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University of Toronto
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http://www.archive.org/details/lanouvellehelois01rous
LA NOUVELLE
HELOISE,
o u
LETTRES
D E D E UX AMANS,
H A B I T A N s
D'une petite Ville au pied des Alpes ;
RECUEILLIES ET PUBLIÉES
p^f. J, ], ROUS SEAU.
Nouvelle Edition , revue , corrigée & augmentei
de Figures en taille douce , 6* d!une TabU
des Matières,
TOME L
^S^Non la conobbc il mondo , mentrt l'ebbe :
y^ al ConobiW io ch' a piangcr qui rimafi.
A N E U C H A T E L i
Et Ce trouve
A P AR 1 S ,
Chôï DuCHîSNE, Libraire , rue Saint Jacques ,
au Temple du Goût.
M. DCC, LXl r
.A ir X ^
DU LIBRAIRE
,Sur cette Édition.
\J 1/ O r Qu'i L ait déjà paru un grand
nombre d'Editions de ces Lettres,
je n'ai point héjité à en entreprendre une
nouvelle ^ perfuadé quon me fç aura gré
des foins que j'ai pris pour la rendre
plus parfaite encore que les précédentes,
La célébrité de V Auteur , le mérite de
V Ouvrage , P accueil qu'il a reçu du Pu-
blic , tout exigeoit que je népargnaffe
rien dans cette entreprife. J'ai fait graver
vlufieurs Planches qui nefc trouvent daîis
aucune Edition antérieure y entr" autres ,
celle qui efl à la tête du premier Volume,
L'habile M. Cochin y préfente un chef-
d'œuvre d'imagination & de dejfein. Le
Graveur y a parfaitement répondu par la
délicateffe & l' élégance de fon burin ; je
(iv)
ne doute pas que les Amateurs ne f oient
également fatisfaits , des omemens y de
la correclion typographique & de la beau-
té du papier. On a mis un fommaire à
chaque Lettre _, qui ejl répété en forme de
Table à la fin de chaque volume : par ce
moyen on a facilité la recherche des ma-
tières.
Quoique cette Edition neparoijfe quen
quatre volumes , elle efl tout aujji com-
plette que celles qui en contiennent fix.
On le verra aifément, dès qu on fera at-
tention que les volumes font plus forts &
quon les a rendu cependant auffi porta-
tifs par la nature des Caractères & par
V ordre employé dans Uimpreffwn,
Préface.
PRÉFACE,
Il faut des fpedtacîes dans les gran-
des villes , & des Romans aux peu-
ples corrompus. J'ai vu les mœurs
de mon tems , & j'ai publié ces Let-
tres. Que n'ai -je vécu dans un fie-
cle ou je duiTe les jetter au feu î
Quoique je ne porte ici que le
titre d'Editeur, j'ai travaillé moi-
même à ce Livre , & je ne m'en
cache pas. Ai-je fait le tout , & la
correfpondance entière eft-elle une
lidlion ? Gens du monde, que vous
importe ? Cefl: fûrement une iiélion
pour vous.
Tout honnête homme doit avouée
les Livres qu'il publie. Je me nomme
donc à la tête de ce Recueil, non
pour me l'approprier, mais pour en
Tome I. A
2 P R E F J C F,
répondre. S"il y a du mal, qu'on me
l'impute h s'il y a du bien , je n'en-
tends point m'en faire honneur. Si
le Livre eft mauvais , j'en fuis plus
obligé de le rcconnoître : je ne veux
pas pafTer pour meilleur que je ne
fuis.
Quant à la vérité des faits , je
déclare qu'ayant été plufieurs fois
dans le pays des deux Amans , je
n'y ai jamais oui parler du Baron
d'Etange , ni de fa fille , ni de M.
d'Orbe , ni de Milord Edouard Bomf-
ton , ni de M. de "Wolmar. J'avertis
encore que la topographie eft grof-
fierement altérée en plufieurs en-
droits '-> foit pour mieux donner le
change au Lecteur , foit qu'en effet
l'Auteur n'en fût pas davantage.
Voilà tout ce que je puis dire. Que
chacun penfe comme il lui plaira.
Ce Livre n'eft point fait pour cir-
culer dans le monde , & convient
à très -peu de Ledleurs. Le flyle
PREFACE. 5
rebutera les gens de goût, la matière
allarmera les gens féveres , tous les
fentimens feront hors de la nature
pour ceux qui ne croyent pas à la
vertu. Il doit déplaire aux dévots ,
aux libertins , aux philofophes : il
doit choquer les femmes galantes ,
& fcandalifer les honnêtes femmes.
A qui plaira-t-il donc ? Peut-être à
moi feuU mais à coup fur il ne plaira
médiocrement à perfonne.
Quiconque veut fe réfoudre à lire
ces Lettres, doit s'armer de patien-
ce fur les fautes de langue , fur le
ftyle emphatique & plat , fur les
penfées communes rendues en ter-
mes empoulés j il doitfe dire d'avan-
ce que ceux qui les écrivent ne font
pas des françois , des beaux-efprits,
des académiciens , des philofophes ;
mais des provinciaux , des étrangers,
des folitaires , de jeunes gens , pref-
que des enfans , qui dans leurs imagi-
nations romanefques prennent pour
A z
4 PREFACE.
de la philoibphie les honnêtes déli-
res de leur cerveau.
Pourquoi craindrois-}e de dire ce
que je penfe ? Ce Recueil avec fon
gothique ton convient mieux aux
femmes que les livres de phiiofophie.
Il peut même être utile à celles qui,
dans une vie déréglée , ont confervé
quelque amour pour l'honnêteté.
Quant aux filles , c'eft autre chofe.
Jamais fille chafte n'a lu de Ro-
mans '•> & j'ai mis à celui-ci un titre
afîez décidé , pour qu'en l'ouvrant
on fût à quoi s'en tenir. Celle qui ,
malgré ce titre , en ofera Hre une
feule page , efl: une fille perdue : mais
qu'elle n'impute point fa perte à ce
Livre î le mal étoit fait d'avance.
Puifqu'elle a commencé , qu'elle
achevé de lire ; elle n'a plus rien è
rifquer.
Qu'un homme auftere en parcou-
rant ce Recueil fe rebute aux pre-
mières parties , jette le Livre avec
PREFACE, 5
colère, & s'indigne contre l'Edi-
teur ; je ne me plaindrai point de
fon injuftice ; à fa place j'en aurois
pu faire autant. Que fi, après l'avoir
lu tout entier, quelqu'un m'ofoit
blâmer de l'avoir publié i qu'il le
dife, s'il veut, à toute la terre ,
mais qu'il ne vienne pas me le dire :
je fens que je ne pourrois de ma
vie ellimer cet homme-là.
f
A ^
A3
■ t.fmMUl'-tâHmir^-' v»<g<^
Jl>^ER TISSEMENT
Sur la Préface fuivante,
X_jA forrm ^ la longueur de cz
J)ialogue. ^ . ou Entretien f'uppofé ,
ne in ayant permis de le mettre que
par extrait à la tête du Recueil des
premières Editions ^ je le donne â
celle - ci tout entier ^ dans l'ejpoir
qu'on y trouvera quelques vues uti'
les fur l'objet de ces fortes d'Ecrits,
J'ai cru d'ailleurs devoir attendre
que le Livre eût fait f on effet avant
d'en difcuter les inconvéniens &" les
avantages j ne voulant ni faire tort
au Libraire _, ni mendier VinduU
gençe du Puhliç:,
SECONDE PRÉFACE
DELA
NOUVELLE HE LOI SE.
N. V O I L A votre Manufcrit. Je
l'ai lu tout entier.
R. Tout entier? J'entends : vous
comptez fur peu d'imitateurs ?
N. y^el duo , vel nemo,
R, Turpe &' mlferabile. Mais je
veux un jugement pofitif.
N. Je n'ofe.
R. Tout eft ofé par ce feul mot.
Expliquez-vous.
N. Mon jugement dépend de
A 4
8 Préface
la réponfe que vous m'allez faire.
Cette correfpondance eft-elle réelle,
ou 11 c'eft une fidlion ?
R. Je ne vois point la conféquen-
ce. Pour dire fi un Livre eft bon
ou mauvais , qu'importe dç favoir
comment on l'a fait ?
N. Il importe beaucoup pour ce-
lui-ci. Un Portrait a toujours fon
prix pourvu qu'il reflemble , quel-
qu'étrange que foit l'Original. Mais
dans un Tableau d'imagination ,
toute figure humaine doit avoir les
traits communs à l'homme , ou le
Tableau ne vaut rien. Tous deux
fuppofés bons , il refle encore cette
différence que le Portrait intereffe
peu de gens ; le Tableau feul peuç
plaire au Public,
R. Je vous fuis. Si ces Lettres
font- des Portraits, ils n'intereffent
|*oint : fi ce font des Tableaux s
D E J U L I E. 9
ils imitent mal. N'eft - ce pas cela ?
N. Précifément.
R. Ainfî , j'arracherai toutes vos
réponfes avant que vous m'ayez ré-
pondu. Au refte, comme je ne puis
ïatisfaire à votre queftion, il faut
vous en pafTer pour réfoudre la mien-
ne. Mettez la chofe au pis ; ma
Julie. . . .
N. Oh ! fi elle avoit exifté !
R. Hé bien?
N. Mais fûrement ce n'eft qu'une
fidlion.
R. Suppofez.
N. En ce cas, je ne connois rien
de fi mauflade i ces Lettres ne font
point des Lettres i ce Roman n'eft
point un Roman ; les perfonnages
font des gens de l'autre monde.
R. J'en fuis fâché pour eelui-cL
10 Préface
N. Confolez-vous ; les foux n*y
manquent pas non plus j mais les
vôtres ne font pas dans la nature.
R. Je pourrois — Non , je vois
le détour que prend votre curiofité.
Pourquoi décidez-vous ainfî ? Savez-
vous jufqu'oii les hommes différent
les uns des autres ? Combien les ca-
raderes font oppofés ? Combien les
mœurs , les préjugés varient félon
lestems, les lieux, les âges? Qui eft-
ce qui ofe aiTigner des bornes pré-
cifes à la Nature, & dire .*- Voilà
jufqu'où l'Homme peut aller , ôc pas
au-delà ?
^' N. Avec ce beau raifonnement
les Monftres inouis , les Géans , les
Pygmées , les chimères de toute ef-
pece , tout pourroit être admis fpé-
cifiquement dans la Nature ; tout
feroit défiguré , nous n'aurions plus
de modèle commun? Je le répète,
dans les Tableaux de l'humanité
D E J U L I E. II
chacun doit reconnoître l'Homme.
R. J'en conviens , pourvu qu'on
fâche aufli difcerner ce qui fait les
variétés de ce qui efi: elTenciel à l'ef-
pece. Que diriez-vous de ceux qui
ne reconnoîuroient la nôtre que dans
un habit à la Françoife ?
N. Que diriez vous de celui qui,
fans exprimer ni traits , ni taille ,
voudroit peindre une figure humai-
ne , avec un voile pour vêtement ?
N'auroit-on pas droit de lui deman-
der où eft l'homme ?
R. Ni traits, ni taille ? Etes-
vous jufte ? Point de gens parfaits :
voilà la chimère. Une jeune fille of-
fenfant la vertu qu'elle aime , &
ramenée au devoir par l'horreur
d'un plus grand crime i une amie
trop facile, punie enfin par fon pro-
pre cœur de l'excès de fon induU
gence i un jeune homme honnêj:e
îz Préface
êc fenfible , plein de foiblefle & de
beaux difcours ; un vieux Gentil-
homme entêté de fa noblelTe, facri-
fîant tout à l'opinion h un Anglois
généreux & brave, toujours paffion-
lîé par fagefTe , toujours raifonnant
fans raifon. ....
N. Un mari débonnaire & hof-
pitalier emprefTé d'établir dans fa
maifon l'ancien amant de fa femme...
R. Je vous renvoyé à l'infcrip-
tion de l'Eftampe ("^j.
N. Les belles âmes? . . . Le beau
mot!
R. O Philofophie » combien tu
prends de peine à rétrécir les cœurs,
à rendre les hommes petits »
N. L'efprit romanefque les ag-r
grandit & les trompe. Mais rêve-
(*) Voyez la feptieme Eftanipe.
DE Julie. 15
nons. Les deux amies ? — Qu'en
dites-vous? Et cette coiiver-
lion fubite au Temple 2 ... la Grâce,
fans doute?. ...
R. Monfieur. . . ;
N. Une femme chrétienne, une
dévote qui n'apprend point le caté-
chifme à Tes enfans ; qui meurt fans
vouloir prier Dieu '-> dont la mort ce-
pendant édifie un Pafteur , & con-
vertit un Athée ! Oh!
R. Monfieur....
N. Quant à l'intérêt , il eft pour
tout le monde , il efl: nul. Pas une
mauvaife adlion h pas un méchant
homme qui faffe craindre pour les
bons. Des événemens fi naturels, fi
fimples qu'ils le font trop '•> rien d'ino-
piné ; point de coup de Théâtre.
Tout efl: prévu long-tems d'avance ;
4:out arrive comme il efl; prévu. Eft-
ce la peine de tenir regiflre de ce
14 Préface
que chacun peut voir tous les jours
dansfiî maifon, ou dans celle de fon
voifin ?
R. C'eft-à-dire , qu'il vous faut
des hommes communs & des évé-
nemens rares? Je crois que j'aime-
rois mieux le contraire. D'ailleurs ,
vous jugez ce que vous avez lu com-
me un Roman. Ce n'en eft point un ;
vous l'avez dit vous-même. C'efl un
Recueil de Lettres
N. Qui ne font point des Let-
tres 5 je crois l'avoir dit aufîi. Quel
ftyle épiflolaire ! Qu'il eft guindé »
Que d'exclamations ! Que d'apprêts !
Quelle emphafe pour ne dire que
des chofes communes î Quels grands
mots pour de petits raifonnemens !
Rarement du fens , de la juftefle ;
jamais ni finefle , ni force , ni pro-
fondeur. Une diclion toujours dans
les nues , & des penfées qui rampent
toujours. Si vos perfcnnages font
D E J U L I E. 15
dans la Nature , avouez que leur
ftyle efl: peu naturel?
R. Je conviens que dans le point
de vue où vous êtes , il doit vous
paroître ainfî.
N. Comptez. vous que le Public
le verra d'un autre œil h & n'efl-ce
pas mon jugement que vous deman-
dez?
R. C'eft pour l'avoir plus au long
que je vous réplique. Je vois que
vous aimeriez mieux des Lettres
faites pour être imprimées.
N. Ce fouhait paroît afTez bien
fondé pour celles qu'on donne à
l'impreflion.
R. On ne verra donc jamais les
hommes dans les Livres que comme
ils veulent s'y montrer ?
N. L'Auteur comme il veut s'y
montrer 5 ceux qu'il dépeint tels qu'ils
i6 Préfacé
font. Mais cet avantage manque en*
core ici. Pas un Portrait vigoureu-
fement peint i pas un caraélere afTez
bien marqué ; nulle obfervation fo-
lide 5 aucune connoifîance du mon-
de. Qu'apprend-on dans la petite
fphere de deux ou trois Amans ou
Amis toujours occupés d'eux feuls ?
R. On apprend à aimer l'huma-
nité. Dans les grandes fociétés on
n'apprend qu'à haïr les hommes.
Votre jugement eft févere j celui
du Pubhc doit l'être encore plus.
Sans le taxer d'injuftice , je veux
vous dire à mon tour de quel œil
je vois ces Lettres ; moins pour excu-
fer les défauts que vous y blâmez ,
que pour en trouver la fource.
Dans la retraite on a d'autres ma-
nières de voir & de fentir que dans
le commerce du monde h les pafTions
autrement modifiées ont aulîi d'au-
tres exprelTions : l'imagination tou-
jours
D E J U L I E. 1/
jours frappée des mêmes objets ,
s*en afFedle plus vivement. Ce petit
nombre d'images revient toujours,
fe mêle à toutes les idées, & leur
donne ce tour bizarre & peu varié
qu'on remarque dans les difcours
des Solitaires. S'enfuit-il de-là que
leur langage foit fort énergique?
Point du tout ; il n'eft qu'extraordi-
naire. Ce n'eft que dans le monde
qu'on apprend à parler avec éner-
gie. Premièrement, parce qu'il faut
toujours dire autrement & mieux
que les autres ; & puis , que forcé
d'affirmer à chaque inftant ce qu'on
ne croit pas , d'exprimer des lenti-
mens qu'on n'a point, on cherche à
donner à ce qu'on dit un tour per-
fuafif qui fupplée à la perfuafion in-
térieure. Croyez-vous que les gens
vraiment paiTionnés ayent ces ma-
nières de parler vives , fortes , co-
loriées , que vous admirez dans vos
Drames Se dans vos Romans ? Non 5
Tome /, B
i8 Préface
la paillon pleine d'elle-même s'ex*
prime avec plus d'abondance que
de force j elle ne fonge pas même à
perfuader i elle ne loupçonne pas
qu'on puifîe douter d'elle. Quand
elle dit ce qu'elle fent , c'eft moins
pour l'expofer aux autres que pour
fe foulager. On peint plus vivement
l'Amour dans les grandes Villes i
l'y fent-on mieux que dans les ha-
meaux ?
N. Cefl-à-dire que la foiblefîe
du langage prouve la force du fen-
timent ?
R. Quelquefois du moins elle en
montre la variété. Lifez une Lettre
d'amour faite par un Auteur dans
fon cabinet , par un bel-efprit qui
veut briller : pour peu qu'il ait de
feu dans la tête , fa lettre va , com-
me on dit, brûler le papier; la cha-
leur n'ira pas plus loin. Vous ferez
enchanté , même agité, peut-être S
t) E j U L I E. 19
inais d'une agitation paflagere & fe-
che , qui ne vous laifTera que des mots
pour tout fouvenir. Au contraire ,
une lettre que l'Amour a réellement
didlée; une lettre d'un Amant vrai-
ment paflîonné , fera lâche , diffu-
fe , toute en longueurs , en défor-
dre , en répétitions. Son cœur ,
plein d'un fentiment qui déborde ,
redit toujours la même chofe , ôc
n'a jamais achevé de dire ; comme
une fource vive qui coule fans cefTe
& ne s'épuife jamais. Rien de fail-»
lant, rien de rem.arquable j on ne
retient ni mots, ni tours, niphrafesl
on n'admire rien , l'on n'eft frappé
de rien. Cependant on fe fent l'ame
attendrie ; on fe fent ému lans fa-
voir pourquoi. Si la force du fenti-
ment ne nous frappe pas , fa vérité
nous touche i & c'eft ainfi que le
cœur fait parler au cœur. Mais ceux
qui ne fentent rien , ceux qui n'ont
que le jargon paré des paiTions , ne
20 Préface
connoilTent point ces fortes de beau-
tés, & les méprifent.
N. J'attends.
R. Fort bien. Dans cette dernière
efpece de Lettres , lî les penfées font
communes , le ftyîe pourtant n'eft
pas familier , & ne doit pas l'être.
L'Amour n'eil: qu'illufion i il fe fait,
pour ainfi dire , un autre Univers >
il s'entoure d'objets qui ne font point,
ou auxquels lui feul a donné l'être ;
& comme il rend tous fes fentimens
en images , fon langage efl: toujours
ligure. Mais ces figures font fans
juftefie & fans fuite i fon éloquence
eft dans fon défordre i il prouve
d'autant plus qu'il raifonne moins.
L'enthoufiafme eft le dernier degré
de la pafîion. Quand elle eu à fon
comble , elle voit fon objet parfait ;
elle en fait alors fon idole ; elle le
place dans le ciel i & comme l'en-
thoufiafme de la dévotion emprunte
DE Julie. 21
le langage de l'Amour , l'enthou-
fîafine de l'Amour emprunte auffi le
langage de la dévotion. 11 ne voit
plus que le Paradis , les Anges , les
vertus des Saints, les délices du fé-
jour célefte. Dans ces tranfports, en-
touré de fi hautes images , en parle-
ra-t-il en termes rampans ? Se réfou-
dra-t-il d'abailTer , d'avilir Tes idées
par des exprelTions vulgaires? N'éle-
vera-t-il pas fon flyle? Ne lui donne-
ra-t-il pas de la noblelTe , de la digni-
té? Que parlez- vous de Lettres, de
ftyle épiflolaire ? En écrivant à ce
qu'on aime , il eft bien queftion de
cela! Ce ne font plus des Lettres que
l'on écrit , ce font des Hymnes.
N. Citoyen, voyons votre pouls?
R. Non : voyez l'hiver fur ma
tête. Il efl: un âge pour l'expérience h
un autre pour le fouvenir. Le fenti-
ment s'éteint à la fin i mais l'ame
lenfible demeure toujours.
22
P R É F A C
Je reviens à nos Lettres. Si vous
les lifez comme l'ouvrage d'un Au-
teur qui veut plaire , ou qui fe pi-
que d'écrire , elles font déteftables.
Mais prenez -les pour ce qu'elles
font, & jugez- les dans leur efpece.
Deux ou trois jeunes gens fimples ,
mais fenfibles , s'entretiennent en-
tr'eux des intérêts de leurs cœurs.
Ils ne fongent point à briller aux
yeux les uns des autres. Ils fe con-
noiflent & s'aiment trop mutuelle-
ment pour que l'amour-propre n'ait
plus rien à faire entr'eux. Ils font
cnfans , penferont-ils en hommes ?
Ils font étrangers , écriront-ils cor-=
reâiement? Ils font folitaires, con-
noîtront-ils le monde & la fociété ?
Pleins du feul fentiment qui les
occupe , ils font dans le délire , &
penfent philofopher. Voulez -vous
qu'ils fâchent obferver , juger, ré-
fléchir? Ils ne favent rien de tout
cela. Ils favent aimer j ils rappor-
DE Julie. 2j
tent tout à leur pafîîon. L'importan-
ce qu'ils donnent à leurs folles idées ,
eft-elle moins amufante que tout l'ef-
prit qu'ils pourroient étaler ? Ils par-
lent de tout; ils fe trompent fur tout;
ils ne font rien connoître qu'eux 5
mais en fe faifant connoître , ils
fe font aimer : leurs erreurs valent
mieux que lefavoirdes Sages: leurs
cœurs honnêtes portent par-tout ,
jufques dans leurs fautes , les préju-
gés de la vertu , toujours confiante &
toujours trahie. Rien ne les entend ,
rien ne leur répond , tout les dé-
trompe. Ils fe refiifent aux vérités
décourageantes : ne trouvant nulle
part ce qu'ils fentent, ils le replient
fur eux-mêmes ; ils fe détachent du
refte de l'Univers ; & créant entr'eux
un petit monde différent du nôtre ,
ils y forment un fpedlacle véritable^
ment nouveau.
N. Je conviens qu*un homme de
B 4
34 Préface
vingt ans & des filles de dix - huit ij
ne doivent pas , quoiqu'inflruits ,
parler en Philofophes , même en
peniant l'être. J'avoue encore, &
cette différence ne m'a pas échappé,
que ces filles deviennent des femmes
de mérite , & ce jeune homme un
meilleur obfervateur. Je ne fais point
de comparaifon entre le commence-
ment & la fin de l'ouvrage. Les dé-
tails de la vie domeftique effacent
les fautes du premier âge : la charte
époufe , la femme cenfée , la digne
mère de famille font oublier la cou-
pable amante. Mais cela même eft
un fujet de critique : la fin du re-
cueil rend le commencement d'au-
tant plus repréhenf^ble i on diroit
que ce font deux Livres differens
que les mêmes perfonnes ne doivent
pas lire. Ayant à montrer des gens
raifonnables , pourquoi les prendre
avant qu'ils le foient devenus ? Les
jeux d'enfans qui précèdent les
DE Julie. 25
leçons de la fagefle empêchent de
les attendre ; le mal fcandalife avant
que le bien puifTe édifier ; enfin le
Leâieur indigné fe rebute & quitte
le Livre au moment d'en tirer du
proiit.
R. Je penfe , au contraire , que
la fin de ce Recueil feroit fuperfiue
aux Lecteurs rebutés du commen-
cement , & que ce même commen-
cement doit être agréable à ceux
pour qui la fin peut être utile. Ainfi,
ceux qui n'achèveront pas le Livre,
ne perdront rien , puifqu'il ne leur
efl: pas propre ; & ceux qui peuvent
en profiter ne l'auroient pas lu , s'il
eût commencé plus gravement. Pour
rendre utile ce qu'on veut dire , il
faut d'abord fe faire écouter de ceux
qui doivent en faire ulage.
J'ai changé de moyen , mais non
pas d'objet. Quand j'ai tâché de
parler aux hommes , on ne m'a point
çntendu i peut-être en parlant aux
26 Préface
enfans me ferai-je mieux entendre >
& les enfans ne goûtent pas mieux
la raifon nue , que les remèdes mal
déguifés. ./
Cojiall' egrofanclul porglamo afperji
Difcave licor gl'orli del vafo ;
Succhi amari ingannato in tanto eièeve,
£ daW inganno fuo vlta riceve,
N. J'ai peur que vous ne vous
trompiez encore > ils fuceront les
bords du vafe , & ne boiront point
la liqueur.
R. Alors ce ne fera plus ma fau^
te ; f aurai fait de mon mieux pour
la faire palTer.
Mes jeunes gens font aimables ;
mais pour les aimer à trente ans , il
faut les avoir connus à vingt. Il faut
avoir vécu long-tems avec eux pour
s'y plaire ; & ce n'eft qu'après avoir
déploré leurs fautes , qu'on vient à
goûter leurs vertus. Leurs Lettres
DE Julie. 27
n'interelTent pas tout d'un coup ;
mais peu à peu elles attachent i oa
ne peut ni les prendre, ni les quitter.
La grâce & la félicité n'y font pas ,
ni la raifon, ni l'efprit, ni l'éloquen-
ce ; le fentiment y ed ; il fe com-
munique au cœur par degrés , & ,
lui feul à la fin , fupplée à tout. Ceft
une longue romance, dont les cou-
plets pris à part, n'ont rien qui tou- .
che , mais dont la fuite produit à la
fin fon effet. Voilà ce que j'éprouve
en les lifant : dites-moi fi vous fen^
tez la même chofe.
N. Non. Je conçois pourtant cet
effet par rapport à vous. Si vous êtes
l'Auteur , 1 effet eff tout fimple. Sî
vous ne l'êtes pas , je le conçois en-
core. Un homme qui vit dans le
monde ne peut s'accoutumer aux
idées extravagantes , au pathos af-
feâié , au deraifonnement continuel
de vos bonnes gens. Un Solitaire
25 Préface
peut les goûter ; vous en avez dit la
raifon vous-même. Mais avant que
de publier ce manufcrit, fongez que
le Public n'efl: pas compofé d'Her-
mites. Tout ce qui pourroit arriver
de plus heureux , leroit qu'on prît
"votre petit bon-homme pour un Cé-
ladon, votre Edouard pour unDon-
Quichote , vos Caillettes pour deux
Aftrées , & qu'on s'en amufât com-
me d'autant de vrais fous. Mais les
longues folies n'amufent gueres : il
faut écrire comme Cervantes, pour
faire lire lîx volumes de vifions,
f R. La raifon qui vous feroit fup-
primer cet Ouvrage , m'encourage
à le publier.
N. Quoi ! la certitude de n'être
point lu ?
R. Un peu de patience, Se vous
allez m'entendre.
En matière de morale, il n'y a
De Julie. 2f
point , félon moi , de ledlure utile
aux gens du monde. Premièrement,
parce que la multitude des Livres
nouveaux qu'ils parcourent , ôc qui
difent tour-à-tour le pour & le con-
tre , détruit l'effet de l'un par l'au-
tre, ôc rend le tout comme non ave-
nu. Les Livres choifis qu'on relit ne
font point d'effet encore : s'ils fou-
tiennent les maximes du monde ,
ils font fuperflus i & s'ils les com-
battent , ils font inutiles. Ils trou-
^vent ceux qui les lifent liés aux vices
de la fociété, par des chaînes qu'ils
ne peuvent rompre. L'homme du
monde qui veut remuer un inftant
fon ame pour la remettre dans l'or-
dre moral , trouvant de toutes parts
une réfiflance invincible , eft tou*
jours forcé de garder ou reprendre
fa première fituation. Je fuis per-
fuadé qu'il y a peu de gens bien nés
qui n'ayent fait cet effai , du moins
une fois en leur vie i mais bientôt
fô Préface
découragé d'un vain effort on ne le
répète plus , & l'on s'accoutume à
Regarder la morale des Livres com-
me un babil de gens oilîfs. Plus on
s'éloigne des affaires, des grandes
Villes , des nombreufes fociétés ,
plus les obftacles diminuent. Il eft
Un terme où ces obftacles cefTent d'ê-
tre invincibles, & c'efl: alors que les
Livres peuvent avoir quelque utili-
té. Quand on vit ifolé , comme on
lie Te hâte pas de lire pour faire pa-
rade de fes le6lures, on les varie
moins , on les médite davantage ;
& comme elles ne trouvent pas un fi
grand contre-poids au-dehors , elles
font beaucoup plus d'effet au -de-
dans. L'ennui, ce fiéau de la folitu-
de auffi-bien que du grand monde ,
force de recourir aux Livres amu-
fans, feule reffource de qui vit feul
& n'en a pas en lui-même. On lit
beaucoup plus de Romans dans les
Provinces qu'à Paris , on en lit plus
DE Julie. 51
<3ans les Campagnes que dans les
Villes , & ils y font beaucoup plus
d'impreflion : vous voyez pourquoi
cela doit être.
Mais ces Livres qui pourroient
fervir à la fois d'amufement , d'inf-
trudtion, de confolation au Cam-
pagnard, malheureux feulement par-
ce qu'il penfe l'être, ne femblant faits
au contraire que pour le rebuter de
fon état, en étendant & fortifiant
le préjugé qui le lui rendméprifable»
les gens du bel air , les femmes à
la mode, les Grands, les Militaires;
voilà les A6leurs de tous vos Ro-
mans. Le rafinement du goût des
Villes , les maximes de la Cour,
l'appareil du luxe , la morale Épicu-
rienne ; voilà les leçons qu'ils prê-
chent & les préceptes qu'ils donnent.
Le coloris de leurs faulTes vertus ter-
nit l'éclat des véritables ; le manège
des procédés eft fubftitué aux de-
voirs réels i les beaux difcours font
§2 Préface
dédaigner les belles aâ:ions, & h
fîmplicité des bonnes mœurs , palTe
pour grofliereté.
Quel effet produiront de pareils
tableaux fur un Gentilhomme de
campagne, qui voit railler la fran-
chife avec laquelle il reçoit fes hô-
tes , & traiter de brutale orgie la
joie qu'il fait régner dans fon can-
ton ? Sur fa femme , qui apprend
que les foins d'une mère de famille
font au-delTous des Dames de fon
rang ? Sur fa fille, à qui les airs con-
tournés & le jargon de la Ville font
dédaigner l'honnête & ruftique voi-
fin qu'elle eûtépoufé? Tous de con-
cert ne voulant plus être des ma-
nans , fe dégoûtent de leur Village ,
abandonnent leur vieux château,
qui , bientôt devient mafure , &
vont dans la Capitale , où, le père
avec fa Croix de Saint-Louis , de
Seigneur qu'il étoit , devient Valet
ou Chevalier d'induftrie S la mère
établie
DE Julie. 35
établit un brelan; la fille attire les
joueurs , & fouvent tous trois , après
avoir mené une vie infâme, meu-
rent de mifere & déshonorés.
Les Auteurs , les Gens de Let-
tres , les Philofophes ne ceflent de
crier que , pour remplir fes devoirs
de citoyen , pour fervir fes fembla-
bles, il faut habiter les grandes Vil-
les h félon eux fuir Paris , c'efl haïr
le genre humain ; le peuple de la
campagne eft nul à leurs yeux '•> à les
entendre on croiroit qu'il n'y a des
hommes qu'où il y a des p enflons ,
des académies & des dîners.
De proche en proche la même
pente entraîne tous les états. Les
Contes , les Romans , les pièces de
Théâtre , tout tire fur les Provin-
ciaux ; tout tourne en derifion la
{implicite des mœurs ruftiques; tout
prêche les manières & les plaifirs du
grand monde : c'eft une honte de ne
les pas connoître j c'eft un malheur
Tome I, C
34 Préface
de ne les pas goûter. Qui fait de
combien de iiloux & de fiiles publi-
ques l'attrait de ces plaiiîrs imagi-
naires peuple Paris de jour en jour?
Ainfi , les préjugés & l'opinion ren-
forçant l'effet des ryflêmes politi-
ques, amoncelent, entalTent les ha-
bitans de chaque pays fur quelques
peints du territoire , laifîant tout le
refte en friche & défert : ainfi, pour
faire briller les Capitales , fe dépeu-
plent les Nations ; & ce frivole éclat
qui frappe les yeux des fots , fait
courir l'Europe à grands pas vers fa
ruine. Il importe au bonheur des
hommes , qu'on tâche d'arrêter ce
torrent de maximes em.poifonnées.
C'efl: le métier des Prédicateurs de
nous crier : Soye^ bons & fages ,
fans beaucoup s'inquiéter du fuccès
de leurs difcours ? le citoyen qui s'en
inquiète ne doit point nous crier fot-
tement : J'oye^ bons; mais nous faire
aimer l'état qui nous perte à l'être.
JD E J U L I E. 35
N. Un moment : reprenez halei-
ne. J'aime les vues utiles ; & je vous
ai fî bien fuivi dans celle-ci , que je
crois pouvoir pérorer pour vous.
Il efl: clair , félon votre raifonne-
ment , que pour donner aux ouvra-
ges d'imagination, la feule utilité
qu'ils puiîTent avoir , il faudroit les
diriger vers un but oppofé à celui
que leurs Auteurs fe propofent h éloi-
gner toutes les chofes d'inflitutioni
ramener tout à la Nature i donner
aux hommes l'amour d'une vie égale
& limple ; les guérir des fantaifies
de l'opinion ; leur rendre le goût des
vrais plaifirs h leur faire aimer la
folitude & la paix ; les tenir à quel-
ques diftances les uns des autres '-> 6c
au lieu de les exciter à s'entailer dans
les Villes, les porter à s'étendre éga-
lement fur le territoire pour le vivi-
fier de toutes parts. Je comprends
encore qu'il ne s'agit pas de faire des
Daphnis , des Sylvandres , des Paf-
C ::
3^ Préface
teurs d'Arcadie , des Bergers du Lî-
gnon, d'illuflres Payfans cultivant
leurs champs de leurs propres mains,
& philofophant fur la Nature, ni
d'autres pareils êtres romanefques
qui ne peuvent exifter que dans les
Livres ; mais de montrer aux gens
aifés que la vie ruftique & l'agricul-
ture ont des plaifîrs qu'ils ne favent
pas connoître j que ces plaifîrs font
moins iniipides , moins grofîlers qu'ils
ne penfcnt ; qu'il y peut régner du
goût , du choix , de la délicateiTe ;
qu'un homme de mérite qui voudroit
fe retirer à la campagne avec fa fa-
mille , & devenir lui-même fon pro-
pre fermier, y pourroit couler une
vie aulu douce qu'au milieu des amu-
femens des Villes '•> qu'une ménagère
des champs peut être une femme
charmante, aulîi pleine de grâces ,
& de grâces plus touchantes que
toutes les petites maîtrefîes i qu'en-
fin les plus doux fentimens du cœur
DE Julie, 57
y peuvent animer une fociété plus
agréable que le langage apprêté des
cercles , où nos rires mordans &
fatyriques font le trifte fupplément
de la gaieté qu'on n'y connoît plus ?
Eft-ce bien cela ?
R. Ceft cela même- A quoi j'ajou-
terai feulement une réflexion. L'on
fe plaint que les Ptomans troublent
les têtes : je le crois bien. En mon-
trant fans celTe à ceux qui les lii'ent,
les prétendus charmes d'un état qui
n'eft pas le leur , ils les féduifent ,
ils leur font prendre leur état en
dédain , & en faire un échange ima-
ginaire contre celui qu'on leur fait
aimer. Voulant être ce qu'on n'eli
pas , on parvient à fe croire autre
chofe que ce qu'on eft, 6c voilà com-
ment on devient fou. Si les P».omans
n'offroient à leurs Ledeurs que des
tableaux d'objets qui les environ-
nent, que des devoirs qu'ils peuvent
C3
38 Préface
remplir ; que des plaifîrs de leur
ccndiîion , les Romans ne les ren-
droient point fous, ils les rendroient
fages. Il faut que les écrits faits pour
les Solitaires parlent la langue des
Solitaires : pour les inftruire , il faut
qu'ils leur piaifent, qu'ils lesinteref-
fent 5 il faut qu'ils les attachent à leur
état en le leur rendant agréable. Ils
doivent combattre & détruire les
maximes des grandes fociétés ; ils
doivent les montrer faulTes & mépri-
fables, c'eft-à-dire, telles qu'elles
font. A tous ces titres un Roman ,
s'il Cil: bien fait , au moins s'il eft
utile, doit être iiitlé, haï, décrié
par les gens à la mode , comme un
Livre plat ^ extravagant, ridicule;
61 voilà , Monfieur , comment la
folie du monde efi: fagefle.
N. Votre conclufion fe tire d'elle-
même. On ne peut mieux prévoir
fa chute , ni s'apprêter à tomber
DE Julie. 39
pîu«; fièrement. Il me refîe une feule
difl^culté. Les Provinciaux , vous
le Tavez , ne lifent que iur notre pa-
role : il ne leur parvient que ce que
nous leur envoyons. Un Livre des-
tiné pour les Solitaires, eft d'abord
jugé par les gens du nvonde j fi
ceux-ci le reburent, les autres ne
le lifent point. R.épondez.
R. I>a répcnfe eft facile- Vous
parlez des beaux-efprits de Provin-
ce i & moi je parle des vrais Cam-
pagnards. Vous avez, vous autres
qui brillez dans la Capitale , des
préjugés dont il faut vous guérir :
vous croyez donner le ton à toute
la France , Se les trois quarts de
la France ne favent pas que vous
exiftez. Les Livres qui tombent à
Paris , font la fortune des Libraires
de Province.
N. Pourquoi voulez-vous les en-
richir aux dépens des nôtres .?
G ^
40 Préface
R. Raillez. Moi , je perfife
Quand on afpire à la gloire, il faut
fe faire lire à Paris ; quand on veut
être utile , il faut le faire lire en
Province. Combien d'honnêtes gens
pafTent leur vie dans des Campa-
gnes éloignées à cultiver le patri-
moine de leurs pères , où ils fe re-
gardent comme exilés par une for-
tune étroite ? Durant les longues
nuits d'hiver , dépourvus de focié-
tés , ils emplcyent la foirée à Hre
au coin de leur feu les Livres amu-
fans qui leur tombent fous la main.
Dans leur fimphcité groiTiere, ils ne
fe piquent ni de littérature , ni de
bel-efprit h ils lifent pour fe défen-
nuyer , & non pour s'inflruire ; les
Livres de morale & de philofophie
font pour eux comme n'exiilant pas :
on en feroit en vain pour leur ufage i
ils ne leur parviendroient jamais.
Cependant , loin de leur rien offrir
de convenable à leur fituaticn , vos
DE Julie. 41
Romans ne fervent qu'à la leur ren-
dre encore plus amere. Ils changent
leur retraite en un défert affreux,
& pour quelques heures de diffrac-
tion qu'ils leur donnent , ils leur
préparent des mois de mai-aife & de
vains regrets. Pourquoi n'oferois-je
fuppofer que , par quelque heureux
hazard, ce Livre, comme tant d'au-
tres plus mauvais encore , pourra
tomber dans les mains de ces Habi-
tans des champs , & que l'image des
plaifirs d'un état tout femblable au
leur , le leur rendra plus fupporta-
bîe ? J'aime à me figurer deux époux
lifant ce Recueil enfemble , y pui-
fant un nouveau courage pour fup-
porter leurs travaux communs, &
peut-être de nouvelles vues pour les
rendre utiles. Comment pourroient-
ils y contempler le tableau d'un mé-
nage heureux, fans vouloir imiter
un fi doux modèle ? Comment s'at-
tendriront-iis fur le charme de l'U"
42 Préface
nion con'ugale , même privé de ce-
lui de l'Amour , fans que la leur fe
refîerre & s'afFermifie ? En quittant
leur leâiure, ils ne feront ni attriftés
de leur état , ni rebutés de leurs foins.
Au contraire , tout femblera pren-
dre autour d'eux une face plus riante;
leurs devoirs s'ennobliront à leurs
yeux; ils reprendront le goût des
plaifirs de la Nature : fes vrais fen-
timens renaîtront dans leurs cœurs,
& en voyant le bonheur à leur por-
tée , ils apprendront à le goûter.
Ils rempliront les mêmes fonélions;
mais ils les rempliront avec une au-
tre ame , & feront, en vrais Patriar-
ches, ce qu'ils faifoient en Payfans.
N. Jufqu'ici tout va fort bien.
Les maris , les femmes , les mères
de famille Mais les filles; n'en
dites-vous rien?
R. Non. Une honnête fille ne lit
point de Livres d'amour. Que celle
DE Julie. 45
qui lira celui-ci , maigre Ton titre ,
ne fe plaigne point du mal qu'il lui
aura fait : elle ment. Le mal étoit
fait d'avance i elle n'a plus rien à
rifquer.
N. A merveille ! Auteurs eroti-
ques venez à l'école : vous voilà tous
juftifîés.
R. Oui , s'ils le font par leur pro^
pre cœur & par Fobjet de leurs écrits.
N. L'êtes -vous aux mêmes con*
ditions ?
R. Je fuis trop fier pour répon-
dre à cela ; mais Julie s'étoit fait
une règle pour juger les Livres :
fi vous la trouvez bonne , fervez-
vous-en pour juger celui-ci.
On a voulu rendre la lecture des
Romans utile à la jeunefle. Je ne
connois point de projet plus infen-
fé. Ceft commencer par mettre le
44 Préface
feu à la maifon pour faire jouer les
pompes. D'après cette folle idée,
au lieu de diriger vers fon objet la
morale de ces fortes d'ouvrages , on
adrefTe toujours cette morale aux
jeunes iîiles ('*' ) 5 fans fonger que
les jeunes filles n'ont point de part
aux défordres dont on fe plaint. En
général, leur conduite eft régulière,
quoique leurs cœurs foient corrom-
pus. Elles obéifTent à leurs mères en
attendant qu'elles puiflent les imi-
ter. Quand les femmes feront leur
devoir, foyez fur que les filles ne
manqueront point au leur.
N. L'obfervation vous eft con-
traire en ce point. Il femble qu'il
faut toujours au fexe un tems de li-
bertinage, ou dans un état , ou dans
l'autre. Ceft un mauvais levain qui
(*) Ceci ne regarde que les modernes
Romans Anglois.
D E J IT L I E. 45
fermente tôt ou tard. Chez les peu-
ples qui ont des mœurs, les iiiles
font faciles & les femmes féveres :
c'eft le contraire chez ceux qui n'en
ont pas. Les premiers n'ont égard
qu'au délit , & les autres qu'au fcan-
dale. Il ne s'agit que d'être à l'abri
des preuves i le crime efl compté
pour rien.
R. Al'envifagerpar fes fuites on
n'en jugeroit pas ainfi. Mais foyons
juftes envers les femmes '-, la caufe
de leur défordre eft moins en elles
que dans nos mauvaifes inflitutions.
Depuis que tous les fentimens de
la Nature font étouffés par l'extrê-
me inégalité , c'efi: de l'inique àei-
potifme des pères que viennent les
vices & les malheurs des enfans ;
c'eft dans des nœuds forcés Ôc mal
aiTortis , que, victimes de l'avarice
ou de la vanité des parens, déjeu-
nes femmes effacent, par un défor-
#•
4^ Préface
dre dont elles font gloire, le fcan-^
dale de leur première honnêteté.
Voulez-vous donc remédier au mal :
remontez à fa fource. S'il y a quel-
que réforme à tenter dans les mœurs
publiques , c'eft par les mœurs do-
meftiques qu'elle doit commencer ,
& cela dépend abfolument des pères
& mères. Mais ce n'eft point ainfi
qu'on dirige les inflrudlions j vos lâ-
ches Auteurs ne prêchent jamais que
ceux qu'on opprime ; & la morale
des Livres fera toujours vaine , par-
ce qu'elle n'eft que l'art de faire fa
cour au plus fort.
N. AlTurément la vôtre n'eft pas
fervile ; mais à force d'être libre,
ne l'eft-elle point trop ? Elt-ce aflez
qu'elle aille à la fource du mal ? Ne
craignez- vous point qu'elle en faiïe ?
R. Bu mal ? A qui ? Dans des
tems d'épidémie & de contagion,
quand tout eft atteint dès l'enfance ,
DE Julie. 47
faut-il empêcher le débit des dro-
gues bonnes aux malades , fous pré-
texte qu'elles pourroient nuire aux
gens fains ? Moniieur , nous penfons
fi différemment fur ce point , que ,
fî l'on pouvoit efperer quelque lue-
ces pour ces Lettres , je fuis très-per-
fuadé qu'elles feroient plus de bien
qu'un meilleur Livre.
N. Il eft vrai que vous avez une
excellente Prêcheufe. Je fuis char-
ir.é de vous voir racommodé avec
les femmes : j'étois fâché que vous
leur défendiffiez de nous faire des
fermons (^).
R. Vous êtes prelFant ; il faut me
taire : je ne fuis ni affez fou, ni affez
fage pour avoir toujours raiibn.
Laiffons cet os à ronger à la critique.
N. Bénignement : de peur qu'elle
(*) Voyez la Lettre de M. d'Aîemhert
fur les Spedacies, p. 81 , première Edition.
48 Préface
n'en manque. Mais n'eût - on fur
tout le refte rien à dire à tout autre,
comment palier au févere Cenfeur
des Tpedlacles, les fituations vives
& les fentimens pafîionnés dont tout
ce Recueil ell rempli ? Montrez-moi
une fcène de Théâtre qui forme un
tableau pareil à ceux du bofquet de
Clarens ( ^ ) & du cabinet de toilet-
te ? Relifez la Lettre fur les Spèfta-
cles i relifez ce Recueil Soyez
conféquent , eu quittez vos princi-
pes Que vouiez - vous qu'on
penfe ?
R. Je veux , Monfîeur , qu'un
Critique foit conféquent lui-même ,
& qu'il ne juge qu'après avoir exa-
miné. Relifez mieux l'écrit que vous
venez de citer ; relifez aufii la Pré-
face de Narciffe , vous y verrez la
réponfe à l'inconféquence que vous
me reprochez. Les étourdis qui pré-
(=<") On prononce Claran»
tendent
DE Julie, 49
tendent en trouver dans le Devin
du Village, en trouveront fans dou-
te bien plus ici. Ils feront leur mé-
tier : mais vous. . . .
N. Je me rappelle deux pafla-
ges (*)..... Vous eftimez peu vos
contemporains.
R. Monfîeur, je fuis âufÏÏ leur*
contemporain ! O i que ne fuis -je né
dans un fiecle où je duffe jetter ce
Recueil au feu »
N. Vous outrez , à votre ordi-
naire ; mais jiifqu'à certain point, vos
maximes font afiez juftes. Par exem-
ple , fi votre Heloïfe eût été tou-
jours fage, elle inftruiroit beaucoup
moins j car à qui ferviroit - elle de
modèle ? Cefl dans les fiecles les
plus dépravés qu'on aime les leçons
de la morale la plus parfaite. Cel^
(*) Préface de Narciffe , pag. z8 & jiy
Lettre à M. d'AlQmhQn, pag. nj , 114.
Tome L D
50 Préface
difpenfe de les pratiquer i & l'on
contente à peu de fraix, par une
ledure oilive , un refte de goût pour
la vertu.
R. Sublimes Auteurs , rabaiflez
un peu vos modèles , fi vous vou-
lez qu'on cherche à les imiter. A
qui vantez-vous la pureté qu'on n'a
point fouillée ? Eh ! parle7-nous de
celle qu'on peut recouvrer i peut-
être au moins quelqu'un pourra vou&
entendre.
N. Votre jeune homme a déjà
fait ces réflexions : mais n'importe i
on ne vous fera pas moins un crime
d'avoir dit ce qu'on fait , pour mon-
trer enfuite ce qu'on devroit faire^
Sans compter , qu'infpirer l'amour
aux filles & la réferve aux femmes ,
c'efl: renverfer Tordre établi , & ra-
mener toute cette petite morale que
laPhilofophie aprôfcrite. Quoique
vous en piùfliez dire , l'amour dans
DE Julie. 51
les filles eu indécent & fcandaleux,
& il n'y a qu'un mari qui puiffe au-
torifer un amant. Quelle étrange
maUadrefTe que d'être indulgent
pour des filles , qui ne doivent point
vous lire , & févere pour les fem-
mes qui vous jugeront ! Croyez-moi ,
fî vous avez peur de réulîir, tran-
quillifez - vous : vos mefures font
trop bien prifes pour vous laiffer
craindre un pareil affront. Quoi qu'il
en foit , je vous garderai le fecret ;
ne foyez imprudent qu'à demi. Si
vous croyez donner un Livre utile,
à la bonne heure i mais gardez-vous
de l'avouer.
R. De l'avouer , Monfieur ? Un
honnête homme fe cache-t-il quand
il parle au Public ? Ofe-t-il impri-
mer ce qu'il n'oferoit reconnoître ?
Je fuis l'Editeur de ce Livre , & je
m'y nommerai comme Editeur.
N. Vous vousy nommerez? Vous?
D z
52 Préface
R. Moi-même.
N. Quoi ! Vous y mettrez votre
nom?
R. Oui , Monfîeur.
N. Votre vrai nom ? Jean-Jac^
ques ROUSSE AU^ en toutes
lettres ?
R. Jean-Jacques Koujfeau , en
toutes lettres.
N. Vous n'y penfez pas ! Que
dira-t-on de vous ?
R. Ce qu'on voudra. Je me nom^
me à la tête de ce Recueil , non
pour me l'approprier ; mais pour en
répondre. S'il y a du mal, qu'on
me l'impute ; s'il y a du bien , je
n'entends point m'en faire honneur.
Si l'on trouve le Livre mauvais en
lui-même, c'eft une raifon de plus
pour y mettre mon nom. Je ne veux
pas paiïer pour meilleur que j e ne fuis»
DE Julie. 55
N. Etes-vous content de cette
réponfe ?
R. Oui , dans des tems où il n'eft
poflible à perfonne d'être bon.
N. Et les belles âmes , les ou-
bliez-vous ?
R. La Nature les fît , vos inlli-
tutions les gâtent.
N. A la tête d'un Livre d'amour
on lira ces mots : Par J. J. RouJ^
feau J Citoyen de Genève !
R. Citoyen de Genève ? Non pas
cela. Je ne profane point le nom
de ma patrie j je ne le mets qu'aux
écrits que je crois lui pouvoir faire
honneur.
N. Vous portez vou'^.-même un
nom qui n'eft pas fans honneur , &
vous avez aufli quelque chofe à per-
dre. Vous donnez un Livre foible
& plat qui vous fera tort. Je vou-
D 5
54 Préface,
drois vous en empêcher; mais fi vous
en faites la fottife , j'approuve que
vous la faffiez hautement & fran-
chement. Cela, du moins, fera dans
votre caraftere. Mais à propos met»
trez-vous aufïï votre devile à ce
Livre?
R. Mon Libraire m'a déjà fait
cette plaifanterie , & je l'ai trouvée
fî bonne , que j'ai promis de lui en
faire honneur. Non,Monfieur, je
ne mettrai point ma devife à ce Li-
vre '■) mais je ne la quitterai pas pour
cela , & je m'eifraye moins que ja-
mais de l'avoir prife. Souvenez-vous
que je fongeois à faire imprimer ces
Lettres quand j'écrivois contre les
Spt6lacles , & que le foin d'excufer
un de ces Ecrits ne m'a point fait
altérer la vérité dans l'autre. Je me
fuis accufé d'avance plus fortement
peut- être que perfonne ne m'accu-
fera. Celui qui préfère la vérité à fa
DE Julie. 55
gloire peut efperer de la préférer à
fa vie. Vous voulez qu'on foit tou^
jours conféquent , je doute que cela
foit poflible à l'homme h mais ce qui
lui eft poffible eft d'être toujours
vrai : voilà ce que je veux tâcher
d'être.
N. Quand je vous demande fi
vous êtes l'Auteur de ces Lettres ,
pourquoi donc éludez - vous m^
queftion ?
R. Pour cela même que je ne
veux pas dire un menfonge.
N. Mais vous refufez auiîî de
dire la vérité ?
R. C'eft encore lui rendre hon*
neur que de déclarer qu'on la veut
taire : vous auriez meilleur marché
d'un homme qui voudroit mentir.
D'ailleurs les gens de goût fe trom-
pent-ils fur la plume des Auteurs I
Comment ofez-vous faire une quef*
P 4
^S Préface
tion que c'eft à vous de réfoudrel
N. Je la réfoudrois bien pour
quelques Lettres i elles font certai-
nement de vous 5 mais je ne vous
reconnois plus dans les autres , &
je doute qu'on fe puilTe contrefaire
à ce point. La Nature , qui n'a pas
peur qu'on la méconnoifie, change
fouvent d'apparence , & fouvent
Tart fe décelé en voulant être plus
naturel qu'elle : c'eft le Grogneur de
la Fable qui rend la voix de l'ani-
mal mieux que l'animal même. Ce
Recueil eft plein de chofes d'une
mal-adrefTe que le dernier barbouil-
leur eût évitée. Les déclamations ,
les répétitions , les contradi6lions ,
les éternelles rabâcheries i où eft
l'homme capable de mieux faire ,
qui pourroit fe réfoudre à faire fi
mal ? Où efl: celui qui auroit laifîé
la choquante propofition que ce fou
4'£douard fait à Julie i Où eft celui
DE Julie, 57
qui n'auroit pas corrigé le ridicule
du petit bon-homme , qui , voulant
toujours mourir , a foin d'en avertir
tout le monde , & finit par fe porter
toujours bien ? Où efl: celui qui n'eût
pas commencé par fe dire : Il faut
marquer avec foin les caradleres 5
il faut exadlement varier les flyles ?
Infailliblement , avec ce projet , il
auroit mieux fait que la Nature.
J'obferve que dans une fociété
très - intime , les ftyles fe rappro-
chent ainfi que les caraéleres , &
que les amis , confondant leurs
âmes , confondent auffi leurs ma-
nières de penfer , de fentir , &
de dire. Cette Julie, telle qu'elle
efl: , doit être une créature enchan-
terefle h tout ce qui l'approche doit
lui reiïembler; tout doit devenir Ju^
lie autour d'elle; tous fes amis ne
doivent avoir qu'un ton ; mais ces
chofes fe fentent , & ne s'imaginent
pas. Quand elles s'imagineroient ,
58 PPvÉFACE
l'Inventeur n'oferoit les mettre en
pratique. Il ne lui faut que des traits
qui frappent la multitude ; ce qui
redevient lîmple à force de £nefie ,
ne lui convient plus. Or , c'eft-là
qu'efl le fceau de la vérité ; c'eft-là
qu'un oeil attentifcherche& retrou-
ve la Nature.
R. Hé bien! vous concluez donc?
N. Je ne conclus pas ; je doute,
ôc je ne faurois vous dire combien
ce doute m'a tourmenté durant la
ledlure de ces lettres. Certainement,
fi tout cela n'efi: que fiélion, vous
avez fait un mauvais livre : mais di-
tes que ces deux femmes ont exiftéi
& je relis ce Recueil tous les ans ,
jufqu'à la iîn de ma vie.
R. Eh» qu'importe qu'elles aient
exifté? Vous les chercheriez en vain
fur la terre. Elles ne font plus»
DE J U L î E. 59
N. Elles ne font plus ? Elles fu-
rent donc?
R. Cette conclufîon eil: condi-
tionnelle : fi elles furent , elles ne
font plus.
N. Entre nous , convenez que
ces petites fubtilités font plus déterr
minantes qu'embarraiïantes.
R. Elles font ce que vous les for-
cez d'être , pour ne point me trahir
ni mentir.
N. Ma foi , vous aurez beau faire ,
on vous devinera malgré vous. Ne
voyez- vous pas que votre épigraphe
feule dit tout ?
R. Je vois qu'elle ne dit rien fur
le fait en queftion : car qui peut fa-
voir fi j'ai trouvé cette épigraphe
dans le manufcrit, ou fi c'eft moi qui
l'y ai mife ? Qui peut dire , fi je ne
fuis point dans le même doute où
^o Préface
vous êtes ? Si tout cet air de myflere
n'efi: pas peut-être une feinte pour
vous cacher ma propre ignorance
fur ce que vous voulez favoir ?
N. Mais enfin , vous connoiflez
îes lieux ? Vous avez été à Vevai 5
dans le pays de Vaud ?
R. Plufîeurs fois ; & je vous dé-
clare que je n'y ai point oui parler
du Baron d'Etange ni de fa fille.
Le nom de M. de Wolmar n'y eft
pas même connu. J'ai été à Clarens :
je n'y ai rien vu de femblable à la
maifon décrire dans ces Lettres. J'y
ai palTé , revenant d'Italie , l'année
même de l'événement funefle , &
l'on n'y pleuroit ni Julie de '^ol-
mar , ni rien qui lui refîemblât ,
que je fâche. Enfin , autant que je
puis me rappeller la fituation du
pays , j'ai remarqué dans ces Let-
tres , des tranfpofitions de lieux &
des erreurs de topographie > foie
DE J IT L I E. 6l
que l'Auteur n'en fût pas davanta-
ge ; foit qu'il voulût dépayfer Tes
Ledleurs. Cefl-là tout ce que vous
apprendrez de moi fur ce point, &
foyez fur que d'autres ne m'arrache-
ront pas ce que j'aurai refufé de
vous dire.
N. Tout le monde aura la même
curiofité que moi. Si vous publiez
cet Ouvrage , dites donc au Public
ce que vous m'avez dit. Faites plus,
écrivez cette converfation pour tou-
te Préface : les éclaircifïemens né-
ceflaires y font tous.
R. Vous avez raifon : elle vaut
îaiieux que ce que j'aurois dit de
mon chef. Au refte ces fortes d'a-
pologies ne réuffifîent gueres.
N. Non , quand on voit que
l'Auteur s'y ménage ; mais j'ai pris
foin qu'on ne trouvât pas ce défaut
dans celle - ci. Seulement , je vous
Ê2 Préface de Julie»
confeille d'en tranfpofer les rôles.
Feignez que c'eft moi qui vous prefTe
de publier ce Recueil , & que vous
vous en défendez. Donnez-vous les
objeétions , & à moi les réponfes.
Cela fera plus modefte , & fera un
meilleur effet.
R. Cela fera-t-il aufïî dans le ca-
raftere dont vous m'avez loué ci-=
devant?
N. Non, jevoustendois un piège*
Laifîez les chofes comme elles font.
*^| -^m K
LETTRES
DE DEUX AMANS ,
H ABIT ANS D'UNE PETITE VILLE
AU pi£D DES Alpes,
LETTRE PREMIERE.
A J U X I E.
Son Maître d'études ^ devenu amou-»
reux d'elle , lui témoigne les fen-
timens les plus tendres. Il lui
reproche le ton de cérémonie en
particulier ^ &' le ton familier
devant tout le monde,
L faut vous fuir, Mademoifelle,
je le fens bien ; j'aurois dû
beaucoup moins attendre , ou
plutôt il falloit ne vous voir
jamais. Mais que faire aujourd'hui f
^4 La Nouvelle
Comment m'y prendre ? Vous m'avez
promis de l'amitié ; voyez mes perple-
xités, 6c confeillez-moi.
Vous favez que je ne fuis entré dans
votre maifon que fur l'invitation de Ma-
dame votre mère. Sachant que j'avois
cultivé quelques talens agréables , elle a
cru qu'ils ne feroient pas inutiles , dans
un lieu dépourvu de maîtres , à l'éduca-
tion d'une fille qu'elle adore. Fier , à
mon tour , d'orner de quelques fleurs un
fi beau naturel , j'ofai me charger de ce
dangereux foin fans en prévoir le péril ,
ou du moins fans le redouter. Je ne vous
dirai point que je commence à payer le
prix de ma témérité : j'efpere que je ne
m'oublierai jamais jufqu'à vous tenir des
difcours qu'il ne vous convient pas d'en-
tendre , ôc manquer au refped que je
dois à vos mœurs , encore plus qu'à votre
naiflance & à vos charmes. Si je fouffre ,
j'ai du moins la confolation de foufTrir
feul ; & je ne voudrois pas d'un bonheur
qui pût coûter au vôtre.
Cependant je vous vois tous les jours ^
& je m'apperçois que , fans y fonger , vous
aggravez innocemment des maux que
vous ne pouvez plaindre, & que vous de-
vez ignorer. Je fais, il ell vrai, le parti
que
H E L O ï s E, ^5
que dide en pareil cas la prudence au
défaut de l'cfpoir ; & je me lerois efforcé
de le prendre , fi je pouvois accorder en
cette occafion la prudence avec l'honnê-
teté ; mais comment m.e recirer décem-
ment d'une maifon , dont la maîtreiïe
elle-même m'a offert l'entrée , où elle
m'accable de bontés , où elle me croit de
quelque utilité à ce qu'elle a de plus cher
au monde ? Comment fruftrer cette ten-
dre mère du plaifir de furprendre un jour
fon époux par vos progrès dans des étu-
des qu'elle lui cache à ce deffein? Faut-il
quitter impoliment fans lui rien dire?
Faut il lui déclarer le fujet de ma re-
traite? & cet aveu même ne l'offenfera-
t-il pas de la part d'un homme dont la
naiiïance & la fortune ne peuvent lui
permettre d'afpirer à vous ?
Je ne vois , Mademoifelle , qu'un
moyen de fortir de l'embarras où je fuis;
c'efî que la main qui m'y plonge m'ea
retire , que ma peine , ainfi que ma
faute , me vienne de vous , & qu'au
moins par pitié pour moi, vous daigniez
m'interdire votre préfence. Montrez ma
lettre à vos parens ; faites-moi refufer
votre porte ; chaflez-moi comme il vous
plaira ; je puis tout endurer de vous ;
Tome I, E
€6 La Nouvelle
je ne puis vous fuir de moi - même.*
Vous, me chaiïer \ moi , vous fuir ! Se
pourquoi r Pourquoi donc efl-ce un crime
d'être fenfible au mérite , 6c d'aimer ce
qu'il faut qu'on honore? Non, telle Julie;
vos attraits avoient ébloui mes yeux ; ja-
mais ils n'euffenc égaré mon cœur, fans
l'attrait plus puiiîanc qui les anime. C'eft
cette union touchaxnrc d'une fenfibiliré fi
vive Se d'une inaltérable douceur ; c'eft
cette pitié (î tendre à tous les maux d'au-
trui ; c'efi: cet efprit juile & ce goût ex-
quis qui tirent leur pureté de celle de
Tame ; ce font , en un mot , les charmes
des fentimens bien plus que ceux de la
rerfonne , que j'adore en vous. Je con-
fens qu'on vous puifTe imaginer plus belle
encore ; mais plus aimable & plus digne
du cœur d'un honnête homme ; non ,
Julie , il n'eil; pas poilible.
J'ofe me fiatter quelquefois que le ciel
a m.is une conform.ité fecrete entre nos
afledlions , ainfi qu'entre nos goûts Se nos
âges. Si jeunes encore, rien n'altère en
nous les penchans de la nature, & toutes
ros inclinations femblent fe rapporter.
Avant que d'avoir pris les uniformes pré-
jugésdu monde , nousavonsdes manières
uniformes de fentir ce de voir , Ôc pour.
H E L O ï s E. ^7
quoi n'oferois-je imaginer dans nos cœurs
ce même concert que j'apperçois dans nos
jugemens r Quelquefois nos yeux fe ren-
contrent ; quelques foupirsnous échap*
pent en méme-tems ; quelques larmes
furtives 6 Julie ! (i cet accord ve-
noit de plus loin fi le ciel nous
avoit deltinés toute la force hu-
maine ah ! pardon ! je m'égare i
j'ofe prendre mes vœux pour de l'elpoir :
l'ardeur de mes defirs prête à leur objec
la poflibilité qui lui manque.
Je vois avec effroi quel tourment mon
cœur fe prépare. Je ne cherche point à
flatter mon mal ; je voudrois le haïr s'il
étoit poiiible. Jugez h mes fentimens
font purs , par la forte de grâce que je
viens vous demander. Tariifez , s'il fe
peut , la fource du poilon qui me nourrie
& me tue. Je ne veux que guérir ou
mourir, 5c j'implore vos rigueurs com-
me un amant imploreroit vos bontés.
Oui, je promets, je jure de faire de
mon côté tous mes efforts pour recouvrer
maraifon, ou concentrer au fond de mon
ame le trouble que j'y fens naître ; mais,
par pitié , détournez de moi ces yeux (î
doux qui me donnent la mort ; dérobez
aux miens vos traits, votre air, vos bras ,
E z
'€S La Nouvelle
vos mains , vos blonds cheveux , vos gef-
tes; trompez l'avide imprudence de mes
regards ; retenez cette voix touchante
qu'on n'entend point fans émotion : foyez,
hélas .' une autre que vous-même , pour
que mon cœur puifle revenir à lui.
Vous le dirai-je Tans détour ? Dans ces
jeux que l'oifiveté de la foirée engendre ,
vous vous livrez devant tout le monde à
des famiiliarités cruelles ; vous n'avez pas
plus de rélerve avec moi qu'avec un autre.
Hier miême , il s'en fallut peu que par pé-
nitence vous ne me laiiïafiiez prendre un
baifer : vous réfiflâtes foiblement. Heu-
reufement je n'eus garde de m'obfliner.
Je fentis à mon trouble croiffant que j'ai-
lois me perdre , & je m'arrêtai. Ah ! fi du
moinsjel'euïïepufavourer à miongré,ce
baifer eût été mon dernier foupir , & je
ferois mort le plus heureux des homimes !
De grâce, quittons ces jeux qui peuvent
avoir des fuites funeftes. Non , il n'y en a
pas un qui n'ait fon danger , jufqu'au plus
puérile de tous. Je tremble toujours d'y
lencontrer votre main , 6c je ne fais com-
iTient il arrive que je la rencontre cou-
jours. A peine fe pofe-t-elle fur la mien-
ne , qu'un trelTaillement me faifit; le jeu
nue donne la fievie ou plutôt le délire ;
H E L O ï s E. 6^
je ne vois , je ne fens plus rien , & dans
ce moment d'aliénation , que dire , que
faire , où me cacher , comment répon-
dre de moi ?
Durant nos lectures , c'eft un autre in-
convénient. Si je vous vois un inftanc
fans votre mère ou fans votre Confine ,
vous changez tout-à-coup de maintien ;
vous prenez un air fi ferieux , (i froid , (î
glacé , que le reiped & la crainte de
vous déplaire m'ôtent la préfence d efpric
& le jugement , 6c j'ai peine à bégayer en
tremblant quelques mots d'une leçon que
toute votre fagacité vous fait fuivre à
peine. Ainfi l'inégalité que vous affedez
tourne à la fois au préjudicede tous deux :
vous me défolez 6c ne vous inflruifez
point , fans que je puiife concevoir quel
motif fait ainfi changer d'humeur une
perfonne fi raifonnable. J'ofe vous le de-
mander , comment pouvez-vous être (î
folâtre en public, & li grave dans le tête-
à-tête ? Je penfois que ce devoit être
tout le contraire , 6c qu'il falloit compo-
fer fon maintien à proportion du nombre
des fpeftateurs. Au lieu de cela , je vous
vois , toujours avec une égale perplexité
de ma part , le ton de cérémonie en par-
ticulier , & le ton familier devant tout le
E 3
70 La Nouvelle
rnonde. Daignez êcre plus égale, peue-
être ferai-je moins tourmenté.
Si la commileration naturelle aux
âmes bien nées , peut vous attendrir fur
les peines d'un infortuné auquel vous
avez témoigné quelque eflime , de lé-
gers changemens dans votre conduite
rendront la fituation moins violente , &
lui feront fupporter plus paifiblement &
fon filence & Ces maux : fi fa retenue &
fon état ne vous touchent pas , 6c que
vous vouliez ufer du droit .de le perdre,
vous le pouvez fans qu'il en murmure : il
aime mieux encore périr par votre ordre
que par un tranfport indifcret qui le ren-
dît coupable à vos yeux. EnSn , quoi que
vous ordonniez de mon fort , au moins;
n'aurai-je point à me reprocher d'avoir
pu former un efpoir téméraire , & fi
vous avez lu cette lettre , vous avez faie
tout ce que j'oferois vous demander ,
quand même je n'aurois point de refus
à craindre.
-^m
H E L O ï s E. 71
•K •%>vir9 Br'.M.jaajfc jaa»
LETTRE IL
A Julie.
L' Innocente familiarité Je Julie de-*
vant tout le monde avec J'on Mal^
tre d'études retranchée. Plaintes
de celui-ci à cet égard.
V^ Ue je me fuis abufé , Mademoifelle ,
dans ma première lettre ! Au lieu de
foulager mes maux , je n'ai fais que les
augmenter en m'expofanc à votre dif-
grâce, & je fens que le pire de tous efl
de vous déplaire. Votre filence , votre
air froid & réfervé ne m'annoncent que
trop mon malheur. Si vous avez exaucé
ma prière en partie , ce n'efl: que pour
mieux m'en punir ,
E poi ch'artior di ms vi fccc accorta
Fur L blondi capilli allor velati ,
K V amorofo fguardo in fe raccolto.
vous retranchez en public l'innocente fa.-
miliarité dont j'eus la folie de me plain^
dre ; mais vous n'en êtes que plus (éverç
d^ns le particulier , 6c votre ingénieufe
E zjj
72 La Nouvelle
rigueur s'exerce également par votre
complaifance & par vos refus.
Que ne pouvez-vous connoître com-
bien cette froideur m'eil cruelle ! vous
me trouveriez trop puni. Avec quelle
ardeur ne voudrois-je pas revenir fur le
palTé, & faire que vous n'eulTiez point
vu cette fatale lettre ! Non , dans la crain-
te de vous offenfer encore , je n'écrirois
point celle-ci, fi je n'eulTe écrit la pre-
mière , & je ne veux pas redoubler ma
faute, mais la réparer. Faut-il pour vous
appaifer, dire que je m'abufois mai-mê-
me r Faut-il protefter que ce n'étoit pas
de l'amour que j'avois pour vous ?
moi je prononcerois cet odieux parjure î
Le vil menfonge eft-il digne d'un cœur
où vous régnez ? Ah ! que je fois malheu-
reux, s'il faut l'être ; pour avoir été té-
méraire je ne ferai ni menteur ni lâche ,
& le crime que mon cœur à commis ^
ma plume ne peut le défavouer.
Je fens d'avance le poids de votre in-
dignc^tion , & j'en attends les derniers
effets, comme une grâce que vous me
devez au défaut de toute autre ; car le
feu qui me confurae mérite d'être puni ,
înais non méprilé. Par pitié ne m'aban-
donnez pas à moirn\éme; daignez an-
H E L o ï s E. 73
moins difpofer de mon fore ; dites quelle
ed votre volonté. Quoique vous puilHez
meprefcrire, jene (aurai qu'obéir. M'im-
pofez-vous un filence éternel? Je iaurai
me contraindre à le garder. Me bannil-
fez-vous de votre préience ? Je jure que
vous ne me verrez plus. M'ordonnez-vous
de mourir r Ah ! ce ne fera pas le plus
difficile. Il n'y a point d'ordre auquel je
ne foufcrive, hors celui de ne vous plus
aimer : encore obéirois- je en cela même ,
s'il m'étoit pofilble.
Cent fois le jour je fuis tenté de me
jetter à vos pieds, de les arrofer de mes
pleurs, d'y obtenir la mort ou mon par-
don. Toujours un effroi mortel glace
mon courage; mes genoux tremblent &
n'ofent fléchir; la parole expire fur mes
lèvres , 6c mon ame ne trouve aucune
aiïurance contre la frayeur de vous irriter.
Eft-il au monde un état plus affreux
que le mien ? Mon cœur fent trop com-
bien il efl: coupable & ne fauroit ceffer
de letre ; le crime 6c le remords l'agitent
de concert , 6c fans lavoir quel fera mon
deffin, je flotte dans un doute infuppor-
table entre l'efpoir de la clémence 6c la
crainte du châtiment.
Mais non , je n'efpcre rien, je n'ai droit
74 La Nouvelle
de rien efperer. La feule grâce que j'at-
tends de vous eft de hâter mon fupplice.
Contentez une jufle vengeance. Eft-ce
être alTez malheureux que de me voir
réduit à la foUiciter moi-même ? Punil-
fez moi , vous le devez : mais Ci vous
n'êtes impitoyable , quittez cet air froid
& m.écontent qui me met au délefpoir ;
quand on envoyé un coupable à la mort,
on ne lui montre plus de colère.
&'^ 4% "^^
H E L o ï s E. 75
<p " — ■ — ^
LETTRE III.
A Julie,
Son amant s'apperçoit du trouhh
^ull lulcaufè ^ & veut s'éloigner
pour toujours,
i\ E vous impatientez pas, Mademoi-
felle ; voici la dernière imporcunitc que
vous recevrez de moi.
Quand je commençai de vous aimer,
que j'écois loin de voir tous les maux que
je m'apprêtois 1 Je ne fentis d'abord que
celui d'un amour fans efpoir , que la rai-
Ion peut vaincre à force de tems ; j'en
connus enfuite un plus grand dans la
douleur de vous déplaire ; ôc maintenant
j'éprouve le plus cruel de tous , dans le
fentiment de vos propres peines. O Julie !
je le vois avec amertume, mes plaintes
troublent votre repos. Vous gardez un (î-
lence invincible : mais tout décèle à mon
cœur attentif vos agitations fecretes.
Vos yeux deviennent fombres , rêveurs ,
fixés en terre ; quelques regards égarés
s'échappent fur moi , vos vives couleurs
ie fanent j une pâleur étrangère couvre
7^ LaNouvelle
vos joues ; la gaieté vous abandonne ; une
triftefîe mortelle vous accable ; & il n'y
a que l'inaltérable douceur de votre arne
qui vous préferve d'un peu d'humeur.
Soit fenlïbilité , foit dédain , foit pitié
pour mes fouffrances , vous en êtes affec-
tée, je le vois ; je crains de contribuer
aux vôtres , 6c cette crainte m'afflige
beaucoup plus que l'efpoir qui devroic
en naître ne peut me flatter ; car ou je me
trompe moi - même , ou votre bonheur
m'eft plus cher que le mien.
Cependant en revenant à mon tour fur
moi , je commence à connoitre combien
j'avois mal jugé de mon propre cœur , &
je vois trop tard que ce que j'avois d'abord
pris pour un délire pafTager , fera le def-
tin de ma vie. C'efl le progrès de votre
trifteife qui m'a fait fentir celui de mon
mal. Jamais , non , jamais le feu de vos
yeux , l'éclat de votre teint , les char-
mes de votre efprit , toutes les grâces de
votre ancienne gaieté , n'euflent produit
un effet fembiable à celui de votre abatte-
ment. N'en doutez pas, divine Julie,
fi vous pouviez voir quel embrafement
ces huit jours de langueur ont allumé
dans mon ame, vous gémiriez vous-mê-
me des maux que vous me cauiéz. Ils
H E L O 1 s E. JJ
font déformais fans remède , 6c je fens
avec défefpoir que le feu qui me confu-
me ne s'éteindra qu'au tombeau.
N'importe ; qui ne peut fe rendre heu-
reux peut au moins mériter de l'être , &
J£ faurai vous forcer d'eftimer un homme
à qui vous n'avez pas daignez faire la
moindre réponfe. Je fuis jeune <Sc peux
mériter un jour la confideration dont je
ne fuis pas maintenant digne. En atten-
dant, il faut vous rendre le repos que
j'ai perdu pour toujours, & que je vous
ote ici malgré moi. Il eft julle que je
porte feul la peine du crime dont je fuis
leul coupable. Adieu, trop belle Julie,
vivez tranquille & reprenez votre en-
jouement ; dès demain vous ne me verrez
plus. Mais foyez fûre que l'amour ardenc
& pur dont j'ai brûlé pour vous ne s'é-
teindra de ma vie, que mon cœur plein
d'un fi digne objet ne fauroit plus s'avi-
lir, qu'il partagera déformais fes uniques
hommages entre vous & la vertu, &
qu'on ne verra jamais profaner par d'au-
tres feux l'autel où Julie fut adorée.
^8 La Nouvelle
PREMIER BILLET
DE Julie.
Elle permet à fin Amant de rejler ;
& de quel ton.
'Emportez pas l'opinion d'avoir
rendu votre éloignemenc nécelTaire. Un
cœur vertueux fauroit fe vaincre ou fe
taire , & deviendroit peut-être à crain-
dre. Mais vous .... vous pouvez refier,
RÉPONSE.
L'Amant feifijle à vouloir partir^
Je me fuis tû long-tems, vos froideurs
m'ont fait parler à la fin. Si l'on peut fe
vaincre pour la vertu , l'on ne fupporte
point le mépris de ce qu'on aime. Il fauc
partir.
*
H E L o ï s E. 79
SECOND BILLET
DE Julie.
Elh infijîe, far œ qm fort usinant
ne parle point.
O N , Monfieur ; après ce que vous
avez paru fentir : après ce que vous m'a-
vez ofez dire ; un homme tel que vous
avez feinc d'être ne parc point ; il fais
plus.
RÉPONSE.
Défejpo'ir de r Amant.
Je n'ai rien feint , qu'une pafîîon mo-
dérée, dans un cœur au défefpoir. De-
main vous ferez contente , & quoi que
vous en puifTiez dire , j'aurai moins faic
que de partir.
8o La Nouvelle
TROISIEME BILLET
DE Julie.
Ses allarmes fur les jours de fort
binant. Elle lui ordonne,
d'attendre,
INsENSÉ! fi mes jours te font chers ,
crains d'attenter aux tiens. Je lais obfé-
dée, (Se ne puis ni vous parler ni vous
écrire jufqu'à demain. Attendez.
LETTRE IV.
DE Julie.
Aveu de fa flamme. Ses remords*
Elle conjure [on Amant d'ufer
de gcnerofué à fan égard.
L faut donc l'avouer enfin , ce fatal fe-
cret trop mal déguifé! Combien de fois
j'ai juré qu'il ne fortiroit de mon cœur
qu'avec la vie ! La tienne en danger me
l'arrache ; il m échappe, & l'honneur eft
perdu. Hélas! j'ai trop tenu parole, efl-
il une mort plus cruelle que de furvivre
à l'honneur ?
Que
I
Heloïse, 8l
Que dire , comment rompre un fi pé-
nible filence ? Ou plutôt n'ai-je pas déjà
tout die , & ne m'as-tu pas trop entendue ?
Ah ! tu en as trop vu pour ne pas deviner
le refte ! Entraînée par degrés dans les
pièges d'un vil fédudeur , je vois , fans
pouvoir m'arrêter, l'horrible précipice
où je cours. Homme artificieux ! c'eft
bien plus mon amour que le tien qui faic
ton audace. Tu vois l'égarement de mon
cœur, tu t'en prévaux pour me perdre,
& quand tu me rends méprifable , le pire
de mes maux eft d'être forcée à te mé-
prifer. Ah! malheureux je't'eftimois ,
& tu me déshonores ! crois-moi , fi ton
cœur étoit fait pour jouir en paix de ce
triomphe , il ne l'eût jamais obtenu.
Tu le fais , tes remords en augmente-
ront ; je n'avois point dans l'ame des in-
clinations vicieufes. La modedie <Sc l'hon-
nêteté m'étoient chers ; j'aimois à les
nourrir dans une viefimple 6c laborieufe.
Que m'ont fervi des foins que le ciel a
rejettes ! Dès le premier jour que j'eus le
malheur de te voir , je fentis le poifon qui
corrompt mes fens & ma raifon ; je le
fentis du premier inftant , & tes yeux , tes
fentimens , tes difcours , ta plume crimi-
nelle le rendent chaque jour plus morteh
Tome /a F
82 La Nouvelle
Je n'ai rien négligé pour arrêter le pro-
grès de cette pafTion funefle. Dans l'im-
puilTance de réfiiler , j'ai voulu me garan-
tir d'être attaquée ; tes pourluites onc
trompé ma vaine prudence. Cent fois
j'ai voulu me jetter aux pieds des auteurs
de mes jours; cent fois j'ai voulu leur ou-
vrir mon cœur coupable : ils ne peuvent
connoître ce qui s'y pa (Te : ils voudront
appliquer des remèdes ordinaires à un
mal dél'efpcré ; ma mère eft foible &
fans autorité ; je cannois l'inflexible fé-
verité de mon père, & je ne ferai que
perdre 6c déshonorer moi, ma famille &
toi-même. Mon amie eft abfente , mon
frère n'ell plus; je ne trouve aucun pro-
tedeur au monde contre l'ennemi qui
me pourfuit ; j'implore en vain le ciel,
le ciel eft fourd aux prières desfoibles.
Tout fomente l'ardeur qui me dévore ;
tout m'abandonne à moi- même , ou plu-
tôt tout me livre à toi ; la nature entière
fem.ble être ta complice ; tous mes efforts
font vains, je t'adore en dépit de moi-
même. Comment mon cœur, qui n'a pu
réfifter dans toute fa force , céderoit-il
maintenant à demi ? Comment ce cœur ,
qui ne fait rien dilTimuler , te cacheroir-
ii le refte de fa foiblefié ? Ah ! le pre-
H E L O ï s E» 8}
Stiîcrpas, qui coûte le plus , éroic celui
qu'il ne falloir pas faire ; comment m'ar-
xêierois-je aux autresr Non, de ce pre-
mier pas je me fens entraîner dans l'aby-
me , & tu peux me rendre auffi malheu-
reufe qu'il te plaira.
Tel ell l'état atfreux où je me vois ,
que je nepuifle plus avoir recours qu'à ce-
lui qui m'y a réduite, & que pour me -
garantir de ma perte, tu dois être mon
unique défenfeurcontre toi. Je pouvois,
je le fais , différer cet aveu de mon délef-
poir ; je pouvois quelque tems déguifec
ma honte, & céder par degrés pour ul'eri
impofer à moi-même. Vaine adrefle qui
pouvez flatter mon amour -propre , &
non pas fauver ma vertu. Va, je vois
trop , je fens trop où mené la première
faute , & je ne cherchois pas à préparer
ma ruine , mais à l'éviter.
Toutefois 11 tu n'es pas le dernier des
hommes , fi quelque étincelle de vertu
brilla dans ton ame , s'il y refte encore
quelque trace des fentiment d'honneur
dont tu m'as paru pénétré, puis - je te
croire aiïez vif pourabufer de l'aveu fatal
que mon délire m'arrache? Non, jeté
connois bien, tu foutiendiasma foiblef-
fe , tu deviendras ma fauve-garde , tu
h 2.
84 La Nouvelle
protégeras ma perfonne contre mon pro-
pre cœur. Tes vertus font le dernier re-
fuge de mon innocence ; mon honneur
s'oie confier au tien , tu ne peux confer-
ver l'un fans l'autre ; ame génereufe, ah !
conferve-les tous deux , & du moins pour
l'amour de toi-même , daigne prendre
pitié de moi.
O Dieu ! fuis -je aiïez humiliée ? Je
t'écris à genoux ; je baigne mon papier de
mes pleurs ; j'élève à toi mes timides fup-
plications. Et ne penfe pas, cependant,
que j'ignore que c'étoit à moi d'en rece-
voir, & que pour me faire obéir je n'a-
vois qu'âme rendre avec art méprifable.
Ami 5 prends ce vain empire, & laifle-
moi l'honnêteté : j'aime mieux être ton
efclave & vivre innocente , que d'ache-
ter ta dépendance au prix de mon dés-
honneur. Si tu daignes m'écouter , que
d'amour , que de refpeds ne dois -tu pas
attendre de celle qui te devra fon retour
à la vie? Quels charmes dans la douce
union de deux âmes pures! Tes defirs
vaincus feront la fource de ton bonheur ,
& les plailirs dont tu jouiras feront dignes
du ciel même.
Je crois , j'efpere , qu'un cœur qui m*a
paru mériter tout l'attachem.ent du mien
H E L O ï s E. 85
ne démentira pas la génerofité que j'at-
tends de lui. J'efpere encore que s'il étoic
afTez lâche pour abufer de mon égare-
ment & des aveux qu'il m'arrache , le
mépris , l'indignation me rendroient la
raifon que j'ai perdue, & que je ne ferois
pas allez lâche moi-même pour craindre
un amant dont j'aurois à rougir. Tu feras
vertueux ou méprifé ; je ferai refpedée
ou guérie; voilà l'unique efpoir qui me
refte avant celui de mourir.
F 5
26 La Nouvelle
^BiBBgMiacaffliMaaaflmjaiiiLumiai^gi
LETTRE V.
A Julie.
Tranjports Je fort Amant ; Jes
proteftatlons du refpecl h
fins inviolable.
X UissANCEsdu ciel ! j'avois une ame
pour la douleur, donnez m'en une pour
la félicité. Amour , vie de l'ame , viens
foucenir la mienne prête àdéfaillir. Char-
me inexprimable de la vertu ! force in-
vincible de la voix de ce qu'on aime .'
bonheur, plaifirs, tranfports , que vos
traits font poignans! qui peut en foutenir
l'atteinte f O comment fuffire au torrenc
de délices qui vient inonder mon cœur î
comment expier les allarmes d'une crain-
tive amante ? Julie .... non! ma Julie à
genoux 1 ma Julie verfer des pleurs ! . . . .
celle à qui l'univers devroit des homma-
ges fupplier un homme qui l'adore de ne
pas l'outrager , de ne pas fe déshonorer
lui-même î fi je pouvois m'indigner con-
tre toi je le ferois , pour tes frayeurs qui
nousaviliffent! Juge mieux, Beauté pure
& céiefte , de la nature de ton empire !
H E L O ï s E. 87
Eh ! fi j'adore lescharmes de ta perfonne ,
ne II ce pas fur-touc pour l'empreinte de
cette ame fans tache qui l'anime , & donc
tous tes traits portent la divine enfeigne ?
Tu crains de céder à mes pourfuites ?
mais quelles pourfuites peut redouter
celle qui couvre de refped: 6c d'honnê-
teté tous les fentimens qu'elle infpire ?
Efl - il un homme aflez vil iur la terre
pour ofer être téméraire avec toi f
Permets , permets que je favoure le
bonheur inattendu d'être aimé , . .aimé
de celle ... trône du monde, combien
jeté vois au dellus de moi f Que je la
relife mille fois cette lettre adorable,
où ton amour & tes fentimens font écrits
en caradere de feu ; ou , malgré tout
l'emportement d'un cœur agité , je vois
avec tranfport combien , dans une ame
honnête , les pa (fions les plus vives gar-
dent encore le faint carad^re de la vertu.
Quel monftre, après l'avoir lu cette tou-
chante lettre , pourroit abufer de ton
état, & témoigner par l'ade le plus mar-
qué fon profond mépris pour lui-même?
Non, chère amante, prends confiance
en un ami fidèle qui n'efl point fait pour
te tromper. Bien que ma raifon foit à ja-
mais perdue , bien que le trouble de mes
F 4
88 La Nouvelle
fenss'accroiiTent à chaque infiant, ta per-
fonne ell délbrmais pour moi le plus
charmant , mais le plus facré dépôt donc
jamais mortel fut honoré. Ma flamme &
fon objet conferveront eniemble une
inaltérable pureté. Je frémirois de por-
ter la main fur tes chafl.es attraits , plus
que du plus vil incefl:e ; 6c lu n'es pas
dans une lûreté plus inviolable avec- ton
père qu'avec ton amant. O fi jamais
cet amant heureux s'oublie un moment
devant toi ! ... . l'amant de Julie auroic
une ame abjede ! Non, quand je ceflerai
d'aimer la vertu je ne t'aimerai plus ; à
ma première lâcheté, je ne veux plus
que tu m'aimes.
RaiTure-toi donc , je t'en conjure au
nom du tendre Se pur amour qui nous
unit ; c'eft à lui de t'étregarant de ma re-
tenue &: de mon refped; c'eil à lui de te
répondre de lui-même. Et pourquoi tes
craintes iroient- elles plus loin que mes
defirsr A quel autre bonheur voudrois-
je afpirer , fi tout mon cœur fuffit à peine
à celui qu'il goûte r Nous fommes jeunes
tous deux , il efl: vrai ; nous aimons pour
la première & l'unique fois de la vie , &
n'avons nulle expérience des pafiions :
mais l'honneur qui nous conduit eil-il un
H E L O ï s E. 89
guide trompeur ? A-t-il befoin d'une ex-
périence fuipefte qu'on n'acquiert qu'à
force de vices ? J'ignore fi je m'abufe ;
mais il me femble que les fentimens
droits font tous au fond de mon cœur. Je
ne fuis point un vil féducleur comme tu
m'appelles dans ton défeipoir ; mais un
homme fimple 6c fenfible , qui montre
aifément ce qu'il fent , & ne fent rien
dont il doive rougir. Pour dire tout en
un feul mot , j'abhorre encore plus le cri-
me que je n'aime Julie. Je ne fais , non,
je ne fais pas même fi l'amour que tu fais
naître eft incompatible avec l'oubli de la
vertu; & fi tout autre qu'une ame hon-
nête peut fentir aiïez tous tes charmes.
Pour moi , plus j'en fuis pénétré , plus
mes fentimens s'élèvent. Quel bien , que
je n'aurois pas fait pour lui-même, nefe-
rois-je pas maintenant pour me rendre
digne de toi? Ah! daigne te confier aux
feux que tu m'infpires , &; que tu fais
fi bien purifier ; crois qu'il fuific que je
t'adore pour refpeder à jamais le pré-
cieux dépôt dont tu m'as chargé. O quel
cœur je vais pofiéder ! vrai bonheur ,
gloire de ce qu'on aime , triomphe d'un
amour qui s'honore , combien tu vaux
mieux que tous fcs plaifu's !
90 La Nouvelle
LETTRE VI.
DE Julie a Claire.
Julie prejje le retour de CLiire , yi
Coujhie^ auprès d'elle, &' lui
fait entrevoir quelle aime,
V Eux-TU, maCoufine, pafTer ta vie
à pleurer cette pauvre Chailloc, 6c faut-il
que les morts te fairent oublier les vi-
vans? Tes regrets font juftes, 6c je les
partage; mais doivent-ils être éternels ?
Depuis la perte de ta mère , elle t'avoit
élevée avec le plus grand foin ; elle étoit
plutôt ton amie que ta gouvernante.
Elle t aimoit tendrement , 6c m'aimoit
parce que tu m'aimes ; elle ne nous inf-
pira jamais que des principes de fagefle
& d'iionneur. Je iais tout cela , ma
chère , & j'en conviens avec plaifir.
Mais conviens aufTi que la bonne femme
étoit peu prudente avec nous; qu'elle
nous faifoit,fans nécefîîré, les confiden-
ces les plus indifcrettes; qu'elle noasen-
tretenoit fans ceife des maximes de la
galanterie , des aventures de fa jeuneiîe ,
du rPianége des amans ; 6c que pour nous
H E L O ï s E. 91
garantir des pièges des hommes , fi elle
ne nous apprenoic pas à leur en tendre ,
elle nous inrtruifoit , au moins , de mille
chofes que de jeunes filles fe pafi^eroienc
bien de favoir. Confole-toi donc de fa
perte , comme d'un mal qui n'eft pas fans
quelque dédommagement. A l'âge où
nous Ibmmes , fes leçons commençoient
à devenir dangereufes; & le ciel nous
l'a peut-être ôtée au moment où il n'é-
toit pas bon qu'elle nous refiât plus long-
tems. Souviens -toi de tout ce que tu
me difois quand je perdis le meilleur
des fi-eres. La Chaillot t'eft - elle plus
chère? As -tu plus de raifon de la re-
gretter ?
Reviens, ma chère, elle n'a plus be-
foin de toi. Hélas! tandis que tu perds
ton tems en regrets fuperHus , comment
ne crains-tu point de t'en attirer d'autres?
Comment ne crains- tu point , toi qui con-
nois l'état de mon cœur , d'abandonner
ton amie à des périls que ta préfence au-
roit prévenus? O qu'il s'eft pafie de cho-
fes depuiston départ ! Tu frémiras en ap-
prenant quels dangers j'ai courus par mon
imprudence. J'efpere en être délivrée ;
mais je me vois, pour ainfi dire , à la dif-
çrétion d'aucrui : c'eit à toi de me rendie
92 La Nouvelle
à moi-même. Hâte-toi donc de revenir.
Je n'ai rien dit tant que tes foins étoienc
utiles à ta pauvre Bonne , j'euiFe été la
première à t'exhorter à les lui rendre.
Depuis qu'elle n'efl: plus, c'efl à fa fa-
mille que tu les dois : nous les remplirons
mieux ici de concert que tu ne ferois
feule à la campagne, 5c tu t'acquitteras
des devoirs de la reconnoiflance , fans
rien ôter à ceux de l'amitié. .
Depuis le départ de mon Père nous
avons repris notre ancienne manière de
vivre , & ma mère me quitte moins ;
mais c'eft par habitude plus que par dé-
fiance. Ses fociétés lui prennent encore
bien des momens qu'elle ne veut pas dé-
rober à mes petites études , & Babi rem-
plit alors fa place afl'ez négligemment.
Quoique je trouve à cette bonne mère
beaucoup trop de fécurité , je ne puis me
réfoudre à l'en avertir ; je voudrois bien
pourvoir à ma fureté fans perdre fon ef-
time , & c'efl toi feule qui peut conci-
lier tout cela. Reviens, ma Claire , re-
viens fans tarder. J'ai regret aux leçons
que je prends fans toi , <5c j'ai peur de de-
venir trop favante. Notre maître n'eft
pas feulement un homme de mérite ; il
elt vei tueux , & n'en elt que plus à craiïi"
H E L O ï s E.
93
dre. Je fuis trop contente de lui pour
l'être de moi. A fon âge & au nôtre ,
avec l'homme le plus vertueux , quand
il eft aimable , il vaut mieux être deux
filles qu'une.
94 La Nouvelle
LETTRE VII.
Réponse.
Allarmes de Claire fur L'état du cœur
deja Coujine ^ à qui elle annonce
fon retour prochain.
J E t'entends, & tu me fais trembler ;
non que je croie le danger aufTi preflanc
que tu l'imagines. Ta crainte modère la
mienne fur le préfent , mais l'avenir
m'épouvante ; & fi tu ne peux te vaincre ,
je ne vois plus que des malheurs. Hélas !
combien de fois la pauvre Chaillot m'a-
t-elle prédit que le premier foupirde ton
cœur feroit le deftin de ta vie ! Ah ! Cou-
fine! fi jeune encore, faut-il voir déjà ton
fort s'accomplir! Qu'elle va nous man-
quer, cette femme habile que tu nous
crois avantageux de perdre ! 11 l'eût été ,
peut-être , de tomber d'accord en de plus
fûres mains ; mais nous fommes trop inf-
truites en fortant des fiennes pour nous
laifler gouverner par d'autres , & pas
aiïez pour nous gouverner nous-mêmes :
elle feule pouvoit nous garantir des dan-
gers auxquels elle nous avoic expolees.
H E L o ï s E. 95
Elle nous a beaucoup appris; & nous
avons, ce me femble, beaucoup penfé
pour notre âge. La vive & tendre ami-
tié qui nous unit prefque dès le berceau,
nous a, pour ainii dire, éclairé le cœur
de bonne heure fur toutes les pafllons.
Nous connoiiïbns afTez bien leurs fignes
Si. leurs elfets ; il n'y a que l'art de les
réprimer qui nous m.anque. Dieu veuille
que ton jeune philolbpheconnoiiTe mieux
que nous cet art-là.
Quand je dis nous , tu m'entends ; c'ert:
fur-tout de toi que je parle : car pour moi ,
la Bonne m'a toujours dit que mon étour-
derie me tiendroit lieu de raifon , que je
n'aurois jamais l'efprit de lavoir aimer,
& que j'étois trop folle pour faire un
jour des folies. Ma Julie, prends garde
à toi ; mieux elle auguroit de ta raifon ,
plus elle craignoit pour ton cœur. Aie
bon courage, cependant; tout ce que
la fagefle & l'honneur pourront faire , je
fais que ton ame le fera ; Se la mienne
fera , n'en doute pas, tout ce que l'ami-
tié peut faire à fon tour. Si nous en fa-
vons trop pour notre âge , au moins cette
étude n'a rien coûté à nos mœurs. Crois,
ma chère, qu'il y a bien des filles plus
fimples, qui font moins honnêtes que
^6 La Nouvelle
nous : nous le fommes parce que nous
voulons l'être ; 6c quoi qu'on en puilîe
dire , c'eft le moyen de l'être plus iûre-
ment.
Cependant fur ce que tu me marques,
je n'aurai pas un moment de repos que
je ne lois auprès de toi ; car li tu crains le
danger , il n'eil pas tout-à-fait chiméri-
que. Il eft vrai que le préfervatif eft fa-
cile ; deux motsà ta mère , & tout eft fini :
mais je te comprends , tu ne veux poinc
d'un expédient qui finit tout : tu veux
bien t'ôter le pouvoir de fuccomber ,
mais non pas l'honneur de combattre. O
pauvre Coufine ! . . . . encore fi la moin-
dre lueur .... le Baron d'Etange con-
fentir àdonnerfa fille, fon enfant unique,
à un petit bourgeois fans fortune! L'ef^
pere-tu? .... qu'elpere-tu donc ? que
veux-tu?. . . pauvre, pauvre Coufine! . . ,
Ne crains rien toutefois de ma part. Ton
fecret fera gardé par ton amie. Bien des
gens trouveroient plus honnête de le ré-
véler ; peut-être auroient-ils raifon. Pour
moi, qui ne fuis pas une grande raifon-
neufe,je neveux point d'un honnêteté
qui trahit l'amitié , la foi , la confiance;
j'imagine que chaque relation , chaque
âge a fes maximes , fes devoirs , fes ver-
tus.
H E L o ï s E, 97
tus , que ce qui feroic prudence à d'au-
tres , à moi feroit perfidie, & qu'au lieiï
de nous rendre fages , on nous rend mé-
chans en confondant touc cela. Si ton
amour efl foible , nous le vaincrons ; s'il
ell extrême , c'efl l'expofer à des tragé-
dies que de l'attaquer par des moyens
violens ; & il ne convient à l'amitié de
tenter que ceux dont elle peut répondre.
Mais en revanche , tu n'as qu'à marcher
droit quand tu feras fous ma garde. Tu
verras , tu verras ce que c'ell qu'une Duè-
gne de dix huit ans !
Je ne fuis pas, comme tu fais, loin de
toi pour mon plaifir , & le pi intemsn'ell
pas fi agréable en campagne que tu pen-
fes ; on y fouffre à la fois le froid 6c le
chaud ; on n'a point d'ombre à la prome-
nade , & il faut ié chauffer dans la maî-
fon. Mon père , de fon côté, ne lailfé
pas , au milieu de fesbâtimens, des'ap-
percevoir qu'on a la gazette ici plus tard
qu'à la ville. Ainfi tout le monde ne de-
mande pas mieux que d'y retourner , &
tu m'embrafferas , j'efpere, dans quatre
ou cinq jours. Mais ce qui m'inquiette
efl , que quatre ou cinq jours font je ne
fais combien d'heures , dont plufîeurs
font deftinées auphiloiûphe. Au philo-
Tome I, G
^8 La Nouvelle
fophe , entends- tu , Coufine ? Penfe que
toutes ces heures-là ne doivent fonner
que pour lui.
Ne va pas ici rougir Se baifi'er les yeux.»
Prendre un air grave, il t'cft impoiïîble ;
cela ne peut aller à tes traits. Tu fais bien
que je ne faurois pleurer fans rire, & que
je n'en fuis pas pour cela moins fenfible ;
je n'en ai pas moins de chagrin d'crre loin
de toi; je n'en regrette pas moins la bon-
ne Chaillot. Je te fais un gré infini de
vouloir partager avec moi le foin de fa
famille , je ne l'abandonnerai de mes
jours ; mais tu ne ferois plus toi-même fi
tu perdois quelque occafion de faire du
bien. Je conviens que la pauvre Mie étoic
babillarde , allez libre dans fes propos
familiers, peu difcrette avec de jeunes
filles , & qu'elle aimoit à parler de fon
vieux tems. Aufîl ne font-ce pas tant les
qualités de fon efprit que je regrette,
bien qu'elle en eût d'excellentes parmi
de miauvaifes. La perte que je pleure en
elle, c'efl fon bon cœur , fon parfait atca-
chement , qui lui donnoit à la fois pour
moi la tendrelTe d'une mère <5c la con-
fiance d'une fœur. Elle me tenoit lieu
de toute ma famille , à peine ai- je connu
ma mère ; mon père m'aime autant qu'il
H E L o ï s E. 99
peut aimer : rous avons perdu ton aima^
ble frère , je ne vois prelque jamais les
miens. Me voilà comme une orpheline
délaiflée. Mon enfant , tu me relies feu-
le : car ta bonne mère , c'efl toi. Tu as
raifon pourtant. Tu me reftes ; je pieu-
rois! j'étois donc folle: quavois-je à
pleurer ?
P. S. De peur d'accidens , j'adreffe
cette lettre à notre maître , afin.
qu'elle te parvienne plus fûremenc*
G i
foo La Nouvelle
LETTRE VIII. (i)
A J U I I E.
Son Amant lui reproche la fan té 6*
la tranquillité qu'elle, a recou"
rrées _, les précautions qu'elle
prend contre lui ^ ^ ne veut plus
lef'ujer de la fortune les occajîons
que Julie n'aura pu lui èter.
V^ U E L s font , belle Julie , les bizar-
res caprices de Tamour r Mon cœur a
plus.qu'il n'efperoit , ôc n'eft pas content.
Vous m'aimez , vous me le dites , ôc je
foupire. Ce cœur injufle ofe defirer en-
core , quand il n'a plus rien à defirer; il
me punit de fes fantaifies , 6c me rend in-
quiet au fein du bonheur. Ne croyez pas
que j'aye oublié les loix qui me font im-
polées , ni perdu la volonté de les obfer-
ver ; non , mais un fecret dépit m'agite en
(i) On fent qu'il y a ici une lacune , & Ton en trouvera
fouvent dans la fuite de cette correfpondance. Plufieuis
Lettres fe fcnt perdues , d'autres ont été fupprimées >
d'autres ont fouffett ces retranchemens ; mais il ne man-
que rien d'effcnnel qu'on ne puifle aifément luppléer à
Vaidedecequiieite.
J
H E L o ï s E. lor
voyant que ces loix ne coûtent qu'à moi ,
que vous qui vous prétendiez fi foibleeces
fi forte à préfent , & que j'ai ii peu de
combats à rendrecontre moi-même, tant
je vous trouve attentive k les prévenir.
Que vous êtes changée depuis deux
mois, ians que rien ait changé que vous !
Vos langueurs ont dilparu ; il n'eft plus
quellion de dégoût ni d'abattement ; tou-
tes les grâces lont venues reprendre leurs
poftes ; tous vos charmes fe font ranimés ;
la rofe qui vient d'éclorre n'eft pas plus
fraîche que vous ; les faillies ont recom-
mencé ; vous avez de l'efprit avec tout le
monde ; vous folâtrez , même avec moi ,
comme auparavant ; & ce qui m'irrite
plus que tout le refle , vous me jurez un
amour éternel d'un air aulfi gai , que fi
vous difiez la chofe du monde la plus
plaifante.
Dites, dites, volage ? Efl-ce-là le ca-
raftere d'une pafîlon violente réduite à
fe combattre elle-même ; & fi vous aviez
le moindre defirà vaincre, la contrainte
n'étoufferoit-elle pas au moins l'enjoue-
ment ? Oh que vous étiez bien plus ai-
mable quand vous étiez moins belle ! Que
je regrette cette pâleur touchante, pré-
cieux gage du bonheur d'un amant , &
G 3
i o'2 La Nouvelle
que je hais l'indifcrette fanté que vous,
avez recouvrée aux dépens de mon repos !
Oui , j'aimerois mieux vous voir malade
encore, que cet air concenr, ces yeux
brillans, ce ceincfleuri qui m'outragent.
Avez vous oublié fi-iot que vous n'étiez
pas ainfi quand vous imploriez ma clé-
îDence ? Julie, Julie! que cet amour ft
vit e(l devenu tranquille en peu de tems!
Mais ce qui m'offenfe plus encore, c'eft
qu'après vous être remifeàma dilcrétion,
X'ous paroiilez vous en défier , 6c que vous
fuyez les dangers comme s'il vous en ref-
toit à craindre. Eft-ce ainfi que vous ho-
norez ma retenue , & mon inviolable ref-
.fe&. meritoit-ilcet affront de votre part?
Bien loin que le déparr de votre père
îious air laiflë plus de liberté, à peine
peut-on vous voir feule. Votrç infépara-
h\e Coufine ne vous quitte plus. Infenfî-
blement nous allons reprendre nos pre-
mières manières de vivre & notre ancien-
ne ci rconlpedion , avec cette unique dif-
férence qu'alors elle vous étoit à charge ,
^qvi'elle vous plaît maintenant.
Quel fera donc le prix d'un fi pur hom-
mage fi votre eftime ne l'eft pas ; & de
quoi me fert l'abUinence éternelle 6c vo-
iontaire de ce qu'il y a de plus doux au
H E L O ï s E, 105
monde , fi celle qui l'exige ne m'en fait
aucun gré ? Certes , je fuis las de fouffri-r
inutilement , & de me condamner aux
plus dures privations fans en avoir même
ie mérite. Quoi ! faut-il que vous embel-
lîlfiez impunément tandis que vous me
méprifez ! Faut-il qu'incelTamment mes
yeux dévorent des charmes dont jamais
ma bouche n'ofe approcher ? Faut-il en-
fin que je m'ôte à moi-même toute efpe-
rance , fans pouvoir au moins m'honorer
d'un facrificeaudi rigoureux? Non,puif-
que vous ne vous fiez pas à ma foi , je ne
veux plus la laifler vainement engagée;
c'eft une fureté injufte que celle que voqs
tirez à la fois de ma parole & de vos pré-
cautions ; vous êtes trop ingrate, ou je
fuis trop fcrupuleux , & je ne veux plus
refufer de la fortune les occafions que
vous n'aurez pu lui ôter. Enfin quoi qu'il
en foit de mon fort , je fens que j'ai pris
une charge au-deffiis de mes forces. Julie,
reprenez la garde de vous-même ; je vous
rends un dépôt trop' dangereux pour la
fidélité dudépofitaire, ôcdont la défenfe
coûtera moins à votre cœur que vous
n*avez feint de le craindre.
Je vous le dis ferieufement ; comptez
fur vous , ou chailez -moi ; c'ellà-direj
G 4
104 La Nouvelle
6tez-moi la vie. J'ai pris un engagement
téméraire. J'admire comment je l'ai pu
tenir li long-cems : je lais que je le dois
toujours ; mais je fens qu'il m'eft impof-
fible. On mérite de luccomber quand on
s'impole de (i périlleux devoirs. Croyez-
moi , chère &. tendre Julie , croyez en
ce cœur lenfibîe qui ne vit que pour vous ;
vous ferez toujours relpedée; mais je puis
un inftanc manquer de raifon, & l'ivreUe
des fens peut dider un crime donc on au-
Toit horreur de lang-frt)id. Heureux de
n'avoir point trompé votre efpoir ; j'ai
vaincu deux mois, & vous me devez le
prix de deux fiecies de fouffrances.
LETTRE IX.
DE Julie.
Elle fèpLiînt des torts defoti Amant,
lui explique la caufe de f&s pre^
mie? es allarmes ^ &" celle de l'état
préfènt de fon cœur ^ l'invite â
s'en tenir au plaijlr délicieux d'aU
mer purement. Ses prejfentimens
fiir l'avenir»
'Entends; les plaifirs du vice &
l'honneur delà vertu vous feroienc un fort
agréable ? Eft ce-là votre morale ?
Bh! mon bon ami, vous vous lalfez bien
vite d'être généreux ! Ne l'étiez vous
donc que par artiHce r La finguliere mar-
que d'attachement , que de vous plaindre
de ma lanté! Seroit ce que vous efperiez
voir mon fol amour achever de la dé-
truire, & que vous m'attendiez au mo-
ment de vousdemanderlavie? Oubien,
comptiez- vous de me refpeder aufli long-
tems que je ferois peur , & de vous ré-
trader quand je deviendrois fupporta-
ble r Je ne vois pas dans de pareils ia-
ic6 La Nouvelle
crifices un mérite à tant faire valoir*
Vous me reprochez avec la même
équité le loin que je prends de vous fau-
ver des combats pénibles avec vous-mê-
me, comme li vous ne deviez pas plutôt
m'en remercier. Puis, vous vous récrac-
tez de l'engagement que vous avez pris,
comme d'un devoir trop à charge ; en
forte que dans la même lettre vous vous
plaignez de ce que vous avez trop de pei-
ne , & de ce que vous n'en avez pasaflez.
Pcnfez-y mieux , & tâchez d'être d'ac-
cord avec vous, pour donner à vos pré-
tendus griefs une couleur moins frivole.
Ou plutôt , quittez toute cette dilîimula-
tion qui n'eil pas dans votre caradere.
Quoi que vous puiiïiez dire , votre cœur
efl plus content du mien qu'il ne feint de
l'être : ingrat , vous favez tro.p qu'il n'au-
ra jamais tort avec vous! Votre lettre
même vous dément par fon ftyle enjoué ;
& vous n'auriez pas tant d'efprit (i vous
étiez moins tranquille. En voilà trop fur
les vains reproches qui vous regardent ;
paiTons à ceux qui me regardent moi-
même , & qui femblent d'abord mieux
fondés.
Je le fens bien ; la vie égale Se douce
que nous menons depuis deux mois ne
H E L O ï s E. 107
s'accorde pas avec ma déclaration pré-
cédente ; & j'avoue que ce n'eft pas làns
railon que vous éces Turpris de ce con-
trafte. Vous m'avez d'abord vue au dë-
fefpoir , vous me crouvez à préfcnt trop
paifible ; de-là , vousaccufez mes fend-
mens d'incondance , £■: mon cœur de ca-
price. Ah! mon ami ) ne le jugez- vous
point trop féverement ? Il faut plus d'un
jour pour le connoître. Attendez , ôc
vous trouverez peut être , que ce cœur
qui vous aime n'efl pas indigne du vôtre.
Si vous pouviez comprendre avec quel
effroi j'éprouv^ai les premières atteintes
du fentimenc qui m'unit à vous , vous ju-
geriez du trouble qu'il dut me caufer.
J'ai été élevée dans des maximes fi féve-
les , que l'amour le plus pur me paroi f-
foit le comble du déshonneur. Tout
m'apprenoit, ou me faifoit croire, qu'une
fille fenfible étoit perdue au premier mot
tendre échappé de fa bouche; mon ima-
gination troublée confondoic le crime
avec l'aveu de la pafîion ; & j'avois une(t
affreufe idée de ce premier pas , qu'à
peine voyois-je au-delà nul intervalle juf-
qu'au dernier. L'exceffive défiance de
rnoi-méme augmenta mes alîarmes; les
combats de lamodeitiemeparurent ceux
io8 La Nouvelle
de la chaftecé ; je pris le tourment du ft-
lence pour l'emportement des defirs. Je
me crus perdue auffi-tôcquej'aurois par-
lé , & cependant il falloit parler ou vous
perdre. Ain(i , ne pouvant plusdéguifer
mes fentimsns , je tâchai d'exciter la gé-
nerofité des vôtres ; 6c me fiant plus à
vous qu'à moi , je voulus, en interelfant
votre honneur à ma défenfe , me ména-
ger des rellources donc je me croyois dé-
pourvue.
J'ai reconnu que je me trompois ; je
n'eus pas parlé que je me trouvai foula-
gée; vous n'eûtes pas répondu que je me
léntis tout-à-tait calm.e : Se deux mois
d'expérience m'ont appris que mon cœur
trop tendre a beloin d'amour , mais que
mes fens n'ont aucun befoin d'amant. Ju-
gez, vous qui aimez la vertu, avec quel-
le joie je fis cette heureufe découverte.
Sortie de cette profonde ignominie où
mes terreurs m'avoient plongée, je goûte
le plaifir délicieux d'aimer purement.
Cet état fait le bonheur de ma vie ; mon
humeur & ma fanté s'en relTentent ; à
peine puis-je en concevoir un plus doux,
6c l'accord de l'amour ôc de l'innocence
me femble être le paradis fur la terre.
Dès-lors je ne vous craignis plus ; &
H E L O ï s E. 109
quand je pris foin d'éviter la folitude avec
vous , ce fut autant pour vous que pour
moi ; car vos yeux & vos foupirs annon-
çoient plus de tran I ports que de fageiïe;
& fi vous euffiez oublié l'arrêt que vous
avez prononcé vous-même, je ne Tau-»
rois pas oublié.
Ah .'mon ami! que ne puis- je fairepaf-
fer dans votre ame le fentiment de boa-
heur 6c de paix qui régne au fond de la
mienne ! Que ne puis-je vous apprendre
à jouir tranquillement du plus délicieux
état de la vie ! Les charmes de l'union
des coeurs fe joignent pour nous àceux de
l'innocence ; nulle crainte , nulle honte
ne trouble notre félicité ; au fein des vrais
plaifirs de l'amour , nous pouvons parler
de la vertu fans rougir.
Ev' è il placer con V onejlade accanto.
Je ne fais quel trifle prelTentimenc
s'élève dans mon fein , & me crie que
nous jouilTons du feul tems heureux que
le ciel nous ait deftiné. Je n'entrevois
dans l'avenir qu'abfence , orages , trou-
bles , contradidions. La moindre altéra-
tion à notre fituation préfente me paroîc
ne pouvoir être qu'un mal. Non, quand
un lien plus doux nous uniroit à jamais , je
ïio La Nouvelle
ne fais fi l'excès du bonheur n'en deviens
droit pas bientôt la ruine. Le momenc
de ia pcfleffion eft une crife de l'amour,
& tout changement efl dangereux au nô-
tre ; nous ne pouvons plus qu'y perdre.
Je t'en conjure, mon tendre & unique
ami , tâche de calmer l'ivreiTe des vains
defirs que iuivent toujours les regrets, le
repentir , la triftelTe. Goûtons en paix
notre fituation préfente. Tu te plais à
m'inftruire , 6c tu fais trop fi je me plais
à recevoir tes leçons Rendons les encore
plus fréquentes ; ne nous quittons qu'au-
tant qu'il faut pour la bienféance ; em-
ployons à nous écrire les momens que
nous ne pouvons pafler à nous voir , &
profitons d'un tems précieux , après le-
quel , peut-être , nousfoupirerons un jour.
Ah! puifTe notre fort, tel qu'il eft, durer
autant que notre vie ! L'efprit s'orne , la
raifon s'éclaire , l'ame fe fortifie , le cœur
jouit : quemanque-t-il à notre bonheur?
ma:
H E L o ï s E. m
LETTRE X.
A Julie.
Imprefflon que la belle ame de Julie
JaitJurJoTi Amant. Contradic^
lions qu'il éprouve dans les Jkn-
timens quelle lui injpire,
V^Ue vous avez rai Ton , ma Julie, de
dire que je ne vous connois pas encore!
Toujours je crois connoître tous les tré-
fors de votre belle ame , & toujours j'en
découvre de nouveaux. Quelle femme ja-
mais alTocia comme vous la tendrelTe à la
vertu ; 6c tempérant l'une par l'autre , les
rendit toutes deux plus charmantes ? Je
trouve je ne fais quoi d'aimable <5c d'at-
trayant dans cette fageffe qui me défoie;
& vous ornez avec tant de grâce les pri-
vations que vousm'impofez, qu'il s'en
faut peu que vous ne me les rendiez chères.
Je le fens chaque jour davantage, le
plus grand des biens eft d'être aimé de
vous ; il n'y en a point , il n'y en peut avoir
qui l'égale , & s'il falloit choifir entre vo-
tre cœur & votre poflfenîon même , non ,
charmante Julie , je ne balancerois pas un
înftant. Mais d'où viendroit cette amere
112 La Nouvelle
alternative , 5c pourquoi rendre incompa-
tible ce que la nature à voulu réunir? Le
teir.sell précieux, dites- vous, fâchons en
jouir tel qu'ileft, & gardons nous par no-
tre impatience d'en troubler le paifible
cours. Eh ! qu'il paile & qu'il foit heureux!
Pour profiter d'un état aimable faut- il en
négliger un meilleur , <Sc préférer le repos
à la félicité fuprême? Ne perd on pas
tout le tems qu'on peutmicuxemployer?
Ah! fi l'on peut vivre mille ans en un
quarc-d'heure , à quoi bon compter tiiC-
tement les jours qu'on aura vécu ?.
Tout ce que vous dices du bonheurde
notre fituation préfente efl incontellable;
je fens que nous devous être heureux , 5c
pourtant je ne le fuis pas, La fageife a
beau parler par votre bouche , la voix de
la nature efi: la plus forte. Le moyen de
lui réfiller quand elle s'accorde à la voix
du cœur ! Hors vous feule, je ne vois
rien dans ce féjour terreflre qui foit di-
gne d'occuper mon ame 6c mes fens:
non , fans vous la nature n'eft plus rien
pour moi ; mais fon empire efl: dans vos
yeux , & c'efli-là qu'elle efl invincible.
îl n'en eft pas ainfi de vous, célefte
Julie ; vous vous contentez de charmer
nos fens , & n'êtes point en guerre avec
les
H E L O ï s E. 113
les vôtres. Il femble que des paillons hu-
maines fuient au-dellbus d'une ame fi i\i-
blime; <Sc comme vous avez la beauté
des Anges , vous en avez la pureté. O
pureté que je refpede en murmurant ,
que ne puis-je ou vous rabaiiTer ou m'éle-
ver jufqu'à vous ! Mais non , je ramperai
toujours fur la terre, & vous verrai tou-
jours briller dans les Cieux. Ah! foyez
heureufe aux dépens de mon repos ; jouif-
fez de toutes vos vertus ; perilTe le vil
mortel qui tentera jamais d'en fouiller
une. Soyez heureufe, je tâcherai d'ou-
blier combien je fuis à plaindre , 6c je ti-
rerai de votre bonheur même la confola-
tiondemes maux. Oui, chère Amante,
il me femble que mon amour efl auflî
parfait que fon adorable objet ; tous les
defirs enflammés par vos charmes s'étei-
gnent dans les perfections de votre ame ,
je la vois fi paifible que je n'ofe en trou-
bler la tranquillité. Chaque fois que je
fuis tenté de vous dérober la moindre
carelTe , fi le dan ger de vous ofTenfer me
retient , mon cœur me retient encore
plus par la crainte d'altérer une félicité
{1 pure ; dans le prix des biens où j'afpire
je ne vois plus que ce qu'ils vous peuvenc
coûter ; 6c ne pouvant accorder mon
Tome 1, H
ïi4 La Nouvelle
bonheur avec le vôtre, jugez comment
j'aime : c'efl au mien que j'ai renoncé.
Que d'inexpliquables contradiftions
dans les fentimens que vous m'infpirez î
Je fuis à la fois foumis & téméraire , im-
pétueux 6c retenu , je ne faurois lever
les yeux fur vous fans éprouver des com-
bats en moi-même. Vos regards, votre
voix portent au cœur , avec l'amour , l'at-
trait touchant de l'innocence; c'efl un
charme divin qu'on auroit regret d'effa-
cer. Si j'ofe former des vœux extrêmes ,
ce n'eft plus qu'en votre abfence ; mes
defirs n'ofant aller jufqu'à vous s'adref-
fent à votre image , 6c c'eft fur elle que
je me venge du refped: que je fuis con-
traint de vous porter.
Cependant je languis 6c me confurae ;
le feu coule dans mes veines , rien ne
fauroit l'éteindre ni le calmer; 6c je l'ir-
rite en voulant le contraindre. Je dois
être heureux , je le fuis , j'en conviens; je
ne me plains point de mon fort; tel qu'il
efb je n'en changerois pas avec les Rois
de la terre. Cependant un mal réel me
tourmente, je cherche vainement à le
fuir; jene voudrois point mourir, ôc tou-
tefois je me meurs ; je voudrois vivre
pour vous, 6c c'efl vous qui m'ôtez la vie.
H E L O ï s E« ÏI5
LETTRE XI.
DE Julie.
Kenouvellement de tendrejje pour
fon Amant , 6* en même tems
d\ittachement à fon devoir. Elle
lui repréfènte combien II ejl im»
portant pour tous deux qull s'en
remette à elle du foin de leur def
tin commun,
^\ O N ami , je fens que je m'attache à
vous chaque jour davantage ; je ne puis
plus me ieparer de vous , la moindre ab-
îence m efl inibpportable ; & il faut que
je vous voye ou que je vous écrive, afin
de m'occuper de vous fans celle.
Ainfi mon amour s'augmente avec le
vôtre ; car je connois à préfent combien
vous m'aimez par la crainte réelle que
vous avez de me déplaire, au lieu que
vous n'en aviez d'abord qu'une apparente
pour mieux venir à vos fins. Je fais fore
bien diilinguer en vous l'empire que le
cœuràfu prendre du délired'une imagi-
nation échauffée ; & je vois cent fois plus
de paffion dans la contrainte ou vous êtes ,
que dans vos premiers emportemens. Je
llS L A N O X; VELL E
fais bien auffi que votre état tout gênant
qu'il eft , n'efl pas fans plaifirs. Il efl doux
pour un véritable amant de faire des fa-
crifices qui lui font tous comptés , & dont
aucun n'efl perdu dans le cœur de ce qu'il
aime. Qui fait même fi, connoiffant ma
fenfibilité , vous n'employez pas pour me
féduire une adrefle mieux entendue? Mais
non , je fuis injufte , 6c vous n'êtes pas ca-
pable d'ufer d'artifice avec moi. Cepen-
dant , fi je fuis fage, je me défierai plus
encore de la pitié que de l'amour. Je me
fens mille fois plus attendris par vos ref-
peds que par vos transports ; 6c je crains
bien qu'en prenant le parti le plus honnête
vous n'ayez pris enfin le plus dangereux.
Il faut que je vous dife , dans l'épan-
chement de mon cœur , une vérité qu'il
fent fortement , 5c dont le vôtre doit vous
convaincre : c'eft qu'en dépit de la fortu-
ne, des parensôc de nous-mêmes, nosdef-
tinées font à jamais unies , 6c que nous ne
pouvons plus être heureuxcu malheureux
qu'enfemble. Nosames fe ibnt , pour ainfi
dire, touchées par tous les points, &: nous
avons par-tout lenti la même cohérence.
(Corrigez-moi, mon ami, fi j'applique
mal vos leçons de phyfique. ) Le fore
pourra bien nous féparer, mais non pas
nous défunir. Nous n'aurons plus que les
H E L O ï s E. 117
mêmes plaifirs & les mêmes peines ; 5g
comme ces aimans donc vous me par-
liez , qui onc , dit-on , les mêmes mou-
vemens en ditîerens lieux , nous fentirons
les mêmes chofes aux deux extrémités
du monde.
Défaites-vous donc de l'efpoir , fi vous
l'eûtes jamais , de vous faire un bonheur
exclufif , & de l'acheter aux dépens du
mien. N'efperez pas de pouvoir être heu-
reux fi j'étois déshonorée , ni pouvoir d'un
œil fatisfait contempler mon ignominie
& mes larmes. Croyez-moi , mon ami je
connois votre cœur bien mieux que vous
ne le connoilTez. Un amour fi tendre 6c
fi vrai doit favoir commander aux defirs ;
vous en avez trop fait pour achever fans
vous perdre, & ne pouvez plus combler
mon malheur fans faire le vôtre.
Je voudrois que vous pufliez fentir
combien il elt important pour tous deux
que vous vous en remettiez à moi du foin
de notre deflin commun. Doutez-vous
que vous ne me foyez auffi cher que moi-
même ; & penfez-vous qu'il pût exifler
pour moi quelque félicité que vous ne
partageriez pas ? Non , mon ami , j'ai les
mêmes intérêts que vous , & un peu plus
de raifon pour les conduire. J'avoue que
H 5
ii8 La Nouvelle
je fuis la plus jeune ; mais n'avez-vous
jamais remarqué que fi la raifon d'ordi-
naire efl plus foible & s'éteint plutôt chez
les femmes , elle eft auffi plutôt formée ,
comme un frêle tournefol croît & meurt
avant un chêne. Nous nous trouvons dès
le premier âge chargées d'un fi dange-
reux dépôt , que le foin de le conferver
nous éveille bientôt le jugement ; 6c c'eft
un excellent moyen de bien voir les con-
féquenccs des chofes , que de fentir vive-
ment tous les rifques qu'elles nous font
courir. Pour moi , plus je m'occupe de
notre fituation , plus je trouve que la rai-
fon vous demande ce que je vousdeman-
de au nom de l'am.our. Soyez donc do-
cile à fa douce voix , & laiflez-v.ous con-
duire , hélas ! par un autre aveugle , mais
qui tient au moins un aopui.
Je ne fais mon ami , fi nos coeurs au-
ront le bonheur de s'entendre , 6c fi vous
partagerez , en lifant cette lettre , la ten-
dre émotion qui la diélée. Je ne faisfi
nous pourrons jamais nous accorder fur la
manière de voir comm.c fur celle de fen-
tir ; mais je fais bien que l'avis de celui
des deux qui féparele moinsfonbonheur
di: bonheur de l'autre, efl; lavis qu'il faut
préférer.
H E L O ï s E. 119
LETTRE XII.
A Julie.
Son Amant acquiefie à ce qu 'elle exi-
ge de lui. Nouveau -plan cT études
qu'il lui propofè ^ &' qui amzne
flujieurs obfèrvations critiques.
, A Julie , que la (Implicite de votre
lettre efl touchante ! Que j'y vois bien la
ferénité d'une ame innocente , 6c la ten-
dre foUicitude de l'amour ! Vos penfées
s'exhalent fans art & fans peine; elles por-
tent au cÔÊur une imprefllon délicieufe
que ne produit point un flyle apprêté.
Vous donnez des raifons invincibles d'un
air fi fimple , qu'il y faut réfléchir pour
en fentir la force ; 6c les fentimens élevés
vous coûtent (i peu , qu'on efl: tenté de
les prendre pour des manières de penfer
communes. Ah ! oui fans doute , c'efl à
vous de régler nos defliins ; ce n'efl: pas un
droit que je vous laiiïe , c'eft un devoir
que j'exige de vous, c'elt une jufticeque
je vous demande, & votre raifon me doit
dédommager du mal que vous avez faic
à, la mienne. Dès cet infiant je vous re*.
H4
120 La Nouvelle
mets pour ma vie l'empire de mes vo-
lontés : difpofez de moi comme d'un
homme qui n'eft plus rien pour lui-mê-
me , & dont tout l'être n'a de rapport
qu'à vous. Je tiendrai , n'en doutez pas ,
l'engagement que je prends, quoi que
vous puifîiez m.e prefcrire. Ou j'en vau-
drai mieux , ou vous en ferez plus heu-
reufe , Se je vois par-tout le prix aiTuré
de mon obéiirance. Je vous remets donc
fans réferve le foin de notre bonheur
commun; faites le vôtre, & tout eft fait.
Pour moi , qui ne puis ni vous oublier un
infiant, ni penfer à vous fans destranf-
ports qu'il faut vaincre , je vais m'occu-
per uniquement des foins que vous m'a-
vez impofés.
* Depuis un an que nous étudions en fem-.
ble, nous n'avons gueres fait que des lec-
tures fans ordre & prefque au hazard ,
plus pour confuUer votre goût que pour
î'écîairer. D'ailleurs tant de trouble dans
l'ame ne nous lailloit gueres de liberté
d'efprit. Les yeux étoient mal fixés fur
le Livre , la bouche en prononçoit les
mots , l'attention manquoit toujours.
Votre petite Coufine , qui n'étoit pa- fi
préoccupés , nous reprochoit notre peu
de conception , & fe faifoit un honneur
H E L O ï s E. I2Ï
facile de nous devancer. InfenGblemenc
elle eft devenue le maître du maître, &
quoique nous ayons quelquefois ri de ies
prétentions, elle eit, au fond, la feule
des trois qui fait quelque chofe de touc
ce que nous avons appris.
Pour regagner donc le tems perdu ^
(ah! Julie, en fut il jamais de mieux
employé! ) j'ai imaginé une efpece de
plan qui puilTe réparer par la méthode le
tort que lesdiflradions ont fait au favoir.
Je vous l'envoie ; nous le lirons tantôc
enfemble , & je me contente d'y faire ici
quelques légères obfervations.
Si nous voulions, ma charmante amie,
nous charger d'un étalage d'érudition , &
favoir pour les autres plus que pour nous,
mon fyftême ne vaudroic rien , car il
tend toujours à cirer peu de beaucoup
de chofes , & à faire un petit recueil
d'une grande bibliothèque. La icience
efl: dans la plupart de ceux qui la cultivent
une monnoie dont on fait grand cas , qui
cependant n'ajoute au bien- être qu'autant
qu'on la communique , & n'ell bonne que
dans le commerce. Otez à nos favans le
plaifirde fe^ faire écouter, le favoir ne fera
rien pour eux. Us n'amaiïenc dans le cabi-
pec que pour répandre dans le public, ils
122 La Nouvelle
ne veulent être fages qu'aux yeux d'aa-
trui , & ils ne fe fouciroienc plus de l'étu-
de s'ils n'avoienc plus d'admirateurs ( i ) .
Pour nous qui voulons profiter de nos
connoiflances , nousnelesamallons poinç
pour les revendre , mais pour les conver-
tir à notre ufage , ni pour nous en char-
ger , mais pour nous en nourrir. Peu lire ,
& beaucoup méditer à nos ledures , ou ,
ce qui efllamêmechore, encaufer beau-
coup entre nous , eft le moyen de les bien
digérer. Je penle que quand on a une
fois l'entendement ouvert par l'habitude
de réfléchir , il vaut toujours mieux trou-
ver defoi-m.ême les chofes qu'on trou-
veroit dans les livres ; c'efl le vrai iecrec
de les bien mouler à fa tête , ôc àe Ce les
approprier. Au lieu qu'en les recevant
tels qu'on nous les donne , c'efl prefqué
toujours fous une forme qui n'eft pas la
nôtre. Nousfommes plus riches que nous
ne penfons ; mais , dit Montaigne , on
nous drelTe à l'emprunt & à la quête , on
nous apprend à nous fervir du bien d'au-
trui plutôt que du nôtre; ou plutôt, ac-
(') C'eft aiiifi que pcnfoit Sénéque lui-même. Si l'on
me donnai:, dit-il, la. fcience , à condinon de ne la pas
montrer , je n'en voudrois point. Sublime philolophie %
Tuilà donc ton ui'age .'
H E L O ï s E. 123
cumulant fans cefle , nous n'ofons toucher
à rien : nous femmes comme ces avares
qui ne longent qu'à remplir leurs gre-
niers , & dans le fein de l'abondance fe
lailTent mourir de faim.
Il y a , je l'avoue, bien des gens à qui
cette méthode feroit fort nuifible & qui
ont befoin de beaucoup lire & peu mé-
diter, parce qu'ayant la tête malfaite,
ils ne raiïemblent rien de Ci mauvais quo
ce qu'ils produifent d'eux-mêmes. Je
vous recommande tout le contraire, à
vous qui mettez dans vos lectures mieux
que ce que vous y trouvez , & dont l'ef-
prit adtif fait fur le livre un autre livre ,
quelquefois m.eilleur que le premier.
Nous nous communiquerons donc nos
idées; je vous dirai ce que les autres au-
ront penfé , vous me direz fur le même
fujet ce que vous penfez vous-même ; &
fouvcnt après la leçon j'en fortirai plus
inflruit que vous.
Moins vous aurez de leclure à faire ,
mieux il faudra la choifir , 6c voici les
raifons de m.on choix. La grande erreur
de ceux qui étudient ed, comme je viens
de vous dire , de fe fier trop à leurs livres
& de ne pas tirer a'Jez de leur foiid , fans
ibnger que de tous les Sophifljs, notre
124 La Nouvelle
propre raifon ell prefque toujours celui
qui nous abufe le moins. Si-tôc qu'on veut
rentrer en foi-mên:ie , chacun fenc ce qui
elli bien j chacun difcerne ce qui efl beau ;
nous n'avons pas befoin qu'on nous ap-
prenne à connoîcre ni l'un ni l'autre, &
l'on ne s'en impofe là-deflus qu'autant
qu'on s'en veut impofer. Mais les exem-
ples du très-bon & du très- beau font plus
rares «Se moins connus, il les faut aller
chercher loin de nous. La vanité , mefu-
rant les forces de la nature fur notre foi-
bleiTe, nous fait regarder comme chimé-
riques les qualités que nous ne fentons pas
en nous-mêmes; la parelTe & le vice s'ap-
jiuyent fur cette prétendue impoffibilicé ,
& ce qu'on ne voit pas tous les jours, l'hom-
me foible prétend qu'on ne le voit jamais.
C'eft cette erreur qu'il faut détruire. Ce
font ces grands objets qu'il faut s'accou-
tumer à fentir <Sc à voir , afin de s'ôter
tout prétexte de ne les pas imiter. L'ame
s'élève , le cœur s'enflamme à la contem-
plation de ces divins modèles; à force
de les confiderer on cherche à leur deve-
nir femblable , & l'on ne fouffre plus rien
de médiocre fans un dégoût mortel.
N'allons donc pas chercher dans les li-
vres des principes ôc des règles que nous
H E L O ï s E. 125
trouvons plus fûrement au - dedans de
nous. Laiiîbns-là toutes ces vaines dif-
putes des philofophes fur le bonheur Sz
îur la vertu ; employons à nous rendre
bons & heureux le tems qu'ils perdent à
chercher comment on doit l'être, & pro-
pofons-nous de grands exemples à imiter
plutôt que de vains fyftêmes à fuivre.
J'ai toujours cru que le bon n'étoitque
le beau mis en adion , que l'un tenoit in-
timement à l'autre , & qu'ils avoient tous
deux une fource commune dans la nature
bien ordonnée. Il fuit de cette idée que
le goût fe perfedionne par les mêmes
moyens que la fagefie , & qu'une ame bien
touchée des charmes de la vertu doit à
proportion être auffi fenfible à tous les au-
tres genres de beautés. On s'exerce à voir
comme à fentir , ou plutôt une vue ex-
quife n'eft qu'un fentiment délicat & fin.
C'eft ainfi qu'un peintre à l'afped; d'un
beau payfage ou devant un beau tableau
s'extafie à des objets qui ne font pas mê-
me remarqués d'un Spedateur vulgaire.
Combien de chofes qu'on n'apperçoit que
par fentiment 6c dont il ell impolfiblede
rendre raifon ! combien de ces je ne-fais-
quoi qui reviennent ïi fréquemment <Sc
dont le goût feul décide ! Le goût efien
126 La Nouvelle
quelque manière le microfcopedujuge-'
ment ; c'cft lui qui mec les pecits objets à
fa portée, & (es opérations commencenÉ
où s'arrêtent celles du dernier. Que faut-
il donc pour le cultiver t s'exercer avoir
ainfi qu'à fentir, & à juger du beau par
inlpedion comme du bon par fentiment.
Non, je foutiens qu'il n'appartient pas
même à tous les cœurs d'être émus au
premier regard de Julie.
Voilà , ma charmante écoliere , pour-
quoi je borne toutes vos études à des lî-
. vres de goût 6c de moeurs. Voiià [our-
quoi tournant toute ma méthode en exem-
ples , je ne vous donne point d'autre dé-
finition des vertus qu'un tableau des gens
vertueux, ni d'autres règles pour bien
écrire , que les livres qui font bien écrits.
Ne [oyez donc pas furprife des retran-
chemens que je fais à vos précédentes lec-
tures ; je fuis convaincu qu'il faut les ref-
ferrer pour les rendre miles , & je vois
tous les jours mieux , que tout ce qui ne
die rien à l'ame n'eft pas digne de vous
occuper. Nous allons fupprimer les lan-
gues , hors l'Italienne que vous lavez 6c
que voasaimez. Nous laiiferons-là nos
éicmensd'algebre<Sc de géométrie. Nous
quitterions même la phyfique , fi les ter-
H E L O ï s E. 127
mes qu'elle nous fournie m'en laiiïbienc le
courage. Nous renoncerons pour jamais
à l'biftoire moderne , excepté celle de
notre pays ; encore n'eft-ce que parce que
c'efl: un pays libre 6c (impie, ou l'on trou-
ve des hommes antiques dans les tems
modernes : car nevouslaiiïez pas éblouir
par ceux qui difent que l'hiftoire la plus
interelTante pour chacun efl celle de fon
pays. Cela n'eft pas vrai. Il y a des pays
dont l'hiftoire ne peut pas même être lue ,
à moins qu'on ne Ibic imbccille ou négo-
ciateur. L'hifioire la plus interelTante efl
celle où l'on trouve le plus d'exemples,
de mœurs, de caraderes de toute efpece ;
en un mot , le plus d'inflruélion. Ils vous
diront qu'il y a autant de tout cela parmi
nous que parmi les anciens. Cela n'eft
pas vrai. Ouvrez leur hiftoire & faites
les taire. Il y a des peuples fans phyfio-
nomie auxquels il ne faut point de pein-
tres, il y a des gouvernemens fans carac-
tère auxquels il ne faut point d'hiiloriens,
& où iï'tôc qu'on fait quelle place un hom-
me occupe, on fait d'avance tout ce qu'il
y fera. Ils diront que ce font les bons hif-
toriens qui nous manquent ; mais deman-
dez-leur pourquoi ? Cela n'eft pas vrai.
Donnez, matière à de bonnes hilloires ,
128 La Nouvelle
êc les bons hifloriens fe trouverort. En-
fin, ils diront que les hommes de tous
les tems fe reflemblent , qu'ils ont les
niêm.es vertus &. les mêmes vices , qu'on
n'admire les anciens que parce qu'ils font
anciens. Cela n'efl pas vrai, non plus;
car on faifoic autrefois de grandes chofes
avec de petits moyens , & l'on fait au-
jourd'hui tout le contraire. Les anciens
étoient contemporains de leurs hifto-
jiens, & nous ont pourtant appris à les
admirer. Affurément fi la pollerité ja-
mais admire les nôtres, elle ne l'aura pas
appris de nous.
J'ai laillé par égard pour votre infépa-
lable Confine quelque livre de petite lit-
térature que je n'aurois pas lailiés pour
vous. Hors le Pétrarque, le Tafle, le
Metaftafe, & les maîtres du théâtre fran-
çois , je n'y mêle ni poètes , ni livres
d'amour , contre l'ordinaire des leâ:u-
res confacrées à votre fexe. Qu appren-
drions-nous de l'amour dans ces livres?
Ah I Julie , notre cœur nous en dit plus
qu'eux , & le langage imité des livres
ed bien froid pour quiconque eft paf-
fionné lui - même ! D'ailleurs ces études
énervent l'am.e, la jettent dans la mollef-
fe, 6c lui ôtenc tout fon refforc. Au con-
traire s
H E L O ï s E. 129
traire , l'amour véritable eft un feu dé*-
voranc qui porte fon ardeur dans les au-
tres fentimens ,& les anime d'une vigueur
nouvelle. C'ell: pour cela qu'on a dit que
l'amour faifoit des Héros. Heureux ce-
lui que le fort eût placé pour le devenir,
ôc qui auroic Julie pour amante!
LETTRE XIII.
DE Julie.
Siitls faite de la pureté des fentimens
de fon Amant , elle lui témoigns
qu'elle ne défèj père pas de pouvoir
le rendre heureux un jour ; lui
annonce le retour de fon père , 6*
leprévientfur unefurprife quelle,
veut lui faire dans un hofquet,
J E vous le difois bien, que nous étions
heureux ; rien ne nous l'apprend mieux
que l'ennui que j'éprouve au moindre
changement d'état. Si nous avions des
peines bien vives, une abfence de deux
jours nous en feroit-elle tant? Je dis,
nous, car je fais que mon ami partage
mon impatience; il la partage parce que
Tonii /, '1
1^0 La Nouvelle
Je la fens , & il la fent erxcre pour lui'*
même : je n'ai plus belbin qu'il me dife
ceschofes-là.
Nous ne fommes à la campagne que
d'hier au foir ; il n'ait pas encore Theure
où je vous verrois à la ville, & cependant
mon déplacement me fait déjà trouver
votre abfence plus iniupportable.Si vous*
îie m'aviez pas défendu la géométrie , je
vous dirois que mon inquiétude eu. en
raifon compolee des intervalles dutems
&; du lieu; tant je trouve que l'éloigne-
ment ajoute au chagrin de l'abfence.
J'ai apporté votre lettre & votre plan
d'études , pour miéditer l'une & l'autre ,
ôc j'ai déjà relu deux fois la première : la
fin m'en touche extrêmement. Je vois ,
mon ami , que vous fentez le véritable
amour , puisqu'il ne vous a point ôté le
goût des chofes honnêtes , 6c que vous
favez encore dans la partie la plus fenfi-
ble de votre cœur faire des facrifices à la
vertu. En effet , employer la voie de
l'inflrudion pour corrompre une femme
eft de toutes les fédudions la plus con-
dam.nabie , & vouloir attendrir fa maî-
treffe à l'aide des Romans eft avoir bien
peu de reflource en foi -même. Si vous
euifiez plié dans vos leçons laphilofophie
H E L O ï s E. 131
à vos vues, (î vous euffiez tâché d'établir
des maximes favorables à votre intérêt ^
en voulant me tromper , vous m'eufTiez
bientôt détrompée ; mais la plusdange-
reufe de vos fédudions efl de n'en point
employer. Du moment que la ioif d'ai-
mer s'empara de mon cœur & que j'y
fentis naître le befoin d'un éternel atta-
chement, je ne demandai point au ciel
de m'unir à un homme aimable , mais à
un homme qui eût l'ame belle ; car je
fentois bien que c'eft de tous les agré-
mens qu'on peut avoir , le moins fujet au
dégoût , 6c que la droiture & l'honneur
ornent tous ies fentimens qu'ils accom-
pagnent. Pour avoir bien placé ma pré-
férence , j'ai eu comme Salomon , avec
ce que j'avois demandé , encore ce que
je ne demandois pas. Je tire un bon au-
gure pour mes autres vœux de l'accom-
pliliement de celui-là, & je ne défefpere
pas , mon ami , de pouvoir vous rendre
auffi heureux un jour que vous méritez
de l'être. Les moyens en font lents , dif-
ficiles , douteux ; les obflacles terribles.
Je n'oie rien me promettre; mais croyez
que tout ce que la patience & l'amour
pourront faire ne fera pas oublié. Conti-
nuez, cependant , à complaire en tout à
I X
132 La Nouvelle
ma mère , ôc préparez - vous au retour
de mon père , qui fe retire enfin tout-à-
fait après trente ans de fervice, à l'uppor-
ter les hauteurs d'un vieux Gentilhomme
brulque , mais plein d'honneur , qui vous
aimera fans vous carefTer & vous eilimera
fans ie dire.
J'ai interrompu ma lettre pour m'al-
1er promener dans des bocages qui font
près de notre maifon. O mon doux ami !
je t'y conduifois avec moi , ou plutôt je
t'y poriois dans mon fein. Je choifilTois
les lieux que nous devions parcourir en-
fembie; j'y marquois desafyles dignes de
nous retenir ; nos coeurs s'épanchoient
d'avance dans ces retraites- délicieufes ,
elles ajoutoient aux plaifirs que nous goû-
tions d'être enfemble , elles recevoient à
leur tour un nouveau prix du féjour de
deux vrais amans, ôc je metonnois de
n'y avoir point remarqué feule les beau-
tés que j'y trouvois avec toi.
Parmi les bofquets naturels que forme
ce lieu charmant , il en efl: un plus char-
mant que les autres, dans lequel je me
plais davantage ^ 6c où, par cette railon ,
je defline une petite furprife à mon ami.
Il ne fera pas dit qu'il aura toujours de la
déférence ôi. moi jamais de génerofué.
H E L O ï s E. 135
C'efli-là que je veux faire fentir , mal-
gré les préjugés vulgaires , combien ce
que le cœur donne vaut mieux que ce
qu'arrache l'imporcunité. Au refte , de
peur que votre imagination vive ne fe
mette un peu trop en frais , je dois vous
prévenir que nous n'irons point enfem-
ble dans le bofquet [a.ns Y inféj) arable Con-
fins.
A propos d'elle, il efl décidé, li cela
ne vous fâche pas trop , que vous vien-
drez nous voir lundi. Ma mère enverra
fa calèche à ma Coufine ; vous vous ren-
drez chez elle à dix heures ; elle vous
amènera ; vous palTerez la journée avec
nous, & nous nous en retournerons tous
enfemble le lendemain après le dîner.
J'en étois ici de m^a lettre quand j'ai
réfléchi que je n'avois pas pour vous la
remettre les mêmes commodités qu'à la
ville. J'avois d'abord pcnfé de vous ren-
voyer un de vos livres par Guftin , le fils
du Jardinier , & de mettre à ce livre une
couverture de papier , dans laquelle j'au-
rois inféré ma lettre. Mais outre qu'il
n'ell: pas fCir que vous vous avilafllez de
la chercher, ce feroit une imprudence
impardonnable d'expofer à de pareils
hazai'ds le deftin de notre vie. Je vais
1 3
134 La Nouvelle
donc me contenter de vous marquer fim-
plement par un billet le rendez-vous de
lundi, 6c je garderai la lettre pour vous
Ja donner à vous-même. Auflî-bien j'au-
rois un peu de fouci qu'il n'y eût trop de
commentaires fur le myflere du bofquet.
LETTRE XIV.
A Julie.
Etat violent Je l' Amant de Julle„
E^et d'un bai fer qu'il a reçu
d'elle dans le bofquet,
\J^ U ' A s - T u fait , ah ! qu'as - tu fait ,
ma Julie ? tu voulois me récompenfer
& tu m'as perdu. Je fuis ivre, ou plutôt
infenfé. Mes fens font altérés, toutes
mes facultés font troublées parce baifer
mortel. Tu voulois foulager mes m^aux f
Cruelle , tu les aigris. C'efl du poifon
que j'ai cueilli fur tes lèvres; il fermente,
il embrafe mon fang , il me tue , & ta
pitié me fait mourir.
O fouvenir immortel de cet inflanc
d'illufïon ! de délire & d'enchantement ,
jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon
H E L O ï s E. 135
ame , 5c tanc que les charmes de Julie y
feront gravés , tanc que ce cœur agité me
fournira des Tencimens 6c des loupirs , ru
feras lefupplice & le bonheur de ma vie !
Hélas ! je jouiOTois d'une apparente
tranquillité; fournis à tes volontés fuprê-
mes, je ne murmurois plus d'un fort au-
quel tu daignois préfider. Javois domp-
té les fougueufes faillies d'une imagina-
tion téméraire ; j'avois couvert mes re-
gards d'un voile & mis une entrave à mon
cœur ; mes defirs n'ofoient plus s'échap-
per qu'à demi, j'étois auiTi content que
je pouvois l'être. Je reçois ton billet , je
vole chez ta Coufine ; nous nous rendons
àClarens, je t'apperçois, & mon fein
palpite; le doux fon de ta voix y porte
une agitation nouvelle ; je t aborde com-
me tranfporté , & j'avois grand befoin
de la diverfion de taCoufine p((||Br cacher
mon trouble à ta mère. On parcourt le
jardin, l'on dîne tranquillement , tu me
rends en fecret ta lettre que je n'ofe lire
devant ce redoutable témoin ; le foleil
comm.ence à bailïer , nous fuyons tous
trois dans le bois le refte de fes rayons ,
6c ma paifible fmiplicité n'imaginoit pas
même un état plus doux que le mien.
Jln approchant du bofquet j'apperçus,
I4
j^6 La Nouvelle
non fans une émotion fecrece , vos fignes
d'intelligence , vos fourires mutuels , &
le coloris de tes joues prendre un nouvel
éclat. En y entrant , je vis avec furprife ta
Coufine s'approcher de moi 6c d'un air
plaifamment luppliant me demander un
baifer. Sans rien comprendre à ce myC-
tere j'embraflai cette charmante amJe ,
Se toute aimable, toute piquante qu'elle
efl , je ne connus jamais mieux , que les
fenfations ne font rien que ce que le cœuF
les fait être. Mais que devins-je un mo-
ment après , quand je fentis la
main me tremble un doux fré-
miilcment .... ta bouche de rofes ....
la bouche de Julie. . . . f e pofer , fe pref-
fer fur la mienne , & mon corps ferré dans
tes bras P Non, le feu du ciel n'eft pas
plus vif ni plus prompt que celui qui vint
à l'inflafrrm'embrafer. Toutes les parties
de moi-même fe ralTemblerent fous ce
toucher délicieux. Le feu s'exhaloitavec
nos foupirs de nos lèvres brûlantes , &
mon cœur fe mouroit fous le poids de la
volupté .... quand tout-à-coup je te vis
pâlir , fermer tes beaux yeux, t'appuyer
fur ta Coufme, & tomber en défaillance.
Ainfi la frayeur éteignit le plaifir , ôc
mon bonheur ne fut qu'un éclair.
H E L O ï s E. 137
A peine lais-je ce qui m'efl arrivé de-
puis ce. fatal moment. L'imprefTion pro-
fonde que j'ai reçue ne peut plus s'effacer.
Une faveur ! . . . . c'eft un tourment hor-
rible .... Non , garde tes baifers , je ne
les faurois fupporter ils font trop
acres, trop pénétrans, ils percent, ils
brûlent jufqu'à la moèle ... ils me ren-
droient furieux. Un feul, un feul m'a jet-
té dans un égarement dont je ne puis plus
revenir. Je ne fuis plus le même, ôc ne te
vois plus la même. Jenetevois plus com-
me autrefois réprimante & févere ; mais
je te fens & te touche fans celfe unie à
mon fein comme tu fus un inflant. O Ju-
lie! quelque fort que m'annonce un tranC-
port dont je ne fuis plus maître , quelque
traitement que ta rigueur me defline, je
ne puis plus vivre dans l'état où je fuis , 3ç
je fens qu'il faut enfin que j'expire à tes
pieds ou dans tes bras.
158 La Nouvelle
LETTRE XV.
DE Julie.
Elle exige que fon Amant s\ih fente
pour un teiîîs ^ & lui jait tenir de
l'argent pour aller dans fa patrie ^
afin de vaquer àfes araires.
J L efl: important , mon ami , que nous
nous réparions pour quelque tems , &
c'ell ici la première épreuve de l'obéif-
fance que vous m'avez promife. Si je
l'exige en cette occafion , croyez que
j'en ai des raifons très- fortes : il faut bien ,
& vous le favez trop , que j'en aye pour
m'y réfoudre; quant à vous, vous n'en
avez pas befoin d'autre que ma volonté.
Il y a long-temsque vous avez un voya-
ge à faire en Valais. Je voudrois que vous
puffiez l'entreprendre à préfent qu'il ne
fait pas encore froid. Quoique l'automne
foit encore agréable ici , vous voyez dé-
jà blanchir la pointe delà dent-de-jamanc
( 1 ) , & dans fix femaines je ne vous lailTe-
rois pas faire ce voyage dans un pays fî
(i) Haute montagi^e tlu pays de Vaud.
Heloïse. 139
rude. Tâchez donc de partir dès demain:
vous m'écrirez à l'adreife que je vous en-
voyé , & vous m'enverrez la vôtre quand
vous ferez arrivé à Sion.
Vous n'avez jamais voulu me parler de
l'état de vos affaires; mais vous n'êtes pas
dans votre patrie ; je fais que vous y avez
peu de fortune 6c que vous ne faites que la
déranger ici , où vous ne refieriez pas fans
moi. Je puis donc fuppofer qu'une par-
tie de votre bourfe eft dans la mienne, &
je vous envoyé un léger à compte dans
celle que renfermée cette boèce , qu'il ne
faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai
garde d'aller au-devant des difficultés, je
vous eflime trop pour vous croire capa-
ble d'en faire.
Je vous défends, non- feulement de re-
tourner fans mon ordre, mais devenir
nous dire adi-eu. Vous pouvez écrire à
ma mère ou à moi, fimplement pour
nous avertir que vous êtes forcé de partir
fur le champ pour une affaire imprévue ,
& me donner, fi vous voulez , quelques
avis fur mes ledures, jufqu'à votre retour.
Tout cela doit être fait naturellement &
fansaucuneapparence de myflere. Adieu,
mon ami , n'oubliez pas que vous empor-
tez le cœur & le repos de Julie.
140 La Nouvelle
LETTRE XVL
Réponse.
L'Amant obéit ^ 6* par un motlj"
déserté luirenvoyejon argent.
J E relis votre terrible lettre , & je frif-
fonne à chaque ligne. J'obéirai, pour-
tant , je l'ai promis , je le dois ; j'obéirai.
Mais vous ne favez pas , non , barbare ,
vous ne faurez jamais , ce qu'un tel facri-
fice coûte à mon cœur. Ah ! vous n'a-
viez pas befoin de l'épreuve du bofquec
pour me le rendre fenfible ! C'efl un ra-
finement de cruauté perdu pour votre
ame impitoyable, &: je puis au moins
vous défier de me rendre plus malheu-
reux.
Vous recevrez votre boëre dans le
même état où vous l'avez envoyée. C'eil
trop d'ajouter l'opprobre à la cruauté ;
fi je vous ai laiffée maîtreile de mon fort ,
je ne vous ai point lailTée l'arbitre de
mon honneur. C'efl un dépôt facré, ( l'u-
nique, hélas! qui me refle! ) dont jufqu'à
la fin de ma vie nul ne fera chargé que
moi feul.
H E L O ï s E. I4Î
LETTRE XVI L
Réplique.
Indignation de Julie, fur le refus dt
fon ornant. Elle lui fait tenir
le double de la première fômme.
V O T R E lettre me fait pitié , c'eft la
feule chofe fans efprit que vous ayez
jamais écrite.
J'offenfe donc votre honneur , pour
lequel je donnerois mille fois ma vie ?
J'offenfe donc ton honneur , ingrat ! qui
m'as vu prête à t'abandonner le mien ?
Où efl-il donc, cet honneur que j'of-
fenfe ? Dis-le moi , cœur rampant , ame
fans délicateife ? Ah ! que tu es méprifa-
ble , fi tu n'as qu'un honneur que Julie
ne connoiffe pas! Quoi! ceux qui veu-
lent partager leur fort n'oferoient parta-
ger leurs biens , & celui qui fait profef-
fïon d'être à moi fe tient outragé de mes
dons ! Et depuis quand efl; - il vil de r»ece-
voir de ce qu'on aime ? Depuis quand
ce que le cœur donne déshonore-t-il le
cœur qui accepte? Mais on méprife un
homme qui revoie d'un ^ucre ; on mé-
142 La Nouvelle
prife celui dont les befoins pafTent la for-
tune. Et qui le méprife ? Des âmes ab-
jectes qui mettent l'honneur dans la ri-
chefle , & pefent les vertus au poids de
l'or. Eft-ce dans ces bafTes maximes
qu'un homme de bien met fon honneur ;
& le préjugé même de la raifon n'eft-il
pas en faveur du plus pauvre ?
Sans doute , ii eii des dons vils qu'un
ïionnête homme ne peut accepter ; mais
apprenez qu'ils ne déshonorent pas moins
la main qui les offre , & qu'un dont
honnête à faire eft toujours honnête à
lecevoir ; or furement mon cœur ne
me reproche pas celui-ci , il s'en glori-
fie ( 2 ). Je ne lâche rien de plus mépri-
fable qu'un homme dont on acheté le
cœur & les foins, (ï ce n'eft la femme
qui les paye ; mais entre deux cœurs
unis la communauté des biens eft une
juftice & un devoir, & fi je me trouve
encore en arrière de ce qui me refle de
plus qu'à vous , j'accepte fans fcrupule
ce que je réferve , & je vous dois ce que
je ne vous ai pas donné. Ah ! fi les dons
(2) Elle a raifon. Sur le motif fecret de ce voyage , on
voit que 'amais argent ne fut plus honnêtement employé.
Ceft granit dommage que cet emploi n'ait pas fait iu\
meilleur proïlt.
Hm.J
/"./,'/ 24.^
H E L O ï s E. 145
4e l'amour font à charge , quel cœur ja-
mais peuc être reconnoilTanc ?
Suppoleriez-vous que je refufeàmes
befoins ce que je deftine à pourvoir aux
vôtres ? Je vais vous donner du contraire
une preuve fans réplique. C'eft que la
bourfe que je vous renvoyé contient le
double de ce qu'elle contenoit la pre-
mière fois , & qu'il ne tiendroit qu'à moi
de la doubler encore. Mon Père me
donne pour mon entretien une penfion^
modique à la vérité , mais à laquelle je
n'ai jamais befoin de toucher, tant ma
mère ell attentive à pourvoir à tout ;
fans compter que ma broderie & ma
dentelle fuffifent pour m'entretenir de
l'une & de l'autre. Il eft vrai que je
n'étois pas toujours auiïi riche ; les foucis
d'une paflîon fatale m'ont faits depuis
long-tems négliger certains foins aux-
quels j'employois mon fuperflu ; c'ell
une raifon de plus d'en difpofer comme
je fais ; il faut vous humilier pour le mal
dont vous êtes caufe , & que l'amour
expie les fautes qu'il fait commettre.
Venons à l'eÔenciel. Vous dites que
l'honneur vous défend d'accepter mes
dons. Si cela eft , je n'ai plus rien à dire ,
^ je conviens avec vous qu'il ne vous eft
144 La Nouvelle
pas permis d'aliéner un pareil foin. Sî
donc vous pouvez me prouver cela , fai-
tes-le clairement , inconceftablement , &
fans vaine fubcilité ; car vous favez que
je hais les fophifmes. Alors vous pouvez
me rendre la bourfe , je la reprends fans
me plaindre , & il n'en fera plus parlé.
Mais comme je n'aime ni les gens
pointilleux ni le faux point-d'honneur; fî
fi vous me renvoyez encore une fois la
boëte fans julHfication , ou que votre
juflification foie mauvaife, il faudra ne
nous plus voir. Adieu ; penfez-y.
■ Il m»»!»! «I I jA»>miw\xi^rm!l
LETTRE XVIII.
A Julie.
Son Amant reçoit la Jornme , &"
part.
J 'A I reçu vos dons , je fuis parti fans
vous voir , me voici bien loin de vous.
Etes- vous contente de vos tyrannies , &
vous ai-je aflez obéi ?
' Je ne puis vous parler dé mon voyage :
à peine fais-je comment il s'eft fait. J'ai
mis trois jours à faire vingt lieues; cha-
que pas qui m'éloignoic de vous féparoit
mon
H E L O ï s E. 145
îTJon corps de mon ame , & me donnoît
un Tentimeiit anticipé de la morr. Je
voulois vous décrire ce que je verrois.
Vain projet ! Je n'ai rien vu que vous, &
ne puis vous peindre que Julie. Les
puilTances émotions que je viens d'éprou-
ver coup fur coup m'ont jette dans des
diitradions continuelles ; je me lentois
toujours ou je n'éiois point ; à peine
avois-je allez de préfence d'efprit pour
fuivre & demander mon chemin, & je
fuis arrivé à Sion fans être parti de Vevai.
C'elt ainfi que j'ai trouvé le fecret d e-
îuder votre rigueur Se de vous voir fans
vousdéfobéir. Oui, cruelle, quoique
vous ayez fu taire, vous n'avez pu me
féparer de vous tout entier. Je n'ai traî-
né dans mon exil que la moindre partie
de moi même ; tout ce qu'il y a de vi-
vant en moi demeure auprès de vous fans
celfe. Il erre impunément lur vos yeux ,
fur vos lèvres , fur votre fein , fur tous
vos charmes; il pénètre par-tout comme
une vapeur fubtile , & je fuis plus heu-
reux en dépit de vous , que je ne fus ja-
mais de votre gré.
J'ai ici quelques perfonnes à voir ,
quelques aftaires à traiter : voilà ce qui
me défoie. Je ne fuis point à plaindre
Tome I, K
J4^ La Nouvelle
dans la folitude, oîi je puis m'occuper
de vous <5c me tranrporter aux lieux où
vous êtes. La vie adive qui me rappelle
à moi tout entier m'eft feule infupporta-
ble. Je vais faire mal &: vire , pour être
promptement libre ôc pouvoir m'égarer
à mon aife dans les lieux fauvages qui
forment à mes yeux les charmes de ce
pays. Il faut tout fuir &: vivre feul au
monde , quand on n'y peut vivre avec
vous.
LETTRE XIX.
A Julie
Quelques jours après fort arrivée,
dans fa 1* atrie , V Amant de Ju»
lie lui demande de lerappeller _^ &'
lui témoigne Jon inquiétude fiir
le fort d'une première lettre qu'il
lui a écrite.
Ien ne m'arrête plus ici que vos or-
dres ; cinq jours que j'y ai paflé ont fuffi
& au-delà pour mes alfaires ; fi toutefois
on peut appeller des afiaires celles où le
coeur n'a poinc de parc. Enfin vous n'a-
K E L O ï s E. 147
Vez plus de prétexte , & ne pouvez me
retenir loin de vous qu'afin de me tour-
menter.
Je commence à être fort inquiet du
fort de ma première lettre ; elle fut écrite
& mife à la pofle en arrivant ; l'adreiïe
en effc fidèlement copiée fur celle que
vous m'envoyâtes ; je vous ai envoyé la
mienne avec le même foin , & fi vous
aviez fait exademenc réponfe , elle au-
roit déjà dû me parvenir. Cette réponfe
pourtant ne vient point , & -1 n'y a nulle
caufe podible & funefle de fon retard
que mon efprit troublé ne fe figure. O
ma Julie ! que d'imprévues cataftrophes
peuvent en huit jours rompre à jamais
les plus doux liens du monde ! Je frémis
de fonger qu'il n'y a pour moi qu'un feul
moyen d'être heureux , & des millions
d'être miferable (i). Julie J m'auriez-
vous oublié? Ah! c'eft laplusaffreufede
mes craintes ! Je puis préparer ma conf-
(1) On me dira que c'eil le dïvoir d'un Editeur de corri-
ger les fautes de lùngue. Oui bien pour les Editeurs qui
font cas d-' cette coiretft'on; oui bien pour les ouvrages
dont on peut corriger le Ityle fans le refondre & le gâter j
oui bien quand on ei\ alibi iùr de ij plume pour ne pas
fubitituer les propres fautes à celles de l'Auteur. Et avec
tout cela , qu'aura - t - on gagné à Lire parler un SuiHi
comme un Académicien ?
K 2.
T48 La Nouvelle
tance aux autres malheurs , mais toutes
les forces de mon ame défaillent au feul
foupçon de celui-là.
Je vois le peu de fondement de mes
allarmes & ne faurois les calmer. Le fen-
timent de mes maux s'aigrit fans ceUe
loin de vous, & comme li je n'en avois
pas aiî'ez pour m'abattie, je m'en forge
encore d'incertains pour irriter tous les
autres. D'abord mes inquiétudes étoienc
moins vives. Le trouble d'un départ fu-
bit, l'agitation du voyage, donnoient
le change à mes ennuis ; ils le raniment
dans la tranquille folitude. Hélas ! je
combattois ; un fer mortel a percé mon
fein , & la douleur ne s'elt fait fentir que
long-tems après la bleli'ure.
Cent fois , en lifant des Romans , j'at
ri des froides plaintes des Amans fur
l'abfence. Ah] je ne favois pas alors à
quel point la vôtre un jour me feroit in-
fupportable î Je fens aujourd'hui com-
bien une ame paifibie eft peu propre à
juger des paffions , combien il ei\ in-
fenlé de rire des fenrimens qu'on n'a
point éprouvés. Vous le dirai-je pour-
tant : je ne fais quelle idée confolante
& douce tempère en moi 1 amcriume de
■votre éloignement , en fongeant qu'il
H E L O ï s E. 149
s'efl: fait par votre ordre. Les maux qui
me viennent de vous me font moins
cruels que s'ils m'étoient envoyés par la
fortune ; s'ils fervent à vous contenter ,
je ne voudrois pas ne les point fentir ;
ils font les garans de leur dédommage-
ment , & je connois trop bien votre ame
pour vous croire barbare à pure perte.
Si vous voulez m'éprouver je n'en
murmure plus ; il eft jufte que vous fâ-
chiez fi je fuis confiant , patient, docile ,
digne en un mot des biens que vous me
réfervez , Dieux ! fi c'étoit-là votre idée ,
je me plaindroisdetroppeufouffrir. Ah!
non , pour nourrir dans mon cœur une iî
douce attente, inventez, s'il fe peut, des
maux mieux proportionnés à leur prix.
K 3
150 La Nouvelle
< ■ ' ■ "■"■ ■ '*
LETTRE XX.
D E J U X I E.
]E.lle tranquilHje Jon Amant Jurjls
inquiétudes par rapport au retard
des réponfès àfès Lettres. Arri-
vée du Père de Julie. Rappel de
Jon Amant digéré.
J E reçois à la fois vos deux lettres , 6c
je vois, par l'inquiétude que vous mar-
quez dans la féconde fur le fort de l'au-
tre , que quand l'imagination prend les
devans , la raifon ne fe hâte pas comme
elle , & fouvenc la laifie aller feule. Pen-
fâtes- vous en arrivant à Sion qu'un Cour-
rier tout prêt n'attendoit pour partir que
votre lettre, que cette lettre me feroic
remife en arrivant ici , & que les occa-
fions ne favoriferoient pas moins ma ré-
ponfer II n'en va pas ainfi, mionbelamio
Vos deux lettres me font parvenues à la
fois , parce que le Courrier , qui ne palfe
qu'une fois la femaine (2) , n'efl: parti
qu'avec la féconde. Il faut un certain
(lin pafT- à préfent deux fois.
H E L O ï s E. I5Î
tems pour diflribuer les lettres ; il en
faut à mon commilîlonnaire pour me
rendre la mienne en fecret , <Sc le Cour-
rier ne retourne pas d'ici le lendemain
du jour qu'il eft arrivé. Ainfi, tout bien
calculé , il nous faut huit jours , quand
celui du Courrier eft bien choifi , pour
recevoir réponfe l'un de l'autre ; ce que
je vous explique , afin de calmer une fois
pour toutes votre impatiente vivacité.
Tandis que vous déclamez contre la for-
tune 6c ma négligence , vous voyez que
je m'informe adroitement de tout ce qui
peut affurer notre correfpondance , &
prévenir vos perplexités. Je vous laifle
à décider de quel côté font les plus ten-
dres foins.
Ne parlons plus de peines, mon bon
ami; ah ! refpcdez & partagez plutôt le
plaifir que j'éprouve , après huit mois
d'abfence , de revoir le meilleur des Pè-
res ! Il arriva jeudi au foir; & je n'ai
fongé qu'à lui (;) depuis cet heureux
moment. O toi ! que j'aime le mieux au
monde , aprls les auteurs de mes jours ,
pourquoi tes lettres , tes querelles , vien-
nent-elles contriiler mon ame , & trou-
il) L'article qui précède prouve qu'elle ment.
K 4
152 La Nouvelle
bler les premiers plaifirs d'une famille
îéunie ? Tu voudrois que mon cœur
s'occupât de toi fans celle; mais dis-moi ,
le tien pourroit-il aimer une fille déna-
turée à qui les feux de l'amour feroient
oublier les droits du fang , & que les
plaintes d'un amant rendroient infeniible
aux carelfes d'un père r Non, mon di-
gne ami , n'empoifonne point par d'in-
jufles reproches l'innocente joie que
m'infpire un fidouxfentiment. Toi dont
l'ame ell fi tendre & li fenfible , ne con-
çois-tu point quel charme c'efl de fentir.
dans ces purs & facrés embrafl'emens ie.
fein d'un père palpiter d'aife contre ce-
lui de (a fille. Ah! crois-tu qu'alors le
cœur puiiie un moment fe partager , &
rien dérober à la nature ?
Sol chs fùn figli-T- io rai raimnento adejfo.
Ne penfez pas pourtant que je vous
oublie. Oublia-t-on jamais ce qu'on a
une fois aim^é ? Non , les impreffions
plus vives, qu'on fjit quelques inltans,
n'effacent pas pour cela les autres. Ce
n'ed point fans chagrin que je vous ai vu
partir , ce n'efl point fans plaifir que je
vous verroisde retour. Aiais Prenez;
patience ainfi que moi puisqu'il le faut ,
H E L O ï s E. 155
fans en demander davantage. Soyez fûc
que je vous rappellerai le plutôt qu'il fe-
ra podible ; 6 penfez que ibuvenc tel
qui fe plaint bien haut de l'abfence ; n'efl
pas celui qui en IbufFie le plus.
.•j»K\iKmm„^ ■.«■m.» ■■jmiMiillWBM
LETTRE XXI.
A Julie.
La Jiiijihilité de. Julie pour fort
Père louée par fort Amant. H
regrette néa/irnoins de ne pas pojl
féderjon cœur tout entier,
V^Ue j'ai fouffbrt en la recevant , cette
lettre fouhaitée avec tant d'ardeur î J'ac-
tendois le Courrier à la porte. A peine
ie paquet étoit-il ouvert que je me nom-
me , je me rends importun : on me die
qu'il y a une lettre , je treiTaille ; je la
demande, agité d'une mortelle impa-
tience : je la reçois enfin. Julie, j'ap-
perçois les traits de ta main adorée ! La
mienne tremble en s'avançant pour re-
cevoir ce précieux dépôt, je voudrois
baifcr mille fois ces facrcs caractères. O
çircon.fpedion d'un amour craintif! Je
154 La Nouvelle
n'ofe porter la lettre à ma bouche, ni
l'ouvrir devant tant de téinoins. Je me
dérobe à la hâte. Mes genoux trem-
bloient fous moi ; mon émotion croif-
fante me laifle à peine appercevoir mon
chemin ; j'ouvre la lettre au premier dé-
tour ; je la parcours , je la dévore ; ëc à
peine fuis-je à ces lignes où tu peins û
bien les plaifirs de ton cœur en embraP-
fant ce refpedable père, que je fonds
en larmes ; on me regarde , j'entre dans
une allée pour échapper aux fpedateurs ;
là je partage ton aticndrifTemxenc ; j'em-
brafle avec tranfport cet heureux père
que je connoisà peine, 6cla voix de la na-
ture me rappellant au mien , je donne de
nouveaux pleurs à fa mémoire honorée.
Et que vouliez- vous apprendre, in-
comrarablefiile , dans mon vain & trille
favoir r Ah ! c"eil de vpus qu'il faut ap-
prendre tout ce qui peut entrer de bon ,
d'honnête dans une ame humaine , &
fur-tout ce divin accord de la vertu , de
l'amour ôc de la nature , qui ne fe trouva
jamais qu'en vous ! Non, il n'y a point
d'affedation faine qui n'ait fa place dans
votre cœur, qui ne s'y diilingue par la
fenfibilité qui vous efl propre ; 6c , pour
favoir moi-même régler le mien , corn-
H E L O ï s E. 155
me j'ai fournis toutes mes adions à vos
volontés, je vois bien qu'il faut foumet-
tre encore tous mes fentimens aux vôtres.
Quelle différence pourtant de votre
état au mien, daignez le remarquer î Je
ne parle point du rang & de la fortune,
l'honneur & l'amour doivent en cela fup-
pléer à tout. Mais vous êtes environnée
de gens que vous cheriffez & qui vous
adorent ; les foins d'une tendre mère ,
d'un père dont vous êtes l'unique efpoir ;
l'amitié d'une Coufine qui femble ne ref*
pirer que par vous ; toute une famille
dont vous faites l'ornement ; une ville
entière fiere de vous avoir vu naître , touc
occupe 6c partage votre fenfibilité , &
ce qu'il en refte à l'amour n'efl que la
moindre partie dece que lui ravilTent les
droits du fang & de l'amitié. Mais moi ,
Julie, hélas! errant, fans famille, &
prefque fans patrie , je n'ai que vous fur
la terre , & l'amour feul me tient lieu de
tout. Ne foyez donc pas furprife fi , bien
que votre ame foie la plus fenhblé , la
mienne fait le mieux aimer , 6: fi , vous
cédant en tant de chofes , j'emporte au
moins le prix de l'amour.
Ne craignez pourtant pas que je vous
importune çncore de mes indifcrettes
1^6 La Nouvelle
plaintes. Non , je refpefterai vos plai-
firs , & pour eux mêmes qui font fi purs,
&. pour vous qui les rcirencez. Je m'en
formerai dans l'efprit le touchant fpedla-
cle , je les partagerai de loin, & ne pou-
vant être heureux de ma propre félicité ,
je le ferai de la vôtre. Quelles que foienc
les raifons qui me tiennent éloigné de
vous, je les refpeéle ; & que me fervirok
de les connoître , il quand je devrois les
défapprouver , il n'en faudroit pas moins
obéir à la volonté qu'elles vous infpirent ?
M'en coûtera-t-il plus de garder le fi-
lence qu'il m'en coûta de vous quitter ?
Souvenez -vous toujours, ô Julie! que.
votre ame a deux corps à gouverner , Ôc
que celui qu'elle anime par ion choix li>i
fera toujours le plus fidèle.
nodo plu forte :
Fabrlcato da. noi , non dalla, forte.
Je me tais donc , & , jufqu'à ce qu'il
vous plaiiede terminer monexii, je vais
tâcher d'en tempérer l'ennui en parcou-
rant les montagnes du Valais , tandis
qu'elles font encore praticables. Je m'ap-
perçoisquece pays ignoré mérite les re-
gards des hommes, «Se qu'il ne lui man-
que pour être admiré que des Specta-
H E L O ï s E. Î57
teurs qui le fâchent voir. Je tâcherai d'en
tirer quelques cblervations dignes de
vous plaire. Pour amufer une jolie fem-
me, il faudroit peindre un peuple aimable
«5c galant. Mais toi, ma Julie, ah! je le fais
bien, le tableau d'un peuple heureux &
fimple eil celui qu'il faut à ton cœur.
LETTRE XXII.
DE Julie.
Etonnement defon père fur les con^
noijfances & les talens qail lui
voit. Il eji informé de, la roture,
& de la fierté du Maître, Julie,
fait part de ces ckofes à fort
Amant , pour lui laijfer le tems
d'y réfléchir.
P^ N F I N le premier pas eft franchi , &
.il a été queflion de vous. Malgré le mé-
pris que vous témoignez pour ma doc-
trinp , mon père en a été furpris : il n'a
pas moins admiré mes progrès dans la
mufique & dans le defîéin (4) , & au
(4) Voilà, ce me fcmblc , un Sr.gc de vingt ans qui fais
çrodigieufement de choies ! U elt v'rai que Julie le félicite
a trente de n'être plus fi lavant.
Ï58 La Nouvelle
grand étonnement de ma mère , préve*
nue par vos calomnies (^) , au blafon
près qui lui a paru négligé , il a été fore
content de tous mes talens. Mais ces ta-
lens ne s'acquièrent pas fans maître ; il a
fallu nommer le mien , & je l'ai faic
avec une énumeration pompeufe de rou-
tes les fciences qu'il vouloit bien m'enfei-
gner , hors une. 11 s'efl rappelle de vous
avoir vu plufieurs fois à fon précédenc
voyage, 6c iln'a pas paru qu'il eût confer-
védevousuneim-preÂlondéravantageufe.
Enfuite il s'eft informé de votre for-
tune; on lui a dit qu'elle étoic médiocre:
de votre naiffance ; on lui a dit qu'elle
étoit honnête. Ce mot honnête ell fore
équivoqueà l'oreille d'un Gentilhomme,
<3c a excité des foupçons que l'éclairciffe-
ment a confirmés. Dès qu'il a fu que
vous n'étiez pas noble , il a demandé ce
qu'on vous donnoit par mois. Ma mère
prenant la parole a dit qu'un pareil ar-
rangement n'écoit pas même propofable,
& qu'au contraire , vous aviez rejette
conftamment tous les moindres préiens
qu'elle avoit tâché de vous faire en cho-
fes qui ne fe refufent pas ; mais cet air de
{$) Ctla fe rap^ort^; à une lettre i la merc , éciitcfur
uu ton eçiuivoque j &, qui a «5ié Uipprimée.
H E L O ï s E. 159
fierté n'a fait qu'exciter la Henné, & le
moyen de fupporter l'idée d'être rede-
vable à un roturier ? Il a donc été dé-
cidé qu'on vous ofFriroit un payement,
au défaut duquel , malgré tout votre mé-
rite, dont on convient , vous feriez re- .
mercié de vos foins. Voilà, mon ami,
le réfumé d'une converfation , qui a été
tenue fur le compte de mon très-honoré
maître , & durant laquelle ion humble
écoliere n'étoit pas fort tranquille. J'aî
cru ne pouvoir trop me hâter de vous en
donner avis , afin de vous laiiier le tems
d'y réfléchir. Aufîitô: que vous aurez
pris votre réfolution , ne manquez pas
de m'en inftruire ; car cet article efl: de
votrecompétence, &mes droits ne vonc
pas jufques-là.
J'apprends avec peine voscourfes dans
les montagnes; non que vous n'y trou-
viez , à mon avis , une agréable diver-
fion , ôc que le détail de ce que vous au-
rez vu ne me foit fore agréable à moi-
même : mais je crains pour vous des fati-
gues que vous n'êtes gucres en état de
fupporter. D'ailleurs , la faifon eft fore
avancée ; d'un jour à l'autre tout peut fe
couvrir de neige , & je prévois que vous
aurez encore plus à foutfrir du froid que
i6o La Nouvelle
de la fatigue. Si vous tombiez malade
dans le pays où vous êtes je ne m'en con-
folerois jamais. Revenez donc , mon
bon ami , dans mon voifinage. Il n'eft
pas tems encore de rentrer à Vevai ,
mais je veux que vous habitiez un féjour
moins rude , & que nous foyons plus à
portée d'avoir aifément des nouvelles l'un
de l'autre. Je vous laiiïe le maître du
choix de votre ftation. Tâchez feule-
ment qu'on ne fâche point ici où vous
êtes , & foyez difcret fans être m.yfte-
rieux. Je ne vous dis rien fur ce chapi-
tre ; je me fie à l'intérêt que vous avez
d'être prudent, & plus encore à celui
que j'ai que vous le foyez.
Adieu, mon ami ; jene puis m'entre-
tenir plus long-tems avec vous. Vous fa-
vez de quelles précautions j'ai befoin
pour vous écrire. Ce n'eft; pas tout : mon
père a amené un étranger refpedlable,
Ibn ancien ami , & qui lui a fauve autre-
fois la vie à la guerre. Jugez fi nous nous
fommes efforcés de le bien recevoir. Il
repart demain , & nous nous hâtons de
lui procurer pour le jour qui nous relie ,
tous les amufemens qui peuvent marquer
notre zèle à un tel bien faidleur. On m'ap-
pelle: il faut finir. Adieu, derechef
LETTKE
H E L O ï s E. î6l
LETTRE XXIIÎ.
A Julie.
Dejcrlptlon des montagnes du V^a-
lais. Moeurs des Habitons. Poi'^
trait des f^alaifines, L'Amant
de Julie ne voit quelle par-tout.
J\ Peine ai-je employé huit jours à par-
courir un pays qui demanderoic des an-
nées d 'obiervations : mais outre que la:
neige me chaiTe , j'ai voulu revenir au-
devant du Courier qui m'apporte, j'ef-
pere , une de vos lettres. En attendanc
qu'elle arrive , je commence par vous
écrire celle-ci, après laquelle j'en écri-
rai, s'il efl: néceflaire , une féconde pour
répondre à la vôtre.
Je ne vous ferai point ici un détail de
mon voyage & de mes remarques ; j'en
ai fait une relation que je compte vous
porter. Il faut réferver notre correfpon-
dance pour les cliofes qui nous touchenc
de plus près l'un & l'ancre. Je me con-
tenterai de vous parler de la fituation de
mon ame : il eft julle de vous rendre
Toim I, L
iSi La Nouvelle
compte de l'ufage qu'on fait de votre
bien.
J'étois parti , trifte de mes peines , &
confolé de votre joie : ce qui me tenoit
dans un certain état de langueur , qui
n'tfl pas fans charme pour un cœur fenfi-
ble. Je graviiTois lentement 6c à pied
des fcntiers aflez rudes , conduit par un
homme que j'avois pris pour être mon
guide , & dans lequel , durant toute la
route , j'ai trouvé plutôt un amJ qu'un
mercenaire. Je voulois rêver , 6c j'en
étois toujours détourné par quelque fpec-
tacle inattendu. Tantôt d'immenfes ro-
chers pendoient en ruines au-deffus de
ma tête. Tantôt de hautes & bruyantes
cafcades m'inondoient de leur épais
brouillard. Tantôt un torrent éternel
ouvroit à mes côtés un abyme dont les
yeux n'ofoient fonder la profondeur.
Quelquefois je me perdois dans robfcu-
rité d'un bois touffu. Quelquefois en for-
çant d'un gouffre une agréable prairie
réjouiffoit tout-à coup mes regards. Un
mélange étonnant de la nature fauvage
Se de la nature cultivée , montroit par-
tout la main des hommes, où l'on eût
cru qu'ils n'avoient jamais pénétré : à
côté d'une caverne on trouvoic des mai-
H E L Ô ï s E. 1^3
fons; on voyoic des pampres fecs oh l'on
n'eue cherché que des ronces ; des vignes
dans des terres éboulées ; d'excellens
fruits fur des rochers, & des champs dans
des précipices.
Ce n'étoit pas feulement le travail des
hommes qui rendoit ces pays étranges lî
bizarrement concrafié ; la nature lem-
bloit encore prendre plaifirà s'y mettre
en oppofition avec elle-même , tant on
la trouvoic dilTerente en un même lieu
fous divers afpeâs. Au levant les fleurs
du printems, au midi les fruits de l'au-
tomne , au nord les glaces de l'hiver : elle
réuniffoit toutes les faifons dans le même
initant , tous les climats dans le même
lieu , des terreins contraires fur le même
fol, & formoit l'accord inconnu par-touc
ailleurs des produ^^lions des plaines Se de
celles des Alpes. Ajoutez à tout cela les
iliufions de l'optique , les pointés des
monts différemment éclairées, le clair-
obfcur du foleil & des ombres , & tous
les accidens de lumière qui en réfuU
toient le matin & le foir ; vous aurez
quelque idée des Ibènes continuelles qui
ne cédèrent d'attirer mon admiration,
& qui fembloient m'étre offertes en un
vrai théâtre j car laperfpedlive des moncs
L z
1^4 La Nouvelle
étant» verticale frappe les yeux tout à la
fois & bien plus puillamment que celle
des plaines qui ne fe voie qu'obliquement ,
en fuyant , & dont chaque objet vous en
cache un autre.
J'attribuai durant la première journée ,
aux agrémens de cette variété , le calme
que je fentois renaître en moi. J'admi-
rois l'empire qu'ont fur nos paffions les
plus vives , les êtres les plus infenfibles ,
6c je méprifois la philofophie de ne pou-
voir pas même autant fur l'ame qu'une
fuite d'objets inanimés. Mais cet état pai-
fible ayant duré la nuit & augmenté le
lendemain , je ne tardai pas de juger qu'il
avoit encore quelque autre caufe qui ne
metoit pas connue. J'arrivai ce jour-
là fur des montagnes les moins élevées ;
& parcourant enfuite leurs inégalités , fur
celles des plus hautes qui étoient à ma por-
tée , après m'être promené dans les nua-
ges, j'atteignois un féjour plusferein,d'oii
l'on voit dans la faifon , le tonnerre & l'o-
rage fe former au-deffous de foi ; image
trop vaine de l'ame du fage , dont l'exem-
ple n'exifta jamais , ou n'exifte qu'aux
mêmes lieux d'où l'on en a tirél'emblême.
Ce fut- là que je démêlai fenfiblemenc
4ans la pureté de l'air où je me crouvois,
H E L O ï s E. ï6<y
la véritable caufe du changement de mon
humeur , & du retour de cette paix inté-
rieure que j'avois perdue depuis (i long-
tems. En effet , c'eft une imprefllon gé-
nérale qu'éprouvent tous les hommes ,
quoiqu'ils ne l'obfervent pas tous , que fur
les hautes montagnes où l'air eil pur &
fubtil , on fe fent plus de facilité dans la
refpiration , plus de légèreté dans le
corps , plus de ferénité dansl'eiprit, les
plaifirs y font moins ardens , les pallions
plus modérées. Les méditations y pren-
nent je ne fais quel caradlere grand & fu-
blime , proportionné aux objets qui nous
frappentjje ne fais quelle volupté tranquil-
le qui n'a rien d'acre 6c de fenfuel. llfem-
ble qu'en s'élevant au delîus du féjour des
hommes on y laiffe tous les fentimens
bas & terreflres, <3cqu'àmefure qu'on ap-
proche des régions étherées, l'ame con-
traâ:e quelque chofe de leur inaltérable
pureté. On y eft grave fans mélancolie ,
paifible fans indolence, content d'être &
de penfer : tous les defirs trop vifs s'é-
mouflént ; ils perdent cette pointe aiguë
qui les rend douloureux , ils ne lai lient
au fond du cœur qu'une émotion légère
èi douce , (Se c'eft ainfi qu'un heureux cli-
mat faic lervir à la félicité de l'homme
L3
ï66 La Nouvelle
1 es partions qui font ailleurs fon tourment.
Je doute qu'aucune agitation violente ,
aucune maladie de vapeurs pûc tenir con-
tre un pareil féjour prolongé , & je fuis
furpfis que des bains de l'air falutaire'à;
bienfaiianc des montagnes ne foient pas
un des grands remèdes delà médecine àç,
de la morale.
Qui non palani , non teatro o loggia ,
M" an lor vece un" ahete , unfaggio , un pino
Trà V erba verde e'I bel monte vicino
Levan di terra al Ciel nofif intelletto,
Suppofez les impreflions réunies de ce
que je viens de vous décrire, & vous au-
rez quelque idée delafituationdélicieufe
où je me trouvois. Imaginez la variété ,
la grandeur , la beauté de mille étonnans
fpeélacles ; le plaifir de ne voir autour de
foi que des objets tout nouveaux , des
oifcaux étranges , des plantes bizarres &
inconnues , d'obferver en quelque forte
une autre nature , & de fe trouver dans
un nouveau monde. Tout cela fait aux
yeux un mélange inexprimable dont le
charme augmente encore par la fubtilité
de l'air qui rend les couleurs plus vives ,
les traits plus marqués, rapproche tous
Jes points de vue; les diftances paroiflànç
H E L O ï s E. 167
moindres que dans les plaines, oùl'cpaif-
feur de l'air couvre la terre d'un voile ,
l'horifon prélenteaux yeux plus d objets
qu'il femble n'enpouvoircontenir : enfin,
le fpedacle a je ne fais quoi de magique,
de furnacurel qui ravit i'efprit 6c les fens;
on oublie tout, on s'oublie foi même, on
ne fait plus où l'on eft.
J'aurois patle tout le tems de mon
voyage dans le feul enchantement du
payfage , fi je n'en euffe éprouvé un plus
doux encore dans le commerce des habi-
tans. Voustrouverez dans ma defcription
un léger crayon de leurs mœurs , de leur
fimpiicité , de leur égalité d'ame , 6c de
cette pailîble tranquillité qui les rend
heureux par l'exemption des peines plu-
tôt que par le goût des plaifirs. Mais ce
que je n'ai pu vous peindre 5c qu'on ne
peut gueres imaginer , c'eft leur huma-
nité défintereflée , 6c leur zèle hofpjta-
lier pour tous les étrangers que le hazard
ou la curiofité conduifent chez eux. J'en
fis une épreuve furprenante , m.oi qui n'é-
toisconnude perfonne 6c quinemarchois
qu'a l'aide d'un conduâieur. Quand j'arri-
voisle foirdansun hameau, chacun ve-
noit avec tant d'empreflement m'oifrir fa
niaifun , que j'écois embarralTé du choix ,
L 4
i68 La Nouvelle
& celui qui obrenoit la préférence en
paroifîbit ii content que la première fois
je pris cette ardeur pour de l'avidité.
Mais je fus bien étonné quand, après en
avoir ufé chez mon hôte à peu prèscom-
me au cabaret , il refufa le lendemain
iDon argent , s'ofTenlanc même de ma
propofition , 6c il en a par-tout été de
même. Ainfi c'étoic le pur amour de
l'hofpitalité, communément alTez tiède,
qu'à fa vivacité, j'avois pris pour l'âpreté
du gain. Leur défintereifement fut (î
complet , que dans tout le voyage je n'ai
pu trouver à placer un patagon (i). En
effet , à quoi dépenfer de l'argent dans
un pays où les maîtres ne reçoivent point
le prix de leurs frais , ni les domeftiques
celui de leurs foins , & où l'on ne trouve
aucun mendiant ? Cependant l'argenc
efl fort rare dans le haut- Valais , mais
c'eft pour cela que les habitans font à leur
aife : car les denrées y font abondantes
fans aucun débouché au- dehors , fans
confommation de luxe au -dedans, &
fans que le cultivateur montagnard ,
dont les travaux font les plaifirs , de-
vienne moins laborieux. Si jamais ils
(i) Ecu du pays.
H E L O ï s E. 1^9
ont plus d'argent, ils feront infaJliible-
ment plus pauvres. Ils ont la fagelTe de
le fentir, & il y a dans le pays des mines
d'or qu'il n'eft pas permis d'exploiter.
J'étois d'abord fort furpris de l'oppo-
fition de ces deux ufages avec ceux da
bas - Valais , où , fur la route d'Italie,
on rançonne allez durement les paiTa-
gers ; 5c j'avois peine à concilier dans un
même peuple des manières fi différentes.
Un Valaifan m'en expliqua la raifon.
Dans la vallée , me dit-il , les étrangers
qui paffent font des marchands , & d'au-
tres gens uniquement occupés de leur
négoce & de leur gain. Il efl juflie qu'ils
nous laiiTent une partie de leur profit, &
nous les traitons comme ils traitent les
autres. Mais ici , où nulle affaire n'appelle
les étrangers , nous fommes fûrs que leur
voyage eft définterefle ; l'accueil qu'on
leur fait l'eft aufîi. Ce font des hôtes qui
nous viennent voir parce qu'ils nous ai-
ment , & nous les recevons avec amitié.
Au refte , ajouta-t-il en fouriant, cette
hofpitalité n'eft pas coûteufe , Sz peu de
gens s'avifent d'en profiter. Ah ! je le
crois, lui répondis- je. Que feroit-onchez
un peuple qui vit pour vivre , non pour
gagner ni pour briller ï Hommes heu-
I/o La Nouvelle
leux Se dignes de l'être, j'aime à croire
qu'il faut vous reiren:ibler en quelque
chofe pour fe plaire au milieu de vous.
Ce qui me paroifioit le plus agréable
dans leur accueil, c'étoit de n'y pas trouver
le moindre vefiige de gêne ni pour eux ni
pour moi. IMi vivcient dans leur maifon
comme li je n'y eufie pas été, 6c il ne tenoit
qu'à moi d'y être commxe fi j'y eufie été
feul . I Is n econnoilTent point l'incommode
vanité d'en faire les honneurs aux étran-
gers , comme pour les avertir de la pré-
fence d'un maître , dont on dépend au
moins en cela. Si je ne difois rien , ils
fuppofoient que je voulois vivre à leur
manière ; je n'avois qu'à dire un moc
pour vivre à la mienne, fans éprouver
jamais de leur parc la moindre m.arque
de répugnance ou d'étonnement. Le feul
compliment qu'ils me firent , après avoir
fu que j'étois SuifTe , fut de me dire que
nous étions frères , & que je n'avois qu'à
me regarder chez eux comme étant chez;
moi. Puis ils ne s'embarraiTerent plus de
ce que je faifois , n'imaginant pas même
que je puflé avoir le moindre doute fur la
fincerité de leurs offres, ni le moindre
fcrupule à m'en prévaloir. Ils en ufenc
entre eux avec la même limplicité ; les
J
H E L O ï s E. 171
cnfans en âge de raifon font les égaux de
leurs pères , les domeftiques s'afieyenc à
table avec leurs maîtres; la même liberté
régne dans les mailons & dans la répu-
blique , (Se la famille efl: l'image de l'Etat.
La feule chofe fur laquelle je ne jouif-
fois pas de la liberté étoit la durée excef-
five des repas. J'étois bien le maître de
ne pas me mettre à table; mais quand j'y
étois une fois, il y falloit relier une pa»
tie de la journée, & boire d'autant. Le
moyen d'imaginer qu'un homme , & un
Suiffe , n'aimât pas à boire ? En effet , j'a-
voue que le bon vin me pai;oît une excel-
lente chofe , & que je ne hais point à
m'en égayer, pourvu qu'on ne m'y force
pas. J'ai toujours remarqué que les gens
faux font fobres , & la grande réferve de
la table annonce afiTez fouvent des moeurs
feintes <Sc des âmes doubles. Un homme
franc craint moins ce babil aftedueux 6c
ces tendres épanchemens qui précédent
l'ivreiîe; mais il faut favoir s'arrêter &
prévenir l'excès. Voilà ce qu'il ne m'é-
toit gueres pofTible de faire avec d'aufîî
déterminés buveurs que les Valailans ,
des vinsauffi violens que ceux du pays,
& fur des tables où l'on ne vit jamais
d'eau. Comment fe réfoudre à jouer (i
1/2 La Nouvelle
fottement le fage Se à fâcher de fi bonnes
gens? Je m'enivrois donc par reconnoif-
iance , & ne pouvant payer mon écot de
ma bourfe , je le payois de ma raifon.
Un autre ufage qui ne me génoic gue^
Tes moins, c'étoit de voir, même chez
des Magiîlrats , la femme & les filles de
la maifon, debout derrière ma chaife,
fervir à table comme des domeftiques.
La galanterie françoile fe feroit d'autant
plus tourmentée à réparer cette incon-
gruité, qu'avec la figure des Valaifanes ,
des fervantes mêmes rendroient leurs fer-
vices embarralTans. Vous pouvez m'en
cjfoire, elles font jolies puifqu'elles m'ont
paru l'être. Des yeux accoutumés à vous
voir font difficiles en beauté.
Pour moi, qui refpede encore plusles
ufages des pays où je vis que ceux de la
galanterie , je recevois leur fervice en fi-
lence avec autant de gravité que Don-
Quichotte chez la DuchelTe. J'oppofois
quelquefois en fouriant les grandes bar-
bes 6c l'air groffier des convives au teint
éblouiifant de ces jeunes beautés timides,
qu'un mot faifoit rougir , & ne rendoit
que plus agréables. Mais je fus un peu
choqué de l'énorme ampleur de leur
gorge qui n'a, dans fa blancheur éblouif-
H E L O ï s E. 175
fante , qu'un des avantages du modèle
que j'ofois lui comparer ; modèle unique
& voilé , dont les contours furtivement
obfervés me peignent ceux de cette cou-
pe célèbre à qui le plus beau fein du
monde fervit de moule.
Ne foyez pas furprife de me trouver
fi favant fur des myfteres que vous ca-
chez (i bien : je le fuis en dépit de vous ;
un fens en peut quelquefois inftruire un
autre : malgré la plus jaloufe vigilance,
il échappe à l'ajudement le mieux con-
certé quelques légers interllices , par
lefqucls la vue opère l'eflét du toucher.
L'œil avide & téméraire s'infinue impu-
nément fous les fleurs d'un bouquet; il
erre fous la chenille 5c la gaze , êc fait
fentir à la main la réfîftance élailique
qu'elle n'oferoit éprouver.
Parte appar délie mamme acerhe e crude ,
Pane altrui ne rîcopre invida, vejlai
Invida , ma s^agli occhi il varco chiude >
L'amorofo penjler già non arejla.
Je remarquai aufli un grand défaut
dans l'habillement des Valaifanes : c'efl;
d'avoir des corps- de - robe fi élevés par
derrière qu'elles en paroilîènt boifues ;
cela fait un e/fe: fingulier avec leurs pe-
1/4 La Nouvelle
tjtes coëlTurcs noires, 6c le refte de leuî*
ajuftemenc, qui ne manque au furplus ni
de fimplicité ni d'élégance. Je vous por-
te un habit complet à la Valaifane , &
j'elpere qu'il vous ira bien ; il a été pris
fur la plus jolie taille du pays.
Tandis que je parcourois avec extafe
ces lieux Ci peu connus & fi dignes d'être
admirés, que faifiez-vous cependant,
ma Julie? Etiez -vous oubliée de votre
ami? Julie oubliée! Ne m'oublierois-je
pas plutôt moi-même, & que pourrois-
je être un moment feul, moi qui ne fuis
plus rien que par vous ? Je n'ai jamais
mieux remarqué avec quel inflincl je
place en divers lieux notre exiflence
commune ielon l'état de mon ame.
Quand je fuis trifle, elle fe réfugie au-
près de la votre, & cherche des confo-
lations aux lieux où vous êtes ; c'eft ce
que j'éprouvois en vous quittant. Quand
j'ai du plailîr , je n'en faurois jouir feul ,
& pour le partager avec vous , je vous
appelle alors oii je fuis. Voilà ce qui
m'eft arrivé durant toute cette courfe où
la diverfité des objets me rappellant fans
cefTe en moi-même, je vous condui fois
par-tout avec moi. Je ne faifois pas un
pas que nous ne le filTions enfembie. J«
H E L O ï s E. Î75
n'admirois pas une vue fans me hâter de
vous la montrer. Tous les arbres que je
renconcrois vous prétoienc leur ombre,
tous les gazons vous l'ervoient de fiége.
Tantôt , afTis à vos côtés , je vous aidois
à parcourir des yeux les objets ; tantôt , à
vos genoux, j'en contemplois un plus di-
gne des regards d'un homme ieniibîe.
Rencontrois- je un pas difficile ; je vous le
voyois franchir avec la légèreté d'un faon
qui bondit après fa mère. Falloic-il tra-
vertèr un toi renr ; j'ofois prefTer dans mes
bras une fi douce charge : je pafloisle tor-
rent lentement, avec délices , & voyois
à regret le chemin que j'allois atteindre.
Tout me rappelloit à vous dans ce féjour
paifible; & les touchans attraits de la na-
ture , 6c l'inaltérable pureté de l'air , &
les mœurs (impies ces habitans, 6c leur
fagelTe égale 6c fûre , 6c l'aimable pudeur
du fexe , 6c fes innocentes grâces, &
tout ce qui frappoit agréablement mes
yeux 6c mon cœur leur peignoir celle
qu'ils cherchent.
OmaJulie! difois-je avec attend rif-
fement , que ne puis- je couler mes jours
avec toi dans ces lieux ignorés , heureux
de notre bonheur 5c non du regard des
hommes ! Que ne puis-je ici ralfembler
ijS La Nouvelle
toute mon ame en toi feule, & devenir à
mon tour l'univers pour toi ! Charmes
adorés, vous jouiriez alors des homma-
ges qui vous font dûs! Délices de l'a-
mour , c'eft alors que nos cœurs vous fa-
voureroient fans celTe ! Une longue &
douce ivreife nous laideroit ignorer le
cours des ans : & quand enfin l'âge auroit
calmé nos premiers feux, l'habitude de
penfer&fentirenfembleferoitfuccéderà
leurs tranfporcsune amitié non moins ten-
dre. Tous les fentimens honnêtes , nour-
ris dans la jeunefle avec ceux de l'amour ,
en rempliroientun jour le vuideimmen-
fe ; nous pratiquerions au fein de cet heu-
reux peuple , & à fon exemple, tous les
devoirs de l'humanité : fans celfe nous
nous unirions pour bien faire, 6c nous ne
mourrions point fans avoir vécu.
La porte arrive , il faut finir ma lettre ,
& courir recevoir la votre. Que le cœur
me bat jufqu'à ce moment! Hélas! j'étois
heureux dans mes chimères : mon bon-
heur fuit avec elles ; que vais-je être en
réalité ï
LETTRE
H E L O ï s E. 177
'■"^■'' ' .1 ■ - - I.-.— ■ — ,, . ,^^
LETTRE XXIV.
A J U X I E.
Son Amant lui réfond fur h ■paye-'
ment propojé des foins qu'il a
pris de fon é. lucation . Différence
entre la poftion ou ils font tous
deux par rapport a leurs amours ,
& celle où Je trouvoient Héloïfè
& Abélard.
J E réponds fur le champ à Tarticlede
votre lectre qui regarde le payement ,
& n'ai , Dieu merci , nul befoin d'y ré-
fléchir. Voici, ma Julie, quel eft mon
fentiment fur ce point.
Je dillingue dans ce qu'on appelle
honneur , celui qui fe tire de l'opinion
publique , & celui qui dérive de l'eftime
de foi - même. Le premier confille en
vains préjugés plus mobiles qu'une onde
agitée ; le fécond a fa bafe dans les véri-
tés éternelles de la morale. L'honneur
du monde peut être avantageux à la for-
tune ; mais il ne pénètre point dans l'ame
& n'influe en rien fur le vrai bonheur.
Tojiie /, M
i/B La Nouvelle
L'honneur véritable, au contraire, en
forme l'eflence , parce qu'on ne trouve
qu'en lui ce fentiment permanent de fa-
tisfadion intérieure , qui feul , peut ren-
dre heureux un être penfant. Appli-
quons, ma Julie, ces principes à votre
quedion , elle fera bientôt réfolue.
Que je m'érige en maître de philofo-
phie , & prenne , comme ce fou de la
Fable , de l'argent pour enfeigner la fa-
geffe ; cet emploi paroîtra bas aux yeux
du monde , &. j'avoue qu'il a quelque
choie de ridicule en foi : cependant
comme aucun homme ne peut tirer fa
fubfiftance abfolument de lui-même, &
qu'on ne fauroit l'en tirer de plus près
que par fon travail , nous mettrons ce
mépris au rang des plus dangereux pré-
jugés ; nous n'aurons point la foctife de
facrifier la félicité à cette opinion infen-
fée; vous ne m'en eflimerez pas moins,
& je n'en ferai pas plus à plaindre, quand
je vivrai des talens que j'ai cultivés.
Mais ici , ma Julie, nous n'avons d'au*
très confideracions à faire. Lailîbns la
multitude , & regardons en nous-mêmes.
Que ferois-je réellement à votre père, en
recevant de lui le falaire des leçons que
je vous aurai données, 6c lui vendant une
H E L O ï s E. 179
partie de mon tems , c'eft-à-dire , de ma
perfonne : un mercenaire, un Iicrnme à
fes gages , une efpece de valet , & il aura
de ma parc , pour garant de fa confiance ,
& pour fureté de ce qu'il lui appartient,
ma foi tacite , comme celle du dernier
de fes gens.
Or quel bien plus précieux peut avoîc
un père que fa fille unique, fut-ce même
une autre que Julie t Que fera donc ce-
lui qui lui vend fes fervicesr Fera-t-it
taire fes fentimens pour elle r Ah ! tu fais
fi cela fe peut ! ou bien , fe livrant fans
fcrupule au penchant de fon cœur,of-
fenfera-t-il dans la partie la plus lenfible
celui à qui il doit fidélité ? Alors , je ne
vois plus dans un tel maître qu'un per-
fide qui foule aux pieds les droits les
plus facrés (i) , un traître , uniedudeur
domeftique que les loix condamnenc
très- juflemenc à la mort. J'efpere que
celle à qui je parle fait m'entendre ; ce
(i) Malheureux jeune homme(' qui ne voit pas qu'en fe
laiflant paycren reconnuiilànce ce qu'il refiile de recevoir
£n argent , il viole des droits plus iacrés encore. Au lieu
d'inltruire il corrompt ; au lieu de nourrir il empoifonne ;
il It fait remercier par mie mère abulée d'avoir perdu Ion
enfant. On lent pourtant qu'il aime fincerement la vertu ,
mais (à pa.lîon l'égaré ; & ii la grande jeuneflc ne l'excufoit
pas , avec les beaux difcours il ne feroit qu'un fcékrat»
Les deux anians iont à plaindre^ la mère leuie ci\ inex-î
cufable.
M 2.
ï8o La Nouvelle
n'eft pas la mort que je crains , maïs la
honte d'en être digne , & le mépris de
moi-même.
Quand les lettres d'Héloïfe 5c d'Abé-
lard tombèrent entre vos mains, vous
favez ce que je vous dis de cette leâ:ure
êc de la conduite du Théologien. J'ai
toujours plaint Héloife ; elle avoit un
cœur faic pour aimer ; mais Abélard ne
m'a jamais paru qu'un miferable digne
de fbn fort , ôc connoilîànt aufTi peu
l'amour que la vertu. Après l'avoir jugé
faudra- 1- il que je l'imite? Malheur à
quiconque prêche une morale qu'il ne
veut pas piatiquer! Celui qu'aveugle fa
paiïlon jufqu'à ce point en efl: bientôt:
puni par elle , & perd le goût des fenti-
mens auxquels il a facrilîé fon honneur.
L'amour eft privé de fon plus grand
charme quand l'honnêteté l'abandonne ;
pour en icntir tout le prix , il faut que
le cœur s'y compla;fe,6c qu'il nous élevé
en élevant l'objet aimé. Otez l'idée de
la perfedion , vous otez l'enthoufiafme ;
otez l'eilime , <Sc l'amour n"efl; plus rien.
Comment une femme pourroit-elle ho-
norer un homme qui fe déshonore?
Comment pourra-t-il adorer lui-même
celle qui n'a pas craint de s'abandonner
H E L O ï s E. l8l
à un vil corrupteur ? Ainfi, bientôt ilsfe
mépriferont mutuellement , l'amour ne
fera plus pour eux qu'un honteux com-
merce, ils auront perdu Thonneur , &
n'auront point trouvé la félicité.
Il n'en eil pas ainfi , ma Julie, entre
deux amans de même âge , tous deux
épris du même feu , qu'un mutuel atta-
chement unit , qu'aucun lien particulier
ne gêne , qui jouiiTent tous deux de leuc
première liberté , 6c dont aucun droit ne
profcric l'engagement réciproque. Les
loix les plus féveres ne peuvent leur im-
pofer d'autre peine que le prix même de
leur amour; la feule punition de s'être
aimés efi: l'obligation des'aimer à jamais;
& s'il ell quelques malheureux climats
au monde où l'homme barbare brife ces
innocentes chaînes , il en efl: puni, fans
doute , par les crimes que cette contrain-
te engendre.
Voilà mes raifons , fdge Se vertueufe
Julie , elles ne font qu'un froid com-
mentaire de celles que vous m'expofâtes
avec tant d'énergie & de vivacité dans
une de vos lettres ; mais c'en efl aiîez
pour vous montrer combien je m'en fuis
pénétré. Vous vous fouvenez que je
n'infillai point fur mon refus , & que
M 3
jSi La Nouvelle
rnaigré la répugnance que le préjugé
m'a laifTée , j'acceptai vos dons en filence ,
ne trouvant point en effet , dans le vérita-
ble honneur , de folide raifon pour les
refufer. Mais ici le devoir, la raifon,
l'amour même, tout parle d'un ton que
]e ne peux méconnoîcre. S'il faut choifir
entre l'honneur & vous , mon cœur eft
prêt à vous perdre. Il vous aime trop ,
é Julie ! pour vous conferver à ce prix.
jWffg^**A aj ^»' -■^^KTiT^ftw.^''
LETTRE XXV.
DE Julie.
Son ejpcrance fè flétrit tous les jours ;
elle e/i accablée du poids
de Vahjetice.
J__. A relation de votre voyage eft char-
mante , mon bon ami ; elle me feroit ai-
mer celui qui l'a écrite, quand même je
ne le connoîtrois pas. J'ai pourtant à
vous tancer fur un paiïàge dont vous vous
doutez bien ; quoique je n'aye pu m'em-
pêcher de rire de la rufe avec laquelle
vous vous êtes mis à l'abri duTafle, com-
me derrière un rempart. Eh ! commenc
Heloïse. 185
ne fentiez-vous point qu'il y a bien de la
différence entre écrire au public ou à fa
maîtrefTe f L'amour , C\ craintif, fi fcru-
puleux, n'exige-t-il pas plus d'égards que
la bienféancer Pouviez- vous ignorer que
ceftyle n'eft pasde mon goût, & cher-
chiez-vous à me déplaire r Mais en voilà
déjà trop, peut-être, fur un fujet qu'il
ne falloit point relever. Je fuis , d'ailleurs,
trop occupée de votre féconde lettre ^
pour répondre en détail à la première»
AinH , mon ami, lailTons le Valais pour
une autre fois, & bornons-nous mainte-
nant à nos affaires ; nous ferons allez oc-
cupés.
Je favois le parti que vous prendriez.
Nous nous connoiiïbns trop bien pour en
être encore à ces élémens. Si jamais la
vertu nous abandonne , ce ne fera pas ,
croyez-moi , dans les occafions qui de-
mandent du courage & des facrifices (2).
Le premier mouvement aux attaques
vives , efl: de réfiller ; & nous vaincrons ,
je l'efpere , tant qus l'ennemi nous aver-
tira de prendre les armes. C'eft au milieu
du fommeil , c'eil dans le fein d'un doux
'. (i) On verra bientôr que la prédidion ne fauroit plus
mal quadrer avec r<f\>cnement.
M 4
184 La Nouvelle
repos qu'il faut fe défier des furprifes:
mais c'eft , fur -tout, la continuité des
maux qui rend leur poids infupportable,
êc l'ame réfifte bien plus ailément aux
vives douleurs qu'à la trilleiïe prolongée.
Voilà , mon ami , la dure efpece de com-
bat que nous aurons déformais à foutenir:
ce ne font point des adions héroïques
que le devoir nous demande, mais une
réfiflance plus héroïque encore à des
peines fans relâche.
Je l'avois trop prévu ; le tems du bon-
Iieur efl: palTé comme un éclair ; celui
des difgraces commence, fans que rien
m'aide à juger quand il finira. Tout m'al-
îarme & m.e décourage ; une langueur
mortelle s'empare de mon ame; i'ans fu-
jet bien précis de pleurer , des pleurs in-
volontaires s'échappent de mes yeux ; je
ne lis pas dans l'avenir des maux inévita-
bles; mais je cultivois l'efperance & la
vois flétrir tous les jours. Que fert, hélas !
d'arroier le feuillage quand l'arbre efl
coupé par le pied?
Je le fens, mon ami , le poids de l'ab-
fence m'accable. Je ne puis vivre fans
roi, je le fens ; c'efl ce qui m'etfraye le
plus. Je parcours cent fois le jour les
lieux que nous habitions enfernble , & ne
H E L O ï s E. 185
t'y trouve jamais. Je t'attends à ton heure
ordinaire ; l'heure palîe , & tu ne viens
point. Tous le.> objets que j apperçois me
portent quelque idée de ta préience pour
m'avertir que je t'ai perdu. Tu n'as point
ce fupplice affreux. Ton cœur feul peut
te dire que je te manque. Ah ! fi tu favois
quel pire tourment c'efl de reflet quand
on fe iepare , combien tu préfererois ton
état au mien?
Encore fi j'ofois gémir .' H j'ofois par-
ler de mies peines , je me fentirois foula-
ger des maux dont je pourrois me plain-
dre. Mais , hors quelques foupirs exhalés
en fecret dans le fein de ma Coufine , il
faut étouffer tous les autres ; il fiut con-
tenir mes larmes ; il faut fourire quand
]e me meurs.
Sentirjî , oh Dei , morir ;
E non poter mai Ht :
Morir mi fento !
Le pis efi: que tous cos maux aggra-
vent fans cefle mon plus grand mal , &
que plus ton fouvenir me défoie , plus
j'aime à me !e rappeller. Dis-moi , mon
ami , mon doux ami ! fens-tu combien un
cœur languiffant eft tendre, & combien
la triflelîefaic fermenter l'amour ?
i8^ La Nouvelle
Je voulois vous parler de mille chofes ;
mais ou:re qu'il vaut mieux atcendrc de
favoir poiicivemenc où vous êtes, il ne
m'efl pas poffible de continuer cette let-
tre dans l'état où je me trouve en l'é-
crivant. Adieu, mon ami; je quitte la
plume , mais croyez que je ne vous
quitte pas.
BILLET.
L'Amant de Julie s'approche du
Heu oïL elle habite , ^ l'avertit
de l'ajyle qu'il s'ejl choiji.
'Ecris, par un batelier que je ne
eonnois pas , ce billet à l'adrelTe ordinai-
re , pour donner avis que j'ai choifi mon
afyle à Meillerie fur la rive oppofée ; afin
de jouir au moins de la vue du lieu donc
|e n'ofe approcher.
H E L O ï s E. 187
LETTRE XXVI.
A Julie.
Situation cruel/e de fort Amant.
Du haut de fa retraite. , il a con-
tinuellement les yeux fixés fur
elle. Il lui propofè de fuir avec
lui.
V^Ue mon état efl changé dans peu
de jours! Que d'amertumes fe mêlent à
la douceur de me rapprocher de vous !
Que de trilles réflexions m'affiegenc !
Que de traverfes mes craintes me font
prévoir ! O Julie ! que c'efl: un fatal pré-
fent du ciel qu'une ame fenfîble ! Celui
qui l'a reçu doit s'attendre à n'avoir que
peine & douleur fur la terre. Vil jouet
de l'air & des failons , le foleil ou les
brouillards , l'air couvert ou ferein régle-
ront fa deftinée , ôd il fera content ou
trille , au gré des vents. Victime des pré-
jugés , il trouvera dans d'abfurdes maxi-
mes un obilacle invincible aux juflcs
vœux de fon cœur. Les hommes le pu-
niront d'avoir des fentimens droits de
chaque choie, ôc d'en juger par ce qui
i88 La Nouvelle
eft véritable plurôc que par ce qui eCt
de convennion. Seul il luffiroic pour faire
fa propre mifere , en fe livrant indifciec-
temenc aux artraits divins de l'honnête &
du beau , tandis que les pefantes chaînes
de la nécelîité l'attachent à l'ignominie.
Il cherchera la félicité fuprême fans fe
fouvenir qu'il efl homme : fon cœur 8c fa
raifon feront inceifamment en guerre , &
des defirs fans bornes lui prépareront d'é-
ternelles privations.
Telle eflla (ituation cruelle où me plon-
ge le fort qui m'accable , & mes fenti-
mens qui m'élevent , <Sc ton père qui me
méprife , Se toi qui fais le charme 6c le
tourment de ma vie. Sans toi, beauté fa-
tale ! je n'aurois jamais fenti ce contrafte
infupportable de grandeur au fond de
mon ame Se de balfelfe dans ma fortune ;
j'aurois vécu tranquille & ferois mort
content , fans daigner remarquer quel
rang j'avois occupé fur la terre. Mais t'a-
voir vue & ne pouvoir te pofleder , t'a-
dorer & n'être qu'un homme , être aimé
êc ne pouvoir être heureux, habiter les
mêmes lieux & ne pouvoir vivre enfem-
ble , ô Julie! à qui je ne puis renoncer !
ô deftinée que je ne puis vaincre ! quels
combats atîreux vous excitez en moi ,
H E L O ï s E. 189
fans pouvoir jamais furnlonter mesdefirs
ni mon impuifiance !
Quel eflet bizarre 5c inconcevable !
Depuis que je fuis rapproché de vous , je
ne roule dans mon elprit que des penfées
funefles. Peut - être le lejour où je fuis
contribue-t-il à cette mélancolie ; il efl
trille (Se horrible ; il en ell plus conforme
à l'état de mon ame , & je n'en habiterois
pas fi patiemment un plus agréable. Un»
lile de rochers fleriles bordent la côte,
& environne mon habitation que l'hiver
rend encore plus affreufe. Ah ! je le fens,
ma Julie! s'il falloir renoncer à vous, il
n'y auroit plus pour moi d'autre féjour
ni d'autre faifon.
Dans les violens tranfports qui m'agi-
tent je ne faurois demeurer en place ; je
cours , je monte avec ardeur , je m'élance
fur les rochers , je parcours à grands pas
tous les environs , & trouve par-tout dans
les objets la même horreur qui régne au-
dedansdemoi. On n'apperçoit plus de
verdure, l'herbe efl jaune & flétrie , les
arbres font dépouillés , le féchard (3) &
la froide bife entaflént la neige Se les gla-
ces , & toute la nature efl morte à mes
,^„^___^„^^_^^^_____^_^^_^^,,,^,^,^^^______^__^_
(î) Vent de Nord-iîft.
190 La Nouvelle
yeux , comme refperance au fond dé
mon cœur.
parmi les rochers de cette côte , j'ai
trouvé dans un abri folitaire une petite ef-
planade d'où l'on découvre à plein la vil-
le heureufe où vous habitez. Jugez avec
quelle avidité mes yeux fe portèrent vers
ce léjour chéri. Le premier jour , je fis
mille efforts pour y difcerner votre de-
meure ; mais l'extrême éloignement les
rendit vains, & je m'appcrçus que mon
imagination donnoit le change à mes
yeux fatigués. Jecouruschez leCuré em-
prunter un télefcope avec lequel je vis ou
crus voir votre maifon, & depuis ce tems
je pafle les jours entiers dans cet afyle à
contempler ces murs fortunés qui renfer-
ment la fource de ma vie. Malgré la fai-
fon je m'y rends dès le maiin , 6: n'en re-
viens qu'à la nuit. Des feuilles 6c quel-
ques bois fecs que j'allume fervent , avec
mes courfes , à me garantir du froid ex-
ceflif. J'ai pris tant de goût pour ce lieu
fauvage que j'y porte même de l'encre &
du papier, & j'y écris m^aintenant cette
lettre fur un quartier que les glaces onc
détaché du rocher voifin.
C'eiMà, ma Julie, que ton malheu-
reux amant achevé de jouir des derniers
Heloïse. 191
plaifîrs qu'il goûtera peut-être en ce
monde. C'efl de-là qu'à travers les airs
& les murs, il ofe en fecret pénétrer juf-
ques dans ta chambre. Tes traits char-
mans le frappent encore ; tes regards
tendres raniment fon cœur mourant ; il
entend le fon de ta douce voix ; il ofe
chercher encore en tes bras ce délire qu'il
éprouva dans le bofquet. Vain fantôme
d'une ame agitée qui s'égare dans [qs de-
firs ! Bientôt forcé de rentrer en moi-
même, je te comtempleau moins dans
le détail de ton innocente vie : je fuis de
loin les diverfes occupations de ta jour-
née , & je me les repréfente dans les tems
& les lieux où j'en fus quelquefois l'heu-
reux témoin. Toujours je te vois vaquera
des foins qui te rendent plus eflimable , &
mon cœur s'attendrit avec délices fur
l'inépuifable bonté du tien. Maintenant,
me dis-je au matin , elle fort d'un paifible
fommeil, fon teinta la fraîcheur de la ro-
fe , fon ame jouit d'une douce paix ; elle
offre à celui dont elle tient l'être , un jour
qui ne fera point perdu pour la vertu. Elle
palfe à préfent chez fa mère ; les tendres
affeilions de fon cœur s'épanchent avec
les auteurs de fes jours , elle les foulage
dans le détail des foins de la maifon ; elle
192 La Nouvelle
fait peut- être la paix d'un domeflique
imprudent, elle lui fait peut-être une
exhortation fecrete; elle demande peut-
être une grâce pour un autre. Dans un
autre tems , elle s'occupe fans ennui des
travaux de fon fexe , elle orne fon ame
de connoiifances utiles ; elle ajoute à
fon goût exquis les agrémens des beaux
arts, 6c ceux de la danfe à fa légèreté
naturelle. Tantôt je vois une élégante
& (impie parure orner des charmes qui
n'en ont pas befoin ; ici je la vois con-
fulter un Pafteur vénérable fur la peine
ignorée d'une fam.ille indigente ; là , fe-
courir ou confoler la trifle veuve 6c l'or-
phelin délaiffé. Tantôt elle charme une
honnête fociété par fes difcours fenfés
& modefles ; tantôt , en riant avec fes
compagnes , elle ramené une jeuneiTe
folâtre au ton de la fagelle 6c des bonnes
mœurs. Quelques momens , ah ! par-
donne ! j'ofe te voir même t'occuperde
moi , je vois tes yeux attendris parcourir
une de mes lettres , je lis dans leur douce
langueur que c'eft à ton amant fortuné
que s'adrelfent les lignes que tu traces ,
je vois que c'eft de lui que tu parles à ta
Coufine avec une fi tendre émotion. O
Julie ! ô Julie î 6c nous ne ferions pas
unis
H E L O ï s E. 195
Unis ; êc nos jours ne couleroient pas en-
femble ; & nous pourrions être iéparés
pour toujours r Non, que jamais cette
affreul'e idée ne fe préfente à mon efpric î
En un inltant elle change tout mon ac-
tendriliement en fureur ; la rage me faic
courir de caverne en caverne ; des gé-
miilemens 6c des cris m'échappent mal-
gré moi ; je rugis comme une lionne ir-
ritée ; je fuis capable de tout, hors de
renoncer à toi , 6c il n'y a rien , non , rien
que je ne fafle pour te pofleder ou mourir.
J'en étois ici de ma lettre , & je n'at-
tendois qu'une occafion fûre , pour vous
l'envoyer , quand j'ai reçu de Sion la der-
nière que vous m'y avez écrite. Que la
triftelfe qu'elle refpire a charmé la mien-
ne î Que j'y ai vu un frappant exemple de
ce eue vous me difiez de l'accord de nos
âmes dans des lieux éloignés ! Votre af-
flidiion , je l'avoue , eft plus patiente ; la
mienne efl plus emportée ; mais il faut
bien que le même fentiment prenne la
ceinture des caraderes qui l'éprouvent,
& il eft bien naturel que les plus grandes
pertes caufent les plus grandes douleurs.
Que dis-je ? des pertes ? Eh ! qui les
pourroit fupporter ? Non , connnoilTez-
le enfin , ma Julie , un éternel arrêt da
Tomcl. N
.194 La Nouvelle
ciel nous deflina l'un pour l'autre ; c'efl: la
première loi qu'il faut écouter ; c'efl le
premier foin de la vie de s'unira qui doit
nous la rendre douce. Je le vois, j'en
gémis, tu t'égares dans tes vains projets,
tu veux forcer des barrières infurmonta-
bles & négliges les feuls moyens pofîi-
bles ; l'enthoufiafme de l'honnêteté t'ote
la raifon , & ta vertu n'efî: plus qu'un dér
lire.
Ah ! fi tu pouvois refier toujours jeune
Si brillante comn^e à préfent , je ne de-
ip.anderois au ciel que de te favoir éter-
nellement heureufe , te voir tous les ans
de ma vie une fois , une feule fois , &
palier le refle de mes jours à contempler
de loin ton afyle ? à t'adorer parmi ces
rochers. Mais hélas ! vois la rapidité de
cet aflre qui jamais n'arrête ; il vole <5c le
tems fuit , l'occafion s'échappe , ta beau-
té, ta beauté même aura fon terme ; elle
doit décliner & périr un jour comme une
fleur qui tombe fans avoir été cueillie;
& moi cependant , je gémis , je fouiTre ,
ma jeunelie s'ufe dans les larmes , êc Ce
flétrit dans la douleur, Penfe , penfe,
Julie, que nous comptons déjà des an-
nées perdues pour le plaifir. Penfe qu'el-
les ne reviendront jamais ; qu'il en fera
H E L O ï s E. 195
de même de celles qui nous reftenc , fi
nous les lailTons échapper encore. O
amante aveuglée ! tu cherches un chimé-
rique bonheur pour un tems où nous ne
ferons plus ; tu regardes un avenir éloi-
gné , & tu ne vois pas que nous nous
coniumons lans ceiTe , & que nos âmes ,
épuifées d'amour <Sc de peines , ie fon-
dent & coulent comme 1 eau. Reviens ,
il en eit tems encore , reviens, ma Ju-
lie , de cette erreur funefle. LailTe-là ces
projets (Se fois heureul'e. Viens, ô mon
ame ! dans les bras de ton ami , réunir
les deux moitiés de notre être : viens à
ia face du ciel, guide de notre fuite &
tém.oin de nos iermens , jurer de vivre &
mourir l'un à l'autre. Ce n'eil pas toi , je
le fais , qu'il faut raifurer contre lacrainte
de l'indigence. Soyons heureux & pau-
vres, ah! quel trélor nous aurons acquis î
Mais ne faifons point cet affront à l'hu-
manité , de croire qu'il ne refiera pas fur
la terre entière un aiyle à deux amans in-
fortunés. J'ai des bras, je fuis robufce ;
le pain gagné par mon travail te paroîira
plus délicieux que les mets des feftins.
Un repas apprêté par l'amour peut-il ja-
mais être indpide ? Ah î tendre & chère
amante , duifions-nous n'être heureux
N 2.
1^6 La Nouvelle
qu'un feul jour , veux-tu quitter cette
courte vie fans avoir goûté le bonheur?
Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, ô
Julie ! vousconnoillez l'antique ufage du
rocher de Leucate, dernier refuge de
tant d'amans malheureux. Ce lieu-ci lui
reffemble à bien des égards. La roche
eil efcarpée, l'eau eft profonde^ & je
fuis au défefpoir.
LETTRE XXVIL
DE Claire.
Julie à V extrémité. Effet de lapro-»
po/îtion de Jon amant, Claire
le rappelle.
M.
'l A douleur me laiiTe à peine la force
de vous écrire. Vos malheurs & les
miens font au comble. L'aimable Julie
efl à l'extrémité éc n'a peut-être pas deux
jours à vivre. L'efTort qu'elle fit pour vous
éloigner d'elle commença d'altérer fa
fanté. La première converfation qu'elle
eut fur votre compte avec fon père y por-
ta de nouvelles attaques : d'autres cha-
grins plus récens ont accru fes agitations ,
& votre dernière lettre a fait le reite.
H E L O ï s E. 197
Elle en fut fi vivement émue qu'après
avoir paiïe une nuit dans d'affreux com-
bats , elle tomba hier dans l'accès d'une
fièvre ardente qui n'a fait qu'augmenter
ikns ceiïe , & lui a enfin donné le tranf-
port. Dans cet état elle vous nomme à
chaque inftant , & parle de vous avec une
véhémence qui montre combien elle en
efl occupée. On éloigne fon père autant
qu'il eft poflible; cela prouve afTez que
ma tante a conçu des foupçons : elle m'a
même demandé avec inquiétude fi vous
n'étiez pas de retour , & je vois que le
danger de fa fille , effaçant pour le mo-
ment toute autre confideration , elle ne
feroit pas fâchée de vour voir ici.
Venez donc , fans différer. J'ai pris
ce bateau exprès pour vous porter cette
lettre; il efl: à vos ordres, fervez-vous-en
pour votre retour , & fur-tout ne perdez
pas un moment fi vous voulez revoir la
plus tendre amante qui fut jamais.
Nj
J98 La Nouvelle
■JB-M
LETTRE XXVÎII.
DE Julie a Claire.
■Julie Je -plaint de Vabjence de Clai-*
Te ; de Jon -père qui veut la ma"
rier à un de [es amis ; & ne ré-
fond plus d'elle-même.
U E ton abfence me rend amere la
vie que tu m'as rendue ) Quelle conva-
ïefcence ! Une pafllon plus terrible que
la fièvre & le tranfport m'entraîne à ma
perce. Cruelle ! tu me quitte quand j'ai
plus befoin de toi ; tu m'as quittée pour
huit jours , peut-être ne me reverras-tu
jamais. Ofitul^voisce que l'infenle m'oie
propoTer! & de quelle ton !
m'enfuir ! le fuivre ! m'enlever ! le
malheureux ! de qui me plains- je ?
mon cœur , mon indigne cœur m/en die
cent fois plus que lui grand Dieu !
que feroit-ce , s'il favoit tout ? il
en deviendroit furieux , je ferois entraî-
née , il faudroit partir. ... je frémis. . , ,
Enfin mon père m'a donc vendue r il
fait de fa fille une marchandife, une en-
clave 5 il s'acquitte à mes dépens ! il paiç
• H E L O ï s E. 199
fa vie de la mienne ! car je le feas
bien , je n'y furvivrai jamais père
barbare & dénaturé ! merite-t-il
quoi ! mériter ? c'eft le meilleur des
pères; il veut unirfafilleàfonami, voilà
Ion crime. Mais ma mère , ma tendre
mère ! quel mal m'a-t-elle fait? . ; . / Ah !
beaucoup.' elle m'a trop aimée, elle m'a
perdue.
Claire , que ferai-je? que deviendrai-
je? Hanz ne vient point. Je ne fais com-
ment t'envoyer cette lettre. Avant que
tu la reçoive avant que tu fois de
retour qui fait fugitive , er-
rante , déshonorée c'en eft fait ,
c'en efl fait , la crife eft venue. Un jour ,
une heure , un moment, peut-être
qui eft-ce qui fait éviter fon fort? 1 ô
dans quelque lieu que je vive 5: que je
meure; en quelque afyle obfcur que je
traîne ma honte & mon défefpoir , Clai-
re , fouviens-toi de ton amie ! . . . Hélas !
la mifere 5c l'opprobre changent les
cœurs Ah ! fi jamais le mien t'ou-
blie, il aura beaucoup changé !
4-
N 4
2JOO La Nouvelle *
LETTRE XXIX.
DE Julie a Claire.
Julie, perd Jon innocence. Ses re-
mords. Elle ne trouve plus de
rejjource que dans fa Coujîne.
Este, ah! refïe, ne reviens jamais;
tu viendrois trop tard. Je ne dois plus te
voir ; comment foutiendrois-je ta vue ?
Oùétois-tu, ma douce amie, maiau-
ve-garde , mon Ange tutélaire ? tu m'as
abandonnée , & j'ai péri. Quoi ! ce fatal
voyage étoit-il (i néceiïaire ou fi preiîé ?
pou vois- tu me lailfer à moi-même dans
i'infianc le plus dangereux de m.a vie ?
Que de regrets tu t'es préparés par cette
coupable négligence ! Ils feront éternels
ainfi que mes pleurs, Ta perte n'efl pas
moins irréparable que la mienne , &
une autre amie digne de toi n'eft pas
plus facile à recouvrer que mon inno-
cence.
Qu'ai-je dît , miferable ? Je ne puis ni
parler ni me taire. Que terr ie filence
quand le remords crie ? L'univers entier
ne me reproche-c-il pas ma faute ? ma»
H E L O ï s E, 201
honte n'eft elle pas écrite fur tousles ob-
jets? Si je ne verfe mon cœur dans le tien
il faudra que j etouMe. Et toi ne te repro-
ches-tu rien, facile 6c trop confiante
amier Ah! que neme trahifibis-tu? C'eft
ta fidélité , ton aveugle amitié , c'eft ta
malheureufe indulgence qui ma perdue.
Quel démon t'inipira de le rappeller,
ce cruel qui fait mon opprobre? ï^s per-
fides foins devoient-ils me redonner la
vie pour me la rendre odieufe ? qu'il
fuie à jamais , le barbare 1 qu'un refle de
pitié le touche; qu'il ne vienne plus re-
doubler mes tourmens par fa préfence ;
qu'il renonce au pl^ifir féroce de contem-
pler mes larmes. Que dis-je , hélas ! il
n'eîl point coupable ; c'eft moi feule qui
la fuis ; tous mes malheurs font mon ou-
vrage , Sz. je n'ai rien à reprocher qu'à
moi. Mais le vice a déjà corrompu mon
ame ; c'eft le premier de fes effets de nous
faire accufer autrui de nos crimes.
Non , non , jamais il ne fut capable d'en-
freindre fes fermens. Son cœur vertueux
ignore l'art abje6l d'outrager ce qu'il ai-
me. Ah! fans doute, il fait mieux aimer
que moi, puifqu'il fait mieux fe vaincre.
Cent fois mes yeux furent témoins de fes
combats (Se de fa vidoire ; les fiensécin-
202 La Nouvelle
celloient du feu de fes defirs , ils'élançoie
vers moi dans rimpécuofité d'un tranf-
port aveugle , il s'arrécoic touc-à-coup ;
une barrière infurmontablefembloitm'a-
voir entourée , & jamais fon amour im-
pétueux, maishonnêtc, ne l'eût franchie.
J'ofai trop contempler ce dangereux
fpeftacle. Je me fentois troubler de fes
tranfports , fes foupirs oppreffoient mon
cœur ; je partageois fes tourmens en ne
penfant que les plaindre. Je le vis dans
des agitations convulfives. prêt à s'éva-
nouira mes pieds. Peut-être l'amour feul
m'auroit épargnée ; 6 ma Coufme ! c'eft
la pitié qui me perdit.
Il fembloit que ma paflîon funefte
voulût fe couvrir pour me féduire du
mafque de toutes les vertus. Ce jour
même il m'avoit prelTée avec plus d'ar-
deur de le fuivre. C'étoic défoler le meil-
leur des pères; c'étoit plonger le poi-
gnard dans le fein maternel ; je réfiftai ,
je rejettai ce projet avec horreur. L'im-
poifibilité de voir jamais nos vœux ac-
complis , le myftere qu'il falloit lui faire
de cette impolTibilité ; le regret d'abufer
un amant fi fournis & fi tendre après
avoir flatté fonefpoir, tourabattoit mon
courage , tout augmcntoic ma foibieile ,
H E L O ï s E. 205
tout aliénoit ma raifon , il falloit donner
la more aux auteurs de mes jours , à mon
amant, ou à moi-même. Sans favoir ce
que je faifois, jechoifis ma propre infor-
tune. J'oubliai tout ôc ne me fouvins que
de l'amour. Ceft ain(i qu'un indant d'é-
garement m'a perdue à jamais. Je fuis
tombée dans l'abyme d'ignominie dont
une fille ne revient point; & fi je vis,c'eft
pour être plus malheureufe.
Je cherche en gémifTant quelque refte
de confolation fur la terre. Je n'y vois
que toi , mon aimable amie ; ne me pri-
ve pas d'une fi charmante reiïburce , je
t'en conjure ; ne m'ote pas les douceurs
de ton amitié. J'ai perdu le droit d'y
prétendre , mais jamais je n'en eus fi grand
befoin. Que la pitié fupplée à l'eltime.
Viens, ma chère, ouvrir ton ame âmes
plaintes; viens recueillirleslarmes de ton
amie, garantis-moi , s'il fe peut, dumé-
pris de moi-même , ôc fais-moi croire
que je n'ai pas tout perdu , puifque ton
coeur me relie encore.
204 La Nouvelle
LETTRE XXX.
Réponse.
Claire tâche de calmer le défèfpoir
de Julie ^ & lui jure une
amitié inviolable.
F
Ilie infortunée î hélas ! qu'as-tu fait ?
Mon Dieu ! tu étois fi digne d'être f'age !
Que te dirai-je dans l'iioneur de ta fitua-
tion , & dans rabattement où elle te
plonge? Acheverai-je d'accabler ton
pauvre cœur, ou t'ohrirai-je des confo-
lations qui fe refufent au mien r Te mon-
trerai-je les objets tels qu'ils font , ou tels
qu'il te convient de les voir ? Sainte &
pure amitié ! porte à mon efprit tes dou-
ces illufions , & dans la tendre pitié que
tu m'infpires , abufesmoi la première
fur des maux que tu ne peux plus guérir.
J'ai crains, tu le fais, le malheur dont
tu gémis. Combien de fois je te l'ai pré-
dis fans être écoutée ! il ell i'eflet d'u-
ne téméraire confiance Ah ! ce n'eft
plus de tout cela qu'il s'agit . J'aurois trahi
ton fecret, fans doute, fi j'avois pu te
fauver ainii : mais j'ai lu mieux que toi
H E L O ï s E, 405
dans ton cœur trop fenfible ; je le vis fe
confumer d'un feu dévorant que rien ne
pouvoit éteindre. Je fentisdans ce cœur
palpitant d'amour qu'il falloir être heu-
reufe ou mourir, & , quand la peur de
fuccomber te fit bannir ton amant avec
tant de larmes , je jugeai que bientôt tu
ne ferois plus , ou qu'il feroit bientôt rap-
pelle. Mais quel fut mon effroi quand je
te vis dégoûtée de vivre , & fi près de la
mort ! N'accufe ni ton amant ni toi d'u-
ne faute dont je fuis la plus coupable ,
puifquc- je l'ai prévue fans la prévenir.
11 eu vrai que je partis malgré moi ;
tu le vis, il fallut obéir ; fi je t'avois cru
fi près de ta perte , on m'auroit plutôn
mife en pièces que de m'arracher à toi.
Je m'abufai fur le moment du péril.
Foible & languiffante encore, tu me pa-
rus en fureté contre une fi courte abfen-
ce : je ne prévis pas la dangcreufe alter-
native où tu t'allois trouver ; j'oubliai que
ta propre foibleflTelaifibit ce cœur abattu
moins en état de fe défendre contre lui-
même. J'en demande pardon au mien,
j'ai peine à me repentir d'une erreur qui
t'a fauve la vie ; je n'ai pas ce dur cou-
rage qui te faifoit renoncer à moi ; je
n'aurois pu te perdre fans un mortel dé-
2o6 La Nouvelle
fefpoir , 6c j'aime encore mieux que tu
vives Ôc que tu pleures.
Mais pourquoi tant de pleurs, chère &
douce amie ? Pourquoi ces regrets plus
grands que ta faute , & ce mépris de toi-
même que tu n'as pas mérité ? Une foiblef-
fe effacera- 1- elle tant de facrifices , &. le
danger même dont tu fors n'efl-il pas une
preuve de ta vertu ? Tu ne penfes qu'à
ta défaite & oublies tous les triomphes
pénibles qui l'ont précédée. Si tu as plus
combattu que celle qui réfiflent , n'as-tu
pas plus fait pour l'honneur qu'elles ? (î
rien ne peut te jufîifier , fonge au moins
à ce qui t'excufe. Je connois à peu près
ce qu'on appelle amour ; je faurai tou-
jours réfiller aux tranfports qu'il inlpire ;
mais j'aurois fait moins de réfiftance à un
amour pareil au tien , & fans avoir été
vaincue, je fuis moins charte que toi.
Ce langage te choquera ; mais ton plus
grand malheur eftde l'avoir rendu nécef-
faire ; je donnerois ma vie pour qu'il ne
te fût pas propre ; car je hais les mauvai-
ies maximes encore plus que les mauvai-
fes adions (i). Si la faute étoit à com-
(i) Ce fentiment eft jufte & fain. Les pallions déré-
glées infpircnt les mauvail'es adions ; mais les mauvaifes
maximes corrompent la railon même 5 & ne laifTent plus
dt relïôurce pour revenir au bien,
H E L O ï s E. 20/
mettre, que j 'cufTe la balTeiïe de te parler
ainfi , &. toi celle de m'écouter , nous fe-
rions toutes deux lesdernieres des créatu-
res. A préfenr , ma chère , je dois te par-
ler ainfi , & tu dois m'écouter , ou tu es
perdue ; car il refte en toi mille adorables
qualités, que l'edime de toi-même peut
feule conferver , qu'un excès de honte &
l'abjediion qui le fuit détruiroient infail-
liblement , êi. c'eft fur ce que tu croiras
valoir encore que tu vaudras en effet.
Garde-toi donc de tomber dans un
abattement dangereux qui t'aviliroitplus
quêta foifaielfe. Le véritable amour ell-
il fait pour dégrader l'ame? Qu'une faute
que l'amour a commife ne t'ôte point ce
noble enthoufiafme de l'honnête & du
beau , qui t'éleva toujours au-delfus de
toi-même. Une tache paroît-elle au fo-
leil ? combien de vertus te reftent pour
une qui s'eft altérée ! En feras-tu moins
douce, moins fincere, moins modefle ,
moins bienfaifante ? En feras-tu moins
digne, en un mot, de tous nos homma-
ges? L'honneur, l'humanité , l'amitié,
le pur amour en feront-ils moins chers à
ton cœur ? En aimeras-tu moins les ver-
tus mêmes que tu n'auras plus? Non,
chère & bonne Julie , ta Claire en te
plaignant t'adore; elle fait, elle fent qu'il
2o8 La Nouvelle
n'y a rien de bien qui ne puifTe encofê
forcir de coname. Ah ! crois-moi; tu pour-
rois beaucoup perdre avant qu'aucune
autre plus fage que toi te valût jamais !
Enfin tu me reftes; je puis me confo-
lerdecouc, hors de te perdre. Ta pre-
mière lettre m'a fait frémir. Elle m'eût
prefque fait defirer la féconde , fi je ne
î'avois reçue en même-tems. Vouloir dé-
laifler fon amie ! projetter de s'enfuir
fansm.oi ! Tu ne parles point de ta plus
grande faute. C'étoic de celle-là qu'il fal-
loit cent fois plus rougir. Mais l'ingrate
ne fonge qu'à fon amour Tiens , je
t'auroisété tuer au bouc du monde.
Je comipte avec une mortelle impa-
tience les momens que je fuis forcée à
pafler loin de toi. Ils fe prolongent cruel-
lement. Nous fommes encore pour fix
jours à Laufanne , après quoi je volerai
vers mon unique amie. J'irai la confoler
ou m'affliger avec elle, elluyer ou parca-
ger les pleurs. Je ferai parler dans ta dou-
leur moins l'inflexible raifon que la ten-
dre amitié. Chère Confine , il faut gé-
mir , nous aimer , nous taire , & , s'il
fe peut , effacer à force de vertus une
faute qu'on ne répare point avec des lar-
mes. Ah ! ma pauvre Chaillot î
LETTRE
H E L O ï s E, 209
LETTRE XXX L
A Julie.
L'Amant de Julie ^ qu'il a fur»
pife fondante en larmes ^ lui
reproche f on repentir.
U E L prodige du ciel es-tu donc ,
inconcevable Julie ? & par quel arc ,
connu de toi feule , peux-tu raffembler
dans un cœur tant de mouvemens incom-
patibles ? Ivre d'amour & de volupté,
le mien nage dans la trillefTe ; je loulfre
(& languis de douleur au fein de la féli-
cité fuprême , oc je me reproche comme
un crime l'excès de mon bonheur. Dieu !
quel tourment affreux den'ofer fe livrer
tout entier à nul ientiment , de les com-
battre incelfamment l'un par l'autre , 6c
d'allier toujours l'amertume au plaifir ♦
Il vaudroit mieux cent fois n'être que
miferable.
Que me fert , hélas! d'être heureux ?
Ce ne font plus mes maux, mais les tiens
que j'éprouve , & ils ne m'en font que
plus fenfibles. Tu veux en vain me cacher
tes peines ; je les Us malgré toi dans la
Tome /, O
âio La Nouvelle
langueur & l'abattement de tes yeuîf»
Ces yeux touchans peuvent - ils dérober
quelque fecret à l'amour ? Je vois , je
vois Tous une apparente ferénité les dé-
plaifirs cachés qui t'aiîiegent , 5c ta trif-
tefie voilée d'un doux fourire , n'en eil
que plus amere à mon cœur.
11 n'efl plus tems de me rien diiïimu-
1er. J'écois hier dans la chambre de ta
mère ; elle me quitte un moment; j'en-
tends des gémilfemens qui me percent
l'ame, pouvois-je à cet effet méconnoî-
tre leuriource ? Je m'approche du lieu
d'où ils femblent partir ; j'entre dans ta
chambre , je pénètre jufqu'à ton cabinet.
Que devins-je en enrr'ouvrant la porte ,
quand j'apperçus celle qui devroit être
fur le trône de l'Univers adife à terre , la
tête appuyée fur un fauteuil inondé de
fes larmes ? Ah ! j'aurois moins fouffert
s'il l'eût été de mon fang ! De quels re-
mords je fus à l'inftant déchiré ? Mon
bonheur devint mon fupplice; jenefentis
plus que tes peines , & j'aurois racheté
de m.avie tes pleurs & tous mes plaifirs.
Je voulois me précipiter à tes pieds , je
voulois efluyer de mjes lèvres ces pré-
cieules larmes , les recueillir au fond de
fnon coçur , mourir ou les tarir pour ja-
H E L O ï s E. 2 î I
S^iaîs : j'entends revenir ta more ; il faut
retourner brufquement à ma place , j'em-
porte en moi toutes tes Uwâleurs , & des
regrets qui ne finiront qu acec elles.
Que je i'uis humilié ! que je fuis avili
de ton repentir ! Je fuis donc bien raé-
prifable , fi notre union te fait méprifer
de toi - même , & fi le charme de mes
jours eft le tourment des tiens ? fois plus
jufle envers toi , ma Julie ; vois d'un œil
moins prévenu les facrés liens que ton.
cœur a formés. N'as-tu pas fuivi les plus
Eures loix de la nature? N'as-tu pas li-
rement contradé le plusfaint des enga-
gcmensr Qu'as-tu fait queles loix divines
& humaines ne puillent 6c ne doivenc
autorifer ï Que manque-t-il au nœud
qui nous joinc qu'une déclaration publi-
que ? Veuille être à moi , tu n'es plus
coupable. O monépoufe ! Orna digne
& chafte compagne ! o gloire ôc bonheur
de ma vie ! non ce n'eft point ce qu'a fait
ton amour qui peut être un crime , mais
ce que tu lui voudrois oter : ce n'eft qu'en
acceptant un autre époux que tu peux of-
fenfer l'honneur. Sois fans celle à l'ami de
ton cœur pour être innocente. La chaî-
ne qui nous lie eft légitime , l'infidélité
feule qui la romproic feroit blâmable, &
212 La Nouvelle
c'eft déformais à l'amour d'être garant
de la vertu.
Mais quand ta douleur feroit raifon-
tiable , quand tes regrets feroient fon-
dés , pourquoi m'en derobes-tu ce qui
m'appartient ? pourquoi mes yeux ne
verfent- ils pas la moitié de tes pleurs ?
Tu n'as pas une peine que je ne doive
fentir , pas un fentiment que je ne doive
partager , & mon cœur juilement jaloux
te reproche toutes les larmes que tu ne
répands pas dans mon fein. Dis, froide &
myfterieufe amante, tout ce que ton ame
ne communique point à la mienne ,
n'efl-il pas un vol que tu fais à Tamour ?
Tout ne doit-il pas être commun entre
nous, ne te fouvient - il plus de l'avoir
dit? Ah! fi tu favois aimer comme moi ,
mon bonheur te confoleroit comme ta
peine m'afflige , & tu fentirois mes plai-
firs comme je fens ta triflefle.
Mais je le vois , tu me méprifes com-
me un infenfé , parce que ma raifon s'éga-
re au fein des délices. Mes emportemens
t'effrayent, mon délire te fait pitié, &
tune fens pas que route la force humaine
ne peut fuffire à des félicités fans bornes.
Comment veux - tu qu'une ame fenfible
goûte modérément des biens infinis ?
H E L O ï s E. 213
Comment veux - tu qu'elle fupporte à la
fois tant d'efpeces detranfportsians Ibrtir
de fonafllettef Ne fais- tu pas qu'il eft un
terme où nulle raifon ne réfifle plus , &
qu'il neii point d'homme au monde
donc le bon fens foit à toute épreuve ?
Prens donc pitié de l'égarement où tu
m'as jette , Se ne méprile pas des erreurs
qui font ton ouvrage. Je ne fuis plus à
moi , je l'avoue , mon ame aliénée efl
toute en toi. J'en fuis plus propre à fen-
tir tes peines & plus digne de les parta-
ger. O Julie ! ne te dérobe pas à toi-
même.
^-^^iSuf l*^^
V
o>
1T4 La Nouvelle
LETTRE XXXII.
Réponse.
Julie regrette, moins d* avoir donné
trop à Vamour que. de, l'avoir
privé dejon plus grand charme,
Elle confeille à Jbn aimant , à
qui elle apprend les foupçons dz
fa jnere _, de fdndre des affaires
qui V empêchent de continuer à
Vinjîruire ; 6* l'informera des
moyens quelle imagine d'avoir
d'autres occajions de fe voir tous
deux.
L fut un tems , mon aîmable ami , où
nos letrres écoienc faciles & charmances ;
le fenciment qui les didoit couloi: avec
une élégante {implicite ; il n'avoit be-
foin ni d'arc , ni de coloris , & Ta pureté
faifoit toute fa parure. Cet heureux tems
n'eitplus, hélas î il ne peut revenir ; &
pour premier effet d'un changement (i
cruel , nos coeurs ont déjà cefle de s'en-
tendre.
Tes yeux ont vu mes douleurs. Tu
H E L O ï s E. 215
croîs en avoir pénétré la fource ; tu veux
me confoler par de vains difcours , &
quand tu penfes m'abufer , c'efl toi , mon
ami , qui c'abules. Crois-moi , crois en
le cœur tendre de ta Julie ; mon regreç
eft bien moins d'avoir donné trop à l'a-
mour que de l'avoir privé de ion plus
grand charme. Ce doux enchantement
de vertu s'ert: évanoui comme un iunge :
nos feux ont pejdu cette ardeur divine
qui les animoit en les épurant ; nous
avons recherché le plaifir , Se le bonheur
a fui loin de nous. Refiouviens-toi de
ces momens délicieux où nos cœurs s'u-
nilToient d'autant mieux que nous nous
relpedions davantage , 011 la paffion ti-
roit de fon propre excès la force de fe
vaincre elie''même , où l'innocence nous
confoloit de la contrainte , où les hom-
mages rendus à l'honneur tournoient tous
au profit de l'amour. Compare un état
fi charmant à notre fituation préfente i
que d'agitations ! que d'etfrois ! que de
mortelles allarmes ! que de fentimens
immodérés ont perdu leur première
douceur ! Qu'eil: devenu ce zèle de fa-
gefle & d'honnêteté dont l'amour ani-
moit toutes les allions de notre vie , &
qui rendoic à fon tour l'amour plus déli-
21 6 La Nouvelle
cieux? Notre jouiiïance étoit paifible Se
durable, nous n'avons plus que des trans-
ports : ce bonheur infenfé relTembleà des
accès de fureur plus qu'à de tendres ca-
lelTes. Un feu pur & facré brùloit nos
cœurs; livrés aux erreurs des fens , nous
ne fommes plus que des amans vulgaires ,
trop heureux h l'amour jaloux daigne
préhder encore à des plaifirs que le plus
vil mortel peut goûter.
Voilà, mon ami, les pertes qui nous
font communes. Se que je ne pleure pas
moins pour toi que pour moi. Je n'ajoute
rien fur les miennes, ton cœur eil fait
pour les fentir. Vois ma honte , & gé-
mis fi tu fais aimer. Ma faute eft irrépa-
rable , m.es pleurs ne tariront point. O
toi qui les fais couler , crains d'attenter
à de fi juiles douleurs ! tout mon efpoir
eft de les rendre éternelles : le pire de
mes maux feroit d'en être confolée , &
c'eft le dernier degré de l'opprobre de
perdre avec l'innocence le fentiment qui
nous la fait aimer.
Je connois mon fort , j'en fens l'hor-
reur , & cependant il m.e refte une con-
folation dans mon défefpoir , elle eft
unique , mais elle eft douce. C'eft de toi
que je l'attends, mon aimable ami. De-
H E L O ï s E, 217
puis que je n'ofe plus porter mes regards
fur moi-même :, je les porte avec plus de
plaifir fur celui que j'aime. Je te rends
tout ce que tu m'ôtes de ma propre efti-
me , & ru ne m'en deviens que plus cher
en me forçant à me haïr. L'amour , cet
amour fatal qui me perd , te donne un
nouveau prix ; tu t'élèves quand je me
dégrade; ton ame femble avoir profité
de tout l'avililTement de la mienne. Sois
donc déformais mon unique efpoir, c'eft
à toi de juflifier , s'il fe peut , ma faute;
couvre -là de l'honnêteté de tes fenti-
mens; que ton mérite efface ma honte ;
rends excufable à force de vertu la perte
de celles que tu me coûtes. Sois tout mon
être , à préfent que je ne fuis plus rien.
Le feul honneur qui me refle eft tout en
toi , ôc tant que tu feras digne de ref-
ped , je ne ferai pas tout- à-fait mépri-
fable.
Quelque regret que j'aie au retour de
ma fanté , je ne faurois le difîimuler plus
long-tems. Mon vifage démentiroit mes
difcours , & ma feinte convalefcence ne
peut plus tromper perfonne. Hâte -toi
donc avant que je fois forcée de repren-
dre mes occupations ordinaires , de faire
la démarche donc nous fommes conve»
2i8 La Nouvelle
EUS. Je vois clairement que ma mère a
conçu des foupçons & qu'elle nous ob-
ferve. Mon père n'en eftpas-là, je Ta-
voue : ce fier Gentilhomme n'imagine
pas même qu'un roturier puiffe être
amoureux de fa fiile ; mais enfin , tu fais
fes réfolucions ; il le préviendra fi tu ne
le préviens , & pour avoir voulu te con-
ferver le même accès dans notre mai-
fon , tu t'en banniras tout- à -fait. Crois-
moi , parie à ma mère tandis qu'il en ell
encore tems. Feins des affaires qui t'em-
pêchent de continuer à m'infiruire , &
renonçons à nous voir fi fouvent , pour
nous voir au moins quelquefois : car (î
l'on te fcrmiC la porte tu ne peux plus t'y
préfenter ; mais fi tu te la fermes toi-mê-
me , tes vifites feront en quelque forte à
ta difcrétion , &: avec un peu d'adrelTe &
de complaifance , tu pourras les rendre
plus fréquentes dans la fuite , fans qu'on
î'apperçoive ou qu'on le trouve mauvais.
Je te dirai ce foir les moyens que j'ima-
gine d'avoir d'autres occafions de nous
voir, 6c tu conviendras que l'infépara-
ble Coufine , qui caufoit autrefois tant
de miurmxures , ne fera pas maintenanc
inutile à deux amans qu'elle n'eût poinc
dû quitter.
H E L O ï s E. 219
LETTRE XXXIII.
DE Julie.
Feu fatisfaïu de, la contrainte des
render-vous publics ^ dont elle
craint d\zillp,urs que la dijjipa"
tion naffoihliffe les feux de fon
yimant , elle V invite à reprendre,
avec elle la vie foUtaire ^ paifi^
hle dont elle Va tiré. Projet quelle
lui cache ^ & fur lequel elle lui
défend de Vinterroger^
J\ H ! mon ami , le mauvais refuge pour
deux amans qu'une afiTemblce ! Quel cour-
inent de fe voir 6c de fe contraindre ! Il
vaudroic mieux cent fois ne fe point voir.
Comment avoir l'air tranquille avec tant
d'émotion ? Comment être iî différent de
foi-même? Comment fonger à tant d'ob-
jets quand on n'efl occupé que d'un feul ?
Comment contenir le gefte & les yeux
quand le cœur vole ? Je ne fentis de ma
vie un trouble égal à celui que j'éprou-
vai hier quand on t'annonça chez Mada-
me d'Hervarc. Je pris ton nom prononci
220 La Nouvelle
pour un reproche qu'on m'adrefToic ; je
m'imaginai que couc le monde m'obrer»
voie de concert ; je ne favois plus ce que
je faifois , & à ton arrivée je rougis li
prodigieufement , que ma Coufine , qui
veilloit Tur moi , fut contrainte d'avan-
cer fon vifage & fon éventail , comme
pour me parler à l'oreille. Je tremblai
que cela même ne fît un mauvais effet ,
en qu'on ne cherchât du m y Itère à cette
chucheterie. En un mot , je trouvois par-
tout de nouveaux fujets d'allarmes , & je
ne fentis jamais mieux combien une conf-
cience coupable arme contre nous de té-
moins qui n'y fongent pas.
Claire prétendit remarquer que tu ne
faifois pas une meilleure figure ; tu lui
paroiffois embarraiïé de ta contenance,
inquiet de ce que tu devois faire , n'ofanc
aller ni venir , ni m'aborder, ni t'éloi-
gner , & promenant tes regards à la ron-
de pour avoir, difoit-elle , occafion de
les tourner fur nous. Un peu remife de
mon agitation , je crus m'appercevoir
moi-même de la tienne , jufqu'à ce que
la jeune Madame Belon t'ayant adrelTé
la parole , tu t'affis en caufant avec elle ,
& devins plus calme à fes côtés.
Jefens,monami, que cette manière
H E L 0 ï s E. 22 î
tâe vivre, qui donne tant de contrainte &
îi peu de plaifir, n'eit pas bonne pour
nous : nous aimons trop pour pouvoir
nous gêner ain(î. Ces rendez -vous pu-
blics ne conviennent qu'à des gens qui
fans connoîcre l'amour , ne lailîent pas
d'être bien enfembie , ou qui peuvent fe
palier du myflere : les inquiétudes font
trop vives de ma part , les indifcrétions
trop dangereufes de la tienne , 5c je ne
puis pas tenir une Madame Belon tou-
jours à mes côtés , pour faire diverfion au
befoin.
Keprenons , reprenons cette vie folî-
taire ôc paifible, dont je t'ai tiré fi mal à
propos. Ceft elle qui a fait naître 5c
r.ourri nos feux; peut-être s'affoibli-
joient-ils par une manière de vivre plus
<3i(fipée. Toutes les grandes paflions fe
forment dans la folitude ; on n'en a point
de femblables dans le monde , où nul
objet n'a le tems de faire une profonde
impreifion , 5c où la multitude des goûts
énerve la force des fentimens. Cet étac ell
aulfi plus convenable à ma mélancolie;
elle s'entretient du même aliment que
mon amour ; c'eft ta chère image qui
foutient l'une 6c l'autre , ik j'aime mieux
te voir tendre 5; fenfible au fond de mon
222 La Nouvelle
cœur , que contraint ôc diftrait dans uiKI
alîemblée.
Il peut , d'ailleurs , venir un tems oîi
je ferois forcée à une plus grande retrai-
te ; fût-il déjà venu , ce tems defiré ! La
prudence &. mon inclination veulent éga-
lement que je prenne d'avance des habi-
tudes conformes à ce que peut exiger la
nécefiîté. Ah! fi de mes fautes pouvoic
naître le moyen de les réparer ! Le doux
efpoir d'être un jour mais infenli-
blement j'en dirois plus que je n'en veux
dire fur le projet qui m'occupe. Pardon-
ne-moi ce myllere , mon unique Ami,
mon cœur n'aura jamais de fecret qui ne
te fût doux à favoir. Tu dois pourtant
ignorer celui-ci , & tout ce que je t'en
puis dire à préfent , c'ell que l'amour qui
fit nos niaux , doit nous en donner le re-
mède. Raifonne, commente, fi tu veux
dans ta tête ; mais je te défends de m'in-
terroger là-delTus.
è^-e^
H E L O ï s E. 225
LETTRE XXXIV.
Réponse.
I^^ Amant de Julie ^ pour la raffu-
ver fur la diverfion dont elle lui
a -parlé ^ lui détaille tout ce qui
s'ejifdit autour d'elle dans l'af-
Jemhlée oii il l'a vue ^ & promet
de garder le Jllence quelle lui a
impofé. Il refufe le grade de
Capitaine au fervice du Roi \çîe
Sardaigne _, &' par quels motifs,
X ^1 0 , non vedrete mai
Camlîar gV affctd mîei,
Bei lumi onde impaTai
A fofpirar d\viior.
Que je dois l'aimer, cette jolie Ma-
dame Bclon , pour !e plaifir qu elle m'a
procuré ! Pardonne le moi , divine Julie,
j'ofai jouir un moment de tes tendres
allarmes , 5; ce moment fut un des plus
doux de ma vie. Qu'ils étoienccharmans,
ces regards inquiets & curieux qui fe
porcoient fur nous à la dérobée, & fe
224 La Nouvelle
bailToic aufTi toc pour éviter les miens f
Que fairoit alors ton heureux amant ?
S'entretenoit-il avec Madame Belon ?
Ah I ma J ulie , peux-tu le croire ? Non ,
non, fille incomparable; il étoit plus
dignement occupé. Avec quel charme
fon cœur fuivoit les mouvemens du tien!
Avec quelle avide impatience fes yeux
dévoroient tes attraits! Ton amour, ta
beauté remplilloient, raviflbient fon ame;
elle pouvoir fuffire à peine à tant de fen-
timens délicieux. Mon feul regret étoit
de goûter aux dépens de celle que j'ai-
me des plaifirs qu'elle ne partageoic pas.
Sais -je ce que durant tout ce cems me
dit Madame Belon? Sais -je ce que je
lui répondis r Le favois-je au moment
de notre entretien ? A-t-elle pu le favoir
elle-même, & pouvoit-elle com.prendre
ia moindre chofe aux difcours d'un hom-
me qui parloit-fanspenfer, & répondoic
fans entendre ?
Co7n' huom chs par cK' afcold , e nulla intende,
Aufli m'a-t-elle pris dans le plus parfait:
dédain. Elle a dit à tout le monde , à
toi , peut-être , que je n'ai pas le fens com-
mun , qui pis eft pas le moindre efprit,
& que je fuis tout aulTi foc que mes livres.
Que
H E L O ï s E. 225
Que m'importe ce qu'elle en dît & ce
qu'elle en penfe ? Ma Julie ne dccide-
t-elle pas feule de mon être & du rang
que je veux avoir ? Que le refle de la
terre penfe de moi comme il voudra ,
tout mon prix eH dans ton eftime.
Ah ! crois qu'il n'appartient ni à Ma-
dame Belon , ni à toutes les beautés fupe-
rieures à lafienne , de faire la diverfion
dont tu parles , <Sc d'éloigner un momenc
de toi mon cœur ôz mes yeux ! Si tu pou*
vois douter de ma fincerité, fi tu pou-
vois faire cette mortelle injure à mon
amour & à tes charmes , dis-moi , qui
pourroit avoir tenu regiilre de tout ce
qui fe fit autour de toi ? Ne te vis-je pas
briller entre ces jeunes beautés comme le
foleil entre les artres qu'il éclipfe ? N'ap-
perçus-je pas les Cavaliers (i) fe raiïem-
bler autour de ta chaife? Ne vis-je pas
au dépit de tes compagnes l'admiration
qu'ils marquoient pour toi ? Ne vis-je pas
leurs refpedls emprelTés , & leurs hom-
mages , 6c leurs galanteries ? Ne te vis-
je pas recevoir tout cela avec cet air de
(O cavaliers , vieux mot qui ne fe dit plus. On dit ,
hommes. J'ai cru devoir aux provinciaux cette importan-
te remarque, afin d'être au moins une fois utile aq
public.
Tome I, P
aiG La Nouvelle
modeftie êc d'indifférence qui en impofe
plus que la fierté ? Ne vis-je pas quand tu
te dégantois pour la colation l'effet que
ce bras découvert produifit fur les Tpec-
tateurs ? Ne vis-je pas le jeune étranger
qui releva ton gand , vouloir baifer la
main charmante qui le recevoit ? N'en
vis-je pas un plus téméraire , dont l'œil ar-
dent fuçoit mon fang & ma vie, t'obliger
quand tu t'en fus apperçue d'ajouter une
épingle à ton fichu? Je n'étois pas li dii-
trait que eu penfes ; je vis tout cela , Julie,
& n'en fus point jaloux; car je connois
ton cœur. Il n'eil pas , je le fais bien , de
ceux qui peuvent aimer deux fois. Ac-,
cuferas-tu le mien d'en être ï
Reprenons- là donc , cette vie folitaire
que je ne quittai qu'à regret. Non , le
cœur ne fe nourrit point dans le tumulte
du monde. Les faux plaifirs lui rendent la
privation des vrais plus amere , & il pré-
fère fa fouffrance à des vains dédomma-
gemens. Mais , ma Julie , il en efl , il en
peut erre de plus folides à la contrainte
où nous vivons, & tu fembles les oublier !
Quoi ! paffer quinze jours entiers fi près
l'un de l'autre fans fe voir , ou fans fe rien
dire ! Ah ) que veux-tu qu'un cœur brûlé
d'amour flilfe durant tant de fiecles : l'ab-
H E L o ï s E. 1^f
fence même feroit moins cruelle. Que
fert un excès de prudence qui nous faic
plus de maux qu'il n'en prévient ? Que
fert de prolonger fa vie avec fon fuppli-
ce ? Ne vaudroir-il pas mieux cent fois
fe voir un feul indant & puis mourir ?
Je ne le cache point , ma douce Amie ,
i'aimerois à pénétrer l'aimable fecret que
tu me dérobes , il n'en fut jamais de plus
intereflànt pour nous; mais j'y fais d'inu-
tiles efforts. Je faurai pourtant garder le
filence que tu m'impotes , & contenir
linc indifcrette cuviofité ; mais en ref-
pestant un fi doux myilere, que n'en
puis-je aumoinsalTurer l'éclairciflement?
Qui fait , qui fait encore fi tes projets ne
portent point fur des chimères? Chère
ame de ma vie , ah ! commençons du
moins par les bien réalifer.
P. S. J'oublois de te dire que M. Ro-
guin m'a offert une compagnie
dans le Régiment qu il levé pour le
Roi deSardaigne. J'ai été fenfible-
ment touché de reflime de ce bra-
ve officier ; je lui ai dit en le remer-
ciant, que j'avois la vue trop courte
pour le fervice , & que ma paffion
pour l'étude s'accordoit mal avec
P z
Î28 La Nouvelle
une vie aufTi adive. En cela je n'aî
point fait un facrifice à l'amour. Je
penfe que chacun doit fa vie 6c fon
fang à la Patrie, qu'il n'eil; pas per-
mis de s'aliéner à des Princes aux-
quels on ne doit rien , moins encore
de fe vendre & de faire du plus no-
ble métier du monde celui d'un vil
mercenaire. Ces maximes étoienc
cellesde mon père que je ferois bien-
heureux d'imiter dans fon amour
pour fes devoirs & pour fon pays.
Il ne voulut jamais entrer au fer-
vice d'aucun Prince étranger : mais
dans la guerre de 171 2, il por-
ta les armes avec honneur pour la
Patrie; il fe trouva dans plufîeurs
combats à l'un defquels il fut bleifé ;
& à la bataille de Wilmerghen , il
eu: le bonheur d'enlever un Dra-
peau ennemi fous les yeux du Géné-
ral de Sacconex.
H E L O ï s E. 229
iMfMM'u^mffi' ■^.tmt.di t-rr -mu
LETTRE XXXV.
DE Julie.
De la jiLjîïficaiïofi de fôii Amant ,
Julie prend occa/lon de traiter de
lajaloujle. tut-il Amant volage^
elle ne le crob a jamais ami trom-
peur. Elu doit fouper avec lui
chej le père de Claire > Cequifè
pajjera après le fouper.
J E ne trouve pas , mon ami , que les
deux mots que j'avois dits en riant fur
Madame Belon , valuiTent une explica-
tion Il ferieule. Tant de foins à fe julli-
fier produifent quelquefois un préjugé
contraire ; & c'eil l'attention qu'on donne
aux bagatelles , qui feule en fait des ob-
jets importans. Voilà ce qui fûremenn
n'arrivera pas entre nous; car les cœurs
bien occupés ne font gueres pointilleux ;
& les tracaflTeries dçs Amans fur des riens
ont prefque toujours un fondement beau-
coup plus réel qu'il ne femble.
Je ne fuis pas fâchée pourtant que
cette bagatelle nous fournifle une occa-
P3
i^o La Nouvelle
fîon de traiter entre nous de lajaloufîei
fujec , malheureufement , trop important
pour moi.
Je vois , mon ami , par la trempe de
nos âmes & par le tour commun de nos
goûts , que l'amour fera la grande affaire
de notre vie. Quand une fois il a fait les
împreffions profondes que nous en avons
reçues, il faut qu'il éteigne ou abforbe
toutes les autres palTions ; le moindre re-
froidilTement feroit bientôt pour nous la
langueur de la mort ; un dégoût invinci-
ble , un éternel ennui fuccéderoient à l'a-
mour éteint , & nous ne faurions long-
tems vivre après avoir ceffé d'aimer. En
mon particulier , tu fens bien qu'il n'y a
que le délire de la paffion qui puifle me
voiler l'horreur de ma fituation préfente ,
&, qu'il faut que j'aime avec tranfport, ou
que je meure de douleur. Vois donc 11
je fuis fondée à difcuter ferieufement un
point d'où doit dépendre le bonheur ou
le malheur de mes jours.
Autant que je puific juger de moi-mê-
me, il me femble que fouvent affectée
avec trop de vivacité , je fuis pourtant
peu fujette à l'emportement. Il faudroit
que mes peines euffent fermenté long-
xems en-dedans, pour que j'ofaiTe en dé-
H E L O ï s E. 231
couvrir lafourceà leur auteur; 5c comme
je fuis perfuadée qu'on ne peut faire une
offenfe fans le vouloir , ]e fupporterois
plutôt cent fujets de plainte qu'une ex-
plication. Un pareil caractère doit me-
ner loin pour peu qu'on ait de penchant
à la jaloufie , &: j'ai bien peur de fencir
en moi ce dangereux penchant. Ce n'efl
pas que je ne fâche que ton cœur eft fait
pour le mien & non pour un autre. Mais
on peut s'abufer foi- même , prendre un
goût palTager pour une paffion , & faire
autant de chofes par fantaifies qu'on en
eût peut-être fait par amour. Or fi tu
peux te croire inconstant fans l'être, à
plus forte raifon puis -je t'accufer à tore
d'infidélité. Ce doute aftVeuxempoifon-
neroit pourtant ma vie ; je gémirois fans
me plaindre & mourrois inconfolable
fans avoir cefle d'êrre aimée.
Prévenons, je t'en conjure, un malheur
dont lafeult idceme fliitfrilîonner. Jure
moi donc , mon doux ami , non par l'a-
mour , ferment qu'on ne tient que quand
il efl fjperflu , m.ais par ce nom facré de
l'honneur , lî refpedlé de toi , que je ne
celferai jamais d'être la confidente de ton
cœur , & qu'il n'y furviendra point de
changement doiit je ne fois la première
z^2 La Nouvelle
înfiruite. Ne m'allègue pas que tu n'au^
ras jamais rien à m'apprendre ; je le
crois, je l'efpere ; mais préviens mes fol-
ies allarmes , & donne-moi dans tes en-
gagemens , pour un avenir qui ne doic
point écre , l'éternelle fécurité du pré-
fent. Je ferois moins à plaindre d'ap-
prendre de toi mes malheurs réels, que
d'en fouffrir fans ceiïe d'imaginaires : je
jouirois , au moins , de tes remords ; il
tu ne partageois plus mes feux, tu par-
tagerois encore mes peines , <5c je trou-
verois moins am.eres les larmes que je
verferois dans ton fein.
C'eft ici , mon ami , que je me félicite
doublement de mon choix , & par le
doux lien qui nous unit & par la probité
qui l'aliure, voilà l'ulage de cette règle do
fagelle dans les chofes de pur fentiment ;
voilà comment la vertu févere fait écar-
ter les peinesdu tendre amour. Si j'avois
un am.ant fans principes , dût-il m'aimer
éternellement , où feroient pour moi les
garantsdecetteconltancer Quelsmoyens
aurois-je de me délivrer de mes défian-
ces continuelles , & comment m'allurer
de n'être point abufée ou par fa feinte ou
par ma crédulité r Mais toi , mon digne
Se refpeclable ami , coi qui n'es capablç
H E L O ï s E. 253
jii d'artifice ni de déguifemenc ; tu me
garderas, je le fais, la fincerité que tu
m'auras promife. La honte d'avouer une
infidélité ne l'emportera point dans ton
^me droite fur le devoir de tenir ta pa-
role; & fi tu pouvois ne plus aimer ta
Julie , tu lui dirois oui , tu pour-
rois lui dire, ô Julie .' je ne . Mon
ami , jamais je n'écrirai ce m.ot-là.
Que penies-tu de mon expédient f
Ceft le feul , j'en fijis fûre , qui pouvoic
déraciner en moi tout lenciment de ja-
îoufie. Il y a je ne fais quelle délicateiîe
qui m'enchante à me fier de ton amour à
ta bonne foi , & à m'ôrer le pouvoir de
croire une infidélité que tu ne m'appren-
drois pas toi-même. Voilà , mon cher,
l'effet alTuré de l'engagement que je t'im-
pofe; car je pourrois te croire amant vo-
lage , mais non pas ami trompeur; &
quand je douterois de ton cœur , je ne
puis jamais douter de ta foi. Quel piaifir
je goûte à prendre en ceci des précau-
tions inutiles , à prévenir les apparences
d'un changement dont je fens fi bien
VimpofTibilité ! quel charme de parler
de jaloufie avec un amant fi fidèle ! Ah !
fi tu pouvois cefier de l'être , ne crois pas
ç^uç je t'en parlalTe ainfi ! Mon pauvre
^34 La Nouvelle
cœur ne feroic pas fi fage au befoin , &:
la moindre défiance m'ôceroit bientôt la
volonté de m'en garantir.
Voilà, mon très- honoré maître, ma-
tière à difcuffion pour ce ioir ; car je fais
que vos deux humbles Difciples auront
l'honneur de fouper avec vous chez le
père de l'inféparable. Vos dodes com-
mentaires fijr la gazette vous ont telle-
ment fait trouver grâce devant lui , qu'il
n'a pas fiillu beaucoup de manège pour
vous faire inviter. La fille a fait accor-
der fon claveiîin ; le père a feuilleté
Lamberti , moi, je recorderai peut-être
la leçon du bofquet de Clarens. O Doc-
teur en toutes facultés , vous ave^ par-
tout quelque fcience de mile ! Monfieur
d'Orbe , qui n'efl pas oublié , comme
vous pouvez penfer , a le mot pour en-
tamer une favante diflertation fur le fu-
tur hommage du Roi de Naples , durant
laquelle nous pafieronstous trois dans la
chambre de la Coufine. C'eft-là, mon
féal , qu'à genoux devant votre Dame
& maîtrefie , vos deux mains dans les
fiennes , & en préfence de fon Chance-
lier, vous lui jurerez foi & loyauté à
toute épreuve, non pas à dire amour
çternel , engagement qu'on n'elt maitre
H E L O ï s E. 235
ni de tenir ni de rompre ; mais vérité ,
Hncerité , franchife inviolable. Vous ne
jurerez point d'être toujours fournis ,
mais de ne point commettre ade de fel-
lonie , & de déclarer , au moins , ia
guerre avant de fecouer le joug. Ce fai-
sant, aurez l'accoUade, & ferez reconnu
vaflal unique & loyal Chevalier.
Adieu , mon bon ami, l'idée du fou-
per de ce foir m'infpire de la gaieté. Ah î
qu'elle me fera douce quand je te la ver-
rai partager !
LETTRE XXXVI.
DE Julie.
Les pare/is Je Julie ohllgés Je s'ah-
J'enter, Elle fera Jépofee cher le
père Je fa Coufne» Arran(yement
qu elle prenJ pour voir fon Amant
en liberté.
iS A I s E cette lettre & faute de joie
pour la nouvelle que je vaist'apprendre ;
mais penfes que pour ne point fauter &
n'avoir rien à baifer , je n'y fuis pas la
moins fenfible. Mon père obligé d'aller
2^6 La Nouvelle
à Berne pour fon procès , & de-là à So-
leure pour fa penfion , a propofé à ma
mère decre du voyage, & elle l'a accepté
efperant pour fa Tancé quelque effec falu-
taire du changement d'air. On vouloit
me faire la grâce de m'emmener auffi ,
ôç je ne jugeai pas à propos de dire ce
que j'en penfois : mais la difficulté des
arrangemens de voiture a fait abandon-
ner ce projet , ôc l'on travaille à me con-
foler de n'être pas de la partie. Il falloic
feindre de la trifteiïe , & le faux rolle
que je me vois contrainte à jouer m'en
donne une fi véritable, que le remords
m'a prefque difpenfé de la feinte.
Pendant l'abfence de mes parens , je
ne refterai point maîtrelTe de la maifon ;
mais on me dépofe chez le père de la
Coufine, enforte que je ferai tout de bon
durant ce tems iniéparable de l'infépara-
ble. De plus, ma mère a mieux aimé fe
paiïer de femme-de-chambre & me laif-
fer Babi pour gouvernante : forte d'Ar-
gus peu dangereux dont on ne doit ni
corrompre la fidélité ni fe faire des con-
fidens, mais qu'on écarte aifément au
befoin , fur la moindre lueur de plaifir
ou de gain qu'on leur offre.
Tu comprends quelle facilité nous au-
H E L O ï s E. 237
rons à nous voir durant une quinzaine de
jours ; mais c'eft ici que la diTcrétion doic
fuppléer à la contrainte , & qu'il fauc
nous impofer volontairement la même
réferve à laquelle nous fommes forcés
dans d'autres tems. Non-feulement tu
ne dois pas, quand je ferai chez ma Cou-
fine, y venir plus Ibuvent qu'auparavant,
de peur de la compromettre ; j'efpere
même qu'il ne faudra te parler ni des
égards qu'exige fon fexe , ni des droits
facrés de l'hofpitalité , &c qu'un honnête
homme n'aura pasbefoin qu'on l'inftruife
du refpeâ: dû par l'amour à l'amitié qui
lui donne afyle. Je connois tes vivacités ,
mais j'en connois les bornes inviolables.
Si tu n'avois jamais fait de facrifice à ce
qui efl honnête , tu n'en aurois point à
faire aujourd'hui.
D'où vient cet air mécontent <Sc cet
œil attrifté ? Pourquoi murmurer des
loix que le devoir t'impofe r Laiile à ta
Julie le foin de les adoucir; t'es-tu jamais
repenti d'avoir été docile à fa voix r Près
des coteaux fleuris d'où part la fource de
la Vevaife , il eft un hameau folitaire qui
fert quelquefois de repaire aux chalTeurs
5c ne devroit fervir que d'afyle aux
amans. Autour de l'habitation principa-
23 s La Nouvelle
le, dont M. d'Orbe dirpofe, font épars
aiTez loin quelques Chalets (i) , qui de
leurs toits de chaume peuvent couvrir
l'amour & le plaifir , amis de la fimpli-
cité ruftique. Les fraîches &c difcretes
laitières favent garder pour autrui le fe-
cret dont elles ont befoin pour elles-
mêmes. Les ruiffeaux qui traverfenc les
prairies font bordés d'arbrifleaux <5c de
bocages délicieux. Des bois épais of-
frent au-delà des afyles plus délérts &
plus fombres.
Al bel feggio rivofiO , ombrofo e fofco ,
Ne mai pajlori apprejfan , ne bifoïci.
L'art ni la main des hommes n'y mon-
trent nulle part leurs fainsinquiécans ; on
n'y voit par-tout que les tendres foins de
k. mère commune. C'efl-là mon am.i,
qu'on n'efi; que fous fes aufpices êc qu'on
peut n'écouter quefesloix. Sur l'invita-
tion de M. d'Orbe , Claire a déjà per-
fuadé à fon Papa qu'il avoir envie d'aller
faire avec quelques amis , une chaiTe de
deux ou trois jours dans ce Canton, <5c
d'y mener les inféparables. Ces infépa-
Ci) Sorte de maifons de bois où font les fromages So
divefles efpeces de laitases dans Ja montagne.
H E L O ï s E. 239
râbles en ont d'autres , comme tune fais
que trop bien. L'un repréfentant le maî-
tre de la maifon en fera naturellement
les honneurs ; l'autre avec moins d'éclat
pourra faire à ta Julie ceux d'un humble
Chalet , & ce Chalet confacrc par l'a-
mour fera pour eux le Temple de Gnide.
Pour exécuter heureufement & fûre-
ment ce charmant projet , il n'eft quef-
tion que de quelques arrangemens qui fe
concerteront facilement entre nous , ôc
qui feront partie eux-mêmes des plaifirs
qu'ils doivent produire. Adieu , mon
ami , jeté quitte brufquement , de peur
de furprife. Auffi-bien , je fens que le
cœur de ta Julie vole un peu trop tôt ha-
biter le Chalet.
P. S. Tout bien confideré , je penfe
que nous pourrons fans indifcrétion
nous voir prefque tous les jours; fa-
voir chez ma Coufine de deux jours
Pun , 6c l'autre à la promenade.
^40 La Nouvelle
LETTRE XXXVIL
DE Julie,
Départ des parens de Julie. Etat
de [on cœur dans cette
circonjlance,
J. L s font partis ce matin , ce tendre
père 6c cette mère incomparable , en
accablant des plus tendres careiTes une fil-
le chérie , & trop indigne de leurs bon-
tés. Pour moi , je les embralfois avec ua
léger ferrement de cœur , tandis qu'au-
dedansde lui-même, ce cœur ingrat &
dénaturé pétilloit d'une odieule joie.
Hélas! qu'eJtl devenu ce tems heureux où
je menois inceflamment fous leurs yeux
une vie innocente 6c fage, où je n'étois
bien que contre leur fein , 6c ne pouvoir les
quitter d'unfeul pas fans déplaifir? Main-
tenant coupable 6c craintive , je tremble
en penfant à eux , je rougis en penfant à
moi; tous mes bons fentimens fe dépra-
vent , 6c je me coniume en vains 6c fleri-
les regrets que n'anime pas même un vrai
repentir. Ces am.eres réflexions m'onc
rendu toute la trifleife que leurs adieux
ne
H E L O ï s E. 241
ne m'avoienc pas d'abord donnée. Une
fecrete angoifle étouflfoic mon ame après
le déparc de ces cliers parens. Tandis
que Babi failbic les paquets , je fuis en-
trée machinalement dans la chambre de
ma mère , & voyant quelques-unes de
fes bardes encore éparfes , je les ai toutes
baifées l'une après l'autre en fondant en
larmes. Cet état d'attendriflement m'a
un peu foulagée & j'ai trouvé quelque
forte deconlblacion à fentir que les doux
mouvemensde la nature ne font pas tout-
à-fait éteints dans mon cœur. Ah ) tyran î
tu veux en vain l'aifervir tout entier , ce
tendre <Sc trop foible cœur ; malgré toi ,
malgré tes prefliges, il lui relie au moins
des fentimens légitimes , il refpede &;
chérit encore des droits plus facrés que
les tiens.
Pardonne , ô mon doux ami ! ces mou-
vemens involontaires , & ne crains pas
que j'étende ces réflexions aufîi loin que
je le devrois. Le moment de nos jours,
peut-être , où notre amour eft le plus en
liberté, n'efl: pas, je le fais bien, celui
des regrets : je ne veux ni te cacher mes
peines , ni t'en accabler ; il faut que tu les
connoifles , non pour les porter, mais
pour les adoucir. Dans le feindequiles
Tome I, Q
i^2 La NoirvELLE
épancheroîs-je, fi je n'ofois les verfer
dans le tien r N'es-tu pas mon tendre
confolateur ? N'eft-ce pas toi qui foutiens
jnon courage ébranlé ? N'eft-ce pas toi
qui nourris dans mon ame le goût de la
vertu , même après que je l'ai perdue ?
Sans toi , fans cette adorable amie donc
la main compatifTante efluya fi fouvenc
mes pleurs , combien de fois n'eufîai-je
pas déjà fuccombé fous le plus mortel
abattem.ent ? Mais vos tendres foins me
foutiennent ; je n'ofe m'avilir tant que
vous m'eilimez encore , & je me dis avec
complaifance que vous ne m'aimeriez
pas tant l'un 6c l'autre , fi je n'étois digne
que de mépris. Je vole dans les bras de
cette cherc Coufine , ou plutôt de cette
tendre fœur , dépôfer au fond de fou
cœur une importune triflelfe. Toi , viens
Ce foir achever de rendre au mien la
pie ÔQ la ferénité qu'il a perdues.
H E L O ï s E. 245
nawBHMa
LETTRE XXXVIII.
A Julie.
Témoin de la tendre amitié des deux
Coujines ^ V Amant de Julie
Jent redoubler J'on amour. Sort
impatience de Je trouver au Cha-'
let , rende'^ - vous charnpêtre que^
Julie lui a aj[igné.
1\ O N , Julie , il ne m'eft pas poiiible
de ne te voir chaque jour que comme
je t'ai vue la veille : il faut que moa
amour s'augmente iSc croilTe incelTam-
ment avec tes charmes , & tu m'es une
fource inépuifable de fcntimens nou-
veaux que je n'aurois pas même imagi-
nés. Quelle foirée inconcevable I Que de
délices inconnues tu fis éprouver à mon
cœur ! O triflefle enchantereflTe ! O lan-
gueur d'une ame attendrie I combien
vous furpaffez les turbqlens plaifirs , &
la gaieté folâtre , & la joie emportée , &
tous les tranfports qu'une ardeur fans me-
fures offre aux defirs effrénés des amans !:•
paifible 6c pure jouiiïance qui n'as rien
244 La Nouvelle
d'égal dans la volupté des fens , jamais ,
jamais ton pénétrant fouvenir ne s'effa-
cera de mon cœur. Dieux ! quel ravif-
fant fpedacle ou plutôt quelle extafe ,
de voir deux Beautés fi touchantes s'em-
braffer tendrement , le vifage de l'une
fe pancher lur le fein de l'autre , leurs
douces larmes fe confondre , 6c baigner
ce fein charmant comme la rofée du
ciel humecle un lis fraîchement éclos !
J'étois jaloux d'une amitié ii tendre ;
je lui trouvois je ne fais quoi de plus in-
lerellant qu'à lamcur même, & je me
voulois une forte de mal de ne pouvoir
t'offrir des confolations auffi chères, fans
les troubler par l'agitation de mes tranf-
ports. Non, rien, rien fur la terre n'efl
capable d'exciter un fi voluptueux atten-
driiïement que vos mutuelles carefîes ,
& le fpedacle de deux amans eût offert à
mes yeux une fenfation moins délicieufe.
Ah! qu'en ce moment j'euffe été amou-
reux de cette aimable Coufme , fi Julie
n'eût pas exiflé. Mais non , c'étoit Julie
elle-même qui répandoit fon charme in-
vincible fur tout ce quil'environnoit.Ta
Tobe , ton ajuftement , tes gants , ton
éventail , ton ouvrage ; tout ce qui frap-
poic autour de toi mes regards , enchan-
1
H E L O ï s E. 245
toit mon cœur , & toi feule faifois tout
l'enchantement. Arrête , ô ma douce
amie! à force d'augmenter mon ivrelTe
tu m'ôteroisle plaifir de la fentir. Ce que
tu me fais éprouver approche d'un vraî
délire, & je crains d'en perdre enfin la
raifon. LailTe-moi du moins connoître
un égarement qui fait mon bonheur ;
laiiïe-moi goûter ce nouvel enthoufiaf-
me , plus fublime , plus vif que toutes
les idées que j'avois de l'amour. Quoi ! tu
peux te croire avilie ! quoi .' la palîion t'ôte-
t-elle aufîi le fens ? Moi , je te trouve trop
parfaite pour une mortelle. Je t'imagî-
nerois d'une efpece plus pure, fi ce feu
dévorant qui pénètre ma fubftance ne
m'unilToitàla tienne & ne me faifoit fen-
tir qu'elles font la même. Non , perfonne
au monde ne te connoît ; tu ne te con-
nois pas toi - même ; mon cœur feul re
connoît , te fent , & fait te mettre à ta
place. Ma Julie ! ah I quels hommages
te feroient ravis , fi tu n'étois qu'adorée !
Ah ! f\ tu n'étois qu'un ange , combien
tu perdrois de ton prix !
Dis -moi comment il fe peut qu'une
paffion telle que la mienne puifl'e aug-
menter P Je l'ignore , mais je l'éprouve.
Quoique tu me fois préfente dans tous
Q3
24^ La Nouvelle
les tems , il y a quelques jours fur-tout
que ton image plus belle que jamais me
pourfuit & me tourmente avec une adli-
vité à laquelle ni lieu ni tems ne me dé-
robe , 6c je crois que tu me lailTas avec
elle dans ce chalet que tu quittas en finif-
fant ta dernière lettre. Depuis qu'il eft
queflion de ce rendez-vous champêtre ,
je fuis trois fois forti de la ville ; chaque
fois mes pieds m'ont porté des mêmes
côtés , & chaque fois la perfpedive d'un
féjour (i defiré m'a paru plus agréable.
Non. vide il mondofi leggiadri rami ,
Ne mofseH vento mai fi verdifrondi.
Je trouve la campagne plus riante, la
verdure plus fraîche & plus vive , l'air
plus pur , le ciel plus ferein ; le chant des
oifeaux femble avoir plus de tendrcife &
de volupté; le murmure des eaux infpire
une langueur plus amoureufe ; la vigne
en fleurs exhale au loin de plus doux par-
fums ; un charme fecret embellit tous
les objets ou fafcine mes fens, on diroit
que la terre fe pare pour former à ton
heureux amant un lit nuptial digne de la
beauté qu'il adore & du feu qui le con-
fiime. O Julie 1 6 chère 6c précieufe moi-
tié de mon ame , hâtons-nous d'ajouter
H E L O ï s E. 247
à ces ornemens du printeras la préfencô
de deux amans fidèles: portons le fenti-
menc du plaifir dans des lieux qui n'en
offrent qu'une vaine image : allons ani-
mer toute la nature, elle efl morte fans
les feux de l'amour. Quoi ! trois jours
d'attente ? trois jours encore ? Ivre d'a-
mour, affainé de tranfports, j'attends ce
moment tardif avec une douloureufe im-
patience. Ah ! qu'on feroit heureux Ci
le ciel ôtoit delà vie tous les ennuyeux in-
tervalles qui féparentde pareils inftans !
LETTRE XXXIX.
DE Julie.
El/e dît à Jon amant de partir fur
l* heure ^ pour aller demander le
congé de Claude A net ^ jeune gar-
çon qui s'ejî engagé pour payer
les loyers de fa maitrejje _, qu'elle
protégeoLt auprès de fa mère»
\. U n'as pas un fentiment , mon bon
ami , que mon cœur ne partage ; mais
ne me parle plus de plaihr tandis que des
gens qui valent mieux que nous fouffrent ,
Q4
248 La Nouvelle
gémifTent , & que j'ai leur peine à me
reprocher. Lis la lettre ci-jointe , & fois
tranquille fi tu le peux. Pour moi qui
connois l'aimable & bonne fille qui Ta
écrite , je n'ai pu la lire fa.is des larmes
de remords & de pitié. Le regret de ma
coupable négligence m'a pénétré l'ame,
& je vois avec une amere coufiifion juf-
qu'oLi l'oubîi du premier de mes devoirs
m'a fait porter celui de tous les autres.
J'avois promis de prendre foin de cette
pauvre enfant ; je la protégeois auprès
de ma mère ; je la tenois en quelque ma-
nière fous ma garde , ôc pour n'avoir fû
me garder moi - même , je l'abandonne
fans me fouvenir d'elle , & je l'expoTe à
des dangers pires que ceux où j'ai lue-
combé. Je fiémis en fongeant que deux
jours plus tard c'en étoit fait peut-être de
mon dépôt, & que l'indigence & la fé-
dudion perdoient une fille modeîle &
fage qui peut faire un jour une excellente
mère de famille. O mon ami! com.menc
y a-t-il dans le monde des hommes afiez
vils pour acheter de la mifere un prix
que le cœur feul doir payer , & recevoir
d'une bouche affamée les tendres bai-^
fers de l'amour.
Dis-^moi , pourrpis-tu n'çtre pas touchç
H E L O ï s E. 249
de la piété filiale de ma Fanchon , de Tes
fentimens honnêtes , de (on innocente
naïveté ? Ne l'es- tu pas de la rare ten-
drefTe de cet amant qui (e vend lui-même
pour foulager fa maîtrefle ? Ne feras-tu
pas trop heureux de contribuer à for-
mer un nœud fi bien alTorti. Ah ! fi nous
étions fans pitié pour les cœurs unis qu'on
divife , de qui pourroient - ils jamais en.
attendre r Pour moi , j'ai réfolu de ré-
parer envers ceux-ci ma faute à quelque
prix .que ce foit , & de faire enforte que
ces deux jeunes gens foient unis par le
mariage. J'efpere que le ciel bénira
cette entreprife , & qu'elle fera pour
nous d'un bon augure. Je te propofe &
te conjure au nom de notre amitié de
partir dès aujourd'hui , fi tu le peux , ou
tout au moins demain m^atin pour Neuf-
chatel. Va négocier avec M. de Merveil-
leux le congé de cette honnête garçon ;
n'épargne ni les fupplications ni l'argent:
porte avec toi la lettre de ma Fanchon ,
il n'y a point de cœur fenfible qu'elle ne
doive attendrir. Enfin, quoiqu'il nous
en coûte cSc de plaifir Se d argent , ne re-
viens qu'avec le congé abfolu de Claude
Anet , oucroisque l'amour ne me donne-
ra de mes jours un moment de pure joie.
250 La Nouvelle
Je fens combien d'objeâ:ionston cœar
doic avoir à me faire; doutes tu que le
mien ne les ai faites avant toi? Et je per-
fifte ; car il faut que ce mot de vertu ne
foit qu'un vain nom ou qu'elle exige des
facritices. Mon ami , mon digne ami , un
rendez-vous manqué peut revenir mille
fois; quelques heures agréables s'éclip-
fent comme un éclair & ne font plus;
mais fi le bonheur d'un couple honnête
efl dans tes mains , fonge à l'avenir que
tu vas te préparer. Crois-moi , l'occafion
de faire des heureux efl plus rare qu'on
ne penfe; la punition de l'avoir manquée
efl de ne la plus retrouver , & l'ufage que
nous ferons de celle-ci nous va laiffer un
fentiment éternel de contentement ou de
repentir. Pardonne à mon zèle ces dif-
cours fuperfius ; j'en dis trop à un hon-
nête homme , ôc cent fois trop à mon
ami. Je fais combien tu hais cette vo-
lupté cruelle qui nous endurcit aux maux
d'autrui. Tui'as dit mille fois toi-même,
malheur à qui ne fait pas facrifier un jour
de plaifirs aux devoi rs de l'humanité.
K E L O ï s E. 25T
LETTRE XL.
DE Fanchon Regard a Julie.
Elle implore le fecours de Julie
■pour avoir le congé de fort Amant.
Sentimens nobles &" vertueux de
cette fille.
Madeimoiselxe,
1 Ardonnez une pauvre fille au défef-
poir , qui , ne fâchant plus que devenir ,
ofe encore avoir recours à vos bontés.
Car vous ne vous laflTez pas de confoler
les affligés, & je fui^ fi malheureufe qu'il
n'y a que vous & le bon Dieu que mes
plaintes n'importunent pas. J'ai eu bien
du chagrin de quitter i'.ipprcntiiTage oi^i
vous m'aviez mife ; mais ayant eu le
malheur de perdre ma mcre cet hiver
il a fallu revenir auprès de mon pauvre
père que fa paralyfie retient toujours
dans fon lit.
Je n'ai pas oublié le confeil que vous
aviez donné à ma mère de tâcher de m'é-
tablir avec un honnête homme qui prît
ibin de la famille. Claude AnecqueMon-
252 La Nouvelle
fîeur votre père avoit ramené du Service
eft un brave garçon , rangé , qui fait
un bon métier , & qui me veut du bien.
Après tant de charité que vous avez eue
pour nous , je n'ofois plus vous être in-
commode , & c'efl lui qui nous a fait vi-
vre pendant tout l'hiver. Il devoit m'é-
pouibr ce printems; il avoit misfon cœur
à ce mariage. Mais on m'a tellement
tourmentée pour payer trois ans de loyer
échu à Pâques, que ne fâchant où pren-
dre tant d'argent comptant , le pauvre
jeune homme s'eft engagé derechef fans
m'en rien dire dans la Compagnie de
Monfieur de Merveilleux , & m'a appor-
té l'argent de fon engagement. Monheur
de Merveilleux n'elt plus à Neufchatel
que pour fept ou huit jours , & Claude
Anet doit partir dans trois ou quatre
pour fuivre la recrue : ainfi nous n'avons
pas le tems ni le moyen de nous marier ,
6c il me laiiïe fans aucune relfource. Si
par votre crédit ou celui de Monfieur le
Baron , vous pouviez nous obtenir au
moins un délai de cinq ou fix femaines,
on tâcheroit pendant ce tems-là de pren-
dre quelque arrangement pour nous ma-
rier ou pour rembourfer ce pauvre gar-
çon ; mais je le connois bien , il ne vou-
H E L O ï s E. 255
dra jamais reprendre l'argenc qu'il m'a
donné.
Il eft venu ce matin un Monfieur bien
riche m'en offrir beaucoup davantage ;
mais Dieu m'a faic la grâce de le refuler.
Il a die qu'il reviendroic demain matin
iavoir ma dernière réfolution. Je lui aï
dit de n'en pas prendre la peine & qu'il
la favoit déjà. Que Dieu le conduife , il
fera reçu demain comme aujourd'hui.
Je pourrois bien aufTi recourir à labour-
fe des pauvres, mais on eil fi méprifé
qu'il vaut mieux pâtir : & puis , Claude
Anet a trop de cœur pour vouloir d'une
fille afliftée.
Excufez la liberté que je prends, ma
bonne Demoifelle ; je n'ai trouvé que
vous feule à qui j'ofe avouer ma peine ,
& j'ai le cœur fi ferré qu'il faut finir cette
lettre. Votre bien humble dç affedion-
née fervante à vous fervir.
Tanchon Regard.
W
254 La Nouvelle
LETTRE XLL
Réponse.
Julie promet à Tancho/i Regard ,
inaitrejje de Claude Anet^de s'em-
ployer pour fort Amant,
J'Ai manqué de mémoire & toi de
confiance , ma chère enfant ; nous avons
eu grand tort toutes deux , mais le m.ien
efl impardonnable. Je tâcherai du moins
de le réparer. Babi , qui te porte cette
Lettre efl chargée de pourvoir au plus
prefle. Elle retournera demain matin
pour t'aider à congédier ce Monlleur ,
s'il revient, 6c l'après'dînée nous irons te
voir , ma Coufinc & moi ; car je fais que
tu ne peux pas quitter ton pauvre père ,
5: je veux connoître par moi-m.ême l'écac
de ton petit ménage.
Quant à Claude Anet , n'en fois point
en peine , mon pcre eil abfent ; mais en
attendant fon retour on fera ce qu'on
pourra, 6c tu peux compter que je n'ou-
blierai ni toi ni ce brave k,arçon. Adieu ^
mon enfant , que le bon Dieu te conlble.
H E L O ï s E. 255
Tu as bien fait de n'avoir pas recours à
la bourfe publique ; c'eflce qu'il ne faut
jamais faire tant qu'il refte quelque cho-
fe dans celle des bonnes gens.
LETTRE XLII.
A Julie.
Son Amant part pour avoir le. congé
de Claude Anet,
J E reçois votre lettre & je pars à l'inf-
tanc : ce fera toute ma réponfe. Ah
cruelle ! que mon cœur en eil loin , de
cette odieufe vertu que vous me fuppo-
fez , & que je décefte ! Mais vous ordon-
nez , il faut obéir. Duifai-je en mourir
cent fois, il faut être eflimé de Julie.
25^ La Nouvelle
LETTRE XLIII.
A Julie.
Gcnerofité du Capitaine de Claude
Anet. h' Amant de Julie lui de-
mande unrende'^ -vous au Chalet^
avant le retour de la Maman^
'Arrivai hier matin à Neufchatel ,
l'appris que M. de Merveilleux étoic à la
campagne , je courus l'y chercher ; il
étoic à la çhafle , 6c je l'attendis jufqu'au
fbir. Quand je lui eus expliqué le fu jet de
mon voyage , 6c queje l'eus prié de met-
tre un prix au congé de Claude Anet , il
me fit beaucoup de difficultés. Je crus les
lever , en offrant de moi-même une ibm-
me afiéz confiderable , & l'augmentant
à mefure qu'il réfifloit ; mais n'ayant pu
rien obtenir, je fusobligé de me retirer,
après m/étre alTurédele retrouver ce ma-
tin , bien réfolu de ne le plus quitter juf-
qu'à ce qu'à force d'argent , ou d'impor-
tunicés, ou de quelque manière que ce
pût être , j'eulfe obtenu ce que j'étois ve-
nu lui demander. M'étantlevé pour cela
de trcs-bonne heure , j'écois prêt à mon-
ter
H E L O ï s E. 257
ter a. cheval , quand je reçus par un Ex-
près ce billet de M. de Merveilleux ,
avec le congé du jeune homme en bonne
forme.
Voilà y Monjîeury le congé que vous êtes
Veîiu folLiciter. Je L'ai refufé à vos offres.
Je le donne à vos intentions charitables ,
& vous prie de croire que je ne mets point à.
prix une bonne action.
Jugez , à la joie que vous donnera
cet heureux fuccès, de celle que j'ai fen-
tie en l'apprenant. Pourquoi faut-il qu'el-
le ne foitpas aufll parfaite qu'elle devroin
l'être ? Je ne puis me difpenfer d'aller
remercier & rembourfer M. de Merveil-
leux , & fi cette vi(ite retarde mon dé-
part d'un jour , comme il ell; à craindre ,
n'ai-je pas droit de dire qu'il s'eft montré
généreux à mes dépens ? N'importe ,
j'ai fait ce qui vous efl agréable , je puis
tout fupporter à ce prix. Qu'on eft heu-
reux de pouvoir bien faire en fervant ce
qu'on aime , & réunir ainfi dans le même
foin les charmes de l'amour & de la ver-
tu ! Je l'avoue , ô Julie î je partis le
cœur plein d'impatience & de chagrin.
Je vous reprochois d'être fi fenfible aux
peines d'autrui, 5c de compter pour rien
les miennes , comme fi j'écois le feul au
Tome J, R
258 La Nouvelle
monde qui n'eut rien mérité de vous. Je
trouvois de la barbarie, après m'avoir
leurré d'un fi doux efpoir , à me priver
fans néceiïîté d'un bien dont vous m'aviez
flatté vous-même. Tous ces m.urm.ures
fe font évanouis ; je lens renaître à leur
place au fond de mon amc un contente-
ment inconnu ; j'éprouve déjà le dédom-
magement que vous m'avez promis ,
vous que l'habitude de bien faire a tanc
inftruite du goût qu'on y trouve. Quel
étrange empire eft le vôtre , de pouvoir
rendre les privations auffi douces que les
plaifirs , 6c donner à ce qu'on fait pour
vous , le m.ême charme qu'on trouveroit
à fe contenter foi-même ] Ah ! je l'ai die
cent fois , tu es un ange du ciel , ma Ju-
lie ! fans doute avec tant d'autorité fur
mon ame la tienne eu plus divine qu'hu-
maine. Comment n'être pas éternelle-
ment à toi puifque ton régne efl célefie,
êc que ferviroit de cclfer de t'aimer s'il
faut toujours qu'on t'adore ?
P. S. Suivant mon calcul , nous avons
encore au moins cinq ou fix jours
jufqu'au retour de la Maman. Se-
roit- il impofllble durant cet interval-
le de faire un pèlerinage au Chalet?
H E L O ï s E. 259
LETTRE XLIV.
DE Julie.
Ketour précipité de fa mère. Avan."
tages qui réfiiltent du voyage
qua Jait V Âmani dz Julie pour
avoir le congé de Claude Anet„
Zfulie lui annonce l'arrivée d&
M.ilord Edouard Bomflon dont
il ejl connu. Ce qu elle penfe d&
cet Etranger.
iSl E murmure pas tant , mon ami , de
ce retour précipité. Il nous eft plus
avantageux qu'il ne femble , 6c quand
nous aurions fait par adrcffe ce que nous
.avons fait par bienfaifance , nous n'aurions
pas mieux réufli. Regarde ce qui feroic
arrivé fi nousn'euffions fuivi que nos fan-
taifies. Je ferois allée à la campagne pré-
cifément la veille du retour de ma mère
à la ville : faurois eu un exprès avanc
d'avoir pu ménager notre entrevue : il
auroit fallu partir fur le champ , peut-
être fans pouvoir t'avertir , te laiffer dans
des perplexités mortelles, & notre fépa'
Il z
26o La Nouvelle
ration fe feroit faite au moment qui la
rendoit la plus douloureufe. De plus,
on auroit fû que nous étions tous deux à
la campagne ; malgré nos précautions ,
peut-être eût-on fû que nous y étions en-
iemble , du moins on l'auroit foupçonné;
c'en étoit alTez. L'indifcrette avidité du
préfent nous ôtoit toute reiïburce pour l'a-
venir, & le remords d'une bonne œuvre dé-
daignée nous eûttourmentés toute la vie.
Compare à préfent cet état à notre fi-
tuation réelle. Premièrement ton abfen-
ce a produit un excellent effet. Mon ar-
gus n'aura pas manqué de dire àma mère
qu'on t'avoit peu vu chez ma Coufine ;
elle fait ton voyage & le fujec ; c'eft une
raifon de plus pour t'eflimer ; <5c le moyen
d'imaginer que des gens qui vivent en
bonne intelligence prennent volontaire-
ment pour s'éloigner le feul mioment de
liberté qu'ils ont pour fe voir ? Quelle
rufe avons-nous employée pour écarter
une trop jufte défiance ? La feule , à mon
avis , qui foit permife à d'honnêtes gens
c'eft de l'être à un point qu'on ne puifle
croire , enforte qu'on prenne un effort de
vertu pour un ade d'indifférence. Mon
ami , qu'un amour caché par de tels
moyens doit être douxaux.cœurs qui le
H E L O î s E. 26ï
goûtent ! Ajoute à cela le plaifir de réu-
nir des amans défolés , <Sc de rendre heu-
reux deux jeunes gens fi digne de l'être.
Tu l'as vue , ma Fanchon ; dis , n'eft-elle
pas charmante , & ne merite-t-elle pas
bien tout ce que tu as fait pour elle ?
N'eil-eliepas trop jolie & trop malheu-
reufe pour refter fille impunément?
Claude Anet de fon coté , dont le bon
naturel a réfifté par miracle à trois ans
de fervice , en eût-il pu fupporter enco-
re autant fans devenir un vaurien comme
tous les autres? Au lieu de cela , ils s'ai-
ment & feront unis ; ils font pauvres &
feront aidés; ils font honnêtes gens &
pourront continuer de l'être ; car mon
père a promis de prendre foin de leur
établilfement. Que de biens tu as procu-
rés à eux & à nous par ta complaifance ,
fans parler du compte que je t'en dois
tenir! Tel eft, mon ami, l'effet affu ré
des facrifîces qu'on fait à la vertu : s'ils
coûtent fouvent à faire , il efl: toujours
doux de les avoir faits, & l'on n'a jamais
vu perfonne fe repentir d'une bonne
adlion.
Je me doute bien qu'à l'exemple de
i'inféparable , tu m'appelleras auffi Lz
prèchcufi , 6c il ed vrai que je ne fais pas
262 La Nouvelle
mieux ce que je dis que les gens du mé-
tier. Si mes fermons ne valent pas les
leurs , au moins je vois avec plaifir qu'ils
ne font pas comme eux jettes au vent.
Je ne m'en défends point , mon aimable
ami , je voudrois ajouter autant de ver-
tus aux tiennes qu'un fol amour m'en a
fait perdre , & ne pouvant plus m'efli-
mer moi-même j'aime à m'eftimer en-
core en toi. De ta part il ne s'agit que
d'aimer parfaitement , & tout viendra
comme de lui-même. Avec quel plaifir
tu dois voir augmenter fans ceiTe les det-
tes que l'amour s'oblige à payer !
Ma Coufine a lu les entretiens que tu
as eus avec fon père au fujet de M. d'Or-
be ; elle y eft auffi fenfible que fi nous
pouvions en offices de l'amitié n'être pas
toujours en refle avec elle. Mon Dieu,
mon ami , que je fuis une heureufe fille !
que je fuis aimée & que je trouve char-
mant de l'être ! Père , mère , amie ,
amant , j'ai beau chérir tout ce qui m'en-
vironne , je me trouve toujours ou pré-
venue ou furpalTée. Il femble que tous
les plus doux fentimens du monde vien-
nent fans ceffe chercher mon ame , &: j'ai
\ç regret de n'en avoir qu'une pour jouir
de tout mon bonheur.
H E L O ï s E. 263
J oubliois de t'annoncer une vifite pour
demain matin. C'efi: Milord Bomfton
qui vient de Genève oii il a pafî'é fept ou
huit mois. Il dit t'avoir vu àSionàfon
retour d'Italie. Il te trouva fort trille,
ôc parle au furplus de toi comme j'en pen-
fe. Il fit hier ton éloge fi bien & fi à pro-
pos devant mon père, qu'il m'a tout-à-
fait difpofée à faire le fien. En effet j'ai
trouvé du fens , du fel , du feu dans fa
converfation. Sa voix s'eleve & fon œil
s'anime au récit des grandes adions,
comme il arrive aux hommes capables
d'en faire. Il parle auiïi avec intérêt des
chofes de goût , entre autres de la mu-
ilque italienne qu'il porte jufqu'au fubli-
me; je croyois entendre encore mon pau-
vre frère. Au furplus il met plus d'éner-
gie que de grâce dans fes difcours , & je
lui trouve même l'efprit un peu rêche
(1). Adieu, monAmi.
(i) Terme du pays, pris ici métaphoriquement. Ufigni-
fie au propre une lurface rude au toucher & qui caufe un
friflbnnement défagréable en y paiTant la main , comme
celle d'une broflcfort ferrée ou du velours d'Uirecht.
m
R 4
2^4 La Nouvelle
LiiMJiaui3j!\timti\,
LETTRE XLV,
A J U X I E.
Oii^ & comment P Amant de Ju*
lie a fait connoijfance avec Mi^
lord Edouard ^ dont il fait le
portrait. Il reproche à fa mai-
trejje de penfer en femme fur cet
Jînglois ^ & lafomme du render-^
vous au Chalet,
E n'en étois encore qu'à la féconde lec-
ture de la lettre, quand Milord Edouard
Borrifton eft entré. Ayant tant d'autres
chofes à te dire , comment aurois-je pen-
fé, ma Julie, à te parler de lui? Quand
on fe fuffit l'un à l'autre , s'avife t on de
fonger à un tiers r Je vais te rendre comp-r
te de ce que j'en fais, maintenant que tu
parois le defrer.
Ayant palfé le Sempîon, il étoit venu
jufqn'à Sion au-devant d'une chai fe qu'on
devo't lui amener de Genève à Brigue ,
& ledéfœuvrement rendant les hommes
affez lians, il me rechercha. Nous fîmes
vne connoifTance aulîi incime qu'un hsk^
H E L O ï s E. 2^5
glois naturellement peu prévenant peuc
la faire avec un homme fort préoccupé ,
qui cherche la folitude. Cependant nous
fentîmes que nous nous convenions ; il y
a un certain unilfon d'ames qui s'apper-
çoit au premier infiant , & nous fûmes
familiers au bout de huit jours, mais pour
toute la vie , comme deux François l'au-
roient été au bout de huit heures, pour
tout le tems qu'ils ne fe feroient pas quit-
tés. Il m'entretint de i'cs voyages, & le fâ-
chant Anglois, je crus qu'il m'alloit par-
ler d'édifices & de peintures. Bientôt je
vis avec plaifir que les tableaux & les
monumens ne lui avoient point fait négli-
ger l'étude des mœurs & des hommes.
11 me parla cependant des beaux arts
avec beaucoup de difcernement , mais
modérément & lims prétention. J'efii-
mai qu'il en jugeoit avec plus de fenti-
ment que de fcience, & par les effets plus
que parles règles , ce qui me confirma
qu'il avoir l'amefenfible. Pour la mufique
Italienne, il m'en parut enthouhalle com-
me à toi : il m'en fit même entendre ; car
jl mené un virtuofe avec lui , fon valet-
de-chambre joue fort bien du violon , &z
lui-même pafiablement du violoncelle.
Il tne choifit pluficurs morceaux très-
^66 La Nouvelle
patliétiques à ce qu'il précendoic ; mais
foie qu'un accent fi nouveau pour moi de-
mandâc une oreille plus exercée; ioic
que le charme de la mufique, fi doux
dans la mélancolie , s'efface dans une
profonde trilîeiïe , ces morceaux me fi-
rent peu de plaifir , & j'en trouvai le
chant agréable , à la vérité , mais bizar-
re & fans exprelTion.
11 fut auffi queftion de moi , & Milord
s'informa avec intérêt de ma fituation. Je
lui en dis tout ce qu'il en devoit favoir. Il
me propofa un voyage en Angleterre
avec des projets de fortune impoffibles ,
dans un pays où Julie n'étoit pas. Il me
dit qu'il alloit pafier l'hiver à Genève,
l'été fuivant à Laufanne, ôc qu'il vien-
droit à Vevai avant de retourner en Ita-
lie; il m'a tenu parole, & nous nous fem-
mes revus avec un nouveau plaifir.
Quant à fon cara£lere, je le crois vif
6c emporté , mais vertueux 6c ferme. Il
fe pique de philofophie, Se de ces prin-
cipes donc nous avons autrefois parlé.
Mais au fond, je le crois par tempéra-
ment ce qu'il penfe être par méthode ,
& le vernis Stoïque qu'il met à fes aélions
ne confifle qu'à parer de beaux raifonne-
mens le parti que fon cceur lui a fait pren-
H E L O ï s E. 267
dre. J'ai cependant appris avec un peu
de peine qu'il avoic eu quelques affaires
en Italie , & qu'il s'y écoic battu plulieurs
fois.
Je ne fais ce que tu trouves de rêche
dans fes manières ; véritablement elles
ne font pas prévenantes, mais je n'y fens
rien de repouflant. Quoique fon abord
ne foit pasaufîi ouvert que fon cœur, 6c
qu'il dédaigne les petites bienféances,
il ne lailTé pas, ce me femble , d'être
d'un commerce agréable. S'il n'a pas
cette politeiTe réfervée & circonfpede
qui fe règle uniquement l'ur l'extérieur ,
êc que nos jeunes officiers nous apportent
de France, il a celle de l'humanité qui le
pique moins de diftinguer au premier
coup d'oeil les états & les rangs, & ref-
pedte en général tous les hommes. Te
l'avouerai-je naïvement? La privation
des grâces cfl un défaut que les femmes
ne pardonnent point , même au mérite ,
& j'ai peur que Julie n'ait été femme
une fois dans la vie.
Puifque je fuis en train de fincerité , je
te dirai encore , ma jolie prêcheufe ,
qu'il efl inutile de vouloir donner le
change à mes droits , 6c qu'un amour
affamé ne fe nourrit point des fermons.
268 La Nouvelle
Songe , fonge aux dédommagemens pro-
mis & dûs ; car toute la morale que tu
m'as débitée efl fort bonne ; mais , quoi-
que tu puilles dire , le Chalet valoit en-
core mieux.
LETTRE XLVL
DE Julie.
Elle annonce à fon Amant le ma-
riage de Tanchon Regard ^ & lui
fait entendre que le tumulte de la
noce peut fuppléer au myjlere du
Chalet. Elle répond au reproche
que f on Amant lui a fait par rap'
port à Milord Edouard. Diffé-
rence morale des Jexes. Souper
pour le lendemain _, ou Julie G*
fon Amant doivent fe trouver
avec Aîilord Edouard.
X~l E bien donc ! mon ami , toujours le
Chalet ? L'hifloire de ce Chalet te pefe fu-
rieufement fur le cœur , & je vois bien
qu'à la mort ou à la vie il faut te faire
raifon du Chalec ! Mais des lieux où tu iie
H E L O ï s E. 2^9
fut jamais ce font-ils fi chers qu'on ne puif-
fe c'en dédommager ailleurs , & l'amour
qui fie le Palais d'Armide au fond d'un
défère ne fauroic-il nous faire un Chalec à
la ville ? Ecoute , on va marier ma Fan-
chon. Mon père, qui ne hait pas les fê-
tes & l'appareil, veut lui faire une noce
cil nous ferons tous : cette noce ne man-
quera pas d'être tumultueufe. Quelque-
fois le myflere à fû tendre fon voile au
fein de la turbulente joie ëc du fracas des
feflins. Tu m'entends , mon am.i , ne fe-
roit-il pas doux de retrouver dans l'effet
de nos foins les plaifirs qu'ils nous ont
coûtés.
Tu t'animes, cerne femble, d'un zèle
affez fuperflu fur l'apologie de Milord
Edouard, dont je fuis fort éloignée de mal
penfer. D'ailleurs comment jugerois-je
un homme que je n'ai vu qu'un après-mi-
di, & comment en pourrois-tu juger toi-
même fur une connoifTance de quelques
jours. Je n'en parle que par conjedure,
& tu ne peux gueres être plus avancé ;
car les propofitions qu'il t'a faites fonc
de ces offres vagues , dont un air de puif-
fànce &Ç. la facilité de les éluder rendent
fouvent les étrangers prodigues. Mais je
reçonnojs tes vivacicéîordinaires 6c corn-
2/0 La Nouvelle
bien tu as de penchant à te prévenir pour
ou contre les gens , prefque à la première
vue. Cependant nous examinerons à loi-
fir les arrangemens qu'il t'a propofés. Si
l'amour favorife le projet qui m'occupe ,
il s'en préfentera peut - être de meilleurs
pour nous. O mon bon ami .' la patience
eft amere , mais fon fruit efl doux !
Pour revenir à ton Anglois , je t'ai die
qu'il me paroiffoit avoir l'ame grande Se
forte , <Sc plus de lumières que d'agré-
mensdans l'efprit. Tu dis à peu près la
même chofe ; & puis, avec cet air de
fuperiorité mafculine qui n'abandonne
point nos humbles adorateurs, tu me re-
proche d'avoir été de mon fexe une fois
en ma vie , com.me (1 jamais une femme
devoit ceflér d'en être ? Te fouvient - il
qu'en lifant ta République de Platon nous
avons autrefois difputé fur ce point de
la différence morale des fexes t Je per-
fifie dans l'avis dont j'écois alors , êc ne
faurois imaginer un modèle commun de
perfedion pour deux êtres li differens.
L'attaque & la défenfe , l'audace des
hommes, la pudeur des femmes ne font
point des conventions, comme le pen-
îent tes philofophes , ypiclis des inilitu-
tions naturelles dont il eil facile de ren*
H E L O ï s E. 271
dre raifon , 6c donc fe déduifenr aifément
toutes les autres diftinctions morales.
D'ailleurs , la deilination de la nature
n'étant pas la même , les inclinations ,
les manières de voir 6c de fentir doivent
être dirigées de chaque côté félon les
vues , il ne faut point les mêmes goûts
ni la même conftirution pour labourer la
terre & pour alaiter des enfans. Une tail-
le plus haute , une voix plus forte 6c des
traits plus marqués femblent n'avoir au-
cun rapport néceiTc'ireau fexe ; mais les
modifications extérieures annoncent l'in-
tention de l'ouvrier dans les modifica-
tions de l'efprit. Une femme parfaite Se
un homme parfait ne doivent pas plus fe
reiïembler d ame que de vifage ; ces vai-
nes imitations de fexe font le comble de
la deraifon; elles font rire le fage 6c fuir
les amours. Enfin, je trouve qu'à moins
d'avoir cinq pieds 6c demi de haut , une
voix de bafle 6c de la barbe au menton ,
l'on ne doit point fe mêler d'être homme.
Vois combien les amans font mal-
adroits en injures! Tu me reproches une
faute que je n'ai pas commife ou que tu
commets aufîi-bien que moi, 6c l'attri-
bues à un défaut donc je m'honore. Veux-
tu que ce rendant fincericé pour fincericé
2/2 La Nouvelle
je te dife naïvement ce que je penfe de la
lienner Je n'y trouve qu'un rafinenientde
flatterie, pour te jufLitier à toi-même par
cette franchife apparente les éloges en-
ihoufiaites dont tu m'accables à tout pro-
pos. Mes prétendues perfections t'aveu-
glent au point, que pour démentir les
reproches que tu te fais en fecret de ta
prévention , tu n'as pas l'efprit d'en trou-
ver un folide à me faire.
Crois-moi , ne te charge point de me
dire mes vérités, tu t'en acquitterois trop
mal ; les yeux de l'amour , tout perçans
qu'ils font , favcnt-ils voir des défauts?
C'eft à l'intègre amitié que ces foins ap-
partiennent, &: là-delfusta difciple Clai-
re eflcent fois plusfavante que toi. Oui ,
mon ami, loue- moi , admire- moi , trou-
ve-moi belle, cliarmante, parfaite. Tes
éloges mje plaifent fans me féduire, par-
ce que je vois qu'ils font le langage de
Terreur & non de la fauifeté, 6: que tu
te trompes toi-m.ême; mais que tu ne
veux pas me tromper. O que les illufons
de l'amour font aimables ! Ses flatteries
font en un fens des vérités : le jugement
fe taie , mais le cœur parle. L'amant qui
loue en nous des perfeâions que nous n'a-
vons pas , les voit en effet telles qu'il les
' repréfente ;
H E L O ï s E. 275
tepréfente; il ne ment point en difant
des menfonges; il flatte fans s'avilir , 6c
l'on peut au moins l'eftimer fans le croire.
J'ai entendu , non fans quelque batte-
ment de cœur , propofer d'avoir demain
deux philolbphes à fouper. L'un eft Mi-
lord Edouard , l'autre cil: un fage dont la
gravité s'eft quelquefois un peu dérangée
aux pieds d'une jeune écoliere ; ne le con-
noitriez-vous point ? Exhortez - le , je
vous prie , à tâcher de garder demain le
décorum philofopJhique un peu mieux
qu'à fon ordinaire. J'aurai foin d'avertie
aulfi la petite perfonne de baiflTer les yeux,
& d'être aux Hens la moins jolie qu'il fe
pourra.
Tome î.
2/4 La Nouvelle
■*■—■'■■ — ■ ■— .11 .— — ^,»., ■ _. mmlt
LETTRE XLVII.
A J U 1 I E.
Son ornant craint que Milord
Edouard ne devienne [on Epoux,
Rende'^-vous de Mujique,
H ! mauvaife ! Eft-ce-là la circonf-
peciion que tu m'avois promife ? Eft-ce
ainfi que tu ménages mon cœur & voiles
tes attraits ? que de contraventions à tes
çngagemens ! Premièrement ta parure ;
car tu n'en avois point, & tu fais bien
que jamais tu n'es fi dangereufe. Secon-
dem.ent ton maintien fi doux, fi modelie,
fî propre à lailier remiarquer à loifir tou-
tes tes grâces. Ton parler plus rare, plus
réfléchi, plus fpirituel encore qu'à l'or-
dinaire, qui nous rendoit tous plus at-
tentifs , & faifoit voler l'oreille 6c le
cœur au-devant de chaque mot. Cet air
que tu chantas à demi.- voix , pour don-
ner encore plus de douceur à ton chant ,
6c qui , bien que françois, plut à Milord
Edouard même. Ton regard timide, 6c
tes yeux baillés dont les éclairs inatten-
dus me jettoient dans un trouble inévka-
H E L O ï s E. 275
h\e. Enfin, ce je ne fais quoi d'inexpri-
mable, d'enchanteur , que tu femblois
avoir répandu lur toute ta perlbnne pour
faire tourner la tête à tout le monde ,
fans paroître même y fonger. Je ne fais,
pour moi , comment tu t'y prends ; mais
fi telle efl ta manière d'être jolie le moins
qu'il efl: polîlble , je t'avertis que c'eft
l'être beaucoup plus qu'il ne faut pour
avoir des fages autour de loi.
Je crains fort que le pauvre philofophe
Anglois n'aie un peu reifenti la même
influence. Après avoir reconduit ta Cou-
fine , comme nous étions tous encore
fort éveillés , il nous propofa d'aller chez
lui faire de la mufique & boire du punch.
Tandis qu'on radèmbloit les gens , il ne
ceffa de nous parler de toi avec un feu
qui me déplut, & je n'entendis pas toa
éloge dans fa bouche avec autant de plai-
fîr que tu avois entendu le mien. En gé-
néral , j'avoue que je n'aime point que
perfonne , excepté ta Coufine , me parle
de toi ; il me femble que chaque moc
m'ôte une partie de mon fecret ou de
mes plaifirs, & quoi.iue i'c u puiffe di-
re, on y met un intérêt fi fufpeâ: , ou l'on
eft fi loin de ce que je fens , que je n'aime
écouter là-deflus que moi-même.
S 4
2- G La Nouvelle
Ce n'eft pas que j'aie comme toi du
penchant à la jaloufie. Je connois mieux
toname; j'ai des garants qui ne me per-
mettent pas même d'imaginer ton chan-
gement poilible. Après tes affurances ,
je ne te dis plus rien des autres préten-
dans. Mais celui-ci, Julie! des
conditions fortables les préjugés
de ton père Tu fais bien qu'il s'agit
de ma vie ; daigne donc me dire un moc
là-defius. Un mot de Julie, 6c je fuis
tranquille à jamais.
J'ai paiïe la nuit à entendre ou exécu-
ter de la mufique italienne , car il s'efl
trouvé des duo , 6; il a fallu hazarder d'y
faire ma partie. Je n'ofe te parler encore
de l'effet qu'elle a produit fur moi ; j'ai
peur, j'ai peur que l'imprelîion du fou-
per d'hier ne fe Ibit prolongée^ fur ce que
j'entendois, & que je n'aie pris l'effet de
tes féduélior.s pour le charme de la mu-
fique. Pourquoi la même caufe qui me
la rendoit ennuyeufe à Sion , ne pourroit-
elle pas ici me la rendre agréable dans
une fituation contraire? N'eft- tu pas la
première fource de toutes les affeélions
de mon ame , & fuis-je à l'épreuve des
preftiges de ta magie. Si la mufique eiit
réellement produit cet enchantement.
H E L O ï s E. 277
ÎI eût agi fur tous ceux qui l'entendoicnr.
Mais tandis que ces chants me tenoient en
extafe , M. d'Orbe dormoit tranquille-
ment dans un faureuil, & au milieu de
mes tranfpoits, il s'eft contenté pour
tout éloge de demander fi ta Coufme
favoit l'Italien.
Tout ceci fera mieux éclairci demain ;
car nous avons pour ce foir un nouveau
rendez-vous de mufique. Milord veut îa
rendre complétée , & il a mandé de Lau-
fanne un fécond violon qu'il dit être alfez
entendu. Je porterai de mon côté des
fcènes , des cantates françoifes, 6c nous
verrons.
En arrivant chez moi j'étoisd'un acca-
blement que m'a donné le peu d'habi-
tude de veiller & qui fe perd en t'écri-
vant. Il faut pourtant tâcher de dormàc
quelques heures. Viens avec m.oi , ma
douce Amie, ne me quitte point durant
mon fommeil ; mais foit que ton image
le trouble ou le favorife, foit qu'il m'of-
fre ou non les noces de la Fanchon , un
inftant délicieux qui ne peut m'échapper,
& qu'il me prépare , c'eft le fentim.enti
de mon bonheur au réveil.
2/3 La Nouvelle
LETTRE XLVIIL
A Julie.
'Réflexions fur la Mujique
Françoifè ^'fur la Mu"
Jique Italienne,
j\ H ! ma Julie ! qu'ai - je entendu ?
Quels fons touchans ? Quelle mufique?
Quelle fource délicieufe de fentimens ôç
de plaifirs? Ne perds pas un moment;
TalTemble avec foin tes opéra, tes can-
tates, ta mufique françoifè, fais un grand
feu bien ardent , jettes-y tout ce fatras, &
l'artife avec foin , afin que tant de glace
puiffe y brûler & donner de la chaleur
au moins une fois. Fais ce facrifice pro-
piciatoire au Dieu du goût , pour expier
ton crime & le mien d'avoir profané ta
voix à cette lourde pfalmodie , & d'avoir
pris fi long-temspour le langage du cœur
un bruit qui ne fait qu'étourdir l'oreille.
O que ton digne frère avoit raifon ! Dans
quelle étrange erreur j'ai vécu jufqu'ici
fur les produdions de cet art charmant ?
Je fentois leur peu d'effet , & l'attribuois
à fa foibleiTe. Je difois , la mufique n'eft
H E L o ï s E. iy^
qu'un vain Ton qui peut flatter l'oreille &
n'agit qu'indirectement & iégeremenc
fur i'ame. L'iniprefllon des accords efl
purement méchanique ôc phyfique ; qu'a-
t-elle à faiie au lentiment , & pourquoi
devrois-je elperer d'être plus vivement
touché d'une belle harmonie que d'un
bel accord de couleurs? Je n'apperce-
vois pas dans les accens de la mélodie ap-
pliqués à ceux de la langue , le lien puif-
fant & fecret des pallions avec les Ions:
je ne voyois pas que l'imitation des tons
divers dont les fentimens animent la voix
parlante donne à Ton tour à la voix chan^
tante le pouvoir d'agiter les cœurs, &
que l'énergique tableau des mouvemens
de l'âme de celui qui Te fait entendre,
eft ce qui fait le vrai charme de ceux
qui récoutenr.
C'efl ce que me fit remarquer le chan-
teur de Milord , qui , pour un Muficien,
ne laiiïe pas de parler allez bien de fon
art. L'harmonie, medifoit-il, n'eil qu'un
accefloire éloigné dans la mufique imita-
tive ; il n'y a dans l'harmonie proprement
dite aucun principe d'imitation. Elle af-
fure , il eft vrai , les intonations ; elle
porte témoignage de leur juftelTe 6c ren-
dant les modulations plus fenfibles , elle
S 4
28o La Nouvelle
ajoute de l'énergie à rexprefîîon 5c de la
grâce au chant. Mais c'efl de la feule
mélodie que fort cette puiifance invinci-
ble desaccens paiïîonnés ; c'eft d'elle que
dérive tout le pouvoir de la mufique fur
l'ame ; formez les plus favantes fucceffions
d'accords fans mélange de mélodie , vous
ferez ennuyésau bout d'un qu'art-d'heure.
De beaux chants fans aucune harmonie
font long-tems à l'épreuve de l'ennui.
Que l'accent du fentiment anime les
chants les plus fimples , ils feront interef-
fans. Au contraire,une mélodie qui ne par-
le point chante toujours mal , & la feule
harmonie n'a jamais rien fu dire au cœur.
C'ell: en ceci , continuoit-il , que con-
fifle l'erreur des Franvjois fur les forces de
la mufique. N'ayant & ne pouvant avoir
une mélodie à eux dans une langue qui
n'a point d'accent, fur une poëfie manié-
rée qui ne connut jamais la nature , ils
n'imaginent d'efiets que ceux de l'har-
monie & des éclats de voix qui ne ren-
dent pas les fons plus mélodieux mais
plus bruyans , & ils font fi malheureux
dans leurs prétentions, que cette harmo-
nie même qu'ils cherchent leur échappe ;
à force de la vouloir charger ils n'y met-
tent plus de choix , ils ne connoiiîénî:
H E L O ï s E. 281
plus les chofes d'effet, ils ne font plus
que du remplillage , ils le gâtent l'oreil-
le , 6c ne font plus fenîibie qu'au bruit ;
enibrte que la plus belle voix pour eux
n'eu que celle qui chante le plus fjrc,
Audi faute d'un genre propre n'ont ils
jamais fait o[ue fuivre pelamraenc & de
loin nos modèles , ôc depuis leur célèbre
Lulli, ou plutôt le nôtre, qui ne fit qu'i-
miter les Opéra dont l'iraiieétoit déjà
pleine de fon tems ,on les a tcjujours vus
à la pille de trente ou quarante ans co-
pier , gâter nos vieux Auteurs , & faire
à peu près de notre muiique comme les
autres peuples font de leurs modes.
Quand ils le vantent de leurs cbanfons ,
c'eil leur propre condamnation qu'ils pro-
noncent ; s'ils lavoient chanter des fen-
timens ils ne chanteroient pas de l'efpric;
mais parce que leur muHque n'exprime
rien , elle efl plus propre aux chanlbns
qu'aux Opéra , & parce que la nôtre eft
toute palfjonnée , elle eil plus propre
aux Opéra qu'aux cbanfons.
Enfuitem'ayant récité fans chant quel-
ques fcènes italiennes , il me fie Icntir
les rapports de la mufique à la parole
dans le récitatif, de la mufique au fen-
ument dans les airs, 6c par tout l'éner*
282 La Nouvelle
gie que la mefure exade & le choix des
accords ajoute à l'expi effion. Enfin après
avoir joint à la connoilTance que j'ai de
la langue la meilleure idée qu'il me fut
pofTible de l'accent oratoire &. pathéti-
que , c'eft-à dire de l'arc de parler à l'o-
reille & au cœur dans un langage fans
articuler des mots , je me mis à écouter
cette mufique enchanterelTe , & je fen-
tis bientôt aux émotions qu'elle me eau-
foit que cet arc avoit un pouvoir fupe-
rieuràcelui que j'avois imaginé. Je ne
fais quel fenfation voluptueufe me ga-
gnoic infenfiblement. Ce n'étoit plus une
vaine fuite de fons, comme dans nos ré-
cits. A chaque phrafe quelque image
entroit dans mon cerveau ou quelque
fentiment dans mon cœur; le plaifir ne
s'arrétoic point à l'oreille , il pénétroit
jufqu'à l'ame ; l'exécution couloit fans
effort avec une facilité charmante ; tous
les concertans fembloient animés du m.ê-
me efprit ; le chanteur , maitre de fa voix,
en ciroic fans gène tout ce que le chant ôc
les paroles demandoient de lui , & je
trouvai fur-tout un grand foulagement à
ne fentir ni ces lourdes cadences, ni ces
pénibles errbrts de voix , ni cette con-
trainte que donne chez nous au muficiea
H E L O ï s E, 2S5
le perpétuel combat du chant & de la
mefure , qui , ne pouvant jamais s'accor-
der , ne laiïent gueres moins l'auditeur
que l'exécutant.
Mais quand après une fuite d'airs
agréables, on vint à ces grands morceaux
d'expreffion , qui favent exciter & pein-
dre le défordre des pallions violentes , je
perdois à chaque inftant l'idée de muli-
que , de chant , d'imitation ; je croyois
entendre la voix de la douleur, de l'em-
portement, du défefpoir ; je croyois voir
des mères éplorées, des amans trahis,
des tyrans furieux , & dans les agitations
que j'étois forcé d'éprouver, j'avois peine
à refter en place. Je connus alors pour-
quoi cette même mufique qui m'avoic
autrefois ennuyé , m'échaufibic mainte-
nant jufqu'au tranlport : c'efl; que j'avois
commencé de la concevoir, & que fi-tôc
qu'elle pouvoir agir elle agilToit avec
toute fa force. Non, Julie, on ne fup-
porte point à demi de pareilles impref-
fîons ; elles font excelîives ou nulles,
jamais foibles ou miédiocres ; il fauc
refter infenfible ou fe lailTer émouvoir
outre mefure ; ou c'eft le vain bruit d'une
langue qu'on n'entend point , ou c'ed
une impétuofité de fentimenc qui vous
284 La Nouvelle
entraîne, & à laquelle il efl impolTible à
l'ame de réfifler.
Je n'avois qu'un regret; mais il ne me
quirtoic point ; c'étoit qu'un autre que
toi formât des Tons donc j'étois fi touché ,
6c de voir forcir de la bouche d'un vil
Ctfy?riZ/o les plus tendres expreffions de l'a-
mour. O ma Julie ! n'eft-cepasànous de
revendiquer tout ce qui appartient au
fentiment? Qui fentira, qui dira mieux
que nous ce que doit dire & fentir une
ame attendrie ? Qui faura prononcer
d'un ton plus touchant le cor mio , lido-
lo arnato ? Ah ! que le cœur prêtera d'é-
nergie à l'art , fi jamais nous chantons en-
femble un de ces duo charmans qui fonc
couler des larmes fi délicieufes! Je te
conjure premièrement d'entendre un ef-
fai de cette m.ufique , foit chez toi , foit
chez l'inféparable. Milord y conduira
quand tu voudras tout fon monde, & je
fuis fur qu'avec un organe auffi fenfible
que le tien , & plus de connoilTance que
je n'en avoisde la déclamation italienne,
une feule féance fuffira pour t'amener
au point où je fuis , & te faire partager
mon enthoufiafme. Je te propofe & te
prie encore de profiter du féjour du Vir-
tuofe pour prendre leçon de lui, comme
H E L O ï s E. 285
5'ai commencé de faire dès ce matin. Sa
manière d'enfeigner efl fimple, nette,
& conlïfle en pratique plus qu'en di(-
cours ; il ne dit pas ce qu'il faut faire , il
le fait ; & en ceci , comme en bien d'au-
tres chofes , l'exemple vaut mieux que la
règle. Je vois déjà qu'il n'efl: queftion que
de s'alîervir à la mefure , de la bien fentir ,
de phrafer & ponctuer avec foin, de fou-
tenir également des fons & non de les
renfler , enfin d'ôter de la voix les éclats
& toute la prétintaille françoife , pour la
rendre jufte , exprefTive , 6c flexible ; la
tienne naturellement fi légère & fi dou-
ce prendra facilement ce nouveau pli;
tu trouveras bientôt dans ta fenfibilité l'é-
nergie & la vivacité de l'accent qui ani-
me la mufique italienne ,
E'I cantar che nelV anima fi fente.
Laiflfe donc pour jamais cet ennuyeux
& lamentable chant françois , qui reflem-
ble aux cris de la colique mieux qu'aux
tranfports des pafTtons. Apprends à for-
mer ces fons divins que le fentiment inf.
pire,feulsdignesde ta voix , feuls dignes
de ton cœur , &; qui portent toujours
avec eux le charme 6c le feu des caradle-
resfenfibles.
â86 La Nouvelle
LETTRE XLIX.
DE Julie.
T.lh calme, les craintes de fort
Amant ^ en l*affurant qu'il
neji point qiiefiion de mariage,
ent/elle &" Milord Edouard»
1 U fais bien , mon amî , que je ne puis
t'écrire qu'à la dérobée, 6c toujours en
danger d'êcre lurprife. Ainfi, dansl'im-
poffibilité de faire de longues lettres je
me borne à répondre à ce qu'il y a de plus
cffenciel dans les tiennes , ou à fuppléer
à ce que je ne t'ai pu dire dans des con-
verfarions non moins furtives de bouche
que par écrit. C'ed: ce que je ferai fur-
tout aujourd'hui , que deux mots au fujet
de Milord Edouard me font oublier le
reftede ta lettre.
Mon ami , tu crains de me perdre &
me parles de chanfons ! belle matière à
tracalferie entre amans qui s'entendroienc
moins. Vraim.ent , tu n'es pas jaloux ,
on le voit bien ; mais pour le coup je ne
ferai pas jaloufe moi-même, car j'ai pé-
H E L O ï s E. 287
nécré dans ton ame 8c ne fens que ta con-
fiance où d'autres croiroienc fentir ta froi-
deur. O la douce & charmante fécurité
que celle qui vient du fentiment d'une
union parfaite ! C'eil par elle, je le fais,
que tu tires de ton propre cœur le bon
témoignage du mien, c'eft par elle aufîl
que le mien te jurtifie , & je te croirois
bien moins amoureux fi je te voyois plus
allarmé
Je ne fais, ni ne veux favoir, fi Pvlilord
Edouard a d'autres attentions pour m.oî
que celles qu'ont tous les hommes pour
les perfonnes de mon âge ; ce n'efl point
de fesfentimens qu'il s'agit, mais de ceux
de mon père & des miens ; ils font aufîi
d'accord fur fon com.pte que fur celui des
prétendus prétendans, dont tu dis que
tu ne dis rien. Si fon exclufion & la leur
fuffifant à ton repos , fois tranquille.
Quelque honneur que nous fît la recher-
che d'un homme de ce rang , jamais du
conlentement du père ni de la fille , Ju-
lie d'Erange ne fera Ladi Bomflon. Voi-
là fur quoi tu peux compter.
Ne va pas croire qu'il ait été pour
cela quellion de Milord Edouard , je
fuis fûre que de nous quatre tu es le feul
qui puiffe même lui fuppofer du goûc
288 La Nouvelle
pour moi. Quoi qu'il en foit:, je fais à
cet égard la voionié de mon père fans
qaH en ait parlé ni à moi ni à perfonne,
& y: n'en ferois pas mieux inllruite quand
il nieTauroir poficivement déclarée. En
voilà afîez pour calmer tes craintes, c'eft-
à-dire , autant que tu en dois favoir. Le
reftc feroit pour toi de pure curiofité ,
êc tu fais que j'ai réfolu de ne la pas fa-
tisTaire. Tu as beau me reprocher cette
réferve & la prétendre hors de propos
dans nos intérêts communs. Si je l'avois
toujours eue , elle me feroit moins im-
portante aujourd'hui. Sans le compte in-
difcret que je te rendis d'un difcours de
mon père , tu n'aurois point été te défo-
1er à Meillerie ; tu ne m'euflTes point
écris la lettre qui m'a perdue ; je yivrois
innocente & pourrois encore afpirer au
bonheur. Juge par ce que me coûte une
feule indifcrétion, de la crainte que je
dois avoir d'en commettre d'autres ! Tu
as trop d'emportement pour avoir de la
prudence ; tu pourrois plutôt vaincre tes
partions que les déguifer. La moindre
allarme te mettroit en fureur; à la moin-
dre lueur favorable tu ne doutérois plus
de rien ; on liroit tous nos fecrets dans
ion ame , tu détruirois à force de zèle
tout
H E L O ï s E. 289
tout le fuccès de mes foins. Laiiïe-moî
donc les foucis de l'amour , & n'en gar-
de que les plaifirs ; ce parcage cit-ilii
pénible , 6c ne iens-tu pas que tu ne peux
rien à notre bonheur que de n'y point
mettre obflacle ?
Hélas 1 que me ferviront déformais
ces précautions tardives ? eil-il tems d'af-
fermir fes pas au fond du précipice , &
de prévenir les maux donc on le fent ac-
cablé? Ah! milérablefillejC'eilbienà toi
de parler de bonheur ! En peut-il jamais
être où régnent la honte & le remords ?
Dieu ! quel état cruel , de ne pouvoir ni
fupporter fon crime , ni s'en repentir ;
çi'être afiiégé par mille frayeurs , abufé
par mille eiperances vaines , & de ne
jouir pas même de Thorrible tranquillité
du défefpoir ! Je fuis déformais à la feule
merci du fort. Ce n'efl plus ni de force
ni de vertu qu'il efi: quellion , mais de
fortune & de prudence, & il ne s'agic
pas d'éteindre un amour qui doit durer
autant que ma vie ; mais de le rendre
innocent ou de mourir coupable. Con-
fidere cette fituation , mon ami , & vois
fi tu peux te fier à mon zèle f
Tome 7,
290 La Nouvelle
LETTRE L.
DE Julie.
Keproches quelhfait àjonAmarit^
de ce quéchaujjé de vin au for-
tir d'un long repas , // lui a tenu
des difcours grojjîers accompa*
gnés de manières indécentes.
J E n'ai point voulu vous expliquer hier
en vous quittant , la caufe de la trifleire
que vous m'avez reprochée, parce que
vous n'étiez pas en état de m'entendre.
JVIalgré mon averfion pour les éclaircifle-
mens , je vous dois celui ci , puifque je
l'ai promis , & je m'en acquitte.
Je ne fais fi vous vous fouvenez des
étranges difcours que vous me tîntes hier
au foir, & des manières dont vous les ac-
compagnâtes; quant à moi, je ne les ou-
blierai jamais allez tôt pour votre hon-
neur & pour mon repos, & malheureu-
fement j'en fuis trop indignée pour pou-
voir les oublier aifément. Dépareilles
expreffions avoient quelquefois frappé
mon oreille en paiTant auprès du port j
H E L O ï s E. 291
mais je ne croyois pas qu'elles puffenc
jamais fortir de la bouche d'un honnête
homme ; je iiiis très-fûre au moins qu'el-
les n'entrèrent jamais dans le didionnaire
des amans , & j'étois bien éloignée de
penler qu'elles puffent être d'ulage entre
vous & moi. Eh Dieux ! quel amour eft
le votre , s'il allaifonne ainfi (gs plaifirs !
Vousfortiez, ileftvrai, d'unlong repas,
éc je vois ce qu'il faut pardonner en ce
pays aux excès qu'on y peut faire : c'efl
aulfi pour cela que je vous en parle.
Soyez certain qu'un têce-à-tête où vous
m'auriez traitée ainii de fang- froid eue
été le dernier de notre vie.
Maiscequi m'allarmefur votrecomp-
te, c'efl que fouvent la conduite d'un
homme échauffé de vin n'efl que l'effec
de ce qui fe pafle au fond de fon cœur
dans les autres tems. Croirai-je que dans
un état où l'on ne déguife rien , vous vous
montrâtes tel que vous êtes. Que de-
viendrois-je (i vouspenfiez à jeun comme
vous parliez hier au loir t Plutôt que de
fupporrer un pareil mépris j'aimerois
mieux éteindre un feufi grofTier, & per-
dre un amant qui fâchant fi mal honorer
fa maîtreiïe m^eriteroit fi peu d'en être
eftimé. Dites-moi , vous qui cheriiïiez
T z
■2^2 La Nouvelle
les fentimens honnêtes, feriez- vous tom-
bé dans cetre erreur cruelle que l'amour
heureux n'a plus de ménagement à gar-
der avec la pudeur , & qu'on ne doit plus
de refped à celles dont on n'a plus de ri-
gueur à craindre ? Ah! fi vousaviez tou-
jours penfé ainfi , vous auriez été moins
à redouter & je ne ferois pas fi malheu-
reufeî Ne vous y trompez pas, mon
ami , rien n'eiL iî dangereux pour les
vrais amans que les préjuges du monde ;
tant de gens parlent d'amour , 6c fi peu
favenc aimer , que la plupart prennent
pour fes pures <Sc douces loix les viles
maximes d'un commerce abjeâ:, qui bien-
tôt aflbuvi de lui-même a recours aux
monflres de l'imagination, 6c fe déprave
pour fe foutenir.
Je ne fais fi je mi'abufe ; mais il me
femble que le véritable amour eft le plus
chafle de tous les liens. C'efl lui , c'efl:
fon feu divin qui fait épurer nos penchans
naturels, en les concentransdans un feul
objet ; c'ell lui qui nous dérobe aux ten-
tations , & qui fait qu'excepté cet objet
unique , un fexe n'eft plus rien pour
l'autre. Pour une femme ordinaire, tout
homme efl; toujours un homme; mais
j)our celle dont le cœur aime , il n'y a
H E L O ï s E. 295
point d'homme que fon amant. Que dis-
)e ? Un amant n'eft-U qu'un homme ?
Ah î qu'il efl un être bien phis fublime !
Il n'y a point d'homme pour celle qui
aime : fon amant efl plus; tous les autres
font moins ; elle 6c lui font les feuls de
leur efpece. Ils ne défirent pas, ils ai-
ment. Le cœur ne fuit point lesfens,
il les guide ; il couvre leurs égaremens
d'un voile délicieux. Non , il n'y a rien
d'obfcène que la débauche & fon groflier
langage. Le véritable amour toujours
modefle n'arrache point fes faveurs avec
audace ; il les dérobe avec timidiré. Le
myftere , le filence , la honte craintive
aiguifent & cachent fes doux tranfports;
fa flamme honore ôc purifie toutes fes ca-
reifes; la décence & l'honnêteté l'accom'
pagnent au fein de la volupté même , &
lui feul fait tout accorder aux defirs fans
rien ôter à la pudeur. Ah ! dites ! vous
qui connûtes les vrais pîaifirs ; comment
une cynique effronterie pourroit elle s'al-
lier avec eux? Comment ne banniroit-
elle pas leur délire & tout leur charme ?
Comment ne fouilleroic-elle pas cette
image de perfedion fous laquelle on fe
plaît à contempler l'objet aimé P Croyez^
moi , mon ami , la débauche & lamout
T 3
294 La Nouvelle
ne fauroient loger enfemble , & ne peu-
vent pas même le compenfer. Le cœur
fait le vrai bonheur quand on s'aime , &
rien n'y peut fuppléer fi-tôt qu'on ne s'ai-
me plus.
Mais quand vous feriez aiïez malheu-
reux pour vous plaire à ce déshonnête
langage , comment avez- vous pu vous
réfuadre à l'employer fi mal à propos , &
à prendre avec celle qui vous elt chère
un ton & des manières qu'un homme
d'honneur doit même ignorer ? Depuis
quandeft-il doux d'affliger ce qu'onaime,
& quelle efl cette volupté baibare qui
fe plaît à jouir du tourment d'autrui ? Je
n'ai pas oublié que j'ai perdu le droic
d'être refpedée ; mais fi je l'oubliois ja-
mais , eil-ce à vous de me le rappeller ?
Eft-ce à l'auteur de ma faute d'en aggra-
ver la punition r Ce feroit à lui plutôt à
m'en confoler. Tout le monde a droit
de me méprifer hors vous. Vous me
devez le prix de l'humiliation où vous
m'avez réduite, & tant de pleurs verlés
fur ma foiblefle meritoient que vous
me la fiffiez moins cruellement fentir.
Je ne fuis ni prude ni précieufe. Hélas!
que j'en fuis loin , moi qui n'ai pas fù
même être fage ! Vous le favez trop ,
H E L O ï s E. 295
ingrat , fi ce tendre cœur fait rien refufer
à l'amour ? Mais au moins ce qu'il lui
cède , il ne veut le céder qu'à lui , & vous
m'avez trop bien appris Ion langage ,
pour lui en pouvoir fubftituer un fi diffé-
rent. Des injures, des coups m'outrage-
roient moins que de Ibmblables carefies.
Ou renoncez à Julie , ou fâchez être
cftimé d'elle. Je vous l'ai déjà dit , je ne
connois point d'amour fans pudeur , &
s'il m'en coûtoit de perdre le vôtre , il
m'en coûteroit encore plus de le confer-
ver à ce prix.
Il me refte beaucoup de chofe à dire
fur le même fujet ; mais il faut finir cette
lettre , & je les renvoyé à un autre tems.
En attendant , remarquez un effet de vos
faufles maximes fur l'ufage immodéré
duvin. Votre cœur n'eft point coupable,
j'en fuis très-fûre. Cependant vous avez
navré le mien , 5c fans favoir ce que
vous faifiez , vous défoliez comme à
plaifir ce cœur trop facile às'allarmer,
& pour qui rien n'ed indiffèrent de ce
qui lui vient de vous.
T4
2^6 La Nouvelle
LETTRE LI.
Réponse.
L' dînant de Julie , étonné de Jon
forfait j renonce au vin.
four la vie»
1 L n'y a pas une ligne dans votre lettre
qui ne me fafle glacer le fang , & j ai
peine à croire , après l'avoir relue vingc
fois, que ce foie à moi quelle eft adref-
fée.Qui moi, moi: j'auroisoffenlé Julie?
J'aurois profané fes attraits ? Celle à qui
chaque infiant de ma vie j'offre des ado-
rations , eût été en butte à mes outrages ?
Non , je me ferois percé le cœur mille
fois avant qu'un projet fi barbare en eue
approché. Ah ! que tu le connois mal ,
ce cœur qui t'idolâtre ! ce cœur qui vole
& fe profterne fous chacun de tes pas !
ce cœur qui voudroit inventer pour toide
nouveaux hommages inconnus aux mor-
tels .' Que tu le connois mal , ô Julie .' fi
tu l'accufes de manquer envers toi à ce
refpedordinaire & commun qu'un amant
vulgaire auroit même pour fa maîtrelfe !
Je ne crois être ni impudent ni brutal j
je hais les difcours déshonnêces 6c n'eu-
H E L O ï s E. 297
trai de mes jours dans les lieux où l'on
apprendàles tenir. Mais, que je le redife
après toi , que je rencherilïe fur ta julle
indignation ; quand je ferois le plus vil
desmortels, quand j'auroispalFé mes pre-
miers ans dans la crapule, quand le goûn
des honteux plailirs pourroit trouver pla-
ce en un cœur où tu règnes; oh! dis- moi!
Julie, Ange du ciel, dis-moi comment
je pourrois apporter devant toi l'effronte-
rie qu'on ne peut avoir que devant celles
qui l'aiment P Ah! non, il n'ell: paspoffi-
ble ! Un feul de tes regards eût contenu
mabouche& purifié mon cœur. L'amour
eût couvert mes defirs emportés des char-
mes de ta modeib'e ; il l'eût vaincue fans
l'outrager , & dans la douce union de nos
âmes , leur feul délire eût produit les er-
reurs des fens. J'en appelle à ton propre
témoignage. Dis , fi dans toutes les fu--
reurs d'une paflion Tans mefure , je cetfai
jamais d'en refpeder le charmant objet !
Si je reçus le prix que ma flamme avoir
mérité : dis fi j'abulai de mon bonheur
pour outrager à ta douce honte? fi d'une
main timide l'amour ardent & craintif
attenta quelquefois à tes charmes : dis 11
jamais une témérité brutale o(a les profa-
ner ? Quand un tranfporc indifcrec écar-
298 La Nouvelle
te un infiant le voile qui les couvre ,
l'aimable pudeur n'y lubllicue-t-elle pas
auffi-côc le (ïen f Ce vétemenn lacré t'a-
bandonneroit-il un moment quand tu n'en
aurois point d'autre? Incorruptibleconi-
me ton ame honnête , tous les feux de la
mienne l'ont -ils jamais altéré? Cette
union fi touchante & fi tendre ne fuffit-
elle pas à notre félicité ? Ne fait- elle pas
feule tout le bonheur de nos jours ? Con-
noillons-nous au monde quelques plaifirs
hors ceux que l'amour donne ? En vou-
drions-nous connoître d'autres ? Conçois-
tu comment cet enchantement eût pu fe
détruire ? Comment j'aurois oublié dans
un moment l'honnêteté , notre amour,
mon honneur, 6c l'invincible refpeil que
j'aurois toujours eu pour toi , quand mê-
me je ne t'aurois point adorée? Non, ne
le crois pas ; ce n'efl: point moi qui pus
t'offenfer. Je n'en ai nul fouvenir ; & fi
j'euffe été coupable un infiant , le remords
me quitteroit-il jamais? Non, Julie , un
démon jaloux d'un fort trop heureux pour
un mortel a pris ma figure pour le trou-
bler , & m'a laifTé mon cœur pour me
rendre plus miferable.
J'abjure , je détefle un forfait que j'ai
commis , puifque tu m'en accufes , mais
H E L O ï s E. 299
auquel m'a volonté n'a point de parc.
Que je vais l'abhorrer , cette fatale in-
tempérance qui me paroilToit favorable
aux épanchemens du cœur , Se qui put
démentir fi cruellement le mien ! J'en
fais par toi l'irrévocable ferment , dès
aujourd'hui je renonce pour ma vie au
vin comme au plus mortel poifon ; jamais
cette liqueur funefle ne troublera mes
fens; jamais elle ne fouillera mes lèvres,
& fon délire infenfé ne me rendra plus
coupable à mon infu. Si j'enfreins ce
vœufolemnel; Amour, accable-moi du
châtiment dont je ferai digne ; puiiTe à
l'inftant l'image de ma Julie fortir pour
jamais de mon cœur , & l'abandonner à
l'indifférence & au défefpoir.
Ne penfes pas que je veuille expier
mon crime par une peine (i légère. C'eft
une précaution Se non pas un châtiment.
J'attends de toi celui que j'ai mérité. Je
l'implore pour foulager mes regrets. Que
l'amour offenfé fe venge & s'appaife ;
punis-moi Cdns me haïr, je fouffrirai fans
murmure. Sois jude & févere ; il le faut ,
j'y confens ; mais fi tu veux me laifFer la
vie, ôte-moitout, hormis ton cœur.
300 La Nouvelle
LETTRE LIL
DE J u j;. I E.
^//e ha fine fort Amant fur le, /er-»
mtnt qu'il a fait de, ne -plus hoi'
re de vin ^ lui pardonne ^ ^ le
relevé defon vœu.
V^ O M M E N T , mon ami , renoncer au
vin pour fa maîtreiïe ? Voilà ce qu'on,
appelle un facrifice ! Oh ! je défie qu'on
trouve dans les quatre Cantons un hom-
me plus am.oureux que toi ! Ce n'eft pas
qu'il n'y ait parmi nos jeunes gens de
petits Meilleurs francifés qui boivent de
l'eau par air , mais tu feras le premier à
qui l'amour en aura fait boire ; c'eft un
exemple à citer dans les faftes galans de
la Suiire. Je me fuis même informée de
tes déportemens , & j'ai appris avec une
extrême édification que foupant hier
chez M. de Vueillerans tu lailfas faire
la ronde à fîx bouteilles après le repas ,
fans y toucher , & ne marchandois non
plus les verres d'eau , que les convives
ceux de vin de la côte. Cependant cette
pénitence dure depuis trois jours que ma
H E L O ï s E. 301
lettre efl écrite , 6c trois jours font au
moins fix repas. Or à fix repas obfervés
par fidélité , l'on en peut ajouter fix autres
par crainte , & fix par honte , 6c fix par
habitude , 6c fix par obflination. Que de
motifs peuvent prolonger des privations
pénibles dont l'amour feul auroit la g'oi-
re ? Daigneroit il fe faire honneur de ce
qui peut n'être pas à lui r
Voilà plus de mauvailes plaifanteries
que tu ne m'as tenu de mauvais propos ,
il eft tems d'en rayer. Tu es grave r.atu-
Tellement ; je me fuis apperçue qu'un
long badinage t'échauffe , comme une
longue promenade échauffe un homme
replet; mais je tire à peu près de toi la
vengeance qu'Henri IV. tira du Duc
de Mayenne , 6c ta Souveraine veut imi-
ter la clémence du meilleur des Rois.
Audi -bien je craindrois qu'à force de
regrets 6c d'excufes tu ne te fiiïes à la fin
un mérite d'une faute fi bien réparée , 6c
je veux me hâter de l'oublier , de peur
que fi j'attendois trop long-tems ce ne fût
plus génerofité , mais ingratitude.
A l'égard de ta réfolution de renon-
cer au vin pour toujours, elle n'a pas
autant d'éclat à mes yeux que tu pour-
rois croire ; les pafiions vives ne fongenc
302 La Nouvelle
gueres à ces petits facrifices , 6c ramouf
ne fe repaît point de galanterie. D'ail-
leurs , il y a quelquefois plus d'adrelTe
que de courageà tirer avantage pour le
moment préient d'un avenir incertain ,
6c à le payer d'avance d'une abftinence
éternelle à laquelle on renonce quand on
veut. Eh ) mon bon ami ! dans tout ce qui
flatte les fens l'abus eft-il donc infépara-
ble de la jouilîance ? l'ivrefle eil-elle né-
celTairement attachée au goût du vin ,
6c la philofophie leroit-elle allez vaine
ou allez cruelle pour n'offrir d'autre
moyen d'ufer modérément deschofes qui
plaifent, que de s'en priver tout-à-fait ?
Si tu tiens ton engagement , tu t'ôtes
un plaifir innocent , 6c riiques ta fanté en
changeant de manière de vivre : fi tu
l'enfreins , l'amour eft doublement of-
fenfé , 6c ton honneur même en fouffre.
J'ufe donc en cette occafion de mes
droits, 6c non- feulement je te relevé
d'un vœu nul , com.me fait fans mon con-
gé , mais jeté défends même de l'obfer-
ver au-delà du terme que je vais te pref-
crire. Mardi nous aurons ici lamufique
de Milord Edouard. A la collation je
t'enverrai une coupe à demi-pleine d'un
nedar pur 6c bienfaifant. Je veux qu'elle
H E L O ï s E. 305
foie bue en ma préfence , 5c à mon inten-
tion , après avoir fait de quelques gouttes
une libation expiatoire aux grâces. En-
fuite mon pénitent reprendra dans les re-
pas l'ulage fobre du vin tempéré par le
criflal des fontaines , & comme dis ton
bon Plutarque, en calmant les ardeurs de
Bacchus par le commerce des Nymphes.
A propos du concert de mardi , cet
étourdi de Regianino ne s'eft il pas mis
dans la tête que j'y pourrois déjà chanter
un air Italien & même un duo avec lui ?
Il vouloitquejelechantaiTeavectoi pour
mettre enfemble fes deux écoliers ; mais
il y a dans ce duo de certains ben mio dan-
gereux à dire fous les yeux d'une mère
quand le cœur efl; de la partie ; il vaut
mieux renvoyer cet elfai au premier con-
cert qui fe fera chez rinféparable. J'at-
tribue la facilité avec laquelle j'ai pris le
goût de cette mufique à celui que mon
frère m'avoic donné pour la poefie ita-
lienne , & que j'ai Ç\ bien entretenu avec
toi , que je fens aifément la cadence des
vers , & qu'au dire de Regianino , j'en
prends allez bien l'accent. Je commen-
ce chaque leçon par lire quelques o6la-
ves du TalTe , ou quelque fcène du Me-
taftafe : enfuite il me fait dire <Sc accom^
304 La Nouvelle
pagner du récitatif, & je crois continuer
de parler ou de lire, ce qui lurement ne
m'arrivoic pas dans le récitatif françois.
Après cela il faut foutenir en mefure des
fons égaux 6c jufles ; exercice que les
éclats auxquels j'étois accoutumée me
rendent afiez difficile. Enfin nous paf-
fons aux airs, & il fe trouve que lajuf-
teffe 6c la flexibilité de la voix, l'expref-
fion pathétique , les fons renfoncés &
tous les paflages, font un effet naturel de
la douceur du chant & de la précifion de
la mefure , de forte que ce qui me pa-
roiiïoit le plus difficile à apprendre , n'a
pas même befoin d'être enfeigné. Le ca-
radere de la mélodie a tant de rapport
au ton de la langue, & une fi grande
pureté de modulation , qu'il ne faut qu'é-
couter la baffe ôcfavoir parler, pour dé-
chiffrer aifément le chant. Toutes les
pallions y font des expreffions aiguës &
fortes; tout au contraire de l'accent traî-
nant & pénible du chant françois , le
fien , toujours doux & facile, mais vif
6c touchant , dit beaucoup avec peu d'ef-
fort. Enfin , je lens que cette mufique
agite l'ame & repofe la poitrine; c'eft
précifément celle qu'il faut à mon cœur
& à mes poumons. A mardi donc , mon
aimable
H E L O ï s E. 305
aimable ami , mon maître , mon péni-
tent , mon apôtre, hélas ! que ne m'es-tu
point? Pourquoi faut-il qu'un feul titre
manque à tant de droits ?
P. S. Sais-tu qu'il efl: queftion d'une
jolie promenade fur l'eau , pareille
à celle que nous fîmes il y a deux
ans avec la pauvre Chaillot ? Que
mon rufé maître étoic timide alors !
Qu'il trembloit en me donnant la
main pour fortir du bateau ! Ah !
rhypocrite ! il a beaucoup
changé.
Tome î.
3c5 La Nouvelle
LETTRE LUI.
DE Julie.
La noce de Tanckon , qui devait Je
J'aire à Clarens ^ Je fera à la ville ,
ce qui déconcerte les -projets de,
Julie ^ de fou Amant, Julie lui
propofe un renderj^-vous nocturne ,
au rij'que d'y périr tous deux,
x\Insi tout déconcerte nos projets,
tout trompe notre attente , tout trahie
des feux que le ciel eût dû couronner l
Vils jouets d'une aveugle fortune, trif-
tes vidimes d'un moqueur efpoir , tou-
cherons-nous fans cefTe auplaifir qui fuit ,
fans jamais l'atteindre ? Cette noce trop
vainement defirée devoit fe faire à Cla-
rens ; le mauvais tems nous contrarie, il
faut la faire à la ville. Nous devions y
ménager une entrevue ; tous deux obfé-
dés d'importuns , nous ne pouvons leur
échapper en même tems , & le moment
où l'un des deux fe dérobe eft celui où il
efl impofîible à l'autre de le joindre.
Enfin, un favorable infiant fe préfenre ,
la plus cruelle des mères vient nous l'ar-
H E L O ï s E. 30^
racher , 6c peu s'en faut que cet inftant
ne foit celui de la perte de deux infortu-
nés qu'il devoit rendre heureux ! Loin
de rebuter mon courage , tant d'oblla-
cles l'ont irricé. Je ne fais quelle nou-
velle force m'anime , mais je me fens une
hardieflfe que je n'euile jamais ; & fî tu l'o-
fes partager , ce foir, ce foir même peuc
acquitter mes promeiïes & payer d'une
feule fois toutes les dettes de l'amour.
Confulte-toi bien , mon ami, & vois
jufqu'à quel point il t'eft doux de vivre ;
car l'expédient que je te propofe peuc
nous mener tous deux à la mort. Si tu la
crains , n'achevé point cette lettre ; mais
fi la pointe d'une épée n'effraye pas plus
aujourd'hui ton cœur , que ne l'ef-
frayoient jadis les gouffres de Meillerie ,
le mien court le même rifque & n'a pas
balancé. Ecoute.
Babi, qui couche ordinairement dans
ma chambre efl: malade depuis trois
jours , & quoique je vouluffe abfolu-
ment la foigner , on l'a tranfportée ail-
leurs malgré moi : mais comme elle eft
mieux , peut-être elle reviendra des de-
main. Le lieu où l'on mange eft loin de
l'efcalierqui conduit à l'appartement de
ma-mere 6c au mien : à l'heure du foupec
V 2.
^cS La Nouvelle
toute la maifon eft déferte hors la cuifine
& la falle à manger. Enfin la nuit dans
cette maifon eft déjà obfcare à la même
heure, fon voile peut dérober aifémenc
dans la rue les padans aux fpedateurs , &
tu fais parfaitement les êtres de la maifon.
Ceci fuffit pour me faire entendre.
Viens cet après-midi chez ma Fanchon ,
je t'expliquerai le refle, & redonnerai
les inilrudions nécefïàires : que fi je ne le
puis je les laifferai par écrit à l'ancien en-
trepôt de nos lettres, ou , comme je t'en
ai prévenu tu trouveras déjà celle-ci : car
le fujet en eft trop important pour i'ofer
confier à perfonne.
O comme je vois à préfent palpiter
ton cœur ! Comme, j'y lis tes tranfports,
& comme je les partage ! Non , mon
douxam.i, non, nous ne quitterons point
cette courte vie fans avoir un inftanc
goûté le bonheur. Mais fonge pourtant
que cet inftant eft environné des horreurs
de la mort ; que l'abord eft fujet à mille
hazards , le féjour dangereux , la retrai-
te d'un péril extrême; que nous fommes
perdus fi nous fommes découverts , &
qu'il faut que tout nous favorife pour
pouvoir éviter de l'être. Ne nous abu-
ïbns point ; je connois trop mon père
H E L O ï s E. 309
pour douter que je ne te vifle à l'inftanc
percer le cœur de fa main , fi même il
ne commençoit par moi ; car fûremenc
je ne ferois pas plus épargnée , & crois'
tu que je t'expoferois à ce rifque fi je n'é-
tois fur de le partager ?
Penfe encore qu'il n'eft point queftion
de te fier à ton courage ; il n'y faut pas
fonger ; 6c je te défends même très-expref.
fément d'apporter aucune arme pour ta
défenfe , pas même ton épée : aufli-biea
te feroit-elle parfaitement inutile ; car fï
nous fommes furpris , mon deflein efl de
me précipiter dans tes bras , de t'enlacer
fortement dans les miens, & de recevoir
ainfi le coup mortel pour n'avoir plus à
me féparer de toi ; plus heureufc à ma
mort que je ne la fus de ma vie.
J'efpere qu'un fort plus doux nous eft
réfervé ; je fens au moins qu'il nous eft
dû, 6c la fortune fe la(fera de nous être
injufle. Viens donc, ame de mon cœur ,
vie de ma vie , viens te réunir à coi-mê-
me. Viens fous les aufpices du tendre
amour, recevoir le prix de ton obéif-
fance 6c de tes facrifices. Viens avouer,
même au fein des plaifirs, que c'eft de
l'union des cœurs qu'ils tirent leur plus
grand charme.
V ?
3IO La Nouvelle
LETTRE LIV.
A Julie.
L'Amant de Julie dans le cabinet
déjà MuLtreffe. Ses tranf ports
en l'attendant,
J'Arrive plein d'une émotion qui
s'accroît en entrant dans cet afyle. Julie!
me v'oici dans ton cabinet , me voici dans
le fandiuaire de tout ce que mon cœur
adore. Le flambeau de Tamour guidoic
mes pas , & j'ai paflë fans être apperçu.
Lieu charmant, lieu fortuné , qui jadis
vis tant reprimer de regards tenJres, tant
étouffer de foupirs brûlans; toi qui vis
naître <Sc nourrir mes premiers feux , pour
la féconde fois tu les verras couronner ;
témoin de ma conftance immortelle ,
fois le témoin de mon bonheur , & voile
à jamais les plaifirs du plus fidèle & du
plus heureux des hommes.
Qje ce myfterieux féjour eft char-
mant? Tout y flatte & nourrit l'ardeur
qui me dévore. O Julie! il efl: plein de
toi , 6c la flam.me de mes defirs s'y répand
H E L O ï s E. 311
fur tous tes vefliges. Oui , tous mes fens
y font enivrés à la fois. Je ne lais quel
parfum prefque infenfible, plus doux
que la rofe , & plus léger que l'iris s'ex-
hale ici de toutes parts. J'y crois enten-
dre le fon flatteur de ta voix. Toutes les
parties de ton habillement éparfes pré-
fentent à mon ardente imagination celles
de toi-même qu'elles recellent. Cette
coëffure légère que parent de grands
cheveux blonds qu'elle feint de couvrir.
Cet heureux fichu contre lequel une fois
au moins je n'aurai point à murmurer :
ce déshabillé élégant & fim.ple qui mar-
que fi bien le goût de celle qui le porte,
ces mules fi mignonnes qu'un piedfouple
remplit fans peine ; ce corps fi déiiéqui
touche & embrafe .... quelle taille en-
chanterefle ! . . . . au-devant deux légers
contours . . . ô fpeftacle de volupté ! . . . .
la baleine à cédé à la force de l'impref-
fion empreintes délicieufes , que
je vousbaife mille fois! Dieux !
Dieux) que fera-cc quand Ah! je
crois déjà fentîr ce tendre cœur battre
fous une heureufe main ! Julie î ma
charmante Julie! je te vois, je te fens par-
tout , je te refpire avec l'air que tu as ref-
piré; tu pénètres toute ma fubilance;
312 La Nouvelle
que ton féjour eft brûlant & douloureux
pour moi! Il efl terrible à mon impa-
tience. O viens î vole , ou je fuis perdu.
Quel bonheur d'avoir trouvé de l'en-
cre & du papier! J'exprime ce que je
fens pour en tempérer l'excès , je donne
le change à mes tranfportsen les décri-
vant.
Il me femble entendre du bruit. Seroie-
ce ton barbare père ? Je ne crois pas être
lâche mais qu'en ce moment la
mort me feroit horrible ! Mon défefpoir
feroit égal à l'ardeur qui me confume.
Ciel ! Je te demande encore une heure
de vie, & j'abandonne le refte de mon
être à ta rigueur. O defirs ! Ô crainte !
o pal citations cruelles ! ... on ouvre !.. »
on entre ! c'eil elle ! c'eft elle ! je
l'entrevois, je l'ai vue, jentends refermer
la porte. Mon cœur , mon foible cœur ,
tu fuccombes à tant d'agitations. Ah ?
cherche des forces pour fuppoiterla féli=
cité qui t'accable !
H E L O ï s E. 333
LETTRE L V.
A Julie.
Sentîmens (T amour cher V Amant
de Julie ^ plus païjibks , 772-^2/5
plus affectueux & plus multipliés
après qu avant lajouijfance,
vJ Mourons , ma douce Amie î mou-
rons la bien aimée de mon cœur ! Que
faire déformais d'une jeunefle infipide
dont nous avons épuifé tous les délices ?
Explique-moi , fi eu le peux , ce que
j'ai fenti dans cette nuit inconcevable ;
donne-moi l'idée d'une vie ain{?. paiïee
ou laiflTe m'en quitter une qui n'a plus
rien de ce que je viens d'éprouver avec
toi. J'avois goûté leplaifir, & croyois
concevoir le bonheur. Ah ! je n'avois
fenti qu'un vain fonge <Sc n'imaginois que
le bonheur d'un enfant ! mes fens abu-
foient mon ame groffiere ; je ne cher-
chois qu'en eux le bien fuprême , & j'ai
trouvé que leurs plaifirsépuilés n'étoient
que le commencement des miens. O
chef-d'œuvre unique de la nature ! Divi-
ne Julie ) poifeiîion délicieufe à laquelle
314 La Nouvelle
tous les tranfporcs du plus ardent amour
fuffifent à peine ! Non , ce ne font point
ces tranfpo. ts que je regretce le plus :
ah î non, recire , s'il le faut , ces faveurs
enivrantes pour lelquelles je donnerois
mille vies ; mais rends-moi tout ce qui
n'étoic point elles, & les effaçoit mille
fois. Rends-moi cette étroite union des
âmes , que tu m'avois annoncée & que
tu m'as (ï bien fait goûter. Rends-moi
cet abattement fi doux rempli par les
effufionsdenos coeurs; rends-moi ce fom-
meil enchanteur trouvé fur ton fein; rends-
moi ce réveil plus délicieux encore , &
ces foupirs entrecoupés , & ces douces
larmes , & ces baifers qu'une voluptueu-
fe langueur nous faifoit lentement la-
vourer , & ces gémilTcmens fi tendres ,
durant lefquels tu preiTois fur ton cœur
ce cœur fait pour s'unir à lui.
Dis moi , Julie , toi qui d'après ta pro-
pre fenfibilité fais fi bien juger de celle
d'autrui , crois-tu que ce que je fentois
auparavant fût véritablement de l'amour?
Mes fentimens , n'en doute pas , ont
depuis hier changé de nature ; ils ont
pris je ne fais quoi de moins impétueux ,
mais de plus doux , de plus tendre ôc de
plus charmant. Te fouvient-il de cette
H E L O ï s E. 315
heure entière que nous padâmes à parler
paifiblement de notre amour & de cec
avenir oblcur & redoutable , par qui le
préfsnt nous étoit encore plus fenlîble ;
de cette heure , hélas ! trop courte dont
une légère empreinte de triftenTe rendit
les entretiens fi touchans ? J'étois tran-
quille , & pourtant j'étois près de toi ;
je t'adorois ôc ne defirois rien. Je n'ima-
ginoispas même une autre félicité , que
de fentir ainfi ton vifage auprès du mien ,
ta refpiration fur ma joue , & ton bras
autour de mon coû. Quel calme dans
tous mes fens ! Quelle volupté pure , con-
tinue , univerfelle ! Le charme de la
jouilTance étoit dans l'ame ; il n'en fortoit
plus; il duroit toujours. Quelle differen*
ce des fureurs de l'amour à une fituation
fi paifible ! C'eft la première fois de mes
jours que je l'ai éprouvée auprès de toi ;
Se cependant juge du changement étran-
ge que j'éprouve ; c'efl de toutes les heu-
res de ma vie , celle qui m'eft la plus
chère , & la feule que j'aurois voulu pro-
longer éternellement ( i ). Julie, dis-
( 1 ) Femme trop facile voulez-vous favoir fi vous êtes
aimée ; examinez votre amant forçant de vos bras. O
amour ' fi je regrette i\ige où l^n te goûte , ce n'eft "as
pour 1 heure delajouiflànce ; c'^^pour l'heure quiiaTuiv,
^i6 La N ou V e l l e
moi donc fi je ne t'aimois point aupara-
vant , ou fi maintenant je ne t'aime plus ?
Si je ne t'aime plus ? Quel doute !
ai-je donc cefTé d'exifter , & ma vie n'efl-
elle pas plus dans ton cœur que dans le
mien ? Je iens , je fens que tu m'es mille
fois plus chete que jamais , & j'ai trouvé
dans mon abattement de nouvelles forces
pour te chérir plus tendrement encore.
J'ai pris pour toi des fentimens plus pai-
libles , il efl vrai , mais plus affedueux
& de plus de différentes efpeces ; fans
s'affoiblir ils fe font multipliés ; les dou-
ceurs de l'amitié tempèrent les emporte-
mens de l'amour. Se j'imagine à peine
quelque forte d'attachement qui ne m'u-
niife pas à toi. O ma charmante maîtref-
fe î ô mon époufe , ma fœur , ma douce
amie I que j'aurois peu dit pour ce que je
fens , après avoir épuifé tout lesnomsles
plus chers au cœur de l'homme !
Il faut que je t'avoue un foupçon que
j'ai conçu dans la honte ôc fhumiliation
de moi-même; c'ell que tu fais mieux
aimer que moi. Oui , ma Julie , c'efi:
bien toi qui fais ma vie & mon être ; je
t'adore bien de toutes 'les facultés de
mon ame ; mais la tienne efl plus ai-
mante , l'amour Ta plus profondémeac
Heloïse. 317
pénétrée ; on le voit , on le fent ; c'efl lui
qui aninîe ces grâces , qui règne dans tes
difcours , qui donne à tes yeux cette dou-
ceur pénétrante , à ta voix ces accens (i
touchans ; c'efl lui , qui par ta feule pré-
fence communique aux autres coeurs fans
qu'ils s'en apperçoivenc la tendre émo-
tion du tien. Que je fuis loin de cet étan
charmant qui fe fuffic à lui-même î je
veux jouir , & tu veux aimer ; j'ai des
tranfports ôz toi de la paffion ; tous mes
emportemens ne valent pas ta délicieufe
langueur , & le fentimenc donc ton cœur
fe nourrie efl la feule félicité fuprême.
Ce n'eft que d'hier feulement que j'at
goûté cette volupté fi pure. Tu m'as
laifîé quelque chofe de ce charme incon-
cevable qui eft en toi , & je crois qu'avec
ta douce haleine tu m'infpirois une ame
nouvelle. Hâte-toi, je t'en conjure , d'a-
chever ton ouvrage. Prends de la mienne
tout ce qui m'en refle, <Sc mets tout- à- fait
la tienne à la place. Non , beauté d'an-
ge , ame célefle ; il n'y a que des fenti-
mens comme les tiens qui puiiïenc hono-
rer tes attraits. Toi feule es digne d'infpi-
rer un parfait amour , toi feule es propre
à le fentir. Ah ! donne- moi ton cœur , ma
Julie , pour c'aimer comme eu le mérites î
3i8 La Nouvelle
LETTRE LVL
DE Claire A Julie.
Démêlé de V Amant de Julie avec
Ji^lilord Edouard, Julie en ejl
Voccajion. Duel propofé, Claire
qui apprend cette aventure à J'a
Càujine j lui conjeille d'écarter
fon Amant pour prévenir tout
Joupçon. Elle ajoute qu il faut
commencer par vuider l'affaire
de Milord Edouard ^ ^ par quels
motifs.
J 'A I , ma chère Coufine , à te donner
un avis qui t'importe. Hier au fuir ton
ami eut avec Milord Edouard un démêlé
qui peut devenir ferieux. Voici ce que
m'en a dit M. d'Orbe qui étoit préfenc ,
& qui , inquiet des fuites de cette affaire,
efl venu ce matin m'en rendre compte.
Ils avoient tous deux foupé chez Mi-
lord , & après une heure ou deux de mu-
fique ils fe mirent à cauler & boire du
punch. Ton ami n'en but qu'un feui
verre mêlé d'eau \ les deux autres ne fu-
H E L O ï s E. 319
rent pas fi fobres , & quoique M. d'Orbe
ne convienne pas de s'être enivré , je
me réferve à lui en dire mon avis dans
un autre tems. La converfation tomba
naturellement fur ton compte ; car tu
n'ignores pas que Milord n'aime à parler
que de toi. Ton ami, à qui ces confi-
dences déplaiient , les reçut avec fi peu
d'aménité , qu'enfin Edouard échauffé ds
punch & piqué de cette féchereffe , ofa
dire en fe plaignant de ta froideur ,
qu'elle n'étoit pas C\ générale qu'on pour-
roit croire, 6c que telle qui n'en difoit mot
n'étoit pas fi mal traité que lui. A l'inf-
tant ton ami donc tu connois la vivacité
releva ce difcours avec un emportemsnc
infi.iltant qui lui attira un démenti , ôz
ils fautèrent à leurs épées. Bomfton à de-
mi-ivre fe donna en courant une entor-
fe qui le força de s'afl^eoir. Sa jambe en-
fla fur le champ , & cela calma la que-
relle mieux que tous les foins que M.
d'Orbe s'étoit donné. Mais comme il
étoit attentif à ce qui fe paffoit , il vie
ton ami s'approcher , en fortanc , de
l'oreille de Milord Edouard , & il en-
tendit qu'il lui difoit à demi-voix ; Ji-tSt
que vous fc re^ en état de for tir ^faites-moi
donner de voi nouvelles , ou j'aurai foin
320 La Nouvelle
dsm'en informer. N'en prene:^ pas lapeî-
ne , lui die Edouard avec un fouris mo-
queur, vous en faure:^ afse:^-îôt. Nous
verrons , reprit froidement ton ami , &
il fortit. M. d'Orbe en te remettantcette
lettre t'expliquera le tout plus en détail.
C'eil à ta prudence à te fuggerer des
moyens d étouffer cette fâcheulb affaire,
ou à me prefcrire de mon côté ce que je
dois faire pour y contribuer. En atten^
dant le porteur eft à tes ordres ; il fera
tout ce que tu lui commanderas , & tu
peux compter fur le fecret.
Tu te perds , ma chère , il faut que
mon amitié te le dife. L'engagement où
tu vis ne peut refier long-tems caché
dans une petite ville comme celle-ci,
& c'efl un miracle de bonheur que de-
puis plus de deux ans qu'il a commencé
tu ne fois pas encore le fujet des difcours
publics. Tu le vas devenir fi tu n'y prends
garde ; tu le ferois déjà , fi tu étois moins
aimée ; mais il y a une répugnance fi
générale à mal parler de toi , que c'eft un
mauvais moyen de fe faire fête , & un
très-fûrdefe faire haïr. Cependant touc
à fon terme; je tremble que celui du
myilere ne foit venu pour ton amour , &
il y a grande apparence que les foupçons
de
H E L O ï s E. 52Î
de Milord Edouard lui viennent de quel-
ques mauvais propos qu'il peuc avoir en-
tendus. Songes-y bien, ma chère enfant.
Le guet dit il y a quelque tems avoir
vu fortir de chez toi ton ami à cinq heu-
res du matin. Heureufement celui- ci
fut des premiers ce difcours , il courue
chez cet homme , & trouva le fecret de
le faire taire ; maisqu'ell: ce qu'un pareil
filence , finon le moyen d'accréditer des
bruits fourdement répandus! La défiance
de ta mère augmente au(îi de jour en
jour : tu fais combien de fois elle ce l'a
fait entendre. Elle m'en a parlé à mon
tour d'une manière alTez dure , 6c fi elle
ne craignoit la violence de ton père , il
ne faut pas douter qu'elle ne lui en eue
déjà parlé à lui-même ; mais elle l'ofe
d'autant moins qu'il lui donnera toujours
le principal tort d'une conr.oilîànce qui
te vient d'elle.
Je ne puis trop te le répéter ; fongea
toi tandis qu'il en ell tems encore. Ecar-
te ton ami avant qu'on en parle ; préviens
des foupçons naiflans que fon abfence fera
fûrement tomber; car enfin , que peut-
on croire qu'il fait ici ? Peut - être dane
fix femaines, dans un mois fera-t-il trop
tard. Si le moindre mot venoit aux oreil-
Tovis 1. X
3
22 La Nouvelle
les de ton père , tremble de ce qui réfaî-
teroit de l'indignation d'un vieux mili-
taire entêté de l'honneur de Ta maifon,
& de la pétulance d'un jeune homme
emporté qui ne fait rien endurer : mais
il faut com.mencer par vuider de manière
ou d'autre l'affaire de Milord Edouard :
car tu ne ferois qu'irriter ton ami, &
t'attirer un jufte refus, fi tu lui parlois
d'éloignementavant quelle fût terminée.
LETTRE LVII.
DE Julie. •
B^ai forts de, Julie poiirdi(yuader fort
Amant de Jk battre avec Milord
Edouard ^ fondées principale^-
ment fur le foin qu'il doit prendra
de la réputation de fon Amante ,
Jur la notion de V honneur réel
^ de la véritable valeur.
O N ami , je me fuis infiruite avec
foin de ce qui s'efl: paffc entre v.hjs 3c
JVlilord Edouard. C'eft fur l'exaéle con-
noiûance des faits que votre amie veut:
H E L O ï s E. 325
examiner avec vous comment vous devez
vous conduire en ceue occafion d'après
les fentimens que vous profeilez , & donc
je fuppofe que vous ne faites pas une vai-
ne & faufle parade.
Je ne m'informe point fi vous êtes ver-
fé dans l'art de l'efcrime, ni li vous vous
fentez en état de tenir tête à un homme
qui a dans l'Europe la réputation de ma-
nier fuperieurement les armes , & qui
s'étant battu cinq ou fi fois en fa vie a
toujours tué , bleiïé , ou défarmé fon
homme. Je comprends que dans le cas où
vous êtes, onneconfulte pas fon habileté
mais fon courage , 6c que la bonne ma-
nière de fe venger d'un brave qui vous
infulte efl de faire qu'il vous tue. Palfons
fur une maxime fi judicieufe ; vous me
direz que votre honneur & le mien vous
font plus chers que la vie. Voilà donc le
principe fur lequel il faut raifonner.
Commençons par ce qui vous regar-
de. Pourriez - vous jamais me dire en
quoi vous êtes perfonnellement ofienfé
dans un difcours où c'eil de moi feule
qu'il s'agiflbit? Si vous deviez en cette
occafion prendre fait & caufe pour moi ,
c'eft ce que nous verrons tout à l'heure :
en attendant , vous ne fauriez difcoa-
Xi
524 La Nouvelle
nir que la querelle ne foit parfaitement
étrangère à votre honneur particulier ,
à moins que vous ne preniez pour un af-
front le foupçon d'être aimé de moi. Vous
avez été infulté , je l'avoue ; mais après
avoir commencé vous-même par une in-
fulté atroce , & moi dont la famille efl
pleine de militaires , & qui ai tant oui
débattre ces horribles queflions, je n'i-
gnore pas qu'un outrage en réponfe à un
autre ne l'elTace point , & que le premier
qu'on infulte demeure le feul offenfé :
c'efi: le même cas d'un combat imprévu ,
où l'aggreffeur efl le feul criminel , 6c où
celui qui tue ou bleiïe en fe défendant
n'eft point coupable de meurtre.
Venons maintenant à moi ; accordons
que j etois outragée par le difcours de
Miiord Edouard , quoiqu'il ne fît que me
rendre juHice. Savez-vous ce que vous
faites en me défendant avec tant de cha-
leur ôc d'indifcrétion ? vous aggravez
fon outrage ; vous prouvez qu'il avoit
raifon; vous facrifiez mon honneur à un
faux point -d'honneur ; vous diffamez
votre maîtreffe pour gagner tout au plus
la réputation d'un bon fpadaffin. Mon-
trez-moi de grâce, quel rapport il y a
entre votre manière de me juflitier &
H E L O ï s E. 525
ma jufliificacion réelle? penfez- vous que
prendre ma caufe avec tant d'ardeur loin
une grande preuve qu'il n'y a point de
liaifon entre nous, & qu'il fuffife de faire
voir que vous êtes brave , pour montrer
que vous n'êtes pas mon amant ? Soyez lûr
que tous les propos de Milord Edouard
me font moins de tort que votre condui-
te ; c'eft vous feul qui vous chargez par
cet éclat de les publier 6c de les confir-
mer. Il pourra bien , quant à lui , éviter
votre épée dans le combat ; mais jamais
ma réputation ni mes jours , peut-être ,
n'éviteront le coup mortel que vous leur
portez.
Voilà des raifons trop folides pour
que vous ayez rien , qui le puiiïe être , à
y répliquer ; mais vous combattrez , je le
prévois , la raifon par l'ufage ; vous me
direz qu'il eil des fatalités qui nous entraî-
nent malgré nous ; que dans quelque cas
que ce foit,un démenti ne fe fouffre jamais:
éc que quand une affaire a pris un certain
tour , on ne peut plus éviter de fe battre
ou de fe déshonorer. Voyons encore.
Vous fouvient'il d'une diilindion que
vous me fîtes autrefois dans une occafion
importante , entre l'honneur réel &
l'honneur apparent ? Dans laquelle des
X 3
^26 La Nouvelle
deux claflfes mettrons-nous celui dont il
s'agit aujourd'hui ? Pour moi , je ne vois
pas comment cela peut même faire une
queilion. Qu'y a-t-il de commun entre
la gloire d'égorger un homme & le té-
moignage d'une ame droite , &: quelle
prife peut avoir une vaine opinion d'au-
trui fur l'honneur véritable , dont toutes
les racines font au fond du cœur f Quoi !
les vertus qu'on a réellement périlfent-
elles fous les menfonges d'un calomnia-
teur r Les injures d'un homme ivre prou-
vent-elles qu'on les mérite , 6c l'honneur
du fage feroit-il à la merci du premier
brutal qu'il peut rencontrer ? Me direz-
vous qu'un duel témoigne qu'on a du
cœur , & que cela fuffit pour effacer la
honte ou le reproche de tous les autres
vices r Je vous demanderai quel honneur
peut di6ler une pareille décifion , &
quelle raifon peu: lajuftifier r A ce comp-
te un fripon n'a qu'à fe battre pour cefler
d'être un fripon ; les difcours d'un men-
teur deviennent des vérités, fi-tot qu'ils
font foutenus à la pointe de l'épée , 6c il
Ton vousaccufoit d'avoir tué un homme ,
vous en iriez tuer un fécond pour prou-
ver que celan'efl pas vrai r Ainfi , vertu ,
vice ;, honneur , infamie , vérité , men-
H E L O ï s E. 327
fonge, tout peut tirer fon être de 1 évé-
nement d'un combat ; une falle d'armes
etl le fiége de toute juftice ; il n'y a d'au-
tres droit que la force , d'autre railbn
que le meurtre ; toute la réparation due
à ceux qu'on outrage eu. de les tuer , 5c
toute oflenfe efl également bien lavée
dans le fang de l'offcnfeur ou deToffen-
fé ? Dites, (i les loups favoient raifonner
auroient - ils d'autres maximes? Jugez
vous-même par le cas où vous êtes fi j'exa-
gère leur abfurdité. De quoi s'agit-il ici
pour vous ? D'un démenti reçu dans une
occafion où vous mentiez en etîet. Pen-
fez-vous donc tuer la vérité avec celui
que vous voulez punir de l'avoir dite f
Songez-vous qu'en vous foumettant au
fort d'un duel, vous appeliez le ciel en
témoignage d'une fauffeté , 6c que vous
ofez dire à l'arbitre des combats ; viens
foutenir la caufe injufte , & faire triom-
pher la menfonge ? Ce biafphême n a-
t-il rien qui vous épouvante ? Cette ab-
furdité n'a-t-elle rien qui vous révolte ?
Eh Dieu ! quel eft ce miferable honneur
qui ne craint pas le vice mais le repro-
che , (Se qui ne vous permet pas d'en-
durer d'un autre un démenti reçu d'a-
vance de votre propre cœur.
X4.
528 La Nouvelle
Vous qui voulez qu'on profite pour
foi de fes Icdures , profitez donc des
vôrres , & cherchez (î l'on vit un feul ap-
pel fur la terre quand elle étoit couverte
de Héros r Les plus vaillans hommes de
l'antiquité fongerent ils jamais à venger
leurs injures per Tonnelles par des com-
bats particuliers ? Céfar envoya-t-il un
cartel à Caton , ou Pompée à Céfar,
pour tant d'affronts réciproques , & le
plus grand Capitaine de la Crrece fut-il
déshonoré pour s'être laide menacer du
bâton? D'autres tems, d'autres mœurs,
je le fais; mais n'y en a-t-il que de bonnes.
Se n'oferoit-on s'enquérir fi les mœurs
d'un tems font celles qu'exige le folide
lipnneur ? Non , cet honneur n'efl: point
variable , il ne dépend ni des tems ni des
lieux ni des préjugés , il ne peut ni paf-
fer ni renaître , il a fa fource éternelle
dans le cœur de l'homm.e jurte & dans \a,
légle inaltérable de fes devoirs. Si les
peuples les plus éclairés , les plus braves,
les plus vertueux de la terre n'ont poinc
connu le duel , je dis qu'il nell pas une
jnftitution de l'honneur, mais une mode
affreufe & barbare digne de fa féroce
origine, Refle à favoir fi, quand il s'a-
git de fa vie ou de celle d'aucrui , l'hom
H E L O ï s E. 329
rêre fiomme fe régie fur la mode , & s'il
n'y a pas alcus j-ius de vrai courage à la
bravfr qu'à la iuivre r Que feroic à votre
avis , celi:i qui s'y veut alîervir , dans des
lieux où règne un ulage contraire ? A
JVleiïine ou à Naples , il iroic attendre
fon horamne au coin d'une rue ôcle poi-
gnarder par derrière. Cela s'appelle être
brave en ce pays - là , (5c l'honneur n'y
confide pas à le faire tuer par fon enne-
mi , mais à le tuer lui même.
Gardez - vous donc de confondre le
nom facré de l'honneur avec ce préjugé
féroce qui mec toutes les vertus à la poin-
te d'une épée , & n'ert: propre qu'à faire
de braves fcéleracs. Que cette méthode
puilTe fournir fi l'on veut un fupplément
à la probité , par-tout où la probité rè-
gne fon fupplément n'eft-il pas inutile,
& que penfer de celui qui s'expofe à la
ntort pour s'exempter d'être honnête
homme ? Ne voyez-vous pas que les cri-
mes que la honte (5c l'honneur n'ont point
empêchés , font couverts & multipliés
par la fauiTe honte & la crainte du blâ-
me ? C'elt elle qui rend l'homme hypo-
crite Se menteur; c'ert: elle qui lui fait
verfer le fang d'un ami pour un mot in-
difcret cju'il de vroit oublier ; pour un re-
3^0 La Nouvelle
proche mérité qu'il ne peut fouffrir, C'eH
elle qui transforme en furie infernale
une fille abufée ôc craintive. Ceft elle ,
6 Dieu puiiïanc! qui peut armer la main
maternelle contre le cendre fruit .... je
fens défaillir mon ame à cette idée hor-
rible , Si je rends grâces au moins à celui
qui fonde les cœurs d'avoir éloigné du
mien cet honneur affreux qui n'infpire
que des forfaits 6l fait frémir la nature.
Rentrez donc en vous-même , & con-
fiderez s'il vous eft permis d'attaquer de
propos délibéré la vie d'un homme , ôc
d'expofer la vôtre pour fatisfaireune bar-
bare ôc dangereufe fantaifie qui n'a nul
fondement rai fonnable , & fi le triile fou-
venir du fang verfé dans une pareille oc-
cafion peut cefier de crier vengeance au
fond du cœur de celui qui l'a fait couler?
Connoifl"ez-vous aucun crime égalàl'ho-
micide volontaire, & fi la bafe de toutes
les vertus eft l'humanité , que penferons-
nous de l'homme fanguinaire & dépravé
qui l'ofe attaquer dans la vie de fon fem-
blable ? Souvenez- vous de ce que vous
m'avez dit vous-même contre le fervice
étranger ; avez-vous oublié que le ci-
toyen doit fa vie à la patrie & n'a pas le
droit d'en difpofer fans le congé desloix 5,
H E L O ï s E. 331
à plus force raifon contre leur défenfe ?
O mon ami ! fi vous aimez iincerement
la vertu , apprenez à la fervir à Ta mode
êc non à la mode des hommes. Je veux
qu'il en puille réfuker quelque inconvé-
nient. Ce mot de vertu n'eft-il donc pour
vous qu'un vain nom, & ne ferez»vous
vertueux que quand il n'en coûtera rien
de l'être r
Mais quels font au fond ces inconvé-
niens ? Les murmures des gens oififs,
des méchans, qui cherchent à s'amufer
desmalheurs d'autrui & voudroient avoir
toujours quelque hiltoire nouvelle à ra-
conter. Voilà vraiment un grand motif
pour s'entre-égorger ! fi le philolophe &
le fage fe règlent dans les plus grandes
affaires de la vie fur les difcours infenfés
de la multitude , que fert tout cet apareil
d'études, pour n'être au fond qu'un hom-
me vulgaire? Vous n'ofez donc facrifier
le reffentiment au devoir , à l'eftime , à
l'amitié, de peur qu'on ne vous accufe de
craindre la mort r Pefez les chofes , mon
bon ami, & vous trouverez bien plus de
lâcheté dans la crainte de ce reproche,
que dans celle de la mort même. Le
fanfaron , le poltron veut à coure force
pafTer pour brave ;
33^ La Nouvelle
Ma verace valor , ben che negletto >
E' di fe Jlesfo cifefreggio asfai chiaro.
Celui qui feint d'envifager la mort
fans effroi , ment. Tout homme craint de
mourir , c'eft la grande loi des êtres
fenfibles , fans laquelle toute efpece mor-
telle feroit bientôt détruite. Cette crain-
te eil un fimple mouvement de la natu-
re , non-feulement indiffèrent mais bon
en lui - même & conforme à l'ordre.
Tout ce qui la rend honteufe 6c blâma-
ble , c'efl qu'elle peut nous empêcher
de bien faire & de remplir nos devoirs.
Si la lâcheté n'étoit jamais un obftacle à
la vertu , elle cefferoit d'être un vice. Qui-
conque efl plus attaché à fa vie qu'à fon
devoir ne fauroic être folidement ver-
tueux , j'en conviens. Mais expliquez-
moi , vous qui vous piquez de raifon ,
quelle efpece démérite on peut trouver à
braver la mort pour commettre un crime?
Quand il feroit vrai qu'on fe fait mé-
prifer en refuiant de fe battre , quel mé-
pris efl: le plus à craindre , celui des au-
tres en faifant bien , ou le lien propre
en faifant mal ? Croyez-moi , celui qui
s'eftime véritablement lui-même eft peu
fenfible à l'injuHe mépris d'autrui , & ne
H E L o ï s E. 335
craint que d'en être digne : carie bon Se
l'honnête ne dépendent point du juge-
ment des hommes , mais de la nature des
chofes, & quand toute la terre approuve-
roitl'adion que vous allez faire, elle n'en
feroit pas moins honteule. Mais il eft
faux qu'à s'en abflenir par vertu l'on fe
faiïe méprifer. L'homme droit dont toute
la vie ell ians tache & qui ne donna jamais
aucun figne de lâcheté , refufera de fouil-
ler fa main d'un homicide & n'en fera que
plus honoré. Toujours prêta fervir la pa-
trie , à protéger le foible, à remplir les
devoirs les plus dangereux , 6c à défendre
en toute rencontre jufte ôc honnête ce qut
lui efl cher au prix de fon fang , il mec
dans fes démarches cette inébranlable fer-
meté qu'on n'a point fans le vrai courage.
Dans la fécurité de fa confcience, il mar-
che la tête levée, il ne fuit ni ne cherche
fon ennemi. On voit aifément qu'il crainc
moins de mourir que de mal faire , & qu'il
redoute le crime 6c non le péril. Si les
vils préjugés s'élèvent un inlîant contre
lui , tous les jours de fon honorable vie
font autant de témoins qui les récufent ,
6c dans une conduite fi bien liée on juge
d'une adion fur toutes les autres.
Mais favcï-YOUs ce qui rend cette mo-
334 La Nouvelle
deration fi pénible à un homme ordinai-
re r C'eft la difficulté de la foutenir digne-
ment. C'ell la nécelîité de ne commettre
enfuite aucune adion blâmable. Car fi la
crainte de mal faire ne le retient pas dans
ce dernier cas , pourquoi l'auroit elle re-
tenu dans l'autre où l'on peut fuppofer un
motif plus naturel: On voit bien alors
que ce refus ne vient pas de vertu , mais
de lâcheté, & l'on fe mocque avec raifon
d'un fcrupule qui ne vient que dans le
péril. N'avez-vous point remarqué que
les hommes fi ombrageux & fi prompts à
provoquer les autres , font pour la plu-
part , de très-malhonnêtes gens, qui , de
peur qu'on n'ofe leur montrer ouverte-
ment le mépris qu'on a pour eux , s'effor-
cent de couvrir de quelques affaires d'hon-
neur l'infamie de leur vie entière ? Efl ce
à vous d'imiter de tels hommes ? Met-
tons encore à part les militaires de pro-
feffion qui vendent leur fang à prix d'ar-
gent : qui, voulant conferver leur place ,
calculent par leur intérêt ce qu'ils doi-
vent à leur honneur , Se favent à un éca
près ce que vaut leur vie. Mon ami ^
îaiiïez battre tous ces gens-là. Rien
n'efl: moins honorable que cet honneur
dont ils font fi grand bruit j ce n'eil
H E L o ï s E. 335
qu'une mode infenfée , une faufie imita-
tion de vertu qui fe pare des plus grands
crimes. L'honneur d'un homme commue
vous n'eft point au pouvoir d'un autre,
il efl: en lui-même & non dans l'opinion
du peuple; il ne fe défend ni par l'épée
ni par le bouclier , mais par une vie in-
tègre & irréprochable, & ce combat vaut
bien l'autre en fait de courage.
C'eft par ces principes que vous devez
concilier les éloges que j'ai donnés dans
tous les tems à la véritable valeur avec le
mépris que j'eus toujours pour les faux
braves, j'aime les gens de cœur 6c ne
puis fouffrir les lâches ; je romprois avec
un amant poltron que la crainte feroic
fuir le danger, & je penfe comme tou-
tes les femmes que le feu du courage ani-
me celui de l'amour. Mais je veux que
la valeur fe montre dans lesoccafions lé-
gitimes , & qu'on ne fe hâte pas d'en
faire hors de propos une vaine parade ,
comme fi l'on avoit peur de ne la pas re-
trouver au befoin. Tel fait un effort 5c
fe préfente une fois pour avoir droit de
fe cacher le refte de fa vie. Le vrai cou-
rage a plus de confiance & moins d'em-
preffement ; il efl toujours ce qu'il doit
être ; il ne faut ni l'exciter ni l,e retenir ,
53^ La Nouvelle
l'homme de bien le porte par-tout avec
lui ; au combat contre l'ennemi ; dans
un cercle en faveur des abfens 6c de la vé-
rité ; dans fon lit contre les attaques de la
douleur 6c de la mort. La force de l'ame
qui l'infpire efl: d'ufage dans tous les
tems ; elle met toujours la vertu au-de(Tus
des événemens, & ne confide pas à fe
battre , mais à ne rien craindre. Telle
ell , mon ami , la forte de courage que
j'ai fouvent louée, & que j'aime a trou-
ver en vous. Tout le refte n'e(l qu'érour-
derie, extravagance, férocité , c'ert une
lâcheté de s'y foumectre , & je ne mé-
prife pas moins celui qui cherche un pé-
ril inutile , que celui qui fuit un péril
qu'il doit affronter.
Je vous ai fait voir, fi je ne me trom-
pe , que dans votre démêlé avec Milord
£douard votre honneur n'efl point inte-
reffé ; que vous compromettez le mien
en recourant à la voie des armes ; que
cette voie n'eft ni jufle , ni railonnable ,
ni permife; qu'elle ne peut s'accorder
avec les fentimens dont vous faites pro-
feffion ; qu'elle ne convient qu'à de mal-
honnêtes gens qui font fervir la bravoure
de fupplément aux vertus qu'ils n'ont pas,
OU aux Officiers ^ui ne fe battent poinc
pas
H R L o ï s E. 337
par honneur mais par intérêt ; qu'il y a
plus de vrai courage à la dédaigner qu'à
la prendre ; que les inconvéniens aux-
quels on sexpore en larejettant font inle-
parables de la pratique des vrais devoirs
6c plus apparens que réels ; qu'entin les
hommes les plus prompts à y recourir
font toujours ceux dont la probité eil la
plus futpede. D'où je conclus que vous ne
fauriez en cette occafion ni faire ni accep-
ter un appel , fans renoncer en mcme-
rems à la raifon , à la vertu , à l'honneur ,
6c à moi. Retournez mes raifonnemens
comme il vous plaira , entaflez de votre
part fophifme fur fophifme; il fe trou-
vera toujours qu'un homme décourage
n'eft point un lâche , 6c qu'un homme de
bien ne peut être un homme fans honneur.
Or je vous ai démontré , ce me femble ,
que rhomme de courage dédaigne le
duel , 6c que l'homme de bien l'abhorre.
J'ai cru, mon ami, dans une matière
aulfi grave , devoir faire parler la raifoa
feule , 6c vous préfenter les chofes exac-
tement telles qu'elles font. Si j'avois vou-
lu les peindre telles que je les vois, 6c fai»
re parler le fentiment 6c l'humanité , j'au-
rois pris un langage fort différent. Vous
(avez que mon pcre daiis fa jcuneffe eut
Tome /, Y
33^ La Nouvelle
le malheur de tuer un homme en dueî ;
cet homme étoit ion ami; ils le battirenc
à regret , l'infenie point-d'honneur les y
contraignit. Le coup mortel qui priva
l'un de la vie ôta pour jamais le reposa
l'autre. Letrifteremordsn'apûdepuisce
rems ibrtir de ion cœur ; fouvent dans la
Iblitude on l'entend pleurer & gémir ; il
croit fentir encore le fer poulie par fa
main cruelle entrer dans le cœur de fon
ami ; il voit dans l'ombre de la nuit fon
corps pâle & langlant; il contemple en
frémiffant la plaie mortelle ; il voudroic
étancher le fang qui coule; l'effroi le fai-
fit , il s'écrie , ce cadavre affreux ne cef-
fe de le pourfuivre. Depuis cinq ans qu'il
a perdu le cher foutien de fon nom & l'ef-
poir de fa famille , il s'en reproche la
mort comme un julle châtiment du ciel,
qui vengea l'ur fon fils unique le père in*
fortuné qu'il priva du fien.
Je vous l'avoue ; tout cela joint à mon
averiion naturelle pour la cruauté m'inf-
pire une telle horreur des duels , que je
les regarde comme le dernier degré de
brutalité où les hom_mes puiifent parve-
nir. Celui qui va ie battre de gaieté de
cœur n'efl à mes yeux qu'une béte féroce
q^ui s'efforce d'eu déchirer un auire , ^
H E L o ï s E. 339
s'il refte le moindre fentiment naturel
dans leur ame , je trouve celui qui peric
moinsà plaindre que le vainqueur. Voyez
ces hommes accoutumés au fang ; ils ne
bravent les remords qu'en étouffant la
voix de la nature ; ils deviennent par
dégrés cruels , infenfibles ; ils fe jouenc
de la vie des autres , Ôc la punition d'a-
voir pu manquer d'humanité efl; de la
perdre enfin tout- à- fait. Que font-ils dans
cet état? réponds, veux-tu leur devenir
femblable? Non , tu n'es point fait pour
cet odieux abbrutiflement ; redoute le
premier pas qui peut t'y conduire : ton
ame ell encore innocente & faine , ne
commence pas à la dépraver au péril de
ta vie , par un effort fans vertu , un crime
fans plaifir , un point -d'honneur fans
raifon.
Je ne t'ai rien dit de ta Julie ; elle ga-
gnera, fans doute, à laiiïer parler ton
cœur. Un mot , un feul mot , & je te
livre à lui. Tu m'as honorée quelque-
fois du tendre nom d'époufe : peut-être
en ce moment dois-je porter celui de
mère. Veux-tu me laiifer veuve avanc
qu'un nœud facré nous uniflTe r
P. S. J'employe dans cette lettre une
autorité à laquelle jamais homme
y 2
34^ La Nouvelle
fage n'a réfilié. Si vous refufez de
vous y rendre , je n'ai plus rien à
vous dire ; mais penfez-y bien au-
paravant. Prenez huit jours de ré-
flexion pour méditer fur cet im-
portant lujet. Ce n'efl pas au nom
de la raifon que je vous demande ce
délai , c'eft au mien. Souvenez-
vous que j'ufe en cette occafion du
droit que vous m'avez donné vous-
même & qu'il s'étend au moins juf-
ques-là.
LETTRE LVIII.
DE Julie a Milord Edouard.
T^lh lui avoue, quelle a un Amant
Maître Je fon cœur ^ de fa per»
Jonne. Elle en fait l* éloge ^ 6*
jure quelle ne lui furvivra pas,
V^E n'efl: point pour me plaindre de
vous, Milord , que je vous écris : puif-
que vous m'outragez , il faut bien que
j'aie avec vous des torts que j'ignore.
Comment concevoir qu' un tonnêce hom-
H E L O ï S Eo 545
me voulût déshonorer fans fujet: un-e fa-
mille eflimable P Contentez donc votre
vengeance , (i vous la croyez légitime.
Cette lettre vous donne un moyen facile
de perdre une malheureufe fille qui ne fe
confolera jamais de vous avoir offenSé ,
& qui met à votre difcrétion l'honneur
que vous voulez lui ôter. Oui , Milord ,
vos imputations étoient juftes , j'ai un
amant aimé ; il eft maître de mon cœur
& de ma perfonne ; la mort feule pour-
ra brifer un nœud fi doux. Cet amant ef^
celui-même que vous honoriez de vorre
amitié; il en eft digne, puifqu'il vous
aime 6c qu'il eft vertueux. Cependant
il va périr de votre main ; je fais qu'il
faut du fang à l'honneur outragé ; je fais
que fa valeur même le perdra; je fais
que dans un combat fi peu redoutable
pour vous, fon intrépiJe cœur ira fans
crainte chercher le coup m.ortel, J'ai
voulu retenir ce zeleinconfideré ; j'ai faic
parler la raifon. Hélas î en écrivant ma
lettre j'en fentois l'inutilité , & quelque
refped que je porte à fes vertus , je n en
attends point de lui d'alTez fublimes pour
le détacher d'un faux point-d'honneur,
JouiiTez d'avance du plaifir que vous au-
rez de percer le fein de votre ami ; mais
342 La Nouvelle
fâchez , homme barbare , qu*au moins
vous n'aurez pas celui de jouir de mes lar-
mes & de contempler mon défefpoir.
I^on , j'en jure par l'amour qui gémit
au fond de mon cœur ; foyez témoin
d'un i'erment qui ne fera point vain; je ne
furvivrai pas d'un jour à celui pour qui je
refpire , ôc vous aurez la gloire de met-
tre au tombeau d'un feul coup deux amans
infortunés , qui n'eurent point envers
vous de tort volontaire , & qui fe plai-
ibient à vous honorer.
On dit , Milord, que vous avez l'ame
belle & le cœur fenfible. S'ils vous laiffent
goûter en paix une vengeance que je ne
puis comprendre 6c la douceur de faire
des malheureux , puiiïent-ils quand jene
ferai plus , vous infpirer quelques foins
pour un père 6c une mère inconfolables ,
que la perte du feul enfant qui leur relie
va livrer à d'éternelles douleurs.
H E L o ï s E. 345
LETTRE LIX
DE M. d'Orbe a Julie.
Il lui rend compte de la, réponfe do,
M.ilord Edouard ^ après la
lecture de fa lettre,
J E me hâte , Mademoifelle , félon vos
ordres , de vous rendre compte de la
commilîion dont vous m'avez ciiargé.
Je viens de chez Milord Edouard que j'ai
trouvé fouffrant encore de fon entorfe ,
&: ne pouvant marcher dans fa chambre
qu'à l'aide d'un bâton. Je lui ai remis vo-
tre lettre qu'il a ouverte avec empreflb-
ment ; il m'a paru ému en la lifant : il a
rêvé quelque tems, puis il l'a relue une
féconde fois avec une agitation plus fenfi-
ble. Voici ce qu'il m'a dit en la fînifTant.
P ous fave7 J Monjïeur 3 que h^ affaires
d'honneur ont Leurs régies dont on ne peut
fe départir : vous ave^ vu ce qui s'ejî pafsé
dans celle-ci \ il faut qu'elle fait vuidée
régulièrement. Prene:^ deux amis , 6*
donnez-vous la peine de revenir ici demain
matin avec eux ; vous faure:^ alors ma
réfoLution, Je lui ai reprcfenté que raffai-
344 La Nouvelle
fc s ctanc paiïce entre nous , il feroîc
mieux qu elle le terminât de même. Je
fais ce qui convient , m'a-t-il dit brufque-
ment , & ferai ce qu'il Jaut. yimene^ vos
deux amis f ou je 7i\iiplus rien à vous dire.
Je fuis forti là-deiîus, cherchant inutile-
ment dans ma tête quel peut être fon bi-
zarredcllcin;quoiqu'ilenroit)'aurairhon-
reur de vous voir ce foir , & j'exécuterai
demain ce que vous me prefcrirez. Si
vous trouvez à pro|^os que j'aille au ren-
dez vous avec mon cortège , je le com-
poferai de gens dont je fois fur à tout
événement.
LETTRE LX.
A Julie.
Réparation de MilorJ Edouard,
Jufquà quel point il -porte Vhu-
vianité & lu génerq/ité.
V_v A I ME tes allarmes , tendre 5c chère
Julie , & fur le récit de ce qui vient de
fe paifer connois & partage les fentimens
que j'éprouve.
J'écois II rempli d'indignation quand
H E L o ï s E. 345
je reçus ta lettre , qu'à peine pus-je la
lire avec Tattention qu'elle meritoit. J'?.-
vois beau ne la pouvoir réfuter ; l'aveu-
gle colère étoit la plus forte. Tu peux
avoir rai Ton , difois-je en moi-même,
mais ne me parle jamais Je te laifTer avi-
lir. Duflai je te perdre & mourir coupa-
ble , je ne fouffrirai point qu'on manque
au refpecl qui t'ell dû , & tant qu'il me
reftera un fouffle de vie , tu feras hono-
rée de tout ce qui t'approche comme tu
l'es de mon cœur. Jfe ne balançai pas
pourtant fur les huit jours que tu me de-
mandois ; l'accident de Milord Edouard
6c mon vœu d'obéilTance concouroient à
rendrece délai nécefTaire. Réfolu, feloa
tes ordres , d'employer cet intervalle à
méditer fur le fujet de ta lettre , je m'oc-
cupois fans cefle à la relire 5c à y réfléchir,
non pour changer de fentimenr , mais
pour jurtifter le mien,
J'avois repris ce matin cette lettre trop
fage & trop judicieufe à mon gré , .ôc je
la relifois avec inquiétude , quand on a
frappé à la porte de ma chambre. Un
moment après , j'ai vu entrer Milord
Edouard fans épée , appuyé fur une can-
ne; trois perfonnes le fuivoient , parmi
lefquelles j'ai reconnu M. d'Orbe. Sur-
54^ La Nouvelle
pris de cette vifite imprévue , j'attendoîs
en filence ce qu'elle devoit produire ,
quand Edouard , m'a prié de lui donner
un moment d'audience , & de le lailTer
agir & parler fans l'interrompre. Je vous
en demande, a-t-il dit, votre parole;
la préfence de ces Meffieurs, qui font de
vos amis doit vous répondre que vous ne
l'engagez pas indifcretement. Je l'ai pro-
mis fans balancer; à peine avois-je ache-
vé que j'ai vu avec l'étonnement que tu
peux concevoir Milord Edouard à ge-
noux devant moi. Surpris d'une fi étran-
ge attitude , j'ai voulu fur le champ le.
relever; mais après m'avoir rappelle ma
promeiïe , il m'a parlé dans ces termes ;
33 Je viens , Alonfieur , rétrader haute-
3> ment les difcours injurieux que l'ivref-
D> fe m'a fait tenir en votre préfence :
:» leur injuftice les rends plus offcnfans
D5 pour moi que pour vous , 6c je m'en
33 dois l'authentique défaveu. Je me
D> foumets à toute la punition que vous
35 voudrez m'impofer , & je ne croi-
:» rai mon honneur rétabli que quand
3> ma faute fera réparée. A quelque prix
33 que ce foit , accordez-moi le pardon
:>3 que je vous demande, & me rendez
3? Yocre amitié. « Milord , lui ai-je die
H E L o ï s E. 347
auiTi-tôt , je reconnois maintenant votre
ame grande 6c génereufe ; & je Tais bien
diftinguer en vous les dilcours que la
cœur dide de ceux que vous tenez quand
vous n'êtes pas à vous-même; qu'ils Ibicnc
à jamais oubliés. A l'inftant, je l'ai fou-
tenu en Ce relevant, & nous nous fommes
embrafles. Après cela Milord (e tournant
vers les fpedateurs , leur a dit : Menteurs,
Je vous remercie de votre comvlaifunce. Dt
braves gens comme vous , a-t-il ajouté d'un
air fier &; d'un ton animé jfmtent que celui
qui répare ainjifes torts y n'en fait endurer
de perfonne. Vous pouve:^ publier ce que
vous ave:^ vu. Enfuite il nous a tous qua-
tre invités à fouper pour ce foir, & ces
Meflleurs font fortis.
A peine avons-nous été feuls qu'il eft
revenu m'embraffer d'une manière plus
tendre & plus amicale ; puis me pre-
nant la main 6c s'alfeyant à côté de moi ;
heureux mortel, s'eft- il écrié , jouiifez
d'un bonheur dont vous êtes dia:ne! Le
cœur de Julie eil à vous ; puilîiez-vous
tous deux .... que dites-vous, Milord ?
ai-je interrompu , perdez-vous le fens ?
Non , m'a-t-il dit en fouriant , mais peu
s'en efl fallu que je ne le perdiffe , 6c c'en
école fait de moi , peut- être , fi celle
34^ La Nouvelle
qui m'ôtoit la raifon ne me l'eût rendu».
Alors il m'a remis une lettre que j'ai été
furpris de voi r écrite d'une main qui n'en
écrit jamais à d'autre homme ( i ) qu'à
moi. Quels mouvemens j'ai fcnti à fa
ledure ! Je voyois une amante incompa-
rable vouloir fe perdre pour me fauver
6c je reconnoiflbis Julie. ?.'Iais quand je
fuis parvenu à cet endroit où elle jure de
ne pas furvivre au plus fortuné des hom-
mes , j'ai frémi des dangers que )'avoi$
courus, j'ai murmuré d'être trop aimé,
& mes terreurs m'ont fait fencir que tu
n'es qu'une mortelle. Ah ! rends-moi le
courage dont tu me prives ; j'en avois
pour braver la mort qui ne menaçoit que
moi feul , je n'en ai point pour mourir
tout entier.
Tandis que mon ame fe livroit à ces
réflexions ameres , Edouard me tenoit
desdifcours auxquels j'ai donné d'abord
peu d'attention ; cependant il me l'a ren-
due à force de me parler de toi ; car cç
qu'il m'en difoit plaifoit à mon cœur ôc
n'excitoit plus ma jaloufie. Il m'a paru
pénétré de regret d'avoir troublé nos
feux& ton repos ; tu es ce qu'il honore
{i) Il eu fauc , je penfe , excepter fon père,.
Hé lois ê. 349
le plus au monde , & n'ofant te porter
les excufes qu'il m'a faites , il m'a prié
de les recevoir en ton nom &; de te les
faire agréer. Je vous ai régardé , m'a-
t-il dit , comme fon repréfentant , Se
n'ai pu trop m'humilier devant ce qu'elle
aime, ne pouvant fans la compromettre
m'adreiïer à fa perfonne ni même la
nommer. Il avoue avoir conçu pour toi
les fentimens dont on ne peut fe défen-
dre en te voyant avec trop de foin ; mais
c'étoit une tendre admiration plutôt que
de l'amour. Ils ne lui ont jaftiais infpiré
m prétention ni efpoir ; il les a tous fa-
crifiés aux nôtres à l'inftant qu'ils lui ont
été connus , 6c le mauvais propos qui luî
efl échappé étoit l'effet du punch & non
de la jaloufie. Il traite l'amour en phi-
lofophe qui croit fon ame au-de(fus des
paffions : pour moi , je fuis trompé s'il
n'en a déjà reffenti quelqu'une qui ne per-
met plus à d'autres de germer profondé-
ment. Il prend l'épuifement du cœur
pour l'effort de la rai fon , & je fais bien
qu'aimer Julie & renoncer à elle n'eit
pas une vertu d'homme.
Il a defiré de favoir en détail l'hiftoire
de nos amours , & les caufes qui s'op-
pofent au bonheur de ton ami , j'ai cr»
550 La Nouvelle
qu'après ta lettre une demi-confidencô
étoit dangereufe & hors de propos; je
l'ai faite entière , & il ma écouté avec
iine attention qui m'atteftoit fa fincerité.
J'ai vu plus d'une foisfes yeux humides
Se Ton ame attendrie ; je remarquois fur-
tout l'impreffion puiifante que tous les
triomphes de la vertu faifoient fur fon
ame, & je crois avoir acquis à Claude
Anet un nouveau prote£leur qui ne lera
pas moins zélé que ton père. Il n'y a,
m'a-t-il die , ni incidens ni aventures dans
ce que vous m'avez raconté , & les ca-
T.aflrophes d'un Roman m'attacheroienc
beaucoup moins ; tant les fentimens fup-
pléent aux fituations , & les procédés
honnêtes aux aétions éclatantes. Vos
deux âmes font il extraordinaires qu'on
n'en peut juger fur les régies communes ;
le bonheur n'efl; pour vous ni fur la même
route ni de la même efpece que celui des
autres hommes ; ils ne cherchent que la
puiiïance & les regards d'autrui ; il ne
vous faut que la tendreffe &. la paix. Il
s'efl joint à votre am.our une émulation
de vertu qui vous élevé , 6c vous vau-
driez moins l'un & l'autre ii vous ne vous
étiez point aimés. L'amour pafî'era, ofe-
t-ii ajouter, ( pardonnons-lui ce blafphê-;
H E L o ï s E. 55 ï
tne prononcé dans l'ignorance de fon
cœur ). L'amour paflera, dir-il , 6c les
vertus refieront. Ah ! puilfent - elles du-
rer autant que lui , ma J ulie I le ciel n'en
demandera pas davantage.
Enfin je vois que la durée philofophî-
que & nationale n'altère point dans cet
honnête Anglois l'humanité naturelle,
6c qu'il s'intereflTe véritablement à nos
peines. Si le crédit & la richefie nous
pouvoient être utiles, je crois que nous
aurions lieu de compter fur lui. Mais hé-
las! de quoi fervent la puiflance 5c l'ar-
gent pour rendre les cœurs heureux ?
Cet entretien, durant lequel nous ne
comptions pas les heures , nous a menés
jufqu'à celle du dîner ; j'ai fait apporter
un pouier , ôc après le dîner nous avons
continué de caufer. Il m'a parlé de fa
démarche de ce matin , ôc je n'ai pu
m'empêcher de témoigner quelque fur-
prife d'un procédé fi authentique 6c ft
peu mefuré : mais , outre la raifon qu'il
m'en avoit déjà donnée , il a a;outé qu'une
demi-fatisfaftionétoit indigne d'un hom-
me de courage; qu'il lafalloit complette
ou nulle ; de peur qu'on ne s'avilît fans
rien réparer , & qu'on ne fît attribuer
à la crainte une démarche faice à contre-
55^ La Nouvelle
cœur &, de mauvaife grâce. D'ailleurs i^
a-c-il ajouté , ma répuration eft faire ; je
puis être jufte fans foupçon de lâcheté ;
mais vous qui ctesjeutie & débutez dans
le monde , il faut que vous fortiez lî nec
de la première affaire , qu'elle ne tente
perfonne de vous en fufciter une féconde.
Tout ell plein de ces poltrons adroits qui
cherchent, comme on dit, àtâterleur
homme ; c'eil-à-dire , à découvrir quel-
qu'un qui foit encore plus poltron qu'eux ,
& aux dépens duquel ils puiffent fe fai-
re valoir. Je veux éviter à un homme
d'honneur comme vous la néceffité de
châtier fans gloire un de ces gens-là , &
l'aime mieux , s'ils ont befoin de leçon ,
qu'ils la reçoivent de moi que de vous ;
car une affaire de plus n'ote rien à celui
qui en a déjà eu plufieurs : mais en avoir
«ne eft toujours une forte de tache , &
l'amant de Julie en doit être exempt.
Voilà l'abrégé de ma longue conver-
fation avec Milord Edouard. J'ai cru
néceffaire de t'en rendre compte afin que
tu me prefcrives la manière dont je dois
me comporter avec lui.
Maintenant que tu dois être tranquilli-
fée , chaffe je t'en conjure , les idées fu-
peftes qui t'ocçupenç depuis quelques
jours
H È L o ï s E. ^55
jours. Songe aux ménagemens qu'exige
l'incertitude de ton état aduel. Oh ! fi
bientôt tu pouvois tripler mon être ! Sî
bientôt un gage adoré .... efpoir déjà
trop déçu viendrois-tu m'abufer enco-
rie? . . . . ô defirs ! ôcrainre! ô perplexi-
tés! Charmante amie de mon cœur î vi-
vons pour nous aimer , & que le ciel
difpofe du relie.
P. S. J'oubliois de te dire que Miiord
m'a remis ta lettre, & que je n'aî
point fait difficulté de la recevoir,
ne jugeant pas qu'un pareil dépôc
doive reflcr entre les mains d'un
tiers. Je te la rendrai à notre pre-
mière entrevue; car quant à moi,
je n'en ai plus à faire. Elle efl trop
bien écrite au fond de mon cœur
pour que jamais j'aie befoin de la
relire.
Tome /,
354 La Nouvelle
LETTRE LXI.
DE Julie.
Ses fèntimens de reco/i/:oiJfince
pour AUlorJ EJoiiarJ,
J\ M E N E demain Milord Edouard que
je me jette à (es pieds comme il s'efl mis
aux tiens. Quelle grandeur ! quelle gé-
nerofité ! O que nous fommes petits de-
vant lui! Conl'erve ce précieux ami com-
me la prunelle de ton œil. Peut être
vaudroit-il moins s'il croit plus tempé-
rant; jamais homme fans défauts eût-il
de grandes vertus.
Mille angoiàîes de route cfpece m'a-
\roient jeitée dans l'abattement ; ta let-
tre ell venue ranimer mon courage éteint.
En diffipanc mes terreurs elle m'a rendu
nés peines plus iupportables. Jemefens
maintenant aliez de force pour fouffrir.
Tu vis, ru m'aimes, ton fang , le fang
de ton ami n'ont point été répandusôc ton
honneur ed en (ûrcté : je ne fuis donc
pas touc-à-fait miferable.
Ne manque pas au rendez-vous de de-
main. Jamais je n'eus fi grand befoin de
H E L o ï s E. 355
te voir , ni fi peu d'efpoir de te voir
long-tems. Adieu mon cher 6c unique
ami. Tu n'as pas bien dit, ce me fem-
ble ; vivons pour nous aimer. Ah ! il fal-
loi: dire ; aimons-nous pour vivre.
LETTRE LXII.
DE Claire a Julie.
Milord Edouard' -profoft au père
de Julie de Li marier avec fou
Maître d' Etudes ^ dont il vante.
le mérite. Le père eji révolté de
cette propo/ition. Réflexion de.
JHiloid Edouard fur la noblejfe^
Claire informe fa Coufne da
l'éclat que l'araire de fon Amant
a fait par la ville & la conjure
de l'éloigner.
F
AuDRA-T-iL toujours , aimable CoU'
fine , ne remplir envers toi que les plus
triftes devoirs de l'amitié ? Faudra-t-il
toujours dans l'amertume de mon cœur
affliger le tien par de cruels avis? Hélas !
tous nos fentimens nous font communs,
Z z
35^ La Nouvelle
tu le fais bien & je ne faurois t'annoneef
de nouvelles peines que je ne les aie déjà
fenties. Que ne puis-je te cacher ton in-
fortune fans l'augmenter ; ou que la tendre
amitié n'a-t-elie autant de charmes que
l'amour! Ah ! que j'effacerois prompte-
menc tous les chagrins que je te donne î
Hier après le concert, ta mère en s'en
retournant ayant accepté le bras de ton
ami, & toi celui de M. d'Orbe , nos
deux pères reflètent avec Milord à parler
de politique; fujet dont je fuis fi excédés
que l'ennui me chaiïa dans ma chambre.
Une demi- heure après, j'entendis nom-
mer ton ami plufieurs fois avec adez de
véhémence : je connus que la converfa-
tion a\ oit changé d'objet & je prêtai l'o-
reille. Je jugeai par la fuite du difcours
qu'Edouard avoit ofé propofer ton ma-
riage avec ton ami , qu'il appelloit hau-
tement le lien , 6c auquel il oftroit de fai-
re en cette qualité un écablilTement con-
venable. Ton père avoit rejette avec mé-
pris cette propofition , &: c'étoit là deffus
que les propos commençoient à s'échauf-
fer. Sachez, lui difoit iMilord, malgré
vos préjugés , qu'il eft de tous les hom-
mes le plus digne d'elle , & peut-être le
plus propre à la rendre heureufe. Tous
H E L o ï s E. 357
les dons qui ne dépendent pas des hom^
mes il les a reçus de la nature , & il y a
ajouté tous les talensqui ontdcpendus de
lui. Il eft jeune, giand, bienfait , ro-
bufte, adroit; il a de l'éducation, du fens,
des mœurs, du courage ; il a lelpric
orné, l'ame faine; que lui manque-t-il
donc pour mtriter votre aveu ? La for-
tune ? Il l'aura. Le tiers de mon bien
fuiîit pour en faire le plus riche particu-
lier du pays de Vaud , j'en donnerai s'il
le faut jufqu'à la moitié. La noblellé ?
Vaine prérogative dans un pays où elle
eft plus nuilible qu'utile. Mais il l'a en-
core , n'en doutez pas , non point écrite
d'encre en de vieux parchemins , mais
gravée ou fond de fon cœur en caraderes
ineffaçables. En un mot , fi vous préferez
la railon au préjugé , & fi vous aimez
mieux votre fille que vos titres , c'efl: à
lui que vous la donnerez.
Là - deifus ton père s'emporta vive-
ment. Il traita la proportion d abfnrde
& de ridicule. Quoi ! Milord , dit-il,
un homme d'honneur comme vous peut-
il feulement penfer que le dernier rejet-
ton d'une famille illuflre aille éteindre
ou dégrader fon nom dans celui d'un Qui-
dam lans afyle , 6c réduit à vivre d'au-.
358 La Nouvelle
mônes ? Arrêtez , interrompic
Edouard , vous parlez de mon ami ,
fongez que je prends pour moi tous les
outrages qui lui font faits en ma préfen-
ce, êc queles nomsinjurieuxàun homme
d'honneur le font encore plus à celui
qui les prononce. De tels quidams font
plus refpedacles que tous les Hoube-
reaux de l'Europe , Se je vous défie de
trouver aucun moyen plus honorable d'al-
ler à la fortune que les hommages de l'ef-
time & les dons de l'amitié. Si le gendre
que je vous propofe ne compte point ,
comme vous , une longue fuite d'ayeux
toujours incertains, il fera le fondement &
l'honneur de fa maif )n comme votre pre-
niier ancêtre le fut de la vôtre. Vous fer iez-
vous donc tenu pour déshonoré par l'al-
liance du chef de votre famille, & ce
mépris ne rejailliroit il pas fur vous-mê-
me P Combien de grands noms retom-
beroient dans l'oubli fi l'on ne tenoic
compte que de ceux qui ont commencé
par un homme eftimable ? Jugeons du
pafle par le préfent ; fur deux ou trois
Citoyens qui s'illuftrent par des moyens
honnêtes, mille coquins anoblilTent tous
les jours leur famille; & que prouvera
cette noblefle donc leurs defcendans fe-
H E L o ï s E. 3 59
Tont fi fiers , fi-non les vols & l'infamie de
leur ancécre (i). On voie, je l'avoue,
beaucoup de malhonnêtes gens parmi les
roturiers ; mais il y a toujours vingt a pa-
rier contre un qu'un gentilhomme def-
cendd'un fripon. Laillons, fi vous voulez,
l'origine à part , 5c pefons le mérite 6c
les lerviccs. Vous avez porté les armes
chez un Prince étranger , fon père les a
porté gratuitement pour la patrie. Si vous
avez bien f.^rvi, vous avez été bien payé,
& quelque honneur que vous ayez acquis
à la guerre , cent roturiers en ont acquis
encore plus que vous.
De quoi s'honore donc , continua Mi-
lord Edouard , cette noblelFe dont vous
êtes fi lier r Que fait-elle pour la gloire
delà patrie ou le bonheur du genre hu-
main r Morrelleennemie des loix (S: delà
liberté, qu'at elle jamais produitdans la
plupart des pays où elle brille , fi ce n'eft
la force de la tyrannie éc Toppreffion
des peuples!^ Ofez-vous dans une Répu-
bli4ue vous honorer d'un état dellruc-
(i) Les lettres de noblefle font rares en ce fiécle , &
même elles y ont été ilUiltrées aumD'nsune foi»;. Mais
quant à la nohleir: qui s'acqui-rt i prix d'a'-gfnt & qu'on
achète ave i^^s churgss , tout te qui; y y vois de plus ho».
«oiabU cit le privilège de n'cire pas pendu. _^
^6o La Nouvelle
teur des vertus de l'humanité? d'un état
où l'on fe vantedel'elclavage, & où l'on
rougit d'être honnme ? Lifez les annales
de votre patrie (2) ; en quoi votre or-
drea-t-ilbien mericé d'elle: Quels nobles
comptez-vous parmi les libérateurs? Les
Turft ^ les Tdl , les .Ç^o^^zcAcr étoient-
ils gentilshommes? Quelle eft donc cette
gloire infenfée dont vous faites tant de
bruit. Celle de fervir un homme & d'être
à charge à l'Etat.
Conçois , ma chère , ce que )e fouf-
frois de voir cet honnête homme nuire
ainfi par une âpreté déplacée aux inté-
rêts de l'ami qu'il vouloit fervir. En ef-
fet , ton père irrité par tant d'invedives
piquantes , quoique générales , fe mit à
îesrepoufler par des perfonnalités. Il die
nettement à Milord Edouard que jamais
homme de fa condition n'avoit tenu les
propos qui venoient de lui échapper. Ne
plaidez point inutilement la caufe d'au-
trui , ajouta-t-il d'un ton brufque ; tout
grand feigneur que vous êtes , je doute
que vous puifîîez bien défendre la vôtre
(i)Ilya ici beaucoup d^incxaflitude. Le pays de Vaiid
n''a jamais fait partie de la SuiflC:, c'eft une conquête des
Bernois ; & (es habitans ne font ni citoyens ni libres j maiç
(^jèts. ■*
H E L O ï s E. ^6î
fur le fujet en queftion. Vous demandei
jna fille pour votre ami prétendu fans
favoir fi vous- même feriez bon pour elle,,
&jeconnois allez la noblefle d'Angle-
terre pour avoir fur vos difcours une mé^
diocre opinion de la vôtre.
Pardieu ! dit Milord , quoi que vous
penfiez de moi, je ferois bien fâché de
n'avoir d'autre preuve de mon mérite
que celui d'un homme mort depuis cinq
cens ans. Si vous connoilîéz la nobleiTe
d'Angleterre, vous favez qu'elle efl: la
plus éclairée ,la mieux inftruite, la plus
îage 6c la plus brave de l'Europe : avec
cela, je n'ai pas befoin de chercher (î
elle efl: la plus antique ; car quand oti
parle de ce qu'elle efl , il n'efl: pas quef-
tion de ce qu'elle fut. Nous ne fommes
point, il efl vrai , les efclaves du Prince ;
mais fes amis, ni les tyrans du peuple;
mais fes chefs. Garants de la liberté , fou-
tiens de la patrie & appuis du trône ,
nous formons un invincible équilibre en-
tre le peuple & le Roi. Notre premier
devoir efl envers la Nation : le fécond,
envers celui qui la gouverne : ce n'efl pas
fa volonté mais fon droit que nous con-
fultons ; Miniflres fuprêmes des loix dans
ia chambre des Pairs , quelquefois méraç
3^2 La Nouvelle
Légiflateurs,nous rendonségalement jus-
tice au peuple 5c au Roi , oc nous ne fouf-
frons poinc que perfonne dife : D'un 6*
mon épée , mais feulement , Dieu & mon
droit.
Voilà, Monfieur, continua-t-il, quel-
le en certe noblelle lelpeûable, ancien-
ne autant qu'aucune autre, mais plus Hère
de Ion mérite que de les ancêtres , 6c
dont vous parlez lans la connoître- Je
ne fuis point le dernier en rang dans cet
ordre illullre , 6c crois , malgré vos
prétentions, vous valoir à tous égards.
J'ai une fœur à marier : elle eft noble,
jeune, aimable, riche; elle ne cède à
Julie que par les qualités que vous comp-
tez pour rien. Si quiconque a fenti les
charmes de votre fille pouvoit tourner
ailleurs les yeux 6c Ton cœur, quel hon-
neur je me ferois d'accepter avec rien
pour mon beau- frère celui que je vous
propofe pour gendre avec la moitié de
mon bien !
Je connus à la réplique de ton père
que cette converfation ne faifoit que l'ai-
grir, 6c quoique pénétrée d'admiration
par la génerofité de Milord Edouard ,
je fentis qu'un homme aulîl peu liant que
lui n étoit propre qu'à ruiner à jamais ia
H E L o ï s E. 3^5
négociation qu'il avoir entreprife. Je me
hâcai donc de rentrer avant que les cho-
fes allallent plus loin. Mon retour fit
rompre cet entretien , & l'on le lepara
le moment d'après alfez froidement.
Quant à mon père , je trouvai qu'il fe
comportoit très-bien dans ce démêlé. Il
appuya d'abord avec intérêt la propor-
tion , mais voyant que ton père n'y vou-
loit point entendre , & que la difpute
commençoit à s'animer , il fe retourna
comme de raifon du parti de fon beau-
frere, & en interrompant à propos l'un
& l'autre par desdifcours modérés, il les
retint tous deux dans des bornes dont ils
feroient vraifemblablement f)rtis s'ils
fuffent refiés tête-à-tête. Aprts leur dé-
part, il me fie confidence de ce qui ve-
noit de fe pafTer , ôc comme je prévis où
il en alloit venir, je me hâtai de lui dire
que les chofes étant en cet état , il ne
convenoit plus que la perfonne en ques-
tion te vît fi fouvent ici , 6c qu'il ne con-
viendroit pas même qu'il y vint du tout,
fi ce n'étoit faire une efpece d'affront à
M. d'Orbe dont il étoit l'ami ; mais que
je le prierois de l'amener plus rarement
ainfi que Milord Edouard. C'eft , ma
chère, tout ce que j'ai pu faire de mieux
3 ^4 La Nouvelle
pour ne leur pas fermer tout-à- fait ma
porte.
Ce n'eft pas tout. La crife où je te vois
me force à revenir fur mes avis précé-
dens. L'affaire de Milord Edouard &
de ton ami a fait par la ville tout l'éclat
auquel on devoit s'attendre. Quoique
M. d'Orbe ait gardé le fecret fur le fond
de la querelle , trop d'indices le décel-
lent pour qu'il puiffe relier caché. On
foupçonne , on conjedure, on te nom-
me : le rapport du guet n'ell pas fi bien
étouffé qu'on ne s'en fouvienne , & tu
n'ignores pas qu'aux yeux du public la
vérité foupçonnée ell bien près de l'évi-
dence. Tout ce que je puis te dire pour
ta confolation , c'ell qu'en général on ap-
prouve ton choix, & qu'on verroit avec
plaifir l'union d'un fi charmant couple ;
ce qui me confirme que ton ami s'eft
bien comporté dans ce pays & n'y efl:
gueres moins aimé que toi. Mais que fait
la voix publique à ton inflexible père?
Tous ces bruits lui font parvenus ou lui
vont parvenir , & je frémis de l'effet
qu'il peuvent produire , fi tu ne te hâtes
de prévenir fa colère. Tu dois t'attendre
de fa part à une explication terrible pour
toi-même, 6c peut-être à pis encore pour
H E L O ï s E. 355
ton ami : non que je penfe qu'il veuille à
fon âge fe melurer avec un jeune hom-
me qu'il ne croie pas digne de fon épée ;
mais le pouvoir qu'il a dans la ville lui
fourniroit , s'il le vouloic , mille moyens
de lui faire un mauvais parti; il efl à
craindre que fa fureur ne lui en infpire la
volonté.
Je t'en conjure à genoux, ma douce
amie, fonge aux dangers qui t'environ-
nent, (5c dont le rifque augmente à cha-
que inftant. Un bonheur inoui t'a pré-
fervée jufqu'à préfent au milieu de touc
cela ; tandis qu'il en efl tems encore mets
le fceau de la prudence au myftere de tes
amours , & ne pouffe pas à bout la for-
tune, de peur qu'elle n'enveloppe dans tes
malheurs celui qui les aura caulés. Crois-
moi , mon ange , l'avenir efl incertain ;
mille événemens peuvent , avec le tems,
offrir des reifources inefperées ; mais
quand à préfent , je te l'ai dit & le répète
plus fortement ; éloigne ton ami, ou tu
es perdue.
^66 La Nouvelle
LETTRE LXIH.
DE Julie a Claire.
Emportement du Père de Julie
contre f à femme 6' f à fille ^ 6*
far quel motif , Suites, Regrets
du Père. Il déclare à fa fille
qu'il n'acceptera jamais pour
gendre un homme tel que fon
Maître d'Etudes ^ & lui défend
de le voir &' de lui parler de fa
vie. hnprejfion que cet ordre fait
fur le cœur de Julie; elle remet
à fa Coufine le foin d'éloigner
fon Amant.
O u T ce que tu avoîs prévu , ma chè-
re , eft arrivé. Hier une heure après no-
tre retour , mon père entra dans la cham-
bre de ma mère , les yeux étincelans ,
le vilage enflammé , dans un état en un
mot où je ne l'avois jamais vu. Je com-
pris d'abord qu'il venoit d'avoir querelle
ou qu'il alloit la chercher , & ma conf-
cience agitée me fit trembler d'avance.
H E L 0 ï s E. 3^7
Il commença par apoflropher vive-
ment, mais en général , les mères de fa-'
millequi appellent indifcrettement chez
elles de jeunes gens fans état 6c fans nom,
dont le commerce n'attire que honte 6c
déshonneur à celles qui les écoutent. En-
fuite voyant que cela ne fuffifoit pas pour
arracher quelque réponfe d'une femme
intimidée, il cita fans ménagement en
exemple ce qui s'étoit pailé dans notre
maifon, depuis qu'on y avoit introduic
un prétendu bel-efprit, undileurderiens,
plus propre à corrompre une fille fage
qu'à lui donner aucune bonne inflruilion.
Ma mère , qui vit qu'elle gagneroit peu.
de chofe à fe taire, l'arrêca fur ce moc
de corruption , 6c lui demanda ce qu'il
trouvoit dans la conduire ou dans la ré-
putation de l'honnête homme dont il
parloit , qui pût autorifer de pareils
foupçons. Jen'ai pascru,ajouta-t-elle,que
l'efprit 6c le mérite fuflent des titres d'ex-
cluiîon dansla fociété. A qui donc fau-
drat-il ouvrir votre maifon fi les talens
& les mœurs n'en obtiennent pas l'entrée?
A des gens fortables , Madame, reprit-
il en colère, qui puilTent réparer l'hon-.
neur d'une fille quand ils l'ont offenfé.
Non, die -elle, mais à des gens de
3^8 La Nouvelle
bien qui ne rofTenfent point. Apprenez ,
dit-il , que c'efloffenfer l'honneur d'une
maifon que d'ofer en folliciter l'alliance
fans titres pour l'obtenir. Loin de voir en
cela , dit ma mère , une offenfe , je n'y
vois au contraire, qu'un témoignage d'ef-
time. D'ailleurs, je ne fâche point que
celui contre qui vous vous emportez ait
rien fait de Temblable à votre égard. Il
l'a fait , Madame , <Sc fera pis encore fî
je n'y mecs ordre ; mais je veillerai , n'en
doutez pas , aux foins que vous remplif-
fez fi mal.
Alors commença une dangereufe al-
tercation qui m'apprit que les bruits de
ville dont tu parles écoient ignorés de
mes parens , mais durant laquelle ton in-
digne Coufine eût voulu être à cent pieds
fous terre. Imagine - toi la meilleure &
la plus abufée des mères faii'ant l'éloge de
fa coupable fille , 6c la louant , hélas !
de toutes les vertus qu'elle a perdues ,
dans les termes les plus honorables , ou
pour mieux dire , les plus humilians. Fi-
gure-toi un père irrité, prodigue d'ex-
prefilons offenfantes , & qui dans touc
ibn emportement n'en laifTe pas échapper
une qui marque le moindre doute fur la
fagefî'e de celle que le remords déchire
&
H E L o ï s E. 3^9
8c que la honte écrafe en fa préfence. O
quel incroyable tourment d'une conf-
cience avilie, de fe reprocher des cri-
mes que la colère & l'indignation fie
pourroient foupçonner ! Quel poids ac-
cablant 6c iniupportable que celui d'une
faulîb louange , & d'une eftime que le
cœur rejette en l'ecret ! Je m'en fentois
tellement oppreiiée, que pour me déli-
vrer d'un fi cruel fupplice j'étois pièce à
tout avouer, ii mon père m'en eût lailîe
le tems ; mais rimpétuoficé de fon em-
portement lui faifoit redire cent fois les
mêmes chofes, & changer à chaque inf-
tanc de fujet. Il remarqua ma conte-
nance baffe, éperdue, humiliée, indice
de mes remords. S'il n'en tira pas la
conféquence de ma faute , il en tira celle
de mon amour; & pour m'en faire plus
de honte , il en outragea l'objet en des
termes fi odieux <Sc li méprilans, que
je ne pus, malgré tous mes efforts, le
lailfer pourfuivre fans l'interrompre.
Je ne fais , ma chère, où je trouvai
tant de hardieffe, & quel moment d'éga-
rement me fit oublier ainfi le devoir 6c
lamodeftie ; mais fi j'ofai fortir un inf-
tant d'un filence refpeilueux , j'en por-
tai , comme tu vas voir , aifez rudemenc
Tome I. A a
5/0 La Nouvelle
la peine. Au r;om du ciel, lui dis-je ,
daignez vous appaifer; jamais un homme
digne de tant d'injures ne fera dange-
reux pour moi. A l'inflant , mon père
qui crut fentir un reproche à travers ces
mots, & dont la fureur n'attendoit qu'un
prétexte , s'élança fur ta pauvre amie :
pour la première fois de ma vie je reçus
un foufflet qui ne fut pas le feul ; & fe
livrant à fon tranfport avec une violence
égale à celle qu'il lui avoit coûté , il me
maltraita fans ménagement , quoique
ma mère fe fût jettée entre deux , m'eûc
couverte de fon corps , & eût reçu quel-
ques-uns des coups qui m'étoient portés.
En reculant pour les éviter je fis un faux
pas , je tombai, & mon vifage alla don-
ner contre le pied d'une table qui me fie
faigner.
Ici finît le triomphe de la colère , ôc
commença celui delà nature. Ma chute,
mon fang , mes larmes , celles de ma
mère l'émurent. Il me releva avec un
air d'inquiétude & d'empreffement , &
m'ayant affife fur une chaife , ils recher-
chèrent tous deux avec foin fi je n'étois
point blelTée. Je n'avois qu'une légère
contufion au front , & ne faignois que
du nez. Cependant, je vis au change^
H E L O ï s E. 371
înent d'air 6c de voix de mon père , qu'il
étoic mécontent de ce qu'il venoit de
faire. Il ne revint point à moi par des
carefTes, la dignité paternelle ne louf-
froit pas un changement fi brufque ; mais
il revinjr à ma mère avec de tendres ex-
cufes , àc je voyois (i bien aux regards
qu'il jettoit furtivement fur moi , que la
moitié de tout cela m'éroic indirede-
ment adrefTée. Non , ma chère, il n'y a
point de confufion fi touchante que celle
d'un tendre père qui croit s'être mis dans
fon tort. Le cœur d'un père fent qu'il
eft fait pour pardonner, 6c non pour
avoir befoin de pardon.
Il étoit l'heure du fouper ; on le fie
retarder pour me donner le tems de me
remettre ; & mon père ne voulant pas
que les domefliques fuiïent témoins de
mon défordre m'alla chercher lui-même
un verre d'eau , tandis que ma mère me
bafTinoit le vifa^e. Hélas ! cette pauvre
maman! Déjà languilfante & valétudi-
naire , elle fe feroit bien pafiée d'une
pareille fccne , <Sc n'avoit gueres moins
befoin de fecours que moi.
A table , il ne me parla point ; mais
ce filence étoit de honte & non de dé-
dain ; il affedoic de trouver bon chaque
Aa z
372 La Nouvelle
plat pour dire à ma mère de m'en fer-
vir, & ce qui me toucha le plus fen-
fiblement , fut de m'appercevoir qu'il
cherchoiL les occalîons de nommer fa
fille, & non pas Julie comme à l'ordi-
naire.
Après le fouper, l'air fe trouva fi
froid que ma mère fit faire du feu dans
fa chambre. Elle s'afîît à l'un des coins
de la cheminée 6c mon père à l'autre.
J'allois prendre une chaife pour me pla-
cer entre eux , quand m'arrêtant par ma
robe ôc me tirant à lui fans rien dire , il
m'aiîit fur fes genoux. Tout cela fe fit (î
promptement , & par une forte de mou-
vement fi involontaire , qu'il en eut une
efpece de repentir le moment d'après.
Cependant j etois fur fes genoux , il ne
pouvoir plus s'en dédire, 6c ce qu'il y
avoit de pis pour la contenance , il falloic
me tenir embrafîee dans cette gênante
attitude. Tout cela fe faifoit en filence ;
imh je fentois de tems en tems (es bras fe
prefler contre mes flancs avec un foupir
afîèz mal étouffé. Je ne fais quel mau-
vaife honte empéchoit fes bras paternels
de fe livrer à ces douces étreintes; une
certaine gravité qu'on n'ofoit quitter , une
certaine confuiion qu'on n'ofoic vaincre.
H E L o ï s E. 373
mettoient entre un père 5c fa fille ce char-
mant embarras que la pudeur &. l'amour
donnent aux amans ; tandis qu'une tendre
mère , tranfportée d'aile , dévorok en
fecret un fi doux fpedacle. Je voyois , je
fentois tout cela, mon ange, 6c nepuste-
nir plus long-cemsàl'artendrilTementqui
me gagnoic. Je feignis de glifferije jettai
pour me retenir un bras au cou de mon
père ; je penchai mon vifage fur fon vi-
ïage vénérable , & dans un inftant il fuc
couvert de mes baifers & inondé de mes
larmes. Je fentis àcelles qui lui couloienc
des yeux qu'il étoit lui-m.ême foulage
d'une grande peine ; ma mère vint parta-
ger nos tranfports. Douce 5c paifible in-
nocence , tu manquas feule à mon cœur
pour faire de cette fcène de la nature le
plus délicieux moment de ma vie !
Ce matin, la laffitude 5c le reflenti-
ment de ma chute m'ayant retenue au lit
un peu tard , mon père eft entré dans ma
chambre avant que je fulTe levée ; il s'efl
affis à côté de mon lit en s'informant ten-
drement de ma fanté; il a pris une de
mes mains dans les fiennes , il s'efl abaif-
fé jufqu'à la baifer plufieurs fois en m'ap-
pellant fa chère fille, ôz me témoignant
du regrec de fon emportement. Pour
A a 3
374 La Nouvelle
moi je lui ai dit , & je le penfe , que je
Jèrois trop heureufe d'être bactuetous les
jours au même piix, 6c qu'il n'y a poinc
de traitement fi rude qu'une feule de fes
carefles n'efface au fond de mon cœur.
Après cela prenant un ton plus grave ,
il m'a remife fur le fujet d hier & m'afigni-
fié fa volonté en termes honnêtes , mais
précis. Vous favez , m'a t-il dit à qui je
vous defline , je vous l'ai déclaré des mon
arrivée, & ne changerai jamais d'inten-
tion fur ce point. Quant à l'homme donc
m'a parlé Milord Edouard , quoique je
ne lui difpute point le mérite que tout le
monde lui trouve , je ne fais s'il a conçu
de lui-même le ridicule efpoir de s'allier
à moi , ou fi quelqu'un a pu le lui infpi-
ler ; mais quand je n'aurois perfonne en
vue & qu'il auroit toutes lesguinées de
l'Angleterre , foyez fûre que je n'accep-
terois jamais un tel gendre. Je vous dé-
fer.ds de le voir 5c de lui parler de votre
vie , & cela , autant pour la fûreré de la
fienne que pour votre honneur. Quoique
je me (ois toujours fenti peu d'inclination
pour lui , je le hais fur-tout à préfent pour
les excès qu'il m'a fait commettre , èc ne
lui pardonnerai jamais ma brutalité.
A ces mots , il efl forci fans attendre
H E L o ï s E. 375
ma réponfe. Se prefque avec le même
air de févericé qu'il venoic de fe repro-
cher. Ah ! ma Coufine quels monflres
d'enfer font ces préjugés , qui dépravent
les meilleurs coeurs , & font taire à cha-
que inftant la nacure ?
Voilà , ma Claire , comment s'eft paf-
fée l'explication que tu avois prévue , &
dont je n'ai pu comprendre la caufejuf-
qu'à ce que ta lettre me l'ait apprife. Je
ne puis bien te dire quelle révolution
s'eft faite en moi , mais depuis ce mo-
ment je me trouve changée. Il me fem-
ble que je tourne les yeux avec plus de
regret fur l'heureux tems où je vivois tran-
quille & contente au fein de ma famille ,
& que je fens augmenter le fentiment de
ma faute , avec celui des biens qu'elle
m'a fait perdre. Dis, cruelle, dis-le moi ft
tu Tofes, le tems de l'amour feroit-il paf-
fé & faut-il ne fe plus revoir ? Ah ! fens-
tu bien tout ce qu'il y a de fombre 6ç
d'horrible dans cette funefte idée r Ce-
pendant l'ordre de mon père ei\ précis,
le danger de mon amant eft certain .' Sais-
tu ce qui réfulte en moi de tant de mou-
vemens oppofés qui s'entredérruifent ?
Une forte de llupidité qui me rend l'ame
prcfcjue inferJible , & ne me laille Vuïsc*
A a -^
^j6 La Nouvelle
geni despafîionsni de la raifon. Lemo^
ment ertcricique, eu me l'as die & je le
fens ; cependant , je ne fus jamais moins
en état de me conduire. J'ai voulu tenter
vingt fois d'écrire à celui que j'aime : je
fuis prête à m'évanouir à chaque ligne Sç
n'en faurois tracer deux de fuite. Il ne
me refle que toi , ma douce amie , dai-
gne penfer , parler, agir pour moi; je
remets mon fort en tes mains ; quelque
parti que tu prennes je confirme d'avance
tout ce que tu feras; je confie à ton amitié
ce pouvoir funefte que l'amour m'a ven-
du fi cher. Sépare-moi pour jamais de
moi-même ; donne-moi la mort s'il faut
que je meure, mais ne me force pas à
me percer le cœur de ma propre main.
O mon ange ! ma protedrice ! quel
horrible emploi je te lailTe ! Auras-tu le
courage de l'exercer ? fauras-tu bien en
adoucir la barbarie? Hélas ! ce n'efl: pas
mon cœur feul qu'il faut déchirer. Claire,
tu le fais , tu le fais , comment je fuis
aimée ! Je n'ai pas même la confolation
d'être la plus à plaindre. De grâce ! fais
parler mon cœur par ta bouche ; pénètre
le tien de la tendre commiferation de
Vamour ; confole un infortuné! Dis-lui
cent fois ...... Ah I dis-lui Ne
H E L o ï s E. 377
crois-tu pas , chère amie , que malgré
tous les préjugés , tous les obflacles ,
tous les revers, le ciel nous a faits l'un
pour l'autre ? Oui , oui j'en fuis fûre ; il
nous defline à être unis. Il m'efl impof-
fible de perdre cette idée ; il m'eft impof-
fible de renoncer à l'efpoir qui la luit.
Dis-lui qu'il fe garde lui-même du dé-
couragement & du défefpoir. Ne t'amu-
fe point à lui demander en mon nom
amour & fidélité : encore moins à lui en
promettre autant de ma part. L'alTurance
n'en eflelle pas au fond de nos âmes ?
Ne fentons-nous pas qu'elles font indivi-
fibles, 6c que nous n'en avons plus qu'une
à nous deux ? Dis-lui donc feulement
qu'il efpere , & que fi le fort nous pouf'^
fuit , il fe fie au moins à l'amour : car je
le fens , ma Confine , il guérira de ma-
nière ou d'autre les maux qu'il nous cau-
fe , & quoique le ciel ordonne de nous ,
nous ne vivrons pas long-tems féparés,
P. S. Après ma lettre écrite, j'ai paf-
fé dans la chambre de ma mère , &
je m'y fuis trouvée fi mal que je fuis
oligée de venir me remmertre dans
mon lit. Je m'apperçois même
je crains ..... ah ! ma çhere ) je
5/3 La Nouvelle
crains bien que ma chute d'hier n'aFt
quelque fuite plus funefte que je n'a-
vois penfé. Ainfi tout eft fini pour
moi ; toutes mes efperances m'a-
bandonnent en même- tems.
LETTRE LXIV.
DE Claire a M. d'Orbe.
lElh rinjlruit de ce qu'il faut d'a^
bord faire pour préparer le dé"
part de V Amant de Julie.
JVIOn père m'a rapporté ce matin l'en-
tretien qu'il eut hier avec vous. Je vois
avec plailirquetout s'achemine à ce qu'il
vous plaît d'appeller votre bonheur. J'ef-
pere , vous le (avez , d'y trouver auflî le
mien ; l'eftime & l'amitié vous font ac-
quifes , & tout ce que mon cœur peut
nourrir de fentimens plus tendres eft en-
core à vous. Mais ne vous y trompez pas ;
je fuis en femme une efpece de monflre,
& je ne fais par quelle bizarrerie de la
nature l'amitié l'emporte en moi fur l'a-
mour. Quand je vous dis que ma Julie
m'eft plus chère que vous , vous n'en
faites que rire, & cependant rien n'eft
H-'jn.l
îlc IsLva^or
H E L o ï s E. 579
plus vrai. Julie le fenc fi bien qu'elle
ell plus jalouie pour vous que vous«
même , & que tandis que vous pa-
roiflTez content , elle trouve toujours que
je ne vous aime pas affez. Il y a plus,
êc je m'attache teliemenc à tout ce qui
lui eft cher , que fon amant & vous , êtes
à peu près dans mon cœur en même de-
gré quoique de ditferences manières. Je
n'ai pour lui que de l'amitié , mais elle
efl plus vive ; je crois fentir un peu d'a-
mour pour vous , mais il eft plus poié.
Quoique tout cela pût paroître alTez équi-
valent pour troubler la tranquillité d'un
jaloux , je ne penfe pas que la vôtre en
foit fort altérée.
Que les pauvres enfans en font loin ,
de cette douce tranquillité dont nous
ofons jouir, & que notre contentement
a mauvaife grâce tandis que nos amis font
au défefpoir ! C'en efh fait , il faut qu'ils
fe quittent ; voici l'inllant, peut-être , de
leur éternelle féparation , 6c la triilefie
que nous leur reprochâmes le jour du
concert étoit peut-être un prerfentimenc
qu'ils fe voyoient pour la dernière fois.
Cependant , votre arrii ne fait rien de
fon infortune : dans la fécurité de fon
cœur il jouic encore du bonheur qu'il a,
g8o La Nouvelle
perdu; au moment du défefpoir il goûte
en idée une ombre de félicité ; & comme
celui qu'enlevé un trépas imprévu, le
malheureux fonge à vivre & ne voit pas
la mort qui va le faifir. Hélas ! c'eil de
ma main qu'il doit recevoir ce coup ter-
rible I O divine amitié ! feule idole de
mon cœur ) viens l'animer de ta fainte
cruauté. Donne-moi le courage d'être
barbare , & de te fervir dignement dans
un (ï douloureux devoir.
Je compte fur vous en cette occafion &
j'ycompterois mémequand vous m'aime-
riez moins , car je connois votre ame : je
fais qu'elle n'a pas befoin du zèle de l'a-
mour , où parle celui de l'humanité. Il
s'agit d'abord d'engager notreami à venir
chez moi demain dans la matinée. Gar-
dez-vous , au furplus , de l'avertir derien.
'Aujourd'hui l'on me laifTe libre , Ôc j'irai
pajfTer l'après-midi chez Julie ; tâchez de
trouver Milord Edouard , & de venir
feul avec lui m'attendre à huit heures,
afindeconvenir enfemble de ce qu'il fau-
dra faire pour réfoudre au déoart cet in-
fortuné , & prévenir fon défefpoir.
J'efpere beaucoup de fon courage êc
de nos foins. J'efpere encore plus de fon
amour. La volonté de Julie, le danger
H E L O ï s E. 381
quecourentfa viecSc Ton honneur font des
motifs auxquels il ne réfiflera pas. Quoi
qu'il en foit je vous déclare qu'il ne fera
point queftion de noce entre nous, que
Julie ne foit tranquille , & que jamais les
larmes de mon amie n'arroferont le nœud
qui doit nous unir. Ainfi , Monfieur, s'il
eft vrai que vous m'aimiez , votre intérêt
s'accorde en cette occafionavec votre gé-
nérofité ; <5c ce n'efl pas tellement ici l'af-
faire d'autrui , que ce ne foit aulTi la vôtre.
LETTRE LXV.
DE Claire A Julie.
Détail des mefiires prlfes avec M,
d'Orbe 6* Milord Edouard pour
le départ de V Amant de Julie,
Arrivée de cet Amant cher Cl ai*
re ^ qui lui annonce la nécejjité
de s'éloigner. Ce quifepajfe dans
fin cœur. Son départ,
1 O u T efl fait ; & malgré fes impru-
dences , ma Julie efl en fureté. Les fé-
crets de ton cœur font enfevelis dans
lombre du myftere ; tu es encore au
582 La Nouvelle
fein de ta famille 5c de ton pays , cîie=*
rie , honorée , jo i.Tant d'une réputation
lans tache , & d'une eftime univerfelle.
Confidere en frémilTanc les dangers que
ia honte ou l'amour t'ont fait courir en
faifant trop ou trop peu. Apprends à ne
vouloir plus concilier des fentimens in-
compatibles , Se bénis le ciel , trop
aveugle amante ou fille trop craintive,
d'un bonheur qui n'étoit réfervé qu'à toi.
Je voulois éviter à ton trifte cœur le
détail de ce départ fi cruel > finéceflàire.
Tu l'as voulu , je l'ai promis , je tiendrai
parole avec cette même franch-i-fe qui
nous efl commune , & qui ne'tnit ja-
mais aucun avantage en balance avec la
bonne foi ! Lis donc, chère & déplora-
ble amie ; lis , puif. u'il le faut ; mais
prends courage &. tiens-toi ferme.
Toutes les mefures que j'avois prifes
& dont je te rendis compte hier ont été
fuivies de point en point. En rentrant
chez moi j'y trouvai M. d'Orbe & Mi-
lord Edouard. Je commençai par décla-
rer au dernier ce que nous favionsde fon
héroïque génerofité , êc lui témoignai
com.bien nous en étions toutes deux pé-
nétrées. En fuite, je leur expofailes puif-
fances raifons que nous avions d'éloigner
\^
H E L O ï s E. 38 J
promptement fon ami , & les difficultés
que je prévoyois à l'y réfoudre. Milord
fencic parfaitement tout cela , & m.ontra
beaucoup de douleur de l'effet qu'avoic
produit fon zèle inconfideré. Ils convin-
rent qu'il éroit important de précipiter
le départ de ton ami , 5c de faifir un
oment de confentement pour préve-
nir de nouvelles irréfolutions, & l'arra-
cher au continuel danger du féjour. Je
voulcis charger M. d'Orbe de faire à
fon infu les préparatifs convenables ;
mais Milord regardant cette affaire com-
me la (ienne , voulut en prendre le foin.
Il me promit que fa chaife feroit prête
ce matin à onze heures , ajoutant qu'il
l'accompagneroit auffi loin qu'il feroic
néceffaire , 6c propofa de l'emmener
d'abord fous un autre prétexte pour le
déterminer plus à loifir. Cet expédient
ne me parut pas affez franc pour nous
& pour notre ami, &je ne voulus pas,
non plus , l'expofer loin de nous au pre-
mier effet d'un défefpoir qui pouvoin
plus aifément échapper aux yeux de
Milord qu'aux miens. Je n'acceptai pas,
par la même raifon , la propofition qu'il
fit de lui parler lui-même & d'obtenir
fon confentement, Je prévoyois que cet-
584 La Nouvelle
te négociation feroit délicate , 5c je n*ert
voulus charger que moi l'eule ; car je
connois plus fûrement les endroits fen-
fibles de fon cœur , & je fais qu'il règne
toujours entre hommes une iecherelTe
qu'une femme fait mieux adoucir. Ce-
pendant , je conçus que les foins de Mi^
lord ne nous feroient pas inutiles pour
préparer les chofes. Je vis tout l'effet que
pouvoient produire fur un cœur ver-
tueux les difcours d'un homme fenfible ,
qui croit n'être qu'un philofophe , &
quelle chaleur la voix d'un ami pouvoir
donner aux raifonnemens d'un fage.
J'engageai donc Milord Edouard à
paiïer avec lui la foirée , & fans rien
dire qui eût un rapport dired à fa fitua-
tion , de difpofer infenfiblement fon ame
à la fermeté ftoïque. Vous qui favez fi
bien votre Epiâ:ete, lui dis je ; voici
le cas, ou jamais , de l'employer utile-
ment. Diftinguez avec foins les biens
apparens des biens réels ; ceux qui fonc
en nous de ceux qui font hors de nous.
Dans un moment 011 l'épreuve fe pré-
pare au-dehors , prouvez lui qu'on ne
reçoit jamais de mal que de foi-même,
& que le fage fe portant par-tout avec
lui, porte auITi par-tout fon bonheur.
Je
H E L O ï s E. 585
Je compris à fa réponfe que cette légère
ironie, qui ne pouvoic le fâcher, luf-
fifoit pour exciter Ion zèle , & qu'il
comptoit fort m'envoyer le lendemain
ton ami bien préparé. G'étoittoutce que
j^avois prétendu : car , quoiqu'an fond je
ne fade pas grand cas , non plus que toi,
de toute cette philofophie parliere ; je
fuis perfuadée qu'un honnête homme a
toujours quelque honte de changer de
maximes du foir au matin , oc de fe dédi-
re en fon cœur dès le lendemain de touc
ce que fa raifon lui didloit la veille.
M. d'Orbe vouloir être auflî de la par-
tie , ôc paiïer la foirée avec eux , mais je
le priai de n'en rien faire ; il n'auroit faic
que s'ennuyer ou gêner l'entretien. L'in-
térêt que je prends à lui ne m'empêche
pas de voir qu'il n'efl point du vol des
deux autres. Ce penfer mâle des âmes
fortes , qui leur donne un idiome fi par-
ticulier effc une langue dont il n'a pas la
grammaire. En les quittant , je fongeai au
punch , ôc craignant les confidences anti-
cipées j'en gliflaiun mot en riant à Mi-
lord. KafTurez-vous , me dit-il , je me
livre aux habitudes quand je n'y vois
aucun danger ; mais je ne m'en fuis jamais
fait l'efclave ; il s'agit ici de l'honneur
Tome /, B b
38(3 La Nouvelle
de Julie, du deftin peut-être de la vfe
d'un homme 6c de mon ami. Je boirai
du punch félon ma coutume , de peur
de donner à l'entretien quelque ?Ât de
préparation ; mais ce punch fera de la
îimonnade , & comme il s'abflient d'en
boire , il ne s'en appercevra point. Ne
trouves'tu pas, ma chère, qu'on doic
être bien humilié d'avoir contradé des
habitudes qui forcent à de pareilles pré-
cautions ?
J'ai paffé le nuit dans de grandes agi-
tations qui n'étoient pas toutes pour ton
compte. Les plaifirs innocens de notre
première jeuneiïe ; la douceur d'une an-
cienne familiarité ; la fociété plus refTer-
rée encore depuis une année entre lui &
moi par la difficulté qu'il avoit de te
voir ; tout portoit dans mon ame l'amer-
tume de cette féparation. Je fentois que
î'allois perdre avec la moitié de toi-mê-
me une partie de ma propre exiftence.
Je comptois les heures avec inquiétude ,
ôc voyant poindre le jour , js n'ai pas va
naître fans efiVoi celui qui devoit décider
de ton fort. J'ai paiie la matinée à médi-
ter mes difcours & à réfléchir fur l'im-
preffion qu'ils pouvoient faire. Enfin ,
l'heure eft venue Si j'ai vu entrer ton ami»
H E L O ï s E. 387
Il avoic l'air inquiet , & m'a demandé
précipitamment de tes nouvelles ; car
dès le lendemain de ta fcène avec ton
père , il avoit fu que tu éiois malade ,
6c Milord Edouard lui avoit confirmé
hier que tu n etois pas (ortie de ton lit.
Pour éviter là-dellus les détails , je lui ai
dit au(li-tôt que je t'avois laiOée mieux
hier au fuir , & j'ai ajouté qu'il en ap-
prendroit dans un moment davantage
par le retour de Hanz que je venois de
t'envoyer. Ma précaution n'a fervi de
rien , il m'a fait cent queflions fur ton
état , & comme elles m'éloignoient de
mon objet , j'ai fait des réponfes fuccinc-
les , ôc me fuis mife à le queflionner à-
mon tour.
J'ai commencé par fonder la (ituation
de fon efprit. Je l'ai trouvé grave , mé-
thodique, ôc prêt àpefcr le fentimentau
poids de la raifon. Grâce au Ciel, ai-je
dit en moi-même , voilà mon fage bien
préparé. Il ne s'agit plus que de le mettre à
l'épreuve. Quoique l'ulage ordinaire foie
d'annoncer par degrés les triftes nouvel-
les , la connoilTance que j'ai de fon ima-
gination fougueufe , qui fur un mot porte
tout à l'extrême, m'adéterminéeàfuivre
une route contraire , ôi j'ai mieux aimé
Bb;i
388 La Nouvelle
l'accabler d'abord pour lui ménager des
adouciflemens , que de multiplier inuti-
lement les douleurs tSc les lui donner mil-
le fois pour une. Prenant donc un ton
plus ferieux & le regardant fixement :
mon ami , lui ai-je dit , connoillez-vous
les bornes du courage 6c de la vertu dans
une ame forte , & croyez-vous que re-
noncer àce qu'on aime foit un effort au-
deffus de l'humanité? A l'inilant il s'efl:
levé comme un furieux , puis frappant
des mains & les portant à fon front ainfi
jointes, je vous entends, s'efl-il écrié,
Julie eu morte. Julie eft morte ! a-t-il
répété d'un ton qui m'a fait frémir : je
le fens à vos foins trompeurs, à vos vains
ménagemens , qui ne font que rendre ma
mort plus lente & plus cruelle.
Quoiqu'effrayée d'un mouvement fi
fubit , j'en ai bientôt deviné la caufe, &
j'ai d'abord conçu comment les nouvel-
les de ta maladie, les moralités de Mi-
lord Edouard , le rendez-vous de ce ma-
tin , fes queftions éludées , celles que je
venois de lui faire l'avoient pu jctter dans
de faulTes allarmes. Je voyois bien aufîî
quel parti je pouvois tirer de fon erreur
en l'y laifTant quelques inftans ; mais je
n'ai pu me rélbudre à cette barbarie.
H E L O ï s E. 389
L'idée de la mort de ce qu'on aime efl Ci
aft'reufe , qu'il n'y en a point qui ne foit
douce à lui Ibbftituer , & je me fiiis hâcée
de profiter de cet avantage. Peut-être ne
la verrez-vous plus, lui ai-je dit; mais
elle vit & vous aime. Ah ! li Julie étoic
morte , Claire auroit elle quelque chofe
à vous dire? Rendez grâce au ciel qui
fauve à votre infortune des m^aux dont il
pourroit vous accabler. Il étoit fi éton-
né , fi faifi, fi égaré, qu'après l'avoir faic
ralfeoir , j'ai eu le tems de lui détailler
par ordre tout ce qu'il falloit qu'il fût ,
& j'ai fait valoir de mon mieux les pro-
cédés de Milord Edouard , afin de faire
dans fon cœur honnête quelque diver-
fion à la douleur , par le charme de la
leconnoifTance.
Voilà, mon cher, ai-je pourfuivi, l'é-
tat actuel des choies. Julie ell au bord de
l'abyme , prête à s'y voir accabler du
déshonneur public , de l'indignation de
fa famille, des violences d'un père em-
porté & de fon propre défefpoir. Le
danger augmente incelTamment : de la
main de fon père ou de la (ienne , le poi-
gnard , à chaquç inftant de fa vie , eft à
deux doigts de fon cœur. 11 refle un feul
moyen de prévenir tous ces maux , & ce
Bb3
390 La Nouvelle
moyen dépend de vous feul. Le fort de
vonre amante efl entre vos mains. Voyez
fi vous avez le courage de la fauver en
vous éloignant d'elle, puifqu'auiri-bien
il ne lui ell plus permis de vous voir,
ou fi vous aimez mieux écre l'auteur &
le témoin de fa perte & de fon oppro-
bre. Après avoir tout fait pour vous,
elle va voir ce que votre cœur peut faire
pour elle. Eft-il étonnant que fa lanté
fuccombe à fes peines ? Vous êtes inquiet
de fa vie : fâchez que vous en êtes l'ar-
bitre.
Il m'écouroit fans m'interrompre ;
mais fi-tôt qu'il a compris de quoi il s'a-
giilbit , j'ai vu difparoître ce gefle ani-
mé , ce regard furieux , cet air effrayé,
mais vif 6c bouillant, qu'il'avoit aupa-
Ta%'-ant. Un voile fombre de iriftelfe &
de conflernation a couvert fon vifage ;
fon œil morne & fa contenance effacée
annonçoient l'abattement de fon cœur :
à peine avoit-il la force d'ouvrir la bou-
che pour me répondre. 11 faut partir,
m.'a-t-il dit d'un ton qu'une autre aaroiç
cru tranquille. He bien! je partirai. N'ai-
je pas allez vécu? Non, fans doute, ai-je
repris aufil-tôt ; il faut vivre pour celle
qui vous aime : avez- vous oublié que fes
H E L o ï s E. 391
jours dépendent des vôtres? Il ne falloic
donc pas les féparer , a-t-il à l'inflanc
ajouté ; elle l'a pu <Sc le peut encore. J'ai
feint de ne pas entendre ces derniers
mots, & je cherchois à le ranimer par
quelques efperances auxquelles Ton ame
demeuroit fermée , quand Hanz eft
rentré , & m'a rapporté de bonnes nou-
velles. Dans le moment de joie qu'il en
a reiTenti , il s'eft écrié : Ah ! qu'elle vive !
qu'elle fuit heureufe. . . .s'il efl polFible.
Je ne veux que lui faire mes derniers
adieux.... & je pars. Ignorez- vous, ai-
je dit , qu'il ne lui efl: plus permis de vous
voir. Hélas' vos adieux font faits, &
vous êtes déjà féparés 1 Votre fort fera
moins cruel quand vous ferez plus loin
d'elle ; vous aurez du moins le plaifir de
l'avoir mile en fureté. Fuyez dèscejour,
dès cet infiant ; craignez qu'un fi grand
facrifice ne foit trop tardif; tremblez de
caufer encore fa perte après vous être
dévoué pour elle. Quoi! m'a-t-ilditavec
une efpece de fureur , je partirois fans
la revoir r Quoi ! je ne la verrois plus?
Non, non, nous périrons tous deux^
s'il le faut ; la mort , je le fais bien, ne
lui fera point dure avec moi : mais je la
verrai , quoiqu'il arrive ; je laifierai mon
Bb^
39^ La Nouvelle
cœur & ma vie à fes pieds , avant de
rn'arracher à moi-même. 11 ne m'a pas
été difficile de lui montrer la folie 6c
la cruauté d'un pareil projet. Mais ce ,
quoi je ne la verrai, plus \ qui revenoic
îans celTe d'un ton plus douloureux ,
fembloit cliercher au moins des confo-
lations pour l'avenir. Pourquoi , lui ai-
je dit , vous figurer vos maux pires qu'ils
r.e lont f Pourquoi renoncer à des efpe-
Tances que Julie elle-même n'a pas per-
dues r Penfez-vous qu'elle pût fe fépa'
rer ainfi de vous , fi elle croyoit que ce
fût pour toujours ? Non , mon ami , vous
devez connoître fon cœur. 'Vous devez
favoir combien elle prétere fon amour
à fa vie. Je crains, je crains trop ( j'ai
ajouté cQi mots , je te l'avoue , ) qu'elle
ne le préfère bientôt à tout. Croyez donc
qu'elle efpere , puifqu'elle confent à vi-
vre : croyez que les foins que la pru-
dence lui di6le vous regardent plus qu'il
ne femble , Ôc qu'elle ne fe refpede pas
moins pour vous que pour elle-même.
Alors j'ai tiré ta dernière lettre, 6c lui
montrant les cendres efperances de cette
fille aveuglée qui croit n'avoir plus d'a-
mour, j'ai ranimé les fiennes à cette
douce chaleur. Ce peu de lignes fem-
H E L o ï s E. 395
blojc diftiller un baume falutaire fur ià
blefiure envenimée. J'ai vu Tes regards
s'adoucir & les yeux s'hcmeder; j'ai
vu l'attendrilTement luccéder par degrés
au défeipoir; mais ces derniers mous fi
touchans, tels que ton cœur les fait dire,
nous ne Vivrons pas long- Ceins Jevares ^
l'ont fait fondre en larmes. Non , Julie ,
non , ma Julie , a-t-il dit en élevant la
voix 5c baifant la lettre , nous ne vivrons
pas long - tems féparés ; le ciel unira
nos deftins fur la terre , ou nos cœurs
dans le féjour éternel.
C'étoit-là l'état oîi je l'avois fouhaité.
Sa (éche& fombre douleur m'inquiétoir.
Je ne Taurois pas laifîe partir dans cette
fituation d'efprit ; mais fi-tôt que je l'ai
vu pleurer , & que j'ai entendu ton nom
chéri fortir de fa bouche avec douceur ,
je n'ai plus craint pour fa vie ; car rien
n'eil moins tendre que le défefpoir. Dans
cet inftant il a tiré de l'émotion de fon
cœur une objecliion que je n'avois pas
prévue. Il m'a parlé de l'état où tu foup-
çonnois d'être , jurant qu'il mourroic
plutôt mille fois que de t'abandonner à
tous les périls qui t'alloient menacer.
Je n'ai eu garde de lui parler de ton ac-
cident j je lui ai dit firnplement que toa
394 La Nouvelle
attente avoic encore été trompée, 5c
qu'il n'y avoit plus rien à efperer. Ainfi ,
m'a-t-il die en foupirant , il ne reftera
fur la terre aucun monument de mon
bonheur ; il a dilparu comme un fonge
qui n'eut jamais de réalité.
Il me reftoit à exécuter la dernière
partie de ta commiiïion, & je n'ai pas
cru qu'après l'union dans laquelle vous
avez vécu , il fallût à cela ni préparatif
ni myflere. Je n'aurois pas même évité
un peu d'altercation fur ce léger fujet
pour éluder celle qui pourroit renaître
fur celui de notre entretien. Je lui ai
reproché fa négligence dans le foin de fes
affaires. Jelui ai dit que tu craignois que
de long-tems il ne fût plus Ibigneux ,
& qu'en attendant qu'il le devînt , tu
lui ordonnois de fe conferver pour toi ,
de pourvoir mieux à fes befoins , ôc de
fe charger à cet effet du léger fupplé-
ment que j'avois à lui remettre de ta
part. Il n'a ni paru humilié de cette
propofition , ni prétendu en faire une
affaire. Il m'a dit fimplement que tu
favois bien que rien ne lui venoit de toi
qu'il ne reçût avec tranfports, mais que
ta précaution étoit fuperflue , 6c qu'une
petite maifon qu'il venoic de vendre
H E L o ï s E. 395
à Grandfon ( i ) , refle de Ton chétif
pacrimoine, lui avoic produit plus d'ar-
gent qu'il n'en avoit polîédé de fa vie.
D'ailleurs , a-t-il ajouté , j'ai quelques
talens dont je puis tirer par -tout des
reiïburces. Je l'erai trop heureux de
trouver dans leur exercice quelque di-
verfion à mes maux, 5c depuis que j'ai
vu de plus près l'ufage que Julie fait de
fon fuperflu , je le regarde comme le
tréfor facré de la veuve & de l'orphelin ,
dont l'humanité ne me permet pas de
rien aliéner. Je lui ai rappelle fon voya-
ge du Valais, ta lettre & la précifion
de tes ordres. Les mêmes raifons fubfif-
tent .... Les mêmes ! a-t-il interrompu
d'un ton d'indignation. La peine de mon
refus étoic de ne la plus voir : qu'elle
me lailTe donc reftcr , & j'accepte. Si
j'obéis pourquoi me punit - elle ? Si je
refufe que me fera-t-elle de pis ?
Les mêmes ! répetoit-il avec impatien-
ce. Notre union commençoit ; elle eil
prête à finir; peut-être vais-je pour ja-
( I ) Je fuis un peu en peine de favoir comment cet
amnnt anonyme , qu'il fera dit ci-aorès n'avoir pas en-
core 24 ans , a pu vendre une mai ion n'étant pas ma-
jeur. Cfs lertres font fl pleines de leaihlabL-s abfurdués
çjue je a' en parlerai plus, il luflit d'en avoir averti.
39^ La Nouvelle
mais me féparer d'elle ; il n'y a plus rien
de commun encre elle & moi ; nous
allons être étrangers l'un à l'autre. 11 a
prononcé ces derniers mots avec un tel
ferrement de cœur , que j'ai tremblé de
le voir retomber dans l'état d'où j'avois
eu tant de peine à le tirer. Vous êtes un
enfant, ai-je afFedé de lui dire d'un air
riant ; vous avez encore befoin d'un tu-
teur , & je veux être le vôtre. Je vais
garder ceci ; & pour en difpofer à pro-
pos dans le commerce que nous allons
avoir enfemble , je veux être inftruite
de toutes vos affaires. Je tâchois de dé-
tourner ainfî fes idées funefles par celle
d'une correfpondance familière conti-
nuée entre nous , & cette ame fiip.ple
qui ne cherche pour ainfi dire qu'à s'ac-
crocher à ce qui t'environne , a pris
ailément le change. Nous nous fommes
enfuice ajuflés pour les adrelfesde Let-
tres , 6c comme ces mefures ne pou-
voient que lui être agréables, j'en ai pro-
longé le détail jufqu'à l'arrivée de M.
d'Orbe , qui m'a fait figne que touc
étoit prêt.
Ton ami a facilement compris de quoi
il s'agiifoit ! il a inflamment demandé à
t'éciiie , mais je me fuis gardée de la
HeloÎSE. ':i,^J
permettre. Je prévoyois qu'un excès d'at-
cendriflement lui relâcheroic trop le
cœur , ôc qu'à peine feroit-il au milieu
de fa lettre , qu'il n'y auroit plus moyen
de le faire partir. Tous les délais font
dangereux , lui ai - je dit ; hâtez - vous
d'arriver à la première flation d'où vous
pourrez lui écrire à votre aife. En di-
fant cela , j'ai fait figne à M. d'Orbe ;
je me fuis avancée , & le cœur gros de
iànglors , j'ai collé mon vifage fur le
lien ; je n'ai plus fu ce qu'il devenoit ;
les larmes m'offufquoienc la vue , ma
t-ête commençoit à fe perdre, 6cilétoic
tems que mon rôle finît.
Un moment après je les ai entendu
defcendre précipitamment. Je fuis fortie
fur le paillier pour les fuivre des yeux.
Ce dernier trait manquoit à mon trou-
ble. J'ai vu l'infenfé fe jetter à genoux
au milieu de l'efcalier , en baifer mille
fois les marches , 6c d'Orbe pouvoir à
peine l'arracher de cette froide pierre
qu'il prelToit de fon corps , de la tête &
des bras , en pouflTant de longs gét?iitfe-
mens. J'ai fenti les miens prêts d'éclater
malgré moi , & je fuis brufquement
rentrée , de peur de donner une fcène
à toute la maifon.
398 La Nouvelle Heloïse.
A quelques inftans de-là , M. d'Orbe
cfl revenu tenant fon mouchoir fur fes
yeux. C'en eft fait, m'a c- il dit , ris font
en route. En arrivant chez lui , votre
ami a trouvé la chaife à fa porte. Mi-
lord Edouard l'y attendoit auffi ; il a
couru au-devant de lui , & le ferrant con-
tre fa poitrine: Viens ^ homme irjortuné y
lui a-t-il dit d'un ton pénétré , yiens
Verfer tes douleurs dans c: cœur qvi t'ai'
me. Viens , tu fentiras jjeut - être quon.
n'a pas tout perdu fur Lu terre , quand en y
retrouve un ami tel que moi. A Tinltant ,
il l'a porté d'un bras vigoureux dans la
chaife , & ils font partis en fe tenane
étroicemenc embraflés.
Fin du premier Tome,
4r*
399
TABLE
DES LETTRES
ET MATIERES
Contenues en ce Volume.
JLEttre Première à Julie.
Son Maître d'études , devenu amoureux d'elle ,
lui témoigne les fentimens les plus tendres.
Il lui reproche le ton de cérémonie en partie-
culier , &» le ton familier devant tout le monde.
page 6}
Let. il à Julie.
L'innocente familiarité de Julie devant tout le
monde avec fon Maître d'études , retranchée.
Plaintes de celui-ci à cet égard. -jt
Let. III. à Julie.
Son Amant s'apperçoit du trouble qu'il lui caufe ,
Gr» veut s'éloigner pour toujours. 7 5
Premier Billet de Julie.
Elle permet à fon Amant de rejler , & de quel
ton. 78
RÉPONSE.
L'Amant perfijle à vouloir partir, ibid.
Second Billet de Julie.
Elle infijîefurcequefon. Amant ne parte point. 79
RÉPONSE.
Défefpoir de l'Amant, ibid.
400 TABLE.
Troifieme Billet de Julie.
Ses allarmes fur les jours de fon Amant. Elle
lai ordonne d'attendre. 80
Let. IV. de Julie.
Aveude fifiamme. Ses remords. Elle conjure
fon Amant d'ufer de génerofité à fon égird,
ibid.
Let. V. à Julie.
Tmnfports de fon Amant; fes protejlations du
refpeùl le plus inviolable. 86
Let. VI. de Julie à Claire.
Julie prejfe le retour de Claire , fa Coufine , au-
près d'elle , C" lui fait entrevoir qu'elle aime. 90
Let. vil Képonfe.
Allarmes de Claire fur Vétat du cœur de fa Cou-.
fine , à qui elle annonce fon retour prochain. 94
Let. VIII. à Julie.
Son Amant lui reproche lafanté & la tranquillité
qu'elle a recouvrées -, les précautions qu'elle
prend contre lui , G* ne veut plus refufer de la.
fortune les occafions que Julie n'aura pu lui
cter. 100
Let. IX. de Julie.
Ellefe plaint des torts de fon Amant, lui expli-
que la caufe de fes premières allarmes , &»
celle de l'état préfent de fon cœur , Vinviie à
s'en tenir au plaifir délicieux d'aimer pure-
ment. Ses prejfentimens fur l'avenir. xoj
Let. X. à Julie.
ImpreJJîon que la belle ame de Julie fait fur fort
Amant. Contradiâiions qu'il éprouve dans les
fentimens qu'elle lui infpire. in
Let. XI. de Julie.
Renouvellement de tendrejfe pour fon Amant-, G»
<ï/i même-tems d'attachement à fon devoir. Elle
lui
TABLE. 401
luî reprêfente combien il ejl important pour
tous deux qu'il s'ea remette à elle du foin de
leur dejlin commun. 115
Let. XîL à Julie.
Son Amant acquiefce à ce qu'elle exige de luî.
Nouveau plan d'études qu'il luipropofet &> qui
amené plufieurs obfervations critiques. j 19
Let. XIII. de Julie.
Satisfaite de la pureté des fentimens de fort
Amant, elle lui témoigne qu'elle ne défefpere
pas de pouvoir le rendre heureux un jour ; lui
annonce le retour defon Père , &« le prévient
fur une furprife qu'elle veut lui faire dans un.
bofquet. izo
Let. Xiy. à Julie.
Etat violent de V Amant de Julie, Effet d'un bai-
fer qu'il a reçu d'elle dans le bofquet. 1 34
Let. XV. de Julie.
Elle exige que fon Amant s'abfente pour un
tems , G^ lui fait tenir de l'argentpour aller dans
fa patrie , afin de vaquer àfes affaires. 138
Let. XVI. Képonfe.
L'Amant obéit , &- par un motif de fierté lui ren-
voyé fon argent. 1^0
Let. XVII. Réplique.
Indignation de Julie fur le refus de fon Amant.
Elle lui fait tenir le double de la première
fomme. 141
Let. XVIII. à Julie.
Son Amant reçoit la fomme , Z^part. 144
Let. XIX. à Julie.
Quelques jours après fon arrivée dans fa patrie y
l'Amant de Julie lui demande de le rappel--
ler , &* lui témoigne fon inquiétude fur te fort
d'une première lettre qu'il lui a écrite, 1^6
Tome I, Ce
402 TABLE.
Let. XX. de Julie.
Elle TranquUiife fon Amant fur fes inquiétudes
par rapport au retard des rtponfes à fes Let^
très. Arrivée du Père de Julie. Rappel de fon
Amant diffcré. 150
Let. XXl. à Julie.
La fenjibilité de Julie pour fon F ère Jouée par
fon Amant. Il regrette néanmoins de ne pas
pojfédirj'on cœur tout entier. 15 j
Let. XXII. de Julie.
Etonnement de fon p ers fur les connoiffances G*
les taîens quil lui voit. Il ejl informé de la ro-
ture G- de laferté du Maître. Julie fait part de
ces chofes à fon Amant, pour lui laijfer le tems
dy réfléchir. i j7
Let. XXIII. à Julie.
Defcription des montagnes du Valais. Mœurs des
Habitans. Portrait des Valaifanes. L'Amant
de Julie ne voit qu'elle par-tout. 161
Let. XXIV. à Julie.
Son Amant lui répond fur lepayementpropoft des
foins qu'il a pris de fon éducation. Différence
entre la poftion où ils font tous deux par rap-
port à leurs amours , 0 celles où Je trouvaient
Helûïfety Abéiard. 177
Let. XXV. de Julie.
Son ef-perancefeflétrit tous les jours ; elle ejl ac-
cablée du poids de l'abj^ence. i8a
Billet.
L'Amant de Julie s'' approche du lieu où elle habi-
te-, & l'avertit de l'afyle qu'il s' ejl choifï. 186
Let. XXVI. à Julie.
Situation cruelle de fon Amant. Du haut de fa
retraite , il a coniinuellement les yeux fixés
fur die. Il îuipropofe de fuir avec lui, ^87
TABLE. 405
Let. XXVIT. de Claire.
Julie à Vextrêinhé. Effet de la propojîdon de fort
Amant. Claire le rappelle. 196
Let. XXVIII. de Julie à Claire.
Julie fe p a:nt de Vabfence de Claire ; de fort
père qui veut Li marier à un defes amis i & ne
répondplus d'elle-même. 198
Let. XXIX. de Julie à Claire.
Julie perd fon innocence. Ses remords. Elle ne
trouve plus de rejfource que dans fa Coufne.2.00
Let. XXX. Képonfe.
Claire tâche de calmer le défefpoir de Julie , &*
lui jure une amitié inviolable. 204
Let. XXXI. à Julie.
L'Amant de Julie , qu'il a furprife fondante en
larmes , lui reprockefon repentir. zoj
Let. XXXII. Képonfe.
Julie regrette moins d'avoir donné trop à Vamout
que de V avoir privé de fon plus grand charme.
Elle confeille à fon Amant, à qui elle apprend.
Icsfouprons de fa mère , de feindre des affaire!:
quiVempêchent de continuer à Vinf ru ire , G*
l'informera des moyens qu'elle imagine d'avoir
d'autres occafions de fe voir tous deux, 214
Let. XXXIÎI. de Julie.
Peu fatisfaite de la contrainte des render^-vous
publics , dont elle craint d'ailleurs que la diffi-
pation n'affoîbliffe les feux de fon Amant, elle
l'invite à reprendre avec elle la viefolitaire G*
paifble dont elle l'a tiré. Projet qu'elle lui ca^
che , O'fur lequel elle lui défend de Vinierro-
ger. XI j
Let. XXXIV. Rénonfe.
L'Amant de Julie , pourlaraffurerfuTladiverfort
dontelleluiapaTltf luidétaille tout ce qui s' ejî
Ce z
404 TABLE.
fait autour d'elle dans l'jjfemblée où il l'a vile^
&prœnet de garder lefilence qu'elle lui a im-y
pofc. Il refufe le grade de Capit.iine aufervice
du Roi de Sardaigney t^ par quels motifs. 2.15
Let.XXXV. de Julie.
De lajujîijîcation de fort Amant, Julie prend oc-
caf.on de traiter de la jaloufie. Fût-il Amant
volage , elle ne le croira jamais ami trompeur.
Elle daitfouper avec luichei^ le père de Claire.
Ce quife pajfcra après lefouver. 12.9
Let. XXXVI. de Juiie. '
Lesparens de Julie obligés de s'ahfenter. Elle
fera dtpofée chei^ le père de fa Coujïne. Arran-
gement qu'elle prend pour voir fon Amant en
liberté. i3j
Let. XXXVïI. de Juiie.
Départ des parens de Julie. Etat de fon cœur
dans cette circonjîance. 2.40
Let. XXX VIII. à Julie.
Téînoin de la tendre amitié des deux Confines ,
l' Amant de Julie fentredoubler fon amour. Son
hnpatience defe trouver au Chalet , rendez-
vous champêtre que Julie lui a ajjîgné. i.|5
Let. XXXIX. de Julie.
Elle dit à fon Amant départir fur l'heure , pour
aller demander le congé de Claude Anet, jeu-,
ne garçon qui s'efl engagé pour payer les loyers
de fa maîtreffe , qu'elle protégeait auprès de fa
mère. 247
Let. XL. de Fanchon Regarda Julie.
Elle implore lefeccurs de Julie pour avoir le con-
gé de fan Amant. Sentimens nobles &" ver-
tueux de cette fille. 251
Let. XLI. Réronfe.
Julie promet à Fanchon Regard , maîtreffe de
TABLE. 405
Claude Aneti de s" employer pour f on Amanu
Let. XLII. à Julie.
Son. Amant part pour avoir le congé de Claude
Anet. 255
Let. XLIII. à Julie.
Gêner ofué duCapha'me de Claude Anet.L' Amant
de Julie lui demande un render^-vous au Cha-
let ^ avant le retour de la Maman. z j6
Let. XLiy. de Julie.
R€tour précipité de fa mère. Avantages qui réfuU
tent du vojage qu'a fait l'Amant de Julie pour
avoir le congé de Claude Anet. Julie lui an^
nonce l'arrivée de Milord Edouard Bomjfon.
dont il ejl connu. Ce qu'elle penfe de cet étran-
ger. i59
Let. XLV. de Julie.
Où , 0" comment , V Amant de Julie a fait con-
noiffance avec Milord Edouard , dont il fait le
portrait. Il reproche à fa maîtreffe de penfer en
femme fur cet Anglois , G' lafomme du rende?^^
vous au Chalet. 264
Let. XLVI. de Julie.
'Elle annonce àfon Amant le mariasse de Fanchon
Regard , &* lui fait entendre que le tumulte de
lanôcepeutfuppléerau myjlere du Chalet. Elle
répond au reproche que fon Amant lui a fait par
rapport à Milord Edouard. Différence morale
desfexes. Souper pour le lendemain ^ où Julie
& fon Amant doivent fe trouver avec Milord
Edouard. x6St
Let. XLVIL à Julie.
$on Amant craint que Milord Edouard ne de-,
vienne fon époux. Rendez-vous de Mufique-.
^74
4c6 TABLE.
Let. XLVIII. à Julie.
Réflexions fuT la Mufique Françoife Ct' fur h
Muflque hûienne. xjH
Let. XLJX. de Julie.
Elle calme les craintes defon Amant , en Vajfu-
rant qu'il n''ejl point quefiion de mariage en-
tr'elle ^ Miiord Edouard. 2.86
Let. L. de Julie.
ïieprocke quelle fait à f on Amant y de ce qu'é-
chauffé de vin aufonir d'un long repas , il lui a
tenu des difcours grojjiers y accompagnés de
manières indécentes. 290
Let. LI. Réponfe.
L'Amant de Julie , étonné de fon forfait , re-
nonce au vin pour la vie. 21^6
Lft. lu. de Julie.
f //e badine fon Amant fur le ferment qu'il a fait
de n" plus hoire devin > lui pardonne , t-' Is
relevé de fon vœu. joo
Let. LIil. de Julie.
La ncce de Fanchon , qui devait fe faire à Cla~
rens , fefera à la ville , ce qui déconcerte les
projets de Juiie (y de fon Amant. Julie lui
propoje un rende/^-vous noôlurne , aurifque
d y périr tous deux. j<>6
Let. I,IV. à Julie.
L'' Amant de Julie d.ins le cabinet de fa Maître jfe.
Ses tranfporis en V attendant. 3 10
Let. LV. à Julie.
Sentimens d'amoir c/if^ P Amant de Julie , plus
paifibles , mais plus affeôlueux b' plus multi-
pliés après qu'avant lajouijfance. jij
Lft. L VI. de Claire à Julie.
Démêlé de l'Amant de Julie avec Milorâ
Edouard. Juiie en ejl l'occafion. Duelpropo^
TABLE. 407
Je°. Claire qui apprend cette aventure à fa
Confine , lui confeille d'écarter fon Amant
pour prévenir tout foupçon. Elle ajoute qu'il
faut commencer par vuider l'affaire de Milori.
Edouard , G* par quels motifs. 3 iS
Let. LV^II. de Julie.
Raifons de Julie pour diffuider fon Amant defe
battre avec Milord Eaouard-, fondées principa-
lement fur le foin qu'il doit prendre de la répu-
tation de fon Amante , fur la notion de l'hon-
neur réel & de la véritable valeur. ^14
Let. LVIII. de Julie à Milord Edouard.
Elle lui avoue qu'elle à un Amant maître de fon
cœur & defaperfonne. Elle en fait l'éloge,
& jure qu'elle ne luifurvivra pas. 5^3
Let. LIX. de Mde. d'Orbe à Julie.
Il lui rend compte de la réponfe de Milord
Edouard , après la leÛure de fa Lettre, 345
Let. LX. à Julie.
Réparation de Milord Edouard. Jufqu'à quel
point il porte l'humanité &* lagénerqfné. j4<^
Let. LXI. de Julie.
Ses fentimens de reconnoijfance pour Milord
Edouard. jj^
Lbt. LXIL de Claire à Julie.
Milord Edouard propofe au père de Julie de la
marier avec fon Maître d'études , dont il vante
le mérite. L epere efl révolté de cette propqftion.
Réflexions de Milord Edouard fur la nobleffe^
Claire informe fa Coufine de l'éclat que l'affai-
re de fon Amant a fait par la ville , {> la con-
jure de l'éloigner. ^jy
Let. LXIII. de Julie à Claire.
Emportement du père de Julie contre fa femme G»
fo- fille i ^ par qu(l motif. Suites, Regrets du'
4o8
TABLE.
père. Il déclare à fa fille qu'il n'acceperâ ja-^
mais pour gendre un homme tel que/on Maître
d'études , &• lui défend de le voir 6* de luipar^
1er de fa vie. Impref[ïon que cet ordre fait fur le
cœur de Julie ; elle remet à fa Coufine le foin
d'éloigner fon Amant. }66
Let. LXIV. de Claire à M. d'Orbe.
Elle l'infruit de ce qu'il faut d'abord faire pour
préparer le départ ae l'Amant de Julie. 578
Let. LXV. de Claire à Julie.
Détail des mefuresprifes avec M. d'Orbe & Mf-
lord Edouardpour le départ de l'Amant de Ju-
lie. Arrivée de cet Amant che^ Claire , qui lui
annonce la nécejjîté de s'éloigner. Cequife
]paje dans fon cœur. Son. départ» 381
Fin de la Table du Tome 1,
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