Skip to main content

Full text of "La nouvelle Heloise, ou Lettres de deux amans, habitans d'une petite ville au pied des Alpes; recueillies et publiées"

See other formats


■      1*11-1»»- 


%•■  •.;^ff^ 


Library 

of  the 

University  of  Toronto 


'^'    ^' 


*^^r 


No  *V  />t 


?.•< 


««•• 


é 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/lanouvellehelois01rous 


LA    NOUVELLE 

HELOISE, 

o  u 
LETTRES 

D  E    D  E  UX    AMANS, 

H  A  B  I  T  A  N  s 
D'une  petite  Ville  au  pied  des  Alpes  ; 

RECUEILLIES   ET  PUBLIÉES 
p^f.  J,    ],    ROUS  SEAU. 

Nouvelle  Edition ,  revue ,  corrigée  &  augmentei 

de  Figures  en  taille  douce ,  6*  d!une  TabU 

des  Matières, 

TOME     L 

^S^Non  la  conobbc  il  mondo  ,  mentrt  l'ebbe  : 
y^  al    ConobiW  io  ch'  a  piangcr  qui  rimafi. 

A    N  E  U  C  H  A  T  E  L  i 

Et  Ce  trouve 
A    P  AR  1  S  , 

Chôï DuCHîSNE,  Libraire ,  rue  Saint  Jacques , 
au  Temple  du  Goût. 

M.  DCC,   LXl  r 


.A  ir  X  ^ 

DU    LIBRAIRE 

,Sur  cette  Édition. 

\J  1/  O  r  Qu'i  L  ait  déjà  paru  un  grand 
nombre  d'Editions  de  ces  Lettres, 
je  n'ai  point  héjité  à  en  entreprendre  une 
nouvelle  ^  perfuadé  quon  me  fç aura  gré 
des  foins  que  j'ai  pris  pour  la  rendre 
plus  parfaite  encore  que  les  précédentes, 
La  célébrité  de  V Auteur  ,  le  mérite  de 
V Ouvrage  ,  P accueil  qu'il  a  reçu  du  Pu- 
blic ,  tout  exigeoit  que  je  népargnaffe 
rien  dans  cette  entreprife.  J'ai  fait  graver 
vlufieurs  Planches  qui  nefc  trouvent  daîis 
aucune  Edition  antérieure  y  entr" autres  , 
celle  qui  efl  à  la  tête  du  premier  Volume, 
L'habile  M.  Cochin  y  préfente  un  chef- 
d'œuvre  d'imagination  &  de  dejfein.  Le 
Graveur  y  a  parfaitement  répondu  par  la 
délicateffe  &  l' élégance  de  fon  burin  ;  je 


(iv) 

ne  doute  pas  que  les  Amateurs  ne  f oient 
également  fatisfaits  ,  des  omemens  y  de 
la  correclion  typographique  &  de  la  beau- 
té du  papier.  On  a  mis  un  fommaire  à 
chaque  Lettre  _,  qui  ejl  répété  en  forme  de 
Table  à  la  fin  de  chaque  volume  :  par  ce 
moyen  on  a  facilité  la  recherche  des  ma- 
tières. 

Quoique  cette  Edition  neparoijfe  quen 
quatre  volumes  ,  elle  efl  tout  aujji  com- 
plette  que  celles  qui  en  contiennent  fix. 
On  le  verra  aifément,  dès  qu  on  fera  at- 
tention que  les  volumes  font  plus  forts  & 
quon  les  a  rendu  cependant  auffi  porta- 
tifs par  la  nature  des  Caractères  &  par 
V ordre  employé  dans  Uimpreffwn, 


Préface. 


PRÉFACE, 

Il  faut  des  fpedtacîes  dans  les  gran- 
des villes ,  &  des  Romans  aux  peu- 
ples corrompus.  J'ai  vu  les  mœurs 
de  mon  tems ,  &  j'ai  publié  ces  Let- 
tres. Que  n'ai -je  vécu  dans  un  fie- 
cle  ou  je  duiTe  les  jetter  au  feu  î 

Quoique  je  ne  porte  ici  que  le 
titre  d'Editeur,  j'ai  travaillé  moi- 
même  à  ce  Livre  ,  &  je  ne  m'en 
cache  pas.  Ai-je  fait  le  tout ,  &  la 
correfpondance  entière  eft-elle  une 
lidlion  ?  Gens  du  monde,  que  vous 
importe  ?  Cefl:  fûrement  une  iiélion 
pour  vous. 

Tout  honnête  homme  doit  avouée 
les  Livres  qu'il  publie.  Je  me  nomme 
donc  à  la  tête  de  ce  Recueil,  non 
pour  me  l'approprier,  mais  pour  en 

Tome  I.  A 


2         P  R  E  F  J  C  F, 

répondre.  S"il  y  a  du  mal,  qu'on  me 
l'impute  h  s'il  y  a  du  bien  ,  je  n'en- 
tends point  m'en  faire  honneur.  Si 
le  Livre  eft  mauvais  ,  j'en  fuis  plus 
obligé  de  le  rcconnoître  :  je  ne  veux 
pas  pafTer  pour  meilleur  que  je  ne 
fuis. 

Quant  à  la  vérité  des  faits ,  je 
déclare  qu'ayant  été  plufieurs  fois 
dans  le  pays  des  deux  Amans ,  je 
n'y  ai  jamais  oui  parler  du  Baron 
d'Etange  ,  ni  de  fa  fille  ,  ni  de  M. 
d'Orbe ,  ni  de  Milord  Edouard  Bomf- 
ton ,  ni  de  M.  de  "Wolmar.  J'avertis 
encore  que  la  topographie  eft  grof- 
fierement  altérée  en  plufieurs  en- 
droits '->  foit  pour  mieux  donner  le 
change  au  Lecteur ,  foit  qu'en  effet 
l'Auteur  n'en  fût  pas  davantage. 
Voilà  tout  ce  que  je  puis  dire.  Que 
chacun  penfe  comme  il  lui  plaira. 

Ce  Livre  n'eft  point  fait  pour  cir- 
culer dans  le  monde ,  &  convient 
à  très -peu  de  Ledleurs.   Le  flyle 


PREFACE.         5 

rebutera  les  gens  de  goût,  la  matière 
allarmera  les  gens  féveres  ,  tous  les 
fentimens  feront  hors  de  la  nature 
pour  ceux  qui  ne  croyent  pas  à  la 
vertu.  Il  doit  déplaire  aux  dévots , 
aux  libertins  ,  aux  philofophes  :  il 
doit  choquer  les  femmes  galantes  , 
&  fcandalifer  les  honnêtes  femmes. 
A  qui  plaira-t-il  donc  ?  Peut-être  à 
moi  feuU  mais  à  coup  fur  il  ne  plaira 
médiocrement  à  perfonne. 

Quiconque  veut  fe  réfoudre  à  lire 
ces  Lettres,  doit  s'armer  de  patien- 
ce fur  les  fautes  de  langue  ,  fur  le 
ftyle  emphatique  &  plat  ,  fur  les 
penfées  communes  rendues  en  ter- 
mes empoulés  j  il  doitfe  dire  d'avan- 
ce que  ceux  qui  les  écrivent  ne  font 
pas  des  françois  ,  des  beaux-efprits, 
des  académiciens ,  des  philofophes  ; 
mais  des  provinciaux ,  des  étrangers, 
des  folitaires ,  de  jeunes  gens ,  pref- 
que  des  enfans ,  qui  dans  leurs  imagi- 
nations romanefques  prennent  pour 

A  z 


4        PREFACE. 

de  la  philoibphie  les  honnêtes  déli- 
res de  leur  cerveau. 

Pourquoi  craindrois-}e  de  dire  ce 
que  je  penfe  ?  Ce  Recueil  avec  fon 
gothique  ton  convient  mieux  aux 
femmes  que  les  livres  de  phiiofophie. 
Il  peut  même  être  utile  à  celles  qui, 
dans  une  vie  déréglée ,  ont  confervé 
quelque  amour  pour  l'honnêteté. 
Quant  aux  filles  ,  c'eft  autre  chofe. 
Jamais  fille  chafte  n'a  lu  de  Ro- 
mans '•>  &  j'ai  mis  à  celui-ci  un  titre 
afîez  décidé  ,  pour  qu'en  l'ouvrant 
on  fût  à  quoi  s'en  tenir.  Celle  qui , 
malgré  ce  titre ,  en  ofera  Hre  une 
feule  page ,  efl:  une  fille  perdue  :  mais 
qu'elle  n'impute  point  fa  perte  à  ce 
Livre  î  le  mal  étoit  fait  d'avance. 
Puifqu'elle  a  commencé  ,  qu'elle 
achevé  de  lire  ;  elle  n'a  plus  rien  è 
rifquer. 

Qu'un  homme  auftere  en  parcou- 
rant ce  Recueil  fe  rebute  aux  pre- 
mières parties  ,  jette  le  Livre  avec 


PREFACE,         5 

colère,  &  s'indigne  contre  l'Edi- 
teur ;  je  ne  me  plaindrai  point  de 
fon  injuftice  ;  à  fa  place  j'en  aurois 
pu  faire  autant.  Que  fi,  après  l'avoir 
lu  tout  entier,  quelqu'un  m'ofoit 
blâmer  de  l'avoir  publié  i  qu'il  le 
dife,  s'il  veut,  à  toute  la  terre  , 
mais  qu'il  ne  vienne  pas  me  le  dire  : 
je  fens  que  je  ne  pourrois  de  ma 
vie  ellimer  cet  homme-là. 


f 


A    ^ 


A3 


■  t.fmMUl'-tâHmir^-'  v»<g<^ 


Jl>^ER  TISSEMENT 

Sur  la  Préface  fuivante, 

X_jA  forrm  ^  la  longueur  de  cz 
J)ialogue.  ^  .  ou  Entretien  f'uppofé  , 
ne  in  ayant  permis  de  le  mettre  que 
par  extrait  à  la  tête  du  Recueil  des 
premières  Editions  ^  je  le  donne  â 
celle  -  ci  tout  entier  ^  dans  l'ejpoir 
qu'on  y  trouvera  quelques  vues  uti' 
les  fur  l'objet  de  ces  fortes  d'Ecrits, 
J'ai  cru  d'ailleurs  devoir  attendre 
que  le  Livre  eût  fait  f on  effet  avant 
d'en  difcuter  les  inconvéniens  &"  les 
avantages  j  ne  voulant  ni  faire  tort 
au  Libraire  _,  ni  mendier  VinduU 
gençe  du  Puhliç:, 


SECONDE  PRÉFACE 

DELA 

NOUVELLE   HE  LOI  SE. 

N.   V  O I L  A  votre  Manufcrit.  Je 
l'ai  lu  tout  entier. 

R.  Tout  entier?  J'entends  :  vous 
comptez  fur  peu  d'imitateurs  ? 

N.  y^el  duo  ,  vel  nemo, 

R,   Turpe  &'  mlferabile.   Mais  je 
veux  un  jugement  pofitif. 

N.  Je  n'ofe. 

R.  Tout  eft  ofé  par  ce  feul  mot. 
Expliquez-vous. 

N.   Mon    jugement  dépend  de 

A  4 


8  Préface 

la  réponfe  que  vous  m'allez  faire. 
Cette  correfpondance  eft-elle  réelle, 
ou  11  c'eft  une  fidlion  ? 

R.  Je  ne  vois  point  la  conféquen- 
ce.  Pour  dire  fi  un  Livre  eft  bon 
ou  mauvais ,  qu'importe  dç  favoir 
comment  on  l'a  fait  ? 

N.  Il  importe  beaucoup  pour  ce- 
lui-ci. Un  Portrait  a  toujours  fon 
prix  pourvu  qu'il  reflemble  ,  quel- 
qu'étrange  que  foit  l'Original.  Mais 
dans  un  Tableau  d'imagination , 
toute  figure  humaine  doit  avoir  les 
traits  communs  à  l'homme ,  ou  le 
Tableau  ne  vaut  rien.  Tous  deux 
fuppofés  bons ,  il  refle  encore  cette 
différence  que  le  Portrait  intereffe 
peu  de  gens  ;  le  Tableau  feul  peuç 
plaire  au  Public, 

R.  Je  vous  fuis.  Si  ces  Lettres 
font- des  Portraits,  ils  n'intereffent 
|*oint  :  fi  ce  font  des  Tableaux  s 


D    E      J    U    L    I    E.  9 

ils  imitent  mal.  N'eft  -  ce  pas  cela  ? 

N.  Précifément. 

R.  Ainfî ,  j'arracherai  toutes  vos 
réponfes  avant  que  vous  m'ayez  ré- 
pondu. Au  refte,  comme  je  ne  puis 
ïatisfaire  à  votre  queftion,  il  faut 
vous  en  pafTer  pour  réfoudre  la  mien- 
ne. Mettez  la  chofe  au  pis  ;  ma 
Julie.  .  .  . 

N.  Oh  !  fi  elle  avoit  exifté  ! 

R.  Hé  bien? 

N.  Mais  fûrement  ce  n'eft  qu'une 
fidlion. 

R.  Suppofez. 

N.  En  ce  cas,  je  ne  connois  rien 
de  fi  mauflade  i  ces  Lettres  ne  font 
point  des  Lettres  i  ce  Roman  n'eft 
point  un  Roman  ;  les  perfonnages 
font  des  gens  de  l'autre  monde. 

R.  J'en  fuis  fâché  pour  eelui-cL 


10  Préface 

N.  Confolez-vous  ;  les  foux  n*y 
manquent  pas  non  plus  j  mais  les 
vôtres  ne  font  pas  dans  la  nature. 

R.  Je  pourrois —  Non ,  je  vois 
le  détour  que  prend  votre  curiofité. 
Pourquoi  décidez-vous  ainfî  ?  Savez- 
vous  jufqu'oii  les  hommes  différent 
les  uns  des  autres  ?  Combien  les  ca- 
raderes  font  oppofés  ?  Combien  les 
mœurs ,  les  préjugés  varient  félon 
lestems,  les  lieux,  les  âges?  Qui  eft- 
ce  qui  ofe  aiTigner  des  bornes  pré- 
cifes  à  la  Nature,  &  dire  .*-  Voilà 
jufqu'où  l'Homme  peut  aller  ,  ôc  pas 
au-delà  ? 

^'  N.  Avec  ce  beau  raifonnement 
les  Monftres  inouis ,  les  Géans ,  les 
Pygmées ,  les  chimères  de  toute  ef- 
pece ,  tout  pourroit  être  admis  fpé- 
cifiquement  dans  la  Nature  ;  tout 
feroit  défiguré  ,  nous  n'aurions  plus 
de  modèle  commun?  Je  le  répète, 
dans  les  Tableaux  de  l'humanité 


D    E       J    U    L    I    E.  II 

chacun  doit  reconnoître  l'Homme. 

R.  J'en  conviens  ,  pourvu  qu'on 
fâche  aufli  difcerner  ce  qui  fait  les 
variétés  de  ce  qui  efi:  elTenciel  à  l'ef- 
pece.  Que  diriez-vous  de  ceux  qui 
ne  reconnoîuroient  la  nôtre  que  dans 
un  habit  à  la  Françoife  ? 

N.  Que  diriez  vous  de  celui  qui, 
fans  exprimer  ni  traits ,  ni  taille  , 
voudroit  peindre  une  figure  humai- 
ne ,  avec  un  voile  pour  vêtement  ? 
N'auroit-on  pas  droit  de  lui  deman- 
der où  eft  l'homme  ? 

R.  Ni  traits,  ni  taille  ?  Etes- 
vous  jufte  ?  Point  de  gens  parfaits  : 
voilà  la  chimère.  Une  jeune  fille  of- 
fenfant  la  vertu  qu'elle  aime  ,  & 
ramenée  au  devoir  par  l'horreur 
d'un  plus  grand  crime  i  une  amie 
trop  facile,  punie  enfin  par  fon  pro- 
pre cœur  de  l'excès  de  fon  induU 
gence  i  un  jeune  homme  honnêj:e 


îz  Préface 

êc  fenfible  ,  plein  de  foiblefle  &  de 
beaux  difcours  ;  un  vieux  Gentil- 
homme entêté  de  fa  noblelTe,  facri- 
fîant  tout  à  l'opinion  h  un  Anglois 
généreux  &  brave,  toujours  paffion- 
lîé  par  fagefTe  ,  toujours  raifonnant 
fans  raifon. .... 

N.  Un  mari  débonnaire  &  hof- 
pitalier  emprefTé  d'établir  dans  fa 
maifon  l'ancien  amant  de  fa  femme... 

R.  Je  vous  renvoyé  à  l'infcrip- 
tion  de  l'Eftampe  ("^j. 

N.  Les  belles  âmes? . .  .  Le  beau 
mot! 

R.  O  Philofophie  »  combien  tu 
prends  de  peine  à  rétrécir  les  cœurs, 
à  rendre  les  hommes  petits  » 

N.  L'efprit  romanefque  les  ag-r 
grandit  &  les  trompe.  Mais  rêve- 

(*)  Voyez  la  feptieme  Eftanipe. 


DE    Julie.         15 

nons.  Les  deux  amies  ?  —  Qu'en 

dites-vous? Et  cette  coiiver- 

lion  fubite  au  Temple  2 ...  la  Grâce, 
fans  doute?. ... 

R.  Monfieur. . .  ; 

N.  Une  femme  chrétienne,  une 
dévote  qui  n'apprend  point  le  caté- 
chifme  à  Tes  enfans  ;  qui  meurt  fans 
vouloir  prier  Dieu  '->  dont  la  mort  ce- 
pendant édifie  un  Pafteur  ,  &  con- 
vertit un  Athée  ! Oh! 

R.  Monfieur.... 

N.  Quant  à  l'intérêt ,  il  eft  pour 
tout  le  monde ,  il  efl:  nul.  Pas  une 
mauvaife  adlion  h  pas  un  méchant 
homme  qui  faffe  craindre  pour  les 
bons.  Des  événemens  fi  naturels,  fi 
fimples  qu'ils  le  font  trop  '•>  rien  d'ino- 
piné ;  point  de  coup  de  Théâtre. 
Tout  efl:  prévu  long-tems  d'avance  ; 
4:out  arrive  comme  il  efl;  prévu.  Eft- 
ce  la  peine  de  tenir  regiflre  de  ce 


14         Préface 

que  chacun  peut  voir  tous  les  jours 
dansfiî  maifon,  ou  dans  celle  de  fon 
voifin  ? 

R.  C'eft-à-dire ,  qu'il  vous  faut 
des  hommes  communs  &  des  évé- 
nemens  rares?  Je  crois  que  j'aime- 
rois  mieux  le  contraire.  D'ailleurs , 
vous  jugez  ce  que  vous  avez  lu  com- 
me un  Roman.  Ce  n'en  eft  point  un  ; 
vous  l'avez  dit  vous-même.  C'efl  un 
Recueil  de  Lettres 

N.  Qui  ne  font  point  des  Let- 
tres 5  je  crois  l'avoir  dit  aufîi.  Quel 
ftyle  épiflolaire  !  Qu'il  eft  guindé  » 
Que  d'exclamations  !  Que  d'apprêts  ! 
Quelle  emphafe  pour  ne  dire  que 
des  chofes  communes  î  Quels  grands 
mots  pour  de  petits  raifonnemens  ! 
Rarement  du  fens  ,  de  la  juftefle  ; 
jamais  ni  finefle  ,  ni  force  ,  ni  pro- 
fondeur. Une  diclion  toujours  dans 
les  nues ,  &  des  penfées  qui  rampent 
toujours.    Si  vos  perfcnnages  font 


D    E      J    U    L   I    E.  15 

dans  la  Nature ,  avouez  que  leur 
ftyle  efl:  peu  naturel? 

R.  Je  conviens  que  dans  le  point 
de  vue  où  vous  êtes  ,  il  doit  vous 
paroître  ainfî. 

N.  Comptez. vous  que  le  Public 
le  verra  d'un  autre  œil  h  &  n'efl-ce 
pas  mon  jugement  que  vous  deman- 
dez? 

R.  C'eft  pour  l'avoir  plus  au  long 
que  je  vous  réplique.  Je  vois  que 
vous  aimeriez  mieux  des  Lettres 
faites  pour  être  imprimées. 

N.  Ce  fouhait  paroît  afTez  bien 
fondé  pour  celles  qu'on  donne  à 
l'impreflion. 

R.  On  ne  verra  donc  jamais  les 
hommes  dans  les  Livres  que  comme 
ils  veulent  s'y  montrer  ? 

N.  L'Auteur  comme  il  veut  s'y 
montrer  5  ceux  qu'il  dépeint  tels  qu'ils 


i6         Préfacé 

font.  Mais  cet  avantage  manque  en* 
core  ici.  Pas  un  Portrait  vigoureu- 
fement  peint  i  pas  un  caraélere  afTez 
bien  marqué  ;  nulle  obfervation  fo- 
lide  5  aucune  connoifîance  du  mon- 
de. Qu'apprend-on  dans  la  petite 
fphere  de  deux  ou  trois  Amans  ou 
Amis  toujours  occupés  d'eux  feuls  ? 

R.  On  apprend  à  aimer  l'huma- 
nité. Dans  les  grandes  fociétés  on 
n'apprend  qu'à  haïr  les  hommes. 

Votre  jugement  eft  févere  j  celui 
du  Pubhc  doit  l'être  encore  plus. 
Sans  le  taxer  d'injuftice ,  je  veux 
vous  dire  à  mon  tour  de  quel  œil 
je  vois  ces  Lettres  ;  moins  pour  excu- 
fer  les  défauts  que  vous  y  blâmez , 
que  pour  en  trouver  la  fource. 

Dans  la  retraite  on  a  d'autres  ma- 
nières de  voir  &  de  fentir  que  dans 
le  commerce  du  monde  h  les  pafTions 
autrement  modifiées  ont  aulîi  d'au- 
tres exprelTions  :  l'imagination  tou- 
jours 


D    E      J   U   L    I    E.  1/ 

jours  frappée  des  mêmes  objets , 
s*en  afFedle  plus  vivement.  Ce  petit 
nombre  d'images  revient  toujours, 
fe  mêle  à  toutes  les  idées,  &  leur 
donne  ce  tour  bizarre  &  peu  varié 
qu'on  remarque  dans  les  difcours 
des  Solitaires.  S'enfuit-il  de-là  que 
leur  langage  foit  fort  énergique? 
Point  du  tout  ;  il  n'eft  qu'extraordi- 
naire. Ce  n'eft  que  dans  le  monde 
qu'on  apprend  à  parler  avec  éner- 
gie. Premièrement,  parce  qu'il  faut 
toujours  dire  autrement  &  mieux 
que  les  autres  ;  &  puis ,  que  forcé 
d'affirmer  à  chaque  inftant  ce  qu'on 
ne  croit  pas ,  d'exprimer  des  lenti- 
mens  qu'on  n'a  point,  on  cherche  à 
donner  à  ce  qu'on  dit  un  tour  per- 
fuafif  qui  fupplée  à  la  perfuafion  in- 
térieure. Croyez-vous  que  les  gens 
vraiment  paiTionnés  ayent  ces  ma- 
nières de  parler  vives ,  fortes  ,  co- 
loriées ,  que  vous  admirez  dans  vos 
Drames  Se  dans  vos  Romans  ?  Non  5 
Tome  /,  B 


i8  Préface 

la  paillon  pleine  d'elle-même  s'ex* 
prime  avec  plus  d'abondance  que 
de  force  j  elle  ne  fonge  pas  même  à 
perfuader  i  elle  ne  loupçonne  pas 
qu'on  puifîe  douter  d'elle.  Quand 
elle  dit  ce  qu'elle  fent ,  c'eft  moins 
pour  l'expofer  aux  autres  que  pour 
fe  foulager.  On  peint  plus  vivement 
l'Amour  dans  les  grandes  Villes  i 
l'y  fent-on  mieux  que  dans  les  ha- 
meaux ? 

N.  Cefl-à-dire  que  la  foiblefîe 
du  langage  prouve  la  force  du  fen- 
timent  ? 

R.  Quelquefois  du  moins  elle  en 
montre  la  variété.  Lifez  une  Lettre 
d'amour  faite  par  un  Auteur  dans 
fon  cabinet ,  par  un  bel-efprit  qui 
veut  briller  :  pour  peu  qu'il  ait  de 
feu  dans  la  tête ,  fa  lettre  va ,  com- 
me on  dit,  brûler  le  papier;  la  cha- 
leur n'ira  pas  plus  loin.  Vous  ferez 
enchanté  ,  même  agité,  peut-être  S 


t)    E      j    U    L    I    E.  19 

inais  d'une  agitation  paflagere  &  fe- 
che ,  qui  ne  vous  laifTera  que  des  mots 
pour  tout  fouvenir.  Au  contraire  , 
une  lettre  que  l'Amour  a  réellement 
didlée;  une  lettre  d'un  Amant  vrai- 
ment paflîonné ,  fera  lâche  ,  diffu- 
fe ,  toute  en  longueurs ,  en  défor- 
dre ,  en  répétitions.  Son  cœur  , 
plein  d'un  fentiment  qui  déborde , 
redit  toujours  la  même  chofe ,  ôc 
n'a  jamais  achevé  de  dire  ;  comme 
une  fource  vive  qui  coule  fans  cefTe 
&  ne  s'épuife  jamais.  Rien  de  fail-» 
lant,  rien  de  rem.arquable  j  on  ne 
retient  ni  mots,  ni  tours,  niphrafesl 
on  n'admire  rien  ,  l'on  n'eft  frappé 
de  rien.  Cependant  on  fe  fent  l'ame 
attendrie  ;  on  fe  fent  ému  lans  fa- 
voir  pourquoi.  Si  la  force  du  fenti- 
ment ne  nous  frappe  pas ,  fa  vérité 
nous  touche  i  &  c'eft  ainfi  que  le 
cœur  fait  parler  au  cœur.  Mais  ceux 
qui  ne  fentent  rien  ,  ceux  qui  n'ont 
que  le  jargon  paré  des  paiTions ,  ne 


20         Préface 

connoilTent  point  ces  fortes  de  beau- 
tés, &  les  méprifent. 

N.  J'attends. 

R.  Fort  bien.  Dans  cette  dernière 
efpece  de  Lettres ,  lî  les  penfées  font 
communes ,  le  ftyîe  pourtant  n'eft 
pas  familier ,  &  ne  doit  pas  l'être. 
L'Amour  n'eil:  qu'illufion i  il  fe  fait, 
pour  ainfi  dire ,  un  autre  Univers  > 
il  s'entoure  d'objets  qui  ne  font  point, 
ou  auxquels  lui  feul  a  donné  l'être  ; 
&  comme  il  rend  tous  fes  fentimens 
en  images ,  fon  langage  efl:  toujours 
ligure.  Mais  ces  figures  font  fans 
juftefie  &  fans  fuite  i  fon  éloquence 
eft  dans  fon  défordre  i  il  prouve 
d'autant  plus  qu'il  raifonne  moins. 
L'enthoufiafme  eft  le  dernier  degré 
de  la  pafîion.  Quand  elle  eu  à  fon 
comble ,  elle  voit  fon  objet  parfait  ; 
elle  en  fait  alors  fon  idole  ;  elle  le 
place  dans  le  ciel  i  &  comme  l'en- 
thoufiafme  de  la  dévotion  emprunte 


DE     Julie.  21 

le  langage  de  l'Amour ,  l'enthou- 
fîafine  de  l'Amour  emprunte  auffi  le 
langage  de  la  dévotion.  11  ne  voit 
plus  que  le  Paradis ,  les  Anges ,  les 
vertus  des  Saints,  les  délices  du  fé- 
jour  célefte.  Dans  ces  tranfports,  en- 
touré de  fi  hautes  images ,  en  parle- 
ra-t-il  en  termes  rampans  ?  Se  réfou- 
dra-t-il  d'abailTer  ,  d'avilir  Tes  idées 
par  des  exprelTions  vulgaires?  N'éle- 
vera-t-il  pas  fon  flyle?  Ne  lui  donne- 
ra-t-il  pas  de  la  noblelTe ,  de  la  digni- 
té? Que  parlez- vous  de  Lettres,  de 
ftyle  épiflolaire  ?  En  écrivant  à  ce 
qu'on  aime  ,  il  eft  bien  queftion  de 
cela!  Ce  ne  font  plus  des  Lettres  que 
l'on  écrit ,  ce  font  des  Hymnes. 

N.  Citoyen,  voyons  votre  pouls? 

R.  Non  :  voyez  l'hiver  fur  ma 
tête.  Il  efl:  un  âge  pour  l'expérience  h 
un  autre  pour  le  fouvenir.  Le  fenti- 
ment  s'éteint  à  la  fin  i  mais  l'ame 
lenfible  demeure  toujours. 


22 


P   R   É    F    A   C 


Je  reviens  à  nos  Lettres.  Si  vous 
les  lifez  comme  l'ouvrage  d'un  Au- 
teur qui  veut  plaire  ,  ou  qui  fe  pi- 
que d'écrire  ,  elles  font  déteftables. 
Mais  prenez -les  pour  ce  qu'elles 
font,  &  jugez- les  dans  leur  efpece. 
Deux  ou  trois  jeunes  gens  fimples , 
mais  fenfibles ,  s'entretiennent  en- 
tr'eux  des  intérêts  de  leurs  cœurs. 
Ils  ne  fongent  point  à  briller  aux 
yeux  les  uns  des  autres.  Ils  fe  con- 
noiflent  &  s'aiment  trop  mutuelle- 
ment pour  que  l'amour-propre  n'ait 
plus  rien  à  faire  entr'eux.  Ils  font 
cnfans ,  penferont-ils  en  hommes  ? 
Ils  font  étrangers  ,  écriront-ils  cor-= 
reâiement?  Ils  font  folitaires,  con- 
noîtront-ils  le  monde  &  la  fociété  ? 
Pleins  du  feul  fentiment  qui  les 
occupe ,  ils  font  dans  le  délire  ,  & 
penfent  philofopher.  Voulez -vous 
qu'ils  fâchent  obferver  ,  juger,  ré- 
fléchir?  Ils  ne  favent  rien  de  tout 
cela.  Ils  favent  aimer  j  ils  rappor- 


DE     Julie.  2j 

tent  tout  à  leur  pafîîon.  L'importan- 
ce qu'ils  donnent  à  leurs  folles  idées , 
eft-elle  moins  amufante  que  tout  l'ef- 
prit  qu'ils  pourroient  étaler  ?  Ils  par- 
lent de  tout;  ils  fe  trompent  fur  tout; 
ils  ne  font  rien  connoître  qu'eux  5 
mais  en  fe  faifant  connoître  ,  ils 
fe  font  aimer  :  leurs  erreurs  valent 
mieux  que  lefavoirdes  Sages:  leurs 
cœurs  honnêtes  portent  par-tout  , 
jufques  dans  leurs  fautes  ,  les  préju- 
gés de  la  vertu ,  toujours  confiante  & 
toujours  trahie.  Rien  ne  les  entend , 
rien  ne  leur  répond ,  tout  les  dé- 
trompe. Ils  fe  refiifent  aux  vérités 
décourageantes  :  ne  trouvant  nulle 
part  ce  qu'ils  fentent,  ils  le  replient 
fur  eux-mêmes  ;  ils  fe  détachent  du 
refte  de  l'Univers  ;  &  créant  entr'eux 
un  petit  monde  différent  du  nôtre , 
ils  y  forment  un  fpedlacle  véritable^ 
ment  nouveau. 

N.  Je  conviens  qu*un  homme  de 

B  4 


34  Préface 

vingt  ans  &  des  filles  de  dix  -  huit  ij 
ne  doivent  pas  ,  quoiqu'inflruits  , 
parler  en  Philofophes ,  même  en 
peniant  l'être.  J'avoue  encore,  & 
cette  différence  ne  m'a  pas  échappé, 
que  ces  filles  deviennent  des  femmes 
de  mérite  ,  &  ce  jeune  homme  un 
meilleur  obfervateur.  Je  ne  fais  point 
de  comparaifon  entre  le  commence- 
ment &  la  fin  de  l'ouvrage.  Les  dé- 
tails de  la  vie  domeftique  effacent 
les  fautes  du  premier  âge  :  la  charte 
époufe ,  la  femme  cenfée ,  la  digne 
mère  de  famille  font  oublier  la  cou- 
pable amante.  Mais  cela  même  eft 
un  fujet  de  critique  :  la  fin  du  re- 
cueil rend  le  commencement  d'au- 
tant plus  repréhenf^ble  i  on  diroit 
que  ce  font  deux  Livres  differens 
que  les  mêmes  perfonnes  ne  doivent 
pas  lire.  Ayant  à  montrer  des  gens 
raifonnables  ,  pourquoi  les  prendre 
avant  qu'ils  le  foient  devenus  ?  Les 
jeux    d'enfans    qui    précèdent   les 


DE     Julie.         25 

leçons  de  la  fagefle  empêchent  de 
les  attendre  ;  le  mal  fcandalife  avant 
que  le  bien  puifTe  édifier  ;  enfin  le 
Leâieur  indigné  fe  rebute  &  quitte 
le  Livre  au  moment  d'en  tirer  du 
proiit. 

R.  Je  penfe  ,  au  contraire ,  que 
la  fin  de  ce  Recueil  feroit  fuperfiue 
aux  Lecteurs  rebutés  du  commen- 
cement ,  &  que  ce  même  commen- 
cement doit  être  agréable  à  ceux 
pour  qui  la  fin  peut  être  utile.  Ainfi, 
ceux  qui  n'achèveront  pas  le  Livre, 
ne  perdront  rien ,  puifqu'il  ne  leur 
efl:  pas  propre  ;  &  ceux  qui  peuvent 
en  profiter  ne  l'auroient  pas  lu ,  s'il 
eût  commencé  plus  gravement.  Pour 
rendre  utile  ce  qu'on  veut  dire ,  il 
faut  d'abord  fe  faire  écouter  de  ceux 
qui  doivent  en  faire  ulage. 

J'ai  changé  de  moyen ,  mais  non 
pas  d'objet.  Quand  j'ai  tâché  de 
parler  aux  hommes ,  on  ne  m'a  point 
çntendu  i  peut-être  en  parlant  aux 


26         Préface 

enfans  me  ferai-je  mieux  entendre  > 
&  les  enfans  ne  goûtent  pas  mieux 
la  raifon  nue ,  que  les  remèdes  mal 
déguifés.  ./ 

Cojiall'  egrofanclul  porglamo  afperji 
Difcave  licor  gl'orli  del  vafo  ; 
Succhi  amari  ingannato  in  tanto  eièeve, 
£  daW  inganno  fuo  vlta  riceve, 

N.  J'ai  peur  que  vous  ne  vous 
trompiez  encore  >  ils  fuceront  les 
bords  du  vafe  ,  &  ne  boiront  point 
la  liqueur. 

R.  Alors  ce  ne  fera  plus  ma  fau^ 
te  ;  f  aurai  fait  de  mon  mieux  pour 
la  faire  palTer. 

Mes  jeunes  gens  font  aimables  ; 
mais  pour  les  aimer  à  trente  ans ,  il 
faut  les  avoir  connus  à  vingt.  Il  faut 
avoir  vécu  long-tems  avec  eux  pour 
s'y  plaire  ;  &  ce  n'eft  qu'après  avoir 
déploré  leurs  fautes  ,  qu'on  vient  à 
goûter  leurs  vertus.  Leurs  Lettres 


DE     Julie.         27 

n'interelTent  pas  tout  d'un  coup  ; 
mais  peu  à  peu  elles  attachent  i  oa 
ne  peut  ni  les  prendre,  ni  les  quitter. 
La  grâce  &  la  félicité  n'y  font  pas  , 
ni  la  raifon,  ni  l'efprit,  ni  l'éloquen- 
ce ;  le  fentiment  y  ed  ;  il  fe  com- 
munique au  cœur  par  degrés  ,  & , 
lui  feul  à  la  fin ,  fupplée  à  tout.  Ceft 
une  longue  romance,  dont  les  cou- 
plets pris  à  part,  n'ont  rien  qui  tou- . 
che ,  mais  dont  la  fuite  produit  à  la 
fin  fon  effet.  Voilà  ce  que  j'éprouve 
en  les  lifant  :  dites-moi  fi  vous  fen^ 
tez  la  même  chofe. 

N.  Non.  Je  conçois  pourtant  cet 
effet  par  rapport  à  vous.  Si  vous  êtes 
l'Auteur  ,  1  effet  eff  tout  fimple.  Sî 
vous  ne  l'êtes  pas ,  je  le  conçois  en- 
core. Un  homme  qui  vit  dans  le 
monde  ne  peut  s'accoutumer  aux 
idées  extravagantes ,  au  pathos  af- 
feâié  ,  au  deraifonnement  continuel 
de  vos  bonnes  gens.  Un  Solitaire 


25  Préface 

peut  les  goûter  ;  vous  en  avez  dit  la 
raifon  vous-même.  Mais  avant  que 
de  publier  ce  manufcrit,  fongez  que 
le  Public  n'efl:  pas  compofé  d'Her- 
mites.  Tout  ce  qui  pourroit  arriver 
de  plus  heureux ,  leroit  qu'on  prît 
"votre  petit  bon-homme  pour  un  Cé- 
ladon, votre  Edouard  pour  unDon- 
Quichote ,  vos  Caillettes  pour  deux 
Aftrées  ,  &  qu'on  s'en  amufât  com- 
me d'autant  de  vrais  fous.  Mais  les 
longues  folies  n'amufent  gueres  :  il 
faut  écrire  comme  Cervantes,  pour 
faire  lire  lîx  volumes  de  vifions, 

f  R.  La  raifon  qui  vous  feroit  fup- 
primer  cet  Ouvrage ,  m'encourage 
à  le  publier. 

N.  Quoi  !  la  certitude  de  n'être 
point  lu  ? 

R.  Un  peu  de  patience,  Se  vous 
allez  m'entendre. 

En  matière  de  morale,  il  n'y  a 


De     Julie.  2f 

point ,  félon  moi ,  de  ledlure  utile 
aux  gens  du  monde.  Premièrement, 
parce  que  la  multitude  des  Livres 
nouveaux  qu'ils  parcourent ,  ôc  qui 
difent  tour-à-tour  le  pour  &  le  con- 
tre ,  détruit  l'effet  de  l'un  par  l'au- 
tre, ôc  rend  le  tout  comme  non  ave- 
nu. Les  Livres  choifis  qu'on  relit  ne 
font  point  d'effet  encore  :  s'ils  fou- 
tiennent  les  maximes   du  monde , 
ils  font  fuperflus  i  &  s'ils  les  com- 
battent ,  ils  font  inutiles.  Ils  trou- 
^vent  ceux  qui  les  lifent  liés  aux  vices 
de  la  fociété,  par  des  chaînes  qu'ils 
ne  peuvent  rompre.  L'homme  du 
monde  qui  veut  remuer  un  inftant 
fon  ame  pour  la  remettre  dans  l'or- 
dre moral ,  trouvant  de  toutes  parts 
une  réfiflance  invincible  ,  eft  tou* 
jours  forcé  de  garder  ou  reprendre 
fa  première  fituation.  Je  fuis  per- 
fuadé  qu'il  y  a  peu  de  gens  bien  nés 
qui  n'ayent  fait  cet  effai ,  du  moins 
une  fois  en  leur  vie  i  mais  bientôt 


fô  Préface 

découragé  d'un  vain  effort  on  ne  le 
répète  plus ,  &  l'on  s'accoutume  à 
Regarder  la  morale  des  Livres  com- 
me un  babil  de  gens  oilîfs.  Plus  on 
s'éloigne  des  affaires,  des  grandes 
Villes  ,  des  nombreufes  fociétés , 
plus  les  obftacles  diminuent.  Il  eft 
Un  terme  où  ces  obftacles  cefTent  d'ê- 
tre invincibles,  &  c'efl:  alors  que  les 
Livres  peuvent  avoir  quelque  utili- 
té. Quand  on  vit  ifolé  ,  comme  on 
lie  Te  hâte  pas  de  lire  pour  faire  pa- 
rade de  fes  le6lures,  on  les  varie 
moins ,  on  les  médite  davantage  ; 
&  comme  elles  ne  trouvent  pas  un  fi 
grand  contre-poids  au-dehors ,  elles 
font  beaucoup  plus  d'effet  au -de- 
dans. L'ennui,  ce  fiéau  de  la  folitu- 
de  auffi-bien  que  du  grand  monde , 
force  de  recourir  aux  Livres  amu- 
fans,  feule  reffource  de  qui  vit  feul 
&  n'en  a  pas  en  lui-même.  On  lit 
beaucoup  plus  de  Romans  dans  les 
Provinces  qu'à  Paris ,  on  en  lit  plus 


DE    Julie.         51 

<3ans  les  Campagnes  que  dans  les 
Villes ,  &  ils  y  font  beaucoup  plus 
d'impreflion  :  vous  voyez  pourquoi 
cela  doit  être. 

Mais  ces  Livres  qui  pourroient 
fervir  à  la  fois  d'amufement ,  d'inf- 
trudtion,  de  confolation  au  Cam- 
pagnard, malheureux  feulement  par- 
ce qu'il  penfe  l'être,  ne  femblant  faits 
au  contraire  que  pour  le  rebuter  de 
fon  état,  en  étendant  &  fortifiant 
le  préjugé  qui  le  lui  rendméprifable» 
les  gens  du  bel  air ,  les  femmes  à 
la  mode,  les  Grands,  les  Militaires; 
voilà  les  A6leurs  de  tous  vos  Ro- 
mans. Le  rafinement  du  goût  des 
Villes ,  les  maximes  de  la  Cour, 
l'appareil  du  luxe ,  la  morale  Épicu- 
rienne ;  voilà  les  leçons  qu'ils  prê- 
chent &  les  préceptes  qu'ils  donnent. 
Le  coloris  de  leurs  faulTes  vertus  ter- 
nit l'éclat  des  véritables  ;  le  manège 
des  procédés  eft  fubftitué  aux  de- 
voirs réels  i  les  beaux  difcours  font 


§2  Préface 

dédaigner  les  belles  aâ:ions,  &  h 
fîmplicité  des  bonnes  mœurs ,  palTe 
pour  grofliereté. 

Quel  effet  produiront  de  pareils 
tableaux  fur  un  Gentilhomme  de 
campagne,  qui  voit  railler  la  fran- 
chife  avec  laquelle  il  reçoit  fes  hô- 
tes ,  &  traiter  de  brutale  orgie  la 
joie  qu'il  fait  régner  dans  fon  can- 
ton ?  Sur  fa  femme ,  qui  apprend 
que  les  foins  d'une  mère  de  famille 
font  au-delTous  des  Dames  de  fon 
rang  ?  Sur  fa  fille,  à  qui  les  airs  con- 
tournés &  le  jargon  de  la  Ville  font 
dédaigner  l'honnête  &  ruftique  voi- 
fin  qu'elle  eûtépoufé?  Tous  de  con- 
cert ne  voulant  plus  être  des  ma- 
nans ,  fe  dégoûtent  de  leur  Village  , 
abandonnent  leur  vieux  château, 
qui ,  bientôt  devient  mafure  ,  & 
vont  dans  la  Capitale  ,  où,  le  père 
avec  fa  Croix  de  Saint-Louis  ,  de 
Seigneur  qu'il  étoit ,  devient  Valet 
ou  Chevalier  d'induftrie  S  la  mère 

établie 


DE    Julie.         35 

établit  un  brelan;  la  fille  attire  les 
joueurs ,  &  fouvent  tous  trois ,  après 
avoir  mené  une  vie  infâme,  meu- 
rent de  mifere  &  déshonorés. 

Les  Auteurs ,  les  Gens  de  Let- 
tres ,  les  Philofophes  ne  ceflent  de 
crier  que  ,  pour  remplir  fes  devoirs 
de  citoyen ,  pour  fervir  fes  fembla- 
bles,  il  faut  habiter  les  grandes  Vil- 
les h  félon  eux  fuir  Paris ,  c'efl  haïr 
le  genre  humain  ;  le  peuple  de  la 
campagne  eft  nul  à  leurs  yeux  '•>  à  les 
entendre  on  croiroit  qu'il  n'y  a  des 
hommes  qu'où  il  y  a  des  p enflons , 
des  académies  &  des  dîners. 

De  proche  en  proche  la  même 
pente  entraîne  tous  les  états.  Les 
Contes  ,  les  Romans ,  les  pièces  de 
Théâtre ,  tout  tire  fur  les  Provin- 
ciaux ;  tout  tourne  en  derifion  la 
{implicite  des  mœurs  ruftiques;  tout 
prêche  les  manières  &  les  plaifirs  du 
grand  monde  :  c'eft  une  honte  de  ne 
les  pas  connoître  j  c'eft  un  malheur 

Tome  I,  C 


34  Préface 

de  ne  les  pas  goûter.  Qui  fait  de 
combien  de  iiloux  &  de  fiiles  publi- 
ques l'attrait  de  ces  plaiiîrs  imagi- 
naires peuple  Paris  de  jour  en  jour? 
Ainfi ,  les  préjugés  &  l'opinion  ren- 
forçant l'effet  des  ryflêmes  politi- 
ques, amoncelent,  entalTent  les  ha- 
bitans  de  chaque  pays  fur  quelques 
peints  du  territoire ,  laifîant  tout  le 
refte  en  friche  &  défert  :  ainfi,  pour 
faire  briller  les  Capitales ,  fe  dépeu- 
plent les  Nations  ;  &  ce  frivole  éclat 
qui  frappe  les  yeux  des  fots  ,  fait 
courir  l'Europe  à  grands  pas  vers  fa 
ruine.  Il  importe  au  bonheur  des 
hommes  ,  qu'on  tâche  d'arrêter  ce 
torrent  de  maximes  em.poifonnées. 
C'efl:  le  métier  des  Prédicateurs  de 
nous  crier  :  Soye^  bons  &  fages , 
fans  beaucoup  s'inquiéter  du  fuccès 
de  leurs  difcours  ?  le  citoyen  qui  s'en 
inquiète  ne  doit  point  nous  crier  fot- 
tement  :  J'oye^ bons;  mais  nous  faire 
aimer  l'état  qui  nous  perte  à  l'être. 


JD    E       J    U    L    I    E.  35 

N.  Un  moment  :  reprenez  halei- 
ne. J'aime  les  vues  utiles  ;  &  je  vous 
ai  fî  bien  fuivi  dans  celle-ci ,  que  je 
crois  pouvoir  pérorer  pour  vous. 

Il  efl:  clair ,  félon  votre  raifonne- 
ment ,  que  pour  donner  aux  ouvra- 
ges d'imagination,  la  feule  utilité 
qu'ils  puiîTent  avoir ,  il  faudroit  les 
diriger  vers  un  but  oppofé  à  celui 
que  leurs  Auteurs  fe  propofent  h  éloi- 
gner toutes  les  chofes  d'inflitutioni 
ramener  tout  à  la  Nature  i  donner 
aux  hommes  l'amour  d'une  vie  égale 
&  limple  ;  les  guérir  des  fantaifies 
de  l'opinion  ;  leur  rendre  le  goût  des 
vrais  plaifirs  h  leur  faire  aimer  la 
folitude  &  la  paix  ;  les  tenir  à  quel- 
ques diftances  les  uns  des  autres  '->  6c 
au  lieu  de  les  exciter  à  s'entailer  dans 
les  Villes,  les  porter  à  s'étendre  éga- 
lement fur  le  territoire  pour  le  vivi- 
fier de  toutes  parts.  Je  comprends 
encore  qu'il  ne  s'agit  pas  de  faire  des 
Daphnis ,  des  Sylvandres ,  des  Paf- 

C  :: 


3^         Préface 

teurs  d'Arcadie ,  des  Bergers  du  Lî- 
gnon,  d'illuflres  Payfans  cultivant 
leurs  champs  de  leurs  propres  mains, 
&  philofophant  fur  la  Nature,  ni 
d'autres  pareils  êtres  romanefques 
qui  ne  peuvent  exifter  que  dans  les 
Livres  ;  mais  de  montrer  aux  gens 
aifés  que  la  vie  ruftique  &  l'agricul- 
ture ont  des  plaifîrs  qu'ils  ne  favent 
pas  connoître  j  que  ces  plaifîrs  font 
moins  iniipides ,  moins  grofîlers  qu'ils 
ne  penfcnt  ;  qu'il  y  peut  régner  du 
goût ,  du  choix  ,  de  la  délicateiTe  ; 
qu'un  homme  de  mérite  qui  voudroit 
fe  retirer  à  la  campagne  avec  fa  fa- 
mille ,  &  devenir  lui-même  fon  pro- 
pre fermier,  y  pourroit  couler  une 
vie  aulu  douce  qu'au  milieu  des  amu- 
femens  des  Villes  '•>  qu'une  ménagère 
des  champs  peut  être  une  femme 
charmante,  aulîi  pleine  de  grâces  , 
&  de  grâces  plus  touchantes  que 
toutes  les  petites  maîtrefîes  i  qu'en- 
fin les  plus  doux  fentimens  du  cœur 


DE     Julie,  57 

y  peuvent  animer  une  fociété  plus 
agréable  que  le  langage  apprêté  des 
cercles ,  où  nos  rires  mordans  & 
fatyriques  font  le  trifte  fupplément 
de  la  gaieté  qu'on  n'y  connoît  plus  ? 
Eft-ce  bien  cela  ? 

R.  Ceft  cela  même-  A  quoi  j'ajou- 
terai feulement  une  réflexion.  L'on 
fe  plaint  que  les  Ptomans  troublent 
les  têtes  :  je  le  crois  bien.  En  mon- 
trant fans  celTe  à  ceux  qui  les  lii'ent, 
les  prétendus  charmes  d'un  état  qui 
n'eft  pas  le  leur  ,  ils  les  féduifent , 
ils  leur  font  prendre  leur  état  en 
dédain ,  &  en  faire  un  échange  ima- 
ginaire contre  celui  qu'on  leur  fait 
aimer.  Voulant  être  ce  qu'on  n'eli 
pas  ,  on  parvient  à  fe  croire  autre 
chofe  que  ce  qu'on  eft,  6c  voilà  com- 
ment on  devient  fou.  Si  les  P».omans 
n'offroient  à  leurs  Ledeurs  que  des 
tableaux  d'objets  qui  les  environ- 
nent, que  des  devoirs  qu'ils  peuvent 

C3 


38  Préface 

remplir  ;  que  des  plaifîrs  de  leur 
ccndiîion  ,  les  Romans  ne  les  ren- 
droient point  fous,  ils  les  rendroient 
fages.  Il  faut  que  les  écrits  faits  pour 
les  Solitaires  parlent  la  langue  des 
Solitaires  :  pour  les  inftruire ,  il  faut 
qu'ils  leur  piaifent,  qu'ils  lesinteref- 
fent  5  il  faut  qu'ils  les  attachent  à  leur 
état  en  le  leur  rendant  agréable.  Ils 
doivent  combattre  &  détruire  les 
maximes  des  grandes  fociétés  ;  ils 
doivent  les  montrer  faulTes  &  mépri- 
fables,  c'eft-à-dire,  telles  qu'elles 
font.  A  tous  ces  titres  un  Roman  , 
s'il  Cil:  bien  fait ,  au  moins  s'il  eft 
utile,  doit  être  iiitlé,  haï,  décrié 
par  les  gens  à  la  mode ,  comme  un 
Livre  plat ^  extravagant,  ridicule; 
61  voilà ,  Monfieur ,  comment  la 
folie  du  monde  efi:  fagefle. 

N.  Votre  conclufion  fe  tire  d'elle- 
même.  On  ne  peut  mieux  prévoir 
fa  chute  ,  ni  s'apprêter  à  tomber 


DE     Julie.  39 

pîu«;  fièrement.  Il  me  refîe  une  feule 
difl^culté.  Les  Provinciaux  ,  vous 
le  Tavez  ,  ne  lifent  que  iur  notre  pa- 
role :  il  ne  leur  parvient  que  ce  que 
nous  leur  envoyons.  Un  Livre  des- 
tiné pour  les  Solitaires,  eft  d'abord 
jugé  par  les  gens  du  nvonde  j  fi 
ceux-ci  le  reburent,  les  autres  ne 
le  lifent  point.   R.épondez. 

R.  I>a  répcnfe  eft  facile-  Vous 
parlez  des  beaux-efprits  de  Provin- 
ce i  &  moi  je  parle  des  vrais  Cam- 
pagnards. Vous  avez,  vous  autres 
qui  brillez  dans  la  Capitale  ,  des 
préjugés  dont  il  faut  vous  guérir  : 
vous  croyez  donner  le  ton  à  toute 
la  France  ,  Se  les  trois  quarts  de 
la  France  ne  favent  pas  que  vous 
exiftez.  Les  Livres  qui  tombent  à 
Paris ,  font  la  fortune  des  Libraires 
de  Province. 

N.  Pourquoi  voulez-vous  les  en- 
richir aux  dépens  des  nôtres .? 

G  ^ 


40  Préface 

R.  Raillez.  Moi  ,  je  perfife 
Quand  on  afpire  à  la  gloire,  il  faut 
fe  faire  lire  à  Paris  ;  quand  on  veut 
être  utile  ,  il  faut  le  faire  lire  en 
Province.  Combien  d'honnêtes  gens 
pafTent  leur  vie  dans  des  Campa- 
gnes éloignées  à  cultiver  le  patri- 
moine de  leurs  pères ,  où  ils  fe  re- 
gardent comme  exilés  par  une  for- 
tune étroite  ?  Durant  les  longues 
nuits  d'hiver ,  dépourvus  de  focié- 
tés  ,  ils  emplcyent  la  foirée  à  Hre 
au  coin  de  leur  feu  les  Livres  amu- 
fans  qui  leur  tombent  fous  la  main. 
Dans  leur  fimphcité  groiTiere,  ils  ne 
fe  piquent  ni  de  littérature ,  ni  de 
bel-efprit  h  ils  lifent  pour  fe  défen- 
nuyer  ,  &  non  pour  s'inflruire  ;  les 
Livres  de  morale  &  de  philofophie 
font  pour  eux  comme  n'exiilant  pas  : 
on  en  feroit  en  vain  pour  leur  ufage  i 
ils  ne  leur  parviendroient  jamais. 
Cependant ,  loin  de  leur  rien  offrir 
de  convenable  à  leur  fituaticn ,  vos 


DE     Julie.        41 

Romans  ne  fervent  qu'à  la  leur  ren- 
dre encore  plus  amere.  Ils  changent 
leur  retraite  en  un  défert  affreux, 
&  pour  quelques  heures  de  diffrac- 
tion qu'ils  leur  donnent ,  ils  leur 
préparent  des  mois  de  mai-aife  &  de 
vains  regrets.  Pourquoi  n'oferois-je 
fuppofer  que ,  par  quelque  heureux 
hazard,  ce  Livre,  comme  tant  d'au- 
tres plus  mauvais  encore  ,  pourra 
tomber  dans  les  mains  de  ces  Habi- 
tans  des  champs ,  &  que  l'image  des 
plaifirs  d'un  état  tout  femblable  au 
leur ,  le  leur  rendra  plus  fupporta- 
bîe  ?  J'aime  à  me  figurer  deux  époux 
lifant  ce  Recueil  enfemble  ,  y  pui- 
fant  un  nouveau  courage  pour  fup- 
porter  leurs  travaux  communs,  & 
peut-être  de  nouvelles  vues  pour  les 
rendre  utiles.  Comment  pourroient- 
ils  y  contempler  le  tableau  d'un  mé- 
nage heureux,  fans  vouloir  imiter 
un  fi  doux  modèle  ?  Comment  s'at- 
tendriront-iis  fur  le  charme  de  l'U" 


42  Préface 

nion  con'ugale ,  même  privé  de  ce- 
lui de  l'Amour ,  fans  que  la  leur  fe 
refîerre  &  s'afFermifie  ?  En  quittant 
leur  leâiure,  ils  ne  feront  ni  attriftés 
de  leur  état ,  ni  rebutés  de  leurs  foins. 
Au  contraire  ,  tout  femblera  pren- 
dre autour  d'eux  une  face  plus  riante; 
leurs  devoirs  s'ennobliront  à  leurs 
yeux;  ils  reprendront  le  goût  des 
plaifirs  de  la  Nature  :  fes  vrais  fen- 
timens  renaîtront  dans  leurs  cœurs, 
&  en  voyant  le  bonheur  à  leur  por- 
tée ,  ils  apprendront  à  le  goûter. 
Ils  rempliront  les  mêmes  fonélions; 
mais  ils  les  rempliront  avec  une  au- 
tre ame ,  &  feront,  en  vrais  Patriar- 
ches, ce  qu'ils  faifoient  en  Payfans. 

N.  Jufqu'ici  tout  va  fort  bien. 
Les  maris ,  les  femmes ,  les  mères 

de  famille Mais  les  filles;  n'en 

dites-vous  rien? 

R.  Non.  Une  honnête  fille  ne  lit 
point  de  Livres  d'amour.  Que  celle 


DE     Julie.         45 

qui  lira  celui-ci ,  maigre  Ton  titre  , 
ne  fe  plaigne  point  du  mal  qu'il  lui 
aura  fait  :  elle  ment.  Le  mal  étoit 
fait  d'avance  i  elle  n'a  plus  rien  à 
rifquer. 

N.  A  merveille  !  Auteurs  eroti- 
ques venez  à  l'école  :  vous  voilà  tous 
juftifîés. 

R.  Oui ,  s'ils  le  font  par  leur  pro^ 
pre  cœur  &  par  Fobjet  de  leurs  écrits. 

N.  L'êtes -vous  aux  mêmes  con* 
ditions  ? 

R.  Je  fuis  trop  fier  pour  répon- 
dre à  cela  ;  mais  Julie  s'étoit  fait 
une  règle  pour  juger  les  Livres  : 
fi  vous  la  trouvez  bonne ,  fervez- 
vous-en  pour  juger  celui-ci. 

On  a  voulu  rendre  la  lecture  des 
Romans  utile  à  la  jeunefle.  Je  ne 
connois  point  de  projet  plus  infen- 
fé.  Ceft  commencer  par  mettre  le 


44  Préface 

feu  à  la  maifon  pour  faire  jouer  les 
pompes.  D'après  cette  folle  idée, 
au  lieu  de  diriger  vers  fon  objet  la 
morale  de  ces  fortes  d'ouvrages ,  on 
adrefTe  toujours  cette  morale  aux 
jeunes  iîiles  ('*' )  5  fans  fonger  que 
les  jeunes  filles  n'ont  point  de  part 
aux  défordres  dont  on  fe  plaint.  En 
général,  leur  conduite  eft  régulière, 
quoique  leurs  cœurs  foient  corrom- 
pus. Elles  obéifTent  à  leurs  mères  en 
attendant  qu'elles  puiflent  les  imi- 
ter. Quand  les  femmes  feront  leur 
devoir,  foyez  fur  que  les  filles  ne 
manqueront  point  au  leur. 

N.  L'obfervation  vous  eft  con- 
traire en  ce  point.  Il  femble  qu'il 
faut  toujours  au  fexe  un  tems  de  li- 
bertinage, ou  dans  un  état ,  ou  dans 
l'autre.  Ceft  un  mauvais  levain  qui 


(*)  Ceci  ne  regarde  que  les  modernes 
Romans  Anglois. 


D    E      J   IT   L   I   E.  45 

fermente  tôt  ou  tard.  Chez  les  peu- 
ples qui  ont  des  mœurs,  les  iiiles 
font  faciles  &  les  femmes  féveres  : 
c'eft  le  contraire  chez  ceux  qui  n'en 
ont  pas.  Les  premiers  n'ont  égard 
qu'au  délit ,  &  les  autres  qu'au  fcan- 
dale.  Il  ne  s'agit  que  d'être  à  l'abri 
des  preuves  i  le  crime  efl  compté 
pour  rien. 

R.  Al'envifagerpar  fes  fuites  on 
n'en  jugeroit  pas  ainfi.  Mais  foyons 
juftes  envers  les  femmes  '-,  la  caufe 
de  leur  défordre  eft  moins  en  elles 
que  dans  nos  mauvaifes  inflitutions. 

Depuis  que  tous  les  fentimens  de 
la  Nature  font  étouffés  par  l'extrê- 
me inégalité  ,  c'efi:  de  l'inique  àei- 
potifme  des  pères  que  viennent  les 
vices  &  les  malheurs  des  enfans  ; 
c'eft  dans  des  nœuds  forcés  Ôc  mal 
aiTortis ,  que,  victimes  de  l'avarice 
ou  de  la  vanité  des  parens,  déjeu- 
nes femmes  effacent,  par  un  défor- 


#• 


4^  Préface 

dre  dont  elles  font  gloire,  le  fcan-^ 
dale  de  leur  première  honnêteté. 
Voulez-vous  donc  remédier  au  mal  : 
remontez  à  fa  fource.  S'il  y  a  quel- 
que réforme  à  tenter  dans  les  mœurs 
publiques ,  c'eft  par  les  mœurs  do- 
meftiques  qu'elle  doit  commencer  , 
&  cela  dépend  abfolument  des  pères 
&  mères.  Mais  ce  n'eft  point  ainfi 
qu'on  dirige  les  inflrudlions  j  vos  lâ- 
ches Auteurs  ne  prêchent  jamais  que 
ceux  qu'on  opprime  ;  &  la  morale 
des  Livres  fera  toujours  vaine ,  par- 
ce qu'elle  n'eft  que  l'art  de  faire  fa 
cour  au  plus  fort. 

N.  AlTurément  la  vôtre  n'eft  pas 
fervile  ;  mais  à  force  d'être  libre, 
ne  l'eft-elle  point  trop  ?  Elt-ce  aflez 
qu'elle  aille  à  la  fource  du  mal  ?  Ne 
craignez- vous  point  qu'elle  en  faiïe  ? 

R.  Bu  mal  ?  A  qui  ?  Dans  des 
tems  d'épidémie  &  de  contagion, 
quand  tout  eft  atteint  dès  l'enfance , 


DE     Julie.  47 

faut-il  empêcher  le  débit  des  dro- 
gues bonnes  aux  malades ,  fous  pré- 
texte qu'elles  pourroient  nuire  aux 
gens  fains  ?  Moniieur ,  nous  penfons 
fi  différemment  fur  ce  point ,  que , 
fî  l'on  pouvoit  efperer  quelque  lue- 
ces  pour  ces  Lettres ,  je  fuis  très-per- 
fuadé  qu'elles  feroient  plus  de  bien 
qu'un  meilleur  Livre. 

N.  Il  eft  vrai  que  vous  avez  une 
excellente  Prêcheufe.  Je  fuis  char- 
ir.é  de  vous  voir  racommodé  avec 
les  femmes  :  j'étois  fâché  que  vous 
leur  défendiffiez  de  nous  faire  des 
fermons  (^). 

R.  Vous  êtes  prelFant  ;  il  faut  me 
taire  :  je  ne  fuis  ni  affez  fou,  ni  affez 
fage  pour  avoir  toujours  raiibn. 
Laiffons  cet  os  à  ronger  à  la  critique. 

N.  Bénignement  :  de  peur  qu'elle 

(*)  Voyez  la  Lettre  de  M.  d'Aîemhert 
fur  les  Spedacies,  p.  81  ,  première  Edition. 


48  Préface 

n'en  manque.  Mais  n'eût  -  on  fur 
tout  le  refte  rien  à  dire  à  tout  autre, 
comment  palier  au  févere  Cenfeur 
des  Tpedlacles,  les  fituations  vives 
&  les  fentimens  pafîionnés  dont  tout 
ce  Recueil  ell  rempli  ?  Montrez-moi 
une  fcène  de  Théâtre  qui  forme  un 
tableau  pareil  à  ceux  du  bofquet  de 
Clarens  (  ^  )  &  du  cabinet  de  toilet- 
te ?  Relifez  la  Lettre  fur  les  Spèfta- 

cles  i  relifez  ce  Recueil Soyez 

conféquent ,  eu  quittez  vos  princi- 
pes   Que  vouiez  -  vous  qu'on 

penfe  ? 

R.  Je  veux  ,  Monfîeur ,  qu'un 
Critique  foit  conféquent  lui-même , 
&  qu'il  ne  juge  qu'après  avoir  exa- 
miné. Relifez  mieux  l'écrit  que  vous 
venez  de  citer  ;  relifez  aufii  la  Pré- 
face de  Narciffe ,  vous  y  verrez  la 
réponfe  à  l'inconféquence  que  vous 
me  reprochez.  Les  étourdis  qui  pré- 

(=<")  On  prononce  Claran» 

tendent 


DE     Julie,         49 

tendent  en  trouver  dans  le  Devin 
du  Village,  en  trouveront  fans  dou- 
te bien  plus  ici.  Ils  feront  leur  mé- 
tier :  mais  vous. . . . 

N.  Je  me  rappelle  deux  pafla- 
ges  (*).....  Vous  eftimez  peu  vos 
contemporains. 

R.  Monfîeur,  je  fuis  âufÏÏ  leur* 
contemporain  !  O  i  que  ne  fuis  -je  né 
dans  un  fiecle  où  je  duffe  jetter  ce 
Recueil  au  feu  » 

N.  Vous  outrez ,  à  votre  ordi- 
naire ;  mais  jiifqu'à  certain  point,  vos 
maximes  font  afiez  juftes.  Par  exem- 
ple ,  fi  votre  Heloïfe  eût  été  tou- 
jours fage,  elle  inftruiroit  beaucoup 
moins  j  car  à  qui  ferviroit  -  elle  de 
modèle  ?  Cefl  dans  les  fiecles  les 
plus  dépravés  qu'on  aime  les  leçons 
de  la  morale  la  plus  parfaite.  Cel^ 


(*)  Préface  de  Narciffe  ,  pag.  z8  &  jiy 
Lettre  à  M.  d'AlQmhQn,  pag.  nj ,  114. 
Tome  L  D 


50  Préface 

difpenfe  de  les  pratiquer  i  &  l'on 
contente  à  peu  de  fraix,  par  une 
ledure  oilive ,  un  refte  de  goût  pour 
la  vertu. 

R.  Sublimes  Auteurs ,  rabaiflez 
un  peu  vos  modèles  ,  fi  vous  vou- 
lez qu'on  cherche  à  les  imiter.  A 
qui  vantez-vous  la  pureté  qu'on  n'a 
point  fouillée  ?  Eh  !  parle7-nous  de 
celle  qu'on  peut  recouvrer  i  peut- 
être  au  moins  quelqu'un  pourra  vou& 
entendre. 

N.  Votre  jeune  homme  a  déjà 
fait  ces  réflexions  :  mais  n'importe  i 
on  ne  vous  fera  pas  moins  un  crime 
d'avoir  dit  ce  qu'on  fait ,  pour  mon- 
trer enfuite  ce  qu'on  devroit  faire^ 
Sans  compter ,  qu'infpirer  l'amour 
aux  filles  &  la  réferve  aux  femmes  , 
c'efl:  renverfer  Tordre  établi ,  &  ra- 
mener toute  cette  petite  morale  que 
laPhilofophie  aprôfcrite.  Quoique 
vous  en  piùfliez  dire ,  l'amour  dans 


DE     Julie.  51 

les  filles  eu  indécent  &  fcandaleux, 
&  il  n'y  a  qu'un  mari  qui  puiffe  au- 
torifer  un  amant.  Quelle  étrange 
maUadrefTe  que  d'être  indulgent 
pour  des  filles ,  qui  ne  doivent  point 
vous  lire ,  &  févere  pour  les  fem- 
mes qui  vous  jugeront  !  Croyez-moi , 
fî  vous  avez  peur  de  réulîir,  tran- 
quillifez  -  vous  :  vos  mefures  font 
trop  bien  prifes  pour  vous  laiffer 
craindre  un  pareil  affront.  Quoi  qu'il 
en  foit ,  je  vous  garderai  le  fecret  ; 
ne  foyez  imprudent  qu'à  demi.  Si 
vous  croyez  donner  un  Livre  utile, 
à  la  bonne  heure  i  mais  gardez-vous 
de  l'avouer. 

R.  De  l'avouer ,  Monfieur  ?  Un 
honnête  homme  fe  cache-t-il  quand 
il  parle  au  Public  ?  Ofe-t-il  impri- 
mer ce  qu'il  n'oferoit  reconnoître  ? 
Je  fuis  l'Editeur  de  ce  Livre  ,  &  je 
m'y  nommerai  comme  Editeur. 

N.  Vous  vousy  nommerez?  Vous? 

D  z 


52  Préface 

R.  Moi-même. 

N.  Quoi  !  Vous  y  mettrez  votre 
nom? 

R.  Oui ,  Monfîeur. 

N.  Votre  vrai  nom  ?  Jean-Jac^ 
ques  ROUSSE AU^  en  toutes 
lettres  ? 

R.  Jean-Jacques  Koujfeau ,  en 
toutes  lettres. 

N.  Vous  n'y  penfez  pas  !  Que 
dira-t-on  de  vous  ? 

R.  Ce  qu'on  voudra.  Je  me  nom^ 
me  à  la  tête  de  ce  Recueil ,  non 
pour  me  l'approprier  ;  mais  pour  en 
répondre.  S'il  y  a  du  mal,  qu'on 
me  l'impute  ;  s'il  y  a  du  bien ,  je 
n'entends  point  m'en  faire  honneur. 
Si  l'on  trouve  le  Livre  mauvais  en 
lui-même,  c'eft  une  raifon  de  plus 
pour  y  mettre  mon  nom.  Je  ne  veux 
pas  paiïer  pour  meilleur  que  j  e  ne  fuis» 


DE     Julie.  55 

N.  Etes-vous  content  de  cette 
réponfe  ? 

R.  Oui ,  dans  des  tems  où  il  n'eft 
poflible  à  perfonne  d'être  bon. 

N.  Et  les  belles  âmes ,  les  ou- 
bliez-vous ? 

R.  La  Nature  les  fît ,  vos  inlli- 
tutions  les  gâtent. 

N.  A  la  tête  d'un  Livre  d'amour 
on  lira  ces  mots  :  Par  J.  J.  RouJ^ 
feau  J  Citoyen  de  Genève  ! 

R.  Citoyen  de  Genève  ?  Non  pas 
cela.  Je  ne  profane  point  le  nom 
de  ma  patrie  j  je  ne  le  mets  qu'aux 
écrits  que  je  crois  lui  pouvoir  faire 
honneur. 

N.  Vous  portez  vou'^.-même  un 
nom  qui  n'eft  pas  fans  honneur  ,  & 
vous  avez  aufli  quelque  chofe  à  per- 
dre. Vous  donnez  un  Livre  foible 
&  plat  qui  vous  fera  tort.  Je  vou- 

D  5 


54  Préface, 

drois  vous  en  empêcher;  mais  fi  vous 
en  faites  la  fottife ,  j'approuve  que 
vous  la  faffiez  hautement  &  fran- 
chement. Cela,  du  moins,  fera  dans 
votre  caraftere.  Mais  à  propos  met» 
trez-vous  aufïï  votre  devile  à  ce 
Livre? 

R.  Mon  Libraire  m'a  déjà  fait 
cette  plaifanterie ,  &  je  l'ai  trouvée 
fî  bonne ,  que  j'ai  promis  de  lui  en 
faire  honneur.  Non,Monfieur,  je 
ne  mettrai  point  ma  devife  à  ce  Li- 
vre '■)  mais  je  ne  la  quitterai  pas  pour 
cela ,  &  je  m'eifraye  moins  que  ja- 
mais de  l'avoir  prife.  Souvenez-vous 
que  je  fongeois  à  faire  imprimer  ces 
Lettres  quand  j'écrivois  contre  les 
Spt6lacles ,  &  que  le  foin  d'excufer 
un  de  ces  Ecrits  ne  m'a  point  fait 
altérer  la  vérité  dans  l'autre.  Je  me 
fuis  accufé  d'avance  plus  fortement 
peut-  être  que  perfonne  ne  m'accu- 
fera.  Celui  qui  préfère  la  vérité  à  fa 


DE     Julie.  55 

gloire  peut  efperer  de  la  préférer  à 
fa  vie.  Vous  voulez  qu'on  foit  tou^ 
jours  conféquent ,  je  doute  que  cela 
foit  poflible  à  l'homme  h  mais  ce  qui 
lui  eft  poffible  eft  d'être  toujours 
vrai  :  voilà  ce  que  je  veux  tâcher 
d'être. 

N.  Quand  je  vous  demande  fi 
vous  êtes  l'Auteur  de  ces  Lettres , 
pourquoi  donc  éludez  -  vous  m^ 
queftion  ? 

R.  Pour  cela  même  que  je  ne 
veux  pas  dire  un  menfonge. 

N.  Mais  vous  refufez  auiîî  de 
dire  la  vérité  ? 

R.  C'eft  encore  lui  rendre  hon* 
neur  que  de  déclarer  qu'on  la  veut 
taire  :  vous  auriez  meilleur  marché 
d'un  homme  qui  voudroit  mentir. 
D'ailleurs  les  gens  de  goût  fe  trom- 
pent-ils fur  la  plume  des  Auteurs  I 
Comment  ofez-vous  faire  une  quef* 

P  4 


^S  Préface 

tion  que  c'eft  à  vous  de  réfoudrel 

N.  Je  la  réfoudrois  bien  pour 
quelques  Lettres  i  elles  font  certai- 
nement de  vous  5  mais  je  ne  vous 
reconnois  plus  dans  les  autres ,  & 
je  doute  qu'on  fe  puilTe  contrefaire 
à  ce  point.  La  Nature ,  qui  n'a  pas 
peur  qu'on  la  méconnoifie,  change 
fouvent  d'apparence ,  &  fouvent 
Tart  fe  décelé  en  voulant  être  plus 
naturel  qu'elle  :  c'eft  le  Grogneur  de 
la  Fable  qui  rend  la  voix  de  l'ani- 
mal mieux  que  l'animal  même.  Ce 
Recueil  eft  plein  de  chofes  d'une 
mal-adrefTe  que  le  dernier  barbouil- 
leur eût  évitée.  Les  déclamations , 
les  répétitions  ,  les  contradi6lions  , 
les  éternelles  rabâcheries  i  où  eft 
l'homme  capable  de  mieux  faire  , 
qui  pourroit  fe  réfoudre  à  faire  fi 
mal  ?  Où  efl:  celui  qui  auroit  laifîé 
la  choquante  propofition  que  ce  fou 
4'£douard  fait  à  Julie  i  Où  eft  celui 


DE     Julie,  57 

qui  n'auroit  pas  corrigé  le  ridicule 
du  petit  bon-homme ,  qui ,  voulant 
toujours  mourir  ,  a  foin  d'en  avertir 
tout  le  monde  ,  &  finit  par  fe  porter 
toujours  bien  ?  Où  efl:  celui  qui  n'eût 
pas  commencé  par  fe  dire  :  Il  faut 
marquer  avec  foin  les  caradleres  5 
il  faut  exadlement  varier  les  flyles  ? 
Infailliblement ,  avec  ce  projet ,  il 
auroit  mieux  fait  que  la  Nature. 

J'obferve  que  dans  une  fociété 
très  -  intime  ,  les  ftyles  fe  rappro- 
chent ainfi  que  les  caraéleres  ,  & 
que  les  amis  ,  confondant  leurs 
âmes ,  confondent  auffi  leurs  ma- 
nières de  penfer  ,  de  fentir  ,  & 
de  dire.  Cette  Julie,  telle  qu'elle 
efl: ,  doit  être  une  créature  enchan- 
terefle  h  tout  ce  qui  l'approche  doit 
lui  reiïembler;  tout  doit  devenir  Ju^ 
lie  autour  d'elle;  tous  fes  amis  ne 
doivent  avoir  qu'un  ton  ;  mais  ces 
chofes  fe  fentent ,  &  ne  s'imaginent 
pas.   Quand  elles  s'imagineroient  , 


58  PPvÉFACE 

l'Inventeur  n'oferoit  les  mettre  en 
pratique.  Il  ne  lui  faut  que  des  traits 
qui  frappent  la  multitude  ;  ce  qui 
redevient  lîmple  à  force  de  £nefie  , 
ne  lui  convient  plus.  Or ,  c'eft-là 
qu'efl  le  fceau  de  la  vérité  ;  c'eft-là 
qu'un  oeil  attentifcherche&  retrou- 
ve la  Nature. 

R.  Hé  bien!  vous  concluez  donc? 

N.  Je  ne  conclus  pas  ;  je  doute, 
ôc  je  ne  faurois  vous  dire  combien 
ce  doute  m'a  tourmenté  durant  la 
ledlure  de  ces  lettres.  Certainement, 
fi  tout  cela  n'efi:  que  fiélion,  vous 
avez  fait  un  mauvais  livre  :  mais  di- 
tes que  ces  deux  femmes  ont  exiftéi 
&  je  relis  ce  Recueil  tous  les  ans , 
jufqu'à  la  iîn  de  ma  vie. 

R.  Eh»  qu'importe  qu'elles  aient 
exifté?  Vous  les  chercheriez  en  vain 
fur  la  terre.   Elles  ne  font  plus» 


DE       J   U   L  î    E.  59 

N.  Elles  ne  font  plus  ?  Elles  fu- 
rent donc? 

R.  Cette  conclufîon  eil:  condi- 
tionnelle :  fi  elles  furent ,  elles  ne 
font  plus. 

N.  Entre  nous ,  convenez  que 
ces  petites  fubtilités  font  plus  déterr 
minantes  qu'embarraiïantes. 

R.  Elles  font  ce  que  vous  les  for- 
cez d'être ,  pour  ne  point  me  trahir 
ni  mentir. 

N.  Ma  foi ,  vous  aurez  beau  faire , 
on  vous  devinera  malgré  vous.  Ne 
voyez- vous  pas  que  votre  épigraphe 
feule  dit  tout  ? 

R.  Je  vois  qu'elle  ne  dit  rien  fur 
le  fait  en  queftion  :  car  qui  peut  fa- 
voir  fi  j'ai  trouvé  cette  épigraphe 
dans  le  manufcrit,  ou  fi  c'eft  moi  qui 
l'y  ai  mife  ?  Qui  peut  dire ,  fi  je  ne 
fuis  point  dans  le  même  doute  où 


^o  Préface 

vous  êtes  ?  Si  tout  cet  air  de  myflere 
n'efi:  pas  peut-être  une  feinte  pour 
vous  cacher  ma  propre  ignorance 
fur  ce  que  vous  voulez  favoir  ? 

N.  Mais  enfin  ,  vous  connoiflez 
îes  lieux  ?  Vous  avez  été  à  Vevai  5 
dans  le  pays  de  Vaud  ? 

R.  Plufîeurs  fois  ;  &  je  vous  dé- 
clare que  je  n'y  ai  point  oui  parler 
du  Baron  d'Etange  ni  de  fa  fille. 
Le  nom  de  M.  de  Wolmar  n'y  eft 
pas  même  connu.  J'ai  été  à  Clarens  : 
je  n'y  ai  rien  vu  de  femblable  à  la 
maifon  décrire  dans  ces  Lettres.  J'y 
ai  palTé  ,  revenant  d'Italie ,  l'année 
même  de  l'événement  funefle  ,  & 
l'on  n'y  pleuroit  ni  Julie  de  '^ol- 
mar  ,  ni  rien  qui  lui  refîemblât  , 
que  je  fâche.  Enfin ,  autant  que  je 
puis  me  rappeller  la  fituation  du 
pays  ,  j'ai  remarqué  dans  ces  Let- 
tres ,  des  tranfpofitions  de  lieux  & 
des  erreurs  de  topographie  >    foie 


DE       J   IT   L   I    E.  6l 

que  l'Auteur  n'en  fût  pas  davanta- 
ge ;  foit  qu'il  voulût  dépayfer  Tes 
Ledleurs.  Cefl-là  tout  ce  que  vous 
apprendrez  de  moi  fur  ce  point,  & 
foyez  fur  que  d'autres  ne  m'arrache- 
ront pas  ce  que  j'aurai  refufé  de 
vous  dire. 

N.  Tout  le  monde  aura  la  même 
curiofité  que  moi.  Si  vous  publiez 
cet  Ouvrage ,  dites  donc  au  Public 
ce  que  vous  m'avez  dit.  Faites  plus, 
écrivez  cette  converfation  pour  tou- 
te Préface  :  les  éclaircifïemens  né- 
ceflaires  y  font  tous. 

R.  Vous  avez  raifon  :  elle  vaut 
îaiieux  que  ce  que  j'aurois  dit  de 
mon  chef.  Au  refte  ces  fortes  d'a- 
pologies ne  réuffifîent  gueres. 

N.  Non  ,  quand  on  voit  que 
l'Auteur  s'y  ménage  ;  mais  j'ai  pris 
foin  qu'on  ne  trouvât  pas  ce  défaut 
dans  celle  -  ci.   Seulement ,  je  vous 


Ê2     Préface  de  Julie» 

confeille  d'en  tranfpofer  les  rôles. 
Feignez  que  c'eft  moi  qui  vous  prefTe 
de  publier  ce  Recueil ,  &  que  vous 
vous  en  défendez.  Donnez-vous  les 
objeétions  ,  &  à  moi  les  réponfes. 
Cela  fera  plus  modefte ,  &  fera  un 
meilleur  effet. 

R.  Cela  fera-t-il  aufïî  dans  le  ca- 
raftere  dont  vous  m'avez  loué  ci-= 
devant? 

N.  Non,  jevoustendois  un  piège* 
Laifîez  les  chofes  comme  elles  font. 


*^|  -^m  K 


LETTRES 

DE  DEUX  AMANS , 

H  ABIT  ANS  D'UNE  PETITE  VILLE 
AU  pi£D   DES  Alpes, 


LETTRE   PREMIERE. 

A      J    U   X    I   E. 

Son  Maître  d'études  ^  devenu  amou-» 
reux  d'elle  ,  lui  témoigne  les  fen- 
timens  les  plus  tendres.  Il  lui 
reproche  le  ton  de  cérémonie  en 
particulier  ^  &'  le  ton  familier 
devant  tout  le  monde, 

L  faut  vous  fuir,  Mademoifelle, 

je  le  fens  bien  ;    j'aurois  dû 

beaucoup  moins  attendre  ,  ou 

plutôt  il  falloit  ne  vous  voir 

jamais.    Mais    que  faire   aujourd'hui  f 


^4      La  Nouvelle 

Comment  m'y  prendre  ?  Vous  m'avez 
promis  de  l'amitié  ;  voyez  mes  perple- 
xités, 6c  confeillez-moi. 

Vous  favez  que  je  ne  fuis  entré  dans 
votre  maifon  que  fur  l'invitation  de  Ma- 
dame votre  mère.  Sachant  que  j'avois 
cultivé  quelques  talens  agréables ,  elle  a 
cru  qu'ils  ne  feroient  pas  inutiles ,  dans 
un  lieu  dépourvu  de  maîtres ,  à  l'éduca- 
tion d'une  fille  qu'elle  adore.  Fier  ,  à 
mon  tour ,  d'orner  de  quelques  fleurs  un 
fi  beau  naturel  ,  j'ofai  me  charger  de  ce 
dangereux  foin  fans  en  prévoir  le  péril  , 
ou  du  moins  fans  le  redouter.  Je  ne  vous 
dirai  point  que  je  commence  à  payer  le 
prix  de  ma  témérité  :  j'efpere  que  je  ne 
m'oublierai  jamais  jufqu'à  vous  tenir  des 
difcours  qu'il  ne  vous  convient  pas  d'en- 
tendre ,  ôc  manquer  au  refped  que  je 
dois  à  vos  mœurs ,  encore  plus  qu'à  votre 
naiflance  &  à  vos  charmes.  Si  je  fouffre  , 
j'ai  du  moins  la  confolation  de  foufTrir 
feul  ;  &  je  ne  voudrois  pas  d'un  bonheur 
qui  pût  coûter  au  vôtre. 

Cependant  je  vous  vois  tous  les  jours  ^ 
&  je  m'apperçois  que ,  fans  y  fonger ,  vous 
aggravez  innocemment  des  maux  que 
vous  ne  pouvez  plaindre,  &  que  vous  de- 
vez ignorer.  Je  fais,  il  ell  vrai,  le  parti 

que 


H   E    L    O   ï    s    E,  ^5 

que  dide  en  pareil  cas  la  prudence  au 
défaut  de  l'cfpoir  ;  &  je  me  lerois  efforcé 
de  le  prendre  ,  fi  je  pouvois  accorder  en 
cette  occafion  la  prudence  avec  l'honnê- 
teté ;  mais  comment  m.e  recirer  décem- 
ment d'une  maifon ,  dont  la  maîtreiïe 
elle-même  m'a  offert  l'entrée  ,  où  elle 
m'accable  de  bontés ,  où  elle  me  croit  de 
quelque  utilité  à  ce  qu'elle  a  de  plus  cher 
au  monde  ?  Comment  fruftrer  cette  ten- 
dre mère  du  plaifir  de  furprendre  un  jour 
fon  époux  par  vos  progrès  dans  des  étu- 
des qu'elle  lui  cache  à  ce  deffein?  Faut-il 
quitter  impoliment  fans  lui  rien  dire? 
Faut  il  lui  déclarer  le  fujet  de  ma  re- 
traite? &  cet  aveu  même  ne  l'offenfera- 
t-il  pas  de  la  part  d'un  homme  dont  la 
naiiïance  &  la  fortune  ne  peuvent  lui 
permettre  d'afpirer  à  vous  ? 

Je  ne  vois  ,  Mademoifelle  ,  qu'un 
moyen  de  fortir  de  l'embarras  où  je  fuis; 
c'efî  que  la  main  qui  m'y  plonge  m'ea 
retire  ,  que  ma  peine  ,  ainfi  que  ma 
faute  ,  me  vienne  de  vous  ,  &  qu'au 
moins  par  pitié  pour  moi,  vous  daigniez 
m'interdire  votre  préfence.  Montrez  ma 
lettre  à  vos  parens  ;  faites-moi  refufer 
votre  porte  ;  chaflez-moi  comme  il  vous 
plaira  ;    je  puis  tout  endurer  de  vous  ; 

Tome  I,  E 


€6      La  Nouvelle 

je  ne  puis  vous  fuir  de  moi  -  même.* 
Vous,  me  chaiïer  \  moi ,  vous  fuir  !  Se 
pourquoi  r  Pourquoi  donc  efl-ce  un  crime 
d'être  fenfible  au  mérite ,  6c  d'aimer  ce 
qu'il  faut  qu'on  honore?  Non,  telle  Julie; 
vos  attraits  avoient  ébloui  mes  yeux  ;  ja- 
mais ils  n'euffenc  égaré  mon  cœur,  fans 
l'attrait  plus  puiiîanc  qui  les  anime.  C'eft 
cette  union  touchaxnrc  d'une  fenfibiliré  fi 
vive  Se  d'une  inaltérable  douceur  ;  c'eft 
cette  pitié  (î  tendre  à  tous  les  maux  d'au- 
trui  ;  c'efi:  cet  efprit  juile  &  ce  goût  ex- 
quis qui  tirent  leur  pureté  de  celle  de 
Tame  ;  ce  font  ,  en  un  mot ,  les  charmes 
des  fentimens  bien  plus  que  ceux  de  la 
rerfonne  ,  que  j'adore  en  vous.  Je  con- 
fens  qu'on  vous  puifTe  imaginer  plus  belle 
encore  ;  mais  plus  aimable  &  plus  digne 
du  cœur  d'un  honnête  homme  ;  non , 
Julie ,  il  n'eil;  pas  poilible. 

J'ofe  me  fiatter  quelquefois  que  le  ciel 
a  m.is  une  conform.ité  fecrete  entre  nos 
afledlions ,  ainfi  qu'entre  nos  goûts  Se  nos 
âges.  Si  jeunes  encore,  rien  n'altère  en 
nous  les  penchans  de  la  nature,  &  toutes 
ros  inclinations  femblent  fe  rapporter. 
Avant  que  d'avoir  pris  les  uniformes  pré- 
jugésdu  monde ,  nousavonsdes  manières 
uniformes  de  fentir  ce  de  voir  ,   Ôc  pour. 


H    E   L    O    ï   s    E.  ^7 

quoi  n'oferois-je  imaginer  dans  nos  cœurs 
ce  même  concert  que  j'apperçois  dans  nos 
jugemens  r  Quelquefois  nos  yeux  fe  ren- 
contrent ;  quelques  foupirsnous  échap* 
pent  en  méme-tems  ;  quelques  larmes 

furtives 6  Julie  !  (i  cet  accord  ve- 

noit  de  plus  loin fi  le  ciel  nous 

avoit  deltinés toute  la  force  hu- 
maine   ah  !  pardon  !  je  m'égare  i 

j'ofe  prendre  mes  vœux  pour  de  l'elpoir  : 
l'ardeur  de  mes  defirs  prête  à  leur  objec 
la  poflibilité  qui  lui  manque. 

Je  vois  avec  effroi  quel  tourment  mon 
cœur  fe  prépare.  Je  ne  cherche  point  à 
flatter  mon  mal  ;  je  voudrois  le  haïr  s'il 
étoit  poiiible.  Jugez  h  mes  fentimens 
font  purs ,  par  la  forte  de  grâce  que  je 
viens  vous  demander.  Tariifez  ,  s'il  fe 
peut ,  la  fource  du  poilon  qui  me  nourrie 
&  me  tue.  Je  ne  veux  que  guérir  ou 
mourir,  5c  j'implore  vos  rigueurs  com- 
me un  amant  imploreroit  vos  bontés. 

Oui,  je  promets,  je  jure  de  faire  de 
mon  côté  tous  mes  efforts  pour  recouvrer 
maraifon,  ou  concentrer  au  fond  de  mon 
ame  le  trouble  que  j'y  fens  naître  ;  mais, 
par  pitié  ,  détournez  de  moi  ces  yeux  (î 
doux  qui  me  donnent  la  mort  ;  dérobez 
aux  miens  vos  traits,  votre  air,  vos  bras  , 

E  z 


'€S      La   Nouvelle 

vos  mains ,  vos  blonds  cheveux  ,  vos  gef- 
tes;  trompez  l'avide  imprudence  de  mes 
regards  ;  retenez  cette  voix  touchante 
qu'on  n'entend  point  fans  émotion  :  foyez, 
hélas .'  une  autre  que  vous-même  ,  pour 
que  mon  cœur  puifle  revenir  à  lui. 

Vous  le  dirai-je  Tans  détour  ?  Dans  ces 
jeux  que  l'oifiveté  de  la  foirée  engendre  , 
vous  vous  livrez  devant  tout  le  monde  à 
des  famiiliarités  cruelles  ;  vous  n'avez  pas 
plus  de  rélerve  avec  moi  qu'avec  un  autre. 
Hier  miême ,  il  s'en  fallut  peu  que  par  pé- 
nitence vous  ne  me  laiiïafiiez  prendre  un 
baifer  :  vous  réfiflâtes  foiblement.  Heu- 
reufement  je  n'eus  garde  de  m'obfliner. 
Je  fentis  à  mon  trouble  croiffant  que  j'ai- 
lois  me  perdre  ,  &  je  m'arrêtai.  Ah  !  fi  du 
moinsjel'euïïepufavourer  à  miongré,ce 
baifer  eût  été  mon  dernier  foupir ,  &  je 
ferois  mort  le  plus  heureux  des  homimes  ! 

De  grâce,  quittons  ces  jeux  qui  peuvent 
avoir  des  fuites  funeftes.  Non ,  il  n'y  en  a 
pas  un  qui  n'ait  fon  danger  ,  jufqu'au  plus 
puérile  de  tous.  Je  tremble  toujours  d'y 
lencontrer  votre  main ,  6c  je  ne  fais  com- 
iTient  il  arrive  que  je  la  rencontre  cou- 
jours.  A  peine  fe  pofe-t-elle  fur  la  mien- 
ne ,  qu'un  trelTaillement  me  faifit;  le  jeu 
nue  donne  la  fievie  ou  plutôt  le  délire  ; 


H    E    L    O    ï   s    E.  6^ 

je  ne  vois ,  je  ne  fens  plus  rien  ,  &  dans 
ce  moment  d'aliénation  ,  que  dire  ,  que 
faire  ,  où  me  cacher  ,  comment  répon- 
dre de  moi  ? 

Durant  nos  lectures ,  c'eft  un  autre  in- 
convénient. Si  je  vous  vois  un  inftanc 
fans  votre  mère  ou  fans  votre  Confine  , 
vous  changez  tout-à-coup  de  maintien  ; 
vous  prenez  un  air  fi  ferieux  ,  (i  froid  ,  (î 
glacé  ,  que  le  reiped  &  la  crainte  de 
vous  déplaire  m'ôtent  la  préfence  d  efpric 
&  le  jugement ,  6c  j'ai  peine  à  bégayer  en 
tremblant  quelques  mots  d'une  leçon  que 
toute  votre  fagacité  vous  fait  fuivre  à 
peine.  Ainfi  l'inégalité  que  vous  affedez 
tourne  à  la  fois  au  préjudicede  tous  deux  : 
vous  me  défolez  6c  ne  vous  inflruifez 
point ,  fans  que  je  puiife  concevoir  quel 
motif  fait  ainfi  changer  d'humeur  une 
perfonne  fi  raifonnable.  J'ofe  vous  le  de- 
mander ,  comment  pouvez-vous  être  (î 
folâtre  en  public,  &  li  grave  dans  le  tête- 
à-tête  ?  Je  penfois  que  ce  devoit  être 
tout  le  contraire  ,  6c  qu'il  falloit  compo- 
fer  fon  maintien  à  proportion  du  nombre 
des  fpeftateurs.  Au  lieu  de  cela  ,  je  vous 
vois ,  toujours  avec  une  égale  perplexité 
de  ma  part ,  le  ton  de  cérémonie  en  par- 
ticulier ,  &  le  ton  familier  devant  tout  le 

E  3 


70      La   Nouvelle 

rnonde.  Daignez  êcre  plus  égale,  peue- 
être  ferai-je  moins  tourmenté. 

Si  la  commileration  naturelle  aux 
âmes  bien  nées ,  peut  vous  attendrir  fur 
les  peines  d'un  infortuné  auquel  vous 
avez  témoigné  quelque  eflime  ,  de  lé- 
gers  changemens  dans  votre  conduite 
rendront  la  fituation  moins  violente  ,  & 
lui  feront  fupporter  plus  paifiblement  & 
fon  filence  &  Ces  maux  :  fi  fa  retenue  & 
fon  état  ne  vous  touchent  pas ,  6c  que 
vous  vouliez  ufer  du  droit  .de  le  perdre, 
vous  le  pouvez  fans  qu'il  en  murmure  :  il 
aime  mieux  encore  périr  par  votre  ordre 
que  par  un  tranfport  indifcret  qui  le  ren- 
dît coupable  à  vos  yeux.  EnSn  ,  quoi  que 
vous  ordonniez  de  mon  fort ,  au  moins; 
n'aurai-je  point  à  me  reprocher  d'avoir 
pu  former  un  efpoir  téméraire  ,  &  fi 
vous  avez  lu  cette  lettre  ,  vous  avez  faie 
tout  ce  que  j'oferois  vous  demander  , 
quand  même  je  n'aurois  point  de  refus 
à  craindre. 


-^m 


H    E    L    O    ï    s    E.  71 


•K  •%>vir9  Br'.M.jaajfc  jaa» 


LETTRE     IL 

A     Julie. 

L' Innocente  familiarité  Je  Julie  de-* 
vant  tout  le  monde  avec  J'on  Mal^ 
tre  d'études  retranchée.  Plaintes 
de  celui-ci  à  cet  égard. 

V^  Ue  je  me  fuis  abufé ,  Mademoifelle , 
dans  ma  première  lettre  !  Au  lieu  de 
foulager  mes  maux ,  je  n'ai  fais  que  les 
augmenter  en  m'expofanc  à  votre  dif- 
grâce,  &  je  fens  que  le  pire  de  tous  efl 
de  vous  déplaire.  Votre  filence ,  votre 
air  froid  &  réfervé  ne  m'annoncent  que 
trop  mon  malheur.  Si  vous  avez  exaucé 
ma  prière  en  partie  ,  ce  n'efl:  que  pour 
mieux  m'en  punir  , 

E  poi  ch'artior  di  ms  vi  fccc  accorta 

Fur  L  blondi  capilli  allor  velati , 

K  V amorofo  fguardo  in  fe  raccolto. 

vous  retranchez  en  public  l'innocente  fa.- 
miliarité  dont  j'eus  la  folie  de  me  plain^ 
dre  ;  mais  vous  n'en  êtes  que  plus  (éverç 
d^ns  le  particulier ,  6c  votre  ingénieufe 

E  zjj 


72       La  Nouvelle 

rigueur  s'exerce  également  par  votre 
complaifance  &  par  vos  refus. 

Que  ne  pouvez-vous  connoître  com- 
bien cette  froideur  m'eil  cruelle  !  vous 
me  trouveriez  trop  puni.  Avec  quelle 
ardeur  ne  voudrois-je  pas  revenir  fur  le 
palTé,  &  faire  que  vous  n'eulTiez  point 
vu  cette  fatale  lettre  !  Non ,  dans  la  crain- 
te de  vous  offenfer  encore ,  je  n'écrirois 
point  celle-ci,  fi  je  n'eulTe  écrit  la  pre- 
mière ,  &  je  ne  veux  pas  redoubler  ma 
faute,  mais  la  réparer.  Faut-il  pour  vous 
appaifer,  dire  que  je  m'abufois  mai-mê- 
me r  Faut-il  protefter  que  ce  n'étoit  pas 

de  l'amour  que  j'avois  pour  vous  ? 

moi  je  prononcerois  cet  odieux  parjure  î 
Le  vil  menfonge  eft-il  digne  d'un  cœur 
où  vous  régnez  ?  Ah  !  que  je  fois  malheu- 
reux, s'il  faut  l'être  ;  pour  avoir  été  té- 
méraire je  ne  ferai  ni  menteur  ni  lâche  , 
&  le  crime  que  mon  cœur  à  commis  ^ 
ma  plume  ne  peut  le  défavouer. 

Je  fens  d'avance  le  poids  de  votre  in- 
dignc^tion  ,  &  j'en  attends  les  derniers 
effets,  comme  une  grâce  que  vous  me 
devez  au  défaut  de  toute  autre  ;  car  le 
feu  qui  me  confurae  mérite  d'être  puni , 
înais  non  méprilé.  Par  pitié  ne  m'aban- 
donnez pas  à  moirn\éme;  daignez  an- 


H  E  L  o  ï  s  E.  73 

moins  difpofer  de  mon  fore  ;  dites  quelle 
ed  votre  volonté.  Quoique  vous  puilHez 
meprefcrire,  jene  (aurai  qu'obéir.  M'im- 
pofez-vous  un  filence  éternel?  Je  iaurai 
me  contraindre  à  le  garder.  Me  bannil- 
fez-vous  de  votre  préience  ?  Je  jure  que 
vous  ne  me  verrez  plus.  M'ordonnez-vous 
de  mourir  r  Ah  !  ce  ne  fera  pas  le  plus 
difficile.  Il  n'y  a  point  d'ordre  auquel  je 
ne  foufcrive,  hors  celui  de  ne  vous  plus 
aimer  :  encore  obéirois- je  en  cela  même  , 
s'il  m'étoit  pofilble. 

Cent  fois  le  jour  je  fuis  tenté  de  me 
jetter  à  vos  pieds,  de  les  arrofer  de  mes 
pleurs,  d'y  obtenir  la  mort  ou  mon  par- 
don. Toujours  un  effroi  mortel  glace 
mon  courage;  mes  genoux  tremblent  & 
n'ofent  fléchir;  la  parole  expire  fur  mes 
lèvres ,  6c  mon  ame  ne  trouve  aucune 
aiïurance  contre  la  frayeur  de  vous  irriter. 

Eft-il  au  monde  un  état  plus  affreux 
que  le  mien  ?  Mon  cœur  fent  trop  com- 
bien il  efl:  coupable  &  ne  fauroit  ceffer 
de  letre  ;  le  crime  6c  le  remords  l'agitent 
de  concert ,  6c  fans  lavoir  quel  fera  mon 
deffin,  je  flotte  dans  un  doute  infuppor- 
table  entre  l'efpoir  de  la  clémence  6c  la 
crainte  du  châtiment. 

Mais  non ,  je  n'efpcre  rien,  je  n'ai  droit 


74       La  Nouvelle 

de  rien  efperer.  La  feule  grâce  que  j'at- 
tends de  vous  eft  de  hâter  mon  fupplice. 
Contentez  une  jufle  vengeance.  Eft-ce 
être  alTez  malheureux  que  de  me  voir 
réduit  à  la  foUiciter  moi-même  ?  Punil- 
fez  moi ,  vous  le  devez  :  mais  Ci  vous 
n'êtes  impitoyable ,  quittez  cet  air  froid 
&  m.écontent  qui  me  met  au  délefpoir  ; 
quand  on  envoyé  un  coupable  à  la  mort, 
on  ne  lui  montre  plus  de  colère. 


&'^  4%  "^^ 


H  E  L   o  ï  s   E.  75 

<p  "  — ■ — ^ 

LETTRE     III. 

A     Julie, 

Son  amant  s'apperçoit  du   trouhh 

^ull  lulcaufè  ^  &  veut  s'éloigner 

pour  toujours, 

i\  E  vous  impatientez  pas,  Mademoi- 
felle  ;  voici  la  dernière  imporcunitc  que 
vous  recevrez  de  moi. 

Quand  je  commençai  de  vous  aimer, 
que  j'écois  loin  de  voir  tous  les  maux  que 
je  m'apprêtois  1  Je  ne  fentis  d'abord  que 
celui  d'un  amour  fans  efpoir  ,  que  la  rai- 
Ion  peut  vaincre  à  force  de  tems  ;  j'en 
connus  enfuite  un  plus  grand  dans  la 
douleur  de  vous  déplaire  ;  ôc  maintenant 
j'éprouve  le  plus  cruel  de  tous ,  dans  le 
fentiment  de  vos  propres  peines.  O  Julie  ! 
je  le  vois  avec  amertume,  mes  plaintes 
troublent  votre  repos.  Vous  gardez  un  (î- 
lence  invincible  :  mais  tout  décèle  à  mon 
cœur  attentif  vos  agitations  fecretes. 
Vos  yeux  deviennent  fombres  ,  rêveurs , 
fixés  en  terre  ;  quelques  regards  égarés 
s'échappent  fur  moi ,  vos  vives  couleurs 
ie  fanent  j  une  pâleur  étrangère  couvre 


7^        LaNouvelle 

vos  joues  ;  la  gaieté  vous  abandonne  ;  une 
triftefîe  mortelle  vous  accable  ;  &  il  n'y 
a  que  l'inaltérable  douceur  de  votre  arne 
qui  vous  préferve  d'un  peu  d'humeur. 

Soit  fenlïbilité ,  foit  dédain  ,  foit  pitié 
pour  mes  fouffrances ,  vous  en  êtes  affec- 
tée, je  le  vois  ;  je  crains  de  contribuer 
aux  vôtres  ,  6c  cette  crainte  m'afflige 
beaucoup  plus  que  l'efpoir  qui  devroic 
en  naître  ne  peut  me  flatter  ;  car  ou  je  me 
trompe  moi  -  même  ,  ou  votre  bonheur 
m'eft  plus  cher  que  le  mien. 

Cependant  en  revenant  à  mon  tour  fur 
moi ,  je  commence  à  connoitre  combien 
j'avois  mal  jugé  de  mon  propre  cœur  ,  & 
je  vois  trop  tard  que  ce  que  j'avois  d'abord 
pris  pour  un  délire  pafTager ,  fera  le  def- 
tin  de  ma  vie.  C'efl  le  progrès  de  votre 
trifteife  qui  m'a  fait  fentir  celui  de  mon 
mal.  Jamais ,  non ,  jamais  le  feu  de  vos 
yeux  ,  l'éclat  de  votre  teint ,  les  char- 
mes de  votre  efprit ,  toutes  les  grâces  de 
votre  ancienne  gaieté  ,  n'euflent  produit 
un  effet  fembiable  à  celui  de  votre  abatte- 
ment. N'en  doutez  pas,  divine  Julie, 
fi  vous  pouviez  voir  quel  embrafement 
ces  huit  jours  de  langueur  ont  allumé 
dans  mon  ame,  vous  gémiriez  vous-mê- 
me des  maux  que  vous  me  cauiéz.  Ils 


H   E    L   O    1    s   E.  JJ 

font  déformais  fans  remède ,  6c  je  fens 
avec  défefpoir  que  le  feu  qui  me  confu- 
me  ne  s'éteindra  qu'au  tombeau. 

N'importe  ;  qui  ne  peut  fe  rendre  heu- 
reux peut  au  moins  mériter  de  l'être ,  & 
J£  faurai  vous  forcer  d'eftimer  un  homme 
à  qui  vous  n'avez  pas  daignez  faire  la 
moindre  réponfe.  Je  fuis  jeune  <Sc  peux 
mériter  un  jour  la  confideration  dont  je 
ne  fuis  pas  maintenant  digne.  En  atten- 
dant, il  faut  vous  rendre  le  repos  que 
j'ai  perdu  pour  toujours,  &  que  je  vous 
ote  ici  malgré  moi.  Il  eft  julle  que  je 
porte  feul  la  peine  du  crime  dont  je  fuis 
leul  coupable.  Adieu,  trop  belle  Julie, 
vivez  tranquille  &  reprenez  votre  en- 
jouement ;  dès  demain  vous  ne  me  verrez 
plus.  Mais  foyez  fûre  que  l'amour  ardenc 
&  pur  dont  j'ai  brûlé  pour  vous  ne  s'é- 
teindra de  ma  vie,  que  mon  cœur  plein 
d'un  fi  digne  objet  ne  fauroit  plus  s'avi- 
lir,  qu'il  partagera  déformais  fes  uniques 
hommages  entre  vous  &  la  vertu,  & 
qu'on  ne  verra  jamais  profaner  par  d'au- 
tres feux  l'autel  où  Julie  fut  adorée. 


^8       La   Nouvelle 


PREMIER    BILLET 

DE    Julie. 

Elle  permet  à  fin  Amant  de  rejler  ; 
&  de  quel  ton. 


'Emportez  pas  l'opinion  d'avoir 
rendu  votre  éloignemenc  nécelTaire.  Un 
cœur  vertueux  fauroit  fe  vaincre  ou  fe 
taire  ,  &  deviendroit  peut-être  à  crain- 
dre. Mais  vous ....  vous  pouvez  refier, 

RÉPONSE. 

L'Amant  feifijle  à  vouloir  partir^ 

Je  me  fuis  tû  long-tems,  vos  froideurs 
m'ont  fait  parler  à  la  fin.  Si  l'on  peut  fe 
vaincre  pour  la  vertu ,  l'on  ne  fupporte 
point  le  mépris  de  ce  qu'on  aime.  Il  fauc 
partir. 

* 


H  E  L  o  ï  s  E.  79 

SECOND    BILLET 

DE     Julie. 

Elh  infijîe,  far  œ  qm  fort  usinant 
ne  parle  point. 


O  N  ,  Monfieur  ;  après  ce  que  vous 
avez  paru  fentir  :  après  ce  que  vous  m'a- 
vez ofez  dire  ;  un  homme  tel  que  vous 
avez  feinc  d'être  ne  parc  point  ;  il  fais 
plus. 

RÉPONSE. 

Défejpo'ir  de  r Amant. 

Je  n'ai  rien  feint ,  qu'une  pafîîon  mo- 
dérée, dans  un  cœur  au  défefpoir.  De- 
main vous  ferez  contente ,  &  quoi  que 
vous  en  puifTiez  dire ,  j'aurai  moins  faic 
que  de  partir. 


8o      La    Nouvelle 


TROISIEME    BILLET 

DE     Julie. 

Ses  allarmes  fur  les  jours  de  fort 

binant.   Elle  lui  ordonne, 

d'attendre, 

INsENSÉ!  fi  mes  jours  te  font  chers  , 
crains  d'attenter  aux  tiens.  Je  lais  obfé- 
dée,  (Se  ne  puis  ni  vous  parler  ni  vous 
écrire  jufqu'à  demain.   Attendez. 

LETTRE     IV. 

DE     Julie. 

Aveu  de  fa  flamme.    Ses  remords* 

Elle  conjure  [on  Amant  d'ufer 

de  gcnerofué  à  fan  égard. 

L  faut  donc  l'avouer  enfin  ,  ce  fatal  fe- 
cret  trop  mal  déguifé!  Combien  de  fois 
j'ai  juré  qu'il  ne  fortiroit  de  mon  cœur 
qu'avec  la  vie  !  La  tienne  en  danger  me 
l'arrache  ;  il  m  échappe,  &  l'honneur  eft 
perdu.  Hélas!  j'ai  trop  tenu  parole,  efl- 
il  une  mort  plus  cruelle  que  de  furvivre 
à  l'honneur  ? 

Que 


I 


Heloïse,  8l 

Que  dire  ,  comment  rompre  un  fi  pé- 
nible filence  ?  Ou  plutôt  n'ai-je  pas  déjà 
tout  die ,  &  ne  m'as-tu  pas  trop  entendue  ? 
Ah  !  tu  en  as  trop  vu  pour  ne  pas  deviner 
le  refte  !  Entraînée  par  degrés  dans  les 
pièges  d'un  vil  fédudeur ,  je  vois ,  fans 
pouvoir  m'arrêter,  l'horrible  précipice 
où  je  cours.  Homme  artificieux  !  c'eft 
bien  plus  mon  amour  que  le  tien  qui  faic 
ton  audace.  Tu  vois  l'égarement  de  mon 
cœur,  tu  t'en  prévaux  pour  me  perdre, 
&  quand  tu  me  rends  méprifable ,  le  pire 
de  mes  maux  eft  d'être  forcée  à  te  mé- 
prifer.  Ah!  malheureux  je't'eftimois , 
&  tu  me  déshonores  !  crois-moi ,  fi  ton 
cœur  étoit  fait  pour  jouir  en  paix  de  ce 
triomphe  ,  il  ne  l'eût  jamais  obtenu. 

Tu  le  fais ,  tes  remords  en  augmente- 
ront ;  je  n'avois  point  dans  l'ame  des  in- 
clinations vicieufes.  La modedie  <Sc  l'hon- 
nêteté m'étoient  chers  ;  j'aimois  à  les 
nourrir  dans  une  viefimple  6c  laborieufe. 
Que  m'ont  fervi  des  foins  que  le  ciel  a 
rejettes  !  Dès  le  premier  jour  que  j'eus  le 
malheur  de  te  voir ,  je  fentis  le  poifon  qui 
corrompt  mes  fens  &  ma  raifon  ;  je  le 
fentis  du  premier  inftant ,  &  tes  yeux ,  tes 
fentimens ,  tes  difcours  ,  ta  plume  crimi- 
nelle le  rendent  chaque  jour  plus  morteh 
Tome  /a  F 


82      La  Nouvelle 

Je  n'ai  rien  négligé  pour  arrêter  le  pro- 
grès de  cette  pafTion  funefle.  Dans  l'im- 
puilTance  de  réfiiler ,  j'ai  voulu  me  garan- 
tir d'être  attaquée  ;  tes  pourluites  onc 
trompé  ma  vaine  prudence.  Cent  fois 
j'ai  voulu  me  jetter  aux  pieds  des  auteurs 
de  mes  jours;  cent  fois  j'ai  voulu  leur  ou- 
vrir mon  cœur  coupable  :  ils  ne  peuvent 
connoître  ce  qui  s'y  pa (Te  :  ils  voudront 
appliquer  des  remèdes  ordinaires  à  un 
mal  dél'efpcré  ;  ma  mère  eft  foible  & 
fans  autorité  ;  je  cannois  l'inflexible  fé- 
verité  de  mon  père,  &  je  ne  ferai  que 
perdre  6c  déshonorer  moi,  ma  famille  & 
toi-même.  Mon  amie  eft  abfente  ,  mon 
frère  n'ell  plus;  je  ne  trouve  aucun  pro- 
tedeur  au  monde  contre  l'ennemi  qui 
me  pourfuit  ;  j'implore  en  vain  le  ciel, 
le  ciel  eft  fourd  aux  prières  desfoibles. 
Tout  fomente  l'ardeur  qui  me  dévore  ; 
tout  m'abandonne  à  moi- même ,  ou  plu- 
tôt tout  me  livre  à  toi  ;  la  nature  entière 
fem.ble  être  ta  complice  ;  tous  mes  efforts 
font  vains,  je  t'adore  en  dépit  de  moi- 
même.  Comment  mon  cœur,  qui  n'a  pu 
réfifter  dans  toute  fa  force ,  céderoit-il 
maintenant  à  demi  ?  Comment  ce  cœur , 
qui  ne  fait  rien  dilTimuler ,  te  cacheroir- 
ii  le  refte  de  fa  foiblefié  ?  Ah  !  le  pre- 


H   E   L   O   ï   s   E»  8} 

Stiîcrpas,  qui  coûte  le  plus ,  éroic  celui 
qu'il  ne  falloir  pas  faire  ;  comment  m'ar- 
xêierois-je  aux  autresr  Non,  de  ce  pre- 
mier pas  je  me  fens  entraîner  dans  l'aby- 
me  ,  &  tu  peux  me  rendre  auffi  malheu- 
reufe  qu'il  te  plaira. 

Tel  ell  l'état  atfreux  où  je  me  vois  , 
que  je  nepuifle  plus  avoir  recours  qu'à  ce- 
lui qui  m'y  a  réduite,  &  que  pour  me  - 
garantir  de  ma  perte,  tu  dois  être  mon 
unique  défenfeurcontre  toi.  Je  pouvois, 
je  le  fais ,  différer  cet  aveu  de  mon  délef- 
poir  ;  je  pouvois  quelque  tems  déguifec 
ma  honte,  &  céder  par  degrés  pour  ul'eri 
impofer  à  moi-même.  Vaine  adrefle  qui 
pouvez  flatter  mon  amour -propre  ,  & 
non  pas  fauver  ma  vertu.  Va,  je  vois 
trop  ,  je  fens  trop  où  mené  la  première 
faute ,  &  je  ne  cherchois  pas  à  préparer 
ma  ruine  ,  mais  à  l'éviter. 

Toutefois  11  tu  n'es  pas  le  dernier  des 
hommes ,  fi  quelque  étincelle  de  vertu 
brilla  dans  ton  ame ,  s'il  y  refte  encore 
quelque  trace  des  fentiment  d'honneur 
dont  tu  m'as  paru  pénétré,  puis  -  je  te 
croire  aiïez  vif  pourabufer  de  l'aveu  fatal 
que  mon  délire  m'arrache?  Non,  jeté 
connois  bien,  tu  foutiendiasma  foiblef- 
fe  ,  tu  deviendras  ma  fauve-garde ,  tu 

h  2. 


84      La  Nouvelle 

protégeras  ma  perfonne  contre  mon  pro- 
pre cœur.  Tes  vertus  font  le  dernier  re- 
fuge de  mon  innocence  ;  mon  honneur 
s'oie  confier  au  tien  ,  tu  ne  peux  confer- 
ver  l'un  fans  l'autre  ;  ame  génereufe,  ah  ! 
conferve-les  tous  deux ,  &  du  moins  pour 
l'amour  de  toi-même ,  daigne  prendre 
pitié  de  moi. 

O  Dieu  !  fuis  -je  aiïez  humiliée  ?  Je 
t'écris  à  genoux  ;  je  baigne  mon  papier  de 
mes  pleurs  ;  j'élève  à  toi  mes  timides  fup- 
plications.  Et  ne  penfe  pas,  cependant, 
que  j'ignore  que  c'étoit  à  moi  d'en  rece- 
voir, &  que  pour  me  faire  obéir  je  n'a- 
vois  qu'âme  rendre  avec  art  méprifable. 
Ami  5  prends  ce  vain  empire,  &  laifle- 
moi  l'honnêteté  :  j'aime  mieux  être  ton 
efclave  &  vivre  innocente  ,  que  d'ache- 
ter ta  dépendance  au  prix  de  mon  dés- 
honneur. Si  tu  daignes  m'écouter  ,  que 
d'amour  ,  que  de  refpeds  ne  dois -tu  pas 
attendre  de  celle  qui  te  devra  fon  retour 
à  la  vie?  Quels  charmes  dans  la  douce 
union  de  deux  âmes  pures!  Tes  defirs 
vaincus  feront  la  fource  de  ton  bonheur  , 
&  les  plailirs  dont  tu  jouiras  feront  dignes 
du  ciel  même. 

Je  crois  ,  j'efpere  ,  qu'un  cœur  qui  m*a 
paru  mériter  tout  l'attachem.ent  du  mien 


H   E   L    O    ï    s    E.  85 

ne  démentira  pas  la  génerofité  que  j'at- 
tends de  lui.  J'efpere  encore  que  s'il  étoic 
afTez  lâche  pour  abufer  de  mon  égare- 
ment &  des  aveux  qu'il  m'arrache  ,  le 
mépris ,  l'indignation  me  rendroient  la 
raifon  que  j'ai  perdue,  &  que  je  ne  ferois 
pas  allez  lâche  moi-même  pour  craindre 
un  amant  dont  j'aurois  à  rougir.  Tu  feras 
vertueux  ou  méprifé  ;  je  ferai  refpedée 
ou  guérie;  voilà  l'unique  efpoir  qui  me 
refte  avant  celui  de  mourir. 


F  5 


26      La  Nouvelle 


^BiBBgMiacaffliMaaaflmjaiiiLumiai^gi 


LETTRE     V. 

A     Julie. 

Tranjports  Je  fort    Amant  ;    Jes 

proteftatlons  du  refpecl  h 

fins  inviolable. 

X   UissANCEsdu  ciel  !  j'avois  une  ame 

pour  la  douleur,  donnez  m'en  une  pour 
la  félicité.  Amour ,  vie  de  l'ame  ,  viens 
foucenir  la  mienne  prête  àdéfaillir.  Char- 
me inexprimable  de  la  vertu  !  force  in- 
vincible de  la  voix  de  ce  qu'on  aime .' 
bonheur,  plaifirs,  tranfports  ,  que  vos 
traits  font  poignans!  qui  peut  en  foutenir 
l'atteinte  f  O  comment  fuffire  au  torrenc 
de  délices  qui  vient  inonder  mon  cœur  î 
comment  expier  les  allarmes  d'une  crain- 
tive amante  ?  Julie  ....  non!  ma  Julie  à 
genoux  1  ma  Julie  verfer  des  pleurs  !  . . . . 
celle  à  qui  l'univers  devroit  des  homma- 
ges fupplier  un  homme  qui  l'adore  de  ne 
pas  l'outrager  ,  de  ne  pas  fe  déshonorer 
lui-même  î  fi  je  pouvois  m'indigner  con- 
tre toi  je  le  ferois ,  pour  tes  frayeurs  qui 
nousaviliffent!  Juge  mieux,  Beauté  pure 
&  céiefte  ,  de  la  nature  de  ton  empire  ! 


H    E    L    O   ï    s    E.  87 

Eh  !  fi  j'adore  lescharmes  de  ta  perfonne , 
ne  II  ce  pas  fur-touc  pour  l'empreinte  de 
cette  ame  fans  tache  qui  l'anime ,  &  donc 
tous  tes  traits  portent  la  divine  enfeigne  ? 
Tu  crains  de  céder  à  mes  pourfuites  ? 
mais  quelles  pourfuites  peut  redouter 
celle  qui  couvre  de  refped:  6c  d'honnê- 
teté tous  les  fentimens  qu'elle  infpire  ? 
Efl  -  il  un  homme  aflez  vil  iur  la  terre 
pour  ofer  être  téméraire  avec  toi  f 

Permets ,  permets  que  je  favoure  le 
bonheur  inattendu  d'être  aimé  , .  .aimé 
de  celle  ...  trône  du  monde,  combien 
jeté  vois  au  dellus  de  moi  f  Que  je  la 
relife  mille  fois  cette  lettre  adorable, 
où  ton  amour  &  tes  fentimens  font  écrits 
en  caradere  de  feu  ;  ou ,  malgré  tout 
l'emportement  d'un  cœur  agité  ,  je  vois 
avec  tranfport  combien  ,  dans  une  ame 
honnête  ,  les  pa (fions  les  plus  vives  gar- 
dent encore  le  faint  carad^re  de  la  vertu. 
Quel  monftre,  après  l'avoir  lu  cette  tou- 
chante lettre  ,  pourroit  abufer  de  ton 
état,  &  témoigner  par  l'ade  le  plus  mar- 
qué fon  profond  mépris  pour  lui-même? 
Non,  chère  amante,  prends  confiance 
en  un  ami  fidèle  qui  n'efl  point  fait  pour 
te  tromper.  Bien  que  ma  raifon  foit  à  ja- 
mais perdue  ,  bien  que  le  trouble  de  mes 

F  4 


88       La   Nouvelle 

fenss'accroiiTent  à  chaque  infiant,  ta  per- 
fonne  ell  délbrmais  pour  moi  le  plus 
charmant ,  mais  le  plus  facré  dépôt  donc 
jamais  mortel  fut  honoré.  Ma  flamme  & 
fon  objet  conferveront  eniemble  une 
inaltérable  pureté.  Je  frémirois  de  por- 
ter la  main  fur  tes  chafl.es  attraits ,  plus 
que  du  plus  vil  incefl:e  ;  6c  lu  n'es  pas 
dans  une  lûreté  plus  inviolable  avec-  ton 
père  qu'avec  ton  amant.  O  fi  jamais 
cet  amant  heureux  s'oublie  un  moment 
devant  toi  !  ... .  l'amant  de  Julie  auroic 
une  ame  abjede !  Non,  quand  je  ceflerai 
d'aimer  la  vertu  je  ne  t'aimerai  plus  ;  à 
ma  première  lâcheté,  je  ne  veux  plus 
que  tu  m'aimes. 

RaiTure-toi  donc ,  je  t'en  conjure  au 
nom  du  tendre  Se  pur  amour  qui  nous 
unit  ;  c'eft  à  lui  de  t'étregarant  de  ma  re- 
tenue &:  de  mon  refped;  c'eil  à  lui  de  te 
répondre  de  lui-même.  Et  pourquoi  tes 
craintes  iroient- elles  plus  loin  que  mes 
defirsr  A  quel  autre  bonheur  voudrois- 
je  afpirer ,  fi  tout  mon  cœur  fuffit  à  peine 
à  celui  qu'il  goûte  r  Nous  fommes  jeunes 
tous  deux ,  il  efl:  vrai  ;  nous  aimons  pour 
la  première  &  l'unique  fois  de  la  vie ,  & 
n'avons  nulle  expérience  des  pafiions  : 
mais  l'honneur  qui  nous  conduit  eil-il  un 


H   E    L    O    ï    s    E.  89 

guide  trompeur  ?  A-t-il  befoin  d'une  ex- 
périence fuipefte  qu'on  n'acquiert  qu'à 
force  de  vices  ?  J'ignore  fi  je  m'abufe  ; 
mais  il  me  femble  que  les  fentimens 
droits  font  tous  au  fond  de  mon  cœur.  Je 
ne  fuis  point  un  vil  féducleur  comme  tu 
m'appelles  dans  ton  défeipoir  ;    mais  un 
homme  fimple  6c  fenfible  ,  qui  montre 
aifément  ce  qu'il  fent  ,  &  ne  fent  rien 
dont  il  doive  rougir.  Pour  dire  tout  en 
un  feul  mot ,  j'abhorre  encore  plus  le  cri- 
me que  je  n'aime  Julie.  Je  ne  fais ,  non, 
je  ne  fais  pas  même  fi  l'amour  que  tu  fais 
naître  eft  incompatible  avec  l'oubli  de  la 
vertu;  &  fi  tout  autre  qu'une  ame  hon- 
nête peut  fentir  aiïez  tous  tes  charmes. 
Pour  moi ,  plus  j'en  fuis  pénétré ,   plus 
mes  fentimens  s'élèvent.  Quel  bien ,  que 
je  n'aurois  pas  fait  pour  lui-même,  nefe- 
rois-je  pas  maintenant  pour  me  rendre 
digne  de  toi?  Ah!  daigne  te  confier  aux 
feux  que  tu  m'infpires ,  &;  que  tu  fais 
fi  bien  purifier  ;  crois  qu'il  fuific  que  je 
t'adore  pour  refpeder  à  jamais  le  pré- 
cieux dépôt  dont  tu  m'as  chargé.  O  quel 
cœur  je  vais  pofiéder  !   vrai  bonheur , 
gloire  de  ce  qu'on  aime  ,  triomphe  d'un 
amour  qui  s'honore ,  combien  tu  vaux 
mieux  que  tous  fcs  plaifu's  ! 


90      La  Nouvelle 

LETTRE     VI. 

DE    Julie    a    Claire. 

Julie  prejje  le  retour  de  CLiire  ,  yi 

Coujhie^  auprès  d'elle,  &' lui 

fait  entrevoir  quelle  aime, 

V  Eux-TU,  maCoufine,  pafTer  ta  vie 
à  pleurer  cette  pauvre  Chailloc,  6c  faut-il 
que  les  morts  te  fairent  oublier  les  vi- 
vans?  Tes  regrets  font  juftes,  6c  je  les 
partage;  mais  doivent-ils  être  éternels  ? 
Depuis  la  perte  de  ta  mère  ,  elle  t'avoit 
élevée  avec  le  plus  grand  foin  ;  elle  étoit 
plutôt  ton  amie  que  ta  gouvernante. 
Elle  t  aimoit  tendrement ,  6c  m'aimoit 
parce  que  tu  m'aimes  ;  elle  ne  nous  inf- 
pira  jamais  que  des  principes  de  fagefle 
&  d'iionneur.  Je  iais  tout  cela ,  ma 
chère ,  &  j'en  conviens  avec  plaifir. 
Mais  conviens  aufTi  que  la  bonne  femme 
étoit  peu  prudente  avec  nous;  qu'elle 
nous  faifoit,fans  nécefîîré,  les  confiden- 
ces les  plus  indifcrettes;  qu'elle  noasen- 
tretenoit  fans  ceife  des  maximes  de  la 
galanterie ,  des  aventures  de  fa  jeuneiîe  , 
du  rPianége  des  amans  ;  6c  que  pour  nous 


H    E    L    O    ï   s    E.  91 

garantir  des  pièges  des  hommes ,  fi  elle 
ne  nous  apprenoic  pas  à  leur  en  tendre  , 
elle  nous  inrtruifoit ,  au  moins ,  de  mille 
chofes  que  de  jeunes  filles  fe  pafi^eroienc 
bien  de  favoir.  Confole-toi  donc  de  fa 
perte  ,  comme  d'un  mal  qui  n'eft  pas  fans 
quelque  dédommagement.  A  l'âge  où 
nous  Ibmmes ,  fes  leçons  commençoient 
à  devenir  dangereufes;  &  le  ciel  nous 
l'a  peut-être  ôtée  au  moment  où  il  n'é- 
toit  pas  bon  qu'elle  nous  refiât  plus  long- 
tems.  Souviens -toi  de  tout  ce  que  tu 
me  difois  quand  je  perdis  le  meilleur 
des  fi-eres.  La  Chaillot  t'eft  -  elle  plus 
chère?  As -tu  plus  de  raifon  de  la  re- 
gretter ? 

Reviens,  ma  chère,  elle  n'a  plus  be- 
foin  de  toi.  Hélas!  tandis  que  tu  perds 
ton  tems  en  regrets  fuperHus ,  comment 
ne  crains-tu  point  de  t'en  attirer  d'autres? 
Comment  ne  crains- tu  point ,  toi  qui  con- 
nois  l'état  de  mon  cœur  ,  d'abandonner 
ton  amie  à  des  périls  que  ta  préfence  au- 
roit  prévenus?  O  qu'il  s'eft  pafie  de  cho- 
fes depuiston  départ  !  Tu  frémiras  en  ap- 
prenant quels  dangers  j'ai  courus  par  mon 
imprudence.  J'efpere  en  être  délivrée  ; 
mais  je  me  vois,  pour  ainfi  dire  ,  à  la  dif- 
çrétion  d'aucrui  :  c'eit  à  toi  de  me  rendie 


92        La  Nouvelle 

à  moi-même.  Hâte-toi  donc  de  revenir. 
Je  n'ai  rien  dit  tant  que  tes  foins  étoienc 
utiles  à  ta  pauvre  Bonne  ,  j'euiFe  été  la 
première  à  t'exhorter  à  les  lui  rendre. 
Depuis  qu'elle  n'efl:  plus,  c'efl  à  fa  fa- 
mille que  tu  les  dois  :  nous  les  remplirons 
mieux  ici  de  concert  que  tu  ne  ferois 
feule  à  la  campagne,  5c  tu  t'acquitteras 
des  devoirs  de  la  reconnoiflance  ,  fans 
rien  ôter  à  ceux  de  l'amitié.    . 

Depuis  le  départ  de  mon  Père  nous 
avons  repris  notre  ancienne  manière  de 
vivre ,  &  ma  mère  me  quitte  moins  ; 
mais  c'eft  par  habitude  plus  que  par  dé- 
fiance. Ses  fociétés  lui  prennent  encore 
bien  des  momens  qu'elle  ne  veut  pas  dé- 
rober à  mes  petites  études ,  &  Babi  rem- 
plit alors  fa  place  afl'ez  négligemment. 
Quoique  je  trouve  à  cette  bonne  mère 
beaucoup  trop  de  fécurité ,  je  ne  puis  me 
réfoudre  à  l'en  avertir  ;  je  voudrois  bien 
pourvoir  à  ma  fureté  fans  perdre  fon  ef- 
time ,  &  c'efl  toi  feule  qui  peut  conci- 
lier tout  cela.  Reviens,  ma  Claire  ,  re- 
viens fans  tarder.  J'ai  regret  aux  leçons 
que  je  prends  fans  toi ,  <5c  j'ai  peur  de  de- 
venir trop  favante.  Notre  maître  n'eft 
pas  feulement  un  homme  de  mérite  ;  il 
elt  vei  tueux ,  &  n'en  elt  que  plus  à  craiïi" 


H    E    L    O    ï    s    E. 


93 


dre.  Je  fuis  trop  contente  de  lui  pour 
l'être  de  moi.  A  fon  âge  &  au  nôtre , 
avec  l'homme  le  plus  vertueux  ,  quand 
il  eft  aimable ,  il  vaut  mieux  être  deux 
filles  qu'une. 


94       La  Nouvelle 

LETTRE     VII. 

Réponse. 

Allarmes  de  Claire  fur  L'état  du  cœur 

deja  Coujine  ^  à  qui  elle  annonce 

fon  retour  prochain. 

J  E  t'entends,  &  tu  me  fais  trembler  ; 
non  que  je  croie  le  danger  aufTi  preflanc 
que  tu  l'imagines.  Ta  crainte  modère  la 
mienne  fur  le  préfent ,  mais  l'avenir 
m'épouvante  ;  &  fi  tu  ne  peux  te  vaincre  , 
je  ne  vois  plus  que  des  malheurs.  Hélas  ! 
combien  de  fois  la  pauvre  Chaillot  m'a- 
t-elle  prédit  que  le  premier  foupirde  ton 
cœur  feroit  le  deftin  de  ta  vie  !  Ah  !  Cou- 
fine!  fi  jeune  encore,  faut-il  voir  déjà  ton 
fort  s'accomplir!  Qu'elle  va  nous  man- 
quer, cette  femme  habile  que  tu  nous 
crois  avantageux  de  perdre  !  11  l'eût  été  , 
peut-être ,  de  tomber  d'accord  en  de  plus 
fûres  mains  ;  mais  nous  fommes  trop  inf- 
truites  en  fortant  des  fiennes  pour  nous 
laifler  gouverner  par  d'autres ,  &  pas 
aiïez  pour  nous  gouverner  nous-mêmes  : 
elle  feule  pouvoit  nous  garantir  des  dan- 
gers auxquels  elle  nous  avoic  expolees. 


H  E  L   o  ï  s   E.  95 

Elle  nous  a  beaucoup  appris;  &  nous 
avons,  ce  me  femble,  beaucoup  penfé 
pour  notre  âge.  La  vive  &  tendre  ami- 
tié qui  nous  unit  prefque  dès  le  berceau, 
nous  a,  pour  ainii  dire,  éclairé  le  cœur 
de  bonne  heure  fur  toutes  les  pafllons. 
Nous  connoiiïbns  afTez  bien  leurs  fignes 
Si.  leurs  elfets  ;  il  n'y  a  que  l'art  de  les 
réprimer  qui  nous  m.anque.  Dieu  veuille 
que  ton  jeune  philolbpheconnoiiTe  mieux 
que  nous  cet  art-là. 

Quand  je  dis  nous ,  tu  m'entends  ;  c'ert: 
fur-tout  de  toi  que  je  parle  :  car  pour  moi , 
la  Bonne  m'a  toujours  dit  que  mon  étour- 
derie  me  tiendroit  lieu  de  raifon  ,  que  je 
n'aurois  jamais  l'efprit  de  lavoir  aimer, 
&  que  j'étois  trop  folle  pour  faire  un 
jour  des  folies.  Ma  Julie,  prends  garde 
à  toi  ;  mieux  elle  auguroit  de  ta  raifon  , 
plus  elle  craignoit  pour  ton  cœur.  Aie 
bon  courage,  cependant;  tout  ce  que 
la  fagefle  &  l'honneur  pourront  faire ,  je 
fais  que  ton  ame  le  fera  ;  Se  la  mienne 
fera  ,  n'en  doute  pas,  tout  ce  que  l'ami- 
tié peut  faire  à  fon  tour.  Si  nous  en  fa- 
vons  trop  pour  notre  âge ,  au  moins  cette 
étude  n'a  rien  coûté  à  nos  mœurs.  Crois, 
ma  chère,  qu'il  y  a  bien  des  filles  plus 
fimples,   qui  font  moins  honnêtes  que 


^6       La  Nouvelle 

nous  :  nous  le  fommes  parce  que  nous 
voulons  l'être  ;  6c  quoi  qu'on  en  puilîe 
dire ,  c'eft  le  moyen  de  l'être  plus  iûre- 
ment. 

Cependant  fur  ce  que  tu  me  marques, 
je  n'aurai  pas  un  moment  de  repos  que 
je  ne  lois  auprès  de  toi  ;  car  li  tu  crains  le 
danger ,  il  n'eil  pas  tout-à-fait  chiméri- 
que. Il  eft  vrai  que  le  préfervatif  eft  fa- 
cile ;  deux  motsà  ta  mère  ,  &  tout  eft  fini  : 
mais  je  te  comprends ,  tu  ne  veux  poinc 
d'un  expédient  qui  finit  tout  :  tu  veux 
bien  t'ôter  le  pouvoir  de  fuccomber  , 
mais  non  pas  l'honneur  de  combattre.  O 
pauvre  Coufine  ! . . .  .  encore  fi  la  moin- 
dre lueur  ....  le  Baron  d'Etange  con- 
fentir  àdonnerfa  fille,  fon  enfant  unique, 
à  un  petit  bourgeois  fans  fortune!  L'ef^ 
pere-tu?  ....  qu'elpere-tu  donc  ?  que 
veux-tu?. . .  pauvre,  pauvre  Coufine! . . , 
Ne  crains  rien  toutefois  de  ma  part.  Ton 
fecret  fera  gardé  par  ton  amie.  Bien  des 
gens  trouveroient  plus  honnête  de  le  ré- 
véler ;  peut-être  auroient-ils  raifon.  Pour 
moi,  qui  ne  fuis  pas  une  grande  raifon- 
neufe,je  neveux  point  d'un  honnêteté 
qui  trahit  l'amitié ,  la  foi ,  la  confiance; 
j'imagine  que  chaque  relation  ,  chaque 
âge  a  fes  maximes ,  fes  devoirs ,  fes  ver- 
tus. 


H  E  L  o   ï  s   E,  97 

tus  ,  que  ce  qui  feroic  prudence  à  d'au- 
tres ,  à  moi  feroit  perfidie,  &  qu'au  lieiï 
de  nous  rendre  fages ,  on  nous  rend  mé- 
chans  en  confondant  touc  cela.  Si  ton 
amour  efl  foible  ,  nous  le  vaincrons  ;  s'il 
ell  extrême  ,  c'efl  l'expofer  à  des  tragé- 
dies que  de  l'attaquer  par  des  moyens 
violens  ;  &  il  ne  convient  à  l'amitié  de 
tenter  que  ceux  dont  elle  peut  répondre. 
Mais  en  revanche  ,  tu  n'as  qu'à  marcher 
droit  quand  tu  feras  fous  ma  garde.  Tu 
verras ,  tu  verras  ce  que  c'ell  qu'une  Duè- 
gne de  dix  huit  ans  ! 

Je  ne  fuis  pas,  comme  tu  fais,  loin  de 
toi  pour  mon  plaifir ,  &  le  pi  intemsn'ell 
pas  fi  agréable  en  campagne  que  tu  pen- 
fes  ;  on  y  fouffre  à  la  fois  le  froid  6c  le 
chaud  ;  on  n'a  point  d'ombre  à  la  prome- 
nade ,  &  il  faut  ié  chauffer  dans  la  maî- 
fon.  Mon  père  ,  de  fon  côté,  ne  lailfé 
pas  ,  au  milieu  de  fesbâtimens,  des'ap- 
percevoir  qu'on  a  la  gazette  ici  plus  tard 
qu'à  la  ville.  Ainfi  tout  le  monde  ne  de- 
mande pas  mieux  que  d'y  retourner ,  & 
tu  m'embrafferas ,  j'efpere,  dans  quatre 
ou  cinq  jours.  Mais  ce  qui  m'inquiette 
efl ,  que  quatre  ou  cinq  jours  font  je  ne 
fais  combien  d'heures  ,  dont  plufîeurs 
font  deftinées  auphiloiûphe.  Au  philo- 
Tome  I,  G 


^8      La  Nouvelle 

fophe ,  entends- tu  ,  Coufine  ?  Penfe  que 
toutes  ces  heures-là  ne  doivent  fonner 
que  pour  lui. 

Ne  va  pas  ici  rougir  Se  baifi'er  les  yeux.» 
Prendre  un  air  grave,  il  t'cft  impoiïîble  ; 
cela  ne  peut  aller  à  tes  traits.  Tu  fais  bien 
que  je  ne  faurois  pleurer  fans  rire,  &  que 
je  n'en  fuis  pas  pour  cela  moins  fenfible  ; 
je  n'en  ai  pas  moins  de  chagrin  d'crre  loin 
de  toi;  je  n'en  regrette  pas  moins  la  bon- 
ne Chaillot.  Je  te  fais  un  gré  infini  de 
vouloir  partager  avec  moi  le  foin  de  fa 
famille ,  je  ne  l'abandonnerai  de  mes 
jours  ;  mais  tu  ne  ferois  plus  toi-même  fi 
tu  perdois  quelque  occafion  de  faire  du 
bien.  Je  conviens  que  la  pauvre  Mie  étoic 
babillarde ,  allez  libre  dans  fes  propos 
familiers,  peu  difcrette  avec  de  jeunes 
filles ,  &  qu'elle  aimoit  à  parler  de  fon 
vieux  tems.  Aufîl  ne  font-ce  pas  tant  les 
qualités  de  fon  efprit  que  je  regrette, 
bien  qu'elle  en  eût  d'excellentes  parmi 
de  miauvaifes.  La  perte  que  je  pleure  en 
elle,  c'efl  fon  bon  cœur ,  fon  parfait  atca- 
chement ,  qui  lui  donnoit  à  la  fois  pour 
moi  la  tendrelTe  d'une  mère  <5c  la  con- 
fiance d'une  fœur.  Elle  me  tenoit  lieu 
de  toute  ma  famille ,  à  peine  ai- je  connu 
ma  mère  ;  mon  père  m'aime  autant  qu'il 


H  E  L  o  ï  s  E.  99 

peut  aimer  :  rous  avons  perdu  ton  aima^ 
ble  frère ,  je  ne  vois  prelque  jamais  les 
miens.  Me  voilà  comme  une  orpheline 
délaiflée.  Mon  enfant ,  tu  me  relies  feu- 
le :  car  ta  bonne  mère  ,  c'efl  toi.  Tu  as 
raifon  pourtant.  Tu  me  reftes  ;  je  pieu- 
rois!  j'étois  donc  folle:  quavois-je  à 
pleurer  ? 

P.  S.  De  peur  d'accidens  ,  j'adreffe 
cette  lettre  à  notre  maître  ,  afin. 
qu'elle  te  parvienne  plus  fûremenc* 


G  i 


foo    La  Nouvelle 


LETTRE    VIII.  (i) 

A       J    U     I     I    E. 

Son  Amant  lui  reproche  la  fan  té  6* 
la  tranquillité  qu'elle,  a  recou" 
rrées  _,  les  précautions  qu'elle 
prend  contre  lui  ^  ^  ne  veut  plus 
lef'ujer  de  la  fortune  les  occajîons 
que  Julie  n'aura  pu  lui  èter. 

V^  U  E  L  s  font ,  belle  Julie  ,  les  bizar- 
res caprices  de  Tamour  r  Mon  cœur  a 
plus.qu'il  n'efperoit ,  ôc  n'eft  pas  content. 
Vous  m'aimez  ,  vous  me  le  dites  ,  ôc  je 
foupire.  Ce  cœur  injufle  ofe  defirer  en- 
core ,  quand  il  n'a  plus  rien  à  defirer;  il 
me  punit  de  fes  fantaifies ,  6c  me  rend  in- 
quiet au  fein  du  bonheur.  Ne  croyez  pas 
que  j'aye  oublié  les  loix  qui  me  font  im- 
polées ,  ni  perdu  la  volonté  de  les  obfer- 
ver  ;  non ,  mais  un  fecret  dépit  m'agite  en 


(i)  On  fent  qu'il  y  a  ici  une  lacune  ,  &  Ton  en  trouvera 
fouvent  dans  la  fuite  de  cette  correfpondance.  Plufieuis 
Lettres  fe  fcnt  perdues  ,  d'autres  ont  été  fupprimées  > 
d'autres  ont  fouffett  ces  retranchemens  ;  mais  il  ne  man- 
que rien  d'effcnnel  qu'on  ne  puifle  aifément  luppléer  à 
Vaidedecequiieite. 


J 


H  E  L  o  ï  s  E.  lor 

voyant  que  ces  loix  ne  coûtent  qu'à  moi , 
que  vous  qui  vous  prétendiez  fi  foibleeces 
fi  forte  à  préfent  ,  &  que  j'ai  ii  peu  de 
combats  à  rendrecontre  moi-même,  tant 
je  vous  trouve  attentive  k  les  prévenir. 

Que  vous  êtes  changée  depuis  deux 
mois,  ians  que  rien  ait  changé  que  vous  ! 
Vos  langueurs  ont  dilparu  ;  il  n'eft  plus 
quellion  de  dégoût  ni  d'abattement  ;  tou- 
tes les  grâces  lont  venues  reprendre  leurs 
poftes  ;  tous  vos  charmes  fe  font  ranimés  ; 
la  rofe  qui  vient  d'éclorre  n'eft  pas  plus 
fraîche  que  vous  ;  les  faillies  ont  recom- 
mencé ;  vous  avez  de  l'efprit  avec  tout  le 
monde  ;  vous  folâtrez  ,  même  avec  moi , 
comme  auparavant  ;  &  ce  qui  m'irrite 
plus  que  tout  le  refle  ,  vous  me  jurez  un 
amour  éternel  d'un  air  aulfi  gai ,  que  fi 
vous  difiez  la  chofe  du  monde  la  plus 
plaifante. 

Dites,  dites,  volage  ?  Efl-ce-là  le  ca- 
raftere  d'une  pafîlon  violente  réduite  à 
fe  combattre  elle-même  ;  &  fi  vous  aviez 
le  moindre  defirà  vaincre,  la  contrainte 
n'étoufferoit-elle  pas  au  moins  l'enjoue- 
ment ?  Oh  que  vous  étiez  bien  plus  ai- 
mable quand  vous  étiez  moins  belle  !  Que 
je  regrette  cette  pâleur  touchante,  pré- 
cieux gage  du  bonheur  d'un  amant ,  & 

G  3 


i o'2     La   Nouvelle 

que  je  hais  l'indifcrette  fanté  que  vous, 
avez  recouvrée  aux  dépens  de  mon  repos  ! 
Oui ,  j'aimerois  mieux  vous  voir  malade 
encore,  que  cet  air  concenr,  ces  yeux 
brillans,  ce  ceincfleuri  qui  m'outragent. 
Avez  vous  oublié  fi-iot  que  vous  n'étiez 
pas  ainfi  quand  vous  imploriez  ma  clé- 
îDence  ?  Julie,  Julie!  que  cet  amour  ft 
vit  e(l  devenu  tranquille  en  peu  de  tems! 

Mais  ce  qui  m'offenfe  plus  encore,  c'eft 
qu'après  vous  être  remifeàma  dilcrétion, 
X'ous  paroiilez  vous  en  défier ,  6c  que  vous 
fuyez  les  dangers  comme  s'il  vous  en  ref- 
toit  à  craindre.  Eft-ce  ainfi  que  vous  ho- 
norez ma  retenue ,  &  mon  inviolable  ref- 
.fe&.  meritoit-ilcet  affront  de  votre  part? 
Bien  loin  que  le  déparr  de  votre  père 
îious  air  laiflë  plus  de  liberté,  à  peine 
peut-on  vous  voir  feule.  Votrç  infépara- 
h\e  Coufine  ne  vous  quitte  plus.  Infenfî- 
blement  nous  allons  reprendre  nos  pre- 
mières manières  de  vivre  &  notre  ancien- 
ne ci  rconlpedion  ,  avec  cette  unique  dif- 
férence qu'alors  elle  vous  étoit  à  charge , 
^qvi'elle  vous  plaît  maintenant. 

Quel  fera  donc  le  prix  d'un  fi  pur  hom- 
mage fi  votre  eftime  ne  l'eft  pas  ;  &  de 
quoi  me  fert  l'abUinence  éternelle  6c  vo- 
iontaire  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  au 


H   E    L   O    ï    s   E,  105 

monde ,  fi  celle  qui  l'exige  ne  m'en  fait 
aucun  gré  ?  Certes ,  je  fuis  las  de  fouffri-r 
inutilement ,  &  de  me  condamner  aux 
plus  dures  privations  fans  en  avoir  même 
ie  mérite.  Quoi  !  faut-il  que  vous  embel- 
lîlfiez  impunément  tandis  que  vous  me 
méprifez  !  Faut-il  qu'incelTamment  mes 
yeux  dévorent  des  charmes  dont  jamais 
ma  bouche  n'ofe  approcher  ?  Faut-il  en- 
fin que  je  m'ôte  à  moi-même  toute  efpe- 
rance  ,  fans  pouvoir  au  moins  m'honorer 
d'un  facrificeaudi rigoureux?  Non,puif- 
que  vous  ne  vous  fiez  pas  à  ma  foi ,  je  ne 
veux  plus  la  laifler  vainement  engagée; 
c'eft  une  fureté  injufte  que  celle  que  voqs 
tirez  à  la  fois  de  ma  parole  &  de  vos  pré- 
cautions ;  vous  êtes  trop  ingrate,  ou  je 
fuis  trop  fcrupuleux ,  &  je  ne  veux  plus 
refufer  de  la  fortune  les  occafions  que 
vous  n'aurez  pu  lui  ôter.  Enfin  quoi  qu'il 
en  foit  de  mon  fort ,  je  fens  que  j'ai  pris 
une  charge  au-deffiis  de  mes  forces.  Julie, 
reprenez  la  garde  de  vous-même  ;  je  vous 
rends  un  dépôt  trop' dangereux  pour  la 
fidélité  dudépofitaire,  ôcdont  la  défenfe 
coûtera  moins  à  votre  cœur  que  vous 
n*avez  feint  de  le  craindre. 

Je  vous  le  dis  ferieufement  ;  comptez 
fur  vous ,  ou  chailez -moi  ;  c'ellà-direj 

G  4 


104     La    Nouvelle 

6tez-moi  la  vie.  J'ai  pris  un  engagement 
téméraire.  J'admire  comment  je  l'ai  pu 
tenir  li  long-cems  :  je  lais  que  je  le  dois 
toujours  ;  mais  je  fens  qu'il  m'eft  impof- 
fible.  On  mérite  de  luccomber  quand  on 
s'impole  de  (i  périlleux  devoirs.  Croyez- 
moi  ,  chère  &.  tendre  Julie  ,  croyez  en 
ce  cœur  lenfibîe  qui  ne  vit  que  pour  vous  ; 
vous  ferez  toujours  relpedée;  mais  je  puis 
un  inftanc  manquer  de  raifon,  &  l'ivreUe 
des  fens  peut  dider  un  crime  donc  on  au- 
Toit  horreur  de  lang-frt)id.  Heureux  de 
n'avoir  point  trompé  votre  efpoir  ;  j'ai 
vaincu  deux  mois,  &  vous  me  devez  le 
prix  de  deux  fiecies  de  fouffrances. 


LETTRE     IX. 

DE    Julie. 

Elle  fèpLiînt  des  torts  defoti  Amant, 
lui  explique  la  caufe  de  f&s  pre^ 
mie?  es  allarmes  ^  &"  celle  de  l'état 
préfènt  de  fon  cœur  ^  l'invite  â 
s'en  tenir  au  plaijlr  délicieux  d'aU 
mer  purement.  Ses  prejfentimens 
fiir  l'avenir» 


'Entends;  les  plaifirs  du  vice  & 
l'honneur  delà  vertu  vous  feroienc  un  fort 

agréable  ?   Eft  ce-là  votre  morale  ? 

Bh!  mon  bon  ami,  vous  vous lalfez bien 
vite  d'être  généreux  !  Ne  l'étiez  vous 
donc  que  par  artiHce  r  La  finguliere  mar- 
que d'attachement ,  que  de  vous  plaindre 
de  ma  lanté!  Seroit  ce  que  vous  efperiez 
voir  mon  fol  amour  achever  de  la  dé- 
truire, &  que  vous  m'attendiez  au  mo- 
ment de  vousdemanderlavie?  Oubien, 
comptiez- vous  de  me  refpeder  aufli  long- 
tems  que  je  ferois  peur ,  &  de  vous  ré- 
trader quand  je  deviendrois  fupporta- 
ble  r  Je  ne  vois  pas  dans  de  pareils  ia- 


ic6     La  Nouvelle 

crifices  un  mérite  à  tant  faire  valoir* 
Vous  me  reprochez  avec  la  même 
équité  le  loin  que  je  prends  de  vous  fau- 
ver  des  combats  pénibles  avec  vous-mê- 
me, comme  li  vous  ne  deviez  pas  plutôt 
m'en  remercier.  Puis,  vous  vous  récrac- 
tez  de  l'engagement  que  vous  avez  pris, 
comme  d'un  devoir  trop  à  charge  ;  en 
forte  que  dans  la  même  lettre  vous  vous 
plaignez  de  ce  que  vous  avez  trop  de  pei- 
ne ,  &  de  ce  que  vous  n'en  avez  pasaflez. 
Pcnfez-y  mieux ,  &  tâchez  d'être  d'ac- 
cord avec  vous,  pour  donner  à  vos  pré- 
tendus griefs  une  couleur  moins  frivole. 
Ou  plutôt ,  quittez  toute  cette  dilîimula- 
tion  qui  n'eil  pas  dans  votre  caradere. 
Quoi  que  vous  puiiïiez  dire  ,  votre  cœur 
efl  plus  content  du  mien  qu'il  ne  feint  de 
l'être  :  ingrat ,  vous  favez  tro.p  qu'il  n'au- 
ra jamais  tort  avec  vous!  Votre  lettre 
même  vous  dément  par  fon  ftyle  enjoué  ; 
&  vous  n'auriez  pas  tant  d'efprit  (i  vous 
étiez  moins  tranquille.  En  voilà  trop  fur 
les  vains  reproches  qui  vous  regardent  ; 
paiTons  à  ceux  qui  me  regardent  moi- 
même  ,  &  qui  femblent  d'abord  mieux 
fondés. 

Je  le  fens  bien  ;  la  vie  égale  Se  douce 
que  nous  menons  depuis  deux  mois  ne 


H   E    L    O    ï   s    E.  107 

s'accorde  pas  avec  ma  déclaration  pré- 
cédente ;  &  j'avoue  que  ce  n'eft  pas  làns 
railon  que  vous  éces  Turpris  de  ce  con- 
trafte.  Vous  m'avez  d'abord  vue  au  dë- 
fefpoir  ,  vous  me  crouvez  à  préfcnt  trop 
paifible  ;  de-là  ,  vousaccufez  mes  fend- 
mens  d'incondance  ,  £■:  mon  cœur  de  ca- 
price. Ah!  mon  ami  )  ne  le  jugez- vous 
point  trop  féverement  ?  Il  faut  plus  d'un 
jour  pour  le  connoître.  Attendez  ,  ôc 
vous  trouverez  peut  être  ,  que  ce  cœur 
qui  vous  aime  n'efl  pas  indigne  du  vôtre. 
Si  vous  pouviez  comprendre  avec  quel 
effroi  j'éprouv^ai  les  premières  atteintes 
du  fentimenc  qui  m'unit  à  vous ,  vous  ju- 
geriez du  trouble  qu'il  dut  me  caufer. 
J'ai  été  élevée  dans  des  maximes  fi  féve- 
les  ,  que  l'amour  le  plus  pur  me  paroi f- 
foit  le  comble  du  déshonneur.  Tout 
m'apprenoit,  ou  me  faifoit  croire,  qu'une 
fille  fenfible  étoit  perdue  au  premier  mot 
tendre  échappé  de  fa  bouche;  mon  ima- 
gination troublée  confondoic  le  crime 
avec  l'aveu  de  la  pafîion  ;  &  j'avois  une(t 
affreufe  idée  de  ce  premier  pas ,  qu'à 
peine  voyois-je  au-delà  nul  intervalle  juf- 
qu'au  dernier.  L'exceffive  défiance  de 
rnoi-méme  augmenta  mes  alîarmes;  les 
combats  de  lamodeitiemeparurent  ceux 


io8     La   Nouvelle 

de  la  chaftecé  ;  je  pris  le  tourment  du  ft- 
lence  pour  l'emportement  des  defirs.  Je 
me  crus  perdue  auffi-tôcquej'aurois  par- 
lé ,  &  cependant  il  falloit  parler  ou  vous 
perdre.  Ain(i ,  ne  pouvant  plusdéguifer 
mes  fentimsns ,  je  tâchai  d'exciter  la  gé- 
nerofité  des  vôtres  ;  6c  me  fiant  plus  à 
vous  qu'à  moi ,  je  voulus,  en  interelfant 
votre  honneur  à  ma  défenfe  ,  me  ména- 
ger des  rellources  donc  je  me  croyois  dé- 
pourvue. 

J'ai  reconnu  que  je  me  trompois  ;  je 
n'eus  pas  parlé  que  je  me  trouvai  foula- 
gée;  vous  n'eûtes  pas  répondu  que  je  me 
léntis  tout-à-tait  calm.e  :  Se  deux  mois 
d'expérience  m'ont  appris  que  mon  cœur 
trop  tendre  a  beloin  d'amour ,  mais  que 
mes  fens  n'ont  aucun  befoin  d'amant.  Ju- 
gez, vous  qui  aimez  la  vertu,  avec  quel- 
le joie  je  fis  cette  heureufe  découverte. 
Sortie  de  cette  profonde  ignominie  où 
mes  terreurs m'avoient  plongée,  je  goûte 
le  plaifir  délicieux  d'aimer  purement. 
Cet  état  fait  le  bonheur  de  ma  vie  ;  mon 
humeur  &  ma  fanté  s'en  relTentent  ;  à 
peine  puis-je  en  concevoir  un  plus  doux, 
6c  l'accord  de  l'amour  ôc  de  l'innocence 
me  femble  être  le  paradis  fur  la  terre. 

Dès-lors  je  ne  vous  craignis  plus  ;  & 


H    E   L    O    ï   s    E.  109 

quand  je  pris  foin  d'éviter  la  folitude  avec 
vous ,  ce  fut  autant  pour  vous  que  pour 
moi  ;  car  vos  yeux  &  vos  foupirs  annon- 
çoient  plus  de  tran I ports  que  de  fageiïe; 
&  fi  vous  euffiez  oublié  l'arrêt  que  vous 
avez  prononcé  vous-même,  je  ne  Tau-» 
rois  pas  oublié. 

Ah  .'mon  ami!  que  ne  puis- je  fairepaf- 
fer  dans  votre  ame  le  fentiment  de  boa- 
heur  6c  de  paix  qui  régne  au  fond  de  la 
mienne  !  Que  ne  puis-je  vous  apprendre 
à  jouir  tranquillement  du  plus  délicieux 
état  de  la  vie  !  Les  charmes  de  l'union 
des  coeurs  fe  joignent  pour  nous  àceux  de 
l'innocence  ;  nulle  crainte ,  nulle  honte 
ne  trouble  notre  félicité  ;  au  fein  des  vrais 
plaifirs  de  l'amour  ,  nous  pouvons  parler 
de  la  vertu  fans  rougir. 

Ev'  è  il  placer  con  V  onejlade  accanto. 

Je  ne  fais  quel  trifle  prelTentimenc 
s'élève  dans  mon  fein ,  &  me  crie  que 
nous  jouilTons  du  feul  tems  heureux  que 
le  ciel  nous  ait  deftiné.  Je  n'entrevois 
dans  l'avenir  qu'abfence  ,  orages ,  trou- 
bles ,  contradidions.  La  moindre  altéra- 
tion à  notre  fituation  préfente  me  paroîc 
ne  pouvoir  être  qu'un  mal.  Non,  quand 
un  lien  plus  doux  nous  uniroit  à  jamais ,  je 


ïio    La   Nouvelle 

ne  fais  fi  l'excès  du  bonheur  n'en  deviens 
droit  pas  bientôt  la  ruine.  Le  momenc 
de  ia  pcfleffion  eft  une  crife  de  l'amour, 
&  tout  changement  efl  dangereux  au  nô- 
tre ;  nous  ne  pouvons  plus  qu'y  perdre. 

Je  t'en  conjure,  mon  tendre  &  unique 
ami ,  tâche  de  calmer  l'ivreiTe  des  vains 
defirs  que  iuivent  toujours  les  regrets,  le 
repentir ,  la  triftelTe.  Goûtons  en  paix 
notre  fituation  préfente.  Tu  te  plais  à 
m'inftruire  ,  6c  tu  fais  trop  fi  je  me  plais 
à  recevoir  tes  leçons  Rendons  les  encore 
plus  fréquentes  ;  ne  nous  quittons  qu'au- 
tant qu'il  faut  pour  la  bienféance  ;  em- 
ployons à  nous  écrire  les  momens  que 
nous  ne  pouvons  pafler  à  nous  voir  ,  & 
profitons  d'un  tems  précieux ,  après  le- 
quel ,  peut-être ,  nousfoupirerons un  jour. 
Ah!  puifTe  notre  fort,  tel  qu'il  eft,  durer 
autant  que  notre  vie  !  L'efprit  s'orne  ,  la 
raifon  s'éclaire ,  l'ame  fe  fortifie  ,  le  cœur 
jouit  :  quemanque-t-il  à  notre  bonheur? 


ma: 


H  E  L  o  ï  s   E.  m 

LETTRE     X. 

A     Julie. 
Imprefflon  que  la  belle  ame  de  Julie 
JaitJurJoTi  Amant.   Contradic^ 
lions  qu'il  éprouve  dans  les  Jkn- 
timens  quelle  lui  injpire, 

V^Ue  vous  avez  rai  Ton  ,  ma  Julie,  de 
dire  que  je  ne  vous  connois  pas  encore! 
Toujours  je  crois  connoître  tous  les  tré- 
fors  de  votre  belle  ame  ,  &  toujours  j'en 
découvre  de  nouveaux.  Quelle  femme  ja- 
mais alTocia  comme  vous  la  tendrelTe  à  la 
vertu  ;  6c  tempérant  l'une  par  l'autre  ,  les 
rendit  toutes  deux  plus  charmantes  ?  Je 
trouve  je  ne  fais  quoi  d'aimable  <5c  d'at- 
trayant dans  cette  fageffe  qui  me  défoie; 
&  vous  ornez  avec  tant  de  grâce  les  pri- 
vations que  vousm'impofez,  qu'il  s'en 
faut  peu  que  vous  ne  me  les  rendiez  chères. 
Je  le  fens  chaque  jour  davantage,  le 
plus  grand  des  biens  eft  d'être  aimé  de 
vous  ;  il  n'y  en  a  point ,  il  n'y  en  peut  avoir 
qui  l'égale ,  &  s'il  falloit  choifir  entre  vo- 
tre cœur  &  votre  poflfenîon  même ,  non  , 
charmante  Julie ,  je  ne  balancerois  pas  un 
înftant.  Mais  d'où  viendroit  cette  amere 


112     La  Nouvelle 

alternative ,  5c  pourquoi  rendre  incompa- 
tible ce  que  la  nature  à  voulu  réunir?  Le 
teir.sell  précieux,  dites- vous,  fâchons  en 
jouir  tel  qu'ileft,  &  gardons  nous  par  no- 
tre impatience  d'en  troubler  le  paifible 
cours.  Eh  !  qu'il  paile  &  qu'il  foit  heureux! 
Pour  profiter  d'un  état  aimable  faut-  il  en 
négliger  un  meilleur ,  <Sc  préférer  le  repos 
à  la  félicité  fuprême?  Ne  perd  on  pas 
tout  le  tems  qu'on  peutmicuxemployer? 
Ah!  fi  l'on  peut  vivre  mille  ans  en  un 
quarc-d'heure  ,  à  quoi  bon  compter  tiiC- 
tement  les  jours  qu'on  aura  vécu  ?. 

Tout  ce  que  vous  dices  du  bonheurde 
notre  fituation  préfente  efl  incontellable; 
je  fens  que  nous  devous  être  heureux  ,  5c 
pourtant  je  ne  le  fuis  pas,  La  fageife  a 
beau  parler  par  votre  bouche  ,  la  voix  de 
la  nature  efi:  la  plus  forte.  Le  moyen  de 
lui  réfiller  quand  elle  s'accorde  à  la  voix 
du  cœur  !  Hors  vous  feule,  je  ne  vois 
rien  dans  ce  féjour  terreflre  qui  foit  di- 
gne d'occuper  mon  ame  6c  mes  fens: 
non ,  fans  vous  la  nature  n'eft  plus  rien 
pour  moi  ;  mais  fon  empire  efl:  dans  vos 
yeux  ,  &  c'efli-là  qu'elle  efl  invincible. 

îl  n'en  eft  pas  ainfi  de  vous,  célefte 
Julie  ;  vous  vous  contentez  de  charmer 
nos  fens ,  &  n'êtes  point  en  guerre  avec 

les 


H   E   L    O    ï   s    E.  113 

les  vôtres.  Il  femble  que  des  paillons  hu- 
maines fuient  au-dellbus  d'une  ame  fi  i\i- 
blime;  <Sc  comme  vous  avez  la  beauté 
des  Anges ,  vous  en  avez  la  pureté.  O 
pureté  que  je  refpede  en  murmurant , 
que  ne  puis-je  ou  vous  rabaiiTer  ou  m'éle- 
ver  jufqu'à  vous  !  Mais  non  ,  je  ramperai 
toujours  fur  la  terre,  &  vous  verrai  tou- 
jours briller  dans  les  Cieux.  Ah!  foyez 
heureufe  aux  dépens  de  mon  repos  ;  jouif- 
fez  de  toutes  vos  vertus  ;  perilTe  le  vil 
mortel  qui  tentera  jamais  d'en  fouiller 
une.  Soyez  heureufe,  je  tâcherai  d'ou- 
blier combien  je  fuis  à  plaindre  ,  6c  je  ti- 
rerai de  votre  bonheur  même  la  confola- 
tiondemes  maux.  Oui,  chère  Amante, 
il  me  femble  que  mon  amour  efl  auflî 
parfait  que  fon  adorable  objet  ;  tous  les 
defirs  enflammés  par  vos  charmes  s'étei- 
gnent dans  les  perfections  de  votre  ame  , 
je  la  vois  fi  paifible  que  je  n'ofe  en  trou- 
bler la  tranquillité.  Chaque  fois  que  je 
fuis  tenté  de  vous  dérober  la  moindre 
carelTe  ,  fi  le  dan  ger  de  vous  ofTenfer  me 
retient ,  mon  cœur  me  retient  encore 
plus  par  la  crainte  d'altérer  une  félicité 
{1  pure  ;  dans  le  prix  des  biens  où  j'afpire 
je  ne  vois  plus  que  ce  qu'ils  vous  peuvenc 
coûter  ;  6c  ne  pouvant  accorder  mon 
Tome  1,  H 


ïi4    La  Nouvelle 

bonheur  avec  le  vôtre,  jugez  comment 
j'aime  :  c'efl  au  mien  que  j'ai  renoncé. 

Que  d'inexpliquables  contradiftions 
dans  les  fentimens  que  vous  m'infpirez  î 
Je  fuis  à  la  fois  foumis  &  téméraire ,  im- 
pétueux 6c  retenu  ,  je  ne  faurois  lever 
les  yeux  fur  vous  fans  éprouver  des  com- 
bats en  moi-même.  Vos  regards,  votre 
voix  portent  au  cœur ,  avec  l'amour ,  l'at- 
trait touchant  de  l'innocence;  c'efl  un 
charme  divin  qu'on  auroit  regret  d'effa- 
cer. Si  j'ofe  former  des  vœux  extrêmes  , 
ce  n'eft  plus  qu'en  votre  abfence  ;  mes 
defirs  n'ofant  aller  jufqu'à  vous  s'adref- 
fent  à  votre  image ,  6c  c'eft  fur  elle  que 
je  me  venge  du  refped:  que  je  fuis  con- 
traint de  vous  porter. 

Cependant  je  languis  6c  me  confurae  ; 
le  feu  coule  dans  mes  veines ,  rien  ne 
fauroit l'éteindre  ni  le  calmer;  6c  je  l'ir- 
rite en  voulant  le  contraindre.  Je  dois 
être  heureux ,  je  le  fuis ,  j'en  conviens;  je 
ne  me  plains  point  de  mon  fort;  tel  qu'il 
efb  je  n'en  changerois  pas  avec  les  Rois 
de  la  terre.  Cependant  un  mal  réel  me 
tourmente,  je  cherche  vainement  à  le 
fuir;  jene  voudrois  point  mourir,  ôc  tou- 
tefois je  me  meurs  ;  je  voudrois  vivre 
pour  vous,  6c  c'efl  vous  qui  m'ôtez  la  vie. 


H   E   L    O    ï    s    E«  ÏI5 

LETTRE    XI. 

DE  Julie. 
Kenouvellement  de  tendrejje  pour 
fon  Amant ,  6*  en  même  tems 
d\ittachement  à  fon  devoir.  Elle 
lui  repréfènte  combien  II  ejl  im» 
portant  pour  tous  deux  qull  s'en 
remette  à  elle  du  foin  de  leur  def 
tin  commun, 

^\  O  N  ami ,  je  fens  que  je  m'attache  à 
vous  chaque  jour  davantage  ;  je  ne  puis 
plus  me  ieparer  de  vous ,  la  moindre  ab- 
îence  m  efl  inibpportable  ;  &  il  faut  que 
je  vous  voye  ou  que  je  vous  écrive,  afin 
de  m'occuper  de  vous  fans  celle. 

Ainfi  mon  amour  s'augmente  avec  le 
vôtre  ;  car  je  connois  à  préfent  combien 
vous  m'aimez  par  la  crainte  réelle  que 
vous  avez  de  me  déplaire,  au  lieu  que 
vous  n'en  aviez  d'abord  qu'une  apparente 
pour  mieux  venir  à  vos  fins.  Je  fais  fore 
bien  diilinguer  en  vous  l'empire  que  le 
cœuràfu  prendre  du  délired'une  imagi- 
nation échauffée  ;  &  je  vois  cent  fois  plus 
de  paffion  dans  la  contrainte  ou  vous  êtes , 
que  dans  vos  premiers  emportemens.  Je 


llS      L  A    N  O  X;  VELL  E 

fais  bien  auffi  que  votre  état  tout  gênant 
qu'il  eft ,  n'efl  pas  fans  plaifirs.  Il  efl  doux 
pour  un  véritable  amant  de  faire  des  fa- 
crifices  qui  lui  font  tous  comptés ,  &  dont 
aucun  n'efl  perdu  dans  le  cœur  de  ce  qu'il 
aime.  Qui  fait  même  fi,  connoiffant  ma 
fenfibilité ,  vous  n'employez  pas  pour  me 
féduire  une  adrefle mieux  entendue?  Mais 
non  ,  je  fuis  injufte ,  6c  vous  n'êtes  pas  ca- 
pable d'ufer  d'artifice  avec  moi.  Cepen- 
dant ,  fi  je  fuis  fage,  je  me  défierai  plus 
encore  de  la  pitié  que  de  l'amour.  Je  me 
fens  mille  fois  plus  attendris  par  vos  ref- 
peds  que  par  vos  transports  ;  6c  je  crains 
bien  qu'en  prenant  le  parti  le  plus  honnête 
vous  n'ayez  pris  enfin  le  plus  dangereux. 
Il  faut  que  je  vous  dife  ,  dans  l'épan- 
chement  de  mon  cœur  ,  une  vérité  qu'il 
fent  fortement ,  5c  dont  le  vôtre  doit  vous 
convaincre  :  c'eft  qu'en  dépit  de  la  fortu- 
ne, des  parensôc  de  nous-mêmes,  nosdef- 
tinées  font  à  jamais  unies ,  6c  que  nous  ne 
pouvons  plus  être  heureuxcu  malheureux 
qu'enfemble.  Nosames fe ibnt ,  pour  ainfi 
dire,  touchées  par  tous  les  points,  &:  nous 
avons  par-tout  lenti  la  même  cohérence. 
(Corrigez-moi,  mon  ami,  fi  j'applique 
mal  vos  leçons  de  phyfique.  )  Le  fore 
pourra  bien  nous  féparer,  mais  non  pas 
nous  défunir.  Nous  n'aurons  plus  que  les 


H   E   L    O   ï   s   E.  117 

mêmes  plaifirs  &  les  mêmes  peines  ;  5g 
comme  ces  aimans  donc  vous  me  par- 
liez ,  qui  onc ,  dit-on  ,  les  mêmes  mou- 
vemens  en  ditîerens  lieux  ,  nous  fentirons 
les  mêmes  chofes  aux  deux  extrémités 
du  monde. 

Défaites-vous  donc  de  l'efpoir ,  fi  vous 
l'eûtes  jamais ,  de  vous  faire  un  bonheur 
exclufif ,  &  de  l'acheter  aux  dépens  du 
mien.  N'efperez  pas  de  pouvoir  être  heu- 
reux fi  j'étois  déshonorée ,  ni  pouvoir  d'un 
œil  fatisfait  contempler  mon  ignominie 
&  mes  larmes.  Croyez-moi ,  mon  ami  je 
connois  votre  cœur  bien  mieux  que  vous 
ne  le  connoilTez.  Un  amour  fi  tendre  6c 
fi  vrai  doit  favoir  commander  aux  defirs  ; 
vous  en  avez  trop  fait  pour  achever  fans 
vous  perdre,  &  ne  pouvez  plus  combler 
mon  malheur  fans  faire  le  vôtre. 

Je  voudrois  que  vous  pufliez  fentir 
combien  il  elt  important  pour  tous  deux 
que  vous  vous  en  remettiez  à  moi  du  foin 
de  notre  deflin  commun.  Doutez-vous 
que  vous  ne  me  foyez  auffi  cher  que  moi- 
même  ;  &  penfez-vous  qu'il  pût  exifler 
pour  moi  quelque  félicité  que  vous  ne 
partageriez  pas  ?  Non ,  mon  ami ,  j'ai  les 
mêmes  intérêts  que  vous ,  &  un  peu  plus 
de  raifon  pour  les  conduire.  J'avoue  que 

H  5 


ii8     La   Nouvelle 

je  fuis  la  plus  jeune  ;  mais  n'avez-vous 
jamais  remarqué  que  fi  la  raifon  d'ordi- 
naire efl  plus  foible  &  s'éteint  plutôt  chez 
les  femmes ,  elle  eft  auffi  plutôt  formée  , 
comme  un  frêle  tournefol  croît  &  meurt 
avant  un  chêne.  Nous  nous  trouvons  dès 
le  premier  âge  chargées  d'un  fi  dange- 
reux dépôt ,  que  le  foin  de  le  conferver 
nous  éveille  bientôt  le  jugement  ;  6c  c'eft 
un  excellent  moyen  de  bien  voir  les  con- 
féquenccs  des  chofes ,  que  de  fentir  vive- 
ment tous  les  rifques  qu'elles  nous  font 
courir.  Pour  moi  ,  plus  je  m'occupe  de 
notre  fituation ,  plus  je  trouve  que  la  rai- 
fon vous  demande  ce  que  je  vousdeman- 
de  au  nom  de  l'am.our.  Soyez  donc  do- 
cile à  fa  douce  voix  ,  &  laiflez-v.ous  con- 
duire ,  hélas  !  par  un  autre  aveugle ,  mais 
qui  tient  au  moins  un  aopui. 

Je  ne  fais  mon  ami  ,  fi  nos  coeurs  au- 
ront le  bonheur  de  s'entendre ,  6c  fi  vous 
partagerez ,  en  lifant  cette  lettre ,  la  ten- 
dre émotion  qui  la  diélée.  Je  ne  faisfi 
nous  pourrons  jamais  nous  accorder  fur  la 
manière  de  voir  comm.c  fur  celle  de  fen- 
tir ;  mais  je  fais  bien  que  l'avis  de  celui 
des  deux  qui  féparele  moinsfonbonheur 
di:  bonheur  de  l'autre,  efl;  lavis  qu'il  faut 
préférer. 


H    E    L    O    ï    s    E.  119 

LETTRE     XII. 

A     Julie. 

Son  Amant acquiefie  à  ce  qu 'elle  exi- 
ge de  lui.  Nouveau  -plan  cT études 
qu'il  lui  propofè  ^  &'  qui  amzne 
flujieurs  obfèrvations  critiques. 


,  A  Julie ,  que  la  (Implicite  de  votre 
lettre  efl  touchante  !  Que  j'y  vois  bien  la 
ferénité  d'une  ame  innocente  ,  6c  la  ten- 
dre foUicitude  de  l'amour  !  Vos  penfées 
s'exhalent  fans  art  &  fans  peine;  elles  por- 
tent au  cÔÊur  une  imprefllon  délicieufe 
que  ne  produit  point  un  flyle  apprêté. 
Vous  donnez  des  raifons  invincibles  d'un 
air  fi  fimple  ,  qu'il  y  faut  réfléchir  pour 
en  fentir  la  force  ;  6c  les  fentimens  élevés 
vous  coûtent  (i  peu  ,  qu'on  efl:  tenté  de 
les  prendre  pour  des  manières  de  penfer 
communes.  Ah  !  oui  fans  doute ,  c'efl  à 
vous  de  régler  nos  defliins  ;  ce  n'efl:  pas  un 
droit  que  je  vous  laiiïe ,  c'eft  un  devoir 
que  j'exige  de  vous,  c'elt  une  jufticeque 
je  vous  demande,  &  votre  raifon  me  doit 
dédommager  du  mal  que  vous  avez  faic 
à,  la  mienne.  Dès  cet  infiant  je  vous  re*. 

H4 


120     La  Nouvelle 

mets  pour  ma  vie  l'empire  de  mes  vo- 
lontés :  difpofez  de  moi  comme  d'un 
homme  qui  n'eft  plus  rien  pour  lui-mê- 
me ,  &  dont  tout  l'être  n'a  de  rapport 
qu'à  vous.  Je  tiendrai  ,  n'en  doutez  pas  , 
l'engagement  que  je  prends,  quoi  que 
vous  puifîiez  m.e  prefcrire.  Ou  j'en  vau- 
drai mieux ,  ou  vous  en  ferez  plus  heu- 
reufe  ,  Se  je  vois  par-tout  le  prix  aiTuré 
de  mon  obéiirance.  Je  vous  remets  donc 
fans  réferve  le  foin  de  notre  bonheur 
commun;  faites  le  vôtre,  &  tout  eft  fait. 
Pour  moi ,  qui  ne  puis  ni  vous  oublier  un 
infiant,  ni  penfer  à  vous  fans  destranf- 
ports  qu'il  faut  vaincre  ,  je  vais  m'occu- 
per  uniquement  des  foins  que  vous  m'a- 
vez impofés. 

*  Depuis  un  an  que  nous  étudions  en  fem-. 
ble,  nous  n'avons  gueres  fait  que  des  lec- 
tures fans  ordre  &  prefque  au  hazard  , 
plus  pour  confuUer  votre  goût  que  pour 
î'écîairer.  D'ailleurs  tant  de  trouble  dans 
l'ame  ne  nous  lailloit  gueres  de  liberté 
d'efprit.  Les  yeux  étoient  mal  fixés  fur 
le  Livre ,  la  bouche  en  prononçoit  les 
mots  ,  l'attention  manquoit  toujours. 
Votre  petite  Coufine  ,  qui  n'étoit  pa-  fi 
préoccupés  ,  nous  reprochoit  notre  peu 
de  conception ,  &  fe  faifoit  un  honneur 


H   E   L    O    ï    s    E.  I2Ï 

facile  de  nous  devancer.  InfenGblemenc 
elle  eft  devenue  le  maître  du  maître,  & 
quoique  nous  ayons  quelquefois  ri  de  ies 
prétentions,  elle  eit,  au  fond,  la  feule 
des  trois  qui  fait  quelque  chofe  de  touc 
ce  que  nous  avons  appris. 

Pour  regagner  donc  le  tems  perdu  ^ 
(ah!  Julie,  en  fut  il  jamais  de  mieux 
employé!  )  j'ai  imaginé  une  efpece  de 
plan  qui  puilTe  réparer  par  la  méthode  le 
tort  que  lesdiflradions  ont  fait  au  favoir. 

Je  vous  l'envoie  ;  nous  le  lirons  tantôc 
enfemble  ,  &  je  me  contente  d'y  faire  ici 
quelques  légères  obfervations. 

Si  nous  voulions,  ma  charmante  amie, 
nous  charger  d'un  étalage  d'érudition ,  & 
favoir  pour  les  autres  plus  que  pour  nous, 
mon  fyftême  ne  vaudroic  rien  ,  car  il 
tend  toujours  à  cirer  peu  de  beaucoup 
de  chofes ,  &  à  faire  un  petit  recueil 
d'une  grande  bibliothèque.  La  icience 
efl:  dans  la  plupart  de  ceux  qui  la  cultivent 
une  monnoie  dont  on  fait  grand  cas ,  qui 
cependant  n'ajoute  au  bien-  être  qu'autant 
qu'on  la  communique ,  &  n'ell  bonne  que 
dans  le  commerce.  Otez  à  nos  favans  le 
plaifirde  fe^  faire  écouter,  le  favoir  ne  fera 
rien  pour  eux.  Us  n'amaiïenc  dans  le  cabi- 
pec  que  pour  répandre  dans  le  public,  ils 


122     La  Nouvelle 

ne  veulent  être  fages  qu'aux  yeux  d'aa- 
trui ,  &  ils  ne  fe  fouciroienc  plus  de  l'étu- 
de s'ils  n'avoienc  plus  d'admirateurs  (  i  ) . 
Pour  nous  qui  voulons  profiter  de  nos 
connoiflances ,  nousnelesamallons  poinç 
pour  les  revendre ,  mais  pour  les  conver- 
tir à  notre  ufage ,  ni  pour  nous  en  char- 
ger ,  mais  pour  nous  en  nourrir.  Peu  lire  , 
&  beaucoup  méditer  à  nos  ledures ,  ou  , 
ce  qui  efllamêmechore,  encaufer  beau- 
coup entre  nous ,  eft  le  moyen  de  les  bien 
digérer.  Je  penle  que  quand  on  a  une 
fois  l'entendement  ouvert  par  l'habitude 
de  réfléchir ,  il  vaut  toujours  mieux  trou- 
ver defoi-m.ême  les  chofes  qu'on  trou- 
veroit  dans  les  livres  ;  c'efl  le  vrai  iecrec 
de  les  bien  mouler  à  fa  tête ,  ôc  àe  Ce  les 
approprier.  Au  lieu  qu'en  les  recevant 
tels  qu'on  nous  les  donne  ,  c'efl  prefqué 
toujours  fous  une  forme  qui  n'eft  pas  la 
nôtre.  Nousfommes  plus  riches  que  nous 
ne  penfons  ;  mais  ,  dit  Montaigne  ,  on 
nous  drelTe  à  l'emprunt  &  à  la  quête  ,  on 
nous  apprend  à  nous  fervir  du  bien  d'au- 
trui  plutôt  que  du  nôtre;  ou  plutôt,  ac- 


(')  C'eft  aiiifi  que  pcnfoit  Sénéque  lui-même.  Si  l'on 
me  donnai:,  dit-il,  la.  fcience  ,  à  condinon  de  ne  la  pas 
montrer ,  je  n'en  voudrois  point.  Sublime  philolophie  % 
Tuilà  donc  ton  ui'age  .' 


H    E    L    O    ï    s    E.  123 

cumulant  fans  cefle ,  nous  n'ofons  toucher 
à  rien  :  nous  femmes  comme  ces  avares 
qui  ne  longent  qu'à  remplir  leurs  gre- 
niers ,  &  dans  le  fein  de  l'abondance  fe 
lailTent  mourir  de  faim. 

Il  y  a  ,  je  l'avoue,  bien  des  gens  à  qui 
cette  méthode  feroit  fort  nuifible  &  qui 
ont  befoin  de  beaucoup  lire  &  peu  mé- 
diter,  parce  qu'ayant  la  tête  malfaite, 
ils  ne  raiïemblent  rien  de  Ci  mauvais  quo 
ce  qu'ils  produifent  d'eux-mêmes.  Je 
vous  recommande  tout  le  contraire,  à 
vous  qui  mettez  dans  vos  lectures  mieux 
que  ce  que  vous  y  trouvez  ,  &  dont  l'ef- 
prit  adtif  fait  fur  le  livre  un  autre  livre  , 
quelquefois  m.eilleur  que  le  premier. 
Nous  nous  communiquerons  donc  nos 
idées;  je  vous  dirai  ce  que  les  autres  au- 
ront penfé  ,  vous  me  direz  fur  le  même 
fujet  ce  que  vous  penfez  vous-même  ;  & 
fouvcnt  après  la  leçon  j'en  fortirai  plus 
inflruit  que  vous. 

Moins  vous  aurez  de  leclure  à  faire  , 
mieux  il  faudra  la  choifir  ,  6c  voici  les 
raifons  de  m.on  choix.  La  grande  erreur 
de  ceux  qui  étudient  ed,  comme  je  viens 
de  vous  dire  ,  de  fe  fier  trop  à  leurs  livres 
&  de  ne  pas  tirer  a'Jez  de  leur  foiid  ,  fans 
ibnger  que  de  tous  les  Sophifljs,  notre 


124     La  Nouvelle 

propre  raifon  ell  prefque  toujours  celui 
qui  nous  abufe  le  moins.  Si-tôc  qu'on  veut 
rentrer  en  foi-mên:ie  ,  chacun  fenc  ce  qui 
elli  bien  j  chacun  difcerne  ce  qui  efl  beau  ; 
nous  n'avons  pas  befoin  qu'on  nous  ap- 
prenne à  connoîcre  ni  l'un  ni  l'autre,  & 
l'on  ne  s'en  impofe  là-deflus  qu'autant 
qu'on  s'en  veut  impofer.  Mais  les  exem- 
ples du  très-bon  &  du  très- beau  font  plus 
rares  «Se  moins  connus,  il  les  faut  aller 
chercher  loin  de  nous.  La  vanité ,  mefu- 
rant  les  forces  de  la  nature  fur  notre  foi- 
bleiTe,  nous  fait  regarder  comme  chimé- 
riques les  qualités  que  nous  ne  fentons  pas 
en  nous-mêmes;  la  parelTe  &  le  vice  s'ap- 
jiuyent  fur  cette  prétendue  impoffibilicé , 
&  ce  qu'on  ne  voit  pas  tous  les  jours, l'hom- 
me foible  prétend  qu'on  ne  le  voit  jamais. 
C'eft  cette  erreur  qu'il  faut  détruire.  Ce 
font  ces  grands  objets  qu'il  faut  s'accou- 
tumer à  fentir  <Sc  à  voir ,  afin  de  s'ôter 
tout  prétexte  de  ne  les  pas  imiter.  L'ame 
s'élève ,  le  cœur  s'enflamme  à  la  contem- 
plation de  ces  divins  modèles;  à  force 
de  les  confiderer  on  cherche  à  leur  deve- 
nir femblable ,  &  l'on  ne  fouffre  plus  rien 
de  médiocre  fans  un  dégoût  mortel. 

N'allons  donc  pas  chercher  dans  les  li- 
vres des  principes  ôc  des  règles  que  nous 


H  E   L    O    ï   s    E.  125 

trouvons  plus  fûrement  au  -  dedans  de 
nous.  Laiiîbns-là  toutes  ces  vaines  dif- 
putes  des  philofophes  fur  le  bonheur  Sz 
îur  la  vertu  ;  employons  à  nous  rendre 
bons  &  heureux  le  tems  qu'ils  perdent  à 
chercher  comment  on  doit  l'être,  &  pro- 
pofons-nous  de  grands  exemples  à  imiter 
plutôt  que  de  vains  fyftêmes  à  fuivre. 

J'ai  toujours  cru  que  le  bon  n'étoitque 
le  beau  mis  en  adion  ,  que  l'un  tenoit  in- 
timement à  l'autre ,  &  qu'ils  avoient  tous 
deux  une  fource  commune  dans  la  nature 
bien  ordonnée.  Il  fuit  de  cette  idée  que 
le  goût  fe  perfedionne  par  les  mêmes 
moyens  que  la  fagefie ,  &  qu'une  ame  bien 
touchée  des  charmes  de  la  vertu  doit  à 
proportion  être  auffi  fenfible  à  tous  les  au- 
tres genres  de  beautés.  On  s'exerce  à  voir 
comme  à  fentir ,  ou  plutôt  une  vue  ex- 
quife  n'eft  qu'un  fentiment  délicat  &  fin. 
C'eft  ainfi  qu'un  peintre  à  l'afped;  d'un 
beau  payfage  ou  devant  un  beau  tableau 
s'extafie  à  des  objets  qui  ne  font  pas  mê- 
me remarqués  d'un  Spedateur  vulgaire. 
Combien  de  chofes  qu'on  n'apperçoit  que 
par  fentiment  6c  dont  il  ell  impolfiblede 
rendre  raifon  !  combien  de  ces  je  ne-fais- 
quoi  qui  reviennent  ïi  fréquemment  <Sc 
dont  le  goût  feul  décide  !  Le  goût  efien 


126     La    Nouvelle 

quelque  manière  le  microfcopedujuge-' 
ment  ;  c'cft  lui  qui  mec  les  pecits  objets  à 
fa  portée,  &  (es  opérations  commencenÉ 
où  s'arrêtent  celles  du  dernier.  Que  faut- 
il  donc  pour  le  cultiver  t  s'exercer  avoir 
ainfi  qu'à  fentir,  &  à  juger  du  beau  par 
inlpedion  comme  du  bon  par  fentiment. 
Non,  je  foutiens  qu'il  n'appartient  pas 
même  à  tous  les  cœurs  d'être  émus  au 
premier  regard  de  Julie. 

Voilà ,  ma  charmante  écoliere ,  pour- 
quoi je  borne  toutes  vos  études  à  des  lî- 
.  vres  de  goût  6c  de  moeurs.  Voiià  [our- 
quoi  tournant  toute  ma  méthode  en  exem- 
ples ,  je  ne  vous  donne  point  d'autre  dé- 
finition des  vertus  qu'un  tableau  des  gens 
vertueux,  ni  d'autres  règles  pour  bien 
écrire ,  que  les  livres  qui  font  bien  écrits. 

Ne  [oyez  donc  pas  furprife  des  retran- 
chemens  que  je  fais  à  vos  précédentes  lec- 
tures ;  je  fuis  convaincu  qu'il  faut  les  ref- 
ferrer  pour  les  rendre  miles  ,  &  je  vois 
tous  les  jours  mieux  ,  que  tout  ce  qui  ne 
die  rien  à  l'ame  n'eft  pas  digne  de  vous 
occuper.  Nous  allons  fupprimer  les  lan- 
gues ,  hors  l'Italienne  que  vous  lavez  6c 
que  voasaimez.  Nous  laiiferons-là  nos 
éicmensd'algebre<Sc  de  géométrie.  Nous 
quitterions  même  la  phyfique  ,  fi  les  ter- 


H   E   L    O   ï    s   E.  127 

mes  qu'elle  nous  fournie  m'en  laiiïbienc  le 
courage.   Nous  renoncerons  pour  jamais 
à  l'biftoire  moderne  ,  excepté  celle  de 
notre  pays  ;  encore  n'eft-ce  que  parce  que 
c'efl:  un  pays  libre  6c  (impie,  ou  l'on  trou- 
ve des  hommes  antiques  dans  les  tems 
modernes  :  car  nevouslaiiïez  pas  éblouir 
par  ceux  qui  difent  que  l'hiftoire  la  plus 
interelTante  pour  chacun  efl  celle  de  fon 
pays.  Cela  n'eft  pas  vrai.  Il  y  a  des  pays 
dont  l'hiftoire  ne  peut  pas  même  être  lue  , 
à  moins  qu'on  ne  Ibic  imbccille  ou  négo- 
ciateur. L'hifioire  la  plus  interelTante  efl 
celle  où  l'on  trouve  le  plus  d'exemples, 
de  mœurs,  de  caraderes de  toute  efpece  ; 
en  un  mot ,  le  plus  d'inflruélion.  Ils  vous 
diront  qu'il  y  a  autant  de  tout  cela  parmi 
nous  que  parmi  les  anciens.  Cela  n'eft 
pas  vrai.  Ouvrez  leur  hiftoire  &  faites 
les  taire.  Il  y  a  des  peuples  fans  phyfio- 
nomie  auxquels  il  ne  faut  point  de  pein- 
tres, il  y  a  des  gouvernemens  fans  carac- 
tère auxquels  il  ne  faut  point  d'hiiloriens, 
&  où  iï'tôc  qu'on  fait  quelle  place  un  hom- 
me occupe,  on  fait  d'avance  tout  ce  qu'il 
y  fera.   Ils  diront  que  ce  font  les  bons  hif- 
toriens  qui  nous  manquent  ;  mais  deman- 
dez-leur pourquoi  ?  Cela  n'eft  pas  vrai. 
Donnez,  matière  à  de  bonnes  hilloires , 


128      La  Nouvelle 

êc  les  bons  hifloriens  fe  trouverort.  En- 
fin, ils  diront  que  les  hommes  de  tous 
les  tems  fe  reflemblent  ,  qu'ils  ont  les 
niêm.es  vertus  &.  les  mêmes  vices ,  qu'on 
n'admire  les  anciens  que  parce  qu'ils  font 
anciens.  Cela  n'efl  pas  vrai,  non  plus; 
car  on  faifoic  autrefois  de  grandes  chofes 
avec  de  petits  moyens ,  &  l'on  fait  au- 
jourd'hui tout  le  contraire.  Les  anciens 
étoient  contemporains  de  leurs  hifto- 
jiens,  &  nous  ont  pourtant  appris  à  les 
admirer.  Affurément  fi  la  pollerité  ja- 
mais admire  les  nôtres,  elle  ne  l'aura  pas 
appris  de  nous. 

J'ai  laillé  par  égard  pour  votre  infépa- 
lable  Confine  quelque  livre  de  petite  lit- 
térature que  je  n'aurois  pas  lailiés  pour 
vous.  Hors  le  Pétrarque,  le  Tafle,  le 
Metaftafe,  &  les  maîtres  du  théâtre  fran- 
çois ,  je  n'y  mêle  ni  poètes  ,  ni  livres 
d'amour  ,  contre  l'ordinaire  des  leâ:u- 
res  confacrées  à  votre  fexe.  Qu  appren- 
drions-nous de  l'amour  dans  ces  livres? 
Ah  I  Julie  ,  notre  cœur  nous  en  dit  plus 
qu'eux  ,  &  le  langage  imité  des  livres 
ed  bien  froid  pour  quiconque  eft  paf- 
fionné  lui  -  même  !  D'ailleurs  ces  études 
énervent  l'am.e,  la  jettent  dans  la  mollef- 
fe,  6c  lui  ôtenc  tout  fon  refforc.  Au  con- 
traire s 


H    E   L    O    ï   s    E.  129 

traire ,  l'amour  véritable  eft  un  feu  dé*- 
voranc  qui  porte  fon  ardeur  dans  les  au- 
tres fentimens  ,&  les  anime  d'une  vigueur 
nouvelle.  C'ell:  pour  cela  qu'on  a  dit  que 
l'amour  faifoit  des  Héros.  Heureux  ce- 
lui que  le  fort  eût  placé  pour  le  devenir, 
ôc  qui  auroic  Julie  pour  amante! 


LETTRE    XIII. 

DE     Julie. 

Siitls faite  de  la  pureté  des  fentimens 
de  fon  Amant  ,  elle  lui  témoigns 
qu'elle  ne  défèj père  pas  de  pouvoir 
le  rendre  heureux  un  jour  ;  lui 
annonce  le  retour  de  fon  père ,  6* 
leprévientfur  unefurprife  quelle, 
veut  lui  faire  dans  un  hofquet, 

J  E  vous  le  difois bien,  que  nous  étions 
heureux  ;  rien  ne  nous  l'apprend  mieux 
que  l'ennui  que  j'éprouve  au  moindre 
changement  d'état.  Si  nous  avions  des 
peines  bien  vives,  une  abfence  de  deux 
jours  nous  en  feroit-elle  tant?  Je  dis, 
nous,  car  je  fais  que  mon  ami  partage 
mon  impatience;  il  la  partage  parce  que 
Tonii  /,  '1 


1^0     La   Nouvelle 

Je  la  fens ,  &  il  la  fent  erxcre  pour  lui'* 
même  :  je  n'ai  plus  belbin  qu'il  me  dife 
ceschofes-là. 

Nous  ne  fommes  à  la  campagne  que 
d'hier  au  foir  ;  il  n'ait  pas  encore  Theure 
où  je  vous  verrois  à  la  ville,  &  cependant 
mon  déplacement  me  fait  déjà  trouver 
votre  abfence  plus  iniupportable.Si  vous* 
îie  m'aviez  pas  défendu  la  géométrie ,  je 
vous  dirois  que  mon  inquiétude  eu.  en 
raifon  compolee  des  intervalles  dutems 
&;  du  lieu;  tant  je  trouve  que  l'éloigne- 
ment  ajoute  au  chagrin  de  l'abfence. 

J'ai  apporté  votre  lettre  &  votre  plan 
d'études ,  pour  miéditer  l'une  &  l'autre  , 
ôc  j'ai  déjà  relu  deux  fois  la  première  :  la 
fin  m'en  touche  extrêmement.  Je  vois  , 
mon  ami ,  que  vous  fentez  le  véritable 
amour  ,  puisqu'il  ne  vous  a  point  ôté  le 
goût  des  chofes  honnêtes  ,  6c  que  vous 
favez  encore  dans  la  partie  la  plus  fenfi- 
ble  de  votre  cœur  faire  des  facrifices  à  la 
vertu.  En  effet ,  employer  la  voie  de 
l'inflrudion  pour  corrompre  une  femme 
eft  de  toutes  les  fédudions  la  plus  con- 
dam.nabie  ,  &  vouloir  attendrir  fa  maî- 
treffe  à  l'aide  des  Romans  eft  avoir  bien 
peu  de  reflource  en  foi -même.  Si  vous 
euifiez  plié  dans  vos  leçons  laphilofophie 


H    E    L    O    ï    s    E.  131 

à  vos  vues,  (î  vous  euffiez  tâché  d'établir 
des  maximes  favorables  à  votre  intérêt  ^ 
en  voulant  me  tromper  ,  vous  m'eufTiez 
bientôt  détrompée  ;  mais  la  plusdange- 
reufe  de  vos  fédudions  efl  de  n'en  point 
employer.  Du  moment  que  la  ioif  d'ai- 
mer s'empara  de  mon  cœur  &  que  j'y 
fentis  naître  le  befoin  d'un  éternel  atta- 
chement, je  ne  demandai  point  au  ciel 
de  m'unir  à  un  homme  aimable  ,  mais  à 
un  homme  qui  eût  l'ame  belle  ;  car  je 
fentois  bien  que  c'eft  de  tous  les  agré- 
mens  qu'on  peut  avoir ,  le  moins  fujet  au 
dégoût ,  6c  que  la  droiture  &  l'honneur 
ornent  tous  ies  fentimens  qu'ils  accom- 
pagnent. Pour  avoir  bien  placé  ma  pré- 
férence ,  j'ai  eu  comme  Salomon  ,  avec 
ce  que  j'avois  demandé  ,  encore  ce  que 
je  ne  demandois  pas.  Je  tire  un  bon  au- 
gure pour  mes  autres  vœux  de  l'accom- 
pliliement  de  celui-là,  &  je  ne  défefpere 
pas ,  mon  ami  ,  de  pouvoir  vous  rendre 
auffi  heureux  un  jour  que  vous  méritez 
de  l'être.  Les  moyens  en  font  lents ,  dif- 
ficiles ,  douteux  ;  les  obflacles  terribles. 
Je  n'oie  rien  me  promettre;  mais  croyez 
que  tout  ce  que  la  patience  &  l'amour 
pourront  faire  ne  fera  pas  oublié.  Conti- 
nuez, cependant  ,  à  complaire  en  tout  à 

I    X 


132     La   Nouvelle 

ma  mère  ,  ôc  préparez  -  vous  au  retour 
de  mon  père  ,  qui  fe  retire  enfin  tout-à- 
fait  après  trente  ans  de  fervice,  à  l'uppor- 
ter  les  hauteurs  d'un  vieux  Gentilhomme 
brulque  ,  mais  plein  d'honneur ,  qui  vous 
aimera  fans  vous  carefTer  &  vous  eilimera 
fans  ie  dire. 

J'ai  interrompu  ma  lettre  pour  m'al- 
1er  promener  dans  des  bocages  qui  font 
près  de  notre  maifon.  O  mon  doux  ami  ! 
je  t'y  conduifois  avec  moi ,  ou  plutôt  je 
t'y  poriois  dans  mon  fein.  Je  choifilTois 
les  lieux  que  nous  devions  parcourir  en- 
fembie;  j'y  marquois  desafyles  dignes  de 
nous  retenir  ;  nos  coeurs  s'épanchoient 
d'avance  dans  ces  retraites-  délicieufes  , 
elles  ajoutoient  aux  plaifirs  que  nous  goû- 
tions d'être  enfemble  ,  elles  recevoient  à 
leur  tour  un  nouveau  prix  du  féjour  de 
deux  vrais  amans,  ôc  je  metonnois  de 
n'y  avoir  point  remarqué  feule  les  beau- 
tés que  j'y  trouvois  avec  toi. 

Parmi  les  bofquets  naturels  que  forme 
ce  lieu  charmant ,  il  en  efl:  un  plus  char- 
mant que  les  autres,  dans  lequel  je  me 
plais  davantage  ^  6c  où,  par  cette  railon  , 
je  defline  une  petite  furprife  à  mon  ami. 
Il  ne  fera  pas  dit  qu'il  aura  toujours  de  la 
déférence  ôi.  moi  jamais  de  génerofué. 


H    E   L    O    ï   s    E.  135 

C'efli-là  que  je  veux  faire  fentir  ,  mal- 
gré les  préjugés  vulgaires ,  combien  ce 
que  le  cœur  donne  vaut  mieux  que  ce 
qu'arrache  l'imporcunité.  Au  refte ,  de 
peur  que  votre  imagination  vive  ne  fe 
mette  un  peu  trop  en  frais ,  je  dois  vous 
prévenir  que  nous  n'irons  point  enfem- 
ble  dans  le  bofquet  [a.ns  Y inféj) arable  Con- 
fins. 

A  propos  d'elle,  il  efl  décidé,  li  cela 
ne  vous  fâche  pas  trop  ,  que  vous  vien- 
drez nous  voir  lundi.  Ma  mère  enverra 
fa  calèche  à  ma  Coufine  ;  vous  vous  ren- 
drez chez  elle  à  dix  heures  ;  elle  vous 
amènera  ;  vous  palTerez  la  journée  avec 
nous,  &  nous  nous  en  retournerons  tous 
enfemble  le  lendemain  après  le  dîner. 

J'en  étois  ici  de  m^a  lettre  quand  j'ai 
réfléchi  que  je  n'avois  pas  pour  vous  la 
remettre  les  mêmes  commodités  qu'à  la 
ville.  J'avois  d'abord  pcnfé  de  vous  ren- 
voyer un  de  vos  livres  par  Guftin  ,  le  fils 
du  Jardinier ,  &  de  mettre  à  ce  livre  une 
couverture  de  papier ,  dans  laquelle  j'au- 
rois  inféré  ma  lettre.  Mais  outre  qu'il 
n'ell:  pas  fCir  que  vous  vous  avilafllez  de 
la  chercher,  ce  feroit  une  imprudence 
impardonnable  d'expofer  à  de  pareils 
hazai'ds  le  deftin  de  notre  vie.  Je  vais 

1 3 


134    La   Nouvelle 

donc  me  contenter  de  vous  marquer  fim- 
plement  par  un  billet  le  rendez-vous  de 
lundi,  6c  je  garderai  la  lettre  pour  vous 
Ja  donner  à  vous-même.  Auflî-bien  j'au- 
rois  un  peu  de  fouci  qu'il  n'y  eût  trop  de 
commentaires  fur  le  myflere  du  bofquet. 


LETTRE      XIV. 

A     Julie. 

Etat  violent  Je  l' Amant  de  Julle„ 

E^et  d'un  bai  fer  qu'il  a  reçu 

d'elle  dans  le  bofquet, 

\J^  U  '  A  s  -  T  u  fait ,  ah  !  qu'as  -  tu  fait , 
ma  Julie  ?  tu  voulois  me  récompenfer 
&  tu  m'as  perdu.  Je  fuis  ivre,  ou  plutôt 
infenfé.  Mes  fens  font  altérés,  toutes 
mes  facultés  font  troublées  parce  baifer 
mortel.  Tu  voulois  foulager  mes  m^aux  f 
Cruelle ,  tu  les  aigris.  C'efl  du  poifon 
que  j'ai  cueilli  fur  tes  lèvres;  il  fermente, 
il  embrafe  mon  fang  ,  il  me  tue  ,  &  ta 
pitié  me  fait  mourir. 

O  fouvenir  immortel  de  cet  inflanc 
d'illufïon  !  de  délire  &  d'enchantement  , 
jamais,  jamais  tu  ne  t'effaceras  de  mon 


H    E    L    O    ï    s    E.  135 

ame  ,  5c  tanc  que  les  charmes  de  Julie  y 
feront  gravés ,  tanc  que  ce  cœur  agité  me 
fournira  des  Tencimens  6c  des  loupirs ,  ru 
feras  lefupplice  &  le  bonheur  de  ma  vie  ! 

Hélas  !  je  jouiOTois  d'une  apparente 
tranquillité;  fournis  à  tes  volontés  fuprê- 
mes,  je  ne  murmurois  plus  d'un  fort  au- 
quel tu  daignois  préfider.  Javois  domp- 
té les  fougueufes  faillies  d'une  imagina- 
tion téméraire  ;  j'avois  couvert  mes  re- 
gards d'un  voile  &  mis  une  entrave  à  mon 
cœur  ;  mes  defirs  n'ofoient  plus  s'échap- 
per qu'à  demi,  j'étois  auiTi  content  que 
je  pouvois  l'être.  Je  reçois  ton  billet ,  je 
vole  chez  ta  Coufine  ;  nous  nous  rendons 
àClarens,  je  t'apperçois,  &  mon  fein 
palpite;  le  doux  fon  de  ta  voix  y  porte 
une  agitation  nouvelle  ;  je  t  aborde  com- 
me tranfporté  ,  &  j'avois  grand  befoin 
de  la  diverfion  de  taCoufine  p((||Br  cacher 
mon  trouble  à  ta  mère.  On  parcourt  le 
jardin,  l'on  dîne  tranquillement ,  tu  me 
rends  en  fecret  ta  lettre  que  je  n'ofe  lire 
devant  ce  redoutable  témoin  ;  le  foleil 
comm.ence  à  bailïer ,  nous  fuyons  tous 
trois  dans  le  bois  le  refte  de  fes  rayons , 
6c  ma  paifible  fmiplicité  n'imaginoit  pas 
même  un  état  plus  doux  que  le  mien. 

Jln  approchant  du  bofquet  j'apperçus, 

I4 


j^6    La  Nouvelle 

non  fans  une  émotion  fecrece ,  vos  fignes 
d'intelligence  ,  vos  fourires  mutuels ,  & 
le  coloris  de  tes  joues  prendre  un  nouvel 
éclat.  En  y  entrant ,  je  vis  avec  furprife  ta 
Coufine  s'approcher  de  moi  6c  d'un  air 
plaifamment  luppliant  me  demander  un 
baifer.  Sans  rien  comprendre  à  ce  myC- 
tere  j'embraflai  cette  charmante  amJe , 
Se  toute  aimable,  toute  piquante  qu'elle 
efl ,  je  ne  connus  jamais  mieux ,  que  les 
fenfations  ne  font  rien  que  ce  que  le  cœuF 
les  fait  être.  Mais  que  devins-je  un  mo- 
ment après  ,  quand  je  fentis la 

main  me  tremble un  doux  fré- 

miilcment ....  ta  bouche  de  rofes  .... 
la  bouche  de  Julie.  . .  .  f e  pofer ,  fe  pref- 
fer  fur  la  mienne ,  &  mon  corps  ferré  dans 
tes  bras  P  Non,  le  feu  du  ciel  n'eft  pas 
plus  vif  ni  plus  prompt  que  celui  qui  vint 
à  l'inflafrrm'embrafer.  Toutes  les  parties 
de  moi-même  fe  ralTemblerent  fous  ce 
toucher  délicieux.  Le  feu  s'exhaloitavec 
nos  foupirs  de  nos  lèvres  brûlantes ,  & 
mon  cœur  fe  mouroit  fous  le  poids  de  la 
volupté  ....  quand  tout-à-coup  je  te  vis 
pâlir  ,  fermer  tes  beaux  yeux,  t'appuyer 
fur  ta  Coufme,  &  tomber  en  défaillance. 
Ainfi  la  frayeur  éteignit  le  plaifir ,  ôc 
mon  bonheur  ne  fut  qu'un  éclair. 


H   E   L   O   ï   s   E.  137 

A  peine  lais-je  ce  qui  m'efl  arrivé  de- 
puis ce.  fatal  moment.  L'imprefTion  pro- 
fonde que  j'ai  reçue  ne  peut  plus  s'effacer. 
Une  faveur  !  .  .  .  .  c'eft  un  tourment  hor- 
rible ....  Non  ,  garde  tes  baifers ,  je  ne 

les  faurois  fupporter ils  font  trop 

acres,  trop  pénétrans,  ils  percent,  ils 
brûlent  jufqu'à  la  moèle  ...  ils  me  ren- 
droient  furieux.  Un  feul,  un  feul  m'a  jet- 
té  dans  un  égarement  dont  je  ne  puis  plus 
revenir.  Je  ne  fuis  plus  le  même,  ôc  ne  te 
vois  plus  la  même.  Jenetevois  plus  com- 
me autrefois  réprimante  &  févere  ;  mais 
je  te  fens  &  te  touche  fans  celfe  unie  à 
mon  fein  comme  tu  fus  un  inflant.  O  Ju- 
lie! quelque  fort  que  m'annonce  un  tranC- 
port  dont  je  ne  fuis  plus  maître ,  quelque 
traitement  que  ta  rigueur  me  defline,  je 
ne  puis  plus  vivre  dans  l'état  où  je  fuis ,  3ç 
je  fens  qu'il  faut  enfin  que  j'expire  à  tes 
pieds ou  dans  tes  bras. 


158     La  Nouvelle 

LETTRE    XV. 

DE     Julie. 

Elle  exige  que  fon  Amant  s\ih fente 
pour  un  teiîîs  ^  &  lui  jait  tenir  de 
l'argent  pour  aller  dans  fa  patrie  ^ 
afin  de  vaquer  àfes  araires. 

J  L  efl:  important ,  mon  ami ,  que  nous 
nous  réparions  pour  quelque  tems ,  & 
c'ell  ici  la  première  épreuve  de  l'obéif- 
fance  que  vous  m'avez  promife.  Si  je 
l'exige  en  cette  occafion ,  croyez  que 
j'en  ai  des  raifons  très- fortes  :  il  faut  bien  , 
&  vous  le  favez  trop  ,  que  j'en  aye  pour 
m'y  réfoudre;  quant  à  vous,  vous  n'en 
avez  pas  befoin  d'autre  que  ma  volonté. 

Il  y  a  long-temsque  vous  avez  un  voya- 
ge à  faire  en  Valais.  Je  voudrois  que  vous 
puffiez  l'entreprendre  à  préfent  qu'il  ne 
fait  pas  encore  froid.  Quoique  l'automne 
foit  encore  agréable  ici ,  vous  voyez  dé- 
jà blanchir  la  pointe  delà  dent-de-jamanc 
(  1  )  ,  &  dans  fix  femaines  je  ne  vous  lailTe- 
rois  pas  faire  ce  voyage  dans  un  pays  fî 

(i)  Haute  montagi^e  tlu  pays  de  Vaud. 


Heloïse.         139 

rude.  Tâchez  donc  de  partir  dès  demain: 
vous  m'écrirez  à  l'adreife  que  je  vous  en- 
voyé ,  &  vous  m'enverrez  la  vôtre  quand 
vous  ferez  arrivé  à  Sion. 

Vous  n'avez  jamais  voulu  me  parler  de 
l'état  de  vos  affaires;  mais  vous  n'êtes  pas 
dans  votre  patrie  ;  je  fais  que  vous  y  avez 
peu  de  fortune  6c  que  vous  ne  faites  que  la 
déranger  ici ,  où  vous  ne  refieriez  pas  fans 
moi.  Je  puis  donc  fuppofer  qu'une  par- 
tie de  votre  bourfe  eft  dans  la  mienne,  & 
je  vous  envoyé  un  léger  à  compte  dans 
celle  que  renfermée  cette  boèce  ,  qu'il  ne 
faut  pas  ouvrir  devant  le  porteur.  Je  n'ai 
garde  d'aller  au-devant  des  difficultés,  je 
vous  eflime  trop  pour  vous  croire  capa- 
ble d'en  faire. 

Je  vous  défends,  non- feulement  de  re- 
tourner fans  mon  ordre,  mais  devenir 
nous  dire  adi-eu.  Vous  pouvez  écrire  à 
ma  mère  ou  à  moi,  fimplement  pour 
nous  avertir  que  vous  êtes  forcé  de  partir 
fur  le  champ  pour  une  affaire  imprévue , 
&  me  donner,  fi  vous  voulez  ,  quelques 
avis  fur  mes  ledures,  jufqu'à  votre  retour. 
Tout  cela  doit  être  fait  naturellement  & 
fansaucuneapparence  de  myflere.  Adieu, 
mon  ami ,  n'oubliez  pas  que  vous  empor- 
tez le  cœur  &  le  repos  de  Julie. 


140    La  Nouvelle 

LETTRE    XVL 

Réponse. 

L'Amant  obéit ^    6*  par  un  motlj" 
déserté  luirenvoyejon  argent. 

J  E  relis  votre  terrible  lettre  ,  &  je  frif- 
fonne  à  chaque  ligne.  J'obéirai,  pour- 
tant ,  je  l'ai  promis ,  je  le  dois  ;  j'obéirai. 
Mais  vous  ne  favez  pas ,  non  ,  barbare  , 
vous  ne  faurez  jamais ,  ce  qu'un  tel  facri- 
fice  coûte  à  mon  cœur.  Ah  !  vous  n'a- 
viez pas  befoin  de  l'épreuve  du  bofquec 
pour  me  le  rendre  fenfible  !  C'efl  un  ra- 
finement  de  cruauté  perdu  pour  votre 
ame  impitoyable,  &:  je  puis  au  moins 
vous  défier  de  me  rendre  plus  malheu- 
reux. 

Vous  recevrez  votre  boëre  dans  le 
même  état  où  vous  l'avez  envoyée.  C'eil 
trop  d'ajouter  l'opprobre  à  la  cruauté  ; 
fi  je  vous  ai  laiffée  maîtreile  de  mon  fort , 
je  ne  vous  ai  point  lailTée  l'arbitre  de 
mon  honneur.  C'efl  un  dépôt  facré,  (  l'u- 
nique, hélas!  qui  me  refle!  )  dont  jufqu'à 
la  fin  de  ma  vie  nul  ne  fera  chargé  que 
moi  feul. 


H   E   L    O   ï   s   E.         I4Î 

LETTRE    XVI L 

Réplique. 

Indignation  de  Julie,  fur  le  refus  dt 
fon  ornant.    Elle  lui  fait  tenir 
le  double  de  la  première  fômme. 

V  O  T  R  E  lettre  me  fait  pitié ,  c'eft  la 
feule  chofe  fans  efprit  que  vous  ayez 
jamais  écrite. 

J'offenfe  donc  votre  honneur  ,  pour 
lequel  je  donnerois  mille  fois  ma  vie  ? 
J'offenfe  donc  ton  honneur  ,  ingrat  !  qui 
m'as  vu  prête  à  t'abandonner  le  mien  ? 
Où  efl-il  donc,  cet  honneur  que  j'of- 
fenfe ?  Dis-le  moi ,  cœur  rampant ,  ame 
fans  délicateife  ?  Ah  !  que  tu  es  méprifa- 
ble ,  fi  tu  n'as  qu'un  honneur  que  Julie 
ne  connoiffe  pas!  Quoi!  ceux  qui  veu- 
lent partager  leur  fort  n'oferoient  parta- 
ger leurs  biens ,  &  celui  qui  fait  profef- 
fïon  d'être  à  moi  fe  tient  outragé  de  mes 
dons  !  Et  depuis  quand  efl;  -  il  vil  de  r»ece- 
voir  de  ce  qu'on  aime  ?  Depuis  quand 
ce  que  le  cœur  donne  déshonore-t-il  le 
cœur  qui  accepte?  Mais  on  méprife  un 
homme  qui  revoie  d'un  ^ucre  ;  on  mé- 


142    La   Nouvelle 

prife  celui  dont  les  befoins  pafTent  la  for- 
tune. Et  qui  le  méprife  ?  Des  âmes  ab- 
jectes qui  mettent  l'honneur  dans  la  ri- 
chefle ,  &  pefent  les  vertus  au  poids  de 
l'or.  Eft-ce  dans  ces  bafTes  maximes 
qu'un  homme  de  bien  met  fon  honneur  ; 
&  le  préjugé  même  de  la  raifon  n'eft-il 
pas  en  faveur  du  plus  pauvre  ? 

Sans  doute  ,  ii  eii  des  dons  vils  qu'un 
ïionnête  homme  ne  peut  accepter  ;  mais 
apprenez  qu'ils  ne  déshonorent  pas  moins 
la  main  qui  les  offre  ,  &  qu'un  dont 
honnête  à  faire  eft  toujours  honnête  à 
lecevoir  ;  or  furement  mon  cœur  ne 
me  reproche  pas  celui-ci ,  il  s'en  glori- 
fie (  2  ).  Je  ne  lâche  rien  de  plus  mépri- 
fable  qu'un  homme  dont  on  acheté  le 
cœur  &  les  foins,  (ï  ce  n'eft  la  femme 
qui  les  paye  ;  mais  entre  deux  cœurs 
unis  la  communauté  des  biens  eft  une 
juftice  &  un  devoir,  &  fi  je  me  trouve 
encore  en  arrière  de  ce  qui  me  refle  de 
plus  qu'à  vous ,  j'accepte  fans  fcrupule 
ce  que  je  réferve ,  &  je  vous  dois  ce  que 
je  ne  vous  ai  pas  donné.  Ah  !  fi  les  dons 


(2)  Elle  a  raifon.  Sur  le  motif  fecret  de  ce  voyage  ,  on 
voit  que  'amais  argent  ne  fut  plus  honnêtement  employé. 
Ceft  granit  dommage  que  cet  emploi  n'ait  pas  fait  iu\ 
meilleur  proïlt. 


Hm.J 


/"./,'/  24.^ 


H   E   L   O   ï   s   E.  145 

4e  l'amour  font  à  charge ,  quel  cœur  ja- 
mais peuc  être  reconnoilTanc  ? 

Suppoleriez-vous  que  je  refufeàmes 
befoins  ce  que  je  deftine  à  pourvoir  aux 
vôtres  ?  Je  vais  vous  donner  du  contraire 
une  preuve  fans  réplique.  C'eft  que  la 
bourfe  que  je  vous  renvoyé  contient  le 
double  de  ce  qu'elle  contenoit  la  pre- 
mière fois ,  &  qu'il  ne  tiendroit  qu'à  moi 
de  la  doubler  encore.  Mon  Père  me 
donne  pour  mon  entretien  une  penfion^ 
modique  à  la  vérité ,  mais  à  laquelle  je 
n'ai  jamais  befoin  de  toucher,  tant  ma 
mère  ell  attentive  à  pourvoir  à  tout  ; 
fans  compter  que  ma  broderie  &  ma 
dentelle  fuffifent  pour  m'entretenir  de 
l'une  &  de  l'autre.  Il  eft  vrai  que  je 
n'étois  pas  toujours  auiïi  riche  ;  les  foucis 
d'une  paflîon  fatale  m'ont  faits  depuis 
long-tems  négliger  certains  foins  aux- 
quels j'employois  mon  fuperflu  ;  c'ell 
une  raifon  de  plus  d'en  difpofer  comme 
je  fais  ;  il  faut  vous  humilier  pour  le  mal 
dont  vous  êtes  caufe ,  &  que  l'amour 
expie  les  fautes  qu'il  fait  commettre. 

Venons  à  l'eÔenciel.  Vous  dites  que 
l'honneur  vous  défend  d'accepter  mes 
dons.  Si  cela  eft ,  je  n'ai  plus  rien  à  dire  , 
^  je  conviens  avec  vous  qu'il  ne  vous  eft 


144    La    Nouvelle 

pas  permis  d'aliéner  un  pareil  foin.  Sî 
donc  vous  pouvez  me  prouver  cela ,  fai- 
tes-le clairement ,  inconceftablement ,  & 
fans  vaine  fubcilité  ;  car  vous  favez  que 
je  hais  les  fophifmes.  Alors  vous  pouvez 
me  rendre  la  bourfe  ,  je  la  reprends  fans 
me  plaindre  ,  &  il  n'en  fera  plus  parlé. 

Mais  comme  je  n'aime  ni  les  gens 
pointilleux  ni  le  faux  point-d'honneur;  fî 
fi  vous  me  renvoyez  encore  une  fois  la 
boëte  fans  julHfication  ,  ou  que  votre 
juflification  foie  mauvaife,  il  faudra  ne 
nous  plus  voir.  Adieu  ;  penfez-y. 


■  Il  m»»!»!    «I  I  jA»>miw\xi^rm!l 


LETTRE    XVIII. 

A     Julie. 

Son  Amant  reçoit  la  Jornme  ,  &" 
part. 

J  'A  I  reçu  vos  dons ,  je  fuis  parti  fans 
vous  voir ,  me  voici  bien  loin  de  vous. 
Etes- vous  contente  de  vos  tyrannies  ,  & 
vous  ai-je  aflez  obéi  ? 

'  Je  ne  puis  vous  parler  dé  mon  voyage  : 
à  peine  fais-je  comment  il  s'eft  fait.  J'ai 
mis  trois  jours  à  faire  vingt  lieues;  cha- 
que pas  qui  m'éloignoic  de  vous  féparoit 

mon 


H   E    L    O    ï    s    E.  145 

îTJon  corps  de  mon  ame  ,  &  me  donnoît 
un  Tentimeiit  anticipé  de  la  morr.  Je 
voulois  vous  décrire  ce  que  je  verrois. 
Vain  projet  !  Je  n'ai  rien  vu  que  vous,  & 
ne  puis  vous  peindre  que  Julie.  Les 
puilTances  émotions  que  je  viens  d'éprou- 
ver coup  fur  coup  m'ont  jette  dans  des 
diitradions  continuelles  ;  je  me  lentois 
toujours  ou  je  n'éiois  point  ;  à  peine 
avois-je  allez  de  préfence  d'efprit  pour 
fuivre  &  demander  mon  chemin,  &  je 
fuis  arrivé  à  Sion  fans  être  parti  de  Vevai. 

C'elt  ainfi  que  j'ai  trouvé  le  fecret  d  e- 
îuder  votre  rigueur  Se  de  vous  voir  fans 
vousdéfobéir.  Oui,  cruelle,  quoique 
vous  ayez  fu  taire,  vous  n'avez  pu  me 
féparer  de  vous  tout  entier.  Je  n'ai  traî- 
né dans  mon  exil  que  la  moindre  partie 
de  moi  même  ;  tout  ce  qu'il  y  a  de  vi- 
vant en  moi  demeure  auprès  de  vous  fans 
celfe.  Il  erre  impunément  lur  vos  yeux  , 
fur  vos  lèvres ,  fur  votre  fein  ,  fur  tous 
vos  charmes;  il  pénètre  par-tout  comme 
une  vapeur  fubtile  ,  &  je  fuis  plus  heu- 
reux en  dépit  de  vous ,  que  je  ne  fus  ja- 
mais de  votre  gré. 

J'ai  ici  quelques  perfonnes  à  voir  , 
quelques  aftaires  à  traiter  :  voilà  ce  qui 
me  défoie.  Je  ne  fuis  point  à  plaindre 

Tome  I,  K 


J4^     La  Nouvelle 

dans  la  folitude,  oîi  je  puis  m'occuper 
de  vous  <5c  me  tranrporter  aux  lieux  où 
vous  êtes.  La  vie  adive  qui  me  rappelle 
à  moi  tout  entier  m'eft  feule  infupporta- 
ble.  Je  vais  faire  mal  &:  vire  ,  pour  être 
promptement  libre  ôc  pouvoir  m'égarer 
à  mon  aife  dans  les  lieux  fauvages  qui 
forment  à  mes  yeux  les  charmes  de  ce 
pays.  Il  faut  tout  fuir  &:  vivre  feul  au 
monde ,  quand  on  n'y  peut  vivre  avec 
vous. 


LETTRE     XIX. 

A     Julie 

Quelques  jours  après  fort  arrivée, 
dans  fa  1* atrie  ,  V  Amant  de  Ju» 
lie  lui  demande  de  lerappeller  _^  &' 
lui  témoigne  Jon  inquiétude  fiir 
le  fort  d'une  première  lettre  qu'il 
lui  a  écrite. 


Ien  ne  m'arrête  plus  ici  que  vos  or- 
dres ;  cinq  jours  que  j'y  ai  paflé  ont  fuffi 
&  au-delà  pour  mes  alfaires  ;  fi  toutefois 
on  peut  appeller  des  afiaires  celles  où  le 
coeur  n'a  poinc  de  parc.  Enfin  vous  n'a- 


K    E    L    O   ï    s    E.  147 

Vez  plus  de  prétexte  ,  &  ne  pouvez  me 
retenir  loin  de  vous  qu'afin  de  me  tour- 
menter. 

Je  commence  à  être  fort  inquiet  du 
fort  de  ma  première  lettre  ;  elle  fut  écrite 
&  mife  à  la  pofle  en  arrivant  ;  l'adreiïe 
en  effc  fidèlement  copiée  fur  celle  que 
vous  m'envoyâtes  ;  je  vous  ai  envoyé  la 
mienne  avec  le  même  foin  ,  &  fi  vous 
aviez  fait  exademenc  réponfe ,  elle  au- 
roit  déjà  dû  me  parvenir.  Cette  réponfe 
pourtant  ne  vient  point  ,  &  -1  n'y  a  nulle 
caufe  podible  &  funefle  de  fon  retard 
que  mon  efprit  troublé  ne  fe  figure.  O 
ma  Julie  !  que  d'imprévues  cataftrophes 
peuvent  en  huit  jours  rompre  à  jamais 
les  plus  doux  liens  du  monde  !  Je  frémis 
de  fonger  qu'il  n'y  a  pour  moi  qu'un  feul 
moyen  d'être  heureux  ,  &  des  millions 
d'être  miferable  (i).  Julie  J  m'auriez- 
vous  oublié?  Ah!  c'eft  laplusaffreufede 
mes  craintes  !  Je  puis  préparer  ma  conf- 


(1)  On  me  dira  que  c'eil  le  dïvoir  d'un  Editeur  de  corri- 
ger les  fautes  de  lùngue.  Oui  bien  pour  les  Editeurs  qui 
font  cas  d-'  cette  coiretft'on;  oui  bien  pour  les  ouvrages 
dont  on  peut  corriger  le  Ityle  fans  le  refondre  &  le  gâter  j 
oui  bien  quand  on  ei\  alibi  iùr  de  ij  plume  pour  ne  pas 
fubitituer  les  propres  fautes  à  celles  de  l'Auteur.  Et  avec 
tout  cela  ,  qu'aura  -  t  -  on  gagné  à  Lire  parler  un  SuiHi 
comme  un  Académicien  ? 

K  2. 


T48    La  Nouvelle 

tance  aux  autres  malheurs ,  mais  toutes 
les  forces  de  mon  ame  défaillent  au  feul 
foupçon  de  celui-là. 

Je  vois  le  peu  de  fondement  de  mes 
allarmes  &  ne  faurois  les  calmer.  Le  fen- 
timent  de  mes  maux  s'aigrit  fans  ceUe 
loin  de  vous,  &  comme  li  je  n'en  avois 
pas  aiî'ez  pour  m'abattie,  je  m'en  forge 
encore  d'incertains  pour  irriter  tous  les 
autres.  D'abord  mes  inquiétudes  étoienc 
moins  vives.  Le  trouble  d'un  départ  fu- 
bit,  l'agitation  du  voyage,  donnoient 
le  change  à  mes  ennuis  ;  ils  le  raniment 
dans  la  tranquille  folitude.  Hélas  !  je 
combattois  ;  un  fer  mortel  a  percé  mon 
fein ,  &  la  douleur  ne  s'elt  fait  fentir  que 
long-tems  après  la  bleli'ure. 

Cent  fois ,  en  lifant  des  Romans  ,  j'at 
ri  des  froides  plaintes  des  Amans  fur 
l'abfence.  Ah]  je  ne  favois  pas  alors  à 
quel  point  la  vôtre  un  jour  me  feroit  in- 
fupportable  î  Je  fens  aujourd'hui  com- 
bien une  ame  paifibie  eft  peu  propre  à 
juger  des  paffions ,  combien  il  ei\  in- 
fenlé  de  rire  des  fenrimens  qu'on  n'a 
point  éprouvés.  Vous  le  dirai-je  pour- 
tant :  je  ne  fais  quelle  idée  confolante 
&  douce  tempère  en  moi  1  amcriume  de 
■votre  éloignement  ,  en  fongeant  qu'il 


H  E  L    O   ï   s    E.  149 

s'efl:  fait  par  votre  ordre.  Les  maux  qui 
me  viennent  de  vous  me  font  moins 
cruels  que  s'ils  m'étoient  envoyés  par  la 
fortune  ;  s'ils  fervent  à  vous  contenter  , 
je  ne  voudrois  pas  ne  les  point  fentir  ; 
ils  font  les  garans  de  leur  dédommage- 
ment ,  &  je  connois  trop  bien  votre  ame 
pour  vous  croire  barbare  à  pure  perte. 

Si  vous  voulez  m'éprouver  je  n'en 
murmure  plus  ;  il  eft  jufte  que  vous  fâ- 
chiez fi  je  fuis  confiant ,  patient,  docile  , 
digne  en  un  mot  des  biens  que  vous  me 
réfervez ,  Dieux  !  fi  c'étoit-là  votre  idée , 
je  me  plaindroisdetroppeufouffrir. Ah! 
non ,  pour  nourrir  dans  mon  cœur  une  iî 
douce  attente,  inventez,  s'il  fe  peut,  des 
maux  mieux  proportionnés  à  leur  prix. 


K  3 


150     La  Nouvelle 

<  ■  '  ■    "■"■  ■      '* 

LETTRE     XX. 

D    E       J    U    X    I    E. 

]E.lle  tranquilHje  Jon  Amant  Jurjls 
inquiétudes  par  rapport  au  retard 
des  réponfès  àfès  Lettres.  Arri- 
vée du  Père  de  Julie.  Rappel  de 
Jon  Amant  digéré. 

J  E  reçois  à  la  fois  vos  deux  lettres ,  6c 
je  vois,  par  l'inquiétude  que  vous  mar- 
quez dans  la  féconde  fur  le  fort  de  l'au- 
tre ,  que  quand  l'imagination  prend  les 
devans ,  la  raifon  ne  fe  hâte  pas  comme 
elle ,  &  fouvenc  la  laifie  aller  feule.  Pen- 
fâtes- vous  en  arrivant  à  Sion  qu'un  Cour- 
rier tout  prêt  n'attendoit  pour  partir  que 
votre  lettre,  que  cette  lettre  me  feroic 
remife  en  arrivant  ici ,  &  que  les  occa- 
fions  ne  favoriferoient  pas  moins  ma  ré- 
ponfer  II  n'en  va  pas  ainfi,  mionbelamio 
Vos  deux  lettres  me  font  parvenues  à  la 
fois ,  parce  que  le  Courrier ,  qui  ne  palfe 
qu'une  fois  la  femaine  (2)  ,  n'efl:  parti 
qu'avec  la  féconde.  Il  faut  un  certain 

(lin  pafT-  à  préfent  deux  fois. 


H    E   L    O    ï    s    E.  I5Î 

tems  pour  diflribuer  les  lettres  ;  il  en 
faut  à  mon  commilîlonnaire  pour  me 
rendre  la  mienne  en  fecret ,  <Sc  le  Cour- 
rier ne  retourne  pas  d'ici  le  lendemain 
du  jour  qu'il  eft  arrivé.  Ainfi,  tout  bien 
calculé  ,  il  nous  faut  huit  jours ,  quand 
celui  du  Courrier  eft  bien  choifi ,  pour 
recevoir  réponfe  l'un  de  l'autre  ;  ce  que 
je  vous  explique  ,  afin  de  calmer  une  fois 
pour  toutes  votre  impatiente  vivacité. 
Tandis  que  vous  déclamez  contre  la  for- 
tune 6c  ma  négligence  ,  vous  voyez  que 
je  m'informe  adroitement  de  tout  ce  qui 
peut  affurer  notre  correfpondance ,  & 
prévenir  vos  perplexités.  Je  vous  laifle 
à  décider  de  quel  côté  font  les  plus  ten- 
dres foins. 

Ne  parlons  plus  de  peines,  mon  bon 
ami;  ah  !  refpcdez  &  partagez  plutôt  le 
plaifir  que  j'éprouve  ,  après  huit  mois 
d'abfence  ,  de  revoir  le  meilleur  des  Pè- 
res !  Il  arriva  jeudi  au  foir;  &  je  n'ai 
fongé  qu'à  lui  (;)  depuis  cet  heureux 
moment.  O  toi  !  que  j'aime  le  mieux  au 
monde  ,  aprls  les  auteurs  de  mes  jours , 
pourquoi  tes  lettres ,  tes  querelles ,  vien- 
nent-elles contriiler  mon  ame  ,  &  trou- 


il)  L'article  qui  précède  prouve  qu'elle  ment. 

K  4 


152     La   Nouvelle 

bler  les  premiers  plaifirs  d'une  famille 
îéunie  ?  Tu  voudrois  que  mon  cœur 
s'occupât  de  toi  fans  celle;  mais  dis-moi  , 
le  tien  pourroit-il  aimer  une  fille  déna- 
turée à  qui  les  feux  de  l'amour  feroient 
oublier  les  droits  du  fang  ,  &  que  les 
plaintes  d'un  amant  rendroient  infeniible 
aux  carelfes  d'un  père  r  Non,  mon  di- 
gne ami  ,  n'empoifonne  point  par  d'in- 
jufles  reproches  l'innocente  joie  que 
m'infpire  un  fidouxfentiment.  Toi  dont 
l'ame  ell  fi  tendre  &  li  fenfible  ,  ne  con- 
çois-tu point  quel  charme  c'efl  de  fentir. 
dans  ces  purs  &  facrés  embrafl'emens  ie. 
fein  d'un  père  palpiter  d'aife  contre  ce- 
lui de  (a  fille.  Ah!  crois-tu  qu'alors  le 
cœur  puiiie  un  moment  fe  partager ,  & 
rien  dérober  à  la  nature  ? 

Sol  chs  fùn  figli-T-  io  rai  raimnento  adejfo. 

Ne  penfez  pas  pourtant  que  je  vous 
oublie.  Oublia-t-on  jamais  ce  qu'on  a 
une  fois  aim^é  ?  Non  ,  les  impreffions 
plus  vives,  qu'on  fjit  quelques  inltans, 
n'effacent  pas  pour  cela  les  autres.  Ce 
n'ed  point  fans  chagrin  que  je  vous  ai  vu 
partir ,  ce  n'efl  point  fans  plaifir  que  je 

vous  verroisde  retour.   Aiais Prenez; 

patience  ainfi  que  moi  puisqu'il  le  faut , 


H   E    L    O   ï   s   E.  155 

fans  en  demander  davantage.  Soyez  fûc 
que  je  vous  rappellerai  le  plutôt  qu'il  fe- 
ra podible  ;  6  penfez  que  ibuvenc  tel 
qui  fe  plaint  bien  haut  de  l'abfence  ;  n'efl 
pas  celui  qui  en  IbufFie  le  plus. 


.•j»K\iKmm„^  ■.«■m.»  ■■jmiMiillWBM 


LETTRE    XXI. 

A     Julie. 

La  Jiiijihilité  de.  Julie  pour  fort 
Père  louée  par  fort  Amant.  H 
regrette  néa/irnoins  de  ne  pas  pojl 
féderjon  cœur  tout  entier, 

V^Ue  j'ai  fouffbrt  en  la  recevant ,  cette 
lettre  fouhaitée  avec  tant  d'ardeur  î  J'ac- 
tendois  le  Courrier  à  la  porte.  A  peine 
ie  paquet  étoit-il  ouvert  que  je  me  nom- 
me ,  je  me  rends  importun  :  on  me  die 
qu'il  y  a  une  lettre  ,  je  treiTaille  ;  je  la 
demande,  agité  d'une  mortelle  impa- 
tience :  je  la  reçois  enfin.  Julie,  j'ap- 
perçois  les  traits  de  ta  main  adorée  !  La 
mienne  tremble  en  s'avançant  pour  re- 
cevoir ce  précieux  dépôt,  je  voudrois 
baifcr  mille  fois  ces  facrcs  caractères.  O 
çircon.fpedion  d'un  amour  craintif!  Je 


154    La  Nouvelle 

n'ofe  porter  la  lettre  à  ma  bouche,  ni 
l'ouvrir  devant  tant  de  téinoins.  Je  me 
dérobe  à  la  hâte.  Mes  genoux  trem- 
bloient  fous  moi  ;  mon  émotion  croif- 
fante  me  laifle  à  peine  appercevoir  mon 
chemin  ;  j'ouvre  la  lettre  au  premier  dé- 
tour ;  je  la  parcours  ,  je  la  dévore  ;  ëc  à 
peine  fuis-je  à  ces  lignes  où  tu  peins  û 
bien  les  plaifirs  de  ton  cœur  en  embraP- 
fant  ce  refpedable  père,  que  je  fonds 
en  larmes  ;  on  me  regarde  ,  j'entre  dans 
une  allée  pour  échapper  aux  fpedateurs  ; 
là  je  partage  ton  aticndrifTemxenc  ;  j'em- 
brafle  avec  tranfport  cet  heureux  père 
que  je  connoisà  peine,  6cla  voix  de  la  na- 
ture me  rappellant  au  mien  ,  je  donne  de 
nouveaux  pleurs  à  fa  mémoire  honorée. 

Et  que  vouliez- vous  apprendre,  in- 
comrarablefiile ,  dans  mon  vain  &  trille 
favoir  r  Ah  !  c"eil  de  vpus  qu'il  faut  ap- 
prendre tout  ce  qui  peut  entrer  de  bon  , 
d'honnête  dans  une  ame  humaine  ,  & 
fur-tout  ce  divin  accord  de  la  vertu  ,  de 
l'amour  ôc  de  la  nature  ,  qui  ne  fe  trouva 
jamais  qu'en  vous  !  Non,  il  n'y  a  point 
d'affedation  faine  qui  n'ait  fa  place  dans 
votre  cœur,  qui  ne  s'y  diilingue  par  la 
fenfibilité  qui  vous  efl  propre  ;  6c ,  pour 
favoir  moi-même  régler  le  mien  ,  corn- 


H   E    L    O    ï    s    E.  155 

me  j'ai  fournis  toutes  mes  adions  à  vos 
volontés,  je  vois  bien  qu'il  faut  foumet- 
tre  encore  tous  mes  fentimens  aux  vôtres. 
Quelle  différence  pourtant  de  votre 
état  au  mien,  daignez  le  remarquer  î  Je 
ne  parle  point  du  rang  &  de  la  fortune, 
l'honneur  &  l'amour  doivent  en  cela  fup- 
pléer  à  tout.  Mais  vous  êtes  environnée 
de  gens  que  vous  cheriffez  &  qui  vous 
adorent  ;  les  foins  d'une  tendre  mère , 
d'un  père  dont  vous  êtes  l'unique  efpoir  ; 
l'amitié  d'une  Coufine  qui  femble  ne  ref* 
pirer  que  par  vous  ;  toute  une  famille 
dont  vous  faites  l'ornement  ;  une  ville 
entière  fiere  de  vous  avoir  vu  naître ,  touc 
occupe  6c  partage  votre  fenfibilité  ,  & 
ce  qu'il  en  refte  à  l'amour  n'efl  que  la 
moindre  partie  dece  que  lui  ravilTent  les 
droits  du  fang  &  de  l'amitié.  Mais  moi , 
Julie,  hélas!  errant,  fans  famille,  & 
prefque  fans  patrie  ,  je  n'ai  que  vous  fur 
la  terre ,  &  l'amour  feul  me  tient  lieu  de 
tout.  Ne  foyez  donc  pas  furprife  fi ,  bien 
que  votre  ame  foie  la  plus  fenhblé  ,  la 
mienne  fait  le  mieux  aimer ,  6:  fi ,  vous 
cédant  en  tant  de  chofes  ,  j'emporte  au 
moins  le  prix  de  l'amour. 

Ne  craignez  pourtant  pas  que  je  vous 
importune  çncore  de  mes  indifcrettes 


1^6      La  Nouvelle 

plaintes.  Non  ,  je  refpefterai  vos  plai- 
firs  ,  &  pour  eux  mêmes  qui  font  fi  purs, 
&.  pour  vous  qui  les  rcirencez.  Je  m'en 
formerai  dans  l'efprit  le  touchant  fpedla- 
cle  ,  je  les  partagerai  de  loin,  &  ne  pou- 
vant être  heureux  de  ma  propre  félicité  , 
je  le  ferai  de  la  vôtre.  Quelles  que  foienc 
les  raifons  qui  me  tiennent  éloigné  de 
vous,  je  les  refpeéle  ;  &  que  me  fervirok 
de  les  connoître  ,  il  quand  je  devrois  les 
défapprouver ,  il  n'en  faudroit  pas  moins 
obéir  à  la  volonté  qu'elles  vous  infpirent  ? 
M'en  coûtera-t-il  plus  de  garder  le  fi- 
lence  qu'il  m'en  coûta  de  vous  quitter  ? 
Souvenez -vous  toujours,  ô  Julie!  que. 
votre  ame  a  deux  corps  à  gouverner  ,  Ôc 
que  celui  qu'elle  anime  par  ion  choix  li>i 
fera  toujours  le  plus  fidèle. 

nodo  plu  forte  : 
Fabrlcato  da.  noi  ,  non  dalla,  forte. 

Je  me  tais  donc ,  &  ,  jufqu'à  ce  qu'il 
vous  plaiiede  terminer  monexii,  je  vais 
tâcher  d'en  tempérer  l'ennui  en  parcou- 
rant les  montagnes  du  Valais ,  tandis 
qu'elles  font  encore  praticables.  Je  m'ap- 
perçoisquece  pays  ignoré  mérite  les  re- 
gards des  hommes,  «Se  qu'il  ne  lui  man- 
que pour  être  admiré  que  des  Specta- 


H  E    L    O    ï    s    E.  Î57 

teurs  qui  le  fâchent  voir.  Je  tâcherai  d'en 
tirer  quelques  cblervations  dignes  de 
vous  plaire.  Pour  amufer  une  jolie  fem- 
me, il  faudroit  peindre  un  peuple  aimable 
«5c  galant.  Mais  toi,  ma  Julie,  ah!  je  le  fais 
bien,  le  tableau  d'un  peuple  heureux  & 
fimple  eil  celui  qu'il  faut  à  ton  cœur. 


LETTRE     XXII. 

DE     Julie. 

Etonnement  defon  père  fur  les  con^ 
noijfances  &  les  talens  qail  lui 
voit.  Il  eji  informé  de,  la  roture, 
&  de  la  fierté  du  Maître,  Julie, 
fait  part  de  ces  ckofes  à  fort 
Amant  ,  pour  lui  laijfer  le  tems 
d'y  réfléchir. 

P^  N  F  I  N  le  premier  pas  eft  franchi ,  & 
.il  a  été  queflion  de  vous.  Malgré  le  mé- 
pris que  vous  témoignez  pour  ma  doc- 
trinp  ,  mon  père  en  a  été  furpris  :  il  n'a 
pas  moins  admiré  mes  progrès  dans  la 
mufique  &  dans  le  defîéin  (4)  ,    &  au 

(4)  Voilà,  ce  me  fcmblc  ,  un  Sr.gc  de  vingt  ans  qui  fais 
çrodigieufement  de  choies  !  U  elt  v'rai  que  Julie  le  félicite 
a  trente  de  n'être  plus  fi  lavant. 


Ï58     La   Nouvelle 

grand  étonnement  de  ma  mère ,  préve* 
nue  par  vos  calomnies  (^) ,  au  blafon 
près  qui  lui  a  paru  négligé  ,  il  a  été  fore 
content  de  tous  mes  talens.  Mais  ces  ta- 
lens  ne  s'acquièrent  pas  fans  maître  ;  il  a 
fallu  nommer  le  mien  ,  &  je  l'ai  faic 
avec  une  énumeration  pompeufe  de  rou- 
tes les  fciences  qu'il  vouloit  bien  m'enfei- 
gner ,  hors  une.  11  s'efl  rappelle  de  vous 
avoir  vu  plufieurs  fois  à  fon  précédenc 
voyage,  6c  iln'a  pas  paru  qu'il  eût  confer- 
védevousuneim-preÂlondéravantageufe. 
Enfuite  il  s'eft  informé  de  votre  for- 
tune; on  lui  a  dit  qu'elle  étoic  médiocre: 
de  votre  naiffance  ;  on  lui  a  dit  qu'elle 
étoit  honnête.  Ce  mot  honnête  ell  fore 
équivoqueà  l'oreille  d'un  Gentilhomme, 
<3c  a  excité  des  foupçons  que  l'éclairciffe- 
ment  a  confirmés.  Dès  qu'il  a  fu  que 
vous  n'étiez  pas  noble  ,  il  a  demandé  ce 
qu'on  vous  donnoit  par  mois.  Ma  mère 
prenant  la  parole  a  dit  qu'un  pareil  ar- 
rangement n'écoit  pas  même  propofable, 
&  qu'au  contraire  ,  vous  aviez  rejette 
conftamment  tous  les  moindres  préiens 
qu'elle  avoit  tâché  de  vous  faire  en  cho- 
fes  qui  ne  fe  refufent  pas  ;  mais  cet  air  de 


{$)  Ctla  fe  rap^ort^;  à  une  lettre  i  la  merc  ,   éciitcfur 
uu  ton  eçiuivoque  j  &,  qui  a  «5ié  Uipprimée. 


H    E    L    O    ï    s    E.  159 

fierté  n'a  fait  qu'exciter  la  Henné,  &  le 
moyen  de  fupporter  l'idée  d'être  rede- 
vable à  un  roturier  ?  Il  a  donc  été  dé- 
cidé qu'on  vous  ofFriroit  un  payement, 
au  défaut  duquel ,  malgré  tout  votre  mé- 
rite, dont  on  convient ,  vous  feriez  re-  . 
mercié  de  vos  foins.  Voilà,  mon  ami, 
le  réfumé  d'une  converfation  ,  qui  a  été 
tenue  fur  le  compte  de  mon  très-honoré 
maître  ,  &  durant  laquelle  ion  humble 
écoliere  n'étoit  pas  fort  tranquille.  J'aî 
cru  ne  pouvoir  trop  me  hâter  de  vous  en 
donner  avis ,  afin  de  vous  laiiier  le  tems 
d'y  réfléchir.  Aufîitô:  que  vous  aurez 
pris  votre  réfolution ,  ne  manquez  pas 
de  m'en  inftruire  ;  car  cet  article  efl:  de 
votrecompétence,  &mes  droits  ne  vonc 
pas  jufques-là. 

J'apprends  avec  peine  voscourfes  dans 
les  montagnes;  non  que  vous  n'y  trou- 
viez ,  à  mon  avis ,  une  agréable  diver- 
fion  ,  ôc  que  le  détail  de  ce  que  vous  au- 
rez vu  ne  me  foit  fore  agréable  à  moi- 
même  :  mais  je  crains  pour  vous  des  fati- 
gues que  vous  n'êtes  gucres  en  état  de 
fupporter.  D'ailleurs ,  la  faifon  eft  fore 
avancée  ;  d'un  jour  à  l'autre  tout  peut  fe 
couvrir  de  neige  ,  &  je  prévois  que  vous 
aurez  encore  plus  à  foutfrir  du  froid  que 


i6o     La  Nouvelle 

de  la  fatigue.  Si  vous  tombiez  malade 
dans  le  pays  où  vous  êtes  je  ne  m'en  con- 
folerois  jamais.  Revenez  donc  ,  mon 
bon  ami ,  dans  mon  voifinage.  Il  n'eft 
pas  tems  encore  de  rentrer  à  Vevai , 
mais  je  veux  que  vous  habitiez  un  féjour 
moins  rude  ,  &  que  nous  foyons  plus  à 
portée  d'avoir  aifément  des  nouvelles  l'un 
de  l'autre.  Je  vous  laiiïe  le  maître  du 
choix  de  votre  ftation.  Tâchez  feule- 
ment qu'on  ne  fâche  point  ici  où  vous 
êtes ,  &  foyez  difcret  fans  être  m.yfte- 
rieux.  Je  ne  vous  dis  rien  fur  ce  chapi- 
tre ;  je  me  fie  à  l'intérêt  que  vous  avez 
d'être  prudent,  &  plus  encore  à  celui 
que  j'ai  que  vous  le  foyez. 

Adieu,  mon  ami  ;  jene  puis  m'entre- 
tenir  plus  long-tems  avec  vous.  Vous  fa- 
vez  de  quelles  précautions  j'ai  befoin 
pour  vous  écrire.  Ce  n'eft;  pas  tout  :  mon 
père  a  amené  un  étranger  refpedlable, 
Ibn  ancien  ami ,  &  qui  lui  a  fauve  autre- 
fois la  vie  à  la  guerre.  Jugez  fi  nous  nous 
fommes  efforcés  de  le  bien  recevoir.  Il 
repart  demain  ,  &  nous  nous  hâtons  de 
lui  procurer  pour  le  jour  qui  nous  relie  , 
tous  les  amufemens  qui  peuvent  marquer 
notre  zèle  à  un  tel  bien  faidleur.  On  m'ap- 
pelle: il  faut  finir.  Adieu,  derechef 

LETTKE 


H   E   L    O   ï   s    E.  î6l 

LETTRE    XXIIÎ. 

A    Julie. 

Dejcrlptlon  des  montagnes  du  V^a- 
lais.  Moeurs  des  Habitons.  Poi'^ 
trait  des  f^alaifines,  L'Amant 
de  Julie  ne  voit  quelle  par-tout. 

J\  Peine  ai-je  employé  huit  jours  à  par- 
courir un  pays  qui  demanderoic  des  an- 
nées d 'obiervations  :  mais  outre  que  la: 
neige  me  chaiTe  ,  j'ai  voulu  revenir  au- 
devant  du  Courier  qui  m'apporte,  j'ef- 
pere  ,  une  de  vos  lettres.  En  attendanc 
qu'elle  arrive ,  je  commence  par  vous 
écrire  celle-ci,  après  laquelle  j'en  écri- 
rai, s'il  efl:  néceflaire  ,  une  féconde  pour 
répondre  à  la  vôtre. 

Je  ne  vous  ferai  point  ici  un  détail  de 
mon  voyage  &  de  mes  remarques  ;  j'en 
ai  fait  une  relation  que  je  compte  vous 
porter.  Il  faut  réferver  notre  correfpon- 
dance  pour  les  cliofes  qui  nous  touchenc 
de  plus  près  l'un  &  l'ancre.  Je  me  con- 
tenterai de  vous  parler  de  la  fituation  de 
mon  ame  :  il  eft  julle  de  vous  rendre 

Toim  I,  L 


iSi    La  Nouvelle 

compte  de  l'ufage  qu'on  fait  de  votre 
bien. 

J'étois  parti ,  trifte  de  mes  peines ,  & 
confolé  de  votre  joie  :  ce  qui  me  tenoit 
dans  un  certain  état  de  langueur  ,  qui 
n'tfl  pas  fans  charme  pour  un  cœur  fenfi- 
ble.  Je  graviiTois  lentement  6c  à  pied 
des  fcntiers  aflez  rudes  ,  conduit  par  un 
homme  que  j'avois  pris  pour  être  mon 
guide  ,  &  dans  lequel ,  durant  toute  la 
route  ,  j'ai  trouvé  plutôt  un  amJ  qu'un 
mercenaire.  Je  voulois  rêver ,  6c  j'en 
étois  toujours  détourné  par  quelque  fpec- 
tacle  inattendu.  Tantôt  d'immenfes  ro- 
chers pendoient  en  ruines  au-deffus  de 
ma  tête.  Tantôt  de  hautes  &  bruyantes 
cafcades  m'inondoient  de  leur  épais 
brouillard.  Tantôt  un  torrent  éternel 
ouvroit  à  mes  côtés  un  abyme  dont  les 
yeux  n'ofoient  fonder  la  profondeur. 
Quelquefois  je  me  perdois  dans  robfcu- 
rité  d'un  bois  touffu.  Quelquefois  en  for- 
çant d'un  gouffre  une  agréable  prairie 
réjouiffoit  tout-à  coup  mes  regards.  Un 
mélange  étonnant  de  la  nature  fauvage 
Se  de  la  nature  cultivée  ,  montroit  par- 
tout la  main  des  hommes,  où  l'on  eût 
cru  qu'ils  n'avoient  jamais  pénétré  :  à 
côté  d'une  caverne  on  trouvoic  des  mai- 


H   E   L   Ô   ï   s    E.  1^3 

fons;  on  voyoic  des  pampres  fecs  oh  l'on 
n'eue  cherché  que  des  ronces  ;  des  vignes 
dans  des  terres  éboulées  ;  d'excellens 
fruits  fur  des  rochers,  &  des  champs  dans 
des  précipices. 

Ce  n'étoit  pas  feulement  le  travail  des 
hommes  qui  rendoit  ces  pays  étranges  lî 
bizarrement  concrafié  ;  la  nature  lem- 
bloit  encore  prendre  plaifirà  s'y  mettre 
en  oppofition  avec  elle-même  ,  tant  on 
la  trouvoic  dilTerente  en  un  même  lieu 
fous  divers  afpeâs.  Au  levant  les  fleurs 
du  printems,  au  midi  les  fruits  de  l'au- 
tomne ,  au  nord  les  glaces  de  l'hiver  :  elle 
réuniffoit  toutes  les  faifons  dans  le  même 
initant ,  tous  les  climats  dans  le  même 
lieu ,  des  terreins  contraires  fur  le  même 
fol,  &  formoit  l'accord  inconnu  par-touc 
ailleurs  des  produ^^lions  des  plaines  Se  de 
celles  des  Alpes.  Ajoutez  à  tout  cela  les 
iliufions  de  l'optique  ,  les  pointés  des 
monts  différemment  éclairées,  le  clair- 
obfcur  du  foleil  &  des  ombres ,  &  tous 
les  accidens  de  lumière  qui  en  réfuU 
toient  le  matin  &  le  foir  ;  vous  aurez 
quelque  idée  des  Ibènes  continuelles  qui 
ne  cédèrent  d'attirer  mon  admiration, 
&  qui  fembloient  m'étre  offertes  en  un 
vrai  théâtre  j  car  laperfpedlive  des  moncs 

L  z 


1^4    La    Nouvelle 

étant»  verticale  frappe  les  yeux  tout  à  la 
fois  &  bien  plus  puillamment  que  celle 
des  plaines  qui  ne  fe  voie  qu'obliquement , 
en  fuyant ,  &  dont  chaque  objet  vous  en 
cache  un  autre. 

J'attribuai  durant  la  première  journée , 
aux  agrémens  de  cette  variété ,  le  calme 
que  je  fentois  renaître  en  moi.  J'admi- 
rois  l'empire  qu'ont  fur  nos  paffions  les 
plus  vives ,  les  êtres  les  plus  infenfibles  , 
6c  je  méprifois  la  philofophie  de  ne  pou- 
voir pas  même  autant  fur  l'ame  qu'une 
fuite  d'objets  inanimés.  Mais  cet  état  pai- 
fible  ayant  duré  la  nuit  &  augmenté  le 
lendemain ,  je  ne  tardai  pas  de  juger  qu'il 
avoit  encore  quelque  autre  caufe  qui  ne 
metoit  pas  connue.  J'arrivai  ce  jour- 
là  fur  des  montagnes  les  moins  élevées  ; 
&  parcourant  enfuite  leurs  inégalités ,  fur 
celles  des  plus  hautes  qui  étoient  à  ma  por- 
tée ,  après  m'être  promené  dans  les  nua- 
ges, j'atteignois  un  féjour  plusferein,d'oii 
l'on  voit  dans  la  faifon ,  le  tonnerre  &  l'o- 
rage fe  former  au-deffous  de  foi  ;  image 
trop  vaine  de  l'ame  du  fage ,  dont  l'exem- 
ple n'exifta  jamais ,  ou  n'exifte  qu'aux 
mêmes  lieux  d'où  l'on  en  a  tirél'emblême. 
Ce  fut- là  que  je  démêlai  fenfiblemenc 
4ans  la  pureté  de  l'air  où  je  me  crouvois, 


H   E   L    O    ï   s    E.  ï6<y 

la  véritable  caufe  du  changement  de  mon 
humeur ,  &  du  retour  de  cette  paix  inté- 
rieure que  j'avois  perdue  depuis  (i  long- 
tems.  En  effet ,  c'eft  une  imprefllon  gé- 
nérale qu'éprouvent  tous  les  hommes  , 
quoiqu'ils  ne  l'obfervent  pas  tous ,  que  fur 
les  hautes  montagnes  où  l'air  eil  pur  & 
fubtil ,  on  fe  fent  plus  de  facilité  dans  la 
refpiration  ,  plus  de  légèreté  dans  le 
corps ,  plus  de  ferénité  dansl'eiprit,  les 
plaifirs  y  font  moins  ardens ,  les  pallions 
plus  modérées.  Les  méditations  y  pren- 
nent je  ne  fais  quel  caradlere  grand  &  fu- 
blime ,  proportionné  aux  objets  qui  nous 
frappentjje  ne  fais  quelle  volupté  tranquil- 
le qui  n'a  rien  d'acre  6c  de  fenfuel.  llfem- 
ble  qu'en  s'élevant  au  delîus  du  féjour  des 
hommes  on  y  laiffe  tous  les  fentimens 
bas  &  terreflres,  <3cqu'àmefure  qu'on  ap- 
proche des  régions  étherées,  l'ame  con- 
traâ:e  quelque  chofe  de  leur  inaltérable 
pureté.  On  y  eft  grave  fans  mélancolie , 
paifible  fans  indolence,  content  d'être  & 
de  penfer  :  tous  les  defirs  trop  vifs  s'é- 
mouflént  ;  ils  perdent  cette  pointe  aiguë 
qui  les  rend  douloureux  ,  ils  ne  lai  lient 
au  fond  du  cœur  qu'une  émotion  légère 
èi  douce  ,  (Se  c'eft  ainfi  qu'un  heureux  cli- 
mat faic  lervir  à  la  félicité  de  l'homme 

L3 


ï66    La  Nouvelle 

1  es  partions  qui  font  ailleurs  fon  tourment. 
Je  doute  qu'aucune  agitation  violente  , 
aucune  maladie  de  vapeurs  pûc  tenir  con- 
tre un  pareil  féjour  prolongé  ,  &  je  fuis 
furpfis  que  des  bains  de  l'air  falutaire'à; 
bienfaiianc  des  montagnes  ne  foient  pas 
un  des  grands  remèdes  delà  médecine  àç, 
de  la  morale. 

Qui  non  palani ,  non  teatro  o  loggia , 
M" an  lor  vece  un"  ahete  ,  unfaggio ,  un  pino 
Trà  V  erba  verde  e'I  bel  monte  vicino 
Levan  di  terra  al  Ciel  nofif  intelletto, 

Suppofez  les  impreflions  réunies  de  ce 
que  je  viens  de  vous  décrire,  &  vous  au- 
rez quelque  idée  delafituationdélicieufe 
où  je  me  trouvois.  Imaginez  la  variété  , 
la  grandeur ,  la  beauté  de  mille  étonnans 
fpeélacles  ;  le  plaifir  de  ne  voir  autour  de 
foi  que  des  objets  tout  nouveaux ,  des 
oifcaux étranges  ,  des  plantes  bizarres  & 
inconnues  ,  d'obferver  en  quelque  forte 
une  autre  nature  ,  &  de  fe  trouver  dans 
un  nouveau  monde.  Tout  cela  fait  aux 
yeux  un  mélange  inexprimable  dont  le 
charme  augmente  encore  par  la  fubtilité 
de  l'air  qui  rend  les  couleurs  plus  vives , 
les  traits  plus  marqués,  rapproche  tous 
Jes points  de  vue;  les  diftances  paroiflànç 


H    E    L    O    ï   s    E.  167 

moindres  que  dans  les  plaines,  oùl'cpaif- 
feur  de  l'air  couvre  la  terre  d'un  voile  , 
l'horifon  prélenteaux  yeux  plus  d  objets 
qu'il  femble  n'enpouvoircontenir  :  enfin, 
le  fpedacle  a  je  ne  fais  quoi  de  magique, 
de  furnacurel  qui  ravit  i'efprit  6c  les  fens; 
on  oublie  tout,  on  s'oublie  foi  même,  on 
ne  fait  plus  où  l'on  eft. 

J'aurois  patle  tout  le  tems  de  mon 
voyage  dans  le  feul  enchantement  du 
payfage ,  fi  je  n'en  euffe  éprouvé  un  plus 
doux  encore  dans  le  commerce  des  habi- 
tans.  Voustrouverez  dans  ma  defcription 
un  léger  crayon  de  leurs  mœurs ,  de  leur 
fimpiicité  ,  de  leur  égalité d'ame ,  6c  de 
cette  pailîble  tranquillité  qui  les  rend 
heureux  par  l'exemption  des  peines  plu- 
tôt que  par  le  goût  des  plaifirs.  Mais  ce 
que  je  n'ai  pu  vous  peindre  5c  qu'on  ne 
peut  gueres  imaginer ,  c'eft  leur  huma- 
nité défintereflée  ,  6c  leur  zèle  hofpjta- 
lier  pour  tous  les  étrangers  que  le  hazard 
ou  la  curiofité  conduifent  chez  eux.  J'en 
fis  une  épreuve  furprenante ,  m.oi  qui  n'é- 
toisconnude  perfonne  6c  quinemarchois 
qu'a  l'aide  d'un  conduâieur.  Quand  j'arri- 
voisle  foirdansun  hameau,  chacun  ve- 
noit  avec  tant  d'empreflement  m'oifrir  fa 
niaifun ,  que  j'écois  embarralTé  du  choix , 

L  4 


i68    La  Nouvelle 

&  celui  qui  obrenoit  la  préférence  en 
paroifîbit  ii  content  que  la  première  fois 
je  pris  cette  ardeur  pour  de  l'avidité. 
Mais  je  fus  bien  étonné  quand,  après  en 
avoir  ufé  chez  mon  hôte  à  peu  prèscom- 
me  au  cabaret ,  il  refufa  le  lendemain 
iDon  argent ,  s'ofTenlanc  même  de  ma 
propofition  ,  6c  il  en  a  par-tout  été  de 
même.  Ainfi  c'étoic  le  pur  amour  de 
l'hofpitalité,  communément  alTez  tiède, 
qu'à  fa  vivacité,  j'avois  pris  pour  l'âpreté 
du  gain.  Leur  défintereifement  fut  (î 
complet ,  que  dans  tout  le  voyage  je  n'ai 
pu  trouver  à  placer  un  patagon  (i).  En 
effet ,  à  quoi  dépenfer  de  l'argent  dans 
un  pays  où  les  maîtres  ne  reçoivent  point 
le  prix  de  leurs  frais ,  ni  les  domeftiques 
celui  de  leurs  foins  ,  &  où  l'on  ne  trouve 
aucun  mendiant  ?  Cependant  l'argenc 
efl  fort  rare  dans  le  haut- Valais ,  mais 
c'eft  pour  cela  que  les  habitans  font  à  leur 
aife  :  car  les  denrées  y  font  abondantes 
fans  aucun  débouché  au- dehors  ,  fans 
confommation  de  luxe  au -dedans,  & 
fans  que  le  cultivateur  montagnard  , 
dont  les  travaux  font  les  plaifirs ,  de- 
vienne moins   laborieux.    Si  jamais  ils 

(i)  Ecu  du  pays. 


H   E   L    O    ï    s    E.  1^9 

ont  plus  d'argent,  ils  feront  infaJliible- 
ment  plus  pauvres.  Ils  ont  la  fagelTe  de 
le  fentir,  &  il  y  a  dans  le  pays  des  mines 
d'or  qu'il  n'eft  pas  permis  d'exploiter. 

J'étois  d'abord  fort  furpris  de  l'oppo- 
fition  de  ces  deux  ufages  avec  ceux  da 
bas  -  Valais ,  où  ,  fur  la  route  d'Italie, 
on  rançonne  allez  durement  les  paiTa- 
gers  ;  5c  j'avois  peine  à  concilier  dans  un 
même  peuple  des  manières  fi  différentes. 
Un  Valaifan  m'en  expliqua  la  raifon. 
Dans  la  vallée ,  me  dit-il ,  les  étrangers 
qui  paffent  font  des  marchands ,  &  d'au- 
tres gens  uniquement  occupés  de  leur 
négoce  &  de  leur  gain.  Il  efl  juflie  qu'ils 
nous  laiiTent  une  partie  de  leur  profit,  & 
nous  les  traitons  comme  ils  traitent  les 
autres.  Mais  ici ,  où  nulle  affaire  n'appelle 
les  étrangers ,  nous  fommes  fûrs  que  leur 
voyage  eft  définterefle  ;  l'accueil  qu'on 
leur  fait  l'eft  aufîi.  Ce  font  des  hôtes  qui 
nous  viennent  voir  parce  qu'ils  nous  ai- 
ment ,  &  nous  les  recevons  avec  amitié. 

Au  refte ,  ajouta-t-il  en  fouriant,  cette 
hofpitalité  n'eft  pas  coûteufe  ,  Sz  peu  de 
gens  s'avifent  d'en  profiter.  Ah  !  je  le 
crois,  lui  répondis- je.  Que  feroit-onchez 
un  peuple  qui  vit  pour  vivre  ,  non  pour 
gagner  ni  pour  briller  ï   Hommes  heu- 


I/o    La  Nouvelle 

leux  Se  dignes  de  l'être,  j'aime  à  croire 
qu'il  faut  vous  reiren:ibler  en  quelque 
chofe  pour  fe  plaire  au  milieu  de  vous. 

Ce  qui  me  paroifioit  le  plus  agréable 
dans  leur  accueil, c'étoit  de  n'y  pas  trouver 
le  moindre  vefiige  de  gêne  ni  pour  eux  ni 
pour  moi.  IMi  vivcient  dans  leur  maifon 
comme  li  je  n'y  eufie  pas  été, 6c  il  ne  tenoit 
qu'à  moi  d'y  être  commxe  fi  j'y  eufie  été 
feul .  I  Is  n econnoilTent  point  l'incommode 
vanité  d'en  faire  les  honneurs  aux  étran- 
gers ,  comme  pour  les  avertir  de  la  pré- 
fence  d'un  maître  ,  dont  on  dépend  au 
moins  en  cela.  Si  je  ne  difois  rien  ,  ils 
fuppofoient  que  je  voulois  vivre  à  leur 
manière  ;  je  n'avois  qu'à  dire  un  moc 
pour  vivre  à  la  mienne,  fans  éprouver 
jamais  de  leur  parc  la  moindre  m.arque 
de  répugnance  ou  d'étonnement.  Le  feul 
compliment  qu'ils  me  firent ,  après  avoir 
fu  que  j'étois  SuifTe ,  fut  de  me  dire  que 
nous  étions  frères ,  &  que  je  n'avois  qu'à 
me  regarder  chez  eux  comme  étant  chez; 
moi.  Puis  ils  ne  s'embarraiTerent  plus  de 
ce  que  je  faifois ,  n'imaginant  pas  même 
que  je  puflé  avoir  le  moindre  doute  fur  la 
fincerité  de  leurs  offres,  ni  le  moindre 
fcrupule  à  m'en  prévaloir.  Ils  en  ufenc 
entre  eux  avec  la  même  limplicité  ;  les 


J 


H   E   L   O    ï    s   E.  171 

cnfans  en  âge  de  raifon  font  les  égaux  de 
leurs  pères  ,  les  domeftiques  s'afieyenc  à 
table  avec  leurs  maîtres;  la  même  liberté 
régne  dans  les  mailons  &  dans  la  répu- 
blique ,  (Se  la  famille  efl:  l'image  de  l'Etat. 
La  feule  chofe  fur  laquelle  je  ne  jouif- 
fois  pas  de  la  liberté  étoit  la  durée  excef- 
five  des  repas.  J'étois  bien  le  maître  de 
ne  pas  me  mettre  à  table;  mais  quand  j'y 
étois  une  fois,  il  y  falloit  relier  une  pa» 
tie  de  la  journée,  &  boire  d'autant.   Le 
moyen  d'imaginer  qu'un  homme  ,  &  un 
Suiffe ,  n'aimât  pas  à  boire  ?  En  effet ,  j'a- 
voue que  le  bon  vin  me  pai;oît  une  excel- 
lente chofe  ,  &  que  je  ne  hais  point  à 
m'en  égayer,  pourvu  qu'on  ne  m'y  force 
pas.  J'ai  toujours  remarqué  que  les  gens 
faux  font  fobres ,  &  la  grande  réferve  de 
la  table  annonce  afiTez  fouvent  des  moeurs 
feintes  <Sc  des  âmes  doubles.   Un  homme 
franc  craint  moins  ce  babil  aftedueux  6c 
ces  tendres  épanchemens  qui  précédent 
l'ivreiîe;  mais  il  faut  favoir  s'arrêter  & 
prévenir  l'excès.  Voilà  ce  qu'il  ne  m'é- 
toit  gueres  pofTible  de  faire  avec  d'aufîî 
déterminés  buveurs  que  les  Valailans  , 
des  vinsauffi  violens  que  ceux  du  pays, 
&  fur  des   tables  où  l'on  ne   vit  jamais 
d'eau.  Comment  fe  réfoudre  à  jouer  (i 


1/2    La  Nouvelle 

fottement  le  fage  Se  à  fâcher  de  fi  bonnes 
gens?  Je  m'enivrois  donc  par  reconnoif- 
iance  ,  &  ne  pouvant  payer  mon  écot  de 
ma  bourfe  ,  je  le  payois  de  ma  raifon. 

Un  autre  ufage  qui  ne  me  génoic  gue^ 
Tes  moins,  c'étoit  de  voir,  même  chez 
des  Magiîlrats ,  la  femme  &  les  filles  de 
la  maifon,  debout  derrière  ma  chaife, 
fervir  à  table  comme  des  domeftiques. 
La  galanterie  françoile  fe  feroit  d'autant 
plus  tourmentée  à  réparer  cette  incon- 
gruité, qu'avec  la  figure  des  Valaifanes , 
des  fervantes  mêmes  rendroient  leurs  fer- 
vices  embarralTans.  Vous  pouvez  m'en 
cjfoire,  elles  font  jolies  puifqu'elles  m'ont 
paru  l'être.  Des  yeux  accoutumés  à  vous 
voir  font  difficiles  en  beauté. 

Pour  moi,  qui  refpede  encore  plusles 
ufages  des  pays  où  je  vis  que  ceux  de  la 
galanterie  ,  je  recevois  leur  fervice  en  fi- 
lence  avec  autant  de  gravité  que  Don- 
Quichotte  chez  la  DuchelTe.  J'oppofois 
quelquefois  en  fouriant  les  grandes  bar- 
bes 6c  l'air  groffier  des  convives  au  teint 
éblouiifant  de  ces  jeunes  beautés  timides, 
qu'un  mot  faifoit  rougir ,  &  ne  rendoit 
que  plus  agréables.  Mais  je  fus  un  peu 
choqué  de  l'énorme  ampleur  de  leur 
gorge  qui  n'a,  dans  fa  blancheur  éblouif- 


H   E   L   O   ï  s   E.  175 

fante ,  qu'un  des  avantages  du  modèle 
que  j'ofois  lui  comparer  ;  modèle  unique 
&  voilé  ,  dont  les  contours  furtivement 
obfervés  me  peignent  ceux  de  cette  cou- 
pe célèbre  à  qui  le  plus  beau  fein  du 
monde  fervit  de  moule. 

Ne  foyez  pas  furprife  de  me  trouver 
fi  favant  fur  des  myfteres  que  vous  ca- 
chez (i  bien  :  je  le  fuis  en  dépit  de  vous  ; 
un  fens  en  peut  quelquefois  inftruire  un 
autre  :  malgré  la  plus  jaloufe  vigilance, 
il  échappe  à  l'ajudement  le  mieux  con- 
certé quelques  légers  interllices  ,  par 
lefqucls  la  vue  opère  l'eflét  du  toucher. 
L'œil  avide  &  téméraire  s'infinue  impu- 
nément fous  les  fleurs  d'un  bouquet;  il 
erre  fous  la  chenille  5c  la  gaze  ,  êc  fait 
fentir  à  la  main  la  réfîftance  élailique 
qu'elle  n'oferoit  éprouver. 

Parte  appar  délie  mamme  acerhe  e  crude  , 
Pane  altrui  ne  rîcopre  invida,  vejlai 
Invida ,  ma  s^agli  occhi  il  varco  chiude  > 
L'amorofo  penjler  già  non  arejla. 

Je  remarquai  aufli  un  grand  défaut 
dans  l'habillement  des  Valaifanes  :  c'efl; 
d'avoir  des  corps-  de  -  robe  fi  élevés  par 
derrière  qu'elles  en  paroilîènt  boifues  ; 
cela  fait  un  e/fe:  fingulier  avec  leurs  pe- 


1/4    La   Nouvelle 

tjtes  coëlTurcs  noires,  6c  le  refte  de  leuî* 
ajuftemenc,  qui  ne  manque  au  furplus  ni 
de  fimplicité  ni  d'élégance.  Je  vous  por- 
te un  habit  complet  à  la  Valaifane ,  & 
j'elpere  qu'il  vous  ira  bien  ;  il  a  été  pris 
fur  la  plus  jolie  taille  du  pays. 

Tandis  que  je  parcourois  avec  extafe 
ces  lieux  Ci  peu  connus  &  fi  dignes  d'être 
admirés,  que  faifiez-vous  cependant, 
ma  Julie?  Etiez -vous  oubliée  de  votre 
ami?  Julie  oubliée!  Ne  m'oublierois-je 
pas  plutôt  moi-même,  &  que  pourrois- 
je  être  un  moment  feul,  moi  qui  ne  fuis 
plus  rien  que  par  vous  ?  Je  n'ai  jamais 
mieux  remarqué  avec  quel  inflincl  je 
place  en  divers  lieux  notre  exiflence 
commune  ielon  l'état  de  mon  ame. 
Quand  je  fuis  trifle,  elle  fe  réfugie  au- 
près de  la  votre,  &  cherche  des  confo- 
lations  aux  lieux  où  vous  êtes  ;  c'eft  ce 
que  j'éprouvois  en  vous  quittant.  Quand 
j'ai  du  plailîr ,  je  n'en  faurois  jouir  feul  , 
&  pour  le  partager  avec  vous ,  je  vous 
appelle  alors  oii  je  fuis.  Voilà  ce  qui 
m'eft  arrivé  durant  toute  cette  courfe  où 
la  diverfité  des  objets  me  rappellant  fans 
cefTe  en  moi-même,  je  vous  condui fois 
par-tout  avec  moi.  Je  ne  faifois  pas  un 
pas  que  nous  ne  le  filTions  enfembie.  J« 


H   E   L   O   ï   s   E.  Î75 

n'admirois  pas  une  vue  fans  me  hâter  de 
vous  la  montrer.  Tous  les  arbres  que  je 
renconcrois  vous  prétoienc  leur  ombre, 
tous  les  gazons  vous  l'ervoient  de  fiége. 
Tantôt ,  afTis  à  vos  côtés ,  je  vous  aidois 
à  parcourir  des  yeux  les  objets  ;  tantôt ,  à 
vos  genoux,  j'en  contemplois  un  plus  di- 
gne des  regards  d'un  homme  ieniibîe. 
Rencontrois- je  un  pas  difficile  ;  je  vous  le 
voyois  franchir  avec  la  légèreté  d'un  faon 
qui  bondit  après  fa  mère.  Falloic-il  tra- 
vertèr  un  toi  renr  ;  j'ofois  prefTer  dans  mes 
bras  une  fi  douce  charge  :  je  pafloisle  tor- 
rent lentement,  avec  délices ,  &  voyois 
à  regret  le  chemin  que  j'allois  atteindre. 
Tout  me  rappelloit  à  vous  dans  ce  féjour 
paifible;  &  les  touchans  attraits  de  la  na- 
ture ,  6c  l'inaltérable  pureté  de  l'air  ,  & 
les  mœurs  (impies  ces  habitans,  6c  leur 
fagelTe  égale  6c  fûre ,  6c  l'aimable  pudeur 
du  fexe  ,  6c  fes  innocentes  grâces,  & 
tout  ce  qui  frappoit  agréablement  mes 
yeux  6c  mon  cœur  leur  peignoir  celle 
qu'ils  cherchent. 

OmaJulie!  difois-je  avec  attend  rif- 
fement ,  que  ne  puis- je  couler  mes  jours 
avec  toi  dans  ces  lieux  ignorés ,  heureux 
de  notre  bonheur  5c  non  du  regard  des 
hommes  !  Que  ne  puis-je  ici  ralfembler 


ijS    La   Nouvelle 

toute  mon  ame  en  toi  feule,  &  devenir  à 
mon  tour  l'univers  pour  toi  !  Charmes 
adorés,  vous  jouiriez  alors  des  homma- 
ges qui  vous  font  dûs!  Délices  de  l'a- 
mour ,  c'eft  alors  que  nos  cœurs  vous  fa- 
voureroient  fans  celTe  !  Une  longue  & 
douce  ivreife  nous  laideroit  ignorer  le 
cours  des  ans  :  &  quand  enfin  l'âge  auroit 
calmé  nos  premiers  feux,  l'habitude  de 
penfer&fentirenfembleferoitfuccéderà 
leurs  tranfporcsune  amitié  non  moins  ten- 
dre. Tous  les  fentimens  honnêtes ,  nour- 
ris dans  la  jeunefle  avec  ceux  de  l'amour  , 
en  rempliroientun  jour  le  vuideimmen- 
fe  ;  nous  pratiquerions  au  fein  de  cet  heu- 
reux peuple ,  &  à  fon  exemple,  tous  les 
devoirs  de  l'humanité  :  fans  celfe  nous 
nous  unirions  pour  bien  faire,  6c  nous  ne 
mourrions  point  fans  avoir  vécu. 

La  porte  arrive  ,  il  faut  finir  ma  lettre , 
&  courir  recevoir  la  votre.  Que  le  cœur 
me  bat  jufqu'à  ce  moment!  Hélas!  j'étois 
heureux  dans  mes  chimères  :  mon  bon- 
heur fuit  avec  elles  ;  que  vais-je  être  en 
réalité  ï 


LETTRE 


H  E   L    O    ï   s    E.  177 

'■"^■''         '  .1  ■    -  -    I.-.—  ■  — ,,     .        ,^^ 

LETTRE     XXIV. 

A       J    U     X     I    E. 

Son  Amant  lui  réfond  fur  h  ■paye-' 
ment  propojé  des  foins  qu'il  a 
pris  de  fon  é.  lucation .  Différence 
entre  la  poftion  ou  ils  font  tous 
deux  par  rapport  a  leurs  amours  , 
&  celle  où  Je  trouvoient  Héloïfè 
&  Abélard. 

J  E  réponds  fur  le  champ  à  Tarticlede 
votre  lectre  qui  regarde  le  payement , 
&  n'ai ,  Dieu  merci ,  nul  befoin  d'y  ré- 
fléchir. Voici,  ma  Julie,  quel  eft  mon 
fentiment  fur  ce  point. 

Je  dillingue  dans  ce  qu'on  appelle 
honneur  ,  celui  qui  fe  tire  de  l'opinion 
publique  ,  &  celui  qui  dérive  de  l'eftime 
de  foi  -  même.  Le  premier  confille  en 
vains  préjugés  plus  mobiles  qu'une  onde 
agitée  ;  le  fécond  a  fa  bafe  dans  les  véri- 
tés éternelles  de  la  morale.  L'honneur 
du  monde  peut  être  avantageux  à  la  for- 
tune ;  mais  il  ne  pénètre  point  dans  l'ame 
&  n'influe  en  rien  fur  le  vrai  bonheur. 
Tojiie  /,  M 


i/B     La  Nouvelle 

L'honneur  véritable,  au  contraire,  en 
forme  l'eflence  ,  parce  qu'on  ne  trouve 
qu'en  lui  ce  fentiment  permanent  de  fa- 
tisfadion  intérieure ,  qui  feul ,  peut  ren- 
dre heureux  un  être  penfant.  Appli- 
quons, ma  Julie,  ces  principes  à  votre 
quedion ,  elle  fera  bientôt  réfolue. 

Que  je  m'érige  en  maître  de  philofo- 
phie  ,  &  prenne  ,  comme  ce  fou  de  la 
Fable  ,  de  l'argent  pour  enfeigner  la  fa- 
geffe  ;  cet  emploi  paroîtra  bas  aux  yeux 
du  monde  ,  &.  j'avoue  qu'il  a  quelque 
choie  de  ridicule  en  foi  :  cependant 
comme  aucun  homme  ne  peut  tirer  fa 
fubfiftance  abfolument  de  lui-même,  & 
qu'on  ne  fauroit  l'en  tirer  de  plus  près 
que  par  fon  travail  ,  nous  mettrons  ce 
mépris  au  rang  des  plus  dangereux  pré- 
jugés ;  nous  n'aurons  point  la  foctife  de 
facrifier  la  félicité  à  cette  opinion  infen- 
fée;  vous  ne  m'en  eflimerez  pas  moins, 
&  je  n'en  ferai  pas  plus  à  plaindre,  quand 
je  vivrai  des  talens  que  j'ai  cultivés. 

Mais  ici ,  ma  Julie,  nous  n'avons  d'au* 
très  confideracions  à  faire.  Lailîbns  la 
multitude  ,  &  regardons  en  nous-mêmes. 
Que  ferois-je  réellement  à  votre  père,  en 
recevant  de  lui  le  falaire  des  leçons  que 
je  vous  aurai  données,  6c  lui  vendant  une 


H   E   L    O    ï    s    E.  179 

partie  de  mon  tems ,  c'eft-à-dire ,  de  ma 
perfonne  :  un  mercenaire,  un  Iicrnme  à 
fes  gages ,  une  efpece  de  valet ,  &  il  aura 
de  ma  parc ,  pour  garant  de  fa  confiance  , 
&  pour  fureté  de  ce  qu'il  lui  appartient, 
ma  foi  tacite ,  comme  celle  du  dernier 
de  fes  gens. 

Or  quel  bien  plus  précieux  peut  avoîc 
un  père  que  fa  fille  unique,  fut-ce  même 
une  autre  que  Julie  t  Que  fera  donc  ce- 
lui qui  lui  vend  fes  fervicesr  Fera-t-it 
taire  fes  fentimens  pour  elle  r  Ah  !  tu  fais 
fi  cela  fe  peut  !  ou  bien  ,  fe  livrant  fans 
fcrupule  au  penchant  de  fon  cœur,of- 
fenfera-t-il  dans  la  partie  la  plus  lenfible 
celui  à  qui  il  doit  fidélité  ?  Alors ,  je  ne 
vois  plus  dans  un  tel  maître  qu'un  per- 
fide qui  foule  aux  pieds  les  droits  les 
plus  facrés  (i) ,  un  traître  ,  uniedudeur 
domeftique  que  les  loix  condamnenc 
très- juflemenc  à  la  mort.  J'efpere  que 
celle  à  qui  je  parle  fait  m'entendre  ;  ce 


(i)  Malheureux  jeune  homme('  qui  ne  voit  pas  qu'en  fe 
laiflant  paycren  reconnuiilànce  ce  qu'il  refiile  de  recevoir 
£n  argent ,  il  viole  des  droits  plus  iacrés  encore.  Au  lieu 
d'inltruire  il  corrompt  ;  au  lieu  de  nourrir  il  empoifonne  ; 
il  It  fait  remercier  par  mie  mère  abulée  d'avoir  perdu  Ion 
enfant.  On  lent  pourtant  qu'il  aime  fincerement  la  vertu  , 
mais  (à  pa.lîon  l'égaré  ;  &  ii  la  grande  jeuneflc  ne  l'excufoit 
pas  ,  avec  les  beaux  difcours  il  ne  feroit  qu'un  fcékrat» 
Les  deux  anians  iont  à  plaindre^  la  mère  leuie  ci\  inex-î 
cufable. 

M  2. 


ï8o      La  Nouvelle 

n'eft  pas  la  mort  que  je  crains ,  maïs  la 
honte  d'en  être  digne ,  &  le  mépris  de 
moi-même. 

Quand  les  lettres  d'Héloïfe  5c  d'Abé- 
lard  tombèrent  entre  vos  mains,  vous 
favez  ce  que  je  vous  dis  de  cette  leâ:ure 
êc  de  la  conduite  du  Théologien.  J'ai 
toujours  plaint  Héloife  ;  elle  avoit  un 
cœur  faic  pour  aimer  ;  mais  Abélard  ne 
m'a  jamais  paru  qu'un  miferable  digne 
de  fbn  fort  ,  ôc  connoilîànt  aufTi  peu 
l'amour  que  la  vertu.  Après  l'avoir  jugé 
faudra- 1-  il  que  je  l'imite?  Malheur  à 
quiconque  prêche  une  morale  qu'il  ne 
veut  pas  piatiquer!  Celui  qu'aveugle  fa 
paiïlon  jufqu'à  ce  point  en  efl:  bientôt: 
puni  par  elle  ,  &  perd  le  goût  des  fenti- 
mens  auxquels  il  a  facrilîé  fon  honneur. 
L'amour  eft  privé  de  fon  plus  grand 
charme  quand  l'honnêteté  l'abandonne  ; 
pour  en  icntir  tout  le  prix  ,  il  faut  que 
le  cœur  s'y  compla;fe,6c  qu'il  nous  élevé 
en  élevant  l'objet  aimé.  Otez  l'idée  de 
la  perfedion  ,  vous  otez  l'enthoufiafme  ; 
otez  l'eilime  ,  <Sc  l'amour  n"efl;  plus  rien. 
Comment  une  femme  pourroit-elle  ho- 
norer un  homme  qui  fe  déshonore? 
Comment  pourra-t-il  adorer  lui-même 
celle  qui  n'a  pas  craint  de  s'abandonner 


H   E   L   O   ï   s   E.  l8l 

à  un  vil  corrupteur  ?  Ainfi,  bientôt  ilsfe 
mépriferont  mutuellement ,  l'amour  ne 
fera  plus  pour  eux  qu'un  honteux  com- 
merce, ils  auront  perdu  Thonneur ,  & 
n'auront  point  trouvé  la  félicité. 

Il  n'en  eil  pas  ainfi ,  ma  Julie,  entre 
deux  amans  de  même  âge  ,  tous  deux 
épris  du  même  feu  ,  qu'un  mutuel  atta- 
chement unit ,  qu'aucun  lien  particulier 
ne  gêne  ,  qui  jouiiTent  tous  deux  de  leuc 
première  liberté ,  6c  dont  aucun  droit  ne 
profcric  l'engagement  réciproque.  Les 
loix  les  plus  féveres  ne  peuvent  leur  im- 
pofer  d'autre  peine  que  le  prix  même  de 
leur  amour;  la  feule  punition  de  s'être 
aimés  efi:  l'obligation  des'aimer  à  jamais; 
&  s'il  ell  quelques  malheureux  climats 
au  monde  où  l'homme  barbare  brife  ces 
innocentes  chaînes ,  il  en  efl:  puni,  fans 
doute ,  par  les  crimes  que  cette  contrain- 
te engendre. 

Voilà  mes  raifons ,  fdge  Se  vertueufe 
Julie  ,  elles  ne  font  qu'un  froid  com- 
mentaire de  celles  que  vous  m'expofâtes 
avec  tant  d'énergie  &  de  vivacité  dans 
une  de  vos  lettres  ;  mais  c'en  efl  aiîez 
pour  vous  montrer  combien  je  m'en  fuis 
pénétré.  Vous  vous  fouvenez  que  je 
n'infillai  point  fur  mon  refus  ,  &  que 

M  3 


jSi     La  Nouvelle 

rnaigré  la  répugnance  que  le  préjugé 
m'a  laifTée ,  j'acceptai  vos  dons  en  filence , 
ne  trouvant  point  en  effet ,  dans  le  vérita- 
ble honneur  ,  de  folide  raifon  pour  les 
refufer.  Mais  ici  le  devoir,  la  raifon, 
l'amour  même,  tout  parle  d'un  ton  que 
]e  ne  peux  méconnoîcre.  S'il  faut  choifir 
entre  l'honneur  &  vous ,  mon  cœur  eft 
prêt  à  vous  perdre.  Il  vous  aime  trop  , 
é  Julie  !  pour  vous  conferver  à  ce  prix. 


jWffg^**A  aj  ^»'  -■^^KTiT^ftw.^'' 


LETTRE    XXV. 

DE     Julie. 

Son  ejpcrance  fè  flétrit  tous  les  jours  ; 

elle  e/i  accablée  du  poids 

de  Vahjetice. 

J__.  A  relation  de  votre  voyage  eft  char- 
mante ,  mon  bon  ami  ;  elle  me  feroit  ai- 
mer celui  qui  l'a  écrite,  quand  même  je 
ne  le  connoîtrois  pas.  J'ai  pourtant  à 
vous  tancer  fur  un  paiïàge  dont  vous  vous 
doutez  bien  ;  quoique  je  n'aye  pu  m'em- 
pêcher  de  rire  de  la  rufe  avec  laquelle 
vous  vous  êtes  mis  à  l'abri  duTafle,  com- 
me derrière  un  rempart.   Eh  !  commenc 


Heloïse.        185 

ne  fentiez-vous  point  qu'il  y  a  bien  de  la 
différence  entre  écrire  au  public  ou  à  fa 
maîtrefTe  f  L'amour ,  C\  craintif,  fi  fcru- 
puleux,  n'exige-t-il  pas  plus  d'égards  que 
la  bienféancer  Pouviez- vous  ignorer  que 
ceftyle  n'eft  pasde  mon  goût,  &  cher- 
chiez-vous  à  me  déplaire  r  Mais  en  voilà 
déjà  trop,  peut-être,  fur  un  fujet  qu'il 
ne  falloit  point  relever.  Je  fuis ,  d'ailleurs, 
trop  occupée  de  votre  féconde  lettre  ^ 
pour  répondre  en  détail  à  la  première» 
AinH  ,  mon  ami,  lailTons  le  Valais  pour 
une  autre  fois,  &  bornons-nous  mainte- 
nant à  nos  affaires  ;  nous  ferons  allez  oc- 
cupés. 

Je  favois  le  parti  que  vous  prendriez. 
Nous  nous  connoiiïbns  trop  bien  pour  en 
être  encore  à  ces  élémens.  Si  jamais  la 
vertu  nous  abandonne  ,  ce  ne  fera  pas  , 
croyez-moi  ,  dans  les  occafions  qui  de- 
mandent du  courage  &  des  facrifices  (2). 
Le  premier  mouvement  aux  attaques 
vives ,  efl:  de  réfiller  ;  &  nous  vaincrons  , 
je  l'efpere  ,  tant  qus  l'ennemi  nous  aver- 
tira de  prendre  les  armes.  C'eft  au  milieu 
du  fommeil ,  c'eil  dans  le  fein  d'un  doux 


'.  (i)  On  verra  bientôr  que  la  prédidion  ne  fauroit  plus 
mal  quadrer  avec  r<f\>cnement. 

M  4 


184     La  Nouvelle 

repos  qu'il  faut  fe  défier  des  furprifes: 
mais  c'eft ,  fur -tout,  la  continuité  des 
maux  qui  rend  leur  poids  infupportable, 
êc  l'ame  réfifte  bien  plus  ailément  aux 
vives  douleurs  qu'à  la  trilleiïe  prolongée. 
Voilà  ,  mon  ami ,  la  dure  efpece  de  com- 
bat que  nous  aurons  déformais  à  foutenir: 
ce  ne  font  point  des  adions  héroïques 
que  le  devoir  nous  demande,  mais  une 
réfiflance  plus  héroïque  encore  à  des 
peines  fans  relâche. 

Je  l'avois  trop  prévu  ;  le  tems  du  bon- 
Iieur  efl:  palTé  comme  un  éclair  ;  celui 
des  difgraces  commence,  fans  que  rien 
m'aide  à  juger  quand  il  finira.  Tout  m'al- 
îarme  &  m.e  décourage  ;  une  langueur 
mortelle  s'empare  de  mon  ame;  i'ans  fu- 
jet  bien  précis  de  pleurer ,  des  pleurs  in- 
volontaires s'échappent  de  mes  yeux  ;  je 
ne  lis  pas  dans  l'avenir  des  maux  inévita- 
bles; mais  je  cultivois  l'efperance  &  la 
vois  flétrir  tous  les  jours.  Que  fert,  hélas  ! 
d'arroier  le  feuillage  quand  l'arbre  efl 
coupé  par  le  pied? 

Je  le  fens,  mon  ami ,  le  poids  de  l'ab- 
fence  m'accable.  Je  ne  puis  vivre  fans 
roi,  je  le  fens  ;  c'efl  ce  qui  m'etfraye  le 
plus.  Je  parcours  cent  fois  le  jour  les 
lieux  que  nous  habitions  enfernble ,  &  ne 


H   E   L    O   ï   s   E.  185 

t'y  trouve  jamais.  Je  t'attends  à  ton  heure 
ordinaire  ;  l'heure  palîe  ,  &  tu  ne  viens 
point.  Tous  le.>  objets  que  j  apperçois  me 
portent  quelque  idée  de  ta  préience  pour 
m'avertir  que  je  t'ai  perdu.  Tu  n'as  point 
ce  fupplice  affreux.  Ton  cœur  feul  peut 
te  dire  que  je  te  manque.  Ah  !  fi  tu  favois 
quel  pire  tourment  c'efl  de  reflet  quand 
on  fe  iepare  ,  combien  tu  préfererois  ton 
état  au  mien? 

Encore  fi  j'ofois  gémir .'  H  j'ofois  par- 
ler de  mies  peines ,  je  me  fentirois  foula- 
ger  des  maux  dont  je  pourrois  me  plain- 
dre. Mais ,  hors  quelques  foupirs  exhalés 
en  fecret  dans  le  fein  de  ma  Coufine  ,  il 
faut  étouffer  tous  les  autres  ;  il  fiut  con- 
tenir mes  larmes  ;  il  faut  fourire  quand 
]e  me  meurs. 

Sentirjî ,  oh  Dei ,  morir  ; 
E  non  poter  mai  Ht  : 
Morir  mi  fento  ! 

Le  pis  efi:  que  tous  cos  maux  aggra- 
vent fans  cefle  mon  plus  grand  mal ,  & 
que  plus  ton  fouvenir  me  défoie  ,  plus 
j'aime  à  me  !e  rappeller.  Dis-moi  ,  mon 
ami ,  mon  doux  ami  !  fens-tu  combien  un 
cœur  languiffant  eft  tendre,  &  combien 
la  triflelîefaic  fermenter  l'amour  ? 


i8^     La   Nouvelle 

Je  voulois  vous  parler  de  mille  chofes  ; 
mais  ou:re  qu'il  vaut  mieux  atcendrc  de 
favoir  poiicivemenc  où  vous  êtes,  il  ne 
m'efl  pas  poffible  de  continuer  cette  let- 
tre dans  l'état  où  je  me  trouve  en  l'é- 
crivant. Adieu,  mon  ami;  je  quitte  la 
plume  ,  mais  croyez  que  je  ne  vous 
quitte  pas. 


BILLET. 

L'Amant  de  Julie  s'approche  du 
Heu  oïL  elle  habite  ,  ^  l'avertit 
de  l'ajyle  qu'il  s'ejl  choiji. 


'Ecris,  par  un  batelier  que  je  ne 
eonnois  pas ,  ce  billet  à  l'adrelTe  ordinai- 
re ,  pour  donner  avis  que  j'ai  choifi  mon 
afyle  à  Meillerie  fur  la  rive  oppofée  ;  afin 
de  jouir  au  moins  de  la  vue  du  lieu  donc 
|e  n'ofe  approcher. 


H    E    L    O    ï    s    E.  187 

LETTRE     XXVI. 

A     Julie. 

Situation  cruel/e  de  fort  Amant. 
Du  haut  de  fa  retraite.  ,  il  a  con- 
tinuellement les  yeux  fixés  fur 
elle.  Il  lui  propofè  de  fuir  avec 
lui. 

V^Ue  mon  état  efl  changé  dans  peu 
de  jours!  Que  d'amertumes  fe  mêlent  à 
la  douceur  de  me  rapprocher  de  vous  ! 
Que  de  trilles  réflexions  m'affiegenc  ! 
Que  de  traverfes  mes  craintes  me  font 
prévoir  !  O  Julie  !  que  c'efl:  un  fatal  pré- 
fent  du  ciel  qu'une  ame  fenfîble  !  Celui 
qui  l'a  reçu  doit  s'attendre  à  n'avoir  que 
peine  &  douleur  fur  la  terre.  Vil  jouet 
de  l'air  &  des  failons ,  le  foleil  ou  les 
brouillards ,  l'air  couvert  ou  ferein  régle- 
ront fa  deftinée ,  ôd  il  fera  content  ou 
trille ,  au  gré  des  vents.  Victime  des  pré- 
jugés ,  il  trouvera  dans  d'abfurdes  maxi- 
mes un  obilacle  invincible  aux  juflcs 
vœux  de  fon  cœur.  Les  hommes  le  pu- 
niront d'avoir  des  fentimens  droits  de 
chaque  choie,  ôc  d'en  juger  par  ce  qui 


i88    La  Nouvelle 

eft  véritable  plurôc  que  par  ce  qui  eCt 
de  convennion.  Seul  il  luffiroic  pour  faire 
fa  propre  mifere  ,  en  fe  livrant  indifciec- 
temenc  aux  artraits  divins  de  l'honnête  & 
du  beau  ,  tandis  que  les  pefantes  chaînes 
de  la  nécelîité  l'attachent  à  l'ignominie. 
Il  cherchera  la  félicité  fuprême  fans  fe 
fouvenir  qu'il  efl  homme  :  fon  cœur  8c  fa 
raifon  feront  inceifamment  en  guerre  ,  & 
des  defirs  fans  bornes  lui  prépareront  d'é- 
ternelles privations. 

Telle  eflla  (ituation  cruelle  où  me  plon- 
ge le  fort  qui  m'accable  ,  &  mes  fenti- 
mens  qui  m'élevent ,  <Sc  ton  père  qui  me 
méprife  ,  Se  toi  qui  fais  le  charme  6c  le 
tourment  de  ma  vie.  Sans  toi,  beauté  fa- 
tale !  je  n'aurois  jamais  fenti  ce  contrafte 
infupportable  de  grandeur  au  fond  de 
mon  ame  Se  de  balfelfe  dans  ma  fortune  ; 
j'aurois  vécu  tranquille  &  ferois  mort 
content ,  fans  daigner  remarquer  quel 
rang  j'avois  occupé  fur  la  terre.  Mais  t'a- 
voir  vue  &  ne  pouvoir  te  pofleder  ,  t'a- 
dorer  &  n'être  qu'un  homme  ,  être  aimé 
êc  ne  pouvoir  être  heureux,  habiter  les 
mêmes  lieux  &  ne  pouvoir  vivre  enfem- 
ble  ,  ô  Julie!  à  qui  je  ne  puis  renoncer  ! 
ô  deftinée  que  je  ne  puis  vaincre  !  quels 
combats  atîreux  vous  excitez  en  moi , 


H   E    L    O    ï    s    E.  189 

fans  pouvoir  jamais  furnlonter  mesdefirs 
ni  mon  impuifiance  ! 

Quel  eflet  bizarre  5c  inconcevable  ! 
Depuis  que  je  fuis  rapproché  de  vous ,  je 
ne  roule  dans  mon  elprit  que  des  penfées 
funefles.  Peut  -  être  le  lejour  où  je  fuis 
contribue-t-il  à  cette  mélancolie  ;  il  efl 
trille  (Se  horrible  ;  il  en  ell  plus  conforme 
à  l'état  de  mon  ame ,  &  je  n'en  habiterois 
pas  fi  patiemment  un  plus  agréable.  Un» 
lile  de  rochers  fleriles  bordent  la  côte, 
&  environne  mon  habitation  que  l'hiver 
rend  encore  plus  affreufe.  Ah  !  je  le  fens, 
ma  Julie!  s'il  falloir  renoncer  à  vous,  il 
n'y  auroit  plus  pour  moi  d'autre  féjour 
ni  d'autre  faifon. 

Dans  les  violens  tranfports  qui  m'agi- 
tent je  ne  faurois  demeurer  en  place  ;  je 
cours ,  je  monte  avec  ardeur  ,  je  m'élance 
fur  les  rochers ,  je  parcours  à  grands  pas 
tous  les  environs ,  &  trouve  par-tout  dans 
les  objets  la  même  horreur  qui  régne  au- 
dedansdemoi.  On  n'apperçoit  plus  de 
verdure,  l'herbe  efl  jaune  &  flétrie  ,  les 
arbres  font  dépouillés ,  le  féchard  (3)  & 
la  froide  bife  entaflént  la  neige  Se  les  gla- 
ces ,  &  toute  la  nature  efl  morte  à  mes 
,^„^___^„^^_^^^_____^_^^_^^,,,^,^,^^^______^__^_ 

(î)  Vent  de  Nord-iîft. 


190    La   Nouvelle 

yeux  ,   comme  refperance  au  fond  dé 
mon  cœur. 

parmi  les  rochers  de  cette  côte ,  j'ai 
trouvé  dans  un  abri  folitaire  une  petite  ef- 
planade  d'où  l'on  découvre  à  plein  la  vil- 
le heureufe  où  vous  habitez.  Jugez  avec 
quelle  avidité  mes  yeux  fe  portèrent  vers 
ce  léjour  chéri.  Le  premier  jour  ,  je  fis 
mille  efforts  pour  y  difcerner  votre  de- 
meure ;  mais  l'extrême  éloignement  les 
rendit  vains,  &  je  m'appcrçus  que  mon 
imagination  donnoit  le  change  à  mes 
yeux  fatigués.  Jecouruschez  leCuré  em- 
prunter un  télefcope  avec  lequel  je  vis  ou 
crus  voir  votre  maifon,  &  depuis  ce  tems 
je  pafle  les  jours  entiers  dans  cet  afyle  à 
contempler  ces  murs  fortunés  qui  renfer- 
ment la  fource  de  ma  vie.  Malgré  la  fai- 
fon  je  m'y  rends  dès  le  maiin  ,  6:  n'en  re- 
viens qu'à  la  nuit.  Des  feuilles  6c  quel- 
ques bois  fecs  que  j'allume  fervent ,  avec 
mes  courfes ,  à  me  garantir  du  froid  ex- 
ceflif.  J'ai  pris  tant  de  goût  pour  ce  lieu 
fauvage  que  j'y  porte  même  de  l'encre  & 
du  papier,  &  j'y  écris  m^aintenant  cette 
lettre  fur  un  quartier  que  les  glaces  onc 
détaché  du  rocher  voifin. 

C'eiMà,  ma  Julie,  que  ton  malheu- 
reux amant  achevé  de  jouir  des  derniers 


Heloïse.        191 

plaifîrs  qu'il  goûtera  peut-être  en  ce 
monde.  C'efl  de-là  qu'à  travers  les  airs 
&  les  murs,  il  ofe  en  fecret  pénétrer  juf- 
ques  dans  ta  chambre.  Tes  traits  char- 
mans  le  frappent  encore  ;  tes  regards 
tendres  raniment  fon  cœur  mourant  ;  il 
entend  le  fon  de  ta  douce  voix  ;  il  ofe 
chercher  encore  en  tes  bras  ce  délire  qu'il 
éprouva  dans  le  bofquet.  Vain  fantôme 
d'une  ame  agitée  qui  s'égare  dans  [qs  de- 
firs  !  Bientôt  forcé  de  rentrer  en  moi- 
même,  je  te  comtempleau  moins  dans 
le  détail  de  ton  innocente  vie  :  je  fuis  de 
loin  les  diverfes  occupations  de  ta  jour- 
née ,  &  je  me  les  repréfente  dans  les  tems 
&  les  lieux  où  j'en  fus  quelquefois  l'heu- 
reux témoin. Toujours  je  te  vois  vaquera 
des  foins  qui  te  rendent  plus  eflimable ,  & 
mon  cœur  s'attendrit  avec  délices  fur 
l'inépuifable  bonté  du  tien.  Maintenant, 
me  dis-je  au  matin  ,  elle  fort  d'un  paifible 
fommeil,  fon  teinta  la  fraîcheur  de  la  ro- 
fe  ,  fon  ame  jouit  d'une  douce  paix  ;  elle 
offre  à  celui  dont  elle  tient  l'être  ,  un  jour 
qui  ne  fera  point  perdu  pour  la  vertu.  Elle 
palfe  à  préfent  chez  fa  mère  ;  les  tendres 
affeilions  de  fon  cœur  s'épanchent  avec 
les  auteurs  de  fes  jours ,  elle  les  foulage 
dans  le  détail  des  foins  de  la  maifon  ;  elle 


192     La  Nouvelle 

fait  peut-  être  la  paix  d'un  domeflique 
imprudent,  elle  lui  fait  peut-être  une 
exhortation  fecrete;  elle  demande  peut- 
être  une  grâce  pour  un  autre.  Dans  un 
autre  tems ,  elle  s'occupe  fans  ennui  des 
travaux  de  fon  fexe  ,  elle  orne  fon  ame 
de  connoiifances  utiles  ;  elle  ajoute  à 
fon  goût  exquis  les  agrémens  des  beaux 
arts,  6c  ceux  de  la  danfe  à  fa  légèreté 
naturelle.  Tantôt  je  vois  une  élégante 
&  (impie  parure  orner  des  charmes  qui 
n'en  ont  pas  befoin  ;  ici  je  la  vois  con- 
fulter  un  Pafteur  vénérable  fur  la  peine 
ignorée  d'une  fam.ille  indigente  ;  là  ,  fe- 
courir  ou  confoler  la  trifle  veuve  6c  l'or- 
phelin délaiffé.  Tantôt  elle  charme  une 
honnête  fociété  par  fes  difcours  fenfés 
&  modefles  ;  tantôt ,  en  riant  avec  fes 
compagnes  ,  elle  ramené  une  jeuneiTe 
folâtre  au  ton  de  la  fagelle  6c  des  bonnes 
mœurs.  Quelques  momens  ,  ah  !  par- 
donne !  j'ofe  te  voir  même  t'occuperde 
moi ,  je  vois  tes  yeux  attendris  parcourir 
une  de  mes  lettres ,  je  lis  dans  leur  douce 
langueur  que  c'eft  à  ton  amant  fortuné 
que  s'adrelfent  les  lignes  que  tu  traces  , 
je  vois  que  c'eft  de  lui  que  tu  parles  à  ta 
Coufine  avec  une  fi  tendre  émotion.  O 
Julie  !  ô  Julie  î  6c  nous  ne  ferions  pas 

unis 


H  E  L   O   ï   s    E.  195 

Unis  ;  êc  nos  jours  ne  couleroient  pas  en- 
femble  ;  &  nous  pourrions  être  iéparés 
pour  toujours  r  Non,  que  jamais  cette 
affreul'e  idée  ne  fe  préfente  à  mon  efpric  î 
En  un  inltant  elle  change  tout  mon  ac- 
tendriliement  en  fureur  ;  la  rage  me  faic 
courir  de  caverne  en  caverne  ;  des  gé- 
miilemens  6c  des  cris  m'échappent  mal- 
gré moi  ;  je  rugis  comme  une  lionne  ir- 
ritée ;  je  fuis  capable  de  tout,  hors  de 
renoncer  à  toi ,  6c  il  n'y  a  rien ,  non ,  rien 
que  je  ne  fafle  pour  te  pofleder  ou  mourir. 

J'en  étois  ici  de  ma  lettre  ,  &  je  n'at- 
tendois  qu'une  occafion  fûre  ,  pour  vous 
l'envoyer ,  quand  j'ai  reçu  de  Sion  la  der- 
nière que  vous  m'y  avez  écrite.  Que  la 
triftelfe  qu'elle  refpire  a  charmé  la  mien- 
ne î  Que  j'y  ai  vu  un  frappant  exemple  de 
ce  eue  vous  me  difiez  de  l'accord  de  nos 
âmes  dans  des  lieux  éloignés  !  Votre  af- 
flidiion  ,  je  l'avoue ,  eft  plus  patiente  ;  la 
mienne  efl  plus  emportée  ;  mais  il  faut 
bien  que  le  même  fentiment  prenne  la 
ceinture  des  caraderes  qui  l'éprouvent, 
&  il  eft  bien  naturel  que  les  plus  grandes 
pertes  caufent  les  plus  grandes  douleurs. 
Que  dis-je  ?  des  pertes  ?  Eh  !  qui  les 
pourroit  fupporter  ?  Non  ,  connnoilTez- 
le  enfin  ,  ma  Julie  ,  un  éternel  arrêt  da 

Tomcl.  N 


.194    La  Nouvelle 

ciel  nous  deflina  l'un  pour  l'autre  ;  c'efl:  la 
première  loi  qu'il  faut  écouter  ;  c'efl  le 
premier  foin  de  la  vie  de  s'unira  qui  doit 
nous  la  rendre  douce.  Je  le  vois,  j'en 
gémis,  tu  t'égares  dans  tes  vains  projets, 
tu  veux  forcer  des  barrières  infurmonta- 
bles  &  négliges  les  feuls  moyens  pofîi- 
bles  ;  l'enthoufiafme  de  l'honnêteté  t'ote 
la  raifon  ,  &  ta  vertu  n'efî:  plus  qu'un  dér 
lire. 

Ah  !  fi  tu  pouvois  refier  toujours  jeune 
Si  brillante  comn^e  à  préfent ,  je  ne  de- 
ip.anderois  au  ciel  que  de  te  favoir  éter- 
nellement heureufe  ,  te  voir  tous  les  ans 
de  ma  vie  une  fois ,  une  feule  fois ,  & 
palier  le  refle  de  mes  jours  à  contempler 
de  loin  ton  afyle  ?  à  t'adorer  parmi  ces 
rochers.  Mais  hélas  !  vois  la  rapidité  de 
cet  aflre  qui  jamais  n'arrête  ;  il  vole  <5c  le 
tems  fuit ,  l'occafion  s'échappe  ,  ta  beau- 
té, ta  beauté  même  aura  fon  terme  ;  elle 
doit  décliner  &  périr  un  jour  comme  une 
fleur  qui  tombe  fans  avoir  été  cueillie; 
&  moi  cependant ,  je  gémis ,  je  fouiTre  , 
ma  jeunelie  s'ufe  dans  les  larmes ,  êc  Ce 
flétrit  dans  la  douleur,  Penfe  ,  penfe, 
Julie,  que  nous  comptons  déjà  des  an- 
nées perdues  pour  le  plaifir.  Penfe  qu'el- 
les ne  reviendront  jamais  ;  qu'il  en  fera 


H  E  L    O   ï   s   E.  195 

de  même  de  celles  qui  nous  reftenc ,  fi 
nous  les  lailTons  échapper    encore.    O 
amante  aveuglée  !  tu  cherches  un  chimé- 
rique bonheur  pour  un  tems  où  nous  ne 
ferons  plus  ;  tu  regardes  un  avenir  éloi- 
gné ,  &  tu  ne  vois  pas  que  nous  nous 
coniumons  lans  ceiTe ,  &  que  nos  âmes  , 
épuifées  d'amour  <Sc  de  peines ,  ie  fon- 
dent &  coulent  comme  1  eau.  Reviens , 
il  en  eit  tems  encore  ,  reviens,  ma  Ju- 
lie ,  de  cette  erreur  funefle.  LailTe-là  ces 
projets  (Se  fois  heureul'e.  Viens,  ô  mon 
ame  !  dans  les  bras  de  ton  ami ,  réunir 
les  deux  moitiés  de  notre  être  :  viens  à 
ia  face  du  ciel,  guide  de  notre  fuite  & 
tém.oin  de  nos  iermens ,  jurer  de  vivre  & 
mourir  l'un  à  l'autre.  Ce  n'eil  pas  toi ,  je 
le  fais ,  qu'il  faut  raifurer contre  lacrainte 
de  l'indigence.  Soyons  heureux  &  pau- 
vres, ah!  quel  trélor  nous  aurons  acquis  î 
Mais  ne  faifons  point  cet  affront  à  l'hu- 
manité ,  de  croire  qu'il  ne  refiera  pas  fur 
la  terre  entière  un  aiyle  à  deux  amans  in- 
fortunés. J'ai  des  bras,  je  fuis  robufce  ; 
le  pain  gagné  par  mon  travail  te  paroîira 
plus  délicieux  que  les  mets  des  feftins. 
Un  repas  apprêté  par  l'amour  peut-il  ja- 
mais être  indpide  ?  Ah  î  tendre  &  chère 
amante  ,   duifions-nous  n'être  heureux 

N  2. 


1^6     La  Nouvelle 

qu'un  feul  jour  ,   veux-tu  quitter  cette 
courte  vie  fans  avoir  goûté  le  bonheur? 

Je  n'ai  plus  qu'un  mot  à  vous  dire,  ô 
Julie  !  vousconnoillez  l'antique  ufage  du 
rocher  de  Leucate,  dernier  refuge  de 
tant  d'amans  malheureux.  Ce  lieu-ci  lui 
reffemble  à  bien  des  égards.  La  roche 
eil  efcarpée,  l'eau  eft  profonde^  &  je 
fuis  au  défefpoir. 


LETTRE     XXVIL 

DE     Claire. 

Julie  à  V extrémité.  Effet  de  lapro-» 

po/îtion  de  Jon  amant,   Claire 

le  rappelle. 


M. 


'l  A  douleur  me  laiiTe  à  peine  la  force 
de  vous  écrire.  Vos  malheurs  &  les 
miens  font  au  comble.  L'aimable  Julie 
efl  à  l'extrémité  éc  n'a  peut-être  pas  deux 
jours  à  vivre.  L'efTort  qu'elle  fit  pour  vous 
éloigner  d'elle  commença  d'altérer  fa 
fanté.  La  première  converfation  qu'elle 
eut  fur  votre  compte  avec  fon  père  y  por- 
ta de  nouvelles  attaques  :  d'autres  cha- 
grins plus  récens  ont  accru  fes  agitations , 
&  votre  dernière  lettre  a  fait  le  reite. 


H   E    L    O    ï   s    E.  197 

Elle  en  fut  fi  vivement  émue  qu'après 
avoir  paiïe  une  nuit  dans  d'affreux  com- 
bats ,  elle  tomba  hier  dans  l'accès  d'une 
fièvre  ardente  qui  n'a  fait  qu'augmenter 
ikns  ceiïe ,  &  lui  a  enfin  donné  le  tranf- 
port.  Dans  cet  état  elle  vous  nomme  à 
chaque  inftant ,  &  parle  de  vous  avec  une 
véhémence  qui  montre  combien  elle  en 
efl  occupée.  On  éloigne  fon  père  autant 
qu'il  eft  poflible;  cela  prouve  afTez  que 
ma  tante  a  conçu  des  foupçons  :  elle  m'a 
même  demandé  avec  inquiétude  fi  vous 
n'étiez  pas  de  retour  ,  &  je  vois  que  le 
danger  de  fa  fille  ,  effaçant  pour  le  mo- 
ment toute  autre  confideration  ,  elle  ne 
feroit  pas  fâchée  de  vour  voir  ici. 

Venez  donc ,  fans  différer.  J'ai  pris 
ce  bateau  exprès  pour  vous  porter  cette 
lettre;  il  efl:  à  vos  ordres,  fervez-vous-en 
pour  votre  retour ,  &  fur-tout  ne  perdez 
pas  un  moment  fi  vous  voulez  revoir  la 
plus  tendre  amante  qui  fut  jamais. 


Nj 


J98     La  Nouvelle 


■JB-M 


LETTRE     XXVÎII. 

DE  Julie  a  Claire. 

■Julie  Je  -plaint  de  Vabjence  de  Clai-* 
Te  ;  de  Jon  -père  qui  veut  la  ma" 
rier  à  un  de  [es  amis  ;  &  ne  ré- 
fond plus  d'elle-même. 


U  E  ton  abfence  me  rend  amere  la 
vie  que  tu  m'as  rendue  )  Quelle  conva- 
ïefcence  !  Une  pafllon  plus  terrible  que 
la  fièvre  &  le  tranfport  m'entraîne  à  ma 
perce.  Cruelle  !  tu  me  quitte  quand  j'ai 
plus  befoin  de  toi  ;  tu  m'as  quittée  pour 
huit  jours ,  peut-être  ne  me  reverras-tu 
jamais.  Ofitul^voisce que l'infenle m'oie 

propoTer! &  de  quelle  ton  ! 

m'enfuir  !  le  fuivre  !  m'enlever  ! le 

malheureux  ! de  qui  me  plains- je  ? 

mon  cœur  ,  mon  indigne  cœur  m/en  die 

cent  fois  plus  que  lui grand  Dieu  ! 

que  feroit-ce  ,  s'il  favoit  tout  ? il 

en  deviendroit  furieux  ,  je  ferois  entraî- 
née ,  il  faudroit  partir.  ...  je  frémis. . , , 
Enfin  mon  père  m'a  donc  vendue  r  il 
fait  de  fa  fille  une  marchandife,  une  en- 
clave 5  il  s'acquitte  à  mes  dépens  !  il  paiç 


•  H    E   L    O    ï    s    E.  199 

fa  vie  de  la  mienne  ! car  je  le  feas 

bien  ,  je  n'y  furvivrai  jamais père 

barbare  &  dénaturé  !   merite-t-il 

quoi  !  mériter  ?  c'eft  le  meilleur  des 
pères;  il  veut  unirfafilleàfonami,  voilà 
Ion  crime.  Mais  ma  mère  ,  ma  tendre 
mère  !  quel  mal  m'a-t-elle  fait? .  ; .  /  Ah  ! 
beaucoup.'  elle  m'a  trop  aimée,  elle  m'a 
perdue. 

Claire  ,  que  ferai-je?  que  deviendrai- 
je?  Hanz  ne  vient  point.  Je  ne  fais  com- 
ment t'envoyer  cette  lettre.  Avant  que 

tu  la  reçoive avant  que  tu  fois  de 

retour qui  fait fugitive  ,  er- 
rante ,   déshonorée c'en  eft  fait , 

c'en  efl  fait ,  la  crife  eft  venue.   Un  jour  , 

une  heure  ,  un  moment,  peut-être 

qui  eft-ce  qui  fait  éviter  fon  fort?  1 ô 

dans  quelque  lieu  que  je  vive  5:  que  je 
meure;  en  quelque  afyle  obfcur  que  je 
traîne  ma  honte  &  mon  défefpoir ,  Clai- 
re ,  fouviens-toi  de  ton  amie  ! . . .  Hélas  ! 
la  mifere  5c  l'opprobre  changent  les 
cœurs Ah  !  fi  jamais  le  mien  t'ou- 
blie, il  aura  beaucoup  changé  ! 


4- 


N  4 


2JOO     La   Nouvelle   * 

LETTRE     XXIX. 

DE   Julie  a  Claire. 

Julie,  perd  Jon  innocence.  Ses  re- 
mords. Elle  ne  trouve  plus  de 
rejjource  que  dans  fa  Coujîne. 


Este,  ah!  refïe,  ne  reviens  jamais; 
tu  viendrois  trop  tard.  Je  ne  dois  plus  te 
voir  ;  comment  foutiendrois-je  ta  vue  ? 

Oùétois-tu,  ma  douce  amie,  maiau- 
ve-garde  ,  mon  Ange  tutélaire  ?  tu  m'as 
abandonnée  ,  &  j'ai  péri.  Quoi  !  ce  fatal 
voyage  étoit-il  (i  néceiïaire  ou  fi  preiîé  ? 
pou  vois- tu  me  lailfer  à  moi-même  dans 
i'infianc  le  plus  dangereux  de  m.a  vie  ? 
Que  de  regrets  tu  t'es  préparés  par  cette 
coupable  négligence  !  Ils  feront  éternels 
ainfi  que  mes  pleurs,  Ta  perte  n'efl  pas 
moins  irréparable  que  la  mienne  ,  & 
une  autre  amie  digne  de  toi  n'eft  pas 
plus  facile  à  recouvrer  que  mon  inno- 
cence. 

Qu'ai-je  dît ,  miferable  ?  Je  ne  puis  ni 
parler  ni  me  taire.  Que  terr  ie  filence 
quand  le  remords  crie  ?  L'univers  entier 
ne  me  reproche-c-il  pas  ma  faute  ?  ma» 


H   E   L    O    ï   s    E,  201 

honte  n'eft  elle  pas  écrite  fur  tousles  ob- 
jets? Si  je  ne  verfe  mon  cœur  dans  le  tien 
il  faudra  que  j  etouMe.  Et  toi  ne  te  repro- 
ches-tu rien,  facile  6c  trop  confiante 
amier  Ah!  que  neme  trahifibis-tu?  C'eft 
ta  fidélité  ,  ton  aveugle  amitié  ,  c'eft  ta 
malheureufe  indulgence  qui  ma  perdue. 

Quel  démon  t'inipira  de  le  rappeller, 
ce  cruel  qui  fait  mon  opprobre?  ï^s  per- 
fides foins  devoient-ils  me  redonner  la 
vie  pour  me  la  rendre  odieufe  ?  qu'il 
fuie  à  jamais ,  le  barbare  1  qu'un  refle  de 
pitié  le  touche;  qu'il  ne  vienne  plus  re- 
doubler mes  tourmens  par  fa  préfence  ; 
qu'il  renonce  au  pl^ifir  féroce  de  contem- 
pler mes  larmes.  Que  dis-je ,  hélas  !  il 
n'eîl  point  coupable  ;  c'eft  moi  feule  qui 
la  fuis  ;  tous  mes  malheurs  font  mon  ou- 
vrage ,  Sz.  je  n'ai  rien  à  reprocher  qu'à 
moi.  Mais  le  vice  a  déjà  corrompu  mon 
ame  ;  c'eft  le  premier  de  fes  effets  de  nous 
faire  accufer  autrui  de  nos  crimes. 

Non ,  non ,  jamais  il  ne  fut  capable  d'en- 
freindre fes  fermens.  Son  cœur  vertueux 
ignore  l'art  abje6l  d'outrager  ce  qu'il  ai- 
me. Ah!  fans  doute,  il  fait  mieux  aimer 
que  moi,  puifqu'il  fait  mieux  fe  vaincre. 
Cent  fois  mes  yeux  furent  témoins  de  fes 
combats  (Se  de  fa  vidoire  ;  les  fiensécin- 


202     La    Nouvelle 

celloient  du  feu  de  fes  defirs ,  ils'élançoie 
vers  moi  dans  rimpécuofité  d'un  tranf- 
port  aveugle  ,  il  s'arrécoic  touc-à-coup  ; 
une  barrière  infurmontablefembloitm'a- 
voir  entourée  ,  &  jamais  fon  amour  im- 
pétueux, maishonnêtc,  ne  l'eût  franchie. 
J'ofai  trop  contempler  ce  dangereux 
fpeftacle.  Je  me  fentois  troubler  de  fes 
tranfports ,  fes  foupirs  oppreffoient  mon 
cœur  ;  je  partageois  fes  tourmens  en  ne 
penfant  que  les  plaindre.  Je  le  vis  dans 
des  agitations  convulfives.  prêt  à  s'éva- 
nouira mes  pieds.  Peut-être  l'amour  feul 
m'auroit  épargnée  ;  6  ma  Coufme  !  c'eft 
la  pitié  qui  me  perdit. 

Il  fembloit  que  ma  paflîon  funefte 
voulût  fe  couvrir  pour  me  féduire  du 
mafque  de  toutes  les  vertus.  Ce  jour 
même  il  m'avoit  prelTée  avec  plus  d'ar- 
deur de  le  fuivre.  C'étoic  défoler  le  meil- 
leur des  pères;  c'étoit  plonger  le  poi- 
gnard dans  le  fein  maternel  ;  je  réfiftai , 
je  rejettai  ce  projet  avec  horreur.  L'im- 
poifibilité  de  voir  jamais  nos  vœux  ac- 
complis ,  le  myftere  qu'il  falloit  lui  faire 
de  cette  impolTibilité  ;  le  regret  d'abufer 
un  amant  fi  fournis  &  fi  tendre  après 
avoir  flatté  fonefpoir,  tourabattoit  mon 
courage ,  tout  augmcntoic  ma  foibieile , 


H    E    L    O    ï    s    E.  205 

tout  aliénoit  ma  raifon ,  il  falloit  donner 
la  more  aux  auteurs  de  mes  jours ,  à  mon 
amant,  ou  à  moi-même.  Sans  favoir  ce 
que  je  faifois,  jechoifis  ma  propre  infor- 
tune. J'oubliai  tout  ôc  ne  me  fouvins  que 
de  l'amour.  Ceft  ain(i  qu'un  indant  d'é- 
garement m'a  perdue  à  jamais.  Je  fuis 
tombée  dans  l'abyme  d'ignominie  dont 
une  fille  ne  revient  point;  &  fi  je  vis,c'eft 
pour  être  plus  malheureufe. 

Je  cherche  en  gémifTant  quelque  refte 
de  confolation  fur  la  terre.  Je  n'y  vois 
que  toi ,  mon  aimable  amie  ;  ne  me  pri- 
ve pas  d'une  fi  charmante  reiïburce  ,  je 
t'en  conjure  ;  ne  m'ote  pas  les  douceurs 
de  ton  amitié.  J'ai  perdu  le  droit  d'y 
prétendre ,  mais  jamais  je  n'en  eus  fi  grand 
befoin.  Que  la  pitié  fupplée  à  l'eltime. 
Viens,  ma  chère,  ouvrir  ton ame  âmes 
plaintes;  viens  recueillirleslarmes  de  ton 
amie,  garantis-moi ,  s'il  fe  peut,  dumé- 
pris  de  moi-même  ,  ôc  fais-moi  croire 
que  je  n'ai  pas  tout  perdu  ,  puifque  ton 
coeur  me  relie  encore. 


204      La  Nouvelle 


LETTRE     XXX. 

Réponse. 

Claire  tâche  de  calmer  le  défèfpoir 

de  Julie  ^  &  lui  jure  une 

amitié  inviolable. 


F 


Ilie  infortunée  î  hélas  !  qu'as-tu  fait  ? 
Mon  Dieu  !  tu  étois  fi  digne  d'être  f'age  ! 
Que  te  dirai-je  dans  l'iioneur  de  ta  fitua- 
tion  ,  &  dans  rabattement  où  elle  te 
plonge?  Acheverai-je  d'accabler  ton 
pauvre  cœur,  ou  t'ohrirai-je  des  confo- 
lations  qui  fe  refufent  au  mien  r  Te  mon- 
trerai-je  les  objets  tels  qu'ils  font ,  ou  tels 
qu'il  te  convient  de  les  voir  ?  Sainte  & 
pure  amitié  !  porte  à  mon  efprit  tes  dou- 
ces illufions ,  &  dans  la  tendre  pitié  que 
tu  m'infpires ,  abufesmoi  la  première 
fur  des  maux  que  tu  ne  peux  plus  guérir. 

J'ai  crains,  tu  le  fais,  le  malheur  dont 
tu  gémis.  Combien  de  fois  je  te  l'ai  pré- 
dis fans  être  écoutée  ! il  ell  i'eflet  d'u- 
ne téméraire  confiance Ah  !  ce  n'eft 

plus  de  tout  cela  qu'il  s'agit .  J'aurois  trahi 
ton  fecret,  fans  doute,  fi  j'avois  pu  te 
fauver  ainii  :  mais  j'ai  lu  mieux  que  toi 


H   E    L    O    ï    s    E,  405 

dans  ton  cœur  trop  fenfible  ;  je  le  vis  fe 
confumer  d'un  feu  dévorant  que  rien  ne 
pouvoit  éteindre.  Je  fentisdans  ce  cœur 
palpitant  d'amour  qu'il  falloir  être  heu- 
reufe  ou  mourir,  &  ,  quand  la  peur  de 
fuccomber  te  fit  bannir  ton  amant  avec 
tant  de  larmes  ,  je  jugeai  que  bientôt  tu 
ne  ferois  plus ,  ou  qu'il  feroit  bientôt  rap- 
pelle. Mais  quel  fut  mon  effroi  quand  je 
te  vis  dégoûtée  de  vivre ,  &  fi  près  de  la 
mort  !  N'accufe  ni  ton  amant  ni  toi  d'u- 
ne faute  dont  je  fuis  la  plus  coupable  , 
puifquc-  je  l'ai  prévue  fans  la  prévenir. 

11  eu  vrai  que  je  partis  malgré  moi  ; 
tu  le  vis,  il  fallut  obéir  ;  fi  je  t'avois  cru 
fi  près  de  ta  perte  ,  on  m'auroit  plutôn 
mife  en  pièces  que  de  m'arracher  à  toi. 
Je  m'abufai  fur  le  moment  du  péril. 
Foible  &  languiffante  encore,  tu  me  pa- 
rus en  fureté  contre  une  fi  courte  abfen- 
ce  :  je  ne  prévis  pas  la  dangcreufe  alter- 
native où  tu  t'allois  trouver  ;  j'oubliai  que 
ta  propre  foibleflTelaifibit  ce  cœur  abattu 
moins  en  état  de  fe  défendre  contre  lui- 
même.  J'en  demande  pardon  au  mien, 
j'ai  peine  à  me  repentir  d'une  erreur  qui 
t'a  fauve  la  vie  ;  je  n'ai  pas  ce  dur  cou- 
rage qui  te  faifoit  renoncer  à  moi  ;  je 
n'aurois  pu  te  perdre  fans  un  mortel  dé- 


2o6     La  Nouvelle 

fefpoir ,  6c  j'aime  encore  mieux  que  tu 
vives  Ôc  que  tu  pleures. 

Mais  pourquoi  tant  de  pleurs,  chère  & 
douce  amie  ?  Pourquoi  ces  regrets  plus 
grands  que  ta  faute  ,  &  ce  mépris  de  toi- 
même  que  tu  n'as  pas  mérité  ?  Une  foiblef- 
fe  effacera- 1- elle  tant  de  facrifices ,  &.  le 
danger  même  dont  tu  fors  n'efl-il  pas  une 
preuve  de  ta  vertu  ?  Tu  ne  penfes  qu'à 
ta  défaite  &  oublies  tous  les  triomphes 
pénibles  qui  l'ont  précédée.  Si  tu  as  plus 
combattu  que  celle  qui  réfiflent ,  n'as-tu 
pas  plus  fait  pour  l'honneur  qu'elles  ?  (î 
rien  ne  peut  te  jufîifier  ,  fonge  au  moins 
à  ce  qui  t'excufe.  Je  connois  à  peu  près 
ce  qu'on  appelle  amour  ;  je  faurai  tou- 
jours réfiller  aux  tranfports  qu'il  inlpire  ; 
mais  j'aurois  fait  moins  de  réfiftance  à  un 
amour  pareil  au  tien  ,  &  fans  avoir  été 
vaincue,  je  fuis  moins  charte  que  toi. 

Ce  langage  te  choquera  ;  mais  ton  plus 
grand  malheur  eftde  l'avoir  rendu  nécef- 
faire  ;  je  donnerois  ma  vie  pour  qu'il  ne 
te  fût  pas  propre  ;  car  je  hais  les  mauvai- 
ies  maximes  encore  plus  que  les  mauvai- 
fes  adions  (i).  Si  la  faute  étoit  à  com- 

(i)  Ce  fentiment  eft  jufte  &  fain.  Les  pallions  déré- 
glées infpircnt  les  mauvail'es  adions  ;  mais  les  mauvaifes 
maximes  corrompent  la  railon  même  5  &  ne  laifTent  plus 
dt  relïôurce  pour  revenir  au  bien, 


H   E    L    O    ï    s    E.  20/ 

mettre,  que  j 'cufTe  la  balTeiïe  de  te  parler 
ainfi  ,  &.  toi  celle  de  m'écouter ,  nous  fe- 
rions toutes  deux  lesdernieres  des  créatu- 
res. A  préfenr ,  ma  chère ,  je  dois  te  par- 
ler ainfi ,  &  tu  dois  m'écouter ,  ou  tu  es 
perdue  ;  car  il  refte  en  toi  mille  adorables 
qualités,  que  l'edime  de  toi-même  peut 
feule  conferver ,  qu'un  excès  de  honte  & 
l'abjediion  qui  le  fuit  détruiroient  infail- 
liblement ,  êi.  c'eft  fur  ce  que  tu  croiras 
valoir  encore  que  tu  vaudras  en  effet. 

Garde-toi  donc  de  tomber  dans  un 
abattement  dangereux  qui  t'aviliroitplus 
quêta  foifaielfe.  Le  véritable  amour  ell- 
il  fait  pour  dégrader  l'ame?  Qu'une  faute 
que  l'amour  a  commife  ne  t'ôte  point  ce 
noble  enthoufiafme  de  l'honnête  &  du 
beau  ,  qui  t'éleva  toujours  au-delfus  de 
toi-même.  Une  tache  paroît-elle  au  fo- 
leil  ?  combien  de  vertus  te  reftent  pour 
une  qui  s'eft  altérée  !  En  feras-tu  moins 
douce,  moins  fincere,  moins  modefle  , 
moins  bienfaifante  ?  En  feras-tu  moins 
digne,  en  un  mot,  de  tous  nos  homma- 
ges? L'honneur,  l'humanité  ,  l'amitié, 
le  pur  amour  en  feront-ils  moins  chers  à 
ton  cœur  ?  En  aimeras-tu  moins  les  ver- 
tus mêmes  que  tu  n'auras  plus?  Non, 
chère  &  bonne  Julie  ,  ta  Claire  en  te 
plaignant  t'adore;  elle  fait,  elle  fent  qu'il 


2o8    La  Nouvelle 

n'y  a  rien  de  bien  qui  ne  puifTe  encofê 
forcir  de  coname.  Ah  !  crois-moi;  tu  pour- 
rois  beaucoup  perdre  avant  qu'aucune 
autre  plus  fage  que  toi  te  valût  jamais  ! 

Enfin  tu  me  reftes;  je  puis  me  confo- 
lerdecouc,  hors  de  te  perdre.  Ta  pre- 
mière lettre  m'a  fait  frémir.  Elle  m'eût 
prefque  fait  defirer  la  féconde  ,  fi  je  ne 
î'avois  reçue  en  même-tems.  Vouloir  dé- 
laifler  fon  amie  !  projetter  de  s'enfuir 
fansm.oi  !  Tu  ne  parles  point  de  ta  plus 
grande  faute.  C'étoic  de  celle-là  qu'il  fal- 
loit  cent  fois  plus  rougir.  Mais  l'ingrate 

ne  fonge  qu'à  fon  amour Tiens ,  je 

t'auroisété  tuer  au  bouc  du  monde. 

Je  comipte  avec  une  mortelle  impa- 
tience les  momens  que  je  fuis  forcée  à 
pafler  loin  de  toi.  Ils  fe  prolongent  cruel- 
lement. Nous  fommes  encore  pour  fix 
jours  à  Laufanne  ,  après  quoi  je  volerai 
vers  mon  unique  amie.  J'irai  la  confoler 
ou  m'affliger  avec  elle,  elluyer  ou  parca- 
ger  les  pleurs.  Je  ferai  parler  dans  ta  dou- 
leur moins  l'inflexible  raifon  que  la  ten- 
dre amitié.  Chère  Confine  ,  il  faut  gé- 
mir ,  nous  aimer ,  nous  taire  ,  &  ,  s'il 
fe  peut ,  effacer  à  force  de  vertus  une 
faute  qu'on  ne  répare  point  avec  des  lar- 
mes. Ah  !  ma  pauvre  Chaillot  î 

LETTRE 


H  E   L   O   ï   s    E,  209 

LETTRE     XXX  L 

A    Julie. 

L'Amant  de  Julie  ^   qu'il  a  fur» 

pife  fondante  en  larmes  ^  lui 

reproche  f on  repentir. 


U  E  L  prodige  du  ciel  es-tu  donc  , 
inconcevable  Julie  ?  &  par  quel  arc , 
connu  de  toi  feule  ,  peux-tu  raffembler 
dans  un  cœur  tant  de  mouvemens  incom- 
patibles ?  Ivre  d'amour  &  de  volupté, 
le  mien  nage  dans  la  trillefTe  ;  je  loulfre 
(&  languis  de  douleur  au  fein  de  la  féli- 
cité fuprême  ,  oc  je  me  reproche  comme 
un  crime  l'excès  de  mon  bonheur.  Dieu  ! 
quel  tourment  affreux  den'ofer  fe  livrer 
tout  entier  à  nul  ientiment ,  de  les  com- 
battre incelfamment  l'un  par  l'autre  ,  6c 
d'allier  toujours  l'amertume  au  plaifir  ♦ 
Il  vaudroit  mieux  cent  fois  n'être  que 
miferable. 

Que  me  fert  ,  hélas!  d'être  heureux  ? 
Ce  ne  font  plus  mes  maux,  mais  les  tiens 
que  j'éprouve  ,  &  ils  ne  m'en  font  que 
plus  fenfibles.  Tu  veux  en  vain  me  cacher 
tes  peines  ;  je  les  Us  malgré  toi  dans  la 

Tome  /,  O 


âio    La  Nouvelle 

langueur  &  l'abattement  de  tes  yeuîf» 
Ces  yeux  touchans  peuvent  -  ils  dérober 
quelque  fecret  à  l'amour  ?  Je  vois ,  je 
vois  Tous  une  apparente  ferénité  les  dé- 
plaifirs  cachés  qui  t'aiîiegent ,  5c  ta  trif- 
tefie  voilée  d'un  doux  fourire  ,  n'en  eil 
que  plus  amere  à  mon  cœur. 

11  n'efl  plus  tems  de  me  rien  diiïimu- 
1er.  J'écois  hier  dans  la  chambre  de  ta 
mère  ;  elle  me  quitte  un  moment;  j'en- 
tends des  gémilfemens  qui  me  percent 
l'ame,  pouvois-je  à  cet  effet  méconnoî- 
tre  leuriource  ?  Je  m'approche  du  lieu 
d'où  ils  femblent  partir  ;  j'entre  dans  ta 
chambre  ,  je  pénètre  jufqu'à  ton  cabinet. 
Que  devins-je  en  enrr'ouvrant  la  porte  , 
quand  j'apperçus  celle  qui  devroit  être 
fur  le  trône  de  l'Univers  adife  à  terre  ,  la 
tête  appuyée  fur  un  fauteuil  inondé  de 
fes  larmes  ?  Ah  !  j'aurois  moins  fouffert 
s'il  l'eût  été  de  mon  fang  !  De  quels  re- 
mords je  fus  à  l'inftant  déchiré  ?  Mon 
bonheur  devint  mon  fupplice;  jenefentis 
plus  que  tes  peines  ,  &  j'aurois  racheté 
de  m.avie  tes  pleurs  &  tous  mes  plaifirs. 
Je  voulois  me  précipiter  à  tes  pieds ,  je 
voulois  efluyer  de  mjes  lèvres  ces  pré- 
cieules  larmes  ,  les  recueillir  au  fond  de 
fnon  coçur ,  mourir  ou  les  tarir  pour  ja- 


H    E    L    O    ï    s    E.  2  î  I 

S^iaîs  :  j'entends  revenir  ta  more  ;  il  faut 
retourner  brufquement  à  ma  place ,  j'em- 
porte en  moi  toutes  tes  Uwâleurs ,  &  des 
regrets  qui  ne  finiront  qu  acec  elles. 

Que  je  i'uis  humilié  !  que  je  fuis  avili 
de  ton  repentir  !  Je  fuis  donc  bien  raé- 
prifable  ,  fi  notre  union  te  fait  méprifer 
de  toi  -  même  ,  &  fi  le  charme  de  mes 
jours  eft  le  tourment  des  tiens  ?  fois  plus 
jufle  envers  toi  ,  ma  Julie  ;  vois  d'un  œil 
moins  prévenu  les  facrés  liens  que  ton. 
cœur  a  formés.  N'as-tu  pas  fuivi  les  plus 

Eures  loix  de  la  nature?  N'as-tu  pas  li- 
rement  contradé  le  plusfaint  des  enga- 
gcmensr  Qu'as-tu  fait  queles  loix  divines 
&  humaines  ne  puillent  6c  ne  doivenc 
autorifer  ï  Que  manque-t-il  au  nœud 
qui  nous  joinc  qu'une  déclaration  publi- 
que ?  Veuille  être  à  moi  ,  tu  n'es  plus 
coupable.  O  monépoufe  !  Orna  digne 
&  chafte  compagne  !  o  gloire  ôc  bonheur 
de  ma  vie  !  non  ce  n'eft  point  ce  qu'a  fait 
ton  amour  qui  peut  être  un  crime  ,  mais 
ce  que  tu  lui  voudrois  oter  :  ce  n'eft  qu'en 
acceptant  un  autre  époux  que  tu  peux  of- 
fenfer  l'honneur.  Sois  fans  celle  à  l'ami  de 
ton  cœur  pour  être  innocente.  La  chaî- 
ne qui  nous  lie  eft  légitime  ,  l'infidélité 
feule  qui  la  romproic  feroit  blâmable,  & 


212     La  Nouvelle 

c'eft  déformais  à  l'amour  d'être  garant 
de  la  vertu. 

Mais  quand  ta  douleur  feroit  raifon- 
tiable ,  quand  tes  regrets  feroient  fon- 
dés ,  pourquoi  m'en  derobes-tu  ce  qui 
m'appartient  ?  pourquoi  mes  yeux  ne 
verfent-  ils  pas  la  moitié  de  tes  pleurs  ? 
Tu  n'as  pas  une  peine  que  je  ne  doive 
fentir ,  pas  un  fentiment  que  je  ne  doive 
partager ,  &  mon  cœur  juilement  jaloux 
te  reproche  toutes  les  larmes  que  tu  ne 
répands  pas  dans  mon  fein.  Dis,  froide  & 
myfterieufe  amante,  tout  ce  que  ton  ame 
ne  communique  point  à  la  mienne  , 
n'efl-il  pas  un  vol  que  tu  fais  à  Tamour  ? 
Tout  ne  doit-il  pas  être  commun  entre 
nous,  ne  te  fouvient  -  il  plus  de  l'avoir 
dit?  Ah!  fi  tu  favois  aimer  comme  moi , 
mon  bonheur  te  confoleroit  comme  ta 
peine  m'afflige  ,  &  tu  fentirois  mes  plai- 
firs  comme  je  fens  ta  triflefle. 

Mais  je  le  vois  ,  tu  me  méprifes  com- 
me un  infenfé ,  parce  que  ma  raifon  s'éga- 
re au  fein  des  délices.  Mes  emportemens 
t'effrayent,  mon  délire  te  fait  pitié,  & 
tune  fens  pas  que  route  la  force  humaine 
ne  peut  fuffire  à  des  félicités  fans  bornes. 
Comment  veux  -  tu  qu'une  ame  fenfible 
goûte  modérément  des  biens  infinis  ? 


H   E   L    O    ï    s    E.  213 

Comment  veux  -  tu  qu'elle  fupporte  à  la 
fois  tant  d'efpeces  detranfportsians  Ibrtir 
de  fonafllettef  Ne  fais- tu  pas  qu'il  eft  un 
terme  où  nulle  raifon  ne  réfifle  plus ,  & 
qu'il  neii  point  d'homme  au  monde 
donc  le  bon  fens  foit  à  toute  épreuve  ? 
Prens  donc  pitié  de  l'égarement  où  tu 
m'as  jette  ,  Se  ne  méprile  pas  des  erreurs 
qui  font  ton  ouvrage.  Je  ne  fuis  plus  à 
moi ,  je  l'avoue  ,  mon  ame  aliénée  efl 
toute  en  toi.  J'en  fuis  plus  propre  à  fen- 
tir  tes  peines  &  plus  digne  de  les  parta- 
ger. O  Julie  !  ne  te  dérobe  pas  à  toi- 
même. 


^-^^iSuf  l*^^ 


V 


o> 


1T4    La   Nouvelle 

LETTRE    XXXII. 

Réponse. 

Julie  regrette,  moins  d* avoir  donné 
trop  à  Vamour  que.  de,  l'avoir 
privé  dejon  plus  grand  charme, 
Elle  confeille  à  Jbn  aimant  ,  à 
qui  elle  apprend  les  foupçons  dz 
fa  jnere  _,  de  fdndre  des  affaires 
qui  V empêchent  de  continuer  à 
Vinjîruire  ;  6*  l'informera  des 
moyens  quelle  imagine  d'avoir 
d'autres  occajions  de  fe  voir  tous 
deux. 


L  fut  un  tems ,  mon  aîmable  ami ,  où 
nos  letrres  écoienc  faciles  &  charmances  ; 
le  fenciment  qui  les  didoit  couloi:  avec 
une  élégante  {implicite  ;  il  n'avoit  be- 
foin  ni  d'arc ,  ni  de  coloris ,  &  Ta  pureté 
faifoit  toute  fa  parure.  Cet  heureux  tems 
n'eitplus,  hélas  î  il  ne  peut  revenir  ;  & 
pour  premier  effet  d'un  changement  (i 
cruel ,  nos  coeurs  ont  déjà  cefle  de  s'en- 
tendre. 

Tes  yeux  ont  vu  mes  douleurs.  Tu 


H  E  L   O   ï   s    E.  215 

croîs  en  avoir  pénétré  la  fource  ;  tu  veux 
me  confoler  par  de  vains  difcours  ,  & 
quand  tu  penfes  m'abufer ,  c'efl  toi ,  mon 
ami ,  qui  c'abules.  Crois-moi  ,  crois  en 
le  cœur  tendre  de  ta  Julie  ;  mon  regreç 
eft  bien  moins  d'avoir  donné  trop  à  l'a- 
mour que  de  l'avoir  privé  de  ion  plus 
grand  charme.  Ce  doux  enchantement 
de  vertu  s'ert:  évanoui  comme  un  iunge  : 
nos  feux  ont  pejdu  cette  ardeur  divine 
qui  les  animoit  en  les  épurant  ;  nous 
avons  recherché  le  plaifir  ,  Se  le  bonheur 
a  fui  loin  de  nous.  Refiouviens-toi  de 
ces  momens  délicieux  où  nos  cœurs  s'u- 
nilToient  d'autant  mieux  que  nous  nous 
relpedions  davantage  ,  011  la  paffion  ti- 
roit  de  fon  propre  excès  la  force  de  fe 
vaincre  elie''même  ,  où  l'innocence  nous 
confoloit  de  la  contrainte  ,  où  les  hom- 
mages rendus  à  l'honneur  tournoient  tous 
au  profit  de  l'amour.  Compare  un  état 
fi  charmant  à  notre  fituation  préfente  i 
que  d'agitations  !  que  d'etfrois  !  que  de 
mortelles  allarmes  !  que  de  fentimens 
immodérés  ont  perdu  leur  première 
douceur  !  Qu'eil:  devenu  ce  zèle  de  fa- 
gefle  &  d'honnêteté  dont  l'amour  ani- 
moit toutes  les  allions  de  notre  vie  ,  & 
qui  rendoic  à  fon  tour  l'amour  plus  déli- 


21 6    La    Nouvelle 

cieux?  Notre  jouiiïance  étoit  paifible  Se 
durable,  nous  n'avons  plus  que  des  trans- 
ports :  ce  bonheur  infenfé  relTembleà  des 
accès  de  fureur  plus  qu'à  de  tendres  ca- 
lelTes.  Un  feu  pur  &  facré  brùloit  nos 
cœurs;  livrés  aux  erreurs  des  fens  ,  nous 
ne  fommes  plus  que  des  amans  vulgaires , 
trop  heureux  h  l'amour  jaloux  daigne 
préhder  encore  à  des  plaifirs  que  le  plus 
vil  mortel  peut  goûter. 

Voilà,  mon  ami,  les  pertes  qui  nous 
font  communes.  Se  que  je  ne  pleure  pas 
moins  pour  toi  que  pour  moi.  Je  n'ajoute 
rien  fur  les  miennes,  ton  cœur  eil  fait 
pour  les  fentir.  Vois  ma  honte  ,  &  gé- 
mis fi  tu  fais  aimer.  Ma  faute  eft  irrépa- 
rable ,  m.es  pleurs  ne  tariront  point.  O 
toi  qui  les  fais  couler  ,  crains  d'attenter 
à  de  fi  juiles  douleurs  !  tout  mon  efpoir 
eft  de  les  rendre  éternelles  :  le  pire  de 
mes  maux  feroit  d'en  être  confolée  ,  & 
c'eft  le  dernier  degré  de  l'opprobre  de 
perdre  avec  l'innocence  le  fentiment  qui 
nous  la  fait  aimer. 

Je  connois  mon  fort ,  j'en  fens  l'hor- 
reur ,  &  cependant  il  m.e  refte  une  con- 
folation  dans  mon  défefpoir  ,  elle  eft 
unique ,  mais  elle  eft  douce.  C'eft  de  toi 
que  je  l'attends,  mon  aimable  ami.  De- 


H   E   L    O    ï   s    E,  217 

puis  que  je  n'ofe  plus  porter  mes  regards 
fur  moi-même  :,  je  les  porte  avec  plus  de 
plaifir  fur  celui  que  j'aime.  Je  te  rends 
tout  ce  que  tu  m'ôtes  de  ma  propre  efti- 
me  ,  &  ru  ne  m'en  deviens  que  plus  cher 
en  me  forçant  à  me  haïr.  L'amour ,  cet 
amour  fatal  qui  me  perd  ,  te  donne  un 
nouveau  prix  ;  tu  t'élèves  quand  je  me 
dégrade;  ton  ame  femble  avoir  profité 
de  tout  l'avililTement  de  la  mienne.  Sois 
donc  déformais  mon  unique  efpoir,  c'eft 
à  toi  de  juflifier  ,  s'il  fe  peut ,  ma  faute; 
couvre -là  de  l'honnêteté   de   tes  fenti- 
mens;  que  ton  mérite  efface  ma  honte  ; 
rends  excufable  à  force  de  vertu  la  perte 
de  celles  que  tu  me  coûtes.  Sois  tout  mon 
être  ,    à  préfent  que  je  ne  fuis  plus  rien. 
Le  feul  honneur  qui  me  refle  eft  tout  en 
toi  ,  ôc  tant  que  tu  feras  digne  de  ref- 
ped  ,  je  ne  ferai  pas  tout- à-fait  mépri- 
fable. 

Quelque  regret  que  j'aie  au  retour  de 
ma  fanté  ,  je  ne  faurois  le  difîimuler  plus 
long-tems.  Mon  vifage  démentiroit  mes 
difcours  ,  &  ma  feinte  convalefcence  ne 
peut  plus  tromper  perfonne.  Hâte -toi 
donc  avant  que  je  fois  forcée  de  repren- 
dre mes  occupations  ordinaires  ,  de  faire 
la  démarche  donc  nous  fommes  conve» 


2i8    La  Nouvelle 

EUS.  Je  vois  clairement  que  ma  mère  a 
conçu  des  foupçons  &  qu'elle  nous  ob- 
ferve.  Mon  père  n'en  eftpas-là,  je  Ta- 
voue  :  ce  fier  Gentilhomme  n'imagine 
pas  même  qu'un  roturier  puiffe  être 
amoureux  de  fa  fiile  ;  mais  enfin  ,  tu  fais 
fes  réfolucions  ;  il  le  préviendra  fi  tu  ne 
le  préviens ,  &  pour  avoir  voulu  te  con- 
ferver  le  même  accès  dans  notre  mai- 
fon  ,  tu  t'en  banniras  tout- à -fait.  Crois- 
moi  ,  parie  à  ma  mère  tandis  qu'il  en  ell 
encore  tems.  Feins  des  affaires  qui  t'em- 
pêchent de  continuer  à  m'infiruire ,  & 
renonçons  à  nous  voir  fi  fouvent ,  pour 
nous  voir  au  moins  quelquefois  :  car  (î 
l'on  te  fcrmiC  la  porte  tu  ne  peux  plus  t'y 
préfenter  ;  mais  fi  tu  te  la  fermes  toi-mê- 
me ,  tes  vifites  feront  en  quelque  forte  à 
ta  difcrétion  ,  &:  avec  un  peu  d'adrelTe  & 
de  complaifance  ,  tu  pourras  les  rendre 
plus  fréquentes  dans  la  fuite  ,  fans  qu'on 
î'apperçoive  ou  qu'on  le  trouve  mauvais. 
Je  te  dirai  ce  foir  les  moyens  que  j'ima- 
gine d'avoir  d'autres  occafions  de  nous 
voir,  6c  tu  conviendras  que  l'infépara- 
ble  Coufine  ,  qui  caufoit  autrefois  tant 
de  miurmxures ,  ne  fera  pas  maintenanc 
inutile  à  deux  amans  qu'elle  n'eût  poinc 
dû  quitter. 


H   E    L   O    ï    s   E.  219 


LETTRE    XXXIII. 

DE     Julie. 

Feu  fatisfaïu  de,  la  contrainte  des 
render-vous  publics  ^  dont  elle 
craint  d\zillp,urs  que  la  dijjipa" 
tion  naffoihliffe  les  feux  de  fon 
yimant  ,  elle  V invite  à  reprendre, 
avec  elle  la  vie  foUtaire  ^  paifi^ 
hle  dont  elle  Va  tiré.  Projet  quelle 
lui  cache  ^  &  fur  lequel  elle  lui 
défend  de  Vinterroger^ 

J\  H  !  mon  ami ,  le  mauvais  refuge  pour 
deux  amans  qu'une  afiTemblce  !  Quel  cour- 
inent  de  fe  voir  6c  de  fe  contraindre  !  Il 
vaudroic  mieux  cent  fois  ne  fe  point  voir. 
Comment  avoir  l'air  tranquille  avec  tant 
d'émotion  ?  Comment  être  iî  différent  de 
foi-même?  Comment  fonger  à  tant  d'ob- 
jets quand  on  n'efl  occupé  que  d'un  feul  ? 
Comment  contenir  le  gefte  &  les  yeux 
quand  le  cœur  vole  ?  Je  ne  fentis  de  ma 
vie  un  trouble  égal  à  celui  que  j'éprou- 
vai hier  quand  on  t'annonça  chez  Mada- 
me d'Hervarc.  Je  pris  ton  nom  prononci 


220    La  Nouvelle 

pour  un  reproche  qu'on  m'adrefToic  ;  je 
m'imaginai  que  couc  le  monde  m'obrer» 
voie  de  concert  ;  je  ne  favois  plus  ce  que 
je  faifois ,  &  à  ton  arrivée  je  rougis  li 
prodigieufement ,  que  ma  Coufine  ,  qui 
veilloit  Tur  moi ,  fut  contrainte  d'avan- 
cer fon  vifage  &  fon  éventail ,  comme 
pour  me  parler  à  l'oreille.  Je  tremblai 
que  cela  même  ne  fît  un  mauvais  effet , 
en  qu'on  ne  cherchât  du  m  y  Itère  à  cette 
chucheterie.  En  un  mot ,  je  trouvois  par- 
tout de  nouveaux  fujets  d'allarmes  ,  &  je 
ne  fentis  jamais  mieux  combien  une  conf- 
cience  coupable  arme  contre  nous  de  té- 
moins qui  n'y  fongent  pas. 

Claire  prétendit  remarquer  que  tu  ne 
faifois  pas  une  meilleure  figure  ;  tu  lui 
paroiffois  embarraiïé  de  ta  contenance, 
inquiet  de  ce  que  tu  devois  faire  ,  n'ofanc 
aller  ni  venir  ,  ni  m'aborder,  ni  t'éloi- 
gner ,  &  promenant  tes  regards  à  la  ron- 
de pour  avoir,  difoit-elle  ,  occafion  de 
les  tourner  fur  nous.  Un  peu  remife  de 
mon  agitation ,  je  crus  m'appercevoir 
moi-même  de  la  tienne  ,  jufqu'à  ce  que 
la  jeune  Madame  Belon  t'ayant  adrelTé 
la  parole ,  tu  t'affis  en  caufant  avec  elle  , 
&  devins  plus  calme  à  fes  côtés. 

Jefens,monami,  que  cette  manière 


H  E  L   0   ï  s   E.  22 î 

tâe  vivre,  qui  donne  tant  de  contrainte  & 
îi  peu  de  plaifir,  n'eit  pas  bonne  pour 
nous  :  nous  aimons  trop  pour  pouvoir 
nous  gêner  ain(î.  Ces  rendez -vous  pu- 
blics ne  conviennent  qu'à  des  gens  qui 
fans  connoîcre  l'amour ,  ne  lailîent  pas 
d'être  bien  enfembie ,  ou  qui  peuvent  fe 
palier  du  myflere  :  les  inquiétudes  font 
trop  vives  de  ma  part ,  les  indifcrétions 
trop  dangereufes  de  la  tienne ,  5c  je  ne 
puis  pas  tenir  une  Madame  Belon  tou- 
jours à  mes  côtés ,  pour  faire  diverfion  au 
befoin. 

Keprenons ,  reprenons  cette  vie  folî- 

taire  ôc  paifible,  dont  je  t'ai  tiré  fi  mal  à 

propos.  Ceft  elle  qui  a  fait  naître  5c 

r.ourri  nos    feux;    peut-être  s'affoibli- 

joient-ils  par  une  manière  de  vivre  plus 

<3i(fipée.  Toutes  les  grandes  paflions  fe 

forment  dans  la  folitude  ;  on  n'en  a  point 

de  femblables  dans  le   monde  ,  où  nul 

objet  n'a  le  tems  de  faire  une  profonde 

impreifion  ,  5c  où  la  multitude  des  goûts 

énerve  la  force  des  fentimens.  Cet  étac  ell 

aulfi  plus  convenable  à  ma  mélancolie; 

elle  s'entretient  du  même  aliment  que 

mon  amour  ;  c'eft  ta  chère  image  qui 

foutient  l'une  6c  l'autre  ,  ik  j'aime  mieux 

te  voir  tendre  5;  fenfible  au  fond  de  mon 


222     La  Nouvelle 

cœur ,  que  contraint  ôc  diftrait  dans  uiKI 
alîemblée. 

Il  peut ,  d'ailleurs  ,  venir  un  tems  oîi 
je  ferois  forcée  à  une  plus  grande  retrai- 
te ;  fût-il  déjà  venu  ,  ce  tems  defiré  !  La 
prudence  &.  mon  inclination  veulent  éga- 
lement que  je  prenne  d'avance  des  habi- 
tudes conformes  à  ce  que  peut  exiger  la 
nécefiîté.  Ah!  fi  de  mes  fautes  pouvoic 
naître  le  moyen  de  les  réparer  !  Le  doux 

efpoir  d'être  un  jour mais  infenli- 

blement  j'en  dirois  plus  que  je  n'en  veux 
dire  fur  le  projet  qui  m'occupe.  Pardon- 
ne-moi ce  myllere  ,  mon  unique  Ami, 
mon  cœur  n'aura  jamais  de  fecret  qui  ne 
te  fût  doux  à  favoir.  Tu  dois  pourtant 
ignorer  celui-ci  ,  &  tout  ce  que  je  t'en 
puis  dire  à  préfent ,  c'ell  que  l'amour  qui 
fit  nos  niaux  ,  doit  nous  en  donner  le  re- 
mède. Raifonne,  commente,  fi  tu  veux 
dans  ta  tête  ;  mais  je  te  défends  de  m'in- 
terroger  là-delTus. 


è^-e^ 


H   E   L   O   ï   s   E.  225 

LETTRE     XXXIV. 

Réponse. 

I^^ Amant  de  Julie ^  pour  la  raffu- 
ver  fur  la  diverfion  dont  elle  lui 
a -parlé ^  lui  détaille  tout  ce  qui 
s'ejifdit  autour  d'elle  dans  l'af- 
Jemhlée  oii  il  l'a  vue  ^  &  promet 
de  garder  le  Jllence  quelle  lui  a 
impofé.  Il  refufe  le  grade  de 
Capitaine  au  fervice  du  Roi  \çîe 
Sardaigne  _,  &'  par  quels  motifs, 

X  ^1  0  ,  non  vedrete  mai 
Camlîar  gV  affctd  mîei, 
Bei  lumi  onde  impaTai 
A  fofpirar  d\viior. 

Que  je  dois  l'aimer,  cette  jolie  Ma- 
dame Bclon  ,  pour  !e  plaifir  qu  elle  m'a 
procuré  !  Pardonne  le  moi ,  divine  Julie, 
j'ofai  jouir  un  moment  de  tes  tendres 
allarmes ,  5;  ce  moment  fut  un  des  plus 
doux  de  ma  vie.  Qu'ils étoienccharmans, 
ces  regards  inquiets  &  curieux  qui  fe 
porcoient  fur  nous  à  la  dérobée,  &  fe 


224    La   Nouvelle 

bailToic  aufTi  toc  pour  éviter  les  miens  f 
Que  fairoit  alors  ton  heureux  amant  ? 
S'entretenoit-il  avec  Madame  Belon  ? 
Ah  I  ma  J  ulie  ,  peux-tu  le  croire  ?  Non  , 
non,  fille  incomparable;  il  étoit  plus 
dignement  occupé.  Avec  quel  charme 
fon  cœur  fuivoit  les  mouvemens  du  tien! 
Avec  quelle  avide  impatience  fes  yeux 
dévoroient  tes  attraits!  Ton  amour,  ta 
beauté  remplilloient,  raviflbient  fon  ame; 
elle  pouvoir  fuffire  à  peine  à  tant  de  fen- 
timens  délicieux.  Mon  feul  regret  étoit 
de  goûter  aux  dépens  de  celle  que  j'ai- 
me des  plaifirs  qu'elle  ne  partageoic  pas. 
Sais -je  ce  que  durant  tout  ce  cems  me 
dit  Madame  Belon?  Sais -je  ce  que  je 
lui  répondis  r  Le  favois-je  au  moment 
de  notre  entretien  ?  A-t-elle  pu  le  favoir 
elle-même,  &  pouvoit-elle  com.prendre 
ia  moindre  chofe  aux  difcours  d'un  hom- 
me qui  parloit-fanspenfer,  &  répondoic 
fans  entendre  ? 

Co7n'  huom  chs  par  cK'  afcold  ,  e  nulla  intende, 

Aufli  m'a-t-elle  pris  dans  le  plus  parfait: 
dédain.  Elle  a  dit  à  tout  le  monde  ,  à 
toi ,  peut-être ,  que  je  n'ai  pas  le  fens  com- 
mun ,  qui  pis  eft  pas  le  moindre  efprit, 
&  que  je  fuis  tout  aulTi  foc  que  mes  livres. 

Que 


H   E   L   O   ï   s   E.  225 

Que  m'importe  ce  qu'elle  en  dît  &  ce 
qu'elle  en  penfe  ?  Ma  Julie  ne  dccide- 
t-elle  pas  feule  de  mon  être  &  du  rang 
que  je  veux  avoir  ?  Que  le  refle  de  la 
terre  penfe  de  moi  comme  il  voudra  , 
tout  mon  prix  eH  dans  ton  eftime. 

Ah  !  crois  qu'il  n'appartient  ni  à  Ma- 
dame Belon ,  ni  à  toutes  les  beautés  fupe- 
rieures  à  lafienne  ,  de  faire  la  diverfion 
dont  tu  parles ,  <Sc  d'éloigner  un  momenc 
de  toi  mon  cœur  ôz  mes  yeux  !  Si  tu  pou* 
vois  douter  de  ma  fincerité,  fi  tu  pou- 
vois  faire  cette  mortelle  injure  à  mon 
amour  &  à  tes  charmes ,  dis-moi ,  qui 
pourroit  avoir  tenu  regiilre  de  tout  ce 
qui  fe  fit  autour  de  toi  ?  Ne  te  vis-je  pas 
briller  entre  ces  jeunes  beautés  comme  le 
foleil  entre  les  artres  qu'il  éclipfe  ?  N'ap- 
perçus-je  pas  les  Cavaliers  (i)  fe  raiïem- 
bler  autour  de  ta  chaife?  Ne  vis-je  pas 
au  dépit  de  tes  compagnes  l'admiration 
qu'ils  marquoient  pour  toi  ?  Ne  vis-je  pas 
leurs  refpedls  emprelTés ,  &  leurs  hom- 
mages ,  6c  leurs  galanteries  ?  Ne  te  vis- 
je  pas  recevoir  tout  cela  avec  cet  air  de 


(O  cavaliers ,  vieux  mot  qui  ne  fe  dit  plus.  On  dit  , 
hommes.  J'ai  cru  devoir  aux  provinciaux  cette  importan- 
te remarque,  afin  d'être  au  moins  une  fois  utile  aq 
public. 

Tome  I,  P 


aiG    La  Nouvelle 

modeftie  êc  d'indifférence  qui  en  impofe 
plus  que  la  fierté  ?  Ne  vis-je  pas  quand  tu 
te  dégantois  pour  la  colation  l'effet  que 
ce  bras  découvert  produifit  fur  les  Tpec- 
tateurs  ?  Ne  vis-je  pas  le  jeune  étranger 
qui  releva  ton  gand ,  vouloir  baifer  la 
main  charmante  qui  le  recevoit  ?  N'en 
vis-je  pas  un  plus  téméraire ,  dont  l'œil  ar- 
dent fuçoit  mon  fang  &  ma  vie,  t'obliger 
quand  tu  t'en  fus  apperçue  d'ajouter  une 
épingle  à  ton  fichu?  Je  n'étois  pas  li  dii- 
trait  que  eu  penfes  ;  je  vis  tout  cela ,  Julie, 
&  n'en  fus  point  jaloux;  car  je  connois 
ton  cœur.  Il  n'eil  pas ,  je  le  fais  bien  ,  de 
ceux  qui  peuvent  aimer  deux  fois.  Ac-, 
cuferas-tu  le  mien  d'en  être  ï 

Reprenons- là  donc  ,  cette  vie  folitaire 
que  je  ne  quittai  qu'à  regret.  Non  ,  le 
cœur  ne  fe  nourrit  point  dans  le  tumulte 
du  monde.  Les  faux  plaifirs  lui  rendent  la 
privation  des  vrais  plus  amere ,  &  il  pré- 
fère fa  fouffrance  à  des  vains  dédomma- 
gemens.  Mais ,  ma  Julie ,  il  en  efl ,  il  en 
peut  erre  de  plus  folides  à  la  contrainte 
où  nous  vivons,  &  tu  fembles  les  oublier  ! 
Quoi  !  paffer  quinze  jours  entiers  fi  près 
l'un  de  l'autre  fans  fe  voir  ,  ou  fans  fe  rien 
dire  !  Ah  )  que  veux-tu  qu'un  cœur  brûlé 
d'amour  flilfe  durant  tant  de  fiecles  :  l'ab- 


H  E   L   o   ï   s   E.  1^f 

fence  même  feroit  moins  cruelle.  Que 
fert  un  excès  de  prudence  qui  nous  faic 
plus  de  maux  qu'il  n'en  prévient  ?  Que 
fert  de  prolonger  fa  vie  avec  fon  fuppli- 
ce  ?  Ne  vaudroir-il  pas  mieux  cent  fois 
fe  voir  un  feul  indant  &  puis  mourir  ? 

Je  ne  le  cache  point ,  ma  douce  Amie  , 
i'aimerois  à  pénétrer  l'aimable  fecret  que 
tu  me  dérobes ,  il  n'en  fut  jamais  de  plus 
intereflànt  pour  nous;  mais  j'y  fais  d'inu- 
tiles efforts.  Je  faurai  pourtant  garder  le 
filence  que  tu  m'impotes  ,  &  contenir 
linc  indifcrette  cuviofité  ;  mais  en  ref- 
pestant  un  fi  doux  myilere,  que  n'en 
puis-je  aumoinsalTurer  l'éclairciflement? 
Qui  fait ,  qui  fait  encore  fi  tes  projets  ne 
portent  point  fur  des  chimères?  Chère 
ame  de  ma  vie ,  ah  !  commençons  du 
moins  par  les  bien  réalifer. 

P.  S.  J'oublois  de  te  dire  que  M.  Ro- 
guin  m'a  offert  une  compagnie 
dans  le  Régiment  qu  il  levé  pour  le 
Roi  deSardaigne.  J'ai  été  fenfible- 
ment  touché  de  reflime  de  ce  bra- 
ve officier  ;  je  lui  ai  dit  en  le  remer- 
ciant,  que  j'avois  la  vue  trop  courte 
pour  le  fervice  ,  &  que  ma  paffion 
pour  l'étude  s'accordoit  mal  avec 
P  z 


Î28     La  Nouvelle 

une  vie  aufTi  adive.  En  cela  je  n'aî 
point  fait  un  facrifice  à  l'amour.  Je 
penfe  que  chacun  doit  fa  vie  6c  fon 
fang  à  la  Patrie,  qu'il  n'eil;  pas  per- 
mis de  s'aliéner  à  des  Princes  aux- 
quels on  ne  doit  rien ,  moins  encore 
de  fe  vendre  &  de  faire  du  plus  no- 
ble métier  du  monde  celui  d'un  vil 
mercenaire.  Ces  maximes  étoienc 
cellesde  mon  père  que  je  ferois  bien- 
heureux d'imiter  dans  fon  amour 
pour  fes  devoirs  &  pour  fon  pays. 
Il  ne  voulut  jamais  entrer  au  fer- 
vice  d'aucun  Prince  étranger  :  mais 
dans  la  guerre  de  171 2,  il  por- 
ta les  armes  avec  honneur  pour  la 
Patrie;  il  fe  trouva  dans  plufîeurs 
combats  à  l'un  defquels  il  fut  bleifé  ; 
&  à  la  bataille  de  Wilmerghen  ,  il 
eu:  le  bonheur  d'enlever  un  Dra- 
peau ennemi  fous  les  yeux  du  Géné- 
ral de  Sacconex. 


H  E   L    O    ï    s    E.  229 


iMfMM'u^mffi' ■^.tmt.di  t-rr  -mu 


LETTRE     XXXV. 

DE     Julie. 

De  la  jiLjîïficaiïofi  de  fôii  Amant  , 
Julie  prend  occa/lon  de  traiter  de 
lajaloujle.  tut-il  Amant  volage^ 
elle  ne  le  crob  a  jamais  ami  trom- 
peur. Elu  doit  fouper  avec  lui 
chej  le  père  de  Claire >  Cequifè 
pajjera  après  le  fouper. 

J  E  ne  trouve  pas ,  mon  ami ,  que  les 
deux  mots  que  j'avois  dits  en  riant  fur 
Madame  Belon  ,  valuiTent  une  explica- 
tion Il  ferieule.  Tant  de  foins  à  fe  julli- 
fier  produifent  quelquefois  un  préjugé 
contraire  ;  &  c'eil  l'attention  qu'on  donne 
aux  bagatelles ,  qui  feule  en  fait  des  ob- 
jets importans.  Voilà  ce  qui  fûremenn 
n'arrivera  pas  entre  nous;  car  les  cœurs 
bien  occupés  ne  font  gueres  pointilleux  ; 
&  les  tracaflTeries  dçs  Amans  fur  des  riens 
ont  prefque  toujours  un  fondement  beau- 
coup plus  réel  qu'il  ne  femble. 

Je  ne  fuis  pas   fâchée  pourtant  que 
cette  bagatelle  nous  fournifle  une  occa- 

P3 


i^o     La    Nouvelle 

fîon  de  traiter  entre  nous  de  lajaloufîei 
fujec ,  malheureufement ,  trop  important 
pour  moi. 

Je  vois ,  mon  ami ,  par  la  trempe  de 
nos  âmes  &  par  le  tour  commun  de  nos 
goûts ,  que  l'amour  fera  la  grande  affaire 
de  notre  vie.  Quand  une  fois  il  a  fait  les 
împreffions  profondes  que  nous  en  avons 
reçues,  il  faut  qu'il  éteigne  ou  abforbe 
toutes  les  autres  palTions  ;  le  moindre  re- 
froidilTement  feroit  bientôt  pour  nous  la 
langueur  de  la  mort  ;  un  dégoût  invinci- 
ble ,  un  éternel  ennui  fuccéderoient  à  l'a- 
mour éteint ,  &  nous  ne  faurions  long- 
tems  vivre  après  avoir  ceffé  d'aimer.  En 
mon  particulier  ,  tu  fens  bien  qu'il  n'y  a 
que  le  délire  de  la  paffion  qui  puifle  me 
voiler  l'horreur  de  ma  fituation  préfente , 
&,  qu'il  faut  que  j'aime  avec  tranfport,  ou 
que  je  meure  de  douleur.  Vois  donc  11 
je  fuis  fondée  à  difcuter  ferieufement  un 
point  d'où  doit  dépendre  le  bonheur  ou 
le  malheur  de  mes  jours. 

Autant  que  je  puific  juger  de  moi-mê- 
me, il  me  femble  que  fouvent  affectée 
avec  trop  de  vivacité  ,  je  fuis  pourtant 
peu  fujette  à  l'emportement.  Il  faudroit 
que  mes  peines  euffent  fermenté  long- 
xems  en-dedans,  pour  que  j'ofaiTe  en  dé- 


H    E   L    O    ï    s    E.  231 

couvrir  lafourceà  leur  auteur;  5c  comme 
je  fuis  perfuadée  qu'on  ne  peut  faire  une 
offenfe  fans  le  vouloir  ,  ]e  fupporterois 
plutôt  cent  fujets  de  plainte  qu'une  ex- 
plication. Un  pareil  caractère  doit  me- 
ner loin  pour  peu  qu'on  ait  de  penchant 
à  la  jaloufie  ,  &:  j'ai  bien  peur  de  fencir 
en  moi  ce  dangereux  penchant.  Ce  n'efl 
pas  que  je  ne  fâche  que  ton  cœur  eft  fait 
pour  le  mien  &  non  pour  un  autre.  Mais 
on  peut  s'abufer  foi- même  ,  prendre  un 
goût  palTager  pour  une  paffion  ,  &  faire 
autant  de  chofes  par  fantaifies  qu'on  en 
eût  peut-être  fait  par  amour.  Or  fi  tu 
peux  te  croire  inconstant  fans  l'être,  à 
plus  forte  raifon  puis -je  t'accufer  à  tore 
d'infidélité.  Ce  doute  aftVeuxempoifon- 
neroit  pourtant  ma  vie  ;  je  gémirois  fans 
me  plaindre  &  mourrois  inconfolable 
fans  avoir  cefle  d'êrre  aimée. 

Prévenons,  je  t'en  conjure,  un  malheur 
dont  lafeult  idceme  fliitfrilîonner.  Jure 
moi  donc  ,  mon  doux  ami  ,  non  par  l'a- 
mour ,  ferment  qu'on  ne  tient  que  quand 
il  efl  fjperflu  ,  m.ais  par  ce  nom  facré  de 
l'honneur  ,  lî  refpedlé  de  toi ,  que  je  ne 
celferai  jamais  d'être  la  confidente  de  ton 
cœur  ,  &  qu'il  n'y  furviendra  point  de 
changement  doiit  je  ne  fois  la  première 


z^2     La   Nouvelle 

înfiruite.  Ne  m'allègue  pas  que  tu  n'au^ 
ras  jamais  rien  à  m'apprendre  ;  je  le 
crois,  je  l'efpere  ;  mais  préviens  mes  fol- 
ies allarmes ,  &  donne-moi  dans  tes  en- 
gagemens ,  pour  un  avenir  qui  ne  doic 
point  écre ,  l'éternelle  fécurité  du  pré- 
fent.  Je  ferois  moins  à  plaindre  d'ap- 
prendre de  toi  mes  malheurs  réels,  que 
d'en  fouffrir  fans  ceiïe  d'imaginaires  :  je 
jouirois ,  au  moins ,  de  tes  remords  ;  il 
tu  ne  partageois  plus  mes  feux,  tu  par- 
tagerois  encore  mes  peines ,  <5c  je  trou- 
verois  moins  am.eres  les  larmes  que  je 
verferois  dans  ton  fein. 

C'eft  ici ,  mon  ami ,  que  je  me  félicite 
doublement  de  mon  choix  ,  &  par  le 
doux  lien  qui  nous  unit  &  par  la  probité 
qui  l'aliure,  voilà  l'ulage  de  cette  règle  do 
fagelle  dans  les  chofes  de  pur  fentiment  ; 
voilà  comment  la  vertu  févere  fait  écar- 
ter les  peinesdu  tendre  amour.  Si  j'avois 
un  am.ant  fans  principes ,  dût-il  m'aimer 
éternellement ,  où  feroient  pour  moi  les 
garantsdecetteconltancer  Quelsmoyens 
aurois-je  de  me  délivrer  de  mes  défian- 
ces continuelles ,  &  comment  m'allurer 
de  n'être  point  abufée  ou  par  fa  feinte  ou 
par  ma  crédulité  r  Mais  toi ,  mon  digne 
Se  refpeclable  ami ,  coi  qui  n'es  capablç 


H    E   L    O   ï   s    E.  253 

jii  d'artifice  ni  de  déguifemenc  ;  tu  me 
garderas,  je  le  fais,  la  fincerité  que  tu 
m'auras  promife.  La  honte  d'avouer  une 
infidélité  ne  l'emportera  point  dans  ton 
^me  droite  fur  le  devoir  de  tenir  ta  pa- 
role; &  fi  tu  pouvois  ne  plus  aimer  ta 
Julie ,  tu  lui  dirois oui ,  tu  pour- 
rois  lui  dire,  ô  Julie  .'  je  ne .  Mon 

ami ,  jamais  je  n'écrirai  ce  m.ot-là. 

Que  penies-tu  de  mon  expédient  f 
Ceft  le  feul ,  j'en  fijis  fûre  ,  qui  pouvoic 
déraciner  en  moi  tout  lenciment  de  ja- 
îoufie.  Il  y  a  je  ne  fais  quelle  délicateiîe 
qui  m'enchante  à  me  fier  de  ton  amour  à 
ta  bonne  foi ,  &  à  m'ôrer  le  pouvoir  de 
croire  une  infidélité  que  tu  ne  m'appren- 
drois  pas  toi-même.  Voilà  ,  mon  cher, 
l'effet  alTuré  de  l'engagement  que  je  t'im- 
pofe;  car  je  pourrois  te  croire  amant  vo- 
lage ,  mais  non  pas  ami  trompeur;  & 
quand  je  douterois  de  ton  cœur  ,  je  ne 
puis  jamais  douter  de  ta  foi.  Quel  piaifir 
je  goûte  à  prendre  en  ceci  des  précau- 
tions inutiles ,  à  prévenir  les  apparences 
d'un  changement  dont  je  fens  fi  bien 
VimpofTibilité  !  quel  charme  de  parler 
de  jaloufie  avec  un  amant  fi  fidèle  !  Ah  ! 
fi  tu  pouvois  cefier  de  l'être  ,  ne  crois  pas 
ç^uç  je  t'en  parlalTe  ainfi  !  Mon  pauvre 


^34    La   Nouvelle 

cœur  ne  feroic  pas  fi  fage  au  befoin  ,  &: 
la  moindre  défiance  m'ôceroit  bientôt  la 
volonté  de  m'en  garantir. 

Voilà,  mon  très- honoré  maître,  ma- 
tière à  difcuffion  pour  ce  ioir  ;  car  je  fais 
que  vos  deux  humbles  Difciples  auront 
l'honneur  de  fouper  avec  vous  chez  le 
père  de  l'inféparable.  Vos  dodes  com- 
mentaires fijr  la  gazette  vous  ont  telle- 
ment fait  trouver  grâce  devant  lui ,  qu'il 
n'a  pas  fiillu  beaucoup  de  manège  pour 
vous  faire  inviter.  La  fille  a  fait  accor- 
der fon  claveiîin  ;  le  père  a  feuilleté 
Lamberti ,  moi,  je  recorderai  peut-être 
la  leçon  du  bofquet  de  Clarens.  O  Doc- 
teur en  toutes  facultés  ,  vous  ave^  par- 
tout quelque  fcience  de  mile  !  Monfieur 
d'Orbe ,  qui  n'efl  pas  oublié  ,  comme 
vous  pouvez  penfer  ,  a  le  mot  pour  en- 
tamer une  favante  diflertation  fur  le  fu- 
tur hommage  du  Roi  de  Naples  ,  durant 
laquelle  nous  pafieronstous  trois  dans  la 
chambre  de  la  Coufine.  C'eft-là,  mon 
féal ,  qu'à  genoux  devant  votre  Dame 
&  maîtrefie ,  vos  deux  mains  dans  les 
fiennes ,  &  en  préfence  de  fon  Chance- 
lier, vous  lui  jurerez  foi  &  loyauté  à 
toute  épreuve,  non  pas  à  dire  amour 
çternel ,  engagement  qu'on  n'elt  maitre 


H   E    L    O    ï    s    E.  235 

ni  de  tenir  ni  de  rompre  ;  mais  vérité  , 
Hncerité  ,  franchife  inviolable.  Vous  ne 
jurerez  point  d'être  toujours  fournis , 
mais  de  ne  point  commettre  ade  de  fel- 
lonie ,  &  de  déclarer  ,  au  moins ,  ia 
guerre  avant  de  fecouer  le  joug.  Ce  fai- 
sant, aurez  l'accoUade,  &  ferez  reconnu 
vaflal  unique  &  loyal  Chevalier. 

Adieu  ,  mon  bon  ami,  l'idée  du  fou- 
per  de  ce  foir  m'infpire  de  la  gaieté.  Ah  î 
qu'elle  me  fera  douce  quand  je  te  la  ver- 
rai partager  ! 


LETTRE    XXXVI. 

DE     Julie. 

Les  pare/is  Je  Julie  ohllgés  Je  s'ah- 

J'enter,   Elle  fera  Jépofee  cher  le 

père  Je  fa  Coufne»   Arran(yement 

qu  elle  prenJ pour  voir fon  Amant 

en  liberté. 

iS  A  I  s  E  cette  lettre  &  faute  de  joie 
pour  la  nouvelle  que  je  vaist'apprendre  ; 
mais  penfes  que  pour  ne  point  fauter  & 
n'avoir  rien  à  baifer  ,  je  n'y  fuis  pas  la 
moins  fenfible.  Mon  père  obligé  d'aller 


2^6    La  Nouvelle 

à  Berne  pour  fon  procès ,  &  de-là  à  So- 
leure  pour  fa  penfion ,  a  propofé  à  ma 
mère  decre  du  voyage,  &  elle  l'a  accepté 
efperant  pour  fa  Tancé  quelque  effec  falu- 
taire  du  changement  d'air.  On  vouloit 
me  faire  la  grâce  de  m'emmener  auffi  , 
ôç  je  ne  jugeai  pas  à  propos  de  dire  ce 
que  j'en  penfois  :  mais  la  difficulté  des 
arrangemens  de  voiture  a  fait  abandon- 
ner ce  projet ,  ôc  l'on  travaille  à  me  con- 
foler  de  n'être  pas  de  la  partie.  Il  falloic 
feindre  de  la  trifteiïe  ,  &  le  faux  rolle 
que  je  me  vois  contrainte  à  jouer  m'en 
donne  une  fi  véritable,  que  le  remords 
m'a  prefque  difpenfé  de  la  feinte. 

Pendant  l'abfence  de  mes  parens ,  je 
ne  refterai  point  maîtrelTe  de  la  maifon  ; 
mais  on  me  dépofe  chez  le  père  de  la 
Coufine,  enforte  que  je  ferai  tout  de  bon 
durant  ce  tems  iniéparable  de  l'infépara- 
ble.  De  plus,  ma  mère  a  mieux  aimé  fe 
paiïer  de  femme-de-chambre  &  me  laif- 
fer  Babi  pour  gouvernante  :  forte  d'Ar- 
gus peu  dangereux  dont  on  ne  doit  ni 
corrompre  la  fidélité  ni  fe  faire  des  con- 
fidens,  mais  qu'on  écarte  aifément  au 
befoin ,  fur  la  moindre  lueur  de  plaifir 
ou  de  gain  qu'on  leur  offre. 

Tu  comprends  quelle  facilité  nous  au- 


H    E    L    O    ï    s   E.  237 

rons  à  nous  voir  durant  une  quinzaine  de 
jours  ;  mais  c'eft  ici  que  la  diTcrétion  doic 
fuppléer  à  la  contrainte ,  &  qu'il  fauc 
nous  impofer  volontairement  la  même 
réferve  à  laquelle  nous  fommes  forcés 
dans  d'autres  tems.  Non-feulement  tu 
ne  dois  pas,  quand  je  ferai  chez  ma  Cou- 
fine,  y  venir  plus  Ibuvent  qu'auparavant, 
de  peur  de  la  compromettre  ;  j'efpere 
même  qu'il  ne  faudra  te  parler  ni  des 
égards  qu'exige  fon  fexe ,  ni  des  droits 
facrés  de  l'hofpitalité ,  &c  qu'un  honnête 
homme  n'aura  pasbefoin  qu'on  l'inftruife 
du  refpeâ:  dû  par  l'amour  à  l'amitié  qui 
lui  donne  afyle.  Je  connois  tes  vivacités , 
mais  j'en  connois  les  bornes  inviolables. 
Si  tu  n'avois  jamais  fait  de  facrifice  à  ce 
qui  efl  honnête ,  tu  n'en  aurois  point  à 
faire  aujourd'hui. 

D'où  vient  cet  air  mécontent  <Sc  cet 
œil  attrifté  ?  Pourquoi  murmurer  des 
loix  que  le  devoir  t'impofe  r  Laiile  à  ta 
Julie  le  foin  de  les  adoucir;  t'es-tu  jamais 
repenti  d'avoir  été  docile  à  fa  voix  r  Près 
des  coteaux  fleuris  d'où  part  la  fource  de 
la  Vevaife ,  il  eft  un  hameau  folitaire  qui 
fert  quelquefois  de  repaire  aux  chalTeurs 
5c  ne  devroit  fervir  que  d'afyle  aux 
amans.  Autour  de  l'habitation  principa- 


23 s     La  Nouvelle 

le,  dont  M.  d'Orbe  dirpofe,  font  épars 
aiTez  loin  quelques  Chalets  (i) ,  qui  de 
leurs  toits  de  chaume  peuvent  couvrir 
l'amour  &  le  plaifir ,  amis  de  la  fimpli- 
cité  ruftique.  Les  fraîches  &c  difcretes 
laitières  favent  garder  pour  autrui  le  fe- 
cret  dont  elles  ont  befoin  pour  elles- 
mêmes.  Les  ruiffeaux  qui  traverfenc  les 
prairies  font  bordés  d'arbrifleaux  <5c  de 
bocages  délicieux.  Des  bois  épais  of- 
frent au-delà  des  afyles  plus  délérts  & 
plus  fombres. 

Al  bel  feggio  rivofiO ,    ombrofo  e  fofco  , 
Ne  mai  pajlori  apprejfan  ,   ne   bifoïci. 

L'art  ni  la  main  des  hommes  n'y  mon- 
trent nulle  part  leurs  fainsinquiécans  ;  on 
n'y  voit  par-tout  que  les  tendres  foins  de 
k.  mère  commune.  C'efl-là  mon  am.i, 
qu'on  n'efi;  que  fous  fes  aufpices  êc  qu'on 
peut  n'écouter  quefesloix.  Sur  l'invita- 
tion de  M.  d'Orbe  ,  Claire  a  déjà  per- 
fuadé  à  fon  Papa  qu'il  avoir  envie  d'aller 
faire  avec  quelques  amis ,  une  chaiTe  de 
deux  ou  trois  jours  dans  ce  Canton,  <5c 
d'y  mener  les  inféparables.  Ces  infépa- 


Ci)  Sorte  de  maifons  de  bois  où  font  les  fromages  So 
divefles  efpeces  de  laitases  dans  Ja  montagne. 


H   E    L    O    ï    s    E.  239 

râbles  en  ont  d'autres ,  comme  tune  fais 
que  trop  bien.  L'un  repréfentant  le  maî- 
tre de  la  maifon  en  fera  naturellement 
les  honneurs  ;  l'autre  avec  moins  d'éclat 
pourra  faire  à  ta  Julie  ceux  d'un  humble 
Chalet ,  &  ce  Chalet  confacrc  par  l'a- 
mour fera  pour  eux  le  Temple  de  Gnide. 
Pour  exécuter  heureufement  &  fûre- 
ment  ce  charmant  projet ,  il  n'eft  quef- 
tion  que  de  quelques  arrangemens  qui  fe 
concerteront  facilement  entre  nous ,  ôc 
qui  feront  partie  eux-mêmes  des  plaifirs 
qu'ils  doivent  produire.  Adieu  ,  mon 
ami ,  jeté  quitte  brufquement ,  de  peur 
de  furprife.  Auffi-bien  ,  je  fens  que  le 
cœur  de  ta  Julie  vole  un  peu  trop  tôt  ha- 
biter le  Chalet. 

P.  S.  Tout  bien  confideré ,  je  penfe 
que  nous  pourrons  fans  indifcrétion 
nous  voir  prefque  tous  les  jours;  fa- 
voir  chez  ma  Coufine  de  deux  jours 
Pun  ,  6c  l'autre  à  la  promenade. 


^40     La  Nouvelle 


LETTRE     XXXVIL 

DE     Julie, 

Départ  des  parens  de  Julie.  Etat 

de  [on  cœur  dans  cette 

circonjlance, 

J.  L  s  font  partis  ce  matin ,  ce  tendre 
père  6c  cette  mère  incomparable  ,  en 
accablant  des  plus  tendres  careiTes  une  fil- 
le chérie  ,  &  trop  indigne  de  leurs  bon- 
tés. Pour  moi ,  je  les  embralfois  avec  ua 
léger  ferrement  de  cœur ,  tandis  qu'au- 
dedansde  lui-même,  ce  cœur  ingrat  & 
dénaturé  pétilloit  d'une  odieule  joie. 
Hélas!  qu'eJtl  devenu  ce  tems  heureux  où 
je  menois  inceflamment  fous  leurs  yeux 
une  vie  innocente  6c  fage,  où  je  n'étois 
bien  que  contre  leur  fein ,  6c  ne  pouvoir  les 
quitter  d'unfeul  pas  fans  déplaifir?  Main- 
tenant coupable  6c  craintive ,  je  tremble 
en  penfant  à  eux  ,  je  rougis  en  penfant  à 
moi;  tous  mes  bons  fentimens  fe  dépra- 
vent ,  6c  je  me  coniume  en  vains  6c  fleri- 
les  regrets  que  n'anime  pas  même  un  vrai 
repentir.  Ces  am.eres  réflexions  m'onc 
rendu  toute  la  trifleife  que  leurs  adieux 

ne 


H   E   L   O   ï   s   E.  241 

ne  m'avoienc  pas  d'abord  donnée.  Une 
fecrete  angoifle  étouflfoic  mon  ame  après 
le  déparc  de  ces  cliers  parens.  Tandis 
que  Babi  failbic  les  paquets ,  je  fuis  en- 
trée machinalement  dans  la  chambre  de 
ma  mère ,  &  voyant  quelques-unes  de 
fes  bardes  encore  éparfes ,  je  les  ai  toutes 
baifées  l'une  après  l'autre  en  fondant  en 
larmes.  Cet  état  d'attendriflement  m'a 
un  peu  foulagée  &  j'ai  trouvé  quelque 
forte  deconlblacion  à  fentir  que  les  doux 
mouvemensde  la  nature  ne  font  pas  tout- 
à-fait  éteints  dans  mon  cœur.  Ah  )  tyran  î 
tu  veux  en  vain  l'aifervir  tout  entier  ,  ce 
tendre  <Sc  trop  foible  cœur  ;  malgré  toi , 
malgré  tes  prefliges,  il  lui  relie  au  moins 
des  fentimens  légitimes ,  il  refpede  &; 
chérit  encore  des  droits  plus  facrés  que 
les  tiens. 

Pardonne ,  ô  mon  doux  ami  !  ces  mou- 
vemens  involontaires ,  &  ne  crains  pas 
que  j'étende  ces  réflexions  aufîi  loin  que 
je  le  devrois.  Le  moment  de  nos  jours, 
peut-être ,  où  notre  amour  eft  le  plus  en 
liberté,  n'efl:  pas,  je  le  fais  bien,  celui 
des  regrets  :  je  ne  veux  ni  te  cacher  mes 
peines ,  ni  t'en  accabler  ;  il  faut  que  tu  les 
connoifles ,  non  pour  les  porter,  mais 
pour  les  adoucir.  Dans  le  feindequiles 

Tome  I,  Q 


i^2     La  NoirvELLE 

épancheroîs-je,  fi  je  n'ofois  les  verfer 
dans  le  tien  r  N'es-tu  pas  mon  tendre 
confolateur  ?  N'eft-ce pas  toi  qui foutiens 
jnon  courage  ébranlé  ?  N'eft-ce  pas  toi 
qui  nourris  dans  mon  ame  le  goût  de  la 
vertu  ,  même  après  que  je  l'ai  perdue  ? 
Sans  toi ,  fans  cette  adorable  amie  donc 
la  main  compatifTante  efluya  fi  fouvenc 
mes  pleurs ,  combien  de  fois  n'eufîai-je 
pas  déjà  fuccombé  fous  le  plus  mortel 
abattem.ent  ?  Mais  vos  tendres  foins  me 
foutiennent  ;  je  n'ofe  m'avilir  tant  que 
vous  m'eilimez  encore ,  &  je  me  dis  avec 
complaifance  que  vous  ne  m'aimeriez 
pas  tant  l'un  6c  l'autre  ,  fi  je  n'étois  digne 
que  de  mépris.  Je  vole  dans  les  bras  de 
cette  cherc  Coufine  ,  ou  plutôt  de  cette 
tendre  fœur ,  dépôfer  au  fond  de  fou 
cœur  une  importune  triflelfe.  Toi ,  viens 
Ce  foir  achever  de  rendre  au  mien  la 
pie  ÔQ  la  ferénité  qu'il  a  perdues. 


H   E   L    O    ï    s    E.  245 


nawBHMa 


LETTRE     XXXVIII. 

A     Julie. 

Témoin  de  la  tendre  amitié  des  deux 
Coujines  ^  V Amant  de  Julie 
Jent  redoubler  J'on  amour.  Sort 
impatience  de  Je  trouver  au  Cha-' 
let  ,  rende'^  -  vous  charnpêtre  que^ 
Julie  lui  a  aj[igné. 

1\  O  N  ,  Julie  ,  il  ne  m'eft  pas  poiiible 
de  ne  te  voir  chaque  jour  que  comme 
je  t'ai  vue  la  veille  :  il  faut  que  moa 
amour  s'augmente  iSc  croilTe  incelTam- 
ment  avec  tes  charmes ,  &  tu  m'es  une 
fource  inépuifable  de  fcntimens  nou- 
veaux que  je  n'aurois  pas  même  imagi- 
nés. Quelle  foirée  inconcevable  I  Que  de 
délices  inconnues  tu  fis  éprouver  à  mon 
cœur  !  O  triflefle  enchantereflTe  !  O  lan- 
gueur d'une  ame  attendrie  I  combien 
vous  furpaffez  les  turbqlens  plaifirs ,  & 
la  gaieté  folâtre ,  &  la  joie  emportée  ,  & 
tous  les  tranfports  qu'une  ardeur  fans  me- 
fures  offre  aux  defirs  effrénés  des  amans  !:• 
paifible  6c  pure  jouiiïance  qui  n'as  rien 


244     La  Nouvelle 

d'égal  dans  la  volupté  des  fens ,  jamais , 
jamais  ton  pénétrant  fouvenir  ne  s'effa- 
cera de  mon  cœur.  Dieux  !  quel  ravif- 
fant  fpedacle  ou  plutôt  quelle  extafe , 
de  voir  deux  Beautés  fi  touchantes  s'em- 
braffer  tendrement ,  le  vifage  de  l'une 
fe  pancher  lur  le  fein  de  l'autre ,  leurs 
douces  larmes  fe  confondre  ,  6c  baigner 
ce  fein  charmant  comme  la  rofée  du 
ciel  humecle  un  lis  fraîchement  éclos  ! 
J'étois  jaloux  d'une  amitié  ii  tendre  ; 
je  lui  trouvois  je  ne  fais  quoi  de  plus  in- 
lerellant  qu'à  lamcur  même,  &  je  me 
voulois  une  forte  de  mal  de  ne  pouvoir 
t'offrir  des  confolations  auffi  chères,  fans 
les  troubler  par  l'agitation  de  mes  tranf- 
ports.  Non,  rien,  rien  fur  la  terre  n'efl 
capable  d'exciter  un  fi  voluptueux  atten- 
driiïement  que  vos  mutuelles  carefîes  , 
&  le  fpedacle  de  deux  amans  eût  offert  à 
mes  yeux  une  fenfation  moins  délicieufe. 
Ah!  qu'en  ce  moment  j'euffe  été  amou- 
reux de  cette  aimable  Coufme ,  fi  Julie 
n'eût  pas  exiflé.  Mais  non  ,  c'étoit  Julie 
elle-même  qui  répandoit  fon  charme  in- 
vincible fur  tout  ce  quil'environnoit.Ta 
Tobe  ,  ton  ajuftement ,  tes  gants  ,  ton 
éventail ,  ton  ouvrage  ;  tout  ce  qui  frap- 
poic  autour  de  toi  mes  regards ,  enchan- 


1 


H   E   L   O   ï    s    E.  245 

toit  mon  cœur ,  &  toi  feule  faifois  tout 
l'enchantement.  Arrête  ,  ô  ma  douce 
amie!  à  force  d'augmenter  mon  ivrelTe 
tu  m'ôteroisle  plaifir  de  la  fentir.  Ce  que 
tu  me  fais  éprouver  approche  d'un  vraî 
délire,  &  je  crains  d'en  perdre  enfin  la 
raifon.  LailTe-moi  du  moins  connoître 
un  égarement  qui  fait  mon  bonheur  ; 
laiiïe-moi  goûter  ce  nouvel  enthoufiaf- 
me ,  plus  fublime  ,  plus  vif  que  toutes 
les  idées  que  j'avois  de  l'amour.  Quoi  !  tu 
peux  te  croire  avilie  !  quoi .'  la  palîion  t'ôte- 
t-elle  aufîi  le  fens  ?  Moi ,  je  te  trouve  trop 
parfaite  pour  une  mortelle.  Je  t'imagî- 
nerois  d'une  efpece  plus  pure,  fi  ce  feu 
dévorant  qui  pénètre  ma  fubftance  ne 
m'unilToitàla  tienne  &  ne  me  faifoit  fen- 
tir qu'elles  font  la  même.  Non ,  perfonne 
au  monde  ne  te  connoît  ;  tu  ne  te  con- 
nois  pas  toi  -  même  ;  mon  cœur  feul  re 
connoît  ,  te  fent ,  &  fait  te  mettre  à  ta 
place.  Ma  Julie  !  ah  I  quels  hommages 
te  feroient  ravis ,  fi  tu  n'étois  qu'adorée  ! 
Ah  !  f\  tu  n'étois  qu'un  ange ,  combien 
tu  perdrois  de  ton  prix  ! 

Dis -moi  comment  il  fe  peut  qu'une 
paffion  telle  que  la  mienne  puifl'e  aug- 
menter P  Je  l'ignore  ,  mais  je  l'éprouve. 
Quoique  tu  me  fois  préfente  dans  tous 

Q3 


24^     La  Nouvelle 

les  tems  ,  il  y  a  quelques  jours  fur-tout 
que  ton  image  plus  belle  que  jamais  me 
pourfuit  &  me  tourmente  avec  une  adli- 
vité  à  laquelle  ni  lieu  ni  tems  ne  me  dé- 
robe ,  6c  je  crois  que  tu  me  lailTas  avec 
elle  dans  ce  chalet  que  tu  quittas  en  finif- 
fant  ta  dernière  lettre.  Depuis  qu'il  eft 
queflion  de  ce  rendez-vous  champêtre  , 
je  fuis  trois  fois  forti  de  la  ville  ;  chaque 
fois  mes  pieds  m'ont  porté  des  mêmes 
côtés ,  &  chaque  fois  la  perfpedive  d'un 
féjour  (i  defiré  m'a  paru  plus  agréable. 

Non.  vide  il  mondofi  leggiadri  rami  , 
Ne  mofseH  vento  mai  fi  verdifrondi. 

Je  trouve  la  campagne  plus  riante,  la 
verdure  plus  fraîche  &  plus  vive ,  l'air 
plus  pur  ,  le  ciel  plus  ferein  ;  le  chant  des 
oifeaux  femble  avoir  plus  de  tendrcife  & 
de  volupté;  le  murmure  des  eaux  infpire 
une  langueur  plus  amoureufe  ;  la  vigne 
en  fleurs  exhale  au  loin  de  plus  doux  par- 
fums ;  un  charme  fecret  embellit  tous 
les  objets  ou  fafcine  mes  fens,  on  diroit 
que  la  terre  fe  pare  pour  former  à  ton 
heureux  amant  un  lit  nuptial  digne  de  la 
beauté  qu'il  adore  &  du  feu  qui  le  con- 
fiime.  O  Julie  1  6  chère  6c  précieufe  moi- 
tié de  mon  ame  ,  hâtons-nous  d'ajouter 


H    E    L    O    ï    s    E.  247 

à  ces  ornemens  du  printeras  la  préfencô 
de  deux  amans  fidèles:  portons  le  fenti- 
menc  du  plaifir  dans  des  lieux  qui  n'en 
offrent  qu'une  vaine  image  :  allons  ani- 
mer toute  la  nature,  elle  efl morte  fans 
les  feux  de  l'amour.  Quoi  !  trois  jours 
d'attente  ?  trois  jours  encore  ?  Ivre  d'a- 
mour, affainé  de  tranfports,  j'attends  ce 
moment  tardif  avec  une  douloureufe  im- 
patience. Ah  !  qu'on  feroit  heureux  Ci 
le  ciel  ôtoit  delà  vie  tous  les  ennuyeux  in- 
tervalles qui  féparentde  pareils  inftans  ! 


LETTRE     XXXIX. 

DE      Julie. 

El/e  dît  à  Jon  amant  de  partir  fur 
l* heure  ^  pour  aller  demander  le 
congé  de  Claude  A  net  ^  jeune  gar- 
çon  qui  s'ejî  engagé  pour  payer 
les  loyers  de  fa  maitrejje  _,  qu'elle 
protégeoLt  auprès  de  fa  mère» 

\.  U  n'as  pas  un  fentiment ,  mon  bon 
ami  ,  que  mon  cœur  ne  partage  ;  mais 
ne  me  parle  plus  de  plaihr  tandis  que  des 
gens  qui  valent  mieux  que  nous  fouffrent , 

Q4 


248     La  Nouvelle 

gémifTent ,  &  que  j'ai  leur  peine  à  me 
reprocher.  Lis  la  lettre  ci-jointe  ,  &  fois 
tranquille  fi  tu  le  peux.  Pour  moi  qui 
connois  l'aimable  &  bonne  fille  qui  Ta 
écrite  ,  je  n'ai  pu  la  lire  fa.is  des  larmes 
de  remords  &  de  pitié.  Le  regret  de  ma 
coupable  négligence  m'a  pénétré  l'ame, 
&  je  vois  avec  une  amere  coufiifion  juf- 
qu'oLi  l'oubîi  du  premier  de  mes  devoirs 
m'a  fait  porter  celui  de  tous  les  autres. 
J'avois  promis  de  prendre  foin  de  cette 
pauvre  enfant  ;  je  la  protégeois  auprès 
de  ma  mère  ;  je  la  tenois  en  quelque  ma- 
nière fous  ma  garde  ,  ôc  pour  n'avoir  fû 
me  garder  moi  -  même  ,  je  l'abandonne 
fans  me  fouvenir  d'elle  ,  &  je  l'expoTe  à 
des  dangers  pires  que  ceux  où  j'ai  lue- 
combé.  Je  fiémis  en  fongeant  que  deux 
jours  plus  tard  c'en  étoit  fait  peut-être  de 
mon  dépôt,  &  que  l'indigence  &  la  fé- 
dudion  perdoient  une  fille  modeîle  & 
fage  qui  peut  faire  un  jour  une  excellente 
mère  de  famille.  O  mon  ami!  com.menc 
y  a-t-il  dans  le  monde  des  hommes  afiez 
vils  pour  acheter  de  la  mifere  un  prix 
que  le  cœur  feul  doir  payer  ,  &  recevoir 
d'une  bouche  affamée  les  tendres  bai-^ 
fers  de  l'amour. 
Dis-^moi ,  pourrpis-tu  n'çtre  pas  touchç 


H    E   L    O    ï  s    E.  249 

de  la  piété  filiale  de  ma  Fanchon  ,  de  Tes 
fentimens  honnêtes  ,  de  (on  innocente 
naïveté  ?  Ne  l'es- tu  pas  de  la  rare  ten- 
drefTe  de  cet  amant  qui  (e  vend  lui-même 
pour  foulager  fa  maîtrefle  ?  Ne  feras-tu 
pas  trop  heureux  de  contribuer  à  for- 
mer un  nœud  fi  bien  alTorti.  Ah  !  fi  nous 
étions  fans  pitié  pour  les  cœurs  unis  qu'on 
divife ,  de  qui  pourroient  -  ils  jamais  en. 
attendre  r  Pour  moi ,  j'ai  réfolu  de  ré- 
parer envers  ceux-ci  ma  faute  à  quelque 
prix  .que  ce  foit ,  &  de  faire  enforte  que 
ces  deux  jeunes  gens  foient  unis  par  le 
mariage.  J'efpere  que  le  ciel  bénira 
cette  entreprife  ,  &  qu'elle  fera  pour 
nous  d'un  bon  augure.  Je  te  propofe  & 
te  conjure  au  nom  de  notre  amitié  de 
partir  dès  aujourd'hui ,  fi  tu  le  peux  ,  ou 
tout  au  moins  demain  m^atin  pour  Neuf- 
chatel.  Va  négocier  avec  M.  de  Merveil- 
leux le  congé  de  cette  honnête  garçon  ; 
n'épargne  ni  les  fupplications  ni  l'argent: 
porte  avec  toi  la  lettre  de  ma  Fanchon  , 
il  n'y  a  point  de  cœur  fenfible  qu'elle  ne 
doive  attendrir.  Enfin,  quoiqu'il  nous 
en  coûte  cSc  de  plaifir  Se  d  argent ,  ne  re- 
viens qu'avec  le  congé  abfolu  de  Claude 
Anet ,  oucroisque  l'amour  ne  me  donne- 
ra de  mes  jours  un  moment  de  pure  joie. 


250     La   Nouvelle 

Je  fens  combien  d'objeâ:ionston  cœar 
doic  avoir  à  me  faire;  doutes  tu  que  le 
mien  ne  les  ai  faites  avant  toi?  Et  je  per- 
fifte  ;  car  il  faut  que  ce  mot  de  vertu  ne 
foit  qu'un  vain  nom  ou  qu'elle  exige  des 
facritices.  Mon  ami ,  mon  digne  ami ,  un 
rendez-vous  manqué  peut  revenir  mille 
fois;  quelques  heures  agréables  s'éclip- 
fent  comme  un  éclair  &  ne  font  plus; 
mais  fi  le  bonheur  d'un  couple  honnête 
efl  dans  tes  mains ,  fonge  à  l'avenir  que 
tu  vas  te  préparer.  Crois-moi ,  l'occafion 
de  faire  des  heureux  efl  plus  rare  qu'on 
ne  penfe;  la  punition  de  l'avoir  manquée 
efl  de  ne  la  plus  retrouver  ,  &  l'ufage  que 
nous  ferons  de  celle-ci  nous  va  laiffer  un 
fentiment  éternel  de  contentement  ou  de 
repentir.  Pardonne  à  mon  zèle  ces  dif- 
cours  fuperfius  ;  j'en  dis  trop  à  un  hon- 
nête homme  ,  ôc  cent  fois  trop  à  mon 
ami.  Je  fais  combien  tu  hais  cette  vo- 
lupté cruelle  qui  nous  endurcit  aux  maux 
d'autrui.  Tui'as  dit  mille  fois  toi-même, 
malheur  à  qui  ne  fait  pas  facrifier  un  jour 
de  plaifirs  aux  devoi  rs  de  l'humanité. 


K    E   L    O   ï    s   E.  25T 

LETTRE     XL. 

DE  Fanchon  Regard  a  Julie. 

Elle  implore  le  fecours  de  Julie 
■pour  avoir  le  congé  de  fort  Amant. 
Sentimens  nobles  &"  vertueux  de 
cette  fille. 

Madeimoiselxe, 

1  Ardonnez  une  pauvre  fille  au  défef- 
poir  ,  qui ,  ne  fâchant  plus  que  devenir , 
ofe  encore  avoir  recours  à  vos  bontés. 
Car  vous  ne  vous  laflTez  pas  de  confoler 
les  affligés,  &  je  fui^  fi  malheureufe  qu'il 
n'y  a  que  vous  &  le  bon  Dieu  que  mes 
plaintes  n'importunent  pas.  J'ai  eu  bien 
du  chagrin  de  quitter  i'.ipprcntiiTage  oi^i 
vous  m'aviez  mife  ;  mais  ayant  eu  le 
malheur  de  perdre  ma  mcre  cet  hiver 
il  a  fallu  revenir  auprès  de  mon  pauvre 
père  que  fa  paralyfie  retient  toujours 
dans   fon   lit. 

Je  n'ai  pas  oublié  le  confeil  que  vous 
aviez  donné  à  ma  mère  de  tâcher  de  m'é- 
tablir  avec  un  honnête  homme  qui  prît 
ibin  de  la  famille.  Claude  AnecqueMon- 


252     La   Nouvelle 

fîeur  votre  père  avoit  ramené  du  Service 
eft  un  brave  garçon  ,  rangé ,  qui  fait 
un  bon  métier ,  &  qui  me  veut  du  bien. 
Après  tant  de  charité  que  vous  avez  eue 
pour  nous ,  je  n'ofois  plus  vous  être  in- 
commode ,  &  c'efl  lui  qui  nous  a  fait  vi- 
vre pendant  tout  l'hiver.  Il  devoit  m'é- 
pouibr  ce  printems;  il  avoit  misfon  cœur 
à  ce  mariage.  Mais  on  m'a  tellement 
tourmentée  pour  payer  trois  ans  de  loyer 
échu  à  Pâques,  que  ne  fâchant  où  pren- 
dre tant  d'argent  comptant ,  le  pauvre 
jeune  homme  s'eft  engagé  derechef  fans 
m'en  rien  dire  dans  la  Compagnie  de 
Monfieur  de  Merveilleux ,  &  m'a  appor- 
té l'argent  de  fon  engagement.  Monheur 
de  Merveilleux  n'elt  plus  à  Neufchatel 
que  pour  fept  ou  huit  jours  ,  &  Claude 
Anet  doit  partir  dans  trois  ou  quatre 
pour  fuivre  la  recrue  :  ainfi  nous  n'avons 
pas  le  tems  ni  le  moyen  de  nous  marier  , 
6c  il  me  laiiïe  fans  aucune  relfource.  Si 
par  votre  crédit  ou  celui  de  Monfieur  le 
Baron  ,  vous  pouviez  nous  obtenir  au 
moins  un  délai  de  cinq  ou  fix  femaines, 
on  tâcheroit  pendant  ce  tems-là  de  pren- 
dre quelque  arrangement  pour  nous  ma- 
rier ou  pour  rembourfer  ce  pauvre  gar- 
çon ;  mais  je  le  connois  bien ,  il  ne  vou- 


H   E   L   O   ï  s   E.  255 

dra  jamais  reprendre  l'argenc  qu'il  m'a 
donné. 

Il  eft  venu  ce  matin  un  Monfieur  bien 
riche  m'en  offrir  beaucoup  davantage  ; 
mais  Dieu  m'a  faic  la  grâce  de  le  refuler. 
Il  a  die  qu'il  reviendroic  demain  matin 
iavoir  ma  dernière  réfolution.  Je  lui  aï 
dit  de  n'en  pas  prendre  la  peine  &  qu'il 
la  favoit  déjà.  Que  Dieu  le  conduife ,  il 
fera  reçu  demain  comme  aujourd'hui. 
Je  pourrois  bien  aufTi  recourir  à  labour- 
fe  des  pauvres,  mais  on  eil  fi  méprifé 
qu'il  vaut  mieux  pâtir  :  &  puis ,  Claude 
Anet  a  trop  de  cœur  pour  vouloir  d'une 
fille  afliftée. 

Excufez  la  liberté  que  je  prends,  ma 
bonne  Demoifelle  ;  je  n'ai  trouvé  que 
vous  feule  à  qui  j'ofe  avouer  ma  peine  , 
&  j'ai  le  cœur  fi  ferré  qu'il  faut  finir  cette 
lettre.  Votre  bien  humble  dç  affedion- 
née  fervante  à  vous  fervir. 

Tanchon  Regard. 


W 


254    La   Nouvelle 


LETTRE     XLL 

Réponse. 

Julie  promet  à  Tancho/i  Regard , 
inaitrejje  de  Claude  Anet^de  s'em- 
ployer pour  fort  Amant, 

J'Ai  manqué  de  mémoire  &  toi  de 
confiance  ,  ma  chère  enfant  ;  nous  avons 
eu  grand  tort  toutes  deux  ,  mais  le  m.ien 
efl  impardonnable.  Je  tâcherai  du  moins 
de  le  réparer.  Babi ,  qui  te  porte  cette 
Lettre  efl  chargée  de  pourvoir  au  plus 
prefle.  Elle  retournera  demain  matin 
pour  t'aider  à  congédier  ce  Monlleur  , 
s'il  revient,  6c  l'après'dînée  nous  irons  te 
voir  ,  ma  Coufinc  &  moi  ;  car  je  fais  que 
tu  ne  peux  pas  quitter  ton  pauvre  père  , 
5:  je  veux  connoître  par  moi-m.ême  l'écac 
de  ton  petit  ménage. 

Quant  à  Claude  Anet ,  n'en  fois  point 
en  peine  ,  mon  pcre  eil  abfent  ;  mais  en 
attendant  fon  retour  on  fera  ce  qu'on 
pourra,  6c  tu  peux  compter  que  je  n'ou- 
blierai ni  toi  ni  ce  brave  k,arçon.  Adieu  ^ 
mon  enfant ,  que  le  bon  Dieu  te  conlble. 


H   E    L    O    ï   s    E.  255 

Tu  as  bien  fait  de  n'avoir  pas  recours  à 
la  bourfe  publique  ;  c'eflce  qu'il  ne  faut 
jamais  faire  tant  qu'il  refte  quelque  cho- 
fe  dans  celle  des  bonnes  gens. 


LETTRE     XLII. 

A   Julie. 

Son  Amant  part  pour  avoir  le.  congé 
de  Claude  Anet, 

J  E  reçois  votre  lettre  &  je  pars  à  l'inf- 
tanc  :  ce  fera  toute  ma  réponfe.  Ah 
cruelle  !  que  mon  cœur  en  eil  loin  ,  de 
cette  odieufe  vertu  que  vous  me  fuppo- 
fez ,  &  que  je  décefte  !  Mais  vous  ordon- 
nez ,  il  faut  obéir.  Duifai-je  en  mourir 
cent  fois,  il  faut  être  eflimé  de  Julie. 


25^    La   Nouvelle 
LETTRE    XLIII. 

A     Julie. 

Gcnerofité  du  Capitaine  de  Claude 
Anet.  h' Amant  de  Julie  lui  de- 
mande  unrende'^ -vous  au  Chalet^ 
avant  le  retour  de  la  Maman^ 


'Arrivai  hier  matin  à  Neufchatel , 
l'appris  que  M.  de  Merveilleux  étoic  à  la 
campagne  ,  je  courus  l'y  chercher  ;  il 
étoic  à  la  çhafle ,  6c  je  l'attendis  jufqu'au 
fbir.  Quand  je  lui  eus  expliqué  le  fu  jet  de 
mon  voyage  ,  6c  queje  l'eus  prié  de  met- 
tre un  prix  au  congé  de  Claude  Anet ,  il 
me  fit  beaucoup  de  difficultés.  Je  crus  les 
lever  ,  en  offrant  de  moi-même  une  ibm- 
me  afiéz  confiderable  ,  &  l'augmentant 
à  mefure  qu'il  réfifloit  ;  mais  n'ayant  pu 
rien  obtenir,  je  fusobligé  de  me  retirer, 
après  m/étre  alTurédele  retrouver  ce  ma- 
tin ,  bien  réfolu  de  ne  le  plus  quitter  juf- 
qu'à  ce  qu'à  force  d'argent ,  ou  d'impor- 
tunicés,  ou  de  quelque  manière  que  ce 
pût  être ,  j'eulfe  obtenu  ce  que  j'étois  ve- 
nu lui  demander.  M'étantlevé  pour  cela 
de  trcs-bonne  heure  ,  j'écois  prêt  à  mon- 
ter 


H   E   L   O   ï   s   E.  257 

ter  a.  cheval ,  quand  je  reçus  par  un  Ex- 
près ce  billet  de  M.  de  Merveilleux  , 
avec  le  congé  du  jeune  homme  en  bonne 
forme. 

Voilà  y  Monjîeury  le  congé  que  vous  êtes 
Veîiu  folLiciter.  Je  L'ai  refufé  à  vos  offres. 
Je  le  donne  à  vos  intentions  charitables  , 
&  vous  prie  de  croire  que  je  ne  mets  point  à. 
prix  une  bonne  action. 

Jugez  ,  à  la  joie  que  vous  donnera 
cet  heureux  fuccès,  de  celle  que  j'ai  fen- 
tie  en  l'apprenant.  Pourquoi  faut-il  qu'el- 
le ne  foitpas  aufll  parfaite  qu'elle  devroin 
l'être  ?  Je  ne  puis  me  difpenfer  d'aller 
remercier  &  rembourfer  M.  de  Merveil- 
leux ,  &  fi  cette  vi(ite  retarde  mon  dé- 
part d'un  jour  ,  comme  il  ell;  à  craindre  , 
n'ai-je  pas  droit  de  dire  qu'il  s'eft  montré 
généreux  à  mes  dépens  ?  N'importe  , 
j'ai  fait  ce  qui  vous  efl  agréable  ,  je  puis 
tout  fupporter  à  ce  prix.  Qu'on  eft  heu- 
reux de  pouvoir  bien  faire  en  fervant  ce 
qu'on  aime ,  &  réunir  ainfi  dans  le  même 
foin  les  charmes  de  l'amour  &  de  la  ver- 
tu !  Je  l'avoue  ,  ô  Julie  î  je  partis  le 
cœur  plein  d'impatience  &  de  chagrin. 
Je  vous  reprochois  d'être  fi  fenfible  aux 
peines  d'autrui,  5c  de  compter  pour  rien 
les  miennes  ,  comme  fi  j'écois  le  feul  au 
Tome  J,  R 


258    La   Nouvelle 

monde  qui  n'eut  rien  mérité  de  vous.  Je 
trouvois  de  la  barbarie,  après  m'avoir 
leurré  d'un  fi  doux  efpoir  ,  à  me  priver 
fans  néceiïîté  d'un  bien  dont  vous  m'aviez 
flatté  vous-même.  Tous  ces  m.urm.ures 
fe  font  évanouis  ;  je  lens  renaître  à  leur 
place  au  fond  de  mon  amc  un  contente- 
ment inconnu  ;  j'éprouve  déjà  le  dédom- 
magement que  vous  m'avez  promis  , 
vous  que  l'habitude  de  bien  faire  a  tanc 
inftruite  du  goût  qu'on  y  trouve.  Quel 
étrange  empire  eft  le  vôtre  ,  de  pouvoir 
rendre  les  privations  auffi  douces  que  les 
plaifirs ,  6c  donner  à  ce  qu'on  fait  pour 
vous ,  le  m.ême  charme  qu'on  trouveroit 
à  fe  contenter  foi-même  ]  Ah  !  je  l'ai  die 
cent  fois ,  tu  es  un  ange  du  ciel ,  ma  Ju- 
lie !  fans  doute  avec  tant  d'autorité  fur 
mon  ame  la  tienne  eu  plus  divine  qu'hu- 
maine. Comment  n'être  pas  éternelle- 
ment à  toi  puifque  ton  régne  efl  célefie, 
êc  que  ferviroit  de  cclfer  de  t'aimer  s'il 
faut  toujours  qu'on  t'adore  ? 

P.  S.  Suivant  mon  calcul ,  nous  avons 
encore  au  moins  cinq  ou  fix  jours 
jufqu'au  retour  de  la  Maman.  Se- 
roit- il  impofllble  durant  cet  interval- 
le de  faire  un  pèlerinage  au  Chalet? 


H   E   L    O    ï   s    E.  259 


LETTRE     XLIV. 

DE     Julie. 

Ketour  précipité  de  fa  mère.  Avan." 
tages  qui  réfiiltent  du  voyage 
qua  Jait  V Âmani  dz  Julie  pour 
avoir  le  congé  de  Claude  Anet„ 
Zfulie  lui  annonce  l'arrivée  d& 
M.ilord  Edouard  Bomflon  dont 
il  ejl  connu.  Ce  qu  elle  penfe  d& 
cet  Etranger. 

iSl  E  murmure  pas  tant ,  mon  ami ,  de 
ce  retour  précipité.  Il  nous  eft  plus 
avantageux  qu'il  ne  femble  ,  6c  quand 
nous  aurions  fait  par  adrcffe  ce  que  nous 
.avons  fait  par  bienfaifance ,  nous  n'aurions 
pas  mieux  réufli.  Regarde  ce  qui  feroic 
arrivé  fi  nousn'euffions  fuivi  que  nos  fan- 
taifies.  Je  ferois  allée  à  la  campagne  pré- 
cifément  la  veille  du  retour  de  ma  mère 
à  la  ville  :  faurois  eu  un  exprès  avanc 
d'avoir  pu  ménager  notre  entrevue  :  il 
auroit  fallu  partir  fur  le  champ  ,  peut- 
être  fans  pouvoir  t'avertir ,  te  laiffer  dans 
des  perplexités  mortelles,  &  notre  fépa' 

Il  z 


26o     La  Nouvelle 

ration  fe  feroit  faite  au  moment  qui  la 
rendoit  la  plus  douloureufe.  De  plus, 
on  auroit  fû  que  nous  étions  tous  deux  à 
la  campagne  ;  malgré  nos  précautions  , 
peut-être  eût-on  fû  que  nous  y  étions  en- 
iemble  ,  du  moins  on  l'auroit  foupçonné; 
c'en  étoit  alTez.  L'indifcrette  avidité  du 
préfent  nous  ôtoit  toute  reiïburce  pour  l'a- 
venir, &  le  remords  d'une  bonne  œuvre  dé- 
daignée nous  eûttourmentés  toute  la  vie. 
Compare  à  préfent  cet  état  à  notre  fi- 
tuation  réelle.  Premièrement  ton  abfen- 
ce  a  produit  un  excellent  effet.  Mon  ar- 
gus n'aura  pas  manqué  de  dire  àma  mère 
qu'on  t'avoit  peu  vu  chez  ma  Coufine  ; 
elle  fait  ton  voyage  &  le  fujec  ;  c'eft  une 
raifon  de  plus  pour  t'eflimer  ;  <5c  le  moyen 
d'imaginer  que  des  gens  qui  vivent  en 
bonne  intelligence  prennent  volontaire- 
ment pour  s'éloigner  le  feul  mioment  de 
liberté  qu'ils  ont  pour  fe  voir  ?  Quelle 
rufe  avons-nous  employée  pour  écarter 
une  trop  jufte  défiance  ?  La  feule  ,  à  mon 
avis ,  qui  foit  permife  à  d'honnêtes  gens 
c'eft  de  l'être  à  un  point  qu'on  ne  puifle 
croire  ,  enforte  qu'on  prenne  un  effort  de 
vertu  pour  un  ade  d'indifférence.  Mon 
ami ,  qu'un  amour  caché  par  de  tels 
moyens  doit  être  douxaux.cœurs  qui  le 


H   E   L    O    î    s   E.  26ï 

goûtent  !  Ajoute  à  cela  le  plaifir  de  réu- 
nir des  amans  défolés ,  <Sc  de  rendre  heu- 
reux deux  jeunes  gens  fi  digne  de  l'être. 
Tu  l'as  vue ,  ma  Fanchon  ;  dis ,  n'eft-elle 
pas  charmante ,  &  ne  merite-t-elle  pas 
bien  tout  ce  que  tu  as  fait  pour  elle  ? 
N'eil-eliepas  trop  jolie  &  trop  malheu- 
reufe  pour  refter  fille  impunément? 
Claude  Anet  de  fon  coté  ,  dont  le  bon 
naturel  a  réfifté  par  miracle  à  trois  ans 
de  fervice  ,  en  eût-il  pu  fupporter  enco- 
re autant  fans  devenir  un  vaurien  comme 
tous  les  autres?  Au  lieu  de  cela  ,  ils  s'ai- 
ment &  feront  unis  ;  ils  font  pauvres  & 
feront  aidés;  ils  font  honnêtes  gens  & 
pourront  continuer  de  l'être  ;  car  mon 
père  a  promis  de  prendre  foin  de  leur 
établilfement.  Que  de  biens  tu  as  procu- 
rés à  eux  &  à  nous  par  ta  complaifance  , 
fans  parler  du  compte  que  je  t'en  dois 
tenir!  Tel  eft,  mon  ami,  l'effet  affu  ré 
des  facrifîces  qu'on  fait  à  la  vertu  :  s'ils 
coûtent  fouvent  à  faire ,  il  efl:  toujours 
doux  de  les  avoir  faits,  &  l'on  n'a  jamais 
vu  perfonne  fe  repentir  d'une  bonne 
adlion. 

Je  me  doute  bien  qu'à  l'exemple  de 
i'inféparable  ,  tu  m'appelleras  auffi  Lz 
prèchcufi ,  6c  il  ed  vrai  que  je  ne  fais  pas 


262     La   Nouvelle 

mieux  ce  que  je  dis  que  les  gens  du  mé- 
tier. Si  mes  fermons  ne  valent  pas  les 
leurs ,  au  moins  je  vois  avec  plaifir  qu'ils 
ne  font  pas  comme  eux  jettes  au  vent. 
Je  ne  m'en  défends  point ,  mon  aimable 
ami ,  je  voudrois  ajouter  autant  de  ver- 
tus aux  tiennes  qu'un  fol  amour  m'en  a 
fait  perdre ,  &  ne  pouvant  plus  m'efli- 
mer  moi-même  j'aime  à  m'eftimer  en- 
core en  toi.  De  ta  part  il  ne  s'agit  que 
d'aimer  parfaitement ,  &  tout  viendra 
comme  de  lui-même.  Avec  quel  plaifir 
tu  dois  voir  augmenter  fans  ceiTe  les  det- 
tes que  l'amour  s'oblige  à  payer  ! 

Ma  Coufine  a  lu  les  entretiens  que  tu 
as  eus  avec  fon  père  au  fujet  de  M.  d'Or- 
be ;  elle  y  eft  auffi  fenfible  que  fi  nous 
pouvions  en  offices  de  l'amitié  n'être  pas 
toujours  en  refle  avec  elle.  Mon  Dieu, 
mon  ami ,  que  je  fuis  une  heureufe  fille  ! 
que  je  fuis  aimée  &  que  je  trouve  char- 
mant de  l'être  !  Père  ,  mère  ,  amie  , 
amant ,  j'ai  beau  chérir  tout  ce  qui  m'en- 
vironne ,  je  me  trouve  toujours  ou  pré- 
venue ou  furpalTée.  Il  femble  que  tous 
les  plus  doux  fentimens  du  monde  vien- 
nent fans  ceffe  chercher  mon  ame ,  &:  j'ai 
\ç  regret  de  n'en  avoir  qu'une  pour  jouir 
de  tout  mon  bonheur. 


H   E    L   O    ï   s   E.  263 

J  oubliois  de  t'annoncer  une  vifite  pour 
demain  matin.  C'efi:  Milord  Bomfton 
qui  vient  de  Genève  oii  il  a  pafî'é  fept  ou 
huit  mois.  Il  dit  t'avoir  vu  àSionàfon 
retour  d'Italie.  Il  te  trouva  fort  trille, 
ôc  parle  au  furplus  de  toi  comme  j'en  pen- 
fe.  Il  fit  hier  ton  éloge  fi  bien  &  fi  à  pro- 
pos devant  mon  père,  qu'il  m'a  tout-à- 
fait  difpofée  à  faire  le  fien.  En  effet  j'ai 
trouvé  du  fens  ,  du  fel ,  du  feu  dans  fa 
converfation.  Sa  voix  s'eleve  &  fon  œil 
s'anime  au  récit  des  grandes  adions, 
comme  il  arrive  aux  hommes  capables 
d'en  faire.  Il  parle  auiïi  avec  intérêt  des 
chofes  de  goût ,  entre  autres  de  la  mu- 
ilque  italienne  qu'il  porte  jufqu'au  fubli- 
me;  je  croyois  entendre  encore  mon  pau- 
vre frère.  Au  furplus  il  met  plus  d'éner- 
gie que  de  grâce  dans  fes  difcours  ,  &  je 
lui  trouve  même  l'efprit  un  peu  rêche 
(1).  Adieu,  monAmi. 


(i)  Terme  du  pays,  pris  ici  métaphoriquement.  Ufigni- 
fie  au  propre  une  lurface  rude  au  toucher  &  qui  caufe  un 
friflbnnement  défagréable  en  y  paiTant  la  main  ,  comme 
celle  d'une  broflcfort  ferrée  ou  du  velours  d'Uirecht. 


m 


R  4 


2^4    La  Nouvelle 


LiiMJiaui3j!\timti\, 


LETTRE     XLV, 

A       J    U    X    I    E. 

Oii^  &  comment  P Amant  de  Ju* 
lie  a  fait  connoijfance  avec  Mi^ 
lord  Edouard  ^  dont  il  fait  le 
portrait.  Il  reproche  à  fa  mai- 
trejje  de  penfer  en  femme  fur  cet 
Jînglois ^  &  lafomme  du  render-^ 
vous  au  Chalet, 


E  n'en  étois  encore  qu'à  la  féconde  lec- 
ture de  la  lettre,  quand  Milord  Edouard 
Borrifton  eft  entré.  Ayant  tant  d'autres 
chofes  à  te  dire  ,  comment  aurois-je  pen- 
fé,  ma  Julie,  à  te  parler  de  lui?  Quand 
on  fe  fuffit  l'un  à  l'autre  ,  s'avife  t  on  de 
fonger  à  un  tiers  r  Je  vais  te  rendre  comp-r 
te  de  ce  que  j'en  fais,  maintenant  que  tu 
parois  le  defrer. 

Ayant  palfé  le  Sempîon,  il  étoit  venu 
jufqn'à  Sion  au-devant  d'une  chai  fe  qu'on 
devo't  lui  amener  de  Genève  à  Brigue  , 
&  ledéfœuvrement  rendant  les  hommes 
affez  lians,  il  me  rechercha.  Nous  fîmes 
vne  connoifTance  aulîi  incime  qu'un  hsk^ 


H   E   L   O   ï   s   E.  2^5 

glois  naturellement  peu  prévenant  peuc 
la  faire  avec  un  homme  fort  préoccupé  , 
qui  cherche  la  folitude.  Cependant  nous 
fentîmes  que  nous  nous  convenions  ;  il  y 
a  un  certain  unilfon  d'ames  qui  s'apper- 
çoit  au  premier  infiant  ,  &  nous  fûmes 
familiers  au  bout  de  huit  jours,  mais  pour 
toute  la  vie  ,  comme  deux  François  l'au- 
roient  été  au  bout  de  huit  heures,  pour 
tout  le  tems  qu'ils  ne  fe  feroient  pas  quit- 
tés. Il  m'entretint  de  i'cs  voyages,  &  le  fâ- 
chant Anglois,  je  crus  qu'il  m'alloit  par- 
ler d'édifices  &  de  peintures.  Bientôt  je 
vis  avec  plaifir  que  les  tableaux  &  les 
monumens  ne  lui  avoient  point  fait  négli- 
ger l'étude  des  mœurs  &  des  hommes. 
11  me  parla  cependant  des  beaux  arts 
avec  beaucoup  de  difcernement ,  mais 
modérément  &  lims  prétention.  J'efii- 
mai  qu'il  en  jugeoit  avec  plus  de  fenti- 
ment  que  de  fcience,  &  par  les  effets  plus 
que  parles  règles  ,  ce  qui  me  confirma 
qu'il  avoir  l'amefenfible.  Pour  la  mufique 
Italienne,  il  m'en  parut enthouhalle  com- 
me à  toi  :  il  m'en  fit  même  entendre  ;  car 
jl  mené  un  virtuofe  avec  lui ,  fon  valet- 
de-chambre  joue  fort  bien  du  violon  ,  &z 
lui-même  pafiablement  du  violoncelle. 
Il  tne  choifit  pluficurs  morceaux  très- 


^66    La    Nouvelle 

patliétiques  à  ce  qu'il  précendoic  ;  mais 
foie  qu'un  accent  fi  nouveau  pour  moi  de- 
mandâc  une  oreille  plus  exercée;  ioic 
que  le  charme  de  la  mufique,  fi  doux 
dans  la  mélancolie ,  s'efface  dans  une 
profonde  trilîeiïe  ,  ces  morceaux  me  fi- 
rent peu  de  plaifir  ,  &  j'en  trouvai  le 
chant  agréable  ,  à  la  vérité ,  mais  bizar- 
re &  fans  exprelTion. 

11  fut  auffi  queftion  de  moi ,  &  Milord 
s'informa  avec  intérêt  de  ma  fituation.  Je 
lui  en  dis  tout  ce  qu'il  en  devoit  favoir.  Il 
me  propofa  un  voyage  en  Angleterre 
avec  des  projets  de  fortune  impoffibles , 
dans  un  pays  où  Julie  n'étoit  pas.  Il  me 
dit  qu'il  alloit  pafier  l'hiver  à  Genève, 
l'été  fuivant  à  Laufanne,  ôc  qu'il  vien- 
droit  à  Vevai  avant  de  retourner  en  Ita- 
lie; il  m'a  tenu  parole,  &  nous  nous  fem- 
mes revus  avec  un  nouveau  plaifir. 

Quant  à  fon  cara£lere,  je  le  crois  vif 
6c  emporté  ,  mais  vertueux  6c  ferme.  Il 
fe  pique  de  philofophie,  Se  de  ces  prin- 
cipes donc  nous  avons  autrefois  parlé. 
Mais  au  fond,  je  le  crois  par  tempéra- 
ment ce  qu'il  penfe  être  par  méthode  , 
&  le  vernis  Stoïque  qu'il  met  à  fes  aélions 
ne  confifle  qu'à  parer  de  beaux  raifonne- 
mens  le  parti  que  fon  cceur  lui  a  fait  pren- 


H    E    L    O    ï    s    E.  267 

dre.  J'ai  cependant  appris  avec  un  peu 
de  peine  qu'il  avoic  eu  quelques  affaires 
en  Italie  ,  &  qu'il  s'y  écoic  battu  plulieurs 
fois. 

Je  ne  fais  ce  que  tu  trouves  de  rêche 
dans  fes  manières  ;  véritablement  elles 
ne  font  pas  prévenantes,  mais  je  n'y  fens 
rien  de  repouflant.  Quoique  fon  abord 
ne  foit  pasaufîi  ouvert  que  fon  cœur,  6c 
qu'il  dédaigne  les  petites  bienféances, 
il  ne  lailTé  pas,  ce  me  femble  ,  d'être 
d'un  commerce  agréable.  S'il  n'a  pas 
cette  politeiTe  réfervée  &  circonfpede 
qui  fe  règle  uniquement  l'ur  l'extérieur  , 
êc  que  nos  jeunes  officiers  nous  apportent 
de  France,  il  a  celle  de  l'humanité  qui  le 
pique  moins  de  diftinguer  au  premier 
coup  d'oeil  les  états  &  les  rangs,  &  ref- 
pedte  en  général  tous  les  hommes.  Te 
l'avouerai-je  naïvement?  La  privation 
des  grâces  cfl  un  défaut  que  les  femmes 
ne  pardonnent  point ,  même  au  mérite  , 
&  j'ai  peur  que  Julie  n'ait  été  femme 
une  fois  dans  la  vie. 

Puifque  je  fuis  en  train  de  fincerité  ,  je 
te  dirai  encore  ,  ma  jolie  prêcheufe , 
qu'il  efl  inutile  de  vouloir  donner  le 
change  à  mes  droits  ,  6c  qu'un  amour 
affamé  ne  fe  nourrit  point  des  fermons. 


268     La    Nouvelle 

Songe ,  fonge  aux  dédommagemens  pro- 
mis &  dûs  ;  car  toute  la  morale  que  tu 
m'as  débitée  efl  fort  bonne  ;  mais ,  quoi- 
que tu  puilles  dire  ,  le  Chalet  valoit  en- 
core mieux. 


LETTRE    XLVL 

DE    Julie. 

Elle  annonce  à  fon  Amant  le  ma- 
riage  de  Tanchon  Regard  ^  &  lui 
fait  entendre  que  le  tumulte  de  la 
noce  peut  fuppléer  au  myjlere  du 
Chalet.  Elle  répond  au  reproche 
que  f on  Amant  lui  a  fait  par  rap' 
port  à  Milord  Edouard.  Diffé- 
rence morale  des  Jexes.  Souper 
pour  le  lendemain  _,  ou  Julie  G* 
fon  Amant  doivent  fe  trouver 
avec  Aîilord  Edouard. 

X~l  E  bien  donc  !  mon  ami ,  toujours  le 
Chalet  ?  L'hifloire  de  ce  Chalet  te  pefe  fu- 
rieufement  fur  le  cœur  ,  &  je  vois  bien 
qu'à  la  mort  ou  à  la  vie  il  faut  te  faire 
raifon  du  Chalec  !  Mais  des  lieux  où  tu  iie 


H  E   L    O    ï   s    E.  2^9 

fut  jamais  ce  font-ils  fi  chers  qu'on  ne  puif- 
fe  c'en  dédommager  ailleurs ,  &  l'amour 
qui  fie  le  Palais  d'Armide  au  fond  d'un 
défère  ne  fauroic-il  nous  faire  un  Chalec  à 
la  ville  ?  Ecoute ,  on  va  marier  ma  Fan- 
chon.  Mon  père,  qui  ne  hait  pas  les  fê- 
tes &  l'appareil,  veut  lui  faire  une  noce 
cil  nous  ferons  tous  :  cette  noce  ne  man- 
quera pas  d'être  tumultueufe.  Quelque- 
fois le  myflere  à  fû  tendre  fon  voile  au 
fein  de  la  turbulente  joie  ëc  du  fracas  des 
feflins.  Tu  m'entends ,  mon  am.i ,  ne  fe- 
roit-il  pas  doux  de  retrouver  dans  l'effet 
de  nos  foins  les  plaifirs  qu'ils  nous  ont 
coûtés. 

Tu  t'animes,  cerne  femble,  d'un  zèle 
affez  fuperflu  fur  l'apologie  de  Milord 
Edouard, dont  je  fuis  fort  éloignée  de  mal 
penfer.  D'ailleurs  comment  jugerois-je 
un  homme  que  je  n'ai  vu  qu'un  après-mi- 
di, &  comment  en  pourrois-tu  juger  toi- 
même  fur  une  connoifTance  de  quelques 
jours.  Je  n'en  parle  que  par  conjedure, 
&  tu  ne  peux  gueres  être  plus  avancé  ; 
car  les  propofitions  qu'il  t'a  faites  fonc 
de  ces  offres  vagues ,  dont  un  air  de  puif- 
fànce  &Ç.  la  facilité  de  les  éluder  rendent 
fouvent  les  étrangers  prodigues.  Mais  je 
reçonnojs  tes  vivacicéîordinaires  6c  corn- 


2/0    La   Nouvelle 

bien  tu  as  de  penchant  à  te  prévenir  pour 
ou  contre  les  gens ,  prefque  à  la  première 
vue.  Cependant  nous  examinerons  à  loi- 
fir  les  arrangemens  qu'il  t'a  propofés.  Si 
l'amour  favorife  le  projet  qui  m'occupe  , 
il  s'en  préfentera  peut  -  être  de  meilleurs 
pour  nous.  O  mon  bon  ami .'  la  patience 
eft  amere ,  mais  fon  fruit  efl  doux  ! 

Pour  revenir  à  ton  Anglois ,  je  t'ai  die 
qu'il  me  paroiffoit  avoir  l'ame  grande  Se 
forte ,  <Sc  plus  de  lumières  que  d'agré- 
mensdans  l'efprit.  Tu  dis  à  peu  près  la 
même  chofe  ;  &  puis,  avec  cet  air  de 
fuperiorité  mafculine  qui  n'abandonne 
point  nos  humbles  adorateurs,  tu  me  re- 
proche d'avoir  été  de  mon  fexe  une  fois 
en  ma  vie  ,  com.me  (1  jamais  une  femme 
devoit  ceflér  d'en  être  ?  Te  fouvient  -  il 
qu'en  lifant  ta  République  de  Platon  nous 
avons  autrefois  difputé  fur  ce  point  de 
la  différence  morale  des  fexes  t  Je  per- 
fifie  dans  l'avis  dont  j'écois  alors  ,  êc  ne 
faurois  imaginer  un  modèle  commun  de 
perfedion  pour  deux  êtres  li  differens. 
L'attaque  &  la  défenfe  ,  l'audace  des 
hommes,  la  pudeur  des  femmes  ne  font 
point  des  conventions,  comme  le  pen- 
îent  tes  philofophes ,  ypiclis  des  inilitu- 
tions  naturelles  dont  il  eil  facile  de  ren* 


H   E    L    O    ï    s    E.  271 

dre  raifon ,  6c  donc  fe  déduifenr  aifément 
toutes  les  autres  diftinctions  morales. 
D'ailleurs  ,  la  deilination  de  la  nature 
n'étant  pas  la  même ,  les  inclinations  , 
les  manières  de  voir  6c  de  fentir  doivent 
être  dirigées  de  chaque  côté  félon  les 
vues ,  il  ne  faut  point  les  mêmes  goûts 
ni  la  même  conftirution  pour  labourer  la 
terre  &  pour  alaiter  des  enfans.  Une  tail- 
le plus  haute  ,  une  voix  plus  forte  6c  des 
traits  plus  marqués  femblent  n'avoir  au- 
cun rapport  néceiTc'ireau  fexe  ;  mais  les 
modifications  extérieures  annoncent  l'in- 
tention de  l'ouvrier  dans  les  modifica- 
tions de  l'efprit.  Une  femme  parfaite  Se 
un  homme  parfait  ne  doivent  pas  plus  fe 
reiïembler  d  ame  que  de  vifage  ;  ces  vai- 
nes imitations  de  fexe  font  le  comble  de 
la  deraifon;  elles  font  rire  le  fage  6c  fuir 
les  amours.  Enfin,  je  trouve  qu'à  moins 
d'avoir  cinq  pieds  6c  demi  de  haut ,  une 
voix  de  bafle  6c  de  la  barbe  au  menton  , 
l'on  ne  doit  point  fe  mêler  d'être  homme. 
Vois  combien  les  amans  font  mal- 
adroits en  injures!  Tu  me  reproches  une 
faute  que  je  n'ai  pas  commife  ou  que  tu 
commets  aufîi-bien  que  moi,  6c  l'attri- 
bues à  un  défaut  donc  je  m'honore.  Veux- 
tu  que  ce  rendant  fincericé  pour  fincericé 


2/2      La  Nouvelle 

je  te  dife  naïvement  ce  que  je  penfe  de  la 
lienner  Je  n'y  trouve  qu'un  rafinenientde 
flatterie,  pour  te  jufLitier  à  toi-même  par 
cette  franchife  apparente  les  éloges  en- 
ihoufiaites  dont  tu  m'accables  à  tout  pro- 
pos. Mes  prétendues  perfections  t'aveu- 
glent au  point,  que  pour  démentir  les 
reproches  que  tu  te  fais  en  fecret  de  ta 
prévention  ,  tu  n'as  pas  l'efprit  d'en  trou- 
ver un  folide  à  me  faire. 

Crois-moi ,  ne  te  charge  point  de  me 
dire  mes  vérités,  tu  t'en acquitterois  trop 
mal  ;  les  yeux  de  l'amour ,  tout  perçans 
qu'ils  font ,  favcnt-ils  voir  des  défauts? 
C'eft  à  l'intègre  amitié  que  ces  foins  ap- 
partiennent, &:  là-delfusta  difciple  Clai- 
re eflcent  fois  plusfavante  que  toi.  Oui  , 
mon  ami,  loue- moi ,  admire- moi ,  trou- 
ve-moi belle,  cliarmante,  parfaite.  Tes 
éloges  mje  plaifent  fans  me  féduire,  par- 
ce que  je  vois  qu'ils  font  le  langage  de 
Terreur  &  non  de  la  fauifeté,  6:  que  tu 
te  trompes  toi-m.ême;  mais  que  tu  ne 
veux  pas  me  tromper.  O  que  les  illufons 
de  l'amour  font  aimables  !  Ses  flatteries 
font  en  un  fens  des  vérités  :  le  jugement 
fe  taie ,  mais  le  cœur  parle.  L'amant  qui 
loue  en  nous  des  perfeâions  que  nous  n'a- 
vons pas ,  les  voit  en  effet  telles  qu'il  les 
'  repréfente  ; 


H   E   L   O    ï   s  E.  275 

tepréfente;  il  ne  ment  point  en  difant 
des  menfonges;  il  flatte  fans  s'avilir  ,  6c 
l'on  peut  au  moins  l'eftimer  fans  le  croire. 
J'ai  entendu  ,  non  fans  quelque  batte- 
ment de  cœur ,  propofer  d'avoir  demain 
deux  philolbphes  à  fouper.  L'un  eft  Mi- 
lord  Edouard ,  l'autre  cil:  un  fage  dont  la 
gravité  s'eft  quelquefois  un  peu  dérangée 
aux  pieds  d'une  jeune  écoliere  ;  ne  le  con- 
noitriez-vous  point  ?  Exhortez  -  le  ,  je 
vous  prie  ,  à  tâcher  de  garder  demain  le 
décorum  philofopJhique  un  peu  mieux 
qu'à  fon  ordinaire.  J'aurai  foin  d'avertie 
aulfi  la  petite  perfonne  de  baiflTer  les  yeux, 
&  d'être  aux  Hens  la  moins  jolie  qu'il  fe 
pourra. 


Tome  î. 


2/4    La  Nouvelle 

■*■—■'■■   —    ■  ■— .11  .— —  ^,»., ■  _.     mmlt 

LETTRE    XLVII. 

A       J    U    1    I    E. 

Son  ornant  craint  que  Milord 
Edouard  ne  devienne  [on  Epoux, 
Rende'^-vous  de  Mujique, 


H  !  mauvaife  !  Eft-ce-là  la  circonf- 
peciion  que  tu  m'avois  promife  ?  Eft-ce 
ainfi  que  tu  ménages  mon  cœur  &  voiles 
tes  attraits  ?  que  de  contraventions  à  tes 
çngagemens  !  Premièrement  ta  parure  ; 
car  tu  n'en  avois  point,  &  tu  fais  bien 
que  jamais  tu  n'es  fi  dangereufe.  Secon- 
dem.ent  ton  maintien  fi  doux,  fi  modelie, 
fî  propre  à  lailier  remiarquer  à  loifir  tou- 
tes tes  grâces.  Ton  parler  plus  rare,  plus 
réfléchi,  plus  fpirituel  encore  qu'à  l'or- 
dinaire, qui  nous  rendoit  tous  plus  at- 
tentifs ,  &  faifoit  voler  l'oreille  6c  le 
cœur  au-devant  de  chaque  mot.  Cet  air 
que  tu  chantas  à  demi.- voix  ,  pour  don- 
ner encore  plus  de  douceur  à  ton  chant , 
6c  qui ,  bien  que  françois,  plut  à  Milord 
Edouard  même.  Ton  regard  timide,  6c 
tes  yeux  baillés  dont  les  éclairs  inatten- 
dus me  jettoient  dans  un  trouble  inévka- 


H   E   L   O   ï   s    E.  275 

h\e.  Enfin,  ce  je  ne  fais  quoi  d'inexpri- 
mable, d'enchanteur ,  que  tu  femblois 
avoir  répandu  lur  toute  ta  perlbnne  pour 
faire  tourner  la  tête  à  tout  le  monde  , 
fans paroître même  y  fonger.  Je  ne  fais, 
pour  moi ,  comment  tu  t'y  prends  ;  mais 
fi  telle  efl  ta  manière  d'être  jolie  le  moins 
qu'il  efl:  polîlble  ,  je  t'avertis  que  c'eft 
l'être  beaucoup  plus  qu'il  ne  faut  pour 
avoir  des  fages  autour  de  loi. 

Je  crains  fort  que  le  pauvre  philofophe 
Anglois  n'aie  un  peu  reifenti  la  même 
influence.  Après  avoir  reconduit  ta  Cou- 
fine  ,  comme  nous  étions  tous  encore 
fort  éveillés ,  il  nous  propofa  d'aller  chez 
lui  faire  de  la  mufique  &  boire  du  punch. 
Tandis  qu'on  radèmbloit  les  gens ,  il  ne 
ceffa  de  nous  parler  de  toi  avec  un  feu 
qui  me  déplut,  &  je  n'entendis  pas  toa 
éloge  dans  fa  bouche  avec  autant  de  plai- 
fîr  que  tu  avois  entendu  le  mien.  En  gé- 
néral ,  j'avoue  que  je  n'aime  point  que 
perfonne ,  excepté  ta  Coufine  ,  me  parle 
de  toi  ;  il  me  femble  que  chaque  moc 
m'ôte  une  partie  de  mon  fecret  ou  de 
mes  plaifirs,  &  quoi.iue  i'c  u  puiffe  di- 
re,  on  y  met  un  intérêt  fi  fufpeâ: ,  ou  l'on 
eft  fi  loin  de  ce  que  je  fens ,  que  je  n'aime 
écouter  là-deflus  que  moi-même. 

S  4 


2- G    La   Nouvelle 

Ce  n'eft  pas  que  j'aie  comme  toi  du 
penchant  à  la  jaloufie.  Je  connois  mieux 
toname;  j'ai  des  garants  qui  ne  me  per- 
mettent pas  même  d'imaginer  ton  chan- 
gement poilible.  Après  tes  affurances , 
je  ne  te  dis  plus  rien  des  autres  préten- 

dans.  Mais  celui-ci,  Julie! des 

conditions  fortables les  préjugés 

de  ton  père Tu  fais  bien  qu'il  s'agit 

de  ma  vie  ;  daigne  donc  me  dire  un  moc 
là-defius.  Un  mot  de  Julie,  6c  je  fuis 
tranquille  à  jamais. 

J'ai  paiïe  la  nuit  à  entendre  ou  exécu- 
ter de  la  mufique  italienne  ,  car  il  s'efl 
trouvé  des  duo  ,  6;  il  a  fallu  hazarder  d'y 
faire  ma  partie.  Je  n'ofe  te  parler  encore 
de  l'effet  qu'elle  a  produit  fur  moi  ;  j'ai 
peur,  j'ai  peur  que  l'imprelîion  du  fou- 
per  d'hier  ne  fe  Ibit  prolongée^ fur  ce  que 
j'entendois,  &  que  je  n'aie  pris  l'effet  de 
tes  féduélior.s  pour  le  charme  de  la  mu- 
fique. Pourquoi  la  même  caufe  qui  me 
la  rendoit  ennuyeufe  à  Sion  ,  ne  pourroit- 
elle  pas  ici  me  la  rendre  agréable  dans 
une  fituation  contraire?  N'eft- tu  pas  la 
première  fource  de  toutes  les  affeélions 
de  mon  ame ,  &  fuis-je  à  l'épreuve  des 
preftiges  de  ta  magie.  Si  la  mufique  eiit 
réellement  produit  cet  enchantement. 


H    E    L    O    ï    s    E.  277 

ÎI  eût  agi  fur  tous  ceux  qui  l'entendoicnr. 
Mais  tandis  que  ces  chants  me  tenoient  en 
extafe  ,  M.  d'Orbe  dormoit  tranquille- 
ment dans  un  faureuil,  &  au  milieu  de 
mes  tranfpoits,  il  s'eft  contenté  pour 
tout  éloge  de  demander  fi  ta  Coufme 
favoit  l'Italien. 

Tout  ceci  fera  mieux  éclairci  demain  ; 
car  nous  avons  pour  ce  foir  un  nouveau 
rendez-vous  de  mufique.  Milord  veut  îa 
rendre  complétée ,  &  il  a  mandé  de  Lau- 
fanne  un  fécond  violon  qu'il  dit  être  alfez 
entendu.  Je  porterai  de  mon  côté  des 
fcènes ,  des  cantates  françoifes,  6c  nous 
verrons. 

En  arrivant  chez  moi  j'étoisd'un  acca- 
blement que  m'a  donné  le  peu  d'habi- 
tude de  veiller  &  qui  fe  perd  en  t'écri- 
vant.  Il  faut  pourtant  tâcher  de  dormàc 
quelques  heures.  Viens  avec  m.oi ,  ma 
douce  Amie,  ne  me  quitte  point  durant 
mon  fommeil  ;  mais  foit  que  ton  image 
le  trouble  ou  le  favorife,  foit  qu'il  m'of- 
fre ou  non  les  noces  de  la  Fanchon  ,  un 
inftant  délicieux  qui  ne  peut  m'échapper, 
&  qu'il  me  prépare ,  c'eft  le  fentim.enti 
de  mon  bonheur  au  réveil. 


2/3     La   Nouvelle 


LETTRE     XLVIIL 

A     Julie. 

'Réflexions  fur  la  Mujique 

Françoifè  ^'fur  la  Mu" 

Jique  Italienne, 

j\  H  !  ma  Julie  !  qu'ai  -  je  entendu  ? 
Quels  fons  touchans  ?  Quelle  mufique? 
Quelle  fource  délicieufe  de  fentimens  ôç 
de  plaifirs?  Ne  perds  pas  un  moment; 
TalTemble  avec  foin  tes  opéra,  tes  can- 
tates, ta  mufique  françoifè,  fais  un  grand 
feu  bien  ardent ,  jettes-y  tout  ce  fatras,  & 
l'artife  avec  foin  ,  afin  que  tant  de  glace 
puiffe  y  brûler  &  donner  de  la  chaleur 
au  moins  une  fois.  Fais  ce  facrifice  pro- 
piciatoire  au  Dieu  du  goût ,  pour  expier 
ton  crime  &  le  mien  d'avoir  profané  ta 
voix  à  cette  lourde  pfalmodie ,  &  d'avoir 
pris  fi  long-temspour  le  langage  du  cœur 
un  bruit  qui  ne  fait  qu'étourdir  l'oreille. 
O  que  ton  digne  frère  avoit  raifon  !  Dans 
quelle  étrange  erreur  j'ai  vécu  jufqu'ici 
fur  les  produdions  de  cet  art  charmant  ? 
Je  fentois  leur  peu  d'effet ,  &  l'attribuois 
à  fa  foibleiTe.  Je  difois ,  la  mufique  n'eft 


H  E  L  o  ï  s  E.  iy^ 

qu'un  vain  Ton  qui  peut  flatter  l'oreille  & 
n'agit  qu'indirectement  &  iégeremenc 
fur  i'ame.  L'iniprefllon  des  accords  efl 
purement  méchanique  ôc  phyfique  ;  qu'a- 
t-elle  à  faiie  au  lentiment  ,  &  pourquoi 
devrois-je  elperer  d'être  plus  vivement 
touché  d'une  belle  harmonie  que  d'un 
bel  accord  de  couleurs?  Je  n'apperce- 
vois  pas  dans  les  accens  de  la  mélodie  ap- 
pliqués à  ceux  de  la  langue  ,  le  lien  puif- 
fant  &  fecret  des  pallions  avec  les  Ions: 
je  ne  voyois  pas  que  l'imitation  des  tons 
divers  dont  les  fentimens  animent  la  voix 
parlante  donne  à  Ton  tour  à  la  voix  chan^ 
tante  le  pouvoir  d'agiter  les  cœurs,  & 
que  l'énergique  tableau  des  mouvemens 
de  l'âme  de  celui  qui  Te  fait  entendre, 
eft  ce  qui  fait  le  vrai  charme  de  ceux 
qui  récoutenr. 

C'efl  ce  que  me  fit  remarquer  le  chan- 
teur de  Milord  ,  qui ,  pour  un  Muficien, 
ne  laiiïe  pas  de  parler  allez  bien  de  fon 
art.  L'harmonie,  medifoit-il,  n'eil qu'un 
accefloire  éloigné  dans  la  mufique  imita- 
tive  ;  il  n'y  a  dans  l'harmonie  proprement 
dite  aucun  principe  d'imitation.  Elle  af- 
fure  ,  il  eft  vrai ,  les  intonations  ;  elle 
porte  témoignage  de  leur  juftelTe  6c  ren- 
dant les  modulations  plus  fenfibles ,  elle 

S  4 


28o    La    Nouvelle 

ajoute  de  l'énergie  à  rexprefîîon  5c  de  la 
grâce  au  chant.  Mais  c'efl  de  la  feule 
mélodie  que  fort  cette  puiifance  invinci- 
ble desaccens  paiïîonnés  ;  c'eft  d'elle  que 
dérive  tout  le  pouvoir  de  la  mufique  fur 
l'ame  ;  formez  les  plus  favantes  fucceffions 
d'accords  fans  mélange  de  mélodie  ,  vous 
ferez  ennuyésau  bout  d'un  qu'art-d'heure. 
De  beaux  chants  fans  aucune  harmonie 
font  long-tems  à  l'épreuve  de  l'ennui. 
Que  l'accent  du  fentiment  anime  les 
chants  les  plus  fimples ,  ils  feront  interef- 
fans.  Au  contraire,une  mélodie  qui  ne  par- 
le point  chante  toujours  mal ,  &  la  feule 
harmonie  n'a  jamais  rien  fu  dire  au  cœur. 
C'ell:  en  ceci ,  continuoit-il ,  que  con- 
fifle  l'erreur  des  Franvjois  fur  les  forces  de 
la  mufique.  N'ayant  &  ne  pouvant  avoir 
une  mélodie  à  eux  dans  une  langue  qui 
n'a  point  d'accent,  fur  une  poëfie  manié- 
rée qui  ne  connut  jamais  la  nature  ,  ils 
n'imaginent  d'efiets  que  ceux  de  l'har- 
monie &  des  éclats  de  voix  qui  ne  ren- 
dent pas  les  fons  plus  mélodieux  mais 
plus  bruyans ,  &  ils  font  fi  malheureux 
dans  leurs  prétentions,  que  cette  harmo- 
nie même  qu'ils  cherchent  leur  échappe  ; 
à  force  de  la  vouloir  charger  ils  n'y  met- 
tent plus  de  choix ,  ils  ne  connoiiîénî: 


H    E    L    O    ï   s    E.  281 

plus  les  chofes  d'effet,  ils  ne  font  plus 
que  du  remplillage ,  ils  le  gâtent  l'oreil- 
le ,  6c  ne  font  plus  fenîibie  qu'au  bruit  ; 
enibrte  que  la  plus  belle  voix  pour  eux 
n'eu  que  celle  qui  chante  le  plus  fjrc, 
Audi  faute  d'un  genre  propre  n'ont  ils 
jamais  fait  o[ue  fuivre  pelamraenc  &  de 
loin  nos  modèles ,  ôc  depuis  leur  célèbre 
Lulli,  ou  plutôt  le  nôtre,  qui  ne  fit  qu'i- 
miter les  Opéra  dont  l'iraiieétoit  déjà 
pleine  de  fon  tems  ,on  les  a  tcjujours  vus 
à  la  pille  de  trente  ou  quarante  ans  co- 
pier ,  gâter  nos  vieux  Auteurs ,  &  faire 
à  peu  près  de  notre  muiique  comme  les 
autres    peuples   font   de   leurs   modes. 
Quand  ils  le  vantent  de  leurs  cbanfons  , 
c'eil  leur  propre  condamnation  qu'ils  pro- 
noncent ;  s'ils  lavoient  chanter  des  fen- 
timens  ils  ne  chanteroient  pas  de  l'efpric; 
mais  parce  que  leur  muHque  n'exprime 
rien  ,  elle  efl  plus  propre  aux  chanlbns 
qu'aux  Opéra  ,  &  parce  que  la  nôtre  eft 
toute  palfjonnée  ,  elle  eil  plus  propre 
aux  Opéra  qu'aux  cbanfons. 

Enfuitem'ayant  récité  fans  chant  quel- 
ques fcènes  italiennes  ,  il  me  fie  Icntir 
les  rapports  de  la  mufique  à  la  parole 
dans  le  récitatif,  de  la  mufique  au  fen- 
ument  dans  les  airs,  6c  par  tout  l'éner* 


282     La    Nouvelle 

gie  que  la  mefure  exade  &  le  choix  des 
accords  ajoute  à  l'expi  effion.  Enfin  après 
avoir  joint  à  la  connoilTance  que  j'ai  de 
la  langue  la  meilleure  idée  qu'il  me  fut 
pofTible  de  l'accent  oratoire  &.  pathéti- 
que ,  c'eft-à  dire  de  l'arc  de  parler  à  l'o- 
reille &  au  cœur  dans  un  langage  fans 
articuler  des  mots ,  je  me  mis  à  écouter 
cette  mufique  enchanterelTe  ,  &  je  fen- 
tis  bientôt  aux  émotions  qu'elle  me  eau- 
foit  que  cet  arc  avoit  un  pouvoir  fupe- 
rieuràcelui  que  j'avois  imaginé.  Je  ne 
fais  quel  fenfation  voluptueufe  me  ga- 
gnoic  infenfiblement.  Ce  n'étoit  plus  une 
vaine  fuite  de  fons,  comme  dans  nos  ré- 
cits. A  chaque  phrafe  quelque  image 
entroit  dans  mon  cerveau  ou  quelque 
fentiment  dans  mon  cœur;  le  plaifir  ne 
s'arrétoic  point  à  l'oreille  ,  il  pénétroit 
jufqu'à  l'ame  ;  l'exécution  couloit  fans 
effort  avec  une  facilité  charmante  ;  tous 
les  concertans  fembloient  animés  du  m.ê- 
me  efprit  ;  le  chanteur ,  maitre  de  fa  voix, 
en  ciroic  fans  gène  tout  ce  que  le  chant  ôc 
les  paroles  demandoient  de  lui ,  &  je 
trouvai  fur-tout  un  grand  foulagement  à 
ne  fentir  ni  ces  lourdes  cadences,  ni  ces 
pénibles  errbrts  de  voix  ,  ni  cette  con- 
trainte que  donne  chez  nous  au  muficiea 


H    E   L    O   ï   s    E,  2S5 

le  perpétuel  combat  du  chant  &  de  la 
mefure ,  qui ,  ne  pouvant  jamais  s'accor- 
der ,  ne  laiïent  gueres  moins  l'auditeur 
que  l'exécutant. 

Mais  quand   après   une    fuite   d'airs 
agréables,  on  vint  à  ces  grands  morceaux 
d'expreffion  ,  qui  favent  exciter  &  pein- 
dre le  défordre  des  pallions  violentes ,  je 
perdois  à  chaque  inftant  l'idée  de  muli- 
que  ,  de  chant ,  d'imitation  ;  je  croyois 
entendre  la  voix  de  la  douleur,  de  l'em- 
portement, du  défefpoir  ;  je  croyois  voir 
des  mères  éplorées,  des  amans  trahis, 
des  tyrans  furieux  ,  &  dans  les  agitations 
que  j'étois forcé  d'éprouver,  j'avois  peine 
à  refter  en  place.  Je  connus  alors  pour- 
quoi cette  même  mufique  qui  m'avoic 
autrefois  ennuyé ,  m'échaufibic  mainte- 
nant jufqu'au  tranlport  :  c'efl;  que  j'avois 
commencé  de  la  concevoir,  &  que  fi-tôc 
qu'elle  pouvoir  agir  elle  agilToit  avec 
toute  fa  force.  Non,  Julie,  on  ne  fup- 
porte  point  à  demi  de  pareilles  impref- 
fîons  ;    elles   font   excelîives  ou  nulles, 
jamais   foibles   ou  miédiocres  ;  il   fauc 
refter  infenfible  ou  fe  lailTer  émouvoir 
outre  mefure  ;  ou  c'eft  le  vain  bruit  d'une 
langue  qu'on  n'entend  point  ,  ou  c'ed 
une  impétuofité  de  fentimenc  qui  vous 


284    La   Nouvelle 

entraîne,  &  à  laquelle  il  efl  impolTible  à 
l'ame  de  réfifler. 

Je  n'avois  qu'un  regret;  mais  il  ne  me 
quirtoic  point  ;  c'étoit  qu'un  autre  que 
toi  formât  des  Tons  donc  j'étois  fi  touché  , 
6c  de  voir  forcir  de  la  bouche  d'un  vil 
Ctfy?riZ/o  les  plus  tendres  expreffions  de  l'a- 
mour. O  ma  Julie  !  n'eft-cepasànous  de 
revendiquer  tout  ce  qui  appartient  au 
fentiment?  Qui  fentira,  qui  dira  mieux 
que  nous  ce  que  doit  dire  &  fentir  une 
ame  attendrie  ?  Qui  faura  prononcer 
d'un  ton  plus  touchant  le  cor  mio  ,  lido- 
lo  arnato  ?  Ah  !  que  le  cœur  prêtera  d'é- 
nergie à  l'art ,  fi  jamais  nous  chantons  en- 
femble  un  de  ces  duo  charmans  qui  fonc 
couler  des  larmes  fi  délicieufes!  Je  te 
conjure  premièrement  d'entendre  un  ef- 
fai  de  cette  m.ufique  ,  foit  chez  toi ,  foit 
chez  l'inféparable.  Milord  y  conduira 
quand  tu  voudras  tout  fon  monde,  &  je 
fuis  fur  qu'avec  un  organe  auffi  fenfible 
que  le  tien ,  &  plus  de  connoilTance  que 
je  n'en  avoisde  la  déclamation  italienne, 
une  feule  féance  fuffira  pour  t'amener 
au  point  où  je  fuis ,  &  te  faire  partager 
mon  enthoufiafme.  Je  te  propofe  &  te 
prie  encore  de  profiter  du  féjour  du  Vir- 
tuofe  pour  prendre  leçon  de  lui,  comme 


H  E  L   O   ï  s  E.  285 

5'ai  commencé  de  faire  dès  ce  matin.  Sa 
manière  d'enfeigner  efl  fimple,  nette, 
&  conlïfle  en  pratique  plus  qu'en  di(- 
cours  ;  il  ne  dit  pas  ce  qu'il  faut  faire  ,  il 
le  fait  ;  &  en  ceci ,  comme  en  bien  d'au- 
tres chofes ,  l'exemple  vaut  mieux  que  la 
règle.  Je  vois  déjà  qu'il  n'efl:  queftion  que 
de  s'alîervir  à  la  mefure ,  de  la  bien  fentir  , 
de  phrafer  &  ponctuer  avec  foin,  de  fou- 
tenir  également  des  fons  &  non  de  les 
renfler ,  enfin  d'ôter  de  la  voix  les  éclats 
&  toute  la  prétintaille  françoife  ,  pour  la 
rendre  jufte  ,  exprefTive  ,  6c  flexible  ;  la 
tienne  naturellement  fi  légère  &  fi  dou- 
ce prendra  facilement  ce  nouveau  pli; 
tu  trouveras  bientôt  dans  ta  fenfibilité  l'é- 
nergie &  la  vivacité  de  l'accent  qui  ani- 
me la  mufique  italienne , 

E'I  cantar  che  nelV  anima fi  fente. 

Laiflfe  donc  pour  jamais  cet  ennuyeux 
&  lamentable  chant  françois ,  qui  reflem- 
ble  aux  cris  de  la  colique  mieux  qu'aux 
tranfports  des  pafTtons.  Apprends  à  for- 
mer ces  fons  divins  que  le  fentiment  inf. 
pire,feulsdignesde  ta  voix  ,  feuls dignes 
de  ton  cœur ,  &;  qui  portent  toujours 
avec  eux  le  charme  6c  le  feu  des  caradle- 
resfenfibles. 


â86     La  Nouvelle 


LETTRE    XLIX. 

DE     Julie. 

T.lh  calme,  les  craintes  de  fort 
Amant  ^  en  l*affurant  qu'il 
neji  point  qiiefiion  de  mariage, 
ent/elle  &"  Milord  Edouard» 

1  U  fais  bien ,  mon  amî ,  que  je  ne  puis 
t'écrire  qu'à  la  dérobée,  6c  toujours  en 
danger  d'êcre  lurprife.  Ainfi,  dansl'im- 
poffibilité  de  faire  de  longues  lettres  je 
me  borne  à  répondre  à  ce  qu'il  y  a  de  plus 
cffenciel  dans  les  tiennes ,  ou  à  fuppléer 
à  ce  que  je  ne  t'ai  pu  dire  dans  des  con- 
verfarions  non  moins  furtives  de  bouche 
que  par  écrit.  C'ed:  ce  que  je  ferai  fur- 
tout  aujourd'hui ,  que  deux  mots  au  fujet 
de  Milord  Edouard  me  font  oublier  le 
reftede  ta  lettre. 

Mon  ami ,  tu  crains  de  me  perdre  & 
me  parles  de  chanfons  !  belle  matière  à 
tracalferie  entre  amans  qui  s'entendroienc 
moins.  Vraim.ent ,  tu  n'es  pas  jaloux  , 
on  le  voit  bien  ;  mais  pour  le  coup  je  ne 
ferai  pas  jaloufe  moi-même,  car  j'ai  pé- 


H   E    L    O   ï   s   E.         287 

nécré  dans  ton  ame  8c  ne  fens  que  ta  con- 
fiance où  d'autres  croiroienc  fentir  ta  froi- 
deur. O  la  douce  &  charmante  fécurité 
que  celle  qui  vient  du  fentiment  d'une 
union  parfaite  !  C'eil  par  elle,  je  le  fais, 
que  tu  tires  de  ton  propre  cœur  le  bon 
témoignage  du  mien,  c'eft  par  elle  aufîl 
que  le  mien  te  jurtifie  ,  &  je  te  croirois 
bien  moins  amoureux  fi  je  te  voyois  plus 
allarmé 

Je  ne  fais,  ni  ne  veux  favoir,  fi  Pvlilord 
Edouard  a  d'autres  attentions  pour  m.oî 
que  celles  qu'ont  tous  les  hommes  pour 
les  perfonnes  de  mon  âge  ;  ce  n'efl  point 
de  fesfentimens  qu'il  s'agit,  mais  de  ceux 
de  mon  père  &  des  miens  ;  ils  font  aufîi 
d'accord  fur  fon  com.pte  que  fur  celui  des 
prétendus  prétendans,  dont  tu  dis  que 
tu  ne  dis  rien.  Si  fon  exclufion  &  la  leur 
fuffifant  à  ton  repos ,  fois  tranquille. 
Quelque  honneur  que  nous  fît  la  recher- 
che d'un  homme  de  ce  rang  ,  jamais  du 
conlentement  du  père  ni  de  la  fille  ,  Ju- 
lie d'Erange  ne  fera  Ladi  Bomflon.  Voi- 
là fur  quoi  tu  peux  compter. 

Ne  va  pas  croire  qu'il  ait  été  pour 
cela  quellion  de  Milord  Edouard  ,  je 
fuis  fûre  que  de  nous  quatre  tu  es  le  feul 
qui  puiffe  même  lui  fuppofer  du  goûc 


288     La   Nouvelle 

pour  moi.   Quoi  qu'il  en  foit:,  je  fais  à 
cet  égard  la  voionié  de  mon  père  fans 
qaH  en  ait  parlé  ni  à  moi  ni  à  perfonne, 
&  y:  n'en  ferois  pas  mieux  inllruite  quand 
il  nieTauroir  poficivement  déclarée.  En 
voilà  afîez  pour  calmer  tes  craintes,  c'eft- 
à-dire  ,  autant  que  tu  en  dois  favoir.   Le 
reftc  feroit  pour  toi  de  pure  curiofité , 
êc  tu  fais  que  j'ai  réfolu  de  ne  la  pas  fa- 
tisTaire.  Tu  as  beau  me  reprocher  cette 
réferve  &  la  prétendre  hors  de  propos 
dans  nos  intérêts  communs.  Si  je  l'avois 
toujours  eue ,  elle  me  feroit  moins  im- 
portante aujourd'hui.  Sans  le  compte  in- 
difcret  que  je  te  rendis  d'un  difcours  de 
mon  père ,  tu  n'aurois  point  été  te  défo- 
1er  à  Meillerie  ;    tu   ne  m'euflTes  point 
écris  la  lettre  qui  m'a  perdue  ;  je  yivrois 
innocente  &  pourrois  encore  afpirer  au 
bonheur.  Juge  par  ce  que  me  coûte  une 
feule  indifcrétion,  de  la  crainte  que  je 
dois  avoir  d'en  commettre  d'autres  !   Tu 
as  trop  d'emportement  pour  avoir  de  la 
prudence  ;  tu  pourrois  plutôt  vaincre  tes 
partions  que  les  déguifer.  La  moindre 
allarme  te  mettroit  en  fureur;  à  la  moin- 
dre lueur  favorable  tu  ne  doutérois  plus 
de  rien  ;  on  liroit  tous  nos  fecrets  dans 
ion  ame  ,  tu  détruirois  à  force  de  zèle 

tout 


H  E   L    O    ï   s    E.  289 

tout  le  fuccès  de  mes  foins.  Laiiïe-moî 
donc  les  foucis  de  l'amour  ,  &  n'en  gar- 
de que  les  plaifirs  ;  ce  parcage  cit-ilii 
pénible  ,  6c  ne  iens-tu  pas  que  tu  ne  peux 
rien  à  notre  bonheur  que  de  n'y  point 
mettre  obflacle  ? 

Hélas  1  que  me  ferviront  déformais 
ces  précautions  tardives  ?  eil-il  tems  d'af- 
fermir fes  pas  au  fond  du  précipice  ,  & 
de  prévenir  les  maux  donc  on  le  fent  ac- 
cablé? Ah!  milérablefillejC'eilbienà toi 
de  parler  de  bonheur  !  En  peut-il  jamais 
être  où  régnent  la  honte  &  le  remords  ? 
Dieu  !  quel  état  cruel ,  de  ne  pouvoir  ni 
fupporter  fon  crime ,  ni  s'en  repentir  ; 
çi'être  afiiégé  par  mille  frayeurs ,  abufé 
par  mille  eiperances  vaines  ,  &  de  ne 
jouir  pas  même  de  Thorrible  tranquillité 
du  défefpoir  !  Je  fuis  déformais  à  la  feule 
merci  du  fort.  Ce  n'efl  plus  ni  de  force 
ni  de  vertu  qu'il  efi:  quellion  ,  mais  de 
fortune  &  de  prudence,  &  il  ne  s'agic 
pas  d'éteindre  un  amour  qui  doit  durer 
autant  que  ma  vie  ;  mais  de  le  rendre 
innocent  ou  de  mourir  coupable.  Con- 
fidere  cette  fituation  ,  mon  ami  ,  &  vois 
fi  tu  peux  te  fier  à  mon  zèle  f 


Tome  7, 


290    La  Nouvelle 


LETTRE    L. 

DE     Julie. 

Keproches  quelhfait  àjonAmarit^ 
de  ce  quéchaujjé  de  vin  au  for- 
tir  d'un  long  repas  ,  //  lui  a  tenu 
des  difcours  grojjîers  accompa* 
gnés  de  manières  indécentes. 

J  E  n'ai  point  voulu  vous  expliquer  hier 
en  vous  quittant ,  la  caufe  de  la  trifleire 
que  vous  m'avez  reprochée,  parce  que 
vous  n'étiez  pas  en  état  de  m'entendre. 
JVIalgré  mon  averfion  pour  les  éclaircifle- 
mens ,  je  vous  dois  celui  ci ,  puifque  je 
l'ai  promis ,  &  je  m'en  acquitte. 

Je  ne  fais  fi  vous  vous  fouvenez  des 
étranges  difcours  que  vous  me  tîntes  hier 
au  foir,  &  des  manières  dont  vous  les  ac- 
compagnâtes; quant  à  moi,  je  ne  les  ou- 
blierai jamais  allez  tôt  pour  votre  hon- 
neur &  pour  mon  repos,  &  malheureu- 
fement  j'en  fuis  trop  indignée  pour  pou- 
voir les  oublier  aifément.  Dépareilles 
expreffions  avoient  quelquefois  frappé 
mon  oreille  en  paiTant  auprès  du  port  j 


H   E   L    O   ï   s   E.  291 

mais  je  ne  croyois  pas  qu'elles  puffenc 
jamais  fortir  de  la  bouche  d'un  honnête 
homme  ;  je  iiiis  très-fûre  au  moins  qu'el- 
les n'entrèrent  jamais  dans  le  didionnaire 
des  amans ,  &  j'étois  bien  éloignée  de 
penler  qu'elles  puffent  être  d'ulage  entre 
vous  &  moi.  Eh  Dieux  !  quel  amour  eft 
le  votre  ,  s'il  allaifonne  ainfi  (gs  plaifirs  ! 
Vousfortiez,  ileftvrai,  d'unlong  repas, 
éc  je  vois  ce  qu'il  faut  pardonner  en  ce 
pays  aux  excès  qu'on  y  peut  faire  :  c'efl 
aulfi  pour  cela  que  je  vous  en  parle. 
Soyez  certain  qu'un  têce-à-tête  où  vous 
m'auriez  traitée  ainii  de  fang- froid  eue 
été  le  dernier  de  notre  vie. 

Maiscequi  m'allarmefur  votrecomp- 
te,  c'efl  que  fouvent  la  conduite  d'un 
homme  échauffé  de  vin  n'efl  que  l'effec 
de  ce  qui  fe  pafle  au  fond  de  fon  cœur 
dans  les  autres  tems.  Croirai-je  que  dans 
un  état  où  l'on  ne  déguife  rien ,  vous  vous 
montrâtes  tel  que  vous  êtes.  Que  de- 
viendrois-je  (i  vouspenfiez  à  jeun  comme 
vous  parliez  hier  au  loir  t  Plutôt  que  de 
fupporrer  un  pareil  mépris  j'aimerois 
mieux  éteindre  un  feufi  grofTier,  &  per- 
dre un  amant  qui  fâchant  fi  mal  honorer 
fa  maîtreiïe  m^eriteroit  fi  peu  d'en  être 
eftimé.  Dites-moi ,  vous  qui  cheriiïiez 

T  z 


■2^2    La  Nouvelle 

les  fentimens  honnêtes,  feriez- vous  tom- 
bé dans  cetre  erreur  cruelle  que  l'amour 
heureux  n'a  plus  de  ménagement  à  gar- 
der avec  la  pudeur ,  &  qu'on  ne  doit  plus 
de  refped  à  celles  dont  on  n'a  plus  de  ri- 
gueur à  craindre  ?  Ah!  fi  vousaviez tou- 
jours penfé  ainfi  ,  vous  auriez  été  moins 
à  redouter  &  je  ne  ferois  pas  fi  malheu- 
reufeî  Ne  vous  y  trompez  pas,  mon 
ami  ,  rien  n'eiL  iî  dangereux  pour  les 
vrais  amans  que  les  préjuges  du  monde  ; 
tant  de  gens  parlent  d'amour  ,  6c  fi  peu 
favenc  aimer ,  que  la  plupart  prennent 
pour  fes  pures  <Sc  douces  loix  les  viles 
maximes  d'un  commerce  abjeâ:,  qui  bien- 
tôt aflbuvi  de  lui-même  a  recours  aux 
monflres de  l'imagination,  6c  fe  déprave 
pour  fe  foutenir. 

Je  ne  fais  fi  je  mi'abufe  ;  mais  il  me 
femble  que  le  véritable  amour  eft  le  plus 
chafle  de  tous  les  liens.  C'efl  lui ,  c'efl: 
fon  feu  divin  qui  fait  épurer  nos  penchans 
naturels,  en  les  concentransdans  un  feul 
objet  ;  c'ell  lui  qui  nous  dérobe  aux  ten- 
tations ,  &  qui  fait  qu'excepté  cet  objet 
unique  ,  un  fexe  n'eft  plus  rien  pour 
l'autre.  Pour  une  femme  ordinaire,  tout 
homme  efl;  toujours  un  homme;  mais 
j)our  celle  dont  le  cœur  aime ,  il  n'y  a 


H   E   L   O    ï   s    E.  295 

point  d'homme  que  fon  amant.  Que  dis- 
)e  ?  Un  amant  n'eft-U  qu'un  homme  ? 
Ah  î  qu'il  efl  un  être  bien  phis  fublime  ! 
Il  n'y  a  point  d'homme  pour  celle  qui 
aime  :  fon  amant  efl  plus;  tous  les  autres 
font  moins  ;  elle  6c  lui  font  les  feuls  de 
leur  efpece.  Ils  ne  défirent  pas,  ils  ai- 
ment. Le  cœur  ne  fuit  point  lesfens, 
il  les  guide  ;  il  couvre  leurs  égaremens 
d'un  voile  délicieux.  Non  ,  il  n'y  a  rien 
d'obfcène  que  la  débauche  &  fon  groflier 
langage.  Le  véritable  amour  toujours 
modefle  n'arrache  point  fes  faveurs  avec 
audace  ;  il  les  dérobe  avec  timidiré.  Le 
myftere  ,  le  filence  ,  la  honte  craintive 
aiguifent  &  cachent  fes  doux  tranfports; 
fa  flamme  honore  ôc  purifie  toutes  fes  ca- 
reifes;  la  décence  &  l'honnêteté  l'accom' 
pagnent  au  fein  de  la  volupté  même  ,  & 
lui  feul  fait  tout  accorder  aux  defirs  fans 
rien  ôter  à  la  pudeur.  Ah  !  dites  !  vous 
qui  connûtes  les  vrais  pîaifirs  ;  comment 
une  cynique  effronterie  pourroit  elle  s'al- 
lier avec  eux?  Comment  ne  banniroit- 
elle  pas  leur  délire  &  tout  leur  charme  ? 
Comment  ne  fouilleroic-elle  pas  cette 
image  de  perfedion  fous  laquelle  on  fe 
plaît  à  contempler  l'objet  aimé  P  Croyez^ 
moi ,  mon  ami ,  la  débauche  &  lamout 

T  3 


294     La  Nouvelle 

ne  fauroient  loger  enfemble  ,  &  ne  peu- 
vent pas  même  le  compenfer.  Le  cœur 
fait  le  vrai  bonheur  quand  on  s'aime  ,  & 
rien  n'y  peut  fuppléer  fi-tôt  qu'on  ne  s'ai- 
me plus. 

Mais  quand  vous  feriez  aiïez  malheu- 
reux pour  vous  plaire  à  ce  déshonnête 
langage ,  comment  avez- vous  pu  vous 
réfuadre  à  l'employer  fi  mal  à  propos ,  & 
à  prendre  avec  celle  qui  vous  elt  chère 
un  ton  &  des  manières  qu'un  homme 
d'honneur  doit  même  ignorer  ?  Depuis 
quandeft-il  doux  d'affliger  ce  qu'onaime, 
&  quelle  efl  cette  volupté  baibare  qui 
fe  plaît  à  jouir  du  tourment  d'autrui  ?  Je 
n'ai  pas  oublié  que  j'ai  perdu  le  droic 
d'être  refpedée  ;  mais  fi  je  l'oubliois  ja- 
mais ,  eil-ce  à  vous  de  me  le  rappeller  ? 
Eft-ce  à  l'auteur  de  ma  faute  d'en  aggra- 
ver la  punition  r  Ce  feroit  à  lui  plutôt  à 
m'en  confoler.  Tout  le  monde  a  droit 
de  me  méprifer  hors  vous.  Vous  me 
devez  le  prix  de  l'humiliation  où  vous 
m'avez  réduite,  &  tant  de  pleurs  verlés 
fur  ma  foiblefle  meritoient  que  vous 
me  la  fiffiez  moins  cruellement  fentir. 
Je  ne  fuis  ni  prude  ni  précieufe.  Hélas! 
que  j'en  fuis  loin  ,  moi  qui  n'ai  pas  fù 
même  être  fage  !  Vous  le  favez  trop , 


H   E   L    O   ï   s   E.  295 

ingrat ,  fi  ce  tendre  cœur  fait  rien  refufer 
à  l'amour  ?  Mais  au  moins  ce  qu'il  lui 
cède ,  il  ne  veut  le  céder  qu'à  lui ,  &  vous 
m'avez  trop  bien  appris  Ion  langage , 
pour  lui  en  pouvoir  fubftituer  un  fi  diffé- 
rent. Des  injures,  des  coups m'outrage- 
roient  moins  que  de  Ibmblables  carefies. 
Ou  renoncez  à  Julie  ,  ou  fâchez  être 
cftimé  d'elle.  Je  vous  l'ai  déjà  dit ,  je  ne 
connois  point  d'amour  fans  pudeur  ,  & 
s'il  m'en  coûtoit  de  perdre  le  vôtre ,  il 
m'en  coûteroit  encore  plus  de  le  confer- 
ver  à  ce  prix. 

Il  me  refte  beaucoup  de  chofe  à  dire 
fur  le  même  fujet  ;  mais  il  faut  finir  cette 
lettre  ,  &  je  les  renvoyé  à  un  autre  tems. 
En  attendant ,  remarquez  un  effet  de  vos 
faufles  maximes  fur  l'ufage  immodéré 
duvin.  Votre  cœur  n'eft  point  coupable, 
j'en  fuis  très-fûre.  Cependant  vous  avez 
navré  le  mien  ,  5c  fans  favoir  ce  que 
vous  faifiez  ,  vous  défoliez  comme  à 
plaifir  ce  cœur  trop  facile  às'allarmer, 
&  pour  qui  rien  n'ed  indiffèrent  de  ce 
qui  lui  vient  de  vous. 


T4 


2^6     La   Nouvelle 


LETTRE      LI. 

Réponse. 

L' dînant  de  Julie  ,  étonné  de  Jon 

forfait  j   renonce  au  vin. 

four  la  vie» 

1  L  n'y  a  pas  une  ligne  dans  votre  lettre 
qui  ne  me  fafle  glacer  le  fang  ,  &  j  ai 
peine  à  croire  ,  après  l'avoir  relue  vingc 
fois,  que  ce  foie  à  moi  quelle  eft  adref- 
fée.Qui  moi, moi:  j'auroisoffenlé  Julie? 
J'aurois  profané  fes  attraits  ?  Celle  à  qui 
chaque  infiant  de  ma  vie  j'offre  des  ado- 
rations ,  eût  été  en  butte  à  mes  outrages  ? 
Non  ,  je  me  ferois  percé  le  cœur  mille 
fois  avant  qu'un  projet  fi  barbare  en  eue 
approché.  Ah  !  que  tu  le  connois  mal , 
ce  cœur  qui  t'idolâtre  !  ce  cœur  qui  vole 
&  fe  profterne  fous  chacun  de  tes  pas  ! 
ce  cœur  qui  voudroit  inventer  pour  toide 
nouveaux  hommages  inconnus  aux  mor- 
tels .'  Que  tu  le  connois  mal ,  ô  Julie  .'  fi 
tu  l'accufes  de  manquer  envers  toi  à  ce 
refpedordinaire  &  commun  qu'un  amant 
vulgaire  auroit  même  pour  fa  maîtrelfe  ! 
Je  ne  crois  être  ni  impudent  ni  brutal  j 
je  hais  les  difcours  déshonnêces  6c  n'eu- 


H   E    L    O   ï   s    E.  297 

trai  de  mes  jours  dans  les  lieux  où  l'on 
apprendàles  tenir. Mais,  que  je  le  redife 
après  toi ,  que  je  rencherilïe  fur  ta  julle 
indignation  ;  quand  je  ferois  le  plus  vil 
desmortels,  quand  j'auroispalFé  mes  pre- 
miers ans  dans  la  crapule,  quand  le  goûn 
des  honteux  plailirs  pourroit  trouver  pla- 
ce en  un  cœur  où  tu  règnes;  oh!  dis- moi! 
Julie,  Ange  du  ciel,  dis-moi  comment 
je  pourrois  apporter  devant  toi  l'effronte- 
rie qu'on  ne  peut  avoir  que  devant  celles 
qui  l'aiment  P  Ah!  non,  il  n'ell:  paspoffi- 
ble  !  Un  feul  de  tes  regards  eût  contenu 
mabouche&  purifié  mon  cœur.  L'amour 
eût  couvert  mes  defirs  emportés  des  char- 
mes de  ta  modeib'e  ;  il  l'eût  vaincue  fans 
l'outrager ,  &  dans  la  douce  union  de  nos 
âmes ,  leur  feul  délire  eût  produit  les  er- 
reurs des  fens.  J'en  appelle  à  ton  propre 
témoignage.  Dis ,  fi  dans  toutes  les  fu-- 
reurs  d'une  paflion  Tans  mefure  ,  je  cetfai 
jamais  d'en  refpeder  le  charmant  objet  ! 
Si  je  reçus  le  prix  que  ma  flamme  avoir 
mérité  :  dis  fi  j'abulai  de  mon  bonheur 
pour  outrager  à  ta  douce  honte?  fi  d'une 
main  timide  l'amour  ardent  &  craintif 
attenta  quelquefois  à  tes  charmes  :  dis  11 
jamais  une  témérité  brutale  o(a  les  profa- 
ner ?  Quand  un  tranfporc  indifcrec  écar- 


298     La  Nouvelle 

te  un  infiant  le  voile  qui  les  couvre , 
l'aimable  pudeur  n'y  lubllicue-t-elle  pas 
auffi-côc  le  (ïen  f  Ce  vétemenn  lacré  t'a- 
bandonneroit-il  un  moment  quand  tu  n'en 
aurois  point  d'autre?  Incorruptibleconi- 
me  ton  ame  honnête  ,  tous  les  feux  de  la 
mienne  l'ont -ils  jamais  altéré?  Cette 
union  fi  touchante  &  fi  tendre  ne  fuffit- 
elle  pas  à  notre  félicité  ?  Ne  fait- elle  pas 
feule  tout  le  bonheur  de  nos  jours  ?  Con- 
noillons-nous  au  monde  quelques  plaifirs 
hors  ceux  que  l'amour  donne  ?  En  vou- 
drions-nous connoître  d'autres  ?  Conçois- 
tu  comment  cet  enchantement  eût  pu  fe 
détruire  ?  Comment  j'aurois  oublié  dans 
un  moment  l'honnêteté  ,  notre  amour, 
mon  honneur,  6c l'invincible refpeil que 
j'aurois  toujours  eu  pour  toi ,  quand  mê- 
me je  ne  t'aurois  point  adorée?  Non,  ne 
le  crois  pas  ;  ce  n'efl:  point  moi  qui  pus 
t'offenfer.  Je  n'en  ai  nul  fouvenir  ;  &  fi 
j'euffe  été  coupable  un  infiant ,  le  remords 
me  quitteroit-il  jamais?  Non,  Julie  ,  un 
démon  jaloux  d'un  fort  trop  heureux  pour 
un  mortel  a  pris  ma  figure  pour  le  trou- 
bler ,  &  m'a  laifTé  mon  cœur  pour  me 
rendre  plus  miferable. 

J'abjure  ,  je  détefle  un  forfait  que  j'ai 
commis ,  puifque  tu  m'en  accufes ,  mais 


H    E   L    O    ï    s    E.  299 

auquel  m'a  volonté  n'a  point  de  parc. 
Que  je  vais  l'abhorrer ,  cette  fatale  in- 
tempérance qui  me  paroilToit  favorable 
aux  épanchemens  du  cœur  ,  Se  qui  put 
démentir  fi  cruellement  le  mien  !  J'en 
fais  par  toi  l'irrévocable  ferment ,  dès 
aujourd'hui  je  renonce  pour  ma  vie  au 
vin  comme  au  plus  mortel  poifon  ;  jamais 
cette  liqueur  funefle  ne  troublera  mes 
fens;  jamais  elle  ne  fouillera  mes  lèvres, 
&  fon  délire  infenfé  ne  me  rendra  plus 
coupable  à  mon  infu.  Si  j'enfreins  ce 
vœufolemnel;  Amour,  accable-moi  du 
châtiment  dont  je  ferai  digne  ;  puiiTe  à 
l'inftant  l'image  de  ma  Julie  fortir  pour 
jamais  de  mon  cœur  ,  &  l'abandonner  à 
l'indifférence  &  au  défefpoir. 

Ne  penfes  pas  que  je  veuille  expier 
mon  crime  par  une  peine  (i  légère.  C'eft 
une  précaution  Se  non  pas  un  châtiment. 
J'attends  de  toi  celui  que  j'ai  mérité.  Je 
l'implore  pour  foulager  mes  regrets.  Que 
l'amour  offenfé  fe  venge  &  s'appaife  ; 
punis-moi  Cdns  me  haïr,  je  fouffrirai  fans 
murmure.  Sois  jude  &  févere  ;  il  le  faut , 
j'y  confens  ;  mais  fi  tu  veux  me  laifFer  la 
vie,  ôte-moitout,  hormis  ton  cœur. 


300    La    Nouvelle 


LETTRE    LIL 

DE       J   u    j;.   I   E. 

^//e  ha  fine  fort  Amant  fur  le,  /er-» 
mtnt  qu'il  a  fait  de,  ne  -plus  hoi' 
re  de  vin  ^  lui  pardonne  ^  ^  le 
relevé  defon  vœu. 

V^  O  M  M  E  N  T  ,  mon  ami ,  renoncer  au 
vin  pour  fa  maîtreiïe  ?  Voilà  ce  qu'on, 
appelle  un  facrifice  !  Oh  !  je  défie  qu'on 
trouve  dans  les  quatre  Cantons  un  hom- 
me plus  am.oureux  que  toi  !  Ce  n'eft  pas 
qu'il  n'y  ait  parmi  nos  jeunes  gens  de 
petits  Meilleurs  francifés  qui  boivent  de 
l'eau  par  air  ,  mais  tu  feras  le  premier  à 
qui  l'amour  en  aura  fait  boire  ;  c'eft  un 
exemple  à  citer  dans  les  faftes  galans  de 
la  Suiire.  Je  me  fuis  même  informée  de 
tes  déportemens ,  &  j'ai  appris  avec  une 
extrême  édification  que  foupant  hier 
chez  M.  de  Vueillerans  tu  lailfas  faire 
la  ronde  à  fîx  bouteilles  après  le  repas , 
fans  y  toucher ,  &  ne  marchandois  non 
plus  les  verres  d'eau ,  que  les  convives 
ceux  de  vin  de  la  côte.  Cependant  cette 
pénitence  dure  depuis  trois  jours  que  ma 


H    E   L    O    ï    s    E.  301 

lettre  efl  écrite  ,  6c  trois  jours  font  au 
moins  fix  repas.  Or  à  fix  repas  obfervés 
par  fidélité ,  l'on  en  peut  ajouter  fix  autres 
par  crainte  ,  &  fix  par  honte  ,  6c  fix  par 
habitude ,  6c  fix  par  obflination.  Que  de 
motifs  peuvent  prolonger  des  privations 
pénibles  dont  l'amour  feul  auroit  la  g'oi- 
re  ?  Daigneroit  il  fe  faire  honneur  de  ce 
qui  peut  n'être  pas  à  lui  r 

Voilà  plus  de  mauvailes  plaifanteries 
que  tu  ne  m'as  tenu  de  mauvais  propos  , 
il  eft  tems  d'en  rayer.  Tu  es  grave  r.atu- 
Tellement  ;  je  me  fuis  apperçue  qu'un 
long  badinage  t'échauffe ,  comme  une 
longue  promenade  échauffe  un  homme 
replet;  mais  je  tire  à  peu  près  de  toi  la 
vengeance  qu'Henri  IV.  tira  du  Duc 
de  Mayenne ,  6c  ta  Souveraine  veut  imi- 
ter la  clémence  du  meilleur  des  Rois. 
Audi -bien  je  craindrois  qu'à  force  de 
regrets  6c  d'excufes  tu  ne  te  fiiïes  à  la  fin 
un  mérite  d'une  faute  fi  bien  réparée  ,  6c 
je  veux  me  hâter  de  l'oublier  ,  de  peur 
que  fi  j'attendois  trop  long-tems  ce  ne  fût 
plus  génerofité  ,  mais  ingratitude. 

A  l'égard  de  ta  réfolution  de  renon- 
cer au  vin  pour  toujours,  elle  n'a  pas 
autant  d'éclat  à  mes  yeux  que  tu  pour- 
rois  croire  ;  les  pafiions  vives  ne  fongenc 


302     La    Nouvelle 

gueres  à  ces  petits  facrifices ,  6c  ramouf 
ne  fe  repaît  point  de  galanterie.  D'ail- 
leurs ,  il  y  a  quelquefois  plus  d'adrelTe 
que  de  courageà  tirer  avantage  pour  le 
moment  préient  d'un  avenir  incertain  , 
6c  à  le  payer  d'avance  d'une  abftinence 
éternelle  à  laquelle  on  renonce  quand  on 
veut.  Eh  )  mon  bon  ami  !  dans  tout  ce  qui 
flatte  les  fens  l'abus  eft-il  donc  infépara- 
ble  de  la  jouilîance  ?  l'ivrefle  eil-elle  né- 
celTairement  attachée  au  goût  du  vin  , 
6c  la  philofophie  leroit-elle  allez  vaine 
ou  allez  cruelle  pour  n'offrir  d'autre 
moyen  d'ufer  modérément  deschofes  qui 
plaifent,  que  de  s'en  priver  tout-à-fait  ? 
Si  tu  tiens  ton  engagement ,  tu  t'ôtes 
un  plaifir  innocent ,  6c  riiques  ta  fanté  en 
changeant  de  manière  de  vivre  :  fi  tu 
l'enfreins ,  l'amour  eft  doublement  of- 
fenfé  ,  6c  ton  honneur  même  en  fouffre. 
J'ufe  donc  en  cette  occafion  de  mes 
droits,  6c  non- feulement  je  te  relevé 
d'un  vœu  nul ,  com.me  fait  fans  mon  con- 
gé ,  mais  jeté  défends  même  de  l'obfer- 
ver  au-delà  du  terme  que  je  vais  te  pref- 
crire.  Mardi  nous  aurons  ici  lamufique 
de  Milord  Edouard.  A  la  collation  je 
t'enverrai  une  coupe  à  demi-pleine  d'un 
nedar  pur  6c  bienfaifant.  Je  veux  qu'elle 


H   E   L   O   ï   s   E.  305 

foie  bue  en  ma  préfence ,  5c  à  mon  inten- 
tion ,  après  avoir  fait  de  quelques  gouttes 
une  libation  expiatoire  aux  grâces.  En- 
fuite  mon  pénitent  reprendra  dans  les  re- 
pas l'ulage  fobre  du  vin  tempéré  par  le 
criflal  des  fontaines ,  &  comme  dis  ton 
bon  Plutarque,  en  calmant  les  ardeurs  de 
Bacchus  par  le  commerce  des  Nymphes. 
A  propos  du  concert  de  mardi  ,  cet 
étourdi  de  Regianino  ne  s'eft  il  pas  mis 
dans  la  tête  que  j'y  pourrois  déjà  chanter 
un  air  Italien  &  même  un  duo  avec  lui  ? 
Il  vouloitquejelechantaiTeavectoi  pour 
mettre  enfemble  fes  deux  écoliers  ;  mais 
il  y  a  dans  ce  duo  de  certains  ben  mio  dan- 
gereux à  dire  fous  les  yeux  d'une  mère 
quand  le  cœur  efl;  de  la  partie  ;  il  vaut 
mieux  renvoyer  cet  elfai  au  premier  con- 
cert qui  fe  fera  chez  rinféparable.  J'at- 
tribue la  facilité  avec  laquelle  j'ai  pris  le 
goût  de  cette  mufique  à  celui  que  mon 
frère  m'avoic  donné  pour  la  poefie  ita- 
lienne ,  &  que  j'ai  Ç\  bien  entretenu  avec 
toi ,  que  je  fens  aifément  la  cadence  des 
vers ,  &  qu'au  dire  de  Regianino  ,  j'en 
prends  allez  bien  l'accent.  Je  commen- 
ce chaque  leçon  par  lire  quelques  o6la- 
ves  du  TalTe  ,  ou  quelque  fcène  du  Me- 
taftafe  :  enfuite  il  me  fait  dire  <Sc  accom^ 


304      La  Nouvelle 

pagner  du  récitatif,  &  je  crois  continuer 
de  parler  ou  de  lire,  ce  qui  lurement  ne 
m'arrivoic  pas  dans  le  récitatif  françois. 
Après  cela  il  faut  foutenir  en  mefure  des 
fons  égaux  6c  jufles  ;  exercice  que  les 
éclats  auxquels  j'étois  accoutumée  me 
rendent  afiez  difficile.  Enfin  nous  paf- 
fons  aux  airs,  &  il  fe  trouve  que  lajuf- 
teffe  6c  la  flexibilité  de  la  voix,  l'expref- 
fion  pathétique  ,  les  fons  renfoncés  & 
tous  les  paflages,  font  un  effet  naturel  de 
la  douceur  du  chant  &  de  la  précifion  de 
la  mefure ,  de  forte  que  ce  qui  me  pa- 
roiiïoit  le  plus  difficile  à  apprendre  ,  n'a 
pas  même  befoin  d'être  enfeigné.  Le  ca- 
radere  de  la  mélodie  a  tant  de  rapport 
au  ton  de  la  langue,  &  une  fi  grande 
pureté  de  modulation ,  qu'il  ne  faut  qu'é- 
couter la  baffe  ôcfavoir  parler,  pour  dé- 
chiffrer aifément  le  chant.  Toutes  les 
pallions  y  font  des  expreffions  aiguës  & 
fortes;  tout  au  contraire  de  l'accent  traî- 
nant &  pénible  du  chant  françois ,  le 
fien  ,  toujours  doux  &  facile,  mais  vif 
6c  touchant ,  dit  beaucoup  avec  peu  d'ef- 
fort. Enfin ,  je  lens  que  cette  mufique 
agite l'ame  &  repofe  la  poitrine;  c'eft 
précifément  celle  qu'il  faut  à  mon  cœur 
&  à  mes  poumons.  A  mardi  donc ,  mon 

aimable 


H  E  L   O  ï   s  E.  305 

aimable  ami ,  mon  maître ,  mon  péni- 
tent ,  mon  apôtre,  hélas  !  que  ne  m'es-tu 
point?  Pourquoi  faut-il  qu'un  feul  titre 
manque  à  tant  de  droits  ? 

P.  S.  Sais-tu  qu'il  efl:  queftion  d'une 
jolie  promenade  fur  l'eau  ,  pareille 
à  celle  que  nous  fîmes  il  y  a  deux 
ans  avec  la  pauvre  Chaillot  ?  Que 
mon  rufé  maître  étoic  timide  alors  ! 
Qu'il  trembloit  en  me  donnant  la 
main  pour  fortir  du  bateau  !  Ah  ! 

rhypocrite  ! il  a  beaucoup 

changé. 


Tome  î. 


3c5    La  Nouvelle 

LETTRE     LUI. 

DE     Julie. 

La  noce  de  Tanckon  ,  qui  devait  Je 
J'aire  à  Clarens  ^  Je  fera  à  la  ville  , 
ce  qui  déconcerte  les  -projets  de, 
Julie  ^  de  fou  Amant,  Julie  lui 
propofe  un  renderj^-vous  nocturne  , 
au  rij'que  d'y  périr  tous  deux, 

x\Insi  tout  déconcerte  nos  projets, 
tout  trompe  notre  attente  ,  tout  trahie 
des  feux  que  le  ciel  eût  dû  couronner  l 
Vils  jouets  d'une  aveugle  fortune,  trif- 
tes  vidimes  d'un  moqueur  efpoir  ,  tou- 
cherons-nous  fans  cefTe  auplaifir  qui  fuit , 
fans  jamais  l'atteindre  ?  Cette  noce  trop 
vainement  defirée  devoit  fe  faire  à  Cla- 
rens  ;  le  mauvais  tems  nous  contrarie,  il 
faut  la  faire  à  la  ville.  Nous  devions  y 
ménager  une  entrevue  ;  tous  deux  obfé- 
dés  d'importuns ,  nous  ne  pouvons  leur 
échapper  en  même  tems ,  &  le  moment 
où  l'un  des  deux  fe  dérobe  eft  celui  où  il 
efl  impofîible  à  l'autre  de  le  joindre. 
Enfin,  un  favorable  infiant  fe  préfenre  , 
la  plus  cruelle  des  mères  vient  nous  l'ar- 


H   E   L    O    ï    s   E.  30^ 

racher ,  6c  peu  s'en  faut  que  cet  inftant 
ne  foit  celui  de  la  perte  de  deux  infortu- 
nés qu'il  devoit  rendre  heureux  !  Loin 
de  rebuter  mon  courage  ,  tant  d'oblla- 
cles  l'ont  irricé.  Je  ne  fais  quelle  nou- 
velle force  m'anime ,  mais  je  me  fens  une 
hardieflfe  que  je  n'euile  jamais  ;  &  fî  tu  l'o- 
fes  partager  ,  ce  foir,  ce  foir  même  peuc 
acquitter  mes  promeiïes  &  payer  d'une 
feule  fois  toutes  les  dettes  de  l'amour. 

Confulte-toi  bien  ,  mon  ami,  &  vois 
jufqu'à  quel  point  il  t'eft  doux  de  vivre  ; 
car  l'expédient  que  je  te  propofe  peuc 
nous  mener  tous  deux  à  la  mort.  Si  tu  la 
crains ,  n'achevé  point  cette  lettre  ;  mais 
fi  la  pointe  d'une  épée  n'effraye  pas  plus 
aujourd'hui  ton  cœur  ,  que  ne  l'ef- 
frayoient  jadis  les  gouffres  de  Meillerie  , 
le  mien  court  le  même  rifque  &  n'a  pas 
balancé.  Ecoute. 

Babi,  qui  couche  ordinairement  dans 
ma  chambre  efl:  malade  depuis  trois 
jours ,  &  quoique  je  vouluffe  abfolu- 
ment  la  foigner  ,  on  l'a  tranfportée  ail- 
leurs malgré  moi  :  mais  comme  elle  eft 
mieux  ,  peut-être  elle  reviendra  des  de- 
main. Le  lieu  où  l'on  mange  eft  loin  de 
l'efcalierqui  conduit  à  l'appartement  de 
ma-mere  6c  au  mien  :  à  l'heure  du  foupec 

V  2. 


^cS    La  Nouvelle 

toute  la  maifon  eft  déferte  hors  la  cuifine 
&  la  falle  à  manger.  Enfin  la  nuit  dans 
cette  maifon  eft  déjà  obfcare  à  la  même 
heure,  fon  voile  peut  dérober  aifémenc 
dans  la  rue  les  padans  aux  fpedateurs ,  & 
tu  fais  parfaitement  les  êtres  de  la  maifon. 

Ceci  fuffit  pour  me  faire  entendre. 
Viens  cet  après-midi  chez  ma  Fanchon  , 
je  t'expliquerai  le  refle,  &  redonnerai 
les  inilrudions  nécefïàires  :  que  fi  je  ne  le 
puis  je  les  laifferai  par  écrit  à  l'ancien  en- 
trepôt de  nos  lettres,  ou ,  comme  je  t'en 
ai  prévenu  tu  trouveras  déjà  celle-ci  :  car 
le  fujet  en  eft  trop  important  pour  i'ofer 
confier  à  perfonne. 

O  comme  je  vois  à  préfent  palpiter 
ton  cœur  !  Comme,  j'y  lis  tes  tranfports, 
&  comme  je  les  partage  !  Non  ,  mon 
douxam.i,  non,  nous  ne  quitterons  point 
cette  courte  vie  fans  avoir  un  inftanc 
goûté  le  bonheur.  Mais  fonge  pourtant 
que  cet  inftant  eft  environné  des  horreurs 
de  la  mort  ;  que  l'abord  eft  fujet  à  mille 
hazards ,  le  féjour  dangereux ,  la  retrai- 
te d'un  péril  extrême;  que  nous  fommes 
perdus  fi  nous  fommes  découverts ,  & 
qu'il  faut  que  tout  nous  favorife  pour 
pouvoir  éviter  de  l'être.  Ne  nous  abu- 
ïbns  point  ;  je  connois  trop  mon  père 


H   E   L    O    ï   s    E.  309 

pour  douter  que  je  ne  te  vifle  à  l'inftanc 
percer  le  cœur  de  fa  main  ,  fi  même  il 
ne  commençoit  par  moi  ;  car  fûremenc 
je  ne  ferois  pas  plus  épargnée ,  &  crois' 
tu  que  je  t'expoferois  à  ce  rifque  fi  je  n'é- 
tois  fur  de  le  partager  ? 

Penfe  encore  qu'il  n'eft  point  queftion 
de  te  fier  à  ton  courage  ;  il  n'y  faut  pas 
fonger  ;  6c  je  te  défends  même  très-expref. 
fément  d'apporter  aucune  arme  pour  ta 
défenfe  ,  pas  même  ton  épée  :  aufli-biea 
te  feroit-elle  parfaitement  inutile  ;  car  fï 
nous  fommes  furpris ,  mon  deflein  efl  de 
me  précipiter  dans  tes  bras ,  de  t'enlacer 
fortement  dans  les  miens,  &  de  recevoir 
ainfi  le  coup  mortel  pour  n'avoir  plus  à 
me  féparer  de  toi  ;  plus  heureufc  à  ma 
mort  que  je  ne  la  fus  de  ma  vie. 

J'efpere  qu'un  fort  plus  doux  nous  eft 
réfervé  ;  je  fens  au  moins  qu'il  nous  eft 
dû,  6c  la  fortune  fe  la(fera  de  nous  être 
injufle.  Viens  donc,  ame  de  mon  cœur  , 
vie  de  ma  vie  ,  viens  te  réunir  à  coi-mê- 
me. Viens  fous  les  aufpices  du  tendre 
amour,  recevoir  le  prix  de  ton  obéif- 
fance  6c  de  tes  facrifices.  Viens  avouer, 
même  au  fein  des  plaifirs,  que  c'eft  de 
l'union  des  cœurs  qu'ils  tirent  leur  plus 
grand  charme. 

V  ? 


3IO     La   Nouvelle 

LETTRE     LIV. 

A     Julie. 

L'Amant  de  Julie  dans  le  cabinet 

déjà  MuLtreffe.  Ses  tranf ports 

en  l'attendant, 

J'Arrive  plein  d'une  émotion  qui 
s'accroît  en  entrant  dans  cet  afyle.  Julie! 
me  v'oici  dans  ton  cabinet ,  me  voici  dans 
le  fandiuaire  de  tout  ce  que  mon  cœur 
adore.  Le  flambeau  de  Tamour  guidoic 
mes  pas ,  &  j'ai  paflë  fans  être  apperçu. 
Lieu  charmant,  lieu  fortuné  ,  qui  jadis 
vis  tant  reprimer  de  regards  tenJres,  tant 
étouffer  de  foupirs  brûlans;  toi  qui  vis 
naître  <Sc  nourrir  mes  premiers  feux ,  pour 
la  féconde  fois  tu  les  verras  couronner  ; 
témoin  de  ma  conftance  immortelle , 
fois  le  témoin  de  mon  bonheur  ,  &  voile 
à  jamais  les  plaifirs  du  plus  fidèle  &  du 
plus  heureux  des  hommes. 

Qje  ce  myfterieux  féjour  eft  char- 
mant? Tout  y  flatte  &  nourrit  l'ardeur 
qui  me  dévore.  O  Julie!  il  efl:  plein  de 
toi ,  6c  la  flam.me  de  mes  defirs  s'y  répand 


H   E   L    O    ï    s   E.  311 

fur  tous  tes  vefliges.  Oui ,  tous  mes  fens 
y  font  enivrés  à  la  fois.  Je  ne  lais  quel 
parfum  prefque  infenfible,  plus  doux 
que  la  rofe ,  &  plus  léger  que  l'iris  s'ex- 
hale ici  de  toutes  parts.  J'y  crois  enten- 
dre le  fon  flatteur  de  ta  voix.  Toutes  les 
parties  de  ton  habillement  éparfes  pré- 
fentent  à  mon  ardente  imagination  celles 
de  toi-même  qu'elles  recellent.  Cette 
coëffure  légère  que  parent  de  grands 
cheveux  blonds  qu'elle  feint  de  couvrir. 
Cet  heureux  fichu  contre  lequel  une  fois 
au  moins  je  n'aurai  point  à  murmurer  : 
ce  déshabillé  élégant  &  fim.ple  qui  mar- 
que fi  bien  le  goût  de  celle  qui  le  porte, 
ces  mules  fi  mignonnes  qu'un  piedfouple 
remplit  fans  peine  ;  ce  corps  fi  déiiéqui 
touche  &  embrafe  ....  quelle  taille  en- 
chanterefle  !  . . .  .  au-devant  deux  légers 
contours .  .  .  ô  fpeftacle  de  volupté  ! . . . . 
la  baleine  à  cédé  à  la  force  de  l'impref- 

fion empreintes  délicieufes  ,  que 

je  vousbaife  mille  fois! Dieux  ! 

Dieux)  que  fera-cc  quand Ah!  je 

crois  déjà  fentîr  ce  tendre  cœur  battre 
fous  une  heureufe  main  !  Julie  î  ma 
charmante  Julie!  je  te  vois,  je  te  fens  par- 
tout ,  je  te  refpire  avec  l'air  que  tu  as  ref- 
piré;  tu  pénètres  toute  ma  fubilance; 


312      La  Nouvelle 

que  ton  féjour  eft  brûlant  &  douloureux 
pour  moi!  Il  efl  terrible  à  mon  impa- 
tience.  O  viens  î  vole ,  ou  je  fuis  perdu. 

Quel  bonheur  d'avoir  trouvé  de  l'en- 
cre &  du  papier!  J'exprime  ce  que  je 
fens  pour  en  tempérer  l'excès ,  je  donne 
le  change  à  mes  tranfportsen  les  décri- 
vant. 

Il  me  femble  entendre  du  bruit.  Seroie- 
ce  ton  barbare  père  ?  Je  ne  crois  pas  être 

lâche mais  qu'en  ce  moment  la 

mort  me  feroit  horrible  !  Mon  défefpoir 
feroit  égal  à  l'ardeur  qui  me  confume. 
Ciel  !  Je  te  demande  encore  une  heure 
de  vie,  &  j'abandonne  le  refte  de  mon 
être  à  ta  rigueur.  O  defirs  !  Ô  crainte  ! 
o  pal  citations  cruelles  ! ...  on  ouvre  !..  » 

on  entre  ! c'eil  elle  !  c'eft  elle  !  je 

l'entrevois,  je  l'ai  vue,  jentends  refermer 
la  porte.  Mon  cœur ,  mon  foible  cœur  , 
tu  fuccombes  à  tant  d'agitations.  Ah  ? 
cherche  des  forces  pour  fuppoiterla  féli= 
cité  qui  t'accable  ! 


H   E   L   O  ï   s   E.  333 


LETTRE     L  V. 

A     Julie. 

Sentîmens  (T amour  cher  V Amant 
de  Julie  ^  plus  païjibks  ,  772-^2/5 
plus  affectueux  &  plus  multipliés 
après  qu  avant  lajouijfance, 

vJ  Mourons  ,  ma  douce  Amie  î  mou- 
rons la  bien  aimée  de  mon  cœur  !  Que 
faire  déformais  d'une  jeunefle  infipide 
dont  nous  avons  épuifé  tous  les  délices  ? 
Explique-moi  ,  fi  eu  le  peux ,  ce  que 
j'ai  fenti  dans  cette  nuit  inconcevable  ; 
donne-moi  l'idée  d'une  vie  ain{?.  paiïee 
ou  laiflTe  m'en  quitter  une  qui  n'a  plus 
rien  de  ce  que  je  viens  d'éprouver  avec 
toi.  J'avois  goûté  leplaifir,  &  croyois 
concevoir  le  bonheur.  Ah  !  je  n'avois 
fenti  qu'un  vain  fonge  <Sc  n'imaginois  que 
le  bonheur  d'un  enfant  !  mes  fens  abu- 
foient  mon  ame  groffiere  ;  je  ne  cher- 
chois  qu'en  eux  le  bien  fuprême  ,  &  j'ai 
trouvé  que  leurs  plaifirsépuilés  n'étoient 
que  le  commencement  des  miens.  O 
chef-d'œuvre  unique  de  la  nature  !  Divi- 
ne Julie  )  poifeiîion  délicieufe  à  laquelle 


314     La  Nouvelle 

tous  les  tranfporcs  du  plus  ardent  amour 
fuffifent  à  peine  !  Non  ,  ce  ne  font  point 
ces  tranfpo.  ts  que  je  regretce  le  plus  : 
ah  î  non,  recire  ,  s'il  le  faut ,  ces  faveurs 
enivrantes  pour  lelquelles  je  donnerois 
mille  vies  ;  mais  rends-moi  tout  ce  qui 
n'étoic  point  elles,  &  les  effaçoit  mille 
fois.  Rends-moi  cette  étroite  union  des 
âmes ,  que  tu  m'avois  annoncée  &  que 
tu  m'as  (ï  bien  fait  goûter.  Rends-moi 
cet  abattement  fi  doux  rempli  par  les 
effufionsdenos  coeurs;  rends-moi  ce  fom- 
meil  enchanteur  trouvé  fur  ton  fein;  rends- 
moi  ce  réveil  plus  délicieux  encore  ,  & 
ces  foupirs  entrecoupés  ,  &  ces  douces 
larmes  ,  &  ces  baifers  qu'une  voluptueu- 
fe  langueur  nous  faifoit  lentement  la- 
vourer  ,  &  ces  gémilTcmens  fi  tendres  , 
durant  lefquels  tu  preiTois  fur  ton  cœur 
ce  cœur  fait  pour  s'unir  à  lui. 

Dis  moi ,  Julie ,  toi  qui  d'après  ta  pro- 
pre fenfibilité  fais  fi  bien  juger  de  celle 
d'autrui ,  crois-tu  que  ce  que  je  fentois 
auparavant  fût  véritablement  de  l'amour? 
Mes  fentimens  ,  n'en  doute  pas ,  ont 
depuis  hier  changé  de  nature  ;  ils  ont 
pris  je  ne  fais  quoi  de  moins  impétueux  , 
mais  de  plus  doux  ,  de  plus  tendre  ôc  de 
plus  charmant.  Te  fouvient-il  de  cette 


H    E   L    O   ï   s    E.  315 

heure  entière  que  nous  padâmes  à  parler 
paifiblement  de  notre  amour  &  de  cec 
avenir  oblcur  &  redoutable  ,  par  qui  le 
préfsnt  nous  étoit  encore  plus  fenlîble  ; 
de  cette  heure  ,  hélas  !  trop  courte  dont 
une  légère  empreinte  de  triftenTe  rendit 
les  entretiens  fi  touchans  ?  J'étois  tran- 
quille ,  &  pourtant  j'étois  près  de  toi  ; 
je  t'adorois  ôc  ne  defirois  rien.  Je  n'ima- 
ginoispas  même  une  autre  félicité  ,  que 
de  fentir  ainfi  ton  vifage  auprès  du  mien , 
ta  refpiration  fur  ma  joue  ,  &  ton  bras 
autour  de  mon  coû.  Quel  calme  dans 
tous  mes  fens  !  Quelle  volupté  pure ,  con- 
tinue ,  univerfelle  !  Le  charme  de  la 
jouilTance  étoit  dans  l'ame  ;  il  n'en  fortoit 
plus;  il  duroit  toujours.  Quelle  differen* 
ce  des  fureurs  de  l'amour  à  une  fituation 
fi  paifible  !  C'eft  la  première  fois  de  mes 
jours  que  je  l'ai  éprouvée  auprès  de  toi  ; 
Se  cependant  juge  du  changement  étran- 
ge que  j'éprouve  ;  c'efl  de  toutes  les  heu- 
res de  ma  vie ,  celle  qui  m'eft  la  plus 
chère  ,  &  la  feule  que  j'aurois  voulu  pro- 
longer éternellement  (  i  ).   Julie,  dis- 

(  1  )  Femme  trop  facile  voulez-vous  favoir  fi  vous  êtes 
aimée  ;  examinez  votre  amant  forçant  de  vos  bras.  O 
amour  '  fi  je  regrette  i\ige  où  l^n  te  goûte ,  ce  n'eft  "as 
pour  1  heure  delajouiflànce  ;  c'^^pour  l'heure  quiiaTuiv, 


^i6    La    N  ou  V  e  l  l  e 

moi  donc  fi  je  ne  t'aimois  point  aupara- 
vant ,  ou  fi  maintenant  je  ne  t'aime  plus  ? 

Si  je  ne  t'aime  plus  ?  Quel  doute  ! 
ai-je  donc  cefTé  d'exifter ,  &  ma  vie  n'efl- 
elle  pas  plus  dans  ton  cœur  que  dans  le 
mien  ?  Je  iens  ,  je  fens  que  tu  m'es  mille 
fois  plus  chete  que  jamais ,  &  j'ai  trouvé 
dans  mon  abattement  de  nouvelles  forces 
pour  te  chérir  plus  tendrement  encore. 
J'ai  pris  pour  toi  des  fentimens  plus  pai- 
libles ,  il  efl  vrai  ,  mais  plus  affedueux 
&  de  plus  de  différentes  efpeces  ;  fans 
s'affoiblir  ils  fe  font  multipliés  ;  les  dou- 
ceurs de  l'amitié  tempèrent  les  emporte- 
mens  de  l'amour.  Se  j'imagine  à  peine 
quelque  forte  d'attachement  qui  ne  m'u- 
niife  pas  à  toi.  O  ma  charmante  maîtref- 
fe  î  ô  mon  époufe ,  ma  fœur ,  ma  douce 
amie  I  que  j'aurois  peu  dit  pour  ce  que  je 
fens ,  après  avoir  épuifé  tout  lesnomsles 
plus  chers  au  cœur  de  l'homme  ! 

Il  faut  que  je  t'avoue  un  foupçon  que 
j'ai  conçu  dans  la  honte  ôc  fhumiliation 
de  moi-même;  c'ell  que  tu  fais  mieux 
aimer  que  moi.  Oui ,  ma  Julie ,  c'efi: 
bien  toi  qui  fais  ma  vie  &  mon  être  ;  je 
t'adore  bien  de  toutes  'les  facultés  de 
mon  ame  ;  mais  la  tienne  efl  plus  ai- 
mante ,  l'amour  Ta  plus  profondémeac 


Heloïse.        317 

pénétrée  ;  on  le  voit ,  on  le  fent  ;  c'efl  lui 
qui  aninîe  ces  grâces ,  qui  règne  dans  tes 
difcours ,  qui  donne  à  tes  yeux  cette  dou- 
ceur pénétrante ,  à  ta  voix  ces  accens  (i 
touchans  ;  c'efl  lui ,  qui  par  ta  feule  pré- 
fence  communique  aux  autres  coeurs  fans 
qu'ils  s'en  apperçoivenc  la  tendre  émo- 
tion du  tien.  Que  je  fuis  loin  de  cet  étan 
charmant  qui  fe  fuffic  à  lui-même  î  je 
veux  jouir ,  &  tu  veux  aimer  ;  j'ai  des 
tranfports  ôz  toi  de  la  paffion  ;  tous  mes 
emportemens  ne  valent  pas  ta  délicieufe 
langueur  ,  &  le  fentimenc  donc  ton  cœur 
fe  nourrie  efl  la  feule  félicité  fuprême. 
Ce  n'eft  que  d'hier  feulement  que  j'at 
goûté  cette  volupté  fi  pure.  Tu  m'as 
laifîé  quelque  chofe  de  ce  charme  incon- 
cevable qui  eft  en  toi ,  &  je  crois  qu'avec 
ta  douce  haleine  tu  m'infpirois  une  ame 
nouvelle.  Hâte-toi,  je  t'en  conjure  ,  d'a- 
chever ton  ouvrage.  Prends  de  la  mienne 
tout  ce  qui  m'en  refle,  <Sc  mets  tout- à- fait 
la  tienne  à  la  place.  Non  ,  beauté  d'an- 
ge ,  ame  célefle  ;  il  n'y  a  que  des  fenti- 
mens  comme  les  tiens  qui  puiiïenc  hono- 
rer tes  attraits.  Toi  feule  es  digne  d'infpi- 
rer  un  parfait  amour ,  toi  feule  es  propre 
à  le  fentir.  Ah  !  donne- moi  ton  cœur ,  ma 
Julie ,  pour  c'aimer  comme  eu  le  mérites  î 


3i8     La   Nouvelle 

LETTRE     LVL 

DE    Claire  A  Julie. 

Démêlé  de  V Amant  de  Julie  avec 
Ji^lilord  Edouard,  Julie  en  ejl 
Voccajion.  Duel  propofé,  Claire 
qui  apprend  cette  aventure  à  J'a 
Càujine  j  lui  conjeille  d'écarter 
fon  Amant  pour  prévenir  tout 
Joupçon.  Elle  ajoute  qu  il  faut 
commencer  par  vuider  l'affaire 
de  Milord  Edouard ^  ^  par  quels 
motifs. 

J 'A  I ,  ma  chère  Coufine  ,  à  te  donner 
un  avis  qui  t'importe.  Hier  au  fuir  ton 
ami  eut  avec  Milord  Edouard  un  démêlé 
qui  peut  devenir  ferieux.  Voici  ce  que 
m'en  a  dit  M.  d'Orbe  qui  étoit  préfenc  , 
&  qui ,  inquiet  des  fuites  de  cette  affaire, 
efl  venu  ce  matin  m'en  rendre  compte. 
Ils  avoient  tous  deux  foupé  chez  Mi- 
lord ,  &  après  une  heure  ou  deux  de  mu- 
fique  ils  fe  mirent  à  cauler  &  boire  du 
punch.  Ton  ami  n'en  but  qu'un  feui 
verre  mêlé  d'eau  \  les  deux  autres  ne  fu- 


H   E   L    O    ï    s    E.  319 

rent  pas  fi  fobres  ,  &  quoique  M.  d'Orbe 
ne  convienne  pas  de  s'être  enivré  ,  je 
me  réferve  à  lui  en  dire  mon  avis  dans 
un  autre  tems.  La  converfation  tomba 
naturellement  fur  ton  compte  ;  car  tu 
n'ignores  pas  que  Milord  n'aime  à  parler 
que  de  toi.  Ton  ami,  à  qui  ces  confi- 
dences déplaiient ,  les  reçut  avec  fi  peu 
d'aménité ,  qu'enfin  Edouard  échauffé  ds 
punch  &  piqué  de  cette  féchereffe  ,  ofa 
dire  en  fe  plaignant  de  ta  froideur  , 
qu'elle  n'étoit  pas  C\  générale  qu'on  pour- 
roit  croire,  6c  que  telle  qui  n'en  difoit  mot 
n'étoit  pas  fi  mal  traité  que  lui.  A  l'inf- 
tant  ton  ami  donc  tu  connois  la  vivacité 
releva  ce  difcours  avec  un  emportemsnc 
infi.iltant  qui  lui  attira  un  démenti ,  ôz 
ils  fautèrent  à  leurs  épées.  Bomfton  à  de- 
mi-ivre fe  donna  en  courant  une  entor- 
fe  qui  le  força  de  s'afl^eoir.  Sa  jambe  en- 
fla fur  le  champ  ,  &  cela  calma  la  que- 
relle mieux  que  tous  les  foins  que  M. 
d'Orbe  s'étoit  donné.  Mais  comme  il 
étoit  attentif  à  ce  qui  fe  paffoit ,  il  vie 
ton  ami  s'approcher  ,  en  fortanc ,  de 
l'oreille  de  Milord  Edouard ,  &  il  en- 
tendit qu'il  lui  difoit  à  demi-voix  ;  Ji-tSt 
que  vous  fc  re^  en  état  de  for  tir  ^faites-moi 
donner  de  voi  nouvelles  ,  ou  j'aurai  foin 


320     La   Nouvelle 

dsm'en  informer.  N'en prene:^  pas  lapeî- 
ne  ,  lui  die  Edouard  avec  un  fouris  mo- 
queur,  vous  en  faure:^  afse:^-îôt.  Nous 
verrons  ,  reprit  froidement  ton  ami ,  & 
il  fortit.  M.  d'Orbe  en  te  remettantcette 
lettre  t'expliquera  le  tout  plus  en  détail. 
C'eil  à  ta  prudence  à  te  fuggerer  des 
moyens  d  étouffer  cette  fâcheulb  affaire, 
ou  à  me  prefcrire  de  mon  côté  ce  que  je 
dois  faire  pour  y  contribuer.  En  atten^ 
dant  le  porteur  eft  à  tes  ordres  ;  il  fera 
tout  ce  que  tu  lui  commanderas ,  &  tu 
peux  compter  fur  le  fecret. 

Tu  te  perds ,  ma  chère  ,  il  faut  que 
mon  amitié  te  le  dife.  L'engagement  où 
tu  vis  ne  peut  refier  long-tems  caché 
dans  une  petite  ville  comme  celle-ci, 
&  c'efl  un  miracle  de  bonheur  que  de- 
puis plus  de  deux  ans  qu'il  a  commencé 
tu  ne  fois  pas  encore  le  fujet  des  difcours 
publics.  Tu  le  vas  devenir  fi  tu  n'y  prends 
garde  ;  tu  le  ferois  déjà ,  fi  tu  étois  moins 
aimée  ;  mais  il  y  a  une  répugnance  fi 
générale  à  mal  parler  de  toi ,  que  c'eft  un 
mauvais  moyen  de  fe  faire  fête ,  &  un 
très-fûrdefe  faire  haïr.  Cependant  touc 
à  fon  terme;  je  tremble  que  celui  du 
myilere  ne  foit  venu  pour  ton  amour  ,  & 
il  y  a  grande  apparence  que  les  foupçons 

de 


H   E   L    O    ï   s   E.  52Î 

de  Milord  Edouard  lui  viennent  de  quel- 
ques mauvais  propos  qu'il  peuc  avoir  en- 
tendus. Songes-y  bien,  ma  chère  enfant. 
Le  guet  dit  il  y  a  quelque  tems  avoir 
vu  fortir  de  chez  toi  ton  ami  à  cinq  heu- 
res du  matin.  Heureufement  celui- ci 
fut  des  premiers  ce  difcours  ,  il  courue 
chez  cet  homme  ,  &  trouva  le  fecret  de 
le  faire  taire  ;  maisqu'ell:  ce  qu'un  pareil 
filence  ,  finon  le  moyen  d'accréditer  des 
bruits  fourdement  répandus!  La  défiance 
de  ta  mère  augmente  au(îi  de  jour  en 
jour  :  tu  fais  combien  de  fois  elle  ce  l'a 
fait  entendre.  Elle  m'en  a  parlé  à  mon 
tour  d'une  manière  alTez  dure  ,  6c  fi  elle 
ne  craignoit  la  violence  de  ton  père  ,  il 
ne  faut  pas  douter  qu'elle  ne  lui  en  eue 
déjà  parlé  à  lui-même  ;  mais  elle  l'ofe 
d'autant  moins  qu'il  lui  donnera  toujours 
le  principal  tort  d'une  conr.oilîànce  qui 
te  vient  d'elle. 

Je  ne  puis  trop  te  le  répéter  ;  fongea 
toi  tandis  qu'il  en  ell  tems  encore.  Ecar- 
te ton  ami  avant  qu'on  en  parle  ;  préviens 
des  foupçons  naiflans  que  fon  abfence  fera 
fûrement  tomber;  car  enfin  ,  que  peut- 
on  croire  qu'il  fait  ici  ?  Peut  -  être  dane 
fix  femaines,  dans  un  mois  fera-t-il  trop 
tard.  Si  le  moindre  mot  venoit  aux  oreil- 

Tovis  1.  X 


3 


22     La  Nouvelle 


les  de  ton  père ,  tremble  de  ce  qui  réfaî- 
teroit  de  l'indignation  d'un  vieux  mili- 
taire entêté  de  l'honneur  de  Ta  maifon, 
&  de  la  pétulance  d'un  jeune  homme 
emporté  qui  ne  fait  rien  endurer  :  mais 
il  faut  com.mencer  par  vuider  de  manière 
ou  d'autre  l'affaire  de  Milord  Edouard  : 
car  tu  ne  ferois  qu'irriter  ton  ami,  & 
t'attirer  un  jufte  refus,  fi  tu  lui  parlois 
d'éloignementavant  quelle  fût  terminée. 


LETTRE     LVII. 

DE     Julie.     • 

B^ai forts  de,  Julie  poiirdi(yuader  fort 
Amant  de  Jk  battre  avec  Milord 
Edouard  ^  fondées  principale^- 
ment  fur  le  foin  qu'il  doit  prendra 
de  la  réputation  de  fon  Amante  , 
Jur  la  notion  de  V honneur  réel 
^  de  la  véritable  valeur. 


O  N  ami  ,  je  me  fuis  infiruite  avec 
foin  de  ce  qui  s'efl:  paffc  entre  v.hjs  3c 
JVlilord  Edouard.  C'eft  fur  l'exaéle  con- 
noiûance  des  faits  que  votre  amie  veut: 


H    E   L    O    ï    s   E.  325 

examiner  avec  vous  comment  vous  devez 
vous  conduire  en  ceue  occafion  d'après 
les  fentimens  que  vous  profeilez  ,  &  donc 
je  fuppofe  que  vous  ne  faites  pas  une  vai- 
ne &  faufle  parade. 

Je  ne  m'informe  point  fi  vous  êtes  ver- 
fé  dans  l'art  de  l'efcrime,  ni  li  vous  vous 
fentez  en  état  de  tenir  tête  à  un  homme 
qui  a  dans  l'Europe  la  réputation  de  ma- 
nier fuperieurement  les  armes ,  &  qui 
s'étant  battu  cinq  ou  fi  fois  en  fa  vie  a 
toujours  tué  ,  bleiïé  ,  ou  défarmé  fon 
homme.  Je  comprends  que  dans  le  cas  où 
vous  êtes,  onneconfulte  pas  fon  habileté 
mais  fon  courage  ,  6c  que  la  bonne  ma- 
nière de  fe  venger  d'un  brave  qui  vous 
infulte  efl  de  faire  qu'il  vous  tue.  Palfons 
fur  une  maxime  fi  judicieufe  ;  vous  me 
direz  que  votre  honneur  &  le  mien  vous 
font  plus  chers  que  la  vie.  Voilà  donc  le 
principe  fur  lequel  il  faut  raifonner. 

Commençons  par  ce  qui  vous  regar- 
de. Pourriez  -  vous  jamais  me  dire  en 
quoi  vous  êtes  perfonnellement  ofienfé 
dans  un  difcours  où  c'eil  de  moi  feule 
qu'il  s'agiflbit?  Si  vous  deviez  en  cette 
occafion  prendre  fait  &  caufe  pour  moi  , 
c'eft  ce  que  nous  verrons  tout  à  l'heure  : 
en   attendant ,  vous  ne  fauriez  difcoa- 

Xi 


524     La  Nouvelle 

nir  que  la  querelle  ne  foit  parfaitement 
étrangère  à  votre  honneur  particulier  , 
à  moins  que  vous  ne  preniez  pour  un  af- 
front le  foupçon  d'être  aimé  de  moi.  Vous 
avez  été  infulté  ,  je  l'avoue  ;  mais  après 
avoir  commencé  vous-même  par  une  in- 
fulté atroce  ,  &  moi  dont  la  famille  efl 
pleine  de  militaires ,  &  qui  ai  tant  oui 
débattre  ces  horribles  queflions,  je  n'i- 
gnore pas  qu'un  outrage  en  réponfe  à  un 
autre  ne  l'elTace  point ,  &  que  le  premier 
qu'on  infulte  demeure  le  feul  offenfé  : 
c'efi:  le  même  cas  d'un  combat  imprévu  , 
où  l'aggreffeur  efl  le  feul  criminel ,  6c  où 
celui  qui  tue  ou  bleiïe  en  fe  défendant 
n'eft  point  coupable  de  meurtre. 

Venons  maintenant  à  moi  ;  accordons 
que  j  etois  outragée  par  le  difcours  de 
Miiord  Edouard ,  quoiqu'il  ne  fît  que  me 
rendre  juHice.  Savez-vous  ce  que  vous 
faites  en  me  défendant  avec  tant  de  cha- 
leur ôc  d'indifcrétion  ?  vous  aggravez 
fon  outrage  ;  vous  prouvez  qu'il  avoit 
raifon;  vous  facrifiez  mon  honneur  à  un 
faux  point -d'honneur  ;  vous  diffamez 
votre  maîtreffe  pour  gagner  tout  au  plus 
la  réputation  d'un  bon  fpadaffin.  Mon- 
trez-moi de  grâce,  quel  rapport  il  y  a 
entre  votre  manière  de  me  juflitier  & 


H    E   L    O   ï   s   E.  525 

ma  jufliificacion  réelle?  penfez- vous  que 
prendre  ma  caufe  avec  tant  d'ardeur  loin 
une  grande  preuve  qu'il  n'y  a  point  de 
liaifon  entre  nous,  &  qu'il  fuffife  de  faire 
voir  que  vous  êtes  brave  ,  pour  montrer 
que  vous  n'êtes  pas  mon  amant  ?  Soyez  lûr 
que  tous  les  propos  de  Milord  Edouard 
me  font  moins  de  tort  que  votre  condui- 
te ;  c'eft  vous  feul  qui  vous  chargez  par 
cet  éclat  de  les  publier  6c  de  les  confir- 
mer. Il  pourra  bien ,  quant  à  lui ,  éviter 
votre  épée  dans  le  combat  ;  mais  jamais 
ma  réputation  ni  mes  jours  ,  peut-être  , 
n'éviteront  le  coup  mortel  que  vous  leur 
portez. 

Voilà  des  raifons  trop  folides  pour 
que  vous  ayez  rien  ,  qui  le  puiiïe  être  ,  à 
y  répliquer  ;  mais  vous  combattrez ,  je  le 
prévois ,  la  raifon  par  l'ufage  ;  vous  me 
direz  qu'il  eil  des  fatalités  qui  nous  entraî- 
nent malgré  nous  ;  que  dans  quelque  cas 
que  ce  foit,un  démenti  ne  fe  fouffre  jamais: 
éc  que  quand  une  affaire  a  pris  un  certain 
tour  ,  on  ne  peut  plus  éviter  de  fe  battre 
ou  de  fe  déshonorer.  Voyons  encore. 

Vous  fouvient'il  d'une  diilindion  que 
vous  me  fîtes  autrefois  dans  une  occafion 
importante  ,  entre  l'honneur  réel  & 
l'honneur  apparent  ?  Dans  laquelle  des 

X  3 


^26    La   Nouvelle 

deux  claflfes  mettrons-nous  celui  dont  il 
s'agit  aujourd'hui  ?  Pour  moi ,  je  ne  vois 
pas  comment  cela  peut  même  faire  une 
queilion.  Qu'y  a-t-il  de  commun  entre 
la  gloire  d'égorger  un  homme  &  le  té- 
moignage d'une  ame  droite  ,  &:  quelle 
prife  peut  avoir  une  vaine  opinion  d'au- 
trui  fur  l'honneur  véritable  ,  dont  toutes 
les  racines  font  au  fond  du  cœur  f  Quoi  ! 
les  vertus  qu'on  a  réellement  périlfent- 
elles  fous  les  menfonges  d'un  calomnia- 
teur r  Les  injures  d'un  homme  ivre  prou- 
vent-elles qu'on  les  mérite  ,  6c  l'honneur 
du  fage  feroit-il  à  la  merci  du  premier 
brutal  qu'il  peut  rencontrer  ?  Me  direz- 
vous  qu'un  duel  témoigne  qu'on  a  du 
cœur  ,  &  que  cela  fuffit  pour  effacer  la 
honte  ou  le  reproche  de  tous  les  autres 
vices  r  Je  vous  demanderai  quel  honneur 
peut  di6ler  une  pareille  décifion ,  & 
quelle  raifon  peu:  lajuftifier  r  A  ce  comp- 
te un  fripon  n'a  qu'à  fe  battre  pour  cefler 
d'être  un  fripon  ;  les  difcours  d'un  men- 
teur deviennent  des  vérités,  fi-tot  qu'ils 
font  foutenus  à  la  pointe  de  l'épée  ,  6c  il 
Ton  vousaccufoit  d'avoir  tué  un  homme  , 
vous  en  iriez  tuer  un  fécond  pour  prou- 
ver que  celan'efl  pas  vrai  r  Ainfi ,  vertu  , 
vice  ;,  honneur  ,  infamie ,  vérité  ,  men- 


H   E   L    O    ï    s    E.  327 

fonge,  tout  peut  tirer  fon  être  de  1  évé- 
nement d'un  combat  ;  une  falle  d'armes 
etl  le  fiége  de  toute  juftice  ;  il  n'y  a  d'au- 
tres droit  que  la  force  ,  d'autre  railbn 
que  le  meurtre  ;  toute  la  réparation  due 
à  ceux  qu'on  outrage  eu.  de  les  tuer  ,  5c 
toute  oflenfe  efl  également  bien  lavée 
dans  le  fang  de  l'offcnfeur  ou  deToffen- 
fé  ?  Dites,  (i  les  loups  favoient  raifonner 
auroient  -  ils  d'autres  maximes?  Jugez 
vous-même  par  le  cas  où  vous  êtes  fi  j'exa- 
gère leur  abfurdité.  De  quoi  s'agit-il  ici 
pour  vous  ?  D'un  démenti  reçu  dans  une 
occafion  où  vous  mentiez  en  etîet.  Pen- 
fez-vous  donc  tuer  la  vérité  avec  celui 
que  vous  voulez  punir  de  l'avoir  dite  f 
Songez-vous  qu'en  vous  foumettant  au 
fort  d'un  duel,  vous  appeliez  le  ciel  en 
témoignage  d'une  fauffeté  ,  6c  que  vous 
ofez  dire  à  l'arbitre  des  combats  ;  viens 
foutenir  la  caufe  injufte ,  &  faire  triom- 
pher la  menfonge  ?  Ce  biafphême  n  a- 
t-il  rien  qui  vous  épouvante  ?  Cette  ab- 
furdité n'a-t-elle  rien  qui  vous  révolte  ? 
Eh  Dieu  !  quel  eft  ce  miferable  honneur 
qui  ne  craint  pas  le  vice  mais  le  repro- 
che ,  (Se  qui  ne  vous  permet  pas  d'en- 
durer d'un  autre  un  démenti  reçu  d'a- 
vance de  votre  propre  cœur. 

X4. 


528     La   Nouvelle 

Vous  qui  voulez  qu'on  profite  pour 
foi  de  fes  Icdures ,  profitez  donc  des 
vôrres  ,  &  cherchez  (î  l'on  vit  un  feul  ap- 
pel fur  la  terre  quand  elle  étoit  couverte 
de  Héros  r  Les  plus  vaillans  hommes  de 
l'antiquité  fongerent  ils  jamais  à  venger 
leurs  injures  per Tonnelles  par  des  com- 
bats particuliers  ?  Céfar  envoya-t-il  un 
cartel  à  Caton  ,  ou  Pompée  à  Céfar, 
pour  tant  d'affronts  réciproques  ,  &  le 
plus  grand  Capitaine  de  la  Crrece  fut-il 
déshonoré  pour  s'être  laide  menacer  du 
bâton?  D'autres  tems,  d'autres  mœurs, 
je  le  fais;  mais  n'y  en  a-t-il  que  de  bonnes. 
Se  n'oferoit-on  s'enquérir  fi  les  mœurs 
d'un  tems  font  celles  qu'exige  le  folide 
lipnneur  ?  Non  ,  cet  honneur  n'efl:  point 
variable  ,  il  ne  dépend  ni  des  tems  ni  des 
lieux  ni  des  préjugés ,  il  ne  peut  ni  paf- 
fer  ni  renaître  ,  il  a  fa  fource  éternelle 
dans  le  cœur  de  l'homm.e  jurte  &  dans  \a, 
légle  inaltérable  de  fes  devoirs.  Si  les 
peuples  les  plus  éclairés ,  les  plus  braves, 
les  plus  vertueux  de  la  terre  n'ont  poinc 
connu  le  duel ,  je  dis  qu'il  nell  pas  une 
jnftitution  de  l'honneur,  mais  une  mode 
affreufe  &  barbare  digne  de  fa  féroce 
origine,  Refle  à  favoir  fi,  quand  il  s'a- 
git de  fa  vie  ou  de  celle  d'aucrui ,  l'hom 


H    E    L    O    ï    s    E.  329 

rêre  fiomme  fe  régie  fur  la  mode ,  &  s'il 
n'y  a  pas  alcus  j-ius  de  vrai  courage  à  la 
bravfr  qu'à  la  iuivre  r  Que  feroic  à  votre 
avis  ,  celi:i  qui  s'y  veut  alîervir  ,  dans  des 
lieux  où  règne  un  ulage  contraire  ?  A 
JVleiïine  ou  à  Naples ,  il  iroic  attendre 
fon  horamne  au  coin  d'une  rue  ôcle  poi- 
gnarder par  derrière.  Cela  s'appelle  être 
brave  en  ce  pays  -  là  ,  (5c  l'honneur  n'y 
confide  pas  à  le  faire  tuer  par  fon  enne- 
mi ,  mais  à  le  tuer  lui  même. 

Gardez  -  vous  donc  de  confondre  le 
nom  facré  de  l'honneur  avec  ce  préjugé 
féroce  qui  mec  toutes  les  vertus  à  la  poin- 
te d'une  épée  ,  &  n'ert:  propre  qu'à  faire 
de  braves  fcéleracs.  Que  cette  méthode 
puilTe  fournir  fi  l'on  veut  un  fupplément 
à  la  probité  ,  par-tout  où  la  probité  rè- 
gne fon  fupplément  n'eft-il  pas  inutile, 
&  que  penfer  de  celui  qui  s'expofe  à  la 
ntort  pour  s'exempter  d'être  honnête 
homme  ?  Ne  voyez-vous  pas  que  les  cri- 
mes que  la  honte  (5c  l'honneur  n'ont  point 
empêchés  ,  font  couverts  &  multipliés 
par  la  fauiTe  honte  &  la  crainte  du  blâ- 
me ?  C'elt  elle  qui  rend  l'homme  hypo- 
crite Se  menteur;  c'ert:  elle  qui  lui  fait 
verfer  le  fang  d'un  ami  pour  un  mot  in- 
difcret  cju'il  de  vroit  oublier  ;  pour  un  re- 


3^0     La    Nouvelle 

proche  mérité  qu'il  ne  peut  fouffrir,  C'eH 
elle  qui  transforme  en  furie  infernale 
une  fille  abufée  ôc  craintive.  Ceft  elle  , 
6  Dieu  puiiïanc!  qui  peut  armer  la  main 
maternelle  contre  le  cendre  fruit ....  je 
fens  défaillir  mon  ame  à  cette  idée  hor- 
rible ,  Si  je  rends  grâces  au  moins  à  celui 
qui  fonde  les  cœurs  d'avoir  éloigné  du 
mien  cet  honneur  affreux  qui  n'infpire 
que  des  forfaits  6l  fait  frémir  la  nature. 
Rentrez  donc  en  vous-même  ,  &  con- 
fiderez  s'il  vous  eft  permis  d'attaquer  de 
propos  délibéré  la  vie  d'un  homme  ,  ôc 
d'expofer  la  vôtre  pour  fatisfaireune  bar- 
bare ôc  dangereufe  fantaifie  qui  n'a  nul 
fondement  rai  fonnable  ,  &  fi  le  triile  fou- 
venir  du  fang  verfé  dans  une  pareille  oc- 
cafion  peut  cefier  de  crier  vengeance  au 
fond  du  cœur  de  celui  qui  l'a  fait  couler? 
Connoifl"ez-vous  aucun  crime  égalàl'ho- 
micide  volontaire,  &  fi  la  bafe  de  toutes 
les  vertus  eft  l'humanité  ,  que  penferons- 
nous  de  l'homme  fanguinaire  &  dépravé 
qui  l'ofe  attaquer  dans  la  vie  de  fon  fem- 
blable  ?  Souvenez- vous  de  ce  que  vous 
m'avez  dit  vous-même  contre  le  fervice 
étranger  ;  avez-vous  oublié  que  le  ci- 
toyen doit  fa  vie  à  la  patrie  &  n'a  pas  le 
droit  d'en  difpofer  fans  le  congé  desloix  5, 


H    E    L    O    ï    s    E.  331 

à  plus  force  raifon  contre  leur  défenfe  ? 
O  mon  ami  !  fi  vous  aimez  iincerement 
la  vertu  ,  apprenez  à  la  fervir  à  Ta  mode 
êc  non  à  la  mode  des  hommes.  Je  veux 
qu'il  en  puille  réfuker  quelque  inconvé- 
nient. Ce  mot  de  vertu  n'eft-il  donc  pour 
vous  qu'un  vain  nom,  &  ne  ferez»vous 
vertueux  que  quand  il  n'en  coûtera  rien 
de  l'être  r 

Mais  quels  font  au  fond  ces  inconvé- 
niens  ?  Les  murmures  des  gens  oififs, 
des  méchans,   qui  cherchent  à  s'amufer 
desmalheurs  d'autrui  &  voudroient  avoir 
toujours  quelque  hiltoire  nouvelle  à  ra- 
conter. Voilà  vraiment  un  grand  motif 
pour  s'entre-égorger  !  fi  le  philolophe  & 
le  fage  fe  règlent  dans  les  plus  grandes 
affaires  de  la  vie  fur  les  difcours  infenfés 
de  la  multitude ,  que  fert  tout  cet  apareil 
d'études,  pour  n'être  au  fond  qu'un  hom- 
me vulgaire?  Vous  n'ofez  donc  facrifier 
le  reffentiment  au  devoir  ,  à  l'eftime ,  à 
l'amitié,  de  peur  qu'on  ne  vous  accufe  de 
craindre  la  mort  r  Pefez  les  chofes ,  mon 
bon  ami,  &  vous  trouverez  bien  plus  de 
lâcheté  dans  la  crainte  de  ce  reproche, 
que    dans  celle  de  la  mort  même.   Le 
fanfaron  ,   le  poltron  veut  à  coure  force 
pafTer  pour  brave  ; 


33^     La    Nouvelle 

Ma  verace  valor  ,   ben  che  negletto  > 
E'  di  fe  Jlesfo  cifefreggio  asfai  chiaro. 

Celui  qui  feint  d'envifager  la  mort 
fans  effroi ,  ment.  Tout  homme  craint  de 
mourir  ,  c'eft  la  grande  loi  des  êtres 
fenfibles ,  fans  laquelle  toute  efpece  mor- 
telle feroit  bientôt  détruite.  Cette  crain- 
te eil  un  fimple  mouvement  de  la  natu- 
re ,  non-feulement  indiffèrent  mais  bon 
en  lui  -  même  &  conforme  à  l'ordre. 
Tout  ce  qui  la  rend  honteufe  6c  blâma- 
ble ,  c'efl  qu'elle  peut  nous  empêcher 
de  bien  faire  &  de  remplir  nos  devoirs. 
Si  la  lâcheté  n'étoit  jamais  un  obftacle  à 
la  vertu ,  elle  cefferoit  d'être  un  vice.  Qui- 
conque efl  plus  attaché  à  fa  vie  qu'à  fon 
devoir  ne  fauroic  être  folidement  ver- 
tueux ,  j'en  conviens.  Mais  expliquez- 
moi  ,  vous  qui  vous  piquez  de  raifon  , 
quelle  efpece  démérite  on  peut  trouver  à 
braver  la  mort  pour  commettre  un  crime? 

Quand  il  feroit  vrai  qu'on  fe  fait  mé- 
prifer  en  refuiant  de  fe  battre  ,  quel  mé- 
pris efl:  le  plus  à  craindre  ,  celui  des  au- 
tres en  faifant  bien  ,  ou  le  lien  propre 
en  faifant  mal  ?  Croyez-moi ,  celui  qui 
s'eftime  véritablement  lui-même  eft  peu 
fenfible  à  l'injuHe  mépris  d'autrui ,  &  ne 


H  E  L  o  ï  s  E.       335 

craint  que  d'en  être  digne  :  carie  bon  Se 
l'honnête  ne  dépendent  point  du  juge- 
ment des  hommes ,  mais  de  la  nature  des 
chofes,  &  quand  toute  la  terre  approuve- 
roitl'adion  que  vous  allez  faire,  elle  n'en 
feroit  pas  moins  honteule.   Mais  il  eft 
faux  qu'à  s'en  abflenir  par  vertu  l'on  fe 
faiïe  méprifer.  L'homme  droit  dont  toute 
la  vie  ell  ians  tache  &  qui  ne  donna  jamais 
aucun  figne  de  lâcheté  ,  refufera  de  fouil- 
ler fa  main  d'un  homicide  &  n'en  fera  que 
plus  honoré.  Toujours  prêta  fervir  la  pa- 
trie ,  à  protéger  le  foible,  à  remplir  les 
devoirs  les  plus  dangereux ,  6c  à  défendre 
en  toute  rencontre  jufte  ôc  honnête  ce  qut 
lui  efl  cher  au  prix  de  fon  fang  ,  il  mec 
dans  fes  démarches  cette  inébranlable  fer- 
meté qu'on  n'a  point  fans  le  vrai  courage. 
Dans  la  fécurité  de  fa  confcience,  il  mar- 
che la  tête  levée,  il  ne  fuit  ni  ne  cherche 
fon  ennemi.  On  voit  aifément  qu'il  crainc 
moins  de  mourir  que  de  mal  faire ,  &  qu'il 
redoute  le  crime  6c  non  le  péril.  Si  les 
vils  préjugés  s'élèvent  un  inlîant  contre 
lui ,  tous  les  jours  de  fon  honorable  vie 
font  autant  de  témoins  qui  les  récufent  , 
6c  dans  une  conduite  fi  bien  liée  on  juge 
d'une  adion  fur  toutes  les  autres. 

Mais  favcï-YOUs  ce  qui  rend  cette  mo- 


334    La  Nouvelle 

deration  fi  pénible  à  un  homme  ordinai- 
re r  C'eft  la  difficulté  de  la  foutenir  digne- 
ment. C'ell  la  nécelîité  de  ne  commettre 
enfuite  aucune  adion  blâmable.  Car  fi  la 
crainte  de  mal  faire  ne  le  retient  pas  dans 
ce  dernier  cas ,  pourquoi  l'auroit  elle  re- 
tenu dans  l'autre  où  l'on  peut  fuppofer  un 
motif  plus  naturel:  On  voit  bien  alors 
que  ce  refus  ne  vient  pas  de  vertu  ,  mais 
de  lâcheté,  &  l'on  fe  mocque  avec  raifon 
d'un  fcrupule  qui  ne  vient  que  dans  le 
péril.  N'avez-vous  point  remarqué  que 
les  hommes  fi  ombrageux  &  fi  prompts  à 
provoquer  les  autres ,  font  pour  la  plu- 
part ,  de  très-malhonnêtes  gens,  qui ,  de 
peur  qu'on  n'ofe  leur  montrer  ouverte- 
ment le  mépris  qu'on  a  pour  eux ,  s'effor- 
cent de  couvrir  de  quelques  affaires  d'hon- 
neur l'infamie  de  leur  vie  entière  ?  Efl  ce 
à  vous  d'imiter  de  tels  hommes  ?  Met- 
tons encore  à  part  les  militaires  de  pro- 
feffion  qui  vendent  leur  fang  à  prix  d'ar- 
gent :  qui,  voulant  conferver  leur  place , 
calculent  par  leur  intérêt  ce  qu'ils  doi- 
vent à  leur  honneur  ,  Se  favent  à  un  éca 
près  ce  que  vaut  leur  vie.  Mon  ami  ^ 
îaiiïez  battre  tous  ces  gens-là.  Rien 
n'efl:  moins  honorable  que  cet  honneur 
dont  ils  font  fi  grand  bruit  j    ce  n'eil 


H  E  L  o  ï  s  E.         335 

qu'une  mode  infenfée  ,  une  faufie  imita- 
tion de  vertu  qui  fe  pare  des  plus  grands 
crimes.  L'honneur  d'un  homme  commue 
vous  n'eft  point  au  pouvoir  d'un  autre, 
il  efl:  en  lui-même  &  non  dans  l'opinion 
du  peuple;  il  ne  fe  défend  ni  par  l'épée 
ni  par  le  bouclier  ,  mais  par  une  vie  in- 
tègre &  irréprochable,  &  ce  combat  vaut 
bien  l'autre  en  fait  de  courage. 

C'eft  par  ces  principes  que  vous  devez 
concilier  les  éloges  que  j'ai  donnés  dans 
tous  les  tems  à  la  véritable  valeur  avec  le 
mépris  que  j'eus  toujours  pour  les  faux 
braves,  j'aime  les  gens  de  cœur  6c  ne 
puis  fouffrir  les  lâches  ;  je  romprois  avec 
un  amant  poltron  que  la  crainte  feroic 
fuir  le  danger,  &  je  penfe  comme  tou- 
tes les  femmes  que  le  feu  du  courage  ani- 
me celui  de  l'amour.  Mais  je  veux  que 
la  valeur  fe  montre  dans  lesoccafions  lé- 
gitimes ,  &  qu'on  ne  fe  hâte  pas  d'en 
faire  hors  de  propos  une  vaine  parade  , 
comme  fi  l'on  avoit  peur  de  ne  la  pas  re- 
trouver au  befoin.  Tel  fait  un  effort  5c 
fe  préfente  une  fois  pour  avoir  droit  de 
fe  cacher  le  refte  de  fa  vie.  Le  vrai  cou- 
rage a  plus  de  confiance  &  moins d'em- 
preffement  ;  il  efl  toujours  ce  qu'il  doit 
être  ;  il  ne  faut  ni  l'exciter  ni  l,e  retenir  , 


53^    La  Nouvelle 

l'homme  de  bien  le  porte  par-tout  avec 
lui  ;  au  combat  contre  l'ennemi  ;  dans 
un  cercle  en  faveur  des  abfens  6c  de  la  vé- 
rité ;  dans  fon  lit  contre  les  attaques  de  la 
douleur  6c  de  la  mort.  La  force  de  l'ame 
qui  l'infpire  efl:  d'ufage  dans  tous  les 
tems  ;  elle  met  toujours  la  vertu  au-de(Tus 
des  événemens,  &  ne  confide  pas  à  fe 
battre ,  mais  à  ne  rien  craindre.  Telle 
ell ,  mon  ami ,  la  forte  de  courage  que 
j'ai  fouvent  louée,  &  que  j'aime  a  trou- 
ver en  vous.  Tout  le  refte  n'e(l  qu'érour- 
derie,  extravagance,  férocité  ,  c'ert  une 
lâcheté  de  s'y  foumectre  ,  &  je  ne  mé- 
prife  pas  moins  celui  qui  cherche  un  pé- 
ril inutile ,  que  celui  qui  fuit  un  péril 
qu'il  doit  affronter. 

Je  vous  ai  fait  voir,  fi  je  ne  me  trom- 
pe ,  que  dans  votre  démêlé  avec  Milord 
£douard  votre  honneur  n'efl  point  inte- 
reffé  ;  que  vous  compromettez  le  mien 
en  recourant  à  la  voie  des  armes  ;  que 
cette  voie  n'eft  ni  jufle ,  ni  railonnable  , 
ni  permife;  qu'elle  ne  peut  s'accorder 
avec  les  fentimens  dont  vous  faites  pro- 
feffion  ;  qu'elle  ne  convient  qu'à  de  mal- 
honnêtes gens  qui  font  fervir  la  bravoure 
de  fupplément  aux  vertus  qu'ils  n'ont  pas, 
OU  aux  Officiers  ^ui  ne  fe  battent  poinc 

pas 


H  R  L  o  ï  s  E.         337 

par  honneur  mais  par  intérêt  ;   qu'il  y  a 
plus  de  vrai  courage  à  la  dédaigner  qu'à 
la  prendre  ;   que  les  inconvéniens  aux- 
quels on sexpore  en larejettant  font  inle- 
parables  de  la  pratique  des  vrais  devoirs 
6c  plus  apparens  que  réels  ;  qu'entin  les 
hommes  les  plus  prompts  à  y  recourir 
font  toujours  ceux  dont  la  probité  eil  la 
plus  futpede.  D'où  je  conclus  que  vous  ne 
fauriez  en  cette  occafion  ni  faire  ni  accep- 
ter un  appel  ,  fans  renoncer  en  mcme- 
rems  à  la  raifon ,  à  la  vertu ,  à  l'honneur  , 
6c  à  moi.   Retournez  mes  raifonnemens 
comme  il  vous  plaira  ,  entaflez  de  votre 
part  fophifme  fur  fophifme;  il  fe  trou- 
vera toujours  qu'un  homme  décourage 
n'eft  point  un  lâche ,  6c  qu'un  homme  de 
bien  ne  peut  être  un  homme  fans  honneur. 
Or  je  vous  ai  démontré  ,  ce  me  femble  , 
que  rhomme  de  courage   dédaigne  le 
duel ,  6c  que  l'homme  de  bien  l'abhorre. 
J'ai  cru,  mon  ami,  dans  une  matière 
aulfi  grave  ,  devoir  faire  parler  la  raifoa 
feule  ,  6c  vous  préfenter  les  chofes  exac- 
tement telles  qu'elles  font.  Si  j'avois  vou- 
lu les  peindre  telles  que  je  les  vois,  6c  fai» 
re  parler  le  fentiment  6c  l'humanité ,  j'au- 
rois  pris  un  langage  fort  différent.  Vous 
(avez  que  mon  pcre  daiis  fa  jcuneffe  eut 
Tome  /,  Y 


33^    La  Nouvelle 

le  malheur  de  tuer  un  homme  en  dueî  ; 
cet  homme  étoit  ion  ami;  ils  le  battirenc 
à  regret ,  l'infenie  point-d'honneur  les  y 
contraignit.  Le  coup  mortel  qui  priva 
l'un  de  la  vie  ôta  pour  jamais  le  reposa 
l'autre.  Letrifteremordsn'apûdepuisce 
rems  ibrtir  de  ion  cœur  ;  fouvent  dans  la 
Iblitude  on  l'entend  pleurer  &  gémir  ;  il 
croit  fentir  encore  le  fer  poulie  par  fa 
main  cruelle  entrer  dans  le  cœur  de  fon 
ami  ;  il  voit  dans  l'ombre  de  la  nuit  fon 
corps  pâle  &  langlant;  il  contemple  en 
frémiffant  la  plaie  mortelle  ;  il  voudroic 
étancher  le  fang  qui  coule;  l'effroi  le  fai- 
fit ,  il  s'écrie ,  ce  cadavre  affreux  ne  cef- 
fe  de  le  pourfuivre.  Depuis  cinq  ans  qu'il 
a  perdu  le  cher  foutien  de  fon  nom  &  l'ef- 
poir  de  fa  famille ,  il  s'en  reproche  la 
mort  comme  un  julle  châtiment  du  ciel, 
qui  vengea  l'ur  fon  fils  unique  le  père  in* 
fortuné  qu'il  priva  du  fien. 

Je  vous  l'avoue  ;  tout  cela  joint  à  mon 
averiion  naturelle  pour  la  cruauté  m'inf- 
pire  une  telle  horreur  des  duels ,  que  je 
les  regarde  comme  le  dernier  degré  de 
brutalité  où  les  hom_mes  puiifent  parve- 
nir. Celui  qui  va  ie  battre  de  gaieté  de 
cœur  n'efl  à  mes  yeux  qu'une  béte  féroce 
q^ui  s'efforce  d'eu  déchirer  un  auire ,  ^ 


H  E  L  o  ï  s  E.  339 

s'il  refte  le  moindre  fentiment  naturel 
dans  leur  ame  ,  je  trouve  celui  qui  peric 
moinsà  plaindre  que  le  vainqueur.  Voyez 
ces  hommes  accoutumés  au  fang  ;  ils  ne 
bravent  les  remords  qu'en  étouffant  la 
voix  de  la  nature  ;  ils  deviennent  par 
dégrés  cruels ,  infenfibles  ;  ils  fe  jouenc 
de  la  vie  des  autres ,  Ôc  la  punition  d'a- 
voir pu  manquer  d'humanité  efl;  de  la 
perdre  enfin  tout- à- fait.  Que  font-ils  dans 
cet  état?  réponds,  veux-tu  leur  devenir 
femblable?  Non  ,  tu  n'es  point  fait  pour 
cet  odieux  abbrutiflement  ;  redoute  le 
premier  pas  qui  peut  t'y  conduire  :  ton 
ame  ell  encore  innocente  &  faine ,  ne 
commence  pas  à  la  dépraver  au  péril  de 
ta  vie ,  par  un  effort  fans  vertu ,  un  crime 
fans  plaifir  ,  un  point -d'honneur  fans 
raifon. 

Je  ne  t'ai  rien  dit  de  ta  Julie  ;  elle  ga- 
gnera, fans  doute,  à  laiiïer  parler  ton 
cœur.  Un  mot ,  un  feul  mot ,  &  je  te 
livre  à  lui.  Tu  m'as  honorée  quelque- 
fois du  tendre  nom  d'époufe  :  peut-être 
en  ce  moment  dois-je  porter  celui  de 
mère.  Veux-tu  me  laiifer  veuve  avanc 
qu'un  nœud  facré  nous  uniflTe  r 

P.  S.  J'employe  dans  cette  lettre  une 
autorité  à  laquelle  jamais  homme 

y  2 


34^    La  Nouvelle 

fage  n'a  réfilié.  Si  vous  refufez  de 
vous  y  rendre  ,  je  n'ai  plus  rien  à 
vous  dire  ;  mais  penfez-y  bien  au- 
paravant. Prenez  huit  jours  de  ré- 
flexion pour  méditer  fur  cet  im- 
portant lujet.  Ce  n'efl  pas  au  nom 
de  la  raifon  que  je  vous  demande  ce 
délai  ,  c'eft  au  mien.  Souvenez- 
vous  que  j'ufe  en  cette  occafion  du 
droit  que  vous  m'avez  donné  vous- 
même  &  qu'il  s'étend  au  moins  juf- 
ques-là. 


LETTRE     LVIII. 

DE  Julie  a  Milord  Edouard. 

T^lh  lui  avoue,  quelle  a  un  Amant 
Maître  Je  fon  cœur  ^  de  fa  per» 
Jonne.  Elle  en  fait  l*  éloge  ^  6* 
jure  quelle  ne  lui  furvivra  pas, 

V^E  n'efl:  point  pour  me  plaindre  de 
vous,  Milord  ,  que  je  vous  écris  :  puif- 
que  vous  m'outragez  ,  il  faut  bien  que 
j'aie  avec  vous  des  torts  que  j'ignore. 
Comment  concevoir  qu' un  tonnêce  hom- 


H   E  L   O   ï   S   Eo  545 

me  voulût  déshonorer  fans  fujet:  un-e  fa- 
mille eflimable  P  Contentez  donc  votre 
vengeance  ,  (i  vous  la  croyez  légitime. 
Cette  lettre  vous  donne  un  moyen  facile 
de  perdre  une  malheureufe  fille  qui  ne  fe 
confolera  jamais  de  vous  avoir  offenSé  , 
&  qui  met  à  votre  difcrétion  l'honneur 
que  vous  voulez  lui  ôter.  Oui ,  Milord  , 
vos  imputations  étoient  juftes ,  j'ai  un 
amant  aimé  ;  il  eft  maître  de  mon  cœur 
&  de  ma  perfonne  ;  la  mort  feule  pour- 
ra brifer  un  nœud  fi  doux.  Cet  amant  ef^ 
celui-même  que  vous  honoriez  de  vorre 
amitié;  il  en  eft  digne,  puifqu'il  vous 
aime  6c  qu'il  eft  vertueux.  Cependant 
il  va  périr  de  votre  main  ;  je  fais  qu'il 
faut  du  fang  à  l'honneur  outragé  ;  je  fais 
que  fa  valeur  même  le  perdra;  je  fais 
que  dans  un  combat  fi  peu  redoutable 
pour  vous,  fon  intrépiJe  cœur  ira  fans 
crainte  chercher  le  coup  m.ortel,  J'ai 
voulu  retenir  ce  zeleinconfideré  ;  j'ai  faic 
parler  la  raifon.  Hélas  î  en  écrivant  ma 
lettre  j'en  fentois  l'inutilité  ,  &  quelque 
refped  que  je  porte  à  fes  vertus ,  je  n  en 
attends  point  de  lui  d'alTez  fublimes  pour 
le  détacher  d'un  faux  point-d'honneur, 
JouiiTez  d'avance  du  plaifir  que  vous  au- 
rez de  percer  le  fein  de  votre  ami  ;  mais 


342     La   Nouvelle 

fâchez ,  homme  barbare ,  qu*au  moins 
vous  n'aurez  pas  celui  de  jouir  de  mes  lar- 
mes &  de  contempler  mon  défefpoir. 
I^on ,  j'en  jure  par  l'amour  qui  gémit 
au  fond  de  mon  cœur  ;  foyez  témoin 
d'un  i'erment  qui  ne  fera  point  vain;  je  ne 
furvivrai  pas  d'un  jour  à  celui  pour  qui  je 
refpire  ,  ôc  vous  aurez  la  gloire  de  met- 
tre au  tombeau  d'un  feul  coup  deux  amans 
infortunés  ,  qui  n'eurent  point  envers 
vous  de  tort  volontaire  ,  &  qui  fe  plai- 
ibient  à  vous  honorer. 

On  dit  ,  Milord,  que  vous  avez  l'ame 
belle  &  le  cœur  fenfible.  S'ils  vous  laiffent 
goûter  en  paix  une  vengeance  que  je  ne 
puis  comprendre  6c  la  douceur  de  faire 
des  malheureux ,  puiiïent-ils  quand  jene 
ferai  plus ,  vous  infpirer  quelques  foins 
pour  un  père  6c  une  mère  inconfolables , 
que  la  perte  du  feul  enfant  qui  leur  relie 
va  livrer  à  d'éternelles  douleurs. 


H   E   L   o   ï   s   E.         345 

LETTRE     LIX 

DE  M.  d'Orbe  a  Julie. 

Il  lui  rend  compte  de  la,  réponfe  do, 

M.ilord  Edouard  ^  après  la 

lecture  de  fa  lettre, 

J  E  me  hâte ,  Mademoifelle  ,  félon  vos 
ordres ,  de  vous  rendre  compte  de  la 
commilîion  dont  vous  m'avez  ciiargé. 
Je  viens  de  chez  Milord  Edouard  que  j'ai 
trouvé  fouffrant  encore  de  fon  entorfe  , 
&:  ne  pouvant  marcher  dans  fa  chambre 
qu'à  l'aide  d'un  bâton.  Je  lui  ai  remis  vo- 
tre lettre  qu'il  a  ouverte  avec  empreflb- 
ment  ;  il  m'a  paru  ému  en  la  lifant  :  il  a 
rêvé  quelque  tems,  puis  il  l'a  relue  une 
féconde  fois  avec  une  agitation  plus  fenfi- 
ble.  Voici  ce  qu'il  m'a  dit  en  la  fînifTant. 
P  ous  fave7  J  Monjïeur  3  que  h^  affaires 
d'honneur  ont  Leurs  régies  dont  on  ne  peut 
fe  départir  :  vous  ave^  vu  ce  qui  s'ejî pafsé 
dans  celle-ci  \  il  faut  qu'elle  fait  vuidée 
régulièrement.  Prene:^  deux  amis  ,  6* 
donnez-vous  la  peine  de  revenir  ici  demain 
matin  avec  eux  ;  vous  faure:^  alors  ma 
réfoLution,  Je  lui  ai  reprcfenté  que  raffai- 


344     La   Nouvelle 

fc  s  ctanc  paiïce  entre  nous ,  il  feroîc 
mieux  qu  elle  le  terminât  de  même.  Je 
fais  ce  qui  convient ,  m'a-t-il  dit  brufque- 
ment  ,  &  ferai  ce  qu'il  Jaut.  yimene^  vos 
deux  amis  f  ou  je  7i\iiplus  rien  à  vous  dire. 
Je  fuis  forti  là-deiîus,  cherchant  inutile- 
ment dans  ma  tête  quel  peut  être  fon  bi- 
zarredcllcin;quoiqu'ilenroit)'aurairhon- 
reur  de  vous  voir  ce  foir  ,  &  j'exécuterai 
demain  ce  que  vous  me  prefcrirez.  Si 
vous  trouvez  à  pro|^os  que  j'aille  au  ren- 
dez vous  avec  mon  cortège  ,  je  le  com- 
poferai  de  gens  dont  je  fois  fur  à  tout 
événement. 


LETTRE    LX. 

A     Julie. 

Réparation  de  MilorJ  Edouard, 
Jufquà  quel  point  il  -porte  Vhu- 
vianité  &  lu  génerq/ité. 

V_v  A I  ME  tes  allarmes ,  tendre  5c  chère 
Julie  ,  &  fur  le  récit  de  ce  qui  vient  de 
fe  paifer  connois  &  partage  les  fentimens 
que  j'éprouve. 

J'écois  II  rempli  d'indignation  quand 


H  E  L  o  ï  s  E.         345 

je  reçus  ta  lettre  ,   qu'à  peine  pus-je  la 
lire  avec  Tattention  qu'elle  meritoit.  J'?.- 
vois  beau  ne  la  pouvoir  réfuter  ;  l'aveu- 
gle colère  étoit  la  plus  forte.  Tu  peux 
avoir  rai  Ton  ,   difois-je  en  moi-même, 
mais  ne  me  parle  jamais  Je  te  laifTer  avi- 
lir. Duflai  je  te  perdre  &  mourir  coupa- 
ble ,  je  ne  fouffrirai  point  qu'on  manque 
au  refpecl  qui  t'ell  dû  ,  &  tant  qu'il  me 
reftera  un  fouffle  de  vie  ,  tu  feras  hono- 
rée de  tout  ce  qui  t'approche  comme  tu 
l'es  de  mon  cœur.  Jfe  ne  balançai  pas 
pourtant  fur  les  huit  jours  que  tu  me  de- 
mandois  ;  l'accident  de  Milord  Edouard 
6c  mon  vœu  d'obéilTance  concouroient  à 
rendrece délai  nécefTaire.  Réfolu,  feloa 
tes  ordres  ,  d'employer  cet  intervalle  à 
méditer  fur  le  fujet  de  ta  lettre ,  je  m'oc- 
cupois  fans  cefle  à  la  relire  5c  à  y  réfléchir, 
non  pour  changer  de  fentimenr ,  mais 
pour  jurtifter  le  mien, 

J'avois  repris  ce  matin  cette  lettre  trop 
fage  &  trop  judicieufe  à  mon  gré  ,  .ôc  je 
la  relifois  avec  inquiétude  ,  quand  on  a 
frappé  à  la  porte  de  ma  chambre.  Un 
moment  après  ,  j'ai  vu  entrer  Milord 
Edouard  fans  épée  ,  appuyé  fur  une  can- 
ne; trois  perfonnes  le  fuivoient ,  parmi 
lefquelles  j'ai  reconnu  M.  d'Orbe.  Sur- 


54^    La   Nouvelle 

pris  de  cette  vifite  imprévue ,  j'attendoîs 
en  filence  ce  qu'elle  devoit  produire  , 
quand  Edouard  ,  m'a  prié  de  lui  donner 
un  moment  d'audience  ,  &  de  le  lailTer 
agir  &  parler  fans  l'interrompre.  Je  vous 
en  demande,  a-t-il  dit,  votre  parole; 
la  préfence  de  ces  Meffieurs,  qui  font  de 
vos  amis  doit  vous  répondre  que  vous  ne 
l'engagez  pas  indifcretement.  Je  l'ai  pro- 
mis fans  balancer;  à  peine  avois-je  ache- 
vé que  j'ai  vu  avec  l'étonnement  que  tu 
peux  concevoir  Milord  Edouard  à  ge- 
noux devant  moi.  Surpris  d'une  fi  étran- 
ge attitude ,  j'ai  voulu  fur  le  champ  le. 
relever;  mais  après  m'avoir  rappelle  ma 
promeiïe  ,  il  m'a  parlé  dans  ces  termes  ; 
33  Je  viens ,  Alonfieur  ,  rétrader  haute- 
3>  ment  les  difcours  injurieux  que  l'ivref- 
D>  fe  m'a  fait  tenir  en  votre  préfence  : 
:»  leur  injuftice  les  rends  plus  offcnfans 
D5  pour  moi  que  pour  vous ,  6c  je  m'en 
33  dois  l'authentique  défaveu.  Je  me 
D>  foumets  à  toute  la  punition  que  vous 
35  voudrez  m'impofer ,  &  je  ne  croi- 
:»  rai  mon  honneur  rétabli  que  quand 
3>  ma  faute  fera  réparée.  A  quelque  prix 
33  que  ce  foit ,  accordez-moi  le  pardon 
:>3  que  je  vous  demande,  &  me  rendez 
3?  Yocre  amitié.  «  Milord ,  lui  ai-je  die 


H  E  L  o  ï  s  E.       347 

auiTi-tôt ,  je  reconnois  maintenant  votre 
ame  grande  6c  génereufe  ;  &  je  Tais  bien 
diftinguer  en  vous  les  dilcours  que  la 
cœur  dide  de  ceux  que  vous  tenez  quand 
vous  n'êtes  pas  à  vous-même;  qu'ils  Ibicnc 
à  jamais  oubliés.  A  l'inftant,  je  l'ai  fou- 
tenu  en  Ce  relevant,  &  nous  nous  fommes 
embrafles.  Après  cela  Milord  (e  tournant 
vers  les  fpedateurs ,  leur  a  dit  :  Menteurs, 
Je  vous  remercie  de  votre  comvlaifunce.  Dt 
braves  gens  comme  vous ,  a-t-il  ajouté  d'un 
air  fier  &;  d'un  ton  animé  jfmtent  que  celui 
qui  répare  ainjifes  torts  y  n'en  fait  endurer 
de  perfonne.  Vous  pouve:^  publier  ce  que 
vous  ave:^  vu.  Enfuite  il  nous  a  tous  qua- 
tre invités  à  fouper  pour  ce  foir,  &  ces 
Meflleurs  font  fortis. 

A  peine  avons-nous  été  feuls  qu'il  eft 
revenu  m'embraffer  d'une  manière  plus 
tendre  &  plus  amicale  ;  puis  me  pre- 
nant la  main  6c  s'alfeyant  à  côté  de  moi  ; 
heureux  mortel,  s'eft- il  écrié  ,  jouiifez 
d'un  bonheur  dont  vous  êtes  dia:ne!  Le 
cœur  de  Julie  eil  à  vous  ;  puilîiez-vous 
tous  deux  ....  que  dites-vous,  Milord  ? 
ai-je  interrompu  ,  perdez-vous  le  fens  ? 
Non  ,  m'a-t-il  dit  en  fouriant ,  mais  peu 
s'en  efl  fallu  que  je  ne  le  perdiffe ,  6c  c'en 
école  fait  de  moi  ,  peut- être  ,  fi  celle 


34^    La  Nouvelle 

qui  m'ôtoit  la  raifon  ne  me  l'eût  rendu». 
Alors  il  m'a  remis  une  lettre  que  j'ai  été 
furpris  de  voi  r  écrite  d'une  main  qui  n'en 
écrit  jamais  à  d'autre  homme  (  i  )  qu'à 
moi.  Quels  mouvemens  j'ai  fcnti  à  fa 
ledure  !  Je  voyois  une  amante  incompa- 
rable vouloir  fe  perdre  pour  me  fauver 
6c  je  reconnoiflbis  Julie.  ?.'Iais  quand  je 
fuis  parvenu  à  cet  endroit  où  elle  jure  de 
ne  pas  furvivre  au  plus  fortuné  des  hom- 
mes ,  j'ai  frémi  des  dangers  que  )'avoi$ 
courus,  j'ai  murmuré  d'être  trop  aimé, 
&  mes  terreurs  m'ont  fait  fencir  que  tu 
n'es  qu'une  mortelle.  Ah  !  rends-moi  le 
courage  dont  tu  me  prives  ;  j'en  avois 
pour  braver  la  mort  qui  ne  menaçoit  que 
moi  feul  ,  je  n'en  ai  point  pour  mourir 
tout  entier. 

Tandis  que  mon  ame  fe  livroit  à  ces 
réflexions  ameres  ,  Edouard  me  tenoit 
desdifcours  auxquels  j'ai  donné  d'abord 
peu  d'attention  ;  cependant  il  me  l'a  ren- 
due à  force  de  me  parler  de  toi  ;  car  cç 
qu'il  m'en  difoit  plaifoit  à  mon  cœur  ôc 
n'excitoit  plus  ma  jaloufie.  Il  m'a  paru 
pénétré  de  regret  d'avoir  troublé  nos 
feux&  ton  repos  ;  tu  es  ce  qu'il  honore 

{i)  Il  eu  fauc ,  je  penfe  ,  excepter  fon  père,. 


Hé  lois  ê.        349 

le  plus  au  monde  ,  &  n'ofant  te  porter 
les  excufes  qu'il  m'a  faites ,  il  m'a  prié 
de  les  recevoir  en  ton  nom  &;  de  te  les 
faire  agréer.  Je  vous  ai  régardé  ,  m'a- 
t-il  dit  ,  comme  fon  repréfentant ,  Se 
n'ai  pu  trop  m'humilier  devant  ce  qu'elle 
aime,  ne  pouvant  fans  la  compromettre 
m'adreiïer  à  fa  perfonne  ni  même  la 
nommer.  Il  avoue  avoir  conçu  pour  toi 
les  fentimens  dont  on  ne  peut  fe  défen- 
dre en  te  voyant  avec  trop  de  foin  ;  mais 
c'étoit  une  tendre  admiration  plutôt  que 
de  l'amour.  Ils  ne  lui  ont  jaftiais  infpiré 
m  prétention  ni  efpoir  ;  il  les  a  tous  fa- 
crifiés  aux  nôtres  à  l'inftant  qu'ils  lui  ont 
été  connus ,  6c  le  mauvais  propos  qui  luî 
efl  échappé  étoit  l'effet  du  punch  &  non 
de  la  jaloufie.  Il  traite  l'amour  en  phi- 
lofophe  qui  croit  fon  ame  au-de(fus  des 
paffions  :  pour  moi ,  je  fuis  trompé  s'il 
n'en  a  déjà  reffenti  quelqu'une  qui  ne  per- 
met plus  à  d'autres  de  germer  profondé- 
ment. Il  prend  l'épuifement  du  cœur 
pour  l'effort  de  la  rai  fon  ,  &  je  fais  bien 
qu'aimer  Julie  &  renoncer  à  elle  n'eit 
pas  une  vertu  d'homme. 

Il  a  defiré  de  favoir  en  détail  l'hiftoire 
de  nos  amours  ,  &  les  caufes  qui  s'op- 
pofent  au  bonheur  de  ton  ami ,  j'ai  cr» 


550    La  Nouvelle 

qu'après  ta  lettre  une  demi-confidencô 
étoit  dangereufe  &  hors  de  propos;  je 
l'ai  faite  entière  ,  &  il  ma  écouté  avec 
iine  attention  qui  m'atteftoit  fa  fincerité. 
J'ai  vu  plus  d'une  foisfes  yeux  humides 
Se  Ton  ame  attendrie  ;  je  remarquois  fur- 
tout  l'impreffion  puiifante  que  tous  les 
triomphes  de  la  vertu  faifoient  fur  fon 
ame,  &  je  crois  avoir  acquis  à  Claude 
Anet  un  nouveau  prote£leur  qui  ne  lera 
pas  moins  zélé  que  ton  père.  Il  n'y  a, 
m'a-t-il  die ,  ni  incidens  ni  aventures  dans 
ce  que  vous  m'avez  raconté  ,  &  les  ca- 
T.aflrophes  d'un  Roman  m'attacheroienc 
beaucoup  moins  ;  tant  les  fentimens  fup- 
pléent  aux  fituations ,  &  les  procédés 
honnêtes  aux  aétions  éclatantes.  Vos 
deux  âmes  font  il  extraordinaires  qu'on 
n'en  peut  juger  fur  les  régies  communes  ; 
le  bonheur  n'efl;  pour  vous  ni  fur  la  même 
route  ni  de  la  même  efpece  que  celui  des 
autres  hommes  ;  ils  ne  cherchent  que  la 
puiiïance  &  les  regards  d'autrui  ;  il  ne 
vous  faut  que  la  tendreffe  &.  la  paix.  Il 
s'efl  joint  à  votre  am.our  une  émulation 
de  vertu  qui  vous  élevé  ,  6c  vous  vau- 
driez moins  l'un  &  l'autre  ii  vous  ne  vous 
étiez  point  aimés.  L'amour  pafî'era,  ofe- 
t-ii  ajouter,  (  pardonnons-lui  ce  blafphê-; 


H  E  L  o  ï  s  E.  55  ï 

tne  prononcé  dans  l'ignorance  de  fon 
cœur  ).  L'amour  paflera,  dir-il ,  6c  les 
vertus  refieront.  Ah  !  puilfent  -  elles  du- 
rer autant  que  lui ,  ma  J  ulie  I  le  ciel  n'en 
demandera  pas  davantage. 

Enfin  je  vois  que  la  durée  philofophî- 
que  &  nationale  n'altère  point  dans  cet 
honnête  Anglois  l'humanité  naturelle, 
6c  qu'il  s'intereflTe  véritablement  à  nos 
peines.  Si  le  crédit  &  la  richefie  nous 
pouvoient  être  utiles,  je  crois  que  nous 
aurions  lieu  de  compter  fur  lui.  Mais  hé- 
las! de  quoi  fervent  la  puiflance  5c  l'ar- 
gent pour  rendre  les  cœurs  heureux  ? 

Cet  entretien,  durant  lequel  nous  ne 
comptions  pas  les  heures ,  nous  a  menés 
jufqu'à  celle  du  dîner  ;  j'ai  fait  apporter 
un  pouier ,  ôc  après  le  dîner  nous  avons 
continué  de  caufer.  Il  m'a  parlé  de  fa 
démarche  de  ce  matin ,  ôc  je  n'ai  pu 
m'empêcher  de  témoigner  quelque  fur- 
prife  d'un  procédé  fi  authentique  6c  ft 
peu  mefuré  :  mais ,  outre  la  raifon  qu'il 
m'en  avoit  déjà  donnée ,  il  a  a;outé  qu'une 
demi-fatisfaftionétoit  indigne  d'un  hom- 
me de  courage;  qu'il  lafalloit  complette 
ou  nulle  ;  de  peur  qu'on  ne  s'avilît  fans 
rien  réparer  ,  &  qu'on  ne  fît  attribuer 
à  la  crainte  une  démarche  faice  à  contre- 


55^     La  Nouvelle 

cœur  &,  de  mauvaife  grâce.  D'ailleurs  i^ 
a-c-il  ajouté  ,  ma  répuration  eft  faire  ;  je 
puis  être  jufte  fans  foupçon  de  lâcheté  ; 
mais  vous  qui  ctesjeutie  &  débutez  dans 
le  monde ,  il  faut  que  vous  fortiez  lî  nec 
de  la  première  affaire  ,  qu'elle  ne  tente 
perfonne  de  vous  en  fufciter  une  féconde. 
Tout  ell  plein  de  ces  poltrons  adroits  qui 
cherchent,  comme  on  dit,  àtâterleur 
homme  ;  c'eil-à-dire ,  à  découvrir  quel- 
qu'un qui  foit  encore  plus  poltron  qu'eux , 
&  aux  dépens  duquel  ils  puiffent  fe  fai- 
re valoir.  Je  veux  éviter  à  un  homme 
d'honneur  comme  vous  la  néceffité  de 
châtier  fans  gloire  un  de  ces  gens-là  ,  & 
l'aime  mieux  ,  s'ils  ont  befoin  de  leçon , 
qu'ils  la  reçoivent  de  moi  que  de  vous  ; 
car  une  affaire  de  plus  n'ote  rien  à  celui 
qui  en  a  déjà  eu  plufieurs  :  mais  en  avoir 
«ne  eft  toujours  une  forte  de  tache  ,  & 
l'amant  de  Julie  en  doit  être  exempt. 

Voilà  l'abrégé  de  ma  longue  conver- 
fation  avec  Milord  Edouard.  J'ai  cru 
néceffaire  de  t'en  rendre  compte  afin  que 
tu  me  prefcrives  la  manière  dont  je  dois 
me  comporter  avec  lui. 

Maintenant  que  tu  dois  être  tranquilli- 
fée  ,  chaffe  je  t'en  conjure  ,  les  idées  fu- 
peftes  qui  t'ocçupenç  depuis  quelques 

jours 


H  È  L   o  ï  s  E.  ^55 

jours.  Songe  aux  ménagemens  qu'exige 
l'incertitude  de  ton  état  aduel.  Oh  !  fi 
bientôt  tu  pouvois  tripler  mon  être  !  Sî 
bientôt  un  gage  adoré  ....  efpoir  déjà 
trop  déçu  viendrois-tu  m'abufer  enco- 
rie?  . . .  .  ô  defirs  !  ôcrainre!  ô  perplexi- 
tés! Charmante  amie  de  mon  cœur  î  vi- 
vons pour  nous  aimer ,  &  que  le  ciel 
difpofe  du  relie. 

P.  S.  J'oubliois  de  te  dire  que  Miiord 
m'a  remis  ta  lettre,  &  que  je  n'aî 
point  fait  difficulté  de  la  recevoir, 
ne  jugeant  pas  qu'un  pareil  dépôc 
doive  reflcr  entre  les  mains  d'un 
tiers.  Je  te  la  rendrai  à  notre  pre- 
mière entrevue;  car  quant  à  moi, 
je  n'en  ai  plus  à  faire.  Elle  efl  trop 
bien  écrite  au  fond  de  mon  cœur 
pour  que  jamais  j'aie  befoin  de  la 
relire. 


Tome  /, 


354    La  Nouvelle 

LETTRE     LXI. 

DE     Julie. 

Ses  fèntimens  de  reco/i/:oiJfince 
pour  AUlorJ  EJoiiarJ, 

J\  M  E  N  E  demain  Milord  Edouard  que 
je  me  jette  à  (es  pieds  comme  il  s'efl  mis 
aux  tiens.  Quelle  grandeur  !  quelle  gé- 
nerofité  !  O  que  nous  fommes  petits  de- 
vant lui!  Conl'erve  ce  précieux  ami  com- 
me la  prunelle  de  ton  œil.  Peut  être 
vaudroit-il  moins  s'il  croit  plus  tempé- 
rant; jamais  homme  fans  défauts  eût-il 
de  grandes  vertus. 

Mille  angoiàîes  de  route  cfpece  m'a- 
\roient  jeitée  dans  l'abattement  ;  ta  let- 
tre ell  venue  ranimer  mon  courage  éteint. 
En  diffipanc  mes  terreurs  elle  m'a  rendu 
nés  peines  plus  iupportables.  Jemefens 
maintenant  aliez  de  force  pour  fouffrir. 
Tu  vis,  ru  m'aimes,  ton  fang  ,  le  fang 
de  ton  ami  n'ont  point  été  répandusôc  ton 
honneur  ed  en  (ûrcté  :  je  ne  fuis  donc 
pas  touc-à-fait  miferable. 

Ne  manque  pas  au  rendez-vous  de  de- 
main. Jamais  je  n'eus  fi  grand  befoin  de 


H  E  L  o  ï  s  E.  355 

te  voir  ,  ni  fi  peu  d'efpoir  de  te  voir 
long-tems.  Adieu  mon  cher  6c  unique 
ami.  Tu  n'as  pas  bien  dit,  ce  me  fem- 
ble  ;  vivons  pour  nous  aimer.  Ah  !  il  fal- 
loi:  dire  ;  aimons-nous  pour  vivre. 


LETTRE      LXII. 

DE  Claire  a  Julie. 

Milord  Edouard' -profoft  au  père 
de  Julie  de  Li  marier  avec  fou 
Maître  d' Etudes ^  dont  il  vante. 
le  mérite.  Le  père  eji  révolté  de 
cette  propo/ition.  Réflexion  de. 
JHiloid  Edouard  fur  la  noblejfe^ 
Claire  informe  fa  Coufne  da 
l'éclat  que  l'araire  de  fon  Amant 
a  fait  par  la  ville  &  la  conjure 
de  l'éloigner. 


F 


AuDRA-T-iL  toujours  ,  aimable  CoU' 
fine  ,  ne  remplir  envers  toi  que  les  plus 
triftes  devoirs  de  l'amitié  ?  Faudra-t-il 
toujours  dans  l'amertume  de  mon  cœur 
affliger  le  tien  par  de  cruels  avis?  Hélas  ! 
tous  nos  fentimens  nous  font  communs, 

Z  z 


35^    La  Nouvelle 

tu  le  fais  bien  &  je  ne  faurois  t'annoneef 
de  nouvelles  peines  que  je  ne  les  aie  déjà 
fenties.  Que  ne  puis-je  te  cacher  ton  in- 
fortune fans  l'augmenter  ;  ou  que  la  tendre 
amitié  n'a-t-elie  autant  de  charmes  que 
l'amour!  Ah  !  que  j'effacerois  prompte- 
menc  tous  les  chagrins  que  je  te  donne  î 
Hier  après  le  concert,  ta  mère  en  s'en 
retournant  ayant  accepté  le  bras  de  ton 
ami,  &  toi  celui  de  M.  d'Orbe  ,  nos 
deux  pères  reflètent  avec  Milord  à  parler 
de  politique;  fujet  dont  je  fuis  fi  excédés 
que  l'ennui  me  chaiïa  dans  ma  chambre. 
Une  demi-  heure  après,  j'entendis  nom- 
mer ton  ami  plufieurs  fois  avec  adez  de 
véhémence  :  je  connus  que  la  converfa- 
tion  a\  oit  changé  d'objet  &  je  prêtai  l'o- 
reille. Je  jugeai  par  la  fuite  du  difcours 
qu'Edouard  avoit  ofé  propofer  ton  ma- 
riage avec  ton  ami ,  qu'il  appelloit  hau- 
tement le  lien  ,  6c  auquel  il  oftroit  de  fai- 
re en  cette  qualité  un  écablilTement  con- 
venable. Ton  père  avoit  rejette  avec  mé- 
pris cette  propofition  ,  &:  c'étoit  là  deffus 
que  les  propos  commençoient  à  s'échauf- 
fer. Sachez,  lui  difoit  iMilord,  malgré 
vos  préjugés ,  qu'il  eft  de  tous  les  hom- 
mes le  plus  digne  d'elle  ,  &  peut-être  le 
plus  propre  à  la  rendre  heureufe.  Tous 


H  E  L  o  ï  s  E.        357 

les  dons  qui  ne  dépendent  pas  des  hom^ 
mes  il  les  a  reçus  de  la  nature  ,  &  il  y  a 
ajouté  tous  les  talensqui  ontdcpendus  de 
lui.  Il  eft  jeune,  giand,  bienfait  ,  ro- 
bufte,  adroit;  il  a  de  l'éducation,  du  fens, 
des  mœurs,  du  courage  ;  il  a  lelpric 
orné,  l'ame  faine;  que  lui  manque-t-il 
donc  pour  mtriter  votre  aveu  ?  La  for- 
tune ?  Il  l'aura.  Le  tiers  de  mon  bien 
fuiîit  pour  en  faire  le  plus  riche  particu- 
lier du  pays  de  Vaud  ,  j'en  donnerai  s'il 
le  faut  jufqu'à  la  moitié.  La  noblellé  ? 
Vaine  prérogative  dans  un  pays  où  elle 
eft  plus  nuilible  qu'utile.  Mais  il  l'a  en- 
core ,  n'en  doutez  pas ,  non  point  écrite 
d'encre  en  de  vieux  parchemins  ,  mais 
gravée  ou  fond  de  fon  cœur  en  caraderes 
ineffaçables.  En  un  mot ,  fi  vous  préferez 
la  railon  au  préjugé  ,  &  fi  vous  aimez 
mieux  votre  fille  que  vos  titres ,  c'efl:  à 
lui  que  vous  la  donnerez. 

Là  -  deifus  ton  père  s'emporta  vive- 
ment. Il  traita  la  proportion  d  abfnrde 
&  de  ridicule.  Quoi  !  Milord  ,  dit-il, 
un  homme  d'honneur  comme  vous  peut- 
il  feulement  penfer  que  le  dernier  rejet- 
ton  d'une  famille  illuflre  aille  éteindre 
ou  dégrader  fon  nom  dans  celui  d'un  Qui- 
dam lans  afyle  ,  6c  réduit  à  vivre  d'au-. 


358     La    Nouvelle 

mônes  ?   Arrêtez  ,    interrompic 

Edouard  ,  vous  parlez  de  mon  ami , 
fongez  que  je  prends  pour  moi  tous  les 
outrages  qui  lui  font  faits  en  ma  préfen- 
ce,  êc  queles  nomsinjurieuxàun  homme 
d'honneur  le  font  encore  plus  à  celui 
qui  les  prononce.  De  tels  quidams  font 
plus  refpedacles  que  tous  les  Hoube- 
reaux  de  l'Europe ,  Se  je  vous  défie  de 
trouver  aucun  moyen  plus  honorable  d'al- 
ler à  la  fortune  que  les  hommages  de  l'ef- 
time  &  les  dons  de  l'amitié.  Si  le  gendre 
que  je  vous  propofe  ne  compte  point , 
comme  vous ,  une  longue  fuite  d'ayeux 
toujours  incertains,  il  fera  le  fondement  & 
l'honneur  de  fa  maif  )n  comme  votre  pre- 
niier  ancêtre  le  fut  de  la  vôtre.  Vous  fer  iez- 
vous  donc  tenu  pour  déshonoré  par  l'al- 
liance du  chef  de  votre  famille,  &  ce 
mépris  ne  rejailliroit  il  pas  fur  vous-mê- 
me P  Combien  de  grands  noms  retom- 
beroient  dans  l'oubli  fi  l'on  ne  tenoic 
compte  que  de  ceux  qui  ont  commencé 
par  un  homme  eftimable  ?  Jugeons  du 
pafle  par  le  préfent  ;  fur  deux  ou  trois 
Citoyens  qui  s'illuftrent  par  des  moyens 
honnêtes,  mille  coquins  anoblilTent  tous 
les  jours  leur  famille;  &  que  prouvera 
cette  noblefle  donc  leurs  defcendans  fe- 


H  E  L  o  ï  s  E.        3  59 

Tont  fi  fiers ,  fi-non  les  vols  &  l'infamie  de 
leur  ancécre  (i).  On  voie,  je  l'avoue, 
beaucoup  de  malhonnêtes  gens  parmi  les 
roturiers  ;  mais  il  y  a  toujours  vingt  a  pa- 
rier contre  un  qu'un  gentilhomme  def- 
cendd'un  fripon.  Laillons,  fi  vous  voulez, 
l'origine  à  part ,  5c  pefons  le  mérite  6c 
les  lerviccs.  Vous  avez  porté  les  armes 
chez  un  Prince  étranger ,  fon  père  les  a 
porté  gratuitement  pour  la  patrie.  Si  vous 
avez  bien  f.^rvi,  vous  avez  été  bien  payé, 
&  quelque  honneur  que  vous  ayez  acquis 
à  la  guerre  ,  cent  roturiers  en  ont  acquis 
encore  plus  que  vous. 

De  quoi  s'honore  donc  ,  continua  Mi- 
lord  Edouard  ,  cette  noblelFe  dont  vous 
êtes  fi  lier  r  Que  fait-elle  pour  la  gloire 
delà  patrie  ou  le  bonheur  du  genre  hu- 
main r  Morrelleennemie  des  loix  (S:  delà 
liberté,  qu'at  elle  jamais  produitdans  la 
plupart  des  pays  où  elle  brille ,  fi  ce  n'eft 
la  force  de  la  tyrannie  éc  Toppreffion 
des  peuples!^  Ofez-vous  dans  une  Répu- 
bli4ue  vous  honorer  d'un  état  dellruc- 


(i)  Les  lettres  de  noblefle  font  rares  en  ce  fiécle ,  & 
même  elles  y  ont  été  ilUiltrées  aumD'nsune  foi»;.  Mais 
quant  à  la  nohleir:  qui  s'acqui-rt  i  prix  d'a'-gfnt  &  qu'on 
achète  ave  i^^s  churgss  ,  tout  te  qui;  y  y  vois  de  plus  ho». 
«oiabU  cit  le  privilège  de  n'cire  pas  pendu.  _^ 


^6o     La    Nouvelle 

teur  des  vertus  de  l'humanité?  d'un  état 
où  l'on  fe  vantedel'elclavage,  &  où  l'on 
rougit  d'être  honnme  ?  Lifez  les  annales 
de  votre  patrie  (2)  ;  en  quoi  votre  or- 
drea-t-ilbien  mericé  d'elle:  Quels  nobles 
comptez-vous  parmi  les  libérateurs?  Les 
Turft  ^  les  Tdl ,  les  .Ç^o^^zcAcr  étoient- 
ils  gentilshommes?  Quelle  eft  donc  cette 
gloire  infenfée  dont  vous  faites  tant  de 
bruit.  Celle  de  fervir  un  homme  &  d'être 
à  charge  à  l'Etat. 

Conçois ,  ma  chère ,  ce  que  )e  fouf- 
frois  de  voir  cet  honnête  homme  nuire 
ainfi  par  une  âpreté  déplacée  aux  inté- 
rêts de  l'ami  qu'il  vouloit  fervir.  En  ef- 
fet ,  ton  père  irrité  par  tant  d'invedives 
piquantes ,  quoique  générales ,  fe  mit  à 
îesrepoufler  par  des  perfonnalités.  Il  die 
nettement  à  Milord  Edouard  que  jamais 
homme  de  fa  condition  n'avoit  tenu  les 
propos  qui  venoient  de  lui  échapper.  Ne 
plaidez  point  inutilement  la  caufe  d'au- 
trui ,  ajouta-t-il  d'un  ton  brufque  ;  tout 
grand  feigneur  que  vous  êtes ,  je  doute 
que  vous  puifîîez  bien  défendre  la  vôtre 


(i)Ilya  ici  beaucoup  d^incxaflitude.  Le  pays  de  Vaiid 
n''a  jamais  fait  partie  de  la  SuiflC:,  c'eft  une  conquête  des 
Bernois  ;  &  (es  habitans  ne  font  ni  citoyens  ni  libres  j  maiç 
(^jèts.  ■* 


H    E    L    O    ï    s    E.  ^6î 

fur  le  fujet  en  queftion.  Vous  demandei 
jna  fille  pour  votre  ami  prétendu  fans 
favoir  fi  vous- même  feriez  bon  pour  elle,, 
&jeconnois  allez  la  noblefle  d'Angle- 
terre pour  avoir  fur  vos  difcours  une  mé^ 
diocre  opinion  de  la  vôtre. 

Pardieu  !  dit  Milord  ,  quoi  que  vous 
penfiez  de  moi,  je  ferois  bien  fâché  de 
n'avoir  d'autre  preuve  de  mon  mérite 
que  celui  d'un  homme  mort  depuis  cinq 
cens  ans.  Si  vous  connoilîéz  la  nobleiTe 
d'Angleterre,  vous  favez  qu'elle  efl:  la 
plus  éclairée  ,la  mieux  inftruite,  la  plus 
îage  6c  la  plus  brave  de  l'Europe  :  avec 
cela,  je  n'ai  pas  befoin  de  chercher  (î 
elle  efl:  la  plus  antique  ;  car  quand  oti 
parle  de  ce  qu'elle  efl ,  il  n'efl:  pas  quef- 
tion de  ce  qu'elle  fut.  Nous  ne  fommes 
point,  il  efl  vrai ,  les  efclaves  du  Prince  ; 
mais  fes  amis,  ni  les  tyrans  du  peuple; 
mais  fes  chefs.  Garants  de  la  liberté ,  fou- 
tiens  de  la  patrie  &  appuis  du  trône  , 
nous  formons  un  invincible  équilibre  en- 
tre le  peuple  &  le  Roi.  Notre  premier 
devoir  efl  envers  la  Nation  :  le  fécond, 
envers  celui  qui  la  gouverne  :  ce  n'efl  pas 
fa  volonté  mais  fon  droit  que  nous  con- 
fultons  ;  Miniflres  fuprêmes  des  loix  dans 
ia  chambre  des  Pairs ,  quelquefois  méraç 


3^2     La   Nouvelle 

Légiflateurs,nous  rendonségalement  jus- 
tice au  peuple  5c  au  Roi ,  oc  nous  ne  fouf- 
frons  poinc  que  perfonne  dife  :  D'un  6* 
mon  épée ,  mais  feulement ,  Dieu  &  mon 
droit. 

Voilà,  Monfieur,  continua-t-il,  quel- 
le en  certe  noblelle  lelpeûable,  ancien- 
ne autant  qu'aucune  autre,  mais  plus  Hère 
de  Ion  mérite  que  de  les  ancêtres ,  6c 
dont  vous  parlez  lans  la  connoître-  Je 
ne  fuis  point  le  dernier  en  rang  dans  cet 
ordre  illullre  ,  6c  crois  ,  malgré  vos 
prétentions,  vous  valoir  à  tous  égards. 
J'ai  une  fœur  à  marier  :  elle  eft  noble, 
jeune,  aimable,  riche;  elle  ne  cède  à 
Julie  que  par  les  qualités  que  vous  comp- 
tez pour  rien.  Si  quiconque  a  fenti  les 
charmes  de  votre  fille  pouvoit  tourner 
ailleurs  les  yeux  6c  Ton  cœur,  quel  hon- 
neur je  me  ferois  d'accepter  avec  rien 
pour  mon  beau- frère  celui  que  je  vous 
propofe  pour  gendre  avec  la  moitié  de 
mon  bien  ! 

Je  connus  à  la  réplique  de  ton  père 
que  cette  converfation  ne  faifoit  que  l'ai- 
grir, 6c  quoique  pénétrée  d'admiration 
par  la  génerofité  de  Milord  Edouard  , 
je  fentis  qu'un  homme  aulîl  peu  liant  que 
lui  n  étoit  propre  qu'à  ruiner  à  jamais  ia 


H   E   L   o   ï  s   E.  3^5 

négociation  qu'il  avoir  entreprife.  Je  me 
hâcai  donc  de  rentrer  avant  que  les  cho- 
fes  allallent  plus  loin.    Mon  retour  fit 
rompre  cet  entretien  ,  &  l'on  le  lepara 
le  moment   d'après    alfez    froidement. 
Quant   à  mon  père  ,  je  trouvai  qu'il  fe 
comportoit  très-bien  dans  ce  démêlé.   Il 
appuya  d'abord  avec  intérêt  la  propor- 
tion ,  mais  voyant  que  ton  père  n'y  vou- 
loit  point  entendre  ,  &  que  la  difpute 
commençoit  à  s'animer ,  il  fe  retourna 
comme  de  raifon  du  parti  de  fon  beau- 
frere,  &  en  interrompant  à  propos  l'un 
&  l'autre  par  desdifcours  modérés,  il  les 
retint  tous  deux  dans  des  bornes  dont  ils 
feroient    vraifemblablement    f)rtis  s'ils 
fuffent  refiés  tête-à-tête.  Aprts  leur  dé- 
part, il  me  fie  confidence  de  ce  qui  ve- 
noit  de  fe  pafTer  ,  ôc  comme  je  prévis  où 
il  en  alloit  venir,  je  me  hâtai  de  lui  dire 
que  les  chofes  étant  en  cet  état ,  il  ne 
convenoit  plus  que  la  perfonne  en  ques- 
tion te  vît  fi  fouvent  ici ,  6c  qu'il  ne  con- 
viendroit  pas  même  qu'il  y  vint  du  tout, 
fi  ce  n'étoit  faire  une  efpece  d'affront  à 
M.  d'Orbe  dont  il  étoit  l'ami  ;  mais  que 
je  le  prierois  de  l'amener  plus  rarement 
ainfi  que  Milord  Edouard.  C'eft ,    ma 
chère,  tout  ce  que  j'ai  pu  faire  de  mieux 


3 ^4     La  Nouvelle 

pour  ne  leur  pas  fermer  tout-à- fait  ma 
porte. 

Ce  n'eft  pas  tout.  La  crife  où  je  te  vois 
me  force  à  revenir  fur  mes  avis  précé- 
dens.  L'affaire  de  Milord  Edouard  & 
de  ton  ami  a  fait  par  la  ville  tout  l'éclat 
auquel  on  devoit  s'attendre.  Quoique 
M.  d'Orbe  ait  gardé  le  fecret  fur  le  fond 
de  la  querelle  ,  trop  d'indices  le  décel- 
lent  pour  qu'il  puiffe  relier  caché.  On 
foupçonne  ,  on  conjedure,  on  te  nom- 
me :  le  rapport  du  guet  n'ell  pas  fi  bien 
étouffé  qu'on  ne  s'en  fouvienne ,  &  tu 
n'ignores  pas  qu'aux  yeux  du  public  la 
vérité  foupçonnée  ell  bien  près  de  l'évi- 
dence. Tout  ce  que  je  puis  te  dire  pour 
ta  confolation  ,  c'ell  qu'en  général  on  ap- 
prouve ton  choix,  &  qu'on  verroit  avec 
plaifir  l'union  d'un  fi  charmant  couple  ; 
ce  qui  me  confirme  que  ton  ami  s'eft 
bien  comporté  dans  ce  pays  &  n'y  efl: 
gueres  moins  aimé  que  toi.  Mais  que  fait 
la  voix  publique  à  ton  inflexible  père? 
Tous  ces  bruits  lui  font  parvenus  ou  lui 
vont  parvenir  ,  &  je  frémis  de  l'effet 
qu'il  peuvent  produire  ,  fi  tu  ne  te  hâtes 
de  prévenir  fa  colère.  Tu  dois  t'attendre 
de  fa  part  à  une  explication  terrible  pour 
toi-même,  6c peut-être  à  pis  encore  pour 


H   E   L    O    ï   s    E.  355 

ton  ami  :  non  que  je  penfe  qu'il  veuille  à 
fon  âge  fe  melurer  avec  un  jeune  hom- 
me qu'il  ne  croie  pas  digne  de  fon  épée  ; 
mais  le  pouvoir  qu'il  a  dans  la  ville  lui 
fourniroit ,  s'il  le  vouloic ,  mille  moyens 
de  lui  faire  un  mauvais  parti;  il  efl  à 
craindre  que  fa  fureur  ne  lui  en  infpire  la 
volonté. 

Je  t'en  conjure  à  genoux,  ma  douce 
amie,  fonge  aux  dangers  qui  t'environ- 
nent, (5c  dont  le  rifque  augmente  à  cha- 
que inftant.  Un  bonheur  inoui  t'a  pré- 
fervée  jufqu'à  préfent  au  milieu  de  touc 
cela  ;  tandis  qu'il  en  efl  tems  encore  mets 
le  fceau  de  la  prudence  au  myftere  de  tes 
amours ,  &  ne  pouffe  pas  à  bout  la  for- 
tune, de  peur  qu'elle  n'enveloppe  dans  tes 
malheurs  celui  qui  les  aura  caulés.  Crois- 
moi  ,  mon  ange ,  l'avenir  efl  incertain  ; 
mille  événemens  peuvent ,  avec  le  tems, 
offrir  des  reifources  inefperées  ;  mais 
quand  à  préfent ,  je  te  l'ai  dit  &  le  répète 
plus  fortement  ;  éloigne  ton  ami,  ou  tu 
es  perdue. 


^66     La   Nouvelle 

LETTRE     LXIH. 

DE  Julie  a  Claire. 

Emportement  du  Père  de  Julie 
contre  f à  femme  6'  f à  fille  ^  6* 
far  quel  motif ,  Suites,  Regrets 
du  Père.  Il  déclare  à  fa  fille 
qu'il  n'acceptera  jamais  pour 
gendre  un  homme  tel  que  fon 
Maître  d'Etudes  ^  &  lui  défend 
de  le  voir  &'  de  lui  parler  de  fa 
vie.  hnprejfion  que  cet  ordre  fait 
fur  le  cœur  de  Julie;  elle  remet 
à  fa  Coufine  le  foin  d'éloigner 
fon  Amant. 


O  u  T  ce  que  tu  avoîs  prévu ,  ma  chè- 
re ,  eft  arrivé.  Hier  une  heure  après  no- 
tre retour ,  mon  père  entra  dans  la  cham- 
bre de  ma  mère  ,  les  yeux  étincelans  , 
le  vilage  enflammé ,  dans  un  état  en  un 
mot  où  je  ne  l'avois  jamais  vu.  Je  com- 
pris d'abord  qu'il  venoit  d'avoir  querelle 
ou  qu'il  alloit  la  chercher  ,  &  ma  conf- 
cience  agitée  me  fit  trembler  d'avance. 


H  E  L  0   ï  s  E.  3^7 

Il  commença  par  apoflropher  vive- 
ment, mais  en  général ,  les  mères  de  fa-' 
millequi  appellent  indifcrettement  chez 
elles  de  jeunes  gens  fans  état  6c  fans  nom, 
dont  le  commerce  n'attire  que  honte  6c 
déshonneur  à  celles  qui  les  écoutent.  En- 
fuite  voyant  que  cela  ne  fuffifoit  pas  pour 
arracher  quelque  réponfe  d'une  femme 
intimidée,  il  cita  fans  ménagement  en 
exemple  ce  qui  s'étoit  pailé  dans  notre 
maifon,  depuis  qu'on  y  avoit  introduic 
un  prétendu  bel-efprit,  undileurderiens, 
plus  propre  à  corrompre  une  fille  fage 
qu'à  lui  donner  aucune  bonne  inflruilion. 
Ma  mère  ,  qui  vit  qu'elle  gagneroit  peu. 
de  chofe  à  fe  taire,  l'arrêca  fur  ce  moc 
de  corruption  ,  6c  lui  demanda  ce  qu'il 
trouvoit  dans  la  conduire  ou  dans  la  ré- 
putation de  l'honnête  homme  dont  il 
parloit ,  qui  pût  autorifer  de  pareils 
foupçons.  Jen'ai  pascru,ajouta-t-elle,que 
l'efprit  6c  le  mérite  fuflent  des  titres  d'ex- 
cluiîon  dansla  fociété.  A  qui  donc  fau- 
drat-il  ouvrir  votre  maifon  fi  les  talens 
&  les  mœurs  n'en  obtiennent  pas  l'entrée? 
A  des  gens  fortables ,  Madame,  reprit- 
il  en  colère,  qui  puilTent  réparer  l'hon-. 
neur  d'une  fille  quand  ils  l'ont  offenfé. 
Non,  die -elle,    mais  à  des  gens  de 


3^8     La  Nouvelle 

bien  qui  ne  rofTenfent  point.  Apprenez  , 
dit-il ,  que  c'efloffenfer  l'honneur  d'une 
maifon  que  d'ofer  en  folliciter  l'alliance 
fans  titres  pour  l'obtenir.  Loin  de  voir  en 
cela  ,  dit  ma  mère  ,  une  offenfe  ,  je  n'y 
vois  au  contraire,  qu'un  témoignage  d'ef- 
time.  D'ailleurs,  je  ne  fâche  point  que 
celui  contre  qui  vous  vous  emportez  ait 
rien  fait  de  Temblable  à  votre  égard.  Il 
l'a  fait ,  Madame ,  <Sc  fera  pis  encore  fî 
je  n'y  mecs  ordre  ;  mais  je  veillerai ,  n'en 
doutez  pas ,  aux  foins  que  vous  remplif- 
fez  fi  mal. 

Alors  commença  une  dangereufe  al- 
tercation qui  m'apprit  que  les  bruits  de 
ville  dont  tu  parles  écoient  ignorés  de 
mes  parens ,  mais  durant  laquelle  ton  in- 
digne Coufine  eût  voulu  être  à  cent  pieds 
fous  terre.  Imagine  -  toi  la  meilleure  & 
la  plus  abufée  des  mères  faii'ant  l'éloge  de 
fa  coupable  fille  ,  6c  la  louant ,  hélas  ! 
de  toutes  les  vertus  qu'elle  a  perdues  , 
dans  les  termes  les  plus  honorables ,  ou 
pour  mieux  dire ,  les  plus  humilians.  Fi- 
gure-toi un  père  irrité,  prodigue  d'ex- 
prefilons  offenfantes ,  &  qui  dans  touc 
ibn  emportement  n'en  laifTe  pas  échapper 
une  qui  marque  le  moindre  doute  fur  la 
fagefî'e  de  celle  que  le  remords  déchire 

& 


H  E  L   o  ï  s  E.  3^9 

8c  que  la  honte  écrafe  en  fa  préfence.  O 
quel  incroyable  tourment  d'une  conf- 
cience  avilie,  de  fe  reprocher  des  cri- 
mes que  la  colère  &  l'indignation  fie 
pourroient  foupçonner  !  Quel  poids  ac- 
cablant 6c  iniupportable  que  celui  d'une 
faulîb  louange ,  &  d'une  eftime  que  le 
cœur  rejette  en  l'ecret  !  Je  m'en  fentois 
tellement  oppreiiée,  que  pour  me  déli- 
vrer d'un  fi  cruel  fupplice  j'étois  pièce  à 
tout  avouer,  ii  mon  père  m'en  eût  lailîe 
le  tems  ;  mais  rimpétuoficé  de  fon  em- 
portement lui  faifoit  redire  cent  fois  les 
mêmes  chofes,  &  changer  à  chaque  inf- 
tanc  de  fujet.  Il  remarqua  ma  conte- 
nance baffe,  éperdue,  humiliée,  indice 
de  mes  remords.  S'il  n'en  tira  pas  la 
conféquence  de  ma  faute ,  il  en  tira  celle 
de  mon  amour;  &  pour  m'en  faire  plus 
de  honte  ,  il  en  outragea  l'objet  en  des 
termes  fi  odieux  <Sc  li  méprilans,  que 
je  ne  pus,  malgré  tous  mes  efforts,  le 
lailfer  pourfuivre  fans  l'interrompre. 

Je  ne  fais ,  ma  chère,  où  je  trouvai 
tant  de  hardieffe,  &  quel  moment  d'éga- 
rement me  fit  oublier  ainfi  le  devoir  6c 
lamodeftie  ;  mais  fi  j'ofai  fortir  un  inf- 
tant  d'un  filence  refpeilueux  ,  j'en  por- 
tai ,  comme  tu  vas  voir ,  aifez  rudemenc 

Tome  I.  A  a 


5/0    La  Nouvelle 

la  peine.  Au  r;om  du  ciel,  lui  dis-je  , 
daignez  vous  appaifer;  jamais  un  homme 
digne  de  tant  d'injures  ne  fera  dange- 
reux pour  moi.  A  l'inflant ,  mon  père 
qui  crut  fentir  un  reproche  à  travers  ces 
mots,  &  dont  la  fureur  n'attendoit  qu'un 
prétexte  ,  s'élança  fur  ta  pauvre  amie  : 
pour  la  première  fois  de  ma  vie  je  reçus 
un  foufflet  qui  ne  fut  pas  le  feul  ;  &  fe 
livrant  à  fon  tranfport  avec  une  violence 
égale  à  celle  qu'il  lui  avoit  coûté ,  il  me 
maltraita  fans  ménagement ,  quoique 
ma  mère  fe  fût  jettée  entre  deux ,  m'eûc 
couverte  de  fon  corps  ,  &  eût  reçu  quel- 
ques-uns des  coups  qui  m'étoient  portés. 
En  reculant  pour  les  éviter  je  fis  un  faux 
pas ,  je  tombai,  &  mon  vifage  alla  don- 
ner contre  le  pied  d'une  table  qui  me  fie 
faigner. 

Ici  finît  le  triomphe  de  la  colère  ,  ôc 
commença  celui  delà  nature.  Ma  chute, 
mon  fang ,  mes  larmes  ,  celles  de  ma 
mère  l'émurent.  Il  me  releva  avec  un 
air  d'inquiétude  &  d'empreffement ,  & 
m'ayant  affife  fur  une  chaife  ,  ils  recher- 
chèrent tous  deux  avec  foin  fi  je  n'étois 
point  blelTée.  Je  n'avois  qu'une  légère 
contufion  au  front ,  &  ne  faignois  que 
du  nez.  Cependant,  je  vis  au  change^ 


H   E   L   O   ï  s   E.  371 

înent  d'air  6c  de  voix  de  mon  père ,  qu'il 
étoic  mécontent  de  ce  qu'il  venoit  de 
faire.  Il  ne  revint  point  à  moi  par  des 
carefTes,  la  dignité  paternelle  ne  louf- 
froit  pas  un  changement  fi  brufque  ;  mais 
il  revinjr  à  ma  mère  avec  de  tendres  ex- 
cufes ,  àc  je  voyois  (i  bien  aux  regards 
qu'il  jettoit  furtivement  fur  moi  ,  que  la 
moitié  de  tout  cela  m'éroic  indirede- 
ment  adrefTée.  Non  ,  ma  chère,  il  n'y  a 
point  de  confufion  fi  touchante  que  celle 
d'un  tendre  père  qui  croit  s'être  mis  dans 
fon  tort.  Le  cœur  d'un  père  fent  qu'il 
eft  fait  pour  pardonner,  6c  non  pour 
avoir  befoin  de  pardon. 

Il  étoit  l'heure  du  fouper  ;  on  le  fie 
retarder  pour  me  donner  le  tems  de  me 
remettre  ;  &  mon  père  ne  voulant  pas 
que  les  domefliques  fuiïent  témoins  de 
mon  défordre  m'alla  chercher  lui-même 
un  verre  d'eau  ,  tandis  que  ma  mère  me 
bafTinoit  le  vifa^e.  Hélas  !  cette  pauvre 
maman!  Déjà  languilfante  &  valétudi- 
naire ,  elle  fe  feroit  bien  pafiée  d'une 
pareille  fccne  ,  <Sc  n'avoit  gueres  moins 
befoin  de  fecours  que  moi. 

A  table  ,  il  ne  me  parla  point  ;  mais 
ce  filence  étoit  de  honte  &  non  de  dé- 
dain ;  il  affedoic  de  trouver  bon  chaque 

Aa  z 


372     La  Nouvelle 

plat  pour  dire  à  ma  mère  de  m'en  fer- 
vir,  &  ce  qui  me  toucha  le  plus  fen- 
fiblement ,  fut  de  m'appercevoir  qu'il 
cherchoiL  les  occalîons  de  nommer  fa 
fille,  &  non  pas  Julie  comme  à  l'ordi- 
naire. 

Après  le  fouper,  l'air  fe  trouva  fi 
froid  que  ma  mère  fit  faire  du  feu  dans 
fa  chambre.  Elle  s'afîît  à  l'un  des  coins 
de  la  cheminée  6c  mon  père  à  l'autre. 
J'allois  prendre  une  chaife  pour  me  pla- 
cer entre  eux  ,  quand  m'arrêtant  par  ma 
robe  ôc  me  tirant  à  lui  fans  rien  dire  ,  il 
m'aiîit  fur  fes  genoux.  Tout  cela  fe  fit  (î 
promptement ,  &  par  une  forte  de  mou- 
vement fi  involontaire  ,  qu'il  en  eut  une 
efpece  de  repentir  le  moment  d'après. 
Cependant  j  etois  fur  fes  genoux ,  il  ne 
pouvoir  plus  s'en  dédire,  6c  ce  qu'il  y 
avoit  de  pis  pour  la  contenance ,  il  falloic 
me  tenir  embrafîee  dans  cette  gênante 
attitude.  Tout  cela  fe  faifoit  en  filence  ; 
imh  je  fentois  de  tems  en  tems  (es  bras  fe 
prefler  contre  mes  flancs  avec  un  foupir 
afîèz  mal  étouffé.  Je  ne  fais  quel  mau- 
vaife  honte  empéchoit  fes  bras  paternels 
de  fe  livrer  à  ces  douces  étreintes;  une 
certaine  gravité  qu'on  n'ofoit  quitter ,  une 
certaine  confuiion  qu'on  n'ofoic  vaincre. 


H  E  L  o  ï  s  E.         373 

mettoient  entre  un  père  5c  fa  fille  ce  char- 
mant embarras  que  la  pudeur  &.  l'amour 
donnent  aux  amans  ;  tandis  qu'une  tendre 
mère  ,  tranfportée  d'aile ,  dévorok  en 
fecret  un  fi  doux  fpedacle.  Je  voyois ,  je 
fentois  tout  cela,  mon  ange,  6c  nepuste- 
nir  plus  long-cemsàl'artendrilTementqui 
me  gagnoic.  Je  feignis  de  glifferije  jettai 
pour  me  retenir  un  bras  au  cou  de  mon 
père  ;  je  penchai  mon  vifage  fur  fon  vi- 
ïage  vénérable  ,  &  dans  un  inftant  il  fuc 
couvert  de  mes  baifers  &  inondé  de  mes 
larmes.  Je  fentis  àcelles  qui  lui  couloienc 
des  yeux  qu'il  étoit  lui-m.ême  foulage 
d'une  grande  peine  ;  ma  mère  vint  parta- 
ger nos  tranfports.  Douce  5c  paifible  in- 
nocence ,  tu  manquas  feule  à  mon  cœur 
pour  faire  de  cette  fcène  de  la  nature  le 
plus  délicieux  moment  de  ma  vie  ! 

Ce  matin,  la  laffitude  5c  le  reflenti- 
ment  de  ma  chute  m'ayant  retenue  au  lit 
un  peu  tard  ,  mon  père  eft  entré  dans  ma 
chambre  avant  que  je  fulTe  levée  ;  il  s'efl 
affis  à  côté  de  mon  lit  en  s'informant  ten- 
drement de  ma  fanté;  il  a  pris  une  de 
mes  mains  dans  les  fiennes ,  il  s'efl  abaif- 
fé  jufqu'à  la  baifer  plufieurs  fois  en  m'ap- 
pellant  fa  chère  fille,  ôz  me  témoignant 
du  regrec  de  fon  emportement.    Pour 

A  a  3 


374    La   Nouvelle 

moi  je  lui  ai  dit ,  &  je  le  penfe  ,  que  je 
Jèrois  trop  heureufe  d'être  bactuetous  les 
jours  au  même  piix,  6c  qu'il  n'y  a  poinc 
de  traitement  fi  rude  qu'une  feule  de  fes 
carefles  n'efface  au  fond  de  mon  cœur. 

Après  cela  prenant  un  ton  plus  grave  , 
il  m'a  remife  fur  le  fujet  d  hier  &  m'afigni- 
fié  fa  volonté  en  termes  honnêtes ,  mais 
précis.  Vous  favez ,  m'a  t-il  dit  à  qui  je 
vous  defline ,  je  vous  l'ai  déclaré  des  mon 
arrivée,  &  ne  changerai  jamais  d'inten- 
tion fur  ce  point.  Quant  à  l'homme  donc 
m'a  parlé  Milord  Edouard  ,  quoique  je 
ne  lui  difpute  point  le  mérite  que  tout  le 
monde  lui  trouve  ,  je  ne  fais  s'il  a  conçu 
de  lui-même  le  ridicule  efpoir  de  s'allier 
à  moi ,  ou  fi  quelqu'un  a  pu  le  lui  infpi- 
ler  ;  mais  quand  je  n'aurois  perfonne  en 
vue  &  qu'il  auroit  toutes  lesguinées  de 
l'Angleterre  ,  foyez  fûre  que  je  n'accep- 
terois  jamais  un  tel  gendre.  Je  vous  dé- 
fer.ds  de  le  voir  5c  de  lui  parler  de  votre 
vie ,  &  cela  ,  autant  pour  la  fûreré  de  la 
fienne  que  pour  votre  honneur.  Quoique 
je  me  (ois  toujours  fenti  peu  d'inclination 
pour  lui ,  je  le  hais  fur-tout  à  préfent  pour 
les  excès  qu'il  m'a  fait  commettre  ,  èc  ne 
lui  pardonnerai  jamais  ma  brutalité. 

A  ces  mots ,  il  efl  forci  fans  attendre 


H  E  L  o  ï  s  E.       375 

ma  réponfe.  Se  prefque  avec  le  même 
air  de  févericé  qu'il  venoic  de  fe  repro- 
cher. Ah  !  ma  Coufine  quels  monflres 
d'enfer  font  ces  préjugés ,  qui  dépravent 
les  meilleurs  coeurs ,  &  font  taire  à  cha- 
que inftant  la  nacure  ? 

Voilà ,  ma  Claire ,  comment  s'eft  paf- 
fée  l'explication  que  tu  avois  prévue  ,  & 
dont  je  n'ai  pu  comprendre  la  caufejuf- 
qu'à  ce  que  ta  lettre  me  l'ait  apprife.  Je 
ne  puis  bien  te  dire  quelle  révolution 
s'eft  faite  en  moi ,  mais  depuis  ce  mo- 
ment je  me  trouve  changée.  Il  me  fem- 
ble  que  je  tourne  les  yeux  avec  plus  de 
regret  fur  l'heureux  tems  où  je  vivois  tran- 
quille &  contente  au  fein  de  ma  famille  , 
&  que  je  fens  augmenter  le  fentiment  de 
ma  faute ,  avec  celui  des  biens  qu'elle 
m'a  fait  perdre.  Dis,  cruelle,  dis-le  moi  ft 
tu  Tofes,  le  tems  de  l'amour  feroit-il  paf- 
fé  &  faut-il  ne  fe  plus  revoir  ?  Ah  !  fens- 
tu  bien  tout  ce  qu'il  y  a  de  fombre  6ç 
d'horrible  dans  cette  funefte  idée  r  Ce- 
pendant l'ordre  de  mon  père  ei\  précis, 
le  danger  de  mon  amant  eft  certain  .'  Sais- 
tu  ce  qui  réfulte  en  moi  de  tant  de  mou- 
vemens  oppofés  qui  s'entredérruifent  ? 
Une  forte  de  llupidité  qui  me  rend  l'ame 
prcfcjue  inferJible ,  &  ne  me  laille  Vuïsc* 

A  a  -^ 


^j6    La    Nouvelle 

geni  despafîionsni  de  la  raifon.  Lemo^ 
ment  ertcricique,  eu  me  l'as  die  &  je  le 
fens  ;  cependant ,  je  ne  fus  jamais  moins 
en  état  de  me  conduire.  J'ai  voulu  tenter 
vingt  fois  d'écrire  à  celui  que  j'aime  :  je 
fuis  prête  à  m'évanouir  à  chaque  ligne  Sç 
n'en  faurois  tracer  deux  de  fuite.  Il  ne 
me  refle  que  toi ,  ma  douce  amie  ,  dai- 
gne penfer ,  parler,  agir  pour  moi;  je 
remets  mon  fort  en  tes  mains  ;  quelque 
parti  que  tu  prennes  je  confirme  d'avance 
tout  ce  que  tu  feras;  je  confie  à  ton  amitié 
ce  pouvoir  funefte  que  l'amour  m'a  ven- 
du fi  cher.  Sépare-moi  pour  jamais  de 
moi-même  ;  donne-moi  la  mort  s'il  faut 
que  je  meure,  mais  ne  me  force  pas  à 
me  percer  le  cœur  de  ma  propre  main. 
O  mon  ange  !  ma  protedrice  !  quel 
horrible  emploi  je  te  lailTe  !  Auras-tu  le 
courage  de  l'exercer  ?  fauras-tu  bien  en 
adoucir  la  barbarie?  Hélas  !  ce  n'efl:  pas 
mon  cœur  feul  qu'il  faut  déchirer.  Claire, 
tu  le  fais ,  tu  le  fais  ,  comment  je  fuis 
aimée  !  Je  n'ai  pas  même  la  confolation 
d'être  la  plus  à  plaindre.  De  grâce  !  fais 
parler  mon  cœur  par  ta  bouche  ;  pénètre 
le  tien  de  la  tendre  commiferation  de 
Vamour  ;  confole  un  infortuné!  Dis-lui 
cent  fois ......  Ah  I  dis-lui Ne 


H  E  L  o  ï  s  E.         377 

crois-tu  pas  ,  chère  amie  ,  que  malgré 
tous  les   préjugés  ,    tous  les  obflacles , 
tous  les  revers,  le  ciel  nous  a  faits  l'un 
pour  l'autre  ?  Oui ,  oui  j'en  fuis  fûre  ;   il 
nous  defline  à  être  unis.   Il  m'efl  impof- 
fible  de  perdre  cette  idée  ;  il  m'eft  impof- 
fible  de  renoncer  à  l'efpoir  qui  la  luit. 
Dis-lui  qu'il  fe  garde  lui-même  du  dé- 
couragement &  du  défefpoir.  Ne  t'amu- 
fe  point  à  lui  demander  en  mon  nom 
amour  &  fidélité  :  encore  moins  à  lui  en 
promettre  autant  de  ma  part.  L'alTurance 
n'en  eflelle  pas  au  fond  de  nos  âmes  ? 
Ne  fentons-nous  pas  qu'elles  font  indivi- 
fibles,  6c  que  nous  n'en  avons  plus  qu'une 
à  nous  deux  ?    Dis-lui  donc  feulement 
qu'il  efpere ,  &  que  fi  le  fort  nous  pouf'^ 
fuit  ,  il  fe  fie  au  moins  à  l'amour  :  car  je 
le  fens  ,  ma  Confine  ,  il  guérira  de  ma- 
nière ou  d'autre  les  maux  qu'il  nous  cau- 
fe  ,  &  quoique  le  ciel  ordonne  de  nous  , 
nous  ne  vivrons  pas  long-tems  féparés, 

P.  S.  Après  ma  lettre  écrite,  j'ai  paf- 
fé  dans  la  chambre  de  ma  mère  ,  & 
je  m'y  fuis  trouvée  fi  mal  que  je  fuis 
oligée  de  venir  me  remmertre  dans 

mon  lit.  Je  m'apperçois  même 

je  crains .....  ah  !  ma  çhere  )  je 


5/3     La  Nouvelle 

crains  bien  que  ma  chute  d'hier  n'aFt 
quelque  fuite  plus  funefte  que  je  n'a- 
vois  penfé.  Ainfi  tout  eft  fini  pour 
moi  ;  toutes  mes  efperances  m'a- 
bandonnent en  même- tems. 


LETTRE    LXIV. 

DE     Claire     a     M.     d'Orbe. 

lElh  rinjlruit  de  ce  qu'il  faut  d'a^ 
bord  faire  pour  préparer  le  dé" 
part  de  V Amant  de  Julie. 

JVIOn  père  m'a  rapporté  ce  matin  l'en- 
tretien qu'il  eut  hier  avec  vous.  Je  vois 
avec  plailirquetout  s'achemine  à  ce  qu'il 
vous  plaît  d'appeller  votre  bonheur.  J'ef- 
pere  ,  vous  le  (avez  ,  d'y  trouver  auflî  le 
mien  ;  l'eftime  &  l'amitié  vous  font  ac- 
quifes  ,  &  tout  ce  que  mon  cœur  peut 
nourrir  de  fentimens  plus  tendres  eft  en- 
core à  vous.  Mais  ne  vous  y  trompez  pas  ; 
je  fuis  en  femme  une  efpece  de  monflre, 
&  je  ne  fais  par  quelle  bizarrerie  de  la 
nature  l'amitié  l'emporte  en  moi  fur  l'a- 
mour. Quand  je  vous  dis  que  ma  Julie 
m'eft  plus  chère  que  vous  ,  vous  n'en 
faites  que  rire,  &  cependant  rien  n'eft 


H-'jn.l 


îlc  IsLva^or 


H  E  L  o  ï  s  E.        579 

plus  vrai.  Julie  le  fenc  fi  bien  qu'elle 
ell  plus  jalouie  pour  vous  que  vous« 
même  ,  &  que  tandis  que  vous  pa- 
roiflTez  content ,  elle  trouve  toujours  que 
je  ne  vous  aime  pas  affez.  Il  y  a  plus, 
êc  je  m'attache  teliemenc  à  tout  ce  qui 
lui  eft  cher ,  que  fon  amant  &  vous ,  êtes 
à  peu  près  dans  mon  cœur  en  même  de- 
gré quoique  de  ditferences  manières.  Je 
n'ai  pour  lui  que  de  l'amitié  ,  mais  elle 
efl  plus  vive  ;  je  crois  fentir  un  peu  d'a- 
mour pour  vous ,  mais  il  eft  plus  poié. 
Quoique  tout  cela  pût  paroître  alTez  équi- 
valent pour  troubler  la  tranquillité  d'un 
jaloux  ,  je  ne  penfe  pas  que  la  vôtre  en 
foit  fort  altérée. 

Que  les  pauvres  enfans  en  font  loin  , 
de  cette  douce  tranquillité  dont  nous 
ofons jouir,  &  que  notre  contentement 
a  mauvaife  grâce  tandis  que  nos  amis  font 
au  défefpoir  !  C'en  efh  fait ,  il  faut  qu'ils 
fe  quittent  ;  voici  l'inllant,  peut-être ,  de 
leur  éternelle  féparation ,  6c  la  triilefie 
que  nous  leur  reprochâmes  le  jour  du 
concert  étoit  peut-être  un  prerfentimenc 
qu'ils  fe  voyoient  pour  la  dernière  fois. 
Cependant  ,  votre  arrii  ne  fait  rien  de 
fon  infortune  :  dans  la  fécurité  de  fon 
cœur  il  jouic  encore  du  bonheur  qu'il  a, 


g8o    La  Nouvelle 

perdu;  au  moment  du  défefpoir  il  goûte 
en  idée  une  ombre  de  félicité  ;  &  comme 
celui  qu'enlevé  un  trépas  imprévu,  le 
malheureux  fonge  à  vivre  &  ne  voit  pas 
la  mort  qui  va  le  faifir.  Hélas  !  c'eil  de 
ma  main  qu'il  doit  recevoir  ce  coup  ter- 
rible I  O  divine  amitié  !  feule  idole  de 
mon  cœur  )  viens  l'animer  de  ta  fainte 
cruauté.  Donne-moi  le  courage  d'être 
barbare  ,  &  de  te  fervir  dignement  dans 
un  (ï  douloureux  devoir. 

Je  compte  fur  vous  en  cette  occafion  & 
j'ycompterois  mémequand  vous  m'aime- 
riez moins ,  car  je  connois  votre  ame  :  je 
fais  qu'elle  n'a  pas  befoin  du  zèle  de  l'a- 
mour ,  où  parle  celui  de  l'humanité.  Il 
s'agit  d'abord  d'engager  notreami  à  venir 
chez  moi  demain  dans  la  matinée.  Gar- 
dez-vous ,  au  furplus ,  de  l'avertir  derien. 
'Aujourd'hui  l'on  me  laifTe  libre  ,  Ôc  j'irai 
pajfTer  l'après-midi  chez  Julie  ;  tâchez  de 
trouver  Milord  Edouard  ,  &  de  venir 
feul  avec  lui  m'attendre  à  huit  heures, 
afindeconvenir  enfemble  de  ce  qu'il  fau- 
dra faire  pour  réfoudre  au  déoart  cet  in- 
fortuné ,  &  prévenir  fon  défefpoir. 

J'efpere  beaucoup  de  fon  courage  êc 
de  nos  foins.  J'efpere  encore  plus  de  fon 
amour.  La  volonté  de  Julie,  le  danger 


H   E    L    O   ï   s   E.  381 

quecourentfa  viecSc  Ton  honneur  font  des 
motifs  auxquels  il  ne  réfiflera  pas.  Quoi 
qu'il  en  foit  je  vous  déclare  qu'il  ne  fera 
point  queftion  de  noce  entre  nous,  que 
Julie  ne  foit  tranquille ,  &  que  jamais  les 
larmes  de  mon  amie  n'arroferont  le  nœud 
qui  doit  nous  unir.  Ainfi ,  Monfieur,  s'il 
eft  vrai  que  vous  m'aimiez ,  votre  intérêt 
s'accorde  en  cette  occafionavec  votre  gé- 
nérofité  ;  <5c  ce  n'efl  pas  tellement  ici  l'af- 
faire d'autrui ,  que  ce  ne  foit  aulTi  la  vôtre. 


LETTRE     LXV. 

DE   Claire  A  Julie. 

Détail  des  mefiires  prlfes  avec  M, 
d'Orbe  6*  Milord  Edouard  pour 
le  départ  de  V Amant  de  Julie, 
Arrivée  de  cet  Amant  cher  Cl  ai* 
re  ^  qui  lui  annonce  la  nécejjité 
de  s'éloigner.  Ce  quifepajfe  dans 
fin  cœur.  Son  départ, 

1  O  u  T  efl  fait  ;  &  malgré  fes  impru- 
dences ,  ma  Julie  efl  en  fureté.  Les  fé- 
crets  de  ton  cœur  font  enfevelis  dans 
lombre  du  myftere  ;  tu  es  encore  au 


582     La  Nouvelle 

fein  de  ta  famille  5c  de  ton  pays  ,  cîie=* 
rie  ,  honorée  ,  jo  i.Tant  d'une  réputation 
lans  tache  ,  &  d'une  eftime  univerfelle. 
Confidere  en  frémilTanc  les  dangers  que 
ia  honte  ou  l'amour  t'ont  fait  courir  en 
faifant  trop  ou  trop  peu.  Apprends  à  ne 
vouloir  plus  concilier  des  fentimens  in- 
compatibles ,  Se  bénis  le  ciel  ,  trop 
aveugle  amante  ou  fille  trop  craintive, 
d'un  bonheur  qui  n'étoit  réfervé  qu'à  toi. 

Je  voulois  éviter  à  ton  trifte  cœur  le 
détail  de  ce  départ  fi  cruel  >  finéceflàire. 
Tu  l'as  voulu  ,  je  l'ai  promis ,  je  tiendrai 
parole  avec  cette  même  franch-i-fe  qui 
nous  efl  commune  ,  &  qui  ne'tnit  ja- 
mais aucun  avantage  en  balance  avec  la 
bonne  foi  !  Lis  donc,  chère  &  déplora- 
ble amie  ;  lis  ,  puif.  u'il  le  faut  ;  mais 
prends  courage  &.  tiens-toi  ferme. 

Toutes  les  mefures  que  j'avois  prifes 
&  dont  je  te  rendis  compte  hier  ont  été 
fuivies  de  point  en  point.  En  rentrant 
chez  moi  j'y  trouvai  M.  d'Orbe  &  Mi- 
lord  Edouard.  Je  commençai  par  décla- 
rer au  dernier  ce  que  nous  favionsde  fon 
héroïque  génerofité ,  êc  lui  témoignai 
com.bien  nous  en  étions  toutes  deux  pé- 
nétrées. En  fuite,  je  leur  expofailes  puif- 
fances  raifons  que  nous  avions  d'éloigner 


\^ 


H   E  L   O   ï  s   E.  38 J 

promptement  fon  ami ,  &  les  difficultés 
que  je  prévoyois  à  l'y  réfoudre.  Milord 
fencic  parfaitement  tout  cela  ,  &  m.ontra 
beaucoup  de  douleur  de  l'effet  qu'avoic 
produit  fon  zèle  inconfideré.  Ils  convin- 
rent qu'il  éroit  important  de  précipiter 
le  départ  de  ton  ami  ,  5c  de  faifir  un 
oment  de  confentement  pour  préve- 
nir de  nouvelles  irréfolutions,  &  l'arra- 
cher au  continuel  danger  du  féjour.  Je 
voulcis  charger  M.   d'Orbe  de  faire  à 
fon   infu    les   préparatifs   convenables  ; 
mais  Milord  regardant  cette  affaire  com- 
me la  (ienne  ,  voulut  en  prendre  le  foin. 
Il  me  promit  que  fa  chaife  feroit  prête 
ce  matin  à  onze  heures ,  ajoutant  qu'il 
l'accompagneroit  auffi  loin  qu'il  feroic 
néceffaire  ,    6c   propofa  de  l'emmener 
d'abord  fous  un  autre  prétexte  pour  le 
déterminer  plus  à  loifir.  Cet  expédient 
ne  me  parut  pas  affez  franc  pour  nous 
&  pour  notre  ami,  &je  ne  voulus  pas, 
non  plus ,  l'expofer  loin  de  nous  au  pre- 
mier effet  d'un  défefpoir   qui   pouvoin 
plus   aifément   échapper   aux  yeux  de 
Milord  qu'aux  miens.  Je  n'acceptai  pas, 
par  la  même  raifon  ,  la  propofition  qu'il 
fit  de  lui  parler  lui-même  &  d'obtenir 
fon  confentement,  Je  prévoyois  que  cet- 


584    La  Nouvelle 

te  négociation  feroit  délicate ,  5c  je  n*ert 
voulus  charger  que  moi  l'eule  ;  car  je 
connois  plus  fûrement  les  endroits  fen- 
fibles  de  fon  cœur ,  &  je  fais  qu'il  règne 
toujours  entre  hommes  une  iecherelTe 
qu'une  femme  fait  mieux  adoucir.  Ce- 
pendant ,  je  conçus  que  les  foins  de  Mi^ 
lord  ne  nous  feroient  pas  inutiles  pour 
préparer  les  chofes.  Je  vis  tout  l'effet  que 
pouvoient  produire  fur  un  cœur  ver- 
tueux les  difcours  d'un  homme  fenfible  , 
qui  croit  n'être  qu'un  philofophe  ,  & 
quelle  chaleur  la  voix  d'un  ami  pouvoir 
donner  aux  raifonnemens  d'un  fage. 

J'engageai  donc  Milord  Edouard  à 
paiïer  avec  lui  la  foirée  ,  &  fans  rien 
dire  qui  eût  un  rapport  dired  à  fa  fitua- 
tion ,  de  difpofer  infenfiblement  fon  ame 
à  la  fermeté  ftoïque.  Vous  qui  favez  fi 
bien  votre  Epiâ:ete,  lui  dis  je  ;  voici 
le  cas,  ou  jamais ,  de  l'employer  utile- 
ment. Diftinguez  avec  foins  les  biens 
apparens  des  biens  réels  ;  ceux  qui  fonc 
en  nous  de  ceux  qui  font  hors  de  nous. 
Dans  un  moment  011  l'épreuve  fe  pré- 
pare au-dehors  ,  prouvez  lui  qu'on  ne 
reçoit  jamais  de  mal  que  de  foi-même, 
&  que  le  fage  fe  portant  par-tout  avec 
lui,  porte  auITi  par-tout  fon  bonheur. 

Je 


H   E   L   O   ï   s  E.  585 

Je  compris  à  fa  réponfe  que  cette  légère 
ironie,  qui  ne  pouvoic  le  fâcher,  luf- 
fifoit  pour  exciter  Ion  zèle  ,  &  qu'il 
comptoit  fort  m'envoyer  le  lendemain 
ton  ami  bien  préparé.  G'étoittoutce  que 
j^avois  prétendu  :  car ,  quoiqu'an  fond  je 
ne  fade  pas  grand  cas ,  non  plus  que  toi, 
de  toute  cette  philofophie  parliere  ;  je 
fuis  perfuadée  qu'un  honnête  homme  a 
toujours  quelque  honte  de  changer  de 
maximes  du  foir  au  matin  ,  oc  de  fe  dédi- 
re en  fon  cœur  dès  le  lendemain  de  touc 
ce  que  fa  raifon  lui  didloit  la  veille. 

M.  d'Orbe  vouloir  être  auflî  de  la  par- 
tie ,  ôc  paiïer  la  foirée  avec  eux ,  mais  je 
le  priai  de  n'en  rien  faire  ;  il  n'auroit  faic 
que  s'ennuyer  ou  gêner  l'entretien.  L'in- 
térêt que  je  prends  à  lui  ne  m'empêche 
pas  de  voir  qu'il  n'efl  point  du  vol  des 
deux  autres.  Ce  penfer  mâle  des  âmes 
fortes ,  qui  leur  donne  un  idiome  fi  par- 
ticulier effc  une  langue  dont  il  n'a  pas  la 
grammaire.  En  les  quittant ,  je  fongeai  au 
punch ,  ôc  craignant  les  confidences  anti- 
cipées j'en  gliflaiun  mot  en  riant  à  Mi- 
lord.  KafTurez-vous ,  me  dit-il ,  je  me 
livre  aux  habitudes  quand  je  n'y  vois 
aucun  danger  ;  mais  je  ne  m'en  fuis  jamais 
fait  l'efclave  ;  il  s'agit  ici  de  l'honneur 
Tome  /,  B  b 


38(3     La   Nouvelle 

de  Julie,  du  deftin  peut-être  de  la  vfe 
d'un  homme  6c  de  mon  ami.  Je  boirai 
du  punch  félon  ma  coutume  ,  de  peur 
de  donner  à  l'entretien  quelque  ?Ât  de 
préparation  ;  mais  ce  punch  fera  de  la 
îimonnade  ,  &  comme  il  s'abflient  d'en 
boire  ,  il  ne  s'en  appercevra  point.  Ne 
trouves'tu  pas,  ma  chère,  qu'on  doic 
être  bien  humilié  d'avoir  contradé  des 
habitudes  qui  forcent  à  de  pareilles  pré- 
cautions ? 

J'ai  paffé  le  nuit  dans  de  grandes  agi- 
tations qui  n'étoient  pas  toutes  pour  ton 
compte.  Les  plaifirs  innocens  de  notre 
première  jeuneiïe  ;  la  douceur  d'une  an- 
cienne familiarité  ;  la  fociété  plus  refTer- 
rée  encore  depuis  une  année  entre  lui  & 
moi  par  la  difficulté  qu'il  avoit  de  te 
voir  ;  tout  portoit  dans  mon  ame  l'amer- 
tume de  cette  féparation.  Je  fentois  que 
î'allois  perdre  avec  la  moitié  de  toi-mê- 
me une  partie  de  ma  propre  exiftence. 
Je  comptois  les  heures  avec  inquiétude  , 
ôc  voyant  poindre  le  jour ,  js  n'ai  pas  va 
naître  fans  efiVoi  celui  qui  devoit  décider 
de  ton  fort.  J'ai  paiie  la  matinée  à  médi- 
ter mes  difcours  &  à  réfléchir  fur  l'im- 
preffion  qu'ils  pouvoient  faire.  Enfin  , 
l'heure  eft  venue  Si  j'ai  vu  entrer  ton  ami» 


H  E   L  O    ï   s  E.  387 

Il  avoic  l'air  inquiet ,  &  m'a  demandé 
précipitamment  de  tes  nouvelles  ;  car 
dès  le  lendemain  de  ta  fcène  avec  ton 
père  ,  il  avoit  fu  que  tu  éiois  malade  , 
6c  Milord  Edouard  lui  avoit  confirmé 
hier  que  tu  n  etois  pas  (ortie  de  ton  lit. 
Pour  éviter  là-dellus  les  détails  ,  je  lui  ai 
dit  au(li-tôt  que  je  t'avois  laiOée  mieux 
hier  au  fuir ,  &  j'ai  ajouté  qu'il  en  ap- 
prendroit  dans  un  moment  davantage 
par  le  retour  de  Hanz  que  je  venois  de 
t'envoyer.  Ma  précaution  n'a  fervi  de 
rien ,  il  m'a  fait  cent  queflions  fur  ton 
état ,  &  comme  elles  m'éloignoient  de 
mon  objet ,  j'ai  fait  des  réponfes  fuccinc- 
les ,  ôc  me  fuis  mife  à  le  queflionner  à- 
mon  tour. 

J'ai  commencé  par  fonder  la  (ituation 
de  fon  efprit.  Je  l'ai  trouvé  grave  ,  mé- 
thodique, ôc  prêt  àpefcr  le  fentimentau 
poids  de  la  raifon.  Grâce  au  Ciel,  ai-je 
dit  en  moi-même  ,  voilà  mon  fage  bien 
préparé.  Il  ne  s'agit  plus  que  de  le  mettre  à 
l'épreuve.  Quoique  l'ulage  ordinaire  foie 
d'annoncer  par  degrés  les  triftes  nouvel- 
les ,  la  connoilTance  que  j'ai  de  fon  ima- 
gination fougueufe ,  qui  fur  un  mot  porte 
tout  à  l'extrême,  m'adéterminéeàfuivre 
une  route  contraire  ,  ôi  j'ai  mieux  aimé 

Bb;i 


388      La  Nouvelle 

l'accabler  d'abord  pour  lui  ménager  des 
adouciflemens ,  que  de  multiplier  inuti- 
lement les  douleurs  tSc  les  lui  donner  mil- 
le fois  pour  une.  Prenant  donc  un  ton 
plus  ferieux  &  le  regardant  fixement  : 
mon  ami ,  lui  ai-je  dit  ,  connoillez-vous 
les  bornes  du  courage  6c  de  la  vertu  dans 
une  ame  forte ,  &  croyez-vous  que  re- 
noncer àce  qu'on  aime  foit  un  effort  au- 
deffus  de  l'humanité?  A  l'inilant  il  s'efl: 
levé  comme  un  furieux  ,  puis  frappant 
des  mains  &  les  portant  à  fon  front  ainfi 
jointes,  je  vous  entends,  s'efl-il  écrié, 
Julie  eu  morte.  Julie  eft  morte  !  a-t-il 
répété  d'un  ton  qui  m'a  fait  frémir  :  je 
le  fens  à  vos  foins  trompeurs,  à  vos  vains 
ménagemens ,  qui  ne  font  que  rendre  ma 
mort  plus  lente  &  plus  cruelle. 

Quoiqu'effrayée  d'un  mouvement  fi 
fubit  ,  j'en  ai  bientôt  deviné  la  caufe,  & 
j'ai  d'abord  conçu  comment  les  nouvel- 
les de  ta  maladie,  les  moralités  de  Mi- 
lord  Edouard  ,  le  rendez-vous  de  ce  ma- 
tin ,  fes  queftions  éludées  ,  celles  que  je 
venois  de  lui  faire  l'avoient  pu  jctter  dans 
de  faulTes  allarmes.  Je  voyois  bien  aufîî 
quel  parti  je  pouvois  tirer  de  fon  erreur 
en  l'y  laifTant  quelques  inftans  ;  mais  je 
n'ai  pu  me  rélbudre  à  cette  barbarie. 


H   E   L    O    ï   s    E.  389 

L'idée  de  la  mort  de  ce  qu'on  aime  efl  Ci 
aft'reufe  ,  qu'il  n'y  en  a  point  qui  ne  foit 
douce  à  lui  Ibbftituer ,  &  je  me  fiiis  hâcée 
de  profiter  de  cet  avantage.  Peut-être  ne 
la  verrez-vous  plus,  lui  ai-je  dit;  mais 
elle  vit  &  vous  aime.  Ah  !  li  Julie  étoic 
morte  ,  Claire  auroit  elle  quelque  chofe 
à  vous  dire?  Rendez  grâce  au  ciel  qui 
fauve  à  votre  infortune  des  m^aux  dont  il 
pourroit  vous  accabler.  Il  étoit  fi  éton- 
né ,  fi  faifi,  fi  égaré,  qu'après  l'avoir  faic 
ralfeoir  ,  j'ai  eu  le  tems  de  lui  détailler 
par  ordre  tout  ce  qu'il  falloit  qu'il  fût , 
&  j'ai  fait  valoir  de  mon  mieux  les  pro- 
cédés de  Milord  Edouard  ,  afin  de  faire 
dans  fon  cœur  honnête  quelque  diver- 
fion  à  la  douleur ,  par  le  charme  de  la 
leconnoifTance. 

Voilà,  mon  cher,  ai-je  pourfuivi,  l'é- 
tat actuel  des  choies.  Julie  ell  au  bord  de 
l'abyme  ,  prête  à  s'y  voir  accabler  du 
déshonneur  public  ,  de  l'indignation  de 
fa  famille,  des  violences  d'un  père  em- 
porté &  de  fon  propre  défefpoir.  Le 
danger  augmente  incelTamment  :  de  la 
main  de  fon  père  ou  de  la  (ienne ,  le  poi- 
gnard ,  à  chaquç  inftant  de  fa  vie ,  eft  à 
deux  doigts  de  fon  cœur.  11  refle  un  feul 
moyen  de  prévenir  tous  ces  maux ,  &  ce 

Bb3 


390    La    Nouvelle 

moyen  dépend  de  vous  feul.  Le  fort  de 
vonre  amante  efl  entre  vos  mains.  Voyez 
fi  vous  avez  le  courage  de  la  fauver  en 
vous  éloignant  d'elle,  puifqu'auiri-bien 
il  ne  lui  ell  plus  permis  de  vous  voir, 
ou  fi  vous  aimez  mieux  écre  l'auteur  & 
le  témoin  de  fa  perte  &  de  fon  oppro- 
bre. Après  avoir  tout  fait  pour  vous, 
elle  va  voir  ce  que  votre  cœur  peut  faire 
pour  elle.  Eft-il  étonnant  que  fa  lanté 
fuccombe  à  fes  peines  ?  Vous  êtes  inquiet 
de  fa  vie  :  fâchez  que  vous  en  êtes  l'ar- 
bitre. 

Il  m'écouroit  fans  m'interrompre  ; 
mais  fi-tôt  qu'il  a  compris  de  quoi  il  s'a- 
giilbit ,  j'ai  vu  difparoître  ce  gefle  ani- 
mé ,  ce  regard  furieux  ,  cet  air  effrayé, 
mais  vif  6c  bouillant,  qu'il'avoit  aupa- 
Ta%'-ant.  Un  voile  fombre  de  iriftelfe  & 
de  conflernation  a  couvert  fon  vifage  ; 
fon  œil  morne  &  fa  contenance  effacée 
annonçoient  l'abattement  de  fon  cœur  : 
à  peine  avoit-il  la  force  d'ouvrir  la  bou- 
che pour  me  répondre.  11  faut  partir, 
m.'a-t-il  dit  d'un  ton  qu'une  autre  aaroiç 
cru  tranquille.  He  bien!  je  partirai.  N'ai- 
je  pas  allez  vécu?  Non,  fans  doute,  ai-je 
repris  aufil-tôt  ;  il  faut  vivre  pour  celle 
qui  vous  aime  :  avez- vous  oublié  que  fes 


H  E  L   o   ï   s   E.  391 

jours  dépendent  des  vôtres?  Il  ne  falloic 
donc  pas  les  féparer  ,  a-t-il  à  l'inflanc 
ajouté  ;  elle  l'a  pu  <Sc  le  peut  encore.  J'ai 
feint  de  ne  pas  entendre  ces  derniers 
mots,  &  je  cherchois  à  le  ranimer  par 
quelques  efperances  auxquelles  Ton  ame 
demeuroit  fermée  ,  quand  Hanz  eft 
rentré  ,  &  m'a  rapporté  de  bonnes  nou- 
velles. Dans  le  moment  de  joie  qu'il  en 
a  reiTenti ,  il  s'eft  écrié  :  Ah  !  qu'elle  vive  ! 
qu'elle  fuit  heureufe. . .  .s'il  efl  polFible. 
Je  ne  veux  que  lui  faire  mes  derniers 
adieux....  &  je  pars.  Ignorez- vous,  ai- 
je  dit ,  qu'il  ne  lui  efl:  plus  permis  de  vous 
voir.  Hélas'  vos  adieux  font  faits,  & 
vous  êtes  déjà  féparés  1  Votre  fort  fera 
moins  cruel  quand  vous  ferez  plus  loin 
d'elle  ;  vous  aurez  du  moins  le  plaifir  de 
l'avoir  mile  en  fureté.  Fuyez  dèscejour, 
dès  cet  infiant  ;  craignez  qu'un  fi  grand 
facrifice  ne  foit  trop  tardif;  tremblez  de 
caufer  encore  fa  perte  après  vous  être 
dévoué  pour  elle.  Quoi!  m'a-t-ilditavec 
une  efpece  de  fureur  ,  je  partirois  fans 
la  revoir  r  Quoi  !  je  ne  la  verrois  plus? 
Non,  non,  nous  périrons  tous  deux^ 
s'il  le  faut  ;  la  mort  ,  je  le  fais  bien,  ne 
lui  fera  point  dure  avec  moi  :  mais  je  la 
verrai ,  quoiqu'il  arrive  ;  je  laifierai  mon 

Bb^ 


39^     La   Nouvelle 

cœur  &  ma  vie  à  fes  pieds ,  avant  de 
rn'arracher  à  moi-même.  11  ne  m'a  pas 
été  difficile  de  lui  montrer  la  folie  6c 
la  cruauté  d'un  pareil  projet.  Mais  ce , 
quoi  je  ne  la  verrai,  plus  \  qui  revenoic 
îans  celTe  d'un  ton  plus  douloureux , 
fembloit  cliercher  au  moins  des  confo- 
lations  pour  l'avenir.  Pourquoi ,  lui  ai- 
je  dit ,  vous  figurer  vos  maux  pires  qu'ils 
r.e  lont  f  Pourquoi  renoncer  à  des  efpe- 
Tances  que  Julie  elle-même  n'a  pas  per- 
dues r  Penfez-vous  qu'elle  pût  fe  fépa' 
rer  ainfi  de  vous ,  fi  elle  croyoit  que  ce 
fût  pour  toujours  ?  Non  ,  mon  ami ,  vous 
devez  connoître  fon  cœur.  'Vous  devez 
favoir  combien  elle  prétere  fon  amour 
à  fa  vie.  Je  crains,  je  crains  trop  (  j'ai 
ajouté  cQi  mots ,  je  te  l'avoue  ,  )  qu'elle 
ne  le  préfère  bientôt  à  tout.  Croyez  donc 
qu'elle  efpere  ,  puifqu'elle  confent  à  vi- 
vre :  croyez  que  les  foins  que  la  pru- 
dence lui  di6le  vous  regardent  plus  qu'il 
ne  femble  ,  Ôc  qu'elle  ne  fe  refpede  pas 
moins  pour  vous  que  pour  elle-même. 
Alors  j'ai  tiré  ta  dernière  lettre,  6c  lui 
montrant  les  cendres  efperances  de  cette 
fille  aveuglée  qui  croit  n'avoir  plus  d'a- 
mour, j'ai  ranimé  les  fiennes  à  cette 
douce  chaleur.  Ce  peu  de  lignes  fem- 


H  E  L  o  ï  s  E.        395 

blojc  diftiller  un  baume  falutaire  fur  ià 
blefiure  envenimée.  J'ai  vu  Tes  regards 
s'adoucir  &  les  yeux  s'hcmeder;  j'ai 
vu  l'attendrilTement  luccéder  par  degrés 
au  défeipoir;  mais  ces  derniers  mous  fi 
touchans,  tels  que  ton  cœur  les  fait  dire, 
nous  ne  Vivrons  pas  long- Ceins  Jevares  ^ 
l'ont  fait  fondre  en  larmes.  Non  ,  Julie  , 
non  ,  ma  Julie  ,  a-t-il  dit  en  élevant  la 
voix  5c  baifant  la  lettre ,  nous  ne  vivrons 
pas  long  -  tems  féparés  ;  le  ciel  unira 
nos  deftins  fur  la  terre  ,  ou  nos  cœurs 
dans  le  féjour  éternel. 

C'étoit-là  l'état  oîi  je  l'avois  fouhaité. 
Sa  (éche&  fombre  douleur  m'inquiétoir. 
Je  ne  Taurois  pas  laifîe  partir  dans  cette 
fituation  d'efprit  ;  mais  fi-tôt  que  je  l'ai 
vu  pleurer ,  &  que  j'ai  entendu  ton  nom 
chéri  fortir  de  fa  bouche  avec  douceur  , 
je  n'ai  plus  craint  pour  fa  vie  ;  car  rien 
n'eil  moins  tendre  que  le  défefpoir.  Dans 
cet  inftant  il  a  tiré  de  l'émotion  de  fon 
cœur  une  objecliion  que  je  n'avois  pas 
prévue.  Il  m'a  parlé  de  l'état  où  tu  foup- 
çonnois  d'être  ,  jurant  qu'il  mourroic 
plutôt  mille  fois  que  de  t'abandonner  à 
tous  les  périls  qui  t'alloient  menacer. 
Je  n'ai  eu  garde  de  lui  parler  de  ton  ac- 
cident j  je  lui  ai  dit  firnplement  que  toa 


394    La   Nouvelle 

attente  avoic  encore  été  trompée,  5c 
qu'il  n'y  avoit  plus  rien  à  efperer.  Ainfi , 
m'a-t-il  die  en  foupirant ,  il  ne  reftera 
fur  la  terre  aucun  monument  de  mon 
bonheur  ;  il  a  dilparu  comme  un  fonge 
qui  n'eut  jamais  de  réalité. 

Il  me  reftoit  à  exécuter  la  dernière 
partie  de  ta  commiiïion,  &  je  n'ai  pas 
cru  qu'après  l'union  dans  laquelle  vous 
avez  vécu  ,  il  fallût  à  cela  ni  préparatif 
ni  myflere.  Je  n'aurois  pas  même  évité 
un  peu  d'altercation  fur  ce  léger  fujet 
pour  éluder  celle  qui  pourroit  renaître 
fur  celui  de  notre  entretien.  Je  lui  ai 
reproché  fa  négligence  dans  le  foin  de  fes 
affaires.  Jelui  ai  dit  que  tu  craignois  que 
de  long-tems  il  ne  fût  plus  Ibigneux , 
&  qu'en  attendant  qu'il  le  devînt  ,  tu 
lui  ordonnois  de  fe  conferver  pour  toi , 
de  pourvoir  mieux  à  fes  befoins ,  ôc  de 
fe  charger  à  cet  effet  du  léger  fupplé- 
ment  que  j'avois  à  lui  remettre  de  ta 
part.  Il  n'a  ni  paru  humilié  de  cette 
propofition  ,  ni  prétendu  en  faire  une 
affaire.  Il  m'a  dit  fimplement  que  tu 
favois  bien  que  rien  ne  lui  venoit  de  toi 
qu'il  ne  reçût  avec  tranfports,  mais  que 
ta  précaution  étoit  fuperflue  ,  6c  qu'une 
petite  maifon  qu'il  venoic  de  vendre 


H  E  L  o  ï  s  E.        395 

à  Grandfon  (  i  )  ,  refle  de  Ton  chétif 
pacrimoine,  lui  avoic  produit  plus  d'ar- 
gent qu'il  n'en  avoit  polîédé  de  fa  vie. 
D'ailleurs  ,  a-t-il  ajouté  ,  j'ai  quelques 
talens  dont  je  puis  tirer  par -tout  des 
reiïburces.  Je  l'erai  trop  heureux  de 
trouver  dans  leur  exercice  quelque  di- 
verfion  à  mes  maux,  5c  depuis  que  j'ai 
vu  de  plus  près  l'ufage  que  Julie  fait  de 
fon  fuperflu  ,  je  le  regarde  comme  le 
tréfor  facré  de  la  veuve  &  de  l'orphelin  , 
dont  l'humanité  ne  me  permet  pas  de 
rien  aliéner.  Je  lui  ai  rappelle  fon  voya- 
ge du  Valais,  ta  lettre  &  la  précifion 
de  tes  ordres.  Les  mêmes  raifons  fubfif- 
tent ....  Les  mêmes  !  a-t-il  interrompu 
d'un  ton  d'indignation.  La  peine  de  mon 
refus  étoic  de  ne  la  plus  voir  :  qu'elle 
me  lailTe  donc  reftcr  ,  &  j'accepte.  Si 
j'obéis  pourquoi  me  punit  -  elle  ?   Si  je 

refufe  que  me  fera-t-elle  de  pis  ? 

Les  mêmes  !  répetoit-il  avec  impatien- 
ce. Notre  union  commençoit  ;  elle  eil 
prête  à  finir;  peut-être  vais-je  pour  ja- 


(  I  )  Je  fuis  un  peu  en  peine  de  favoir  comment  cet 
amnnt  anonyme  ,  qu'il  fera  dit  ci-aorès  n'avoir  pas  en- 
core 24  ans  ,  a  pu  vendre  une  mai  ion  n'étant  pas  ma- 
jeur. Cfs  lertres  font  fl  pleines  de  leaihlabL-s  abfurdués 
çjue  je  a' en  parlerai  plus,  il  luflit  d'en  avoir  averti. 


39^    La  Nouvelle 

mais  me  féparer  d'elle  ;  il  n'y  a  plus  rien 
de  commun  encre  elle  &  moi  ;  nous 
allons  être  étrangers  l'un  à  l'autre.  11  a 
prononcé  ces  derniers  mots  avec  un  tel 
ferrement  de  cœur  ,  que  j'ai  tremblé  de 
le  voir  retomber  dans  l'état  d'où  j'avois 
eu  tant  de  peine  à  le  tirer.  Vous  êtes  un 
enfant,  ai-je  afFedé  de  lui  dire  d'un  air 
riant  ;  vous  avez  encore  befoin  d'un  tu- 
teur ,  &  je  veux  être  le  vôtre.  Je  vais 
garder  ceci  ;  &  pour  en  difpofer  à  pro- 
pos dans  le  commerce  que  nous  allons 
avoir  enfemble ,  je  veux  être  inftruite 
de  toutes  vos  affaires.  Je  tâchois  de  dé- 
tourner ainfî  fes  idées  funefles  par  celle 
d'une  correfpondance  familière  conti- 
nuée entre  nous ,  &  cette  ame  fiip.ple 
qui  ne  cherche  pour  ainfi  dire  qu'à  s'ac- 
crocher à  ce  qui  t'environne  ,  a  pris 
ailément  le  change.  Nous  nous  fommes 
enfuice  ajuflés  pour  les  adrelfesde  Let- 
tres ,  6c  comme  ces  mefures  ne  pou- 
voient  que  lui  être  agréables,  j'en  ai  pro- 
longé le  détail  jufqu'à  l'arrivée  de  M. 
d'Orbe  ,  qui  m'a  fait  figne  que  touc 
étoit  prêt. 

Ton  ami  a  facilement  compris  de  quoi 
il  s'agiifoit  !  il  a  inflamment  demandé  à 
t'éciiie ,  mais  je  me  fuis  gardée  de  la 


HeloÎSE.  ':i,^J 

permettre.  Je  prévoyois  qu'un  excès  d'at- 
cendriflement  lui  relâcheroic  trop  le 
cœur  ,  ôc  qu'à  peine  feroit-il  au  milieu 
de  fa  lettre  ,  qu'il  n'y  auroit  plus  moyen 
de  le  faire  partir.  Tous  les  délais  font 
dangereux  ,  lui  ai  -  je  dit  ;  hâtez  -  vous 
d'arriver  à  la  première  flation  d'où  vous 
pourrez  lui  écrire  à  votre  aife.  En  di- 
fant  cela  ,  j'ai  fait  figne  à  M.  d'Orbe  ; 
je  me  fuis  avancée  ,  &  le  cœur  gros  de 
iànglors  ,  j'ai  collé  mon  vifage  fur  le 
lien  ;  je  n'ai  plus  fu  ce  qu'il  devenoit  ; 
les  larmes  m'offufquoienc  la  vue  ,  ma 
t-ête  commençoit  à  fe  perdre,  6cilétoic 
tems  que  mon  rôle  finît. 

Un  moment  après  je  les  ai  entendu 
defcendre  précipitamment.  Je  fuis  fortie 
fur  le  paillier  pour  les  fuivre  des  yeux. 
Ce  dernier  trait  manquoit  à  mon  trou- 
ble. J'ai  vu  l'infenfé  fe  jetter  à  genoux 
au  milieu  de  l'efcalier  ,  en  baifer  mille 
fois  les  marches  ,  6c  d'Orbe  pouvoir  à 
peine  l'arracher  de  cette  froide  pierre 
qu'il  prelToit  de  fon  corps ,  de  la  tête  & 
des  bras  ,  en  pouflTant  de  longs  gét?iitfe- 
mens.  J'ai  fenti  les  miens  prêts  d'éclater 
malgré  moi  ,  &  je  fuis  brufquement 
rentrée  ,  de  peur  de  donner  une  fcène 
à  toute  la  maifon. 


398  La  Nouvelle  Heloïse. 

A  quelques  inftans  de-là  ,  M.  d'Orbe 
cfl  revenu  tenant  fon  mouchoir  fur  fes 
yeux.  C'en  eft  fait,  m'a  c- il  dit ,  ris  font 
en  route.  En  arrivant  chez  lui ,  votre 
ami  a  trouvé  la  chaife  à  fa  porte.  Mi- 
lord  Edouard  l'y  attendoit  auffi  ;  il  a 
couru  au-devant  de  lui ,  &  le  ferrant  con- 
tre fa  poitrine:  Viens ^  homme  irjortuné y 
lui  a-t-il  dit  d'un  ton  pénétré  ,  yiens 
Verfer  tes  douleurs  dans  c:  cœur  qvi  t'ai' 
me.  Viens  ,  tu  fentiras  jjeut  -  être  quon. 
n'a  pas  tout  perdu  fur  Lu  terre  ,  quand  en  y 
retrouve  un  ami  tel  que  moi.  A  Tinltant  , 
il  l'a  porté  d'un  bras  vigoureux  dans  la 
chaife  ,  &  ils  font  partis  en  fe  tenane 
étroicemenc  embraflés. 


Fin  du  premier  Tome, 


4r* 


399 

TABLE 

DES  LETTRES 
ET     MATIERES 

Contenues  en  ce  Volume. 

JLEttre  Première  à  Julie. 

Son  Maître  d'études  ,  devenu  amoureux  d'elle  , 
lui  témoigne  les  fentimens  les  plus  tendres. 
Il  lui  reproche  le  ton  de  cérémonie  en  partie- 
culier ,  &»  le  ton  familier  devant  tout  le  monde. 

page  6} 

Let.  il  à  Julie. 

L'innocente  familiarité  de  Julie  devant  tout  le 
monde  avec  fon  Maître  d'études  ,  retranchée. 
Plaintes  de  celui-ci  à  cet  égard.  -jt 

Let.  III.  à  Julie. 

Son  Amant  s'apperçoit  du  trouble  qu'il  lui  caufe  , 
Gr»  veut  s'éloigner  pour  toujours.  7  5 

Premier  Billet  de  Julie. 

Elle  permet  à  fon  Amant  de  rejler  ,  &  de  quel 
ton.  78 

RÉPONSE. 

L'Amant  perfijle  à  vouloir  partir,  ibid. 

Second  Billet  de  Julie. 

Elle  infijîefurcequefon.  Amant  ne  parte  point.  79 

RÉPONSE. 

Défefpoir  de  l'Amant,  ibid. 


400         TABLE. 

Troifieme  Billet  de  Julie. 

Ses  allarmes  fur  les  jours  de  fon  Amant.  Elle 
lai  ordonne  d'attendre.  80 

Let.  IV.  de  Julie. 

Aveude  fifiamme.  Ses  remords.  Elle  conjure 
fon  Amant  d'ufer  de  génerofité  à  fon  égird, 

ibid. 

Let.  V.  à  Julie. 

Tmnfports  de  fon  Amant;  fes  protejlations  du 
refpeùl  le  plus  inviolable.  86 

Let.  VI.  de  Julie  à  Claire. 

Julie  prejfe  le  retour  de  Claire  ,  fa  Coufine ,  au- 
près d'elle ,  C"  lui  fait  entrevoir  qu'elle  aime.  90 

Let.  vil    Képonfe. 

Allarmes  de  Claire  fur  Vétat  du  cœur  de  fa  Cou-. 
fine ,  à  qui  elle  annonce  fon  retour  prochain.  94 

Let.  VIII.  à  Julie. 

Son  Amant  lui  reproche  lafanté  &  la  tranquillité 
qu'elle  a  recouvrées  -,  les  précautions  qu'elle 
prend  contre  lui  ,  G*  ne  veut  plus  refufer  de  la. 
fortune  les  occafions  que  Julie  n'aura  pu  lui 
cter.  100 

Let.  IX.  de  Julie. 

Ellefe  plaint  des  torts  de  fon  Amant,  lui  expli- 
que la  caufe  de  fes  premières  allarmes  ,  &» 
celle  de  l'état  préfent  de  fon  cœur  ,  Vinviie  à 
s'en  tenir  au  plaifir  délicieux  d'aimer  pure- 
ment. Ses  prejfentimens fur  l'avenir.        xoj 

Let.  X.  à  Julie. 

ImpreJJîon  que  la  belle  ame  de  Julie  fait  fur  fort 
Amant.  Contradiâiions  qu'il  éprouve  dans  les 
fentimens  qu'elle  lui  infpire.  in 

Let.  XI.  de  Julie. 

Renouvellement  de  tendrejfe  pour  fon  Amant-,  G» 
<ï/i  même-tems  d'attachement  à  fon  devoir.  Elle 

lui 


TABLE.         401 

luî  reprêfente  combien  il  ejl  important  pour 
tous  deux  qu'il  s'ea  remette  à  elle  du  foin  de 
leur  dejlin  commun.  115 

Let.  XîL  à  Julie. 

Son  Amant  acquiefce  à  ce  qu'elle  exige  de  luî. 
Nouveau  plan  d'études  qu'il  luipropofet  &>  qui 
amené  plufieurs  obfervations  critiques.       j  19 

Let.  XIII.   de  Julie. 

Satisfaite  de  la  pureté  des  fentimens  de  fort 
Amant,  elle  lui  témoigne  qu'elle  ne  défefpere 
pas  de  pouvoir  le  rendre  heureux  un  jour  ;  lui 
annonce  le  retour  defon  Père  ,  &«  le  prévient 
fur  une  furprife  qu'elle  veut  lui  faire  dans  un. 
bofquet.  izo 

Let.  Xiy.   à  Julie. 

Etat  violent  de  V  Amant  de  Julie,  Effet  d'un  bai- 
fer  qu'il  a  reçu  d'elle  dans  le  bofquet.  1 34 

Let.  XV.   de  Julie. 

Elle  exige  que  fon  Amant  s'abfente  pour  un 
tems ,  G^  lui  fait  tenir  de  l'argentpour  aller  dans 
fa  patrie  ,  afin  de  vaquer  àfes  affaires.        138 

Let.  XVI.    Képonfe. 

L'Amant  obéit ,  &-  par  un  motif  de  fierté  lui  ren- 
voyé fon  argent.  1^0 

Let.  XVII.  Réplique. 

Indignation  de  Julie  fur  le  refus  de  fon  Amant. 
Elle  lui  fait  tenir  le  double  de  la  première 
fomme.  141 

Let.  XVIII.  à  Julie. 

Son  Amant  reçoit  la  fomme  ,  Z^part.  144 

Let.  XIX.  à  Julie. 

Quelques  jours  après  fon  arrivée  dans  fa  patrie  y 

l'Amant  de  Julie  lui  demande  de  le  rappel-- 

ler  ,  &*  lui  témoigne  fon  inquiétude  fur  te  fort 

d'une  première  lettre  qu'il  lui  a  écrite,       1^6 

Tome  I,  Ce 


402  TABLE. 

Let.  XX.  de  Julie. 

Elle  TranquUiife  fon  Amant  fur  fes  inquiétudes 
par  rapport  au  retard  des  rtponfes  à  fes  Let^ 
très.  Arrivée  du  Père  de  Julie.  Rappel  de  fon 
Amant  diffcré.  150 

Let.  XXl.   à  Julie. 

La  fenjibilité  de  Julie  pour  fon  F  ère  Jouée  par 
fon  Amant.  Il  regrette  néanmoins  de  ne  pas 
pojfédirj'on  cœur  tout  entier.  15  j 

Let.  XXII.   de  Julie. 

Etonnement  de  fon  p ers  fur  les  connoiffances  G* 
les  taîens  quil  lui  voit.  Il  ejl  informé  de  la  ro- 
ture G-  de  laferté  du  Maître.  Julie  fait  part  de 
ces  chofes  à  fon  Amant,  pour  lui  laijfer  le  tems 
dy  réfléchir.  i  j7 

Let.  XXIII.  à  Julie. 

Defcription  des  montagnes  du  Valais.  Mœurs  des 
Habitans.  Portrait  des  Valaifanes.  L'Amant 
de  Julie  ne  voit  qu'elle  par-tout.  161 

Let.  XXIV.  à  Julie. 

Son  Amant  lui  répond  fur  lepayementpropoft  des 
foins  qu'il  a  pris  de  fon  éducation.  Différence 
entre  la  poftion  où  ils  font  tous  deux  par  rap- 
port à  leurs  amours ,  0  celles  où  Je  trouvaient 
Helûïfety  Abéiard.  177 

Let.  XXV.  de  Julie. 

Son  ef-perancefeflétrit  tous  les  jours  ;  elle  ejl  ac- 
cablée du  poids  de  l'abj^ence.  i8a 

Billet. 

L'Amant  de  Julie  s'' approche  du  lieu  où  elle  habi- 
te-, &  l'avertit  de  l'afyle  qu'il  s' ejl  choifï.    186 

Let.  XXVI.  à  Julie. 

Situation  cruelle  de  fon  Amant.  Du  haut  de  fa 
retraite  ,  il  a  coniinuellement  les  yeux  fixés 
fur  die.  Il  îuipropofe  de  fuir  avec  lui,       ^87 


TABLE.  405 

Let.  XXVIT.  de  Claire. 

Julie  à  Vextrêinhé.  Effet  de  la  propojîdon  de  fort 
Amant.  Claire  le  rappelle.  196 

Let.  XXVIII.  de  Julie  à  Claire. 

Julie  fe  p  a:nt  de  Vabfence  de  Claire  ;  de  fort 
père  qui  veut  Li  marier  à  un  defes  amis  i  &  ne 
répondplus  d'elle-même.  198 

Let.  XXIX.  de  Julie  à  Claire. 

Julie  perd  fon  innocence.  Ses  remords.  Elle  ne 
trouve  plus  de  rejfource  que  dans  fa  Coufne.2.00 

Let.  XXX.   Képonfe. 

Claire  tâche  de  calmer  le  défefpoir  de  Julie  ,  &* 
lui  jure  une  amitié  inviolable.  204 

Let.  XXXI.  à  Julie. 

L'Amant  de  Julie  ,  qu'il  a  furprife  fondante  en 
larmes  ,  lui  reprockefon  repentir.  zoj 

Let.  XXXII.  Képonfe. 

Julie  regrette  moins  d'avoir  donné  trop  à  Vamout 
que  de  V avoir  privé  de  fon  plus  grand  charme. 
Elle  confeille  à  fon  Amant,  à  qui  elle  apprend. 
Icsfouprons  de  fa  mère ,  de  feindre  des  affaire!: 
quiVempêchent  de  continuer  à  Vinf  ru  ire  ,  G* 
l'informera  des  moyens  qu'elle  imagine  d'avoir 
d'autres  occafions  de  fe  voir  tous  deux,       214 

Let.  XXXIÎI.  de  Julie. 

Peu  fatisfaite  de  la  contrainte  des  render^-vous 
publics  ,  dont  elle  craint  d'ailleurs  que  la  diffi- 
pation  n'affoîbliffe  les  feux  de  fon  Amant,  elle 
l'invite  à  reprendre  avec  elle  la  viefolitaire  G* 
paifble  dont  elle  l'a  tiré.  Projet  qu'elle  lui  ca^ 
che  ,  O'fur  lequel  elle  lui  défend  de  Vinierro- 
ger.  XI  j 

Let.  XXXIV.   Rénonfe. 

L'Amant  de  Julie  ,  pourlaraffurerfuTladiverfort 
dontelleluiapaTltf  luidétaille  tout  ce  qui  s' ejî 

Ce  z 


404         TABLE. 

fait  autour  d'elle  dans  l'jjfemblée  où  il  l'a  vile^ 
&prœnet  de  garder  lefilence  qu'elle  lui  a  im-y 
pofc.  Il  refufe  le  grade  de  Capit.iine  aufervice 
du  Roi  de  Sardaigney  t^  par  quels  motifs.  2.15 

Let.XXXV.  de  Julie. 

De  lajujîijîcation  de  fort  Amant,  Julie  prend  oc- 
caf.on  de  traiter  de  la  jaloufie.  Fût-il  Amant 
volage  ,  elle  ne  le  croira  jamais  ami  trompeur. 
Elle  daitfouper  avec  luichei^  le  père  de  Claire. 
Ce  quife  pajfcra  après  lefouver.  12.9 

Let.  XXXVI.  de  Juiie.  ' 

Lesparens  de  Julie  obligés  de  s'ahfenter.  Elle 
fera  dtpofée  chei^  le  père  de  fa  Coujïne.  Arran- 
gement qu'elle  prend  pour  voir  fon  Amant  en 
liberté.  i3j 

Let.  XXXVïI.  de  Juiie. 

Départ  des  parens  de  Julie.  Etat  de  fon  cœur 
dans  cette  circonjîance.  2.40 

Let.  XXX  VIII.  à  Julie. 

Téînoin  de  la  tendre  amitié  des  deux  Confines  , 
l' Amant  de  Julie fentredoubler  fon  amour.  Son 
hnpatience  defe  trouver  au  Chalet  ,  rendez- 
vous  champêtre  que  Julie  lui  a  ajjîgné.         i.|5 

Let.  XXXIX.  de  Julie. 

Elle  dit  à  fon  Amant  départir  fur  l'heure  ,  pour 
aller  demander  le  congé  de  Claude  Anet,  jeu-, 
ne  garçon  qui  s'efl  engagé  pour  payer  les  loyers 
de  fa  maîtreffe ,  qu'elle  protégeait  auprès  de  fa 
mère.  247 

Let.  XL.  de  Fanchon  Regarda  Julie. 

Elle  implore  lefeccurs  de  Julie  pour  avoir  le  con- 
gé de  fan  Amant.  Sentimens  nobles  &"  ver- 
tueux de  cette  fille.  251 

Let.  XLI.  Réronfe. 

Julie  promet  à  Fanchon  Regard  ,  maîtreffe  de 


TABLE.         405 

Claude  Aneti  de  s"  employer  pour  f on  Amanu 

Let.  XLII.  à  Julie. 

Son.  Amant  part  pour  avoir  le  congé  de  Claude 
Anet.  255 

Let.  XLIII.  à  Julie. 

Gêner  ofué  duCapha'me  de  Claude  Anet.L'  Amant 
de  Julie  lui  demande  un  render^-vous  au  Cha- 
let ^  avant  le  retour  de  la  Maman.  z  j6 
Let.  XLiy.  de  Julie. 
R€tour  précipité  de  fa  mère.  Avantages  qui  réfuU 
tent  du  vojage  qu'a  fait  l'Amant  de  Julie  pour 
avoir  le  congé  de  Claude  Anet.    Julie  lui  an^ 
nonce  l'arrivée  de  Milord  Edouard  Bomjfon. 
dont  il  ejl  connu.  Ce  qu'elle  penfe  de  cet  étran- 
ger. i59 
Let.  XLV.  de  Julie. 
Où  ,  0"  comment  ,  V  Amant  de  Julie  a  fait  con- 
noiffance  avec  Milord  Edouard  ,  dont  il  fait  le 
portrait.  Il  reproche  à  fa  maîtreffe  de  penfer  en 
femme  fur  cet  Anglois ,  G'  lafomme  du  rende?^^ 
vous  au  Chalet.  264 
Let.  XLVI.  de  Julie. 

'Elle  annonce  àfon  Amant  le  mariasse  de  Fanchon 
Regard  ,  &*  lui  fait  entendre  que  le  tumulte  de 
lanôcepeutfuppléerau  myjlere  du  Chalet.  Elle 
répond  au  reproche  que  fon  Amant  lui  a  fait  par 
rapport  à  Milord  Edouard.  Différence  morale 
desfexes.  Souper  pour  le  lendemain  ^  où  Julie 
&  fon  Amant  doivent  fe  trouver  avec  Milord 
Edouard.  x6St 

Let.  XLVIL  à  Julie. 
$on  Amant  craint  que  Milord  Edouard  ne  de-, 
vienne  fon  époux.  Rendez-vous  de  Mufique-. 

^74 


4c6  TABLE. 

Let.  XLVIII.  à  Julie. 

Réflexions  fuT  la  Mufique  Françoife  Ct' fur  h 
Muflque  hûienne.  xjH 

Let.  XLJX.  de  Julie. 

Elle  calme  les  craintes  defon  Amant ,  en  Vajfu- 
rant  qu'il  n''ejl  point  quefiion  de  mariage  en- 
tr'elle  ^  Miiord  Edouard.  2.86 

Let.  L.  de  Julie. 

ïieprocke  quelle  fait  à  f on  Amant  y  de  ce  qu'é- 
chauffé de  vin  aufonir  d'un  long  repas ,  il  lui  a 
tenu  des  difcours  grojjiers  y  accompagnés  de 
manières  indécentes.  290 

Let.  LI.  Réponfe. 

L'Amant  de  Julie  ,  étonné  de  fon  forfait  ,  re- 
nonce  au  vin  pour  la  vie.  21^6 

Lft.  lu.  de  Julie. 

f //e  badine  fon  Amant  fur  le  ferment  qu'il  a  fait 
de  n"  plus  hoire  devin  >  lui  pardonne  ,  t-' Is 
relevé  de  fon  vœu.  joo 

Let.  LIil.  de  Julie. 

La  ncce  de  Fanchon ,  qui  devait  fe  faire  à  Cla~ 
rens  ,  fefera  à  la  ville  ,  ce  qui  déconcerte  les 
projets  de  Juiie  (y  de  fon  Amant.  Julie  lui 
propoje  un  rende/^-vous  noôlurne  ,  aurifque 
d  y  périr  tous  deux.  j<>6 

Let.  I,IV.  à  Julie. 

L'' Amant  de  Julie  d.ins  le  cabinet  de  fa  Maître jfe. 
Ses  tranfporis  en  V attendant.  3 10 

Let.  LV.  à  Julie. 

Sentimens  d'amoir  c/if^  P  Amant  de  Julie  ,  plus 
paifibles  ,  mais  plus  affeôlueux  b' plus  multi- 
pliés après  qu'avant  lajouijfance.  jij 

Lft.  L  VI.  de  Claire  à  Julie. 

Démêlé  de  l'Amant  de  Julie  avec  Milorâ 
Edouard.  Juiie  en  ejl  l'occafion.  Duelpropo^ 


TABLE.  407 

Je°.  Claire  qui  apprend  cette  aventure  à  fa 
Confine  ,  lui  confeille  d'écarter  fon  Amant 
pour  prévenir  tout  foupçon.  Elle  ajoute  qu'il 
faut  commencer  par  vuider  l'affaire  de  Milori. 
Edouard  ,  G*  par  quels  motifs.  3  iS 

Let.  LV^II.  de  Julie. 

Raifons  de  Julie  pour  diffuider  fon  Amant  defe 
battre  avec  Milord  Eaouard-,  fondées  principa- 
lement fur  le  foin  qu'il  doit  prendre  de  la  répu- 
tation de  fon  Amante  ,  fur  la  notion  de  l'hon- 
neur réel  &  de  la  véritable  valeur.  ^14 

Let.  LVIII.  de  Julie  à  Milord  Edouard. 

Elle  lui  avoue  qu'elle  à  un  Amant  maître  de  fon 
cœur  &  defaperfonne.  Elle  en  fait  l'éloge, 
&  jure  qu'elle  ne  luifurvivra  pas.  5^3 

Let.  LIX.  de  Mde.  d'Orbe  à  Julie. 

Il  lui  rend  compte  de  la  réponfe  de  Milord 
Edouard ,  après  la  leÛure  de  fa  Lettre,    345 

Let.  LX.  à  Julie. 

Réparation  de  Milord  Edouard.  Jufqu'à  quel 
point  il  porte  l'humanité  &*  lagénerqfné.     j4<^ 

Let.  LXI.  de  Julie. 

Ses  fentimens  de  reconnoijfance  pour  Milord 
Edouard.  jj^ 

Lbt.  LXIL  de  Claire  à  Julie. 

Milord  Edouard  propofe  au  père  de  Julie  de  la 
marier  avec  fon  Maître  d'études  ,  dont  il  vante 
le  mérite.  L  epere  efl  révolté  de  cette  propqftion. 
Réflexions  de  Milord  Edouard  fur  la  nobleffe^ 
Claire  informe  fa  Coufine  de  l'éclat  que  l'affai- 
re de  fon  Amant  a  fait  par  la  ville  ,  {>  la  con- 
jure de  l'éloigner.  ^jy 

Let.  LXIII.  de  Julie  à  Claire. 

Emportement  du  père  de  Julie  contre  fa  femme  G» 
fo- fille  i  ^  par  qu(l  motif.  Suites,  Regrets  du' 


4o8 


TABLE. 


père.  Il  déclare  à  fa  fille  qu'il  n'acceperâ  ja-^ 
mais  pour  gendre  un  homme  tel  que/on  Maître 
d'études ,  &•  lui  défend  de  le  voir  6*  de  luipar^ 
1er  de  fa  vie.  Impref[ïon  que  cet  ordre  fait  fur  le 
cœur  de  Julie  ;  elle  remet  à  fa  Coufine  le  foin 
d'éloigner fon  Amant.  }66 

Let.  LXIV.  de  Claire  à  M.  d'Orbe. 

Elle  l'infruit  de  ce  qu'il  faut  d'abord  faire  pour 
préparer  le  départ  ae  l'Amant  de  Julie.       578 

Let.  LXV.  de  Claire  à  Julie. 

Détail  des  mefuresprifes  avec  M.  d'Orbe  &  Mf- 
lord  Edouardpour  le  départ  de  l'Amant  de  Ju- 
lie. Arrivée  de  cet  Amant  che^  Claire ,  qui  lui 
annonce  la  nécejjîté  de  s'éloigner.  Cequife 
]paje  dans fon  cœur.  Son.  départ»  381 


Fin  de  la  Table  du  Tome  1, 


■^^m 
-j^^ 

^4^^'^^ 


'0<f 


J       1 


.X  -^"^^