  II  j  j 
nous  était  mystérieusement  dépêché  par  le  marabout  kour- 
teye  que  nous  avons  vu  à  notre  passage  à  Say.  Il  se  trame 
des  choses  horribles.  Amadou,  se  souvenant  des  sortilèges 
de  son  père,  qui  fut  un  grand  magicien  dans  Hamdallahi, 
fait  contre  nous  un  talisman  infaillible.  Sur  du  papier  éco- 
lier, provenant  évidemment  de  nos  cadeaux ,  il  a  écrit  le- 

maléfices  les  plus  effrayants  ;  il  a  conjuré  sept  fois  Alla /^ 

d'exterminer  les  Kéfirs,  et,  ayant  lavé  le  papier  dans 
l'eau,  a  fait  boire  cette  tisane  à  une  chèvre,  qu'on  viend: 
nous  vendre.  Nous  sommes  prévenus. 

L'épouvantable  grisgris  s'est  présenté,  en  effet,  au  camp; 
hier,  sous  la  forme  d'un  bouc  noir.  La  pauvre  bête  n'a,  ce- 
pendant, pas  l'air  d'être  si  chargée  de  venin.  Elle  est  assez 
replète,  bien  en  chair;  ce  serait  un  excellent  méchoui. 

Toutefois,  nos  hommes  redoutent  le  grisgris  d'Amadou. 
Tous  ont  la  peur  de  ces  choses  ;  souvent  l'imagination  du 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       345 

noir  lui  joue  de  mauvais  tours;  chez  le  musulman,  c'est 
quelquefois  la  foi  qui  perd.  Alors,  prenant  un  air  très  en- 
tendu ,  nous  offrons  généreusement  deux  coudées ,  soit 
trente-six  centimes,  du  bouc  chaîné  de  sortilèges,  et  comme 
le  marchand,  quoique  ahuri,  semble  à  peu  près  décidé  à  nous 


le  laisser  à  ce  prix  dérisoire,  nous  lui  expliquons  emphati- 
quement que  nos  grisgris  à  nous,  les  grisgris  toubabous, 
nous  ont  appris  la  noirceur  des  desseins  d'Amadou,  que 
toutes  ses  machinations  sont  percées  à  jour,  et  nous  les 
faisons  reconduire,  lui  et  son  bouc,  de  l'autre  côté,  manu 
militari.  J'allais  dire  à  coups  de  pied  dans  le...  dos. 

Le  marabout  kourteye  qui  nous  a  avertis  est,  du  reste,  de 


346    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES    TOUAREGS. 

nos  amis,  si  toutefois  ce  qu'on  en  raconte  n'est  pas  simple- 
ment une  invite  à  y  aller,  pour  lui,  de  notre  petit  cadeau. 
Tous   les  soirs,  la  tornade   fait  rage   autour  de    Say.    En 
amont,  en  aval,  sur  Djerma,  sur  Gourma,  crèvent  en  pluie 
des  arcs  chargés   d'eau.   Le  ciel   est   illuminé  aux   quatre 
points  cardinaux.  Mais  rien  de  tout  cela  ne  tombe  sur  Say. 
Et  pas  de  pluie,  pas  de  récolte.  Le  bruit  a  été  habilement 
répandu  dans  le  village  que  nous  avons,  par  nos  prières, 
appelé  sur  lui  la  malédiction  d'Allah  !  L'autre  jour,  Amadou 
Satourou  a  publiquement,  dans  la  mosquée,  récité  la  Fatiha 
pour  obtenir  la  pluie.  Dans  l'assemblée  des  notables,  nous 
dit-on,  s'est  levé  le  marabout  kourteye,  clamant  que  Say 
était  puni  pour  avoir,  dans  la  personne  de  son  chef,  mal  reçu 
l'hôte  que  Dieu  lui  envoyait,  pour  avoir  trahi  sa  parole  et 
méconnu  ses  serments. 

Nous  voilà,  comme  notre  oncle  Barth  dans  le  Saravamo, 
dispensateurs  d'orages.  Lui,  passait  pour  un  saint  marabout. 
On  lui  faisait  dire  la  Fatiha  pour  provoquer  le  déluge  du 
ciel.  Nous,  Kéfirs,  on  nous  suppliera  bientôt  de  lever  notre 
interdit. 

7  mai.  —  Tierno,  après  bien  des  conciliabules,  a  trouvé 
un  courrier.  C'est  un  marchand  d'ivoire  du  Hombori.  11  se 
chargera  de  nos  lettres  pour  Bandiagara,  le  poste  français 
d'avant-garde  au  Macina.  Précisément ,  Aguibou ,  roi  du 
Macina,  notre  protégé,  a  envoyé  un  percepteur  dans  le 
Hombori,  sur  la  route.  Notre  homme  marchera  pour  200 
francs  :  100,  payables  à  Bandiagara;  100  au  retour.  Aussi, 
depuis  quelques  jours,  sommes-nous  tout  en  remue-ménage. 
Cartes,  rapports,  lettres,  nous  n'avons  pas  de  temps  à  per- 
dre. Ce  courrier,  qui  ne  semble  pas  très  rassuré,  demande  à 
envoyer,  pendant  son  absence,  sa  famille  chez  Galadio,  ({^^ 
est  notre  ami,  et  la  défendra.  Accordé. 

11  revint  un  mois  après.  Il  n'avait  pu,  disait-il,  atteindre 


INCOHÉRENCES    ET    FAUSSES   NOUVELLES.       347 

Bandiagara.  Des  Habés  révoltés  l'avaient  pillé  près  du  village 
de  Dé.  Il  s'était,  à  grand'peine,  échappé  à  la  faveur  d'une  tor- 
nade, laissant  son  paquet  de  lettres  aux  mains  de  nos  ennemis. 
Comme  il  dramatisait  fort  son  évasion,  j'imagine  qu'en  per- 
quisitionnant sérieusement  chez  Amadou  Satourou,  on  retrou- 
verait notre  envoi  tout  entier,  peut-être  rongé  des  termites. 

J'eus  un  doute,  cependant.  Ma  certitude  qu'il  me  trom- 
pait n'était  pas  absolue,  et  c'est  à  ce  doute,  que  je  n'ai 
plus,  qu'il  doit  d'avoir  encore  sa  tête  sur  ses  épaules. 

Je  ne  l'ai  jamais  revu. 

/  j  mai,  —  Grrrande  nouvelle  :  On  nous  annonce  —  c'est 
Ousman  —  des  blancs  du  côté  de  Dori.  On  ne  sait  au  juste 
combien  ils  sont. 

Autre  grande  nouvelle,  celle-ci  est  du  Poullo,  —  avec  ces 
deux  hommes ,  une  nouvelle  à  sensation  n'arrive  jamais 
seule  :  —  des  chalands  de  blancs  descendent  le  fleuve ,  ils 
sont  à  Ansongo.  On  parle  de  trois  bateaux  en  fer.  Ils 
viennent  comme  nous  avec  la  paix,  rien  que  pour  la  paix. 

16  mai.  —  Qui  nous  amène  le  Poullo,  ce  matin?  Quel  est 
cet  homme  à  l'apparence  de  Touareg  :  grisgris  sur  la  tête, 
lances,  javelots  à  la  main,  tout  de  guinée  bleue  habillé? 

C'est  un  Peul,  le  frère  de  lait  de  Madidou,  des  nouvelles 
plein  les  poches.  Il  a  quitté  depuis  vingt  jours  son  «  grand 
frère  »  pour  venir  à  Say  vendre  quatre  bœufs,  contre  de  la 
toile  du  pays.  Un  des  bœufs  est  mort,  un  autre  lui  a  été 
Volé.  Quelle  bonne  occasion  pour  demander  un  boubou  de 
Consolation  ! 

Madidou  ne  savait  point  notre  présence  à  Say.  Sans  cela, 
^I  aurait  envoyé  déjà  des  ambassadeurs,  il  serait  peut-être 
Venu  lui-même,  lui  ou  Djamarata,  car  ils  ont  descendu  le 
^euve  jusqu'à  Ayorou,  pour  châtier  Yoba  de  je  ne  sais  quel 
banque  de  respect. 


348    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS, 

Notre  Peul  a  entendu  parler  du  voyage  de  quatre  blancs 
venant  faire  du  commerce.  Madidou  aurait  envoyé  deux 
forgerons  pour  leur  ouvrir  la  route,  et  il  aurait  expédié  aussi 
des  ambassadeurs  à  Tombouctou,  pour  donner  suite  à  notre 
traité  avec  lui.  Il  ne  sait  ce  qu'il  en  est  advenu,  et  s*en  re- 
tourne avec  des  bibelots  plein  sa  poche,  —  et  Dieu  sait  si 
elle  est  profonde,  —  plus  un  cadeau  pour  Madidou. 

Cette  nouvelle  des  chalands  prend  corps  les  jours  sui- 
vants. Je  trouve,  dans  la  suite  des  notes  : 

ly  mai.  —  Un  homme  d'Ayorou,  venu  à  Say  pour  des 
histoires  de  captifs,  nous  a  conté  qu'il  y  aurait  à  Ansongo, 
avec  la  paix,  rien  que  pour  la  paix,  trois  cents  tirailleurs  et 
sept  ou  huit  blancs.  La  progression  continue.  Nos  compa- 
triotes, selon  son  récit,  sont  bloqués  par  le  manque  d'eau, 
et  descendront  dès  qu'ils  pourront. 

Mardi  iç  mai.  —  Ce  seraient  cinq  cents  tirailleurs  et  huit 
blancs,  qui  attendraient  la  crue  à  Ansongo.  Décidément,  ce 
bruit  prend  des  proportions  inquiétantes.  Ces  chalands  qui 
descendent  m'ont  tout  l'air  d'un  bateau  qu'on  nous  monte. 

Si,  cependant,  il  y  avait  quelque  chose  sous  roche!  Si  de 
Tombouctou  on  venait  sur  Say ,  pour  assurer  le  ravitaille- 
ment et  fonder  un  poste  définitif!  Ce  serait  de  bonne  poli- 
tique, mais  étant  données  les  dispositions  des  indigènes,  2 
est  probable  que  nous  ne  le  saurions,  de  façon  sûre,  qu'en 
apercevant  le  pavillon  français  au  tournant  du  fleuve,  à 
moins  que  Madidou  ne  nous  en  fasse  officiellement  pré- 
venir. 

Mais,  si  l'on  a  envoyé  quelqu'un  derrière  nous,  pourra-t-il 
passer?  Il  est  bien  téméraire  de  tenter  à  nouveau  ce  que 
nous  avons  fait  dans  les  rapides,  nous  marins,  aidés  de 
marins  indigènes  et  d'un  patron  comme  Digui,  ayant  l'habi- 
tude des  laptots  et  sachant  les  conduire. 


IN'COHÉRESCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       349 

'  mai.  —  Le  fleuve  baisse  toujours.  Il  s'est  formé  à 
ant  de  notre  île  une  petite  plage  de  sable,  où  on  a  pu 
;r  le  Davousi,  pour  lui  faire  la  réparation  qu'exige  son 
uage  de  Labezanga.  Aidé  d'Abdoulaye,  je  m'en  chaîne, 
:  n'est  pas  une  petite  affaire.  Heureusement,  nous  avons 
plaque  d'aluminium  de  rechange  ;  c'est  la  seule,  du  reste, 
a  façonne  aux  formes  du  bateau,  on  la  boulonne,  on  la 


,  letout  en  quelques  jours,  et,  jusqu'à  la  montée  des  eaux, 
e  Davoust  restera  échoué,  à  sec,  sur  sa  langue  de  sable. 
ïtte  plage  est  propice  à  la  baignade  des  laptots,  propice 
i  pour  les  marchandes  du  marché,  qui  y  lavent  leurs 
les.  Les  roufs  du  Z?rt!.'0«j^  sont  un  rendez-vous  commode, 
.  chair  est  faible.  Il  ne  faut  jurer  de  rîen,  mais  peut-être 
nônier  de  la  mission  et  son  capitaine  d'armes,  Baudry, 
gé  de  la  police  intérieure,  feront-ils  bien  de  ne  pas  aller 
les  jours,  aux  heures  de  sieste,  voir  oii  en  sont  les 
rations  du  chaland. 


350     SUR   LE    NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

On  peut  quelquefois,  sur  ces  choses,  fermer  les  yeux,  , 
tout  en  maintenant,  en  théorie,  la  règle  formelle.  La  plupart^ 
des  querelles  entre  noirs  ont  pour  début  des  histoires  de^ 
femmes.  Si  des  hommes,  ou  des  tribus,  en  viennent  auxs* 
mains,  cherchez  la  femme.  Si  des  tirailleurs  désertent,  cher — ■ 
chez  la  femme.  La  moindre  liberté  laissée  à  notre  per — - 
sonnel  dans  les  villages  aurait  pu  amener  des  rixes ,  desr  : 
coups  de  lance,  des  coups  de  feu  consécutifs;  à  Fort-Archi-i 
nard,  la  chose  n'était  pas  à  craindre;  on  pouvait  donc  use:  :^ 
de  moins  de  rigueur,  tout  en  surveillant  suffisamment  pou-K:. 
arrêter  à  temps. 

i8  mai.  —  Pas  de  tornades  sur  Fort-Archinard,  mais 
pleut  tout  autour.  On  dirait  que  nous  avons  un  grisgris 
fétiche,  un  bout  de  la  corde  à  tourner  le  vent. 

Trois  hommes  de  Galadio  sont  venus  demander  de  sa 
le  traité  dont  j'ai  parlé.  On  le  leur  remet,  en  double  ex] 
dition;  l'une  doit  être  retournée,   signée  d'Ibrahim,    si       le 
texte  lui  convient.  Ce  traité  spécifie  pacte  d'amitié  ealrre 
les  Français  et  lui;  aide  et  protection  mutuelle»  dans  ioxxte 
l'étendue  du  territoire  soumis  à  son  influence  comme  à.  k 
nôtre,  pour  les  gens  paisibles,  voyageurs  ou  commerçants, 
nationaux  ou  protégés  des  contractants.   En  toute  circon- 
stance, et  par  tous  les  moyens  possibles,  Galadio  et  les  Fran- 
çais se  prêteront  assistance.   Les  deux  parties  useront  de 
toute  leur  influence  pour  rendre  sûre  la  route  entre  Ouro 
Galadio  et  le  Macina.  Enfin,  Ibrahim  s'engage  à  ne  prendre 
d'arrangement  avec  aucun  Européen,  avant  d'avoir  préala- 
blement consulté  le  résident  français  de  Bandiagara. 

Plus  tard,  un  double  de  cette  convention  nous  revint,  signé 
d'une  belle  écriture  arabe,  ferme  et  correcte,  après  avoir  été 
lu  et  discuté  en  assemblée  générale  des  notables.  Ce  traité 


INCOHÉRENCES   ET    FAUSSES   NOUVELLES.       351 

n'était  pas  obtenu  par  l'appât  des  cadeaux,  car  dès  cette 
é|X)que  nous  commencions  à  faire  des  économies,  en  vue 
des  dépenses  possibles  du  retour,  et  nous  avions  prévenu 
Ibrahim  qu'il  n'eût  point  à  compter  sur  de  grandes  libéra- 
lités. 

Cet  acte  était  net,  compréhensible  pour  tous,  très  formel, 
le  plus  complet,  croyons-nous,  qu'il  soit  possible  de  passer 
dans  ces  pays.  Nous  étions  dès  lors  en  droit  de  compter  sur 
Tabsolue  bonne  foi  du  contractant,  de  le  considérer  comme 
notre  ami,  comme  notre  allié.  Vous  verrez  bientôt  ce  qu'il 
valait,  et  vous  en  conclurez  ce  que  valent  les  traités  avec 
les  chefs  noirs,  et  surtout  ceux  qu'on  leur  laisse,  sans  leur 
dire  seulement  ce  qui  s'y  trouve. 

Autre  grande  nouvelle  :  il  s'est  levé  un  Messie.  C'est  un 

nommé  Bokar  Ahmidou  Collado.  11  opère  dans  notre  Ouest, 

entre  Say  et  Bandiagara,  au  Liptako.  Il  a  réuni  beaucoup  de 

rnonde.  11  a  reçu  l'investiture  du  Sokoto  et  un  drapeau  pour 

nous  faire  la  guerre.  Amadou  Cheikou,  à  qui  il  s'est  adressé 

pour  avoir  du  renfort,  lui  a  donné  sa  bénédiction  froidement, 

en  lui  disant  :  «  Crois-moi,  le  temps  viendra,  mais  n'est  pas 

encore  venu,  de  chasser  les  blancs  du  Soudan,  du  pays  de 

nos  pères.  Il  y  a  une  contrée  dans  l'Est,  bornée  par  un  grand 

niarigot  (le  Tchad?),  et  ils  doivent  d'abord  aller  jusque-là. 

Quant  à  moi,  je  connais  trop  bien  les  Français  pour  m'y 

frotter.  » 

Bokar  Ahmidou  Collado  est  alors  allé  trouver  Niougui, 

chef  des  Touaregs  C h eïbatan,  et  lui  a  demandé  des  hommes  : 

tf  Mais,  lui  a  répondu  Niougui,  Madidou  me  ferait  la  guerre, 

si  je  t'aidais  contre  ses  amis  les  Français.  —  Tu  n'as  pas  la 

foi,  a  dit  le  Messie.  Je  vais  te  faire  croire.  »  Et  il  lui  a  donné 

un  breuvage  consacré.   Alors   Niougui  a,  dit-on,   vu  dans 

l'air,  dans  les  nuages,  des  armées  de  combattants,  des  fusils, 

des   sabres,  des  cavaliers,  qui  suivaient  le   Messie,    et  le 


352    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Croissant  qui  triomphait.  Mais  on  dit  qu'il  hésite  encore  ;  la 
crainte  salutaire  de  Madidou. 

Bokar  Ahmidou  Coilado  est  d'un  village  du  Farimaké, 
près  de  Tioko.  Un  des  hommes  de  Galadio,  qui  vient  de 
Ouagniaka  (Macina),  l'a  connu  tout  jeune.  «  PauvTe  fou,  ce 
CoUado,  nous  dit-il,  qui  n'a  même  pas  été  à  la  Mecque,  et 
veut  se  gonfler  en  Messie  !  »  Moralité  :  Nul  n'est  prophète 
en  son  pays. 

Pendant  toute  cette  fin  de  mai,  il  semble  se  passer  quelque 
chose  de  particulier  :  de  tous  côtés  les  nouvelles  affluent, 
diffuses,  mais  ayant  quelquefois  une  certaine  vraisemblance. 
Ce  sont  les  chalands  d'Ansongo  qui  augmentent  encore  de 
nombre.  C'est  la  défection  annoncée  de  Koly  Mody,  chef 
toucouleur,  à  la  veille  d'abandonner  Amadou.  C'est  Diafara, 
un  homme  du  Kounari,  fidèle  à  Aguibou,  qui  serait  dans 
notre  Ouest,  tantôt  à  lever  l'impôt  du  Hombori,  tantôt  à 
construire  un  poste  à  Dori,  tantôt  à  guider  une  très  forte 
colonne  de  Français  et  d'auxiliaires,  dans  le  Mossi.  Les  gens 
de  Boussouma  auraient  été  chassés,  battus,  se  seraient  réfu- 
giés à  Ouagadougou.  Cette  dernière  histoire  surtout  nous 
paraît  possible.  Le  Soudan  français  avait  à  relever  l'injure 
faite  l'année  précédente  à  nos  troupes  par  le  naba  des  nabas. 
On  a  dû  y  retourner.  Mais  que  croire  de  toutes  ces  nouvelles 
qui  se  contredisent,  se  multiplient,  croissent  comme  cham- 
pignons, enflent  comme  bulles  de  savon,  et  crèvent  aussi 
vite  qu'elles  s'étaient  formées? 

20  mai.  —  Une  nouvelle  figure  apparaît,  originale  tout 
au  moins.  Comme  chacun,  cet  arrivant  apporte  sa  petite 
chronique  :  il  nous  entretient  de  la  colonne  française  qui 
opérerait  au  Mossi.  Nous  commençons  à  ne  plus  attacher 
grande  importance  à  tous  ces  cancans.  Le  nouvel  arrivant 
est  païen,  chrétien,  traduit  Sulyman;  il  se  dit  notre  coreli- 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       353 

gionnaîre,  car  il  a  des  coutumes  qui  n'appartiennent  qu'aux 
chrétiens;  comme  nous,  affirme-t-il ,  il  boit  du  dolo,  s'en 
soûle,  et  en  est  très  fier.  Il  est  donc  tout  à  fait  de  notre 
famille,  et  c'est  pour  cela  qu'il  est  venu  voir  son  a  grand 
frère  »  le  commandant. 

11  se  dit  sorcier,  semble  un  peu  fou,  et  bafouille  tout  à  fait. 
Pendant  qu'on  l'interroge,  toute  son  attention  se  porte  sur 
une  peau  de  bouc,  dont  il  tire,  dès  qu'il  nous  a  lassés  par 
ses  distractions 
ses  incohérences ,  u 
petite  fiole ,  pleine 
d'huile  de  piment 
des  pots  minuscules 
tout  un  attirail  d€ 
magie.  Puis  ,  aprè; 
l'avoir  étalé  ;i  terre 
il  commence  des  gris 
gris  pour  mettre  ; 
l'abri  des  balles 
case  oii  il  exorcise.  Sur  le  sable  du  sol,  il  tire  la  bonne  aven- 
ture. Ayant  égalisé  une  petite  surface  avec  la  main,  très  adroi- 
tement il  dessine  du  doigt  quatre  lignes  parallèles  de  points  for- 
mant des  parallélogrammes,  les  combine  deux  par  deux,  trois 
par  trois,  quatre  par  quatre,  récite  des  évocations,  efface, 
puis  recommence,  sur  un  autre  thème,  des  figures  analogues. 
Tantôt  les  lignes  sont  verticales,  formées  d'un  ou  deux  points 
horizontalement,  tantôt  elles  affectent  d'autres  formes. 

Avec  un  grand  sérieux,  comme  s'il  officiait,  il  tire  d'un  petit 
sachet  un  papier  vieilli,  écrit  en  arabe  par  quelque  marabout, 
et  marmotte  des  mots  —  en  récitant,  car  il  ne  sait  point 
lire.  —  Alors,  réfléchissant,  sérieux  comme  le  sphinx  de 
Siloé,  il  prononce  :  «  Vous  n'avez  eu  jusqu'ici  que  des  en- 
nemis. Personne,  dans  le  pays,  n'est  votre  ami.  Défiez- 
vous  des  marabouts.    Défiez-vous  surtout  d'un  marabout, 


354    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

Un  jeune  homme  est  malade  ici.  (C'est  Bluzet,  qui  se  couche 
presque  au  même  moment,  avec  un  accès  de  fièvre.)  Mais 
ce  sera  peu  de  chose.  Il  vous  faut  sacrifier  un  poulet  blanc, 
le  faire  griller,  le  donner  aux  pauvres,  pour  vous  concilier 
l'influence  du  prophète  Moïse,  Nabi  Mossa.  Il  est  préfé- 
rable de  faire  la  charité  à  des  enfants.  Alors  tous  les  gris- 
gris  des  noirs,  des  marabouts,  du  diable,  ne  prévaudront 
point  contre  vous,  blancs.  Mais  défiez- vous-en,  toutefois,  à 
cause  de  vos  hommes.  Si  on  coupe  toutes  les  racines  d'un 
arbre,  il  tombe.  De  même,  si  on  vous  prive  de  vos  noirs,  ce 
sera  fini  de  vous.  Je  viens  vous  offrir  pour  eux  un  grisgris 
souverain  contre  les  paroles  ensorcelantes,  contre  les  cortés(i] 
et  autres  maléfices.  Je  puis  vous  donner  aussi  un  corté,  tel 
qu'en  en  jetant  une  parcelle  à  la  figure  d'un  homme,  il  meurt.» 

Nous  n'acceptons  naturellement  pas  les  offres  de  corté  et 
de  contre-corté  du  Dioula,  mais,  pour  lui  donner  une  idée 
de  nos  maléfices  à  nous,  je  lui  tends,  comme  au  fils  du  chef 
des  Kel  Temoulaye,  une  pièce  de  cent  sous  dans  une  cale- 
basse d'eau  électrisée.  Cela  n'a,  du  reste,  jamais  manqué  son 
effet.  Puis  je  le  charge  d'aller  au  Mossi  voir  un  peu  ce  qui 
s'y  passe.  C'est  un  vieux  toqué,  mais,  au  dire  des  voyageurs, 
les  sorciers  ont  plus  d'influence  sur  les  Mossi  et  leurs  nabas 
que  quiconque  de  bon  sens.  Il  partira,  la  Tabaski  passée,  et 
reviendra,  inch  Allah,  avec  des  envoyés  de  Bilinga  ou  de 
Ouagadougou. 

BiUnga  est  à  onze  jours  de  marche  de  Say;  huit  jours 
après  son  départ,  le  vieux  revint,  prétendant  être  allé  jus- 
que-là. Il  n'avait  jamais  quitté  Say  et  rapportait  des  nou- 
velles stupides.  Digui  le  prit  par  les  deux  épaules,  et,  dou- 
cement, le  poussa  dehors. 

(i)  Le  corté  est  le  plus  terrible  des  maléfices;  il  consiste,  dit-on,  en  une 
poudre  que  l'on  conserve  dans  un  ergot  de  coq  et  qui  tue  à  distance.  Les 
noirs  croient  qu'en  le  jetant,  il  produit  son  effet  à  des  centaines  de  kilo- 
mètres. La  vérité  est  que  les  sorciers  ont  la  recette  d*un  poison  très  subtil, 
amenant  des  désordres  graves  chez  l'individu  qui  en  reçoit  sur  le  corps. 


INCOHÉRENXES  ET  FAUSSES  NOUVELLES,  35s 
30  mai.  —  A  mesure  qu'approche  la  fête  de  la  Tabaski, 
les  nouvelles,  les  visites  affluent.  Le  Poullo,  Ousman,  les 
ambassadeurs  secondaires  rivalisent  d'ingéniosité.  C'est  qu'il 
faut  avoir  des  boubous  neufs  pour  la  fête,  quelque  argent, 
du  cuivre,  pour  acheter  des  kolas  et  bien  traiter  ses  amis, 
des  pagnes  brillants  pour  les  femmes  :   «   Que  dirait-on , 


commandant,  dans  les  villages,  si,  moi,  que  tout  le  monde 
sait  être  l'ami  des  Français,  je  n'y  faisais  pas  bonne  figure?» 

Il  y  a  même  de  ces  visites  qui  semblent  indiquer  autre 
chose  que  l'appât  du  boubou,  peut-être  un  peu  la  crainte  de 
la  colonne  qui,  d'après  les  dires,  opérerait  au  Mossi.  Ous- 
man nous  amène  le  chef  du  marché.  C'est  un  Ouagobé, 
Sarracolais  par  conséquent,  intelligent,  et  à  l'air  ouvert.  Le 
prétexte  de  sa  venue  est  de  nous  offrir  une  captive  à  vendre, 
et  il  sait  bien  que  nous  ne  faisons  pas  achat  de  semblable 


356    SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

marchandise.  Elle  vient  de  chez  Samory,  où  les  prix  so 
très  bas,  vu  la  pléthore  de  captifs  et  la  disette  de  grains.  1 
jeune  fille,  en  bonne  santé,  garnie  de  toutes  ses  dents,  c 
vendue  le  prix  modique  de  10,000  cauris,  soit  10  francs, 
deux  moutons,  ou  un  béré  (sac  de  mil).  A  Say ,  les  prix  seraie 
d'après  lui  bien  autrement  élevés.  L'esclave  premier  choi 
une  jeune  fille  vierge,  vaudrait  200,000  cauris,  soit  2< 
francs;  le  deuxième  choix,  150,000  (jeune  homme  en  bon 
santé),  et  en  descendant  ainsi  jusqu'à  100,000  pour  le  ci 
quième.  Ce  sont  là  les  prix  du  captif  commercial,  mais,  pr 
tiquement,  certains  sont  vendus  20  à  25,000  cauris. 

Le  chef  du  marché  nous  apporte  des  kolas,  du  miel,  < 
riz,  du  lait.  Il  se  lamente  des  temps  durs  que  traverse  Sa} 
a  Toutes  les  routes  sont  coupées,  au  nord  par  les  Touareg 
à  l'ouest  par  les  Mossi  païens,  au  sud  par  le  Dendi,  à  Te 
par  le  Kebbi,  le  Maouri.  A  peine  quelques  rares  caravane 
escortées,  peuvent-elles  passer  jusqu'à  Sansan  Haoussa  p 
Sorgoé.  Toute  une  flottille  de  pirogues,  descendue  à  Yaoïz 
l'année  précédente,  y  est  restée,  de  peur  des  Dendikobè 
Les  piroguiers  ont  fondé  un  village,  et  tout  cela  semk 
perdu  pour  Say.  Du  reste,  les  choses  ne  semblent  pas  alJ 
dans  l'Est  selon  les  souhaits  des  vrais  croyants.  Rabbad^i 
côté,  le  Serki- Kebbi  de  l'autre,  battent  en  brèche  l'empi/ 
du  Sokoto  et  son  émir.  » 

Et  comme  Ousman,  revenant  à  la  charge,  nous  par/e 
encore  de  la  colonne  du  Mossi  :  «  Tu  comprends,  lui  dis-je, 
le  naba  de  Ouagadougou  a  fait,  l'an  dernier,  aux  Français  qui 
venaient  le  voir ,  le  même  accueil  que  nous  a  fait  à  Say 
Amadou  Satourou.  Alors  le  chef  des  blancs  a  dit  qu'on  irait 
casser  son  village  :  ce  sera  votre  tour  l'an  prochain,  j'es- 
père. » 

Et  ils  s'en  sont  retournés,  plongés  dans  leurs  réflexions 

Décidément,  c'est  le  moment  des  visites.  Le  jeudi  21  mai 


INCOHÉRENCES    ET   FAUSSES   NOUVELLES.       357 

nous  voyons  arriver,  sur  notre  marché,  un  jeune  homme  en 
boubou  bleu,  garni  de  roucnnerie  à  dessins  bleus  et  rouges. 
Nous  connaissons  de  longtemps  cette  tête  et  ce  costume.  En 
effet,  quand  il  nous  a  décliné  ses  nom  et  qualités,  nous  tom- 
bons presque  dans  ses  bras. 


Au  moins  celui-ci  est  authentique  :  c'est  le  fils  du  chef  de 
Fafa  qui  nous  a  si  bien  guidés  dans  les  rapides,  le  fils  du 
vieux  Peul  qui  voulait  mettre  son  corps  entre  Djamarata  et 
nous,  pour  nous  protéger.  C'est  Djamarata  qui  l'envoie,  et 
il  n'y  a  pas  pour  nous  à  en  douter.  11  vient  savoir  comment 
se  porte  le  commandant,  en  quel  état  sont  les  bateaux, |  de- 
puis qu'ils  ont  passé  sur  les  cailloux.  Djamarata  proteste  de 
son  amitié.   Au  début  de   notre  passage ,  il  est   vrai ,   les 


358    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Touaregs  se  sont  tenus  sur  leurs  gardes.  Depuis  qu'ils  sont 
convaincus  de  nos  désirs  de  paix,  et  qu*ils  ont  constaté  que 
nous  ne  lésions  personne,  les  Aouelliminden  marchent  tout 
à  fait  avec  nous;  leur  confiance  est  absolue. 

Notre  ami  s'en  retourne,  sa  peau  de  bouc  chargée  de  pré- 
sents. Pour  une  fois,  en  voilà  un  qui  avait  mérité  salaire, 
ayant  bien  fait  vingt  jours  de  marche  pour  nous  venir  com- 
plimenter de  la  part  de  son  maître. 

24  mai.  Pentecôte.  —  Il  semble  que  la  colonne  du  Mossi 
fasse  des  progrès,  du  moins  on  pourrait  le  croire,  à  voir  les 
dispositions  des  indigènes  à  notre  égard  s'améliorer.  Les 
mensonges,  les  nouvelles  improbables  ne  cessent  cependant 
pas. 

C'était  hier  la  Tabaski,  fête  du  Mouton,  qui  n'est  pas, 
semble-t-il,  d'origine  musulmane.  Le  village  de  Talibia  a 
tenu  à  «  faire  camarade  »  au  camp.  Quelques  pouilleux  ont 
dansé  tam-tam.  D'autres  sont  venus  chercher  la  charité.  On 
donnait  à  chaque  pauvre  du  sel,  du  couscous,  une  coudée  de 
toile,  et  j'ai  distribué  quelque  argent  au  personnel  indigène. 

Aussi  se  sont  abattus  sur  le  camp  marchands  de  kola, 
vendeurs  de  grisgris,  hétaïres.  Du  nombre  de  ces  dernières 
•était  Fanta,  une  Toucouleur  qui  se  dît  native  de  Tombouc- 
tou.  Elle  vient  voir  si  son  frère  n*est  pas  parmi  nous,  je 
jurerais  qu'elle  cherche  toute  autre  chose  qu'un  frère.  A  la 
longue,  elle  devint  un  agent  politique  funeste  contre  nous. 
Après  l'avoir  avertie  à  plusieurs  reprises,  il  fallut  la  chasser 
du  camp;  peut-être,  sous  l'influence  dissolvante  de  cette 
femme,  aurions-nous  eu  des  tentatives  de  désertion. 

Il  est  de  première  importance  de  surveiller  les  rapports 
des  hommes  et  des  femmes,  même  en  pays  ami.  Les  chefs 
noirs  savent  admirablement  tirer  parti  de  l'attrait  qu'exerce 
sur  le  tirailleur,  le  laptot,  l'interprète,  une  compatriote  un 
peu  jolie,  comme  celle-là,  et  de  mœurs  faciles.  Fanta,  venue 


INCOHÉRENCES   ET  FAUSSES  NOUVELLES.       339 

en  transfuge,  fut  au  premier  chef  un  agent  corrupteur.  Il 
est  même  très  probable  qu'elle  essaya  d'empoisonner  un 
homme  qu'elle  avait,  sans  résultat,  poussé  à  la  trahison. 

La  Tabaski  se  passa  très  tranquillement.  De  notre  côté, 
nous  nous  régalâmes  d'un  méchoui  amoureusement  préparé. 


Je  fis  aux  Koyraberos  de  Talibia,  venus  nous  voir,  une 
petite  démonstration  de  la  force  pénétrante  de  nos  fusils 
86  sur  des  souches  d'arbre  :  «  Bissimilaye!  Bissimilaye!  » 
disait  le  vieux  Suleyman  Foutanké,  qui  n'en  pouvait  croire 
ses  yeux  ! 

Juin.  —  Il  continue  à  ne  pas  pleuvoir  sur  Say.  Bien  sûr, 
nous  avons  dû  jeter  un  sort  à  ce  pays.  Cela  est  d'autant 
plus  évident  que  les  sauterelles  se  mettent  de  la  partie. 
Nous  avons  eu  raison  de  nous  placer  sous  l'invocation  de 


36o    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES  TOUAREGS. * 

Moïse  :  comme  lui,  j'ai  fait  descendre  sur  la  ville,  pour  la 
punir,  des  nuages  de  criquets.  Grande  tristesse  de  la  popu- 
lation. Sécheresse  et  sauterelles  :  la  récolte  est  compromise. 
Mais  à  quelque  chose  malheur  est  bon;  les  Koyraberos  se 
précipitent,  armés  de  bâtons,  au  plus  épais  du  nuage,  frap- 
pant de-ci ,  battant  de-là ,  pendant  que  les  petits  enfants 
ramassent,  dans  leurs  boubous  relevés,  les  insectes  abattus, 
dont  ils  assaisonneront,  paraît-il,  un  merveilleux  couscous. 

Nos  Sénégalais  rient  de  les  voir  faire.  Eux  sont  bien  trop 
civilisés  pour  manger  pareille  pitance,  c  Les  Koyraberos,  me 
dit  Digui,  c'est  des  sauvages!  »  Et  il  faut  entendre  le  ton 
de  pitié  dont  est  jetée  cette  injure. 

Le  chef  de  Kibtachi,  gros  village  haoussa  d*aval,  nous 
envoie  des  cadeaux,  des  promesses,;  une  invitation  polie  à 
nous  arrêter  chez  lui,  au  passage,  en  descendant.  «  Pour--^ 
quoi   n'êtes- vous  pas   venus  jusqu'à  Kibtachi,   au  lieu  d^ 
rester  chez  ce  Satourou,  qui  ne  vous  veut  que  du  mal?  r 
Cadeaux.  Puis,  c'est  Galadio  qui  renvoie  le  traité,  signé 
sa  main,  avec  des  présents,  des  kolas  symboliques  d'amiti 
de  pleines  calebasses  de  miel  —  émollient,  —  et  des  sacs  crirrie 

farine  de  baobab,  dont  l'effet  médicinal  est  tout  contraii e. 

Les  chefs  des  Sidibés,  des  Kourteyes,  des  Sillabés,  no  --ms 
envoient  émissaires  sur  émissaires  pour  affirmer  leur  amit  î  é. 
Un  autre,  celui  des  Peuls  du  Torodi,  demande  un  traité  a.xji 
mêmes  conditions  que  son  ami  Galadio.   «  Galadio  et  Ivzi, 
nous  écrit-il,  sont  ensemble  —  heureuse  métaphore,  admi- 
rable trouvaille  littéraire  —  comme  deux  dents  d'un  même 
peigne.  » 

Ah  !  oui,  ils  étaient  bien  du  même  peigne,  tous  ces  gens-là! 

Et  nous  ne  soupçonnions  pas  encore  combien  il  était  sale. 

Puis,  d'après  les  nouvelles,  le  parti  des  Toucouleurs  de- 
vient le  camp  d'Agramant  :  les  Gaberos  en  ont  assez  d'Ama 
dou.  Ils  me  font  demander  de  m'entremettre  auprès  de  M* 


INCOHÉRENCES  ET   FAUSSES  NOUVELLES.      361 

didou,  qu'ils  savent  mon  ami,  pour  qu'il  les  laisse  reiitrer 
dans  leur  pays. 

Ce  sont,  d'autre  part,  querelles  entre  Toucouleurs'|et  Si- 
dibés.  Amadou  a  mis  aux  fers  un  marabout  Hadji  des  Sidibés. 
Ceux-ci,  en  représailles,  ont  saisi  trois  Toucouleurs  à  Youli, 


en  face  de  Dounga,  et  des  deux  côtés  du  fleuve,  on  se  re- 
garde en  chiens  de  faïence,  en  chiens  tout  noirs. 

Les  Sidibés,  par  l'organe  du  PouUo  Khalifa  et  du  fils, 
plus  ou  moins  authentique,  de  leur  chef  qu'il  nous  amène,  se 
disent  disposés  à  nous  demander  asile.  Si,  dans  trois  jours. 
Amadou  n'a  pas  rendu  le  Hadji ,  les  femmes  et  les  trou- 
peaux sidibés  seront  placés  sous  la  protection  de  nos  canons. 


362    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Serait-ce  l'étincelle  qui  mettra  le  feu  aux  poudres?  Alors, 
hourra!  pour  notre  protectorat  devenu  effectif;  nous  aurions 
un  beau  rôle  à  remplir,  celui  d'intervenir,  en  faveur  d'une 
coalition  d'autochtones,  contre  les  Toucouleurs  parasites, 
ennemis  séculaires  de  notre  influence  en  Afrique. 

Allons!  tout  marche  à  souhait.  Et  c'est  heureux,  car  le 
fleuve  baisse,  baisse,  baisse.  Notre  île  s'est  transformée  : 
un  large  isthme  —  sable  et  cailloux  —  l'unit  à  la  rive  droite. 
Des  centaines  d'hommes  bien  déterminés,  ou  poussés  par 
derrière,  y  entreraient  de  nuit  comme  dans  une  foire. 

Rassurés  autant  que  nous  pouvons  l'être  par  Tétat  poli- 
tique du  pays,  par  toutes  ces  démarches  d'amitié,  nous  at- 
tendons le  14  juillet  et  nous  comptons  le  passer  le  plus 
joyeusement  possible,  quand  s'infiltre,  discrètement,  douce- 
ment, une  nouvelle,  d'abord  évasive,  qui,  se  précisant  peu 
à  peu,  prend  corps,  devient  une  certitude. 

Pour  une  fois,  la  nouvelle  était  vraie,  et  c'était  juste  le 
contraire  de  ce  que  les  politesses  indigènes  avaient  voulu 
nous  faire  croire.  Tout  le  pays,  Toucouleurs,  gens  de  Say, 
Sidibés,  Gaberos,  ceux  de  Kibtachi  comme  ceux  du  Torodi, 
marchaient  contre  nous,  et  venaient  nous  attaquer. 

Naturellement,  ilne  se  trouva  personne  pour  nous  prévenir. 

C'est  Ousman  qui,  avec  son  flair  habituel,  nous  donna 
l'éveil,  bien  malgré  lui,  le  pauvre  homme.  En  voulant  faire 
l'ange,  il  fit  la  bête,  comme  souvent. 

Un  beau  jour,  à  brûle-pourpoint,  il  nous  dit  de  ne  pas 
nous  inquiéter,  de  dormir  sur  les  deux  oreilles,  nous  assu- 
rant qu'Amadou  Satourou  et  Amadou  Cheikou  ne  nous  veu- 
lent que  du  bien. 

—  Pourquoi  nous  racontes-tu  cela,  Ousman?  Je  parie 
que  tu  as  quelque  bonne  raison  ;  attention  à  ce  que  tu  vas 
dire.  Tu  mens,  bien  sûr.  Amadou  nous  cherche  noise! 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       363 

—  Bissimiiaye !  oh!  non,  Amadou  ne  pense  guère  à  vous, 
il  n'est  occupé  que  de  sa  colonne  contre  le  Djermakoy. 

On  ne  nous  avait  encore  jamais  parlé  de  cette  expédition, 
et  le  fait  me  sembla  étrange. 

—  Ousman,  tu  mens.  Qu'est-ce  que  cette  colonne  contre 
le  Djermaylco? 


Alors,  en  se  coupant,  en  blanchissant,  comme  tout  nègre 
en  mauvaise  posture,  il  nous  explique  longuement  que  les 
gens  de  Say,  les  Toucouleurs,  tous  les  indigènes,  se  sont 
réunis;  qu'ils  vont  marcher  sur  Dentchcndou,  gros  village 
du  Djerma,  centre  de  résistance  aux  Foutankés;  mais  que, 
avant  de  partir,  tous  viendront  se  faire  bénir  à  Say,  par  Sa- 
tourou,  qui  dira  la  Fatiha  pour  la  plus  grande  gloire  du  Pro- 
phète sur  la  tombe  de  son  ancêtre,  Mohammed  Djebbo, 
fondateur  de  la  ville. 

J'avais  compris;  le  plan,  pour  nous  surprendre,   n'était 


364    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

pas  mal  combiné  :  —  Bien  !  Ousman,  lui  dis- je,  tu  avertiras  le 
Modibo  que  si  la  colonne  toucouleur  campe  dans  son  village^ 
ou  à  côté,  dans  son  village  où  il  n*a  pas  voulu  nous  recevoir, 
c'est  la  guerre  avec  nous.  —  Oh!  réplique  Ousman,  toute  la 
colonne  ne  viendra  pas;  les  chefs  seulement,  avec  Ahmidou 
Ahmadou,  le  chef  de  guerre. 

Puis,  devant  de  nouvelles  menaces  de  nous  fâcher,  il 
affirme  bientôt  qu'il  s'est  trompé,  que  Satourou  ira  lui-même, 
sur  la  rive  Djerma,  bénir  la  troupe. 

Nous  voici  donc  avertis  :  une  grosse  colonne  est  rassem- 
blée. Alors,  en  questionnant  savamment,  de  divers  côtés, 
nous  obtenons  confirmation  de  ce  bruit ,  et  le  Poullo  lui- 
même  se  déboutonne,  nous  dit  de  nous  défier. 

La  palme  des  trahisons  revint  en  cette  circonstance  à  un 
Peul  du  Macina,  que  nous  appelions  Ahmadou  Moumi;  mais 
ce  fut  nous  qui  en  eûmes  le  bénéfice.  Né  dans  ce  village  de 
Moumi,  près  de  Mopti,  sur  le  Niger,  il  avait  eu  tous  les 
siens  tués  par  les  Toucouleurs  au  moment  de  la  conquête 
d'El-Hadj-Omar.  Lui-même  avait  été  fait  captif,  traîné  der- 
rière les  chevaux  jusqu'à  Say,  dépouillé,  ruiné,  vendu.  H 
avait,  à  juste  titre,  conservé  la  haine  tenace  du  Toucou- 
leur; mais  racheté,  libéré  par  le  chef  de  Say,  il  était  devenu 
son  confident,  son  ami.  «  Alors,  nous  expliquait-il,  mieux 
que  tout  autre  je  puis  savoir  ce  qui  arrive,  mieux  que  tout 
autre  je  puis  trahir  Satourou.  » 

Et  il  le  trahit  dans  les  grands  prix,  nous  révélant  tout  ce 
que  préparaient  contre  nous  nos  ennemis  :  Amadou,  aidé  du 
chef  de  Say,  réunissait  tout  le  monde  d'alentour;  on  parlait 
vaguement,  pour  allécher  les  tièdes,  d'aller  faire  des  captifs 
chez  les  Djermas  de  la  rive  gauche  ou  chez  les  Gourmasde 
la  rive  droite.  On  se  rassemblerait  à  Say,  pour  la  bénédic- 
tion; puis,  au  moment  décisif,  le  Modibo,  dans  une  petite 
comédie  d'inspiration  surnaturelle,  s'écrierait  :  a  Ecoutez  ce 


INCOHÉRENCES   ET    FAUSSES   NOUVELLES. 


365 


que  dit  le  Prophète  :  Les  Gourmas,  les  Djermas,  laissez- 
les.  C'est  contre  les  infidèles,  les  Keffirs  de  Talibia,  qu'il 
faut  marcher.  C'est  leur  destruction  qui  plaira  à  Dieu!  a  Et 
alors,  tout  le  monde,  entraîné,  s'exaltant  l'un  l'autre,  courra, 
fanatique,  à  l'assaut  de  notre  petite  tle. 

Les  chefs  seuls  connaissent  l'intrigue,  nous  dit  Ahmadou 
Moumi,  et  lui  personnellement 
est  bien  placé  pour  pénétrer  le 
fond  de  la  pensée  des  chefs, 
11  va,  comme  cela,  le  bon  traî- 
tre ,  de  Say  à  Dounga ,  de 
Dounga  à  Fort-Archinard,  es- 
pionnant, trahissant,  pour  le 
compte  de  l'un,  pour  le  compte 
de  l'autre.  Avec  nous,  assure- 
t-il,  il  ne  cherche  qu'à  se  ven- 
ger des  Toucouleurs. 

Fort  bien  !  Avec  une  acti- 
vité fiévreuse,  on  doubla  les 
abatis,  que  les  tornades  avaient  kkmmk  du  marché. 

un  peu  affaissés,  on  construisit  de  nouvelles  redoutes  à 
meurtrières  autour  du  camp,  pour  en  battre  les  angles  morts. 
Au  14  juillet,  nous  étions  dans  toute  l'ardeur  de  la  mise 
en  défense,  et  certes,  ce  jour-là,  nous  ne  pensions  guère 
à  la  revue  de  Longchamps,  ni  aux  bals  populaires  sur  les 
places  publiques.  Comme  dans  tous  les  moments  difficiles, 
nos  noirs  se  serraient,  mieux  disciplinés,  plus  zélés,  tout  à 
fait  dans  la  main  des  officiers,  si  bien  que,  lorsque  nous  aper- 
çâmes, au-dessus  de  Say,  les  fumées  du  camp  des  coalisés, 
nous  étions  prêts. 

Prêts  tout  au  moins  à  faire  payer  cher  leur  audace  aux 
attaquants,  car  il  ne  fallait  pas  compter  sortir  sains  et  saufs 
de  cette  affaire,  trop  inégale.  Avec  Amadou  marchaient  cinq 
cents  (usils,  et  les  Toucouleurs  sont  braves,  surtout  lorsque 


366    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

fanatisés.  Un  certain  nombre  de  captifs  de  Touaregs  étaient 
venus  de  Sorgoe  leur  donner  la  main  avec  Alibouri,  le  héros 
du  Cayor,  le  brave  de  Youri,  et  ce  sont,  dans  les  combats 
de  nuit,  les  plus  redoutables  adversaires.  Combien  étaient- 
ils,  avec  cela,  de  gens  armés  d'arcs  ou  de  lances?  11  est  bien 
difficile  de  le  savoir  :  jamais  les  noirs  ne  se  dénombrent, 
quand  ils  partent  en  guerre  ;  cela  porte  malheur.  Mais,  cer- 
tainement, Amadou  pouvait  à  cette  époque  grouper  autour 
de  lui  dix  à  quinze  mille  combattants. 

Et   nous  allions  nous  trouver  trente-quatre,   marmitons 
compris,  à  tenir  tête  à  cette  tourbe. 

Le  plus  grave,  c'est  qu'un  bon  tiers  de  nos  cartouches 
s'était  avarié,  sous  la  double  influence  de  la  chaleur  extrême 
et  de  l'humidité.  Avarie  d'autant  plus  dangereuse  qu'elle 
pouvait,  en  déterminant  un  enrayage  en  plein  tir,  immo- 
biliser l'arme  jusqu'à  la  fin  de  l'attaque. 

Nous  jouions  de  malheur  ! 

Plusieurs  nuits  durant,  nous  dormîmes  mal.  On  voyait  au 
nord  de  grandes  lueurs  mouvantes,  des  torches  promenées 
dans  la  forêt.  De  Talibia  à  Say,  on  faisait  à  l'aide  de  feux 
de  paille,  allumés  et  éteints  trois  par  trois,  des  signaux,  de 
nous  incompris... 

Le   17  juillet,   l'attaque  est  décidée,  paraît-il;  nous  en 
sommes  prévenus  par  notre  espion;  nous  serons  assaillis  par 
la  rive  droite,  dans  la  nuit  sans  lune.  Le  camp  toucouleur  est 
formé  à  Tillé,  en  amont  de  Say.  Au  salam  de  trois  heures, 
Amadou  Satourou  fanatisera  le  peuple.  Nous  pouvons  nous 
attendre  vers  dix  heures  à  la   première  alerte.    Ahmadou 
Moumi  nous  donne  la   chose   comme  très  probable,  sinon 
comme  certaine,  et  pas  une  femme  n'est  venue  au  marché 
ce  matin.  Ousman,  du  reste,  nie  énergiquement  ;  la  chose 
est  donc  sûre,  et  nous  doublons  nos  factionnaires  dans  l'at- 
tente d'une  nuit  qui  sera  peut-être  la  dernière. 


;OHÉRENCES  ET  FAUSSES  NOUVELLES.  367 
:ndit,  on  attendit  :  rien  narriva.  On  ne  perçut,  cette 
mme  les  autres,  que  les  cris  des  singes  hurleurs, 
.  du  rapide  d'aval  qui  chuchotait  discrètement. 
îsta  calme  le  lendemain  encore,  puis,  doucement, 
s  qu'on  voyait  le  jour,  les  lueurs  nocturnes,  ces- 
;s  marchandes,  qui  avaient  déserté  le  marché  de 
linard ,  en  reprirent 
,  et  tout  rentra  dans 
)mme  devant.  Alors, 
nés,  la  colonne  s'était 

ses  guerriers,  recu- 
■nier  moment,  étaient 

petits  paquets,  (aire 
i  dans  le  Djerma,  al- 

suffi  pour  cela  de  par- 

et  que  l'on  nous  sût 
arler  ferme,  en  l'oc- 

c'était  un  peu  jouer 
in.  Nous  aurions  eu 

peine  à  nous  défendre.  Comment  dès  lors  songer 
r?  Comment  mettre  à  exécution  mes  menaces  de 
■  à  la  première  alerte? 
itourou,  au  dernier  moment,  avait  quand  même  eu 

sa  ville.   La  colonne,  campée  près  de  Say,   n'y 

ainsi  que  je  l'avais  exigé,  La  bénédiction  du  ven- 
it  donnée  qu'aux  chefs.  Leur  secret  était  éventé  : 
nous  avaient  vus  renforcer  nos  défenses;  c'était 
1  allait  marcher  contre  nous.  Cette  perspective,  et 
;  qu'on  savait  devoir  s'ensuivre ,  avaient  suffi  à 
.en  des  enthousiasmes  pas  encore  fanatisés,  à  re- 
n  des  arrivées  escomptées  comme  certaines.  Puis 
itait  mise  de  la  partie.  Les  quotidiennes  tornades^ 


368    SUR    LE   NIGER    EN   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

enfin  venues,  achevèrent  la  démoralisation  de  la  foule.  L'ob- 
jectif —  nous  —  étant  manqué,  puisque  nous  étions  sur  nos 
gardes,  les  uns  partirent  à  droite,  d'autres  à  gauche,  cap- 
turer des  esclaves. 

Nous  l'avions  échappé  belle,  mais  définitivement,  car,  de 
ce  jour,  en  même  temps  que  la  lune  croissait,  le  fleuve  se 
mit  à  monter,  pour  de  bon  cette  fois,  creusant,  chaque  jour 
plus  profond,  le  fossé  qui  nous  isolait  de  la  terre  ferme  et  de 
nos  ennemis. 

Nous  étions  en  sûreté,  non  sans  avoir,  durant  une  longue 
semaine,  envisagé  de  près  la  triste  perspective  de  finir  là, 
sur  cette  île;  et  plus  d'une  fois,  veillant,  l'oreille  aux  écoutes, 
nous  nous  sommes  demandé  si,  le  cas  échéant,  nous  serions 
vengés  mieux  et  plus  vite  que  Flatters. 

Et  alors  nous  comprîmes  tout  :  les  fausses  nouvelles  de 
colonnes  françaises  marchant,  opérant  dans  les  environs, 
n'avaient  qu'un  but,  nous  faire  abandonner  notre  tata,  où 
nous  étions  en  sécurité  relative,  que  les  Toucouleurs  de- 
vaient considérer  comme  imprenable.  On  pensait  ainsi  nous 
faire  aller  à  la  rencontre  des  camarades,  et,  dans  la  brousse, 
on  aurait  eu  beau  jeu  contre  nous. 

Puis,  quand  nos  ennemis  virent  comment  nous  recevions 
leurs  informations ,  ils  imaginèrent  autre  chose  :  endormir 
notre  veille  et  notre  défiance  par  de  belles  paroles  d'amitié, 
des  demandes  de  traité,  des  protestations  de  tous  genres,  et, 
une  fois  notre  confiance  revenue,  nous  tomber  tous  ensemble 
dessus  à  l'improviste.  C'était  ingénieux,  du  reste;  mais  ils 
avaient  compté  sans  la  bêtise  d'Ousman. 

Qu'advint-il  de  la  colonne  des  Toucouleurs  ? 

N'ayant  pas  osé  marcher  contre  nous,  par  crainte  de  nos 
canons,  elle  pensa  à  Dentchendou,  gros  village  de  la  rive 
gauche.  Les  chefs  hésitèrent  longtemps,  laissant  à  ceux  de 


INXOHÉRENCES    ET   FAUSSES   NOUVEL-LES.       369 

Dentchendou  le  temps  d'être  prévenus,  de  se  mettre  en  état 
de  défense,  de  faire  sortir  de  la  ville  les  bouches  inutiles. 

Quand  elle  se  mît  en  route,  il  était  déjà  trop  tard  pour 
elle,  D"un  autre  côté,  m  le  poison  des  flèches  de  Dentchendou 
est  très  dangereux  »,  nous  dît  un  jour  Ousman,  qui  con- 
tinuait à  venir,  malgré  les  rebuffades  qu'il  essuyait. 


Tous  ces  guerriers  du  pays  aiment  bien  se  battre  et  faire 
des  captifs,  à  la  plus  grande  gloire  du  Prophète,  mais  sans 
qu'il  leur  en  cuise  trop.  Les  Toucouleurs  fidèles  à  Amadou 
seraient-ils  devenus  couards  comme  eux,  à  leur  contact? 
Cette  histoire  nous  donne  à  penser  que  nous  sommes  loin  à 
présent  des  temps  héroïques,  de  ceux  des  Foutankés  séné- 
galais, chargeant  contre  un  train  en  marche,  pour  reprendre 
les  femmes  d'Amadou  faîtes  captives,  et  s'arrêtant  tout  à 
coup  pour  se  prosterner,  sous  la  pluie  des  balles  de  nos 
tirailleurs,  en  un  salam  propitiatoire  (combat  de  Kalé). 


370    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

N  'osant  venir  attaquer  ni  Fort- Archinard,  ni  Dentchendou   j 
la  colonne  erra  sous  la  pluie,  de  village  en  village.  On  Izi 
recevait,  la  craignant.  Elle  opéra  quelques  prises,  perdit  di^ 
monde,  et  tout  ce  grand  feu  s'en  fut  en  fumée,  sans  qu'or  < 
sût  trop  comment. 


L'échec  des  Toucouleurs  permit  à  quelques  chefs  de  vill 
de  nous  manifester  leurs  sympathies,  vraies  ou  fausses, 
ce  nombre  fut  Hamma  Tansa,  chef  des  Sillabés,  figure 
originale  parmi  les  autres.  C'est  une  manière  d'Epicure,  b 
vivant  et  charitable.  Il  tient  table  ouverte,  a  toujours,  réui^^5 
dans  sa  case  autour  de  lui,  de  nombreux  hôtes.  Puis,  quaiXid 
on  vient  lui  annoncer  que  le  couscous  est  cuit,  il  se  lève, 
agite  son  boubou  blanc  comme  des  ailes  d'oiseau  et  s'écrie  ; 
«  Et  maintenant,  allons  nous  battre!  » 

C'est,  du  reste,  un  lettré;  les  missives  qu'il  nous  envoyait, 
écrites  sur  des  planchettes  de  bois,  étaient  polies,  conformes 
à  la  règle  arabe  et  quelquefois  en  vers.  Il  devait  nous  rendre 
visite,  y  tenait  même  beaucoup,  disait-il,  mais  ne  mit  jamais 
sa  promesse  à  exécution  :  peur  d'Amadou,  manque  de  temps, 
sait-on  jamais? 

Nous  vîmes  aussi  arriver  un  beau  jour  notre  vieil  ami 
Hugo,  de  la  part  du  chef  des  Kourteyes,  à  présent  tout  à  fait 
guéri,  grâce  à  Taburet,  de  sa  conjonctivite.  «  Quand  les 
eaux  sont  basses,  nous  faisait-il  dire,  nous  craignons  les 
Toucouleurs  ;  mais  attends  que  le  fleuve  monte  :  alors  les 
Kourteyes  sont  les  rois  du  Niger.  Personne  ne  saurait  les 
atteindre,  et  nous  pourrons  nous  donner  la  main.  » 

Mais  le  plus  zélé,  le  plus  affiché  de  nos  amis,  était  Gala- 
dio.  Ce  fut,  presque  jusqu'au  départ,  un  va-et-vient  continuel 
de  son  village  au  camp.  De  chez  lui  accouraient  des  griots, 
des  marchands,  des  marabouts.   Ils  disaient  :  «  Je  suis  de 
chez  Galadio  »,  et  on  les  accueillait,  par  politique,  à  bras 


INCOHÉRENCES    ET   FAUSSES   NOUVELLES.       371 

Mis,  leur  achetant  de  préférence  aux  autres,  leur  don- 
.des  cadeaux,  de  bonnes  paroles,  et  tous  nous  chantaient 
auanges  de  leur  maître.  Le  fait  est  qu'il  se  montrait  très 
ible.  Mal  lui  en  prit  de  l'être  trop. 

ir  mon  désir,  il  nous  envoya,  pour  compléter  notre  vo- 
ilaire    touareg,    la  forgeronne  de   Bokar    Ouandieïdiou , 


j'ai   parlé.    Elle   était   accompagnée   d'un   marabout, 
orou,  Peul  de  Ouagnaka  (Macina),  très  fin,  très  distin- 

très  séduisant,  et  d'un  grand  vieillard  à  barbe  blanche, 
1  du  Konnari  (Macina)  et  qu'on  appelait  Modibo  Konna. 
odibo  Konna  parlait  le  bozo,  langage  des  pêcheurs  du 
;r,  aux  environs  de  Mopti,  et  cela  permit  à  Baudry  de 
rocurer  un  vocabulaire  élémentaire  de  celte  langue. 
ïs  trois  personnages  furent  pendant  plusieurs  jours  nos 
s  choyés.  Vraiment  captivé  par  leurs  façons  d'agir  et 

délicatesse,   à  laquelle  les  gens  de  ce  pays  ne  nous 


372     SUR    LE    NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

avaient  guère  habitués,  je  revins  tout  à  fait  des  préventions 
qui  me  restaient  contre  Galadio,  leur  maître.  Aussi  lui  fis-je 
demander,  puisqu'il  était  trop  vieux  pour  me  venir  visiter, 
et  que  nous  étions  amis  comme  les  deux  doigts  de  la  main, 
comme  deux  dents  d'un  même  peigne,  quand  je  pourrais  me 
rendre  auprès  de  lui.  Ce  n'était  que  l'affaire  de  trois  jours, 
et  je  tenais  à  affirmer  devant  le  pays,  avant  de  m'en  aller, 
que  Galadio  était  notre  homme,  que,  si  nous  partions,  nous 
laissions  dans  le  pays  un  auxiliaire  tout  dévoué,  compromis 
avec  nous.  11  nous  serait  plus  tard  précieux  pour  l'organisa- 
tion de  la  contrée,  et  il  pourrait  la  commander  comme  pro- 
tégé indigène. 

Les  envoyés  revinrent  quelques  jours  après,  annonçant 
l'arrivée  de  chevaux  pour  faire  le  voyage,  proclamant  tout 
le  plaisir  qu'aurait  leur  maître  de  ma  visite. 

En  attendant,  nous  nous  remîmes  avec  ardeur  aux  voca- 
bulaires. La  chose  allait  bien,  du  reste,  et  en  quelques  jours 
nous  eûmes  fini.  Tayorou  en  profita  pour  me  conter,  entre 
temps,  cette  jolie  histoire  du  temps  de  la  réforme  peule  au 
Sokoto  : 

Quand  le  grand  réformateur  Othmane  Fodio,  qui  fut  du 
reste  un  bandit  de  marque  et  un  chasseur  d'esclaves,  prê- 
chait la  réforme,  c'est-à-dire  la  révolte  contre  leur  chef,  aux 
Peuls  du  Haoussa,  il  était  suivi  d'un  grand  nombre  de  dis- 
ciples, comme  tous  les  prophètes. 

Un  soir,  dans  un  palabre,  alors  qu'il  parlait,  expliquant 
la  vérité,  ses  yeux  tombèrent  tout  à  coup  sur  un  vieillard,  à 
l'air  vénérable,  qui  sanglotait. 

«  Voyez,  s'écria  alors  Othmane  Fodio,  voyez  ce  vieillard 
qui  pleure.  Suivez  son  exemple,  celui-là  a  été  touché  par 
Allah  !  » 

Alors  le  bonhomme,  toujours  en  larmes,  répondit  d'une 
voix  entrecoupée  :  Non,  Modibo,  non!  tu  as  mal  lu  en 
mon  âme.  Mais  en  t^écoutant  parler  si  véhémentement,  en 


INCOHÉRENCES   ET   FAUSSES   NOUVELLES.       373 

yant  s'agiter  sous  ton  menton  ta  longue  barbe  grise,  j'ai 
nsé  à  mon  pauvre  vieux  bouc  que  j'ai  laissé  dans  ma  case 
ur  te  suivre,  toi,  et  voilà  qui  explique  mes  sanglots.  »  Et 
iC  remit  à  pleurer. 


Cette  anecdote,  qui  perd  à  être  écrite,  peint  assez  bien  le 
■actère  des  Peuls  nomades  :  fanatisme  et  intérêt  mêlés. 

Nous  étions  donc  tout  à  fait  conquis  par  les  manières  de 
yorou  et  de  Modibo  Konna,  quand  un  beau  soir,  Suley- 
n.  l'interprète,  vint  me  trouver,  après  la  leçon  de  touareg, 
me  dit  de  but  en  blanc  :  «  Commandant,  tous  ces  gens-là 


374    SUR    LE    NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

se  fichent  de  nous.  »  Et  voici  ce  qu'il  me  raconta  :  «  Tierno 
Abdoulaye,  le  traducteur  d'arabe,  qui  est  un  malin,  s'est 
aperçu  que  le  vieux  Modibo  Konna  est  un  bavard,  qu'il  ne 
peut  pas  garder  un  secret ,  et  il  a  voulu  en  avoir  le  cœur 
net,  au  sujet  de  Galadio  et  des  autres.  «  Comment,  lui  a-t-il 
dit,  vous,  de  bons  musulm*  ,is,  des  modibos,  de  vrais  croyants, 
vous  prenez  parti  contre  Amadou,  contre  le  fils  d'El  Hadj 
Omar;  et  votre  chef,  Galadio,  marche  avec  les  Français? 
Moi,  Tierno  Abdoulaye,  je  suis  avec  eux,  parce  que  je  ne 
puis  pas  faire  autrement.  Mais  mon  cœur  est  avec  les  Tou- 
couleurs,  mes  compatriotes.  S'il  y  avait  un  combat,  je  serais 
le  premier  à  déserter.  Les  vrais  musulmans  ne  sauraient  être 
avec  les  Keffirs  ! 

«  —  A  la  bonne  heure,  aurait  répondu  Modibo  Konna. 
Au  moins,  je  trouve  quelqu'un  à  qui  parler.  Crois-tu  donc 
que  nous  ayons  jamais  été  de  bonne  foi  l'allié  du  comman- 
dant? Galadio  est  le  meilleur  ami  d'Amadou;  c'est  lui  qui  la 
aidé  à  passer  sur  la  rive  gauche.  Nous  ne  sommes  ici, 
Tayorou  et  moi ,  que  pour  espionner ,  pour  empêcher  les 
Français  de  faire  le  mal,  d'attaquer  Dounga  ou  Say.  Dès 
que  vous  êtes  arrivés,  Ibrahim  a  compris  que  le  mieux  était 
de  vous  montrer  bon  visage.  Il  a  même  reproché  à  Amadou 
Satourou  de  vous  avoir  refusé  l'hospitalité,  parce  qu'à  Say 
même  on  aurait  pu  bien  mieux  vous  surveiller.  A  cette  atti- 
tude, nous  avons  gagné  des  cadeaux;  c'est  autant  de  pris  sur 
les  Keffirs,  et  les  autres  n'ont  rien  eu.  Moi-même,  Modibo 
Konna,  j'ai  été  rappelé  de  Dounga,  où  j'étais  chargé  des 
affaires  d'Ibrahim,  pour  venir  ici,  et,  en  partant  d'ici,  je  re- 
tournerai à  Dounga,  pour  rapporter  ce  que  j'ai  vu.  Crois-tu 
donc  qu'un  marabout  comme  Ibrahim  trahirait  la  vraie  reli- 
gion? )) 

Ainsi  donc,  la  mèche  était  éventée.  Galadio,  du  reste,  se 
méfiait  du  vieux  bavard,  et  Tayorou,  le  diplomate  habile, 
ne  l'avait  accompagné  que  pour  l'empêcher  de  dire  des  bê- 


INCOHÉRENCES   ET    FAUSSES   NOUVELLES.        375 

tises.  Pendant  quatre  mois  on  s'était  moqué  de  nous,  avec 
un  grand  art,  il  faut  le  reconnaître.  Cette  duplicité  avait  eu, 
du  reste,  un  heureux  résultat  :  nous  laisser  croire  que  nous 
avions  tout  au  moins  un  ami  dans  la  contrée,  un  ami  fidèle, 
sur  lequel  nous  pouvions  compter.  Cela  faisait  plaisir  à  nos 
hommes  et  contribuait  au  surplus  à  entretenir  notre  moral. 
On  aime  mieux  ne  pas  se  sentir  tout  à  fait  seul,  même  quand 
c'est  illusion. 

Mais  il  aurait  pu  se  prc^duire  un  autre  épilogue.  Ibrahim 
envoyait  les  chevaux  ;  je  partais  avec  quelques  hommes  et 
le  Père  Hacquart  ;  on  nous  supprimait  en  route.  Peut-être 
a-t-il  craint  des  représailles  immédiates,  peut-être  ne  vou- 
lait-il pas,  lui,  pousser  la  mauvaise  foi  jusqu'à  un  assassinat 
qui  l'eût  définitivement  compromis  pour  l'avenir,  peut-être 
même  est-ce  un  homme  relativement  droit,  incapable  d'un 
crime  contre  son  hôte. 

Ce  fut  la  dernière  séance  de  comédie  que  nous  eûmes  à 
Fort-Archinard.  Il  nous  fallait  dès  lors  soncrer  aux  affaires 
sérieuses,  au  départ,  fixé  au  15  septembre  et  que  nous 
avions  depuis  longtemps  annoncé.  Nos  provisions  de  grains 
étaient  achetées,  nos  chalands  en  état.  Nos  renseignements 
nous  donnaient  à  croire  que  le  fleuve  était  praticable.  On 
travailla  activement  au  rempaquetage  des  étoffes ,  des  bi- 
belots. 

Taburet  bouillait  d'impatience;  il  se  demandait  déjà  quel 
paquebot  nous  pourrions  bien  prendre  au  Dahomey,  par  quel 
train  il  arriverait  auConquet.  Les  autres,  sans  en  avoir  l'air, 
étaient  aussi  pressés ,  d'autant  plus  qu'un  vent  de  fièvre 
passait  sur  l'île.  Nos  noirs,  qui  n'étaient  pas  soumis  à  la 
quinine  préventive,  l'avaient  plus  que  nous.  Baudry,  occupé 
aux  réparations  de  chalands,  au  rempaquetage,  au  marché,, 
était  assez  fatigué.  Il  était  temps  de  s'en  aller. 


376    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   Dta    *^ 


Le  15  septembre,  l'embarquement,  larrimage  étaient  ter- 
minés. Digui,  la  veille,  était  allé  reconnaître  la  route.  Rentr»- 
très  tard,  il  avait  l'air  soucieux.  «  C*est  très  mauvais,  mai 
on  passera  quand  même.  »  Les  laptots,  bien  que  harassé 
ne  se  tenaient  pas  de  joie;  le  vieux  Suleyman  Foutanké 
très  inquiet,  craignant  sans  doute  d'être  rendu  à  Amadou 
ou  laissé  là  comme  inutile,  s'escrimait  à  apprendre  la  m 
nœuvre  de  l'aviron.  Mais  le  plus  heureux  encore  était  A 
chino,  le  Dahoméen,  qui,  toute  la, journée,  nous  avait  cuei 
des  tomates  pour  la  route,  et  qui  rêvait  à  ses  bananiers. 


Dès  le  matin,  Abdoulaye  entailla  un  gros  arbre,  et  su»:-   j^ 
souche  aplanie,  on  grava  au  ciseau  :  M.  H.  D.  N.  1896,  pio^fs 
fortement  clouée,  on  y  fixa  une  planche  portant  le  nom    ^Ju 
poste  :  FORT-AkCHiNAKD.  Cela,  pour  ceux  qui  nous  sui- 
vront. 

Dans  l'angle  ouest  aval  du  tata,  on  creusa  un  grand  trou 
profond,  on  y  enfouit  les  ferrailles  inutiles,   les  clous,  les 
outils   encombrants,  qui  pourront  servir  à  d'autres,  et  la 
terre  fut  nivelée  par-dessus. 

C'est  le  seul  cimetière  que  nous  ayons  laissé  à  Fort-.Ar- 
chinard,  et  nous  pouvons  considérer  cette  chance  comme 
une  bénédiction  du  ciel. 

Nous  ne  voulions  pas  que  les  indigènes,  après  tous  leurs 
mauvais  procédés,  profitassent  de  nos  dépouilles  :  des  tables, 
des  portes,  de  tout  ce  qui  pouvait  brûler,  on  fit,  au  milieu 
du  poste,  un  grand  bûcher.  Nous,  les  laptots,  tous,  nous  y 
apportâmes  avec  ardeur  notre  part,   et  à  ce  bûcher,  aux 
cases,  aux  paillottes,  aux  abatis,  avec  des  torches  de  paille, 
on  mit  le  feu  tout  à  la  fois.  On  entendait  crépiter  le  bois 
vert,  détoner,  par  instants,  des  bottes  de  poudre  ou  des 
paquets  de  cartouches  oubliés. 

Alors,  comme  des  diables  noirs,  les  laptots,  aux  batte- 
ments répétés  des  tam-tams,  dansèrent  autour  du  feu  les 


3-}8    SUR   I.E   NIGER   ET  AU   PAYS  DES  TOUAREGS. 

danses  de  leur  pays,  tandis  que  le  vieux  Suleyman  restait 
pensif,  et  que  nous  regardions,  non  sans  un  serrement  de 
cœur,  se  consumer  ce  qui  fut  Fort-Archinard,  l'tlot  perdu 
du  pays  nègre,  où  nous  avions,  cîhq  mois  durant,  espéré, 
vécu,  palpité  de  joie  et  de  déception! 

Le  cœur  s'attache  à  ces  pays-là,  où  l'on  a  connu  les  émo- 
tions vraies,  et  la  tristesse  et  les  privations.  Il  en  est  d'eui 
comme  des  femmes,  souvent  on  n'aime  bien  que  celles  qui 
nous  ont  fait  beaucoup  souffrir. 

Fort-Arcliinard  brûla  magniRquement.  Quand  la  fumée, 
devenue  trop  épaisse,  nous  prit  à  la  gorge,  on  embarqua 
dans  les  cbalands,  qui  poussèrent  au  large;  nous  nous  re- 
tournâmes une  dernière  fois,  comme  la  femme  de  Loth, 
pour  contempler  l'incendie... 

Et  en  route,  gaiement,  pour  de  nouveaux  rapides. 


CHAPITRE   IX 


Au-dessous  de  Fort-Arcliinard ,  k  fleuve  se  divise  en  un 
;rand  nombre  de  bras;  les  iles  (ju'il  forme  sont  désertes 
linsi  que  les  rives,  couvertes  d'arbres  élevés  :  ghos,  baobabs, 
:ailccdrats,  ]jalmiers  et  rôniers. 

Bien  que  les  eaux  soient  près  de  leur  maximum  de  hau- 
eur,  de  nombreux  écueils  à  peine  recouverts  et  des  rapides, 
«u  dangereux  pour  nous,  il  est  vrai,  —  nous  en  avons  vu 
['autres,  —  rendraient  la  navigation  impossible  à  un  vapeur. 


Le  16  septembre,  nous  dépassons,  vers  sept  heures  du 
latin,  sur  la  rive  gauche,  un  petit  campement  composé 
.'une  case  et  de  greniers  à  mil.  C'est,  je  crois,  le  débar- 
adt-re  de  Kibtachi,  car  le  soir,  à  cinq  lieures  trente,  nous 
vons  fait  soixante-dix  kilomètres  depuis  le  départ,  par  con- 
équent  dépassé  ce  village  sans  le  voir.  Je  regrette  de  ne  pas 
voir  visité  les  mines  de  pierres  à  bracelets  et  à  bagues, 


38o    SUR   LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

probablement  de  cornaline,  qu'on  m'a  signalées  ;  mais,  d'autre 
part,  je  ne  suis  pas  absolument  fâché,  au  moment  d'entrer 
dans  le  Dendi,  de  perdre  le  contact  avec  des  populations 
contre  lesquelles  il  est  en  guerre. 

Encore,  le  17,  nous  trouvons  un  fleuve  à  peu  près  sem- 
blable, toujours  serpentant,  au  point  que  j'entends  un  de  mes 
laptots  s'écrier  que  nous  devons  avoir  perdu  la  route,  que 
nous  ne  sommes  plus  sur  le  Niger.  Toujours  une  quantité 
d'îles  à  la  végétation  dense  et  élevée.  Des  vues  pittoresques 
s'offrent  à  nous  :  ce  sont  de  gros  blocs  de  grès  roux  stratifié, 
formant  autant  de  collines  de  dix  à  cent  mètres  d'élévation. 
A  chaque  méandre,  c'est  un  aspect  nouveau  et  toujours 
curieux  des  rives.  On  voudrait  descendre  à  terre,  chercher 
l'ombre  et  le  repos  sous  l'épais  dôme  de  la  végétation  qui 
forme  par  endroits  comme  des  charmilles  naturelles.  Il  y  a 
un  revers  à  cette  médaille,  l'innombrable  quantité  d'insectes 
avides  de  notre  sang.  La  nuit,  ce  sont  des  moustiques  par 
hordes  formidables.  Nos  pauvres  laptots  vainement  s'enve- 
loppent de  tout  ce  qu'ils  peuvent  trouver,  au  risque  d'étouf- 
fer. Quant  à  nous,  si,  lorsque  nous  dormons,  nos  mousti- 
quaires nous  défendent  à  peu  près,  durant  nos  quarts  nous 
sommes  saignés  à  blanc.  Le  jour,  les  moustiques  nous 
laissent  tranquilles,  mais  alors  ce  sont  des  mouches,  res- 
semblant de  forme  à  des  taons ,  qui  viennent ,  à  travers 
rétofïe  de  nos  vêtements  blancs,  enfoncer  dans  notre  chair 
un  dard  gros  comme  une  aiguille.  J'ai  déjà  eu  autrefois  a 
souffrir,  sur  le  Tankisso,  de  ces  vilains  diptères  propres  aux 
rivières  bordées  de  tjhos. 

Depuis  le  départ,  chaque  jour  nous  avons  eu  apparence 
de  tornade,  sans  pourtant  qu'elle  éclate.  Le  18,  à  cinq  heures 
du  matin,  nous  essuyons  la  queue  d'un  de  ces  météores  et, 
une  assez  forte  brise  persistant  jusqu'à  onze  heures,  nous  ne 
pouvons  partir  qu'à  ce  moment.   L'aspect  du  pays  change. 


DE   SAY    A    BOUSSA, 


38 1 


ier,  avec  ses  ilôts  de  roches,  ses  berges  boisées,  il  me  rap- 
Uit  le  Niger  vers  Bamako.  Aujourd'hui,  le  fleuve  se  traîne 
resseusement  dans  une  plaine  basse  couverte  de  bouquets 
rôniers,  qui  ressemble  au  Massina,  entre  Mopti  et  le 
îbo.  Quelques  roches  toujours,  pour  ne  pas  en  perdre 
labitude,  et  vers  trois  heures  de  l'après-midi  nous  sommes 
vant  l'emplacement  du  village  de  Goumba,  détruit  l'année 


écédente  par  les  Toucouleurs.  Nous  apercevons  une 
rogue  de  pêcheurs;  on  les  hèle,  et  sans  crainte  ils  s'ap- 
ochent  de  nous.  Ce  sont  des  habitants  de  Kompa,  venus 
squ'ici  prendre  du  poisson,  et  les  premiers  êtres  humains 
le  nous  voyons  depuis  Say.  Non  seulement  nous  avons 
ipassé  Kibtachi,  mais  encore  Bikini  sans  les  voir.  lifTet  de 
guerre  continuelle  entretenue  par  l'esclavagisme,  les  habi- 
nts  des  villages  restent  peureusement  chez  eux,  cultivent 
peine  quelques  arpents  de  terre,  sans  oser  même  s'aven- 
rer  sur  le  fleuve,  sans  que  les  richesses  naturelles  de  son 


382    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS, 

lit  d'inondation ,  chaque  année  fécondé  d'une  couche  d'hu- 
mus nouvelle,  servent  à  autre  chose  qu'à  entretenir  la  végé- 
tation sauvage  des  baobabs  et  des  ghos. 

Nous  sommes  rapidement  les  meilleurs  amis  du  monde 
avec  les  gens  de  Kompa.  On  y  sait  notre  séjour  à  Say  et  on 
nous  attend  avec  impatience.  On  n'ignore  pas,  en  effet,  que 
c'est  nous  qui  avons  chassé  les  Foutankés  du  Soudan  occi- 
dental, et  on  espère  bien  que  nous  viendrons  en  faire  autant 
dans  le  Dendi.  «  Vois  !  me  dit  l'un  des  pêcheurs,  il  y  a  un 
an,  c'était  couvert  de  villages;  maintenant  il  n'y  a  plus  rien 
d'ici  Kompa  :  ce  sont  les  Foutanis  qui  ont  tout  détruit!  » 

La  pirogue  ira  à  Kompa  pour  prévenir  de  notre  arrivée. 
Un  de  ses  rameurs  restera  avec  nous  pour  servir  de  guide. 
11  répond  au  nom,  terriblement  évocateur  pour  nous,  de 
Labezenga.  Tandis  que  nous  faisons  route,  il  me  donne 
des  détails  intéressants  sur  le  frère  du  Serki  Kebbi.  Ce 
personnage  intéressant  se  trouve  dans  le  Dendi;  il  était  à 
Kompa  ces  jours  derniers.  Il  s'est  disputé  avec  son  frère  et 
est  venu  fixer  sa  résidence  sur  les  bords  du  Niger;  mais, 
bien  que  les  relations  particulières  soient  tendues  entre  les 
deux  parents,  ils  ne  sont  pas  en  guerre  et  même  marche- 
raient ensemble  le  cas  échéant. 

A  cinq  heures  et  demie,  nous  apercevons  quelques  cases 
de  Peuls  :  c'est  le  village  abandonné  de  Bombodji.  Ses 
habitants  ayant  fait  cause  commune  avec  Amadou  et  les 
gens  de  Say,  sont  allés  les  rejoindre.  Le  bois  de  leurs  cases 
nous  servira  à  faire  cuire  notre  dîner,  et  je  signale  le  mouil- 
lage. Nous  nous  dirigeons  vers  l'embouchure  d'un  petit 
marigot  où  il  est  facile  d'accoster.  Tout  à  coup  :  «  Digui! 
qu'est-ce  que  c'est?  Nous  sommes  au  milieu  des  écueils  î  »  De 
fait,  devant,  derrière,  à  côté  de  nous,  l'eau  est  ridée  de 
centaines  de  ces  marques  formant  moustaches  que  je  ne 
connais  que  trop.  Il  y  a  un  fort  courant  qui  nous  entraîne, 
sûrement  nous  allons  toucher  et  nous  crever;  comment  même 


DE    SAV    A    BOUSSA. 


383 


cela  n'est-il  pas  encore  arrivé?  Digui  devient  pâle  comme 
un  noir  pâlit,  sa  peau  prend  une  nuance  terreuse;  évidem- 
ment, lui  aussi  est  épouvanté.  Tout  à  coup  il  pousse  un 
gigantesque  éclat  de  rire  :  »  Poissons!  commandant,  pois- 
sons! »  Ce  sont  tout  simplemeht  d'énormes  poissons,  sorte 
de    brochets    du    Niger,    de  taille  colossale,    qui  attendent 


linsi,   nageant  sur  place   contre   le   courant,   qu'une   proie 
passe  à  leur  portée.  Et  il  y  en  a  des  centaines. 

Nous  essayons  de  nous  venger  de  notre  peur  en  cher- 
:hant  à  pêcher,  au  moyen  d'une  cartouche  de  fulniicoton, 
10s  écueils  vivants  de  tout  à  l'heure;  mais  il  y  a  trop  de  fond 
neuf  à  dix  mètres),  et  nous  en  sommes  pour  notre  peine  et 
Mur  notre  explosif. 


Le  19,  à  dix  heures,  nous  pénétrons  dans  un  petit  bras 
l'inondation  qui  nous  mène  près  du  villc^e  de  Koinpa,  et, 


384    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES    TOUAREGS. 

à  une  heure,  nous  recevons  la  visite  des  envoyés  du  chef 
de  village  ;  ils  nous  souhaitent  la  bienvenue  et  nous  amènent 
trois  moutons.  Enlin  !  ce  ne  sont  plus  les  figures  cauteleuses 
et  fausses  des  gens  de  Say  ou  des  Peuls.  Grands  diables  à 
figures  sauvages ,  ils  portent  le  turban  orné  de  grisgris  ou 
un  bonnet  de  forme  particulière  communément  employé  jus- 
qu'à Boussa  et  rappelant  la  coiffure  des  eunuques  du  Bour- 
geois gentilhomme.  Je  ne  leur  cèle  en  rien  que  nous  avons 
été  assez  fraîchement  reçus  à  Say ,  et  leur  dis  que  leurs 
ennemis,  les  Foutanis,  sont  aussi  les  nôtres.  Cela  rompt  la 
glace.  J'annonce  ma  visite  au  chef  pour  l'après-midi. 

Je  vais  avec  Bluzet  le  voir  vers  quatre  heures.  Nous  tra- 
versons un  terrain  inondé,  où  nous  prenons  plus  d'un  bain 
de  pieds  dans  les  fondrières. 

Le  village  où  nous  arrivons  est  entouré  d'un  mur  et  d'un 
petit  fossé,  défense  que  nous  rencontrerons  autour  de  tous 
les  villages  jusqu'au  P)Ourgou.  A  Kompa,  mur  et  fossé  sont 
vieux  et  mal  entretenus.  Deux  rôniers  servent  de  pont- 
levis.  A  l'intérieur  de  l'enceinte,  des  cases  en  terre,  recou- 
vertes de  chapeaux  pointus  en  paille,  rappellent  les  habita- 
tions des  Malinkcs  de  Kita.  Nous  trouvons  le  chef  dans  une 
grande  case  à  trois  entrées,  vestibule  de  sa  maison. 

C'est  un  petit  vieux  à  demi  aveugle,  parlant  lentement,  à 
l'air  à  la  fois  bienveillant  et  rusé.  Il  tisse,  tout  en  parlant, 
des  bandes  de  natte  en  paille  ,  comme  d'ailleurs  tous  les 
gens,  familiers  ou  notables,  qui  l'entourent.  C'est  l'occupa- 
tion constante  des  hommes  du  Dendi ,  et  on  les  voit  s'y 
livrer  même  en  marchant,  ce  qui  rappelle  un  peu  les  vieilles 
femmes  de  nos  pays  tricotant  des  bas.  Je  remémore  les  dan- 
gers que  les  Foutanis  font  courir  à  son  village,  à  son  pays; 
je  lui  dis  que  le  Dendi,  comme  aussi  le  Kebbi  et  le  Djerma» 
devraient  s'entendre,  unir  leurs  efforts  contre  l'envahisseur, 
passer  même  de  la  défensive  à  l'offensive.  Je  lui  demande 
des  guides  pour  aller  auprès  du  chef  du  Dendi,  auquel  je  veux 


DE    SAY   A   BOUSSA.  383 

répéter  ces  choses  et  en  dire  d'autres  encore,  et  je  l'engage 
à  ce  que  le  plus  grand  nombre  possible  de  ses  gens  assiste 
au  palabre.  Je  désire,  en  outre,  voir  le  frère  du  Serki 
Kebbi. 

Tout  cela  m'est  promis,  et  nous  nous  apprêtons  à  repartir. 
lorsque  la  pluie  nous  surprend.  J'ai  fait  préparer  les  cadeaux 


destinés  au  chef  et  à  ses  gens,  et  on  nous  les  apporte  ;  nous 
nous  réfugions,  pour  éviter  l'averse,  dans  les  appartements 
particuliers  du  chef,  mais  ils  ne  tardent  pas  à  être  envahis  : 
c'est  à  qui  s'est  empressé  d'aller  chercher  quelque  chose  pour 
nous;  c'est  à  qui  s'efforce  de  nous  faire  plaisir  r  un  poulet, 
des  œufs,  quelques  kolas,  chacun  y  va  de  son  petit  présent, 
et  l'on  voit  que  c'est  de  bon  cœur. 

De  notre  côté,  lious  distribuons  nos  marchandises.  Mais 
le  vieux  chef  prélève  une  dîme.  Il  est  des  plus  amusants  à 
voir  faire.  Comme  ses  yeux  !e  servent  mal  dans  la  demi- 


386    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

obscurité  de  la  case,  tous  cherchent  à  emporter  leur  morceau 
sans  payer  de  redevance  ;  mais  lui  s'est  mis  devant  la  porte, 
et  chacun  est  palpé  comme  à  la  douane  belge.  Puis  il  pro- 
cède par  persuasion,  fait  des  grimaces,  et  finit  par  con- 
vaincre, en  apparence  du  moins,  son  interlocuteur  de  lâcher 
partie  de  sa  richesse.  Il  lui  rend  alors  ce  qu'il  a  dédaigné, 
mais  en  en  exaltant  la  valeur  et  la  qualité ,  poussant  des 
cris ,  faisant  des  hochements  de  tête  admiratifs  devant  la 
beauté  de  l'étoffe  ou  des  perles  restées  au  malheureux, 
tandis  qu'il  cache  tout  doucement  derrière  lui  ce  qu'il  a  réussi 
à  enlever. 

Nous  avons  à  bord  un  chien  et  un  chat  qui,  après  de  lon- 
gues guerres,  ont  fini  par  être  les  meilleurs  amis  du  monde. 
Mais  lorsque  le  chat  a  happé  un  morceau  de  viande,  il  faut 
voir  son  ami  s'approcher  et  le  lui  enlever.  Il  pose  d'abord  la 
patte  dessus,  le  chat  de  se  fâcher  et  d'allonger  les  griffes; 
l'autre  prend  un  air  plaintif,  pousse  de  petits  gémissements 
amicaux ,  avance  peu  à  peu  le  nez  tout  en  surveillant  les 
mouvements  de  son  compagnon,  et  lorsqu'il  l'a  suffisamment 
hypnotisé  par  ses  mines,  d'un  seul  coup,  lieup!  il  enlève  le 
morceau  convoité  et  se  sauve  avec  :  tout  à  fait  le  chef  de 
Kompa. 

La  pluie  ayant  cessé,  nous  regagnons  le  bord,  suivis  d'une 
nombreuse  troupe  de  nos  nouveaux  amis.  Le  neveu  du  chef 
de  Tenda,  qu'on  me  dit  être  en  même  temps  celui  de  tout  le 
Dendi,  nous  accompagne,  et,  en  outre,  le  chef  des  captifs 
du  chef  de  Kompa.  Il  porte  un  fusil;  c'est  le  seul  du  village, 
et  il  en  est  très  fier;  mais  le  chien  n'existant  plus  depuis 
longtemps,  il  faut  mettre  le  feu  à  la  charge  avec  une  mèche. 
11  me  montre  en  passant  l'endroit  où  les  Toucouleurs,  aidés 
d'Ibrahim  Galadjo,  ont  attaqué  Kompa.  Il  me  fait  voir  aussi 
un  grand  bouclier  en  peau  de  bœuf,  derrière  lequel  les 
assiégés  avaient  cherché  à  se  mettre  à  l'abri,  et  qui  est  percé 
par  les  balles  des  Toucouleurs.  Malgré  la  supériorité  de  leur 


DE    SAY    A   BOUSSA.  387 

rmement,  les  Foutanis  ont  été  repoussés  avec  de  grosses 
ertes,  fait  tout  à  l'éloge  du  courage  des  habitants  du  Dendi. 
'est  dans  cette  race,  peu  civilisée,  c'est  certain,  mais  non 
ncore  infectée  de  l'intolérance  et  du  fanatisme  musulman, 
ne  nous  devons,  à  mon  avis,  chercher  un  appui,  pour  arri- 
er  à  pacifier  la  vallée  du  Niger  en  en  chassant  les  Toucou- 
urs,  comme  on  l'a  fait  au  Soudan  avec  les  Bambaras. 

Le  20,  nous  allons  à  Gorouberi,  où  réside  le  frère  du  Serki 
^ebbi.  Nous  mouillons,  assez  loin  du  village,  à  l'entrée 
'un  marigot  trop  étroit  pour  laisser  passer  nos  embarca- 
ons,  et  il  vient  nous  rendre  visite. 

C'est  un  grand  jeune  homme,  fort  et  robuste,  dont  la 
Ture  ne  serait  pas  désagréable,  sans  l'horrible  coutume  des 
aoussanis  du  Kebbi  de  se  sillonner  la  face,  des  tempes  au 
enton,  d'un  grand  nombre  de  lignes,  cicatrices  de  coupures 
ites  au  couteau  dès  l'enfance. 

Je  l'entreprends  immédiatement  sur  les  intentions  de  son 
ère,  et  je  recommence  à  prêcher  la  croisade  que  je  ne  ces- 
îrai  pas  contre  les  Toucouleurs  et  le  Sokoto.  La  réponse 
le  plaît  tout  particulièrement.  Son  frère,  me  dit-il,  a  été 
doux  et  soupçonneux  à  son  égard,  craignant  de  sa  part  une 
mbition  qu'il  n'a  pas.  Il  a  dû  le  quitter,  et  il  est  venu  s'éta- 
lir  à  Gorouberi.  Mais  ils  ne  sont  nullement  ennemis;  même, 
i  le  Serki  le  rappelait  demain  près  de  lui,  il  se  mettrait  en 
Dute  pour  le  rejoindre.  Ce  qu'il  peut  me  promettre,  c'est 
u*il  fera  répéter  mes  paroles  à  son  frère. 

Nous  causons  ensuite  du  passage  de  Monteil,  dont  on  se 
appelle  les  tribulations  à  Argoungou  avant  de  réussir  à 
asser  un  traité  avec  le  Kebbi.  On  se  souvient  très  bien  de 
li,  et  le  Serki  actuel  ne  serait  autre  que  cet  enfant  qu'il  a 
uéri  d'une  horrible  blessure,  et  dont  on  lui  avait  ensuite 
aussement  annoncé  la  mort.  On  lui  a  encore  donné  au 
îournou  une  autre  nouvelle  inexacte  :  Argoungou  n'a  pas  été 


388    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES    TOUAREGS. 

pris,  il  a  repoussé  ses  ennemis  en  leur  faisant  subir  d'énormes 
pertes.  Namantougou  Marné,  ce  frère  d^brahim  dont  Monteil 
parle,  lors  de  son  passage  à  Ouro  Galadjo,  a  été  tué  dans 
le  combat.  Mon  interlocuteur  me  certifie  encore  une  fois  que 
le  Kebbi  se  considère  comme  notre  allié,  et  qu'il  serait  heu- 
reux de  revoir  des  compatriotes  de  celui  qui  a  laissé  chez 
eux  un  si  bon  souvenir. 

Il  me  confirme  aussi,  et  les  assistants  l'approuvent,  que 
le  Dendi,  le  Djerma  et  le  Maouri  sont  tributaires  du  Kebbi. 

Arrêtons-nous  sur  ce  fait  gros  d'importance,  appuyant 
nos  revendications  contre  la  gloutonnerie  anglaise.  Nous 
avons  commis ,  personne  ne  le  discute  plus ,  une  grosse 
sottise  en  acceptant  la  convention  de  1890.  Au-dessus  de 
leur  dernière  factorerie  du  bas  Niger,  les  Anglais  n'avaient 
pas  plus  de  prétentions  à  émettre  que  nous  sur  le  protec- 
torat d'indigènes  peuplant  un  Hinterland  problématique. 
Quoi  qu'il  en  soit,  la  chose  est  faite  :  une  fois  de  plus,  notre 
nullité  géographique ,  notre  indifférence  des  choses  afri- 
caines, a  permis  à  nos  rivaux  de  nous  berner  par  des  affir- 
mations qu'un  peu  moins  d'ignorance  aurait  permis  de  ré- 
futer. 

Sir  Edward  M  aile  t  a  bien  parlé  des  chutes  de  Bourroum; 
il  aurait  suffi  d'ouvrir  Barth  pour  lui  répondre  que  ces  chutes 
n'existaient  pas.  La  lecture  du  voyageur  allemand  aurait  pu 
enseigner  aussi  qu'au  moment  de  son  passage ,  un  descen- 
dant des  anciens  chefs  du  pays  se  maintenait  indépendunt 
dans  Argoungou,  et  le  récit  de  son  périlleux  voyage  de 
Sokoto  aux  bords  du  Niger  aurait  montré  combien  précaire 
était  l'influence  exercée  par  l'émir  de  Sokoto  sur  les  pays 
traversés  par  lui.  Jusqu'en  1890,  époque  du  traité  franco- 
anglais,  cette  autorité  n'a  fait  que  décroître.  Kebbi,  Maouri, 
Djerma,  Dendi,  auraient  depuis  longtemps  eu  raison  de  leurs 
oppresseurs  s'ils  avaient  su  s'entendre  toujours.  Quoi  quil 


DE    SAY    A    BOUSSA.  389 

en  soit,  ils  ont  du  moins  reconquis  l'indépendance,  et  nous 
sommes,  à  l'heure  actuelle,  le  seul  peuple  européen  ayant 
des  conventions  avec  eux.  Le  traité  signé  par  Monteil  avec 
le  Kebbi  suffirait  même  à  la  rigueur. 

Ce  n'est  donc  plus  de  Say,  comme  le  prétendent  les  An- 
glais, qu'il  faut  faire  partir  la  limite  de  nos  influences.  La 
ligne  de  démarcation,  d'après  l'esprit  comme  d'après  la  lettre 
du  traité  de  1890,  doit  nous  laisser  les  quatre  provinces  que 
je  viens  de  nommer.  Allons-nous  encore  une  fois  abandonner 
nos  droits  acquis  au  prix  de  tant  de  peines  et  de  fatigues? 
Mieux  encore,  allons-nous  laisser  le  Sokoto,  fort  des  armes 
que  lui  fourniront  les  Anglais,  réduire  en  captivité,  en  escla- 
vage, après  avoir  promené  partout  le  fer  et  le  feu,  des  popu- 
lations denses,  paisibles,  courageuses,  capables  de  prospérer 
sous  notre  autorité  plus  paternelle  et  moins  mercantile  que 
celle  de  nos  rivaux? 

En  pleine  tribune  anglaise,  lord  Salisbury  a  jeté  moqueu- 
sement  qu'on  n'avait  laissé  au  coq  gaulois  que  du  sable  à 
gratter.  Allons-nous  du  moins  le  réclamer,  ce  sable,  et  s'il 
s'y  trouve  un  petit  coin  de  terre  fertile  que  la  diplomatie 
ci^alors  ait  oublié  d'abandonner,  celle  d'aujourd'hui  en  fera- 
t-elle  libéralement  cadeau  à  nos  voisins?  Soucieuse  de  relever 
l'insulte,  maintiendra- t-elle  au  contraire  nos  droits  contre 
cîes  allégations  mensongères?  Dira-t-elle  :  Vous  nous  avez 
trompés  par  des  affirmations  fausses,  nous  avons  été  assez 
sots  pour  avoir  confiance  en  votre  bonne  foi  sans  au  préa- 
lable nous  en  assurer,  nous  voulons  bien  porter  la  peine  de 
notre  naïveté;  mais  la  leçon  est  bonne,  nous  vous  défendons 
de  recommencer. 

Je  me  souviens  d'un  dicton  arabe  bien  approprié  à  la  cir- 
constance :  «  Si  mon  ennemi  me  trompe  une  fois,  dit  l'Arabe, 
que  Dieu  le  maudisse;  s'il  me  trompe  deux  fois,  qu'il  nous 
maudisse  tous  deux;  mais  s'il  me  trompe  trois,  qu'il  ne 
maudisse  que  moi.  » 


390    SUR   LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Après  avoir  causé  quelques  heures  avec  les  notables  de 
Gorouberi,  distribué  des  cadeaux  et  remis  un  pavillon,  nous 
allâmes  passer  la  nuit  devant  Karimama  ou  Karma.  Ce 
village,  très  fort  et  très  peuplé,  est  en  lutte  avec  le  reste  du 
Dendi.  C'est  lui  qui,  en  appelant  les  Toucouleurs,  a  causé, 
par  sa  trahison,  tous  les  malheurs  qui  ont  désolé,  un  an 
durant,  les  rives  du  Niger  dans  le  Dendî.  Le  (rère  du  cliel 


de  Tenda  me  proposa  de  le  bombarder.  N'était  le  caractère 
pacifique  que  je  ne  voulais  à  aucun  prix  faire  perdre  à  la 
mission,  j'aurais  volontiers  accédé  à  sa  demande.  Je  me 
bornai  à  n'avoir  aucun  rapport  avec  ces  renégats,  et  nous 
passâmes  la  nuit  en  face,  sur  la  rive  gauche. 


Une  tornade  retarda,  le  lendemain,  notre  arrivée  au  petit 
village  débarcadère  de  Tenda.  A  dix  heures  nous  mouillons 
au  pied  d'une  roche  recouverte  d'une  opulente  végétation 
qui ,    surplombant  au-dessus  des   bateaux ,    nous   recouvre 


DE    SAY    A   BOUSSA.  391 

comme  d'une  voûte  de  verdure.  C'est  un  des  points  les  plus 
pittoresques  de  tout  le  cours  du  Niger  :  des  arbres  superbes 
sont  garnis  d'une  foule  d'oiseaux;  de  larges  dalles  à  terre 
semblent  disposées  à  souhait  pour  camper.  En  un  instant  la 
rive,  où  nos  laptots  sont  débarqués,  s'anime  d'une  joyeuse 
agitation.  Les  feux  des  cuisines  envoient  en  l'air  leur  mince 
filet  de  fumée.  Ici  nos  noirs  lavent  leur  linge  sur  les  roches. 
Là  s'installe  un  marché  où  oignons,  patates,  kous  (grosses 
racines  comestibles),  moutons,  poulets,  œufs  sont  apportés 
par  les  femmes.  Notre  guide  et  le  neveu  du  chef  de  Tenda 
se  rendent  au  grand  village  situé  dans  l'intérieur,  et  vers 
deux  heures  ils  reviennent  avec  le  fils  du  chef.  Ce  dernier 
nous  fait  dire  qu'il  est  bien  vieux  pour  traverser  les  chemins 
mauvais  qui  le  séparent  de  la  rive  du  fleuve;  son  fils  le  rem- 
placera, à  moins  que  nous  ne  voulions  nous-mêmes  venir  le 
voir.  Qu'à  cela  ne  tienne!  et  nous  partons  avec  Taburel, 
Suleyman,  Tierno  et  Mamé. 

Il  est  certain  que  la  route  n'est  pas  facile.  Elle  traverse 
d'abord  une  plaine  d'inondation  où  nous  marchons ,  dans 
l'eau  jusqu'au  genou,  pendant  près  de  deux  kilomètres.  Il 
fait  en  outre  horriblement  chaud;  et  si  la  partie  inférieure 
de  notre  corps  est  baignée  par  l'eau  du  marais,  le  haut  ne 
l'est  pas  moins  par  la  sueur.  Avec  un  soupir  de  soulagement, 
nous  arrivons  aux  premières  pentes,  où  le  chemin  devient 
meilleur,  sauf  une  montée  caillouteuse  peu  commode.  II  y  en 
a  comme  cela  sept  kilomètres.  Taburet,  qui  tricote  des  jambes 
à  côté  de  moi,  est  rouge  comme  une  cerise.  Est-ce  cette 
coloration  qui  plaît?  je  ne  sais,  mais  notre  docteur  fait  une 
passion  dans  le  cœur  d'une  des  reines  de  Tenda,  venue  voir 
nos  bateaux,  et  qui  chemine  avec  nous.  C'est  un  indéniable 
coup  de  foudre.  Elle  ne  quitte  pas  Taburet  des  yeux,  lui 
offre  des  fleurs...  et  des  arachides,  écarte  les  cailloux  qui 
pourraient  le  gêner,  enfin  une  idylle.  Je  crois  Taburet  trop 
essoufflé  pour  faiblir;  cependant,  pour  réconforter  sa  vertu. 


392    SUR   LE   NIGNR   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

je  le  mets  en  garde  contre  les  eunuques  noirs,  qui  voudraient 
peut  être  le  coudre  dans  une  peau  de  bœuf  et  le  précipiter 
dans  le  Bosphore  de  l'endroit.  Et  c'est  en  riant  de  tout  notre 
cœur,  pour  oublier  le  soleil  qui  nous  cuit,  et  nos  chaussettes 
recroquevillées  par  l'eau  dans  nos   souliers  qui  nous  font 
horriblement  mal  aux  pieds,  que  nous  arrivons  à  Tenda. 

On  m'avait  donné  ce  village  comme  la  capitale  du  Dendi; 
nous  éprouvons  néanmoins  une  forte  surprise  :  il  est  entouré 
d'un  mur  en  terre,  ou  tata,  de  deux  mètres  cinquante  de 
haut,  et  à  son  pied  règne  un  fossé,  profond  de  trois  mètres, 
sur  quatre  à  cinq  de  large.  Je  n'avais  encore  vu,  dans  aucun 
village  du  Soudan,  d'ouvrage  de  fortification  ayant  demandé 
pareil  déplacement  de  terre.  Le  tout  est  très  bien  entretenu; 
la  crête  de  la  muraille  est  garnie  de  fortes  épines  faisant 
chevaux  de  frise.  Cela  serait  très  difficile  à  enlever  sans 
artillerie.  Je  suis  tout  particulièrement  enchanté  de  voir  de 
pareilles  défenses  :  si  les  Toucouleurs  viennent  jusqu'ici, 
eux  qui  n'ont  pu  prendre  Kompa,  ils  auront  fort  à  faire. 

La  population  tout  entière  sort  au-devant  de  nous.  Nous 
passons  dans  des  rues  assez  larges,  et  qui  seraient  presque 
propres,  si  la  tornade  du  matin  n'y  avait  causé  une  horrible 
boue.  Crottés  comme  des  barbets  revenant  de  la  chasse  au 
marais,  nous  sommes  introduits  dans  une  immense  salle 
ronde,  garnie  au  fond  d'un  banc  de  terre,  qui  est  la  salle 
d'audience  du  chef.  Sur  le  trône  royal,  que  représente  la 
banquette,  un  de  ces  horribles  tapis  de  bazar,  où  un  tigre  a 
l'aspect  farouche  bondit  dans  un  encadrement  d'un  rouge 
cruel,  vient  mettre  une  note  civilisée,  quoique  plutôt  comi- 
que, dans  l'ensemble. 

Paraît  le  chef;  c'est  un  vieillard  très  âgé,  mais  encore  vert. 
En  guise  de  sceptre,  il  tient  une  canne  recouverte  en  cuivre, 
et  porte,  à  l'index  de  la  main  droite,  une  bague  dont  le 
chaton  est  un  disque  d'argent  de  quinze  centimètres  de  dia- 


DE   SAY    A   BOUSSA. 


393 


lètre,  cachant  toute  sa  main,  11  s'assied  gravement  sur  le 
igre,  et  aussitôt,  notre  reine  de  la  route,  qui  est,  paraît-il, 
i  propre  fille  du  chef  de  Tenda,  prend  place  à  ses  côtés, 
'où  elle  ne  cesse  de  bombarder  ïaburet  d'œillades  langou- 
euses.  J'étale  les  cadeaux  que  j'ai  apportés,  je  fais  fonc- 
ionner  une  petite  boîte  à  musique.  La.  curiosité  que  causent 
;s  sons  de  cet  instrument    l'emporte    sur    le    respect ,    les 


w 

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■i^^^'^'-SaP 

^.^ÉmêÊM 

;ardes,  qui  maintiennent  la  foule  à  la  porte,  sont  repoussés 
nalgré  les  coups  de  fouet,  vigoureusement  appliqués,  dont 
Is  cinglent  libéralement  les  épaules  de  la  plus  belle,  mais 
.ussi  de  la  plus  curieuse  moitié  de  l'assistance,  i!  se  produit 
m  tel  brouhaha  que  j'ai  beau  hurler  comme  un  sourd  pour 
aconter  au  chef  nos  petites  affaires,  c'est  en  vain.  Autant 
3uer  de  la  flûte  à  côté  du  marteau-pilon  du  Creusot  en 
leine  action. 

Le  chef,  jugeant  le   palabre  impossible,   m'engage  d'un 
este  à  le  suivre,  et  nous  nous  réfugions  pour  causer  dans 


394    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

la  cour  entourée  de  murs,  sorte  d'écurie  où  est  attaché  son 
cheval.  II  ferme  la  porte  derrière  lui.  Mais  bah!  en  un  clin 
d'oeil,  les  murailles  sont  escaladées,  et  la  même  fièvre,  le 
même  charivari  recommencent. 

Alors  il  m'emmène  dans  une  espèce  de  magasin  percé  d'une 
étroite  porte  où  une  seule  personne  peut  passer»  et  encore 
presque  en  rampant.  Nous  nous  y  faufilons  comme  les  Es- 
quimaux sous  leur  hutte  de  neige.  Cette  fois  nous  éviterons 
l'envahissement. 

L'envahissement,  oui,  mais  pas  l'asphyxie.  Instantané- 
ment, il  se  forme  à  la  porte  de  notre  refuge  une  telle  agglo- 
mération de  femmes,  un  tel  bouchon  de  chair  humaine,  que 
nous  nous  sentons  devenir  violets  :  il  faut  nous  fraver  un 
passage  presque  à  coups  de  poing  pour  aller  respirer  Tair,  et 
extraire  le  pauvre  chef,  déjà  dans  un  état  vaguement  coma- 
teux. Il  me  déclare  qu'il  lui  semble  impossible  de  causer 
tranquillement  ici;  le  lendemain,  si  je  veux  bien  retarder 
mon  départ,  il  viendra  lui-même  à  bord. 

On  nous  a,  pendant  ce  temps,  amené  deux  chevaux,  et 
nous  nous  remettons  en  route.  Malheureusement,  les  selles 
arabes  sont  quelque  peu  dures;  de  plus,  la  mienne  est  pour- 
vue d'étriers  suffisants  pour  les  pieds  nus  des  indigènes , 
mais  notoirement  trop  petits  pour  mes  souliers.  C'est  dans 
une  posture  assez  incommode  que  nous  retournons  à  bord. 
Et  même,  dans  le  marais,  le  cheval  de  Taburet  ghsse  dans 
un  trou,  et  le  docteur  prend  un  bain,  cette  fois  complet. 

Il  nous  reste  encore  comme  armes  de  cadeau  vingt  fusils 
et  six  pistolets.  Poursuivant  mon  idée  :  tâcher  de  faire  du 
Dendi  un  tout  compact  pour  l'opposer  aux  Toucouleurs,  j'ai 
résolu  de  donner  en  bloc  ces  armes.  Reste  à  savoir  à  qui  je 
vais  les  confier.  J'entreprends  notre  guide,  le  chef  des  captifs 
de  Kompa,  et,  avec  des  prodiges  de  diplomatie,  je  finis  par 
me  rendre  compte  de  l'état  politique  exact  du  Dendi  :  en 


DE   SAY    A    BOUSSA.  395 

somme,  il  a  deux  capitales,  c'est-à-dire  deux  villages,  qui, 
par  le  nombre  de  leurs  habitants  et  par  tradition,  comman- 
dent aux  autres  ;  ce  sont  :  Tenda,  que  je  viens  de  voir,  et 
Madecali,  situé  sur  la  rive  droite  en  aval. 

Quel  est  le  plus  puissant,  quel  est  celui  auquel  le  nom  de 
capitale  peut  le  mieux  s'appliquer,  c'est  peut-être  Madecali. 
Mais  je  me  décide  à  opter  pour  Tenda,  qui  s'est  trouvé 
exposé  aux  déprédations  des  Toucouleurs,  tandis  que  Ma- 
decali, situé  plus  en  aval,  n'en  a  pas  directement  souffert, 
et  lutte  d'ailleurs  pour  sa  part  contre  le  Bourgou.  C'est  donc 
Tenda  qui  aura  les  armes.  Kn  outre,  nous  passons  la  soirée 
à  démonter  des  boîtes  à  mitraille  de  canon-revolver  qui  nous 
fournissent,  par  leur  démolition,  à  la  fois  de  la  poudre  et  des 
balles  pour  nos  amis. 

Fidèle  à  sa  promesse  ,  le  chef  vient  nous  rendre  visite  le 
lendemain.  Au  son  des  tambours  de  o^uerre,  formés  de  cale- 
basses  sur  lesquelles  des  peaux  sont  tendues,  il  descend  les 
dalles  rocheuses  qui  surplombent  notre  campement.  II  a 
pour  suite  une  trentaine  de  cavaliers  et  cent  fantassins  en- 
viron. L'équipement  des  premiers  témoigne  d'un  certain 
luxe  barbare  qui  n'est  pas  déplaisant.  La  selle  du  fils  du 
chef,  recouverte  de  peaux  de  panthère,  est  réellement  cu- 
rieuse et  jolie. 

J'ai  fait  tendre  de  fortes  cordes,  distribuer  des  faction- 
naires ;  grâce  à  ces  précautions ,  nous  arrivons  à  pouvoir 
causer  sans  être  étouffés. 

Mon  palabre  est  le  même  qu'à  Kompa  et  Gorouberi  : 
entente  entre  toutes  les  populations  qui  ont  à  craindre  les 
Toucouleurs,  et  passage  de  la  défensive  à  l'offensive.  Je 
termine  en  remettant  au  chef  vingt  fusils,  six  pistolets,  de 
la  poudre,  des  balles,  des  pierres  à  feu;  mais  je  pose  une 
condition  à  mon  cadeau  :  ces  armes  ne  doivent  jamais  être 
séparées,  on  doit  en  armer  les  vingt-six  guerriers  réputés 


396    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

les  plus  braves  du  Dendi  et  les  envoyer  défendre  tout  vil- 
lage menacé.  Tout  cela  m'est  promis,  le  chef  et  les  notables 
déclarent  accepter  mes  conditions.  Je  ne  sais  s'ils  tiendront 
parole,  mais,  du  moins,  j'aurai  fait  le  possible. 

Un  envoyé  du  Djermakoy  nous  rend  aussi  visite.  Il  vient 
acheter  à  Tenda  un  cheval,  pour  le  donner  en  cadeau  au 
Serki  Kebbi,  de  la  part  de  son  maître;  car,  en  Afrique, 
lorsqu'on  vient  demander  quelque  chose,  il  ne  faut  jamais  se 
présenter  les  mains  vides.  Il  doit  réclamer  le  secours  du 
chef  d'Argoungou  pour  aider  le  Djerma,  et  en  particulier 
Dentchendou,  contre  les  Toucouleurs.  Je  lui  remets  un  bur- 
nous blanc  et  noir  pour  le  Serki,  avec  mission  de  lui  dire 
d'accéder  à  la  demande  du  Djermakoy,  au  nom  des  bonnes 
relations  jadis  entretenues  avec  Monteil  et  dans  son  propre 
intérêt.  Il  doit  bien  comprendre  que  si  les  Toucouleurs 
avaient  raison  du  Djerma,  ils  s'attaqueraient  évidemment 
ensuite  au  Kebbi. 

Baudry  m'entreprend  pour  que  je  le  laisse  à  Tenda.  Il 
veut  à  toute  force  prêcher  dans  le  Dendi  une  croisade  contre 
les  Toucouleurs.  Nous  sommes  exaspérés  contre  cette  infâme 
race  de  pillards  et  de  marchands  de  chair  humaine  qui,  après 
avoir  dévasté  notre  Soudan,  apportent  parmi  des  populations 
peut-être  un  peu  brutes,  mais  saines  et  bonnes  au  fond,  le 
cortège  habituel  de  la  prétendue  guerre  sainte,  la  désolation, 
la  famine,  l'esclavage  et  la  mort. 

Je  ressens  moi-même  les  sentiments  qui  agitent  Baudry; 
si  j'avais  été  certain  qu'on  me  permît,  dès  mon  arrivée  à  la 
côte,  de  revenir  avec  des  forces  suffisantes  pour  soutenir 
efficacement  nos  amis  du  Dendi,  j'aurais  peut-être  accédé  à 
son  désir. 

Malheureusement,  je  sais  trop  que  dans  cet  ordre  d'idées 
on  ne  peut  compter  sur  rien,  et  je  m'empresse  de  me  refuser 
aux  sollicitations  de  mon  brave  compagnon. 


DE    SAY    A    BOUSSA.  397 

Si  nos  instructions,  pourtant,  ne  nous  avaient  pas  imposé 
le  séjour  à  Say,  si  l'on  n'avait  pas  prétendu,  de  France,  nous 
dicter  un  programme,  si  nous  étions  venus  hiverner  dans  le 
Dendi,  je  puis  dire  en  complète  certitude  que  la  situation 
aurait  changé  du  tout  au  tout.  Il  est  trop  tard  maintenant, 
et  les  regrets  ne  servent  à  rien.  Puisse  au  moins  l'exemple 
servir  de  leçon  pour  les  voyageurs  à  venir  ! 

A  deux  heures  nous  quittons  le  mouillage  de  Tenda  pour 
aller  jeter  l'ancre  devant  un  petit  village  peul  situé  dans 
une  île,  un  peu  en  amont  de  Gagno.  Nous  avons  l'espoir 
d'avoir  du  lait ,  dont  nous  sommes  privés  depuis  quelques 
jours.  Les  Peuls  se  sauvent  d'abord  dans  la  brousse,  puis 
reviennent  peureusement;  quelques  cadeaux  les  rassurent, 
trop  même ,  car  ils  deviennent  horriblement  mendiants. 
Notre  espoir  de  lait  se  trouve  d'ailleurs  dé(;u  ;  une  petite 
calebasse  de  lait  aigre  est  tout  ce  qu'on  dit  pouvoir  nous 
vendre. 

'  La  nuit,  nous  sommes  assaillis  par  une  violente  tornade 
du  sud-est  accompagnée  d'une  forte  pluie.  La  berge  nous 
abrite  à  peine,  et  une  forte  houle  nous  fait  rouler  d'une  façon 
incommode,  dangereuse  même,  car  les  coques  des  chalands 
heurtent  contre  le  rivage.  Depuis  le  départ  de  Say,  le  temps 
a  été  en  général  couvert,  et  nous  avons  trouvé  l'hivernage 
d'autant  moins  avancé ,  que  nous  nous  rapprochions  de 
l'équateur.  Désormais,  jusqu'à  la  côte,  nous  n'aurons  guère 
de  jour  sans  pluie,  et  l'on  conçoit  l'état  de  fatigue,  de  ma- 
ladie même,  de  nos  hommes,  trempés  toutes  les  nuits  malgré 
les  bâches  que  nous  tendions,  d'un  rouf  à  l'autre,  pour 
essayer  de  les  abriter. 

Le  lendemain,  à  onze  heures  du  matin,  nous  arrivions 
devant  Madecali,  seconde  capitale  du  Dendi.  Un  petit  mari- 
got y  conduit.  Mais,  au  bout  d'une  cinquantaine  de  mètres, 


398    SUR    LE    NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

nous  sommes  arrêtés  par  le  manque  de  fond.   Nos  guides 
vont  au  village  et  reviennent  peu  après,  annonçant  le  chef, 
Soulé.  Arrive  d'abord  en  pirogue  un  de  ses  émissaires,  puis 
Soulé  lui-même.  Palabre  ordinaire,  mais  qui  ne  me  paraît  pas 
réussir  comme  jusqu'ici  au  Dendi;  l'attitude  générale  reste 
assez  froide.  Ils  sont  une  centaine  de  guerriers  avec  Soulé, 
tous  armés  jusqu'aux  dents,  preuve  qu'ils  ont  peu  de  con- 
fiance en  la  pureté  de  nos  intentions.  A  vrai  dire,  il  n'y  a 
pas  trop  à  s'étonner  de  la  fraîcheur  de  l'accueil.  Prenant  le 
taureau  par  les  cornes,  j'ai  moi-même  raconté  comment  et 
pour  quelle  raison  j'avais  donné  tout  ce  qui  me  restait  d'armes 
à  feu  au  chef  de  Tenda.  Soulé  veut  bien  nous  affirmer  qu'en 
agissant  ainsi  j'ai  acquis  des  droits  à  la  reconnaissance  du 
Dendi  tout  entier;  mais  au  fond,  et  cela  se  comprend,  il  en 
ressent  quelque  jalousie.  Nous  n'avons  pas,  d'ailleurs,  pour 
nous  rapprocher,  la  haine  des  Toucouleurs.  Madecali,  je  lai 
dit,  n'a  eu,  ni  directement,  ni  indirectement,  à  souffrir  de 
leurs  attaques,  et  c'est  avec  le  Bourgou  qu'il  se  trouve  en 
hostilité.  Enfin,  reste  le  souvenir  de  l'affaire  de  Tombouttou, 
qui  date  d'un  an.  Voici  comment  on  me  l'a  racontée  : 

Le  Dendi  avait  vu  d'un  œil  très  mécontent  la  mission 
Baud-Decœur  aller  à  Say,  entrant  ainsi  en  relation  avec  ses 
ennemis.  Lorsque  nos  compatriotes  prirent  le  chemin  du 
retour  en  suivant  le  fleuve,  l'avis  fut  ouvert  qu'il  fallait  les 
attaquer.  La  prudence  des  vieillards  sut  contenir  Tefïerves- 
cence  des  têtes  plus  vives,  mais  à  Tombouttou  le  chef  venait 
de  mourir,  et  les  jeunes  gens,  privés  du  salutaire  contre- 
poids de  l'opinion  de  leurs  aînés,  décidèrent  l'attaque  qui. 
d'ailleurs,  tourna  à  leur  désavantage. 

Quoique  Madecali  soit  innocent  de  cette  échauffourée,  ses 
habitants  craignent  quelque  vengeance  ou  quelque  demande 
de  réparation.  La  première  question  de  Soulé  avait  été  pour 
savoir  si  j'étais  «  le  même  que  celui  qui  était  venu  Tannée 
précédente  ». 


DE    SAY    A    BOUSSA.  399 

On  m'a,  sur  ma  demande,  promis  un  guide,  mais  je  ne  le 
vois  pas  arriver,  et  la  conversation  tourne  de  plus  en  plus  à 
la  glace.  J'ai  commencé  une  distribution  de  cadeaux,  Soulé 
a  déjà  reçu  un  burnous  de  velours,  un  boubou  rouge,  un 
sabre,  plus  deux  pièces  de  guinée  à  distribuer  entre  ses  no- 
tables; j'arrête  mes  largesses,  déclarant  que  les  autres  ca- 
deaux à  donner  sont  à  fond  de  cale,  qu'il  nous  faut  être 
tranquilles  pour  les  retirer,  et  qu'on  ne  peut  le  faire  au  milieu 
de  la  foule  qui  se  presse  autour  de  nous.  On  les  remettra  à 
un  homme  du  chef,  qu'il  aura  l'obligeance  de  m'envoyer  en 
même  temps  que  le  guide  promis. 

Tableau!  Soulé,  qui  a  pu  apprécier  nos  marchandises  par 
l'échantillon  qu'il  en  a  déjà  reçu,  n'est  pas  satisfait.  Il  ré- 
plique qu'il  ne  saurait  avoir  confiance  en  personne.  Je  riposte 
que  c'est  mon  dernier  mot. 

Pour  rompre  les  chiens,  il  me  demande  si,  comme  on  lui  a 
dit  que  je  l'avais  fait  à  Kompa,  à  (lorouberi.  à  Tenda,  je  ne 
ferai  pas  tonner  nos  fusils  et  nos  canons  en  son  honneur,  afin 
que  ses  femmes  l'entendent  du  village.  Ou'à  cela  ne  tienne! 
et  je  décharge  les  dix  coups  d'un  86  :  le  vieux  n'en  revient 
pas  ;  cinq  ou  six  coups  encore  de  canon-revolver  :  du  coup, 
sa  figure  indique  clairement  qu'il  aimerait  mieux  être  ailleurs  ; 
je  l'achève  en  lui  montrant  l'effet  du  revolver.  C'en  est  trop 
pour  son  courage  :  il  désigne  un  individu  pour  nous  servir 
de  guide  et  exit  rapide. 

Nous  sommes  en  même  temps  débarrassés  de  son  nom- 
breux entourage,  sauf  cinq  ou  six  hommes  qui,  ne  trouvant 
pas  place  dans  les  pirogues,  attendent  un  prochain  voyage. 

Chose  promise,  chose  due  :  j'ai  le  guide,  Soulé  aura  les 
cadeaux.  Dans  sa  hâte,  il  a  oublié  de  m'en  reparler.  Je 
charge  le  premier  messager,  l'avant-coureur  de  Sa  Majesté, 
de  lui  remettre  un  beau  présent.  Dans  le  las  se  trouve  une 
petite  boîte  à  musique  dont  l'effet  est  énorme.  J'en  exhibe 
alors  une  grande,  le  petit  orgue,  le  phonographe  :  l'audition 


400    SUR    LE   NIGER   ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

de  ce  dernier  ne  manque  pas  son  effet,  et  nous  voilà  du 
dernier  bien  avec  les  demeurants. 


Notre  guide  n'est  pas  de  Madecali.  C'est  un  Kourteye 
qui  est  venu  s'établir  auprès  de  Soulé  il  y  a  quinze  ans.  ïl 
me  raconte  que,  quand  ses  compatriotes  sont  venus  de 
l'Ouest,  ils  ont  voulu  d'abord  rester  près  de  Boussa;  mais 
les  indigènes,  déjà  possesseurs  du  sol,  les  en  ont  empêchés, 
et  c'est  alors  qu'ils  sont  remontés  au-dessus  de  Say,  où  ils 
ont  pu  enfin  trouver  refuge. 

Il  y  a  un  an,  Madecali  était  en  guerre  avec  Ilo,  grand 
village,  gros  marché,  que  nous  allons  trouver  en  aval,  et 
avec  Gomba.  La  paix  est  maintenant  faite,  et  je  pourrai, 
me  dit-il,  facilement  trouver  à  Ilo  des  guides  jusqu'à  Boussa, 
dont  le  chef  est  un  ami  de  Soulé.  D'ailleurs,  il  s'occupera  de 
me  procurer  ces  pilotes.  Autant  de  mots,  autant  de  men- 
songes; mais,  pour  le  moment,  nous  les  prenions  comme 
paroles  d'Evangile,  et  la  perspective  de  ne  plus  avoir  dans 
chaque  village  à  renouveler  l'éternel  palabre  du  guide  nous 
semblait  particulièrement  souriante. 

Beaucoup  de  vanteries  sur  les  gens  de  Madecali,  qui  ne 
craignent  pas  les  Foutanis ,  ne  craignent  personne,  si  ce 
n'est  Alim  Sar.  Je  fais  répéter;  c'est  bien  de  l'ancien 
amenokal  des  Aouelliminden  qu'il  veut  parler;  je  note,  à 
l'appui  de  mon  opinion  sur  l'importance  de  cette  confédéra- 
tion, que  le  nom  de  son  ancien  chef  (on  ignore  qu'il  est  mort 
et  que  Madidou  l'a  remplacé)  ait  pu  venir  si  loin  comme 
synonyme  de  force  et  de  puissance. 

Toute  la  nuit  nous  entendons  résonner  dans  le  village  un 
tam-tam,  célébrant  sans  doute  notre  générosité,  et,  de  bon 
matin,  nous  partons  pour  Ilo,  ou  plutôt  Girris,  car  Ilo  n'est 
pas  sur  le  bord  du  fleuve,  et  Girris  est  son  port. 

Nous  y  arrivons  à  dix  heures.  Comme  nous  nous  égarons 


DE  SAY  A  BOUSSA.  401 

s  les  multiples  chenaux  d'un  marigot  qui  y  accède,  une 
igue  nous  remet  fort  à  propos  dans  le  bon  chemin,  et  nous 
jillons  à  côté  du  village. 

'rès  de  nous  sont  de  nombreuses  embarcations ,  plus 
ndes  et  mieux  construites  que  celles  que  nous  avons  vues 
qu'alors.  La  population  tout  entière  accourt  sur  la  rive  et 
is  fait  le  meilleur  accueil.  Le  «  percepteur  »  qui  recueille 


irris  les  douanes  pour  le  compte  du  chef  d'ilo  monte  à 
i  et  nous  salue  au  nom  de  son  maître.  Je  demande  pour 
■oir  un  guide,  afin  de  partir  dès  le  lendemain.  Le  chef 
s  fait  prier  de  l'attendre,  il  veut  nous  rendre  visite. 
is  recevons  aussi  deux  reines.  Les  cheveux  complète- 
it  rasés,  la  figure  rendue  affreuse  par  une  multitude  de 
trices,  ornements  des  femmes  du  pays,  ce  sont  deux 
i  vilaines  petites  créatures.  Mais  elles  nous  apportent 
kous  et  des  papayes. 

'eux  visiteurs  intéressants  sont  Hadji  Hamet  et  son 
;,  Le  premier  a  servi  de  guide  à  Baud;  ce  dernier  n'eut 


402    SUR   LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

qu'à  se  louer  de  sa  fidélité  jusqu'au  jour  où,  apprenant  qu'on 
allait  rejoindre  le  commandant  Decœur,  et  compromis  peut- 
être  dans  l'affaire  de  Tombouctou,  Hadji  Hamet  s'éclipsa 
sans  prévenir. 

Hadji  Hamet  et  le  Père  Hacquart  se  trouvent  en  pays 
de  connaissance  ;  ils  ont ,  en  effet ,  séjourné  à  Tunis  préci- 
sément à  la  même  époque. 

C'est  une  existence  véritablement  curieuse  que  celle  de 
ces  Hadjis  ou  prétendus  tels,  Arabes  souvent  mauvais  teint, 
qui  arrivent  à  parcourir  en  Afrique  d'immenses  espaces, 
vendant  des  amulettes,  s'insinuant  auprès  des  chefs,  ne 
quittant  un  village  que  lorsque  quelque  mauvaise  action  par 
trop  criante  les  a  signalés  à  la  vindicte  publique. 

Ils  réussissent  toujours,  par  la  seule  supériorité  de  leur 
intelligence  et  par  la  crainte  superstitieuse  qu'ils  inspirent, 
à  se  créer  une  situation,  même,  surtout,  dirais-je,  dans  les 
pays  fétichistes.  Il  faut  s'en  défier,  quels  que  puissent  être. 
au  premier  abord,  les  sentiments  de  sympathie  qu'ils  arri- 
vent à  inspirer  au  voyageur  européen.  Celui-ci,  en  effet,  a 
plaisir  à  échanger  avec  eux  des  idées  d'un  ordre  plus  élevé 
que  celles  dont  il  peut  s'entretenir  avec  les  noirs.  Ayant 
beaucoup  vu,  ce  sont  aussi  de  précieux  donneurs  de  rensei- 
gnements, mais  ce  sont  surtout  d'habiles  coquins,  prêts  à 
trahir  qui  leur  accorde  confiance.  Malgré  toutes  ses  protes- 
tations d'amitié,  je  suis  convaincu  qu'Hadji  Hamet  ne  (ut 
pas  pour  peu  dans  le  revirement  qui,  les  jours  suivants,  se 
produisit  en  notre  défaveur  à    Ilo   et   que   je    vais   conter 
tantôt. 

Enfin,  nous  fîmes  aussi  la  connaissance  d'un  certain  Issa, 
qui  guida  le  D'  Grunner  et  une  mission  allemande,  l'année 
précédente,  jusqu'à  Gando. 

Issa  est  un  fort  digne  et  honnête  homme,  jeune  encore, 


DE    SAY    A   BOUSSA.  403 

à  la  physionomie  intelligente  et  ouverte.  Au  coucher  du 
soleil ,  je  visite  en  sa  compagnie  le  village ,  composé  en 
général  de  huttes  aux  parois  de  terre  battue,  au  toit  de 
chaume.  La  demeure  d'Issa  tranche  par  ses  dimensions  et 
son  style  presque  européen.  Elle  a  un  toit  à  pignon,  et  c'est 
le  premier  que  je  vois  ainsi  construit  ;  dedans ,  quatre  fort 
belles  chambres.  Dans  celle  qui  sert  de  vestibule,  Issa  me 
montre  une  table  pliante  et  une  cantine  marquée  5,  cadeaux 
de  la  mission  allemande. 

Les  renseignements  qu'il  me  fournit  sans  se  faire  prier 
sur  les  actes  de  celle-ci  sont  d'une  haute  importance.  D'après 
lui,  en  effet,  le  D""  Grunner  est  allé  à  Gando  demander  seu- 
lement à  Témir  de  diriger  sur  le  Togoland  les  caravanes  de 
marchands  partant  des  pays  qu'il  commande.  On  voit  qu'il  y 
a  loin  de  cette  mission  purement  commerciale  au  prétendu 
protectorat  établi  sur  le  Gando. 

Les  habitants  de  Girris  sont  de  manières  douces  et  polies. 
Ni  hommes,  ni  femmes,  ni  enfants,  ne  manifestent  cette 
terreur  irraisonnée  des  blancs,  si  pénible  parfois  à  l'Euro* 
péen  dans  les  pays  où  il  est  presque  ignoré. 

Dès  le  lever  du  jour,  le  lendemain,  des  enfants,  armés  des 
petites  bêches  du  pays,  viennent  désherber  et  nettoyer  uii 
grand  espace ,  à  côté  de  notre  mouillage.  C^est  là  que  lé  chef 
doit  venir  nous  voir.  De  mon  côté,  je  fais  endosser  à  nos 
laptots  leur  tenue  n*  i,  dresser  la  grande  tente  et  planter  à 
côté  le  pavillon. 

A  huit  heures,  un  charivari  assourdissant  annonce  l'ar- 
rivée du  chef.  Le  cortège  ne  tarde  pas  à  paraître.  En  tête 
s'avancent  quelques  enfants  armés  d'arcs  et  de  flèches,  puis 
quantité  de  tambourins  que  des  cavaHers  font  résonner  sous 
es  coups  d'une  petite  baguette  recourbée. 

Ensuite  vient  Sa  Majesté  elle-même,  entourée  des  horri- 
bles femelles  dont  j'ai  déjà  tracé  la  silhouette,  et  qui  sont 


404    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

ses  épouses.  A  ses  côtés  est  son  premier  ministre,  si  'fose 
m'exprimer  ainsi,  son  ghaladima,  suivant  le  terme  haoussa, 
dont  l'occupation  principale  au  palabre  sera  de  lui  masser  les 
pieds. 

Derrière,  de  solides  gaillards  soufflent,  de  tous  leurs  pou- 
mons, dans  de  vastes  trompes  assez  semblables  à  celles  qui, 
chez  nous,  du  haut  des  mails,  assourdissent  les  passants. 
Ces  trompettes,  qu'on  dirait  renouvelées  du  siège  de  Jéricho, 
causent  le  vacarme  que  nous  entendons  depuis  près  d'une 
demi-heure. 

Pour  compléter  l'orchestre,  quantité  d'instruments  hétéro- 
clites, dont  la  description  demanderait  un  chapitre,  et  qui 
constituent,  je  crois,  toutes  les  combinaisons  possibles  de  ce 
qui,  par  battement,  claquement,  pincement,  ou  de  toute 
autre  façon,  peut  produire  un  bruit,  un  son  ou  un  cri. 

Le   chef  est  vêtu   d'un   boubou  d'étoffe   lamée  d'argent 
d'assez  bonne  qualité ,  cadeau  des  Allemands ,   me  dit-on. 
Son  pantalon  est  composé  d'une  quantité  de  bandes  de  ve- 
lours de  toutes  couleurs  ;  il  porte  les  bottes  rouges  que  je 
lui  ai  envoyées  la  veille  ;   autour  d'un  fez  assez  crasseux 
s'enroule  un  turban  de  soie  corail.  Enfin  une  ceinture  tri- 
colore  que  l'on  aperçoit,  passée  en  baudrier,  par  l'entre- 
bâillement du  boubou,  dessine  le  grand  cordon  d'un  ordre 
ou  l'écharpe  d'un  député  sur  la  peau  noire  de  la  poitrine 
royale . 

Comme  il  est  laid,  petit,  rabougri,  il  rappelle  un  singe 
qu'un  montreur  exhiberait  dans  un  cirque,  à  l'intelligence 
près. 

Cinquante  cavaliers,  beaux  chevaux,  belles  selles,  for- 
ment l'escorte.  Tout  ce  monde  met  plus  ou  moins  adroite- 
ment pied  à  terre.  Le  chef  s'installe,  en  guise  de  trône,  sur 
le  pliant  du  P.  Hacquart.  Son  ghaladima  s'accroupit  à  ses 
pieds  d'un  côté ,  Hadji  Hamet  de  l'autre.  Nous  prenons 
place  en  face  sur  des  sièges,  et  les  salutations  commencent. 


DE   SAY   A    BOUSSA.  403 

Par  le  double  intermédiaire  du  Père  et  de  Hadji  Hamet, 
nous  échangeons  des  compliments  au  musc  et  à  la  rose. 
Nous  n'avons  plus,  en  effet,  et  cela  depuis  Tenda,  d'inter- 
prète pouvant  nous  servir.  On  parle  maintenant  soit  le  bour- 
gou,  soit  le  haoussa,  et  le  peul  de  Suleyman  comme  le 
songhai  de  Mamé  sont  rarement  compris.  Je  glisse  une  de- 


maride  au  sujet  du  guide  ;  on  me  répond  qu'il  sera  là  le  soir 
même.  Devant  la  magnificence  que  déploie  le  chef  d'Ilo,  je 
crois  de-voir  remplacer  les  cadeaux  que  j'avais  d'abord  des- 
tinés à  lui  et  à  son  entourage  par  d'autres  plus  importants. 
Je  voudrais  bien,  en  effet,  avoir  un  guide  pour  me  conduire 
jusqu'à  Boussa;  le  fleuve  est  presque  à  son  maximum  de 
crue,  il  n'y  a  plus  de  temps  à  perdre  si  nous  voulons  fran- 
chir les  rapides  dans  les  meilleures  conditions;  enfin,  on 
m'a  dit  que  le  chef  d'Ilo  et  celui  de  lioussa  étaient  parents, 
et  j'espère  que  les  pilotes  que  me  donnera  le  premier  me 


4o6    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

serviront  à  en  obtenir  plus  facilement  d'autres  du  second. 

Tandis  que  j'insiste  dans  ce  sens,  tapage  épouvantable  : 
sur  un  signe  du  chef,  les  douze  trompes  se  sont  rapprochéeii 
de  lui  et,  avec  énergie,  déversent,  presque  à  le  toucher,  des 
flots  de  bruit  dans  son  tympan.  Cela,  paraît-il,  pour  écarter 
les  mauvais  esprits.  Toujours  est-il  que  Tange  du  jugement 
dernier,  s'il  passait  par  là,  ne  s'entendrait  pas  lui-même. 
Adieu  la  discussion. 

Mais  le  vieux  chimpanzé,  par  l'intermédiaire  d'Hadji 
Hamet,  fait  dire  qu'il  a  soif.  Un  verre  d'eau  sucrée,  abon- 
damment sucrée  pourtant,  n'obtient  de  lui  qu'une  grimace 
désapprobative.  C'est  autre  chose  qu'il  désire.  Hadji  Hamet 
déploie  toutes  les  ressources  de  son  éloquence  pour  indiquer 
au  P.  Hacquart  de  quoi  a  soif  notre  hôte.  Le  Père  ne  com- 
prend pas  d'abord;  soudain,  il  se  frappe  le  front,  a  II  veut  du 
Champagne.  »  Pas  possible!  Mais  si,  pourtant,  c'est  bien  du 
vin  pétillant  qui  fait  boum!  qui  mousse;  c'est  bien  cela  qu'il 
demande. 

Et  nous  avons  bu  du  Champagne  sous  le  ii"  degré  de 
latitude,  avec  un  potentat  nègre  ressemblant  à  un  singe 
habillé.  Fort  heureusement  pour  notre  renom,  nous  avions 
emporté,  médicament  et  non  boisson,  deux  caisses  du  vin 
qu'on  fait  à  Reims.  Personne  d'entre  nous  n'ayant  eu  de 
bilieuse  hématurique ,  elles  étaient  à  peu  près  intactes  ;  le 
voyage  tendant  vers  sa  fin,  nous  nous  décidons  à  emprunter 
à  la  pharmacie  de  quoi  ne  point  paraître  au-dessous  du  pré- 
décesseur, Français  ou  étranger,  qui  a  donné  à  Sa  Majesté 
d'IIo  le  goût  de  la  bouteille  qui  fait  boum! 

L'arrivée  de  nos  flacons  est  le  signal  d'une  soûlerie  gé- 
nérale. De  toutes  parts,  s'amènent  des  jarres  énormes  de 
bière  de  mil,  où  chacun  plonge  de  petites  calebasses  servant 
de  gobelets,  En  une  demi-heure,  le  chef,  ses  fidèles,  hommes, 
femmes,  jusqu'aux  enfants,  sont  complètement  ivres. 

Inutile  de  dire  que  les  aff^aires  sérieuses  sont  renvoyées  à 


DE    SAV    A    BOUSSA.  407 

plus  tard.  Au  moment  du  départ,  c'est  avec  peine  qu'on 
parvient  à  caler  le  chef  sur  son  coursier.  Sa  suite  est  peut- 
être  encore  plus  loin  de  l'équilibre  que  lui.  Enfin ,  cahin- 
caha,  au  milieu  des  chutes  des  courtisans  et  des  ruades  des 
chevaux,  nos  visiteurs  se  décident  à  s'en  aller,  mais  plus 
silencieusement  que  le  matin ,  les  instrumentistes  n'étant 
plus  capables  de  tirer  un  son  de  leurs  trompes. 

Nous  attendons  tout  l'après-midi  sans  voir  arriver  le  guide. 
Enfin,  vers  cinq  heures  et  demie,  paraît  un  envoyé  du  chef. 
Voilà  cinq  ans,  nous  dit-il,  que  ce  dernier  a  négligé  d'offrir 
le  moindre  présent  à  son  parent  de  Boussa.  Il  serait  in- 
correct de  lui  demander  le  service  de  nous  faire  piloter  sur 
son  territoire,  sans  appuyer  la  demande  d'un  présent  qu'il 
n'a  pas  le  moyen  d'offrir;  en  conséquence,  le  chef  d'Ilo  l'en- 
voie ,  lui,  pour  nous  guider,  mais  jusqu'à  Gomba  seule- 
ment. 

Est-ce  que  je  serais  joué  par  cette  vieille  canaille?  Ou 
bien  veut-on  nous  faire  chanter  et  continuer  l'exploitation, 
de  village  en  village,  jusqu'à  Boussa,  où  elle  ne  connaîtra 
plus  de  bornes,  au  grand  détriment  non  seulement  de  nos 
marchandises,  qui  s'épuiseraient  bien  vite  à  ce  jeu,  mais 
encore  et  surtout  de  notre  temps,  qui  est  autrement  pré-^ 
cieux?  Une  baisse  des  eaux,  et  je  sais  qu'elles  sont  très  sou- 
daines dans  ces  parages,  pourrait  nous  immobiliser  au-dessus 
de  Boussa. 

Je  renvoie  vertement  le  messager,  le  chargeant  de  dire  à 
son  maître  que  je  veux  tout  ou  rien  :  l'accomplissement  de 
ses  promesses  du  matin  aura  lieu,  ou  je  me  passerai  de  lui 
et  partirai  tout  seul  dès  le  point  du  jour,  «  avec  l'aide  de 
Dieu,  qui  nous  a  conduits  jusqu'ici  et  ne  nous  abandonnera 
pas  en  route  ». 

Beaucoup  des  assistants  ont  l'air  de  m'approuver,  Issa,. 
le  guide  kourteye  de  Madecali,  le  percepteur  lui-même. 


4o8    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Puis,  comme  une  bonne  moitié  du  pays  est  ivre,  comme 
je  ne  sais  au  juste  d'où  proviennent  ces  atermoiements, 
cette  mauvaise  volonté  évidente,  pour  éviter  toutes  chances 
de  rixe  pendant  la  nuit,  je  fais  pousser  les  chalands  d'une 
centaine  de  mètres  dans  l'herbe,  ainsi  qu'aux  beaux  jours 
des  pays  touaregs.  Je  recommande  une  garde  sévère ,  et 
chacun  se  dispose  à  passer  la  nuit. 

Cette  manœuvre  très  innocente,  et  que  j'avais  pourtant 
exécutée  à  petit  bruit,  a  pour  effet  de  répandre  la  terreur 
dans  les  cerveaux  alcooliques  des  habitants. 

Un  premier  messager  vient  me  dire  que  le  percepteur  lui- 
même  nous  servira  de  guide  jusqu'à  Boussa.  Puis,  vers 
minuit,  je  suis  réveillé  par  un  grand  tapage.  De  terre  on 
hèle.  Qui  est-ce?  C'est  le  chef  qui,  pris  d'une  peur  terrible, 
est  retourné  tout  exprès  d'ilo.  Sans  doute,  lorsque  les  va- 
peurs du  Champagne  se  sont  dissipées,  on  lui  a  dit  mon  mé- 
contentement, et,  tout  tremblant,  sans  le  moindre  apparat 
cette  fois,  craignant  que  notre  manœuvre  ne  soit  un  signe 
de  déclaration  de  guerre,  il  est  revenu.  Il  demande  quelqu'un 
à  qui  parler.  J'envoie  Mamé.  Le  chef  me  prie,  me  supplie, 
de  demeurer  encore  la  journée  du  lendemain.  Il  pourra  ainsi 
rassembler  un  cadeau  pour  son  parent  de  Boussa,  il  m'en 
sera  profondément,  éternellement  reconnaissant. 

Par-dessus  le  marché  et  pour  compléter  la  scène,  voilà 
la  pluie  qui  se  met  de  la  partie.  J'ai  beau  dire  que  c'est  en- 
tendu, convenu,  expliquer  que  je  me  suis  écarté  de  la  rive 
par  crainte  de  la  brise  qui  pourrait  nous  cogner  contre  le 
bord,  et  que  nous  le  faisons  d'ailleurs  presque  toutes  les 
nuits,  j'ai  toutes  les  peines  du  monde  à  rassurer  le  chef  et 
son  entourage.  C'est  une  vraie  scène  d'échappés  de  Charen- 
ton;  c'est  un  médecin  aliéniste  qu'il  faudrait  envoyer,  et  non 
un  officier  de  marine,  comme  ambassadeur  à  Ilo  :  il  aurait  à 
traiter  sûrement  les  cas  alcooliques  les  plus  curieux.  Moi, 
cela  m'intéresse  moins,  car  j'ai  le  quart  de  deux  heures  à 


DE   SAY   A   BOUSSA.  409 

cinq,  et  voudrais   bien  aller  me  coucher,  d'autant  que  la 
pluie  est  fine  et  froide,  et  transperce  jusqu'aux  os. 

Donc,  le  lendemain  à  la  première  heure,  nous  aurons  le 
guide  promis.  Vont-ils  s'exécuter? 

Eh  bien,  non,  il  est  dit  que  nous  n'aurons  pas  de  guide. 
Au  matin  arrive  un  piroguier  qui ,  prétend-il ,  doit  nous 
accompagner.  Je  reprends  espoir.  Mais  il  attend  un  compa- 
gnon, lequel  ne  vient  pas.  Il  s'éclipse  lui-même.  Et  à  cinq 
heures,  pour  la  dixième  et  dernière  fois,  je  réclame  l'exécu- 
tion des  promesses.  Notre  Kourteye  va  à  terre,  puis  re- 
vient  :  «  Ecoute,  je  suis  fatigué  de  parler  à  ces  menteurs,  à 
ces  ivrognes.  Je  te  déclare  que  je  n'y  puis  plus  rien  et  te 
demande  à  m'en  retourner.  »  Je  l'y  autorise.  Je  fais  sortir  du 
bord  les  gens  de  Girris  qui  n'ont  pas  l'air  de  s'inquiéter  et 
continuent  leur  fructueux  commerce  de  comestibles.  Pousse 
au  large  !  cette  fois-ci ,  c'est  pour  de  bon  ;  je  ne  regrette 
qu'une  chose,  avoir  cédé  la  veille.  Au  matin,  nous  faisons 
route  sans  guide.  Quelle  peut  être  la  cause  de  cette  façon 
d'agir  à  notre  égard?  A-t-on  voulu  nous  faire  prolonger  un 
séjour  rendu  profitable  par  nos  cadeaux  et  nos  achats?  Est- 
ce  à  l'influence  des  musulmans ,  et  en  particulier  à  celle  de 
Hadji  Hamet,  qui  semble  aussi  avoir  joué  un  rôle  louche 
avec  la  mission  Decœur,  que  nous  devons  ce  revirement 
dans  des  dispositions  d'abord  bienveillantes? 

J'ai  su,  plus  tard,  qu'un  de  mes  prédécesseurs  avait  eu 
avec  les  gens  d'Ilo  une  altercation;  il  s'agissait  d'un  bœuf 
promis  d'abord  et  qui ,  finalement ,  arrivait  aussi  peu  que 
notre  guide.  Peut-être  n'a-t-il  pas  déployé  toute  la  patience 
désirable ,  pour  préparer  un  bon  accueil  à  ses  successeurs 
éventuels. 

Nous  faisons  donc  route  sans  pilote  et  dépassons  un  cer- 
tain nombre  de  villages  dont  j'ignore  les  noms.   Les  rives 


4IO    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

sont  plates,  herbeuses,  inondées,  avec  quelques  bouquets 
d'arbres  et  de  rôniers.  Le  fleuve  présente  des  bancs  assez 
enchevêtrés.  Le  soir,  nous  jetons  l'ancre  sur  la  rive  gauche, 
en  face  du  village  peul  de  Raha,  qui  dépend  de  Gomba. 

Pendant  que  nous  dînons,  une  pirogue  accoste,  portant 
un  vieux  Peul  qui  répond  au  nom  d'Amadou  et  nous  offre 
cinq  poules  en  cadeau.  Nous  le  circonvenons  adroitement.  H 
dit  connaître  bien  le  fleuve  jusqu'à  Boussa  et  même  jusqu'à 
Igga  où  il  est  allé.  Je  lui  propose  de  nous  servir  de  guide  et 
de  nous  présenter  au  chef  de  Boussa,  très  ami  avec  lui, 
d'après  ses  dires.  A  ma  grande  joie,  il  accepte. 

La  journée  entière  du  28 ,  nous  marchons  de  toute  la 
vitesse  de  nos  avirons,  aidés  d'un  joli  courant,  dans  un 
fleuve  sans  difficultés  de  navigation. 

Vers  neuf  heures,  nous  dépassons  Gomba,  peuplée  de 
Peuls  et  capitale  du  pays.  Notre  guide  Amadou  a  évidem- 
ment pensé  que  nous  nous  arrêterions  pour  voir  son  chef, 
car  il  manifeste  un  certain  étonnement  de  nous  voir  filer  à 
force  de  rames.  J'oppose  à  ses  allusions  discrètes  un  air 
innocent,  et  mon  interprète  une  incompréhension  soudaine 
de  la  langue  peule.   Il  finit  par  en  prendre  son  parti, 

11  faut  marcher  vite.  En  réfléchissant  aux  causes  de  notre 
échec  à  Ilo,  j'ai  été  amené  à  penser  que  les  manœuvres  des 
Anglais  pourraient  n'y  être  pas  étrangères,  ou  du  moins, 
car  ils  n'ont  là  aucune  influence  politique,  les  manœuvres  de 
gens  venant  de  chez  eux,   et  assez  intelligents  pour  com- 
prendre et  prendre  leurs  intérêts.  Il  y  avait  en  effet,  dans 
la  suite  du  chef,  un  indigène  de  Bidda  qui   me  demanda 
d'abord  à  nous  accompagner  pour  rejoindre  son  pays  natal, 
puis  qui  disparut.   En  tout  état  de  cause,  la  nouvelle  de 
notre  arrivée  à  Say  étant,  me  dit  Amadou,  ignorée  à  Gomba 
et  à  plus  forte  raison  à  Boussa,  nous  pouvons,  en  allant  rapi- 
dement, déjouer  les  plans  des  malfaisants.  En  route  donc,  à 
toute  vitesse. 


DE    SAV    A    BOUSSA.  411 

Nous  dépassons  ainsi  l'embouchure  du  Ngoulbi-Sokoto,  à 
l'aspect  bien  peu  majestueux;  il  est  cependant,  nous  dit-on, 
navigable  aux  hautes  eaux  pour  les  pirogues  jusque  près  de 
la  ville  qui  lui  donne  son  nom.  Le  soir,  nous  avons  abattu 
nos   cinquante-deux  kilomètres;    c'est  la  plus   forte   étape 


qu'ait  faite  la  mission  jusqu'ici.  Nous  mouillons  un  peu  au 
delà  de  Lanfakou. 

Nous  recevons  là  la  visite  de  deux  pirogues  de  pêcheurs 
ou  Sorkoi.  dont  les  petits  villages  séparés  accompagnent 
généralement  les  centres  peuls  importants.  La  coiffure  des 
jeunes  gens  consiste  en  une  crête  de  cheveux  sur  la  ligne 
médiane  du  crâne,  le  reste  étant  rasé;  cette  mode  ne  laisse 
pas  que  d'avoir  de  l'allure. 

Amadou  me  dit  que  la  mission  Grunner  a  été  attaquée  à 


412    SUR   LE   NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

son  retour  de  Gando,  au  village  de  Gesero.  Ce  village  était 
en  hostilité  avec  Gando;  les  habitants  ont  voulu  saisir  les 
guides  de  l'expédition  allemande,  d'où  coups  de  fusil.  Le 
village  a  été  brûlé  par  Grunner. 

A  dix  heures ,  nous  essuyons  une  tornade.  Nous  avons 
rattrapé  l'hivernage,  le  pot  au  noir;  toutes  les  nuits  nous 
recevons  de  la  pluie  ou  avons  des  orages. 

Le  2g,  toujours  marche  forcée;  nous  dépassons  de  beaux 
villages  entourés  de  tatas.  Koundji  paraît  grand  et  fort. 

Vers  onze  heures,  nous  passons  devant  trois  écueils  qui 
appartiennent  probablement  à  un  barrage  maintenant  couvert 
d'eau  et  marquent  le  recommencement  du  fleuve  rocheux  et 
difficile.  A  quatre  heures,  nous  mouillons  devant  Tchakatchi, 
dans  une  île,  au  pied  d'un  groupe  de  magnifiques  baobabs. 
A  la  tête  de  l'île  est  un  barrage  de  cailloux;  la  rive  est  par- 
semée de  ces  grosses  roches  polies  de  granit  que  nous  con- 
naissons si  bien.  Nous  revoilà  dans  les  rapides,  en  face  de 
nos  vieux  ennemis  d'Ayorou  et  de  Kendadji.  Tout  le  village 
vient  nous  voir;  le  chef  lui-même  s'engage  à  nous  piloter,  et 
j'accepte,  car  il  me  semble  que  notre  vieil  Amadou  a  quelque 
peu  exagéré  ses  connaissances  hydrographiques.  Les  hommes 
portent  pour  tout  vêtement  un  petit  tablier  postérieur  ea 
cuir;  quelques-uns  pourtant  se  drapent  dans  des  pagnes 
bleus  de  Haoussa.  Les  femmes  ont  le  visage  couturé  de  cica- 
trices, comme  celles  du  Kebbi,  et  portent  dans  les  lobes  des 
oreilles,  en  guise  d'ornement,  de  petits  bâtons  blancs  d'un 
centimètre  de  diamètre  sur  vingt  de  longueur. 

A  sept  heures,  le  lendemain,  nous  partons,  précédés  par 
le  chef  de  Tchakatchi,  qui  manœuvre,  avec  une  pagaye 
curieusement  sculptée  et  contournée,  une  minuscule  piro- 
gue. C'est  bien  ce  que  la  nature  des  rives  faisait  attendre  la 
veille  :  le  fleuve  archipel,  semé  de  rochers  et  de  rapides. 
Heureusement  cela  ne  dure  pas,  et  un  bief  du  fleuve,  à  peu 


DE    SAY    A    BOUSSA.  413 

près  calme,  nous  conduit  devant  la  capitale  du  Yaouri , 
Giloua,  où  se  distingue  une  très  grande  case,  celle  du  chef  de 
village . 

Je  suis  désespéré  de  voyager  ainsi  comme  une  malle,  sans 
prendre  contact  avec  les  habitants.  Mais  quoi!  depuis  Say 
nous  n'avons  plus  de  pouvoirs  pour  traiter,  nos  interprètes 
ne  nous  servent  pas  à  grand'chose,  et  nous  avons  devant 
nous  deux  gros  obstacles  :  Boussa  et  les  Anglais. 

Ce  serait  à  Giloua,  d'après  les  derniers  renseignements 
recueillis,  et  non  à  Boussa,  que  serait  mort  Mungo-Park. 
Là,  donc,  nous  dépassons  le  terme  du  chemin  qu'il  a  tracé, 
il  y  a  cent  ans,  et  je  me  rappelle  la  phrase  de  Davoust  : 
«  Mungo-Park  est  demeuré  immortel  rien  que  pour  avoir 
tenté  ce  que  nous  essayons  maintenant  d'accomplir.  » 

J'avoue  en  toute  humilité  que,  depuis  notre  retour  en 
France,  j'ai  dû  en  rabattre. 

A  droite  et  à  gauche  du  fleuve  sont  deux  montagnes  re- 
marquables par  leurs  formes  et  leurs  dimensions  relatives.  Je 
m'informe  de  leurs  noms  :  elles  n'en  ont  pas  de  particulier. 
Pour  rendre  hommage  aux  camarades  morts  à  la  peine,  je 
les  baptise  :  mont  Davoust,  mont  de  Lagarde,  encore  un 
officier  de  marine  mort,  lui,  avant  d'atteindre  le  Niger. 

J'espère  que  les  augures  géographiques  de  France  vou- 
dront bien  juger  que  tel  était  mon  droit.  Ne  voyons-nous  pas 
les  Anglais  donner  à  tous  les  pics  de  la  chaîne  qui  borde  le 
fleuve  en  dessous  de  Boussa,  les  noms  de  leurs  grands 
hommes?  Le  mont  Davoust  fera  aussi  bien  dans  nos  atlas 
que  le  mont  Wellington. 

Nous  prenons  à  droite,  entre  les  villages  d'Ikoum  et  de 
Roupia,  et,  après  un  petit  rapide,  nous  mouillons  devant  un 
gros  arbre  sous  lequel  se  tient  le  marché,  important,  me 


414    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

dit-on,  de  Roupia.  Le  chef  de  Tchakatchi  nous  a  annoncé 
que  nous  rencontrerions  là  son  frère  qui  nous  piloterait,  mais 
il  est  parti  depuis  le  matin.   On  recommence  à  nous  lan- 
terner. Des  gensd'Igga,  reconnaissables  aux  boubous  blancs 
brodés  de  vert  que  leur  vend  la  Royal  Niger  Company,  se 
mêlent  à  la  conversation,  et  pas  pour  prendre  notre  parti. 
En  route  !  nous  passerons,  nous  passerons  seuls  s'il  le  faut, 
sans  pilote,  sans  aide,  mais  nous  ne  serons  pas  joués. 

Roupia  est  en  partie  peuplé  de  Kambaris,  peuple  dont 
parle  longuement  Richard  Lander,  et  dont  les  femmes  sont 
absolument  nues  quand  elles  sont  jeunes.  La  tête  rasée,  sauf 
une  étroite  bande  de  cheveux  sur  le  sommet  du  crâne,  elles 
ont  en  outre  la  singulière  habitude  de  se  teindre  les  jambes 
jusqu'au-dessus  du  genou  avec  du  rocou,  de  sorte  qu'en  les 
voyant  d'un  peu  loin,  on  pourrait  croire  qu'elles  ont  des  bas 
rouges  pour  tout  costume. 

C'est  la  première  fois  que  je  vois  au  Soudan  cette  absence 
de  tout  vêtement ,  d'autant  plus  caractéristique  que  les 
étoffes  sont  en  abondance  et  à  bon  marché  à  Roupia 

A  Télonnement  que  je  manifeste,  une  des  beautés  du  lieu 
me  répond  avec  une  naïveté  non  dépourvue  de  logique  : 

({  Pourquoi  s'habiller?  Sommes-nous  si  mal  faites  qu'il 
faille  nous  cacher?  Quand  nous  serons  vieilles  comme  nos 
mères,  à  la  bonne  heure;  nous  remplacerons  les  avantages 
physiques  par  des  vêtements  bien  agencés;  jusque-là,  non.  » 

Il  y  a  bien  des  femmes  sur  la  terre  qui  n'en  pourraient 
pas  dire  autant. 

Un  peu  égayé  par  les  réflexions  de  ma  jeune  interlocu- 
trice ,  je  n'en  demeure  pas  moins  furieux  contre  cette  hos- 
tilité sourde,  cette  mauvaise  volonté  évidente  qui  retarde  et 
rend  plus  dangereuse  notre  marche.  J'y  vois,  à  tort  ou  à 
raison,  la  main  des  Anglais  ou  de  leurs  émissaires.  Heureu- 
sement le  fleuve  est  facile  jusqu'à  Djidjima,  très  pittores- 


DE    SAY    A    BOUSSA. 


415 


quement  situé  dans  une  île,  devant  lequel  nous  mouillons  à 
quatre  heures. 

Le  soir  nous  allons  au  village,  j'ai  demandé  un  guide  pour 
le  lendemain  sans  grand  espoir  de  réussite;  j'essaye  de  me 
concilier  les  esprits  par  une  abondante  distribution  de  petits 
cadeaux.  On  nous  fait  assister  à  un  tam-tam;  trois  danseurs 
se  déhanchent ,   portant  des  jambières  où  sont  pendus  de 


I).TI  DJ  I  M  \. 


petits  morceaux  de  fer  formant  castagnettes,  et  rendant  en 
s'entre-choquant  un  bruit  assourdissant.  Ils  sont  d'ailleurs 
assez  gauches. 


Et  le  matin,  pas  de  guide,  mais  encore  des  gens  d'Igga 
qui  nous  regardent.  Notre  Amadou  est  absolument  navré, 
d'autant  qu'il  annonce  de  grosses  difficultés  de  navigation. 
Effectivement,  peu  après,  le  fleuve  recommence  à  se  par- 
tager en  bras  nombreux.  On  mouille,  et  Digui  part  en  pirogue 
reconnaître  la  route. 

Pendant  qu'il  fait  son  exploration,   nous  voyons  passer 


4i6    SUR   LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

dans  un  bras  de  droite  quatre-vingts  à  cent  pirogues,  avec 
un  tam-tam  qui  bat  sans  cesse.  Informations  prises,  c'est 
un  convoi  fluvial  qui  remonte  à  Roupia,  où  doit  se  tenir  un 
grand  marché.  Le  long  de  la  route,  et  pour  un  salaire  mo- 
dique, les  pirogues  recueillent  les  marchands,  tout  comme 
les  bateaux  qui  sillonnent  la  Seine,  ou  les  omnibus  dans  nos 
rues.    Une  pirogue  se  détache  de  la  bande;  très  aimable- 
ment on  nous  dit  que,  nous  voyant  arrêtés,  on  nous  a  crus 
dans  l'embarras  et  on  s'offre  à  nous  guider. 

Décidément,  il  y  a  un  bon  Dieu  pour  les  honnêtes  gens, 
j'allais  dire  contre  les  Anglais.  Fait  à  remarquer,  pour  la 
morale  que  le  lecteur  pourra  tirer  de  nos  aventures,  que  les 
habitants  des  petits  villages,  les  pauvres,  nous  ont  partout 
aidés.  Les  difficultés,  sans  cesse  renaissantes,  que  nous 
avons  éprouvées  dans  cette  partie  du  voyage,  n*ont  eu  lieu 
que  dans  des  grands  centres. 

Enchantés,  nous  faisons  route.  Nos  guides  ne  sont  pas  de 
trop,  nous  traversons  plusieurs  rapides  dangereux  et  arri- 
vons à  Fogué,  où  le  fleuve  redevient  calme. 

Le  2  octobre,  nous  avons  encore  une  journée  dure,  mais 
c'est  la  dernière  avant  Boussa.   A  Ouara,   nous  devons  à 
deux  reprises  passer  isolément.   Le  courant  est  énorme  et 
atteint  sept  milles  à  l'heure.  Nous  ressentons  de  nouveau 
cette  impression  de  chute  avec  la  masse  d'eau,  si  pénible  et 
que  nous   connaissons   trop.    Notre   guide  a  rencontré  un 
camarade  à  lui,  qui  l'aide  de  ses  lumières.  A  cinq  heures  et 
demie,  nous  atteignons  enfin  Boussa,  et  nous  mouillons  de- 
vant le  débarcadère  du  village.   Le  fleuve  est  partagé  en 
plusieurs  bras;  la  ville  est  sur  celui  de  droite,  éloignée  de 
quinze  cents  mètres  environ  de  la  berge.   Un  petit  village, 
habité  par  des  pêcheurs  et  des  marchands,  se  trouve  près  de 
notre  campement.  L'eau  noire  semble  très  profonde,  et  les 
tles  sont  couvertes  d'une   belle  végétation.  Les  habitants 


DE   SAY    A   BOUSSA. 


417 


>chent  sans  crainte,  et  nous  commençons  avec  eux  le 

abituel  des   provisions  contre   les  objets  d'échange, 

)racelets,  bagues,  perles. 

voie  Amadou  saluer  le  chef  de  vill^e,  en   lui  pro- 

it  un  beau  cadeau  s'il  nous  le  rend  favorable. 

;ends  son  retour  avec  impatience.  Nous  voici  à  la  der- 


mais  peut-être  à  la  plus  grosse  difficulté  du  voyage. 
fait  tant  de  bruit  autour  des  chutes  ou  du  moins  des 
s  de  Boussa!  Une  providence  amie  nous  a  permis 
indre  ce  point  sans  qu'un  seul  de  nos  bateaux  se  soit 
,  sans  qu'un  seul  homme  de  la  mission,  blanc  ou  noir, 
fé  de  sa  vie  ce  que  l'on  appelait,  il  y  a  un  an,  notre 
ité.  Partout,  plus  ou  moins  facilement,  mais  partout, 
iommes  passés  avec  la  paix,  sans  laisser  derrière  nous 
aine  ou   un  désir   de  vengeance.   Encore  un  dernier 

et  le  but  est  atteint  précisément  comme  je  t'ai  voulu, 
27 


4i8    SUR   LK   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

précisément  comme  on  nous  l'a  ordonné,  et  cela  malgré  le^ 
difficultés  que  nous  ont  créées  les  choses  et  les  gens.  Mais 
justement  parce  que  cet  effort  est  le  dernier,  nous  en  avons 
une  appréhension  peut-être  plus  grande  que  de  tout  le  reste. 
Aussi  n'est-ce  pas  sans  un  grand  soulagement  que  je  vois- 
revenir  Amadou  escorté  d'un  émissaire  du  chef.  D'après  lui. 
tout  va  aller  bien,  tout  est  arrangé,  et  le  chef  de  Bouss^k_ 
nous  fournira  tout  ce  qu'il  faudra,  nous  donnera  toute  l'ajHi^— = 
nécessaire  pour  franchir  les  rapides.  Une  forte  provision  d^^s 
kous,  à  la  grande  joie  de  notre  équipage,  accompagne  ce£= 
bonnes  paroles.   Le  chef  de  Boussa  nous  recevra  le  lendc —   - 

Pendant  que  je  cause  avec  notre  guide  et  les  indigène;Ti= 
qui  l'accompagnent ,  dus  griots  chantent  nos   louanges  e*"   " 
celles  de  leur  maître.  Croîrait-on  que,  d'après  ces  chants,  le== 
gens  de  lîoussa  seraient  tes  descendants  des  Perses.-"  Ils  sfc--^ 
donnent,   en  effet,  comme  les  fils  de  Kisira ,   qui  se  batti»' 
avec  Mahomet  et  fut  chassé  par  celui-ci.    Kisira,    si  nou=; 
nous  en  rapportons  à  l'histoire,  n'est  autre  que  le  nom  ara-    — 
bise  de  Kosroes  le  Grand,  qui,  effectivement,  fut  l'adver- 
saire malheureux  du  fondateur  de  l'Islam. 

Je  livre  aux  ethnologistes  la  chose  pour  ce  qu'elle  vauL    . 


CHAPITRE  X 

DE    BOUSSA    A    LA    M  i;  R .    —    FIN    DU    VOYAGE. 


Le  3  octobre,  toute  la  matinée,  nombreuses  visites  de 
gens  plus  ou  moins  apparentés  au  chef;  on  me  prévient  dans 
l'après-midi  que  Sa  Majesté  peut  enfin  me  recevoir. 

Nous  Erancliissons  un  marais  qui  sépare  la  berge  du  village 
et  arrivons  à  Bous  sa. 

La  ville  n'a  rien  de  bien  majestueux;  elle  a  été  récem- 
ment détruite  par  un  incendie.  Nous  nous  arrêtons  à  la  porte 
d'une  grande  case  ronde  de  douze  à  quatorze  mètres  de  dia- 
mètre, réellement  très  bien  construite.  Après  un  court  in- 
stant, on  nous  dit  d'entrer. 

Le  chef  de  Boussa  se  tient  accroupi  sur  un  banc  en  terre 
durcie  haut  de  cinquante  centimètres;  il  porte  un  boubou 
d'une  propreté  douteuse  et  est  coiffé  de  ce  bonnet  d'eunuque 
de  Molière  signalé  dans  le  Dendi.  Sur  le  batic  est  étendu  un 


4Ï0    SUR   LE   NIGER   ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

tapis,  le  tapis  rouge  avec  un  lion  hérissé  déjà  vu  à  Tenda. 
Le  sabre  du  chef  est  à  côté  de  lui;  fichée  en  terre,  une  canne 
ornée  de  cuivre  et  d'ai^ent  lui  sert  de  sceptre.  Une  reine, 
alTreuse  guenon,  tète  rasée,  visage  couturé  de  cicatrices, 
partage  le  trône  royal,  tandis  que  les  courtisans  demeurent 
accroupis  sur  le  sable  du  sol.  En  entrant,  chacun  commence 


par  s'agenouiller  à  la  porte,  répète  cette  cérémonie  devant 
le  chef  et  se  couvre  la  tête  de  poussière. 

On  nous  donne  pour  siège  un  banc  de  bois,  et  j'étale  le 
fort  beau  présent  que  j'ai  apporté. 

Échange  de  salutations.  Remerciements  au  nom  du  chef 
des  Français,  pour  l'aide  donnée  l'an  dernier  au  capitaine 
Toutée  par  les  pirogues  de  Boussa.  Je  glisse  alors  un  mot 
sur  les  facilités  de  transport  que  je  désire. 

La  réponse  est  évasive,  le  chef  a  l'air,  d'ailleurs,  d'une 
intell^ence  fort  peu  développée.  Nous  retournons  à  bord. 


DE   BOUSSA    A   LA   MER.  421 

Le  lendemain,  visites  de  plus  en  plus  nombreuses.  Ayant 
montré  le  phonographe  à  diverses  personnes,  la  nouvelle  de 
l'existence  de  cet  instrument  merveilleux  est  parvenue  aux 
oreilles  du  chef,  qui  me  fait  témoigner  son  désir  de  l'enten- 
dre à  son  tour. 

Seulement,  il  prétend  ne  pas  se  déranger,  et  veut  que  je 


l'apporte  chez  lui.  Partout  ailleurs  qu'à  Boussa  je  l'aurais 
snvoyé  au  diable,  le  transport  du  phonographe,  surtout  à 
travers  le  marais  qui  coupe  la  route,  étant  chose  fort  délicate. 
Mais  je  suis  résolu  à  toutes  les  concessions  pour  me  con- 
:ilier  le  chef  et  avoir  son  concours  quand  je  franchirai  les 
apides.  Quatre  vigoureux  laptots  portent  donc  l'instrument 
]ui,  heureusement,  arrive  sans  avarie. 

La  séance  est  intéressante  :  tandis  que  les  servantes  du 
iheE  ne  cachent  pas  leur  surprise,  lui  veut  rester  digne,  et 
la  ligure  Bgée  n'en  exprime  que  plus  de  sottise.  II  nous  offre 


431    SUR   LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

un  mouton,  ■  parce  que,  dit-il,  maintenant  qu'on  s'est  bien 
amusé,  il  faut  bien  manger  ».  Profitant  de  ces  bonnes  dis- 
positions, je  reviens  sur  la  question  qui  me  tient  à  cœur  : 
le  passage.  11  paratt  qu'on  n'avait  pas,  la  veille,  compris  ma 
demande;  on  me  le  dit,  du  moins.  Je  précise,  me  répétant 
suffisamment  pour  être  certain,  cette  fois,  d'être  entendu. 


Je  voudrais  que  les  pirogues  de  Boussa  chargent  tout  ce  que 
nous  avons  à  bord  et  le  transportent  en  dessous  du  dernier 
rapide,  au  village  d'Aourou,  comme  elles  font  des  marchan- 
dises du  village.  Nous  passerons,  nous,  complètement  lèges, 
avec  des  guides  que  je  réclame  également.  On  me  promet 
enfin. 

Le  5,  pas  de  pirogues;  mais  à  quatre  heures,  le  chef 
m'envoie  chercher  :  la  question  est,  m'affirme-t-on,  complè- 
tement traitée  et  arrangée,  et,  de  fait,  je  l'entends  donner 


DE    BOUSSA   A    LA    MER.  4?3 

des  ordres  à  deux  individus  qu'on  me  dit  être  les  chefs 
pir(^uiers.  Nous  faisons  prix  pour  deux  cent  mille  cauris. 
Croyant  que,  cette  fois,  tout  va  marcher,  je  donne  au  chef 
mon  propre  fusil  de  chasse  et  un  petit  revolver  de  poche. 

Dans  la  journée,  de  grosses  pirogues  de  neuf  à  dix  mètres 
de  long  ont  chargé  à  côté  de  nous.  Elles  portent  du  riz  et 


du  karitc.  Les  Anglais  échangent,  me  dit-on,  à  Leba,  deux 
sacs  de  sel  contre  un  de  riz;  quant  au  karité,  il  vient  de 
Roupia  et  est  acheté  très  cher  dans  les  factoreries. 

Et  je  note  en  passant  combien  peu  nous  savons  tirer  parti 
de  ce  que  nous  possédons  dans  nos  colonies.  Voilà  un  produit, 
qui  le  karité,  matière  grasse  extraite  du  fruit  du  Bassia  Parkii, 
existe  en  énorme  abondance  au  Soudan  français.  On  en  a 
fait  des  analyses,  de  beaux  travaux  de  revue  lui  ont  été  sans 
doute  consacrés,  mais  pas  un  kilogramme  n'en  est  exporté. 

Je  me  suis  fixé  mentalement  la  journée  du  7  comme  date 


414    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

de  notre  départ  de  Boussa,  coule  que  coûte.  Depuis  trois 
jours  que  nous  sommes  ici,  les  Anglais  doivent  avoir  eu  vent 
de  notre  arrivée.  Quelle  va  être  leur  conduite?  Je  sais  la 
Compagnie  du  Niger  peu  scrupuleuse  sur  le  choix  de  ses 
moyens.  Les  exemples  connus  ne  manquent  pas.  C'est 
Mizon  torturé  par  M.  Flint,  à  Akassa ,  après  avoir  été 
blessé  dans  un  combat  avec  les  Patanîs,  peut-être  poussés 


contre  lui;  c'est  VArdeni,  échoué,  privé  de  vivres  frais, 
voyant  son  équipage  se  fondre,  sans  qu'un  sentiment  d'hu- 
manité émût  les  agents  de  la  Compagnie,  en  mesure  ce- 
pendant de  lui  porter  secours. 

Exciter  contre  nous  les  gens  de  Boussa  ou  d'autres,  ce 
serait,  pour  eux,  de  bonne  guerre;  mais,  bah!  nous  avons 
des  canons,  des  fusils,  trente  mille  cartouches,  et,  bien 
qu'enlre  tes  mains  des  indigènes  se  voie  un  certain  nombre 
de  fusils  à  tir  rapide,  nous  en  aurions  sans  doute  raison. 

Ce  que  je  crains  plus  que  l'hostilité  de  la  Comp^nie,  c'est 


DE   BOUSSA    A    LA    MER.  425 

précisênwnt  une  bienveillance  affectée.  Venir  à  notre  ^se- 
cours, nous  prêter  assistance,  même  malgré  nous,  voilà  de 
la  politique  habile  et  redoutable  pour  nos  intérêts. 

Je  sais  que  les  Anglais  ont  un  poste  à  Leba,  à  soixante- 
dix  kilomètres  en  aval  environ.   S'ils  y  ont  du  monde  en 


quantité  suffisante,  ils  peuvent  envoyer  un  détachement, 
avoir  l'air  de  vaincre  des  difficultés  qu'ils  ont  peut-être 
créées,  et  crier  bien  haut  qu'ils  nous  ont  sauvé  la  vie. 

En  ce  cas,  je  ne  doute  pas  qu'on  soit  assez  simple  [en 
France  pour  les  croire,  —  le  fait  s'est  vu  déjà,  —  etlje  parie 
qu'on  les  remercierait  chaudement.  Restant  sur  place  après 
notre  départ,  ils  hériteraient,  en  outre,  de  tout  l'effet  moral 


426   SUR    LE   NIGER   ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

qu*a  produit  notre  arrivée  par  le  haut  du  fleuve.  Les  indi- 
gènes font  peu  de  différence  entre  nations  blanches  ;  il  serait 
trop  facile  aux  Anglais  de  nous  représenter  comme  des  com- 
patriotes établis  plus  haut. 

Donc,  dussions-nous  y  rester,  dût  la  mission  hydrogra- 
phique périr  au  port,   nous  passerons  au  plus  tôt  avec  ou 
sans  l'assistance  des  indigènes.  Telle  est  la  résolution  prise, 
entre  nous  cinq,  dans  un  petit  conseil  de  guerre. 

Le  7,  à  quatre  heures  du  soir,  pas  la  moindre  pirogue.  C'est 
le  moment  de  se  décider.  Nous  avons  quantité  de  choses 
dans  nos  cales,  dont  l'utilité  et  la  valeur  sont  moindres.  Je 
prends  la  résolution  d'en  débarrasser  les  chalands  ,  tant  pour 
les  alléger  et  diminuer  leur  tirant  d'eau  que  pour  rendre  les 
fonds  plus  accessibles  et  permettre  de  boucher  plus  faciA^^* 
ment  une  voie  d'eau  possible. 

D'abord,  les  munitions  :  à  part  quelques-unes  dépens ^^^ 
aux  exercices  de  tir  ou  pour  tuer  des  caïmans,  nos  tre«n^^ 
mille  cartouches  sont  intactes.  J'en  sacrifie  vingt-deux  mi^k 
Digui  reconnaît  un  point  où  le  fleuve  est  assez  profond  j^^ur 
ne  pas  venir  à  sec  à  la  maigre,  et  notre  pirogue  va  jeter  I^s 
caisses  à  l'eau  une  à  une.  Les  habitants  de  Boussa  accour^^nt 
stupéfaits;  les  caisses  en  cuivre  étincelantes  au  soleil  e:^ci- 
tent  leur  cupidité. 

Puis,  les  munitions  noyées,  à  l'eau  les  flacons  ^ huile  ^Jft- 
tique  et  les  pots  de  pommade!  Au  feu  les  bracelets  de  cel/w- 
loïd ,  les  colliers ,  les  bagues  !  Le  désespoir  des  vw  trains 
grandit,  atteint  son  comble,  et  pour  finir,  plus  pour  aug- 
menter leurs  regrets  que  parce  que  le  besoin  s'en  fait  véri- 
tablement sentir,  nous  brûlons  deux  ou  trois  douzaines  d'om- 
brelles multicolores.  C'est  une  vraie  désolation.  Tant  mieux! 
Ça  leur  apprendra  la  complaisance  envers  les  étrangers. 

Un  Peul,  envoyé  du  sultan  deGando,  m'a-t-il  dit,  se  jette 
à  mes  pieds,  me  supplie  d'arrêter  la  destruction.  Le  chef  de 
Boussa,  il  le  promet,  reviendra  à  de  meilleurs  sentiments. 


i 


DE    BOUSSA   A    LA   MER. 


427 


Je  lui  réponds  par  un  proverbe  de  son  pays  :  a  11  est  vrai- 
ment temps  de  remettre  le  poisson  dans  l'eau  quand  il  est 
cuit.  »  Arrive  un  envoyé  du  chef  qui  me  fait  demander.  J'ai 
assez  fréquenté  la  cour  de  ce  monarque;  je  n'ai  pas  le  temps 
de  recommencer,  sans  doute  en  vain,  les  palabres  de  la 
veille  et  de  l'avant- veille,  et  je  m'abstiens. 

L'eau  baisse  d'ailleurs;  nous  avons  remarqué  une  décrue 


de  dix  centimètres  en  vingt-quatre  heures,  et,  bien  que  les 
indigènes  s'accordent  à  dire  qu'elle  est  momentanée,  je  ne 
veux  pas  courir  le  risque  de  me  trouver  bloqué. 

Je  remarque  dans  la  foule  un  diavandou  d'igga  qui  cher- 
che à  l'ameuter  contre  nous  et  aussi  quelques-uns  de  ses 
compatriotes,  reconnaissables  à  leurs  boubous  plissés  à  bro- 
deries vertes  que  vend  la  Compagnie  du  Niger. 

On  m'assure  que  le  chef  a  fait  mettre  ses  piroguiers  aux 
fers;  malheureusement,  un  instant  après,  je  les  reconnais 
sur  la  rive. 


428    SUR    LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Je  copie  sur  mon  journal  cette  phrase,  écrite  sous  l'im- 
pression du  moment  : 

0  Décidément,  depuis  l'an  dernier,  les  Anglais  n'ont  pas 
perdu  leur  temps,  non  point,  comme  je  le  craignais,  en  pous- 
sant leurs  possessions  effectives  vers  l'amont,  mais  en  fai- 
sant donner  la  cavalerie  de  Saint-George.  Le  plan  est  simple  : 
nous  retarder,  nous  retarder  jusqu'à  ce  que  les  rapides  soient 
devenus  infranchissables  pour  nos  embarcations.  Il  faudra 
alors  prendre  la  route  de  terre  par  le  Bourgou,  qu'ils  savent 
dangereux  et  où  ils  ont  sans  doute  semé  les  obstacles.  Un 
coup  de  fusil  bien  ajusté,  une  flèche  empoisonnée  bien  placée, 
et  voilà  la  mission  et  ses  résultats  enterrés. 

«  Autrement,  il  ne  nous  restera  plus  qu'à  descendre  sur 
Leba  et  à  demander  leur  concours  aux  Anglais. 

«  C'est  bien  la  politique  qu'a  signalée  d'Agoult,  mais  Inch 
allah!  nos  rivaux  n'auront  pas  le  dernier.  Que  nous  passions 
les  rapides  d'une  façon  ou  d'une  autre,  et  je  me  promets  de 
signaler  l'odieux  d'une  pareille  conduite,  même  et  surtout  à 
la  partie  honnête  de  la  nation  anglaise.  Maintenant,  il  faut 
passer.  » 

De  guerre  lasse,  l'envoyé  du  chef,  me  voyant  bien  décidé 
à  ne  pas  retourner  au  village,  s'en  est  allé.  Notre  vieux 
guide  est  positivement  navré  :  il  nous  avait  tant  vanté  son 
influence  sur  le  chef  de  Boussa  !  «  Je  suis  donc  devenu 
aveugle  ou  fou  maintenant,  que  mes  yeux  le  voient  mentir!  » 

J'essaye  de  lui  persuader  de  nous  accompagner.  Il  me 
confesse  qu'il  a  bien,  en  effet,  passé  les  rapides,  mais  il  y  a 
de  cela  vingt  ans.  Pourtant  il  n'ose  pas  me  refuser  carré- 
ment. Il  va  à  terre,  il  verra. 

La  nuit  est  entièrement  tombée  ;  un  quart  d'heure  après 
le  départ  de  notre  guide,  nous  entendons  des  cris,  un  bruit 
de  gens  qui  courent.  Nous  sautons  sur  nos  armes.  C'est 
notre    vieil  Amadou  qui  revient   essoufflé.    On   lui   a   volé 


DE   BOUSSA   A   LA   MER.  429 

quatre  ou  cinq  pièces  d'étoffe  que  je  lui  avais  données  en 
payement;  des  gens  l'ont  saisi  et  entraîné  jusqu'à  mi-chemin 
du  village. 

Là,  voyant  qu'on  en  voulait  à  sa  vie,  ou  du  moins  à  sa 
liberté,  il  a  tiré  son  sabre,  —  un  vieux  morceau  de  cercle  de 
barrique,  —  résolu  à  se  défendre.  Les  braves  de  Boussa, 
cinq  contre  un  vieillard  armé  de  cette  façon,  se  sont  sauvés 
d'abord;  il  en  a  profité  pour  jouer  des  jambes,  et,  bien  que 
poursuivi  ensuite,  il  a  pu  rejoindre  le  bord  sans  autre  aven- 
ture. 

Voilà  ces  imbéciles  qui,  en  forçant  la  note,  nous  procurent 
un  guide  sur  lequel  je  ne  comptais  plus  :  Amadou  ne  veut 
pas  quitter  nos  bateaux.  Je  lui  demande  s'il  désire  redes- 
cendre jusqu'à  Leba.  «  Dolé  »  —  par  force  —  -  me  répond-il. 

Durant  toute  la  nuit,  pendant  laquelle  nous  nous  gardons 
soigneusement,  je  rumine  le  parti  à  tirer  de  la  situation.  Ma 
première  pensée  est  de  bombarder  au  petit  jour  le  village  de 
Boussa,  et  de  lui  infliger  ainsi  une  leçon  sévère.  En  somme, 
il  y  a  eu  agression  flagrante,  effective,  sur  la  personne  d'un 
individu  appartenant  à  la  mission. 

La  réflexion  me  conduit  à  un  parti  opposé.  Je  ne  sais,  en 
effet,  où  en  sont  les  questions  de  délimitation  avec  les  An- 
glais, ils  réclament  Boussa  en  vertu,  disent-ils,  de  traités 
passés  avec  la  Royal  Niger  Company.  Le  commandant 
Toutée  nie  que  ces  traités  soient  sérieux.  Qui  a  raison?  Qui 
a  tort?  Je  l'ignore.  Le  chef  de  Boussa  s'est  prétendu  devant 
moi  indépendant  de  qui  que  ce  soit,  c'est  peut-être  lui  qui 
dit  la  vérité. 

Si  toutefois  on  supposait  les  affirmations  des  Anglais 
exactes  ou  admises  comme  telles,  il  en  résulterait  qu'un  de 
leurs  protégés  a  commis  contre  nous  une  agression  dont  la 
responsabilité  et  l'odieux  leur  demeurent.  Ou  bien  ils  ont  un 
pouvoir  effectif,  une  influence  réelle  à  Boussa,  et  ils  sont 


430    SUR    LE   NIGER    ET   AU    HAVS   DES   TOUAREGS. 

complices;  ou  bien  ils  n'en  ont  pas,  et  alors  leurs  affirma- 
tions sont  mensongères.  Le  dilemme  me  parait  difficile  à 
éluder,  et  je  laisse  aux  diplomates  français  le  soin  d'en  dé- 
duire les  conséquences  pratiques. 

Je  crois  avoir  eu  du  flair  en  ne  me  rendant  pas  à  la  der- 
nière invitation  du  chef.  C'est  du  moins  l'opinion  de  notre 


guide;  il  est  en  outre  convaincu  que,  quant  à  lui,  s'il  ne 
s'était  pas  dég^é  la  veille,  sa  tète  ne  serait  plus  sur  ses 
épaules  à  l'heure  actuelle. 

J'ai  su  depuis  qu'à  l'attaque  subie  à  Yangbassou  par 
l'administrateur  Fonssagrives ,  les  gens  de  Boussa  avaient 
envoyé  du  renfort  aux  assaillants.  Une  fois  de  plus  le  hasard 
nous  a  fait  côtoyer  un  grand  danger  sans  que  nous  tombions 
dans  le  piège  dressé  sous  nos  pas. 


Les  journées  du  7  et  du  8  resteront  dans  notre   esprit 


Dt:    BOUSSA    A    LA    MER.  431 

comme  deux  des  plus  émouvantes  du  voyage.  Précisément 
parce  qu'elles  marquaient  la  fin  des  dangers  que  nous  cou- 
rions, de  la  part  de  la  nature  du  moins,  l'anxiété  qu'elles 
nous  ont  causée  s'est  trouvée  portée  à  son  comble. 

Nous  partons  d'abord  sur  un  fleuve  facile,  jusqu'à  un  pre- 
mier rapide  que  nous  franchissons  heureusement,  le  Da- 
voust  d'emblée,  VAuèe  après  avoir  mouillé  au-dessus  du  pas- 
sage, où  Digui  va  le  chercher  avec  un  renfort  d'équipage. 

Nous  mouillons  à  Malali  pour  déj(  aner.  Digui  reconnaît  le 
rapide. qui  est  en  dessous  du  village.  Nous  achevions  notre 
repas  lorsque  arrivent  des  envoyés  du  chef  de  Boussa. 
Encore! 

Quoique  roi,  nous  expliquent-ils,  c'est  le  chef  qui  com- 
mande le  moins  dans  son  village.  Il  a  fait  tous  ses  efforts 
pour  vaincre  l'inertie  de  son  entourage,  mais  sans  y  parvenir. 
Nous  sommes  parents  (?),  et  il  ne  veut  pas  nous  voir  partir 
fâchés  contre  lui.  — A  cela  je  réplique  qu'un  de  mes  hommes 
avant  été  volé  et  molesté,  je  refuse  de  répondre  une  seule 
syllabe  tant  que  les  objets  dérobés  n'auront  pas  été  resti- 
tués et  les  coupables  punis.  Les  envoyés  me  jurent  que  le 
chef  ignore  ce  méfait.  Après  tout,  c'est  possible  :  ce  pauvre 
demi-dieu  déchu  n'est  entouré  que  de  gens  vendus;  dès  à 
présent,  si  nous  n'y  mettons  ordre,  Boussa  est  une  proie 
marquée  pour  les  grandes  dents  de  la  perfide  Albion. 

Digui  rç vient  trempé.  Il  a  essayé  de  passer  le  rapide , 
mais  sa  pirogue  s'est  emplie,  et  il  n'a  eu  que  le  temps  d'aller 
l'échouer  à  la  berge.  Il  est  impossible  de  reconnaître,  comme 
nous  l'avons  fait  jusqu'ici,  la  route  autrement  que  des  rives. 
La  violence  du  courant,  l'étroitesse  des  passes,  causent  des 
remous  si  violents,  des  lames  si  fortes,  que  les  pirogues  ne 
franchissent  le  rapide  qu'en  se  glissant  par  des  chenaux  où 
nous  ne  pouvons  nous  engager,  leur  largeur  étant  insuffi- 
sante pour  donner  passage  à  nos  chalands. 


432    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

Triste  perspective!  Une  seule  voie  s'ouvre  à  nous,  et  elle 
est  inconnue  de  tous,  même  des  indigènes.  Nous  descendons 
à  pied  le  long  du  fleuve,  et  une  discussion  s'engage  au  sujet 
de  chaque  remous  :  sont-ce  des  écueils  ou  de  simples  tour- 
billons? Enfin,  à  la  grâce  de  Dieu!  Il  n'y  a  plus  à  s^arrêter. 

Nous  passons  :  c'est  réellement  effrayant,  plus  effrayant 
que  dangereux  même,  car  il  y  a  de  l'eau  en  abondance  sur 
la  plupart  des  roches.  Dans  une  passe  d'une  cinquantaine  de 
mètres  de  large,  resserrée  entre  deux  écueils  puissants,  une 
bonne  moitié  des  eaux  du  Niger  se  précipite  en  hurlant. 

Montant  le  long  des  berges  en  vertu  de  la  vitesse  énorme 
qu'elle  possède,  l'eau  du  fleuve  n'offre  plus  une  surface  hori- 
zontale. 11  lui  arrive  une  chose  paradoxale  :  son  niveau  est 
plus  élevé  d'au  moins  un  mètre  près  des  rives  qu'au  centre, 
où  se  trouve  ainsi  tracé  un  sillon. 

C'est  là  le  chenal,  et  on  a  cette  sensation  absolument  terri- 
fiante que  les  masses  d'eau  qui  surplombent  à  droite  et  à 
gauche  vont  se  réunir  pour  vous  engloutir. 

Digui  adresse  un  discours  bien  senti  à  son  équipage  : 
(c  Maintenant,  attention!  que  personne  ne  regarde,  que  tout 
le  monde  souque  ;  le  premier  qui  regarde  hors  du  bord,  je  lui 
casse  la  gueule.  » 

Un  éclair,  trente  secondes  d'angoisse  mortelle,  et  le  cou- 
rant attrape  le  chaland,  l'étreint  ;  la  coque  craque  sous  l'effort 
des  masses  d'eau  qui  reviennent  vers  le  milieu  du  fleuve 
renvoyées  par  les  berges.  C'est  fini;  la  passe  est  franchie. 

J'estime  à  douze  ou  quatorze  milles  la  vitesse  du  cou- 
rant. Si,  par  malheur,  le  bateau  touchait  un  caillou  inaperçu, 
il  serait,  on  le  sent,  fendu  de  la  proue  à  la  poupe. 

Sur  la  droite  du  passage  est  un  fouillis  de  petites  îles, 
c'est  par  là  que  passent  les  pirogues,  profitant  d'un  courant 
brisé,  atténué;  mais,  comme  je  l'ai  dit,  les  passes  sont  trop 
étroites  pour  nous. 


DE   BOUSSA    A    LA   MER.  433 

Nous  tombons  bientôt  dans  un  deuxième  rapide,  moins 
majestueux,  moins  redoutable  d'aspect,  mais  peut-être  plus 
dangereux  encore.  11  faut  en  eFfet,  pour  le  franchir,  gagner 
d'abord  sur  la  gauche,  puis  appuyer  à  droite  tant  qu'on  peut, 
pour  éviter  que  l'eau  repoussée  par  l'écueil  de  droite,  et  qui 
lui  fait  comme  une  moustache,  ne  renvoie  les  embarcations 
sur  un  banc  de  cailloux,  vers  la  rîve  gauche.  Manœuvre  plus 
délicate  à  faire  qu'à  expliquer! 


Au  delà,  le  fleuve  est  ^ité  comme  l'eau  d'une  chaudière 
en  ébullîtion ;  tourbillons,  lames,  s'y  entre-choquent;  même 
entre  les  rapides,  dans  les  endroits  calmes,  une  houle  sen- 
sible soulève  les  bâtiments  et  les  fait  rouler. 

Nous  mouillons  à  Garafiri.  Au-dessus,  en  dessous,  le  rapide 
rugit. 

Le  lendemain,  8,  nous  partons  de  bonne  heure,  et,  pas- 
sant sans  difficulté  le  rapide  de  Kandji,  relativement  facile, 
nous  déjeunons  à  Konotasi.  C'est  du  moins  ainsi,  ce  me 
semble,  que  les  indigènes  prononcent  le  nom  du  vill^e 
marqué  Kpatachi  sur  les  cartes. 

Digui  va  reconnaître  et  revient  avec  sa  figure  des  mau- 


434    SUR   LE   NIGER   ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

vais  jours.  Les  pirogues  de  commerce  parties  de  Boussa 
durant  notre  séjour  sont  encore  là,  en  train  de  décharger. 
Elles  prennent  un  petit  bras  à  droite,  mais  encore  une  fois 
trop  étroit  pour  nous.  D'ailleurs,  il  n'y  a  pas  assez  d'eau 
pour  permettre,  même  aux  embarcations  indigènes,  de  navi- 
guer, et  elles  attendent  une  crue.  Il  faut  encore  suivre  le 
grand  fleuve,  et  nous  allons,  des  rives,  chercher  le  passage. 

Malali  n'est  rien  à  côté.  On  dirait,  en  beaucoup  plus 
grand,  l'écluse  ouverte  d'un  canal.  Le  fleuve  entier  y  tombe. 
«  Passerons-nous,  Digui? —  Peut-être,  si  Allah  veut.  »  — 
Rassurons-nous  avec  cela,  et  en  route  ! 

Lorsque  notre  vieux  guide  nous  voit  nous  diriger  vers  la 
gauche,  prendre  cette  route  impratiquée  et  impraticable  pour 
les  indigènes,  il  est  terrifié.  «  Laol  alla!  Laol  alla!  Il  n*ya 
pas  de  passage!  »  Je  lui  serre  le  cou  pour  le  faire  taire. 
Alors,  se  laissant  tomber  sur  le  pont,  il  s'enveloppe  la  tète 
de  sa  couverture. 

J'ai  préparé  mon  appareil  photographique,  a  Pas  la  peine, 
dit  Digui.  —  Pourquoi?  —  Parce  que  tu  ne  pourras  pas  re- 
garder, tu  auras  peur.  » 

Digui  cependant  m'avait  vu  regarder  en  face  des  passages 
pas  commodes. 

Je  lui  ai  donné  tort  en  partie  :  j'ai  pris,  au  vol,  deux  pho- 
tographies des  berges  défilant  devant  nous.  Quant  à  dire 
que  je  n'ai  pas  senti  un  petit  frisson,  la  vérité  me  le  défend. 
Je  ne  crois  pas  cependant  être  plus  poltron  qu'un  autre. 

Une  sensation  curieuse  que  nous  ne  connaissions  pas 
encore  :  lorsque  le  bateau  traverse  les  tourbillons  qui  en 
tous  sens  entre-croisent  leurs  spirales ,  il  semble  qu'il  est 
alternativement  aspiré  et  rejeté  par  la  masse  d'eau. 

Un  instant  de  calme,  second  rapide,  et  mouillage  dans 
une  petite  anse.  Digui  va  chercher  VAubCy  que  suit  le  Lt 
Dantcc,  et  nous  voilà  une  fois  de  plus  réunis. 


DE   BOUSSA    A   LA    MER.  435 

Nous  franchissons  encore  deux  rapides,  le  premier  facile, 
le  second  plus  dangereux,  par  suite  d'un  courant  violent  qui 
porte  dans  un  bras  à  gauche,  encombré  de  cailloux. 

D'après  les  cartes,  nous  pouvons  marcher  quelque  temps 
en  fleuve  caUne  ;  je  compte  donc  mouiller  au-dessus  du  pas- 
sage d'Aourou,  le  dernier,  et  le  tenter  demain. 


A  Aourou,  le  Niger  décrit  sur  la  droite  un  coude  brusque 
de  90  degrés.  Le  grand  chenal  est  tellement  encombré  de 
roches,  hérissé  d'écueîls,  il  y  règne  un  courant  d'une  telle 
violence,  qu'il  ne  faut  pas  songer  à  le  descendre;  mais,  à 
droite,  un  bras,  qui  coupe  le  coude,  quoique  encore  tiès 
difficile,  permet  cependant  de  franchir  le  rapide. 

Tout  à  coup,  tandis  que  nou^  cheminons  doucement,  il 
me  semble  que  devant  nous  le  fleuve  tourne  brusquement 
à  droite. 

J'ai,  l'intuition  que  les  cartes  sont  inexactes  et  que  nous 


436    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

sommes  à  Aourou,  bien  plus  rapproché  que  je  ne  l'ai  cru. 
Pourtant,  j'hésite  un  instant.  Un  petit  bras  à  droite,  une 
colline  sur  laquelle  est  perché  un  village  :  c'est  bien  là.  Pris 
par  le  courant  qui  subitement  augmente,  nous  allons  être 
précipités  dans  le  grand  bras  et  engloutis  :  a  Digui,  à  la 
berge  !  à  la  berge  !  vite  !  »  Bon  !  il  essaye  d'arracher  une 
explication  à  notre  guide  qui  ne  s'y  reconnaît  plus.  Dix 
secondes  de  discussion,  il  est  trop  tard  :  le  bras  praticable 
est  dépassé. 

«  Mouille  !  mouille  !  »  Ouf  !  les  ancres  tiennent  :  pour  le 
moment,  nous  sommes  sauvés. 

A  tribord  de  nous,  la  rive  est  composée  de  cailloux  im- 
mergés, recouverts  de  petits  arbres  aquatiques.  C'est  préci- 
sément cette  végétation  qui  a  trompé  notre  guide.  Quand  il 
y  est  venu  il  y  a  vingt  ans,  elle  n'existait  pas. 

Il  s'agit  maintenant  de  gagner  contre  le  courant  considé- 
rable du  fleuve  et  de  retourner  au  confluent  de  la  bonne 
route.  A  l'aviron,  impossible.  La  seule  manœuvre  à  tenter 
est  d'élonger  des  amarres,  de  les  fixer  aux  arbres  et  de  nous 
haler,  de  proche  en  proche,  sur  elles.  II  est  environ  trois 
heures  et  demie. 

Tant  bien  que  mal,  plutôt  mal  que  bien,  nous  réussissons 
la  manœuvre  avec  le  D  avons  t  et  Y  Aube , 

Le  Le  Dantec  a  mouillé  derrière  nous;  peu  chargé,  mar- 
chant bien,  il  me  semble  qu'il  sera  plus  court  pour  lui,  au 
lieu  de  recommencer  notre  pénible  besogne  avec  les  amarres, 
de  traverser  le  fleuve  et  de  remonter  le  long  de  la  rive  gau- 
che, où  le  courant  est  moins  violent. 

Malheureusement,  la  manœuvre  ne  s'exécute  pas  aussi 
vivement  qu'il  aurait  fallu.  Le  Z,^  Dantec  dérive  beaucoup 
en  traversant;  il  a  toutes  les  peines  du  monde  à  étaler. 

Nous  amarrons  les  deux  grosses  embarcations  à  des  ar- 
bres,   et  Digui   va  reconnaître.  Il  faut,  maintenant,  nous 


DE    BOUSSA   A   LA   MER.  437 

glisser  à  travers  les  étroits  canaux  que  laissent  entre  eux 
les  cailloux  avant  d*aborder  le  rapide  lui-même. 

Nous  aurions  le  temps  de  passer  avant  la  nuit,  mais  je  ne 
veux  pas  laisser  derrière  nous  le  Le  DanteCf  et  j'envoie  dans 
la  pirogue  Digui  à  son  secours  avec  du  renfort.  Nous  nous 
amarrons  sur  les  arbres  et,  heureusement,  trouvons  un  petit 
coin  de  terre  à  peu  près  sec  pour  faire  du  feu. 

Nous  avons  vu  d'abord  le  Z,^  Dantec  remonter  très  lente- 
ment, puis  il  nous  a  été  caché  par  les  arbres.  Deux  mortelles 
heures  se  passent,  la  nuit  est  tout  à  fait  tombée.  Nous 
hélons  sans  réponse  au  milieu  du  bruit  du  rapide.  Tout  à 
coup  on  entend  des  voix  ;  c'est  Digui  :  «  Nous  avons  coulé!  » 
Impossible  d'avoir  d'autres  explications.  Un  instant  d'apai- 
sement dans  le  rugissement  du  fleuve  nous  a  permis  d'en- 
tendre cette  phrase  peu  rassurante,  mais  la  suite  s'est  perdue 
dans  la  nuit.  Le  chaland  est-il  au  fond?  Que  font  nos  lap- 
tots?  noyés  ou  accrochés  à  quelque  brousse?  Nul  moyen, 
d'ailleurs,  de  leur  porter  secours,  puisque  la  pirogue  est  avec 
Digui.  Moment  d'émotion  cruelle  pour  tout  le  monde.  Elle 
redouble  quand  nous  voyons  arriver  la  pirogue  avec  seule- 
ment trois  hommes  dedans. 

Explications  données,  tout  est  sauf,  gens  et  bateau. 

Le  Le  Dantec^  en  remontant,  a  embarrassé  son  mât  dans 
les  branches  d'un  arbre.  Il  s'est  incliné,  a  rempli,  a  coulé; 
mais  un  fouillis  de  racines  l'a  retenu,  et  nos  laptots  ont 
réussi  à  le  vider  et  le  renflouer.  Il  ne  peut  rejoindre,  mais  il 
est  tout  près  de  nous  amarré  sur  les  arbres. 

Cette  nuit-là  n'est  agréable  pour  personne  :  nous  sommes 
trempés;  l'anxiété  du  lendemain  nous  tient  en  éveil;  enfin, 
le  bruit  de  l'eau  qui  gronde  sur  les  roches  et  dans  les  troncs 
d'arbres  produit  une  illusion  très  spéciale,  très  singulière  et 
d'une  tristesse  inouïe  :  on  croirait  par  moments  des  plaintes, 
les  plaintes  des  esprits  du  fleuve,  prétendent  les  indigènes. 

Les  rapides  d'Aourou,  nous  a  dit  notre  guide,  sont  habités 


43»    SUR    LE    NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

par  des  démons  dont  on  entend  les  voix  durant  la  nuit.  Ces 
esprits  ont  même  ceci  de  particulier  qu'ils  aiment  passionné- 
ment tout  ce  qui  est  rouge.  Aussi  les  navigateurs  qui  tentent 
le  passage  doivent-ils  soigneusement  cacher  tous  les  objets 
de  cette  couleur  qu'ils  possèdent  à  bord,  sinon  les  démons 
engloutissent  leurs  barques  pour  s'en  emparer. 

Je  n'ai  pas  vu  les  diables  d'Aourou,  mais  je  puis  dire  que 
je  les  ai  entendus,  que  nous  les  avons  entendus.  Toute  la 
nuit  durant,  les  uns  et  les  autres,  nous  nous  sommes  relevés 
à  mainte  reprise,  percevant  de  la  façon  la  plus  distincte  des 
bruits  de  voix. 

Dans  notre  disposition  d'esprit,  sans  communication  avec 
le  I.e  Dantec,  nous  pensions  chaque  fois  qu'il  lui  était  arrivé 
un  malheur,  que  les  voix  étaient  celles  de  ses  laptots  cram- 
ponnés aux  arbres,  appelant  au  secours,  se  concertant  pour 
se  sauver. 

Le  jour  arrive  enfin.  Nous  achevons  de  déhaler  le  Le 
Dantec,  où  nous  trouvons  nos  gens  transis,  mais  bien  por- 
tants tout  de  même.  On  tient  conseil  :  le  Davoust  passera 
d'abord;  il  mouillera  sur  la  pointe  de  l'île  comprise  entre  les 
deux  bras  du  fleuve.  De  là,  Digui  et  des  laptots  de  renfort 
viendront  prendre  V Aube  et  le  Le  Dantec  pour  les  faire  tra- 
verser. 

Nous  nous  faufilons  à  travers  les  roches  pour  rallier  le 
chenal,  et  nous  tombons  dans  le  rapide.  Moins  de  houle, 
moins  de  lames  qu'à  Garafiri  et  surtout  qu'à  Konotasi,  mais 
je  crois  aussi  moins  de  fond.  A  droite,  à  gauche,  c'est  un 
semis  de  rocs  où  le  fleuve  se  brise  en  écumant.  Nous  ne 
pouvons  mouiller  sur  la  pointe  de  l'île,  et  le  courant  nous 
emporte  jusqu'au  village  d'Aourou  inférieur,  sur  la  rive 
droite. 

Je  renvoie,  par  terre,  Digui  avec  du  monde.  Nous  atten- 
dons deux  heures ,   sans  rien   voir.  Enfin ,  accourt  un  des 


DE    BOUSSA    A    LA   MER.  439 

laptots  :  en  voulant  traverser  le  petit  bras  pour  prendre 
notre  second  maître,  la  pirogue  a  chaviré,  et  VAube  se  trouve 
sans  communication  possible  avec  la  terre.  Baudry  me  fait 
dire  de  demander  une  embarcation  au  village.  J'y  vais,  et, 
par  l'intermédiaire  de  notre  guide  Amadou,  j'expose  ma 
requête.  Grande  mauvaise  volonté  d'abord,  puis  refus  formel  ; 
on  a  défendu  de  nous  porter  aucun  secours.  Qui,  on?  Je  ne 
puis  le  savoir.  Il  faut  en  finir  :  je  tire  mon  revolver  et  l'ap- 
plique sur  le  front  du  chef.  C'est  la  première  et  la  seule  fois 
que  j'ai  recours  à  cet  argument,  mais  il  produit  son  effet. 
Une  pirogue  du  village  part  avec  deux  piroguiers.  Je  me 
rends  par  la  rive  en  face  du  mouillage  de  Y  Aube. 

Quand  j'y  arrive,  je  trouve  notre  pirogue  renflouée.  Plon- 
geant en  plein  rapide,  s 'accrochant  aux  racines  immergées, 
nos  laptots  sont  parvenus,  par  trois  mètres  de  fond,  à  passer 
des  cordes  sous  sa  coque  et  l'ont  remise  à  flot.  Dieu!  les 
braves  gens  !  Ils  peuvent  avoir  leurs  défauts  :  être  gour- 
mands,  menteurs,  paresseux  souvent;  mais,  au  moment  du 
danger,  on  tire  de  cette  vaillante  race  saracolaise  des  efforts 
inouïs,  un  dévouement  à  toute  épreuve. 

En  revanche,  Baudry  me  crie  que  le  gouvernail  du  Le 
Dantec  est  brisé  et  qu'il  ne  peut  manœuvrer  :  «  Embarquez 
l'équipage  et  abandonnez-le.  —  Non!  j'espère  l'emmener  à 
la  remorque.  » 

Je  lui  vois  disposer  tout  pour  sa  manœuvre.  Le  Z^  Dantec 
s'avance  d'arbre  en  arbre  jusqu'à  la  marge  du  grand  rapide; 
derrière  lui  est  la  pirogue ,  et  il  se  tient  sur  une  amarre 
passée  en  double  à  une  souche,  tandis  que  son  avant  plonge 
dans  Técume.  Sur  l'arrière  de  XAube,  Samba  Demba,  notre 
meilleur  laptot,  porte  dans  ses  bras  une  corde  lovée  qu'il  va 
jeter  au  passage  au  Le  Dantec,  Une  seconde  d'hésitatioa 
peut  tout  faire  manquer;  je  suis  sur  le  point  de  crier  à 
Baudry  de  renoncer  à  son  plan  ;  mais  c'est  tellement  beau 


440    SUR    LE   NIGER    ET    AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

d'audace,  tellement  marin,  que  je  me  retiens.  Pour  la  der- 
nière fois,  nous  terminerons  sur  un  vrai  bouquet  de  feu  d'ar- 
tifice. A  Dieu  vat  ! 

h^Aube  largue  son  amarre,  le  courant  l'entraîne  douce- 
ment d'aboi d,  puis  plus  vite,  plus  vite;  il  croise  le  Le 
Dantec,  Bravo!  l'amarre  est  tombée  en  plein  sur  son  avant. 
Larguez  tout!  et  VAube  et  le  Le  Dantec  dégringolent  en- 
semble dans  le  rapide.  Pourront-ils  manœuvrer?  Les  cris  des 
laptots  qui  s'excitent  me  parviennent,  malgré  le  bruit  des 
eaux.  Le  docteur  et  Bluzet  ont  pris  un  aviron.  Un  moment, 
je  crois  bien  nos  embarcations  drossées  sur  les  écueils  de 
gauche,  et  ce  serait  la  fin;  mais  elles  gagnent  peu  à  peu  à 
droite.  Enfin  les  voilà  passées  ! 

XJAube^  entraîné,  ne  peut  s'arrêter  à  côté  de  nous;  il  y  a 
bien  encore  sous  le  village  un  petit  rapide,  mais  très  anodin; 
il  le  franchit  sans  peine  et  va  mouiller  quelques  centaines  de 
mètres  au-dessous.  Nous  ne  tardons  pas  à  le  rejoindre. 

Finis  les  rapides  !  Nous  sommes  tous  au  complet,  les  ba- 
teaux aussi.  Nous  nous  serrons  les  mains  sans  parler. 

Mais  ça  creuse,  les  émotions.  —  «  Fily!  le  déjeuner.  Et 
tâche  de  te  distinguer.  » 

Nous  partons  vers  deux  heures.  Une  demi-heure  après, 
nous  sommes  devant  Leba,  où  flotte  le  pavillon  de  la  Com- 
pagnie du  Niger  :  blanc  avec  le  yacht  anglais  et  un  cercle 
divisé  par  trois  rayons  où  se  lisent  :  Pax^  J^^,  Ars,  Voilà 
le  dernier  danger.  Que  vont  faire  les  Anglais?  Je  les  attends 
de  pied  ferme;  c'est  nous  qui  tenons  le  bon  bout  mainte- 
nant. Et,  pour  commencer,  pour  bien  prouver  que  je  n'en- 
tends pas  me  voir  imposer  de  relâche  forcée,  nous  passons 
sans  nous  arrêter  devant  Leba.  Gros  remue-ménage  dans  le 
poste  :  onze  tirailleurs  en  sortent  et  viennent  se  ranger  sur 
la  berge.  Parfaitement,  c'est  de  l'occupation  effective,  il  n'y 
a  pas  à  le  nier;  seulement,  on  voudra  bien  admettre  avec  moi 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  441 

qu'elle  ne  s'exerce  pas  plus  haut.  Mon  dilemme  de  Boussa 
peut  être  renouvelé,  et  avec  plus  de  force  encore.  Aourou 
inférieur  est  à  trois  kilomètres  de  Leba.  Ou  bien  les  Anglais 
y  commandent,  ou  ils  n'y  commandent  pas.  Dans  le  pre- 
mier cas,  c'est  eux  le  on  qui  a  donné  l'ordre  de  nous  re- 
fuser toute  aide,  alors  que  deux  de  nos  embarcations  étaient 
dans  le  plus  grand  péril.  Dans  le  second,  elle  est  bien  pré- 
caire et  limitée  au  seul  point  où  se  trouvent  des  troupes, 
cette  occupation  ;  à  plus  forte  raison ,  elle  ne  saurait  atteindre 
Boussa,  qui  demeure,  au  point  de  vue  européen,  res  nullius. 

Une  tornade  nous  force  à  mouiller  vers  quatre  heures  sur 
la  rive  gauche;  nous  veillons  comme  nous  ne  l'avons  jamais 
fait  en  pays  touareg.  Attention  à  nous  garer  du  coup  des 
PataniSj  qui  réussit  si  bien  avec  Mizon. 

Pour  ceux  qui  ont  oublié  cet  incident,  je  rappelle  que 
mon  camarade  Mizon  fut  attaqué  aux  bouches  du  Niger  par 
des  Patanis,  alors  qu'il  y  rentrait  avec  son  bateau  le  René 
Caillé.  Lorsqu'il  se  plaignit,  la  Compagnie  répondit  :  «  Nous 
ignorions  votre  présence.  »  Les  mêmes  Patanis,  ses  enne- 
mis la  veille,  vinrent,  sur  l'injonction  d'un  agent  anglais,  lui 
apporter  du  bois  de  chauffe  le  lendemain. 

Le  10  octobre,  nous  passons  vers  huit  heures  devant 
Badjibo,  ou  plutôt  Gouadjibo.  C'est  là  que  le  capitaine  Toutée 
avait  construit  son  fort  d'Arenberg.  Après  l'évacuation,  les 
Anglais  s'y  sont  installés  et  ont  trouvé  le  travail  tout  fait.  Il 
est  certain  que,  comme  la  Compagnie  possédait  déjà,  au 
moins  comme  poste  commercial,  le  point  de  Leba  au-dessus 
de  Gouadjibo,  l'occupation  française  de  ce  dernier  était  dis- 
cutable. 

J'ai  suscité  une  polémique  qui  a  paru  devoir  un  moment 
s'envenimer,  en  citant,  dans  une  conférence  à  la  Sorbonne, 
le  mot  du  ministre  de  la  marine,  d'Haussez,  sous  Charles  X, 


442    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

comme  base  de  la  ligne  politique  à  suivre  avec  les  Anglais. 
On  sait  que,  dans  une  conversation  avec  l'ambassadeur  an- 
glais, d' Haussez,  irrité  du  ton  tranchant  que  prenait  lord 
Stuart,  prononça  les  paroles  suivantes  :  «  Si  vous  désirez 
une  réponse  diplomatique,  M.  le  Président  du  Conseil  vous 
la  fera.  Pour  moi,  je  vous  dirai,  sauf  le  langage  officiel,  que 

nous  nous  f de  vous  (i).  » 

Le  mot,  en  effet,  n'est  pas  diplomatique.  La  règle  de  con- 
duite est  cependant  la  seule  à  tenir.  Mais,  pour  l'appliquer, 
il  faut  rester  strictement  dans  son  droit.  Si  une  imprudence, 
au  début,  vous  expose  dans  la  suite  à  un  pas  en  arrière,  nos 
rivaux  savent  en  profiter  pour  vous  faire  reculer  de  dix. 

Le  village  de  Gouadjibo  est  situé  sur  la  rive  gauche.  Fort 
d'Arenberg,  que  la  Compagnie  Royale  du  Niger  a  débaptisé 
pour  en  faire  Fort  Taubman-Goldie,  lui  fait  face,  sur  la  rive 
droite.  Une  garde  de  tirailleurs  vient  nous  rendre  les  hon- 
neurs au  passage;  puis,  quelques  minutes  après,  deux  piro- 
gues se  détachent  du  rivage  comme  pour  nous  suivre,  mais 
nous  les  gagnons  rapidement. 

Sans  nous  être  arrêtés  aux  deux  premiers  ports  anglais, 
nous  atteignons  Geba.  C'était  affirmer  notre  droit  à  la  navi- 
gation sur  le  fleuve,  sans  relâche  forcée,  sans  aucune  ingé- 
rence de  la  Compagnie. 

A  mesure  qu'on  s'approche  de  Geba,  la  route  devient  plus 
pittoresque.  Des  pics,  élevés  d'une  centaine  de  mètres,  do- 
minent des  collines  verdoyantes  à  pentes  très  raides,  dont  le 
pied  baigne  dans  le  fleuve.  Enfin,  à  quatre  heures,  tournant 
cap  pour  cap  de  l'ouest  à  Test,  nous  sommes  en  présence 
de  magnifiques  rochers  déchiquetés  en  clochetons,  et,  plus 
loin,  des  constructions  en  tôle  ondulée,  des  fûts  empilés  sur 
le  bord,  le  pavillon  de  la  R.  N.  C.  annoncent  le  poste. 

(i)   Louis  Blan'c,  Histoire  de  dix  ans. 


DE    BOUSSA    A    LA    MER. 


443 


A  Geba,  comme  à  Aourou,  il  y  a  dans  le  Niger  de  mau- 
vais diables  qui  aiment  le  rouge.  Aussi  notre  guide  ne  vou- 
lait-il pas  prendre  le  chenal  profond ,  dans  une  coupure 
étroite  de  rochers,  mais  nous  faire  passer  dans  le  rapide 
même  où  se  perdit  le  Morning  Star^  le  bateau  de  Richard 
Lander,  le  premier  explorateur  qui  ait  franchi  Boussa. 


GEBA. 


A  son  grand  désespoir,  nous  nous  engageâmes,  ce  qui  n'offre 
aucun  danger,  entre  deux  énormes  piliers  de  roches,  cachant 
tout  le  rouge  du  bord.  Seul,  flottait  celui  de  notre  pavillon. 

Successivement,  nos  embarcations  vinrent  mouiller  à  la 
berge,  près  du  poste  de  Geba. 

Un  noir,  Sierra- Léonais,  agent  commercial,  se  mit  à  notre 
disposition  en  attendant  le  capitaine  du  poste,  parti,  nous 
dit-il,  à  l'intérieur,  dans  la  brousse,  et  qui  ne  reviendrait  que 
vers  la  nuit.  Je  refusai,  naturellement,  toute  offre  de  ser- 
vice jusqu'au  retour  du  capitaine. 


444    SUR   LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Une  heure  après,  nous  vîmes  arriver,  descendant  le  fleuve 
à  force  de  pagaies,  deux  pirogues,  dont  une  paillottée.  Nous 
les  reconnûmes.  C'étaient  celles  qui  nous  suivaient  depuis 
Gouadjibo.  Elles  portaient  des  tirailleurs  et  le  commandant 
du  poste,  le  capitaine  Carrol,  des  troupes  anglaises  de  la 
Compagnie. 

Averti,  à  Lokodja,  nous  dit-il,  de  notre  arrivée  prochaine 
à  Boussa,  il  s'était  mis  en  route  sur-le-champ  avec  une  forte 
escorte,  et,  à  marches  forcées,  avait  remonté  les  bords  du 
fleuve,  fourbu  deux  chevaux,  gagné  la  fièvre,  pour  nous 
venir  en  aide,  au  nom  de  la  Compagnie.  Et...  il  rentrait  bre- 
douille !  A  Leba,  il  avait  appris  notre  passage,  était  revenu 
sur  Fort-Goldie,  ayant  couvert  cent  dix  kilomètres  en  vingt- 
quatre  heures,  et  nous  y  attendait  pour  déjeuner.  N'ayant 
pas  vu  de  blancs,  nous  avions  passé  outre,  et,  grâce  au 
hasard  sans  doute  qui  fait  bien  les  choses,  je  venais,  de 
Tombouctou,  sur  la  berge  de  son  port...  lui  souhaiter  la 
bienvenue  :  «  How  do  y  ou  do?  » 

Ce  fut  certes  un  des  épisodes  les  plus  amusants  du  voyage. 
Un  pince-sans-rire  y  eût  trouvé  une  occasion  unique. 

La  situation,  tout  en  étant  originale,  restait  cependant 
tendue. 

Et  je  dois  avouer  que,  dans  l'état  d'esprit  où  m'avaient  mis 
les  difficultés  répétées  trouvées  à  Boussa  et  à  Ilo,  difficultés 
qui,  normalement,  auraient  dû  se  traduire  par  la  perte  de 
nos  bateaux,  je  ne  fis  rien  pour  aider  à  la  détendre. 

«  Avant  toutes  choses,  dis-je  à  Carrol,  voici  ce  qui  m'est 
arrivé  à  Boussa  et  à  Aourou,  à  quelques  milles  de  votre 
poste  de  Leba.  Je  n'accepterai  pas  les  offres  de  service  de  la 
Compagnie,  ni  de  ses  agents,  ni  de  ses  officiers,  avant  de 
savoir  que  vous  n'y  êtes  pour  rien.  » 

Très  ému,  il  m'engagea  sa  parole,  sa  parole  de  soldat, 
qu'il  ignorait  complètement  la  chose.   La  même  assurance 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  445 

me  fut  donnée  plus  tard  par  le  major  Festing,  commandant 
des  troupes,  par  M.  Drew  [exccuting  officer  du  district),  par 
M.  Wallace  (agent  général). 

La  glace  était  rompue,  et  nous  pûmes  dès  lors,  inter 
poculUf  nous  livrer  au  plaisir  de  causer  des  choses  d'Europe 
avec  le  capitaine.  C'était  le  premier  Européen  que  nous 
voyions  depuis  près  d'un  an.  Ah!  si  c'eût  été  un  Fran- 
çais! 

Carrol,  Irlandais,  parlait  correctement  notre  langue,  et 
nous  prêta  des  journaux  anglais  et  français.  Il  nous  apprit, 
en  outre,  sans  plus  de  détails,  la  mort  de  Mores  et  le  mas- 
sacre d'une  mission  française  dans  l'Ouest,  du  côté  de  Nikki. 
Immédiatement  nous  rapprochâmes  les  dates.  C'étaient 
peut-être  des  camarades  envoyés  vers  nous  pour  apporter 
les  fameux  ordres  que  nous  avions  attendus  cinq  mois  et 
demi  à  Say.  Dès  lors ,  l'idée  me  poursuivit  de  hâter  ma 
marche,  pour  rendre  compte  au  Dahomey  de  l'état  troublé 
du  pays  de  Say.  Taburet,  plus  tard,  à  Lokodja,  reconnut,  à 
la  lecture  attentive  des  journaux  anglais,  qu'il  s'agissait  de 
la  mission  Fonssagrives. 

Le  capitaine  Carrol,  qui  sut  se  montrer  tout  à  la  fois  char- 
mant camarade  et  bon  Anglais,  mit  à  notre  disposition  tout 
ce  qu'il  possédait.  C'était  énorme  pour  nous.  De  fait,  c'est 
peu  de  chose.  Si  la  R.  N.  C.  loge  spacieusement  ses  offi- 
ciers, elle  les  traite  médiocrement  et  leur  fait  payer  cher  le 
petit  confort  qu'elle  leur  donne. 

Nous  répondîmes  à  Carrol  en  l'invitant  à  dîner  pour  le 
lendemain  soir.  Le  chef  d'Ilo  n'avait,  fort  heureusement, 
pas  bu  tout  le  Champagne  de  nos  caves.  Il  nous  restait  aussi 
suffisamment  de  vin  de  ration,  devenu,  de  par  tous  ses 
voyages,  un  excellent  «  claret  ».  Avec  des  moutons,  que 
nous  achetâmes  fort  cher,  —  par  principe,  —  cela  faisait  un 
dîner  très  confortable.  Et  ce  ne  fut  pas  une  des  moindres 


446    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

surprises  pour  les  officiers  anglais  de  nous  voir  si  bien  munis 
de  tout. 

On  en  était  au  café,  quand  un  coup  de  sifflet  annonça  l'ar- 
rivée d'un  vapeur  de  la  Compagnie.  On  attendait  le  Soudan, 
vieux  cargo  qui  devait  amener  à  Geba  Mr.  Drew,  executing 
officer  du  district  de  Geba  à  Lokodja.  Ce  n'était  pas  le  Sou^ 
dan,  mais  simplement  un  launch,  le  Bargou. 

Carrol  lui  envoie  un  mot  par  une  pirogue,  et,  quelques 
moments  après ,  nous  voyons  arriver ,  très  correct ,  linge 
immaculé,  tenue  de  soirée  des  colonies,  lé  major  Festing, 
commandant  des  troupes  de  la  Compagnie. 

Nous  prenons  ensemble  un  verre  de  Champagne,  rapide- 
ment, car  il  est  sur  les  dents.  Comme  Carrol,  il  affirme 
n'être  pour  rien  dans  l'affaire  de  Boussa,  —  et  je  le  crois 
sans  peine. 

Je  conserve  toutefois  quelque  défiance  vis-à-vis  des  agents 
de  la  Compagnie,  et  je  crois  devoir  décliner  l'offre  que  me 
fait  Festing  de  remorquer  nos  bateaux  jusqu'à  Lokodja  avec 
son  Bargou.  Je  préfère  auparavant  m'expliquer  catégori- 
quement avec  les  agents  proprement  dits  de  la  Compagnie. 
Précisément,  on  m'annonce  l'arrivée  très  prochaine  de 
M.  Wallace,  agent  général.  11  remonte  le  fleuve,  et,  d'un 
jour  à  l'autre,  nous  allons  le  rencontrer. 

•  •  • 

Mais  cela  ne  nous  empêche  pas  de  fraterniser  avec  Carrol 
et  Festing;  ils  parlent  français,  nous  baragouinons  l'anglais; 
Taburet  seul  s'en  tire  à  peu  près  convenablement.  Dans  la 
matinée,  arrivent  deux  nouveaux  officiers  :  Tun  pour  rem- 
placer à  Leba  un  lieutenant  qui  vient  de  mourir,  l'autre  pour 
Geba  ou  Gouadjibo.  Tous  deux  ont  été  blessés  dernièrement, 
dans  un  engagement,  par  des  flèches  empoisonnées.  Ils  font 
un  rude  métier,  les  officiers  de  la  R.  N.  C. 

Taburet  passe  la  visite  des  malades  du  poste.  Il  ne  s'v 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  447 

trouve  ni  médecin,  ni  pharmacie.  Enfin,  au  moment  du  dé- 
part, nous  voyons  arriver  des  noirs  chargés  de  bière  et  de 
whisky.  Cette  délicate  attention  de  Festing  et  de  Carrol 
nous  fit  d^autant  plus  grand  plaisir  que,  depuis  Kayes,  nous 
étions  sevrés  de  toutes  ces  bonnes  choses. 

Nous  laissions  en  retour,  à  Geba,  le  petit  orgue  qui  faisait 
notre  joie  à  Say;  aujourd'hui,  ce  doit  être  celle  du  succes- 
seur de  Carrol,  car  notre  ami,  espérons-le,  est  rentré  sain 
et  sauf  dans  sa  patrie,  tiré  enfin  des  mains  de  la  Royal 
Company. 

Le  12,  vers  une  heure  du  soir,  nous  quittâmes  Geba,  en 
échangeant  avec  le  poste  le  salut  du  pavillon.  Notre  guide, 
le  vieux  Amadou,  restait  là;  mais  le  major  Festing  avait 
tenu  à  nous  en  donner  un  autre  de  la  Compagnie,  qui  nous 
fut  d'ailleurs  parfaitement  inutile  :  la  navigation  ,  difficile 
pour  les  grands  bateaux,  était,  à  cette  hauteur  des  eaux, 
sans  le  moindre  danger  pour  nous.  Nous  n'avions  qu'à  nous 
laisser  aller,  et  nous  allions  vite. 

Aussi,  le  même  jour,  vers  cinq  heures,  sommes-nous  à 
Rabba,  factorerie  sans  importance,  semblc-t-il.  Ce  point  du 
Niger  est  le  plus  rapproché  de  Bidda,  la  capitale  du  Noupé, 
que  nous  savons  être  en  pleine  hostilité  avec  la  Compagnie. 

La  factorerie  de  Rabba  n'a  pas  de  blanc  pour  la  gérer. 
Nous  n'eûmes  aucun  rapport  avec  le  Sierra-Léonais  qui  la 
dirige. 

No.us  étions  mouillés  depuis  une  heure,  quand  passa  le 
launch  Bargou,  avec  Festing.  Ces  launchs  —  il  nous  en 
faudrait  beaucoup  comme  cela  sur  le  Niger  —  sont  de  gen- 
tils petits  bateaux  à  vapeur,  armés  d'une  mitrailleuse  Gard- 
ner.  Ils  portent  une  dizaine  de  tirailleurs  et  un  officier,  ser- 
vent uniquement  à  la  policé  du  fleuve  —  ce  n'est  point  une 
sinécure  —  et  pas  du  tout  aux  transports  commerciaux. 


448    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

Le  voyage  devient  dur  pour  nos  hommes.  Ce  n'est  pas 
qu'ils  fatiguent  beaucoup,  maïs  la  pluie  s'en  mêle;  elle  tombe 
toute  la  nuit,  souvent  même  dans  la  journée,  et  il  faut  dis- 
poser les  tentes  sur  les  bateaux.  Elles  ne  sont  plus  étanches; 
l'espace  pour  dormir,  sur  le  pont  humide,  est  bien  limité. 

Enfin  les  noirs  arrivent  tout  de  même  à  se  caser,  en  se 


superposant  avec  art;  j'aurais  cependant  préféré  un  temps 
meilleur  pour  les  remettre  des  fatigues,  du  surmenage  de 
Boussa.  On  se  rattrape  le  matin  en  retardant  le  réveil.  Tou- 
tefois, cela  ne  nous  empêche  pas  de  faire,  sans  nous  presser, 
de  bonnes  routes,  portés  que  nous  sommes  par  un  gros  cou- 
rant. Le  13,  nous  couvrons  quarante-cinq  milles,  en  mar- 
chant jusqu'à  huit  heures  du  soir;  quand  nous  arrêtons, 
c'est  juste  à  temps  pour  recevoir  une  tornade,  et  Dieu  sait 
laquelle.  Heureusement,  bien  à  l'abri  dans  un  petit  golfe 
du  fleuve,  nous  en  sommes  quittes  pour  la  pluie. 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  449 

Le  14,  le  courant  augmente  encore,  si  j'en  juge  par  le 
chemin  parcouru  :  cinquante  milles  ;  nous  passons  la  nuit 
tout  près  d'Igga,  où  nous  arrivons  le  15,  à  huit  heures  du 
matin . 

De  Geba  à  Igga,  le  pays  est  sans  intérêt.  Pas  ou  peu  de 
villages,  pas  de  cultures.  L'aspect  des  rives  est  à  peu  près 


le  même  que  celui  entre  Say  et  Boussa.  On  voit  çà  et  là,  sur 
les  bords,  quelques  karités.  De  rares  pirogues  remontent. 
Les  palmiers  à  huile  que  nous  avons  rencontrés  dès  notre 
départ  de  Say,  peu  fréquemment  il  est  vrai,  commencent  à 
se  multiplier.  Mais  le  pays  semble  désert. 

A  Igga,  dans  une  grande  plaine,  est  une  factorerie  tenue 
par  un  blanc.  Avant  d'y  arriver,  on  longe  un  grand  bateau, 
le  Nigritian,  qui  fut  autrefois  le  ponton  de  Yola.  La  Com- 
pagnie Royale  venait  d'être  chassée  de  la  Bénoué,  de  l'Ada- 
maoua;  elle  avait  dû  retirer  ses  agents  commerciaux  et  le 


45°    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

ponton  sur  lequel  elle  était  autorisée  à  faire  la  traite.  Cela  a 
dû  lui  porter  un  rude  coup,  car  la  plus  grosse  part  de  l'ivoire 
qu'elle  exportait  venait  de  TAdaniaoua  et  du  Mouri. 

Le  Ribago,  assez  joli  cargo  de  six  à  sept  cents  tonneaux, 
est  aussi  mouillé  à  Igga.  C'est  le  meilleur  bateau  de  la  Com- 
pagnie. Il  charge  d'huile  de  palme  en  fûts,  de  noyaux  de 
palme  dont  on  fait  de  l'huile  plus  fine,  de  karité  et  de  tous 
les  produits  exportables.  C'est  le  Ribago  qui,  selon  toutes 
probabilités,  doit  nous  emporter,  à  la  remorque  ou  autre- 
ment, si  tout  s'arrange  avec  la  Compagnie,  au  sujet  des 
affaires  de  Boussa  et  de  Aourou. 

L'agent  d'igga  pense  que  nous  trouverons  M.  Wallace  à 
Lokodja.  Je  suis  assez  pressé  de  le  voir,  car  c'est  avec  lui 
seulement  que  prendra  fin  le  malentendu,  si  malentendu  il 
y  a.  C'est  sur  sa  parole  seulement,  dégageant  la  Compa- 
gnie, tout  en  l'engageant,  que  je  pourrai  accepter  ses  bons 
offices. 

Après  une  heure  passée  au  mouillage  d'igga,  nous  appa- 
reillons pour  Lokodja  à  la  recherche  de  l'insaisissable 
M.  Wallace.  Le  courant  force,  heureusement  pour  nous;  mais 
la  navigation  devient  encore  plus  fatigante;  dans  les  rives 
inondées,  difficile  de  trouver  la  terre  ferme  parmi  les  hautes 
herbes.  Tard  dans  la  soirée,  nous  mouillons  enfin  sur  la  rive 
gauche,  et  nous  nous  apprêtons  à  faire  un  dîner  rapide.  Fili, 
les  laptots  de  cuisine  débroussaillent  un  coin,  allument  le 
feu,  lorsque,  tout  à  coup,  nous  les  voyons  tous  se  précipiter 
à  bord,  en  criant  comme  des  écorchés  :  «  Fa  manians!  Va 
manians  !  ïi  Les  grosses  fourmis  noires  goulues,  les  manians, 
les  avaient  envahis,  et  commençaient  à  les  dévorer.  Dieu 
sait  si  leur  morsure  est  cruelle.  Donc,  pas  de  cuisine  ce  soir- 
là,  pas  de  popote,  si  rudimentaire  qu'elle  soit.  Et  pas  de 
sommeil  non  plus  pour  nos  hommes,  car  la  pluie  se  met  de 
la  partie.  Bien  mieux,  voici  les  manians  qui  montent,  par  la 


DE    BOUSSA   A    LA    MER.  451 

chaîne  de  l'ancre,  par  l'aussière  du  grappin,  par  tout  ce  qui 
nous  relie  à  la  terre,  à  l'assaut  de  nos  chalands.  Les  amarres 
sont  noires  de  fourmis  grouillantes.  Nous  ne  pouvons  arrêter 
cette  invasion  d'un  nouveau  genre  qu'en  laissant  traîner  le 
mou  des  amarres  à  l'eau. 

Cette  mauvaise  nuit  passée,  le  ventre  à  peu  près  creux, 
nous  nous  remettons  en  route.  Le  fleuve  est  joli;  mais,  bien 
que  l'eau  soit  haute,  on  sent  le  rocher  à  fleur  d'eau.  La  navi- 
gation ne  doit  pas  y  être  toujours  facile. 

La  végétation  s'épaissit.  Le  palmier  oléifère  devient  plus 
fréquent.  Peu,  très  peu  de  villages,  du  moins  sur  le  bord. 
Enfin,  dans  la  soirée,  le  pilote  nous  annonce  Lokodja.  De 
jolies  montagnes,  hautes  de  deux  cents  à  trois  cents  mètres, 
bordent  la  rive  droite.  A  gauche,  des  inondations  très  éten- 
dues décèlent  la  large  embouchure  de  la  Hénoué. 

Vers  six  heures,  on  aperçoit,  dans  le  lointain,  des  cases 
étagées  sur  une  colHne.  Leur  toiture  de  zinc  s'éclaire  du 
soleil  couchant,  au  milieu  de  la  verdure.  C'est  Lokodja. 

La  nuit  presque  tombée,  nous  venons  mouiller  le  long  du 
bord. 

Là  nous  trouvons  V executïng  ofjicer  de  la  section  Lokodja- 
Geba,  M.  Drew,  que  nous  avions  vainement  attendu  à  Geba, 
et  un  autre  agent  parlant  français. 

Réception  très  correcte,  invitation  à  dîner.  On  cause  du 
fleuve.  M.  Drew,  qui  ne  laisse  percer  aucun  étonnement  de 
notre  passage,  a  cependant  lieu  d'en  être  surpris.  Il  a,  par 
lui-même,  fait  la  dure  expérience  des  rapides.  Avec  un  seul 
homme  dans  une  pirogue  légère ,  il  a  voulu  prendre  pour 
descendre  de  Boussa  le  chemin  que  suivent  les  indigènes.  Il 
y  a  même  chaviré.  Entraîné,  il  n'a  dû  la  vie  qu'à  son  jriro- 
guier,  qui  l'est  allé  chercher  au  fond.  Il  porte  encore,  nous 
dit-il,  la  cicatrice  d'une  blessure  qu'il  s'est  faite  en  roulant 
sur  les  cailloux. 


45-:    SI:K    LK    NlCiER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

Festing,  qui  arrive  au  dessert,  nous  invite  tous  pour  le 
lendemain.  Vraiment,  avec  nos  costumes  de  brousse,  nos 
vieux  galons,  nos  pantalons  rapiécés,  nos  bottes  indigènes, 
nos  casques  à  jour,  nous  faisons  triste  figure ,  chez  nos 
hôtes,  toujours  d'une  irréprochable  correction. 

Je  ne  sais  plus  quel  agent  de  la  Compagnie  refusa  de  rece- 
voir un  chef  de  mission  française,  le  trouvant  «  impropre  », 
à  cause  de  sa  barbe  en  broussailles  et  de  ses  effets  en  loques  ! 
Les  temps  ont  bien  changé,  semble-t-il,  ou  bien  les  ordres 
ont  été  modifiés. 

Le  lendemain,  déjeuner  chez  F^esting,  charmant  accueil. 
Le  major  Festing  était  alors  le  commandant  en  chef  des 
troupes  de  la  Compagnie  du  Niger.  Son  dépôt  était  Lokodja. 
Les  troupes  sont  fort  bien  logées.  Ce  sont  des  Haoussas. 
Leur  cantonnement  est  charmant;  le  pavillon  du  comman- 
dant a  tout  le  confortable  anglais  qu'on  peut  s'attendre  à 
trouver  là.  Grandes,  vastes  chambre;  comme  ornements, 
des  armes,  des  glaces,  des  sujets  de  chasse  et  de  steeple, 
des  nattes  indigènes,  des  fleurs  dans  des  vases  de  cuivre  du 
pays.  C'est  très  simple  et  très  bien.  Déjeuner  en  musique, 
comme  à  bord  d'un  bateau  amiral,  s'il  vous  plaît,  ou  comme 
au  Grand  Hôtel.  La  musique  du  dépôt,  des  enfants  qui 
jouent  du  fifre,  nous  régale  des  airs  de  cafés-concerts  de 
France.  Menus  imprimés,  salières  fleuries,  whisky  and  soda, 
gin,  stout,  caviar!  Dieu  !  que  c'est  bon  de  faire  un  vrai  repas 
avec  des  fleurs  sur  la  nappe  !  Quelques  femmes  en  toilettes 
claires  autour  de  la  table,  et  ce  serait  complet! 

Festing  a  très  gracieusement  mis  à  notre  disposition, 
comme  interprète ,  comme  intermédiaire ,  un  sergent  de 
Haoussas.  C'est  un  Sénégalais,  ancien  tirailleur  de  Mizon, 
ancien  garçon  de  de  Brazza.  11  parle  un  peu  français.  Resté 
un  des  derniers  au  poste  de  Yola,  il  nous  raconta  toute  sa 
curieuse  odyssée,  et  nous  pilota  dans  la  ville  pour  nos  achats. 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  453 

Car  nous  fîmes  des  achats  à  Lokodja.  Tout  d'abord,  nous 
pûmes  remonter  notre  gamelle.  Il  le  fallait  bien  pour  rendre 
dignement  les  invitations.  Plus  grand'chose  ne  restait  du 
service  de  table,  si  restreint,  emporté  de  France  trois  ans 
auparavant.  On  avait  envoyé  par  le  fond,  à  Boussa,  tout  ce 
qui  n'était  pas  absolument  indispensable,  et  il  nous  fallait 
des  verres  pour  boire  claret  et  Champagne. 

Les  indigènes  de  Lokodja,  très  civilisés,  se  servent  tous 
d'assiettes,  de  bols,  de  couverts,  de  faïences  à  fleurs,  vendus 
par  la  Compagnie,  ou  plutôt  échangés  :  l'argent  n'a  pas  cours 
dans  les  territoires  du  Niger.  Le  travail ,  les  soldes  des 
tirailleurs,  les  matières  premières  achetées,  tout  est  payé  en 
marchandises  :  sel,  étoffes,  vaisselle.  11  semble  que  la  Com- 
pagnie fait  ces  échanges  à  gros  bénéfices.  Quant  à  nous, 
nous  étions  assez  riches  pour  être  généreux.  Suleyinan,  l'in- 
terprète, reçut  l'ordre  d'acheter  tout  ce  qui  se  présenterait, 
et  au  prix  demandé,  dussions-nous  jeter  à  l'eau  les  choses 
trop  encombrantes.  On  donna  ainsi  des  pagnes  de  soie  pour 
une  douzaine  d'oeufs,  et  des  rivières  de  perles...  fausses 
pour  trois  bananes. 

La  générosité  du  commandant  Mattéi,  l'agent  de  l'an- 
cienne Compagnie  française  du  Niger  que  nous  avons  si  ma- 
ladroitement laissé  supplanter  par  une  compagnie  anglaise, 
est  restée  proverbiale.  Souvent  les  indigènes  l'opposent  à  la 
ladrerie  de  la  R.  N.  C.  Bien  certainement,  notre  passage  à 
Lokodja  n'aura  pas  détruit  le  renom  de  libéralité  des  Fran- 
çais, dont  on  regrette  toujours,  sur  les  bords  du  Niger,  les 
commerçants  et  le  pavillon. 

Lokodja,  que  nous  pûmes  visiter,  est  un  assez  gros  village 
très  pittoresque  :  adossé  à  une  montagne,  il  est  coupé  de 
ravins,  ombragé  de  bananiers,  de  papayers,  de  palmiers  à 
huile.  Du  flanc  de  la  colline,  superbe  panorama  sur  le  con- 
fluent de  la  Bénoué.  On  aperçoit  les  restes  du  vapeur  Sokkoto, 


454    SUR   LE   NIGER   ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

qui  s'est  crevé  sur  un  caillou.  Il  y  a  d'autres  épaves,  plus 
bas,  sur  le  fleuve. 

Lokodja  est  le  centre  d'une  agglomération  de  trente  à 
quarante  mille  habitants,  nous  assure-t-on.  La  ville  propre- 
ment dite  n'en  compte  pas,  en  tout  cas,  plus  de  quatre  à 
cinq  mille.  Le  marché,  très  vaste  et  très  animé,  se  tient  dans 
l'après-midi.  On  y  débite  toutes  sortes  d'articles  européens, 
importés  par  la  Compagnie.  Comme  industrie  indigène,  il 
n'y  a  guère  de  remarquable  que  des  pagnes  assez  curieux, 
ajourés,  faits  de  deux  pièces  cousues,  et  le  travail  du  cuivre. 
Les  forgerons  font  avec  ce  métal,  repoussé  au  pointeau,  de 
grands  vases,  des  coupes,  des  aiguières  vraiment  originales. 

Mais  le  plus  curieux,  à  Lokodja,  ce  sont  encore  les  jeux 
et  les  tam-tams.  Ceux-ci,  très  gracieux,  sont  dansés  par  des 
jeunes  filles  nues.  Certes,  j'ai  visité  des  villes  dépravées;  je 
connais  Naples,  Port-Saïd,  Colombo;  j'ai  vu  les  bateaux- 
fleurs  de  Chine,  les  Yoshivaras  japonais,  et  o  cet  Orient  où 
tout  est  possible  ». 

Je  ne  sais  rien  de  comparable  à  Lokodja. 

Le  chef  de  village  est  Abegga.  Et  ce  nom,  pour  nous , 
éveillait  tout  un  monde  de  souvenirs.  Abegga  est  presque 
de  ma  famille.  C'est  un  ancien  affranchi  de  l'oncle  Barth, 
qui  l'acheta  au  Sokkoto.  Abegga  suivit  son  maître  en  Angle- 
terre, puis  en  Allemagne.  Revenu  en  Afrique,  il  fut  inter- 
prète et  domestique  du  commandant  Mattéi.  Aujourd'hui, 
il  est  roi  de  Lokodja.  Hasard  des  destinées  ! 

Effusions  !  Nous  réveillons  en  lui  tous  ces  vieux  sou- 
venirs. Taburet,  qui  connaît,  à  traduire  Barth,  l'histoire 
d' Abegga  mieux  qu 'Abegga  lui-même,  entame  une  longue 
conversation  en  anglais,  qui  se  termine  par  l'envoi  à  ce  royal 
ami  du  fusil  de  chasse  de  Baudry. 

On  attend  M.  Wallace  d'un  moment  à  l'autre,  mais  il  ne 


DE   BOUSSA   A    LA    MER.  455 

vient  toujours  pas.  Pourtant,  je  ne  puis  m'étemiser  ici.  Sur 
la  parole  de  M.  Drew,  qu'il  n'est  pour  rien,  ni  lui,  ni  la 
Compagnie,  dans  nos  difficultés  de  Boussa  et  de  Aourou, 
j'accepte  la  remorque  qu'on  me  propose,  avec  tant  d'insis- 
tance, du  Ribago,  ce  vapeur  que  nous  avons  rencontré  à 
;a,  et  qui  vient  de  redescendre  jusqu'à  Lokodja. 


Il  doit  partir  à  deux  heures.  Après  les  visites  de  départ, 
je  me  rends  chez  M.  Drew  :  «  Je  suis  décidé,  j'accepte  la 
remorque  que  vous  me  proposez.  »  Et,  un  peu  gêné,  j'ajoute  : 
a  Combien  ?  » 

n  C'est  cinq  livres  par  blanc,  me  répond-il,  et  une  livre 
par  noir,  u 

Bon  prix,  pour  un  simple  remorquage  !  Cela  faisait  en 
viron  1,450  francs.  Je  pousse,  toutefois,  un  :  Ouf!  de  sou- 
l^ement. 

Ne  fallait-il  pas  craindre,  en  effet,  que  la  Compagnie  ne 


456    SUR    LE   NIGER    ET    AU    PAYS   DES   TOUAREGS. 

poussât  la  correction  jusqu'à  la  courtoisie?  Devant  tant 
d'insistance  à  me  faire  accepter  un  service,  je  m'étais  ima- 
giné qu'il  m'était  offert  gratuitement,  à  titre  de  bon  office 
de  gouvernement  à  gouvernement,  et  j'étais  fort  ennuyé  de 
devoir  quoi  que  ce  fût  à  la  R.  N.  C.  Mais  non  !  à  la  bonne 
heure  !  je  retrouvais  mes  marchands  de  la  Compagnie,  et 
cela  me  mettait  à  l'aise. 

Peut-être  pensait-on  que,  venant  de  si  loin,  je  n'étais  pas 
en  mesure  de  solder,  et,  dès  lors,  je  restais  l'obligé  de  la 
Compagnie  : 

«  Rien,  dis-je  à  M.  Drew,  je  reviens  dans  un  instant  pour 
vous  payer.  » 

Quelques  minutes  après,  j'arrive  avec  mes  sacs  d'écus. 
Mais  ce  n'était  pas  encore  ça  :  une  erreur  d'interprétation, 
sans  doute.  Nous  traitâmes  à  raison  de  six  livres  par  blanc, 
vingt-cinq  shillings  par  noir,  soit  à  peu  près  dix-huit  cents 
francs. 

Je  solde  la  différence  séante  tenante.  Il  manquait,  je 
crois,  deux  sous,  que  j'envoyai  par  Digui. 

Sans  doute,  Carrol  prévoyait  tous  ces  marchandages  à 
Géba,  quand  il  mettait  tant  d'insistance  à  vouloir  rémunérer 
Taburet  de  ses  soins  aux  malades  du  poste,  à  vouloir  me 
payer  d'une  façon  quelconque  la  malheureuse  boîte  à  mu- 
sique que  j'avais  si  grand  plaisir  à  lui  laisser  comme  témoi- 
gnage de  reconnaissance. 

La  Compagnie  Royale  a  traité  la  Mission  en  marchands, 
et  je  le  préfère,  tant  pour  moi  que  pour  la  France.  Je  ne  lui 
dois  ainsi  pas  plus  de  reconnaissance  qu'au  conducteur  de 
l'omnibus  Panthéon-place  Courcelles  quand  je  lui  ai  remis 
mes  six  sous. 

Le  chargement  du  Ribaj^o  marcha  lentement.  A  cinq 
heures,  toutefois,  nous  nous  mîmes  en  route  ;  les  fifres  de 
Festing,  venus  sur  le  quai,  nous  jouèrent  la  Marseillais^, 


DE    BOUSSA    A    LA    MER.  457 

Le  poste  nous  salua  du  canon,  et,  à  couple  du  Rtbago,  nous 
partîmes  pour  Assaba. 

Deux  mots  à  présent  sur  la  Compagnie  du  Niger. 

Je  ne  parlerai  pas  des  traités,  des  actes  constitutifs  qui 
procédèrent  à  sa  formation  :  je  n'ai  pas  à  faire  son  procès. 
Je  me  bornerai  à  rappeler  cette  appréciation  du  lieutenant 
(le  vaisseau  d'Agoult  :  «  La  Compagnie  n'est  que  le  para- 
vent derrière  lequel  se  cache  l'Angleterre.  » 

Au  grand  détriment  des  actionnaires,  la  Compagnie  cher- 
che à  créer  un  empire  ;  pour  faire  face  à  ses  acquisitions  de 
territoire,  pour  tenir  tête  aux  révoltes  (jue  suscite  sa  rapa- 
cité, elle  est  obligée  d'entretenir  une  force  armée  relative- 
ment considérable. 

Et  cela  cause,  au  sein  mcme  des  territoires  occup«''S,  une 
dualité  fâcheuse  entre  militaires  et  civils;  officiers  prêtés 
par  la  reine  et  agents  commerciaux  poussent  quelquefois 
l'animosité  jusqu'à  des  parties  de  boxe. 

Les  officiers,  au  surplus,  sont  assez  mal  traités  par  la 
Compagnie.  On  leur  inflige,  comme  aux  agents,  du  reste, 
amendes  sur  amendes.  Et  Dieu  sait  cependant  s'ils  font  un 
rude  métier.  Carrol  était  toujours  en  route;  Festing,  quand 
nous  le  vîmes,  souffrait  horriblement  du  foie.  11  venait  de 
faire  une  campagne  de  vingt  jours  dans  la  brousse  contre 
des  villages  de  la  rive  gauche,  et  il  était  si  fatigué  qu'il  ne 
pouvait  rester  en  selle.  On  nous  en  cita  plusieurs  tués  ré- 
cemment par  des  flèches  ;  un  autre ,  empoisonné  par  des 
aliments  dans  un  village  des  bords  du  fleuve. 

Et  cependant,  toute  cette  force  armée,  la  bravoure,  le 
dévouement  de  ceux  qui  la  commandent,  n'assurent  pas 
la  paix.  Aux  jours  de  notre  passage,  des  cavaliers  de  Bidda 
venaient  piller  jusqu'en  face  de  Lokodja.  Seuls,  les  alen- 
tours des  postes  sont  paisibles.  Les  launchs  doivent  sillonner 
sans  cesse  les  bras  du  fleuve,  surtout  du  delta,  tenir  en  res- 


458    SUR    LE   NIGER    ET   AU   PAYS   DES   TOUAREGS. 

pect  les  indigènes  par  l'effroi  de  leurs  tirailleurs  et  des  mi- 
trailleuses. Il  est  rare  qu'un  bateau  passe  sur  le  fleuve  sans 
recevoir  quelques  coups  de  feu.  On  s'étonna  —  plus  bas,  à 
Abo  —  que  nous  fussions  arrivés  sans  hostilités.  Peut-être 
est-ce  l'effet  du  pavillon  que  nous  portions  ;  le  drapeau  tri- 
colore est  aimé  encore  et  regretté,  en  souvenir  du  comman- 
dant Mattéi. 

La  Compagnie  ne  tient  pas  le  pays,  en  dehors  de  la  ligne 
du  fleuve,  et  encore  !  En  outre,  pas  de  voies  de  communica- 
tion. Certes,  nous  pouvons  être  fiers  de  notre  œuvre  au 
Soudan  français.  Sur  le  haut  Niger,  nous  faisons  mieux 
que  les  Anglais  ;  notre  colonisation  est  bien  supérieure  à  la 
leur.  Dans  le  bas  fleuve,  ils  n'ont  ni  télégraphe,  —  le  câble 
s'arrête  à  Akassa  et  à  Brass,  à  l'embouchure  du  fleuve,  — 
ni  route  comparable  à  notre  ligne  de  ravitaillement,  ni  che- 
min de  fer,  est-il  besoin  de  le  dire  ? 

11  est  vrai,  me  semble-t-il,  que,  de  tous  les  pays  du  Niger, 
les  plus  riches,  les  plus  favorisés  de  la  nature,  à  tous  points 
de  vue,  sont  ceux  que  nous  occupons,  notre  Soudan  français. 

Assaba  est  la  résidence  de  l'agent  général;  c'est  aussi  là 
qu'est  l'hôpital  des  employés  de  la  Compagnie.  Enfin,  la 
mission  des  Pères  du  Saint-Esprit,  ayant  quitté  Lokodja, 
s'est  installée  aussi  à  Assaba. 

Un  missionnaire  nous  attendant  au  débarquement,  j'allai 
immédiatement  chez  lui.  Le  local  est  assez  beau,  mais  que  la 
vie  est  dure  à  ces  Pères!  Un  peu  tracassés,  je  crois,  par  les 
agents  de  la  Compagnie,  tant  parce  que  Français  que  parce 
que  catholiques,  leur  budget  est  bien  maigre.  Des  sœurs 
leur  sont  adjointes.  Elles  et  eux  s'en  vont,  à  pied,  sur  les 
routes,  de  village  en  village,  dans  l'intérieur,  marchant  la 
nuit,  pour  éviter  le  soleil,  visiter  loin  du  fleuve  leurs  chré- 
tiens. A  quelques  heures  de  marche  sont,  nous  disent-ils, 
de  gros,  très  gros  villages,  où  seuls  ils  peuvent  pénétrer. 


DE   BOUSSA    A   LA   MER.  459 

Ce  n'est  pas  toujours  sans  danger,  et  telle  sœur  a  eu  à  sup- 
porter la  vue  de  sacrifices  humains  et  de  scènes  de  canni- 
balisme. 

Encore  des  atrocités  qui  ne  se  passeraient  pas  au  Soudan 
français. 

Mais  qu'importe  à  la  Compagnie,  pourvu  qu'elle  achète 
son  huile  de  palme  à  cours  forcé,  au  cours  qu'elle  fixe? 

Nous  eûmes,  ce  soir-là,  à  dîner,  le  seul  Père  présent  de  la 
mission  et  deux  sœurs,  dont  la  supérieure,  sœur  Damien, 
une  pâle  Italienne  devenue  diaphane  à  la  suite  d'accès  per- 
nicieux successifs.  Elle  n'en  continue  pas  moins  joyeuse- 
ment son  apostolat.  Et  je  ne  sais  rien  de  plus  beau  que  ces 
existences  de  femmes,  à  l'extrême  avant-garde  de  la  civili- 
sation, en  butte  au  soleil,  à  la  fièvre,  au  spleen,  aux  fatigues 
de  toutes  sortes,  à  l'indifférence  des  noirs,  et  quelquefois, 
comme  si  tout  cela  n'était  pas  assez,  à  la  malveillance  des 
blancs. 

Je  crois  que,  de  longtemps.  Père  et  sœurs  n'avaient  été 
si  joyeux.  Et  cependant,  la  tornade  nous  surprit  en  plein 
dîner.  Nous  dûmes,  à  huit,  nous  réfugier  dans  la  chambre 
du  Père  Hacquart,  où  par  les  fentes  du  toit  tombait  le  déluge. 

C'est  sous  la  pluie  que  nous  les  raccompagnâmes  à  la 
mission. 

Cette  même  nuit  arriva  enfin,  sur  un  launch ,  le  Nupc\ 
l'agent  général,  M.  Wallace.  J'allai  dès  le  matin  lui  faire 
visite.  Après  m'avoir  félicité  de  notre  heureux  voyage,  il  me 
renouvela  les  assurances  déjà  formulées  par  Carrol,  Festing 
et  M.  Drew.  J'ai  su  plus  tard  que  M.  Flint,  autre  gros  per- 
sonnage de  la  Compagnie,  était  aussi  sur  le  Nupé,  Il  préféra 
nous  éviter. 

En  partant,  et  ce  fut  une  joie  pour  eux,  nous  pûmes  laisser 


46o    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

aux  missionnaires  d'Assaba  quelques  ballots  d'étoffes  et  des 
bibelots  divers.  Cela  leur  permettrait  de  faire  des  libéralités 
à  leurs  fidèles.  Nous  devions  stopper  aussi  à  Onitcha,  dont 
on  voyait  déjà  la  croix  de  mission.  (Là  sont  établis  les  Pères 
de  Lyon.)  Mais  le  capitaine  du  Rihago  avait  reçu,  nous  dit- 
il,  la  défense  de  s'y  arrêter,  malgré  l'assurance  formelle 
du  contraire  que  m'avait  un  instant  auparavant  donnée 
M.  Wallace. 

l^rûlant  donc  Onitcha,  nous  allons  mouiller  quelques  mo- 
ments à  Illouchi,  puis  à  Abo. 

C'est  là  que  devait  nous  laisser  le  Ribago, 

Mais  la  Compagnie  tenait  à  nous  accompagner  jusqu'au 
seuil  de  ses  possessions.  Les  gens  grincheux,  les  persécutés, 
pourraient  comparer  cette  façon  d'agir  au  procédé  suivi  dans 
certaines  boutiques.  On  y  reconduit  les  voyageurs,  par 
crainte  du  vol  à  la  tire. 

Certes,  sans  être  absolument  des  escarpes,  nous  aurions 
pu,  en  séjournant  plus  longtemps  sur  le  fleuve,  recueillir  des 
renseignements  et  nous  rendre  compte  de  bien  des  choses. 
Tout  n'eût-il  pas  été  à  l'avantage  de  la  Compagnie?  D'Agoult 
a,  dit-il,  vu  passer  le  vapeur  des  spiritueux,  alors  qu'au  dire 
de  la  Compagnie,  tous  ses  sujets,  noirs  et  blancs,  seraient 
devenus,  sous  .sa  bienfaisante  influence,  des  «  tea-tottlers  », 
des  «  buveurs  d'eau  » . 

11  était  peut-être  politique  aussi  de  nous  cacher  l'état  de 
trouble  de  la  région,  tout  le  long  du  fleuve,  le  précaire  de  la 
situation.  Et  sait-on  ce  que  dans  ces  pays  agités,  heureux 
autrefois  sous  la  Compagnie  française ,  peut  produire  la 
simple  action  de  présence  d'un  pavillon  tricolore? 

Quant  à  moi,  j'aime  mieux  penser  naïvement  que  cette 
obséquiosité  de  la  Compagnie,  cette  insistance  à  nous  vendre 
la  remorque,  cet  empressement  à  nous  reconduire,  n'avaient 
qu'un  but  :  l'humanité. 


DE    BOUSSA    A    LA    MKR.  461 

On  nous  escortait  jusqu'à  Warri  pour  nous  épargner  un 
nouveau  «  coup  des  Patanis  ».  On  hâtait  notre  départ,  parce 
que  nous  étions  fatigués,  anémiés,  avides  de  goûter  enfin  les 
joies  de  la  famille  et  de  la  patrie.  Et  tous  les  gens  sérieux, 
pondérés,  au  courant  des  coutumes  anglaises,  penseront 
comme  moi,  avec  ou  sans  ironie. 

Nous  dînions  à  Abo,  quand,  la  nuit  tombée,  arrive  au 
mouillage  un  launch.  C'est  lui  qui  devait  désormais  se  char- 
ger de  nous.  Il  amenait  un  tout  jeune  lieutenant,  M.  Aron, 
très  gai,  très  jovial.  Il  était  Australien,  et,  à  en  juger  par 
lui,  l'Australie  doit  être  le  midi  de  l'Angleterre.  Sa  conver- 
sation s'en  ressentait  quelquefois.  Ne  nous  dit-il  pas,  un 
jour,  que  la  Compagnie  avait  un  poste  à  Kano,  un  autre  à 
Kouka,  et  douze  grands  vapeurs  sur  le  fleuve!  A  part  ce 
léger  travers,  un  charmant  camarade,  a  vcry  good  fcllow, 
qui  nous  fit  passer  de  bonnes  heures.  Nous  nous  rappelle- 
rons sans  doute  longtemps,  lui  et  nous,  le  dîner  que  nous 
fîmes  sur  le  ponton  de  Ganagana,  le  Kano,  pendant  que 
tombait  la  tornade,  en  chantant  à  tue-tête,  à  bruyant  ac- 
compagnement de  flûte  et  d'harmonium,  de  whisky  et  du 
«  claret  »  de  la  ration,  tous  les  airs  à  chahut  du  répertoire 
anglo-français. 

Le  Niger,  comme  on  le  sait,  se  jette  à  la  mer  par  une 
iniinité  de  branches.  Deux  sont  pratiquées  principalement 
par  la  navigation,  celle  de  Brass  et  celle  de  Forcados.  La 
première  appartient  à  la  R.  N.  C,  la  seconde  au  Protectorat 
des  côtes  du  Niger,  colonie  régulière  administrée  directe- 
ment par  l'Angleterre.  C'est  la  concurrence  commerciale, 
m'avait-on  dit. 

J'avais,  depuis  longtemps,  l'intention  de  passer  non  par 
la  branche  de  Brass,  mais  par  celle  de  Forcados,  ce  qui  me 
permettait  de  quitter  plus  tôt  la  R.  N.  C.  et  de  rester  quel- 


462    SUR    LE   NIGER    ET   AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

ques  jours  dans  les  pays  anglais  de  la  côte,  Niger  Coast 
Protectorats 

J'aimais  mieux  m 'embarquer  là  que  dans  un  port  de  la 
Compagnie.  On  nous  avait  signalé  ces  deux  colonies  comme 
tout  au  moins  rivales,  et  l'aviso  français  l^ Ardent,  deux  ans 
auparavant,  avait  eu  à  se  louer  grandement  des  procédés 
tout  amicaux  des  Anglais  du  Protectorat. 

Le  lieutenant  Aron  nous  accompagna,  sur  la  bouche  For- 
cados,  jusqu'à  Warri,  résidence  d'un  vice-consul. 

Nous  déjeunions  abord  du  launch,  lorsqu'on  nous  annonça 
les  maisons  d'habitation  de  Warri.  Nos  trois  chalands  étaient 
à  couple,  leurs  trois  pavillons  tricolores  battant.  Le  launch, 
lui ,  ne  put  hisser  les  couleurs  anglaises ,  ayant  quelque 
avarie  de  drisse. 

Le  Le  Dantec  nous  déposa  sur  Testacade,  où  nous  atten- 
daient les  officiers  du  Protectorat.  Alors,  entre  eux  et  notre 
guide,  le  lieutenant  Aron,  commença  un  colloque  mou  va- 
mente,  certainement  curieux.  Etonnement  d'un  côté,  ex- 
plications véhémentes  de  l'autre.  Jeux  de  physionomie, 
éclats  de  rire.  Que  se  racontait-on?  Voici  ce  que  je  crus 
comprendre.  En  voyant  tous  ces  pavillons  tricolores  et  le 
launch  sans  ses  couleurs,  les  Anglais  du  Protectorat  nous 
avaient  crus  les  auteurs  d'une  bien  bonne  charge,  a  La  Com- 
pagnie, s'étaient-ils  dit,  aura  voulu  séquestrer  les  chalands 
français  que  voici,  recommencer  sur  eux  le  coup  qu'ils  firent 
à  la  Fagi,  l'année  dernière.  Mais  les  chalands,  bien  montés, 
bien  armés,  auront  capturé  le  launch,  et  l'amènent  sous 
pavillon  français  à  Warri.  » 

Non  !  il  n'est  pas  possible  que  j'aie  bien  compris  !  J'ai  rêvé, 
sans  doute,  toute  cette  conversation.  Jamais  des  Anglais 
n'ont  pu  nous  croire  capables  de  chose  pareille,  et  se  le  dire, 
même  en  anglais.  Et  cependant... 

Qui  donc  aussi  m'a  conté  que  Protectorat  et  Compagnie 


DE    BOUSSA    A    LA   MER.  463 

étaient,  moralement,  ennemis,  que  les  Anglais  de  Warri  ont 
toujours  sur  le  cœur  les  dommages-intérêts  payés  aux  mar- 
chands du  Niger,  au  sujet  d'une  certaine  attaque  d'Akassa 
par  les  gens  de  Brass  ? 

Ce  sont  sans  doute  des  calomnies  qui  courent. 

Nous  garderons,  tous  les  cinq  et  toujours,  le  souvenir  de 
l'accueil  que  nous  reçûmes  des  agents  du  Protectorat  de 
Warri,  et  ce  souvenir  sera  d'autant  plus  ému  que,  quelques 
jours  après  notre  arrivée  en  France,  nous  arrivait  l'affreuse 
nouvelle  de  la  mort  de  plusieurs  d'entre  eux.  Partis  en 
mission  dans  l'intérieur,  presque  sans  armes,  ils  avaient  été 
massacrés  par  les  indigènes  du  Bénin. 

Nous  eûmes  à  Warri  la  meilleure  des  réceptions;  les  offi- 
ciers nous  donnèrent  jusqu'à  leurs  chambres,  jusqu'à  leurs 
lits,  sachant  combien  un  tel  confort  nous  serait  sensible,  et 
avec  ces  nouveaux  amis  on  toasta  ferme. 

A  Warri,  je  me  débarrassai  de  tout  le  surplus  de  paco- 
tille, qui  m'aurait  encombré  pour  le  retour.  Il  y  en  eut  pour 
les  missionnaires,  pour  la  domesticité  du  consulat.  Suzanne, 
la  bicyclette,  fit  la  joie  d'un  Sierra-Léonais;  le  Le  Dantec, 
avec  quelques  bouteilles  de  claret,  le  bonheur  du  lieutenant 
Aron.  ]JAube  lui-même  fut  laissé,  en  témoignage  d'amitié, 
aux  agents  du  consulat.  Nous  avons  été  généreux,  mais,  à 
moins  de  couler  nos  chalands  une  fois  arrivés  à  la  mer,  que 
pouvions-nous  bien  en  faire  ? 

Quant  au  Davoust,  vidé,  démonté,  déboulonné  en  deux 
jours,  on  l'embarqua,  par  pièces,  abord  de  VAxim,  paquebot 
de  Liverpool,  qui  le  rapporta  en  Europe. 

Revendu  comme  métal  pour  entrer  en  atténuation  de  dé- 
penses au  budget  de  la  mission,  il  doit,  à  l'heure  qu'il  est, 
courir  les  foires  et  les  étalages,  sous  forme  de  légers  porte- 
allumettes  ou  d'objets  usuels  en  aluminium. 


464    SUR    LE    NIGER    ET    AU    PAYS   DES    TOUAREGS. 

Et  ce  fut  ainsi  fini  de  vous,  Davoust,  Aube,  Le  DaNtec, 
vaillantes  coques  qui,  douze  mois  durant,  furent  tout  notre 
monde. 

Le  Le  Dantec  semblait  ne  jamais  devoir  arriver.  \.\Auhe, 
par  deux  et  trois  fois,  aurait  dû  normalement  y  rester;  à  la 
fin  du  voyage,  on  pouvait  enfoncer  le  doigt  dans  son  bordé 
pourri;  un  échouage,  un  simple  heurt  dans  les  derniers  ra — 
pides,  et  c'en  était  fait  de  sa  coque  vermoulue  et  de  soi^^ 
équipage.    Le  Davoust  avait  reçu  bien  des  blessures,  et^ 
chose  plus  grave,  l'oxydation  commençait  à  le  ronger  !  Di>c: 
fois,  en  face  d'un  rapide  plus  mauvais,  j'avais  fait  mentale  — 
ment  le  sacrifice  de  l'un  des  trois,  sinon  de  tous... 

Mais  c'étaient,  comme  disent  les  Anglais,  de  gallant  ships. 
Vaillamment,  en  dépit  des  rapides,  et  des  tourbillons,  et  des 
écueils,  ils  ont,  jusqu'à  l'objectif  qui  leur  était  assigné,  jus- 
qu'à l'embouchure  du  fleuve,  porté  sans  défaillance  la  mis- 
sion, nous,  nos  laptots,  notre  fortune  et  le  pavillon  français. 

Aube,  Le  Dantec,  Davoust,  leurs  parrains,  nos  cama- 
rades morts  à  la  tâche,  à  la  conquête  du  Niger,  leur  ont,  sans 
doute,  porté  bonheur. 

Kt,  grâce  à  eux,  j'avais  tenu  mon  serment  de  1888. 

Aussi  ne  fut-ce  point  sans  émotion,  sans  une  tristesse  un 
peu  enfantine,  mais  que  certains  comprendront,  que  nous 
nous  séparâmes  définitivement  de  ces  compagnons  de  dan- 
gers. 

Les  bateaux  n'ont-ils  pas  une  âme?  Les  marins  les  aiment, 
comme  de  vieux  amis,  comme  de  vieux  bijoux. 

Il  faut  bien,  n'est-ce  pas?  s'attacher  à  quelque  chose  dans 
la  vie  ! 

V! Axim  nous  transporta  à  Forcados. 

Le  Forcados,  à  Lagos. 

XJOlinda,  affrété  tout  exprès  pour  nous,  à  Pcrrto-Novo. 


DE   BOUSSA   A   LA   MER.  465 

Le  I*'  novembre,  sur  les  cinq  heures  du  matin,  l'habita- 
tion des  officiers  de  Porto-Novo  était  tout  en  émoi.  Des 
gens,  arrivés  à  l'improviste,  étaient  venus  faire  branle-bas 
contre  les  volets;  la  porte  s'entr'ouvre.  «  Qui  êtes-vous?  — 
Hourst  !  —  D'où  venez-vous  ?  —  De  Tombouctou  !  » 

Et  nous  tombons  enfin,  sans  restrictions,  dans  les  bras 
des  camarades  ! 

Après  le  Dahomey,  le  Sénégal.  Je  ne  m'appesantirai  point 
sur  le  bonheur  du  Gouverneur  général,  M.  Chaudié,  en  nous 
revoyant,  sur  l'affabilité  qu'il  déploya  à  l'égard  de  la  Mis- 
sion ,  sur  la  réception  que  nous  réservèrent  nos  amis  de 
Saint-Louis.  Mais  je  ne  saurais  trop  les  en  remercier. 

C'est  à  Saint-Louis  que  nous  laissions  nos  laptots,  avec 
de  grosses  économies.  Abdoulaye,  le  charpentier,  s'équipa 
dès  lors  en  «  bourgeois  ».  Un  chapeau  mou,  une  redingote, 
une  canne  à  pomme  d'argent,  et  la  chrysalide  devint  pa- 
pillon. Tout  aussitôt,  il  se  mit  en  devoir  de  compenser,  lar- 
gement, ses  longs  mois  de  sobriété  et  d'abstinence.  Il  fut 
impossible  de  le  trouver,  même  pour  lui  remettre  une  gra- 
tification. 

Les  autres  tenaient  palabre  sur  les  places  publiques,  dans 
le  quartier  des  Sarracolais,  racontant,  déclamant,  et  tout  le 
monde  d'approuver. 

Les  noirs  aussi  ont  leurs  syndicats  d'admiration  mutuelle, 
leurs  Sociétés  de  géographie. 

Puis  tous  ces  braves  gens,  dévoués  jusqu'à  la  mort,  et 
dont  quelques-uns  se  font  regretter  comme  des  amis,  s'épar- 
pillèrent dans  les  villages  du  Galam,  s'échelonnèrent  le  long 
du  Sénégal,  et  là,  au  moins,  je  puis  affirmer  que  la  Mission, 
la  Munition f  comme  disait  Digui,  restera  populaire. 

C'est  bien  quelque  chose. 

Le  12  décembre  1896,  le  paquebot  nous  déposa  sur  le 
quai  de  Marseille.  Il  crachinait  comme  à  Brest.  Par  la  vitre 

30 


466    SUR   LE   NIGER   ET   AU    PAYS    DES   TOUAREGS. 

de  la  voiture,  dans  la  rue  déserte,  j'aperçus  un  petit  Italien 
qui  portait  dans  ses  bras,  sous  la  pluie  fir.e,  une  statuette 
en  plâtre,  quelque  Diane  androgyne,  élégante  et  svdte, 
mélancolique  et  transie,  juchée  sur  un  croissant  de  lune. 

ICt  ce  fut,  depuis  trois  ans,  ma  preniicre  sensation  d'homme 
vraiment  civilisé. 


CONCLUSION 


J'ai  narré  nos  aventures;  je  laisse  à  mes  lecteurs  le  soin 
de  juger  notre  œuvre.  Il  me  paraît  cependant  nécessaire 
d'en  tirer  les  conclusions  pratiques  qui  peuvent  servir  à 
notre  politique  coloniale. 

Et  tout  d'abord,  traitons  de  l'utilisation  du  Niaer  comme 
voie  de  pénétration  au  cœur  du  Soudan  occidental. 

Le  journal  ofïiciel  de  l'Afrique  occidentale  française  a 
publié  un  rapport  de  Baudry  sur  les  importations  et  les  ex- 
portations possibles;  je  n'ai  rien  à  y  ajouter.  Il  en  ressortira 
clairement,  je  crois,  pour  tout  esprit  non  prévenu,  qu'il  y  a 
là-bas  de  riches  produits  :  caoutchouc,  gutta,  peaux,  laines, 
cire,  karité,  coton,  etc.,  qui  peuvent  être  achetés  sans  diffi- 
culté, qui  attendent  qu'on  les  exploite. 

Pour  les  amener  en  France,  quelle  route  leur  faire  suivre? 
Tel  est  le  point  que  nous  avons  d'abord  à  élucider. 

Nous  rapportons,  en  cinquante  feuilles,  la  carte  hydrogra- 
phique au  1/50,000'  du  Niger,  de  Tombouctou  à  Boussa. 
Un  simple  coup  d'œil  jeté  sur  elle  prouve  que  le  fleuve  n'est 
réellement,  pratiquement,  navigable  que  jusqu'à  Ansongo, 


468  CONCLUSION. 

à  sept  cents  kilomètres  en  dessous  de  notre  dernier  poste 
soudanais. 

Plus  bas,  c'est  un  enchevêtrement  inextricable  de  roches, 
d'îles,  d'écueils,  de  rapides,  et  si,  de  Say  à  Tchakatchi,  les 
obstacles  paraissent  plus  rares ,  il  ne  faut  pas  oublier  que 
nous  y  sommes  passés  à  peu  près  au  moment  où  les  eaux 
avaient  leur  maximum  de  hauteur.  Quant  aux  rapides  de 
Boussa,  ils  sont  infranchissables  à  des  bateaux  chargés. 

On  m'a  riposté  :  «  Vous  y  êtes  bien  passés!  »  Certes;  mais 
je  crois  que  le  tour  de  force  que  nous  avons  accompli,  grâce 
à  notre  heureuse  étoile  et  avec  les  plus  grandes  difficultés, 
ne  se  recommencerait  pas  une  fois  sur  trois.  Encore  descen- 
dions-nous ;  remonter  serait  tout  autre  chose. 

Seules  de  petites  embarcations  pas  ou  peu  chargées,  dont 
les  pirogues  du  pays  sont  le  type,  se  hasardent  sans  folie 
dans  de  pareils  passages. 

Ce  n'est  certainement  pas  ainsi  que  s'entend  en  pratique 
la  navigation  d'un  fleuve.  Tenterait-on  de  se  servir  de  ces 
moyens  rudimentaires,  que  les  bêtes  de  somme,  les  cha- 
meaux, feraient  par  terre  une  concurrence  désastreuse  à  la 
batellerie. 

C'est  donc  se  lancer  dans  une  voie  mauvaise  que  d'avoir 
la  prétention  d'alimenter  de  marchandises  les  régions  cen- 
trales, d'en  écouler  les  produits  par  l'utilisation  totale  de  la 
voie  fluviale.  Faire  remonter  des  marchandises  à  Say  par  les 
bouches  du  fleuve  est  une  utopie  et  ne  conduirait  qu'à  de 
désastreuses  opérations  commerciales. 

La  nature  a  interdit  la  navigation  d'une  grande  partie  du 
cours  du  Niger;  mais,  du  moins,  les  sept  cents  kilomètres 
navigables  au-dessus  d'Ansongo  jusqu'à  Tombouctou,  joints 
aux  mille  qui  s'étendent  de  Koulikoro  à  ce  point,  forment-ils 
un  bief  sans  danger  et  situé  bien  chez  nous.  Nous  ne  sommes 
pas  près  d'en  avoir  exploité  les  richesses. 


CONCLUSION'.  469 

Par  où  atteindre  ce  bief,  cette  sorte  de  lac  commercial 
intérieur?  Une  solution  unique  s'impose  :  l'achèvement  de 
la  ligne  de  chemin  de  fer  unissant  Kayes  à  Koulikoro. 

Les  premiers  ouvriers  de  la  pénétration  africaine  avaient 
raison.  Le  projet  de  Mungo  Park,  de  Faidherbe,  repris  et 
continué  par  les  Desbordes,  les  Gallieni,  les  Archinard,  etc. , 
doit  être  sans  délai  activé,  poussé,  achevé. 

Et  là  tout  est  étudié.  On  ne  parle  plus  en  l'air,  sans  bases 


sérieuses;  on  sait  ce  que  coûtera  ce  chemin  de  fer;  on  en  a 
déterminé,  levé  le  tracé;  rien  ne  manque  plus,  qu'une  chose  : 
1  argent.  C'est  au  gouvernement  de  le  demander  et  au  Par- 
lement de  le  donner. 

Il  y  a  des  adversaires  de  parti  pris  de  notre  extension 
coloniale  j  avec  ceux-là,  la  discussion  est  impossible;  je  ne 
cherche  pas  à  les  convaincre,  leur  siège  est  fait. 

Mais  il  en  est  d'autres,  de  grands  esprits,  de  bons  Fran- 
çais, qui  qualifient  de  stériles  les  efforts  que  nous  faisons  au 
delà  des  mers  pour  prolonger  notre  France.  Comment, 
disent-ils,  notre  pays  n'arrive  pas  à  accroître  sa  population, 
et  vous  parlez  d'essaimer! 


470  CONCLUSION. 

Le  raisonnement  est  seulement  spécieux.  Qui  parle  de 
conseiller  aux  Français  Texpatriement  en  masse  pour  aller 
peupler  des  contrées  lointaines?  Toutes  les  colonies  de  peu- 
plement sont  prises  par  nos  rivaux,  l'Australie  aura  été  la 
dernière. 

Mais  en  ce  qui  concerne  les  colonies  d'exploitation,  c'est 
autre  chose.  Avec  toute  la  conviction  de  mon  âme  je  dis  : 
La  France  doit  en  acquérir.  Par  elles  seules  elle  recouvrera 
sa  puissance  commerciale  si  battue  en  brèche,  par  elles 
seules  son  état  social  sera  stable. 

Voici  un  enfant,  fils  d'ouvrier  ou  de  cultivateur  ;  il  va  à 
l'école  de  son  quartier  ou  de  son  village. 

Intelligent,  laborieux,  il  a  vite  conquis  son  instituteur. 
Travaille,  lui  dit  celui-ci;  chacun  peut  prétendre  à  tout  selon 
ses  mérites.  Vois  Pasteur,  fils  d'ouvrier,  à  qui  TEurope 
entière  rend  hommage  ! 

Et,  confiant,  l'enfant  travaille.  D'abord  l'Etat  remplit  les 
promesses  qu'il  a  faites  par  la  bouche  du  maître.  L'institu- 
teur a  parié  à  l'inspecteur  de  son  protégé,  le  recteur  s'en 
occupe,  le  ministre  s'en  mêle;  secours,  bourses,  largement 
viennent  en  aide  au  jeune  homme;  son  ardeur  s'en  accroît, 
son  application  redouble,  il  a  tous  ses  grades,  tous,  ses  bre- 
vets, l'Université  n'a  plus  rien  à  lui  apprendre.  Instituteur, 
recteur,  ministre,  à  juste  titre,  s'applaudissent  d'avoir  fait 
leur  devoir. 

Et  le  fils  de  l'ouvrier  entre  dans  la  vie. 

Oh  !  mais  là  tout  change.  Le  savoir,  le  travail,  sont  beau- 
coup, il  est  vrai,  mais  il  ne  faut  pas  cependant  se  trouver 
deux  pour  une  seule  place,  pour  une  seule  fonction  sociale, 
ou  bien  le  plus  faible,  le  moins  adroit,  le  moins  chanceux 
souvent,  reste  sur  le  carreau. 

L'État  n'a  plus  de  situation  à  offrir;  le  commerce,  l'indus- 
trie, ont  pléthore  de  travailleurs  du  cerveau.  Il  faut  bien 
manger  pourtant. 


CONCLUSION.  471 

Reprendre  l'outil  ou  la  charrue,  c'est  vlic  dit,  mais  incom- 
patible avec  la  nature  humaine;  le  cerveau  affiné,  l'intelli- 
gence développée,  ont  besoin  de  la  nourriture  intellectuelle 
à  laquelle  ils  sont  accoutumés.  Les  mains  manquent  des  cals 
du  travail,  les  muscles  n'ont  pas  la  force  que  demande  une 
besogne  manuelle. 

Et  l'on  a  fait  un  mallieuteux,  un  aigri,  un  mécontent  de 
plus,  demain,  qui  sait?  un  révolté  qui  étonnera  le  monde 
d'un  attentat,  coup  de  folîe  né  de  la  désespérance  et  peut- 
Étre  de  la  faim. 


Ai-je  excusé  un  anarchiste?  —  Que  non  pas!  —  J'ai 
prouvé  la  nécessité  de  notre  expansion  coloniale  dans  les 
colonies  d'exploitation. 

Car,  si  nous  songions  à  les  mettre  en  valeur,  nos  territoires 
lointains,  le  révolté  de  tout  à  l'heure,  cet  être  dangereux 
pour  la  société,  pourrait  y  aller,  y  trouver,  en  dirigeant  les 
entreprises  industrielles  et  commerciales  qui  s'y  fonderaient, 
le  légitime  emploi,  la  rémunération  juste  de  son  intelli- 
gence, des  peines  et  des  labeurs  de  sa  jeunesse. 

L'ouvrier  n'y  manque  pas  :  c'est  l'indigène,  quelle  que 
soit  sa  couleur,  dont  le  tempérament  résiste  au  travail 
manuel. 


472  CON'CLUSION. 

Bien  plus,  ces  naturels  qui  maintenant  croupissent  dans 
la  barbarie,  instruits  au  contact  d'intelligences  européennes, 
s'élèveraient  vers  nous.  Non  seulement  le  jeune  homme 
dont  nous  avons  pris  Texemple  vivrait  content,  non  seule- 
ment il  travaillerait,  en  même  temps  que  pour  lui,  à  l'aug- 
mentation de  la  richesse  de  sa  patrie,  mais  encore  il  ser- 
virait cette  fin,  la  plus  belle  de  toutes  à  mon  avis,  celle  par 
laquelle  l'homme  se  rapproche  quelquefois  de  Dieu  lui-même, 
rendre  son  semblable  meilleur  et  plus  heureux. 

Et  ce  raisonnement  si  logique,  je  me  demande  comment 
des  gens  cherchant  sincèrement  le  bien  de  tous  ne  l'ont  pas 
tenu  avant  moi. 

Notre  Soudan  français  est-il  dans  le  nombre  de  ces  co- 
lonies productives  appelées  à  jouer  un  tel  rôle  dans  l'ave- 
nir de  notre  état  social  lui-même?  Je  crois  répondre  d'un 
mot. 

J'ai  vu  le  bas  fleuve,  le  pays  exploité  par  la  Royal  Niger 
Company,  et  je  déclare  qu'à  part  l'huile  de  palme,  qui  se 
trouve  seulement  dans  les  climats  marins,  rien  de  ce  qui 
s'en  exporte,  gomme,  caoutchouc,  ivoire,  karité  surtout, 
ne  manque  chez  nous.  Nous  avons  même  tout  cela  en 
plus  grande  abondance ,  sans  compter  les  produits  que 
fournit  notre  Soudan  et  qui  n'existent  pas  aux  bouches  du 
fleuve. 

Faisons-le  donc,  ce  chemin  de  fer,  faisons-le  vite,  ne  dis- 
cutons plus,  ne  nous  égarons  pas  sur  des  projets  à  côté,  et 
lorsque  six  cents  kilomètres  de  voies  ferrées  uniront  mille 
kilomètres  de  Sénégal  navigables  à  dix-sept  cents  kilomètres 
du  Niger,  également  susceptibles  d'être  parcourus  par  nos 
bateaux,  nous  aurons  là  une  seconde  Algérie,  plus  grande 
même,  plus  riche.  L'esprit  conçoit  à  peine  quelle  source 
de  fortune  nouvelle  pour  la  France  laisse  entrevoir  cette 
chose  si  simple,  dans  laquelle  les  Belges  nous  ont  pré- 
cédés, la  construction  d'une  ligne  ferrée.  Stanley  l'a  dit  : 


CONCLUSION.  473 

«  L'Afrique  sera  au  premier  qui  saura  y  pousser  le  raîl  (i).  « 
Nous  arriverons  ainsi  à  Ansongo.  Devons-nous  y  arrêter 
la  zone  de  notre  pénétration  commerciale?  Non  certes,  et 
ici  j'arrive  à  un  second  résultat  acquis  par  notre  mission  : 
l'ouverture  des  relations  avec  les  Aouelliminden. 

Je  me  suis  fait  le  défenseur  des  Touaregs,  je  les  ai  mon- 
trés bien  moins  cruels,  moins  traftres,  moins  inaptes  à  tout 
progrès,  qu'on  ne  le  dit.  C'est  au  lecteur  qu'il  appartient  de 
voir  si  le  récit  de  nos  aventures  prouve  en  faveur  de  mon 
impression . 


Mais  il  est  une  chose  dont  je  réponds.  Si  on  laisse  passer 
des  années,  après  des  mois,  sans  entretenir  ces  relations 
entr' ou  vertes,  sans  reprendre  contact  avec  les  Touaregs  du 
Niger,  on  les  trouvera  plus  difficiles,  plus  prévenus,  moins 
abordables  que  nous-mêmes  ne  les  avons  trouvés. 

Après  le  voyage  de  Duveyrier,  je  l'ai  dit,  les  Azgueurs 
étaient  dans  notre  main,  Ikhenoukhen,  leur  grand  chef, 
bien  obéi,  très  respecté,  était  notre  ami.  On  a  conclu  le 
traité  de  Rhadamès,  leur  disant  :  a  Nous  sommes  désireux 

(l)  J'ajoute  que,  sur  ces  six  cents  kilomètres  de  ligne  que  je  téclame, 
deux  cents  sont  dOji 
difficultés  sont  franchi 


474  CONCLUSION. 

d'aller  au  Soudan  par  l'Aïr,  vous  allez  nous  guider,  protéger 
nos  marchands;  on  vous  louera  vos  chameaux,  et  vous  y 
trouverez  profit.  » 

Il  ne  faut,  dit  un  proverbe  touareg,  promettre  que  la 
moitié  de  ce  qu'on  est  certain  de  tenir. 

Les  Azgueurs  ont  attendu  nos  caravanes  et  les  atten- 
dent encore.  Peu  à  peu,  le  doute  s'est  éveillé  dans  leur  es- 
prit :  «  Que  venaient  donc  faire  ces  Français,  qui  paraissaient 
si  désireux  de  commercer  à  travers  notre  pays?  »  Quand  un 
Touareg  se  fait  cette  question,  la  réponse  est  immédiate  : 
«  Espionner,  précéder  des  armées  qui  raviront  notre  liberté, 
notre  indépendance.  » 

Ils  avaient  dans  les  Anglais  de  Tripoli  et  dans  leur  agent, 
le  kaïmakhan  de  Rhadamès,  des  conseillers  pour  redoubler 
leur  défiance.  Petit  à  petit,  à  la  sympathie  a  succédé  la 
crainte  ;  Ikhenoukhen  est  mort,  le  Sahara  s'est  fermé  pour 
nous,  plus  fermé  qu'à  l'époque  où  Duveyrier  le  parcourait, 
où  Rarth  et  Richardson  le  traversaient. 

Si  on  use  de  la  même  négligence  avec  les  Aouelliminden, 
on  obtiendra  d'aussi  tristes  résultats. 

Si  on  voulait,  au  contraire! 

En  attendant  qu'une  ligne  ferrée  —  mais  la  chose  est 
loin  d'être  prochaine  —  vienne  parer  à  Tinnavigabilité  du 
fleuve  dans  sa  seconde  section,  le  seul  moyen  de  transport, 
relativement  peu  coûteux  et  pratique,  à  employer  d'Ansongo 
au  Tchad,  de  Gao  à  Say,  c'est  le  chameau,  le  laid,  mais  utile 
vaisseau  du  désert. 

Et  les  chameaux  appartiennent  aux  Touaregs,  principale- 
ment aux  tribus  imrad. 

Que  l'on  suppose  le  chemin  de  fer  achevé ,  des  bateaux 
montés  pièce  à  pièce  à  Koulikoro  redescendant  le  fleuve  jus- 
qu'à Gao,  assez  puissants  pour  se  faire  respecter,  d'assez  fort 
tonnage  pour  porter  des  marchandises.  11  se  produira  immé- 


CONCLUSION.  475 

diatement,  en  ce  point  ou  en  quelque  autre  des  environs, 
un  centre  de  transit  où  les  Touaregs  amèneront  leurs  ani- 
maux, les  chargeront,  et,  convoyant  les  caravanes,  se  feront 
les  utiles  auxiliaires  de  notre  commerce. 

Qu'on  ne  m'oppose  pas  leurs  instincts  pillards.  D'abord, 
nous  avons,  dans  la  possibilité  de  détruire,  de  faire  émigrer 
les  villages  noirs  riverains  du  fleuve,  un  moyen  excellent  de 
les  tenir  sous  le  coup  de  représailles  efficaces,  puisque  c'est 
de  là  qu'ils  tirent  le  grain  de  leur  nourriture. 


Mais  je  mets  en  fait  qu'il  ne  ser:i  pas  besoin  d'en  venir  là. 

Les  Touaregs  sont  trop  intelligents  et  trop  avides  en  même 
temps  pour  se  livrer  à  des  razzi  incertains,  lorsqu'ils  trou- 
veront dans  la  seule  location  de  leurs  chameaux  un  gain  à 
la  fois  plus  considérable  et  plus  sûr. 

On  rétablirait,  en  agissant  comme  je  l'indique,  l'antique 
route  de  Gao  au  Tchad,  l'une  des  plus  anciennes  de  l'Afrique 
septentrionale;  en  poussant  vers  le  Gober,  vers  l'Aïr,  et 
prenant  à  revers  le  Sahara,  on  finirait  par  opérer  la  jonction 
du  Soudan  français  avec  l'Algérie-Tunisie. 

Pour  cela,  je  le  répète,  il  ne  faut  pas  laisser  à  la  mal- 
veillance des  marabouts  le  temps  de  détruire  notre  œuvre  à 
peine  ébauchée,  il  ne  faut  pas  qu'une  abstention  trop  longue 


476  CONCLUSION. 

réveille  chez  les  Aouelliminden  la  défiance  toujours  prête  à 
naître. 

Je  ne  prétends  pas  qu'il  y  ait,  de  ce  côté,  des  profits  im- 
médiats à  réaliser.  Les  peaux,  les  laines,  les  gommes,  sont 
des  matières  trop  lourdes  pour  supporter  actuellement  le 
prix  du  transport,  par  des  moyens  onéreux,  de  Tombouctou 
à  Koulikoro,  et  de  Koulikoro  à  Dioubeba,  où  s'arrête,  à 
l'heure  présente,  le  chemin  de  fer  du  Sénégal  au  Niger. 

Mais  il  serait  de  toute  nécessité  d'amorcer  le  trafic,  dût-il 
même  y  avoir  perte,  afin  qu'il  rentre  de  plain-pied  en  acti- 
vité, le  jour  où  le  chemin  de  fer  sera  construit,  où  le  bief 
navigable  du  Niger  sera  parcouru  par  des  vapeurs. 

Ce  jour-là  notre  carte  hydrographique,  principal  résultat 
de  la  Mission,  trouvera  son  emploi. 

Notre  séjour  à  Say  a-t-il  été  profitable?  L'avenir  jugera. 

Il  me  semble  cependant  que,  d'une  part,  notre  conduite 
douce  et  bienveillante  à  l'égard  des  gens  paisibles,  des  cul- 
tivateurs, des  Koyraberos,  doit,  quelque  obtuse  que  soit 
leur  intelligence,  leur  avoir  prouvé  que  ces  Français,  ces 
infidèles,  ces  Keffirs,  n'étaient  pas  absolument  ce  que  leurs 
marabouts  disaient  :  des  bêtes  féroces. 

Et,  d'autre  part,  notre  établissement  en  face  de  notre 
plus  grand  ennemi.  Amadou  Cheikou,  notre  séjour  à  Fort- 
Archinard,  malgré  lui,  malgré  tous  ses  satellites,  malgré  ses 
intrigues  vaines ,  a  sûrement  diminué  son  influence ,  son 
prestige. 

Avec  l'effectif  réduit  que  nous  avions,  avec  des  instruc- 
tions formellement  pacifiques,  telles  d'ailleurs  que  je  les 
souhaitais,  en  revanche  malheureusement  incomplètes,  nous 
ne  pouvions  raisonnablement  faire  davantage. 

En  ce  qui  concerne  le  Niger  inférieur,  le  mieux  est  de  se 
taire.  De  trop  nombreuses  compétitions  européennes  y  sont 


CONCLUSION.  477 

en  jeu,  et  ce  serait  diminuer  l'effet  des  résultats  que  nous 
avons  pu  obtenir,  petits  ou  grands,  que  de  les  publier.  A  la 
diplomatie  d'agir,  en  se  souvenant  que  nos  rivaux  savent  au 
besoin  user  d'une  mauvaise  foi  géographique  toute  spéciale, 
mais  qui  n'est  plus  de  mise,  puisque  nous  avons  reconnu  et 
étudié  les  pays  en  litige. 

Aiouterai-je  à  notre  moisson  quelques  collections,  et  sur- 
tout une  étude  aussi  sérieuse  que  possible  des  divers  dia- 


^._:# 


lectes  parlés  sur  le  fleuve?  Ce  dernier  point,  je  le  crois  im- 
portant. 

Pour  gagner  la  confiance  des  indigènes,  rien  de  mieux  que 
de  parler,  de  baragouiner  même,  leur  langue.  Pour  lesToua- 
regs,  en  particulier,  on  ne  s'imagine  pas  l'impression  qu'ils 
ressentent  en  entendant  des  Européens  prononcer  quelques 
phrases  de  tamaschek,  et  quel  pas  immense  est  fait  vers 
l'entente,  vers  l'amitié,  lorsqu'on  les  leur  a  dites. 

Quels  que  soient  les  résultats  de  notre  voyage,  ce  serait 
la  dernière  des  ingratitudes  de  ma  part  si  je  terminais  au- 
trement qu'en  remerciant  tous  les  dévoués  compagnons  qui 
m'ont  aidé  à  le  mener  à  sa  fin  : 

Nos  noirs,  ces  braves  Sénégalais,  si  dévoués,  si  Français, 


478  CONXLUSION. 

que  l'on  a  vus  à  l'œuvre,  suivant  aveuglément  le  chef  au- 
quel ils  se  sont  donnés,  faisant  bon  marché  de  leur  exis- 
tence, ayant,  tout  comme  nous,  la  fierté  du  devoir  ac- 
compli. 

Et  surtout  mes  amis  Baudry,  Bluzet,  Taburet,  le  Père 
Hacquart.  La  vie  maintenant  va  nous  reprendre,  nous  dis- 
perser peut-être  aux  quatre  coins  du  monde.  Mais  il  de- 
meure entre  nous  un  lien  que  rien  ne  rompra,  et,  pour  ma 
part,  cette  attache  est  toute  de  reconnaissance,  car  ce  sont 
eux  qui  m'ont  permis  de  tenir  le  serment  fait  à  la  mort  de 
Davoust,  de  servir  mon  pays,  d'agrandir  le  champ  de  ses 
possessions  futures. 

Merci  aussi  à  ceux  qui  nous  ont  soutenus  de  leur  in- 
fluence, de  leurs  encouragements,  de  leurs  deniers.  On  l'a 
vu,  les  débuts  de  la  Mission  hydrographique  n'ont  pas  tou- 
jours été  faciles,  et  je  puis  affirmer  que,  personnellement, 
j'ai  eu  plus  à  souffrir  pour  m'être  entêté  dans  la  tâche  que 
je  m'étais  tracée,  tâche  au  bout  de  laquelle  je  voyais  notre 
domaine  colonial  plus  grand,  mieux  connu,  notre  France 
plus  riche  et  plus  forte,  que  si  j'avais  été  un  mauvais  offi- 
cier, peu  soucieux  de  ses  devoirs. 

Je  voudrais  pouvoir  dire  que  depuis  le  retour,  du  moins, 
il  en  a  été  autrement  ;  la  vérité  m'oblige  à  avouer  qu'à  côté 
d'une  bienveillance,  d'une  sympathie  presque  générale,  quel- 
ques tristes  exceptions  se  sont  montrées. 

N'importe,  le  fait  d'avoir  accompli  son  devoir  vaut  plus 
et  mieux  que  tout. 

Et  c'est  encore  à  vous,  mes  chers  compagnons  du  Niger, 
mes  amis,  que  je  dis  :  «  Laissez  faire;  dans  cent  ans  bien 
des  choses,  bien  des  gens  seront  oubliés.  Il  n'en  sera  pas 
moins  vrai,  à  cette  époque  comme  maintenant,  que  la  Mis- 
sion hydrographique  a,  la  première,  descendu  le  Niger,  ex- 
ploré son  cours  de  Koulikoro  à  la  mer.  » 

Un  Français,  un  marin,  Francis  Garnier,  partant  pour  le 


CONXLUSION.  4/9 

Tonkîn,  qu'il  faillit  conquérir  et  oîi  il  devait  terminer  ses 
jours,  écrivait  à  sa  mère,  en  lui  indiquant  les  difficultés 
peut-être  insurmontables  qu'il  allait  affronter  :  u  Cela  ne  fait 
rien,  maman.  Kn  avant  pour  la  vieille  Francel  » 

Pour  nous  et  pour  ceux  qui  nous  suivront  en  Afrique 
ou  ailleurs,  c'est  sur  ces  mots  que  je  veux  terminer  mon 
livre. 


TABLE 


PbCface. 
Chapitrf 


-  iu,<iu 

Kaj.e., 

De  K,iy 

s  ;>  Tombe 

-  De  Toir 

bouclû,.à 

—   De  Tos 

ye  à   K.f. 

-   Les  To 

arcjjs 

—   De  F:,fa 

as«j. 

-  Séjour 

S.y  , 

—  Incohfr 

nces  et  fau 

-  -  De  Say 

^  Iloiibsa 

—  De  Bon 

:i3  <'.  la  me 

PARIS 


TYPOGRAPHIK    DK    E.    Pl.ON,    NOL'RFUT    ET    C'' 


K  L'  E     (,  A  R  A  N  i;  I  K  R  K  .     8. 


PARIS 


TYF'OGRAPHIE    DE    K.    F'LON.    NOL'KIMT    KV    (:«•• 


RL'E     GARANCIKRE,     8. 


PARIS 


TYPUGKAFMIIK    DK    K.    PLON.    NOLKPII"    HT    ('«• 


K  LK     G  A  R  ASr  IM<  K  .     -S. 


i 

{ 


TABLE 


Préfaci-:. 
Chapitrk 

-  JusHU- 

- 

ri. 

-  De  K^y 

- 

ni. 

-  De  Tom 

^ 

IV. 

—   De  Tos 

- 

V, 

—  Leî  To 

- 

VI 

-  De  Fafa 

VII 

-  -  SÉjOur  ; 

-- 

VU], 

-  Incohf-re 

- 

IX 

-  De  S.J. 

Conçus  ION 

X. 

—  De  Bous 

r    P 


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PARIS 


TYPOGf<.\I'HlK    DK    K.    PI.ON,    N  O  U  K  H  IT    ï.  V    C*'' 


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»*. 


I 


*     1     KP^ 


Long.  :   o»  o8' 

KoMPA  (mouillage) Lat.  :   12*  1 1' 

Long.  :  o*  50' 

GuiRis  (Port  d'IIo) Lat.  :  1 1*  39'. 

Long.  :    !•  27' 

Mouillage  en  aval  de  Lanfakou.  .     Lat.  :  1 1<»  14'. 

Long.  :  2*  06' 

BoussA Lat.  :   io«  09'. 

Long.  :  2«  20». 


DT  547  .H841  CI  JjT     5^  l 


La  mission  Hourst  :     APR4347 
Hoovor  Institution  Ulxi 


H  8+1 


3  6105  083  176  748