Google
This is a digital copy of a book thaï was prcscrvod for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project
to make the world's bocks discoverablc online.
It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that's often difficult to discover.
Marks, notations and other maiginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book's long journcy from the
publisher to a library and finally to you.
Usage guidelines
Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to
prcvcnt abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automatcd qucrying.
We also ask that you:
+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for
Personal, non-commercial purposes.
+ Refrain fivm automated querying Do nol send aulomated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine
translation, optical character récognition or other areas where access to a laige amount of text is helpful, please contact us. We encourage the
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help.
+ Maintain attributionTht GoogX'S "watermark" you see on each file is essential for informingpcoplcabout this project andhelping them find
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it.
+ Keep il légal Whatever your use, remember that you are lesponsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can'l offer guidance on whether any spécifie use of
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search mcans it can bc used in any manner
anywhere in the world. Copyright infringement liabili^ can be quite seveie.
About Google Book Search
Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps rcaders
discover the world's books while hclping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full icxi of ihis book on the web
at|http : //books . google . com/|
Google
A propos de ce livre
Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en
ligne.
Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont
trop souvent difficilement accessibles au public.
Les notes de bas de page et autres annotations en maige du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains.
Consignes d'utilisation
Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages apparienani au domaine public cl de les rendre
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine.
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées.
Nous vous demandons également de:
+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers.
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un
quelconque but commercial.
+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile.
+ Ne pas supprimer l'attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en
aucun cas.
+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère.
A propos du service Google Recherche de Livres
En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer
des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adressefhttp: //books .google. com|
on War. Révolution, and Peace
» - '
. -.•r-, i;. i, .f ■ ■
• >•
«
V-'/'^v^'*^
W
a •
■•»'-.. i«««" - «* .-■ •■♦
i ■'
on War. Révolution, and Peace
on War, Révolution, and Peace
■• J
/-» ^'.N
itc :>.i:r: :N3'irixJïiON
on War. Révolution, and Peace
J. :*'■':».* ^ ^-^^
v^o°ve^
V
/©rav^I
I.A
MISSION HOURST
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de repro-
duction et de traduction en France et dans tous les pays étrangers,
y compris la Suède et la Norvège.
Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
librairie) en décembre 1897.
PARIS. — TVP. DE E. PLON, NOURRIT ET C'", 8, RIE GARANCIÈRE. — 2805.
vt
[,F. 1,II:L" i'KNAN r U1-: XAISjI.AU IIUUKSI'
SUR LE NIGER
ET AU PAYS DES TOUAREGS
MISSION HOURST
Lk Lit;L:Tp:NANT ni: vaisskau HOURST
Ouvrage illusirê de i x,» gravures
d'aprts l«s pbatD([rapbl«i d« la Hlastan
^PARIS
E. PLOM, NOURRIT ht C', IMPRIMEURS-ÉDITEURS
1S98
vV /
H
c '/■ /
• * • ,• •
» ■ «
«*
Mon chkr Commandant,
Vous m'avez demandé quelques lignes pour sentir
de préface à la narration de votre beau voyage sur le
Niger, et je vous les envoie bien volontiers; car le
souvenir des bons officiers qui ont servi avec moi au
Soudan m'est toujours infiniment agréable.
Vous avez été au Soudan, alors que les difficultés
du commencement étaient loin encore d'être finies.
Mieux que beaucoup d^autres, venus après vous,
vous pouvez apprécier ce que la France y a fait,
parce qu'après avoir vu les obstacles et les hésitations
du début, vous avez pu aller plus loin qu'aucun de
vos devanciers et apporter quelque précision dans
les rêves que nous faisons pour l'avenir de notre nou-
velle colonie.
Il n'est que d^hier, et pourtant il semble déjà bien
loin le temps où chaque pas en avant que nous fai-
sions de ce côté effrayait ceux qui l'avaient conseillé
ou ordonné; où l'on parlait sans cesse d'abandonner
des territoires à peine conquis ; où l'on agitait la dif-
ficile question de rester les maîtres de la boucle du
VIII
Niger tout en rétrogradant en deçà de la branche oc-
cidentale du grand fleuve qui devait être, assurait-on
contre toute évidence, la bonne frontière du Soudan
français.
Les procédés ont un peu changé. Ahmadou et Sa-
niory, refoulés et chassés de leurs anciens États, ont
permis, pour un temps, de ne plus appliquer la mé-
thode jugée bonne autrefois et qui, de 1880 à 1893,
ne nous avait jamais valu que des succès. Le com-
mandant supérieur du Soudan tenait alors tout en
main, coordonnait les efforts, appréciait la possibilité
et l'opportunité de la marche en avant, pouvait ne
l'entreprendre que quand il était sûr du succès et
dirigeait lui-même les opérations militaires quand il
le croyait néc^essaire.
Aujourd'hui, c'est à Paris que se centralisent les
efforts. Nous marchons à grands pas. S'il est faible-
ment défendu, il semble que notre pavillon n'est
jamais porté trop loin, les compétitions de nos rivaux
nous obligent à aller très vite. Quelques officiers,
décidés et habiles, à la tête de petites troupes, si
petites que l'écho de leurs coups de fusil peut facile-
ment se perdre à travers les grands espaces de
l'Afrique, ont poursuivi, un peu de tous les côtés,
l'œuvre commencée. Ils sont partis pour le Soudan
avec leurs missions déterminées, ils ont générale-
ment réussi et ajouté de belles pages à l'histoire co-
loniale de leur pays.
Il arrive bien parfois que quelque village, quelque
IX
province ne se laisse pas séduire par nos paroles de
paix, mais alors la vieille valeur française montre une
fois de plus qu^elle sait venir à bout des entreprises
les plus difficiles et les plus périlleuses, et que les
bons chefs font les bons soldats, ces soldats fussent-
ils noirs. Mais vraiment les troupes mises en route
sont de si faible effectif qu^il y aurait mauvaise grâce
à ne pas admettre que des résultats aussi importants
ne peuvent être obtenus avec de si petits moyens que
par des procédés pacifiques et du consentement de
nos nouveaux sujets. N'est-il pas, d'ailleurs, admis
par le plus grand nombre des Français que les noirs
de l'Afrique ne sauraient éprouver que les plus vives
sympathies pour nous qui avons fait la Révolution et
aboli l'esclavage?
Vous avez bénéficié, mon cher commandant, de la
nouvelle méthode appliquée dans la conduite des
affaires du Soudan, et votre mission, que vous sou-
haitiez ardemment depuis longtemps, après vous avoir
été refusée, puis vous avoir été accordée, vous a de
nouveau été refusée, pour vous être, peu après, défi-
nitivement accordée. Je souhaite que cette nouvelle
méthode réussisse toujours aussi bien qu'elle a réussi
pour vous. Vous vous êtes prestement mis en route
pour ne pas risquer de voir une nouvelle décision
prise à votre égard; vous avez bien fait; vous étiez
sûr de vous et vous avez marché à un éclatant succès.
Les résultats qui vous sont dus sont des plus pré-
cieux, et, sans parler de leur valeur géographique, ils
viennent démontrer que nous n'avons pas fait fausse
route, que nos efforts sont justifiés et que, si le Sou-
dan français a encore des détracteurs en France,
c'est seulement parce qu'il est français et que, si
quelque pavillon étranger y flottait, il serait pour nous
un objet de convoitise ou de regrets, tout comme la
région des bouches du Niger qui ne le vaut pas.
Tous ceux qui ont peiné au Soudan se réjouiront
de votre œuvre, ils vous en seront reconnaissants.
\'otre mission, à vous, a été absolument, entière-
ment pacifique. Vous vous en glorifiez, et vous avez
raison : vous alliez reconnaître et non pas conquérir.
\''ous aviez trop l'expérience des choses du Soudan,
votre jugement est trop droit pour n'avoir pas vu que
les résultats que vous obtiendriez en seraient plus
féconds. Vous aviez l'expérience des choses du
Soudan, et je me plais, en l'écrivant, à penser que la
préface que vous me demandez, la préface de votre
œuvre, nous l'avons, il y a longtemps déjà, faite en-
semble. Vous y travailliez quand, au Soudan, je vous
comptais parmi les meilleurs officiers, quand vous
commandiez la flottille du Niger, quand vous l'orga-
nisiez, quand vous alliez étudier le Tankisso et le
Niger du côté de sa source avant de le descendre
jusqu'à son embouchure, quand, cessant pour quel-
que temps d'être seulement marin, vous preniez votre
part de gloire dans la lutte contre les Toucouleurs ou
que vous couriez, à la tête de nos contingents de
Ségou, contenir les révoltés de Baninko et que vous
XI
teniez bon jusqu^à ce que je puisse arriver à la res-
cousse. Vous aviez alors pour compagnon ce brave
docteur Grall qui, plus tard, est tombé sous les coups
des Touaregs.
Pour tenter une nouvelle aventure, vous avez eu
la bonne fortune de trouver encore de braves compa-
gnons, et, partis camarades, vous êtes rev-enus des
amis. La bonne intelligence a régné parmi vous; le
zèle que vous avez apporté dans l'accomplissement
de votre mission, votre amour de la vérité, votre dé-
cision dans les cas difficiles, devaient vous attirer
l'estime et l'affection de ceux qui travaillaient avec
vous, et, au retour, les sentiments qu'ils professent
pour leur ancien chef donnent une autorité encore
plus grande à vos travaux. Vos cartes et votre narra-
tion seront utiles à ceux qui vous suivront. V'otre
livre sera placé à côté de ceux, trop rares aujourd'hui,
écrits seulement pour raconter ce qu'on a vu, ce
qu'on a fait, ce qu'on a appris. On le consultera
comme nous avons pu consulter ceux de Mage ou de
Binger, certain de n'y trouver que la vérité.
Et maintenant, mon cher commandant, avez-vous
été récompensé suivant vos mérites? Ici je ne suis
plus juge, et je voudrais me rappeler mot à mot ce que
Faidherbe disait au lieutenant de vaisseau Mage,
votre devancier, parce que, si mes souvenirs me
servent bien, cela pourrait encore s'appliquer tout
à fait à vous. C'est que les services les plus récom-
pensés ne sont généralement pas les plus méritoires
XII
par le mal quMls ont donné et par la grandeur du but
visé et atteint.
Comme Mage, vous avez travaillé pour votre pays,
pour rintéret général et pour Thumanité, et ce sont
là des êtres de raison qui ne sollicitent guère pour
ceux qui se dévouent à leur ser\'ice ; mais à les servir
on acquiert gloire et contentement de soi.
Général Akchinard.
Adcn, le lo oclobre 1897.
5
CHAPITRE PREMIER
jusqu'à kavbs.
Henri Barth, le plus grand voyageur des temps modernes,
notre illustre devancier au Niger, était prisonnier à Mas-
seyna. On l'avait chaîné de chaînes, et, dans l'attente de la
mort, encore tout entier à son œuvre, il trouvait le calme
superbe d'écrire : « Le meilleur moyen de tirer les noirs de
leur barbarie est de créer des centres sur les grands fleuves.
L'influence civilisatrice s'étendra ensuite natureUement en
suivant les cours d'eau, n
Et dans son rêve généreux, qui pouvait être le dernier, il
se réconfortait en pensant que bientôt les idées de tok'rance
et de progrès s'achemineraient, par les routes fluviales, par
les ■ chemins qui marchent u, jusqu'au cœur du continent
2 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
noir. Peut-être alors son sang versé servirait-il la cause gé-
nérale de l'humanité dont il s'était fait l'apôtre.
Plus que tous autres, peut-être, les pays du Niger se
prêtent à cette conception de Barth. C'est au bord des eaux,
dans les terrains fertilisés par de bienfaisantes inondations,
que semble s'être concentrée la vie. C'est en suivant les
fleuves, les rivières, en s'étendant sur les lacs, que doit se
faire la marche en avant. Le Niger, ses affluents, ses sys
tèmes lacustres, encore partiellement inconnus, donnent,
même sur la carte, l'image d'un organisme complet. Comme,
dans le corps humain, les vaisseaux sanguins, les nerfs por-
tent partout la vie et transmettent la volonté, de même le
grand fleuve, ramifié presque à l'infini, semble devoir char-
rier jusqu'aux extrêmes confins le commerce, la civilisation,
les idées de tolérance et de progrès, qui sont la vie et l'âme
d'un pays.
Pour utiliser ainsi cette artère géante, — et c'est un devoir
que nous avons assumé, puisque ces pays ont été, à la de-
mande de la France, dits (ïîNjlue?ice française, — il fallait
' d'abord la connaître.
C'est à cette tâche que nous nous sommes attelés, mes
compagnons et moi. La Providence nous y a aidés, elle a
voulu notre réussite en dépit de diflîcultés de tous ordres.
Nous eûmes le grand bonheur de revenir au complet, sains
et saufs. Nous en eûmes un plus rare encore : notre passage
n'a pas coûté une existence humaine, même à ceux qui nous
furent, sur la route, malveillants ou hostiles.
Et c'est le plus grand honneur de la mission que j'ai com-
mandée.
I
La logique, du reste, autant que l'humanité, nous impo-
sait, dans les limites extrêmes du possible, une règle de
conduite pacifique. Que peuvent penser de la civilisation que
JUSQU'A KAYES. 3
nous allons leur porter des gens, nègres ou non, auxquels
on montre, comme premiers bienfaits, des coups de fusil,
du sang versé, la guerre?
Que l'on ne se trompe pas, cependant, sur ma pensée.
Souvent il a fallu, longtemps encore il faudra, même en se
conformant aux plus élevés des sentiments dont nous nous
honorons, avoir recours à la guerre pour imposer nos idées
de justice. Dans l'état de barbarie des races africaines, là
surtout où a pénétré la fausse civilisation islamique, le relè-
vement moral des classes inférieures lèse par trop les intérêts
matériels des dirigeants, chefs, sorciers ou marabouts : contre
eux il faut la force.
La devise qu'a choisie, — ironie? besoin de symétrie? —
la Compagnie Royale du Niger : « Pax^ J^^, ^^^ »> est
certes la plus belle, la plus complète, qui convienne à un
peuple rêvant, dans la colonisation, à côté d'un gain vénal,
d'améliorations humanitaires. Mais on ne l'appliquera pas
sans peine ni luttes. La Paix? Que deviendraient les fruc-
tueuses chasses à l'esclave entreprises sous couvert de reli-
gion, dont vivent les Samory , les Amadou, le chef du.
Sokoto et leurs bandes? Le Droit? Mais les populations,
opprimées parce que douces, pressurées parce que produc-
tives, se refuseraient alors à subir leurs conquérants, Tou-
couleurs, Peuls ou autres; le captif se trouverait l'égal du
maître. L'Art? la Science, le Travail qui rend libre? Qu'ad-
viendrait-il des sorciefll, des marabouts faméliques, de leurs
impostures et de leurs momeries? 11 y a eu, il ^j^ura, c'est
fatal, des résistances obstinées. Il faut qu'elles'soîènt brisées,
Teffort dût-il coûter du sang. Ce sang-là multipliera la mois-
son future.
Tout autre est le cas d'une mission d'exploration : elle
n'a pas à s*imposer, mais à séduire ; elle n'a pas à conquérir,
mais à reconnaître. La tâche, bornée si l'on veut, du voya-
4 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
geur, n'en sera que plus difficile. En pays neuf, l'ignorance
lui rendra les indigènes hostiles, plutôt qu'un mauvais vou-
loir basé sur des raisons sérieuses. On le dira sorcier, diable
ou malfaisant. On voudra l'entraver dans sa route, lui faire
rebrousser chemin, et, en désespoir de cause, le piller,
l'anéantir...
Les armes perfectionnées, la discipline, un coup de force,
briseront quelquefois l'obstacle : le voyageur passera. Mais
après ?
Après, c'est la route fermée devant lui. De proche en
proche, les populations se soulèveront, et, comme à Stanley
dans sa trouée sanglante, il lui faudra laisser sur son pas-
sage, s'il est en force, toute une traînée de cadavres !
Après, c'est aussi, c'est surtout, la route barrée derrière
lui, fermée pour de longues années à toute tentative paci-
fique. C'est la difficulté grossie, quelquefois rendue insur-
montable pour ceux qui voudraient reprendre ou compléter
la tâche.
Je n'ai certes pas la prétention d'avoir laissé derrière moi
des peuples tout à notre dévotion, un territoire entièrement
conquis à nos idées, où la France n'ait plus qu'à installer
ses commerçants et ses administrateurs. Mais je crois pou-
voir dire que, là où notre passage n'a pas amélioré la situa-
tion, il ne l'a du moins pas rendue plus mauvaise, et j'en
suis fier.
Remonter le Sénégal, gagner le Niger à son terminus na-
vigable, le redescendre jusqu'à la mer, voilà résumé tout
notre voyage.
L'idée n'en est pas neuve. Mon ami Félix Dubois la fait
très judicieusement remonter à Colbert. Et cependant, il v
a à peine un siècle, on ne savait encore où le Niger prfcnait
sa source, ni quelle était son embouchure; pour sa géogra-
JUSQU'A KAYES. s
ie, on s'en tenait à Hérodote, à Ibn Batouta et à Léon
ifricain.
Il faut rendre justice à ses rivaux : les Anglais les pre-
ers tentèrent de réaliser le rêve de Colbert. En 1797,
écossais Mungo-Park atteignait le haut Niger par la Guinée :
II n'y a donc dans ton pays ni fleuve, ni rivières, ni rien
tout, que tu veux, au risque de tes jours, voir le Dio-
a? B lui disait un chef du Kasso. Il s'arrêta à Silla, près
notre poste actuel de Sansanding. Renouvelant quelques
nées plus tard sa tentative, il trouva, dans les environs
Boussa, croit-on, une mort sur la nature de laquelle on
:st pas complètement renseigné.
Bien qu'illustre en Angleterre, Mungo-Park fut longtemps
France un inconnu, même dans les sphères coloniales,
ons pour mémoire, car elle est dans toutes les bouches,
lecdote suivante :
6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
En 189..., une personne très renseignée disait à M. X...,
haut mandarin colonial français : « Les pays du Niger ne
manquent pas d'avenir. Voyez ce qu'en dit Mungo-Park. »
Et ici, citations sur citations. « Mais, monsieur, tout cela
est très intéressant. Si M. Mungo-Park est à Paris, amenez-
le donc au ministère. » Et comme l'autre lui expliquait la
mort de Park, en 1805 : a Ah! tenez, s'écria M. X..., pen-
sant avoir trouvé contre le Soudan un argument décisif, je
parie qu'il est mort de la fièvre, votre Park î »
Peut-être, après tout, confondait-il avec le Parc Monceau,
dont la salubrité avait été récemment incriminée.
C'est juste cent ans après la première tentative de Mungo-
Park que nous accomplîmes notre voyage.
Et, au point de départ près, Sénégal au lieu de Gambie,
c'est absolument celui qu'avait tenté le grand voyageur
écossais... mais couronné de succès.
Evidemment, — et on le dira, — notre itinéraire en terres
inconnues était plus borné. Depuis 1805, les Européens ont
conquis la moitié de l'Afrique. Nous partions de pays français
pour tomber en protectorat anglais. Puis, d'autres voyageurs
avaient reconnu avant nous des sections de notre route.
Park, lui, devait pousser toujours à travers des pays vierges.
Peut-être tous ces avantages — en notre faveur — étaient-
ils précisément une difficulté de plus.
Me trouvant à Paris en octobre 1893, à la veille de re-
tourner à l'état-major du Souftan français, je rencontrai un
jour le colonel Monteil : « Allez donc, me dit-il, trouver
M. Delcassé(i). 11 a quelque chose à vous dire. » Le lende-
main, je me présentai au pavillon de Flore. « Vous partez
pour le Soudan, me dit M. Delcassé. Qu'allez-vous y faire?
(i) Alors sous-secrétaire d'Etat au.\ colonies.
JUSQU'A KAYES. 7
— On ne m'a pas absolument fixé. J'ai entendu parler de
l'exploration hydrographique du cours du Bafing et du
Bakhoy (i); vous devez sans doute le savoir mieux que moi.
— Eh bien ! je préférerais vous voir redescendre le cours du
Niger, selon un projet dont Monteil m'a parlé, et que vous
avez, paraît-il, soumis à mon prédécesseur. — Je le pré-
férerais, moi aussi, d'autant mieux que je le demande depuis
cinq ans! — Alors c'est entendu; remettez-moi une note et
un devis de dépenses. »
Et c'est ainsi que fut décidée, en deux minutes, l'explora-
tion du Niger.
Depuis cinq ans, en effet (Rapport de décembre 1888),
j'avais fait cette proposition; mais il y en avait dix qu'un
autre, qui fut mon chef vénéré, mon ami et mon maître en
toutes les choses soudanaises, le lieutenant de vaisseau Da-
voust, avait formé ce projet. 11 était mort à la peine.
Après l'occupation de Bamakou, un homme d'une grande
énergie, d'une endurance et d'une ténacité à toute épreuve,
l'enseigne de vaisseau Froger, dont il faut citer le nom
toutes les fois qu'on parle de la pénétration française au Sou-
dan, avait transporté pièce à pièce, et Dieu sait au prix de
quelles fatigues, une cannonière française jusqu'au Niger.
Là, il l'avait assemblée, lancée, et depuis 1884 elle flottait
sur le fleuve. Cette cannonière, baptisée Niger^ fut, après
Froger, commandée par Davoust. Celui-ci, en acceptant ce
commandement, espérait conduire son bateau jusqu'à Tom-
bouctou. Il demandait en outre, comme la logique semblait
l'imposer, à descendre jusqu'au bout du bief navigable, jus-
qu'à la mer si cela se pouvait. Cette autorisation lui fut re-
fusée. On l'arrêta à Nouhou du Massina. Exténué de dysen-
(i) Deux rivières qui se réunissent à Bafoulabé pour former le Sénégal.
s SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
terie et de fièvre, il dut revenir en France, bien contre son
gré, sans même avoir atteint Tombouctou.
Cet honneur était réservé à Caron, son successeur. Avec
le sous-lieutenant Lefort et le docteur Jouenne, Caron attei-
gnit Koriomé, port de la ville mystérieuse; les intrigues des
Toucouleurs et des marchands du Nord lui rendirent les
Touaregs hostiles. Il ne put pénétrer dans l'antique métro-
pole saharienne. Mais il rapportait de son expédition une ma-
gnifique carte au 1/50,000* du cours du fleuve, travail sans
précédent peut-être sur aucune rivière d'Afrique. Cette carte
prouvait jusqu'à l'évidence que, de Koulikoro à Tombouc-
tou, soit sur une longueur de huit cents kilomètres, le Niger
est parfaitement navigable, exempt d'entraves dé route, tou-
jours accessible à la petite batellerie, presque toujours à des
vapeurs ou à des chalands à fort tirant d'eau.
Davoust revint à la charge en 1S88. C'est à cette époque
qu'il me fit l'honneur de me prendre comme second. Nous
devions alors, c'était décidé, redescendre le fleuve jusqu'à
obstacle infranchissable.
Mais il était écrit que jamais Davoust ne verrait le succès
définitif.
Que se passa-t-il? Au moment où nous allions partir, ordre
nous parvint de n'en rien faire. Nous hivernâmes à Manam-
bougou, point malsain par excellence; nous fûmes forcés de
construire, en paille et torchis, les misérables cases des-
tinées à couvrir matériel et personnel. Dans de telles con-
ditions, la mort venait vite. Nous étions arrivés dix-huit
blancs à la flottille. Moins d'un an après, nous restions cinq.
Les autres étaient semés sur la route du retour, ou dans
notre petit cimetière de Manambougou.
Mon pauvre Davoust, lui, était revenu mourir à Kita.
L'ordre suspendant notre départ lui avait porté le coup
mortel. Auparavant déjà, il ne se soutenait plus que par
des prodiges d'une énergie sauvage. Il vivait uniquement
JUSQU'A KAYES. 9
«
par et pour la réalisation de son projet. « A\o\v failli des-
cendre le Niger, me disait- il en s'exaltant, a rendu Mungo-
Park illustre. Nous, nous réussirons ! »
Il ne put voir renverser sans raisons tous ses plans si
longtemps caressés, si péniblement amenés à la presque
réalisation. C'était trop lourd à supporter pour le peu de
forces qui lui restaient. Il continua toutefois à monter avec
moi le MagCj canonnière pareille au Niger que nous avions
transportée de France ; il put même en faire les essais ; mais
au mois de décembre, il reprenait la route de la patrie, il
allait y chercher des forces et essayer de convaincre ceux
qui dirigent nos colonies.
Il ne put atteindre la France.
Il repose à Kita... Lorsque nous croyions tout perdu, la
mission irrémédiablement compromise, nous avons été nous
recueillir sur sa tombe.
C'est peut-être cela qui nous a porté bonheur.
Combien sont tombés ainsi, et des meilleurs! Sur quelle
fumure de cadavres lèvera la riche moisson que l'on peut
espérer du Soudan français! Ceux-là, a-t-on osé dire, s'en
allaient chercher des galons et des croix — des croix faites
à la hâte de deux planches clouées par un camarade inhabile,
au coin d'un champ de mil, à l'ombre d'un baobab, croix
éphémères, bientôt rongées par les termites, et qui, du mort
vaillant, ne perpétuent même pas le souvenir.
Ces morts-là, nous ne devons pas les pleurer. Il faut les
honorer et les suivre.
Donc, Davoust mort, je jurai qu'un bateau portant son
nom descendrait le fleuve, puisque lui avait succombé à la
tâche. Cette promesse est de 1888. C'est seulement en 1896
que j'ai pu m'en libérer. Mais j'ai tenu mon serment.
Certes, huit ou dix ans d'avance auraient bien modifié les
lo SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
résultats politiques de la mission. Aux négociations de 1890,
si néfastes pour notre influence dans le bas Niger, nos pléni-
potentiaires auraient, par exemple, pu affirmer qu'il n'existe
de rapides à Bourroum que dans l'imagination de sir Edward
Mallet, ce qui avait bien son importance.
Mais, sans chercher ce que la mission aurait dû être,
voyons seulement ce qu'elle fut.
Mon projet, adopté par M. Delcassé, était celui de Da-
voust, légèrement modifié. Au lieu d'opérer avec des canon-
nières à vapeur calant un mètre, je trouvais avantage à me
servir de chalands à l'aviron réduits à une calaison minimum.
Une lecture attentive de Barth révèle, en effet, des diffi-
cultés sérieuses de navigation, du moins quant aux passages
qu'il trouva sur sa route, car Barth n'avance guère que ce
que lui-même a vu. Un flotteur de quarante centimètres de
tirant d'eau passe nécessairement des rapides où se seraient
misérablement crevés le Ma^e et le Niger.
En outre, une canonnière à vapeur exige du combustible,
c'est-à-dire du bois. Il faut aller en couper. C'est une occa-
sion pour les malveillants de manifester leur hostilité. Puis
la machine peut venir à manquer. Mieux vaut l'aviron : c'est
plus lent, mais c'est plus sûr. N'avions-nous pas le courant,
du reste? Rien qu'en nous y laissant aller, nous étions bien
certains d'arriver au but, sinon à bon port. Le fleuve nous
porterait, nous et nos chalands, avec ou dessous, comme di-
saient les mères Spartiates.
Enfin, la méthode était élégante. Descendre le Niger à
l'aviron, à la fin du dix-neuvième siècle, était amusant, sem-
blait plus audacieux , puisqu'on aurait pu tenter autrement
la chose. Bien m'en prit, du reste; car jamais, au grand
jamais, les canonnières n'auraient passé là où s'en tira mon
brave D avons t, notre petit bateau.
Cette résolution arrêtée, restait à construire l'embarca-
tion, cette inséparable compagne de voyage, (c Comme on
JUSQU'A KAYES. ii
fait son lit, on se couche », pensais-je, et j'y mis tous mes
soins.
Il la fallait solide, mais légère, commode à démonter,
réalisant le minimum strictement nécessaire d'habitabilité,
pouvant porter huit à dix tonnes , et facilement manœu-
vrable.
Précisément, dans le courant de cette année 1893, la mé-
tallurgie de l'aluminium avait fait de grands progrès. Monteil
avait osé employer ce métal pour la construction d'une petite
embarcation destinée à l'Oubanghi. Suivre son exemple était
un peu risqué. Savait-on alors ce que réaliserait l'aluminium?
Somme toute, nos vies dépendaient presque exclusivement
de la solidité de notre embarcation. Mais je trouvai à la lé-
gèreté du métal de grands avantages pour les transports par
terre, et il fallait les prévoir. Enfin , là encore, la solution
semblait élégante.
Bref, je me décidai pour l'aluminium.
Je ne m'en applaudis pas outre mesure, je l'avoue. Pas
assez dur, crevant facilement sous le choc, flexible à la pres-
sion, l'aluminium m'a souvent fait regretter la tôle d'acier.
Toutefois, je dois le dire en sa faveur, nous n'avons pas eu à
tirer parti de sa qualité maîtresse, la légèreté. Nous n'avons
jamais eu, sur la route, à le démonter, à le porter par tran-
ches, à bras, en face d'obstacles infranchissables autrement.
Tel il a été monté à Koulikoro, tel il est arrivé à Wari. C'est
peut-être heureux; je ne sais si les trous de boulons, ova-
lisés, auraient bien supporté les démontages. En résumé, le
Davoustj bateau en aluminium, a atteint l'embouchure du
Niger : c'est tout ce qu'on lui demandait.
Laissez-moi vous le présenter, mon D avons t.
C'est un flotteur qui n'est pas beau. Il tient du sabot et de
la caisse à savon : c'est dire que l'arrière est carré, tandis
que l'avant se relève en pointe. Cette pointe du sabot sera,
12 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
soit dit en passant, fort utile pour sauter à terre sans nous
mouiller les pieds.
Il a treize mètres de long, deux mètres cinquante de large,
et ne cale que quarante centimètres, ce qui ne l'empêche
pas de porter neuf tonnes. Deux cloisons étanches le divi-
sent en trois compartiments. Celui du milieu forme la cale.
Là s'entasseront nos richesses : vivres, munitions, ballots
d'étoffe. Cette cale est recouverte de tôles d'acier qui ser-
vent de pont et, en même temps, contribuent fortement à la
solidité générale.
Les compartiments extrêmes, surmontés de deux légères
constructions en planches, deux roufs, servent de cham-
bres. Ces planches seront bien minces contre les ardeurs du
soleil, contre les tornades; mais il m'est impossible, on le
comprend, d'alourdir le bateau outre mesure, pour une simple
question de confort. Au centre se dressera un canon-revol-
ver. Sur le pont de tôle, en abord, s'assiéront les rameurs,
ou plutôt les nageurs, pour parler marin.
Trois voiles, deux triangulr.ires, une carrée, nous aide-
ront, le vent échéant. Une voilure pareille sur un bateau de
quinze mètres n'a rien de précisément réglementaire dans
la marine, mais, ba!i ! au centre africain, ni camarades, ni
ingénieurs, m viendront plaisanter mon innovation; elle
nous est commode, et quelle bonne histoire si les Anglais
télégraphiaient en Europe, à notre arrivée chez eux : « Un
trois-mâts français, venant de Tombouctou, a descendu le
Niger. »
Ces éléments donnés, il fallait sectionner le bateau. Le
problème consistait à le diviser, pour le transport à tête
d'homme, en pièces ne dépassant pas chacune vingt-cinq à
trente kilos. C'est tout ce qu'on peut moralement exiger
d'un noir qui n'est pas coltineur de son état.
Tout d'abord, je le coupe de l'avant à l'arrière en deux
parties symétriques, dans le plan longitudinal, et ces deux
JUSQU'A KAYES. 13
moitiés viendront se boulonner sur une plaque d'acier qui
fera quille. Puis, chacune d'elles est encore subdivisée en
tranches. Les joints sont faits au cuir. La plus lourde des
pièces pèse trente-sept kilos : c'est l'arrière. Mais on peut
se mettre à deux pour le porter.
Cette coque, à fond absolument plat, sera manœuvrée par
un long gouvernail dont la roue est placée au seuil de ma
chambre ; je l'aurai ainsi près de moi. Sur ma cabine sont
disposés le compas de route et la tente qui doit nous abriter
dans la journée, une tente de toile bariolée bis et rouge, le
bord en est dentelé ; nous nous croirons sur les plages nor-
mandes. Le toit de ma chambre me servira de table de tra-
vail pour l'hydrographie.
Le Davoust était tout juste habitable, tout juste commode
à manœuvrer; il portait tout juste le strict indispensable.
Mais pourvu qu'il nous conduisît tout juste au but, je n'en
demandais pas plus.
Je ne devais pas m'embarquer seul pour descendre le Ni-
ger. Restait donc la question du personnel.
De toutes les chances, souvent inespérées, qui ont marqué
notre voyage, qui ont contribué à son succès, il en est une
dont je dois peut-être remercier davantage la Providence ,
c'est de m'avoir donné comme compagnons de route précisé-
ment ceux qui m'ont accompagné.
A tous ceux qui savent, par expérience, ce qu'est le soleil
d'Afrique, qui connaissent l'action combinée des maladies,
des privations, d'une nourriture anémiante, des dangers
constants et des responsabilités de toutes les heures , à ceux
qui ont souffert eux-mêmes des caractères aigris, des dé-
fauts mis en évidence, de l'insociabilité tropicale, j'ai en-
tendu dire : 0 Vous étiez partis cinq camarades, vous revenez
cinq amis. Voilà certes le plus étonnant de votre affaire! »
Le premier de ces compagnons, le plus ancien en date.
14 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
qui prit sa part de la peine comme du succès, c'est l'en-
seigne, maintenant lieutenant de vaisseau Baudry.
Ouvrier de la première heure, Baudry, longtemps avant
que ma mission fût chose décidée, m'avait demandé à m*ac-
compagner, le cas échéant. Il se trouvait à Paris, devant
comme moi partir pour le Soudan à l'état-major. Il était lui
aussi piqué de la tarentule coloniale, maladie grave, dont on
ne se guérit guère qu'en la promenant aux colonies. Quel**
ques minutes après la décision du sous-secrétaire d'État,
l'affaire était entendue, il partait avec moi.
11 a été le compagnon des bonnes et des mauvaises heures.
Ensemble nous avons souffert des événements qui, deux ans
durant, nous retinrent, comme sous séquestre, au Soudan
français, av^nt le départ définitif. Il adoptait mes idées, les
faisait siennes, et s'occupait immédiatement de leur réalisa-
tion. Il est. juste que je le nomme ici le premier, pour dire
l'aide que j'ai reçue de lui, partout, toujours.
Nous trouverions le reste du personnel à Saint-LoutS|
car Baudry et moi étions, d'abord, les deux seuls blançfl
prévus de l'expédition. Nous devions alors nous adjoindre
huit laptots sénégalais, dont un gradé, prêtés par la maiiiuK^
Je savais pouvoir engager là-bas autant de braves gèsudj
fidèles, solides, dévoués jusqu'à la mort, qu'il m'eniaudiailit
Restait la grave question de l'interprète indigène. J'avaîi •
mon homme en vue, mais sans savoir s'il était disponible.
Je fis immédiatement demander à la colonie du Sénégal de
mettre à ma disposition Mandao Ousmane. . >
J'avais connu et apprécié Mandao à la flottille du Nigen
Les actes de dévouement de sa famille à la PVance ne sont
plus à compter. Lettré, intelligent, très courageux sous des
dehors un peu timides, très fin, et très fier, Mandao était le
type le plus parfait du noir affiné. Il eût été pour nous un
aide précieux et un ami. Je savais que son ambition était
JUSQU'A KAYES. 17
d*être décoré, comme l'avait été son père, un des auxiliaires
les plus appréciés du général Faidherbe. Il devait mourir au
champ d'honneur, tué pendant la colonne Monteil.
Si quelque curieux vous demande : a Quelle est la pre
mière préparation pour aller explorer le centre Afrique? »
répondez sans hésitation : « C'est d'être acheteur de soldes
sur la place de Paris. » Voici pourquoi :
La monnaie courante, au Niger, est généralement le cauri,
petit coquillage provenant de la côte du Mozambique. 11 en
faut de trois à cinq mille pour équivaloir à cinq francs. C'est,
comme vous voyez, une monnaie encombrante, lourde comme
le billon Spartiate et qui même n'est pas connue partout.
Dans bien des villages, on compte exclusivement en mar-
chandises : « Combien ce mouton? — Dix coudées (cinq
mètres) de toile blanche, ou cinquante perles dorées, ou tant
de miroirs, ou tant de feuilles de papier, ou tant de barres
de sel. » Suivant ce dont le vendeur a besoin.
On doit se prémunir en conséquence.
Outre cela, il faut des objets de cadeaux. Des articles de
commerce divers et inattendus trouvent ici leur placement.
La plombagine, en tubes, servira à noircir les yeux des
Peules coquettes pour en rehausser l'éclat; les embrasses de
rideaux se transformeront en baudriers, en cordons de sabres
pour les guerriers ; des accessoires de cotillon , des peignes
^n celluloïd se planteront dans les chevelures crépues. Prenez
^ussides pipes, des tabatières, des hameçons, des aiguilles,
^^s couteaux et des ciseaux, des burnous en serviette éponge,
^^s boutons de porcelaine ou de verre, du corail, de l'ambre,
^^s foulards, des ombrelles tricolores, etc., etc.
Aux chefs puissants, il vou§ faudra offrir des selles de
velours brodées, des armes, de riches vêtements, des étoffes
de prix. Les goûts changent d'une race à l'autre; la mode,
d'un village au suivant. Puis, nous devons rapporter, — c'est
i8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
spécifié dans les Instructions, — des renseignements com-
merciaux pour les voyageurs qui nous suivraient. Alors,
varions le plus possible nos échantillons.
Enfin, noirs et Touaregs sont de grands enfants. Ils se
battent pour s'amuser, quand ils ont un sabre ou un fusil.
Ils joueraient tout aussi bien avec un lapin mécanique, une
toupie d'Allemagne ou une poupée qui dirait papa. Donc
nous emporterons des jouets, des lézards qui rampent, des
grenouilles qui sautent, des boîtes à musique, même un petit
organina qui joue des quadrilles à chahut en avalant des
mètres de papier perforé.
Et je n'ai pas tout dit.
Maintenant, mettez, en face de ce programme incohérent,
deux officiers de marine revenant, l'un du Soudan, l'autre
de Chine; dites-leur, en donnant l'argent : « Débrouillez-
vous! » et vous verrez leur tête. Mais, s'ils sont renseignés,
ils iront tout droit trouver Léon Bolard, commissionnaire en
marchandises, spécialiste pour explorations.
Et alors ils s'amuseront comme des fous pendant un mois.
C'est ce que nous avons fait.
Je me souviendrai longtemps de ces courses chez des
fournisseurs pas toujours gracieux, qu'on dérangeait quel-
quefois pour des vétilles. Nous arrivions certains jours à dé-
velopper, sur le pavé de Paris, trente kilomètres, mesurés
au podomètre.
Le plus drôle était la chasse aux soldes. Des étoffes légè-
rement défraîchies, des laissés pour compte, sont d'excel-
lentes trouvailles pour l'explorateur un peu soucieux des
deniers de l'Etat; mais ce qu'il faut marcher et monter de
fois au quatrième étage pour réaliser cette économie ! Nous
eûmes ainsi quinze cents mètres de velours à dix-neuf sous» ,
des couteaux représentant la tour Eiffel, d'autres avec de
allusions politiques au Panama, et le reste !
JUSQU'A KAYES. 19
Au bout d*un mois, Baudry et moi étions fourbus, Bolard
seul était infatigable. Mais nous avions pour vingt-sept mille
francs de marchandises.
Tout cela s'entassait dans un sous-sol du pavillon de
Flore. Quel capharnaûm! On y empilait calicot sur sabres de
cavalerie, Pélion sur Ossa.
Nous reçûmes là des visiteurs de marque. M. Grodet,
nommé gouverneur du Soudan, vint nous y voir, fort aimable,
semblant s'intéresser beaucoup à tout ce que nous faisions.
Quantum mutata,..
On en était alors à l'emballage, et ce n'est pas l'opération
la plus facile. L'explorateur doit être doublé d'un emballeur
de premier ordre. Les colis ne doivent pas dépasser vingt-
cinq kilos. Il les faut tout d'abord d'une absolue étanchéité,
puis maniables, de formes géométriques, faciles à arrimer.
Les objets, les étoffes qui les composent doivent être rap-
prochés sans se nuire, sans se froisser, et le plus difficile est
encore de composer des assortiments, pour n'être pas obligé
d'éventrer, dès le début, tous ses ballots.
Et quelle comptabilité !
A côté de cela, des objets spéciaux devaient frapper l'ima-
gination de l'indigène. C'étaient la bicyclette de Baudry ,
des tubes de Geisler, une couronne électrique; enfin, et par-
dessus tout, un phonographe Edison, — le cinématographe
n'était pas encore inventé. Notre instrument était un des
premiers qui aient paru en France. Il devait rapporter des
chants indigènes, et je comptais beaucoup sur lui pour in-
téresser les chefs, les lettrés, et leur faire, en les amusant,
oublier leurs desseins hostiles.
Comme armement, le ministère de la guerre nous prêtait
dix mousquetons Lebel, modèle 1893, et dix revolvers der-
nier modèle , avec dix mille cartouches : c'étaient mille
ao SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
coups par homme, c'est-à-dire plus que suflSsant, pensais-je.
Enfin, la marine nous prêtait également un canon Hotch-
kiss à tir rapide de trente-sept millimètres, avec munitions
et accessoires.
Le 25 décembre, rien ne manquait, que le Davoust encore
inaclievé. Baudry partit de Bordeaux, le jour de Noël, avec
la plus grande partie du matériel. Le 5 janvier, je m'em-
barquais à mon tour sur le Brésil, des Messageries
times, emportant mon bateau démonté.
Dakar, accroupi au fond de sa baie, au pied des hauteurs
dont l'ensemble forme le cap \'ert, a hérité, au point de vue
commercial, de l'importance de Gorée. C'est un tlot de ver-
dure qu'encadrent des rochers sombres et des sables bril-
lants.
Ah! si Dakar était anglais, quelle ville commerciale de
premier ordre , quelle citadelle imprenable , quel arsenal
JUSQU'A KAYES. 21
bien monté nos rivaux en auraient fait depuis longtemps!
Mais Dakar est français. Sans nier ses progrès, on ne peut
s'empêcher de les juger bien lents. Il serait en effet impos-
sible de trouver sur toute la côte ouest un point mieux choisi.
C'est l'analogue de Cherbourg, dans les mers d'Afrique. La
rade est sûre, on y entre à toute heure; le mouillage est
excellent, l'air relativement salubre ; l'eau ne manque point.
Et quelle admirable position militaire !
Lorsque, la guerre déclarée, le canal de Suez sera obs-
trué, la route des Indes et d'Extrême-Orient reprendra son
ancien tracé , et Dakar deviendra 0 le poignard au cœur de
l'Angleterre » , comme Napoléon disait de Cherbourg. Pourvue
abondamment de charbon, dotée de cales et d'ateliers, Dakar,
dans la prochaine guerre, pourrait être le centre de ravitail-
lement de toute une flotte de croiseurs rapides et de torpil-
leurs, pourchassant le commerce anglais. Il serait aussi le
camp retranché où nos bateaux viendraient se mettre à
l'abri devant des forces supérieures. Cela sera, espérons-le.
En attendant, la rivalité Saint-Louis-Dakar-Rufisque n'ar-
range guère les affaires de l'une ni de l'autre de ces trois
villes.
Dakar intéresse particulièrement les pays du Niger, et
c'est pourquoi je crois devoir m'étendre un peu sur son pré-
sent et sur son avenir : là aboutira le commerce futur — que
je crois considérable — du Soudan, quand Kayes sera reliée
à Saint-Louis, Badoumbé à Koulikoro, par le grand railway
français de l'Afrique occidentale.
Dakar avait pour moi un autre intérêt. C'était le pied remis
enfin sur la terre d'Afrique, après une longue absence de
deux ans. Je pensais avoir à lutter, — et alors, de front,
face à face, — pour la réalisation de mes projets, seulement
avec des difficultés matérielles. Et l'heure où je vis, sur le
quai de la gare du chemin de fer Dakar-Saint-Louis , les
ballots, les colis, les pièces du Davoust^ bien au complet,
?.2 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
symétriquement alignés, fut une des bonnes heures de ma
vie. On a souvent dit : « Le plus difficile, dans une explora-
tion, c'est de partir. » Je me croyais parti, et, dès lors,
sûr du succès... Combien je devais en rabattre!
Grâce au concours bienveillant de tous, du gouverneur,
M. de Lamothe, et du commandant de la marine, le com-
mandant du Rocher, Baudry m'a admirablement préparé la
besogne.
Mais nous n'avons pas de temps à perdre ! Un accident
d'hélice a donné trois jours de retard au Brest/, et il nous
faut quand même prendre le premier départ pour le haut
fleuve. Dès le lendemain matin , en route pour Saint-
Louis. Les pièces du Davoust^ encombrantes, à formes gau-
ches, à peine emballées à la hâte à Paris, arrimées tant bien
que mal à Bordeaux, dansent la sarabande sur les plates-
formes du chemin de fer qui les emportent, et cela m'effraye
un peu pour mon pauvre bateau. Bah ! il en verra bien d'au-
tres, et je n'ai pas, aujourd'hui, le cœur à m'attrister.
Deux mots sur le chemin de fer Dakar-Saint-Louis. Le
pays qu'il traverse est légèrement ondulé, peu arrosé, triste
<l'aspect : c'est le Cayor. La race qui l'habite a été dure à
soumettre. En continuelle révolte, elle nous infligea plusieurs
fois, par surprise, des désastres : à Thiès, où le poste entier
fut massacré; à M'pal, où périt un escadron de spahis. Le
Cayor eut des chefs, des Damels, comme Samba-Laobé et
Lat Dior, derniers champions de la résistance, illustres dans
les annales sénégalaises, véritables héros qu'on regrette de
n'avoir pu ramener à nous.
Les gouverneurs successifs du Sénégal se heurtèrent tous
à la résistance du Cayor, à l'insoumission de ses habitants.
Mais ce qu'avaient en vain entrepris ceux qui s'appelaient
Faidherbe, Pinet-Laprade, Brière de l'Isle, pour ne citer que
les plus illustres, la voie ferrée, pacifiquement, en est venue
JUSQU'A KAYES, 33
à bout en quelques années. Aujourd'hui, grâce au chemin de
fer, le Cayor est tranquille. Ce n'est pas tout; la contrée,
jadis infertile et déshéritée, est devenue, par la culture des
arachides qu'enlèvent les wagons, aux mois de la traite, un
pays riche et productif.
Tant il est vrai que paix et commerce marchent de front,
que le meilleur moyen, le seul, de pacifier un pays, de se
concilier ses habitants, est de leur donner du bien-être en
ouvrant des routes commerciales.
Bravo donc pour le chemin de fer Dakar-Saint-Louis!
Bravo ! malgré les hésitations, les erreurs, peut-être, qui en
marquèrent les débuts.
Dire qu'on y trouve toutes les commodités, tout le confort
désirable, non certes, A la saison chaude surtout, c'est un
supplice que d'y voyager, un avant-goût de l'enfer, et le
conseil qu'on donne aux débutants, à Dakar, est toujours
bon : o Prenez de la glace, prenez-en beaucoup. Vous en
34 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ferez un double emploi : rafratchissez vos boissons en route;
mettez-en dans un mouchoir sur votre tête, sous votre cas-
que ! Peut-être ainsi vous en tirerez-vous sans accès de
lièvre et sans étouffer. >
Ce voyage, qui semblerait devoir n'être une partie de
plaisir pour personne, en est une cependant pour les noirs.
^^^LSiïS^ife^
fÂ
,'ain^^St
^H^^sBE^ -"
\%
^^^a
■Liik^^ k*Z
"^îvj^B
^^^F^'^'f
^H|
■'^3
Ils prennent le train pour s'amuser. On n'escomptait guère,
au début, cet élément de recettes, surtout après qu'un des
premiers trains, en déraillant, eut écrasé tout un wagon
d'indigènes contre un gros baobab ; on crut alors que c'était
fini pour de bon.
Bien au contraire. Dès le lendemain, les noirs revinrent
en foule. Mais ils s'étaient prémunis de talismans. Les mara-
bouts, qui font commerce de ces porte-bonheur, avaient tout
simplement ajouté une nouvelle corde à leur arc : ils ven-
daient " grisgris contre chemin de fer ».
JUSQU'A KAYES. 25
Voilà le noir tout entier. Qu'il ait confiance dans son gris-
gris, il bravera mille dangers; qu'il ait confiance dans son
chef, il le suivra sans hésitation, sans défaillance , au bout
du monde. Inspirez-lui donc la confiance, vous pourrez tout
en tirer.
Baudry était venu à ma rencontre sur la ligne. Avec lui
était un noir, soigneusement enveloppé dans un « tamba
sembé », châle indigène. Cet homme était Mandao, l'inter-
prète que j'avais demandé. Sans hésiter, il avait voulu nous
accomp^ner, et c'était une bonne carte de plus dans nos
mains. Allons, tout allait bien !
Le 17 janvier au soir, à six heures, nous étions à Saint-
Louis. Un officier de l'état-major du gouverneur m'atten-
dait. M. de Lamothe me reçut de façon charmante; nous
nous connaissions, du reste, depuis longtemps. Tout ce qu'il
pouvait fKiur nous, il promit de le faire, et il le fit.
a6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
I-e Brière de l'Islc, de la Compagnie Devès et Chaiimet.
devait partir le ig pour le haut fleuve. 11 était déjà en
surcharge . Comment
(aire ? Et le tempspres-
sait.
Dès le matin du iS,
j'engageai les laptols
qui devaient nous sui-
vre. La plu part étaient
des Sarracolais. Leur
tribu habite sur le Sé-
négal, entre Bakel et
Kayes. L'éloge n'en
est plus à redire. Entre plus de cent candidats, Baudry en
avait déjà trié une dizaine et un second maître pilote de la
station locale, tous avant fait campagne et déjà anciens au
service, tous solides, bien portants, bien découplés, heu-
reux de courir les aventures. J'eus seulement à en éliminer
trois et à ratifier le choix des autres, car nous devions nous
limiter à huit hommes, patron compris. Dans la suite, ces
laptots furent congé-
diés, par ordre du gou-
verneur Grodet, avant
le départ définitif. Inu-
tile donc de les pré-
senter. Seul, Bouba-
kar-Singo, le second
maître, qui devait être ^^^^^^__^
patron du Davoust, ^^^^^Cs J \ '^ Vl\
mérite une mention — ^^~ "^
spéciale. C'était un
Sarracolais superbe, excellent marin; et, quand venait la
tornade, il se mettait à l'eau, nu, et entonnait, sous l'averse
diluvienne, toutes les prières de son répertoire.
JUSQU'A KAYES. 117
Nos laptots engagés, on les équipa, on les habilla, et tout
de suite on les mit au travail, car nous avions trouvé la solu-
tion pour le transport du matériel.
L'administration nous prêtait un clialand en fer, de 35 ton-
neaux; nous y arrimions tout, et le Brière de liste le pre-
nait à la remorque.
Ce ne fut pas, du reste, sans peine que put se terminer
cet arrimage. Enfin, nous étions prêts à l'heure, tant bien
que mal. Le 19 au soir, le Brière larguait ses amarres, et
nous filions pour le haut fleuve, tandis que nos amis de
Saint-Louis, du gouvernement, de la marine, des maisons
de commerce, nous faisaient de grands gestes d'adîeu, en
nous criant : « Bonne chance ! n
Quelle arche de Noé que ce chaland de 35 tonnes! Il y
avait de tout là dedans, et beaucoup de n pagaille » : des
Japtots, des voiles, des rois maures passagers, des ballots,
des moutons et des femmes. A l'arrière, on avait construit.
28 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
avec les tôles du Davoust, un appentis pour abriter ce petit
monde. Oisifs toute la journée, ils faisaient les lézards au
soleil sur le plan incliné du toit. On prolita des deux ou
trois jours de remorque pour recenser les ballots numérotés.
Chose extraordinaire, invraisemblable, rien ne manquait. Et
il fallait voir Bilali Coumba, un hercule, soulever, comme
une petite modiste son carton à chapeaux, la caisse d'instru-
ments, zinguée, qui dépassait cent dix kilos.
C'est Bilali qui me fit un jour cette réponse, marquée au
coin du bon sens :
On avait distribué aux hommes des cuillers de bois, pour
leur usage personnel. Naturellement, ils mangeaient, comme
tout bon noir, avec leurs doigts, faisant la boule de p&tée,
■ la pétrissant avant de la porter à la bouche. Et comme je
plaisantais Bilali ; « Mais, mon ami, à quoi te sert ta cuiller?*
il me dit, montrant ses mains, des battoirs : a Y a bon pour
travailkr, y a bon pour manger. «
.■\insi que Jeanne d'Arc son drapeau, il les voulait à l'hon-
neur comme à la peine.
I.a traversée eut des péripéties, le clapotis défonça le
chaland, il fallut même le
cimenter. Enfin, nous ar-
rivâmes le 23 à Oualaldé,
point extrême à cette
époque de la navîgatÛHi à
vapeur sur le fleuve. Peut-
être pourrait-on remonter
beaucoup plus haut, jus-
qu'à Kaédi, presque en
toute saison ; mais il fau-
drait pour cela complète-
ment abandonner les for-
mes de carène actuelles. Nous n'en sommes pas encore là. -
Le Briùrc de l'Isle redescendit.
3<' SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Désormais, nous allions voler Je nos propres ailes. Péni-
blement, lentement, mais sans arrêt, à la perche, à la cor-
delle, jusqu'au soir tombé, notre 35 tonnes se traîna sur le
fleuve, oiJ les bancs découvraient déjà. On passa ainsi Kaédi,
Matam, Saldé.
Puis, coup sur coup, nous arrivèrent deux nouvelles atro-
cement tristes.
A Saldé, la mort d'Aube.
A Bakel. le massacre du colonel Bonnier et de sa colonne.
On a beaucoup trop parlé, dit bien des inepties voulues,
sur ces morts glorieuses. On a, autour de ces cendres de
soldats tués au feu, en plein combat, suscité de honteuses
polémiques. Les hyènes, du moins, elles, ne travaillent que
la nuit.
Poui* moi, je perdais là, avec un chef que j'aimais, nombre
de vieux amis, compagnons de feu, camarades de poste.
Hâtivement nous fî-
mes le trajet Bakel-
Kayes, pour avoir des
nouvelles. Nous étions
plongés dans une af-
ion profonde,
jointe à quelque in-
quiétude de ce qu'on
nous réservait.
Le 13 février, nous
arrivions à Kayes.
Je me rendis immédiatement au gouvernement avec
Baudry et Mandao. Le gouverneur, M. Grodet, m'apprit
qu'il était autorise, par dépêche, à surseoir à ma mis-
sion et à nous employer à sa guise. Le personnel était
dispersé. Baudry était envoyé à marches forcées sur le
Niger pour conduire à Tombouctou de vagues convois
de ravitaillement. On disposerait ultérieurement de moi.
JUSQU'A KAVES. 31
Plus tard, on m'envoya commander la flottille du Niger!
Cette dépêche, je la veux citer ici. Naguère encore,
M. Grodet se défendait d'avoir été pour quelque chose dans
l'arrêt de deux ans imposé à notre mission :
a Colonies à gouverneur ^ Soudan. — Autorise surseoir
mission Hourst et disposer de cet officier. »
On le voit, le gouverneur du Soudan était autorisé, — il
pouvait donc le faire ou non, — à surseoir, à nous arrêter
pour le temps limité qui lui semblerait convenable. La polé-
mique serait hors de mise.
Une réflexion cependant; tandis que, pendant deux ans,
nous étions immobilisés, sans grand profit pour le pays, sur
les bords du Niger, en amont de Tombouctou, Decœur, Baud
et d'autres marchaient du Dahomev sur Sav. Voit-on bien
quels avantages immédiats, politiques et diplomatiques, la
France eût alors retirés d'une jonction, en réunissant les
hinterlands des deux colonies?
Il est vrai que Decœur et Baud ne partaient pas du Sou-
dan, mais du Dahomey, où le gouverneur Ballot envoyait
des explorations, au lieu de les arrêter.
Mais j'abrège. Inutile de raconter par le menu les vexa-
tions mesquines, les déboires, les tristesses sans nombre
que nous endurâmes. Inutile, en remuant toutes nos amer-
tumes passées, de décourager, peut-être, les bonnes volontés
de l'avenir. Nous réussîmes cependant à nous rendre utiles.
Tout en approvisionnant Tombouctou, menacé de disette,
— et là encore il faudrait chercher bien haut les responsa-
bilités, — je pus lever la carte de tout le système lacustre
qui s'étend à l'ouest de la ville.
Le plus important de ces lacs, Faguibine, est une véri-
table mer intérieure avec ses îlots, ses promontoires et ses
tempêtes. C'est une vaste cuvette (cent dix kilomètres de
long, vingt de large; les fonds, à la sonde, dépassent parfois
32 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
cinquante mètres) qu'emplit le Niger, gonflé par les crues.
Nous y fîmes un raid tout pacifique avec VAube, embarca-
tion que je vous présenterai plus tard, tandis que le « terri-
ble » Ngouna, chef des Kel Antassar hostiles, se livrait sur
ses bords à de prudentes retraites. C'est là que, pour la pre-
mière fois, je pris contact avec les Touaregs.
Baudry, de son côté, allait, avec un chaland, sur Tlssa-
Ber, déjà reconnu par Caron, constater la navigabilité du
fleuve aux eaux hautes.
D'avoir voulu nous employer, de nous avoir fait quand
même servir à quelque chose, comme aussi de la bienveillante
affection qu'ils nous témoignèrent, je dois respectueusement
remercier mes chefs militaires, les commandants de Tom-
bouctou, les colonels JolTre et Kbener. Ce fut une consola-
tion à nos ennuis, et la meilleure, la plus réconfortante que
puisse souhaiter un offîcicr.
Kn mai 1^95, je reçus l'ordre de rentrer en France. Bau-
dry, fatigué, atteint heureusement plus au moral qu'au phy-
sique, m'avait précédé de deux mois. Comme je l'ai dit, nos
laptots avaient été congédiés, — par mesure d'économie,
disait l'ordre. — Notre matériel était dispersé. Le bateau
restait à Bafoulabé, et dans quel état, grand Dieu! On aurait
juré que les pièces en avaient été intentionnellement faussées
à coups de marteau. Nos chronomètres — de petites mon-
tres de torpilleurs, chef-d'œuvre de précision d'un véritable
artiste, M. Thomas — servaient, à Badoumbé, d'horloge au
télégraphiste du poste. Nos ballots, dont je n'avais point
reçu décharge, étaient envoyés à Mopti, pour la mission
Destenave, qu'on avait dû faire partir. Mes amis de France,
à qui j'adressais des appels désespérés, se taisaient. Baudry
lui-même ne donnait pas signe de vie.
Tout semblait définitivement perdu. 11 n'avait pas été
sursis à ma mission, elle était dissoute, détruite.
JUSQU'A KAYES. 33
Pour la première fois, je l'avoue, en reprenant navré, sous
rhivernage, étape par étape, la route de France, en envisa-
geant tristement mes pauvres projets, je crus à leur effon-
drement définitif.
Au moins avais-je la consolation d'avoir, comme Davoust,
lutté jusqu'au bout.
Le 20 juillet, à Bafoulabé, j'étais précisément en proie à
une rage froide, en face des pièces faussées de mon Davoust,
quand on me remit une dépêche.
Elle était du colonel de Trentinian , qui avait — enfin ! —
succédé à M. Grodet dans le gouvernement du Soudan.
Elle disait :
« Le ministre des colonies reprend le projet primitif de
votre mission. »
J'ai eu des minutes de joie émotionnelle et de bonheur
dans ma vie. Eh bien! pas même le jour où, tenant depuis
près d'un mois dans le pays de Diena révolté, j'ai vu arriver
la colonne de secours; pas même, en décembre dernier, à
l'heure du débarquement à Marseille, quand j'ai senti tous
les obstacles franchis, les difficultés surmontées, les dangers
passés, la réussite enfin complète, pas même alors, je n'ai
éprouvé joie plus profonde. Je pouvais donc tenir mon ser-
ment, et aussi confondre, par l'action, par le succès, ceux,
mal conseillés ou peu scrupuleux, ceux qui nous avaient mis
l'entrave au pied.
Voici ce qui s'était passé :
En France, dit-on, les absents ont toujours tort. Notre
histoire tendrait à le prouver. De tous ceux qui, à mon dé-
part, avaient protesté de leur dévouement, m'avaient con-
grratulé par avance, voire même chaudement pressé sur leur
poitrine, bien peu — j'allais dire personne — avaient pris
fait et cause pour nous. Les Sociétés géographiques, scien-
tifiques, mirifiques, poussent en France comme champi-
3
34 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
gnons. Petites chapelles concurrentes, elles se détestent, se
mordent, pérorent, déclament, banquettent. Sans grand ef-
fort, sans risques, leurs gros bonnets — j'allais dire leurs
grands actionnaires — se font réclame et notoriété sur le
dos de quelques membres actifs qui vont peiner au loin.
Demandez-leur aide, secours, appui, aux moments péni-
bles : ils n'en ont cure. Plus tard, au retour, si vous vous
êtes bien débrouillés, et si vous êtes bien gentils, vous en
tirerez... du bruit.
J'ai souvent pensé à elles, en regardant, derrière les chefs
nègres, marcher leurs griots. Ils vont, jouant de la flûte
ou du violon, ils agitent des sonnettes, ils battent de la
caisse, hurlent à tue-tête leurs flatteries. Toutes les compa-
raisons leur sont bonnes pour le chef : la lune, le soleil et
le reste : « Tu es mon père, tu es ma mère, je suis ton
captif. »
Mais viennent des revers à ce chef qu'on encensait, que
la mauvaise fortune ou la défaite s'abatte sur lui, les voilà
tous, les griots, qui s'en vont porter au plus heureux de
l'heure flûtes et violons, sonnettes et flagorneries !
Ah ! les thuriféraires !
J'éprouve toutefois un plaisir reconnaissant à le dire, il se
trouve des exceptions à cette règle.
Et je n'en veux citer qu'une. Aux heures adverses, pour
nous réconforter, comme aux jours d'espérance, pour nous
encourager, toujours mon cher et vénéré ami M. Gauthiot,
secrétaire général de la Société de géographie commerciale,
s'est trouvé là, mettant à notre disposition son influence, sa
parole persuasive et sa haute autorité en matière géogra-
phique et coloniale.
Dès son arrivée à Paris, Baudry l'alla trouver, non sans
une arrière-pensée : a Eh bien ! et la mission ? — Fichue,
à moins que vous ne nous tiriez de là. — Je m'en occu-
perai. »
JUSQU'A KAYES. 35
Ensuite, il s'en fut chez mon vieil ami Marchand, qui, à
cette heure, doit faire merveille au Congo : « Et Hourst, et
la descente du Niger? — Vous voyez ce qu'il en reste ! —
Il y a peut-être quelque chose à tenter. »
Tous deux firent leur force. Ce fut M. Gauthiot qui enleva
la dernière redoute. La question d'argent semblait grosse de
difficultés, car on bouclait le budget : a Monsieur le ministre,
dit-il, j'arrive les mains pleines. » C'étaient cinq mille francs
votés par le Comité de l'Afrique française, pour mon voyage
d'exploration.
L'effort de ces troupes fraîches fut décisif.
Le ministre des colonies était alors M. Chautemps, heu-
reusement ; le gouverneur général de l'Afrique occidentale,
M. Chaudié; le directeur de la défense aux Colonies, le co-
lonel aujourd'hui général Archinard. C'est d'eux trois que
dépendait l'ordre définitif. Je n'ai qu'un mot à en dire : ce
furent, avec M. Gauthiot, les quatre parrains de la mission
reconstituée; et nous leur en sommes tous, à tous, respec-
tueusement reconnaissants.
« Je n'ai eu dans tout cela, m'écrivait Baudry, qu'une
simple action de présence. »
La question d'argent, ai-je dit? Il fallait en effet partir
sur des bases nouvelles. Les conditions étaient autrement
défavorables que deux ans auparavant. Rien n'était changé
du côté des Touaregs, mais on savait par le Soudan que
Amadou Cheikou, le sultan détrôné de Ségou, se reconsti-
tuait un empire sur les bords du Niger. Puis, la mission
Toutée était en route; on en était sans nouvelles, et il est
souvent plus difficile de venir second que premier en pays
neuf.
Le colonel Archinard avait donc voulu renforcer sérieuse-
ment notre effectif : c'étaient d'abord trois chalands au lieu
d'un seul, et cela exigeait vingt laptots, au lieu de huit.
36 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Puis, le lieutenant Bluzet, un déjà vieux Soudanais, quoique
tout jeune de grade, serait chargé de l'instruction militaire,
c Prenez un médecin, dit encore le colonel, cela fera un
fusil de plus! » C'est Taburet, mon ancien médecin à la flot-
tille du Niger, que je choisis par dépêche.
Tout cela multipliait les frais. Le budget, le petit budget
d'une si grosse mission fut dur à équilibrer. On y parvint.
Bluzet, Baudry, sur leur solde, firent des avances. Bolard
se mit encore une fois en campagne, avec son zèle ordinaire
et son activité.
a Vous partez quatre, disait Marchand à Baudry, en l'ac-
compagnant à la gare d'Orléans. Il en reviendra bien unî »
Dieu merci, nous sommes revenus au complet.
Dès la réception de la dépêche du colonel de Trentinian.
sans en chercher plus long, je me mis à l'ouvrage. Il fallait
rassembler à Bafoulabé tout notre matériel épars aux quatre
coins du pays. 11 ^fallait mettre le Davoust en état. Pour
cela, il n'était qu'un moyen possible : le monter, le pousser
à l'eau; on n'aurait ainsi point de déboires pour le lançage
définitif. Je fus aidé par un quartier-maître mécanicien, Sau-
zereau, qui m'avait déjà rendu, à la flottille, les plus grands
services. C'était dur, mais on y parvint, et ce fut un beau
jour, au poste de Bafoulabé, que le baptême du Davoust.
C'était la première fois qu'il flottait depuis les essais du pont
Royal, à Paris. Un missionnaire de Dinguira s'était dérangé
tout exprès pour le bénir. Le colonel de Trentinian avait
bien voulu venir de Kayes, et le Davoust faisait, ma foi, un
effet joli, très joli, sur le Bakhoy. J'aimais mieux le voir là
que sur la Seine, Digui, second maître pilote de la flottille,
que je gardais pour patron, au lieu et place de Boubakar
congédié, se montrait enchanté de son bateau.
Tout compte fait, il manquait nombre de colis à l'appel.
Heureusement, le capitaine Destenaves avait emporté au
JUSQU'A KAYES. 37
Mossi seulement quelques ballots de prix; le reste était à
Ségou. Mais, des conserves, des approvisionnements, plus
rien ne restait, qu'une caisse de « cognac fin bois » qui fit,
à très petites doses, nos délices; il y en avait encore, un
an après , à Fort-Archinard. Vous voyez si nous fûmes
sobres. La bicyclette de Baudry, qu'on baptisa, je ne sais
pourquoi, Suzanne, fut retrouvée, en piteux état, du reste.
Mais Sauzereau était un spécialiste en la matière, et bientôt
il la fit rouler sur la route de Badoumbé, au grand ébahisse-
ment des noirs.
Je n'avais plus qu'à attendre Baudry à Kayes. J'y des-
cendis et je le vis, un beau matin, me tomber dans les bras,
avec Bluzet et vingt laptots; je parle au figuré pour les lap-
tots, bien entendu. Par économie, on ne les avait point ha-
billés, et l'on eût dit une bande de forbans. Cela me fit bonne
impression ; j'en connaissais plusieurs, qui avaient déjà servi
sous moi. Ces hommes, certes, ne valaient pas les premiers,
ceux que j'avais dû licencier sur l'ordre du gouverneur, mais
ils se formeraient à la route.
Tout s'était bien passé, pour Baudry et Bluzet. Ils avaient
même trouvé les loisirs, sur le bateau qui les montait de
Saint- Louis, de rimer à deux : la collaboration commençait.
Et le soir à table, où de copieuses libations — copieuses
pour le pays, s'entend — étaient faites en l'honneur de la
mission reconstituée, ils nous dirent ce sonnet :
NUIT DE FLEUVE
Sur le Fleuve huileux, le lourd bateau se traine,
Et s'essouffle, difforme, encombré de colis,
Oii des nègres se sont affalés, endormis
Dans la candeur d'une paix humble et souveraine.
Cependant que parmi les deux un peu pâlis
Lente et douce erre la lune, comme uoe reine
Qui laisserait sur des gazons frôler sa traîne
De mousseline, avec des astres dans les plis.
SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Ombre au vert alTaibli des gonakiers touffus,
S'élève lentement du rivage dilTus
Le brouillard exhalé des nuits paludéennes,
Et, sans écho, dans le silence et la torpeur,
Monte, en sifflets stridents, l'âme du vieux vapeur
De l'eau dormante aux gerbes d'or échéréennes.
■A ■
A
ri
Ij
n
éê^
m
■1
WÊ£sm
CHAPITRE II
DE KAYES A TOMBOUCTOU.
Le lo octobre 1895, nous quittâmes définitivement
'^jes. Nos colis étaient embarqués de la veille sur trois
P'a. t es-forme s du chemin de fer; le personnel prit place dans
'^^ w^ons. Outre Baudry, Bluzet, et le mécanicien Sau-
*r-«aU| qui devait remonter le Davoust, il était ainsi con-
't*tué : le second maître pilote Samba Amadi, dit Digui,
'^rrime d'une stature colossale et d'une force herculéenne,
P'''-*-s remarquable encore par son zèle, sa fidélité et son
*^^esse comme marin; l'interprète Suleyman Goundiamou,
ancien laptot de Caron dans son voyage à Tombouctou; le
l^'aducteur d'arabe Abdoulaye Dem, petit Toucouleur futé
et intelligent, plus lettré que la moyenne des marabouts
noirs, et vingt laptots ou marins indigènes.
40 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le soir, sans incident, nous arrivons à Bafoulabé. Un bac
à traille nous y {ait traverser le Bafing, une des deux ri-
vières dont la réunion forme le fleuve Sénégal. Une voie
Decauvillede 60 centimètres part de la rive droite du Bating
et suit le cours de l'autre affluent, le Bakhoy, jusqu'au village
de Dioubeba, où nous campons le 13 au soir.
Jusque-là, notre voyage s'était, on le voit, effectué par
des moyens de transport trts civilisés. A partir de Diou-
beba, les difficultés allaient commencer.
Le véhicule qui sert, dans le Soudan français, à transpor-
ter jusqu'au Niger les vivres, munitions, etc., nécessaires à
nos différents postes, est la voilure Lefebvre, dont on a tant
parlé à propos de l'expédition de Madagascar. C'est une
caisse en tôle montée sur un essieu deux fois coudé pourvu
de roues; on y attelle un mulet.
Cela réalise-t-il l'îdéal? Est-ce aussi mauvais qu'on le dit?
Je ne me permettrai pas de résoudre la question. La vérité
DE KAYES A TOMBOUCTOL'. 41
est peut-être entre ces extrêmes. Si, d'une part, ces voi-
tures ont toujours pu suivre nos colonnes au Soudan, de
l'autre, me semble-t-il, leur poids mort pourrait, sans incon-
vénient, être diminué. L'avantage que présentent les caisses
métalliques d'être étanches et, à la rigueur, de franchir
comme flotteurs (sans chargement) les cours d'eau, ne me
paraît pas bien considérable. Je n'ai d'ailleurs jamais vu
exécuter cette manœuvre aux voitures Lefebvre.
Quand les colis à transporter sont petits, de (ormes sensi-
blement géométriques, l'arrimage s'en fait assez bien. Mais
tel n'était pas notre cas, et nos bagages encombrants eurent
un mal énorme à tenir dans les caissons.
Le 14, arrivaient les mulets ; une partie devait être attelée
aux voitures, l'autre porter sur des bâts. Le lieutenant Os-
terman était détaché au convoi de la mission. Toute la jour-
née fut employée au chargement, ainsi que le lendemain.
42 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Les pièces du Davoust ne pouvant en aucun cas être trans-
portées par voitures, j'avais demandé soixante-dix porteurs
pour les en charger; ils arrivèrent le soir. Dès lors, rien ne
s'opposait plus à notre départ.
On a dépeint trop de fois la route de ravitaillement du
Soudan pour que je refasse le tableau des étapes qui amè-
nent le voyageur des bords du Sénégal à ceux du Niger.
Pour nous, les difficultés ordinaires se compliquaient de la
diversité de nos moyens de transport : voitures, mulets de
bât, porteurs; en outre, nous trou>antêtre le premier convoi
à voyager depuis l'hivernage, le chemin n'avait pas encore
été complètement refait devant nous. Les premiers jours
furent pénibles ; hommes et animaux étaient rendus quand
on arrivait à l'étape, quelquefois après midi. Mais chacun y
mit du sien, devint plus adroit, et trois jours après le départ,
nos matelots noirs étaient aussi à leur affaire que les con-
ducteurs du convoi.
Voici quelle est en général notre besogne de la journée.
Vers deux heures du matin , à un coup de corne , tout le
monde se lève ; les conducteurs donnent à leurs animaux la
musette, quelques poignées de mil qui les soutiendront du-
rant la route. Bluzet, que j'ai spécialement chargé des por-
teurs, rassemble son monde, tandis que notre cuisinier fait
rapidement chauffer une tasse de café, préparée la veille-
Une heure après, à la lueur des torches de paille, dans la
clarté desquelles nos noirs, fantastiquement illuminés, sem-
blent une théorie de diables venus pour faire sabbat au
Centre Afrique, les porteurs se mettent en marche.
Bluzet chevauche en tête, jetant de temps à autre un
coup d'œil en arrière, tandis que deux ou trois laptots cou-
rent à la queue ou sur les flancs de la petite colonne, comme
des chiens de berger occupés d'un troupeau. Quelque cent
mètres plus loin, le convoi de voitures s'ébranle à son tour,
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 43
: le sourd grondement de ses roues en fer; fermant la
che, les mulets de bât.
n instant on chemine silencieux dans le grand calme de
uit tropicale, troublé seulement par le cri de l'oiseau-
me ou par le bruit d'enclume du « forgeron n. un autre
;au soudanais. Mais voilà un trou au milieu du chemin :
:eiition! Kini houio! (A droite !) Et, d'un conducteur à
rtre, le cri : Kini boulo ! se répète, avertit de l'obstacle,
vient qu'il faut appuyer à droite pour le tourner. Au
op, maintenant, pour regagner la voiture de tête! Cette
i, tout s'est bien passé; mais, souvent, la roue tombe dans
ondrière, et, malgré les coups de collier du mulet, elle y
44 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
reste. 11 faut venir à la rescousse : conducteurs, laptots,
poussent à l'épaule; cris, jurons, encouragements. Out!
enfin, ça y est. En route!
Voici maintenant un marigot, un de ces petits ruisseaux à
sec pendant une partie de l'année, qui sont une des carac-
téristiques du pays. On a bien, avant la saison pluvieuse,
pratiqué des rampes d'accès ou jeté un pont de fortune, mais
sous l'action des orages torrentiels de l'hivernage, les rampes
sont éboulées, le pont à demi démoli. Halte! Et il faut re-
faire le travail, couper du bois, de l'herbe, apporter des
pierres et de la terre; soit une heure ou deux de besogne.
On passe.
Devant nous, l'horizon s'illumine d'une couleur chaude :
c'est le soleil qui se llve. Rapidement son disque paraît, et,
en attendant qu'il nous brûle de ses rayons, son éclat,
encore adouci par les brumes d'où il émerge, donne un en-
train nouveau à la caravane. Un conducteur pousse un long
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 45
cri, perçant et rauque à la fois : c'est un griot qui entame
une de ces mélopées dans laquelle repassent les noms des
chefs et des héros d'autrefois : Soundiata, Soumangourou,
Monson, Bina Ah. Au refrain, à mi-voix, ses camarades lui
répondent. Puis un autre sort de son sac en peau de bouc
une flûte de bambou creux, et égrenne, dès heures durant,
six notes, toujours les mêmes. Devant les porteurs, notre
^•A x%
^^i^A'S^':ï
griot Ouali pince les cordes en boyau de son balloun, sorte
de harpe primitive, composée d'une calebasse et d'un mor,-
ceau de bois tordu, auquel pendent des plaquettes de fer-
blanc qui s'entre-choquent.
Et les kilomètres se franchissent. D'heure en heure, dix
minutes de repos délassent hommes et bêtes, jusqu'au mo-
ment où devant nous des toits pointus de cases en paille ou
les terrasses plates de maisons en terre émergent de la ver-
dure : c'est le village oii l'on va camper.
Les voitures sont formées en parc, les mulets dételés ou
46 SUR LE NIGER KT AU PAYS DES TOUAREGS.
débâtés s'alignent à la corde, tous tenus par un pied. Tout
à l'heure, on va les mener boire au ruisseau voisin, puis on
étalera devant eux le grain sur lequel ils se jetteront en
gloutons, et la paille qu'ils mâchonneront lentement tout le
reste du jour.
Un coup d'œil aux chargements ; rien de défait, rien de
cassé. Bon ! Pendant ce temps, sur trois pierres, notre cui-
3
Bj5^ ■— »^j*îa
y?cr^-.-'â's^i;^^BJ
sinier noir a disposé sa marmite; une table pliante a été
dressée, à côté de gourbis rapidement construits en herbe
verte qui sent bon. Le déjeuner terminé, nous nous livrerons
là aux douceurs de la sieste.
L'après-midi, on va voir les animaux, qui, reposés, dres-
sent maintenant joyeusement les oreilles. Braves bêtes, ces
mulets, ces Fali-Ba (grands ânes), comme les nomment les
noirs. On les a arrachés à leur pays natal, l'Algérie; en-
tassés dans l'entrepont d'un bâtiment, secoués par le roulis,
ils ont été amenés à Kayes, et leur supplice a commencé...
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 4?
Sous ce soleil de plomb auquel ils ne sont pas habitués, ils
ont dû traîner leur voiture, comme un forçat son boulet. Au
lieu de l'orge et de l'avoine de la patrie, ils ont maintenant
le mil dur et amer; au lieu du foin parfumé, les graminées
rêches du Soudan. Tant qu'ils vivront, — oh ! ce ne sera
pas long, cinq ans au plus, — ils referont la route déjà faite,
franchiront les mêmes marigots jusqu'au moment où, tombée
entre les brancards, leur carcasse amaigrie sera poussée dans
la broussC) à la plus grande joie de la hyène et du chacal,
dont le rire et le glapissement troubleront, la nuit, le som-
meil du voyageur.
Est-ce l'ardeur du soleil d'Afrique qui a fait éclore , au
cours de la mission, des velléités poétiques chez certains
de ses membres? Je ne sais, mais voici ce que l'un d'eux
écrivit, en le dédiant aux mânes des Fali-Ba tombés sous le
ciel du Soudan. Je prie les critiques d'être indulgents pour
ces productions intertropicales.
LE MULET A LA CORDE.
Vers le mil répandu son nnaigre col se ploie,
Il le renifle avec des airs de gourmet fin,
Glisse en dessous un œil ami vers son voisin,
Et son oreille bat le rythme de sa joie,
Ne se rappelant plus déjà le dur chemin,
Et la côte cruelle, et l'homme qui rudoie,
Et la terre qui brûle, et le ciel qui flamboie.
Et qu'il en est ainsi pour lui jusqu'à la fln.
Puis il digère, lent comme après une orgie;
Et le divin sommeil tombe sur lui parmi
La brousse qui crépite aux gloires du Midi.
Et parfois, tout noyé de vague nostalgie,
Des repas d'autrefois souvenir incertain,
Son œil s'éclaire au fond d'un doux rêve lointain.
Enfin, le soleil tombe; le service de garde est réglé pour
la nuit, le repas du soir nous rassemble de nouveau autour
48 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de la petite table, une dernière causerie s'engage où les vi-
sions d'avenir, les projets pour l'expédition, se mêlent aux
histoires rétrospectives (bientôt on les saura par cœur et on
pourra leur donner un numéro). Puis chacun s'en va, sur
son lit de camp, goûter le repos que voudront bien lui laisser
les moustiques (oh! les sales bêtes!) toujours habiles à s'in-
troduire par le moindre trou de la moustiquaire, jusqu'au
matin où le coup de corne du réveil viendra sonner le recom-
mencement d'une journée pareille à la précédente.
C'est là notre existence pendant vingt JQurs, avec, comme
intermèdes, des passages de fleuves, des voitures qui ver-
sent, des essieux ou des brancards qui cassent.
A noter cependant, à Kita, le fait jusqu'alors inconnu
d'une course de... bicyclettes. La nôtre, Suzanne, a ren-
contré une rivale, elle n'est que la seconde arrivée au Sou-
dan, un commerçant de Kita en possède aussi une. Le match
s'engage près du poste sur une piste faite à souhait, et bien
que Suzanne n'ait que des caoutchoucs creux, elle bat,
montée par notre mécanicien Sauzereau, l'autre bécane, ce-
pendant pourvue de pneumatiques. Pendant ce temps, le
musique des Pères du Saint-Esprit, de petits négrillons dont
peu dépassent la taille de leurs cuivres, nous joue les meil-
leurs morceaux de son répertoire, sous la direction du frère
Marie Abel, qui se démène au milieu de ses exécutants, et
fait penser, avec sa grande barbe, au Père éternel menant
un concert d'anges passés au cirage. Vous voyez qu'on sait
se distraire au Soudan.
Le 6 novembre, nous étions à Bamako. Après un jour de
repos, nous partions pour Koulikoro, fin de notre traversée
terrestre; nous allions redevenir marins.
La veille de notre arrivée, comme nous déjeunions à l'étape
de Toulimandio, nous avions vu soudain apparaître dans la
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 49
case notre brave docteur Taburet, rouge, suant, soufflant.
Comme je l'ai dit, les deux chalands Enseigne Aube et Le
Dautec, de l'ancienne flottille du Niger, avaient été mis à la
disposition de la mission. Taburet était, sur une dépêche de
moi, venu de Djenné à Ségou, les avait pris et conduits à
Koulikoro; puis, impatient, il était remonté par le fleuve
jusqu'à Toulimandio avec le Le Dantec, au-devant de nous.
Les questions s'entre-croîsèrent. Taburet ne savait guère
qu'une chose, c'est qu'il accompagnait la mission. Il me fallut
le mettre au courant de tous les événements survenus de-
puis notre séparation en juin, et c'est en devisant et che-
vauchant càte à côte que nous avons fait la dernière étape.
.5° SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Koulikoro, ou mieux Kourokoro, le vieux rocher, m'était
bien connu; j'y avais séjourné avec la flottille du Niger, en
1889, pendant près d'un an. C'est un point extrêmement
important, comme marquant le terminus amont de la naviga-
tion du bief central du Niger. On peut, à la rigueur, remon-
ter un peu plus haut, comme on vient de le voir faire à
Taburet, jusqu'à Toulimandio et même Manambougou, quand
les eaux sont hautes ; mais, à cause du grand nombre d'écueils
qui parsèment le fleuve, il vaut mieux s'en tenir à Kou-
likoro, qui d'ailleurs présente d'autres avantages.
Ce n'est pas sans une extrême satisfaction que je vis se
dessiner la colline qui surmonte le village, colline très cu-
rieuse par sa forme abrupte, et que surmonte un plateau où
autrefois nous avions construit un camp. Une légende se
rapporte à Koulikoro et à cette colline, celle de Souman-
gourou, dans laquelle on retrouve trace de la lutte que sou-
tinrent autrefois les Soninkés des bords du Niger contre les
Malinkés venus de Kita.
Soundiata était le septième fils d'un chasseur de Kita
et d'une femme originaire du Toron. Il était venu au monde
chétif et contrefait, et ne pouvait comme ses frères aller à la
chasse et rapporter du gibier à sa mère. Celle-ci en conçut
de la honte, et se laissa entraîner jusqu'à maudire ce fils qui
lui faisait si peu d'honneur. « Mieux vaut la mort que la
honte », dit Soundiata. « Moun kafisa malo di toro », répète
le refrain que chantent les griots. 11 s'enfuit dans les bois
et y rencontra une sorcière; elle exerça sur lui l'art des
charmes, et Soundiata devint le plus fort guerrier du voisi-
nage. Il retourna chez son père, contrefaisant toujours Tin-
firme , et lui demanda un bâton pour s'appuyer. Le chasseur
coupa pour lui une branche d'arbre, mais Soundiata la rompit
comme une paille ; ce furent successivement un arbrisseau,
le tronc d'un cailcedra, puis une énorme canne de fer à la-
52 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
quelle travaillî;rent pendant un an tous les forgerons du
pays, que l'on offrit au jeune homme sans plus de succès.
Devant ce prodige évident, son père et ses frères lui aban-
donnèrent le pouvoir. Son courage, sa force, et la connais-
sance de la magie, legs de la sorcière, rangèrent bientôt
sous les ordres de Soundiata tous les Malinkés, et Samorv,
-Malinké lui-même, prétend à l'heure actuelle qu'il est Soun-
diata revenu sur terre.
Soumangourou , grand guerrier et savant en sortilèges
aussi, régnait sur les bords du Niger, Des arcanes terribles
et mystérieux le rendaient invincible ; îl ne devait être battu
que si un ennemi pouvait dérober la première poignée de
nourriture qu'il portait à sa bouche. Soundiata résolut de
s'emparer des terres de Soumangourou, et, connaissant la
force magique qui protégeait son ennemi, il lui fit proposer
en mariage sa sœur Ma, en signe d'amitié et d'alliance.
Soumangourou se prit d'amour pour Ma, l'épousa et l'ep-
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 53
mena dans son pays. Il eut bientôt en sa femme une telle
confiance qu'à elle seule il confia le soin de préparer ses
aliments et de les servir.
Or, un jour que le chef soninké avait bu, plus que de rai-
son, du dolo (hydromel), Ma lui apporta sa nourriture, et après
avoir posé devant lui la calebasse qui contenait le tau (bouillie
de mil ou de maïs), au moment où il tenait dans sa main la
première boulette qu'il s'apprêtait à porter à sa bouche, elle
se coula contre lui comme pour le caresser et, d'un mouve-
ment en apparence involontaire, la fit tomber.
(( Laisse ce morceau, ami, il est sale », dit-elle en le jetant
dans un coin de la case. Grisé d'amour autant que de bois-
son, Soumangourou ne prit pas garde à la traîtrise. L'astu-
cieuse Ma, après son départ, ramassa la bouchée de tau et
l'envoya à son frère. Dès lors, Soundiata pouvait marcher
contre son rival.
Et c'est ce qu'il fit. A Massala se rencontrèrent les deux
armées; les Soninkés furent écrasés. Soumangourou sus-
pendit ses armes à un arbre que l'on montre encore devant
la porte du village, puis se réfugia sur la montagne de Kou-
likoro, où son rival les changea en pierre, lui, son cheval et
son griot favori.
Mais, quoique pétrifié, le chef soninké conserve sa puis-
sance magique et couvre le village de sa protection. Au
pied de la colline, deux rochers sacrés reçoivent les offrandes
des noirs, épis de mil, poulets, calebasses de degué (bouillie
claire de farine de mil).
Soumangourou passe, ou plutôt passait, pour ne pas vou-
loir de voisins. Aussi, quand une première fois, en 1885, un
poste fut construit sur la terrasse de la colline, le chef du
village crut-il devoir prévenir l'officier qui le bâtissait que
son œuvre s^écroulerait. C'est effectivement ce qui arriva ;
trop hâtivement faite, la construction s'effondra à la suite
54 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
d'un violent orage. En 1889, j'avais entrepris à mon tour
d'édifier, presque au même endroit, des cases en terre pour
y loger le personnel de la flottille. Pressé par le temps,
j'avais d'abord élevé une charpente en bois, et l'on plaçait
le toit qu'elle supportait en même temps que se poursuivait
la construction des murs. J'avais naturellement soutenu les
coins de ma charpente par des pièces de bois posées dans
l'angle. Mon maçon, s'en trouvant gêné, n'imagina rien de
mieux que de les enlever. Ce que l'on prévoit arriva : la
charpente fit château de cartes, entraînant le toit et les cou-
vreurs, heureusement sans accident. Du coup, l'influence de
Soumangourou était manifeste, et, malgré menaces et objur-
gations, il me fut impossible de trouver dans le village des
indigènes voulant bien encore travailler. J'étais fort ennuyé.
Par bonheur je me rappelai la manière dont un général de la
première République fit liquéfier, à Naples, le sang de saint
Janvier, d'abord rebelle au miracle. Je fis présent à Sou-
mangourou d'un mouton blanc, prévenant en même temps
le sorcier qui règle les rites de son culte, qu'il avait le choix
entre un beau cadeau ou des coups de corde, suivant que
son maître se déclarerait pour ou contre moi. En pareille
occurrence, ajoutai-je, Soumangourou fera le nécessaire pour
le plus grand bien de son serviteur. Le résultat fut celui que
j'attendais, et l'oracle, consulté, déclara que toute permis-
sion m'était accordée de résider là où je voulais. Depuis, je
passe dans les pays bambaras pour être au mieux avec Sou-
mangourou.
La montagne de Koulikoro est un lieu de refuge pour les
esclaves évadés qui , fuyant l'injustice ou la brutalité de
leurs maîtres, viennent se déclarer captifs de Soumangou-
poxx ; personne n'oserait les toucher tant qu'ils ne quittent
pas les environs du rocher. Ils y ont bâti des cases et culti-
vent pour leur nourriture.
DE KAYES A TOMBOUCTOU, 55
Enfin, le serment fait au rocher sacré en mangeant le
degué est inviolable. Qui mentirait, qui se parjurerait, per-
drait la vie. Lorsque je commandais le poste, j'ai plusieurs
fois usé de cette croyance, et démêlé ainsi la vérité dans des
affaires de justice trop embrouillées pour être résolues par
mes simples lumières.
J'ajouterai que Soumangourou est aussi l'ennemi des vo-
leurs. Lorsqu'un objet est volé dans le village de Koulikoro,
on entend, la nuit, un griot parcourir les rues, appelant le
héros, et le priant de faire mourir le coupable s'il ne rapporte
pas le produit de son larcin. Généralement le volé rentre en
possession de son bien. On appelle, je ne sais pourquoi,
cette façon commode de remplacer le pouvoir attribué en
Europe à saint Antoine de Padoue : Oucllè da, appeler la
porte.
Les premiers jours de notre séjour à Koulikoro se passè^
rent à déballer et à vérifier notre matériel. Nous mîmes à
terre les deux chalands en bois de l'ancienne flottille ra-
menés par Taburet, pour y faire les réparations indispensa-
bles. Hélas! quelle désagréable surprise! Ce n'est pas ré-
paration qu'il fallait dire, mais presque réfection totale.
Durant le dernier hivernage, le bois du bordé s'était pourri,
mal tenu propre d'ailleurs, et plus de la moitié des bordages
étaient à remplacer. Se mettre courageusement au travail
était le seul parti à prendre. Heureusement, notre ami Os-
terman, qui nous avait déjà rendu tant de services durant
le transport, se trouvait chargé à Koulikoro de l'atelier de
construction des pirogues servant à ravitailler les postes du
fleuve ; il nous aida de tout son pouvoir. Retaillei des plan-
ches, clouer, boulonner, calfater, telle fut notre occupation
durant un mois. Nous parvînmes à remettre nos petits bâti-
ments en état , mais nous n'arrivâmes jamais à leur re-
donner leur étanchéité première , et , en particulier pour
56 SUR LE NIGER ET AU TAVS DES TOUAREGS.
ï'Aiilu; l'eau qu'il n'a cessé de faire en quantité considé-
rable a été un sujet de constante inquiétude pendant tout
le voyage.
Notre mécanicien, Sauzereau, s'était, pendant ce temps,
attelé au montage du Dii7-oiisf, opération devenue quelque
peu difficile : nombre de pièces avaient été faussées, soit en
cours de route, soit durant l'abandon de l'embarcation à
Badoumbé. !-à aussi il fallut s'ingénier, renforcer les tran-
ches par des pièces de bois ou des lattes en fer. Le 19 no-
vembre, nous le lancions, mais par les joints mal serrés
l'eau entrait à flots, et notre pauvre bateau ressemblait quel-
que peu à une passoire. Attrape à serrer les boulons! Les
pieds baignant, en costume trî's primitif, nous nous armons
de clefs anglaises et faisons de notre mieux. Taburet se dis-
tingue tout particulit-rement à ce travail, même il y va de si
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 57
bon cœur qu'il décapite les boulons sous ses efforts trop
vaillants. 11 faut modérer l'énergie de notre brave docteur.
Enfin, pas mal de coups de clef, un peu de mastic, un peu
d'étoupe, et nous as-
séchons le bâtiment.
Nous construisons
deux pailtottes sur
l'Aube, nous montons
les roufs en planches
du Davoust , que je
tends à l'intérieur.
luxe inouï, de jolies
nattes jaunes du pays,
dont le ton s'harmo- /nir..i.v .. =cwci
nise très agréablement avec le gris clair dont sont peintes
les boiseries.
Tandis que nous travaillons ainsi, nous pouvons observer
à loisir la vie du village. Nous arrivons précisément au mo-
ment d'une fête qui tous les ans
e joies et réjouissances
cheï les Hambaras,
sauf peut-être chez
ceux à l'occasion des-
quels la fête se donne.
Je parle du Bouloukou
ou circoncision , ac-
complie sur les jeunes
noirs d'une douzaine
d'années , en même
temps qu'on pratique
chez les jeunes filles
du même âge l'opération barbare de l'excision. Les forgerons,
les forgeronnes, qui constituent une caste spéciale chez les
Bambaras, comme d'ailleurs chez presque tous les indigènes
58 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
soudanais, sont les opérateurs. Le soir, les patients sont
conduits en dehors du village, dans un bois réputé sacré,
où on les fait danser et crier jusqu'à obtenir par la fatigue,
jointe d'ailleurs à de copieuses libations de dolo ou bière de
mil, une espèce de demi-anesthésie. L'opération est alors
accomplie au moyen d'un petit couteau tranchant , sur un
mortier à piler le mil renversé. Les enfants doivent ne
pousser ni cri ni gémissement, et affecter une indifférence
que les malheureux n'éprouvent certainement pas, à en juger
par l'expression de leurs visages. Les jeunes filles subissent
un traitement analogue , mais alors que leurs frères sont
guéris en une dizaine de jours , elles restent malades pen-
dant plus d'un mois. Durant le temps de la convalescence,
les enfants ne rentrent pas dans les cases familiales. Sous
la conduite des forgerons, ils vont, dans la journée, en
bandes, circuler dans le village en chantant, et il est de cou-
tume que sur le marché ils peuvent prendre ce qui est à
leur guise sans qu'on exige d'eux aucun payement. Les
filles sont, tout ce temps-là, enveloppées d'un grand voile
blanc, les garçons portent sur la tête un bonnet de forme
spéciale , les uns et les autres ont à la main , et agitent
sans cesse, un instrument fait de morceaux de calebasse
enfilés sur une mince branche d'arbre, dont le cliquetis s'en-
tend au loin.
A Koulikoro , l'année qui suit l'excision , les filles font
encore une autre fête que l'on nomme Ouansofili. Au centre
du village se dresse un baobab énorme, plusieurs fois cen-
tenaire, et qui passe pour donner aux femmes la fécondité.
Les circoncises de l'année précédente se rendent en groupe
près de l'arbre sacré, et frottent contre le tronc leur ventre,
espoir des générations futures. La cérémonie se termine par
une buverie, à la suite de laquelle il se passe généralement
des scènes qui, plus peut-être que le baobab vénéré, assu-
rent la perpétuité de la race bambara. Un soir que j'étais
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 59
allé "v-oir un Ouansofili, je tombai au milieu de la théorie
des j ^unes filles, et, pour ne pas compromettre ma dignité
de commandant du poste et de la flottille du Niger, je fus
forc& «l'imiter le fils de Jacob, à cela près que, la tempéra-
ture ne permettant pas l'emploi d'un manteau, je ne laissai
^"*''*ïie pièce de ma garde-robe entre les mains de la jeu-
"^*=s^ féminine du village.
'^ loccasion du Bouloukou, Kiéka-Sanké vint nous donner
"" tam-tam de sa façon. Kîéka-Sanké est un Koridjouga,
^"'^'^re une caste, aux mœurs spéciales, de danseurs, de
'^ **ïteurs, je dirais volontiers, de compositeurs.
^^nké est une de mes vieilles connaissances , et si ses
6o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
momeries m'ont souvent distrait, j'ai tiré aussi grand profit
de ses renseignements, alors que la rive droite était encore
au pouvoir des Toucouleurs, et que j'avais des voisins à sur-
veiller à Gouni et dans son propre village, en face de moi,
sur l'autre rive du fleuve.
Sa profession lui donnait le moyen d'aller partout, de tout
voir sans être soupçonné, et il lui est arrivé souvent de me
prévenir en temps utile de ce que les Toucouleurs pouvaient
penser ou tramer. Mais ces moments troublés sont passés,
et c'est dans l'exercice de son art qu'il faut voir maintenant
le Koridjouga. Son grand succès est de se déguiser en femme,
et il en imite merveilleusement les manières. Tout en dan-
sant, il agite en mesure une calebasse pleine de petits cailloux,
et compose, avec une verve très caustique, des chants sur
les événements du moment. Un des privilèges du Korid-
jouga est, en effet, de pouvoir tout dire sans que nul ait à
s'en fâcher, et il ne s'en prive pas.
A mon premier séjour, Sanké prenait surtout à partie les
Toucouleurs musulmans. Je me souviens qu'une fois, faisant
allusion à leurs nombreux salams et à leurs génuflexions le
front dans la poussière, il s'écriait : « Quel plaisir ces gens
pensent-ils faire à Allah, en lui montrant trois fois par jour
leurs... derrières? » Je demande pardon à mes lectrices : le
bambara, dans les mots , comme le latin , brave l'honnê-
teté.
Cette fois-ci, Sanké, après avoir débité son petit journal
comme de coutume, nous mima la prise d'un village. Coiffé
d'énormes plumes , enfourchant un bâton à tête de cheval
qui devait représenter son coursier, un fusil de bois à la
main, il était à lui seul l'assaillant et l'assiégé. Ce n'était
pas un spectacle peu intéressant que de le voir mimer »
avec un art que bien des comédiens lui envieraient, Tair
farouche du cavalier qui charge, la démarche cauteleuse du
fantassin caché derrière un obstacle , attendant l'ennemi
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 6i
pour l'abattre au passage, la chute du blessé, les convulsions
du mourant. La fête se termina par un chant à la louange
des Français en général, de nous en particulier. Sanké con-
seillait aux femmes, dans sa chanson, d'abandonner leurs
fuseaux à filer le coton, les blancs devant leur donner argent
et vêtements pour des travaux plus agréables et moins fati-
gants. Je gaze.
Le 12 décembre, nous embarquions le dernier colis, et,
à deux heures et demie, nous nous mettions en route.
Le 17, nous mouillons devant Segou. Nous devons y
prendre, dans les magasins du service administratif, la plus
grande partie des trois mois de vivres de réserve que nous
emportons, soît cent cinquante caisses. Devant cet amon-
cellement, Bluzet lève les bras au ciel de désespoir : a On
ne les fera jamais rentrer dans nos cales, ou alors je nie
l'axiome que le contenant doit être plus grand que le con-
tenu. B II ignore les ressources de l'arrimage. Baudry plonge
fia SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
à fond de cale, et on ne le revoit plus de la journée. C'est le
métierqu'il devait faire, en sa qualité de second, durant onze
mois, déballant, remballant, cherchant au milieu de notre
fouillis de caisses et de colis celle qui devait contenir l'objet
désiré. J'avoue l'avoir bien souvent plaint de tout mon cœur,
d'autant que la température, sous le pont d'acier qui recou-
vrait notre cale, n'était pas des plus faciles à endurer.
A deux heures de l'après-midi arrivait, de retour du Mas-
sina, qu'il venait de commander depuis plus d'un an, le ca-
pitaine Destenaves, ancien résident de Bandiagara.
Destenaves avait conduit une mission dans le Mossi et à
Dori. Ue cette dernière ville, située sur les confins du pays-
des Touaregs, il rapportait des renseignements intéressants,
et ramenait en outre un vieillard, Abdoul Dori, qui se dé-
clara prêt à nous accompagner dans notre expédition.
Abdoul était un Peul diavandou ; on nomme ainsi, chez les
Peuls, une famille qui, par certains côtés, se rapproche des
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 63
griots, dont j'ai déjà eu l'occasion de parler. Le diavandou
s'attache à la personne d'un chef, qu'il sert comme confi-
dent, courrier, homme à tout faire. Il le flagorne de son
mieux et, parce procédé, en tire toujours aile ou pied. On
ne peut dénier aux diavandous , à défaut de grandeur de
caractère, beaucoup d'adresse et d'intelligence. Si Abdoul
s'était réellement résolu à nous suivre, il nous aurait rendu
les plus grands services. Mais le rusé compère, comme on le
verra, avait ses projets particuliers; peut-être même était-ce
un espion envoyé par les Toucouleurs pour nous épier et
nous desservir.
Destenaves était d'ailleurs furieux. Si sa mission avait
réussi à Dori, elle avait échoué dans le Mossi; il avait même
été forcé d'y échanger des coups de fusil. Il en rejetait, non
sans raison, la faute sur l'ancien gouverneur du Soudan. En
effet, M. Grodet, au lieu de le laisser aller d'abord à Bobo
Dioulasso, où il était certain d'un bon accueil, lui avait
imposé un programme maladroit. N'ayant pu, devant les
ordres ministériels, l'empêcher absolument de partir, comme
il l'avait fait pour nous, il l'avait forcé à se diriger vers les
pays du Mossi, certainement mal préparés à le recevoir.
Partis le 18 au matin de Segou, nous arrivions dans la jour-
née à Sansanding, où mon brave ami Mademba nous attendait.
Tous les voyageurs qui ont passé chez Mademba et ont
écrit la relation de leur voyage, ont cru devoir, et ce n'est
que justice, rendre à ce digne homme un témoignage mérité
de reconnaissance.
Mademba Seye est un ancien employé indigène des postes
^t télégraphes. Il s'est particulièrement distingué dans la
construction de la ligne qui, longeant le Sénégal, traverse
les pays toucouleurs du Fouta sénégalais. A ce moment, les
^oucouleurs étaient très montés contre nous, très arrogants,
P^ce qu'aucune répression n'était tirée de leurs méfaits
64 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
quotidiens. Ils arrêtaient les chalands de Saint-Louis, mo-
lestaient les traitants, pillaient les marcliandises. Il fallut à
Madeniba une rare énergie, une grande audace, un esprit
très souple et très délié, pour vaincre les difficultés qui
naissaient sous ses pas.
Plus tard, il fit merveille au Soudan; sa défense dans le
vill^e de Guînina est un fait de guerre des plus glorieux. 11
y tint t6te victorieusement, avec seulement la toute petite
équipe qui lui servait à poser ta ligne, aux troupesde Fabou.
frère de Samory. Le colonel Gallieni l'appela auprès de lui
pour en faire, en quelque sorte, son interprète en chef, et il
conserva cette situation jusqu'au moment où, les Toucou-
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 65
ïurs chassés de Segou et de Nioro, on organisa les pays
ue nous venions de conquérir.
On fit à Mademba, avec Sansanding comme capitale, un
etit empire ; il eut le commandement d'un certain nombre
e sofas ou guerriers captifs d'Amadou, qui s'étaient ren-
ius , et le contrôleur des postes Mademba devint le fama
Vlademba, le mot fama désignant les chefs, les rois, chez
es Bambaras.
Mademba s'est fait une cour, montrant en cela un juste
sentiment de la politique à suivre. Très civilisé de goûts et
d'allures quand il vivait au milieu de nous, il a compris que,
pour en imposer à ses nouveaux sujets, il lui fallait cepen-
dant adopter les coutumes de leurs chefs. Il s'est d'abord
bâti un palais. C'est une grande enceinte rectangulaire ; la
oorte en est ornée d'ornements rudimentaires en argile.
^ans un premier vestibule ou bolo, sont les gardes ou da-
isîguis, armés de fusils. On passe ensuite par une succès-
ion de cours et d'autres bolos où, le soir, mugissent les
^ceufs, bêlent les moutons royaux. Une dernière porte,
S^rdée ou plutôt surveillée par une quinzaine d'enfants, et
^^ pénètre dans l'appartement particulier du fama. Pourquoi
i^s enfants? C'est, dit-on, qu'on ne peut jamais être sûr de
Personnes; que des enfants, s'ils aperçoivent quelque chose
dinrégulier, ne savent pas retenir leur langue, et que le
fama, de la sorte, en est tôt ou tard informé. Pour la même
raison, je pense, et aussi peut-être dans un but esthétique,
Je service particulier du fama est fait exclusivement par des
femmes. Ce sont, en général, les filles des forgerons ou
jriots spécialement attachés au chef; leur nom, korosiguis,
iignifie « qui siège à côté ». Mademba a d'ailleurs la main
leureuse dans le choix de ses servantes, et nulle part, au
>oudan, je n'ai vu pareille collection de jolies filles.
Enfin, derrière les appartements royaux, tout autour d'une
aste cour, sont les cases des épouses de Mademba; mais
S
66 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ici commence l'au-delà du mur de la vie privée, et je vous y
conduirais d'autant moins que je n'y suis jamais allé moi-
même.
Entouré de ses griots, de ses griotes et de ses gardes, vêtu
d'un superbe burnous vert, sur lequel brille la croix de la
Légion d'honneur, vaillamment gagnée, Mademba vient au-
devant de nous jusqu'au bord du fleuve. Cris, vociférations
nous accueillent, qui sont de joie et de sympathie. Si l'on
n'était pas prévenu, on pourrait les prendre pour autant de
déclarations de guerre.
Nous entrons chez le fama. Là, le burnous enlevé, le chef
noir disparaît et nous retrouvons le Mademba d'autrefois,
instruit, intelligent, fin causeur, très au courant des choses
d'Europe, l'homme que tous les Français de passage au Sou-
dan ont connu et apprécié. Il nous fait les honneurs d'un
excellent repas, très européen, et nous buvons ensemble un
verre de Champagne; il ne le dédaigne pas, quoique bon
musulman, car il n'a rien du sot fanatisme de la plupart de
ses coreligionnaires.
J'avais, dès le départ, tenu à mes laptots ce petit di^'
cours : « Mes amis, je sais qu'il vous en coûtera, mais va^^
me ferez le plaisir, passé Tombouctou, de ne point courti^^^
de trop près les femmes que vous pourrez rencontrer, c^^^
amènerait des disputes, peut-être des rixes avec les in<i*^^
gènes , et nous aurons bien assez des hostilités que no^^
trouverons sans nous en créer d'autres ; je vous avertis, ^^
reste, que vous toucherez votre solde pour la dernière foi =5 *'
Sansanding. Là, en revanche, je vous payerai deux mois, ^
vous aurez trois jours pour les dépenser. Prenez-en donc p^^^*^
un an, et même plus \ fini Sansanding^ fini les femmes - '
L'expérience me l'avait appris, en effet, c'est souvent ^^
tempérament trop ardent des noirs formant l'escorte ^^
DE KAYES A TOMBOUCTOU.
67
usions qu'ont été dus les insuccès. Je ne dis pas que ma
isigne, renouvelée du Petit Duc, ait été toujours rigou-
tsement observée, qu'il n'y ait pas eu, par-ci par-là, quel-
es accrocs en cours de route ; mais, du moins, ai-je pu ainsi
vier à l'inconvénient que je signale.
Je leur avais dit de s'en donner, à mes gaillards ; ils s'en
'"'lièrent, j'en réponds. Jusqu'à une heure et demie le 22,
)n ne vit pas grand monde à bord. En revanche, neuf mois
'P«s notre passage à Sansandîng, la statistique, si elle
-ïistait dans les Etats de Mademba, aurait, je crois, accusé
nie forte proportion d'accroissement dans les natalités.
'^u moment du départ, il fallut envoyer quérir notre petit
68 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Tierno Abdoulaye Dem : il avait oublie^ l'heure entre les
bras d'une Circé couleur de houille.
Pendant ce temps, et dans un ordre d'idées plus sérieux,
nous nous livrons à des amusements utiles. Ils me donnent
la mesure de l'impression produite par nos instruments de
séduction : le petit orgue, la bicyclette, le phonographe.
Déjà l'orgue fait merveille. Pour notre bécane Suzanne,
c'est du délire. Quant au phonographe, les plus graves en
poussent des cris.
Mademba a dans sa suite une ancienne griote d'Amadou,
Yakaré, femme d'une quarantaine d'années, qui passe pour
une des plus habiles du pays bambara.
Ses chants de guerre ou d'amour ont une saveur particu-
lière, digne d'être goûtée même en Europe; on en jugera
par cet échantillon, où elle glorifie le Douga, le Vautotufi
Monson, le plus grand des famas bambaras :
Braves, héros, qui de vous peut railler le Douga?
Je te le dis, cela te porterait malheur si tu te moquais de lidi
La raillerie fut fatale à Diakourouna Toutoun.
Samaniana Baci a voulu jouer avec le Douga ;
Il a voulu plaisanter avec lui,
Mais ce jeu n'a pas plu au Vautour,
Il a pris Baniana Dankoun,
Il lui a coupé la tête qu'il a ôtée de son cou.
Dankoun avait dit que des Bambaras
Ne pouvaient abandonner des sacrifices commencés (i).
Je chante le Douga Jaribata (2),
Le Vautour à quatre ailes,
Un oiseau capable, s'il plane,
De gratter le sol des serres ;
S'il descend à terre,
Il peut creuser un puits.
On comprend l'effet produit lorsque, après que la griote
(i) Bamana Dankoun avait répondu à Monson qui le mandait : «Lorsque les
sacrifices que je fais seront terminés, j'irai te trouver»» ; d'où colère du fama.
(2) Je n'ai pu savoir ce que veut dire Jaribata. — Les griots ont quel-
quefois dans leurs chants des mots que les Bambaras actuels ne com-
prennent pas eux-mêmes, et qui sont peut-être des expressions d'un langage
ancien tombé en désuétude.
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 69
avait chanté, le phonographe, sans le secours de personne,
reprenait son chant.
Les meilleures choses doivent avoir une fin, et, au vît dés-
espoir de mes laptots, je donnai, le 22, le signal du départ.
Au-dessous de Sansanding, le Niger croît sensiblement
en profondeur. Ce fait explique en même temps l'importance
déchue de ce village comme centre commercial et celle qui
lui est réservée. Le commerce se fait, en effet, sur le fleuve,
au moyen de grandes pirogues mesurant jusqu'à dix-huit
mètres, portant jusqu'à vingt tonnes, et composées de mor-
ceaux de bois cousus. Des trous, percés sur leurs bords,
sont reliés par des cordes en fibres, tirées des feuilles du
rônier ou du dâ, sorte d'hibiscus qui donne des fils très solides.
Au temps de la prospérité de Sansanding, de Djenné, de
Tombouctou, lorsque les hordes sauvages des Toucouleurs
70 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
n'étaient pas encore venues apporter, au nom de l'Islam, la
dévastation et la mort, ces lourdes machines, qui calent par-
fois jusqu'à deux mètres , s'arrêtaient à Sansanding. Vers
l'amont, le transport se faisait, une bonne partie de l'année,
au moyen d'embarcations plus petites. Il fallait forcément
un entrepôt pour les marchandises, ce terminus était imposé
par la nature; ainsi fut créée la ville de Sansanding. A mon
avis, elle a pu compter, au temps de sa prospérité, trente à
quarante mille habitants, réduits maintenant à trois ou quatre
mille, malgré l'essor que lui redonnent des temps nloins trou-
blés et l'intelligence de Mademba.
Lorsqu'on aura poussé le chemin de fer de Kayes jusqu'à
Koulikoro, lorsque des bâtiments à vapeur sillonneront le
Niger , des causes pareilles produiront , toute proportion
gardée, des effets semblables. Les bateaux à vapeur ne
pourront naviguer toute l'année qu'au-dessous de Sansan-
ding, car tous les perfectionnements qu'on apportera à leur
construction ne leur donneront pas un tirant d'eau inférieur
à cinquante ou soixante centimètres. Au-dessus de ce point,
il faudra toujours en revenir, durant une période plus ou
moins longue chaque année, au transport par petits chalands
tel qu'il se pratique aujourd'hui, ou bien interrompre pen-
dant quatre mois environ le transit. Sansanding se trouvera
dépôt ou point de transbordement, et l'importance commer-
ciale de sa position se manifestera de nouveau.
J'ajouterai qu'heureusement il présente des commodités
toutes particulières à beaucoup de points de vue : accostage
facile, port abrité pour les embarcations contre la violence
des tornades , sol sec donnant un meilleur état sanitaire
qu'en d'autres endroits du Soudan, population douce, tra-
vailleuse, intelligente et énergique.
Bientôt le Niger, qui jusque-là a coulé entre des rives
généralement bien déterminées, change d'aspect. Les berges
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 71
s'abaissent; derrière elles, le pays devient absolument plat,
sans une ondulation, de sorte qu'aux hautes eaux une nappe
liquide, d'une étendue parfois immense, le recouvre. Çà et
là, sur de petites éminences, se dressent les villages, recon-
naissables de loin aux rôniers qui les dominent. En même
temps apparaît l'herbe sucrée que les indigènes nomment
bourgou. Elle caractérisera la végétation riveraine jusqu^à
Say. C'est une sorte de chiendent aquatique, ras près du sol
lorsque, les eaux s'étant retirées, la terre est sèche. Mais
que l'inondation arrive, le bourgou émet, avec une incroyable
rapidité, des rejetons qui poussent assez vite pour toujours
émerger du liquide. Les indigènes tirent des feuilles du
bourgou une boisson sucrée, d'un goût assez fade pour être
peu prisée par l'Européen, mais qu'ils aiment beaucoup. On
pourrait, je crois, essayer d'en obtenir de l'alcool. Pour
nous, hydrographes, le bourgou offrait une ressource pré-
cieuse : croissant, comme je l'ai dit, en même temps que
l'eau monte, il indique avec la plus grande netteté toutes les
parties terreuses du fond du fleuve qui émergent en saison
sèche. Enfin, lorsqu'on est surpris par une tornade, on peut
trouver un refuge contre les lames en se mettant à l'abri au
milieu d'une de ces prairies flottantes.
Le I" janvier 1896 nous étions à Gourao, sur le lac Debo.
Je venais d'y séjourner près de deux ans avec la flottille du
Niger, composée des canonnières Niger et Mage et de cha-
lands construits avec des bois du pays. Deux de ces chalands
faisaient partie de la petite flotte de la mission.
Entre temps nous fîmes une visite au tombeau de Sidi
Hamet Beckay, dans le village de Sarédina. J'aurai souvent
à revenir sur ce personnage; je me bornerai, pour l'instant,
à dire que, grâce à lui, Barth a pu séjourner six mois à Tom-
bouctou et, plus tard, poursuivre en sécurité son voyage,
72 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
redescendre le cours du fleuve et regagner, par Say , Sokoto,
d'où il était parti un an et demi auparavant. Grâce à lui, il
put révéler dans ses détails à l'Europe la cité encore si mys-
térieuse de Tombouctou que, seul, le voyage du Français
René Caillé avait fait connaître.
Lorsque El Hadj Omar et ses hordes fanatiques vinrent
ravager le Massina, Hamet Beckay essaya d'abord, au nom
de la religion mulsumane dont il représentait l'interprétation
la plus élevée, si rarement comprise par ses sectateurs,
d'arrêter par la persuasion le conquérant toucouleur. El Hadj
ayant passé outre à ses remontrances, Beckay organisa la
résistance, appela aux armes les Touaregs, ses fidèles amis,
et les Peuls, ses anciens adversaires. Mais il expira à Saré*
dina, sans avoir pu encore faire œuvre utile. Il fut, rapporte
l'histoire, saisi en pleine santé de sombres pressentiments
sur sa fin prochaine. Il fit appeler ses intimes et, dédarant
que bientôt peut-être il lui faudrait faire un lointain voyage,
leur remit son turban et son sabre, le premier pour son fils
Abiddin, le second pour son gendre Beckay Ould Amà La-
mine. Il voulait indiquer par là qu'il léguait à Abiddin le
pouvoir spirituel et le temporel à Ama Lamine. Puis il com-
manda de le laisser prier seul pendant la sieste. Lorsque ses
partisans revinrent, ils trouvèrent le grand marabout le cha-
pelet à la main, les yeux fermés, dans une attitude d'extase.
Après quelque temps, effrayés de le voir immobile, les assis-
tants voulurent le réveiller et le touchèrent. Mais le corps
inanimé roula à terre : l'esprit d' Hamet Beckay avait quitté
son enveloppe charnelle. Beckay Ould Ama Lamine continua
la lutte entreprise par son beau-père ; à lui et à ses fidèles
revient l'honneur d'avoir assiégé et tué El Hadj Omar dans
Hamdallahi. Les conquêtes sanglantes des Toucouleurs fu-
rent pour un instant arrêtées, et le Soudan occidental sauvé
de tomber entre les mains des féroces Talibés d'El Hadj.
Sarédina est à environ quatre kilomètres du fleuve. Pour
DE KAYES A TOMBOUCTOU.
73
y atteindre, nous dûmes traverser une plaine en partie
inondée, recouverte d'herbes, dans lesquelles nichent des
quantités d'oiseaux aquatiques. Parvenus au village, nous
nous fîmes indiquer Tendroit où dort le marahout. C'est une
petite case en terre, soutenue par des pieux de bois. L'amas
de briques sèches qui formait autrefois la tombe d'Hamet
Beckay est presque détruit. Sans respect de l'être pieux et
magnanime qui repose là, les habitants du village ont utilisé
son tombeau pour serrer des filets et des instruments ara-
toires. J'ai demandé, dans un rapport au gouverneur du
Soudan, que le nécessaire soit fait pour qu'Hamet Beckay
ait une demeure plus digne de lui. J'espère que ma prière sera
entendue : il serait convenable et politique de ne pas laisser
périr le souvenir d'un homme d'autant plus estimable, que
son esprit de tolérance est plus rare parmi ses coreligion-
naires. Cet acte de pieux respect serait de nature à aug-
menter considérablement notre influence morale sur tous
74 SUR LE NIGER ET AU l'AVS DES TOUAREGS.
les musulmans de la région, et, en particulier, sur cette
famille si intéressante des Kountas, à laquelle appartenait
Hamet Beckay.
A Gourao, nous avions à prendre des munitions pour nos
canons et nos fusils, et des armes, notamment un canon-
revolver de l'ancienne flottille. Le travail causé par ces di-
iÊÊ
■ ^
r
ri
'f*^
iJfcr-
' llNS. Ai
verses occupations nous força à séjourner jusqu'au 3; dans
l'après-midi de cette journée, nous continuâmes notre
Le 7 nous étions à Saréféré. gros marché, point très im-
portant, situé près du confluent du Niger et du Kolikoli.
bras du fleuve qui s'en est détaché un peu en dessus du lac
Debo. Notre vieil Abdoul Dori, le guide que nous avions
eng£^é à Segou, nous y amena un jeune homme nommé
Habiboulaye. C'était un Kounta, et je vais profiter de sa
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 75
visite pour dire tout de suite quel est ce peuple dont j'aurai
si souvent à parler.
Les Kountas sont de race arabe ; ils tirent leur origine du
fameux conquérant de l'Afrique septentrionale, Sidi Okba,
natif de l'Yemen. Après avoir soumis à la religion de Ma-
homet tout le nord de la péninsule africaine, jusque près de
Tanger, Sidi Okba succomba assassiné près de Biskra, où
son tombeau se voit encore.
Sa descendance s'est répandue en maints endroits; les
Kountas ont fait souche au Touat, où. marabouts vénérés,
ils ont, ils eurent surtout, une grande influence.
Dans la première moitié du siècle, la situation de Tom-
bouctou était très difficile et très précaire. Vers 1800, en
effet, un marabout peul, du nom d'Othman dan Fodio, s'était
taillé un empire entre le lac Tchad et le Niger, et à son
exemple, tous les Peuls répandus dans la boucle du fleuve,
jusque-là soumis aux chefs indigènes, s'étaient révoltés,
généralement avec succès. Au Massina, un chef, Sonninké
d'origine, il est vrai, mais depuis longtemps vivant avec les
Peuls, Amadou Lobbo Cissé, dressa l'étendard de la révolte
au nom de l'Islam. Sa tentative, après des alternatives di-
verses, réussit. Lui et ses fils fondèrent plus tard, avec
Hamdallahi pour capitale, un empire dont la puissance s'éten-
dit bientôt sur les deux rives du Niger, jusqu'à Tombouc-
tou. Arrivés là, les Peuls trouvèrent devant eux les tribus
Touaregs, jalouses de conserver leur indépendance. La guerre
éclata bientôt; elle dura plus d'un demi-siècle, sans que les
Touaregs aient jamais été entamés. L'invasion des Toucou-
leurs d'El Hadj Omar réconcilia plus tard les combattants
contre ce troisième larron.
Pendant ces temps de trouble, Tombouctou, placée jus-
tement à la frontière des deux nations, passait successive-
nient d'une main à l'autre. Pillée des deux mains, elle péri-
clita et dépérit rapidement. .
76 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
En cette occurrence, les marchands de la ville, pour mettre
leurs vies, leurs biens, leur commerce, sous une protection
capable de leur assurer quelque sécurité , envoyèrent au
Touat demander à un marabout kounta très respecté, Sidi
Moktar, de venir s'établir dans le voisinage de la cité mar-
chande. Ils espéraient, par la vénération dont sa piété était
entourée» mettre un terme aux déprédations dont la ville
était victime.
Sidi Moktar accepta et vint avec sa famille camper près
de Tombouctou. 11 emmenait avec lui quelques-uns de ses
parents. Les plus célèbres sont Sidi Alouatta et Sidi Hamet
Beckay, ses frères, et Amadi, son neveu.
Barth nous a fait connaître leur figure et leur caractère.
Celui dont nous avons le plus à nous occuper est Hamet
Beckay, son protecteur.
Imbu de la lecture de l'ouvrage de Barth, et m'étant, un
an durant, trouvé déjà en contact avec les Touaregs, je sou-
haitais vivement, persuadé que le sort de la mission en pou-
vait dépendre, de trouver, comme mon prédécesseur, un
homme universellement connu et vénéré, pour nous couvrir
de sa protection.
Les Touaregs, et on jugera par la suite si j'avais raison,
me semblaient diables moins noirs qu'on n'a coutume de les
dire chez nous. En revanche, j'avais cru distinguer quels
traits de leur caractère pouvaient me créer de grandes diffi-
cultés. Si je ne les accusais pas de férocité instinctive, je les
savais prompts à prendre ombrage, défiants, pleins d'appré-
hension pour ce qui est nouveau, prêts à considérer tout
étranger comme un espion. Pour eux, le voyageur est sou-
vent l'avant-coureur d'une expédition guerrière qui leur ra-
vira leur plus grande richesse, l'indépendance.
Il me fallait des répondants, des patrons, et j'avais résolu,
si faire se pouvait, de les trouver parmi les Kountas. Les
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 77
traditions de tolérance dont Hamet Beckay avait fait preuve
s'étaient, pensais-je, conservées au moins chez quelques-uns
de sa famille.
Je ne me le cachais pas cependant, par la force des
choses, parce que d'autres marabouts étaient venus plus
tard prêcher la guerre sainte et la haine de l'infidèle, les
Kountas avaient sûrement dû être forcés, pour ne pas perdre
leur prestige, de hurler avec les loups. Mais il était encore
temps, pensais-je, de faire appel à l'exemple de l'aïeul. L'ex-
périence a prouvé que j'avais raison.
Je mis toute mon éloquence en œuvre pour séduire le
jeune Habiboulaye, et j'y réussis. J'appris par lui que les
Kountas étaient maintenant divisés en plusieurs groupes.
Lui et son frère Hamadi , fils de Sidi Alouatta , le frère
d' Hamet Beckay, étaient restés à Tombouctou lorsque nous
avions occupé cette ville, et s'étaient entièrement ralliés à
nous.
Dans la boucle , au sud du fleuve, commandait Alouatta,
fils d'Amadi, qui nous voyait d'un œil bienveillant. Plus loin,
Baye et Baba Hamet, fils d' Hamet Beckay, pouvaient, à mon
avis, devenir d'utiles auxiliaires en souvenir de leur père.
Habiboulaye ne me cachait pas, il est vrai, que d'autres
Kountas nous étaient, eux, carrément hostiles; un certain
Abiddin notamment, généralement domicilié au Touat, pous-
sait les Hoggar contre nous ; il était même venu à deux re-
prises tout près de Tombouctou essayer de soulever les po-
pulations.
Fortifié dans mes résolutions, ayant d'ailleurs tiré tout le
possible de Habiboulaye, qui n'était qu'un enfant, je résolus
de m'ouvrir de mes projets à Hamadi, dès mon arrivée à
Tombouctou, et de lui demander des recommandations pour
ses parents.
Contrariés par un violent vent d'est, qui soulevait sur le
78 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
fleuve un clapotis ralentissant fort, mettant même parfois
obstacle à notre marche, nous n'arrivâmes que le 1 1 janvier
au soir à Kabara.
Tombouctou, on le sait, n'est pas sur le fleuve. Il en est
distant, aux eaux les plus basses, d'une quinzaine de kilo-
mètres ; Djitafé est alors le point le plus rapproché où peu-
vent aborder les pirogues. Lorsque l'eau monte, celles<i
pénètrent dans un bras latéral et arrivent d'abord à Koriomé,
puis à Day. La hausse continuant, une sorte de ruisseau
qui a été , dit-on , creusé ou du moins approfondi à bras
d'hommes, donne accès jusqu'à Kabara. Enfin, quand la crue
bat son plein, des excavations situées derrière la dune de
Kabara se remplissent à leur tour successivement, et l'on
peut atteindre par eau Tombouctou lui-même. Le reste du
temps, c'est à dos de chameaux ou d'ânes que le transport
se fait entre le port, mobile suivant l'étiage, et Tombouctou.
L'ancienne « capitale de la Nigritie ou Soudan », comme
on disait, il n'y a pas encore bien longtemps, dans les géo-
graphies scolaires, a perdu, depuis qu'elle est tombée entre
nos mains, tout caractère mystérieux; mais les avis restent
partagés sur son rôle présent et sur son avenir. Mon ami
Félix Dubois en a donné la description. 11 serait oiseux,
sinon outrecuidant, de la vouloir refaire. Je me bornerai à
noter la raison de l'ancienne grande importance commerciale
de Tombouctou, relative s'entend. Un auteur arabe dit:
« Tombouctou est le point de rencontre du chameau et de la
pirogue. » Cette seule condition ne suffirait pas à assurer la
prospérité de la ville; nombre de points du fleuve la rem
plissent aussi bien et même mieux que Tombouctou : nous
l'avons vu, en effet, la pirogue et le chameau ne s'y ren-
contrent que quelques jours par an, quelquefois pas du tout.
A mon avis, il faut chercher ailleurs une explication, et je
pense l'avoir trouvée. La voici : les chameaux ne peuvent
pas impunément s'approcher des cours d'eau; sur les rives,
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 79
it jusqu'à une certaine distance, par suite du régime d'înon-
iation presque général qui régit le système hydrologique du
•tiger moyen, poussent des herbes succulentes renfermant
«aucoup d'eau, sur lesquelles le chameau se jette en glouton,
nais qui ne tardent pas à faire périr le sobre animal, habi-
llé à des aliments plus secs.
Or, précisément, par un jeu de la nature, la partie, je ne
K
Jirai pas aride, mais ne contenant du moins ni ruisseaux,
tii mares permanentes, de l'immense espace appelé en bloc
ît bien improprement Sahara, atteint Tombouclou, Dès
ors, les caravanes peuvent accéder à la ville sans rien crain-
Ire pour leurs animaux. Tombouctou est, pourrait-on dire,
ion point un port du Niger sur le Sahara, mais bien un port
[u Sahara près du Niger,
Tant que le commerce de Tombouctou se fera principale-
nent par les caravanes venant du Nord, la ville conservera,
'imagine, toute son importance; mais lorsque notre chemin
8o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de fer du Soudan sera construit, les marchandises arriveront
par le fleuve; alors cette importance diminuera, se réduira
au transit du sel extrait en abondance des mines de Taou-
deni, situées à vingt jours de marche dans le Nord.
Lors de notre arrivée, Kabara seulement était accessible
aux embarcations. Le port était encombré de ces g^randes
pirogues en planches cousues dont j'ai déjà parlé, et un
échange considérable de sel et de grain s'opérait sur les
quais.
Dès le lendemain, je me rends à Tombouctou. J'y suis
reçu à bras ouverts par le commandant Rejou, chargé de la
région .
J'ai un premier projet à faire aboutir, et je m'en occupe
immédiatement : décider le Père Hacquart, supérieur de la
mission des Pères blancs à Tombouctou, à nous accompa-
gner.
Quand je dis décider, c'est inexact. Je ne doutais pas tin
instant que le Père ne fût très heureux de venir avec nous.
Compagnon de d'Attanoux dans son voyage chez les Toua-
regs du Nord, ancien commandant des Frères armés de
Mgr Lavigerie, le Père Hacquart ne pouvait manquer d'être
conquis par l'idée d'accomplir un pareil voyage. Mais je k
savais trop homme de devoir pour hésiter un instant eati€
le projet le plus séduisant pour ses goûts et ses préférenoeSi
et les intérêts de la mission qu'il dirigeait à TomboudMi
depuis un an, et à laquelle ses rares qualités avaient: Ifi.
donner déjà vie et activité. . j
D'autre part, au point de vue même de l'œuvre à laquidlA
le Père Hacquart et ses confrères se sont consacrés, detr
cendre le Niger, entrer en relation avec ses riverains,. re*
venir en possession de tous les renseignements nécessaire^
pour le plan d'une évangélisation future, c'était peut-être
avancer l'avenir de bien des années. Le but que poursuivrait
le Père Hacquart serait semblable au nôtre : voir, étudier,
kT^ v^
LE R. P. HACO
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 83
se créer des amis, en laissant à ses chefs le soin de décider
plus tard de la conduite à tenir.
Pour moi, pour la réussite de l'œuvre entreprise, le con-
cours du Père Hacquart était capital. Familiarisé déjà avec
les mœurs, les coutumes des Touaregs, il serait un conseil
précieux; arabisant distingué, il pourrait, dans bien des cas,
s'entretenir directement avec certains indigènes, — chose
importante, — comme aussi contrôler traductions et écri-
tures de mon interprète arabe, Tierno Abdoulaye Dem.
Enfin, surtout, son intelligence, la hauteur de ses vues, la
droiture et l'énergie de son caractère étaient un sûr garant
que je pourrais, en toute circonstance, trouver en lui le con-
trôle le plus précieux, le plus efficace, de mes actes, de mes
projets.
Le Père Hacquart a été pour nous, en effet, tout ce que
je viens de dire. Souvent, sur ses conseils, j'ai changé mes
desseins, et toujours je m'en suis bien trouvé. Qu'il me per-
mette de lui exprimer ici toute ma reconnaissance, et de le
proclamer hautement : si la Mission du Niger a passé sans
un coup de fusil au milieu de tant de populations diverses,
parfois mal disposées, c'est en grande partie à lui qu'en re-
vient rhonneur.
Comme je l'espérais , le Père Hacquart accéda à mes
désirs; dès lors nous étions cinq.
En revanche, notre personnel indigène diminuait. Un
laptot, nommé Matar Samba, se trouvait indisposé depuis le
départ de Sansanding. Dans les derniers jours son état
s'aggrava; de l'avis du docteur Taburet comme de celui de
son collègue de Tombouctou, cet homme, probablement tu-
berculeux, ne pouvait être pour nous d'aucune aide, mais, au
contraire, une source d'embarras. Je me décidai à le laisser
à Tombouctou, et j'eus la joie, au passage à Dakar, à notre
retour, de le retrouver rétabli, sinon complètement guéri.
84 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Aidé du Père Hacquart, je me mis tout de suite eh rapport
avec Hamadi, le Kounta dont j'ai parlé; il promit de faire
tout pour décider son parent Alouatta à venir nous voir au
passage. Détail typique, il me répondit, comme je l'enga-
geais à se joindre à nous : « Non ; je pourrais ainsi susciter
des défiances; vous auriez peut-être à en souffrir. Je pré-
fère écrire à Alouatta; cela le décidera bien mieux, car, de
la sorte, je ne parais pas céder à une pression, mais seule-
ment l'inviter, en bon parent, à venir prendre part à la
bonne aubaine, aux cadeaux que tu apportes. »
J'essavai ensuite de trouver à Tombouctou des indigènes
en relation avec les Aouelliminden, cette grande tribu touareg
dont je parlerai si souvent plus tard ; mais, soit que ce fût
réel, soit crainte de se compromettre, ils m'affirmèrent tous
n'avoir plus avec eux aucun rapport.
En revanche, un Touatien , Bechir ould Mbirikat, établi
depuis longtemps à Tombouctou, et que je connaissais déjà,
me remit des lettres pour son cousin Mohammed, qui vit au
milieu des Touaregs Igouadaren, et pour le chérif Salla ould
Kara, chef du village de Tosaye, ancien élève d'Hamet
Beckav et ami de Barth.
Bechir me donna, en outre, un conseil. Je le suivis immé-
diatement, sans en mesurer encore toute l'importance. Ce
conseil a peut-être plus contribué que nos propres paroles et
nos propres actions à la réussite de notre entreprise, a Ra-
conte-leur, me dit Bechir, que tu es le fils d'Abdoul Kerim. ■
Abdoul Kerim est le nom arabe qu'avait pris Barth pour son
voyage. Cette façon de se baptiser d'un vocable indigène
peut, au premier abord, sembler quelque peu risible. Je me
souviens d'avoir vu représenter au Châtelet je ne sais plus
quelle pièce, où un voyageur emmenait son domestique au
cœur de l'Afrique. Ce dernier, possédé de la passion des
voyages et très ferré sur les faits et gestes des explorateurs,
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 85
[ui demandait comme seule grâce de changer son nom de
foseph en celui de Mohammed ben Abdallah. C'est plus
euphonique, disait-il; et la salle éclatait de rire.
Eh bien! c'est Joseph qui avait raison; si Barth n'avait
Das fait comme lui, son nom européen ne serait pas resté
^ravé dans les cerveaux des noirs et des Touaregs ; en tout
:as, ils ne l'auraient pas transmis à leurs descendants, et je
n'aurais pu, comme cela m'est arrivé souvent, résoudre des
situations, parfois très difficiles, par ces simples mots : « Je
suis le fils (ou plutôt le neveu) d'Abdoul Kerim. »
Ce que l'on ne saurait trop admirer, c'est le caractère de
Barth, si haut, si droit, si capable d'impressionner ses inter-
locuteurs, que le seul fait de son passage, il y a près d'un
demi-siècle, alors qu'il était pauvre, en butte à mille dan-
a;ers, sauvegardé seulement par la protection de son ami
Beckay, a suffi pour ouvrir la route à son parent d'emprunt.
Combien peu de voyageurs pourraient se vanter d'en
ivoir fait autant, dans des temps plus modernes surtout!
Plus d'un, après un passage obtenu de vive force, a laissé
lerrière lui un chemin plus difficile, plus périlleux à ses suc-
resseurs !
Je désirais m'attacher un agent politique connaissant
)ien le pays, parlant le tamaschek ou langage des Touaregs,
x>ur l'envoyer en avant-garde porter des missives aux chefs
m plaider notre cause auprès d'eux.
Sur les conseils d'Hammadi, je fis choix d'un certain Sidi
lamet, quelque peu allié aux Kountas, et employé à la per-
eption des revenus des douanes de Tombouctou, sous les
rdres de l'interprète du poste, Saïd.
Je dois rendre justice à ce dernier : il ne se prêta pas de
-es bonne grâce à cette combinaison, et, s'il agit sur son
ibordonné, ce fut plutôt pour le détourner de nous suivre
le pour l'y engager. Le commandant Rejou dut intervenir
86 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
personnellement, et lorsque plus tard, àTosaye, Sidi Hamet,
affolé, me supplia de le laisser s'en retourner, je ne crois pas
me tromper en disant que le manque de complaisance de
Saïd à l'égard de notre mission fut pour quelque chose dans
cette défaillance morale. Je le lui pardonne, d'ailleurs, de
tout cœur. Sidi Hamet était son bras droit, son principal
agent de renseignements ; sans lui , Saïd devait se trouver
bien embarrassé, même dans ses fonctions d'interprète.
Le i6, je retournai passer une journée à Kabara, où
j'avais convié les notables de Tombouctou à venir entendre
les merveilles du phonographe. Ce fut une séance qui de-
meurera longtemps dans l'esprit des habitants. Parmi les
plus attentifs, étaient les deux fils du chef des Kountasde
l'Est, qui réside à Mabrouk. J'étais sûr que la rumeur de
ces choses extraordinaires me précéderait.
Le commandant Rejou avait déjà prévenu de notre arri-
vée Sakhaoui, chef des Igouadaren Aoussa, la première tribu
touareg que nous devions rencontrer en descendant le
fleuve. Sur le soir, arrivèrent deux envoyés de ce dernier,
avec une missive passablement incompréhensible, qui déno-
tait, à travers sa phraséologie amphigourique, deux choses :
la première, que Sakhaoui n'avait aucun désir de nous voir;
la seconde, qu'il avait grand'peur.
On fit de la morale aux messagers, on finit par les pei-
suader que nous n'avions à l'égard des Igouadaren aucune
intention mauvaise, et ce fut nantis d'une nouvelle lettre
qu'ils retournèrent vers leur chef.
Pendant ce temps, Sidi Hamet, dûment endoctriné, était
parti vers Alouatta pour lui fixer un rendez-vous à Kagha,
petit village de la rive droite, à une cinquantaine de kilo-
mètres de Tombouctou. En même temps, et pour la première
fois, j'énonçais ma soi-disant parenté avec Abdoul Kerim,
DE KAYES A TOMBOUCTOU. 87
prenant moi-même le nom arabe d'Abd el Kader (serviteur
du Tout- Puissant).
Sidi Hamet devait, sa mission remplie chez les Kountas,
se rendre chei les Igouadaren de Sakhaoui et nous y at-
tendre.
Ayant ainsi tout disposé le mieux possible, visité les ba-
teaux, réparé les petites avaries survenues en cours de
route, il ne nous restait plus qu'à nous abandonner au cou-
rant du fleuve et à la volonté de Dieu.
Ce ne fut pas sans une certaine émotion que le mercredi
22 janvier, accompagnés par tous nos camarades de la gar-
nison de Tombouctou, escortés d'une grande quantité d'in-
digènes qui appelaient, de plus ou moins bon cœur, la pro-
tection d'Allah sur la tète des voyageurs, nous quittâmes
Kabara.
Tant que les chalands furent en vue du poste, nous pûmes
88 SUR LE NEGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
apercevoir les niouclioirs et les casques qui s'agitaient en
signe d'adieu. Lorsque le pavillon du fort disparut à l'hori-
zon de la plaine herbeuse, nous sentîmes un léger serre-
ment de cœur : tout ce qui, si loin de France, représentait
encore le pays, venait de s'éclipser ià-kas. Cinq blancs.
vingt-huit noirs, nous étions désormais réduits à nos seules
forces, à nos seules ressources. Combien de nous en revien-
draient? Combien étaient destinés à dormir leur dernier
sommeil sous la terre d'Afrique ?
L^
;i
jm
^P
VA
CHAPITRE III
DE TOMBOUCïOU A TOSAYE.
Nous ne faisons, le 22 janvier, qu'une ItIs courte étape
. nous mouillons vers midi à Geïgelia, petit village pittores-
^ement juché sur une dune rougeâtre, un peu au-dessous
u confluent amont de ce bras du fleuve permettant, comme
■ l'ai dit, d'accéder à Day et à Kabara.
Il est décidé quon passera l'après-midi à s'installer. Jus-
"'ici, en effet, nous avons remis de jour en jour la tâcbe
accommoder nos angles sortants aux angles rentrants de
•Js coquilles. Maintenant nos trois petits bâtiments sont
'^it notre monde, les forteresses flottantes qui doivent des-
cndre avec nous jusqu'à la mer, /ne/: Allah! (s'il plaît à
^ieu) comme disent les musulmans. 11 faut nous y tasser de
lolre mieux.
90 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Dans le Davoust^ j'occupe la cabine de l'avant. A droite,
mon lit en planches; pour matelas, des couvertures de ca-
deau que Ton extraira une à une quand besoin sera, sauf à
les remplacer par celles placées, en ballots, dans notre cale.
A gauche, une vaste table; ses pieds sont des piles de
caisses. Un peu partout, des livres, des instruments, une
malle en fer-blanc contenant nos objets de cadeau les plus
précieux : cafetans , burnous en velours , turbans brodés
d'or.
Sur les nattes de paille qui tapissent les parois, j*ai cloué
en arc-en-ciel des photographies d'une cantatrice célèbre,
achetées rue de Rivoli, en un jour d'enthousiasme musical.
Le hasard me les a fait retrouver au fond d'une malle, où
elles se sont glissées par mégarde au moment de mon départ
de France. Ces portraits, comme on le verra, ont eu leur
action politique aux bords du Niger. Leur faisant face, la
gravure, réglementaire à bord, du président de la Répu-
blique, ou plutôt du sultan des Français, ainsi que je dirai
là-bas. N'oublions pas le phonographe, précieusement serré
dans sa caisse, ses piles, des tubes de Geissler, de petites
lampes électriques, une couronne de féerie qui s'illumine en
pressant sur un commutateur, tous objets qui, jusqu'ici,
n'avaient figuré que dans le bagage des voyageurs de Jules
Verne.
La chambre de l'arrière est le retira du P. Hacquart, et de
plus... l'arsenal. Son lit est fait, pacifiquement, de caisses
de biscuit et de riz, avec le matelas obligatoire de couver-
tures; mais aux parois, au plafond, partout, j'ai accroché des
fusils de cadeau, des revolvers, et même des Kropatcheks
de rechange; un nombre respectable de caisses de cartou-
ches achève de donnera ce réduit un aspect de salle d'armes.
Sur le pont, tout autour du canon-revolver qui se dresse sur
un pivot en tôle, d'autres caisses, pleines de cartouches, ser-
vent de sièges pour les rameurs.
DE TOMBOUCTOLT A TOSAYE. gi
Quant à l'intérieur de la cale, chef-d'œuvre deringéniosité
d'arrimage de Baudry, je défie au plus habile d'y faire entrer
encore une aiguille.
Sur l'Allée, la paillote avant abrite Baudry et Bluzet, peu
à leur aise à deux dans un si petit espace; celle de l'arrière
est réservée à Taburet et à ses caisses de médicaments.
Notre petit chaland le Le Daiitec, pourvu lui aussi d'une
paillote, servira de débarras. C'est, pour le moment, et en
attendant qu'on l'utilise comme infirmerie, usage que je sou-
haite lui voir remplir le moins souvent possible, le campe-
ment de bohémiens où logent l'interprète Suleyman et le
traducteur arabe Tierno Abdoulaye Dem.
Qu'on me permette maintenant de présenter plus ample-
ment nos auxiliaires noirs :
Ce sont d'abord nos vinçt laptots, réduits à dix-neuf par
le départ de Matar Samba, et leurchef Digui, dont j'ai parlé.
92 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Celui-là, nous le verrons, nous le jugerons à l'œuvre; point
n^est besoin à l'avance d'en dire tout le bien qu'il mérite.
Suleyman Goundiamou et Tierno sont les lettrés de la
bande. Suleyman parle à peu près le français, bien qu'il dise
la noce pour un os, cherchicane pour certificat, et traduise
régulièrement keffir (infidèle) par chrétien. Quant à Tierno,
c'est un futé, un rusé, de la fidélité duquel j'ai douté quel-
quefois ; mais j'ai dû me soumettre à l'évidence, et je lui
rends justice : en toutes circonstances il a pris notre parti
contre ses coreligionnaires, ses compatriotes et même ses
parents. Paresseux, d'ailleurs, comme un loir, pour tout ce
qui n'est pas écrire de l'arabe; mais n'est-il pas là pour ça?
En définitive, un bon petit garçon que nous aurions pu diffi-
cilement remplacer par meilleur que lui parmi ceux de sa
race.
Notre charpentier Abdoulaye est un grand Ouolof, fort
comme un hercule, intelligent, chez lequel la paresse arrive
par accès, mais par accès sérieux.
« Abdoulave ! voilà ton poil dans la main qui repousse! »
C'était ainsi que nous le rappelions à l'ordre. Si cette objur-
gation n'était pas immédiatement comprise, elle était suivie
d'une punition, voire d'un solide coup de poing; Abdoulaye
le savait et se remettait à l'ouvrage , il abattait alors le tra-
vail de quatre.
Abdoulaye n'est pas marabout, certes. Il a même pour
les spiritueux un culte qu'il n'a pas eu souvent l'occasion de
pratiquer en cours de route , le malheureux ; mais il s'est
rattrapé en arrivant au Dahomey. De dix jours, nous ne
l'avons plus revu, il n'a pas dessoûle.
Mes premiers rapports avec Abdoulaye avaient eu préci-
sément pour cause son amour de la dive bouteille. Lorsque,
au mois de mai 1894, j'avais pris le commandement de la
flottille, Abdoulaye, ayant trouvé la porte du magasin ou-
verte, s'était laissé aller à son penchant, et je l'avais ren-
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 93
contré ivre mort à côté d'un nombre respectable de bou-
teilles vides. Le réveil fut moins agréable, et Abdoulaye
s'est toujours souvenu de la danse qu'il reçut à cette occa-
sion.
Voilà le personnel, je dirai officiel, de la mission. En
outre, chacun de nous a son domestique. J'ai Mamé, un
Saracolais intelligent, parlant le songhai, langue des noirs
riverains du Niger, depuis Djenné jusqu'en dessous de Say.
C'est un garçon extrêmement fidèle et dévoué. Sa caracté-
ristique est une lenteur dans les mouvements qui lui donne
vaguement la démarche d'un caméléon. Heureux défaut, ou
plutôt précieuse qualité, qu'apprécieront tous ceux qui ont
été forcés de se faire servir par des noirs du Soudan : grâce
à elle, Mamé n'a jamais rien cassé chez moi.
Le domestique de Baudry se nomme Moussa; il est fils
du chef de Diamou, village des bords du Sénégal. C'est le
philosophe, l'homme instruit, de notre maison militaire. Il lit
et écrit assez correctement le français , mais ses études le
détournent quelque peu du service de son maître. Si Baudry
a pu, autant qu'il l'a voulu, exercer ses talents pédagogi-
ques sur un élève plein de bonne volonté, en revanche ses
chaussures ont été rarement cirées — je veux dire graissées
— durant le cours du voyage.
Le hasard a donné à Bluzet, pour garçon, précisément le
fils du forgeron du père de Moussa. Fily, c'est son nom, est
donc, de par sa descendance, l'homme de confiance, le
dévoué de Moussa, qui en profite sans vergogne pour lui faire
faire une partie de sa besogne.
A condition de le tenir ferme, Fily est un bon domestique
et un cuisinier de premier ordre (pour le pays, s'entend);
ses nougats aux arachides ont été souvent fort appréciés sur
notre table.
Enfin, le Père Hacquart et Taburet ont à leur service
deux garçons répondant l'un et l'autre au nom de Mamadou,
94 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
et que, pour les distinguer, on appelle Mamadou père et
Mamadou docteur.
Ajoutons un chien jaune qui a nom, je ne sais pourquoi,
Meyer, et la ménagerie sera complète.
Nous avons bien aussi possédé deux chats, dont Tun, en
dépit de la réputation de sa race, était un nageur remar-
quable ; mais ces petits animaux , qui se comportaient d'ail-
leurs fort peu congrûment à bord, disparurent au bout de
quelques jours.
Malgré ses dénégations, j'ai toujours soupçonné Bluzet,
ennemi juré de la gent féline, et dont le lit avait eu plus
particulièrement à souffrir de leurs façons inconvenantes, dé
les avoir aidés à déserter nos demeures flottantes.
J'ai oublié le vieil Abdoul Dori, mais celui-là, il est vrai,
ne fit pas long séjour à bord. J'ai déjà dit que je le soup-
çonne de s'être engagé parmi nous dans de mauvaises inten-
tions. Il me fit lui avancer à notre passage au Massina une
assez forte somme ; il disait la devoir à un de ses compa-
triotes et vouloir la rembourser avant de s'engager dans une
aventure si périlleuse. Lorsque le rusé coquin en fut venu à
ses fins, il changea de façons. A Segou, d'après lui, le voyage
devait être relativement facile. Sa dette payée, il essaya de
terrifier mes laptots, en leur racontant les fables les plus
fantastiques sur la cruauté des Touaregs, et des histoires
décourageantes sur les rapides que la suite nous démontra
malheureusement en partie vraies.
Il s'aperçut bientôt qu'il perdait son temps. Mes hommes
vinrent, d'eux-mêmes, me prévenir qu* Abdoul cherchait à
les décourager. On pense si je lui fis comprendre que c'était
un jeu à ne pas tenter. Voyant le peu de réussite de sa ma-
nœuvre, et nullement désireux de continuer la route avec
nous, il contrefit le malade, se prétendant atteint de dysen-
terie. Le docteur n'eut pas de peine à reconnaître son men-
songe, et je lui déclarai que, malade ou bien portant, il
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 95
devait me suivre. La ruse ayant échoué, il essaya de se pro-
curer un mal de ventre réel, et se mit à coucher sans vête-
ment par les nuits les plus fraîches. A ce jeu, s'il ne se pro-
cura pas la dysenterie de ses rêves, du moins attrapa-t-il une
pneumonie double qui se déclara le jour même de notre dé-
part. Il resta encore deux jours avec nous, puis, sérieuse-
ment malade, se mit à délirer. Je me décidai, pris de pitié,
à le renvoyer à Tombouctou par une pirogue louée au village
de Bourrem. J'ignore ce qu'il est devenu, mais j'engage ceux
qui pourraient le rencontrer à l'avenir et seraient séduits par •
ses manières mielleuses et sa faconde, à s'en défier. En ce
qui nous concerne, je considère comme un bonheur que la
peur ait été pour lui plus grande que le désir de mal faire.
Le personnage eût pu être extrêmement dangereux, surtout
à Say, son pays d'origine, où il se serait rendu complice de
nos ennemis.
La première, sinon la plus importante besogne de notre
mission, consistait à dresser le plus exactement possible la
carte du fleuve que nous étions appelés à parcourir. Dans
ce but, j'avais fait construire des viseurs de grandeur exac-
tement mesurée, qui devaient nous servir, portés par chaque
chaland, à établir une triangulation mobile sur le fleuve;
deux chalands auraient suivi les rives, l'autre le chenal pro-
fond.
Nous essayâmes ce système durant la journée du 23, la
première où nous naviguions en pays à peu près inconnu. Il
fut rapidement jugé impraticable. Le soir, nous avions fait
moins de sept kilomètres. A ce compte, en y comprenant les
arrêts forcés, nous aurions mis des années à parvenir à l'em-
bouchure.
Nous nous arrêtâmes au procédé suivant : le Davoust
suivrait la rive gauche, \ Aube la rive droite, en levant les
sinuosités des berges; les deux chalands se relevant fré-
96 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
quemment en azimut et en distance. En même temps, Bau-
dry, sur le Le Dantec, zigzaguerait à la recherche du chenal,
en sondant constamment.
Les inexactitudes, déjà atténuées en prenant la moyenne
des tracés des deux grandes embarcations, le seraient encore
au moyen de positions astronomiques déterminées le plus
souvent possible.
C'est le procédé constamment suivi jusqu'à Ansongo, c'est-
à-dire dans toute la partie navigable du cours du Niger.
Sans atteindre à la précision d'un levé régulier, il me paraît
suffisant pour les premiers bâtiments qui navigueront après
nous : ils auront l'indication du chenal dans sa position par
rapport aux berges, la configuration de celles-ci, les distances
d'un point à un autre, l'emplacement des villages et des acci-
dents du sol.
En aval d'Ansongo, dans la région des rapides, nous avons
dû, Baudry et moi, abandonner le travail hydrographique,
pour nous occuper exclusivement de la conduite de nos em-
barcations. C'est donc Bluzet qui seul a dressé la carte.
Celle-ci n'est d'ailleurs plus guère à cette hauteur qu'un
objet de pure curiosité, car jamais, pratiquement, il ne saurait
s'établir une navigation, surtout une navigation à vapeur,
dans des passages aussi difficiles. Sa seule raison d'être est
précisément de démontrer que la navigation ne peut exister,
et de fixer, par conséquent, les esprits sur le choix à faire
entre les diverses voies d'accès au Soudan occidental qui
ont été proposées.
Après avoir passé devant les villages d'iloa, Bourrem,
Bori, dont les habitants viennent, en pirogue, au-devant de
nous et nous apportent des cadeaux : des chèvres, des
moutons, des œufs et des poules, nous arrivons le 25, vers
une heure, devant Kagha. Au moment où nous atteignons
l'embouchure du marigot qui y conduit, — car le village
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 97
n*est pas sur le fleuve même, mais un peu dans l'intérieur,
— nous sommes rejoints en pirogue par un grand diable à la
figure intelligente, aux cheveux crépus, auréolant sa tête
d'une tignasse plus pittoresque que propre. C'est un Kounta.
II connaît les Français, a été dans les villages de Médine et
de Nioro dans notre Soudan, et parle même un peu le
soninké, langue maternelle de la plupart de nos laptots.
Il nous guide, mais, malgré tous ses efforts, nous ne pou-
vons, l'eau manquant, atteindre le village même de Kagha;
nous sommes forcés de camper au pied d'une petite dune
couverte de palmiers nains, à environ dix-huit cents mètres
des premières cases.
Une députation des Kountas du village ne tarde pas à
nous joindre. Sidi Hamet est arrivé, il y a deux jours, avec
ma lettre pour Alouatta ; mais ce dernier n'était pas au
village, on ne sait même pas exactement où il se trouve en
ce moment, ni si ma missive l'a atteint.
Il y a une quinzaine de jours, en effet, un razzi de Kel
Gossi, tribu touareg dont les terrains de parcours sont à peu
près au centre de la boucle du Niger, a enlevé une cen-
taine de bœufs au chef des Kountas du Sud; Alouatta s'est
mis en route pour rejoindre les voleurs et leur persuader,
au nom d'Allah et de Mahomet, de restituer le bien mal
acquis .
Si extraordinaire que paraisse ce trait de mœurs, il est
courant aux pays touaregs. Une tribu vole à un voisin tout
ou partie de ses troupeaux : si ce dernier n'est pas en force
pour récupérer, les armes à la main, ce qui lui a été enlevé,
il essayera de la conciliation, et rentrera généralement, non
pas dans la totalité, mais dans une partie de ses biens. C'est
toujours ainsi que cela se passe lorsque le volé est un mara-
bout, et, fait à noter, ces pillages n'impliquent pas l'état de
guerre : ces mêmes Kel Gossi seraient très bien venus, le
98 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
lendemain, demander à Alouatta d'implorer pour eux la pro-
tection du ciel et lui acheter des talismans.
Quoi qu'il en soit, cette situation fâcheuse me fait craindre
de ne pas voir Alouatta. Faute de pouvoir m'entretenir avec
lui, je cause avec ses parents, dont je cherche à me faire
des amis, et je leur sers la fable de ma parenté avec Bartli-
Abdoul Kerim.
Il se produit alors un vrai changement à vue; leur atti-
tude, jusque-là réservée, devient des plus cordiales. Pour
continuer mon effet, je fais fonctionner le phonographe. Le
Kounta à tête de Maure chante dans son pavillon une poésie
arabe, qui n'est autre que le chant de guerre d'Hamet Bec-
kay, l'ami de mon oncle, et il faut voir la stupeur de tous
lorsque l'instrument répète le chant. Nous sommes, dès lors,
les meilleurs amis du monde. Tous m'expriment le regret de
ne pas me voir palabrer avec leur chef. « Ne voulant pas te
tromper, me disent-ils, nous ne te promettons pas la visite
d' Alouatta, mais, si tu veux l'attendre, tu verras son frère
Abiddin, qui est en ce moment à Arhlal, à une vingtaine de
kilomètres. On va l'envoyer chercher immédiatement, w
La proposition me plaît trop pour ne pas y accéder, et les
messagers partent.
Avec nos amis les Kountas, est venu un petit groupe de
Touaregs KclTemoulaï, résidant un peu en aval, versGanto,
et évidemment envoyé aux informations.
Ce sont de grands et solides gaillards, élancés et nerveux.
Bien que la tribu n'ait pas de campement sur le bord même
du fleuve, je leur annonce que j'irai les voir en remontant
le marigot qui mène à Ganto. Je tiens en effet à m'assurer
de leurs intentions. Les Kel Temoulaï étaient une des deux
tribus qui se partageaient la domination des environs de
Tonibouctou ; Kabara et la partie sud de la plaine qui entoure
la ville leur appartenaient. Nous les en avons chassés, et ils
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 99
se sont repliés vers l'est, se groupant autour d'un chef plus
que centenaire , Madounia , qui résidait déjà dans les alen-
tours de Ganto.
Le lendemain 26, nous recevions un courrier de France;
le commandant de Tombouctou avait pu nous le faire par-
venir par pirogue. Nous devions en avoir un autre, quinze
jours après, à Rhergo; puis, pendant dix mois, ce fut la pri-
vation complète de toutes nouvelles du pays.
Dans l'après-midi, arrive Abiddin. Assez grand, maigre,
l'air peu aimable et point communicatif, j'a\ oue que son pre-
mier aspect n'est pas synipatiiique. 11 ne parait guère, de
son côté, désireux d'entrer plus avant dans nos bonnes
grâces, et c'est d'un ton assez sec qu'il répond à mes pro-
testations d'amitié. Nous causons pendant une heure envi-
ron, sans qu'il fasse montre de meilleurs sentiments à notre
égard, et je commence à désespérer d'en tirer quelque chose.
Le soir, je me renseigne sur sa situation, sur le rôle qu'il
joue dans le pays. Il est l'aîné d'Alouatta, mais, dès son plus
jeune âge, il a montré des dispositions si belliqueuses, si
contraires à la douceur que doit posséder, en théorie du
moins, un marabout, que son père a désigné Alouatta comme
son successeur, évinçant Abiddin, et lui refusant, pour la
reporter sur le cadet de ses enfants , la baraka, la bénédic-
tion paternelle. L'épisode ne rappelle-t-il pas c^lui d'Ksau et
.,f -
de Jacob? v
Abiddin ne s'est, d'ailleurs, pas montré autrement mécon-
tent de voir son frère élevé à sa place à la dignité de chef
religieux des Kountas. Il s'est réservé dans la tribu la direc-
tion des expéditions de guerre.
Et dans ces dernières, il paraît qu'il excelle. Les Kel
Antassar, cette tribu qui a été notre dernier ennemi dans
les environs de Tombouctou , savent quelque chose de sa
valeur. A la tète d'un petit nombre d'hommes, il est. à cent
100 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
reprises, tombé sur leurs campements; et je m'explique alors
la cause réelle de la froideur que m'a témoignée Abiddin :
il aurait voulu, lorsque, après une inaction coupable de plus
d'un an, nous nous sommes décidés à agir, être appelé à
prendre sa part de la fêté. Il eût trouvé là une bonne occa-
sion de se venger de son vieil ennemi N'Gouna, le chef des
Kel Antassar. De notre côté, il est malheureux qu'on ait
ignoré à Tombouctou l'existence et le caractère d'un tel
homme. Ne fût-ce que comme guides, lui et ses Kountas
nous auraient été des auxiliaires précieux.
Nous combinons un plan diplomatique pour capter la con-
fiance d' Abiddin. Lorsqu'il revient nous voir, le lendemain
matin , je l'entreprends sur mon parent Abdoul Kerim ;
j'éveille son esprit en lui montrant le phonographe. 11 paraît
se départir quelque peu de son humeur de vieux loup; alors
je passe la parole au Père Hacquart, qui, en arabe, le se-
monce, vertement même, sur son manque de politesse et da-
ménité : notre homme est à nous; il reconnaît ses torts, et
finalement nous promet son aide et des recommandations
pour ses connaissances. Le soir, en effet, il revient nous voir
avec des lettres, une pour Salla ould Kara, l'autre pour un
certain cherif du nom de Hameit, que nous devons rencon-
trer au delà d'Al Oualidjo; la dernière, la plus importante,
pour Madidou, chef des Touaregs Aouelliminden.
Cette missive pour Madidou me cause une grande joie.
Je connais approximativement, en effet, les populations aux-
quelles nous allons avoir affaire en redescendant le fleuve.
Ce sont, d'abord, les Igouadaren, divisés en deux fractions
ennemies sous la conduite de deux chefs, frères d'ailleurs,
Sakhaoui et Sakhib. Plus loin, nous trouverons des Kel Es
Souk, marabouts de race touareg, une petite tribu, celle des
Tademeket Kel Bourroum, chef Younès, pour qui Abiddin
nous donne aussi une lettre; ensuite, c'est-à-dire au delà de
Tosaye , et jusqu'à un point que je ne puis encore déter-
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. loi
miner, mais qui doit être assez éloigné, nous rentrons dans
les territoires de la grande confédération des Aouelliminden.
Sur le chef de ces derniers, Abiddin, qui a passé, il y a un
an, un mois auprès de lui, ne tarit pas d'éloges, tandis qu'il
se montre plein de mépris pour les petites tribus pillardes
que nous devons rencontrer d'abord.
a C'est un lion, me dit-il, les autres sont des chacals! »
Madidou , afïirme-t-il , fait la guerre, et, naturellement,
dans ce cas, le butin qu'il ramasse est de bonne prise, mais
il aurait honte de piller, comme les Kel Temoulaï ou les
Igouadaren, les gens paisibles, les noirs cultivateurs, les
marchands sans défense. « Il n'y a rien au-dessus de Ma-
didou, si ce n'est Dieu. » A travers les exagérations orien-
tales d'Abiddin, reconnaissance du ventre, peut-être, pour
l'hospitalité du chef des Aouelliminden , je distingue pour-
tant que Madidou doit être quelqu'un. Ecrivant au lieu-
tenant-gouverneur du Soudan, par le retour de la pirogue qui
avait apporté notre courrier, je lui disais : « Je suis main-
tenant à peu près convaincu que, si Madidou le veut bien,
nous passerons sans encombre; mais s'il s'y oppose, nous
n'arriverons que très difficilement à descendre le fleuve. »
Euphémisme, je puis le déclarer, car je pensais : Si Madi-
dou ne veut pas nous laisser passer, nous tâcherons de le
faire quand même, mais nous y laisserons très certainement
nos os.
On comprend si le passage chez les Aouelliminden était
l'objet de nos entretiens. Ayant tout lieu de nous louer du
premier résultat obtenu avec Abiddin , nous cherchâmes
mieux. Le soir, je l'entreprends de nouveau : maintenant il
est tout à fait notre ami et ne quitte guère le bord que pour
manger. Je lui rappelle la grandeur de sa race, Sidi Moktar
et ses frères médiateurs entre les peuples de la région. Je
lui fais voir que c'est à l'explosion du fanatisme, contre
lequel son grand-oncle a lutté, qu'est due la diminution de
I02 SUR LK NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
l'influence des Kountas. Nous aussi, nous avons combattu
les propagateurs de ces doctrines déclarées fausses et con-
traires à la vraie morale de l'Islam par Hamet Beckay, et
nous avons chassé les Toucouleurs comme voulait le faire ce
dernier.
Si nous blancs , disposant de la force , nous concluions
une alliance solide avec les Kountas, qui mettraient à notre
service leur influence religieuse, cette antique puissance re-
naîtrait; ils seraient nos honnêtes courtiers, travailleraient
à la pacification du pays, qui leur devrait les bienfaits delà
tranquillité et leur resterait reconnaissant.
D'autre part, s'ils nous ménageaient une alliance avec les
Aouelliminden, dont nous ne convoitons en aucune façon les
territoires, les petites tribus pillardes, Igouadaren, Kel Te-
moulaï, seraient réduites à cesser leurs déprédations, puisque
tous les marchands du fleuve seraient ou nos protégés ou
ceux de nos nouveaux amis. Prises entre les Aouelliminden
et nous, elles ne pourraient, sans risque de destruction ou
tout au moins de graves représailles, commettre d'insultes
envers les uns j)as plus qu'envers les autres.
Abiddin paraît séduit; la conception a frappé son intelli-
gence relativement très ouverte. Et, je l'ajoute tout de suite,
ma persuasion est que ce projet, esquissé au chef kounta,
donne la solution du problème de la pacification, de la mise
en valeur de la réo;ion de Tombouctou.
Nous arriverions ainsi très rapidement à écarter des popu-
lations, nos protégées, tout danger de déprédation de la part
des Touarei{s, nous favoriserions la création de centres et de
courants commerciaux, et nous pourrions alléger notre budget
colonial, déjà si chargé, de la dépense considérable d'une
partie de l'entretien des troupes cantonnées à Tombouctou.
« Evidemment, nous dit Abiddin, si vous pouviez vous
entendre avec Madidou, être amis, il n'en saurait résulter
que du bien, beaucoup de bien pour nous tous. Il faudrait
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 103
quelqu'un qui puisse être l'intermédiaire entre vous, mais
qui? — Iloua (toi) », dit le Père Hacquart, entrant dans la
conversation. Abiddin fait un bond; évidemment il n'a pas
prévu la proposition. Le Père le presse de son éloquence
persuasive, et il finit par accepter.
Il vient passer toute la journée du lendemain avec nous
et demande les soins du docteur, car il est fort souffrant de
rhumatismes et d'une cystite. Je conviens avec lui que nous
irons à Rhergo, que nous attendrons là de ses nouvelles;
quand il nous fera avertir de nous remettre en marche, c'est
que lui-même nous aura dépassés et sera en route pour aller
chez Madidou.
Le 29, désespérant de voir arriver Alouatta, toujours en
pourparlers avec les Kel Gossi, nous nous décidons à quitter
Kagha ; mais à peine débouqués du marigot, une brise vio-
lente nous prend debout , nous empêchant absolument
d'avancer, et nous devons aller chercher un refuge dans le
bourgou de la rive gauche. Ce n'est qu'à deux heures que
nous pouvons enfin faire route et aller mouiller à Milali.
Nous étions endormis lorsque nos factionnaires préviennent
le blanc de quart qu'une pirogue s'avance en criant. C'est
un messager d' Alouatta; il a enfin reçu notre courrier et
arrivera le lendemain à Kagha, où il nous prie, si nous le
pouvons, de retourner.
Trop heureux de l'incident, nous revenons, le lendemain ,
sur nos pas, et Alouatta vient, vers quatre heures du soir,
nous voir avec sa suite. C'est un grand jeune homme à l'air
doux et timide, très foncé de peau, fort intelligent. 11 passe
pour avoir le don de miracle et de prophétie. On prétend
même qu'il a prédit sa mort à Tidiani , l'ancien chef du
Massina, un an avant l'événement.
Tout ayant été réglé avec Abiddin, Alouatta n'a plus qu'à
confirmer, ce qu'il fait volontiers. On fait fonctionner devant
104 SUR LE NIC.ER KT AL" PAYS DES TOUAREGS.
lui le phonographe, la bicyclette; une lunette astronomique
cause son admiration en lui montrant à distance les gens de
Kagha qu'il peut reconnaître. Nous passons avec Alouatta
la journée du 31 janvier. Puis, et pour de bon cette fois-ci,
en route.
Une forte hrise d'est des plus contrariantes réduit beau-
coup notre marche, et ce n'est que le 3 février que nous arri-
vons à Ganto. où nous devons voir les Kel Temoulaï.
A notre approche, les noirs du village (les Touar^s ont
leurs campements sur la rive opposée et un peu dans l'in-
térieur) se mettent à balayer soigneusement la berge sur
laquellenous descendrons tantôt. Hienlôt notre tente s'élève,
abritant nos pliants, et les Kel Temoulaï arrivent.
Ce .«ont R'alif, frire de R'abbas, chef de la tribu, et les
deux fils de ce dernier, avec une petite suite.
I.e palabre est difficile; faute de quelqu'un sachant le
DE TOMBOUCTOU A TOSAVE. 103
tamachek ou langue des Touaregs , il nous faut causer en
songhai. avec mon domestique Manié comme interprète.
C'est la première fois que nous voyons des Touaregs chez
eux, et l'intérêt est puissant pour chacun de nous. Ils ont
d'ailleurs des types admirables, et j'ai rarement ailleurs ren-
contré la pureté de traits des Kel Temoulaï, du moins dans
ce qu'on voit de leur figure, dont le bas reste obstinément
C3ché par le voile ou tagelmoitst. Tous sont habillés de pan-
'^'ons tombant jusqu'au cou-de-pied, et de manteaux ou
"îubous en étoffe bleu foncé. Les principaux ont, sur la poi-
'■■'ne, une poche en flanelle rouge. De la main droite ils
''^nnent une lance en fer de deux mètres de long; au bras
io6 SUR I.H NIGER ET Al." PAYS DES TOUAREGS.
gauche, un poignard est retenu par un bracelet qui le main-
tient toujours à portée de la jnain, sans pour cela causer
aucune gène. Knfin quelques-uns ont au côté, pendu par un
cordon, un sabre droit dont la poignée en forme de croix rap-
pelle les épées du moyen âge.
I,e palabre se termine assez amicalement, et bientôt dau-
tres Touaregs passent en pirogue le marigot et viennent
grossir !a bande de nos visiteurs. Nous faisons connaissance
avec un des traits les plus caractéristiques et aussi les plus
insupportables de leur raci : la mendicité continuelle. Je sais
bien que ces pauvres gens n'ont rien que le produit de leurs
troupeaux ou des champs que les noirs cultivent en leur
payant une redevance. Noire arrivée avec de belles étoffes,
des verroteries merveilleuses, des bibelots de toute sorte,
est par conséquent une aubaine dont il faut profiter. Mais
vrai, ils exagcrent, et le mot ikjal (donne-moi) devient un
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 107
rtfrain que nous ne cesserons plus d'entendre durant des
mois. Je dois le dire, d'ailleurs, jamais aucun Touareg ne
m'a fait une demande en l'accompagnant d'une menace. J'ai
donné souvent, j'ai donné beaucoup, et j'estime que le vrai
moyen pour un voyageur de se concilier, à lui et à ceux qui
le suivront, les sympathies des populations qu'il traverse,
est d'être très généreux quand c'est possible, mais de ne
jamais donner que ce qu'il veut et à qui il veut.
Il m'est arrivé souvent de céder à l'imporlunité qui restait
respectueuse et courtoise; je ne l'aurais jamais fait devant
une demande qui eût donné à mon présent les apparences
d'un tribut.
Parmi nos nouveaux amis se trouve le fils de Madounia,
ce chef centenaire dont j'ai parlé. Il n'a guère qu'une dou-
zaine d'années. Cela prouve en faveur de la forte constitu-
tion des Touaregs, ou bien corrobore tout simplement la
io8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
réponse de ce médecin célèbre à un questionneur : « A cin-
quante ans on a des enfants quelquefois , à soixante jamais,
à quatre-vingts toujours. »
Notre petit ami a une bien jolie figure, mais un très mau-
vais caractère. J'excite son irascibilité en mettant dans une
calebasse d'eau une pièce de cinq francs que je le défie de
saisir. Il me regarde d'un air narquois et avance la main;
mais, au moment où il touche le liquide, il pousse un hurle-
ment et tombe à la renverse en se tenant le bras. Sournoi-
sement, j'ai plongé dans l'eau le fil d'une bobine de Ruhm-
korff cachée dans ma chambre. Il est furieux et, comme tout
le monde se moque de lui, pleure de rage. Je le console par
un cadeau, et nous nous séparons tout à fait bons amis.
Le lendemain, avant le départ, d'autres Touaregs encore
viennent nous voir et, il faut bien le dire, mendier un petit
cadeau. Deux d'entre eux, avec une confiance qui nous est
sensible, prouvant combien ils sont rassurés sur nos inten-
tions, nous accompagnent même, faisant route avec nous
sur le Davoust jusqu'à midi. L'un est le fils de R'abbas,
l'autre de son frère R'alif. Le premier n'a qu'une dizaine
d'années et ne porte pas encore le voile. Ils offrent tous
deux le type de cette beauté particulière de la race Kel Te-
moulaï, que j'ai déjà signalée.
Le 6, toujours fort gênés par le vent, nous atteignons
Rhergo. Autrefois très grand village, plus ancien, dit-on, que
Tombouctou, son importance a fondu au profit de sa voisine.
Dans ces derniers temps seulement, alors qu'une politique
coupable laissait sans protection les environs de notre poste,
Rhergo a failli absorber à son profit le commerce de Tom-
bouctou. Un razzi de Hoggars, ces Touaregs du Sud Al-
gérien qui ont tué Flatters, est venu couper court à cette
velléité d'accroissement en ruinant presque entièrement la
ville. Je fus étonné d'entendre, si loin de leurs terrains de
110 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
parcours habituel, parler des Hoggars; le fait est vrai ce-
pendant, nous devions en avoir bientôt la preuve.
Nous prenons nos dispositions pour passer quelques jours
à Rhergo, afin de donner à Abiddin le temps de nous faire
parvenir de ses nouvelles.
Le lendemain, la population se décide à entrer en relation
avec nous. Une députation nous vient trouver dès le matin.
Nous la voyons cheminer le long du sentier qui mène au
village, distant d'un kilomètre et demi environ. Un peu
avant d'atteindre notre campement , elle s'arrête , et tous
ses membres se livrent à un salam solennel. Protestations
d'amitié, offres de services, expressions ([<. dévouement.
Finalement on me remet en grande pompe un papier : c'est
un traité de protectorat conclu avec Tombouctou.
Une douce manie, qui serait bien inoffensive, si elle n'avait
le tort de fausser les idées des Français de France peu au
courant du fond des questions coloniales , est celle des
traités.
Passe encore pour les pays objets de litige, de contesta-
tions, entre d'autres puissances européennes et nous. Là,
les traités peuvent avoir une importance , toute factice
d'ailleurs. Dans le partage de l'Afrique , les chancelleries
européennes ont, en effet, commencé par imaginer une sorte
de règle du jeu, consistant à donner une valeur fictive à de
soi-disant pactes conclus avec les chefs indigènes. Nous
avons accepté cette règle, et il serait aussi difficile main-
tenant de revenir là-dessus que de faire admettre qu'au
piquet l'as n'est pas plus fort que le roi. Nous sommes donc
bien forcés, pour faire comme tout le monde, de nous pré-
senter devant le tapis vert des conférences internationales
avec des atouts, et de passer des traités avec des gens, sou-
vent quelconques, que nous baptisons volontiers princes ou
rois. Nos traités valent ceux des .\nglais, ceux des Anglais
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. m
.-aient ceux des Allemands, des Espagnols ou des Italiens,
;t le tout, si on se plaçait sur le terrain de !a vérité et de la
x>nne foi, vaudrait zéro en cliiffre; j'aurai l'occasion par la
iuite de le démontrer.
Mais lorsque ce besoin n'existe pas, qu'est-ce que cela
lous fait de posséder, en double ou triple expédition, des
actes diplomatiques en tant d'articles, auxquels une des par-
ties contractantes au moins n'a compris goutte?
C'est ainsi que je vis avec stupeur, sur le traité de
lîhergo, que le village devait nous payer un tribut annuel,
Dr, si quelqu'un commande à Rhergo, c'est Sakhaoui, chef
les Igouadaren, et non pas nous, — je parle du moins au
■noment de mon passage, — et le fait de ce tribut promis,
amais exigé, jamais réclamé, n'a certainement pas été de
lature à accroître dans ces parages l'idée de notre supériorité.
Les gens de Rhergo, cauteleux et en dessous, nous piai-
112 SUR l.K NR.KR KT AU l'AVS DES TOUAREGS.
sent peu. Ils se disent tliérifs, descendants de Mahomet par
consét|uent; mais je les croirais fort en peine de prouver
leur filiation, Co n'est, en tout cas. ni la finesse de leur;
traits ni la blancheur de leur peau qui permettraient de leur
attribuer une origine arabe.
Dans la soirée, Sidi Ilaniet nous revient, de retour de
chez les Igouadaren. 11 a été a.ssez bien reçu par eux, mais,
lorsqu'il a annoncé notre venue prochaine, ils ont pri>
peur et, nous croyant une expédition nombreuse, voulaient
quitter les bords du Heuve et se réfugier dans l'intérieur.
Les femmes leur ont fait honte, leur reprochant de man-
quer l'occasion d'avoir des cadeaux; elles ont déclaré, pour
couper court à toute discussion, que Ihonime assez poltron
pour se sauver devant un danger imaginaire ne trouverait
pas place, le soir, dans le lit conjugal.
I,a perspecti\ e île voir leurs éj)c>u,ses imiter la grève altrî—
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 113
buée par Aristophane aux femmes de Mycène, a eu raison
des velléités de départ des maris, et Sidi Hamet m'annonce
que tout est arrangé, que nous serons bien accueillis. Il a
vu, chez les Igouadaren, Mohamed ould Mbîrikat, ce cousin
de mon ami Bechir pour lequel j'ai une lettre; il nous rap-
porte un fusil pris à la colonne Bonnier et qui était en pos-
*ssion du chef des Kel Antassar de l'Est. A l'annonce de
ootre arrivée, celui-ci est venu le donner à Mohamed, dé-
•^larant ne pas vouloir garder par devers lui un objet aussi
^*ïïipromettant.
E)e fait, si nous avions pu immédiatement nous rendre
™ez Sakhaoui, nous aurions sans doute reçu assez bon
^Cueil. Malheureusement, nous avions promis à Abiddin
<i attendre à Rhergo, et, pendant ce temps, nos ennemis,
*s marabouts en particulier, avaient beau jeu pour travailler
«>titre nous.
114 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le 8, Taburet et le Père Hacquart vont au village. Ils y
découvrent un marchand de Tombouctou auquel un Igoua-
daren nommé Ibnou, parent de Sakhaoui et mis là probable-
ment pour nous espionner, a volé ses marchandises. Le
marchand a voulu se plaindre à nous, mais le chef de Rhergo
l'a menacé, s'il le faisait, de lui couper le cou après notre
départ.
Le chef étant, me dit-on, impotent, je fais venir son fils
et lui adresse une verte semonce. J'envoie aussi chercher
Ibnou, qui se présente et proteste de son repentir. Je fais
semblant d'y croire, et il revient, un moment après, traînant
deux chèvres, qu'il m'offre. Je les accepte, avec le vif espoir
qu'il les aura volées aux chérifs du village, qui, décidément,
me plaisent de moins en moins. Puis, à mon tour, je lui fais
quelques cadeaux, notamment un vêtement pour sa femme.
Le lendemain, nous recevons la visite d'Alif, frère de
Sakhaoui, qui nous offre un beau taureau. On Tabat d*ime
balle de Lebel, ce qui n'a pas l'air d'effrayer peu le Touareg.
Puis, le 9, c'est de nouveau Ibnou avec une chèvre, à vendre
cette fois. Mais le principal but de sa visite est de demander
une rallonge pour le vêtement de sa femme. Il nous explique
que celle-ci est grosse comme le périmètre de notre tente,
de sorte qu'avec l'étoffe de notre cadeau, il ne peut habiller
qu'un seul côté de son épouse. Ce doit donc être, au point
de vue touareg, une superbe femme, car la beauté se mesure
au poids chez ce peuple. On arrive à la corpulence rêvée par
un gavage de lait caillé, analogue à celui des oies que l'on
engraisse en mues.
Notre horizon politique s'assombrit; notre séjour pro-
longé à Rhergo, où nous ne recevons toujours pas de lettres
d'Abiddin, doit sembler très étrange aux Touaregs, qui n'en
saisissent sans doute pas la raison. Nous avons, en outre,
reçu un courrier en pirogue de Tombouctou, et, bien que
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 115
lyant fait repartir immédiatement, je suis sûr qu'il a été
1. Je me mets à la place de Sakhaoui, et, connaissant le
ractère ombrageux des Touaregs, je suis persuadé que,
>ur lui, nous sommes l'avant-garde d'une expédition plus
>mbreuse qui va venir de Tombouctou et dont il se défie.
arrivée du courrier doit l'avoir affermi dans sa conviction.
évidemment, il faudrait partir tout de suite, si même il en
it temps encore, pour réussir à établir des relations vrai-
lent cordiales avec les Igouadaren. Seulement, entre deux
uts d'importance inégale, je pense plus sage de faire un
lioix. Or, pour nous, les Igouadaren sont peu de chose, —
"ont-ils pas, d'ailleurs, eux aussi, un traité de protectorat
vec Tombouctou? — tandis que, comme je l'ai dit, les Aouel-
minden sont tout, et je ne veux qu'à la dernière limite perdre
avantage que peut me donner un voyage d'Abiddin chez
ii6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le lo au soir, ça se gâte tout à fait. Sidi Hamet, qui est
allé au village, en revient avec une lettre remise par un
Touareg à un captif de chérif. Drôle d'administration des
postes! Cette lettre est absolument incompréhensible, eu
égard aux nouvelles que nous avait apportées Sidi Hamet.
Sakhaoui m'engage à retourner à Tombouctou, où se trouve,
dit-il, tout ce que je puis espérer rencontrer plus loin, et
qu'il se charge d'ailleurs de me faire parvenir. Il veillera
cependant sur nous si nous voulons continuer. Mais sa lettre
devient presque menaçante vers la fin : a Prends garde, dit-
il, prends surtout bien garde de ne faire de mal à aucun des
miens. »
Le lendemain, Sidi Hamet part avec une lettre, et il re-
vient le 12 dans la nuit. Il n'est pas seul; avec lui est un
grand Igouadaren, aux gestes amples, à l'air entendu, qui
répond au nom de R'alli.
La lettre de Sakhaoui aurait été, me dit celui-ci, écrite par
un marabout Kel es Souk, Sakhaoui ne sachant pas écrire,
comme d'ailleurs tous les Touaregs , et la pensée du chef
aurait été absolument dénaturée. Sakhaoui est dans les meil-
lures dispositions, il nous attend avec impatience, etc., etc.
Je ne crois qu'à moitié tout ce que me dit notre ami
R'alli. Il ajoute d'ailleurs que des marabouts, un en particu-
lier qui était à Kabara avant notre arrivée, cherchent à faire
de l'agitation contre nous.
Mais, comme depuis huit jours nous attendons sans succès
des nouvelles d'Abiddin, je ne pense pas, dès lors, qu'il nous
en envoie, et je me décide à aller chez Sakhaoui, chef des
Igouadaren .
Le 14, nous mouillons sur une petite langue de terre qui
sépare du fleuve un lagon formant un port admirable. Der-
rière les dunes, que nous voyons du mouillage, est, nous
dit-on, le campement de Sakhaoui.
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 117
Sur le soir, une pirogue nous accoste, portant un petit
Arabe au corps rabougri, aux grands cheveux en broussailles,
à Toeil vif et intelligent : c'est le principal serviteur de Mo-
hamed ould Mbirikat. 11 se nomme Tahar et est l'élève du
grand Beckay, l'ami de Barth.
Il nous apporte une mauvaise nouvelle : Mohamed est
malade, il a la fièvre. Mais, ajoute-t-il, selon toutes proba-
bilités, il viendra vous rejoindre demain.
Le lendemain au matin, nous tournons la presqu'île pour
pénétrer dans le petit lac qui se nomme Zarhoï. Nous jetons
Tancre en face de notre ancien mouillage. En route, Mo-
hamed, fidèle à sa promesse, nous a rattrapés.
Vers dix heures, la plage, qui jusque-là est restée déserte,
s'anime : ce sont les envoyés de Sakhaoui, son frère d'abord,
sale, déguenillé plus qu'aucun Touareg que j'aie vu jus-
qu'ici, et le chef des Kel Oulli, une tribu de la petite confé-
dération qui prend le nom d'Igouadaren.
La conversation s'engage : Sakhaoui est malade , puis il
n'est pas nécessaire qu'il vienne, puisque ses envoyés au-
torisés apportent sa parole.
En somme, la réception n'est pas précisément celle que
Sidi Hamet, puis R'alli, nous avaient laissé espérer. Pour-
tant Mohamed confirme les dires de notre envoyé : il y a
quelques jours, Sakhaoui l'a fait appeler pour lui demander
conseil, et sur son avis formellement exprimé qu'il ne courait
aucun danger, il a dit vouloir nous recevoir en personne.
Evidemment , depuis , les marabouts , Kel es Souk ou
autres, ont accompli leur œuvre, nous dépeignant comme
des traîtres et peut-être comme des gens armés d'un pouvoir
magique fatal ; ils ont mis tout en œuvre, selon leur habi-
tude , pour nous empêcher d'entrer avec les Touaregs en
des relations de confiance : ce serait la perte de leur in-
fluence.
ii8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
L'abstentîon de Sakhaoui me peine énormément. Non que
je tienne à voir le personnage. Il ne m'appartient pas d'ail-
leurs de lui rien proposer, il relève directement de Tom-
bouctou; mais je crains, et à juste titre, que, ne venant pas
nous voir, lui premier, les autres chefs touaregs imitent son
abstention. C'est effectivement ce qui est arrivé.
Mohamed se rend au camp pour essayer de décider
Sakhaoui, mais sans succès. En revanche, nos amis du matin
et quelques autres viennent nous mendier des cadeaux ; je
les leur fais bien volontiers : c'est ma dernière cartouche
pour voir le chef.
D'autres ennuis nous assaillent. C'est d'abord Y Aube qui
fait énormément d'eau. Nous débarquons tout le contenu des
cales, et nous cherchons à boucher avec du mastic les fissures
d'où elle s'écoule, mais nous y parvenons assez mal. Durant
tout le voyage, nous serons poursuivis par cette inquiétude
de perdre un de nos bateaux, incapable de continuer.
Puis, un de mes laptots, Samba-Soumaré, a une pneu-
monie grave, et Taburet craint pour son existence. Il délire,
heureusement d'une façon assez tranquille, mais il faut veiller
sur lui, par crainte qu'il ne devienne plus furieux et ne fasse
quelque sottise.
Le i6, nous séjournons encore. Notre ami R'alli vient à
bord ; avec de grands gestes et son éloquence cocasse, il
proteste que Sakhaoui viendra. Il est très tiraillé, nombre
de gens le détournent de nous rendre visite, mais lui, R'alli,
se charge de le décider. Il y a peut-être du vrai dans ce
qu'il dit, et, quoique peu convaincu de son influence sur le
chef des Igouadaren, je lui donne un beau cadeau. Il faut
savoir ne pas compter et faire largement la part de la « ré-
clame ».
Le soir, l'afïluence des visiteurs augmente encore si pos-
sible, et nous voyons quantité de gens intéressants par les
souvenirs de Barth qu'ils rappellent; le fils d'El Ouaghdou,
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. i [9
qui fut l'ami fidèle du voyageur, celui de Konga, un petit
Touareg qu'il avait pris en affection et qui, nonobstant les
pressentiments moroses sur sa destinée dont il était affligé,
a vécu de longues années. Tout le monde parle d'Abdoul
Kerim, tout te monde se souvient de lui, et il m'est, une
fois de plus, donné de constater, comme je pourrai si sou-
vent le faire plus tard, quelle empreinte profonde a laissée
derrière lui le génial voyageur.
Tandis que nous sommes à causer, arrivent des messagers
de Sakhaoui. Ils rapportent les cadeaux que j'ai faits le
matin à R'alli, « C'est un vulgaire imposteur, me fait dire le
chef, il est honteux de sa conduite, car il parle sans cesse,
sans rime ni raison, et nous a promis en cadeau une vache,
alors que chacun sait qu'il n'en possède point. »
R'alli fait demander s'il peut se présenter. Sur ma réponse
120 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
affirmative, il s'introduit et me tient un long discours. Il
déclare d'abord qu'il voudrait être mort. Il désire rendre les
cadeaux , sentiment bien extraordinaire pour un Touareg.
L'assistance hurle contre lui avec des démonstrations hos-
tiles, les poignards sont à demi tirés des fourreaux; je me
demande un moment si tout cela n'est pas une comédie des-
tinée à faire naître un tumulte, à la faveur duquel nous
pourrions être plus facilement pillés. Mais non; sans aucune
effusion de sang, les armes réintègrent leur gaine. Les autres
Igouadaren en veulent à R'alli par jalousie, parce qu'il a été
mieux servi qu'eux, et peut-être aussi lui font un crime des
sentiments bienveillants qu'il a exprimés à notre égard. Si
R'alli est un farceur, ce dont j'ai d'ailleurs toujours eu l'im-
pression, il a été, du moins, le premier à venir vers nous,
sans éprouver cette défiance stupide qui nous empêchera si
longtemps de vivre en absolus bons termes avec les Toua-
regs. C'est ce que j'exprime à l'assemblée, et j'ajoute : a Si
R'alli est un individu de peu de confiance, Sakhaoui a été
au moins léger en nous l'envoyant à Rhergo comme mes-
sager. »
Je déclare, en outre, que j'entends rester libre de disposer
de mon bien à ma guise, même en faveur d'un esclave ou
d'un chien, et je commande à R'alli de reprendre ses pré-
sents, ce qui n'a pas l'air de lui faire un mince plaisir. Tout
s'apaise.
Viennent nous visiter, en outre, Achour, frère de Sakhaoui,
chef des imrads ou serfs, et le fils du chef des Kel Antassar
de l'Est. Celui-ci n'a, du reste, pas suivi son parent N*Gouna
dans sa lutte contre nous, aux environs de Tombouctou,
mais s'est tout de même éloigné à notre approche.
J'ai perdu tout espoir de voir Sakhaoui. A-t-il eu peur de
se compromettre auprès des siens? Les marabouts lui ont-ils
monté la tête, fait craindre quelque chose de notre part? Le
mieux est de ne pas insister et de nous rendre chez son frère
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 121
ennemi, Sakhib, dont les campements sont en face, sur l'autre
rive.
Notre passage, ainsi limité dans ses effets, ne peut, s'il ne
fait pas de bien, faire du mal. Si près de Tombouctou, avec
des populations qui sont, virtuellement du moins, nos pro-
tégées, je ne saurais engager motu proprio aucune action,
pas plus diplomatique que militaire : cela regarde l'autorité
supérieure du Soudan. Est-ce trop présumer que d'espérer
avoir contribué par notre douceur, notre patience, à rendre
des relations ultérieures plus faciles à établir? Nous aurons
montré que nous ne sommes pas les bêtes féroces que nos
ennemis se plaisent à représenter. Enfin, quelques-uns des
Touaregs, si petit qu'en soit le nombre, nous seront recon-
naissants des cadeaux donnés, et, comme ils ont été relati-
vement fort beaux, j'espère qu'un renom de générosité nous
précédera, et incitera les tribus que nous allons rencontrer
par la suite à lier amitié avec nous.
Pour éviter de donner de nouveaux présents, nous appa-
reillons, le 17, à la première heure. Mais la brise se lève et
nous force à mouiller dans les herbes à l'entrée du lagon de
Zarhoï. Un instant après, comme nous l'avions prévu, les
Igouadaren arrivent à notre ancien campement, et font une
mine fort déconfite en voyant la poule aux œufs d'or en-
volée. Mais ils ont bientôt découvert notre mouillage et
viennent en face, avec de grands gestes, nous crier d'ac-
coster. Ils voudraient recommencer la conversation profi-
table, mais e finita la commedia. Vers onze heures, nous pou-
vons nous mettre en marche le long de la rive gauche où,
pendant un instant, toute une cavalcade nous suit. Parmi
les cavaliers, Sidi Hamet croit reconnaître Sakhaoui lui-
même. Nous traversons et allons mouiller sur une langue de
terre, un peu en amont du campement de Sakhib, à Kar-
dieba. Mohamed ould Mbirikat doit venir nous v retrouver.
122 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Il est bien évident que nous ne verrons pas plus Sakhib
que Sakhaoui. Eût-il eu la plus grande envie d'abord de
nous rendre visite, il serait obligé, pour conserver sa dignité,
de ne pas faire autrement que son frère. Mais ses envoyés
sont arrivés, porteurs de bonnes paroles, accompagnés, ou
plutôt précédés de Mohamed,
Sakhib est, par droit de naissance, le vrai chef des Igoua-
daren. Son frère s'est déclaré son ennemi, et a entratnéavec
lui une partie de la tribu, à la suite d'une affaire d'amour
que Ton m'a ainsi contée : Une belle de l'endroit aurait
été, encore jeune fille, la maîtresse de Sakhaoui. Avec une
candeur qui est de toutes les latitudes, Sakhib, séduit par
les charmes de la demoiselle, l'épousa. Instruit plus tard de
son malheur avant la lettre, il l'a répudiée, et cette autre
Hélène est allée contracter une nouvelle union avec Sakha-
oui, l'ancien ami de son cœur. Inde ir;e.
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 123
Le conte peut être vrai, mais c'est dans le caractère
même des Igouadaren qu'il faut, à mon avis, chercher la
cause de l'état d'anarchie dans lequel ils vivent, et de la
ruine presque absolue des rives du Niger, de Rhergo à
Tosaye.
Je parlerai plus tard du caractère des Touaregs, me ré-
servant de les montrer à l'œuvre, avant d'essayer de les
juger. J'en pense beaucoup de bien, si je les envisage sous
certains côtés, tout en ne me dissimulant pas leurs défauts à
d'autres points de vue. Mais, dans ce plaidoyer, concernant
surtout les grandes confédérations soumises à des règles, à
des lois sanctionnées par la tradition, je fais immédiatement,
dans l'intérêt même de ma démonstration , exception pour
les petites tribus, bien inférieures au point de vue moral, qui
existent , comme une sorte d'écume , à la limite de ces
grandes agglomérations.
Il y a d'abord des hordes de brigands, n'obéissant à per-
sonne, et tirant toutes leurs ressources du banditisme et du
pillage. Mais il y a aussi, dans le cas particulier qui nous
occupe, une tribu importante qui, peu à peu, par ambition
d*indépendance et de commandement, a perdu, au contact
des étrangers, la plupart des qualités du Touareg, en en
conservant tous les défauts.
Les Igouadaren, — dont la tribu des loraghen, qui com-
mande aujourd'hui à nos Azgueurs algériens, est sortie, —
sont restés longtemps alliés et soumis aux Aouelliminden.
Au moment même du passage de Barth, ils avaient essayé
de s'en séparer et de prendre la prépondérance, en s'ap-
puyant sur les Peuls, envahisseurs du Massina; nous voyons
dans le récit de Barth que le plus grand souci de son pro-
tecteur El Beckay était précisément d'empêcher la scission,
et que sa plus grande douleur fut de n'y pas réussir.
Les Aouelliminden repoussèrent les Peuls, et, dès lors,
les Igouadaren, traîtres à leurs compatriotes, furent regardés
124 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
par eux comme des ennemis bons à razzier à l'occasion.
J'avoue ne pouvoir en tenir rigueur aux Aouelliminden.
Lorsque, une seconde fois, El Hadj Omar et ses Toucou-
leurs essayèrent de faire prévaloir par les armes la supré-
matie d'un islamisme intolérant et barbare, El Beckay, nous
l'avons vu, se dressa encore devant lui au nom de doctrines
plus humaines. Les Aouelliminden, comme aussi les Irege-
naten de la rive droite du Niger, furent ses auxiliaires. Le
grand homme put mourir, l'élan était brisé. Une dernière
vague de cette tempête qui s'était levée de l'Ouest, vint
déferler au pied de Tombouctou : une armée de Toucouleurs
y parvint; mais, près de Goundam, elle fut détruite et mas-
sacrée. Encore une fois, les Touaregs étaient sauvés. Toute
la politique du prudent successeur d'El Hadj, Tidiani, ne
put faire avancer d'un pas l'envahissement; il dut, et encore
fallut-il qu'il y employât toutes les ressources de son génie
souple et astucieux, consacrer tous ses efforts à maintenir
en servitude le territoire conquis. 11 nous appartenait d'en
chasser son cousin et successeur Amadou.
Mais, dans ces luttes qui durèrent plus de trente ans, nous
voyons encore les Igouadaren, toutes les fois que cela leur a
été possible, s'allier à l'étranger contre leurs compatriotes.
De la tribu, l'anarchie est descendue aux chefs; des chefs,
aux simples guerriers. Si, dans les grandes confédérations, il
existe une coutume, une tradition qui peut modérer le pou-
voir de la force brutale, rien de semblable chez les Igoua-
daren. Sakhaoui et Sakhib se sont disputés, ont bataillé.
Chaque guerrier a suivi celui des deux frères qu'il préférait,
mais, par cela même, l'autorité du chef a été réduite à néant.
S'il avait voulu l'imposer pour empêcher pillages et exac-
tions, il aurait été abandonné au profit de son rival. Les
villages de noirs sont passés alternativement d'une main à
l'autre, à la suite des fortunes diverses de la guerre, les
marchands ont été dépouillés de leurs biens sans pouvoir en
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 125
appeler à aucune protection. Le résultat le plus clair a été la
ruine du pays.
Notre arrivée à Tombouctou a été très heureuse pour les
Igouadaren. Ne pouvant plus compter sur l'appui des Tou-
couleurs aux prises avec nous, ils eussent été facilement
réduits par les Aouelliminden, et, sans doute, leurs tribus
seraient devenues, sans notre présence, des imrads ou serfs,
comme il est arrivé à tant d'autres.
Bien conseillé par Mohamed , Sakhaoui a envoyé des
messagers à Tombouctou. 11 a signé ou soi-disant, car aucun
Touareg ne sait lire ni écrire l'arabe, tous les traités que
l'on a voulu , et cela avec d'autant plus de facilité qu'il
ignorait le premier mot de leur texte. Tandis qu'il professait
pour nous les bons sentiments dont il venait de nous donner
la preuve, il se couvrait de notre protection morale contre
ses puissants voisins de l'Est. Ayant ainsi, et très habile-
ment en somme, tiré parti de nous, lui et ses gens ont pu
tout à leur aise continuer leurs méfaits. Sakhib, en guerre
avec son frère, a su tout de même s'entendre avec lui pour
cette fructueuse campagne diplomatique.
Aussi les IcTouadaren devaient-ils redouter surtout de nous
voir contracter amitié avec les Aouelliminden, car alors leur
plan devenait vain. S'ils n'osèrent empêcher de force notre
marche, ils nous représentèrent du moins sous les plus noires
couleurs à leurs voisins immédiats ; nous leur devons le
mauvais accueil que nous reçûmes àTosaye, des Tademeket
Kel Bourroum, leurs parents, et les difficultés de nos pre-
mières relations avec les Aouelliminden.
On m'a dépeint Sakhib comme plus juste et moins pillard
que son frère, avec lequel il s'est empressé de conclure une
trêve momentanée à l'annonce de notre approche. Les
Igouadaren Aoussa de Sakhaoui ne songent d'ailleurs guère,
en ce moment, à la lutte. On a annoncé la venue d'un razzi
126 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
d'Aouelliminden, et nous voyons les bœufs, les moutons, les
femmes, se presser sur la rive, en face de nous, et chercher
à gagner un abri dans les tles du fieuve. Je ne crois pas
beaucoup à l'exactitude de la nouvelle. Si elle est vraie,
c'est une complication dont nous nous passerions bien vo-
lontiers.
Toute la journée du 19, nous recevons la visite de tous
les frères, fils, cousins, oncles, neveux grands et petits, du
chef. Cela (ait, à un moment donné, un déploiement de forces
assez imposant et un tableau des plus pittoresques. J'ai en-
touré notre camp d'une corde, barrière morale contre la cu-
riosité de nos visiteurs, et empêchant aussi nos laptots de ^
trop mêler à eux, au risque d'une dispute.
Baudry enfourche Suzanne et, au grand ahurissement d**
Touaregs, pédale sur le terrain plat qui nous sépare d'une
petite ligne de dunes. Le cheval de fer est bientôt célèbre
DE TOMBOUCTOL- A TOSAVE. la?
; campement, et on vient en foule le contempler.
i nos visiteurs ont véritablement grand air sous le
lubou touareg, orné de la poche rouge sur la poitrine.
poses, naturellement pittoresques, les feraient volon-
irendre pour de nobles seigneurs iiers et hautains,
:, appuyés sur leur lance, ils regardent aulour deux.
rs yeux grands et noirs abrités par le voile. Mais
la distribution des cadeaux, le vernis s'effrite, le
seigneur disparaît, et il ne reste plus qu'un sauvage
pace, très avide, jusqu'au moment où, sa vaste poche
ï, il reprend son air dédaigneux.
îomme, bien excusables. Que l'on s'imagine un nabab
rant nos campagnes, et distribuant autour de lui dia-
et pierres précieuses. Nos compatriotes, je gage, ne
it pas plus dignes d'aspect que les Touaregs. Or,
! le peu de valeur de nos cadeaux, pipes, petits cou-
128 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
teaux, bracelets et bagues en celluloïd, étoffes blanches et
de couleur, chacun d'eux représentait là-bas autant qu'un
bijou chez nous.
Mais si la foule est nombreuse, Sakhib y brille par son
absence. Les femmes non plus ne se montrent guère, preuve
qu'on n'est pas entièrement persuadé de nos bonnes inten-
tions. Quelques-unes viennent pourtant, entre autres une
' forgeronne qui se dit malade et réclame les soins du docteur.
Taburet cherche vainement à déterminer ce dont elle souffre;
je crois d'ailleurs que la maladie n'est qu'un prétexte, et,
autant qu'on en juge par le langage des gestes, cette jeune
personne accepterait volontiers de l'un de nous une hospi-
talité nocturne, écossaise, mais bien rétribuée.
Nous repoussons, avec une pudeur toute britannique, l'oc-
casion, pourtant rare, d'une fusion des races, et, la nuit
tombant, nos amis, qui se sont comportés de façon plus dis-
crète que les gens de Sakhaoui, se décident à se retirer.
Mohamed ould Mbirikat reste seul avec nous sur la plage,
et, jusqu'à une heure avancée, nous causons ensemble. Ce
brave homme s'est relativement très bien conduit, et, si
nous n'avons pas réussi à voir Sakhib et Sakhaoui, ce n'est
pas faute qu'il ait employé toute son éloquence en notre
faveur. D'ailleurs, ses intérêts sont intimement liés à ceux
des Igouadaren, chez lesquels il vit sans défense, achetant
du grain pour le revendre à Tombouctou ; il y avait donc
dans l'aide qu'il nous portait une limite à ne pas dépasser
sans se compromettre. Je lui fais un cadeau de valeur, et,
de son côté, il me donne une provision de riz qu'il possède
au village de Goungi, situé dans l'île Aoutel Makkoren, o^
nous serons demain.
Après une nuit tranquille, nous faisons route. Mais l'éte^'
nelle, l'énervante brise, nous force à mouiller, et noi^^
sommes rejoints par une pirogue, dans laquelle est aux let'S
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. laç
ropre frère de Sakhib, fou depuis cinq ans. Il est tran-
le tant qu'on le met ainsi dans l'impossibilité de nuire,
s, dès qu'on le lâche, il devient furieux, frappe et blesse
t le monde. Taburet prescrit un traitement quelconque,
l'absence de douches et de camisoles de force. Nous dé-
sons le village d'Agata, où réside le chérif Hameit, pour
uel nous avons une lettre d'Abiddin, et où nous aperce-
is au sec une cinquantaine de pirogues. Le soir, nous
x)stons près d'un petit village, dans une tle. Le chef a le
is cassé d'un coup de sabre, œuvre d'un Igouadaren de
khib, à qui il refusait de laisser prendre son riz. Décide-
nt ceux de la rive droite valent ceux de la rive gauche ;
que l'on comprend difficilement, ce sont les noirs, les
nghais, qui, plus nombreux que leurs oppresseurs, aussi
:n armés, se laissent ainsi maltraiter sans se défendre.
tte lâcheté m'ôte les sentiments de sympathie que je
130 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
pourrais avoir pour eux, étant donnée leur situation misé-
rable.
Nous repartons de très bonne heure, mais notre gfuide se
trouble, et ne reconnaît plus la route qui doit nous conduire
à Goungi. Une pirogue nous remet dans le droit chemin; il
faut remonter jusqu'au-dessus d'Agata, et prendre un autre
bras que nous avions laissé à gauche. Nous arrivons non sans
peine au village, passant sur des digues de retenue, derrière
lesquelles sont des rizières maintenant inondées. Goungi,
petit, misérable, est peuplé de captifs des chérifs d'Agata.
On nous remet le riz de Mohamed, mais il est encore recou-
vert de sa balle, et il nous faut le faire décortiquer; cela nous
prendra toute la journée du lendemain.
Un Kel es Souk, à l'air très affaire, vient me demander
pendant la nuit, se disant porteur des plus graves nou-
velles. Tout le Sahara est allié contre les Français et marche
sur Tombouctou, Aouelliminden, Hoggars, Maschdoufs, etc.
Madidou lui-même est avec sa colonne à Bamba. Le conte
est réellement trop gros, il ne passe pas. Sans perdre mon
sang-froid, je remercie, par l'intermédiaire du Père Hac-
quart, mon ren seigneur, qui parle bien arabe, et je le
prie d'aller porter mes meilleures salutations à Madidou. Le
vieux coquin, entrant plus directement dans la question qui
l'amène, essaye de m'extorquer un vêtement, sans succès
d'ailleurs, et je le mets à la porte.
•
Dès que nous nous arrêtons, c'est une pluie de visites,
presque aussi ennuyeuse que celle , au sens propre du mot.
qui tombe depuis la veille. Le 22 au matin, arrivent d'abord
des messagers de Sakhaoui. Ils viennent, en son nom, me
demander conseil. Le commandant de Tombouctou lui a en-
voyé une lettre annonçant la venue prochaine du colonel de
5-
1
1
K
M
L i
^
132 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Trentinian, gouverneur du Soudan. Il lui fait dire de se
rendre à Tombouctou, et Sakhaoui est très effrayé. Je
rassure de mon mieux l'envoyé, mais je suis bien persuadé
que Sakhaoui ne bougera pas. Pour nous, ce message fera
évidemment le plus déplorable effet, et je lis sur mon journal
que, ce jour-là, j'ai dû me mettre fort en colère contre la
politique du Soudan. « Nous sommes réellement des gens
bien extraordinaires, y vois-je; nous nous imaginons que les
Touaregs vont venir d'eux-mêmes se jeter dans nos bras,
sans employer, pour les y amener, ni moyens persuasifs ni
action coercitive. Mais, bon Dieu! si ces braves gens pou-
vaient nous envoyer au diable, d'où leurs marabouts pré-
tendent que nous venons, ils le feraient volontiers. Et je
ne saurais leur en tenir rigueur : je vois bien ce qu'ils ont à
perdre à notre présence, mais pas trop ce qu'ils ont à ga-
gner. Etant donnée l'apathie avec laquelle on traite les ques-
tions commerciales , je ne prévois pas encore le jour où ils
pourront remplacer, soit par des droits de passage, soit par
la fourniture des moyens de transport , les impôts qu'ils
lèvent maintenant par la force. »
J'ai pu m'en convaincre depuis : parler des questions co-
loniales en France, c'est prêcher dans le désert. Aussi m'ex-
citerais-je moins le cas échéant. Je n'en demeure pas moins
persuadé que j'écrivais, alors comme maintenant, l'exacte,
la stricte vérité.
C'est ensuite le tour de R'alli. Depuis longtemps on ne
le voyait plus, celui-là. De l'instant où nous nous sommes
conduits à son égard comme nous l'avons fait à Zarhoï, il est
devenu, il le jure trois fois par Allah, notre fidèle, notre
dévoué, notre soldat. Il n'a pas voulu nous laisser partir
sans aller, devant nous, préparer les voies. Il a donc précédé
nos chalands et a trouvé, sur la rive droite, des chérifs,
des imbéciles, des gens qui ne nous connaissent pas comme
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 133
il nous connaît, qui battaient le iabala (tambour de guerre).
Ou plutôt il n'en a trouvé qu'un; mais comme les sons de
l'instrument auraient pu en faire venir d'autres, il l'a d'abord
confisqué. Puis, lui, R'alli, ayant demandé pourquoi tout
ce bruit, l'autre lui a répondu qu'il craignait que les blancs
ne vinssent lui prendre ses biens, bœufs, moutons, etc.
« Alors, ajoute-t-il d'un air aimable, pour bien lui montrer
qu'il n'avait rien à craindre, je lui ai tout enlevé. » — Je
tne mets à hurler r « En voilà une façon de nous faire des
amis! — Pour le lui restituer après votre passage n, ajoute-
t-il avec un sourire. Si l'histoire est vraie, et je n'en met-
trais pas ma main au feu, je puis déclarer, sans l'avoir vérifié,
que le malheureux chérif ne retrouvera pas tout au com-
plet. ■ Seulement, ajoute R'alli, de même que tu habilles
tes hommes, tu dois me vêtir, moi, ton soldat, a Je lui fais
remarquer que je lui ai déjà donné de quoi faire des com-
134 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
plets à toute une famille, a Oui, mais maintenant mon boubou
et mon pantalon sont sales. — Lave-les donc, animal! — Fi!
voudrais-tu que ton soldat s'abaisse à de pareils soins, lors-
qu'il a un chef tel que toi ? »
Chérif Hameit, àqui j'ai envoyé la veille la.lettre d'Abid-
din, nous répond très impoliment, déclarant que la religion
lui défend d'avoir rien de commun avec des infidèles.
Je me console de ce nouvel insuccès en causant avec le
j)etit Kounta Tahar, le compagnon de Mohamed, venu à
Goungi voir si on nous remettait le riz de son patron.
Il me raconte la mort, en iSgo, près de Saredina, d'Abid-
din, fils de Hamet Beckay, dont il a été un des fidèles, à
Gardio, près du lac Debo.
Ils étaient venus faire un pèlerinage au tombeau du grand
marabout, et aussi tâcher de recruter des partisans contre
les Toucouleurs du Massina, avec lesquels Abiddin conti-
nuait la guerre. Deux colonnes parties l'une de Mopti,
l'autre de Djenné, les cernèrent. Ils se battirent en déses-
pérés, mais furent accables sous le nombre. Abiddin, blessé
une première fois, tombe aux mains de l'ennemi, en fut
retiré par les fidèles Bambaras du Djenneri, qui toujours
suivirent sa fortune. Trois balles vinrent en même temps
l'achever. Alors, il s'éleva une tornade tellement forte que
l'on dut cesser le combat et que les rares survivants purent
3'enfuir.
Le début du vent, extrêmement violent et sec, souleva
une telle quantité de sable, que le cadavre d' Abiddin y f ^^
enseveli, et personne n'a jamais pu retrouver la place ou
git son corps , comme si la nature avait voulu le mettre à
l'abri des profanations et des insultes.
Les tornades jouent d'ailleurs un grand rôle dans Th*^'
toire guerrière des Kountas. Hamet Beckay passait pour 1^^
DK TOMBOUCTOU A TOSAVE. 13S
alner à son gré, et avoir fait ainsi plusieurs fois périr des
es qui venaient l'attaquer. Celle de Saredina arriva trop
pour sauver son fils.
■t-ce cette histoire qui a excité les cieux à s'ouvrir? mais
la soirée survient une violente tornade : éclairs, ton-
, pluie diluvienne, rien n'y manque, et tout est trempé
d, nous compris, naturellement.
tre riz décortiqué, mis en sac et en cale, nous allons
1er, le lendemain, devant Bamba, pour y déjeuner.
:ienne ville, la kasbah des Touaregs, encore debout au
s de Barth, n'existe plus, mais l'accumulation des im-
ices de ce qui (ut le village a produit des buttes, comme
nbouctou; leur nombre et leur étendue montrent qu'il
sxister là une cilé importante.
136 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
L'aspect du paysage est extrêmement pittoresque ; les
alentours ombragés de buissons épineux servent maintenant
de cimetière aux habitants, qui ont émigré un peu en aval,
sur une dune complètement entourée d'eau et formant île à
l'époque de la crue. On trouve à Bamba quelques dattiers
redevenus sauvages et d'un aspect très majestueux. Nous
visitons l'emplacement du village, et allons mouiller devant
le nouveau Bamba. Déjà, les eaux baissant, les habitants ne
se trouvent pas en sûreté sur leur dune, qui n'est plus que
presqu'île, et se disposent à transporter leur village sur une
île du Niger, située en face. Les premiers arrivés y ont
dressé même quelques cases, qui tachent de points blancs
le vert du bourgou.
Nous recevons des envoyés du chef Abder Rhaman, avec
une lettre : s'il ne vient pas en personne, déclare-t-il, c'est
de crainte que nous ne puissions nous comprendre et qu'il
en résulte du mai.
Arrive ensuite une bande de Kel Oulli, serfs des Igouara-
den, avec dix, vingt, trente moutons; ils viennent, disent-
ils, nous les donner. Sur l'instant, et le nombre des bêtes
croissant sans cesse, je me demande si cette générosité inac-
coutumée ne cache pas de mauvais desseins. Mais non ; ce
sont là de très braves gens ; le mérite de leur munificence
s'atténue bien, il est vrai, si Ton va au fond des choses.
Cadeau pour cadeau, ils le savent : je ne prendrai pas leurs
bêtes sans leur donner quelque chose en échange. J'ai toutes
les peines du monde à faire comprendre aux Kel Oulli que
nos bateaux ne sont pas des parcs à moutons , et je me
borne à choisir dans le troupeau les cinq animaux les plus
gras.
Les imrads ou serfs m'ont semblé partout de très bonnes
gens, doux et inoffensifs quand on ne leur cherche pas que-
relle. Chose curieuse et absolument contraire à ce qui se
DE TOMBOUCTOU A TOSAVE. 137
passe pour les Touaregs algériens, ils sont beaucoup plus
blancs de teint que les nobles ou Ihaggaren.
Abder Rhaman, malgré ce que dit sa lettre, se décide tout
de même à nous visiter. C'est un Arma, un descendant des
anciens conquérants marocains. Sa contenance est fière; il
paraît énergique et bon.
Nous avons avec lui une très amicale conversation, pen-
dant laquelle tous les éclopés, tous les malades du village
viennent demander des soins médicaux. Le docteur se mul-
tiplie au milieu d'une vraie cour des miracles.
Durant la nuit du 23 ;
24, nous
138 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
par un remue-ménage singulier. Nous prenons les précau-
tions voulues pour être en état de parer à tout événement.
Au matin, Abder Rhaman revient nous donner Texplication
du mystère : un razzi de Hoggars est tombé sur les campe-
ments des Igouadaren. Sakhaoui a envoyé dix hommes en
reconnaissance avec son frère. Ils ont rencontré Tennemi,
supérieur en force, et ont dû battre en retraite avec deux
blessés. Le frère de Sakhaoui a eu son cheval tué.
A la nouvelle de l'approche des Hoggars, portée à Bamba
durant la nuit, le village a déménagé. Le bruit nocturne était
causé par le passage des pirogues, transportant le pauvre
mobilier des habitants et les matériaux de leurs cases sur la
pointe d'Aoutel Makkoren. On n'a pas osé nous prévenir,
dans la crainte de recevoir un coup de feu du factionnaire.
Je regrette profondément de ne pas avoir été à Zarhoï
au moment de la nouvelle de l'arrivée des Hoggars. Nous
aurions pu peut-être donner un coup de main à Sakhaoui
pour les repousser, contribuer ainsi à venger le massacre de
Flatters, et le danger aurait probablement jeté le chef des
Igouadaren dans nos bras.
J'ai eu plus tard, du moins, la consolation d'apprendre
que la colonne des Hoggars, s'étant avancée vers Tombouc-
tou, fut surprise et en partie détruite par les spahis du capi-
taine Laperrine.
Une courte marche l'après-midi nous met à Eguedeche,
où nous jetons l'ancre, à côté d'un petit village de captifs,
situé sur la rive même du fleuve. Tout d'abord les noirs
prennent la fuite, et ce sont des cases désertes que nous
trouvons, lorsque nous mettons pied à terre. Pourtant, un
vagissement sort de l'une d'elles; le Père Hacquart y
plonge, et ressort portant sur ses bras un petit garçon d'un
an environ. Il hurle, effrayé; mais bientôt les caresses du
Père le rassurent, et il se met à jouer avec sa grande barbe.
DE TOMBOL'CTOU A TOSAYE. 139
Les parents ne sont pas loin, ils ont vu le manège de der-
rière des bouquets de palmiers nains, où ils s'étaient cachés,
et les voilà qui reviennent, rassurés, eux aussi, et suivis de
leurs compatriotes, que l'exemple entraîne.
Le grand village d'Eguedeche est un peu dans l'intérieur,
caché à nos yeux par une dune. Les habitants, les maîtres
des esclaves du petit village où nous sommes mouillés, sont
des Kountas. On nous montre les ruines d'une case en terre
qui a appartenu à Sidi el Amin, un des frères de Hamet
Beckav- Le chef d'Eguedeche vient en personne avec un de
ses parents, qui appartient précisément à la fraction de tribu
commandée par Etaba Hamet, fils d'El Beckay. Je l'engage
à retourner vers son chef nous annoncer, dire que je suis le
neveu d'Abdoul Kerim, et que je désire voir Baba Hamet et
son frère Baye.
Les nouvelles du razzi des Hoggars sont confirmées.
I40 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Si nous restons en assez bons termes avec les habitants
de la rive gauche , nous sentons une hostilité sourde qui
croît de plus en plus sur la rive droite. Durant la journée
du 25, une aventure lui donne corps.
Nous avons dû nous arrêter vers huit heures. \JAube
est mouillé au pied d'une dune ; le Davoust s'est mis dans
l'herbe près d'un village, dont les habitants viennent nous
vendre œufs et poulets contre de la verroterie. La brise est
tombée, et j'ai déjà donné le signal de marcher, lorsque,
d'un groupe de Touaregs posté sur la dune depuis une demi-
heure, examinant nos bâtiments sans s'approcher, un noir se
détache et demande à nous parler.
Il porte à la main une couverture de laine rouge que j'avais
envoyée de Rhergo à Mohamed ould Mbirikat, et que ce
dernier nous a dit lui avoir été soustraite par Abou, frère de
Sakhib, moitié par persuasion, moitié d'autorité.
Cette couverture est, me déclare l'envoyé, destinée à nous
montrer qu'il vient de la part d'Abou. Il nous enjoint de
nous éloigner de la rive droite, de passer sur le fleuve si
nous voulons, mais sans accoster.
\J Aube est déjà en route, et nous avons bien peu de temps
pour marcher durant la journée, à cause de la maudite brise
qui, presque chaque jour, nous fait perdre les meilleures
heures : je résiste au désir de demeurer en place pour voir
ce que fera Abou. Je lui fais répondre toutefois que je me
mets en route non point d'après ses ordres, mais parce que
j'allais le faire de ma propre volonté. M 'étant au préalable
entendu avec son frère aîné , ajoutai-je , je n*ai rien à dé-
mêler avec Abou, et ne lui reconnais aucune autorité dans le
pays.
Le soir, nous essayons vainement de mouiller au village
de Mareïkoïra; le bourgou nous empêche d'approcher, et
nous sommes forcés de séjourner dans une petite île en face.
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 141
Nous tâchons sans succès d'attirer les habitants; ils vien-
nent bien, avec leurs pirogues, jusqu'à la limite des herbes,
mais refusent d'accoster notre île. J'aurais voulu, cependant,
obtenir des renseignements sur ce qui se trame, et aussi
acheter du bois à brûler. Dans ces parages, où l'herbe em-
pêche souvent d'atteindre la rive même, la question du bois
pour la cuisine devient parfois fort gênante, et il nous faut
en être très économes. Cependant, loin de manquer, ce qui
serait une grande difficulté pour la navigation à vapeur, il
existe en abondance; mais il faut, pour se le procurer, aller
jusqu'à la première ligne de dunes, au delà des plus grandes
inondations. Là, on rencontre du gommier, excellent pour
la chaufïe ; le tout est de décider les indigènes à le couper et
à l'apporter.
Le 26, une pirogue nous croise, montée par des gens de
Bamba; ils nous disent que les Tademeket Kel Bourroum se
sont réunis à Dongoe pour nous attaquer.
C'est l'occasion pour Sidi Hamet d'une crise de larmes; il
la termine en me demandant l'autorisation de nous quitter à
Tosaye pour regagner Tombouctou.
Depuis notre passage chez les Igouadaren, le caractère de
notre guide a subi une transformation peu à son avantage.
Je sais qu'il y a reçu une lettre venant de Tombouctou. Que
contenait-elle? Je l'ignore. Le brave garçon est amoureux
fou, et très jaloux de sa femme. Une si belle femme, nous
a-t-il dit un jour, et si bien habillée ! Elle a au moins pour
quatre barres de sel sur les épaules. Craint-il le sort des
maris de Molière? La peur qu'il témoigne est-elle réelle?
Toujours est-il qu'il est, ou feint d'être, en proie à la terreur
la plus profonde. Lui qui, jusqu'à Kardieba, a toujours été
gai, hardi, content de mener à bonne fin toutes les entre-
prises que je lui commandais d'accomplir, lui qui témoignait
d'une confiance inébranlable dans la réussite de mes projets
142 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
d'entente avec les Aouelliminden, il ne parle plus mainte-
nant que du triste sort qui l'attend ; nous serons massacrés, lui
aussi, bien entendu, et il ne re verra plus sa femme, sa chère
femme, qui porte pour quatre barres de sel sur le dos, etc.
Au début, j'ai cherché, en le prenant par la douceur ou
en le rudoyant, à remonter son moral tombé à un niveau très
bas. Rien n'y a fait. Et comme j'estime qu'il est extrême-
ment dangereux pour nous de placer notre confiance en un
pareil poltron, très capable de nous cacher la vérité, s'il
croit réussir ainsi à éviter d'aller plus loin , je lui accorde,
assaisonnée de quelques mots peu aimables, l'autorisation
qu'il me demande. Cela le calme pour un temps, mais il re-
commence bientôt des jérémiades sur ses dangers au retour;
pour y couper court, je lui interdis de me parler.
Il est certain pourtant qu'il y a du vrai dans ce que pré-
tend Sidi Hamet. Les figures que nous rencontrons devien-
nent de plus en plus hostiles. Le 27 au matin, nous franchis-
sons le passage rocheux de Tinalschiden, puis Dongoe, où
nous devions être attaqués. Nous sommes suivis, sur les
deux rives, par des cavaliers touaregs^ une trentaine
d'hommes en tout. Jusqu'ici, ce n'est pas bien terrible, et
d'ailleurs ils s'abstiennent de toute manifestation hostile. Le
vent nous force à nous arrêter quelques instants en face de
Dongoe, sur la rive gauche. Un cavalier se détache et vient
héler le Davoust. J'échange avec lui des salutations, prélude
obligé de tout entretien, même lorsqu'il doit tourner à l'aigre-
Je lui demande des nouvelles du pays; il me répond que
j'en aurai à Tosaye, cliez Sala ould Kara.
Vers deux heures, nous apercevons devant nous, au milieu
du fleuve, deux puissantes masses rocheuses. Ce sont Baror
et Chabor, rocs signalés par Barth ; comme des jalons, ils
marquent le défilé de Tosaye. Une pirogue se détache delà
DE TOMBOUCTOU A TOSAYE. 143
'e gauche, elle porte un parent de Sala qui vient s'offrir
ur guide. La troupe des Touaregs de la rive droite s'est
gmentée; je voudrais leur parler, mais notre pilote m'en
ipèche. Quelques coups d'aviron nous conduisent devant la
le de Sala, Sala Koïra ou Tosaye. Nous accostons.
CHAPITRE IV
DE TOSAVK
Tosaye est un village de chérifs. Ce sont gens pacifiques
et peureux au suprême degré; pourtant, devant nous, sur
la plage, circulent des groupes en tenue de campagne :poiir
remplacer le courage qui leur manque, les paisibles chérils se
sont armés jusqu'aux dents; chacun d'eux est un véritable
arsenal ambulant. Cela nous fait rire; mais, chose plus
grave, derrière le village nous apercevons des groupes de
Touaregs qui ont l'air d'attendre. Notre guide, dès l'accos-
tage, saute à terre et ne reparaît plus. Personne n'a l^r
désireux d'engager avec nous la conversation. Je dis àSii
Hamet de descendre et de me ramener le chef Sala ou un
de ses envoyés : notre agent politique refuse d'abord éneiy
iDE TOSAYE A FAFA. 145
uement. Il me faut le jeter presque de force hors du bord.
l aborde un des groupes, celui qui paraît le moins hostile,
ntre dans une case et nous fait attendre une demi-heure
Dn retour.
Il revient avec un frère de Sala et de mauvaises, très
lauvaises nouvelles : Sala, coïncidence fâcheuse, est parti
n voyage ; les gens du village , redoutant de nous voir en
itte avec les Touaregs, seraient bien heureux que nous ne
Bscendions pas chez eux. Puis toute une série de rensei-
nements souvent contradictoires, mais toujours alarmants.
^n grand rassemblement s'est formé, au défilé de Tosaye,
Dur s'opposera notre passage : Aouelliminden, Tademeket,
lountas, etc. Sala lui-môme s'y trouve.
Quel parti prendre? Nous avons besoin de vivres, notre
îserve commence à s'entamer, et je voudrais acheter du
rain. Qui sait ce qui nous attend plus bas?
Je veux aussi des guides. Depuis notre départ de Tom-
:)uctou, on nous rebat les oreilles avec le défilé de Tosaye,
n étroitesse et ses difficultés. Barth lui-même n'est pas
!S rassurant à cet égard. Il prétend qu'une pierre vigou-
isement lancée peut aller d'une rive à l'autre; il laisse
poser aussi l'existence de courants puissants, peut-être
apides.
n nous a raconté qu'il y a une dizaine d'années, une
e de Toucouleurs essaya, montée sur des pirogues, de
mdre le Niger. A Tosaye, elle fut anéantie, écrasée
les quartiers de roche que les indigènes roulaient et
itaient du haut des falaises. Je sais qu'il faut faire la
î l'exagération; malgré tout, je n'en crains pas moins
Dassage resserré du fleuve nous n'entrions en lutte
î mauvaises conditions avec les riverains. Essayons
moyens politiques tant que cela demeurera possible.
ns avoir l'air de m'inquiéter autrement des discours
lamet et de son air terrorisé, j'entame avec le frère
10
146 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES- TOUAREGS.
de Sala une conversation que je fais bientôt tomber sur
Abdoul Kerim.
Je révèle ma parenté, et cela, comme toujours, produit
un effet escompté à l'avance. Sala ne sait pas que je suis le
neveu de Barth ; il faut le lui apprendre. Et comme marque
de reconnaissance, comme signe que je dis bien la vérité, je
lui fais citer le nom de la cuisinière de son maître El Beckav.
0
Elle s'appelle Diko.
Certes, lorsque, avec sa précision germanique, Barth enre-
gistrait le nom de cette utile mais humble servante de son
protecteur, le renseignement ne semblait pas d'une haute
importance pour les générations futures. Lui-même ne se
doutait pas du service qu'il rendrait ainsi, presque un demi-
siècle plus tard, à son parent d'emprunt.
Avec une pareille preuve, comment ne pas reconnaître
en moi le neveu de mon oncle? D'autant que Diko n'est pas
morte ; elle réside dans un campement de l'intérieur. Du
coup, Sala n'est plus parti en voyage, peut-être même
viendra-t-il nous visiter. Son frère saute à terre lui rap-
porter la nouvelle; son aspect, ses manières sont complè-
tement transformés.
Il ne tarde pas à revenir. Effectivement, Sala ne s'est pas
éloigné ; il est dans le village. Au récit de son frère, il s'est
mis à pleurer, il voit ainsi réalisée une prophétie de son
maître.
Lorsque, en effet, Harth , accompagné d'El Beckay.
arriva à Tosaye, le voyageur allemand courut, sans s'en dou-
ter, un des plus grands dangers qu'il eût jamais rencontrés au
cours de son aventureuse expédition.
Les Tademeket Kel Bourroum avaient résolu sa mort, et
toute l'éloquence, toute l'influence religieuse de son pro-
tecteur, ne purent les ramener à des sentiments plus hu-
mains.
Se voyant sur le point d'être débordé par l'explosion des
DE TOSAYE A FAFA. 147
haines et du fanatisme, El Beckay joua, en faveur de son
ami, une grosse partie. Il déclara aux Touaregs que ni lui ni
eux n'étaient assez puissants pour trancher leur litige, et
que le grand chef, l'amenolcal de la confédération des Aouel-
liminden, El Khotab, devait juger en dernier ressort.
Abandonnant les rives du fleuve, il se rendit tout seul
chez ce dernier, le persuada et obtint un sauf-conduit pour
son protégé.
Barth n'a jamais connu ce danger qu'il courut. Nous lisons
seulement dans son ouvrage qu'El Beckay fit une absence
de quatre jours, pour aller chercher des chameaux frais et
remplacer ceux que le voyage avait déjà fatigués : simple
prétexte, qui fait encore ressortir la délicatesse des procédés
du grand marabout kounta ne voulant pas alarmer son ami.
Or, pendant qu'il discutait avec les Tademeket, El Beckay,
saisi d'un délire prophétique, pronostiqua qu'un jour le fils
d'Abdoul Kerini reviendrait dans les mêmes parages avec
trois bateaux.
Nous avions trois bateaux; je me donnais, avec preuves
à l'appui, comme neveu de Barth : impossible de nier la réa-
lisation de la prophétie.
Ajoutons, en outre, que Madidou est précisément le fils
de cet El Khotab sauveur de mon oncle.
Sala me fit dire par son frère qu'il ne viendrait pas lui-
même à bord, par crainte de me desservir en dévoilant à
tous l'amitié qui désormais nous unissait; mais, désireux de
nous être utile, il allait se rendre auprès de Madidou ou
tout au moins lui écrire, et il espérait avoir le même succès
qu'autrefois son maître El Beckay. En attendant, il pour-
voirait à tous nos besoins.
De fait, durant la journée du lendemain, nous achetâmes
autant de grain qu'il nous en fallait, et Sala nous donna
comme guide son propre fils Ibrahim.
148 SUR LK NIGER ET AU PAVS DES TOUAREGS.
Nous partons le samedi 29 février, vers une heure, et
passons entre Baror et la rive gauche. Bientôt nous voyons
de nouveau surgir sur la rive droite ces Touaregs que j'ai
déjà signalés. Ce sont des Tademeket, et Sala nous a pré-
venus de nous en défier. Ils accompagnent les bateaux,
mais, pour le moment, sans gestes hostiles.
, 1 1
r,.:u...
1"-
1
Nous arrivons sans incident devant la très pittoresque
entrée du défilé.
De la rive droite se détache une ligne de roches barrant
en partie la passe. Dans l'étroite porte ainsi laissée, le cou-
rant est peut-être très fort lorsque les eaux sont complète-
ment basses; pour l'instant, au contraire, le fleuve est abso-
lument calme et l'eau tourne lentement, couverte de flocons
d'écume, dans un espace assez resserré, mesuiant cent vingt
à cent cinquante mètres de largeur.
A droite et à gauche, des falaises noires et roi^es, comme
DE TOSAYE A FAFA. 149
calcinées, coupées çà et là de filons de quartz blanc, donnent
au paysage un aspect majestueux, mais profondément triste.
Bafth raconte que, selon les indigènes, la peau d'un jeune
bœuf découpée en lanières n'atteindrait pas le fond en cet
endroit. Des préoccupations d'une autre nature nous empê-
chent de vérifier son dire.
Bientôt, et précisément à l'endroit que Barth marque, à
tort d'ailleurs, comme le plus grand resserrement du fleuve,
un groupe de cavaliers se détache de la troupe des Tade-
meket, et l'un d'eux s'avance, porteur d'une lettre qu'il
montre de loin.
Dès la veille, nous avons prévu et étudié les manœuvres
à opérer dans les divers cas qui peuvent se présenter.
J'accoste le Davoust à la berge pour prendre la lettre du
Touareg, mais le Le Daniec et Y Aube restent à droite et à
gauche, à cinquante mètres de terre, prêts à battre la plage
de leur feu croisé, si quelque embûche cachée se découvrait.
Je prends la lettre, et le Père Ilacquart la déchiffre aus-
sitôt. C'est une vraie déclaration de guerre, au reste conçue
dans les termes les plus convenables; le protocole n'aurait
rien à y reprendre.
Younès, chef des Tademeket, me salue mille fois, m'en-
voie tous ses vœux de prospérité. Son plus grand plaisir
serait de nous laisser passer sur le fleuve et même de nous
y aider. Malheureusement, nous suivons deux routes, deux
religions différentes. Je n'ai plus qu'à m'en retourner à Tom-
bouctou, sinon il se verra forcé de me faire la guerre.
Je réponds que, pour faire la guerre, il faut être au moins
deux à la vouloir. Mes goûts, comme aussi les instructions
reçues de mon chef, me prescrivent de l'éviter à tout prix.
En conséquence, je passerai tranquillement sur le Niger,
tant qu'il sera possible d'y naviguer. Si le fleuve devenait
assez mauvais pour que les riverains pussent s'opposer à
I50 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
notre voyage, les Tademeket n'avaient qu'à attaquer, ils
verraient ma réponse.
Tandis que le Père et Tierno traduisaient cette lettre,
j'observais notre héraut d'armes. Prudemment, après avoir
remis sa missive, il s'était abrité derrière un quartier de
roc. Voyant que nous ne nous occupions pas de lui, il se
décida à avancer un œil, puis l'autre, et bientôt fut dehors
tout entier.
(( Eh bien ! me dit-il, malgré tout cela, est-ce qu'il n y
aurait pas moyen d'avoir un pantalon ? »
La question me parut charmante ; Tinexpressible du pauvre
diable se définissait facilement : des trous attachés avec de
la ficelle ; mais ce n'était guère le moment d'en demander un
autre !
Voilà bien, direz-vous, le Touareg quémandeur. Le défaut
a pourtant son bon côté. Je suis convaincu qu'en satisfaisant
d'abord notre interlocuteur, en donnant en outre quelques
cadeaux aux autres Tademeket, on les aurait vite et facile-
ment conduits de l'hostilité à la bienveillance.
Si je ne l'ai pas tenté, c'est qu'à vrai dire je voulais me
réserver pour les Aouelliminden proprement dits ; je crai-
gnais de plus, en cas d'erreur, quelque querelle, quelque
rixe, rendant plus difficile l'établissement de bonnes rela-
tions ultérieures.
Ma réponse remise, nous fîmes route. En nous voyant nous
éloigner, les Touaregs poussèrent des cris sauvages. Devant
nous, pas un écueil, rien qu'une eau noire resserrée entre
les hautes falaises sur lesquelles nous apercevons bientôt
les Tademeket. 11 y a bien maintenant cent cavaliers et
nombre de gens à pied. Ils crient, s'excitent, se livrent à
une fantasia furieuse, brandissant leurs lances, frappant du
sabre leur bouclier blanc en peau d'antilope. C'est un spec-
152 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
tacle qu'on payerait cher dans un cirque. N'était l'appréhen-
sion de l'avenir, nous nous enthousiasmerions pour ce ta-
bleau. Des femmes, des enfants même se joignent au cortège,
tandis que nous défilons lentement sur les eaux sans courant
de la passe.
Bientôt les berges s'abaissent, des rives verdoyantes con-
trastent avec les roches noires de Tosaye, et, avisant une
petite île, Adria, nous allons y mouiller.
Des gens qui ne sont pas contents, par exemple, ce sont
mes laptots. Les cris, les menaces, les défis des Touaregs,
ont excité leurs instincts guerriers, et, sombres, ils causent
entre eux. Pour un peu ils m'accuseraient de lâcheté. Digui
me demande à prendre la pirogue et à aller tout seul se
mesurer avec les ennemis. Je le rabroue vertement. Il n'y
a pas d'ailleurs que les noirs à être furieux : Bluzet et Ta-
buret sentent à leur tour leur bile remuer et me font grise
mine. J'avoue que, moi aussi, je commence à m'énerver, et
il me faut appeler à mon aide tout mon raisonnement pour
rester impassible. Aurais-je réussi à me calmer si le Père
Hacquart n'avait pas été là? je n'en réponds pas.
Heureusement il a, plus que nous, conservé son sang-
froid. En somme, me dit-il, il n'y aurait qu'un mince cou-
rage de notre part à répondre par des coups de fusil ou de
canon aux insultes de gens armés de lances et de sabres;
dans son voyage chez les Azgueurs avec d'Attanoux, eux
aussi ont été d'abord accueillis d'une façon hostile; du
calme, de l'adresse, ont fait de leurs ennemis de la veille
leurs meilleurs amis du lendemain.
Je harangue mon monde. Le calme se rétablit un peu
dans les esprits, si bien que par gaminerie nous nous amu-
sons à capturer une vingtaine de chèvres qui paissent dans
notre île et à les orner de colliers en velours multicolores.
Des noirs, qui ont leur village dans une petite île voisine
DE TOSAYE A FAFA. 153
de la nôtre, viennent nous voir et nous apporter des mou-
tons. Ils n'ont pas l'air le moins du monde troublés de ce
qui arrive. Sans doute, ils en ont vu bien d'autres.
« Ce sont des danseurs », me dit l'un d'eux en me mon-
trant les Touaregs, qui continuent à gesticuler.
Le lendemain, i" mars, nous continuons notre route
accompagnés sur la rive droite par les Tademeket. Nous
côtoyons les îles de Bourroum. Le fleuve est ici très large;
il coule ensuite nettement délimité par deux lignes de dunes
sur chaque rive.
L'aspect est peut-être plus grandiose que tout ce que le
Niger a offert jusqu'ici à nos regards. La dune puissante
semble toujours inviolée, car le vent efface immédiatement
sur le sable la trace du passant; elle a une poésie triste,
soulignée plutôt qu'atténuée par la ligne vert sombre du
bourgou baignant dans l'eau du fleuve. Comme je comprends
bien, malgré sa monotonie apparente, l'effet produit par le
Sahara sur ceux qui l'ont parcouru! On a, en regardant l'im-
mensité du sable, un peu de cette attraction hypnotique que
donne la contemplation de la mer. Je ne suis point seul à
sentir ainsi, car Baudry nous lit le sonnet suivant de sa com-
position :
LA DUNE
A l'horizon confus se dressent des mirages ;
Jusqu'aux oueds, où, vers le Nord ultramontain,
Les troupeaux, en été, cherchent des pâturages,
La Dune ondule et se confond dans le lointain,
Silice illuminée, ocre d'or et d'étain
Irradiés, micas éblouissants, parages
Où depuis six mille ans les soleils ont déteint.
Les ravins sont taris, qu'ont creusés les orages.
Près du fleuve arrêté, sur le sable roussi,
L'Homme apparaît, très bien campé, très maigre aussi,
Et, sans dépareiller la chose déhanchée
154 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Que dessine au ciel bleu sa chamelle couchée,
Ayant, h. son côté, planté son javelot,
L'Amacher (i) accroupi regarde couler l'eau.
De temps en temps, sur les hauteurs, derrière la crête
jaune du sable, nous voyons réapparaître nos compagnons
touaregs. Mais leur bel enthousiasme du matin s'est refroidi.
Les chevaux sont fatigués, les gens aussi. Les seconds tirent
les premiers par la figure et font une mine piteuse. En telle
compagnie, nous arrivons, vers cinq heures du soir, au
village de Bia, sur la rive gauche.
Ibrahim, le fils de Sala, ne tient pas à aller plus loin. Il
décide un vieux Songhaï, habitant du village, à le rem-
placer. Chose remarquable et qui me donne quelque espoir
pour la suite, si les Tademeket continuent leurs vociféra-
tions sur la rive droite, la gauche du moins ne montre aucun
signe d'hostilité. Nous avons vu passer des piétons et des
cavaliers qui ont curieusement regardé les embarcations,
mais sans marque de crainte ou de haine.
La nuit tombée, nous nous mettons à table. Soudain
s'élève du fleuve, en face de nous, un grand bruit, comme
de pagaies qui battraient l'eau ou de chevaux à la nage. Aux
armes! En un instant chacun est à son poste. Le tumulte
cesse. Du village de Bia on nous crie qu'il était dû aux
bœufs des Touaregs traversant un petit bras du fleuve. Mal-
heureusement pour cette version, le lendemain nous con-
statons qu'il n*y a en face de nous ni bras ni marigot.
Quoi qu'il en soit, je suis enchanté de l'incident : il ma
démontré mieux que tous les exercices que, le cas échéant,
nos hommes se conduiraient avec sang-froid.
Un instant après, une pirogue venant de la rive droite
accoste, montée par un homme qui nous apporte un mouton.
(i) Touareg.
DE TOSAYE A FAFA. 155
Il se dit gabibi (noir) et habitant d'un village un peu dans
l'intérieur. Mais la couleur relativement claire de sa peau
nous fait penser que c'est plutôt un Touareg venu pour es-
pionner. Il est arrivé au moment où nos laptots étaient
encore à leur poste, il peut rapporter ce qu'il a vu.
Le 2 mars, nos ennemis les Tademeket ont disparu, non
sans céder leur place à une nouvelle tribu , les Tenger
Eguedeche, auxquels se mêlent des Kel es Souk. La guerre
sainte est décidément proclamée dans le pays. C'est aux cris
de La illa il allait ! que l'on nous fait la conduite. De temps
en temps la troupe s'arrête et un salam solennel la prosterne
contre terre. Nous recommençons à être singulièrement
agacés. Pour un rien, je donnerais l'ordre de commencer le
feu. Heureusement, encore une fois, une circonstance im-
prévue calme mes velléités belliqueuses. Ce ne sont plus
seulement des hommes qui nous suivent, mais beaucoup de
femmes et d'enfants. Il y a un de ces gamins, grand comme
une botte, qui, tout à fait sur le bord du fîeuve, envoie dans
notre direction des poignées de poussière. La première balle
serait pour lui, restons patients. En tête du cortège, un Kel
es Souk, monté sur un grand chameau blanc, nous suit de-
puis Tosaye. Celui-là ne saura jamais à combien peu a tenu
sa vie. Vingt fois je l'ai eu au bout d'une carabine, vingt
fois m'a retenu la réflexion que nous ne courions aucun
danger immédiat; il n'y aurait aucune bravoure à tirer à la
cible sur un malheureux qui n'est peut-être qu'un ignorant.
Nous arrivons ainsi au village de Ha, situé sur un bras
latéral du Niger. Nous accostons et essayons de parlementer.
Les habitants se sauvent comme une nuée de sauterelles. On
nous crie de partir, et, comme nous demandons le chef de
village, on nous répond qu'il est chez les Touaregs. Nous
attendons une heure. Le village est maintenant entièrement
déserté, mais le chef ne vient toujours pas. En revanche.
156 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
le tabula (tambour de guerre) résonne tout autour de nous,
et une masse compacte de cinq à six cents guerriers s*est
réunie dans la plaine en face du mouillage. Vociférations
encore plus épouvantables que la veille.
Essayons de l'intimidation. Depuis le matin, on nous crie
que nos canons et nos fusils ne peuvent tirer, qu'Allah le
leur a défendu. Pour montrer ce dont ils sont capables, je
me décide à envoyer à toute volée, à 2,400 mètres, par-
dessus le groupe hostile, un obus dont nous percevons bien
faible l'éclatement dans le lointain. La bande s'égaille d'abord
comme une volée de moineaux, mais, la première terreur
passée, se reforme et s'avance avec un courage que je ne
puis m'empêcher d'admirer. Nous n'avons plus , à moins
d'engager la lutte, qu'à appareiller, et nous allons mouillera
quelques kilomètres de là, en face du mont Tondibi, « mon-
tagne noire » en langue songhaï, ainsi nommée je ne sais
pourquoi, puisqu'elle est d'un beau rouge d'ocre.
Et le lendemain commence comme la veille. La horde des
Tenger Eguedeche nous poursuit en hurlant. Lorsque nous
mouillons pour déjeuner sur la rive droite , ils prennent
quelque distance, mais continuent à nous épier et recom-
mencent leurs fantasias et leurs vociférations à notre départ.
Soudain, vers deux heures, nous voyons, suivant la rive
et venant de l'aval, un Touareg grand et de belle mine,
monté sur un cheval noir superbe. A ses habits propres et
même soignés on reconnaît un chef. Il s'avance vers la
foule arrêtée à sa vue, dit quelques mots, et tous au même
instant se taisent et s'accroupissent. Il redescend alors vers
nous, fait un signe de la main comme d'amitié, et, grave-
ment appuyé sur sa lance en fer, dont nous voyons les orne-
ments de cuivre briller au soleil, nous regarde passer.
Depuis, plus un mot, plus un cri; la rive droite semble
DE TOSAYE A FAFA. 157
déserte en apparence. Seulement, derrière un buisson, de-ci
de-là, un reflet sur des armes nous révèle une sentinelle
touareg cachée, épiant nos mouvements.
J'ai su depuis que le Touareg au beau cheval était un
envoyé de Madidou, dépêché au-devant des Tenger Egue-
deche, pour leur enjoindre de cesser leurs démonstrations
hostiles. L'amenokal leur faisait dire qu'il entendait se pro-
noncer seul sur la façon dont devaient être traités les étran-
gers ; en conséquence, jusqu'à sa décision personne n'avait
à nous manifester Tamitié ou la haine.
Nous avons un peu de difficulté à comprendre notre guide.
Le songhaï qu'il parle est déjà assez différent de celui de
Tombouctou. Vers le soir, il veut nous engager dans un petit
marigot se dirigeant vers la gauche et à l'extrémité duquel
nous distinguons, à la jumelle, une quantité considérable de
chameaux au pâturage. Par prudence, laissant au lendemain
le soin de savoir pourquoi ce rassemblement d'animaux, qui
généralement sont tenus plus loin des rives, je fais accoster
dans une île en face du village de Forgo. Nous entendons
battre le tabala autour de nous. \'ers huit heures on nous
hèle, et une pirogue amène le frère du chef de village. Je
n'aime pas son allure pleine de réticences. Il parle avec
obstination du tabala de Madidou, qui, dit-il, s'entend dans
tout le pays, de Bourroum à Ansongo, lorsqu'on le frappe.
Il nous promet des cadeaux de la part de son frère. Inutile
de dire que nous ne les avons jamais vus.
Au petit jour nous repartons, sur un fleuve semé d'îles
nombreuses.
Devant nous à gauche, nous apercevons de très beaux
arbres au feuillage touffu, et brusquement, du sein de la ver-
dure, émerge une masse grise, en forme de pyramide tron-
158 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
quée. Il n'y a pas de doute possible, c'est le tombeau du
fondateur de la dynastie songhaï, Mohamed Askia, et Gao
est devant nous, Gao, l'antique capitale du Soudan occi-
dental, Gao, la plus puissante cité que jamais civilisation
nègre ait su fonder, la métropole d'où les routes rayon-
naient, apportant au Niger les produits du Tchad et de
l'Egypte, Gao, que seuls deux Européens avant nous, Barth
et Mungo-Park, avaient pu contempler.
On comprend notre émotion à l'aspect de cette étape du
voyage, de Gao émergeant des brumes matinales du fleuve,
ville morte maintenant, mais que peut-être nous sommes
appelés à faire revivre.
Un grand peuple a existé dont le cœur était là. Les
Askias avaient réuni sous leur domination toutes les con-
trées africaines du Tchad au Sénégal et du désert à Sav;
l'empire songhaï était alors non seulement le plus puissant
de l'Afrique, mais encore du monde contemporain.
Félix Dubois, dans Tomhouctou la Mystérieuse^ adonné,
d'après le Tarich es Soudan, une histoire des Songhaïs qui,
très heureusement, complète et discute les renseignements
qu'avant lui Barth avait rapportés sur ce peuple.
Vouloir y ajouter serait oiseux. Je dois dire cependant
que j'ai été frappé de voir, plus bas, sur le cours du Niger,
les Songhaïs prendre le nom de Djerma, commun au peu-
ple, à sa langue et à la contrée qu'il habite. Ce même nom,
Djerma, désigne l'oasis nord-africaine déjà connue des an-
ciens comme étant Garama, patrie des Garamantes : le rap-
prochement s'imposait.
Et je me demande si les deux vocables n'ont pas même
origine, si la race garaman tique ou, comme on Ta nommée
aussi, sub-éthyopienne , n'a pas été la souche première de
toutes les tribus noires actuelles qui peuplent le Soudan
occidental.
DE TOSAYE A FAFA. 159
Dans cette hypothèse, la plupart des révolutions ethniques
qui ont bouleversé sa surface ne seraient, en définitive, que
la lutte entre trois races : la noire, dont je viens de parler;
la race berbère, dont les Touaregs sont les représentants les
plus purs, et enfin la race peule, venue de l'Est et peut-être
descendant des anciens Egyptiens.
Je donne ma supposition pour ce qu'elle vaut, en atten-
dant qu'une étude plus complète des langues locales ou la
découverte de manuscrits anciens jettent un jour plus vif
sur la question.
L'empire songhaï de Gao, qui brilla un moment d'un tel
éclat, portait en lui les germes de sa perte : ses chefs étaient
mulsumans. La polygamie permise par l'islam donnait à
chacun d'eux, en ses nombreux enfants, une légion de con-
currents prêts à le déposséder pour usurper son trône. C'est
à ces mœurs et surtout à la détestable morale musulmane ,
toujours disposée à trouver une excuse à tous les méfaits,
que les Askias durent leur rapide déclin.
Mais d'autres émotions encore, en dehors de celles évo-
quées en notre esprit par ces souvenirs historiques, nous
étreignaient à la vue de Gao.
C'était là, en effet, nous avait-on dit, ou dans les envi-
rons, que nous arriverions ou non à nous entendre avec le
chef des Aouelliminden. Ma propre prédiction, si bien vérifiée
par la suite, restait sans cesse présente à mon esprit : j'es-
time qu'il nous sera aussi facile de passer avec le consente-
ment et Taide de Madidou, que difficile de le faire contre sa
volonté.
Nous chenalons entre des îlots immergés, recouverts de
bourgou, et nous passons devant de gros villages en paille
où se voient à la jumelle des rassemblements considérables.
i6o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Tout cet ensemble porte le nom de Gao, ou mieux Gao-Gao.
Nous nous efforçons, non sans difficultés, d'approcher du
village central, où la mosquée sert de repère. Mais la rive
est basse, à demi inondée; c'est une rizière que cultivent
les habitants. Il nous faut bientôt nous arrêter.
L'aspect du village et des berges n'est pas rassurant : les
noirs déménagent leurs cases, qui à pied, qui en pirogues,
emportent leurs objets les plus précieux ; sous les arbres,
sur les rives, de nombreux groupes de Touaregs, montés ou
à pied, contemplent, immobiles, nos manœuvres. Tous ont
le grand attirail de guerre, lance, sabre et vaste bouclier.
D'une serviette je fais un drapeau blanc, je l'attache à un
bambou planté dans le sol mouillé, et nous attendons.
Longue et anxieuse attente. Les noirs continuent à fuir,
les Touaregs semblent se concerter. Enfin, deux individus
se détachent de la berge et, dans la vase jusqu'à mi-cuisse,
s'approchent, mais à distance respectueuse. Leur peur est
grande, et la conversation s'engage de loin; quand nous
voulons approcher, ils se sauvent. Une bonne demi-heure se
passe aies apprivoiser; enfin ils se décident, tremblants, à
venir près de nous.
Ce sont deux parents du chef de village, des Armas. Leur
première parole est une prière, celle de nous en aller dans
une île qu'on nous montre, à deux kilomètres environ, car,
disent-ils, ils craignent de nous voir nous battre avec les
Touaregs et leur village en souffrir.
Nous essayons de les rassurer : nous ne venons pas faire
la guerre , mais bien au contraire nous entendre avec les
Touaregs. Et, d'abord, où est Madidou? Madidou est près
d'ici, mais pourtant pas dans le village. Et que signifie ce
rassemblement de forces comme si la guerre menaçait? C'est
pour résister à un razzi de Kel Aïr qui est signalé. J'évite
de répondre que, les Kel Aïr se trouvant fort loin à l'esté!
i62 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
au nord, il est étonnant qu'on se soit ainsi rassemblé sur les
bords du Niger pour leur tenir tête.
Rentrons dans le vif de la question. Je prie les ambassa-
deurs d'annoncer à Madidou le neveu d'Abdoul Kerim, que
son père a reçu et bien traité il y a une cinquantaine d'an-
nées. Nous ne sommes en aucune façon venus pour faire le
mal; la preuve, c'est que, les Tademeket et les Tenger
Eguedeche nous ayant déclaré la guerre, nous n'avons pas
même répondu.
Mon oncle a donné à El Khotab un cheval, j'apporte la
selle à son fils. Je découvre alors une superbe selle en ve-
lours brodé d'or, le plus bel article de cadeau de la mission :
c'est le moment ou jamais de le placer. Le sultan des Fran-
çais m'a envoyé près du chef des Aouelliminden pour l'en-
tretenir d'affaires les concernant comme nous; je désire une
entrevue avec lui ou au moins avec ses mandataires autorisés.
Nos interlocuteurs s'en retournent, et nous restons sans
nouvelles jusqu'à quatre heures. Les mêmes personnages
reviennent : Madidou est ici avec beaucoup de monde (ça, je
m'en doutais); il discute avec ses principaux conseillers en
ce moment. « Mais, disent-ils, pour prouver vos bonnes
intentions aux indigènes, allez dans l'île, ce qui vous mon-
trera en même temps qu'on ne vous veut pas de mal. Là
vous verrez les envoyés de Madidou. »
J'aime mieux avoir l'air de céder à cette invitation pres-
sante que d'agir tnolu pi'oprio. Au fond, je ne suis pas fâché
de m'éloigner un peu des Touaregs. Evidemment, dans leur
palabre, sur dix avis émis, neuf auront comme conclusion
de nous attaquer : dans notre île, nous serons à l'abri de
toute surprise; on verra demain.
Nous avons évalué à plusieurs milliers le nombre des
guerriers dont la rive est couverte ; c'est autre chose, cette
fois, que les Tademeket et les Tenger Eguedeche.
DE TOSAYE A FAFA.
.63
Nous appareillons donc , et à la nuit tombante nous
sommes campés à notre nouveau poste. En souvenir de mon
vénérable et digne ami Gauthiot, qui a été, comme je l'ai
raconté, le défenseur de la mission contre toutes les influences
mauvaises qui se liguaient contre elle en France, je baptise de
son nom ce coin de terre enserré par le fleuve, noire fleuve,
là où notre destinée va vraisemblablement se décider.
Si je disais que je dormis bien et l'esprit tranquille dans
la nuit du 4 au 5 mars, je pense qu'on ne me croirait pas.
A courir des dangers matériels, à combattre la nature ou
les hommes, on* apporte un courage plus ou moins grand,
mais on s'y fait, en somme, comme le mineur aux risques
de grisou ou d'écrasement, qui sont pour lui de tous les
instants. Ce à quoi on ne s'habitue jamais, ce qui produit à
la longue une grande fatigue cérébrale, c'est la responsabi-
lité, c'est la pensée qu'un seul mot maladroit, ou seulement
mal traduit, peut perdre ceux qui vous ont sui\-i de con-
fiance, pour lesquels on est tout maintenant.
Le Père Hacquart non plus n'a pas beaucoup dormi cette
nuit-là. Aurait-il reposé si je l'avais laissé s'étendre sur sa
i64 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
couchette? Je ne sais, mais j'avais besoin de ses conseils et
de son expérience, et nous passâmes une nuit blanche, dis-
cutant ce qu'il y aurait à dire le lendemain.
Résultat de notre conférence ; voir venir, tirer parti le
mieux possible d'une situation que nous n'avons guère d'élé-
ments pour prévoir ; en un mot , selon l'expression des
marins, faire la voilure du temps.
Pourtant le Père est optimiste, par caractère d'abord, et
ensuite parce que nos aventures, par un singulier hasard,
ont absolument l'air de coïncider, en date et en nature, avec
celles qui lui sont advenues deux ans auparavant dans le
Sahara.
C'est précisément le 5 mars que d'Attanoux et lui sont
arrivés à s'entendre avec les Touaregs Azgueurs; donc...
Toute la nuit, la rive gauche a été éclairée par les feux
des bivouacs touaregs, un véritable incendie. Nous ne nous
sommes pas trompés, il y a un gros, très gros rassemblement.
Et, au matin, le cœur me bat fort lorsqu'une pirogue vient
vers nous et que nous distinguons, outre un noir, envoyé du
chef de village, un Touareg et un autre indigène, qu'à ses
cheveux crépus nous reconnaissons pour un Maure ou un
Kounta.
Le bateau accoste; le troisième personnage est bien un
Kounta; quant au Touareg, c'est le forgeron de Madidou.
Pourquoi le forgeron? C'est que, dans le Soudan, cette
caste, car c'en est une, a su prendre auprès des chefs noirs
une influence considérable , et les Touaregs riverains du
Niger ont imité les nègres.
Tous les forgerons, il s'en faut, ne forgent pas. Ce sont
des familiers, des conseillers, et, en définitive, ce sont eux
qui détiennent véritablement l'autorité. Comme il arrive
souvent, le premier ministre est plus que le roi.
DE TOSAYE A FAFA. 165
Salutations de part et d'autre, on s'assied. J'ai le bout
des doigts froid et la gorge sèche ; pourtant je m'efforce de
conserver mon air le plus calme et le plus détaché.
Je commence mon discours. Le Kounta sait l'arabe, ce
qui me permet, chose heureuse, de me servir du Père Hac-
quart comme interprète ; il répète en tamaschek mes paroles
au forgeron :
« Je salue Madidou; le commandant de Tombouctou salue
Madidou ; le sultan des Français salue Madidou. Nous sommes
le peuple blanc qui a chassé il y a deux ans les Tenguereguif
et les Kel Temoulaï de Tombouctou. Nous étions déjà venus
deux fois en bateau, pour lier amitié et faire du commerce,
sans aucune intention de conquête ; les Touaregs nous avaient
mal reçus, insultés, provoqués; nous les avons attaqués,
battus, punis. Allah nous a donné la ville, nous y sommes,
nous V resterons.
« Mais les Touaregs de Tombouctou n'ont rien de commun
avec les Aouelliminden ; ils étaient même leurs ennemis.
Entre Madidou et nous il n'y a jamais eu de guerre.
« Maintenant que nous sommes voisins, le sultan des Fran-
çais a pensé qu'il était mauvais de rester plus longtemps
sans se connaître.
<c Si nous parvenons à lier amitié, il n'en résultera que
du bien pour les uns et les autres. Eux viendront à Tom-
bouctou vendre leurs bœufs, leurs moutons, leur gomme, et
ils acquerront en échange des étoffes, des perles et tous les
objets que les seuls blancs savent fabriquer.
a Rester plus longtemps sans faire connaissance, ce se-
rait laisser la poudre à côté du feu. Un jour viendrait où,
sans même le vouloir, sans qu'il y ait de leur faute ni de
la nôtre, un malentendu amènerait une rixe et celle-ci la
guerre.
a Or, si nous n*ignorons pas leur puissance, eux doivent
i66 SUR LK NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
aussi savoir la nôtre. Nous pourrions avoir du mal, mais eux
encore plus.
« En tout cas, il est bien plus digne, bien plus loyal, pour
eux comme pour nous, qui sommes les uns et les autres de
noble race, de savoir à quoi nous en tenir. Le sultan des
blancs m'a choisi comme envoyé en raison de ma parenté
avec Abdoul Kérim, qui fut l'ami des Kounta et des Aouel-
liminden. Que dois-je lui rapporter de la part de Madidou :
la paix ou la guerre? »
Le discours était net, la réponse ne le fut pas moins :
a Madidou vous salue. Si vous venez animés de senti-
ments pacifiques, comme vous l'avez dit hier à l'homme de
Gao, il est votre ami, il vous donnera des guides pour aller
où vous voudrez, Say ou Sokoto. Si le mal advient, il vien-
dra du ciel; la terre, Madidou en répond, n
Ce début ne pouvait que nous plaire.
Nous apprenons au jeune Kounta, le second envoyé, que
nous sommes en bons termes avec ses parents de Tombouc-
tou et de Kagha; puis nous cherchons à amuser nos gens :
phonographe, bicyclette, boîte à musique, etc., tout notre
matériel défile; enfin, après m'être consulté avec le Père
Hacquart, je me décide à tenter un grand coup : sans rien
demander, sans rien ajouter, je congédie l'ambassadeur en
lui donnant, pour la porter à Madidou, la belle selle en
velours.
La pirogue traverse le fleuve. Nous voyons un Touareg se
détacher d'un groupe de cavaliers; il monte un beau cheval
bai et, chose exceptionnelle, est armé d'un fusil. Il vient
au-devant de l'embarcation, on lui présente la selle, et les
Touaregs qui sont derrière lui, en voyant l'objet, agitent
leurs bouchers et poussent des cris stridents.
La pirogue repasse immédiatement. Le cavalier que nous
venons de voir est Madidou en personne ; il remercie mille
DE TOSAYE A FAFA. 167
fois du cadeau qu'on 'ui fait, et voulait même venir; mais ses
frères, craignant quelque trahison ou quelque maléfice, l'en
ont empêché. Notre générosité a porté; rien qu'à l'attitude
du forgeron, on peut préjuger des sentiments de son maître.
A son tour, maintenant. Je lui fais un beau présent
d'étoffes, perles, couteaux, voiles, et il est enchanté. Pour-
tant Madidou désirerait encore deux choses. Il n'ose cepen-
dant insister si c'est trop difficile, car on lui a déjà donné
plus que ni lui ni ses ancêtres ne reçurent jamais.
La première, c'est dix pièces d'argent, non pas pour lui
d'ailleurs, mais pour sa femme. Celle-ci a entendu parler de
ce métal blanc, qui se travaille comme le cuivre et dont on
fait aussi des bijoux, mais qui n'est pas du cuivre, et elle
voudrait le connaître autrement que de réputation. C'est trop
facile à satisfaire, et même aux dix pièces de cinq francs
j'ajoute deux anneaux d'or.
Quant au second désir de ramenokal — je le donne en
mille à deviner — c'est... le portrait du président de la
République.
Un cadeau que les voyageurs allemands ou anglais n'ont
jamais manqué de faire aux chefs indigènes, c'est le portrait
de leur souverain. Le fait peut prêter à un rire irréfléchi;
il n'en est pas moins exact qu'il est d'un grand effet de
montrer une photographie , un dessin , une chromo mieux
encore, en disant : « Voilà notre sultan ! »
Nous avions dans cette intention emporté, deux ans au-
paravant, au début de la mission, cent portraits coloriés de
M. Carnot.
Celui-ci mort, nous n'avions pu nous procurer que quel-
ques gravures du président Félix Faure, de celles-là mêmes
qu'on voit dans toutes les mairies, et qui sont réglemen-
taires dans les appartements des commandants, à bord des
bâtiments de la flotte.
i68 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le portrait du sultan des Français était, partout où nous
passions, un objet de grande curiosité; je l'avais épingle
dans ma cabine, et tout le monde voulait le voir. C'était le
portrait en buste, au bas duquel se distingue le monocle,
pendu au bout d'un ruban. Généralement, après avoir consi-
déré la gravure en silence, les Touaregs me posaient deux
questions :
— Est-ce ton père?
— Pourquoi a-t-il trois yeux?
Voulant parler du monocle.
J'avais trouvé un moyen simple de répondre à la fois à ces
deux demandes. « Certes, c'est mon père, c'est notre père à
tous, et, s'il a trois yeux, c'est précisément qu'il a tellement
d'enfants qu'il ne lui en faut pas moins pour les regarder
tous à la fois. »
Jamais mon explication à double détente n'a rencontré
un incrédule, mes raisons paraissaient bonnes et suflRsantes.
Pendant que nous en sommes au portrait du Président,
permettez-moi de raconter comment, à Koulikoro, le domes-
tique du lieutenant Osterman avait trouvé moyen d'en tirer
parti. Le soir, il nous dérobait la gravure et la portait au
village. Pour la contempler, les hommes devaient payer
quarante cauris (un peu moins d'un sou) ; quant aux femmes,
la petite crapule se contentait d'un salaire en nature.
Sur la plainte d'un mari ainsi trompé pour le plaisir de
contempler l'image de M. Félix Faure, nous surprîmes le
manège. Inutile d'ajouter que le coupable expia par quel-
ques journées de fers, précédées d'une admonestation par
la voix et le geste, d'avoir ainsi mis au service de ses pas-
sions la sympathie que les femmes bambaras ressentaient
pour le sultan des Français.
Revenons à Madidou. Il avait entendu parler du portrait,
DE TOSAYE A FAFA. 169
et, désireux de le posséder, il me le faisait demander. Cela
partait d'un trop bon sentiment pour qu'il pût y avoir de
notre part l'ombre d'une objection, et c'est ainsi que le por-
trait du président de la République orne en ce moment la
tente du chef des Aouelliminden , et voyage avec lui des
rives du Niger au plateau de l'Aïr.
Après le déjeuner, notre Kounta revient encore. Madidou
nous demande quand nous désirons partir. Le Kounta laisse
même entrevoir la possibilité de sa visite, un peu plus bas
sur le fleuve. Dans tous les cas, l'amenokal promet d'en-
voyer quelqu'un de ses proches pour nous remettre une
lettre. Par écrit seront fixées les diverses promesses qu'il
nous a faites et qu'il nous renouvelle, en ce qui concerne
notre amitié et la protection de nos compatriotes ou sujets
respectifs.
Madidou a hâte de partir. Le razzi des Kel Gheres ou Kel
Aïr, dont on nous a parlé à l'arrivée, n'est que trop réel ; il
a même, me dit-on, attaqué le campement de Kountas, amis
des AouelHminden, où commandent Baye et Baba Hamet,
fils d'El Beckay. C'est ce qui explique l'absence de ceux-ci.
Le chef a donc hâte de voir tout réglé de notre côté pour
se retourner contre ses ennemis. 11 va envoyer partout, le
long du fleuve, des messagers et des lettres enjoignant aux
chefs, ses vassaux, de nous bien traiter, de nous donner des
guides, des vivres, et de nous aider au besoin.
J'aurais bien voulu avoir une entrevue personnelle avec
l'amenokal. Mais j'étais payé pour savoir qu'on ne voit pas
facilement les chefs touaregs. 11 était bien évident, en outre,
que si Madidou, par largeur d'idées, par tolérance, et grâce
aussi à la tradition qu'il tenait de son père, avait refusé de
céder aux conseils hostiles, un fort parti devait pourtant
exister contre nous ; il fallait éviter de donner des armes
I70 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
à nos adversaires en leur fournissant matière à des inter-
prétations malveillantes. Insister f>our prolonger notre sé-
jour, ou pour voir le chef, eût présenté ce dernier inconvé-
nient.
Je fixai donc le départ au lendemain matin.
Nous renvoyons nos guides, bien payés, et ils passent
avec la pirogue. Mais, pendant leur traversée, la colonne
touareg s'est disloquée. Un groupe attend l'embarcation à
l'accostage. Nos guides pensent que c'est pour voir si nous
n'avons pas été trop généreux et pour... partager avec eux;
aussi préfèrent-ils rebrousser chemin et revenir encore une
fois vers nous.
A ce moment s'élève un grand bruit sur la rive droite ;
ce sont tous les petits chefs qui avaient commandé à leurs
forgerons de passer le bras de fleuve et de venir nous saluer
de leur part, visite intéressée et dans l'espoir d'un cadeau.
Madidou n'a pas voulu auprès de nous cette afîluence de
gens, il n'est sans doute pas sûr de tous, et il a fait re-
brousser chemin aux messagers , d'où quelques récrimina-
tions dont nous avons entencju l'écho.
Néanmoins El Yacin, un des principaux chefs de tribus ou
Amrars, nous expédie son conseiller. Comme la pirogue ne
revient pas le chercher, il prend son parti de l'incident et,
gaiement, s'installe dans un coin à bord sans manifester
aucune crainte.
Mais auparavant il a voulu tout voir, tout entendre, tout
toucher.
J'ai dit qu'un des ornements de ma cabine était un pan-
neau composé de photographies d'une cantatrice célèbre.
Ces portraits n'excitaient pas moins la curiosité que celui du
Président, qui leur faisait face, d'autant que les costumes
d'Eisa, de Brunhilde, d'Elisabeth ou de Salammbô parais-
DE TOSAYE A FAFA.
lyt
saient aux Touaregs le comble de l'élégance , ce qui , par
parenthèse, prouve en faveur de leur sens esthétique.
Notre forgeron, après un long moment de contemplation,
se retourne vers moi : « C'est une des femmes de ton pays,
ça? — Oui. — Et sont-elles toutes aussi jolies? — Mais cer-
tainement. — Alors il faut que vous soyez de bien grands
imbéciles pour les avoir quittées et être venus jusqu'ici. »
J'essayai de faire comprendre à mon interlocuteur les
satisfactions qui pouvaient nous attendre au retour : éloges
de nos chefs, estime de nos concitoyens, notoriété dans tout
notre pays; il demeura réfractaire.
Pour bien montrer notre intention de décamper dès le
lendemain, nous avons replié nos tentes, la rive devient peu
à peu complètement déserte en face de nous. La nuit faite,
nous renvoyons définitivement nos jTuides.
Le 6, de bon matin, guidés par un pilote que le chef de
Gao nous a envoyé, nous nous mettons en route pour Bour-
nou, où Madidou a son campement, et nous y arrivons vers
onze heures.
Le fleuve reste facilement navigable, bien que de place
en place des remous indiquent, des écueils affleurant sans
doute aux eaux basses. En revanche, les rives prennent un
aspect de plus en plus rocheux et sauvage.
Ce sont de hautes falaises noires ou rouges, couvertes
de gommiers et de sycomores. Bournou a été très exacte-
ment décrit et même dessiné par Barth. Nous mouillons au
pied de la berge à pic haute d'une centaine de mètres. Notre
guide va au village dont on aperçoit les cases à un kilomètre
environ, et revient avec un remplaçant.
Quanta Madidou, il a, paraît-il, couché à son campement,
mais est reparti à la première heure. Nous le rencontrerons
peut-être à Dergona, où nous changerons de pilote.
172 SUR LK NIGER ET AU l'AYS DES TOUAREGS.
Après déjeuner, nous repartons. I.a rive gauche devient
extrêmement pittoresque, des falaises de roches rouges bi-
zarrement découpées simulent par endroits des ruines de
châteaux forts. .\u loin, sur la droite, s'estompe une ligne
de hautes montagnes rocheuses. Décidément, nous avons
ahandonné la région des dunes.
Nous passons la nuit près de Dergona, dont nous voyons
les feux, et le lendemain nous y arrivons de bon matin. Pas
de Madidou. Il s'est enfoncé dans l'intérieur, toujours à
cause du ranzi des Kel Aïr. A la nuit tombante, nous sommes
à Balia (Tahaliat de lîarlh).
Près du débarcadère est une pirogue chaînée de grains
dont les marins s'enfuient d'abord. Peu à peu, rassurés, ils
reviennent et nous apprennent quantité de choses intéres-
santes sur la situation des pays voisins de Say,
Près de Zinder habite une population de marins pil-
DE TOSAVE A FAFA. 173
lards; ce sont les Kourteyes. Récemment ils ont razzié
Balia.
Nous devons aussi rencontrer là Amadou Cheikou, Il
possède le long du fleuve quelques villages dont l'un est
entouré d'un tata (muraille en terre). Il a décidé une tribu
peule, les Gaberos, qui vivaient auparavant près de Gao
sous la suzeraineté des Aouelliminden, à émigrer pour le re-
joindre. Dernièrement, il a envoyé à Dergona l'ordre d'en
faire autant, mais sans succès.
Le fleuve devient de plus en plus rocheux; ça sent les
écueils et les rapides, sans que toutefois jusqu'ici il y ait eu
de difficulté de navigation. Nous arrivons ainsi devant la
pointe de l'île d'Ansongo.
Orientés sur une même ligne sud-est, nord-ouest, quatre
gros blocs de cailloux, de l'effet le plus pittoresque, semblent
les jalons destinés à repérer un point leniarquable du fleuve.
174 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
De fait, c'est très exactement en aval de cet endroit que
commencent les difficultés qui rendront à jamais cette partie
du Niger pratiquement innavigable.
Le 8 marS) pour déjeuner, nous mouillons sur la rive
gauche, en face de l'une de ces masses rocheuses, Beba;
puis, prenant le bras le plus à gauche, à deux heures nous
sommes devant le village d^Ansongo, habité par des Kel es
Souk. Le chef de la tribu, El Mekki, s'y trouve lui-même.
Devant, à toucher le mouillage, une ligne de rochers barre
entièrement le bras du fleuve où nous nous trouvons. Leurs
têtes affleurent presque, et il est impossible de passer par-
dessus. Baudry, en pirogue, découvre, tout à fait sur la
gauche, contre la berge, un chenal étroit, sinueux, mais
susceptible pourtant de nous donner issue.
Pendant ce temps, les Kel es Souk et les noirs, leurs tri-
butaires, se sont assemblés sur la plage. Après quelques
cadeaux de peu de valeur, nous engageons la conversation,
et tout paraît devoir aller pour le mieux. El Mekki fournira
vivres et pilotes, et viendra même sans doute nous voir.
J'en suis extrêmement heureux. J'ai fort appréhendé le
contact des Kel es Souk : on les a vus à l'œuvre, d'ailleurs.
Tant que leur hostilité a été le fait d'individus isolés, elle
n'a pas pu grand'chose contre nous ; mais à présent nous
avons affaire au chef de toute la tribu, et il importe au plus
haut degré de se le concilier.
Les Kel es Souk, nous le dirons plus loin, sont de même
race, de même souche que les Touaregs.
Séparés toutefois du tronc commun, lors de la prise de
Tademekka par les Songhaïs de Gao, ils se sont convertis de
meilleure heure à l'islam, de telle sorte qu'ils sont aujour-
d'hui les marabouts des Touaregs.
11 en résulte pour eux une force morale considérable, et je
DE TOSAYE A FAFA. 175
m'étais laissé dire que, seul, El Mekki pourrait mettre son
veto aux résolutions favorables ou défavorables de Madidou
à notre égard.
L'amitié du personnage avait, on le voit, son prix.
Avant la brume, nous appareillons pour traverser le bar-
rage, ce qui se fait sans accident; mouillés en face du village,
nous attendons le lendemain.
Le g, nous retraversons de bonne heure. Hélas! la journée
commence mal : El Mekki ne vient pas, mais à sa place
deux messagers qui, sous je ne sais quel mauvaiis prétexte,
nous expriment qu'il est impossible de nous fournir des
guides.
Je proteste, invoquant le nom de Madidou, sans rien
obtenir.
La nécessité politique nous commandait de nous faire un
176 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ami d'El Mekki ; mais il y en avait une autre, plus pratique
et plus immédiate encore : les rapides.
Comme je l'ai dit, ils commencent à Ansongo. Nous ne
connaissions pas encore toute leur difficulté ; mais ce qu*en
dit Barth, — et nous ne l'avions pas jusqu'ici pris en défaut,
— suffisait à nous démontrer l'absolue nécessité de pilotes;
à chaque instant il fallait en effet choisir, entre les divers
bras du fleuve, le plus praticable.
Je m'arme de patience, je cherche à discuter; peine per-
due. Même, quelques noirs s'étant avancés jusqu^à la rive,
les Kel es Souk les font rentrer au villaore.
Arrive une seconde députation , gens hostiles , figures
fermées...
« Quelles sont vos intentions? — Le bien et la paix. —
Quelle est votre religion? — Celle d'Issa, du prophète que le
vôtre donne comme son prédécesseur. Nous sommes des
Kitabi, des gens du livre. Votre religion même vous ordonne
de nous traiter en amis, lorsque nous avons à votre égard
des sentiments amicaux, m Tierno s'empoigne avec ses col-
lègues marabouts pour leur faire entendre raison, mais sans
grand succès. « Pourtant, dis-je, vos pères ont laissé un
chrétien passer en paix sur leur territoire, et même ils l'ont
aidé. Ce chrétien, mon oncle Abdoul Kerim, était l'ami et le
protégé de Sidi Hamet Beckay : pensez-vous mieux faire
que vos pères et que le cheik vénéré dans tout le Soudan,
en agissant autrement qu'eux? w
Surprise, interrogations : « Quoi ! tu es le neveu d' Abdoul
Kerim? »
Chaque jour je relis l'ouvrage de Barth ; aussi suis-je diffi-
cile à prendre en défaut sur ses aventures.
Or, il lui est arrivé, précisément un peu avant Ansongo,
ce que j'appellerais volontiers « une bien bonne ».
DE TOSAYE A FAFA. 177
Sans manquer au respect que je dois à sa mémoire, je
soupçonne mon oncle, mon digne et excellent oncle, d'avoir
ébauché sur les rives du Niger au moins une idylle avec une
jeune beauté des Kel es Souk.
Elle avait nom Neschroun. Barth , généralement plus
réservé sur l'esthétique des filles d'Eve noires ou seulement
brunes qu'il lui était donné de contempler, s'étend longue-
ment sur sa figure avenante, ses airs gracieux, la beauté de
ses yeux noirs et de ses cheveux partagés sur le front, à la
Vierge. Il ne néglige même pas de nous instruire qu'elle
portait une tunique à bandes , alternativement rouges et
noires, des mieux seyantes.
La sympathie sans doute fut réciproque, car, dit-il, a elle
me demanda, moitié en plaisantant, si je voulais l'épouser ».
Ce qui empêcha ce penchant de se donner un libre cours,
au moins légalement, ce fut une question de chameaux.
« Je lui exprimai tous mes regrets, ajoute Barth, et, tout
en lui montrant combien j'étais sensible à l'honneur qu'elle
me faisait, je lui fis remarquer que mes chameaux étaient
trop fatigués pour la porter. »
J'ai dit un mot de l'embonpoint, beauté recherchée, des
femmes touaregs. Lorsque cet embonpoint est arrivé à la limite
voulue, par un gavage méthodique, une belle femme peut
hardiment demander à entrer dans la société des Cent kilos.
Cette beauté a un nom, teboulloden en langue touareg, et
cette onomatopée rend assez bien le balancement gélatineux
de toutes les parties pendantes de la Vénus touareg qui ne
se contente pas d'être callipyge.
Neschroun était sans doute légèrement teboulloden ^ et
c'est pourquoi les chameaux fatigués du voyageur allemand
n'auraient pu porter ce supplément de bagage.
Une bonne histoire, comme on voit, à donner pour preuve
d'identité aux messagers d'El Mekki.
Mais précisément Neschroun est la propre sœur de ce
178 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
dernier, et elle existe encore ; on pense si à cor et à cri je
demande à la voir. Son campement est malheureusement
trop loin dans l'intérieur des terres , elle ne saurait venir,
mais je lui envoie en cadeau une glace à trois faces garnie
de peluche, article à 3 fr. 75. — On voit que je suis géné-
reux.
Les messagers s'en retournent raconter TafFaire à El
Mekki. Nous voilà derechef amis. On nous donne pour
guides deux propres captifs de case du chef des Kel es
Souk, et nous partons, non sans avoir envoyé nos plus af-
fectueux compliments à celle qui aurait pu être ma tante, si
elle avait été moins grasse ou les chameaux de Barth mieux
portants.
Mon cher oncle, mon brave oncle, mon oncle providentiel,
vous nous avez encore tiré une rude épine du pied le jour
où vous eûtes l'heureuse idée de raconter vos amours avec
la fille des Kel es Souk.
Le courant, très violent, atteint sept kilomètres à l'heure.
Nous ne tardons pas à voir que notre pain blanc a été mangé
le premier, et qu'il ne faut plus naviguer sans une extrême
prudence.
Une fausse manœuvre de VAube, causée par une brise
fraîche du sud, le fait échouer sur un fond de gros gravier.
C'est peu dangereux; nous l'en tirons. Mais, sorti du chenal,
il va cette fois donner, très violemment, contre une pointe
de roche sur laquelle il reste planté. Beaucoup d'eau tout
autour de l'écueil, ce qui rend le déséchouement très diffi-
cile; les laptots ne peuvent prendre pied dans l'eau. Pour-
tant, après une heure d'efforts à la nage, VAube est remisa
flot.
Cent mètres plus loin nous doublons la pointe aval de l'île
d'Ansongo.
Le bras de droite, visible maintenant, est absolumeat
i8o SL-R LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
encombré de roches et de rapides. Nos chalands n'y seraient
certainement pas passés.
Devant nous, des remous indiquent encore des écueils.
Nos guides sont de braves gens, mais je ne leur crois pas
beaucoup la pratique du fleuve. Je me décide à faire mouiller
les deux grosses embarcations. Nous enlevons la paillote du
Le Datttec, qui donne prise au vent , et , après avoir armé tous
les avirons qu'il peut porter, nous partons, Baudry et moi,
reconnaître le chenal, très tortueux, mais en somme assez
large et profond. Nous revenons à bord, et, sans autre inci-
dent, nous passons et allons mouiller, à la rive gauche, dans
les herbes.
VA uhe depuis son échouage fait énormément d'eau. Quatre
hommes avec des seaux suffisent à peine à le vider. 11 y >
évidemment une voie d'eau. Notre charpentier Abdoulaye
plonge et reconnaît qu'une planche du fond est déclouée.
On la remet en place tant bien que mal.
Pour achever cette journée, déjà fertile en émotions, une
tornade nous trempe, tandis que, des herbes de la rive, il se
dégage une odeur de musc écœurante à faire vomir.
De temps à autre un remous près du bateau : c'est un
caïman qui plonge. 11 ne ferait pas bon tomber du bord en
cet endroit.
DE TOSAYE A FAFA. i8i
Un bief à peu près dégagé nous conduit le lendemain de-
vant la pointe de l'île de Bouré, probablement Tibouraouen
de Barth. Un village est très pittoresque ment juché sur de
grosses masses de roc. Sur la rive gauche, en face, un ma-
melon a ses Rancs couverts de tentes. Au sommet, un véri-
table bataillon carré de Touaregs prêts à la défensive. Les
piétons sont aux premiers rangs, au centre les cavaliers et
les méharistes. Tous, immobiles, regardent les bateaux
avancer. Nous accostons l'île. Timides d'abord, les noirs
approchent. Puis une pirogue traverse, amenant quelques
Touaregs. Nos guides, avec force gestes, expliquent qui
nous sommes, ce que nous voulons. Alors le bataillon carré
fond en un clin d'oeil; c'est un va-et-vient continuel de la
rive gauche à l'île, et nous sommes en un nnoment entourés
de trois ou quatre cents personnes. Ce sont des Ifoghas et
des Chérifs. D'abord ils ont eu peur en voyant nos bâti-
ments, mais maintenant nous sommes les meilleurs amis du
monde. En avant les petits cadeaux, bagues, bracelets, pipes,
couteaux. Du coup, c'est du déhre. On nous donne en
échange des œufs, du beurre, des poules et quelques jolis
sacs en cuir {abelbodh). Nous reprenons notre marche par le
i82 SLR LE NIGER ET AU PAVS DES TOUAREGS.
bras de gauche. Il est étroit, tout hérissé de cailloux. Sur la
rive, de belles niasses rocheuses. D'innombrables troupeaux
paissent l'herbe et le bourgou succulent.
Toute une population nous suit en huriant, comme au-
dessus de Gao; mais cette (ois ce sont des sentiments paci-
fiques et amicaux qui l'animent. L'enthousiasme redouble
chaque fois que nous accostons la rive pour distribuer des
cadeaux, aux hommes, aux femmes, aux enfants même,
petits gaillards à l'air éveillé, qui se précipitent dans l'eau
et s'y battent pour se disputer une bague ou un grain de
verre. De temps en temps, un chef plus important reçoit le
complet, objet des vœux de tout Touareg : huit mètres de
guinée, cinq pour le boubou, trois pour le pantalon. Certaine-
ment le souvenir de notre passage subsistera longtemps, et
j'espère que le premier qui nous suivra pourra se recom-
mander d'Abd-el-ICader, puisque ainsi je me nomme, de
même que je me suis, moi, recommandé d'Abdoul Kerim.
DE TOSAVE A FAFA. 183
L'île de Bouré n'appartient pas aux Touaregs. Par un
tait que je crois unique sur tout le cours du Niger de Tom-
bouctou à Sansan Haoussa, un chef songhaï, Idris, en est le
légitime propriétaire. 11 ne paye aucun tribut à Madidou, et
si les troupeaux des Chérifs et des Hoghas sont maintenant
dans son territoire, c'est avec son autorisation et par crainte
du razzi des Kçl Aïr.
Nous nous arrêtons au village d'Idris, qui vient nous voir.
TROIPEAI'X A BOURÉ.
Nous concluons amitié avec lui, lui laissant un écrit, sorte
de traité de protectorat, et un pavillon. Il nous donne trois
de ses sujets, dont l'un est son propre frère, en remplace-
ment de nos guides d'Ansongo, Ceux-ci, bien récompensés,
s'en vont rejoindre leur village.
Ces Songhaïs d'Idris sont des hommes superbes, voilés
comme les Touaregs et armés comme eux, mais d'un noir
foncé. Ils sont en général d'une très haute stature et d'une
force herculéenne.
Véritablement on a plaisir à trouver, au lieu des popu-
lations nègres abruties que nous avons rencontrées jus-
<ju'ici, de véritables hommes, et l'on comprend ce qu'a dû
i84 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
être la race, lorsqu'elle dominait le Soudan occidental avec
pour chefs les Askia et pour capitale Gao.
Malgré tous leurs efforts, toute leur adresse, nos guides
n'ont pu empêcher de nouveaux échouages et des avaries
dans la journée du 1 1 . UAube touche dès le départ sur un
REhIkiUIK '
caillou gros comme une tête d'homme. Pendant trois heures
il y reste accroché par le milieu, dans un courant d'enfer, avec
un écueil à droite et un à gauche, sur lesquels il paraît im-
possible qu'il ne se jette, si nous parvenons à le déséchouer.
Tout le monde est arrivé au secours. Nos hommes se sont
mis à l'eau, montrant autant d'énergie que de dévouement.
Nos guides en ont fait autant.
Nous nous attendions à chaque instant à voir le bateau
se partager en deux, l'avant d'un côté, l'arrière de l'autre.
Enfin on a pu placer un grappin sur la rive gauche, et, après
DE TOSAYE A FAFA. 185
deux essais infructueux marqués par combien d'efforts, une
partie du monde soulevant le bord échoué, l'autre halant par
Tarrière sur le grappin, on a réussi à faire tourner le bateau.
Pris en flanc par le courant, il s'est déséchoué et a pu re-
joindre le Davoust^ non sans avoir encore touché en route.
Départ vers deux heures. Toujours des cailloux de tous
côtés. Pourtant il paraît que ce n'est rien ; les guides disent :
« Quand vous serez à Labezenga, vous verrez. » Charmante
perspective !
Le soir, nous couchons à Bintia (Bitin de Barth).
Arrivée à Fafa le 12 vers sept heures du matin. — Le
fleuve y est partagé en deux bras par une île où se cache le
village, et l'entrée n'en est pas faite pour rassurer. Mais
d'autres soins nous réclament avant d'aller l'étudier.
Dès que nous sommes mouillés , arrive vers nous un
Touareg. C'est l'envoyé de Djamarata, neveu de Madidou.
Djamarata est au village, spécialement délégué par son oncle
au-devant de nous pour compléter les négociations ouvertes
à Gao et nous remettre la lettre que j'ai demandée.
Le village de Fafa est peuplé de Peuls. Comme partout
où nous nous trouvons face à face avec les Touaregs, les
sédentaires sont affolés.
Que va-t-il sortir de ce contact entre des blancs , des
individus de race supérieure? Vont-ils se disputer, se battre?
Et la peur de jouer le rôle du fer entre l'enclume et le mar-
teau les trouble profondément.
Le vieux brave homme de chef monte sur le Davoust, Il
ne veut pas que je descende à terre ; il faut que Djamarata
vienne à bord, il ne sort pas de là. Heureusement nos Son-
ghaïs d'Idris sont plus braves. Ils cherchent à rassurer le
vieux et finalement le rabrouent. Djamarata s'est assis à
une centaine de mètres de la rive, entouré d'une douzaine
i86 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de Touaregs. Le frère d'Idris me prend par le bras, et nous
allons vers lui. Nous nous saluons, nous nous donnons la
main, nous n'avons, ni les uns ni les autres, l'air de gens
qui vont se manger. Mais cela ne rassure pas notre vieux
fou, qui, par un sentiment qui l'honore d'ailleurs, et pour
nie protéger, vient s'accroupir entre mes jambes.
fâ
Wm
■
'^Tït^^^^^^^^^^^l
Djamarata est un jeune homme d'une trentaine d'années,
autant que nous permet d'en juger le tagelmoust qui cache
le bas de sa figure; i! est extrêmement élégant et noble
d'allure ; ses immenses yeux noirs trahissent une intelligence
peu ordinaire. Les enfants mâles de Madidou étant encore
en bas âge, c'est lui le bras droit, le confident et aussi le
principal chef de guerre de l'amenokal.
Notre palabre est très bref : je répète simplement mon
discours de Gao, et Djamarata me confirme que c'est bien
ce qui a été redit au chef des Aouelliminden.
DE TOSAYE A FAFA. 187
Reste la question de la lettre. Comme il n'a pas dans sa
suite de marabout sachant écrire l'arabe, il accepte sans ré-
pugnance, preuve de confiance, que ce soit Tierno qui la
rédige, et, sur-le-champ, ce dernier se met en devoir de le
faire. Voici quel en est le texte :
Lettre de Madidou et de son neveu Djamarata
au Sulta?: des Français.
L'objet de cette lettre est de t'apprendre que nous nous
sommes entendus avec ton envoyé nommé commandant
Hourst, connu sous le nom de Abd-el-Kader, sur les points
suivants : Entre nous et vous il n'y aura que le bien et la
paix; vos commerçants viendront chez nous par terre ou
par eau et s'en retourneront , assurés que personne chez
nous ne les molestera en aucune façon. Vous n'apporterez
aucun trouble dans nos possessions ni dans nos usages tra-
ditionnels civils ou religieux. Sachez aussi que, dès que vos
envoyés seront revenus et vous auront garanti notre véra-
cité, vous nous verrez aller chez vous isolés ou par groupes,
parterre ou par eau. Ceci est l'exacte vérité, qui ne com-
porte ni réticences ni mensonges, et dont il n'y a pas à
douter. Quand vous nous aurez fait les promesses que nous
mentionnons, nous serons des frères. Et le salut.
Djamarata demande qu'à mon tour je laisse entre ses
mains une preuve écrite de notre entente verbale. Cela me
semble trop juste, et voici ma réponse :
Lettre du commandant Hourst ^ surjiommé Abd-el-Kader^ à
Madidou y amenokal des Aouellimtndenj et à Djamarata j
son neveu.
Le but de la présente est que vous sachiez que , envoyé
ar le Sultan des Français vers vous avec la mission d'éta-
i88 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
blir entre nous la paix éternelle et des relations de com-
merce et d'amitié, ayant reçu de lui les pouvoirs nécessaires
pour parler en son nom, je puis vous assurer que notre
désir n*est pas autre chose que ce que vous exprimez dans
votre lettre. Nous ne voulons pas construire de postes chez
vous, ni toucher à vos possessions, ni rien changer à vos
traditions civiles ou religieuses.
Vous pouvez venir chez nous pacifiquement, par groupes
ou isolés, pour le commerce ou pour nous visiter. A partir
de nos possessions, qui sont à l'ouest de la dune d'Ernessé,
vous ne trouverez que le bien et la paix.
Quant à ce que vous dites au sujet de votre religion, nous
sommes régis par la loi de Sidna Issa (Jésus), nous savons
qu*il n'y a qu'un seul Dieu, nous prions, nous jeûnons, nous
faisons l'aumône. Par conséquent, nous ne pouvons empê-
cher cela chez les autres sans être indignes de la protection
de Dieu.
Sachez que tout ceci est l'absolue et l'exacte vérité, que
nous sommes de race noble, que le mensonge nous est in-
connu tout comme à vous, qui êtes de race noble.
Venez donc sans crainte chez nous , à Tombouctou ou
bien partout où vous voudrez. La vérité se montrera.
Le restant de la journée se passe en causeries avec les
Touaregs et aussi en distribution de présents. Pendant ce
temps , Baudry va avec Digui reconnaître le passage au-
dessous de Fafa.
Pour la deuxième fois, un traité ou plus exactement une
entente écrite est intervenue entre une confédération touareg
et nous. A la suite du splendide voyage de Duveyrier dans
le Sud algérien et chez les Touaregs Azgueurs, une mis
sion, qui comprenait le prince de Polignac, avait passé
Rhadamès une convention avec ceux-ci.
DE TOSAYE A FAFA. 189
Pour la deuxième fois aussi, ceux qui ont conclu ces
arrangements, qui ont eu affaire directement, d'homme à
homme, de voix à voix, avec les chefs touaregs, déclarent
les avoir trouvés loyaux et, dans une certaine mesure, con-
ciliants.
Je vais , en parlant des Touaregs en général , dire toute
mon opinion sur ces traités, en même temps que sur la race
et sur le parti qu'on en peut tirer. Je demande-la permission
d'arrêter pour un moment ici le récit de notre voyage, afin
d'essayer de faire connaître ce peuple si intéressant et peut-
être si calomnié.
CHAPITRE V
LES TOLARKGS.
Depuis mon retour en France, lorsque je rencontre quel-
qu'un qui, selon l'expression usitée, s'intéresse au mouve-
ment géographique et colonial , je subis un interrogatoire
extraordinaire; il m"est même arrivé d'avoir la conversation
suivante :
— Vraiment, monsieur, vous êtes allé chez les Toua-
regs? ce sont des sauvages, n'est-ce pas? Est-ce qu'ils man-
gent les gens?
Je proteste que, même dans les plus grandes disettes,
ils n'ont jamais goûté d'un gigot de leur prochain.
— Mais, du moins, ÎIs sont cruels, voleurs, pillards, sa.*^*
foi ni loi ?
Et je ne suis pas bien sûr d'avoir jamais convaincu qu ^'
qu'un que, si les Touaregs ont des défauts, ils ne manque ^'
LES TOUAREGS. 191
pas de qualités, que leur état social, pour si différent qu'il
soit du nôtre, n'en est pas moins un, et qu'il serait à la fois
humain et politique de profiter des qualités de la race et de
les développer. Il vaut mieux atténuer et au besoin com-
battre leurs défauts que proposer l'extermination en masse,
d'ailleurs impossible, de toute une grande famille humaine
appropriée à un centre où elle seule peut vivre.
Les truismes, les opinions toutes faites, sont une chose
bien commode ; par leur emploi, on évite de penser, à plus
forte raison d'aller voir sur place; c'est moins fatigant, plus
simple et à la portée de tous; il y a gros à parier que la
mode n'en passera pas de sitôt dans notre pays, ni dans les
autres non plus, d'ailleurs.
Peut-être prêcherai-je encore dans le désert. Je voudrais
toutefois mettre ceux qui consentent à faire table rase des
idées préconçues en état de juger en meilleure connaissance
de cause. Puissé-je réussir!
Il ne faut ni exagérer ni trop généraliser pourtant.
D'une part, je viens de le dire, les Touaregs ont de graves
défauts, graves surtout parce qu'ils s'accommodent mal du
contact, de la pénétration de la civilisation européenne.
De l'autre, lorsque j'aurai relevé chez les Touaregs des
qualités palpables, lorsque je les aurai montrés souvent sus-
ceptibles de sentiments nobles et élevés, il faudra pourtant
se garder de conclure que tous les Touaregs sont taillés sur
le même patron.
A mon avis, il faut seulement se demander si, dans leur
état de nature, les Touaregs sont inférieurs, au point de vue
moral, aux autres populations indigènes avec lesquelles, de
gré ou de force, nous avons su trouver un modus vivendi^
noirs de l'Afrique, Annamites de Cochinchine, Arabes et
kabyles d'Algérie.
192 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
A la question posée ainsi je réponds hardiment : Non.
Non ! les Touaregs ne sont pas plus barbares que d'autres.
Et j'en donne comme preuve notre voyage. On y a vu à
l'œuvre des Touaregs, j'ai montré leur passage de l'hostilité
à la bienveillance; dans le chapitre suivant on nous verra
protégés, sauvés par eux. Ce qui nous est arrivé peut, il me
semble, advenir encore à d'autres.
Suis-je seul de mon avis? Barth dut l'existence à la pro-
tection active dont les Tademeket à Tombouctou, les Aouel-
liminden, à Tosaye, le couvrirent.
Duveyrier voyagea plus d'un an en pays touareg. Guidé,
soutenu par Ikhenoukhen, le chef des Azgueurs, non seule-
ment il n'eut rien à redouter d'eux, mais encore fut misa
l'abri de toute insulte de la part même des Senoussis et des
tribus révoltées contre nous sous la conduite de Mohammed
ben Abdallah.
Notre exemple n'est donc pas isolé. 11 le sera bientôt
encore moins, si on se décide à prendre plus intimement con-
tact avec les Touaregs. N'ayons pas la crainte irraisonnée de
ne trouver que traîtres et assassins, mais aussi prenons les
précautions rendues nécessaires par l'absence de gendar-
merie au Sahara.
Parmi tous les peuples, il en est peu qui aient le droit
de revendiquer une descendance, une lignée plus ancienne
que les Touaregs.
a Nous sommes Imochar, Imouhar, Imazighen », disent,
suivant leurs dialectes, les Touaregs. Et tous ces mots
viennent d'une même racine tamaschek (langue des Toua-
regs), la racine ahar : qui est libre, indépendant, qui peut
prendre, qui pille (nous verrons ce que piller signifie pour le
Touareg). Le lion, en tamaschek, s^appelle Ahar.
Et si nous remontons à l'antiquité, si nous lisons Héro-
dote, nous constatons qu'il donne comme habitant la Libye
LES TOUAREGS. 193
ribu des Maziques. Ce sont les Numides de Jugurtha et
Massinissa; ce dernier nom se traduit même presque
oralement dans la langue actuelle, mess n'esen, leur maître,
naître des gens, et le mot Mazique est une forme grecque
s laquelle on retrouve les Imazighen de nos jours.
>i cette preuve étymologique ne suffisait pas, il en existe
î autre, irréfragable : l'écriture touareg.
Jn peu partout, gravées au couteau sur les troncs d'ar-
s, eiitaillées dans le roc, on rencontre des inscriptions
caractères particuliers : les tifinar ^ et actuellement tout
uareg qui attend, s'ennuie, ne sait que faire, que ce soit
• les rives du Niger aussi bien que sur les plateaux de
ïr, ou sur les cimes volcaniques de TAtakor n'Ahaggar,
it encore, suivant sa science, son nom, celui de sa belle,
» phrases, quelquefois des poésies entières, sur le roc ou
is le tronc des arbres.
3es tifinar sont identiques, ou peu s'en faut, aux carac-
os dont est composée la fameuse inscription de 1 ugga,
.emporaine de l'époque carthaginoise.
\ochar (singulier, Amacher) est le nom par lequel les
regs du Niger se désignent généralement. Ils sont
regs (singulier, Targui), disent les Arabes; Sourgou,
les Songhaïs ; Bourdame, disent les Peuls.
!une de ces appellations n'a, quoi qu'on en ait dit, de
*ation, de racine injurieuse. Suivant la langue qu'il
in Touareg se servira indifféremment de l'une d'entre
)n a prétendu que Touareg signifiait abandonné de
es Arabes expliquent tout par des calembours. Une
cine arabe, qu'on pourrait aussi bien adopter, vou-
î les nomades, les errants.
vouloir apporter en la question un supplément de
- ou d'obscurité, — je ferai remarquer qu'une tribu
est appelée Tarka (nous verrons que les Touaregs
13
:94 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOfAREGS.
sont Berbères), qu'une fraction des Aouellimînden se nomme
les Tarkaï-ïamout , que le grand conquérant berbère de
l'Espagne s'appelait Tarik,
Je crois beaucoup plus raisonnable d'admettre que les
Arabes ont appliqué à tout le peuple le nom d'une de ses
tribus, celle peut-être avec laquelle ils étaient le plus en
contact. Le nom même de Berbère, caractéristique de toute
une race qui comprend, outre les Touaregs, les Kabyles, les
Chambas, etc., n'est-il pas celui d'une de ses fractions, les
Berabers du Maroc?
Sous la décadence romaine, les Berbères, les Touaregs,
furent les ouailles, tort peu ferventes d'ailleurs, semble-i-i''
de saint Augustin et de ses successeurs; puis, après une
période d'obscurité dans leur histoire, vint la conquête mi"'
sulmane. Rebelles d'abord, les Berbères finirent par accepter
LES TOUAREGS. 195
l'Islam, sans être plus attachés à leur nouvelle religion qu'à
l'ancienne. En ce qui concerne en particulier les Touaregs,
il ne fallut pas, paraît-il, les convertir moins de quatorze
fois.
Et ce sont précisément ces tribus , si hostiles au joug
étranger, fuyant devant lui et s'enfonçant dans le désert
pour échapper aux envahisseurs, qui formèrent la souche des
Imochars actuels.
En ce qui concerne les Aouelliminden, leur nom même
indique leur origine : ce sont les descendants {puld lemta)
des Lemta ou Lemtouma, tribu sanhadjienne qui finit par
conquérir et absorber les tribus consanguines.
Cela, c'est presque de l'histoire.
Grands amateurs de merveilleux , les Touaregs Aouelli-
minden racontent ainsi leur origine. Je traduis aussi littéra-
lement que possible le récit de l'un d'eux :
a Moi je dis (i) : Les ancêtres des Imochars ne sont
autres que des génies.
a Les femmes d'un village du nom d'Alkori allèrent une
nuit danser dans la brousse. Elle6 s'endormirent.
0 Survinrent des génies : ils virent les femmes, ils atten-
dirent leur sommeil, ils les entourèrent, ils les rendirent
mères .
a Au matin elles retournèrent au village.
tt Des lunes étant mortes (des mois s'étant écoulés), les
hommes du village virent qu'elles étaient enceintes.
« Le chef du village dit : « Saisissons-les et tuons-les. »
u Le cadi répondit : « Non, attendons qu'elles aient en-
« fanté. »
« Ils attendirent jusqu'à ce que fussent mortes neuf
lunes; chaque femme donna le jour à un garçon.
(i) Les Touaregs commencent ainsi tous leurs récits.
196 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
« Quelques-uns dirent : a Maintenant, tuons les mères et
« les enfants. »
« Le cadi répondit : a Non, attendons qu'ils aient grandi;
« personne, excepté Dieu, ne peut créer une âme. »
a Ils attendirent donc.
« Les enfants grandissaient, ils luttaient avec les autres
enfants du village, ils se fabriquèrent des sabres, des poi-
gnards de bras, des lances en fer, ce que personne ne con-
naissait dans le pays.
« Le chef du village dit : « Si nous ne les mettons pas à
« mort, ces enfants deviendront nos maîtres; tuons-les tout
« de suite, avant qu'ils aient toute leur force. »
tt Tout le monde répondit : « Certainement, tu as raison. »
<( Ils envoyèrent un d'entre eux appeler les oncles des
jeunes gens. Ils leur dirent : « Ce que nous voulons, c'est
« que vous tuiez vos neveux, sans quoi nous vous tuerons
(( vous-mêmes. »
« Les oncles répondirent : « Nous ne pouvons rien que
« votre volonté ; cependant, nous ne saurions mettre à mort
« le sang de nos nombrils (nos plus proches parents). Prenez
« donc vos armes, et faites vous-mêmes selon que vous vou-
« drez. »
« — Bien, dit le chef, alors quittez le village et ne revenez
« que demain dans la soirée. »
« Ils partirent; pourtant, l'un d'eux put prévenir sa sœur,
et les fils des génies surent par elle ce qu'on voulait leur
faire .
« Ils se sauvèrent, ils marchèrent du soir jusqu'au matin;
au matin, ils gravirent une montagne.
« Au matin , le chef du village battit son tambour de
guerre, on mit les selles sur les chevaux.
« Les gens du village suivirent les enfants jusqu'à V^^'
droit où ils avaient gravi la montagne; là ils perdirent ^^
trace.
LES TOUAREGS. 197
« Un des enfants dit : w Est-ce que nous allons nous
« battre ici? » Les autres répondirent : « Certes. » Ils s^ap-
prêtaient à crier pour appeler l'ennemi et commencer le
combat, lorsqu'un autre dit : « Il vaut mieux aller d'abord
« au village et nous battre avec ceux qui y sont demeurés. »
« Ils descendirent la montagne par l'autre versant; ils
allèrent au village. Quand ceux qui y étaient restés les
virent, ils eurent peur : « Hélas! voici les enfants qui re-
« viennent vers nous : ils ont défait la troupe que nous
(( avions envoyée contre eux. »
« Un homme sortit, les fils des génies le prirent, ils se
firent renseigner par lui, puis ils tirèrent leurs sabres et le
tuèrent.
« Ils entrèrent dans le village, ils combattirent ; ils arri-
vèrent jusqu'à la case du chef, un homme très vieux.
« Il se leva, vint vers eux. Us crièrent : « Tu voulais
« nous tuer et, avec nous, nos mères; maintenant c'est toi
« qui vas mourir. Tes enfants, tes petits-enfants, tes neveux
« sont morts. C'est fini. »
« Ils lui jetèrent leurs lances, une d'elles atteignit son
cœur et ressortit de l'autre côté. Ils poussèrent un cri :
« Meure ta mère, fils de prostituée ! » Ils brûlèrent le village,
ils tuèrent les femmes et les enfants. Un seul homme se
sauva. Il courut vers l'armée , il lui fit des nouvelles (lui
donna des nouvelles). Il leur dit : « Vous n'avez donc pas
« rencontré les enfants? — Non. — Vous n'avez pas vu
leur trace? — Nous l'avons perdue. »
« 11 dit : « Allez au village, il ne reste plus un homme en
« vie, plus une femme en vie, plus un enfant en vie. »
ff Ils mirent leurs chevaux au galop, ils arrivèrent au
village. Les enfants des génies sortirent, ils commencèrent
^^ Combat. On se battit depuis dix heures du matin jusqu'au
toucher du soleil. Les enfants furent vainqueurs, tuèrent
^ous leurs ennemis et prirent le tambour de guerre.
193 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
n Des fils des génies, soixante étaient morts, soixante sur-
vivaient et furent les pères des Touaregs. »
Au quinzième siècle, les Touaregs avaient fondé, à quatre
cent cinquante kilomètres environ dans le nord de Gao, une
grande cité : Es-Souk ou Tademekka. Il est probable qu'ils
y menaient une existence mi-nomade, mi -sédentaire, comme
il arrive encore de nos jours à certaines tribus ou fractions
de tribus à Rliat, Tintelloust et Zinder (Gober). A la même
époque, l'empire noir songhaï des Askia avait atteint son
apogée aux bords du Niger, avec Gao pour capitale.
Un Askia alla attaquer I':s-Souk et la détruisit. Plutôt
que de subir le joug de l'étranger, les Touaregs, aban-
donnant leur métropole, s'enfuirent vers les cimes du Ahaggïr
ou vers les plateaux de l'Aïr. II ne resta, dit la légende, a
Es-Souk qu'un seul homme, Mohamed ben Eddani, quire-
LES TOUAREGS. iç»9
constitua une tribu nouvelle, les Kel es Souk actuels, en
donnant en mariage ses filles à des Arabes, chérifs de la
tribu d'El Abaker, descendante des Ansar ou premiers com-
pagnons du Prophète.
C'est ainsi que cette tribu des Kel es Souk fournit aujour-
d'hui les marabouts des Touaregs et qu'elle a abandonné,
pour la stricte observance de la loi musulmane, la plupart
des coutumes traditionnelles qui règlent encore l'existence
des véritables Touaregs.
Vint l'invasion marocaine : les Arma ou Rouma, soldats
du sultan de Fez, détruisirent, grâce à leurs armes à feu, les
années et la puissance songhaï; mais, trop peu nombreux,
ils se fondirent, au bout de quelques générations, dans la
race noire, et perdirent leurs vertus guerrières.
Protégés contre l'invasion par la nature pauvre et aride
des contrées qu'ils habitaient, les Touaregs prirent dans la
rude vie qu'ils s'étaient imposée la rusticité, la bravoure,
les instincts guerriers que donne l'adversité. .\ leur tour, ils
revinrent sur leurs anciens ennemis , les Songha'is , qui
s'unirent vainement aux Armas, descendants des conqué-
rants marocains. Les noirs furent défaits, réduits en ser-
vage, et, depuis, la race touareg commande aux rives du
Niger, de Tombouctou presque jusqu'à Say.
Son histoire est dès lors une série de guerres de tribus
à tribus , dans lesquelles les Aouelliminden finirent par
prendre la prépondérance qu'ils ont encore. J'ai dit com-
ment ils arrêtèrent l'invasion peule, puis celle des Toucou-
La prise de Tombouctou par nos armes marque l'écrase-
ment d'une fraction semi-indépendante : les Tenguereguîf
et les Kel Temoulaï; nous avons parlé de la situation des
Igouadaren. Quant à la puissance des .-Vouelliminden, elle
est restée intacte. Je ne crois pas me tromper en disant que.
I
200 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
si leur indépendance était menacée, ils pourraient mettre
vingt mille hommes sur pied, dont un tiers de cavaliers.
Si Ton réfléchit à la bravoure des Touaregs, si on met en
ligne de compte la grande difficulté pour nos troupes de par-
courir la région qu'ils habitent, on reconnaîtra qu'ils sont
loin d'être quantité négligeable, et que la conquête effective
de leurs terrains de parcours coûterait cher.
Ces territoires que peuplent aujourd'hui les tribus toua-
regs, avons-nous, d'autre part, intérêt à les posséder? Je
réponds résolument non, et je m'explique.
11 y a lieu de bien distinguer, dans le Soudan occidental,
deux sortes de terrains que j'appellerais volontiers terres à
sédentaires et terres à nomades.
Les premières, ce sont les rives des fleuves et des rivières,
notre Soudan entre Kayes et Bamako et tout le long du
Niger, jusque vers Tombouctou. Là peuvent se récolter le
caoutchouc, la gutta, le coton, etc. ; là habitent les noirs, et
il est indispensable, pour que notre commerce s'y fasse en
sécurité, que nous ayons une influence territoriale prépon-
dérante, sinon exclusive.
Mais, dans les terres à nomades, sur la rive droite du
Sénégal, sur le Niger au delà de Tombouctou, si on en ex-
cepte les bords mêmes du fleuve, nous trouvons comme
principales richesses à exploiter la gomme et les produits
des troupeaux, deux articles dont seuls des nomades peu-
vent approvisionner nos commerçants.
Dès lors, inutile d'essayer d'imposer à ces populations un
joug contre lequel elles se révolteront , tant qu'il leur en
restera la force. Il est préférable de leur faire des enclaves,
des sortes de terrains réservés , comme les Américains en
ont fait aux Peaux-Rouges. On veillera, bien entendu, à ce
que les Touaregs n'en sortent pas pour aller piller, mais je
suis convaincu que lorsqu'ils sauront leur liberté, leurs cou
LES TOUAREGS. aoi
tûmes à l'abri, ils accepteront volontiers le modus vivendi,
surtout si le commerce des produits recueillis par eux-
mêmes et vendus à nos marchands améliore leur mode
d'existence actuelle.
Mie
vaut donc, au lieu de condamner en bloc, sur des
opinions toutes faites, la race touareg, l'étudier, jauger sa
valeur morale, et en tirer le meilleur parti possible.
Des défauts, les Touaregs en ont certes, et de nombreux.
Orgueilleux, farouches, pillards, mendiants, ils sont tout
•^ela au suprême degré. Un de leurs travers rendra nos pre-
■niers contacts avec eux difficiles : leur susceptibilité ; ils
*ont prompts à prendre ombrage, à craindre l'asservissement
^' l'invasion; ils sont accessibles aux défiances que les en-
"^tiis de notre civilisation, les marabouts en particulier,
^^Tit toujours prêts à faire naître en eux.
202 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Mais, à côté de cela, de nobles vertus doivent être signa-
lées à leur avantage : leur bravoure est proverbiale ; la dé-
fense de l'hôte est chez eux, comme chez les Arabes, une
véritable religion; la fermeté, l'endurance des Touaregs est
une des conditions de leur existence même. Enfin, et en
cela je m'inscris tout particulièrement en faux contre l'opi-
nion reçue, le Touareg est fidèle à ses promesses et déteste
le vol.
« Ne t'engage jamais que pour la moitié de ce que tu peux
tenir », dit un proverbe touareg, et, de l'aveu de leurs en-
nemis mêmes, ce n'est pas seulement paroles en l'air. Nos
propres aventures en sont une preuve frappante.
Quant au vol, je puis certifier que, tant que nous sommes
restés en pays touareg, jamais le plus petit larcin n'a été
commis à bord. Il y avait pourtant dans le plus grand dé-
sordre étoffes, verroterie, couteaux, miroirs, etc., toutes
choses bien tentantes, répandues un peu partout dans nos
chambres, sur le pont des bateaux.
Rien n'eût été plus facile que de nous soustraire quelque
objet. Me scrais-je aperçu du vol, il est probable que je
n'aurais rien dit, de peur de quelque dispute, de quelque
rixe.
A voir ces richesses, dépassant tout ce que leur imagina-
tion avait jamais pu concevoir, les yeux de nos visiteurs
brillaient de convoitise. C'étaient des demandes, de la men-
dicité à n'en plus finir. J'avais souvent grand'peine à me
débarrasser des importuns. Jamais pourtant aucun d'eux n a
cherché à s'approprier ce qui ne lui appartenait pas.
J'ai dit pourtant tantôt que les Touaregs étaient pillards,
et le lecteur se demandera peut-être comment des gens peu-
vent être à la fois pillards et pas voleurs.
C'est qu'il faut, quand on juge de l'âme d'un peuple, éviter
de le faire avec les idées courantes de notre monde. PiU^^
LES TOUAREGS. 203
et voler sont deux choses essentiellement différentes chez
les Touaregs.
Pillards, tous les nomades le sont. A vrai dire, la mani-
festation la plus commune de la guerre chez eux, c'est le
pillage. Sans cesse, dans les migrations nécessitées par leur
genre de vie même, les casus helli surgissent. On peut rendre
cette justice aux Touaregs que, dans ce cas, ils font d'abord
appel à la diplomatie. Dans des assemblées ou myiad^ la
question litigieuse est discutée ; souvent on fait appel à des
arbitres, généralement à des marabouts influents.
Si la conciliation ne réussit pas, il faut recourir aux armes.
II y a bien la guerre ouverte, le combat comme en champ
clos, où les guerriers s'appellent, se défient, mais il y a
aussi le razzi, la course, le pillage. On cherchera à enlever à
l'ennemi ses troupeaux, et, par cela même, en le privant de
ses moyens d'existence , on le contraindra à demander la
paix.
Le reproche fait aux Touaregs de piller les caravanes est
aussi mal fondé. Ils les respectent quand elles ont payé le
droit de passage, par lequel elles achètent encore la protec-
tion de la tribu contre les coupeurs de route ; et il en est, au
Soudan, tout comme en Italie des voleurs de grand chemin.
Il est vrai que, si les commerçants, se croyant assez forts
pour s'ouvrir passage, même par la violence, refusent l'im-
pôt, la caravane devient de bonne prise pour qui s'en em-
pare.
Y a-t-il bien loin de là à ce qui se passe chez nous ? Avisez-
vous de refuser le payement des douanes ou des octrois :
les préposés feront main basse sur la contrebande, sans pré-
judice de l'amende, voire de la prison, qui vous frappera.
Pour n'avoir point à leur service de gens revêtus d'un uni-
forme, on ne peut cependant refuser aux Touaregs le droit
de prélever un impôt de transit. Quant à piller des mar-
chands une fois le tribut touché, non. S'ils agissaient ainsi.
204 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
aucun commerce ne serait possible à travers le Sahara, et,
très logiquement, ils répondent lorsqu'on leur fait ce re-
proche : « On ne casse pas l'écuelle dans laquelle on a l'ha-
bitude de manger. Our irezz aouadem akous oua deritett. »
Vis-à-vis de chrétiens, d'infidèles, de keffirs, il est vrai,
on pourra trouver le Touareg moins jaloux de tenir sa parole,
d'user de bonne foi ; la faute en est surtout aux marabouts,
qui leur répètent qu'ils n'y sont point tenus, appuyant leur
dire de raisons tirées ou soi-disant du Coran.
Mais, dans l'un comme dans l'autre cas, piller, c'est encore
montrer du courage, exposer son existence. Il n'y a pas si
longtemps que nos ancêtres, allant gahaigner en Sicile ou
en Palestine, n'étaient pas beaucoup plus excusables que les
Touaregs.
Tout autre est le vol, le larcin bas et lâche commis en
cachette, et, de cela, le Touareg a l'horreur et la honte au-
tant, peut-être plus que nous.
Si l'on cherche à pénétrer, à étudier plus profondément
la société touareg, on est tout d'abord frappé de l'analogie
que présente son organisation avec celle de la société euro-
péenne au moyen âge.
A vrai dire, — châteaux forts mis à part, — un Touareg
entouré de sa tribu ou de sa fraction de tribu sans cesse
guerroyant pour se défendre ou pour attaquer, brutal et
violent, mais chevaleresque et d'âme élevée, trouvant dans
le respect de la femme un contrepoids à ses instincts sau-
vages en même temps qu'un soutien de son courage, pillant
les marchands qui veulent se soustraire à l'impôt, mais pro-
tégeant ceux qui ont payé le droit traditionnel, ne possède
pas une âme bien différente de celle que pouvait avoir le
sire de Coucy.
Toujours comme nous au moyen âge, les Touaregs
se
LES TOUAREGS. 205
divisent en deux grandes castes : les Ihaggaren et les
Imrads, les seigneurs et les vassaux.
D'où provient cette scission? De causes bien dissembla-
bles sans doute. Certaines tribus vaincues par d'autres sont
devenues leurs vassales. Ailleurs il y a eu des soumissions
pour obtenir le droit de s'établir sur des territoires déjà
possédés.
Mais, quelle que soit l'origine de cette sujétion, en prin-
cipe le Ahaggar (singulier de Ihaggaren) est propriétaire des
pâturages et des troupeaux; l'Amrid (singulier d' Imrads) les
exploite, mais n'a rien à lui.
Au premier , le combat , la lutte , la protection de ses
Imrads; ce qui lui vaut de percevoir un impôt. L'Amrid est
censé n'avoir que l'usufruit du bien de son suzerain, mais
en fait, et depuis de longues générations, tout ce qu'on peut
exiger de lui, c'est qu'il paye redevance.
Aussi, généralement, les Imrads sont-ils plus riches,
mieux habillés, quelquefois plus influents que les Ihaggaren.
Lorsque la tribu est menacée gravement, que les nobles
ne suffisent plus à la lutte, les Imrads se battent, et fort
courageusement, mais seulement en ce cas; en temps ordi-
naire, il appartient aux Ihaggaren de les défendre.
Au-dessous des Imrads, nous trouvons les Belle ou Rel-
iâtes, esclaves noirs nés depuis plusieurs générations chez
leurs maîtres.
L'attachement des Reliâtes pour les Touaregs est in-
croyable, preuve qu'ils sont bien traités par eux. Dans les
combats livrés autour de Tombouctou aux tribus qui s'oppo-
saient à notre établissement, fréquemment on a fait pri-
sonniers des Reliâtes. Quelque douceur dont on ait usé
envers eux, malgré la perspective d'une liberté complète
gagnée par le seul fait de rester parmi nous, jamais on n'en
a conservé un. Ils se sont tous enfuis pour rejoindre leurs
2o6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
maîtres. Dans les expéditions, ils donnent un appoint sérieux
à rinfanterie des Touaregs, et leur valeur ne le cède pas à
celle des hommes libres.
Un point du caractère touareg tout spécial et très parti-
culièrement en leur faveur, c'est que, s'ils ont des esclaves,
ils n'en vendent point. Avant notre arrivée à Tombouctou,
cette ville était le centre de l'exportation des captifs vers
Tripoli d'une part, le Maroc de l'autre. C'étaient des con-
voyeurs mossi qui amenaient la triste marchandise jusqu'à
la ville et la vendaient aux Marocains et aux Touatiens.
Nous avons vu, nous verrons encore, que toute la popu-
lation noire qui borde le Niger est dans un tel état d'abais-
sement , vit dans une telle soumission vis-à-vis des Toua-
regs, qu'il ne viendrait pas à l'idée d'un Songhaï ou d'un
Arma d'opposer la moindre résistance à leurs ordres.
Rien n'eût donc empêché un Touareg, manquant d'ar-
gent ou de vêtements, de saisir parmi les noirs des villages
— les Gabibis , comme on les appelle — un ou plusieurs
esclaves et de les vendre à Tombouctou. A vrai dire, cela ne
lui eût pas coûté plus que de prendre un bœuf dans son
troupeau pour l'amener au marché de la ville.
Eh bien, jamais le cas ne s'est présenté : j'ai interrogé^
ce sujet bien des noirs; leur réponse a été unanime.
Au dernier échelon de l'échelle, nous trouvons enfin 1^^
•
noirs riverains, Songhaïs, Armas. Ils cultivent le mil, leri^
et le tabac. Lorsque leurs maîtres sont dans un état d'anar-
chie analogue à ce que nous avons rencontré chez les Igoua*
daren, ils sont assez à plaindre, souffrant du contre-coup
des luttes entre tribus. Chez les Aouelliminden, leur sort
paraît plus heureux. L'impôt perçu, ils sont tranquilles. L^^
grands chefs, tels que Madidou, les protègent contre de trop
rudes exactions de la part des simples Touaregs.
LES TOUAREGS. 207
Due n'avoir d'ailleurs pour eux qu'une pitié très rela-
is sont aussi nombreux que les Touaregs, aussi bien
le courage seul leur manque donc pour recouvrer
dépendance. Si Ton cherchait une justice historique,
Trait faire remarquer que les ancêtres des Songhaïs
K-mêmes préparé l'état actuel de leurs descendants en
détruire Es-Souk, en forçant les Touaregs à vivre de
istence présente.
r ce qui est du projet de s'appuyer sur les noirs pour
r les Touaregs, c'est une simple et dangereuse utopie ;
î songhaï est trop complètement aveulie par trois
de servitude.
ai pas besoin de faire remarquer l'erreur grossière qui
e à dire : « Nous devons favoriser les noirs aux
des Touaregs, parce que ce sont des producteurs et
jaregs des inutiles. » Le Touareg travaille autant que
, à autre chose, il est vrai : il paît des troupeaux au
cultiver la terre. Lorsque les moyens de transport
suffisants pour pénétrer facilement jusqu'à Tombouc-
est lui au contraire qui, prêtant ses chameaux, récol-
L gomme , vendant des peaux et des laines , sera le
al producteur.
i accusé les Touaregs d'être cruels. Encore une erreur
Seuls peut-être, parmi les Africains, ils ne tuent pas
risonniers après le combat. Il faut avoir assisté à la
l'un village par des noirs pour savoir l'épouvantable
îrie qui la termine. Tout ce qui n'a pas de valeur mar-
; comme esclave est passé au fil de l'épée; les vieil-
ont égorgés ; aux enfants trop jeunes pour suivre on
la tête contre une pierre. Jamais les Touaregs ne se
t coupables de pareille atrocité. Au moment de notre
e à Zinder, Bokar Ouandieïdou, chef des Logomaten,
ilus de deux cents prisonniers toucouleurs provenant
2o8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
des combats livrés deux ans auparavant; il les nourrissait.
Après le fatal combat des Tacoubao, où le colonel Bonnier
fut tué, un de ses officiers, le capitaine Regad, put, dernier
officier survivant avec le capitaine Nigotte, se soustraire aux
coups de l'ennemi. Mais, tandis que le dernier revenait vers
Tombouctou et parvenait à se sauver, Regad prit vers
l'Ouest et fut capturé par les noirs des villages de Dongoî.
Ceux-ci l'amenèrent aux Touaregs Tenguereguif . Malgré Ja
surexcitation encore récente du combat, les Tenguereguif
ne voulurent pas tuer eux-mêmes notre malheureux compa-
triote. « Faites-en ce que vous voudrez », dirent-ils aux
noirs, et ceux-ci l'assassinèrent.
Enfin, on a dit encore que les Touaregs étaient fanatiques.
Jamais je n'en ai vu un seul faire salam, encore moins jeûner.
Que les marabouts aient sur eux une grande influence, cela
n'est que trop vrai, malheureusement. Mais c'est Tascea-
dant de gens astucieux sur de grands enfants, de sorcier^
sur un peuple superstitieux. « Vous êtes chrétiens, etnoi»-^
ne devons rien avoir de commun avec les infidèles », noi^ ^
disait Younès à Tosaye. Bon prétexte, et qui le ferait rii '^
lui-même! Younès, pas plus que ses compatriotes, n'a jama»--^
suivi les préceptes de l'islam, et je l'en félicite.
Comment se fait-il que, livrés à eux-mêmes, sans presqu- ^
de contact avec les civilisations plus avancées, en butte -^
l'influence dissolvante de l'islamisme, portés par leurcaracr^*
tère vers tous les défauts inhérents aux violents, les Tou^-^
regs aient conservé ces quaUtés morales? Ici, nous retom^
bons encore en plein moyen âge. La femme, son influence ^
sa douceur, ont accompli cette œuvre bienfaisante. Telle F^
dame du seigneur, facilement brutal et emporté, grossier et
sauvage , savait l'assouplir, lui inspirait le goût et le désir
des gestes héroïques dont elle devenait (le prix, telle b
LES TOUAREGS. 309
E touareg, sous la tente, chantant les hauts faits de
de son cœur, lui a donné des instincts chevaleresques,
:ntiments hauts et nobles.
Touareg, à l'inverse de tous les musulmans, n'a qu'une
e, mais c'est véritablement la moitié de lui-même.
MME TOUAREG.
ifdla femme est libre de son choix. Durant notre séjour
, on nous avait annoncé le marine de Reichata, fille
adidou, avec le fils d'El-Yacin, un des chefs de tribu
us puissants de la confédération. Je lui envoyai même
adeaux à cette occasion. Un mois après, un nouvel
é du chef des Aouelliminden nous racontait que la
personne, quoi qu'aient pu faire ses parents, avait
210 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
refusé son fiancé. Sa volonté était sacrée, l'Amenokal lui-
même n'aurait point passé outre.
Son futur choisi , la plus grande liberté est donnée à la
jeune Touareg pour le voir. Elle fait parfois seule une cen-
taine de kilomètres à chameau pour lui rendre visite. Les
Touaregs prétendent que cette liberté est sans inconvénient.
II y a pourtant dans la langue tamaschek jusqu'à trois mots
à ma connaissance pour dire bâtard, et s'il est vrai que
l'abondance des mots dans une langue correspond à la fré-
quence de ce qu'il exprime, il faut penser que ces flirts sont
quelquefois du genre de celui que définissait la Vie pari-
sienne : « Un jeune homme et une jeune fille vont se pro-
mener ensemble; si au bout de neuf mois elle n'a pas d'en-
fants... c'est qu'ils ont bien flirté. »
Quelle que soit la réserve ou la liberté des filles touaregs,
il est certain qu'une fois mariées, elles se conduisent généra-
lement d'une façon très correcte. L'honneur touareg ne plai-
sante pas avec les infortunes conjugales, et, sous "peine de
honte, le mari trompé doit laver son insulte dans le sang.
Cependant, la femme touareg peut, doit même avoir des
amis du sexe fort, pour les yeux et le cœur seulement,
assurent-elles, et, cette fois, nous revenons au siècle des
rondels et des cours d'amour. Ces amis, véritables sigisbées,
chanteront leur belle dans le combat; c'est avec son nort^
comme cri de guerre qu'ils se précipiteront sur l'ennemi. I^^
femme, de son côté, dira en vers les exploits de ses chev
liers, elle ornera pour eux le cuir des boucliers ou des fou
reaux de sabre. Tout se borne là, paraît-il. Ne se croiiai
on pas au temps où Pétrarque chantait Laure, bonne gros
dondon d'ailleurs, mère de sept enfants?
Hélas ! il faut tout dire, et ce mot me ramène à mon suje
les dames touaregs. Que ne puis-je, après leur esprit, le
LES TOUAREGS. 211
manières, leur rôle bienfaisant dans la société du désert,
admirer leur plastique! La vérité m'oblige à avouer que
jamais bœuf Durham à l'engrais, jamais oie en mue, n'ont
atteint leur adiposité.
Leurs figures sont agréables, parfois même fort jolies. Des
traits fins, mobiles, un nez élégant, de grands yeux ex-
pressifs et des cheveux très longs et très noirs, partagés
sur le front en bandeaux et rattachés ensuite en une longue
tresse. Mais le reste! Un Niagara de chairs molles, des bras
comme des cuisses, et les cuisses à l'avenant, l'aspect trem-
blotant d'un plat de gelée à la devanture d'un charcutier.
Ce genre de beauté, car c'est une beauté aux yeux des
Touaregs, porte le nom de teboulloden, ainsi que je l'ai dit
au précédent chapitre.
On m'a raconté à ce sujet l'histoire que voici :
Au campement , lorsque les dames sont assises , recou-
vrant de leurs appas postérieurs de larges surfaces du sol,
les gamins, il y en a partout, s'approchent en sournois et,
armés d'une épine de mimosa, piquent sans pitié les roton-
dités de leurs sœurs, tantes ou cousines. « Aïe ! fait la vic-
time. — Qu'est-ce qu'il y a donc? — Mais tu me piques,
petit imbécile. — Comment! je te pique? Ah bien! c'était à
toi tout ça? que veux-tu, c'était si loin que je croyais que
c*était à une autre. »
Les guerriers touaregs sont, à l'inverse de leurs épouses,
g"éiiéralement secs et nerveux; leurs attaches sont d'une
extrême finesse, leur démarche grave et lente, avec ce pas
'"G levé que l'on a comparé à celui de l'autruche et que donne
^ habitude de s'appuyer, en marchant, sur la lance.
Ce qui frappe tout d'abord dans le costume touareg, c'est
*^ voile, litham en arabe, tagelmoust en tamaschek, qui,
^Oxivrant la figure, ne laisse voir que les yeux. C'est une
^^xide d'étoffe généralement noire ; elle enveloppe d'abord
311 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
la tête comme un turban, puis passe devant la bouche et
revient une dernière fois former sur le front comme une
sorte de visière.
Le tagelmoust est caractéristique du Touareg, à quelque
confédération qu'il appartienne. Un Amacher bien élevé ne
^H
fk
V,
H
1
1
3£^>^««ji
1
p^
K /
m
R^i '
ifejr\
^
le quitte jamais , pas même pour manger ou dormir. Les
noirs riverains ont par imitation adopté cette pratique. Mais
souvent leurs voiles sont blancs, comme aussi quelquefois
ceux des Touaregs eux-mêmes, lorsqu'ils sont trop pauvres
pour se procurer les étoffes noires lustrées du Haoussa.
L'origine de la coutume du voile paraît être une raison
d'hygiène. Dans les grandes courses au milieu des sablcs>
LES TOUAREGS. 213
il protège contre la poussière les organes respiratoires. Mais,
à la longue, il s*est attaché au port du tagelmoust une idée
de décence, et il serait très inconvenant pour un Touareg
de se laisser voir à visage découvert.
Les femmes, elles, ne se cachent pas la figure. Il faut
encore remarquer cette différence entre les coutumes musul-
manes ordinaires, qui commandent à la femme de se voiler,
et celles des Touaregs. En revanche, c'est une très grande
marque de politesse de la part d'une femme, lorsqu'elle parle
à une personne à qui elle veut marquer du respect, de se
couvrir la bouche d'un pan de son vêtement.
Pour expliquer l'origine de leur coutume , les Touaregs
racontent une légende ; ils en ont pour tout.
« Autrefois, disent-ils, ainsi que chez tous les musulmans,
les femmes portaient le voile et les hommes avaient la figure
nue.
a Certain jour, l'ennemi vint surprendre un campement
de nos ancêtres. Si brusque fut l'attaque, si inopinée la ten-
tative des assaillants, qu'une terreur panique s'empara des
guerriers. Abandonnant leurs familles, leurs biens, ils s'en-
fuirent, jetant leurs armes, ne cherchant le salut que dans
la rapidité de leur course.
o Mais les femmes, ramassant sabres, lances et poignards,
firent tête à l'ennemi et le repoussèrent.
(( Depuis ce jour, en signe d'admiration pour le courage
de leurs épouses et de honte pour leur conduite, les hommes
prirent le voile, les femmes montrèrent leurs traits. »
Le costume des Touaregs se compose , outre le voile ,
d'une tunique en étoffe de coton noire et lustrée, qui tombe
jusqu'à mi-jambes et porte sur le devant une énorme poche.
Le grand « chic », le dernier cri de la mode, est d'avoir
Cette poche en étoffe rouge. Mais, quelle que soit sa cou-
214 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
leur, elle offre toujours cette particularité : elle est immense.
On ne saurait s4ttiaginer tout ce qui peut tenir dans la poche
d'un Touareg. Etoffes, perles, couvertures même, s'y en-
gouffrent, et vraiment, à voir le petit volume qu'elles y font,
on croirait à ces prestidigitateurs qui logent dans le fon
d'un chapeau un boulet de canon, une cage avec des oiseaux,
un aquarium où nagent des poissons rouges.
Un pantalon ample et long couvre les jambes, serré à 1
ceinture par une coulisse, et des sandales en cuir de bœuf oi
d'antilope protègent les pieds contre la chaleur cuisante di
sable, surchauffé par le soleil.
Pour compléter le costume, attachés au cou par de mince:
cordons, pendent des quantités de sachets en cuir contenan
des amulettes destinées à appeler tous les bonheurs sur le
possesseur, à écarter de lui toutes les influences néfastes.
L'armement des Touaregs est composé entièrement d'à
mes blanches. Il est très rare que l'un d'eux possède
fusil, et encore ne s'en sert-il pas volontiers. Ils ont po
l'arme à feu une sorte de crainte superstitieuse mêlée
mépris. « Ce ne sont pas des armes dignes d'être porté <
par des hommes, disent-ils, que celles qui permettent mên
à une femme d'avoir raison du guerrier le plus courageux -
L'arme nationale par excellence est le tellaky le poigna.
de bras, long de quarante à cinquante centimètres, et doi"^''
le fourreau est attaché au poignet gauche par un bracelet ^ ""^
cuir. La poignée du tellak est en forme de croix, elle ne ge i'» ^
pas la main gauche, qui s'appuie dessus en temps ordinai
Vienne un danger, et l'arme est, sans aucune peine, reti
du fourreau par la main droite.
La lance est entièrement en fer, ornée généralement «^^
cuivre, ou bien sa pointe est seule de métal, et le manct^^
en bois. Les Ihaggaren ont seuls le droit de porter la lan^^^
.en fer, comme aussi le takouba, sabre pendu au côté par «-^^
cordon en coton ou en soie.
LES TOUAREGS. 215
Suivant le cas, la lance est une arme de jet ou de hast.
A cheval, les Touaregs l'emploient comme les lanciers de
chez nous, mais aussi, et très habilement, ils savent la jeter
au loin quand ils combattent à pied. A quinze mètres, il est
rare qu'un Touareg manque son but.
Pour se garer, enfin, des coups de l'ennemi, le guerrier a
son bouclier, en peau d'antilope ou de jeune éléphant, qu'il
porte à son côté lorsqu'il est à cheval et soutient du bras
gauche pendant le combat. Ces boucliers sont parés d'orne-
ments en cuir rouge et vert, de beaucoup de goût quelque-
fois. N'oublions pas Xahabeg, à la fois arme et parure,
anneau de pierre passé sur le bras gauche, à la hauteur du
biceps.
Les chevaux sont petits et laids, mais vigoureux. Les
Touareors les montent au moven d'une selle en bois recou-
verte de cuir, un épais tapis de feutre protégeant le dos de
l'animal. Les mors sont en fer très bien forgé, la bride en
cuir tressé; les étriers en cuivre, très étroits, gros comme
un bracelet d'enfant, donnent passage seulement au gros
orteil du cavalier.
Mais la monture par excellence, celle qui sert à la guerre
comme au voyage, porte les ballots de marchandises ou les
objets de campement et fournit, par surcroît, la viande et le
lait, c'est le chameau.
La langue tamaschek est prodigue de noms pour cet utile
animal ; suivant son âge, ses qualités, elle a des appellations
différentes. Le chameau de charge, atrinis, est une forte et
lourde bête servant au transport; Vareggan, chameau de
selle, plus vif, mieux découplé, sert de monture. L'un et
l'autre se conduisent au moyen d'une bride tirant sur un
anneau fixé, dès le jeune âge, au nez de l'animal.
Le chameau, c'est la richesse : a Combien de chameaux
possède ton père? » me demandait un Touareg. Et il me fut
2i6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
bien difficile de lui persuader que, chez nous, Tutile animal
n'avait pas son emploi.
Le costume des femmes, plus simple que celui de leurs
maris, est constitué par une pièce d'étoffe qui s'enroule
autour de la taille , un pagne , et par un châle (fariouel)
qu'elles posent sur leur tête ; elles s'y drapent aussi gracieu-
sement que le permet leur grosseur.
Les bijoux, en cuivre, sont rares, mais par cela même
appréciés. D'une façon générale, tout ce qui peut se pendre
au cou et faire breloque est le bien reçu. Une vieille boîte
de sardines est un galant cadeau à offrir à une dame.
La maison du Touareg, c'est sa tente. Les plus pauvres
seulement logent sous des abris en paille, des gourbis {ehan).
La tente (ehakit) est en peau, soutenue par un pieu cen-
tral. Les bords en sont irréguliers, et l'on se sert des den-
telures pour les attacher à des piquets fixés au sol.
La nuit, la tente se ferme, enclôt son propriétaire; mais,
dans le jour, elle reste ouverte du côté opposé au soleil;
des sortes de stores, en minces lattes de bois retenues par
du cuir tressé, tamisent les rayons réverbérés par le sable.
Un camp de tentes est un amezzar* ; un groupe de cam-
pements voisins est généralement occupé par la même
tribu (taousi)^ dont le chef [amrar) a autorité sur ses pa-
rents.
Les Imrads ont autour de leurs camps des clôtures en
palissades [afaradj) où se réfugient le soir, à l'abri de la
dent du lion, les troupeaux de bœufs et de moutons.
Les Ihaggaren n'ont généralement pas de troupeaux avec
eux, ou, alors, une partie de leurs Imrads vivent dans le
campement et s'occupent du bétail.
Dans la tente, la femme est maîtresse. A elle appartient
LES TOUAREGS. 317
le soin de commander aux esclaves. Elle trait le lait et s'oc-
cupe de la cuisine.
Mais, chez les tribus prépondérantes surtout, ces soins
de surveillance n'absorbent qu'une partie de la journée. Les
nuits sont si douces, d'ailleurs, que tout bon Touareg ne
cherchera pas le repos avant minuit.
Que fait-elle, alors ? Elle travaille le cuir comme on brode
chez nous. Elle chante en
s'accompagnantdel'flOTSi7(/,
violon à une seule corde.
Elle compose des vers.
Oui, des vers. Que ne
puis-je , pour plaider ia
cause de mes aniîs toua-
regs, appeler à mon aide
tous les bas bleus de notre
Europe! La conformité d'oc-
cupation les intéresserait à
leurs sœurs du désert.
Encore dois-je dire que
les vers touaregs ont toujours le nombre et la rime. Que n'en
est-il de même de toutes les élucubrations lyriques féminines !
Les hommes, eux aussi, se livrent à la poésie. Je n'ai pu
rapporter, manque de temps et de sujets, aucune de ces pro-
ductions du Niger, mais je ne résiste pas au plaisir d'en
citer deux exemples, donnés dans sa grammaire tamaschek
par le commandant Hanotaux et qui proviennent des Toua-
regs du Nord.
Le premier est un madrigal écrit par Bedda ag Ida sur
Valbum d'une jeune Jille d'Alger. Notons que ce Bedda fut
le premier Touareg qui vint en Algérie.
Je dis : Ton nom, Anf^elina,
2i8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Ton œil qui tue par son éclat
Prive de raison le cœur du fils d'Adam ;
Si l'on pouvait l'assigner une valeur, je donnerais pour toi
Six mille pièces d'or, je donnerais mon cheval.
Celui qui te possédera trouvera un doux sommeil.
Avant que cette jeune fille eût l'âge nubile,
Nous ne pensions pas que la gazelle prît forme humaine ;
Maintenant nous l'avons vu.
Si elle venait dans nos pays de plaine,
Il n'est pas un homme qui n'irait vers elle.
Est-ce assez galant pour un prétendu sauvage !
Quant au second morceau de poésie, c'est une satire : la
fille d'Aboukias avait dû repousser les désirs de quelque ad-
mirateur fervent, mais rancunier :
Toi, fille d'Aboukias, tu es venue,
Et le soleil était chaud quand tu nous as dit bonjour ;
Naguère, quand je ne faisais qu'entendre rapporter tes paroles.
Le désir nous tuait d'aller où tu étais.
Je pensais que tu ressemblais aux houris.
Maintenant nous savons ce que tu as fait.
Ta bouche est indiscrète, tu n'as pas de retenue,
Tu mourras dans la trahison.
Si tu étais de bonne race, sais-tu ce que tu ferais ?
Tu ne parlerais d'aucune femme,
Tu te connaîtrais toi-même.
Moi, je te dirai une parole,
Des gens qui te valent te la confirmeront.
Ils étaient mariés quand tu n'étais pas née.
Ils ont fait des voyages dont tu n'as pas entendu parler,
Ils sellent leurs chameaux dans les lieux que tu ignores.
Ce sont des jeunes gens que tu voudrais connaître,
Ils traient le lait de chamelles qui ne t'appartiennent pas.
Quant à toi, l'homme dont tu as parlé,
Ce que tu lui as donné ne nous fait pas défaut,
A lui, ou à d'autres si tu aimes mieux.
Rien ne peut donner une idée de la vigoureuse tournure
de ces vers dans la langue tamaschek. Celle-ci est d'ailleurs
forte, pleine et chantée, sans cet abus des gutturales, que
les Touaregs reprochent aux Arabes, les apppelant par dén-
sion Takhamkhatnen,
LES TOUAREGS. 219
En disant ces vers, en narrant des histoires qui se pro-
longent souvent durant plusieurs veillées, les dames touaregs
« tiennent salon ». Autour d'elles se pressent les hommes
revêtus de leurs plus beaux habits , attentifs à se faire
briller. De ceux qui ont été braves aux derniers combats,
on raconte les prouesses; les lâches, au contraire, qui n'ont
eu garde de se montrer, on les persifle. Il est facile de com-
prendre que de pareilles coutumes, si contraires à celles des
musulmans, donnent à la femme un grand ascendant sur ses
admirateurs.
Ainsi se passent les jours tant que les pâturages suffisent
aux troupeaux de la tribu. Mais un moment vient où l'herbe
se fait rare, il faut décamper pour aller plus loin chercher un
meilleur emplacement.
Alors l'amezzar' prend l'animation d'une ruche d'abeilles.
Les chameaux de charge sont rassemblés, chacun s'occupe
à abattre les tentes et à les charger sur les animaux, à em-
baller la modeste vaisselle du ménaore.
Pendant ce temps les jeunes gens sont allés reconnaître
un endroit propre à un nouvel établissement. Ils reviennent
et prennent la tête du convoi, guides et protecteurs à la fois.
Derrière eux s'avancent, jacassant, les femmes, dans des
sortes de berceaux recouverts de peaux et portés sur le dos
des chameaux. Plus graves, les vieillards entourent l'amrar.
Enfin cheminent, conduits par des esclaves, les animaux
de bât. L'armée des guerriers les garde contre un pillage,
qui, au désert, est toujours à prévoir et à redouter.
Voici atteinte la place du nouveau camp. Tentes et m.o-
bilier sont déchargés. On les dresse, on le range, et la vie
ordinaire reprend pour quelques semaines ou quelques mois,
suivant la fertilité du nouveau territoire où s'établit la tribu.
Telle est l'existence en temps de paix. Mais chez les
i.
220 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Ihaggaren toujours, chez les Imrads souvent, la guerre vient
compliquer de ses dangers les occupations pacifiques.
Pour les nomades, la lutte est en effet presque une né-
cessité. Certaines années de sécheresse, les pâturages sont
misérables et infertiles. Il faut pourtant que les troupeaux
mangent; d'où des disputes, des rixes, dans lesquelles l'au-
torité de l'Amenokal, lorsqu'il en a une, intervient le plus
souvent pour empêcher l'effusion du sang, si les belligérants
appartiennent à la même confédération.
Lorsqu'il n'en est pas ainsi, de particulières, les querelles
deviennent générales, et c'est pourquoi nous voyons les
Aouelliminden en lutte depuis des temps très reculés et
presque sans interruption avec les Hoggars au nord, avec
les Kel Gheress à l'ouest.
De la guerre, les Imrads, les travailleurs, souffrent peu.
Tout est tellement réglé par la tradition chez les Touaregs
que la bataille elle-même a pris les apparences d'une figure
de quadrille.
En général, on a d'abord tenu palabre ; la conciliation ayant
échoué, on a résolu d'en venir aux mains. On se sépare en
se donnant rendez-vous, et au jour dit, comme au combat
des Trente, les armées [attabou) sont en présence.
Elles s'avancent en bataillon serré. Quelquefois, le Touareg
se bat à cheval, mais souvent il préfère descendre avant le
combat. On se défie, on crie, en marchant les uns contreles
autres. A quinze mètres, les lances volent, généralement
parées par le bouclier.
Cependant la mêlée devient plus confuse. D'un rang à
l'autre ce sont des défis personnels, et fréquemment les deux
armées s'arrêtent d'un commun accord pour laisser leurs
chefs s'attaquer en combat singulier.
Les lances, devenues inutiles, ont été jetées, mais le poi-
gnard (te lia k) et le sabre [takoubd] brillent à la main. De part
LES TOUAREGS. aai
d'autre le sang coule à flots. Là deux guerriers, en se
lant à distance de bras , cherchent à se percer de leurs
Ses. Ici deux autres plus acharnés se sont pris corps à
■ps, usant du poignard pour frapper, ou de l'anneau de
is en pierre pour s'écraser le crâne.
Un des partis se trouve inférieur en force ou en nombre.
s guerriers s'enfuient : «la! la. Our adellin roitr'oucn
saden. Ah! ah! Il n'y aura pas de violons pour vous a,
ent les vainqueurs. Et à ce sarcasme qui leur montre leurs
nmes irritées, méprisantes, à la pensée que, s'ils triom-
aient, ils seraient accueillis par des chants de louange, les
^rds reviennent tenter encore le sort des armes.
222 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Dans ces combats on se tue sans pitié, mais, comme je l'ai
dit, la lutte finie, les prisonniers ont la vie sauve.
On m'a même affirmé, et je tiens de plusieurs excellentes
sources, que, la guerre terminée, lorsqu'un parti a demandé
la paix, les vainqueurs, avant de les renvoyer chez eux,
habillent à neuf ceux de leurs ennemis encore captifs entre
leurs mains.
Mais, le plus souvent, la manifestation de la guerre, c'est
la course, le razzi arabe.
Aussi dangereuse quelquefois que le combat de front, elle
offre l'avantage de donner du butin, un profit immédiat, à
l'assaillant victorieux.
Elle permet enfin, se faisant toujours par surprise, de dé-
ployer non seulement le courage personnel, mais encore la
ruse, la promptitude à l'attaque, l'endurance aux privations,
la connaissance du pays, qualités militaires dont les Toua-
regs ne sont pas moins fiers.
Et ici j'ouvre une parenthèse. Un des graves reproches
formulés contre eux, précisément à cause de leur faconde
se battre, c'est celui de traîtrise.
Je ne puis condamner leur habileté à surprendre. Les
surprises, les combats de nuit, ne sont pas, que je sache,
tenus en déshonneur en Europe.
Le règlement militaire lui-même en traite , et dit seule-
ment qu'elles ne doivent s'employer qu'avec des troupes très
disciplinées, très dans la main. C'est donc à l'éloge des
Touaregs, puisque cette façon d'agir constitue leur princi-
pale manière de combattre.
La nature même de l'existence nomade, forçant à tenir les
campements peu nombreux et relativement éloignés, facilite
la course.
Dans le plus grand secret se font les préparatifs; des pié-
LES TOUAREGS. 223
tons endurants, des cavaliers solides, des meharistes habiles,
prennent seuls part à l'expédition.
On se met en marche, généralement en petite troupe, cent
au plus si la route est longue, et elle l'est souvent. Des guides
experts conduisent le razzi par des chemins peu fréquentés.
La connaissance parfaite des |K)ints d'eau est la principale
garantie du succès.
Puis, se glissant entre les campements ennemis situés sur
la frontière, toujours aux aguets, car leur position les rend
plus exposés, l'expédition tombe sur un amezzar', sur une
tribu.
L'habileté consiste à ce que rien n'ait prévenu les assaillis
du danger qu'ils courent. Parfois, cependant, ils en sont
avertis, mais généralement trop tard pour envoyer des cour-
riers à leurs amis et les appeler au secours.
Alors tout fuit, hors les femmes ; car, si les hommes qui
résistent sont mis à mort, jamais un Touareg ne se souillera
224 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
du sang d'une femme sans défense. Les troupeaux, bœufs,
moutons, chameaux, sont poussés au hasard dans la brousse.
Mais les assaillants, les pillards {imohagen) savent les ras-
sembler.
Le tout est maintenant d'emporter le butin assez vite pour
ne pas avoir à craindre un retour offensif des pillés (imihû-
gen).
Ceux-ci pourtant ne sont pas restés inactifs. Prévenus par
des messagers ou par des feux allumés au sommet des dunes,
leurs parents se sont rassemblés. Une colonne est formée et
part pour rattraper les capteurs.
A ces derniers maintenant le mauvais rôle. Les lourds
chameaux de charge, les troupeaux, gênent leur marche.
S'ils n'ont pas une avance suffisante, ils seront rejoints et
risqueront, embarrassés de leur butin, souvent inférieurs en
nombre, de se voir enlever leur prise et fréquemment de
payer cher leur audace.
Le talent, pour une troupe qui poursuit un razzi, est
même, bien plus que de le rejoindre directement à la course,
de le devancer, de le tourner, d'occuper un point d'eau,
puits, mare, où l'ennemi doit forcément passer.
11 arrive ainsi fatigué, tandis que les autres sont frais et
dispos ; il meurt de soif, quand les autres se sont désaltérés
à leur aise.
Et c'est ainsi razzi sur razzi, jusqu'à ce qu'un des partis,
trop éprouvé , demande la paix ou qu'un marabout inter-
vienne. Alors, après d'innombrables pourparlers, des assem-
blées où les Touaregs sont aussi jaloux de faire briller leur
éloquence qu'ils ont été soigneux de maintenir leur honneur
guerrier, on conclut une paix, généralement peu durable,
mais qui sert en tout cas de prétexte à des ripailles, rares
chez les frugaux Touaregs.
Les enfants sont très doucement traités dans les camps
LES TOUAREGS. 225
aregs. Sauf pour ingurgiter aux jeunes filles les jattes de
caillé qui leur donneront l'embonpoint recherché, on ne
bat jamais. Dès qu'ils peuvent se tenir sur leurs jambes,
petits garçons sont exercés au jet de la lance avec des
es appropriées à leur taille. Le père donne tous ses soins
îtte éducation guerrière. La mère s'occupe plus spéciale-
it des filles, leur enseigne le travail des peaux, le chant,
a lecture des caractères dont j'ai parlé,
x'est ainsi que les femmes sont généralement plus habiles
les hommes à tracer ou déchiffrer les tifinar.
Jne singulière coutume, qui n'est pas d'ailleurs particu-
e aux seuls Touaregs, règle, dans la plupart des tribus,
dre de succession ; le neveu hérite de l'oncle, et non le fils
père. La même loi fait de l'enfant d'une femme imrad un
', du fils de la femme esclave un esclave aussi, quel que
le père, homme libre ou non. Le ventre teint l'enfant,
;nt les Touare£:s. C'est la loi Beni-Oumia.
-es grandes tribus des Aouelliminden repoussent cette
tume, prétendant qu'elle provient d'une injurieuse dé-
ce à l'égard de la vertu des femmes. « On est toujours
;ain d'être le fils de sa mère, non de son père, disent-ils ;
t pourquoi de moins nobles que nous ont adopté ce mode
succession. Ils sont sûrs que dans les veines du neveu
le le sang de l'oncle. »
lais les autres Touaregs, toujours galants, prétendent
c'est calomnie et font remonter l'origine de la loi Beni-
nia à Gheres, père de la tribu des Kel Gheres.
ïheres avait une épouse, Fatimata Azzer'a, et une sœur,
irinecha. Chacune avait un fils. Celui de la première
•pelait Itouei, l'autre R'isa.
e sentant devenir vieux , Gheres voulut éprouver sa
me. Il se dit malade et alla consulter un vieux sorcier,
s sa demeure, sur une haute dune dont il ne descendait
15
226 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
jamais. Il n'y avait pourtant là aucun puits, et le sorcier ne
possédait ni bœuf, ni mouton, ni chameau. Personne ne
savait ce qu'il buvait ni ce dont il se nourrissait.
A son retour au campement, Gheres fit appeler Fatimata :
« Femme, dit-il, toi seule peux me guérir. Mes jours sont
comptés, à moins que je ne fasse avec la cervelle d'un enfant
une pommade magique pour m*enduire le corps. Donne-moi
ton fils.
— Mon fils est à moi, dit Fatimata, j'ai eu la peine de
l'enfanter et de l'élever. Certes, après lui, c'est toi que je
préfère, mais cependant, dussent tes jours en dépendre, je
ne veux pas qu'il meure. »
Le chef manda alors Gherinecha et lui fit la même demande
qu'à sa femme.
« Après toi, mon frère, dit-elle, c'est R'isa que j'aime le
mieux. Mais, puisque Dieu m'inflige la douleur de perdre
l'un des deux, je choisis : prends l'enfant, fais ce que t'a dit
le sorcier, et qu'Allah te protège ! »
Gheres cacha son neveu dans la brousse, puis il tua un
chevreau, en prit la cervelle, s'en frotta le corps et revint au
campement, où il appela tous ses parents et ses sujets.
11 narra l'aventure. Chacun admira le dévouement de
Gherinecha. Alors, découvrant l'enfant qu'un captif avait
amené sans qu'on s'en aperçût, caché sous un manteau :
« Voici, dit-il, mon successeur et mon héritier. Puisque
ma sœur m'aime plus que ma femme, il est juste qu'à son
fils reviennent, après ma mort, mes biens et mes droits. »
La loi Beni-Oumia a eu ce résultat heureux de protéger,
là oii elle est appliquée, la pureté du sang des Touaregs. L^
fils d'une femme noire captive était et restait captif, quelles
que fussent la puissance et la lignée de son père.
Chez les véritables Aouelliminden, chez les trois grandes
tribus des Kel Koumeden, des Kel Ahara et des Kel Ted-
jiouane , qui commandent au reste de la confédération e^
LES TOUAREGS. 227
Qt pas suivi la règle commune, la couleur s'est au con-
ire foncée par le mélange du sang des esclaves noires.
^es Touaregs sont extrêmement superstitieux. J'ai dit
)ondance de talismans dont ils se parent.
Zhez eux, les démons (alchinen) jouent un grand rôle. Ils
nblent les considérer comme des êtres presque humains,
)itant les montagnes, y campant, vivant d'une vie ana-
ue à celle de leurs tribus. Les génies ont leurs querelles,
rs guerres, leurs razzis.
Cependant ils jouissent de la propriété de se rendre invi-
les. Us viennent alors traire les vaches et boire le lait,
enez garde, lorsque vous sortez la nuit, de ne pas heurter
alchin (singulier d'dr/f/r///6';/). Rien ne paraît d'abord, mais
lendemain , quand vous vous réveillez , votre pied endo-
i vous refuse service. Vous avez marché sur le pied du
mon.
Les Touaregs sont d'une bravoure indiscutée, et cepen-
t l'idée de la mort leur est souverainement désacrréable.
ne disent pas : Il est mort, mais : Abu, il est disparu.
t une marque de parfaite mauvaise éducation de parler
parent défunt , de prononcer son nom ; on doit dire
ianiy un tel. Seuls les descendants de chefs illustres,
Is d'amenokal, tolèrent qu'on leur parle de leurs ancê-
L'orgueil est alors plus fort que la superstition.
is avons trouvé sur notre route deux confédérations,
•uadaren et les Aouelliminden. Les premiers, avons-
u, sont en proie à l'anarchie, et pillent les commer-
çais leur importance est infime,
est tout autrement des Aouelliminden. Je ne dis pas
taines de leurs tribus ne soient dangereuses à ren-
de fréquents essais d'insubordination contre l'au-
ntrale se produisent même ; durant notre séjour à
228 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Say, les Cheibatan essayèrent de se soustraire à la suie-
raineté de l'Amenokal ; Madidou et son neveu Djamarata les
punirent cruellement.
Mais on peut, en général, faire fond sur la protection pro-
mise par le chef, et, à ce titre, les Aouellimînden seront sans
doute les premiers Touaregs que nous entraînerons dans
une voie plus civilisée.
Les véritables Aouellimiiiden, les descendants directs dts
Lemta, sont peu nombreux. Ils comprennent, à l'heure ac-
tuelle, trois tribus i les Kel Koumeden, les Kel Ahara, If^
Kel Tedjiouanc. La preiiùtre fournît l'Amenokal dans l'onlt*
ordinaire de progéniture, c'esl-à-dire que tous les frères i*-
LES TOUAREGS.
229
gnent d'abord, puis les fils de l'aîné d'entre eux, et ainsi de
suite.
La volonté de la confédération pourrait d'ailleurs changer
cet ordre. L'Amenokal n'est régulièrement investi qu'après
le consentement des Ihaggaren réunis en assemblée. Mais
le cas est rare, sinon inconnu, où ce droit de veto se soit
produit .
Le prédécesseur de Madidou était Alimsar, qui avait suc-
cédé à son frère El Khotab, le protecteur de Barth. Je donne
ci-dessous la généalogie de la descendance d'El Khotab et
d' Alimsar, telle que j'ai pu me la procurer :
EL KHOTAB
MAOIDOU
vrègne actuellement)
ELAOUI
A(.OLA
■,mort^
BAlJJEHOUN
iinort)
KAKIkARI
ASSALMI EL MEKKI MOUSA MOURSA DJAMARATA IMOL'HAOJIL 1 flls \h
ALIMSAR
DOURRATA
(.mort)
ANEIROUM 2 autreS fîls iP)
AZOïJHOLR FiHiROUN ? auires fils :7'j
2 flls V?)
1 flls
Voici maintenant la liste des tribus composant la confé-
dération des Aouelliminden avec le nom de leurs chefs :
TRIBUS NOBLES OU IHAGGAREN
Kel Koumeden, chef Madidou.
Kel Ahara, chef El Yasan.
Kel Tedjiouane, chef Arreian.
Iderragagen.
Tarkaitamol't.
Tahabanat.
Ibehaouen, chef Sar'adou.
Ifoghas, chef Ourouziga.
Ihegaren, chef El Aouedech.
Kel Tekeniouen, chef Bourhan.
Kel Takabout, chef Alouania.
Teradabeben, chef Sidaouat.
Tenguereguedkche, chef Ouari-
gorou.
Tademekket, chef Younès.
Idalbabou, chef Ihouar.
Ahianallan.
2.^o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
TRIBUS SERVES OU IMRAD
Ki£L Gossi, chef Our illies.
Irreganaten, chef Our orda.
Iol'ERarouarar'en, chef Maha-
moud.
Imideddar'en, chef Houberzan.
Ibonc.itan, chef Allabi.
Tafagagat, chef Karrabaou.
Tar'ahil, chef Ekerech.
Ikairiraen, chef Ezemek.
Erkaten, chef Elanousi.
Ikaouellaten, chef Ibounafan.
Ihaiaouen, chef Abba.
Kel R'ezafan, chef Amache-
cha.
A ces tribus, qui forment la véritable confédération, il faut
joindre les suivantes, soumises par la force il y a plus ou
moins longtemps ou qui ont accepté de bonne grâce le pro-
tectorat des Aouelliminden :
OuDALEN, chef Niougi.
Cheibatan, chef Rafiek.
Logomaten , chef Bokar Oiian-
dieïdou.
Eratafan, chef Yoba.
Ibendasan.
Ahiananourde, chef Amadida.
Tabotan, chef Mouley.
Chacune de ces dernières tribus possède des tribus imrads;
je n'en connais de nom qu'une seule, celle des Ekonou,
vassaux des Oudalen.
Qu'ils soient de la rive droite ou de la gauche, les Toua-
regs du Niger, outre les déplacements qu'ils font à la re-
cherche des pâturages, ont deux migrations annuelles bien
tranchées.
En saison sèche, de décembre à mai, les hauts pays sont
stériles, les mares, les puits sans eau. Alors, les Touaregs
gagnent le fleuve. Les gras pâturages de bourgou qui le
bordent nourrissent leurs bestiaux. Il leur est facile, en
tenant leurs chameaux un peu dans l'intérieur, de parer à
l'inconvénient que j'ai signalé à propos de Tombouctou, la
maladie résultant de la pâture d'herbes trop aqueuses.
C'est l'époque où les noirs payent l'impôt de mil, de maïs,
de tabac; c'est celle aussi où se font les expéditions de
guerre. ,
LES TOUAREGS. 2ji
Mais, durant le reste de Tannée, la pluie tombe à torrents
sur les rives du fleuve. Quoiqu'elle y soit moins abondante,
elle fertilise les hauts pays; les mares se remplissent, les
puits sont pleins d'eau, et, souvent, débordent.
Les nomades remontent alors. Les Aouelliminden, en par-
ticulier, vont s'établir dans leurs campements d'hivernage
sur les bords d'un oued , d'une de ces rivières ensablées
analogues à celles d'Algérie, et dont l'embouchure est près
de Gao.
Il résulte des renseignements que j'ai pu recueillir que
l'oued de Gao remonte très haut vers le nord. Dans sa partie
supérieure, il coule en toutes saisons. Ce serait l'Igharghar
du Sud, signalé par Duveyrier, l'Astapus des anciens, qui
descend de l'Atakor n'Ahaggar.
Ainsi se trouve confirmée cette appréciation de Barth que
les dépressions marécageuses, les dallouls, qui débouchent
sur le Xgilbi Sokoto, ne peuvent venir de plus haut que
l'Aïr.
A mon avis, d'ailleurs, l'oued de Gao a été, avant son
ensablement, un affluent du Niger. Le fleuve, alors, coulait
bien plus puissant qu'aujourd'hui.
Si on examine en effet la nature de ses rives, on ne tarde
pas à constater que partout, ou à peu près, une ligne de
falaises érodées par l'eau forme comme un second lit qui a
dû servir à l'ancien Niger.
Dans leur émigration annuelle , les Aouelliminden remon-
tent jusqu'aux environs de l'Aïr. Ils y sont en contact avec
les Kel Gheres, leurs ennemis, et la possession des pâtu-
rages de saison sèche a dû être l'origine de leur inimitié,
plusieurs fois séculaire.
Les tribus de la rive gauche gagnent aussi l'intérieur de
la boucle du Niger, s'avançant jusque près de Dori. Là se
232 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
trouve une série de maxes et de lacs, Oursi, Belli, etc.,
dont j'ai essayé sur la carte de donner, par renseignements,
une esquisse , sans être certain d'y avoir très exactement
réussi.
L'hydrographie de l'intérieur de la boucle réserve de
grosses et curieuses surprises aux explorateurs de l'avenir.
Que pensent mes lecteurs des Touaregs, maintenant que
j'ai essayé de les faire vivre sous leurs yeux?
Certes, je ne les ai pas présentés comme de petits saints,
comme des habitants d'une moderne Utopie, où tout est
bien, où tout est bon, l'homme sans vices, la femme sans
défauts.
Mais peut-être pensera-t-on avec moi qu'ils ont un carac-
tère assez tranché, beaucoup de qualités à côté de défauts
indéniables. Leur intelligence mérite qu'on essaye de les
amener à un genre de vie meilleur, plus facile surtout à sup-
porter pour leurs voisins.
Je ne me dissimule pas avec quelle peine on remonte les
courants, on combat les idées toutes faites. C'est toujours
difficile, et quelquefois dangereux.
En 185g, un jeune Français de moins de vingt ans, Du-
veyrier, débarquait à Constantine. Trois ans durant il par-
courut le Sahara algérien. Protégé par l'émir Ikhenoukhen,
chef des Azgueurs, il vécut plus d'un an parmi les Touaregs.
Après son retour, une mission envoyée par le gouverneur
de l'Algérie signait avec les Azgueurs le traité de Rha-
damès.
Puis, selon la tradition immuable de la politique coloniale
française, au lieu de pousser de l'avant en profitant des ré-
sultats acquis, on s'endormit dans l'inaction.
Du veyrier avait représenté les Touaregs tels qu'il les avait
vus ; il avait dit, comme je viens d'essayer de le faire, leurs
qualités et leurs défauts, avait affirmé la possibilité de s'en-
LES TOUAREGS.
I avait bien le droit, puisqu'il y avait
tendre avec eux.
réussi lui-même.
Lorsque Flatters périt, vingt ans après, il n'y eut pas
assez de pierres pour lapider Duveyrîer, accusé d'un opti-
misme mensonger.
Flatters cependant avait été tué chez les Hoggars, tribu
dont le voyageur avait signalé lui-même l'état anarchique,
état qui n'avait fait que s'accroître. 11 avait voulu passer,
malgré l'amrar qui se déclarait incapable de le protéger.
Duveyrier , lui, re-
commande de ne ja-
mais s'avancer en pays
touareg sans une sau-
vegarde efficace. \'im-
porte,on le rendit res-
ponsable du désastre.
Et comme épilogue,
désespéré de ces accu-
sations, malade encore
des fièvres rapportées
de son voyage , dé-
goûté de l'ingratitude de ses compatriotes, Duveyrier arma
son revolver et s'en alla, par delà la vie, chercher la justice,
si elle existe.
Les Anglais l'eussent fait pair du royaume et lui eussent
élevé des statues; notre ignorance, pour ne pas dire pis, le
conduisit au suicide.
L'exemple n'est pas encourageant.
Certes, pour nous faire briller, m mousser » , il eût clé plus
simple à moi de présenter les Touaregs connue d'irréconci-
liables sauvages, de raconter mille entraves soulevées par
eux, de narrer des combats imaginaires avec leurs bandes,
où ma présence d'esprit, mon sang-froid, notre courage à
tous, auraient seuls sauvé l'expédition.
234 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
J'ai préféré dire la vérité pour la vérité elle-même, et dans
l'intérêt de mon pays.
Au moment où j'écris ces lignes, j'apprends la mort de deux
officiers et de leurs hommes, tués près de Tombouctou,
dans un combat contre un razzi de Hoggars, — toujours les
Hoggars.
Et j'en conclus, une fois de plus, ce que j'ai bien des fois
répété lorsque j'étais à Tombouctou : on ne viendra à bout
des nomades que par les nomades eux-mêmes.
C'est en apprivoisant certaines tribus, en recrutant chez
elles des corps auxiliaires, des Maghzen, qu'on assoira, avec
le minimum de frais possible, notre influence sur les Toua-
regs.
Parmi les tribus qui se prêtent le mieux à ce rôle, je mets
en première ligne les Aouelliminden , ennemis héréditaires
des Hoggars.
Ou plutôt, je dis qu'en augmentant l'autorité de leur chef,
on arrivera, si on sait s'assurer de lui en même temps, aune
pacification complète.
Dans cet ordre d'idées, j'avais proposé le projet suivant :
armer les Aouelliminden d'une centaine ou deux de fusils à
piston dont les cheminées très grosses ne pourraient em-
ployer qu'une capsule spéciale fabriquée dans nos pyro-
technies.
Avec cent fusils, les Aouelliminden seraient invincibles.
Ils ne feraient qu'une bouchée de leurs ennemis Kel Gheres
ou Hoggars.
La nécessité d'avoir nos capsules les mettrait dans nos
mains, forcément soumis et dévoués. En ne leur distribuant
que peu à peu ces munitions, nous aurions le moyen de
supprimer leur puissance le jour où ils ne se plieraient pas à
nos volontés.
Contre un pareil service, l'Amenokal, qui me l'a d'ailleurs
LES TOUAREGS. 235
formellement promis, et par ses envoyés, et par écrit, pro-
tégera nos commerçants.
Que ceux-ci pourtant soient prudents! Je suis convaincu
que mes compagnons ou moi pourrions retourner sans crainte
chez les Aouelliminden, parce que nous y sommes connus.
Je Tai proposé, sans obtenir plus de succès que je n^en ai
eu pour ma demande de fusils.
Mais des personnes nouvelles ne devront pas s'engager à
la légère, pénétrer dans les territoires touaregs sans la pro-
tection formelle du chef.
Que diable! Quand un grand-duc manifeste l'intention de
visiter les cabarets des boulevards extérieurs, on lui adjoint
bien un Jaume ou un Rossignol. Si une protection est utile
à Paris, on admettra qu'elle puisse être indispensable au
Sahara.
Quand Madidou dit : « Oui, venez », vous pouvez aller.
Je suis convaincu qu'on ne courra aucun risque dans les
territoires qui lui sont soumis.
Avec les Aouelliminden, nous conquerrons le Sahara. Vers
le Tchad, vers l'Aïr, vers l' Algérie-Tunisie, le Touareg nous
donnera le moyen de pénétrer. 11 y trouvera son compte
et s'en apercevra bientôt à l'amélioration de son genre de
vie.
Le pense-t-on assez sot pour repousser l'occasion de
gagner étoffes, verroterie, couvertures, etc.? S'il l'était,
même, je réponds que sa femme ne le serait pas.
La race se civilisera; ses défauts, qui dérivent tous de la
violence, disparaîtront : la société moderne aura conquis un
nouveau terrain en Afrique.
Et pourtant il me vient une réflexion : pour les Touaregs,
sera-ce un bien?
Quand j'imagine leur vie errante, libre de toute entrave,
'Gur monde où le courage est la première des vertus, où
236 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
les gens sont presque égaux à qualités égales, je me demande
s'ils ne sont pas plus heureux que nous.
Leur existence est pénible et frugale, il est vrai, mais
l'habitude la leur a rendue facile à supporter. D'ailleurs, la
fortune est à qui sait la conquérir, et ce sont les razzis qui
l'apportent. Dépouiller les vaincus, c'est aussi laver l'injure
héréditaire; la vendetta sépare souvent les tribus au pays
touareg. L'épée, en frappant l'ennemi, donne ses biens. On
venge l'ancêtre massacré, pillé, et du même coup on s'enri-
chit.
Contre les Chambas , leurs adversaires séculaires , les
Azgueurs chantent le chant de R'otman, cité par Duveyrier,
qui le nomme à juste titre la Marseillaise touareg.
Meure ta mère ! Ma'atalla le diable est dans ton corps !
Ces hommes (les Touaregs), tu les prends pour des lâches;
Cependant ils savent voyager et faire la guerre,
Ils savent partir de bon matin et marcher le soir,
Ils savent surprendre en son lit l'ennemi couché,
Le riche qui dort au milieu de ses troupeaux agenouillés.
Celui qui a orgueilleusement dressé sa large tente,
Celui qui a déployé en leur entier ses tapis et ses doux lainages,
Celui dont le ventre est plein de blé cuit avec de la viande,
Et arrosé de beurre fondu et de lait chaud sortant du pis des chamelles.
Ils le clouent de leur lance pointue comme une épine,
Et il se met à crier jusqu'à ce que son Ame s'envole.
Nous le laverons de son bien sans même lui laisser l'eau.
Sa goulue de femme ne pourra plus supporter son désespoir.
Mœurs sauvages, mais du moins sentiments héroïques et
fiers. A leur transformation, que gagnera le Touareg?
Dans quelques siècles, là où se dresse l'amezzar', s'élè-
veront des villes.
Les fils des Ihaggaren de maintenant seront des citoyens.
Rien ne rappellera plus en eux les anciens chevaliers du
désert.
Ils ne partiront plus en guerre, en razzi contre les tribus
voisines, ils ne pilleront plus, dira-t-on. Mais peut-être
LES TOUAREGS.
237
aussi, dans une Bourse qui remplacera la tente de l'Ameno-
kal, essayeront-ils de lancer des affaires véreuses, des mines
problématiques. Que seront-ils alors? des voleurs.
Décidément, j'aime mieux mes pillards : Imochar qui est
libre, qui pille comme le lion Ahar.
CHAPITRE VI
DE FAFA A SAY.
Depuis, nous en avons vu bien d'autres, et notre appré-
hension devant le passage de Fafa a pu nous paraître enfan-
tine; mais il faut lavouer cependant : pour un début, il
n'est pas commode.
Etroit, embarrassé, et surtout rendu difficile par un cou-
rant violent, tel est Fafa. 11 y a deux passages très durs, k
premier surtout. Nous embarquons comme guide le propre
fils du chef de village qui devait plus tard nous rendre
visite à Say. Grâce à lui et à ses aides, nous franchissons
sans trop de difficultés le premier rapide. La drosse (cordag*
qui communique au gouvernail les mouvements de la roueti'
la barre) cassa cependant juste au moment où nous en se»*'
tions. Trente secondes plus tôt, le Davoust, incapable *^'
manœuvrer, se serait jeté sur les écueils. Notre avarie c" ■*
parée, nous nous lançons de nouveau dans le courant, -^
milieu des innombrables îles qui parsèment le lit du fieuw;^^'
DE FAFA A SAY. 239
t notre bonne étoile nous amène dans un bief calme, s'éten-
ant jusqu'à Ouatagouna, où nous retrouvons les cailloux.
Le soir, nous sommes à Karou. L'Auèe acncort touché,
lais très légèrement; tous ces chocs ne sont pas faits pour
méliorer l'étanchéité de sa coque, et l'eau qu'il embarque
st, de plus en plus, un sujet d'inquiétude et de fatigue. Il
, toutes les heures, vider la cale, au grand détriment
epos de ses passagers, éveillés périodiquement par le
des seaux.
rou est un joli village en paille. On y remarque un
nombre de ces greniers à mil, en forme de ruche
Iles, signalés par Barth. Nous en voyons en quantité
quelques jours. Les habitants sont des captifs de
îu Rima'ibès, et des Bdlates, esclaves des Touaregs,
lef de ces derniers nous exprime sa satisfaction d'avoir
blancs avant de mourir. Il voudrait bien, dit-il, nous
240 SIR LE NIGER ET Af PAYS DES TOUAREGS.
donner des moutons, mais il a appris que nous nous nour-
rissions exclusivement de la chair d'animaux noirs, et il n'en
a pas de cette couleur.
Je proteste; la couleur du poil nous inquiète beaucoup
moins que la qualité de la viande, et il va nous chercher un
magnifique bélier. Ce sont les marabouts qui, pour augmenter
notre réputation de sorciers nuisibles, ont imaginé la fable
des moutons noirs. Il est, (
effet.
le coutume dans tout
le Soudan : les bêtes
données en cadeau
doivent être autant
que possible de cou-
leur blanche, en si-
gne de paix. On nous
dit que Bokar Ouan-
dieïdou, chef des Lo-
gomaten, réunit une
colonne et s'ap[Hête
à nous attaquer.
De Karou, un nous montre des montagnes qui bordentle
fameux rapide de l.abezenga, où nous serons demain. On
nous donne un guide, un vieux bonhomme très réputé,
paraît-il, mais qui ne nous paraît pas, à nous, briller par
l'intelligence.
C'est le 14 mars que nous avons vu ce terrible Labeienga;
nous pouvons vivre longtemps. Je suis certain que personne
de nous ne l'oubliera.
Notre guide a commencé la journée par une quantité de
mômerics destinées, paraît-il, à nous rendre propices les
génies malfaisants. D'un sac en cuir, il a sorti des cailloui
plats, schisteux, ([ui ont été recueillis dans le rapide. Il*
enveloppé chacun d'eux dans un morceau de toile, a crachi
dessus, et les a disposés, un peu partout, sur le bateau.
DE FAFA A SAY. 241
Le courant nous emporte avec une belle vitesse sur un
fleuve assez facile. De temps à autre, j'essaye de distraire
notre pilote de la confection de ses sortilèges, pour en
tirer quelques renseignements ; mais il me répond du bout
des lèvres qu'il n'y a aucun danger, qu'il nous arrêtera à
temps.
Soudain, devant nous, au détour d'une petite pointe qui
intercepte la vue, je perçois un bruit singulier, une sorte de
mugissement vague. En même temps, le courant augmente,
nous sommes entraînés avec une rapidité d'au moins huit
kilomètres à l'heure. Nous prêtons l'oreille, mais au même
instant nous apercevons le fleuve barré sur toute sa largeur
— neuf cents mètres environ — par une muraille de rochers
au-dessus de laquelle bondissent les eaux.
Notre idiot de guide a levé la tête, il voit le danger main-
tenant; il fait signe d'aller à la berge, l'animal! Avec le cou-
rant qui nous entraîne, tenter cette manœuvre serait à coup
242 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
sûr vouloir être entraînés inertes, sans vitesse, et pris par le
travers sur la ligne d'écueils. Nous nous approchons avec
une rapidité qui me paraît vertigineuse. Au tiers de la lar-
geur, sur la droite, il me semble qu'il y a moins d'écume;
effectivement, c'est la passe, la porte, c'est là qu'il faut
nous lancer. Pourrons-nous y arriver?
Nos laptots forcent sur leurs avirons à les casser, la sueur
ruisselle sur leur épiderme luisant. J'ai eu tout juste le temps
de hisser le signal : « imiter la manœuvre » ; heureusement,
Baudry et le patron du Z^ Dantec m'ont compris , ils sont
derrière nous. Maintenant, lève rames! et au petit bonheur.
Notre vitesse s'accélère encore, le fleuve aspire le bateau
vers la passe où il se déverse dans le bief inférieur, on se
sent tomber, on éprouve l'attraction du tourbillon; enfin,
comme une flèche, nous avons franchi le pas.
Aux autres, maintenant. Nous nous retournons; un cri
d'effroi sort de nos bouches. Le Le Dantec , qui venait derrière
nous, s'est subitement arrêté, son mât craqué s'est abattu
sur l'avant sous la violence du choc, les hommes ont été
précipités au fond de l'embarcation : le chaland a rencontré,
à moins d'un mètre de l'endroit où nous avons passé nous-
mêmes, une roche dont les tourbillons cachent la présence.
11 est échoué. Heureusement, il n'enfonce pas. Mais une
pensée nous vient comme un éclair : Et Y Aube!
yj'Aîibe arrive, emporté par le courant. Devant lui, la
passe est obstruée, il va écraser le Le Dantec et s'écraser
lui-même ; nos amis sont perdus !
Mais non! un jet d écume jaillit sur l'avant, un autre sur
l'arrière; Baudry a fait jeter l'ancre et le grappin. Pourvu
qu'ils mordent !
Ça y est, les ancres ont croche, 1'^ «i^ s'est arrêté court
à moins de cent mètres du Z^ Dantec, à la marge du rapide.
Mais que se passe-t-il donc? Nous voyons VAube s'in-
cliner après de 45 degrés. La force du courant est telle que,
DE FAFA A SAY. 243
prenant Tembarcation en dessous, tandis que la chaîne de
l'ancre et l'amarre du grappin résistent en haut, il produit
l'effet qui nous a d'abord terrifiés.
J'accoste le Davoust à la rive. Il faut maintenant tâcher
de sauver nos deux autres chalands.
Pour le Z.^ DanteCy c'est relativement facile. Cette petite
embarcation est extraordinaire, tellement flexible, tellement
élastique, qu'elle en est quitte pour deux planches du fond
fendues. Digui, que j'envoie avec du renfort, la ramène.
Reste \ Auhej et son sauvetage est plus que difficile, d'au-
tant que son gouvernail a été cassé dans la manœuvre. On
lève l'ancre , mais pour le grappin , impossible ; il est pris
sans doute entre deux quartiers de roche, et tous les efforts
ne réussissent qu'à le fixer plus fortement.
Et, sous l'action du vent et des remous du courant, voici
le chaland qui se met à décrire des demi-cercles autour de
son grappin. Quand l'amarre sera coupée, il n'y aura maté-
riellement pas le temps de tenter une manœuvre quel-
conque. Il faut que la section soit faite juste au moment où
le bateau se présente devant la passe. Une seconde plus tôt,
une seconde plus tard, il est perdu.
J'ai gravi une petite butte et je suis, le cœur serré, les
préparatifs de la manœuvre que Baudry s'apprête à tenter.
C'est le moment que choisit un Touareg pour me frapper sur
l'épaule et me saluer de la formule : Salam raîeikoiim^ ma^
hindia. On pense si je le reçois.
Mais, sans se départir de son calme, il me dit :
(c Je vois que tu as de la peine. De mon campement,
derrière les collines, j'ai suivi vos manœuvres depuis ce
matin et je vous ai crus perdus. Dieu t'a sauvé, et il va
sauver aussi tes parents. Moi, j'ai défendu à ma tribu de
venir vous importuner, car tu sais que nous mendions tou-
jours. Maintenant, je m'en vais; mais si tu as besoin de nous.
244 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Touaregs ou noirs, envoie-moi seulement un messager, nous
sommes à ta disposition; c'est d'ailleurs l'ordre de TAme-
nokal. »
Et comme il terminait, je vois Digui asséner un coup de
hache sur l'amarre du grappin. \JAube tombe dans le rapide,
mais il ne peut éviter l'écueil déjà fatal au Le Dantec. \\
touche, se dé jauge complètement du côté tribord. Est-il
crevé? — Non, sa vitesse est telle qu'il passe quand même.
Il est sauvé. Un instant après, il accoste à côté de nous.
a Pas de trou, Baudry? — Non, je ne crois pas, mais nous
l'avons échappé belle. » Vérification faite, il n'y a pas de voie
d'eau. Baudry prétend même que ça doit avoir recloué les
planches.
Mon Touareg, que j'ai oublié, m'adresse de nouveau la
parole. « Enhi! vois! » Et sous son voile, ses yeux noirs
sauvages sont brillants de plaisir, comme s'il lui était arrivé
à lui-même quelque chose d'heureux.
Ça des brutes, ça des gens accessibles seulement aux sen-
timents mauvais? Allons donc!
Où était son intérêt? n'eût-il pas mieux valu pour lui que
nos bateaux s'engloutissent dans le rapide? Nos personnes
et nos biens devenaient alors sans conteste sa propriété.
La Providence me fasse seulement la grâce de ne jamais
trouver parmi mes compatriotes pire que les Touaregs.
Il eut son (c complet », le brave homme, et d'autres choses
encore. De son pas allongé et cadencé, il retourna chez li^^
en nous criant comme adieu : a Ikfak iallah el Kheir. ^-^
Que Dieu te donne le bien. »
C'était là le premier passage de Labezenga, le plus facile*
Nous faisons à peine quelques centaines de mètres, ur»^
véritable chute de o",6o de haut nous barre la route. -^
droite, des hauteurs couronnent la rive; à gauche, plusieu-
DE FAFA A SAY. 245
îles forment des bras; mais, d^un côté comme de l'autre,
nous semble-t-il, la route est coupée, sans aucun espoir
de pouvoir franchir les obstacles qui l'obstruent.
Tout l'après-midi, Baudry est allé chercher la passe pra-
ticable, avec notre guide de Karou. C'est partout spectacle
effrayant, une chute ininterrompue, des bouillonnements, et
un courant de sept à huit milles au moins. Le fleuve se
tord littéralement sur lui-même , et se déverse deux fois
alternativement d'une de ses rives vers l'autre. Il y a cer-
tainement une diffé-
rence de plus de deux
mètres de niveau à
niveau.
Le moins imprati-
cable est encore sur
la gauche de notre
mouillage , entre deux
^\ L « Al'BE I) DANS LES RAPIDES.
îles ; mais je n'aurais
jamais cru qu'un bâtiment pût passer là. Il faut cependant
bien tenter la [fortune; tout retard rendrait notre passage
encore plus difficile, car l'eau baisse rapidement.
Le dimanche 15, au matin, le Père Hacquart nous dit la
messe, et nous nous préparons au passage. — L'équipage de
nos deux grands chalands est isolément insuffisant pour
chacun d'eux. Il va falloir, et c'est d'ailleurs ce que nous
ferons tant que nous serons dans des passages aussi diffi-
ciles, faire franchir, l'un après l'autre, à chaque embarca-
^^oii) les points dangereux, en doublant son équipage d'une
escouade supplémentaire, prise à bord de l'autre bateau.
En outre, Digui est le seul patron capable de tenter de
246 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
pareils tours de force. Idris, le quartier-maître de Y Aube,
perd un peu la tête devant les rapides, et comme il ne sert
de rien de commander, une fois la manœuvre commencée,
comme tout ce qu'on peut faire, c'est l'indiquer à l'avance et
en laisser ensuite l'exécution à l'intelligence du pilote, Digui
est le seul de mes hommes capable de tenir la barre.
Nous prenons une bonne tasse de café, peut-être la der-
nière, et le D avons t se met en route. Baudry nous suit en
pirogue.
C'est le même spectacle que la veille, un passage étroit,
un courant d'enfer, ce sentiment d'aspiration de l'abîme qui
fait le cœur se serrer, la respiration s'arrêter. A droite, à
gauche , avec un vacarme effroyable , l'eau rejaillit sur
d'énormes blocs. Tout à coup une secousse formidable, le
bateau manque sous nos pieds. C'était le jour du Davoust.
Un écueil inaperçu a crevé le bateau sur l'avant, dans ma
cabine. Par la déchirure, d'une trentaine de centimètres,
l'eau entre à flots. Il y en a, en dix secondes, plus d'un pied
dans le fond.
11 était écrit que nous devions aller jusqu'à la mer, terme
du voyage. Contre toutes les chances, contre le raisonne-
ment, contre la logique, le miracle demandé s'est toujours
produit au moment voulu. Et certes, c'est par douzaines
qu'il nous en a fallu, des miracles.
Nous avions une telle vitesse, en choquant notre écueiU
que le chaland grimpa dessus et y resta un instant suspend^
avant de le franchir, avant de se retrouver en eau profond^-
Par un bonheur inouï, mon domestique, Mamé, se troi^'
vait au moment de l'accident dans ma cabine, et la vo^^
d'eau s'ouvrit presque sous ses pieds.
Oter son burnous, le rouler en boule, l'introduire dans ^
blessure de la coque, fut pour le brave garçon l'affaire
quelques secondes, juste le temps pendant lequel la roc
nous soutint, nous empêchant de couler à pic. Nous étio
DE FAFA A SAY. 247
sauvés. Le miracle s'était produit. Qu'on remarque seule-
ment le concours de circonstances qu'il fallait pour qu'il fût
possible : vitesse énorme nous faisant monter sur Técueil,
présence de Marné dans ma chambre, voie d'eau à sa portée.
Le Le Dantec passe avec nous sans accident. C'est au
tour de V Aube, Digui tente avec lui une manœuvre extraor-
dinaire d'audace. Convaincu que l'écueil qui faillit nous être
fatal ne peut être évité, de toute la vitesse que lui com-
munique le courant, il lance, sur la berge couverte d'herbe,
le bateau qui opère une véritable ascension. Puis, se re-
tenant au bourgou, il le laisse descendre par l'arrière, culer,
selon le terme maritime.
Il était pourtant dit que nous devions tous payer notre
impôt à cet infernal Labezenga : une pointe imprévue arrête
y Aube au moment où il revenait tranquillement nous re-
joindre.
Il était deux heures de l'après-midi. Nous avions mis
huit heures pour faire mille mètres en ligne droite. Nous
étions affamés, rien ne creusant comme les émotions. Je
m'institue cuisinier, et, plongeant dans notre réserve de
conserves, qui, pensons-nous, peut être entamée, vu la so-
lennité de la circonstance, je ramène ce qui me tombe sous
la main. J'en opère le mélange dans une casserole, et nous
dévorons un plat, sans doute inconnu jusqu'à ce jour, que je
baptise tripes à la Labezenga. J'en donne la composition
3^ux émules de Vatel : tripes à la mode de Caen, truffes,
^èpes, haricots verts; poivrez largement, pimentez abon-
^^.mment, et servez chaud. Dans les environs du 15* degrés
<l^and on vient d'échapper à la noyade et à la dent des caï-
^^ns, c'est exquis. Je n'ai jamais osé recommencer en
^ '*ance mon olla podrida.
248 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Après quelque repos, bien mérité, pensera-t-on, Baudry se
rend avec Digui au village de Labezenga pour y chercher
des guides. II revient terrifié de ce qu'il a vu.
Pendant près d'un mois encore nous devions vivre de
cette existence. Mon récit en donne un aperçu. Je désire
avant tout ne point dramatiser après coup notre voyage.
Une fois engagés, quand la nature même des choses vous
pousse, qu'il faut à tout prix aller de Tavant, on finit par
prendre une certaine accoutumance du danger. Je jure bien
pourtant que, pour tout l'or du monde, je ne recommencerais
pas ce que nous avons fait, dans de pareilles conditions. Dix
fois par jour : rapides devant! la reconnaissance, les émo-
tions de l'attente, puis cette sensation épouvantable dupas-
sage, alors que le bateau se dérobe sous vous, plonge dans
l'écume, et qu'il semble de toute évidence qu'il ne va plus
se relever.
Ou bien encore lorsqu'un écueil barre le passage, que Ton
fait force de rames , gagnant pouce à pouce contre le cou-
rant qui vous entraîne , et qu'on finit par passer au ras du
rocher, sentant qu'à dix centimètres près c'est la vie ou la
mort.
Et ce serait sans doute possible, la mort, si on coulait
dans un rapide. Le meilleur nageur ne saurait lutter avec de
pareils courants; lancé contre une roche, il s'y écraserait.
Mais, en admettant même que par miracle on échappe à la
noyade, le rapide passé, un autre danger se présente.
En dessous de chacun d'eux se trouvent, nombreux,
d'énormes caïmans attendant pour le saisir le poisson étourdi,
et l'on n'échapperait pas à ce nouveau genre de mort, un des
plus affreux auxquels on puisse songer.
Le caïman ne tue pas sa proie comme le requin; il la
plonge sous l'eau et la noie. Se sent-on, par la pensée, happé
par les énormes dents de la bête et entraîné jusqu'à ce que
s'ensuive la mort par asphyxie?
DE FAFA A SAY. 249
Le général Skobeleff disait un jour : n Si quelqu'un pré-
tend devant vous qu'il n'a jamais eu peur, crachez-lui au
visage en l'appelant menteur, n
Nous, je puis l'avouer, nous pouvons l'avouer, nous avons
eu peur pendant un mois, peur le jour à chaque passage, et
peur encore la nuit, car le rêve continuait la réalité sous
forme d'affreux cauchemars, dans lesquels caïmans et rapides
continuaient à jouer leur rôle.
J'en appelle d'avance au premier qui, après nous, des-
cendra le Niger pour dire si j'exagère et si je dramatise.
Il fallait pourtant passer, et, pour cela, tout d'abord rempla-
cer par quelque chose de plus étanclie le vêtement de Mamé,
qui bouchait toujours la voie d'eau du Davoust. Nous avions
bien emporté, en vue d'un pareil événement, une plaque d'alu-
minium, mais nous n'avions ni le temps ni la possibilité
aso SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de la river. Provisoirement, un morceau de bois fut taillé à
la demande des formes de la coque ; nous l'appliquâmes sur le
trou, en interposant un matelas d'étoupes goudronnées, et
en serrant le tout par deux forts boulons. Du mastic assura
tant bien que mal l'étanchéité. Cela pouvait marcher ainsi.
La journée du lendemain, i6, fut encore grosse d'émo-
tions. Trois rapides successifs, très durs, très difficiles, com-
plètent le passage de Labezenga. Chaque fois les chalands se
sont arrêtés en amont de la chute; on est allé reconnaître,
puis les embarcations ont passé à tour de rôle avec équipage
renforcé. Digui a continué à montrer une audace tranquille,
un sang-froid, un courage, un coup d'oeil, une précision ab —
solument remarquables. Nous pouvons dire hautement que^
nous lui devons les bateaux et nos existences.
Un petit bief à peu près tranquille i
mène à Katougoui
DE FAFA A SAV. 251
dont la population nous fait un accueil excellent. Nous y pre-
nons de nouveaux guides, qui doivent nous conduire à Ayorou,
Des rapides, des rapides, des rapides. Nous approchons
d'Ayorou, et le fleuve ne cesse pas d'être terrifiant; cinq ou
six fois par jour nous nous échouons, risquant à chacune de
crever nos bateaux. Nous sommes le 18 à Ayorou, joli village
en paille sur une île rocheuse. Mes nerfs sont à bout. Le
soir, pendant le dîner, je m'évanouis et ne reviens à moi que
deux heures après, très surpris de me trouver couché sur
une natte, enveloppé de couvertures et gardé par un laptot
qui m'évente.
J'envoie d'Ayorou vingt fusils à Madidou, en témoignage
<ie reconnaissance pour la façon dont nous ont traités ses
populations.
Nous continuons, le 19, vers Kendadji, sans que la navi-
252 SLR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
gation soit plus facile, au contraire. Le fleuve devient im-
possible, des milliers d'iles, des bras se ramifiant de tous
côtés , des rapides ininterrompus. Une végétation magni-
fique couronne les (lots : palmiers, rôniers et sycomores.
Nous crevons les deux bateaux sur une même pointe de
roche. Le Davousl se refait son ancien trou. Comment aucune
de nos embarcations n'y est-elle restée ? Comment sommes-
nous encore tous au complet? Le mot miracle que j'ai déjà
employé n'est pas trop fort pour l'expliquer.
Enfin, après des difficultés extraordinaires, des passages
inouïs, des manœuvres admirables de Dîgui, nous arrivons
devant Kendadji.
Hélas! nos misères ne sont pas finies, te fleuve devant
nous roule terrible. Des cailloux partout. Par où passer?
Jusqu'ici du moins les indigènes. Touaregs ou noirs, nous
ont prêté toute l'aide qu'ils ont pu. Les ordres de Madido"
DE FAFA A SAY.
2S3
exactement accomplis. Pas la plus petite entrave ne
té apportée, depuis Ansongo.
à Kendadji, la scène change. Nos guides de Ka-
sont ailés au village , nous priant de les laisser
palabrer, et c'est seulement le soir, après avoir été
1 quarantaine toute la journée, qu'un émissaire du
décide à entendre raison : a ils avaient peur, car
jent (le capitaine Toutée) a tué beaucoup de monde
r l'année précédente, n
efforce de rassurer l'envoyé; il promet pour le len-
la visite du chef lui-même, qui, en effet, vient nous
nous amène enfin des guides.
est allé reconnaître les rapides aval. Vers midi il
bsolument affolé. « 11 faut partir tout de suite, il y a
te assez d'eau pour nos bateaux, et elle baisse rapi-
; dans une heure, il sera peut-être trop tard. »
254 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Quel passage ! nous marchons mouillés sur une ancre et un
grappin dont on file successivement les amarres. Les hommes,
à l'eau, poussent le bateau. Nous cognons de tous côtés sur
les roches, heureusement avec une vitesse insuffisante pour
nous faire grand mal. Puis nous nous lançons dans un for-
midable dédale d'écueils. Il y en a partout; nous touchons
encore à plusieurs reprises, sans nous faire de trou, heureu-
sement. Devant nous, encore des cailloux. Quousque tandem?
Le 22 k onze heures, nous sommes à Toumaré. Le chef
de village commence par refuser des guides, puis, devant un
beau cadeau, il s'amadoue.
Décidément, c'est comme chez feu Nicolet, de plus fort
en plus fort ! Nous avons fait en tout sept kilomètres dans
la journée du 23. Le fleuve n'a plus de fleuve que le nom,
c'est un labyrinthe de petits bras, très resserrés entre des
îlots innombrables, couverts de champs de mil et de beaux
arbres. Le lit de ces chenaux est encombré de rochers, entre
lesquels nos chalands doivent se livrer à une véritable danse
serpentine, à laquelle ils sont peu préparés. Nous arrivons ^
deux heures au village de Desa. La soirée se passe en vain^^
paroles. Une sourde hostilité s'accentue autour de nous. L^
premier soin des naturels est de s'informer « si nous somm^ ^
les mêmes blancs qui sont venus l'année précédente ». Enfi
nous finissons par obtenir des guides qui nous mèneront ju
qu'à Farca.
Les caïmans font leurs œufs, et tous les ans à cette épc^^
que, nous disent nos laptots, il pleut et il vente. C'est poui
quoi, devant le mauvais temps, nous sommes obligés
séjourner toute la matinée mouillés devant Desa. Nous pa^ ^*''
tons vers deux heures. Quel fleuve! Avant d'arriver ^■-^
mouillage où nous couchons, devant un petit village qui ^^
nomme encore Desa, nous passons dans un endroit de ciï^Ç
DE FAFA A SAY. 255
^^tres de large. Les habitants du petit Desa sont ces Kour-
^^yes qu*on nous a représentés en dessous de Gao comme
^^rouches et inhospitaliers.
De fait, leur premier accueil n'est pas des plus chauds.
* Pourquoi êtes-vous venus chez nous? Pourquoi n'êtes-
vous pas restés dans le grand village? » Avec beaucoup de
patience, beaucoup de douceur, nous les apprivoisons peu à
peu. Ils nous donnent une version originale du combat qu'a
livré Tannée dernière le capitaine Toutée. Ce n'est pas,
d'après eux, avec les Touaregs qu'il s'est battu, mais avec
les habitants mêmes de Zinder. Tous les noirs riverains du
Xiger portent le costume, le voile et l'armement touaregs,
et cela explique la méprise. Les Touaregs attendaient l'ex-
pédition à Satoni pour l'attaquer, mais elle a fait demi-tour
avant d'arriver à ce passage. Les Ouagobés de Zinder, sur
l'ordre de Bokar Ouandieïdou, et aussi parce qu'un faction-
naire avait, maladroitement, tué le neveu du chef de village,
le prenant pour un voleur, encouragés par le mouvement
de retraite des blancs qu'ils ont attribué à la crainte, ont
attaqué les pirogues. Ils ont eu cinquante hommes tués.
Nous sommes le lendemain, vers midi, devant Satoni, et
ï^ous mouillons le soir près de la rive droite, où nous distin-
Çuons de hautes dunes, sur lesquelles sont perchés trois vil-
*^ges et un campement touareg.
Nous touchons, j'en ai l'intuition, à un instant singulière-
'^ent périlleux de notre expédition. Toutes ces défiances, ces
résistances, sont de mauvais augure, et, d'autre part, 7îous
^onimes complètement à la merci des indigènes.
Plus haut, en effet, lorsque les Kel-es-Souk et les Ta-
^Gmeket voulaient nous barrer la route, le fleuve libre de
^Ovit obstacle nous permettait de rire de leurs efforts. En
^^ssous d'Ansongo, si les difficultés de navigation étaient
Considérables, du moins pouvions-nous compter sur la bonne
256 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
volonté des indigènes à nous rendre service, ou du moins
sur leur neutralité.
Ici, je sens que d'un instant à l'autre la poudre peut parler;
à notre approche les femmes, les enfants se cachent. Pour
avoir des guides, il me faut user de tous les moyens, caresses,
cadeaux, menaces même, et sans guides nous sommes perdus.
Le fleuve se divise en effet en milliers de bras. Comment,
sur dix qui se présentent de front, choisir le bon? Dans les
passes même où le meilleur d'entre eux nous mène, la moin-
dre hésitation, la plus petite incertitude de manœuvre, voilà
l'embarcation perdue, trouée, coulée. De place en place, des
buttes de cailloux couvertes d'arbres nous dominent; vingt
hommes armés de flèches ou de javelots auraient facilement
raison de nous.
Peu après notre arrivée, une pirogue nous aborde; elle
contient le fils du chef de Farca, qui ne peut dissimuler un
mouvement de satisfaction en apprenant que nous ne sommes
pas les mcmes blancs que Vannée précédente. Nous avons à
peine entamé la conversation que trois Touaregs accostent à
leur tour.
C'est un parent de Bokar Ouandieïdou, chef des Logo-
maten, son forgeron, et un jeune homme, fils d*El Mekki, le
chef des Kel-es-Souk d'Ansongo.
La situation va se dénouer. Nous avons la gorge sèche
d'émotion. Que va-t-il sortir de l'entretien, la paix ou la
guerre?
« Bokar te salue ; il te fait dire qu*à la nouvelle de ton
approche, il avait réuni une colonne. Les Ouagobés de Zinder,
les Kourteyes, les Peuls et les Toucouleurs d* Amadou Chei-
kou, avaient palabré avec lui, et nous étions tous d'accord
pour rassembler nos forces et vous barrer la route. Il y a
encore, chez Bokar, des Toucouleurs venus pour prendre
avec lui les dernières dispositions.
DE FAFA A SAY. 257
a Mais, il y a deux jours, le jeune homme que tu vois
est venu chez nous, envoyé par Madidou, nous donner
l'ordre non seulement de ne te faire aucun mal, mais encore
de t'aider si besoin était. Ne crains donc rien; personne ne
parle sur les paroles de V Amenokal. Si tu jetais un poignard
en Tair en disant : « Il est pour Madidou ! » il ne tou-
cherait pas terre avant d'être en ses mains. »
Ainsi, je ne m'étais pas trompé; une coalition formidable
se formait devant nous , et je ne saurais trop le répéter :
nous étions perdus sans rémission.
Respectueux de sa parole, en fils de cette noble race qu'il
est et dont, à juste titre, il commande la plus belle peut-être
des confédérations, l' Amenokal interposait, juste au moment
voulu, sa toute-puissance. Je le dis bien haut, en face de nos
concitoyens : si nous avons revu notre pays ; si nous avons
pu, les premiers, redescendre jusqu'à la mer le cours du
grand fleuve des noirs; si nos squelettes ne blanchissent pas
aujourd'hui sur les bords du Niger, nous le devons au grand
chef des Aouelliminden, à Madidou Ag el Khotab, et à lui
seul.
Je ne crois pas avoir pareille dette de reconnaissance
envers aucun homme de ma race.
Son rôle de sauveur accompli, notre jeune ami, le fils d'El
Mekki, devint promptement fatigant.
N'avait-il pas mis dans sa tête de nous convertir à l'Islam?
A vrai dire, les raisons sur lesquelles il étayait sa tentative
de prosélytisme faisaient plus honneur à son cœur qu'à sa
puissance de logique.
« Nous nous connaissons maintenant, disait-il, et voilà
que vous partez. Nous vous aimons et nous pensons qu'aussi
vous nous aimez. Nous ne pouvons guère avoir l'espoir de
vous revoir en cette vie, ne nous ôtez pas celui de vous ren-
contrer dans l'autre.
17
258 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
a Lorsque nous serons tous morts, nous, bons sectateurs
de la vraie foi, nous irons jouir dans le paradis de biens im-
périssables. Vous qui êtes pourtant de braves gens, vous ne
sauriez passer el Sirat, le pont qui va aux jardins du Pro-
phète, et vous roulerez dans Tenfer, où vous brûlerez éter-
nellement, sans que nous puissions fK)ur vous autre chose
que vous plaindre.
« Eh bien, ne continuez pas dans la mauvaise voie, restez
quelque temps parmi nous , on vous instruira des vérités
essentielles , et nous pourrons espérer nous réunir dans
l'éternité. »
Le plus amusant est que le Père Hacquart, dont le cos-
tume arabe l'avait séduit, était la principale victime de l'ar-
dent prosélytisme du jeune Touareg.
Etre missionnaire, et se voir catéchiser! le Père en bon-
dissait.
La nuit tombant, il fallut se séparer, et notre ami s'en
alla, tout triste du peu de succès de son éloquence.
Nous arrivons à Farca le lendemain 26, vers deux heures.
Le chef du village, le frère du chef de Zinder, propre père
du jeune homme tué par le factionnaire du capitaine Toutée,
et un nombre assez considérable de notables viennent au-
devant de nous.
Ils confirment ce qui nous a été dit : c'est bien avec les
gens de Zinder, non avec les Touaregs, que Texpédition
précédente s'est battue.
Bokar a fait dire aux Ouagobés de nous bien traiter; aussi
nous serviront-ils eux-mêmes de guides. Mais on me prie de
ne pas mouiller au village de Zinder. Je désirerais pourtant
visiter ce centre, important par l'abondance des céréales
qu'on cultive aux alentours.
Farca est dans une île couverte de faux rôniers ; une vraie
forêt des mêmes arbres s'aperçoit dans une autre île en face.
DE FAFA A SAV. 259
Le village, abandonné après le passage du capitaine Toutée,
commence à se reconstruire.
C'est le point le plus haut atteint par la précédente ex-
pédition; il est situé par 14" 29' \. de longitude et o' 57' E.
de latitude, à trente kilomètres de Zinder et à huit cent
soixante de Tombouctou (i).
La liaison entre les missions parties de la côte de Guinée
et celles venant du Soudan français était faite. Sur son cours
entier, le Niger avait été parcouru par des Français.
En dessous de Farca, le fleuve devient moins difficile.
Nous sommes suivis, le lendemain, et encore le surlende-
(i) J'insiste sur la place exacte de Farca. Le cipiiaine Toutée dit dans
une note de son ouvrage Dahomey, Xig'er, Toiiarrg, qu'il se croyait beau-
coup plus près de Tombouctou, n'aj-ani paî fait d'observations astronomi-
ques et ayant commis une erreur d'un jour sur son journal. CeLte rectifica-
tion parait un peu tardive après les articles publics à son retour par les
26o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
main, par une vraie flottille de pirogues. Un neveu du chef
de Zinder, du nom de Boso, voyage avec nous. Je pense
qu'au moins jusqu'au moment où nous entrerons en contact
avec Amadou Cheikou, tout danger est conjuré quant à
l'hostilité des habitants.
Les îles qui parsèment le fleuve sont peuplées de Kour-
teyes et de Ouagobés. C'est à cette dernière race qu'appar-
tiennent les habitants de Zinder, et pas du tout à la race
songhaï. Leur nom indique clairement que ce sont des Sonin-
kés, des parents, par conséquent, de nos laptots. Sarakolais,
Markas, Dalins, etc., sont en effet les diverses appellations,
suivant les pays, des Soninkés. Le fait paraîtra surprenant
d'abord, de trouver, à une si grande distance du bassin du
Sénégal, une population qui passe pour y avoir son habitat;
mais nous devions, plus près encore de Say, rencontrer une
autre tribu de même origine, les Sillabés, pour lesquels on
ne peut en aucune façon hésiter, car ils ont conservé la
langue de leurs ancêtres.
Quelques kilomètres avant Zinder, le fleuve redevient
rocheux et difficile, du moins dans les bras où nos guides
nous ont conduits, en nous faisant sans cesse appuyer vers
la rive gauche.
J'ai tout lieu de croire qu'il y a, près du village lui-même,
un meilleur chenal, mais on nous le fit éviter.
Le 28 au soir, nous voyons par notre travers les cases
journaux et le Bulletin du Comité de l'Afrique française, et qui laisser^ent
croire que Farca est dans la banlieue de notre dernier poste soudanais.
Notre expédition se trouverait alors réduite à des résultats vraiment bien
minces. Suum eut que.
Au sujet de la reconnaissance de notre protectorat par les habitants de
Farca, il a dû se produire une grosse erreur d'interprétation pour le moins.
Les lecteurs ont pu se rendre compte que, malheureusement, notre influence
ne s'étendait pas aussi loin. L'attitude hostile des gens de Zinder, parents
et suzerains de ceux de F'arca, et qui ont attaqué le capitaine Toutée,
aurait pu suffire à le lui prouver à lui-même.
DE FAFA A SAV. 361
ider, et une députalion du village nous apporte des
Je manifeste l'intention d'aller rendre visite au chef;
n détourne d'abord sous divers prétextes; j'insiste, et
is cette réponse : n Viens si tu veux ; mais si tu désires
:tre agréable, ne viens pas. Nous le savons main-
, tu ne veux pas nous faire de mal; mais le dernier
passé ici a tué beaucoup de monde ; les mères , les
5 des morts auront leur peine renouvelée, si elles te
et ou non, le prétexte me parait respectable. Nous
d'ailleurs frisé de si près la guerre avec Zinder et les
;gs, que cela me rend extrêmement prudent. Je ne
donc pas Zinder, mais du moins ceux qui viendront
nous pourront se recommander de notre souvenir, et
rront pas, de notre faute, les dangers auxquels nous
échappé.
202 SUR LE NIGER EX AU PAYS DES TOUAREGS.
En dessous de Zinder, le fleuve redevient désespérant.
Après avoir fait péniblement quinze cents mètres, nous trou-
vons de nouveaux guides qui nous attendent (on a hâte de
nous voir partis). « Je ne sais pas comment nous passe-
rons », dit Digui. Nous nous en tirons encore; VAube trouve
pourtant le moyen de racler un caillou, mais doucement.
Dans la journée, nous avons fait, en tout, sept kilomètres.
Le lundi 30 est encore fertile en émotions. \^\4ube s'échoue
trois fois, dont la dernière sérieusement, au passage de
Kokoro. Décidément nous n'en finirons jamais! Le pauvre
chaland a trois planches du fond cassées et fait de Teau
comme un panier.
Les rives sont superbes. Partout de gros villages , de
magnifiques cultures de mil. Toutes les îles sont recouvertes
d'une couche d'humus excessivement gras, qui sent très
mauvais d'ailleurs , mais dont les indigènes ont fait des
champs fertiles.
Au mouillage, nous trouvons notre vieil ami, le forgeron
de Bokar Ouandieïdou. Lui-même, paraît-il, aurait voulu
nous rendre visite et nous a attendus jusqu'à hier. Amadou
a essayé une dernière fois de le tourner contre nous; il lui a
envoyé des courriers pour le presser de nous attaquer ; mais
Bokar a répondu qu'aux ordres de Madidou, il n'avait qu'à
obéir.
La journée du 3 1 commence par un nouvel échouage de
VAube, puis le fleuve devient parfait, comme nous ne l'avons
pas vu depuis longtemps. Quelques petits cailloux à peine,
juste de quoi rompre la monotonie du voyage.
Mais cela ne peut durer, les écueils se multiplient, et
c'est au tour du Davoust de se jeter à toute vitesse sur une
pointe, sans se trouer toutefois, mais il s'en est fallu d'un
rien. Nous passons devant le gros village, ou plutôt la grosse
agglomération de villages de Malo, dix mille habitants peut-
DE FAFA A SAY. 263.
être, et nous couchons un peu au delà d'Azemay , avant un
passage difficile qui demande à être reconnu. Nous avons
fait vingt-cinq kilomètres. Une belle journée!
Nous rencontrons au mouillage un nommé Ousman, de
Say. Il est venu, dit-il, voir un de ses parents, mais s'in-
quiète surtout de nos intentions à l'égard d'Amadou; il nous-
demande passage à bord.
La chaleur commence à être cruelle : rester toute une
journée debout, les yeux fixés sur la page blanche du cahier
d'hydrographie , sans compter les émotions des passages ,
devient vraiment pénible. Nous nous consolons en pensant
au repos prochain, à Say. Je ne partage pourtant pas toute
la confiance de mes compagnons et surtout de Taburet,
toujours optimiste; il rêve de lait par calebasses, d'œufs par
monceaux , et se livre déjà à des châteaux en Espagne
culinaires. Or, toutes les fois que nous nous sommes atten-
dus à un accueil excellent , il a fallu en rabattre , et c'est
précisément là où nous nous sommes défiés des populations
qu'elles ont été le plus accueillantes. Le souvenir de Zinder
est encore présent pour le prouver : notre prédécesseur a dit
et écrit qu'il y avait été reçu en libérateur ; nous avons ,
nous, manqué d'y trouver le terme fatal de notre voyage.
Nous atteignons, le i" avril, Sansan-Haoussa, vers deux
heures. C'est un très gros village, et cependant nous éprou-
vons une désillusion. Nous nous attendions à voir une ville
avec tata ou mur en terre (Sansan veut dire enceinte for-
tifiée). Il y a bien une enceinte, mais elle est en paille. En
paille également sont les maisons. Mais les greniers à mil
sont superbes. Nous sonmies mouillés en face de l'emplace-
ment du marché, et il a lieu, paraît-il, le lendemain. Le chef
du village vient nous voir ; c'est un Kourteye ; il nous fera
conduire chez le chef de sa tribu, un peu plus bas, à Sorbo.
a64 SfR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Après une nuit où, par extraordinaire, nous n'entendons
pas mugir de rapide, nous allons mouiller sur la rive gauche,
au village même. Nous sommes vite entourés d'une foule
d'hommes, de femmes et d'entants; ceux-ci et celles-là mar-
quent une confiance dont nous sommes déshabitués depuis
quelque temps ; les malades affluent chez Taburet ; les mar-
chands d'ivoire et de plumes d'autruche accourent. Les
plumes sont pourtant relativement chères , une belle dé-
pouille complète vaut 250,000 cauris, près de 75 francs. Il
est arrivé, nous dit-on, une caravane de Rhat qui a beau-
coup fait monter les prix. Effectivement, un petit Rhatien
d'une douzaine d'années vient nous voir, et s'entretient lon-
guement en arabe avec le Père Hacquart. Il fait confec-
tionner, par le marabout de sa caravane, un gris-gris pour
nous protéger dans les rapides à venir.
Nous trouvons, pour la première fois depuis Gao, la pré-
cieuse noix de Kola, si goûtée de nos noirs, et je leur fais
DE FAFA A SAY. 265
le plus grand plaisir en mon pouvoir en leur en distribuant
une bonne quantité. La noix vaut 150 cauris, soit environ
trois sous.
On recommence ici, comme on le voit, à parler des cauris,
ces coquillages qui constituent la monnaie usuelle depuis les
sources du Niger jusqu'à Tombouctou. On sait que ce sont
de petites coquilles univalves ; elles viennent de la côte est
africaine.
Nous allons avec le Père Hacquart rendre au chef de village
sa visite de la veille. Il paraît peu désireux de nous voir trop
longtemps séjourner dans son pays. Il a peur. Pourquoi? Les
Toucouleurs, dont nous reconnaissons, à n'en pas douter,
de nombreux représentants dans le village, doivent le tra-
vailler ferme contre nous.
Deux individus viennent nous demander passage : l'un
est un Peul de Moumi (Massina) fixé dans ce pays-ci depuis
neuf ans; il se nomme Mamadou. Nous devions avoir sou-
vent affaire à lui durant notre séjour à Say.
L'autre est Toucouleur ; il s'appelle Sulcyman, parle ouolof,
et a suivi Amadou Cheikou dans son exode, de Nioro jusqu'à
Dounga. C'est un vieux, sourd, l'air pas très intelligent. Il
nous expose qu'en récompense de sa longue fidélité. Amadou
lui a pris son fusil, son seul bien, pour le donner à un de ses
sofas (captifs militaires). Ce dernier malheur l'a dégoûté de
la guerre sainte, où, dit-il, on gagne plus de coups que de
bénéfice, et il veut rentrer en nous accompagnant dans son
pays, le Fouta sénégalais, dont le chef actuel est un de ses
parents.
Il ne sait pas ce que nous venons chercher, il ne sait pas
quel est notre chemin de retour. Rien ne peut, mieux que
ce fait, montrer la confiance que nous inspirons, même à nos
pires ennemis.
Au premier abord, je me défiai de Suleyman, peut-être
266 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
espion, peut-être traître destiné à détourner nos hommes de
leur devoir. Cependant , tout en me promettant de le sur-
veiller de près, j'acceptai de l'emmener, en lui tenant un
discours à peu près ainsi conçu : « Je ne sais si tu es men-
teur ou de bonne foi. Tes parents sont généralement traîtres
et trompeurs, et ce n'est pas une recommandation pour toi
que d'appartenir à la race toucouleur. Cependant, je ne veux
pas supposer le mal peut-être à tort. Viens avec nous, tu
seras traité comme mes propres hommes. Si nous sommes
dans l'abondance, tu en auras ta part; si nous manquons du
nécessaire, tu te serreras, comme tout le monde, le ventre
avec une corde. Mais si jamais tu nous trompes, ta tête ne
restera pas un instant sur tes épaules. Tu es prévenu, va-
t'en si tu veux, reste s'il te plaît. »
Et j'ajoute que Suleyman le Toucouleur, ou, comme on
l'appela tout de suite, Suleyman Foutanké, nous fut tou-
jours fidèle. Je l'ai ramené à Saint-Louis, et il jouit en ce
moment, dans son village natal, d'un repos qui doit lui pa-
raître doux, après trente ans de vie errante.
Nous partons le 2 dans l'après-midi, et le soir nous couchons
non loin de Sorbo, où nous devons voir le chef des Kourteves.
Nous y arrivons le lendemain et y passons la matinée.
Nous sommes très bien reçus par le chef, Yousouf Ousman.
Ne lui dites pas que j'ai révélé son état civil à mes compa-
triotes, car chez les Kourteyes, c'est une grande inconve-
nance d'appeler quelqu'un par son nom. Pareille superstition
existe pour les chefs, dans les pays bambaras du haut Niger,
où j'ai pu l'observer.
Yousouf est un homme grand et avenant , de quarante-
cinq ans environ , qui a succédé tout dernièrement à son
père. Au moment de notre arrivée, il était malade, atteint
d'une conjonctivite. Taburet le soigna, le guérit, et con-
tribua à nous mettre dans ses bonnes grâces.
DE FAFA A SAY. 267
L'ancien chef a été grand ami d'Amadou, lui a fourni des
pirogues pour traverser le fleuve, et si les Toucouleurs ont
réussi à asseoir leur autorité sur les pays arrachés aux
Djermas de Karma et de Dounga, ils le lui doivent en
partie.
Mais Yousouf , et il ne le cache pas , commence à s'in-
quiéter de l'avenir. Autant qu'il l'a pu sans se compromettre
trop ouvertement, il a cherché à nous être utile. Si jamais
nous venons chasser Amadou des environs de Say, ce que
j'espère, nous trouverons certainement des auxiliaires dans
les Kourteyes.
Il nous donna pour guide, avec charge de nous conduire à
Say, son propre chef de captifs, Hugo, excellent homme et
bon pilote. Inutile de dire que nous le baptisâmes irrespec-
tueusement : Victor.
Rassurés sur ce point qui m'inquiétait, certains d'avoir un
guide pour Say, nous allons coucher, après une navigation
facile, près du village de Koutoukolé.
Le 3, nous passons devant Karma. Nous sommes chez les
Toucouleurs. De tous côtés, on nous signale par des feux;
le tabala (tambour de guerre) bat à notre approche. Un
groupe de cavaliers nous suit et nous observe. Mais le fleuve
est maintenant commode : un dernier rapide, celui de Boubo,
que nous franchissons le même soir, et il n'y a plus devant
nous que quelques roches faciles à éviter.
Boubo, en face duquel nous couchons, est, comme Karma,
sous l'autorité directe d'Ali Bouri, cet ancien chef ouolof
qui, chassé du Cayor par les Français, est allé chercher un
refuge à Nioro, auprès d'Amadou, dont il a suivi la fortune.
C'est à tort que le capitaine Toutée l'a cru tué dans l'atta-
que de Kompa, au moment de son passage. Ali Bouri, tou-
jours vivant, malheureusement pour nous, se trouve, nous
dit-on, dans le pays de Sorgoé, proche des terrains de par-
268 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
cours des Kel Ghercss. Il y travaille à créer des partisans à
Amadou.
En face de notre mouilla^re, sur la rive droite, Bokar
Ouandieïdou s'est battu l'an dernier avec les Foutankés. et
leur a infligé une défaite sérieuse. Plus de deux cents des
guerriers d'Amadou sont encore, à l'heure actuelle, prison-
niers du chef touareg. Malheureusement, après l'affaire de
Zinder, le chef de Say a réussi à réconcilier les deux enne-
mis, et nous avons vu que cette entente avait failli se réa-
liser à nos dépens.
Le dimanche 5 avril, c'est Pâques. Le Père Hacquart
nous dit la messe, et nous déliions, sur un fleuve charmant,
précédés par la pirogue de Hugo qui nous guide, devant de
gros villages appartenant tous aux chefs de guerre d'Ama-
dou. Nous couchons en face de Saga.
Demain nous dépasserons Dounga, le village d'Amadou.
DE FAFA A SAY. 269
Par un sentiment de coquetterie, je fais tout ranger à bord.
Nos mâts, qui avaient été abattus pour donner moins de
prise au vent, se relèvent, couronnés du pavillon tricolore,
et nous voilà en route.
Notre brave Hugo n'est pas partisan des démonstrations :
(c Qu'est-ce que tu vas faire sur la rive gauche ? Ne peux-tu
pas me suivre et passer à droite, où tu ne crains rien? Quand
tu auras reçu des coups de fusil, tu seras bien avancé.
D'ailleurs, si tu ne me suis pas exactement, qui te mon-
trera les cailloux ? »
Mais il nous a dit la veille qu'il n'y avait plus d'écueils
jusqu'à Say. Nous le laissons donc suivre tout seul sa rive
droite et nous défilons devant Dounga, à cent mètres de la
rive.
Un groupe d'une vingtaine de cavaliers nous suit depuis
le matin ; il s'arrête devant le débarcadère du village ; les
Foutankés dessellent leurs chevaux et les font boire. Sur la
hauteur où domine le village , un millier de guerriers se
presse en un bataillon carré.
Tous gardent un calme absolu : pas un cri, pas une
menace. Nous passons très doucement, entraînés par le cou-
rant, faisant fière mine; mes ennemis sent, de leur côté,
vraiment très dignes; bref, c'est un peu l'attitude prêtée
aux chiens de faïence, quand ils se regardent.
Quoi qu'il en soit, je devais m'applaudir d'avoir, en quel-
que sorte, offert le combat aux Toucouleurs, leur laissant la
liberté de l'accepter ou non. Cela paraissait une bravade et
l'était peut-être un peu; mais vieux combattant du Soudan,
collaborateur pour ma faible part des Galliéni et des Ar-
chinard, j'aurais préféré courir tous les risques que de laisser
penser aux Toucouleurs, nos ennemis historiques, que je les
craignais. Cette attitude nous donna, plus tard, un ascen-
dant dont nous eûmes besoin.
Quarante kilomètres, et nous couchons à côté de Say,
270 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
assez près pour en distinguer les arbres; le lendemain
nous atteignons la ville , objet de nos désirs depuis si
longtemps.
Say est un village relativement grand, mais loin pourtant
d'avoir l'importance qu'on lui a quelquefois donnée. Des
cases en paille, recouvertes d'un toit pointu, entourées de
palissades également en paille, le composent; une seule
maison en terre, le vestibule d'entrée du chef.
Le fleuve coule à l'est de la ville. A l'ouest est une dé-
pression, prairies en saison sèche, marais durant l'hivernage.
Nous prenons un premier mouillage , puis , comme des
odeurs nauséabondes s'exhalent des tas d'ordures bordant
le fleuve, nous allons nous établir à l'extrémité sud du vil-
lage, où la rive est plus propre.
Nos passagers sont allés annoncer notre arrivée, et bientôt
nous recevons la visite du vieil Abdou, qui commande les
captifs du chef de Say. Baud et Vermesch ont eu affaire à
lui et nous l'ont recommandé ; Monteil en parle aussi. Il
paraît un très brave homme.
Après l'échange obligé des politesses, je lui demande à
rendre visite à son maître, Amadou Satourou, connu géné-
ralement sous le nom de Modibo (lettré, savant). Il s'en re-
tourne porter mes paroles, et nous attendons longtemps,
longtemps.
L^impatience nous grille; mais j'ai de mauvais pressenti-
ments, surtout en voyant tant tarder la réponse.
Cependant , le Modibo a signé traités sur traités avec
Monteil, avec Baud et Decœur, avec Toutée; mais je sais
trop combien peu un instrument diplomatique , tel qu'un
traité, engage un noir, pour m'y fier absolument.
Les musulmans sont en général, je parle des chefs et des
marabouts du moins , menteurs et de mauvaise foi. Il )' ^
DE FAFA A SAY. 271
cent manières, y compris la restriction mentale, de jurer sur
le Coran sans être en rien tenu. Aurait-on été entièrement
de bonne foi, le Prophète n'enseigne-t-il pas qu'on rachète
un serment violé par quatre jours de jeûne?
Si, même lorsqu'ils s'engagent ^7 leur manière^ les musul-
mans sont aussi fourbes, qu'est-ce que cela doit être lors-
qu'ils emploient des moyens qui ne leur sont pas coutu-
miers, des moyens qui n'ont pour eux aucune valeur morale?
Parmi ceux-ci, je tiens au premier chef les traités en tant
d'articles que nous passons avec eux.
Pour prendre patience, on fait la causette avec un mara-
bout kourteye qui vient nous dire bonjour. Il lit la lettre de
Madidou difficilement, mais avec intérêt. Je lui demande si
c'est l'habitude du Modibo de faire ainsi poser les visiteurs.
« Oui, me répond-il, c'est pour se donner plus d'importance,
mais tu le verras quand la chaleur sera tombée. »
Nous patientons donc, et, en effet, vers cinq heures,
Amadou Satourou m'envoie chercher. Que de protocoles!
Selon mon habitude constante, je vais chez le chef sans
armes, accompagné seulement de Suleyman et de Tierno
Abdoulaye.
On nous fait d'abord faire antichambre dans la case en
terre dont j'ai parlé; les murs en sont creusés à l'intérieur
de centaines de petites niches qu'on dirait faites pour un
pigeonnier.
Enfin, Sa Majesté consent à nous faire introduire.
Ni beau, ni sympathique, ni propre, le a Roi » de Say.
C'est un gros homme aux yeux chassieux toujours fuyants,
\ine sorte de poussah nègre. 11 est accroupi sur un lit en
tiges de palmier, drapé dans une couverture du pays dont la
couleur est difficile à distinguer sous une couche de crasse.
Une trentaine d'hommes armés l'entourent. A sa gauche
se tient son chef de captifs, Abdou ; à sa droite, un grand
272 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
vieillard sec qu'on me dit être le cadi du village, puis, à ma
forte et désagréable surprise, quantité de Toucouleurs. Su-
leyman, Abdoulaye surtout, qui les ont reconnus, échangent
avec moi un regard anxieux. Dès lors, je sens que mes
appréhensions étaient fondées. Je m'assieds toutefois de lair
le plus tranquille, sur un mortier en bois renversé, et je
commence mon discours :
VUE DE SA Y
« Le sultan des Français te salue, le chef du Soudan te
salue , etc. Nous venons de Tombouctou. Partout nous
sommes passés avec la paix. Nous sommes maintenant fati-
gués, le fleuve est bas; conformément aux conventions que
tu as conclues avec nous, nous te demandons l'hospitalité
pour nous reposer, pour réparer nos embarcations trouées
par les rocs ; il me faudrait aussi un courrier pour prévenir,
à Bandiagara, nos parents que nous sommes arrivés à bon
port. Tout ce dont nous avons besoin pour notre existence
sera, d'ailleurs, payé à tes gens, selon des prix librement
DE FAFA A SAY. 273
consentis. Je désire enfin aller voir Ibrahim Galadjo, ton
ami, le nôtre.
c( — Im|)ossible, répond le Modibo. Galadjo n'est pas en
ce moment dans sa capitale, il rassemble une colonne; puis,
tu n'aurais pas le temps de faire ce voyage.
« — Ah ! et pourquoi?
(I — Parce que , comme tes prédécesseurs , tu ne dois
passer ici que quatre ou cinq jours au plus : c'est l'habitude. »
S'il me restait une illusion, elle m'aurait été vite enlevée.
D'ailleurs, l'aspect de l'assistance ne me permet, ni de douter
de ses sentiments , ni d'ignorer ceux qui ont fait le coup :
les Toucouleurs ricanent et agitent leurs fusils d'un air hos-
tile. Seul, Abdou veut parler en notre faveur, mais le Modibo
lui impose silence et le cadi fait chorus contre nous. Un
griot commence un chant dont les quelques mots que je
saisis ne sont guère à notre louange. Cela paraît devoir se
gâter tout à fait.
Que faire? Je l'ai dit, nous étions rendus, épuisés, le fleuve
était à demi sec, les bateaux avariés. Pourtant, il ne nous
aurait pas été impossible , — mon Dieu , quand on a déjà
tant fait le Juif errant, un peu plus, un peu moins, n'est pas
pour embarrasser, — il ne nous aurait pas été impossible de
poursuivre encore pendant une centaine de kilomètres ,
d'aller chercher en d'autres pays un accueil plus hospitalier,
et d'y passer la mauvaise saison, rapprochés d'autant de
notre objectif ultérieur, Boussa et les bouches du fleuve.
Une chose dicta ma conduite, — et je me rends cette jus-
tice que j'eus la décision prompte, — le souci d'accomplir à
la lettre , militairement , les dernières instructions reçues
avant le départ. Ces instructions, les voici :
« Bamako de Saint-Louis, n" 5074.^ Dépôt le 23 novembre
à 4 h. 30 du soir. — Prendrai mesures pour que vous
trouviez instructions complémentaires à Say, Dans le cas
0^ circonstances imprévues feraient qu^ elles ne seraient pas
274 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
parvenues à votre arrivée en ce point ^ vous les attendries. »
On voit que c'était net, clair, précis. Evidemment, de
pareils ordres ne pouvaient venir que de l'ignorance où on
était en France de l'état des choses à Say, sinon ils eussent
été ridicules. Evidemment encore, un ordre n'est impératif
que si celui qui le donne sait, au moment de l'exécution, la
situation exacte où se trouve celui qui doit l'exécuter.
Mais il pouvait d'autre part arriver, — cela s'est rare-
ment vu en politique coloniale, mais se verra peut-être un
jour, — que notre présence à Say fût reliée à un plan d'en-
semble d'opérations dans la boucle du Niger ou par le Da-
homey. Cela n'était pas, il est presque inutile de le dire;
mais j'étais autorisé à le penser; je n'avais pas, en tout cas.
le droit de croire le contraire.
Donc, envers et contre tout et tous, je me décidai à
rester.
Ah! si nous étions partis un an plus tôt, si M. Grodet ne
nous avait pas arrêtés, retenus au Soudan, si nous avions
accompli à Say notre jonction avec la mission Decœur-Baud,
ou même avec l'expédition Toutée, que les choses auraient
été changées !
Si même on avait voulu, mais voulu sérieusement, nous
faire parvenir les instructions annoncées , et qu'on eût en-
voyé, soit du Dahomey, soit de Bandiagara, une petite mis-
sion, une petite troupe, chargée de nous les porter, je suis
convaincu qu'à l'heure actuelle Amadou Satourou serait en
fuite comme Amadou Cheikou, que le Niger vers Say serait
purgé des marchands d'esclaves. Tous ces bandits, aussi
lâches que cruels et pillards, se seraient enfuis au premier
bruit d'un mouvement des Français vers leur pays.
Il devait en être autrement, voilà tout. L'instant n'est
pas de récriminer. Je me considérerais même comme très
heureux si ce qui nous est arrivé servait d'exemple, et em*
DE FAFA A SAY. 275
péchait à l'avenir d'abandonner sans ordres les missions
qu'on a lancées, généralement d'ailleurs d'assez mauvaise
grâce, au cœur du continent africain. On semble trop sou-
vent les oublier jusqu'au jour où parvient la nouvelle qu'elles
ont rejoint la limite des pays civilisés, après un raid quel-
quefois plus glorieux que productif, — à moins qu'elles
n'aient péri, quelque part, sur la terre des noirs.
Vouloir demeurer, c'était bien; restait à le pouvoir.
Nous étions exactement vingt-neuf, cinq blancs et vingt-
quatre noirs, plus trois enfants, les domestiques de Bluzet,
du père et de Taburet , et le Toucouleur Suleyman , sur
lequel on ne pouvait provisoirement beaucoup compter.
C'était peu contre les cinq cents fusils d'Amadou et de ses
Toucouleurs ou Foutankés, comme on les appelle plus sou-
vent, contre les gens de Say et tous ceux qui plus ou moins
dépendaient du Modibo.
11 m'est arrivé quelquefois, à certains de mes lecteurs
sans doute aussi, de jouer au poker.
On sait que l'habileté consiste, lorsqu'on n'a rien ou pas
grand'chose dans son jeu, à faire croire à l'adversaire qu'on
est au contraire amplement fourni : cela s'appelle le bluff.
Si ma bourse a parfois souffert de ce jeu américain, du moins
devait-il me servir en l'appliquant à la politique.
Et je le fis... énergiquement.
Si jamais homme s'en est allé dîner après avoir reçu une
poignée de sottises^ c'est bien le Modibo en ce 7 avril, date
de notre entrevue.
« Voilà sept ans que je vis avec les noirs, je connais ce
fleuve qui coule devant ton village depuis l'endroit où il sort
de terre, je suis allé encore dans beaucoup de pays, j'ai
connu Amadou Cheikou, qui est un grand menteur (tête des
Toucouleurs de l'assistance), et son fils Madani qui ne vau
P21S mieux que lui.
276 SUR LE NMGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
« Mais je dois avouer que nulle part je n'ai rien vu de
comparable à ce que je vois aujourd'hui,
o Nos parents sont venus ici, les uns seuls, les autres
avec des soldats r tous t'ont gorgé de cadeaux. Tu as pro-
mis, juré alliance avec nous, Français; aujourd'hui tu trahis
ta parole, c'est bien ! Mon sultan, qui est un vrai sultan, et
non un mauvais chef comme toi qui t'allonges sur une cou-
verture pourrie dans une case sale, a bien voulu te compter
comme de ses acnis ; il t'a fait un trop grand honneur. Tu es
plus vil que les animaux immondes dont votre prophète dé-
fend la chair. Ecoute ce que je te dis : Mon chef m'a com-
mandé de rester ici, et j'y resterai, un jour si je veux, un an
si je veux, dix ans si je veux. Nous ne sommes que trentei
vous êtes nombreux comme les grains de sable : essayez'''
nous chasser. Je ne commence pas moi-même la guend
parce que mon chef me l'a défendu ; mais commencez, vousp
DE FAFA A SAY. 277
et vous verrez. Nous avons pour nous Dieu, qui punit les
parjures; il me suffit, je ne vous crains pas. Adieu, nous
allons chercher, pour nous établir, un endroit où il n'y ait
que des bêtes : dans ce pays, elles sont meilleures que les
hommes. Fais ta colonne et viens me chasser — si tu le
peux toutefois. »
Suleyman était un interprète précieux lorsqu'il avait de
pareils discours à traduire. Le brave garçon, d'humeur peu
amène, répugnait aux belles phrases flatteuses et souvent
les écourtait; mais lorsqu'on lui faisait traduire quelque
chose dans le genre du discours que je viens de citer, de
quel cœur il y allait! Il y aurait plutôt ajouté de son cru.
Aussi, sous cette apostrophe véhémente, le Modibo resta-
t-il aplati, et avec lui son entourage. Quels grisgris, quels
fétiches ne devaient pas avoir ces infidèles, ces blancs mau-
dits, pour se permettre une pareille audace, seuls, sans
armes, au milieu de trente fusils?
II importait pourtant de ne pas laisser le temps à notre
hôte déloyal de revenir de sa stupeur. Nous filâmes — à
l'anglaise — et je crois que nous fîmes bien de ne pas nous
attarder trop. Ce ne fut pas, pour ma part, sans une cer-
taine satisfaction que, franchis les deux à trois cents mètres
qui nous séparaient du fleuve, je vis flotter les pavillons de
nos bateaux.
Mais ce qui ne se peut décrire, c'est la mine déconfite de
tout mon monde lorsque, arrivé en coup de vent et de l'hu-
meur que l'on conçoit, au milieu des tentes déjà dressées,
des cuisines préparées, je dis : « Ramassez tout ça, bonne
garde, et parés à partir! »
Adieu la bonne chère, notre installation en sûreté. C^était
la veille, les quarts de nuit à reprendre, l'attention de tous
instants. Pour nos laptots, dont quelques-uns avaient déjà
lié connaissance avec les citoyennes de Say, c'était aussi la
27« SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
perspective d'amours avec de noires Vénus qui s'enfuyait,
et, dame! quatre mois de vie cénobitique commençaient à
leur peser.
Une nuit pendant laquelle nous fûmes tout yeux et
oreilles, et qui fut une nuit blanche pour moi, me permit de
prendre un parti. Je voulais séjourner à Say coûte que
coûte; le mieux était, tout en restant des animaux aquati-
ques, gardés par notre Niger, d'étendre un peu la surface
des ponts de nos bateaux, réellement étroite pour notre
commodité. Une île ferait donc notre affaire. II fut convenu
que le lendemain nous partirions à sa recherche.
Dans la matinée du S. .-\bdou essaya d'opérer un rappro-
chement. Le pauvre diable y perdit son temps et ses parole;-
C'e^t le seul homme de Sav qui, dans son for intérieur, eut
pour nous quelque sympathie, et il le prouva : jamais il ne
se inèla des intrigues incohérentes qui occupèrent notre
temps durant cinq mois et demi; jamais nous ne le revûne?;
jamais il ne revint mendier quelque cadeau, comme les ma-
rabouts faux et faméliques qui forment la pseudo-cour de
son chef : l'esclave valait mieux que le maître.
I.e 8, à midi, chargeant mentalement Say de toutes les
malédictions que méritait sa conduite, assez navré toute-
fois de nos espérances déçues, je commandai : Pousse! et
unt' fois encore les eaux du Niger nous emportèrent.
CHAPITRE VII
Sl':jOL"R A SAV.
Bientôt, on aperçoit, à un dûtour du lleuve, un bouquet
d'arbres, dans une île qui semble faite exprès pour nous.
On accoste, on dresse les tentes.
Le propre d'une île, c'est d'être entourée d'eau de tous
côtés. La nôtre n'y manque point, du moins pour l'instant.
A gauche, en regardant l'aval du fleuve, coule le grand bras,
le plus profond, mais où les cailloux affleurent déjà, se de-
vinent; à main droite, un bras moindre, barré en tête par
un rapide; puis s'enfonçant dans les terres, sur la droite
extrême, un tout petit embranchement allant, à gros cou-
rant, rejoindre le lit principal je ne sais où.
Notre île a deux cents mètres de long sur quarante de
large; en amont, elle est formée d'un banc rocheux, pro-
longé à l'aval par des terrains bas d'alluvions. Tout cela est
28o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
hérissé de termitières, désertes en avril. Quelques beaux
tamariniers très élevés , peu touflfuâ , et d'autres arbres à
gros troncs, à feuillage maigre, à bois dense, nous ombra-
gent. Avec ces termitières, ces cailloux, ces arbres tortus et
décharnés, notre tlot, quand nous y abordons, a l'aspect
sauvage et désolé.
Le site toutefois n'est pas laid. Sur la rive gauche, tout
• à fait déserte, les terrains d'inondation ne s'étendent guère
en profondeur; tout près s'élèvent des collines boisées, par-
fois même la rive tombe à pic dans le fleuve. Presque en face
de nous, une grande falaise, blanche de guano ou de calcaire,
serait tout à fait propice à l'établissement d'un poste durable.
Dénudée, elle fait tache sur la verdure; et, du soir au matin,
du crépuscule au lever du soleil, d'immenses bandes de
grands singes noirs viennent y tenir « palabre », comme des
nègres. Souvent, la nuit, leurs cris, presque humains, nous
effrayèrent, mirent en éveil les factionnaires.
Toute cette rive gourma, de Kibtachi jusqu'aux villages
des Toucouleurs en amont, est déserte et mal famée. Quel-
quefois nous y voyons passer des rôdeurs armés de flèches,
en quête de captifs à voler, ou bien des biches y viennent
boire. La rive droite est plus gaie. En face de nous se montre
Talibia, petit village de culture de Say. On distingue les
pignons de ses cases pointues, entourées de palissades et de
saniés (i). Quand le mil fut haut, ces toitures disparurent
dans la verdure , formant un coin riant de paysage. Les
femmes puisent l'eau sur la berge, ou se baignent dans le
bras du fleuve. Les jours de marché à Say, les vendredis,
c'est grand tralala à Talibia : hommes, femmes, enfants, dès
le matin, partent pour la ville comme nos maraîchers, avec,
sur la tête, le beurre, les nattes, tout le travail de la semaine.
En amont de Talibia et du confluent du troisième bras,
(i) Clôtures de nattes.
SÉJOUR A SAY. aSi
la futaie s'épaissit, devient touffue, impénétrable. Une petite
route suit la rive, à travers les hautes herbes, et ce fut, pen-
dant notre long séjour, la quotidienne distraction du matin, .
d'interroger, de la pointe de notre île, cette voyette, par
laquelle seulement nous arrivaient pêle-mêle rois, ambassa-
deurs, marabouts, vendeuses, ou... hétaïres de marque, tous
personnages que nous vous présenterons tout à l'heure.
Notre île était déserte. Les gens de Talibia y faisaient
bien, avant notre passage, des lougans, des champs de mil;
mais jamais ils n'y habitaient, jamais même ils n'y passaient
la nuit. C'est qu'elle avait très mauvaise réputation. Des
diables la hantaient, des diables horribles, qui, dès le coucher
du soleil, sous forme de grands singes fantastiques, grim-
paient aux tamariniers et se livraient dans l'ombre à un
sabbat d'enfer.
Sans faire intervenir le surnaturel, il est certain que des
282 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS,
gens attardés dans l'île ou sur la rive gauche n'ont jamais
reparu. Peut-être bien des Djermankobès pillards les ont-ils
faits captifs, à moins que les hyènes ou les lions... !
Toujours est-il que ces diables de Talibia, comme plus
tard ceux de Ouro et de Géba, nous furent propices. Tous
ces êtres-là, qu'ils soient de Koulikoro, du Débo, ou de Pon-
toise, sont cousins germains. Les nôtres étaient les esprits
du Niger. « Ils ne peuvent donc rien, expliquaient nos
Noirs, contre une mission dont le chef, ami de Souman-
gourou, le grand diable de Koulikoro, connaît le fleuve à sa
source, quand tout petit il sort de terre, là où personne ne
l'a vu. ))
J'imagine que, depuis notre départ, les indigènes de
Talibia n'ont pas fréquenté davantage l'île. Notre passage
n'a pas dû la réhabiliter, et il est probable qu'à présent
courent d'étranges bruits sur les esprits qui hantent nos
ruines.
C'était quelque chose que d'être dans une île. On était
garé des hyènes. Encore fallait-il mettre notre campement à
l'abri des Toucouleurs et de leurs amis.
La première défense que nous dressâmes, défense toute
morale, fut de baptiser notre demeure. En témoignage de
reconnaissance, on l'appela Fort-Archinard, et cela valait
bien des abatis. Ce nom était comme un bâton fétiche à deux
bouts : il donnait confiance à nos hommes, il effrayait su-
perstitieusement les Toucouleurs. Il n'est pas, au Soudan,
un marabout, ni un tirailleur, ni un sofa de Samory, ni un
•
talibé d'Amadou, ni un ami, ni un ennemi de nos armes, qui
n'ait profondément gravé dans la mémoire, case peur, ou
case confiance, le nom du Colonel^ — le général Archinard
restera toujours au Soudan le « colonel », — à qui, légen-
dairement, jamais un village n'a résisté un jour entier.
Puis on fit dire partout, crier bien haut, ce nouveau bap-
SÉJOUR A SAY. 283
tême, pour que la nouvelle en parvînt, de bouche en bouche,
à Amadou.
Cela lui a sûrement donné de mauvais rêves.
A côté de la barrière morale, il en fallait une matérielle :
deux cents mètres sur quarante, c'est peu de surface, quand
il faut, à trente-cinq, y vivre, s'y créer son univers, mais
c'était déjà trop pour y établir une défense efficace.
Il était prudent de réduire le camp proprement dit à la
pointe nord de l'île. Entre six termitières, comme points
d'appui, on dressa des abatis. Tout était bon, les branches,
les souches, les épines, les broussailles. On fit tomber tous
les arbres qui couvraient le bas de l'île. Ce travail, par la
même occasion, dégageait le champ de tir, tout en appau-
vrissant le paysage. On nivela le terrain, on rasades termi-
tières, on monta deux canons. L'un en amont, sur une
énorme souche qui semblait là tout exprès , battait le pays
presque jusqu'à Say; l'autre, sur un gros tronc d'arbre,
qu'on enfonça solidement, tenait en respect l'aval. A côté
de chacun d'eux, des factionnaires restèrent en permanence.
Puis le pauvre ^liide fut délesté, tant bien que mal réparé,
aménagé à seize avirons, armé du canon-revolver du Da-
voust, prêt à marcher, pour l'attaque comme pour la défense,
jusqu'à Say, jusqu'à Dounga.
Bref, les premiers travaux urgents, fiévreusement entre-
pris, vigoureusement poussés, furent terminés en quelques
jours. Alors, en sécurité relative, on se mit avec entrain à la
construction du tata (i).
Bien que vous n'ayez peut-être jamais été maçon, vous
le deviendriez rapidement au Soudan, tout au moins à la
manière des nègres. Il n'y a ici ni pierres, ni chaux, ni
(i) Défense en terre dont sont entourés les villages de sédentaires, ou
réduit fortifié servant de résidence aux chefs.
284 SUR LE NIGKR HT AU PAYS DES TOUAREGS.
sable, mais seulement de l'eau, et de la terre plus ou moins
argileuse. Avec cela, il vous faut fabriquer les briques, le
mortier, le lait à crépir. L'argile est pétrie en la foulant aux
pieds, puis on en fait des toiifas (i), grosses boules que le
maçon, le barc, juxtapose horizontalement, entre deux cou-
ches de mortier. Quant à lui, « baré », il se tient à califour-
chon sur la crête, et chante, toujours le même motif, du
reste, tandis que des aides lui passent silencieusement les
toufas. Dans tous les pays du monde, les maçons sont gais,
comme les couvreurs et comme les oiseaux.
Notre meilleur maçon était un grand diable de Sarracolais,
nommé Samba Demba, le palefrenier de Suzanne la bicy-
clette. Quand il s'y mettait, on voyait le mur monter, mon-
ter. Kt cela nous rendait plus gais, car, avec le mur, gran-
dissait la sécurité.
Et puis... « quand le bâtiment va, tout va ».
Notre tata se composait d'un mur à tracé triangulaire,
ayant dix à quinze mètres sur chaque face. L'épaisseur de
son profil nous mettait à l'abri des balles des fusils de traite,
des fusils a bougnouls ». 11 était même à Tépreuve des
armes à tir rapide que les Anglais ont vendues jadis à notre
ennemi Samory. A deux mètres cinquante de hauteur étaient
ménagées une quarantaine de meurtrières, distribuées entre
les trois faces. Puis, adossés intérieurement au mur, des
contreforts, épais d'un mètre, servaient à la fois de ban-
quettes et de magasins à munitions. Cette construction sera
bien, un jour ou l'autre, si elle n'est pas réoccupée, lavée,
délayée par les tornades ; il s'y fera des éboulis et des brè-
ches; mais, longtemps encore, j'imagine, des ruines impo-
santes attesteront, en ce point du Niger, le séjour de la
mission française et notre occupation effective.
(i) Briques plates ou cylindriques.
SÉJOUR A SAV. a8s
Je ne sais plus quel roi de Ségou rendit son tata impre-
nable en en jetant les fondations sur des cadavres humains.
Faute de cette précaution, dont nous nous abstînmes, quel-
ques centaines d'iiommes bien déterminés auraient, à tout
moment, pu emporter d'assaut Fort-Archinard. J'im^ne
toutefois qu'il leur en aurait coûté gros.
Au sommet d'une termitière, au bout du plus long bambou
qu'on pût trouver, on hissa le pavillon tricolore.
Et dans cette île perdue d'Archinard, à plus de deux cents
lieues de tout être européen, en dépit du vieil .Amadou, et
du chef de Say, et de leurs menées, et des coalitions hos-
tiles, et du mortel hivernage, et des nostalgies déprimantes,
nous sommes restés, nous avons vécu cinq mois, nous nous
sommes fait respecter, nous, nos laptots, le nom français,
sous la garde du pavillon.
Le tata construit, il fallait un peu songer à notre confort.
286 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
puisque nous n'avions rien de mieux à faire. Bluzet, qui fut
déjà l'architecte du fort, entreprit la construction des cases.
Nous eûmes chacun notre palais, mais combien simple! Une
meule de foin creuse, de quatre mètres de diamètre, sou-
tenue par un piquet central. Des perches entrelacées consti-
tuaient la carcasse de la toiture ; un réseau de cordes for-
mait filet sur la paille. Une petite fenêtre était ménagée, un
trou, un « hublot », pour aérer sans donner prise à la pluie;
puis, une porte basse, orientée à contre des tornades.
Enfin, pour se garer des balles possibles, on édifia, à l'in-
térieur des cases, une murette de terre, haute de cinquante
centimètres (c'était à peu près là qu'affleuraient nos abdo-
mens pendant la nuit), et chacun s'ingénia à donner l'aspect
le plus confortable à sa meule creuse. Il faut être juste et
reconnaître que deux cases surtout brillaient par leur désor-
dre : la mienne et celle de Baudrv. C'était, chez ce dernier,
un capharnaûm de montres, d'instruments, de médicaments,
d'échantillons, d'objets d'échange et... de crapauds.
Chez le Père Hacquart, décoration très sobre : des images
de piété clouées au piquet central et, sur la murette, j'allais
dire dans un coin, un... cornet à pistons, qui fit plus tard
la joie du chef de Boussa, mais dont jamais, je Tavoue à
regret, nous n'entendîmes un son. Chez Bluzet, la note ar-
tistique dominait. Il y avait des tentures de velours à dix-
huit sous, un peu fripé, et des draperies indigènes. Dans la
case de Taburet, pharmacie en même temps, une odeur
épouvantable d'iodoforme, ou plutôt de tous les désinfectants
connus, et, précieusement gardé sur une caisse-table-com-
mode-étagère , dans une boîte en fer-blanc veuve de pal-
mers, un souvenir longtemps contemplé et qui ne le quit-
tait jamais, le portrait de la fiancée qu'il devait épouser au
retour.
Le jeune Fili Kanté, garçon de Bluzet, cuisinier en pied
de la mission, qui joignait à ses nombreuses qualités dômes-
SÉJOUR A SAY.
287
ques celle de forgeron et un peu celle de pitre, coiffa cha-
une de nos cases d'un chapeau pointu.
Apiès quelques tornades, elles le portaient sur l'oreille.
Les habitations des hommes étaient à peu près analo-
ues : il y en avait deux, une par bordée, plus spacieuses,
aturetlement, et rectangulaires. Puis on fit un grand ma-
asin étanche, où toutes nos richesses furent transportées,
.a paillette avant de VAuèe, piquée en terre, servit telle
uelle de refuge aux interprètes, marabouts, garçons et
utres irréguliers; on recouvrit le tout, dans la limite du
ossible, de toiles de tentes, de bâches.
Et nous voilà à l'abri — vous voyeï comment! — des
itempéries de l'hivernage et des balles des Toucouleurs.
Il n'était du reste que temps. Déjà nous avions reçu, sans
ite, quelques tornades. Nous possédions bien des tentes,
lais le mieux était encore, en entendant la bourrasque pré-
288 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
liminaire, à la vue de la fantasia des feuilles sèches sur la
rive gauche, de vêtir, au galop, son complet de cuir ou son
caoutchouc, et d'aller recevoir Touragan dehors, en lui pré-
sentant les épaules, tout en raidissant les haubans de sa
tente. C'était le seul moyen de ne pas la recevoir sur le dos
— la tente, mais pas la pluie.
Tout cela fut le travail d'un mois, d'un mois de dur labeur,
sans relâche pour aucun. Le matin, une bordée allait à la
paille ou au bois; l'autre gardait le camp et faisait monter le
tata. Un grand soulagement pour tous fut de voir la fin de
ces travaux, mais il n'allait pas sans une certaine appréhen-
sion d'ennui, comme en témoignent ces fragments de notes
de voyage :
« i6 mai, — Le tata est terminé, ce matin : les cases,
une salle pour manger, un gourbi de palabres pour nos ser-
viteurs, une cuisine, et un four qui ne servira guère. H
n'y a plus de gros œuvre à exécuter pour le poste. Suzanne
seule reste sans gîte. Dieu! que nous allons nous ennuyer! »
Certes oui, nous en avons eu, des jours d'ennui! Mais qui
n'en a pas, même à bord, même en garnison? Heureusement
encore avions-nous, pour rompre la monotonie des heures,
tout un petit monde en miniature qui s'était constitué autour
de nous, des hôtes assidus, des courtisans, des marchands
attitrés, des traîtres, et nous aurions pu, sur un signe,
avoir... le reste.
Passons aux présentations :
Deux hommes surtout jouèrent un rôle prépondérant dans
notre existence à Fort-Archinard : ce furent Ousman et le
PouUo.
Ousman était cet homme de Say, ce Koyrabero, qui nous
était venu attendre avant Sansan-Haoussa, sans doute pour
SÉJOUR A SAV. 389
lionner, et qui descendit jusqu'à Say sur le Davousl. Etre
gaire, sans intelligence et sans dignité, il garda, pendant
t notre séjour, un rôle ignoble et louche d'entremetteur,
ighaï mâtiné de Peul, il avait la duplicité du Peul, tout
conservant la bêtise du Songhaï. Physiquement assez
B^
lu diable, aux traits fins, d'un noir de corbeau, mais déjà
:, tuberculeux et lépreux, ce qui ne l'empêchait point de
18 donner la main trois fois au moins par jour.
[| venait souvent avec un marabout plus phtisique encore
î lui, nommé Ali.
Le Poullo, le Poullo Sîdibé, était un tout autre homme.
es grand, très maigre, assez clair de teint, il portait, un
290 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
peu sur Toreille, une chéchia superbement sale. Ses bras
levaient, agitaient, en des gestes de sémaphore, un grand
boubou en loques. Toujours l'air mystérieux et sibyllin, il
vous entraînait à part dans un coin, sur un tertre ou une
termitière, loin des oreilles indiscrètes, et vous contait, avec
le plus grand sérieux , les fausses nouvelles les plus invrai-
semblables, comme nous en aurons tout à rheure des spé-
cimens. Kt il faut signaler encore son sourire dégagé quand
on lui faisait amicalement remarquer ses tentatives d'ex-
ploitation : « Tant que tu seras là, me disait-il en riant, je
n'irai plus à mon champ, je ne soigne plus mon troupeau.
C'est toi ma vache à lait, c'est toi mon grand lougan. »
Celui-ci ne cachait pas son jeu. On pouvait du moins es-
pérer le tenir par l'intérêt.
Ces deux hommes, Ousman, le PouUo, avaient des qua-
lités communes : l'âpreté au cadeau et l'imperturbable sérieux
dans le mensonge. Mais, tandis que le Poullo opérait avec
l'allure d'un grand seigneur, un sourire entendu d'homme
supérieur, le chic que peut avoir un Peul qui s'est frotté
aux Touaregs, Ousman ne laissait percer que ses mauvais
instincts, sa veulerie, son avarice.
Tous deux avaient le monopole des nouvelles, presque tou-
jours fausses, ai-je dit, qu'on nous apportait du marché de
Say. Ils en prirent un autre, également très lucratif. C'était
l'introduction, la présentation d'envoyés plus ou moins au-
thentiques, plus ou moins intéressants, des chefs de village
ou de canton des environs. Au début, le Poullo — Khalifa
était son nom — opérait seul, et c'était pour nous la pre-
mière distraction matinale d'aller, montés sur la termitière
amont, interroger l'horizon. On distinguait — la chose man-
quait rarement — un point rouge qui s'avançait de notre côté.
u Vers huit heures, loin sur la lisière du bois, côté Say,
on aperçoit la maigre silhouette du Poullo Sidibé, son fez
sordide en équilibre instable. Il a derrière lui un monsieur à
SÉJOUR A SAV. 29t
bou blanc propre. Beau page, mon beau page, quelle
velle apportez?
Avec cet étonnant personnage, toutes les suppositions
t possibles. Je m'attends à le voir, un beau matin, nous
oncer, avec son geste très protocolaire d'introducteur
mbassadeurs : n Amadou Cheikou! » a l'Emir-el-Mou-
nin! » à moins que ce ne soit le Grand Turc, ou i/ie
een.' » (Notes de route, i6 mai.)
l'était bien, mais dès qu'Ousman comprit les bénéfices à
!r du métier de nouvelliste, il établit la concurrence. Les
■oyés, généralement recrutés au marché du vendredi, à
r, vinrent alors deux par deux, chacun avec son cornac.
aga SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Après la concurrence , suivit , logiquement , le syndicat.
J'imagine toutefois que, dans cette association, si Ousman
tira quelquefois les marrons du feu, ce fut le plus souvent
Khalifa qui les mangea.
Il fallait s'étendre plus particulièrement sur ces deux indi-
vidus : leur rôle fut prépondérant. Mais avec eux grat-
taient, plus ou moins importants dans notre ciel, des per-
sonnages secondaires.
__, D'abord le chef effectif du
! village d'en face, un Kourteje
nommé Mamadou , comme une
bonne moitié de ses coreligion-
naires. Assez clair de teint,
intelligent et canaille, homme
à vendre pour toutes les trsiàr
sons. Il y a dans la langue
peule un mot spécial pour si-
gnifier : II Donner un petit ra-
deau pour en recevoir un Uis
gros. ■ j"ignore si le mot existe,
, mais à coup sûr le Koyrabew
[jratique la chose, et le Mamadou d'en face y manquait
moins que tout autre. Un jour cependant vint où ses espé-
rances de cadeau furent déçues. II fut, en cette occasion,
tout à fait incorrect. On dut le mettre brutalement à 1*
porte, et, depuis ce moment, il fila doux. Les laptols,
dans leur franc-parler, l'avaient surnommé Mamadou-Cha-
rogne, et il avait bien dû leur jouer quelque tour de sa façon
pour mériter cette épithète.
Parmi nos hôtes habituels était aussi un tout petit enfant,
le fils du fameux Abd-el-Kader de Tombouctou, hôte d«
Sociétés de géographie, membre correspondant de celles
Paris, le grand « fumiste » qu'on fit en France ministre
.vec la nu:
1 songha'i
SEJOUR A SAV. 393
jlénîpotentiaire malgré lui , et qui servit de guide à mon
uni Caron dans son beau voyage. Abd-el-Kader, chassé de
Tombouctou, vagabonda par toute la Boude. Il continue
encore sans doute, sous prétexte de pèlerinage à la Mecque,
vivant, en bon marabout, de l'exploitation du Koyrabero,
prenant des femmes, les laissant, et semant un peu partout
des enfants sur sa route. On
dit qu'il est chez Samory.
On appelait son fils l'Ara-
bou. Il était très fier de sa
naissance et considérait son
papa comme un saint. Tout
petit pour son âge. avec une
grosse tête d'hydrocéphale,
il était très sensible, d'une
grande intelligence et de sen-
timents fort délicats. Dès no-
tre arrivée à Say, il était venu
bravement sur nos chalands,
et, bien qu'il tremblât de tous
ses membres, nous avait ex-
pliqué sa situation. Nous lui
fîmes fête, en lui donnant du
Sucre. Les gamins de Say le
Considéraient un peu comme un blanc, comme un toubabou.
Et, chose curieuse, quand il y avait des tiraillements avec
es femmes du marché, à cause du bruit qu'elles faisaient, des
:hants séditieux qu'elles dansaient, chansons d'.'Mibouri ou
l'Amadou, c'était lui qu'elles députaient pour tout concilier.
a Fils d'ambassadeur, ambassadeur moi-même! n
Cet enfant nous était sincèrement attaché. De par son
ère, plus ou moins Touatien, il se jugeait blanc comme
ous, et, de tous nos hôtes, c'est vraisemblablement le seul
ui fût tout à fait désintéressé, — au sucre près.
294 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Du reste, dans toute cette population de Koyraberos, les
plus séduisants sont les enfants, garçons ou filles. Le noir,
jusqu'à douze ou quinze ans, s'il n'est pas complètement
dégénéré, a l'esprit alerte et l'œil gai. Mais, dès qu'il devient
adulte, les appétits, chez l'homme, la maternité sans cesse
répétée, chez la femme, les abêtissent rapidement. Le fata-
lisme de sa religion donne en outre au musulman noir l'œil
terne du bœuf qui attend sans savoir quoi. Il semble qu'en
isolant des enfants, choisis avec soin, sans tares, en leur
donnant une éducation raisonnée, en les soustrayant aux
mauvaises influences extérieures, on arriverait, de généra-
tion en génération, à améliorer la race, à former des sujets
industrieux, travailleurs et progressant.
Peut-être aussi cet arrêt subit, ce retour en arrière de
l'intelligence chez les nègres adolescents, provient-il de la
manière qu'ont adoptée les femmes de ces pays pour porter
leurs petits. Elles les ont, comme on sait, tout le long du
jour à cheval sur le dos, tenus par un pagne noué au-dessus
des seins. Elles s'en occupent à peine , même lorsqu'ils
crient. C'est toujours avec leur enfant qu'elles vont au
fleuve, battent le linge, font la cuisine, et même, et sur-
tout, pilent le couscous. La tête du petit, qui sort seule du
pagne, est ébranlée, re jetée rudement en arrière à chaque
coup de pilon. Il est possible que l'effet de cette sarabande,
subie par un tout jeune cerveau, se retrouve plus tard,
quand l'enfant est arrivé à sa croissance, qu'il concourt à
l'abrutissement de la race.
En tout cas, cette manière de comprimer la poitrine avec
le pagne déforme physiquement, et avec une effrayante ra-
pidité , les femmes même très jeunes. Personne n'ignore
qu'on a vu des négresses donner le sein à leur enfant par-
dessus leur épaule ou sous l'aisselle.
A l'heure qu'il est, — à moins que nous n'ayons fait le
SÉJOUR A SAY. 295
pas décisif sur Say, par l'occupation effective, — Amadou
Cheikou est le maître incontesté du pays, dès qu'y cesse
l'influence touareg de Madidou, c'est-à-dire depuis Zinder.
Doungaest le premier gîte d'étape un peu durable de l'exode
des Toucouleurs. Les circonstances ont admirablement servi
leur chef. Chassé du Ségou, du Nioro, du Macina, par nos
armes, en punition de ses innombrables trahisons et de ses
crimes, il se réfugia à Douentza, puis à Dori. Mais ayant
voulu, saintement, en bon marabout, empoisonner le chef
du pays pour prendre sa place, on l'expulsa de la ville, et il
dut recommencer à fuir. Beaucoup de ses fidèles le quittè-
rent pour revenir en vaincus au Macina. Fugitif de village
en village, il passait ses journées sur le seuil d'une case,
essayant en vain de retenir les transfuges.
Les jours furent durs à la horde toucouleur. Plus moyen
de vivre en marabouts exploiteurs. Les Peuls du Torodi
refusèrent la route. Ibrahim Galadio, dont l'influence était
prépondérante dans tout le pays, ne lui était guère favorable.
Les Toucouleurs s'emparèrent alors de Larba, dans le Son-
ghaï indépendant ; mais les Logomaten, Touaregs de Bokar
Ouandieïdiou, leur infligèrent une sanglante défaite, repre-
nant Larba et faisant trois cents prisonniers.
Le cercle se reformait, hostile, sur Amadou, qui sentait,
bien avant qu'ils y fussent, les tirailleurs français sur ses
derrières (l'expérience l'avait rendu sage), quand se présenta
un sauveur.
C'était le chef de Say. Il s'en fut trouver Ibrahim Galadio
et l'Amirou du Torodi, les convainquit, les rallia à la bonne
cause de la vraie religion, et, en même temps qu'il signait
un traité avec nous, livrait passage à Amadou, contre lequel
il feignait de désirer notre assistance.
Amadou passa le fleuve et reçut l'hospitalité des gens du
Djerma, qui lui donnèrent Dounga comme résidence.
Profitant de querelles de famille, d'hôte bientôt il devint
296 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
maître et s^empara du gros village de Karma. C'est seule-
ment quand ils furent captifs que les Djermankobès s'aper-
çurent qu'ils n'avaient réchauffé qu'un serpent.
A présent, Amadou est grand marabout, de par son père
El-Hadj-Omar. Il est grand chef militaire, de par les cinq
cents fusils de ses Toucouleurs. Il commande ou donne le
mot d'ordre de Zinder à Kibtachi. Des circonstances mal-
heureuses, le sang versé par des chrétiens, ont groupé au-
tour de lui tout le pays musulman. Il peut disposer de dix à
vingt mille archers, ou hommes armés de lances.
Son but, ou plutôt celui d'Alibouri, le véritable homme
d'action de son entourage , semble être de donner la main
d'un côté à Samory, de l'autre au sultan du Sokoto, de qui
il est encore coupé par le Kebbi, le Maouri, le Gober. Il a
d'ailleurs chez Samory un frère, chef de colonne, qui s'y
est enfui après notre succès de Nioro. Il parviendra à se»
fins, si nous n'y mettons bon ordre. Sa confédération est
unie par les pratiques musulmanes, tandis que ses adver-
saires indigènes, beaucoup plus braves, beaucoup plus résis-
tants individuellement, sont sans lien entre eux.
Ce serait la jonction des trois grands chasseurs d'esclaves
de l'Afrique occidentale, Samory, Amadou, Emir-el-Mou-
menin du Sokoto. On peut s'attendre alors à la dépopulation
complète des pays du Niger, au-dessus de Say. Amadou a
déjà commencé en aval : les rives y sont désertes, les villages
ruinés, et il pousse des fleurs et des gousses soyeuses sur
les berges, où les femmes, avant l'arrivée des Toucouleurs,
venaient puiser l'eau et laver leurs pagnes.
Espérons toutefois que la récente occupation de Fandou,
et la politique de protectorat effectif sur les populations féti-
chistes, produiront un résultat salutaire (i).
(i) L'occupation de Say est maintenant un fait accompli. Amadou s est
enfui vers le nord-est. Mais nous devons plus que jamais rester en défian<^^
contre ses troupes aidées par l'émir de Sokoto. Nous devons surtout nous
SÉJOUR A SAY. 397
ul homme en situation de tenir tète à Amadou était
Galadio. Galadio est un étranger dans le pays. Son
vint, chassé du Macina par les Peuls d'Amadou-
I {Amadou le grand), le fondateur de l'éphémère dy-
i'Hamdallahi. Galadio a des fusils, Galadio a un
, il est aussi fort que les Toucouleurs, et on ne sau-
iliquer son ralliement, sa subordination à Amadou
I, que par le prestige qui s'attache encore au nom
idj-Omar. Et cependant, l'ancien sultan de Ségou
su de tous, un musulman sans foi ni loi, couvert de
traître à son père, maudit par lui, cruel à ses femmes,
u de ses frères, avare pour ses sofas, et, par-dessus
ndateur d'une hérésie !
1 garde contre une action offensive de Samory. Une partie de la
glaise ne parle-t-elle pas d'armer et de pousser contre nous ce
298 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le Torodi marche tout à fait avec les Toucouleurs. Avec
eux aussi gravitent les gens de Say, mais ceux-ci sont peu à
craindre, en tant que guerriers. Say n'est qu^une pépinière
de marabouts médiocres et intolérants. On y défend les tam-
tams, les jeux, les danses publiques. Il n'a guère qu'une
importance historique.
Avec Amadou également sont les Gaberos, vassaux ré-
voltés des Aouelliminden. Ils furent volontairement, libre-
ment, ses soldats de la première heure, puis un jour qu'ils
battaient leur tabala(i), un envoyé de Dounga parcourut les
villages en crevant les tambours, ce qui, en pays nègres,
est la suprême insulte à un peuple. Avec lui, un héraut
d'armes allait criant : « Désormais, dans le pays, il n'y aura
d'autre tabala que celui d'Amadou Cheikou, fils d'El-Hadj-
Omar. »
Et, à l'évocation de ce nom prestigieux, les Gaberos bais-
sèrent la tête. Bientôt après, ils payèrent l'impôt.
Les Sidibés se joignirent à eux. Gaberos et Sidibés sont
des tribus peules.
D'autres tribus, les Sillabés, par exemple, sont, comme
les Ouagobés de Zinder, des Sarracolais du Sénégal, émigrés
là à la suite de querelles intestines avec les Diaouara de
Nioro. Les Kourteyes, eux, seraient des Peuls du Macina,
joints à des Rimaïbés (2), à des Bozos, émigrés du Fitouka,
au temps des Ardos du Macina, sous les derniers Askias.
C'est ce qui explique sans doute leurs qualités, leur valeur
nationale, qu'on ne trouve guère chez les Peuls purs, mais
souvent chez les hommes de cette race, mélangés au sang
noir.
Les Ouagobés, les Kourteyes, les Sillabés ont marche
avec Amadou, c'est certain, pendant notre séjour, mais
(i) Tambour de guerre.
(2) Captifs de case.
SÉJOUR A SAY. 299
mollement. Peut-être, s'ils avaient su notre présence dans
le pays définitive, s'ils n'avaient pas craint les représailles
après notre départ, auraient-ils pris — mollement également
— fait et cause pour nous. C'est sur ces éléments, qui ne
sont ni franchement songhaïs, ni franchement peuls, que
devra faire fond l'occupation future.
Toutes ces tribus sont musulmanes. En outre, dans l'état
politique du pays de Say, il faut tenir grand compte du
Gourma, des gens de Fandou et de ceux du Mossi. Ceux-ci
sont païens. Malheureusement, l'islamisme gagne chaque
jour dans ces régions sur le fétichisme. Certes, les païens ne
valent pas cher. Ils sont cruels, défiants, ivrognes, crédules
en leurs sorciers ; mais ils valent encore mieux que les mu-
sulmans : si le fétichiste est perfectible, le musulman ne l'est
point.
La politique qui s'impose dans la région de Say est d'op-
poser , à la coalition maraboutique groupée autour d'Ama-
dou , les gens du Gourma fétichiste , ceux du Dendi , du
Kebbi, musulmans des plus tièdes. Ce sera la barrière à
l'intrusion du fanatisme et de l'intolérance.
Etant donnés ces éléments et le cadre où ils opéraient,
voyons un peu comment, à Fort-Archinard, nous occupions
la journée.
Le matin, vers cinq heures et demie, celui de nous cinq
qui a le quart commande : « Branle-bas! » comme à bord. Il
est rare qu'il s'attarde. Avec le branle-bas vient la fin de la
veille, et, quand on détient le quart depuis des heures, on
s'empresse d'aller dormir encore un peu, fît-il jour, le seul
sommeil réparateur, par ces nuits étouffantes, étant celui du
matin.
Puis les laptots s'étirent paresseusement. Digui, le pre-
mier levé, les sort de leurs couvertures, les bouscule, chavire
les moustiquaires, en criant, parodie du bord : « Entends-tu,
300 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
les laptots, debout, debout, debout au quart! debout! » Ils
aiment beaucoup se rappeler qu'ils sont marins, et ils en
sont fiers.
Puis levé, étiré, réveillé, chacun, se tournant vers le
soleil levant, commence son salam.
La plupart de nos noirs sont musulmans. Certains qui
n'étaient au Sénégal que fervents très tièdes deviennent
zélés, à mesure qu'ils s'éloignent de leur patrie. Chez beau-
coup, c'est une manière de snobisme. Chez d'autres, c'est un
sentiment religieux instinctif, une sorte de frayeur super-
stitieuse, la religion naturelle de la crainte. Et cependant il
serait injuste de les accuser d'avoir peur. Ce sont person-
nellement, pour la plupart, des gens courageux à l'excès,
nous en avons eu maintes fois la preuve.
A remarquer, à ce sujet, un fait assez curieux : les périodes
de zèle outré, les salams à n'en plus finir, avec des airs pen-
chés et des poses confites, coïncident souvent avec des
phases de malhonnêteté, de mensonge, de trahison. Un de
nos garçons — très fidèle jusque-là — a commencé à faire
salam le jour même où il se mettait à « chaparder » des
perles; un homme en qui j'avais toute confiance portait
ostensiblement, depuis quelques jours, des chapelets au cou
et aux bras : cela me donna l'éveil. Certes il avait raison de
demander pardon à Dieu, de marmotter toute la journée :
« A s ta far ou Haye, astajar oïdlaye! Pardon! pardon ! » car
il s'était mis en même temps à dévaliser consciencieusement
la boutique du marché, dont, circonstance aggravante, il
était chargé.
Il y avait toutefois, parmi nos hommes, des musulmans
de bonne foi : Samba Ahmady, le quartier-maître, qui se
cachait pour faire sa prière, mais qui se montra foncièrement
probe; Digui, surtout, mais c'était un croyant, un philo-
sophe, plutôt qu'un mahométan aveugle. Il savait remercier
SÉJOUR A SAY. 301
Allah sans ostentation, quand les difficultés étaient passées,
et, tout en disant leur fait aux mauvais marabouts, parlait
parfois d'une façon touchante parce que naïve, mais élevée,
du rôle de la Providence.
Et c'est bien rare, surtout chez un noir illettré.
Quant à Ahmady Mody, encore un très honnête celui-là,
il avait là-dessus une théorie :
a Pourquoi ne fais-tu pas salam comme les autres, Ahmady
Mody?
— Commandant, je suis trop petit. Je ferai quand je serai
marié! »
Puis on se mettait au travail; toujours il y avait quelque
chose à faire : réparations aux bateaux , annexes au tata,
déballage ou remballage des marchandises, corvées exté-
rieures pour aller au bois ou à la paille, recensement, exer-
cice ou tir. On entendait le charpentier Abdoulaye raboter
302 SUR LK NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
consciencieusement ses planches à avirons en chantant. Et
sa chanson n'a pas varié d'un iota pendant toute la durée du
séjour. C'était sur un rythme très monotone , toujours le
même mot : « Sam - ba ' la - o - bé ' é ~ â - ê - é - c - é - c [\). »
Je crois qu'il n'en a jamais su davantage, et, bien que ce fût
un chant séditieux, sans qu'il y pensât, c'était si drôle qu'il
n'y avait pas moyen de lui en vouloir.
Abdoulayc, grand diable de Ouolof, admirablement dé-
couplé, n'avait qu'une ambition, pendant notre séjour à Fort-
Archinard, aller « casser la gueule » à son compatriote .\li-
bouri, originaire du même village que lui. De ce que Alibouri
est l'âme damnée d'Amadou, le champion de la guerre à
outrance contre les Français, Abdoulaye lui en veut à mort:
« Alibouri, c'est mauvais Ouolof! »
Lorscjue le camp était nettoyé, arrivaient les marchands,
hommes et femmes, car nous avions un marché à Fort-Ar-
chinard. Au début de l'occupation, étant donnée l'hostilité
déclarée d'Amadou Satourou, une de nos craintes avait été
qu'il n'essa\ ât d'avoir raison de nous par la famine. Il est
vrai qu'il y avait un village en face, et nous aurions eu, à
tout prendre, la ressource d'aller réquisitionner à main armée
jusqu'à Say même. Mais ces moyens me répugnaient. Ils
auraient occasionné des accrocs trop sensibles à la ligne de
conduite, toute pacifique, qu'enjoignaient mes instructions et
que je désirais tenir. Certes, dès le début, les gens de Say
montrèrent plutôt de la mauvaise volonté à nous vendre. Ils
risquaient fort, il est vrai, d'être pillés sur la route, — ce
qui se produisit, du reste, — et le chef de Say, s'il les laissait
venir, ne les encourageait guère; ceux qui venaient, en tout
cas, affichaient les prétentions les plus extravagantes. On
(i) Samba Laobé est un des héros de la résistance contre nous au Cayor.
Tué en combat sinijuîlcr par le sous-lieutenant de spahis Chauvey, tt\
1886.
SÉJOUR A SAY. 303
lous demandait trente-cinq, quarante coudées d'étoffe (vingt
■nètres) pour de maigres moulons. Mais enfin, nous avions
Jes provisions pour nous et nos hommes, et c'était le prin-
:ipal.
Dès le matin, on voyait les marchands s'accroupir en face
Ju poste, sur la rive opposée, attendant que le petit chaland,
ivec quelques hommes, vînt les chercher. C'étaient quel-
ques vendeurs, maïs surtout des femmes. 11 semblait qu'à
3ay, avant leur départ, on leur fit passer un examen de
aideur; je n'ai jamais vu ailleurs guenons aussi affreuses
jue les premières marchandes qui nous vinrent de Say. On
se fait, au bout de peu de temps, à la beauté des femmes
noires; on arrive à trouver à leurs traits autant de charmes
peut-être qu'à ceux des femmes d'autre couleur; on les ap-
précie même, en tant que noires, en raison du type. Mais
il est une chose qu'on ne peut enlever aux négresses, c'est
304 SUR LE NEGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
que, comme les Anglaises, quand elles sont laides, elles le
sont i'i faire peur.
Kltes installaient leur petit commerce sur un terre-plein,
k l'amont de l'île. Le marchand « bougnoul (i) « a une
manière trts parliculicre de procéder. On ne marchande pas
avec lui, ou bien c'est seulement par gestes. Le dioula (2),
accroupi, étale ses marchandises devant son échoppe. Passe
l'acheteur, qui propose ses caurîs ou sa toile : si le prix corx-
vient, le marché esl conclu, sinon le dioula remue la tête.
fait signe que non, et le chaland passe, ou bien, s'accrou-
pissant à son tour, attend. De temps en temps, il laisse
tomber un prix ou ajoute quelques cauris au tas qu'il avait
offert d'abord. Rien d'analogue au bruit de nos foires, au
verbiage de nos marchés. C'est toujours à qui lassera l'autre,
mais sans l'accabler de paroles.
SÉJOUR A SAY. 305
Xe prix que fait un noir n'est jamais, jamais, celui auquel
"^^eut vendre. On doit, en moyenne, obtenir un rabais de
itié, quelquefois de beaucoup plus.
^otre première occupation au marché fut (nous ne savions
a.s quelle attitude prendraient, dans l'avenir, les Koyra-
eros, et il fallait tout de suite profiter de leur bonne vo-
>nté relative), notre première occupation fut de nous con-
tituer un stock de grain et un troupeau.
En peu de temps, — la chose était normale, étant donnés
10s prix d'achat, — nous eûmes devant nous trois mois de
p'ain, riz ou mil, et des moutons. Après cela, on pouvait
i^oîr venir, et, songeant alors à l'économie, imposer nos prix.
La monnaie courante était la toile blanche, et j'imagine fort
lu*il se produisit à Say une opération commerciale qui sem-
blerait déceler une certaine intelligence chez quelques-uns
les notables. On accapara nos marchandises : la toile, le
uivre, les perles.
Voici ce qui se passa :
Comme nous donnions seulement une ou deux coudées de
ile en payement d'objets de peu de valeur, il était impos-
ble de l'utiliser directement. Ces petits morceaux étaient
vendus à des spéculateurs. Ils les achetaient à vil prix aux
sogneux qui venaient à Fort- Archinard ; cette toile ne fut
nais remise sur le marché de Say, tout au moins jusqu'à
tre départ. Elle dut alors atteindre des prix considérables.
Votre mercuriale eut des hauts et des bas. Après Suley-
1, qui causait trop, d'autres en furent charges. Nous
imes pas, parmi nos laptots, un seul bon dioula. Baudry
en désespoir de cause, obligé de s'y mettre lui-même.
» les matins, il allait aux provisions, achetait le grain,
loutons, le lait, le beurre. Peut-être est-il le seul à
ir point fait danser l'anse du panier.
20
3o6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
On en était venu à connaître toutes les horribles guenons
qui nous fournissaient. On causait avec elles par gestes d'a-
bord, puis chacun en la langue qu'il étudiait. Le Père Hac-
quart avait auprès d'elles un grand succès, parlant l'arabe
des pseudo-marabouts et baragouinant le songhav aux Koyra-
berosetaux Koyraberottes. Beaucoup de moricaudes avaient
trouvé un truc lucratif : au lieu de vendre, elles donnaient.
On venait porter en cadeaux au Père, au commandant, ïh^
autres officiers, quelques calebasses de miel, d'arachides, de
lait, des œufs, des poulets. C'était toujours le mêmepnn-
cipe : donner un peu pour recevoir beaucoup en retour. El "
est bien difficile de refuser, quand on vous offre aimablement.
Nous montâmes ainsi un superbe poulailler. Les poule*
SÉJOUR A SAY. 307
vivaient dans les abatis de l'enceinte. Mais leur vie ne fut
pas toujours rose à Fort-Archinard : elles étaient trop fami-
lières, les pauvres bêtes, et cela leur coûta cher. Moi d'un
côté, Bluzet de l'autre (cet âge est sans pitié), nous instal-
lâmes un tir à la silhouette sur ces malheureuses. Avec un
arc minuscule, des bouts de bambou armés d'une épingle,
nous blessions impitoyablement celles qui venaient boire à
l'eau commune, ou qui, à l'heure de la sieste, allaient jus-
qu'à troubler notre repos, cherchant un peu de fraîcheur
dans les cases.
Ce fut même le sujet d'une expérience assez concluante :
Ousman ayant apporté — clandestinement — des flèches
empoisonnées, on enfonça la pointe de l'une d'elles dans la
cuisse d'une poule déjà blessée par Bluzet. L'effet fut fou-
droyant : le surlendemain, elle était guérie de sa première
blessure, elle se remettait à courir comme devant.
Il ne faudrait cependant pas conclure trop rigoureusement
de cette expérience et faire fi des flèches empoisonnées. Il
en est de mortelles. L'enduit qu'elles portent est formé de
cire et de kouna, extrait d'une strophantée assez commune.
C^est un poison très violent, mais il semble perdre rapide-
ment son efficacité. Le meilleur réactif est de brûler immé-
diatement la blessure, ou bien de l'entourer d'injections sous-
cutanées de chlorure d'or. Le plus simple est encore de
mettre un peu de poudre dans la plaie et de l'allumer. Mais
c*est là remède de Spartiate.
Notre marché était la grande distraction de la matinée.
C'est là qu'on put recueillir des types, là qu'on put faire une
petite étude sur les marques des tribus. A Say et dans les
environs, la population est très mélangée : Songhaïs, Peuls,
Haoussas, Djermankobés, Macinankés, Mossis, Gourounsi,
Kourteyes, etc. Toutes ces populations ont des cicatrices
différentes sur les joues, comme dans beaucoup de peuplades
africaines.
3o8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
C'était aussi là qu'on apprenait certaines nouvelles, quel-
quefois les plus sûres. Du reste, on reconnut bientôt l'état
des populations et leur degré d'hostilité, rien qu'à la façon
dont les marchands se présentaient. Étaient-ils nombreux,
c'est que tout allait bien, c'est que des bruits d'expédition
française circulaient réellement et que Amadou Satourou fai-
sait semblant de venir à résipiscence. Devenaient-ils rares,
alors des colonnes hostiles se réunissaient, on ne savait
pourquoi, mais vraisemblablement pour nous attaquer; ou
bien une nouvelle entrave venait d'être apportée à notre
commerce. Une fois, entre autres, Amadou Satourou voulut
nous prendre par la famine : les moutons ne nous arrivèrent
point comme d'habitude. Sur la menace d'aller en chercher
à Say, faite à Ousman pour qu'il la répétât, nous eûmes dès
le lendemain ce qu'il nous fallait ; jamais nous ne mangeâmes
si bonne viande, à si bon compte.
SÉJOUR A SAY. 309
L'heure du marché était aussi celle où Taburet donnait
ses consultations aux indigènes. La malpropreté, la noncha-
lance, le manque de soins, la misère surtout, font de terribles
ravages chez toute cette population. Il y aurait ample mois-
son à observation pour un médecin qui voudrait étudier sur
le vif quantités de maladies devenues rares dans les pays
civilisés. On aurait formé, des visiteurs matineux qui venaient
trouver Taburet, une effrayante Cour des Miracles : des tu-
berculeux et des syphilitiques arrivés sans traitement aucun
aux derniers accidents ; des aveugles , des goitreux , des
hydrocéphales, des éléphantiasiques , des lépreux surtout;
peu de maladies nerveuses, semble-t-il. Mais le traitement
était difficile à suivre, la plupart du temps impossible. Ils
arrivaient quelquefois, les malheureux, les éclopés, de très
loin, au médecin blanc, avec l'espérance d'en obtenir la gu^
rison immédiate, alors qu'ils étaient incurables. Comment
leur recommander la propreté, alors qu'une de leurs médi-
cations consiste à traiter les plaies, et même les ophtalmies,
par des applications de limon et de bouse de vache? Com-
ment leur prescrire les reconstituants? la viande saignante?
Ils sont trop pauvres. Les vins généreux? Aurions-nous pu
leur en procurer, ils l'auraient jeté avec horreur, parce que
musulmans. La quinine? Son amertume leur aurait donné le
soupçon d'un empoisonnement. Ils venaient là comme au
miracle. Quelques badigeonnages à l'iode, des lavages, des
pansements antiseptiques, une solution d'iodure de potas-
sium, voilà tout ce qu'on pouvait leur prescrire, quelquefois
sans résultat.
On consultait Taburet à tout propos.
Une jolie Peule de Saga, au teint clair, aux attaches fines,
a manqué à la réserve que les mœurs de sa tribu imposent,
paraît-il, aux jeunes filles, et sa grossesse est déjà très ap-
parente. Elle vient timidement demander « médicaments ».
3IO SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Et comme on lui dit que son cas est incurable, que notre
religion nous défend de supprimer une existence, elle arrive
le lendemain avec sa mère. Celle-ci conte que dans son
village on les tuerait toutes les deux à coups de pierres, si
elles rentraient ainsi, ou bien, par mesure de clémence, on
les laisserait aux fers jusqu'à mourir. La jeune fille était
jolie; beaucoup de ceux du village Tont demandée en ma-
riage; elle les a repoussés. Aussi, tous veulent se venger et
appliqueront, sans y rien adoucir, les « justes lois » musul-
manes dans toute leur rigueur. Elle n'a plus ni père, ni frère,
ni défenseur. Le séducteur s'est retiré : la coutume n'au-
torise pas la recherche de la paternité.
Ce sont les gens de Say qui , par dérision , ont dit à la
mère de mener sa fille aux Chrétiens, qu'elle n'était plus
bonne qu'à ça. Si nous ne pouvons la guérir, elles n'ont
plus qu'à s'exiler ensemble dans quelque village fétichiste
du Gourma, où elles vivront inconnues et misérables.
Et toutes deux, la mère, les larmes aux yeux, la fille,
prostrée, implorent : « Safarikoy, safarikoy! Docteur, doc-
teur! » Je me demande quel serait, dans ces pays fanatiques,
le devoir de conscience d'un médecin disposant du néces-
saire, ce qui n'était pas le cas.
C'est tout de même navrant , ce drame de famille. Je
m'attarde longuement à essayer de les consoler. Mais la
vieille tient à son médicament : elle m'offre en échange tout
ce que dans sa pauvre cervelle de vieillard elle pense devoir
me plaire, sa fille elle-même qui restera avec nous, qui s'at-
tachera à nos pas, qui nous suivra où nous irons.
Je charge Digui de les pousser dehors le plus doucement
possible, avec une grosse charité qui leur permettra de
gagner quelque village de païens pitoyables.
Et elles s'en vont, la mère pleurant sur ses loques, la
petite, les pieds gonflés, louchant sur son ventre.
SÉJOUR A SAY. 311
A ce sujet, Suleyman, l'interprète, qui en sait parfois de
bien drôles, me contait :
« De tous temps, les prophètes, les marabouts, les chefs
noirs fondateurs de dynastie religieuse, se sont élevés avec
dureté contre la dissolution des mœurs chez les jeunes filles.
Ce n'est, du reste, que façade : la plupart des marabouts
sont des avorteurs.
« Chez Amadou, on pillait l'homme et la femme fautifs;
chez Abdoul Boubakar, on saccageait tout le village, excel-
lent procédé pour se procurer chevaux, captifs... et le reste.
Dans d'autres pays, encore maintenant, on met aux fers la
coupable, mais la coupable seulement. Si le séducteur se
déclare, il peut, en payant une forte amende au chef de
village, éviter le châtiment. Quant à la pauvre misérable
fille, le plus souvent elle meurt aux fers.
— Ce sont mœurs de musulmans, et Dieu sait pourtant ce
que sont chez eux les femmes! —
« Samory avait coutume de tuer les deux coupables.
a Tiéba, son ennemi et son voisin, professait sur le sexe
faible en général , et sur ses mœurs , une aimable philo-
sophie. Quand Samory fut vaincu par Tiéba, les plus pré-
cieux auxiliaires de ce dernier furent des nomades, des
Dioulas, des gens étrangers au pays. Ils étaient passés par
Sikasso, y avaient connu des femmes aux mœurs faciles,
s'y étaient ruinés pour elles, y avaient élu domicile par la
force des choses. Or, aux pays noirs, les voyageurs, ceux
qui ont beaucoup vu, sont généralement braves et de bon
conseil.
(c A Samory qui coupait des têtes, conformément au Coran,
Sarankéni, sa femme, préférée encore aujourd'hui, fit tou-
cher du doigt, sous le coup de l'échec, la cause de sa défaite :
grâce aux femmes faciles, retenant les étrangers, Tiéba avait
triomphé. Samory se rendit à de si bonnes raisons. Depuis
3ia SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
lors , me dit Suleyman , — et ici la note me paraît outrée,
— si un homme de Samory trouve en défaut une femme ou
une fille de sa maison, il est de bon ton de donner quelque
boubou au camarade , ou de bonnes paroles, ou des rafraî-
chissements. La règle est générale dans tous les États du
Fama.
Il Sarankéni, la grande favorite, la donneuse de conseils,
en est seule exceptée. »
C'était peut-être le contraire qu'elle cherchait, étant jeune
alors.
Pendant l'heure du marché, nous allions aussi faire un tour
au jardin , au potager. Un officier de la garnison de Tombouctou
avait bien voulu nous donner, avant le départ, quelques pa-
quets de graines usuelles. On fit, sous la haute direction du
docteur, défricher un carré de terre, on la fuma, on y sema.
Ce n'est rien d'avoir semé, encore faut-il récolter. Malgré
SÉJOUR A SAY. 313
les attentions délicates d'Atchino, le Dahoméen, notre jar-
dinier d'occasion, qui, tous les matins, arrosait religieuse-
ment les graines; malgré nos visites renouvelées poliment
matin et soir, il n'en sortit pas grand'chose. Peut-être les
moutons et les chèvres, gourmands, en eurent-ils la primeur,
malgré la haie d'épines qu'on dressa tout autour.
Nous n'eûmes guère, et encore fut-ce tout à la fin du
séjour, que des tomates, très largement, quelques concom-
bres, de petits radis roses, deux malheureuses carottes et
trois têtes de salade. Je vous laisse à penser la joie qui
éclata chez tous, quand Taburet nous fit triomphalement
servir trois radis par tête !
Et cependant, merci au jardin et au jardinier! Si nous
eûmes peu de légumes , du moins eûmes-nous l'espérance
d'en avoir, le plaisir de voir pousser quelques herbes sau-
vages, qu'on prophétisait choux, laitue, betteraves, et de
dire avec joie : « Quand nous aurons de ceci... Quand nous
aurons de cela... » L'espérance du superflu concourt au bon-
heur quand on a l'indispensable à côté.
Et puisque nous en sommes sur ce sujet, fastidieux, mais
vital, des comestibles, voyons un peu la façon dont nous
avons matériellement vécu pendant notre long séjour à Fort-
Archinard.
Bien que venant de loin, il faut être strictement véridique.
Eh bien, j'ai presque honte de l'avouer, nous n'en avons
jamais été réduits à manger nos chiens. Et la raison n'en fut
pas l'absence complète de ces amis de l'homme dans notre
personnel. Loin de là. Nous eûmes successivement trois
chiens, sans compter les chats, tous trois indifféremment
appelés Meyer. C'étaient des chiens du pays, jaunes, efflan-
qués, un peu sauvages. Tous eurent une triste fin. Ils se
perdirent, je ne sais où. Mais, encore une fois, nous ne les
mangeâmes point, je le jure par Mahomet!
314 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
A défaut de chiens, nous pûmes toutefois nous nourrir.
Jamais les moutons ni le riz ne firent défaut. Ce n'était pas
brillant comme viande : il nous fallait garder toujours tout
un troupeau dans notre île; les pâturages étaient rares sur
nos deux cents mètres, pour nos trente ou quarante bêtes.
Au bout de quelques jours de cette nourriture, ou de ce
jeûne, nos moutons s^anémiaient, et leur viande devenait
verdâtre. On la mangeait toutefois, dans la demi-obscurité.
Puis, le riz était toujours bon. Celui de ce pays est petit,
légèrement rougeâtre, gonfle moins à la cuisson que le riz
blanc de Cochinchine ou du Pégou, mais il est préférable,
ayant un goût plus prononcé. Taburet jura au début ses
granJs dieux qu'il préférait mourir de faim à manger du riz,
et ne put bientôt plus s'en passer. Fili Kanté, déjà nommé,
devint un cuisinier hors pair ; et certes il eut à cela du
mérite, car personne de nous n'était en état de lui donner
des conseils; seul, prétendait-on, le commandant ; mais après
avoir mis l'eau à la bouche de ses compagnons en leur an-
nonçant que, dès l'arrivée à Say, il prendrait la direction de
la popote, il ne s'en occupa jamais.
Si, cependant; c'est lui qui présidait à l'exécution des mé-
chouis (i). Et les méchouis de Fort-Archinard étaient réputés
fameux... dans l'île!
Riz et mouton , c'était là le fond de la nourriture. Fili
Kanté, tous les matins, venait trouver le chef de gamelle,
et, comme une trouvaille, lui disait : « Mon lieutenant, je
vais faire ce matin du mouton au riz. — Et quoi encore? —
Une omelette. — Et quoi encore? — Du nougat et du fro-
mage. ))
Oui, vous avez bien lu, du nougat. Rien de Montélimar,
toutefois : « Prenez du miel, faites-le bouillir; ajoutez-y des
arachides grillées et décortiquées; versez le tout sur une
(i) Mouton rôti tout entier à la broche, à la mode arabe.
SÉJOUR A SAY. 315
surface froide, le dessus d'une caisse en bois sale, si vous
n-avez rien de meilleur et que vous vouliez imiter Fili, et
laissez refroidir. >»
Vous aurez là un dessert qui en vaut bien un autre... sur-
tout quand d'autres font défaut.
Vous avez encore bien lu, du fromage. La plupart du
temps, nous eûmes du lait à volonté. On en faisait, du jour
au lendemain, un fromage supérieur, tout à fait délicat,
assurions-nous. C'était le dessert du matin, et le nougat
celui du soir.
Quelquefois, nous péchions. Le Niger, à Fort-Archinard,
n'est pas excessivement poissonneux. Pourtant, avec un
pétard de fulmicoton , nous fîmes quelquefois des pêches
abondantes qui suffisaient à la ration. Les poissons sont les
mêmes que dans le Sénégal. Ceux dits « capitaine » et
(c ntébé » sont de chair très fine et atteignent parfois de très
fortes dimensions. Nous avons péché à Gourao, sur le Debo,
un u capitaine » de trente-six kilos. Il fallait deux hommes
pour le porter, et, suspendu à une perche, il traînait à
terre. Mais ce furent pièces très rares à Fort-Archinard.
11 y a encore le mâchoiran, poisson de vase, à gueule
aplatie ; mais défiez- vous. Si vous mangez par mégarde, à la
pleine lune, la graisse de la queue de mâchoiran, et Dieu
Sait s'il en a, si vous buvez du lait frais par là-dessus, si
Vous couchez ensuite toute la nuit à l'air, sur une couverture
blanche, et qu'au matin vous buviez une écuelle d'eau...
Vous attraperez la lèpre. Je ne crois pas que les lépreux de
Say aient pris tant de précautions.
Il est une chose enfin qui nous rendit les plus grands ser-
vices. Je veux parler des conserves Prevet en tablettes com-
primées. Nous leur devons un témoignage de reconnais-
sance : julienne, carottes, choux de Bruxelles, poires et
pommes, sont surtout à recommander aux voyageurs. C'est
léger, peu encombrant, bien divisé. S'en servir, c'est s'en
3'6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS,
trouver bien. — Rica de la réclame. — Mais encore faut-il
savoir les préparer, et ne pas procéder comme Baudry , nous
faisant, un beau jour, servir des épinards Prevet tels quels,
sans aucun apprêt, rappelant vaguement le foin bouilli. Si
jamais vous voyagez avec lui, ne le nommez pas chef de ga-
melle.
Dans la matinée, on travaillait à la carte, et bien nous en
prit, car nous n'aurions jamais pu finir à Paris, dans le temps
limité qui nous a été attribué. On fit en double, pour paiw
à toute éventualité de perte d'un chaland, la carte, grosso
modo, de Tombouctou à Say. Puis venait l'heure de l'apé-
ritif, qui nous réunissait tous : vingt centigrammes de quiDioe
dissous dans deux centilitres d'alcool. C'est, à la vérité, peu
aimable au goût. Abdoulaye lui-même aurait, je crois, renâclé
devant le tafia servi de cette façon; mais pour ouvrir l'ap-
pétit, pour aider à passer l'éternel mouton et l'éternel ri/i
SÉJOUR A SAY. 317
Teau, surtout pour atténuer en simples mouvements fébriles
les accès de fièvre qu'on devrait avoir, le procédé est ex-
cellent.
C'est, et nous ne devons pas nous lasser de le répéter,
c'est à la quinine préventive, quotidiennement, régulière-
ment administrée par ordre, que la mission doit d'être re-
venue, malgré les fatigues surmontées, au complet, en bon
appétit et en bonne santé.
Je lui dois aussi, revanche bénigne de tant d'accès de
fièvre écartés, bénéfice de la santé que nous montrons au
retour sur nos figures, un formidable accès... de rire.
C'était en janvier dernier. De retour en l'rance, je venais
d'exposer, en séance publique, les résultats de la mission, et
nous descendions, assez entourés, mes compagnons et moi,
le grand escalier de la Sorbonne. Deux messieurs, rutilants
de santé, coloniaux de France, géograplies puisqu'ils étaient
là, passèrent près de nous, échangeant leurs impressions,
a Peuh! disait l'un d'eux avec une moue, ils n'ont même
pas une sale tête ! »
Le déjeuner fini, chacun allait faire un peu de sieste, se
reposer pendant la grande chaleur. C'est incontestablement
une bien mauvaise habitude que la sieste , si agréable ,
semble-t-il, dans les pays tropicaux. Beaucoup de lourdeurs,
de fatigues d'estomac, lui sont dues. Il est bien préférable
de ne la faire qu'occasionnellement, pour réparer des dé-
penses de force exceptionnelles. Toutefois, il est bon de
s'étendre une petite heure après le repas, en lisant, en écri-
vant, sans dormir. Pour terminer ce conseil, que suivront,
•
Je n'en doute pas, tous ceux qui voyageront au Soudan, per-
mettez-moi d'en ajouter un autre : « Faites ce que je dis, et
^on point ce que j'ai fait. »
Tous les laptots ne dormaient pas, pendant ces heures de
3i8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
repos. Beaucoup les occupaient à causer entre eux, à dis-
cuter les nouvelles du jour, ou encore à se faire mutuelle-
ment recelé élémentaire. Le nègre, même adulte, a souvent
très bonne volonté pour s'instruire. Son ambition se borne
généralement à pouvoir écrire une lettre à ses amis, à sa
famille. Il aime, du reste, beaucoup à correspondre. J'ai
connu des boys, au Soudan, qui dépensaient le plus clair de
leur solde en dépêches télégraphiques. J'en sais d'autres, et
celui de Baudry était du nombre, dont le meilleur du temps
se passait à faire des lettres, pendant notre séjour à Say,
lettres qui n'arrivaient pas, et pour cause. Elles étaient
toutes à peu près calquées sur ce thème :
« Mon cher monsieur Fili Kanté. Je t'écris pour te dire
que la mission hydrographique du Niger est arrivée à Fort-
Archinard, et que tout le monde se porte bien, grâce à Dieu.
Quand tu m'écriras, tu me donneras des nouvelles de mon
père, de ma mère et de mes amis de Diamou(son village). Je
serais bien content que tu m'envoies douze tamba sembé
(couvertures), quatre chevaux, dix moutons..., etc.
« Je te salue, mon cher monsieur Fili Kanté.
« Signé : MOUSSA-DIAK H I TÉ, ^jrft?« du L' Baudn'-''
Ne dirait-on pas la lettre, émaillée à l'envi de fautes pana-
chées, du soldat Dumanet à ses parents? Rien n'y manque,
pas même l'essai de « taper » le correspondant.
A côté de ceux qui écrivaient à leur famille ou à leurs amis,
il y avait les enragés de calculs. Samba Demba, le pale-
frenier de Suzanne, bornait ses ambitions à savoir déchiffrer
un « matricule ». Pendant toute la sieste, et souvent même
aux heures de travail, on l'entendait lire les nombres les
plus fantastiques, pour lui du moins, car ceux des noirs qui
ne sont pas du pays où le cauris est monnaie courante ne
perçoivent pas très bien les nombres au delà de mille, tt
Samba Demba lisait les « matricules » de neuf chiffres et au
SÉJOUR A SAY, 319
delà que lui écrivait, complaisamment, le Père Hacquart,
pendant que le doux et honnête Ahmady-Mody, le sondeur
de VAuèe, s'escrimait, mais en vain, à apprendre, en suivant
sur un carton la tête en bas, b-a, ba, b-é, bé, ou deux fois
deux (ont quatre, deux fois trois font six. Le marabout
Tierno Abdoulaye, lui, faisait des vers arabes et les chan-
tait. Alors, une voix s'élevait, dominant tout : c'était Ta-
buret, dont la case était proche, et qui ronchonnait de ne
pouvoir dormir.
Tous ces braves gens, avides d'apprendre, avaient un
côté quelque peu enfantin. Mais il est certain qu'on arri-
verait très vite à les faire « lire, écrire et un peu calculer »,
comme on dit aux écoles élémentaires de bord : lire, sans
trop comprendre; écrire, sans bien savoir quoi; calculer,
sans application, je le reconnais, quoique cependant !.., En
tout cas, cela les soustrairait à l'influence néfaste du mara-
bout.
i chaleur devenue plus supportable,
Le soleil tombé ,
venait l'heure du
bain. A la pointe
nord de notre île, se
formaient, au fur et
k mesure de la des-
cente des eaux, de
petits bassins ; entre
des rochers , sur fond
de sable, l'eau se dé-
versait en cascades,
en douche naturelle.
Quelques-uns d'entre nous étaient enragés pour ce genre de
sport. Sur ce sujet aussi, les avis sont partagés en Afrique.
La douche journalière est-elle hygiénique? Certes, le bain,
320 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
dans Teau à moitié tiédie par les ardeurs du soleil est sain,
rafraîchit, et une méticuleuse propreté facilite la transpira-
tion. Mais peut-être, à la longue, tous les jours, est-ce débi-
litant, et on a vu souvent des accès de fièvre consécutifs à
des bains froids trop prolongés. Là encore, il y a deux écoles,
mais quelle est la bonne? Faites-en ce que vous voudrez.
A Fort-Archinard , on avait dans Teau le voisinage de
poissons, très familiers, qui, à la fin des journées chaudes,
cherchaient l'eau tombant des cascades, plus fraîche et aérée.
Ils venaient vous heurter le dos ou les épaules, et cette
impression inattendue était d'autant plus désagréable qu'on
avait encore la compagnie — plus éloignée , il est vrai :
ceux-là se tenaient généralement à distance respectueuse,
— la compagnie des caïmans.
Dieu ! en avons-nous vu descendre au fil de l'eau, ou faire
les lézards — les grands lézards, — au soleil, sur les cailloux
à demi émergés, de ces horribles bêtes grises! Quelques-uns
avaient élu domicile, tout près de nous, le long de l'île, pré-
cisément aux points où généralement nous péchions au ful-
micoton; mais leur voisinage n'empêchait pas nos laptots
d'aller au fleuve, ni nous non plus, du reste.
Enfin, avec le coucher du soleil venait le dîner. Oh! les
beaux couchants admirés pendant cet hivernage! Toutes les
teintes de l'arc-en-ciel s'irisaient sur nos créneaux, tandis que
dans l'est, au-dessus de la rive sombre boisée, montaient les
cirrus rouges précurseurs, puis l'arc effrayant de la tornade.
Et, souvent, le soleil n'était pas encore caché, que flam-
baient déjà, ininterrompus, les éclairs, et le tonnerre roulait
sans trêve, comme une artillerie au fort de la bataille. Les
suppositions, et les questions, et la conversation de circon-
stance, allaient leur train autour de la table. Qu'allait nous
apporter la tornade? Les cases tiendraient-elles encore cette
fois-ci? Feraient-elles beaucoup d'eau? « Fili, dépêche-toi,
SÉJOUR A SAY. 3ai
>rte le nougat avant la pluJe ! » disait Biuzet. Et les cha-
.s, étaient-ils amarrés, bien tenus? Le factionnaire avait-
pèlerine ? etc.
e Père Hacquart devint, à cette école, un météorologiste
arquable. Il ne se trompait guère plus d'une fois sur
K, dans ses prédictions pour le temps.
.'arc terrible monte, monte, est bientôt presque au zénith,
rlère lui, dans l'est, c'est une grande lueur mouillée,
me un incendie lointain, derrière un verre dépoli, comme
itrine illuminée d'un magasin du boulevard, vue à tra-
la pluie.
irs tout le monde se disperse, pour regagner sa case
3i2 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
allumer sa bougie, pendant que tombe la rafale, dans un
tourbillonnement de feuilles arrachées. Les arbres craquent,
les toitures plient, la pluie fait grêlons, et dans le grand
sabbat de l'ouragan on entend vaguement, quand le tonnerre
s'interrompt, l'appel des factionnaires, sous le déluge : Bon
quart devant ! Bon quart derrière !
Puis, quand s'est un peu apaisé le coup de fouet initial,
on va constater les dégâts, le Père Hacquart sort une der-
nière fois pour examiner le temps, on entend tel d'entre
nous qui se fâche : la pluie est entrée sous son toit, comme
un voleur; ou bien l'eau ruisselle par le seuil. Et l'on rit un
peu de sa mésaventure, car tout le monde est logé à la même
marque.
C'est en général à cela que se bornèrent les dégâts; les
constructions tinrent bon. Une fois seulement, nous eûmes
à déplorer un malheur, pas trop épouvantable, il est vrai, et
à en craindre un plus sérieux.
Un ménage de cigognes, noires et blanches, s'était fami-
lièrement niché dans le grand tamarinier qui formait l'angle
est aval du tata. C'était pour nous grigris de bonheur, talis-
man certain de la bienveillance d'Allah pendant la durée de
notre séjour. Les cigognes sont des oiseaux bien particu-
liers. On leur prête des actes d'intelligence étonnants qui
tendraient à les faire croire assujettis à certaines règles so-
ciales. Ce nous fut une distraction, le soir, et non des moin-
dres, de suivre les détails de leur vie de famille, leur instal-
lation, leurs amours, leurs conversations crépusculaires,
lorsque, posés sur la même branche, tournés vers nous comme
s'ils nous regardaient, ils balançaient posément leurs têtes
trop lourdes, comme des vieux en face d'inventions éton-
nantes, comme des savants discutant sentencieusement de
choses abstraites.
Malgré leur air docte et rassis, ce couple, — ce devait être
SÉJOUR A SAY. 323
lUt jeune ménage sans l'expérience des choses de la vie,
!cha par l'instinct : le nid, de brindilles sèches, fut en-
tré sur une grosse branche morte, et, dans une tornade
violente, tout cassa, branche et nid s'abattirent sur le
n à tir rapide amont, renversant Ibrahim Boubakar, le
annaire, qui en fut heureusement quitte pour la peur...
uelques contusions à la jambe. Mais trois jeunes cigo-
ux nés de l'union, précipités à terre, furent ramassés
s après la tornade : on les empailla,
and désespoir chez nos hommes. Le charme qui nous
lit bonheur allait être rompu. Mais ces bonnes bêtes de
;nes, bien que privées de leurs petits, eurent à cœur
324 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
sans doute de nous servir de talisman jusqu'à la fin. Elles
continuèrent à tournoyer autour de notre tamarinier et à se
causer, tristement, le soir. Ce ne fut que quelques jours
avant notre départ qu'elles émigrèrent vers le Nord.
Aussi, grâce à elles, eûmes-nous la veine jusqu'au bout.
Sous le coup de fouet de la tornade, la température s'était
soudainement rafraîchie. Il faut voir les courbes thermomé-
triques pour se faire une idée de cette soudaineté. En cinq
minutes , l'enregistreur sautait parfois de quarante-cinq à
trente degrés. Il semblait aussi, à cette détente calorique,
en correspondre une autre, électrique et nerveuse. Alors
enfin on pouvait dormir un peu, si les moustiques ne se
mettaient pas trop de la partie. Oh! cette musique, ce bour-
donnement, sans trêve ni merci, plus agaçant que les piqûres,
et contre lequel la moustiquaire est sans effet.
A la musique des moustiques se joignait dans les cases le
plain-chant des crapauds. Ils venaient, très familiers, se
nicher partout, au frais, dans les livres, sous les cantines,
dans l'eau des canaris, et leur voix grave, bien timbrée,
infatigable, faisait écho aux chœurs lointains de leurs frères
sauvages, jasant dans les herbes du fleuve. Bien que cane
soit pas géographiquement la place, permettez-moi de vous
citer ce sonnet, continuation des élucubrations intertropi-
cales de la mission :
HYMNE D'AMOUR.
Lorsque le soir est fait sur la plaine endormie,
Lorsque les chants lointains des Bambaras obtus,
Les pagayeurs et les insectes se sont tus,
Et qu'aux vents desséchants succède l'accalmie.
S'élève, répétée, une plainte gémie.
Son crescendo, dans l'herbe haute et les lotus,
Monte, en accords plaqués, sur des rythmes têtus
De lamentations, comme d'un Jérémie.
SÉJOUR A SAY. 325
Et ces plains-chants, voisins des notes liturgiques,
Credo litanies d'espoirs déçus, latents,
Aimés du cœur expatrié qui les entend,
Triste accompagnement aux rêves nostalgiques,
Ce sont, aux bords boueux du Niger inondé,
Des crapauds amoureux l'hymne dévergondé.
Dans tous les pays du monde, après la pluie vient le beau
temps, et la nuit s'achevait étoilée, limpide, claire d'une
clarté humide que n'atteignent jamais nos nuits des pays
tempérés. Avec le vent portant du fleuve, on entendait alors
comme un ruissellement, conformément au proverbe peulh :
« Oiilouioulou ko tiaygueulj so mayo hcwi, dêgiiiet. »
« Oulouloulou, crie le ruisseau; le gros fleuve se tait. »
C'était le rappel discret à la réalité, au rapide d'aval, à
notre emprisonnement prolongé.
Et les nuits se passaient tranquilles, gardées par un blanc,
un sous-officier noir, et deux laptots de veille. De Tom-
bouctou à Lokodja, du 21 janvier au 21 octobre, nous avons
fait, à cinq Européens, ce qu'on appelle, à bord, le quart à
courir, sans discontinuer. Avouons qu'à certains moments,
à Fort-Archinard par exemple, il fallait user de stratagèmes,
se donnerdu mouvement, se pincer, se baigner les pieds, les
poignets, la tête, pour ne pas succomber à la fatigue enva-
hissante.
Quelquefois, ces nuits passées sur la chaise pliante du
Père Hacquart, et sous la lune, ne manquaient pas d'un
certain charme, et, puisque nous en sommes aux citations,
qu'on me permette encore celle-ci :
QUART DE NUIT.
Sur mon sigui, la pipe aux dents. V^idé, l'esprit
Qu'à sa corne accrocha, ridicule trophée,
La lune, rognure d'ongle de quelle fée.
— Et je tourne avec vous, pendant ce quart de nuit,
Orion, vieille garde, et jamais relevée,
Et vous, û croix du Sud, mystique espoir qui luit.
326 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Et toi, vieux char septentrional que conduit
Quel archange, vers quelle fôte triomphée!
Et Vénus, toute nue, à l'horizon pâli,
Courtisane baignée au lait astral jailli
Jadis, fardeau trop lourd, de mamelles trop vieilles...
— Vers quoi montent, dans le sommeil des frais matins,
Des hymnes de crapauds lubriques et lointains,
Et la voix des laptots chantant Tappel des veilles.
Et les journées s'écoulaient, uniformément pareilles, d'une
monotonie à donner la fièvre. Au début, le travail d'installa-
tion apporta quelque variété, mais cela dura peu.
L'hivernage, au Soudan, ne serait peut-être pas une saison
plus mauvaise que les autres, à condition de s'y livrer à une
certaine activité, démarcher, de faire de la route, de changer
d'air. Mais il devient vraiment mortel, quand on est obligé
de piétiner sur place, de croupir toujours dans les mêmes
miasmes, d'aspirer nuit et jour les mêmes microbes.
C'est fatalement ce qui nous arrivait : les populations
étaient hostiles, et nous étions peu nombreux. Même pour
une courte excursion, il eût fallu partager nos fusils et les
laptots : la moitié pour marcher, la moitié pour la garde du
camp. Avec les indisponibles, chaque bordée n'eût suffi à
fournir ni un service d'éclaireurs, en route, ni un roulement
de sentinelles, à Fort-Archinard. Lorsqu'on devait aller au
bois , même en vue du fort , la protection du camp restait
aux éclopés, aux marmitons, aux interprètes, et je n'étais
pas toujours rassuré, même sur leur compte, quand je voyais
partir le matin ces corvées.
La seule route sûre que nous ayons, le fleuve, était blo-
quée, par en haut comme par en bas; rapide en amont,
rapide en aval. Les plus petites pirogues elles-mêmes ne
passaient pas.
On a parlé d'hivernage dans les glaces. Cela doit être
SÉJOUR A SAY. 317
évidemment très dur. Mais celui que nous passâmes à Say
fut vraiment pénible. J'affirme, sans comparer, qu'il nous a
fallu une forte dose d'énergie et de vitalité pour nous en
tirer tous les cinq.
La température se mit bientôt de la partie. Elle pro-
gressa presque régulièrement, jusqu'en juin, et à partir de
là se maintint ferme. Le thermomètre enregistreur, installé
sous une petite toiture en bois, atteignait, quotidiennement,
de fantastiques maxima. Un mois durant, le maximum a
varié entre quarante et cinquante degrés centigrades, Kt
cette température se maintenait, de plus en plus lourde et
328 SUR LE NIGER EN AU PAYS DES TOUAREGS.
fatigante, jusqu'au coucher du soleil, pour rester, la nuit,
un peu au-dessus de trente degrés; notez que c'était une
chaleur d'hivernage, un air à peu près saturé d'humidité!
J'ai vu autrefois — dans des livres de voyages — des
pays où, pour ne pas succomber à la chaleur, on vivait dans
des trous en terre, pendant que des nègres vous versaient
sur la tête des calebasses d'eau plus ou moins fraîche. Nous
n'en avons jamais été là. Mais je croîs, toutefois, que Say
peut concourir, au moins pour juin et juillet, parmi les
points les plus chauds du globe.
Dans cette étuve, l'appétit tomba.
Alors s'ouvrit une ère d'ennui farouche.
En face de cette effrayante perspective : vivre sur ce bout
de terre, dans cette serre chaude, en pays hostile, avec la
certitude de n'en pas bouger, cinq mois durant, cinq mois
pendant lesquels il nous faudrait supporter patiemment les
tornades du ciel, dans des cases perméables, et les menées
d'Amadou, toute gaieté, toute énergie, s'évanouirent. On se
mit à supputer les jours restants jusqu'à la délivrance,
comme des potaches, comme des prisonniers. Les journées,
rarement intéressantes, n'apportaient même pas avec elles
matière à conversations quotidiennes. On parlait alors plus
souvent de France, et cela exaspérait l'ennui. Taburet, doué
d'une prodigieuse mémoire des dates, reprenait un à un, en
remontant le cours de sa vie , les anniversaires du quan-
tième.
Mais, chose plus grave, avec l'ennui arrivèrent les accès
de fièvre, heureusement bénins, grâce à la quinine préven-
tive, mais anémiants à la longue, et, marchant de conserve
avec la fièvre, la soudanite^ espèce de fièvre morale, maladie
tout à fait spéciale à la terre d'Afrique.
La soudanite se traduit chez chacun par une excentricité
différente. C'est l'action du soleil sur un tempérament
350 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
anémié, sur une case affaiblie du cerveau. Quelquefois, à
quatre heures du matin, au très petit jour, on entendait,
dans l'intérieur du poste, des détonations répétées. Emoiî
c'était l'un de nous qui s'amusait à casser à coups de revolver
des bouteilles jetées à l'eau : soudanite. D'autres fois, on
entrait dans une case. Le propriétaire de ce palais, sans
souci de la chaleur, s'y était hermétiquement enfermé, bou-
chant toutes les ouvertures, tous les interstices par où pou-
vait filtrer un rayon de lumière. La case entière était tendue
dégainée, d'étoffes bleues, sous prétexte... que la lumière
rouge ou blanche donnait la fièvre : soudanite^ etc.
Et les exemples seraient nombreux à citer, pendant notre
séjour à Fort-Archinard.
Chez chacun, cependant, cette maladie a un effet constant:
elle donne l'esprit de contradiction absolue, provoque Tin-
tolérance intégrale.
Il faut être juste, et le reconnaître, nous en étions tous
atteints à des degrés divers. Cela peut paraître supportable,
dans un poste ordinaire, avec des occupations qui vous éloi-
gnent souvent les uns des autres; mais dans cette île, dans
cette cage, en contact, en frottements continuels, heurtant
nos angles sans les user, anémiés, inaclifs, presque oisifs, il
ne fallut pas longtemps à nos caractères pour s'aigrir.
Les conversations de table tournèrent à la discussion.
Toute discussion était motif à contradictions, souvent ora-
geuses. Chacun de nous, tenant quand même pour son idée,
se donnait, comme il sied, toujours raison, même lorsqu'il
venait de défendre d'extravagants paradoxes. Parfois, quand
un orage de discussion avait éclaté , on restait des heures
entières à table, à s'entre-regarder, sans mot dire, et chacun
se demandait, à part soi, comment cela tournerait bientôt.
J'avais beau jouer sur ma flûte, dans la nuit ou aux heures
de sieste, — souda nite encore — tous les motifs de Y Or du
Rhifij ou de Tristan et Yseult, même cette musique n'adou-
SÉJOUR A SAY. 331
cissait pas les caractères. La pression était trop forte, tout
allait se gâter...
Quand nous tomba du ciel l'idée d'un dérivatif.
Et je vous laisse à penser si chacun s'y précipita comme
dans les bras d'un sauveur.
C'était le travail.
Alors tout rentra dans l'ordre.
La chose était simple. On se mit, à qui mieux mieux, à
dresser les vocabulaires des idiomes — plus ou moins bar-
bares — qu'on parle sur les bords du Niger.
Il n'y avait qu'à choisir.
L'Afrique est certes le continent où il reste le plus de
traces de la confusion biblique des langues : sur la côte, la
multiplicité en est presque infinie.
Entre Abo, par exemple, au sommet du delta du Niger,
et la mer, on trouve sur les bords du fleuve, m'a dit un
employé de la Compagnie du Niger, sept dialectes qui n'exis-
tent que là seulement, et qui n'ont entre eux aucune parenté,
du moins apparente. 11 semble qu'un nombre considérable
de migrations, l'une refoulant l'autre, sont venues mourir à
la côte, comme des vagues à la plage; et de ces populations,
peut-être importantes, sont restés seulement des îlots dis-
tincts, isolés dans la forêt tropicale, gardant leurs mœurs,
leurs dialectes, leurs sacrifices.
Plus loin dans l'intérieur, les dernières migrations venues
se sont superposées, enchevêtrées, plutôt que refoulées.
Aussi trouve-t-on, à côté les uns des autres, des dialectes
de caractères absolument différents : touareg, peul, songhaï,
bambara, bozo, mossi, etc., répandus sur de très grands
espaces.
Chacun se mit donc à la tâche. Avec le Père Hacquart je
m'attelai au touareg. Le Poullo Khalifa se révéla un pro-
fesseur médiocre , mais plein de bonne volonté , jamais à
332 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
court pour donner la signification d'un mot, quelquefois ap-
proximative, du reste. J'ai parlé de la langue touareg dans
un chapitre précédent. Après Khalifa vint un autre Peul,
encore un Mahamadou, baragouinant plus ou moins, lui
aussi, la langue du désert, puis une forgeronne de Bokar
Ouandieïdiou , attachée au service d'Ibrahim Galadio et
qu'il nous prêta. Ce fut de tous nos professeurs de langues
le plus intéressant. Elle avait une voix effrayante, était laide
comme les sept péchés capitaux d'un nègre, ne s'en doutait
pas, et faisait des grâces. Ces trois personnages et quelques
autres permirent d'établir un vocabulaire touareg sérieux et
comparé.
Le Père Hacquart s'attacha, en outre, à l'étude du songhaï.
Le songhaï est parlé dans toute la partie du fleuve entre
Say et Tombouctou, et beaucoup plus loin dans l'Est et dans
l'Ouest, puisqu'on le trouve encore à Djenné et à Aghades.
Du côté de Say on appelle cette langue djermanké. Les pro-
fesseurs de songhaï étaient un peu tout le monde. C'est un
idiome simple, qui se parle du nez, mais qui sera bien utile
à connaître, et que les Pères Blancs, de Tombouctou, étu-
dient tout particulièrement.
Le Tierno Abdoulaye Dem, un certain nombre de laptots,
le vieux Suleyman, ce transfuge d'Ahmadou, qui, las datant
marcher à la suite de son maître, nous était venu rejoindre
pour retourner avec nous dans son Fouta, se rassemblaient
tous les jours dans la case de Baudry, transformée en Aca-
démie peule.
Les choses les plus inattendues jaillissaient de ces séances.
Le peul est une très jolie langue, déjà étudiée par le général
Faidherbe et par M. de Giraudon, mais sur laquelle on est
loin d'avoir tout dit. Elle semble difficile à rattacher à quelque
autre. C'est la langue absolument nécessaire pour com-
mercer, pour voyager, de Saint-Louis au Tchad. On a ima-
SÉJOUR A SAY. 333
giné bien des théories sur la migration des Peuls, et il a dû
s^y mêler bien des sottises. Baudry, qui s'était donné corps
et âme à cette étude, découvrit dans cette langue des règles
grammaticales extraordinaires, des formes — des formes! —
à faire reculer d'épouvante M. Brid'oison lui-même. On ne
pouvait plus dire trois mots à table sans que, à cette manière
de parler, il déclarât qu'on pouvait adopter une forme peule.
Il est certain que l'exemple suivant donne en un seul mot
un sens assez compliqué. Mais il est également certain, de
l'aveu de Baudry comme de celui de Tierno Abdoulaye ,
qu'il est généralement peu employé.
Nannantoundiritde , faire semblant d'aller se demander,
mutuellement et réciproquement, des nouvelles l'un de l'autre.
Tierno Abdoulaye, Toucouleur du Sénégal, avait la pré-
tention de savoir à peu près parler le peul, sa langue mater-
nelle. Mais, des que Baudry lui en eut expliqué les règles
de formation des mots, qu'il avait cru démêler, Tierno vit
bien qu'il n'était qu'un ignare et se mit à parler le peul
gram-ma-ti-ca-le-ment, si bien que beaucoup de ses cama-
rades hésitaient à le comprendre. Ils y perdaient la tête,
mais Baudry fut bien content d'avoir fait un prosélyte.
Les gens du Macina ou de la Boucle parlent très douce-
ment, sans, du reste, trop généraliser les formes, en s'écou-
tant dire, comme s'ils connaissaient la beauté de leur lan-
gage : il permet d'exprimer un nombre, presque infini de
nuances, et, s'il n'a guère de littérature, en dehors de quel-
ques chansons très difficiles à obtenir des griots, il four-
mille en dictons.
En voici quelques-uns; comme tous les proverbes, ils per-
dent leur sel à la traduction.
« Quand on ne peut pas teter sa mère, on tette sa grand'-
mère. »
a Qui a mangé sa hache et sa pelle ne crache pas sur les
pistaches grillées. »
334 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
« Un bâton peut pourrir dans Teau, sans pour cela de-
venir caïman. »
« Il y a peau de mouton et peau de vache, mais c'est
toujours de la peau. »
Bluzet, lui, avait déniché, par l'intermédiaire d'Ousman,
un cordonnier, un « garanké », originaire du Mossi. C'était
un brave et digne homme, comme m'ont semblé générale-
ment ses compatriotes. Les Mossis, du moins ceux que
nous avons vus, sont des brutes faciles à effrayer, comme
tous les êtres d'instinct, mais très honnêtes. Bluzet eut, au
début, bien de la peine à obtenir de ce brave Mossi quelques
notions sur la langue, puis, quand il eut pris confiance, cela
marcha tout seul. Il ne dédaignait même pas le monologue,
comme il appert de la petite histoire suivante, qu'il raconta
un jour, en mossi, dans la case de Bluzet :
« Sur la route de Say, une femme qui allait porter du lait
au marché s'était assise et endormie au pied d'un arbre.
« Survinrent trois jeunes gens. Dès qu'il vit la marchande,
l'un d'entre eux dit aux autres :
(( Suivez-moi et imitez-moi dans ce que je ferai. »
« Ils s'approchèrent, en faisant un détour par la brousse :
« Hou ! hou ! » cria le jeune homme quand il fut à côté de la
donneuse. — Et les autres crièrent comme lui : « Hou !
hou ! »
« La femme, effrayée, s'enfuit, laissant la calebasse de lait
par terre.
« Alors le plus âgé des jeunes gens dit : a Ce lait est à
« moi, parce que je suis l'aîné. — Non, il est à moi, dit le
« second, parce que j'ai eu l'idée de faire : Hou! hou! —
« Non, certes, répliqua le troisième, c'est moi qui le boirai,
« car j'ai une lance, et vous n'avez que des bâtons. »
« Vint à passer un marabout. « Prenons-le pour juge. »
Et ils lui soumirent leur cas.
SÉJOUR A SAY. 335
u — Je ne vois rien dans le Coran sur votre affaire, dit le
n «iaint homme; pourtant, montrez-moi ce lait, » Il le prit,
le regarda, le but. ■ Ce lait est vraiment bon, ajouta-t-il;
n mais, sur votre affaire, décidément, je ne vols rien dans le
il Coran, n
Avec deux autres vocabulaires, moins complets, le gourma
et le bozo, nous arrivâmes à un total de plus de dix mille
mots nouveaux avec d'intéressantes remarques grammati-
cales.
Et ce travail très absorbant, sinon très intelligent, qui
fort heureusement dégénéra pour chacun de nous en mono-
manie, contribua plus que tout autre à nous faire passer les
derniers mois de noire séjour à Fort-Arcliinard — ■ sans en
mourir.
CHAPITRE VIII
INCOHÉKK NCES ET FAUSSES NOUVELLES.
Revenons maintenant à notre arrivée à Say. Quoique les
journées y fussent ordinairement monotones, elles appor-
taient quelquefois leur petit stock d'événements ou de nou-
velles, dont notre ennui grossissait l'importance. Il serait
fastidieux, tant pour le lecteur que pour moi, de reprendre,
jour par jour, le journal de notre hivernage. Dans ces notes,
écrites sous des impressions souvent changeantes, percent
tantôt la mauvaise humeur, tantôt une joie exubérante,
tantôt la misanthropie née de l'inaction; des pa^es voisines
se contredisent, comme se contredisaient nos renseigneurs
indigènes. 11 en est ainsi de l'ouvrage de Barth, où le même
individu est présenté, à quelques jours d'intervalle, sous des
aspects tout différents, et parfois contraires.
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 337
Ces pages in extenso pourraient tout au plus servir à une
psychologie du mensonge chez le musulman et chez le nègre.
En les abrégeant) nous montrerons les alternatives par les-
quelles nous avons passé.
Qu'on m'excuse si cette lecture est incohérente, comme
étaient incohérentes les nouvelles qui nous parvenaient,
comme l'était surtout notre vie dans Fort-Archinard, sans
cesse ballottée d'espoir en inquiétude.
Vendredi 10 avril, — Les événements se succèdent. Nos
abatis sont terminés, solides, et à l'épreuve d'une attaque.
(C'était le lendemain de notre arrivée, nous n'avions pas
chômé !)
On a mis aujourd'hui \ Auhe au sec, et cela n'a pas été
tout seul. Gradés, interprètes, domestiques, un peu les
blancs, se sont joints aux laptots pour haler sur les palans.
Dans cette opération, qui consistait à le retourner sur le
flanc, le pauvre Aube aurait bien pu tomber en morceaux,
car il est complètement délié. Mais il a tenu bon, encore
une fois. Vous verrez qu'il ne nous lâchera pas avant la fin.
Nous avons d'aujourd'hui une nouvelle recrue. Avec Su-
leyman Foutanké, cela fait deux. Voici comment elle nous
est arrivée : Pendant la sieste, on entend un homme nous
crier, de l'autre bord : « Agony ! Agony ! » en agitant un
linge blanc. On l'envoie chercher par le Le Dantec, « Agony!
Agony! » nous répète-t-il, tout essoufflé et très joyeux. Im-
possible de le comprendre, mais il nous montre avec insis-
tance son bonnet, qu'on voit très bien être de toile euro-
péenne. Que signifie donc cet « Agony » ?
Tédian Diarra, une grande brute de Bambara, qui a fait,
comme conducteur et ordonnance du général Dodds, la cam-
pagne du Dahomey, finit par comprendre et nous explique.
Cet homme est un porteur de la mission Decœur; à Say, il
338 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
fut atteint d'un épanchement de synovie, et confié au chef
de village, pour être remis au premier Français qui passerait
par là. Le pauvre diable, — Atchino est son nom, ou du
moins celui sous lequel nous l'avons connu, — est d'Agony,
sur rOuémé, et c'est ce qu'il essaye de nous faire com-
prendre. Il a bien cru ne revoir jamais son village, ses ba-
naniers, ses palmiers à huile, et dès qu'il a su notre arrivée
à Say, il est venu se réfugier chez nous. Plus tard, j'in-
demnisai son hôte des soins qu'il avait eus pour lui. Puis
d'Atchino, on fit un jardinier. C'était, du reste, un brave
garçon, très courageux au travail, une bonne recrue.
Lundi ij. — Terminé les réparations de VAube. Il fait,
malgré cela, de l'eau comme une écumoire. Mais « ça se
tassera ». Voilà le grand mot lâché, celui avec lequel on dore
les plusamères pilules, en exploration, et dans la vie. Inutile
de partir en expédition, si vous n'êtes pas résolu à la philo-
sophie du tassement, s'appliquant à tous les inconvénients
de l'existence. Faut-il tenir vingt-cinq sur le pont d'un
bateau grand comme la main? Qu'importe! embarquez tou-
jours, ça se tassera. Faut-il prendre des vivres, des objets
d'échange? Vous n'avez plus de place à bord, vos cales sont
pleines, vos ponts encombrés. Prenez quand même, case
tassera. Vous trouvez-vous en pays hostile? De tous côtés
vous parviennent des bruits de guerre, de colonnes; des
milliers et des milliers d'indigènes se réunissent pour vous
attaquer. N'ayez crainte, ils ne seront pas si nombreux, ça
se tassera. Vous êtes en face de rapides à passer, si nom-
breux qu'on ne les compte plus devant. Allez-vous reculer,
lâcher pied? Non, marchez de l'avant. Quand vous les aurez
franchis un à un, ça se tassera, le centième n'ayant pas de
raisons d'être plus difficile que le premier, — à moins que
vous n'y laissiez votre vie et vos bateaux. Alors, c'est le
tassement définitif.
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 339
Au camp se présentent un diavandou et sa sœur. Les
diavandous, pasteurs, confidents, se retrouvent partout où
sont les Peuls. Je ne sais quel commerce, légitime ou non,
tient la sœur. Lui, vient nous offrir ses services. U exerce
tous les métiers de diavandou, nous vendra du lait ou es-
pionnera pour notre compte. C'est un petit homme, chétif
et malade. On lui fait boire de l'eau claire additionnée de
quinine, en lui donnant ce breuvage amer comme un com-
posé de tous les talismans infernaux. Les sorcières de Mac-
beth, à notre dire, n'auraient pu élaborer philtre plus épou-
vantable .
Notre diavandou jura sur le Coran, sans restriction men-
tale, de nous être fidèle; nos sortilèges et ce grisgris de-
vaient lui donner la mort s'il trahissait. Puis on l'envoya
voir ce qui se passait chez Amadou. Je ne sais ce qu'il est
devenu. Peut-être, s'il nous a vendus, la quinine l'aura-
340 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
t-elle tué par auto-suggestion; peut-être a-t-il été simple-
ment supprimé par nos ennemis ; peut-être est-il mort de sa
belle mort : on ne le revit jamais au camp, sa sœur non plus.
C'est vers cette même époque qu'apparaît à Fort-Archi-
nard le PouUo Khalifa. Il est envoyé, dit-il, par Ibrahim
Galadio, Tami de Monteil. Il nous demande ce que nous
voulons. C'est plutôt lui qui veut quelque chose. On lui
donne une belle chéchia rouge pour remplacer la sienne,
grasse et dégoûtante. Par la suite, nous l'avons gratifié de
bien d'autres cadeaux, mais, chose bizarre, il porta toujours,
pour venir chez nous, ses vêtements les plus sordides.
Jeudi 2j, — Le soir, alerte assez brusque. Une grande
clameur s'élève de Talibia : aboiements de chiens; hulule^
ments de femmes ; torches promenées dans la nuit. Puis 1 -^We
tumulte s'éloigne. Sont -ce les Toucouleurs qui seraier -jf
venus pour nous surprendre et qui s'en vont bruyammecz — it
en nous trouvant sur nos gardes? On hèle Mahmadou Ch-;^.
rogne; pas de réponse. Marné tire en l'air un coup de fu'ssi/
de chasse; rien ne bronche. Le calme s'est fait, mais h
nuit, pour nous, se passe à veiller, d'autant mieux qu*xi/î
homme en boubou blanc a essayé, le matin même, de démo-
raliser nos laptos et d'effrayer les marchands. Il criait de /a
rive gauche qu'Amadou avait lâché sur nous les Sidibès, en
leur permettant de nous faire la guerre, en leur promettant
la bénédiction d'Allah ! Cette coïncidence nous met sur nos
gardes. *
Le lendemain, le Mahmadou nous donne l'explication de
ce tapage nocturne : il n'était pas question d'une attaque,
mais bien... d'une noce. Chez les Koyraberos, nous affirme-
t-il, on ne consomme le mariage qu'après avoir ravi de force
sa femme. Il faut accomplir le rite de l'enlèvement, rite
bruyant s'il en est. Quand le jeune homme vient payer la
\
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 341
dot de sa fiancée, il est de bon ton pour les parents de faire
la moue : la dot, allègue nt-it s, est insuffisante, le mil trop
cher, ils ne peuvent donner de festin d'épousailles digne de
leur fille, ils doivent la garder encore jusqu'après le travail
des champs, etc., etc.
Le jeune homme alors s'en retourne, la tête basse, ras-
semble dans son village ses parents, ses camarades, ceux
qui crient le plus haut, ceux qui courent le mieux, et, avec
leur aide, vient enlever de vive force l'élue de son cœur, au
milieu des cris, des bravos, des rires, des mal é die lions jouée s,
et de la joie exubérante de tous, parents compris. On accom-
pagne, on poursuit les ravisseurs en tumulte, jusqu'aux der-
nières cases du village. Et la cérémonie se continue par des
festins de Camache, comme tous les marines... en pays noir.
Bientôt après commencèrent nos relations avec Galadio.
342 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Pendant tout l'hivernage, cet homme fut notre espérance.
Nous avons compté sur lui, jusqu'aux derniers moments,
comme sur notre meilleur ami. De fait, il était plus raison-
nable que les autres. Mais, ne l'oublions pas, la sagesse,
chez le musulman, chez le Peul surtout, a pour corollaire
une profonde duplicité. Les Peuls n'ont pas de mot unique
pour dire « conseiller » , mais ils disent a donner un mauvais
conseil », « trahir par le conseil ». C'est l'idée simple, l'idée
première qui leur vient à l'esprit; et quand, par extraor-
dinaire, on tient absolument à traduire « conseiller pour le
bon motif », il faut tourner toute une phrase ou employer
uiïQ forme dérivée. Cela peint tout le caractère des Peuls.
Galadio était sur ce point resté Peul, quoique Bambara,
Coulibaly par sa mère; toujours il nous trompa, toujours il
nous abusa par de belles paroles. Mais il faut lui rendre jus-
tice : en homme sage , il se montra soucieux avant tout
d'éviter la guerre ouverte. Prévoyait-il le fâcheux résultat
qu'elle aurait pour sa puissance ? Craignait-il cette calamité
pour le pays où il vit, pour les sujets qu'il administre? Tou-
jours est-il qu'il sut ménager la chèvre et le chou, Amadou
et nous. Pendant notre séjour, il nous amena à croire que,
le cas échéant, il aurait tout au moins gardé à notre égard
une stricte neutralité. Il gagna à cela de superbes cadeaux.
Il fut traité presque à l'égal de Madidou, eut, comme lui,
une selle de velours vert brodée d'or. Ses envoyés, munis
d'un laissez-passer, se virent reçus avec honneur, car ce fut
à la fin, seulement tout à la fin, qu'on découvrit le pot aux
roses. Il conclut même avec moi, de son plein gré, sur sa
demande, un traité très précis, l'engageant formellement,
signé de son nom , en double texte , arabe et français, et
manifesta le plus grand désir d'entrer en relation avec Ban-
diagara.
jo avril, — Khalifa est décidément un homme extraor-
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 343
dinaire. Cette nuit, dans l'ombre et le mystère, avec des
signaux de reconnaissance convenus, la lune couchée, il
devait nous amener en pirogue le propre frère du chef de
Say. On guette toute la nuit le signal, la bougie qui doit être
allumée sur le fleuve : rien ne luit. Est-ce que tout simple-
ment le Poullo aurait eu envie d'une boîte d'allumettes et
d'une bougie? C'est bien possible, car l'une de ses grandes
distractions, quand il est dans nos cases, — il devient très
familier, — est de faire craquer des allumettes les unes après
les autres. H n'est pas le seul, du reste. Baudry a également
cette fâcheuse manie : heureusement, notre provision est
suflfisante, même pour ces petits jeux, bien pardonnables au
Soudan.
Le lendemain, Khalifa et le frère du chef de Say nous arri-
vent enfin. Encore plus d'ombre et de mystère. On a éloigné
jusqu'à l'Arabou, qui voulait coucher au camp, et qui pleu-
rait toutes ses larmes, le pauvre petit, en croyant que les
blancs « ses frères » le chassaient. Précautions bien inu-
tiles : le frère d'Amadou Satourou est plus poli que son chef
de village, mais il ne semble pas beaucoup plus sincère. Sa
démarche est toute personnelle, dit-il. Son plus grand désir
est de s'entremettre; mais ce qu'il souhaite surtout, c'est un
boubou et un Coran. Comme sa fraternité est fort douteuse,
on remet le cadeau à une autre fois, au jour où il aura fait
ses preuves d'amitié, en nous procurant un courrier pour
Bandiagara. Il s'en va, promettant de s'employer.
Des « grands frères », des « petits frères », on nous en
prodigue à foison. Mais, comme les Peuls et presque tous
les Soudanais n'ont dans leur langue ni masculin ni féminin,
c'est, quand ils veulent parler français, une salade originale
de tous les degrés de parenté, sans distinction de sexe.
Abdoullaye nous disait très bien : 0 Mon grand-père, qui
était la femme du roi du Cayor » , et il n'est pas rare de
V
V
344 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
voir un tirailleur vous amener c pour gagner cadeau » ,
a pour gagner dimanche », une jeune fille, qui n^est sans
doute liée à lui que par des liens éphémères : c Capitaine,
voilà mon petit frère ! Il vient dire bonjour capitaine. » A
remarquer que toutes ces sœurs de tirailleurs sont générale-
ment jolies et peu farouches. Les malins savent bien ce
qu'ils font !
Sur notre journal de bord, à noter, en passant, dans le
même ordre d'idées :
/" mai, — Le petit-fils de Galadio, qui nous rend visite,
en a trouvé une bien bonne. Il est venu, dit-il, saluer son j
grand'père. Vous l'avez deviné, son grand-père, c'est moi,
le grand frère de son vrai grand-père. On s'y perd, mais lui x
ne perd point la tète, et demande un cadeau.
Dimanche j mat. — Avant-hier, nous avons eu des nou- -^ ^
velles curieuses par un gamin d'une quinzaine d'années. II j j
nous était mystérieusement dépêché par le marabout kour-
teye que nous avons vu à notre passage à Say. Il se trame
des choses horribles. Amadou, se souvenant des sortilèges
de son père, qui fut un grand magicien dans Hamdallahi,
fait contre nous un talisman infaillible. Sur du papier éco-
lier, provenant évidemment de nos cadeaux , il a écrit le-
maléfices les plus effrayants ; il a conjuré sept fois Alla /^
d'exterminer les Kéfirs, et, ayant lavé le papier dans
l'eau, a fait boire cette tisane à une chèvre, qu'on viend:
nous vendre. Nous sommes prévenus.
L'épouvantable grisgris s'est présenté, en effet, au camp;
hier, sous la forme d'un bouc noir. La pauvre bête n'a, ce-
pendant, pas l'air d'être si chargée de venin. Elle est assez
replète, bien en chair; ce serait un excellent méchoui.
Toutefois, nos hommes redoutent le grisgris d'Amadou.
Tous ont la peur de ces choses ; souvent l'imagination du
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 345
noir lui joue de mauvais tours; chez le musulman, c'est
quelquefois la foi qui perd. Alors, prenant un air très en-
tendu , nous offrons généreusement deux coudées , soit
trente-six centimes, du bouc chaîné de sortilèges, et comme
le marchand, quoique ahuri, semble à peu près décidé à nous
le laisser à ce prix dérisoire, nous lui expliquons emphati-
quement que nos grisgris à nous, les grisgris toubabous,
nous ont appris la noirceur des desseins d'Amadou, que
toutes ses machinations sont percées à jour, et nous les
faisons reconduire, lui et son bouc, de l'autre côté, manu
militari. J'allais dire à coups de pied dans le... dos.
Le marabout kourteye qui nous a avertis est, du reste, de
346 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
nos amis, si toutefois ce qu'on en raconte n'est pas simple-
ment une invite à y aller, pour lui, de notre petit cadeau.
Tous les soirs, la tornade fait rage autour de Say. En
amont, en aval, sur Djerma, sur Gourma, crèvent en pluie
des arcs chargés d'eau. Le ciel est illuminé aux quatre
points cardinaux. Mais rien de tout cela ne tombe sur Say.
Et pas de pluie, pas de récolte. Le bruit a été habilement
répandu dans le village que nous avons, par nos prières,
appelé sur lui la malédiction d'Allah ! L'autre jour, Amadou
Satourou a publiquement, dans la mosquée, récité la Fatiha
pour obtenir la pluie. Dans l'assemblée des notables, nous
dit-on, s'est levé le marabout kourteye, clamant que Say
était puni pour avoir, dans la personne de son chef, mal reçu
l'hôte que Dieu lui envoyait, pour avoir trahi sa parole et
méconnu ses serments.
Nous voilà, comme notre oncle Barth dans le Saravamo,
dispensateurs d'orages. Lui, passait pour un saint marabout.
On lui faisait dire la Fatiha pour provoquer le déluge du
ciel. Nous, Kéfirs, on nous suppliera bientôt de lever notre
interdit.
7 mai. — Tierno, après bien des conciliabules, a trouvé
un courrier. C'est un marchand d'ivoire du Hombori. 11 se
chargera de nos lettres pour Bandiagara, le poste français
d'avant-garde au Macina. Précisément , Aguibou , roi du
Macina, notre protégé, a envoyé un percepteur dans le
Hombori, sur la route. Notre homme marchera pour 200
francs : 100, payables à Bandiagara; 100 au retour. Aussi,
depuis quelques jours, sommes-nous tout en remue-ménage.
Cartes, rapports, lettres, nous n'avons pas de temps à per-
dre. Ce courrier, qui ne semble pas très rassuré, demande à
envoyer, pendant son absence, sa famille chez Galadio, ({^^
est notre ami, et la défendra. Accordé.
11 revint un mois après. Il n'avait pu, disait-il, atteindre
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 347
Bandiagara. Des Habés révoltés l'avaient pillé près du village
de Dé. Il s'était, à grand'peine, échappé à la faveur d'une tor-
nade, laissant son paquet de lettres aux mains de nos ennemis.
Comme il dramatisait fort son évasion, j'imagine qu'en per-
quisitionnant sérieusement chez Amadou Satourou, on retrou-
verait notre envoi tout entier, peut-être rongé des termites.
J'eus un doute, cependant. Ma certitude qu'il me trom-
pait n'était pas absolue, et c'est à ce doute, que je n'ai
plus, qu'il doit d'avoir encore sa tête sur ses épaules.
Je ne l'ai jamais revu.
/ j mai, — Grrrande nouvelle : On nous annonce — c'est
Ousman — des blancs du côté de Dori. On ne sait au juste
combien ils sont.
Autre grande nouvelle, celle-ci est du Poullo, — avec ces
deux hommes , une nouvelle à sensation n'arrive jamais
seule : — des chalands de blancs descendent le fleuve , ils
sont à Ansongo. On parle de trois bateaux en fer. Ils
viennent comme nous avec la paix, rien que pour la paix.
16 mai. — Qui nous amène le Poullo, ce matin? Quel est
cet homme à l'apparence de Touareg : grisgris sur la tête,
lances, javelots à la main, tout de guinée bleue habillé?
C'est un Peul, le frère de lait de Madidou, des nouvelles
plein les poches. Il a quitté depuis vingt jours son « grand
frère » pour venir à Say vendre quatre bœufs, contre de la
toile du pays. Un des bœufs est mort, un autre lui a été
Volé. Quelle bonne occasion pour demander un boubou de
Consolation !
Madidou ne savait point notre présence à Say. Sans cela,
^I aurait envoyé déjà des ambassadeurs, il serait peut-être
Venu lui-même, lui ou Djamarata, car ils ont descendu le
^euve jusqu'à Ayorou, pour châtier Yoba de je ne sais quel
banque de respect.
348 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS,
Notre Peul a entendu parler du voyage de quatre blancs
venant faire du commerce. Madidou aurait envoyé deux
forgerons pour leur ouvrir la route, et il aurait expédié aussi
des ambassadeurs à Tombouctou, pour donner suite à notre
traité avec lui. Il ne sait ce qu'il en est advenu, et s*en re-
tourne avec des bibelots plein sa poche, — et Dieu sait si
elle est profonde, — plus un cadeau pour Madidou.
Cette nouvelle des chalands prend corps les jours sui-
vants. Je trouve, dans la suite des notes :
ly mai. — Un homme d'Ayorou, venu à Say pour des
histoires de captifs, nous a conté qu'il y aurait à Ansongo,
avec la paix, rien que pour la paix, trois cents tirailleurs et
sept ou huit blancs. La progression continue. Nos compa-
triotes, selon son récit, sont bloqués par le manque d'eau,
et descendront dès qu'ils pourront.
Mardi iç mai. — Ce seraient cinq cents tirailleurs et huit
blancs, qui attendraient la crue à Ansongo. Décidément, ce
bruit prend des proportions inquiétantes. Ces chalands qui
descendent m'ont tout l'air d'un bateau qu'on nous monte.
Si, cependant, il y avait quelque chose sous roche! Si de
Tombouctou on venait sur Say , pour assurer le ravitaille-
ment et fonder un poste définitif! Ce serait de bonne poli-
tique, mais étant données les dispositions des indigènes, 2
est probable que nous ne le saurions, de façon sûre, qu'en
apercevant le pavillon français au tournant du fleuve, à
moins que Madidou ne nous en fasse officiellement pré-
venir.
Mais, si l'on a envoyé quelqu'un derrière nous, pourra-t-il
passer? Il est bien téméraire de tenter à nouveau ce que
nous avons fait dans les rapides, nous marins, aidés de
marins indigènes et d'un patron comme Digui, ayant l'habi-
tude des laptots et sachant les conduire.
IN'COHÉRESCES ET FAUSSES NOUVELLES. 349
' mai. — Le fleuve baisse toujours. Il s'est formé à
ant de notre île une petite plage de sable, où on a pu
;r le Davousi, pour lui faire la réparation qu'exige son
uage de Labezanga. Aidé d'Abdoulaye, je m'en chaîne,
: n'est pas une petite affaire. Heureusement, nous avons
plaque d'aluminium de rechange ; c'est la seule, du reste,
a façonne aux formes du bateau, on la boulonne, on la
, letout en quelques jours, et, jusqu'à la montée des eaux,
e Davoust restera échoué, à sec, sur sa langue de sable.
ïtte plage est propice à la baignade des laptots, propice
i pour les marchandes du marché, qui y lavent leurs
les. Les roufs du Z?rt!.'0«j^ sont un rendez-vous commode,
. chair est faible. Il ne faut jurer de rîen, mais peut-être
nônier de la mission et son capitaine d'armes, Baudry,
gé de la police intérieure, feront-ils bien de ne pas aller
les jours, aux heures de sieste, voir oii en sont les
rations du chaland.
350 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
On peut quelquefois, sur ces choses, fermer les yeux, ,
tout en maintenant, en théorie, la règle formelle. La plupart^
des querelles entre noirs ont pour début des histoires de^
femmes. Si des hommes, ou des tribus, en viennent auxs*
mains, cherchez la femme. Si des tirailleurs désertent, cher — ■
chez la femme. La moindre liberté laissée à notre per — -
sonnel dans les villages aurait pu amener des rixes , desr :
coups de lance, des coups de feu consécutifs; à Fort-Archi-i
nard, la chose n'était pas à craindre; on pouvait donc use: :^
de moins de rigueur, tout en surveillant suffisamment pou-K:.
arrêter à temps.
i8 mai. — Pas de tornades sur Fort-Archinard, mais
pleut tout autour. On dirait que nous avons un grisgris
fétiche, un bout de la corde à tourner le vent.
Trois hommes de Galadio sont venus demander de sa
le traité dont j'ai parlé. On le leur remet, en double ex]
dition; l'une doit être retournée, signée d'Ibrahim, si le
texte lui convient. Ce traité spécifie pacte d'amitié ealrre
les Français et lui; aide et protection mutuelle» dans ioxxte
l'étendue du territoire soumis à son influence comme à. k
nôtre, pour les gens paisibles, voyageurs ou commerçants,
nationaux ou protégés des contractants. En toute circon-
stance, et par tous les moyens possibles, Galadio et les Fran-
çais se prêteront assistance. Les deux parties useront de
toute leur influence pour rendre sûre la route entre Ouro
Galadio et le Macina. Enfin, Ibrahim s'engage à ne prendre
d'arrangement avec aucun Européen, avant d'avoir préala-
blement consulté le résident français de Bandiagara.
Plus tard, un double de cette convention nous revint, signé
d'une belle écriture arabe, ferme et correcte, après avoir été
lu et discuté en assemblée générale des notables. Ce traité
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 351
n'était pas obtenu par l'appât des cadeaux, car dès cette
é|X)que nous commencions à faire des économies, en vue
des dépenses possibles du retour, et nous avions prévenu
Ibrahim qu'il n'eût point à compter sur de grandes libéra-
lités.
Cet acte était net, compréhensible pour tous, très formel,
le plus complet, croyons-nous, qu'il soit possible de passer
dans ces pays. Nous étions dès lors en droit de compter sur
Tabsolue bonne foi du contractant, de le considérer comme
notre ami, comme notre allié. Vous verrez bientôt ce qu'il
valait, et vous en conclurez ce que valent les traités avec
les chefs noirs, et surtout ceux qu'on leur laisse, sans leur
dire seulement ce qui s'y trouve.
Autre grande nouvelle : il s'est levé un Messie. C'est un
nommé Bokar Ahmidou Collado. 11 opère dans notre Ouest,
entre Say et Bandiagara, au Liptako. Il a réuni beaucoup de
rnonde. 11 a reçu l'investiture du Sokoto et un drapeau pour
nous faire la guerre. Amadou Cheikou, à qui il s'est adressé
pour avoir du renfort, lui a donné sa bénédiction froidement,
en lui disant : « Crois-moi, le temps viendra, mais n'est pas
encore venu, de chasser les blancs du Soudan, du pays de
nos pères. Il y a une contrée dans l'Est, bornée par un grand
niarigot (le Tchad?), et ils doivent d'abord aller jusque-là.
Quant à moi, je connais trop bien les Français pour m'y
frotter. »
Bokar Ahmidou Collado est alors allé trouver Niougui,
chef des Touaregs C h eïbatan, et lui a demandé des hommes :
tf Mais, lui a répondu Niougui, Madidou me ferait la guerre,
si je t'aidais contre ses amis les Français. — Tu n'as pas la
foi, a dit le Messie. Je vais te faire croire. » Et il lui a donné
un breuvage consacré. Alors Niougui a, dit-on, vu dans
l'air, dans les nuages, des armées de combattants, des fusils,
des sabres, des cavaliers, qui suivaient le Messie, et le
352 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Croissant qui triomphait. Mais on dit qu'il hésite encore ; la
crainte salutaire de Madidou.
Bokar Ahmidou Coilado est d'un village du Farimaké,
près de Tioko. Un des hommes de Galadio, qui vient de
Ouagniaka (Macina), l'a connu tout jeune. « PauvTe fou, ce
CoUado, nous dit-il, qui n'a même pas été à la Mecque, et
veut se gonfler en Messie ! » Moralité : Nul n'est prophète
en son pays.
Pendant toute cette fin de mai, il semble se passer quelque
chose de particulier : de tous côtés les nouvelles affluent,
diffuses, mais ayant quelquefois une certaine vraisemblance.
Ce sont les chalands d'Ansongo qui augmentent encore de
nombre. C'est la défection annoncée de Koly Mody, chef
toucouleur, à la veille d'abandonner Amadou. C'est Diafara,
un homme du Kounari, fidèle à Aguibou, qui serait dans
notre Ouest, tantôt à lever l'impôt du Hombori, tantôt à
construire un poste à Dori, tantôt à guider une très forte
colonne de Français et d'auxiliaires, dans le Mossi. Les gens
de Boussouma auraient été chassés, battus, se seraient réfu-
giés à Ouagadougou. Cette dernière histoire surtout nous
paraît possible. Le Soudan français avait à relever l'injure
faite l'année précédente à nos troupes par le naba des nabas.
On a dû y retourner. Mais que croire de toutes ces nouvelles
qui se contredisent, se multiplient, croissent comme cham-
pignons, enflent comme bulles de savon, et crèvent aussi
vite qu'elles s'étaient formées?
20 mai. — Une nouvelle figure apparaît, originale tout
au moins. Comme chacun, cet arrivant apporte sa petite
chronique : il nous entretient de la colonne française qui
opérerait au Mossi. Nous commençons à ne plus attacher
grande importance à tous ces cancans. Le nouvel arrivant
est païen, chrétien, traduit Sulyman; il se dit notre coreli-
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 353
gionnaîre, car il a des coutumes qui n'appartiennent qu'aux
chrétiens; comme nous, affirme-t-il , il boit du dolo, s'en
soûle, et en est très fier. Il est donc tout à fait de notre
famille, et c'est pour cela qu'il est venu voir son a grand
frère » le commandant.
11 se dit sorcier, semble un peu fou, et bafouille tout à fait.
Pendant qu'on l'interroge, toute son attention se porte sur
une peau de bouc, dont il tire, dès qu'il nous a lassés par
ses distractions
ses incohérences , u
petite fiole , pleine
d'huile de piment
des pots minuscules
tout un attirail d€
magie. Puis , aprè;
l'avoir étalé ;i terre
il commence des gris
gris pour mettre ;
l'abri des balles
case oii il exorcise. Sur le sable du sol, il tire la bonne aven-
ture. Ayant égalisé une petite surface avec la main, très adroi-
tement il dessine du doigt quatre lignes parallèles de points for-
mant des parallélogrammes, les combine deux par deux, trois
par trois, quatre par quatre, récite des évocations, efface,
puis recommence, sur un autre thème, des figures analogues.
Tantôt les lignes sont verticales, formées d'un ou deux points
horizontalement, tantôt elles affectent d'autres formes.
Avec un grand sérieux, comme s'il officiait, il tire d'un petit
sachet un papier vieilli, écrit en arabe par quelque marabout,
et marmotte des mots — en récitant, car il ne sait point
lire. — Alors, réfléchissant, sérieux comme le sphinx de
Siloé, il prononce : « Vous n'avez eu jusqu'ici que des en-
nemis. Personne, dans le pays, n'est votre ami. Défiez-
vous des marabouts. Défiez-vous surtout d'un marabout,
354 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Un jeune homme est malade ici. (C'est Bluzet, qui se couche
presque au même moment, avec un accès de fièvre.) Mais
ce sera peu de chose. Il vous faut sacrifier un poulet blanc,
le faire griller, le donner aux pauvres, pour vous concilier
l'influence du prophète Moïse, Nabi Mossa. Il est préfé-
rable de faire la charité à des enfants. Alors tous les gris-
gris des noirs, des marabouts, du diable, ne prévaudront
point contre vous, blancs. Mais défiez- vous-en, toutefois, à
cause de vos hommes. Si on coupe toutes les racines d'un
arbre, il tombe. De même, si on vous prive de vos noirs, ce
sera fini de vous. Je viens vous offrir pour eux un grisgris
souverain contre les paroles ensorcelantes, contre les cortés(i]
et autres maléfices. Je puis vous donner aussi un corté, tel
qu'en en jetant une parcelle à la figure d'un homme, il meurt.»
Nous n'acceptons naturellement pas les offres de corté et
de contre-corté du Dioula, mais, pour lui donner une idée
de nos maléfices à nous, je lui tends, comme au fils du chef
des Kel Temoulaye, une pièce de cent sous dans une cale-
basse d'eau électrisée. Cela n'a, du reste, jamais manqué son
effet. Puis je le charge d'aller au Mossi voir un peu ce qui
s'y passe. C'est un vieux toqué, mais, au dire des voyageurs,
les sorciers ont plus d'influence sur les Mossi et leurs nabas
que quiconque de bon sens. Il partira, la Tabaski passée, et
reviendra, inch Allah, avec des envoyés de Bilinga ou de
Ouagadougou.
BiUnga est à onze jours de marche de Say; huit jours
après son départ, le vieux revint, prétendant être allé jus-
que-là. Il n'avait jamais quitté Say et rapportait des nou-
velles stupides. Digui le prit par les deux épaules, et, dou-
cement, le poussa dehors.
(i) Le corté est le plus terrible des maléfices; il consiste, dit-on, en une
poudre que l'on conserve dans un ergot de coq et qui tue à distance. Les
noirs croient qu'en le jetant, il produit son effet à des centaines de kilo-
mètres. La vérité est que les sorciers ont la recette d*un poison très subtil,
amenant des désordres graves chez l'individu qui en reçoit sur le corps.
INCOHÉRENXES ET FAUSSES NOUVELLES, 35s
30 mai. — A mesure qu'approche la fête de la Tabaski,
les nouvelles, les visites affluent. Le Poullo, Ousman, les
ambassadeurs secondaires rivalisent d'ingéniosité. C'est qu'il
faut avoir des boubous neufs pour la fête, quelque argent,
du cuivre, pour acheter des kolas et bien traiter ses amis,
des pagnes brillants pour les femmes : « Que dirait-on ,
commandant, dans les villages, si, moi, que tout le monde
sait être l'ami des Français, je n'y faisais pas bonne figure?»
Il y a même de ces visites qui semblent indiquer autre
chose que l'appât du boubou, peut-être un peu la crainte de
la colonne qui, d'après les dires, opérerait au Mossi. Ous-
man nous amène le chef du marché. C'est un Ouagobé,
Sarracolais par conséquent, intelligent, et à l'air ouvert. Le
prétexte de sa venue est de nous offrir une captive à vendre,
et il sait bien que nous ne faisons pas achat de semblable
356 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
marchandise. Elle vient de chez Samory, où les prix so
très bas, vu la pléthore de captifs et la disette de grains. 1
jeune fille, en bonne santé, garnie de toutes ses dents, c
vendue le prix modique de 10,000 cauris, soit 10 francs,
deux moutons, ou un béré (sac de mil). A Say , les prix seraie
d'après lui bien autrement élevés. L'esclave premier choi
une jeune fille vierge, vaudrait 200,000 cauris, soit 2<
francs; le deuxième choix, 150,000 (jeune homme en bon
santé), et en descendant ainsi jusqu'à 100,000 pour le ci
quième. Ce sont là les prix du captif commercial, mais, pr
tiquement, certains sont vendus 20 à 25,000 cauris.
Le chef du marché nous apporte des kolas, du miel, <
riz, du lait. Il se lamente des temps durs que traverse Sa}
a Toutes les routes sont coupées, au nord par les Touareg
à l'ouest par les Mossi païens, au sud par le Dendi, à Te
par le Kebbi, le Maouri. A peine quelques rares caravane
escortées, peuvent-elles passer jusqu'à Sansan Haoussa p
Sorgoé. Toute une flottille de pirogues, descendue à Yaoïz
l'année précédente, y est restée, de peur des Dendikobè
Les piroguiers ont fondé un village, et tout cela semk
perdu pour Say. Du reste, les choses ne semblent pas alJ
dans l'Est selon les souhaits des vrais croyants. Rabbad^i
côté, le Serki- Kebbi de l'autre, battent en brèche l'empi/
du Sokoto et son émir. »
Et comme Ousman, revenant à la charge, nous par/e
encore de la colonne du Mossi : « Tu comprends, lui dis-je,
le naba de Ouagadougou a fait, l'an dernier, aux Français qui
venaient le voir , le même accueil que nous a fait à Say
Amadou Satourou. Alors le chef des blancs a dit qu'on irait
casser son village : ce sera votre tour l'an prochain, j'es-
père. »
Et ils s'en sont retournés, plongés dans leurs réflexions
Décidément, c'est le moment des visites. Le jeudi 21 mai
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 357
nous voyons arriver, sur notre marché, un jeune homme en
boubou bleu, garni de roucnnerie à dessins bleus et rouges.
Nous connaissons de longtemps cette tête et ce costume. En
effet, quand il nous a décliné ses nom et qualités, nous tom-
bons presque dans ses bras.
Au moins celui-ci est authentique : c'est le fils du chef de
Fafa qui nous a si bien guidés dans les rapides, le fils du
vieux Peul qui voulait mettre son corps entre Djamarata et
nous, pour nous protéger. C'est Djamarata qui l'envoie, et
il n'y a pas pour nous à en douter. 11 vient savoir comment
se porte le commandant, en quel état sont les bateaux, | de-
puis qu'ils ont passé sur les cailloux. Djamarata proteste de
son amitié. Au début de notre passage , il est vrai , les
358 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Touaregs se sont tenus sur leurs gardes. Depuis qu'ils sont
convaincus de nos désirs de paix, et qu*ils ont constaté que
nous ne lésions personne, les Aouelliminden marchent tout
à fait avec nous; leur confiance est absolue.
Notre ami s'en retourne, sa peau de bouc chargée de pré-
sents. Pour une fois, en voilà un qui avait mérité salaire,
ayant bien fait vingt jours de marche pour nous venir com-
plimenter de la part de son maître.
24 mai. Pentecôte. — Il semble que la colonne du Mossi
fasse des progrès, du moins on pourrait le croire, à voir les
dispositions des indigènes à notre égard s'améliorer. Les
mensonges, les nouvelles improbables ne cessent cependant
pas.
C'était hier la Tabaski, fête du Mouton, qui n'est pas,
semble-t-il, d'origine musulmane. Le village de Talibia a
tenu à « faire camarade » au camp. Quelques pouilleux ont
dansé tam-tam. D'autres sont venus chercher la charité. On
donnait à chaque pauvre du sel, du couscous, une coudée de
toile, et j'ai distribué quelque argent au personnel indigène.
Aussi se sont abattus sur le camp marchands de kola,
vendeurs de grisgris, hétaïres. Du nombre de ces dernières
•était Fanta, une Toucouleur qui se dît native de Tombouc-
tou. Elle vient voir si son frère n*est pas parmi nous, je
jurerais qu'elle cherche toute autre chose qu'un frère. A la
longue, elle devint un agent politique funeste contre nous.
Après l'avoir avertie à plusieurs reprises, il fallut la chasser
du camp; peut-être, sous l'influence dissolvante de cette
femme, aurions-nous eu des tentatives de désertion.
Il est de première importance de surveiller les rapports
des hommes et des femmes, même en pays ami. Les chefs
noirs savent admirablement tirer parti de l'attrait qu'exerce
sur le tirailleur, le laptot, l'interprète, une compatriote un
peu jolie, comme celle-là, et de mœurs faciles. Fanta, venue
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 339
en transfuge, fut au premier chef un agent corrupteur. Il
est même très probable qu'elle essaya d'empoisonner un
homme qu'elle avait, sans résultat, poussé à la trahison.
La Tabaski se passa très tranquillement. De notre côté,
nous nous régalâmes d'un méchoui amoureusement préparé.
Je fis aux Koyraberos de Talibia, venus nous voir, une
petite démonstration de la force pénétrante de nos fusils
86 sur des souches d'arbre : « Bissimilaye! Bissimilaye! »
disait le vieux Suleyman Foutanké, qui n'en pouvait croire
ses yeux !
Juin. — Il continue à ne pas pleuvoir sur Say. Bien sûr,
nous avons dû jeter un sort à ce pays. Cela est d'autant
plus évident que les sauterelles se mettent de la partie.
Nous avons eu raison de nous placer sous l'invocation de
36o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS. *
Moïse : comme lui, j'ai fait descendre sur la ville, pour la
punir, des nuages de criquets. Grande tristesse de la popu-
lation. Sécheresse et sauterelles : la récolte est compromise.
Mais à quelque chose malheur est bon; les Koyraberos se
précipitent, armés de bâtons, au plus épais du nuage, frap-
pant de-ci , battant de-là , pendant que les petits enfants
ramassent, dans leurs boubous relevés, les insectes abattus,
dont ils assaisonneront, paraît-il, un merveilleux couscous.
Nos Sénégalais rient de les voir faire. Eux sont bien trop
civilisés pour manger pareille pitance, c Les Koyraberos, me
dit Digui, c'est des sauvages! » Et il faut entendre le ton
de pitié dont est jetée cette injure.
Le chef de Kibtachi, gros village haoussa d*aval, nous
envoie des cadeaux, des promesses,; une invitation polie à
nous arrêter chez lui, au passage, en descendant. « Pour--^
quoi n'êtes- vous pas venus jusqu'à Kibtachi, au lieu d^
rester chez ce Satourou, qui ne vous veut que du mal? r
Cadeaux. Puis, c'est Galadio qui renvoie le traité, signé
sa main, avec des présents, des kolas symboliques d'amiti
de pleines calebasses de miel — émollient, — et des sacs crirrie
farine de baobab, dont l'effet médicinal est tout contraii e.
Les chefs des Sidibés, des Kourteyes, des Sillabés, no --ms
envoient émissaires sur émissaires pour affirmer leur amit î é.
Un autre, celui des Peuls du Torodi, demande un traité a.xji
mêmes conditions que son ami Galadio. « Galadio et Ivzi,
nous écrit-il, sont ensemble — heureuse métaphore, admi-
rable trouvaille littéraire — comme deux dents d'un même
peigne. »
Ah ! oui, ils étaient bien du même peigne, tous ces gens-là!
Et nous ne soupçonnions pas encore combien il était sale.
Puis, d'après les nouvelles, le parti des Toucouleurs de-
vient le camp d'Agramant : les Gaberos en ont assez d'Ama
dou. Ils me font demander de m'entremettre auprès de M*
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 361
didou, qu'ils savent mon ami, pour qu'il les laisse reiitrer
dans leur pays.
Ce sont, d'autre part, querelles entre Toucouleurs'|et Si-
dibés. Amadou a mis aux fers un marabout Hadji des Sidibés.
Ceux-ci, en représailles, ont saisi trois Toucouleurs à Youli,
en face de Dounga, et des deux côtés du fleuve, on se re-
garde en chiens de faïence, en chiens tout noirs.
Les Sidibés, par l'organe du PouUo Khalifa et du fils,
plus ou moins authentique, de leur chef qu'il nous amène, se
disent disposés à nous demander asile. Si, dans trois jours.
Amadou n'a pas rendu le Hadji , les femmes et les trou-
peaux sidibés seront placés sous la protection de nos canons.
362 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Serait-ce l'étincelle qui mettra le feu aux poudres? Alors,
hourra! pour notre protectorat devenu effectif; nous aurions
un beau rôle à remplir, celui d'intervenir, en faveur d'une
coalition d'autochtones, contre les Toucouleurs parasites,
ennemis séculaires de notre influence en Afrique.
Allons! tout marche à souhait. Et c'est heureux, car le
fleuve baisse, baisse, baisse. Notre île s'est transformée :
un large isthme — sable et cailloux — l'unit à la rive droite.
Des centaines d'hommes bien déterminés, ou poussés par
derrière, y entreraient de nuit comme dans une foire.
Rassurés autant que nous pouvons l'être par Tétat poli-
tique du pays, par toutes ces démarches d'amitié, nous at-
tendons le 14 juillet et nous comptons le passer le plus
joyeusement possible, quand s'infiltre, discrètement, douce-
ment, une nouvelle, d'abord évasive, qui, se précisant peu
à peu, prend corps, devient une certitude.
Pour une fois, la nouvelle était vraie, et c'était juste le
contraire de ce que les politesses indigènes avaient voulu
nous faire croire. Tout le pays, Toucouleurs, gens de Say,
Sidibés, Gaberos, ceux de Kibtachi comme ceux du Torodi,
marchaient contre nous, et venaient nous attaquer.
Naturellement, ilne se trouva personne pour nous prévenir.
C'est Ousman qui, avec son flair habituel, nous donna
l'éveil, bien malgré lui, le pauvre homme. En voulant faire
l'ange, il fit la bête, comme souvent.
Un beau jour, à brûle-pourpoint, il nous dit de ne pas
nous inquiéter, de dormir sur les deux oreilles, nous assu-
rant qu'Amadou Satourou et Amadou Cheikou ne nous veu-
lent que du bien.
— Pourquoi nous racontes-tu cela, Ousman? Je parie
que tu as quelque bonne raison ; attention à ce que tu vas
dire. Tu mens, bien sûr. Amadou nous cherche noise!
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 363
— Bissimiiaye ! oh! non, Amadou ne pense guère à vous,
il n'est occupé que de sa colonne contre le Djermakoy.
On ne nous avait encore jamais parlé de cette expédition,
et le fait me sembla étrange.
— Ousman, tu mens. Qu'est-ce que cette colonne contre
le Djermaylco?
Alors, en se coupant, en blanchissant, comme tout nègre
en mauvaise posture, il nous explique longuement que les
gens de Say, les Toucouleurs, tous les indigènes, se sont
réunis; qu'ils vont marcher sur Dentchcndou, gros village
du Djerma, centre de résistance aux Foutankés; mais que,
avant de partir, tous viendront se faire bénir à Say, par Sa-
tourou, qui dira la Fatiha pour la plus grande gloire du Pro-
phète sur la tombe de son ancêtre, Mohammed Djebbo,
fondateur de la ville.
J'avais compris; le plan, pour nous surprendre, n'était
364 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
pas mal combiné : — Bien ! Ousman, lui dis- je, tu avertiras le
Modibo que si la colonne toucouleur campe dans son village^
ou à côté, dans son village où il n*a pas voulu nous recevoir,
c'est la guerre avec nous. — Oh! réplique Ousman, toute la
colonne ne viendra pas; les chefs seulement, avec Ahmidou
Ahmadou, le chef de guerre.
Puis, devant de nouvelles menaces de nous fâcher, il
affirme bientôt qu'il s'est trompé, que Satourou ira lui-même,
sur la rive Djerma, bénir la troupe.
Nous voici donc avertis : une grosse colonne est rassem-
blée. Alors, en questionnant savamment, de divers côtés,
nous obtenons confirmation de ce bruit , et le Poullo lui-
même se déboutonne, nous dit de nous défier.
La palme des trahisons revint en cette circonstance à un
Peul du Macina, que nous appelions Ahmadou Moumi; mais
ce fut nous qui en eûmes le bénéfice. Né dans ce village de
Moumi, près de Mopti, sur le Niger, il avait eu tous les
siens tués par les Toucouleurs au moment de la conquête
d'El-Hadj-Omar. Lui-même avait été fait captif, traîné der-
rière les chevaux jusqu'à Say, dépouillé, ruiné, vendu. H
avait, à juste titre, conservé la haine tenace du Toucou-
leur; mais racheté, libéré par le chef de Say, il était devenu
son confident, son ami. « Alors, nous expliquait-il, mieux
que tout autre je puis savoir ce qui arrive, mieux que tout
autre je puis trahir Satourou. »
Et il le trahit dans les grands prix, nous révélant tout ce
que préparaient contre nous nos ennemis : Amadou, aidé du
chef de Say, réunissait tout le monde d'alentour; on parlait
vaguement, pour allécher les tièdes, d'aller faire des captifs
chez les Djermas de la rive gauche ou chez les Gourmasde
la rive droite. On se rassemblerait à Say, pour la bénédic-
tion; puis, au moment décisif, le Modibo, dans une petite
comédie d'inspiration surnaturelle, s'écrierait : a Ecoutez ce
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES.
365
que dit le Prophète : Les Gourmas, les Djermas, laissez-
les. C'est contre les infidèles, les Keffirs de Talibia, qu'il
faut marcher. C'est leur destruction qui plaira à Dieu! a Et
alors, tout le monde, entraîné, s'exaltant l'un l'autre, courra,
fanatique, à l'assaut de notre petite tle.
Les chefs seuls connaissent l'intrigue, nous dit Ahmadou
Moumi, et lui personnellement
est bien placé pour pénétrer le
fond de la pensée des chefs,
11 va, comme cela, le bon traî-
tre , de Say à Dounga , de
Dounga à Fort-Archinard, es-
pionnant, trahissant, pour le
compte de l'un, pour le compte
de l'autre. Avec nous, assure-
t-il, il ne cherche qu'à se ven-
ger des Toucouleurs.
Fort bien ! Avec une acti-
vité fiévreuse, on doubla les
abatis, que les tornades avaient kkmmk du marché.
un peu affaissés, on construisit de nouvelles redoutes à
meurtrières autour du camp, pour en battre les angles morts.
Au 14 juillet, nous étions dans toute l'ardeur de la mise
en défense, et certes, ce jour-là, nous ne pensions guère
à la revue de Longchamps, ni aux bals populaires sur les
places publiques. Comme dans tous les moments difficiles,
nos noirs se serraient, mieux disciplinés, plus zélés, tout à
fait dans la main des officiers, si bien que, lorsque nous aper-
çâmes, au-dessus de Say, les fumées du camp des coalisés,
nous étions prêts.
Prêts tout au moins à faire payer cher leur audace aux
attaquants, car il ne fallait pas compter sortir sains et saufs
de cette affaire, trop inégale. Avec Amadou marchaient cinq
cents (usils, et les Toucouleurs sont braves, surtout lorsque
366 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
fanatisés. Un certain nombre de captifs de Touaregs étaient
venus de Sorgoe leur donner la main avec Alibouri, le héros
du Cayor, le brave de Youri, et ce sont, dans les combats
de nuit, les plus redoutables adversaires. Combien étaient-
ils, avec cela, de gens armés d'arcs ou de lances? 11 est bien
difficile de le savoir : jamais les noirs ne se dénombrent,
quand ils partent en guerre ; cela porte malheur. Mais, cer-
tainement, Amadou pouvait à cette époque grouper autour
de lui dix à quinze mille combattants.
Et nous allions nous trouver trente-quatre, marmitons
compris, à tenir tête à cette tourbe.
Le plus grave, c'est qu'un bon tiers de nos cartouches
s'était avarié, sous la double influence de la chaleur extrême
et de l'humidité. Avarie d'autant plus dangereuse qu'elle
pouvait, en déterminant un enrayage en plein tir, immo-
biliser l'arme jusqu'à la fin de l'attaque.
Nous jouions de malheur !
Plusieurs nuits durant, nous dormîmes mal. On voyait au
nord de grandes lueurs mouvantes, des torches promenées
dans la forêt. De Talibia à Say, on faisait à l'aide de feux
de paille, allumés et éteints trois par trois, des signaux, de
nous incompris...
Le 17 juillet, l'attaque est décidée, paraît-il; nous en
sommes prévenus par notre espion; nous serons assaillis par
la rive droite, dans la nuit sans lune. Le camp toucouleur est
formé à Tillé, en amont de Say. Au salam de trois heures,
Amadou Satourou fanatisera le peuple. Nous pouvons nous
attendre vers dix heures à la première alerte. Ahmadou
Moumi nous donne la chose comme très probable, sinon
comme certaine, et pas une femme n'est venue au marché
ce matin. Ousman, du reste, nie énergiquement ; la chose
est donc sûre, et nous doublons nos factionnaires dans l'at-
tente d'une nuit qui sera peut-être la dernière.
;OHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 367
:ndit, on attendit : rien narriva. On ne perçut, cette
mme les autres, que les cris des singes hurleurs,
. du rapide d'aval qui chuchotait discrètement.
îsta calme le lendemain encore, puis, doucement,
s qu'on voyait le jour, les lueurs nocturnes, ces-
;s marchandes, qui avaient déserté le marché de
linard , en reprirent
, et tout rentra dans
)mme devant. Alors,
nés, la colonne s'était
ses guerriers, recu-
■nier moment, étaient
petits paquets, (aire
i dans le Djerma, al-
suffi pour cela de par-
et que l'on nous sût
arler ferme, en l'oc-
c'était un peu jouer
in. Nous aurions eu
peine à nous défendre. Comment dès lors songer
r? Comment mettre à exécution mes menaces de
■ à la première alerte?
itourou, au dernier moment, avait quand même eu
sa ville. La colonne, campée près de Say, n'y
ainsi que je l'avais exigé, La bénédiction du ven-
it donnée qu'aux chefs. Leur secret était éventé :
nous avaient vus renforcer nos défenses; c'était
1 allait marcher contre nous. Cette perspective, et
; qu'on savait devoir s'ensuivre , avaient suffi à
.en des enthousiasmes pas encore fanatisés, à re-
n des arrivées escomptées comme certaines. Puis
itait mise de la partie. Les quotidiennes tornades^
368 SUR LE NIGER EN AU PAYS DES TOUAREGS.
enfin venues, achevèrent la démoralisation de la foule. L'ob-
jectif — nous — étant manqué, puisque nous étions sur nos
gardes, les uns partirent à droite, d'autres à gauche, cap-
turer des esclaves.
Nous l'avions échappé belle, mais définitivement, car, de
ce jour, en même temps que la lune croissait, le fleuve se
mit à monter, pour de bon cette fois, creusant, chaque jour
plus profond, le fossé qui nous isolait de la terre ferme et de
nos ennemis.
Nous étions en sûreté, non sans avoir, durant une longue
semaine, envisagé de près la triste perspective de finir là,
sur cette île; et plus d'une fois, veillant, l'oreille aux écoutes,
nous nous sommes demandé si, le cas échéant, nous serions
vengés mieux et plus vite que Flatters.
Et alors nous comprîmes tout : les fausses nouvelles de
colonnes françaises marchant, opérant dans les environs,
n'avaient qu'un but, nous faire abandonner notre tata, où
nous étions en sécurité relative, que les Toucouleurs de-
vaient considérer comme imprenable. On pensait ainsi nous
faire aller à la rencontre des camarades, et, dans la brousse,
on aurait eu beau jeu contre nous.
Puis, quand nos ennemis virent comment nous recevions
leurs informations , ils imaginèrent autre chose : endormir
notre veille et notre défiance par de belles paroles d'amitié,
des demandes de traité, des protestations de tous genres, et,
une fois notre confiance revenue, nous tomber tous ensemble
dessus à l'improviste. C'était ingénieux, du reste; mais ils
avaient compté sans la bêtise d'Ousman.
Qu'advint-il de la colonne des Toucouleurs ?
N'ayant pas osé marcher contre nous, par crainte de nos
canons, elle pensa à Dentchendou, gros village de la rive
gauche. Les chefs hésitèrent longtemps, laissant à ceux de
INXOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVEL-LES. 369
Dentchendou le temps d'être prévenus, de se mettre en état
de défense, de faire sortir de la ville les bouches inutiles.
Quand elle se mît en route, il était déjà trop tard pour
elle, D"un autre côté, m le poison des flèches de Dentchendou
est très dangereux », nous dît un jour Ousman, qui con-
tinuait à venir, malgré les rebuffades qu'il essuyait.
Tous ces guerriers du pays aiment bien se battre et faire
des captifs, à la plus grande gloire du Prophète, mais sans
qu'il leur en cuise trop. Les Toucouleurs fidèles à Amadou
seraient-ils devenus couards comme eux, à leur contact?
Cette histoire nous donne à penser que nous sommes loin à
présent des temps héroïques, de ceux des Foutankés séné-
galais, chargeant contre un train en marche, pour reprendre
les femmes d'Amadou faîtes captives, et s'arrêtant tout à
coup pour se prosterner, sous la pluie des balles de nos
tirailleurs, en un salam propitiatoire (combat de Kalé).
370 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
N 'osant venir attaquer ni Fort- Archinard, ni Dentchendou j
la colonne erra sous la pluie, de village en village. On Izi
recevait, la craignant. Elle opéra quelques prises, perdit di^
monde, et tout ce grand feu s'en fut en fumée, sans qu'or <
sût trop comment.
L'échec des Toucouleurs permit à quelques chefs de vill
de nous manifester leurs sympathies, vraies ou fausses,
ce nombre fut Hamma Tansa, chef des Sillabés, figure
originale parmi les autres. C'est une manière d'Epicure, b
vivant et charitable. Il tient table ouverte, a toujours, réui^^5
dans sa case autour de lui, de nombreux hôtes. Puis, quaiXid
on vient lui annoncer que le couscous est cuit, il se lève,
agite son boubou blanc comme des ailes d'oiseau et s'écrie ;
« Et maintenant, allons nous battre! »
C'est, du reste, un lettré; les missives qu'il nous envoyait,
écrites sur des planchettes de bois, étaient polies, conformes
à la règle arabe et quelquefois en vers. Il devait nous rendre
visite, y tenait même beaucoup, disait-il, mais ne mit jamais
sa promesse à exécution : peur d'Amadou, manque de temps,
sait-on jamais?
Nous vîmes aussi arriver un beau jour notre vieil ami
Hugo, de la part du chef des Kourteyes, à présent tout à fait
guéri, grâce à Taburet, de sa conjonctivite. « Quand les
eaux sont basses, nous faisait-il dire, nous craignons les
Toucouleurs ; mais attends que le fleuve monte : alors les
Kourteyes sont les rois du Niger. Personne ne saurait les
atteindre, et nous pourrons nous donner la main. »
Mais le plus zélé, le plus affiché de nos amis, était Gala-
dio. Ce fut, presque jusqu'au départ, un va-et-vient continuel
de son village au camp. De chez lui accouraient des griots,
des marchands, des marabouts. Ils disaient : « Je suis de
chez Galadio », et on les accueillait, par politique, à bras
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 371
Mis, leur achetant de préférence aux autres, leur don-
.des cadeaux, de bonnes paroles, et tous nous chantaient
auanges de leur maître. Le fait est qu'il se montrait très
ible. Mal lui en prit de l'être trop.
ir mon désir, il nous envoya, pour compléter notre vo-
ilaire touareg, la forgeronne de Bokar Ouandieïdiou ,
j'ai parlé. Elle était accompagnée d'un marabout,
orou, Peul de Ouagnaka (Macina), très fin, très distin-
très séduisant, et d'un grand vieillard à barbe blanche,
1 du Konnari (Macina) et qu'on appelait Modibo Konna.
odibo Konna parlait le bozo, langage des pêcheurs du
;r, aux environs de Mopti, et cela permit à Baudry de
rocurer un vocabulaire élémentaire de celte langue.
ïs trois personnages furent pendant plusieurs jours nos
s choyés. Vraiment captivé par leurs façons d'agir et
délicatesse, à laquelle les gens de ce pays ne nous
372 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
avaient guère habitués, je revins tout à fait des préventions
qui me restaient contre Galadio, leur maître. Aussi lui fis-je
demander, puisqu'il était trop vieux pour me venir visiter,
et que nous étions amis comme les deux doigts de la main,
comme deux dents d'un même peigne, quand je pourrais me
rendre auprès de lui. Ce n'était que l'affaire de trois jours,
et je tenais à affirmer devant le pays, avant de m'en aller,
que Galadio était notre homme, que, si nous partions, nous
laissions dans le pays un auxiliaire tout dévoué, compromis
avec nous. 11 nous serait plus tard précieux pour l'organisa-
tion de la contrée, et il pourrait la commander comme pro-
tégé indigène.
Les envoyés revinrent quelques jours après, annonçant
l'arrivée de chevaux pour faire le voyage, proclamant tout
le plaisir qu'aurait leur maître de ma visite.
En attendant, nous nous remîmes avec ardeur aux voca-
bulaires. La chose allait bien, du reste, et en quelques jours
nous eûmes fini. Tayorou en profita pour me conter, entre
temps, cette jolie histoire du temps de la réforme peule au
Sokoto :
Quand le grand réformateur Othmane Fodio, qui fut du
reste un bandit de marque et un chasseur d'esclaves, prê-
chait la réforme, c'est-à-dire la révolte contre leur chef, aux
Peuls du Haoussa, il était suivi d'un grand nombre de dis-
ciples, comme tous les prophètes.
Un soir, dans un palabre, alors qu'il parlait, expliquant
la vérité, ses yeux tombèrent tout à coup sur un vieillard, à
l'air vénérable, qui sanglotait.
« Voyez, s'écria alors Othmane Fodio, voyez ce vieillard
qui pleure. Suivez son exemple, celui-là a été touché par
Allah ! »
Alors le bonhomme, toujours en larmes, répondit d'une
voix entrecoupée : Non, Modibo, non! tu as mal lu en
mon âme. Mais en t^écoutant parler si véhémentement, en
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 373
yant s'agiter sous ton menton ta longue barbe grise, j'ai
nsé à mon pauvre vieux bouc que j'ai laissé dans ma case
ur te suivre, toi, et voilà qui explique mes sanglots. » Et
iC remit à pleurer.
Cette anecdote, qui perd à être écrite, peint assez bien le
■actère des Peuls nomades : fanatisme et intérêt mêlés.
Nous étions donc tout à fait conquis par les manières de
yorou et de Modibo Konna, quand un beau soir, Suley-
n. l'interprète, vint me trouver, après la leçon de touareg,
me dit de but en blanc : « Commandant, tous ces gens-là
374 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
se fichent de nous. » Et voici ce qu'il me raconta : « Tierno
Abdoulaye, le traducteur d'arabe, qui est un malin, s'est
aperçu que le vieux Modibo Konna est un bavard, qu'il ne
peut pas garder un secret , et il a voulu en avoir le cœur
net, au sujet de Galadio et des autres. « Comment, lui a-t-il
dit, vous, de bons musulm* ,is, des modibos, de vrais croyants,
vous prenez parti contre Amadou, contre le fils d'El Hadj
Omar; et votre chef, Galadio, marche avec les Français?
Moi, Tierno Abdoulaye, je suis avec eux, parce que je ne
puis pas faire autrement. Mais mon cœur est avec les Tou-
couleurs, mes compatriotes. S'il y avait un combat, je serais
le premier à déserter. Les vrais musulmans ne sauraient être
avec les Keffirs !
« — A la bonne heure, aurait répondu Modibo Konna.
Au moins, je trouve quelqu'un à qui parler. Crois-tu donc
que nous ayons jamais été de bonne foi l'allié du comman-
dant? Galadio est le meilleur ami d'Amadou; c'est lui qui la
aidé à passer sur la rive gauche. Nous ne sommes ici,
Tayorou et moi , que pour espionner , pour empêcher les
Français de faire le mal, d'attaquer Dounga ou Say. Dès
que vous êtes arrivés, Ibrahim a compris que le mieux était
de vous montrer bon visage. Il a même reproché à Amadou
Satourou de vous avoir refusé l'hospitalité, parce qu'à Say
même on aurait pu bien mieux vous surveiller. A cette atti-
tude, nous avons gagné des cadeaux; c'est autant de pris sur
les Keffirs, et les autres n'ont rien eu. Moi-même, Modibo
Konna, j'ai été rappelé de Dounga, où j'étais chargé des
affaires d'Ibrahim, pour venir ici, et, en partant d'ici, je re-
tournerai à Dounga, pour rapporter ce que j'ai vu. Crois-tu
donc qu'un marabout comme Ibrahim trahirait la vraie reli-
gion? ))
Ainsi donc, la mèche était éventée. Galadio, du reste, se
méfiait du vieux bavard, et Tayorou, le diplomate habile,
ne l'avait accompagné que pour l'empêcher de dire des bê-
INCOHÉRENCES ET FAUSSES NOUVELLES. 375
tises. Pendant quatre mois on s'était moqué de nous, avec
un grand art, il faut le reconnaître. Cette duplicité avait eu,
du reste, un heureux résultat : nous laisser croire que nous
avions tout au moins un ami dans la contrée, un ami fidèle,
sur lequel nous pouvions compter. Cela faisait plaisir à nos
hommes et contribuait au surplus à entretenir notre moral.
On aime mieux ne pas se sentir tout à fait seul, même quand
c'est illusion.
Mais il aurait pu se prc^duire un autre épilogue. Ibrahim
envoyait les chevaux ; je partais avec quelques hommes et
le Père Hacquart ; on nous supprimait en route. Peut-être
a-t-il craint des représailles immédiates, peut-être ne vou-
lait-il pas, lui, pousser la mauvaise foi jusqu'à un assassinat
qui l'eût définitivement compromis pour l'avenir, peut-être
même est-ce un homme relativement droit, incapable d'un
crime contre son hôte.
Ce fut la dernière séance de comédie que nous eûmes à
Fort-Archinard. Il nous fallait dès lors soncrer aux affaires
sérieuses, au départ, fixé au 15 septembre et que nous
avions depuis longtemps annoncé. Nos provisions de grains
étaient achetées, nos chalands en état. Nos renseignements
nous donnaient à croire que le fleuve était praticable. On
travailla activement au rempaquetage des étoffes , des bi-
belots.
Taburet bouillait d'impatience; il se demandait déjà quel
paquebot nous pourrions bien prendre au Dahomey, par quel
train il arriverait auConquet. Les autres, sans en avoir l'air,
étaient aussi pressés , d'autant plus qu'un vent de fièvre
passait sur l'île. Nos noirs, qui n'étaient pas soumis à la
quinine préventive, l'avaient plus que nous. Baudry, occupé
aux réparations de chalands, au rempaquetage, au marché,,
était assez fatigué. Il était temps de s'en aller.
376 SUR LE NIGER ET AU PAYS Dta *^
Le 15 septembre, l'embarquement, larrimage étaient ter-
minés. Digui, la veille, était allé reconnaître la route. Rentr»-
très tard, il avait l'air soucieux. « C*est très mauvais, mai
on passera quand même. » Les laptots, bien que harassé
ne se tenaient pas de joie; le vieux Suleyman Foutanké
très inquiet, craignant sans doute d'être rendu à Amadou
ou laissé là comme inutile, s'escrimait à apprendre la m
nœuvre de l'aviron. Mais le plus heureux encore était A
chino, le Dahoméen, qui, toute la, journée, nous avait cuei
des tomates pour la route, et qui rêvait à ses bananiers.
Dès le matin, Abdoulaye entailla un gros arbre, et su»:- j^
souche aplanie, on grava au ciseau : M. H. D. N. 1896, pio^fs
fortement clouée, on y fixa une planche portant le nom ^Ju
poste : FORT-AkCHiNAKD. Cela, pour ceux qui nous sui-
vront.
Dans l'angle ouest aval du tata, on creusa un grand trou
profond, on y enfouit les ferrailles inutiles, les clous, les
outils encombrants, qui pourront servir à d'autres, et la
terre fut nivelée par-dessus.
C'est le seul cimetière que nous ayons laissé à Fort-.Ar-
chinard, et nous pouvons considérer cette chance comme
une bénédiction du ciel.
Nous ne voulions pas que les indigènes, après tous leurs
mauvais procédés, profitassent de nos dépouilles : des tables,
des portes, de tout ce qui pouvait brûler, on fit, au milieu
du poste, un grand bûcher. Nous, les laptots, tous, nous y
apportâmes avec ardeur notre part, et à ce bûcher, aux
cases, aux paillottes, aux abatis, avec des torches de paille,
on mit le feu tout à la fois. On entendait crépiter le bois
vert, détoner, par instants, des bottes de poudre ou des
paquets de cartouches oubliés.
Alors, comme des diables noirs, les laptots, aux batte-
ments répétés des tam-tams, dansèrent autour du feu les
3-}8 SUR I.E NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
danses de leur pays, tandis que le vieux Suleyman restait
pensif, et que nous regardions, non sans un serrement de
cœur, se consumer ce qui fut Fort-Archinard, l'tlot perdu
du pays nègre, où nous avions, cîhq mois durant, espéré,
vécu, palpité de joie et de déception!
Le cœur s'attache à ces pays-là, où l'on a connu les émo-
tions vraies, et la tristesse et les privations. Il en est d'eui
comme des femmes, souvent on n'aime bien que celles qui
nous ont fait beaucoup souffrir.
Fort-Arcliinard brûla magniRquement. Quand la fumée,
devenue trop épaisse, nous prit à la gorge, on embarqua
dans les cbalands, qui poussèrent au large; nous nous re-
tournâmes une dernière fois, comme la femme de Loth,
pour contempler l'incendie...
Et en route, gaiement, pour de nouveaux rapides.
CHAPITRE IX
Au-dessous de Fort-Arcliinard , k fleuve se divise en un
;rand nombre de bras; les iles (ju'il forme sont désertes
linsi que les rives, couvertes d'arbres élevés : ghos, baobabs,
:ailccdrats, ]jalmiers et rôniers.
Bien que les eaux soient près de leur maximum de hau-
eur, de nombreux écueils à peine recouverts et des rapides,
«u dangereux pour nous, il est vrai, — nous en avons vu
['autres, — rendraient la navigation impossible à un vapeur.
Le 16 septembre, nous dépassons, vers sept heures du
latin, sur la rive gauche, un petit campement composé
.'une case et de greniers à mil. C'est, je crois, le débar-
adt-re de Kibtachi, car le soir, à cinq lieures trente, nous
vons fait soixante-dix kilomètres depuis le départ, par con-
équent dépassé ce village sans le voir. Je regrette de ne pas
voir visité les mines de pierres à bracelets et à bagues,
38o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
probablement de cornaline, qu'on m'a signalées ; mais, d'autre
part, je ne suis pas absolument fâché, au moment d'entrer
dans le Dendi, de perdre le contact avec des populations
contre lesquelles il est en guerre.
Encore, le 17, nous trouvons un fleuve à peu près sem-
blable, toujours serpentant, au point que j'entends un de mes
laptots s'écrier que nous devons avoir perdu la route, que
nous ne sommes plus sur le Niger. Toujours une quantité
d'îles à la végétation dense et élevée. Des vues pittoresques
s'offrent à nous : ce sont de gros blocs de grès roux stratifié,
formant autant de collines de dix à cent mètres d'élévation.
A chaque méandre, c'est un aspect nouveau et toujours
curieux des rives. On voudrait descendre à terre, chercher
l'ombre et le repos sous l'épais dôme de la végétation qui
forme par endroits comme des charmilles naturelles. Il y a
un revers à cette médaille, l'innombrable quantité d'insectes
avides de notre sang. La nuit, ce sont des moustiques par
hordes formidables. Nos pauvres laptots vainement s'enve-
loppent de tout ce qu'ils peuvent trouver, au risque d'étouf-
fer. Quant à nous, si, lorsque nous dormons, nos mousti-
quaires nous défendent à peu près, durant nos quarts nous
sommes saignés à blanc. Le jour, les moustiques nous
laissent tranquilles, mais alors ce sont des mouches, res-
semblant de forme à des taons , qui viennent , à travers
rétofïe de nos vêtements blancs, enfoncer dans notre chair
un dard gros comme une aiguille. J'ai déjà eu autrefois a
souffrir, sur le Tankisso, de ces vilains diptères propres aux
rivières bordées de tjhos.
Depuis le départ, chaque jour nous avons eu apparence
de tornade, sans pourtant qu'elle éclate. Le 18, à cinq heures
du matin, nous essuyons la queue d'un de ces météores et,
une assez forte brise persistant jusqu'à onze heures, nous ne
pouvons partir qu'à ce moment. L'aspect du pays change.
DE SAY A BOUSSA,
38 1
ier, avec ses ilôts de roches, ses berges boisées, il me rap-
Uit le Niger vers Bamako. Aujourd'hui, le fleuve se traîne
resseusement dans une plaine basse couverte de bouquets
rôniers, qui ressemble au Massina, entre Mopti et le
îbo. Quelques roches toujours, pour ne pas en perdre
labitude, et vers trois heures de l'après-midi nous sommes
vant l'emplacement du village de Goumba, détruit l'année
écédente par les Toucouleurs. Nous apercevons une
rogue de pêcheurs; on les hèle, et sans crainte ils s'ap-
ochent de nous. Ce sont des habitants de Kompa, venus
squ'ici prendre du poisson, et les premiers êtres humains
le nous voyons depuis Say. Non seulement nous avons
ipassé Kibtachi, mais encore Bikini sans les voir. lifTet de
guerre continuelle entretenue par l'esclavagisme, les habi-
nts des villages restent peureusement chez eux, cultivent
peine quelques arpents de terre, sans oser même s'aven-
rer sur le fleuve, sans que les richesses naturelles de son
382 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS,
lit d'inondation , chaque année fécondé d'une couche d'hu-
mus nouvelle, servent à autre chose qu'à entretenir la végé-
tation sauvage des baobabs et des ghos.
Nous sommes rapidement les meilleurs amis du monde
avec les gens de Kompa. On y sait notre séjour à Say et on
nous attend avec impatience. On n'ignore pas, en effet, que
c'est nous qui avons chassé les Foutankés du Soudan occi-
dental, et on espère bien que nous viendrons en faire autant
dans le Dendi. « Vois ! me dit l'un des pêcheurs, il y a un
an, c'était couvert de villages; maintenant il n'y a plus rien
d'ici Kompa : ce sont les Foutanis qui ont tout détruit! »
La pirogue ira à Kompa pour prévenir de notre arrivée.
Un de ses rameurs restera avec nous pour servir de guide.
11 répond au nom, terriblement évocateur pour nous, de
Labezenga. Tandis que nous faisons route, il me donne
des détails intéressants sur le frère du Serki Kebbi. Ce
personnage intéressant se trouve dans le Dendi; il était à
Kompa ces jours derniers. Il s'est disputé avec son frère et
est venu fixer sa résidence sur les bords du Niger; mais,
bien que les relations particulières soient tendues entre les
deux parents, ils ne sont pas en guerre et même marche-
raient ensemble le cas échéant.
A cinq heures et demie, nous apercevons quelques cases
de Peuls : c'est le village abandonné de Bombodji. Ses
habitants ayant fait cause commune avec Amadou et les
gens de Say, sont allés les rejoindre. Le bois de leurs cases
nous servira à faire cuire notre dîner, et je signale le mouil-
lage. Nous nous dirigeons vers l'embouchure d'un petit
marigot où il est facile d'accoster. Tout à coup : « Digui!
qu'est-ce que c'est? Nous sommes au milieu des écueils î » De
fait, devant, derrière, à côté de nous, l'eau est ridée de
centaines de ces marques formant moustaches que je ne
connais que trop. Il y a un fort courant qui nous entraîne,
sûrement nous allons toucher et nous crever; comment même
DE SAV A BOUSSA.
383
cela n'est-il pas encore arrivé? Digui devient pâle comme
un noir pâlit, sa peau prend une nuance terreuse; évidem-
ment, lui aussi est épouvanté. Tout à coup il pousse un
gigantesque éclat de rire : » Poissons! commandant, pois-
sons! » Ce sont tout simplemeht d'énormes poissons, sorte
de brochets du Niger, de taille colossale, qui attendent
linsi, nageant sur place contre le courant, qu'une proie
passe à leur portée. Et il y en a des centaines.
Nous essayons de nous venger de notre peur en cher-
:hant à pêcher, au moyen d'une cartouche de fulniicoton,
10s écueils vivants de tout à l'heure; mais il y a trop de fond
neuf à dix mètres), et nous en sommes pour notre peine et
Mur notre explosif.
Le 19, à dix heures, nous pénétrons dans un petit bras
l'inondation qui nous mène près du villc^e de Koinpa, et,
384 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
à une heure, nous recevons la visite des envoyés du chef
de village ; ils nous souhaitent la bienvenue et nous amènent
trois moutons. Enlin ! ce ne sont plus les figures cauteleuses
et fausses des gens de Say ou des Peuls. Grands diables à
figures sauvages , ils portent le turban orné de grisgris ou
un bonnet de forme particulière communément employé jus-
qu'à Boussa et rappelant la coiffure des eunuques du Bour-
geois gentilhomme. Je ne leur cèle en rien que nous avons
été assez fraîchement reçus à Say , et leur dis que leurs
ennemis, les Foutanis, sont aussi les nôtres. Cela rompt la
glace. J'annonce ma visite au chef pour l'après-midi.
Je vais avec Bluzet le voir vers quatre heures. Nous tra-
versons un terrain inondé, où nous prenons plus d'un bain
de pieds dans les fondrières.
Le village où nous arrivons est entouré d'un mur et d'un
petit fossé, défense que nous rencontrerons autour de tous
les villages jusqu'au P)Ourgou. A Kompa, mur et fossé sont
vieux et mal entretenus. Deux rôniers servent de pont-
levis. A l'intérieur de l'enceinte, des cases en terre, recou-
vertes de chapeaux pointus en paille, rappellent les habita-
tions des Malinkcs de Kita. Nous trouvons le chef dans une
grande case à trois entrées, vestibule de sa maison.
C'est un petit vieux à demi aveugle, parlant lentement, à
l'air à la fois bienveillant et rusé. Il tisse, tout en parlant,
des bandes de natte en paille , comme d'ailleurs tous les
gens, familiers ou notables, qui l'entourent. C'est l'occupa-
tion constante des hommes du Dendi , et on les voit s'y
livrer même en marchant, ce qui rappelle un peu les vieilles
femmes de nos pays tricotant des bas. Je remémore les dan-
gers que les Foutanis font courir à son village, à son pays;
je lui dis que le Dendi, comme aussi le Kebbi et le Djerma»
devraient s'entendre, unir leurs efforts contre l'envahisseur,
passer même de la défensive à l'offensive. Je lui demande
des guides pour aller auprès du chef du Dendi, auquel je veux
DE SAY A BOUSSA. 383
répéter ces choses et en dire d'autres encore, et je l'engage
à ce que le plus grand nombre possible de ses gens assiste
au palabre. Je désire, en outre, voir le frère du Serki
Kebbi.
Tout cela m'est promis, et nous nous apprêtons à repartir.
lorsque la pluie nous surprend. J'ai fait préparer les cadeaux
destinés au chef et à ses gens, et on nous les apporte ; nous
nous réfugions, pour éviter l'averse, dans les appartements
particuliers du chef, mais ils ne tardent pas à être envahis :
c'est à qui s'est empressé d'aller chercher quelque chose pour
nous; c'est à qui s'efforce de nous faire plaisir r un poulet,
des œufs, quelques kolas, chacun y va de son petit présent,
et l'on voit que c'est de bon cœur.
De notre côté, lious distribuons nos marchandises. Mais
le vieux chef prélève une dîme. Il est des plus amusants à
voir faire. Comme ses yeux !e servent mal dans la demi-
386 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
obscurité de la case, tous cherchent à emporter leur morceau
sans payer de redevance ; mais lui s'est mis devant la porte,
et chacun est palpé comme à la douane belge. Puis il pro-
cède par persuasion, fait des grimaces, et finit par con-
vaincre, en apparence du moins, son interlocuteur de lâcher
partie de sa richesse. Il lui rend alors ce qu'il a dédaigné,
mais en en exaltant la valeur et la qualité , poussant des
cris , faisant des hochements de tête admiratifs devant la
beauté de l'étoffe ou des perles restées au malheureux,
tandis qu'il cache tout doucement derrière lui ce qu'il a réussi
à enlever.
Nous avons à bord un chien et un chat qui, après de lon-
gues guerres, ont fini par être les meilleurs amis du monde.
Mais lorsque le chat a happé un morceau de viande, il faut
voir son ami s'approcher et le lui enlever. Il pose d'abord la
patte dessus, le chat de se fâcher et d'allonger les griffes;
l'autre prend un air plaintif, pousse de petits gémissements
amicaux , avance peu à peu le nez tout en surveillant les
mouvements de son compagnon, et lorsqu'il l'a suffisamment
hypnotisé par ses mines, d'un seul coup, lieup! il enlève le
morceau convoité et se sauve avec : tout à fait le chef de
Kompa.
La pluie ayant cessé, nous regagnons le bord, suivis d'une
nombreuse troupe de nos nouveaux amis. Le neveu du chef
de Tenda, qu'on me dit être en même temps celui de tout le
Dendi, nous accompagne, et, en outre, le chef des captifs
du chef de Kompa. Il porte un fusil; c'est le seul du village,
et il en est très fier; mais le chien n'existant plus depuis
longtemps, il faut mettre le feu à la charge avec une mèche.
11 me montre en passant l'endroit où les Toucouleurs, aidés
d'Ibrahim Galadjo, ont attaqué Kompa. Il me fait voir aussi
un grand bouclier en peau de bœuf, derrière lequel les
assiégés avaient cherché à se mettre à l'abri, et qui est percé
par les balles des Toucouleurs. Malgré la supériorité de leur
DE SAY A BOUSSA. 387
rmement, les Foutanis ont été repoussés avec de grosses
ertes, fait tout à l'éloge du courage des habitants du Dendi.
'est dans cette race, peu civilisée, c'est certain, mais non
ncore infectée de l'intolérance et du fanatisme musulman,
ne nous devons, à mon avis, chercher un appui, pour arri-
er à pacifier la vallée du Niger en en chassant les Toucou-
urs, comme on l'a fait au Soudan avec les Bambaras.
Le 20, nous allons à Gorouberi, où réside le frère du Serki
^ebbi. Nous mouillons, assez loin du village, à l'entrée
'un marigot trop étroit pour laisser passer nos embarca-
ons, et il vient nous rendre visite.
C'est un grand jeune homme, fort et robuste, dont la
Ture ne serait pas désagréable, sans l'horrible coutume des
aoussanis du Kebbi de se sillonner la face, des tempes au
enton, d'un grand nombre de lignes, cicatrices de coupures
ites au couteau dès l'enfance.
Je l'entreprends immédiatement sur les intentions de son
ère, et je recommence à prêcher la croisade que je ne ces-
îrai pas contre les Toucouleurs et le Sokoto. La réponse
le plaît tout particulièrement. Son frère, me dit-il, a été
doux et soupçonneux à son égard, craignant de sa part une
mbition qu'il n'a pas. Il a dû le quitter, et il est venu s'éta-
lir à Gorouberi. Mais ils ne sont nullement ennemis; même,
i le Serki le rappelait demain près de lui, il se mettrait en
Dute pour le rejoindre. Ce qu'il peut me promettre, c'est
u*il fera répéter mes paroles à son frère.
Nous causons ensuite du passage de Monteil, dont on se
appelle les tribulations à Argoungou avant de réussir à
asser un traité avec le Kebbi. On se souvient très bien de
li, et le Serki actuel ne serait autre que cet enfant qu'il a
uéri d'une horrible blessure, et dont on lui avait ensuite
aussement annoncé la mort. On lui a encore donné au
îournou une autre nouvelle inexacte : Argoungou n'a pas été
388 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
pris, il a repoussé ses ennemis en leur faisant subir d'énormes
pertes. Namantougou Marné, ce frère d^brahim dont Monteil
parle, lors de son passage à Ouro Galadjo, a été tué dans
le combat. Mon interlocuteur me certifie encore une fois que
le Kebbi se considère comme notre allié, et qu'il serait heu-
reux de revoir des compatriotes de celui qui a laissé chez
eux un si bon souvenir.
Il me confirme aussi, et les assistants l'approuvent, que
le Dendi, le Djerma et le Maouri sont tributaires du Kebbi.
Arrêtons-nous sur ce fait gros d'importance, appuyant
nos revendications contre la gloutonnerie anglaise. Nous
avons commis , personne ne le discute plus , une grosse
sottise en acceptant la convention de 1890. Au-dessus de
leur dernière factorerie du bas Niger, les Anglais n'avaient
pas plus de prétentions à émettre que nous sur le protec-
torat d'indigènes peuplant un Hinterland problématique.
Quoi qu'il en soit, la chose est faite : une fois de plus, notre
nullité géographique , notre indifférence des choses afri-
caines, a permis à nos rivaux de nous berner par des affir-
mations qu'un peu moins d'ignorance aurait permis de ré-
futer.
Sir Edward M aile t a bien parlé des chutes de Bourroum;
il aurait suffi d'ouvrir Barth pour lui répondre que ces chutes
n'existaient pas. La lecture du voyageur allemand aurait pu
enseigner aussi qu'au moment de son passage , un descen-
dant des anciens chefs du pays se maintenait indépendunt
dans Argoungou, et le récit de son périlleux voyage de
Sokoto aux bords du Niger aurait montré combien précaire
était l'influence exercée par l'émir de Sokoto sur les pays
traversés par lui. Jusqu'en 1890, époque du traité franco-
anglais, cette autorité n'a fait que décroître. Kebbi, Maouri,
Djerma, Dendi, auraient depuis longtemps eu raison de leurs
oppresseurs s'ils avaient su s'entendre toujours. Quoi quil
DE SAY A BOUSSA. 389
en soit, ils ont du moins reconquis l'indépendance, et nous
sommes, à l'heure actuelle, le seul peuple européen ayant
des conventions avec eux. Le traité signé par Monteil avec
le Kebbi suffirait même à la rigueur.
Ce n'est donc plus de Say, comme le prétendent les An-
glais, qu'il faut faire partir la limite de nos influences. La
ligne de démarcation, d'après l'esprit comme d'après la lettre
du traité de 1890, doit nous laisser les quatre provinces que
je viens de nommer. Allons-nous encore une fois abandonner
nos droits acquis au prix de tant de peines et de fatigues?
Mieux encore, allons-nous laisser le Sokoto, fort des armes
que lui fourniront les Anglais, réduire en captivité, en escla-
vage, après avoir promené partout le fer et le feu, des popu-
lations denses, paisibles, courageuses, capables de prospérer
sous notre autorité plus paternelle et moins mercantile que
celle de nos rivaux?
En pleine tribune anglaise, lord Salisbury a jeté moqueu-
sement qu'on n'avait laissé au coq gaulois que du sable à
gratter. Allons-nous du moins le réclamer, ce sable, et s'il
s'y trouve un petit coin de terre fertile que la diplomatie
ci^alors ait oublié d'abandonner, celle d'aujourd'hui en fera-
t-elle libéralement cadeau à nos voisins? Soucieuse de relever
l'insulte, maintiendra- t-elle au contraire nos droits contre
cîes allégations mensongères? Dira-t-elle : Vous nous avez
trompés par des affirmations fausses, nous avons été assez
sots pour avoir confiance en votre bonne foi sans au préa-
lable nous en assurer, nous voulons bien porter la peine de
notre naïveté; mais la leçon est bonne, nous vous défendons
de recommencer.
Je me souviens d'un dicton arabe bien approprié à la cir-
constance : « Si mon ennemi me trompe une fois, dit l'Arabe,
que Dieu le maudisse; s'il me trompe deux fois, qu'il nous
maudisse tous deux; mais s'il me trompe trois, qu'il ne
maudisse que moi. »
390 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Après avoir causé quelques heures avec les notables de
Gorouberi, distribué des cadeaux et remis un pavillon, nous
allâmes passer la nuit devant Karimama ou Karma. Ce
village, très fort et très peuplé, est en lutte avec le reste du
Dendi. C'est lui qui, en appelant les Toucouleurs, a causé,
par sa trahison, tous les malheurs qui ont désolé, un an
durant, les rives du Niger dans le Dendî. Le (rère du cliel
de Tenda me proposa de le bombarder. N'était le caractère
pacifique que je ne voulais à aucun prix faire perdre à la
mission, j'aurais volontiers accédé à sa demande. Je me
bornai à n'avoir aucun rapport avec ces renégats, et nous
passâmes la nuit en face, sur la rive gauche.
Une tornade retarda, le lendemain, notre arrivée au petit
village débarcadère de Tenda. A dix heures nous mouillons
au pied d'une roche recouverte d'une opulente végétation
qui , surplombant au-dessus des bateaux , nous recouvre
DE SAY A BOUSSA. 391
comme d'une voûte de verdure. C'est un des points les plus
pittoresques de tout le cours du Niger : des arbres superbes
sont garnis d'une foule d'oiseaux; de larges dalles à terre
semblent disposées à souhait pour camper. En un instant la
rive, où nos laptots sont débarqués, s'anime d'une joyeuse
agitation. Les feux des cuisines envoient en l'air leur mince
filet de fumée. Ici nos noirs lavent leur linge sur les roches.
Là s'installe un marché où oignons, patates, kous (grosses
racines comestibles), moutons, poulets, œufs sont apportés
par les femmes. Notre guide et le neveu du chef de Tenda
se rendent au grand village situé dans l'intérieur, et vers
deux heures ils reviennent avec le fils du chef. Ce dernier
nous fait dire qu'il est bien vieux pour traverser les chemins
mauvais qui le séparent de la rive du fleuve; son fils le rem-
placera, à moins que nous ne voulions nous-mêmes venir le
voir. Qu'à cela ne tienne! et nous partons avec Taburel,
Suleyman, Tierno et Mamé.
Il est certain que la route n'est pas facile. Elle traverse
d'abord une plaine d'inondation où nous marchons , dans
l'eau jusqu'au genou, pendant près de deux kilomètres. Il
fait en outre horriblement chaud; et si la partie inférieure
de notre corps est baignée par l'eau du marais, le haut ne
l'est pas moins par la sueur. Avec un soupir de soulagement,
nous arrivons aux premières pentes, où le chemin devient
meilleur, sauf une montée caillouteuse peu commode. II y en
a comme cela sept kilomètres. Taburet, qui tricote des jambes
à côté de moi, est rouge comme une cerise. Est-ce cette
coloration qui plaît? je ne sais, mais notre docteur fait une
passion dans le cœur d'une des reines de Tenda, venue voir
nos bateaux, et qui chemine avec nous. C'est un indéniable
coup de foudre. Elle ne quitte pas Taburet des yeux, lui
offre des fleurs... et des arachides, écarte les cailloux qui
pourraient le gêner, enfin une idylle. Je crois Taburet trop
essoufflé pour faiblir; cependant, pour réconforter sa vertu.
392 SUR LE NIGNR ET AU PAYS DES TOUAREGS.
je le mets en garde contre les eunuques noirs, qui voudraient
peut être le coudre dans une peau de bœuf et le précipiter
dans le Bosphore de l'endroit. Et c'est en riant de tout notre
cœur, pour oublier le soleil qui nous cuit, et nos chaussettes
recroquevillées par l'eau dans nos souliers qui nous font
horriblement mal aux pieds, que nous arrivons à Tenda.
On m'avait donné ce village comme la capitale du Dendi;
nous éprouvons néanmoins une forte surprise : il est entouré
d'un mur en terre, ou tata, de deux mètres cinquante de
haut, et à son pied règne un fossé, profond de trois mètres,
sur quatre à cinq de large. Je n'avais encore vu, dans aucun
village du Soudan, d'ouvrage de fortification ayant demandé
pareil déplacement de terre. Le tout est très bien entretenu;
la crête de la muraille est garnie de fortes épines faisant
chevaux de frise. Cela serait très difficile à enlever sans
artillerie. Je suis tout particulièrement enchanté de voir de
pareilles défenses : si les Toucouleurs viennent jusqu'ici,
eux qui n'ont pu prendre Kompa, ils auront fort à faire.
La population tout entière sort au-devant de nous. Nous
passons dans des rues assez larges, et qui seraient presque
propres, si la tornade du matin n'y avait causé une horrible
boue. Crottés comme des barbets revenant de la chasse au
marais, nous sommes introduits dans une immense salle
ronde, garnie au fond d'un banc de terre, qui est la salle
d'audience du chef. Sur le trône royal, que représente la
banquette, un de ces horribles tapis de bazar, où un tigre a
l'aspect farouche bondit dans un encadrement d'un rouge
cruel, vient mettre une note civilisée, quoique plutôt comi-
que, dans l'ensemble.
Paraît le chef; c'est un vieillard très âgé, mais encore vert.
En guise de sceptre, il tient une canne recouverte en cuivre,
et porte, à l'index de la main droite, une bague dont le
chaton est un disque d'argent de quinze centimètres de dia-
DE SAY A BOUSSA.
393
lètre, cachant toute sa main, 11 s'assied gravement sur le
igre, et aussitôt, notre reine de la route, qui est, paraît-il,
i propre fille du chef de Tenda, prend place à ses côtés,
'où elle ne cesse de bombarder ïaburet d'œillades langou-
euses. J'étale les cadeaux que j'ai apportés, je fais fonc-
ionner une petite boîte à musique. La. curiosité que causent
;s sons de cet instrument l'emporte sur le respect , les
w
W
■i^^^'^'-SaP
^.^ÉmêÊM
;ardes, qui maintiennent la foule à la porte, sont repoussés
nalgré les coups de fouet, vigoureusement appliqués, dont
Is cinglent libéralement les épaules de la plus belle, mais
.ussi de la plus curieuse moitié de l'assistance, i! se produit
m tel brouhaha que j'ai beau hurler comme un sourd pour
aconter au chef nos petites affaires, c'est en vain. Autant
3uer de la flûte à côté du marteau-pilon du Creusot en
leine action.
Le chef, jugeant le palabre impossible, m'engage d'un
este à le suivre, et nous nous réfugions pour causer dans
394 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
la cour entourée de murs, sorte d'écurie où est attaché son
cheval. II ferme la porte derrière lui. Mais bah! en un clin
d'oeil, les murailles sont escaladées, et la même fièvre, le
même charivari recommencent.
Alors il m'emmène dans une espèce de magasin percé d'une
étroite porte où une seule personne peut passer» et encore
presque en rampant. Nous nous y faufilons comme les Es-
quimaux sous leur hutte de neige. Cette fois nous éviterons
l'envahissement.
L'envahissement, oui, mais pas l'asphyxie. Instantané-
ment, il se forme à la porte de notre refuge une telle agglo-
mération de femmes, un tel bouchon de chair humaine, que
nous nous sentons devenir violets : il faut nous fraver un
passage presque à coups de poing pour aller respirer Tair, et
extraire le pauvre chef, déjà dans un état vaguement coma-
teux. Il me déclare qu'il lui semble impossible de causer
tranquillement ici; le lendemain, si je veux bien retarder
mon départ, il viendra lui-même à bord.
On nous a, pendant ce temps, amené deux chevaux, et
nous nous remettons en route. Malheureusement, les selles
arabes sont quelque peu dures; de plus, la mienne est pour-
vue d'étriers suffisants pour les pieds nus des indigènes ,
mais notoirement trop petits pour mes souliers. C'est dans
une posture assez incommode que nous retournons à bord.
Et même, dans le marais, le cheval de Taburet ghsse dans
un trou, et le docteur prend un bain, cette fois complet.
Il nous reste encore comme armes de cadeau vingt fusils
et six pistolets. Poursuivant mon idée : tâcher de faire du
Dendi un tout compact pour l'opposer aux Toucouleurs, j'ai
résolu de donner en bloc ces armes. Reste à savoir à qui je
vais les confier. J'entreprends notre guide, le chef des captifs
de Kompa, et, avec des prodiges de diplomatie, je finis par
me rendre compte de l'état politique exact du Dendi : en
DE SAY A BOUSSA. 395
somme, il a deux capitales, c'est-à-dire deux villages, qui,
par le nombre de leurs habitants et par tradition, comman-
dent aux autres ; ce sont : Tenda, que je viens de voir, et
Madecali, situé sur la rive droite en aval.
Quel est le plus puissant, quel est celui auquel le nom de
capitale peut le mieux s'appliquer, c'est peut-être Madecali.
Mais je me décide à opter pour Tenda, qui s'est trouvé
exposé aux déprédations des Toucouleurs, tandis que Ma-
decali, situé plus en aval, n'en a pas directement souffert,
et lutte d'ailleurs pour sa part contre le Bourgou. C'est donc
Tenda qui aura les armes. Kn outre, nous passons la soirée
à démonter des boîtes à mitraille de canon-revolver qui nous
fournissent, par leur démolition, à la fois de la poudre et des
balles pour nos amis.
Fidèle à sa promesse , le chef vient nous rendre visite le
lendemain. Au son des tambours de o^uerre, formés de cale-
basses sur lesquelles des peaux sont tendues, il descend les
dalles rocheuses qui surplombent notre campement. II a
pour suite une trentaine de cavaliers et cent fantassins en-
viron. L'équipement des premiers témoigne d'un certain
luxe barbare qui n'est pas déplaisant. La selle du fils du
chef, recouverte de peaux de panthère, est réellement cu-
rieuse et jolie.
J'ai fait tendre de fortes cordes, distribuer des faction-
naires ; grâce à ces précautions , nous arrivons à pouvoir
causer sans être étouffés.
Mon palabre est le même qu'à Kompa et Gorouberi :
entente entre toutes les populations qui ont à craindre les
Toucouleurs, et passage de la défensive à l'offensive. Je
termine en remettant au chef vingt fusils, six pistolets, de
la poudre, des balles, des pierres à feu; mais je pose une
condition à mon cadeau : ces armes ne doivent jamais être
séparées, on doit en armer les vingt-six guerriers réputés
396 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
les plus braves du Dendi et les envoyer défendre tout vil-
lage menacé. Tout cela m'est promis, le chef et les notables
déclarent accepter mes conditions. Je ne sais s'ils tiendront
parole, mais, du moins, j'aurai fait le possible.
Un envoyé du Djermakoy nous rend aussi visite. Il vient
acheter à Tenda un cheval, pour le donner en cadeau au
Serki Kebbi, de la part de son maître; car, en Afrique,
lorsqu'on vient demander quelque chose, il ne faut jamais se
présenter les mains vides. Il doit réclamer le secours du
chef d'Argoungou pour aider le Djerma, et en particulier
Dentchendou, contre les Toucouleurs. Je lui remets un bur-
nous blanc et noir pour le Serki, avec mission de lui dire
d'accéder à la demande du Djermakoy, au nom des bonnes
relations jadis entretenues avec Monteil et dans son propre
intérêt. Il doit bien comprendre que si les Toucouleurs
avaient raison du Djerma, ils s'attaqueraient évidemment
ensuite au Kebbi.
Baudry m'entreprend pour que je le laisse à Tenda. Il
veut à toute force prêcher dans le Dendi une croisade contre
les Toucouleurs. Nous sommes exaspérés contre cette infâme
race de pillards et de marchands de chair humaine qui, après
avoir dévasté notre Soudan, apportent parmi des populations
peut-être un peu brutes, mais saines et bonnes au fond, le
cortège habituel de la prétendue guerre sainte, la désolation,
la famine, l'esclavage et la mort.
Je ressens moi-même les sentiments qui agitent Baudry;
si j'avais été certain qu'on me permît, dès mon arrivée à la
côte, de revenir avec des forces suffisantes pour soutenir
efficacement nos amis du Dendi, j'aurais peut-être accédé à
son désir.
Malheureusement, je sais trop que dans cet ordre d'idées
on ne peut compter sur rien, et je m'empresse de me refuser
aux sollicitations de mon brave compagnon.
DE SAY A BOUSSA. 397
Si nos instructions, pourtant, ne nous avaient pas imposé
le séjour à Say, si l'on n'avait pas prétendu, de France, nous
dicter un programme, si nous étions venus hiverner dans le
Dendi, je puis dire en complète certitude que la situation
aurait changé du tout au tout. Il est trop tard maintenant,
et les regrets ne servent à rien. Puisse au moins l'exemple
servir de leçon pour les voyageurs à venir !
A deux heures nous quittons le mouillage de Tenda pour
aller jeter l'ancre devant un petit village peul situé dans
une île, un peu en amont de Gagno. Nous avons l'espoir
d'avoir du lait , dont nous sommes privés depuis quelques
jours. Les Peuls se sauvent d'abord dans la brousse, puis
reviennent peureusement; quelques cadeaux les rassurent,
trop même , car ils deviennent horriblement mendiants.
Notre espoir de lait se trouve d'ailleurs dé(;u ; une petite
calebasse de lait aigre est tout ce qu'on dit pouvoir nous
vendre.
' La nuit, nous sommes assaillis par une violente tornade
du sud-est accompagnée d'une forte pluie. La berge nous
abrite à peine, et une forte houle nous fait rouler d'une façon
incommode, dangereuse même, car les coques des chalands
heurtent contre le rivage. Depuis le départ de Say, le temps
a été en général couvert, et nous avons trouvé l'hivernage
d'autant moins avancé , que nous nous rapprochions de
l'équateur. Désormais, jusqu'à la côte, nous n'aurons guère
de jour sans pluie, et l'on conçoit l'état de fatigue, de ma-
ladie même, de nos hommes, trempés toutes les nuits malgré
les bâches que nous tendions, d'un rouf à l'autre, pour
essayer de les abriter.
Le lendemain, à onze heures du matin, nous arrivions
devant Madecali, seconde capitale du Dendi. Un petit mari-
got y conduit. Mais, au bout d'une cinquantaine de mètres,
398 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
nous sommes arrêtés par le manque de fond. Nos guides
vont au village et reviennent peu après, annonçant le chef,
Soulé. Arrive d'abord en pirogue un de ses émissaires, puis
Soulé lui-même. Palabre ordinaire, mais qui ne me paraît pas
réussir comme jusqu'ici au Dendi; l'attitude générale reste
assez froide. Ils sont une centaine de guerriers avec Soulé,
tous armés jusqu'aux dents, preuve qu'ils ont peu de con-
fiance en la pureté de nos intentions. A vrai dire, il n'y a
pas trop à s'étonner de la fraîcheur de l'accueil. Prenant le
taureau par les cornes, j'ai moi-même raconté comment et
pour quelle raison j'avais donné tout ce qui me restait d'armes
à feu au chef de Tenda. Soulé veut bien nous affirmer qu'en
agissant ainsi j'ai acquis des droits à la reconnaissance du
Dendi tout entier; mais au fond, et cela se comprend, il en
ressent quelque jalousie. Nous n'avons pas, d'ailleurs, pour
nous rapprocher, la haine des Toucouleurs. Madecali, je lai
dit, n'a eu, ni directement, ni indirectement, à souffrir de
leurs attaques, et c'est avec le Bourgou qu'il se trouve en
hostilité. Enfin, reste le souvenir de l'affaire de Tombouttou,
qui date d'un an. Voici comment on me l'a racontée :
Le Dendi avait vu d'un œil très mécontent la mission
Baud-Decœur aller à Say, entrant ainsi en relation avec ses
ennemis. Lorsque nos compatriotes prirent le chemin du
retour en suivant le fleuve, l'avis fut ouvert qu'il fallait les
attaquer. La prudence des vieillards sut contenir Tefïerves-
cence des têtes plus vives, mais à Tombouttou le chef venait
de mourir, et les jeunes gens, privés du salutaire contre-
poids de l'opinion de leurs aînés, décidèrent l'attaque qui.
d'ailleurs, tourna à leur désavantage.
Quoique Madecali soit innocent de cette échauffourée, ses
habitants craignent quelque vengeance ou quelque demande
de réparation. La première question de Soulé avait été pour
savoir si j'étais « le même que celui qui était venu Tannée
précédente ».
DE SAY A BOUSSA. 399
On m'a, sur ma demande, promis un guide, mais je ne le
vois pas arriver, et la conversation tourne de plus en plus à
la glace. J'ai commencé une distribution de cadeaux, Soulé
a déjà reçu un burnous de velours, un boubou rouge, un
sabre, plus deux pièces de guinée à distribuer entre ses no-
tables; j'arrête mes largesses, déclarant que les autres ca-
deaux à donner sont à fond de cale, qu'il nous faut être
tranquilles pour les retirer, et qu'on ne peut le faire au milieu
de la foule qui se presse autour de nous. On les remettra à
un homme du chef, qu'il aura l'obligeance de m'envoyer en
même temps que le guide promis.
Tableau! Soulé, qui a pu apprécier nos marchandises par
l'échantillon qu'il en a déjà reçu, n'est pas satisfait. Il ré-
plique qu'il ne saurait avoir confiance en personne. Je riposte
que c'est mon dernier mot.
Pour rompre les chiens, il me demande si, comme on lui a
dit que je l'avais fait à Kompa, à (lorouberi. à Tenda, je ne
ferai pas tonner nos fusils et nos canons en son honneur, afin
que ses femmes l'entendent du village. Ou'à cela ne tienne!
et je décharge les dix coups d'un 86 : le vieux n'en revient
pas ; cinq ou six coups encore de canon-revolver : du coup,
sa figure indique clairement qu'il aimerait mieux être ailleurs ;
je l'achève en lui montrant l'effet du revolver. C'en est trop
pour son courage : il désigne un individu pour nous servir
de guide et exit rapide.
Nous sommes en même temps débarrassés de son nom-
breux entourage, sauf cinq ou six hommes qui, ne trouvant
pas place dans les pirogues, attendent un prochain voyage.
Chose promise, chose due : j'ai le guide, Soulé aura les
cadeaux. Dans sa hâte, il a oublié de m'en reparler. Je
charge le premier messager, l'avant-coureur de Sa Majesté,
de lui remettre un beau présent. Dans le las se trouve une
petite boîte à musique dont l'effet est énorme. J'en exhibe
alors une grande, le petit orgue, le phonographe : l'audition
400 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de ce dernier ne manque pas son effet, et nous voilà du
dernier bien avec les demeurants.
Notre guide n'est pas de Madecali. C'est un Kourteye
qui est venu s'établir auprès de Soulé il y a quinze ans. ïl
me raconte que, quand ses compatriotes sont venus de
l'Ouest, ils ont voulu d'abord rester près de Boussa; mais
les indigènes, déjà possesseurs du sol, les en ont empêchés,
et c'est alors qu'ils sont remontés au-dessus de Say, où ils
ont pu enfin trouver refuge.
Il y a un an, Madecali était en guerre avec Ilo, grand
village, gros marché, que nous allons trouver en aval, et
avec Gomba. La paix est maintenant faite, et je pourrai,
me dit-il, facilement trouver à Ilo des guides jusqu'à Boussa,
dont le chef est un ami de Soulé. D'ailleurs, il s'occupera de
me procurer ces pilotes. Autant de mots, autant de men-
songes; mais, pour le moment, nous les prenions comme
paroles d'Evangile, et la perspective de ne plus avoir dans
chaque village à renouveler l'éternel palabre du guide nous
semblait particulièrement souriante.
Beaucoup de vanteries sur les gens de Madecali, qui ne
craignent pas les Foutanis , ne craignent personne, si ce
n'est Alim Sar. Je fais répéter; c'est bien de l'ancien
amenokal des Aouelliminden qu'il veut parler; je note, à
l'appui de mon opinion sur l'importance de cette confédéra-
tion, que le nom de son ancien chef (on ignore qu'il est mort
et que Madidou l'a remplacé) ait pu venir si loin comme
synonyme de force et de puissance.
Toute la nuit nous entendons résonner dans le village un
tam-tam, célébrant sans doute notre générosité, et, de bon
matin, nous partons pour Ilo, ou plutôt Girris, car Ilo n'est
pas sur le bord du fleuve, et Girris est son port.
Nous y arrivons à dix heures. Comme nous nous égarons
DE SAY A BOUSSA. 401
s les multiples chenaux d'un marigot qui y accède, une
igue nous remet fort à propos dans le bon chemin, et nous
jillons à côté du village.
'rès de nous sont de nombreuses embarcations , plus
ndes et mieux construites que celles que nous avons vues
qu'alors. La population tout entière accourt sur la rive et
is fait le meilleur accueil. Le « percepteur » qui recueille
irris les douanes pour le compte du chef d'ilo monte à
i et nous salue au nom de son maître. Je demande pour
■oir un guide, afin de partir dès le lendemain. Le chef
s fait prier de l'attendre, il veut nous rendre visite.
is recevons aussi deux reines. Les cheveux complète-
it rasés, la figure rendue affreuse par une multitude de
trices, ornements des femmes du pays, ce sont deux
i vilaines petites créatures. Mais elles nous apportent
kous et des papayes.
'eux visiteurs intéressants sont Hadji Hamet et son
;, Le premier a servi de guide à Baud; ce dernier n'eut
402 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
qu'à se louer de sa fidélité jusqu'au jour où, apprenant qu'on
allait rejoindre le commandant Decœur, et compromis peut-
être dans l'affaire de Tombouctou, Hadji Hamet s'éclipsa
sans prévenir.
Hadji Hamet et le Père Hacquart se trouvent en pays
de connaissance ; ils ont , en effet , séjourné à Tunis préci-
sément à la même époque.
C'est une existence véritablement curieuse que celle de
ces Hadjis ou prétendus tels, Arabes souvent mauvais teint,
qui arrivent à parcourir en Afrique d'immenses espaces,
vendant des amulettes, s'insinuant auprès des chefs, ne
quittant un village que lorsque quelque mauvaise action par
trop criante les a signalés à la vindicte publique.
Ils réussissent toujours, par la seule supériorité de leur
intelligence et par la crainte superstitieuse qu'ils inspirent,
à se créer une situation, même, surtout, dirais-je, dans les
pays fétichistes. Il faut s'en défier, quels que puissent être.
au premier abord, les sentiments de sympathie qu'ils arri-
vent à inspirer au voyageur européen. Celui-ci, en effet, a
plaisir à échanger avec eux des idées d'un ordre plus élevé
que celles dont il peut s'entretenir avec les noirs. Ayant
beaucoup vu, ce sont aussi de précieux donneurs de rensei-
gnements, mais ce sont surtout d'habiles coquins, prêts à
trahir qui leur accorde confiance. Malgré toutes ses protes-
tations d'amitié, je suis convaincu qu'Hadji Hamet ne (ut
pas pour peu dans le revirement qui, les jours suivants, se
produisit en notre défaveur à Ilo et que je vais conter
tantôt.
Enfin, nous fîmes aussi la connaissance d'un certain Issa,
qui guida le D' Grunner et une mission allemande, l'année
précédente, jusqu'à Gando.
Issa est un fort digne et honnête homme, jeune encore,
DE SAY A BOUSSA. 403
à la physionomie intelligente et ouverte. Au coucher du
soleil , je visite en sa compagnie le village , composé en
général de huttes aux parois de terre battue, au toit de
chaume. La demeure d'Issa tranche par ses dimensions et
son style presque européen. Elle a un toit à pignon, et c'est
le premier que je vois ainsi construit ; dedans , quatre fort
belles chambres. Dans celle qui sert de vestibule, Issa me
montre une table pliante et une cantine marquée 5, cadeaux
de la mission allemande.
Les renseignements qu'il me fournit sans se faire prier
sur les actes de celle-ci sont d'une haute importance. D'après
lui, en effet, le D"" Grunner est allé à Gando demander seu-
lement à Témir de diriger sur le Togoland les caravanes de
marchands partant des pays qu'il commande. On voit qu'il y
a loin de cette mission purement commerciale au prétendu
protectorat établi sur le Gando.
Les habitants de Girris sont de manières douces et polies.
Ni hommes, ni femmes, ni enfants, ne manifestent cette
terreur irraisonnée des blancs, si pénible parfois à l'Euro*
péen dans les pays où il est presque ignoré.
Dès le lever du jour, le lendemain, des enfants, armés des
petites bêches du pays, viennent désherber et nettoyer uii
grand espace , à côté de notre mouillage. C^est là que lé chef
doit venir nous voir. De mon côté, je fais endosser à nos
laptots leur tenue n* i, dresser la grande tente et planter à
côté le pavillon.
A huit heures, un charivari assourdissant annonce l'ar-
rivée du chef. Le cortège ne tarde pas à paraître. En tête
s'avancent quelques enfants armés d'arcs et de flèches, puis
quantité de tambourins que des cavaHers font résonner sous
es coups d'une petite baguette recourbée.
Ensuite vient Sa Majesté elle-même, entourée des horri-
bles femelles dont j'ai déjà tracé la silhouette, et qui sont
404 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ses épouses. A ses côtés est son premier ministre, si 'fose
m'exprimer ainsi, son ghaladima, suivant le terme haoussa,
dont l'occupation principale au palabre sera de lui masser les
pieds.
Derrière, de solides gaillards soufflent, de tous leurs pou-
mons, dans de vastes trompes assez semblables à celles qui,
chez nous, du haut des mails, assourdissent les passants.
Ces trompettes, qu'on dirait renouvelées du siège de Jéricho,
causent le vacarme que nous entendons depuis près d'une
demi-heure.
Pour compléter l'orchestre, quantité d'instruments hétéro-
clites, dont la description demanderait un chapitre, et qui
constituent, je crois, toutes les combinaisons possibles de ce
qui, par battement, claquement, pincement, ou de toute
autre façon, peut produire un bruit, un son ou un cri.
Le chef est vêtu d'un boubou d'étoffe lamée d'argent
d'assez bonne qualité , cadeau des Allemands , me dit-on.
Son pantalon est composé d'une quantité de bandes de ve-
lours de toutes couleurs ; il porte les bottes rouges que je
lui ai envoyées la veille ; autour d'un fez assez crasseux
s'enroule un turban de soie corail. Enfin une ceinture tri-
colore que l'on aperçoit, passée en baudrier, par l'entre-
bâillement du boubou, dessine le grand cordon d'un ordre
ou l'écharpe d'un député sur la peau noire de la poitrine
royale .
Comme il est laid, petit, rabougri, il rappelle un singe
qu'un montreur exhiberait dans un cirque, à l'intelligence
près.
Cinquante cavaliers, beaux chevaux, belles selles, for-
ment l'escorte. Tout ce monde met plus ou moins adroite-
ment pied à terre. Le chef s'installe, en guise de trône, sur
le pliant du P. Hacquart. Son ghaladima s'accroupit à ses
pieds d'un côté , Hadji Hamet de l'autre. Nous prenons
place en face sur des sièges, et les salutations commencent.
DE SAY A BOUSSA. 403
Par le double intermédiaire du Père et de Hadji Hamet,
nous échangeons des compliments au musc et à la rose.
Nous n'avons plus, en effet, et cela depuis Tenda, d'inter-
prète pouvant nous servir. On parle maintenant soit le bour-
gou, soit le haoussa, et le peul de Suleyman comme le
songhai de Mamé sont rarement compris. Je glisse une de-
maride au sujet du guide ; on me répond qu'il sera là le soir
même. Devant la magnificence que déploie le chef d'Ilo, je
crois de-voir remplacer les cadeaux que j'avais d'abord des-
tinés à lui et à son entourage par d'autres plus importants.
Je voudrais bien, en effet, avoir un guide pour me conduire
jusqu'à Boussa; le fleuve est presque à son maximum de
crue, il n'y a plus de temps à perdre si nous voulons fran-
chir les rapides dans les meilleures conditions; enfin, on
m'a dit que le chef d'Ilo et celui de lioussa étaient parents,
et j'espère que les pilotes que me donnera le premier me
4o6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
serviront à en obtenir plus facilement d'autres du second.
Tandis que j'insiste dans ce sens, tapage épouvantable :
sur un signe du chef, les douze trompes se sont rapprochéeii
de lui et, avec énergie, déversent, presque à le toucher, des
flots de bruit dans son tympan. Cela, paraît-il, pour écarter
les mauvais esprits. Toujours est-il que Tange du jugement
dernier, s'il passait par là, ne s'entendrait pas lui-même.
Adieu la discussion.
Mais le vieux chimpanzé, par l'intermédiaire d'Hadji
Hamet, fait dire qu'il a soif. Un verre d'eau sucrée, abon-
damment sucrée pourtant, n'obtient de lui qu'une grimace
désapprobative. C'est autre chose qu'il désire. Hadji Hamet
déploie toutes les ressources de son éloquence pour indiquer
au P. Hacquart de quoi a soif notre hôte. Le Père ne com-
prend pas d'abord; soudain, il se frappe le front, a II veut du
Champagne. » Pas possible! Mais si, pourtant, c'est bien du
vin pétillant qui fait boum! qui mousse; c'est bien cela qu'il
demande.
Et nous avons bu du Champagne sous le ii" degré de
latitude, avec un potentat nègre ressemblant à un singe
habillé. Fort heureusement pour notre renom, nous avions
emporté, médicament et non boisson, deux caisses du vin
qu'on fait à Reims. Personne d'entre nous n'ayant eu de
bilieuse hématurique , elles étaient à peu près intactes ; le
voyage tendant vers sa fin, nous nous décidons à emprunter
à la pharmacie de quoi ne point paraître au-dessous du pré-
décesseur, Français ou étranger, qui a donné à Sa Majesté
d'IIo le goût de la bouteille qui fait boum!
L'arrivée de nos flacons est le signal d'une soûlerie gé-
nérale. De toutes parts, s'amènent des jarres énormes de
bière de mil, où chacun plonge de petites calebasses servant
de gobelets, En une demi-heure, le chef, ses fidèles, hommes,
femmes, jusqu'aux enfants, sont complètement ivres.
Inutile de dire que les aff^aires sérieuses sont renvoyées à
DE SAV A BOUSSA. 407
plus tard. Au moment du départ, c'est avec peine qu'on
parvient à caler le chef sur son coursier. Sa suite est peut-
être encore plus loin de l'équilibre que lui. Enfin , cahin-
caha, au milieu des chutes des courtisans et des ruades des
chevaux, nos visiteurs se décident à s'en aller, mais plus
silencieusement que le matin , les instrumentistes n'étant
plus capables de tirer un son de leurs trompes.
Nous attendons tout l'après-midi sans voir arriver le guide.
Enfin, vers cinq heures et demie, paraît un envoyé du chef.
Voilà cinq ans, nous dit-il, que ce dernier a négligé d'offrir
le moindre présent à son parent de Boussa. Il serait in-
correct de lui demander le service de nous faire piloter sur
son territoire, sans appuyer la demande d'un présent qu'il
n'a pas le moyen d'offrir; en conséquence, le chef d'Ilo l'en-
voie , lui, pour nous guider, mais jusqu'à Gomba seule-
ment.
Est-ce que je serais joué par cette vieille canaille? Ou
bien veut-on nous faire chanter et continuer l'exploitation,
de village en village, jusqu'à Boussa, où elle ne connaîtra
plus de bornes, au grand détriment non seulement de nos
marchandises, qui s'épuiseraient bien vite à ce jeu, mais
encore et surtout de notre temps, qui est autrement pré-^
cieux? Une baisse des eaux, et je sais qu'elles sont très sou-
daines dans ces parages, pourrait nous immobiliser au-dessus
de Boussa.
Je renvoie vertement le messager, le chargeant de dire à
son maître que je veux tout ou rien : l'accomplissement de
ses promesses du matin aura lieu, ou je me passerai de lui
et partirai tout seul dès le point du jour, « avec l'aide de
Dieu, qui nous a conduits jusqu'ici et ne nous abandonnera
pas en route ».
Beaucoup des assistants ont l'air de m'approuver, Issa,.
le guide kourteye de Madecali, le percepteur lui-même.
4o8 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Puis, comme une bonne moitié du pays est ivre, comme
je ne sais au juste d'où proviennent ces atermoiements,
cette mauvaise volonté évidente, pour éviter toutes chances
de rixe pendant la nuit, je fais pousser les chalands d'une
centaine de mètres dans l'herbe, ainsi qu'aux beaux jours
des pays touaregs. Je recommande une garde sévère , et
chacun se dispose à passer la nuit.
Cette manœuvre très innocente, et que j'avais pourtant
exécutée à petit bruit, a pour effet de répandre la terreur
dans les cerveaux alcooliques des habitants.
Un premier messager vient me dire que le percepteur lui-
même nous servira de guide jusqu'à Boussa. Puis, vers
minuit, je suis réveillé par un grand tapage. De terre on
hèle. Qui est-ce? C'est le chef qui, pris d'une peur terrible,
est retourné tout exprès d'ilo. Sans doute, lorsque les va-
peurs du Champagne se sont dissipées, on lui a dit mon mé-
contentement, et, tout tremblant, sans le moindre apparat
cette fois, craignant que notre manœuvre ne soit un signe
de déclaration de guerre, il est revenu. Il demande quelqu'un
à qui parler. J'envoie Mamé. Le chef me prie, me supplie,
de demeurer encore la journée du lendemain. Il pourra ainsi
rassembler un cadeau pour son parent de Boussa, il m'en
sera profondément, éternellement reconnaissant.
Par-dessus le marché et pour compléter la scène, voilà
la pluie qui se met de la partie. J'ai beau dire que c'est en-
tendu, convenu, expliquer que je me suis écarté de la rive
par crainte de la brise qui pourrait nous cogner contre le
bord, et que nous le faisons d'ailleurs presque toutes les
nuits, j'ai toutes les peines du monde à rassurer le chef et
son entourage. C'est une vraie scène d'échappés de Charen-
ton; c'est un médecin aliéniste qu'il faudrait envoyer, et non
un officier de marine, comme ambassadeur à Ilo : il aurait à
traiter sûrement les cas alcooliques les plus curieux. Moi,
cela m'intéresse moins, car j'ai le quart de deux heures à
DE SAY A BOUSSA. 409
cinq, et voudrais bien aller me coucher, d'autant que la
pluie est fine et froide, et transperce jusqu'aux os.
Donc, le lendemain à la première heure, nous aurons le
guide promis. Vont-ils s'exécuter?
Eh bien, non, il est dit que nous n'aurons pas de guide.
Au matin arrive un piroguier qui , prétend-il , doit nous
accompagner. Je reprends espoir. Mais il attend un compa-
gnon, lequel ne vient pas. Il s'éclipse lui-même. Et à cinq
heures, pour la dixième et dernière fois, je réclame l'exécu-
tion des promesses. Notre Kourteye va à terre, puis re-
vient : « Ecoute, je suis fatigué de parler à ces menteurs, à
ces ivrognes. Je te déclare que je n'y puis plus rien et te
demande à m'en retourner. » Je l'y autorise. Je fais sortir du
bord les gens de Girris qui n'ont pas l'air de s'inquiéter et
continuent leur fructueux commerce de comestibles. Pousse
au large ! cette fois-ci , c'est pour de bon ; je ne regrette
qu'une chose, avoir cédé la veille. Au matin, nous faisons
route sans guide. Quelle peut être la cause de cette façon
d'agir à notre égard? A-t-on voulu nous faire prolonger un
séjour rendu profitable par nos cadeaux et nos achats? Est-
ce à l'influence des musulmans , et en particulier à celle de
Hadji Hamet, qui semble aussi avoir joué un rôle louche
avec la mission Decœur, que nous devons ce revirement
dans des dispositions d'abord bienveillantes?
J'ai su, plus tard, qu'un de mes prédécesseurs avait eu
avec les gens d'Ilo une altercation; il s'agissait d'un bœuf
promis d'abord et qui , finalement , arrivait aussi peu que
notre guide. Peut-être n'a-t-il pas déployé toute la patience
désirable , pour préparer un bon accueil à ses successeurs
éventuels.
Nous faisons donc route sans pilote et dépassons un cer-
tain nombre de villages dont j'ignore les noms. Les rives
4IO SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
sont plates, herbeuses, inondées, avec quelques bouquets
d'arbres et de rôniers. Le fleuve présente des bancs assez
enchevêtrés. Le soir, nous jetons l'ancre sur la rive gauche,
en face du village peul de Raha, qui dépend de Gomba.
Pendant que nous dînons, une pirogue accoste, portant
un vieux Peul qui répond au nom d'Amadou et nous offre
cinq poules en cadeau. Nous le circonvenons adroitement. H
dit connaître bien le fleuve jusqu'à Boussa et même jusqu'à
Igga où il est allé. Je lui propose de nous servir de guide et
de nous présenter au chef de Boussa, très ami avec lui,
d'après ses dires. A ma grande joie, il accepte.
La journée entière du 28 , nous marchons de toute la
vitesse de nos avirons, aidés d'un joli courant, dans un
fleuve sans difficultés de navigation.
Vers neuf heures, nous dépassons Gomba, peuplée de
Peuls et capitale du pays. Notre guide Amadou a évidem-
ment pensé que nous nous arrêterions pour voir son chef,
car il manifeste un certain étonnement de nous voir filer à
force de rames. J'oppose à ses allusions discrètes un air
innocent, et mon interprète une incompréhension soudaine
de la langue peule. Il finit par en prendre son parti,
11 faut marcher vite. En réfléchissant aux causes de notre
échec à Ilo, j'ai été amené à penser que les manœuvres des
Anglais pourraient n'y être pas étrangères, ou du moins,
car ils n'ont là aucune influence politique, les manœuvres de
gens venant de chez eux, et assez intelligents pour com-
prendre et prendre leurs intérêts. Il y avait en effet, dans
la suite du chef, un indigène de Bidda qui me demanda
d'abord à nous accompagner pour rejoindre son pays natal,
puis qui disparut. En tout état de cause, la nouvelle de
notre arrivée à Say étant, me dit Amadou, ignorée à Gomba
et à plus forte raison à Boussa, nous pouvons, en allant rapi-
dement, déjouer les plans des malfaisants. En route donc, à
toute vitesse.
DE SAV A BOUSSA. 411
Nous dépassons ainsi l'embouchure du Ngoulbi-Sokoto, à
l'aspect bien peu majestueux; il est cependant, nous dit-on,
navigable aux hautes eaux pour les pirogues jusque près de
la ville qui lui donne son nom. Le soir, nous avons abattu
nos cinquante-deux kilomètres; c'est la plus forte étape
qu'ait faite la mission jusqu'ici. Nous mouillons un peu au
delà de Lanfakou.
Nous recevons là la visite de deux pirogues de pêcheurs
ou Sorkoi. dont les petits villages séparés accompagnent
généralement les centres peuls importants. La coiffure des
jeunes gens consiste en une crête de cheveux sur la ligne
médiane du crâne, le reste étant rasé; cette mode ne laisse
pas que d'avoir de l'allure.
Amadou me dit que la mission Grunner a été attaquée à
412 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
son retour de Gando, au village de Gesero. Ce village était
en hostilité avec Gando; les habitants ont voulu saisir les
guides de l'expédition allemande, d'où coups de fusil. Le
village a été brûlé par Grunner.
A dix heures , nous essuyons une tornade. Nous avons
rattrapé l'hivernage, le pot au noir; toutes les nuits nous
recevons de la pluie ou avons des orages.
Le 2g, toujours marche forcée; nous dépassons de beaux
villages entourés de tatas. Koundji paraît grand et fort.
Vers onze heures, nous passons devant trois écueils qui
appartiennent probablement à un barrage maintenant couvert
d'eau et marquent le recommencement du fleuve rocheux et
difficile. A quatre heures, nous mouillons devant Tchakatchi,
dans une île, au pied d'un groupe de magnifiques baobabs.
A la tête de l'île est un barrage de cailloux; la rive est par-
semée de ces grosses roches polies de granit que nous con-
naissons si bien. Nous revoilà dans les rapides, en face de
nos vieux ennemis d'Ayorou et de Kendadji. Tout le village
vient nous voir; le chef lui-même s'engage à nous piloter, et
j'accepte, car il me semble que notre vieil Amadou a quelque
peu exagéré ses connaissances hydrographiques. Les hommes
portent pour tout vêtement un petit tablier postérieur ea
cuir; quelques-uns pourtant se drapent dans des pagnes
bleus de Haoussa. Les femmes ont le visage couturé de cica-
trices, comme celles du Kebbi, et portent dans les lobes des
oreilles, en guise d'ornement, de petits bâtons blancs d'un
centimètre de diamètre sur vingt de longueur.
A sept heures, le lendemain, nous partons, précédés par
le chef de Tchakatchi, qui manœuvre, avec une pagaye
curieusement sculptée et contournée, une minuscule piro-
gue. C'est bien ce que la nature des rives faisait attendre la
veille : le fleuve archipel, semé de rochers et de rapides.
Heureusement cela ne dure pas, et un bief du fleuve, à peu
DE SAY A BOUSSA. 413
près calme, nous conduit devant la capitale du Yaouri ,
Giloua, où se distingue une très grande case, celle du chef de
village .
Je suis désespéré de voyager ainsi comme une malle, sans
prendre contact avec les habitants. Mais quoi! depuis Say
nous n'avons plus de pouvoirs pour traiter, nos interprètes
ne nous servent pas à grand'chose, et nous avons devant
nous deux gros obstacles : Boussa et les Anglais.
Ce serait à Giloua, d'après les derniers renseignements
recueillis, et non à Boussa, que serait mort Mungo-Park.
Là, donc, nous dépassons le terme du chemin qu'il a tracé,
il y a cent ans, et je me rappelle la phrase de Davoust :
« Mungo-Park est demeuré immortel rien que pour avoir
tenté ce que nous essayons maintenant d'accomplir. »
J'avoue en toute humilité que, depuis notre retour en
France, j'ai dû en rabattre.
A droite et à gauche du fleuve sont deux montagnes re-
marquables par leurs formes et leurs dimensions relatives. Je
m'informe de leurs noms : elles n'en ont pas de particulier.
Pour rendre hommage aux camarades morts à la peine, je
les baptise : mont Davoust, mont de Lagarde, encore un
officier de marine mort, lui, avant d'atteindre le Niger.
J'espère que les augures géographiques de France vou-
dront bien juger que tel était mon droit. Ne voyons-nous pas
les Anglais donner à tous les pics de la chaîne qui borde le
fleuve en dessous de Boussa, les noms de leurs grands
hommes? Le mont Davoust fera aussi bien dans nos atlas
que le mont Wellington.
Nous prenons à droite, entre les villages d'Ikoum et de
Roupia, et, après un petit rapide, nous mouillons devant un
gros arbre sous lequel se tient le marché, important, me
414 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
dit-on, de Roupia. Le chef de Tchakatchi nous a annoncé
que nous rencontrerions là son frère qui nous piloterait, mais
il est parti depuis le matin. On recommence à nous lan-
terner. Des gensd'Igga, reconnaissables aux boubous blancs
brodés de vert que leur vend la Royal Niger Company, se
mêlent à la conversation, et pas pour prendre notre parti.
En route ! nous passerons, nous passerons seuls s'il le faut,
sans pilote, sans aide, mais nous ne serons pas joués.
Roupia est en partie peuplé de Kambaris, peuple dont
parle longuement Richard Lander, et dont les femmes sont
absolument nues quand elles sont jeunes. La tête rasée, sauf
une étroite bande de cheveux sur le sommet du crâne, elles
ont en outre la singulière habitude de se teindre les jambes
jusqu'au-dessus du genou avec du rocou, de sorte qu'en les
voyant d'un peu loin, on pourrait croire qu'elles ont des bas
rouges pour tout costume.
C'est la première fois que je vois au Soudan cette absence
de tout vêtement , d'autant plus caractéristique que les
étoffes sont en abondance et à bon marché à Roupia
A Télonnement que je manifeste, une des beautés du lieu
me répond avec une naïveté non dépourvue de logique :
({ Pourquoi s'habiller? Sommes-nous si mal faites qu'il
faille nous cacher? Quand nous serons vieilles comme nos
mères, à la bonne heure; nous remplacerons les avantages
physiques par des vêtements bien agencés; jusque-là, non. »
Il y a bien des femmes sur la terre qui n'en pourraient
pas dire autant.
Un peu égayé par les réflexions de ma jeune interlocu-
trice , je n'en demeure pas moins furieux contre cette hos-
tilité sourde, cette mauvaise volonté évidente qui retarde et
rend plus dangereuse notre marche. J'y vois, à tort ou à
raison, la main des Anglais ou de leurs émissaires. Heureu-
sement le fleuve est facile jusqu'à Djidjima, très pittores-
DE SAY A BOUSSA.
415
quement situé dans une île, devant lequel nous mouillons à
quatre heures.
Le soir nous allons au village, j'ai demandé un guide pour
le lendemain sans grand espoir de réussite; j'essaye de me
concilier les esprits par une abondante distribution de petits
cadeaux. On nous fait assister à un tam-tam; trois danseurs
se déhanchent , portant des jambières où sont pendus de
I).TI DJ I M \.
petits morceaux de fer formant castagnettes, et rendant en
s'entre-choquant un bruit assourdissant. Ils sont d'ailleurs
assez gauches.
Et le matin, pas de guide, mais encore des gens d'Igga
qui nous regardent. Notre Amadou est absolument navré,
d'autant qu'il annonce de grosses difficultés de navigation.
Effectivement, peu après, le fleuve recommence à se par-
tager en bras nombreux. On mouille, et Digui part en pirogue
reconnaître la route.
Pendant qu'il fait son exploration, nous voyons passer
4i6 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
dans un bras de droite quatre-vingts à cent pirogues, avec
un tam-tam qui bat sans cesse. Informations prises, c'est
un convoi fluvial qui remonte à Roupia, où doit se tenir un
grand marché. Le long de la route, et pour un salaire mo-
dique, les pirogues recueillent les marchands, tout comme
les bateaux qui sillonnent la Seine, ou les omnibus dans nos
rues. Une pirogue se détache de la bande; très aimable-
ment on nous dit que, nous voyant arrêtés, on nous a crus
dans l'embarras et on s'offre à nous guider.
Décidément, il y a un bon Dieu pour les honnêtes gens,
j'allais dire contre les Anglais. Fait à remarquer, pour la
morale que le lecteur pourra tirer de nos aventures, que les
habitants des petits villages, les pauvres, nous ont partout
aidés. Les difficultés, sans cesse renaissantes, que nous
avons éprouvées dans cette partie du voyage, n*ont eu lieu
que dans des grands centres.
Enchantés, nous faisons route. Nos guides ne sont pas de
trop, nous traversons plusieurs rapides dangereux et arri-
vons à Fogué, où le fleuve redevient calme.
Le 2 octobre, nous avons encore une journée dure, mais
c'est la dernière avant Boussa. A Ouara, nous devons à
deux reprises passer isolément. Le courant est énorme et
atteint sept milles à l'heure. Nous ressentons de nouveau
cette impression de chute avec la masse d'eau, si pénible et
que nous connaissons trop. Notre guide a rencontré un
camarade à lui, qui l'aide de ses lumières. A cinq heures et
demie, nous atteignons enfin Boussa, et nous mouillons de-
vant le débarcadère du village. Le fleuve est partagé en
plusieurs bras; la ville est sur celui de droite, éloignée de
quinze cents mètres environ de la berge. Un petit village,
habité par des pêcheurs et des marchands, se trouve près de
notre campement. L'eau noire semble très profonde, et les
tles sont couvertes d'une belle végétation. Les habitants
DE SAY A BOUSSA.
417
>chent sans crainte, et nous commençons avec eux le
abituel des provisions contre les objets d'échange,
)racelets, bagues, perles.
voie Amadou saluer le chef de vill^e, en lui pro-
it un beau cadeau s'il nous le rend favorable.
;ends son retour avec impatience. Nous voici à la der-
mais peut-être à la plus grosse difficulté du voyage.
fait tant de bruit autour des chutes ou du moins des
s de Boussa! Une providence amie nous a permis
indre ce point sans qu'un seul de nos bateaux se soit
, sans qu'un seul homme de la mission, blanc ou noir,
fé de sa vie ce que l'on appelait, il y a un an, notre
ité. Partout, plus ou moins facilement, mais partout,
iommes passés avec la paix, sans laisser derrière nous
aine ou un désir de vengeance. Encore un dernier
et le but est atteint précisément comme je t'ai voulu,
27
4i8 SUR LK NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
précisément comme on nous l'a ordonné, et cela malgré le^
difficultés que nous ont créées les choses et les gens. Mais
justement parce que cet effort est le dernier, nous en avons
une appréhension peut-être plus grande que de tout le reste.
Aussi n'est-ce pas sans un grand soulagement que je vois-
revenir Amadou escorté d'un émissaire du chef. D'après lui.
tout va aller bien, tout est arrangé, et le chef de Bouss^k_
nous fournira tout ce qu'il faudra, nous donnera toute l'ajHi^— =
nécessaire pour franchir les rapides. Une forte provision d^^s
kous, à la grande joie de notre équipage, accompagne ce£=
bonnes paroles. Le chef de Boussa nous recevra le lendc — -
Pendant que je cause avec notre guide et les indigène;Ti=
qui l'accompagnent , dus griots chantent nos louanges e*" "
celles de leur maître. Croîrait-on que, d'après ces chants, le==
gens de lîoussa seraient tes descendants des Perses.-" Ils sfc--^
donnent, en effet, comme les fils de Kisira , qui se batti»'
avec Mahomet et fut chassé par celui-ci. Kisira, si nou=;
nous en rapportons à l'histoire, n'est autre que le nom ara- —
bise de Kosroes le Grand, qui, effectivement, fut l'adver-
saire malheureux du fondateur de l'Islam.
Je livre aux ethnologistes la chose pour ce qu'elle vauL .
CHAPITRE X
DE BOUSSA A LA M i; R . — FIN DU VOYAGE.
Le 3 octobre, toute la matinée, nombreuses visites de
gens plus ou moins apparentés au chef; on me prévient dans
l'après-midi que Sa Majesté peut enfin me recevoir.
Nous Erancliissons un marais qui sépare la berge du village
et arrivons à Bous sa.
La ville n'a rien de bien majestueux; elle a été récem-
ment détruite par un incendie. Nous nous arrêtons à la porte
d'une grande case ronde de douze à quatorze mètres de dia-
mètre, réellement très bien construite. Après un court in-
stant, on nous dit d'entrer.
Le chef de Boussa se tient accroupi sur un banc en terre
durcie haut de cinquante centimètres; il porte un boubou
d'une propreté douteuse et est coiffé de ce bonnet d'eunuque
de Molière signalé dans le Dendi. Sur le batic est étendu un
4Ï0 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
tapis, le tapis rouge avec un lion hérissé déjà vu à Tenda.
Le sabre du chef est à côté de lui; fichée en terre, une canne
ornée de cuivre et d'ai^ent lui sert de sceptre. Une reine,
alTreuse guenon, tète rasée, visage couturé de cicatrices,
partage le trône royal, tandis que les courtisans demeurent
accroupis sur le sable du sol. En entrant, chacun commence
par s'agenouiller à la porte, répète cette cérémonie devant
le chef et se couvre la tête de poussière.
On nous donne pour siège un banc de bois, et j'étale le
fort beau présent que j'ai apporté.
Échange de salutations. Remerciements au nom du chef
des Français, pour l'aide donnée l'an dernier au capitaine
Toutée par les pirogues de Boussa. Je glisse alors un mot
sur les facilités de transport que je désire.
La réponse est évasive, le chef a l'air, d'ailleurs, d'une
intell^ence fort peu développée. Nous retournons à bord.
DE BOUSSA A LA MER. 421
Le lendemain, visites de plus en plus nombreuses. Ayant
montré le phonographe à diverses personnes, la nouvelle de
l'existence de cet instrument merveilleux est parvenue aux
oreilles du chef, qui me fait témoigner son désir de l'enten-
dre à son tour.
Seulement, il prétend ne pas se déranger, et veut que je
l'apporte chez lui. Partout ailleurs qu'à Boussa je l'aurais
snvoyé au diable, le transport du phonographe, surtout à
travers le marais qui coupe la route, étant chose fort délicate.
Mais je suis résolu à toutes les concessions pour me con-
:ilier le chef et avoir son concours quand je franchirai les
apides. Quatre vigoureux laptots portent donc l'instrument
]ui, heureusement, arrive sans avarie.
La séance est intéressante : tandis que les servantes du
iheE ne cachent pas leur surprise, lui veut rester digne, et
la ligure Bgée n'en exprime que plus de sottise. II nous offre
431 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
un mouton, ■ parce que, dit-il, maintenant qu'on s'est bien
amusé, il faut bien manger ». Profitant de ces bonnes dis-
positions, je reviens sur la question qui me tient à cœur :
le passage. 11 paratt qu'on n'avait pas, la veille, compris ma
demande; on me le dit, du moins. Je précise, me répétant
suffisamment pour être certain, cette fois, d'être entendu.
Je voudrais que les pirogues de Boussa chargent tout ce que
nous avons à bord et le transportent en dessous du dernier
rapide, au village d'Aourou, comme elles font des marchan-
dises du village. Nous passerons, nous, complètement lèges,
avec des guides que je réclame également. On me promet
enfin.
Le 5, pas de pirogues; mais à quatre heures, le chef
m'envoie chercher : la question est, m'affirme-t-on, complè-
tement traitée et arrangée, et, de fait, je l'entends donner
DE BOUSSA A LA MER. 4?3
des ordres à deux individus qu'on me dit être les chefs
pir(^uiers. Nous faisons prix pour deux cent mille cauris.
Croyant que, cette fois, tout va marcher, je donne au chef
mon propre fusil de chasse et un petit revolver de poche.
Dans la journée, de grosses pirogues de neuf à dix mètres
de long ont chargé à côté de nous. Elles portent du riz et
du karitc. Les Anglais échangent, me dit-on, à Leba, deux
sacs de sel contre un de riz; quant au karité, il vient de
Roupia et est acheté très cher dans les factoreries.
Et je note en passant combien peu nous savons tirer parti
de ce que nous possédons dans nos colonies. Voilà un produit,
qui le karité, matière grasse extraite du fruit du Bassia Parkii,
existe en énorme abondance au Soudan français. On en a
fait des analyses, de beaux travaux de revue lui ont été sans
doute consacrés, mais pas un kilogramme n'en est exporté.
Je me suis fixé mentalement la journée du 7 comme date
414 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de notre départ de Boussa, coule que coûte. Depuis trois
jours que nous sommes ici, les Anglais doivent avoir eu vent
de notre arrivée. Quelle va être leur conduite? Je sais la
Compagnie du Niger peu scrupuleuse sur le choix de ses
moyens. Les exemples connus ne manquent pas. C'est
Mizon torturé par M. Flint, à Akassa , après avoir été
blessé dans un combat avec les Patanîs, peut-être poussés
contre lui; c'est VArdeni, échoué, privé de vivres frais,
voyant son équipage se fondre, sans qu'un sentiment d'hu-
manité émût les agents de la Compagnie, en mesure ce-
pendant de lui porter secours.
Exciter contre nous les gens de Boussa ou d'autres, ce
serait, pour eux, de bonne guerre; mais, bah! nous avons
des canons, des fusils, trente mille cartouches, et, bien
qu'enlre tes mains des indigènes se voie un certain nombre
de fusils à tir rapide, nous en aurions sans doute raison.
Ce que je crains plus que l'hostilité de la Comp^nie, c'est
DE BOUSSA A LA MER. 425
précisênwnt une bienveillance affectée. Venir à notre ^se-
cours, nous prêter assistance, même malgré nous, voilà de
la politique habile et redoutable pour nos intérêts.
Je sais que les Anglais ont un poste à Leba, à soixante-
dix kilomètres en aval environ. S'ils y ont du monde en
quantité suffisante, ils peuvent envoyer un détachement,
avoir l'air de vaincre des difficultés qu'ils ont peut-être
créées, et crier bien haut qu'ils nous ont sauvé la vie.
En ce cas, je ne doute pas qu'on soit assez simple [en
France pour les croire, — le fait s'est vu déjà, — etlje parie
qu'on les remercierait chaudement. Restant sur place après
notre départ, ils hériteraient, en outre, de tout l'effet moral
426 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
qu*a produit notre arrivée par le haut du fleuve. Les indi-
gènes font peu de différence entre nations blanches ; il serait
trop facile aux Anglais de nous représenter comme des com-
patriotes établis plus haut.
Donc, dussions-nous y rester, dût la mission hydrogra-
phique périr au port, nous passerons au plus tôt avec ou
sans l'assistance des indigènes. Telle est la résolution prise,
entre nous cinq, dans un petit conseil de guerre.
Le 7, à quatre heures du soir, pas la moindre pirogue. C'est
le moment de se décider. Nous avons quantité de choses
dans nos cales, dont l'utilité et la valeur sont moindres. Je
prends la résolution d'en débarrasser les chalands , tant pour
les alléger et diminuer leur tirant d'eau que pour rendre les
fonds plus accessibles et permettre de boucher plus faciA^^*
ment une voie d'eau possible.
D'abord, les munitions : à part quelques-unes dépens ^^^
aux exercices de tir ou pour tuer des caïmans, nos tre«n^^
mille cartouches sont intactes. J'en sacrifie vingt-deux mi^k
Digui reconnaît un point où le fleuve est assez profond j^^ur
ne pas venir à sec à la maigre, et notre pirogue va jeter I^s
caisses à l'eau une à une. Les habitants de Boussa accour^^nt
stupéfaits; les caisses en cuivre étincelantes au soleil e:^ci-
tent leur cupidité.
Puis, les munitions noyées, à l'eau les flacons ^ huile ^Jft-
tique et les pots de pommade! Au feu les bracelets de cel/w-
loïd , les colliers , les bagues ! Le désespoir des vw trains
grandit, atteint son comble, et pour finir, plus pour aug-
menter leurs regrets que parce que le besoin s'en fait véri-
tablement sentir, nous brûlons deux ou trois douzaines d'om-
brelles multicolores. C'est une vraie désolation. Tant mieux!
Ça leur apprendra la complaisance envers les étrangers.
Un Peul, envoyé du sultan deGando, m'a-t-il dit, se jette
à mes pieds, me supplie d'arrêter la destruction. Le chef de
Boussa, il le promet, reviendra à de meilleurs sentiments.
i
DE BOUSSA A LA MER.
427
Je lui réponds par un proverbe de son pays : a 11 est vrai-
ment temps de remettre le poisson dans l'eau quand il est
cuit. » Arrive un envoyé du chef qui me fait demander. J'ai
assez fréquenté la cour de ce monarque; je n'ai pas le temps
de recommencer, sans doute en vain, les palabres de la
veille et de l'avant- veille, et je m'abstiens.
L'eau baisse d'ailleurs; nous avons remarqué une décrue
de dix centimètres en vingt-quatre heures, et, bien que les
indigènes s'accordent à dire qu'elle est momentanée, je ne
veux pas courir le risque de me trouver bloqué.
Je remarque dans la foule un diavandou d'igga qui cher-
che à l'ameuter contre nous et aussi quelques-uns de ses
compatriotes, reconnaissables à leurs boubous plissés à bro-
deries vertes que vend la Compagnie du Niger.
On m'assure que le chef a fait mettre ses piroguiers aux
fers; malheureusement, un instant après, je les reconnais
sur la rive.
428 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Je copie sur mon journal cette phrase, écrite sous l'im-
pression du moment :
0 Décidément, depuis l'an dernier, les Anglais n'ont pas
perdu leur temps, non point, comme je le craignais, en pous-
sant leurs possessions effectives vers l'amont, mais en fai-
sant donner la cavalerie de Saint-George. Le plan est simple :
nous retarder, nous retarder jusqu'à ce que les rapides soient
devenus infranchissables pour nos embarcations. Il faudra
alors prendre la route de terre par le Bourgou, qu'ils savent
dangereux et où ils ont sans doute semé les obstacles. Un
coup de fusil bien ajusté, une flèche empoisonnée bien placée,
et voilà la mission et ses résultats enterrés.
« Autrement, il ne nous restera plus qu'à descendre sur
Leba et à demander leur concours aux Anglais.
« C'est bien la politique qu'a signalée d'Agoult, mais Inch
allah! nos rivaux n'auront pas le dernier. Que nous passions
les rapides d'une façon ou d'une autre, et je me promets de
signaler l'odieux d'une pareille conduite, même et surtout à
la partie honnête de la nation anglaise. Maintenant, il faut
passer. »
De guerre lasse, l'envoyé du chef, me voyant bien décidé
à ne pas retourner au village, s'en est allé. Notre vieux
guide est positivement navré : il nous avait tant vanté son
influence sur le chef de Boussa ! « Je suis donc devenu
aveugle ou fou maintenant, que mes yeux le voient mentir! »
J'essaye de lui persuader de nous accompagner. Il me
confesse qu'il a bien, en effet, passé les rapides, mais il y a
de cela vingt ans. Pourtant il n'ose pas me refuser carré-
ment. Il va à terre, il verra.
La nuit est entièrement tombée ; un quart d'heure après
le départ de notre guide, nous entendons des cris, un bruit
de gens qui courent. Nous sautons sur nos armes. C'est
notre vieil Amadou qui revient essoufflé. On lui a volé
DE BOUSSA A LA MER. 429
quatre ou cinq pièces d'étoffe que je lui avais données en
payement; des gens l'ont saisi et entraîné jusqu'à mi-chemin
du village.
Là, voyant qu'on en voulait à sa vie, ou du moins à sa
liberté, il a tiré son sabre, — un vieux morceau de cercle de
barrique, — résolu à se défendre. Les braves de Boussa,
cinq contre un vieillard armé de cette façon, se sont sauvés
d'abord; il en a profité pour jouer des jambes, et, bien que
poursuivi ensuite, il a pu rejoindre le bord sans autre aven-
ture.
Voilà ces imbéciles qui, en forçant la note, nous procurent
un guide sur lequel je ne comptais plus : Amadou ne veut
pas quitter nos bateaux. Je lui demande s'il désire redes-
cendre jusqu'à Leba. « Dolé » — par force — - me répond-il.
Durant toute la nuit, pendant laquelle nous nous gardons
soigneusement, je rumine le parti à tirer de la situation. Ma
première pensée est de bombarder au petit jour le village de
Boussa, et de lui infliger ainsi une leçon sévère. En somme,
il y a eu agression flagrante, effective, sur la personne d'un
individu appartenant à la mission.
La réflexion me conduit à un parti opposé. Je ne sais, en
effet, où en sont les questions de délimitation avec les An-
glais, ils réclament Boussa en vertu, disent-ils, de traités
passés avec la Royal Niger Company. Le commandant
Toutée nie que ces traités soient sérieux. Qui a raison? Qui
a tort? Je l'ignore. Le chef de Boussa s'est prétendu devant
moi indépendant de qui que ce soit, c'est peut-être lui qui
dit la vérité.
Si toutefois on supposait les affirmations des Anglais
exactes ou admises comme telles, il en résulterait qu'un de
leurs protégés a commis contre nous une agression dont la
responsabilité et l'odieux leur demeurent. Ou bien ils ont un
pouvoir effectif, une influence réelle à Boussa, et ils sont
430 SUR LE NIGER ET AU HAVS DES TOUAREGS.
complices; ou bien ils n'en ont pas, et alors leurs affirma-
tions sont mensongères. Le dilemme me parait difficile à
éluder, et je laisse aux diplomates français le soin d'en dé-
duire les conséquences pratiques.
Je crois avoir eu du flair en ne me rendant pas à la der-
nière invitation du chef. C'est du moins l'opinion de notre
guide; il est en outre convaincu que, quant à lui, s'il ne
s'était pas dég^é la veille, sa tète ne serait plus sur ses
épaules à l'heure actuelle.
J'ai su depuis qu'à l'attaque subie à Yangbassou par
l'administrateur Fonssagrives , les gens de Boussa avaient
envoyé du renfort aux assaillants. Une fois de plus le hasard
nous a fait côtoyer un grand danger sans que nous tombions
dans le piège dressé sous nos pas.
Les journées du 7 et du 8 resteront dans notre esprit
Dt: BOUSSA A LA MER. 431
comme deux des plus émouvantes du voyage. Précisément
parce qu'elles marquaient la fin des dangers que nous cou-
rions, de la part de la nature du moins, l'anxiété qu'elles
nous ont causée s'est trouvée portée à son comble.
Nous partons d'abord sur un fleuve facile, jusqu'à un pre-
mier rapide que nous franchissons heureusement, le Da-
voust d'emblée, VAuèe après avoir mouillé au-dessus du pas-
sage, où Digui va le chercher avec un renfort d'équipage.
Nous mouillons à Malali pour déj( aner. Digui reconnaît le
rapide. qui est en dessous du village. Nous achevions notre
repas lorsque arrivent des envoyés du chef de Boussa.
Encore!
Quoique roi, nous expliquent-ils, c'est le chef qui com-
mande le moins dans son village. Il a fait tous ses efforts
pour vaincre l'inertie de son entourage, mais sans y parvenir.
Nous sommes parents (?), et il ne veut pas nous voir partir
fâchés contre lui. — A cela je réplique qu'un de mes hommes
avant été volé et molesté, je refuse de répondre une seule
syllabe tant que les objets dérobés n'auront pas été resti-
tués et les coupables punis. Les envoyés me jurent que le
chef ignore ce méfait. Après tout, c'est possible : ce pauvre
demi-dieu déchu n'est entouré que de gens vendus; dès à
présent, si nous n'y mettons ordre, Boussa est une proie
marquée pour les grandes dents de la perfide Albion.
Digui rç vient trempé. Il a essayé de passer le rapide ,
mais sa pirogue s'est emplie, et il n'a eu que le temps d'aller
l'échouer à la berge. Il est impossible de reconnaître, comme
nous l'avons fait jusqu'ici, la route autrement que des rives.
La violence du courant, l'étroitesse des passes, causent des
remous si violents, des lames si fortes, que les pirogues ne
franchissent le rapide qu'en se glissant par des chenaux où
nous ne pouvons nous engager, leur largeur étant insuffi-
sante pour donner passage à nos chalands.
432 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Triste perspective! Une seule voie s'ouvre à nous, et elle
est inconnue de tous, même des indigènes. Nous descendons
à pied le long du fleuve, et une discussion s'engage au sujet
de chaque remous : sont-ce des écueils ou de simples tour-
billons? Enfin, à la grâce de Dieu! Il n'y a plus à s^arrêter.
Nous passons : c'est réellement effrayant, plus effrayant
que dangereux même, car il y a de l'eau en abondance sur
la plupart des roches. Dans une passe d'une cinquantaine de
mètres de large, resserrée entre deux écueils puissants, une
bonne moitié des eaux du Niger se précipite en hurlant.
Montant le long des berges en vertu de la vitesse énorme
qu'elle possède, l'eau du fleuve n'offre plus une surface hori-
zontale. 11 lui arrive une chose paradoxale : son niveau est
plus élevé d'au moins un mètre près des rives qu'au centre,
où se trouve ainsi tracé un sillon.
C'est là le chenal, et on a cette sensation absolument terri-
fiante que les masses d'eau qui surplombent à droite et à
gauche vont se réunir pour vous engloutir.
Digui adresse un discours bien senti à son équipage :
(c Maintenant, attention! que personne ne regarde, que tout
le monde souque ; le premier qui regarde hors du bord, je lui
casse la gueule. »
Un éclair, trente secondes d'angoisse mortelle, et le cou-
rant attrape le chaland, l'étreint ; la coque craque sous l'effort
des masses d'eau qui reviennent vers le milieu du fleuve
renvoyées par les berges. C'est fini; la passe est franchie.
J'estime à douze ou quatorze milles la vitesse du cou-
rant. Si, par malheur, le bateau touchait un caillou inaperçu,
il serait, on le sent, fendu de la proue à la poupe.
Sur la droite du passage est un fouillis de petites îles,
c'est par là que passent les pirogues, profitant d'un courant
brisé, atténué; mais, comme je l'ai dit, les passes sont trop
étroites pour nous.
DE BOUSSA A LA MER. 433
Nous tombons bientôt dans un deuxième rapide, moins
majestueux, moins redoutable d'aspect, mais peut-être plus
dangereux encore. 11 faut en eFfet, pour le franchir, gagner
d'abord sur la gauche, puis appuyer à droite tant qu'on peut,
pour éviter que l'eau repoussée par l'écueil de droite, et qui
lui fait comme une moustache, ne renvoie les embarcations
sur un banc de cailloux, vers la rîve gauche. Manœuvre plus
délicate à faire qu'à expliquer!
Au delà, le fleuve est ^ité comme l'eau d'une chaudière
en ébullîtion ; tourbillons, lames, s'y entre-choquent; même
entre les rapides, dans les endroits calmes, une houle sen-
sible soulève les bâtiments et les fait rouler.
Nous mouillons à Garafiri. Au-dessus, en dessous, le rapide
rugit.
Le lendemain, 8, nous partons de bonne heure, et, pas-
sant sans difficulté le rapide de Kandji, relativement facile,
nous déjeunons à Konotasi. C'est du moins ainsi, ce me
semble, que les indigènes prononcent le nom du vill^e
marqué Kpatachi sur les cartes.
Digui va reconnaître et revient avec sa figure des mau-
434 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
vais jours. Les pirogues de commerce parties de Boussa
durant notre séjour sont encore là, en train de décharger.
Elles prennent un petit bras à droite, mais encore une fois
trop étroit pour nous. D'ailleurs, il n'y a pas assez d'eau
pour permettre, même aux embarcations indigènes, de navi-
guer, et elles attendent une crue. Il faut encore suivre le
grand fleuve, et nous allons, des rives, chercher le passage.
Malali n'est rien à côté. On dirait, en beaucoup plus
grand, l'écluse ouverte d'un canal. Le fleuve entier y tombe.
« Passerons-nous, Digui? — Peut-être, si Allah veut. » —
Rassurons-nous avec cela, et en route !
Lorsque notre vieux guide nous voit nous diriger vers la
gauche, prendre cette route impratiquée et impraticable pour
les indigènes, il est terrifié. « Laol alla! Laol alla! Il n*ya
pas de passage! » Je lui serre le cou pour le faire taire.
Alors, se laissant tomber sur le pont, il s'enveloppe la tète
de sa couverture.
J'ai préparé mon appareil photographique, a Pas la peine,
dit Digui. — Pourquoi? — Parce que tu ne pourras pas re-
garder, tu auras peur. »
Digui cependant m'avait vu regarder en face des passages
pas commodes.
Je lui ai donné tort en partie : j'ai pris, au vol, deux pho-
tographies des berges défilant devant nous. Quant à dire
que je n'ai pas senti un petit frisson, la vérité me le défend.
Je ne crois pas cependant être plus poltron qu'un autre.
Une sensation curieuse que nous ne connaissions pas
encore : lorsque le bateau traverse les tourbillons qui en
tous sens entre-croisent leurs spirales , il semble qu'il est
alternativement aspiré et rejeté par la masse d'eau.
Un instant de calme, second rapide, et mouillage dans
une petite anse. Digui va chercher VAubCy que suit le Lt
Dantcc, et nous voilà une fois de plus réunis.
DE BOUSSA A LA MER. 435
Nous franchissons encore deux rapides, le premier facile,
le second plus dangereux, par suite d'un courant violent qui
porte dans un bras à gauche, encombré de cailloux.
D'après les cartes, nous pouvons marcher quelque temps
en fleuve caUne ; je compte donc mouiller au-dessus du pas-
sage d'Aourou, le dernier, et le tenter demain.
A Aourou, le Niger décrit sur la droite un coude brusque
de 90 degrés. Le grand chenal est tellement encombré de
roches, hérissé d'écueîls, il y règne un courant d'une telle
violence, qu'il ne faut pas songer à le descendre; mais, à
droite, un bras, qui coupe le coude, quoique encore tiès
difficile, permet cependant de franchir le rapide.
Tout à coup, tandis que nou^ cheminons doucement, il
me semble que devant nous le fleuve tourne brusquement
à droite.
J'ai, l'intuition que les cartes sont inexactes et que nous
436 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
sommes à Aourou, bien plus rapproché que je ne l'ai cru.
Pourtant, j'hésite un instant. Un petit bras à droite, une
colline sur laquelle est perché un village : c'est bien là. Pris
par le courant qui subitement augmente, nous allons être
précipités dans le grand bras et engloutis : a Digui, à la
berge ! à la berge ! vite ! » Bon ! il essaye d'arracher une
explication à notre guide qui ne s'y reconnaît plus. Dix
secondes de discussion, il est trop tard : le bras praticable
est dépassé.
« Mouille ! mouille ! » Ouf ! les ancres tiennent : pour le
moment, nous sommes sauvés.
A tribord de nous, la rive est composée de cailloux im-
mergés, recouverts de petits arbres aquatiques. C'est préci-
sément cette végétation qui a trompé notre guide. Quand il
y est venu il y a vingt ans, elle n'existait pas.
Il s'agit maintenant de gagner contre le courant considé-
rable du fleuve et de retourner au confluent de la bonne
route. A l'aviron, impossible. La seule manœuvre à tenter
est d'élonger des amarres, de les fixer aux arbres et de nous
haler, de proche en proche, sur elles. II est environ trois
heures et demie.
Tant bien que mal, plutôt mal que bien, nous réussissons
la manœuvre avec le D avons t et Y Aube ,
Le Le Dantec a mouillé derrière nous; peu chargé, mar-
chant bien, il me semble qu'il sera plus court pour lui, au
lieu de recommencer notre pénible besogne avec les amarres,
de traverser le fleuve et de remonter le long de la rive gau-
che, où le courant est moins violent.
Malheureusement, la manœuvre ne s'exécute pas aussi
vivement qu'il aurait fallu. Le Z,^ Dantec dérive beaucoup
en traversant; il a toutes les peines du monde à étaler.
Nous amarrons les deux grosses embarcations à des ar-
bres, et Digui va reconnaître. Il faut, maintenant, nous
DE BOUSSA A LA MER. 437
glisser à travers les étroits canaux que laissent entre eux
les cailloux avant d*aborder le rapide lui-même.
Nous aurions le temps de passer avant la nuit, mais je ne
veux pas laisser derrière nous le Le DanteCf et j'envoie dans
la pirogue Digui à son secours avec du renfort. Nous nous
amarrons sur les arbres et, heureusement, trouvons un petit
coin de terre à peu près sec pour faire du feu.
Nous avons vu d'abord le Z,^ Dantec remonter très lente-
ment, puis il nous a été caché par les arbres. Deux mortelles
heures se passent, la nuit est tout à fait tombée. Nous
hélons sans réponse au milieu du bruit du rapide. Tout à
coup on entend des voix ; c'est Digui : « Nous avons coulé! »
Impossible d'avoir d'autres explications. Un instant d'apai-
sement dans le rugissement du fleuve nous a permis d'en-
tendre cette phrase peu rassurante, mais la suite s'est perdue
dans la nuit. Le chaland est-il au fond? Que font nos lap-
tots? noyés ou accrochés à quelque brousse? Nul moyen,
d'ailleurs, de leur porter secours, puisque la pirogue est avec
Digui. Moment d'émotion cruelle pour tout le monde. Elle
redouble quand nous voyons arriver la pirogue avec seule-
ment trois hommes dedans.
Explications données, tout est sauf, gens et bateau.
Le Le Dantec^ en remontant, a embarrassé son mât dans
les branches d'un arbre. Il s'est incliné, a rempli, a coulé;
mais un fouillis de racines l'a retenu, et nos laptots ont
réussi à le vider et le renflouer. Il ne peut rejoindre, mais il
est tout près de nous amarré sur les arbres.
Cette nuit-là n'est agréable pour personne : nous sommes
trempés; l'anxiété du lendemain nous tient en éveil; enfin,
le bruit de l'eau qui gronde sur les roches et dans les troncs
d'arbres produit une illusion très spéciale, très singulière et
d'une tristesse inouïe : on croirait par moments des plaintes,
les plaintes des esprits du fleuve, prétendent les indigènes.
Les rapides d'Aourou, nous a dit notre guide, sont habités
43» SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
par des démons dont on entend les voix durant la nuit. Ces
esprits ont même ceci de particulier qu'ils aiment passionné-
ment tout ce qui est rouge. Aussi les navigateurs qui tentent
le passage doivent-ils soigneusement cacher tous les objets
de cette couleur qu'ils possèdent à bord, sinon les démons
engloutissent leurs barques pour s'en emparer.
Je n'ai pas vu les diables d'Aourou, mais je puis dire que
je les ai entendus, que nous les avons entendus. Toute la
nuit durant, les uns et les autres, nous nous sommes relevés
à mainte reprise, percevant de la façon la plus distincte des
bruits de voix.
Dans notre disposition d'esprit, sans communication avec
le I.e Dantec, nous pensions chaque fois qu'il lui était arrivé
un malheur, que les voix étaient celles de ses laptots cram-
ponnés aux arbres, appelant au secours, se concertant pour
se sauver.
Le jour arrive enfin. Nous achevons de déhaler le Le
Dantec, où nous trouvons nos gens transis, mais bien por-
tants tout de même. On tient conseil : le Davoust passera
d'abord; il mouillera sur la pointe de l'île comprise entre les
deux bras du fleuve. De là, Digui et des laptots de renfort
viendront prendre V Aube et le Le Dantec pour les faire tra-
verser.
Nous nous faufilons à travers les roches pour rallier le
chenal, et nous tombons dans le rapide. Moins de houle,
moins de lames qu'à Garafiri et surtout qu'à Konotasi, mais
je crois aussi moins de fond. A droite, à gauche, c'est un
semis de rocs où le fleuve se brise en écumant. Nous ne
pouvons mouiller sur la pointe de l'île, et le courant nous
emporte jusqu'au village d'Aourou inférieur, sur la rive
droite.
Je renvoie, par terre, Digui avec du monde. Nous atten-
dons deux heures , sans rien voir. Enfin , accourt un des
DE BOUSSA A LA MER. 439
laptots : en voulant traverser le petit bras pour prendre
notre second maître, la pirogue a chaviré, et VAube se trouve
sans communication possible avec la terre. Baudry me fait
dire de demander une embarcation au village. J'y vais, et,
par l'intermédiaire de notre guide Amadou, j'expose ma
requête. Grande mauvaise volonté d'abord, puis refus formel ;
on a défendu de nous porter aucun secours. Qui, on? Je ne
puis le savoir. Il faut en finir : je tire mon revolver et l'ap-
plique sur le front du chef. C'est la première et la seule fois
que j'ai recours à cet argument, mais il produit son effet.
Une pirogue du village part avec deux piroguiers. Je me
rends par la rive en face du mouillage de Y Aube.
Quand j'y arrive, je trouve notre pirogue renflouée. Plon-
geant en plein rapide, s 'accrochant aux racines immergées,
nos laptots sont parvenus, par trois mètres de fond, à passer
des cordes sous sa coque et l'ont remise à flot. Dieu! les
braves gens ! Ils peuvent avoir leurs défauts : être gour-
mands, menteurs, paresseux souvent; mais, au moment du
danger, on tire de cette vaillante race saracolaise des efforts
inouïs, un dévouement à toute épreuve.
En revanche, Baudry me crie que le gouvernail du Le
Dantec est brisé et qu'il ne peut manœuvrer : « Embarquez
l'équipage et abandonnez-le. — Non! j'espère l'emmener à
la remorque. »
Je lui vois disposer tout pour sa manœuvre. Le Z^ Dantec
s'avance d'arbre en arbre jusqu'à la marge du grand rapide;
derrière lui est la pirogue , et il se tient sur une amarre
passée en double à une souche, tandis que son avant plonge
dans Técume. Sur l'arrière de XAube, Samba Demba, notre
meilleur laptot, porte dans ses bras une corde lovée qu'il va
jeter au passage au Le Dantec, Une seconde d'hésitatioa
peut tout faire manquer; je suis sur le point de crier à
Baudry de renoncer à son plan ; mais c'est tellement beau
440 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
d'audace, tellement marin, que je me retiens. Pour la der-
nière fois, nous terminerons sur un vrai bouquet de feu d'ar-
tifice. A Dieu vat !
h^Aube largue son amarre, le courant l'entraîne douce-
ment d'aboi d, puis plus vite, plus vite; il croise le Le
Dantec, Bravo! l'amarre est tombée en plein sur son avant.
Larguez tout! et VAube et le Le Dantec dégringolent en-
semble dans le rapide. Pourront-ils manœuvrer? Les cris des
laptots qui s'excitent me parviennent, malgré le bruit des
eaux. Le docteur et Bluzet ont pris un aviron. Un moment,
je crois bien nos embarcations drossées sur les écueils de
gauche, et ce serait la fin; mais elles gagnent peu à peu à
droite. Enfin les voilà passées !
XJAube^ entraîné, ne peut s'arrêter à côté de nous; il y a
bien encore sous le village un petit rapide, mais très anodin;
il le franchit sans peine et va mouiller quelques centaines de
mètres au-dessous. Nous ne tardons pas à le rejoindre.
Finis les rapides ! Nous sommes tous au complet, les ba-
teaux aussi. Nous nous serrons les mains sans parler.
Mais ça creuse, les émotions. — « Fily! le déjeuner. Et
tâche de te distinguer. »
Nous partons vers deux heures. Une demi-heure après,
nous sommes devant Leba, où flotte le pavillon de la Com-
pagnie du Niger : blanc avec le yacht anglais et un cercle
divisé par trois rayons où se lisent : Pax^ J^^, Ars, Voilà
le dernier danger. Que vont faire les Anglais? Je les attends
de pied ferme; c'est nous qui tenons le bon bout mainte-
nant. Et, pour commencer, pour bien prouver que je n'en-
tends pas me voir imposer de relâche forcée, nous passons
sans nous arrêter devant Leba. Gros remue-ménage dans le
poste : onze tirailleurs en sortent et viennent se ranger sur
la berge. Parfaitement, c'est de l'occupation effective, il n'y
a pas à le nier; seulement, on voudra bien admettre avec moi
DE BOUSSA A LA MER. 441
qu'elle ne s'exerce pas plus haut. Mon dilemme de Boussa
peut être renouvelé, et avec plus de force encore. Aourou
inférieur est à trois kilomètres de Leba. Ou bien les Anglais
y commandent, ou ils n'y commandent pas. Dans le pre-
mier cas, c'est eux le on qui a donné l'ordre de nous re-
fuser toute aide, alors que deux de nos embarcations étaient
dans le plus grand péril. Dans le second, elle est bien pré-
caire et limitée au seul point où se trouvent des troupes,
cette occupation ; à plus forte raison , elle ne saurait atteindre
Boussa, qui demeure, au point de vue européen, res nullius.
Une tornade nous force à mouiller vers quatre heures sur
la rive gauche; nous veillons comme nous ne l'avons jamais
fait en pays touareg. Attention à nous garer du coup des
PataniSj qui réussit si bien avec Mizon.
Pour ceux qui ont oublié cet incident, je rappelle que
mon camarade Mizon fut attaqué aux bouches du Niger par
des Patanis, alors qu'il y rentrait avec son bateau le René
Caillé. Lorsqu'il se plaignit, la Compagnie répondit : « Nous
ignorions votre présence. » Les mêmes Patanis, ses enne-
mis la veille, vinrent, sur l'injonction d'un agent anglais, lui
apporter du bois de chauffe le lendemain.
Le 10 octobre, nous passons vers huit heures devant
Badjibo, ou plutôt Gouadjibo. C'est là que le capitaine Toutée
avait construit son fort d'Arenberg. Après l'évacuation, les
Anglais s'y sont installés et ont trouvé le travail tout fait. Il
est certain que, comme la Compagnie possédait déjà, au
moins comme poste commercial, le point de Leba au-dessus
de Gouadjibo, l'occupation française de ce dernier était dis-
cutable.
J'ai suscité une polémique qui a paru devoir un moment
s'envenimer, en citant, dans une conférence à la Sorbonne,
le mot du ministre de la marine, d'Haussez, sous Charles X,
442 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
comme base de la ligne politique à suivre avec les Anglais.
On sait que, dans une conversation avec l'ambassadeur an-
glais, d' Haussez, irrité du ton tranchant que prenait lord
Stuart, prononça les paroles suivantes : « Si vous désirez
une réponse diplomatique, M. le Président du Conseil vous
la fera. Pour moi, je vous dirai, sauf le langage officiel, que
nous nous f de vous (i). »
Le mot, en effet, n'est pas diplomatique. La règle de con-
duite est cependant la seule à tenir. Mais, pour l'appliquer,
il faut rester strictement dans son droit. Si une imprudence,
au début, vous expose dans la suite à un pas en arrière, nos
rivaux savent en profiter pour vous faire reculer de dix.
Le village de Gouadjibo est situé sur la rive gauche. Fort
d'Arenberg, que la Compagnie Royale du Niger a débaptisé
pour en faire Fort Taubman-Goldie, lui fait face, sur la rive
droite. Une garde de tirailleurs vient nous rendre les hon-
neurs au passage; puis, quelques minutes après, deux piro-
gues se détachent du rivage comme pour nous suivre, mais
nous les gagnons rapidement.
Sans nous être arrêtés aux deux premiers ports anglais,
nous atteignons Geba. C'était affirmer notre droit à la navi-
gation sur le fleuve, sans relâche forcée, sans aucune ingé-
rence de la Compagnie.
A mesure qu'on s'approche de Geba, la route devient plus
pittoresque. Des pics, élevés d'une centaine de mètres, do-
minent des collines verdoyantes à pentes très raides, dont le
pied baigne dans le fleuve. Enfin, à quatre heures, tournant
cap pour cap de l'ouest à Test, nous sommes en présence
de magnifiques rochers déchiquetés en clochetons, et, plus
loin, des constructions en tôle ondulée, des fûts empilés sur
le bord, le pavillon de la R. N. C. annoncent le poste.
(i) Louis Blan'c, Histoire de dix ans.
DE BOUSSA A LA MER.
443
A Geba, comme à Aourou, il y a dans le Niger de mau-
vais diables qui aiment le rouge. Aussi notre guide ne vou-
lait-il pas prendre le chenal profond , dans une coupure
étroite de rochers, mais nous faire passer dans le rapide
même où se perdit le Morning Star^ le bateau de Richard
Lander, le premier explorateur qui ait franchi Boussa.
GEBA.
A son grand désespoir, nous nous engageâmes, ce qui n'offre
aucun danger, entre deux énormes piliers de roches, cachant
tout le rouge du bord. Seul, flottait celui de notre pavillon.
Successivement, nos embarcations vinrent mouiller à la
berge, près du poste de Geba.
Un noir, Sierra- Léonais, agent commercial, se mit à notre
disposition en attendant le capitaine du poste, parti, nous
dit-il, à l'intérieur, dans la brousse, et qui ne reviendrait que
vers la nuit. Je refusai, naturellement, toute offre de ser-
vice jusqu'au retour du capitaine.
444 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Une heure après, nous vîmes arriver, descendant le fleuve
à force de pagaies, deux pirogues, dont une paillottée. Nous
les reconnûmes. C'étaient celles qui nous suivaient depuis
Gouadjibo. Elles portaient des tirailleurs et le commandant
du poste, le capitaine Carrol, des troupes anglaises de la
Compagnie.
Averti, à Lokodja, nous dit-il, de notre arrivée prochaine
à Boussa, il s'était mis en route sur-le-champ avec une forte
escorte, et, à marches forcées, avait remonté les bords du
fleuve, fourbu deux chevaux, gagné la fièvre, pour nous
venir en aide, au nom de la Compagnie. Et... il rentrait bre-
douille ! A Leba, il avait appris notre passage, était revenu
sur Fort-Goldie, ayant couvert cent dix kilomètres en vingt-
quatre heures, et nous y attendait pour déjeuner. N'ayant
pas vu de blancs, nous avions passé outre, et, grâce au
hasard sans doute qui fait bien les choses, je venais, de
Tombouctou, sur la berge de son port... lui souhaiter la
bienvenue : « How do y ou do? »
Ce fut certes un des épisodes les plus amusants du voyage.
Un pince-sans-rire y eût trouvé une occasion unique.
La situation, tout en étant originale, restait cependant
tendue.
Et je dois avouer que, dans l'état d'esprit où m'avaient mis
les difficultés répétées trouvées à Boussa et à Ilo, difficultés
qui, normalement, auraient dû se traduire par la perte de
nos bateaux, je ne fis rien pour aider à la détendre.
« Avant toutes choses, dis-je à Carrol, voici ce qui m'est
arrivé à Boussa et à Aourou, à quelques milles de votre
poste de Leba. Je n'accepterai pas les offres de service de la
Compagnie, ni de ses agents, ni de ses officiers, avant de
savoir que vous n'y êtes pour rien. »
Très ému, il m'engagea sa parole, sa parole de soldat,
qu'il ignorait complètement la chose. La même assurance
DE BOUSSA A LA MER. 445
me fut donnée plus tard par le major Festing, commandant
des troupes, par M. Drew [exccuting officer du district), par
M. Wallace (agent général).
La glace était rompue, et nous pûmes dès lors, inter
poculUf nous livrer au plaisir de causer des choses d'Europe
avec le capitaine. C'était le premier Européen que nous
voyions depuis près d'un an. Ah! si c'eût été un Fran-
çais!
Carrol, Irlandais, parlait correctement notre langue, et
nous prêta des journaux anglais et français. Il nous apprit,
en outre, sans plus de détails, la mort de Mores et le mas-
sacre d'une mission française dans l'Ouest, du côté de Nikki.
Immédiatement nous rapprochâmes les dates. C'étaient
peut-être des camarades envoyés vers nous pour apporter
les fameux ordres que nous avions attendus cinq mois et
demi à Say. Dès lors , l'idée me poursuivit de hâter ma
marche, pour rendre compte au Dahomey de l'état troublé
du pays de Say. Taburet, plus tard, à Lokodja, reconnut, à
la lecture attentive des journaux anglais, qu'il s'agissait de
la mission Fonssagrives.
Le capitaine Carrol, qui sut se montrer tout à la fois char-
mant camarade et bon Anglais, mit à notre disposition tout
ce qu'il possédait. C'était énorme pour nous. De fait, c'est
peu de chose. Si la R. N. C. loge spacieusement ses offi-
ciers, elle les traite médiocrement et leur fait payer cher le
petit confort qu'elle leur donne.
Nous répondîmes à Carrol en l'invitant à dîner pour le
lendemain soir. Le chef d'Ilo n'avait, fort heureusement,
pas bu tout le Champagne de nos caves. Il nous restait aussi
suffisamment de vin de ration, devenu, de par tous ses
voyages, un excellent « claret ». Avec des moutons, que
nous achetâmes fort cher, — par principe, — cela faisait un
dîner très confortable. Et ce ne fut pas une des moindres
446 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
surprises pour les officiers anglais de nous voir si bien munis
de tout.
On en était au café, quand un coup de sifflet annonça l'ar-
rivée d'un vapeur de la Compagnie. On attendait le Soudan,
vieux cargo qui devait amener à Geba Mr. Drew, executing
officer du district de Geba à Lokodja. Ce n'était pas le Sou^
dan, mais simplement un launch, le Bargou.
Carrol lui envoie un mot par une pirogue, et, quelques
moments après , nous voyons arriver , très correct , linge
immaculé, tenue de soirée des colonies, lé major Festing,
commandant des troupes de la Compagnie.
Nous prenons ensemble un verre de Champagne, rapide-
ment, car il est sur les dents. Comme Carrol, il affirme
n'être pour rien dans l'affaire de Boussa, — et je le crois
sans peine.
Je conserve toutefois quelque défiance vis-à-vis des agents
de la Compagnie, et je crois devoir décliner l'offre que me
fait Festing de remorquer nos bateaux jusqu'à Lokodja avec
son Bargou. Je préfère auparavant m'expliquer catégori-
quement avec les agents proprement dits de la Compagnie.
Précisément, on m'annonce l'arrivée très prochaine de
M. Wallace, agent général. 11 remonte le fleuve, et, d'un
jour à l'autre, nous allons le rencontrer.
• • •
Mais cela ne nous empêche pas de fraterniser avec Carrol
et Festing; ils parlent français, nous baragouinons l'anglais;
Taburet seul s'en tire à peu près convenablement. Dans la
matinée, arrivent deux nouveaux officiers : Tun pour rem-
placer à Leba un lieutenant qui vient de mourir, l'autre pour
Geba ou Gouadjibo. Tous deux ont été blessés dernièrement,
dans un engagement, par des flèches empoisonnées. Ils font
un rude métier, les officiers de la R. N. C.
Taburet passe la visite des malades du poste. Il ne s'v
DE BOUSSA A LA MER. 447
trouve ni médecin, ni pharmacie. Enfin, au moment du dé-
part, nous voyons arriver des noirs chargés de bière et de
whisky. Cette délicate attention de Festing et de Carrol
nous fit d^autant plus grand plaisir que, depuis Kayes, nous
étions sevrés de toutes ces bonnes choses.
Nous laissions en retour, à Geba, le petit orgue qui faisait
notre joie à Say; aujourd'hui, ce doit être celle du succes-
seur de Carrol, car notre ami, espérons-le, est rentré sain
et sauf dans sa patrie, tiré enfin des mains de la Royal
Company.
Le 12, vers une heure du soir, nous quittâmes Geba, en
échangeant avec le poste le salut du pavillon. Notre guide,
le vieux Amadou, restait là; mais le major Festing avait
tenu à nous en donner un autre de la Compagnie, qui nous
fut d'ailleurs parfaitement inutile : la navigation , difficile
pour les grands bateaux, était, à cette hauteur des eaux,
sans le moindre danger pour nous. Nous n'avions qu'à nous
laisser aller, et nous allions vite.
Aussi, le même jour, vers cinq heures, sommes-nous à
Rabba, factorerie sans importance, semblc-t-il. Ce point du
Niger est le plus rapproché de Bidda, la capitale du Noupé,
que nous savons être en pleine hostilité avec la Compagnie.
La factorerie de Rabba n'a pas de blanc pour la gérer.
Nous n'eûmes aucun rapport avec le Sierra-Léonais qui la
dirige.
No.us étions mouillés depuis une heure, quand passa le
launch Bargou, avec Festing. Ces launchs — il nous en
faudrait beaucoup comme cela sur le Niger — sont de gen-
tils petits bateaux à vapeur, armés d'une mitrailleuse Gard-
ner. Ils portent une dizaine de tirailleurs et un officier, ser-
vent uniquement à la policé du fleuve — ce n'est point une
sinécure — et pas du tout aux transports commerciaux.
448 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Le voyage devient dur pour nos hommes. Ce n'est pas
qu'ils fatiguent beaucoup, maïs la pluie s'en mêle; elle tombe
toute la nuit, souvent même dans la journée, et il faut dis-
poser les tentes sur les bateaux. Elles ne sont plus étanches;
l'espace pour dormir, sur le pont humide, est bien limité.
Enfin les noirs arrivent tout de même à se caser, en se
superposant avec art; j'aurais cependant préféré un temps
meilleur pour les remettre des fatigues, du surmenage de
Boussa. On se rattrape le matin en retardant le réveil. Tou-
tefois, cela ne nous empêche pas de faire, sans nous presser,
de bonnes routes, portés que nous sommes par un gros cou-
rant. Le 13, nous couvrons quarante-cinq milles, en mar-
chant jusqu'à huit heures du soir; quand nous arrêtons,
c'est juste à temps pour recevoir une tornade, et Dieu sait
laquelle. Heureusement, bien à l'abri dans un petit golfe
du fleuve, nous en sommes quittes pour la pluie.
DE BOUSSA A LA MER. 449
Le 14, le courant augmente encore, si j'en juge par le
chemin parcouru : cinquante milles ; nous passons la nuit
tout près d'Igga, où nous arrivons le 15, à huit heures du
matin .
De Geba à Igga, le pays est sans intérêt. Pas ou peu de
villages, pas de cultures. L'aspect des rives est à peu près
le même que celui entre Say et Boussa. On voit çà et là, sur
les bords, quelques karités. De rares pirogues remontent.
Les palmiers à huile que nous avons rencontrés dès notre
départ de Say, peu fréquemment il est vrai, commencent à
se multiplier. Mais le pays semble désert.
A Igga, dans une grande plaine, est une factorerie tenue
par un blanc. Avant d'y arriver, on longe un grand bateau,
le Nigritian, qui fut autrefois le ponton de Yola. La Com-
pagnie Royale venait d'être chassée de la Bénoué, de l'Ada-
maoua; elle avait dû retirer ses agents commerciaux et le
45° SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ponton sur lequel elle était autorisée à faire la traite. Cela a
dû lui porter un rude coup, car la plus grosse part de l'ivoire
qu'elle exportait venait de TAdaniaoua et du Mouri.
Le Ribago, assez joli cargo de six à sept cents tonneaux,
est aussi mouillé à Igga. C'est le meilleur bateau de la Com-
pagnie. Il charge d'huile de palme en fûts, de noyaux de
palme dont on fait de l'huile plus fine, de karité et de tous
les produits exportables. C'est le Ribago qui, selon toutes
probabilités, doit nous emporter, à la remorque ou autre-
ment, si tout s'arrange avec la Compagnie, au sujet des
affaires de Boussa et de Aourou.
L'agent d'igga pense que nous trouverons M. Wallace à
Lokodja. Je suis assez pressé de le voir, car c'est avec lui
seulement que prendra fin le malentendu, si malentendu il
y a. C'est sur sa parole seulement, dégageant la Compa-
gnie, tout en l'engageant, que je pourrai accepter ses bons
offices.
Après une heure passée au mouillage d'igga, nous appa-
reillons pour Lokodja à la recherche de l'insaisissable
M. Wallace. Le courant force, heureusement pour nous; mais
la navigation devient encore plus fatigante; dans les rives
inondées, difficile de trouver la terre ferme parmi les hautes
herbes. Tard dans la soirée, nous mouillons enfin sur la rive
gauche, et nous nous apprêtons à faire un dîner rapide. Fili,
les laptots de cuisine débroussaillent un coin, allument le
feu, lorsque, tout à coup, nous les voyons tous se précipiter
à bord, en criant comme des écorchés : « Fa manians! Va
manians ! ïi Les grosses fourmis noires goulues, les manians,
les avaient envahis, et commençaient à les dévorer. Dieu
sait si leur morsure est cruelle. Donc, pas de cuisine ce soir-
là, pas de popote, si rudimentaire qu'elle soit. Et pas de
sommeil non plus pour nos hommes, car la pluie se met de
la partie. Bien mieux, voici les manians qui montent, par la
DE BOUSSA A LA MER. 451
chaîne de l'ancre, par l'aussière du grappin, par tout ce qui
nous relie à la terre, à l'assaut de nos chalands. Les amarres
sont noires de fourmis grouillantes. Nous ne pouvons arrêter
cette invasion d'un nouveau genre qu'en laissant traîner le
mou des amarres à l'eau.
Cette mauvaise nuit passée, le ventre à peu près creux,
nous nous remettons en route. Le fleuve est joli; mais, bien
que l'eau soit haute, on sent le rocher à fleur d'eau. La navi-
gation ne doit pas y être toujours facile.
La végétation s'épaissit. Le palmier oléifère devient plus
fréquent. Peu, très peu de villages, du moins sur le bord.
Enfin, dans la soirée, le pilote nous annonce Lokodja. De
jolies montagnes, hautes de deux cents à trois cents mètres,
bordent la rive droite. A gauche, des inondations très éten-
dues décèlent la large embouchure de la Hénoué.
Vers six heures, on aperçoit, dans le lointain, des cases
étagées sur une colHne. Leur toiture de zinc s'éclaire du
soleil couchant, au milieu de la verdure. C'est Lokodja.
La nuit presque tombée, nous venons mouiller le long du
bord.
Là nous trouvons V executïng ofjicer de la section Lokodja-
Geba, M. Drew, que nous avions vainement attendu à Geba,
et un autre agent parlant français.
Réception très correcte, invitation à dîner. On cause du
fleuve. M. Drew, qui ne laisse percer aucun étonnement de
notre passage, a cependant lieu d'en être surpris. Il a, par
lui-même, fait la dure expérience des rapides. Avec un seul
homme dans une pirogue légère , il a voulu prendre pour
descendre de Boussa le chemin que suivent les indigènes. Il
y a même chaviré. Entraîné, il n'a dû la vie qu'à son jriro-
guier, qui l'est allé chercher au fond. Il porte encore, nous
dit-il, la cicatrice d'une blessure qu'il s'est faite en roulant
sur les cailloux.
45-: SI:K LK NlCiER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Festing, qui arrive au dessert, nous invite tous pour le
lendemain. Vraiment, avec nos costumes de brousse, nos
vieux galons, nos pantalons rapiécés, nos bottes indigènes,
nos casques à jour, nous faisons triste figure , chez nos
hôtes, toujours d'une irréprochable correction.
Je ne sais plus quel agent de la Compagnie refusa de rece-
voir un chef de mission française, le trouvant « impropre »,
à cause de sa barbe en broussailles et de ses effets en loques !
Les temps ont bien changé, semble-t-il, ou bien les ordres
ont été modifiés.
Le lendemain, déjeuner chez F^esting, charmant accueil.
Le major Festing était alors le commandant en chef des
troupes de la Compagnie du Niger. Son dépôt était Lokodja.
Les troupes sont fort bien logées. Ce sont des Haoussas.
Leur cantonnement est charmant; le pavillon du comman-
dant a tout le confortable anglais qu'on peut s'attendre à
trouver là. Grandes, vastes chambre; comme ornements,
des armes, des glaces, des sujets de chasse et de steeple,
des nattes indigènes, des fleurs dans des vases de cuivre du
pays. C'est très simple et très bien. Déjeuner en musique,
comme à bord d'un bateau amiral, s'il vous plaît, ou comme
au Grand Hôtel. La musique du dépôt, des enfants qui
jouent du fifre, nous régale des airs de cafés-concerts de
France. Menus imprimés, salières fleuries, whisky and soda,
gin, stout, caviar! Dieu ! que c'est bon de faire un vrai repas
avec des fleurs sur la nappe ! Quelques femmes en toilettes
claires autour de la table, et ce serait complet!
Festing a très gracieusement mis à notre disposition,
comme interprète , comme intermédiaire , un sergent de
Haoussas. C'est un Sénégalais, ancien tirailleur de Mizon,
ancien garçon de de Brazza. 11 parle un peu français. Resté
un des derniers au poste de Yola, il nous raconta toute sa
curieuse odyssée, et nous pilota dans la ville pour nos achats.
DE BOUSSA A LA MER. 453
Car nous fîmes des achats à Lokodja. Tout d'abord, nous
pûmes remonter notre gamelle. Il le fallait bien pour rendre
dignement les invitations. Plus grand'chose ne restait du
service de table, si restreint, emporté de France trois ans
auparavant. On avait envoyé par le fond, à Boussa, tout ce
qui n'était pas absolument indispensable, et il nous fallait
des verres pour boire claret et Champagne.
Les indigènes de Lokodja, très civilisés, se servent tous
d'assiettes, de bols, de couverts, de faïences à fleurs, vendus
par la Compagnie, ou plutôt échangés : l'argent n'a pas cours
dans les territoires du Niger. Le travail , les soldes des
tirailleurs, les matières premières achetées, tout est payé en
marchandises : sel, étoffes, vaisselle. 11 semble que la Com-
pagnie fait ces échanges à gros bénéfices. Quant à nous,
nous étions assez riches pour être généreux. Suleyinan, l'in-
terprète, reçut l'ordre d'acheter tout ce qui se présenterait,
et au prix demandé, dussions-nous jeter à l'eau les choses
trop encombrantes. On donna ainsi des pagnes de soie pour
une douzaine d'oeufs, et des rivières de perles... fausses
pour trois bananes.
La générosité du commandant Mattéi, l'agent de l'an-
cienne Compagnie française du Niger que nous avons si ma-
ladroitement laissé supplanter par une compagnie anglaise,
est restée proverbiale. Souvent les indigènes l'opposent à la
ladrerie de la R. N. C. Bien certainement, notre passage à
Lokodja n'aura pas détruit le renom de libéralité des Fran-
çais, dont on regrette toujours, sur les bords du Niger, les
commerçants et le pavillon.
Lokodja, que nous pûmes visiter, est un assez gros village
très pittoresque : adossé à une montagne, il est coupé de
ravins, ombragé de bananiers, de papayers, de palmiers à
huile. Du flanc de la colline, superbe panorama sur le con-
fluent de la Bénoué. On aperçoit les restes du vapeur Sokkoto,
454 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
qui s'est crevé sur un caillou. Il y a d'autres épaves, plus
bas, sur le fleuve.
Lokodja est le centre d'une agglomération de trente à
quarante mille habitants, nous assure-t-on. La ville propre-
ment dite n'en compte pas, en tout cas, plus de quatre à
cinq mille. Le marché, très vaste et très animé, se tient dans
l'après-midi. On y débite toutes sortes d'articles européens,
importés par la Compagnie. Comme industrie indigène, il
n'y a guère de remarquable que des pagnes assez curieux,
ajourés, faits de deux pièces cousues, et le travail du cuivre.
Les forgerons font avec ce métal, repoussé au pointeau, de
grands vases, des coupes, des aiguières vraiment originales.
Mais le plus curieux, à Lokodja, ce sont encore les jeux
et les tam-tams. Ceux-ci, très gracieux, sont dansés par des
jeunes filles nues. Certes, j'ai visité des villes dépravées; je
connais Naples, Port-Saïd, Colombo; j'ai vu les bateaux-
fleurs de Chine, les Yoshivaras japonais, et o cet Orient où
tout est possible ».
Je ne sais rien de comparable à Lokodja.
Le chef de village est Abegga. Et ce nom, pour nous ,
éveillait tout un monde de souvenirs. Abegga est presque
de ma famille. C'est un ancien affranchi de l'oncle Barth,
qui l'acheta au Sokkoto. Abegga suivit son maître en Angle-
terre, puis en Allemagne. Revenu en Afrique, il fut inter-
prète et domestique du commandant Mattéi. Aujourd'hui,
il est roi de Lokodja. Hasard des destinées !
Effusions ! Nous réveillons en lui tous ces vieux sou-
venirs. Taburet, qui connaît, à traduire Barth, l'histoire
d' Abegga mieux qu 'Abegga lui-même, entame une longue
conversation en anglais, qui se termine par l'envoi à ce royal
ami du fusil de chasse de Baudry.
On attend M. Wallace d'un moment à l'autre, mais il ne
DE BOUSSA A LA MER. 455
vient toujours pas. Pourtant, je ne puis m'étemiser ici. Sur
la parole de M. Drew, qu'il n'est pour rien, ni lui, ni la
Compagnie, dans nos difficultés de Boussa et de Aourou,
j'accepte la remorque qu'on me propose, avec tant d'insis-
tance, du Ribago, ce vapeur que nous avons rencontré à
;a, et qui vient de redescendre jusqu'à Lokodja.
Il doit partir à deux heures. Après les visites de départ,
je me rends chez M. Drew : « Je suis décidé, j'accepte la
remorque que vous me proposez. » Et, un peu gêné, j'ajoute :
a Combien ? »
n C'est cinq livres par blanc, me répond-il, et une livre
par noir, u
Bon prix, pour un simple remorquage ! Cela faisait en
viron 1,450 francs. Je pousse, toutefois, un : Ouf! de sou-
l^ement.
Ne fallait-il pas craindre, en effet, que la Compagnie ne
456 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
poussât la correction jusqu'à la courtoisie? Devant tant
d'insistance à me faire accepter un service, je m'étais ima-
giné qu'il m'était offert gratuitement, à titre de bon office
de gouvernement à gouvernement, et j'étais fort ennuyé de
devoir quoi que ce fût à la R. N. C. Mais non ! à la bonne
heure ! je retrouvais mes marchands de la Compagnie, et
cela me mettait à l'aise.
Peut-être pensait-on que, venant de si loin, je n'étais pas
en mesure de solder, et, dès lors, je restais l'obligé de la
Compagnie :
« Rien, dis-je à M. Drew, je reviens dans un instant pour
vous payer. »
Quelques minutes après, j'arrive avec mes sacs d'écus.
Mais ce n'était pas encore ça : une erreur d'interprétation,
sans doute. Nous traitâmes à raison de six livres par blanc,
vingt-cinq shillings par noir, soit à peu près dix-huit cents
francs.
Je solde la différence séante tenante. Il manquait, je
crois, deux sous, que j'envoyai par Digui.
Sans doute, Carrol prévoyait tous ces marchandages à
Géba, quand il mettait tant d'insistance à vouloir rémunérer
Taburet de ses soins aux malades du poste, à vouloir me
payer d'une façon quelconque la malheureuse boîte à mu-
sique que j'avais si grand plaisir à lui laisser comme témoi-
gnage de reconnaissance.
La Compagnie Royale a traité la Mission en marchands,
et je le préfère, tant pour moi que pour la France. Je ne lui
dois ainsi pas plus de reconnaissance qu'au conducteur de
l'omnibus Panthéon-place Courcelles quand je lui ai remis
mes six sous.
Le chargement du Ribaj^o marcha lentement. A cinq
heures, toutefois, nous nous mîmes en route ; les fifres de
Festing, venus sur le quai, nous jouèrent la Marseillais^,
DE BOUSSA A LA MER. 457
Le poste nous salua du canon, et, à couple du Rtbago, nous
partîmes pour Assaba.
Deux mots à présent sur la Compagnie du Niger.
Je ne parlerai pas des traités, des actes constitutifs qui
procédèrent à sa formation : je n'ai pas à faire son procès.
Je me bornerai à rappeler cette appréciation du lieutenant
(le vaisseau d'Agoult : « La Compagnie n'est que le para-
vent derrière lequel se cache l'Angleterre. »
Au grand détriment des actionnaires, la Compagnie cher-
che à créer un empire ; pour faire face à ses acquisitions de
territoire, pour tenir tête aux révoltes (jue suscite sa rapa-
cité, elle est obligée d'entretenir une force armée relative-
ment considérable.
Et cela cause, au sein mcme des territoires occup«''S, une
dualité fâcheuse entre militaires et civils; officiers prêtés
par la reine et agents commerciaux poussent quelquefois
l'animosité jusqu'à des parties de boxe.
Les officiers, au surplus, sont assez mal traités par la
Compagnie. On leur inflige, comme aux agents, du reste,
amendes sur amendes. Et Dieu sait cependant s'ils font un
rude métier. Carrol était toujours en route; Festing, quand
nous le vîmes, souffrait horriblement du foie. 11 venait de
faire une campagne de vingt jours dans la brousse contre
des villages de la rive gauche, et il était si fatigué qu'il ne
pouvait rester en selle. On nous en cita plusieurs tués ré-
cemment par des flèches ; un autre , empoisonné par des
aliments dans un village des bords du fleuve.
Et cependant, toute cette force armée, la bravoure, le
dévouement de ceux qui la commandent, n'assurent pas
la paix. Aux jours de notre passage, des cavaliers de Bidda
venaient piller jusqu'en face de Lokodja. Seuls, les alen-
tours des postes sont paisibles. Les launchs doivent sillonner
sans cesse les bras du fleuve, surtout du delta, tenir en res-
458 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
pect les indigènes par l'effroi de leurs tirailleurs et des mi-
trailleuses. Il est rare qu'un bateau passe sur le fleuve sans
recevoir quelques coups de feu. On s'étonna — plus bas, à
Abo — que nous fussions arrivés sans hostilités. Peut-être
est-ce l'effet du pavillon que nous portions ; le drapeau tri-
colore est aimé encore et regretté, en souvenir du comman-
dant Mattéi.
La Compagnie ne tient pas le pays, en dehors de la ligne
du fleuve, et encore ! En outre, pas de voies de communica-
tion. Certes, nous pouvons être fiers de notre œuvre au
Soudan français. Sur le haut Niger, nous faisons mieux
que les Anglais ; notre colonisation est bien supérieure à la
leur. Dans le bas fleuve, ils n'ont ni télégraphe, — le câble
s'arrête à Akassa et à Brass, à l'embouchure du fleuve, —
ni route comparable à notre ligne de ravitaillement, ni che-
min de fer, est-il besoin de le dire ?
11 est vrai, me semble-t-il, que, de tous les pays du Niger,
les plus riches, les plus favorisés de la nature, à tous points
de vue, sont ceux que nous occupons, notre Soudan français.
Assaba est la résidence de l'agent général; c'est aussi là
qu'est l'hôpital des employés de la Compagnie. Enfin, la
mission des Pères du Saint-Esprit, ayant quitté Lokodja,
s'est installée aussi à Assaba.
Un missionnaire nous attendant au débarquement, j'allai
immédiatement chez lui. Le local est assez beau, mais que la
vie est dure à ces Pères! Un peu tracassés, je crois, par les
agents de la Compagnie, tant parce que Français que parce
que catholiques, leur budget est bien maigre. Des sœurs
leur sont adjointes. Elles et eux s'en vont, à pied, sur les
routes, de village en village, dans l'intérieur, marchant la
nuit, pour éviter le soleil, visiter loin du fleuve leurs chré-
tiens. A quelques heures de marche sont, nous disent-ils,
de gros, très gros villages, où seuls ils peuvent pénétrer.
DE BOUSSA A LA MER. 459
Ce n'est pas toujours sans danger, et telle sœur a eu à sup-
porter la vue de sacrifices humains et de scènes de canni-
balisme.
Encore des atrocités qui ne se passeraient pas au Soudan
français.
Mais qu'importe à la Compagnie, pourvu qu'elle achète
son huile de palme à cours forcé, au cours qu'elle fixe?
Nous eûmes, ce soir-là, à dîner, le seul Père présent de la
mission et deux sœurs, dont la supérieure, sœur Damien,
une pâle Italienne devenue diaphane à la suite d'accès per-
nicieux successifs. Elle n'en continue pas moins joyeuse-
ment son apostolat. Et je ne sais rien de plus beau que ces
existences de femmes, à l'extrême avant-garde de la civili-
sation, en butte au soleil, à la fièvre, au spleen, aux fatigues
de toutes sortes, à l'indifférence des noirs, et quelquefois,
comme si tout cela n'était pas assez, à la malveillance des
blancs.
Je crois que, de longtemps. Père et sœurs n'avaient été
si joyeux. Et cependant, la tornade nous surprit en plein
dîner. Nous dûmes, à huit, nous réfugier dans la chambre
du Père Hacquart, où par les fentes du toit tombait le déluge.
C'est sous la pluie que nous les raccompagnâmes à la
mission.
Cette même nuit arriva enfin, sur un launch , le Nupc\
l'agent général, M. Wallace. J'allai dès le matin lui faire
visite. Après m'avoir félicité de notre heureux voyage, il me
renouvela les assurances déjà formulées par Carrol, Festing
et M. Drew. J'ai su plus tard que M. Flint, autre gros per-
sonnage de la Compagnie, était aussi sur le Nupé, Il préféra
nous éviter.
En partant, et ce fut une joie pour eux, nous pûmes laisser
46o SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
aux missionnaires d'Assaba quelques ballots d'étoffes et des
bibelots divers. Cela leur permettrait de faire des libéralités
à leurs fidèles. Nous devions stopper aussi à Onitcha, dont
on voyait déjà la croix de mission. (Là sont établis les Pères
de Lyon.) Mais le capitaine du Rihago avait reçu, nous dit-
il, la défense de s'y arrêter, malgré l'assurance formelle
du contraire que m'avait un instant auparavant donnée
M. Wallace.
l^rûlant donc Onitcha, nous allons mouiller quelques mo-
ments à Illouchi, puis à Abo.
C'est là que devait nous laisser le Ribago,
Mais la Compagnie tenait à nous accompagner jusqu'au
seuil de ses possessions. Les gens grincheux, les persécutés,
pourraient comparer cette façon d'agir au procédé suivi dans
certaines boutiques. On y reconduit les voyageurs, par
crainte du vol à la tire.
Certes, sans être absolument des escarpes, nous aurions
pu, en séjournant plus longtemps sur le fleuve, recueillir des
renseignements et nous rendre compte de bien des choses.
Tout n'eût-il pas été à l'avantage de la Compagnie? D'Agoult
a, dit-il, vu passer le vapeur des spiritueux, alors qu'au dire
de la Compagnie, tous ses sujets, noirs et blancs, seraient
devenus, sous .sa bienfaisante influence, des « tea-tottlers »,
des « buveurs d'eau » .
11 était peut-être politique aussi de nous cacher l'état de
trouble de la région, tout le long du fleuve, le précaire de la
situation. Et sait-on ce que dans ces pays agités, heureux
autrefois sous la Compagnie française , peut produire la
simple action de présence d'un pavillon tricolore?
Quant à moi, j'aime mieux penser naïvement que cette
obséquiosité de la Compagnie, cette insistance à nous vendre
la remorque, cet empressement à nous reconduire, n'avaient
qu'un but : l'humanité.
DE BOUSSA A LA MKR. 461
On nous escortait jusqu'à Warri pour nous épargner un
nouveau « coup des Patanis ». On hâtait notre départ, parce
que nous étions fatigués, anémiés, avides de goûter enfin les
joies de la famille et de la patrie. Et tous les gens sérieux,
pondérés, au courant des coutumes anglaises, penseront
comme moi, avec ou sans ironie.
Nous dînions à Abo, quand, la nuit tombée, arrive au
mouillage un launch. C'est lui qui devait désormais se char-
ger de nous. Il amenait un tout jeune lieutenant, M. Aron,
très gai, très jovial. Il était Australien, et, à en juger par
lui, l'Australie doit être le midi de l'Angleterre. Sa conver-
sation s'en ressentait quelquefois. Ne nous dit-il pas, un
jour, que la Compagnie avait un poste à Kano, un autre à
Kouka, et douze grands vapeurs sur le fleuve! A part ce
léger travers, un charmant camarade, a vcry good fcllow,
qui nous fit passer de bonnes heures. Nous nous rappelle-
rons sans doute longtemps, lui et nous, le dîner que nous
fîmes sur le ponton de Ganagana, le Kano, pendant que
tombait la tornade, en chantant à tue-tête, à bruyant ac-
compagnement de flûte et d'harmonium, de whisky et du
« claret » de la ration, tous les airs à chahut du répertoire
anglo-français.
Le Niger, comme on le sait, se jette à la mer par une
iniinité de branches. Deux sont pratiquées principalement
par la navigation, celle de Brass et celle de Forcados. La
première appartient à la R. N. C, la seconde au Protectorat
des côtes du Niger, colonie régulière administrée directe-
ment par l'Angleterre. C'est la concurrence commerciale,
m'avait-on dit.
J'avais, depuis longtemps, l'intention de passer non par
la branche de Brass, mais par celle de Forcados, ce qui me
permettait de quitter plus tôt la R. N. C. et de rester quel-
462 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
ques jours dans les pays anglais de la côte, Niger Coast
Protectorats
J'aimais mieux m 'embarquer là que dans un port de la
Compagnie. On nous avait signalé ces deux colonies comme
tout au moins rivales, et l'aviso français l^ Ardent, deux ans
auparavant, avait eu à se louer grandement des procédés
tout amicaux des Anglais du Protectorat.
Le lieutenant Aron nous accompagna, sur la bouche For-
cados, jusqu'à Warri, résidence d'un vice-consul.
Nous déjeunions abord du launch, lorsqu'on nous annonça
les maisons d'habitation de Warri. Nos trois chalands étaient
à couple, leurs trois pavillons tricolores battant. Le launch,
lui , ne put hisser les couleurs anglaises , ayant quelque
avarie de drisse.
Le Le Dantec nous déposa sur Testacade, où nous atten-
daient les officiers du Protectorat. Alors, entre eux et notre
guide, le lieutenant Aron, commença un colloque mou va-
mente, certainement curieux. Etonnement d'un côté, ex-
plications véhémentes de l'autre. Jeux de physionomie,
éclats de rire. Que se racontait-on? Voici ce que je crus
comprendre. En voyant tous ces pavillons tricolores et le
launch sans ses couleurs, les Anglais du Protectorat nous
avaient crus les auteurs d'une bien bonne charge, a La Com-
pagnie, s'étaient-ils dit, aura voulu séquestrer les chalands
français que voici, recommencer sur eux le coup qu'ils firent
à la Fagi, l'année dernière. Mais les chalands, bien montés,
bien armés, auront capturé le launch, et l'amènent sous
pavillon français à Warri. »
Non ! il n'est pas possible que j'aie bien compris ! J'ai rêvé,
sans doute, toute cette conversation. Jamais des Anglais
n'ont pu nous croire capables de chose pareille, et se le dire,
même en anglais. Et cependant...
Qui donc aussi m'a conté que Protectorat et Compagnie
DE BOUSSA A LA MER. 463
étaient, moralement, ennemis, que les Anglais de Warri ont
toujours sur le cœur les dommages-intérêts payés aux mar-
chands du Niger, au sujet d'une certaine attaque d'Akassa
par les gens de Brass ?
Ce sont sans doute des calomnies qui courent.
Nous garderons, tous les cinq et toujours, le souvenir de
l'accueil que nous reçûmes des agents du Protectorat de
Warri, et ce souvenir sera d'autant plus ému que, quelques
jours après notre arrivée en France, nous arrivait l'affreuse
nouvelle de la mort de plusieurs d'entre eux. Partis en
mission dans l'intérieur, presque sans armes, ils avaient été
massacrés par les indigènes du Bénin.
Nous eûmes à Warri la meilleure des réceptions; les offi-
ciers nous donnèrent jusqu'à leurs chambres, jusqu'à leurs
lits, sachant combien un tel confort nous serait sensible, et
avec ces nouveaux amis on toasta ferme.
A Warri, je me débarrassai de tout le surplus de paco-
tille, qui m'aurait encombré pour le retour. Il y en eut pour
les missionnaires, pour la domesticité du consulat. Suzanne,
la bicyclette, fit la joie d'un Sierra-Léonais; le Le Dantec,
avec quelques bouteilles de claret, le bonheur du lieutenant
Aron. ]JAube lui-même fut laissé, en témoignage d'amitié,
aux agents du consulat. Nous avons été généreux, mais, à
moins de couler nos chalands une fois arrivés à la mer, que
pouvions-nous bien en faire ?
Quant au Davoust, vidé, démonté, déboulonné en deux
jours, on l'embarqua, par pièces, abord de VAxim, paquebot
de Liverpool, qui le rapporta en Europe.
Revendu comme métal pour entrer en atténuation de dé-
penses au budget de la mission, il doit, à l'heure qu'il est,
courir les foires et les étalages, sous forme de légers porte-
allumettes ou d'objets usuels en aluminium.
464 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
Et ce fut ainsi fini de vous, Davoust, Aube, Le DaNtec,
vaillantes coques qui, douze mois durant, furent tout notre
monde.
Le Le Dantec semblait ne jamais devoir arriver. \.\Auhe,
par deux et trois fois, aurait dû normalement y rester; à la
fin du voyage, on pouvait enfoncer le doigt dans son bordé
pourri; un échouage, un simple heurt dans les derniers ra —
pides, et c'en était fait de sa coque vermoulue et de soi^^
équipage. Le Davoust avait reçu bien des blessures, et^
chose plus grave, l'oxydation commençait à le ronger ! Di>c:
fois, en face d'un rapide plus mauvais, j'avais fait mentale —
ment le sacrifice de l'un des trois, sinon de tous...
Mais c'étaient, comme disent les Anglais, de gallant ships.
Vaillamment, en dépit des rapides, et des tourbillons, et des
écueils, ils ont, jusqu'à l'objectif qui leur était assigné, jus-
qu'à l'embouchure du fleuve, porté sans défaillance la mis-
sion, nous, nos laptots, notre fortune et le pavillon français.
Aube, Le Dantec, Davoust, leurs parrains, nos cama-
rades morts à la tâche, à la conquête du Niger, leur ont, sans
doute, porté bonheur.
Kt, grâce à eux, j'avais tenu mon serment de 1888.
Aussi ne fut-ce point sans émotion, sans une tristesse un
peu enfantine, mais que certains comprendront, que nous
nous séparâmes définitivement de ces compagnons de dan-
gers.
Les bateaux n'ont-ils pas une âme? Les marins les aiment,
comme de vieux amis, comme de vieux bijoux.
Il faut bien, n'est-ce pas? s'attacher à quelque chose dans
la vie !
V! Axim nous transporta à Forcados.
Le Forcados, à Lagos.
XJOlinda, affrété tout exprès pour nous, à Pcrrto-Novo.
DE BOUSSA A LA MER. 465
Le I*' novembre, sur les cinq heures du matin, l'habita-
tion des officiers de Porto-Novo était tout en émoi. Des
gens, arrivés à l'improviste, étaient venus faire branle-bas
contre les volets; la porte s'entr'ouvre. « Qui êtes-vous? —
Hourst ! — D'où venez-vous ? — De Tombouctou ! »
Et nous tombons enfin, sans restrictions, dans les bras
des camarades !
Après le Dahomey, le Sénégal. Je ne m'appesantirai point
sur le bonheur du Gouverneur général, M. Chaudié, en nous
revoyant, sur l'affabilité qu'il déploya à l'égard de la Mis-
sion , sur la réception que nous réservèrent nos amis de
Saint-Louis. Mais je ne saurais trop les en remercier.
C'est à Saint-Louis que nous laissions nos laptots, avec
de grosses économies. Abdoulaye, le charpentier, s'équipa
dès lors en « bourgeois ». Un chapeau mou, une redingote,
une canne à pomme d'argent, et la chrysalide devint pa-
pillon. Tout aussitôt, il se mit en devoir de compenser, lar-
gement, ses longs mois de sobriété et d'abstinence. Il fut
impossible de le trouver, même pour lui remettre une gra-
tification.
Les autres tenaient palabre sur les places publiques, dans
le quartier des Sarracolais, racontant, déclamant, et tout le
monde d'approuver.
Les noirs aussi ont leurs syndicats d'admiration mutuelle,
leurs Sociétés de géographie.
Puis tous ces braves gens, dévoués jusqu'à la mort, et
dont quelques-uns se font regretter comme des amis, s'épar-
pillèrent dans les villages du Galam, s'échelonnèrent le long
du Sénégal, et là, au moins, je puis affirmer que la Mission,
la Munition f comme disait Digui, restera populaire.
C'est bien quelque chose.
Le 12 décembre 1896, le paquebot nous déposa sur le
quai de Marseille. Il crachinait comme à Brest. Par la vitre
30
466 SUR LE NIGER ET AU PAYS DES TOUAREGS.
de la voiture, dans la rue déserte, j'aperçus un petit Italien
qui portait dans ses bras, sous la pluie fir.e, une statuette
en plâtre, quelque Diane androgyne, élégante et svdte,
mélancolique et transie, juchée sur un croissant de lune.
ICt ce fut, depuis trois ans, ma preniicre sensation d'homme
vraiment civilisé.
CONCLUSION
J'ai narré nos aventures; je laisse à mes lecteurs le soin
de juger notre œuvre. Il me paraît cependant nécessaire
d'en tirer les conclusions pratiques qui peuvent servir à
notre politique coloniale.
Et tout d'abord, traitons de l'utilisation du Niaer comme
voie de pénétration au cœur du Soudan occidental.
Le journal ofïiciel de l'Afrique occidentale française a
publié un rapport de Baudry sur les importations et les ex-
portations possibles; je n'ai rien à y ajouter. Il en ressortira
clairement, je crois, pour tout esprit non prévenu, qu'il y a
là-bas de riches produits : caoutchouc, gutta, peaux, laines,
cire, karité, coton, etc., qui peuvent être achetés sans diffi-
culté, qui attendent qu'on les exploite.
Pour les amener en France, quelle route leur faire suivre?
Tel est le point que nous avons d'abord à élucider.
Nous rapportons, en cinquante feuilles, la carte hydrogra-
phique au 1/50,000' du Niger, de Tombouctou à Boussa.
Un simple coup d'œil jeté sur elle prouve que le fleuve n'est
réellement, pratiquement, navigable que jusqu'à Ansongo,
468 CONCLUSION.
à sept cents kilomètres en dessous de notre dernier poste
soudanais.
Plus bas, c'est un enchevêtrement inextricable de roches,
d'îles, d'écueils, de rapides, et si, de Say à Tchakatchi, les
obstacles paraissent plus rares , il ne faut pas oublier que
nous y sommes passés à peu près au moment où les eaux
avaient leur maximum de hauteur. Quant aux rapides de
Boussa, ils sont infranchissables à des bateaux chargés.
On m'a riposté : « Vous y êtes bien passés! » Certes; mais
je crois que le tour de force que nous avons accompli, grâce
à notre heureuse étoile et avec les plus grandes difficultés,
ne se recommencerait pas une fois sur trois. Encore descen-
dions-nous ; remonter serait tout autre chose.
Seules de petites embarcations pas ou peu chargées, dont
les pirogues du pays sont le type, se hasardent sans folie
dans de pareils passages.
Ce n'est certainement pas ainsi que s'entend en pratique
la navigation d'un fleuve. Tenterait-on de se servir de ces
moyens rudimentaires, que les bêtes de somme, les cha-
meaux, feraient par terre une concurrence désastreuse à la
batellerie.
C'est donc se lancer dans une voie mauvaise que d'avoir
la prétention d'alimenter de marchandises les régions cen-
trales, d'en écouler les produits par l'utilisation totale de la
voie fluviale. Faire remonter des marchandises à Say par les
bouches du fleuve est une utopie et ne conduirait qu'à de
désastreuses opérations commerciales.
La nature a interdit la navigation d'une grande partie du
cours du Niger; mais, du moins, les sept cents kilomètres
navigables au-dessus d'Ansongo jusqu'à Tombouctou, joints
aux mille qui s'étendent de Koulikoro à ce point, forment-ils
un bief sans danger et situé bien chez nous. Nous ne sommes
pas près d'en avoir exploité les richesses.
CONCLUSION'. 469
Par où atteindre ce bief, cette sorte de lac commercial
intérieur? Une solution unique s'impose : l'achèvement de
la ligne de chemin de fer unissant Kayes à Koulikoro.
Les premiers ouvriers de la pénétration africaine avaient
raison. Le projet de Mungo Park, de Faidherbe, repris et
continué par les Desbordes, les Gallieni, les Archinard, etc. ,
doit être sans délai activé, poussé, achevé.
Et là tout est étudié. On ne parle plus en l'air, sans bases
sérieuses; on sait ce que coûtera ce chemin de fer; on en a
déterminé, levé le tracé; rien ne manque plus, qu'une chose :
1 argent. C'est au gouvernement de le demander et au Par-
lement de le donner.
Il y a des adversaires de parti pris de notre extension
coloniale j avec ceux-là, la discussion est impossible; je ne
cherche pas à les convaincre, leur siège est fait.
Mais il en est d'autres, de grands esprits, de bons Fran-
çais, qui qualifient de stériles les efforts que nous faisons au
delà des mers pour prolonger notre France. Comment,
disent-ils, notre pays n'arrive pas à accroître sa population,
et vous parlez d'essaimer!
470 CONCLUSION.
Le raisonnement est seulement spécieux. Qui parle de
conseiller aux Français Texpatriement en masse pour aller
peupler des contrées lointaines? Toutes les colonies de peu-
plement sont prises par nos rivaux, l'Australie aura été la
dernière.
Mais en ce qui concerne les colonies d'exploitation, c'est
autre chose. Avec toute la conviction de mon âme je dis :
La France doit en acquérir. Par elles seules elle recouvrera
sa puissance commerciale si battue en brèche, par elles
seules son état social sera stable.
Voici un enfant, fils d'ouvrier ou de cultivateur ; il va à
l'école de son quartier ou de son village.
Intelligent, laborieux, il a vite conquis son instituteur.
Travaille, lui dit celui-ci; chacun peut prétendre à tout selon
ses mérites. Vois Pasteur, fils d'ouvrier, à qui TEurope
entière rend hommage !
Et, confiant, l'enfant travaille. D'abord l'Etat remplit les
promesses qu'il a faites par la bouche du maître. L'institu-
teur a parié à l'inspecteur de son protégé, le recteur s'en
occupe, le ministre s'en mêle; secours, bourses, largement
viennent en aide au jeune homme; son ardeur s'en accroît,
son application redouble, il a tous ses grades, tous, ses bre-
vets, l'Université n'a plus rien à lui apprendre. Instituteur,
recteur, ministre, à juste titre, s'applaudissent d'avoir fait
leur devoir.
Et le fils de l'ouvrier entre dans la vie.
Oh ! mais là tout change. Le savoir, le travail, sont beau-
coup, il est vrai, mais il ne faut pas cependant se trouver
deux pour une seule place, pour une seule fonction sociale,
ou bien le plus faible, le moins adroit, le moins chanceux
souvent, reste sur le carreau.
L'État n'a plus de situation à offrir; le commerce, l'indus-
trie, ont pléthore de travailleurs du cerveau. Il faut bien
manger pourtant.
CONCLUSION. 471
Reprendre l'outil ou la charrue, c'est vlic dit, mais incom-
patible avec la nature humaine; le cerveau affiné, l'intelli-
gence développée, ont besoin de la nourriture intellectuelle
à laquelle ils sont accoutumés. Les mains manquent des cals
du travail, les muscles n'ont pas la force que demande une
besogne manuelle.
Et l'on a fait un mallieuteux, un aigri, un mécontent de
plus, demain, qui sait? un révolté qui étonnera le monde
d'un attentat, coup de folîe né de la désespérance et peut-
Étre de la faim.
Ai-je excusé un anarchiste? — Que non pas! — J'ai
prouvé la nécessité de notre expansion coloniale dans les
colonies d'exploitation.
Car, si nous songions à les mettre en valeur, nos territoires
lointains, le révolté de tout à l'heure, cet être dangereux
pour la société, pourrait y aller, y trouver, en dirigeant les
entreprises industrielles et commerciales qui s'y fonderaient,
le légitime emploi, la rémunération juste de son intelli-
gence, des peines et des labeurs de sa jeunesse.
L'ouvrier n'y manque pas : c'est l'indigène, quelle que
soit sa couleur, dont le tempérament résiste au travail
manuel.
472 CON'CLUSION.
Bien plus, ces naturels qui maintenant croupissent dans
la barbarie, instruits au contact d'intelligences européennes,
s'élèveraient vers nous. Non seulement le jeune homme
dont nous avons pris Texemple vivrait content, non seule-
ment il travaillerait, en même temps que pour lui, à l'aug-
mentation de la richesse de sa patrie, mais encore il ser-
virait cette fin, la plus belle de toutes à mon avis, celle par
laquelle l'homme se rapproche quelquefois de Dieu lui-même,
rendre son semblable meilleur et plus heureux.
Et ce raisonnement si logique, je me demande comment
des gens cherchant sincèrement le bien de tous ne l'ont pas
tenu avant moi.
Notre Soudan français est-il dans le nombre de ces co-
lonies productives appelées à jouer un tel rôle dans l'ave-
nir de notre état social lui-même? Je crois répondre d'un
mot.
J'ai vu le bas fleuve, le pays exploité par la Royal Niger
Company, et je déclare qu'à part l'huile de palme, qui se
trouve seulement dans les climats marins, rien de ce qui
s'en exporte, gomme, caoutchouc, ivoire, karité surtout,
ne manque chez nous. Nous avons même tout cela en
plus grande abondance , sans compter les produits que
fournit notre Soudan et qui n'existent pas aux bouches du
fleuve.
Faisons-le donc, ce chemin de fer, faisons-le vite, ne dis-
cutons plus, ne nous égarons pas sur des projets à côté, et
lorsque six cents kilomètres de voies ferrées uniront mille
kilomètres de Sénégal navigables à dix-sept cents kilomètres
du Niger, également susceptibles d'être parcourus par nos
bateaux, nous aurons là une seconde Algérie, plus grande
même, plus riche. L'esprit conçoit à peine quelle source
de fortune nouvelle pour la France laisse entrevoir cette
chose si simple, dans laquelle les Belges nous ont pré-
cédés, la construction d'une ligne ferrée. Stanley l'a dit :
CONCLUSION. 473
« L'Afrique sera au premier qui saura y pousser le raîl (i). «
Nous arriverons ainsi à Ansongo. Devons-nous y arrêter
la zone de notre pénétration commerciale? Non certes, et
ici j'arrive à un second résultat acquis par notre mission :
l'ouverture des relations avec les Aouelliminden.
Je me suis fait le défenseur des Touaregs, je les ai mon-
trés bien moins cruels, moins traftres, moins inaptes à tout
progrès, qu'on ne le dit. C'est au lecteur qu'il appartient de
voir si le récit de nos aventures prouve en faveur de mon
impression .
Mais il est une chose dont je réponds. Si on laisse passer
des années, après des mois, sans entretenir ces relations
entr' ou vertes, sans reprendre contact avec les Touaregs du
Niger, on les trouvera plus difficiles, plus prévenus, moins
abordables que nous-mêmes ne les avons trouvés.
Après le voyage de Duveyrier, je l'ai dit, les Azgueurs
étaient dans notre main, Ikhenoukhen, leur grand chef,
bien obéi, très respecté, était notre ami. On a conclu le
traité de Rhadamès, leur disant : a Nous sommes désireux
(l) J'ajoute que, sur ces six cents kilomètres de ligne que je téclame,
deux cents sont dOji
difficultés sont franchi
474 CONCLUSION.
d'aller au Soudan par l'Aïr, vous allez nous guider, protéger
nos marchands; on vous louera vos chameaux, et vous y
trouverez profit. »
Il ne faut, dit un proverbe touareg, promettre que la
moitié de ce qu'on est certain de tenir.
Les Azgueurs ont attendu nos caravanes et les atten-
dent encore. Peu à peu, le doute s'est éveillé dans leur es-
prit : « Que venaient donc faire ces Français, qui paraissaient
si désireux de commercer à travers notre pays? » Quand un
Touareg se fait cette question, la réponse est immédiate :
« Espionner, précéder des armées qui raviront notre liberté,
notre indépendance. »
Ils avaient dans les Anglais de Tripoli et dans leur agent,
le kaïmakhan de Rhadamès, des conseillers pour redoubler
leur défiance. Petit à petit, à la sympathie a succédé la
crainte ; Ikhenoukhen est mort, le Sahara s'est fermé pour
nous, plus fermé qu'à l'époque où Duveyrier le parcourait,
où Rarth et Richardson le traversaient.
Si on use de la même négligence avec les Aouelliminden,
on obtiendra d'aussi tristes résultats.
Si on voulait, au contraire!
En attendant qu'une ligne ferrée — mais la chose est
loin d'être prochaine — vienne parer à Tinnavigabilité du
fleuve dans sa seconde section, le seul moyen de transport,
relativement peu coûteux et pratique, à employer d'Ansongo
au Tchad, de Gao à Say, c'est le chameau, le laid, mais utile
vaisseau du désert.
Et les chameaux appartiennent aux Touaregs, principale-
ment aux tribus imrad.
Que l'on suppose le chemin de fer achevé , des bateaux
montés pièce à pièce à Koulikoro redescendant le fleuve jus-
qu'à Gao, assez puissants pour se faire respecter, d'assez fort
tonnage pour porter des marchandises. 11 se produira immé-
CONCLUSION. 475
diatement, en ce point ou en quelque autre des environs,
un centre de transit où les Touaregs amèneront leurs ani-
maux, les chargeront, et, convoyant les caravanes, se feront
les utiles auxiliaires de notre commerce.
Qu'on ne m'oppose pas leurs instincts pillards. D'abord,
nous avons, dans la possibilité de détruire, de faire émigrer
les villages noirs riverains du fleuve, un moyen excellent de
les tenir sous le coup de représailles efficaces, puisque c'est
de là qu'ils tirent le grain de leur nourriture.
Mais je mets en fait qu'il ne ser:i pas besoin d'en venir là.
Les Touaregs sont trop intelligents et trop avides en même
temps pour se livrer à des razzi incertains, lorsqu'ils trou-
veront dans la seule location de leurs chameaux un gain à
la fois plus considérable et plus sûr.
On rétablirait, en agissant comme je l'indique, l'antique
route de Gao au Tchad, l'une des plus anciennes de l'Afrique
septentrionale; en poussant vers le Gober, vers l'Aïr, et
prenant à revers le Sahara, on finirait par opérer la jonction
du Soudan français avec l'Algérie-Tunisie.
Pour cela, je le répète, il ne faut pas laisser à la mal-
veillance des marabouts le temps de détruire notre œuvre à
peine ébauchée, il ne faut pas qu'une abstention trop longue
476 CONCLUSION.
réveille chez les Aouelliminden la défiance toujours prête à
naître.
Je ne prétends pas qu'il y ait, de ce côté, des profits im-
médiats à réaliser. Les peaux, les laines, les gommes, sont
des matières trop lourdes pour supporter actuellement le
prix du transport, par des moyens onéreux, de Tombouctou
à Koulikoro, et de Koulikoro à Dioubeba, où s'arrête, à
l'heure présente, le chemin de fer du Sénégal au Niger.
Mais il serait de toute nécessité d'amorcer le trafic, dût-il
même y avoir perte, afin qu'il rentre de plain-pied en acti-
vité, le jour où le chemin de fer sera construit, où le bief
navigable du Niger sera parcouru par des vapeurs.
Ce jour-là notre carte hydrographique, principal résultat
de la Mission, trouvera son emploi.
Notre séjour à Say a-t-il été profitable? L'avenir jugera.
Il me semble cependant que, d'une part, notre conduite
douce et bienveillante à l'égard des gens paisibles, des cul-
tivateurs, des Koyraberos, doit, quelque obtuse que soit
leur intelligence, leur avoir prouvé que ces Français, ces
infidèles, ces Keffirs, n'étaient pas absolument ce que leurs
marabouts disaient : des bêtes féroces.
Et, d'autre part, notre établissement en face de notre
plus grand ennemi. Amadou Cheikou, notre séjour à Fort-
Archinard, malgré lui, malgré tous ses satellites, malgré ses
intrigues vaines , a sûrement diminué son influence , son
prestige.
Avec l'effectif réduit que nous avions, avec des instruc-
tions formellement pacifiques, telles d'ailleurs que je les
souhaitais, en revanche malheureusement incomplètes, nous
ne pouvions raisonnablement faire davantage.
En ce qui concerne le Niger inférieur, le mieux est de se
taire. De trop nombreuses compétitions européennes y sont
CONCLUSION. 477
en jeu, et ce serait diminuer l'effet des résultats que nous
avons pu obtenir, petits ou grands, que de les publier. A la
diplomatie d'agir, en se souvenant que nos rivaux savent au
besoin user d'une mauvaise foi géographique toute spéciale,
mais qui n'est plus de mise, puisque nous avons reconnu et
étudié les pays en litige.
Aiouterai-je à notre moisson quelques collections, et sur-
tout une étude aussi sérieuse que possible des divers dia-
^._:#
lectes parlés sur le fleuve? Ce dernier point, je le crois im-
portant.
Pour gagner la confiance des indigènes, rien de mieux que
de parler, de baragouiner même, leur langue. Pour lesToua-
regs, en particulier, on ne s'imagine pas l'impression qu'ils
ressentent en entendant des Européens prononcer quelques
phrases de tamaschek, et quel pas immense est fait vers
l'entente, vers l'amitié, lorsqu'on les leur a dites.
Quels que soient les résultats de notre voyage, ce serait
la dernière des ingratitudes de ma part si je terminais au-
trement qu'en remerciant tous les dévoués compagnons qui
m'ont aidé à le mener à sa fin :
Nos noirs, ces braves Sénégalais, si dévoués, si Français,
478 CONXLUSION.
que l'on a vus à l'œuvre, suivant aveuglément le chef au-
quel ils se sont donnés, faisant bon marché de leur exis-
tence, ayant, tout comme nous, la fierté du devoir ac-
compli.
Et surtout mes amis Baudry, Bluzet, Taburet, le Père
Hacquart. La vie maintenant va nous reprendre, nous dis-
perser peut-être aux quatre coins du monde. Mais il de-
meure entre nous un lien que rien ne rompra, et, pour ma
part, cette attache est toute de reconnaissance, car ce sont
eux qui m'ont permis de tenir le serment fait à la mort de
Davoust, de servir mon pays, d'agrandir le champ de ses
possessions futures.
Merci aussi à ceux qui nous ont soutenus de leur in-
fluence, de leurs encouragements, de leurs deniers. On l'a
vu, les débuts de la Mission hydrographique n'ont pas tou-
jours été faciles, et je puis affirmer que, personnellement,
j'ai eu plus à souffrir pour m'être entêté dans la tâche que
je m'étais tracée, tâche au bout de laquelle je voyais notre
domaine colonial plus grand, mieux connu, notre France
plus riche et plus forte, que si j'avais été un mauvais offi-
cier, peu soucieux de ses devoirs.
Je voudrais pouvoir dire que depuis le retour, du moins,
il en a été autrement ; la vérité m'oblige à avouer qu'à côté
d'une bienveillance, d'une sympathie presque générale, quel-
ques tristes exceptions se sont montrées.
N'importe, le fait d'avoir accompli son devoir vaut plus
et mieux que tout.
Et c'est encore à vous, mes chers compagnons du Niger,
mes amis, que je dis : « Laissez faire; dans cent ans bien
des choses, bien des gens seront oubliés. Il n'en sera pas
moins vrai, à cette époque comme maintenant, que la Mis-
sion hydrographique a, la première, descendu le Niger, ex-
ploré son cours de Koulikoro à la mer. »
Un Français, un marin, Francis Garnier, partant pour le
CONXLUSION. 4/9
Tonkîn, qu'il faillit conquérir et oîi il devait terminer ses
jours, écrivait à sa mère, en lui indiquant les difficultés
peut-être insurmontables qu'il allait affronter : u Cela ne fait
rien, maman. Kn avant pour la vieille Francel »
Pour nous et pour ceux qui nous suivront en Afrique
ou ailleurs, c'est sur ces mots que je veux terminer mon
livre.
TABLE
PbCface.
Chapitrf
- iu,<iu
Kaj.e.,
De K,iy
s ;> Tombe
- De Toir
bouclû,.à
— De Tos
ye à K.f.
- Les To
arcjjs
— De F:,fa
as«j.
- Séjour
S.y ,
— Incohfr
nces et fau
- - De Say
^ Iloiibsa
— De Bon
:i3 <'. la me
PARIS
TYPOGRAPHIK DK E. Pl.ON, NOL'RFUT ET C''
K L' E (, A R A N i; I K R K . 8.
PARIS
TYF'OGRAPHIE DE K. F'LON. NOL'KIMT KV (:«••
RL'E GARANCIKRE, 8.
PARIS
TYPUGKAFMIIK DK K. PLON. NOLKPII" HT ('«•
K LK G A R ASr IM< K . -S.
i
{
TABLE
Préfaci-:.
Chapitrk
- JusHU-
-
ri.
- De K^y
-
ni.
- De Tom
^
IV.
— De Tos
-
V,
— Leî To
-
VI
- De Fafa
VII
- - SÉjOur ;
--
VU],
- Incohf-re
-
IX
- De S.J.
Conçus ION
X.
— De Bous
r P
'. I
•fc-.
1
f
t
. f
.•■#
• •
PARIS
TYPOGf<.\I'HlK DK K. PI.ON, N O U K H IT ï. V C*''
R LK (- A K A se I I K F . S.
5*
rmNm
|f 6 • Trnt9un.pinh>
• Tçntf ^lihÊ^.pulis
i r
»*.
I
* 1 KP^
Long. : o» o8'
KoMPA (mouillage) Lat. : 12* 1 1'
Long. : o* 50'
GuiRis (Port d'IIo) Lat. : 1 1* 39'.
Long. : !• 27'
Mouillage en aval de Lanfakou. . Lat. : 1 1<» 14'.
Long. : 2* 06'
BoussA Lat. : io« 09'.
Long. : 2« 20».
DT 547 .H841 CI JjT 5^ l
La mission Hourst : APR4347
Hoovor Institution Ulxi
H 8+1
3 6105 083 176 748